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TABLE DES MATIERES
DE LA SCIENCE SOCIALE
DEUXIÈME PÉRIODE. — CINQUIÈME ANNÉE
Quarante-troisième fascicule (janvier 1908).
LA CIVILISATION DE L'ÉTAIN. II. LES FAISEURS DE
JOUETS EN FRANCONIE, par Louis Arqué.
Introduction.
La projection des industries de l'étain sur les autres industries franconiennes.—
Les faiseurs de jouets de bois. — Les vanniers de Lichtenfcls.
I, La fabrication des jouets.
Les souffleurs de perles de verre et les faiseurs de petits miroirs. — L'évolution
du jouet de métal. — Les artisans du jouet de fer blanc. — l ne fabrique de gran-
deur moyenne et s€s ouvriers à domicile. — Les grandes fabriques de jouets de fer
blanc et de jouets optiques.
IL L'exportation des jouets et le grand commerce.
Subordination commune des ouvriers à domicile, des artisans et des fabricants
secondaires aux grands entrepreneurs capitalistes. — Les cultures intellectuelles
en Frauconie. — Les grands exportateurs israélites.
Quarante-quatrième fascicule [février 1908).
LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE
JÉSUS CHRIST, par M. B. Schwalm.
Avant-propos.
La formation du paysan manifestée par ses travaux.
. Les origines du paysan juif.
TABLE DES MATIERES DE LA SCIENCE SOCIALE.
III. L'expansion des rapatriés sur les monts de Juda.
IV. Les principaux ouvrages du paysan juif.
V. Le principal foyer de la vie privée.
Quarante-cinquième fascicule [mars 1908).
LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS
ET LA PLAINE SAXONNE, par Paul Roux.
Avant-propos.
I. Les tourbières; leurs caractères généraux.
IL La colonisation libre dans les Pays-Bas et les villes de commerce.
III. La colonisation administrative en Allemagne et l'action progressive
des Pouvoirs publics.
IV. Le développement du commerce et la navigation.
V. L'agriculture et l'industrie.
VI. Conclusions.
Quarante-sixième et Quarante-septième fascicules
[avril et mai 1908).
LE TYPE SAINTONGEAIS, par Maurice Bures.
I. La Saintonge avant le pbylloxéra.
i.e Lieu. — Le Travail. La Saintonge dans le passé. — La crise phylloxèrique.
— L'exploitation industrielle de l'herbe ci les beurreries coopératives. — La vigne
nouvelle.
II. La Saintonge nouvelle.
Quarante-huitième fascicule juin 1908 .
LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE, par Robert Pinot
I. Quel esl l'objet d(> la science sociale.
II. La science sociale a I elle une méthode qui lui esl propre?
III. La monographie de Famille ouvrière, ses résultais scientifiques.
IV. La monographie ele Famille ouvrière, sa valeur scientifique.
TABLE DES MATIERES DE LA SCIENCE SOCIALE.
Quarante -neuvième fascicule [juillet-aoïU 1908),
JOURNAL DE L'ÉCOLE DES ROCHES
I. Vie générale de l'École.
II. Vie intellectuelle.
III. Vie physique.
IV. Nos œuvres.
V. Nos anciens élèves.
Cinquantième et Cinquante et unième fascicules
(septembre-octobre 1908).
LE NOIR DE GUINÉE, par L. Tauxier.
I. Le Travail dans la Haute-Guinée.
II. La Propriété chez le noir- de la Haute-Guinée.
III. La Famille et l'Héritage dans la Haute-Guinée en particulier et dans
l'Afrique occidental en général.
IV. Les Pouvoirs publics dans la Guinée française.
V. Les Races de la Guinée française.
Cinquante-deuxième fascicule [novembre 1908).
LE TYPE FRISON, par Paul Roux.
I. Le Lieu.
Le lieu primitif. — Le Lieu actuel.
II. Le Bétail et le Lait.
Le pâturage pur. — La culture associée au pâturage. — Le petit paysan de la
région sablonneuse.
III. La culture spécialisée.
IV. La culture maraîchère. .
V. Conclusions.
TABLE DES MATIERES DE LA SCIENCE SOCIALE.
Cinquante-troisième fascicule [décembre 1908 .
LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE
par Louis Arqué.
I. La production du houblon en Franconie; ses causes et ses répercussions
. sociales.
II. Le grand commerce du houblon à Nuremberg; sa position à l'égard de
la culture; son rôle à l'égard de la Brasserie allemande et étrangère;
ses conditions et répercussions sociales.
III. Conclusion.
I °t 6 X
LA CIVILISATION DE L'ETAIN
II
LES FAISEURS DE JOUETS
DE NUREMBERG
PAR
Louis ARQUÉ
SOMMAIRE
INTRODUCTION. — La Projection des Industries de I Etain sur les
autres industries franconiennes.
Caractères imprimés autrefois aux Franconiens par les anciennes industries
de l'étain : 1" habitude du travail à domicile; 2° adresse au travail manuel;
.'!" résignation aux petits salaires; i talent artistique; ■">' inaptitude au com-
merce.— Ces caractères persistent-ils ? — On va l'examiner en observanl les
Franconiens d'aujourd'hui.
Les Faiseurs de jouets de bois. — Les Vanniers de Lichtenfels.
I. La Fabrication des jouets. I'. 137.
1. Les souffleurs de perles de verre et les Faiseurs de petits miroirs.
>'. L'évolution du jouet de métal.
3. Les artisans du jouet de fer blanc.
I. Une fabrique de grandeur moyenne et ses « ouvriers à domicile
.">. Les grandes fabriques de jouets de fer-blanc et de jouets optiques.
Un renforcemenl des industries du jouel : le monopole naturel des pierres
lithographiques de Solnhofen h la chromolithographie.
II. L'Exportation des jouets et le grand commerce P. 177.
I. Subordination commune des ouvriers à domicile, des artisans et des
fabricants secondaires aux grands entrepreneurs capitalistes.
Domination des grands commerçants sur 1rs ouvriers à domicile, les arti-
sans et les fabricants secondaires. — Persistance des caractères imprimés par
la civilisation de l'étain. Ce sont eux qui ont permis aux entrepreneurs capi-
talistes de l'âge moderne de soumettre les populations au régime de l'indus-
trie à domicile el de la petite industrie dépendante. — Les producteurs fran-
coniens n'ont l'ait que changer de maître, car ils étaienl autrefois subordonnés
au grand Patronat <lc l'Étain. — Traits originaux propres à l'industrie à do-
micile ci à la fabrication subordonnée dans la Franconie d'aujourd'hui.
:.'. Les cultures intellectuelles en Franconie.
'■>. Les grands exportateurs israélites.
Les grands exportateurs israélites, suzerains de l'industrie du jouet et de la
bimbeloterie. -Suzeraineté industrielle des grands exportateurs israélites.
Suzeraineté commerciale dos grands exportateurs Israélites. Suzeraineté
financière des grands exportateurs israélites. Leur mode d'existence. I ne
■■ ville juive ■• : Ftirth.
LA CIVILISATION DE L'ÉTAIN
II
LES FAISEURS DE JOUETS
DE NUREMBERG
INTRODUCTION
LA PROJECTION DES INDUSTRIES DE L'ÉTAIN SUR LES
AUTRES INDUSTRIES FRANCONIENNES
Dans la première partie de cette étude, on a tâché de mon-
trer l'influence que les conditions géographiques de la Franconie
(plateau sablonneux et stérile, bois de pins, voisinage d'an-
ciennes mines d'étain, position médiatrice dans l'Europe com-
merciale du Moyen Age), combinées avec certaines conditions
ethniques (colonisations slaves et franques), ont exercée sur le
développement du travail, du négoce et du patronat dans le
pays. Dune façon toute particulière, on a mis en relief l'in-
fluence qu'a eue autrefois la proximité de mines d'étain sur une
contrée pauvre en ressources agricoles, mais riche en bois com-
bustible. On a fait voir comment, aux petits artisans de l'étain
et autres artisans similaires, opérant avec des moyens très res-
treints, s'était superposé, au Moyen Age, un grand patronat
132 LES FAISEURS DE JOUETS DE [NUREMBERG.
capable et audacieux (« Patriciens nurembergeois), qui avait
spécule sur l'étain et le cuivre, avait pratiqué La métallurgie de
ces matières, les avait fait façonner par la population sous-ja-
cente, et enfin, mettant à profit la situation de Nuremberg à cette
époque, avait joint au commerce d'exportation des articles
fabriqués en Franconie le grand commerce de transit « épices >
orientales et vénitiennes, draps flamands) entre le sud et le nord
de l'Europe. Et l'on a décrit l'usure de ce patronat par la ri-
chesse, puis sa brusque chute à l'heure où l'étain allait être sup-
planté dans l'usage domestique par la faïence, la porcelaine et
le verre, et où les contre-coups de la découverte de la route
maritime des Indes allaient notablement diminuer l'importance
de la position de Nuremberg et de Venise.
('/est d'ailleurs en partant de l'observation directe de types
d'artisans vivants (fondeurs de jouets d'étain, faiseurs de cou-
vercles de chopes et de souvenirs de voyage en étain, batteurs
d'étain et d'or, peintresses de soldats d'étain que nous sommes
peu à peu remontés dans le passé pour découvrir et reconnaître
l'influence du travail de l'étain sur le développement de la vie
économique et sociale en Franconie. Et il ressort de ce point de
départ même que le type des petits artisans fondeurs d'étain et
autres artisans analogues est bien loin d'avoir disparu du pays.
qu'il subsiste, qu'il se perpétue toujours, avec des variantes.
Les traits distinctifs caractérisant ces petits ouvriers et dus à la
longue influence des circonstances du lieu et du travail se pour-
raient résumer à peu près ainsi :
1° La pratique du tram il en petit atelier familial ;
2" La fabrication de petits articles, exigeant un soin minu-
tieux et de l'invention;
:\ La résignation aux petits salaires et à la vie étroite;
V V aptitude artistique;
5° V inaptitude au commerce à longues rues, capable d'ouvrir
des débouchés au dehors.
Deux questions se posent maintenant d'elles-mêmes :
1 Dans quelle mesure véritable le type ancien du petit artisan.
habile de ses mains mais peu apte au commerce, s'rst-il perpé-
INTRODUCTION. I Xi
tué en Franconie? En un mot, quelle place relative occùpe-t-il
dans l'effectif actuel des forces productives de ce pays?
2° Si ces artisans du vieux modèle jouent toujours un rôle
marquant, comment arrivent-ils à résoudre le problème commer-
cial, puisque nous avons vu que l'ancien patronat avait depuis
longtemps sombré? Et, les conditions du commerce ayant d'ail-
leurs chang'é du tout au tout pour Nuremberg, quelles sont les
fonctions et les organes directeurs de la vie commerciale actuelle?
Essayons d'élucider ces deux points en examinant de très près
les deux catégories de producteurs qui, au vu et au su de tous,
sont aujourd'hui les plus '< spécifiques » de la Franconie : les
faiseurs de jouets et les cultivateurs de houblon *.
L'étude du cultivateur de houblon faisant l'objet de la troi-
sième partie, nous n'examinerons, dans cette seconde partie,
que le faiseur de jouets.
Mais avant, il nous faut présenter, parmi les faiseurs de
jouets, ceux qui caractérisent le mieux l'industrie proprement
franconienne et laisser de côté, pour le moment, ceux qui sont
plus spécialement thuringiens.
Les faiseurs de jouets de bois et dk porcelaine en Thuringe.
— Un des plus anciens articles confectionnés en Franconie et en
Thuringe a été l'ustensile déménage en bois el le jouet de bois2.
Les artisans taillaient ces objets dans le. bois des pins et autres
arbres qui couvraient le pays, et ils trouvaient dans cette indus-
trie un complément aux ressources rudimentaires de l'agricul-
ture3. Il continue en partie d'en être ainsi aujourd'hui. Mais la
production des jouets de bois est maintenant localisée surtout
en Thuringe, où elle a pris un développement énorme. Toute-
1. Nous devons exprimer toute notre reconnaissance à M. Eugène Augustin, sans qui
nous n'aurions pu surmonter les nombreuses diflicultés qui mettaient obstacle à une
semblable enquête.
2. On fabriqua d'abord les objets d'utilité. Nous avons expliqué comment la plasti-
cité de l'étain et du bois engagea de bonne heure à orner les objets de diverses ligu-
riiH's, et comment ces figurines lurent ensuite traitées pour elles-mêmes.
:{. Les marchands caravaniers nurembergeois achetèrent le jouet de bois aux arti-
sans des Alpes bavaroises (Berchtesgaden) et autrichiennes (Salzbourg) bien avant
que ce jouet fût fabriqué à Nuremberg même.
134 LUS FAISEURS DE JOUETS DE M REMBERG.
fois, c'est de Franconie qu'était partie L'impulsion; ce sont les
caravanes des négociants nurembergeois qui, en sillonnant la
contrée, implantèrent jadis l'industrie du jouet parmi les Thu-
ringiens. A l'heure actuelle, ceux-ci se sont fait du joujou en
bois une véritable spécialité. Les forêts de Thuringe leur four-
nissent la matière première à bon compte, sans qu'elle ait été
grevée par des frais de transport. On l'achète à l'administration
forestière; les artisans suppriment parfois cette formalité, et les
emprisonnements pour vol de bois ne sont pas rares. L'outil-
lage est rudimentairc et un simple couteau en est souvent la
pièce essentielle. L'atelier de famille est le type le plus répandu.
Les artisans thuringiens font encore les jouets de papier, les
cartonnages et les jouets de « papier mâché ». Il est curieux de
voir, dans les ateliers minuscules, les opérateurs emplir les
moules de pierre avec la pâte fluide de carton délayé. Les
masques et articles de carnaval sont une des variétés les plus
originales de la production'.
Ce sont aussi les Thuringiens qui font les « jouets de peau •
ou petits animaux recouverts de peaux.
Dans la partie de la Thuringe située à l'entour de YYeimar,
l'on confectionne les « jouets de cuir » fouets d'enfants, har-
nachements des petits chevaux, etc.
Les gisements de kaolin sont nombreux en Thuringe. Eu
raison de cette circonstance et du bon marché du combustible,
l'industrie de la porcelaine a pris dans cette région de l'Alle-
magne une grande extension. A côté des branches nouvelles
(isolateurs électriques, dents artificielles, etc.), les deux brau-
1. La fabrication des jouets de papier et menus articles de papier a tenu autre-
fois une grande place à Nuremberg (poupées de papier ou « Papierdocken »). Les
masques (Schwnbartmasken) y furent aussi confectionnés anciennement.
De nos jours, les travaux de cartonnage font vivre une foule de petits ateliers
nurembergeois. Outre certains jeux de société i lotos, etc . les carlonnicrs nurem-
bergeois d'aujourd'hui ont fort à faire pour approvisionner de boites les fabriques
de jouets.
L'industrie des articles de carnaval, de cotillon et de théâtre fleuri) dans la capi-
tale de la Franconie comme en Thuringe. D'une manière générale, celte industrie a
îles connexions étroites avec celle des papiers argentés et dores, dont nous avons vu.
dans la première partie de ce travail, la filiation avec les anciennes industries de
1'étain.
INTRODUCTION. J 35
chcs maîtresses de la vaisselle de ménage et du « jouet de
porcelaine » présentent un développement sans égal. Le jouet de
porcelaine (poupées, têtes de poupées, services de poupées,
fèves pour gâteaux des rois), occupe une multitude de petits
ouvriers travaillant chez eux. L'industrie porcelainière se pro-
longe d'ailleurs sur une partie de la Franconie septentrionale,
notamment dans les environs de Selb.
Xous devons, bien qu'à regret, laisser de côté ces industries
infiniment curieuses, car. à l'heure actuelle, leur examen res-
sortit d'une étude sur laThuringe. En revanche, nous devrons dire
tout à l'heure quelques mots de l'industrie des jouets et menus
articles de verre, car plusieurs de ses rameaux se partagent
également entre la Thuringe et la Franconie, et d'autres sont
propres à ce dernier pays.
Les Vanniers de Lichtenfels. — L'industrie de la vannerie
règne à l'heure actuelle sur une étendue de pays qui forme le
nord de la Franconie et l'extrême sud de la Thuringe (région
de Lichtenfels, en Franconie, et région de Gobourg, en Thu-
ringe). Elle est à peu près exclusivement pratiquée dans de
petits ateliers familiaux.
A l'entour de Lichtenfels, le plateau franconien présente
une forte dépression, au fond de laquelle coule le Main. Cette
dépression se prolonge jusqu'aux pentes de la Forêt de Thu-
ringe, dans le voisinage immédiat de Cobourg. Les osiers crois-
sent abondamment dans cette campagne humide. Il est aisé
de concevoir que les populations aient cherché des ressources
dans les travaux de torsion et de tressage.
Aujourd'hui d'ailleurs toute sorte d'autres matières premières
sont importées à Lichtenfels-Gobourg et traitées par les habi-
tants : fibres de palmier, espartogras, etc. Plus de "20.000 per-
sonnes sont occupées dans la contrée à confectionner des pa-
niers, des corbeilles, des dames-jeannes et des meubles cannés.
Les salaires payés à ces artisans sont dérisoires et l'on a cité
d'innombrables cas où les malheureux étaient rémunérés seu-
lement en nature {truck System), au moyen d'articles d'épicerie
\'M\ LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
de qualité inférieure. Il existe une saisissante monographie des
vanniers franconiens dans l'ouvrage d'Emmanuel Sax sur l'In-
dustrie à domicile en Thuringe (« Die Hausindustrie in Thue-
ringen », 3 vol., 1882-1888), dont le dernier tome est consacré
également à la Haute Franconie. Des faits vraiment incroyables
ont été aussi mis au jour par les enquêtes auxquelles a procédé
la Fédération allemande des travailleurs du bois. (Voir notam-
ment : La détresse des vanniers, « Von der Nothlage der
Korbmacher », Stuttgart, 1902, Theodor Leipart, édit.) Les
vanniers ont mérité le nom qu'on leur a donné de « plus
pauvres parmi les pauvres travailleurs du bois ».
LA FABRICATION DES JOUETS
EN FRANCONIE
I. — LES SOUFFLEURS DE PERLES DE VERRE ET LES FAISEURS
DE MIROIRS.
Le bois des forêts de Thuringe, de Franconie et du Bayeris-
cher Wald a été utilisé de bonne heure non seulement comme
matière plastique, mais aussi comme combustible. Il a été em-
ployé sous cette dernière forme dans les porcelaineries , et,
depuis bien plus longtemps, dans les verreries. Un grand
nombre de petites fabriques de Haute Franconie, du Haut Pa-
latinat et de la Thuringe continuent aujourd'hui de chauffer
leurs fours au bois et de produire le verre soufflé. Il ne peut
plus lutter, pour maintes applications, avec le verre coulé
qu'on fabrique dans les fours à générateurs de la Belgique et
des Provinces Bhénanes. Mais il fournit toujours un aliment
aux industries du jouet et de la bimbeloterie. On en fait aussi
du verre à vitre et des bouteilles.
La région de Lauscha, en Thuringe, est le siège classique de
la fabrication du jouet de verre. On y souffle les perles de
verre, les boules de jardins, les boules pour arbres de Noël.
On y prépare les yeux de poupées et yeux de petits animaux
(collaborant ainsi avec la fabrication des poupées, et des
« jouets de peau »). En mémo temps que les yeux de poupées,
on fait les yeux artificiels pour les hommes.
Mais la région de Warmensteinach, en Haute Franconie, est
'•'J<S LES FAISE1 RS DE JOUETS DE NUREMBERG.
un laboratoire d'importance égale pour le soufflage des perles
de verre, laboratoire réparti entre une nuée de petits ateliers
épais, où les pères de famille amollissent le verre à la flamme
de leurs petites lampes, et le soufflent au bout de leurs cha-
lumeaux,
Le verre soufflé entre aussi comme élément dans les jouets d'op-
tique (par exemple, sous forme de verres de lanternes magiques)
et dans les articles de lunetterie commune que produisent en
quantité considérable Nuremberg- et la ville voisine de Fi'irth '.
Toutefois, il convient d'insister spécialement sur l'un Ars
principaux articles d'exportation de la Franconie : les petits
miroirs. Le verre brut soufflé qui a été fabriqué sur les bail-
leurs boisées de la Haute Franconie et du Haut Palatinat, est
livré en grande partie à de petits artisans des vallées, qui en
entreprennent le polissage avec l'aide de petits moulins hydrau-
liques installés sur les rivières. Enfin à Nuremberg et surtout à
Fui Ib, le verre poli passe dans les mains des petits biseautcurs.
étameurs et encadreurs de ces deux villes. Il est ainsi converti
en petits miroirs. Cette industrie se trouve en filiation directe
avec les anciennes industries de Vétain. Les premiers laminoirs
d'étain, fondés au XVIIIe siècle dans le faubourg de Wcehrd,
près Nuremberg, avaient pour objectif de pourvoir à /' « éta-
nuuje » des miroirs. Il y a longtemps du reste que l'étaiu laminé
(« Staniol », comme on l'appelle dans le pays) a cessé d'être
employé à cet usage; mais nous avons vu qu'il a rencontré
trois débouchés nouveaux, dans la fabrication du « papier d'é-
tain », des capsules de bouteilles et des tubes à couleurs. Il
est peut-être encore intéressant d'observer que les encadreurs
de miroirs sont clients de l'industrie des couleurs de bronze el
couleurs métalliques, dont nous avons constaté la parenté avec
les vieilles industries de l'élain -'.
1. Ajoutons (lue les petits carlonniers emploient ce verre commun pour la confec-
tion des couvertures de boites do soldats el couvercles de boites «le jouets magné
tiques.
2. i.es industries de l'étaiu en onl amorcé bien d'autres sur lesquelles nous ne
pouvons insister. Elles ont eu aussi bien des contre-coups demi, faute de documents,
l'aperceplion nous échappe. Nuremberg, où les drapiers étaient très nombreux, a etc.
LA FABRICATION DES JOUETS EN FBANCONIE. L39
Nous eûmes l'occasion de connaître à Nuremberg' la famille
Geisselbrecht, qui encadrait des miroirs en un atelier minuscule
situé au bord de la Pegnitz. Il pouvait servir à en symboliser
beaucoup d'autres, d'une simplicité pareille. Cet atelier occu-
pait une seule petite chambre dans une maison dont toutes les
pièces étaient ainsi louées à de chétifs artisans. La force d'un
moulin hydraulique, établi au rez-de-chaussée, était conduite
au premier étage par une transmission et répartie entre les dif-
férents locataires, dont les uns travaillaient le bois et le verre,
les autres la corne, les autres l'ivoire. Les Geisselbrecht fai-
saient des cadres de bois de pin et y inséraient les miroirs,
qu'ils avaient reçus tout préparés d'un petit maître de Furth.
Le vieux père sciait le bois, le fils le rabotait, la vieille mère
fixait les glaces dans les cadres au moyen d'une fibre; quanta
la fille, elle assujettissait les couvercles avec un petit clou, sur
lequel ils devaient pivoter. La plus jeune femme tenait dans le
quartier une infime boutique de mercerie. Dans un coin de l'ate-
lier des Geisselbrecht, se voyait un petit fourneau sur lequel ces
pauvres gens faisaient cuire leurs repas. Des chaussures et des
vêtements se trouvaient à côté entassés sur une étagère. La
famille avait deux autres petites chambres en ville, où elle allait
coucher. Le grand-père et la grand'mère nous disaient que,
depuis trente ans, ils n'avaient pas quitté leur établi. Nous leur
demandâmes quel prix ils vendaient les petits miroirs. Le vieil-
lard, relevant ses lunettes et nous regardant de ses yeux bleus
à l'expression candide, nous indiqua le chiffre de 2 marks 90 la
grosse, soit un peu plus de 2 centimes pièce. Là-dessus il devait
payer les miroirs bruts et le bois. Nous reconnûmes dans les
miroirs des Geisselbrecht un objet autrefois donné en prime par
quelques-uns de nos grands magasins.
au Moyen Age un siège important de l'industrie teinturière; on trouve encore dans la
vieille ville la longue rue des Teinturiers [Faerberstrasse) et la porte des Teintu-
riers (Faerberihor). Or. chacun sait que les plus anciens mordants connus en teintu-
rerie sont l'alun, la chaux, le vinaigre et l'oxyde d'élain.
l'*<> LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG
11. — L EVOLUTION DU JOUET DE MITAI. : DU JOUET DE PLASTIQUE
lu TAIN Al JOUET MÉCANIQUE EN FER-BLANC.
Le fer-blanc a opéré au xixe siècle une invasion triomphale
dans l'industrie. Dans la fabrication des jouets, en particulier.
il a refoulé sur beaucoup de points le bois, l'étain et le plomb '.
En même temps, des machines étaient créées qui permettaient
de découper et d'estamper sans effort le fer-blanc et la tôle, de
manière à leur donner toutes les formes, et aussi de les impri-
mer en couleurs, de manière à leur donner toutes les nuances -.
A cette révolution dans le choix des matériaux et dans les pro-
cédés de l'industrie du jouet, s'en ajoutait une autre dans les
inspirations. Le jouet cessait en partie d'être purement plasti-
que. Reflétant les transformations de la vie économique et
sociale, il délaissait un peu les êtres de chair et d'os pour imiter
précisément ces êtres de fer et d'acier appelés machines qui
envahissaient alors tous les domaines de L'activité et de la pro-
duction, en même temps (pie celle du jouet lui-même ;!.
Le jouet de fer-blanc se confond donc dans bien des cas avec
ce qu'on appelle le jouet mécanique et scientilique. Il reproduit
1. On sait du reste la place que tient l'étain dans la fabrication du for-blanc.
'i. Outre ces résultats précieux, les machines à traiter le fer-blanc produisaient les
autres résultats propres à toutes les machines : la possibilité de produire en quantité
et la possibilité de produire des articles parfaitement semblables.
:{. Il y aurait à faire une histoire du jouel au point de vue social, car c'est un
sujet que la méthode de la science sociale renouvelle et transfigure comme elle en
renouvelle et transfigure tant d'autres. Kant el James Mill avaient déjà aperçu les
rapports intimes qui existent entre la vie. le jeu el l'ail. Il serait intéressant de
montrer à travers l'espace jouets el façons de jouer des enfants des différents pays
et à travers le temps (apparition, développement, évolution el déclin des divers jou-
joux) comment les milieux sociaux agissent sur le jouet. Non seulement les jouets,
qui sont une anticipation de l'activité sérieuse, imitent la vie telle qu'elle est, mais
encore ils la ligurenl idéalement telle que le milieu social à intérêt à ce qu'elle soil.
Par exemple, on comprend très bien la surgie et la marche victorieuse de petits
soldats d'elain à l'heure OÙ les armées du Grand Frédéric parcourent les plaines.
Ce que le jouet militaire et le jouet industriel veulent être pour les garçons, les
poupées el les ménages onl la prétention de l'être pour les petites filles. L'évolution
de la poupée serait un beau chapitre de l'histoire sociale du jouel
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. Ml
les locomotives, les wagons, les navires à vapeur, les moteurs à
gaz. Il répète également en petit les machines de démonstration
destinées à rendre sensibles les principes d'où sont sorties les
applications utiles.
Capter, régler et diriger des forces, tel est l'objectif de l'in-
dustrie moderne basée sur les découvertes scientifiques du der-
nier siècle. La production du mouvement intéresse aussi tout
spécialement les modernes faiseurs de jouets. Sans doute,
depuis longtemps on avait vu des artisans malins inventer d'in-
génieux mécanismes. Nuremberg justement s'enorgueillissait
d'une lignée de ces artificieux ouvriers '. Les Nnrembergeois
avaient été de bonne heure non seulement des observateurs aigus
du contour et de la forme, mais encore des amateurs de com-
binaisons inattendues et d'agencements extraordinaires. Toute-
fois ce goût et cette activité étaient localisés dans certains
domaines, où ils produisaient d'autant plus sensation : horloges
à personnages mobiles, fontaines à jets d'eau paradoxaux, et
peut-être ces fameux rossignols en étain, animés par un artisan
de génie, qui, nous dit la chronique, « chantaient en hiver».
C'étaient là curiosités exceptionnelles et merveilleuses. Les
jouets mouvants restaient l'exception. L'enfance était satisfaite
de retrouver dans ses joujoux les formes vivantes, bien que
figées et inertes, et elle n'exigeait point encore qu'ils « mar-
chassent ».
De nos jours, les joujoux doivent se mouvoir. Le caoutchouc
et les ressorts métalliques servent à pasticher les œuvres de la
vapeur. Les exigences nouvelles du métier amènent ainsi lente-
ment une modification partielle de la psychologie des faiseurs
de jouets. Il semble qu'ils doivent désormais s'arrêter moins de
temps à examiner la silhouette des personnes et des choses, et
qu'ils aient de plus en plus à orienter leur pensée vers la décou-
verte d'emboîtements nouveaux ou de transmissions de mouve-
ment inédites. Au fond, la transformation est moins radicale
1. Les anciens Nurembour^eois ont en dans ce genre le mérite de diverses créa-
tions célèbres. C'est un artisan de Nuremberg. Peter Haenlein, qui inventa les pre-
mières montres, alors appelées, ;i cause de leur forme, « œufs de Nuremberg ».
142 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
qu'il ne parait. En effet, c'esl toujours l'imagination des formes
qui s'exerce; car, dans la branche du jouet mécanique — et
parfois dans la grande mécanique elle-même — ce n'est pas la
méditation des principes abstraits qui suggère l'invention : c'est
la « fantaisie ». C'est elle qui, par une illumination soudaine,
conçoit une coordination neuve, un engrenage inusité, un dis-
positif encore inconnu. A Nuremberg, d'ailleurs, la victoire du
jouet mécanique n'a pas dépossédé de ses droits le vieux jouet
reproduisant la forme humaine. Ce ne sont pas seulement des
machines, ce sont fréquemment des « bonshommes » que les
faiseurs de jouets douent de la faculté du mouvement et dans
les entrailles desquels ils logent leurs ressorts et tendent leurs
élastiques. Même ils omettent rarement de greffer un peu de vie
humaine sur la vie des machines et des engins. Dans la voiture,
le cocher les intéresse autant que le véhicule lui-même. Sur les
petits chemins de fer, ils mettront volontiers des voyageurs et
des employés de service. Et, par un goût assurément discutable,
on les verra transmettre le mouvement d'un moteur non seule-
ment à de petites machines-outils, mais aussi au marteau d'un
forgeron ou au bras d'un joueur d'orgue.
Les conditions du travail n'ontpoint été non plus aussi profon-
dément bouleversées qu'on pourrait le croire au premier abord.
C'est par des moyens simples que le mouvement des jouets est
ordinairement produit. C'est seulement dans les grandes
fabriques de jouets, et pour les articles de luxe, que l'on vise
à mouvoir les machines pour enfants avec les mêmes forces qui
meuvent les machines de l'industrie et à faire filer par exemple
des locomotives que propulse de la « vraie vapeur ». Habituelle-
ment tout l'artifice consiste en des ressorts que l'œil et la main
i\\\n artisan s'entendent fort bien à mettre1 en place. Si l'on
songe, d'autre part, que les machines à découper et à estamper
le fer-blanc ne sont pas très chères; et qu'enfin la peinture, el
surtout la soudure et l'assemblage s'opèrent en grande partie
à la main, l'on ne s'étonnera pas d'apprendre qu'une multitude
de petits patrons fabriquent à Nuremberg Le jouet mécanique en
fer-blanc.
LA FABRICATION DES JOUETS EX FRANCONIE. I i3
III. — LES ARTISANS DU JOUET DE FER-BLANC ET DE TÔLE.
C'est chose assez malaisée que de pénétrer auprès d'un de
ces petits maîtres. Leur horizon est aussi borné que celui des
petits fondeurs d'étain et de plomb. Ils sont même plus méfiants
et plus inabordables encore, parce que chaque année ils doi-
vent créer des jouets mécaniques nouveaux et tiennent à se
cacher jusqu'au moment de la vente, pour ne pas être imités
et devancés par un concurrent aux aguets. Quelqu'un nous avait
recommandé au maître artisan Gemmel, dans l'Obère Seitens-
trasse, qui, après avoir fait autrefois des trompes en corne, con-
fectionne aujourd'hui de petits carrousels à musique '. Le fai-
seur de carrousels nous reçut fort mal. ïl nia avoir reçu la lettre
de son ami. C'était une sorte de colosse blond, hirsute, à la
voix rude et caverneuse, comme il arrive chez beaucoup de
Franconiens. Il était assis avec ses deux fils devant son petit
fourneau à souder, au milieu d'une chambre enfumée. Des
vêtements, des bottines et des ustensiles de ménage étaient
étendus pêle-mêle dans les coins. Sans nous engager à nous
asseoir, sans quitter son travail, l'artisan nous jetait des regards
obliques. « Vous voulez savoir comment vont mes affaires? Eh
bien! les profits sont petits, les dépenses sont grandes. » Et sa
main -armée d'un fer détachait un peu de soudure du bloc
d'étain placé devant lui, et il scellait les éléments d'un carrou-
sel et il posait celui-ci rapidement sur un tas d'autres carrou-
sels empilés. « Les pommes de terre ont augmenté, » continuait-
il d'une voix encore plus rauque. Il répéta obstinément cette
phrase, puis il fit jouer à plusieurs reprises la musique d'un car-
rousel, comme pour narguer notre curiosité impuissante. Nous
1. Gemmel confectionne les carrousels eux-mêmes, mais reçoit les boites à mu-
sique toutes faites d'un autre petit industriel. Cette espèce de collaboration entre
les petits ateliers nurembergeois est générale et il faut toujours lavoir présente à
l'esprit pour bien comprendre l'ensemble de la vie industrielle du pays. Tous les
petits ateliers s'embranchent en quelque sorte par des communications latérales el
forment un inextricable réseau.
144 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
dûmes renoncer à vaincre cette incompréhension « au Iront de
taureau », et nous nous retirâmes en emportant du moins la
vision inoubliable de l'ouvrier primitif, muré dans son petit
atelier, et levant sa face inculte, tragiquement éclairée par le
feu du fourneau à souder.
Cet insuccès nous poussa à nous adresser ensuite à un petit
maître très intelligent, que nous avions écarté d'abord parce
qu'il était né en Prusse. Toutefois, habitant Nuremberg depuis
vingt ans, marié à une Nurembergeoise et lui-même naturalisé
Bavarois, il avait subi l'empreinte du milieu social franconien;
et son esprit très vif, s'il i'élevait au-dessus du type ambiant,
lui permettait peut-être d'analyser ce type. En outre, le fonc-
tionnement du petit atelier ne différait pas sensiblement chez
notre bomme de ce qu'il était ailleurs. Un de ses amis nous
avait présenté à lui et tout de suite il avait compris le point de
vue auquel nous entendions nous placer. Il accepta de répondre
à toutes nos questions. Albert Klanker est né en 1867 à Krossen,
sur l'Oder. Il fut d'abord ouvrier dans des maisons d'installa-
tion d'eau et de gaz, fit son « tour d'Allemagne », et arriva il
y a dix-neuf ans à Nuremberg, où il entra dans la fabrique de
jouets magnétiques de Uebelacker. Il épousa par la suite la
fille d'un brocanteur du Marché de la Friperie, et s'installa dé-
finitivement dans la ville. C'est il y a un an environ qu'il s'est
décidé à s'établir à son compte. Sa femme, Katharina, est née
à Nuremberg en 187*2. Depuis que le brocanteur s'est retire (1rs
affaires, elle tient le magasin paternel situé près de l'ancien
l*ont du Bourreau. Les époux Klauke n'ont qu'un enfant, Fritz.
âgé de onze ans. L'atelier du petit maître se trouve dans l'en-
foncée d'une ruelle obscure, au milieu d'un îlot de vieilles niai-
sons avoisinant le Palais de Justice; il se compose d'une pauvre
cellule au rez-de-chaussée et d'un étroit grenier au troisième.
Examinons l'outillage au rez-de-chaussée. Il se compose en pre-
mier lieu d'une machine à découper le fer-blanc (le prix varie
entre 1*20 et 300 marks ') et d'une machine à estamper le fer-
I. On sail que le mark vaul environ 1 IV. •'."..
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCON1E. 143
blanc (le prix oscille entre 120 et 400 marks). Pour chaque jouet
différent, il y a lieu d'adapter à la découpeuse des dentures
appropriées (Schnitte), dont le prix peut aller de 10 à
150 marks; elles sont livrées par des maîtres spéciaux appelés
ici Mechaniker, qui les établissent, d'après les dessins four-
nis, en se servant de tours et de raboteuses à métaux. Pour
chaque jouet différent, il faut également fixer à la machine à
estamper une matrice nouvelle, dont le prix se meut dans les
limites de 12 à 100 marks; les matrices sont établies en fonte
par de petits fondeurs et de petits graveurs, qui se guident
d'après le moulage d'un premier modèle du jouet exécuté en
bois. Klauke possède encore une série de petits moules en ar-
doise, dans lesquels il coule les personnages de plomb et d'é-
tain destinés à animer ses joujoux. Un fourneau à souder et des
pinces et poinçons complètent l'outillage dans la cellule du
rez-de-chaussée. Au grenier, sont les pots de couleurs et une
étuve chauffée au charbon pour sécher les jouets.
Klauke est à lui-même son propre dessinateur. Il est aussi
tout seul à œuvrer dans le petit atelier étranglé et sombre.
Les peintures sont effectuées dans le grenier par deux jeunes
ouvrières.
Le petit maître donne du travail au dehors à deux ou trois
ouvriers besognant dans leur domicile ; ils sont chargés surtout
d'assembler les pièces détachées, soit en les soudant, soit en bou-
clant-de petites languettes de métal dans des boutonnières cor-
respondantes. Justement, tandis que nous sommes là, un enfant
entre avec un panier sous le bras, venant chercher de l'ouvrage
pour lui et ses parents. « Cela me coûte moins chef, dit Klauke,
que d'avoir des ouvriers ici, et puis je n'ai pas besoin de leur
fournir le local. »
On voit par là combien la division du travail est poussée loin
dans les petits métiers de Nuremberg; non seulement les petits
faiseurs de jouets de fer-blanc ont pour collaborateurs les petits
faiseurs de pièces à découper ou Mechaniker, les petits tailleurs
de formes de jouets en bois ou Bildhauei; les petits fondeurs et
les petits graveurs démoules [Metallgiesser% Gravierer), auxquels
10
146 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
il faut adjoindre les imprimeurs sur métaux, les fabricants de
ressorts, sans parler de tous les faiseurs de jouets incomplets
ou parties de jouets complémentaires; mais encore à cette
sorte de collaboration latérale s'ajoute une collaboration en
profondeur, et il n'est si petit maître qui n'ait pour subor-
donnés des artisans plus infimes. Le vieux Nuremberg artisan
est comme un ciel constellé, où l'œil, après s'être habitué à la
clarté des astres les plus distincts, en découvre peu à peu une
infinité d'autres à la lumière atténuée et craintive.
Klauke fait surtout de petits jouets mécaniques à bon
marché : voitures, navires, manèges, etc. Chaque année, il
lui faut d'inventer quelque chose d'inédit. L'an dernier,
notre hôte a très bien vendu un jouet qui figurait deux
pigeons posés sur les extrémités d'une planche et se livrant à
l'exercice de la balançoire. Cette année, il attend beaucoup
des applications cju'il a faites du mouvement autour d'un
pivot d'une tige qu'entraîne la giration d'une roue fixée à son
extrémité; par exemple, il a construit sur ce principe un phare
autour duquel tourne un ballon dirigeable. Le petit maître
ne se borne point aux jouets mécaniques; il confectionne
encore des tirelires fantaisistes; il en est qui représentent un
château fort, devant lequel un chevalier en étain appelle à la
fenêtre une princesse d'étain; il en est qui figurent un port,
devant lequel des caravelles de plomb ou d'étain ont jeté
l'ancre; d'autres ont l'aspect tourmenté de pagodes, auprès
desquelles ont voit des bayadères d'étain exécuter des danses
sacrées.
Notre faiseur de jouets déclare vendre pour 10.000 marks
de marchandises par an; il convient de déduire, nous dit-il.
ô() % pour l'achat des matières premières et des outils, el
30 % pour les salaires. Le bénéfice net de l'exploitation serait
donc environ de 2.000 marks; à cette somme il faut joindre
l.ooo marks représentant approximativement le bénéfice du
commerce de brocanteur exercé par la femme. Quanl aux dé-
penses, elles se répartissent à peu près ainsi :
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRAXCONIE. J 17
Loyer de l'atelier 400 mk
Impôts 20
Nourriture (à 30 marks par semaine) 1.560
Habillement 400
Éclairage de la maison et de l'atelier 200
Chauffage de la maison et combustible pour l'atelier. . 175
Livres d'école pour l'enfant 10
Journaux 12
Assurances 100
Distractions et divers 100
Total des dépenses. . . . 2.977 mk.
Aucune somme n'est inscrite au budget des dépenses pour le
loyer du domicile, parce que le brocanteur a donné à sa fille
la petite maison au rez-de-chaussée de laquelle se trouve le
magasin; les époux Klauke en habitent l'étage unique. La de-
meure est tenue avec une extrême propreté et même gentiment
décorée. L'installation au foyer de l'artisan prussien est supé-
rieure à celle des autres petits maîtres franconiens. Bien qu'il n'ait
à pourvoir qu'aux besoins d'un seul enfant, la somme qu'il con-
sacre à l'entretien de sa famille est également supérieure à la
moyenne. Klauke lui-même, avec son aisance de manières, son
regard perçant, son langage correct et ses remarques fines,
fait contraste avec les artisans du pays, d'extérieur plus fruste
et de parole plus rude. Son intelligence doit lui permettre de
pratiquer son métier d'une manière plus fructueuse que ses
confrères. -Enfin il ne faut pas oublier que le commerce de la
femme Klauke apporte un appoint important au budget du mé-
nage. Nous sommes en présence d'un type particulièrement
prospère de faiseur de jouets en fer-blanc. La visite à son ate-
lier nous a toutefois renseigné sur les conditions générales du
travail, de l'outillage et de la main-d'œuvre dans la branche.
Depuis les ateliers d'artisans jusqu'aux vraies fabriques de
jouets en fer-blanc, l'on rencontre tous les degrés intermé-
diaires. Désireux de pénétrer auprès d'un fabricant de la petite
espèce, nous nous fimes tout d'abord recommander à un Me-
chaniker (faiseur de pièces tranchantes pour machines à dé-
148 LES FAISEURS DE JOUETS DE [NUREMBERG.
couper). Prié de nous présenter à un petit fabricant caractéris-
tique du type, il nous envoya chez Joseph Petrich. Ce dernier
fait des jouets roulants à musique. Grand, blond, un peu lourd,
la face épaisse" et les yeux mornes, Petrich, après de longues
tergiversations, quitta son travail et nous introduisit dans un
petit bureau. Plein de méfiance d'abord, il se laissa aller peu à
peu à répondre à nos questions. 11 est né à Nuremberg en IN.">(>.
d'un père souabe , qui était comme lui Metalldrûcker (estam-
peur de métaux); les petits fabricants de jouets en fer-blanc se
donnent souvent ce titre1. Notre hôte prétend que son grand-
père maternel était Français et se serait établi en Franconie après
la Révolution. La femme de Petrich, Juliana, est née pareille-
ment à Nuremberg en 1856; avant son mariage, elle était pein-
tresse de jouets dans une fabrique. Le ménage a 8 enfants '-'.
Joseph Petrich est associé avec son frère Fritz pour la fabrica-
tion des petites voitures et jouets roulants à musique ou à son-
nerie. Eux-mêmes ne font que le véhicule et le train des roues;
les musiques et les timbres résonateurs leur sont fournis par
d'autres petits fabricants. Joseph et Fritz Petrich confectionnent
aussi de petits « bouliers-compteurs «>: mais ils n'exécutent, en
réalité, que la monture de métal; 1rs perles de verre destinées
à figurer les unités et les dizaines, viennent des ateliers fami-
liaux des souffleurs de Warmensteinach, en Haute Franconie. ou
de Lauscha, en Thuringe. Ici encore apparaissent l'enchevêtre-
ment touifu et l'embranchement compliqué qui font de toute
1. Le nom de faiseur de jouets (Spielwar envia cher n'a été usité qu'assez
lard parce que les artisans d'autrefois, comme d'ailleurs plusieurs de ceux d'aujour-
d'hui, ne faisaient pas seulement que des jouets. La dénomination de la profession
s'appliquait donc surtout au genre du travail : fondeur, tourneur, etc. Le régime des
corporations fermées, qui entra en vigueur a Nuremberg après la chute du Patriciat,
avait eu d'ailleurs pour conséquence de partager obligatoiremenl entre différentes
catégories d'artisans les opérations successives d'où sortait le jouet, produit souvent
complexe: par exemple, les tailleurs de jouets de bois n'avaient pas le droit de les
peindre.
2. Albert, vingt-six ans, est. occupe clie/ un oncle batteur d'or; Alisette, vingt-
cinq ans, est mariée à un ouvrier en compas: Magdalena, vingt ans, est mariée à un
ouvrier de fabrique de poêles et elle-même ouvrière dans l'atelier paternel; la se-
conde, Alisette, dix-huit ans, travaille aussi aux peintures chez son père: Anna, dix-
sept ans, est ouvrière dans une fabrique de pinceaux; les trois dernier entants
sonl Fritz, dix ans; Conrad, sept ans. et Babette, trois ans.
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 149
cette production du jouet, en dépit de sa dispersion, un faisceau
puissant et robuste.
Les principales matières premières, traitées par les frères
associés, sont le fer-blanc et la tôle de zinc*. L'outillage se
compose d'un petit moteur à gaz, d'une machine à découper,
de quatre machines à estamper et d'un banc à tourner les
métaux. Quatre ouvriers et quatre ouvrières sont occupés dans
l'atelier; mais trois des ouvrières sont les filles de Joseph Petrich.
Les deux frères vendent pour 20.000 marks d'articles par an
environ. Leur bénéfice net approche de 5.000 marks, répartis
à peu près également entre chacun d'eux. Le loyer de l'ate-
lier, supporté de compte à demi, est de 400 marks. La dé-
pense de gaz pour le moteur et pour les usages domestiques
est de 300 marks. Le loyer personnel de Joseph Petrich est de
400 marks. Pour l'entretien de lui-même, de sa femme et des
cinq enfants qui vivent sous son toit, il ne dépense pas plus dv
30 marks par semaine. L'appartement est des plus simples et
le mobilier ne se compose guère que de lits et d'armoires ; une
cage à oiseaux en constitue le seul objet de luxe. Le petit fa-
bricant nous montre avec un sourire d'aise un jambon suspendu
au plafond. Nous interrogeons Joseph Petrich pour savoir quelles
sont ses distractions aux heures libres. En riant, il répond
que sa plus grande joie est d'aller au cabaret faire une partie
de « Schafkopf » (tête de mouton) avec les camarades.
Joseph et Fritz Petrich ontencore cinq autres frères. L'un d'eux.
Jakob, né à Nuremberg en 1858, est petit fabricant de trom-
pettes d'enfants. Comme c'est là une des industries caractéris-
tiques de Franconie 1, nous avons été heureux qu'il voulût bien
1. Celte petite industrie a pris un développement tout particulier à BurgfaiTiibach.
près Nuremherg. La trompette de tôle de zinc a remplacé les anciennes trompettes
de bois et trompes de corne que l'on confectionnait autrefois en grand nombre dans
les petits ateliers franconiens.
Quant à l'industrie des tambours d'enfant, elle a émigré peu à peu vers la Tbu-
ringe. — Pour les petits instruments de musique, l'on sait qu'ils se font surtout en
Saxe, notamment dans l'Etzgebirge saxon. Les boites à musique sont confectionnées
en Saxe (région de Leipzig) et eu Suisse (région de Genève).
Une autre petite industrie, ilorissante en l'ranconie, est celle des sabres d'enfants.
150 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
nous recevoir, lui aussi. Son atelier est situé au n° k de la Spen-
glerstrasse et se trouve dans un vaste sous-sol éclairé par de
petites fenêtres qui s'ouvrent au ras du trottoir. Le petit fabri-
cant est d'apparence plus âgée, mais de mine plus joviale que
son frère Joseph. Sans quitter son travail, car il a des com-
mandes pressées en ce moment, il nous fait asseoir sur une
sorte de billot de bois et nous parle avec volubilité au milieu
du vacarme de l'atelier. 11 confirme l'historique de la famille
tracé par son frère; il ajoute que la mère s'est retirée à l'Hos-
pice du St-Esprit (Geislspital), asile de vieillards entretenu
par les revenus d'une riche fondation. Les matières premières
traitées par Jakob Petrich sont principalement la tôle de zinc
et le laiton. L'outillage se compose d'une machine à découper,
de deux tours à métaux, d'une machine à estamper, d'un four-
neau à souder et d'une cuve galvanoplastique; un moteur à.
gaz actionne directement les tours; il gouverne en même
temps une petite dynamo, dont le courant est utilisé pour le
nickelage galvanoplastique des trompettes. Les ouvriers et les
enfants de la maison découpent le métal et l'enroulent en
tubes; ils exécutent aussi les opérations de tournage. Les en-
fants forment à eux seuls une main-d'œuvre imposante. Les
deux époux ont huit rejetons vivants et en ont pourtant perdu
« six ou sept ». « Nous ne savons pas au juste, » dit en riant
Katharina Petrich, grosse commère réjouie occupée dans un coin
de l'atelier. Le père se charge du soudage; c'est lui notamment
qui assume le travail délicat consistant à réunir le pavillon au
corps de l'instrument. La lille aînée est préposée au départe-
ment de la cuve galvanoplastique. A la mère revient le soin de
parer les trompettes avec de belles franges de laine de couleur.
Le petit fabricant de trompettes (reniants doit acheter à des
artisans spéciaux les languettes vibratiles '; il est aussi obligé
Certains artisans forgent la lame; d'autres fondent la poignée de cuivre. Les petits
sabres de métal ont définitivement remplacé les anciens sabres de bois, dont beau-
coup étaient autrefois recouverts de papier d'etain afin de produire une apparence
métallique.
l. Les faiseurs de languettes vibratiles. ou Stimmenmacher, sont encore une
espèce intéressante de minuscules artisans franconiens; en même temps qu'aux fai-
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANGONIE. 151
de se procurer au dehors les embouchures de porcelaine, prove-
nant des fabriques de Haute Franconie ou de Thuringe 1. De son
côté, il fournit à d'autres fabriques des accessoires ; par exemple,
après avoir commencé par livrer pour l'exportation de simples
pavillons de trompettes, il fait maintenant en outre les pavillons
résonateurs de phonographes. Et ici encore se révèle le même
entrelacement d'industries, le mème.imbriquage serré, la même
anastomose de fabrications se pénétrant et se continuant les
unes les autres. Jakob Petrich fait même des couvercles de
verres à bière, des soucoupes métalliques, des boutons et des
articles de garniture pour l'éclairage électrique.
Luiaussi évalue son bénéfice à une somme ronde de -2.400 marks.
Il dépense environ 30 marks par semaine pour son entretien
et celui de sa famille. Il affirme avoir de la peine à joindre les
deux bouts. La concurrence entre les petits fabricants et la
nécessité où ils sont, explique-t-il, de recourir aux commerçants
intermédiaires pour écouler les produits, amènent presque au-
tomatiquement ce résultat que le bénéfice est réduit au strict
minimum nécessaire pour l'entretien du producteur. Assujettis
d'un côté par les exportateurs, les petits ateliers sont jugulés de
l'autre par les négociants vendeurs de matières premières.
Jakob Petrich observe que l'association a permis quelquefois
aux petits fabricants d'articles en bois de se procurer le bois
brut à meilleur compte; mais les métaux, se hàte-t-il d'ajouter,
sont régis souverainement par les grands Cartels, et il ne faut
pas songer à résister à ceux-ci ou du moins à leurs clients im-
médiats. Petrich dit ces choses en jetant par-dessus ses lunettes
un regard à la fois narquois et résigné, comme s'il se moquait
lui-même de sa misère. Il cite ironiquement la fameuse parole :
« L'artisan travaille sur un sol d'or » — « Der Handwerk hat einen
goldenen lîoden », et il en rit en décrivant un grand geste de
son bras armé du fer à souder. Puis il détache de nouveau
seurs de trompettes, ils fournissaient autrefois des languettes aux faiseurs de toupies
a musique, avant le déclin de cet article.
1. La confection des trompettes d'enfants est relativement très •< centralisée » (liez
Petrich. A Hurgfarrnhach, les opérations successives de la fabrication se trouvent
partagées entre différents artisans.
152 LES FAISEURS DE JOUETS l»E NUREMBERG.
un petit bloc d'étain pour achever la soudure commencée.
Cependant il consent à nous montrer son logement, situé au
premier étage de la maison. Celui-ci est meublé très sobrement,
mais tenu avec un soin extrême. Une grande armoire vitrée con-
tient tous les modèles de trompettes, rangés par ordre de gran-
deurs. De nombreux pelotons de laines de couleurs, placés sur
des étagères, rappellent la part de Katharina Petrich dans l'in-
dustrie du mari. Plusieurs photographies collectives représen-
tent le maître de céans au milieu de ses collègues d'une société
chorale, parmi ses camarades de régiment, etc. Des cadres con-
tenant des maximes religieuses en lettres enluminées sont égale-
ment suspendus à la muraille : « La grâce du Seigneur ne nous
abandonne jamais ». Mais le portrait de l'ancien député socia-
liste de Nuremberg, Grillenberger, occupe aussi une place
d'honneur. Comme son frère, Jakob Petrich aime les oiseaux; il
élève des serins dans une cage très luxueuse. Il déclare consa-
crer quelque temps à la lecture ; il n'aime pas les ouvrages fran-
çais, qu'il trouve superficiels; il lit plus volontiers des traductions
de romans anglais, « parce que cela ressemble davantage à la
vie réelle ». Jakob Petrich s'est excité et parle maintenant avec
animation. Sur le seuil de la porte cochère, ilnous quitte comme
à regret, et, montrant la taverne d'en face : « Si vous revenez
un dimanche, nous pourrons aller causer là plus tranquillement
en buvant un Mass (litre de bière) ». Ni l'aviculture ni la
psychologie objective de Dickens ne doivent, aux heures de loisir,
détourner beaucoup le fabricant de trompettes du culte rendu
par tout vrai Franconien à la boisson nationale.
IV. — UNE FABRIQUE J>E GRANDEUR MOYENNE ET sis < OUVRIERS
A DOMICILE ».
Entre les plus grandes fabriques de jouets et les petites fa-
briques, l'on voit s'échelonner des fabriques de toutes les (ailles.
La suite naturelle de notre enquête nous amène à tourner
nos investigations vers les maisons d'importance moyenne.
M. Schwarzbauer, propriétaire de l'une de ces entreprises, a
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 153
bien voulu nous ouvrir ses portes et inviter ses ouvriers à nous
répondre. Sa fabrique est située dans la D.eutschherrnstrasse.
Elle a fait pendant longtemps les jouets aimantés; aujourd'hui
encore elle confectionne de petites clés magnétiques. Mais sa
spécialité essentielle est maintenant constituée par les jouets
mécaniques en fer-blanc représentant des personnages et des
animaux.
Non contente de donner aux enfants modernes des voitures
et des locomotives « qui marchent », l'industrie fait aujour-
d'hui à leur intention mouvoir des jouets figurant des êtres.
Dans ce domaine, il ne saurait être question, à moins d'élaborer
Y homunculus rêvé par le Moyen Age, de reproduire à une
plus petite échelle la « machine » vivante. Ce sont les ressorts
de caoutchouc et de métal qui sont employés à simuler les effets
de la contraction musculaire. Les siècles précédents n'avaient
pas ignoré un tel amusement; même leur patience avait réalisé
dans ce genre des œuvres surprenantes; néanmoins ces « auto-
mates » constituaient des sortes de tours de force. De nos jours,
au contraire, les ligures animées comptent parmi les jouets les
plus répandus et les plus communs.
Nous avons dit que Nuremberg, obéissant à son génie tradi-
tionnel, s'applique avec amour à façonner ce genre d'articles.
Dans la salle d'échantillons de la fabrique Schwarzbauer, nous
voyons successivement une marchande de légumes pousser sa
petite voiture, un crieur de journaux transporter ses gazettes,
une laitière traîner ses bidons, une « salutiste » marcher en of-
frant le journal « En avant! », une grenouille sauter, un pa-
pillon voler.
L'outillage principal de la fabrique se compose d'un moteur
à gaz et d'une série de machines à découper, de machines à
estamper, de bancs à tourner. Une douzaine d'ouvriers, sous la
direction d'un premier ouvrier ( Vorarbeiter) et d'un contre-
maître, sont occupés au service de ces machines. Une fois revê-
tues du relief et de la forme, les pièces détachées vont au
« magasin du brut » [Rohlager), où elles sont rangées par
espèces dans de grandes caisses : telle caisse contient des sièges
154 LES FAISEURS DE JOUETS HE NUREMBERG.
de voitures, telle autre des roues, telle autre des brancards:
celle-ci ne renferme que des moitiés droites du corps d'un per-
sonnage, celle-là que les moitiés gauches symétriques; ici il
n'y a que des jambes, plus loin je n'aperçois que des bras.
L'assemblage est confié à des « ouvriers à domicile ». La plu-
part de ceux-ci sont en même temps ouvriers à la fabrique ; leurs
femmes et enfants ont une grande part clans le travail à la
maison. Les assembleurs se font donner au « magasin du brut »
un certain nombre de fragments de plusieurs espèces et ils pro-
cèdent chez eux à la réunion des éléments. Le soudage n'est
plus guère employé à cet effet. La maison Schwarzbauer a été
l'une des premières à abandonner ce système, qui était jusque-
là le seul usité pour le montage des jouets de fer-blanc repré-
sentant des personnages; elle lui a substitué celui usité seule-
ment jusqu'alors pour le montage des jouets de fer-blanc
représentant des wagons et des objets) des languettes de métal
(Zaepfchen) qu'on introduit dans des sortes de boutonnières
et qu'on rabat ensuite à plat. Cette substitution a encore déve-
loppé la part de collaboration des « ouvriers à domicile ». car
le bouclage des languettes n'exige pas, à l'inverse du soudage,
d'apprentissage préalable.
Une équipe de douze ouvrières sont chargées chez M. Schwarz-
bauer de peindre les jouets terminés. Mais il arrive souvent que
le fer-blanc soit déjà imprimé en couleurs avant d'être découpé
et estampé. Pour rendre cette opération possible, on peint
d'abord à la main un premier spécimen du jouet; on le démonte
ensuite, on aplanit les surfaces et on les projette soigneusement
sur une feuille de fer-blanc divisée en carreaux. Il y a aujour-
d'hui plusieurs grandes imprimeries en couleurs sur fer-blanc
et sur tôle; mais cette industrie est aussi pratiquée dans un cer-
tain nombre de petits ateliers.
Le « magasin du brut » est tenu par la femme Bieberbach et
sa fille. Elles ont la charge et la responsabilité de remettre aux
ouvriers à domicile les pièces détachées; les grosses pièces sont
comptées, les petites sont pesées. Le contrôle est effectué au
moyen de carnets individuels. Pendant le reste du temps, les
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 155
deux femmes sont occupées à fermer au fer à souder les parties
délicates des jouets, celles où les ressorts sont logés. Voici
devant nous la femme Bieberbach et sa fille, assises près de la
grande table sur laquelle se trouve le fourneau à souder, et
au-dessus de laquelle pend la grande balance. Une chope de
bière et un morceau de « saucisse au sang- » (Blutwurst) attes-
tent l'habitude générale des ouvriers et des ouvrières franco-
niens, qui est de boire et de manger de la charcuterie en
travaillant; ces collations continuelles en arrivent souvent à
remplacer les repas sérieux. Le patron nous engage à demander
à Frau Bieberbach si elle veut nous recevoir chez elle; le
visage osseux et terne s'éclaire d'un sourire accueillant. Dès le
soir, nous nous rendons à la petite maison de l'Obère Kiesel-
bergstrasse. Nous frappons à la porte du deuxième et dernier
étage. L'ouvrière et sa fille viennent de rentrer de la fabrique.
Le mari arrive lui aussi. C'est un grand homme blond aux traits
accentués et aux longues moustaches retombantes, une façon
de Vercingétorix rêveur et un peu farouche. Wilhelm Bieber-
bach est d'Eischa, en Thuringe, et a 38 ans. 11 travaille chez
un menuisier de Nuremberg. Sa femme Margarethe est née à
Rothenbourg, en Moyenne Franconie. Elle est la fille d'un
paveur. Elle a deux sœurs, Johanna, mariée à un ouvrier menui-
sier, et elle-même,, emballeuse à la fabrique de bicyclettes
Triomphe, à Doos près Nuremberg ; et Sophie, sans profession,
mariée à un magasinier de la fabrique de bicyclettes Victoria,
à Doos. Les Bieberbach ont 4 enfants : Frieda, 16 ans, qui aide
sa mère à la fabrique ; Johanna, 11 ans ; Augusta, 9 ans ; et Hans,
8 ans. La femme Bieberbach a été longtemps ouvrière à domi-
cile et fut notamment occupée en cette qualité par un fabricant
de petits bouliers-compteurs. En dernier lieu elle est entrée
chez M. Schvvarzbauer. Elle gagne à la fabrique 16 pfennigs1
par heure et travaille 56 heures par semaine; son gain hebdo-
madaire est donc de 8 mk 96. Frieda, la tille, ne travaille que
depuis Noël; elle gagne 13 pfennigs par heure et est employée
1. Le pfennig est la centième partie du mark.
156 LES FAISEURS DE JOUETS I»E .NUREMBERG.
pendant 48 heures; son gain hebdomadaire est donc de 6 mk 1\.
Comme elle n'est ouvrière que depuis peu et que ses robes de
jeune fille .ibsorberont son salaire, les Bieberbach estiment que
cet argent ne doit pas ligurer dans leur budget. Après avoir
besogné à la fabrique, les deux femmes exécutent encore à la
maison quelques travaux d'assemblage. En œuvrant ainsi le
soir deux ou trois heures, elles n'arrivent pas à gagner de ce
chef plus de 5 marks par semaine. Ajoutons que la mère fait
toutes les six semaines des nettoyages dans une maison; par là
elle arrive à encaisser 30 marks de plus par an. Quant au mari,
son salaire de menuisier est de 18 marks par semaine l.
I. Voici le budget des receltes de la famille Bieberbach :
Salaire du menuisier !>3t; mk »
Salaire de l'ouvrière en jouets 4G5 92
Produit du travail à domicile (30 semaines seulement,
pendant le Tort de la saison) 150 »
Salaire pour nettoyages 30
Total des recettes : 1.581 mk 92
Le budget des dépenses peut être dressé ainsi :
Impôts 12 mk >
Loyer 230 »
Nourriture 900 36
Vêtements et linge 100 »
Chaussures 100 »
Charbon 2G m
Bois 12 »
Éclairage 62 40
Livres d'école 15 »
Journal 8 U)
Assurance communale contre la maladie 25 48
Assurance contre l'incendie 4 »
Cotisations aux organisations ouvrières 20 »
Acquisition d'objets nouveaux 85
Total des dépenses : i.556 mk 64
La femme Bieberbach évalue comme suit ses dépenses hebdomadaires :
Pain ( 50 livres! 6 mk 50
Viande i 35
Saucisses l 00
Ingrédients pour la soupe, poivre, oignons 0 50
Légumes 0 50
Graisse 0 su
Farine (une livre) 0 24
i : mk 89
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 157
Le logement des Bieberbach est meublé avec une simplicité
extrême. La plus belle chambre contient une armoire, un petit
canapé recouvert en tapisserie, une table et des chaises de bois
blanc. Au-dessus d'une commode-toilette, une serviette blanche
bien tendue évoque, en broderie de fil rouge, les adieux de
Lohengrin à Eisa. Une chromolithographie montre le visage
massif de Luther. Des calendriers donnés en prime par des
magasins ou par des journaux achèvent la décoration murale.
Dans la petite salle où les Bieberbach prennent leurs repas,
s'élève un véritable échafaudage de cages de bois remplies d'oi-
seaux piailleurs. C'est le mari qui les élève avec soin. C'est lui
aussi qui a bâti les cages. Il a rapporté des forêts de Thuringe
ce goût vif des oiseaux commun aux hommes de sa race. Bie-
berbach fait d'ailleurs commerce de ses volatiles et réalise par
là quelques petits bénéfices supplémentaires dont il a négligé de
faire mention à son budget des recettes. Le menuisier nous accom-
pagne dans la dernière chambre. Au fond se dresse une armoire,
sur laquelle nous voyons quelque chose briller. Nous levons la
tête. Bieberbach dirige vers l'objet mystérieux la lumière de
la lampe. Une petite statue, dorée au bronze adhésif, apparaît.
On dirait la divinité cachée qui veille sur le petit logement.
« Qui est-ce? » dis-je. Il répond lentement : « C'est Lassalle. »
Quittons les Bieberbach pour faire connaissance avec Hugo
Koch, premier ouvrier à la fabrique de M. Schwarzbauer, où il
est chargé de la manipulation générale des machines à découper
et à estamper, ainsi que du soin des pièces tranchantes et des
matrices. Il est né en 1862 à Schœnebrunn, en Silésie. Bien qu'il
Report : 13 mk N'.i
Sel (une livre) o 10
Lait (7 litres) 1 40
Café (une demi-livre, 0 50
( Ihicorée o 12
Sucre (2 livres) o 42
Bière il esl a noter que le mari n'en boit pas) o 72
Pétrole (4 litres) 0 80
Alcool à brûler o 40
Savon h >s
Total : 18 mk '.;
158 LES FAISEURS DE JOUETS HE NUREMBERG.
no soif pas Franconien de naissance, on a intérêt à l'observer
pour le comparer à ses camarades et pour profiter de ses ré-
flexions sur le pays, où il s'est installé depuis plus de vingt ans.
Il habite un faubourg écarté de Nuremberg, à Schweinau, près
du cimetière de St-Leonhard et des Nouveaux Abattoirs. Il oc-
cupe la moitié de l'unique étage d'une petite maison apparte-
nant à un menuisier. Le père de Koch était sellier. Lui-même fut
d'abord chargé de travaux de dorure chez un ceinturier-passe-
mentier. Il fit ensuite son « tour d'Allemagne » et arriva à Nu-
remberg en 1881. Il fut embauché tour à tour dans une fabrique
de lampes et dans une fabrique de jouets ; en dernier lieu il entra
chez M. Schawrzbauer. Sa femme Margarethe est née en 1809 à
Kinding (Moyenne Franconie); c'élait la fille d'un cantonnier.
Le mariage date de 1897. Tous les parents sont morts antérieu-
rement à 1890. excepté la mère de Koch, qui a vécu jusqu'en
1904 à Breslau, où elle travaillait comme blanchisseuse. Les Koch
n'ont qu'un enfant, Emilie, qui a six ans. Mais l'ouvrier a en outre
adopté la petite Betty, âgée de cinq ans et demi, l'un des neuf en-
fants de son beau-frère, garçon livreur, de qui la femme est morte
en couches. La femme de Koch est elle-même gravement malade
et nous la trouvons alitée. Avantson mariage elle avait été d'abord
servante, puis ouvrière dans la fabrique de jouets Mayer, qui fait
uniquement les petits « articles à 10 pfennigs ». Ses couches ont
profondément altéré sa santé; elle a dû être délivrée artificielle-
ment. Étant jeune fille, elle avait souffert de rhumatismes
précoces. Durant ces derniers temps, des symptômes do phtisie
se sont déclarés. Tandis que la pauvre femme, se soulevant grâce
à l'appui d'un appareil de soutien en osier, nous écoute pénible-
ment, Koch nous l'ait remarquer l'influence pertubartrice que cette
maladie a exercée sur le budget de la famille.
Le salaire hebdomadaire de notre hôte est de -26 marks. De-
puis deux ans, M. Schwarzbauer lui donne un tantième sur les
bénéfices; ce tantième a été en moyenne de 70 marks. Koch
touche en outre, à Noël, une gratification de 60 marks. A ces
sommes s'ajoute en temps ordinaire le produit du travail à do-
micile accompli par la femme. Quand elle était debout, colle-ci
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. L59
œuvrait tout le temps qu'elle n'en était pas empêchée; le soir,
elle prolongeait la veillée jusqu'à 11 heures et minuit. Elle pou-
vait gagner ainsi 3 marks 3 fr. 70) par semaine; le produit
moyen à l'heure de ce genre de travail est de 9 à 13 pfennigs
(11 à 15 cenlimesi '.
L'appartement de Koch comprend quatre petites pièces très
claires. Le lit de la malade est installé dans la chambre princi-
pale, où Ton se tient continuellement pendant l'hiver afin de n'a-
1. Le budget des recettes de la famille Koch s'établit ainsi en temps ordinaire :
Salaire de Koch 1 .352 mk
Tantième 70 »
Gratification 60 »
Produit du travail à domicile de la femme 156 »
Total des recettes : 1.638 mk
Passons maintenant au budget des dépenses :
Impôts 13 mk
Loyer 200 »
Nourriture et dépenses pour la bière 905 »
Vêtements et linge (il est à noter que le garçon livreur
fournit le nécessaire à sa fille Betty) 80 »
Chaussures 45 »
Chauffage 90 »
Éclairage 40 »
Assurances contre les maladies (y compris l'assurance spé-
ciale organisée par la Fédération des Travailleurs du
Métal) : 80 »
Cotisations aux organisations ouvrières 25 »
Achat de livres, publications diverses et journaux 15 »
Cotisation à l'Association pour l'instruction des ouvriers. 14 »
Assurance contre l'incendie 3 »
Cotisation à l'association des pompiers volontaires 3 »
Total des dépenses : 1.513 mk
Les dépenses hebdomadaires du ménage se répartiraient à peu près comme il suit :
Pain blanc 1 mk 27
Pain noir 1 »
4 livres de viande à 0 mk 70, soit 2 80
Saucisses 1 80
Pommes de terre, riz et légumes 1 50
Une livre et demie de graisse 1 20
Lait 2 52
2 livres de sucre 0 60
Café et cacao 0 70
Argent pour la bière et le tabac 4 »
Total : 17 mk 39
I()0 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
voir point à faire du l'eu en plusieurs endroits. Elle est garnie de
meubles de bois blanc et d'un coucou : quelques statues de plâtre
et des chromolithographies l'ornementent. In portrait de Gril-
lenberger, l'ancien député socialiste de Nuremberg, avec la
reproduction d'une de ses paroles de guerre, occupe la place
d'honneur. Les autres pièces sont relativement nues; elles ne
contiennent guère que des armoires et des chaises. Pourtant une
grande chromolithographie, représentant l'empereur, s'offre aux
regards. Dans la cuisine, nous apercevons à terre des paniers
pleins de petites roues, de petits brancards et de petits plafonds
de voitures : c'est du travail d'assemblage qu'avait préparé la
pauvre femme et que la maladie a interrompu tout net.
Koch lit beaucoup pendant ses quelques moments de liberté.
11 profite autant qu'il peut des livres qu'il trouve à la section
établie dans le faubourg de Saint-Léon ha rd par l'Association pour
l'instruction des ouvriers, groupement d'inspiration socialiste.
L'ouvrier est particulièrement heureux de prendre la parole à
son tour dans les réunions de la section où chaque membre est
appelé à faire devant ses camarades une exposition orale sur un
sujet d'économie politique ou de sciences naturelles. Une autre
satisfaction idéale de Koch consiste à prendre soin d'un pied de
lierre qu'il a planté dans une grande caisse et qu'il promène de
fenêtre en fenêtre afin que les rayons du pâle soleil tombent
sur les feuilles poussiéreuses de l'arbrisseau.
Devenu à moitié franconien par suite de son mariage et de
son adaptation au milieu social, Koch raisonne avec lucidité sur
le genre d'esprit despopulations industrielles du pays. « Comment
l'idée d'un jouet nous vient? dit-il, mon Dieu! cela n'est pas
commode à dire. On se promène comme cela sans songer à rien.
On voit un paysan qui traîne une vache ou un marchand ambu-
lant qui pousse une petite voiture. Et l'on entend une voix qui
vous avertit : Il y a ià quelque chose à faire! Le lendemain on
va trouver le patron. Lui seul peut vous apprendre si l'idée est
exploitable, si le coût de la fabrication laisserait place pour un
bénéfice, el s'il n'\ aurait pas peut-être à ajouter un détail pour
que la clientèle morde. »
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 161
Une des nécessités vitales de l'industrie des jouets de métal et
surtout des jouets à ressort est de lancer chaque année quelque
chose de nouveau. L'invention périodique des nouveaux modèles
est un des grands sujets de préoccupation des hommes de la
branche. Les artisans et les ouvriers franconiens se signalent
dans ce domaine par leurs trouvailles. Dans leurs ateliers minus-
cules, les petits maîtres sont visités chaque année par l'esprit
créateur. Et dans les fabriques, les ouvriers, héritiers d'un tour
d'intelligence qui a été imprimé à la race par un genre de travail
séculaire, aident efficacement leurs chefs à découvrir et à
imaginer.
L'inconvénient est que les différentes fabriques cherchent à
se voler les unes aux autres leurs idées. Elles ne reculent même
pas pour cela devant l'espionnage le plus audacieux. J'entendais
citer le cas d'un contremaître, jouissant de la confiance absolue
de son patron, et qui se rendait, le soir, auprès du chef de la
maison rivale pour le mettre au courant des projets des jouets
qu'il avait élaborés durant la journée. Souvent il advient ainsi,
avant même que le dessin d'un article inédit ait été soumis au
faiseur de matrices à estamper, qu'une maison concurrente ait
pu jeter cet article sur le marché. Les brevets ne peuvent toujours
défendre les nouveaux modèles ; l'idée fondamentale de beau-
coup de jouets est considérée comme application directe d'un
principe scientifique et ne saurait être monopolisée; quant à la
forme, elle n'est pas toujours essentielle, et il suffît, tout en
conservant l'attitude, de changer le visage ou le costume, de
transformer par exemple le pierrot en polichinelle ou le Chi-
nois en nègre, pour introduire une grande différence apparente
au sein de la plus grande ressemblance.
Hugo Kocb raisonne volontiers sur cet état de petite guerre
intestine. Il croit que les progrès de la fabrication mécanique
arriveront peu à peu à concentrer la production et à empêcher
ces déperditions de force. Dès maintenant il lui semble que les
directeurs devraient s'entendre atin de protéger les modèles
nouveaux. « Que ne crée-t-on, dit-il, un bureau des modèles,
analogue aux bureaux de vente des grands cartels.' Chacun
H
W'r2 LES FAISEURS DE JOUETS I>E NUREMBERG.
serait ainsi sur de garder ce qu'il aurait trouvé et de pouvoir
l'exploiter utilement. Plus de production exagérée d'un même
jouet. Les ateliers se compléteraient les uns les autres au lieu
de se gêner. » Et, à mesure que Koch parle ainsi, l'interlocuteur
a la perception que, cette fois, c'est la pensée prussienne qui se
réveille en l'ouvrier, avec le sens d'unité et d'organisation rigide.
Le contremaître de la fabrique Schwarzbauer, Léonhard
Blcichner, est né à Linden Moyenne Franconie) et est âgé de
33 ans. C'est un petit homme blond aux yeux bleu clair, à la
physionomie mélancolique; il s'exprime d'une voix faible et ne
paraît pas d'une constitution bien robuste. Son père était cultiva-
teur de houblon. Le contremaître a 'i frères et sœurs vivants :
Andréas, ouvrier constructeur de moulius à llopchstadt: Louise,
mariée àuncordonnierdeFiîrth; Georg, « estampeur de métaux»,
à Linden, et Suzanne, mariée à un petit marchand de Nurem-
berg. Un autre frère, réparateur de moulins mot à mot : « mé-
decin de moulins » — [Mûhlenarzt — , comme on dit ici) à
>Vindheim, est décédé. La mère de bleichner vit au pays natal,
où elle exerce le métier de couturière. La compagne du contre-
maître, Thérèse, âgée de 32 ans, est née à Pleystein (Haut Pala-
tinat). C'est une petite femme d'allure active, aux traits déjà
vieillis par la maternité et le travail. Elle était enfant naturel.
Ses parents sont morts. Elle avait une sœur, Anna, polisseuse, et
un frère, Anton, « fondeur de métaux »*, qui sont décédés tous
les deux. Les Bleichner ont six enfants. Cinq jeunes garçons aux
cheveux d'un blond pâle entourent la table et nous dévisagent
curieusement de leurs yeux clairs. Leur âge varie entre onze
ans et un an. Le dernier né, âgé de neuf mois, dort dans son ber-
ceau. La physionomie des enfants franconiens est en général
sérieuse, mais agréable et sereine.
La petite pièce où nous sommes est éclairée par un jour par-
cimonieux, venant d'une cour étroite que bordent de hauts
murs de brique. En s'interrompant de temps à autre pour boire
i. Ce nom désigne tanlôl les faiseurs de jouets d'étain cl de plomb, tantôt les
faiseurs de « formes » ou matrices.
LA FABRICATION DES JOOETS EX FRANCONIE. L63
une gorgée d'un verre de lait, le contremaître nous expose sa
carrière. Il n'a suivi d'autres cours que ceux d'une école de
campagne, à Birnbaum. 11 a toujours travaillé dans la branche
du jouet. De 188G à 1889 il fit son apprentissage dans une pe-
tite fabrique de trompettes d'enfants, à Burgfarrnbach. Il fut
occupé ensuite dans une fabrique de toupies à musique de
Zirndorf. Puis il vint à Fiirth et fit de nouveau des trompettes.
11 arriva enfin à Nuremberg, où il confectionna des trompettes
encore ; après s'être fait embaucher quelque temps à l'usine de
machines électriques Schuckert, il quitta la grande industrie
pour revenir à sa branche ancienne du jouet et fut embauché
chez M. Schwarzbauer. Il y fut simple ouvrier jusqu'en 1896 .
C'est à ce moment qu'il devint contremaître et se maria. Son
salaire est de 35 marks par semaine; il touche en outre une
allocation de loyer [.
La différence entre les gains du contre-maître et ceux d'un
simple ouvrier n'est, pas considérable. Dans son budget des dé-
penses, elle se répercute sUitoutpar une augmentation du loyer
1. Voici le budget des recettes de la famille Bleichner :
Salaire de 35 marks par semaine 1.820 mk.
Allocation de loyer de 7 marks par semaine 364 »
Participation aux bénélices (moyenne) 150 »
Gratification de Noël 200 »
Produit du travail à domicile de la femme Bleichner
(10 marks par semaine pendant 50 semaines) 500 »
Total des receltes : 3.034 mk.
En face, dressons le budget des dépenses :
Impositions 26 mk.
Loyer 450 »
Nourriture (à 23 marks par semaine) 1 . 196 »
Vêtements, chaussures et linge 600 »
Chauffage 70 »
Éclairage 30 »
Livres d'école 15 »
Journaux 15. 50
Assurances 172 »
Excursions et divertissements 30 »
Acquisition d'objets nouveaux et divers 150 »
Gages d'une servante f 50 »
Total des dépenses : 2.904 mk. 50
164 LES FAISEURS HE JOUETS DE NUREMBERG.
et par la rétribution dune servante ; mais, en dépit de la pré-
sence de celle-ci et de l'existence de six enfanls, les dépenses
effectuées pour la nourriture sont des plus minimes.
La femme du contremaître prend du travail à domicile comme
les femmes des simples ouvriers. Elle se fait aider dans cette be-
sogne par la servante. Nous avons eu l'occasion de voir la
femme de Bleichner pendant qu'elle était occupée à monter
ainsi des jouets. Elle construisait la caisse des petites voitures,
y fixait les roues, y adaptait les brancards. Armée d'un petit
marteau, elle frappait sur une minuscule enclume, rabattant
les languettes de métal après les avoir insérées dans les bou-
tonnières. Une brouette était remisée dans un coin de la pièce.
« Quand j'aurai fini, nous disait Mrao Bleichner, je placerai
mon grand panier sur la brouette et je porterai toutes ces pe-
tites voitures à une autre ouvrière qui est chargée d'y atteler
des chèvres. A son tour celle ci-les portera aune troisième qui
plantera le cocher sur son siège. C'est seulement alors que les
voitures retourneront chez M, Schwarzbauer. » La division du
travail existe jusque dans l'assemblage. Le montage dos petites
voitures rapporte à Thérèse Bleichner 12 pfennigs par douzaine
et elle peut arriver, en travaillant avec sa servante, à en monter
une douzaine et demie par heure.
Si nous quittons la petite pièce nue où les Bleichner se tien-
nent pendant l'hiver afin de ne faire du feu qu'en un seul en-
droit, nous voyons que les chambres ne contiennent guère
autre chose que les lits et les lavabos. Mais le petit salon offre
un peu plus de recherche. On y trouve un canapé el quelques
sièges rembourrés. Les portraits encadrés du contremaître et
de sa femme décorent la muraille. Luc grande glace el des
chromos leur font vis-à-vis. Différents oiseaux empaillés sont
placés sur des étagères; Bleichner en a tué quelques-uns lui-
même.
Le contremaître ne semble mettre d'amour-propre que dans
les dimensions de son logement : en insistant sur ce point, il
a l'air d'ailleurs de vouloir surtout justifier L'indemnité de lover
que le patron lui accorde. A part cela, il semble préoccupé.
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 165
en exposant son budget, de bien établir qu'il vit comme un
ouvrier et qu'il évite les dépenses de luxe. Et il ne veut pas
insinuer par là que les moyens lui en sont complètement refusés ;
son idée paraît être que les recherches dans la vie matérielle
sont une chose répréhensible et il a souci de montrer qu'on ne
l'en peut incriminer.
Bleichner ne manifeste pas de penchant à formuler, comme
Hugo Koch, des idées générales. Il ne quitte pas volontiers
le terrain des réalités visibles et tangibles. Par cette répug*nance
à l'abstraction, il se révèle profondément Franconien.
Le contremaître se rend compte des conditions difficiles qui
sont faites à l'industrie du jouet. Nous lui demandons quels
plans d'avenir il forme pour son fils aîné. Bleichner hésite un
peu à répoudre, comme s'il allait formuler un vœu trop ambi-
tieux. Puis il nous confie que son désir serait de voir Adolf de-
venir garçon de café [Kellner). Ce dessein trahit assez bien
certaines dispositions de l'esprit du pays. Bleichner, ouvrier
pourtant méritant et courageux, est effrayé par les exigences
de l'industrie moderne. Au lieu- de rêver pour son fils le salut
par l'action et l'esprit d'entreprise, il songe à lui chercher un
refuge dans quelque situation subordonnée.
Bleichner nous accompagne un jour jusqu'à une petite ma-
sure adossée aux bâtiments du « Turnverein » (Société de gym-
nastique). « Vous allez trouver là une ouvrière à domicile, »
nous dit-il. Nous ne pensions pas que cette cabane en contînt.
Il y a, dans la campagne, de vieux arbres dont l'écorce, en quel-
que endroit qu'on la soulève, laisse brusquement apparaître
un vie ténébreuse d'insectes en travail. De même les maisons de
Nuremberg, quand on y pénètre, révèlent tout à coup une
activité insoupçonnée de petits faiseurs de jouets, qui vivent là
calfeutrés dans leurs ateliers domestiques. Nous montons un
escalier noir. Voici devant nous Babette Danzer. Elle était
mariée au frère de la femme de Bleichner, qui est mort le
29 décembre dernier. Elle est âgée de vingt-neuf ans et est née
à Pettendorf (Haut Palatinat). C'est une grande femme à la mine
courageuse et au regard droit. Anton Danzer, le mari, frère de
166 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
Mmo Bleichner, était né comme sa sœur à Pleystein Haut Pala-
tinat) et, comme elle, enfant naturel. Une maladie de poitrine,
consécutive à un refoidissement, l'a emporté à l'âge de vingt-
huit ans et demi, après quatre ans de mariage. Il avait com-
mencé par faire des matrices pour les jouets, puis avait tra-
vaillé comme « estampeur » ; il avait été occupé comme tel dans
la maison Hess, puis dans la maison Schwarzbauer. Du mariage
sont nés deux enfants : Anton, âgé de trois ans, et Thérèse, âgée
de deux ans. Anton Danzer gagnait 1G marks par semaine, soit
par an 832 marks. Le soir, lui et sa femme se consacraient jus-
qu'à une heure avancée à des travaux d'assemblage de jouets;
en se donnant beaucoup de mal, ils arrivaient à gagner un sup-
plément de 14 marks par semaine, soit par an environ 700 marks.
Les recettes équilibraient à peu près les dépenses. La mort du
chef de famille a jeté la femme dans une situation terrible.
Les premiers soucis ont pu être surmontés; Danzer était inscrit
à une « caisse d'enterrement », qui a payé les frais de son con-
voi. Ensuite la société d'assurances sur la vie « Arminia », de
Munich, à qui Danzer versait 3 rak. Ï0 par trimestre, a payé à la
veuve, une fois pour toutes, 290 marks. Enfin la caisse d'assu-
rances contre les accidents de la Fédération des Travailleurs du
Métal, dont les services n'avaient pas eu l'occasion d'être uti-
lisés, a remis à la veuve, conformément au règlement, la moitié
des sommes perçues, soit 72 marks. Mais la position de Babette
va devenir maintenant des plus critiques. Le travail à domicile
va désormais constituer son seul moyeu d'existence. Sur le
petit canapé, nous voyons un amoncellement de moitiés symé-
triques de pantins en fer-blanc, dont l'ouvrière a entrepris l'as-
semblage. Ces figurines, une fois montées, ne seront encore
elles-mêmes (pic des parties de jouets, car Hugo Koch nous a
montré le même pautin installé sur un char. Tandis que la pau-
vre femme explique sa délresse et nous pend sensible, en quel-
ques paroles précises, l'étreinte des circonstances qui L'acca-
blent, il y a quelque chose de poignant à considérer, sur la
laine fanée du divan, la grimace cent fois répétée du polichinelle,
qui seul éveille pour l'infortunée l'idée de ressources possibles
LA FABRICATION DES JOUETS EN 1RANCONIE. 107
Pour rendre visite à l'ouvrier Rammig, autre collaborateur
de M. Schwarzbauer, il faut se rendre à Zirndorf. Le gros
bourg' de Zirndorf, qui compte 4.000 habitants, est digne d'un
intérêt spécial. Il est situé dans les environs immédiats de Fi'irth,
au milieu d'un plateau stérile. Sur cette terre ingrate, vit une
population qui, depuis des siècles, cherche sa subsistance dans
la petite industrie. Tous ces gens sont très pauvres et travail-
lent sans répit pour gagner des salaires infimes. Presque tous
sont occupés à fabriquer des jouets ou de petits miroirs. Les
hochets sont un des jouets caractéristiques de Zirndorf [. Ony
fait aussi beaucoup de crécelles.
Un chemin de fer secondaire conduit de Fûrth à Zirndorf. 11
traverse un morne paysage, où tout semble attester l'indifférence
et même l'hostilité de la nature. Rien de plus tristement mo-
notone que cette plaine montante de sables arides, battue en
hiver par le vent âpre. Zirndorf lui-même accentue encore
cette impression navrante par ses ruelles défoncées, que bor-
dent de pauvres masures sans grâce. A la continuité du labeur
et à la maigreur du profit, s'ajoute, pour les minuscules ar-
tisans abrités là, l'obsession du même geste exécuté sans fin
en vue de façonner le même bibelot : bibelot qui, divertissant
pour ceux qui lui'demandent la joie d'une heure, devient tragique
à la longue pour ceux qui le confectionnent pendant des années !
En suivant une ruelle moins praticable encore que les autres,
nous arrivons à la demeure de Rammig. Il habite l'étage uni-
que d'une petite maison appartenant au boulanger qui en occupe
le rez-de-chaussée. Johann Rammig' est né en 1877 à Linden,
en Moyenne Franconie. Son père y était marchand de volail-
les. Les parents de l'ouvrier n'existent plus. Il a fait son appren-
tissage à Dachsbach comme ferblantier. Il a d'abord travaillé
dans la région comme ferblantier-couvreur chez des entrepre-
neurs de bâtiment à Uehlefd, puis à Ërlangen. Il a huit frères et
1. Plusieurs catégories d' artisans concourent à la confection des hochets à Zirndorf.
De petits tourneurs exécutent les manches en bois, os ou ivoire. Des «estampeurs»,
artisans ou ouvriers à domicile, établissent la partie principale en tôle de zinc. Les
grelots sont fabriqués à part. Warmensteinach envoie ses perles de verre.
168 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
sœurs : 1° Margarethe, ouvrière à Linden; 2° Gottfried, cultiva-
teur à Treishœchstadt; 3° Elisabeth lloil'mann, mariée à un
cordonnier de Hofen; 4° Margarethe Schwarz la 2 Margarethe),
ouvrière à Zirndorf; 5° Margarethe Detzel (la 3e Margarethe),
mariée à un maçon de Wilhelmsbaeh; 6° AnnaDenzler. mariée
à un journalier de Rauscbenberg; 7° Knni Pflaum, mariée à un
« estampeur de métaux » de Zirndorf, et 8" Veit (ce dernier
décédé). La femme de Rammig, Sabina Scheumann, est née
en 1875 à Zirndorf même. Elle était d'abord mariée avec Veit
Rammig, mort il y a six ans d'une maladie des poumons.
Johann Rammig épousa, l'année suivante, sa belle-sœur, qui
avait deux enfants : Margarethe, âgée aujourd'bui de douze ans,
et Babette, Agée de huit ans. Du second mariage est né un fils,
Peter, âgé de quatre ans '.
Johann Rammig est chargé, chez M. Schwarzbauer, de fixer
les ressorts des jouets. De taille moyenne, hlond, notre Fran-
conien a des yeux bleus noyés de tristesse et de rêve ; il parait de
santé chancelante et s'exprime d'une voix faible sur un ton très
doux. La mine songeuse de son fils Peter fait aussi contraste
avec l'animation des deux sœurs aînées, fdles du frère décédé.
Le salaire de Rammig est de 24 marks par semaine; à Noël, il
touche une gratification de 20 marks. En exécutant des travaux
à domicile, la femme gagne 10 marks par semaine, soit par an
520 marks. Sabina Rammig ne se borne pas à réunir les par-
ties de jouets en insérant les languettes de métal dans les œillets:
elle opère aussi le soudage de certaines parties délicates. Le
total du budget des recettes de la famille est de 1.788 marks.
Les dépenses pour l'entretien sont de 20 marks par semaine,
soit par an 1.352 marks, et le loyer payé au boulanger de
Zirndorf, propriétaire de la maison, est de 1 V0 marks. Rien que
Rammig soit tous les jours occupé à la fabrique de Nurem-
berg, il continue d'habiter Zirndorf, où il a travaillé autrefois
et où sa femme est née; des raisons d'hygiène l'ont sans
doute déterminé à s'arranger ainsi.
i. Sabina a deux frères : Bernhard Scheumann, ouvrier ferblantier, et Peter, ou-
vrier menuisier,
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 169
La joie de Rammig, à ses moments libres, c'est le tir. Son
regard, ordinairement vague et voilé, prend une fixité et un
éclat inattendus quand il parle de son plaisir favori. Il est un
tireur émérite. Un cadre vitré contient les nombreux rubans
qu'il a gagnés dans les concours, et un tiroir de buffet est plein
des blagues à tabac et porte-monnaie d'honneur qui lui ont été
décernés. Le tir est très en faveur parmi les Franconiens et
parait l'avoir été autrefois encore davantage. Les hommes du
peuple et les petits bourgeois montrent à le cultiver un cer-
tain désintéressement, car la pratique de la chasse1 n'est guère
à leur portée". Il peut arriver pourtant que le paysan ou l'ou-
vrier de campagne soient conviés à chasser par leur maître ;
c'est quand une adresse éminente les peut rendre utiles. Tel est
le cas de Rammig, qui paraît connaître cette faveur grâce aux
services rendus à M. Zimmermann, directeur d'une fabrique de
miroirs installée à Zirndorf. Rammig nous met dans les mains
avec fierté les trois fusils qu'il possède. L'ouvrier fait parfois
le voyage de Dresde ou de Leipzig pour prendre part à des
concours de tir (les chemins de fer accordant en pareil cas de
grandes réductions). Rammig s'est occupé d'élever des chiens
de chasse. Il lui est arrivé d'en troquer un contre un « orches-
trion », grande boite à musique ayant figuré naguère dans une
de ces « salles d'automates » si répandues en Allemagne. La
boite ne fonctionne plus, mais le Franconien, avec une joie
candide, en a fait le principal ornement de sa demeure ; sur le
côté de l'appareil, l'on voit toujours la fente avec l'inscription:
« Introduire ici la pièce de 10 pfennigs ». Des photographies
collectives, où l'on peut contempler Rammig entouré de ses
collègues des sociétés de tir, contribuent à la décoration murale.
1. 11 y aurait intérêt à écrire une Histoire de la Chasse au point de vue social, et
à montrer comment, dans les différents milieux économiques et sociaux, elle a été
tour à tour un moyen d'existence, une épreuve de la force et de l'adresse, un plaisir
noble et une sorte d'art réservé à certaines classes sociales, et enfin une sorte de
rite où les descendants de ces classes exécutent symboliquement le simulacre d'an-
ciennes actions violentes et dominatrices.
2. Le territoire, en Ilavière et dans une grande partie de l'Allemagne, est divisé en
grandes circonscriptions de chasse (Jagdreviere), qui sont louées fort cher; le
petit propriétaire voit sa propriété englobée dans une de ces vastes divisions.
170 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
Rammig a encore un faible pour les cactus, dont les formes
biscornues paraissent le ravir, et il en possède une petite col-
lection.
Dans la chambre à coucher, de jolies couvertures brodées,
représentant des scènes d'histoire, couvrent les lits; c'est encore
une récompense obtenue dans les concours. A la muraille sont
accrochés un certain nombre de miroirs encadrés de bois.
Ce produit de l'industrie du pays tient toujours une grande place
dans les petits intérieurs. La proximité de la fabrique et aussi
la faveur de M. Zimmermann expliquent que cette place soit ici
particulièrement étendue.
Une petite pièce latérale contient un lit pour la grand'mère
de Sabina Rammig, qui habite avec le ménage.
Dans une dernière salle, nous voyons, placé sur une table, le
petit fourneau à souder, où brûle un feu ardent. C'est l'atelier
de Sabina, grande femme à l'air vigoureux et à la mine alerte.
Des paires de bottines sèchent d'un côté à la chaleur du foyer.
De l'autre, le jeune chien de chasse, qui a grimpé sur la table
où repose le fourneau, s'est allongé et endormi.
Un dimanche, nous trouvons Rammig en compagnie de plu-
sieurs camarades. Ils se dirigent vers le cabaret. .Nous y entrons
à leur suite. Le « Wirt » apporte avec respect à Rammig une
chope de forme spéciale ; sur le couvercle d'étain, se dressent
deux petites défenses de chevreuil : c'est le signe de l'hommage
dû au meilleur tireur. L'ouvrier a tôt fait de boire la bière
écumante. Et déjà le « Wirt » s'empresse de remplir à nouveau
la chope symbolique. Rammig a revêtu aujourd'hui un beau
costume tout neuf de drap vert à la tyrolienne; les larges bou-
tons sont taillés eux aussi dans des défenses de chevreuil. Ces
costumes tyroliens sont très affectionnés en Franconie ; neufs
et de belle qualité, ils constituent dans le peuple un habit de
luxe; déjà portés, ou de confection plus grossière, ils sont utili-
sés par toute la population pour les longues excursions dans la
Suisse franconienne1, auxquelles tout le monde pendant la belle
1. Régions de Hersbruck, d'Bbermannstadl el de Pegnitz, remarquables par tours
liantes collines escarpées cl leurs émergences île rochers aux silhouettes originales.
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 1-1
saison s'adonne avec ardeur '. Le tissu particulier des vêtements
tyroliens sorte de droguet imperméable appelé « Loden » en
fait un excellent moyen de défense contre les intempéries ; ils
sont très avantageux pour la chasse et les longues courses.
Le contremaître Bleichner, qui a des parents à Zirndorf,
entre à son tour dans le cabaret. Lui seul ne fait pas honneur à
la bière. Pour ménager son estomac délicat, il fête la solennité
du dimanche en commandant un « shorle morle » 2. Bientôt
une partie de cartes générale s'engage. Les Franconiens se livrent
aux joies de ce jeu de la « tête de mouton » , que l'un d'entre eux
nous a signalé déjà comme son passe-temps de prédilection.
Les cartes allemandes, avec leurs vives enluminures représen-
tant des cloches, des cœurs, des trèfles et des glands, sont abat-
tues violemment sur la table graisseuse. Les autres consom-
mateurs se rapprochent pour observer les chances. Aux yeux
étincelants des partenaires, aux regards curieux des spectateurs,
on devine combien les émotions du jeu de cartes sont agréables
à ces populations. Et la passion de la bière éclate aussi dans les
signes rapides qui invitent la verseuse (Kçllneriri) à emporter
les chopes vides pour les rapporter pleines. On boit à petites
gorgées, mais régulièrement et sans suspension. L'amour de la
bière, des jeux d'adresse, des jeux de cartes et du jeu de quilles3,
voilà les passions simples qui exaltent ces hommes pendant les
1. Les caravanes des grands marchands nurembergeois visitaient le Tyrol en se
rendant en Italie. Les conditions du lieu avaient fi i t de bonne heure aux Tyroliens
une obligation de chercher des ressources dans la petite industrie (taille des menus
objets et jouets en bois, etc.). Les grands marchands de Nuremberg leur achetaient
ces articles. Indépendamment des ressemblances déterminées par la similitude des
conditions du lieu et du travail, il y a eu des répercussions du Tyrol sur la Fran-
conie et de la Franconie sur le Tyrol. Les costumes, chante et danses tyroliens, de-
meurent aujourd'hui très populaires en Franconie.
>.. Mélange de vin cl d'eau de seltz. Berlier, occupant le palais épiscopal de Wiirz-
bouig, aurait réuni autour de lui, dit-on, une nombreuse cour féminine; et levant
son verre plein de cette boisson, qu'il appréciait, il se serait écrié : « Tout pour
l'amour! ». « Shorle morle » ne serait que la déformation de ces mots par des
bouches allemandes.
3. Les jeux de quilles sont un des plus anciens jouets de bois. Ils sont reslés liè>
en faveur parmi les Franconiens. La moindre taverne possède une salle de jeu de
quilles; ces salles sont dallées avec les pierres de qualité inférieure provenant des
célèbres carrières franconiennes de pierres lithographiques à Solnhofen.
172 LKS FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
heures de loisir arrachées au labeur patient et méticuleux.
Rammig voulut nous conduire chez quelques parents et amis.
Il nous mena notamment chez son beau-père, Peter Scheumann.
On accède au logement de celui-ci par un frêle escalier ou plu-
tôt par une sorte d'échelle. La demeure se compose de trois
petites pièces misérables. Peter Scheuman, grand, vigoureux
encore, la face dure, nous considéra longtemps avec une pro-
fonde méfiance avant de se décider à ouvrir la bouche. Né eu
18'i9 à Gossmannsdorf (Basse Franconie , il est ouvrier fer-
blantier à Zirndorf, dans la fabrique de miroirs de M. Zimmer-
mann. Sa mère, comme nous l'avons vu, habite chez Rammig.
Peter Scheumann gagne seulement 13 mk ~± par semaine, soit
713 mk 4i par an. Le développement de cette fabrique Zimmer-
mann, où il est occupé, a marqué pour l'industrie des petits
miroirs de Zirndorf, jusque-là éparpillée à l'infini dans les pe-
tits ateliers familiaux, une sorte de pas timide dans le sens de la
concentration. Cette maison n'a point d'ailleurs, en ce qui la con-
cerne, supprimé le travail à domicile; elle se l'est subordonné et
en a fait une de ses annexes. C'est ainsi que la femme de Peter
Scheumann est chargée de mettre de petits anneaux aux miroirs
pour servir à les accrocher. Le travail est payé seulement 3 pfen-
nigs (un peu moins de 4 centimes) la grosse.
Margarethe Scheumann nous fait observer que son genre de
besogne n'est qu'une des nombreuses variétés du travail exécuté
en dehors de la fabrique. Plusieurs femmes de sa connaissance
enroulent de petits cadres de fer-blanc autour de miroirs circu-
laires. Et non seulement la fabrique de Zimmermann fait travail-
ler ainsi les ouvriers et ouvrières a domicile de Zirndorf. Mais
encore elle met en œuvre les produits du labeur des artisans de
Nuremberg et de Haute Franconie. Margarethe Scheumann nous
montre comme exemple un « casse-tète » fabriqué chez Zim-
mermann : « Les dents du Nègre », et qui est destiné à servir
d'article-réclame ou de prime pour les grands magasins : c'est
une petite boite ronde, hermétiquement fermée par un cou-
vercle de verre; au fond, est collée une image représentant un
nègre; dans la bouche du nègre, sont ménagées de petites cavi-
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. I i .'{
tés, et de petites perles de verre, figurant les dents, jouent libre-
ment dans la boite. Il s'agit pour les gens adroits de faire rentrer
les dents dans leurs alvéoles. Derrière la boite, se trouve enfin
un petit miroir. Ce jouet, qui ne sera même pas vendu, mais
donné au public, a nécessité le concours de bien des mains dif-
férentes : avant d'arriver chez Zimmermann, le verre est sorti des
fours du Haut Palatinat ou de Haute Franconie, puisa passé par
les petits ateliers de polissage, de découpage et d'étamage ; les
perles de verre ont été fournies par les petits souffleurs de War-
mensteinach ' ; l'image du nègre a été exécutée par un petit
chromolithographe nurembergeois; les cadres de fer-blanc sont
enfin confectionnés par les petites ouvrières à domicile de Zirn-
dorf.
A travers les rues boueuses de Zirndorf, Rammig nous en-
traine chez un de ses beaux-frères, Wolfgang Schwarz. Celui-ci,
homme brun de haute taille, à la physionomie soupçonneuse,
nous attend sur le seuil delà masure. Sans retirer la pipe de la
bouche, il nous introduit dans le petit rez-de-chaussée qui forme
à lui seul tout le bâtiment. Dès l'entrée, on s'aperçoit que le mé-
nage est tenu avec une grande négligence. Après avoir été valet
de ferme, Schwarz est aujourd'hui tailleur de pierres. Son salaire
est de 19 marks par semaine, soit par an 988 marks. La femme va
travailler quelques heures par jour chez un patron minuscule,
qui n'est lui-même qu'un ouvrier à domicile. Cet artisan, nommé
Kaettel, exécute en etïèt de petits cadres en fer-blanc pour le
compte d'un fabricant de miroirs appelé Reiter. Margarethe
Schwarz est payée par Raettel sur le pied de 12 pfennigs l'heure.
Elle confectionne en outre à domicile, pour le compte de la
fabrique Schwarzbauer, de petits grelots qui lui sont payés un
pfennig la douzaine
Rammig fit encore défiler devant nous nombre de ces pe-
tits ouvriers dolents 2. Des intérieurs identiques se succédèrent à
1. La visite à Peter Scheuinann nous a ainsi ramenés à ces petites industries des
miroirs et des perles de verre que nous avons étudiées au début de ce chapitre.
2. Les artisans franconiens du Moyen Age, qui, sous la tutelle économique du Pa
Iriciat, créèrent tant de petites industries ingénieuses et souvent plaisantes, fiaient
I7'< LES FAISEURS DE JOUETS DE MKEMBERi;.
nos yeux : c'étaient les mêmes petites chambres monotones, avec
leur mobilier de bois blanc, leur canapé rembourré de crin
végétal, leurs miroirs encadrés de bois et leurs photographies
collectives. Parfois un portrait du Roi de Bavière, Louis II, appa-
raissait1. Souvent aussi se montrait la l'ace carrée et massive de
Luther -'. Plus rarement qu'à Nuremberg, osait se faire voir
l'image de l'ancien député socialiste Grillenberger, avec sa face
barbue à l'expression énergique. Et c'étaient les mêmes aveux
de salaires infimes, les mêmes descriptions de travaux ininter-
rompus se prolongeant, à la clarté d'une pauvre lampe, jusqu'à
une heure avancée de la nuit.
V. — LES GRANDES FABRIQUES DE JOUETS DE FER-BLANC
ET DE JOUETS OPTIQUES.
En s' élevant au-dessus des moyennes fabriques de jouets de fer-
blanc, l'on arrive jusqu'aux grands établissements (Bing, Carette,
renommés pour leur verve inventive et en même temps pour leur esprit facétieux le
mot de « Witz » désignait ces deux qualités en les fondant en une unité indivisible .
Les artisans d'aujourd'hui continuent de révéler dans leurs ateliers les curieux ta-
lents originaux d'autrefois, mais ils ont perdu au moins en partie la gai té sincère.
Sonl-ee les effroyables ravages de la guerre de Trente ans qui ont modifié l'humeur de
la population? Ou n'est-ce pas plutôt l'état arriéré el retardataire de l'organisation du
travail, qui, en mettant obstacle à lu prospérité individuelle, est une cause perma-
nente de dépression physique et morale.'
1. La popularité du roi Louis II, qui s'est développée surtout après sa mort tra-
gique, ne s'est pas localisée à la Bavière proprement dite ou Bavière du sud, mais a
gagné aussi la Franconie. Le côté « imagerie » dans la légende du Roi a particulière-
ment séduit les Franconiens. Les chromolithographes le représentent tantôt Gxant d'un
regard d'aigle l'escarpement de Neuschwanstein, tantôt, Lohengrin royal, voguant sur
un lac bleu dans une nacelle traînée par un cygne.
2. On sait que la Franconie a formé, avec la Thuringe qui l'avoisine au nord,
le théâtre des principaux événements de la Réforme. Les Patriciens de Nuremberg
furent préparés à la Réforme par l'humanisme, auquel leurs rapports réguliers avec
l'Italie les avaient l'ail accéder de lionne heure. Les pauvres populations de la Fran-
conie et de la Thuringe furent soulevées par l'indignation contre le luxe de Home el la
vente des indulgences. Luther était lui-même le tils d'un pauvre mineur des mines de
cuivre d'Eisleben, dans le Harz. au nord de la Thuringe.
Parmi les artisans de Nuremberg, le mouvement réformiste prit un caractère >ali
rique en rapport avec le genre d'esprit du tenoir. Le t Witz • s'exerça sans pitié aux
dépens des moines. Mans Sachs, le cordonnier-poète de Nuremberg, fut le poète
satirique de la Réforme.
LA FABRICATION DES JOUETS EN FRANCONIE. 175
Scliônner . Pour la fabrication des jouets communs, l'outillage
ne diffère pas sensiblement, au moins dans son principe, de
celui des fabriques moyennes et petites; les machines sont seu-
lement plus nombreuses et les moteurs pins puissants. En même
emps que les jouets mécaniques de fer-blanc, les grandes mai-
sons font aussi les jouets optiques, qui comprennent le plus
souvent, outre la partie en verre, une autre partie en fer-blanc.
Les grandes fabriques de jouets de fer-blanc, qui font, outre
le jouet commun, des jouets mécaniques très compliqués, exé-
cutent aussi des articles d'optique sérieux; cette union de la
mécanique et de l'optique n'a rien de surprenant, puisque les
articles d'optique comportent une armature délicate et compli-
quée '.
D'autre part, certains grands établissements (Bing) fabri-
quent, en même temps que le jouet de fer-blanc, tous les ar-
ticles de ménage en fer-blanc ou en tôle émaillée 2.
Les grandes fabriques de jouets et ustensiles de ménage achè-
tent divers articles à certains artisans et ouvriers à domicile.
Elles font également exécuter par ceux-ci diverses opérations
fragmentaires. Cette plongée des racines de la grande industrie
du jouet dans la petite est encore plus profonde qu'on ne le croi-
rai! communément, car plusieurs moyennes fabriques comme
celle de M. Schwarzbauer cèdent une partie de leur production
1. Pour faire les verres de lanternes magiques, les fabricants de jouets d'optique
achètent leurs produits aux nombreuses fabriques de décalcomanies. A ce propos,
nous signalerons ici, sans pouvoir malheureusement insister, le développement con-
sidérable de l'industrie de la lithographie et de la chromolithographie à Nuremberg
[où elle est pratiquée dans quelques grands, mais aussi dans une foule de petits ate-
liers). Et surtout nous appellerons l'attention sur ce fait très important que les seules
grandes carrières de pierres lithographiques existant dans le inonde ont été décou-
vertes et son I exploitées à Solnhofen. en Moyenne Franconie. C'est à Munich que,
au xvine siècle, l'acteur et auteur bohémien Sennefelder inventa la lithographie, en
traitant une pierre analogue à celles de Solnhofen ; il avait fait ses premières expé-
riences de gravure sur un vieux plat d'étain!... La chromolithographie a apporté tout
de suite un admirable complément aux industries du jouel en Franconie. Reposant
en partie sur l'habileté de la main et le sens artistique, elle a en môme temps ren-
forcé le type franconien.
2. On a vu ((lie l'industrie des articles de ménage est très ancienne en Franconie
et qu'on lit des ustensiles de ménage en bois et en é- tain avant de convertir ces
matières en figurines.
170* LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
aux grands établissements, et ceux-ci se trouvent ainsi, par un
canal d'absorption compliqué, aspirer le travail des ouvriers
en chambre.
Nous ne parlerons pas ici de ceux des ouvriers des grandes
fabriques de jouets qui se trouvent complètement dégagés du
type de l'ouvrier à domicile. Ils se rapprochent de plus eu
plus du type des autres ouvriers de la grande industrie, dont
il sera question à la fin de notre étude.
II
L'EXPORTATION DES JOUETS ET LE GRAND COMMERCE
I. — SUBORDINATION COMMUNE DES OUVRIERS A DOMICILE, DES ARTI-
SANS ET DES FABRICANTS SECONDAIRES AUX GRANDS ENTREPRENEURS
COMMERCIAUX EN tRANCONIE. COMMENT CETTE SUBORDINATION
S'EXPLIQUE PAR LE CARACTÈRE QU'A IMPRIMÉ AUX POPULATIONS
L'ANCIENNE CIVILISATION DE l'ÉTAIN.
Domination des grands commerçants sur les ouvriers a domi-
CILE, LES ARTISANS ET LES FABRICANTS SECONDAIRES. Les précéden-
tes analyses n'ont permis d'entrevoir qu'à demi l'importance
de la part des ouvriers en chambre dans la production du jouet
franconien. En réalité, ce ne sont pas seulement les femmes,
les veuves et les enfants, — proie habituelle de l'industrie à
domicile dans beaucoup de pays — qui s'y livrent ; ce sont très
souvent des hommes valides besognant au milieu de leur fa-
mille et en collaboration avec elle. Et ce système de production
s'étend en Franconic à d'autres industries encore que celles du
jouet. Les ateliers de lithographie font travailler en sous-main
une l'ouïe de petits lithographes en chambre. Les fabriques de
cartonnages et d'almanachs ont un effectif de collaborateurs
invisibles qui, munis d'une paire de ciseaux et d'un pot de
colle, œuvrent dans des logis ténébreux. Non seulement les fa-
briques de crayons confient aux « ouvriers à domicile » ou II fini -
arbeiter, des travaux de polissage et d'empaquetage, mais
12
178 LES FAISEUKS DE JOUETS DE NUREMBERG.
encore elles font exécuter au dehors par des ouvriers spéciaux
les porte-plumes et articles de bureau L Les fabriques de compas
ont en ville de petits collaborateurs qui font notamment les tire-
lignes2. Les fabriques de veilleuses ne s'occupent à leur siège
principal que de la confection des mèches et donnent le reste
du travail aux ouvriers en chambre \
Allons plus avant. Si l'on examine d'une façon plus rigou-
reuse que nous n'avons pu le faire jusqu'à présent la condi-
tion économique des artisans du jouet et autres artisans simi-
laires, l'on arrive forcément à cette conclusion que, entre eux
et les ouvriers à domicile proprement dits, il n'y a véritable-
ment qu'une simple différence de degré.
Ces artisans appartiennent en effet à la catégorie des « pa-
trons indigents et incapables » que M. Paul de Rousiers a ana-
lysée et caractérisée dans un chapitre bien connu de « La Ques-
tion Ouvrière en Angleterre ». Nos petits patrons franconiens
sont éminemment : 1° des patrons indigents, parce que tils d'un
pays pauvre, où la classe ouvrière a toujours rencontré de
grandes difficultés à s'enrichir et à s'élever; — 2° des patrons
incapables (le mot étant ici un terme d'analyse et non de
1. L'industrie des crayons est ancienne à Nuremberg. Elle se rattache directement
aux anciennes industries du bois taillé et tourné et à celles des métaux (étain et
plomb) fondus, puisque le crayon n'était d'abord qu'une tige de plomb — ou d'un
alliage de plomb et d'étain — protégée par une armature de bois: encore aujour-
d'hui, où le graphite a évincé le plomb et l'alliage de plomb et d'étain, le crayon
se nomme en Allemagne « Bleistit't » ou « tige de plomb ». L'industrie crayonniére
n'a cessé de se développera Nuremberg, qui est devenue son siège d'élection. Long-
temps pratiquée par des artisans, elle s est aujourd'hui élevée au stade de la grande
fabrication mécanique dans les usines célèbres de A. W. l'aber et Johann Faber.
Mais beaucoup de petits fabricants continuent de produire à l'entour.
2. Ancienne aussi est l'industrie nurembergeoise des compas et instruments de
précision, qui attirait dans la ville des savants comme Régiomontanus. Cette indus-
trie se rattache directement aux anciennes industries du cuivre fondu. Elle s'est déve-
loppée sans arrêt jusqu'à nos jours. Elle s'est haussée au rang de grande industrie
mécanique dans l'usine de Georg Schonner. Mais de nombreux petits fabricants
gravitent dans l'orbite des plus grands.
:i. Parmi les travaux confiés aux ouvriers à domicile de Nuremberg cl de lïirth, on
peut citer : dans l'industrie des pinceaux : le triage des poils; — dans la cordonne-
rie : la confection des chaussures de feutre; — dan* l'industrie textile : le bobinage;
— dans la passementerie métallique : 1.» broderie des étoiles dorées et la confection
des franges d'or; — dans l'industrie des papiers métalliques ulont il a été parlé dans
la l'c partie), le collage des feuilles de métal sur les feuilles de papier, etc., etc.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 17fl
blâme), parce que l'écoulement des produits, qui s'efiectue
ordinairement au loin et dans des conditions difficiles, exige à
la fois des relations étendues, des capitaux importants et des
facultés intellectuelles peu communes. Il n'y a donc pas lieu
de s'étonner que, en fait, ces artisans franconiens soient ré-
duits à une sorte de servage par de grands entrepreneurs com-
merciaux plus riches et plus capables qu'eux. Tout en ayant
l'air de se distinguer des ouvriers à domicile, les petits patrons
n'ont en réalité qu'une indépendance nominale et illusoire. Et
ils sont soumis par les entrepreneurs à l'action tour à tour atté-
nuée ou violente de ce sweating System que M. Paul de Rou-
siers a si bien montré pesant, comme une sorte de fatalité so-
ciale, sur tous les patrons indigents et incapables.
Dans ce régime, le grand commerçant intermédiaire, qui
devient le dominateur de la production, se revêt facilement du
double caractère de patron commercial et de patron industriel.
Il intervient peu à peu en maître dans la fabrication, afin de
l'approprier de plus en plus à ses intérêts et de la conformer à
ses desseins. Bientôt même il ouvre une pseudo-fabrique, où
les articles, produits au dehors, sont simplement centralisés.
Les propriétaires des fabriques de taille moyenne font exté-
rieurement l'effet, à Nuremberg, de représenter du moins, en face
du grand commerçant, un élément d'indépendance. Il n'en est
rien. Eux non plus n'ont ni les relations, ni les capitaux, ni même
les capacités qui permettent d'entreprendre comme il convient
l'exportation de la bimbeloterie. Ils vendent, eux aussi, tout ou
partie de leurs produits au grand commerçant intermédiaire.
Parfois même ils sont ses commandités ou ses hommes de paille.
Alors ilest, sans en avoir l'air, le vrai chef de leur fabrique. Et, si
eux-mêmes occupent des artisans en sous-main, ces prétendus
fabricants deviennent comme des organes de transmission, par
qui la force directrice du grand exportateur propage son action
jusqu'aux couches de production élémentaires.
A quelque étage et sur quelque échelle qu'il soit pratiqué,
et soit par des fabricants occupant des ouvriers à domicile, soit
par des entrepreneurs commerciaux s'assujettissant des arti-
180 LES FAISEURS DE JOUETS DE NCJREMBEaG.
sans, le régime de production dans lequel le patron n'abrite
pas la totalité de ses salariés pendant le travail assure audit
patron des avantages considérables. Il supprime une grande
partie des « frais généraux ». 11 permet d'éluder les lois relatives
au repos hebdomadaire, à la limitation des heures de travail, à
l'emploi des femmes et des enfants. Il retarde l'entente des sala-
riés et l'explosion des revendications syndicales. Surtout il donne
la possibilité de réduire les salaires à leur plus simple expres-
sion. Et enfin, avantage non moins grand, il assure la faculté
de restreindre ou d'accroître immédiatement la production,
sans avoir, en cas d'accroissement, à augmenter l'outillage, et
sans avoir, en cas de restriction, à immobiliser l'outillage ni à
jeter sur le pavé une multitude irritée.
Toutefois, pour que ce régime puisse être introduit dans un
pays et pour que ses avantages ne soient pas neutralisés par ses
inconvénients, certaines conditions préalables sont nécessaires. Il
en est deux essentielles sur lesquelles tout le monde s'accorde. En
premier lieu, il faut que la technique des industries pratiquées
ne soit pas encore très perfectionnée, car le régime serait évi-
demment désastreux s'il était possible ailleurs de fabriquer à
meilleur compte les mêmes articles au moyen de machines dans
un grand atelier centralisé. Et en second lieu il faut qu'on se
trouve en présence d'une population s'accominodant bien de
travailler au foyer ].
Or, toutes ces conditions essentielles se rencontraient en Kran-
conie, renforcées encore de plusieurs autres conditions adju-
vantes. Nous allons voir comment et rappeler pourquoi.
Persistance des caractères imprimés par la civilisation de
l'étain. Ce sont eux oui ont permis aux entrepreneurs capi-
talistes DE L'AGE MODERNE DE SOUMETTRE LA POPULATION AU RÉ-
GIME DE L'INDUSTRIE A DOMICILE ET DE LA PETITE INDUSTRIE
DÉPENDANTE. — Au début de la seconde partie .le celte étude,
nous nous sommes proposé pour objet, en observant les pro-
l. La difficulté pour l'artisan de se procurer la matière première esl encore une
circonstance qui a pour effet de l'empêcher de s'élever el de l'assujettir.
l'exportation des jouets et le grand commerce. J81
ducteurs franconiens d'aujourd'hui, de vérifier s'ils présentent
toujours les caractères imprimés par la civilisation de l'étain.
Notre promenade à travers les ateliers et les foyers ouvriers a
sans doute suffi pour nous convaincre que ces caractères, tels
que nous les avions définis, ne se sont point effacés :
1° Les Franconiens continuent de pratiquer volontiers le tra-
vail en petit atelier familial. Beaucoup d'entre eux s'obstinent
à rester pour ainsi dire cramponnés à leurs petits établis et à
végéter au moyen de salaires de famine plutôt que de se
résoudre à franchir le seuil des usines. Ainsi subsistent, sur les
bords de la Pegnitz et des autres rivières franconiennes, ces
petits « moulins » qui distribuent la force à des artisans minus-
cules du type de la famille Geisselbrecht. Ces logis vieillots,
ces ateliers surannés n'ont pas cessé d'être la coquille au fond
de laquelle le travailleur arriéré abrite une vie recroquevillée
et craintive.
2° Les Franconiens continuent de se plaire à fabriquer avec
un soin minutieux de petits articles. Vanniers de Lichtenfels,
souffleurs de perles de verre de Warmensteinach, encadreurs
de miroirs de Fiïrth, monteurs de jouets de Nuremberg pa-
raissent se complaire à exercer sans répit l'habileté de leurs
doigts et la justesse de leur coup d'oeil. Malgré la monotonie
et l'excès d'un labeur interminable, ils s'y soumettent sans
impatience et ne font rien pour s'y arracher. ïls ne l'échangent
pas volontiers contre le travail plus court et moins fastidieux
des grandes fabriques, parce que celui-ci comporte de la res-
ponsabilité, exige du discernement, requiert une tension d'es-
prit plus vigoureuse.
3° Les Franconiens n'ont pas cessé d'accepter avec résigna-
tion les petits salaires et la vie étroite. La pauvreté des res-
sources naturelles et la nécessité impérieuse pour l'habitant de
gagner son pain au moyen de l'industrie ont pour conséquence
inéluctable, aujourd'hui comme autrefois, d'avilir le prix de la
main d'œuvre dans le pays. Même s'il arrive à gagner davan-
tage, comme le contremaître lîleichner, le fils déshérité des
plateaux sableux hésitera devant l'amélioration de son mode
l«S'i LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
d'existence comme devant une sorte de témérité dangereuse.
\° Un certain genre d'aptitude artistique propre aux anciens
tailleurs de jouets de bois et modeleurs de figurines d'étain
s'est conservé chez les Franconiens d'à présent. Ils considèrent
avec un vif intérêt les formes vivantes et ont plaisir à les re-
produire en en soulignant les côtés pittoresques ou drolatiques.
5° Les Franconiens sont, par contre, demeurés peu aptes au
calcul et à l'activité commerciale .
En raison de cette survie des caractères imprimés à la popu-
lation par l'ancienne civilisation de l'étain, les Franconiens
modernes réunissaient donc les conditions permettant aux en-
trepreneurs capitalistes de l'âge nouveau d'appliquer aux pro-
ducteurs le régime de l'industrie à domicile et de la petite
industrie subordonnée. Ils pratiquaient par tradition le travail
au foyer ou en petits ateliers. Ils étaient adonnés séculairement
aux arts exigeant l'habileté manuelle. Leur peu d'ambition et
leur habitude de la vie étroite contribuaient encore à les ap-
proprier au régime. Leur aptitude artistique (sur laquelle nous
reviendrons tout à l'heure) achevait de les qualifier pour
l'exercice des métiers dans lesquels l'œuvre de la main n'a pas
encore été remplacée par l'opération de la machine. Enfin
l'inaptitude au négoce, résultant à la fois d'un exercice prolongé
de l'imagination visuelle aux dépens de la pensée abstraite, et
d'une subordination ancienne des producteurs aux commer-
çants, frappait de stérilité l'effort des artisans et fabricants
secondaires pour s'émanciper des grands entrepreneurs. Nous
devons insister sur les causes lointaines de cette inaptitude
Ll.S PRODUCTEURS FRANCONIENS NOM FAIT QUE CHANGER DE MAI-
TRES, CAR ILS ÉTAIENT AUTREFOIS SUBORDONNÉS AU GRAND PATRONAT
de l'Étain. — La subordination des producteurs aux grands
entrepreneurs commerciaux u'est pas quelque chose de nouveau
en Franconie. Les anciens faiseurs d'objets d'étain el articles
similaires de Nuremberg au Moyen Age n'avaient rien de
commun avec les artisans «lu type ordinaire produisant pour
une clientèle locale et entrant en rapports directs avec elle.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 183
Enfants d'un sol stérile, obligés d'acheter au dehors des vivres
en échange de produits manufacturés, les Franconiens fabri-
quaient nécessairement pour l'exportation. Cette exportation
étant particulièrement difficile, tant en raison de l'éloignement
des pays acheteurs que de l'absence de transports publics et
de l'insécurité des routes, ils ne pouvaient s'en charger eux-
mêmes, mais devaient se reposer de ce soin sur le Patriciat. Et
celui-ci avait doublement assuré sa domination sur les artisans,
car, en même temps qu'il tenait les débouchés des produits, il
avait su monopoliser la matière première et se mettre en état
de la répartir seul entre les producteurs. En sorte que déjà, au
Moyen Age, l'industrie nurembergeoise était subordonnée à une
élite d'entrepreneurs commerciaux. Elle n'a donc fait aujourd'hui
que changer de maîtres.
Traits originaux propres a l'industrie a domicile et a la fa-
brication subordonnée dans la Franconie d'aujourd'hui. — L'in-
dustrie à domicile et la fabrication subordonnée ne sont pas des
phénomènes propres à la seule Franconie. La Thuringe est peu-
plée en grande partie par les faiseurs de jouets de bois, de carton
moulé, de porcelaine et de verre. L'Erzgebirge saxon et bohé-
mien est habité par les tailleurs de jouets de bois et faiseurs
d'instruments de musique. Et, vue à vol d'oiseau, l'industrie à do-
micile s'étend presque sans interruption sur la vaste région mon-
tagneuse et boisée qui comprend, outre la Forêt de Thuringe, la
grande chaîne en demi-cercle (Bcehmer Wald, Erzgebirge, Su-
dètes) mitoyenne entre l'Allemagne et la Bohême. L'Autriche-
Hongrie contient d'ailleurs plus de 700.000 ouvriers à domicile
de tout genre : vanniers, tisseurs de « Loden » et faiseurs de
tamis en crin de cheval de Carinthie, de Carniole et du Steier-
mark; tailleurs d'objets do bois du Tyrol et du Salzkammergut ;
ouvriers viennois en objets de nacre, cravates et ombrelles. La
Suisse a les horlogers de Berne et de Neuchâtel, les brodeurs de
St-Gall et d'Appenzell, les faiseurs de boites à musique. L'Italie
a les dentelliers de Chiavariet de Corne, les faiseurs de chapeaux
de paille de Florence et de la Toscane. La Belgique a les dentcl-
J H4 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
liers d'Ypres et de Coudrai, les armuriers de Liège. La France
ne manque pas d'ouvriers à domicile : Lyon a ses tisseurs de
soie; la Bretagne a ses tisseurs de lin; les faubourgs de Paris
ont leurs faiseurs de jouets.
Mais l'industrie à domicile et la fabrication subordonnée et dé-
pendante se présentent en Franconie avec des traits originaux,
qui font de la vie économique du pays un ensemble de phéno-
mènes à part et véritablement « sui generis » :
1° Le rapport de subordination des producteurs aux commer-
çants est très ancien, ainsi qu'on vient de le rappeler. Les grands
négociants modernes n'ont pas eu ici, comme ailleurs, à trans-
former des artisans libres en artisans dépendants du capital.
Ils ont trouvé une population pliée depuis des siècles à cette
dépendance. Ils n'ont eu qu'à occuper, en instaurant d'ailleurs
de nouvelles lois, un trône tombé en déshérence.
2° Les produits de l'industrie à domicile et de la fabrication
subordonnée ont atteint, en partie sous la vivifiante influence des
grands commerçants, un degré de diversité et de variété extraor-
dinaire. Epuiser la nomenclature des petits articles dits de « Nu-
remberg » est à peu près impossible. En pénétrant dans les ate-
liers, le plus vieux Nurembergeois lui-même fait à cet égard de
nouvelles découvertes et éprouve de nouvelles surprises.
3° Une unité cachée existe au sein de cette diversité. L'épar-
pillement apparent de milliers d'efforts isolés dissimule une
coordination réelle. Tel confectionne des sifflets, mais c'est en
vue de les adapter aux manches de petits fouets que confectionne
son voisin. Le tailleurs de modèles de jouets en bois travaille
d'après les desseins qu'on lui a confiés afin que le fondeur et le
graveur de moules puisse exécuter la matrice destinée à estam-
per en fer-blanc le jouet définitif.
4e Tandis qu'ailleurs l'on observe une poussière de petits ou-
vriers à domicile gisant sous les pas de l'entrepreneur commer-
cial, on aperçoit, en Franconie, ' une pyramide d'ateliers de
toutes grandeurs. On y voit s'étager les petites fabriques sur
les ateliers domestiques, les fabriques moyennes sur les pe-
tites fabriques seraient enfin, comme couronnement de l'édi-
l'exportation des jouets et le grand commerce. 185
fice, les grands comptoirs d'exportation sur les fabriques secon-
daires.
5° Tandis que dans les pays d'industrie à domicile, on n'ob-
serve d'ordinaire que peu ou pas l'intercalation de la fabrica-
tion mécanique, l'on s'aperçoit au contraire en Franconie que la
main de l'ouvrier en chambre et les rouages de la machine sont
incorporés dans le plan d'une œuvre commune. Tel fond des
roues de plomb dans son petit atelier domestique : c'est pour
les adapter aux wagons de fer-blanc que produit son voisin le
fabricant. L'artisan que voici façonne des personnages d'étain ;
c'est pour peupler la gare du petit chemin de fer dont la fa-
brique prépare le matériel roulant.
6° Enfin, il est un trait absolument propre à l'industrie fran-
conienne sur lequel on ne saurait trop appeler l'attention. Ce
n'est pas seulement leur habileté manuelle et leur patience
que les Franconiens mettent au service des entrepreneurs. C'est
aussi ce que nous avons appelé plus haut leur talent artistique
et ce qu'il conviendrait mieux de nommer leur imagination
reproductrice des formes visibles et leur verve comique. Il a été
expliqué déjà dans la première partie de ce travail comment
les anciens Franconiens, mettant en œuvre l'étain et le bois,
matières tendres, avaient été amenés peu à peu à décorer de
figures les ustensiles de ménage qu'ils façonnaient pour l'ex-
portation. Ainsi se développa un sens plastique dont la teu-
dance visait moins à l'expression des belles formes qu'à un
réalisme cru et qu'à une drôlerie savoureuse. Le « Witz »
nurembergeois, qui devint rapidement célèbre, est un mé-
lange d'observation cocasse et de malice. Ces dons se sont
transmis de génération en génération avec la pratique des in-
dustries du jouet et autres industries figuratives. Ils forment une
part importante de la « valeur exploitable » du producteur
franconien. Les entrepreneurs s'en rendent compte. Le nou-
veau patronat commercial exploite à la fois l'adresse des Fran-
coniens et leur imagination plaisante. Il les parque, ainsi que
des abeilles diligentes, dans des ruches bien appropriées, afin
de leur faire sécréter, dans les meilleures condilions pos-
186 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUBEMBERG.
sibles de qualité et de rendement le miel de leur labeur patient
et ingénu.
II. — LES CULTURES INTELLECTUELLES EN FRANC0N1E.
La forme d'esprit et d'imagination propre aux Franconiens
s'est exprimée dans les arts, dans les idées, dans les mœurs. Nous
dirons au moins quelques mots de ces curieuses répercussions
du travail sur les cultures intellectuelles et sur la vie morale.
Répercussions sir l'art. — Nuremberg n'intéresse pas l'artiste
seulement par les œuvres produites et les monuments. Elle
séduit avant tout par l'aspect général. Aucune demeure en ce
lieu n'est pareille à sa voisine; les façades, bosselées de loggias
en saillie (Erker), narguent Le moderne idéal d'alignement;
les grands toits en pente raide se hérissent de clochetons et de
pignons, et les voies s'infléchissent à chaque instant en angles
brusques et inattendus. Nous entendons encore M. GeorgeS Vanor
s'écrier, lors du dernier voyage qu'il aitjpu l'aire à Nuremberg :
« Dans cette ville, toutes les rues ont le torticolis! » On dirait
que les faiseurs de jouets, avec leur esprit orienté vers les inven-
tions plaisantes, se sont en quelque sorte divertis en construi-
sant leur cité. La couleur verle ou rose des grès du pays em-
ployés pour la construction, et la disposition des toits, adoptée
en vue d'accélérer l'écoulement des neiges, rehaussent encore
L'attrayante singularité de la ville. De même le rôle importai!
du bois dans les bâtiments, et l'affleurement des poutres croisil-
lant les façades. Comme beaucoup de jouets de Nuremberg, avec
lesquels jouent les (Mitants du monde entier, mil imité naturelle-
ment les maisons du pays, L'étranger est porte en outre, par une
association d'idées impérieuse, à trouver que les villes franco-
niennes ont l'air de villes « pour rire >>. Cette impression s'ac-
centue même à la vue des villages des environs, qu'entourent de
grands bois de pins; car les boites de jouets connues sous le nom
<le « bergeries o reproduisent justement toujours des maison-
l'exportation des jouets et le grand commerce. 187
roses à toits en pente et des arbres coniques. De là un mélange
et une précipitation d'idées involontaires. Néanmoins, en se
plaçant à un point de vue rigoureusement objectif, il est certain
qu'il se dégage, des profondeurs mêmes du « décor » nurember-
geois, une impression irrésistible d'allégresse naïve et d'enfance.
Beaucoup de maisons ont l'air de jouer à cache-cache les unes
avec les autres. Sur les vieux quartiers de la ville le temps a mis
d'ailleurs une étrange patine. Et cette suggestion, double et con-
tradictoire, d'ancienneté vénérable et de candeur infinie constitue
l'un des secrets du charme unique de Nuremberg. A tout cela se
joint par surcroit l'intérêt qu'éveille la survivance de bâtiments
caractéristiques du Moyen Age ; la cité franconienne, emprison-
née encore à demi par sa formation sociale dans les façons d'être
de cette époque, en a plus facilement respecté le cadre et con-
servé l'appareil.
Où la jovialité des anciens Nurembergeois éclate surtout, c'est
dans les amusantes fontaines qui ornent les carrefours : Le Petit
homme aux Oies, L'Homme à la Flûte, L'Homme à la Corne-
muse, entourées de grillages contournés, et débitant l'eau par un
fusil à bascule. Elles achèvent de dessiner la physionomie du
vieux Nuremberg. Par ces fontaines les rues semblent vraiment
s'illuminer d'une puérile et touchante gaité d'autrefois. Ces
facétieuses figurines de bronze sont les grandes sœurs des
petites figurines d'étain que les artis ans façonnaient par mil-
liers.
Mais la fonderie de bronze nurembergeoise s'est élevée au
\vi' siècle à un niveau artistique bien plus élevé. Le glorieux
artisan Peter Vischer s'est acquis dans ce domaine un renom
illustre. C'était le rejeton d'une longue lignée de chaudron-
niers ou artisans du cuivre rouge. Son œuvre la plus célèbre est
le Reliquaire de Saint Sebaldus, à Nuremberg. Dans cette compo-
sition hardie, pleine de force et de grâce, se marque le passage
du gothique à la Renaissance allemande. L'artisan est tout péné-
tré des réalités du monde visible et, avec une liberté ingénue,
il les mêle à son œuvre. Contrastant avec L'hagiographie tradi-
tionnelle des reliefs consacrés aux miracles opérés par le sainl
188 LES FAISEl IIS DE JOUETS DE M REMBERG.
Patron de Nuremberg, toute une vie puissante circule autour du
Reliquaire, le soulève et l'entraîne; des Centaures, des Tritons,
des Néréides, des lions, des oiseaux s'ébattent à l'entour; et le
monument repose sur les fûts de grands escargots, dont les
corps jaillissent en avant. Par cette soudure du style gothique au
style Renaissance, Peter Vischer a d'ailleurs opéré dans le do-
maine artistique (et peu importe ici de savoir dans quelle me-
sure ses fils et collaborateurs y ont aidé) quelque chose de pa-
rallèle à l'œuvre des grands négociants nurembergeois unissant
dans le domaine économique les pays du nord à l'Italie.
La vieille sculpture sur bois a, de son côté produit des mer-
veilles. Elle est la forme sublimée de la taille des jouets de bois.
L'école des tailleurs d'images de Moyenne Franconie (Nurem-
berg) a des tendances très différentes de celles de l'école de
Rassc Franconie (Wûrzbourg), de l'école du Tyrol et de l'école
de Souabe. Tandis que, à Wûrzbourg, Riemenschneider (né d'ail-
leurs dans le Harz) effile ses saintes émaciées; tandis que
Pacher, dans le pays tyrolien, fait s'épanouir des figures heu-
reuses; tandis que Syrlin, en Souabe, mélange, comme ses
compatriotes, la sentimentalité et l'optimisme béat ; à Nurem-
berg, au contraire, nous voyons le génial Veit Stoss (peut-être
né à Krakau, mais fixé dans la ville franconienne ) manifester des
curiosités de réaliste aigu et de railleur acéré. Ses nombreux
Crucifiés bombent tragiquement la cage thoracique sous la
peau tendue. Dans son groupe du Plaideur riche et du Plaideur
pauvre, on voit le premier faire pencher avec un sac d'or la ba-
lance du mauvais juge. Ses Damnes du cadre pour le tableau de
la Sainte Trinité de Durer résistent avec les expressions les plus
drolatiques aux démons les entraînant vers l'enfer. 11 convient
d'ajouter que Yeit Stoss était a la fois sculpteur sur bois et fon-
deur de bronze, et qu'une application de bronze recouvre bon
nombre de ses « bois ». (En Haute lia vicie, la petite industrie de
la sculpture sur bois, principale ressource des paysans pauvres.
a amené de nos jours l'apparition inattendue d'une autre forme
d'art : l'art théâtral, qui est aussi un art plastique. Les « tail-
leurs d'images du Seigneur Dieu » d'Oberainmergau se sont mis
l'exportation des jouets et le grand commerce. 189
à représenter sur la scène les grands épisodes qu'ils évoquaient
jusqu'alors par le moyen du bois sculpté.)
Enfin Nuremberg a possédé au xvc siècle un grand sculpteur
et tailleur de pierre : le maître artisan Adam Krafft, de qui le
génie plastique triomphe dans les Stations ou Sept chutes de
Notre-Scigneur, primitivement placées de distance en distance
sur la route du cimetière de St-Johannis à Nuremberg, et au-
jourd'hui au Musée Germanique; dans le magnifique Tombeau
de Schreyer, accolé au mur extérieur de l'église de St-Sebaldus ;
dans le superbe et charmant Tabernacle de l'église de St-Lorenz,
où l'on voit le maître et ses apprentis supporter sur leur dos le
long- édifice en forme de tour et terminé par une délicieuse
courbure de fleur dont la tige s'incline.
Les noms de Peter Vischer, de Veit Stoss et d'Adam Krafft
tiennent une grande place dans l'histoire des arts plastiques.
Mais Nuremberg est la patrie d'un dessinateur et peintre de qui
la gloire universelle égale celle de ces maîtres. C'est Albrecht
Durer (que nous appelons Albert Durer). Il appartenait à une
famille de maitres-artisans dont les membres étaient tous orfèvres
depuis plusieurs générations (on a vu dans la première partie
de cette étude que les orfèvres fondaient aussi des jouets). Il est
à noter qu'un des grands-pères de Durer était Hongrois. Lui-
même commença par apprendre le métier d'orfèvre. Mais sa
vocation s'affirma impérieusement et son père dut se décider
de bonne heure à le mettre en apprentissage chez le peintre
Wolgemut. L'on comprend certainement beaucoup mieux l'uni vre
d'Albert Durer après avoir acquis la connaissance du milieu
social où il s'est développé. Sans doute il y a grand danger à
exagérer la part de l'ambiance dans la formation d'un grand
artiste et M. Iluysmans a pu soutenir contre Taine que l'œuvre
d'art représente dans bien des cas la contre-partie des tendances
du milieu. J'entends bien qu'on répond que contredire l'am-
biance est encore une façon d'être impressionné par elle ; et les
psychologues contemporains, après avoir distingué l'association
par ressemblance et l'association par contraste, arrivent judi-
cieusement à envisager la seconde comme un cas particulier de
190 LES FAISE1 RS DE JOt ETS DE NUREMBERG.
la première. Malgré tout, soit qu'il interprète, soit qu'il renie,
il y a bien plus encore dans l'artiste que ce qu'il emprunte aux
circonstances. Non seulement elles ne lui sont souvent qu'une
matière, mais encore il les dépasse et s'en va. au travers d'elles,
communiquer avec l'inexprimable. Ces réserves faites, l'on
n'en est que plus à l'aise pour répéter qu'une part de l'œuvre
de Durer et de sa personnalité, que plusieurs de ses moyens
d'expression et de ses procédés sont rendus intelligibles par la
connaissance du milieu franconien1.
Albert Durer est un génie naturaliste. Il observe avec minutie
et acuité toutes les formes vivantes et les reproduit avec une
scrupuleuse fidélité. Les animaux l'intéressent passionnément
et il ne se lasse pas de les représenter. Dans Marie et l'en faut
Jésus, aquarelle conservée à l'Albertine, nous voyons s'ébattre
dans la prairie le capricorne, la libellule, le papillon, la gre-
nouille, le cygne et l'escargot. Un grand lion est couché au
premier plan de la fameuse gravure sur cuivre de St. Hyéro-
nimus. Dans la gravure non moins connue d'Adam et Eve, la
vache, le cerf, le perroquet et le lapin entourent les protago-
nistes. Chacun sait l'attention particulière de Durer pour les
chevaux; les gravures du Grand Cheval et du Petit Cheval
comptent parmi les meilleures. (Sous Maximilien, qui régnait
au temps de Durer, la Chevalerie a jeté un dernier éclat. K. Wust-
mann remarque en outre que Durer a pu regarder en Franconie
une espèce dégénérée mais pittoresque de chevaliers : les « che-
valiers pillards »; une gravure sur bois de Durer représente
justement l'arrestation d'un de ces ennemis du commerce mi-
rembergeois.) L'image du Lièvre n'est pas moins célèbre.
Extrêmement curieuses sont les deux aquarelles montrant un
Museau de Bœuf vu de face et de profil; « ces images sont
tellement frappantes de vérité, dit un critique, que l'on
1. Il y a ainsi dans chaque grand artiste une partie de son œuvre ci de lui-même
qui intéresse directement la science sociale. L'artiste lui appartient encore pour
des raisons supplémentaires, lorsqu'il R'est formellement proposé d'exprimer ou de
modifier le milieu social, et lorsqu'il a exercé sur ce milieu une action efficace. En
particulier, le « succès » d'un artiste es) un l'ail social, comme l'a bien montré
M. Rageot dans son récent livre, Le Succès.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 191
écarte involontairement les doigts de peur de se les mouiller
au contact des naseaux de ranimai ». Durer manifeste le plus
vif intérêt pour les animaux nouvellement découverts ou pour
ceux qu'il n'a pas encore contemplés. 11 fait exprès le voyage
de Hollande pour tâcher d'apercevoir une baleine. On le voit
écrire plusieurs lettres à un ami, accompagnées de dessins hy-
pothétiques, pour chercher à se représenter exactement la con-
formation du rhinocéros, qui était alors peu connu en Europe.
Les aquarelles d'Albert Durer représentant des plantes n'éton-
nent pas moins par leur saisissante vérité; on a pu dire qu'elles
font songer à des photographies en couleurs.
En reproduisant l'homme, Durer fait éclater la même préoc-
cupation de réalisme. Tous les sujets lui sont bons, et même il
a un faible pour les sujets vulgaires. « Les vrais maîtres me
comprendront, écrit-il expressément, quand je dis qu'un ar-
tiste peut montrer moins de puissance en traitant une belle
matière qu'un autre en traitant une matière vilaine. » La gra-
vure sur cuivre : Achetez mes œufs! est une « tranche de vie » ;
et, en la considérant, on croit entendre la voix enrouée du
paysan sur le Marché. Le Bain des Hommes fait penser à cer-
taines pag-es de Zola dans les « Nouveaux Contes à Ninon ».
Nous nommerons encore dans le même genre : Les Joueurs de
Cornemuse, Le Turc et sa famille, Les Paysans à la Danse et
La Rixe de Paysans.
Durer est un vigoureux physionomiste. Il saisit toute la vie
ténébreuse d'un organisme individuel traduite au dehors dans
l'expression et l'allure. Qui ne connaît cette face ardente de
Mélanchton, toute brûlée de pensée et de fièvre? Nous avons
parlé déjà de l'émouvante effigie d' ' Holzschuher. Il faut citer les
portraits du Patricien Mu/fler, de l'humaniste nuremberg-eois
Eobanus Hessus, du protonotaire Barnbuhler et de YEmpereur
Maximilien. Les plus intéressants à étudier sont peut-être ceux
du protecteur et ami de Durer, le Patricien nurembcrgeois
Pirkheimer : l'esquisse qui est à Brunswick, le portrait à
l'huile qui est au Prado, et la gravure sur cuivre représentant
Pirkheimer goutteux et déclinant. (Ce Pirkheimer, raffiné et
19:2 LES FAISEURS DE JOUETS HE NUREMBERG.
licencieux, a été le plus ouvert à l'art parmi les Patriciens
de Nuremberg. Durer, àme élevée, d'une pureté admirable,
créait ses chefs-d'œuvre dans une sorte de lumineuse sérénité.
Pirkheimer en jouissait en subtil dilettante. Pirkheimer et
quelques autres riches Patriciens ont joué le rôle social de
Mécènes durant celte époque, de liôO à 1550, qui marque l'a-
pogée à la fois économique et artistique de l'ancien Nuremberg .
Ce ne sont pas seulement les regards et les traits dont Durer
a rendu l'expression. Dans les Mains du Chris/ disputant, il
a su faire passer je ne sais quoi de doux et de fort qui res-
semble à la persuasion divine.
Avec une curiosité mélancolique et passionnée, il a observé
la chair mise soudainement aux prises avec la douleur et la
maladie. Il a montré le corps saignant de Saint Sébastien.
Et lui-même, dans ce dessin si touchant destiné à son médecin,
il s'est représenté eu pied, désignant du doigt la place où il res-
sentit les premières atteintes d'une maladie mortelle.
Il a apporté la même curiosité douce et triste à examiner et
à rendre l'étrange amenuisement des chairs par la vieillesse.
Les faces ridées de ses vieillards sont fouillées comme de tra-
giques orfèvreries. Ce souci de vérité absolue se révèle d'une
façon presque douloureuse dans le dernier portrait qu'il fit de
sa mère
Il est des portraits où Durer semble s'être complu à fixer des
caractères psycho-physiologiques. Tels sont, par exemple, les
grands portraits à l'huile de YEmpereur Charlemagne et de
{'Empereur Sigismond (au Musée germanique de Nuremberg),
qui forment l'antithèse de la Force intelligente, ;'i la lois réso-
lue et magnanime, et de la Faiblesse rusée et sournoise. Mais
ici l'on doit songer surtout aux deux grands tableaux à
l'huile représentai les Apôtres (à la Pinacothèque), qui sont
connus aussi, particulièrement en Angleterre, sous le nom des
Quatre Tempéraments. Il y ;i en effel lieu d'admettre que, parmi
les deux apôtres et les deux évangélistes figurés, Saint Jean per-
sonnifie le tempérament mélancolique, Saint Pierre, le Heg-
matique, Saint Paul, le colérique et Saint Marc, le sanguin.
L'EXPOBTATION ItES JOUETS ET LE GRAND COMMERCE. 193
Si l'œuvre de Durer révèle ainsi en lui un grand réaliste,
l'examen de sa vie et de ses écrits montre cependant son esprit
sous l'influence permanente des préoccupations religieuses les
plus hautes. L'un des principaux objectifs de son effort était
d'arriver à donner une digne représentation de la face du Christ.
Mais, dans cet ordre d'idées encore, il s'accuse, si l'on peut dire,
un « expérimental » : ses études géométriques sur les formes
vivantes ont pour but de l'amener, explique-t-il lui-même, à
déterminer les conditions de la beauté parfaite et absolue qui
doit caractériser l'apparence de Jésus. Rien n'est plus intéres-
sant que l'embarras du noble artiste le jour où il s'avise que
peut-être il n'existe point un type unique de beauté idéale et que
les conditions du beau varient suivant les races humaines. (Durer
était arrivé à ces dernières réflexions en observant les nègres,
dont le commerce avec Venise amenait un certain nombre à
Nuremberg.)
A côté des créations de Durer procédant du génie réaliste, il
est, d'autre part, tout un côté de son œuvre qui semble au con-
traire manifester une inspiration mystique, fantastique ou philo-
sophique. C'est le cas pour les gravures sur bois formant la suite
de l'Apocalypse, les différentes suites de la Passion, et les gra-
vures sur cuivre du genre de la fameuse Mélancolie. Qu'on étudie
toutefois de très près ces prestigieuses images. On s'apercevra
que l'impression est produite, non point tant par des déforma-
tions ou par des synthèses mystérieuses que par l'accumulation
ou la distribution d'une foule d'objets, d'ailleurs parfois symbo-
liques, dont chacun est minutieusement dessiné. Telles gravures
philosophiques de Durer — par exemple Mélancolie, avec sa
cloche, son sablier, sa balance, son échelle, ses outils de menui-
sier, sa sphère et son isocaèdre — font l'effet d'un « bric à brac »
étrange. L' « inanalysable » du génie de Durer réside précisé-
ment dans son pouvoir de traduire l'indicible avec des objets
parfaitement déterminés. (Par là ce génie ressemble à celui de
Cœthe. Cœthc admirait du reste profondément Albci I Durer,
méconnu (Mitre 1750 et 1820. Voir notamment certaine lettre de
<.n'thc à Lavater.)
13
194 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
Ainsi donc, par son pouvoir de saisir l'apparence et d'en
reproduire tous les traits caractéristiques. Durer se situe parfai-
tement au milieu de ce vieux Nuremberg où les petites indus-
tries plastiques avaient porté au plus haut degré l'acuité de
l'observation visuelle, surexcité la mémoire des lignes et des
formes, et développé d'une façon peu commune l'habileté de la
main. Mais il est une autre direction de son génie par laquelle
il correspond encore à une autre tendance dominatrice de la
vie économique de son pays au temps où il œuvrait. L'illusion
tombe peu à peu qui faisait naguère considérer Albert Durer
comme un génie essentiellement germanique. Dans son nouveau
livre, qui a causé quelque émotion, M. Heinrich Wœlftlin écrit :
« On nomme volontiers Durer le plus allemand des artistes alle-
mands, et l'on se plaît à se le représenter installé à Nuremberg
dans sa maison du Tiergaertnertor, travaillant paisiblement de
la même allure que ses ancêtres. Inc telle idée est fausse. Si
jamais quelqu'un a regardé au delà des limites de sa patrie avec
la nostalgie d'une grande beauté étrangère, c'est Durer. C'est lui
qui a introduit une grande insécurité dans l'art allemand, c'est
lui qui a rompu avec la tradition, c'est lui qui nous a orientés
vers les modèles italiens. » (Heinrich Wœlftlin : Die Kunst
Albrecht Dûrers, Munich, 1906, chez F. Bruckmann). Les prin-
cipaux événements de la vie de Durer sont ses deux grands
voyages en Italie et son voyage en Flandre. Son génie artistique
a accompli la même démarche que le génie commercial des
grands Praticiens de sa ville natale. L'Italie l'éblouit. « Comme
je vais avoir froid dans mon pays en songeant au soleil ! » disait-
il. L'évolution de l'œuvre atteste l'elfort de l'artiste pour accéder
à la beauté conçue par les peuples du midi. Les soucis toujours
plus grands de « composition », l'éveil triomphal du sens de la
couleur (qui éclate dans les Apôtres) montrent l'irradiation de
l'idéal italien à travers l'âme de Durer. Son œuvre arrive ainsi
peu à peu à prendre le même aspect que plusieurs quartiers de
Nuremberg elle-même : celui d'une Italie aperçue à travers un
rideau de brume.
Au point de vue matériel, on notera que la partie la plus
l'exportation des jouets et le grand commerce. 195
importante et la plus belle de l'œuvre de Diïrer'se compose
de ses gravures sur bois et surtout de ses gravures sur cuivre.
Or nous savons que le bois et le cuivre étaient deux des prin-
cipales matières travaillées par les artisans de Nuremberg-. Le
commerce nurembergeois des gravures sur cuivre prit, nous
dit Roth, une grande extension. La façon de dessiner de Durer
a d'ailleurs je ne sais quoi qui fait songer souvent à la manière
du sculpteur sur buis ou du fondeur d'étain. (Voir notamment
les Ailes de l'Archange dans la quatrième planche de Y Apoca-
lypse. Un critique signale encore le soin d' « homme du métier »
avec lequel Durer a dessiné les Sept Chandeliers dont parle le
visionnaire de Pathmos.)
Le plus grand nom littéraire de Nuremberg, c'est celui de
Hans Sacus, de qui il a été déjà dit un mot. Dans ce Nuremberg
où, comme on l'a vu, les petites industries plastiques de l'étain
avaient développé le penchant à la caricature et l'esprit d'iro-
nie, les poèmes satiriques de Hans Sachs apparaissent comme
un fruit naturel. Une grande partie de son œuvre est consacrée
à défendre l'idée de la Réforme luthérienne ou plutôt à atta-
quer les adversaires du mouvement. Les libelles en vers de
Sachs, jetés à travers toute l'Allemagne, ont agi comme des
brandons très efficaces dans la propagation de l'incendie.
Le cordonnier-poète Hans Sachs représente bien, à différents
points de vue, le type de l'artisan nurembergeois au temps de
la prospérité de la Ville Libre Impériale. Comme la plupart des
artistes et notabilités sociales, il unit d'ailleurs des idiosyn-
crasies à des traits génériques fortement accentués. Wagner a
beaucoup adouci sa physionomie dans les Maîtres Chanteurs,
où il se montre par endroits sous l'aspect d'un philosophe mé-
lancolique et tendre. C'est en réalité une rude et joviale nature,
qui éclate en saillies énormes et souvent grossières. Plusieurs
de ses compositions sont analogues à nos « fabliaux » et procè-
dent du môme matérialisme épais et hilare.
Mais il est encore un côté de son rôle littéraire dont nous
devons signaler l'importante signification sociale. Hans Sachs
est le plus célèbre de <ts Maîtres Chanteurs nurembergeois, de
196 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
qui l'apparition dans le développement de la littérature alle-
mande marque l'avènement de la poésie des villes aux lieu et
place de la poésie des châteaux forts, la surgie de la poésie
des artisans et des petits bourgeois sur les ruines de la poésie
chevaleresque des « Minnesanger ». Les Maîtres Chanteurs de
Nuremberg" sont des maîtres-artisans, qui se réunissent aux
heures de loisirs pour trouver une récréation dans l'art du
chant, et qui, par une force d'inspiration où se traduisent
quelques-unes des énergies sociales nouvelles, arrivent, sans
en avoir pleinement conscience, à donner l'expression lyrique
de la montée des puissances urbaines d'industrie. (Les deux
époques primitives de la poésie allemande sont évoquées dans
deux drames musicaux de Wagner : Tannhàuser et les Maîtres
Chanteurs de Nuremberg. Dans Tannhàuser, dont l'action se
déroule autour de la Wartburg, à Eisenach, en Thuringe, nous
assistons à la « guerre des chanteurs » de l'âge chevaleresque.
Dans les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, nous avons affaire
aux poètes artisans. Il est à noter que, parmi les six Maîtres
Chanteurs dont Wagner a précisé la profession, l'un est dési-
gné comme fondeur d'étain.)
Au xvine siècle apparaîtra, en Franconie, un écrivain singu-
lier dont la ligure littéraire étonne et déconcerte. Tantôt il
songe, il s'attendrit, il s'abandonne à une sentimentalité fon-
dante; tantôt il se laisse aller aux débordements d'une intem-
pérante gaîté. Malgré la richesse et l'ampleur de ses idées, on
démêle toujours en lui la norme et la sensibilité des petites
gens. Cet écrivain est Jean-Paul Richter et on le nomme simple-
ment, parce que lui-même signait ainsi. Jean-Paul, Il est né
à Wunsiedel, en Haute Franconie, et a passé une partie de sa
vie à Bayreuth. La connaissance du milieu social où il s'est dé-
veloppé aide à comprendre quelques-uns des traits de son
génie. Issu d'une humble famille du pays, il ne dissimule pas
sa prédilection pour l'intimité des foyers les plus modestes; il
déclare lui-même vouloir être le peintre des « vies silencieuses
et minuscules ». 11 a cet esprit facétieux que des occupations
spéciales ont communiqué à la race, et qui lit explosion dans
l'exportation des jouets et le grand commerce. l'.'T
le Nuremberg du xvie siècle avec le rire tumultueux de Hans
Sachs. Mais cet esprit, chez Jean-Paul, enfant de la région plus
sauvage de Haute Franconie et de la période déclinante du
xvme siècle, est adouci et comme noyé de mélancolie rêveuse.
Une grande joie trempée d'amertume, un rayon de soleil cru
traversant un paysage brouillé de pluie, telle est l'impression
que donne la physionomie littéraire de Fauteur à'Hespérus.
11 est à observer que la Franconie, où le genre de travail a
développé le génie plastique et visuel, n'a pas produit de génie
musical. Le chant des Maîtres Chanteurs [Meistergesang) , avec
les règles de sa « tabulature », constitue quelque chose de tout
spécial.
C'est par une rencontre de circonstances que Wagner, Saxon
de Leipzig, a été amené à édifier sa « Maison des Fêtes » à Bay-
reuth. Il s'y retira après que les Munichois, irrités de l'ascendant
qu'il prenait sur le roi Louis II, l'eurent obligé à quitter leur
ville. La municipalité de Bayreuth, flairant une bonne spécula-
tion, offrit gratuitement au grand compositeur les terrains
nécessaires à la construction du « Buehneniestspielhaus ».
BÉPERCCSSIONS SUR LES IDÉES ET SUR LES MOEURS. — Il est d'u-
sage traditionnel, à Nuremberg, d'offrir en cadeaux aux fiancés
des objets d'étain.
Associé aux fêtes des noces, l'étain l'est encore plus étroite-
ment aux solennités de la mort. Uni au cuivre sous forme de
bronze, il recouvre d'épitaphes artistiques la plupart des tom-
bes du vieux cimetière de St-Johannis, où est inhumé le Nu-
remberg du Moyen Age. Les tombeaux des Patriciens sont re-
haussés de leurs armoiries. Parfois aussi, des scènes bibliques
sont représentées avec un curieux réalisme. Et, sur les dalles
des artisans, on voit, figurés en relief, les outils ou les attributs
de leurs métiers : paire de ciseaux pour le tailleur, enclume
pour le forgeron, filière pour le tréfileur, petit animal gras
pour le charcutier. La mort prend ainsi en ce lieu un caractère
presque humoristique. Elle est comme le rideau tiré sur la
dernière scène d'une pièce agréable et plutôt amusante en
198 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
somme, (l'est ainsi que le genre de travail, par suite des ré-
percussions innombrables qu'il entraîne, contribue, dans cha-
que milieu social, à nuancer différemment toutes les idées mo-
rales et métaphysiques.
Au-dessus des puissances de la vie et de la mort, les Anciens
en reconnaissaient une autre : celle du Destin. En Franconie
et dans les pays limitrophes de Thuringe et de Bohême, l'étain
est aussi associé à la majesté de V « aveugle divinité ». Si vous
voyagez dans ces régions aux approches de Noël, regardez aux
\itrines des magasins; vous verrez des boites contenant des
blocs d'étain, ou d'un alliage de plomb et d'étain, accompagnés
d'une cuiller de fer. La nuit de la Saint-Sylvestre, filles et gar-
çons font fondre le métal dans la cuiller en exposant celle-ci à
la flamme d'une petite lampe, puis ils précipitent le liquide-
brûlant dans l'eau froide, où il se solidifie instantanément. Il
affecte à ce moment des formes singulières, d'après lesquelles
chacun peut tirer son horoscope. En raison de sa plasticité,
l'étain était bien qualifié pour servir de la sorte à prédétermi-
ner les figures innombrables du possible. Le métal précipité
prend les aspects les plus étranges : on y croit voir parfois des Ar-
changes ouvrant des ailes tragiques, des messagers porteurs de
flambeaux. Mais les descendants des faiseurs de jouets n'ont pas
l'imagination si fantastique. Ils s'efforcent ordinairement à dé-
couvrir des présages plus matériels. Les jeunes filles deman-
dent à l'étain de les renseigner sur la condition de leur futur
mari; nous apercevons encore la face rougissante d'une jeune
Grctchen qui, ayant jeté sa cuillerée d'étain, lavait vue se con-
créter vaguement sous la forme d'un homme portant an glaive:
en entendant ses compagnes s'écrier tout d'une voix : « C'est un
lieutenant », elle ne savait comment dissimuler sa joie et sa
confusion. Lu marchand de jouets de Nuremberg nous disait
que, durant les semaines précédant la Suint-Sylvestre, il vendait
quotidiennement pour 500 marks de petites boîtes de blocs d'é-
tain. Il y a encore aujourd'hui à Nuremberg de vieilles femmes
qui, jouant le rôle delà sorcière antique, viennent, moyennant
salaire, interpréter les oracles de l'étain. Les Franconiens ne se
l'exportation des jouets et le grand commerce. 199
trompent d'ailleurs qu'à demi eu mêlant l'étain à l'idée du des-
tin. En les marquant de caractères profonds et indélébiles, ce
métal a en quelque sorte incorporé pour eux la part d'action de
la destinée sur le sort humain.
III. — LES GRANDS EXPORTATEURS ISRAELITES.
LES GRANDS EXPORTATEURS ISRAÉLITES, SUZERAINS DE L'iNDUSTRIE
du jouet et de la bimbeloterie. — Un jour, tandis que nous con-
versons avec le petit maître Klauke, on lui apporte une feuille
de papier jaune. En tête, ce mot est inscrit : « Bestellzettel »
(Feuille de commande), et à côté cette mention apparaît :
« Eilt! » (Pressé). Le papier contient l'invitation d'avoir à livrer
sans délai une grosse de jouets N° 148. Et l'ordre émane d'un
grand commissionnaire en bimbeloterie de la place, avec qui
Klauke est en rapports suivis d'affaires. Le négociant, à qui
Klauke avait présenté il y a quelque temps ses modèles, les avait
fait inscrire sous des numéros d'ordre dans son propre catalogue.
Ses voyageurs les proposent, avec un grand nombre d'autres ar-
ticles, dans toutes les villes qu'ils traversent. Un marché est-il
conclu? Le voyageur avise aussitôt le commissionnaire, qui s'a-
dresse à son tour au petit fabricant, en faisant usage dans sa
commande d'un simple numéro. Dans cette simple scène, nous
saisissons, sous une forme élémentaire, le mécanisme de l'expor-
tation des jouets et articles nurembergeois.
Au lieu d'un artisan comme Klauke faisant des jouets com-
plets, prenons le cas d'un ouvrier à domicile exécutant des par-
ties de jouet. Les produits de son travail s'en vont à la fabrique
pour être réunis aux éléments fabriqués en grand atelier. Mais à
qui en fin de compte le fabricant vend-il presque toujours les ar-
ticles terminés? A des commissionnaires. Il en est à cet égard des
fabricants de jouets comme des petits maîtres. C'est le connnis-
sionnaire qui cherche, pour eux tous, des débouchés. Ils n'ont
affaire qu'à lui. Ils lui abandonnent le soin d'exporter.
^00 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
Le plus grand nombre et les plus importants des exportateurs
de bimbeloterie sont des Israélites1.
Cette domination des grands exportateurs juifs sur l'industrie
du jouet présente plusieurs aspects. Elle est à la fois industrielle,
commerciale et financière.
Suzeraineté industrielle des grands exportai kirs Israélites.
— On a vu comment la spécialisation s'est introduite peu à peu
dans le travail des petits artisans. Bien souvent la fonction coor-
dinatrice est exercée par le commerçant lui-même. Il est alors
tout naturellement conduit à se donner le titre de fabricant. Et
il intitule : « Fabrique » les locaux de sa maison de commerce qui
sont affectés à l'assemblage et à remballage. Un bon exemple de
ce phénomène nous est fourni par l'industrie des petits miroirs
de Furth. Le prétendu « Fabricant de miroirs » est la plupart du
temps un exportateur juif qui fait circuler ses voitures de l'ate-
lier du petit biseauteur à l'atelier du petit étamcur, et de celui
de l'étameur à celui de l'encadreur.
D'autres exportateurs ne se bornent pas à assembler ainsi les
parties d'un même objet. Ils groupent dans leurs bureaux une
foule d'articles dilférents répondant à un même but. Telles sont,
à Nuremberg et à Furth, les maisons spéciales d'articles de bu-
reau et articles scolaires, qui combinent les crayons, les porte-
plumes, les compas, les pinceaux, les plumiers, les règles, les
pinces à dessin confectionnés dans une foule d'ateliers dispersés.
Telles sontles maisons spéciales d'articles de théâtre, articles de
cotillon etde carnaval, qui mettent en œuvre les masques de Thu-
ringe, les paillons de Nuremberg, les cartonnages, la passemen-
terie de cuivre, les papiers métalliques. Telles sont les maisons
spéciales d'articles pour arbres de Noël, qui rassemblent les
boules de verre de couleurs de Thuringe et de Haute Franconie,
les canetilles, les copeaux de cuivre, les poudres d'or faux pour
1. Dèsle BtoyenAge, une colonie juive existait à Nuremberg. Violemment attaqués el
plusieurs fois assaillis à ta suite de diverses accusations, les .luits se virent interdire
l'habitation dans la ville. Retirés hors des murs, ils contribuèrent à développer la
ville voisine de Fur th.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 201
dorer les noix, les petits chandeliers de fer-blanc et les mille
joujoux à bas prix destinés à garnir, le soir de la veillée sacrée,
les branches de l'arbre illuminé. Telles sont encore les maisons
spéciales de bonbonnières et surprises, qui se fournissent auprès
des vanniers de Lichtenfels, des cartonniers de Nuremberg, des
fabricants de papier d'or et d'argent faux. Citons aussi les mai-
sons d'articles d' « attrape » (« Attrapen ») et d'articles de
« casse-tête ». N'oublions pas les maisons d' « articles-réclame »,
qui tiennent tous les objets à bas prix susceptibles d'être don-
nés en primes par les grands magasins. Et mentionnons enfin les
maisons d'articles de toilette, qui associent aux petits miroirs
de Furth les peignes de Nuremberg et les brosses d'Ërlangen.
La fonction industrielle des exportateurs israélites en Franconie
ne s'est nullement bornée à ces œuvres d'assemblage et de com-
binaison. Lorsqu'ils y voient avantage, ils n'hésitent pas à annexer
à leurs bureaux de grands ateliers. Ils complètent ainsi savam-
ment la fabrique collective parla fabrique centralisée. Alors, tan-
tôt ils réunissent dans leurs mains la direction commerciale et
la direction industrielle de l'entreprise. Tantôt ils se déchargent
de la direction industrielle sur un collaborateur qui prend figure
de propriétaire de fabrique indépendant, mais qui agit en réalité
à l'instigation et avec l'appui financier de l'exportateur, dont il
est, selon les cas, l'associé, le subordonné ou l'homme de paille.
Ce serait une grave erreur de penser que cette direction in-
dustrielle des exportateurs israélites s'exerce seulement sur les
fabriques secondaires et que les plus grandes fabriques de jouets
ont grandi par l'initiative d'hommes du pays. La plus grande
fabrique de jouets de Nuremberg, qui produit en même temps
les articles de ménage, a été au contraire créée de toutes pièces
par le génie d'un négociant juif. Il s'agit ici des célèbres établis-
sements Bing. L'entreprise comprend douze grandes fabriques
à Nuremberg, plus une fabrique en Saxe. La Société aujourd'hui
constituée par les frères Bing (Gebrueder Bing) était, il y a une
quarantaine d'années, une petite maison de commission pour
les articles de ménage en métal confectionnés dans les petits
ateliers franconiens. Peu à peu, elle prit de l'extension, et le
202 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
chef, Ignaz Bing, en perfectionna l'agencement. En même temps,
constatant que des machines avaient été inventées qui permettaient
de fabriquer certains objets plus économiquement en grand ate-
lier, il ajouta peu à peu à ses bureaux des ateliers de fabrication
pour différents articles de ménage, jouets de métal et jouets
optiques. Mais il ne cessait pas de se fournir auprès des artisans
pour les jouets et les ustensiles qui devaient toujours être fabri-
qués à la main ou qui pouvaient l'être ainsi à meilleur compte :
il continuait aussi de s'adresser à de petits maîtres ou à des
ouvriers en chambre pour les opérations partielles qu'il était
nécessaire ou avantageux de réserver à l'art manuel. En son
fond, cette situation ne s'est pas modifiée du tout au tout. L'en-
chevêtrement des phénomènes est seulement devenu très com-
pliqué. L'usine saxonne de la Société Bing, à Grùnhain, fait tra-
vailler un grand nombre d'ouvriers à domicile. Les usines
nurembergeoises ne semblent plus recourir directement à ce
genre de collaborateurs. Mais la Société achète une partie de
leur production à des fabriques petites ou moyennes, qui pour
leur part occupent des « Heimarbeiter ». M. Schwarbauer par
exemple, de qui nous avons monographie la fabrique, cède à
Bing une quantité notable de ses articles. La Société, envisagée
au seul point de vue industriel, représente ainsi une coordina-
tion grandiose de l'industrie en chambre, des fabriques secon-
daires et des grands ateliers centralisés. Et en même temps, bien
entendu, la Société est demeurée par-dessus tout une maison d'ex-
portation; elle a multiplié ses organes commerciaux et fortifié
ses ressorts d'expansion; elle est le plus puissant distributeur
des jouets cl articles déménage franconiens à travers le monde.
Au total, loin de manifester une ascension spontanée de La
petite industrie locale vers des tonnes plus hautes, et loin de si-
gnifier l'effort libérateur de cette industrie à l'endroit du joug
des négociants, la maison Bing est en quelque sorte le couron-
nement triomphal de la domination des exportateurs Israélites.
Ainsi donc non seulement les artisans et petits fabricants de
jouets franconiens ne voient pas, en général, sortir de leurs
rangs les patrons commerciaux capables de leur ouvrir les
l'exportation des jouets et le grand commence. 203
débouchés lointains dont ils ont besoin pour écouler leurs arti-
cles, mais encore ils ne voient pas non plus, aussi souvent qu'il
le faudrait, sortir de leur propre fonds les patrons industriels
capables de les élever vers des formes de fabrication supérieures.
Ce sont des négociants de race étrangère qui remplissent fré-
quemment ce double rôle. Ce sont eux qui, parleur activité con-
quérante, ouvrent les marchés lointains à la pénétration des
articles nurembergeois et franconiens ; et ce sont eux aussi qui
guident l'industrie timide dans les voies nouvelles de la fabrica-
tion mécanique.
L'action des négociants juifs sur l'évolution de la fabrication
se fait sentir d'ailleurs dans d'autres branches que celles de la
bimbeloterie et des articles de ménage. Plusieurs des grandes
fabriques de couleurs de bronze en Franconie sont dirigées par
les commerçants israélites qui exportent les produits. Lasléatite,
pierre employée pour confectionner les becs brûleurs d'acétylène,
a un de ses principaux centres d'exploitation dans le Fichtelge-
birge franconien : des commerçants juifs se sont mis à la tête
de fabriques de becs brûleurs et ont combiné avec cette entre-
prise le commerce d'exportation des articles d'éclairage, qu'ils
achètent dans toute l'Allemagne et écoulent dans l'univers entier.
D'autres négociants israélites dirigent des ateliers de chromo-
lithographie1.
Suzeraineté commerciale des <;kaxds exportateurs Israé-
lites. — D'autres opérations industrielles des grands exporta-
teurs israélites ne se séparent pas de leurs fonctions commerciales
proprement dites. Ce sont ces fonctions essentielles qui doivent
maintenant solliciter notre attention. En quoi consistent-elles?
Nous avons vu que l'ancien Patriciat nurembergeois, usé d'ail-
1. Les qualités de soin, de minutie et d'imagination dos Franconiens sont utilisées
pour une inlinilé de destinations par les chefs des ateliers de chromolithographie.
Chacun connaît ces ouvrages de vulgarisation scientifique imprimés à Leipzig, ou
sont intercalées des images « démontahlcs » destinées à faciliter la compréhension
des organismes (par exemple : volcans « démontables » intercales dans les ouvrages
de géologie, corps humains « démontables », annexés aux traités de physiologie
machines à vapeur et dynamos « démontables » joinles aux précis de mécanique)'
Ces images sont livrées par des ateliers de chromolithographie de Nuremberg et de
Fùrth. Et voilà un joujou d'espèce nouvelle.
-Oi LES FAISEURS 1)K JOUETS DE NUREMBERG.
leurs par sa richesse même, avait disparu de la scène sociale
au moment où ses deux rôles principaux;, l'exportation des
objets d'étain nurembergeois et le commerce de transit entre
Venise et les Flandres, étaient devenus à peu près sans objet1.
Les grands exportateurs israélites, en remplaçant les Patriciens
sur le devant du théâtre, n'ont donc pu cependant jouer le
même personnage que leurs devanciers. Tout en continuant de
concentrer sur eux l'intérêt de la pièce, tout en éclipsant avec
le même brio les acteurs secondaires et les comparses, c'est
par des gestes nouveaux et par des artifices inédits qu'ils se
maintiennent victorieusement en vedette. Quels sont ces gestes?
Et en quoi consistent ces artifices?
Si la découverte de la route maritime des Indes, qui ébranla
par contre-coup le commerce de Venise et de Nuremberg, fut
un grand événement dans l'histoire des communications et des
échanges, il s'est produit au xixe siècle, dans ce même domaine,
un événement incomparablement plus grand : c'est le dévelop-
pement des chemins de fer et de la navigation à vapeur, et Leur
organisation en services réguliers et publics. Par là un secours
immense a été apporté aux pays exportateurs et en particulier
à ceux que la pauvreté de leurs ressources agricoles voue
absolument à l'exportation industrielle; ces pays, qui n'a-
vaient jusqu'alors à leur disposition cjue les clientèles les plus
proches et les plus accessibles, ont. vu s'ouvrir à eux les dé-
bouchés les plus lointains. Des possibilités d'exportation uni-
verselle et indéfinie étaient donc assurées désormais en parti-
culier à la Franconie. Ce sont ces possibilités que les grands
exportateurs israélites ont mises à profit.
Mais nous avons été témoins de la décadence des objets d'é-
tain dans l'usage privé et public! Ce n'est donc point eux
qui étaient susceptibles de constituer un objet d'exportation
universelle; d'autant que les anciennes mines d'étain du Fich-
i. Rappelons que la disparition du Patricia! nurembergeois fm partiellement dé-
terminée par les contre-coups de la découverte du Cap de Bonne-Espérance el que
celle disparition coïncida aussi avec la substitution de la porcelaine el du verre à
l'elain dans les usages journaliers.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 205
telgebirge franconien et de l'Erzgebirge sont depuis longtemps
épuisées. Assurément; mais nous savons, d'autre part, que les
industries de l'étain n'avaient été que les plus originales et
les plus caractéristiques d'une foule d'industries similaires ou
apparentées (industries du cuivre, du bronze, du bois, du pa-
pier, etc.), et que les industries de l'étain elles-mêmes avaient
fructifié en une multitude d'autres (jouets, petits miroirs, étain
laminé, papiers métalliques, etc.). C'étaient déjà là des éléments
suffisants pour la grande exportation. Ce sont ces éléments
dont les exportateurs israélites se sont tout d'abord servis.
Cependant leur génie commercial n'a eu garde de s'en tenir là!
Indépendamment de toutes ces anciennes petites industries, il
restait en Franconie quelque chose de bien plus précieux : c'é-
tait l'habileté manuelle, le coup d'oeil, la patience et l'ingénio-
sité des artisans, qualités sans cesse développées au cours des
âges par la pratique des métiers traditionnels du pays. Les
grands exportateurs ont su tirer de cette force un admirable
emploi : à côté des arts déjà existants, ils ont suscité et fa-
vorisé, dans toute la contrée, la production de tous les arti-
cles devant être confectionnés ci la main, et celle de tous les
articles de confection minutieuse et d'usage universel devant
être vendus aussi bon marché que possible.
A cette habile démarche des grands exportateurs, s'en sont
jointes deux autres qui renforcent reflet de la première. Les
exportateurs ont approprié d'abord une partie de la production
aux besoins des marchés anglo-saxons, sur lesquels la main-
d'œuvre de l'artisan et du gagne-petit est extrêmement rare, et
qui par conséquent sont au plus haut point susceptibles d'ab-
sorber l'article franconien. Et en second lieu, les exportateurs
ont donné une grande extension à toute une partie de la pro-
duction, qui était éminemment propre à contenter les besoins
des populations erotiques et des peuplades sauvages (petits mi-
roirs, perles de verre, paillons, papiers métalliques, articles de
clinquant, couleurs de bronze, etc.) *.
l. Ainsi Nuremberg, qui fournit de jouets les enfants de toute la terre, est en
même temps la pourvoyeuse de ces grands enfants que sont les peuples sauvages.
206 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
Telles sont les idées directrices qui se laissent dégager du
grand commerce d'exportation nurembergeois contemporain.
Pour l'exercer pratiquement, plusieurs moyens sont indispen-
sables. Il faut : 1° De gros capitaux; 2° Des relations interna-
tionales; 3° De grandes capacités commerciales. Or, la plupart
des artisans du jouet et articles similaires, non plus que les
petits fabricants et fabricants secondaires, ne les possèdent :
— 1" Ils n'ont pas de capitaux. Fils d'un sol ingrat, ils sont
réduits pour vivre à la fabrication, et obligés d'accepter de
maigres rémunérations qui ne laissent guère de place à l'épar-
gne. — 2° Ils n'ont pas de relations à l'étranger. Emprisonnés
dans un horizon étroit, ils ne sont pas à même de s'en créer. —
3° Ils n'ont pas de grands talents commerciaux . La subordina-
tion séculaire à un grand patronat dominateur a étouffé en eux
ce genre de facultés. Et la longue pratique des industries plas-
tiques et représentatives a affaibli en eux le pouvoir d'abstrac-
tion au profit de l'imagination visuelle.
Au contraire, les grands exportateurs juifs sont pourvus de
tous les moyens nécessaires à la pratique de leur commerce :
1° Ils ont de gros capitaux et sont soutenus par les banques. —
2° Ils ont des relations internationales. Souvent, plusieurs
frères vont s'établir à demeure sur les places de consommation,
tandis qu'un autre frère s'installe à Nuremberg1. — 3° Ils ont
ce génie du commerce et de la spéculation, qui fait défaut aux
hommes du lieu '-'.
Ces différences éclatantes assurent définitivement la prépon-
dérance des grands négociants Israélites dans le commerce
d'exportation moderne des jouets et articles nurembergeois.
Elles séparent décidément la population en deux grandes
classes : les producteurs indigènes, disposant de petits moyens
1. On sait que loi fut le début de la fortune des quatre frères Rothschild, de
Francfort, qui se partagèrent entre quatre grandes villes européennes.
2. Une autre circonstance encore rendrait difficile au producteur d'entreprendre
lui même avec succès l'exportation lointaine : c'est la faible valeur des articles
nurembergeois, considérés isolément ou traites par petites quantités. Pour pouvoir
être exportés lucrativcmenl. ils doivent être assortis ou sériés entre eux. et expédies
par quantités importantes.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 207
et incapables d'écouler eux-mêmes leur production, dont ils
doivent pourtant se débarrasser à tout prix ; et les commerçants
de race étrangère, maîtres de l'argent et des débouches, et
réduisant la population du pays à une sorte de vasselage éco-
nomique.
La maîtrise commerciale des grands exportateurs s'affirme
d'ailleurs d'une façon digne d'admiration dans les détails d'exé-
cution. Quelques-uns se consacrent à l'exportation de certains
produits déterminés, comme l'or battu ou comme les perles de
verre. D'autres, ainsi qu'on l'a vu, traitent des familles spéciales
d'articles (articles de bureau, des joujoux de Noël, etc.). D'au-
tres s'occupent indifféremment de tous les articles. Le rayon d'ac-
tion des commissionnaires s'étend au delà du terrain de produc-
tion constitué par la Franconie ; il couvre les régions voisines où
fleurit la petite industrie (Thuringe, Bohême, Erzgebirge saxon) ;
beaucoup de commissionnaires de Nuremberg ont des bureaux
à Sonneberg, qui est la station de concentration des jouets de
bois, de papier mâché, de verre et de porcelaine thuringiens.
Les exportateurs israélites ne négligent rien pour séduire et
convaincre la clientèle universelle. Les catalogues de telle
maison, comprenant plusieurs milliers d'articles numérotés,
sont rédigés dans toutes les langues et rehaussés d'une illus-
tration opulente; la même gravure est répétée à différentes
échelles pour les diverses grandeurs d'un même objet. Si les
catalogues sont éloquents là où il convient, ils sont discrets là
où il sied. Sur certains d'entre eux, le nom de la maison reste
en blanc, afin que des maisons de commission solidaires, éta-
blies sur d'autres places, y puissent loger et imprimer le leur.
Le consommateur ne doit pas savoir toujours d'où proviennent
les bibelots qu'il achète. Inversement l'artisan ignore souvent,
non seulement dans quel pays vont les jouets qu'il façonne,
mais le nom même de la maison de commission pour qui il
travaille; il est visité à certains jours par un prête-nom, mys-
térieux intendant des souverains économiques sous qui la
production est courbée. Ainsi donc les deux extrémités de la
chaîne, production et consommation, s'ignorent. Seul, le regard
208 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
de l'exportateur en embrasse rétendue et en parcourt les cir-
cuits.
Si un grand nombre de transactions s'effectuent grâce au
rayonnement des voyageurs et à la correspondance échangée
entre les comptoirs nurembergeois et les comptoirs d'outre-
mer, les Foires de Leipzig, sous leur forme moderne de Foires
« d'échantillons », jouent un rôle des plus importants dans
l'exportation des articles franconiens. Ces Foires avaient grandi
au Moyen Age comme organe d'exportation des produits fa-
briqués de la Thuringe, de la Saxe du Nord et de l'Erzge-
birge saxon et bohémien, pays pauvres en agriculture, et s'é-
taient développés aussi comme organes d'approvisionnement en
denrées pour ces pays. Mais elles servaient en môme temps à
l'écoulement des articles franconiens; les caravanes marchandes
du Patriciat nurembergeois les visitaient assidûment. Comme
d'ailleurs les Foires de Leipzig étaient devenues par surcroit
l'une des stations principales du grand commerce de transit
européen et continental, les Patriciens de Nuremberg-, qui eux-
mêmes doublaient le commerce d'exportation nurembergeoise
du grand commerce de transit entre Venise et les pays du Nord,
s'arrêtaient encore à Leipzig pour cette autre raison. Aujourd'hui
que le développement des moyens de communication rapides et
réguliers a impersonnalisé le grand commerce de transit, les
Foires de Leipzig, transformées en Foires d'échantillons, se sont
restreintes k leur fonction primitive, qui était d'assurer l'écou-
lement au dehors des articles produits par la petite industrie des
pays circonvoisins. Les causes qui expliquent l'utilité de ces
Foires d'échantillons sont : la difficulté qu'il y a de faire cir-
culer en tous lieux des échantillons d'articles à la fois lourds,
encombrants et fragiles (articles de porcelaine, de verre, etc.);
L'impossibilité d'établir des collections assez étendues pour re-
présenter une production inlinimenl variée; L'éparpillemenl et
l'isolement des foyers de production en Thuringe et dans l'Erz-
gebirge ' ; etc., etc.. De même que les vieux Patriciens nurem-
i. L'hétérogénéité de chaque article pris ;i part (le jouet le plus simple est souvent
compose de parties nombreuses et différentes! explique encore que les objets ne se
l'exportation des jouets et le grand commerce, 209
bergeois visitaient les anciennes Foires de marchandises à Leip-
zig-, les modernes exportateurs de Nuremberg visitent les Foires
d'échantillons d'aujourd'hui. Ils y examinent les collections des
petits producteurs de la Thuringe et de l'Erzgebirge ; ils leur
achètent des articles intéressants ou des modèles. Ils soumet-
tent eux-mêmes leurs propres collections aux patrons des ba-
zars et des « grands magasins » allemands ou étrangers. Ils
traitent enfin d'importantes affaires avec de gros importateurs
étrangers anglais ou américains.
Où l'intelligence perçante des grands exportateurs s'affirme
encore avec maîtrise, c'est dans l'habileté sans égale avec la-
quelle ils adaptent sans cesse la production aux besoins, aux con-
venances, aux caprices, aux préjugés et même aux superstitions
des pays les plus différents. S'ils devinent et préviennent les sou-
bresauts nerveux du goût des populations de l'Europe civilisée,
ils. flattent avec le même soin dans se« dilections permanentes
l'Orient immobile. Jamais ils ne critiquent ni ne rient. Ils
servent à chacun ce qu'il désire secrètement et ce qui lui agrée.
Ainsi les grands exportateurs israélites, par leurs desseins
hardis et par leur énergie souveraine, asseoient fortement leur
domination sur les producteurs franconiens. 11 a été question
dans notre première partie de ce haut-relief du « Rathaus »
de Nuremberg où est symbolisé l'ancien commerce nurember-
geois du Moyen Age : Norimberga et Brabantia échangeant des
présents en signe de renouvellement de leur pacte. Si un ar-
tiste moderne était chargé de donner un pendant à cette œuvre,
et de résumer, sous une forme figurée, les destins actuels du
commerce dans le pays, voici ce qu'on pourrait lui conseiller.
Nous verrions volontiers la Franconie sous les traits d'une
enfant délicate qui, les yeux pleins d'images, poursuit les visions
laissent pas aisément échantillonner par fragmentation, comme les articles homogènes.
Enfin la périodicité de la production (l'hiver rigoureux, dans certaines parties tir la
Thuringe et de l'Erzgebirge, arrête complètement la maigre exploitation agricole et
surexcite la production industrielle), ainsi que la périodicité de la consommation
(beaucoup d'articles sont des articles « de saison » : articles de Noél, articles de
carnaval, souvenirs de voyage, etc., etc.), s'accommodent à merveille de la périodicité
des Foires.
i i
210 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
de son rêve attardé. Devant elle, marcherait le négociant de
race étrangère, au regard incisif et au sens pratique aiguisé.
Sans qu'elle s'en doute, il dirige ses pas somnambuliques à tra-
vers les routes du monde nouveau. Et, tandis qu'elle déploie
la trame du songe, il escompte sa fantaisie, il s'occupe de mon-
nayer ses rêves et de réaliser en espèces l'or de sa chimère '.
En terminant ce chapitre, il convient d'ajouter que, non seule-
ment beaucoup de patrons s'assujettissent les artisans en leur
fournissant la matière demi-ouvrée, mais encore que les matières
premières sont dans un grand nombre de cas introduites sur la
place par des commerçants juifs. Les faiseurs de jouets de plomb
et de zinc, comme Kœrber et Kestler (Voir : Première partie),
achètent leurs métaux à des négociants spéciaux qui eux-mêmes
font ramasser partout les vieux objets composés de ces substances
et les soumettent à la fonte. Kesteler nous citait le cas d'un de
ces marchands qui, le jour où on remplaça dans une ville les
conduites d'eau en plomb par des conduites en fer galvanisé, se
lit adjuger tous les vieux tuyaux pour en débiter la matière aux
faiseurs de jouets! Les objets usés, les déchets de la grande
industrie passent ainsi dans les magasins de ces négociants, par
qui ils reçoivent un nouveau baptême. En particulier, la vente
du plomb — qui remplace aujourd'hui le plus souvent l'étain 2 —
1. Il semble y avoir contradiction à qualifier les Franconiens de chimériques après
avoir parlé du « réalisme » de leur tour d'esprit ; cette contradiction n'est que dans
les termes et a pour cause l'ambiguïté du vocabulaire psychologique. Les Franconiens
sont des réalistes, si l'on attribue au mot « réalisme » le sens qu'on lui donne par-
lois et qui est celui de tendance à observer et à reproduire l'apparence ou les traits
caractéristiques des choses visibles et immédiatement perceptibles. Ce a réalisme »-la
dans la vie pratique ressemble beaucoup à la chimère en un temps où le théâtre de la
lutte pour l'existence s'étend infiniment au delà du champ de la perception immédiate,
et où il s'agit d'ailleurs beaucoup moins, pour subsister et s'affirmer, de saisir l'apparence
des choses que de dégager leurs causes et leurs effets afin de pouvoir les maîtriser.
2. L'étain est de plus en plus cher el est. par conséquent, de moins en moins em-
ployé par les petites industries survivantes du temps passé. L'épuisement des mines
de l'Europe continentale, l'anéantissement par métamorphisme des objets d étain
provenant du Moyen Age (Voir à la fin de la Première partie : Note sur la « peste de
l'étain», découverte par Cohen) expliquent en partie le renchérissement de l'étain.
Mais la cause essentielle de cette cherté se trouve dans la consommation énorme
d'étain que fait la grande industrie : industries du bronze, industrie électrique,
industries des machines (coussinets des roues etc.), industries des couleurs el in
dustries chimiques en général.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 211
est si bien monopolisée par les Israélites, que les artisans de
Nuremberg ne désignent pas les fournisseurs autrement que par
ce mot : « die Bleijuden » (les Juifs du plomb) ! Les négociants
livrent aussi aux artisans et aux fabricants secondaires des
alliages tout préparés; plomb et étain, étain et antimoine, etc.
Quant à la tôle et au fer-blanc, il est impossible aux artisans
aussi bien qu'aux fabricants secondaires de se mettre en rapports
avec les grands Cartels pour acheter directement : de grands
commerçants ont traité avec les Cartels sur de telles bases que,
même en faisant de grosses commandes, Ton n'aurait aucun
bénéfice à essayer d'éliminer ces intermédiaires.
Suzeraineté financière des grands exportateurs Israélites.
La commandite des grandes sociétés de bazars. — Disposant de
grands capitaux et doués du génie financier, les exportateurs israé-
lites consacrent enfin leur royauté par des opérations d'une autre
sorte. Nous avons rappelé l'analyse bien connue où M. PauldeHou-
siers a montré le sweating System favorisé par là facilité d'éta-
blissement qui s'offre pour les patrons indigents et incapables. Et
nous avons fait voir que cette facilité existe au plus haut point
dans les arts manuels pratiqués en Frànconie. Or, les commerçants
aident encore ce genre de patrons à s'établir, afin de maintenir
la concurrence et de perpétuer l'avilissement des prix : un
exemple remarquable est celui des compagnons batteurs d'or
que les exportateurs d'or battu « mettent dans leurs meubles »
de manière à faire brèche à l'entente des vieux patrons batteurs '.
1. A l'étroitesse d'horizon qui empêche déjà les patrons franconiens dans la
petite industrie de s'unir d'une façon durable contre les commerçants se joignent,
dans les industries du jouet et de la bimbeloterie, d'autres causes d'isolement plus
efficaces encore. La cartellisation est surtout applicable aux produits invariables et
uniformes, qui peuvent se ramener à une commune mesure. Elle est malaisée quand
il s'agit d'articles divers et variables. Elle est tout particulièrement difficile quand
cette variété est diversifiée encore par l'imagination des producteurs et quand des
talents d'ordre artistique concourent à la fabrication ; car*alors les modèles inédits.
les « nouveautés » ont une valeur exceptionnelle, et les créateurs ne se soucient pas
d'en partager le profit éventuel. En fait, ce profit est réduit au minimum pour les
artisans toujours à court d'argent: une invention entraine tout au plus pour eux
une aubaine modeste et passagère. Mais chacun espère toujours « gagner le gros lot »
en faisant jaillir de sa cervelle le jouet merveilleux, celui que tout le monde attend!
212 LES FAISE1 RS DE JOUETS HE NUREMBERG.
L'intermittence de la demande pour certains articles (articles
« de saison » : par exemple, articles de Noël, articles de car-
naval, etc.) met dans l'embarras un grand nombre d'artisans,
qui ont besoin d'argent tout de suite et ne peuvent accumuler les
marchandises en magasin. En leur achetant d'avance leurs
produits, le commerçant les tire de peine, mais en même temps
il resserre encore les liens de sujétion qui les unissent à lui.
Une opération souvent pratiquée par les commerçants est
l'achat d'un « modèle » de jouet à un artisan; très souvent, le
commerçant, lorsqu'il y voit, avantage, fait ensuite fabriquer le
jouet en grand atelier.
Les jouets et la plupart des articles franconiens sont vendus
au détail dans tous les pays par des magasins se rapportant au
type connu sous le nom de « bazar ». Entrez dans n'importe
quel bazar : vous y rencontrerez les articles franconiens rendus
à l'avant-dernier stade, celui qui précède l'usage et la consom-
mation. Petits soldats de plomb et d'étain, petits chemins de fer,
crayons, pinceaux et compas de Nuremberg, souvenirs de voyage,
vannerie de Lichtenfels, aucun de ces articles ne manquera à
l'appel. Ce système des bazars1, le génie linancier des Juifs a su
lui donner une ampleur inattendue. Ce sont de grands exporta-
teurs d'articles franconiens et thuringiens qui commanditent
en partie ces grandes Sociétés de bazars et de « galeries » dont
les succursales innombrables, savamment distribuées sur le
territoire, vont solliciter directement et drainer la demande. En
vain les propriétaires des « Vieux Elbeufs «jettent un anathème
désespéré à ces grands édifices de vitre et de fer qui s'ouvrent
tout à coup à la clarté des lampes à arc, au centre des vieilles
cités étonnées. Le bon marché de la main-d'œuvre franco-
nienne et thuringienne a tôt l'ail de séduire la clientèle, qui
ignore d'ailleurs la provenance exacte des marchandises. Le génie
des grands exportateurs israélites accomplit ici sa démarche
suprême. La courbe du pont hardi unissant la production à la
1. 11 est à remarquer que le système des bazars existe déjà en Orient et que
beaucoup de Juifs s'y adonnent depuis des siècles.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 213
consommation rejoint maintenant sans interruption l'autre rive1.
Mode d'existence des grands exportateurs Israélites. Une
« ville juive » : Furth. — Les Israélites peuvent s'enorgueillir
quand ils mesurent le chemin parcouru et quand ils songent au
temps, récent encore, où Nuremberg leur interdisait de dormir
dans ses murailles! Furth, où les Juifs occupés à Nuremberg
étaient naguère contraints d'aller coucher, est devenue une
grande ville, dont le spectacle étonne et saisit. Les bureaux des
commissionnaires emplissent cette cité sans charme, bâtie sur un
sol ingrat. Rien dans le lieu ne favorisait le développement d'une
agglomération. Aussi l'impression d'arrivée est attristante infi-
niment. Mais pénétrez dans les rues du centre. La longue série
de fenêtres des « comptoirs », avec leur rideaux verts, derrière
lesquels, les après-midi d'hiver, brillent les poires électriques;
les camions surchargés de caisses et de cages de bois contenant
des miroirs; l'air dur et affairé des passants : tout cela, sans
atténuer l'impression de sévérité, communique un sentiment de
vie intense et de force puissamment ramassée. Et, une fois qu'on
l'a compris, Furth se revêt d'une grande beauté dramatique.
C'est un paysage d'obstination, de volonté implacable et d'acti-
vité dominatrice. Cette ville est comme l'incorporation et l'or-
ganisme du commerce d'exportation israélite en Franconie.
« Nouvelle Jérusalem », la nomment quelquefois les négo-
ciants de l'Allemagne du Nord. « Il n'y a qu'à Amsterdam et à
Budapest, nous disait l'un d'eux, où j'aie vu s'affirmer d'une
façon aussi remarquable la ténacité victorieuse du peuple d'Is-
raël. » Ces « comptoirs » ténébreux de Fiirth, dans lesquels la
valeur marchande de l'imagination franconienne est froidement
supputée et évaluée, ils feraient facilement l'effet, pour peu
qu'on les regardât avec l'attention superficielle du touriste,
d'antres décolorés où s'alignent sans fin des chiffres arides.
1. L'audace financière des commerçants Israélites arrive encore a s'assurer la
domination de certaines industries étrangères. C'est le cas pour l'industrie parisienne
des poupées, qui. comme le savent les gens du métier, est maintenant emprisonnée
dans le réseau financier ourdi par certains grands exportateurs de Nuremberg-
Sonneberg.
214 LES FAISEURS Di: JOUETS DE NUREMBERG.
Pourtant, une fois qu'on a réfléchi, quelle étrange poésie les
transfigure! N'est-ce pas de là que le commerce expédie des
joujoux à tous les enfants de l'univers! Et n'est-ce pas de là
aussi que, pour bercer et enchanter l'àme des hommes, partent
tous ces petits articles originaux qui sont nécessaires au symbo-
lisme et à la pompe des différentes religions : les images de
sainteté à encadrement de dentelle, les couleurs de bronze, les
papiers métalliques, les veilleuses! Quand l'Indo-Chinois, entrant
avec respect dans la pagode, contemple son Bouddha doré, c'est
souvent aux exportateurs de Fiirth qu'il doit de voir reluire ainsi
le Dieu consolateur qui l'accueille; quand la jeune communiante
espagnole glisse l'image du Saint entre les pages do son missel,
c'est fréquemment Fiirth encore qui lui a fait parvenir la petite
chromolithographie où sa ferveur s'exalte; et quand le mou-
jick, retirant sa casquette fourrée, courbe les genoux devant
l'icône, c'est peut-être aussi grâce à l'exportateur de Fiirth que
s'est allumée la flamme tremblotante d'où s'élève la mysté-
rieuse auréole.
A Fiirth comme à Nuremberg, les commerçants juifs se font
remarquer par leur abstention à l'égard de cette bière, dont
les Franconiens, si sobres par ailleurs, font une consommation
déraisonnable. L'habitude d'une cuisine raffinée, le goût des
appartements commodes et somptueux, des divans « profonds »
et des épaisses tentures distinguent encore les négociants israé-
litcs des hommes du pays. Ce sont aussi les Juifs qui, bien
qu'ayant les moyens de fréquenter à leur guise les Opéras de
Francfort, de lUesde ou de Berlin, accordent les encourage-
ments les plus sérieux aux manifestations de la vie musicale et
théâtrale en Franconie. Ils n'y recherchent pas seulement des
plaisirs d'ostentation. Bien plus que les hommes du pays, ils
sont accessibles aux attraits voluptueux du drame musical.
Leur émotion n'est pas feinte quand ils voient se dérouler les
grandes fresques sonores d'Halévy, de Meyerbeer et de Richard
Strauss, d'un éclat à la fois magnifique et sombre, et où les
catastrophes elles-mêmes rendent les joies plus fortes et les
voluptés plus ardentes.
l'exportation des jouets et le grand commerce. 215
Les grands exportateurs israélites ne se sont pas cantonnés à
Fiirth. A Nuremberg aussi ils ont fait leur entrée triomphale.
Et cette Fùrtherstrasse, qui fait communiquer les deux villes,
semble être la large trouée conquérante ouverte par leur au-
dace. Quel curieux contraste entre les quartiers de la vieille
ville où habitent certains faiseurs de jouets et les quartiers nou-
veaux où siègent les exportateurs! Dans la vieille cité, si bien
conservée, ce ne sont que voies étroites, bizarrement contour-
nées et disloquées, au bord desquelles se dressent, en semblant
parfois vouloir se toucher du front, des maisonnettes vertes ou
brunes. De temps à autre, une inscription sur une porte bran-
lante : Schmidt, faiseur de sabres d'enfants. Les petits artisans
travaillent là, et plus profondément encore, dans des caves,
dans des greniers, dans des trous d'ombre cachés à la vue. C'est
le domaine de la patience, de la minutie, de l'imagination appli-
quée à la reproduction de l'apparence et de ses traits caractéris-
tiques. Sortez de ce fuligineux dédale de maisons déchiquetées
et de ruelles biscornues, et marchez vers les grandes voies rec-
tilignes des quartiers neufs. Des plaques de marbre noir aux
portes des maisons massives ne tarderont pas à vous jeter ces
mots en lettres d'or : Blumenthal, Export, ou : Rosenbaitm,
Commission, Ni'trnberg-London-New-York. Ici œuvrent les
grands négociants. C'est l'empire de l'intelligence, de l'imagi-
nation abstraite, delà spéculation et de l'entreprise.
Il est un endroit de la ville où le vieux et le nouveau Nu-
remberg se trouvent dramatiquement en présence. C'est la
place Hans-Sachs. Elle est bordée sur trois côtés par d'ancien-
nes maisons recroquevillées, par ces antiques demeures paternes
(jui, coiffées de toits en pente, semblent s'animer, comme eu la
toile de Jean Vébcr, et deviser — sans doute de choses démodées
et puériles. Dans une encoignure fumeuse, on aperçoit, avec sa
façade bitumineuse, la maison natale de Dans Sachs. Une statue
moderne, érigée au milieu de la place, fait revivre la forme
corpulente et joviale du cordonnier-poète. Solidement campé
sur ses Larges cuisses, il semble prêt à s'esclaffer au récit de
quelque farce énorme. Et l'on rencontre aussi en ce lieu une
216 LES FAISEURS DE JOUETS DE NUREMBERG.
des humoristiques fontaines à « fusil » et à cage, comme il en
existe sur plusieurs points de la plaisante cité : L'Homme à la
Cornemuse, figure à la fois réaliste et cocasse, saillie naïve d'au-
trefois, figée avec le jet de la fonte!... Mais, à l'autre bout de
la place, surgit, comme une avancée du proche quartier juif
de Marienlor, la Nouvelle Synagogue, monument somptueux et
dur, avec sa lière coupole, ses rangées de précises colonnettes,
ses rosaces quadrillées et son escalier aux riches candélabres.
Au pied de cet escalier, le vieux Nuremberg s'arrête, comme
fixé et enchaîné brusquement par une volonté supérieure. Il
y a une différence poignante entre l'ornementation géométri-
que du temple, entre ses décorations linéaires, entre son équilibre
raisonné et hardi... et la bonne ville aux amusantes figurines,
sur laquelle il semble exercer une inquisition sévère. En un
vigoureux raccourci, se résume sur cette place l'action qui se
prolonge partout à l'entour. L'on croit voir le monde froid et
déterminé du calcul et des grandes entreprises tenir subjugué
sous son regard de maître le vieux monde innocent du joujou
et de l'imagerie.
Louis Arqué.
V Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
Typographie l'irmin Didot et C1'. — Paris.
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
LE
TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF
A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST
PAR
M.-B. SGHWALM
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Février 1908
SOMMAIRE
Avant-Propos. P. 3.
I. La formation du paysan, manifestée par ses travaux. P. 12.
L'importance du paysan dans la société juive. — Situation et relief de la
Palestine. — La Palestine admet l'élevage et veut de la culture. — La vigne et
les vergers. — Les céréales. — Les terrasses et les citernes. — Les qualités du
paysan juif.
IL — Les origines du paysan juif. P. 30.
Pourquoi les rechercher? — Du siècle de Jésus au retour de Babylone. —
Avant l'exil. — L'installation en Canaan et l'influence des Cananéens. — Le
séjour à Cadès. — Dans la terre de Gessen. — Les commencements de la culture
chez les Patriarches.
III. — L'expansion des rapatriés sur les monts de Juda. P. 46.
L'attirance delà montagne. — Traditions de famille. — Traditions religieu-
ses. — La marche descendante suivie par les colons. — Obstacles naturels :
sols arides et intransformables. — Obstacles de voisinage : Samaritains agri-
culteurs.— Les villes hellénistiques de la Séphéla. — Iduméens semi-nomades,
faciles à évincer. — Le pli de la montagne chez les Judéens.
IV. — Les principaux ouvrages du paysan judéen. P. 67.
Origines particulières du paysan judéen. — Les vignobles de la montagne
— Médiocrité heureuse et production commercialisée. — A l'ombre des pal-
miers.— Los pâturages du Midbar. — Facilités de la vie et développement du
commerce par le moyen du troupeau. — Orateurs, poètes et musiciens.
V. — Le principal foyer de la vie juive. P. 81.
L'isolement des Judéens. — Les communications par la voie des sommets.
— Le caractère fermé de la vie judaïque. — Patriotisme en vase elos. — Une
capitale appropriée. — Action de la montagne sur les symboles religieux. —
Emplacements choisis pour le culte public. — Un peuple» bien nommé.
LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF
A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST
AVANT-PROPOS
Le travail qu'on va lire se compose de cinq fragments, déta-
chés d'une Monographie sociale du peuple juif à l'époque de
Jésus-Christ.
Dans les limites de cette époque, le premier siècle de l'ère
chrétienne est tout entier compris. Elle nous ofire un intérêt
singulier parmi l'histoire d'une race qui n'a pas moins agi sur
la vie religieuse de l'humanité que sur sa vie économique.
C'est à l'époque de Jésus que la « maison d'Israël » passa dune
belle prospérité au pire des malheurs : la perte de sa terre,
de ses foyers, de son autonomie comme nation. Dès lors, le
type du Juif palestinien, plutôt rural, se fusionna dans le type
urbain de la Dispersion, hellénisé, latinisé, cosmopolite au
dehors, mais, dans le fond, irréductiblement juif. Déjà puis-
sant et redouté dans le monde gréco-romain, le Juif des Juive-
rics éparses depuis l'Indus jusqu'au Tage se reconquit dans
l'univers un empire sans armes ni frontières, un empire de l'or,
où il régnait par le courtage, la banque et le change. L'époque
témoin de la ruine du Juif palestinien tient donc une grande
place dans l'histoire. Ne voit-on pas que les répercussions de
cette crise ne cessent d'agir autour de nous? Elles sont d'autant
plus saisissantes que, partout, disséminés]par petits groupes, re-
lativement à la population qui les entoure, les Juifs demeurent les
mêmes. « Le Juif chinois ressemble plus au Juif français que
\ LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L EPOQUE DE JESUS-CHRIST.
l'Auvergnat ne ressemble au Breton; le Juif de l'Allemagne a
la même tournure d'esprit, les mêmes habitudes, les mêmes
aspirations que le Juif d'Amérique ou d'Algérie. Au milieu de
toutes les transformations sociales, les mille tronçons de la
société juive présentent le plus singulier caractère de perma-
nence et d'uniformité. Partout le Juif reste Juif1. »
La formation nationale du Juif se révèle donc étrangement
résistante aux influences de lieu, de travail ou de voisinage
qui, dans le cas général, transforment et assimilent les immi-
grés de toute région, au bout de la seconde ou de la troisième
génération. Soit au point de vue contemporain, soit au point
de vue des phases passées, nous rencontrons dans ce phéno-
mène extraordinaire une manifestation vitale du plus haut in-
térêt. On se passionne à proportion pour une étude impartiale
et scientifique des causes qui produisirent ce type social si per-
sistant.
L'objet d'une pareille monographie est fort complexe de sa
nature. Il embrasse la vie privée d'Israël, sa vie religieuse et
sa vie publique. De ce travail considérable, et auquel je m'ap-
plique depuis plusieurs années, deux volumes, je l'espère, ver-
ront le jour en 1908 :
I. Le Paysan juif, à V époque de Jésus-Christ. — Type général
du paysan juif en Palestine. Ses variétés provinciales en Judée,
Galilée et Pérée;
II. Les Artisans et les Hommes d'affaires, à l'époque de Jésus-
Christ. — D'une part, les Artisans de village, à demi-paysans,
et puis les Artisans des villes ou des gros bourgs. Parmi les
Hommes d'affaires : les commerçants ruraux et ceux des villes,
les changeurs, les banquiers.
J'encombrerais indiscrètement les numéros de cette Kevue,
si je prétendais y insérer tous les chapitres de ces deux vo-
lumes. Aussi, de ce copieux ensemble, je détache aujourd'hui,
pour le présent fascicule, ce qui concerne le Type social du
paysan juif. J'exposerai d'abord ses caractères généraux, tels
1. André (le Cadière (Henri de Tourville), Les Juifs. Des causes qui ont créé et
maintenu le type, malgré ta dispersion [Se. soc., 11. 6).
AVANT-PROPOS.
que les conditionnent: 1° les exigences de la Palestine, prise dans
son ensemble, et 2° la formation qu'il reçut de ses ancêtres, parmi
le cours de leurs migrations. Ensuite, nous verrons quelle
variété spéciale de paysans israélites se développait en Judée.
C'est le paysan qui constitue la masse et le milieu d'où sor-
tent peu à peu l'artisan, le commerçant, les manieurs de capi-
taux. Il influence la vie publique de la nation soit par ses clans
montagnards, soit par un certain manque de capacité à donner
de grands patrons agricoles, soit par la prise qu'il laisse en
conséquence aux représentants urbains des cultures intellec-
tuelles, du légalisme religieux, du sacerdoce riche : le Pharisien,
le Scribe et le Sadducéen. Les fêtes et les institutions reli-
gieuses d'Israël sont elles-mêmes très largement adaptées à un
peuple de paysans. La Bible est toute remplie d'images, de
pensées et de lois rurales. On ne saurait donc aborder ni l'ana-
lyse ni la synthèse de la société juive d'autrefois sans commencer
par le paysan. De toutes façons, il est le premier objet qui
sollicite notre attention.
Une méthode particulière s'impose à son égard, étant donné
son recul dans un passé de vingt siècles. Nous sommes obligés
de suppléer l'observation directe par le dépouillement des
témoignages historiques.
C'est pourquoi ces études renferment de constants emprunts
aux Évangiles et, par analogie, à Y Ancien Testament, à la
Mischna, sans oublier le Talmud de Jérusalem. Flavius Josèphe,
l'historien juif hellénisant, nous renseignera souvent encore.
Nous interrogerons aussi divers classiques , latins ou grecs.
Tous ces témoins, d'ailleurs, sont appréciés et utilisés dans une
littérature historique ou archéologique, aussi copieuse qu'ins-
tructive, étrangère ou française, dont j'aitAché de sélectionner
les meilleures données. Les références nécessaires indiqueront
avec sobriété les ouvrages et les endroits que j'aurai consultas :
c'est le droit du lecteur de véritier par lui-même les témoignages
historiques au moyen desquels nous observons la société juive.
Nous consultons ces témoignages sous le rapport de leur
(') LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
portée sociale : ainsi considérés, ils sont bien plus nombreux et
significatifs qu'on ne le croit d'ordinaire
Dans les seuls Évangiles, par exemple, et notamment dans
les Paraboles que prononce Jésus, les diverses cultures du
paysan juif s'aperçoivent : céréales, arbres fruitiers et vignes.
On reconnaît l'élevage du mouton, avec transhumance au
Désert. Le bœuf, à deux porte le joug et traîne la charrue.
De même se dessinent les types du changeur, du banquier, du
publicain, fermier d'impôts ou péager. Sur la composition du
Sanhédrin de Jérusalem et au sujet de ses attributions, nous
sommes très nettement renseignés soit par les Synoptiques,
soit par saint Jean, soit par les Actes des Apôtres, concurrem-
ment avec Josèphe et la Mischna. Voici donc une série de faits
relatifs au travail, au commerce, à l'administration, au gouver-
nement, que nous pouvons observer sur témoignages histori-
ques. On en trouve d'autres encore. Somme toute, aucun des
éléments premiers dont se composait la société juive n'échappe
à notre observation.
Assurément, les témoignages historiques no disent pas tout
ce que désire savoir l'observateur social à son point de vue
particulier. Ce n'est pas la société juive ([lie les Évangélistes se
proposent de nous décrire ; ils nous racontent simplement le mi-
nistère de Jésus au milieu de la société juive. Josèphe est histo-
rien a la manière îintique ; il donne beaucoup plus d'attention
aux événements politiques, militaires, diplomatiques ou aux
actes des princes, qu'aux faits et gestes de la vie privée; ceux-
ci n'apparaissent guère qu'à l'arrière-plan de ses narrations. La
Mischna est précieuse comme recueil de décisions rabbiniques
en matière de propriété, de travail, de patronage, de contrats,
de formes judiciaires; néanmoins elle suppose à chaque instant
chez ses lecteurs une expérience visuelle dos choses juives, qui
nous fera toujours défaut. Nous demeurons finalement en posses-
sion d'une documentation historique et sociale, très riche sans
doute, mais incomplète encore ou abondante en sous-entendus.
C'est tellement la condition de toute" étude positive sur le passé
de l'humanité, qu'il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.
AVANT-rROPOS.
Il suffit d'en tirer le meilleur parti. Les ressources ne man-
quent pas. D'abord les témoignages divers que nous pouvons
collectionner s'éclairent et se complètent souvent l'un par l'autre.
En second lieu, la Palestine d'aujourd'hui nous présente encore
certains faits identiques à ceux de la vie juive : le relief du sol,
les saisons, le climat, les productions spontanées, les cultures
traditionnelles demeurent sensiblement les mêmes de nos jours
qu'à l'époque de Jésus-Christ. Cela se vérifie à la comparaison
des documents antiques et des observations modernes. Ainsi
beaucoup de procédés agricoles, d'importations ou d'exporta-
tions, de moyens pour les transports se sont maintenus sensible-
ment les mêmes, dans la mesure où ils dépendent des conditions
non transformées ou intransformables que leur impose le pays.
Allons même plus loin. Malgré des différences entre les temps,
les travaux ou les groupements, les habitants actuels de la Pa-
lestine accusent des analogies avec les anciens Juifs. Un grand
nombre d'entre elles sont déjà reconnues par les voyageurs, les
immigrants européens, les historiens ou les archéologues. Sur
cet ensemble d'analogies, plus ou moins bien caractérisées, selon
les observateurs, la science sociale doit exercer la.critigne qui lui
est propre. Elle connaît déjà suffisamment de types sociaux, de ré-
percussions et de lois sociales pour mesurer avec justesse les res-
semblances comme les oppositions entre le fellah moderne et le
paysan juif des temps antiques. Ce dosage, néanmoins, ne pren-
dra toute la rigueur, toute la certitude, toute l'ampleur désira-
bles, que si, de clairvoyants et sagaces observateurs, possédant
bien, d'une part, la méthode d'observation directe, et, de l'autre,
la documentation sociale qui se rapporte aux anciens Juifs, ins-
tituent des parallèles vraiment critiques, à base de monographies,
soit de familles, soit de régions, dans le présent. Pour toutes
sortes de raisons, dont la première est que j'habite Nice et non
Jérusalem, je ne puisque saluer et applaudir de loin l'explo-
rateur social qui réalisera quelque jour cette œuvre nécessaire.
En attendant, selon les moyens que la Providence me laisse à
portée, je supplée à mon manque d'informations visuelles, sur
la Terre Sainte d'aujourd'hui, par tous les renseignements que
8 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
j'ai pu demander aux livres et aux hommes. Mais la méthode
vaut mieux que l'ouvrier. Si je m'en rapporte aux témoignages
qu'ont bien voulu m'apporter déjà des spécialistes compétents et
qui savent leur Palestine, la méthode d'observation sociale s'ap-
plique ici, originale et féconde. Elle donne en réalité une certaine
science des faits générateurs et des groupements agencés dont
se composait ou dont résultait la société juive.
C'est donc vraiment une tentative scientifique , nouvelle par son
point de vue, qui se propose là. Autre chose est l'histoire ou
l'archéologie du peuple israélite, et autre chose l'étude sociale
que je présente en ce moment. Nous possédons l'histoire d'Israël
à l'époque de Jésus-Christ, dans le magistral ouvrage de Schûrer :
Geschichte desjûdischenVolkes im Zeilalter Jesu-Christi. C'est le
répertoire le plus complet et le plus clairement distribué des
événements politiques, institutions publiques ou religieuses,
productions littéraires, hébraïques ou hellénisantes, venues des
Juifs ou parmi eux réalisées. Les documents et les faits y sont
analysés, critiqués, racontés d'après l'ordre des temps, selon que
leurs termes et leurs témoins en disent à l'auteur la contexture,
les origines et les suites.
Dans le genre archéologie, nous possédons, de M. Stapfer, La
Palestine au temps de Jésus-Christ, d'après le Nouveau Testa-
ment, Flavius Josèphe et les Talmuds — ou bien encore, La
Société juive, à l'époque de Jésus-Christ, du Docteur Edersheim.
Dans Im Société israélite d'après l'Ancien Testament, le Dr Frantz
Buhl nous fournit une minutieuse revue des documents bibliques
où se manifestent les institutions soit antérieures à la captivité
soit postérieures. M. l'abbé Lesètre résume et vulgarise excel-
lemment les meilleures données des historiens et des archéologues
dans son petit, mais substantiel volume, La Clef des Evangiles.
A la lecture de ces divers ouvrages, néanmoins, à l'examen de
leurs plans respectifs, ons'aperçoit que la description empirique
des institutions civiles, politiques, religieuses, domestiques,
ouvrières, suffit à leur objet. Pourvu qu'elle se montre aussi
exacte et aussi bien fondée que possible, elle a rempli son but.
AVANT-1'ROPOS. 9
f
Toute analyse ou toute synthèse méthodique des faits sociaux
demeure étrangère à la fin que poursuivent les auteurs. Autre-
ment, ils ne parleraient pas du gouvernement avant d'avoir
traité de la culture, du commerce ou de la famille. Ils s'efforce-
raient de ramener les divers groupements privés, religieux, po-
litiques de la nation juive à leurs éléments simples, à leurs
causes propres et immédiates. Ils tâcheraient d'en classer les
effets, les relations, les mutuelles répercussions dans une synthèse
grandissante, vivante et naturelle des forces vives de la nation.
Mais une pareille tâche ne relève plus de l'histoire ou de
l'archéologie ; elle appartient à une science qui possède son
objet propre, sa méthode, ses moyens de preuve. On la connaît
trop bien ici pour que j'insiste davantage.
Ce n'est donc pas méconnaître les découvertes et les œuvres
soit des historiens, soit des archéologues, que de constater qu'elles
laissent la place vacante pour une monographie sociale du peu-
ple juif. Toute science possède son domaine avec ses propres
frontières : au delà de la science sociale, Comme de l'histoire ou
de l'archéologie, le peuple juif et tous les autres donneront
encore de la besogne à de nouveaux savants.
Je me résigne donc ici à entrer dans une voie nouvelle; je
me résigne : car si la nouveauté d'une tentative scientifique
attire les chercheurs par les promesses de découverte que ne
dément jamais une méthode éprouvée déjà, la nouveauté en-
traine aussi des périls tout spéciaux. La vie sociale du peuple
juif, c'est du maquis inexploré : au milieu de relations et
de réactions collectives, plus enchevêtrées en leur genre que
les genêts et les lentisques du désert, que peut tenter une sorte
de pionnier? Il amorce à grand'peine soit de larges percées,
ouvertes sommairement, soit de menus sentiers. D'autres vien-
dront, qui profiteront des voies ouvertes et, au besoin, recti-
fieront les tracés, compléteront les points de vue.
Si de telles initiatives commandent la modestie, elles ne dé-
couragent pas la production ; bien au contraire. Dans une science
d'observation, en présence d'un objet complexe comme la vie
10 LE TYPE SOCIAL DE PAYSAN JUIF A L/ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST
d'un peuple, il n'est point imposé de constituer du définitif pour
faire besogne utile. C'est là, principalement en face de documents
et de témoignages historiques trop rares ou trop succincts, dans
le risque d'une induction , dans un essai d'hypothèse, qu'on se
remémore la maxime de saint Thomas d'Aquin sur le progrès
des sciences : « Ad quemlibet pertinet superaddere id quod défi-
cit in consideratione antecessorum. A chacun de combler les
lacunes de ses devanciers par ses propres apports ' ».
Telles sont, aussi bien, les réflexions que me communiquait
l'un des critiques, des amis auxquels j'ai pris à cœur de sou-
mettre mes manuscrits.
Du moment que j'utilisais des matériaux d'exégèse ou d'his-
toire à des fins de science sociale, ne devais-je pas, en con-
science, consulter des exégètes et des historiens pour le contrôle
des matériaux et, d'autre part, me procurer la même censure
compétente au point de vue formel de la méthode sociale?
C'est donc ce que j'ai fait. Une fois de plus, clans cet ensemble
de consultations, j'ai expérimenté à quel degré une œuvre de
science est toujours une œuvre sociale. Enfermé au milieu de ses
livres et de ses cartes, on retrouve déjà le concours vivant de
plusieurs : ils répondent et ils provoquent la réflexion, témoins
des faits passés ou maîtres de la science, dans le tête-à-tète
quotidien que réalise leur lecture. Mais, surtout, les examens,
les observations, les renseignements qu'on sollicite et qu'on ac-
cueille par les correspondances personnelles, voilà autant do
rencontres qui établissent une collaboration multiple à l'ouvrage
d'un seul.
Aussi, que mes critiques et amis — dispersés à Paris, en
Lorraine, dans l'Orléanais, en Belgique ou en Suisse — me lais-
sent dire ici quel bienfait de la Providence on apprécie parmi
ces voisinages intellectuels qui se jouent de l'espace. Us en-
couragent certain élargissement des vues que la science <l< ;s
sociétés provoque pour sa part. D'aucuns m'assurent, en effet,
que de telles études peuvent rendre de vrais services aux
1. Saint Thomas d'Aquin. ('uiiuiicnlaria m l.ihros Ethicorum AHstotelis. Lib. I,
Lee. XI.
AVANT-PROPOS. ' 11
exégètes, en ajoutant les ressources particulières de la science
et de la critique sociales à celles de l'histoire et des critiques
annexes. D'autres me disent que les Évangiles leur deviennent
plus accessibles, plus vivants, plus réels, par cette vue et cette
explication des faits sociaux parmi lesquels vivait le Christ.
Des ateliers de l'exégète et de l'historien, à celui de la
science sociale, voici donc l'avantage reconnu des échanges
mutuels. Sans doute, chaque atelier scientifique possède son
objet d'étude, sa méthode particulière et son autonomie; toute
confusion des genres leur nuirait à fenvi. Mais, sans ombre
de confusion, l'exégète peut et doit utiliser les résultats acquis
de la science sociale, comme les produits de bon aloi d'une
science auxiliaire; de même l'observateur social aborderait
mal des études comme celle de la constitution israélite sous
les Juges et les Rois, de la législation agraire dans le Penta-
teuque, du commerce et de la banque à l'époque de Jésus-Christ,
s'il demeurait étranger aux résultats sérieux de la critique
textuelle, littéraire ou historique.
On souhaiterait môme, dans certains cas, la synthèse per-
sonnelle de l'une et de l'autre compétence dans le même es-
prit. Quelle que soit celle des deux où, de préférence et par
devoir, un savant se spécialiserait ensuite, il posséderait à côté
d'elle une science connexe et auxiliaire, de la plus grande uti-
lité. D'une manière comme de l'autre, la technique particulière
de la science sociale entrerait par cette synthèse dans le courant
général des esprits scientifiques : l'entrée dans ce courant est
plus que jamais nécessaire, de nos jours, à toute science qui ne
veut pas demeurer le privilège mésestimé d'un groupe fermé
et de mince influence; et comment le voudrait-elle si vrai
ment elle vit? La science des sociétés projettera ses lumières
propres sur des régions que d'autres éclairent déjà, mais seule-
ment en partie, de ses strictes frontières. Maîtresse de son do-
maine et auxiliaire légitime sur le domaine de plusieurs autres
sciences, elle affirmera sa pleine valeur dans cet appui à des
voisines; elle travaillera bien pour sa part individuelle à la
synthèse toujours accrue de la culture humaine.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-
CHRIST
L'importance du paysan dans la société juive. — Relative-
ment à l'époque de Jésus, les plus sûrs témoignages concor-
dent pour nous représenter les Juifs de Palestine comme adon-
nés en masse à la culture.
« Possesseurs d'une bonne terre, nous la faisons valoir, »
écrit Flavius Josèphe '. Bien que cet historien raconte souvent
les hauts faits de son peuple avec des amplifications de pané-
gyriste et de rhéteur, des descriptions géographiques ou agri-
coles expriment des choses vues.
D'ailleurs, les paraboles de Jésus corroborent et précisent
le renseignement général de l'historien juif. Jésus parlait aux
foules et non dans les écoles. Pour s'adapter à ses auditoires, il
annonçait la bonne nouvelle du Règne de Dieu avec des narra-
tions dramatisées et symboliques : les paraboles. Celles-ci donc
représentaient des types connus de tous et des traits de mœurs
populaires. C'était comme la loi sociale de ce genre littéraire,
s'il est permis de qualifier en ces termes une parole aussi libre
d'apprêt que celle de Jésus 2. Or, on observe que les person-
nages et les scènes des paraboles s'empruntent d'ordinaire à la
vie rurale ; ainsi, par un surcroit inattendu et précieux de son
1. Contre Alpion, 1, 12.
2. M-r liaiiffbl, L'Enseignement de Jésus, p. 15 et s., 32 el suiv. — Au^. Bouvier,
Le Maître des orateurs populaires. Élude sur ta prédication de Jésus. iS et suiv.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CURIST. 13
enseignement, le Fils de Dieu, qui est aussi « le Fils de l'Homme »,
nous documente sur ses compatriotes et ses contemporains.
Il montre le semeur qui sort de sa maison pour aller aux
semailles; l'invité s'excusant de ne point se rendre à un festin,
parce qu'il vient d'acheter cinq paires de bœufs et qu'il va
les essayer au joug; le majordome, que le maitre de la maison
a chargé des distributions de blé qui constituent le salaire de
ses domestiques; le propriétaire qui plante une vigne, creuse
un pressoir dans le roc, bâtit une tour de garde, afferme le
vignoble à une communauté de métayers; le riche vigneron
qui embauche des ouvriers sur la place du village; le vi-
gneron plus modeste qui envoie ses deux fils travailler dans
sa vigne ; le maitre du verger et son jardinier, examinant le
iiguier stérile ; les journaliers, trop rares pour l'abondance de
la moisson; le gros cultivateur dont les greniers sont débor-
dés par les rentrées. Toutes ces silhouettes à main levée défi-
lent sous nos yeux comme les représentants de la vie agri-
cole * .
Nous précisons beaucoup encore les tâches, les relations, les
conflits de ces gens, grâce au recueil de cas de conscience et
décisions rabbiniques, appelé la Mischna. Sa rédaction actuelle
date seulement du deuxième siècle après le Christ; mais elle
compile des matériaux qui remontent jusqu'au delà du Sauveur.
Des champs de céréales ou de légumineuses, des plantations
d'arbres fruitiers, des jardins maraîchers donnent sujet à di-
vers traités : l'un se rapporte à la part de récolte abandonnée
de droit aux pauvres, l'autre à la dime des produits, ou bien
encore aux dommages ruraux. Une jurisprudence minutieuse
concerne les engagements des journaliers pour les labours, la
moisson, la cueillette ou la garde des fruits et récoltes; la
possession des citernes et les formes de son transfert sont ré-
1. Le semeur, Mt. xin, 3. Me. i\, 3. Le. vin, 5. — L'invité qui s'excuse, Ml. \\u,
5. Le. xiv, 19. — Le majordome, distribuant le bit-, Le. xn, 42. — Le propriétaire
qui plante une vigne, Mt. xxi, 33. Mr. su, I. Le. \x, 9. — Le riche vigneron qui
embauche des ouvriers, Ml. xx, l, 8. — Le.vigneron et ses deux fds, .1//. \\i, 28. —
Le Iiguier stérile, Le. xm, 6, 9. — Le gros cultivateur, Le. su, 16 el suiv. — Les mois-
sonn'iiirs trop rares, Ml, i\, 37.
1 i LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A l/ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
glées avec soin. L'établissement des fumiers est défendu sur la
voie publique. On détermine rigoureusement à qui appartien-
dront les fruits des arbres qui retombent sur un talus mitoyen
entre vergers superposés L Voilà des procédures, des biens et
des travaux de véritables paysans.
On voit combien peu est fondé le préjugé courant qui re-
garde les Juifs comme n'ayant jamais tenu beaucoup à la vie
agricole. C'est de l'anachronisme. On apprécie le passé de ce
peuple en gros et sans nuances, d'après le type exclusivement
commercial et financier, qui seul est demeuré, depuis la dis-
persion de la race, dans les juiveries des villes grecques, ro-
maines ou médiévales. Au temps de Jésus et en Palestine, les
Juifs sont au contraire agriculteurs.
Ce n'est pas la grande culture qui domine chez eux, bien
que Jésus connaisse de riches propriétaires qui ne travaillent pas
de leurs mains, ne résident pas dans leurs terres, et confient
celles-ci aux soins d'un intendant 2. Le plus souvent, c'est Voïko-
despotés que Jésus met en scène. Ce maître de maison opère
lui-même les semailles, bien qu'il emploie des domestiques et
des journaliers. S'il manque de ces derniers, lui-même il les
recherche et les embauche sur la place du village. Il préside
en personne au versement des salaires par son ouvrier-chef.
Il emploie des bergers à gages. Dans une condition plus mo-
deste, il disposera simplement de ses fils pour travailler à sa
vigne. Il gardera lui-même son troupeau, riche encore de
cent brebis. Il conduira son âne et son bœuf à l'abreuvoir. Avec
ou sans mercenaires, il demeure bien un paysan qui travaille
la terre : il vit dans le régime de la petite culture3.
Sa femme et ses enfants lui obéissent, comme à un chef in-
dépendant, qui ne reconnaît pas de patriarche au-dessus de lui,
ni de ménages associés, faisant communauté avec le sien.
1. Mischna, Traités Péat Kilalm, Douai, Baba Qama, Baba Mecia. En entrant
plus loin dans le détail des questions, je préciserai les références à ces divers traités.
2. Mt. xxiv, <i5, 51. te. XII, il, 16; XVI, 1.
3. Mt. xin, 24, 30; xx, l, 16; XXI, 28; Le. XVII, 7. Mt. xvm, 12. Le. XIII, 15.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST. 15
Exploitant d'un bien de famille qu'il gère et qu'il possède en
son nom propre, cet homme exprime justement ses qualités
combinées de père et de propriétaire dans son titre usuel : le
maître de la maison l .
C'est donc un ouvrier chef de métier, ou un petit patron,
unissant la maîtrise de son atelier à celle de ses gens et de ses
biens.
Nous devons ainsi le considérer sous l'aspect de cette double
maîtrise. Aux fins d'utiliser ce qu'il possède et de se procurer
les moyens d'existence, nécessaires à sa famille, il travaille
d'abord. C'est son labeur de vigneron ou de cultivateur qui
féconde sa propriété, la conserve, l'accroit, lui permet à lui-
même d'enrichir ses biens héréditaires par ses acquêts person-
nels : « le maître de maison extrait de son trésor de l'ancien
et du nouveau2 ».
Nous commençons donc par l'observer dans son travail. Après,
nous le verrons dans son chez soi.
Mais puisque le travail de la terre collabore dans la culture à
celui de l'homme, nous devons nous familiariser de suite avec
les horizons de la Palestine. Il faut y découvrir quelles énergies
du sol et du climat y favorisent ou y contrecarrent le laboureur,
le vigneron et le berger israélites.
Situation et relief de la Palestine. — Ouvrons une carte de
l'Asie occidentale : au sud-est de la Méditerranée, entre le rivage
au couchant, le Jourdain ou la mer Morte au levant, une con-
trée se resserre, pareille à un trapèze redressé. Au nord, elle se
termine devant la brèche du Léonlès ou Nahr-el-Qasimieh, qui
la sépare de la Syrie et du Liban. Au sud la frontière de l'Idu-
mée peut se marquer à l'embouchure du Ouâdy-Ghazzch ou
torrent de Gaza, se continue devant Beer-Scheba et se termine
au midi de la mer Morte3.
1. Mt. xiii, 27; xiii, 52; \x, 1 ; xxiv, 43. Le. xn, 39.
2. Mt., xiii, 52.
;{. La carte qui se trouve à la fin de ce fascicule donne les indications nécessaires,
présentement et dans le reste de cette étude.
16 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
230 kilomètres environ, voiià toute la longueur de ce pays.
Sa plus grande largeur est d'environ 150. La surface équivaut à
celle de la Belgique : 26.000 kilomètres carrés.
Ce territoire est modeste ; mais il possède une histoire :
c'est le Pays d'Israël, le Pays de l'Évangile. Au temps où le
Sauveur y fondait son Église, la contrée s'appelait Palestine,
chez les Grecs; Judée, chez les Romains; Terre de Canaan,
d'après la Bible, et chez les Juifs, avec emphase et religion, le
Pays.
Le caractère principal de ce modeste territoire s'empreint vi-
goureusement dans sa structure accidentée. Il se compose, en gros,
de bandes parallèles, qui se différencient par le modelé et le relief.
A l'ouest, des plaines longent la mer, exhaussées, onduleuses,
parfois même ravinées. Ce sont, du sud au nord, la Séphéla, la
plaine de Saron, et celle d'Acco ou Ptolémaïs. Elles manquent
de largeur; elles se faufilent en bordure, comme repoussées au
levant par les racines allongées d'une chaîne montagneuse, qui
saillissent en collines. A l'est de celles-ci la chaine court, du
sud au nord, elle aussi. Au nord, les monts de Galilée 1.000 à
1.200 mètres) ; au sud, les monts de Juda (700, 900 et 1.000 mè-
tres); dans l'entre-deux, les monts d'Ephraïm ou de la Samarie.
Au point de vue orographique, ceux-ci demeurent les monts de
Juda sous un autre nom. La Galilée au nord et la Judée au sud
se partagent aussi la montagne palestinienne comme deux pro-
vinces naturelles.
Dans toute la longueur de ce double massif, le versant médi-
terranéen, quoique raide, s'incline avec moins de brusquerie que
son opposé à l'orient. Celui-ci se précipite avec d'après ressauts
dans une vallée qui plonge elle-même à plus de V00 mètres
au-dessous du niveau de la mer. C'est la vallée du Jourdain. Des
sources jusqu'à l'embouchure, elle se creuse de 91i mètres, sur
un parcours qui n'atteint pas 40 lieues à vol d'oiseau. Unique
au monde, cette faille étrange s'abîme par chutes et degrés :
à mesure le fleuve serpente et bouillonne, précipité et ralenti.
On le dirait perdu au fond d'un gigantesque fossé. Des levées de
sable le dominent, étagées comme des terrasses. Au-dessus de
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST. 17
leurs amoncellements, la montagne surgit. Ses assises dénudées
figurent le glacis d'un formidable rempart l.
Entre ce haut glacis à l'est, la Méditerranée à l'ouest, la
brèche du Léontès au nord, les steppes et les rochers de l'Arabie
Pétrée au sud, une contiée s'abrite, vraiment une et originale.
C'est un pays de caractère. La Bible le désigne par son vrai nom :
(( Pays de montagnes et de vallées'1 ».
La Palestine admet l'élevage et veut de la culture. — En-
vers ses habitants, les exigences de la Palestine obéissent à son
relief accentué et à son double voisinage : la mer et le désert,
les eaux profondes et l'absolue sécheresse.
D'abord les pentes abruptes des vallées, les plateaux secs et
calcaires se prêtent naturellement à l'élevage du menu bétail.
Les plaines irriguées et les fonds humides conviennent encore
aux bœufs. Mais ce n'est pas sans une certaine parcimonie. Un
long semestre de chaleur intense et d'implacable soleil se dé-
roule chaque année entre le mois de mai et le mois d'octobre.
C'est la saison de l'alizé terrestre. Le vent d'est arrive brûlant,
sans trace d'humidité, car il vient de traverser le grand désert
syro-arabe. Parfois, le sirocco, privé d'ozone et accablant, débus-
que aussi par le sud-est, et toujours du désert. Les graminées se
dessèchent partout3. Impossible de vivre là, dans la simplicité
du métier pastoral. C'en est fini des herbages inépuisables,
que les steppes riches de la Haute-Asie offrent si royalement aux
Mongols. De toute nécessité, l'habitation en Palestine compli-
que le problème des moyens d'existence. Pour le troupeau lui-
môme, il faut tâcher de récolter du foin ou de conserver de la
paille, et de les produire au besoin.
1. Vigouroux, Dictionnaire de la Bible, ait. Jourdain, Coupes de terrain, d'après
Mac Coun, The Holy Land. D. B. V. III, 1707, 1708. (Les références au Met. de la
Bible seront désignées par le slgle D. H. V.).
2. Deuléronome, xi, 11.
:î. Raedeker, Palestine et Syrie, Aperçu géographique, p. xr.vii. xlix. — Schneller.
Connais-tu le Pays? La Palestine et la Bible, 72, 84. — Cuinel, Syrie, Liban et
Palestine, p. 579-580.
2
18 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN IL IF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
Heureusement, le veut d'ouest reprend l'empire après le mois
d'octobre. Comme il arrive de la mer, tantôt directement, tan-
tôt après avoir frappé les cimes neigeuses du Liban, il roule des
nuages cjui s'accrochent et se déchirent aux étages superposés
des collines ou des montagnes. A diverses reprises, jusqu'en
mars ou avril, ses généreux retours favorisent les semailles du
blé, de l'orge ou des légumes, la croissance de la vigne, le ren
dément des vergers *.
Aussi, malgré son intercalation dans la zone des déserts de
sable, la terre de Canaan n'est pas, comme l'Egypte et la Chal-
dée, une simple oasis. Sous le ciel du désert, l'oasis manque de
pluie. L'irrigation artificielle est nécessaire pour la féconder :
on la demande à des puits ou à des canaux dérivés des fleuves.
La Palestine, au contraire, possède sa naturelle irrigation. Elle
ressemble de ce chef aux régions agricoles du littoral arabi-
que : l'Hadramaout, l'Yémen, le Hedjaz2.
Les Juifs connaissaient bien cette remarquable différence de
leur pays avec les oasis. Ils conservaient à cet égard dans leurs
Livres sacrés le mémorial d'une célèbre expérience vécue par
leurs ancêtres. D'après le Deutéronome, Moïse disait au peuple,
avant l'entrée en Canaan : « Le pays où tu vas habiter n'est
pas comme la Terre d'Egypte que tu arrosais avec ton pied,
[en rabattant les levées des rigoles, alimentées par les canaux].
Le pays où tu vas entrer est un pays de montagnes et de val-
lées, arrosé par les eaux du ciel 3. »
Le chaud soleil méditerranéen se met aussi à l'ouvrage, en
concurrence avec les pluies. Grâce aux replis nombreux de la
montagne, les expositions des terrains varient, ici plus fraîches,
et ailleurs fortement réchauffées par des encaissements ro-
cheux. Les sols varient aussi bien : tantôt d'argile, mêlée de
calcaire, tantôt, avec des poches de sable et des affleurements
basaltiques. La flore, à proportion, se mélange et s'enrichit. On
y retrouve les plantes méditerranéennes, la végétation sèche
1. liaedeker, Schneller, loc. cit.
2. Edmond Domolins, Comment la route crée le Type social, i. 500. :>oi. 202.
3. Deutéronome, xi, 10, il. Cf. vm, 7.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CIJ.RIST. 19
des steppes syro-arabes, et des importations subtropicales,
rappelant la Nubie et l'Abyssinie '.
Parmi ces productions opulentes et variées, la culture deve-
nait facile et attrayante pour les Juifs. Le sol n'affichait pas
les exigences renfrognées et dures des climats froids avec ter-
rains pauvres. Il entraînait son ouvrier par ses largesses natu-
relles : c'était avec bonne humeur qu'il invitait son homme à
l'exploiter, et avec bonne humeur que l'homme prenait la
bêche ou le hoyau.
Mais tous les sols ne supportent pas les mômes espèces de
culture. Ils produisent de ce chef bien des espèces de paysans.
L'Israélite ressemblait-il au Beauceron qui tire le blé de ses
plaines, où les sillons se creusent à perte de vue dans l'argile
grasse et profonde? ressemblait-il au Provençal, dont les
sèches collines, parsemées de pierrailles calcaires et fortement
ensoleillées, veulent surtout de la vigne, des oliviers, des
figuiers? Est-ce la culture des céréales ou celle des vergers qui
prédomine dans le travaildu paysan juif?
Ni l'une ni l'autre absolument : un mélange des deux, qui
constitue l'originalité de la Palestine dans les pays de la zone
et de la flore méditerranéennes. L'Israélite exploitait des cul-
tures variées et riches de céréales et de fruits. Nous le suivrons
pas à pas dans ses diverses exploitations.
La vigne et les vergers. — Lorsque Flavius Josèphe décrit
la Terre Sainte, province par province, voici ce qu'il dit de la
Judée et de la Samarie : « Accidentées l'une et l'autre, et pos-
sédant aussi des plaines, elles sont faciles au labour et gran-
dement fertiles, couvertes d'arbres qui les remplissent d'espèces
sauvages montagnardes et d'espèces cultivées ». Quant à la
Galilée, Josèphe la décrit « toute grasse, toute pàtureuse, telle-
ment plantée de toutes sortes d'arbres qu'elle transforme en
cultivateurs jusqu'aux plus indolents2 ».
1. Baedeker, Syrie et Palestine, Introduction, l-li. — Buhl,£a Société Israélite,
d'après l'Ancien Testament, p. 2, noie 1, du traducteur.
2. III Guerre des Juifs, m, 2, 4.
20 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQCE DE JÉSUS-CHRIST-
Si fortement accentués, ces faits de culture arborescente
rapprochent la Palestine de la Grèce et de la Provence. D'in-
nombrables passages de la Bible et de la Mischna spécifient
nommément le figuier, l'olivier et, la vigne.
L'abondance des plants et la richesse des cueillettes offraient
de précieuses ressources pour l'alimentation. Chez la veuve de
Sarcphta, le prophète Élie se nourrissait de pain trempé dans
l'huile. C'était le régime de son hôtesse et du fils de celle-ci.
Le pain, là-bas, se trempe dans l'huile, comme dans les Flandres
il se recouvre de beurre et, en Lorraine, de caillé. Des prin-
cesses, filles de David, ne dédaignaient pas de confectionner
des crêpes ou des gâteaux pétris de farine et d'huile. On con-
sommait aussi beaucoup d'olives Elles fournissaient de toute
manière un aliment d'importance, beaucoup plus qu'un hors-
d'œuvre ou un condiment1.
Quant au figuier, les innombrables produits de sa double et
même triple récolte annuelle se séchaient et se conservaient.
Nous en faisons des desserts; mais Israël accumulait des provi-
sions de figues séchées et pressées en forme, qu'on divisait par
tranches2.
La vigne se complantait au voisinage du figuier. Favorisée
par la nature calcaire du sol et la chaleur du climat, elle esca-
ladait les plus hautes branches de l'arbre complaisant. Les
échalas qui supportent les vignes de la Moselle ou du Piémont
se briseraient comme des fétus en Palestine. Si l'on en croit les
directeurs des colonies agricoles, réinstallées de nos jours par
les soins des Israélites, il n'est pas rare d'y récolter des grappes
de 6 kilogr. 1/2. Le même témoignage nous vient d'un mis-
sionnaire qui habita longtemps Bethléem. Cela aide à ima-
giner la fameuse branche de vigne que les explorateurs envoyés
par Moïse rapportèrent d'Escol, aux environs d'Hébron :f.
Ces lourdes grappes se conservaient en gAteaux séchés et
comprimés comme ceux de figues. On en tirait encore une sorte
1. Il Samuel, \\v. 18. 1 liais, \vn, 8, 16.
2. I Samuel, x\v, 18. — Mischna, Douai, v, 5.
3. Nombres, mu, 24. Guînet, Syrie, Liban et Palestine, p. 581, Schnellcr, p, 120.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSLS-CIÎRIST. 21
de gelée, par la cuisson du moût, le debasch l. Mais elles don-
naient surtout des vins : les doux comme les secs; les rouges
aux tons veloutés et presque noirs; les blancs aux reflets d'or
et de topaze.
Aussi la Bible renferme toute une morale du vin à l'usage
des buveurs. Non seulement elle censure les vulgaires ivrognes,
mais elle s'adresse encore à de fins gourmets dont elle honore
les goûts : « Un sceau démeraude serti d'or — écrit Jésus ben
Sirach, — telle est une douce mélodie accompagnant un vin
de choix ». Le vin s'emploie aux plus flatteuses comparaisons :
« Un vin nouveau, ton nouvel ami : laisse-le vieillir; tu le dé-
gusteras2 ».
Pour accorder ces produits abondants et précieux, la vigne
réclamait surtout de menus soins. Isaïe les décrit dans une
page célèbre : « Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile :
il en remua le sol, il en ôta les pierres; il y planta des ceps
exquis ; il édifia une tour de garde au milieu ; il creusa le pres-
soir dans le rocher, et puis, il attendit que vinssent les rai-
sins ». Une parabole de Jésus remet en scène la même série
d'opérations. Elles se complétaient par le bêchage du sol, le
sarclage et la taille, à diverses reprises. De là, cette magnifique
allégorie, dans l'Évangile selon saint Jean : « Je suis la véritable
vigne, dit Jésus aux apôtres, mon père est le vigneron...
Tout sarment qui produit, il l'émonde, afin qu'il donne plus
de raisins... Je suis la vigne, vous êtes les sarments 3 ». Ces
images parlent, dans un pays de vignerons qui aiment leurs
cépages et ne les négligent point.
Mais tout compte fait des façons requises, l'entretien d'une
vigne demeure facile encore — surtout en Palestine, où le sol
et le climat rivalisent de bonté. Le rendement surpasse le tra-
vail, et de beaucoup. C'est une promenade récréative, que
d'aller voir si la vigne pousse. Pans le Cantique des Cantiques,
la jeune femme dit à son époux : « Dès le matin nous irons aux
i. Genèse, xi.nt, 11. Schneller, 122.
2. Ecclésiastique, 1%, 10 (Vulgate, 15); \x\i, 25. 30; \wn, 6. Proverbes, \\. I.
3. Isale, v, 2. Matthieu, \\\, 33. Jean, w. 1, 8.
22 LE TYPE SOCIAL Dl PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
vignes; nous verrons si les pampres bourgeonnent, si les bour-
geons se sont ouverts ». Sans doute aussi, la vigne exige des
factions sur la tour de garde, pour éloigner les maraudeurs,
bipèdes ou autres. « Prenez-nous les renards, les petits renards
qui ravagent les ceps », s'écrie l'époux, et la jeune femme dé-
clare : « Ne vous étonnez pas de mon teint noir : c'est le soleil
qui m'a brûlée;... on m'a mise à garder la vigne ' ». Tout cela
se dit gaiement, comme il s'est fait. C'est du travail facile et
qui rapporte gros.
Facile également, et rémunératrice, la culture des vergers. A
l'opposé des plantes annuelles, les arbres demeurent sans re-
quérir de travaux analogues aux labours, aux semailles ou aux
sarclages. Vers le retour de la belle saison, les branches s'é-
mondent. Et puis on attend la cueillette : pas n'est besoin d'ir-
riguer ni le figuier ni l'olivier. De leurs racines et de leurs
radicelles, ils perforent les sols compacts, ils poursuivent l'hu-
midité aux dernières profondeurs. Le figuier même s'introduit
par des poussées infinitésimales et continues, entre les moin-
dres interstices des roches. S'il manque du galbe et de la pose
que l'olivier se donne avec tourment, il est aussi tenace que
lui, malgré l'apparence molle de ses branches potelées que dé-
pouille l'hiver. Avec l'olivier donc, il rivalise de force et d'ingé-
niosité pour donner la valeur aux terrains les plus secs, les plus
mêlés de pierres, les plus décourageants pour le labourage. Dans
le bilan des avances du sol et des travaux de l'homme, c'est la
colonne des avances, que ces deux arbres surchargent en Pa-
lestine. A la somme des efforts humains, ils ajoutent surtout
de légers émondages et de joyeuses cueillettes. Mais voici le
correctif de ces travaux par trop aisés.
La culture des céréales. — Nous savons que Jésus emprunte
ses paraboles aux semailles, aux labours et à la moisson, non
moins qu'aux vignes et aux vergers. De même, quand le Deu-
téronome définit la Terre Sainte « un pays de vignes, de fi-
1. Cantiques, 1, 6; II, 15; vu, 13.
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CBtftlST. 23
guiers et de grenadiers; un pays d'olives, d'huile et de miel »,
c'est après avoir dit « un pays de froment et d'orge ' ».
La Mischna nous apprend aussi que l'Israélite semait de
l'épeautre, une variété de blé dont le grain adhère à l'enveloppe
florale, comme dans l'orge. Les Rabbins énumèrent encore l'épi
de renard ou avoine, le seigle et le riz. Plusieurs légumes
figurent au milieu des plantations agraires, ou sans doute ils se
cultivent plus en grand que dans les simples jardins. Des
champs de flageolets, de pois chiches, de faséoles, d'oignons,
alternent avec ceux de courges et de melons2.
Dans les champs aussi bien, des textiles se cultivaient, comme
le chanvre et le lin ; des colorants, comme l'indigo, le carthame,
le safran, la garance; des aromates, comme le cumin, la men-
the, l'anis; des épices, comme la nigelle, dont les grains rem-
plaçaient le poivre '.
Chacune de ces cultures voulait son genre de soins et de ter-
rains; mais toutes se ressemblaient par le retour annuel des
labours, des semailles, du hersage, des sarclages et de la ré-
colte. C'est ce retour annuel de grosses façons, avec la bêche,
la pioche ou la charrue, qui façonnait régulièrement l'Israélite
à de plus forts travaux que ceux des vergers et de la vigne.
Dans la montagne, une charrue circulerait mal; elle risquerait
de se briser sur les roches affleurantes ou les pierrailles épar-
ses qui encombrent les champs4. La houe servait alors, au té-
moignage d'Isaïe. Elle déracinait à fond les chardons et les
ronces qui pullulaient dans les terrains secs. Elle s'attardait et
s'obstinait à ce nettoyage, comme passionnée de ténacité sous
la main qui s'y attachait. Si le montagnard palestinien n'ar-
rache pas la broussaille avec un soin extrême, il arrivera ce que
Jésus racontait : « Partie de la semence tomba au milieu des
épines, et les épines, croissant avec, l'étouffèrent 5 ». Ce sont
des exigences de cette nature, auxquelles fait allusion la scn-
i. Deutéronome, vin, 8.
2. Mischna, traité Kilaïm, i, 1: n, 2, i; Péa, ni, 3.
3. Isaie, xxmii, 27. — Ml. xxiii, 23. — Kilaim, u, 5. — Schebiilh, vu, i, 2.
4. Mischna, Baba Mccia, vi, î.
5. Isaie, vu, 25. — Luc, vin. 7.
24 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSl'S-CHRIST.
tence de la Genèse : « La terre te produira des épines et des
chardons... A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain1 ».
Dans les régions de collines plus accessibles, ou de plaines
élargies, les mêmes soins attentifs se retrouvaient au manie-
ment de la charrue. Les intellectuels de Jérusalem en rendaient
témoignage : « Le laboureur va de tout son cœur à tracer des
sillons, dit Jésus ben Sirach; son ambition, au laboureur, est de
manier, en guise de lance, l'aiguillon; il active ses bœufs, et il se
mêle à leurs travaux2 ». Probablement, la vue de cette applica-
tion suggéra-t-elle à Jésus l'expressive sentence : « Qui met la
main à la charrue et regarde en arrière n'est pas apte au règne
de Dieu3 ». Le Christ veut de bons ouvriers, dont le regard
comme l'effort de bras, se concentre au labeur : c'est dans les
champs de son pays qu'il en regarde aller et venir le type fa-
milier. Deux invités de ce genre se récusent dans la parabole
du festin : Le premier dit : « J'ai acheté une terre ; il faut que
j'aille la visiter. Tiens-moi pour excusé, je te prie ». Le second
dit : « J'ai acheté cinq paires de bœufs, et je vais les essayer
au joug. Je te supplie de m'excuser 4». Voilà des excuses de
solides paysans, qui préfèrent les soins de leur culture aux
délices d'un banquet.
Aussi, les Juifs comptaient comme producteurs de blé dans
le monde antique; non certes au même rang que les Égyptiens
ou les Babyloniens, mais en bonne place encore. Leur grande
joie terrestre, dit un psaume, c'est « l'abondance du froment
et du vin nouveau » : une prospérité de la culture où le blé
tient sa place au même rang que la vigne3. Aussi, les paraboles
de Jésus supposent devant ses yeux de belles moissons, drues
et fortes. Le rendement est de trente pour un, soixante et même
1. Genèse, ni, 18.
2. Ecclésiastique, xxxvm, 25, 26. —Type des charrues juives, I). B. V. II. 602
et s., lig. 325, 329. — Benzinger, Vues et Documents bibliques. 127. 139, [140, li^.
325, 329.
3. LUC, XI, 62.
4. Luc, Xiv, 16, 20.
5. Psaume VI, 8. De môme, la ruine du pays de Juda se représente danslsaïe par
la disette des céréales et des raisins, Is. v, 10.
LA. FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST. 2o
cent, dit le Sauveur, lorsque la terre est bonne. Relativement
à l'expérience d'un Beauceron ou d'un Flamand, cette grada-
tion semble fabuleuse; mais à supposer même que Jésus voulût
forcer les chiffres dans un récit d'intention symbolique et mo-
rale, il est à croire qu'il ne proposait pas d'invraisemblables
comparaisons aux paysans qui l'écoutaient1.
En même temps que les gros labours, les Juifs exécutaient
de fins travaux soignés : leurs diverses cultures s'alignaient sur
des terrains étroits, de surface inégale et de forme irrégulière,
où il fallait utiliser jusqu'aux moindres recoins. « Le laboureur,
dit Isaïe, est-il à labourer toujours, à ouvrir le terrain et à
passer la herse? Quand il a bien aplani la surface, ne sème-
t-il pas la nigelle, ne sème-t-il pas le cumin? Ne met-il pas le
froment en lignes, l'orge à sa place marquée et l'épeautre en
bordure?2 »
Nous retrouvons les mêmes pratiques, énumérées dans la
Mischna. Un champ de blé rectangulaire admettait des ran-
gées doubles de concombres, de courges ou dé fèves, interca-
lées comme de larges raies. Une pièce de terre carrée admet-
tait quatre semences différentes à chacun des quatre angles,
une cinquième dans le milieu3. Ainsi des finesses de jardinier
se combinaient aux rudes besognes du laboureur, pour corriger
à propos les trop grandes facilités des cultures arborescentes.
Deux exigences particulières du sol et du climat réclamaient
également certains ouvrages subsidiaires qui exerçaient encore
l'activité du paysan.
Les terrasses et les citernes. — Durant l'hiver, l'abondance
des eaux pluviales entraîne les terres meubles qui recouvrent
les pentes, ordinairement très escarpées; durant l'été, la pluie
manque. De plus en plus, le soleil monte au zénith. La cani-
cule sévit du commencement d'août aux premiers jours d'oc-
tobre. Tandis que les arbres et la vigne supportent bien ces
1. M t. xiii, 8.
2. Isate, xxvin, 23, 26.
3. Baba Qdma, m, 4.
26 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-C11RJST.
ardeurs, les légumes aux tissus mous et sans racines profondes
se flétrissent. Des chardons envahissent les terrains. Plus de ri-
vières, ni même de ruisseaux dans les ravins et les gorges :
des galets blancs tout secs, des argiles crevassées l. La séche-
resse brûlante a remplacé la pluie dévastatrice.
A ces redoutables visiteuses, de retour chaque année, les
Juifs durent opposer certains travaux de défense. D'une part,
ils élevèrent de petits murs en pierre sèche, hauts d'un mètre
environ, pour maintenir les terres menacées d'éboulement.
Sans grandes recherches, les matériaux se ramassaient à même,
sur les versants des montagnes; mais comme le danger était
universel, les soutènements s'étageaient par gradins successifs,
dans toute la longueur des vallées. Nous retrouvons de pareils
ouvrages sur les collines qui regardent le littoral de Nice ou de
la Provence, comme dans la Palestine contemporaine.
Leur avantage est double, en un pays où la richesse des
cultures et l'abondance de la population exigent l'utilisation
des plus étroits recoins dans les replis des montagnes. En
même temps que les murs défendent le sol exploité, ils multi-
plient son étendue. Sur une même terrasse les champs de blé
s'allongent entre des rangées d'arbres2.
Mais, à la différence des fellahs modernes, les Juifs contem-
porains de Jésus-Christ ne redoutaient pas les exactions d'une
fiscalité rapace, dépourvue de contrôle, Apre à taxer cruelle-
ment les moindres signes de progrès dans le bien-être. Aussi,
les cultures en terrasses croissaient et se multipliaient du menu1
pas que les familles. Des restes de murailles, des ruines de
gros villages se reconnaissent maintenant sur des pentes in-
cultes, abandonnées aux chardons.
Aussi, ne pas entretenir les soutènements de ses terres cons-
tituait l'un des péchés locaux du mauvais paysan. La Bible
encore le censure : « J'ai longé le champ du paresseux et la
vigne de l'imprévoyant, — dit le Livre des Proverbes; — des
ronces couraient de toutes parts et le mur de pierres était
1. Sclmellcr, 77, 70, 98, 102. — Stapper, 209, 210.
2. Misclina, Péa, ni, 1
LA F0RMATI0X DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST. 27
écroulé1. » Une fois établis, en effet, ces murs d'appui requé-
raient un entretien attentif et constant. Par raffouillement sour-
nois des pluies réitérées ou sous les coups subits d'un furieux
orage, des pierres se disjoignaient, des fissures devenaient
brèches, les terres descendaient, endettées peu à peu ou entraî-
nées en bloc par un torrent d'une heure2. Il fallait donc, tout
l'hiver, activement veiller au bon état des terrasses.
, D'autre part, en vue de la sécheresse que ramenait l'été, les
Juifs aménageaient des citernes. Ils les creusaient à vif du roc
ou bien les cimentaient. Des voûtes les recouvraient, avec des
ouvertures pour y puiser au seau. Des canaux de dérivation fa-
cilitaient l'arrosage des jardins; d'autres conduits, souterrains
ou à ciel ouvert, alimentaient ces réservoirs. Ils exigeaient natu-
rellement des opérations de curage périodique : l'eau entraî-
nait toujours des parcelles argileuses qui se déposaient en
fonds vaseux. Ou bien le ciment se disjoignait : une citerne
fissurée symbolise pour Jérémie les espérances vaines des reli-
gions idolâtriques : « Ils m'ont abandonné, moi la Source des
eaux vives, dit Yahwé; ils se creusent des citernes, des citernes
fêlées qui ne retiennent pas l'eau3! » Les citernes contribuaient
ainsi à faire la main aux Juifs pour les travaux soignés et pré-
voyants.
Elles leur permettaient une culture maraîchère très abon-
dante, où se développaient encore certaines qualités de fini la-
borieux. Ils tiraient de leurs jardins petits pois, flageolets,
concombres, citrouilles, melons, pastèques, potirons, laitue,
chicorée, moutarde, navets, choux raves, épinards, aulx, écha-
lottes, oignons4. Aussi, les faubourgs de Jérusalem étaient cé-
lèbres chez les Grecs par leurs ceintures d'opulents jardins.
Sous leurs ombrages, sans doute, fut médité ce conseil d'un
Sage, au Livre des Proverbes : « Bois l'eau de ta citerne; bois
aux ruisseaux qui jaillissent de ton réservoir ». De là encore,
1. Proverbes, \xi\, :\0, 3G.
2. Schneller, U8. G. Ml. mi, 24, 27.
:?. Jérémie, xxxvm, 6, 11, 12; il, 1.3.
i. Mischna, hilaim, i, 1, 2, 3, 5.
28 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JLIF A L'ÉPOQUE DE JÉSL "S-CHSIST.
cette gracieuse image du Cantique : « Ine fontaine dans un
jardin; une source d'eaux vives1. »
A raison de ces avantages, la possession d'une citerne pre-
nait une telle valeur aux yeux des Juifs, que si l'on vendait un
immeuble, la citerne souterraine qu'il pouvait renfermer de-
meurait en dehors de la vente, quand même l'acte eût porté
qu'on vendait le bâtiment avec sa profondeur et sa hauteur
entières. La présomption demeurait pour le maintien de la ci-,
terne à son propriétaire 2. C'était la vie du jardin et un délice
de fraîcheur. Lorsque Sennachérib, roi d'Assyrie, veut s'assurer
la soumission des Judéens, il leur propose un traité sur ces
bases : « Chacun de vous mangera de sa vigne et de son figuier;
chacun de vous boira de sa citerne3 ».
Qualités du paysan juif. — Nous possédons maintenant les
éléments variés qui nous permettent de les apprécier. L'éle-
vage du bétail et les cultures arborescentes imposent à cet
homme de faciles travaux, très largement rémunérés par le
croît du troupeau et la cueillette des fruits. Ses cultures de cé-
réales lui demandent de plus rudes efforts, mais attrayants
aussi bien, tant les avances du sol et du climat sont généreuses,
tant la récolte surabonde. Les terrasses, les citernes, les jardins
multiplient les taches soignées ou fortes, accentuant ainsi le
développement d'une activité plus prévoyante et plus intense
que ne l'exigent l'art pastoral et la cueillette des fruits. Toute
une série de productions complémentaires se coordonne dans
I3 programme de vie du paysan juif : il y maintient un équi-
libre où se manifeste de sa part une avisée et courageuse ré-
ponse aux exigences de son pays.
Mais ces dernières se mélangent aussi bien des signalées
avances que nous avons remarquées. On s'explique par là un
certain sens de l'effort qui se combine, chez le paysan juif, à
1. Proverbes, v, 15. — Cantique, iv, 1j. — Timocharès, ap.Reinach, Textes d'au-
teurs grecs et romains relatifs au judaïsme, p. 53.
2. Mischna, Baba Batfira, IV, 2.
3. II /lois, xviit, 32 (Vulgate, iv .
LA FORMATION DU PAYSAN JUIF AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST. 29
une confiance très optimiste, aux ressources naturelles de son
« bon pays ». — « Uq bon pays, pays de torrents, de sources,
d'eaux profondes, qui jaillissent dans les vallées et dans les
montagnes; un pays de froment et d'orge, de vigne, de figuiers
et de grenadiers; un pays d'oliviers, d'huile ou de miel; où tu
mangeras du pain en abondance, où tu ne manqueras de
rien1. » Chaque mot tressaille d'espoir, dans cette riche et allé-
chante énumération; mais en même temps, le sens de l'effort
s'accuse dans une haine et un mépris de la paresse, dont les
Proverbes sacrés témoignent fréquemment2.
Malgré ces exigences pénibles de la terre, l'aptitude à l'effort
ne se montre pas chagrine ou mélancolique chez le paysan
israélite. Nous chercherions en vain, chez lui, le type des cli-
mats de notre Europe centrale ou nord- occidentale. Dans les
contrées de ces zones, des pluies en toute saison, des gelées du-
rant l'hiver et au printemps, des chaleurs, une année tempérées
et, la suivante, excessives rendent la production de toutes les
denrées moins spontanée, moins copieuse, plus incertaine de sa
valeur et de sa quantité. Au lieu des prévenances régulières de
la saison pluvieuse et de la saison chaude, les surprises, les
mécomptes, après avoir peiné : le désespoir d'une gelée de
mai ou d'une grêle en août, pour le vigneron de la Moselle!
Alors, cet homme devient méfiant, avec une nuance de scepti-
cisme pessimiste à l'égard des saisons. Si le temps demeure au
beau, il craint trop de soleil ; si la pluie le rafraîchit, il redoute
qu'elle dure trop. C'est dans le passé volontiers qu'il découvre
la bonne vendange, trouvant toujours quelque défaut considé-
rable à celle qui se prépare ou qui s'achève. Mais le paysan juif
ignore ces regrets ou ces inquiétudes, d'une manière habituelle.
Les avances de la terre et son rendement splendide le reposent
dans une confiance foncière aux dons et aux ressources de son
bon pays.
1. Deutéronomc, vu, 7, 9.
2. Proverbes, vr, 6, 11 ; xx, 4 ; xxiv, 30, 34. — Voir aussi Genèse, m, 17, 18.
II
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF
Pourquoi les rechercher? — Nous avons établi que la Pales-
tine exige la culture, lorsqu'une population s'y fixe à l'état sé-
dentaire. Cette exigence devenait sensible aux Juifs sous forme
d'encouragements, par l'abondance et par la variété des pro-
ductions locales; sous forme de privations à éviter, lorsque se
constatait l'insuffisance des travaux de simple récolte, pâturage
ou cueillette. Indigence et attraits stimulaient à l'envi le désir,
puis l'effort, afin de se procurer un bien-être manquant, mais
d'une conquête facile encore.
Le Juif donnait cependant une réponse tellement complète à
ces deux exigences, qu'on ne saurait y voir le seul effet de pri-
vations ou d'encouragements dus à la flore et au climat, et, par
là môme, tout extérieurs. Parmi des conditions identiques, les
Bédouins des environs de Madaba, sur la rive gauche du Jour-
dain, font cultiver leurs terres par des fellahs qu'ils vont louer
aux environs de Jérusalem. Ces paysans s'engagent à la culture
demandée, moyennant abandon des quatre cinquièmes ou des
trois quarts de la récolte, pour leur salaire1. Ainsi, les tribus
pastorales dont ils ensemencent et moissonnent les terres éprou-
vent une telle répugnance pour le labourage quelles préfèrent
s'en exonérer, même à un taux désavantageux, ba vie serait
donc possible encore en Palestine, avec de ces combinaisons entre
1. R. P. Jaussen, 0. P. Coutumes arabes ù l'est du Jourdain (Revue biblique
1902, p. 606).
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. 31
nomades pasteurs ou sédentaires agriculteurs. C'était sans doute
à de sembla!) les arrangements que recouraient les Réchabites :
issus de nomades, ils arrivaient du pays de Madian comme
alliés et coreligionnaires d'Israël, quand il entra en Palestine.
Tandis que ce dernier vivait eu sédentaire et en cultivateur, les
Réchabites habitaient sous la tente, ne faisaient point de se-
mailles, ne plantaient pas de vignes, ne buvaient pas de vin.
Ils parcouraient les Déserts sur la frontière méridionale du Pays
de Juda : les déplacements de la vie nomade et les ressources
du pâturage leur permettaient d'échapper aux exigences du
lieu en Palestine. Probablement encore demandaient-ils leurs
provisions de blé ou de légumes à des achats près de séden-
taires, quitte à leur vendre aussi du bétail ou de ses produits *.
Contrairement à ces mœurs, les Juifs contemporains de Jésus-
Christ ne cherchaient à éluder les exigences du lieu sur la cul-
ture, ni par la vie nomade, ni par des locations de terre à des
colons, ni par achats de céréales. A l'encontre des Réchabites et
autres types de Bédouins, ils se montrent à nous en possession
d'aptitudes agricoles que le séjour en Palestine demande bien,
mais ne saurait produire à lui tout seul. On est porté dès lors à
rechercher la cause de ces aptitudes dans un genre de vie anté-
rieur à l'entrée au Pays de Canaan. La formation agricole se
serait alors développée dans le passé de la race et dans ses mi-
grations. Quelles routes et quelles étapes façonnèrent donc le
type du Juif agriculteur?
Tel est le problème qui s'impose ; nous travaillerons à le ré-
soudre par la méthode régressive, allant ainsi pas à pas, d'une
étape connue à celle dont, immédiatement, elle trahit l'orientation.
DU SIÈCLE DE JÉSUS AU RETOUR DE BvRYLONE. — Lorsque le
premier Livre des Macchabées décrit la paix et la prospérité
nationales sous le règne de Simon, il s'exprime de la sorte :
« Chacun était assis sous sa vigne et sous son figuier ». Voilà le
tableau classique et le rêve populaire : en deux trails, ils idéa-
1. Jérémie, wxv, 1, 11. Nombres, \, 2\). Juges, iv. 11, 17; v, 24. I .Samuel, w.
G; xxvn, 10; xxx, 29.
32 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CURIST.
lisent la saine. joie du paysan, sa détente ravie, après de chaudes
et rudes journées. Le texte dit encore : « Chacun labourait son
champ ; le sol donnait ses produits et les arbres leurs fruits ' ».
Des cultures variées et riches apparaissent là ; seulement c'est
au verger et à la vigne que le Juif demande l'ombrage pour ses
récréations et pour ses siestes. L'ensemble du tableau nous
reporte à 135 ans en arrière de Jésus-Christ.
Reculons de quinze ans. Un document pseudépigraphe, la
Lettre d'Arts té e nous dira : « La culture et le labourage doivent
être entrepris avec zèle, moyennant quoi les montagnards (de la
Palestine) obtiennent de riches produits... Dans le fait, la peine
dépensée pour le labour est considérable. Le pays est planté
serré en oliviers, céréales et légumineuses; de plus, riche en
vignes et en miel. Les autres fruits et les dattes ne peuvent se
compter. Le bétail de tout genre est en nombre ; le pâturage,
très abondant 2 ».
Le même état des cultures se retrouve encore à l'époque de
Néhémie, vers 450 av. Jésus-Christ. C'était dans la période où la
nation proprement juive achevait de s'organiser. Un siècle avait
suivi le retour de l'exil sur les canaux de Babylone. Les descen-
dants des rapatriés s'acharnaient à l'ouvrage. Le jour môme du
sabbat, oublieux de la Loi divine, ils foulaient au pressoir et ils
rentraient des gerbes, ils chargeaient leurs ânes de figues, de
raisins ou de vin, puis se rendaient au marché de Jérusalem.
Comme voilà bien des paysans, ennemis du chômage, riches en
blé comme en fruits, faisant négoce de leur surplus varié3 !
Ainsi, durant cinq siècles et demi en arrière de Jésus-Christ,
la formation agricole des Juifs palestiniens se maintient sensi-
blement au même degré d'intensité. Remontons donc plus haut
encore, pour en décrire la genèse.
Avant l'exil. — Tout le monde connait L'invraisemblable et
pourtant historique aventure de cette déportation en masse
1. I Macchabées, xix, 8, 12.
2. Lettre d'Aristcc, jj§ 107, 112.
:s. Néhémie, xm, 5.
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. 'XI
d'Israël et de Juda par les rois de Babylone. Ces razzias de po-
pulations rentraient dans l'ordinaire politique d'une monarchie
militaire, issue de ces Chaldéens pillards qui exploitèrent
d'abord les populations commerciales, agricoles et industrielles
du Bas Euphrate et puis s'assurèrent par degrés l'hégémonie
des régions que traversait le trafic de la Chaldée à l'Asie Mi-
neure, et de celle-ci à la Syrie et à l'Egypte1. Sur ce parcours
entier de leurs conquêtes, ils rencontraient des laboureurs, des
artisans, des marchands, bien installés, riches et jalonnant le
pourtour du grand désert syro-arabe. De ces populations vain-
cues et productives, le clan vainqueur et improductif prévenait
les révoltes et s'assurait les services, par la transplantation en
masse, tout particulièrement de leurs plus riches et plus actifs
éléments. On ne laissait dans le pays que des paysans ruinés ou
de moins capables ouvriers. Jérémie et le Livre des Bois nous
décrivent ces procédés. Les bas-reliefs assyriens en donnent la
sensation : ils alignent des files interminables de captifs; tantôt
les bras liés, et comme tordus derrière le dos, ils marchent
courbés sous le bâton des gardiens; tantôt, déliés, ils poussent
des ânes chargés de provisions, montés par des enfants ou par
des femmes 2. Ces cruelles déportations constituaient en somme
des engagements forcés de main-d'œuvre industrielle ou agri-
cole. Babylone, à elle seule, en exigeait autant qu'une province,
avec son étendue cinq fois plus grande que celle de Paris, et sa
vie luxueuse.
C'est justement le besoin de main-d'œuvre agricole, qui se
trahit dans la proposition de Sennachérib aux assiégés de Jéru-
salem. « Rendez-vous à moi; je vous emmènerai dans un pays
comme le vôtre : un pays de blé et de vin, d'oliviers, d'huile
et de miel :!. »
Cette proposition ne se justifierait pas sans l'intention pratique
d'exploiter le savoir-faire agricole manifesté par les Judéens.
1. E. Habelon, La société assyrienne (Se. soc, I, 241, 245 et suivA — J. Mous-
lior, L'Art à Ainive et à Babylone {Se. soc. VII, 250 et suiv.).
2. Layaid, Monuments of Nineveh, 2e série, pi. XVIII et suiv. jusqu'à L. —
Jérémie, lu, il, 15, 16, 27, 30; II Rois. xxv.
:*. M Itois, xviii, 32.
3
34 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L ÉI'OQUE DE JESUS-CHRIST.
De fait, le prêtre chaldéen Bérose nous apprend que Nabucho-
donosor distribua aux déportés les meilleures terres de la Ba-
bylonie *. C'était une sage opération, bien convenable au potentat
qui réparait le fameux canal royal ou Naharmalka, créé treize
cents ans auparavant par Hammourabi2. Au milieu des terres
à blé que ces canaux irriguaient, vers des prairies bordées de
saules, les colons s'établirent, comme le rappelle le Psaume,
« sur les fleuves de Babylone3 ». Aussi, le Prophète Jérémie
résumait bien les exigences de la situation et les moyens des
exilés, dans ce conseil : « Bâtissez des maisons et habitez-les;
plantez des jardins et mangez-en les fruits 4 ».
Avant l'exil comme après le retour, les ancêtres du peuple
juif sont donc au même degré agriculteurs.
C'est ce qu'achèvent de nous montrer des témoignages rela-
tifs aux époques antérieures, soit des Bois soit des Juges.
L'auteur du Livre des Rois représentait déjà le repos de
chacun sous sa vigne et sous son figuier, depuis Dan jusqu'à
Beerscheba, c'est-à-dire depuis le Liban jusqu'au Désert du Sud,
comme la grande bénédiction du règne de Salomon. Ce roi
fournissait à Hiram, son allié tyrien, vingt cors d'huile d'olives
broyées, — soixante-dix-huit hectolitres, — et vingt mille cors de
froment, pour les besoins du palais. D'après le prophète Ézé-
chiel, la ville même de Tyr importait son blé, son huile, son
miel, son baume, des royaumes d'Israël et de Juda5.
De même, à l'époque des Juges, les Enfants d'Israël vivent en
sédentaires, que leurs voisins nomades viennent piller, et qui
se fortifient dans les montagnes : « Quand Israël avait semé,
Madian montait avec Amalec et les Fils de l'Orient, et ils mar-
chaient contre lui. Campés au milieu d'Israël, ils dévastaient les
productions de la terre jusque près de Gaza, et ne laissaient
aucune subsistance, ni brebis, ni bœufs, ni ânes. Ils montaient
avec leurs troupeaux et leurs tentes, semblables à des nuées
i. Bérose, Fragment XIV (cité par Josèpbe, Contre Apion, I. 19, 20).
2. Babclon, La société assyrienne (Se. soc, I, 350 .
:t. psaume CXXXVIl [Vulg., cxwvi).
4. Jérémie, \xi\, 5.
5. 1 Rots, n.2:>; v, il. — Ézéchiel, \\\n, 17.
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. 35
de sauterelles. Eux et leurs chameaux, ils étaient innombrables,
et ils venaient dans le pays atin de le ravager l ».
C'est donc toujours le même type d'agriculteur Israélite, avec
des céréales, des vergers et des vignes, que nous reconnaissons,
de l'époque des Rois à celle des Jugées. Pas de changement sensi-
ble dans les textes qui nous rapportent les faits. Avec les Juges,
néanmoins, nous approchons d'une époque différente. Cette
formalion qui s'est maintenue — quatorze fois séculaire, à l'é-
poque de Jésus-Christ — va se montrer dans une phase de crois-
sance, à une époque célèbre encore dans les fastes israélites.
L'installation en Canaan ft l'influence des Cananéens. —
Lorsque Israël envahit Canaan, au sortir du Désert, il convoitait
expressément les citernes, les vignes, les oliviers, les champs de
blé et d'orge appartenant aux Cananéens2. Ces convoitises
d'agriculteurs se trahissent encore dans les instructions de
Moïse aux douze explorateurs. qu'il charge.de parcourir le pays :
« Vous examinerez si le sol est gras ou maigre, planté d'arbres
ou non. Prenez courage, et rapportez ici des produits de là-
bas 3 ». Comme on était à la saison des premiers raisins, les en-
voyés rapportèrent une branche de vigne avec sa grappe, des
grenades et des figues. Pour tout le reste ils ajoutèrent : « C'est
un pays où coulent le lait et le miel 4. »
Si les Israélites eussent envahi la Palestine à l'état de simples
pasteurs, ils ne se fussent pas tant souciés de la valeur du sol
et de ses diverses plantations. Aussi, nous ne saurions partager
les théories de certains critiques, pour lesquels Israël fut un pur
nomade, initié à peine aux rudiments de la culture, avant son
invasion de la Terre Promise. Ces théories font table rase, arbi-
trairement, des témoignages que nous venons de citer et de
plusieurs autres encore, que nous utiliserons. Nous reconnais-
sons donc formellement des préoccupations d'agriculteur, dans
1. Juges, vi, 2, G.
2. Deuléronomc, vi, Il ; vin, 7. 10.
3. Nombres, xm, 21.
4. Nombres, \iii, 21, 28.
36 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A i/ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
le programme d'exploration formulé par Moïse et dans les
convoitises qui le déterminent.
Le même indice nous revient, à observer l'impitoyable évic-
tion d'un grand nombre de Cananéens, que les envahisseurs
passent au fil de l'épée. Ceux-ci ont besoin, en effet, de se faire
la place nette pour s'assurer des champs; car le pays est oc-
cupé, mis en valeur et possédé par de solides et nombreux
paysans. Un Israël nomade se serait bien gardé de massacrer
ces populations. Vainqueur, il les aurait assujetties à des rede-
vances; ou bien, il se serait assuré des colons pour ses terres et
des marchés pour ses achats de céréales et de fruits '. A côté
des raisons d'exclusivisme patriarcal ou de préservation contre
les voisinages idolàtriques, la convoitise de la terre et le besoin
de la posséder se manifestent aussi bien dans les massacres de
Cananéens : ce sont le désir et le besoin d'un moyen d'exis-
tence tenu pour essentiel.
Il semblerait, dès lors, que l'action des Cananéens sur Israël
cultivateur dût être nulle : des gens anéantis n'influencent pas
qui les extermine.
Mais, au contraire, les Cananéens morts influencèrent posi-
tivement leurs sanglants héritiers, en vertu de l'état où ils leur
laissèrent le pays. Ceux-ci ne le reçurent pas tel qu'un maquis
broussailleux et inculte; mais travaillé, aménagé, irrigué et
lans son plein rapport. Le Deutéronomc insiste sur cette avance
qui épargnait des peines et des frais : « Tu auras des citernes
que tu n'as pas creusées, des vignes, des oliviers (pie tu n'as pas
plantés- ». Le souvenir de cette installation demeura dans la
croyance populaire comme celui d'une signalée grâce, octroyé
par Yahwé; un Psaume la célèbre en ces termes : « Il leur donna
des terres au milieu des nations, et ils reçurent en propriété le
travail des autres peuples'1 ». Les Cananéens morts dispen-
saient Israël du long et pénible travail de son premier établi S-
1. Ces procédés sont classiques chez les pasteurs du Désert. A l'exemple cité
plus haut d'après le P. Jaussen, on peut en ajouter ce que cite Le Play, Les Ou-
vriers de l'Orient, 3*.»:i. 397.
2. Deuteronome, VI, 11.
3. Psaume CI', 44 {Vulgatc civ).
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. 37
sèment ; ils lui léguaient des cultures modèles avec le soin,
autrement facile, de les entretenir.
Des vivants, néanmoins, influencèrent le nouveau venu : le
Livre des Juges nous atteste qu'il laissa subsister de nombreux
groupes cananéens. Les uns, solidement installés dans la plaine,
le refoulèrent ou le continrent dans la montagne. Les autres
demeurèrent inexpugnables dans les vallées dont ils occupaient
les hauts escarpements. Seulement il arrivait à l'Israélite de
les soumettre au tribut '. Était-il assez fort et assez nombreux
pour les frapper de cette contribution, mais pas assez pour les
anéantir? on le croirait volontiers : la proportion de sa niasse
et de leur résistance lui suggérait probablement de déposer
le glaive et de reprendre la bêche, lorsque les territoires, va-
cants après conquête, lui suffisaient pour le nourrir. Quoi qu'il
en soit, nous savons positivement que, malgré les souvenirs
de guerre et les préceptes religieux, de pacifiques relations
s'établirent peu à peu entre l'envahisseur et les anciens habi-
tants. Voici ce que dit le Livre des Juges : « Les enfants d'Israël
habitèrent au milieu des Chananéens, des Héthéens, des
Amorrhéens, des Phérézéens, des Hévéens, des Jébuséens. Ils
prirent leurs filles pour femmes et donnèrent leurs propres
filles aux fils de ces nations, et ils servirent leurs dieux 2 ».
Parmi ces relations de voisinage, de famille et de culte, il
serait inconcevable que les éléments cananéens admis dans
la société juive n'eussent pas aidé à la diffusion d'exemples
agricoles et à de positives imitations. Le Cananéen possédait
sur l'Israélite l'avantage de l'exploitant déjà ancien et fort
exercé, sur le colon tout nouveau venu, forcément un peu
gauche. Bien qu'Israël fût trop fier d'être soi, trop méprisant en
bloc de tout groupe étranger pour avouer des influences venues
de là, celles-ci apparaissent conformes à la situation. Si le nou-
vel installé ne se refusait ni aux emprunts religieux, ni aux al-
liances de famille, c'est qu'il savait avec souplesse, — qu'on
1. Juges, i, 21, 2G.
2. Juges, ni, 5, 6.
38 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN' JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
nous pardonne le mot — « se mettre dans la peau » des vérita-
bles Cananéens.
En somme, il ne recevait pas sa formation agricole des Ca-
nanéens; elle se montrait déjà sérieuse à son entrée en Canaan:
mais il devait à ces prédécesseurs deux éléments considérables
de progrès dans cette formation : 1° aux massacrés dont il oc-
cupait les terres, il arrachait une belle et bonne installation de
ses cultures, pleinement en rapport avec les exigences et les
ressources du lieu; 2° aux survivants, dont il goûtait l'amitié
et l'alliance, il empruntait des entraînements et des exemples.
Mais, somme toute, le profit de ces influences présupposait chez
lui une formation de cultivateur.
C'est elle, maintenant, que nous allons observer, en reculant
vers une étape antérieure des migrations israélites.
Le séjour a Cadés. — L'exégète et l'explorateur qu'est le
II. P. Lagrange écrit à ce sujet : « Dans la péninsule du Sinaï
proprement dite, la culture est impossible. Mais les Hébreux
sont demeurés à Cadès à peu près les quarante années qu'ils
passèrent au Désert. Or, on sait aujourd'hui où se trouve Cadès.
Notre caravane biblique est une des quatre ou cinq expéditions
d'Européens qui ont pu pénétrer dans ces parages dangereux.
Nous avons constaté partout la trace d'anciennes cultures et d'an-
ciennes habitations. Ceux qui vécurent là n'étaient pas de sim-
ples nomades '. » En plein désert, cette région de Cadès — main-
tenant Kedeis — est « arrosée — fait inouï dans la péninsule —
par quatre sources dans un rayon d'une petite journée : à l'ouest
Aln-Mouelleh et Ain Keseimeh, à l'est Aïn-Kodeirat et Aïn-Ke-
deis ». Dans ce rayon, les mômes vestiges se multiplient. Une
végétation printanière, variée et riche, atteste que les semailles
devaient pousser vigoureusement. « Je ne prétends pas, — ob-
serve le P. Lagrange, — que les enclos, les cercles de pierre,
les silex taillés qu'on voit partout portent en eux-mêmes la preuve
du séjour des Israélites; je disque les antiques habitants qui nous
i ,R. P. Lagrange, La nui/iode historique, surtout à propos de l'Ancien Testa-
ment, p. 178, 179.
LES ORIGINES DU PAYSAN JLIF. - 39
laissèrent ces restes de leur activité devaient être précisément
clans la situation des Israélites : demi-nomades, demi-agricul-
teurs. Cachés dans les replis du Djebel-Maqrah, ils pouvaient
attendre l'occasion favorable pour s'emparer des contrées plus
riches où les Chananécus s'étaient fortement établis L »
Nous ne saurions mieux faire cpie de nous imaginer l'établis-
sement agricole des Hébreux à Cadès, d'après ce témoignage
d'un très exact observateur. Dans le rayon d'une journée en
caravane, le terrain cultivable était vraiment trop restreint pour
ne pas obliger ses occupants sédentaires à tirer le meilleur
parti de son irrigation et de sa fertilité. Aussi bien, leurs tout
récents travaux sur la terre d'Egypte préparaient les Israélites
à une culture d'oasis, appliquée et constante. La formation ac-
quise ou maintenue dans cette étape antérieure devenait singu-
lièrement précieuse à la station de Cadès.
En même temps, l'exiguïté du sol arable ne devait-elle pas
déterminer les tribus à lancer des essaims de pasteurs dans le
Désert tout proche? De là, sans doute, le retour marqué de cer-
tains groupes vers une vie plus pastorale. Les descendants de
Ruben et de Gad possédaient les plus nombreux troupeaux 2. C'est
à eux principalement que j'attribuerais le semi-nomadisme dont
vient de parler le P. Lagrange.
L'ensemble même de la nation n'en demeurait pas moins une
société agricole, en marche vers un pays où elle voulait se fixer.
C'était le contraire des sociétés nomades, qui se déplacent tou-
jours, sans prétendre jamais à un arrêt définitif. Le semi-noma-
disme qu'imposait le Désert demeurait une condition accessoire
de la station à Cadès. Mais celle-ci voulait des paysans.
Elle ne fut sans doute qu'une étape rapide; — trente-huit ans
passent comme une heure dans la vie séculaire d'un peuple.
Mais ses cultures en terrasses, à la façon montagnarde, prépa-
raient bien Israël aux sites et aux ouvrages de la Terre Promise,
par quelque chose d'approchant.
Néanmoins, cette vie de paysan au Désert, suppose une for-
1. R. P. Lagrange, Aln-Kedeis (Revue Biblique, 1896, p. 150).
2. Nombres, xxxu, 1 et suiv.
40 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
mation agricole, antérieure encore à l'arrivée dans ces parages.
Passons donc maintenant à la station immédiatement antécé-
dente des migrations israélites.
Dans la terre de Gessen. — Lorsque Jacob s'y installa,
c'était un territoire alors vacant. Il ne figurait pas encore au
cadastre royal des « Nomes » qui divisaient la vallée du Nil en
autant d'unités irrigables, culturales et administratives1. Il
s'étendait entre la branche pélusiaque du fleuve, qui est la plus
orientale, et le Désert. Ce n'était probablement qu'une espèce
de terre en friche, suffisamment arrosée pour produire de bons
pâturages. On pouvait donc y installer des étrangers sans dé-
pouiller les Égyptiens. Les Hébreux, justement, furent présentés
par Joseph comme des pasteurs, capables de garder les trou-
peaux du Pharaon, et admis à ce titre2. Ils durent alors se can-
tonner au voisinage des prairies marécageuses que coupe le
Delta, et au-dessous des berges hautes qui enserraient les eaux
de la crue. Il est à croire que, dans ce lieu et sous ce titre offi-
ciel de pasteurs, la masse des immigrés vécurent entre soi, car
les Égyptiens, cultivateurs souvent pillés ou menacés par les
nomades, exécraient les pasteurs3. « Pour le Bédouin qui, des
hauteurs du Mokattam, contemple l'Egypte comme une oasis
bleue entre les fauves barrières des sables, la tentation est cons-
tante de s'installer en famille dans cette plantureuse région4. »
C'est un envahisseur et un pillard, sans cesse menaçant.
Mais bien que pasteurs, officiellement reconnus pour tels, les
enfants de Jacob se montraient autres que des Bédouins, en
acceptant d'être cantonnés dans la terre de Gessen. Leurs
villages ne pouvaient s'établir que sur le faîte des berges, dans
le seul endroit qui émergeait au temps de l'inondation. Ce lieu
de séjour pliait ses habitants aux mêmes nécessités de corvée en
1. E. Naville, The Shrine of saft el Renneh andthe Land of Goshen, p. 13 et
6(>. — Vigouroux, La Bible et les Découvertes modernes, II, 217, 218. — Sur les
Nomes égyptiens, cf. A. de Préville. L'Egypte ancienne (Se. soc, X, 339 et suit.).
2. Genèse, xlvi, 31, 34; \i.vn. l, (>.
3. Genèse, xlvi, 34.
4. R. P. Lagrange, Études sur les religions sémitiques, p. 43.
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. , 41
masse et par saison, qui pèsent encore sur les fellahs contem-
porains : réparation des digues après le retrait des eaux; entre-
tien et curage des canaux ou de leurs ramifications, arrosage,
parle moyen soit de ces branchements, soit des fosses où l'eau
se conservait dans les mois de sécheresse. Les gros travaux de
la terre ne manquaient pas, bien que l'ameublissement du sol
par les dépôts limoneux supprimât le défonçage et simplifiât
le labour, En même temps des semis variés de concombres, de
melons, de poireaux et d'aulx fournissaient aux Israélites les
savoureux légumes dont se délecte encore le fellah égyptien.
Des plants de vigne, de figuiers et de grenadiers formaient
enclos autour de la maison, et donnaient leur ombrage aux
heures de repos. Bon laboureur, l'Israélite « mangeait du pain
en abondance ». Ses troupeaux lui donnaient « des marmites de
viande », et le Nil, des poissons, qui variaient agréablement ce
plantureux régime '.
Égyptianisés, dans une large mesure, par les nécessités de la
culture dans la vallée du Nil, voilà ce que nous apparaissent les
Israélites, dans quelques textes brefs, mais admirablement pré-
cis, de l'Exode, des Nombres et. du Deutéronome, que nous
venous d'utiliser. Ces textes portent leurs marques de vérité
sociale dans les traits d'exigences locales que les visiteurs ou
habitants de l'Egypte contemporaine peuvent encore vérifier;
ces traits sont permanents, comme la souveraineté du Nil sur la
culture de sa vallée 2.
Le pays de Gessen devint de la sorte une excellente école aux
Israélites pour l'endurance des gros ouvrages comme pour les
finesses de la culture maraîchère. Mais il n'en laisse pas moins
subsister un problème d'origines, qui recule encore devant nous.
Si Jacob et ses fils fussent venus en Egypte aussi purement pas-
teurs qu'ils voulaient bien le dire au Pharaon, ils se fussent mon-
trés incapables et dédaigneux des travaux agricoles. C'est naturel
à tous les pasteurs. Incapable d'ailleurs de conquérir le pays à la
manière des Ilyksos, la petite tribu des Enfants d'Israël eut sûre-
i. Exode, xvi, 3. — Nombres, u, •">; x.v, 5.
2. A. de Préville, L'Egypte ancienne (Se. soc, X, 163 et suiv.).
42 LE TYPE SOCIAL DU l'A Y-AN .H IF A L'ÉPOQUE DE 3ÉSUS-CHR1ST.
ment préféré les parcours du Désert à un établissement sur les
rives du Nil : ni oignons, ni poireaux, ni concombres, ni blés
n'eussent contre-balancé l'attrait des chevauchées, des rêveries
et des razzias. En abordant la terre de Gessen, Jacob et ses
enfants possédaient donc sûrement des notions et des pratiques
d'une culture au moins rudimentaire, en puissance de progrès.
Il faut nous rendre compte, maintenant, de celte formation
préexistante. Elle nous oblige à remonter encore vers une plus
ancienne étape de la race d'Israël.
LES COMMENCEMENTS DE LA CULTURE CHEZ LES PATRIARCHES. — Eli
dépouillant, au point de vue social, les narrations épisodiques
de la Genèse, nous apercevons Jacob, Isaac, Laban, les Téra-
chites, adonnés à une culture partielle des céréales. Bathucl
emmagasine chez soi de la paille et du fourrage en abondance.
Abraham, il est vrai, n'est jamais représenté comme opérant le
moindre labour sur la terre de Canaan : son sacrifice religieux
de la vie sédentaire allait peut-être à s'abstenir de toutes se-
mailles. Mais son fils Isaac sème du blé à Guérar. Par testament
oral, en quelque sorte, il enrichit Jacob de froment et de vin.
C'est bien une donation de vignes et de champs qu'il entend
signifier; car s'il n'avait légué qu'une provision en grange ou
au cellier, il ne dirait pas : « Que Vahwé Ëlohim te donne la
rusée du ciel et la graisse de la terre, l'abondance du froment
et du vin ». Aussi, lorsque Jacob cultive les champs de son héri-
tage, Joseph se voit, en songe, liant des gerbes avec ses frères :
voilà un rêve de laboureur 1.
Sans aucun doute, les patriarches ne sont pas de complets
laboureurs. Ils occupent, à la vérité, un domicile sédentaire;
mais il est d'ordinaire urbain ou suburbain, comme à llébron,
Guérar ou llarran, et ceci pour des fins de commerce. Maintes
fois les récits nous les représentent comme possédant beaucoup
d'argent et d'or en lingots. De telles richesses ne s'acquièrent
pas uniquement parle fauchage des blés et la pratique du pàtu-
l. Genèse, xi, 27, 32 ; xn, 1; x\i\. 7, 23, 'i. 29, 3Î; \wn, 23.
LES ORIGINES DU PAYSAN JUIF. ' 'i.'i
rage. Elles requièrent du négoce. Les ventes se basaient sur le
croit et sur les produits d'un très nombreux bétail, en parcours
au Désert ou bien dans les montagnes1. C'est donc un alliage
complexe du pasteur, du laboureur et du commerçant que réali-
sent les Patriarches. La culture n'y intervient qu'à un titre
accessoire : elle assure des provisions; mais ce n'est pas elle
encore qui donne la richesse. Elle ne prendra son importance
qu'au pays de Gessen. C'est là que le paysan se formera. Dans
le milieu patriarcal, il se préexistait, légèrement ébauché.
D'où venait donc aux Patriarches bibliques cette formation
compliquée et féconde ? Pourquoi furent-ils d'abord pasteurs à
troupeaux nomades et commerçants urbains, accessoirement
cultivateurs?
Cette recherche serait d'autant plus attrayante qu'elle nous
entraînerait à Our-Kasdim, la ville d'où Térach emmena son
fils Abraham et Lot, son neveu, pour émigrer en Canaan '-'. Our-
Kasdim porte un nom qui signifie la. ville des Chaldéens. L'idéo-
gramme cunéiforme qui désignait cette cité se retrouve gravé
sur les briques innombrables des ruines amoncelées à Mughéir,
vers la rive droite de l'Euphrate, dans la Basse Chaldée :i. Là
où insent tous ces décombres, une grande ville florissait à
l'époque d'Abraham. Elle hospitalisait d'incessantes caravanes.
Partis du golfe Persique, ces transports convoyaient les produits
des Indes vers l'Arménie, l'Asie Mineure, la Syrie, la Terre de
Canaan et l'Egypte, en suivant le pourtour du Désert '. Our-
Kasdim s'entourait aussi de magnifiques palmeraies, qui alter-
naient avec des champs de céréales. Terre native du froment et
de l'orge, la Basse Chaldée les cultivait en abondance, grâce
1. Ph. Champault, Les Patriarches bibliques [Se. soc, t. XXIII). — « Le foyei
sédentaire chez les Térachiles », Genèse, xi, 27, 32; m, 1; \xiv, 7. 23, 24, 29, 31 ;
xxxin, 17. — « Culture des céréales », wiii, f>; xxi, G ; xxiv, 25 ; xxvi, n : xxvii, 26,
28, 37. — « Art pastoral nomade », xm, 2. 5, 7; xwi, 14, 17 ; \xix, 2, 8; sxx, 35,
:(G; xixi, 22, 23; xxxii, 13, 15; sxx, vu, 12, 17. — « Commerce et richesse », xm, 1 ;
\\m, 14; \\\, 43 ; xi. n. 1, 2.
2. Genèse, \n, 31.
3. Ocpert, Inscriptions de Dour Sarkayan,p. 3. 9. — Vigouroux, l.a Bible et
les découvertes modernes, 1,381, 382.
4. Bahelon, La Société assyrienne (Se. soc.. I. 241, 245, 246).
&t LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST. .
aux canaux et aux réservoirs établis par Hammourabi et «es
prédécesseurs. Agricole et commerciale, à l'orée du Désert, une
telle région convenait bien au type complexe des Térachites.
Il serait à déterminer si les Sémites, ancêtres de ces derniers,
n'y descendirent pas des plateaux arméniens1. De notre temps
encore, ces régions façonnent des pasteurs avec troupeaux noma-
des, voyages commerciaux au long cours et culture accessoire
de vignes, de céréales et de fruits. Ces diverses productions, les
blés, les arbres, les herbes s'étagent naturellement sur les pentes
étendues de très hautes montagnes. Elles s'y entremêlent de
toutes parts, à raison des variables expositions, et des souffles
pluvieux ou secs, froids ou chauds, qui caressent et frappent
les replis des vallées 2.
Ce serait peut-être là, vers les sources de l'Euphrate, que les
produits naturellement variés du sol et les besoins de la vie
auraient demandé leurs premiers labours aux ancêtres des Pa-
triarches. Il faudrait, en ce cas, se les représenter pareils aux
Kurdes qui habitent les hauts plateaux, dominant le lac, la ville
et la vallée de Van. Cultivateurs rudimentaires, vivant l'été aux
pâturages élevés, sous des tentes de feutre noir, ils redescendent
l'hiver dans leurs villages aux huttes à demi souterraines. De
vallée en vallée, leurs immenses troupeaux sont conduits par
eux jusqu'aux centres de consommation en Syrie, en Turquie et
même vers la Transcaucasie :î.
Des voyages de ce genre purent amener à Our-Kasdim les
vieux Sémites, ancêtres d'Abraham. Et aussi bien, la tradition
sémitique affirmée dans la Genèse voit Noë laboureur et qui
plante la vigne; mais en même temps elle parle des tentes où
habite Sein 4. Nous retrouvons aussi bien la tente des bergers et
la maison du laboureur, le nomadisme du troupeau et le foyer
sédentaire, dans les usages des Térachites. Mais sur la terre de
1. Socialement, celte hypothèse est beaucoup plus vraisemblable que celle des
origines en Arabie, du Dr Hugo Winekler. Die Vôlker Vorderasiens. Cf. Lagrange,
Études sur les religions sémitiques, p. 53,54.
2. A. de Préville, l.a société védique Se. suc. XIV, lô'.î, 155 ■
3. A. de Pic ville, p. 15C.
i. Genèse, ix, 20-27.
LES ORIGINES DU PAYSAN JTJIF. 45
Gessen seulement, le pas décisif se franchit, qui supprima les
restes du nomade et façonna le vrai paysan. Le nomadisme acci-
dentel de la station à Cadès acheva lui-même de disparaître
dans l'établissement définitif en Palestine.
A celui-ci, les enfants d'Israël durent le caractère particulier
de leurs cultures dans la zone méditerranéenne : cultures en
terrasses, de montagnes peu élevées, à produits riches et variés,
où l'abondance des céréales balance généralement celle des vi-
gnes, des oliviers et des figuiers. L'héritage territorial dos Ca-
nanéens morts et les exemples des vivants activèrent l'adaptation
heureuse et prompte d'Israël à ces conditions de la Terre Pro-
mise; mais ne l'oublions pas encore, c'est au pays de Gessen, que
se préparèrent immédiatement les aptitudes nécessaires à cette
culture intense, quoique facilitée beaucoup par les avances du
sol et du climat. Au pays de Gessen, l'ancien semi-nomade à la
manière kurde se sédentarisa définitivement dans les travaux
soignés et forts que le séjour aux rives du Nil lui imposait rigou-
reusement et lui rémunérait d'ailleurs avec beaucoup de lar-
gesse.
Nous relèverions donc trois grands moments décisifs dans la
genèse antique du paysan juif :
1° Au pays de ses origines, chez les Sémites ancêtres d'A-
braham, les triples exigences locales de la culture rudimentaire,
de l'art pastoral nomade à grand parcours et du commerce ur-
bain, enrichissaient la société térachite de virtualités sociales
multiples *;
2° Au pays de Gessen, le semi-nomade qu'était encore Jacob
disparut dans les générations suivantes. Le paysan naquit et
grandit vigoureux ;
3° En Canaan, le paysan trouva un sol aménagé et des exem-
ples suggestifs qui achevèrent son type. Et celui-ci dura quatorze
siècles.
1. Le développement particulier de ces virtualités diverses, et ses lois générales
sont esquissées dans l'ouvrage d'Edmond Demolins, Comment In roule crée le Type
social (liv. II, (li. i. « Les types arabe et saharien ». — L. Poinsard, Les Chal-
déens (Se. soc, XVI et suiv.).
III
L'EXPANSION DES RAPATRIÉS SUR LES MONTS DE JUDA
L'attirance de la montagne. — Après avoir suivi les origines
du paysan juif dans une série de migrations éducatives où se fa-
çonnèrent ses aptitudes, nous connaissons le fait et les causes
de sa formation aux cultures variées que requérait la Pales-
tine.
Mais celle-ci, nous le savons encore, se partage sur la rive
droite du Jourdain en deux massifs distincts, en deux provinces
naturelles : la Judée et la Galilée. Judéens et Galiléens se res-
semblaient et ditïéraient, comme il arrive entre voisins de pro-
vince à province : leurs travaux respectifs subissaient les condi-
tions ou exploitaient les ressources d'une commune patrie, et
cependant chacun de ces deux frères se ressentait des spécialités
que voulait sa région. Le type générique du paysan Israélite se
réalisait donc en deux espèces : le paysan judéen, le paysan
galiléen.
Nous devons donc les étudier chacun à part, sous le double
aspect des conditions particulières du lieu et des travaux qui
s'ensuivent. Des deux côtés, le paysan s'adapte à la nature du
pays et s'en adapte les ressources, en fonction des moyens essen-
tiels de la formation juive.
Commençons donc par les Judéens. Des raisons naturelles
nous imposent cet ordre. Ce sont les Judéens qui, au retour de
l'exil, recommencèrent en Palestine un Israël nouveau, ("est
d'eux encore que, peu à peu. sortirent des émigranls qui re-
peuplèrent la Galilée ou la reconquirent. Les Judéens représen-
l'expansion des rapatriés sur les monts de juda. 47
lent donc le type générateur de la société juive : cette influence
et la priorité qu'elle suppose veulent ainsi que nous les étudions
d'abord.
Et puisque le paysan est essentiellement l'homme du pays,
nous tâcherons avant tout de démêler quels motifs lui comman-
dèrent son choix des monts de Juda comme centre de repeuple-
ment. Pourquoi donc cette reconstitution nationale à partir de
cette région?
Une raison matérielle se présente d'abord. D'après les listes
d'Esdras, quarante-neuf mille six cent quatre-vingt-dix-sept
personnes rentrèrent de Babylone au pays des ancêtres1. Pour
repeupler ou reconquérir un territoire de 26.000 kilomètres
carrés, ce n'était guère : moins de deux habitants par kilomè-
tre carré ! On ne pouvait simultanément se disséminer partout.
Soit qu'il s'agit de remettre en état des sols abandonnés de-
puis soixante-dix ans, soit qu'il s'agit de refouler des occu-
pants, semi-nomades comme leslduméens, ou sédentaires comme
les Samaritains, une diffusion prudente s'imposait de vallée en
vallée.
Mais cette raison de modicité numérique obligeait simplement
à se concentrer ; quant à coloniser plutôt les monts de Juda
que ceux de la Galilée, le nombre en soi n'y faisait rien.
Une préférence alors détermina le choix de la montagne
judéenne. Sur quels motifs se basait-elle donc?
Traditions de famille. — Pour les neuf dixièmes à peu près,
les caravanes des rapatriés se composaient de Judaïtes et de
Benjaminites, répartis par familles, que conduisaient leurs chefs.
Esdras en donne la liste, comme les vieux chroniqueurs nor-
mands nous donnent celle des compagnons de Guillaume le
Conquérant. Mais, tandis que ces derniers s'en allaient « galgner
terre » en pays inconnu, les exilés retournaient vers des loca-
lités que les vieillards les plus Agés avaient habitées, que les
annales domestiques des jeunes leur désignaient comme la patrie
1. Esdras, n, fii-65.
48 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L EPOQUE DE JESUS-CHRIST.
de leurs ancêtres. Ces hommes qui étaient nés pour la plupart à
Babylone, se qualifiaient gens de Bethléem, d'Anatoth, de Rama,
de Béthel, de Haï, de Lod, de Jéricho. De fait, les deux anciennes
tribus de Benjamin et de Juda avaient toujours occupé les mon-
tagnes qui portaient le nom de Juda1.
Cette attirance générale des rapatriés pour les endroits où
vivaient leurs pères n'atteste pas seulement une tradition
domestique ; mais une tradition de sédentaires et de paysans.
« Chacun s'établit dans sa propriété et dans sa ville, » dit le
Livre de Néhémie2.
Néanmoins, le paysan eût aussi bien retrouvé des empla-
cements pour ses blés, ses vignes, ses oliviers, dans un endroit
où ses pères n'eussent pas habité. Si donc il préférait délibéré-
ment se réinstaller sur les monts de Juda, dans sa propriété de
famille, c'est que la tradition de ses ancêtres l'emportait chez
lui sur toute autre influence.
Cette primauté se comprend, si Ton se reporte aux origines
du paysan juif. Dès les temps d'Abraham, les Sémites, ancêtres
des Hébreux, nous apparaissent façonnés à la cohésion du groupe
familial parmi leurs migrations d'Our-Kasdim au Pays de
Canaan. Bien que sédentarisés à demi par la culture et par
l'établissement de leurs foyers sous un toit, ils pratiquent
largement encore l'art pastoral nomade et la vie sous la tente.
Les déplacements consécutifs à ce genre de tra\ail exigent de
soi une direction expérimentée, une commune entente dans la
conduite du troupeau et la sécurité. L'art pastoral lui-même
supporte excellemment la jouissance indivise dans un groupe
étendu. Il n'exige pas les efforts individuels et les initiatives qui
dissolveraicnt le communisme de la steppe. Aussi, l'on ne peut
s'empêcher de reconnaître une antique tradition, socialement
bien vraie, dans ce passage de la Genèse3 où les nations sémi-
tiques sont dites constituées d'abord selon leurs familles, avant
de l'être selon leurs pays, tandis que les japhétites le sont d'abord
1. Esdras, l, 5; l», 1, 58, 64, 67.
2. Néhémie, xi, 3.
:!. Genèse. \. ">. 31.
L'EXPANSION DES RAPATRIÉS SIR LES MONTS DE JUDA. 49
selon leurs pays et ensuite selon leurs familles. Les Hébreux
concevaient leurs origines à la manière pastorale, comme do-
minés avant tout par les usages et traditions de la famille : c'est
bien le cas encore à l'époque d'Esdras. Après avoir donné sa
personnelle généalogie, jusqu'Aaron, frère de Moïse, Esdras
donne également celle des chefs de famille qui revinrent avec
lui de Babylone en Judée '. Du moment que les rapatriés se réins-
tallaient dans la propriété de leurs ancêtres, ces listes de noms
valaient des titres obligatoires.
Sans doute, une visible atténuation de la solidarité commu-
nautaire s'observa de bonne heure, môme chez les Patriarches,
par l'effet de la culture. A proportion que celle-ci introduisait
l'application et le labeur individuel, des inégalités se dévelop-
paient entre membres du même groupe. Des besoins de propriété
s'affirmaient comme des droits. Nous reviendrons plus loin sur
cette évolution; il nous suffît d'observer ici que, devenu paysan,
après dissolution des grandes communautés patriarcales, après
constitution de petits biens de famille à la taille de chaque
ménage, Israël demeura toujours un peuple essentiellement
traditionnel. Sa culture même l'y inclinait. Des conditions très
stables de climat, de terroir, d'aménagement, de production,
de richesse gouvernaient ses labours et modéraient ses efforts,
tout en les stimulant. Quatorze siècles durant, depuis l'entrée
de Josué en Palestine, jusqu'à la prise de Jérusalem et à la ruine
du pays par Titus, l'Israélite se sentit dispensé de cultiver la
terre autrement que les Cananéens la lui avaient livrée. La
moderne question du progrès des méthodes n'existait pas chez
lui. Si donc un particularisme bien relatif résultait de sa vie
agricole, il était contre-balancé par la stabilité de sa tradition,
soit familiale, soit culturale.
Voilà pourquoi les rapatriés se réinstallèrent tout simplement
sur les propriétés de leur ancêtres, en se guidant vers elles par
des souvenirs de famille, et justifiant de leurs droits par des
tables généalogiques. C'est donc avec l'amour intense du paysan
pour la terre, et l'amour souverain du paysan communautaire
i. Esdras, mi. I, 6; vin, l, i i.
.')() LE TYPE Si (CI AI. DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
pour le sol des aïeux, que les hommes de Benjamin et de Juda
entreprirent de repeupler la montagne judéenne.
Une tradition voisine et différente les inspirait encore. Nous
devons donc la signaler, sous peine de tronquer notre vision
des recommencements nationaux sur les monts de Juda.
Traditions religieuses. — C'est un fait qu'à toute époque de
leur histoire, mais notamment après le retour de la captivité,
les Hébreux sont un peuple essentiellement religieux dans un
sens très particulier : ils se préoccupent au premier chef de
leurs relations nationales avec Dieu, au point de vue de son culte
extérieur et public. Voici comment le livre d'Esdras explique le
retour même de Babylone : « Les chefs de famille de Juda et de
Benjamin, les prêtres, les lévites, tous ceux dont Dieu excita
l'esprit, se levèrent pour aller rebâtir la maison de Yahwé à Jéru-
salem ' ». D'après cette intention, nous constatons que les
rapatriés n'agissent pas simplement envers Dieu comme envers
le Créateur unique de toutes choses que chaque homme doit
adorer ; mais comme envers le Dieu spécial de la communauté
Israélite, lequel prit domicile à Jérusalem. D'après un dogme
fondamental de sa foi, qui remonte à Moïse et aux patriarches,
Israël se considère comme choisi entre toutes les nations pour
honorer Yahwé d'un culte vrai, honnête, pur; en conséquence de
sa fidélité à cette vocation, il tient qu'il recevra un salaire de
protection, une surabondance de prospérité sur ses travaux et
sur son pays. Tel est le Dogme de l'Alliance2.
Que ce Dogme national du Juif se fonde véritablement sur le
choix même de Dieu, comme le dit la Bible, c'est au théologien,
à l'exégète, à l'apologiste d'en connaître et d'en montrer la
preuve. La simple observation des faits et groupes sociaux de-
meure incompétente pour établir ou pour nier ce fait de pro-
vidence et de surnaturel. La science soeialc demeure ici dans la
i. Esdras, i, ■">.
•». Genèse, \\. — Exode, \i\, \xi\. sxxiv, 10, 28. — Deutéronome, i\ . 37 el s. :
vu, ''>, S; vin, 1"; x, ii. — Juges, \, 16. — Exode, x\. 16; \i\. G el s. Nombres,
XVI, 41, tic.
l'expansion des rapatriés sur les monts de juda. 51
même position que la physiologie ou la physique en face d'un
fait de libre arbitre ou de moralité. Sans donc entrer hors
de propos dans le domaine des sciences religieuses, je constate
néanmoins ce phénomène historique de groupement religieux :
lorsqu'il s'agit d'adorer Dieu, les Juifs se réunissent dans le
culte de Yahwé, comme dans le culte du Dieu des ancêtres, du
Dieu national. A ce point de vue, nous voyons clairement que,
aux yeux des Juifs et dans leur pratique, Yahwé est honoré comme
le premier personnage de leur communauté.
De cette première observation, deux autres suivent, étroite-
ment solidaires, et se complétant l'une par l'autre.
1° Cette nationalisation de la Divinité n'existait pas chez les
seuls Juifs. D'autres Sémites la pratiquaient aussi. Les Tyriens
adoraient Melkart, dont le nom signifie le roi de la cité. Ils
l'appelaient encore leur Baal, c'est-à-dire le maître de leur
territoire et de ses habitants'. Les Moabites adoraient Camos,
dieu national dont ils se disaient les fils et lés filles, et qui
était aussi le dieu du pays 2. Selon que les communautés sé-
mitiques s'agrégeaient dans une cité autonome ou dans une na-
tion, elles se pourvoyaient ainsi d'un dieu municipal ou natio-
nal. C'était à lui de veiller souverainement aux intérêts publics.
Mésa, roi de Moab, fit graver une stèle où il narrait l'inspiration
que Camos lui avait donnée de repousser Israël, envahisseur
de son royaume '■'•. Les temples de Melkart se disséminaient de
station en station sur les caps méditerranéens d'où les Phéni-
ciens commerçaient avec les peuples du littoral : le dieu mu-
nicipal du grand comptoir tyrien devint ainsi le dieu colonial
de ses nombreuses succursales, telles que Malte ou Monaco 4.
Il protégeait également la métropole et son négoce : à raison
de ce bienfait, son profil se gravait sur les monnaies tyriennes.
Ces fonctions publiques de la divinité nous manifestent l'adap-
1. R. P. Lagrange, Études sur les Religions sémitiques, 8;}, 91, 99, 487.
2. Nombres, ixi, 29. — Inscription, de Mésa, roi de Moal>, I. V [Revue Biblique,
1901, p. 524).
3. Inscription de Mésa, I. XIV el suiv.
i Prosper Castanier, La Provence préhistorique el protohistorique, i. 241 el
suiv.
52 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
tation de la croyance et du culte au service d'une communauté
et de ses intérêts majeurs. La tendance est universelle, dans
l'humanité, de s'assurer le concours divin ; mais dans les cas par-
ticuliers de ces déités nationales, municipales, métropolitaines,
coloniales, une communauté publique ramène à soi les puis
sances du ciel autant qu'il est en elle. Elle veut un dieu qui
laide, et donc un dieu qui soit son dieu, le dieu de son terri-
toire, de ses citoyens, de ses travaux et entreprises. Par con-
séquent, elle l'occupe d'elle-même, exclusivement, avec cette
préoccupation de soi qui devient plus intense à mesure (pie
l'esprit de communauté domine dans la cité ou dans la nation.
Ce sentiment d'appartenance réciproque et jalouse éclate as-
surément dans la fierté d'Israël, rappelant à Yahwé les clauses
de leur Alliance. Le Dogme de celle-ci représente Yahwé comme
le père de la nation. Maître du monde entier et de tous les peu-
ples, il a prédestiné Israël pour le servir d'un culte unique et
pur; il a prédestiné la Terre de Canaan pour la donner à
Israël, comme un propriétaire qui baille une terre à son mé-
tayer. C'est pour cela qu'il est le Seigneur, et qu'il protège son
peuple et le pays que son peuple habite '.
Cette nationalisation de la Divinité n'autorise pas a conclure
que le culte de Yahwé ressortait purement et simplement de
la mentalité communautaire et nationale d'Israël. L'observateur
doit tenir compte ici d'un second fait. Lue différence capitale
se manifeste entre la religion d'Israël et les cultes des muni-
cipes ou des peuples voisins. Camos, Melkart, As tarte, Tani-
mouz admettent des mutilations rituelles, des prostitutions, des
sacrifices humains : les exigences du dieu se plient à celles de
la superstition ou de la débauche dans le milieu social où il
est adoré. Tammouz ou Adonis est honoré d'abord comme un
dieu de la végétation : le dieu qui se cache dans le grain de
la récolte, et dont les femmes pleurent la mort violente sous la
faucille du moissonneur. Ingénument naturaliste, cotte sorte de
I. Deutéronome, \\\n. G, 18. — Jérémie, m, 4, 19; \\\i. 9. — [sale, uni, 16;
lxiv, 7, etc.
l'expansion des rapatriés sur les monts de juda. 53
fête expiatoire exprime bien un mythe d'agriculteurs. Mais,
transportée dans les milieux urbains, elle y participa aux cor-
ruptions spéciales que le commerce, l'aftluence des étrangers et
la désorganisation de la famille introduisaient dans les mœurs :
à Byblos, ville de la côte phénicienne, la ville par excellence du
culte de Tammouz-Adonis, les femmes qui ne voulaient pas sa-
crifier leur chevelure au dieu mort et pleuré par Vénus, de-
vaient sacrifier leur pudeur à des étrangers l. Les hommes
faisaient les dieux à leur image : c'était la loi générale des re-
ligions antiques.
Mais, chez les Hébreux, des prophètes, des législateurs, tous
ceux, en somme, qui représentaient le personnel actif des grou-
pements religieux et qui parlaient au nom deYàhwé montraient
une absolue intolérance pour ces répercussions superstitieuses
ou immorales, soit d'un naturalisme ingénu et mythique, soit
d'une corruption positivement éhontée. Et cependant, par ail-
leurs, les conditions agricoles de la vie d'Israël trouvent Yahwé
accommodant et sympathique, lorsqu'elles sont honnêtes et na-
turelles. Les trois grandes fêtes annuelles de la religion sont
des fêtes du travail : la Pàque se rattache à l'élevage et à
l'art pastoral, avec le sacrifice de l'agneau; à la moisson com-
mençante des orges, par l'offrande des gerbes et la manduca-
tion des pains sans levain. La Pentecôte célèbre la moisson ache-
vée de toutes les céréales; la Scénopégie ou fête des cabanes
abrite sous des tonnelles de feuillages, les festins, les chants,
les actions de grâces pour la clôture de toutes les récoltes,
après la fin de la vendange et des dernières cueillettes. Yahwé
consent ainsi à se laisser traiter comme un dieu agricole,
pourvu que cela ne devienne point l'occasion des vices qu'il
réprouve 2.
C'est résister énergiquement à des tendances populaires, qui,
plus d'une fois se manifestent chez les Juifs. Pour satisfaire a
1. Lagrange, Études sur les religions sémitiques, 306, 308, iî'<. 445. Cf. II. Vin-
cent, O. P., Canaan, d'après l'exploration récente, 201, 203.
2. Lagrange, La méthode historique, à propos de l'Ancien Testament, W Con-
férence. — Lévitique, wni, 4,22, 39, 43. — Deuléronome, \\i.
oi LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L EPOQUE L>E JESUS-CHRIST.
leurs entraînements, ceux-ci adorent Camos, Moloch, Astarté.
demandent le culte que réclame leur imagination ou leur sen-
sualité aux Panthéons de leurs voisins. Mais, sans fléchir, sans
rien céder à ces tendances, les prophètes, les fervents de Yahwé,
maintiennent ses exigences d'un culte pur et unique. Ainsi, di-
verses répercussions, et bien puissantes, soit du naturalisme
rural, soit de la corruption urbaine cessent d'agir, lorsqu'elles
rencontrent Yahwé. Une croyance, un culte, leur résistent, qui
demeurent intangibles aux superstitions naïves du paysan, aux
mœurs licencieuses des familles désorganisées et des cosmo-
polites. Voilà un fait social de transcendance , que nous devons
constater ici comme unique et certain. 11 n'appartient pas à la
science sociale d'en poursuivre les causes, puisque ce fait dé-
passe le cours général des répercussions publiques ou privées,
tel que nous l'observons établi chez les peuples antiques. Mais,
néanmoins, notre science demeure dans la sphère de sa com-
pétence en constatant cette splendide exception, puisqu'elle se
manifeste dans la trame collective des phénomènes religieux,
particuliers au culte de Yahwé.
Sous bénéfice, par conséquent, de cette observation tics impor-
tante, nous admettons une part de tradition communautaire et
sémitique, dans le projet religieux de rentrer en Palestine, afin
d'y rebâtir la maison de Yahwé. Cela ne dément ni ne diminue
l'inspiration d'en haut que relate le Livre d'Esdras : elle se
trouve, au contraire, exactement replacée dans le milieu humain
de son action réelle.
D'importantes conséquences résultèrent de là, pour le repeu-
plement de la Judée.
D'abord, il commença par Jérusalem, puisque Jérusalem
était la Ville Sainte où habitait Yahwé avant l'exil. Les chefs
du peuple s'y établirent. La multitude elle-même tira au sort
un homme sur dix pour y demeurer encore. D'autres enfin s'y
installèrent d'eux-mêmes1. Le Temple, particulièrement, né-
cessita la présence d'un certain nombre de prêtres, de lévites,
I. .\ clic mie, \i. I, 2.
L'EXPANSION DES RAPATRIÉS SLR LES MONTS DE JUDA. 55
de portiers, de chantres, de gardiens, domiciliés encore dans
la ville sainte '.
Néanmoins sur les quatre mille prêtres, sept cents lévites et
autres serviteurs du sanctuaire qui s'adjoignirent aux rapatriés,
tous ne demeurèrent pas dans la capitale. Plusieurs se réta-
blirent dans les anciennes « villes sacerdotales et lévitiques 2 ».
L'existence de ces derniers groupes réagissait à sa manière
sur la remise en culture du pays. Sauf des jardins et des pâ-
turages dans les banlieues de leurs cités résidentielles, les
prêtres et les lévites ne possédaient pas de domaines agricoles.
Ils vivaient essentiellement du casuel de leurs fondions, lors-
qu'ils officiaient dans les cérémonies et sacrifices du Temple.
Mais à côté de ce revenu intermittent et aléatoire, des rede-
vances plus fixes leur étaient assurées sous forme de dimes
variées sur les produits de la terre ou de prémices3. C'étaient
des impôts en nature, frappant les céréales, les fruits, le vin
nouveau, l'huile et le bétail; en somme,. ils atteignaient la pro-
duction entière du paysan. Chapitre par chapitre, son copieux
budget s'en ressentait chaque année. De tels impôts ne pou-
vaient vraiment se percevoir que parmi une population aux
ressources multiples et abondantes; ils supposaient les riches
cultures que nous avons décrites. Ainsi, la réinstallation du
Temple et de son personnel équivalait, de la part des Juifs, à
un engagement de nourrir le prêtre et le lévite. Cet engage-
ment d'ailleurs fut pris expressément, avec la spécification des
produits à dimer et des prémices à offrir. Un acte en fut dressé,
où Néhémie, le gouverneur, les principaux des prêtres et du
peuple apposèrent leur sceau 4.
La marche descendante suivie par les colons. — A partir de
Jérusalem et des hauteurs circonvoisines, les neuf dixièmes des
rapatriés se disséminèrent par groupes.
i. Néhémie, si, i, 19.
». Néhémie, vu, 73; xi, 20, 36. Cf. Nombres, \\w. I, s. Josué, sxi, l, 42.
3. Néhémie, s, 35, 39.
i. Sclu: mie, x, 1, 29.
56 LE TVPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
Aux premiers temps la frontière septentrionale se dessinait
un peu au nord de Jéricho et de Mitspa; celle du sud au nord
d'Hébron; celle de l'est surplombait la mer Morte et les déserts
adjacents; à l'ouest Estaol était un peu dépassé. Esdras, avons-
nous dit, suppute à 49.097 personnes les immigrants qui se
réinstallèrent. Trente kilomètres en longueur, 20 à 25 en lar-
geur, c'était, à vol d'oiseau, une superficie de 700 kilomètres
carrés à peu près. On était loin d'en occuper toutes les parties.
Par places on devait se tasser. Il est vrai que les replis du
terrain multipliaient les surfaces. Mais çà et là des rochers,
des plateaux secs et pierreux excluaient la culture. L'essaimage
des colons dut vite s'imposer.
De fait, la colonisation se poursuivit dans tous les sens où la
montagne acceptait la culture. Nous ne pouvons malheureuse-
ment en marquer les étapes, à mesure des années. Les docu-
ments bibliques se taisent relativement à la période qui va de
Néhémic aux Macchabées (450 à 167 av. Jésus-Christ). Mais on
présume une marche lente, à reconnaître ses limites et ses pro-
grès dans l'époquemacchabéenne. Les princes-pontifes qui don-
nèrent leur nom à cette phase historique, étaient originaires
de Modin. Or, cette petite ville surveille la plaine de Séphéla,
aux portes occidentales de la montagne, comme une grand' -
garde extérieure. De ce côté donc, la colonisation avait gagné.
Mais c'est seulement sous Jonathas, 100 av. Jésus-Christ, que
lîéthel au nord, Emmaùs à l'ouest et sur la plaine encore, fu-
rent de nouveau réoccupés. Au sud la frontière atteignait
Bethsour. Or, cette dernière ville est à 25 kilomètres de Jéru-
salem, Béthel à 15, Emmatts à moins de 30. C'est donc très
lentement, comme par coulées irrégulières, ici plus avancées,
à côté plus en retard, que les Juifs reconquéraient leurs mon-
tagnes et leurs vallées. Aussi bien, le relief du sol ne se prêtait
pas à un envahissement par étapes égales et toujours symétri-
ques. De plus, les immigrants devaient procéder en véritables
paysans et par gioupes communautaires. Ils commençaient par
tirer tout le parti possible d'une vallée ou d'un plateau; et
puis, quand le terrain avait donné tout son fruit el devenait
l'expansion des rapatriés sur les monts de jud*a. 57
trop étroit, un essaim devait se détacher et se porter un peu
plus loin l.
Mais des obstacles se rencontraient, dont les diverses résis-
tances compliquent l'expansion juive, ici de luttes victorieuses,
et là de recals définitifs. De ces obstacles, les uns tenaient im-
médiatement à la nature du pays; les autres, à la solidité plus
ou moins grande des populations qui s'y étaient installées.
Nous allons donc observer comment le paysan juif les affronta
l'un après l'autre.
Obstacles naturels : sols arides et intransformables. —
Essentiellement agricole, la colonisation des rapatriés s'arrêta
devant les zones rebelles à la culture.
C'était d'abord le Désert de Juda, qui s'étage sur le versant
oriental des montagnes, au-dessus de la mer Morte. Large de
20 à 30 kilomètres, sur une longueur de 100 à 110, il dissimule
de secs et arides ravins, entre des collines qui se dressent, pa-
reilles à des cônes. A peine les pluies d'hiver déterminent-elles
çà et là un peu de fraîcheur et de végétation, utilisées par les
bergers de Maon, de Garmel et de Tékoa. Quand arrive la saison
chaude, les gorges qui dévalent sur la mer Morte ne laissent
voir que la roche nue et des éboulis. Sur ce terrain, le paysan
juif demeurait vaincu.
Il le demeurait encore dans la vallée du Jourdain. Les villes
ou les villages ne dépassèrent jamais les promontoires de
rochers qui, de très haut, surplombent le fleuve. Ni lui ni ses
abords n'attirent la culture. Il fertilise à peine ses berges
immédiates. C'est son orgueil et sa splendeur, disait la Bible :
là foisonnent des tamaris, des roseaux, des papyrus, toute une
flore tropicale, où émergent des peupliers. Mais que rapportent
ces magnifiques et stériles bosquets? Au-dessus, des terrasses
de sable montent comme par étages et demeurent à jamais
I. .l'indique les étages du repeuplement d'après Schiirer, Geschichle des Judis-
clien Vol/ces im Zeitalter Jesu Christi, II, 1, 5. Cet historien résume très complè-
tement les données des deux sources que nous possédons : les Livres des Maccha-
bées et les Œuvres de Flavius Josèphe.
,"')8 LE TYPE SOCIAL Kl PAYSAN JUIF A L EPOQUE DE JESUS-CHRIST.
arides : le fleuve ne les arrose point, même au temps de ses
plus hautes crues. Le Jourdain n'est donc pas, comme le Nil ou
l'Euphrate, un de ces cours d'eau qui dérivent leur trop-plein
sur les campagnes riveraines, suggèrent rétablissement de
digues régulatrices et de canaux irrigateurs, fleurissent le dé-
sert, nourrissent le blé, développent les villes et les villages,
condensent et enrichissent les populations.
Si, dans la plaine de Jéricho, une splendidc oasis, arbores-
cente, herbue et maraîchère entoura le Bas-Jourdain, ce sont des
sources particulières qui alimentaient sa fécondité. A l'exceplion
de ce territoire privilégié, les Juifs no s'établirent pas sur les
rives du Jourdain. Phénomène peut-être unique dans l'histoire
des fleuves, il demeurait insociable. On n'approchait de ses eaux
que pour les franchir ou pour trouver la solitude. Élie se cacha
dans ses fourrés, vers le torrent de Carith. De la Judée et de Jé-
rusalem, les multitudes accoururent dans ses flots, au baptême
de Jean. Mais leurs campements s'évanouirent quand le prophète
disparut 1.
L'expansion juive se limitait donc aux terres cultivables; elle
les recouvrit presque toutes. Aucune d'elles n'échappa sur les
versants occidental, oriental et méridional des monts de Juda.
Au nord, il n'y avait pas de versant : la chaîne se continuait
par les monts d'Ephraïm. ('/était donc, au point de vue du lieu,
une contrée ouverte aux émigrants; mais le lieu n'était pas
vacant, et un obstacle majeur s'y dressa devant les Juifs.
Obstacles de voisinage : populations agricoles impossibles a
évincer. — Lorsque les Juifs revinrent d'exil, une très ancienne
colonie occupait le terrain. En 721, Salmanasar déportait en
niasse les habitants du royaume d'Israël, d'après l'usage baby-
lonien. Saigon, son successeur, distribua le territoire dépeuplé
à des émigrants, tirés de la Médie et des plaines de Mésopotamie.
i. Vigouroux, Jourdain, D. B. V., III. 1710. — Au nord de Jéricho, dans la
vallée du Jourdain, llérode fonda Phasaëlis; mais c'était au milieu d'une oasis
comme celle de Jéricho, (trace à des sourres qui nourrissaient des palmiers el des
cultures variées (Josèphe, XVI; Anl. jud., V. 2; I, Cintre des Juifs. XXI, '.'.
Schuier, II, |>. 158).
l'expansion des rapatriés sur les monts DE JUDA. oi)
Ces origines indiquent des colons agricoles. Au siècle de Jésus,
d'après Flavius Josèphe, l'état de leurs cultures atteste le bon
parti qu'ils surent tirer des ressources locales. Moins déboisée
que la montagne de Juda, pourvue de cours d eaux plus régu-
liers, entrecoupée de plaines, larges pour la contrée, comme
celle d'Elmakhna, au-dessous de Naplouse, la montagne d'E-
phraïni facilitait l'enracinement de ses cultivateurs. Par la pros-
périté de ceux-ci, les villes se relevèrent. Autour de Samarie,
l'ancienne capitale, s'étendaient justement les meilleures terres
de la région. Les occupants en prirent le nom de Samaritains1.
Ces rivaux agricoles opposaient de solides obstacles à la péné-
tration des Juifs, soit pacifique, soit conquérante. Quand des pas-
teurs et des nomades lèveraient le camp, les paysans défendent
leurs champs et leurs maisons. Si le village est saccagé, la ville
sert de refuge, et on la défend bien. Çà et là seulement la pous-
sée judéenne vainquit ces résistances. Au nord et au nord-ouest
de Jérusalem, les cantons de Lydda, Ephraïm et Ramathaïm
furent peuplés de Juifs et, par suite, enlevés aux Samaritains sous
le pontificat et priiicipat de Jonathas (101-143 av. J.-C). Hyrcan
détruisit même Samarie en 129 : le siège avait duré toute une
année. D'ailleurs, cette victoire et ces annexions ne déracinaient
pas les familles samaritaines; la richesse du sol, leurs travaux
et leurs possessions les fixaient à l'envi 2.
De là, on le conçoit, une spéciale animosité entre les Juifs,
des envahisseurs, au point de vue des Samaritains, — et ceux-ci,
des intrus, au jugement des Juifs. Le grief d'hétérodoxie et de
culte schismatique s'ajoutait, il est vrai, de la part des Israé-
lites; caries Samaritains adoraient Yahwé sur leur mont Gari-
zim, et non pas à Jérusalem. Mais ce grief n'eût-il pas existé, le
riche et le solide établissement des Samaritains, au cœur même
de la Palestine, exciterait par lui-même l'hostilité des Juifs. Pour
eux, l'enclave samaritaine est du terrain volé. Et le conflit s'é-
1. II Rois, wii, 2i et suiv. — Josèphe, XV; Antiquités judaïques, \ ni, 5. — A.
Legendre, Tribu d'Ephralm, D. H. V., II. 1876. — Josèphe, III, Guerre tics Juifs,
ni, 4.
2. I Mucc. i, 3. i; XIII. Ant.jud., X. 3. — Schuicr, II, 1.
60 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
tcrniso, puisque le Samaritain demeure indélogeable à son foyer
et sur ses terres.
Nous retrouvons ici un cas typique : des sédentaires, d'égale
force ou à peu près, tiennent en échec la colonisation israélite,
sur le terrain agricole où elle s'avance ailleurs victorieusement.
Parfois aussi, des jeux d'alliance avec les Grecs, les Syriens ou
les Romains appuient efficacement l'obstruction des Samaritains.
Mais ces alliances elles-mêmes dénotent l'attachement au terri-
toire menacé ; les occupants cherchent toujours un protecteur et
une puissance militaire contre l'envahissement du Juif, armé de
la bêche et de l'épée. La question agricole domine ici la diplo-
matie.
Sur la limite occidentale de la zone monlagneuse, elle se com-
pliquait, en outre, d'intérêts urbains et commerciaux, contre les-
quels le paysan ni le soldat israélites ne pouvaient prévaloir.
Explorons maintenant ce terrain nouveau de la résistance à l'ex-
pansion juive.
La zone des villes hellénistiques, la séphéla. — Les dé-
filés des monts de Juda s'entrebâillent à l'ouest, discrètement,
sur les belles terres de la Séphéla, Celle-ci étale de suite ses
alluvions fertiles et ses coteaux ensoleillés. Les cultures pou-
vaient s'y étendre sur une longueur de 70 kilomètres et une
largeur variable entre 15 près de Gaza et 10 ou 12, plus au nord,
aux environs de Joppé. La plaine de Saron lui succédait, conti-
nuant de s'efiiler jusqu'à la pointe du Carmel.
Naturellement, ces beaux espaces cultivables tentaient les
émigrants juifs; ils descendaient vers eux, par les mêmes brè-
ches et les mêmes vallons que les torrents de leurs montagnes.
A 50 mètres au-dessus de la Méditerranée, 12 kilomètres à peine
en arrière du rivage, Lyclda et Adula sont occupés par les Hé-
breux au temps cie Simon Macchabée (143-135 av. J.-C). Sur la
même ligne à peu près, légèrement en recul vers le sud, Em-
maiis redevint une cité juive dans la même période'.
1. I Macchabées, ix, 50; m. 34: mi, 58. — Schiirer, il, :>. ;t.
l'expansion des rapatriés sur les monts de juda. 61
Mais au delà, sur le littoral, en remontant de l'Egypte vers
Tyr et Sidon, s'égrenait un chapelet de villes hellénisées : Ra-
phia, Gaza, Anthédon, Ascalon, Azot, Jarania, Joppé, Apollonia,
Césarée, Dora et Ptolémaïs. Onze cités étrangères sur un par-
cours d'à peu près cent soixante-quinze zilomètres; onze en-
claves, dont les murailles protègent des colonies que les Juifs
n'entament pas et qui entament leur pays : d'où provient donc
cette invasion de l'étranger et cette limite à l'expansion des
Hébreux ?
Deux peuples commerçants, les Philistins et les Phéniciens,
occupèrent d'abord ces villes; mais simultanément les Grecs
y fréquentaient. C'était le signe de leur tendance à ne pas bor-
ner leurs affaires aux portes comme Joppé ou Ascalon maritime;
mais aussi à pénétrer les villes de l'intérieur, comme Ascalon-
dans-les-Terres, Azot, Jamnia ou Gaza. Ces dernières stations
s'échelonnaient sur le chemin déjà connu des caravanes qui
transitaient de l'Egypte en Syrie. Hérodote vint à Gaza. Il con-
naissait Azot et Ascalon1. Sous la domination des Perses, les
marchands grecs affluaient si bien que les monnaies de Gaza
portaient deux inscriptions, l'une grecque et l'autre phéni-
cienne -.
Mais c'est surtout la conquête macédonienne qui enhardit
l'immigration des Hellènes. En s'emparant de la grande voie
qui reliait l'Egypte à la Syrie par les étapes du littoral pales-
tinien, Alexandre, les Ptolémées, les Séleucides assuraient aux
Hellènes la protection de compatriotes intelligents qui ne leur
ménageaient ni les sécurités ni les franchises. Ainsi favorisés,
les Grecs, rois du commerce, dominèrent les voies terriennes
du transit , non moins que les escales où abordaient leurs
gale ics. Leur langue devint en même temps la langue des
affaires et celle de l'administration. Tout le monde la parla
dans les villes. Par intérêt, par genre, par alliances de famille,
les Phéniciens ou les Syriens s'hellénisèrent fortement.
Sans cette conquête pacifique des marchands, la phalange
1. Hérodote, I. 105; II, 157, 159; 111,5.
2. Schurer, 11, 84, noie 155.
G2 LE TYPE SOCIAL m PAYSAN JDIF A L' ÉPOQUE DE JÉSUS-CHBIST.
macédonienne se fût promenée en Palestine, incapable de rien
fonder par ses victoires ; les vaincus ne fussent point assimilés
aux vainqueurs. Là comme ailleurs, les relations commerciales
exercèrent une influence persuasive, efficace et inaperçue.
Tandis que le nom d'Alexandre monopolisait la gloire de la
conquête aux yeux des historiens, des milliers de négociants
grecs, gens obscurs, foules dédaignées, hellénisaient pacifique-
ment leurs acheteurs, associés, correspondants, concurrents,
voisins et, avec tout le monde, les cités où ils s'aggloméraient.
Un grand courant d'immigration, d'affaires et d'idées grecques
battait ainsi les racines occidentales de la montagne judéenne.
Ce n'était pas un milieu pour attirer des paysans à la re-
cherche de terres vacantes ' ; qn'auraient-ils fait dans les murs
de ces grandes villes, où tout citoyen vivait de commerce, de
banque, de transports, et des diverses industries que les im-
portants marchés et les transits exigent accessoirement?
Les campagnes environnantes eussent probablement donné
envie aux émigrants, sans les populations agricoles, d'origine
syrienne ou autre généralement rattachées aux citoyens des
villes par la vente de leurs produits et la communauté muni-
cipale. On suppose bien que chaque ville s'approvisionnait dans
les villages de sa banlieue, pour sa consommation et le ravi-
taillement de ses hôtes. Elle devait ainsi attirer les paysans-
fournisseurs, intéressés directement à sa propriété. Ces paysans
ne devenaient-ils pas aussi des clients, grâce aux boutiques et
a leurs déballages tentateurs? On le suppose toujours à voir,
d'après les historiens, chaque cité hellénisée, pourvue d'un
territoire plus ou moins étendu qui se solidarise avec elle mi-
litairement et politiquement-. Les sénateurs et archontes de
la cité gouvernent ou administrent les villages, comme des
quartiers hors les murs. Aussi, pour attaquer une ville et la
ruiner, ses ennemis ravagent d'abord ses champs cl ses villages.
Ils sont eux-mêmes la cité. Quand on dit les Gazaltes ou les
1. Les villes hellénistiques attirèrent, eu rail de Juifs, des artisans el des commer-
çants dont ce n'est pas encore le moment de parler.
2. Schiirer, II, 73.
L EXPANSION DES RAPATRIES SUR LES MONTS DE JUDA. G'J
Césaréens, on entend aussi bien les ruraux que les ciladins.
Naturellement, cette extension rurale des villes hellénistiques
ajoute à la puissance de leur établissement. Des gens, avec
racines dans le pays appuient le groupe des commerçants,
instable par nature et comme posé sur le sol : c'est une clien-
tèle et une alliance qui ne varient pas; ce sont, à l'occasion,
des protégés ou des défenseurs. De Raphia jusqu'à Césaréc,
neuf cités s'entourent ainsi d'un territoire qui leur appar-
tient. L'émigrant juif de la montagne en constate le peu-
plement très dense et la solide occupation. Comme ces villes
se suivent généralement à quelques kilomètres, les petits États
municipaux que constituent leurs possessions se rejoignent
ou se rapprochent de très près. Ce ne sont pas de maigres
enclaves, noyées dans le territoire israélite; c'est une bande
solide et continue qui s'intercale entre lui et la mer, au sortir
même de la montagne judéenne.
De la part des émigrants juifs, il eût fallu recourir à la force
des armes pour déloger les paysans de ces banlieues; mais la
partie apparaissait d'avance trop inégale. Le commerce procu-
rait de très puissants alliés aux cités de la côte : les Ptolémées,
les Séleucides, les Romains. Quel que fût le grand empire en
possession de l'Asie antérieure, les commerçants et les sénateurs
des villes se reconnaissaient des avantages de premier ordre à
se garantir la bienveillance des conquérants. Peu importait que
ces envahisseurs vinssent d'Antioche, d'Alexandrie ou de Rome,
ils se battaient en Orient pour conquérir la suprématie des
lignes commerciales où circulait la richesse du monde. Et
donc, ces potentats protégeraient les bonnes villes, dont les
affaires multipliaient la matière imposable; ils protégeraient
des populations où se recruteraient des levées d'hommes pour
les phalanges, la garde à cheval ou les cohortes de la région.
Aussi, même aux beaux jours des stratèges asmonéens, la
petite armée juive ne se risquait pas à conquérir la Séphéla.
Lorsque Judas Macchabée incendia Joppé et Jamnia, lorsque
Simon occupa Joppé, ils vengeaient le massacre de commerçants
juifs émigrés dans ces villes, ils assuraient une place de sûreté
04 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CBRIST.
à ceux de l'avenir; mais le pays demeurait grec et syrien par sa
population rurale. De même, si Alexandre Jannée (103-76 avant
Jésus-Christ) conquit la Tour de Straton (Césarée), Apollonia.
Jamnia, Azot, Gaza, Authédon, Raphia, les populations de ces
villes et celles des campagnes se judaïsèrent pour la forme et
parla contrainte; mais elles ne cessèrent d'espérer une revanche
que leur donna Pompée. Le Romain protecteur supputait bien les
revenus d'une politique libérale envers ces grandes cités d'étape
et de marché. Quant au paysan juif, il demeurait contenu à ja-
mais dans les limites de sa montagne par cette triple alliance
du municipe hellénistique, du paysan syrien ou grec et d'un
empire suzerain. A l'ouest comme au nord, ses voisins le refou-
laient dans ses étroites vallées.
* Mais, au sud, il s'ouvrait un passage sur les pentes qui sur-
plombaient le Désert : un autre type de populations lui résistait
avec toutes chances d'insuccès.
Populations semi-nomadks faciles a évincer. — Tout le ver-
sant méridional des monts de Juda fut envahi par lesldumécns,
durant l'exil à Rabylone. A ces pasteurs de steppes maigres, les
champs incultes oifraient de nouveaux pâturages; les villes aban-
données, des gîtes, sinon des repaires, lorsqu'ils avaient dé-
troussé une caravane de passage. Dès que les rapatriés se mirent
à cultiver les montagnes et à s'étendre, les occasions de razzias
durent se multiplier pour les Iduméens.
De là, une stratégie particulière de Judas Macchabée. Il for-
tifia Rethsour « afin que le peuple eût une sécurité en face de
l'Idumée ». Les tours et les murailles de la place, avec sa gar-
nison, tenaient les pillards en respect. Au besoin, les paysans
fugitifs s'abritaient dans l'enceinte.
La stratégie macehabéenne passa bientôt de la défensive à
L'offensive. Au delà de Rethsour. à près «le S kilomètres au
sud, lléhron s'élevait au fond dune vallée haute, qui dominait
elle-même les pentes méridionales des montagnes. Des rem-
parts entouraient la ville, avec des tours de bois, élevées par
les Iduméens. Malgré ce redoutable voisinage, les Juifs ne crai-
l'expansion des rapatriés sur les monts de juda. 65
gnirent pas de se réinstaller aux environs. Ils s'étendirent éga-
lement vers le sud-sud-ouest, selon une ligne qui court d'Hébron
à Marésa. C'était la pacifique offensive de la charrue et de la
bêche ; d'elle-même elle appelait l'autre, celle de la lance et de
l'arc, lorsque les paysans se plaignaient de quelque rapine. Au
cours de ces interventions, Judas Macchabée s'empara d'Hébron,
détruisit ses murailles et incendia ses tours. Le repaire des pil-
lards était anéanti1.
Cette vigoureuse opération livrait aux colons juifs les pentes
qui s'inclinent vers Bersabée et le Désert. Sans racines dans le
sol, les campements iduméens se repliaient devant ces cultiva-
teurs qui s'implantaient à fond — et qu'appuyaient des forte-
resses, des garnisons et des colonnes mobiles.
Le pli de la montagne chez les Judéens. — Pacifique ou guer-
rière, la colonisation des monts de Juda se terminait dans la
période allant de 175 à 135 avant Jésus-Christ2, A l'époque du
.Sauveur, ses résultats sont acquis depuis plusieurs générations.
L'Israélite a façonné la montagne par l'établissement de ses
terrasses, par les cultures diverses qui s'y étagent, par les citernes
et les parcs aménagés au désert, et, en revanche, la montagne
façonne l'Israélite au support de ses divers travaux, à l'endu-
rance de la vie en plein air, aux intimes répercussions de ses
influences matérielles.
Nous le constatons, par exemple, chez les proches de Jésus
établis en Judée.
Le prêtre Zacharie habite l'une de ces « villes de Juda », qui
perchent de coutume au plus haut des vallées. Saint Luc observe
alors qu'afin de visiter Elisabeth, femme de Zacharie et sa cou-
sine à elle, Marie s'en va « dans la montagne ». Zacharie ne
paraissait à Jérusalem qu'à son tour de service.
Son aine elle-même se ressentait du séjour montagnard. Im-
provisc-t-il un cantique en l'honneur du Messie qui va naître,
ses images reflètent la lumière des cimes. « Notre Dieu nous a
1. I Macchabées, v, 65-66.
2. Schincr, II, 1,5.
66 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L ÉPOQUE DE JÉSI S-C11RIST.
visité, soleil levant venu des hauteurs, pour éclairer ceux qui
gisent dans les ténèbres et les ombres de la mort, pour diriger
nos pas dans la voie de la paix '. » Quand des sommets encerclent
l'horizon, le soleil se lève par-dessus, et, de là-haut, ses rayons
descendent. Les ombres se replient dans le creux des vallées,
devant les nappes de lumière qui ruissellent des pentes. C'est
le spectacle que Zacharie dut maintes fois contempler : les cimes
étincelaient à l'aube, tandis que, sur les ravins endormis et les
chemins déserts, la nuit pesait encore. A l'imagination du prêtre
et de l'inspiré, cette nuit des bas-fonds représentait les ombres
de la mort et le péril des chemins dans une vie manquant du
Christ.
Auximages montagnardes, les images agricoles s'ajoutent dans
la prédication de Jean-Baptiste. Voici l'annonce du Messie qui
vient juger les hommes : « Sa main secoue le van; il nettoiera
son aire; il amassera son froment dans le grenier; il brûlera la
paille dans le feu qui ne s'éteint pas ». Auprès des céréales, d'ail-
leurs, les cultures arborescentes ne sont pas oubliées : « Déjà la
cognée touche à la racine : tout arbre qui ne donne pas de bons
fruits sera jeté au feu- ». Dans la parole d'un ascète et d'un
voyant , comme Jean-Baptiste, de telles métaphores accusent
d'autant mieux l'impression universelle des travaux fort divers
qu'exigent les monls de Juda. L'esprit du peuple en est rempli
à ce point, que le Prophète n'y trouverait jamais accès par de
meilleures images : enfant lui-même de la montagne, il les
aime sans doute comme enveloppant de symboles familiers, de
choses vues dès l'enfance, les horizons divins que lui découvre
l'inspiration.
1. Luc, i, 39, 78, 79.
2. Mail/lieu., ta, 10. (2.
IV
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDÉEN
Les origines particulières dl typejidéen. — D'une manière
générale, nous connaissons déjà la Palestine, comme un pays
de montagnes, à cultures riches et variées, céréales, arbres
fruitiers, vignobles, avec un bon appoint de pâturages naturels.
Grâce aux replis nombreux de vallées étroites et abruptes, les
divers sols qui conviennent à ces productions s'enchevêtrent,
voisinent et se groupent sur un petit espace. Chacun obtient
facilement l'irrigation ou l'ensoleillage favorables à son emploi.
C'est aussi bien en considérant, d'une part, les témoignages his-
toriques sur la culture en Israël et, d'autre part, cette consti-
tution du sol, toujours la même de nos jours, que nous avons
caractérisé le paysan juif: un ouvrier bien adapté aux exigences
et aux ressources de son pays. Dans le fait positif que les histo-
riens nous apportent comme une donnée de témoignage, pure-
ment empirique, l'analyse du lieu au point de vue du travail
nous a fait découvrir une exploitation de ce lieu même, par ce
travail, conduite avec raison par un bon ouvrier. Ici comme en
d'autres rencontres, les conclusions de la science sociale procè-
dent de moyens propres, qui dépassent et complètent les pures
données de l'histoire.
Mais ces conclusions doivent se pousser plus avant encore, l'u
sol aussi accidenté que celui de la Terre Sainte no saurait exiger
partout le même type de paysans, invariable, uniforme, ainsi
que les pions sur les cases de l'échiquier. Le paysan judéen se-
68 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
rait-il identique au paysan galiléen, dont les montagnes sont plus
hautes, plus irriguées, susceptibles de culture jusqu'aux derniers
sommets? Si donc ils se ressemblent, ces deux paysans, par
des traits généraux, ils diffèrent encore par des traits spécifiques.
Par conséquent le problème de leurs types spéciaux se pose
devant nous, en fonction du travail et du lieu que leur travail
exploite spécialement. Des éléments nombreux de la culture
palestinienne, le blé, la vigne, l'olivier, le figuier, le pâturage,
lequel ou bien lesquels verrons-nous dominer le plus, tout d'a-
bord en Judée? — C'est une question complexe, à laquelle on
ne peut répondre qu'en explorant la province dans ses diverses
parties.
Les vignobles de la montagne. — De nombreuses vignes
prospéraient parmi les terrains secs et calcaires des hautes val-
lées que la Bible désigne comme le territoire particulier de la
tribu de Juda. La fameuse grappe d'Escol, près Ilébron, venait
d'un endroit dont le nom signifie grappe. Sur le versant de la
mer Morte, au fond d'encaissements rocheux où la chaleur s'em-
magasinait, En-Gaddi offrait encore ses beaux cyprès. D'une
manière générale enfin, la prophétie de Jacob célébrait le vi-
gnoble de Juda. « 11 attache son âne à sa vigne, et au meilleur
de ses ceps le petit de l'ânesse. » Voilà une scène bien locale :
le Judéen arrive de son village pour visiter ses plants. La visite
sera longue : il attache sa monture et sa bête de somme: il
s'installe pour la journée. Le voici à l'ouvrage, et la cuvée dé-
borde, lorsqu'il se met à fouler; car Jacob dit encore : « Il
lave sa tunique dans le vin et, dans le sang des raisins, il rougit
son manteau ». Ce vif tableau de vendange signale une richesse
de premier ordre et un travail préféré dans le patrimoine de
Juda1.
Mais ce travail n'excluait ni ne diminuait la culture des cé-
réales. Isaïe, nous le savons, parle de montagnes cultivées avec
le sarcloir, et il s'agit expressément du pays de Juda. Si le pro-
i. Genèse, m.ix, it, 12. — Nombres, un, 24. — Cantique, i, i i.
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDÉEN. 69
phète décrit la dévastation qu'il annonce pour cette contrée, il
montre côte à côte « dix arpents de vignes ne produisant qu'un
ôath, et un homer de semence ne donnant qu'un èpha ». La
ruine de Juda comporte également disette de céréales et man-
que de raisins1. Nous avons vu tout à l'heure quelles sortes de
métaphores agricoles Jean-Baptiste empruntait aux horizons de
la Judée : elles suggèrent le même état des cultures qu'à l'épo-
que d'Isaïe. Et, en effet, les monts de Juda se prêtent si bien à
la culture des céréales que dans le mutessariflik ou gouverne-
ment de Jérusalem, en 1901, M. Cuinet relevait comme produc-
tion : 376.260 tonnes de céréales contre 16.961 tonnes et 570 ki-
logrammes de raisins, olives, fruits divers frais et secs, huiles
d'olive et vin2. Les céréales occupent 160.000 hectares; les
légumineuses et le tabac, 37.000; les vignes et vergers, 23.000
seulement. Je ne veux rien conclure de cette proportion ré-
cemment observée, que l'aptitude remarquable de la montagne
judéenne à une culture de céréales vraiment considérable. Ce
fait contemporain jette une vive lumière sur le cumul aisé de
la viticulture et de la production des blés chez les Judéens.
Seulement, de nos jours et depuis longtemps, les lois prohi-
bitives du Coran ou la fiscalité ottomane détournent chrétiens
et musulmans de la viticulture, essentiellement rémunératrice3.
En Israël, au contraire, elle se développait largement; le surplus
de la production activait le commerce, comme nous l'explique-
rons plus loin. La vigne donnait l'aisance et la richesse; on la
soignait à proportion. Elle était donc aimable par les facilités
de son entretien et l'abondance de son revenu : c'était la portion
chérie du patrimoine de Juda. Aussi, le royaume de Juda lui-
même est représenté par Isaïe sous la figure d'une vigne de
choix, la préférée de Dieu : « La maison d'Israël est la vigne de
Yahwé ; les hommes de Juda sont le plant qu'il chérit ». La même
allégorie se retrouve dans un Psaume de la captivité de Baby-
î. haie, v, 10 ; vu, 25.
2. Cuinet, Syrie, Liban et Palestine, p. 584-590.
■i. D'après M. Cuinet, on observe depuis quelques années, cependant, un retour à
la viticulture et aux cultures arborescentes, à des lins de commerce, p. 589, 590.
70 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JL'IF A L'ÉPOQUE DE JESUS-CHRIST.
lone. Parmi les Judéens déportés, l'image devenait traditionnelle
comme un souvenir exquis de la patrie absente : « Tu as arra-
ché de l'Egypte une vigne — dit le Psalmiste à Yahwé — tu as
chassé les nations et tu l'as plantée. Elle avait enfoncé des raci-
nes et rempli la terre; son ombre couvrait les montagnes et
sa ramure, les cèdres; elle étendait ses branches jusqu'à la
mer, ses rejetons jusqu'au fleuve... Pourquoi as-tu rompu ses
clôtures? Tous les passants la dévastent! Le sanglier de la forêt
la ravage ; les bêtes des champs en font leur pâture... Considère
ta vigne : protège ce que ta droite a planté 1 ».
C'est donc en' communion avec l'aine de son peuple et le sol de
son pays, que Jésus adopte à son tour les métaphores viticoles :
la parabole du maître de la vigne représente le Père Céleste
sous les traits du propriétaire, la nation juive sous les traits de
métayers chargés de cultiver les plants. Jésus est l'héritier; les
prophètes qui le précédèrent furent des serviteurs. C'est à Jéru-
salem que cette parabole fut prononcée. Jérusalem encore écouta
la parabole du vigneron et de ses deux fils : nouveau signe
d'un type social très répandu parmi les auditoires judéens2.
Quelle était donc l'influence de cette culture importante sur
les populations de la montagne? C'est ce que nous saurons à
l'examen des conditions de travail qu'impose la vigne sur ce
terroir et dans son climat.
Médiocrité heureuse et production commercialisée. — Le
vigneron se retrouvait en Judée avec son art habituel des me-
nues façons, avec ses temps do loisirs entre le bêchage, la taille,
l'ébourgeonnement, l'effeuillage, le pincement et le binage. Il
allait volontiers en partie de plaisir se reposer « sous sa vigne
et sous son figuier». La vendange elle-même, ainsi que la cuvée,
se passaient comme des fêtes : on pressurait en famille, avec
les pieds, d'un mouvement rythmé comme une danse, accom-
pagné d'exclamations et de refrains :î.
i. Psaume /.\.\.\. 9, 2<i (I ulgate, lxxix . — Isate. \.~ , xxvii, 2 5.
2. Mb, \xi. 28,31, 83, 41. AfC, xi, 27, 33. Zc, \\, I, 8.
3. Jérémie, xltiii, 32, 33. Isaie, xvi, 10. — Schneller, 130, 131.
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDÉEN. 71
Tout particulièrement, le vignoble judéen se contentait de
travaux modérés, à proportion de la fécondité du sol et de la
chaleur du climat. Les paroles d'Isaïe sur la vigne chérie de
Yahwé donnent à reconnaître une confiante expectative comme
l'attitude normale du vigneron judéen. Une fois ses soins don-
nés, il n'a plus de souci; la description de ses divers ouvrages
se termine d'un mot qui exprime sa tranquillité : « Et puis il
attendit que vinssent les raisins ». Le vigneron de la Moselle ou
même de la Bourgogne éprouve d'autres émotions : il redoute
la gelée printanière; il redoute la pluie d'été; il redoute la
sécheresse. A chaque saison, son attente s'entremêle de craintes.
Il n'est pas sûr du copieux rendement que le Judéen escompte
sans ombre d'inquiétude. C'est le sentiment populaire de cette
sécurité qui donne sa force à l'image de Dieu en fureur contre
la vigne dont il ne tire que des verjus. Elle n'a pas accompli
son facile devoir :.« J'arracherai sa haie; elle sera broutée;
j'abattrai sa clôture, elle sera foulée aux pieds; j'en ferai un
désert, sans taille ni culture1 ».
Les vignes de Juda étaient de ces vignes riches et de pays
chauds dont le rendement naturel surpasse de beaucoup les
exigences de culture.
Cette surabondance du raisin n'allait pas sans inconvénients
au point de vue du travail. Elle favorisait cette indolence que
les Proverbes stigmatisent : « J'ai longé le champ du paresseux
et la vigne de l'imprévoyant : les épines croissaient partout; les
ronces couraient sur le sol; le mur de pierres était écroulé2 ».
Quant à d'autres, plus laborieux, ce large rendement d'un
facile et menu travail les maintenait dans une situation
moyenne : c'étaient de petits patrons-ouvriers aptes à diriger
le personnel restreint suffisant à une vigne, surtout à une vigne
que la montagne loge à l'étroit. Ils demeuraient au-dessous
des ambitions et des capacités de la grande culture. C'est une
loi habituelle des pays de vignerons: plusieurs indices positifs
nous la signalent comme vérifiée chez les Juifs. Que signifie
I. /saie, v, 3, G.
.'. Proverbes, wiv, un, :u.
72 LE TYPE SOCIAL DV PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CURIST.
la description du repos de chacun sous sa vigne et sous son
figuier, sinon l'aisance et la prospérité de paysans? C'est le type
môme que Jésus représente, avec la parabole du vigneron qui
envoie ses deux fils travailler à sa vigne : petite propriété et
petit personnel.
11 y a bien le type du riche propriétaire qui loue sa vigne à
des métayers, et qui s'en va au loin. Cet homme n'est donc pas
un patron résidant. Pourvu qu'il ait sa part de la récolte au
moment voulu, ses intentions sont accomplies. Il tranche même
du grand patron : c'est par les soins d'un intendant qu'il per-
çoit ce qui lui est dû1. On reconnaît un citadin, peut-être même
un commerçant; car il voyage, et voyager, pour un Juif, est
un acte de commerçant2. Les riches vignobles de Juda pou-
vaient bien suggérer des entreprises commerciales ; mais ils ne
formaient pas do grands patrons agricoles.
Seulement, aux premiers rangs de la classe rurale, ils pla-
çaient de riches vignerons, demi-bourgeois de village. Tel
apparaît ce maître de maison qui s'en va de bon matin sur la
place, pour embaucher des journaliers : c'est pour sa vigne
qu'il recherche ce supplément transitoire de personnel'.
A l'ombre des palmiers. — Avec la vigne, le palmier contri-
buait à caractériser le type agricole de la Judée.
Ce n'est pas que la Judée seule renfermât des palmiers. La
Palestine entière en possédait; Pline l'Ancien la déclare aussi
célèbre par cette espèce que l'Egypte par ses parfums; Tacite
exalte la sveltesse et la grâce de ces palmiers. iMais l'un et
l'autre de ces auteurs estiment par-dessus tout la palmeraie
de Jéricho*. C'est là principalement que pouvait s'observer l'in-
fluence du palmier sur la culture des Juifs.
A 27 kilomètres environ au nord-est de Jérusalem, Jéricho
1. Matthieu, XXI, 34. — Marc, xn, 2. — Luc. \\, 10.
2. Stapfer, 22G. A côlé des voyages d'affaires, les Juifs pratiquaient aussi des
pèlerinages à Jérusalem; inuis^'est d'un voyage profane que la parabole parle ici.
3. Matthieu, \\, 15.
4. Pline l'Ancien, llist. naturelle, Mil, ii. Tacite, Histoires. V, 6. — Th. Rei-
nach, Textes d'auteurs grecs et latins, relatifs au Judaïsme, 279-309.
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDÉEN. 73
s'élevait au-dessus du Jourdain, éloigné de deux lieues. La
ville occupait le centre d'une plaine arrondie, encadrée de
montagnes : celles-ci figurent, disait Strabon, comme les gra-
dins d'un amphithéâtre. Le soleil y ruisselait : un soleil tropical,
grâce à l'encaissement de 1.100 mètres passés, au-dessous des
sommets judéens. On se revêtait à Jéricho d'un simple habit
de toile, dans les journées d'hiver où, à Jérusalem, chacun
se drapait dans son manteau, sous la morsure de la bise1. Le
pays de Jéricho s'intercalait en Judée, comme une serre, à la
température surchauffée : il a gardé de nos jours le même
caractère 2.
Mais Jéricho n'était pas le désert ; grâce â une source très
abondante et d'une grande fraîcheur, elle participait à la végé-
tation des oasis. C'était une terre de magnificence ; Josèphe dit
« une terre divine ». À l'époque de Jésus, le Phoïnikon, la pal-
meraie occupait, toujours au dire de Josèphe, une superficie de
soixante-dix stades sur vingt; 12 kilom. i00 sur 3 kilom. 500.
Çà et là, des villages. L'ombre légère des hautes palmes abri-
tait des arbres fruitiers et des cultures maraîchères. De magni-
fiques roseraies voisinaient avec les arbustes à baume. Le pal-
mier dominait en roi ces plantations variées. Avec leur habileté
pour l'arrosage et l'arboriculture, les Juifs tiraient un merveil-
leux parti de ce territoire unique.
Ce n'était pas la datte-gland, que produisait le Phoïnikon.
La datte-gland ne vient que dans les terrains secs et sablonneux ;
elle se trouvait communément dans le reste de la Palestine.
A Jéricho, l'encaissement de la vallée et son irrigation tenaient
le sol dans un état de fermentation humide et chaude. Aussi,
les dattes fines, savoureuses, parfumées, s'y cultivaient par va-
riétés. Pline l'Ancien les énumère avec une précision de natu-
raliste et une verve de gourmet; tel un de nos savants, qui
saurait déguster les grands crus bordelais. Il y avait les cargo-
tes, au suc laiteux, épais, fleurant le vin aromatisé et le miel ;
1. Slrabon, Géographie, XVI, 41. — Reinach. 104, 105. — Joscplic, IV, Guerres
des Juifs, nu, 3; XV, Ant. jud., iv, 2.
2. Baedeker. Palestine et Syrie, XI.1X, 122.
T'i LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L EPOQUE DE JESUS-CHRIST.
les nicolas, ainsi nommées du secrétaire d'Hérode, l'historien
Nicolas de Damas, un peu sèches, mais de remarquables dimen-
sions; les adelphides, très douces; les patètes, gorgées de suc
à éclater dans leur enveloppe native; les dactyles, recourbées,
longues et minces comme des doigts.
Aucune de ces espèces ne se conservait : c'est le privilège de
la datte-gland. Aussi la culture des dattes se compliquait à Jé-
richo d'une certaine fabrication. Les unes, pressées, donnaient
une sorte de miel : on choisissait à cet effet les plus juteuses.
D'après Josèphe, ce miel rivalisait avec le miel pourtant exquis
de la contrée. D'autres dattes servaient à préparer des vins très
capiteux, et que Pline déclare les plus fameux de tout l'Orient '.
La palmeraie produisait donc sur le travail des etfets analo-
gues aux effets des vignobles. Sans réclamer beaucoup de peine,
soit au point de vue de la culture soit à celui de la fabrication,
le miel et le vin de palmier étaient très demandés pour la table
des riches. Les paysans s'enrichissaient eux-mêmes à ce double
commerce; mais pas plus que les vignerons, ils ne cessaient
d'être paysans. L'arrosage des pieds, l'émondage des touffes, la
cueillette, l'écrasement des dattes, la vinification ne deman-
daient ni grands moyens ni grand personnel. En somme, la
palmeraie ne donnait pas de grands patrons agricoles.
Cette impuissance à élever le paysan devait se retrouver dans
les autres régions de la Judée où le dattier se cultivait : le
même climat des chaudes vallées, la même irrigation naturelle
par des sources jaillissantes se constatait à En-Gaddi, Phasaëlis
et Archélaïs. Or, Pline cite En-Gaddi comme la seconde ville de
la Judée pour la fertilité et les bois de palmiers; Archélaïs et
Phasâëlis comme donnant des produits appréciés -.
Les pâturages de midbâr. — Auprès de ces cultures arbores-
centes, un travail plus facile encore et non moins commercia-
lisable tenait une grande place dans la Judée. La prophétie
de Jacob le signalait encore, à propos de Juda : « Ses yeux
i. Pline, nisl. nat., XIII, 44. — Josèphe, IV, Guerre des Juifs, mu, :i.
2. Pline, Mst. na!., V, 73; XIII, 4i.
LES PBINC1PAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDÉEN. 7.'*)
sont noirs comme le vin; ses dents sont blanches de lait ».
Ce dernier trait symbolise Y abondance des pâturages.
Sur le revers occidental des monts de Juda, les cultures s'éta-
geaient contre les flancs des vallées ou débordaient quelque
peu sur les plateaux élevés. Commençait-on de redescendre
vers la mer Morte, vers le Jourdain, on s'engageait peu à peu
dans un dédale de collines déchiquetées, ravinées par des lits
de torrents presque toujours à sec. Dans les fonds et après les
pluies, s'épanouissaient des graminées, des herbes aromatiques,
des buissons. C'était le Désert de Juda, non pas une sorte de
Sahara, domaine du sable et de l'absolue stérilité ; mais un
midbdr, une lande, avec maquis *. Simplement irrigués par les
eaux hivernales, ces plateaux et ces creux donnent un pâtu-
rage de saison qui suffit aux moutons et aux chèvres. C'est au
Désert que Jésus représente un berger qui mène cent brebis 2.
Désert, au même sens, les pentes méridionales de la mon-
tagne judéenne, en face de l'Idumée. La Mischna les appelle
Darôm, c'est-à-dire la vallée ou le midi 3. Sur les chaînes et
les plateaux de ce dernier escarpement, le menu bétail passait
encore. ïl y veoait en grand nombre. A l'époque de David, un
riche propriétaire de Maon, au Désert de Juda, possédait au
Darôm, à Carmel, près d'Hébron, mille chèvres et trois mille
brebis, en transhumance probablement. Depuis longtemps des
villes, des villages bordaient ce Désert : encore un signe que
le voisinage du midbdr donnait des ressources pour la vie.
Sur deux de leurs versants, les monts de Juda offraient ainsi
de très utiles pâturages; — et même ils ne pouvaient rien offrir
d'autre. C'était le naturel emploi de steppes maigres et intrans-
formables. Il eût fallu des prodiges d'irrigation artificielle,
d'inexhaustiblcs et d'innombrables citernes, pour que le Désert
de Juda et le Darôm donnassent des moissons ou des fruits.
Les pluies de chaque année suffisaient, au contraire, à ce re-
nouveau tout spontané de l'herbe qui alimente les troupeaux
1. A. Lc«eiidre, Désert de Juda, D. B. V. III, 1774, 1775.
2. ML, xviii, 12.
3. Schebiilh, i\, 1.
70 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
Par l'attrait coutumier des travaux de simple récolte, la vie
de berger attirait beaucoup les Judéens de ces parages. Aussi,
lorsque le prophète Amos, de son état « l'un des bergers de
Thékoa », prédit le châtiment du royaume de Juda, il s'écrie :
« Les pâturages des bergers seront en deuil l. » Ces gens peu-
plaient le désert du mouvement de leurs troupeaux, des échos
de leurs chants, des flammes de leurs bivouacs au milieu de la
nuit.
Et l'influence de leur travail accentuait encore les deux effets
particuliers du vignoble et de la palmeraie sur le type judéen.
Facilités de la vie et développement du commerce, par le
moyen du troupeau. — L'extension de l'art pastoral motivait ce
conseil d'un Judéen de Jérusalem à ses compatriotes : « Ne hais
pas les labeurs pénibles, ni le travail des champs institué par
le Très-Haut 2. » Il y a plus : le livre des Proverbes combat un
farniente spécial dans la classe des bergers, même proprié-
taires. « Connais bien l'état de tes brebis; donne tes soins à
ton troupeau : la richesse ne dure pas toujours, ni une couronne
d'âge en âge; mais quand l'herbe a paru, que la verdure s'est
épanouie, que le foin des montagnes est recueilli, tu as des
agneaux pour te vêtir, des boucs pour tacheter un champ; tu
as le lait des chèvres pour ta nourriture et celle de ta maison,
pour l'entretien de tes servantes :!. »
Un double effet contraire de la vie pastorale se présuppose
dans cet ensemble de conseils. « Connais bien l'état de tes
brebis, donne tes soins à ton troupeau » : ceci vise l'incurie et
l'inattention; « car la richesse ne dure pas toujours » : c'esi
bien dit pour cet indolent qui s'imagine la durée d'une fortune
comme la durée d'un pâturage : se renouvelant de soi par la
grâce toute pure du soleil et des pluies. Il y avait, sûrement,
une notable proportion de bergers judéens qui « s'endormaient
1. Anios, i, 1, 2.
2. Ecclésiastique, vu, 15.
3. Proverbes, wvii, 23, 27.
LES PRINCIPAUX OUVRAGES Dl PAYSAN JLDÉEN. 77
entre leurs bercails » : autre expression biblique dont le sens
est clair l,
A l'opposé de ces indolents, des laborieux comprenaient l'im-
portante contribution d'un troupeau bien tenu à la nourriture
et à l'habillement de la famille. C'est ce que- nous attestent ces
conseils : « Tu as des agneaux pour te vêtir, tu as le lait des
chèvres pour te nourrir ainsi que ta maison ».
Bien mieux, le paysan avisé, retenant surtout les brebis et
les chèvres, vendait les mâles en nombre : « Tu as des boucs
pour t'acheter un champ ». Le gain de ces ventes retournait à
la terre. C'était l'heureuse utilisation de la richesse pastorale en
vue du domaine agricole. Évidemment, l'idée et la pratique de
ce conseil supposent des familles où le type du paysan prédo-
minait sur celui du berger. Le troupeau s'employait alors comme
un moyen d'acquérir des terres; et cet agrandissement déter-
minait de nouveaux labours. De semblables opérations ne se
réalisaient que dans une élite plus prévoyante et plus coura-
geuse; elles la tenaient en haleine et développaient ses qua-
lités.
Orateurs, poètes, musiciens. — Laborieux ou indolents, les
Judéens jouissaient de tant de récoltes vraiment faciles, qu'ils
ne manquaient presque jamais de loisirs à passer joyeusement.
Leurs habitudes communautaires de famille, de voisinage et de
village les entraînaient à se récréer ensemble, et, par suite, à
développer naturellement entre eux les échanges expressifs de
la parole et du sentiment. Au chaud du jour, on s'asseyait à
l'ombre des figuiers et des hautes vignes, dans la fraîche buée
des fontaines jaillissantes ; ou bien on se réunissait aux portes
de la ville ou du bourg, sur l'esplanade où arrivait la brise du
soir2. Alors, autant que les Grecs ou les Provençaux, les Ju-
déens se montraient causeurs, conteurs et orateurs, grâce à la
sélection naturellement opérée par des conversations fréquentes
et prolongées. De là ces silhouettes que les Livres Sapicntiaux
1. Psaume LXV1II, \'t ( Vulgate, lxvh).
2. Genèse, mx, t. — Job, x\ix,7, 17. — Proverbes, \\m
78 LE TYPE SOCIAL Ul PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
esquissent familièrement : le grand parleur, qui est redouté
dans la ville; l'inconsidéré, qui s'attire la haine par ses sots
discours; le sage, qui écoute et qui s'informe avant de parler :
un charme est sur ses lèvres; on le recherche dans les assem-
blées ; ce qu'il a dit, on le médite dans son cœur ' .
Nous avons vu que les opérations commerciales, s'adjoignaient
chez les Judéens à la culture et à l'élevage ; aussi le marchan-
dage et le boniment florissaient parmi eux. A l'éloquence aban-
donnée de la causerie récréative, ils ajoutaient les feintes, la
captieuse franchise, la profitable stratégie de l'éloquence com-
merciale. De l'acheteur au vendeur, c'était une vigoureuse es-
crime, dont le Livre des Proverbes nous donne ce croquis :
« Mauvais! Mauvais! s'écrie l'acheteur, — et. s'en allant, il se
félicite. Il y a de l'or, il y a des perles; mais les lèvres sages
possèdent une valeur inestimable-. »
Récréatif d'ailleurs ou commercial, le goût de la parole s'en-
noblissait d'un choix heureux et pittoresque de métaphores
agricoles, pastorales, montagnardes. Elles se cueillaient à bras-
sées dans cette belle et robuste nature, si prodigue de ses dons.
Très bien servi d'habitude à la moisson ou à la vendange, le
Judéen demeurait d'un souriant optimisme en face des choses
et de la vie : ce n'est pas des horizons de son pays qu'il tire les
sombres métaphores et les accents mélancoliques. Il est poète
et musicien. C'est aussi bien le contre-coup des rêveries au pâ-
turage. De longs appels rythmés, des mélopées, des vocalises
aident les bergers à se tenir en éveil et à chasser les fauves,
durant les veilles de la nuit. De jour encore, avec la flûte et le
chant, ils se distraient, ils communiquent entre eux, ils allègent
le poids des heures silencieuses, au milieu du troupeau qui pié-
tine et qui broute. On chante encore et l'on danse, pour clore
dans la joie les moissons, les vendanges, les cueillettes. Ou im-
provise des épithalames dans les noces; et les cortèges funèbres
i. Ecclésiastique, i\, 18, xxn, 16.
2. Proverbes, w. 14. 15. —Cf. Genèse, \\m, 1-16.— Le marchandage d'Abra-
ham avec les Héthéens. Des procédés analogues do générosité protocolaire et de mar-
chandage réel s'observenl encore do nos joins en Palestine (Schneller, i». 269, 272).
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DU PAYSAN JUDEEN. Î9
veulent des pleureuses, des « vocératrices » que la flûte accom-
pagne '.
La vie au large, une copieuse alimentation, des vins de choix
favorisent les banquets, contre l'abus desquels invectivent les
prophètes Amos et Isaïe : les banquets si conformes à l'esprit
de famille et de voisinage communautaire2. Ils sont d'ailleurs
consacrés par la religion, aux grandes fêtes de Pâques, de la
Pentecôte et des Tabernacles :\ Un protocole traditionnel impose
la bienséance de parler à propos et d'écouter silencieusement la
musique dont s'agrémente le festin. C'est ce que rappelle Jésus
Ben Sirach aux présidents de ces réunions : « Parle, vieillard,
avec justesse et doctrine, car cela te convient;- mais ne trouble
pas les musiciens. Lorsqu'on écoute les symphonies n'éclate pas
en paroles, et n'étale point ta sagesse inopportunément. Tel un
sceau d'escarboucle enchâssé dans de l'or, l'harmonieux concert
exécuté dans un banquet ; tel un cachet d'émeraude serti d'or,
la douce mélodie accompagnée d'un vin exquis ». Les jeunes
gens eux-mêmes se sentaient orateurs ; de là encore cet avertis-
sement du Sage à leur adresse : « Abrège ton discours, jeune
homme; beaucoup de choses, peu de mots4! » Adolescent en-
core, David, fils d'isaïe, riche paysan de Bethléem, gardait les
brebis de son père sur les collines des alentours; il jouait de la
cithare et savait bien parler; il composait des chants, musicien,
poète et orateur d'instinct \
Les gens de la plus humble condition participaient à ces apti-
tudes, comme aux travaux, aux loisirs et aux assemblées qui en
provoquaient l'éclosion. Amos, l'un des bergers de Thékoa, au
Désert de Juda, pinçait les sycomores, c'est-à-dire incisait leurs
ligues, pour en hâter la maturité. Ces deux traits de sa biogra-
phie, presque les seuls que l'on connaisse, nous rappellent juste
1. Matthieu, ix, 23. — Zacharie, ra, il, 13. — Jérémie, mi, 3i. — Apoca-
lypse, xix, 23.
2. Isate, v, il, 12. — Amos, iv, l; vi, 3, G. — Cf. Proverbes, xxin, 29, 34.
iMC, xiv, 1, 14-10, 24.
3. Deutéronome, ivi, 7, 8-10, 12-13, 15.
4. Ecclésiastique, \\\\\, 1, 6-7, 8.
5. I Samuel, X\J, 11, 16-18. — Il s/nn , 1, 17, 27.
NO LE TYPE SOCIAL Dl\ PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
cette culture arborescente et cet art pastoral qui aident à l'essor
des facultés oratoires, musicales et poétiques. Amos d'ailleurs
affirme son manque de lettres : « Je ne suis ni prophète ni fils
de prophète », ni maître ni disciple1.
N'empêche qu'Amos est éloquent ! Ses strophes étincellent de
fortes et vives images. Au point de vue des éléments naturels,
les poèmes et les discours des prophètes judéens composent
essentiellement une littérature sortie de Faîne populaire et du
terroir national. Des lettrés même, comme Isaïe, attestent la pro-
fonde empreinte des horizons palestiniens et des travaux agri-
coles sur le lyrisme et l'éloquence. Mais la parole de Yahwé
s'exprime par leur bouche; et alors, au lieu de nous léguer des
idylles, des géorgiques ou des bucoliques, ils créent des genres
nouveaux : le psaume, l'oracle prophétique et la prédication.
1. Amos, i, 1, 2 ; vu, 14.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE
L'isolement des Jidéens. — Les monts de Juda s'élèvent dans
la partie méridionale de la Palestine, à Test de la Séphéla.
Celle-ci longe la mer. C'est une plaine haute, relativement aux
sables du rivage. Elle monte légèrement, pour ceux qui la tra-
versent après avoir débarqué. De basses collines y constituent
le palier gradué d'une région plus élevée. A un moment, les che-
mins s'exhaussent encore. Des vallées y débusquent, les unes
s'ouvrant à peine sur d'étroits défilés, quelques autres plus
larges, mais encore bien défendues. On se trouve seulement à
12 ou 15 kilomètres du littoral; l'altitude est modeste : 150 mè-
tres à 200. Mais la -montagne commence déjà. Sur ce front
de collines, les pentes se raidissent, pierreuses, avec des
sinuosités en nombre et des gorges abruptes. Au sortir de la
plaine, une contrée nouvelle surgit, difficile d'accès, quasi fer-
mée ' .
Aux altitudes moyennes, l'étranglement des vallées continue ;
mais approche-t-on des sommets, entre 700 et 900 mètres,
les pentes se desserrent, elles aboutissent à des combes relati-
vement larges et aplanies. Des plateaux mamelonnés termi-
nent l'ascension. Le contraste est remarquable avec le seuil
de la montagne : là-bas, de véritables postes d'embuscade, à
chaque repli des défilés; ici , enfin, de l'espace.
1. Frohnmeyer et Honzinser, Vues cl Documents bibliques, 2, 5. — A. Legendre.
Judée, D. B. V., III, 1816, 1817. Du même aulcur, Carte île In Palestine, au io0.000c.
8:2 LE TYPE SOCIAL Dl PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
C'est là, de préférence, que le terrain se prête aux cultures et
aux parcours des troupeaux. Ainsi, après avoir isolé de la plaine
les paysans qui les occupent, les monts de Juda concentrent la
population dans la partie supérieure des vallées. D'importantes
bourgades et les principales villes s'y échelonnent. Hébron
s'élève à 927 mètres; Jérusalem rebondit entre 7 \\. 777,779;
Béthel atteint 881.
Les hautes localités communiquent entre elles par le sommet
des montagnes. — De l'une à l'autre ville, on se transporte aisé-
ment par les plateaux mammelonnés qui tiennent lieu d'arête
à la chaîne. Ils forment une sorte de croupe élargie qui se di-
rige assez droit du nord au sud. Là donc passe la grande voie
naturelle, traversant de part en part la Judée montagneuse.
C'est dans sa direction, précisément, que les ingénieurs mo-
dernes tracèrent la route carrossable de Jérusalem à Hébron. Son
altitude oscille entre 720, 760, 888, 997, 1020 et 927 mètres '.
Le chemin des sommets est même le seul qui relie entre elles
les vallées de chaque versant. Elles s'abaissent de part et d'autre
en de si profondes et de si Apres déchirures, qu'une route, les
unissant de proche en proche, ne pourrait s'établir à mi-hauteur
des pentes. Elle devrait se livrer à de folles escalades et à de
mauvaises descentes. L'humaine tendance au moindre effort dut
sagement préserver les Juifs de ces tracés dangereux. Sans se
raidir mal à propos contre les exigences de la montagne, ils
acceptèrent de côtoyer la ligne de faîte. C'était le bon moyen
pour se rejoindre facilement, de vallée à vallée2.
Le long de cette voie, par conséquent, les montagnards se
donnaient rendez-vous pour leurs marchés. Ils y semaient
leurs étapes, au cours de leurs voyages. Ces relations de com-
merce et d'hospitalité achèvent de nous expliquer un fait déjà
voulu, par les facilités de la culture et de l'habitation : la suc-
cession de villes plus ou moins importantes sur les plateaux
1. Vital Cuincl, Syrie, Liban et Palestine, p. 611. — A. Legendro. Carte de la
Palestine.
2. Frohnmeyer et Benzinger, Vues et Documents bibliques, p. 5.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. 83
élevés. A la raison toute matérielle de l'espace disponible,
s'ajouta la raison plus vitale des besoins de la circulation. Vou-
lait-on se mettre en chemin, il fallait bien passer là-haut. Tout
le monde y affluait : le paysan qui allait vendre son blé; le
berger, marchand de fromages, de laines et de bestiaux ; le col-
porteur, avec sa charge d'habits, de poteries, d'ustensiles; le
pèlerin qui « montait à Jérusalem », d'après le mot si juste de
nos Evangiles. C'était un multiple courant, sans cesse entretenu
par de nouveaux arrivants des vallées latérales. Indépendant de
la plaine pour les nécessités foncières de l'alimentation et du
vêtement, il se redistribue parmi les mêmes vallées. C'est le
retour naturel des échanges et des transactions. Somme toute,
on arrivait à se suffire entre montagnards, dans tout ce haut
pays de Jnda.
Caractère fermé de la vie judaïque. — Il provient, en
grande partie de cette structure inhospitalière. L'appareil circu-
latoire du massif judéen favorise beaucoup plus les échanges
intérieurs que les sorties ou les entrées. A peine le pays de-
meure-t-il entr'ouvert sur les collines de la Séphéla. Il demeure
terriblement barré par la faille du Jourdain, sans compter les es-
carpements qui regardent l'Idumée. 11 se dresse là, comme une
sorte de forteresse naturelle, non pas inabordable, au moins
très difficile d'accès et aux avenues décourageantes.
Ses habitants ne manquaient pas d'en tirer gloire comme
d'un privilège. Conscients de leur indépendance, ils regardaient
de haut et de loin la plaine, la mer, l'horizon et au delà. Tout
ce qui n'était pas la Judée ou quelqu'une de ses annexes pales-
tiniennes s'appelait d'un terme vague et dédaigneux : Hors le
Pays{. L'isolement local engendrait l'isolement moral : le Ju-
déen ignorait le monde.
Pareillement, le monde l'ignorait. Les voyageurs curieux et
lettrés de la Grèce aimaient décrire les nations accueillantes,
ouvertes au négoce de leurs compatriotes. Au foyer de ces
1. Édersheim, La Société juive, à l'époque de J.-C, p. 30. — A. Legendre,
Judée, D. B. V. III, 1817.
84 LE TYPE SOCIAL Dl PAYSAN JUIF A i/ÉPOQUE DE JÉSUS-CliRIST.
hôtesses, ils moissonnaient à brassées l'histoire et la légende;
mais de ce petit peuple dont ils fréquentent les confins, ces
grands chercheurs ne savent rien, avant l'époque d'Alexandre.
Hérodote connaît Tyr et l'Egypte; il ignore les Juifs. Et ce-
pendant, aux jours où ses tablettes se documentent, quel in-
tense et fécond travail de reconstruction Israël réalise! Zorobabel
a ramené les exilés de Babylone au cours du siècle précédent ;
la Judée se repeuple; un nouveau Temple se relève à Jérusa-
lem. C'est l'époque de Néhémie. Le « Père de l'histoire » ne
soupçonne guère les découvertes futures de sa grande fille,
dans ces petits cantons barbares qu'il aperçut de près en vi-
sitant le Pays des Philistins1. Dans ce monde inconnu, quel
avenir se prépare, même pour les Hellènes! Mais il faudra que
le Juif d'alors se déjudaïse, et notamment ce Juif que nous ap-
pelons saint Paul.
En attendant, ce pays mal ouvert abritait des groupes rigou-
reusement fermés par tradition communautaire. Le Juif, nous
le savons déjà, descend de patriarcaux, élevés dans la docilité
au milieu de famille, de tribu ou de village qui les entoure,
les appuie, les dirige, les secourt. « Malheur à qui va seul! —
dit Y E ce lestas te; — il tombe sans un second pour le relever.
Si quelqu'un fait violence à qui est seul, deux lui résisteront;
un cordon à trois fils ne se rompt pas facilement. » Hillel, le
célèbre rabbin , donne encore cette maxime : « Ne te sépare
jamais de la communauté. N'aie pas confiance en toi jus-
qu'au jour de ta mort2 ». Chacun se rattache à sa commu-
nauté, comme au tout de sa vie; mais, fandis que les commu-
nautés particulières de la famille ou du village demeurent
encore subordonnées à de plus hautes influences, l'universelle
communauté de la nation représente pour le Juif une grande
famille qui se suffit par elle-même : « la maison d'Israël ».
Souverainement, elle le façonne, le protège, le régit ef le con-
tient. Les autres nations lui sont indifférentes pour le inoins;
1. Hérodote, 11, 10G.
2. Ecclésiaste, iv, 10, 12. — Mischna, Pirké Àboth.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. ' 85
à la comparaison, c'est la sienne qu'il exalte, puisqu'il reçoit
tout d'elle et qu'en elle-même il se retrouve agrandi.
De là, ces phénomènes de juxtaposition hostile entre le
groupe judéen et les groupes de Syriens ou de Grecs que le
commerce amenait dans leurs montagnes, tout près d'eux. A la
faveur du voisinage et des échanges, soit de produits, soit
d'idées, on voyait bien quelques Juifs s'helléniser plus ou
moins de langage et de mœurs; des étrangers se judaïser;
mais, dans l'ensemble, la communauté nationale demeurait
hostile à toute coutume et alliance étrangère. Si des affilia-
tions se pratiquaient, le néophyte devait se judaïser de la
tête aux pieds, religieusement et civilement, comme depuis
longtemps des Réchabites, des Héthéens, des Édomites l'avaient
fait. Ces naturalisés renforçaient à leur manière l'exclusivisme
national; car ils tâchaient souvent de pallier leur tare de nais-
sance par l'affectation d'un zèle extrême pour les usages de la
communauté. A l'époque de Jésus, dans la famille des Hérode,
Iduméens judaïsés, cette politique se pratiquait1.
Par là se trouvaient annihilées mainles occasions de rappro-
chement que le voisinage étroit dans la montagne offrait sans
cesse aux Judéens, en face des Grecs ou des Syriens hellénisés.
Sous réserve, bien entendu, des fusionnements individuels que
nous avons constatés, les divers groupes nationaux demeuraient
juxtaposés, fermés d'ailleurs les uns aux autres par la même
prédominance des traditions patriarcales ou des usages com-
munautaires dans chacun d'eux. C'est aujourd'hui encore l'at-
titude générale des nations qui se disséminent dans tout
l'Orient sur des ilôts de territoire et par essaims compacts.
Kurdes et Chaldéens, Arabes nomades et fellahs syriens, Ar-
méniens, Juifs et Grecs voisinent, rivalisent, se concurrencent ou
se combattent, chacun dans sa nation, et celle-ci, dans sa vallée
ou dans son quartier. La formation communautaire des anciens
Juifs s'opposait de la sorte aux fusionnements que la montagne
1. Buhl, La Société Israélite, 75, 76. Cf. Deuléronome, xxm, 2, 8. Jérémie,
xxxv, 3 et suiv. Nombres, x, 29. I Macchabées, i, 11, 10; n, '27, 31, 42, 48.
Ml. XVIII, 17. Actes, x, 28, xv, 1, 5.
86 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
de Juda semblait matériellement faciliter avec les hardis immi-
grants qui en forçaient les portes.
L'exclusivisme national se renforçait aussi de l'exclusivisme
religieux. Si les Tyriens possédaient Melqart comme leur dieu
municipal; les Moabites, Chamos, comme leur dieu national; la
maison d'Israël s'attribuait Yahwé, comme le Dieu de ses Pa-
triarches et le Seigneur de son Pays. Mais cependant, l'exclusi-
visme des Tyriens pour Melqart ne les empêchait pas d'accueillir
des dieux secondaires ou étrangers, selon que, par leur com-
merce, ils se liaient avec des peuples ou des villes qui leur
vantaient ces immortels. De là, ce panthéon cosmopolite où
Assyriens, Égyptiens, Cappadociens, Hellènes, Romains fu-
sionnaient ou juxtaposaient leurs idoles respectives. La grande
communauté de la civilisation méditerranéenne se révélait encore
dans ce syncrétisme religieux. Il n'y avait que Yahwé pour se
refuser à cette promiscuité. Par la bouche de ses prophètes, il
se disait le Dieu unique, le créateur jaloux de se réserver un
culte qui se prostituait au néant et au mal, lorsqu'il allait vers
d'autres. Ici, l'intransigeance ne tenait plus à des mœurs com-
munautaires, mais au dogme monothéiste1.
Elle isolait d'autant plus les Juifs, que la traditionnelle notion
d'un Dieu suprême et unique n'empêchait universellement ni les
foules ni les sages de reconnaître des dieux multiples 2. C'est
déjà, pour Tacite, une singularité des Juifs, que leur adoration
d'un seul Dieu conçu par l'intelligence pure et irreprésentablc
sous aucune image; — mente sola unumque numen intelligunt!
Mais Pline l'Ancien s'émerveille de leur mépris des dieux : gens
contumelia minimum insignis! Quant au reproche dHimpiétè
ou d'athéisme, il est banal de la part des Grecs3. Comme aussi
bien les prières, les libations, les sacrifices, les rites privés ou
publics se mêlaient à toutes sortes d'actes dans l'existence jour-
nalière, des abstentions muettes ou des blâmes positifs isolaient
1. lsaie, xi,, 18, 20; mi. '.i. 29; xliv. '.t. 20, Je ré une, n, i. 13. Baruch, u, I, 72.
2. Lagrange, Études sur les Religions sémitiques, 70 et suir.
3. Tacite, Histoires, v, 5. - Pline, Hist. nat., XIII, i. ;'. 16.— Reinach, Textes
relut ifs a u j udalsmetXl, XII.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. ' 87
le Juif de ses voisins, Hellènes ou Syriens. De son monothéisme
rigoureux, il renforçait encore son isolement dans sa montagne,
en se tenant à l'écart des immigrants qui la pénétraient, comme
d'impies et de sacrilèges.
Par un choc en retour, la singularité de son monothéisme et
sa fidélité aux coutumes paternelles le rattachaient solidement à
ses frères israélites. Ce sont les deux grands liens de la cohésion
et du patriotisme judaïque; mais, de nouveau encore, le retran-
chement dans la montagne les renforce tous deux par l'influence
du terroir.
Patriotisme en vase clos. — Tel est le caractère bien local
de ce patriotisme juif qui se concentre et se surchauffe dans les
échanges intérieurs de ce milieu essentiellement fermé. Tandis
que les vallées cloisonnées de l'Othrys et du Pinde fractionnaient
les Grecs en cités autonomes et rivales, toutes les vallées des
monts de Juda se reliaient l'une à l'autre, échangeaient des
produits, des services, des idées. Aussi la vie à part de chacune
d'elles ne se développa jamais sous la forme exclusive et jalouse
du civisme hellénique. Jérusalem, avec Hébron ou toute autre
cité judéenne ne rivalisa pas comme Sparte avec Athènes. Dans
l'ancien peuple d'avant l'exil, Benjamin et Juda, les deux tribus
voisines se groupèrent amicalement et se constituèrent en un
royaume à part. C'est en face des tribus du nord, et notamment
d'Éphraïm, la plus riche et la plus nombreuse, que les rivalités
du midi montagnard s'accentuèrent jusqu'à la scission. En re-
vanche, dans l'intérieur de ce dernier massif, la vie locale se com-
binait sans déchirements avec un sens profond de l'unité natio-
nale. L'isolement de la montagne, les relations de ses vallées
entre elles par le chemin des crêtes, voilà, dans la structure du
lieu, les deux facteurs particuliers de l'esprit national.
Leur influence est puissante ; en face d'agresseurs et même
d'envahisseurs, la montagne offre asile aux patriotes révoltés
dont elle fut l'éducatrice. Ils s'y rallient et s'y retranchent ; ils
y reprennent l'offensive, lorsque Antiochus Epiphane persécute
les Juifs pour cause de religion. Soulèvement de montagnards
88 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉS1 S-CHRIST.
et guerre de montagne, tel est alors le début de l'épopée mac-
chabéenne. » Matthathias parcourut Modin, criant à pleine voix :
« Quiconque a le zèle de la Loi et de l'Alliance divine, qu'il
sorte et qu'il me suive! » — et il s'enfuit, lui et ses fils, dans les
montagnes, abandonnant ses propriétés... Tous ceux qui tra-
vaillaient à échapper aux maux du temps s'adjoignirent à eux
et accrurent leur force1 ».
La Judée se constituait ainsi comme le terroir par excellence
du sentiment patriotique. Dans le cantique de Zacharie, père
de Jean-Baptiste, nous surprenons l'écho des vieux cris de guerre,
souvent répercutés de vallée en vallée aux jours des Maccha-
bées : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël... parce qu'il a
suscité une Force libératrice dans la maison de David son servi-
teur... pour nous sauver de nos ennemis et du pouvoir de qui-
conque nous hait 2! » Quel est donc ce pouvoir? Quels sont ces
ennemis, sinon les Romains, ces païens qui réduisent le peuple
de Yahwé à l'état de vassal, avec un roi iduméen, barbouillé de
judaïsme? Zacharie demeure bien dans la tradition nationale et
patriotique dont les monts de Juda restent la citadelle.
Cette résistance devant l'ennemi suppose, évidemment, les
pacifiques échanges de produits, de services, d'idées que nous
vîmes s'exercer par le chemin des sommets. L'autorité publique
elle-même utilisait ce moyen général de communications, pour
certain genre de message où s'attestait puissamment la solida-
rité des Juifs dans la religion et dans les allaires. Dès que cer-
tains observateurs ont aperçu le mince croissant de la nouvelle
lune dans les rayons du soleil couchant, ils avertissent le Sanhé-
drin de Jérusalem; celui-ci fixe au lendemain le premier jour
du mois nouveau. La date importe également aux transactions
civiles et à la liturgie. Sitôt sa fixation, un signal est donné : des
feux s'allument de cime en cime à partir de la capitale et se
propagent dans toutes les vallées. C'est le télégraphe sans til ni
électricité : il s'établit naturellement sur des hauteurs dont
chacune regarde l'autre au loin. Grâce à lui. ee sera le Iende-
1. I Macchabées, n, 27, 28, '•:).
•L. I Luc, C8, 71.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. 89
main fête chômée partout, dans le pays ; un sacrifice particulier
s'offrira au Temple; la nation tout entière se recueillera et se
reposera clans le sentiment de son unité l.
Une capitale appropriée. — A cette nation qui est la fille de
la montagne, il faut une capitale appropriée. C'est d'abord à
Hébron que David s'établit, lorsque sa propre tribu, celle de
Juda le reconnaît pour son roi. A 900 mètres passés d'al-
titude, Hébron se trouve sur la grande voie faîtière qui constitue
la route nationale par excellence dans le massif judéen. De là,
les messagers, les décisions et les troupes du prince rayonneront
aisément sur toutes les vallées; là également, solliciteurs et
plaideurs afflueront sans difficulté. Hébron occupe l'extrémité
méridionale de la chaîne : c'est une sécurité pour le nouveau
roi. Au début de son règne, les tribus ou les clans du nord
ne se sont point ralliés à lui, et surtout, la famille de Saûl combat
toujours sa royauté. La position reculée d'Hébron lui est plutôt
un avantage.
Elle devint un inconvénient, lorsque tout Israël eut reconnu
David. Les intérêts corrélatifs du pays et du souverain comman-
daient le choix d'un emplacement moins excentrique. Sans s'éloi-
gner de la voie faîtière, mais en se portant au nord, le roi jeta
les yeux sur une ville forte. Elle était demeurée comme une
enclave étrangère, aux mains d'une vieille population cana-
néenne, les Jébuséens. Entre 670 et 700 mètres d'altitude, cette
cité escaladait la surface inégale d'un promontoire allongé.
Vers le nord-est , elle se reliait aux collines d'alentour 2.
C'était de la sorte une presqu'île rocheuse, naturellement défen-
due par trois ravins profonds, à l'est, au sud et à l'ouest : une
montagne dans les montagnes. Aussi, les occupants de la capi-
tale désignée, mais non conquise encore, la déclaraient impre-
nable. Ils se moquaient de David : « Tu n'entreras pas ici : les
aveugles et les boiteux te repousseront ». Mais, ce n'était pas
1. Edershcim, La Société juive à l'époque de Jésus-Christ, p. 41. — Stapper, La
Palestine au temps de Jésus-Christ, p. 208, 209.
2. Hugues Vincent, Canaan, planche I, II, n IX.
90 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN Jl 11 A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
en vain que, dans les déserts de Ziph cl do Maon, l'ancien pas-
teur bethléémite, né montagnard, avait campé sur les hauteurs,
avec sa compagnie de proscrits et d'aventuriers, comme un vrai
roi des montagnes. Ses hommes bondirent par-dessus les cré-
neaux de l'inviolable forteresse. Vainqueur, il s'établit dans ses
murs, les augmenta de constructions nouvelles, nominale tout :
Cité de David. 11 occupait Jérusalem. Si l'étymologie souvent
admise est exacte, le nom de Jérusalem atteste l'excellence de la
position, au sentiment du peuple entier : Hiérouschalaïm,
possession tranquille, habitation en paix '.
A partir de Jérusalem, on rayonne aisément dans toute la
Palestine et, en revanche, les différents étages des collines et
des montagnes ceinturent la capitale d'un système complet de
bastions naturels. C'est ce que les généraux de Rome aperçu-
rent très bien. Lorsque Vespasien voulut irrévocablement détruire
la nation juive, il enveloppa Jérusalem d'un progressif inves-
tissement, qui remontait de la plaine. Avant d'anéantir la cita-
delle nationale, il entamait une à une ses défenses concentriques.
Il dépensa près d'une année à prendre Jamnia, Asdod, Àdida,
vers l'ouest; Béthel et Gophna, au nord; Jéricho, à l'est, et
d'autres places au sud. Chacune d'elles lui devint une base
d'opérations qu'il fortifia soigneusement; et puis, cette ligne de
circonvallation une fois établie et comme soudée de toutes parts,
il lança sur Jérusalem, isolée et sans secours, ses légions impa-
tientes 2.
Action de la montagne sur les symboles religieux. — Telle-
ment profonde est l'influence de I" montagne sur le Juif, qu'elle
façonne même son symbolisme religieux. — C'est un mouve-
ment si naturel à une foi vive, que la recherche des traces di-
vines dans l'aspect extérieur de quelque site aimé! Alors, devant
l'inexpugnable assise de la Cité royale, le Psalmislo aperçoit la
protection divine enveloppant Israël : « Ceux qui se fient à Yaliwé
1. H Samuel, II, l, 3;v, 1,9.— Frohnmeycr et Benzinger, Vues et Documents
bibliques, 3. — Wilke Grimm, ClavisNovi Testa menti. ' hpoioXojjLa.
2. A. Legendre.D. B. V.. III, 1817.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. \)\
sont tels que la montagne de Sion : elle ne tremble point et tient
ferme à jamais. Un cirque de montagnes entoure Jérusalem ;
ainsi Yahwé entoure son peuple, aujourd'hui et toujours1. »
Cette religieuse interprétation des aspects montagnards est
tellement familière aux Juifs, que Dieu lui-même se représente
à leur esprit sous l'image d'un rocher — et particulièrement
d'un rocher fortifié. « Je t'aime, Yahwé, ma force, mon rocher,
ma forteresse, mon libérateur! Mon Dieu, mon roc où je trouve
un abri ! Mon bouclier sauveur et ma haute retraite ! . . . Qui donc est
Dieu, sinon Yahwé? qui donc est un rocher, si ce n'est notre Dieu?
C'est le Dieu qui me ceint de force, qui me conduit dans le
droit chemin, qui assure à mes pieds l'agilité des biches, et
qui m'abrite sur les hauteurs ~. » Ainsi, tout ce qui se voit de plus
dur, de plus sec, de plus inabordable, — un roc et un roc cita-
delle — symbolise parmi les Juifs le Très-Haut qui les aime et
qui est si bon pour eux.
Au point de vue d'un habitant des plaines, ces métaphores
seraient violentes et paradoxales. Les poètes, les prophètes ne
les eussent point trouvées dans les basses terres noyées du pays
de Gessen. Mais, quand le peuple d'Israël s'installa dans le
pays de Canaan, il apprit à lever les yeux vers les montagnes,
à créneler les hauteurs et à s'y réfugier : les razzias des Madia-
nites et des Amalécites l'y obligèrent, et les Cananéens lui en
donnaient l'exemple 3. Lorsqu'elles rendent pareil service, les
acropoles sauvages où l'on habite en sécurité n'éveillent plus
que douces visions. Le regard même sourit complaisamment à
l'àpreté des lignes, à la raideur des pentes : que Dieu fut bon
de les dresser! D'accueillantes platitudes ne donneraient jamais
cette assurance de protection.
Le Juif s'y repose avec une telle sécurité, que toujours la même
image revient clans sa prière. Il y épuise les synonymes de haut
relief : ce sont les mots populaires, les mots intimes, les mots
i. Psaume CXXV, 1, 2 Vulgate, cxxiv).
2. Psaume XVIII, 1, 3. — 32, 3i.
3. Juges, vi, 2, 6. — Cf. Ps. CXXI, 1, 2 (Vulgate, cxx). — Hugues Vincent, Ca-
naan. La situation des villes, 23, 28.
02 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
aimés que sa ferveur ne cesse d'exhaler. Tantôt le Psalmiste se
les répète avec le ton d'une paisible méditation : « Je le dis à
Yahwé : tu es mon refuge et ma citadelle ». Ailleurs, l'invocation
éclate, ardente, réitérée, comme une sorte de litanie : « Yahwé,
sois mon roc protecteur, ma forteresse où je trouve salut ! Car
tu l'es, mon rocher; tu es ma forteresse*». Voici enfin l'action
de grâces : « Béni soit l'Éternel! car il a signalé son bon vou-
loir pour moi, comme si j'eusse été dans une ville forte1 ».
Sous ses formes diverses, la prière du Psalmiste a pris l'accent
de la montagne.
Emplacements choisis pour le culte public — Us se ressen-
taient à plus forte raison de cette religieuse interprétation des sites
élevés. D'après une très vieille coutume, cananéenne etisraélite,
des autels, des enceintes sacrées s'élevaient au sommet des col-
lines et aux cimes des monts 2. L'assiette habituelle des places de
sûreté ne disposait-elle pas les habitants de la Palestine à re-
garder les Bumoth ou Hauts-Lieux, comme honorés d'une pro-
tection spéciale de la Divinité? « Yahwé m'abrite sur les hau-
teurs, » disait un psaume déjà cité. Cette parole exprime un
sentiment qui tient au relief du pays. Mais, ces abris élevés —
où Dieu conduit ses amis — ne sont-ils pas à cet effet choisis et
visités par lui? Dans cette manière d'anthropomorphisme la lo-
gique de la piété recherchera le séjour divin sur les hauteurs.
Le vieux cantique de Débora montre Yahwé sortant des monts de
Séïr et du Sinaï pour secourir Israël. Beaucoup plus tard, un
Psaume dira, par allusion au temple de Jérusalem : « Pourquoi
regardez-vous avec envie, monts altiers, la montagne que Dieu
a choisie pour séjour !? »
L'éloignement pour les sites bas contribuait peut-être encore
à cette localisation de la présence divine. Les enfoncements sont
dangereux en Palestine, au point de vue de l'habitation. Ainsi
que Jésus l'observait, c'est la maison du fou qui se bâtit sur la
1. Psaume XXXI, 1,3. 22(Vulgate, xxx ,xci,3 Vulg.,xc);xcir,2î[Vulg.,xaB)
2. lu P. Lagrange, 0. P. Études sur les religions sémitiques, 181, 184.
3. /'s. LXVIII, 17 (Viilgale, lxviiI: iaxmii. C8 (1 ulg., i\\\ii i. —Juges, \. 3, 5.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE JUIVE. *J3
terre meuble des penles inférieures : aussi est-elle ravagée, à
la saison des pluies, lorsque les éboulis se précipitent comme
une boue mêlée de pierres. Le sage édifie sur le roc. La cité bien
placée couronne l'horizon. Rien ne la cache, parce que rien ne
la domine '. Avec de telles habitudes, et si anciennes, et si com-
munes, l'Israélite ne jugerait-il pas mesquin, sacrilège, de loger
Dieu dans les fonds de vallée? Les creux lui apparaissent comme
délaissés de l'Éternel : « Du fond de l'abîme, je crie vers toi,
Yahwé; Seigneur, entends ma voix2! » Cette aversion des bas
endroits ne pouvait que favoriser la religion des Juifs pour les
hauteurs. Ils transportaient à Dieu l'ensemble de leurs goûts en
fait d'habitation. Analogies naïves, analogies profondes : à Celui
qui contient tout et que rien n'enclôt, elles réservent un lieu
plus honorable où le cœur humain le trouve mieux.
À ces raisons de convenance morale, des motifs de commo-
dité, des goûts de solennité s'ajoutaient, que l'antithèse de la
vallée et de la montagne suggérait aussi bien. Durant les pluies
hivernales, on risquait gros à s'aventurer dans les bas-fonds
détrempés. Leur étroitesse accumulait en dépôts vaseux les
terres éboulées des pentes supérieures ; de là, cette prière d'un
Psaume, au symbolisme bien local : « Sauve-moi, Yahwé, car les
eaux menacent ma vie ; j'enfonce dans la boue sans pouvoir me
tenir3! » Le culte réclamait un terrain sec et ferme, de beaux
espaces découverts, d'imposantes montées pour la pompe des
sacrifices et l'affluence des fidèles. Le chrétien même, s'il recon-
naît son âme comme le vrai lieu divin, ne demeure pas indiffé-
rent à ces théâtres extérieurs. Ils sont voulus par les groupe-
ments sociaux de la religion; chaque société les établit naturel-
lement dans les sites qu'elle juge le mieux utilisables.
Les Hauts-Lieux se multipliaient donc dans l'ancien Israël.
Élie relevait de ses mains l'autel ruiné de Yahwé sur le sommet du
Carmel. D'autres prophètes, il est vrai, maudirent ces sanctuaires
i. Matthieu, v, 14; vi, 24, 27.
2. Ps.CXXX,\. (L«'?-> cxxix). — Schneller, Connais- tu lepays? La Palestine et
la Bible, 90, 91.
3. Psaume LXIX, 1 (Vulg., lxviij).
94 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JIIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
épars, notamment Jérémic. Trop souvent les Hébreux y intro-
duisaient les idoles de Canaan, de la Phénicie, de Moab et
d'Ammon : le panthéon complet des montagnes et des collines,
chez les voisins d'Israël et parmi ses prédécesseurs1.
Sans doute, il ne faudrait pas croire que cette influence de la
montagne en Palestine fût la seule qui s'exerçât sur les endroits
du culte israélite. Les historiens relèvent aussi les traces d'in-
fluences babyloniennes, provenant de la religion astrale des
Ghaldéens et de leurs érections de sanctuaires sur des collines
artificielles. Les deux séries d'influences peuvent très bien
coexister. Seulement, au point de vue social, l'influence de la
montagne palestinienne relève du lieu habité par les Juifs : elle
se présente immédiate, permanente, sans cesse renouvelée sur
les générations qui vivent dans le pays. L'influence des religions
babyloniennes relève des rapports avec l'étranger. Elle remonte
au séjour en Chaldée qui précéda la migration des patriarches.
D'après le Livre de Josué,Térach, père d'Abraham et de Nachor,
servait les dieux d'Our-Kasdim. Tout en s'aftranchissant du poly-
théisme et de l'idolâtrie, le Père des croyants put encore bien
léguer à sa famille des rites, matériellement empreints de
formes chaldéennes. Mais cette spéciale transmission ne relève
plus de notre sujet présent, qui est le paysan juif, influencé par
son pays 2. L'influence chaldéenne appartient au passé de la
race.
Ainsi donc, sans méconnaître nullement les traditions ori-
ginelles de la Chaldée, nous constatons surtout les influences
actuelles de la montagne judéenne, lorsque David installe dé-
finitivement à Jérusalem le sanctuaire national où se conservait
l'arche d'alliance. Il se proposait même de remplacer l'abri
quelconque de cet objet sacré par un Temple proprement dit.
un véritable palais où le Dieu d'Israël résiderait chez lui. don-
nant audience à son peuple. Comme Haut-Lieu la place était
unique, et à jamais trouvée : sous la garde du roi judaïte,
le protégeant à son tour, L'Éternel devenait comme le premier
1. 1 Rois, xviii, :*o, 32. Jérémie, ru, 31. I Rois, xi, 7, s. il Rois, xiv, i. w. \.
2. Josué, XXIV, 2. Cf. Judith, v. (M). Course, XXXI, Ifi. ;ii.
LE PRINCIPAL FOYER DE LA VIE .RIVE. !K>
citoyen de la capitale. Désormais, nul autre sanctuaire ne put
rivaliser avec celui de Jérusalem1.
Lui seul, nous le savons, fut relevé de ses ruines après l'exil :
c'était le commun foyer de la nationalité et de la religion. Pour
mieux le protéger, les Macchabées y accolèrent la Birah ou
citadelle nommée plus tard Antonia par Hérode le Grand. Et
naturellement en vue de surveiller les mouvements de la foule,
surtout aux jours de fête et de pèlerinages, les Romains s'as-
surèrent la possession de l'Antonia2.
Un peuple bien nommé. — En somme, l'occupation des
monts de Juda influençait toute la vie juive, de ses bases locales
aux cimes de l'esprit. Paysan laborieux, l'Israélite s'enracine
dans le sol. Montagnard, il s'isole dans ses vallées à peine ou-
vertes; en revanche, ses communications entre nationaux vont
et viennent très activement par le chemin des sommets. Les
centres de population et d'échanges avoisinent les abords de
cette route intérieure. Ils concourent avec elle à unifier la
nation. La protection naturelle des escarpements, l'assiette
élevée des villes favorisent, d'une part, la résistance aux en-
vahisseurs, l'indépendance de la nation, et, d'autre part, le
symbolisme religieux du roc ou de la citadelle, le culte sur les
Hauts-Lieux. Tout cet ensemble de causes locales enfin, le pays
comme le travail qui attache le paysan au sol, postulent en
quelque sorte l'installation de Yahwé, comme roi et père de
la nation, comme seigneur et maître du territoire, sur une
montagne préférée, dans les monts de Juda.
C'est à bon droit, alors, que les rapatriés de Babylone se
donnèrent entre eux et imposèrent à l'usage des autres nations
un vocable nouveau. Judaïtes, Benjaminites, Lévites s'appelè-
rent tous Iehoudim, Judaei, les Juifs. C'était le nom de leurs
montagnes. Son adoption constituait une marque de fabrique.
L'ancien nom « Israélite » ou « maison d'Israël » se tirait
du surnom de Jacob : il désignait par conséquent des origines
1. Psaume LXXV1II, 67, 68 (Vulgate, lx.wii .
'2. Stapfer, La Palestine au temps de J.-C, 65, 66.
00 LE TYPE SOCIAL DU PAYSAN JUIF A L'ÉPOQUE DE JÉSUS-CHRIST.
patriarcales. Iehoudi se tirait de la terre où Israël replanté
venait de prendre si bien racine, où le patriote se retranchait
victorieusement, où le croyant visitait son Dieu, domicilié parmi
son peuple. Se dire Juif, c'était rappeler essentiellement une
reconquête laborieuse, où les inspirations de la foi religieuse
et de la tradition communautaire ne faisaient qu'un avec l'amour
du paysan pour le sol où il met tant de sa vie.
C'est le nom qu'Israël dispersé emportera de ghetto en ghetto.
Sous ce nom historique, dans la fidélité à son passé, dans la haine
des Goyim, les Gentils, il restera, parmi toute nation, une nation à
part. Voilà le nom que beaucoup encore ne prononcent point
sans colère, et que d'aucuns remplacent par « israélite »,
comme si c'était un synonyme décent et modéré. Nous n'avons
pas à décrire ici les étapes et les causes particulières du sens
péjoratif attribué au terme de Juif; mais c'est le lieu d'observer
que ses origines premières doivent s'attribuer à l'existence
fermée et dédaigneuse des Israélites sur les monts de Juda.
C'est là qu'ils accusèrent à l'extrême et entre eux, cet atta-
chement tenace et l'active compassion que Tacite oppose à Leur
hostilité haineuse contre tout autre peuple : « Apud cos /ides
obstinata, misericordia in prompt tt; sed adversus omnes alios
hostile odium ». Un Grec disait encore : « Ils sont plus éloignés
de nous que Suse, Bactres ou l'Inde ' ». Ces jugements de païens
donnent la réplique à l'orgueilleuse prière du Juif, interpellant
Yahwé : « Tu l'as dit : pour nous tu créas le monde; quant au
reste des nations issues d'Adam, tu as dit qu'elles n'étaient rien,
qu'elles ressemblaient à du crachat2 ».
M.-lî. SCHALH.
1. Tacile. Histoires. V. 5. Aj>. Reinach, Textes d'auteurs grecs et lutins relatifs
(in judaïsme, p. 306. — Philostrate, i te d'Apollonios de Tyane, \ . 33. \\<. Reinacb,
]>. 176.
2. IV. Esdras, m, .">">.
V Administrateur-Gérant : Léon Ganglofk.
Typographie Firuiin-Diilot et C". — Paris.
LA PALESTINE
au temps de
JÉSUS-CHRIST
Echelle de 1. 1 800.000^
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Les villes soulignéesfont
partie de la Dccapole
( 10 \rilles coTifédérées ).
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BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
LA
COLONISATION DES TOURBIÈRES
LES PAYS-BAS ET LA PLAINE SAXONNE
PAR
Paul ROUX
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Mars 1908
SOMMAIRE
Avant Propos. P. 3.
I. Les tourbières; leurs caractères généraux. P. 6.
Les tourbières do la Somme. — Les tourbières de la plaine du Nord-Ouest. —
Les difficultés de la mise en valeur des tourbières.
II. — La colonisation libre dans les Pays-Bas et les villes de com-
merce. I'. ir>.
Les cités commerçantes. — La laag veen. — Les anciennes colonies fri-
sonnes : Staphorst, Friezenveen. — Les tourbières de la Drenthe : Hoogeveen,
Hoogersmilde. — Les tourbières de Groningue.
III. — La colonisation administrative en Allemagne et l'action pro-
gressive des Pouvoirs publics. P. 45.
Ancienne colonie au bord d'un fleuve : l'État patron. — Colonie en lisière
d'une tourbière basse : l'État patron et entrepreneur de travaux publics. —
Colonie sur « Hochmoor » : l'État patron, entrepreneur de travaux publics et
entrepreneur de colonisation. — Les manifestations de l'initiative privée.
IV. — Le développement du commerce et de la navigation. 1'. 67.
Le lieu donne naissance au commerce par batellerie. — La batellerie con-
duit au commerce maritime.
V. — L'agriculture et l'industrie. 1'. ?•">.
La culture spécialisée et les industries agricoles. — L'ouvrier colon à Pa-
penburg.
VI. — Conclusions. P. 81.
Les répercussions. — Les trois types de la plaine du Nord-Ouest. — In-
fluence des transports.
LA COLONISATION DES TOURBIERES
DANS LES PAYS-BAS ET LA PLAINE SAXONNE
AVANT-PROPOS
L'immense plaine qui couvre tout le nord-ouest de l'Europe
et qui borde la mer du Nord depuis la Picardie jusqu'à l'Elbe,
présente une grande uniformité dans sa constitution. On y
rencontre partout trois formations géologiques bien distinctes :
les landes sablonneuses, produit du diluvium glaciaire; les
alluvions apportées par les fleuves ou déposées par la mer;
enfin les tourbières.
La nature même du sol indique les étapes probables de l'ins-
tallation de l'homme dans cette région. C'est dans la zone sa-
blonneuse, saine, peu fertile à la vérité, mais facile à cultiver,
qu'il a dû s'établir tout d'abord ; en fait, les historiens sont à
peu près d'accord pour admettre que, dans les Pays-Bas, la
Drenthe est la province qui a été peuplée le plus anciennement.
Puis les terrains d'alluvions l'ont ensuite tenté par la richesse
de leurs terres grasses, mais, avant d'en prendre définitivement
possession par la culture, il a dû les protéger par des digues
contre les débordements des fleuves et les envahissements de la
mer, et exécuter les travaux nécessaires à leur assainissement.
Eniin les tourbières n'ont été attaquées que bien plus tard,
et aujourd'hui encore leur colonisation en est à peine à ses
débuts, en Allemagne du moins.
Dans deux fascicules précédents, nous avons décrit le type des
4 LA COLONISATION DES TÛl'KHIERES DAN? LES PAYS-BAS.
landes sablonneuses et le type des terrains d'alluvions1. Nous
abordons maintenant l'étude du type des tourbières qui, en
raison des conditions spéciales du lieu, diffère de ses aînés à
plus d'un titre.
Nous savons que, dans la région des Marschen, la culture ren-
contrait des difficultés assez grandes provenant des conditions
naturelles du lieu, de la nécessité de se protéger par des digues
contre les inondations de la mer et des fleuves, d'assurer par
des fossés l'écoulement des eaux en excès, d'exécuter les tra-
vaux agricoles dans des conditions spéciales à cause de la com-
pacité et de l'humidité du sol2.
Nous allons voir que le cultivateur qui veut défricher les
tourbières, rencontre devant lui des difficultés bien plus gran-
des, provenant de l'immensité du marécage, de la quantité
d'eau considérable qui y est accumulée et de la nature même
du sol, rebelle à toute culture. Néanmoins, il existe des parties
de tourbières défrichées depuis des siècles, et d'autres actuelle-
ment en voie de défrichement et de colonisation. C'est une
preuve que les difficultés ont pu être surmontées.
Par quels moyens?
Tandis que, dans les Marschen, la lutte contre la mer, a pro-
voqué la formation d'associations entre les propriétaires inté-
ressés, ici, la mise en valeur des tourbières n'a été possible
que grâce à Y existence préalable des associations, et nous allons
constater que le développement de la colonisation du pays tour-
beux a suivi, en Allemagne du moins, une marche parallèle
à celle du développement des Pouvoirs publics. Nous en recher-
cherons la raison.
Dans les Marschen, la culture spécialisée et surtout l'élevage
ont développé le commerce ; dans les tourbières nous verrons
le commerce apparaître comme condition préalable de la colo-
nisation et provoquer l'essor de la batellerie, de la navigation
et de Y industrie . L'importance des villes do commerce dans les
Pays-Bas, des Pouvoirs publics en Allemagne dans la mise en
1. Cf. Science sociale, 23* et 35e fascicules.
2. Cf. Science sociale, 35e fasc. Le Littoral de la Plaine saxonne.
AVANT-PROPOS. 5
valeur du pays, le développement du commerce et de la ba-
tellerie sont une conséquence directe de la nature du lieu. C'est
donc le lieu physique et ses caractères que nous devons étudier
tout d'abord '.
1. Le travail qu'on va lire est le résultat d'une enquête poursuivie sur les lieux
en août 1905 pour les tourbières allemandes, et en juin 1907 pour celles des Pays-
Ras. Dans ce dernier voyage j'ai été accompagné par M. E. Molenaar, qui a bien voulu
me servir de guide et d'interprète, et grâce à qui j'ai pu mener à bout la mission
qu'avait bien voulu me confier la Société de Science sociale.
-IOMMOJ-
CARACTERES GENERAUX DES TOURBIERES
Les tourbières de la Somme. — Nous avons en France des
tourbières dans certaines parties du Massif central et du Jura,
et surtout dans la vallée de la Somme. En Picardie, la tourbe
est localisée çà et là dans le fond de la vallée; elle présente par-
fois une épaisseur de 5 à G mètres et elle est souvent recou-
verte d'un peu de terre végétale, provenant de l'érosion du
plateau, ce qui donne naissance à un pâturage de valeur très
variable. Pour exploiter la tourbière, il faut donc enlever cette
couche de terre, ce qui n'est économiquement possible que si la
tourbe située au-dessous présente une épaisseur suffisante. Pour
extraire la tourbe, on fait une excavation appelée entaille où se
réunissent immédiatement toutes les eaux qui imprègnent le ter-
rain ou qui viennent des entailles voisines. La présence de l'eau
complique beaucoup le travail. On se sert du grand louche/, sorte
de bêche allongée en forme de gouttière, fixée à l'extrémité d'un
manche long- de V ;'i ô mètres : l'ouvrier manœuvre cet instru-
ment dans l'eau, il l'enfonce verticalement et découpe ainsi des
prismes de tourbe de 1 "', J 0 de long environ sur \1 à 15 centi-
mètres de côté, qu'il ramène à la surface de l'eau et dépose der-
nèie lui sur le gazon, où un aide les divise en trois morceaux et
les empile pour les faire sécher.
Lorsque la tourbe est enlevée, la présence dans l'entaille
d'une épaisse couche d'eau, l'empêche de se reformer, et, à la
place de la tourbière, il \ a désormais un étang- profond de plu-
CARACTERES GENERAUX DES TOURBIERES. 7
sieurs mètres. Aussi, dans la vallée de la Somme, la superficie
occupée par l'eau augmente-t-elle d'année en année ; c'est le
paradis des pêcheurs et des chasseurs de gibier d'eau.
L'extraction de la tourbe, le tourbage, n'a donc pas pour but
de livrera la culture de nouvelles terres ; c'est une industrie
qui a uniquement en vue la vente du combustible. Au point de
vue légal, les tourbières sont assimilées aux carrières et sou-
mises aux mêmes règles. L'exploitation des tourbières est
en décadence, à cause de la concurrence du charbon et du dé^
veloppement de l'industrie qui emploie tous les bras disponi-
bles. Il devient de plus en plus difficile de trouver des ouvriers
tourbiers, car le patron ne peut leur assurer du travail que
pendant trois ou quatre mois d'été. La tourbe s'épuise d'ailleurs,
et le jour est prochain où l'exploitation régulière des tourbières
ne sera plus qu'un souvenir.
Les terrains tourbeux sont souvent des pâturages communaux;
aussi certaines municipalités ont-elle tiré de gros profits de
l'exploitation de la tourbe. A Long, petite commune située entre
Amiens et Abbeville, chaque ménage reçoit gratuitement une
certaine quantité de combustible : voilà le chauffage assuré;
l'éclairage électrique et l'eau à domicile sont fournis à prix
extrêmement réduit, grâce aux ressources provenant de la vente
de la tourbe. On a pu, en outre, construire une église et un
hôtel de ville qui ont coûté plusieurs centaines de mille francs.
Le bureau de bienfaisance est richement doté, et ne sait que
faire de ses revenus car il n'y a pas de pauvres dans la com-
mune. Les prestations et les centimes additionnels sont in-
connus, la commune possède au contraire une réserve de six cent
mille francs. La tourbe joue donc ici le même rôle que les pâtu-
rages et les forêts dans certains pays montagneux; mais, tandis
que l'herbe et les arbres se renouvellent d'année en année et de
siècle en siècle, la tourbe de Long s'épuise chaque jour da-
vantage; il ne reste plus des richesses d'antan que le produit
plus modeste de la location de la chasse sur les étangs.
Les tourbières de la Plaine saxonne. — Dans les Pays-Bas
» LA COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
et en Allemagne, la situation est toute autre : les tourbières cou-
vrent d'immenses espaces. De loin elles ressemblent à la lande ;
leur surface est couverte de bruyères et de joncs. La tourbe
atteint parfois une épaisseur de 5 à 6 mètres; elle présente
des couches de densité et de coloration différentes, suivant la
profondeur. La couche superficielle, jaune brun, de 50 centi-
mètres d'épaisseur environ, est formée de débris végétaux in-
complètement transformés ; ce feutrage de mousse et de bruyère
n'est pas exploitable comme combustible; on remploie comme
litière ou bien on l'incorpore au sous-sol qu'il enrichit en hu-
mus. On rencontre souvent dans la tourbe des débris de troncs
d'arbres, restes d'anciennes forêts, qui sont une gêne pour l'ex-
ploitation; s'ils sont en grand nombre, la valeur de la tourbière
est sensiblement diminuée. Ils brûlent avec une flamme claire ;
aussi les employait-on autrefois pour l'éclairage en guise de
torches.
En 1865, Staring évaluait à 91.000 hectares l'étendue des
tourbières hautes dans les Pays-Bas; ce chiffre était jadis bien
plus élevé; car, au milieu du xixe siècle, la plus grande partie
de la zone tourbeuse avait déjà été colonisée. Aujourd'hui la
tourbe ne couvre plus guère que 37.000 hectares.
En Allemagne, la mise en valeur est moins avancée. On compte,
dans tout l'Empire, 2.750.000 hectares de terrains tourbeux,
dont près d'un quart se trouve dans la Plaine saxonne : le Ha-
novre et l'Oldenbourg en renferment à eux seuls 652.000 hec-
tares, soit plus de 20 % de la superficie totale du sol. Ce no
sont pas ici des marais isolés au milieu des terres; ce sont, au
contraire, des étendues considérables de plusieurs milliers d'hec-
tares où l'œil n'aperçoit ni une maison ni un arbre. Le silence
règnedansces solitudes dont la vie semble s'être retirée, mais
dont le paysage monotone et mélancolique n'est pas sans gran-
deur ni sans charme, lorsque, au déclin du jour, la bruyère s'em-
pourpre des derniers rayons du soleil couchant.
On ne connaît pas exactement l'origine de ces vastes marécages.
II semble bien qu'ils aient été formés par les fleuves dont les
eaux, en arrivant dans cette plaine horizontale, s'étendaient à
CARACTERES GENERAUX DES TOl'RBIERES. 9
travers la campagne où elles séjournaient, car leur écoulement
vers la mer était arrêté par les dunes du littoral. Ce cordon de
dunes a été souvent rompu par les flots, et on sait pertinemment
qu'à la suite de mouvements d'affaissement du sol et de tempêtes,
la mer a plusieurs fois recouvert le sol de cette contrée depuis la
période historique. On garde notamment le souvenir d'une inon-
dation qui eut lieu en 1275. La parfaite horizontalité du sol
rend l'écoulement des eaux presque impossible et le climat est
très favorable à la formation de la tourbe. Pour se constituer,
la tourbe exige une eau très limpide et une température moyenne
de 8°; elle est formée par des végétaux, mousses et sphaignes,
qui s'accroissent par leur sommet, tandis que leur base périt, se
décompose en partie à l'abri de l'air et donne, avec le temps,
cette matière noirâtre qui est la tourbe et dans laquelle on
trouve souvent des débris d'autres plantes : joncs, bruyères,
troncs d'arbres, etc.. c'est donc un terrain formé de débris
végétaux, très spongieux, capable d'absorber et de retenir une
quantité d'eau énorme.
Il n'y a pas d'autre végétation que de la mousse, des végétaux
aquatiques et de la bruyère. Ce sol est impropre à la culture et
au reboisement ; les essais qu'on a tentés pour transformer en
forêts ces solitudes marécageuses ont misérablement échoué
même avec des essences peu exigeantes, comme le pin et le bou-
leau. Les racines restent dans la couche superficielle du sol sans
développer de chevelu, ni envoyer de pivot dans la profondeur.
Les arbres sont donc facilement déracinés par le vent, croissent
avec une lenteur désespérante pendant leurs premières années
et finissent par s'atrophier. On trouve de vieux arbres qui ont
l'aspect d'arbrisseaux rabougris. La culture n'a pas donné de
meilleurs résultats, même aux endroits où l'eau ne submerge
pas le sol pendant l'hiver. La tourbe, très riche en humus, est
réfractaire à la culture à cause de son acidité qui, en empêchant
La nitrification , rend absolument inutilisable la masse énorme de
matières organiques azotées qu'elle renferme : c'est une richesse
considérable qui reste improductive; nous verrons plus loin
comment aujourd'hui on est arrivé à en tirer parti.
10 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Faute d'écoulement, les eaux recouvrent presque entièrement
le sol pendant la mauvaise saison. Les mousses et les sphaignes
tendent à s'élever constamment au-dessus de l'eau et, par leur
accroissement continu, finissent par former d'énormes couches
de tourbe.
Il faut distinguer la tourbière basse [laagg veenen hollandais,
niederungsmoor en allemand) analogue à la tourbière de la
Somme, la lande marécageuse ou marais tourbeux, qui s'assèche
en été et où la tourbe n'atteint jamais une grande épaisseur, et
enfin la tourbière baute ilioocj veen en hollandais, hochmoor en
allemand), qui est la tourbière type.
Les difficultés de la mise en culture des tourbières. —
En résumé, les obstacles que rencontre la mise en culture des
tourbières sont :
1° La présence en excès de l'eau dont on n'arrive pas à se dé-
barrasser à cause de l'horizontalité du sol;
2° L'immensité des tourbières;
3° La nature même du sol impropre à la végétation.
La tourbière ne permettra donc rétablissement d'un colon
agricole qu'à deux conditions :
1° Que le terrain soit débarrassé de l'eau qui en fait un marais
inhabitable et souvent inabordable;
2° Que le sol soit rendu cultivable soit par l'enlèvement complet
de la tourbe, soit par la modification chimique de cette tourbe
même, au moyen d'engrais importés du dehors.
Mais l'enlèvement de la tourbe est une opération de longue
durée qui demande plusieurs années; il faut donc que le colon
trouve pendant cette période d'exploitation et de défrichement
d'autres moyens d'existence que la culture : ainsi se dévelop-
pent le commerce et la batellerie, qui sont également néces-
saires pour l'amélioration de la tourbière par les engrais chi-
miques.
A cette première complication s'en ajoute une seconde prove-
nant de la nécessité d'assurer l'écoulement de l'eau. L'assainis-
sement estime œuvre particulièrement ardueà cause de l'horizon-
CARACTÈRES GENERAUX DES TOURBIÈRES. 11
talité du sol qui rend l'opération des plus délicates et de l'é-
tendue considérable des marais cjui empiètent parfois sur plusieurs
provinces, voire même sur plusieurs États. Nous allons voir se
confirmer dans la Plaine saxonne une loi sociale qui peut se
formuler ainsi : T aménagement des eaux sur une grande surface
nécessite une action collective et pousse au développement des
pouvoirs publics.
Cette loi se vérifie en Egypte, où nous voyons le Pharaon baser
toute son autorité, qui fut immense, sur la direction de cette
action collective en vue de l'irrigation.1. En Chine, la nécessité
de l'irrigation contribue à maintenir la communauté de famille.
Dans la plaine lombarde, la grande propriété se maintient pour
la môme raison et l'irrigation n'a été possible que grâce à l'in-
tervention de puissantes familles et de l'État qui ont creusé les
canaux.
Le dessèchement aies mêmes effets que l'irrigation : l'assainis-
sement des Marais Pontins est l'œuvre de l'État. En France, la
loi admet l'existence de syndicats forcés entre les intéressés
dans des cas analogues, et les Pouvoirs publics doivent intervenir
fréquemment pour régulariser le régime des cours d'eau,
assurer les irrigations et dessécher les marais. En Hollande, le
pays classique des travaux hydrauliques, il existe un ministère
spécial, le Waterstaat, chargé du service des eaux, de la défense
contre la mer, des dessèchements des grands lacs intérieurs et
de la surveillance des polders.
Toutefois si, en Allemagne, l'État intervient directement dans
la construction des digues, le creusement des canaux, la colo-
nisation des tourbières, il n'en est pas de même dans les Pays
Bas où les intéressés forment librement des associations pour
exécuter à leurs frais les travaux d'endiguement ou d'assainis-
sementqu'ils jugent utiles. Le Waterstaat n'intervient que comme
conseiller et surveillant, en qualité d'arbitre de l'intérêt géné-
ral. L'autonomie des groupements locaux et l'initiative privée
■sont donc plus grandes en Néerlande qu'en Allemagne Nous
1. A. «le Préville, L'Egypte ancienne (Se. soc, t. X).
12 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-RAS.
en trouverons la preuve à chaque pas dans l'étude que nous
allons entreprendre de la colonisation des tourbières dans ces
deux pays. Les conditions du lieu paraissant identiques, nous
avons le droit de nous étonner de cette différence et le devoir
d'en rechercher la cause.
Nous la trouverons dans la situation géographique des Pays-
Bas, plus exposés par la configuration de leur sol à la violence
des tempêtes du nord et de l'ouest. Le péril était imminent et
trop grand pour qu'on ne cherchât pas à y parer par ses pro-
pres moyens, sans attendre l'intervention hypothétique d'un
gouvernement lointain.
Ce gouvernement était d'autant moins disposé à agir que.
placés à l'extrémité nord-ouest de l'Europe et séparés du reste
du continent par des marécages, les Frisons devaient à leur
isolement d'avoir pu maintenir énergiquement leur indépen-
dance de fait contre les prétentions des empereurs. Ayant l'hon-
neur de la liberté, ils en acceptaient les charges. Leur nation se
subdivisai! elle-même en plusieurs petites républiques qui s'é-
tendaient du Rhin à la Wéser et dont chacune prétendait gérer
souverainement ses propres intérêts.
De très bonne heure, le commerce se développa dans cette
contrée et l'on vit surgir un grand nombre de cités riches et
puissantes qui maintinrent dans tout le pays un esprit républi-
cain tout à fait hostile à la constitution d'un pouvoir centralisé.
L'Union d'Utrecht, qui fut l'acte de naissance de la République
des Provinces Unies, mit toutes les provinces sur le même pied
et rien, dans la fédération, ne pouvait être décidé sans leur con-
sentement unanime. On se rappelle les luttes que soutinrent,
au xvne siècle, les stathouders contre les États Généraux et la
ville d'Amsterdam dans le but d'établir leur souveraineté ; ils
échouèrent toujours. Les diplomates purent bien, en 1815, créer
un royaume des Pays-Bas, mais les traditions d'autonomie lo-
cale ont subsisté, et l'État néerlandais n'aspirant pas à la do-
mination mondiale et ne rêvant pas de conquêtes militaires,
n'est pas porté à absorber en lui toute l'activité nationale.
D'ailleurs, au xixc siècle, l'essentiel était fait en travaux d'en-
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES TOURBIÈRES. 13
diguement et en colonisation de tourbières. C'est au xvie et au
xvif siècle qu'on a conquis ou protégé le plus grand nombre
d'hectares de terre et qu'on a commencé à peupler les marais qui
s'étendent à l'est du pays. Ces entreprises ont été rendues pos-
sibles par la richesse mobilière accumulée dans les cités com-
merçantes. Dès la fin du moyen âge, on signale de riches
négociants qui achètent des terrains de peu de valeur, creu-
sent des canaux, exploitent la tourbe et appellent des colons.
C'est, du reste, l'existence d'une nombreuse population urbaine
quia facilité l'exploitation des tourbières en offrant un débouché
pour la vente du combustible qu'on en retirait.
En Allemagne, la situation n'était pas la même. Les premières
digues furent évidemment construites par les habitants des pe-
tits pays qui s'échelonnent le long de la côte et qui jouirent
longtemps de leur autonomie, mais les villes de commerce
furent plus rares, moins riches et moins actives que celles des
Pays-Bas; elles n'eurent pas, comme elles, à jouer un rôle po-
litique éminent qui renforçât leur esprit d'indépendance. Les
gouvernements purent ainsi imposer plus facilement leur auto-
rité. Ils purent d'autant mieux absorber les pouvoirs des grou-
pements locaux que ceux-ci, par manque de richesse, avaient
peu d'activité. Rien n'était encore fait en matière de colonisation
de tourbières lorsque, au xixe siècle, l'État prussien établit sa do-
mination sur la Plaine saxonne, et l'initiative privée pouvait
d'autant moins agir efficacement que les débouchés pour la
tourbe étaient insuffisants et se restreignaient chaque jour par
suite de la concurrence du charbon. Remarquons aussi que les
tourbières allemandes forment entre l'Ems et l'Elbe des blocs
compacts et immenses dont l'assainissement exige des travaux
difficiles et coûteux.
Toutes ces raisons nous expliquent comment les Pays-Bas ont
devancé l'Allemagne dans la colonisation des tourbières ; pour-
quoi, jusqu'à la fin du xixe siècle, tous les progrès techniques
en cette matière ont été réalisés d'abord en Néerlande et pour-
quoi enfin les premiers colons qui se sont attaqués aux tour-
bières de l'Allemagne occidentale étaient des Hollandais.
14 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Nous comprenons aussi maintenant pourquoi l'action collée
tive nécessaire pour les grands travaux hydrauliques n'a pas
revêtu la même forme en Hollande et en Prusse. Dans le pre-
mier pays elle s'est restreinte à l'association entre particuliers,
à la Cité, à la Province tout au plus, ne demandant à l'État
qu'une aide accidentelle en échange du contrôle qu'elle acceptait
de sa part; dans le second elle s'est épanouie largement, forte-
ment, grandement et les Pouvoirs publies y sont jaloux d'assu-
mer seuls l'aménagement des eaux, la distribution de la pro-
priété et la tutelle des colons.
II
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS
ET LES VILLES DE COMMERCE
Les cités commerçantes. — Nous savons que, pour mettre en
culture une tourbière, il faut d'abord assurer l'assainissement
au moyen de travaux qui exigent des capitaux, ensuite enlever
toute la couche de tourbe jusqu'au sous-sol; c'était du moins le
seul procédé possible avant l'usage des engrais chimiques. Il est
probable que de tout temps les habitants voisins d'une tour-
bière en ont extrait le combustible nécessaire à leur consomma-
tion { ; mais, pour que l'exploitation pût se faire sur une grande
échelle, il fallait deux choses : des débouchés et des moyens de
transport. Les villes de commerce fournissent précisément les
moyens de transport, barques et navires, les débouchés puis-
qu'elles ont besoin de combustible, les capitaux aussi, puisque
le commerce en procure. Or, dès le xne siècle, les Frisons
exploitaient des tourbières en vue de la vente; grâce aux nom-
breux lacs du pays, à la faible altitude qui rend aisé le creu-
sement d'un canal, au développement des rives du Zuiderzée,
le transport par eau était facile et les marchés étaient nom-
breux et peu éloignés. Encore aujourd'hui, grâce à la facilité
des communications par canaux, il se consomme beaucoup de
tourbe dans les villes des Pays-Bas.
1. On a trouvé sous les dunes de la côte de Hollande des tourbières avec des vestiges
d'exploitation remontant à une époque préhistorique très antienne.
16 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Actuellement, Amsterdam et Rotterdam seuls comptent parmi
les grands ports, mais jadis le commerce maritime se répar-
tissait entre un bien plus grand nombre de villes qui s'éche-
lonnaient sur les bords du Zuiderzée, dont les eaux relativement
calmes sont facilement accessibles aux bateaux de rivières, ce
qui simplifie les relations avec l'intérieur.
Parmi les cités commerçantes du moyen Age, nous citerons
d'abord Amsterdam, non quelle soit la plus ancienne et la plus
importante à cette époque, mais parce que son nom est le pre-
mier qui vienne à l'esprit d'un homme de notre temps. Au
xi° siècle, c'était une simple station de pêcheurs; au xme, elle
obtient des comtes de Hollande, non sans peine, des franchises
communales et la liberté du commerce avec toute l'Europe. Elle
lit alors partie de la Ligue hanséatique et devint, au xvi° et au
xvii0 siècle, la cité la plus commerçante et la plus riche des
Pays-Bas. Les capitaux y étaient si abondants qu'elle devint le
grand marché financier de l'Europe.
Hoorn et Enkhuizen, aujourd'hui villes mortes, ont eu jadis
une grande importance et un commerce actif. Enkhuizen a
compté jusqu'à 60.000 habitants, et c'est à Hoorn qu'on fabriqua
le premier grand filet pour la pèche aux harengs.
Stavoren, qui n'est plus qu'un village, fut la plus ancienne et
la plus riche des cités commerçantes de la Frise dès le ivr et le
ve siècle. Elle faisait un grand commerce avec le nord de l'Europe
et la Baltique. Par suite de l'ensablement de son port au xv° siè-
cle, sa décadence fut rapide. On raconte même à ce sujet une
curieuse légende : une dame propriétaire d'un navire ayant
ordonné à son capitaine de lui ramener la plus riche cargaison
qu'il trouverait, celui-ci revint avec du blé. A cette nouvelle la
noble dame entra dans une grande fureur et fit jeter le grain à
la mer. Pour la punir, et avec elle tous les habitants de Stavo-
ren, Dieu changea le blé en sable et le multiplia tellement que
les navires ne purent plus entrer dans le port.
Hindeloopen, sur la côte occidentale de la Frise, eut aussi une
certaine prospérité. Harlingen, fondé au xnc siècle, eut une
grande importance par la pèche à la baleine et parle trafic avec
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 17
l'Angleterre. Use fait encore par ce port une grande exportation
de produits agricoles. Leeuwarden, Sneek, Bolsward, situées
sur les bords d'un ancien golfe, le Middelzee, étaient, quoique
moins importantes, le siège d'une certaine activité commerciale
à la fin du moyen âge.
Groningue, ville hanséatique, riche dès le ix siècle, était
au xne et au xin" un des centres de commerce les plus importants
par ses relations avec les pays de la Baltique. Nous aurons occa-
sion de revenir sur son rôle actif dans la colonisation des tour-
bières. Zwolle fut ville libre impériale et fît partie de la Hanse,
comme sa voisine Kampen, bien déchue aujourd'hui de son an-
cienne prospérité à cause de l'ensablement de son port. Harder-
wijk est aussi une de ces villes mortes qui forment comme une
couronne autour du Zuiderzée : elle fut jadis puissante, eut son
université, mais victime des nouvelles conditions de commerce
international, elle n'est plus qu'un lieu de rassemblement pour
les troupes coloniales.
Dordrecht est la plus ancienne ville des Pays-Bas ; elle dut son
importance commerciale précoce à sa situation géographique
qui en faisait l'étape entre le nord et le midi, entre le continent
et la mer. Utrecht fut le siège d'un évêché souverain dont les
vastes possessions s'étendaient jusqu'en Groningue; ce fut aussi
une place de commerce florissante. Botterdam, qui a pris ré-
cemment un si grand essor, était déjà érigée en ville et impor-
tante au xme siècle. Enfin Middelbourg fut au moyen âge un des
grands entrepôts de vin du monde ; elle avait le monopole du
commerce des vins français et était par là en relations suivies
avec Bordeaux et Bouen.
Il est inutile d'insister plus longtemps sur le développement
commercial des Pays-Bas et sur le grand nombre de villes, dissé-
minées un peu partout et facilement accessibles aux navires, qui
vivaient du commerce et lui devaient une richesse mobilière
considérable. Mais il n'est pas superflu de faire remarquer que
cet état de choses, qui s'est surtout manifesté dans l'histoire au
xvi et au xvn" siècle, existait déjà au moyen âge. Dès le xi et le
xn" siècle, il y avait donc, en Néerlande, des centres urbains où
2
18 LA COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
on pouvait arriver en barque et qui offraient un débouché aux
combustibles et en particulier à la tourbe. Un peu plus tard, les
commerçants enrichis chercheront des emplois à leurs capitaux
et ils les trouveront dans la mise en valeur des tourbières.
Il nous reste à passer en revue ces tourbières et à expliquer
brièvement la genèse de leur colonisation.
La « laag veen ». — C'est la tourbière basse, celle qui est
facilement submergée et que l'on ne peut pas assécher complè-
tement à cause de sa faible altitude. Elle est même parfois située
au-dessous du niveau de la mer. On rencontre ce genre de ter-
rain en Sud-Hollande, aux environs de Delft et de Gouda, entre
le Vieux-Rhin et Amsterdam, puis au nord de cette ville entre
Zaandam et Hoorn. Une autre région où dominent les tourbières
basses est la côte nord-orientale du Zuiderzée entre Zwolle, Sta-
voren et Dokkum; enfin, aux environs de Groningue, on retrouve
la laag veen.
Il y a deux façons d'en tirer parti, l'une est d'en extraire la
tourbe, qui est alors remplacée par l'eau, comme dans la vallée
de la Somme, ou qui peut se reformer si les conditions sont favo-
rables. L'autre, qui est la plus générale, consiste à convertir ces
terrains en prairies; pour cela il faut naturellement assainir
et améliorer le sol afin de favoriser la croissance de l'herbe.
On y arrive au moyen de fossés et de canaux; si l'écoulement
naturel n'est pas possible, des moulins à vent épuisent l'eau et
la rejettent dans d'autres canaux plus élevés qui remmènent à la
nier.
Ce pays se présente donc à l'œil du voyageur comme une im-
mense plaine verte découpée en rectangles par des fossés pleins
d'eau. « C'est là, dit Emile de Laveleye, qu'on peut vraiment
se faire une idée juste d'une contrée aquatique. De grands lacs,
le Fleusser-Meer, le Sloter-Meer, le Tjeuke-Meer, le Boolak
kciw yde, et un nombre infini de fossés et d'étangs L'entrecou-
pent de toutes parts. La terre, partout au ras de l'eau et partout
aussi imbibée d'eau, est parfaitement horizontale; on dirait une
mer figée. Rien n'arrête La vue. On n'aperçoit, à la distance de
LA. COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 19
trois ou quatre lieues, que la flèche aiguë d'une église dont le
toit disparait sous l'horizon qui s'abaisse. A l' arrière-saison,
d'innombrables troupeaux viennent animer ces prairies; mais
jusqu'au mois de juillet, les seuls êtres vivants qu'on voie dans
ces verdoyantes solitudes sont les oiseaux de la mer et des ma-
rais : la mouette, qui passe sur ses longues ailes blanches im-
mobiles; le courlis ou le vanneau, qui plane, s'abat, plonge, re-
parait et s'envole avec le produit de sa pêche en jetant un cri
de joie; les grands échassiers, le héron et la cigogne, endormis
sur une patte, et les canards, qui parcourent en paix leur hu-
mide royaume. Il faut venir ici pour connaître toutes les nuan-
ces du vert : un peintre y épuiserait toute la gamme de sa pa-
lette. Au bord de l'eau c'est le vert gris des roseaux et le vert
glauque des joncs; plus loin, le vert rougeâtre des herbes en
fleurs et en graines, le vert jaune des prés nouvellement fauchés,
le vert tendre des herbes qui repoussent, le vert bleuâtre des
plantes aquatiques; enfin, autour des villages, le vert noir des
ormes à larges feuilles qui projettent sur les maisons une om-
bre profonde. Partout où vous marchez, le sol cède et tremble
sous vos pas. En beaucoup d'endroits, il n'a pas assez de con-
sistance pour porter le poids d'un chariot, et le bateau est le
seul moyen de communication des rares habitants perdus dans
ce désert de verdure noyée. Souvent on est indécis; ce que l'on
voit, est-ce de l'eau ou de la terre? C'est à la fois l'un et l'autre.
Tantôt c'est de l'eau qui se transforme en terrain solide, tantôt
de la terre tourbeuse tellement délayée qu'il ne reste plus
qu'une boue noirâtre qu'emporte le moindre clapotement de la
vague des lacs.
« Ces régions amphibies présentent un mode d'exploitation
vraiment extraordinaire, et qui montre bien comment une po-
pulation intelligente parvient à rendre productif même un ma-
rais inhabitable. Dans les eaux d'une profondeur d'un à deux
métrés se développent ici avec une incroyable vigueur toutes les
plantes de la flore paludéenne, les nénufars, les roseaux, les
typhas, les sparganiums, la nombreuse famille des potamogé
tons, etc.. A l'automne, les débris des feuilles descendent au
20 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
fond des étangs, et y forment, au bout d'un certain temps, une
couche tourbeuse plus légère que l'eau. Bientôt quelques par-
ties s'en détachent et, soulevées par les gaz qui se dégagent des
détritus végétaux, viennent surnager à la surface. Ces petits îlots
flottants ne tardent pas à être envahis par la végétation aqua-
tique, qui ne craint pas l'humidité, mais dont les graines ne
lèvent pas sous l'eau : ce sont différentes sortes de carex, le
menyianthès aux feuilles trilobées, la caltha aux belles fleurs
d'or, certaines graminées et mêmes quelques arbrisseaux, des
myricas, des saules et de jeunes pousses d'aulne. Ces lies flot-
tantes s'appellent dryftillen en Frise, rietzoden en Hollande1.
Sous l'impulsion du vent, elles se réunissent et forment ainsi
des plaines verdoyantes portées par les eaux. Les habitants se
hâtent de s'emparer de ces alluvions d'un nouveau genre que la
nature ajoute à leur domaine. Ils y fauchent du foin et y en-
voient paître les vaches, qui savent éviter avec un instinct sûr
les endroits trop faibles pour les porter. Veut-on fumer la prairie
mouvante, rien de plus facile : on creuse un trou dans la croûte
végétale et on retire du fond du lac la boue qu'on répand sur le
sol. On parvient même ainsi à cultiver des pommes de terre en
bêchant la superficie, qu'on engraisse avec des débris végétaux
et limoneux. Seulement il faut avoir soin d'attacher solidement
son champ au rivage, sinon le vent peut le pousser à l'autre
bord, et alors surgiraient de difficiles questions de droit, car il
s'agirait de décider si les dryftillen, terrain mobile, sont, oui
ou non, chose mobilière. On cite l'exemple d'un procès né au
sujet d'une île tlottante qui était allée s'attacher au rivage op-
posé du lac, emportant avec elle un troupeau de vaches, la seule
propriété que le juge finit par attribuer à l'ancien possesseur.
Les étés très secs sont un autre danger, et plus sérieux, pour
ceux qui exploitent les dryftillen. Quand, par suite de la séche-
resse, l'eau vient abaisser, la ceuche de gazon qui la recouvrait
baisse avec elle jusqu'à ce qu'elle arrive à reposer sur le fond.
Alors, si les plantes ont le temps d'y adhérer, la prairie est
1. Dans les marais des environs de Brème, on trouve aussi tout un district occupé
par des terres flottantes identiques aux dryftillen des Pays-Bas.
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 21
perdue ; elle ne se soulève plus avec l'eau qui monte et qui la
recouvre. Dans les étangs peu profonds, on tire parti de cette
circonstance. Là où l'on a seulement extrait une mince couche
de tourbe, il se forme nécessairement une mare, car le niveau
du sol ne dépasse celui des eaux que de quelques centimètres.
C'est cette mare qu'il s'agit de rendre à la culture. Voici com-
ment l'on s'y prend. Le propriétaire achète une certaine étendue
de terre flottante, puis se place dessus armé d'une grande per-
che, et amène l'îlot qu'il vient d'acquérir sur la place qu'il s'agit
d'exhausser. L'été, à la baisse des eaux, la superficie nouvelle
recouvre le fond vaseux, et au bout d'une dizaine d'années, l'ac-
cumulation des détritus végétaux et du limon a recomposé un
pâturage. De cette manière, dans l'espace d'un temps assez
court, on voit au même endroit paître les vaches, exploiter de
la tourbe, pêcher du poisson et de nouveau courir le bétail1. »
On ne pouvait pas décrire cette région de la laag veen d'une
façon plus exacte et plus pittoresque, ni en montrer mieux l'o-
riginalité profonde : de l'eau et de l'herbe. L'herbe est assez mé-
diocre, on le comprend sans peine. Elle est fauchée presque
partout, car le sol est en général trop peu résistant pour qu'on y
envoie paître les vaches; pour la même. raison, on ne peut y
employer les faucheuses et tout le travail se fait à la main. Au
mois de juin, on aperçoit dans l'immense plaine, des petites
tentes blanches disséminées çà et là. Ce sont des abris pour les
faucheurs qui s'y reposent, y mangent et y passsent souvent la
nuit, car, en raison même de la nature du sol, les villages sont
très éloignés et il n'est pas rare qu'une prairie se trouve à deux
heures de marche, ou plutôt de bateau, de la ferme à laquelle
elle appartient; car il n'y a pas de chemin, tous les transporta
se font en barque.
Cette contrée, souvent submergée pendant l'hiver, donne l'idée
de ce que devaient être les Pays-Bas avant les nombreux travaux
d'assainissement qui leur ont donné leur aspect actuel. Si elle
est en retard sur le reste du pays à ce point de vue-lA, elle le
i. E. de Lavelo\c, La Néerlande, Paris, 1865, p. i'.i et suit.
22 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
doit au régime de la propriété qui a subsisté longtemps à l'est
du Zuidei'zée, dans la Drenthe et une partie de l'Over-Yssel. Les
biens communaux étaient très étendus. Pour les mettre à l'abri
des inondations et évacuer les eaux en excès, il eût fallu cons-
truire des digues, creuser des canaux et installer des moulins,
mais les copropriétaires ne se sentaient pas suffisamment inté-
ressés à l'amélioration de cette propriété collective pour s'im-
poser les sacrifices indispensables à l'exécution de ces travaux.
Nous avons ici la preuve que, si l'action collective est nécessaire
pour l'aménagement des eaux, elle a souvent besoin d'être mise
en mouvement par l'intérêt privé.
Lorsque les terres sont appropriées, comme c'est le cas par-
tout actuellement dans cette zone, les propriétaires voisins for-
ment une association, un polder, en vue de faire les travaux
nécessaires pour l'évacuation de l'eau. On construit une digue
circulaire destinée à arrêter les eaux du dehors; on creuse des
fossés et on établit un moulin qui pompe l'eau de ces fossés et la
refoule dans un canal voisin, établi à un niveau plus élevé, qui
l'emmène. L'eau doit être maintenue à un niveau constant dans
les fossés ou canaux intérieurs, de façon que les terres n'en
soient pas trop imprégnées. Il en est de même pour l'eau des
canaux collecteurs qui s'écoulent dans la mer par des écluses
ou qui sont épuisés par des moulins. C'est le rôle du >Yaterstaat
d'assurer le niveau des canaux publics.
Tout ce qui regarde le polder est au contraire décidé par le
conseil d'administration qui surveille les travaux et perçoit les
taxes. Celles-ci sont parfois fort élevées : GO et 70 francs par
hectare ; elles sont proportionnelles au niveau des terres, de
sorte que celles qui sont le plus bas et qui, par conséquent, souf-
friraient davantage de l'eau, paient des taxes plus fortes pour
en être débarrassées. C'est très juste : on contribue aux dépenses
du polder au prorata des services reçus. Les polders sont donc
des associations libres et autonomes, qui ont la personnalité ci-
vile et peuvent contracter des emprunts ; en certains cas, L'appro-
bation de l'assemblée générale est nécessaire.
Il peut arriver qu'un propriétaire refuse d'entrer dans le
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 23
polder. Son refus va-t-il empêcher l'association de se constituer
et condamner ses voisins à vivre dans un marais? Pas du tout.
Ici intervient la puissance publique pour autoriser la majorité
à imposer sa volonté aux récalcitrants, moyennant quelques ga-
ranties : approbation des statuts par les États provinciaux et
contrôle du Waterstaat. Le polder prend alors le nom de xoater-
schap : dans la pratique d'ailleurs on réserve le nom de polder
aux terres endiguées et celui de waterschap à toutes les asso-
ciations hydrauliques.
On voit par là le rôle de l'association libre dans la mise en
valeur de la tourbière basse. On voit moins celui de la ville de
commerce ; il est réel, cependant quoique très indirect. Passons
sous silence les quelques bateaux de tourbe qu'on extrait çà et
là en vue de la vente ; ne nous occupons que de la prairie tour-
beuse dont le produit exclusif est l'herbe. Cette herbe est trans-
formée par la vache hollandaise en lait qui est lui-môme
transformé en beurre par les soins des fermières ou mieux des
laiteries coopératives. Le beurre est donc un produit unique,
spécialisé, qui n'a de valeur que si on peut le vendre. Il est
plus que probable qu'une des causes qui ont développé la pro-
duction laitière dans les Pays-Bas et en particulier dans la
Frise a été le voisinage de marchés urbains d'accès facile, grâce
aux canaux. Aujourd'hui, c'est Londres et les villes industrielles
de la Prusse rhénane qui constituent le grand débouché des
beurres hollandais. Les bénéfices agricoles augmentant, les pro-
priétaires sont en état d'aménager mieux encore le régime des
eaux et de tirer un meilleur parti de la laag veen. Remarquons
en passant que ces propriétaires sont ordinairement des urbains
qui trouvent dans la terre un placement avantageux pour leurs
capitaux.
Les anciennes colonies frisonnes. — Les tourbières hautes
[hoogr veeneri) des Pays-Bas peuvent se répartir en cinq
groupes :
1° Les tourbières de Groningue qui s'étendent sur 25.000 hec-
tares dans l'est des provinces de Groningue et de Drenthc ;
24 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
2° Celles du sud de la Drenthe qui couvrent 3.500 hectares
entre Hoogeveen et Koevorden;
3° Celles de la partie orientale de l'Over-Yssel (4.000 hectares),
entre Almeloo et Koevorden;
4° LePeel sur la limite du Brabant et du Limbourg (3.000 h.);
5° Enfin, il subsiste encore un millier d'hectares de tour-
bières entre la Frise et la Drenthe; elles étaient jadis bien plus
considérables.
Nous ne parlerons pas du Peel sur lequel nous n'avons aucun
renseignement particulier; nous grouperons ensemble, en raison
de leur origine commune, les colonies frisonnes de Staphorst
et de Friezenveen; puis nous dirons un mot des colonies de la
Drenthe , Hoogeveen au sud , Hoogersmilde à l'ouest , et nous
terminerons par les colonies de la Groningue qui sont le type
du genre.
Staphorst, situé à quelques kilomètres au sud de Meppel sur
la ligne de Zwolle, et Friezenveen, un peu au nord d'Almeloo,
s,ur la nouvelle ligne de Koevorden, se trouvent l'un et l'autre
dans la province d'Over-Yssel, qui appartient en grande partie
à la zone sablonneuse, et dans laquelle deux pays méritent
d'être signalés : le Salland, au nord de Deventer, qui est la
patrie d'origine des Francs Saîiens, et la Twente, près de la
frontière allemande, qui a été peuplée par des Saxons. Nous
emprunterons encore à Laveleye la description de Staphorst.
« Avant de quitter la partie de la région sablonneuse s'éfen-
dant à l'est de l'Yssel, il faut visiter encore quelques villages
fondés jadis par des colonies frisonnes, tels que Kamperveen,
Vriezevcen, Rouveen, Yhorst et Staphorst, qui forment un con-
traste complet avec les villages des marken saxonnes l. D'abord,
au lieu de choisir les terres hautes et sèches, coin nie les Saxons,
qui n'ont occupé que les terrains du diluviuni , les Frisons se
sont établis de préférence sur les terres basses et tourbeuses,
dont ils savaient tirer parti mieux que toute autre race. Il n'y
1. La marlic désigne a la fois les biens restés communs et la collectivité qui eo
a la jouissance et l'administration; c'est aussi une circonscription territoriale.
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. ±j
a plus de trace ici de la culture commune sur Yessch l, et chaque
exploitation est nettement séparée de celle du voisin par un
fossé. Les maisons, au lieu d'être groupées loin des terres cul-
tivées et rangées autour de la grande place publique plantée
de chênes (le brink), sont disposées à la suite , chacune sur le
domaine qui en dépend. Sur Yessch manquaient les clôtures et
les chemins ; ici il n'y en a que trop. Autant dans la marche
saxonne la vie rurale est restée engagée dans le communisme
primitif, autant ici elle porte l'empreinte de l'individualisme2. »
« Quand on se dirige de Zvvolle vers la Frise, on rencontre,
après avoir franchi le Vecht et le Dedemsvaart, une interminable
file de fermes qui occupe un espace de plus de deux lieues.
Ce sont Rouveen et Staphorst. Ces fermes ne se touchent pas;
elles sont assises chacune au milieu d'une étroite bande de ter-
rain qui se prolonge derrière elle à perte de vue. Des fossés
tout remplis de plantes aquatiques les entourent, et de plantu-
reux bouquets d'aunes, de peupliers et de saules les couvrent
d'un épais ombrage. Avec leurs vieilles façades en bois tout
bruni par le temps, leurs étroites fenêtres à petits carreaux en-
châssés dans du plomb, avec leur vigne qui suspend au toit
de chaume ses gracieuses guirlandes, ces demeures rustiques
ressemblent exactement à celles où Van Ostade place ses joyeu-
ses commères et ses intrépides buveurs ; mais les gens qui ha-
bitent ici n'ont rien des modèles du peintre des joies bachiques ;
ce sont des gens de mœurs austères, des calvinistes stricts et
pieux, solidement attachés à toutes les traditions anciennes, en
fait de foi comme en fait de culture; du reste, les plus rudes
travailleurs du royaume, et ajoutant à l'exploitation de leurs
terres plusieurs petites industries qui leur procurent une aisance
1. Ensemble des terres arables situées à proximité du village.
2. Nos lecteurs feront deux-mômes les redressements nécessaires dans cette der-
nière phrase. Le communisme n'est pas, nous le savons, la forme primitive générale
de tous les groupements de propriété. Et toute dissolution de communauté ne pro-
duit pas l'individualisme, mais la formation d'une communauté plus restreinte ou
l'établissement séparé de chaque ménage. A vrai dire, l'individualisme pur tend di-
rectement à l'anarchie sociale. Au surplus, la marke saxonne n'est pas une associa-
tion communiste à proprement parler. Il s'agit, en l'espèce, de pâturages possédés par
la commune, mais chacun retire individiiellementlesprolilsde son troupeau. \. D. L. K.)
20 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
réelle. Ils tressent des paniers; avec le bois des sureaux qui
forment leurs haies, ils font des, pointes employées par les cor-
donniers ; ils tricotent eux-mêmes leurs bas, et ils ont une telle
horreur de l'oisiveté que, quand les administrateurs du village
se réunissent au conseil, ils ont soin d'apporter leur tricot avec
eux. Toujours levés avant l'aube, ils exécutent bravement l'im-
mense labeur qu'exige l'exploitation de leur champ, qui a or-
dinairement plus d'une lieue de longueur. Leur costume ancien
et bizarre, celui des femmes surtout, les fait aussitôt recon-
naître aux marchés de Zwolle et de Meppel. Jusqu'à présent ils
ont bravement résisté à toutes les innovations, même à celle
des cheminées, parce qu'ils prétendent, comme les fermiers de
la Drenthe, que la fumée sèche le grain, donne au sarrasin un
goût plus fin, et conserve admirablement le lard et le jambon.
Il y a quelques années, le seul bâtiment moderne était l'école,
qui était bien construite, admirablement tenue et très suivie,
et il n'y avait points de cabarets. En somme, malgré leurs idées
un peu arriérées, leur costume suranné, dont on se moque à
tort, ces purs descendants des anciens Frisons, qui ne se marient
jamais hors de leur village, ont des mœurs sévères, quelque
instruction, un certain avoir, peu de besoins, et un grand goût
pour le travail, qui leur permet de les satisfaire largement. »
Il n'y a presque rien à reprendre aujourd'hui dans ce tableau
dont nous avons souligné quelques passages sur lesquels nous
reviendrons.
C'est au xme siècle ' qu'en commença à exploiter la tourbe
aux environs de Meppel; l'initiative en revient à des moines
irisons installés entre Steenwijk et Blokzijl. L'exploitation a dé-
buté près du Zuiderzée à cause des facilités d'exportation de la
tourbe et elle s'est avancée peu à peu vers l'intérieur en pro-
voquant le creusement de canaux : le village de Staphorst s'est
déplacé dois fois vers Test. La population de L'agglomération
Staphorst-Rouveen est frisonne; il est probable que les pre-
miers habitants sont venus là à la suite des inondations de la
1. Cf. iv H. Blink, Studien «ver Nederzettingen in Nederland, Brill, Leiden,
1902,
LA COLONISATION LIBRE DANS LES E'AYS-BAS. 2i
mer qui ont reculé, à la fin du xme siècle, les rives du lac
Flévo et ont formé le Zuiderzée actuel. Chassés de leur pays
par les eaux, ils se sont réfugiés dans ces marais dont personne
ne leur disputait la possession et, pour vivre, ils se sont faits
extracteurs et marchands de tourbe.
Cela explique la configuration actuelle du village et des do-
maines. Les premières habitations se sont placées en bordure
de la tourbière que chacun a attaquée en face de chez lui,
avançant au fur et à mesure de l'exploitation qui se faisait
ainsi par bandes étroites et longues. C'est pour se rapprocher
du point d'attaque de la tourbière que le village s'est déplacé
en masse trois fois; l'église actuelle date de 1752. Aujourd'hui
les maisons s'alignent des deux côtés de la route et les domaines
sont constitués par des bandes de terrain longues de 5 à 6 ki-
lomètres et fort étroites. Par suite de partages successifs, elles
n'ont parfois même que 7 à 8 mètres. Ainsi le travail primitif a
déterminé la forme du groupement des habitations et la forme
de la propriété.
La tourbe est maintenant épuisée ; il a donc fallu que les
habitants de Staphorst trouvassent d'autres moyens d'existence.
La culture d'abord leur en a fourni depuis longtemps : grâce
aux canaux creusés au fur et à mesure de l'exploitation de la
tourbe, le sol tourbe a été assaini et transformé en champs et
surtout en prairies. Le lait est le produit principal. Nous sommes
ici en présence d'une spécialisation imposée par la nature du
sol très humide et du climat pluvieux qui favorise la production
herbacée et la sécrétion mammaire. Il y a dans le village dix
petites laiteries coopératives qui transforment en beurre le lait
de leurs adhérents. Le lait écrémé leur est rendu; ils le don-
nent aux porcs dont l'élevage est ici très important. Les terres
arables fournissent aux besoins de la consommation familiale.
Les gens do Staphorst et de Rouvcen seraient donc aujour-
d'hui de purs agriculteurs si leur origine ethnique ne les main-
tenait pas dans un isolement qui a plusieurs conséquences.
La première est un tassement sur place de la population qui,
formant un îlot frison au milieu d'un pays saxon ou franc, ne
28 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
ne se mêle pas à ses voisines. Les étrangers ne sont pas volontiers
accueillis dans le village et les jeunes gens de Staphorst ne vont
guère se marier ou s'installer dans les localités du voisinage. Il
en résulte une pléthore de main-d'œuvre qui amène l'émigration
temporaire et la fabrication domestique qui a pour corollaire
le commerce. Jusqu'à ces dernières années, ce pays fournissait
beaucoup d'ouvriers pour l'exploitation de la tourbe dans les
régions voisines en Over-Yssel et en Drenthe. Ce débouché s'est
fermé par la mise en valeur de beaucoup de tourbières dont
on a extrait aujourd'hui tout le combustible, mais il en est resté
des habitudes de déplacement très favorables au commerce de
colportage.
Ce commerce est alimenté par les petites industries domes-
tiques. Les roseaux et les osiers ont développé la fabrication
des paniers et de la vannerie ; les arbres qui poussent avec
exubérance le long des fossés de ce pays humide donnent la
matière première pour mille objets divers, au premier rang
desquels il faut placer les sabots. Les meubles usuels ont ici
un cachet spécial qui fait la joie des collectionneurs. Les loisirs
ne manquent pas, car l'hiver est, sinon rude, du moins long et
humide ; le pâturage n'exige pas d'ailleurs une grande main-
d'œuvre sauf à l'époque des foins.
Pour écouler ces produits de leur fabrication, les gens de
Staphorst s'en vont souvent au loin; ils trouvent sur le chemin
mille occasions de faire des affaires et ils n'ont qu'un pas à
franchir pour devenir brocanteurs ou marchands de bestiaux.
11 est assez piquant que cette plaine basse et humide oriente ses
habitants vers les mêmes petits métiers que les montagnes de
l'Auvergne. Le rapprochement va môme plus loin : de mémo
que les femmes des scieurs de long ou dos colporteurs des ré-
gions granitiques qui avoisinent Ambert conduisent la charrue
et sarclent les champs, de môme à Staphorst, les femmes pren-
nent part aux travaux de culture plus que dans aucune autre
partie des Pays-lias.
Les Frisons de Staphorst doivent aussi à leur origine ethnique
le partage égal. Cette coutume n'a pu qu'être renforcée par
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 29
l'absence de sol cultivable sur lequel pussent s'installer les
jeunes ménages, par la formation commerciale due à l'exploi-
tation de la tourbe et par la présence de moyens d'existence
en dehors de la culture. Il en est résulté une modification dans
l'aspect primitif du village et un morcellement excessif. A l'ori-
gine, les maisons étaient éloignées l'une de l'autre d'une cin-
quantaine de mètres. De nouvelles maisons sont venues peu à
peu s'intercaler entre les premières, si bien qu'elles sont main-
tenant presque contiguës et que la route, sur une dizaine de
kilomètres, présente l'aspect d'une rue. Lorsqu'il n'y a plus eu
de place en bordure du chemin, on s'est installé derrière la pre-
mière rangée de maisons en se réservant un droit de passage
pour accéder à la voie publique : il y a ainsi parfois trois ou
quatre maisons l'une derrière l'autre. Quant au domaine on l'a
partagé d'abord en long afin que chacun des enfants eût une
portion égale de toutes les natures de sol : terres arables, prai-
ries, tourbière. Lorsqu'on fut arrivé ainsi à des bandes de 7
à 8 mètres de large, il fallut bien s'arrêter : on les divisa
alors en long par fragments alternatifs de 200 mètres; quelque-
fois même, on laisse les prairies dans l'indivision, et on se con-
tente de partager le foin. On voit d'ici la quantité de servitudes
qui grèvent les fonds et la multitude de contacts qui s'établis-
sent forcément chaque jour entre tous ces propriétaires.
Ils n'en souffrent pas trop, car ils sont assez communautaires;
il n'est pas rare de rencontrer trois ou quatre jeunes ménages
au foyer des parents. Cette coutume est favorisée par l'exiguïté
des domaines qui n'assurent pas à chacun des enfants une forte
dot, et aux habitudes d'absence des hommes à cause du com-
merce. Il arrive enfin un moment où le partage devient pra-
tiquement impossible. C'est le signal de l'émigration définitive ;
depuis quelques années, un certain nombre de jeunes gens sont
partis pour l'Amérique. Ceux qui ont des capitaux s'installent
comme farmers, les autres vont grossir la population indus-
trielle des États-Unis.
Ce mouvement est d'autant plus remarquable que les habi-
tants de Staphorst ont, à un haut degré, l'amour du village. Ce
30 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
sentiment, qui leur est commun avec tous les Frisons, a dû être
renforcé chez eux par leur isolement au milieu de populations
étrangères. Il en résulte un esprit local et traditionnel très
accentué auquel Staphorst doit son originalité. Il est inutile
d'insister sur l'architecture des maisons qui rappellent plutôt
celles de la Hollande, par leur forme et leur badigeonnage,
que celles de l'Over-Yssel ; les costumes sont aussi très caracté-
ristiques et, chose remarquable, les jeunes filles ne les ont pas
encore abandonnés; les enfants eux-mêmes portent des vête-
ments et des coiffures qui les signalent à l'attention, et si les
hommes, dans leurs vêtements de travail, ne se distinguent
guère de leurs voisins, du moins le dimanche arborent-ils fiè-
rement le costume national.
De la tradition à la routine il n'y a souvent qu'un pas. Je
crois bien que les gens de Staphorst l'ont franchi en plus d'une
matière; en tous cas, leur défiance à l'égard des nouveautés
tend sans doute à faire place à une conception plus juste des
choses, puisque nous voyons déjà une dizaine de laiteries coopé-
ratives installées dans ce village de G. 000 âmes et que toutes
les maisons ont aujourd'hui des cheminées.
La colonie de Friezenveen située dans la Twente, au milieu
des tourbières qui s'étendent au nord d'Almeloo est moins
ancienne que Staphorst: elle a été fondée au xiv° siècle par
des Frisons qui, probablement victimes du Zuiderzée, étaient
à la recherche d'une nouvelle patrie. Ce village n'a pas con-
servé autant son originalité que Staphorst; il a subi très mani-
festement l'influence du voisinage saxon et industriel.
Les domaines s'étendent derrière les maisons en longs rec-
tangles perpendiculaires à la route; ils sont aujourd'hui trop
petits, me dit-on, pour être partagés. En l'ait, on pratique ici,
comme dans la zone sablonneuse voisine, la transmission inté-
grale à un seul héritier qui désintéresse ses frères et sœurs au
moyen de soultes égales au montant de leur part successorale;
il est probable qu'en réalité, il remit de façon détournée un
léger avantage. Les cadets ont pu trouver des moyens d'exis-
tence dans l'exploitation des tourbières : actuellement encore,
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 31
le chemin de fer d'Almeloo à Koevorden en traverse d'immenses
étendues qui appartiennent à de grands propriétaires. Ceux-ci
vendent d'abord la tourbe à des entrepreneurs qui se chargent
de l'extraction, puis ensuite le terrain tourbe est vendu ou
affermé à des agriculteurs; ceux-ci viennent ordinairement des
colonies de la Groningue, ils sont habitués à ce genre de cul-
ture et trouvent ici la terre à meilleur marché : on a un domaine
de 40 hectares pour 4 à 5.000 florins1. Il y a donc dans cette
région un assez grand besoin de main-d'œuvre, l'été pour
exploiter la tourbe, l'hiver pour aménager les nouveaux do-
maines.
Gela n'a pas d'ailleurs empêché le commerce de se développer
à Friezenveen; c'est le lin fin et les graines de semence qui en
ont fait l'objet. La situation géographique de la colonie, entre
la Hollande productrice de ces denrées et l'Allemagne, faisait
d'elle l'intermédiaire indiqué pour ce trafic, qui s'est répandu
petit à petit jusqu'en Russie. Il existe actuellement à Saint-Pé-
tersbourg une colonie hollandaise originaire de Friezenveen
qui fait un commerce actif de toutes sortes de marchandises.
Certains de ces négociants sont restés propriétaires de leur
domaine qu'ils afferment.
Cette expansion commerciale est naturellement limitée et
n'aurait pas suffi à absorber le trop-plein de la population si
l'industrie ne s'était pas implantée à Friezenveen. C'est un lieu
commun de dire que la Hollande n'est pas un pays industriel,
et cela est exact si on la compare à ses voisines, l'Angleterre, la
Belgique et l'Allemagne, mais il serait étrange qu'elle fût restée
complètement en dehors du grand mouvement industriel de
notre temps. En fait, l'industrie se développe beaucoup depuis
quelques années dans la Twente, ce district voisin de l'Alle-
magne dont il faut peut-être reconnaître ici l'influence. On trouve
aujourd'hui dans tous les Pays-Bas des chaudières et des ma-
chines qui sortent des usines d'IImgeloo, mais c'est surtout
l'industrie textile qui caractérise cette région ; le tissage du
I. Le florin ~l ix. M.
32 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
chanvre et du lin existait jadis à l'état de fabrication domestique
sur les domaines pleins des marken saxonnes; la dot des cadets
était même constituée avant tout par un métier à tisser. Il s'esl
plus tard installé de petits ateliers d'artisans auxquels ont suc-
cédé de grandes fabriques. Enschede est un des centres les plus
importants pour le tissage. Quelques industriels ont construit
des usines à Friezenveen pour utiliser la main-d'œuvre abon-
dante et bon marché qui s'y trouvait disponible. Gela a même
permis à certains fabricants de conserver quelques métiers à
bras pour faire des toiles de choix qui sont encore appréciées
et payées plus cher par les ménagères hollandaises.
En résumé, Staphorst et Friezenveen nous offrent l'exemple
de deux très anciennes colonies frisonnes, dues à l'initiative
privée appuyée sur le commerce de la tourbe, et qui, tout en
conservant certains caractères archaïques résultant de leur
isolement, ont évolué vers le commerce et l'industrie par suite
de la formation première de leurs habitants et de la densité
croissante delà population.
Les tourbières de la Drenthe1. — Nous venons de voir des
colonies très anciennes, dues à l'initiative de petites gens ; celles de
la Drenthe semblent au contraire avoir été dès le début de grandes
entreprises où des commerçants de la Hollande cherchaient à
employer leurs capitaux. Il y a telles de ces entreprises qui n'ont
pas réussi : le Dedemsvaart, grand canal qui relie Koevorden
au Zuiderzée a été creusé aux frais d'un particulier qui s'y est
complètement ruiné ; le canal a alors été racheté par la province.
C'est là un exemple d'initiative qui est caractéristique de cette
race de gens d'affaires formés par un long atavisme aux entre
prises hardies.
Hoogeveen est située au sud de la Drenthe, vers la frontière
d'Over-Yssel; c'est aujourd'hui une station du chemin de fer
d'Assen à Meppcl. Elle est traversée par le Hoogeveenschc Vaart .
canal important qui, de Meppel se dirige vers l'ouest où il
1. Cf. D1 H Blink, Studien over Nederzettingen in Nederland.
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 33
s'anastomose, au sud, avec le Dedemsvaart, au nord avec
TOranje Kanaal. Il est d'ailleurs inutile d'insister sur ces voies
navigables ; car si, en Hollande, les chemins se terminent quel-
quefois en cul-de-sac, par contre, les canaux forment un réseau
si serré, qu'on est toujours sûr d'aboutir par eau à son point de
destination.
Au début, on n'a songé qu'à exploiter la tourbe sur une
grande échelle. Elle était extraite et transportée par des bateliers
qui avaient deux petits bateaux sans voiles avec lesquels ils
allaient à Zwartsluis, sur la Zwarte Water, au nord de Hasselt,
vendre leur chargement à des bateaux plus grands qui portaient
ensuite le combustible dans les villes du Zuiderzée. C'est seu-
lement par suite de l'épuisement de la tourbe qu'on a essayé
de faire de la culture. Les familles des bateliers habitaient
Hoogeveen où elles avaient une petite ferme héréditaire sur
laquelle elles faisaient de la culture ménagère. L'engrais leur
était rapporté par les bateaux qui revenaient de Zwartsluis
avec un chargement de plantes marines; plus tard, on a em-
ployé les gadoues de la ville d'Amsterdam, qui rendait ainsi en
engrais ce qu'elle recevait en combustible. Actuellement on
fait surtout de l'élevage; mais, depuis quelques années, des
Groninguois ont acheté des terres à Hoogeveen pour faire de
la culture intensive au moyen d'engrais chimiques. Ils s'adon-
nent surtout à la production des pommes de terre de féculerie
auxquelles le sol riche et léger des tourbières est très favorable.
Le temps est loin où on considérait le sol comme sans valeur
et où les ouvriers amenés par les entrepreneurs de tourbage
étaient autorisés à cultiver autant de terre qu'ils voulaient.
Aujourd'hui le terrain est partout soigneusement utilisé, par-
fois môme pour la culture maraîchère. Hoogeveen est la com-
mune la plus boisée de toute la Drenthe; les bois occupent
23 % de sa superficie, ils ont été plantés, en grande partie, par
un sylviculteur originaire de la (iueldre. Dans le sous-sol, enrichi
par les débris de tourbe, le pin pousse deux fois plus vite qu'en
Veluwé. On ne sera donc pas étonné que Hoogeveen soit le centre
d'un important commerce de bois et qu'il y existe des scieries.
3
34 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LKS PAYS-BAS.
Cette colonie présente une originalité qui lui est propre. Il
est impossible d'y circuler en voiture ou à pied, car, au début,
on ne songeait qu'à extraire la tourbe et pas du tout à créer un
centre de peuplement et de culture. Il en résulte qu'on n'a pas
réservé de terrain pour les chemins et que la multitude des
canaux en rend l'établissement impossible. Il faut se résoudre
à aller en barque et à faire tous les transports par eau; cela a
un peu entravé le développement de la colonie. La batellerie est
encore un des principaux moyens d'existence des habitants; on
compte environ cinq cents familles de bateliers, mais ils doivent
maintenant aller chercher ailleurs la tourbe qui est ici com-
plètement épuisée.
Les premiers habitants d'Hoogeveen sont venus de différentes
régions des Pays-Bas et d'Allemagne. Ceux de Hoogersmilde,
au contraire, sont drenthois; ils sont originaires de quelques
villages des environs et se sont installés sur une marke (biens
communaux) qu'on a partagée.
Hoogersmilde se trouve au sud-ouest d'Assen, sur le Smilder-
vaart qui réunit cette ville à Meppel. C'est en 1612 qu'on com-
mença à travailler à l'enlèvement de la tourbe d'après un plan
d'ensemble. L'exploitation se fit sous l'impulsion de notables Hol-
landais, dont l'un était Pensionnaire de Hollande. Le sol tourbe
était donné en ferme héréditaire aux colons qui se présentaient.
En 1774, le canal ayant été achevé jusqu'à Assen1, cette ville
décida d'exploiter les tourbières de l'ancien monastère : Klos-
terveen. On saisit là sur le vif l'action des capitalistes issus des
villes de commerce et celle des collectivités urbaines dans la
mise en valeur des tourbières.
Actuellement on fait dans ces colonies du Smildervaart de la
culture et surtout de l'élevage. Il y existe une féculerie pour
l'utilisation des pommes de terre. Les habitants jouissent d'une
certaine aisance, mais les domaines sont très morcelés.
En somme, les colonies de Hoogevcen et de Hoogersmilde ont
t. Assen élait jadis un monastère florissant autour duquel étaient groupés quelques
maisons. Lorsque, sous la domination française, on en lit le chef-lieu de la province,
Assen avait G00 habitants; il en a 0.000 aujourd'hui. Tout le inonde y est cousin.
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 35
été des exploitations commerciales entreprises par des capita-
listes urbains, et qui n'ont évolué vers la culture que plus tard,
par suite de l'épuisement de la tourbe. Dans l'esprit des pre-
miers exploitants il n'y avait aucune pensée de colonisation
agricole.
Les tourbières de Groningue. — Ces tourbières s'étendent
au sud-est de la ville de Groningue ; elles sont à cheval sur ces
deux provinces de Groningue et de Drenthe et, sous le nom de
marais de Bourtange, se continuent au delà de la frontière
allemande. Nous avons jusqu'ici étudié des colonies dues à
l'initiative privée de paysans ou de particuliers riches et
entreprenants ; nous allons constater maintenant l'influence pré-
pondérante d'une ville de commerce et le rôle important, pour
l'aménagement des eaux et l'exploitation de la tourbe, des
associations libres que nous avons déjà rencontrées sous le nom
de waterschapen.
L'extraction de la tourbe exige le creusement préalable de
canaux qui servent à la fois à l'assainissement du sol et aux trans-
ports. Lorsque la tourbière est éloignée d'un fleuve ou de la mer,
la construction de ces canaux est une opération longue et coû-
teuse qui dépasse les facultés d'un simple particulier (nous
l'avons constaté pour le Dedemsvaart) et qui exige l'intervention
des pouvoirs publics, ville, province ou État. Les canaux des
Pays-Bas ont généralement été entrepris par les États provin-
ciaux ; nous n'insistons pas ici sur ce rôle des grands pouvoirs
publics, car nous le retrouverons bien plus marqué en Allemagne,
mais nous allons examiner quel a été celui de la ville de Gro-
ningue dans la colonisation des tourbières.
La ville de Groningue1 occupe le dernier mamelon de la
chaîne du Hondsrug qui se dirige du sud-est au nord-ouest, elle
était l'installation la plus septentrionale de la Drenthe, et a con-
servé longtemps le caractère d'un village drenthois. Sa situation
sur le plateau, en bordure de la zone argileuse, reliée à son
I. Dr H. Blink, op. cil.
36 I.A COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
arrière-pays par l'Aa et la Hunze dont le cours inférieur, sous
le nom de Reitdiep, la met en communication avec la mer, en
a fait un centre de commerce important. Elle devint un grand
marché pour les céréales de la Drenthe au moyen Age, car à cette
époque l'insuffisance des travaux d'assainissement ne permettait
pas encore de faire de la culture dans la plaine du nord couverte
uniquement de pâturages. Peu à peu cependant les pays frisons
qui s'étendaient entre elle et la nier ont vu leurs riches alluvions
se couvrir d'abondantes récoltes, qui sont devenues l'aliment
du commerce de Groningue. Aujourd'hui cette ville est encore
le principal marché de céréales des Pays-Bas.
L'exploitation de la tourbe a d'abord commencé au nord-ouest
de Groningue : les monastères, très nombreux au moyen âge,
et les villages de la zone argileuse avaient besoin de combustible.
En 1250, l'évêque Henri de Yianden accorde aux moines d'Aduard
le droit de faire, par eau et par terre, le commerce du bétail,
du bois et de la tourbe. En 1262, les habitants de Zuidlaren ven-
dent des tourbières, superficie et sous-sol, au couvent d'Aduard
qui en entreprend l'exploitation. A la même époque, quelques
habitants de Groningue commencent aussi à extraire de la tourbe
le long de la Hunze qui faisait ainsi office de canal de drainage
et de voie de communication. Des bateliers de Groningue eurent
aussi la permission d'aller exploiter la tourbe pendant l'été,
moyennant une redevance en nature aux propriétaires. Ces pro-
priétaires étaient souvent des villages de la Drenthe, qui possé-
daient des biens communaux très étendus : ainsi Gieterveen
s'est constitué sur les tourbières de Gicten, Gassclternijeveen sur
celles de Gasselte, Buinerveen sur celles de Buinen, etc.. Tous
ces villages drenthois s'échelonnent d'Emmen à Groningue sur
les hauteurs sablonneuses du Hondsrug. Leurs habitants n'ont
pris presque aucune part à l'exploitation de la tourbe et au peu-
plement des Vecnkolonien ; ce travail était trop différent de celui
auquel ils étaient habitués et les Drenthois sont assez routiniers;
à leurs yeux la tourbière était sans valeur et on cite l'histoire
d'un paysan qui céda à un cohéritier, pour une livre de tabac.
un marais tourbeux que celui-ci revendit au bout de quelques
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 37
années, 60.000 francs. Les premiers ouvriers des tourbières, qui
en sont devenus les premiers colons, sont venus d'un peu partout,
mais tout porte à croire qu'il a dû y avoir parmi eux un cer-
tain nombre de Frisons, car ceux-ci avaient déjà commencé à
exploiter les tourbières des bords du Zuiderzée. Actuellement
la population des colonies de la Groningue ne présente aucun
caractère local.
Au début, l'exploitation de la tourbe fut poursuivie sans plan
d'ensemble ; cet état de choses dura jusqu'au xvn' siècle.
Peu a peu on vit apparaître des entrepreneurs et les petits
bateliers de l'origine devinrent de simples transporteurs-com-
merçants. En 1657, une société obtint l'autorisation de creuser
un canal parallèle à la rivière de Hunze.
C'est au commencement du xvne siècle qu'entre en scène
la ville de Groningue. Elle agit à la fois comme organisme
politique assurant un service public par la création de ca-
naux, mais surtout comme personne morale, propriétaire dont
les administrateurs régissent les affaires comme les leurs pro-
pres avec une sage prévoyance et une initiative hardie. La
Réforme avait fait passer à la Province tous les biens des cou-
vents, ce qui allait donner aux Pouvoirs publics une influence
plus considérable dans la mise en valeur des terrains incultes.
En 1605, quelques commerçants d'Utrecht obtiennent le droit
de construire des canaux à Kropswolde (sud-est de Groningue) ;
ils échouent faute de capitaux suffisants. La ville de Groningue
leur rachète leur droit en 1616: elle dessèche alors le lac de
Sappemeer. La ville n'a pas seulement en vue l'exploitation de
la tourbe, mais elle vise aussi à mettre le sol en culture et à
peupler le pays, afin d'avoir à la fois des céréales pour son
commerce d'exportation et des acheteurs pour les marchandises
qu'elle importe. Aussi donne-t-elle la tourbière moyennant une
redevance égale au quart ou au sixième de la tourbe extraite,
à condition que le concessionnaire mette le sol en culture; pour
faciliter cette opération qui nécessite des engrais, la ville fournit
des gadoues et des poudrettes. Encore aujourd'hui le tout à
L'égout est chose inconnue à Groningue. En 1635, la ville réussit
38 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
à acheter pour Ô0.000 florins (105.000 francs) tous les terrains
appartenant à une société voisine. Dès 1621, on avait commencé
à construire des maisons pour les colons.
« Des paysans frisons * dont le nom est encore conserva, for-
mèrent plusieurs associations : Trips-compagnie, Borger-compa-
gnie, Kiel-compagnie Nieuwefriesche-compagnie, qui successive-
ment mirent des terrains en valeur. Beaucoup d'anal >aptistes et
de mennonites des provinces environnantes vinrent aussi peupler
le désert, et ainsi se formèrent peu à peu les six communes de
Hoogesand, Sappemeer, Oude-Pekela, Veendam, Nieuwe-Pekela
et Wilderwank, auxquelles on donne le nom de veenkolonien (co-
lonies des tourbières) et qu'on peut ranger parmi les plus
riches et les plus beaux villages des Pays-Bas. Bien de plus sin-
gulier que l'aspect de ces colonies, dont les dispositions ont
toutes été commandées par les nécessités de l'exploitation des
tourbières sur le sous-sol desquelles elles sont assises. C'est une
longue série de maisons coquettes et charmantes qui se poursuit
en droite ligne, toutes séparées l'une de l'autre par un canal la-
téral, et chacune par conséquent munie d'un pont qui lui appar-
tient, ou assise près d'un des cents ponts de la route, de sorte
qu'il y a au moins autant de ponts que de maisons. En voyant
l'élégance de ces habitations, l'importance des églises el (1rs
écoles, le luxe des magasins à grandes glaces, on croirait que
ces localités si prospères sont peuplées uniquement de ces ren-
tiers hollandais, que le peuple appelle ironiquement coupon-
knippers, parce qu'ils n'ont rien à faire, sauf à détacher les cou-
pons semestriels de leurs fonds publics. Et cependant ce sont
bien des habitations rurales, car derrière chacune d'elles on
aperçoit la grange et les champs cultivés qui s'étendent à perte
de vue. La plupart des habitants sont cultivateurs en etfet.
mais beaucoup d'entre eux possèdent aussi, indépendamment
de leurs fonds publics, des parts dans des navires ou dans des
chantiers de construction'1. C'est un exemple bien rare de l'as-
1. E. de Laveleye, La Néerlande.
2. Dans les six villages, plus de soixante chantiers lancenl par au Je soixante >
soixante el dix bâtiments de mer. sans compter les bateaux de rivière, et plus de sept
LA COLONISATION LIBRE DANS LES PAYS-BAS. 39
sociation intime de deux branches de la production qui semblent
devoir rester étrangères l'une à l'autre, la navigation et l'agri-
culture.
« La forme générale de chaque exploitation étonne l'étranger.
Elle s'étend toujours le long d'un canal latéral creusé primiti-
vement pour le transport de la tourbe. Elle est bornée devant
par le canal principal, et ordinairement derrière, par un canal
secondaire. A côté, se trouve une autre exploitation de même
forme et de même étendue, puis, on rencontre un nouveau fossé
débouchant dans le grand canal et ainsi de suite, de manière
qu'on trouve une série d'îlots renfermant chacun deux exploita-
tions. Quand celles-ci contiennent une vingtaine d'hectares,
elles forment des bandes de terrain de près d'une demi-lieue de
longueur, car elles n'ont que quatre-vingt-deux mètres de lar-
geur. Cette étroite bande cultivée est à son teur divisée, par de
petits fossés, en champs d'une étendue moyenne d'un hectare ;
mais une digue un peu relevée l'entoure tout entière et la pré-
serve de l'inondation des crues ordinaires. C'est sur cette digue
que s'ouvre le chemin qui permet au cultivateur d'arriver à tous
les champs avec ses chevaux et ses instruments aratoires. Les
bâtiments de la ferme, toujours situés le long du canal princi-
pal, se composent, suivant la place généralement suivie en Gro-
ningue, d'une maison d'habitation, à laquelle est adossé un
énorme vaisseau contenant à la fois la grange, les étables et
toutes les dépendances de l'exploitation. »
On voit d'après cette description que toutes les habitations
sont disposées en file le long du canal, qui est ici la seule voie
de communication comme la route l'est à Staphorst. Il m'est
arrivé certain jour de faire 20 kilomètres à bicyclette sans
sortir des maisons. Ces colonies sont actuellement desservies par
le chemin de fer et par des tramways à vapeur et à chevaux.
Les domaines sont en forme de rectangles allongés perpendicu-
lairement au canal, c'est une conséquence du plan d'aménage-
ment qui a été conçu pour faciliter l'exploitation de la tanrbe
cent cinquante capitaines de navire y ont leurs demeures Note d'E. de Laveleye
1805).
40 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
d'abord, la culture ensuite ; si la largeur des bandes ne dépasse
guère habituellement 80 mètres entre les canaux secondaires,
cela tient aux conditions du travail de tourbage : on estime
qu'un homme ne peut pas faire plus de iO mètres avec une
brouette chargée de tourbe.
Ces domaines ont une quinzaine d'hectares — nous verrons
qu'en Allemagne ils sont beaucoup plus petils ; — ceux de 30 à
V0 hectares sont exceptionnels. Ils ne sont pas en général cultivés
par le propriétaire; celui-ci est un paysan de la Drenthe, ou un
capitaliste ou encore une société d'exploitation, ou enfin la ville
de Groninguc qui a conservé le domaine éminent des terrains
qu'elle a acquis au xvne siècle. Mais la ville a concédé autrefois
ses terres à des fermiers héréditaires moyennant une redevance
fixe qui ne peut pas être modifiée. Le fermier peut vendre
et céder son droit ou le laisser en héritage, mais il ne peut pas
morceler la ferme. A chaque changement du titulaire du droit
de jouissance, le propriétaire reçoit un cadeau qui est déterminé
par le contrat. Ce mode de tenure s'appelle le boldemrecld ; il
remonte au moyen âge, mais il est encore d'un usage fréquent
dans toute la province de Groningue pour les immeubles urbains
aussi bien que pour les domaines ruraux. Ce n'est pas une épave
du passé, c'est une institution actuelle et bien vivante. La ville
de Groningue possède aussi des fermes ordinaires avec des baux
de six ans ; elle entretient sur place un régisseur qui surveille
ses intérêts. Elle a donc rempli ici les fonctions de pouvoirs pu-
blics mais surtout celles de patron de la propriété : c'est le désir
de faire une bonne opération financière qui l'a amenée à assumer
les charges d'un service public comme la création d'un canal, car
les tourbières ne se trouvaient pas sur son territoire administratif.
On ne fait pas en Groningue de culture sur la tourbe, même
aujourd'hui où cela est possible grâce aux engrais chimiques.
On ne cultive que le sol tourbe, comme autrefois. L'extraction
de la tourbe n'a plus lieu maintenant qu'à l'extrême sud-ouest
de la région près de Ter Apel vers la frontière allemande. Si,
de la station de Stadskanaal, nous prenons le tramway jusqu'à
Weerdingermond, nous voyons peu à peu les maisons s'espacer
LA COLONISATION LIHRE DANS LES PAYS-BAS. U
davantage; les fabriques et les magasins disparaissent; nous
croisons de nombreux chalands chargés de tourbe qui remontent
vers le nord. Puis *es maisons se font plus primitives et, lorsque
nous mettons pied à terre pour longer un embranchement du
grand canal, nous en voyons beaucoup de toutes petites et
d'aspect minable. Nous apprenons qu'elles sont habitées par
des ouvriers tourbiers qui travaillent aux exploitations du
voisinage. Quelques-uns sont propriétaires de leur maison et
d'un petit jardin, c'est l'exception; la plupart sont locataires,
mais tous possèdent à ferme un champ sur lequel ils cultivent des
pommes de terre.
Nous continuons notre marche rendue pénible par un vent
violent et par le sable très fin qui forme un sol mouvant sur
le chemin qui borde le canal : le pays est encore trop neuf pour
qu'on ait construit une chaussée briquetée, mais il est déjà assez
vieux pour qu'on y croise des commis-voyageurs à motocyclette
et qu'on y rencontre des boutiques où se vendent les denrées les
plus hétéroclites, depuis de la margarine et du poisson jusqu'à
des vêtements et de la quincaillerie. Nous atteignons enfin les
chantiers de tourbe, dont nous apercevions depuis quelque temps
déjà à l'horizon la ligne noirâtre et les petites meules de tourbe
sèche. Des bateaux sont à quai qui embarquent le combustible.
La tourbe s'exploite par échelons de sorte que le chantier a
la forme d'un escalier. La couche superficielle composée de
débris végétaux est rejetée d'échelon en échelon jusqu'au fond
où elle est ensuite mêlée au sable du sous-sol qu'elle enrichit
en humus : ainsi l'ordonne la loi prévoyante qui cherche à sauve-
garder de la sorte les intérêts de la culture à venir. Au moyen
d'une bêche large et courte maniée verticalement puis horizon-
talement, l'ouvrier découpe des prismes qui sont chargés sur
une brouette et empilés plus loin comme des biscuits pour
sécher. Ils seront manipulés plusieurs fois et finalement mis en
meules pour attendre le moment de l'embarquement.
Ce travail de tourbage est assez spécial et peu attrayant ; 1<
paysage est morne et monotone; par les temps de pluie, comme
c'est souvent le cas, on travaille dans une boue noirâtre et s'il
ÏZ LA COLONISATION DES TOURMEDES DANS LES PAYS-BAS.
fait sec, la poussière de tourbe pénètre dans les pores de la peau :
il faut voir le visage et les mains des tourbiers! Ils gagnent des
salaires convenables, parfois jusqu'à 6 francs par jour, mais la
saison ne dure que quelques mois d'été. L'hiver, ils trouvent à
s'employer sur les fermes qui s'organisent et où le sol a besoin
d'être aménagé et préparé. Beaucoup d'entre eux vont en Alle-
magne dans les mines ou les usines de Westphalie ; le courant
migratoire s'est renversé : il y a vingt ans, c'étaient les Allemands
qui venaient ici.
Nous dévalons dans la tourbe gluante de degré en degré pour
aller lier conversation avec l'entrepreneur que nous apercevons
dans le fond; c'est un homme obligeant et loquace. On trouve
parfois des Hollandais loquaces. 11 nous apprend que ces tour-
bières appartiennent à des propriétaires de la Drenthe; pendant
longtemps les braves paysans drenthois n'ont su tirer aucun parti
de la tourbe et considéraient les marais comme des terrains sans
valeur, mais maintenant ils savent les apprécier et en tirent
de gros revenus; cela n'a pas peu contribué à hâter le partage
des biens communaux. Cependant les propriétaires n'exploitent
pas eux-mêmes la tourbière; parfois, mais c'est exceptionnel,
ils la vendent, superficie et sous-sol, à des sociétés qui se char-
gent de l'extraction et créent ensuite des domaines qu'elles
afferment; le plus ordinairement, ils vendent seulement la tourbe
à des entrepreneurs qui doivent faire place nette dans un délai
déterminé; puis le sous-sol est vendu, ou mieux affermé à des
cultivateurs groninguois qui viennent des anciennes colonies :
Veendam, Sappemeer, etc.. Le prixdefermequi est de 100 florins
à Stadskanaal, n'est encore que de 60 florins à Weerdingermond.
Les entrepreneurs se chargent seulement de l'extraction et
vendent leur tourbe sur place à des bateliers qui la transpor-
tent et la revendent dans les centres de consommation d'où ils
reviennent avec d'autres denrées, des (Migrais par exemple. Les
ménagères brûlent la tourbe noire et dense, les usines emploient
la tourbe jaunâtre qui a moins de valeur et est plus encom-
brante» Oll utilise aussi aujourd'hui la tourbe boueuse, qu'on
réduit en pains au moyen de machines à presser.
LA COLONISATION LIBRE DANS LKS PAYS-BAS. 43
Le canal que nous voyons et qui sert à l'écoulement des eaux
et au transport des marchandises, appartient à une association des
propriétaires intéressés, à une waterschap qui règle tout l'amé-
nagement des eaux dans un périmètre déterminé. Ce canal est
creusé tous les ans de 300 mètres plus avant; sur lui, viennent
se brancher des canaux secondaires auxquels aboutissent des
fossés d'assainissement, de sorte que tout le pays est divisé en de
multiples rectangles. Pour diminuer ses frais, la waterschap per-
çoit des droits d'écluse et établit des péages à certains ponts.
On trouve d'ailleurs beaucoup de péages sur les routes dans les
provinces du nord; certain jour, j'en ai passé cinq en une heure.
Les canaux formant un réseau très serré et étant les seules
voies de communication, il s'ensuit que tous les transports se
font par eau, ce qui amène un grand développement de la batel-
lerie. L'esprit commercial est aussi renforcé par l'exploitation
de la tourbe et la nécessité de tirer du dehors toutes les denrées
nécessaires à l'existence pendant la période du début. L'extrac-
tion de la tourbe elle-même tend à développer l'esprit d'entre-
prise dans cette région. Nous ne devrons donc pas être surpris
de voir les habitants des tourbières appliquer à la culture les
procédés industriels et faire preuve en toutes choses de beaucoup
d'initiative et d'une grande aptitude aux affaires.
11 y a une autre raison qui fait d'eux des hommes très pro-
gressistes; c'est qu'ils sont venus souvent de régions très diverses,
quelques-uns même de l'étranger. Ce sont évidemment des
caractères énergiques et des esprits ouverts au progrès qui ont
abandonné leur milieu traditionnel pour venir s'installer dans
un pays très nouveau pour eux, sur un sol très spécial dont la
culture exige des méthodes qui n'ont rien à voir avec la routine
des ancêtres. La population des colonies ne présente donc aucun
de ces caractères locaux conservés par la tradition; c'est une
population très active, très moderne installée dans un pays neuf.
L'examen rapide que nous venons de faire des tourbières des.
Pays-Bas nous permet de conclure que les Pouvoirs publics ne
sont pas intervenus de parti pris dans la colonisation des tour-
bières. Leur action n'a été marquée que par l'exécution de
44 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
grands travaux publics, les canaux, dont ont profité les particu-
liers pour l'exploitation de la tourbe, comme ailleurs ils profitent
des chemins de fer pour l'exploitation des forêts ou des mines.
Les tourbières ont été attaquées à l'origine par des particu-
liers ; moiaes, paysans et bateliers, capitalistes entrepreneurs qui
n'avaient en vue que la consommation directe de la tourbe pour
leur usage ou surtout la vente de ce combustible sur les marchés
urbains avec lesquels ils étaient en communication facile par le
Zuiderzée et les voies navigables naturelles de ce pays aquati-
que. Les tourbières de l'intérieur n'ont été mises en exploita-
tion qu'au furet à mesure du creusement des canaux. Pendant
cette période, l'action collective ne se manifeste guère que par
les monastères ou par les sociétés de commerce constituées en
vue de l'extraction de la tourbe. On n'a pas encore la pensée de
peupler les tourbières et de les mettre en culture. C'est seulement
par suite de l'épuisement de la tourbe que les ouvriers tourbiers
évoluent les uns vers la batellerie, les autres vers l'agriculture.
Il faut arriver au xvii0 siècle pour trouver un plan général
d'exploitation et de colonisation des immenses tourbières de la
Groningue. Ici, le rôle de la ville de commerce apparaît direct
et prépondérant, mais il faut remarquer qu'elle agit non pas en
tant que pouvoir public, mais en qualité de propriétaire, de pa-
tron riche et assuré de l'avenir qui fait un placement à longue
échéance en incorporant au sol des capitaux considérables pour
des améliorations dont il entend retirer un profit direct. C'est
là encore de la colonisation libre et privée. Los propriétaires
particuliers du voisinage imitent eux aussi la ville et, pour sup-
pléer à leur isolement et à leur faiblesse, ils se constituent en
associations; mais, comme leur puissante voisine, ils veulent
profiter de leurs peines et le fermage reste le mode usuel d'ex-
ploitation du sol.
La colonisation des tourbières dans les Pays-Bas nous apparaît
donc, à toutes les époques, comme le résultat d'entreprises pri-
vées, d'efforts individuels ou associés, qui n'ont fait appel à la
Province ou à l'Etat que dans des limites dise tètes et en vue de
la création d'un service public d'intérêt absolument général.
III
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE ET
L'ACTION PROGRESSIVE DES POUVOIRS PUBLICS
En Allemagne, sur le littoral de la mer du Nord, exposé à
de perpétuelles inondations, le danger toujours présent a bien
vite amené les habitants à former des associations pour lutter
contre l'envahissement des eaux. Il en a été de même dans les
Pays-Bas. Dans les tourbières cette contrainte naturelle impé-
rieuse n'existe pas pour obliger les particuliers au dessèche-
ment. Il n'y a pas non plus, comme en Hollande, dans le voisi-
nage immédiat des tourbières et en relations faciles avec elles,
un grand nombre de villes populeuses dont les besoins en com-
bustible poussent à l'exploitation de la tourbe et qui fournissent
les capitaux nécessaires à l'entreprise. Aussi, en Allemagne ne
s'est-il pas constitué d'association spontanée de dessèchement.
Les travaux d'assainissement de ces immenses marais sont
d'ailleurs en général trop importants pour être exécutés par un
groupement restreint.
Aussi, tandis que les Marschen sont depuis longtemps culti-
vées et fortement peuplées et que les tourbières des Pays-lias
sont presque épuisées, celles de l'Allemagne sont à peine enta-
mées. A la fin du xix3 siècle on ne comptait dans toute la région
à l'ouest de l'Elbe que 250 colonies s' étendant sur 55.000 hec-
tares et peuplées de 00.000 habitants. Rappelons que, dans la
môme région, les tourbières couvrent 652.500 hectares;
donc un treizième seulement decette superliciequiest aujourd'hui
46 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
appropriée utilement et encore n'y en a-t-il qu'une faible partie
qui soit définitivement rendue à la culture. Il faut, en outre, re-
marquer que la plupart de ces colonies datent seulement du
dernier siècle.
Ce retard dans le peuplement des tourbières est évidemment
dû aux difficultés que nous avons déjà signalées et qui ne peu-
vent être surmontées que grâce à l'intervention d'un grand pa-
tron ou d'une grande communauté : l'État; or, le grand patron
fait défaut dans ce pays-là. ou du moins, s'il y en avait jadis
d'assez riche et d'assez puissant pour faire œuvre utile, c'était
un de ces petits souverains d'ancien régime, ot son action se
confond alors avec celle de l'État. Mais cet État féodal était lui-
même trop faible et trop peu étendu pour que son action fût
très efficace. Il a fallu, pour que la colonisation des tourbières
fut sérieusement entreprise, que ces organismes locaux dispa-
russent et fissent place à des Pouvoirs publics plus puissants,
étendant leur autorité sur un grand territoire, c'est-à-dire à l'É-
tat prussien. Notons en passant que cet État prussien n'est pas
un produit indigène de la Plaine saxonne : c'est une importa-
tion, et assez récente, puisque la Frise orientale n'a été rattachée
à la Prusse qu'en 1815 et le Hanovre en 18GG. Mais l'importa-
tion a été bienfaisante et les services rendus par cet État à ses
nouveaux sujets sont de nature à justifier sa domination sur eux,
à lui conquérir leurs sympathies et à assurer leur loyalisme.
J'ai pu observer trois variétés du type des tourbières, trois va-
riétés qui nous montrent l'action croissante des Pouvoirs publics,
nécessitée par des différences dans les conditions du lieu et fa-
vorisée par l'augmentation progressive de la richesse et de la
puissance de l'État qui a pu ainsi aborder successivement des
entreprises qui eussent été jadis au-dessus de ses forces. C'est ce
(fui explique que l'action de l'État s'accroît avec le temps et que
la plus ancienne des colonies que nous allons étudier est aussi
celle où l'action des Pouvoirs publics est le plus faillie.
Ancienne colonie m bord dix pleuve : l'État patron. —
Cette colonie s'appelle Papenburg; elle est située dans la vallée
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. M
inférieure de l'Ems, à 3 kilomètres du fleuve et à environ 25 ki-
lomètres au sud de la ville de Leer. Cette situation est extrê-
mement favorable pour la mise en valeur de la tourbière.
Voici pourquoi : Nous avons vu que la première condition à
réaliser pour rendre la tourbière cultivable, c'est son dessèche-
ment, et c'est précisément cette opération qui dépasse les capa-
cités d'un simple particulier et exige une action collective. Or,
à Papenburg l'assainissement est extrêmement facilité par le
voisinage de l'Ems qui va servir de canal d'écoulement, de grand
collecteur, donné gratuitement par la nature; pour assainir le
pays, il suffira d'y faire aboutir un certain nombre de canaux
secondaires, de faible longueur et par conséquent peu coûteux
à établir.
En second lieu, nous savons que, la culture n'étant pas pos-
sible sur la tourbe à cause de la composition chimique du sol,
il faut enlever la tourbe. Mais cette tourbe une fois extraite, il
faut l'utiliser; on ne peut en consommer sur place qu'une faible
partie, le reste doit être expédié au loin et vendu. Le transport
de la tourbe, marchandise encombrante et de faible valeur,
serait trop coûteux par voie de terre, et d'ailleurs les routes
n'existent pas, il se fera donc par voie d'eau. Or l'Ems, rivière
navigable, est une voie de communication gratuite. Il suffira
donc de se raccorder au fleuve par des canaux navigables assez
courts pour pouvoir ensuite gagner les villes de Leer, de Mep-
pen, d'Emden qui seront des marchés avantageux pour la
tourbe.
Enfin, nous avons dit qu'avant de pouvoir se livrer à la cul-
turc, le colon devait traverser une période transitoire pendant
laquelle il enlève la tourbe, et pendant laquelle il doit par
conséquent tirer du dehors sa propre subsistance. L'exploitation
et la vente de sa tourbe, rendues faciles par le voisinage de la
rivière, vont précisément lui fournir les moyens de vivre, pen-
dant que sa terre est encore incapable de le nourrir. Des mar-
chés où il vend sa tourbe, il rapportera les denrées alimen-
taires et les objets de toute nature nécessaires à la vie d<- sa
famille
48 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Tels sont les avantages et les facilités qu'offre le voisinage
d'un cours d'eau pour la mise en culture de la tourbière. Aussi
s'explique-t-on aisément que la colonisation des tourbières ait
commencé le long des rivières, comme l'indique d'ailleurs l'exa-
men de la carte. Depuis longtemps la tourbe a disparu des rives
des fleuves; depuis longtemps le voisinage des cours d'eau est
rendu à la culture. A première vue cela peut surprendre ; nous
en avons maintenant l'explication : elle nous est donnée par
l'étude méthodique des conditions de mise en valeur des tour-
bières.
Donc, en définitive, la rivière rend la colonisation plus facile
en diminuant l'importance des travaux de dessèchement. Or, ce
sont précisément ces travaux qui incombent à la collectivité:
il s'ensuit donc que le rôle de celle-ci, représentée par le
patron ou l'État, est relativement simple.
A Papenburg-, le patron a été le comte de Landsberg-Velen.
a la fois propriétaire des terrains sur lesquels est située la co-
lonie et seigneur souverain de tout le pays, sur lequel sa famille
régna jusqu'à la Révolution. Son rôle a été double : il a été
à la fois instructeur technique et directeur de l'action collective
Jadis le seul mode de culture des tourbières était Xécobuage.
Ce procédé encore employé quelquefois aujourd'hui donne des
résultats très médiocres et n'a jamais permis une culture rému-
nératrice. Voici comment Laveleye décrit cette méthode cul-
turale encore en usage dans les Pays-Bas vers 1860 : « Le
veenboer, le paysan des tourbières, loue ou, comme on dit,
achète le terrain pour douze ans moyennant u200 ou 300 francs
l'hectare. Au printemps, il dessèche la superficie de la tour-
bière en y pratiquant des saignées, puis il la découpe en
mottes qu'il laisse sécher pendant tout l'été. Au printemps de
L'année suivante, entre le 1er mai et la lin de juin, il choisit un
jour serein, quand le vent soufflant de L'est ou du nord pro-
met un temps sec, et alors il met le feu aux mottes desséchées
qui couvrent le sol. C'est un rude travail que de distribuer la
tlainine partout également, car, comme on allume toujours la
tourbe sous le vent, afin que la fumée n'étouflè pas les travail-
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 49
leurs, il faut que ceux-ci, marchant au milieu du feu, répan-
dent devant eux le charbon et les mottes enflammées au moyen
d'une corbeille de fer fixée au bout d'un long- manche. Ces vas-
tes superficies de tourbières qui brûlent répandent d'épaisses
colonnes de fumée que le vent du nord pousse sur la moitié
de l'Europe, jusqu'à Paris, jusqu'en Suisse et même jusqu'à
Vienne... Quand les mottes de tourbe sont converties en char-
bon et en cendres, on égalise le terrain au moyen de la herse
et on y sème du sarrasin dans la proportion de 80 litres environ
par hectare.
« On peut ainsi obtenir cinq ou six récoltes successives, mais
après la troisième, le produit commence à diminuer; dès la
quatrième récolte apparaît une plante naturellement étrangère
aux tourbières, la spergule, qui envahit peu à peu le sol, de
manière qu'à la sixième année on coupe spergule et sarrasin
ensemble pour les donner en fourrage au bétail. Dès que la
terre est complètement épuisée, on l'abandonne à la végétation
naturelle, qui ne tarde pas à s'en emparer. Alors la spergule
disparait bientôt pour faire place à une plante de la famille
des composées, le senecio sylvaticus, à laquelle succèdent en-
suite l'oseille sauvage et la houlque laineuse. Enfin la flore dis-
tinctive des tourbières reparaît. Les deux espèces d'éricas, le
jonc, Yeriophorum, le sphagnum, reprennent possession d'un
sol dont la constitution particulière favorise leur croissance. Il
faut ensuite de vingt-cinq à cinquante ans pour que la super-
ficie de la tourbière se recouvre d'une nouvelle couche qu'on
puisse exploiter encore, et même après ce long intervalle, le
terrain se montre moins favorable à la culture du sarrasin et ne
permet plus que quatre ou cinq récoltes successives. »
Au commencement du xvne siècle, apparut en Hollande une
nouvelle méthode, la Fehnkultur, c'est-à-dire la culture du sol
fondamental après enlèvement de la tourbe. C'est le comte de
Landsberg-Yelen qui introduisit cette méthode en Allemagne
Lorsque, au milieu du xvne siècle, il fonda sa colonie de Pa-
penburg. Il fit faire ainsi un progrès marqué l\ la technique
de l'utilisation des tourbières.
i
50 LA COLONISATION DBS TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Ce nouveau procédé exigeait un aménagement des eaux,
d'une part, pour en débarrasser le sol, d'autre part, pour créer
les canaux nécessaires pour le transport de la tourbe extraite.
Comment le comte de Landsberg organisa-t-il cet aménagement
et (lirigea-t-il ces travaux? Ii appela des colons qui vinrent de
pays divers; il y eut des Hollandais, des Frisons, des Saxons,
des Prussiens. Chaque nouveau venu recevait une concession,
un colonat d'environ k hectares. En échange, il était astreint
à creuser la moitié de la largeur du canal en face de sa terre,
et à aménager le chemin de halage Au bout de huit ans, il de-
vait payer une rente annuelle au seigneur propriétaire du sol1.
De la sorte ce dernier voyait augmenter ses revenus par la
mise en valeur des terres jusque-là inutilisées, et sa puissance
par suite de l'accroissement de la population de ses états. 11
était ainsi largement récompensé de son patronage qui consis-
tait à faire progresser les méthodes de travail et à diriger les
efforts individuels en vue d'une œuvre collective à accomplir.
i
Colonie en lisière d'une lande tourbeuse : l'État patron et
entrepreneur de travaux publics. — A Neu-Arenberg, la se-
conde variété de colonies que j'ai eu l'occasion d'observer, le
rôle du patron-État est plus marqué ou du moins il se mani-
feste sous une forme plus matérielle. L'État est encore là ini-
tiateur de méthodes nouvelles, mais il est aussi entrepreneur de
travaux publics.
Papenburg était situé le long d'un fleuve; la colonie de Neu-
Arenberg se trouve en lisière d'une lande marécageuse où la
tourbe n'atteint pas une épaisseur de plus d'un mètre. Elle
présente donc des caractères un peu différents d'une pure co-
lonie de tourbières; mais si son origine n'est pas exclusivement
due à l'action de l'État, son développement n'a pu avoir lieu
que grâce à l'intervention des Pouvoirs publics.
1. Ces rentes ont été rachetées par la ville au comte de Landsberg-Velen qui n'a
plus aujourd'hui qu'un droit de patronage sur l'École et l'Église; mais tous les ha-
bitants n'ont pas encore racheté leur rente à la ville; ils ont encore a en payer
l'amortissement pendant une vingtaine d'années.
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 51
A la fin du xvmf siècle, les trois communes de Werlte, Har-
renstette et Bockholte, situées dans la région du Hûmmling,
au nord-est de Meppen, affectèrent, de concert avec le duc
d'Arenberg, souverain du pays, une partie de leurs communaux
à la création d'un nouveau village qui prit le nom de Neu-Aren-
berg et où 36 concessions de 6 hectares chacune furent délimi-
tées. Une certaine étendue de marais commun fut attribuée à la
nouvelle colonie pour le pâturage de ses moutons. Dans le cou-
rant du xixe siècle, deux autres communes, Lorup et Vrees,
installèrent aussi des colons dans le voisinage et fondèrent Neu-
Lorup et Neu-Vrees1.
Une question se pose immédiatement : Pourquoi ces colo-
nies d'origine et de dates différentes forment-elles un seul
groupement? C'est qu'ici se trouve un ilôt sablonneux, isolé
au milieu des marais; c'est d'ailleurs là l'aspect général de la
contrée. Les colons n'avaient donc pas le choix; ils devaient
établir leurs maisons sur un sol ferme et sec. En outre, la cul-
ture de ce sol leur procurait des moyens d'existence que leur
refusait le marais. Mais si des colons pouvaient s'établir et
même subsister à Neu-Arenberg, ils ne pouvaient pas y pros-
pérer :
1° Parce que le sol cultivable était à la fois très peu fertile et
très peu abondant; chaque famille ne possédait que 6 hectares,
l'étendue indispensable pour vivre ;
2° Le sol cultivable était inextensible, car le marais était
intransformable par les seules forces des particuliers. Aussi
resta-t-il bien communal jusqu'au moment de l'opération, con-
nue en Allemagne sous le nom de Vcrkoppelung, et qui eut
lieu à Neu-Arenberg dans la seconde moitié du xix siècle.
Le résultat de cette situation était une grande pauvreté voi-
1. Comme à Papenburg, ces nouveaux domaines étaient grevés de rentes à payer
aux communes-mères et au duc d'Arenberg. Les bénéficiaires ont été désintéressés
par la Rentcabank de Magdebourg, mais les propriétaires doivent se libérer vis-à-vis
«le cette dernière par des annuités d'amortissement. Tout morcellement du domaine
doit être précédé du paiement intégral des sommes qui restent dues. Ainsi peu a
peu et sans léser les droits acquis, la propriété foncière en Allemagne se trouvera li-
bérée des charges et redevances féodales qui peuvent encore la grever.
t>2 I.A COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
sine de la misère. Les maisons primitives, dont il subsiste quel-
ques spécimens, sont de véritables huttes de branchages et de
terre séchée, dans lesquelles vivent pêle-mêle bêtes et gens.
Les famines n'étaient pas rares : plusieurs fois, les enfants
durent être recueillis par les communes voisines et les adultes
durent s'expatrier en grand nombre.
Cette misère ne cessa qu'au jour où la tourbière devint trans-
formable grâce à l'intervention des Pouvoirs publics. Cette in-
tervention se manifesta de deux façons :
1° Par la création d'un canal qui réunit l'Ems au golfe de Jade
par la Hunte et dont une ramification passe dans le voisinage
de Neu-Arenberg.
Ce canal a permis l'établissement de tout un réseau de fossés
(V assainissement placés sous la surveillance de l'autorité muni-
cipale. Chaque particulier y peut faire aboutir ses propres fossés,
car la tourbière n'est plus bien communal ; elle a été partagée
vers 1860 entre les propriétaires qui ont donc aujourd'hui un
intérêt direct à tirer de leurs terres le meilleur parti possible,
et ils le peuvent grâce au canal voie de transport. Ce n'est pas
qu'on exploite la tourbe à Neu-Arenberg; elle n'est pas assez
épaisse pourcela et le canal est trop éloigné pour que l'opération
soit avantageuse, mais on importe des engrais chimiques dont
l'emploi permet la culture sur la tourbe même et c'est à ce
propos que se manifeste sous sa seconde forme l'intervention de
l'État par :
2° L'introduction de méthodes nouvelles. Nous avons vu que
le comte de Landsberg-Velen avait introduit en Allemagne
la Fehnkultur; le xix' siècle a vu apparaître un troisième
mode de mise en valeur des tourbières. Grâce aux amende-
ments et aux produits chimiques, on peut aujourd'hui modifier
le sol tourbeux, combattre son acidité et obtenir ainsi de très
belles récoltes sans être obligé d'enlever la tourbe an préalable :
c'est ce qu'on appelle la Moorkultur. L'Étal a fondé à Brème
une station d'essais et de recherches pour l'étude de tout ce qui
se rapporte aux tourbières et â leur mise en valeur. Cette nou-
velle méthode a. été introduite à Neu-Arenberg par l'instituteur
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 53
qui, par des cours du soir, des conférences et des champs d'ex-
périence, a amené les paysans à en adopter le principe.
L'État intervient donc ici par ses fonctionnaires assumant
une partie du rôle des patrons naturels qui n'existent pas,
et par les travaux publics qu'il a entrepris, canal et route,
qui permettent l'importation économique des engrais chimi-
ques.
Neu-Arenberg est relié par la route au canal qui passe à
Friesoythe, à 10 kilomètres de là. C'est par cette voie qu'arri-
vent la kaïnite et les phosphates qui régénèrent le vieux sol
épuisé et transforment le marais stérile en gras pâturages. Ce
marais, avons-nous dit, a été partagé entre les habitants vers
1860; il en est résulté une augmentation notable des propriétés :
un Vollplatz mesure aujourd'hui 36 hectares au lieu de 6
qu'il avait au début. Les premiers essais d'engrais chimiques
eurent lieu vers 1885, sur les terres arables; à cette époque, il ne
pouvait être question de les employer sur la lande, car l'absence
de canal ne permettait pas encore l'écoulement des eaux. C'est
seulement depuissixou septans que l'usage s'en est généralisé et
reflet n'a pas tardé à s'en faire sentir sur le bien-être des ha-
bitants.
Prenons comme exemple l'aubergiste Schneider. Son grand-
père, commerçant de Werlte, possédait le moulin de Gehlen-
berg situé sur l'emplacement actuel de Neu-Arenberg. Son père
acquit vers 1840 un quart de domaine (Vierte/platz), y bâtit
une maison qui lui coûta 8.000 marks, s'arrondit quelques an-
nées plus tard d'un nouveau Viertelplatz, puis d'un Platz entier,
si bien que lui-même possède aujourd'hui environ 12 hectares
de terres et prairies et -25 hectares de lande marécageuse. Il y a
dix ans, il n'avait que trois mauvaises vaches; aujourd'hui, grâce
à l'amélioration de ses cultures, il en peut nourrir quatre sans
compter deux génisses et deux veaux de l'année. Il a en outre
deux chevaux de travail, deux truies et un troupeau de 130
moutons (Heideschnucken) qui vivent du pâturage de la lande
hiver comme été. Ces moutons sont appelés à disparaître comme
la lande elle-même, car, chaque année, Schneider crée deux ou
54 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
trois morgen1 de prairies sur le marais. Cette opération est
simple et relativement peu coûteuse.
Après avoir assuré l'égouttement de l'eau par des rigoles et
des fossés de profondeur convenable, on nivelle et on pioche,
puis on chaule à 3.000 ou 3.500 kilogrammes à l'hectare; si la
tourbière doit être convertie en prairie, on l'ensemence avec
de la terre ayant déjà porté des légumineuses, du trèfle par
exemple, afin d'incorporer au sol les ferments nécessaires à la
nitrification et à la croissance des légumineuses. La fumure,
exclusivement minérale, est constituée par des scories de dé-
phosphoration et de la kaïnite. Parfois il suffit simplement d'as-
sainir le sol et de répandre des engrais chimiques pour voir, en
deux ans une excellente prairie se substituer à la maigre
bruyère du marais.
Voici un devis des dépenses prévues pour la transformation
en prairies de 30 hectares de terrains tourbeux. La tourbe a
environ 30 centimètres d'épaisseur :
Marks.
1° Assainissement par fossés : 25 marks par hectare. . . 750
■2° Nivellement et piochage : 00 marks par hectare. ... 1 .800
3" Chaulage : 3.500 kilogr. à l'hectare 1 .056
Transport, épandage, hersage : 6 marks par hectare. 180
4" Ensemencement avec de la terre avant porté une ré-
colte de trèfle 300
5° Fumure : scories Thomas, 400 kilogr. par hectare. 600
Kaïnite, 900 kilogr. par hectare 864
Mélange, transport, épandage, hersage 300
6° Semences : 31 kilogr. de graines de trèfle et de gra-
minées par hectare I . 039
Frais de semailles <><>
Hersage et roulage 240
7° Frais de devis, surveillance, imprévu. 111
Total 7.300
i .a dépense ressort donc à 243 marks par hectare.
Les premières créations de prairies ont eu lieu ru 1898; en
1905, 300 hectares de tourbières avaient été ainsi transfor-
més à Neu-Arenberg1 et chaque année une trentaine d'autres sont
mis en valeur. Cette transformation eût été moins rapide sans
1. Un hectare - quatre morgen.
LA. COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 55
l'aide de l'État. Nous savons que les habitants de ce pays étaient,
il y a encore peu d'années, dans une pauvreté voisine de la mi-
sère; aujourd'hui même, peu d'entre eux sont en état de faire
les avances nécessaires pour la création de prairies. C'est pour-
tant aux plus pauvres surtout que cette opération s'impose
pour qu'ils puissent vivre de leurs terres, et c'est précisément à
eux que les capitaux indispensables font défaut. Pour remé-
dier à cette situation, l'État accorde des subventions à répartir
entre les propriétaires les plus gênés, afin de leur permettre d'a-
ménager la tourbière en prairie. Aussi, en 1905, la commune de
Neu-Arenberg- a pu disposer de 6.000 marks. Ces subventions
pourront, parla suite, être réduites et même supprimées, lorsque
les paysans auront réalisé quelques économies leur permettant
de voler de leurs propres ailes; mais en l'absence de tout patron
local, il semble difficile que ces petits propriétaires aient pu sortir
seuls de l'état misérable où les maintenait la pauvreté du lieu.
Un des effets immédiats de la mise en valeur de la tourbière
a étéVarrêt de l'émigration, autrefois très considérable. Schneider
avait trois frères émigrés en Amérique où ils étaient commer-
çants. Dans une autre famille, tous les enfants ont émigré, sauf
l'héritier. Actuellement, au contraire, on n'émigre plus : il y a
assez de travail sur place, quoique la fabrication ne s'y soit pas
encore développée1. C'est l'agriculture seule qui fournit de l'oc-
cupation à tous les habitants. La population est plus dense et
l'étendue des terres cultivées augmente chaque année. 11 est à
présumer qu'il se produira dans le Hummlingla même évolution
qui s'est déjà produite en Lunebourg : en même temps que la cul-
ture se perfectionnera et deviendra plus intensive, le bien-être et
l'aisance se développeront et la population augmentera sur place2.
1. Presque tous les paysans font eux-mêmes leurs sabots; quelques uns travaillent
pour la vente. En hiver, un certain nombre d'hommes s'occupent encore à tricoter
des fiants et des chaussettes de laine pour le commerce. Cette industrie a dû se dé-
velopper grâce a l'existence des moulons.
2. D'après 1rs registres de l'école, le nombre des élèves a suivi la progression sui-
vante :
En is87-h:î 96 élèves.
1892-93 15(1 —
1902-03 137 _
1905-06 149 —
."><; LA COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
Ainsi donc, grâce aux progrès de la science agricole et aux
engrais chimiques amenés par le canal, le sol cultivable, à
Neu-Arenberg, devient à la fois plus fertile et plus abondant
et une ère de prospérité s'ouvre pour le pays. Les famines n'y
sont plus à craindre et l'émigration, même temporaire, a com-
plètement cessé1.
Ce second type des tourbières est donc caractérisé par une
action plus marquée de la collectivité. D'une part, l'Etat a con-
tribué au progrès des méthodes par son enseignement et ses
subventions pécuniaires; d'autre part, il a ouvert de nouveaux
territoires à la culture par des travaux d'intérêt général consi-
dérables et coûteux.
Colonie sur « uochmoor » : l'État patron, entrepreneur
de travaux publics et entrepreneur de colonisation. — lilc-
tion de l'État patron va s'accentuer encore dans la troisième va-
riété des colonies de tourbières que nous allons étudier. A ses
rôles précédents d'initiateur de méthodes nouvelles et d'entre-
preneur de grands travaux publics l'État ajoutera celui d'entre-
preneur de colonisation.
La colonie d'Elisabethfehn va nous en fournir la preuve. A
Papenburg et à Neu-Arenberg la colonisation était limitée par
les conditions naturelles du lieu : Papenburg était rivé au
fleuve et Neu-Arenberg isolé sur son îlot; l'intervention de l'État
a permis leur développement. A Elisabethfehn l'action des pou-
voirs publics va permettre la colonisation en pleine tourbière,
en levant les obstacles qui s'y opposaient.
Sur un sous-sol sablonneux, la tourbe forme un dépôt de
3 à. 4 mètres; les couches inférieures sont noires et denses ;
ce sont elles qui fournissent le combustible; au-dessus, se trouve
la tourbe jaune employée à différents usages, notamment
comme litière; enfin à la surface, La tourbe blanche, formée des
débris de végétaux à peine décomposés, est absolument inutili-
I. Il y a une vingtaine d'années, une grande partie de la population maie allait
encore chaque été chercher du travail en Hollande, à l'époque de la fenaison et de
la moisson.
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 57
sable : lors de l'exploitation, elle est rejetée vers la base et
finalement mélangée au sable du fond auquel elle apporte
des matières organiques, et qu'elle rend ainsi plus fertile.
L'État a propagé ici les méthodes nouvelles en chargeant le
surveillant du canal de faire des expériences démonstratives
pour l'emploi des engrais et des amendements.
Il a été entrepreneur de travaux publics en creusant le canal
qui, comme l'Ems à Papenburg, joue le rôle de collecteur et
de voie de communication; aussi le peuplement se fait-il le
long de ses rives : la colonie d'Elisabethfelm s'étend sur plus
de 11 kilomètres de longueur.
L'État, en engageant des capitaux considérables dans des tra-
vaux de cette nature, ne peut espérer en retirer profit que par
le développement de la richesse publique, dû à l'accroissement
de la population et à une meilleure utilisation du sol national.
C'est ce qui l'a amené à se faire entrepreneur de colonisation.
En construisant le canal, il a acheté des terrains sur une lar-
geur telle que presque partout il se trouve propriétaire sur les
deux rives d'une étendue de tourbière suffisante pour y créer
des colonats de 5 à 6 hectares.
Cette colonisation administrative a eu des fortunes diverses.
Augustfehn, colonie toute voisine d'Elisabethfelm et placée
dans des conditions presque identiques, va nous offrir le spec-
tacle d'une colonisation agricole qui échoue, au moins à ses
débuts, tandis qu'Elisabethfehn, plus récente, pourra profiter
de l'expérience acquise et se développer sans crise. L'État,
même lorsque son intervention est justifiée, nécessaire et bien-
faisante, ne se montre jamais que patron assez médiocre, car
il manque de la souplesse indispensable pour faire face à des
situations variées et changeantes. La majestueuse et imperson-
nelle uniformité de son action le rend pou apte à diriger les
hommes au milieu des réalités pratiques.
Augustfehn est située à la frontière du grand-duché d'Olden-
bourg et de la Frise orientale. Le canal qui rejoint la Leda,
affluent de L'Ems, a été creusé entre 1845 et 1850, en vue de
favoriser la mise en valeur des tourbières; la colonie fut fonde'
58 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
à la même époque le long du canal sur des terres appartenant
à l'État. Les premiers colons vinrent de la province prussienne
voisine, la Frise orientale, où existaient déjà des colonies sur
tourbières. Généralement fils d'anciens colons, ils étaient par
conséquent habitués à la vie qui les attendait. En arrivant,
chacun d'eux recevait une propriété de 5 hectares environ; il
devait en échange payer une rente de V2 marks pendant trente
ans et un impôt spécial pour l'entretien du canal de 12 marks
par an; il s'engageait, en outre, à construire une maison d'une
valeur de 2.000 marks pour la construction de laquelle l'État
lui avançait de l'argent à k 1/2 p. 100. De ces premiers co-
lons, deux seulement ont prospéré et se sont maintenus sur leur
bien; tous les autres ont échoué, sont partis ou ont dû aliéner
leur colonats. A quelles causes cet échec est-il imputable ?
D'abord à l'incapacité générale des nouveaux venus qui pu-
rent devenir propriétaires sans bourse délier; l'Etat commit la
faute de mettre la propriété à la portée de tous sans opérer la
sélection des capables. Il eût d'ailleurs été difficile à l'État,
grand patron impersonnel, de faire cetle sélection, mais les évé-
nements s'en chargèrent aux dépens des colons.
Ceux-ci n'ayant pas payé leur terre, y étaient peu attachés,
comme il arrive pour une chose qui n'a rien coûté. A leurs
yeux, elle avait peu de valeur, elle ne méritait pas qu'on fit des
efforts et des sacrifices pour la conserver. Ils étaient comnii1
campés sur leur colonat sans faire corps avec lui; il n'y avait
pas identification entre le propriétaire et la propriété.
En outre, la facilité avec laquelle les concessions étaient ac-
cordées avait attiré un grand nombre de gens manifestement
incapables d'entreprendre la culture faute des plus élémentaires
ressources. En général, la terre ne porte de récoltes qu'au bout
d'une année de travail, pendant laquelle il faut, non seulement
se nourrir, se vêtir et se loger, mais encore faire au sol des
avances sous forme de semences et d'engrais. A Augustfehn la
situation était plus complexe encore, car A cette époque, 1850,
l'usage des engrais chimiques n'était pas généralisé et la cul-
ture sur la tourbe par conséquent impossible, (.'étaient donc plu-
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 59
sieurs années que devaient attendre les nouveaux venus avant
de pouvoir vivre de leurs produits. Il est vrai que, pendant
cette période, la vente de la tourbe pouvait leur assurer des
moyens d'existence. Mais nous savons que le commerce exige
des qualités qui font souvent défaut aux cultivateurs, et que le
judicieux emploi d'une somme d'argent exige un certain esprit
d'ordre et de prévoyance ; or, aucune sélection n'avait présidé
à l'installation des colons.
Ces trois vices originaires de la colonisation à Augustfehn :
incapacité générale des colons, défaut d'attachement à la terre,
dû à la gratuité des concessions, manque des capitaux indispen-
sables, développèrent tous leurs funestes effets sous l'influence
d'une cause extérieure : l'installation d'une fonderie pour l'uti-
lisation de la tourbe comme combustible.
Les colons, venus sans argent, furent naturellement attirés
par les salaires de l'usine et s'y engagèrent comme ouvriers.
Ils paraient ainsi aux difficultés présentes, mais sans songer à
l'avenir. Faute de temps, ils durent renoncer à l'extraction de
la tourbe et ne se procurèrent pas ainsi les capitaux nécessaires
pour améliorer leur colonat; les salaires étaient dépensés au
jour le jour pour les besoins immédiats. Ils n'avaient même pas
l'appui d'une petite culture ménagère et du jardinage, car
n'ayant pas tourbe, ils ne pouvaient rien faire pousser sur la
tourbe, la « Moorkultur » n'étant pas encore en usage.
Au point de vue agricole, la colonisation était donc radicale-
ment manquée, puisque le sol n'était pas mis en valeur. Au
point de vue social l'échec était aussi complet, car les petits
propriétaires qu'on avait essayé d'enraciner en cet endroit ne
devaient pas tarder à être évincés de leur propriété.
Voici comment. Faute de culture possible, ils devaient acheter
tout ce qui est nécessaire à la vie, et cela dans une colonie
perdue au milieu des tourbières où existait un monopole <!<■
fait en faveur des deux ou trois commerçants établis là dès le
début. Ceux-ci ne manquèrent pas d'en profiter : ils firent au
colon un très large crédit, qui l'incitait à la dépense, jusqu'au
jour où les dettes égalèrenl la valeur du colonat; à ce moment,
00 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
le commerçant se fit céder la propriété. C'est ainsi que quelques
individus ont exproprié petit à petit tous les colons, sauf deux:
ils louent maintenant les colonats aux ouvriers dont beaucoup
en sont les anciens propriétaires. Les locataires ont le droit
d'extraire la tourbe nécessaire à leur consommation et, aujour-
d'hui, grâce aux engrais chimiques, ils peuvent faire quelques
cultures. Les salaires industriels ayant haussé, ils seraient en
meilleure posture qu'autrefois, n'était l'alcoolisme.
Notons en passant que la fonderie installée à Augustfehn pour
utiliser la tourbe n'emploie plus aujourd'hui que du charbon.
A côté d'elle existe une fabrique de tourbe-litière et deux ou
trois fabriques de tourbe pressée. Il se fait aussi une exporta-
tion active de tourbe provenant soit des colonats que les com-
merçants se sont réservés et qu'ils exploitent industriellement,
soit des colonats nouvellement créés. L'État, en effet, a reconnu
ses erreurs, et, pour remédier aux funestes conséquences de
son premier système, a changé de méthode.
Aujourd'hui les concessions sont vendues aux enchères et at-
teignent en moyenne le prix de 1.100 marks; cette somme doit
être payée en trois ans. Le colon est exempt d'impôt pendant
les dix premières années; passé ce délai, il doit payer, en plus
des contributions ordinaires, une rente de 6 marks par hectare,
rente rachetable au denier trente. Le concessionnaire s'engage
à construire pendant les trois premières années une maison
d'une valeur de 1.000 marks, pour la construction de laquelle
l'État lui avance de l'argent à V 1/2 p. 100 amortissement com-
pris.
Ces nouveaux colons réussissent en général. D'une part, ils
sont le produit d'une sélection, puisque, pour acheter leur co-
lonat, il leur faut disposer d'un capital qu'ils ont <lù épargner
au préalable, ou tout au moins avoir des qualités personnelles
capables d'inspirer conliance à un prêteur. Ayant fait un sacri-
fice pour acquérir une concession, c'est preuve qu'ils ont le
désir de s'y établir définitivement; ils ne sont pas disposes à
l'abandonner à la légère.
D'autre part, les progrès de la technique agricole leur permet-
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 61
tent, grâce aux engrais chimiques, de se livrer, dès le début, à
la culture sur la tourbe même; l'argent nécessaire leur est
fourni par la vente de la tourbe et l'élevage des porcs. Ils tirent
donc de la culture les denrées indispensables à leur subsistance
et ne s'adressent aux commerçants que pour certains objets
accessoires. S'ils font appel au crédit, c'est à titre exceptionnel et
de façon passagère; ils n'en prennent pas l'habitude. L'alcoo-
lisme sévit également beaucoup moins dans ces nouvelles fa-
milles que dans les anciennes.
J'ai eu l'occasion de voir chez lui le propriétaire d'un des
colonats de l'origine. C'est un homme fort à l'aise dont la maison
confortable vaut 4.000 à 5.000 marks; sa propriété qui donne
sur le canal a 90 mètres de large sur 600 mètres de profondeur,
soit environ 5 hectares et demi. Presque toute la tourbe a été
extraite ; ce qui en reste n'est exploité que pour la consomma-
tion domestique. Sur cette tourbe, Meyer, le colon, a créé un
pâturage pour son cheval et ses cinq vaches ; il possède aussi
deux truies dont il vend les produits ainsi que ses veaux, son
beurre et quelques pommes de terre; toutes les autres denrées
sont consommées sur place. L'argent provenant des ventes sert
en grande partie à acheter du fumier, car le sol tourbe, très
sablonneux, en exige beaucoup ; ce fumier vient par le canal
des régions d'élevage de la Frise orientale. Tous les six ans,
Meyer chaule à 3.000 kilogr. par hectare, et chaque année, il
répand 200 kilogr. de scories Thomas et autant de kaïnite.
(irAce à ce traitement, il obtient de belles récoltes qui lui font la
vie facile.
Lorsque Meyer devint propriétaire à la mort de son père, le
oolonat était tellement grevé de dettes que ses deux frères ne
touchèrent rien dans la succession paternelle : l'un est aujour-
d'hui colon, l'autre forgeron. Meyer a pu payer les dettes et il
a même acheté récemment, à quelque distance d'Augustfehn,
une certaine étendue de tourbière qu'il exploite au moyen d'une
petite fabrique de tourbe pressée. Il a huit enfants dont un fils
de dix-sopt ans et quatre filles mariées. La plupart des cadets
deviennent ouvriers d'industrie, car les dettes qui grèvent les
02 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
colonats réduisent souvent leur part successorale à rien. Les
plus favorisés peuvent acquérir une concession ; d'autres, attirés
par des parents, émigrent en Amérique, où, après avoir été
ouvriers agricoles, ils deviennent plus tard farmers.
La colonie d'Augnstfehn nous permet de constater :
1° Le rôle important du commerce, sur quoi nous reviendrons
plus loin ;
2° L'actioD très marquée do l'État.
à) D'une part, par l'exécution de grands travaux publics,
comme le canal, qui rentrent normalement dans ses attributions
et dont l'utilité n'est pas contestable ;
b) D'autre part, par la concession de terres aux nouveaux co-
lons, ce qui constitue un acte de patronage de la propriété,
rôle pour lequel l'État manque d'aptitude et de souplesse, ce
qui l'a contraint, après une expérience néfaste, h changer ses
méthodes.
A Elisabethfehn, située à quelques kilomètres au sud de la
colonie précédente, on n'a pas eu à enregistrer d'insuccès; le
canal a été commencé en 184V, et la colonie fondée dès 1863,
mais elle n'a pris un véritable essor que dans ces dernières
années; elle s'étend actuellement, pendant 11 kilomètres, sur
le territoire de trois communes et compte 100 colonats installés
sur terres privées et 156 constitués par l'État, sensiblement dans
les mêmes conditions qu'aujourd'hui cà Augustfehn.
Les colons viennent des Fehnkolonien du voisinage ou sont
fils d'anciens colons; quelques-uns sont Hollandais, mais, dans
ce cas, ils ne sont naturalisés qu'au bout de dix ans, et seule-
ment s'ils ont réussi. L'Allemagne est assez riche d'hommes pour
ne pas s'embarrasser d'émigrants sans valeur. Le nouveau venu
choisit un colonat à sa convenance, le paie un prix fixé d'après
sa teneur en tourbe et s'y construit une habitation très sommaire
et peu conteuse. Il sème immédiatement du sarrasin qui donne
une première récolle passable sur la tourbe, même sans engrais;
puis il commence l'extraction du combustible qui se poursuit
pendant les mois de mai, juin et juillet. H faut en effet que la
tourbe ait le temps de sécher avant l'hiver. L'exploitation en est
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 63
beaucoup plus simple que clans la vallée de la Somme, puis-
qu'elle se fait à sec; le chantier est disposé en escalier, deux
hommes y travaillent ensemble armés de larges bêches, l'un
coupant horizontalement, l'autre verticalement. On obtient
ainsi des parallélipipèdes de 40 centimètres de longueur en-
viron, que les femmes disposent comme des piles de biscuits
pour les faire sécher.
En automne, le colon vend sa tourbe, soit à un marchand
local, soit à un batelier qui la transporte dans les villes du voi-
sinage : Oldenbourg, Leer, Emden.
L'État a fait œuvre de patron soucieux du progrès des mé-
thodes en chargeant le surveillant du canal de faire des expé-
riences pour l'emploi des engrais chimiques et d'en répandre la
pratique parmi les habitants de la colonie. Au bout de trois ans,
les résultats furent excellents et la population définitivement
convertie à l'emploi 'de la chaux, des phosphates et de la kaï-
nite.
En résumé, à Elisabethfehn comme à Augustfehn, nous nous
trouvons en présence d'une colonisation administrative bien
caractérisée, où l'action de l'État se fait sentir d'une façon
constante et minutieuse. Ce système est nécessité en partie par
les conditions du lieu et l'absence de patrons naturels dans la
région; il est parfaitement justifié par le but à atteindre :
augmentation de la production nationale, et surtout ouverture
de nouveaux territoires à une population qui s'accroît de près
d'un million d'àmes par an. Les inconvénients que nous avons
pu relever paraissent inhérents à la nature de l'œuvre entre
prise et aux conditions mêmes dans lesquelles elle doit être
conduite. Les capitaux allemands sont trop nécessaires à l'in-
dustrie pour qu'on puisse prévoir le moment où ils s'engage-
ront, comme en Hollande, dans des entreprises de colonisation
de tourbières.
Les manifestations de l'initiative privée. — Les tourbières se
trouvent donc être le terrain d'élection de l'étatisme et du pater-
nalisme allemands : le type particulariste de la Haine saxonne
1)4 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
semblerait devoir être ramené par la force des choses vers le
type communautaire parla grande importance prise parles Pou-
voirs publics. Là où le rôle de l'État est si grand et si nécessaire,
le particulier ne peut que se sentir amoindri et parfois comme
annihilé, quelles que soient d'ailleurs sa valeur et son énergie
personnelles. Cependant l'exploitation de la tourbe et la mise en
valeur du sol vierge exigent de la persévérance et un travail
intense, non moins que de l'initiative, de la prévoyance et une
certaine habileté commerciale. D'ailleurs quelques traits du
caractère du paysan saxon, apte à faire ses affaires lui-même, se
retrouvent dans les associations libres que les habitants des
différentes colonies ont été amenés à constituer pour répondre
à certains besoins dont l'État n'avait pas assumé la satisfaction.
Si le paysan des tourbières accepte le joug nécessaire de l'État,
il ne lui demande pas d'accroître indéfiniment ses attributions.
C'est d'abord dans le domaine àzY instruction publique que se
fait jour l'initiative de la population. A Neu-Arenberg, pendant
les premières années de la colonie, c'est un des habitants qui
donne aux enfants un enseignement rudimentaire. A sa mort,
les parents intéressés louent les services d'un maître d'école,
mais pour l'hiver seulement; en été, il doit chercher à gagner
sa vie par d'autres travaux. Comme le berger communal, le
maître d'école est nourri successivement dans chaque famille à
tour de rôle. Plus tard, on s'entend avec le bureau de l'Église de
façon à améliorer la situation de l'instituteur en le faisant
nommer sacristain : c'est là l'origine du droit de présentation, que
conserve encore actuellement le duc d'Arenberg, en sa qualité de
patron de l'Église, pour le choix de l'instituteur-sacristain-orga-
niste, qui est nommé par l'évêque et agréé par le gouvernement.
Je ne puis m'étendre plus longuement sur mille particularités
intéressantes de l'organisation scolaire qui montrent la souplesse
de ces organismes dus à l'initiative privée, se créant au fur et à
mesure des besoins et s'agençant au mieux des intérêts de
chacun1. On ne peut que Louer l'État allemand de respecter cette
1. Les habitants d'une partie du village de Neuvres, se trouvant trop éloignés de
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE EN ALLEMAGNE. 65
autonomie; il a compris que, dans cette vie locale active, il y
avait une force bienfaisante, que le peuple y faisait son éduca-
tion politique et qu'il était retenu par elle dans le domaine des
réalités tangibles.
Dans le temporel religieux nous retrouvons à Neu-Arenberg la
même indépendance. A l'origine, la colonie appartenait à la
paroisse de Werlte, située à 15 kilomètres et desservie par de
mauvais chemins. En 1829, les habitants de Neu-Arenberg déci-
dèrent d'avoir leur église : la commune fournit pour l'église et
le presbytère les pierres, les briques et les tuiles ; le duc d'Aren-
berg donna le bois, et une collecte couvrit le reste de la dépense ;
l'État fit don de 300 thalers. Le mobilier de l'église fut donné
par la duchesse d'Arenberg. Quant au curé, on lui concéda un
domaine de 36 hectares ; àlui d'en tirer le meilleur parti possible.
A côté de ces associations qui se sont formées jadis spontané-
ment pour remplir un service public, nous en trouvons d'autres
qui correspondent à des intérêts privés d'ordre général : un
syndicat agricole, fondé à l'instigation d'un instituteur et qui a
beaucoup contribué aux progrès; une coopérative de consomma-
tion, qui est réunie à la laiterie coopérative pour diminuer les
frais d'administration; une caisse d'épargne et de prêt, qui ne
rend peut-être pas tous les services que les petites gens en
pourraient attendre à cause des sûretés qu'elle exige. Ces der-
nières institutions ont été fondées par l'instituteur actuel, M. De-
ters, esprit très ouvert et plein d'initiative, qui supplée dans la
mesure du possible au manque de patrons naturels.
En résumé, l'étude des tourbières allemandes de la plaine
saxonne nous montre comment cette région n'a pu naitre à la vie
sociale que grâce à l'intervention préalable de l'État, qui seul était
assez riche et assez puissant pour accomplir les travaux nécessités
par le lieu. La colonisation a suivi la même progression que le
développement des Pouvoirs publics, devenant plus intense à
mesure que grandissaient ceux-ci.
L'école, ont refusé leurs subventions, lors d'un agrandissement des locaux, et se sont
constitués en commune scolaire indépendante. On n'a rien trouvé à redire à cela,
l'école devant naturellement satisfaire ceux qui s'en servent.
r.
66 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
Si nous ne nous trouvons pas en présence d'une organisation
absolument pharaonique, cela tient, d'une part, à ce que les
tourbières ne constituent qu'une faible partie de l'État, d'autre
part, à ce que les conditions même du lieu, on donnant sponta-
nément naissance à la navigation et au commerce, assurent par
là aux colons une certaine indépendance dans leurs moyens
d'existence et les garantissent contre l'omnipotence envahissante
de l'État.
IV
LE DEVELOPPEMENT DU COMMERCE
ET DE LA NAVIGATION
Le lieu donne naissance au commerce par batellerie. —
Nous avons vu que les premières colonies de tourbières dans
les Pays-Bas ont une origine commerciale. C'est pour se pro-
curer un objet de commerce que les bateliers frisons ont attaqué
le marais tout autour du Zuiderzée; c'est pour réaliser des
bénéfices dans des entreprises commerciales que les capitalistes
urbains ont constitué des sociétés pour l'exploitation de la
tourbe en Drenthe et en Groningue.
Le transport et la vente du combustible ont pour le moins
autant d'importance que son extraction. Et remarquez que
cela n'est pas seulement l'affaire d'un patron commandant à
des salariés; les canaux ne permettent pas l'emploi de grands
bateaux, deux ou trois hommes suffisent à conduire les plus
grands chalands dont le chargement de tourbe n'a pas en
somme une très grande valeur; l'entrepreneur de tourbage
ne peut donc ni surveiller lui-même les voyages des bateaux ni
mettre sur chacun d'eux un représentant, ce qui augmenterait
les frais généraux dans une énorme proportion. Par conséquent,
la solution la plus simple est de vendre la tourbe au ba-
telier qui la transporte et la revend ensuite pour son propre
compte. C'est donc toute une population qui prend part au
commerce de la tourbe; vous voyez d'ici les aptitudes qui doi-
68 LA COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
vent se développer chez ces hommes qui passent tout au plus
trois mois sur le chantier et le reste du temps sur leur bateau
ou sur les marchés des villes.
La conséquence de cette formation commerciale, c'est que,
lorsque la tourbe est épuisée, la plupart des tourbiers-bate-
liers restent de purs transporteurs-commerçants. Ils sont plus
de cinq cents à Hoogeveen qui vont ailleurs chercher de la
tourbe pour la revendre, et qui rapportent des engrais, de la
paille, des briques, etc., souvent même ils ne font plus com-
merce de tourbe; mais, comme leur métier est né dans la tour-
bière, la colonie reste leur port d'attache. Il y a aussi à cela
une autre raison, c'est que, à l'heure actuelle, ces tourbières,
en raison même de l'esprit commercial qui s'y est développé,
comptent parmi les1 centres les plus actifs de la vie économique
des Pays-Bas. Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de
leur agriculture et de leur industrie, mais dès maintenant nous
pouvons prévoir que le commerce et la batellerie y trouveront
ample matière à trafic et à transport.
On s'explique ainsi l'encombrement des canaux où la circu-
lation devient parfois presque impossible. On comprend que les
bateliers néerlandais, dont les enfants restent dans le mé-
tier, débordent de leur pays et entreprennent quelquefois de
longs voyages. J'en ai connu un, patron d'une tjalk valant
18.000 francs, qui vient souvent dans le nord de la France. Il
charge dans les colonies de Groningue de la fécule qu'il trans-
porte à Gand ; puis de là il va à Coudé chercher de la pierre
pour les routes de Hollande. Son fils est allé une fois à Lyon
porter de l'avoine; le voyage a duré trois mois aller et retour.
Lui-même va quelquefois en Allemagne où il laisse du blé et
d'où il rapporte du charbon. Il n'habite que son bateau avec
sa femme et ses quatre enfants qui seront bateliers comme lui
et comme son père.
On serait peut-être tenté de croire que le grand essor du
commerce par batellerie dans les Pays-Bas tient aux conditions
spéciales du pays dont le sol bas et horizontal est particulière-
ment favorable à l'établissement des canaux. En fait, il n'y a
LE DÉVELOPPEMENT DU COMMERCE ET DE LA NAVIGATION. G9
pas de contrée au monde où le réseau des voies navigables
soit aussi serré qu'en Néerlande; presque chaque ferme y est
desservie par un canal. Sans nier la part qu'a pu avoir le
relief du sol dans le développement de la batellerie, on ne peut
s'empêcher de remarquer que c'est surtout dans les colonies
de tourbières que son importance est grande, et, en Allemagne,
c'est là que nous la voyons prendre naissance.
Le commerce, en etTet, sort nécessairement des conditions
du lieu qui impliquent également la batellerie comme moyen
de transport :
1° La barque est le seul moyen de communication et de
transport. Dans la solitude du marais, il n'y a pas de route et
il n'en peut y avoir qu'au prix de travaux énormes. La rivière
ou le canal qui sert déjà de collecteur pour l'écoulement des
eaux, sert aussi de voie de communication. C'est donc par eau
que s'établissent les relations entre les hommes;
2° Ces relations sont très intenses, car la tourbière ne produit
pas les denrées nécessaires à la vie; elle est impropre à l'éta-
blissement du domaine plein, à moins d'une transformation du
sol qui n'est possible que grâce au commerce, qui permet l'ex-
portation de la tourbe et l'importation de denrées alimentaires
et d'engrais.
L'exemple d'Elisabethfehn va nous montrer la genèse de ce
commerce par batellerie. Le nouveau colon, avons-nous dit,
s'installe au printemps plus ou moins aidé par les subventions
et l'aide personnelle de sa famille. Il extrait de la tourbe ; il
ne saurait la consommer en entier ni en trouver l'écoulement
sur place; il lui faut donc la vendre au loin, s'il veut se pro-
curer les moyens de vivre jusqu'à la prochaine récolte et acheter
les engrais qui lui permettront d'obtenir cette récolte. On voit
par là l'importance énorme de la tourbe dans les Fehnkolo-
nien : elle fournit immédiatement au colon agricole, et en
quantité pratiquement indéfinie, les capitaux nécessaires à la
mise en valeur de son domaine; mais elle introduit dans la
culture une complication : le commerce.
Généralement le colon ira lui-même vendre sa tourbe sur 1rs
70 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
marchés voisins d'Oldenbourg, Leer, Emden, etc., et il en
rapportera des céréales, des engrais, des fumiers provenant des
narschen, ou de la vase marine (seeschlick), recueillie sur le
littoral. Mais il ne pourra faire ces voyages qu'à la condition
d'avoir un bateau; au début, son père lui prêtera le sien ; puis,
dès qu'il aura quelques économies, il en achètera un d'occasion,
souvent il le paiera par annuités, car la barque est vraiment ici
l'instrument de travail par excellence. Elle libère le colon des
bateliers et des commerçants locaux, dont nous avons déjà vu
le rôle parfois néfaste; elle est pour lui une nouvelle source
de profits : après avoir fait ses propres transports, il fait ceux
des voisins et si, en cours de route, il trouve une cargaison à
embarquer, il n'y manque pas. Il passe ainsi la moitié de l'année
sur l'eau, il est aux trois quarts batelier et ne séjourne plus
sur son colonat que pendant les grands travaux d'été et pen-
dant l'hiver, alors que les canaux sont gelés. Il est aidé dans
la conduite de son bateau par sa femme ou un jeune garçon;
l'horizontalité de la plaine lui permet de navigner à la voile
presque toujours, sinon il haie lui-même son embarcation dont
les dimensions sont précisément adaptées à ce mode de trac-
tion. Enfin, dès que son métier de transporteur lui a rapporté
assez d'argent, il échange son vieux bateau contre un neuf,
avant même de songer à se bâtir une maison.
La batellerie permet donc, au début, de cultiver la tourbe
grâce aux engrais; puis plus tard d'étendre et d'améliorer les
cultures; enfin, lorsque la tourbe est complètement enlevée
sur une partie du domaine, de construire une maison définitive
et confortable.
On voit par là l'importance du commerce par voie d'eau
pour la colonisation agricole des tourbières. Il existe 150 ba-
teaux à Elisabethfehn ei une centaine à Idafehn, colonie voisine;
à l'écluse, on compte 3.000 passages par au. L'industrie de la
construction des bateaux s'est développée à Strûcklingen, village
du voisinage; en bordure de la tourbière, où il existe des chantiers '.
I. Strûcklingen est le village le plus septentrional d'un pays appelé le Sagterland,
LE DEVELOPPEMENT DU COMMERCE ET DE LA NAVIGATION. 71
A Augustfehn, la batellerie ne s'est pas développée, car nous
savons que les colons ont très vite abandonné la culture pour
l'industrie. Le commerce de la tourbe n'a donc pas existé au
début, mais cela a eu pour conséquence de donner aux com-
merçants installés dans la colonie une importance extrême ; ils
se sont trouvés investis d'un monopole de fait pour satisfaire à
tous les besoins des colons. Nous avons vu comment ils ont
évincé ceux-ci de leur propriété.
On ne peut donc pas dans les tourbières se soustraire à l'in-
fluence du commerce sous une forme ou sous une autre. Dans
toutes les colonies, il existe des négociants, mais leur puissance
est limitée précisément par la batellerie, qui permet à la con-
currence extérieure de se faire sentir, et qui libère ainsi le
colon de l'oppression du commerce local. Les associations dont
nous avons parlé plus haut agissent aussi dans le même sens ;
ainsi la laiterie coopérative de Neu-Arenberg achète aux pay-
sans les œufs, le beurre, le miel et, par le moyen d'un compte
courant avec la coopérative de consommation, leur fournit en
échange tous les objets dont ils peuvent avoir besoin, depuis
le sucre jusqu'aux livres de messe.
Si, dans les colonies modernes, le commerce est une condi-
tion préalable de la mise en culture des tourbières, à plus forte
raison en était-il ainsi dans les colonies anciennes, comme Pa-
pcnburg où on pratiquait la Fehnkultur. 11 fallait attendre plu-
sieurs années avant d'obtenir des récoltes; la vente de la tourbe
seule permettait de vivre pendant ce temps-là, et si, aujourd'hui,
le commerçant accompagne, précède même le colon dans la
colonie, il n'en était pas de même alors, et chacun devait se
préoccuper d'amener lui-même sa tourbe sur les marchés et
d'en rapporter les objets dont il avait besoin.
qui s'étend du sud au nord, le long de la rivière d'Ohe. Cette région, aujourd'hui
en pleine culture, était jadis occupée par des marais et des tourbières, ce qui cou-
firme notre hypothèse que le défrichement des tourbières a commencé le long des
cours d'eau. Les habitants du Sagterland se distinguent des populations voisines pai
leurs coutumes : ils parlent la langue frisonne et Unis habitations sont construites
sur le modèle frison.
ri LA COLONISATION DES TOL'RBIEHE> DANS LES PAYS-BAS.
La batellerie conduit au commerce maritime. — En raison
de la situation géographique de Papenburg sur l'Ems navigable,
la batellerie s'y est beaucoup développée et a évolué vers la
navigation maritime.
L'extraction de la tourbe n'a lieu que pendant l'été; la cul-
ture étant nulle ou très réduite, au début du moins, les co-
lons ont de grands loisirs. Ils vont chercher à les occuper en
utilisant leur bateau; la batellerie, qui était d'abord pour eux
un moyen de tirer parti de leur terre, va devenir une industrie
accessoire et bientôt principale. Ils se font transporteurs pour
le compte d'autrui : à Leer, à Emden ils sont en rapport avec
des gens de mer; ils s'enhardissent à leur contact; l'Ems est
assez profond pour porter des navires, ils en profitent, la batel-
lerie se développe en navigation maritime, et le commerce de
mer fait la prospérité de Papenburg.
En 1850, sa flotte égalait en importance celle d'Eniden; elle
était d'environ 11.000 tonneaux; ce chiffre monta à 23.000 ton-
neaux en 1873. En 1800, on comptait 400 navires et près de cent
armateurs; la ville n'était guère habitée que par des familles
de marins ou d'ouvriers employés à la construction des na-
vires : la population tout entière vivait donc du commerce
maritime. En été, les navires de Papenburg fréquentaient sur-
tout les ports de la mer du Nord et de la Baltique; en hiver,
ils allaient dans la Méditerranée, les plus grands se hasardaient
jusqu'en Amérique '. Les jeunes gens trouvaient ainsi facilement
à gagner leur vie, et leurs salaires leur étaient une aide puis-
sante pour leur établissement sur un nouveau colonat. Aussi la
colonie s'est-elle considérablement accrue; de nouveaux do-
maines se sont fondés sur les rives de nouveaux canaux qui
sont venus se brancher sur le canal primitif; il en résulte que
Papenburg, comme toutes les Fehnko Ionien qui se développent.
a la forme caractéristique d'une patte d'oie. Aujourd'hui, la
marine marchande de Papenburg a disparu (il ne reste que huit
navires). La navigation à voile a été tuée par la navigation à
1. Max Peters, Die Enttvicklung der deutschen Reederei.
LE DÉVELOPPEMENT DU COMMERCE ET DE LA NAVIGATION. 73
vapeur qui a amené, en Allemagne surtout, une concentration
du commerce maritime, qui s'est opérée au profit de Brème et
de Hambourg et aux dépens des petits ports qui, comme Papen-
burg, n'étaient pas dans les conditions voulues pour profiter de
cette évolution '.
Nous notons la même évolution dans les tourbières de la
Groningue ; elle est même plus rapide et plus accentuée à cause
de l'influence du milieu général où règne une grande activité
commerciale. Groningue est depuis longtemps une grande ville
de commerce et un port important; il n'est pas surprenant que
son exemple agisse sur les colonies qu'elle a fondées et les
oriente vers le commerce de mer.
Les petits bateaux du début s'agrandissent; on commence à
faire le commerce avec l'Allemagne par le canal de Groningue
à Delfzijl sur le Dollart. Puis, on construit des bateaux de mer
dans les chantiers qui s'organisent de toutes parts dans les co-
lonies. De Hambourg, de Scandinavie et de Russie on rapporte
le bois nécessaire pour les constructions. Au xvnie siècle,
Sappemeer, Hoogezand, Vcendam sont de vrais ports d'attache
où vit une nombreuse population de marins et où on rencontre
des lignées de capitaines. Pendant la première moitié du
xixe siècle, on fait un grand commerce de céréales avec l'An-
gleterre.
En 1863, Veendam comptait 139 maisons d'armement avec
166 bâtiments; 122 capitaines étaient propriétaires de leurs
navires. Les deux villages de Pekela possédaient 163 bateaux
et 69 capitaines armateurs. Enfin, dans l'ensemble des colonies,
on enregistrait 542 navires et 395 maisons d'armement. Aucune
ville en Hollande n'avait une navigation si active, eu égard à la
population. Non seulement on naviguait, mais on construisait; il
existait 43 chantiers dont 12 à Hoogezand. On trouve aussi des
ateliers pour le fer, pour les cordages, pour les voiles, etc..
De cette prospérité maritime il ne reste à peu près rien au-
jourd'hui. Si Groningue a pu maintenir encore sa situation de
J. Parmi les autres colonies de tourbières qui eurent autrefois un commerce ma-
ritime assez actif, on peut citer Grossefehn et Rhauderfehn.
74 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
port maritime, c'est grâce aux sacrifices qu'elle s'est imposés
pour approfondir et élargir le Reitdiep et le canal de Delfzijl
qui la relient à la mer. Mais, comme à Papenburg, les petits
voiliers possédés par leurs capitaines ont dû céder le pas aux
gros cargo-boats des compagnies anonymes. En 1900, des
542 navires des colonies il ne reste plus que 80 ; Pekela n'en avait
plus que 14 et Hoogezand un seul. Après une période de bril-
lante prospérité, la navigation maritime a décliné rapidement
et tout porte à croire que sa décadence est irrémédiable.
Les colonies de la Groningue n'ont pas été seules à souffrir
des modifications que les progrès techniques ont apportées dans
le commerce maritime. Les cités commerçantes que nous ci-
tions au début de cette étude sont aujourd'hui des villes mortes
pour la plupart. Le trafic s'est retiré de leurs ports pour se
concentrer à Amsterdam et Rotterdam ; il en a été de même en
Allemagne de Leer, d'Emden et d'autres qui, au temps de la
Hanse, jettaient un vif éclat. Mais tandis que ces villes, ne
pouvant pas s'adapter à de nouvelles conditions économiques,
n'avaient plus qu'à s'endormir et à tomber en léthargie, les
colonies des tourbières ont pu continuer à vivre et à prospérer,
grâce aux nouvelles sources de richesse qui s'ouvraient à
elles.
e-=r5t-oH09-
V
L'AGRICULTURE ET L'INDUSTRIE
La culture spécialisée et les industries agricoles. — La na-
vigation à vapeur a définitivement supplanté la navigation à
voile, précisément à l'époque où on a commencé à appliquer
couramment à l'agriculture les méthodes rationnelles indiquées
par la science; c'était aussi le temps où l'industrie prenait par-
tout un grand essor. Les habitants des tourbières pleins d'ini-
tiative et d'énergie n'ont pas négligé ces occasions de relève-
ment; au lieu de gémir et d'essayer en vain de lutter contre le
sort, ils ont accepté le leur et se sont adaptés sans plus tarder
aux nouvelles conditions qu'il leur faisait.
Déjà vers 18G0, lorsque Emile de Laveleye poursuivait son en-
quête sur l'agriculture néerlandaise, il signalait les colonies de
la (ironingue comme une des régions où la culture était le plus
avancée. On y employait de façon courante le limon fertile dé-
posé dans le Dollard, le fumier acheté chez les fermiers de la
zone argileuse et jusqu'à des moules qu'on répandait dans les
champs. L'assolement y était rationnel et depuis plus de cent
ans on y pratiquait les semailles en ligne qu'on considérait alors
comme une invention récente de L'agriculture anglaise. Les pro-
duits obtenus de la sorte égalaient ceux des meilleures terres
argileuses.
Jadis on faisait beaucoup de blé; cela n'a rien d'étonnanl
puisque Grouingue en était le grand marché. Aujourd'hui le
7(i LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LKS PAYS-BAS.
cultivateur des colonies s'est spécialisé dans la production des
pommes de terre. Le sol composé de sable mélangé de débris
tourbeux est particulièrement favorable à cette plante : il est
riche et léger, le tubercule peut s'y développer à l'aise et les
matières humiques qui y abondent ont une haute teneur en po-
tasse. Aussi ne voit-on, dans toute cette contrée, que des champs
de pommes de terre. Les domaines n'ont souvent pas de bétail,
ni vaches, ni porcs, un ou deux chevaux seulement pour exécuter
les labours; les charrois se font naturellement par eau. On em-
ploie surtout les engrais minéraux; si on a besoin de fumier, on
le fait venir d'une région de pâturage. Il ne serait pas absolu-
ment économique de faire revenir tous les ans les pommes de
terre sur le même sol; aussi consacre-t-on en général Ja moitié
du terrain à des céréales, avoine ou seigle. Tout est vendu, la
paille comme le grain : nous verrons tout à l'heure à quoi elle
est employée.
La pomme de terre cultivée dans les colonies est destinée à
la féculerie et, comme on pouvait s'y attendre, les féculeries se
sont installées dans les colonies mômes, afin d'être à portée de la
matière première, d'avoir des moyens de transport faciles par
les canaux, et de trouver de la main-d'œuvre. La fabrication
dure en effet trois mois : octobre, novembre et décembre; à ce
moment, les travaux d'extraction de la tourbe sont terminés et
les ouvriers sont en quête de travail. Enfin n'oublions pas que
les colons ont l'esprit des affaires : une des meilleures preuves
en est que, sur 27 féculeries, 9 sont coopératives, c'est-à-dire
créées et exploitées par des cultivateurs.
L'établissement d'une féculerie coûte .'$00.000 à V50.000 francs.
L'approvisionnement de la fabrique est assuré par des contrats
avec les fermiers du voisinage ; le prix des pommes de terre est
fi\é soit à forfait, soit d'après la teneur en fécule; ce dernier
mode de paiement est1 plus spécialement employé par les coopé-
ratives qui contribuent ainsi à améliorer la qualité des produits.
Elles comptent en général une centaine de membres de façon à
trouver chez leurs adhérents toute la matière première dont
elles ont besoin. Coopératives et féculeries privées se complè-
L AGRICULTURE ET [.INDUSTRIE. 77
tent très heureusement; les premières contribuent à maintenir
des cours réguliers en rendant inefficaces les coalitions de fabri-
cants; les secondes favorisent le progrès technique et une meil-
leure utilisation des matières premières, car l'intérêt personnel
d'un industriel vaut plus pour réaliser une amélioration que
toute la science et la bonne volonté d'un directeur salarié. Les
coopératives sont ainsi entraînées dans la voie du progrès par
les fabriques privées. Presque toute la fécule produite est ex-
portée, ce qui est un nouvel aliment offert au commerce par
batellerie.
La féculerie n'est pas la seule industrie des tourbières de Gro-
ningue, on y compte aussi un certain nombre de fabriques de
carton; la première s'est installée vers 1870. Depuis, elles se
sont multipliées et on en trouve aujourd'hui dans toute la pro-
vince. Comme les fabriques de fécule, elles sont une consé-
quence de la culture; si, dans les tourbières, les céréales ont vu
leur importance décroître, elles n'en occupent pas moins une
partie de l'assolement; dans la plaine au nord de Groningue,
elles constituent la principale culture en raison de la fertilité
du sol vierge formé par les alluvions récemment endiguées. Le
fumier étant inutile, les fermiers préfèrent ne pas entretenir de
bétail, ce qui les obligerait à faire des fourrages et réduirait
d'autant leurs emblavures. Jadis, on brûlait la paille pour s'en
débarrasser, on la convertit maintenant en carton. Le prix de
revient du blé est ainsi diminué de la valeur de la paille; celle-
ci est très abondante, surtout depuis qu'on emploie du nitrate
de soude comme engrais.
Les batteuses en usage dans les domaines ont toutes mainte-
nant une machine à presser la paille qui est alors expédiée par
bateau aux fabriques dont l'existence se signale au loin par les
énormes meules de paille qui sont dispersées dans leur voisi-
nage en plein air pour diminuer les risques d'incendie. Le carton
fabriqué en Groningue est exporté en grande partie en Angle-
terre.
Enfin, il existe aussi quelques usines métallurgiques et une
foule d'industries accessoires qui se développent naturellement
7N LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LKS PAYS-BAS.
dans une région où l'activité économique amène la création
continuelle de nouvelles entreprises et un enrichissement gé-
néral.
L'ouvrier colon a Papenburg. — Cet essor de l'agriculture et
de l'industrie n'est pas particulier à la Groningue; on le re-
trouve, à des degrés divers, dans toutes les colonies de tour-
bières; nous l'avons déjà noté à Friezenveen et à lloogeveen.
C'est grâce à lui aussi que les habitants de Papenburg ont pu
surmonter la crise résultant pour eux de la décadence de la navi-
gation maritime.
Ils eurent d'abord recours à l'émigration. Beaucoup de jeunes
gens habitués aux longs voyages maritimes s'engagèrent comme
matelots dans les marines étrangères et, vers 1880, un grand
nombre d'entre eux se fixèrent aux États-Unis.
En second lieu, l'agriculture prit un nouvel essor, et par là,
la colonisation revint à son but primitif dont elle avait été dé-
tournée par le commerce. Elle y revint dans des conditions bien
meilleures, puisque, s'il est vrai que la tourbe se vend de
moins en moins cher, du moins son extraction ne s'impose plus
et, grâce aux engrais chimiques, on peut obtenir sur la tourbière
même de très belles récoltes. Le nouveau colon peut donc, dès
la lin de la première année, tirer de son terrain la subsistance
de sa famille. Les salaires industriels sont aussi une aide puis-
sante pour ces jeunes ménages, tandis que la prospérité géné-
rale résultant du développement de l'industrie rend la vente1 des
produits agricoles plus rémunératrice.
Depuis trente ou quarante ans, en effet, plusieurs fabriques
se sont successivement installées à Papenburg : verreries, pa-
peteries, chantiers de construction, scieries, usines métallurgi-
ques et chimiques, etc.. Elles occupent actuellement un millier
d'ouvriers qui sont presque tous propriétaires d'un colonat. Ob
voit aussi combien par leur nature ces industries sont sous L'in-
fluence «lu lieu et des anciennes habitudes commerciales qui fai-
saient des ports de l'Ems inférieure des entrepôts pour les pro-
duits du Nord et ceux de Westphalie.
L AGRICULTURE ET L INDUSTRIE. t\)
Il se pourrait d'ailleurs que les tourbières devinssent un jour
le centre d'une industrie très active et qui leur serait propre.
On sait l'énorme consommation que fait l'agriculture des nitrates
de soude dont les gisements actuels les plus importants se trou-
vent au Chili. Ces gisements s'épuisent chaque année et c'était
pour certains un sujet d'inquiétude de savoir comment on pour-
rait remplacer cet engrais. Cette inquiétude n'a plus aujourd'hui
de raison d'être : d'après les derniers travaux de Muntz et Laine,
nous savons que les tourbières peuvent être utilisées pour la
production intensive des nitrates1.
Ces chimistes, en employant de la tourbe spongieuse ou com-
pacte, mélangée de calcaire, ensemencée de ferments nitrifica-
teurs et arrosée de sulfate d'ammoniaque qui fait office de ma-
tière nitrifiable, ont obtenu une nitrification d'une intensité
extraordinaire allant jusqu'à 8 kilogrammes de salpêtre par
jour et par mètre cube : sur un hectare de tourbe, on pourrait,
d'après leurs calculs, obtenir 50.000 tonnes de salpêtre par an.
L'opération doit se faire à 30° ; ce qui la rend très économique
(et c'est là le point intéressant), c'est que, sauf le calcaire, la
tourbe fournit tous les éléments de la transformation.
Combustible peu coûteux, elle fournit la chaleur nécessaire
à l'opération chimique et à toutes les opérations accessoires.
Matière azotée, elle donne, par distillation dans un courant
de vapeur d'eau surchauffée, des eaux ammoniacales qui cons-
tituent la matière nitrifiable.
La tourbe fournit donc : 1° la chaleur; 2° le support des orga-
nismes; 3° la matière nitrifiable. L'eau, l'air et la semence de
ferments se trouvent partout et gratuitement; il n'y a qu'à
apporter le calcaire.
L'agriculture a donc devant elle des réserves immenses de
nitrates. C'est une nouvelle source de richesses pour les pays
de tourbières : la chimie les avait déjà ouverts à la culture,
voici qu'elle en fait maintenant la mine où le cultivateur viendra
s'approvisionner d'engrais azoté. De pareilles découvertes sont
1. Voir Journal d'Agriculture pratique (14 juin 1906).
80 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
bien faites pour nous inviter à user sans remords des trésors
que la nature met à notre disposition; avant qu'ils soient épui-
sés, de nouveaux progrès les ont déjà rendus inutiles.
La dernière évolution des colonies des tourbières vers l'agri-
culture intensive et l'industrie n'est que l'aboutissement logique
de l'œuvre de colonisation, commencée inconsciemment à la fin
du moyen âge et poursuivie méthodiquement depuis le xvne
siècle, aussi bien dans les Pays-Bas qu'en Allemagne. Tant
que l'habitant des tourbières n'a été qu'un simple marchand de
tourbe plus ou moins attaché à son chantier et à sa hutte, beau-
coup plus batelier nomade qu'agriculteur stable, on pouvait
à peine parler de mise en valeur et de peuplement des tour-
bières. Le peuplement n'a été un fait acquis que le jour où les
hommes sont restés, quoique la tourbe eut été épuisée; ils ont
pu rester, grâce à l'emploi de méthodes de culture rationnelles,
aussi étaient-ils bien préparés, et mieux que quiconque de leurs
concitoyens, à utiliser, en les appliquant à l'agriculture, les
découvertes scientifiques du xixe siècle. Formés par le com-
merce et l'esprit toujours en éveil, ils ont rapidement orienté
l'agriculture vers la spécialisation et lui ont donné son couron-
nement naturel avec les industries agricoles. Les colonies des
tourbières ne sont plus maintenant un chantier où on se livre
à un travail unique imposé par le lieu; elles comptent parmi
les centres où l'activité économique du pays s'épanouit le plus
largement et le plus librement.
Si elles ont pu en arriver là, elles le doivent au commerce
qui a présidé à leur naissance, qui les a soutenues dans leur
développement et qui ne les a abandonnées qu'après les avoir
munies do capitaux suffisants pour leur permettre de monter
leurs usines et de faire à leurs cultures spécialisées les avances
nécessaires. Elles vivaient jadis du commerce, elles le font vivre
aujourd'hui par les produits de leur agriculture et de leur
industrie. Ainsi, à quelque période de leur histoire que nous les
prenions, nous les trouvons soumises à son influence ou à ses
effets.
VI
CONCLUSIONS
Les répercussions. — Nous résumerons ainsi qu'il suit les
principales répercussions, qui nous semblent ressortir Je la pré-
sente étude :
Dans les Pays-Ras :
La situation géographique du lieu a donné naissance au com-
merce, et par là a déterminé V existence de cités commerçantes
et le développement de l'esprit commercial. Les Pays-Bas cons-
tituent, en effet, un des embranchements les plus importants
des grandes voies de communication de l'Europe occidentale;
en relation par la mer avec l'Angleterre et les pays du nord, ils
sont reliés par le Rhin à la Haute Allemagne et à l'Italie; ils
sont aussi en rapports faciles avec la Flandre et la France par
les canaux, les rivières et les routes de terre.
La configuration du sol a développé la batellerie, moyen de
transport facile et économique. Le sol est en effet bas et hori-
zontal; il existe de nombreux lacs intérieurs et des rivières à
cours lent et à niveau constant qu'il est aisé de relier entre elles
par des canaux.
L'habitude du commerce pousse les bateliers frisons à exploiter
les tourbières. La tourbe, employée pour le chauffage dans les
centres urbains, est uue marchandise d'extraction et de vente
faciles, de valeur stable; son commerce reste a la portée des
petites gens, il n'exige pas d'aptitudes supérieures.
La proximité des rivières ou du Zuiderzée facilite l'exploitation
individuelle de la tourbe par des bateliers indépendants (Sta-
phorst .
G
82 LA COLONISATION' DES TOURBCÈRES DANS LES PAYS-BAS.
L 'exploitation de la tourbière par des bateliers détermine la
petite propriété (Staphorst).
L'exploitation des tourbières de l'intérieur, exigeant des tra-
vaux d'aménagement, des eaux, nécessite l'intervention de capita-
listes (Hoogeveen, Hoogersmilde, colonies de Groningue).
L'intervention des capitalistes a pour conséquence le déve-
loppement du fermage.
L'épuisement de la tourbe fait évoluer la population vers
l'agriculture et surtout vers le commerce.
La formation commerciale de la population amène l'essor de
l'agriculture spécialisée et de l'industrie lors de lu décadence du
commerce maritime.
La facilité relative de V aménagement des eaux permet aux
associations libres et aux collectivités restreintes de mener à
bien l'œuvre de colonisation.
En Allemagne :
La nature du sol ne permet la culture que grâce à l'existence
préalable du commerce et de la batellerie.
Les difficultés de l'aménagement des eaux nécessitent l' inter-
vention des grands pouvoirs publics.
l' importance du rôle de l'État dans l'aménagement des eaua
et l'absence de patrons naturels le poussent éi jouer le rôle de
patron et à faire de la colonisation administrative. Le paterna-
lisme allemand y est aussi pour quelque chose; l'Étal cherche
de parti pris à réaliser certaines conditions économiques, la
petite propriété par exemple.
La batellerie favorise la constitution du petit domaine.
L'abondance du sol inculte facilite l'expansion de proche en
proche pur rétablissement des enfants dans le voisinage.
Enfin, dans L'un el l'autre pays, la nature du lieu, imposant,
préalablement a, tout peuplement, la transformation artificielle
du sol, implique le développement antérieur dans une région
voisine du commerce et de la batellerie, et l'existence d'asso-
ciations libres ou publiques, Le type des tourbières n'est pas
CONCLUSIONS. 83
un produit spontané du lieu; il est la résultante de types anté-
rieurs d'origines diverses fondus ensemble et recevant leur
caractère commun des conditions très spéciales du lieu.
Les trois types de la Plaine saxonne. — Nous connaissons
déjà les types antérieurs qui ont contribué à la formation du
type des tourbières : ce sont le type des landes sablonneuses (Lu-
nebourg, Tw ente) et le type de la zone argileuse (littoral de la
mer du Nord). Il nous semble donc opportun de rapprocher
maintenant ces trois types et d'en dégager brièvement les ca-
ractères essentiels.
Sur les landes sablonneuses nous trouvons un type de paysans
propriétaires pratiquant la culture intégrale sur un domaine
plein à transmission intégrale avec avantage à l'héritier et émi-
gration ou célibat des cadets. La grande stabilité de la famille
a pour conséquences le respect de la tradition, une grande au-
tonomie locale et une faible influence des Pouvoirs publics, Le
développement des transports, récent d'ailleurs, tend à rendre
la culture plus intensive et par là à faciliter l'établissement des
cadets.
Sur les terres d'alluvions du littoral apparait un type de cul-
tivateurs riches et instruits pratiquant une culture intensive
spécialisée sur des domaines appartenant souvent à des capita-
listes absentéistes. Le commerce, développant la richesse mobi-
lière, permet la transmission intégrale à un enfant non avantagé
et facilite l'établissement des autres dans la culture ou dans
d'autres professions. L'autonomie locale, qui se manifeste encore
par de nombreuses associations, est cependant incapable d'as-
surer seule tous les services publics que réclame cette société
plus compliquée que la précédente : aussi les Pouvoirs publics
prennent-ils plus d'importance.
Le type des tourbières est complexe parce que, d'une paît, il
est en voie de formation; d'autre part, il est soumis très folle-
ment à l'influence des types voisins qui diffèrent en Allemagne
et dans les Pays-lias. A l'origine, c'est un commerçant-batelier
qui évolue ensuite vers l'agriculture spécialisée, le commerce
84 LA COLONISATION DES TOURBIERES DANS LES PAYS-BAS.
pur ou l'industrie. La nécessité du capital pour la mise eu va-
leur des tourbières adéveloppé, en Hollande, les associations, la
propriété absentéiste et le fermage, en Allemagne, les Pouvoirs
publics et la petite propriété par voie de contrainte administrative.
Il est clair que le type des tourbières procède assez directe-
ment du type de la zone littorale qui a fourni les débouchés
commerciaux, les capitaux, les chefs d'entreprises, les associa-
tions et les pouvoirs publics nécessaires à la mise en valeur des
tourbières; c'est pourquoi on peut vraiment parler de coloni-
sation. Les colons eux-mêmes sont venus en majorité des terres
d'alluvions, ce sont des Frisons. Les landes sablonneuses n'ont
guère contribué au peuplement des tourbières que par quelques
colons, et par l'influence que leur voisinage a pu parfois exercer
sur la cullure et la transmission du domaine. Les paysans saxons
n'ont joué en somme qu'un rôle très effacé dans la colonisation
des tourbières. C'est une œuvre qui demandait des chefs; il ne
semble pas qu'ils aient pu en fournir. De môme que jadis, pour
aller « gaigner terre » en Gaule ou en Angleterre, il leur a fallu
se mettre sous la conduite des odiniques, de même aujourd'hui,
pour conquérir les marais de leur pays, il leur faut subir l'au-
torité de chefs étrangers représentés par des Pouvoirs publies
qui ont pris naissance en dehors d'eux.
L'élude des tourbières du Nord-Ouest de l'Europe présente,
en effet, ceci de particulièrement intéressant : elle nous fait assis-
ter au dernier épisode de l'histoire du peuplement de la Plaine
saxonne, commencé il y a plus de vingt siècles et qui, depuis
lors, s'est poursuivi, nous en avons maintenant la preuve, d'une
façon constante à toutes les époques, quoique avec une activité
variable et des fortunes diverses. On peut d'ores et déjà prévoir
le moment où, dans les Pays-Bas, les dernières parcelles du sol
seront mises en valeur; et, si l'Allemagne est moins avancée,
dans cette voie, l'énorme accroissement annuel de sa population
permet de supposer que les progrès de la colonisation des im-
menses marais tourbeux seront désormais rapides, grâce aux
méthodes scientifiques modernes et à l'outillage public créé
par l'Étati
CONÇU SIONS. 85
L'influence des transports. — S'il était nécessaire de démon-
trer aux lecteurs de la Science sociale l'importance des trans-
ports, les tourbières nous en fourniraient une preuve irrécu-
sable. A chaque pas nous avons pu reconnaître leur influence;
c'est à eux que le type des tourbières doit sa physionomie pro-
pre. Il n'a pas seulement été modifié par les transports au cours
des temps, il a été vraiment créé par eux puisque, avant leur
apparition, ce désert marécageux était inhabitable. Les diffé-
rences que nous avons notées entre les Pays-Bas et l'Allemagne
tiennent précisément à des différences dans les conditions des
transports.
C'est parce que les transports ont pu s'établir plus facilement
en Hollande qu'on y a vu de très bonne heure des villes de
commerce riches et qu'ainsi l'exploitation des tourbières y a
commencé plus tôt qu'en Allemagne.
C'est parce que les mers et les fleuves favorisent les transporls
que l'exploitation de la tourbe a débuté à proximité du Zuiderzée
et au bord des rivières.
C'est parce que les transports sont facilités dans les Pays-Bas,
par des voies d'eau naturelles, ou peu coûteuses à établir, que des
associations de particuliers, ou une collectivité restreinte comme
la ville de Groningue, ont pu mener à bien l'exploitation et la
colonisation des tourbières.
C'est parce que les transports étaient plus intenses en Hol-
lande que les colonies y sont devenues plus vite le centre d'une
activité économique très grande, que le commerce s'y est beau-
coup développé, que l'agriculture y a été de bonne heure in-
tensive et spécialisée, que l'industrie y a fait son apparition.
C'est parce que les transports ne pouvaient pas s'établir aisé-
ment dans l'immense bloc des tourbières allemandes, que l'in-
tervention préalable des grands Pouvoirs publics a été néces^
saire. et que ceux-ci, se sentant indispensables, ont prétendu
diriger souverainement la colonisation.
Nous ne pousserons pas plus loin cette comparaison; elle suf-
fit pour nous permettre de constater une fois de plus que les
transports sont le grand agent transformateur des sociétés. Celles
H6 LA COLONISATION DES TOURBIÈRES DANS LES PAYS-BAS.
qui ne sont pas touchées par eux restent immobiles et immua-
bles : elles subissent souverainement l'empreinte du lieu et,
comme ce lieu ne change guère, elles restent indéfiniment sem-
blables à elles-mêmes.
Dès que les transports apparaissent, on peut noter dos trans-
formations dans les sociétés même les plus traditionnelles. Si ces
sociétés se transportent elles-mêmes, elles doivent s'adapter à
de nouvelles conditions de lieu et nous savons comment la route
crée le type social. Si, au contraire, elles sont atteintes cbez elles
par les transports, elles subissent des transformations dues, soit
à une modification du lieu, soit à des intluences étrangères. Les
forêts sont abattues, les mines exploitées, les marais desséchés;
l'agriculture devient intensive, le commerce se développe et la
fabrication prend son essor. Parles relations intellectuelles avec
les peuples voisins, les progrès techniques s'introduisent, les
idées se modifient, la forme des Pouvoirs publics change, la ci-
vilisation évolue, Ui religion elle-même se transforme. A l'immo-
bilité primitive a succédé le mouvement l.
Ces transformations ne vont pas toujours sans crise : notre
siècle en sait quelque chose. Aussi certaines gens sont-ils portés
à jeter l'anathème sur les causes apparentes de ces crises et à
maudire la vapeur, le chemin de fer et le télégraphe. Ed réalité,
ces causes sont plus simples et beaucoup plus profondes : les
malaises qui se manifestent aujourd'hui chez bien des peuples
sont dus au manque.de souplesse de certains types sociaux qui
ne savent pas s'adapter aux modifications incessantes du milieu.
l. Toutefois il convient de remarquer que ces transformations sont limitées par
la nature même du mode de transport : les transports par animaux de l>àt n'ont pas
les mêmes effets que les transports par eau ou par chemin «le fer. Lorsque les trans-
formations d'un type social dues à un mode de transport déterminé se sont réali
sées, L'évolution de ce type S'arrête ; C'esl pourquoi les sociétés où existent les trans-
ports par caravanes nous paraissent aujourd'hui stationnaires. Il en est de même, a
fortiori, des sociétés organisées en vue de l'exécution des transports comme les socié-
tés de caravaniers (Touareg); elles ne se modifient pas tant que le mode de transports
reste le même. Mais il est évident que. lorsque les transports par caravanes sont ap-
parus parmi les patriarcaux, ceux-ci ont sulti des transformations profondes cela
est surtout vrai pour ceux d'entre eux qui sont devenus des caravaniers. Ajoutons
aussi qu'un même mode de transport à une action d'autant plus efficace que le lieu
est par sa nature plus facilement transformable,
CONCLUSIONS. 87
Faute de discipline, le mouvement chez eux se traduit par l'agi-
tation. D'autres, au contraire, s'adaptent au milieu transformé,
en tirent le meilleur parti possible et, loin d'en souffrir, en pro-
fitent pour arriver à une prospérité plus grande : chez eux, le
mouvement discipliné et réglé devient activité féconde.
Ainsi la faculté d'adaptation nous apparaît comme la véritable
marque de la supériorité sociale, et, pour préciser davantage,
nous serions tenté de dire que la supériorité sociale appartient
au* peuples qui savent le mieux utiliser les transports.
Il n'est pas contestable que les trois grands types sociaux qui
peuplent la plaine de la mer du Nord, entre le Rhin et l'Elbe ont
su s'adapter aux conditions changeantes du milieu, et tirer su-
périeurement parti des transports : l'un a défriché la lande et lui
a fait nourrir plus d'hommes, l'autre a rendu la culture de plus
en plus intensive et productrice, le troisième enfin a peuplé des
solitudes improductives et en a fait des centres de vie active où
fleurissent l'agriculture, le commerce et l'industrie.
Une dernière remarque en terminant. J'étais allé étudier les
tourbières allemandes croyant y trouver une expansion du type
saxon. D'après ce qui précède, on voit qu'on s'y trouve plutôt
en présence d'une expansion du type frison. — A la suite de ma
première enquête dans les tourbières de la Plaine saxonne, j'a-
vais cru pouvoir conclure à un développement considérable des
Pouvoirs publics et à une sorte de régression du type particu-
lariste sous l'influence exclusive du lieu : un second voyage dans
les tourbières néerlandaises a complètement modifié cette pre-
mière manière de voir, comme on a pu s'en rendre compte au
cours de cette étude. Il ne faut donc pas se lasser d'accumuler
les observations, de les comparer, de les contrôler sans cesse et
de réformer sans regret des conclusions parfois hâtives.
Paul Roux.
V Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
Typo<;ntiilii<' l'iimm-Didot et C". — Paris.
TABLEAU DU TYPE DES TOURBIERES
VARIÉTÉ DES TOURBIÈRES NÉERLANDAISES
surbières d'accès re-
ement facile.
aisinage de marchés
lins et d'une pop
in à aptitudes cran
Maies développée l.
Exploitation par par-
ticuliers.
Aménagement des i
eaux par associations 1
Colonisation libre.
jpu- l Exploitation ancien- ■ Epuisement de lai Développement
som- \ ne de la tourbe. ( tourbe. \ l'agriculture.
Action de l'État restreinte aux service- publics.
f speci
ansports faciles.
Développement du i Développement
l
du I Esprit entreprenant i
e. f et progressif.
Spécialisation agricole et
industrielle.
VARIÉTÉ DES TOURBIÈRES ALLEMANDES
Colonisation administrative.
jurbières d'accès dif-
oignement et rareté
marchés urbains.
Aménagement des
eaux difficile et coûteux.
Nécessité de l'inter-
vention de grands pou
voirs publics.
Exploitation
récente des
tourbières.
Commerce de
la tourbe coin
biné avec la cul-
ture.
Type transi-
toire du colon
batelier.
ansports actuellement faciles.
Développement du com-
[ntroduction d'engrais.
| merce et de la batellerie. ( Exportation des produits. ) slvo'
l L'agriculture devient inten-
LES TROIS TYPES SOCIAUX DE LA PLAINE DU NORD OUEST
Ce tableau présente les caractères principaux des trois types, sans indiquer les répercussions.
iit'h-.s sablonneu-
len fertiles, mais
les à cultiver,
ruyères.
Uumsns, h ftilss
umides, mais dit
es à cultiver.
[erbe.
'OUrbU ret, désert
ati pu ici- dut '.
très difficile à
isformer.
'ourbe.
Pâturage des mou-
tons.
Petite culture in-
tégrale à travail ina-
nucl dominant deve-
nant intensive sous
l'influence des trans-
ports.
Fabrication do-
mestique évoluant
vers l'industrie.
Domaine plein à
transmissions inté-
grales avec avantage
de l'héritier.
Richesse mobilière
faiblement dévelop-
pée.
Famille très sta-
ble.
Emigration ou cé-
libat des cadets.
Le développement
des transports faci-
lite l'établissement.
de ceux-ci.
Autonomie locale
très accentuée, se
manifestant par la
spécialisation des
groupements admi-
nistratifs et la t'ai
ble influence des
pouvoirs publics.
Société simple
de paysans égali-
taires.
Pâturage intensif.
Culture spéciali-
sée à science tech-
nique et capital do-
minants.
Commerce par fa
Cilité des transports.
Domaine atelier
de travail et place-
ment de capitaux.
Fermage et absen-
téisme.
La richesse mobi-
lière développée par
le i tmèree permel
la transmission inté-
grale à un enfant
non avantagé.
Famille moins sta-
ble.
Les enfant- s'é-
tablissent facile-
ment dans la cul-
ture OU dans d'au-
tres professions.
Autonomie locale
se manifestant par
associations hydrau-
liques et profession-
nelles.
Développements
des pouvoirs publics.
Société cnln-
pl< ce de cultiva-
teurs fermiers.
Existence d'une
classe patronale.
Extraction de lit
tourbe.
Commerce.
Culture inteu i\ e
et spécialisée.
Fabrication in-
dustrielle.
Transp >rts.
Petite propriété
fragmentaire par co
Ionisation adminis-
trative.
Domaines moyens
par colonisation li-
bre : fermage et ab-
sentéisme.
Richesse mobi-
lière développée.
famille stable,
mais souple.
Q-rande facilite
d'établissement des
enfanta dans le roi-
sinage ou dan- di
vers métiers.
iations li-
bres très dévelop-
pées dans les ancien-
lés colonies.
Iutluenee prépon-
dérante des pouvoirs
public-dans les nou-
velle- colonies.
Sooii té en voie
de formation et
de complexité
croissante.
Existence de pa-
trons collectifs.
BIBLIOTHEQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
ENQUETE SOCIALE
LE TYPE SAINTONGEAIS
PAR
Maurice BURES
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 50
Avril 1908
SOMMAIRE
Avant-Propos. I'. 3.
I. - LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA.
I. — Le Lieu. P. 5.
Caractères généraux. — Étendue et limites. — Productions naturelles.
II. — Le Travail. P. 15.
L'herbe. — La vigne. — La petite culture. — Les petites industries acces-
soires.
III. — La Saintonge dans le Passé. P. 55.
IV. — Le type social. P. 68.
V. — La crise phylloxerique. P. 93.
IL - LA SAINTONGE NOUVELLE.
VI. — L'exploitation industrielle de l'herbe et les beurreries coopé-
ratives. P. 105.
VII. — La vigne nouvelle. I'. 111.
Reconstitution du vignoble. — La fabrication moderne de l'eau-de-vie. —
L'avenir du type
LE TYPE SAINTONGEAIS
AVANT-PROPOS
L'essor d'un pays dépend des débouchés qui lui sont ouverts.
Ces débouchés s'ouvrent eux-mêmes avec d'autant plus de facilités
que les moyens de transports sont plus nombreux et plus com-
modes. Or, aune époque où les chemins de fer n'existaient pas, les
mers et les rivières, « ces chemins qui marchent » étaient les
grandes routes commerciales. La Saintonge, on va s'en rendre
compte dans la description physique du lieu, était également
favorisée de ces deux côtés-là. Elle ne l'était pas moins non plus,
en ce qui touche les routes terrestres. Est-il étonnant, dès lors, que
ces circonstances du lieu, facilitant le commerce, aient amené un
développement particulier de la culture en vue de la vente, et.
partant, une grande aptitude au commerce dans l'ensemble du
type saintongeais. Là sera le fil conducteur qui nous permettra
de comprendre comment le Saintongeais a réussi à tirer si
brillamment parti de certaines productions naturelles de son
pays, et à l'amener, jusqu'à la grande crise du phylloxéra, à ce
degré de prospérité remarquable, qui en faisait la province la
plus riche de tout l'ouest et le sud-ouest de la France. Par là
aussi s'expliqueront certaines des aptitudes caractéristiques du
Saintongeais, grâce auxquelles il réussira à se sortir d'affaire,
dans certains moments difficiles de son histoire économique.
L'intérêt de cette étude sera de montrer également de quelle
façon, grâce au moyeu de transports naturels qu'elles possé-
daient, certaines régions de la France se sont développées plus
LE TYPE SAINTONGEAIS.
vite que d'autres, — ceci est connu. — et sont arrivées à culti-
ver certains de leurs produits, non plus en vue de la consomma-
tion familiale, mais de la vente, ce qui Test moins. Comment par
conséquent leur agriculture a pu alimenter de bonne heure un
important commerce. Cela est de la plus haute importance; car
certaines provinces se sont trouvées ainsi amenées, en quelque
sorte, à une spécialisation avant la lettre.
Or, cette spécialisation de la culture qui est à l'agriculture , en
somme, ce que la « division du travail » est à l'industrie mo-
derne, M. Dauprat, dans une récente étude, en a montré toute
l'importance. La Saintonge se trouve tout à la fois expliquée
à la lueur de cette loi, de même que son étude à travers les
siècles lui apporte une éclatante confirmation. C'est ce que
notre sujet, dans lequel nous allons entrer sans plus de
détails, va montrer dès l'abord.
PREMIERE PARTIE
LÀ SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA
LE LIEU
Caractères généraux. — La Saintonge est une vallée herbue»
longue et sinueuse, partagée à peu près en deux parties égales
par la Charente. De faibles élévations de terrain, partant des
monts du Limousin, la bordent de chaque côté; et dans leur
partie la plus haute, sous le nom de collines de Périgord et
collines de Saintonge au sud, collines du Poitou à l'est, plateau
de Gàtine au nord, la séparent des pays environnants. L'altitude
de ces collines est faible. Ce sont les derniers prolongements
du massif central qui, après avoir formé quelques plateaux peu
étendus, viennent mourir vers la Charente et vers la mer en
légers mamelons, en « collinettes » désordonnées.
Le voyageur qui, pour avoir une idée exacte du pays, le tra-
verserait dans le sens de la largeur, trouverait, en partant du
fleuve, une vallée produisant uniquement de l'herbe ; c'est l'an-
cien lit du fleuve probablement. Cette vallée est. du reste,
inondée presque chaque année à la saison des pluies : le lieu
est par conséquent intransformable. Puis par une pentr, tantôt
très rapide, tantôt presque insensible, il gravirait les coteaux
calcaires qui limitent ces prairies. Là. était autrefois le terrain
(t LE TYPE SAINTONGEAIS.
de prédilection de la vigne. Poursuivant son chemin, à la suite,
il rencontrerait une série de petits plateaux, où subsistent
encore d'importants vestiges des bois qui vraisemblablement les
couvraient autrefois. Ces plateaux sont peu étendus, car. à
chaque instant, ils sont coupés par les nombreux affluents de
la Charente, qui, à l'instar du fleuve principal, coulent, eux
aussi, au milieu d'une petite vallée limitée par des coteaux
autrefois également consacrés à la culture de la vigne. L'abon-
dance de ces cours d'eau s'explique en un pays où le sous-sol
calcaire domine.
Le sol de ces petits plateaux est plus fertile que celui des
coteaux; c'est une décomposition d'argile ou de sable, qui dans
certains endroits convient au blé. Aussi, autrefois, y était-il le
produit dominant. Aujourd'hui, les vignobles les plus impor-
tants et les plus rémunérateurs de la Saintonge ont été recons-
titués sur ces plateaux; nous en montrerons les raisons.
Poursuivant sa route, notre voyageur arriverait enfin, suivant
qu'il se serait dirigé vers le nord ou vers le sud, aux collines du
Périgord ou à celles du Poitou, qui limitent à la fois le bassin
de la Charente et l'aire d'expansion du type saintongeais. Alors
commencent des pays différents.
Et dans celte lente ascension, notre voyageur aurait eu la
sensation nette, à condition, bien entendu, de faire, pour un
moment, abstraction d'un nouveau mode de transport relati-
vement récent, que toutes les parties du pays se groupent
bien autour du fleuve qui en est vraiment l'âme. Il aurait coin-
pris que c'était bien cette grande artère centrale qui. aidée de
ses ramifications nombreuses, de ses artérioles si bien disposées,
donnait la vie au pays. Et cela, il l'aurait encore mieux senti si,
sociologue doublé d'un amateur des beaux el reposants spec-
tacles de la nature, il avait, comme ce vieil Allemand du
xvii0 siècle qui ne trouvait plus beau voyage à faire, suivi
notre fleuve de sa source à son embouchure.
Maigre filet d'eau né dans les montagnes du Limousin, la
Charente coule d'abord vers le nord; puis tout à coup, comme
si elle se trompait de route, elle hésite, retourne sur ses pas
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. /
vers le sud; enfin, ayant trouvé sa direction, elle s'en va, grossie
de ses affluents, vers l'ouest et la mer, après avoir, en de fan-
taisistes méandres, arrosé les prairies qu'elle féconde de ses
débordements quasi périodiques. « Le plus beau fossé de mon
royaume, » disait d'elle Henri IV. Un fossé, mais un fossé large
et profond; le mot du Béarnais est juste, telle est bien la Cha-
rente. Plus modeste que sa voisine la Loire, elle ne fait pas,
comme elle, miroiter au soleil ses sables argentins; elle ne
reflète pas au printemps, dans ses eaux grossies par l'hiver, ses
collines couronnées d'innombrables châteaux. Plus modeste,
elle glisse tout doucement au milieu de ses prairies, elle semble
vouloir s'y dissimuler. Mais aussi, même pendant les plus fortes
chaleurs, son niveau varie peu, et si, durant l'hiver ou au prin-
temps, grossie de la fonte des neiges ou de pluies trop abon-
dantes, la fantaisie lui vient de vagabonder un peu hors de
son lit, elle ne le fait point en général sans une certaine sagesse,
et au lieu de semer la mort ou la ruine sur son passage, elle
laisse derrière elle la fertilité, d'où nait la richesse.
Navigable à partir d'Angoulême, mais commodément depuis
Cognac seulement, elle porte des bateaux de 600 tonneaux à
Tonnay-Charente, le grand entrepôt du commerce sainton-
geais. Elle était une magnifique voie navigable ouverte aux
produits de ce pays, et aussi à ceux du dehors, qui-, grâce à
elle, pourront gagner le centre de la France, par le bassin
d'autres fleuves ou rivières. Aussi voyons-nous toutes les villes
commerçantes, disons mieux, toutes les villes un peu impor-
tantes du pays, situées sur la Charente ou ses affluents, Angou-
Lême, Châteauneuf, Jarnac, Cognac, Saintes, Tonnay-Charente,
Kochefort, Jonzac, Tonnay-Routonnc, St-Jean-d'Angély, etc..
A cela il faut ajouter, et l'importance en est grande, la sécu-
rité de la rade dans laquelle débouche la Charente. Toute une
ceinture d'îles, Ré, Aix, Madame, Oléron, la défendent des vents
du large. Ici point de vase, comme à l'embouchure de la Seine
ou de la Garonne, point de sable comme à celle de la Loire.
Aussi voyons-nous dans le passé, grâce à la découpure des côtes,
toute une série de ports florissants dont les principaux demeu-
<S LE TVPE SAINTONGEAIS.
reront seuls : Marennes, Rochefort, Tonnay-Charente et La
Rochelle, qui, pour être en Aunis, n'en expédiait pas moins
surtout des produits sainton geais.
Au point de vue des routes terrestres, la Saintonge était
également bien partagée : la nature du lieu rendait les commu-
nications faciles avec le reste de la France. C'est par la Sain-
tonge en effet, grâce au seuil du Poitou, que le nord et le midi
de la France communiquent ensemble. Le massif breton et le
massif central se joignent presque à cet endroit, laissant entre
eux seulement un étroit passage, qui deviendra une grande voie
historique. Tous les géographes, Reclus, Vidal de Lablache, etc.,
le constatent. « Comme les passages qui tournent la Rohême à
l'ouest et à l'est, comme la vallée du Rhône, ce seuil est une des
articulations qui font communiquer le nord et le sud de l'Eu-
rope. Des plaines de la Champagne à la vallée de la Loire, puis
par la Vienne et le Clain jusqu'aux plateaux calcaires que
sillonne la Charente, s'ouvre une succession de contrées, où les
obstacles, réduits au minimum, ont facilité le mouvement des
peuples; nulle part la distance n'est plus abrégée entre la Loire
et la Garonne; des riantes vallées de la Touraine à celles de la
Saintonge et du Bordelais, le pas est vite franchi.
«... Sur ces plateaux calcaires interposés entre les massifs pri-
maires du Limousin et ceux de l'Ouest, le passage n'est pas
concentré comme en pays de montagnes, en un étroit couloir
donnant lien à une route unique; c'est une zone de circulation
large d'au moins 70 kilomètres, où, comme dans le lit d'un
grand fleuve, les courants principaux se divisent et se dépla-
cent. La permanence des mouvements est ce qui les distingue :
les routes royales, puis les chemins de fer y ont succédé aux voies
romaines1 ». — « Là, dit Reclus, finissait la zone de la langue
d'oïl qui s'étend maintenant sur la France entière. C est dans
le détroit du Poitou et de l'Angoumois que se portaient alterna-
tivement, de côté ou d'autre, le tlu\ o\ le reflux dos hommes du
Nord et du Midi luttant pour la suprématie. Là, les Francs encore
i. Vidal de la Blache, Tableau de la Géographie de la France, f. 303. Histoire
de la I rance, Hachette <M C1 .
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. i>
barbares se heurtèrent contre les Aquitains et les Wisigoths
déjà romanisés; les Chrétiens et les Musulmans y luttèrent pour
la domination des Gaules; les Français du Nord et les Anglais
maîtres de la Guyenne s'y rencontrèrent en une terrible ba-
taille; plus tard les protestants, et les catholiques, les premiers
venant surtout du Midi, et les seconds appartenant principa-
lement aux provinces du Nord, y eurent leurs plus violents con-
flits1. »*
Est-il nécessaire d'insister sur l'importance sociale de cette
position, au débouché d'un défilé qui faisait transiter en quelque
sorte par la Saintonge voyageurs et produits du Nord et du
Midi, et aussi, grâce à la vallée de la Garonne, ceux des pays mé-
diterranéens2. Certaines de ces routes traversant la Saintonge
sont demeurées célèbres. Celle notamment, si fréquentée au
moyen âge par les fidèles se rendant au pèlerinage de Saint-
Jacques-de-Compostèle en Espagne, et que prenaient tous les
pèlerins du Nord. En Saintonge, elle portait le nom de chemin
de Saint-Jacques.
Depuis les Romains, du reste, un système de route reliait la
Saintonge au reste de la France. « A Médiolanum, aboutissait
une des grandes voies stratégiques créées par Agrippa dans les
Gaules en l'an 19 avant J.-C, celle qui de Lyon allait à travers
les Cévennes, en Aquitaine et jusque chez les Santons8... La
ville (Saintes) était au carrefour de trois routes, se dirigeant,
l'une vers Limonum (Poitiers, une autre vers Vesunna (Péri-
gueux) et la troisième vers Burdigala (Bordeaux). Elle figure
ainsi sur la table de Peutinger et y est accompagnée de la
double maisonnette indicative des chefs-lieux de cités'1... »
Nous aurons l'occasion, dans le chapitre intitulé la Saintonge
dans le passé, de donner, d'après Ausone, la physionomie mou-
vementée de ces routes. Retenons seulement pour le moment
leur nombre et leur importance. Ajoutons, pour être complet,
i. E. Reclus, Géog. universelle, la France, p. 494.
').. E. Reclus, Groi/. universelle, l<> France la carte n° 191, p. 7i">. m précise.
:s. Strabon, Géog., lib. IV, ap. Scrip. rerum gall., t. I. p. 3'.». — Massiou, Hist. de
la Saintonge, t. I, p. 54.
I. Ihill. de lu Société des Archives de Saintonge et d'Aunis, p. 168, Mil vol.
10 LE TYPE SAINTONGEAIS.
qu'elles étaient d'abord faciles à établir, à cause de l'absence de
grands obstacles naturels, et de la nature du sous-sol calcaire
très résistant, et qu'ensuite, elles étaient faciles à entretenir,
grâce au silex très abondant en Saintonge.
Il est inutile, dans un travail de ce genre, de pousser plus
avant l'étude de ces points spéciaux. Ce que nous avions à re-
lever dans cette description physique du lieu, et nous pensons
l'avoir fait avec assez de détails, c'est que, pour l'exportation
de ses produits, la Saintonge se trouvait admirablement bien
pourvue, admirablement bien placée. Elle ne l'était pas moins
non plus, pour servir, grâce à son fleuve, de lieu de transit
aux produits d'une partie de la France centrale. Et c'est ici
le cas de citer cette phrase de Turgot : « La Charente, dont
les ports de Rochefort et de Charente forment l'abord, est
le débouché naturel de toutes les denrées de la Saintonge et de
l'Angoumois. Plusieurs parties du Périgord, du Poitou et du
Limousin n'ont de communication avec la mer et avec l'é-
tranger que par le moyen de cette rivière. C'est par elle que
leurs habitants peuvent se procurer le moyen de pourvoir à
leurs besoins, et tirer un parti utile de leur superflu'. » Il
n'est point indifférent, au point de vue social, d'occuper telle ou
telle place dans la carte physique de la France.
Cette mer sûre, ce fleuve si commodément navigable, cette
vallée, ces coteaux, ces plateaux si bien reliés au peste de la
France et de l'Europe, voilà l'ossature générale du lieu. Préci-
sons-le un peu, maintenant, comme étendue, sous-sol, produits,
climat, et nous aurons ensuite tons les éléments nécessaires
pour connaître la vie de ses habitants.
Étendue et limites. — A l'ouest et au sud-ouest, la Limite esl
précise, la Mer « Océane », comme disaient les anciens, L'Océan
Atlantique et sa ceinture d'iles, puis l'embouchure de la Ci-
roiide. Au sud, une bande de landes sablonneuses, partant
presque de l'embouchure de la Gironde, séparent la Saintonge,
1. Lettres île Turgot, Œuvres, l. 370 e1 sui\.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 11
par Mirambeau et Montendre, du Bordelais. C'est une sorte de
marche, jadis pauvre et désolée, où seules de maigres brebis
paissaient les bruyères rabougries. Aujourd'hui, elle est plutôt
riche, avec le pin, cette exploitation moderne du sable si rému-
nératrice; en certains endroits aussi, la vigne a réussi. Les ter-
rains sablonneux sont en effet, en général, à l'abri du phylloxéra.
Cette bande de sable est assez étroite; aussi du Bordelais à la
Saintonge la transition est-elle brusque et frappante. Le pays
change à vue d'oeil. Sitôt traversées par exemple les landes de
Montendre, le voyageur se trouve tout surpris du nouveau pays
qu'il a devant lui. Ce ne sont plus les grandes plaines du Bor-
delais aux riches vignobles, mais un pays accidenté, ondulé
plutôt, coupé de prairies et de petits bois; point de grands ho-
rizons, mais une série de collines orientées en tous sens, où
semblent grimper en un charmant et pittoresque désordre,
toutes les variétés de culture. Il vient de laisser un paysan sec
et maigre, aux yeux noirs et au teint brûlé; ses oreilles teintent
encore de son langage vif et accentué, et soudain il a devant
lui des hommes plus pâles, plus grands, au langage traînant,
aux grands yeux bruns paisibles, où luit parfois la malice du
vigneron. Il sent pénétrer en lui une impression de calme et de
fraîcheur qui lui manquaient. Il lui semble respirer une « at-
mosphère nouvelle », dit Reclus dans sa Géographie. Notre
voyageur, en effet, est en Saintonge.
Au sud-est et à l'est, la ligne de démarcation est moins
nette. On peut dire toutefois qu'elle s'arrête à la zone influencée
par la partie navigable de la Charente. Barbezieux, Angoulème,
Ruffec sont des points extrêmes du type saintongeais. Il n'y est
plus pur. Cette partie du département de la Charente com-
prend en effet ce qu'on appelle les « terres froides », c'est-à-
dire que les terrains granitiques font leur apparition. Ils devien-
dront de plus en plus dominants, à mesure que l'on avancera
vers le massif central. La culture de la vigne disparaîtra pro-
gressivement avec le sol calcaire. Dans les terrains granitiques,
le raisin mûrit difficilement, et n'a plus qu'une faible teneur
en alcool. On se livre surtout à l'engraissage du bétail. Là
1:2 LE TYPE SAINTONGEAIS.
sont les populations de l'Angoumois. et surtout du Limousin.
Au nord, une ligne courbe limitée par les forets de Tusson,
Aunay, Chizé et de Benon1, indique la séparation de la Sain-
tonge d'avec le Poitou. Jusqu'à Niort, il y a bien de la vigne,
mais le vin cesse d'être un objet de vente; il est presque exclu-
sivement consommé par le producteur. Un élevage, mais un
élevage spécial où les plantes fourragères jouent un rôle consi-
dérable, et la culture des céréales, voilà les principaux produits.
Le type de la grande ferme apparaît. Niort est. au fond, un grand
bourg agricole, important surtout par ses marchés et ses foires
de produits de la culture : animaux, céréales, artichauts, oi-
gnons, angélique, œufs et volailles, expédiés sur Paris et même
Londres. Gomme industries, il n'y a guère que des tanneries.
Elles utilisent les peaux provenant des animaux de cette contrée,
et leur établissement a été facilité par la Sèvre, qui passe à
Niort, et dont l'eau était réputée convenir admirablement bien
à ce genre de travail. On y trouve aussi quelques fabriques
d'instruments agricoles, notamment des trieurs2, ce qui est éga-
lement typique.
Des marais, aujourd'hui desséchés en grande partie, sépa-
raient la Saintonge de l'Aunis. Des marais également, le marais
Poitevin, séparaient au nord l'Aunis du Poitou. Cette petite pro-
vince avait ainsi à peu près la forme d'une presqu'île, que des
assises crayeuses reliaient par Surgères au reste du continent.
S'il fallait limiter administrative ment le type saintongeais.
nous dirions qu'il s'étend à peu près sur la totalité de l'an-
cienne province de Saintonge, c'est-à-dire le département de
i. « Les forêts étaient nombreuses en Gaule... C'étail surtout sur les frontières des
territoires des cités, que ces forêts étaient les plus nombreuses et les plus épaisses
A ce point de vue nous pourrions signaler la forêt d'Aunay qui formait une mar-
che entre la cité des Santons et des Pictons et qui se continuait par la forêt de
Chizé. On peut en dire autant de la forêt d'Argençon (aujourd'hui Benon qui B'élen-
dait à l'extrême limite de terrain habitable de l'Aunis compris dans la cité des San-
tons (cité, territoire)». Musset, Archives de Saintonge et d'Aunis,l. x.Witl.p. lit.
2. Le trieur est un appareil servant, comme l'indique son nom, à trier, à séparer
les différentes céréales, et aussi à en rejeter les graines étrangères. La fabrication
de cet appareil en grand atelier, à Niort, montre l'importance de la culture des
Céréales dans la contrée.
LA SAIN.TONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 13
la Charente-Inférieure actuelle, moins la presqu'île qui forme
l'Aunis, et une partie du département de la Charente, les can-
tons des terres chaudes, Cognac, Jarnac, Châteauneuf..., les
autres cantons, dits des terres froides, devant se rattacher, géolo-
giquement et socialement, à l'Angoumois ou au Limousin.
Les productions naturelles. — Un sol fertile et très varié, un
climat tempéré dû au voisinage de l'Océan et à l'éloignement
des montagnes, permettent à la Saintonge de réunir sur son
territoire presque toute la flore de France, tandis que la confi-
guration du sol qui n'est ni plaine ni montagne, mais consiste,
comme nous l'avons indiqué , en une curieuse succession de
vallées, de coteaux et de plateaux minuscules, rend possibles
toutes les cultures. Aussi, au printemps, les végétations les plus
variées, les vignes et les blés, les avoines et les maïs, les pommes
de terre, les luzernes, les trèfles et les sainfoins, divisent le sol
en immenses damiers avec, pour cases, toutes les variétés de vert,
dont l'œil puisse se réjouir; de belles haies s'élèvent çà et là où
poussent les essences les plus variées, le chêne, l'ormeau, l'éra-
ble, le cerisier; dans la plupart des champs, des noyers, des
pommiers, quelques marronniers. Et quand on descend vers la
vallée de la Charente ou celle de ses nombreux affluents, ce
sont de fraîches prairies qu'encadrent des aulnes, des frênes et
des peupliers. Arrive-t-on à la mer, alors apparaissent d'im-
menses marais aujourd'hui parfaitement desséchés, où paissent
les espèces les plus variées d'animaux.
Il est peu de provinces, en France, dont les ressources soient
aussi nombreuses et aussi variées. Tous les géographes, le
constatent, et c'est ici le cas de rappeler le dicton du moyen
âge : « La Xainctonge, lisons-nous dans une ancienne descrip-
tion du pays, était jadis un comté qui fut autresfois possède
« par des comtes et seigneurs particuliers et à présent est reuny
« à la couronne. C'est un pays fertile en bleds, vins, salines et
« prairies, et on dit communément, en parlant des provinces
« de ce royaume que si la France était un œuf, la Xainctonge
« en serait le moyeuf... » Encore aujourd'hui, il en est peu qui.
14 LE TYPE SAINTONGEAIS.
séparées du reste du monde, pourraient mieux se suffire à elles-
mêmes au point de vue agricole. La Saintonge produit à peu
près les céréales nécessaires aux besoins de ses habitants, mais
elle nourrit plus d'animaux, et récolte plus de vin qu'ils n'en
pourraient consommer. Ses légumes et ses fruits sont estimés
et abondants. On répute les pêches de Luchat et les fèves de
Marans. Son miel est estimé. Ses côtes produisent les déli-
cieuses huitres vertes de Marennes, puis ce sel fleurant la vio-
lette, recherché autrefois par le monde entier. Enlin , il faut
avoir assisté aux grands marchés de poissons de La Rochelle,
Fouras et la Pointe du Chapus, pour se douter de la richesse
de la mer d'alentour.
En revanche, le sous-sol ne renferme aucune mine; aussi,
malgré la facilité des communications, point d'industrie métal-
lurgique. Cette industrie se centralisera plus haut, autour d'An-
goulème , au point extrême de navigabilité de la Charente.
Là, ont été exploitées de nombreuses mines, aujourd'hui épui-
sées pour la plupart, qui ont alimenté d'importantes usines.
Des forêts étendues, notamment celle de la Braconne, toute
proche, fournissaient le combustible nécessaire. Plus tard ces
forges employèrent aussi beaucoup de minerais venant d'Es-
pagne. Ils constituaient le fret de retour des navires qui transpor-
taient les produits de la Saintonge : eau-de-vie, pierres à bâtir
si abondantes dans les coteaux crayeux bordant la Charente.
Nous aurons un mot à dire de cette industrie de l'extraction
de la pierre, ainsi que de celle de poteries et briqueteries assez
répandues en Saintonge. Elles sont restées de petites industries,
exercées en petit atelier très généralement par des paysans aux-
quels elles fournissent un complément de ressources.
La Saintonge est donc bien essentiellement une province
agricole à produits variés '.
1. «Le for s'extrait à Taizé-Aizie, Taponnal. Pleurignac, a St-Adjutorv, et a rhar-
ras ; on en trouve aussi aux Adjots,à Montariion, à Neuil, a choix», à Genouillac, jft
Benêt, à Pleuville, à Roumaziores, a Combles, a Mainzac, a Soaffïignac, a Sors, a
Marthon, a Keuillade, a Cliarmont, a Juillaguet. Los mines do plomb, soufre, anti-
moine, argent, de Si-Germain et do Menel, près do Montbroa, ont été abandonnées. »
V. Joanne. Charente, p, 42. Voir aussi p. 43, Les industrie* de l'Angomnois,
II
LE TRAVAIL
Peu de provinces semblaient donc plus fatalement destinées
que celle-ci, par ces conditions de sol et de climat, que nous
venons d'indiquer en dernier, à la culture intégrale, c'est-
dire à ce genre d'exploitation qui consiste à tirer de la terre
tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la famille. On ne
travaille point en vue de la vente, mais en vue de la consom-
mation. On achète le moins possible, mais en revanche on se
contente de vendre l'excédent des produits que la famille n'a
pu consommer. Chaque ferme est un peu comme une oasis
isolée au milieu du désert, devant, et pouvant, dans la mesure
du possible, se suffire à elle-même.
Mais, nous avons vu, en décrivant le lieu, que la Saintonge
est caractérisée, d'autre part, par la facilité des transports, ce
qui, évidemment tend à développer la culture en vue de la
vente, la culture commerciale et par conséquent la spécialisa-
tion. 11 y a donc là deux tendances contradictoires. Et il est
intéressant de savoir laquelle des deux va l'emporter.
Essayons de revoir parla pensée une de ces exploitations d'il y
a cinquante ans. La maison d'habitation est vaste et confortable.
Elle est bien particulière avec ses toits plats à quatre pontes cou-
verts de tuiles creuses du pays' ; des poteries vcrtos surmontent
les pignons des angles. Devant s'étend une cour soigneusement
1. Ou voit immédiatement par la un climat très tempéré, où la neige est pour ainsi
dire inconnue.
16 LE TYPE SAINTONGBAIS.
fermée d'un haut mur; un grand portail formant plein cintre,
ou en anse de panier, pour les charrettes, à côté une petite porte
ronde pour les piétons, permettent d'y pénétrer; derrière un
potager, également clos de mur; sur les côtés, les vastes
chaix à eau-de-vie avec leur serpentin de pierre à l'extérieur,
pour la distillerie, et les étables et hangars proportionnés à
l'importance de la ferme. L'établissement typique forme un seul
tout indépendant, isolé, séparé soigneusement, jalousement
presque, du voisin. Ces hauts murs s'expliquent en partie par
l'abondance de la pierre dans le pays, mais il faut y voir aussi
le résultat de ce caractère méfiant, très individualiste, du paysan
saintongeais, qui sorti de chez lui, devant la plus belle pro-
priété non close, « trouvera que ça manque de murs ».
L'exploitation est en général de petite étendue, 10 à 15 hec-
tares, divisée en cultures variées. La propriété de 50 hectares
est une grande ferme; et quand, par hasard, une propriété se
trouve dépasser 100 hectares, ce qui est rare, on la divise en
deux ou trois fermes.
Mais à cette époque de prospérité, la caractéristique était
ces moyennes propriétés d'une dizaine d'hectares, souvent
moins, directement mises en culture par leur propriétaire.
Ces cultures sont d'abord la vigne. Elle fournira le vin né-
cessaire à la consommation familiale, mais la plus grande partie
en sera transformée en eau-de-vie. C'est le produit de vente
par excellence. La consommation n'est que l'accessoire. La pro-
priété fournira ensuite le blé nécessaire à l'alimentation de la
famille, et les pailles et fourrages pour les animaux. L'excédent. .
s'il y en a, sera vendu; cet excédent diminuera peu à peu, et
vers 1800-1870, époque de la plus grande propriété de la vigne,
le paysan en fera simplement pour ses besoins personnels.
Le blé sera donné au boulanger, qui, suivant un pourcentage
réglé à l'avance, rendra du pain et du son pour les animaux.
Dans beaucoup d'exploitations, même, le paysan portera ce
blé au meunier, qui lui rendra de la farine et il hua son
pain lui-même. Nos souvenirs d'enfance nous montrent dans
le village de C... plusieurs familles « boulangeant » elles-
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 17
mêmes. Celle dont nous avions fait la monographie en 1895,
employait encore ce système. Mais il était déjà très rare à cette
époque. Aujourd'hui, les moulins, tant à vent qu'à eau, ont cessé
de fonctionner pour la plupart, et il nous faudrait beaucoup
chercher probablement pour trouver un exemple de cette
fabrication domestique. L'évolution est complète; mais, on le
voit, elle est relativement récente.
De même, nos souvenirs d'enfance nous montrent l'existence
d'un tisserand. Combien de fois Favons-nous regardé faisant
courir sa navette dans la trame, et ajouter le nouveau fil au
précédent, de deux ou trois coups de son métier, suivant qu'il
était plus ou moins payé. Chaque famille avait en effet sa
« motte », terrain humide où elle récoltait le chanvre néces-
saire à ses besoins. Nous l'avons vu, ce chanvre, rouir dans les
fossés ; et nous avons vu les femmes légèrement vêtues, le hacher,
l'été, en plein soleil, pour en faire sortir les « égrettes ». On en
fabriquait des toiles grossières, mais d'une résistance à toute
épreuve. Notre tisserand fabriquait aussi des lainages dits
retors, également très solides. Je crois bien qu'il a fermé bou-
tique vers 1885. Aujourd'hui il est laitier, c'est-à-dire qu'il
passe au domicile des membres de la laiterie coopérative de P.
chercher leur lait. L'après-midi, comme il est également petit
propriétaire, il cultive ses terres.
On récoltera ensuite de V avoine, qui est la suite ordinaire de
la culture du blé. Cette avoine était en général vendue. Une
petite partie seulement trouvait son emploi dans la satisfaction
des besoins de la ferme.
Comme animaux, une ou deux paires de bœufs pour la culture.
On verra dans un instant leur rôle important dans l'économie
rurale saintongeaise et le trafic particulier auquel ils donnaient
lieu; une poulinière quand la propriété avait une certaine im-
portance; une ou deux vaches qui feront quelques élève- H
produiront du lait pour être consommé à la ferme, ou vendu
dans le village; souvent on le transformera en beurre, pour le
petit marché voisin; un ou deux porcs s'élèveront avec ce petit-
lait et les pommes de terre dont on n'oubliera pas la culture;
2
18 LE TYPE SAINTONGEAIS.
elles réussissent du reste fort bien en Saintonge. Une partie de
la viande de ces porcs sera salée, l'autre partie vendue à quel-
que artisan du village.
Enfin un troupeau de moutons, dont le produit sera vendu
chaque année, sauf la laine que filera la bergère; des poule»,
quelques canards, un ou deux chiens, parfois une chèvre et voilà
la physionomie vivante de la plupart des villages saintongeais.
Ainsi donc, chacun produisait le plus qu'il pouvait de ce qui
était nécessaire à la nourriture et à l'habillement de sa famille.
Le surplus était vendu au marché voisin pour la consommation
locale des petits artisans et commerçants.
Dans ces conditions particulières sur lesquelles nous avons
tant insisté, et que nous résumons d'un mot, la facilité des trans-
ports, notre Saintongeais serait vraisemblablement resté, sur son
sol assez fertile, mais peu favorable en somme aux céréales, un
paysan voué à une honorable, mais irrémédiable médiocrité.
Mais, ces conditions de lieu vont l'emporter, et l'amener peu
à peu à deux spécialisations d'importance et de valeurs bien
inégales, mais qui influenceront sur lui dans le môme sens : un
trafic spécial d'animaux et la fabrication des eaux-de-vie.
On peut se demander pourquoi le paysan saintongeais ue
concentrait pas ses efforts sur ses deux produits.
C'est que, à cette époque, il était encore avantageux de produire
soi-même son blé, et les principaux articles de consommation
courante. Les chemins de fer étaient encore peu développés, ei
les transports relativement peu aisés pour les pays d'outre-mer.
Les blés à bon marché d'Amérique et de Russie ne concurren-
ceraient que faiblement les nôtres. En France môme, la spé-
cialisation commerciale était, dans beaucoup de régions, moins
développée qu'en Saintonge. Cette dernière province était
riche, parce qu'elle était une des rares province, où la spécia-
lisation était possible, par suite de la facilité naturelle des trans-
ports.
Au contraire, les autres provinces moins favorisées, moins
avancées, par conséquent, dans la voie du progrès, devaient
se contenter de vivre péniblement, en essayant de se suffire coin-
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. lï)
plètemeut à elles-mêmes, à l'aide d'un petit négoce local. Elles
étaient destinées à osciller perpétuellement, faute d'un com-
merce extérieur régulateur, entre la disette des mauvaises an-
nées qui faisait atteindre aux denrées une valeur anormale,
ou la pléthore des bonnes récoltes, entraînant une dépréciation
des prix presque aussi désastreuse. Voilà la vie économique de
beaucoup de provinces, jusque vers les premières années du
xixe siècle1.
En revanche, cet isolement mettait ces mêmes provinces à
l'abri de toute concurrence étrangère. C'était un avantage,
avantage souvent chèrement payé, mais c'était un avantage.
Or, aujourd'hui l'avantage n'existe même plus, avec les moyens
de transports modernes, qui ont fait des provinces les plus re-
culées du sol français, un champ, où s'exerce plus ou moins
librement, à cause des tarifs douaniers, mais où s'exerce à coup
sûr cependant, la concurrence mondiale.
D'où la nécessité de plus en plus impérieuse, pour chaque
partie de la France, mieux pour chaque partie du monde entier,
de se consacrer uniquement aux cultures que commandent les
conditions naturelles du lieu.
Jadis, la spécialisation était une bonne fortune pour la pro-
vince qui s'y adonnait, aujourd'hui elle est devenue indispen-
sable. C'est une question de vie ou de mort.
M. Dauprat, le premier, en une série d'articles parus dans
la Science sociale, a réussi à mettre scientifiquement en lu-
mière cette grande loi de la spécialisation, que nous expo-
sons d'après lui 2. Et c'est ici le moment de préciser tout ce
que nous devons à notre confrère.
S'il nous avait été, en etlêt, relativement facile, grâce à l'ex-
cellente méthode d'observation, grâce aussi aux conseils si éclai-
rés de M. E. Demolins, à la mémoire duquel nous ne saurions
rendre trop d'hommages reconnaissants, d'apercevoir l'influence
1. C'est l'histoire du Limousin, par exemple, privé des moyens de transports natu-
rels. Voir Lafarge, L'Agricole dans le Limousin au XVIIIe siècle. Paris, Cheva-
lier Maresij.
■ Voir A. Dauprat. La révolution agricole (Se. soc, année i899, p.48i et suiv. el
Se. soc, 2e sér., fasc. n" 15).
20 LE TYPE SAINTONGEAIS.
des moyens de transports sur la formation de notre type, en
revanche, il ne nous avait pas été possible de remonter de ce
fait particulier à cette grande loi d'ordre général. Et cependant,
comme elle explique bien l'histoire économique de la Saintonge,
et comme celle-ci la confirme à son tour ! La suite de cette étude
va la montrer.
Il nous faut maintenant examiner en détail le travail tel qu'il
était organisé avant le phylloxéra. Nous étudierons d'abord les
spéculations commerciales sur les animaux ; nous verrons ensuite
la production et l'exportation des eaux-de-vie, pour terminer
par la petite culture visant la consommation locale. Acces-
soirement, nous dirons quelques mots des petites industries
locales.
L'iikrhk. — L'herbe occupe en Saintonge une étendue con-
sidérable; aussi ce pays nourrit-il un grand nombre d'animaux.
D'après de récentes statistiques, on comptait, dans le départe-
ment de la Charente-Inférieure seule, 155.000 animaux de l'es-
pèce bovine (50.000 bœufs de travail et 9.000 bœufs à l'engrais),
et 58.000 vaches; il y avait 32.000 chevaux et 260.000 mou-
tons1. Or, si le Limousin, grand pays d'élevage et de pâturage,
vient avec 210.000 animaux de l'espèce bovine, il faut remar-
quer que le nombre des bœufs de travail n'est que de 21.000.
et de ceux à l'engrais que de 8.000; l'énorme différence est re-
présentée par 104.000 vaches ou leurs produits, déjeunes ani-
maux. Du reste, on le verra, ce qui est particulier au pays, c'est
le trafic tout spécial auquel le bœuf de travail donne lieu. Or,
les chiffres môme élevés que nous citions, indiquent bien le
nombre de bœufs pouvant se trouver sur le sol de la Saintonge
à un moment donné, mais ils sont tout à fait insuffisants pour
donner une idée de ceux qui passent pendant une année dans
le pays, et qui font l'objet de ce mouvement commercial auquel
1. Géographie pittoresque et monumentale de la France. Aunis, Saintonge et
Angoumois. Paris, Flammarion. D'après .Joanne, Charente-Inférieure, p. 36 « en
1900 on comptait 38.326 chevaux (de bonne race), 3.526 Anes et 1.425 mulets,
173.70'j animaux de l'espèce bovine, 266.167 moulons».
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 21
nous faisions allusion. Ces chiffres, il faudrait les doubler, sinon
les tripler, pour approcher de la vérité.
D'après leur nature, les prairies de la Saintonge se divisent
en quatre catégories :
1° Prairies de la vallée de la Charente;
2° Prairies des vallées de ses affluents ;
3° Marais, soit de littoral, soit de l'intérieur du pays ;
i° Prairies artificielles.
Quelques chiffres fixeront les idées sur leur importance res-
pective. Voici, pour la Charente-Iuférieure (et, abstraction faite
des marais du littoral, la proportion est sensiblement la même
en Charente), la statistique de 1882 :
Marais (littoral seulement] 70.000 hectares
Prés naturels 15.000
Prés artificiels 12.000 —
Les prairies l de la vallée de la Charente forment à elles seules
une grande partie des prés naturels proprement dits. Dans les
deux départements de la Charente et de la Charente-Inférieure,
ce fleuve a un cours de 315 kilomètres. Cela veut dire que, pen-
dant 315 kilomètres, se succèdent sans interruption des prairies,
très variables, il est vrai, au gré des coteaux qui les bordent,
mais qui souvent atteignent plusieurs kilomètres de largeur.
Elles occupent l'ancien lit du fleuve, composé de terrains
d'alluvion fertiles. La récolte de foin y est abondante. On les
fauche en effet presque toutes, du moins celles qui sont soumises
à la vaine pâture. Aussitôt après, on y mène paître les animaux.
Malheureusement, en août, et durant la première moitié de
septembre, il n'y a guère d'herbe. Ces mois sont très secs en
Saintonge. La moyenne des pluies y est inférieure à celle du
reste de la France. Elle n'est à La Kochcllc que de0,u,626,
tandis que la moyenne générale est de 0m,7"0. Aussi, pendant
tout l'été, on est obligé de nourrir en partie les bêtes a l'étable
avec des plantes fourragères. Vers la fin de septembre, les prai-
1. « Les magnifiques prairies naturelles des bords de la Charente où croissent
des foins très estimés. » Joanne, Géogr. de la Char.-Inf., p. 37.
2-2 LE TYPE SAINTQNGEAIS.
ries reverdissent, et les animaux y trouvent jusqu'aux gelées,
c'est-à-dire jusque vers la Noël, une herbe abondante. La proxi-
mité de la mer et l'absence de montagnes susceptibles d'arrêter
les nuages chargés d'eau, expliquent cette sécheresse, qui diffé-
rencie profondément nos prairies de celles de Normandie ou
même du Limousin. Elles se prêtent moins à la diminution du
travail de l'homme, puisque les produits de la culture sont né-
cessaires ici pour alimenter les animaux. Ce n'est plus de l'art
pastoral pur.
Ces prairies, assez généralement, sont soumises à la vaine
pâture. Dans quelques endroits, cependant, elles sont mieux
appropriées. Elles changent alors de nom et s'appellent prés.
Pour des raisons particulières — proximité d'un village, d'une
route — les propriétaires se sont clos. Un fossé généralement
mitoyen, planté de chaque côté de haies vives, sépare les hé-
ritages. Ces haies sont formées d'aubépines mêlées de chênes,
de frênes, d'ormeaux et de peupliers. Les aubépines forment
le bas de la haie, s'opposant au passage des animaux. Les
frênes, coupés à 2 mètres environ du sol, prennent le nom de
têtards et fournissent du bois de feu. Enfin les chênes, les or-
meaux et les peupliers alimentent les scieries dont nous avons
parlé. Ces prés sont assez bien soignés, on y met quelques
engrais, car on est sûr de profiter de tous leurs produits. Ils
offrent aussi le très grand avantage d'être clos, et souvent les
animaux y passent la nuit.
Malheureusement, la plupart des prairies sont soumises à la
vaine pâture, « vainc », disent les vieux auteurs, parce qu'elle
est maigre (vacua). Voici en quoi consiste ce droit. C'est la in-
culte, pour chaque habitant de la commune, et pour tout proprié-
taire d'une fraction de terre dans cette commune, de faire paître
son troupeau, sitôt la récolte de foin enlevée, dans tonte l'éten-
due de la prairie. En fait, comme la pâture n'est pas très riche.
on ne se préoccupe guère de régler minutieusement la manière
d'en jouir. On se contente de fixer l'époque où elle commence
et celle où elle huit, et de l'interdire à certains animaux (bre-
bis). Le maire est chargé de ce soin. Quant à savoir si l'habitant
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 23
envoie un nombre d'animaux proportionnel à la quantité de
terrain qu'il possède, on n'en a cure, et la chose du reste ne
serait guère facile, car, seconde particularité, ces prairies sont
extrêmement morcelées, plus peut-être encore que les coteaux
voisins.
Rien ne se prête mieux à la division qu'un pré. Aussi a-t-on
été dans cette voie aussi loin que possible. 11 y a des lopins
infimes de deux longueurs de faux.
Donc, d'un côté, extrême division du sol; de l'autre, persis-
tance de la communauté pour le pâturage. Les deux faits sont
connexes. Le morcellement empêche chaque propriétaire de
pouvoir faire pâturer son bétail sur sa propre terre. Le phéno-
mène, du reste, est plus général et se retrouve dans presque
toutes les vallées du bassin de la Loire. Seulement, tandis que,
dans certaines vallées du bassin de la Loire, cette vaine pâture
parait jouir d'une telle popularité, que, d'après M. Ardouin-
Dumazet, le paysan, quoique assez timoré d'ordinaire, ne crain-
drait point de verser son sang pour la défendre, — ici, elle est
quelque chose de très gênant que l'on supporte malgré soi. 11 y
a là une différence essentielle à noter, due à une exploitation
plus commercialisée. La vaine pâture, spontanée à l'origine en
Saintonge, est aujourd'hui forcée. En effet, le propriétaire qui
veut se clore se heurte â une impossibilité matérielle presque in-
surmontable : l'enclave. Chaque morceau de pré est une ile iso-
lée du chemin par la terre du voisin. La route est à 100, -200,
1.000 mètres. Pour rentrer sa récolte, et rejoindre la route, on
passe sur la parcelle qui vous précède et ainsi de suite, à charge
de réciprocité. Comme les récoltes se font à peu près à la même
époque, cela n'est pas très gênant. Touche-t-on au chemin, ce
qui est assez rare, on ne peut encore se clore sans enlever son
passage à celui qui est derrière soi. Il faut alors lui laisser uu
chemin, mais souvent il serait presque aussi grand que le pré
qu'il s'agit de clore.
Ce mode d'exploitation du sol ne manque pas de pittoresque.
Il maintient ces grandes prairies, dépourvues d'arbres, que tra-
verse paresseusement la Charente, et que bordent, dans le Loin-
24 LE TYPE SAINTONGEAIS.
tain, des coteaux bleuâtres à la luxuriante végétation. Mais
quelle triste tenure du sol! Peu d'engrais et pas de soins. Le sol
est bosselé, inégal, difficile à faucher, et ce système durera
vraisemblablement bien longtemps encore. Il profite cependant
aux petites gens, aux moins capables, qui, grâce à lui, peuvent
nourrir, tant bien que mal, une ou deux vaches et quelques
chèvres.
Des législateurs, qui ne connaissaient probablement pas très
bien ces prairies, ont voulu supprimer la vainc pâture. Ils ne se
doutaient pas que des causes très profondes, quoique différentes
suivant les lieux, tendaient à la maintenir. La loi nouvelle n'a
rien supprimé du tout. En effet, ou les communes n'ont même
pas essayé de l'appliquer, et c'est le cas en Saintonge, ou les
protestations des habitants ont été telles, qu'on a dû s'arrêter.
La loi fut du reste rapportée très peu de temps après sa promul-
gation, et les mesures qu'elle édictait sont aujourd'hui, d'obli-
gatoires, devenues facultatives.
Après la Charente viennent, avec leurs vallées, ses nombreux
affluents, aux noms tantôt gracieux, tantôt bizarres : le Brouil-
lon, la Sonnette, le Son grossi de la Guirlande, l'Antenne, la
Touvre, la Seugne ou Sévignc, le Bramerit, la Boutonne, l'Ar-
noult, etc.. En général, les prairies qu'ils arrosent sont plus
humides, plus fertiles, que celles de la Charente. Elles sont aussi
mieux appropriées; la vaine pâture n'y existe pas. — Quelques-
unes même sont transformées en jardins potagers où l'on fait
une importante culture maraîchère. La vallée de l'Arnoult, par
exemple, est presque entièrement consacrée à la culture de
l'artichaut.
Avec les nuirais, nous arrivons à quelque chose de tout à fait
différent. Il ne faudrait pas du reste que le nom portât à la con-
fusion. Ce sont aujourd'hui d'excellentes prairies, parfaitement
desséchées, où pousse une herbe excellente. Nous parlerons
d'abord de ceux du littoral, de beaucoup les plus importants.
Formés d'alluvions ' que la mer détache des côtes de Bre-
1. Nous sommes peut-élre an peu trop aflirmatif's. car les géologues discutent en-
core vivement cette question: d'aucuns prétendent que ces marais seraient dus à
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 23
tagne, ils sont de création récente et augmentent chaque jour.
Au xvie siècle, la mer baignait Brouage. Maintenant, du haut de
ses remparts, on ne voit que des prairies; la mer est à plus de
5 kilomètres. En 1620, aux pieds de la tour de Broue qui est à
1G kilomètres S.-E. de Marennes, on construisait des bâtiments
de 40 tonneaux. De même Hiers-Brouage, bâtie sur une colline
isolée au milieu des marais, était probablement autrefois une
île. Lors de notre passage, nous vimes en effet, sur une vieille
maison, les armes de la ville : un beau vaisseau chargé de toiles,
prêt à prendre le large. Maintenant la mer est bien loin.
Ces marais s'étendent entre Marennes, Saint-Just, Soubise,
Bochefort. Vers 1860, on les évaluait à 20.000 hectares seule-
ment. Aujourd'hui ils atteindraient 80.000 hectares, et ce chiffre
serait, parait-il, encore inférieur à la réalité. Si ses dépôts con-
tinuent régulièrement, on pourra prévoir bientôt l'époque où
l'île d'Oléron sera réunie au continent, dont quelque perturba-
tion la détacha sans doute jadis. Nous visitâmes ces marais au
mois de mai, c'est-à-dire à une époque où il est facile de juger
la richesse herbagère d'un pays. Ils forment alors une immense
plaine verte que coupent uniquement quelques canaux et quel-
ques routes, routes bordées de petits arbres chétifs, tout courbés
sous le vent d'ouest qui souffle presque constamment. Point
d'habitations, si ce n'est, de temps à autre, la cabane d'un gar-
dien de troupeaux chargé des animaux d'un propriétaire habi-
tant souvent fort loin. Les bêtes paissent en liberté. En effet, et
c'est là le premier caractère de ces marais, ils sont tous clos, et
les clôtures consistent en fossés. La nature du sol a rendu cet
aménagement nécessaire. De petits canaux le sillonnent en tous
sens et permettent l'écoulement des eaux. Chaque marais est
une sorte de presqu'île reliée à la route par un passage étroit
que ferme une barrière. La clôture est parfaite, mais rend la
un exhaussement du sous-sol, ce que le populaire traduit pittoresquement en disant
qu'ici la « banche (pierre) croit ». A notre point de vue, du reste, la chose ;i peu
d'intérêt. Le phénomène est général dans cette partie de l'Océan ; plus au Nord, dans
le golfe de l'Aiguillon, on évalue à environ 30 hectares l'accroissement annuel du
sol.
■2C> LE TYPE SA1NÎ0NGEAIS.
circulation fort difficile. Inutile de dire que la vaine pâture n'a
jamais été en usage ici.
Cet aménagement nécessite un certain entretien. Il faut sou-
vent réparer les fossés. On entasse la vase qu'on en retire sur
les bords, de sorte que chaque « prise » de marais a un peu la
forme d'une cuvette. Les rebords sont appelés bosses, et l'herbe
y est de meilleure qualité qu'au centre, où l'eau s'amasse dès
les premières pluies; en revanche, à cause de l'humidité, le
centre conserve l'herbe plus longtemps.
En ce moment, le marais a vraiment bonne mine. Nous en-
trons dans une « prise », et l'herbe nous monte à mi-jambe.
Elle est très épaisse. La supériorité de ces prairies sur celles de
la haute Saintonge est évidente. Elles pourraient maintenant
rivaliser avec celles de la Normandie. Les animaux, vautrés dans
l'herbe, n'arrivent pas à la manger toute. Mais, dans quelques
mois, la situation va changer : le soleil d'août, aidé de l'air de
la mer, brûlera l'herbe; les nuages chargés d'eaux passeront
sans s'arrêter, et on devra retirer les animaux de ces prairies,
qui ne leur fourniraient plus une nourriture suffisante.
Mais, pendant la plus grande partie de l'année, ce sont de si
riches pâturages que, du cœur de la Saintonge, bien au-delà
de Saintes qui est à plus de U) kilomètres, on envoie des ani-
maux y faire une saison. Un maquignon, habitant près de
Saintes, nous assurait qu'il possédait dans ces marais, tant
comme propriétaire que comme fermier, plus de 70 hectares de
terrain. On comprend facilement que le prix de location en
soit élevé. Il dépasse souvent 120 francs l'hectare.
La partie voisine de la mer. et aussi celle qui est au centre,
se trouvant éloignées des villages, servent à l'élevage. On y met
les jeunes animaux, et on ne s'en occupe que pour venir de
temps à autre constater leur progrès. On y engraisse aussi des
bœufs et des vaches; après une saison, ils sont en bonne forme
pour la boucherie. Ce sont surtout des maquignons et de gros
fermiers des alentours qui sont ici propriétaires. Habitant sou-
vent fort loin, il leur serait peu commode d'\ envoyer leurs
vaches laitières. Mais, sur le pourtour, là où le marais touche
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXEBA. -27
les terres cultivées et les villages, on l'exploite pour le lait, et
de puissantes laiteries se sont créées à proximité. On laisse les
animaux errer continuellement dans la prairie, et on se con-
tente d'aller matin et soir les y iraire. Dans la Haute Saintonge,
au contraire, on doit toujours les soigner à l'étable, et leur don-
ner des plantes fourragères qui, seules, leur permettent d'avoir
une quantité raisonnable de lait.
Ces marais sont si prisés qu'en une foule d'endroits — le
phénomène est intéressant à noter — les gens du pays ont été
dépossédés par des propriétaires assez éloignés, mais plus ri-
ches. On nous avait signalé le fait à Marennes. Nous en eûmes
une sensation très nette à Brouage, qui est au centre du marais.
Brouage! Quelle tristesse ce nom éveille dans l'esprit de tous
ceux qui ont contemplé cette cité d'autrefois. Comme Bruges,
comme Aiguës, elle évoque spontanément l'épithète de morte.
Le titre de Seigneur de Brouage était un de ceux dont Biche-
lieu se parait avec orgueil. Elle eut ses notables commerçants,
ses marins et ses guerriers, si l'on en croit les dalles de pierre
de sa pauvre église. Mais le temps n'est plus où Champlain s'em-
barquait là pour le Canada, celui où les Bochelais, jaloux de
cette rivale, coulaient soixante navires dans son port.
Le phénomène qui se passe à Brouage a été autrefois géné-
ral sur les cotes de Saintonge. Jadis, sur tout le littoral, s'éche-
lonnaient des villages aujourd'hui disparus, et dont on lit le
nom avec étonnement dans les vieux auteurs. De ces villages
peu connus, on ne s'est guère préoccupé; mais il fallait expli-
quer l'anéantissement progressif de Brouage, ville importante :
l'insalubrité du climat et les révolutions parurent suffisantes.
Elles n'étaient point cependant les principales causes du déclin
actuel. Une plus importante était celle-ci : la formation sociale
des habitants de ces villages les rendait impropres à la culture
et même à l'art pastoral. C'étaient des pêcheurs côliers aimant
mieux abandonner leur foyer que Leur atelier, et qui, eue un-
séquence, suivaient la mer dans son recul. D'où venaient ces
pèchcurs?H est difficile de le savoir. Peut-être appartenaient-ils
à la race autochtone refoulée par les Celles vers la mer, au bord
28 LE TYPE SAINTONGEAIS.
de ces marais insalubres en voie de formation. Peut-être étaient-
ils de la race de ces Aulni, qui, d'un rocher perdu dans les
sables, tirent La Rochelle, et qui, lorsque la nature les dotait
de ports, devenaient capables de négoce et de pêche (Marennes,
Brouage). En général, ils aimaient mieux abandonner leurs de-
meures que de changer de profession. Les Brouageais ont fait
de même, et leur ville, par suite de rémigration et de la faible
natalité, est en train de disparaître.
Mais ces marais ne sont pas les seuls. Il y en a beaucoup
d'autres qui jouent avec d'autres régions un rôle identique.
Certains ne sont qu'imparfaitement desséchés, mais la plupart,
malgré le nom, produisent d'excellente herbe. Nous citerons
ceux de Courcoury au nord-ouest de Saintes, formés par les
bras de la Seugne, ceux de la Boutonne, ceux de la Petite Flan-
dre au nord de Rochefort, etc.. C'est autour de ces derniers
que semble se grouper actuellement l'élevage du cheval. Ar-
dilliéres, Muron, Surgères, Aigrefeuilles, etc., sont les prin-
cipaux centres de cette industrie. Ici, plus de vaine pâture, mais
des propriétés strictement limitées.
Enfin il y a les prairies artificielles. En 1860, M. Léonce de
Lavergne remarquait déjà leur étendue. Elles ont bien augmenté
depuis le phylloxéra. Dans certains endroits, autour d'Archiac
par exemple, qui est au centre du pays de la « fine Champagne »,
elles ont remplacé les vignes. Les statistiques accusent très net-
tement ce mouvement; mais, comme il est en somme tout ré-
cent, il y apparaît bien inférieur à la réalité. Quelques excur-
sions dans des pays que nous connaissons bien, et les avis de
propriétaires compétents, ne laissent aucun doute. Voici quel-
ques chiffres :
En 1882. En 1887.
Marais 70.000 hectares. Marais 70.000 hectares.
Prés naturels. . 7i.GM — Prés naturels. 83.000 —
Prés artificiels. . 11.671 — Prés artificiels. 38.507 —
Nous ne savons pas trop comment les prairies naturelles ont
pu augmenter aussi considérablement, mais nous ne sommes
LA SAINTOXGE AVANT LE PHYLLOXERA. 29
pas surpris que les prairies artificielles aient triplé dans ces
dernières années.
Ces prairies sont faites en luzerne, sainfoin ou trèfle. On sème
ces graminées après une récolte de blé. La luzerne surtout
réussit fort bien; elle donne plusieurs coupes par année. Mais
il est dangereux d'y laisser paitre les animaux qui peuvent
être victimes de phénomènes demétéorisation. La mode est main-
tenant à un mélange d'auge (brome) et de trèfle; la tige de
l'auge, très résistante, soutient le trèfle, plus disposé à se cou-
cher. On obtient ainsi des prés produisant une herbe excel-
lente et très fournie.
Les Saintongeais avaient donc à leur disposition un produit
naturel considérable, susceptible même d'être augmenté par la
création de prairies artificielles, si le besoin s'en faisait sentir.
L'herbe servait à nourrir des bœufs, des vaches, des chevaux
et des moutons. Socialement l'influence de ces diverses espèces
a été très inégale, bien qu'elle se soit toujours produite dans le
même sens.
Celle du bœuf a été de beaucoup la plus caractéristique.
Le Saintonge était, la chose est encore exacte de nos jours
du reste, un lieu de passage pour le bœuf. En général, il n'y nait,
ni s'y engraisse, il s'y développe.
Voici comment. Toute la culture, est faite avec des bœufs. Le
cheval comme animal de labour est presque inconnu ici. Et
chaque propriétaire, même celui qui n'a qu'une très petite ex-
ploitation de k ou 5 hectares, possède sa paire de bœufs. Le
travail à la bêche est peu pratiqué, on le trouve trop pénible.
Mais ces bœufs, le petit propriétaire ne peut les conserver toute
l'année. Il n'aurait pas pour cela les fourrages nécessaires. Il
n'aurait pas non plus suffisamment de travail pour les occu-
per. Aussi les vend-il en principe en décembre ou janvier, dès
que les principaux travaux de culture sont finis, et il ne les
remplace qu'en mai ou en juin, quand il s'agit de rentrer les
récoltes.
Certains font ce changement plusieurs fois par an. Ils achè-
tent des bœufs maigres, les laissent se « refaire » chez eux,
.'{0 LE TYPE SAINTONGEAIS.
grâce à une nourriture abondante et substantielle, et à un
travail modéré, puis les revendent quelques mois après, « en
prenant sur eux un petit bénéfice ».
Même système dans les exploitations plus importantes, avec
cette différence qu'on opère sur plusieurs paires de bœufs, et
qu'on en conserve toujours une ou deux, pour les travaux cou-
rants de la ferme. Ce trafic porte toujours sur de jeunes ani-
maux, où tout ou moins sur des animaux encore dans la pé-
riode de leur développement. On sait qu'elle dure longtemps
pour le bœuf. Grâce à ce système, le paysan saintongcais
trouve le moyen de faire son travail, et de réaliser en plus un
bénéfice sur la revente de ses animaux, au lieu d'avoir à sup-
porter, comme avec le cheval en général, l'amortissement du
capital animal.
C'est de ce commerce d'animaux (car en définitive, on le voit,
c'est un véritable commerce) que le paysan tirait souvent le
plus clair bénéfice de son exploitation, la vigne exceptée. En
effet, le bœuf est bien soigné, il n'est soumis qu'à un travail
modéré (il n'a pas affaire, loin de là, à un bourreau de tra-
vail) ; sur ce sol calcaire, il prend du corps, se fait des os, se
développe en un mot. Mais l'herbe n'est pas assez abondante
pour l'engraisser. Aussi se contente-t-on de le mettre et) état,
c'est-à-dire à l'engrais, et ce sont souvent les pays dont il est
originaire qui se chargent de ce soin. Etrange destinée que celle
de ce bœuf auvergnat, poitevin ou même limousin, qui vient
grandir en Saintonge, s'engraisse dans le Poitou, la Normandie
ou l'Anjou, et va mourir à Paris!
Il n'est pas rare pour nos Saintongcais de réaliser un bénéfice
de 100 ou 150 francs par paire de bœufs, quelquefois plus,
quand ils ont été « bien achetés ». Aussi les marchés et les foires
sont-ils une f/rosse affaire : on les fréquente, et on les suit, même
si on n'a rien à y faire, uniquement pour se tenir au courant
des cours, pour le plaisir de voir se conclure les marchés. On
applaudit intérieurement (car le Saintongcais n'est guère dé-
monstratif) aux bonnes ruses: on les médite, en attendant de
pouvoir les essayer à son tour.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 31
Du reste, on le comprend par ce que nous venons de dire,
cette habileté commerciale est une nécessité, presque une ques-
tion de vie ou de mort pour le Saintongeais. Et nous nous sou-
venons des doléances d'une paysanne qui, au cours d'un inter-
rogatoire monographique que nous lui faisions subir, se plaignait
amèrement que son mari ne « sût ni acheter ni vendre ». Il
était une rare exception, ce qui était d'autant plus malheureux
pour lui.
En général, notre Saintongeais s'habitue de bonne heure à
évaluer rapidement et exactement la valeur des animaux. Il ne
s'agit pas en effet d'une opération que l'on fait rarement, d'a-
nimaux que l'on conservera s'ils vous plaisent, et sur lesquels,
une légère différence de prix, payée en trop, importe peu. Il
s'agit au contraire d'une opération normale, fréquente, d'ani-
maux qui n'ont pas la valeur personnelle qu'on leur reconnaît
parce qu'ils font « votre affaire », mais d'animaux destinés à être
sous peu revendus et passés sous l'œil expert et impitoyable des
maquignons. Aussi, sous cette nécessité, nos Saintongeais sont-ils
devenus de vrais maquignons. Ils en ont acquis, les finesses, les
ruses, les roueries, et cela aura une influence énorme sur le
type saintongeais. Il apprendra à cacher sa pensée, à s'envelop-
per de froideur, d'impassibilité, à ne jamais donner de réponse
nette ni précise; il deviendra très proche parent du Normand, et
pour les mêmes raisons...
Le coup d'œil de tous ces gens, paysans et marchands est ad-
mirable. Combien de fois nous nous sommes amusés, accompa-
gné d'un de nos amis, propriétaire avisé, à suivre en foire les
ébauches de transaction. Notre étonnement était toujours
extrême de les voir, paysans ou professionnels, jauger en quel-
que sorte d'un rapide regard les bêtes à vendre, tout en passant
une main négligente sur la croupe, et arriver à 5 ou 10 francs
près à la même estimation, pour des paires d'animaux dont la
valeur peut aller de 900 à 1.200 francs.
Avec ces habitudes de trafic, de renouvellement périodique
des animaux, on comprend que les foires de Saintonge soient
des plus animées. Il s'y fait de nombreuses transactions. Il j a
32 LE TYPE SAINTONGEAIS.
un grand nombre de maquignons, soit du pays, soit des pro-
vinces voisines, qui viennent ou importer ou exporter des animaux
dans les conditions que nous indiquions. Ces bœufs viennent du
Poitou, bœufs couleur grain de blé, ou de l'Auvergne, bœufs
roux, ou encore du Limousin. Niort est une foire des plus im-
portantes, car elle est au centre d'une contrée agricole très éten-
due, à proximité de la Saintonge avec des communications
faciles, même avant les chemins de fer.
Avec les autres animaux, vaches, chevaux, moutons, on ne
retrouve plus cet achat pour revendre, si particulier. En géné-
ral, ils constituent un produit de la ferme que l'on vend comme
un autre produit. Aussi, bien que poussant le type dans le même
sens, ne le font-ils pas avec la même intensité. Leur influence
n'est pas à négliger cependant, en un pays où l'herbe est si
répandue.
Quelques précisions sont nécessaires pour chacune des espèces
indiquées :
D'après les statistiques, le nombre des vaches est supérieur à
celui des bœufs. On les achète en vue de la production du lait,
on les élève; et si elles conviennent, on les conserve naturelle-
ment plusieurs années. Le point de vue est tout différent de
celui auquel on se place pour les bœufs.
La vache dans la ferme ancienne que nous avons décrite, te-
nait la place que l'on peut deviner. Elle fournissait du lait con-
sommé sur place, ou transformé en beurre pour le marché voi-
sin, suivant les circonstances ; de temps à autre on élevait quelque
veau bien venu. Il faudra attendre la création des beurreries
coopératives, pour que le rôle de la vache devienne vraiment
intéressant.
L'élevage du cheval a eu aussi une importance considérable
dans ce pays, tout en restant inférieur cependant à celui du
bœuf. La Saintonge nourrit une race estimée. Et il y a un haras de
l'État à Saintes, une école de dressage à llochefort, des haras par-
ticuliers àMuron, Ardillières, etc.. Dès le xvn'' siècle, Louis XIV
favorisait lui-même cet élevage. Il établissait, le 1*2 août 1G8.">,
trois marchés francs, de chevaux, à Rochefort, pour développer
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 33
leur production « dans le pays d'Àulnis et les marais de Tonnay-
Charente, dont le territoire est fertile et commode '... » « Les
chevaux de l'Aunis et de la Saintonge sont excellents, et les habi-
tants en tirent un grand profit ; on peut compter tous les ans sur
2.000 poulains au moins.2, » écrivait Bégon en 1698, dans son
mémoire sur la généralité de La Rochelle.
Ce qui dominait, c'était le propriétaire ayant une poulinière
et vendant le poulain chaque année vers l'âge de six mois. Et
encore, ce type était-il assez restreint. En etiét, il comporte une
exploitation relativement grande, où la jument puisse rendre
certains services et être nourrie sans qu'on s'en aperçoive trop.
Elle ne se comprend pas dans ces petites exploitations d'une di-
zaine d'hectares, si fréquentes dans le pays. Le régime de la
petite propriété, souvent même de la très petite propriété, a été
une des principales raisons qui ont entravé le développement de
l'élevage en Saintonge.
D'un autre côté, le cheval donnait lieu à des transactions beau-
coup moins nombreuses que le bœuf. Le poulain est un produit
de la ferme dont on se défait comme d'un autre produit; ce
n'est plus un objet que l'on achète pour revendre. La vente elle-
même est assez simple. Elle porte sur un jeune animal, dont le
prix à cet âge est assez facile à fixer, et sur lequel la ruse et l'ha-
bileté commerciale peuvent beaucoup moins se donner carrière,
que lorsqu'il s'agit d'animaux plus âgés.
Ce n'est pas à dire que le spécialiste du cheval n'apparaisse
pas en Saintonge. Si, il existe même à un point complet. 11 y a un
certain nombre de propriétaires qui achètent de jeunes poulains,
et les élèvent avec les produits de leurs propres poulinières, en
vue de fournir l'armée principalement. Ce type s'est centralisé
autour de ces marais de Tonnay-Charente, déjà célèbres du
temps de Louis XIV et aussi de ceux de Maronnes. Surgères, Mu-
ron, Àrdillières, Saint-Jean-d'Angle, Saint-Just sont des centres
(l'élevage importants. Certains chevaux atteignent des prix éle-
vés, jusqu'à 10.000 francs, mais la moyenne varie entre 000 et
1. Archives de Saintonge et d'Aunis, t. VII, p. 444.
2. Art/tires de Saintonge et d'Aunis, t. if, |». 2;f.
34 LE TYPE SAINTONGEAIS.
1.500 francs. Lors de notre visite à l'École de dressage de Ro-
chefort, l'aimable directeur voulut bien faire défiler devant nous
ses pensionnaires; nous remarquâmes quelques bètes qui ve-
naient d'être achetées 3.000 francs pièce, pour la carrosserie de
luxe; la moyenne était de 1.300 francs. Avec les progrès de l'au-
tomobilisme, l'armée reste le principal débouché, pour ne pas
dire l'unique.
Une précision dans notre travail serait de faire la monographie
détaillée de cette partie de la Saintonge ; nous ne l'entrepren-
drons pas, car il nous faut avant tout débrouiller le type général,
sans nous perdre dans les détails. Il nous suffît, pour le moment,
de voir en quoi ces types spéciaux ont influé sur la formation du
type général. A ce point de vue, il nous suffit, croyons-nous, d'in-
diquer que le cheval a créé en Saintonge, sur certains points
favorisés, le type de l'éleveur spécialiste, dans la majorité
du pays de nombreux petits marchands de chevaux achetant
leurs produits aux propriétaires; qu'évidemment il a amené, lui
aussi, d'importantes transactions dans le pays; que l'influence
des gens vivant du cheval ou s'y intéressant s'est répercutée sur le
type social dans le môme sens que celle du bœuf. Mais elle a été
bien moindre, car le véritable paysan n'y était pas aussi direc-
tement intéressé. Il a toujours fait sa culture avec ses bœufs;
aussi le cheval n'a-t-il pu jouer le même rôle qu'en Normandie.
Nous nous souvenons de la difficulté que nous avons eue à ren-
contrer dans le centre de la Saintonge une famille agricole
ayant sa poulinière. Nous n'en avons trouvé une que sur une
ferme très importante, et encore le fermier ne s'en louait-il pas
beaucoup. C'est que, sauf autour des marais en question, l'éie-
vage est devenu, à l'heure actuelle, un véritable sport, à usage
dos gens riches. Ils y voient une distraction, un plaisir coû-
teux, mais un plaisir; ils ne craignent pas de faire venir de
bons reproducteurs de Normandie ou d'ailleurs; ils ont natu-
rellement de beaux produits bien soignés, obtiennent les
primes des concours1, et rendent l'élevage difficile aux pro-
1. On sait que les primes d'élevage, décernées aux meilleurs chevaux, sont sou-
vent le plus clair bénéfice du propriétaire.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 3")
priétaires ordinaires qui veulent y trouver un bénéfice...
Enfin le mouton (266.000, en 1900) réussit très bien sur ces
terrains calcaires si répandus en Saintonge. Pendant une grande
partie de l'été, il peut même paître dans les prairies naturelles
où l'herbe est courte et sèche. Il donne enfin de gros bénéfices.
On estime qu'il rend 100 % , c'est-à-dire qu'après avoir nourri une
année un troupeau de moutons valant 1 .000 francs, on a un produit
de 1.000 francs. Et cependant le Saintongeais ne développe pas
cet intéressant animal autant qu'il le mérite.
Il est vrai que l'extrême division du sol rend le passage d'un
troupeau important peu commode.
Ce mouton assez mal nourri du reste (si l'on ne dit pas, comme
en Touraine, qu'il aime la misère, on le lui prouve) vaut en
moyenne entre 25 et 35 francs. Ses produits sont assez généra-
lement destinés à la boucherie. La laine encore aujourd'hui est
en grande partie filée et employée à la maison ; c'est l'industrie
ménagère la plus résistante. Elle perd cependant chaque jour du
terrain, et la pratique de changer.au petit marchand du bourg
voisin la laine brute contre de la laine apprêtée se généralise
peu à peu.
La vente de ce mouton est délicate; aussi pousse-t-elle dans
le même sens que le bœuf. Un fait donnera l'idée de son impor-
tance, c'est que, dans chaque ville, un champ de foire spécial
lui est consacré.
La conclusion que nous pouvons tirer de cette première
partie est la suivante : la Saintonge peut être considérée comme
un pays de pâturage développé. Or l'herbe, comme toutes les
richesses naturelles, ne donne pas, on le sait, chez les peuples
qui en jouissent, une grande aptitude au travail, surtout au
travail pénible de la culture. Un notaire vantait un jour devant
nous une propriété qu'il avait à vendre, propriété située en
face d'une de ces prairies à vaine pâture, décrite il y a un
instant. Il disait : « C'est une bonne propriété, et une propriété
qui ne me donnera pas beaucoup de peine à vendre, car c'est
une propriété de paresseux; il n'y a qu'à ouvrir la porte
de l'étable, les animaux sont au pré, et le travail es! fait
3G LE TYPE SAINTONGEAIS.
Effectivement, la propriété, trouvait peu après acquéreur.
Cette importance de l'herbe en Saintonge sera pour beau-
coup, dans la paresse, l'indolence que l'on est assez unanime à
reprocher aux Saintongeais. Ces lantemiers de Saintonge, dit
d'eux Rabelais...; lanterner, signifie, être lent, irrésolu, traînard
en affaires, comme en paroles. Paresseux comme un ventre
rouge (surnom du Saintongeais), diront les gens de l'ouest, Ven-
déens ou Poitevins, plus entraînés au travail de la culture.
En revanche, l'herbe lui donnera par les transactions d'ani-
maux qu'elle nécessite, une partie de sa ruse, de sa finesse pro-
verbiale; nous verrons, en effet, que la vente de l'eau-de-vie
influera sur notre type dans le même sens. « Le Saintongeais né
malin, » encore un proverbe, en cours celui-là dans le Bordelais,
où il se cache à la fois de la moquerie, un peu de crainte et
d'envie. De là, les ressemblances de notre type avec le Nor-
mand.
Voyez ce paysan qui va déposer en justice. Bien malin sera
le président, s'il peut obtenir de lui une réponse précise, une
affirmation qui ne soit aussitôt suivie de tant de restriction
qu'il n'en reste presque plus rien. La question qui lui est posée,
l'embarrasse; il ne refusera pas d'y répondre, oh! non, certes!
mais avec combien de circonlocutions!... et de réticences ! Pour
une réponse ferme, il n'y faut point compter.
La vigne. — La vigne, avant le phylloxéra, qui fit son appa-
rition en Saintonge un peu après 1870, occupait environ le
quart du pays (1G9.000 hectares dans le département de la
Charente-Inférieure et 113.000 hectares dans celui de la Cha-
rente). Mais la valeur de ses produits, qui atteignirent en 1875,
la dernière bonne année, 11 millions d'hectolitres nets, dépas-
sant en général 10 millions d'hectolitres, était bien supérieure
à son importance comme étendue.
La culture de la vigne1, — c'est un phénomène social bien
connu, — est une des plus attrayantes et des plus aimées du
1. E. Dcmolins, Les Français d'aujourd'hui, p. 120. Ceci reste vrai, malgré la mé-
vente actuelle, qui a bien changé la situation cependant.
LA SAINTOXCE AVANT LE PHYLLOXERA. 37
Français. C'est que, pour un effort souvent minime, et qui n'a
pas besoin d'être complètement renouvelé, elle lui fournit un
produit très rémunérateur. Aussi essaie-t-il de l'acclimater par-
tout, parce que partout il a besoin de ses produits, et lui donne-
t-il, dès que les circonstances le permettent, un développement
considérable. Elle fait même reculer devant elle les autres
cultures, et devient ainsi la plus importante, la plus estimée,
celle qui a le pas sur les autres. On vante et on envie les pays
de vignobles, on les déclare de « bonnes contrées ».
En Saintonge, le lieu était particulièrement favorable à son
développement. Le relief du sol, d'abord : cette succession de
petites collines et de petits plateaux coupés par la Charente et
ses affluents. Or, le coteau est l'endroit de prédilection de la
vigne, à cette latitude, du moins1.
La nature du sous-sol ensuite, terrain de craie, ou calcaire
friable, se décomposant facilement sous l'influence de la pluie,
en une boue blanchâtre caractéristique. Là poussaient les
vignes les plus estimées, car elles donnaient la fine Champagne,
terrains improductifs du reste pour toute autre culture. Les
arbres n'y viennent que difficilement, et, à l'heure actuelle,
l'aspect de ces terrains, où la reconstruction n'a pas été faite, est
lamentable.
Ce terrain, un peu exceptionnel, s'étendait surtout entre le
Né et la Charente, et aussi sur la rive gauche du Né.
Le terrain dominant est la « terre de groie » , particulière,
avec ses silex, « ses pierres à fusils » provenant de la décompo-
sition du roc des collines dont elles occupent les flancs. C'était,
par excellence, le sol de la vigne : elle y réussissait admirable-
ment. Aujourd'hui les vignes nouvelles n'y peuvent résister ou
tout au moins y donner des produits rémunérateurs; elles y
souffrent de la chlorose, produite par un excès de calcaire.
Le sol des petits plateaux, et aussi quelquefois celui du
sommet des plateaux est formé « de varennes », terres argilo-
1. Fleuriau de Bellevae, État physique du département de la Charente-Infé-
rieure, La Hochellc, 1838, p. 83 et suiv. — Joanne, Géogr. de la Chafente Infé-
rieure, 1905, loc. cit. — Massiou, Hist. de Saintonge, t. I, p. 3.
'M LE TYPE SAINTONGEAIS.
calcaires ou argilo-sablonneuses, plus riches en humus, plus fer-
tiles. Les céréales y réussissent assez bien. Aujourd'hui, tous les
grands vignobles ont été établis dans ces terrains. La vigne
nouvelle exige, en effet, des terres plus fertiles que l'ancienne.
A ces qualités du sol, il faut ajouter un climat très tempéré.
Joanne, dans sa Géographie de la Charente-Inférieure, en donne
très exactement les raisons, et ces raisons sont à peu près les
mêmes pour la Saintonge : « Le département de la Charente-
Inférieure réunit les trois principales conditions d'un climat
tempéré, il est situé presque exactement à égale distance du Pôle
et de l'Equateur, puisque son canton ie plus méridional touche
presque le 45° de latitude. Il est bordé par la mer, qui a ce
privilège d'adoucir et d'égaliser la température des terres
qu'elle avoisine, et sur lesquelles elle envoie ses vents et ses
pluies; il n'a pas de montagnes, et l'on sait que moins un pays
est élevé au-dessus de l'Océan, moins il est froid. Enfin la plus
grande partie du département est formée par des calcaires, et
des craies, roches perméables qui laissent filtrer les eaux, et
qui, à latitudes et altitudes égales, sont beaucoup moins froides,
infiniment moins humides que les roches imperméables telles
que le granit. »
Tout ceci explique pourquoi les variations de température
sont rarement brusques. Peu de grêle, peu aussi de ces gelées
de printemps si néfastes à la vigne, puisqu'elles peuvent, en une
nuit, anéantir tout l'espoir de la récolte.
Enfin, cette vigne poussait alors presque sans eflorts. Point de
grands travaux préparatoires pour la planter, point non plus
de grands travaux d'entretien. Un trou à la barre dans le sol, la
taille, quelques labours, et la récolte était toujours abondante
et estimée. Les maladies cryptogamiques qui rendent aujour-
d'hui sa culture si difficile et si onéreuse, étaient inconnues.
Comme elle se contentait des plus maigres terrains, de terrains
improductifs môme pour toute autre culture, on comprend
l'énorme importance qu'elle prit bien vite en Saintonge, au
point de faire de la Charente-Inférieure, pendant de longues
années, le département français produisant le plus de vin.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 39
« D'après le Vignicole, recueil spécial, le département qui récolte
le plus de vin est celui de la Charente-Inférieure, où le produit des
vignobles est par année moyenne de 2.600.000 hectolitres. Les
départements qui viennent après, et dont les produits varient de
2 à 1.000.000 d'hectolitres, sont : la Charente, la Loire-Inférieure,
le Loiret, le Gard1. » D'après M. L. de Lavergne, en 18G0, cette
production avait considérablement augmenté puisqu'il l'estime
à 10.000.000 d'hectolitres et qu'elle atteignit, suivant certains,
en 1875, 14 millions d'hectolitres2.
C'est que, indépendamment de la facilité de la culture, une
autre cause, pour le moins aussi importante : la richesse du
produit, poussait sans cesse, dans la voie de l'augmentation de
la production. Il s'était trouvé, en effet, que ces vins de Sain-
tonge si abondants produisaient, une fois distillés, la meilleure
eau-de-vie du monde entier. Ce fut vers la fin du xvie siècle
que l'on commença de « brûler » les vins. De cette époque date
la renommée de Cognac. Jusqu'alors, nos vins étaient con-
sommés comme vins de table. En Angleterre, en Hollande, on
les y prisait fort:J, mais à partir du xvnc siècle, les vignerons
trouvent plus avantageux de les convertir en eaux-de-vie, et
la gloire naissante de la célèbre liqueur obscurcit bientôt rapi-
dement et complètement celle des vins qui la produisaient4.
Célébrité du cru, facilité de culture, commodités des com-
munications, tout favorisait donc la diffusion du produit sain-
tongeais. En 1800, M. Léonce de Lavergne estimait à l'énorme
chiffre de 75 millions de francs le revenu annuel du vignoble
charentais.
La fabrication de l'eau-de-vie était, elle aussi, des plus simples.
Chaque propriétaire était « bouilleur de cru », c'est-à-dire qu'il
distillait lui-même le produit de la récolte, à l'aide de l'appareil
1. Hugo, France pittoresque, année 1838, Charente-Inférieure.
2. Sans attacher plus d'importance qu'il ne convient à ces statistiques, qui sont du
reste loin de concorder entre elles, ce qui prouve qu'il y a des erreurs d'un côté ou
d'autre.
3. Voir chapitre ni, La Saintonge dans le passé.
't. Peut-être aussi a-l-on changé les cépages. Certains l'affirment, et cela est vraisem-
blable.
40 LE TYPE SAINTONGEAIS.
classique que tout le monde connaît. 11 se compose essentielle-
ment d'une chaudière qui reçoit le vin. On l'y chauffe, et ses
vapeurs, passant dans un conduit de cuivre, vont se condenser
à l'extérieur du chai, on disait ici de la « brûlerie ». Pour faci-
liter cette condensation, le conduit de cuivre fait plusieurs
tours sur lui-même, d'où son nom de serpentin, dans une pierre
creusée de petits canaux remplis d'eau fraîche. Le serpentin est
légèrement incliné en pente douce vers l'intérieur du chai, où
l'eau-de-vie vient d'elle-même tomber dans un récipient spécial.
On appelait « brouillis » le résultat de la première chauffe.
On <( brûlait » à nouveau ce brouillis, et l'on obtenait l'eau-de-
vie de consommation. Elle pesait alors de 70 à 80°. On la met-
tait dans des futailles de chêne ou de châtaignier, soigneusement
fabriquées, où elle vieillissait lentement. Elle ne devenait réel-
lement bonne à être consommée que lorsque la vieillesse et
l'évaporation l'avaient ramenée à hh ou 50°. Pour cela il fallait
de dix à quinze ans. C'était toutefois un placement de bon père
de famille, un placement de tout repos, puisque presque ma-
thématiquement, chaque année lui donnait une valeur nouvelle.
Mais cette opération de la distillerie, en elle-même si simple,
que nous venons de décrire en quelques mots, a eu sur le type
social une répercussion considérable. Elle a eu pour résultat de
faire monter le vigneron de Saintonge à un rang élevé dans
l'échelle de la Vigne. Et cela moins à cause de l'opération elle-
même de la fabrication si simple, qu'à raison des conditions
spéciales de la vente des eaux-de-vie.
Notre eau-de-vie n'est pas, en effet, un produit de vente
immédiate, ou tout au moius de vente immédiate avantageuse.
On a intérêt à la conserver de longues années dans son chai. Du
même coup, voilà notre vigneron obligé à une certaine écono-
mie, à une certaine prévoyance. On n'a plus devant soi ce type
du petit vigneron de Touraine par exemple *, toujours plus
au inoins à l'attente de la bonne récolte, souvent dépensée à
l'avance.
i. v. e. Demolins, Les Français d'aujourd'hui.
LA SAINTOXGE AVANT LE PHYLLOXERA. il
Mais ce n'est pas tout. Cette vente que Ion a intérêt à faire le
plus tard possible, ce n'est pas une vente facile, car elle va
rouler sur gros. Ce n'est pas à la légère que l'on se débarrassera
d'une de ces futailles pouvant valoir plusieurs milliers de francs.
Certaines vieilles eaux-de-vie de la meilleure marque ont été
vendus entre 2.000 et 3.000 fr. l'hectolitre1. Mais c'était souvent
aussi une denrée variant de prix suivant le goût de l'acheteur, sa
plus ou moins grande habileté à apprécier le produit. Toute la
finesse du paysan ne peut rien, par exemple, pour la vente de
son blé. Toutes ses ruses tombent devant l'hectolitre commune
mesure ; c'est le contraire pour la vente de ses animaux, et les
ruses des maquignons sont proverbiales. Il en était beaucoup
de même pour la vente de ces eaux-de-vie si différentes les unes
des autres, si difficiles à apprécier. Cette vente d'un produit de
luxe, d'un prix élevé par conséquent, susceptible d'être utile-
ment débattu, a eu sur le type saintongeais une influence de
même nature que la vente de ses animaux, mais une influence
plus grande, car l'eau-de-vie était le produit de beaucoup le
plus important; elle l'a porté à la ruse, à la dissimulation. Il
faudra y voir, en y joignant l'obligation où elle le mettait de
fréquenter les foires pour s'y tenir au courant des prix, une
des grandes causes de l'aptitude au commerce que nous au-
rons à relever comme une des caractéristiques du type sain-
tongeais.
Les effets ordinaires de la vigne se retrouvent ici, mais mo-
difiés, on le comprend. Ainsi la vigne amènera le morcellement.
« Les vignes si productives, dit M. L. de Lavergne, sont divisées
en d'innombrables parcelles ; c'est avec la plaine du Rhin, le
pays le plus morcelé de France. Les vignerons se disputent !<•
sol à des prix d'or, même depuis la maladie de la vigne, qui n'a
eu pour eux d'autre effet que d'augmenter leurs profits en
élevant les prix 2. Toutefois, comme le produit était fort riche,
1. Nous connaissons certains propriétaires de Segonzac. ou de Jarnac qui croient
vous (aire un cadeau, en vous vendant leur bonne eau-de-vie seulement 30 lianes le
litre au détail
2. Léonce de Lavergne, Économie rurale de la France depuis 1789.
•42 LE TYPE SAINTONGEAIS.
on avait, non pas un type de vigneron assez misérable en somme,
mais un type de moyen propriétaire très aisé, qui frappait vive-
ment le voyageur en Saintonge. « Cette richesse (l'eau-de-vie),
dit L. de Lavergne, se partage eu un grand nombre de proprié-
taires aisés, car les cotes de 30 à 300 francs ne sont nulle part
plus nombreuses. » Très peu de grandes propriétés, celles de
100 hectares, se comptent dans le département, mais beaucoup de
petites et de moyennes exploitations, avec des maisons blanches
et spacieuses, bien construites, avec les larges toits plats carac-
téristiques du style saintongeais que nous avons déjà décrites.
Cependant, on le voit immédiatement, ce type, qu'un mot,
celui de moyen, caractérise bien, eût été incapable de progresser
beaucoup par lui-même. Ce n'est pas ce paysan saintongeais
amoureux de ses aises et de sa tranquillité, ennemi des voyages
et craignant, jusqu'à ses derniers temps, de perdre son clocher
de vue, qui eût été capable de répandre son eau-de-vie dans
toutes les parties du monde.
On connaît l'anecdote suivante, que raconte M. Ardouin-Duma-
zet. Elle est célèbre dans le pays : « Pendant un concile,
Mgr Cousseau, évèque d'Angoulême, échangeait en latin des civi-
lités, avec des évèques venus de tous les coins du monde : prélats
à demi conquistadors, de l'Amérique du Nord, Grandeurs métis-
sées d'Indiens du Pérou, évèques d'Irlande. Chacun se présentait
en donnant le nom de son évêché. Pour la plupart des évèques,
ces titres de diocèse ne disaient rien. Angoulème notamment
était assez peu connu du haut clergé du Venezuela. Mgl Cousseau
eut une inspiration de génie :
« — Évèque de Cognac, dit-il.
« Et tous, évèques, archevêques, cardinaux, de s'écrier avec
un air d'envie et d'admiration :
« — Cognac! Cognac! Bon évêché! »
Comment le nom de Cognac, c'est-à-dire en définitive com-
ment l'eau-de-vie de la Saintonge a-t-elle pu devenir si univer-
sellement célèbre? c'est la question qu'il nous faut étudier.
On comprend immédiatement, après les explications que nous
avons données sur h1 lieu, (pic les facilités des communications
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. i.'{
sur lesquelles nous avons tant insisté, y ont contribué pour une
très large part, c'est ce que va confirmer le reste de cette étude.
Mais voyons comment les débouchés ont été organisés; quelles
gens les ont utilisés. En un mot, précisons le rôle des commer-
çants et leur influence.
La ville de commerce entre enjeu. Son étude ne doit pas être
séparée de celle du pays agricole qu'elle domine. En général, au
début, elle en est la résultante. Elle est le lieu d'échange entre
les produits agricoles qui seront exportés par son intermédiaire,
et les produits de consommation qui, par elle, alimenteront les
campagnes. Ensuite, il se produit une sorte de réaction; à son
tour, la ville développe le mouvement agricole, et ce sont ces
actions et réactions réciproques, qui poussent un pays dans la
voie du progrès.
Nous voulons nous borner à des généralités, donner en quel-
que sorte, brièvement, ce que l'on pourrait appeler la formule
sociale de la ville en Saintonge.
Le premier fait qui frappe vraiment et définitivement quand
on étudie le commerce en Saintonge, c'est que toutes les villes
un peu importantes sont situées sur la Charente ou sur ses
affluents. Il faut donc bien que le fleuve ait été la clef du com-
merce charentais. Nous trouvons échelonnées sur ses rives,
depuis Angoulême jusqu'à Tonnay-Charente : Chàteauneuf,
Jarnac, Cognac, Saintes, St-Savinien, Rochefort; sur la Seugne,
on remarque Jonzac et Pons; sur la Boutonne, St-Jean-d'Angély
et Tonnay-Boutonne ; ajoutez-y toute une série de petits ports
intermédiaires : Port-de-Lys, Portublé, Port-la-Pierre, Port-
Berteaux, Port-d'Envaux, Port-à-Clou, St-Savinicn-du-Port. A
chaque instant, sur les cartes détaillées soit de l'État-Major,
soit du ministère de l'intérieur, vous voyez marqué, à côté du
nom d'une petite bourgade, souvent inconnue, le mot port.
Le deuxième fait à noter, c'est qu'à part le commerce d'eaux-
de-vie et les diverses petites industries qui s'y rattachent, au-
cun commerce, aucune autre industrie, n'existe dans ces centres.
De toutes ces villes, de tous ces ports, le plus célèbre es!
Cognac, puisqu'il a donné son nom au produit. Deux choses
44 LE TYPE SAIN'TONGEAIS.
firent la fortune de cette petite bourgade, perdue au fond de la
Saintongc.
Tout d'abord, Cognac est situé au point extrême à partir du-
quel la Charente est commodément navigable l. Les négociants
avaient intérêt à remonter le plus haut possible à l'intérieur du
pays, pour en avoir tous les produits. Cognac devint leur dernier
et leur plus important comptoir.
A ces avantages, la ville joignait celui d'être le centre du pays
produisant la meilleure eau-de-vie. La petite Champagne ou fine
Champagne (v. carte viticole) 2, comprend la contrée autour de
Cognac s'étendant entre le Né et la Charente. Jusqu'à la crise du
phylloxéra, Cognac reste cependant une très petite ville, et les
autres agglomérations situées sur la Charente ou ses affluents :
Chateauneuf, Segonzac, Jarnac, Jonzac, St-Jean-d'Angély, Sain-
tes, etc., comptent de nombreux commerçants. Ce n'est qu'à
partir de la crise que le commerce tendra à se centraliser de plus
en plus à Cognac. Les commerçants éprouveront en quelque
sorte le besoin de se resserrer autour du grand nom commer-
cial. Là aussi étaient les plus gros commerçants, ceux ayant
des stocks d'eau-de-vie considérables leur permettant de mieux
résister, dans ces années particulièrement graves pour le pays.,.
De petits Cognacs s'échelonnaient donc, le long de la Cha-
rente, et de côté et d'autre, dans chaque propriété, dans chaque
village, allaient pomper les hectolitres d'eau-dc-vie que gar-
dait soigneusement le bon vigneron. Drainée de partout, par
terre et par eau, la précieuse liqueur arrivait à la Charente. Là,
en des barils soigneusement cerclés, chargée sur des gabarros
(grands bateaux plats traînés par des bœufs ou des chevaux, plus
tard par des remorqueurs à vapeur), elle descendait à Tonnay-
Charente, d'où, transbordée sur les fins voiliers, elle partait pour
les destinations les plus diverses. Quand ces navires étaient de
faible tonnage, ils remontaient jusqu'à Saintes et y chargeaient
directement les eaux-de-vie. Ce mouvement de batellerie entre
Cognac et Tonna y-Charente, pour être moindre qu'autrefois, esl
1. Voir carie Atlas Bazin et Cadet, pi. 12.
2. Voir Ardouin-Dumazet, Voyage en France, 15° série, p. 136.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. V.)
cependant encore important aujourd'hui. En 189G, il était de
G. 000 tonnes.
Un mot caractérise ce commerce : sa stabilité. C'est en effet
un commerce de longue haleine. Par la nécessité du stock,
l'eau-de-vie produit ici le même effet que chez le vigneron.
On ne s'improvise pas négociant d'eau-de-vie. Il faut avoir des
approvisionnements considérables, emmagasiner aujourd'hui
des eaux-de-vie qui ne seront vendues que longtemps après.
Indépendamment des énormes quantités courantes, on conserve
soigneusement dans chaque maison importante des « témoins »,
eaux-de-vie de différentes époques, qui servent de point de com-
paraison pour les achats futurs '.
Mais il nous faut insister un peu sur la capacité profession-
nelle de ces commerçants :
Par la nature de leur négoce, la prudence qu'il exigeait, la
longue prévoyance surtout qu'il développait (nous ne saurions
trop insister sur l'habitude de conserver très longtemps les eaux-
de-vie dans les chais avant de les vendre), par leur perpétuel
contact avec les pays étrangers, principalement avec l'Angle-
terre, par leur coutume d'y faire même de longs séjours, d'y
avoir souvent des enfants ou des gendres établis, enfin par
l'heureuse tradition que l'on avait de se transmettre les maisons
de commerce de père en fils, ils n'étaient point des marchands
ordinaires, de ceux qui, en vertu de l'instabilité professionnelle,
lâchent pied à la moindre difficulté, et se déplacent suivant les
fluctuations du marché. Il s'était formé dans tous ces petits ports
de la Charente, et principalement à Cognac, une sorte d'aristo-
cratie commerçante très particulière, une sorte de bourgeoisie
assez analogue, par certains côtés, à cette bourgeoisie rochelaise
décrite ici même par M. Périer. Elle n'était point due cepen-
dant aux mêmes causes. Il ne semble pas en effet, d'après les
exemples que nous avons sous les yeux, que, comme à La Ro-
chelle, les chefs de ces maisons aient été en majorité protestants.
l. La stabilité des fabricants de pianos, notamment, paraît également provenir de
la nécessité du stock de bois qu'ils doivent avoir, ils n'emploient 0,11e des l>"i> très
secs, très vieux, qu'ils ont conservés pendant de longues années.
46 LE TYPE SAINTONGEAIS.
•
En un mot, il n'y a pas eu ici une contrainte extérieure main-
tenant les jeunes gens au comptoir, mais au contraire un attrait
particulier qui les poussait vers le commerce.
Ceci mérite d'être expliqué. 11 y a là un fait intéressant à
noter, et qui du reste se retrouve plus intense à Bordeaux. Dans
cette dernière ville, comme à Saintes et surtout à Cognac et à
La Rochelle, le négoce, suivant l'expression un peu vulgaire
mais si expressive, tient le haut du pavé. La raison n'en est
pas uniquement dans ce fait que les commerçants pouvant ga-
gner, en général, plus d'argent que les gens adonnés aux pro-
fessions libérales, se trouvent amenés à en dépenser davantage,
et à être placés par la force des choses au premier plan. Non, il
ne manque pas de villes où les commerçants enrichis restent
des parvenus. Ici ce type est assez rare. En général, ce qui do-
mine, ce sont des dynasties de commerçants aux familles nom-
breuses, dont les enfants, élevés d'une façon soignée, ayant
beaucoup voyagé, continuent tout naturellement le métier de
leur père. Us ne trouvent, en effet, aucun avantage à en sor-
tir, ni au point de vue mondain, puisque leurs familles donnent
le ton dans leur ville, ni au point de vue pécuniaire, puisque
leur commerce, ils le savent, leur rapportera certainement bien
plus que les professions libérales qu'ils voient exercer autour
d'eux.
Quoi qu'il en soit, ces commerçants étaient, au point de vue
des qualités générales, très supérieurs aux commerçants ordi-
naires dont les manières et les idées ne sont pas toujours en
rapport avec la situation de fortune. Il suffit, pour s'en rendre
compte, d'avoir habité ces villes, Bordeaux principalement, où
naturellement le phénomène est plus accentué, et où les com-
merçants forment vraiment une société spéciale, ayant ses
mœurs, ses lois et jusqu'à sa mode.
Des voyageurs un peu mordants ont voulu la caractériser
d'un mot, en disant d'elle qu'elle unissait La morgue britannique
à la faconde méridionale. Cela n'est pas tout à fait inexact
pour ses représentants un peu inférieurs. En Saintonge, nous
sommes plus loin du Midi, et le type n'y perd rien.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 47
Veut-on un exemple de ces véritables dynasties de commer-
çants? En voici un que nous empruntons à Y Intermédiaire. Il se
rapporte à une famille de Cognac, et non des moindres, qui,
depuis 1715, fait le commerce de l'eau-de-vie. Trouverait-on
beaucoup d'exemples d'une pareille stabilité, même en agri-
culture?
« Jean Martell naquit à Jersey. 11 vint s'établir à Cognac en
1715 et fit d'abord le commerce des vins de borderies, produits
surtout par le Colombard, cépage alors des plus estimés. Jean
Martell, fixé à Cognac, se rendit en 1723 à Guernesey et à Lon-
dres ; puis il fonda, à Bordeaux, la maison Martell, Fiot et Cie.
Quatre ans plus tard il centralise ses affaires à Cognac. En 1738,
il épouse la fille d'un médecin célèbre de Cognac, le docteur
L'Allemand. Il meurt en 1753. Sa veuve s'associe avec son
frère George L'Allemand, sous la raison sociale Vve Martell,
L'Allemand et Cie. En 1767, George L'Allemand se retire des
affaires et Mme VTe Jean Martell s'associe ses fils Jean et Frédéric
Martell. Elle meurt et ses deux fils continuent les affaires sous la
raison sociale de Jean et Frédéric Martell jusqu'en 1809, époque
de la mort de Jean. Le nouveau Code de commerce de 1807 in-
terdisant de conserver, dans une raison sociale, le nom des per-
sonnes décédées, Frédéric Martell s'associe avec ses fils Auguste
et Frédéric et son neveu, et continue les affaires sous la raison
sociale Frédéric, Auguste et Gabriel Martell avec la marque
J. et F. Martell. En 1890, M. Edouard Martell est devenu seul
propriétaire. »
On le comprend, de pareilles gens, solidement installés dans
le pays, riches, et continuant le commerce plutôt par tradition
que dans un esprit de lucre, ne devaient pas lâcher pied devant
une difficulté, quelle qu'elle soit. Ils étaient admirablement
outillés pour assurer à ce pays les débouchés les plus lointains.
Sans doute, l'exemple que nous venons de citer est exceptionnel,
mais bon nombre de maisons remontent loin. Ce sont des quar-
tiers de noblesse dont elles se font gloire. La maison Hennesy
date de la fin du xvn8 siècle. La maison Augier frère et C'°
fut fondée en 16V3, Marie Brizard et Roger en 17.V>. On ne
48 LE TYPE SAINT0NGEAI3.
compte plus celles qui furent créés de 1820 à 18V0. Ces exem-
ples prouvent bien la stabilité de ce commerce, son caractère
traditionnel. Ils montrent aussi la facilité qui en résultait, pour
lclils, de succédera son père, facilité qui doit être comptée pour
beaucoup dans cet attachement au métier que nous constations
tout à l'heure,
A l'influence prépondérante de ces grands commerçants pour
le développement de la Saintonge, il faut ajouter celle de La
Rochelle, et du principal acheteur des produits charentais, l'An-
gleterre.
Avec La Rochelle, la mer entre en jeu. Son rôle fut à son
apogée vers la fin du xvmc siècle, pour aller peu à peu en
diminuant, à mesure que la décadence de cette grande ville
commerciale s'accentuait peu à peu. L'eau-de-vie rendue à
Tonnay-Charente, il fallait la porter dans les pays ouverts au
commerce saintongeais, dans les comptoirs même que quelques
puissants négociants pouvaient avoir en Angleterre ou en Hol-
lande. Les négociants de Saintonge étaient établis dans des villes
qui n'étaient point maritimes; ainsi, à leur négoce n'avaient pu
se joindre, comme dans certaines villes commerciales, les indus-
tries de transport. Les Rochelais, « grands routiers des mers1 » à
cette époque, furent les armateurs de la Saintonge. Leurs navires
croisaient à Tonnay-Charente et à La Rochelle, ceux d'Angle-
terre ou de Hollande qui venaient chercher les produits fran-
çais.
M. Périer, dans une série d'articles fort intéressants, a montré
le rôle de ces commerçants rochelais, et les causes de leur
force. Mais les petits vins de l'Aunis, et ses eaux-de-vie de
médiocre qualité, les vins des îles de Ré et d'Oléron, moins
abondants qu'aujourd'hui et toujours assez peu estimés, le sel
de son littoral, ne pouvaient suffire à alimenter le commerce de
La Rochelle. De bonne heure ses « bourgeois » vinrent en Sain-
tonge s'approvisionner de vins, de sels, d'eaux-de-vie, poussant,
eux aussi, dans la voie de la production.
1. Voir science sociale, septembre, octobre, décembre 1898, janvier 1899.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 49
Enfin une troisième catégorie de gens contribuait à cette
prospérité : les Anglais depuis longtemps acheteurs des produits
charentais. L'histoire est pleine des vicissitudes de la Guyenne et
de la Gascogne, provinces vinicoles du littoral. Tantôt anglaises,
tantôt françaises, c'est à qui se disputera ces riches dépouilles.
Les Anglais prirent-ils l'habitude de commercer avec la Sain-
tonge pendant leur domination, ou en firent-ils la conquête
pour mieux assurer leur commerce? Il est malaisé de le deviner,
bien que la deuxième hypothèse paraisse plus logique, et mieux
conforme à leur caractère, mais il est curieux de voir l'état
dame de nos Saintongeais pendant ces guerres. Au fond du
cœur, ils sont bien pour le roi de France, et cependant quand
il arrive avec son armée et de grands mots, comme ils reçoivent
froidement! C'est quelle leur pèse bien peu à nos gens, la
« domination anglaise ». Ne les enrichit-elle pas! Ce qu'ils dé-
sirent surtout, c'est la paix et la liberté du négoce. De leur côté,
les Anglais n'hésitent pas devant les plus lourds sacrifices
pour conserver cette province d'où ils tirent des produits de
première nécessité : du sel, des vins, des eaux-de-vie...
C'est évidemment dans ce contact avec les Anglais qu'il faut
chercher les causes du protestantisme jadis si puissant en Sain-
tonge. Il ne faut pas oublier que Jarnac et Cognac furent, avec
La Rochelle, ses places fortes. La réforme suivit la vallée de la
Charente, comme le négoce, et aussi le littoral, Marennes, Arvert,
la Tremblade, d'où l'on tirait le sel et les huîtres. Aujourd'hui
encore, on trouve à Saintes et à Cognac surtout, des négociants,
non des moindres, dont le nom décèle sûrement l'origine anglaise.
Ils s'y sont établis depuis longtemps et sans esprit de retour.
De même dans le Bordelais, quelques-unes des plus grandes
maisons de vins sont exploitées par les descendants d'Anglais.
Commerçants de Saintonge, négociants de La Rochelle et An-
glais, tels furent, en définitive, les trois grands patrons, que les
circonstances donnèrent à nos Saintongeais. Poussés par ces
grands chefs, sans cesse sollicités par ces pieuvres aux liras
immenses, aux ramifications infinies qui pompaient l'eau-de-vie
dans toute la Saintonge et savaient assurer des prix très rému-
T)0 LE TYPE SAINTO-IS'GEAIS.
nérateurs, les paysans étendaient les vignobles. Ils plantaient,
et ils plantaient toujours, et la Saintonge devenait un des plus
riches pays de France.
On peut résumer schématiquement le travail dans la propo-
sition suivante : vignes de Saintonge — travail facile, — pro-
duits très abondants et très estimés. De cela nous aurons à tirer
d'importantes conclusions.
La petite culture. — Les deux branches les plus importantes
du travail étant décrites, il nous faut maintenant, en quelques
mots, caractériser l'influence de la petite culture, qui est en dé-
finitive, la base de l'agriculture saintongeaise, et aussi celle de
certaines petites industries accessoires.
Avant le phylloxéra, les résultats de la petite culture étaient
assez satisfaisants. En effet, ses produits étaient presque exclusi-
vement destinés à la consommation familiale. Ils ne se trou-
vaient pas en concurrence avec ceux des contrées de la France
plus favorisées, ni surtout avec ceux des autres contrées du
Monde.
Notre Saintongeais n'avait pour ainsi dire pas à les trans-
former en argent, ou, s'il le faisait, il considérait les résultats de
cette opération comme quantité négligeable. 11 avait deux pro-
duits qui lui donnaient cette chose si rare à la campagne, l'ar-
gent : son commerce d'animaux, et surtout son eau-de-vie pour
laquelle il jouissait, suivant le mot si expressif de M. Périer1,
«. d'un monopole mondial ».
L'effet de cette petite culture, en lui fournissant ce qui était
nécessaire à sa subsistance, était de le mettre à l'abri des mau-
vaises années, de Ya/éa de sa riche spécialisation, la vigne. Il
en résultait un type plus stable que le vigneron ordinaire et
exclusif-. L'influence de celte culture a été aussi de lui donner
un peu plus d'aptitude au travail et à l'économie, que n'en a
d'ordinaire le simple vigneron.
1. V. Rapport sur le coniincrcr fnntco-brilaitnii/itc. Office du Commerce extérieur.
'?.. Les récents événements du Midi ont montré les différences profondes qui sépa-
rent le viticulteur méridional du Saintongeais.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 51
Les petites industries accessoires. — Le trait commun de ces
petites industries, est d'améliorer sur beaucoup de points, la
situation du paysan. La plupart sont exclusivement locales,
et leur étude ne présenterait qu'un intérêt secondaire. Aucune
du reste n'a jamais pris, et ne semble devoir prendre, un déve-
loppement suffisant pour orienter nos gens dans une direction
particulière, et sortir de son rôle d'industrie accessoire.
Certaines même sont menacées par les progrès du machinisme
moderne. Telles sont par exemple les poteries. Elles étaient au-
trefois fort nombreuses. Nous sommes, en effet, dans la patrie
d'adoption du célèbre potier Bernard Palissy. Les principaux
centres de fabrication étaient la Chapelle-des-Pots (un nom bien
typique), Archingeay, la Clotte, Mirambeau. Il en existe encore
près de Saintes. Mais ces petits ateliers qui n'ont pas suivi l'évo-
lution moderne, où la force motrice est encore fournie par
l'ouvrier lui-même, qui actionne le tour avec son pied, pendant
qu'il façonne les objets de ses mains, ne peuvent soutenir la
concurrence des ustensiles en « fer battu » ou en fonte. 11 semble
même, autant que nous en avons jugé par quelques visites aux
ateliers, que le métier ne recrute plus que difficilement des
apprentis.
En revanche, les tuileries et les briqueteries se maintiennent
un peu mieux, parce qu'elles ne sont pas autant en concurrence
avec la grande industrie. Portant sur des objets très lourds,
la question de transport devient importante et la fabrication
locale leur assure certains avantages.
Il y a aussi de nombreuses scieries mécaniques. Nous ne
voulons pas parler de celles de Rochefort et de La Rochelle, où
l'on travaille les bois du Nord, mais de celles des campagnes
où l'on débite les bois du pays. Les champs de Saintonge sont
très fréquemment entourés de haies d'ormeaux qui fournissent
un excellent bois employé pour la fabrication de moyeux de
voiture ou de charrette. Cette industrie exige un bois spécial
très résistant. Lnepetite usine, prèsde C..., emploie une quaran-
taine d'ouvriers et expédie des moyeux jusqu'en Allemagne.
Mais la plus importante, la plus générale de toutes ces petites
*)2 LE TYPE SAINTONGEAIS.
industries, est celle de X extraction de la pierre. Elle mérite
quelques détails.
Nous l'avons déjà dit, presque toutes les collines qui bordent
la vallée de la Charente et celles de ses affluents recèlent une
excellente pierre à bâtir. Il y en a de toutes les catégories : de
blanches et de jaunes, de dures et de tendres, mais partout le
grain est excellent et très estimé. Nombre des flèches des églises
de Bretagne sont construites en pierres de Saintonge. Les car-
rières d'Échilais, en particulier, ont fourni la plus grande partie
des pieries employées à la construction de la cathédrale de
Nantes. Les villes de Bilbao, de Biarritz et de Bayonne, malgré
leur éloignement, ont presque uniquement recours à la pierre
de Saintonge, et les commerçants d'ici ont, dans les deux der-
nières villes, des entrepôts permanents.
La Charente, pour ce commerce comme pour celui de l'eau-
de-vie, a joué un rôle prépondérant. Avec une marchandise
aussi lourde et aussi difficile à manier que la pierre, qui ne
vaut presque que par la main-d'œuvre, le transport est tout.
En fait, les vieux centres d'exploitation sont tous situés sur les
rives de la Charente, depuis Angoulème jusqu'à Saint-Savinien,
qui possède des carrières souterraines de plusieurs kilomètres
de long. Les principaux centres d'exploitation sont Saint-Même,
Saint- Vaize, Port-la-Pierre, Tesson, Crazannes, etc..
Ce qui a fait jusqu'à ces dernières années la supériorité de Cra-
zannes et de Saint-Savinien sur les autres centres d'exploitation,
c'est leur situation géographique. Ils sont situés sur la Charente
au point le plus rapproché de la mer où il y ait de bonne
pierre. Les navires de fort tonnage peuvent y remonter, grâce
au petit canal de Saint-Savinien, qui évite le premier seuil impor-
tant de la Charente depuis son embouchure. Les navires char-
geaient directement dans ces ports, évitaient le transbordement
deTonnay-Charente, si onéreux avec une pareille marchandise, et
s'en allaient vers les débouchés que nous avons énumérés. Là
était la vraie cause de la prospérité de ces deux centres.
Celle de leur supériorité sur leurs rivaux situés plus haut
sur le cours de la Charente, ou même trop éloignes du fleuve
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. o3
pour qu'on pût songer, malgré la qualité de leur pierre et sa
facilité d'extraction, à l'expédier par eau. Ils devaient se con-
tenter de débouchés exclusivement locaux.
Voici maintenant quelques détails sur la manière d'extraire la
pierre. Les procédés en sont très simples et tout traditionnels.
D'après les restes d'anciennes carrières, les Gallo-Romains et
les Français du moyen âge devaient procéder de la même façon.
Il y a en effet, non loin de Crazannes, d'anciens centres d'ex-
ploitation qui ont dû alimenter autrefois un trafic très sérieux,
car les pierres qu'on en a extraites, ne sauraient avoir été toutes
employées à la construction des hameaux des environs.
La plupart des carrières sont à ciel ouvert. L'ouvrier com-
mence par enlever la couche de terre, puis il trouve une couche
de pierres minces, plates, se levant comme des écailles : \a.ba7iche.
Cette couche est plus ou moins épaisse; naturellement, plus elle
est épaisse moins le travail est productif pour le carrier. Il
arrive enfin au rocher. Ce sont encore des couches de pierres
superposées, mais elles ont une bien plus grande épaisseur;
elle peut atteindre plusieurs mètres. L'ouvrier, armé d'un pic,
tranche cette pierre à la longueur voulue, il l'entoure d'un petit
fossé, de sorte qu'elle n'adhère plus au sol que par la base. Le
carrier cherche alors une veine indiquant l'épaisseur de la cou-
che, et, à l'aide de coins de fer, fait sauter le bloc qui se lève
comme une gigantesque écaille. Il ne reste plus qu'à l'équarrir
pour en faire une pierre marchande. Des grues, mues à la main,
montent ces pierres du fond des trous, profonds quelquefois de
V ou 5 mètres, et les déposent dans de solides charrettes traî-
nées par des bœufs, qui les conduisent à la rivière ou à la gare.
Ce métier de carrier est pénible et peu produel if. Même en
travaillant beaucoup, on n'y gagne que de très petites journées.
Il a pour lui d'être facile, ne demandant pas non plus de gros
capitaux. Généralement, les carrières appartiennent à de petits
propriétaires, qui les laissent exploiter moyennant de faibles
redevances. Le carrier travaille à son compte ; il vend sa pierre an
marchand, au patron qui se charge des débouchés. Grâce à la
carrière, les plus pauvres peux eut vivre en y consacrant le temps
.">'< LE TYPE SAINTONGEAIS.
que leur petite culture laisse libre. Mais ceux qui y travaillent
continuellement — il y en a, — sont de très petites gens menant
une vie pauvre, pour ne pas dire misérable1.
En revanche,. la carrière développe une certaine intelligence
chez les ouvriers. Le travail en commun, l'habitude de se réunir
pour aller au travail et en revenir, les petits calculs que nécessite le
métrage de la pierre, développent l'habitude de parler et de dis-
cuter. En fait, ce sont eux qui sont les « politiciens du pays >>.
Ils sont en rapport avec la population des marins pour le charge-
ment de la pierre. Aussi ont-ils en général l'esprit plus ouvert
que les paysans des environs. Ils comprennent d'autant mieux le
commerce qu'ils en subissent les contre-coups. Us ont l'habi-
tude du groupement. Beaucoup de ces carrières sont exploitées
sous la forme syndicale. Le métier n'étant pas très difficile,
avec un bon gérant, la société peut marcher.
Quant au type patronal que crée la carrière, il n'est pas bien
puissant non plus. La marchandise sur laquelle le commerçant
opère, a trop de valeur, et il opère sur de petites quantités.
Quelques patrons y gagnent une certaine aisance, mais ils ne
réussissent pas à s'élever au type du grand commerçant ni du
grand industriel; aussi ces carrières sont-elles exploitées de la
môme façon qu'il y a deux siècles.
1. La division du sol est une des raisons principales pour lesquelles l'exploitation
de ces carrières n'a pu se faire en grand atelier, comme dans beaucoup d'autres
régions de la France ne possédant pas cependant des pierres d'aussi bonne qualité.
En revanche, le carrier travaillant à son compte, et étant en général indépendant, les
difficultés entre employeurs et employés n'existent pas.
>fcOK=»-3 .
III
LA SAINTONGE DANS LE PASSÉ
Si la Saintonge doit la spécialisation de la culture aux causes
naturelles que nous avons indiquées, c'est-à-dire à la facilité des
communications, cette spécialisation doit se vérifier dans le
passé. C'est ce que nous allons essayer de rechercher dans ce
chapitre.
Notre intention n'est pas d'y faire une étude approfondie de
l'histoire économique de la Saintonge, dans le passé. Elle est
plus modeste. Nous voulons simplement citer quelques docu-
ments intéressant notre point de vue spécial, et y puiser les
renseignements nécessaires à la connaissance de l'origine de
notre type et des influences qu'il a subies au cours des âges.
Aujourd'hui, grâce aux travaux des distingués membres de la
Société des Archives de Saintonge et d'Aunis, bien des docu-
ments nouveaux ont été mis à jour, bien des problèmes ont été
posés et résolus. Nous n'avons pas la pensée de les résumer
tous. A d'autres le soin de parachever, suivant les exigences de
la science moderne, l'histoire complète de la Saintonge et de
l'Aunis, que Massiou tentait pour la première fois en 1838.
Suivant toutes vraisemblances, la Saintonge fut peuplée, quel-
ques siècles avant notre ère, de peuplades appartenant ;< La race
celtique. Une grande obscurité règne toutefois sur les mœurs ef
le pays d'origine des Santons, ou habitants de la Saintonge.
Évidemment comme la vallée de la Loire, celh' de la Charente
56
LE TYPE SAINTONGEAIS.
a été une des voies suivies par les Celtes, dès leurs premières
invasions.
Le pays convenait admirablement bien du reste à ces popu-
lations mi-pastorales, mi-agricoles. En bas, il y avait la vallée,
humide, riche en herbes, de la Charente, offrant un excellent
pâturage aux troupeaux qu'ils traînaient avec eux. Au-dessus,
et la limitant, ces coteaux calcaires que nous connaissons, peu
ou point boisés, à la couche de terre arable légère, très facile
à mettre en culture, par conséquent. C'est bien là, ce qu'il
fallait à ces peuples d'agriculteurs à leurs débuts, peu suscep-
tibles par conséquent du gros effort du défrichement. Enfin, à
proximité, le plateau en général boisé, avec la glandée pour
les porcs; l'essence la plus commune des bois de Saintonge *
est, en effet, le chêne.
La Saintonge était déjà le siège d'une civilisation assez
avancée, quand elle apparaît dans l'histoire. Les géographes
anciens parlent du Port des Santons {Portus Santonum) et du
Promontoire des Santons (Promontorium Santonum)1. On n'a
jamais pu les situer bien exactement, mais leur existence est
la preuve d'un mouvement commercial. Quand, aux débuts de
la guerre des Gaules, les Romains sont appelés par les Gaulois
à leurs secours contre les Helvètes, c'est que ceux-ci ont l'in-
tention de venir s'établir avec leurs 368.000 hommes sur le ter-
ritoire des Santons dont ils ont entendu vanter la richesse.
« Mais César se dit qu'il ne fallait pas attendre, pour agir, que
les Helvètes fussent parvenus chez les Santons. Il comprenait
que, si cela arrivait, il en pourrait résulter un grand danger pour
la province, qui aurait comme voisins des hommes très belli-
queux, ennemis du peuple romain, installés dans un pa^s ouvert
(aux communications faciles), et produisant beaucoup de blé :;. »
1. Le mol de César, si expressif, est connu : « Plerumque sylvarum ac Quminum
petunt propinquitates... ».
2. Ptolémée, Geogr.y livre il, p. 69.
3. Caesari nunlialur, Helveliis esse in animo per agrum Sequanorum el (l'.duo-
mm iter in Santonum lines facere, qui non lon<jé a Tolosatium linilnis alisunt...
Caesar non expectanduin sîbi statuit, dutn... in Santones Helvelii perveoirent, [d si
ûeret, inlelligebat inafjno cum Provincial periculo fuluniin. ut homines l>ellico»os,
LA SAINT0.\'<;E AVANT LE PHYLLOXERA. 57
Quels renseignements dans ces quelques mots de César, et
quelle précision ils ont pour nous! Comme le stratège romain
s'était bien rendu compte de la nature du lieu, « locis patenti-
bus », de la facilité qu'aurait un peuple guerrier, solidement
installé dans ce pays riche, à aller faire des razzia de côté et
d'autre.
Peu après, César commençait, pour son compte, la conquête
de la Gaule. Son lieutenant Publius Crassus, à la tête d'une
seule légion, occupait tout le pays des Santons et des autres
peuples situés entre la Sarthe et l'Océan. La facilité de la con-
quête prouve, à elle seule, que les Romains trouvèrent devant
eux des populations solidement fixées au sol, et s'occupant da-
vantage d'agriculture ou de commerce que de guerres. Il ne
faudrait pas en conclure, en ellet, que cela vint du petit nombre
d'habitants; on va voir de suite le contraire. Ce qui le prouve,
c'est que, dès l'organisation de la Province, les Santons seront
qualifiés de peuple libre. Santones liberi, dit Pline, et leur
capitale restera exempte d'impôts. Il y a grand intérêt, pour
Rome, à favoriser le développement agricole et commercial de
cette riche colonie. La chose fut d'autant plus facile qu'elle avait
déjà des ports et des navires. Peu après sa première conquête,
César nous apprend1 que, lors d'une expédition contre les Ve-
nètes, il obtint des navires des Santons et des antres régions
soumises. Mais la phrase de César, mentionnant seulement les
Santons, donne à entendre qu'ils avaient fourni le plus fort con-
tingent.
A ce commerce maritime vint se joindre un important com-
merce terrestre, quand les Romains eurent établi ces grandes
voies de communication qu'ils excellaient à construire.
L'une de ces routes partait de Lyon (centre commun de la
Gaule romaine), et, àtravers les Cévennes, se prolongeait jusque
populi romani inimicos, locis patentibus, maximeque frumentariis finilîmoa
haberet. César, De Bello Gallico, liber I, cap. vin el i\.
1. « lirul uni adolescentem, classi gallicisque navibus, quas ex Piclonibus San-
tonùque et reliquis pacatis regionibus convenirc jusserat, praefecil. » De Bello
Gallico, liber III, ca|>. \i.
58 LE TYPE SAINTON'GEAIS.
chez les Santons1. Une autre, partant de Bordeaux passait par
Mediolanum Santonnm (Saintes) et par celte voie naturelle que
nous avons signalée, gagnait, par le seuil du Poitou, la ville des
Piétons et la vallée de la Loire.
Mais les Romains allaient faire à la Saintonge un cadeau qui
devait avoir une singulière importance sur sa destinée : la Vi-
gne. Elle fut immédiatement accueillie avec beaucoup de fa-
veur, et quand, vers l'an 250 après J.-C, saint Eutrope vint pour
convertir la ville de Saintes, les coteaux d'alentour, si nous en
croyons les hagiographes, sont déjà couverts de vignes. — Le
saint ne put retenir son admiration en voyant cette ville « flan-
quée de hautes tours, décorée de places et d'édifices superbes,
environnée de campagnes fertiles, de riches vignobles, de vastes
prairies, comblée enfin de toutes les prospérités2... ».
Écoutez cette description de la Saintonge que nous donne Au-
sone un siècle plus tard, Ausone qui, pour se reposer des fatigues
de sa profession, n'aimait rien tant qu'un séjour dans sa villa
du Pagus Noverus de Saintonge... « Elle est située, écrit-il à
son ami Paulinus, dans un charmant pays, aux coteaux tapissés
de vignes, aux champs fertiles, aux prés verdoyants, aux frais
ombrages, à la douce température exempte des rigueurs de
l'hiver, et des ardeurs de la canicule 3... » Faisons un peu la part
des exagérations du poète et du propriétaire, et voilà un ta-
bleau d'il y aura vite vingt siècles, qui est encore exact aujour-
d'hui. Cet ami Paulinus, il 1 invite à chaque instant, de pres-
1. « Lugdunum in medio regionis, situm est instar arcis. Agrippa liinc vias ap-
peruit, unam per Cemnenos montes, in Aquitaniam, et ad Santones usque... »
Strabon.
2. « Cuin urbem quae Xantona dicitur inlrarcl. eamque videret, mûris antiquis
optime captam, excelsis turribus decoratain. optimo loco sitam. cunctis felicitatibus.
affluentein, pratis ac vincis uberrimam. plateis ac vicis amoenam. . » Arf. Saucl.
a/i. Bolland., t. III, p. 733, d'après Massiou, Bist. de le Saintonge, t. I, p. 258.
3. Otiaque inler
Vitiferî exercent colles, laetumque colonis
Uber agri, lu m prata virenlia, tuin nemus umbris
Mobilibus, celebrique fiequcns ecclesia vico;...
Egelidae ut lepeanl byemes, rabidosque per aestus
Adspirent tenues frigus subtile A juilones.
Ausonii Epis t. xxill, Paulino.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 59
santé façon, à venir se reposer aux champs santoniques qu'il
aime tant, et à ne pas oublier sa coupe favorite pour déguster à
loisir le bon vin de Saintonge « cupa potare magistra ».
Voici, d'après ce même Ausone, la description animée d'une
de ses routes romaines si fréquentées, précisément celle du
Midi, qui de Bordeaux par Saintes gagnait Poitiers. Nous em-
pruntons le passage au Bulletin de la Société des Archives de
Saintonge et d'AunisK « A Mediolanum Saintes) aboutissait
une des quatre grandes voies stratégiques créées par Agrippa
dans les Gaules, en l'an 19 avant J.-C, celle qui de Lyon
allait à travers les Cévennes en Aquitaine, et jusque chez les
Santons (Voir texte de Strahon). « La ville était au carrefour
de trois routes se dirigeant l'une vers Limonum (Poitiers), une
autre vers Vesunna (Périgueux), l'autre vers Burdigala (Bor-
deaux). Elle figure ainsi sur la table de Peutinger et y est ac-
compagnée de la double maisonnette indicative des chefs-lieux
de cités. Dans l'itinéraire d'Antonin, elle est marquée comme
station de la route de Bordeaux à Autun. Ausone semble faire
allusion à la facilité du trajet entre Saintes et Bordeaux dans
celle de ses lettres (Épit. XIII), où il dit qu'on va en peu de temps
de Saintes à Agen et que Bordeaux est à mi-chemin. C'était de
son temps une route fréquentée; on y rencontrait de nombreux
cavaliers, les uns sur des bidets au trot rapide {piannus), d'au-
tres sur de vieux chevaux efflanqués, usés au service de la
poste (veredus); le rheda à quatre roues, le petoritum traîné
par des mules s'y croisaient avec le léger cisium attelé de trois
chevaux (VIII et XIV); arrivé à la Blaye, où il y avait « un
poste militaire », on pouvait se soustraire aux incommodités
d'une route « battue et sablonneuse », en prenant un nausum,
bateau particulier au pays, et, porté par le flux de l'Océan, on
remontait en peu d'heures la Garonne jusqu'à Bordeaux (XX)...2 »
Grâce à ces communications faciles, des relations commer-
ciales suivies s'établirent bien vite entre la métropole et sa
1. XVIIIe vol., p. lfiï).
2. Bulletin de la Société des Archives de Saintonge et d'Aunis, p. 169
XI II" vol.
60 LE TYPE SAINTONGEAIS'.
riche colonie. Comme le dit un peu sententieusement Massiou,
« la sensualité romaine mit à contribution les provinces de l'Em-
pire. Si l'on en croit Ausone, les huîtres qui se péchaient sur les
côtes de l'Océan allaient du rivage des Santons couvrir la table
des Césars. Les blés, les vins de ses contrées, les lièvres de l'Ile
d'Oléron étaient estimés des Romains qui, dans leurs banquets,
ne dédaignaient pas non plus l'arôme du fenouil-marin, ou
christe-marine, ni, dans leurs infirmités, la vertu curative de
l'absinthe santonique, que le territoire des Santons leur four-
nissait abondamment1 ».
De riches produits et de première nécessité, un commerce flo-
rissant venant activer l'agriculture, firent de la Saintonge, pen-
dant la période gallo-romaine, une contrée très civilisée, cou-
verte de monuments : aqueducs, arcs de triomphe, temples et
arènes. « Saintes, au ier siècle, dit M. Jullian2, avait été la plus
grande et la plus vivante des'eités de l'Aquitaine.
« C'était en outre une ville fort commerçante et plus encore in-
dustrielle : les draps de ses manufactures étaient presque aussi
célèbres que ceux d'Arras. Encore ne peut-on tout dire sur le
rôle et l'importance de Saintes au i"r siècle : son sol. si riche en
débris, nous réserve de grandes surprises et plus d'un nouvel
enseignement... ».
Et si, au 11e et au ni6 siècle, Bordeaux parvient à détrôner
Saintes, c'est probablement quand les Romains eurent tracé
une route nouvelle permettant aux marchandises de gagner di-
rectement la Méditerranée, par la vallée de la Garonne, sans pas-
ser par Lyon. Alors, tout un trafic important se détourna de
notre pays.
L'arrivée des Barbares en Saintonge ne parait pas avoir
amené une bien grande perturbation sociale. C'est un chef
qui prend la place d'un autre, et voilà tout; le fond de la popu-
lation reste à travailler sur ses terres et à payer des impôts.
1. Massiou. Histoire de la saintonge. t. I, p. •';>.'). Les Romains, grands gourmets,
avaient des procédés de conservation spéciaux, qui leur permettaient de recevoir à
Rome en excellent état des huîtres, poisson* ou gibier même venant de fort loin.
2. Camille Jullian. Gallia, 1892, p. 312 a :!li.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 61
mais il n'y a pas éviction brutale d'une population par un autre.
L'influence franque au point de vue agricole ne dépasse
guère les limites de la Loire. Si puissant était cependant le
régime de propriété qu'ils avaient établi dans le Nord, qu'il
ne tarda pas pourtant à franchir la Loire et à gagner la France
entière. La Saintonge eut quelques grands propriétaires féodaux,
comme le sire de Pons, que le roi de France traitait de cousin.
Sur cette période, dite féodale, les textes manquent, mais ce
qui prouve que la vie du pays n'était pas suspendue, comme on
l'a prétendu, c'est le grand nombre de constructions de monu-
ments religieux aux xie, xne et xme siècle. Point de village de
Saintonge, si petit fût-il, qui n'ait, semble-t-il, à cette époque,
élevé son église; les fondations pieuses abondent, et c'est à un
point, qu'il faut chercher, paraît-il, en Saintonge et particulière-
ment dans l'arrondissement de Saintes, les plus purs spécimens
de l'art roman '. « Le style roman, personne ne l'ignore, dérive
du byzantin; c'est du byzantin transformé, approprié au climat,
à la nature du pays où il se trouvait transplanté, interprété par
les artistes locaux, ou quelquefois même par les ouvriers d'O-
rient eux-mêmes, subissant l'influence d'un milieu nouveau,
obligés de s'accommoder de matériaux différents de ceux qu'ils
avaient l'habitude de mettre en œuvre, de modifier enfin leur
mode de travail, en se conformant à des exigences, à des besoins
créés par des circonstances qu'il leur fallait subir.
« Or, nous ne connaissons pas d'endroit en France, où cet art
roman se soit épanoui avec plus d'élégance, de richesse, et sur-
tout de plus belles proportions architcctoniques, que dans le
pays de Saintonge, et à lui seul l'arrondissement de Saintes est le
plus fertile en nombreux monuments C'est donc Saintes et
ses environs qu'il convient d'étudier tout d'abord, si l'on veut se
rendre compte des merveilleuses richesses que nous a léguées Le
moyen âge, dans ce beau pays, et il faut le remarquer l'architi ! -
turc romane des xi" et xn6 siècles s'incrusta si bien dans la ré-
gion, que ses formes, ses dispositions, le caractère de sa sculp-
1. Ce qu'il faut voir dans lu Charente- Inférieure, guide du Touriste, par eh. Dan-
gibaud, et E. Proust, préface de Ballu, architecte en chef du gouverne nL
62 LE TYPE SA1NT0NGEAIS.
ture et de ses ornements persistèrent presque sans modifications
pendant tout le moyen âge, voire môme à l'époque de la Renais-
sance. »
Cette richesse provenait bien du commerce ; c'est ce que nous
montre les chroniques du temps.
C'est, vers 1300, l'histoire des démêlés de bateliers saintongeais
avec le comte de Rochefort, au sujet des droits de deux deniers
par tonneau, qu'il percevait sur les bateaux qui descendaient la
Charente, chargés de vins. C'est, en 1387, cette bataille entre
Anglais et Flamands. Une véritable flotte flamande était venue
charger des vins de Saintonge. Après avoir quitté les côtes de
France, elle fut attaquée et capturée par les Anglais.
Mais écoutons le chroniqueur lui-même en son naïf et précis
langage :
« Or, gisoyent les nefs anglesches, à l'ancre, à l'embouchure
de la Tamise, et attendoyent la flotte des nefs qui, en cette sai-
son étaient allés à la Rochelle. Quant les marchans do Flandres
eurent fait tous leurs exploits en la Rochelle et au pais de Xain-
tonge, et chargé leurs nefs de grand foison devins de Xaintongc ,
et ils virent qu'ils eurent bon vent, ils se désancrèrent du havre
de la Rochelle, et se meirent au chemin par mer, pour retour-
ner en Flandres. Et costoyèrent la Rasse Bretagne, et puis Nor-
mandie, droitement sur l'Emboucque de la Tamise où ces nefs
anglesches estoyent. »... Le combat devient inévitable. « Puisque
combattre les convenait, ils s'ordonnèrent, et estoyent plus de
sept cens. Et avait là un vaillant chevalier de Flandres, lequel
était admirai de par le duc de Rourgoigne, et l'appelait-on,
messire Jehan Rurcq. Aux vaisseaux, s'approcha la grosse navire
d'Angleterre. Là eut sur mer dure bataille, et des nefs effondrés
de part et d'autre. Et vindrent entre Rlenqueberge et l'Ecluse,
et là fut la déconfiture. Après ce que les Anglois curent des-
confît messire Jehan Rurcq. ils en eurent grand profit, et par
cspécial, ils eurent bien neuf mille tonneaux de vin dont la vinéc,
toute l'année en fut plus chère en Flandres, en Hainaut, cl en Bra-
bant, et à meilleur marché en Angleterre. Et là passèrent jusquos
à Londres où ils furent reçeus à grand'joye, car les hou* vins
LA. SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 63
de Saintonge ils avaient en leur compaignie. Et feirent ces vins
là, ravaler à quatre deniers sterlings au galon » (Chr. de Jehan
Froissart, t. III, chap. lu).
Dans un autre chroniqueur, ce même fait est raconté avec un
peu moins de détail toutefois. Il estime « à 126 le nombre des
navires pris, chargés de 12 à 13.000 vases de vin, environ
9.000 tonneaux1 ».
Voilà un fait qui éclaire singulièrement l'histoire de notre
pays au moyen âge, et qui nous montre quel important com-
merce se faisait à cette époque. Probablement aussitôt la ré-
colte, de véritables flottes venaient charger de vin de Saintonge.
Le rendez- vous général était La Rochelle, qui avait le meilleur
port, mais les navires remontaient assez avant en Charente,
comme l'indiquent les chroniqueurs.
Nous avons vu les étrangers, principalement les peuples du
Nord, venir chercher les produits de notre pays. Il faut montrer
maintenant que les Saintongeais eux-mêmes savaient organiser
les débouchés.
Examinons pour cela le livre de compte, de mars 1450, tenu
« pour Monseigneur deRaix, de Champtocé de Coectivyetde Tail-
lebourg, admirai de France 2, par moi, roi Jehan Harsinet, son
maître d'hôtel ». A côté de précieux renseignements, sur la
vie de l'époque, et notamment les toilettes fourrées de peaux
de moutons de Mme de Taillebourg3, nous y trouvons les in-
dications suivantes relativement au sujet qui nous occupe :
Mars. Pour le fret de 26 tonneaux de vin amenés de St-Jehan
[d'Angély] à 5 sols par tonneau, 6 liv. 10.
Août. Pour la traite de 68 tonneaux de vin qui furent menés
à Grantville à 10 sols le tonneau, 34 liv.
On voit sur le fait le rôle du fleuve, celui même des petits
affluents; le Boutonne servait au transport des vins de toute la
contrée qu'elle arrose, et surtout des farines produites par les
LMassiou, Histoire de la Saintonge, I, $ 20 i. — « Suinnia naviuro captorum centum
vigcnti sex, in quibus autumabatur de vino de Roche! quasi inter duodecim ei trede-
cim millia vasorum. » Henrici de Knyghton, De Event. An/jl., lib V.
2. Archives de Saintonge et d'Aunis, t. VI, p. 57 et s.
3. Elles coûtaient moins clier que l'astrakan actuel!
64 LE TYPE SAINTONGEAIS.
nombreux moulins qu'elle alimentait1. On voit ensuite com-
ment, grâce à la Charente, le vin pouvait aller jusqu'en Bretagne
ou en Normandie.
Mais la plus curieuse pièce est, à coup sur, ce contrat de 1G66,
par lequel un propriétaire du bourg de Saint-Sornin, près Ma-
rennes, fait marché avec un marinier et un notaire pour la vente
de son vin en Bretagne. Le notaire y joue un rôle si peu dans
ses attributions ordinaires, que nous ne résistons pas au plaisir
de citer le document en entier - :
« Par devant le notaire soubzigné et présance de témoings
bas nommés, a été présent et pour ce personnellement estably
en droit, Izaac Bossis du village de Souhe, paroisse de Saint-Lau-
rent-du-Gua, martre après Dieu de la Barque appelée les deux
Amis, dont et de laquelle est bourgeois sieur André Grellier,
maistre chirurgien dudit lieu de la Souhe, lequel Bossis a reco-
gneu et recognoist par ces présentes avoir été chargé dans la
ditte barque, le nombre de quatorze tonneaux de vin, lesquels
ont été livrés par sieur Jehan Faucon, marchand du bourg de
Saint-Sornin de Ma rennes, à ce présant, stipulant et acceptant;
laquelle barque est de présant sur ses amarres en le chenal de
Peslard sur la rivière de Seuldre ; lequel vin en icelle barque
qu'il est, ledit Bossis promet, comme il sera tenu avecq l'aide
de Dieu, sauf les risques de mer, mener et conduire avec icelle
barque, au premier beau temps convenable partant de la ditte
rivière de Seudrc es portz et havres de Morbien, Horray et Ya-
nes, es côtes de Bretagnes; et cas advenant que dans lesditz
lieux, Me François Voyer, notaire royal qui embarquera dans
icelle barque, ne vende ledit vin en ce susdit cas, le dit Hossis,
promet de conduire et mener icelle barque aux Ports-Louis,
Esnebon et Quimperlé, pour dans lesquels susdits ports, ledit
Faucon promet, comme il sera tenu de payer audit Bossis la
1. « Le Boulonne ne porte bateau que jusqu'à Saint-Jean-d'Angérj el se joint à
la Charente à deux lieues au-dessus de Rochefort. Elle est très commode pour la
voiture de blé etdes poudres qu'on tire des moulins de Saint-.Jean. » Béijon. Mi-
moires sur la généralité de la Rochelle (Archives historiques de Sain longe et
d'Aunis, t. Il'
2. Bulletin de la Société des Archives de Saintongeet d'Aunis.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 6")
somme de 15 livres par chacun tonneaux tant allant, séjour-
nant que pour le retour dans ladite rivière de Seuldre. Est aussi
accordé, que, en cas que ledit Voyer ne trouve à vendre le dit
vin es susdits ports et havres suivant son dezir, que ledit Bossis
sera obligé de conduire ladite barque au lieu et havres de Brest,
et pour lequel lieu et havres de Brest, ledit Faucon a aussy pro-
mis aux susdits cas, de baillere payer au dit Bossis la somme de
20 livres par chacuns tonnaux; lequel fret sera payé par ledit
Bossis audit Voyer, auquel ledit Faucon donne tout pouvoir,
comme aussy de vendre tout ledit vin à tel prix qu'il advi-
sera bon être, et le prix d'icelly par ledit reçeu et employé
en marchandises telles qu'il jugera à propos; lesquelles seront
mises dans laditte barque pour estre avecq icelles, amenées et
conduites par ledit Bossis en ladite rivière de Seuldre, etc.. »
Voulons-nous vérifier maintenant ces données pourtant si pré-
cises* par l'état et la nature des cultures en Saintonge à la fin
du xvii' siècle? rien de plus simple. Ouvrons d'abord le si in-
téressant mémoire de Michel Bégon, intendant de la généralité
de La Bochelle, commencé en 1698 l. Ce mémoire comprend
d'abord une description générale de la Saintonge et de l'Aunis.
puis un état de chaque paroisse au point de vue de la taille,
et aussi des productions.
Une mention succincte, mais expressive, se retrouve partout
et toujours : blé et vins, avec cette seule variante si l'on est
au bord de la vallée de la Charente, foins ou pacages, ou si
au contraire sur le plateau, bois.
En dépouillant soigneusement ce document, on s'aperçoit
qu'à cette époque, comme au xix' siècle, avant le phylloxéra, les
terrains des coteaux étaient surtout plantés en vignobles; que
souvent, à côté de leur nom, on ajoute peu de blé, en revanche,
foins ou pacages; et qu'au contraire les plateaux à proximité des
bois sont qualifiés fertiles en blés, bons bois... etc. Ce n'est, en
l. On sait que Louis XI V, désireux de mettre entre les mains du duc de Bourgogne
une description détaillée des provinces du royaume, chargea les intendants de faire
des rapports sur les provinces qu'ils administraient. Certains de ces documents sont
du plus haut intérêt pour la Science sociale, à raison des renseignements préci
qu'ils contiennent.
5
66 LE TYPE SAINTONGEAIS.
effet, qu'aux époques modernes que l'on intervertira l'ordre des
cultures. La vigne américaine qui demande des terres plus riches
sera plantée sur les plateaux, et le paysan des petits coteaux,
privé de sa spéculation, sera réduit à une petite culture ayant le
blé comme base. On devine quels résultats misérables elle peut
donner, puisque, dès 1680, on estimait que ces terrains conve-
naient peu à la culture des céréales.
Mêmes précisions, dans « l'état des paroisses en la généralité
de Limoges, des noms des seigneurs, des fruits qu'elles pro-
duisent, des impositions depuis l'année 1680 jusqu'en 1686, du
nombre des feux, des bœufs et des vaches de chacune, ensemble
des lieux où l'on distribue « l'Estappe ' ». Il ne s'agit ici que
de l'élection de Saint-Jean-d'Angély.
Le rédacteur de 1' « état » conclut en ces termes : « Le produit
de Saint Jean d'Angély ne conciste quasi qu'en vins, ou du
moins les deux tiers, et s'y amasse que peu de grains, les terres
n'étant pas propres pour cela, à la réserve des Chatellenies de
Tonnay-Charcnte et Fontenay-la-liattu, auxquelles il ne croist
que peu de vins. »
On le voit, tandis que certaines parties de la Saintonge à cette
époque produisaient blé et vins, l'arrondissement de Saint-Jean
était presque complètement spécialisé dans la culture de la vigne.
Il nous aurait été possible de citer bien d'autres documents.
C'est une besogne amusante et facile, elle consiste à parcourir
les auteurs de l'époque, ou nos contemporains qui Les ont com-
mentés, et à saisir au passage le fait qui vous intéresse.
C'est une chasse d'un genre particulier, avec tous les attraits
de cet exercice. Mais cette chasse doit être un moyen et
non un but. De même le botaniste qui parcourt la campagne
collectionnant les plantes, s'arrête quand il en a trouvé un
certain nombre, du genre et de l'espèce qu'il cherche. Rien ne
lui servirait de remplir tout son herbier des plantes semblables.
De même, cela ne nous eût servi A rien d'entasser documents sur
documents prouvant la persistance d'un mouvement commercial
1. .\rc/iires historiques de la Saintonge et de l'Aunis, t. XXVII, i>. 285 et suiv..
publics par M. Leroux.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. I>7
dans la Saintonge du passé, et sa culture en vue du commerce.
Que ce commerce ait été amené par la Charente et ses affluents,
voilà qui résulte encore jusqu'à l'évidence de faits que nous
avons relevés. Les anciens auteurs ne s'y étaient pas trompés.
Et c'est avec un certain plaisir que bien longtemps après avoir
établi notre hypothèse du rôle social du fleuve, nous en avons
trouvé la vérification si nette dans le passé, soit dans les faits
que nous indiquions, soit dans les considérations des auteurs de
l'époque, notamment de Bégon. Nous ne pouvons résister au
plaisir de citer encore quelques passages de ce dernier auteur
pour en terminer avec cette question.
Et d'abord sur l'importance de la Charente moyen de trans-
port : « C'est là (Tonnay-Charente), dit Bégon, où est établi le
principal bureau de la traite de Charente qui a autrefois produit
jusqu'àla somme de 800.000 livres par an (Bégon écrit, rappelons-
le, en 1680). On espère que la paix le remettra sur le même pied. »
Veut-on enfin son appréciation générale sur le commerce l :
« Le commerce particulier de cette province consiste en sels,
vins, eaux-de-vie et chevaux. Les Suédois et les Danois ont
envoyé tous les ans, pendant la guerre, des flottes pour charger
du sel, de l'eau-de-vie, et du vin, et à présent que nous allons
goûter les fruits de la paix, nous espérons que nos ports seront
pleins de vaisseaux hollandais et anglais qui chargeront, outre
ces principales marchandises, du papier, des toiles de Bar-
bezieux et des serges du Poitou. »
« Le Port de Brest2, tout beau qu'il est naturellement, ne
pouvait être d'aucune utilité au roi, sans le secours de la Sain-
tonge, qui est la province du Royaume de laquelle on tire le plus
de commodités, les blés, les viandes, les vins, les bois, qui s'y
trouvent infiniment meilleurs et à meilleur marché qu'en Bre-
tagne, et la marine ne pouvait s'établir fortement dans l'Océan
qu'en faisant des magasins dans un port propre à recevoir de
grands vaisseaux ;. »
i. Page '5. ouv. cité.
2. Page 44, ouv. cité.
3. Bégon avait, on le voit, admirablement remarqué l'importance de l'binterland
pour les ports maritimes.
IV
LE TYPE SOCIAL
Nous avons déjà, avec le Travail, ébauché les grandes lignes
du type social, en indiquant ce qu'il doit à l'herbe, à la vigne
et à sa petite culture. Les renseignements que nous avons été
demander au passé vont nous permettre d'achever notre por-
trait.
Le Saintongeais, disons-nous, est un « vigneron arrivé » plus
riche, plus économe qu'un vigneron ordinaire. Moins travailleur
(jue le pur paysan, il est, en revanche, plus policé, plus vif
d'esprit et de corps. Pratique, positif, il a tous les avantages
et tous les défauts de l'esprit commerçant.
Il faut pousser maintenant ces observations et ces analyses
un peu plus loin, et aussi les compléter. Expliquons cependant,
dès maintenant, que tout ce que nous indiquerons de nouveau,
viendra en quelque sorte graviter autour de ces quelques gros
points solidement posés, et y trouver son explication.
Ce qui frappait vivement le voyageur en Saintonge. c'était
sa classe de moyens propriétaires <//<<:s. Très peu de grandes
propriétés, nous savons pourquoi. La vigne avait eu en effet,
ici, un de ses elléts habituels, le morcellement. Or, comme le
relief du sol, ces petits coteaux dont nous avons si souvent
parlé, s'y prêtait admirablement bien, la division avait été
poussée aussi loin que possible. Chacun voulait une parcelle de
cette terre qui donnait de si gros produits. Ce qui prouve bien
que là est l'explication du phénomène, c'est que dans la Sain-
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. ()9
tonge elle-même, le morcellement était beaucoup plus grand
sur les coteaux qui donnaient les produits les plus estimés, que
sur les plateaux. Or, comme la Vigne opère sur la Sain tonge
depuis des siècles, on comprend que ce morcellement ait été
poussé jusqu'à l'extrême. A ce point de vue, ce pays est à.
mettre immédiatement après la Champagne, où les propriétaires
doivent s'entendre pour certains travaux des champs. Ici, on
n'a jamais été jusque-là, mais il en est résulté une multipli-
cité de chemins d'exploitation, source de difficultés judiciaires.
Il n'y a que pour les prairies, où la communauté se soit par-
tiellement maintenue, nous savons pourquoi et comment.
Le type normal, caractéristique, était donc un type de petit
paysan. Mais comme il avait un produit très riche, ce petit
paysan devenait immédiatement, non pas par l'importance de
l'exploitation, mais par la richesse du produit, un moyen paysan
très remarquable. Cela est important à constater. Un peu partout
s'échelonnaient, soit isolés dans les campagnes , soit groupés
dans des villages agglomérés, ces bâtiments saintongeais que
nous avons décrits, spacieux, bien entretenus, propres, souvent
confortables, agréables à habiter, et toujours autant que possible
soigneusement séparés du voisin.
Entrons à l'intérieur d'une de ces maisons. La première pièce
est la cuisine. En général elle est vaste, claire et gaie, avec ses
fenêtres orientées au levant1. Ce qui frappe les yeux, tout
d'abord, c'est la large cheminée en pierre de taille, commode
pour les belles flambées de javelles 2. Suivant la richesse du
propriétaire, elle sera plus ou moins élégante, plus ou moins
ornée, mais partout elle a de vastes dimensions. Cette cuisine
est la pièce principale, celle où vit la famille. Les parents, c'est-
à-dire le père et la mère, y couchent souvent. On y remarque
alors le lit, un haut lit à quenouilles drapé de ses rideaux verts.
Un vieux dressoir avec ses assiettes en faïence fleuries; on l'appelle
ici, un vaissellier; une armoire également ancienne, des tables
1. La plupart des maisons saintongeaiscs ont celle orientation. Elles sont chaque
année blanchies à la chaux, ce qui leur donne un caractère gai.
2. Sarments de la vi"ne.
70 LE TYPE SAINTONGEAIS.
et des chaises complètent l'ameublement1. A côté, et ce qui dé-
montre bien un certain raffinement chez nos gens, il y a
presque toujours une sorte de réduit auquel on donne le nom
expressif de souillarde. Il sert de débarras, on y loge les mar-
mites, les chaudrons de fonte, et la ménagère y accomplit cer-
tains travaux de propreté, comme le lavage de la vaisselle. Au
contraire, sur une planche spéciale, les beaux chaudrons do
cuivre, fraîchement récurés, sont posés bien en apparence, à un
mur de la cuisine.
A la suite, se trouve la chambre, souvent cirée, où couchent
les enfants, ou les amis. Au-dessus un grenier où est logé le
blé, et où, suivant les nécessités, on établit des chambres pour
les enfants.
Ceci est le strict minimum, mais fréquemment la maison
saintongeaise comporte d'autres pièces. Je ne parle pas des
demeures de ces moyens propriétaires, si caractéristiques, mais
même de celles des simples paysans. Chez certains, n'ayant
cependant qu'une situation très modeste, nous avons vu de
petites pièces cirées, servant de salle à manger2.
Franchissait-on le seuil de ces habitations, on y trouvait des
gens hospitaliers : on l'est volontiers quand on est riche. Des
hôtes vous traitant bien, autant pour le plaisir do vous être
agréable que pour vous montrer qu'on peut le faire ; des gens
bien vêtus, certains sans instruction, mais avec cette finesse spé-
ciale du paysan habitué des foires et des marchés; un intérieur
propre, une femme gracieuse, avenante, ne s'occupant guère des
travaux des champs, et toute prête, pour faire honneur à son
hôte, à tordre le cou à quelque gras poulet de grains. Et après
le repas, arrosé de petit vin blanc pétillant, et terminé par un
coup de cette vieille « tine » qui mettait tous les cœurs en joie,
les voyageurs proclamaient volontiers la Saintonge, un heureux
et agréable pays. Ils vantaient la grande mine des hommes, les
i. Ces meubles souvent élégants, et recherchés maintenant parles amateurs, datent
en général du win' siècle. Us prouvent la prospérité déjà ancienne du SaintODgeais.
'. On comprend qu'avec des habitudes de propreté semblables, il n'y ait aucune
promiscuité entre les hommes et les animaux. Les étables sont soigneusement séparées
de la maison d'habitation.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 71
jours de fête, avec leur habit de drap noir, au gilet largement
ouvert sur la poitrine, leur petit veston court rappelant assez le
smoking, leur chapeau haut de forme, leur teint fleuri, donnant
le bras à leurs femmes vêtues de robes de soie, toutes chamar-
rées d'or, la tète couverte de hautes coiffes blanches surchar-
gées de festons et de dentelles. On reconnaît bien là des femmes
de vignerons. Aussi les noces saintongeaises étaient-elles re-
nommées au loin tant pour le pittoresque du costume que pour
la bonne et franche gaieté qui ne cessait d'y régner... Quelques
vieux boutiquiers de Saintes et de Cognac conservent encore
le souvenir de cette heureuse époque, où le paysan dépensait
sans compter...
Le type était certainement plus intelligent que celui du
paysan ordinaire, disions-nous. Dès le xvne siècle, Béjon consta-
tait ce fait. « On peut dire, écrit-il, que le peuple (de Saintonge)
n'y est pas aussi grossier qu'ailleurs. ' » Notre vigneron a, en
effet, l'esprit plus ouvert que le paysan ordinaire, car il est
moins déprimé par le travail de la culture proprement dite. Sa
riche spécialisation lui donne des loisirs, et souvent il néglige
les autres travaux des champs. Ajoutez-y, qu'il est davantage
en contact avec des gens différents de lui par la vallée de la
Charente qui le met en relations avec tout un peuple de ma-
riniers qui, ayant fréquenté beaucoup de pays, peuvent avoir
bien dos choses à lui raconter. Aussi faut-il voir avec quelle
avidité il les écoute, et d'une manière générale tous ceux qui
peuvent lui apprendre quelque chose.
In paysan installé sur son domaine — le louage était excep-
tionnel — y vivant à l'aise, sans trop de travail, et trouvant que,
somme toute, la vie a beaucoup de bon, et vaut la peine, telle
que, d'être vécue, voilà bien nos gens!
Partant, des paysans indépendants, respectueux de l'ordre de
choses établi, et chez lequel nous ne trouverons pas, du moins
jusqu'à ces dernières années, cet esprit de critique contre l'état
social, si fréquent dans les pays de vignobles.
i. Bégon, Mémoires sur la Généralité <!<' /" Rochelle, ouv. cité (Archives hist.
de Saintonge ci d'Aunis, t. If, p. 29).
72 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Sans doute, notre type a l'esprit vif, souvent acerbe; il aime
la plaisanterie et la raillerie ; il appelle cela le calembour et
l'un de ses hommes de lettres les plus connus, est Agrippa
d'Aubigné, célèbre par la violence de ses critiques. Sans doute,
comme tous les vignerons, il est extrêmement orgueilleux ; les
domestiques, pour cette raison, se l'ont rares en Saintonge; on
ne consent à l'être qu'à la dernière extrémité. 11 est aussi très
amoureux de l'égalité comme tout vigneron, mais surtout en
sa qualité de vigneron riche, qui veut et peut faire comme
tout le monde.
Mais la jalousie et l'envie n'ont pas eu beaucoup de raisons
de se développer en lui. Le grand propriétaire agricole n'a
pour ainsi dire pas existé ici; et il n'est pas venu, comme en
Touraine, séduit par la beauté des sites, ou l'étendue des
chasses, s'installer une classe de riches oisifs, propriétaires
absentéistes sans liens avec le pays. Nous ne sommes plus dans
le jardin de la France.
Aussi, trait curieux, en politique notre vigneron était-il con-
servateur. Il n'y a pas bien longtemps, les « Charcutes » étaient
considérées à la fois comme « le dernier rempart du bona-
partisme, et comme un puissant foyer de réaction ». Encore
aujourd'hui, le parti conservateur et le parti républicain se
balancent presque, et si depuis quelques années le candidat du
gouvernement triomphe facilement, ce n'est qu'avec une majo-
rité assez faible, et parce qu'il est candidat du gouvernement.
Que le Saintongcais ait été bonapartiste et qu'il le soit
encore, — il ne faut pas beaucoup gratter son vernis républi-
cain pour retrouver le vieux fonds bonapartiste et jacobin. —
il est difticile de le nier. La Charente-Inférieure l'ut un des
départements que choisit le général Boulanger quand il teula
son espèce de plébiscite, et où il eut sa plus grosse majorité.
Aujourd'hui encore, on retrouve chez les gens du pays cel
amour du coup de force, de l'autoritarisme brutal, ce mépris
du droit des autres quand ils ne sont pas de votre avis, en un
mot, l'absence la plus complète de libéralisme.
Il est vrai que nous comprenons si peu, en France, la Liberté
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 7.'{
d 'autrui, que bien des Français sont Saintongeais sur ce point,
et Ton pourrait nous dire qu'il n'y a pas là un trait bien dis-
tinctif de la race. C'est exact, mais tant d'observateurs im-
partiaux ont noté cette tendance du Saintongeais, qu'il faut bien
qu'elle réponde à une réalité. Est-ce un fait de pur hasard, par
exemple, que le ministre républicain dont les procédés gou-
vernementaux ont peut-être le plus rappelé ceux de l'Empire,
et encore pas ceux de l'Empire libéral, — nous voulons parler de
M. Combes, — soit précisément un Saintongeais. Sans doute il ne
l'est pas de naissance. Mais il est venu très jeune dans ce pays,
il y a été élevé, instruit et il eu a incontestablement subi beau-
coup plus les influences que celle de son lieu d'origine.
Mais à quoi attribuer ce caractère de nos gens? La chose est
assez délicate. N'est-ce pas de la psycho-sociologie, un peu
courte, que d'expliquer cet attachement aux idées et aux insti-
tutions de l'Empire, par la prospérité si remarquable de notre
pays, sous le règne de Napoléon III? Notre province était très
bien placée, par ces conditions de lieu, de travail, de qua-
lités sociales que nous connaissons, pour tirer parti des débou-
chés nouveaux que l'Empire sut créer, et il n'y manqua pas. Le
développement des voies ferrées qui coïncide avec cette époque,
lui permit également d'étendre son champ d'action. Pour le
moment nous ne voyons pas, cependant, de meilleure explica-
tion. Les hommes sont naturellement conservateurs, attachés
à leurs habitudes. Le Saintongeais établit un rapport de cause à
effet, qui dans la réalité n'existait qu'imparfaitement, entre sa
prospérité et une certaine forme de gouvernement. Il est naturel
qu'il se soit attaché à cette dernière.
On pourrait peut-être ajouter encore ceci. Notre pays, sous
l'Ancien régime, a beaucoup souffert des abus de pouvoir, de
quelque côté qu'ils vinssent, par suite des guerres de religion.
Elles ont été très vives, ici. La Saintonge tout entière, indépen-
damment de La Rochelle, a été un puissant foyer de protestan-
tisme. Or, un état religieux intense entraînait toujours avec lui,
à cette époque, beaucoup d'absolutisme, d'autoritarisme. <>n
eut bien à souffrir de pari el d'autre. Il y eut enfin les conver-
LE TYPE SAINTONCEAIS.
sio7is forcées, elles ne furent nulle part plus nombreuses qu'ici.
Notez encore les incessants démêlés du peuple avec les agents
du roi, pour l'impôt du sel, pour la Gabelle. Est-il surprenant
que nos gens, en matière politique, aient surtout compris ce
qu'ils voyaient et pratiquaient , qu'ils en souffrissent ou qu ils
en bénéficiassent : Le coup de force.
Que notre vigneron ait été conservateur, cola ne va pas de soi
non plus; il faut en voir, croyons-nous, les raisons, dans ce que
nous indiquions tout à l'heure, dans la richesse du produit,
dans la nécessité de le conserver, qui en faisaient un vigneron
riche et économe : content de lui-même et des autres.
Bien des choses le prouvent. L'époque n'est pas éloignée, nos
souvenirs de jeunesse sont précis sur ce point, où républicain
était synonyme de communard, d'ennemi de la propriété. Ces
idées nouvelles, on les laissait aux ouvriers, aux gens de peu.
Témoin ce proverbe qui fut longtemps vrai, maintes fois illustré
par Gautier, un célèbre caricaturiste saintongeais (né à Maze-
rolles près de Pons). Deux paysans causent entre eux des idées
nouvelles! « Si tu veux connaître un républicain, dit le premier
au second, tu n'as qu'à lui faire planter le chagne dret (le chêne
droit), tu peux être sûr qu'il ne tombera rien de ses poches. »
Le chêne droit! Allusion à un jeu d'enfants qui consiste à se
placer dans une position directement contraire à la normale, la
tête en bas appuyée contre terre et soutenant le corps ainsi que
les mains, tandis que les pieds sont en l'air. Il est évident que
le contenu des poches doit tomber, d'où le sel de la plaisan-
terie.
Autre dialogue entre deux paysans de Gautier, causant tou-
jours des idées nouvel les.
« Les socialisses, mon ami, c'est des gens qui n'a pas le sou,
et qui voudriant partager avec ceux-là qu'a des moyens. »
« Et le gouvernement leur coupe pas le cou! » répond énergi-
quement l'autre interlocuteur.
Actuellement avec le phylloxéra, et le malaise social qu'il a
causé, un changement important s'est produit à ce point de vue.
Plus de ces bons gros vignerons d'autrefois, contents de leur
LA SAINTOXGE AVANT LE PHYLLOXERA. 75
sort, et par conséquent de l'état social, riches, n'attendant rien
de l'État, et vraiment indépendants sur leurs propriétés. La
vigne leur suffisait et amplement. Aujourd'hui ils tournent
vers un vague radicalisme tout proche du socialisme d'état!
C'est la curée des places, depuis le plus bas jusqu'au plus haut
de l'échelle sociale, et nous aurons à montrer, en étudiant le
contre-coup du phylloxéra sur la Saintonge, l'innombrable
pépinière de fonctionnaires qu'elle a été dans ces dernières
années.
Naturellement, depuis que l'on attend beaucoup du pouvoir,
les luttes politiques sont devenues vives. Les clans se sont
reformés. L'esprit celtique qui forme toujours le fond du carac-
tère français, s'est réveillé; on lutte, et avec quelle àpreté, pour
la conquête du pouvoir. Comme en Touraine, ainsi que l'indique
M. Dauprat, chaque parti a son avocat, son médecin, ses four-
nisseurs.
Et ce qui prouve bien que le phénomène a cette cause, c'est
qu'il s'est accompli en quelque sorte sous nos yeux, au point de
rendre inexactes certaines de nos observations, récentes cepen-
dant. Nous avons vu des communes se diviser en partis si hos-
tiles, qu'ils n'avaient plus pour ainsi dire aucun rapport entre
eux; la lutte politique, mêlée souvent de questions personnelles,
il est vrai, devenir aigu*1 au point de rendre difficile la vie à
ceux qui avaient la prétention étrange, trouvait-on, de vouloir
rester indépendants. Encore aujourd'hui, c'est un trait d'origi-
nalité que l'on ne comprend guère. Et pendant ce temps-là, nos
parents et surtout nos grands-parents nous parlaient avec ten-
dresse, presque avec des larmes dans la voix, de la génération
précédente où l'accord le plus parfait régnait entre tous; point
d'ambitions ni de compétitions; bien au contraire, c'était à qui
s'effacerait au point de vue politique devant son voisin. La vie
coulait large et facile : réceptions, parties de plaisirs dans le
moindre village, modestes, cela va sans dire, comme il convient à
de petites gens, mais si cordiales. Bref, « Sa tente en Saintonge! »
Ne prétend-on pas du reste, chose curieuse, que c'est dans ce
pays que Fénelon a sinon écrit, du moins conçu son Télémaque
76 LE TYPE SAINTONGEAIS.
au cours d'une mission près des protestants saintongeais1... On
se trouvait dans l'ère de la propriété. Or, l'on ne se dispute pas,
en général, autour d'une table bien garnie. Aujourd'hui, c'est
l'ère de la politique alimentaire!
Mais là encore, il n'y a peut-être rien d'exclusivement parti-
culier à la Saintonge, et, tout en nous défiant de généralisations
hâtives, il semble bien que ce soient actuellement les régions
viticoles à familles instables, désorganisées par le phylloxéra,
Touraine, Yonne, Côte-d'Or, et certains départements du Midi,
qui fournissent les populations rurales les plus avancées au point
de vue politique. De récentes grèves agricoles, dans le Midi
notamment, sont venues donner un cruel démenti au bel opti-
misme de M. Baudrillart qui écrivait en 1888 2 : « Comment
croire, parce qu'on nous montre quelques paysans haineux aux
abords des grandes villes, que l'ensemble de la population rurale
soit livré à des sentiments d'hostilité de classe à classe? Donnera-
t-on ce nom à quelques difficultés qui s'élèvent de propriétaire à
fermier, de fermier à ouvrier rural? Il y a dans les villes une
question sociale; rien de pareil dans nos campagnes. Grâce au
ciel, il n'y a pas en France de question agraire! »
Un exemple entre mille pour montrer jusqu'où vont ces luttes
politiques. Nos enfants ne les connaîtront plus, espérons-le;
aussi est-ce surtout pour eux, et à titre documentaire, que nous
citons cette anecdote, entièrement exacte, bien entendu.
Vers 1894, deux jeunes gens de C***, petite commune de Sni li-
ions e, voulurent, leur service militaire terminé, y installer une
fanfare. L'idée fut accueillie avec un entrain extraordinaire el
pendant six mois les habitants de C*** s'endormirent avec diffi-
culté aux sons rauques d'instruments maniés par des mains plus
énergiques qu'habiles. A force de bonne volonté, la chose sem-
blait devoir marcher, quand ons'aperçul (pic la fanfare devait
i. il parait prouvé aujourd'hui que l'ouvrage lui écril après le séjour tic Fénelon
en Saintonge. C'est possible, mais là n'est pas l'intéressant. L'important est que Fé-
nelon ail eu sous les yeux les paysages île Saintonge, le genre de vie de ses habi-
tants, et qu'il s'en soit souvenu. Or cela, certaines de ces pages semblent le montrer.
2. i.es Populations agricoles de In France: Maine. Anjou, etc..., préface, p. \.
Taris, f.uillaumiii.
LA SA1NT0NGE AVANT LE PHYLLOXERA. 77
être sous le patronage d'un parti. Pourquoi? Voilà qui n'était
pas facile à formuler, mais on en avait la sensation bien nette.
Le résultat fut naturellement la scission des musiciens en deux
groupes, et au lieu d'une fanfare, les gens deC*** en eurent deux,
mais quelles fanfares!
On étudia ferme de part et d'autre ; puis, au bout d'une année,
la fanfare conservatrice, se jugeant suffisamment exercée, eut
l'idée de montrer ses talents à la bonne population de C***, pen-
sant jouer ainsi, c'est bien le cas de le dire, un bon tour à la
fanfare rivale. Mais elle avait compté sans la prudence du maire
républicain qui, patron de l'autre musique, veillait soigneuse-
ment sur sa protégée. Que faire, en attendant qu'elle pût, elle
aussi, affronter le public? La faire exercer souvent; oui, cela
était bon, mais bien long; puis à quoi donc cela servirait-il de
détenir le pouvoir, si l'on n'en usait pas? L'ordre public eût pu
souffrir que la musique conservatrice se promenât clans les rues
de C***, et purement et simplement, il lui défendit de le faire.
Malgré son arrêté, elle sortit une première fois; procès-verbal
fut dressé, amende encourue, et après un appel infructueux en
Conseil d'État, elle dut rester chez elle. Maintenant que les
passions sont calmées, les deux fanfares, trop peu importantes
pour subsister séparées, s'acheminent tout doucement vers la
mort, et nous les eussions laissées mourir en paix, si elles n'avaient
été un exemple bien frappant de ces luttes qui désolent la Sain-
tonge.
Au pointde vue de la famille, la Vigne avait eu son effet habi-
tuel. Elle avait amené le développement de la Famille instable,
c'est-à-dire, de ce genre de famille qui peut s'analyser de la
façon suivante. D'un coté, méconnaissance par les enfants de
l'autorité paternelle, et cependant dépendance profonde de la
famille dont ils continuent à attendre tout. Point d'aptitude par
conséquent à s'établir au dehors par soi-même. Ajoutez-y la
limitation volontaire des enfants, qui prendra plus tard des pro-
portions inquiétantes, et on aura une idée de la faiblesse du
type social à ce pointde vue. « Le couple vaut mieux que la dou-
zaine, » dit-on ici communément en parlant des enfants.
78 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Notre vigneron se tirera d'affaire tant que la Vigne donnera
de gros produits, mais quelle débandade quand elle disparaîtra,
et qu'il sera réduit à la simple culture !
Avec cette faible aptitude au travail que nous connaissons,
cette mauvaise organisation familiale qui prive le père de ses
enfants dès qu'ils sont aptes à se suffire à eux-mêmes, le Sain-
tongeais est incapable de se sortir d'affaire parla culture propre-
ment dite. Aussi actuellement, dans les fermes un peu impor-
tantes, est-on obligé de faire venir des fermiers du Poitou, ou de
la Vendée ; on les désigne ici sous le nom générique de Vendéens.
Ils arrivent avec leurs animaux domestiques, leur nombreuse
famille, et l'exploitation marche. Ils ont les avantages de leur
formation plus patriarcale l. Et, malgré les inconvénients d'une
culture toute routinière, ils réussissent à prospérer, là où le
Saintongeais, obligé de prendre des domestiques, des hommes
de journée, moins travailleur aussi, ne peut vivre. Sans eux,
une partie de la Saintonge serait en friches. Et pourtant avec
la difficulté bien connue qu'éprouvent les patriarcaux à sortir
de leur pays, on comprend que ce ne sont probablement pas les
meilleurs qui viennent jusqu'ici.
Nous l'avons déjà dit, la Vigne avait développé l'amour de L'é-
galité, et par conséquent, aussi l'usage du partage strictement
égal entre tous les enfants. Le testament est peu usité, en cas de
descendance. 11 est tellement contraire aux mœurs -, alors, que
l'on dit du père qui avantage l'un de ses enfants au détriment
des autres, qu'il commet une injustice3. Aussi comprend-on
1. Nous formulons celle appréciation sous toutes réserves. Les doux faits princi-
paux qui nou.s permettent d'indiquer cette hypothèse que nous espérons pouvoir véri-
fier un jour, c'est que les enfants restent avec les parents, toujours au moins Jusqu'à
leur mariage, souvent même après. Le second, c'est que nous avons \ u certaines com-
munautés bien nettes : deux frères, installés avec leurs familles dans la même ferme.
Ils couchaient dans la même chambre, un rideau séparait seul les ménages. Ils faisaient
même liour.se commune. Jamais des Saintongeais, et surtout des Saintongeaises, n'au-
raient réussi a s'entendre dans de semblables conditions.
2. Ce n'est donc pas le Code civil, contrairement a ce (pie croyait l.e Play, qui a
amené partout le partage égal. Ici, on n'use même pas de la faculté qu'il laisse, tant
elle est contraire aux idées reçues.
3. 11 nous paraît intéressant de signaler à ce point de vue (pie. dans l'ancien droit
saintongeais, il fut défendu au père de famille, jusqu'à la réformation de la coutume
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 79
que le résultat de ce partage aussi strictement égal que pos-
sible, et comme valeur, et comme nature même de l'héritage,
amène à la limitation volontaire des enfants. Pas moyen d'en
sortir autrement, ou c'est l'émiettement de la propriété déjà si
petite.
A ce point de vue, le recors parait être tenu par les îles
Oléron, et surtout Ré, qui ne sont en réalité qu'un immense
vignoble, et où l'on partage les vignes par sillons.
Il faut signaler encore, en ce qui touche la famille, l'habi-
tude assez fréquente du partage d'ascendant. Quand les pa-
rents se sentent âgés, et dans l'impossibilité de cultiver leurs
propriétés, ils les laissent à leurs enfants, moyennant le paie-
ment d'une rente. Ils espèrent éviter ainsi des procès, et as-
surer la tranquillité de leurs vieux jours. Ils n'y réussissent pas
toujours. Les moins fortunés se font héberger par leurs enfants,
à tour de rôle, et le sort de ces vieillards, ballottés chaque tri-
mestre ou chaque mois, d'un enfant chez un autre, n'est pas, en
général, digne d'envie...
Le développement de cette famille instable a amené un cer-
tain relâchement dans les mœurs, et l'affaiblissement du senti-
ment religieux.
Le Saintongeais est devenu sinon tolérant, du moins sceptique.
En général, dans les campagnes, il vit en païen. Cela ne l'em-
de Saint-Jean-d'Angély au \vi siècle, de disposer de ses propres en faveur d'un
étranger quand il avait des enfants, et aussi d'avantager aucunement un de ses en-
fants au détriment des autres, sauf, bien entendu, pour les biens nobles, le droit
d'aînesse. Ce droit fut du reste toujours assez modéré en Saintonge.
Cettedisposilion particulière du droit saintongeais estcominune avec quelques autres
t ra i t > également caractéristiques (parage, douaire du tiers entre nobles, tierce-foi ou
partage noble desliefs acquis par un roturier, après trois transmissions héréditaires
et trois hommages successifs, réserve des deux tiers tant contre les donations que
contre les testaments) à tout un groupe de provinces, Champagne et Vermandois
d'une part, et de l'autre Bretagne, Normandie, Maine, Anjou, Touraine, Loudunois,
Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois. Rien de semblable dans la coutume de Puis
ni dans celles très nombreuses qui ont applique le môme système qu'elle.
Il y a là une divergence très intéressante que les auteurs juridiques même les plus
récents n'ont p;is réussi à expliquer. Nous avions proposé une hypothèse, dans notre
étude sur les successions ah intestat et testamentaires thms l'usance de Saintes et
la coutume de Saintonge (Paris, Bontmoing), tirée du caractère social des populations
primitives qui ont laissé des traces très profondes dans certaines de ces régions les
Celtes. Quand la communauté se dissout, le partage se fait strictement égal entre Ions.
80 LE TYPE SAINTONGEAIS.
pèche pas de faire d'ordinaire une lin chrétienne. On ne sait
pas ce qui peut arriver.
En revanche, il est resté crédule, ayant grande confiance dans
les somnambules, les rebouteux et les panseurs.
Des somnanbules rien à dire, ce sont des voleurs qui raflent
les écus en se moquant de leurs victimes. Les rebouteux ren-
dent quelquefois des services par leur habileté à soigner les
membres cassés ou foulés. Quant aux panseurs, leur méthode est
moins claire; il traitent surtout les « humeurs froides », les
abcès, les tumeurs et les maladies chroniques, en un mot,
ces affections incurables, désespoir des médecins. On naît pan-
seur, on ne le devient pas. Il faut, pour avoir cette qualité, être
le plus jeune de sept enfants (songez s'ils sont rares en Sain-
tonge, les panseurs), et, de plus, être fils de panseur. C'est
une qualité héréditaire. Le panseur opère la veille de certaines
grandes fêtes : Pâques, Noël, la Toussaint; il fait sur la partie
malade certains signes mystérieux, prononce des paroles
non moins mystérieuses, fait boire quelquefois « sur certaines
herbes » et le malade guérit ou... ne guérit pas.
Une des familles que nous avons spécialement étudiées, croyait
d'autant mieux à ces pratiques, qu'elle avait parmi ses parents
un panseur pour bètes. Une tante était très réputée à ce point
de vue-là. Le fils N... m'en parlait un jour, et il me disait
combien il désirait avoir le secret : « Mon bœuf boitait l'autre
jour, ma tante est venue dire ses prières, il est tout à fait guéri
maintenant ». — Mais qui a guéri ton bœuf, lui demandais-jc,
Dieu ou le Diable ? — Mon interlocuteur sourit. Depuis qu'il a
été à l'école, il ne croit plus guère ni à l'un ni ;\ l'autre, et il
me le laisse comprendre. « Mais ce sont les mots qu'elle dit. qui
guérissent. [ » — Et moi, soudain ramené de plusieurs siècles
en arrière par ces paroles, je songeais aux Vieux Romains
et à ces sortilèges, si redoutés, et si sévèrement punis par la
loi des \II tables. « Si quis incantassit... Si quelqu'un a fait une
1. Ce sont des confidences qu'on ne fait pas à tout le monde. Il est très diffi-
cile de les obtenir du paysan en général, et du paysan Baintongeais en particulier,
si méfiant! Voilà pourquoi les romans « paysans » sont en général si superficiels.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 81
incantation, ou s'est rendu coupable de sortilèges, qu'il soit
puni de mort. » Tant il est vrai que l'homme reste toujours
un peu le même sous tous les climats!
Mais ce qui au fond caractérise ce type, c'est son sens pra-
tique, condition nécessaire ou résultat, si l'on préfère, de ses
pratiques commerciales. Le Saintongeais est essentiellement po-
sitif, ennemi des utopies, mais, par contre, il manque d'imagina-
tion. Ce qu'il aime par-dessus tout, c'est la belle et saine réalité.
Dans son histoire c'est bien ainsi qu'apparaît la Saintonge.
Pendant tout le moyen âge, et même jusqu'à Louis XIV, quelle
instabilité politique. C'est la coquette à qui l'on fait des avances.
Elle les accueille d'autant mieux qu'elles se traduisent par des
avantages plus marqués. Elle est peut-être bien de cœur avec le
roi de France, mais elle n'a garde de faire mauvaise figure aux
Anglais qui l'enrichissent de leur commerce. Elle ouvrira, en
définitive, les portes de ses villes à qui lui offrira le plus de pri-
vilèges.
Ce sens pratique, ce bon sens est ce qui apparaît de plus
frappant dans ses individualités marquantes, même si elles
font de la politique : Régnault de Saint-Jean d'Angely, par
exemple, et Dufaure. « 11 entendait mieux que ses prédécesseurs
le pratique et le positif des affaires1, » dit du premier l'abbé
de Montgaillard. Pour le second, nous le montrerons bientôt.
A ce sens pratique, il faut ajouter beaucoup de calme, de
froideur même, une certaine lenteur qui n'est souvent que de
la dissimulation. Ces traits de son caractère frappent même les
archéologues, qui en général se piquent peu de psychologie :
« Un des historiens qui ont le mieux observé le caractère gau-
lois a porté ce jugement : « un esprit franc, impétueux, ouvert
à toutes les impressions, éminemment intelligent, mais aussi
une mobilité extrême, beaucoup d'ostentation et de vanité,
avec une singulière aptitude à parler, argutc loqui2. » Sans
doute les Santons ne ressemblaient guère aux autres tribus
1. Abbé de Montgaillard, Histoire de France, p. i59. Disons toutefois que Ré
Hiiault n'était pas Saintongeais d'origine.
2. Tohnay-Charente cl le. Canton, parMédéric Brodu, curé doyen, t. r, p. 21.
6
Si LE TYPE SAINTONGEAIS.
kimriques, à moins que ce ne soient les Saintongeais d'aujour-
d'hui, qui ne ressemblent plus aux" Santons d'autrefois. En
effet, le Saintongeais en général, et le Charentais en particu-
lier, est au contraire lent et ne s' impressionne ni facilement, ni
vivement. Il aime suivre le torrent des idées et des événements,
et ne s'aventure jamais en tète de ligne. Sa « vanité » native,
se contient toujours dans le fourreau de la prudence. Pour
n'être pas moins intelligent que les autres, il est toutefois
moins pétillant. En fait de franchise, il veille surtout à ne pas
se compromettre . »
Les caractères naturels de la race ont été déformés ici par
l'influence du travail.
Ces traits font trancher fortement nos Saintongeais sur leurs
voisins bordelais. Si nous voulions caractériser cette différence,
nous dirions : les uns ont une intelligence de surface, éclatant en
mots heureux, en réparties vives et spirituelles; les autres, une
intelligence de fonds; elle jette moins d'éclat, mais elle est plus
solide peut-être. Dans les foires, l'allure froide du SaintoDgeais
impressionne vivement le Méridional. 11 le redoute, lui adresse
des plaisanteries, des injures quelquefois, le traite de « Nor-
mand », puis finit par se laisser emporter par sa verve, le plaisir
de bien causer et en arrive finalement à dévoiler sa pensée et
à se faire « rouler ».
L'apparente lourdeur de nos gens, cette lenteur voulue, cache,
il ne faut pas en être dupe, une grande finesse. Ils comprennent
admirablement ce que vous leur dites, mais sans en avoir l'air,
vous laissant expliquer de nouveau une affaire, qu'ils ont saisie
du premier coup. Leur esprit est vif, souvent gai, volontiers
railleur, mais avec prudence. Rien de commun que les apparences
avec les Poitevins plus patriarcaux, et bien plus lourds et de
corps et d'esprit.
Un distingué publiciste, M. Jérôme Bugeaud, nous fournit une
bien curieuse vérification de cette constatation avec la chanson.
11 s'esl amusé à suivre certains chants à travers la France, de ces
chants dits populaires qui expriment en quelque sorte l'âme pro-
fonde de la nation. Il a noté les transformations que leur faisaient
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 83
subir les différents pays qui les adoptaient1. « Écoutez, dit-il, une
chanson du Bocage, chanson lente et mélancolique, lente comme
l'esprit môme du Bocain; suivez-la à travers les pays, vous la
verrez se dégourdir dans la plaine poitevine; plus loin en Sain-
tonge, vous la rencontrerez décidément gaie, troussée à la mode
de l'endroit... » Et l'auteur montre en effet de curieuses adapta-
tions de ces chansons aux milieux qui les font leurs.
Écoutons-en certaines. Elles en disent long sur l'état d'âme de
nos Saintongeais. Ils ne sont pas nés guerriers certes. Tout leur
passé les montre paysans, et paisibles paysans; ils savent qu'ils
n'ont rien à gagner aux batailles et aux pillages, et le vieux
Saintongeais dira :
Sais-tu compère que tchieu baron d'Ars -
Amasse soudine et soudards,
I disant qu'ol et pre aller en Périgord
Pre assiéger un chatiau fort;
01 est benn mieux leu talents
De roïner les pauvres pesants.
0 l'y avait in grand malingreux
Qui me dit : « Tue moi in de thielés bœufs
J'en veux manger la langue... »
Ces mêmes idées, son petit-fils les exprimera de façon plus
discrète et plus sentimentale :
1. Jérôme Bugeaud, Chansons populaires des provinces de l'Ouest: Poitou,
Saintonge, Aunis et Angoumois. — Ouvrage très curieux et très instructif au point
de vue social.
Certaines de ces chansons, nées on ne sait où, se répandent ensuite dans toute
la France, mais en se modifiant avec les pays où elles passent.
2. Sais-tu, compère, que ce baron d'Ars
Amasse soudine et soudarls.
Us disent que c'est pour aller en Périgord
Pour assiéger un château for!,
C'est bien mieux leur talent
De ruiner les pauvres paysans.
Il \ avait un grand malingreux
Qui me dit : « Tue-moi un de ces bœufs.
J'en veux manger la langue »
«Si LIS TYPE SA1NT0NGEAIS.
Jp. viens d'apprendre une triste nouvelle
Qui m'a bien chagriné le cu'ur,
II m'y faut partir tout à l'heure
Pour aller servir Louis-Philippe.
Il part, mais le souvenir de sa belle le fait déserter...
N'y a ni gendarmerie
Ni nationaux
M'empêcher d'voir ma mie,
Sous les ormeaux.
Il s'évade et va frapper à la porte de sa mie qui lui demande
s'il a un congé.
Je l'ai sous la semelle
De mes souliers,
Du bout de ma carabine
Je le défendrai.
Mais poursuivons notre analyse. On est assez d'accord pour
reprocher aussi à notre type son indécision qui nuit aux mieux
doués et paralyse souvent les meilleures qualités. Cette consta-
tation est fort exacte, nous l'avons souvent vérifiée. A force de
prudence, nos Saintongeais pèsent trop bien le pouretle contre,
et finalement ne savent plus se décider. Joignez-y une certaine
mollesse, une certaine indolence naturelle, et il n'est pas éton-
nant qu'ils arrivent souvent à l'irrésolution, et à l'amour du chan-
gement. Notre type, pour cette raison, manquera d'esprit de suite,
de volonté. On a attribué la mobilité française à l'influence celti-
que; si cela est exact, il n'est pas étonnant que nous retrouvions
ce trait dans le Saintongeais qui en a de si fortes racines. Or, sou
travail habituel n'a pu modifier cet état d'esprit. En effet, son
commerce fait de petits trucs, de petits procédés, de marchan-
dages, d'hésitations, était bien impuissant à modifier ses ten-
dances naturelles.
Toute cette étude a montré que le Saintongeais était un
petit paysan adonné à une riche spécialisation, le rendant sinon
très apte au commerce, du moins très apte à le comprendre.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 8a
Cette diffusion générale de l'esprit commercial qui nous a servi
à expliquer bien des traits de notre type, va nous permettre
encore, d'expliquer certaines de ces qualités, et de comprendre
aussi pourquoi certaines autres lui font défaut.
D'une race essentiellement pratique, il manquera d'imagina-
tion, souvent même d'idéal, et ses types supérieurs ne réussiront
jamais, à de très rares exceptions près, ni dans les lettres, ni
dans les arts. Beaucoup sont très intelligents, certes, ils com-
prennent et admirent les chefs-d'œuvre, mais ils n'arrivent point
à en créer : dilettantes supérieurs souvent, mais dilettantes,
cependant.
Déjà Dulaure constatait le fait : « Il y a peu de Saintongeais
qui réussissent dans les lettres ', » écrit-il.
Rien d'instructif à ce point de vue, comme la liste des grands
hommes de la Charente et de la Charente-Inférieure. Nous la
prenons dans la Géographie de Joanne ~, où elle est assez com-
plète.
Une première constatation s'impose : c'est, d'une manière gé-
nérale, l'extrême pénurie de la Saintonge au point de vue litté-
raire. Il y a là un fait indéniable. Une deuxième, c'est que les
quelques noms connus — la célébrité des autres ne dépasse pas
en général les limites de leur province — sont précisément
d'Angoulème ou de La Rochelle.
Angoulême semble plus spécialement le berceau des littéra-
teurs 3, La Rochelle celui des peintres.
Mais si Angoulême est, administrativement, le chef-lieu du
département de la Charente, socialement, nous l'avons montré,
elle n'est pas en Saintonge.
Le type saintongeais ne s'étend pas jusque-là. A partir de
Cognac, la vigne cesse d'être la culture principale. Dans les
« cantons froids », elle disparaît même complètement. L'aspect
du sol change, le calcaire disparaît et les massifs granitiques
1. Dulaure, Descrip. de la Saintonge, p. 26t. « Les Saintongeais, écrit-il ailleurs,
sont spirituels, mais peu zélés pour les lettres, quoique jaloux de réputation.
'. Joanne, Géographie dr lu Charente, et Géographie delà Charente-Inférieure.
:s. Citons Marguerite de Valois, de Balzac, elc. On peut j rattacher La Rochefou-
cauld, né dans la ville du même nom.
86 LE TYPE SAINTONGEAIS.
font leur apparition. L'herbe, puis la châtaigne deviennent
dominantes, et l'on a des populations plus pastorales, plus
communautaires, plus idéalistes enfin, et partant, plus littéraires.
Elles n'ont presque rien de commun avec ce type commerçant,
pratique et méfiant du paysan saintongeais, et immédiatement
le contre-coup s'en fait sentir en littérature.
La Rochelle? Mais c'est l'Aunis et non plus la Saintonge. Et
cette petite province avait sa physionomie si marquée, si tran-
chée, qu'elle avait subsisté comme division administrative jusqu'à
la fin de l'ancien régime. Est-il étonnant qu'elle se différencie
un peu de la Saintonge à ce point de vue? Non, si l'on pense
surtout à l'influence de la capitale, de La Rochelle, assez grande
ville, et surtout vieille ville, pleine de souvenirs, ayant une po-
pulation instruite, cultivée (les sociétés de beaux-arts, sciences et
belles-lettres y étaient nombreuses), jouissant du spectacle de la
mer, et de certaines conditions climatériques que nous aurons à
noter.
Mais un examen plus attentif de ces artistes, de leur genre de
talent et de ses caractéristiques montre vite que leur existence
elle-même ne crée point une différence aussi grande, qu'on
aurait pu le croire tout d'abord, entre l'Aunis et la Saintonge. Kl
cela n'est pas très surprenant. La Rochelle a évidemment été très
influencée par la Saintonge. Elle en a été en quelque sorte l'épa-
nouissement, la floraison commerciale et maritime. Les gens
d'Aunis présentent de profondes analogies avec les Saintongeais,
car ils étaient, eux aussi, des vignerons, plus exclusivement
même que les Saintongeais.
Aussi n'cst-il pas remarquable que le grand homme »< litté-
raire » de l'Aunis ne soit en général ni un pur littérateur, ni
un poète, — il y a évidemment quelques exceptions, — mais un
historien. Un historien, c'est-à-dire un écrivain qui, par défini-
tion, ne doit pas inventer, mais raconter, <•! chez qui l'imagi-
nation pourrait même être un grand défaut.
Son «grand homme •> habituel, est le savant'; mathémati-
i. Citons :1e physicien Réaumurjle mathématicien Désaguliers; Montalembert, le
grand ingénieur militaire, fondateur do Ruelle : Coulomb, le célèbre physicien ; Bouil-
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 87
cien, physicien, naturaliste, voire même médecin. Ce caractère,
positif, précis, pratique, du Saintongeais, est si puissant, qu'il
rayonne au loin autour de lui, et marque de son empreinte,
non seulement les individualités puissantes de son propre pays,
mais aussi celles des pays circumvoisins : l'Aunis, et l'Angou-
mois même.
Son grand homme sera aussi l'homme de guerre, et plus spé-
cialement le marin, cela s'explique par l'influence de la mer
qui baigne si largement ses côtes.
On trouvera aussi des explorateurs, Champlain, René Caillé,
et, de nos jours, Trivier, et Henri Coudreau, né à Sonac, arron-
dissement de Saint-Jean-d'Angély, en 1 859, d'abord clerc de no-
taire, puis professeur et finalement explorateur de la Guyane,
du Maroni et du Tumac-Ilumac, etc..
Il s'agit là de professions ou de spécialités dans lesquelles,
ce qui est le plus nécessaire, ce sont des qualités d'ordre, de
précision, de positif, de sang-froid, disons même de froideur,
qui sont précisément l'apanage de nos gens.
Le Saintongeais aime également aussi beaucoup le droit, et
les situations qui s'y rattachent. Aussi dans son pays est-il vo-
lontiers plaideur, et quand il en sort, recrute-t-il beaucoup les
professions qui en dépendent : les clercs d'avoués et de notaires
saintongeais sont très nombreux et très estimés à Paris. Ils ont
précisément les qualités nécessaires à cet emploi. Mais, par
suite de son manque d'imagination, de sa défiance de la gé-
néralisation, le Saintongeais ne s'est pour ainsi dire jamais
élevé, ni dans le présent ni dans le passé, au type du grand juris-
consulte. A noter sur ce point, la différence entre la Saintonge
et l'Auvergne.
Nous disons qu'il réussissait bien dans la médecine. Aussi au
moment de l'exode amené par le phylloxéra, s'est-il lancé à corps
perdu dans cette carrière. De nombreux professeurs à la Faculté
de Médecine de Paris ou de Bordeaux sont Saintongeais. Quant
laud, le célèbre médecin, etc. Il serait difficile peut-être de leur oppose i des littéra
leurs aussi célèbres.
88 LE TYPE SAINT0NGEA1S.
au nombre des médecins parisiens originaires de ce pays, les
deux petits faits suivants en donneront une idée :
« Au mois d'avril dernier, lisons-nous dans un ancien journal du
pays,... il s'est fondé à Paris, sur l'initiative de M. le docteur N...
de Courcoury (Ch.-Inf. , une association fort originale, celle des
médecins charentais résidant dans la Seine et Seine-et-Oise.
Elle compte déjà 73 membres parmi lesquels... » Un souvenir
personnel, maintenant. Nous avons assisté une fois à une fête
donnée par une association de Charentais à Paris. Nous nous
amusâmes à compter les médecins et leurs familles qui y asvjs-
taient. Ils faisaient, à eux seuls, presque la moitié de l'assistance.
Le Saintongeais émigrera donc en général, s'il appartient à
la bourgeoisie, même petite, dans les carrières libérales supé-
rieures: droit, médecine, armée, fonctionnarisme élevé. On en
trouve peu, par exemple, comme instituteurs. De même s'il émi-
gré comme ouvrier, ce sera dans certains métiers très avanta-
geux, difficiles, prisés qui demandent une certaine intelligence,
et une certaine éducation professionnelle, comme celui de
charpentier. Ceux de ce pays-ci sont tellement réputés, qu'ils
ont donné le nom de leur pays à la profession. A Paris, Sain-
tonge est synonyme de charpentier, comme Limousin de maçon.
Or, le charpentier gagne en général dans cette ville I franc
àl fr. -25 l'heure, c'est-à-dire de 8 à 10 francs par jour.
Pour en terminer avec les « cultures intellectuelles », il faut
nous expliquer un peu sur la peinture. Il semble que ce soit
l'art pour lequel le Saintongeais en général, et le Rochelais en
particulier, soit le mieux doué.
N'y a-t-il pas là une contradiction inexplicable avec ce que
nous disions du peu de succès de notre type dans les arts?
Non. D'abord parce que, de tous les arts, la peinture est peut-
être celui qui demande le moins d'imagination l, ou tout au
moins, qui supporte le mieux, le manque d'imagination chez
l'artiste. Souvent, un tableau n'est que la nature à travers un
tempérament d'artiste; c'est Ja réalité, vue, interprétée», nio-
l. Su contraire, la musique est un art essentiellement Imaginatif. Aucun musicien.
c'est a noter, ni grand ni petit, ne ligure sur notre liste des grands hommes.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXEBA. 89
difiée par lui. Il y a là un effort dont le Saintongeais est par-
faitement capable, car il est fort sensible à la beauté, et à la
poésie des choses.
Mais c'est la répartition des peintres sur l'étendue de la Sain-
tonge et de l'Aunis qui va nous donner la clé du problème.
Presque point de noms dans le centre de la Saintonge. La Ro-
chelle domine encore, et presque exclusivement; avec elle, il y a
les côtes, les lies de l'Océan, l'ile d'Oléron, et surtout File de Ré.
La Rochelle domine et par le nombre et par la qualité avec les
deux plus célèbres, Fromentin et Bouguereau. Sur la côte, le
travail dominant n'est plus le même; la nature y offre aussi des
nuances plus fines et plus délicates.
Sans doute le développement de la richesse en Saintonge
aurait pu amener une floraison artistique consécutive, en créant
des loisirs à ses habitants, en leur donnant la possibilité de
cultiver les arts. Il n'en a rien été, pour les raisons que nous
connaissons ; le type y avait peu de penchant. Et si, dans ces
dernières années, on assiste à une sorte d'éclosion artistique sur
le mérite de laquelle il est encore difficile de se prononcer,
ce n'est, en définitive, qu'après la ruine, lorsque la perte du
vignoble, qui permettait aux gens de vivre tranquillement,
presque sans travail, les forcera à sortir de chez eux et à ga-
gner leur vie un peu de toutes façons. Combien en avons-nous
vu, à Paris, de ces jeunes gens essayant de réussir soit dans les
lettres, soit dans les arts, soit dans la médecine, soit dans le
droit, souffrant de la dure concurrence de ce milieu encombré,
qui nous disaient : « Ah! moi, si la vigne n'avait pas mauqué,
je serais encore dans ma Saintonge, bien plus tranquille et bien
plus heureux ».
Il faisait trop bon vivre autrefois, en effet, du temps de la vi-
gne, dans cette aimable Saintonge. Ses horizons un peu bornés
mais si moelleux, son air un peu épais, mais si doux, tout inci-
tait ses habitants à l'amour du bien-être, au câline de Fàme
comme des sens. Point ici de ces grands horizons, de ces grands
spectacles de la nature qui émeuvent l'homme, le font rentrer
• •il lui-même et développent ses facultés imaginatives el créa-
90 LE TYPE SAINTONGEAIS.
trices. La Saintonge est trop un pays de juste milieu, de tran-
sition aussi entre le Nord et le Midi. LYune y est tout naturel-
lement inclinée vers une vague mélancolie.
Rien de heurté dans l'œuvre de ses écrivains, rien ne criard
ou de trop lumineux môme. Comme à plaisir, ils ont effacé ce
quelle pouvait avoir de trop brillant. Leur grand charme, et
c'est en cela qu'ils expriment bien l'âme du pays, c'est précisé-
ment de s'être plu dans les demi-teintes, dans les nuances déli-
cates, dans des sentiments discrets et comme de bon goût.
Et si l'on analyse d'un peu plus prés le genre des trois grands
artistes de ce pays, nous voulons parler de Fromentin, de Bougue-
reau et de Loti, on voit de suite qu'ils n'échappent pas à ce carac-
tère général du Saintongeais, ils ne sont rien moins que des ima-
ginatifs. Ils ont raconté ou reproduit ce qu'ils yoyaient, souvent
avec un rare bonheur d'expression, une précision et une netteté
admirables; ils ont pu aussi noter avec une merveilleuse sensi-
bilité leurs impressions les plus délicates que leur inspiraient
les hommes et les choses. Mais quelle faible part l'imagination
joue dans leurs œuvres!
On est unanime à reprocher à Bouguereau son manque d'i-
magination, qui l'a fait si souvent tomber dans la froide allé-
gorie. Comparez aussi, à ce point de vue, l'a;uvre comme pein-
tre de Fromentin avec celle de Gustave Moreau. Qu'y a-t-il de
plus instructif que cette profonde différence dans le choix de
leurs sujets, Gustave Moreau étant lui avant tout et surtout un
imaginatif, Fromentin, au contraire, n'ayant peint, on peut le
dire, à peu près que ce qu'il voyait, et les ressemblances pro-
fondes de leurs procédés picturaux.
Et Loti? N'est-il pas, lui aussi, profondément Saintongeais à ce
point de vue, malgré l'influence de son métier, malgré la mer?
Est-il possible de mieux se plaire dans les récits de choses sim-
ples, vraies, vécues? Analyser son talent, son charme si parti-
culier, nous ne l'essaierons pas. Jules Lcmaitre lui-même j a
renoncé, préférant s'abandonner au plaisir de le goûter, sans
en chercher les raisons. Mais combien précieux l'aveu qui
tombe de sa bouche, et comme nous pouvons bien le coin-
LA SAINTONGE AVANT LF. PHYLLOXERA. (.tl
prendre, nous autres qui connaissons maintenant le fort et le
faible du Saintongeais. Il proclame Loti, un très grand écri-
vain, et il a bien raison, mais il est fort embarrassé quand
il lui faut dire pourquoi. « Qu'y a-t-il donc, dans ces histoires
de Loti?... Vous n'y trouverez ni drames singuliers ou puissants,
ni subtiles analyses de caractères, puisque tout s'y réduit à
des amours suivies de séparations, et que les personnages y
ont des âmes fort simples. Beaucoup de livres anciens ou ré-
cents supposent un tout autre effort de pensée, d'invention ou
d'exécution... » Et sous la plume de M. Henri de Noussanne, dans
Y Écho de Paris du 20 août 1907 sous le titre Pierre Loti à Hen-
daye : « Il faut voir dans son milieu, ce maitre écrivain dont le
génie doit tout à la nature. Son œuvre entière le refléchit et
reflète en même temps de fortes passions et de sublimes ta-
bleaux. Elle ne sort que de lui-même qui n'a pu penser, con-
cevoir, exprimer, écrire qu'après avoir vu, senti, aimé, souffert.
Il ri imagine pas, et ri invente point, il vit...
Et s'il nous fallait maintenant, pour terminer, illustrer par un
exemple ce que nous avons dit du Saintongeais, choisir, parmi
ses hommes célèbres, celui qui nous parait le mieux résumer,
à presque tous les points de vue, les qualités et les défauts de
la race, nous choisirions volontiers M. Dufaure.
Suivant nous, il serait celui en qui l'on reconnaît le mieux
« ce Vigneron arrivé » qu'est, en définitive, le vrai Saintongeais.
On connaît le grand rôle qu'il a joué, comme avocat, orateur,
et homme d'État. Nous aurions aimé à le raconter ici. Mais, outre
que cela nous eût entraîné un peu loin, on aurait pu nous re-
procher d'avoir dépeint Dufaure, non comme il était en réalité,
mais comme nous aurions voulu qu'il fût; ;iussi nous conten-
tons-nous — nos lecteurs n'y perdrons certes rien — à donner
une partie du magistral, mais trop court portrait, qu'en a brossé
M. E. Faguet. On verra mieux, dans les traits qu'il lui prête,
tout ce qu'il avait vraiment de Saintongeais, et, après les expli-
cations que nous avons données, on comprendra également, et
c'estla vraiment une des partiesles plusintéressantcs de la science
sociale, pourquoi il était ainsi, et non pas autrement. « Dufaure
9:2 LE TYPE SAINTONGEAIS.
était le grand bourgeois d'autrefois ' ; il a jusqu'à nos jours perpé-
tué la tradition de la vieille grande bourgeoisie française, probe,
chaste, vigoureuse, têtue, de rude écorce, de fonds savoureux et
presque tendre, peu ouverte aux arts, imperméable aux utopies,
se défiant des idées générales, très amoureux de beau langage
et d'esprit caustique, très capable de désintéressement, aimant
l'aisance, méprisant la riebesse, sceptique sur la forme de gou-
vernement, intraitable sur certaines idées un peu étroites,
mais claires, de liberté individuelle et d'ordre public, et voyant
volontiers son horizon borné du palais de justice à la Chambre
des députés, et à un confortable pigeonnier provincial. »
« Cette maison de Vizelles2, pauvre, étroite, mais solide et
douce, d'où se découvrait un horizon borné de vignes et de petits
bois, d'où l'on partait quelquefois pour aller voir la mer assez
proche, ou pour visiter quelques vieux amis dans la grande
ville de ce pays-là — c'est Bordeaux — Dufaure l'aimait d'une
piété grave, profonde et un peu triste. Il y connut la sainte
pauvreté, l'épargne, l'affection inquiète que son père, un peu
déchu, plaçait sur la tête de l'enfant. Cette maison le lit un peu
à son image. Plus tard, il la fit à la sienne, et ce fut un portrait
bien fidèle et bienjuste. » Et l'auteur de l'article de la Revue de
Saintonge ajoute : « On a vu dans Dufaure, l'orateur public,
l'avocat, l'homme. Qui nous donnera Dufaure Saintongeais? Qui
nous le montrera dans son intérieur, au milieu de cette cam-
pagne charentaisc , sans grands horizons, sans montagnes,
paysan cultivant son patrimoine, ne sacrifiant ni aux grâces ni
à la popularité, d'une probité austère, d'une droiture inflexible,
Y esprit satirique et mordant, d'une foi chrétienne vive, chantant
le Credo au lutrin avec les paysans de Grezac, aimant un peu à
mystifier les importuns et les solliciteurs par un extérieur
plus que modeste et sa simplicité rustique! — Eh! bonhomme,
où est M. Dufaure? — C'est moi. Monsieur. »
1. Revue du Palais, Ier n°, année 1897, cité /,"" v </<.* Archives 1897, i. XVII, p. 180.
2. \ izelles près Cozès. en pleine Saintonge.
' V
LA CRISE PHYLLOXERIQUE
Les traits caractéristiques de notre type dégagés, il nous reste
à le juger; que vaut-il socialement? quelle est, en définitive,
l'influence de la Vigne?
Nous avons un vigneron intelligent, rusé même, apte au com-
merce. Mais quelle est sa capacité pour se retourner et solu-
tionner les difficultés qu'il peut rencontrer sur sa route, voilà
une question qui, en science sociale, n'est pas toujours facile à
résoudre.
On essaie de s'en rendre compte par plusieurs moyens : en
étudiant la prospérité du type, et surtout sa puissance d'ex-
pansion. Ici, il n'était pas besoin de beaucoup chercher. Notre
étude s'est trouvée placée, à un des tournants de l'histoire du
Saintongeais, à un moment où il venait d'être brusquement et
complètement privé de sa vigne. Il nous était facile de juger
sa capacité.
La vérité nous oblige à dire qu'il ne se montra pas des plus
brillants.
On le comprend, cette richesse considérable et si facilement
acquise, cette facilité de vivre proverbiale qui attirait en Sain-
tonge les populations pauvres de l'Auvergne et du Poitou n'a-
vaient pas fait de la petite bourgeoisie saintongeaise un type
bien résistant.
Grâce à cette prospérité sans pareille qui avait coïncidé ave<
94 LE TYPE SAINTONGEAIS.
l'Empire, les fils de vignerons étaient devenus de petits bour-
geois résidant encore , mais ne travaillant plus guère eux-
mêmes. Ils menaient à la campagne la vie de riches oisifs, pas-
sant leurs temps en promenades, en chasses, en parties de
plaisir. De plus en plus, ils abandonnaient les habitudes d'éco-
nomie de leurs pères, dépensant largement leurs revenus, des
revenus magnifiques, qui leur faisaient illusion sur l'impor-
tance de leur capital, et surtout la façon dont ces revenus leur
arrivaient. Des domestiques, ou des fermiers exploitaient la pro-
priété; mais, dans ce dernier cas, le maître se réservait tou-
jours les vignobles.
On vivait dans un beau rêve d'or; aussi le réveil fut-il ter-
rible. Un beau jour, un peu avant 1875, on s'aperçut que, sur la
vigne, comme épuisée d'avoir tant donné, et depuis si long-
temps, ne poussaient plus les longs sarments aux pampres verts,
surchargés de raisins. « Du verjus, » disaient nos vignerons
avec dédain en voyant les raisins, et quels raisins, petits, secs,
acides, qui pendaient maintenant, de-ci de-là, aux maigres
pousses. — « Cela passera », disaient-ils aussi, et ils conti-
nuaient leur genre de vie, sans donner un soin de plus à leur
vigne. Et ce qui passa, ce fut la vigne elle-même.
La débâcle fut complète et terrible. Depuis quelques années,
ils vivaient en empruntant à leurs banquiers, c'est-à-dire à
leurs notaires, escomptant les bonnes années futures. Mais les
bonnes récoltes ne devaient plus revenir. Quelques chiffres pour
donner une idée des pertes.
En 1875, la dernière bonne année , le département de la
Charente-Inférieure produisit, selon 1 Reclus, 7. -277. 150 hecto-
litres de vin, et celui de la Charente, 4.521.000 hectolitres, soit
pour laSaintonge près de 12 mi liions d'hectolitres. Or, en 1887,
la Charente-Inférieure ne produisait plus que 70.700 hectolitres
de vin, à peine 100.000 hectolitres pour l'ensemble de la Sain-
i. Nouvelle Géographie universelle, ■ la France », p. 51 i
Selon M. Vivier, ces chiffres seraient encore plus considérables, et, en I8'5, la recolle
de Saintonge aurait été de l i millions d'hectolitres. Voir Rava/ l.r Pays du Cognac,
avec la collaboration de M. A. Vivier pour la partie commerciale, Angouléme, Co-
quemard, éditeur).
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 93
tonge. Il est peu d'exemple, croyons-nous, dune calamité s'a-
battant aussi complètement sur un produit agricole. On le
comprend, la valeur des terres baissa de plus de moitié, et l'on
ne compta plus le nombre des notaires en fuite, ruinés par la
ruine de leurs clients.
Cette classe aisée, org-ueil de la Saintonge, disparut en un
instant. La Vigne avait élevé nos gens; elle disparut, ils redevin-
rent ce qu'ils étaient auparavant, de très petits paysans; et c'est
là qu'il fut facile de saisir sur le vif l'influence et le rôle de la
vigne. Quant aux grands propriétaires, ils ne furent guère
mieux traités; à moitié ruinés, ils trouvèrent un asile dans les
carrières libérales et dans le fonctionnarisme, qui prenaient, à
cette époque, un essor jusqu'alors inconnu. Depuis le bas jus-
qu'au haut de l'échelle sociale, ce fut la curée des places. Il y
eut en Saintonge une interversion des fortunes aussi curieuse
que complète. Des anciens propriétaires d'avant le phylloxéra,
surtout de ceux ayant des exploitations de 50 à 100 hectares,
bien peu, ont pu conserver leurs propriétés. D'anciens fermiers,
des boutiquiers des villes, de petits banquiers de chefs-lieux, ou
de cantons, en sont aujourd'hui propriétaires.
Les riches paysans et les paysannes au teint fleuri ont dis-
paru : ces dernières maintenant vont travailler dans les champs.
Disparues aussi les belles coiffes dont les rubans claquaient si
joyeusement au vent. Les portes des maisons blanches s'ou-
vrent moins facilement qu'autrefois; et si l'on y pénètre, de-
vant les vieux meubles, « les cabinets » et les dressoirs aux
antiques assiettes, on a la sensation d'être devant des gens qui
autrefois furent riches, autrefois furent heureux. Et ce senti-
ment augmente quand, revenu malgré lui à ces anciennes ha-
bitudes de générosité, le Saintongcais vous offre timidement,
avec honte presque, quelque rhum acheté chez l'épicier du
village, ou un peu d'eau-dc-vie nouvelle. — « Ah! Monsieur,
si vous étiez venu autrefois ! » Et devant son verre qui peste
plein, le vieux paysan, songe, mélancolique, à cet autrefois où, sur
les « collinettes » de Saintonge, la vie coulait si rianteet sidouce.
Et les patrons de la Saintonge ne pouvaient-ils donc conjurer
OG LE TYPE SAINTONGEAIS.
la crise? Non, les vrais patrons, nous l'avons montré, étaient les
commerçants. Mais ils ne pouvaient rien dès le début. Quelques
détails sur leur manière de procéder montreront vite par où
péchait leur patronage, ce qu'il avait d'incomplet. Assis der-
rière leurs comptoirs, ils n'étaient pas en rapport direct avec le
producteur. Bien rarement ils achetaient directement les eaux-
de-vie; en tout cas, presque jamais ils n'en produisaient eux-
mêmes. Leurs agents parcouraient les campagnes, achetant les
quantités dont ils avaient besoin. Leur rôle, important certes,
se bornait à assurer et à développer les débouchés. Ils s'étaient
désintéressés de la vigne qu'ils ne connaissaient pour ainsi dire
pas, et généralement dépourvus eux-mêmes d'exploitation agri-
cole, ils étaient incapables d'apporter une solution à la diffi-
culté. Ils ne se doutaient pas alors, qu'un jour viendrait où ils
distilleraient les eaux-de-vie qu'ils vendraient, et que, souvent
même, ils récolteraient les vins nécessaires à la distillation.
La brillante spécialisation disparue, cette vigne, qui faisait la
gloire et la richesse du pays, morte, la Saintonge retombait
presque uniquement sur la petite culture intégrale.
Il nous faut, avec quelques détails maintenant, examiner les
résultats de cette petite culture. Très peu satisfaisants, avons-
nous dit déjà. Cela n'est pas {ait pour surprendre les lecteurs de
cette Revue. Il est utile cependant d'entrer dans quelques dé-
tails qui permettront de mieux juger encore notre type. Nos
lecteurs savent déjà, par les nombreux cas similaires étudiés,
que le morcellement du sol ne donne pas en général un type
social bien prospère, ni surtout bien résistant.
En bas de l'échelle sociale, point de ces familles solidement
implantées sur le sol, vraiment indépendantes dans leur exploi-
tation. Ici, le domaine isolé est rare. Avec le type de village à
banlieue morcelée si fréquent, les propriétés sont divisées, et
en fait de louage, ce qui est le plus fréquent, c'est le louage
parcellaire. Le paysan partage également entre ses enfants,
sa petite propriété, et ceux-ci, ayant une trop faible exploitation
pour vivre avec elle, surtout depuis la disparition de la vigne, y
joignent des lopins de terre, qu'ils louent à droite ou à gauche.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 97
Ce louage que nous qualifions de parcellaire est une détes-
table exploitation du sol. Il est fait en général à l'année, on
prend et on quitte ces terres très facilement; aussi aucune
amélioration n'est possible. Il permet, d'un autre côté, au paysan
d'abandonner très facilement la culture. Il s'est surtout déve-
loppé depuis la ruine du vignoble.
En haut, ce régime de petite culture ne permet pas non plus
l'existence des grands propriétaires, de patrons agricoles puis-
sants, encadrant solidement la population, lui fournissant du
travail, l'aidant par son exemple et son appui matériel, dans les
crises qu'il a à supporter.
Tout cela est vrai et s'est bien vérifié en Saintonge au moment
de la crise. Mais il ne faudrait pourtant pas dépasser la mesure
dans les critiques contre la petite culture, et ladéprécierpartrop.
La Saintonge va nous permettre de la juger à sa vraie valeur.
Cette culture a pour elle les préférences officielles, ce qui est
déjà quelque chose. Elle est en effet éminemment démocratique,
dit-on. Elle permet l'accession de la propriété à une foule de
petites gens salariées.
Il y a du vrai dans tout cela, mais rien de tout cela n'est
rigoureusement exact. Le premier point à rechercher est de
savoir si elle permet à ceux qui en vivent de s'élever ou même,
plus simplement, d'avoir une existence convenable ; ou si, au con-
traire, elle n'entretient qu'un type social misérable. C'est sou-
vent la dernière hypothèse qui est la vraie.
Mais il peut arriver au contraire, — le fait s'est vérifié pour la
Saintonge dans le passé, — que cette petite propriété donne un
type social très prospère, un type plus riche, à coup sur plus
policé, plus intelligent que celui de pays de grande propriété.
La vérité ne serait-elle pas que, par elle-même, la petite pro-
priété n'est ni inférieure ni supérieure à la grande. Tout
dépend de la façon dont elle est mise en œuvre.
On conçoit, en effet, toute une série de travaux agricoles, où
la grande propriété est inférieure à la petite. Ce sont préci-
sément ceux qui demandent beaucoup de soins, beaucoup de
surveillance, où l'intérêt personnel du travailleur est néces-
7
1)8 LE TYPE SAINTONGEAIS.
saire, parce que la vérification de son travail est difficile : pri-
meurs, fruits, légumes, les vignes dans certains cas, les produits
de la basse-cour, etc.. Aujourd'hui, en Saintonge, on estime en
beaucoup d'endroits que les soins minutieux et nombreux, exi-
gés par la vigne nouvelle, rendent son exploitation en grande
propriété difficilement rémunératrice par suite des frais de
main-d'œuvre1. De même, grâce aux laiteries coopératives, une
ou deux vaches, entourées des soins vigilants, amoureux presque,
du petit propriétaire, donneront des produits égaux, sinon supé-
rieurs, à celles du grand propriétaire.
On sait que la prospérité agricole d'un pays est en raison du
développementetdela richesse de la spécialisation desaculture.
Cette proposition, l'étude de la Saintonge la démontre sura-
bondamment.
Une première question se pose à notre examen. Le Sainton-
geais, privé de sa vigne, pouvait-il au début faire autre chose
que la culture intégrale? Non.
Toute personne au courant des choses agricoles sait com-
bien le propriétaire en général, et surtout le petit propriétaire,
dépend profondément de sa terre et de son mode d'exploita-
tion. 11 en dépend d'abord par la force de l'habitude et ensuite
par certaines conditions matérielles, qui sont en général les sui-
vantes : l'absence de fonds de roulement, de réserves, et l'as-
solement de sa propriété.
Le Saintongeais n'échappait pas à ces deux conditions.
Il employait ses économies, non pas dans l'amélioration de sa
propriété ou la constitution d'un fonds de roulement, mais dans
l'agrandissement de cette propriété (explication lapins générale
de la non-perfectibilité de la culture paysanne en France) . Du
reste, nos petites gens n'avaient pas de bien grosses économies, et
elles furent tôt dépensées, dans les premières années de crise,
alors que l'on continuait son même genre de vie, dans l'espoir
que les bonnes années allaient revenir.
1. De intime, en Bavière, le houblon esl cultive en petite propriété. Comme la
vigne, il amena le morcellement. 11 semble que la raison en soit dans les soins mi-
nutieux qu'il nécessite.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 99
Mais cette absence de capitaux lui faisait une obligation de
tout demander désormais à Ja petite culture intégrale. D'où
l'impossibilité de soustraire à l'assolement ordinaire une cer-
taine partie de son exploitation, puisque toutes les parties de la
propriété sont subordonnées les unes aux autres. Et il n'aura pas
trop de toute la propriété, avec les céréales comme base de cul-
ture, pour lui permettre de vivre.
Mais si les céréales, au point de vue de la superficie cultivée,
comblaient le vide laissé par la vigne, il n'en était pas de même
du déficit en argent. Quels faibles rendements elles donnent,
en effet, dans ce pays. Tandis que certains départements fran-
çais produisent jusqu'à 32 hectolitres de blé à l'hectare, l'Aisne
par exemple; que d'autres, comme l'Indre-et-Loire, pays de
petite culture cependant, arrivent à 17 hectolitres, la Saintonge
ne parvient qu'à 15 hectolitres.
On devine la situation avec de pareils chiffres !
Un publiciste saintongeais [ a calculé le revenu net à l'hec-
tare donné parles céréales. « Des chiffres qui précèdent, dit-il,
il résulte, qu'avec l'assolement triennal, un hectare de terre de
3.000 francs aura produit en trois ans 186 francs, soit une
moyenne annuelle de 62 francs; le revenu net d'une terre de
première qualité serait donc de 2 % . De tous les prix de revient,
les plus onéreux sont ceux des céréales ; ce serait la ruine pour
le propriétaire, si l'assolement ne se composait que de céréales. »
Sans doute, une amélioration dans le rendement serait pos-
sible. Mais jamais les conditions dans lesquelles cette culture
se l'ait ne lui permettront de devenir rémunératrice.
Du blé pour sa provision ou à peu près, la vente de quelques
sacs d'avoine et de pommes de terre, le trafic connu de ses bœufs,
un peu d'élevage, le produit de sa vache et de ses moutons, ceux
dé sa basse-cour, peu importants en raison du morcellement
du sol, et du voisinage des habitations qui en font des sources
de querelles continuelles, telles furent, pendant quelques an-
nées, les uniques ressources.
I. Arnaud, Mitron agricole. p. 191.
100 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Les résultats furent déplorables. Précisément, sur ces petits
coteaux autrefois si riches et si peuplés, la misère est évidente,
les villages ont l'air abandonnés, les maisons tombent en ruine,
et les terres ne sont plus cultivées. Les gens ont été plus tou-
chés par le fléau, les vignes étaient leur principale ressource,
et leurs terres, très fortement calcaires, convenaient beaucoup
moins que celle des petils plateaux à la culture des céréales.
Le fait avait vivement frappé M. Ardouin-Dumazet lors de
son passage dans les Charentes et, dans son livre, il y revient
à plusieurs reprises :
« Aujourd'hui la vigne a disparu (il s'agit de la contrée entre
le Né et la Charente, autrefois le centre de production de la
meilleure eau-de-vie), faisant place à des pentes crayeuses où
croissent à grand'peine de maigres moissons; chaque ferme,
avec son vaste chai où s'empilaient autrefois les « tiercons »
pleins de la liqueur généreuse, semble un petit hameau... De
chaque côté de cette longue mais étroite rivière, Ya'spect aban-
donné du sol est navrant. Certes le paysan peine et travaille,
mais le résultat est loin de répondre aux efforts. Ce sol ressemble
aux terres de la Champagne pouilleuse et, comme elle, parait
infertile1... »
La situation est la même sur une partie des collines de la Cha-
rente : « Tous ces coteaux étaient jadis fortunés. La vigne les
recouvrait en nappes continues; elle a disparu : de maigres
céréales, des topinambours, des prairies artificielles ne sauraient
compenser la richesse envolée. »
Et il ajoute en manière de conclusion : Cette vue serre le
cœur; quand on a vu des terrains plus mauvais encore, comme
ceux de la propriété de M. Boutelleau aux Guéris2, rivaliser
avec les meilleurs terrains de France pour le rendement et l'as-
pect des cultures, on ne peut s'empêcher de trouver effrayant
Vesprit de routine qui sévit sur ce pays! »
1. Aidouin-Dumazct. Voyages en France. 15* série, p. 122 cl S.
2. Piopriélé située aux environs île Barbezieus (Charente . L'exemple de M. Du-
inazet n'est pas concluant. M. Boutelleau est un riche commerçant de Barbezieux,
et sa culture, si elle lui rapporte, ce que nous ne savons pas. n'esl pas a la portée
de tout le inonde!
LA SALNTONGE AVANT LK ."Il YLLOXEHA. 101
Certains villages des arrondissements de Saintes et de Saint-
Jean-d'Angély présentent le même aspect désolé. Sur beaucoup
de points, les terres demeurent incultes, les maisons sont aban-
données.
Cette crise, le mouvement de la population, en Charente-
Inférieure, dans ces vingt dernières années, la traduit par trop
éloquemmcnt.
En 1872, il y a 465.652 habitants.
En 1876 465.628
En 1886 462.803
En 1891 456.202 —
Dans certains arrondissements la population reste a peu près
stationnaire, ou augmente légèrement par suite du développe-
ment des centres urbains : Marennes et son usine de produits
chimiques, La Rochelle et Rochefort, villes maritimes et ports
de guerre. Mais, en revanche, les arrondissements agricoles
subissent des diminutions considérables :
1861 1891
Saintes 107.09:; habitants. 102.300
Jonzac 83.013 71.895
St-Jean-d'Angély 83.173 — 72.080
Le dernier recensement a montré que le fléchissement avait
continué dans des proportions, moins importantes il est vrai,
mais inquiétantes cependant ■ .
A quoi faut-il l'attribuer? A deux causes : la première est
l'émigration ; la deuxième, la restriction volontaire de la natalité.
Beaucoup de paysans ont imité l'exemple de la bourgeoisie.
Et tandis que les uns cherchaient leurs moyens d'existence dans
les carrières libérales, ou le fonctionnarisme, les autres se fau-
filaient dans les petites situations d'employés salariés : em-
ployés de chemins de fer surtout, cantonniers, etc.. Leur état
d'esprit se traduit éloquemment par un axiome qui a cours ac-
tuellement en Saintonge : « La culture est le dernier des mé-
tiers ». Aussi, la fuit-on le plus possible.
I. Le nombre des décès continue à être supérieur à celui de> naissances.
102 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Le phylloxéra a eu un autre contre-coup intéressant à noter
sur la famille : la diminution du nombre des enfants. Devant
les difficultés nouvelles qu'il rencontrait, le Saintongeais, au
lieu de demander plus au travail et à l'initiative, a préféré
supprimer, ou tout au moins diminuer autant que possible, ses
charges. C'était de la mauvaise prévoyance, de la prévoyance
de vigneron, mais de la prévoyance tout de même. Elle n'est
pas très à l'honneur de nos gens et elle permet de les juger.
On voit un type se repliant sur lui-même devant la difficulté, au
lieu de l'alfronter et résolvant le problème de nourrir de
nombreuses bouches, purement et simplement en supprimant
ces bouches. Malgré soi, on songe un peu à ces sauvages qui.
lorsqu'ils n'ont rien à manger, se serrent le ventre, ou avalent
de la terre, préférant cette solution simple encore qu'insuffi-
sante, à plus de peine et plus de travail.
Jamais le Saintongeais n'avait eu beaucoup d'enfants : comme
dans tous les pays riches à familles instables, à partage stric-
tement égal, le père évitait autant que possible la division de
l'exploitation. Toutefois, cette division avait moins d'incon-
vénients ici que dans d'autres régions, certaines parties de
la Normandie par exemple, bien typique à ce point de vue.
Ce qui crève le cœur du paysan normand, c'est de songer
que son clos, si bien arrondi, va être partagé. Ce sentiment
entrait beaucoup moins dans l'âme du Saintongeais, car, les
exploitations d'un seul tenant sont rares dans ce pays de très
petites propriétés, avec villages à banlieues morcelées. D'un
autre coté, par suite de la richesse de la vigne, de la facilité de
sa culture, l'établissement des enfants n'était pas difficile, du
comprend donc qu'avant le phylloxéra, le Saintongeais, tout
en s'éloignant des mœurs prolifiques du Breton ou du Vendéen,
ait eu un nombre raisonnable d'enfants. Aussi la transformât ion
qui s'est opérée depuis à ce point de vue est-elle particulièrement
frappante.
Une première constatation s'impose donc : l'échec de nos
Saintongeais dans la culture. Kl ce qui est plus grave, c'est que,
dans l'ensemble, ils ont lâché la culture autant qu'ils l'ont pu.
LA SAINTONGE AVANT LE PHYLLOXERA. 103
et qu'aujourd'hui encore, malgré certaines conditions plus fa-
vorables, ils sont tout disposés à le faire dès que les circons-
tances le leur permettent. 11 y a enfin, ces symptômes parti-
culièrement graves de la diminution de la natalité que nous
analysions tout à l'heure. Actuellement, le Saintongeais cultive
encore ses propres terres parce qu'il y est forcé, mais il ne
produit plus le type du fermier. Il est, seul, incapable d'assurer
la marche d'une exploitation un peu importante. Il faut faire
appel aux Vendéens, nous l'avons montré. Ces derniers arrivent,
chassés de chez eux par la cherté des terres et la réputation
de richesse de notre pays. Leurs parents ou leurs amis, déjà
établis, leur disent « qu'il n'y a qu'à ouvrir son parapluie,
pour ramasser des pièces d'or », et ils accourent en foule, et
très généralement ils réussissent. Différence de formation sociale,
que nous espérons un jour analyser de près.
Donc, même avec des produits supérieurs comme ici, la vigne
ne forme pas des types sociaux bien résistants. Sans doute, le
vigneron producteur d'eau-de-vie arrive à être plus brillant,
plus policé, que le vigneron ordinaire, mais la médaille a son
revers : l'instabilité sociale, et une faible aptitude au travail.
C'est que, grande loi morale et sociale, on ne fonde une race
solide et prospère que sur le travail, et le travail intense. Tel
n'était pas le cas de nos Saintongeais qui, devant la difficulté,
ont fui le pays, autant qu'ils l'ont pu.
Il eût pu en résulter une décadence complète et irrémédiable!
Il n'en sera rien. Car si notre vigneron, en définitive appuyé sur
deux productions, l'une naturelle, l'herbe, l'autre arborescente,
la vigne, manquait do certaines qualités d'énergie, de courage
au travail, en revanche, ces deux branches de son activité lui
avaient donné d'autres grandes qualités. Elles avaient développé
en haut une classe de grands commerçants tout à la fois hardis
et prudents, voyant les choses d'un peu haut, mais bien utile-
ment cependant. Ils sauront d'abord maintenir les débouchés;
puis, quand cela sera possible, pousser puissamment dansla voie
de la reconstitution des vignobles. En bas. une classe de petites
gens, très intelligente, très douée grâce à la diffusion de L'esprif
104 LE TYPE SAINTONGEAIS.
commercial, de l'aptitude aux groupements; de petites gens qui,
grâce à cet esprit de spécialisation développé par la culture de
la vigne et leur habitude du travail intelligemment compris
et lucratif, sauront vite s orienter, comme d'instinct, vers une
autre spécialisation, vers un autre produit de vente, moins
riche c'est vrai, mais fort important cependant. Ce produit, ils
le trouveront, là où on ne s'y serait guère attendu, dans l'exploi-
tation intensive, industrielle de leur Herbe, par les beurreries
coopératives. L'honneur d'avoir créé les premières en France
reviendra effectivement à la Saintonge. Elle suivra de très près,
dans cette voie, le pays producteur de beurre, par exemple le
Danemark. Il n'y a pas là, un fait de minime importance, pour
qui sait combien ces associations sont difficiles à réaliser avec
les paysans ordinaires. L'exemple actuel de la Normandie et de
la Bretagne est là. Bien que battues sur le marché de Paris par
la Saintonge, elles ne réussissent pas cependant à prendre cette
forme si souple de production. Il y a là une pierre de touche qui
nous permet de juger combien le Saintongeais diffère profon-
dément du paysan ordinaire.
// semble donc bien, par conséquent, que cette aptitude com-
merciale soit, en définitive, la caractéristique de la race.
Or comme, sans contestation possible, elle a été amenée par
le fleuve la Charente, la fin de notre travail nous ramène, en
quelque sorte logiquement, à la première proposition que nous
mettions en tète de cette étude, à savoir que c'était dans la
Charente qu'il fallait chercher l'explication du type saintongeais.
La deuxième partie de notre travail sera consacrée à la Sain-
tonge nouvelle. Elle aura son importance, car elle nous fera
assister au premier essai & industrialisation de l'herbe par les
beurreries coopératives. Nous pourrons juger, sur le vif, cette
forme coopérative si à la mode aujourd'hui.
Nous pourrons aussi juger la vigne nouvelle qui, par la diffi-
culté de sa création et de sa culture, semble devoir sortir dé-
finitivement des productions arborescentes naturelles pour de-
venir une véritable culture avec toutes les peines, mais aussi
tous les avantages sociaux de la culture proprement dite.
DEUXIÈME PARTIE
LA SAINTONGE NOUVELLE
VI
L'EXPLOITATION INDUSTRIELLE DE L'HERBE ET LES
BEURRERIES COOPÉRATIVES
Nous avons vu que le type saintongeais était appuyé en partie
sur une petite culture ménagère qui lui donnait la stabilité, en
partie sur l'exploitation commerciale de l'herbe et de la vigne
qui lui donnait la prospérité.
Toutefois, cette prospérité était d'un caractère instable comme
toutes les prospérités dues à la spéculation et au commerce.
Mais l'aptitude au commerce peut être un remède aux aléas
mêmes du commerce.
Nous avons été obligés de juger le type un peu sévèrement,
devant le triste état de sa culture. Nous n'en serons que mieux à
l'aise pour lui adresser les éloges que mérite la façon vraiment
progressive dont il a utilisé ses prairies.
Ces prairies, nous les connaissons suffisamment pour qu'il
soit utile de les décrire de nouveau. Nous avons montré qu'elles
constituaient une richesse naturelle importante, susceptible
même d'être considérablement augmentée par la création de
prairies artificielles qui réusissent fort bien ici.
Certes, leurs produits n'étaient pas susceptibles d'égaler en
richesse ceux de la vigne ancienne, mais ils pouvaient amélio-
10G LE TYPE SAINTONGEAIS.
rer, dans une large mesure, la situation misérable de nos gens.
Tout dépendait de la façon dont on en tirerait parti.
Deux façons de procéder étaient possibles : Elevage ou pro-
duction du beurre. Les Saintongeais s'orientèrent vite vers le
deuxième système. Le premier offrait ici des difficultés particu-
lières. Il n'était guère possible, en effet, de lutter, pour l'élevage
de l'espèce bovine, avec le Limousin ou l'Auvergne, voire même
la Gatine, les grands centres d'élevage entre Loire et Garonne,
l'étendue restreinte après tout des prairies, leur caractère inter-
mittent, par suite de la période de sécheresse des mois d'août et
de septembre, où il faut nourrir en partie les animaux avec des
plantes fourragères, ne permettait guère cette exploitation peu
intensive de l'herbe.
On ne la comprend qu'en pays de montagnes, là où se trou-
vent des ressources herbagères naturelles pour ainsi dire illi-
mitées, ou dans certains pays à herbages riches, comme le marais
vendéen et poitevin. Cependant, pour être exact, nous devons
reconnaître, que l'élevage proprement dit se développa, lui aussi,
et que la Saintonge, au grand préjudice des contrées voisines,
arriva à se fournir elle-même en grande partie des animaux
dont elle avait besoin. Mais cet élevage n'eut rien de caractéris-
tique, il ne permit jamais par exemple une exportation appré-
ciable de jeunes animaux.
L'élevage du cheval aurait pu'devenir plus rémunérateur. La
Saintonge produit, nous le savons, une race de chevaux estimés.
D'un autre côté, cet animal se contente, mieux que les animaux
de la race bovine, de pâturages un peu secs et maigres.
De sérieux obstacles s'opposaient rependant à ce qu'il devint
un produit dominant. Tout d'abord, le cheval n'est pas un ani-
mal de petites -eus.
Il ne se comprend pas. sur ces exploitations morcelées, qui for-
ment la lenure générale du sol en Saintonge. Il faut nécessaire-
ment une propriété assez grande, pour que l'on puisse utiliser
les services de la poulinière, et la nourrir sans trop s'en api
v<»ir.
Enfin l'aléa considérable de l'élevage du poulain, un animal
LA SAINTONGE NOUVELLE. 107
susceptible entre tous, n'en faisait point un produit convenant à
des gens sans grandes ressources. Ajoutez-y cette raison déci-
sive, que le cheval n'est pour ainsi dire pas employé, ici, comme
animal de culture. Le paysan n'était pas habitué par conséquent
à cette bête, qui inspire une certaine défiance, assez légitime en
somme, à ceux qui ne le pratiquent pas d'ordinaire. On com-
prend dans ces conditions que le cheval se soit centralisé autour
des marais de la Saintonge, qui fournissaient dès lexvii6 siècle
une race estimée.
C'était à l'espèce bovine que devait revenir la tache d'utiliser ces
prairies. Et comme il n'y a point ici de centres de consommation
importants pour le lait; que, d'un autre côté, la France n'est pas
encore assez avancée dans la voie de la spécialisation agricole ',
pour que l'on eût l'idée d'installer ces usines de lait concentré
ou stérilisé, ces fabriques de chocolat au lait, où excelle la
Suisse, à l'heure actuelle, on arriva naturellement à la trans-
formation du lait en beurre.
Mais l'exploitation intensive des prairies, en vue du beurre,
soulevait deux grosses difficultés. Il fallait :
1° Trouver des débouchés;
2° Produire un beurre marchand.
Nous mettons la question des débouchés à la première place.
Il eût pu paraître plus logique de commencer au contraire par
la seconde : avant de songer à placer une marchandise il faut la
produire. Oui, mais momentanément cette question des débou-
chés était facile à résoudre. Avec les moyens de transports
modernes, les villes voisines, et même des agglomérations plus
éloignées, Paris, etc., étaient des centres de consommation tout
trouvés. En général, le beurre y est fort cher. Pour beaucoup de
gens, il est encore une denrée de luxe. On pouvait, sans eraindre
un avilissement des prix, en envoyer sur nombre de marchés
«1rs quantités considérables. La vente elle-même est facile, puis-
qu'il suffit de s'adresser à des marchands existants déjà, et à
Paris de l'envoyer tout simplement aux Halles Central* s,
!. Notons cependant, et avec plaisir, qu'une usine (le lait concentrée) il'1 crème de
lait, vient d'être l'ondée près de La Rochelle.
108 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Le plus difficile était donc bien de produire un beurre mar-
chand, c'est-à-dire un beurre pouvant supporter le voyage et
se conserver ensuite un certain temps, enfin un beurre ayant
toujours sensiblement le même goût, les mêmes qualités, un
beurre de marque. Tant que la fabrication en fut laissée aux
ménagères, ce furent choses impossibles à obtenir. Leur beurre
présentait invariablement les défauts suivants :
1° Il n'était pas de qualité homogène. Suivant l'habileté et
les procédés de chaque fermière, il diilérait complètement;
2° Par suite du mode de fabrication consistant à laisser monter
la crème à la température ordinaire, et du pelit nombre de va-
ches appartenant au même propriétaire, ce qui forçait à ne faire
le beurre qu'une ou deux fois par semaine, on devait conserver
la crème longtemps. Le beurre ainsi obtenu était toujours d'un
goût médiocre. Pour en augmenter le volume, on ne le soumet-
tait qu'à un barattage insuffisant. Aussi ne se conservait-il frais
que très peu de temps;
3° Un pareil beurre ne pouvait alimenter un trafic sérieux.
De petits revendeurs venaient seulement acheter pour les villes
voisines le surplus delà consommation locale. Mais le beurre de
Saintonge ne sortait pas de Saintonge. Il n'y avait ni puissants
producteurs, ni puissants commerçants intéressés à créer des
débouchés éloignés, et surtout en ayant la capacité.
Les beurreries coopératives ont permis à la Saintonge de ré-
soudre ces problèmes si délicats. Mais comme seules de récentes
découvertes scientifiques ont rendu possible leur établissement,
nous devons commencer par exposer brièvement ces découvertes
avant de montrer le fonctionnement de ces véritables usines à
beurre. Qu'y a-t-il, en effet, de plus intéressant en science so-
ciale que de montrer la répercussion d'une découverte scienti-
fique, semblant par elle-même sans importance pratique.
('/est duNord, cette fois encore, c'est-à-dire du Danemark, que
nous est venue la lumière. Pendant de longues années, le beurre
de ce pays jouit d'une supériorité incontestée sur ses rivaux.
Dans tous les concours internationaux, il était classé le premier.
Beaucoup de pays en Europe sont ses tributaires, aujourd'hui
LA SAINTONGE NOUVELLE. 109
encore, et, quand on saura qu'il expédie jusqu'en Chine son
beurre doux, on aura une idée de l'importance de ses débouchés.
Pendant longtemps, on ne se rendit pas bien compte des rai-
sons de cette supériorité. On trouvait commode de l'expliquer
par la qualité des prairies où paissaient les animaux. Pourtant,
dès 1865, M. Tisserand avait signalé l'habitude danoise de faire
refroidir le lait avec de la glace, mais ce ne fut qu'en 1876 qu'il
démontra scientifiquement que « la montée de la crème à la tem-
pérature de la glace fondante était la plus rationnelle ».
En Amérique, où la glace naturelle est assez rare, on se con-
tentait d'entourer les récipients contenant le lait, d'eau froide,
que l'on renouvelait fréquemment. L'avantage de ce système,
également pratiqué en Allemagne, était non seulement de don-
ner une quantité de beurre plus considérable et de meilleure
qualité, mais de permettre aussi l'utilisation du lait maigre —
qui n'est plus acide — soit sous cette forme, soit en l'employant
à la fabrication des fromages dits économiques (procédé très ré-
pandu en Allemagne).
En France, ces questions ne furent guère agitées qu'entre
savants, et, malgré les expériences si concluantes des pays
voisins, beaucoup nièrent l'efficacité des méthodes nouvelles.
Peu nombreux furent les endroits où l'on essaya de les appli-
quer.
La découverte des procédés employés en Danemark, rendus
d'ailleurs plus efficaces dans ce pays par la propreté et l'exac-
titude méthodique des fermiers danois, ne paraissait donc pas
destiné à avoir une grande influence sur la production française.
MM. Chesnel et Delalonde avaient bien essayé, mais sans succès,
de les vulgariser dans leur journal l'Industrie laitière^, quand
« au mois d'octobre 1878, pendant l'Exposition universelle, la
Société française df encouragement à ï Industrie laitière organisa
un congrès auquel prirent part les principaux spécialistes fran-
çais. On y discuta fort activement les avantages des systèmes
adoptés en Danemark et ceux des machines centrifuges, lesquelles
I. Voir E. Fer vil le. l'Industrie laitière, p. 16.
110 LE TYPE SAINTONGEAISj
étaient presque inconnues, puisque personne ne put en donner
une description exacte ».
En 1879, M. Chesnel alla sur place faire une ample connais-
sance avec ces machines, et il se rendit compte que leur dé-
couverte avait amené une révolution complète dans l'industrie
laitière danoise, en facilitant la création de beurreries coopé-
ratives.
L'inventeur de ces appareils centrifuges est un savant alle-
mand, M. Lefeld. Ils sont basés sur ce principe que, si Ton place
dans un récipient circulaire un mélange de liquides de densités
différentes, et si on imprime un mouvement de rotation rapide,
les liquides se sépareront par couches concentriques, les plus
légers restant au centre, les plus lourds se reportant vers les
parois extérieures. Le lait soumis à ce mouvement se divise en
deux parties : la crème, allant à la périphérie, le petit-lait
restant au centre. On obtient ainsi, mécaniquement et instan-
tanément, sans lui faire subir l'opération du crémage, tous les
principes butyreux qu'il contient. Les Danois, à l'affût de toutes
les inventions pouvant améliorer leur industrie beurrière. eu-
rent vite fait de rendre pratique l'appareil inventé par M. Lefeld,
et qui n'avait guère servi encore qu'à des expériences théori-
ques. Un ingénieur danois, M. Laval, construisit un système per-
mettant l'arrivée continue du lait ainsi que la sortie mécanique
du petit-lait et de la crème, de façon que l'appareil pût fonc-
tionner sans interruption. Nous ne décrirons point cet appareil,
qui a servi de point de départ à une foule d'autres analogues.
basés sur le même principe. Leur usage est répandu en Alle-
magne, où il existe beaucoup de Laiteries coopératives. Malheu-
reusement, nous n'avons sur elles que des renseignements assez
peu précis. En revanche, le fonctionnement -des laiteries da-
noises, qui ont servi de modèle, tant aux laiteries allemandes
qu'aux françaises, est assez bien connu chez nous. .Nous allons
en décrire une, et montrer les diverses phases par lesquelles
est passée l'industrie laitière en Danemark avant d'arriver à
ses remarquables résultats. Il y a là une leçon pour notre pays,
où on est si en retard au point de vue des beurreries coopératives,
LA SAINTONGE NOUVELLE. 111
ou tout au moins de la fabrication mécanique du beurre en
grand atelier.
Alors que, dans la plupart des pays européens, la production
du beurre ne dépassait pas les besoins locaux ou régionaux,
en Danemark, au contraire, elle alimentait depuis longtemps un
commerce important, et les fermiers donnaient tous leurs soins
à la fabrication de cette denrée. Ils y étaient poussés par l'état
de spécialisation plus avancée de leur culture qu'avait permis la
constitution d'une classe de puissants commerçants. Les efforts
de ces commerçants tendaient surtout à créer un type de
beurre marchand répondant à des besoins donnés, à une clien-
tèle toujours assurée qu'à telle marque correspond telle
qualité. Leurs procédés ingénieux et variés marquent avec
quelle persévérance ils ont poursuivi ce but1.
Le premier système fut celui des Smôrpak&érier. Les indus-
triels achetaient les beurres dans les campagnes. Ils les ma-
laxaient dans leurs usines, essayaient d'en former un beurre de
qualité unique, qu'ils exportaient ensuite. Les résultats ne furent
pas très brillants ; les matières premières étaient de fraîcheur
différente; aussi le produit laissait-il souvent à désirer. On arri-
vait bien à un beurre homogène, mais il était médiocre.
Ils eurent alors l'idée de s'installer sur place, dans les centres
laitiers importants, et d'acheter, non plus le beurre, mais la
crème au paysan. Ils la transformaient eux-mêmes en beurre
avec des procédés plus perfectionnés. Ce système dit du Moï-l-
kcrier, était supérieur au premier. Il était loin cependant d'être
parfait. En effet, on mélangeait des crèmes de qualités et surtout
de fraîcheur différentes; puis les effets du transport sur une
matière aussi délicate étaient désastreux. La crème souvent ar-
rivait aigrie. Bref, ces établissements ne semblaient pas devoir
se généraliser.
Sur ces entrefaites, on inventa les machines centrifuges, per-
mettant de traiter rapidement de grandes quantités de lait
avec un matériel et un personnel très restreint, puisqu'elles
1. Pour plus de détails, voir Lésé, L'Industrie laitière en Danemark.
Dr E. Louise, Organisation des Laiteries coopératives <-n Danemark.
112 LE TYPE SAINTONGEAIS.
évitent l'opération du crémage. Aussi, sur quantité de points,
s'établirent des industriels qui achetèrent le lait directement
aux paysans, et le transformèrent en beurre, système des Foel-
lesmôelkerier. On obtint un beurre excellent, uniforme, le mé-
lange de laits différents donnant cependant un produit identi-
que. Et pourtant, contre attente, les résultats furent désastreux.
Nombre de ces industriels firent faillite ; les autres durent
cesser leur entreprise. L'organisation présentait en effet les points
faibles suivants : d'abord l'opposition d'intérêts qu'il créait entre
le paysan et l'industriel, et dans laquelle le premier luttait avec
sa finesse et sa rouerie ordinaires. Il était jaloux de ce patron
nouveau, et ne craignait point d'employer contre lui les fraudes
habituelles, consistant à ajouter au lait des matières étrangères,
ou même des procédés plus habiles et moins faciles à déjouer,
celui par exemple qui consiste à développer, à l'aide de soins et
d'une nourriture particulière, la quantité de lait fournie par
une vache, au détriment de la qualité. Ce système est connu
en Saintonge, et les laiteries essaient de prendre des mesures
sévères contre ceux qui « poussent par trop les vaches au lait ».
Ensuite, faute de marchés difficiles à conclure avec tous ces
petits propriétaires, il était impossible d'obtenir chaque jour
une quantité de lait à peu près régulière, permettant une exploi-
tation méthodique. Le mauvais vouloir de paysans reprenant
momentanément la fabrication ménagère du beurre, amenait
à chaque instant le chômage des nouvelles laiteries.
C'est alors que dans l'ouest du Jutland, dont les habitants
sont, parait-il, particulièrement doués du sens des affaires, se
créa, en 188*2, la première laiterie coopérative. Elle donna de
si bons résultats, que le mouvement se propagea très rapide-
ment, Aujourd'hui on compte plus de 1.300 de ces associations.
Certaines d'entre elles vont jusqu'à traiter le lait de 1.600 va-
ches. Une, particulièrement importante, celle de Haslew, fondée
en 1900, transformerait le lait de (i.iiOO vaches, soit 31 millions
de litres de lait par an '.
I. Voir l'Enquête sur l'Industrie laitière, publiée par le ministère «Je l'intérieur
en 1903, p. 40'i. Paris, Imprimerie Nationale.
1896
WOO
1902 1903
1904
(En
millions de francs.)
387
440
518 525
533
63
45
56 59
49
158
202
234 211
225
LA SAINTONGE NOUVELLE. 113
Quelques chiffres que nous empruntons à un tout récent rap-
port, de notre distingué attaché commercial de France à Londres,
montre l'essor extraordinaire que ce système a imprimé en
quelques années à l'industrie beurrière danoise1. Ce sont ceux
des importations comparées du Danemark et de la France, en
Angleterre. Tandis que les premières accusaient une augmen-
tation formidable, les nôtres restaient stationnaires, puis dimi-
nuaient, évincées par ce puissant rival.
Importation totale de l'Angleterre.
Exportation de la France.
Exportation du Danemark.
De pareils chiffres, suivant l'expression consacrée, se passent
de commentaires. Ils sont un des meilleurs exemples de ce que
peut faire la volonté humaine bien dirigée, en un pays vieux,
qu'aucune supériorité bien marquée de lieu, de climat, ou de
position géographique ne désignait pour un si rapide dévelop-
pement au détriment de notre pays.
Mais il ne servirait de rien de se désoler et de gémir. Il est
préférable d'étudier d'un peu plus près les causes de la supé-
riorité de nos rivaux, et d'essayer de se mettre à leur école.
Les causes indéniables de leur succès se trouvent dans la fabri-
cation industrielle du beurre à l'aide d'appareils centrifuges.
Leur emploi marque l'introduction du machinisme dans une
production jusqu'alors essentiellement domestique et toute tra-
ditionnelle. Grâce à ces puissants groupements en coopératives
que permettait l'état social du pays2, ils ont substitué immé-
diatement à la fabrication ménagère, la production en grand
atelier. A qui voit l'essor extraordinaire qu'ils impriment à
1. Jean Périer, l'Exportation des beurres français en Angleterre; moyen de la
relever et de l'accroître 'Office national du Commerce extérieur. Paris, 3, rue
Feydeauj.
2. Nous fournirons dans un instant quelques indications à ce sujet, mais, eu l'état
actuel de la science sociale, une étude monographique sérieuse du paysan danois
s impose. Elle est urgente.
114 LE TYPE SAINTONGEAIS.
l'industrie beurrière, malgré leur emploi tout récent, l'idée
vient naturellement, qu'ils peuvent y produire un bouleverse-
ment comparable à celui qu'ont éprouvé les autres industries.
Et cependant si une branche du travail semblait à l'abri des
inventions modernes, c'était bien, le doux, le traditionnel art
pastoral.
On ne peut nier aujourd'hui le progrès énorme réalisé par ces
beurreries coopératives; aussi est-ce avec un véritable plaisir
que nous avons vu leur installation en Saintonge. Sans doute
elles sont loin d'être arrivées à la perfection de leurs modèles,
les associations danoises, ont bien des progrès à réaliser encore,
pour leur administration interne, et surtout pour la vente de
leur beurres. Ici, en effet, il ne s'est point trouvé ces grands
commerçants, dont le rôle a été si efficace au Danemark. Tou-
tefois le développement rapide de ces beurreries fait des mieux
présager de leur avenir.
Les quelques détails que nous allons donner sur le fonction-
nement des associations danoises seront la meilleure introduc-
tion à l'étude de nos coopératives françaises.
« Les laiteries coopératives danoises, dit M. Louise ', sont de
véritables usines destinées à la fabrication exclusive du beurre,
et organisées par une réunion de cultivateurs habitant la même
région. Ces derniers fondent l'établissement au moyen d'un
emprunt amortissable en un certain nombre d'années. Ils s'en-
gagent en môme temps à fournir le lait nécessaire au fonction-
nement de l'usine. Chacun d'eux reçoit tous les mois une somme
proportionnelle à la quantité et à la qualité du lait qu'il apporte,
mais inférieure toutefois à la valeur absolue du produit. Ils s'en-
gagent de plus à reprendre le lait écrémé et le petit-lait qu'ils
paient à la société. Cet argent, joint au bénéfice prélevé sur le
lait, permet de subvenir aux frais généraux, d'éteindre la dette,
souvent de répartir encore un excédent entre les sociétaires. »
L'usine est en général située au centre des localités habitées
par les adhérents. Chaque soir, ses voitures vont remiser chez
1. Ouvrage cité passim.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 115
les fermiers, en des points choisis d'avance. Elles en repartent
le matin avec le lait de la veille au soir et celui du matin. Sitôt
arrivé, ce lait est immédiatement déchargé et pesé. A certaines
époques indéterminées, le chef de laiterie prélève un échantillon
qui est analysé et soumis à l'épreuve de l'appareil inventé par le
professeur Fjord, à laide duquel on peut évaluer approximati-
vement sa richesse en beurre. Il est en effet payé au propriétaire
suivant le beurre qu'il produit. De cette façon, ce dernier n'a
aucun intérêt à augmenter la quantité du lait au détriment de
la qualité. Les statuts sont du reste sévères pour les fraudes
quelles qu'elles soient. Pour la première fois, simple réprimande ;
pour la seconde, amende assez forte; pour la troisième, exclu-
sion. Ils énumèrent également les plantes et fourrages, les
choux notamment, qu'il est interdit de donner aux animaux.
La surveillance qu'exercent jalousement les uns sur les autres
ces petits propriétaires, intéressés également à la réussite de la
laiterie, rend les fraudes rares, et permet de produire un beurre
parfait. Il est très estimé des marchands anglais, qui le savent
entièrement exempt de matières étrangères. Il parait qu'à un
certain moment des propriétaires normands se montrèrent moins
scrupuleux. Leur beurre, fortement additionné de margarine,
subit bientôt une énorme dépréciation, au point que certains
négociants anglais hésitent actuellement, parait-il, à en mar-
quer la provenance.
Le lait écrémé est porté à la température de 70 à 75 degrés,
ce qui le stérilise en partie. Il sert sous cette forme à l'alimen-
tation, et est renvoyé immédiatement au propriétaire qui le
reçoit dans la matinée même.
On voit que, pour le fonctionnement interne de ces laiteries,
on est arrivé, tant pour la rapidité des opérations que pour leur
exactitude méthodique, à un rare perfectionnement. Les résul-
tats ne se sont pas fait attendre. Nous avons vu qu'ils ont bril-
lamment répondu aux efforts.
Au moment où la fabrication du beurre en Danemark pre-
nait cet essor extraordinaire, et portail ce pays à un remar-
quable degré de prospérité, la Sainionge subissait la crise ter-
116 LE TYPE SAINTONGEAIS.
rible (jiienous connaissons. Comme le dit M. Martin : « En 1877,
le phylloxéra envahit le vignoble cha reniais. Cinq ans après.
110.000 hectares étaient dévastés, et une misère profonde ap-
parat dans les campagnes jadis si florissantes. La terre restait
en friche. Les maisons désertes annonçaient aux passants que les
vignerons, ruinés par l'insecte destructeur, étaient allés chercher
ailleurs des moyens d'existence... »
Il fallait absolument que ceux qui étaient restés tentassent
quelque chose avec leurs prairies. C'est alors qu'un peu partout,
divers propriétaires eurent l'idée d'établir chez eux de petites
laiteries. Ils achetaient le lait de leurs voisins et le transformaient
en beurre. C'était le système des Foellesmoelkerier acclimaté en
Saintonge. Les machines centrifuges n'étaient pas encore con-
nues en France. Aussi fabriquait-on le beurre avec les anciens
procédés, ce qui forçait ces laiteries à garder des proportions très
modestes. L'honneur d'avoir installé la première revient, parait-
il, à M. Biraud, du village de Chaillé, près Surgères (Charente-
Inférieure). Il aurait môme donné à son entreprise, dès le début,
la forme coopérative. En général, la plupart de ces établisse-
ments marchèrent assez mal, pour les mêmes causes qui les avaient
fait échouer en Danemark. La tension était même ici bien plus
grande entre les patrons et nos vignerons. En outre, les patrons,
au point de vue commercial, surtout en ce qui concernait les
débouchés, étaient très mal organisés. Aussi beaucoup, croyant
qu'ils axaient fait fausse route, liquidèrent leur exploitation.
Quelques-uns, plus intelligents, suivant l'exemple de M. Biraud,
eurent L'idée de mettre leurs laiteries sous la forme coopérative.
Ils cédaient le matériel et les constructions, pour un prix donné,
à l'ensemble des adhérents, et restaient en qualité de membres
ordinaires. Souvent on avait la sagesse de les maintenir, comme
présidents, à la tète de la société, et la nouvelle entreprise ainsi
moditiée marchait en général assez bien. La Laiterie coopérative
était créée en Saintonge. Les appareils centrifuges furent bientôt
adoptés, et ils permircntde donner de suite A la fabrication une
extension inaccoutumée. En fait, à L'heure actuelle, il n'y a plus
que quelques propriétaires qui aient réussi, pour des raisons
LA SAINTONGE NOUVELLE. 117
particulières, à maintenir leur usine sans recourir à la coopé-
rative. Encore fabriquent-ils plutôt du fromage.
La réussite de ces associations démontrait1 que « le paysan
de la Charente-Inférieure n'est nullement réfractaire aux idées
d'entente et d'union. On peut en voir la preuve dans le dévelop-
pement des sociétés de panification qui se ramifient de longue
date en tout le territoire. Dans un sol ainsi préparé, l'industrie
laitière devait tôt ou tard s'implanter ». Quant aux causes pro-
fondes qui ont transformé notre type au point de rendre possibles
ces effets de l'association, nous savons qu'il faut les attribuer
principalement au commerce de l'eau-de-vie et des bestiaux. De
prime abord, cela surprend. La vigne, considérée tout au moins
dans son type inférieur, parait pousser à l'individualisme à ou-
trance et à la méfiance des gens les uns à l'égard des autres.
« Jamais, nous disait un jour un propriétaire de Touraine, les
groupements que nécessitent ces laiteries n'auraient été possibles
chez nous. » Pendant un temps nous craignîmes que les luttes
politiques — terribles en Saintonge, nous le savons, — n'amenas-
sent la scission habituelle en deux camps, comme cela existe
pour presque toutes les associations ordinaires. C'eût été la
ruine des laiteries. On l'a senti, et on a eu la sagesse, pour
une fois, de remiser au grenier les vieilles querelles poli_
tiques.
En réalité, nous croyons pouvoir le dire sans exagération, la
vigne avait créé ici un type intelligent, prévoyant, doué même
d'une certaine initiative dans le sens du commerce, et sentant
parfaitement la nécessité de se grouper, à l'époque actuelle. Il ne
mérite donc pas complètement le reproche que lui fait M. Ar-
douin-Dumazet, si optimiste d'ordinaire, d'être réfractaire
aux nouveautés. Ce qui a amené l'écrivain à apprécier si sévère-
ment notre type, c'est qu'il l'a jugé sur cette petite culture in-
tégrale, où il a échoué, c'est entendu, niais où il ne pouvait pas
i. Martin. Rapport sur l'industrie laitière des Char entes et du Poitou,
... Nous devons remarquer qui- ces associations sont nombreuses en effet, mais que
leurs résultats ne sont pas toujours heureux. Il y a aussi beaucoup de sociétés de
-erours mutuels, presque chaque commune a la sienne
118 LE TYPE SAINTONGEAIS.
ne pas échouer, car il heurtait des lois économiques modernes
bien établies aujourd'hui.
La Charente-Inférieure comptait, on 1901. iG laiteries 1 coopé-
ratives, et 3 laiteries particulières. Elles étaient ainsi répar-
ties :
Arrondissement de La Hochelle 13
« de Rochefort 11
« de Saintes 0
« Marennes 1
« Jonzac I
« St-Jean-d'Angély Il
4G
Notons tout d'abord que les plus nombreuses et les plus
importantes se groupent autour de ces marais, aujourd'hui fort
bien desséchés, qui séparaient jadis l'Aunis de la Saintonge, et
aussi autour de ceux des environs de Rochefort : l'herbe y
abonde et est excellente. De même les prairies de la vallée de
la Charente et celles de ses affluents, notamment la Boutonne,
ont permis la création d'un certain nombre de beurreries. En
revanche, il y en a peu dans la région des petits plateaux.
Le mouvement a pris naissance dans la partie viticole de ce
pays, mais n'a pu naturellement se développer avec intensité
que lorsque les conditions du lieu le permettaient. Il fallait
pour la réussite deux conditions : d'abord des gens capables
de se grouper et de se mettre à une certaine spécialisation de
la culture, ensuite des conditions favorables du lieu (abondance
de l'herbe), permettant un effort efficace.
Ceci explique pourquoi, certaines parties de l'arrondissement
de Saintes en sont dépourvues. Il y a peu d'herbe, et. en re-
vanche, on rencontre trop de ces minuscules exploitations qui
ont cessé pour la plupart d'être viables, depuis la disparition
des vignes. On comprend parla, aussi, pourquoi dans la partie
granitique du département de la Charente, là où les gens n'ont
1. Pour employer le mot habituel, bien qu'il soit inexact, puisque ces usines ne
fabriquent que dn beurre. 11 faut réserver le mot laiteries aux usine- se contentant
de traiter le lait, sans le transformer en beurre.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 119
pas été touchés par la vigne, ils n'arrivent pas à cette idée d'as-
sociation indispensable. La Charente ne compte que 2 beurreries
coopératives. Le même phénomène s'observe dans les départe-
ments voisins. Tandis que le mouvement s'est largement dessiné
dans les pays qui avaient été influencés par la Vigne et qui se
trouvaient sur le pourtour des marais (Deux-Sèvres avec 50
beurreries, 35 coopératives et 15 industrielles, Vendée avec 18
beurreries coopératives), il s'arrête net, dans ce département
avec la partie du Bocage composé en grande partie de terres
granitiques, et où la vigne n'a jamais pénétré : « L'industrie lai-
tière pourrait prendre plus d'extension encore en Vendée si les
population du Bocage, comme celles de la plaine, étaient sus-
ceptibles de groupements coopératifs '. » Voilà une constatation
sous la plume du rapporteur, peu préoccupé de science sociale,
qui montre bien que notre explication est la vraie.
Sans atteindre les proportions extraordinaires du Danemark,
le mouvement coopératif de cette partie de la France ne manque
donc point d'intérêt, et il mériterait d'être étudié séparément.
Nous devons cependant, en ce qui nous concerne, nous borner
aux indications générales que nous venons de donner et préciser
un peu le fonctionnement et l'importance sociale de ces beur-
reries, pour la Saintonge, laissant à d'autres le soin d'étudier
leur rôle dans chacun des pays que nous venons d'indiquer.
Nous avons assisté à la naissance d'une de ces beurreries, celle
de P.,. en 1897.
Voici comment on a procédé pour la former. Quelques paysans
plus intelligents que les autres, voyant une laiterie voisine
fonctionner avec succès, commencèrent, après d'innombrables
pourparlers comme bien on pense, par faire circuler des listes
d'adhésion. Quand il y eut assez de consentements, on s'aboucha
avec les capitalistes de la région, qui prêtèrent facilement les
20 à 30.000 francs nécessaires à l'installation. Les adhérents
étaient solidairement responsables du remboursement. Ils s'en-
gageaient également à servir les intérêts de la somme. 11 était
i. /{apport sur l'Industrie laitière, ouvr. cité. (dép. il'' la Vend
120 LE TYPE SAINTONGEAIS.
enfin convenu qu'on ne distribuerait de dividendes qu'une fois
l'emprunt remboursé.
Les bâtiments s'élèvent, l'usine fonctionne. Elle réussit. Il y
a du reste un moyen très simple d'y aider. On paiera le lait
aussi bon marché qu'il le faudra pour réaliser les bénéfices
nécessaires à solder les arrérages et à amortir progressivement
les emprunts. La chose est facile, puisque ce sont les action-
naires eux-mêmes qui fixent le prix du lait. Ils ont, comme
propriétaires et comme actionnaires, des intérêts opposés. Aussi
un juste équilibre ne tarde-t-il pas à s'établir.
Progressivement, on arrive à élever le prix du lait, à mesure
que l'exploitation n'est plus grevée des frais d'installation pre-
mière. Pour une raison ou pour une autre, la laiterie fait-elle une
mauvaise spéculation? On abaisse le prix du lait et l'équilibre
se rétablit. Cette souplesse de l'institution lui assure une supé-
riorité incontestable sur celles que dirige le patron ordinaire,
surtout lorsqu'il s'agit d'une matière comme le beurre, dont la
valeur est assez variable.
Cette beurrerie de P*** comprend la beurrerie proprement
dite, où l'on fabrique le beurre, et une annexe, la porcherie, où,
comme l'indique son nom, on utilise les déchets (petit-lait et lait
écrémé) en élevant des porcs. C'est une heureuse moditication
du système danois. La beurrerie proprement dite se compose de
deux pièces : l'une où est la machine à vapeur qui donne le mou-
vement, l'autre où sont les appareils de fabrication. On a natu-
rellement choisi les derniers modèles. Ils comprennent d'abord
l'appareil centrifuge qui divise le lait en crème et en petit-lait.
Le petit-lait tombe dans un réservoir d'où un tuyau le conduit
directement à la porcherie. La crème passe dans une baratte
n'ayant plus que le nom de l'ancien ustensile d'autrefois. C'esl
un petit tonneau horizontal où un système d'ailes, mues par la
vapeur, transforme très rapidement la crème en beurre.
Aussitôt sorti de la baratte, le beurre est malaxé, pesé, em-
paqueté, et il part pour les directions les plus variées, nous dit
M. C***, l'aimable président de la beurrerie. M. C*** est un des
grands distillateurs de la Saintonge, el nous le retrouverons, à
LA SAINTONGE NOUVELLE. 121
la tête de l'autre grande usine de la contrée. A 11 heures,
tout est terminé. Ce que les débouchés locaux, Saintes, Ansou-
lème, Cognac, Bordeaux, ne consomment pas, est vendu aux
Halles à Paris. « Nous fabriquons de 150 à 300 kilogrammes
de beurre par jour, nous dit le comptable, » ce qui fait plu-
sieurs centaines de francs à distribuer chaque jour dans un
rayon de 5 à 6 kilomètres. .
Nous venons de dire que les déchets sont utilisés pour l'élevage
des porcs. Ce système est général dans la Charente-Inférieure.
En Danemark, au contraire, le propriétaire doit reprendre le
lait écrémé que l'on a stérilisé. Le système français évite aux
agents collecteurs de retourner une seconde fois dans la même
journée au domicile des propriétaires, ce qui ne serait pas très
pratique avec l'éloignement des adhérents. On lui a reproché
de priver la ferme de ces matières qu'employait autrefois la
ménagère, avec tant de succès, pour élever ses porcs. La cri-
tique n'est pas sérieuse. En effet, le nombre des porcs élevés
par les petits propriétaires n'a pas diminué ; comme par le passé,
chacun continue à en élever au moins un, qui lui fournit,
comme on le sait, la graisse et la plus grande partie de la
viande qu'il consomme.
Cependant quelques beurreries ont essayé d'appliquer le sys-
tème danois. Mais comme le lait écrémé n'est point stérilisé,
comme les soins de propreté ne sont pas non plus aussi méti-
culeux qu'en Danemark, le plus clair résultat est d'aigrir les
bidons qui servent à le transporter. Aussi les beurreries qui
L'emploient ont vu la valeur de leur beurre diminuer sensi-
blement, les mêmes bidons servant également pour le lait.
On peut être étonné de voir, jusque dans les moindres
détails, nos sociétés organisées sur le modèle de celles du Dane-
mark. La raison en est dans les nombreuses missions envoyées
dans ce pays, tant par l'initiative privée que par L'État. Mais
le curieux, c'est qu'au début elles ne furent pas envoyées dans
l'intérêt du pays qui devait en profiter le plus dans La suite.
En Saintonge, à cette époque, l'industrie laitière n'existai! [•oui-
ainsi dire pas.
1-2 LE TYPE SÀINTONGEAIS.
Depuis le développement des beurreries coopératives, on a
établi à Surgères, qui est un point central, un poste d'inspecteur
des laiteries, dont le rôle est de se tenir au courant des inven-
tions et des perfectionnements nouveaux. Il a également pour
mission de donner des conseils à ceux qui veulent créer de nou-
velles associations. Il fournit les statuts. Aussi presque toutes
sont-elles établies sur le même plan. Partout a triomphé le sys-
tème du livret individuel, sur lequel l'agent collecteur inscrit
chaque matin, en passant au domicile des propriétaires, le lait
que ceux-ci viennent de lui donner. Ce carnet reste ordinaire-
mont entre les mains du propriétaire. Le dernier jour du mois,
l'agent l'emporte au siège social; le comptable établit en quel-
ques instants le compte de chaque propriétaire, et le paie séance
tenante. Réellement ce fonctionnaire a rendu des services, et,
pour une fois, en créant ce nouveau poste, l'État a fait preuve
de bonne initiative. L'objectif du titulaire actuel est de faire
adopter le système danois qui donne de si bons résultats : payer
le lait, non d'après sa quantité, niais d'après sa richesse en
matières butyreuses. Cela complique un peu le service intérieur
de la laiterie, mais le système est si rationnel que nous ne
désespérons pas de le voir un jour adopté.
Ces influences expliquent comment, à notre grand étonne-
ment, nous avons trouvé, les statuts de notre beurrerie presque
calqués sur ceux de la laiterie de Kildevoeld à Pippe M oeil. Le
fait n'est pas banal. Pour l'une comme pour l'autre, l'article 1er
déclare que l'objectif de la nouvelle entreprise est « la fabri-
cation du beurre en commun, atin d'en obtenir des prix plus
élevés ». Voici quelques-uns des articles les plus caractéris-
tiques de la société :
Akt. 6. — Le nombre des sociétaires est illimité. Tout socié-
taire nouveau pourra être admis après la mise en activité de la
laiterie en versant une cotisation qui sera fixée par le conseil
d'administration .
Les premiers sociétaires ont couru plus de risques que les
nouveaux; ils ont supporté de plus fortes retenues, il est juste
de leur conserver un avant aire.
LA SAINTOxNGE NOUVELLE. 123
Art. 8. — La société est administrée par un bureau composé
d'un président, deux vice-présidents, un trésorier, un secrétaire.
Il a les pouvoirs les plus étendus pour administrer les biens
et les affaires de la société. Il peut même transiger, compro-
mettre.
Le bureau est surveillé lui-même par un conseil d'administra-
tion composé, dit l'article 9, d'un conseiller par fraction de
10 sociétaires. Le bureau est élu en assemblée générale, à la
simple majorité des votants. Il en est de même des membres du
conseil d'administration. Ils sont renouvelés tous les ans, mais
ils sont rééligïbles.
Le personnel actif de la laiterie est assez réduit : il se compose
d'un mécanicien chargé de l'entretien des machines, de deux
hommes employés à la manipulation du lait et du beurre, d'un
vérificateur du lait, d'un expéditionnaire et d'un comptable qui
est le véritable chef de la laiterie. Enfin cinq ou six voituriers
passent chaque matin au domicile des sociétaires pour prendre
le lait.
L'article 26 assure contre la mortalité des vaches. C'est un
heureux progrès sur le système danois : « Il sera remboursé aux
sociétaires qui auront adhéré aux présents statuts 75 % du prix
estimatif des vaches qui , par mort ou accident, auront été perdues
par eux totalement. Dans le cas où les vaches seraient vendues en
partie à la boucherie, la somme en provenant sera remise au
propriétaire, et la Société remboursera les trois quarts de la
perte. »
Certaines beurreries se réservent le droit cependant de sus-
pendre cette assurance en cas d'épizootie ; c'est une mesure pru-
dente, nécessaire même.
Quelques chiffres vont nous permettre de mieux nous rendre
compte encore de la marche d'une beurrerie. Le coefficient
d'exploitation est sensiblement le même partout. Il arrive ce-
pendant à varier, suivant la quantité de lait traitée, les frais
généraux pouvant se répartir sur une plus grande production,
et les frais de ramassage pouvant augmenter ou diminuer
d'après l'aire d'expansion de la beurrerie.
124 LE TYPE SAINTONGEAIS.
1906 1907
Lait traité 1.396.749 litres. 1 .391.737 litres
Beurre fabriqué 63.552 kil. 500 gr 62.661 kil. 750gr.
Recettes totales 191.867 fr. 15 191 .762 fr. 70 c.
Dépenses totales 22.879 fr. 65 23.677 fr. 10 c.
Prix du lait payé.
aux sociétaires 168.987 fr. 30 168.085 fr. 60 c.
Prix du litre de lait 0. 12 c. 41 m. 0.12 c. 54 m.
Sur le chiffre des dépenses totales, le personnel employé à la
fabrication touche 3.400 francs, et les ramasseurs de lait
10.800 francs. Le reste est absorbé par les autres dépenses
habituelles, combustible, entrelien des appareils, etc..
On le voit, la grosse dépense est celle du ramassage du lait,
particulièrement onéreux dans ce pays de petite propriété,
où le rayon d'action de la Société est nécessairement étendu. Ils
grèvent lourdement le budget. 11 en est de même dans le Dane-
marck, et voici, à titre de curiosité, le budget d'une beurrerie
coopérative du Jutland pour l'exercice allant d'octobre 1897 à
à novembre 1898 : cette comparaison ne peut être faite que
sous toute réserve. 11 s'agit en effet, dans l'exemple de la Sain-
tonge, d'une petite laiterie; aussi, pour certaines plus impor-
tantes, le coefficient d'exploitation peut-il être plus faible. Au
contraire, pour le Danemark, nous donnons les chiffres dune
beurrerie modèle, les seuls que nous ayons, il est probable, que
toutes ne se présentent pas dans des conditions aussi favorables.
Dépenses.
Couronnes '.
Transport 5.093. 16
Main-d'œuvre 4.000 »
Combustible 1 .81 1 .47
(ilace 55 . V.>
Tonneau pour beurrct 429 . 20
Huiles 83.22
Sel, colorant, soude, chaux 884.2b
Entretien des bâtiments 549.68
Entretien des articles portés à l'inventaire (ma-
tériel, je pense) U. 049.01
Intérêts et amortissements des emprunts 3.369.97
Autres dépenses 740 »
23.271.32
1. La couronne vaut 1 fr. 40.
LA SAIXTONGE NOUVELLE. 125
La beurrerie en question traite annuellement, une moyenne
de 2.504.750 litres de lait, produisant 100.190 kilos de beurre.*
Dans ces conditions « le travail du kilogramme de beurre revient
à 0 fr. 01151. On tient compte dans cette évaluation du trans-
port du lait, de l'intérêt du capital engagé , et de l'amortisse-
ment ; en laissant de côté ces dépenses, les frais se réduisent par
kilogramme de beurre traité à 0 fr. 007.025 '. »
Malgré ce que nous venons d'expliquer, on ne peut manquer
d'être frappé de l'énorme différence de coefficient d'exploitation
entre les deux beurreries. D'autant mieux que, dans la première,
on ne calcule pas dans les dépenses les frais d'amortissement
du capital engagé, qui a déjà été remboursé au moyen de re-
tenues opérées sur le prix du lait payé aux adhérents. De 1893,
date de la fondation de la beurrerie, à 1898, on a remboursé
ainsi les 32.000 francs qui avaient été nécessaires pour l'ins-
tallation. Or, malgré cela, on arrive à l'énorme chiffre de 0 fr. 37
centimes par kilogramme de beurre. Une pareille différence
explique pourquoi les beurreries saintongeaises se trouvent
pour le moment, dans limpossibilé de lutter avec leurs concur-
rentes danoises.
Malgré cela, les beurreries coopératives constituent incontes-
tablement le progrès le plus considérable qui ait été réalisé en
agriculture, dans le sud-ouest de la France, depuis de longues
années. Grâce à elles, on obtient un produit meilleur, plus
abondant, de plus de valeur, le tout dans de grandes propor-
tions, ce qui est rare.
Leurs avantages sociaux ne sont pas moindres. Sans doute il
est un peu prématuré de les apprécier dès maintenant, le mou-
vement est trop récent pour avoir produit tous ses effets. Mais il
n'a pas eu, sur l'éducation du paysan, une moindre influence
que sur sa culture.
Il est une foule de questions que ces groupements lui apprennent
à connaître et à comprendre. Ces assemblées d'actionnaires
dont parlent les statuts, n'existent pas que sur le papier; elles
i. Enquête sur l'Industrie laitière, p. 404, ouvr. cil.
120 LE TYPE SAINTONGEAIS.
sont vivantes et animées. Les paysans y viennent nombreux el
"y discutent avec intérêt. Ils se familiarisent avec certaines pra-
tiques commerciales, l'habitude de payer à époques fixes, par
exemple : et cette habitude leur inculque la probité en affaires.
C'est une tout autre orientation de vie, d'idées. Jusqu'à présent,
ils étaient habitués à agir par ruse, à vendre le plus cher et le
moins bon possible. Mais, quand le bureau de la laiterie vient
leur dire que tel marché se ferme, ou va se fermer, si on envoie
de mauvais beurre, ou un beurre ne pesant pas exactement le
poids indiqué, ils comprennent l'importance delà marque et de
la sincérité des envois.
Ils comprennent enfin, bien mieux encore, l'importance de
l'union, des groupements. Jusqu'à présent, ceux-ci leur ont
surtout servi à se défendre. Ils emploient maintenant cette forme
si souple, à la production, et ils n'ont pas lieu de se plaindre
des résultats qu'elle donne. Il est donc bien inexact, pour notre
région du moins, de dire que le paysan répugne à l'idée d'asso-
ciation. Toutes les l'ois qu'il en voit l'intérêt pratique, il n'hésite
pas à entrer dans un groupement. Il en est autrement si les
résultats ne lui en paraissent pas très clairs, pour les syndicats
agricoles par exemple, qui ont en quelque sorte échoué ici
malgré les conditions favorables du milieu.
Il est enfin un autre problème fort délicat, qu'ont résolu les
laiteries : celui de l'assurance des animaux. On sait les difficultés
que cette assurance rencontre dans les pays d'élevage. Eh bien!
un article des statuts de notre laiterie assure, nous l'avons vu,
les vaches de tout actionnaire, sans lui faire payer aucune
prime d'avance, pour 75 p 100' de leur valeur. Il suffit que la
vache, durant sa dernière maladie, ait été visitée par un vétéri-
naire et que sa mort ne provienne pas d'un manque de soins.
Mes paysans sont spécialement chargés de visiter les animaux
malades. Les résultats obtenus ont été excellents, et bien que,
pour payer les indemnités, on doive souvent l'aire des retenues
1. On ne donne que 75 p. 100 de la valeur, pour que le paysan ail plus d'inléivl
à sauver sa vache qu'à loin lier la prime. On a craint que. si l'indemnité élaîl égale à
la valeur, les propriétaires ne se relâchassenl de leurs soins à l'égard de leurs animaux.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 127
sur le montant du prix du lait de chaque mois, personne ne s'en
plaint. On comprend, en effet, que cette retenue qui varie, en
général, de 0 fr. 50 à Ofr. 75 par mois, et dépasse rarement 1 franc,
est peu de chose eu égard aux résultats obtenus. Nous connais-
sons deux ou trois petits propriétaires que cette assurance a
sauvés, sinon de la ruine, du moins d'une gêne très grave.
Voilà de la vraie, de la bonne solidarité.
A ce beau tableau, il faut mettre maintenant un peu d'ombre,
et d'ombre vraie. Tout n'est pas parfait dans nos beurreries!
Il reste bien des progrès à réaliser encore pour atteindre les
Danois. Et ce n'est pas une raison, parce qu'on est en avance sur
le reste de la France, pour s'endormir dans un heureux opti-
misme.
Aussi n'avions-nous pas hésité à indiquer nos préoccupations
à ce sujet, dans le Bulletin de cette Revue, en avril 1905.
Nous y disions, en substance, ceci : La forme coopérative a
de grands avantages. — En théorie, elle est parfaite; mais, en
réalité, elle porte en elle des causes de faiblesse organiques
indéniables, tout au moins quand elle n'est qu'une réunion de
communautaires. Ces causes, M. Demolins les mit jadis en
lumière de façon irréfutable, dans son article sur l'illusion de
la solidarité. Les communautaires ont une tendance à compter
beaucoup plus sur les autres que sur eux-mêmes.
Il y a un bureau qui règne, mais ne gouverne pas. La besogne
effective est accomplie par des employés salariés, qui sont, en
général, membres de l'association coopérative, mais qui sont sur-
tout, et avant tout, des employés. Or, ces employés, qui les
dirige? qui les surveille efficacement? Personne. Là sont les
causes de la mort de certaines sociétés coopératives : faible tra-
vail, et par suite augmentation des frais généraux; désordre,
manque d'initiative, coulage, et souvent vol.
Et le bureau? Sans doute, il est souverain maître, on lui doit
des comptes, mais il ne se réunit que tous les mois, il est im-
puissant. Ces fissures que nous indiquons, son organiMi]'- un peu
rudimentaire lui permet de les reconnaître quelquefois, mais
rarement de les réprimer. Il en est <lr même des commissions
128 LE TYPE SAINTONGEAIS.
<le surveillance, de vérification, ou autres, qu'on éprouve le
besoin de lui superposer d'ordinaire, sentant bien son insuffi-
sance propre, à lui, bureau.
On a assisté, en Saintonge, à l'échec d'un grand nombre de
sociétés coopératives : coopératives de boulangerie, d'épicerie,
de vente d'eau-de-vie, etc. Aussi, quand nous nous mimes à étu-
dier le fonctionnement des laiteries coopératives, ne pùmcs-nous
nous défendre d'une vague crainte, en nous demandant si,
dans ce pays, où les tentations de coopération étaient si nom-
breuses et souvent si peu heureuses, il n'en allait pas être de
môme pour cette branche de l'industrie laitière, d'une impor-
tance capitale pour le pays.
Un examen approfondi nous permit de penser assez vite
que, malgré les causes de faiblesse inhérentes en général au
système coopératif, et auxquelles les beurreries de Saintonge
payaient leur tribut, momentanément, certaines autres causes
tendaient à rendre leur fonctionnement possible.
La concurrence par l'initiative privée d'une beurrerie, ayant
le même mode de fabrication mécanique que les associations
coopératives, est presque impossible dans un pays de petite pro-
priété !. Enfin, la souplesse de l'organisme lui permet de se
défendre facilement: il y a un moyen si simple de combler le
déficit, c'est de diminuer le prix du lait, et on ne s'en prive pas.
Le litre de lait est payé en général de 0 fr. 10 à 0 fr. 12, et
cependant le benne est vendu en Saintonge entre \\ francs et
A fr. 20 le kilogramme, plus cher souvent qu'à Londres. Les
beurreries ont raison de vendre à ces hauts prix, puisqu'elles
les trouvent. Mais alors elles doivent réaliser d'importants bé-
néfices. Or, elles ne réussissent qu'à se maintenir bien souvent.
C'est donc qu'elles fabriquent à gros frais. C'est donc que les
frais généraux sont énormes. La comparaison du coefficient
d'exploitation des beurreries saintongeaises avec celui des asso-
ciations danoises, le prouve.
Ces causes de faiblesse n'amènent pas la ruine, ou rarement
1. Les exemples du Danemark, el aussi de la Saintonge, le montrent.
LA SA1NT0NGE NOUVELLE. 129
( à peine deux ou trois exemples d'associations qui s'étaient
constituées dans de mauvaises conditions locales), mais ils empê-
chent le développement des beurreries. D'abord les propriétaires
ne sont pas poussés autant qu'ils devraient l'être à la production
par suite du faible prix qu'ils obtiennent de leur lait. Ensuite
elles rendent très difiicile l'exportation des beurres et à cause du
haut prix que les beurreries sont obligées d'en demander, et de
l'impossibilité où elles sont de s'imposer des sacrifices, même
momentanés, pour atteindre certains marchés.
Les raisons, il faut les rechercher dans les motifs que nous
indiquions tout à l'heure. Les beurreries sont administrées
par des employés salariés, et elles n'échappent pas, toutes
proportions gardées, aux inconvénients des autres sociétés. Cer-
tains intéressés, plus perspicaces que les autres, s'en rendent
bien compte, mais ils reconnaissent aussi qu'aucun moyen de
contrôle sérieux n'est possible, car chacun a ses occupations
personnelles, et les affaires de la beurrerie passent après natu-
rellement.
Les présidents de beurreries et les employés que nous avons
interrogés disent, au contraire, que le coulage est insignifiant
ou même n'existe pas. Le distingué inspecteur général des
laiteries, M. Dornic, prétendait même, devant nous, que la
fraude était impossible, car l'on sait, de façon très affirmative,
le rendement du lait, et il est facile de calculer, d'après la
quantité de lait traitée chaque jour, celle de beurre que l'on
doit obtenir.
Mais il était bien obligé de reconnaître que cette moyenne est
assez variable avec les saisons, les pâturages, les races d'ani-
maux, etc.. ; qu'il faut, suivant les cas, 22, 23, 24 ou 25 litres de
lait pour faire un kilogramme de beurre. Or, l'on opère sur des
milliers de litres de lait par an (la plus petite beurrerie traite
plus d'un million de litres de lait), il est facile de comprendre,
dès lors, qu'une petite erreur de manipulation, un manque de
soin, ou une petite fraude, puissent se traduire, à la fin de
l'année, par des chiffres fort importants.
N'y a-t-il pas enfin l'exemple du Danemark qui, sans être
130 LE TYPE SAINTONGEÀIS.
plus favorisé que nous, par les conditions générales de sa pro-
duction, arrive cependant à vendre avec bénéfice, sur le
marché de Londres, son beurre à des conditions de bon
marché qui nous stupéfient, à 2 fr. 10 ou 2fr. 30 le kilogramme.
Pourquoi produisons-nous donc à un prix aussi élevé ? Et
pour quels motifs les beurreries danoises paraissent-elles
avoir échappé aux causes d'infériorité des associations fran-
çaises similaires? Une phrase du rapport de M. Périer sur le
commerce fra?ico^britannique[ nous mettait sur la voie d'une
hypothèse qui parait se confirmer. M. Périer parle de ces
paysans danois qui ont à peu près abandonné la culture des cé-
réales, pour se spécialiser dans la production du beurre et des
œufs. Nous avions l'explication.
Qu'est-ce qui fait le vice de nos sociétés françaises? Le
manque de surveillance réelle des employés salariés par les
membres du Syndicat. Ceci pour deux raisons : la première,
c'est qu'ils sont trop occupés par ailleurs. Ils ont leur exploi-
tation rurale à faire marcher, avec ses innombrables travaux
de paysan adonné à la culture intégrale.
.La deuxième, c'est que, parleur formation communautaire,
ils sont disposés à se décharger de la surveillance sur leur
voisin, avec d'autant moins de scrupule que l'objet pour lequel
ils sont syndiqués n'est qu'un des nombreux produits de leur
ferme; et que, par conséquent, le bon fonctionnement du syn-
dicat n'importe que partiellement à l'équilibre du budget.
Dès lors, ils ne s'y intéressent pas suffisamment. Ceci est vrai
même pour les beurreries, mais Test, surtout, pour les sociétés
de consommation, panification, etc...
La culture intégrale empêche donc notre paysan de surveiller
utilement sonsyndicat; mais, en revanche, elle rend son mauvais
fonctionnement possible, sans catastrophe pour lui.
A la place de ce paysan obligé de courir de sa vache à son
porc, de son porc à ses moutons, do ses moulons à ses poules, etc.,
de son blé à son avoine, de son avoine à ses pommes de terre,
î. J. Périer, situation économique du Royaume-Uni et commerce franco-bri-
tannique en 1903. Office du Commerce extérieur.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 131
à sa vigne, à son foin... — on pourrait continuer longtemps —
imaginez un paysan dont toute l'exploitation agricole serait
consacrée à la production des œufs. Il a vite fait de parcourir
son poulailler. L'affaire principale pour lui, c'est la vente; elle
est même vitale, puisque sa propriété ne lui donne pas d'autres
produits. Aussi, après avoir amélioré autant que possible le
dit produit, pour le rendre de vente facile et avantageuse,
va-t-il surveiller strictement son syndicat; peut-être même
aura-t-il le temps de le faire marcher en partie lui-même ;
car ce qui est, pour le paysan à culture intégrale, un sup-
plément, est pour lui l'indispensable, l'unique. Contraire-
ment au proverbe communautaire, il met tous ses œufs dans le
même panier, mais il surveille ce panier.
Seule donc la spécialisation de la culture permet et rend in-
dispensable, à la fois, la bonne marche des syndicats agricoles.
M. Jean Périer, dans un nouveau rapport, reprenant cette
question, vérifiait notre hypothèse, et reconnaissait qu'elle
semble justifiée : « Cette spécialisation agricole a pour premier
effet de permettre aux agriculteurs danois de surveiller de très
près le fonctionnement de leurs laiteries coopératives ou autres
organisations syndicales, d'éviter par suite les abus signalés
plus haut dans d'autres pays, et qui ont pour conséquence d'ac-
croître le coût de la production. Ainsi, tandis que, dans la ré-
gion française précitée1, le prix du kilo de beurre est commu-
nément do 3 fr. 10 à 3 fr. 20, il n'est en Danemark, nous
affirme-t-on , que de 1 fr. 90 à 2 fr. 10, pendant la belle saison,
et en moyenne de 2 fr. 00, pendant l'hiver2. » On comprend,
qu'avec une pareille différence de prix, nous ne soyons pas
prêts à pouvoir lutter contre les Danois, sur le marché anglais.
Pour le moment, toutefois, le marché français suffît à la Sain-
tonge. L'excellence de ses beurres lui a conquis d'emblée le
marché de Paris, et elle y a obtenu les plus hauts cours, faisant
reculer devant elle la Bretagne et même la Normandie.
i . La Baintonge.
2. Jean Pt'-rier, Exportation des beurres français en Angleterre, moyen de la
relever ci de l'accroître (Office du Commerce extérieur).
132 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Mais, comme nous le disions il y a un instant, il ne faudrait
pas s'endormir sur les positions acquises. L'avance momentanée
de la Saintonge sur les autres pays de France producteurs de
beurre peut n'être que momentanée.
Il est facile de le prévoir, la Bretagne et la Normandie ne
tarderont pas à se mettre complètement à la fabrication vrai-
ment industrielle du beurre, soit sous la forme coopérative,
soit sous une forme mixte, à l'aide d'une entente entre un cer-
tain nombre de gros propriétaires s'engageant à livrer leur lait
à un industriel1. La chose est possible en Normandie où n'existe
pas ce morcellement de la propriété qui rend le ramassage du
lait si onéreux en Saintonge, puisqu'il est l'article de dépenses
des laiteries le plus élevé.
Nos craintes commencent à se réaliser. Le mouvement coopé-
ratif se dessine en Normandie à cette heure2.
Comme le marché de Paris est actuellement le principal dé-
bouché pour nos beurres de Saintonge, on comprend que la
question soit grave. Le jour où les Normands, géographique-
ment mieux placés que nous, produiront le môme beurre, fa-
briqué dans les mêmes conditions mécaniques, il y a de grandes
chances pour qu'ils nous évincent du marché de la capitale, où
tout au moins nous enlèvent la première place.
Il est donc de tout intérêt qu'une meilleure administration,
en diminuant les frais généraux, permette de livrer un produit
à meilleur compte, ou, si les conditions du marché rendent
possible des prix aussi élevés que ceux actuels, qu'elle facilite
la constitution de réserves et la distribution de bénéfices au
paysan. Cela n'existe pas encore, et souvent les laiteries paient
le lait à des prix peu rémunérateurs.
Le résultat est que le paysan se trouve moins poussé qu'il ne
le devrait être à augmenter la production, que souvent même
il arrive à se retirer de la beurrerie coopérative et à lui faire
concurrence sur le marché local.
Étrange retour des choses d'ici-bas! Le progrès du machi-
i. Il > en a déjà quelques exemples.
2. Voir la Réforme sociale, du 16 juillet 1906.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 133
nisme l'avait mis d'abord dans l'impossibilité de lutter contre
les beurreries coopératives, véritables usines. Ces mêmes pro-
grès lui permettent aujourd'hui de se défendre avec plein suc-
cès, de prendre même quelquefois l'offensive.
On fabrique en effet, en grand atelier, et par conséquent à
des prix de bon marché extraordinaires, de petites écrémeuses
et de petites baratteuses mécaniques mues à la main ou à la
force animale, qui, étant basées sur les mêmes principes que les
appareils de laiteries coopératives, donnent un excellent pro-
duit, de goût aussi lin que celui de leurs concurrents. Le paysan
conserve les sous-produits du lait, qu'il perd en général en ven-
dant son lait à la coopérative ; et si cette dernière a sur lui cer-
tains avantages venant de ce qu'elle traite, en grand atelier, de
grosses quantités de lait, en revanche, elle est grevée de .lourds
frais généraux : installation de matériel coûteux, frais de ra-
massage et d'administration, etc..
Nous connaissons à P... un paysan très modeste, qui, après
avoir fait partie de la société coopérative de beurrerie, s'en est
retiré, trouvant plus avantageux de fabriquer son beurre lui-
même. Le fait est fort intéressant à noter.
Aussi avons-nous été très frappés de voir le môme phéno-
mène se produire dans des conditions sensiblement analogues
en Allemagne, dans la région de Lunebourg, où les laiteries
coopératives semblent décliner, par suite de la défection des
propriétaires retournant à la fabrication ménagère l.
Il est probable que, dans notre pays où les beurreries sont
plus puissantes, le phénomène, — et c'est à souhaiter, — ne se
produira pas avec la même intensité, il restera seulement, comme
une menace salutaire, un avertissement indispensable pour
pousser les associations dans la voie du progrès.
Certains symptômes nous permettent de croire que le cri
d'alarme que nous poussions en 1905 a été entendu et que les
améliorations indispensables se feront à mesure que le paysan,
s'avanrant plus délibérément encore dans la voie de la spécia-
I. Voir l'intéressant travail de M. Houx, Le Baiier de la Lande de Lunebourg
[Se. soc, 2" sér., :>3° fasc, p. 34).
134 LE TYPE SAINTONGEAIS.
lisation, comprendra tout l'intérêt qu'il a à surveiller une pro-
duction aussi importante.
D'un autre côté, le jour n'est peut-être pas très éloigné, où
nos beurreries, forcloses du marché local par la fabrication
ménagère, renouvelée, en quelque sorte rigoureusement concur-
rencées sur le marché parisien par les Normands ou les Bre-
tons, devront songer à des débouchés plus éloignés. Or, — et c'est
la deuxième critique que nous devons faire aux beurreries, —
leur organisation commerciale est encore à l'état de devenir.
Sur le marché local, dans les villes de la Saintonge, elles n'ont
même pas, la plupart du temps, de représentants, de magasins
de vente. Ce sont les marchands ordinaires qui achètent leur
excellent beurre, le mélangent avec des beurres ordinaires,
peut-être même de la margarine et revendent, sous leur propre
marque, une marchandise très médiocre, qu'ils ne craignent
pas cependant de qualifier, de beurre de laiterie.
Dans les grands centres, à Paris notamment, on se coutente
d'expédier le beurre aux Halles centrales, à des mandataires
qui le vendent, comme ils l'entendent. Aucune surveillance. Au
début, l'importance n'était pas grande. Nos beurreries ont été
gâtées. Leur développement extraordinairement rapide, la su-
périorité indéniable de leurs produits a décontenancé leurs
rivaux. Elles ont obtenu les plus hautes cotes, pendant que
leurs expéditions devenaient prédominantes. Sur /2 millions de
kilogrammes de beurre, en chiffres ronds vendus à Paris, les
Beurreries coopératives de Charente et du Poitou figurent pour
7 millions.
Mais cette situation si avantageuse ne peut durer. Il faut s'at-
tendre d'un jour à l'autre à un retour offensif, de la Normandie
particulièrement, de la Bretagne peut-être aussi, rendu plus
facile par la situation géographique de ces pays. Nos beurres
parviennent en e Set à Paris, grevés de lourds Irais de transport.
Or, il est fatal que l'on arrive bientôt, dans ces pays, à une fabri-
cation industrielle du beurre. Les propriétaires y seront poussés
par les marchands de beurre normands ou bretons, person-
nages considérables, qui jouent dans ces pays à pou près le
LA SAINTONGE NOUVELLE. 135
même rôle que les marchands d'eaux-de-vie en Saintonge.
On s'apercevra alors combien nous sommes en retard, ici à
cet autre point de vue, sur l'organisation danoise. Dans cette
région en effet, en plus, des nombreux marchands de beurre, qui
existaient, nous l'avons indiqué, bien avant les coopératives, et
qui avaient une connaissance parfaite du marché anglais, il s'est
immédiatement constitué des associations de laiteries en vue de
l'exportation. Ce sont de puissants groupements pouvant s'impo-
ser de lourds sacrifices afin d'arriver à l'écoulement de leurs pro-
duits. Ces associations centrales groupent un certain nombre
de beurreries, de 10 à 20 en général, pas trop, pour ne pas dé-
générer en lourde machine administrative, difficile à mettre en
mouvement, assez pour être une chose puissante susceptible
d'efforts efficaces. Ce sont de véritables coopératives de vente, se
superposant à des coopératives de production. Elles ont, en gé-
néral, une usine centrale de malaxage, de façon à faire un beurre
de marque unique. Mais chaque beurrerie est payée d'après la
qualité de son beurre, dans la répartition finale du prix de vente,
pour qu'elle ait intérêt à améliorer sa production.
Ces associations danoises sont très nombreuses, et elles exis-
tent déjà depuis longtemps.
« En 1887 ' (à peine cinq ans après la création de la première
coopérative par conséquent), fut fondée YUnion des Agriculteurs
danois pour l exportation du beurre. Cette union comprend
8ï laiteries; le beurre des syndiqués est expédié à Copenhague
d'où on l'exporte. Les prix varient d'après la qualité; les
associés participent proportionnellement aux frais, comme aux
bénéfices. L'année dernière, la vente du beurre fut de 9 mil-
lions 3/4 de couronnes.
Le bureau d'emballage et d'expédition de beurre à Esbicrg fut
fondé en 1805; c'est une union coopérative de vente, constituée
par 20 laiteries jutlandaises, qui produisent du beurre non
salé; le produit est envoyé fraîchement baratté au bureau
d'expédition, qui le rend propre à être exporté. En 1899, 1<1
1 . Enquête sur l'Industrie laitière, t. V, p. 403. — La couronne vaut : l IV. iO
136 LE TYPE SAINTONGEAlS.
chiffre d'affaires fut d'environ k miliions 1/2 de couronnes.
« 11 convient encore de citer Y Union des Agriculteurs de la
Fionie méridionale pour l'exportation du beurre fondée en 1895,
comprenant 24 laiteries avec un chiffre d'affaires d'environ
3 millions de couronnes. L'Union du Jutland central pour l'ex-
portation du beurre, fondée en 1890, comprend 10 laiteries avec
un chiffre d'affaires d'environ 2 millions de couronnes, et V li-
mon du cercle de Viborg pour la vente du beurre, 13 laiteries
avec un chiffre d'affaires de 1 million 1/2 de couronnes. Il existe
encore un certain nombre d'associations analogues ; toutes ont
pour base « l'appréciation du beurre par des spécialistes et le
payement d'après la qualité ».
Il y a bien en France Y Association centrale des Laiteries
coopératives des Charentes et du Poitou. Elle groupe même un
nombre plus considérable de laiteries qu'aucune des associa-
tions similaires du Danemark, puisque la presque totalité des
coopératives de la Charente-Inférieure, des Deux-Sèvres et de la
Vienne, lui sont affdiées. Mais elle est loin d'avoir donné les
mêmes résultats que ses rivales.
Elle n'est pas en effet une véritable coopérative de vente qui
englobe des coopératives de production, se sentant incapables
d'assurer par elle-même, individuellement , la vente dans les
meilleures conditions possibles.
Au sein de l'Association centrale, chaque bcurrcrie conserve
son autonomie presque complète pour la vente; les produits sont
livrés sous son nom et vendus à ses risques et périls.
Le contrôle de l'Association sur les beurre ries est des plus
restreints, elle n'a aucune autorité réelle, chaque société pou-
vant reprendre sa liberté quand elle le veut. L'entente devient
difficile avec tous ces présidents indépendants. Aussi l'Association
se présente-t-elle sous la forme d'une lourde machine adminis-
trative, dont les résultats sont peu importants.
Jusqu'à présent, il semble que le débouché de Paris l'ait hyp-
notisée. Elle s'est surtout préoccupée de faciliter l'écoulement
des beurres sur ce marché, et elle y a réussi en transformant à
ses frais, en ivagons frigorifiques, les wagons ordinaires que
LA SAINTONGE NOUVELLE. 137
les compagnies de chemins de fer, mettaient à sa disposition1.
C'est que le marché de Paris est tentant, et par les facilités de
la vente, il suffit de s'adresser à un commissionnaire, ils foi-
sonnent, et par le haut prix qu'ont atteint nos beurres jusqu'à
ce jour.
Mais rien n'a été pratiquement fait encore pour atteindre le
marché anglais, et cependant grâce à la Charente et au service
régulier de bateaux existant entre Tonnay-Charente et toute
une partie de l'Angleterre, le fret est beaucoup moins élevé entre
la France et l'Angleterre qu'entre la Saintonge et Paris. Ces
navires apportent des charbons anglais, et n'ont comme fret de
retour que des produits agricoles de la Saintonge, eaux-de-vie
principalement, foins, fruits, d'un volume ou d'un poids en gé-
néral beaucoup moindre. Aussi peuvent-ils faire à ce fret de
retour de grandes facilités. Et pour lui permettre d'arriver en
Angleterre, ils sont disposés à faire sur leurs navires, nous le
savons, toutes les transformations et toutes les améliorations
nécessaires.
Mais l'invention du savant allemand a eu une autre réper-
cussion sociale plus curieuse encore. En permettant la création
de ces beurreries, et, par conséquent, la réunion sur un même
point de quantités considérables de petit-lait, elle a rendu pos-
sible le traitement industriel de ce petit-lait. On en extrait au-
jourd'hui une matière très intéressante, la caséine.
Avec les progrès actuels de la chimie et de l'industrie moderne,
on peut dire, presque sans paradoxe, que le beurre est suscep-
tible de devenir un simple sous-produit du lait : il semble devoir
se passer dans sa fabrication le même phénomène que dans celle
du gaz d'éclairage. Considéré d'abord comme produit principal,
il a vu peu à peu les compagnies estimer presque autant que lui
ses sous-produits, huiles lourdes, goudrons, etc.. Et en Saiu-
tonge, dans une grève originale des consommateurs de gaz, il
1. Cette transformation est tout à l'honneur de l'Association centrale, mais clic
donne une bien piètre idée du chemin de fer de l'État, qui n'a pas eu l'initiative de
faire la chose elle-même, et qui s'est bornée a permettre que l'on transformât ses wa-
gons! C'est déjà quelque chose!
138 LE TYPE SAINTONGEAIS.
nous a été donné de voir la compagnie pour ne pas interrompre
la fabrication de ses sous-produits, ouvrir négligemment chaque
soir, au grand air, les robinets de ses gazomètres, que n'épui-
saient plus ses consommateurs ordinaires.
Autrefois les beurreries vendaient leur petit-lait à des por-
chers, qui installaient à côté un élevage de porcs pour le faire
consommer en nature. Certaines beurreries, plus particulière-
ment dans les Deux-Sèvres, retournaient le petit-lait à leurs adhé-
rents proportionnellement au lait fourni. Mais ce système est
onéreux et complique beaucoup le service des ramasseurs do
lait. Il ne s'est pas généralisé, et il ne se développera pas, main-
tenant que les laiteries trouvent à retirer de leur petit-lait un
produit très riche, la caséine.
La caséine ou galatithe (pierre de lait) est employée, à l'heure
actuelle, par l'industrie, aux usages les plus variés :
Elle remplace très avantageusement le celluloïde, car elle a
sur lui l'énorme avantage de n'être pas inflammable et elle est
aussi facile à travailler. On en fait des boules de billards, des
isolateurs télégraphiques ou téléphoniques, les innombrables
variétés de coupe-papiers, de porte-plumes, d'épingles k che-
veux, de peignes, etc., imitant, à s'y méprendre, l'écaillé. On
l'emploie aussi dans la fabrication des papiers de luxe. A peine
connue, tout le monde en veut. Même il est question de son appli-
cation à l'alimentation, et la caséine alimentaire serait encore
plus intéressante que la caséine industrielle.
Enfin, de ce qui reste du petit-lait, une fois la caséine extraite,
on tirerait un autre produit, encore mystérieux, fort cher, le
sucre de lait.
Actuellement l'Allemagne est le principal marché de la ca-
séine. Aussi la première usine fondée en France l'a-t-elle été,
à Surgères (Charente-Intérieure), par un Allemand. Elle existe
toujours. Depuis, deux autres usines, l'une à Taillebourg (Cha-
rente-Inférieure), l'autre à Daignes (Charente) ont été créées
par des Français, MM. Ricard et Riche. Enfin, on annonce l'ins-
tallation, en Aunis, d'une autre usine de caséine.
Évidemment, il est trop tôt pour juger l'avenir de cette in-
LA SAINTONGE NOUVELLE. 139
dustrie si récente. Mais on peut prévoir qu'elle aura une
grosse importance pour le pays. Or, seules, les beurreries coo-
pératives l'ont rendu possible, en réunissant, en un point
donné, de grosses quantités de petit-lait pouvant être vendues
à bon marché. Grâce à elles, l'agriculture se trouve bien de
plus en plus poussée vers l'industrialisation de ses produits.
Nous pouvons, semble-t-il, terminer cette partie de notre étude
sur une vision plus claire et plus sereine de l'avenir.
Sans doute, tout n'est pas parfait encore, nous l'avons montré ;
mais les progrès qui restent à réaliser, rien ne permet de
croire qu'ils ne le seront pas un jour. L'administration inté-
rieure des laiteries s'est améliorée ; la fraude, à laquelle peu-
vent se livrer certains adhérents, est plus sévèrement punie.
Le paysan, d'un autre côté, s'avance de plus en plus dans la
voie de cette spécialisation, qui est à sa portée et dont il voit
les avantages pratiques. Les difficultés croissantes de la culture
de la vigne, la hausse de la main-d'œuvre, la baisse par contre
des vins et eaux-de-vie, rendent cette culture moins rému-
nératrice qu'autrefois et incitent de plus en plus le paysan à se
livrer à la production du lait.
Certains symptômes nous permettent d'espérer enfin que le
moment n'est pas éloigné où l'Association centrale des laiteries
comprendra que le marché de Paris ne doit pas être seul envi-
sagé, et que la création d'une usine centrale de malaxage, à
l'instar de ce qui existe au Danemark, est possible. Alors, avec
un produit de marque constant et quelques sacrifices au début,
on atteindra sûrement le marché anglais.
Ce jour-là, un grand pas sera fait, et la Saintonge pourra se
trouver, pour un moment, au moins satisfaite. Sans doute, ja-
mais son herbe, même exploitée de cette façon, ne lui donnera
les gros produits de la vigne ancienne. Jamais même, la séche-
resse de ses pâturages d'été ne lui permettra d'atteindre à
ce point de vue le Danemark ou la Normandie. Une vache
saintongeaise ' donne en moyenne seulement de 8 à 12 li-
1. Il est vrai que le lait, en Saintonge, parait plus riche en beurre qu'en Nor-
mandie.
140 LE TYPE SAINTONfiEAIS.
très de lait par jour, la moitié à peu près de ce que fournit la
normande presque sans soins ni travail accessoire. Mais la fixité
et la permanence des produits de l'herbe contribuera, dans une
très large mesure, à assurer une bonne économie rurale. Elle
permettra d'attendre les bonnes années, de passer sans trop de
peine les mauvaises, celles où, pour une raison ou une autre,
la vigne si susceptible n'aura pas réussi. Elle va plus profondé-
ment encore lancer notre paysan dans la voie de la spécialisa-
tion agricole, en le forçant à suppléer par les plantes sarclées,
betteraves, choux, pommes de terre, légumineuses hâtives, à
l'insuffisance de ses prairies.
Et cette énorme transformation, dont certaines conséquences
industrielles, puis économiques, encore à leurs débuts, sont in-
calculables, ont été amenés, par ce tout petit fait du lieu, que
nous vérifions à chaque instant au cours de cette étude : cette
voie navigable, si modeste, mais si importante cependant, ame-
nant par le commerce la spécialisation dans la culture, partant
cette diffusion de l'esprit commercial qui a fait du Saintongeais
un paysan si différent des autres. Ce n'est point un effet du
pur hasard, évidemment, que les beurreries coopératives soient
nées sur ce point de la France que rien ne désignait particuliè-
rement pour cela.
Si ce mouvement n'était point le résultat des causes que nous
indiquons, il se serait évidemment produit en Bretagne ou en
Normandie dans des pays vraiment favorisés pour la récolte de
l'herbe et la fabrication du beurre. N'est-il pas amusant de noter,
en passant, que c'était dans l'intérêt de ces pays qu'on envoyait
au Danemark, il y a quelques années, des missions officielles,
étudier le fonctionnement des beurreries coopératives, missions
dont seule la Saintonge, à qui personne n'avait son-.', trouvait
moyen de profiter.
VII
LA VIGNE NOUVELLE
La Reconstitution du vignoble. — Notre tâche a été relative-
ment facile, quand nous avons voulu nous rendre compte de la
reconstitution du vignoble en Saintonge. Gomme le phylloxéra
avait amené une disparition presque complète de la vigne, il
nous a suffi de noter les divers points où apparurent les pre-
mières plantations, et d'étudier ensuite d'un peu plus près le
caractère de leurs propriétaires. Ainsi nous pouvions savoir, avec
aussi peu de chances d'erreurs que possible, comment et sous
quelles influences cette reconstitution s'opérait.
Et immédiatement nous remarquâmes que deux influences
principales étaient à considérer : la première, celle de certains
patrons agricoles; la deuxième, celle des patrons commerçants.
Une autre constatation s'imposait également aussitôt à nous,
c'est que, cette reconstitution, relativement facile dans la région
des petits plateaux, se heurtait au contraire, dans celle des petits
coteaux calcaires, à des difficultés telles qu'il semblait vraiment
que, sauf pour les grands crus, elle aurait toujours un caractère
un peu artificiel. C'était une interversion complète de l'ancienne
économie rurale, au point de vue de la culture de la vigne.
Nous n'avons pas cru faire une découverte bien sensation-
nelle, quand nous nous sommes aperçus que les premiers essais
de reconstitution avaient été tentés par de grands proprié-
taires.
Ii2 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Cela est tout naturel en soi. A peine pourrait-on se demander
comment il en fut ainsi dans ce pays, avec le régime de propriété
que nous connaissons.
Sans doute la Saintonge est un pays de petite culture. Mais
il n'en existait pas moins, comme dans tous les pays similaires,
sous ia forme sporadique, disséminées dans chaque canton, quel-
ques exploitations importantes ayant réussi à résister au mor-
cellement général. 11 se trouvait donc encore un certain nom-
bre de propriétaires riches, trop isolés pour encadrer solidement
le type, mais capables cependant de tenter les premiers essais
de reconstitution. Ils comprenaient l'avenir de la Vigne, surtout
de celles qui donneraient les premiers produits, et ils ne de-
vaient pas reculer devant cette espèce d'apostolat si fréquent en
culture, qui pousse le propriétaire rural à travailler, même sans
être sûr de la réussite.
A eux vinrent se joindre assez vite des gens enrichis par les
carrières libérales, le commerce ou l'industrie. Banquiers, no-
taires, médecins, commerçants, petits boutiquiers même des
villes voisines, virent dans ces propriétés que l'on donnait à vil
prix dans les premières années de crise, un excellent place-
ment d'argent. L'hectare de terre ne valut guère plus de 500
francs pendant longtemps, et il n'a pas encore beaucoup re-
monté. Puis, peu à peu, ils se mirent, eux aussi, à reconstituer
les vignobles de leurs propriétés.
Évidemment ce n'est pas un cas bien nouveau que celui de
gens enrichis par un métier urbain, achetant un domaine à la
campagne pour s'y retirer. De tout temps et en tous pays, <>n les
voit avides de l'espèce de considération qui s'attache à la pro-
priété rurale. Mais ce qui est moins fréquent, c'est qu'ils réus-
sissent à diriger leur exploitation foncière, avec succès, tout en
continuant l'exercice de leur profession. Ils résolurent ici ce
difficile problème de la façon suivante. L'exploitation était di-
visée en deux parties : l'une, la plus importante comme étendue,
louée à un fermier qui s'y livrait a la culture intégrale; l'autre,
ne comprenant que les vignes, mise en valeur par des domes-
tiques. Avec cette spécialisation, la surveillance qu'ils exerçaient
LA SAINTONGE NOUVELLE. 143
d'un peu haut, souvent même d'un peu loin, était suffisante.
A ces deux influences, il faut enjoindre une troisième, celle
des commerçants d'eaux-de-vie, qui s'est exercée soit directe-
ment, soit indirectement.
Les commerçanls ont agi directement en reconstituant eux-
mêmes les propriétés qu'ils possédaient ou qu'ils achetèrent
alors ; à ce point de vue, ils pourraient être classés dans le pre-
mier groupe. Indirectement en installant à la campagne des
agents chargés de la disfiliation des vins. La plupart de ces
agents, possédant déjà des exploitations agricoles, purent, grâce
aux bénéfices considérables que leur procura ces nouvelles fonc-
tions, agrandir considérablement leurs vignobles.
Mais l'influence la plus importante de nos commerçants, bien
que moins apparente peut-être, fut de continuer d'assurer les
débouchés, et de donner dès le début, aux viticulteurs, l'assu-
rance qu'ils pouvaient replanter leurs vignobles en toute sécu-
rité, que leurs produits trouveraient des prix très rémunérateurs.
Et effectivement, pendant les premières années, les vins acqui-
rent de grosses plus-values. La barrique de vin blanc ordinaire,
qui valait de 20 à 25 francs, atteignit souvent 100 francs.
Les explications que nous avons déjà données sur les com-
merçants d 'eau-de-vie de ce pays-ci, vont nous permettre de
comprendre comment ils ont pu réussir dans la tâche que nous
venons d'indiquer.
Au moment du phylloxéra, leur commerce était en pleine ac-
tivité.
Depuis 1860, favorisé par les nouveaux moyens de transports
qui commençaient à se développer, favorisé aussi par les traités
de commerce conclus par le second Empire, il avait plus que
doublé.
Dans la période antérieure, l'exportation avait varié de J."><)
à 200.000 hectolitres d'eau-de-vie par an.
En 1863, elle atteint 320.641 hectolitres
En 1864 340.182 —
En 1865 421.336 —
144 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Un fléchissement important se produit pendant les années
1870-71, et celles qui suivirent :
En 1872, elle atteint 174.741 hectolitres seulement.
Mais le commerce se relève bientôt.
En 1875, il est revenu à 38Ô.580 hectolitres.
En 1878 433.660 —
En 1879 — 478.382 —
Ce dernier chiffre est le plus fort qui ait été jamais atteint.
Et cependant, dès cette époque, le phylloxéra avait détruit une
grande partie du vignoble, et la production va bientôt des-
cendre à quelques centaines de mille hectolitres, au lieu des
millions d'hectolitres récoltés jadis.
Le commerce ne diminuera pas cependant dans les mêmes
proportions puisque, de 1881 à 1890, l'exportation se maintient
entre 222.880 hectolitres et 380.769 hectolitres.
Quels procédés ont donc employé les commerçants charen-
tais?
Pour faire face aux opérations courantes, la plupart d'entre
eux, les grands surtout, avaient en magasin, nous l'avons vu,
des stocks considérables d'eaux-de-vie. D'un autre côté, chez
les vignerons, il y en avait aussi de grandes quantités. Les toits
noircis des chais en étaient la preuve. Quelques années de répit
étaient donc assurées. On commença tout naturellement par res-
treindre les envois. Beaucoup de commerçants expédiaient leurs
eaux-de-vie en futailles, et dans certains pays, en Angleterre
par exemple, on spéculait sur la mise en bouteille. Ils diminuè-
rent ces envois en fûts pour les remplacer, autant que possible,
par des envois en bouteilles. Le produit exporté était moins
considérable; mais, en revanche, il avait plus de valeur, puis-
qu'il était immédiatement propre à la consommation. L'Angle-
terre ne put plus faire de bénéfice sur la mise en bouteilles.
Enfin, il faut bien l'avouer — mais qui se sentira la force de les
1. Ces chiffres sonl empruntés à l'ouvrage de M. Ravai H Vivier, Le pays de
Cognac (Coqucmard, Annouleme).
LA SAINTOXGE NOUVELLE. J io
en trop blâmer? — ils firent des coupages avec des alcools in-
dustriels. Les vieilles eaux-de-vie servaient à donner le ton et
l'arôme aux mélanges nouveaux. Somme toute, il ne faut pas
l'oublier, c'était pour eux et pour le pays une question capitale.
Il fallait, coûte que coûte, maintenir les débouchés, ne pas lais-
ser désapprendre aux buveurs d'eaux-de-vie des deux mondes
le nom de Cognac, ne pas laisser désapprendre non plus aux
steamers anglais l'entrée de la Charente.
Mais tout cela n'était qu'expédients, à peine bons pour quel-
ques années, expédients d'ailleurs dangereux, car ils pouvaient
nuire au bon renom de la Saintonge. Comment résoudre la
question dans l'avenir? La difficulté était double : produire du
vin, le distiller ensuite. Nous savons que nos commerçants
étaient assez peu aptes à résoudre la première difficulté. Ce
n'était pas leur rôle non plus du reste; aussi leurs efforts por-
tèrent presque uniquement sur la distillation.
Après la ruine de ces propriétaires aisés, distillant eux-
mêmes, de ces « bouilleurs de crus » dont on parle tant, il res-
tait quelques vignerons disséminés un peu partout, suivant le
hasard du sol et le caprice du phylloxéra. Les plus intelligents
et les plus capables d'entre eux, se rendant compte de l'énorme
besoin d'eaux-de-vie qu'allait avoir le commerce, se mirent à
agrandir leurs distilleries. Ils achetèrent à leurs voisins le peu
de vin qu'ils récoltaient encore, et qui n'était plus suffisant pour
leur permettre de le distiller avec profit, comme autrefois. C'é-
tait le premier pas vers la centralisation, qui devait arriver, à
un moment donné, à un point extrême.
Ils étaient peu nombreux. D'un autre côté, les commerçants,
pressés d'eaux-de-vie, les leur payaient à peu près le prix qu'ils
en demandaient. Aussi la plupart d'entre eux s'enrichirent-ils
rapidement, trop rapidement môme pour que l'on ne fût pas
amené à penser que l'alcool industriel y était pour quelque chose.
Les commerçants ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils étaient
trompés. Les eaux-de-vie, qui semblaient bonnes au début il
est difficile de juger une cau-de-vie nouvelle) ne répondaient
point ensuite, et pour cause, à ce qu'on était eu droil d'en ;il-
10
14G LE TYPE SAINTONGEAIS.
tendre. Alors les grosses maisons résolurent de distiller, pour
leur propre compte, ce qu'elles n'avaient jamais été encore
obligées de faire. L'abondance du vin, et l'habitude du pro-
priétaire de garder longtemps son produit chez lui, avaient
jusqu'à ces derniers temps rendu les fraudes inutiles ou impos-
sibles. Elles ne voulurent pas joindre à leur maison de com-
merce une distillerie. Cette industrie n'est guère urbaine; puis,
le vin étant lourd à transporter, il y a avantage à le transformer
sur place. Elles choisirent, sur certains points de la Saintonge,
ceux de ces « bouilleurs de crus » qui leur parurent présenter
des qualités suffisantes d'intelligence et d'honnêteté, et leur
fournirent les capitaux nécessaires pour augmenter les anciennes
« brûleries ».
Le brûleur est devenu un employé, mais un très grand em-
ployé, à qui on laisse la plus grande initiative et la plus grande
indépendance. Le patron fixe la quantité de vin que l'on distil-
lera, et le prix auquel on l'achètera, puis il ne s'occupe plus
que de recevoir dans ses chais, quelques mois après, l'eau-de-
vie qui doit présenter telles et telles qualités. A l'employé de
faire les achats, de surveiller la distillation. Pour toutes ces
opérations, il reçoit une certaine somme fixée à l'avance, par
hectolitre d'eau-de-vie distillée. Dans un instant nous ferons vi-
siter à nos lecteurs une de ces distilleries. 11 verront, de mo-
destes qu'elles étaient à l'origine, ce qu'elles sont devenues.
Les directeurs, gros personnages dans le pays, ont joint en gé-
néral à leur exploitation industrielle une exploitation agricole.
Ils ont agrandi leurs anciens vignobles, cause première de leur
prospérité actuelle, et ils ne leur ont pas ménagé les capitaux.
Aussi ont-ils été, en beaucoup d'endroits, à la tète du mouve-
ment de reconstitution. Ils ne sont pas, comme leurs patrons, sé-
parés de la vigne par leur métier; ils l'ont toujours connue et
leurs efforts se reportent tout naturellement sur elle. De sorte
que, si les commerçants n'ont pas, cette fois encore, coopéré di-
rectement à la solution de la crise, ils ont exercé sur cette so-
lution une influence spéciale par leurs agents, et ce n'est pas
la moindre.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 147
Toutes les maisons n'avaient pas de ressources suffisantes
pour avoir leurs distillateurs. Les unes s'approvisionnèrent à
quelques bouilleurs devenus plus prudents depuis le nouveau sys-
tème employé par les grandes marques. D'autres commerçants
— il y en a môme des exemples assez nombreux, à Saintes no-
tamment — mis en contact avec la culture pour des raisons
particulières, augmentèrent leurs vignobles, puis distillèrent
leurs vins et ceux de leurs voisins. Une grande scission venait
de se produire entre producteur et distillateur, et pendant
quelques années les commerçants ne vendront presque plus que
de l'eau-de-vie fabriquée sous leur surveillance.
Mais ces influences, si elles ont fini par s'exercer efficacement,
l'ont fait assez lentement. On s'en aperçoit quand on compare
la reconstitution de la vigne en Saintonge et dans le Bordelais,
et il est nécessaire de le faire, pour mettre en lumière la diffé-
rence entre les commerçants dans les deux pays et le rôle de la
vigne .
Dans le Bordelais, la culture delà vigne en vue de la produc-
tion des vins fins, a développé le type du grand propriétaire,
très riche, possédant un grand fonds de réserve et apte à sur-
monter les crises1. Aussi la reconstitution a-t-elle été plus rapide
qu'en Saintonge.
Cependant il faut bien le reconnaître, pour toute une partie
de la Saintonge, la difficulté naturelle inhérente à toute recons-
titution, se compliquait d'une question tout à fait particulière.
L'extraordinaire teneur en calcaire des coteaux (certains vont
jusqu'à 80 X), fit naître la fameuse question de l'adaptation
des vignes américaines an terrain calcaire; question passion-
nante qui fit couler 'es flots d'encre dans les revues spéciales,
et fut longtemps, pour la viticulture, ce que la quadrature
du cercle est pour les mathématiques. Or, cette région que
nous avons appelée région des Petits Coteaux, était précisément
celle qui donnait autrefois les produits les plus cslimés. La s<>-
I. Voir, sur ce point. les quelques indications que nous avons données dans la
Se. soc, t. XXX, p. 534, et Paul Descamps, Les Populations viticoles p. 'G cl s ,
fasc. n " 37.
148 LE TYPE SAINTONGEAIS.
lution était donc décisive pour la prospérité du pays. Malheu-
reusement, la formation sociale des habitants la rendait plus
difficile encore. Là. en effet, la culture de la vigne avait amené
un morcellement extraordinaire du sol. Là vivait ce petit paysan
que nous avons montré sans résistance contre le phylloxéra,
incapable de se retourner, de se sortir facilement d'atfaire. A
une difficulté géologique plus grande venait se joindre une in-
capacité sociale plus considérable. C'était vraiment jouer deux
fois de malheur.
Jusqu'à ces dernières années, du reste, on douta de la possi-
bilité de planter ces terrains. Sans avoir fait de viticulture, tout
le monde sait que le principe de la reconstitution est basé sur
l'immunité au phylloxéra des cépages américains. En général,
sauf dans certaines contrées où les hybrides de vignes françaises
et américaines donnent de bons résultats, on plante une vigne
américaine sur laquelle on a greffé une vigne française. On a
ainsi un plan résistant à la maladie et dont les fruits ont sen-
siblement le mémo goût que ceux des anciens cépages français.
On renonce de plus en plus aux plants américains directs, dont
le produit n'aurait plus le bouquet des anciens vins français.
Eh bien! les espèces américaines alors connues et qui don-
naient les meilleurs résultats, soit dans le Midi, soit dans le
Bordelais, soit même dans la région des Petits Plateaux, étaient
atteints ici de la chlorose. Dès la deuxième pousse, les feuilles
pâlissent, se décolorent, tombent, et la plante meurt lentement.
Il faut attribuer, paraît-il, cette maladie à un excès dans le sol
de carbonate de chaux.
Les échecs retentissants qui accueillirent les tentatives sérieuses
que l'on fit entre 1880 et 1885, n'étaient pas de nature à beau-
coup encourager nos Saintongeais déjà bien affaiblis, et n'ayanl
pas surtout la possibilité pécuniaire de se livrer à des études in-
fructueuses. Il fallait faire des essais personnels, particuliers.
Il ne suftisait plus de se mettre, comme on l'avait fait jusqu'a-
lors, à la remorque du Bordelais. Or, l'on conçoit que. dans
une région éprouvée comme celle-ci, les viticulteurs capables
de ces efforts ne devaient pas se compter par centaines.
LA SAINTOXGE NOUVELLE. 149
11 y en eut cependant. Dès les années 1880 et 1883, M. A. Yer-
neuil, — un nom célèbre dans les annales de la viticulture sain-
tongeaise, et à qui celle-ci doit énormément, — avait fait des
expériences décisives, et proclamé l'échec dans les terrains cal-
caires des plants américains connus. Ce ne fut pourtant qu'en
188C, et sur sa proposition, que le Conseil central d'études et
de vigilance de la Charente-Inférieure , réuni sous la présidence
de M. le docteur Menudier, émit le vœu d'envoyer une mission
en Amérique rechercher si, parmi les espèces américaines, il
ne s'en trouverait pas une, susceptible de s'acclimater dans les
terrains calcaires de la Saintonge. L'État, le département et
quelques sociétés d'agriculture se cotisèrent pour faire face aux
frais de l'expédition, qui fut confiée à M. Viala, professeur de
viticulture à l'École de Montpellier. Il partit en 1887, et, après
avoir parcouru infructueusement une partie de l'Amérique, il
finit par découvrir au fond du Texas, dans des terrains calcaires,
« bien plus infertiles que les plus mauvais sols des Charentes1 »,
des vignes très vertes cependant, appartenant à la variété du
Berlandieri. Il en recueillit précieusement quelques pieds, ainsi
que de quelques autres espèces trouvées dans des terrains ana-
logues, et qui théoriquement lui semblaient de nature à ré-
soudre le problème. Il fallait maintenant faire la contre-partie,
les soumettre à une expérience pratique, voir comment ils se
comporteraient en Saintonge, quels seraient aussi, parmi eux,
ceux qui donneraient les meilleurs résultats. La science avait
fait tout ce qu'elle pouvait faire : aux agriculteurs de se pro-
noncer.
Quelques grands propriétaires se mirent méthodiquement à
l'œuvre. Possesseurs d" grosses fortunes, doués de capacités par-
ticulières, soit au point de vue scientifique, soit au point de vue
cultural, ils commencèrent leurs expériences, en notant minu-
tieusement les conditions dans lesquelles ils les tentaient. La na-
ture du sol fut soigneusement analysée, plusieurs fois même
pour un même morceau de terre, car souvent les différences
i. Viala, Une Mission viticole en Imérique.
!."><> LE TYPE SATNTONGEAIS.
considérables de calcaire que Ton y trouve, expliquent, pour
une même plantation, la différence des résultats. Chaque variété
de vigne eut son registre, chaque cep sa fiche, où furent mar-
quées la façon dont ils se comportaient, et leur résistance aux
diverses maladies. Dans des revues spéciales, chacun rendit
compte de ses tentatives en ayant soin de le faire d'une façon
pratique, en se défendant des généralisations hâtives, en disant
que, dans tel terrain, tel plant avait donné tels résultats, mais
se gardant bien d'en proclamer la supériorité absolue. Il y
eut bien des échecs, bien des désillusions, avant d'arriver au
succès final. Citons quelques-uns de ces champs d'expériences
qui ont fait le plus grand honneur à leurs propriétaires. Les
principaux sont ceux de M. D. Bethmont à la Grève, de M. Ver-
neuil à Cozes, de M. Dufaure à Vizelles, de M. Dampierre à la
Grolière, de M. Jumière à Hiersac, de M. Pelletan à Juillac,
de M. Cousin au Vivier, de M. le docteur Larquier à Archiac, de
M. Couderc à Tout-Blanc, de M. Brisson aux environs de Cognac,
etc. Si l'on veut se rendre compte, de plus près, du soin et de
la patience de ces propriétaires, ou mieux de la science avec
laquelle ils se sont acquittés de ce que certains considéraient
comme un devoir social, il faut feuilleter les revues spéciales,
notamment la Revue de viticulture, dans lesquelles ils ont con-
signé les résultats de leurs travaux. Ils faut lire aussi le rapport
présenté à la Société d'Agriculture par M. Prospcr Gervais sur
cette fameuse question. Il est allé, dit-il dans sa préface, « cher-
cher dans les faits qui sont nos maîtres à tous, les leçons de
choses où réside la vérité ». Et, cette leçon de choses, il nous la
donne sous la forme de petites monographies des exploitations
du Centre, du Midi et de l'Ouest, dont les propriétaires se sont
attachés à chercher la solution de cette grave difficulté. Nous
n'avons pas à entrer dans l'étude des questions de technique
culturale qu'il aborde. Il nous suffit de savoir que ce Berlandieri
apporté du tond du Texas était le porte-greffe tant désiré des
Saintongeais. Il nous suffit d'avoir montré que des gens s'étaient
trouvés capables d'avoir tenté l'expérience, de savoir qu'ils ont
réussi, et aussi de savoir quels étaient ces gens. Mais nous de-
LA SAINTONGE NOUVELLE. loi
vons dire combien de sympathie et de réelle admiration ces
lectures nous ont inspiré à l'égard de ces personnes qui, sans
grand espoir de réussite, au début, ni surtout de réussite pé-
cuniaire, ne s'en sont pas moins courageusement mis à l'œuvre.
On y puise une certaine confiance dans l'avenir de ce type sain-
tongeais, qu'on est tenté, de prime abord, de juger un peu trop
sévèrement peut-être. Certainement nous n'avons jamais eu,
dans le courant de cette étude, à lui reprocher de manquer
d'intelligence. Le paysan y est en général plus affiné, plus ou-
vert aux nouveautés que dans la plupart des provinces : la créa-
tion des laiteries coopératives, leur développement inespéré,
et aussi celui d'une foule d'autres associations, le prouvent sura-
bondamment.
Mais est-il possible de ne pas lui reconnaître un amour immo-
déré de ses aises, une réelle mollesse qui l'éloigné du travail in-
tense, de la culture par exemple? Évidemment non. L'échec
agricole que nous avons signalé dans un de nos précédents arti-
cles était trop caractérisé pour nous le permettre. Mais il nous
est agréable de voir que, sous la pression de besoins particuliers,
cela n'empêche pas le type d'être capable, du moins en la per-
sonne de ses représentants les plus élevés, de faire un certain
effort et surtout de le faire intelligemment. Nous montrerons
que, somme toute, et malgré des difficultés considérables, le
Saintongeais n'a pas mis trop longtemps à reconstituer ses vigno-
bles. On le jugera mieux, quand le phylloxéra, poursuivant ses
ravages, aura atteint les vignobles jusqu'ici épargnés.
Malheureusement, dans la région qui nous occupe, l'exemple
des grands propriétaires n'a pas été beaucoup suivi. On considère
encore leur réussite cor.mc peu pratique, et n'étant pas surtout
à la portée de tout le monde. Aussi la reconstitution ne s'y pré-
sente-t-elle guère que sous la forme de quelques beaux vigno-
bles faisant le plus grand honneur à leurs propriétaires, mais
témoignant trop vivement, par contraste avec la pauvreté d'alen-
tour, du peu de capacité des populations environnantes. Au
milieu des terres en friches abandonnées depuis que le phylloxéra
y a détruit les vignobles si renommées jadis, Tout Blanc (c'est le
152 LE TYPE SAINTONGEAIS.
nom d'une de ces propriétés) apparaît comme une véritable oasis
au milieu d'un désert désolé. C'est si beau dans son ensemble,
que nous nous demandons tous si la reconstitution en terres de
Champagne (terrains calcaires) était vraiment aussi difficile
qu'on s'est plu à le dire1. »
Comme on le voit, il n'est pas possible de mieux saisir sur le
vif le rôle de ces grands propriétaires. On sent bien que c'est
à eux, et à eux seuls, en Saintonge comme dans le Bordelais,
que l'on doit le retour des vignes. Nous avons cité les noms de
quelques-uns, il y a un instant. La liste n'en était pas longue;
mais, malheureusement, il y a cinq ou six ans, pour qu'elle
fût complète, point n'aurait été besoin d'y ajouter beaucoup de
personnes. Actuellement, le mouvement gagne de proche en
proche, et les moyens propriétaires commencent à s'y mettre. Ils
comprennent la vérité de ce qu'écrivait dernièrement l'éminent
viticulteur charentais, M. Verneuil, dans la Revue de viticulture :
« Ceux qui attendront encore cinq ou dix ans pour planter des
vignes feront probablement des vignes plus belles que les nôtres,
plus régulières : ils pourront écarter, en se basant sur notre expé-
rience, certains porte-greffes que nous aurons employés ; mais en
raison de la baisse certaine du prix des vins, leur réussite, c'est-
à-dire leur bénéfice, sera, je le crains, moindre que celui que
l'on peut obtenir en plantant dès aujourd'hui les meilleurs franco-
américains. » Quand le petit paysan qui domine ici aura-t-il les
ressources suffisantes pour reconstituer ses lopins de terre; quand
les porte-greffes seront-ils devenus assez bon marché pour
qu'il puisse s'en procurer facilement? C'est ce qu'il est difticile
d'indiquer.
La reconstitution se fera-t-elle même jamais dans la plupart
des terrains exclusivement calcaires, c'est-à-dire sur les coteaux
où régnait autrefois presque complètement la vigne? on peut en
douter, sauf pour les grands crus, etc.. En effet, les difficultés
de l'exploitation, et les faibles rendements dans ces terrains.
rendent l'opération peu rémunératrice.
1. Uegrolly, Excursions dans les champs d'expériences des Charentes cl du Midi.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 153
Sans doute la reconstitution est théoriquement possible, on
arrive à faire résister la vigne, mais le mot seul indique com-
bien la chose est artificielle. Aussi, depuis cinq ou six ans, la situa-
tion n'a-t-elle guère changé, et la mévente de ces derniers temps
est loin d'avoir encouragé le paysan à aller dans ce sens. Sans
la proximité de la vallée de la Charente qui a permis en général,
aux habitants des coteaux, rétablissement de beurre ries coopé-
ratives, la situation du paysan serait tout à fait misérable. Il
faut chercher évidemment quelque autre spécialisation pouvant
s'allier aux beurreries, là où elles existent, ou les remplacer
dans le cas contraire. Le mouton parait indiqué, en beaucoup
d'endroits. Il en est de même des produits de la basse-cour,
œufs et poules principalement, malgré les inconvénients des
villages à banlieue morcelée, type normal de l'habitat, dans
cette région, et où les volatiles sont une source perpétuelle de
querelle entre voisins. Les mêmes inconvénients ne sont point à
craindre, avec les arbres fruitiers et certains légumes ou fruits
cultivés comme primeurs, et qui réussissent heureusement
très bien. Tout un coin de Saintonge, Chaniers, aux environs
de Saintes, est consacré aux petits pois et aux fraises, expédiés
principalement sur Nantes et Bordeaux.
En revanche, la reconstitution est presque entièrement termi-
née dans la région des petits plateaux. La vigne y occupe même
une place plus considérable qu'autrefois. La nature du sol, et
du sous-sol, rendait cette reconstitution plus facile à réaliser.
Aussi est-ce cette région qui fournit la plus grande partie des
3 millions d'hectolitres que produit actuellement le pays, en
moyenne. La proportion de la vigne dans les deux régions est
donc exactement le contraire de ce qu'elle était autrefois, et il est
vraisemblable qne l'équilibre ne se rétablira pas, nous avons
• lit pourquoi.
Il est nécessaire que nous donnions quelques détails sur les
procédés employés pour la création de ces vignobles nouveaux.
Cela a d'autant plus d'intérêt que ces procédés tendent à se gé-
néraliser de plus en plus, quel que soit le terrain à planter, non
seulement en Saintonge, mais ailleurs. En Armagnac, par
154 LE TYPE SAINTONGEAIS.
exemple, où le phylloxéra a détruit, avec une rapidité surpre-
nante, les vignobles affaiblis par une série de maladies crypto-
gamiqucs, on a usé, fort de l'expérience de la Saintonge, des
mêmes plants américains et des mômes systèmes de culture. On
a affaire en effet, aux mêmes terrains calcaires. Il en est de
même, dans l'Yonne et la Champagne, où les ravages de l'insecte
américain se sont fait si vivement sentir également.
La première opération consiste à préparer le sol. Elle est loin
d'être aussi simple qu'autrefois. Jadis un simple labour suffisait;
maintenant c'est un véritable défonçage. A l'aide d'une machine
d'un modèle tout spécial, et extrêmement puissante, on fouille le
sol aussi profondément que possible. Le champ d'action de cette
machine, variable suivant les terrains, va de 50 à 70 centimètres.
Elle est mue à l'aide d'un câble métallique venant s'enrouler sur
un treuil actionné parla vapeur. Dans quelques exploitations plus
modestes, le treuil est mis en mouvement par un manège de
bœufs. On attache aujourd'hui la plus grande importance à ces
travaux qui hâtent beaucoup la fructification des vignes. On
transporte avec grand soin, à l'aide de wagonnets roulant sur
rails, la terre qui, sous l'action du labourage, a une tendance à
s'accumuler aux extrémités des champs. D'une manière générale,
le plant américain exige un sol plus riche que l'ancienne vigne
française; aussi, par tous les moyens, essaie-t-on de lui donner
le plus de terre arable possible. Les petits propriétaires qui hé-
sitent à louer les machines assez coûteuses dont nous parlions
tout à l'heure, labourent leurs terrains avec cinq ou six paires
de bœufs, mais l'opération ainsi menée est loin de donner les
résultats obtenus, avec le premier procédé.
Une fois le sol prêt, on pique les jeunes plants, cépage français
greffé sur américain. Tantôt on greffe avant la mise dans le sol,
tantôt au contraire on greffe le plant surplace, une fois enraciné.
Nous n'entrerons pas dans les détails de ces opérations, pas plus
que dans celles du greffage. Ce sont choses techniques, sans
intérêt au point de vue qui nous occupe Nous les signalons
simplement a cause de la complication qu'elles entraînent dans
la création d'un vignoble. Elles nécessitent en effet des plants
LA SAINTOiNGE NOUVELLE. 153
spéciaux, des instruments particuliers, une main-d'œuvre considé-
rable et minutieuse, car le greffage est une opération délicate . Elles
exigent enfin une mise de fonds importante, car ces plants spé-
ciaux, notammentles hybrides employés, coùtentcher en général.
La deuxième ou la troisième année, on tend les jeunes vignes
sur fils de fer. Des poteaux en bois, piqués de distance en dis-
tance et solidement maintenus aux extrémités des rangs par des
arcs-boutants, les soutiennent. Aujourd'hui on essaie, surtout
dans les pays où le bois est rare, d'employer des poteaux de fer
ou de pierre. Le bois s'use vite, en effet, et le remplacement
d'un poteau, peu coûteux en lui-même, le devient parla suite des
opérations secondaires qu'il entraine. Un système d'extenseurs
mécaniques permet de donner aux fdsdefer, rapidement, et dès
que le besoin s'en fait sentir, le degré de raideur convenable.
Le nouveau mode de culture des vignes et aussi la particula-
rité des plants américains de fournir des pousses très longues,
mais molles et disposées à se coucher sur le sol, ont rendu cette
disposition nécessaire.
Autrefois la taille généralement usitée était celle dite en go-
belet. On laissait une sorte de tronc, le souchot, peu élevé au-
dessus du sol, et se soutenant parfaitement seul. Les pousses
allaient en tout sens. On se contentait, lors de la taille, de les
couper très près du cep. L'avantage de cet aménagement était
de permettre aux raisins, de recevoir très également l'action du
soleil. En les maintenant près du sol, elle les soumettait aussi
davantage à la réverbération du soleil sur les cailloux siliceux,
très nombreux dans la plupart des vignobles de Saintonge. Des
viticulteurs sérieux prétendent que l'on obtenait, de cette façon-
là, un vin dont la teneur en alcool était supérieure à celle des
produits actuels. En effet, avec le nouveau système, les raisins
sont assez élevés au-dessus du sol, et comme les sarments sont
couchés le long des fils de fer, sur une même ligne, ceux du
dessous ne reçoivent qu'obliquement les rayons du soleil, et
pendant une durée moindre par conséquent.
L'inconvénient n'est cependant pas très sérieux. Ilestample-
ment racheté par les avantages de la nouvelle disposition au
156 LE TYPE SAINTONGEAIS.
point de vue cultural. En effet, avec la taille en gobelet, dès
que les pousses avaient acquis quelque résistance, il devenait
impossible de faire passer les animaux dans les vignes pour les
labourer. Cela n'avait pas une grande importance, aune époque
où Ton ne donnait guère à la vigne qu'un labour profond, et où
les deux autres façons, assez légères, se faisaient à la main. Il
n'en est plus de même aujourd'hui où de fréquents labours sont
nécessaires, suivis de hersages répétés. Nos vignobles tendent,
de plus en plus, à se rapprocher à ce point de vue de ceux du
Bordelais, et nous pourrions en citer beaucoup qui comme entre-
tien, pourraient presque rivaliser avec eux. La disposition des
sarments sur fils de fer, ou la fixation de chaque cep à un
échalas (système bordelais), rendent seuls ces soins possibles.
Mais cet aménagement sur fils de fer ne va pas sans de fortes
dépenses. La main-d'œuvre est considérable, il faut fréquemment
vérifier les attaches, redresser les poteaux, les changer, reten-
dre les fils de fer; il y a là un entretien difiieile. Il faut ensuite
pratiquer deux ou trois fois par an un léger épamprage, rogner
les extrémités des sarments pour dégager les raisins, et leur
laisser voir le soleil.
Autant de complications qui n'existaient pas autrefois, et ce-
pendant, nous ne sommes qu'à la culture proprement dite. 11 y
a maintenant la défense contre les ennemis, et ils sont nombreux.
D'abord il faut sulfater en général deux fois l'an, contre le mil-
dew, il faut ensuite soufrer contre l'oïdium, enfin on est quel-
quefois obligé de combattre la cochylis.
Quelques détails sur chacune de ces opérations sont nécessaires
pour en faire comprendre l'importance. Le mildew, est une
sorte de petit champignon qui s'attaque aux pampres des vignes.
Sous son atteinte, elles jaunissent, se dessèchent et tombent. Or,
on le sait, les pampres servent autant à préserver le raisin des
ardeurs du soleil, qu'à le nourrir. Viennent-elles à disparaître, le
raisin, à son tour, ne tarde pas à se dessécher. On lutte heureu-
sement avec plein succès contre cette maladie, avec lu bouillie
bordelaise (est-il besoin d'indiquer que c'est encore un remède
(jue nos Saintongeais ont emprunté à Leurs voisins?). Elle se coin-
LA SAINTONGE NOUVELLE. 157
pose d'un mélange de sulfate de cuivre et de chaux. A l'aide
d'un pulvérisateur en général porté à dos d'homme, traîné par
un cheval dans les exploitations importantes, on asperge
soigneusement chaque cep. L'opération est longue et pénible,
dispendieuse aussi, car la matière première est chère. Elle
est indispensable cependant, d'autant mieux qu'il semble
prouvé aujourd'hui que la bouillie bordelaise est également
le traitement le plus efficace contre le black-root, un nouvel
ennemi de la vigne, encore assez mal connu, qui a surtout
sévi jusqu'à aujourd'hui en Armagnac, où l'humidité est plus
grande. Ici, dans les années normales, il n'est guère à craindre.
Il en est de même de l'oïdium. Ce mot, qui parait un calem-
bour vengeur de vignerons mauvais latinistes et qui en réalité
vient du grec, désigne la forme (petit œuf) d'un champignon
spécial, d'une sorte de moisissure qui fait pourrir les raisins. Il
ne se développe, du reste, au point de causer des dégâts appré-
ciables, que sous l'influence d'une humidité persistante. Un bon
soufrage est, heureusement encore, un remède décisif.
Mais sulfatage et soufrage sont des opérations connues et assu-
rément moins curieuses que lâchasse au cochylis, que nous signa-
lions précédemment. Le cochylis est un petit papillon nocturne,
d'aspect inoffensif, et de goûts aussi, mais dont la larve a un
goût immodéré pour le raisin. Toute graine attaquée est perdue.
Ce fut dans les beaux domaines du Bordelais que l'on s'aperçut
tout d'abord de ses méfaits. On résolut immédiatement de le
combattre et des personnes, vous lisez bien, armées de serpettes,
se mirent à parcourir les vignes, examinant chaque cep, enle-
vant la graine attaquée, et tuant impitoyablement les larves
aperçues. On conrmrcnd qu'ainsi menée, la lutte n'était pas sé-
rieuse, elle était trop coûteuse et trop difficile pour être efficace.
Mais ce n'est pas pour rien que l'imagination méridionale est
célèbre. Elle eut l'idée de s'attaquer aux papillons eux-mêmes
et comme il ne paraissait pas beaucoup plus pratique de leur
faite la chasse avec des papillonne ttes, d'autant mieux qu'ils
étaient nocturnes, elle eut l'idée ingénieuse d'installer dans 1rs
vignes le piège classique auxquels viennent se prendre tousles
1S8 LE TYPE SAINTONGEAIS.
papillons nocturnes, la lumière; le falot bordelais était trouvé.
Il est intéressant de lire dans les revues spéciales le récit des
captures opérées et aussi celui des tentatives infructueuses et
même nuisibles. Parmi ces dernières la moins curieuse n'est
pas celle arrivée à un riche armateur de Bordeaux. On nous
permettra de la raconter en deux mots : M. J... possédait un
beau vignoble et ne le voyait point sans peine envahi par le
cochylis. Averti par l'exemple de ses voisins dont les modes-
tes falots faisaient, lui disait-on, force victime, il eut l'idée, qu'il
croyait habile, d'installer dans ses vignes les appareils d'éclai-
rage très puissants, dont il se servait à bord de ses bateaux. Le
résultat dépassa toute espérance. Grâce à la vivacité de la lueur
de ses appareils, il captura énormément de papillons, mais le
nombre de larves n'en diminuait pas dans ses vignes. Ses ap-
pareils jouaient en effet le rôle de phare, et attiraient chez lui les
papillons des vignobles voisins. Il dut reconnaître que, suivant
le vieux proverbe, le mieux est quelquefois l'ennemi du bien, et
revenir aux falots plus simples qu'on employait autour de lui.
Nous avons lu avec plaisir dans la Revue de viticulture, du
18 août 1900, les fructueuses chasses au cochylis faites par quel-
ques propriétaires saintongeais.
Si le succès a fini par récompenser l'effort de nos gens, on
voit que c'est vraiment justice, car ce dernier trait le prouve,
ils n'ont rien négligé pour cela. Heureusement, ces pratiques n'ont
pas à s'exercer tous les ans, et aujourd'hui, dans la plupart des
vignobles, on se contentede sulfater deux fois, et quelquefois de
soufrer, si la température l'exige. Le faible prix de vente ren-
drait impossible la dépense normale de pareils frais généraux.
La fabrication moderne de l'eau-de-vie. — Mais la vie n'est-
elle pas un perpétuel travail, une perpétuelle lutte? A peine
cette crise était-elle conjurée, — et les propriétaires pouvaient-
ils légitimement espérer tirer un parti avantageux de ces
vignes, qui leur avaient donné tant de peine à reconstituer? —
qu'une difficulté, plus terrible encore, surgissait à l'horizon :
la question de la mévente des vins et des eaux-de-vie.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 159
Rien ne sert, en effet, de produire, il faut, surtout et avant
tout, vendre.
Or, les doléances des vignerons qui s'élèvent de toutes les par-
ties de la France, et qui, dans le Midi, ont dégénéré en véritable
révolution, montrent que la chose n'est pas toujours facile.
Qu'à peine lareconstitution opérée, dans beaucoup de régions,
et alors que les débouchés sont restés sensiblement les mêmes,
il soit déjà question de mévente, voilà qui n'est pas facile à
comprendre.
Et pourtant, il ne faut pas se le dissimuler, même en faisant
la part de l'exagération méridionale, la crise est grave, aussi
bien dans le Midi que dans le Bordelais. Elle a amené dans
ces deux pays une dépréciation des propriétés, au moins égale,
sinon supérieure, à celle causée par le phylloxéra.
En Saintonge, on se plaint sérieusement, et au moment où
nous écrivons ces lignes, il y a plus d'un vigneron qui con-
serve dans ses chais, convertis en eaux-de-vie, les vins de ces
deux ou trois dernières années. Il n'a pas pu vendre son vin,
et ses eaux-de-vie ne trouvent pas davantage preneur.
Toutefois, jusqu'à présent, la question ne s'est pas encore
posée ici avec autant d'acuité. Ceci nous amène à mettre en
lumière une différence qui ne nous parait pas encore avoir été
suffisamment dégagée, en science sociale, entre les pays produc-
teurs d'eaux-de-vie et les pays producteurs de vins. Cette diffé-
rence permet, pensons-nous, de comprendre pourquoi la mévente
est moins grave, dans les premiers pays, que dans les seconds.
Elle tient à ce seul fait que les vins du premier type sont na-
turellement destinés à être convertis en eau\-de-vie, c'est-à-dire
en un produit de < ,/iservation 1res facile, et pour ainsi dire in-
définie, ayant une grosse valeur, sous un petit volume, avec
ce dernier avantage, d'augmenter chaque année régulièrement,
mathématiquement, de valeur.
Or, au point de vue qui nous occupe, quelle supériorité sur la
plupart des vins de France! Sur les vins ordinaires, de consom-
mation courante, prenons les vins du Midi comme exemple,
cela est par trop évident.
160 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Vins de médiocre qualité, ces vins ne sont point susceptibles
en général d'être conservés; ou ils se gâtent, ou ils n'acquièrent
pas une plus-value suffisante, pour qu'on ait intérêt à le faire.
Pratiquement cela est difficile, car il faudrait un matériel vi-
naire considérable que n'ont point les propriétaires en général.
Loger les récoltes de deux ou trois années, quel vigneron mé-
ridional oserait y songer?
On consomme par conséquent ces vins, en général, dansl'année
de leur production. C'est donc dans cette année-là qu'il faut
les vendre. Autrement c'est le désastre. Proportions gardées, le
vigneron se trouve dans la situation de celui qui fait des fruits
ou des légumes. La maturité arrivée, il faut vendre ou perdre.
Les régions produisant des vins de luxe, ou de demi-luxe, Bour-
gogne, Bordelais, Touraine même (la Champagne est un type
exceptionnel), se trouvent dans de meilleures conditions. La crise
n'opérera pas avec la môme intensité. En etl'et, l'usage est de
ne consommer ces vins, que vieux. Le vigneron, mécontent des
cours, a toujours la ressource suprême de conserver ses vins.
Tout se résoud en une question d'avances. Mais cependant la
conservation reste toujours délicate, abondante en surprises dé-
sagréables, nécessitant de grands locaux et un matériel vinairc
coûteux. L'âge leur donne cependant une plus-value. Leur cé-
lébrité leur assure enfin des débouchés plus étendus que les
vins ordinaires du Midi, qui ne sortent guère de France.
Mais si cette possibilité de conserver facilement ou avantageu-
sement sa récolte peut, suivant le cas, retarder la crise, la ren-
dre moins aiguë, en permettant aux propriétaires de ne pas jeter
sur le marché, en même temps, des produits de même nature,
on comprend qu'elle ne la conjure pas définitivement. Il faut
finalement en arriver ;\ la vente. Sans doute on pourra miens
en discuter les conditions, en choisir le moment, mais la diffi-
culté n'est que reculée, elle n'est pas résolut1.
C'est ce que nous allons voir en examinant la situation de la
Saintonge, le pays producteur d'eaux-de-vie par excellence.
Dans les premières années qui suivirent la reconstitution des
vignes, la Saintonge, au point de vue spécial qui nous occupe,
LA. SA1NT0NGE NOUVELLE. 161
ne se trouva pas dans de meilleures conditions que les pays
viticoles ordinaires.
A la suite du phylloxéra, il s'était produit une transforma-
tion complète dans la fabrication de l'eau-de-vie. Le type du
bouilleur de cru avait disparu, remplacé, nous l'avons montré,
par des bouilleurs de profession à la solde en général des
commerçants. Ne distillant plus son vin, notre vigneron se
trouvait dans la situation du vigneron simple producteur de vin.
Quelques détails sur ces usines vont permettre de com-
prendre, comment, après avoir monopolisé en fait la vente des
eaux-de-vie, le commerce avait presque monopolisé aussi la
fabrication elle-même, et imposé ses prix au producteur de vin.
Nous montrerons enfin comment ce dernier ne réussira à résis-
ter que par un retour à l'ancien système des bouilleurs de crus.
Il y a eu, dans ces dernières années, en Saintonge, une évo-
lution extrêmement rapide des phénomènes sociaux, et cela est
fort intéressant à noter.
On va voir, dans l'espace d'une dizaine d'années à peine, l'an-
cien type du vigneron bouilleur de cru disparaître. 11 redevient
un vigneron ordinaire, vendant son vin à des distillateurs,
opérant en grand atelier. Puis ce vigneron ordinaire, devant les
bas prix que lui offrent les commerçants de son vin, et ses
difficultés avec eux, va retourner au type du bouilleur de cru,
à l'ancien type, c'est-à-dire distillera, sans se soumettre à
exercice de la régie. Puis finalement, ce qui est plus curieux,
ce vigneron si individualiste demandera de lui-même la sur-
veillance de cette administration, pour que ses produits puis-
sent bénéficier de l'acquit blanc. De sorte qu'actuellement,
toute une partie des vignerons saintongeais (la distillation est
libre) ne sont plus de véritables bouilleurs de crus, dans l'ac-
ception ordinaire du mot.
Nous avons expliqué, il y a un instant, à la suite de quels
mécomptes sur la qualité des eaux-de-vie fournies le commerce
avait été amené, les réserves des propriétaires s'épuisant rapi-
dement, à faire distiller pour son propre compte. C'était une
transformation complète des anciens procédés commerciaux,
11
1(12 LE TYPE SAINTONGEAIS.
transformation pouvant avoir une répercussion sociale consi-
dérable sur le type, par la suppression de ce qui lui avait
donné en grande partie ses caractères spéciaux : Vopération de
la distillerie. Ce nouveau mode de faire allait avoir une grosse
influence aussi sur la marche des maisons de commerce, en les
obligeant à enfler démesurément leurs stocks déjà considérables.
En effet, au lieu d'acheter au propriétaire des eaux-de-vie déjà
vieilles, susceptibles d'être livrées à la consommation, elles
vont s'encombrer d'eaux-de-vie nouvelles, qu'elles devront con-
server de nombreuses années. Tout cela aura des conséquences
importantes, mais, avant de les dégager, présentons, avec une
de ces grandes distilleries, la fabrication nouvelle de l'eau-de-vie.
La distillerie, étudiée par nous comme type, fonctionne pour
le compte de la maison Hennessy, une des plus importantes de
Cognac. Elle est dirigée par M. C. M... que nous avons déjà
rencontré comme président de la laiterie coopérative deP... et qui
a été un des premiers à reconstituer ses vignobles.
Cette distillerie est située à P., petite commune de l'arrondis-
sement de Saintes; grâce à l'amabilité de son directeur, nous
avons pu nous rendre exactement compte de son fonctionnement.
Elle est établie à la place d'une « brûlerie » : on nommait
ainsi, on se le rappelle, les anciennes distilleries, mais on ne
reconnaîtrait point la modeste installation de jadis dans la véri-
table usine actuelle, dont les hauts tuyaux, laissant échapper une
épaisse fumée de houille, surprennent fort dans ce pays si peu
industrialisé.
Nous pénétrons dans un vaste jardin anglais : à droite une
maison de maitre spacieuse et confortable, nous avons pu nous
en apercevoir, comprenant les bureaux avec le téléphone. A
gauche les constructions, où est installée la distillerie propre-
ment dite. C'est elle qui nous attire de suite. M. C... veut bien
nous y servir de guide.
Le travail, du reste, bat son plein. Des charrettes de toutes
formes, attelées de bœufs ou de chevaux, apportent le vin et on
est en train de le décharger :
« Voici, nous dit M. C..., la première partie de mon installation :
LA SAINTONGE NOUVELLE. 1<>.'>
le chai où Ton dépose provisoirement le vin. Il est fort vaste,
comme vous voyez, et aménagé de façon à être plus élevé que
mes chaudières. Au contraire, il est à peu près au niveau des
charrettes pour que les énormes futailles1, que voici, puissent
être déchargées très facilement.
Une bascule, placée à l'entrée, pèse chaque futaille, et inscrit
automatiquement sur un ticket le poids brut puis, quand la fu-
taille a été vidée, soit dans ce récipient que vous voyez au mi-
lieu, d'où le vin passe directement dans les chaudières, soit dans
ces grands tonneaux, à droite et à gauche, suivant les besoins
de la distillation, elle retourne sur la bascule qui imprime
également le poids de la futaille vide, et j'ai ainsi, très exacte-
ment et sans erreur possible, son contenu, à l'aide d'un calcul
très simple.
« Ce qui nous permet de faire de meilleure eau-de-vie que
les petits propriétaires d'autrefois, ce n'est pas notre outillage
plus perfectionné, vous verrez tout à l'heure qu'il n'a pas beau-
coup changé, mais notre habileté professionnelle, et surtout la
possibilité où nous sommes de mélanger tous ces vins de titre
et de qualité différents, pour obtenir une eau-de-vie de qualité
homogène.
Le chai où nous sommes est très vaste, il a environ 150 mètres
de long sur une vingtaine de large: à côté, il y en a un autre
plus grand encore. Ni l'un ni l'autre cependant ne suffisent à
loger tout le vin que M. C... distille dans l'année; aussi le fait-il
venir de chez les propriétaires, au furet à mesure de ses besoins.
Mais continuons notre visite, et descendons à la distillerie
proprement dite. Un tuyau met en communication le récipient
du chai avec les cnaudières ; devant chaque chaudière un robi-
net; quand la première est pleine, on ferme son robinet, et le
liquide passe à la deuxième, et ainsi de suite. On a supprimé
autant que possible la main-d'<ruvre. Nous sommes en ce mo-
ment dans une immense salle, où dix-huit chaudières mêlent,
en un tumulte assourdissant et grisant, au crépitement du
I. Elles contiennent environ 600 litres.
10 '( LE TYPE SAINTONGEAIS.
charbon de terre, le léger tintement de leurs dix-huit filets
d'eaux-de-vie tombant dans des cuves d'airain; les senteurs de
l'alcool, les sifflements d'innombrables robinets laissant échapper
de la vapeur, nous étourdissent et nous sommes un moment à
nous reconnaître au milieu de cet apparent désordre. Enfin
nous distinguons les mécanismes.
Ces dix-huit chaudières sont du même système, le plus simple,
celui des appareils discontinus. Il est trop connu pour que nous
en fassions la description détaillée. On le trouve dans toutes les
'< Maison Rustique ». — C'est l'ancien système que nous avons
déjà décrit et qui peut schématiquement se résumer ainsi : un
récipient contient du vin, on le chauffe, l'alcool se vaporise et
va se condenser dans un serpentin situé à l'extérieur; quand
tout l'alcool est extrait, on enlève les résidus, les décharges, on
met une nouvelle quantité de vin dans le récipient, et l'opéra-
tion recommence.
M. C... a bien essayé d'employer des appareils plus perfec-
tionnés à marche continue. Leur système assez compliqué est
basé sur ce principe, que les différents gaz du vin se volatilisent
à des températures différentes. On arrive ainsi à pouvoir rem-
placer automatiquement le contenu de la chaudière, le vin non
distillé succédant à celui qui vient de l'être; les résidus sortent
par un conduit spécial, et la production de l'eau-de-vic n'est pas
interrompue.
Mais on a dû bien vite renoncer à ce système usité surtout
dans les usines d'alcool industriel, ou même les distilleries du
Midi, qui fabriquent des produits sans saveur. Il était impossible
de l'employer ici, car il faisait disparaître la finesse de l'eau-
de-vie. Elle était si bien rectifiée qu'elle y perdait ses qualités
particulières, son arôme sui generis, qui fait du cognac la
meilleure eau-de-vic du monde entier. On comprend toute l'im-
portance que cela pouvait avoir pour un produit de cette nature,
l'économie réalisée sur la main-d'œuvre était peu de chose en
comparaison de cet énorme inconvénient. Le perfectionnement
introduit dans le machinisme ne coïncidait pas, bien au con-
traire, avec une amélioration du produit fabriqué. Il est impor-
LA SAINTONGE NOUVELLE. 163
tant de noter dès maintenant, que ces grandes distilleries ne
reposent pas, comme la plupart des usines modernes, sur un
machinisme plus perfectionné. On verra quelles conséquences
nous en tirerons dans un instant.
L'opération de la distillation se fait en deux fois. La première
donne le brouillis, alcool de qualité grossière ; on le distille à
nouveau, et l'on obtient l'eau-de-vie de commerce. Elle marque
alors 70°. Elle ne devient buvable qu'une fois descendue, en
vieillissant, à 45° environ.
Les dix-huit chaudières de M. C... « brûlent » en moyenne de
350 à 400 hectolitres de vin par jour, c'est-à-dire par vingt-
quatre heures, car elles marchent jour et nuit, on n'arrête la
chauiïè que le samedi soir. On voit quelle énorme quantité de
vin il peut distiller dans une saison.
Pour faciliter la liquéfaction des vapeurs, on fait passer les
tuyaux qui les contiennent, les serpentins (on leur donne cette
forme sinueuse dont ils tirent leur nom, pour que, dans un espace
restreint, ils offrent le plus de point de contact avec le liquide
réfrigérant), dans de l'eau aussi froide que possible. Mais la cha-
leur des tuyaux l'a vite amené à une température élevée, aussi
faut-il la renouveler fréquemment. Dans les réservoirs d'antan,
quand on trouvait l'eau trop chaude, on débouchait purement et
simplement un trou, elle s'en allait, et on la remplaçait par
d'autre. On ne voit pas bien les ouvriers de M. G... employant
ce système pour ses dix-huit chaudières, il fallait trouver mieux.
M. C... avait heureusement dans sa propriété une mare assez
grande et plus élevée que ses chaudières. Il put ainsi directe-
ment en amener l'eau dans ses réfrigérants, à l'aide d'un tuyau
souterrain. Quand elle y a atteint une certaine température,
des robinets la laissent échapper et on la remplace par de
la froide. Un tuyau collecteur rassemble toute l'eau chaude
et la conduit dans un bassin au milieu de pelouses. Mais l.t
mare était loin d'être inépuisable, et on dut songer a utiliser
l'eau chaude. M. C... y réussit de la façon suivante : il com-
mence d'abord par faire circuler l'eau chaude assez Longtemps
sous terre, puis environ ;'i 200 mètres des chaudières, elle es!
166 LE TYPE SAINTONGEAIS.
recueillie dans un vaste bassin. A ce moment, elle est encore
assez chaude, elle passe alors dans une série de petits canaux et
revient, en suivant la pente du terrain, tout près des chaudières,
où une pompe à vapeur permet de la monter dans les serpen-
tins.
Cette pompe sert également à repousser dans les vignes, qui
sont à environ 200 mètres de là, les résidus du vin brûlé.
Auparavant on les traite à la chaux, pour en extraire l'acide
tartrique : il se dépose sous forme de tartrate de chaux. Mais ce
sont d'autres personnes qui se livrent à ce travail, pour leur
compte personnel, moyennant une redevance fixée à forfait.
« Somme toute, disions-nous à M. C..., le principal avantage
de ces grands établissements est dans l'économie des frais géné-
raux et surtout de la main-d'œuvre, puisque au point de vue
de la fabrication, vous vous servez des mêmes appareils et des
mêmes procédés qu'autrefois. »
« Ce n'est pas entièrement exact, nous répondit-il ; avec nos
appareils toujours en marche (une des conditions essentielles
pour obtenir de bonne eau-de-vie), notre habileté profession-
nelle, nos études particulières, nous pouvons arriver à fabriquer
un produit meilleur et à meilleur compte. Pourquoi, indépen-
damment de toute modification dans les appareils, la distilla-
tion ne serait-elle pas susceptible d'un perfectionnement résul-
tant d'une conduite méthodique?... »
Il faut reconnaître, pour être exact, que si la distillation, ainsi
pratiquée, permet peut-être une certaine économie, l'eau-de-
vie qu'elle produit ne jouit pas d'une réputation supérieure à
celle obtenue en petit atelier.
Des chaudières, l'eau-de-vie passe dans des chais obscurs où
n'arrive jamais la lumière du jour. Nous y pénétrons à la lueur
tremblotante d'un rat de cave, et ce n'est pas sans respect que
nous contemplons les longues lignes de futailles pleines d'alcool.
Ici, bien plus fort encore que dans la distillerie, plane le parfum
si particulier et si pénétrant de l'eau-de-vie nouvelle. Elle ne
séjourne du reste jamais bien longtemps dans les chais de
M. C....qui l'expédie presque aussitôt à Cognac, soit par chemins
LA SAINTONGE NOUVELLE. 167
de fer, soit par eau. Son rôle est alors terminé; à la maison
de Cognac d'assurer la vente.
La bonne marche de ces exploitations nécessite chez ceux qui
sont à leur tète certaines connaissances techniques particulières
et de sérieuses qualités de direction. Les opérations de la dis-
tillation, sans être extrêmement difficiles, sont délicates et minu-
tieuses. Elles exigent une surveillance de tous les instants, car
l'on fabrique un produit de luxe, se ressentant de la moindre
négligence. Or, comme on opère sur de grandes quantités de
vin, on comprend toute la gravité d'une fausse manœuvre.
Le personnel employé est nombreux et varié. Il y a d'abord
les spécialistes, ceux qui surveillent la chauffe. Il y a ensuite les
gens chargés de la manipulation de l'eau-de-vie pendant qu'elle
reste dans les chais du distillateur. Ce sont des spécialistes plus
renforcés encore. Mais ce n'est que dans les grands chais de
Cognac, que l'on trouve la floraison complète du type, le vrai
maître de chai, payé comme un sénateur, et dont les jugements
sont, sans appel. Il reçoit les livraisons, les apprécie avec, pour
seul guide, la finesse de son goût et surtout de son odorat qui,
développé par des pratiques journalières, acquiert une sûreté
et une précision proverbiales.
Enfin il y a, la foule des manœuvres chargés de la manuten-
tion du vin et de l'eau-de-vie, de leur transport, etc. En général,
les paysans des environs se chargent d'une partie de ces trans-
ports, qui sont pour eux une sérieuse source de profits.
En résumé, ces distillateurs réaliseraient vraiment le type du
grand industriel, si toute une partie de son rôle, et non le moin-
dre, ne leur échappait pas : la vente du produit fabriqué, assu
rée par la maison de Cognac.
Tel que, cependant, leur rôle est fort important. Il faut y ajou-
ter celui des distillateurs plus modestes opérant pour leur pro-
pre compte, et vendant ensuite directement leurs eaux-de-vie
aux maisons de moindre importance. Entre les uns et les autres
il n'y a qu'une différence de degré, tous ils ont ce trait commun
d'exercer un métier très lucratif. Ils ont crée dans toute la S.iin-
tonge, à la campagne généralement, des centres d'activité, ils
l'»8 LE TYPE SAINTONGEAIS.
ont fourni aux paysans des emplois nombreux, ils ont erré une
richesse dont tout le monde a profité; aussi sont-ils vraiment,
en beaucoup d'endroits, les vrais patrons de la contrée.
La rapide description que nous venons de donner de l'une
d'elles suffira, nous le pensons, pour faire comprendre toute la
prise que les maisons de Cognac peuvent avoir sur la Saintonge,
grâce à ces distilleries habilement disséminés dans le pays. Sans
doute il n'y en a guère plus qu'une quinzaine dans les deux dé-
partements de la Charente et de la Charente-Inférieure, mais si
l'on considère les quantités formidables que ces usines peuvent
distiller dans une campagne, si l'on y ajoute les quantités mises
en œuvre par les distillateurs plus modestes qui alimentent les
maisons de second ordre, forcées de suivre le mouvement des
grandes maisons, on comprendra que le commerce ait, pendant
quelque temps, réussi à monopoliser en quelque sorte la distilla-
tion, directement en distillant le vin lui-même, indirectement en
refusant d'acheter leurs eaux-de-vie aux quelques rares pro-
priétaires qui avaient continué d'en fabriquer. Aussi, en tin de
compte, et ceci n'est sérieusement contesté par personne, il était
arrivé à fixer, presque sans débats, le prix du vin en Saintonge.
Voilà qui eût pu devenir grave. Au début, comme coule que
coûte il fallait reconstituer les réserves épuisées par le phyl-
loxéra, comme aussi le vin était rare, les commerçants le
payaient à des prix très rémunérateurs. Mais ce fut de courte
durée. Rapidement les stocks étaient reconstitués, les maisons de
commerce arrivaient même à être encombrées au delà de leurs
prévisions avec leur nouveau système de distillation. Pouvant
modérer leurs achats, elles arrivaient à fixer les prix elles-
mêmes. Un mol d'ordre partait de Cognac disant : Celle année,
le vin vaudra tant, et il fallait accepter, ou ne pas vendre.
Pas de discussion possible avec un acheteur qui se servait de
courtiers, et n'avait aucunes relations avec son vendeur.
La crise ne tarda pas à devenir aiguë, à créer un véritable
antagonisme entre le commerçant et le propriétaire, ce dernier
étant tout naturellement disposé à rendre le premier entière-
ment responsable de la mévente.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 160
La lutte entre eux n'était pas égale. Les négociants avaient
en face d'eux des propriétaires s'étant imposés de lourds sacri-
fices pour la reconstitution de leurs vignobles, ayant, à de rares
exceptions près, besoin d'argent, et surtout ne pouvant créer un
nouveau capital, en mettant leurs vins sous forme d'eau-de-vie.
Les propriétaires essayèrent bien de constituer, et ce fut la pre-
mière tactique, des groupements de producteurs s'engageant à
ne pas livrer leurs vins au commerce au-dessous d'un certain
cours. Mais ces groupements ne purent triompher de la cohé-
sion des grandes maisons de Cognac. Ce qui rendait leur réussite
particulièrement difficile, c'est que le stock de la plupart de ces
maisons leur permettait, pendant quelques années, de se passer
de distiller, ou de ne distiller, à leur gré, que de très petites
quantités. D'un autre côté, il n'y a ni avantage à conserver du
vin destiné à être distillé, ni même possibilité souvent à le faire,
car le vigneron n'a pas l'outillage nécessaire.
On se trouva amené ainsi à vendre aux prix consacrés par les
négociants ou à distiller, à revenir à l'ancien système, qui sem-
blait fini, de la distillation en petit atelier. Et effectivement,
immédiatement un mouvement intense se produisit dans ce sens.
Dès 1900, il était sensible.
« Les bons vins de la région de Cozes, Gemozac, lisons-nous
dans la Revue de viticulture du 15 décembre 1900, ont été payés
35 francs la barrique, tout à fait au début; quelques ventes assez
rondes se sont réalisées à 30 francs la barrique de 228 litres.
Depuis, le calme règne partout, et l'on n'entend pas plus parler
de ventes de vin que s'il n'en restait pas des quantités impor-
tantes dans les celliers.
« Devant cette situation insolite, les gros propriétaires, ceux qui
ont les avances nécessaires, ont fait installer ou réinstaller les
appareils à distillation, et commencent à condenser leurs vins
en eaux-de-vie. Les cours de cette marchandise ne sont p;is
encore fixés. . . et les détenteurs attendront l'année ou le moment
opportun pour écouler à bon prix les produits dont on a L'air de
l'aire ii à présent. Malheureusement tous les propriétaires ce
peuvent pas spéculer de la sorte, et beaucoup seront contraints
J70 LE TYPE SAINTONGEAIS.
de vendre leur vin aux distillateurs des grosses maisons. Les
courtiers offrent actuellement 25 francs de la barrique de
228 litres dans les localités susindiquées. Les propriétaires font
et feront beaucoup de résistance avant de céder à ces prix... »
Au premier abord, ce procédé de fabrication familiale peut
paraître un retour en arrière. La grande distillation, telle que
nous la décrivions, il y a un instant, a pour elle certains des
avantages de la fabrication en grand atelier, cela est certain ;
mais il n'en est pas moins vrai que son fonctionnement ne repose
pas, comme celui des usines modernes, ni même celui des beur-
reries coopératives, sur un 'perfectionnement du machinisme,
assurant une économie remarquable dans la fabrication, ou une
supériorité indéniable du produit fabriqué.
Les appareils dont se sert M. C... sont absolument identiques à
ceux d'autrefois. Il n'a réalisé que des modifications de détail
se réduisant à des économies de main-d'œuvre. Cela ne peut pas
suffire pour assurer à ce genre de distillation une supériorité
contre laquelle ne puisse lutter la fabrication en petit atelier qui
se place à un moment de l'année où les travaux des champs
sont terminés et où la main-d'œuvre du paysan a peu de valeur.
Il s'agit, en somme, d'un travail que l'on fait à sa convenance,
et qui est peu pénible.
On comprend bien aussi que nos vignerons qui y voyaient le
régulateur indispensable du marché des vins, leur seul moyen
de défense, n'aient point hésité a y revenir. Mais comme cette
distillation en petit atelier n'est facile, certains même disent n'est
possible, que si elle est libre, on se rend immédiatement compte
également de l'importance que tous les pays producteurs
d'eaux-de-vie attachent à ce qu'on appelle, Le fameux « privilège
des bouilleurs de crus ». Il ne s'agit point, pour eux, d'une
opération uniquement destinée, comme le croient certains
observateurs superficiels, mal au courant de la question, à
permettre la fraude, mais d'une opération indispensable pour
tirer parti de leurs récoltes.
Qu'est-ce donc que ce fameux privilège? Essayons, à notre
tour, d'en parler sans passion, et en toute simplicité. Ce n'est
LA SAINTONGE NOUVELLE. 171
pas chose facile. Il s'y mêle tant de questions, depuis l'électorale
jusqu'à l'hygiénique, tout cela a été si embrouillé depuis qu'il
y a des députés, et qui en discutent. En outre, il diffère telle-
ment suivant les régions, et de nature et d'importance, suivant
qu'il se borne à permettre la consommation en franchise
d'un certain nombre de litres d'alcool (Bretagne, Normandie,
etc.) ou, au contraire, qu'il permet de transformer toute une
récolte, la principale souvent, comme dans les pays producteurs
d'eaux-de-vie, Saintonge, Armagnac, etc., en un autre produit
de vente plus facile.
Essentiellement, il consiste dans le droit pour un propriétaire
d'avoir son alambic, sans être obligé de le déclarer à la Régie
et de le mettre sous scellés; puis de distiller son vin sans être
astreint, au moment de l'opération, de prévenir cette même
administration qui vérifiera la quantité de vin employé, celle de
l'eau-de-vie produite, qu'elle prendra en charge avec les autres
eaux-de-vie possédées déjà par le propriétaire dans ses chais.
A partir du moment de la prise en charge, ce dernier est
responsable des droits, responsable par conséquent des man-
quants qui peuvent se produire. 11 doit justifier à toute réquisi-
tion des agents du fisc, de l'existence des eaux-de-vie relevés,
ou du paiement de leurs droits. Sinon il doit les payer lui-même,
sans préjudice des procès- verbaux et des amendes dont il est
passible. Une avarie survient-elle à sa futaille, un domestique
malhonnête, le dénonce-t-il, après lui avoir volé une certaine
quantité de la liqueur dangereuse? Responsable1 ! Tous incon-
vénients que l'on évite avec le système de la liberté. L'eau-
de-vie n'acquitte les droits dits de consommation que lorsqu'elle
est vendue, lorsqu'elle sort de chez le propriétaire, ce qui sem-
ble logique.
Le voilà ce « privilège odieux », comme disent ses adversaires.
Ce droit, élémentaire et indispensable, répond le vigneron de
Saintonge, qui seul nous permet de tirer parti de notre récolle
et de ne pas passer sous les fourches caudines des négociants.
1. Garas, dans le Itulleliii de cette Revue, fasc. ii, p. 357, montrait dernièremenl
tous les ennuis que celle prise en charge cause aux propriétaires
172 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Privilège, mais seulement en un pays où l'État tend à faire de
l'eau-de-vie une marchandise spéciale, presque monopolisée,
comme les tabacs et les allumettes. Privilège, peut-être, en un
pays où tant d'industries sont soumises au régime libéral que
l'on connaît... « J'ai vu fonctionner récemment le contrôle de
l'État, dans une fabrique de sucre, écrivait M. Demolins l, car
dans ce pays de la liberté, l'œil de l'Étal pénètre partout. J'ai
vu là, dans une seule usine, cinq fonctionnaires subalternes
— ce sont les pires, — installés à poste fixe, les uns à l'entrée
pour peser, vérifier, calculer la quantité de betteraves qui était
apportée; les autres — par surcroit de précaution — placés à
la sortie, pour vérifier, peser, calculer la quantité de sucre qui
était produite. Et notez que ces surveillants étaient installés
dans l'usine même, dans des locaux fournis par le propriétaire
et à ses frais. Vous dire de quel œil on les voyait, à quelles
tracasseries on était exposé, je vous le laisse à penser. Il y a
là de quoi décourager toute tentative d'exploitation. »
Le Saintongeais avait une telle horreur de la surveillance de
la Régie que, pendant les années qui suivirent la suppression
de la liberté de la distillation, c'est-à-dire à partir de 1900, il
préféra mal vendre son vin que s'y exposer. En revanche, ses
réclamations aux pouvoirs publics étaient incessantes.
Aussi en 1905, à la veille des élections générales, la pression
de l'opinion publique fut telle, que les Chambres rétablirent
le fameux privilège, sans opposition presque de la part du gou-
vernement. La Régie elle-même n'était pas lâchée d'être dé-
barrassée du dangereux cadeau qu'on lui avait fait. Il rendait
son rôle impossible à remplir. S'il est facile de surveiller quel-
ques fabriques de sucre, dissémines sur un vaslo territoire, il l'est
beaucoup moins d'appliquer le même système en un pays, pu
lout propriétaire rural est, ou peut être, bouilleur de cru. Une
de comptes à établir et à vérifier, que de procès, que de dif-
ficultés, que d'interventions de députés, car on touchait à la
i. E. Demolins. Les Problèmes sociaux de l'Industrie minière, comment les
résoudre (Se. SOC, ''.' sér., fasc. '.'.i, p. 515).
LA SAINTONGE NOUVELLE. 173
masse d'électeurs; c'était à faire reculer cette administration,
si intrépide pourtant !
Le privilège se trouva donc rétabli en 1905. Il y a trop peu
de temps pour qu'on puisse juger s'il aura une efficacité con-
sidérable au point tle vie de la mévente. Il semble cependant
que son influence ne doive pas être décisive, et cela se comprend.
Si la conservation possible du produit, peut retarder la crise,
la rendre moins brusque, et partant l'adoucir, elle ne la résoud
pas. Il faut toujours en arriver à la vente. La solution de la dif-
ficulté n'a été que retardée.
Or, la vente de l'eau-de-vie n'est pas facile. Son marché est
assez restreint d'abord. La vente directe du propriétaire au con-
sommateur est pour ainsi dire nulle. Le marché français compte
peu, pour le débouché de nos eaux-de-vie; c'est surtout un
commerce d'exportation qui se fait exclusivement par l'intermé-
diaire de ces maisons que nous avons décrites. Le propriétaire
isolé peut seulement essayer d'atteindre la clientèle de France,
et encore cela est bien difficile.
L'acheteur normal est donc le commerçant. Or, il n'achète
pas, ou peu, ou à des prix que le propriétaire ne trouve pas
rémunérateurs. La situation en 1908 est aussi critique presque
quelle l'était en 1905.
Pourquoi donc le commerçant n'achète-t-il plus? Pourquoi
ne remplit-il plus cette mission qu'il avait accomplie pendant
des siècles, assurer les débouchés?
Avant d'examiner ces divers points, il est une objection qui
se présente immédiatement à l'esprit, et à laquelle nous devons
répondre. Est-il absolument indispensable, pour la vente des
caux-de-vic, de passer par l'intermédiaire des commerçants ? Un
syndicat coopératif de vente entre producteurs ne pourrait-il
pas réussir à ce point de vue?
Les explications que nous avons données sur le rôle du com-
merce, et de ses façons de procéder, au cours de celte élude,
montrent que cela est pour ainsi dire impossible. Et les laits
viennent confirmer cette déduction.
En effet, des propriétaires avaient espéré; pouvoir résoudre
]"'< LE TYPE SAINTONGEAIS,
la difficulté on se groupant en un syndicat coopératif de vente
d'eaux-de-vie. Chaque propriétaire apportait au syndicat son
produit, ou faisait des coupages, que l'association par des ré-
clames appropriées devait écouler. Des renseignements qui nous
sont fournis, il résulte que les résultats n'ont pas couronné les
efforts. Le nombre des adhérents est resté peu important, ainsi
que le chiffre d'affaires. Et cela ne doit pas surprendre. Ce m u-
dicat est au fond une véritable maison de commerce, mais on
n'improvise pas du jour au lendemain, surtout à l'heure actuelle,
où les affaires sont si difficiles, une maison de commerce d'eaux-
de-vie. Il faut savoir qu'aujourd'hui il se fait une sorte de tas-
sement à Cognac; seules les grosses maisons réussissent à se
maintenir. Nous avons montré la longue existence de la plupart
d'entre elles, les lourds sacrifices qu'elles s'étaient imposés,
pour la création ou le maintien de leurs relations commercia-
les. On comprend immédiatement toutes les difficultés auxquelles
s'est aussitôt heurté le syndicat.
D'un autre côté, la prétention du syndicat, composé unique-
ment de propriétaires, doit être de vendre de l'eau-de-vie stric-
tement pure, mais alors, il faut la laisser vieillir naturellement ;
cela nécessite de longues années; d'un autre côté, l'impossibilité
de faire certaines manipulations, pour les mêmes raisons, met
le syndicat dans de bien mauvaises conditions pour lutter avec
le commerce libre. Ajoutons-y les causes de faiblesses inhéren-
tes, en général, atout syndicat coopératif, et l'on comprendra
qu'avec un produit, comme l'eau-de-vie, de vente spéciale et dif-
ficile, les résultats aient été ceux que nous indiquions plus haut.
Il faut donc fatalement en revenir vers le commerce et lui
demander pourquoi, aujourd'hui, il ne peut plus absorber la
production? Rechercher en un mot, en le prenant comme point
de départ du problème, l'explication de la crise.
Nos commerçants donnent une raison simple et qui serait
décisive, si elle était vraie : la surproduction. Elle n'a point le
mérite de la nouveauté, si elle a celui de la généralité. Ne
lavons-nous pas vue, invoquée, pour tous les pays viticoles de
France !
LA SAINTONGE NOUVELLE. 175
A notre avis, il est possible qu'il y ait surproduction dans
certaines régions de la France1. Cela n'est cependant pas très
sur pour l'ensemble du pays. Les statistiques montrent que la
production des vins naturels est très inférieure à la consomma-
tion générale du vin en France. En tout cas, il est certain, qu'en
Saintonge tout au moins, on est loin d'être açrivé aux énormes
productions d'avant le phylloxéra. On ne dépasse pas actuelle-
ment, année moyenne, 3 millions d'hectolitres de vin, tandis
qu'avant 1877, la récolte variait entre 7 et 10 millions d'hec-
tolitres.
D'après M. Vivier, dans son si intéressant ouvrage en colla-
boration avec M. Ravaz ', les chiffres auraient été plus consi-
dérables encore.
En 1865 12 . 366 . 295 hectolitres
En 1866 11.159.635 —
En 1869 12.383.817- —
En 1871 10.661.784 —
En 1874 11.798.102 —
En 1875 14.124.091
et cependant, à cette époque, il n'était point question de sur-
production.
La consommation d'alcool a-t-elle donc diminué en France,
et dans le monde entier, de si sensible façon? Non. Et malgré un
certain fléchissement dans le chiffre des exportations, le com-
merce vend annuellement une quantité d'eau-de-vie très supé-
rieure à ce que pourraient produire distillés tous les vins de
Saintonge. Or, on en consomme dans le pays une grosse quan-
tité comme boisson, et il y a, en outre, d'importants achats
faits pour le compte du Bordelais et de la Bretagne.
La véritable raison de la crise actuelle n'est donc pas dans la
surproduction. Elle est plus délicate à indiquer, et il faut pour-
tant bien avoir le courage de le faire. Dans un ouvrage comme
celui-ci, qui n'a qu'un mérite et qu'une prétention, la sincé-
1. Voir l'intéressant fascicule de M. Descamps, Les Populations viticol
de la Science sociale.
2. Ravaz, Le pays du cognac, avec la collaboration de M. A. Viviei pour la partie
commerciale (Angoulôme, Couuemaril, éditeur).
176 LE TYPE SAINTONGEAIS.
rite scientifique, cela est plus particulièrement indispensable.
Du reste, le danger pour le pays n'est pas à dire hautement
ce dont tout le monde souflre, le commerce le premier. Il est à
persévérer dans des pratiques commerciales qui ont pu être
excusables, à un moment donné, mais qui ne le sont plus au-
jourd'hui; dans des pratiques qui peuvent, pendant un certain
temps, échapper au public, mais qui, une fois qu'elles lui ont
été révélées par d'habiles rivaux, l'écartent pour longtemps
de son fournisseur ordinaire. C'est ce qui est arrivé, pour la
marchandise dite « cognac », à la suite des fraudes dont elle
a été l'objet. Au dernier congrès de Liège, les Allemands
n'ont-ils pas soutenu que, depuis la ruine des vignobles cha-
rentais, on ne vendait sous le nom de cognac que des alcools
d'industrie. Le mot serait, suivant eux, tombé dans le domaine
public, et ne désignerait plus un produit géographiquement
déterminé, mais un spiritueux quelconque. Et ce ne fut pas
sans peine que les efforts des Français habilement coordonnés
par M. Vivier, le distingué directeur du Moniteur du Cognac,
réussirent à faire adopter un vœu tendant à faire considérer le
mot « cognac » comme une appellation régionale , indiquant
une provenance locale, réservé aux seuls produits charentais.
A maintes reprises, nous avons insisté, au cours de cette étude,
sur le mérite du commerce charentais, sur le grand rôle qu'il
a joué dans la prospérité de ce pays. Aussi, n'en sommes-nous
que plus à l'aise pour dire aujourd'hui à ses représentants qu'ils
ne sont plus à la hauteur de leur tache, à la hauteur de cette
fonction qu'ils ont accomplie pendant des siècles, pour leur
plus grand avantage, c'est vrai, car certains d'entre eux ont
édifié des fortunes énormes, mais aussi pour celui du pays. Or
aujourd'hui, ils se déclarent impuissants à la remplir, ils pré-
tendent ne plus pouvoir écouler la production, si faible cepen-
dant, quand on la compare ;ï celle de jadis. Pourquoi donc?
Parce qu'ils continuent, ou tout au moins un certain nombre
d'entre eux, maintenant que la reconstitution est en partie
opérée, à employer les mêmes procédés que pendant les années
qui suivirent le phylloxéra. Ces procédés consistent à couper.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 177
dans de larges mesures, les eaux-de-vie des Charentes avec des
eaux-dc-vies inférieures du Midi, ou, ce qui est plus avantageux
encore, avec des alcools d'industrie absolument neutres et par
conséquent plus difficiles à reconnaître au goût. Cela donne de
plus beaux bénéfices, évidemment que d'acheter uniquement de
Feau-de-vie naturelle au propriétaire. De sorte, que, tout en con-
tinuant d'exporter un nombre d'hectolitres d'eau-de-vie qui
serait très suffisant pour absorber la production de la Sain-
tonge, ce n'est qu'une faible partie de la récolte qui est achetée
chaque année. La différence se trouve représentée par les trois
six ou alcools d'industrie qui sont introduits chaque année. La
Saintonge est devenue, pour certains négociants, un simple en-
trepôt qui leur permet, après un très court séjour dans une
ville de commerce, de réexpédier, sous le nom de cognac, une
marchandise qui n'en a, pour une large partie, que le nom. Ils
battent monnaie avec la célébrité du cru, et ils sont les seuls à
tirer profit d'une supériorité due pourtant, en grande partie,
à des causes purement naturelles : sol et climat, et à laquelle,
les vignerons ont bien quelque droit. Nos commerçants n'ont
pas eu, semble-t-il, la capacité, la souplesse nécessaire pour
évoluer avec les phénomènes sociaux, pour prendre le système
commercial que commandaient les conditions nouvelles du
marché, de façon à diminuer dans leurs envois l'apport étran-
ger et de fraude, à mesure que la véritable eau-de-vie augmen-
tait dans le pays.
Et il semble bien que ce soient ces pratiques nées au moment
du phylloxéra, puis maintenues ensuite à une époque où elles
n'étaient plus nécessaires, qui aient amené la fameuse crise
dont souffrent tous les pays viticoles, Bordelais, Bourgogne, Midi.
Il y a surproduction , c'est incontestable , mais parce que les
bons vignerons s'acharnent à satisfaire avec du vin naturel
un besoin que les commerçants, de leur côté, veulent continuer
à contenter, comme autrefois, avec des coupages plus ou moins
artificiels.
Tout contribue du reste à faciliter cette fraude. Les progrès
de la chimie, d'abord, ont permis des adultérations inconnues
12
178 LE TYPE SAINTONGEAIS.
<le nos pères, et fort difficiles à déjouer, tout au moins par les
simples particuliers. Il faudra que l'excès du mal produise un
mouvement de réaction qui forcera l'État à prendre l'initiative
de la répression.
Ensuite, le développement des moyens de transports boule-
versaient les vieilles pratiques commerciales , et, avec le sys-
tème des entrepôts, permettait la substitution d'un produit bon
marché, à un produit similaire, plus estimé, et partant plus
cher. Le marché des vins a été particulièrement faussé par ce
mécanisme. La région du Bordelais, par exemple, a été envahie
par les vins du Midi et de l'Algérie, que de peu scrupuleux com-
merçants vendaient comme vins de Bordeaux, au détriment de
producteurs bordelais, et du commerce honnête, qui, incapable
de résister, devait, à de rares exceptions près, suivre le mouve-
ment. Au lieu d'une entente entre commerçants, permettant de
maintenir les prix, et de donner une marchandise de qualité
loyale, c'était entre eux une concurrence à outrance, se tradui-
sant par la baisse du prix do vente, le moyen le plus ordinaire
et le plus sensible, de frapper la clientèle. Malheureusement,
le résultat était la diminution de la qualité du produit, et par
suite son discrédit.
Enfin, si à la fraude du commerce on ajoute celle du vigne-
ron, il est facile de comprendre que le marché général soit vite
faussé. Dans nombre de départements, l'Yonne par exemple, on
lait deux, quelquefois trois cuvées avec les mêmes raisins. Les
récents troubles du Midi ont montré avec quelle intensité la
fraude y régnait. Là, le vigneron n'avait rien à envier au com-
merçant, et on sait l'épouvantable résultat auquel on est arrivé.
En Saintonge, à de très rares exceptions près, la fraude n'est
pas faite par le vigneron. Au moindre soupçon, il le sait, ses
chais sont mis à l'index, et il se trouve dans l'impossibilité de
vendre ses eaux-dc-vie. Aussi est-il tout disposé, quand il ne
peut écouler sa récolte, sachant les pratiques des commer-
çants, à les rendre responsables de la mévente. On peut dire, à
l'heure actuelle, qu'il y a un véritable antagonisme entre eux.
Antagonisme d'autant plus saisissant, que les débouchés sont
LA SAINTONGE NOUVELLE. 179
monopolisés entre les mains d'un nombre très restreint d'indi-
vidus.
Ce qui prouve bien que le commerce ne peut plus absorber
la production, à cause des conditions dans lesquelles il opère
en général, ce sont les exigences toujours nouvelles qu'il impose
aux propriétaires. Devant les bas prix des vins, profitant du
rétablissement du privilège de bouilleur de cru, bon nombre
de vignerons se sont mis à distiller. Or, le commerce émet
maintenant la prétention de n'acheter les eaux-de-vie que si
elles sont munies de Y acquit blanc, c'est-à-dire, si elles ont
été distillées sous la surveillance de la Régie. C'est la renon-
ciation au privilège de bouilleur de cru que, plus fort que le
gouvernement, le commerce veut imposer aux vignerons. Il
prétend qu'autrement il lui est impossible de vendre ses eaux-
de-vie à l'étranger, la plupart des pays importateurs exigeant
l'acquit blanc, qui indique l'eau-de-vie de vin, par opposi-
tion à l'acquit rose, qui accompagne l'alcool d'industrie.
On comprend facilement quel accueil cette condition nouvelle
rencontre dans le pays. Cependant comme il faut vendre, un
certain nombre de propriétaires importants sont en train, brû-
lant ce qu'ils ont adoré, répudiant ce privilège qu'ils récla-
maient il y a peu de temps avec tant d'ardeur, de distiller sous
la surveillance de la Régie. Ils espèrent produire ainsi une eau-
de-vie qui aura la préférence du commerce.
Il y aurait alors en Saintonge deux types de propriétaires : les
uns se soumettant bénévolement à « l'exercice de la Régie » pour
bénéficier de l'acquit blanc, les autres préférant continuer à
leurs risques et périls, suivant l'ancien système. Ce serait un
vrai régime de liberté, il est trop beau pour durer.
Quant à nous, nous ne croyons pas beaucoup à l'efficacité de
cette distillation sous la surveillance de la Régie, pour la vente
des eaux-de-vie l. La cause de la mévente est plus profonde,
nous l'avons montré. Le commerce n'absorbe pas la production,
i. Quelques propriétaires s'étaient déjà décidés, depuis 1900, à distiller sous la sur-
veillance de la Régie, et ils ont éprouvé les mêmes difficultés à écouler leurs eaux
de-vie.
180 LE TYPE SAINTONGEAIS.
parce qu'il a intérêt à employer l'alcool d'industrie. Est-ce que
l'acquit blanc dont seront accompagnées les eaux-de vie à
vendre en fera acheter davantage? Logiquement non. Ou si
les maisons se décident à augmenter leurs achats sous la pres-
sion de l'opinion publique, l'acquit blanc y sera pour bien
peu de chose.
Il ne joue point en effet, dans l'exportation du cognac, le
rôle important qu'on veut bien lui reconnaître, depuis peu du
reste. Et ce qui le prouve, c'est la quantité considérable d'alcools
d'industrie, reçue chaque année par les maisons de cognacs, et
réexpédiée avec gros bénéfices. Du reste, ce fameux acquit blanc,
faussement qualifié acquit d'origine, n'indique pas du tout le
lieu d'origine de l'eau-de-vie, mais simplement la nature du
produit dont elle est extraite. Aussi une eau-de-vie du Midi
peut parfaitement venir en Saintonge avec son acquit blanc,
et en être réexpédiée avec lui. On voit de suite quelle petite ga-
rantie cet acquit blanc dont on a tant parlé, est, et pour le
producteur de Saintonge, et aussi pour le consommateur. Aussi,
depuis longtemps, les groupements de défense de la viticulture,
protestent-ils avec énergie contre la façon dont la Régie délivre
ses acquits. Ils réclament une meilleure application de la loi.
Dès 190i, les comices de Saintes, sous la présidence de M. Ver-
neuil, émettaient le vœu suivant :
« Considérant que les certificats d'origine, tels qu'ils fonction-
nent aujourd'hui, sans indication de provenance, ne signifient
rien. Ils donnent la nature de l'eau-de-vic, de cidre ou de vin,
mais ils n'indiquent pas sa provenance réelle.
« Et chacun sait que les eaux-de-vic du Midi ou d'ailleurs,
après un voyage fait dans les Charentes, en repartent avec un
certificat d'origine en tête d'un bureau de Kégïe des Charentes,
qui suffit le plus souvent à persuader faussement a leurs ache-
teurs qu'ils reçoivent de l'eau-de-vic des Charentes ».
Pour être complètement au courant de la question il faut
savoir, en outre, que nombre des pays importateurs n'exigent
pas l'acquit d'origine; aussi, en général, ce sont les plus mau-
vaises eaux-de-vie que l'on expédie avec l'acquit blanc : le pa-
LA SAINTONGE NOUVELLE. 181
villon couvre la marchandise ; l'acquit rose accompagne les
meilleurs, celles dont on est sûr. On nous affirme du reste qu'il
y aurait à Cognac un véritable commerce d'acquits blancs.
On s'en procurerait à prix d'argent ; chaque négociant, pouvant
ou non en avoir besoin, suivant le genre d'expéditions qu'il fait,
est disposé par conséquent à en acheter ou à en revendre, suivant
les cas.
Quoi qu'il en soit, un certain nombre de propriétaires, et non
des moindres, se sont mis à distiller sous la surveillance de la
Régie. Voyant cela, les grosses maisons de commerce ont com-
mencé à restreindre les opérations de distillerie, qu'elles faisaient
exécuter par leurs agents, dans les conditions que nous avons
indiquées. Certaines de ces grosses usines ont môme cessé de
fonctionner. Leur existence aura donc été éphémère, et on peut
prévoir l'époque où le commerce retournera complètement à
l'ancien système de l'achat chez le propriétaire.
Nous connaissons la cause de la mévente en Saintonge main-
tenant. Est-elle sans remède? Et les conditions actuelles du
marché ne permettent-elles pas au commerce de faire mieux,
c'est-à-dire de diminuer la quantité d'alcool d'industrie employé,
et d'augmenter corrélativement celle des eaux-de-vie naturelles?
Nos commerçants prétendent que non. Ils ne s'abritent plus
alors derrière la surproduction ; la raison est trop évidemment
mauvaise, mais derrière les conditions économiques actuelles.
Ils disent en effet ceci : « Notre commerce est maintenant pa-
ralysé par les droits fiscaux énormes, presque prohibitifs, qui
frappent nos produits à leur entrée dans des pays qui étaient
autrefois nos meilleurs débouchés : Angleterre, Pays Scandinaves,
Amérique du Nord, Canada, Russie, avec le quasi-monopoie de
l'État. D'un autre côté, la clientèle commence à se détourner de
nos produits, elle leur préfère les liqueurs nationales, whisky, etc.
Enfin et surtout elle veut du bon marché ; si nous voulons
lutter contre les concurrents indigènes, nous sommes obligés
de vendre à bas prix, et il nous est impossible, par conséquent,
de mettre exclusivement dans nos envois, de l'eau-de-vie natu-
relle des Charcutes. Enfin, nos affaires diminuent sensiblement
182 LE TYPE SAINTONGEAIS.
d'une manière générale, est-il étonnant que nos achats enSain-
tonge soient, pour toutes ces raisons, beaucoup moindres qu'au-
trefois? »
Il est certain qu'il y a du vrai dans ces doléances du com-
merce. Les droits qui actuellement frappent les eaux-de-vie, en
France, sont véritablement exagérés. L'État perçoit 220 francs
par hectolitre d'alcool pur. Mais les villes l'imitent, et Paris,
par exemple, les frappe de droits presque identiques, de sorte
que l'hectolitre d'alcool arrive à y payer la somme modeste
de 420 francs.
C'est-à-dire, pour une eau-de-vie pesant de 40 à 50°, pas
beaucoup moins de 2 francs par litre. Qu'on y ajoute la bou-
teille, son bouchon, l'étiquette, les frais de transport, et enfin,
ce qu'on y mettra, car enfin, il faut bien y mettre quelque
chose, et on comprend que, pour avoir un produit honnête, il
faut le payer un prix élevé, surtout, si l'on songe que l'eau-
de-vie nouvellement distillée vaut de 80 à 120 francs l'hectolitre,
suivant les crus, à G0o). Mais, il faut la laisser vieillir et elle
n'est bonne à consommer que de longues années après.
Dans les pays d'exportation, les droits sont aussi élevés, quel-
quefois plus. Il est certain que ces tarifs douaniers rendent les
affaires fort difficiles, en mettant les commerçants, dans l'obli-
gation d'élever le prix de leur marchandise, ou d'en baisser la
qualité. Ils préfèrent ce second système, prétendant que la clien-
tèle ne veut pas payer le prix nécessaire qui, nous venons de
le voir, doit être assez élevé.
La clientèle bourgeoise, ainsi mise en cause, répond à son
tour, et c'est une réponse que nous avons eu l'occasion de
cueillir sur bien des bouches en France tout au moins, dans
bien des endroits différents au cours de nos enquêtes. Mais si!
Je suis prête à payer la bouteille d'eau-de-vie le prix néces-
saire, serait-il même très élevé, je paie bien ainsi des liqueurs
de marque, comme la Chartreuse ou la Bénédictine. Mais avec
vous, commerçants d' eau-de-vie, je n'ai /tins confiance. Rien ne
i. Avec de pareils droits que peut-il > avoir dans les rhums el eaux-de-vie vendus
2 ou 2 IV. 50 le litre?
LA SAINTONGE NOUVELLE. 183
me dit qu'en payant davantage j'aurais un meilleur produit, et
que vous ne bénéficierez pas de la différence. Et elle a un peu
raison, cette bonne clientèle bourgeoise. Quelles étranges choses
on lui a fait boire en effet sous le nom de cognac, même dans
les meilleurs hôtels ou les meilleurs restaurants de Paris, choses
coûtant très cher du reste, 0 fr. 75, 1 franc, et- même 1 fr. 50 le
petit verre, ce qui porte la bouteille à un joli chiffre, et eût
permis de donner quelque chose d'honnête. Actuellement, cela
est certain, le produit est discrédité, et c'est la grande cause de
la stagnation du commerce. L'acheteur n'a plus confiance.
Or, rien de fragile comme cette confiance, rien de si facile
à perdre et de si difficile aussi à regagner ensuite, en une ma-
tière où la fraude est par trop commode à faire, et la répression
en revanche presque impossible!
Or, les commerçants ont une large part de responsabilité
dans cet état de choses. Ils ont lutté misérablement les uns
contre les autres, abaissant sans cesse leurs prix et aussi la qua-
lité de leurs produits. Beaucoup ont voulu trop gagner égale-
ment, et ils onttué la poule aux œufs d'or.
La crise viticole en Saintonge se résume donc, suivant nous,
dans le problème suivant :
Pour le vigneron, obtenir du commerce l'augmentation de
son pouvoir d'absorption en eaux-de-vie naturelles, de façon à
ce qu'il ne fasse appel aux produits du dehors, alcools du Midi,
ou trois-six, qu'en cas d'insuffisance des produits charentais.
Même actuellement, la quantité d'eau-de-vie expédiée chaque
année parait très suffisante pour cela, si l'on tient compte des
achats que font en Saintonge, pour la consommation, certains
pays privés de vigne, comme la Bretagne, par l'intermédiaire
de Nantes. Ce qu'il faudrait donc, ce serait surtout améliorer
l'eau-de-vie expédiée, en y mettant de plus en plus d'eau-de-vie
charentaise. Le prix de revient sera haussé de façon assez sen-
sible, c'est évident; et pour le compenser, le commerce a
trois systèmes à choisir : augmenter un peu son prix de vente,
se contenter de bénéfices moindres, développer ses expéditions
en regagnant la clientèle qu'il a perdue.
184 LE TYPE SAINTONGEAIS.
En faisant porter leurs efforts sur ces trois points et en se con-
tentant de ne pas demander trop à chacun d'eux, la chose n'est
pas impossible pour les commerçants. Mais quel que soit le sys-
tème employé, ils doivent partir de ce principe que, pour
réussir, il est un point indispensable, c'est de réhabiliter le pro-
duit, restaurer le prestige du cognac si considérablement
atteint dans ces derniers temps. En dehors de là, il n'y aura
point de salut. Et, pour y arriver, le meilleur moyen, est encore
de vendre de bons produits. Le commerce de cognac sera hon-
nête, ou il ne sera pas.
Il n'entre pas dans le cadre de cette étude d'indiquer par
quels moyens le commerce pourra réussir dans cette voie. Ce
ne serait plus en effet de la science sociale, mais de la science
commerciale. Nos gens feront bien, dans cet ordre d'idées, de
méditer les si sages conseils que leur adressait tout récemment
M. Jean Périer dans un de ses rapports sur le moyen de déve-
lopper le commerce de nos eaux-de-vie *. Ils doivent essayer, par
une campagne appropriée, de prouver d'abord que le véritable
cognac existe, qu'on peut en avoir, mais à condition d'y mettre
le prix. Et ensuite et surtout, quand le client, disposé à payer un
prix sérieux, se trouvera, lui donner de vrai cognac. Ils devront
quitter ces procédés commerciaux à vue courte, qui ont été ceux,
hélas! de nombreuses maisons, procédés qui ont eu un succès
momentané, mais qui pèsent aujourd'hui lourdement sur le
pays entier. Il faut enfin en arriver aux conceptions du com-
merce moderne qui est de se contenter d'un petit bénéfice, mais
de faire circuler fréquemment le capital engagé. Il faut renoncer
surtout enfin à lutter, au point de vue du bon marché, avec les
alcools ordinaires, les alcools indigènes, dans les divers pays
d'exportation. Le cognac est un produit de luxe, avant tout et
surtout ; il ne faudrait point l'oublier.
Peut-être aussi les maisons pourraient-elles diminuer un peu
leurs stocks d'eau-de-vie, ce qui allégerait considérablement
leurs frais généraux, et leur donnerait une souplesse d'allure
I. Jean Périer, Rapport sur la restauration de notre commerce d'cau.r-dc-ne
en Angleterre, (Cognac, liéraud).
LA SAINTONGE NOUVELLE. 1 S5
quelles n'ont plus aujourd'hui. Depuis que les propriétaires ont
recommencé à distiller, cela est devenu possible. Or, avec le
système des grandes distilleries que nous avons décrit, le stock
des grandes maisons s'est enflé démesurément. Croirait-on
qu'on estime, par exemple, celui de la maison Hennesy, entre
80 à 90 millions de francs; celui de la maison Martell, entre
45 à 50 millions, pour ne parler que des deux principales, et ne
pas mentionner celles qui vont de 15 à 20 millions. Un mouve-
ment semble se dessiner, nous l'avons montré dans ce sens, et il
est probable que le commerce renoncera au système des grandes
distilleries.
Une lui est pas défendu non plus, à notre commerce, d'espérer
d'obtenir, des pouvoirs publics, un traitement différent pour les
eaux-de-vie de vins, et les alcools d'industrie, de façon à déve-
lopper la consommation des premières. Une campagne d'opi-
nion appropriée devrait également forcer le gouvernement à
entrer dans la voie des traités de commerce et obtenir, pour nos
produits, une situation plus favorisée. Il suffit de rappeler ce
que le second Empire a fait dans ce sens, et les résultats si
brillants qu'en a obtenus notre pays. Si bien qu'à cette épo-
que, grâce à une législation favorable, grâce aux développe-
ments des moyens de transport, qui facilitèrent, à un autre
point de vue, l'exportation de nos produits, la Saintonge
atteignit un degré de prospérité absolument exceptionnelle.
Enfin, et c'est le seul conseil que nous nous permettions de lui
donner, le commerce charentais, comme celui de presque tous
les vins et spiritueux en France, parait souffrir d'un excès d'indi-
vidualisme. Là est vraiment le mal. C'est la lutte, et la lutte à
outrance entre nos commerçants. Elle les accule à cette fraude
dont ils souffrent, et dont cependant ils ne peuvent plus se
passer. La baisse des prix de vente leur a paru le meilleur
moyen de concurrence. Elle les a amenés à diminuer la qualité
des produits vendus, et, partant, il en est résulté la disqualifica-
tion de leurs marchandises.
A cette période anarchique doit succéder, pensons-nous, la
période organisée du commerce charentais.
186 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Ce qui a été réalisé dans des industries particulièrement déli-
cates1, soulevant des questions de fabrication, de vente, extrê-
mement complexes, n'est-il pas susceptible de l'être dans ce
commerce d'eaux-de-vie? Nous sommes persuadés que si. Ce
négoce est relativement simple en effet, et on voit immédiate-
ment l'énorme avantage que pourrait trouver le commerce
honnête à une entente lui permettant de répudier certaines
pratiques commerciales, et de marcher avec une unité de vue
et de direction vers une amélioration du système d'actuel. Contre
ce bloc, solide et uni, inspirant confiance à la clientèle, que
pourraient faire quelques dissidents? Leur concurrence ne serait
pas redoutable, car ils seraient tôt disqualifiés.
Montrons qu'il n'y aurait là rien de nouveau. C'est avec une
agréable surprise que nous tombait sous la main, par hasard,
tout dernièrement une fort intéressante brochure de M. le marquis
de Dampierre. Elle était d'une brûlante actualité, bien que
datée de 1858 2, Cet agriculteur distingué, et cet homme de bien
qu'était M. de Dampierre y relate les luttes formidables qu'il
livra contre la fraude, qui commençait dès cette époque à trou-
bler le commerce de cognac. Il raconte les poursuites intentées
devant les tribunaux contre les négociants fraudeurs, la cam-
pagne d'opinion menée devant le pays, et cntin la réussite de la
bonne cause. « L'importance du commerce dont ces eaux-dc-vie
font l'objet, leur prééminence, la lutte ardente qu'une fraude
immorale a soulevée, les triomphes et les bénéfices momentanés
de cette fraude aujourd'hui réprimée par la coalition de tous les
propriétaires et de tous les négociants honnêtes, tout cela est
facile à raconter. » Or, la plus formidable exportation que ce
pays ait connue se place dans la période immédiatement posté-
rieure à cette campagne, de 1860 à 1875. Sans doute, d'autres
causes, nous les avons indiquées, expliquent L'augmentation, à
cette époque, du commerce charentais, mais il n'est certainement
i. Voir sur ce point les si intéressants ouvrages de M. Paul de Bousiers, Les syn-
dicats industriels de producteurs en Franceetà l'étranger et les industries mono-
polisées aux États-Unis (Paris, Colin) et aussi le livre de .M. Souchon, Les (orteils
de l'agriculture en Allemagne [Paris, Colin).
2. les eaux-de-vie de Cognac, par le marquis de Dampierre Paris, Doniol, 1858).
LA SAINTONGE NOUVELLE. 187
pas téméraire de prétendre, que le succès de cette coalition dont
parle M. de Dampierre, entre les commerçants et les proprié-
taires honnêtes, y ait contribué pour une large part. Est-ce un
fol espoir que celui de vouloir réussir, là où nos pères ont
réussi?
On le voit, la Saintonge a beaucoup à attendre de ses com-
merçants, aujourd'hui comme autrefois. Seront-ils à la hauteur
de la tâche que leur imposent les circonstances? Nous sommes
persuadés que oui. Certains sont très puissants, très intelligents,
très capables par conséquent de prendre la bonne voie et de s'y
maintenir. La situation est des plus graves certes, mais elle n'est
point encore désespérée.
11 est grand temps toutefois pour nos commerçants de s'orien-
ter vers de nouveaux procédés. La question est vitale pour le
pays, mais elle l'est pour eux aussi. Sans doute, certains
d'entre eux affectent de se croire à l'abri de toute concur-
rence d'abord, et ensuite de tout moyen d'action des pouvoirs
publics. Ils pensent qu'ils seront toujours les maîtres de la situa-
tion et ils se rient des colères impuissantes qu'ils soulèvent
contre eux.
Et ils ont bien tort en agissant ainsi. D'abord le fléchissement
de leurs exportations devrait les faire réfléchir, et leur faire
comprendre qu'à persévérer dans certaines pratiques commer-
ciales, les jours de leur négoce sont comptés. Ils devraient
penser ensuite que l'antagonisme social donne toujours de
mauvais fruits. Il n'est pas bon, surtout en un pays de petite
propriété un peu désorganisée, comme la Saintonge, d'y pous-
ser. Que les exemples du Midi, et de ses grèves agricoles, celui
de l'Yonne et de son antimilitarismc agissant, fassent réfléchir
nos commerçants, de bons conservateurs en général.
Qu'ils songent aussi à certaines concurrences étrangères, à
celle des Allemands, qu'ils rencontrent partout, et qui viennent
lutter contre eux jusqu'à Cognac. j
Y avaient-ils pas imaginé d'avoir des bureaux dans cette der-
nière ville (sans marchandises bien entendu) où étaient trans-
mises les commandes, et d'où ils étaient censrs expédier l< ss
188 LE TYPE SAINTONGEAIs.
produits (jui n'avaient jamais quitté leur pays. Nos commerçants
ont réussi à faire cesser cette concurrence déloyale.
Mais dans ces dernières années, les Allemands ont trouvé
mieux. Devant le bas prix des vins de Saintonge, ils se sont
portés acheteurs de quantités importantes.
Pour comprendre leur opération, il faut savoir que les vins
français peuvent pénétrer en Allemagne sans acquitter les droits
sur les alcools jusqu'à un titre très élevé, 30°. Les Allemands
chargèrent donc des agents en Saintonge de distiller une partie
de leurs achats et d'ajouter l'eau-de-vie ainsi obtenue aux vins
ordinaires qui pèsent en général de 8 à 10°, jusqu'à ce que ces
vins arrivent à la limite tolérée par la douane. Ils réussissaient
ainsi à faire pénétrer dans leurs pays, sans acquitter de droits,
des vins très fortement alcoolisés, qu'ils redistillaient ensuite,
obtenant ainsi de l'eau-de-vie parfaitement naturelle. Enfin
dernièrement, ils ont poussé la concurrence plus loin, et ils sont
venus faire en Saintonge môme d'importants achats d'eaux-de-
vie. Leurs prix, m'ont assuré certains propriétaires en relations
d'aifaires avec eux, sont plus élevés que ceux des maisons fran-
çaises, et ils n'ont eu qu'à se louer de leurs procédés commer-
ciaux. Est-il admissible que les commerçants de Cognac se lais-
sent enlever leurs produits sur place, ce qui pourrait dans
l'avenir leur porter un coup désastreux?
Malgré tout, ces procédés ne nous paraissent pas autrement
dangereux. Nos commerçants auront toujours un gros avantage
naturel. Ces achats ne pourront se produire que dans les années
d'abondance exceptionnelle. Nous n'y voyons, quant à nous,
qu'un régulateur du marché, mais un régulateur tout exception-
nel, un sage avertissement suspendu sur la tête des négociants,
pour leur faire bien comprendre que, môme quand on est 1res
puissant, il ne faut pas abuser de sa puissance, car il y a quelque
chose de plus fort que vous, les lois sociales, que l'on ne tourne
pas impunément.
Mais il y a une autre menace, plus grave certainement, sus-
pendue sur la tète de nos commcivants. Qu'ils songent aux pou-
voirs publics si habiles en France pour désorganiser une industrie
LA SAINTONGE NOUVELLE. 189
ou un commerce, et à ces nombreuses lois contre les fraudes qu'ils
ont entre leurs mains. Peuvent-ils croire que, devant la clameur
sans cesse grandissante des vignerons, criant contre la mévente
on ne va pas les inquiéter, comme on a commencé à inquiéter
les fraudeurs du Midi. Dernièrement, on condamnait à Bordeaux
un marchand de vins, coupable d'avoir vendu sous le nom de
bordeaux, des vins d'Algérie. En quoi serait-il plus légitime de
vendre, sous le nom de cognac, des eaux-de-vie du Midi, ou des
alcools de betterave et de pommes de terre?
Le gouvernement sera obligé d'intenter des poursuites. Ce
n'est point pour rien qu'en exécution de lois récentes l'on a
délimité les légions de la Saintonge ayant droit pour leurs pro-
duits à l'appellation générique de cognac. Ce n'est point pour
rien, non plus, que l'on va contraindre nos commerçants à avoir
deux chais distincts, l'un pour les eaux-de-vie naturelles, l'autre
pour les alcools d'industrie. Tout cela ne pourra pas rester lettre
morte ]. Avant longtemps on va avoir l'acquit régional, indi-
quant la provenance des eaux-de-vies, c'est forcé.
Je sais bien que l'ingéniosité commerçante est grande, et que
d'aucuns se vantent déjà de tourner la loi. C'est possible, c'est
probable même, mais il y aura des poursuites, et alors même
qu'elles aboutiraient à des acquittements, ce qui est loin d'être
sûr, il n'en faudrait pas beaucoup pour ruiner complètement le
bon renom, déjà si fortement attaqué, de cognac. Quel tort
n'ont pas fait au Midi les récents procès de ses fraudeurs!
1. En général, dans cette Revue, on est peu favorable à l'intervention de l'État,
dans le commerce et dans l'industrie. L'observation prouve, c'est même un point
qui ne souffre guère d'exception, que l'État se montre mauvais industriel, et mau-
vais commerçant. Mais l'observation montre aussi qu'il est certain cas où son inter-
vention est parfaitement légitime. La répression des fraudes commerciales est cer-
tainement un de ceux-là. 11 est certain que l'initiative individuelle est insuffisante.
Elle ne peut se traduire que par le libre choix du produit, qui devait lui permettre,
en se portant uniquement sur ceux honnêtes, d'empêcher le succès des autres. Voilà
où conduisent les principes de l'économie politique orthodoxe. Le commerce de ces
vingt dernières années a montré combien cela est insuffisant. On peut dire que nous
vivons sur la fraude. Le simple particulier est impuissant à la découvrir. Et on
connaît les formidables mouvements d'opinions qui ont forcé le gouvernement à
proposer les récentes lois répressives que nous considérons comme absolument
légitimes.
190 LE TYPE SAINTONGEAIS.
Il existe déjà, en Saintonge, des associations, des syndicats de
propriétaires; il va s'en créer d'autres, ayant le droit de se porter
partie civile dans les poursuites. Avec de tels adversaires il faudra
bien compter un peu.
Aussi, d'après nous, l'objectif ne doit-il pas être de luttes dans
ce sens, d'une lutte misérable qui tue, beaucoup négociants l'ont
compris, mais d'employer des procédés commerciaux plus
loyaux, et pourtant plus habiles et plus efficaces. Un grand
mouvement nous parait se préparer dans le monde commercial
sainton°eais. On sent que la situation actuelle est trop anormale
pour pouvoir durer. Espérons que certains exemples seront
suivis et que l'avenir sera digne du passé. Sans doute cette évo-
lution ne se fera pas sans difficulté. Bien des maisons d'ordre
secondaire vont disparaître. Il est possible, comme certains le
craignent, que l'Allemagne bénéficie de ces expéditions bon
marché à produits sophistiqués que l'on ne pourra plus faire
aussi facilement à Cognac. Peut-être! Mais l'évolution que nous
préconisons est fatale, et il n'y en a pas sans quelques froisse-
ments d'intérêts.
L'avenir du type, — Deux conclusions principales nous pa-
raissent se dégager du rapide aperçu que nous venons de pré-
senter, des transformations nombreuses et importantes qu'a
subies la vigne, et la production de reau-de-vie dans ce pays
depuis le phylloxéra.
Il semble bien que la vigne ait cessé d'être la bonne produc-
tion arborescente, presque naturelle d'autrefois, donnant un
produit riche et abondant avec un eilbrt plutôt restreint en
somme. Le temps n'est plus où, comme l'écrivait pittoresquemonf
un auteur saintongeais, « sans crainte et sans façon il (le \iti-
culteur) enfonçait un sarment dans la terre meuble ou le ro-
cher, et dès le troisième automne un jus sucré blond ou vermeil
remplissait sa cuve1... ». Aujourd'hui, avec ces difficultés de
premier établissement, ces travaux de culture plus nombreux
i. Couilloux, Étude sur la reconstitution îles Vignobles char entais.
LA SAINTONGE NOUVELLE. 191
et plus pénibles : labours profonds, hersages fréquents, tra-
vaux à la bêche pour compléter celui de la charrue, épam-
prages, luttes contre les maladies cryptogamiques, la viticul-
ture est devenue une véritable culture, avec toutes les diffi-
cultés, mais aussi tous les avantages sociaux de la culture. 11 en
est résulté une sélection dans le personnel agricole. Les effets
sociaux de ces changements peuvent être des plus importants
dans l'avenir. Il semble bien en effet que le phylloxéra, en dé-
truisant les anciennes vignes, ait détruit du même coup ce type
de petit vigneron assez faible et assez peu progressif, ce vi-
gneron amoureux de ses aises, ennemi du travail intense, dont
la grande occupation consistait clans quelques promenades au
milieu de ses vignes livrées à des maîtres domestiques. Or, à
l'heure actuelle, la plus grande partie du vignoble français a été
détruit, puis reconstitué; celle qui est restée indemne semble
destinée à son tour à disparaître rapidement. On comprend dès
lors toute l'importance du contre-coup social que le phyl-
loxéra peut amener en France.
D'un grand mal pourra résulter un grand bien, car la Vigne,
grâce à lui, est passée en général, de la culture extensive à la
culture intensive. Et il semble aussi que la sélection qui s'est
opérée chez le vigneron, soit en train également de s'accomplir
dans le commerce, et que nous assistions à l'élaboration d'un
type nouveau.
Une autre constatation s'impose avec force, aux termes de
cette étude : c'est l'extrême rapidité des transformations qui se
sont opérées dans ce petit pays de Saintonge, la plasticité extra-
ordinaire des phénomènes sociaux, et l'aptitude remarquable
après tout de nos vignerons à se plier aux conditions nouvelles
exigées par leur produit, l'eau-de-vie. N'a-t-on pas été frappé
de la rapidité avec laquelle cette question de la fabrication de
l'eau-de-vie changeait de face, et l'effort évident de nos gens
pour satisfaire les exigences nouvelles du marché. Nous les avons
vus passer, en quelques années, du type de bouilleur de cru à
celui de simple vigneron, se contentant de vendre son vin, puis
revenir bientôt après à l'ancien système du vigneron bouilleur
192 LE TYPE SAINTONGEAIS.
de cru, mais avec une différence, et une différence formidable,
pour qui connaît l'esprit de nos gens : le vigneron se soumettant
bénévolement à l'exercice de la Régie. Que sera-t-il demain,
notre Saintongeais? Nul ne le sait; mais ce que nous pouvons
dire, c'est qu'il suit avec intérêt toutes les lois qu'on vote pour
réprimer la fraude, et qu'il est prêt à tout ce qu'on exigera de
lui pour l'arrêter, qu'il est prêt aussi à toutes les évolutions
qu'on peut raisonnablement lui demander.
N'est-ce pas là la preuve, comme nous le disions, qu'il était
un vigneron vraiment supérieur, plus affiné, plus intelligent,
plus apte à se retourner et à se débrouiller que le vigneron or-
dinaire. Il ne lui a manqué qu'une chose, plus d'énergie, de
volonté, et aussi d'aptitude au travail. Est-il téméraire de pen-
ser que ces qualités-là, la Vigne nouvelle, aidée des beurreries
coopératives, soit capabte de les lui donner?
En tous cas, la facilité de son évolution suivant les conditions
souvent si difficiles du travail moderne n'est point, pour nous,
une maigre consolation, ni un petit espoir. Notre modeste con-
tribution à l'histoire moderne de la Saintonge n'aurait-elle eu
que ce résultat, qu'elle trouverait sa justification. Quand l'ho-
rizon semble particulièrement noir, quand le flot est hou-
leux, quand la route que suit le navire est incertaine et
semée d'écueils, il est le bienvenu, le coup de sonde qui montre
qu'on est dans la bonne direction, qu'il y a encore de l'espoir,
disons toute notre pensée, beaucoup d'espoir.
Maurice Blues.
V Administrateur-Gérant : Léon Gaxgloff.
Typographie Firniiu-Didot et C". — Paris.
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
LA SCIENCE SOCIALE
ET
SA METHODE
PAR
Robert PINOT
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
Juin 1908
SOMMAIRE
I. — Quel est l'objet de la Science Sociale? P. :!.
II. — La Science Sociale a-t-elle une méthode qui lui soit propre? P. 15.
III. — La monographie de Famille Ouvrière, ses résultats scientifiques.
P. 25.
IV. — La monographie de Famille Ouvrière, sa valeur scientifique.
P. 50.
LA SCIENCE SOCIALE
ET
SA METHODE
QUEL EST L'OBJET DE LA SCIENCE SOCIALE?
La Science Sociale est-elle une science?
Cette question, pour qui veut réfléchir, vaut la peine qu'on s'y
arrête. Elle ne tend à rien moins qu'à introduire dans le do-
maine des sciences un ordre de faits, qui a paru jusqu'à présent
complètement rebelle à l'action des méthodes scientifiques.
Pour êlrc en état de répondre avec clarté et précision à cette
question, il est, tout d'abord, nécessaire de s'être mis d'accord
sur une autre question que celle-là suppose résolue.
Voici quelle est cette question préalable :
Qu'est-ce qu'une science?
Une science, tout le monde le sait, est la connaissance d'un
ordre d'objets ou de phénomènes déterminés.
La zoologie, par exemple, est la connaissance des animaux,
tandis que la physiologie est la connaissance de la vie et des
fonctions par lesquelles la vie se manifeste.
Mais comment arrive-t-on à la connaissance de cet ordre <l <>li-
jets ou de phénomènes?
Comment une science se constitue-t-elle?
Il est d'observation courante que L'espril humain n'est pas assez
4 T.A SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
puissant pour saisir d'un seul coup clans leurs détails et dans
leurs rapports un grand ensemble de faits. Les vues trop larges
lui sont interdites; à mesure que s'étend son champ de vision, la
perception des détails lui échappe.
L'homme a donc été amené, toutes les fois cru 'il a voulu acqué-
rir la connaissance d'un ordre d'objets ou de phénomènes déter-
minés, à considérer ces phénomènes, ces objets, les uns après les
autres, A les étudier séparément. Cette première opération tei-
minée, cette première connaissance acquise, il s'esl toujours
efforcé de ranger ces objets ou ces phénomènes dans une série,
qui indiqua immédiatement, par la place que chacun y occu-
pait, quels étaient ses rapports avec les objets ou les phénomènes
du même ordre.
En un mot, une science se constitue par l'application progres-
sive de l'analyse et de la classification à l'ordre d'objets ou de
phénomènes dont on veut acquérir la connaissance.
Par l'analyse on acquiert la connaissance de chaque objet ou
de chaque phénomène.
Par la classification onacqniert la. connaissance des rapports
qui existent entre l'objet ou le phénomène analysé el ceux qui
appartiennent au même ordre.
Par L'analyse j'arrive, par exemple en zoologie, à connaître la
structure de chaque animal ; par la classification j'arrive à placer
chaque animal dans la série des êtres vivants, de telle manière
que la seule connaissance de la place qu'il occupe dans cette
série me révèle immédiatement quels sont ses rapports de
structure avec les autres animaux.
La Science Sociale sera donc une science, s'il est démontré que
l'on peut arriver à la connaissance de son objet par l'application
progressive de l'analyse et de la classification.
Sans celle démonstration toutes les affirmations du monde
seront sans valeur, et tant qu'elle ne sera pas l'aile, la Science
Sociale n'aura pas droit de cité parmi les sciences.
Pour démontrer «pic l'on peut appliquer aux phénomènes so-
ciaux, dont la connaissance constitue la Science Sociale, la mé-
thode de l'analyse et de la classification, il tant, tout d'abord,
QUEL EST L OBJET DE LA SCIENCE SOCIALE? 5
savoir exactement ce qu'on entend par phénomène social; il
faut préciser et déterminer l'objet de la Science Sociale.
Quel est l'objet de la Science Sociale?
La Science Sociale a pour objet la connaissancerde la société.
C'est là un point sur lequel tout le monde est d'accord, car c'est
là un objet que le terme même de « Science Sociale » implique.
Mais il faut avouer que, par son ampleur même et sa com-
plexité, ce mot de « Société » est peu révélateur; et, s'il est ca-
pable tout au plus d'indiquer l'objet de la Science Sociale, il est
radicalement insuffisant pour déterminer cet objet.
Nous sommes donc ainsi amené nécessairement, au début de
cette étude, à nous demander ce que c'est que la Société.
Nous aurions pu, comme bien d'autres Tout fait avant nous,
donner, sans plus tarder, une définition de la Société, quitte,
cette définition une fois posée, à en illustrer et à en justifier les
ternies par une série d'exemples heureusement choisis. Ce pro-
cédé, à peine toléra ble dans l'enseignement d'une science cons-
tituée de longue date, serait complètement inacceptable pour
l'exposition d'une science née d'hier, encore inconnue de l'im-
mense majorité du public. Aussi nous a-t-il semblé préférable
de faire faire à nos lecteurs le travail que nous avons l'ait nous-
mème, et de rechercher avec eux ce qu'est une société, ce qui
la constitue essentiellement.
Lorsqu'on observe tous les faits et tous les phénomènes qui se
produisent chaque jour dans un milieu, dans un pays déterminé,
on se rend compte immédiatement que tous ces faits, que tous
ces phénomènes n'ont pas la même importance. Qui oserait pré-
tendre, par exemple, que l'agitation qui sort des cénacles litté-
raires de Paris a la même influence sur l'existence et la conti-
nuité de la race française, que tous les faits qui relèvent de
l'organisation et du fonctionnement du travail national? Qui
mettrait en comparaison au point de vue de leur influence
sociale, le commerce et L'armée de l'Angleterre? Il j a plus.
lorsqu'on compare entre eux différents milieux, différents pays,
li l.\ SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
on est tout étonné de voir que tel fait qui, dans tel endroit . sem-
blait d'importance capitale, n'apparaît même pas dans tel autre,
où sont les Parlements de l'Asie? Que reste-t-il, chez le chef de
famille européen, du paterfamilias de l'ancienne Rome?
Aussi est-on amené à se demander quels sont, parmi tous les
faits et les phénomènes qui se produisent chaque jour dans la
Société, ceux qu'il faut, retenir, et dont on doit entreprendre
l'étude pour arriver à la connaissance d'une Société.
Il est évident que, si l'on peut arriver à déterminer dans
toutes les Sociétés, quelles qu'elles soient, un ordre particulier de
phénomènes présentant ce caractère spécial, d'apparaître, d'é-
voluer, de disparaître avec la Société; d'être de telle nature qu'il
soit tout aussi impossible de les concevoir et de les observer en
dehors de la Société, que de concevoir et d'observer la Société
sans eux, on pourra affirmer, en toute certitude, qu'on se trouve
en face de phénomènes essentiellement sociaux, qu'on est arrivé
à discerner l'ordre de phénomènes constitutif de toute Société.
Beaucoup se sont essayés dans cette voie, ont tenté d'atteindre
ce but. Je ne passerai pas en revue les différents ordres de faits
que les différentes écoles ont indiqués jusqu'à présent comme
présentant ce caractère essentiel, comme constitutifs de la Société.
A quoi bon nous attarder dans des réfutations, qui seraient aussi
longues qu'inutiles. L'établissement d'une vérité a toujours été
dans toutes les sciences la meilleure et la seule réfutation des
erreurs qui lui étaient opposées.
D'ailleurs il est impossible à tout esprit scientifique, cherchant
quel est l'ordre de phénomènes sociaux, essentiels, constitutifs
de la Société, de reconnaître dans l'un quelconque de ces ensem-
bles, mis en avant par les différentes écoles, quel que soit l'intérêt
qu'ils présentent, ce caractère très simple et très net que nous
avons dit, d'apparaître, d'évoluer et de disparaître avec la So-
ciété, d'être aussi incompréhensibles qu'inexistants en dehors de la
Société. <pie la Société serait incompréhensible et inexistante «m
dehors d'eux.
Je ne saurais mieux faire, pour amener chacun à concevoir
quel est l'ordre de phénomènes essentiels, constitutifs de toutes
QUEL EST L'OBJET DE LA SCIENCE SOCIALE? 7
Sociétés, pour arriver à déterminer par conséquent d'une façon
précise quel est l'objet de la Science Sociale, que de citer une
page d'un des créateurs de la Science Sociale. Elle mettra la réa-
lité sous les yeux de tous, bien mieux que ne saurait la faire toute
dissertation et tout raisonnement.
« Un jeune homme touchait à cette période de la vie où s'élè-
vent dans l'âme les grands problèmes livrés à la dispute des
hommes. Jusque-là, il avait usé de la société humaine comme
de tout le reste, d'une manière inconsciente et irréfléchie. Ce qui
lui venait de cette prodigieuse source de biens lui semblait aussi
spontané que la lumière du soleil, aussi élémentaire que l'air
respirablc.
« Cependant, un jour, brusquement soustrait à l'activité et à la
préoccupation de ses études, il vint habiter une solitaire de-
meure plantée au flanc abrupt de la montagne; et là, comme
retiré en lui-même et élevé au-dessus de l'agitation du monde, il
vit à ses pieds, dans la plaine, le spectacle de cette société
humaine dont il venait de se séparer : une ville animée, une
industrieuse campagne, s'étendaient sous ses regards, il suivait
aisément des yeux les mouvements de la foule à travers ks rues
et les champs; le murmure de la vie montait de tout l'horizon
jusqu'à lui et, pour la première fois, s'éleva dans son cœur le
sentiment de la grande œuvre divine au milieu de laquelle il
avait vécu.
« Captivé par' cette émotion, il se mit à considérer curieusement
les allures de ce camp de travail, se demandant la raison de ces
évolutions en apparence si confuses, au fond toutes dirigées
sans doute par quelque dessein. Et le premier trait qui le frappa
fut de voir qu'avant toute action, avant le travail à l'atelier,
avant le travail aux champs, avant le travail à l'école, avant le
repos du soir en famille, avant l'achat des denrées au marché,
avant la prière aux églises, les i;ens se cherchaient Les uns les
autres pour se grouper suivant le besoin particulier de l'action
à laquelle ils voulaient s'adonner. Le matin, groupement des
hommes valides aux ateliers, groupement des enfants aux écoli -,
groupement des femmes aux échoppes de vente; midi venu et
8 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
tous ces groupes dispersés, réunion des familles en chaque de-
meure pour le repas du jour; et ainsi du reste, jusqu'à ce que
le soir vint surprendre toute action et arrêter tout mouvement. Le
fait était flagrant, les hommes pour agir paraissent avoir inces-
samment hesoin de se réunir en des sociétés de formes très diffé-
rents1. »
Pas de Société sans groupements, pas de groupements sans
Société. C'est avec les groupements que forment les hommes
qu'apparaît la Société ; c'est avec eux et par eux qu'elle se modi-
fie, c'est avec eux et parleur désorganisation qu'elle disparaît.
Avec le premier et le plus simple des groupements, l'associa-
tion de l'homme et de la femme pour la vie commune, apparaît
la première et la plus simple des Sociétés, la Société primitive.
Avec le dernier et le plus compliqué des groupements, alors
que tous ceux qu'il présuppose et sur lesquels il s'appuie ont
disparu ou se sont transformés, avec l'État disparait une Société.
L'histoire de la Société française, depuis sa formation jusqu'à
nos jours, n'est-elle pas celle de l'évolution des différents grou-
pements qui la composent. Ce ne fut qu'à partir du moment où
les historiens commencèrent à se demander quels furent, à cha-
que époque, l'Organisation du Travail, de la Propriété, de la
Famille, du Commerce, des Classes privilégiées, des Paroisses, des
Communes, de la Royauté que Ton commença à entrevoir notre
histoire nationale. Et ce ne fut que lorsque les érudits mirent au
jour les documents où étaient décrits ces groupements qu'é-
taient : les communautés paysannes, les corporations, les guildes,
la société féodale;... le comté, le duché, la maison du capétien.
et dans leur organisation primitive et dans leurs phases succes-
sives, que l'on put écrire cette histoire.
Le phénomène du groupement est si nettement et si entière-
ment le phénomène social essentiel, que non seulement aucune
Société ne peut se constituer et fonctionner sans lui, mais qu'il
est impossible à l'homme, je ne dirai pas de se perpétuer, cela est
trop évident, mais même «le vivre sa vie de tous les jours, sans
i. Henri de Tourville, La Science Sociale, Revue, I. I, page 18.
QUEL EST L'OBJliT DE LA SCIENCE SOCIALE? 9
faire partie d'un certain nombre de groupements. Rien, ni le
génie, ni la fortune, ni la volonté qu'ils en auraient ne peut
dispenser les hommes de celte obligation. Bien plus, c'est en pro-
portion même de l'intensité avec laquelle les forces dont ils dis-
posent paraissent agir pour les rendre indépendants, que s'accroît
la dépendance où ils sont de la Société. Comptez le nombre des
groupements sociaux que présuppose ce que nécessite l'existence
du Raphaël, ou d'un milliardaire américain et comparez ce chif-
fre avec celui des groupements qu'exige la vie d'un paysan ! Nous
nous trouvons là en face d'une obligation qui est si bien la résul-
tante de la constitution essentielle de l'humanité, que l'ermite au
désert, comme Robinson dans son ile, ne peuvent y échapper. Si
l'un et l'autre ne périssent pas du jour au lendemain, s'ils peuvent
voir se continuer leur misérable existence, c'est parce qu'ils fu-
rent, l'un dans la fiction, l'autre en réalité, d'une famille, d'un
pays, d'une société déterminée; c'est parce qu'ils apportèrent
dans leur solitude toutes les connaissances qu'ils avaient acquises
dans les différents groupements qu'ils avaient traversés.
Le groupement est donc bien le phénomène social essentiel, le
phénomène constitutif de toute Société.
Nous arrivons ainsi à tirer de l'observation même des faits la
définition de la Société :
La Société, disons-nous, est V ensemble des groupements à l'aide
desquels il est pourvu totalement à l'existence et à la perpétuité de
la race. En d'autres termes, c'est le groupement général com-
prenant l'ensemble des groupements spéciaux à l'aide desquels
une race humaine se suffit à elle-même, trouve le moyen de
vivre et de se perpétuer, sans avoir besoin de recourir à une
autre partie de l'humanité. C'est là ce qui fait une Société com-
plète.
Le problème social, le problème à résoudre par toute Société
complète, est précisément celui-ci : l'existence de la race, la con-
servation de l'espèce. Là où ce problème est mal résolu, là où
la Société csl mal constituée, la race dépérit, diminue, cl fina-
lement disparait. Là où ce problème est bien résolu, là où la
Société est bien constituée, la race vil, s'accroil et prospère. Les
10 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
conditions d'organisation et de fonctionnement de la Société sont
pour la race humaine les conditions mêmes de son existence.
L'espèce humaine ne peut ni exister, ni subsister en dehors de la
Société, et elle existe plus ou moins bien, subsiste plus ou moins
facilement d'après la valeur de sa constitution sociale.
Pour atteindre ce double but, pour assurer l'existence de la
race et la conservation de l'espèce, les hommes organisent, ainsi
que nous l'avons vu, une série de groupements : groupements
du Travail, groupements de la Propriété, groupements de la
Famille, groupements du Patronage, du Commerce, des Cultures
intellectuelles, de la Religion, etc., groupements des Associations
libres, groupements des Pouvoirs publics. Et chaque Société,
étant précisément constituée par l'ensemble des groupements qui
sont nécessaires, à l'endroit où elle pose, pour atteindre ce double
but, chaque Société prend naturellement sa forme particulière,
sa physionomie spéciale, du nombre, du genre, et du mode de
ces groupements.
On est donc amené à conclure que, puisque la Société est cons-
tituée essentiellement par l'ensemble des groupements à l'aide
desquels les hommes pourvoient totalement à l'existence et à la
perpétuité de la race, il est nécessaire et suffisant d'acquérir la
connaissance de ces groupements, pour obtenir celle de la So-
ciété.
L'objet de la Science Sociale se trouve ainsi très nettement dé-
terminé; il est délimité et précisé à la connaissance des diffé-
rents groupements dont se compose la Société.
Ici une question se pose, ou plutôt un l'ail apparaît qui, par
son évidence même, révèle d'un seul coup toute la haute portée
scientifique, tout l'intérêt pratique de la Science Sociale.
Si le groupement est la condition nécessaire de toute action
sociale, il n'est pas la condition suffisante de sa réussite. La vie
de tous les jours nous montre, ;i côté les unes des autres, des
familles en pleine prospérité et des familles en pleine décadence,
des usines retentissantes de mouvement et de vie et des usines
où le travail s'arrête peu à peu et qu'abandonne leur popula-
QUEL EST L'OBJET DE LA SCIENCE SOCIALE? 11
tion ouvrière, des organisations de la propriété assurant à tous
le bien-être, tandis que d'autres engendrent la misère où l'op-
pression. Ici l'on peut voir des pouvoirs publics garantissant à
tous les citoyens la liberté et la paix, et là apparaît la tyrannie.
Pourquoi ces réussites, pourquoi ces échecs?
C'est que, si les hommes sont obligés de constituer des groupe-
ments pour exister et pour vivre en Société, aucune révélation di-
vine, aucune tradition humaine ne leur enseigne quelle est, dans
chaque cas particulier, la meilleure forme, la meilleure organisa-
tion à donner à ces groupements. C'est par leurs efforts, c'est par
le judicieux usag^ qu'ils font des expériences que fournit à leur
observation leur propre vie et celle des autres, qu'ils acquièrent,
tout d'abord d'une façon empirique, la connaissance de la meil-
leure organisation qu'il faut donner à tous ces groupements que
nécessitent et qui sont : la Famille, le Travail, la Propriété,
le Commerce, la Religion... les Pouvoirs publics.
Est-il possible de connaître et de déterminer d'une façon scien-
tifique les lois de ces groupements? est-il possible de passer de
l'empirisme à la Science?
Y a-t-il une Science Sociale?
Nous n'hésitons pas à répondre catégoriquement par l'affir-
mative.
Il y a une Science Sociale; et son objet se trouve maintenant
complètement défini :
La Science Sociale a pour objet d'analyser et de classer les
différents groupements que les hommes forment pour assurer
l'existence et la perpétuité de la race, et d'en déterminer les lois.
Avant de montrer comment la Science Sociale a été constituée
par L'application progressive de l'analyse et de la classification
aux différents groupements dont se compose la Société, il esl
nécessaire, pour bien assurer notre marche, d'écarter tout d'a-
bord une confusion très ordinaire d'idées, qui esl de nature ;'i
embarrasser l'esprit, avant qu'il se soit rendu compte, par la pra-
tique môme, de la méthode de la Science Sociale.
Voici quelle est cette confusion que l'on l'ai! naturellement,
12 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
c'est en même temps une des plus grosses objections de l'igno-
rance contre la Science Sociale :
Si on arrive, dit-on, à déterminer des lois sociales, il n'y a
plus de liberté humaine.
Cest là un pur sophisme, comme celui de l'homme qui niait le
mouvement; il joue sur le mot « lois » qu'on prétend opposer à
la « liberté ».
On appelle loi d'un fait ou d'un phénomène, tout le monde le
sait, les rapports nécessaires que ce fait a avec d'autres faits.
Mais ces rapports nécessaires n'empêchent pas qu'il y ait aussi
des rapports libres; c'est ce qu'on oublie.
Prenons un exemple dans une science connue depuis long-
temps dans la physique. Un phénomène physique a ses rapports
nécessaires avec d'autres phénomènes, et c'est ce qui constitue sa
loi. Ainsi la fusion de tel métal, la liquéfaction de tel gaz onl
lieu dans des conditions absolument déterminées; pour tel métal
il faut tant de calories, pour tel gaz tant d'atmosphères. Mais ce
même phénomène physique a aussi ses rapports libres, et c'est ce
qui fait qu'il n'est pas purement fatal et n'exclut pas la libelle.
Je suis libre de mettre ou de ne pas mettre tel métal en contact
avec un foyer qui dégagera le nombre de calories nécessaires à
sa fusion, (l'est là un rapport libre, il dépend de moi. Je puis
ainsi faire que tel métal fonde ou ne fonde pas, suivant ma guise,
à ma volonté.
11 en va de même des phénomènes sociaux. La centralisation
administrative, appliquée dans les groupements de la vie publi-
que, est, par exemple, un phénomène social qui a ses rapports
nécessaires avec d'autres phénomènes sociaux. Elle amène néces-
sairement : le développement du fonctionnarisme, l'augmentation
des dépenses de l'État, l'insouciance et l'inaptitude des citoyens
pour la gestion des affaires et des intérêts dont ils ne sont plus
les maîtres, la disparition des inllucnces et de la vie locale, etc.
Cette même centralisation a aussi ses rapports libres; le légis-
lateur est libre de faire des lois centralisatrices ou des lois décen-
tralisatrices.
Mais de même (pie lorsque je refroidis et lorsque je maintiens
QUEL EST LOB.IET DE LA SCIENCE SOCIALE? 1 ){
de l'eau au-dessous de 0°, je ne puis empêcher qu'elle se con-
gèle parce qu'il y a là un rapport nécessaire; de même, lorsque
le législateur fait une loi centralisatrice, il ne peut empêcher les
conséquences que nous venons de dire parce qu'il y a là un
rapport nécessaire. Les lois physiques, si rigoureuses qu'elles
soient, n'excluent pas la liberté de l'homme, et tout le monde est
d'avis que ce serait faire un sophisme que de dire qu'il ne peut
y avoir de science physique, parce qu'alors tout serait fatal dans
l'action matérielle de l'homme. Eh bien ! c'est là le sophisme que
l'on fait, quand on prétend qu'il ne peut y avoir de Science Sociale
parce qu'alors tout serait fatal dans l'action sociale de l'homme.
Entre les phénomènes sociaux, comme entre les phénomènes
physiques, comme entre tous les phénomènes, il y a des rapports
qui sont nécessaires, et d'autres qui sont libres, il y a des lois,
et ces lois ne suppriment pas la liberté qui a sa part.
Il y a plus, on peut remarquer que non seulement les lois des
phénomènes ne suppriment pas la liberté, non seulement les lois
sociales ne suppriment pas la liberté, mais c'est grâce à ces lois
rigoureuses que la liberté peut s'exercer.
Comment pourrais-je, en effet, disposer de la fusion du fer et la
diriger à mon gré, s'il n'y avait pas des lois rigoureuses à cette
fusion? si, en jetant le minerai dans les hauts fourneaux, tantôt il
fondait, tantôt il ne fondait pas, cela capricieusement et sans loi,
où en serait ma liberté de fondre du fer? elle n'existerait pas.
Gomment un législateur, comment un monarque absolu, pour-
rait-il venir à bout des énergies locales, diminuer la vie provin-
ciale, restreindre l'indépendance et l'autonomie de ces groupe-
ments de la vie publique, qui sont : la Commune et la Province,
s'il n'y avait pas des lois rigoureuses à la centralisation; si, en
mettant les communes en tutelle et supprimant les assemblées
provinciales, en créant les intendants, en couvrant le pays des
agents du pouvoir central, la vie locale, le pouvoir et L'influence
des grands propriétaires du sol, l'indépendance des groupements
inférieures de la vie publique, allaient tantôt se développant,
tantôt se restreignant, <>ù serait pour l'homme la liberté de cen-
traliser?
44 LA SCIENCE SOCTALF. F.T SA MÉTHODE.
C'est parce que les faits ont entre eux certains rapports néces-
saires que. la liberté de l'homme existe; c'est parce qu'il est cer-
tain en posant celui-ci d'amener celui-là, que sa liberté existe.
Tant que l'homme est dans l'ignorance des rapports nécessaires
que les phénomènes ont entre eux, c'est-à-dire de leurs lois, il
n'est pas libre, il est le jouet du hasard, il est ;\ la merci des for-
ces inconnues; vérité dans l'ordre naturel, vérité dans l'ordre so-
cial, vérité dans toutes les sciences. Et si, dansée siècle, l'homme
a vu sa liberté augmenter dans des proportions inouïes dans
l'ordre matériel; s'il a la liberté et, par conséquent, le pouvoir
d'employer, dans la mesure et pour les usages qu'il veut, les
forces de la vapeur, de l'électricité, les actions cbimiqucs, etc....
il est tout aussi évident que sa liberté, et par conséquent son pou-
voir social, s'augmenteront dans la juste proportion où, pas^imt
du domaine de l'empirisme à celui de la science, il connaîtra
exactement quelles sont les lois de constitution et de fonctionne-
ment des différents groupements, qu'il est obligé de former et
d'employer pour vivre en société.
L'objet de la Science Sociale étant ainsi déterminé, il nous faut,
pour acquérir la connaissance scientifique des différents groupe-
ments dont se compose la Société et des lois qui les régissent,
appliquer à leur élude le double procédé de toutes les sciences
d'observation : l'analyse et la classification.
Comment devra se faire cette analyse, comment s'opérera cette
classification, en un mot, quelle est la méthode de la Science
Sociale? Telle est la question qu'il nous tant maintenant examiner.
II
LA SCIENCE SOCIALE AT ELLE UNE MÉTHODE
QUI LUI SOIT PROPRE?
Une science n'est pas encore constituée lorsque son objet a été
déterminé. Elle ne le devient que lorsque la recherche de la con-
naissance de cet objet a été organisée d'une façon méthodique.
En fait, comme le remarque très justement Condorcet : « on
ne doit dater l'origine d'une science que du temps où la méthode
d'y découvrir la vérité y a été développée ».
Ce qui a empêché jusqu'à présent la Science Sociale d'être réel-
lement classée parmi les sciences, ce ne fut pas seulement l'in-
détermination de son objet, ce fut encore et surtout l'absence
de toute méthode qui lui fût propre. Ce n'était là d'ailleurs, on
le comprend facilement, que la conséquence nécessaire et immé-
diate de l'indétermination de son objet.
Si on voulait faire, aujourd'hui, l'histoire de l'œuvre des diffé-
rents penseurs, et des différentes écoles qui se sont réclamés, jus-
qu'à nos jours, de la Science Sociale, on remarquerait ceci.
Comme chacun, suivant ses tendances et ses origines scientifi-
ques, envisageait la Société d'après le point de vue qui lui parais-
sait le plus intéressant, qui lui était le plus familier; chacun,
sans y prendre garde, poursuivait son étude d'après la méthode
qui lui était habituelle, qu'il apportait du champ d'activité intel-
lectuelle d'où il provenait! Ce fut ainsi que, personne n'ayant
su déterminer exactement L'objet de la Science Sociale, les
uns crurent pouvoir étudier la Société en se servani «le la nu''
16 LA SCIENCE SOCIALE ET SA 5IKTIIODE.
thode historique, les autres de la méthode juridique; certains
tentèrent l'emploi de la méthode philosophique, d'autres de la
méthode des sciences exactes... Quelques-uns enfin, et non les
moins célèbres, poursuivirent et achevèrent une œuvre considé-
rable en appliquant à la Société humaine la méthode des sciences
naturelles.
Mais, malgré tout l'intérêt que présentent ces travaux, malgré
tous les efForts et l'ingéniosité qu'ils ont coûtés à leurs auteurs,
la discordance de ces écoles rivales, la marque et l'influence trop
manifeste qu'elles ont conservées de leurs origines, ont engendré
chez la plupart un grand scepticisme sur la valeur de leurs ré-
sultats.
C'est qu'en effet il est évident, pour tout homme qui sait ce
que c'est qu'une science, que la connaissance d'un objet, sous un
point de vue déterminé, ne peut être obtenue par vingt procédés
différents.
Si l'esprit humain a des procédés nécessaires pour acquérir
la connaissance de n'importe quel ordre de phénomènes, si
l'homme est forcé, par la constitution et le fonctionnement
même de son cerveau, de décomposer et de recomposer les
choses, de les analyser et de les classer, il faut bien remarquer
cependant que ces procédés nécessaires de l'esprit humain ne se
manifestent jamais d'une façon générale. Ils ne peuvent se ma-
nifester sans objet, et, dès qu'ils s'appliquent à un objet, ils se
concrétisent, et ils le font d'après les conditions qu'impose a la
recherche de sa connaissance la nature même de cet objet. C'est
ainsi que chaque science détermine sa méthode spéciale d'après
la nature même de son objet .
Voulez-vous des exemples, ils abondent! Si l'analyse est un
procédé nécessaire de l'esprit humain, tout le monde reconnaî-
tra qu'on n'analyse pas une charte comme un composé chimique,
un astre comme un texte de loi, un animal vivant comme un
phénomène delà pensée. El cela parce que chacun de ces objets
impose, par sa nature même, «les conditions particulières et des
procédés spéciaux à l'analyse. Ce <|iii revienl à dire que, parle
seul fait que les sciences historiques, chimiques, astronomiques,
LA SCIENCE SOCIALE A-T-ELLE UNE MÉTHODE QUI LUI SOIT PROPRE? 17
juridiques, zoologiques, philosophiques, ont des objets parfaite-
ment distincts et déterminés, elles ont des méthodes parfaite-
ment distinctes et déterminées. Pour chaque, science, sa mé-
thode .":</ constituée par les conditions spéciales qu impose aux
procédés généraux et nécessaires de. l'esprit humain la nature
même de son objet.
Ce point admis, il s'en suit nécessairement que si deux sciences
avaient, pouvaient employer la même méthode, c'est qu'elles
auraient le même objet, et que, par conséquent, elles ne feraient
en réalité qu'une seule et même science.
C'est précisément ce qui est arrivé à la Science Sociale. Comme
elle n'asu, jusqu'à présont, constituer aucune méthode qui lui fût
propre, comme elle a usé sueccessivement des méthodes des
autres sciences, beaucoup de bons esprits en sont arrivés à con-
clure qu'elle n'avait pas d'objet propre. Il n'y aurait pas, sui-
vant eux, de Science Sociale, mais des sciences sociales; et ils ne
verraient dans ce nom qu'un nouveau qualificatif, qu'une expres-
sion générique qui pourrait être donné aux sciences historiques,
juridiques, économiques, politiques, etc.
Aussi donc, puisque nous avons déterminé l'objet de la Science
Sociale, il nous est possible de conclure, de la détermination
même de cet objet, que la Science Sociale doit avoir et a une
méthode qui lui est propre. Une méthode qui n'est celle d'aucune
autre science, une méthode qui procède directement des condi-
tions spéciales qu'impose à l'esprit humain la recherche de la
connaissance de son objet
Mais il faut remarquer que si on avait, voulu, pour constituer
la méthode de la Science Sociale, rechercher à priori quelles
sont les conditions qu'impose aux procédés généraux et néces-
saires de l'esprit humain la poursuite de la connaissance de
l'objet de la Science Sociale, du groupement, on aurait été au
devant d'un échec certain, on n'aurai! pasmême pu commencer
• elle étude.
C'est qu'en effet, en Science Sociale, comme dans toutes les
sciences d'observation, objet et méthode se déterminent simulta-
nément, par une série d'opérations qui réagissent les nues sur
2
18 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
les autres; si bien qu'à une plus grande connaissance de l'objet,
correspond une plus grande perfection de la méthode, et réci
proquement, pour qu'enfin à un objet complètement déterminé
corresponde une méthode parfaitement appropriée.
Aussi faire l'histoire de la méthode d'une science, des perfec-
tionnements qu'elle a subis, c'est faire l'histoire de cette science,
des progrès qui ont été réalisés dans la détermination de la con-
naissance de son objet.
11 nous faut donc maintenant, pour démontrer que la Science
Sociale a une méthode qui lui est propre, exposer comment
cette méthode s'est peu à peu constituée par la précision pro-
gressive de l'objet même de la Science Sociale, et comment
d'un objet plus nettement connu est sortie une méthode plus par-
faite.
On verra tout d'abord Le Play, ayant, par une rencontre de
génie, entrevu l'objet de la Science Sociale, employer à la
détermination et à la connaissance de cet objet une méthode
empruntée à une autre science; puis de la connaissance plus
précise qu'il en obtint, s'appliquer au perfectionnement de sa
méthode, à son adaptation plus complète à son nouvel objet.
A ce degré de perfectionnement, la méthode de Le Play cor-
respondit à un état de connaissance de la Science Sociale, qui
ne devait plus progresser jusqu'au jour où Henri de Tourville,
dégageant définitivement l'instrument de travail, légué par Le
Play, de tout ce qu'il avait encore d'emprunté de la Science qui
l'avait fourni, dota la Science Sociale d'une méthode qui lui
fût propre, et fit faire, par cela même, à cette Science son pas
décisif.
On pourra ainsi, en suivant pas ;\ pas une œuvre qui s'étend
aujourd'hui sur plus d'un demi-siècle, en voyant quels lurent
les tâtonnements du début, les erreurs, et les heureuses rencon
très, se rendre compte de la difficulté que la Science Sociale a
eue, elle aussi, à déterminer son objet, à constituer sa méthode.
On verra en même temps quels furent les efiorts des créateurs de
la Science Sociale el on pourra déterminer quelle fut la pari <le
chacun dans l'œuvre commune.
LA SCIENCE SOCIALE A-T-ELLE UNE MÉTHODE QUI LUI SOIT PROPRE ' lit
Tout le monde sait, à l'heure actuelle, que Le Play fut un des
créateurs de la Science Sociale, mais ce qu'on sait moins, c'est
en quelle mesure et sur quels points il fut un initiateur, tant son
œuvre de savant, a, malheureusement pour sa gloire, disparu
derrière son œuvre de réformateur social.
Admis, comme élève, à l'École royale des Mines en 1827-28,
Le Play se trouva entrer dans la vie d'homme, alors qu'une des
plus grandes révolutions qu'ait vues l'humanité faisait sentir ses
premiers effets.
Ce fut durant cette longue période de paix, qui s'étend du début
de la Restaura tion à. la chute de la monarchie de Juillet, que
l'application de la machine à vapeur au service de l'industrie,
l'invention et le perfectionnement des métiers à tisser cl des
premières machines-outils vinrent bouleverser le monde du tra-
vail, en ruinant d'une façon définitive l'antique édifice où maî-
tres et ouvriers avaient trouvé pendant des siècles un puissant
abri aussi bien qu'une efficace organisation.
On vit alors la machine substituer à peu près partout la grande
usine au petit atelier patronal, et appeler de tous les points de
l'horizon, pour les entasser dans les villes, ces familles ouvrières,
qui, jusque-là disséminées par petits groupes, avaient vécu soit
de l'heureuse combinaison des travaux de la campagne et de
ceux de l'industrie, soit de l'exploitation du monopole de la
clientèle locale que leur garantissait le régime corporatif. Et cela
se fit sous le régime de la libre concurrence, alors que les bar-
rières douanières s'abaissaient, les moyens de transports se per-
fectionnaient, alors que la lutte industrielle, la lutte pour la
conquête des marchés se faisait sentir de province à province, de
nation à nation.
Ce fut à cette époque, qu'enfantés par cette révolution, appa-
rurent tous les grands problèmes, toufes les questions sociales
dont la solution a agité le siècle dernier et tourmente si pro
fondement le nôtre : question du salaire, question du droit
de grève et de coalition, question de la journée de travail, «pies
tion du travail des femmes et des enfants, question de l'habi-
tation ouvrière, question de L'alimentation populaire, question
il) LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
de l'invalidité, de la vieillesse, question des accidents, etc.
Pour la première fois depuis <le longs siècles, rien ou presque
rien de ce qui avait été l'ancienne organisation du monde du
travail ne pouvait servir à rétablissement de la nouvelle orga-
nisation, que la révolution qui s'était produite dans la méthode
de travail, imposait nécessairement. Tout est à reprendre, tout
est à reconstruire, et cela dans des conditions particulière-
ment difficiles; car, comme il arrive dans la plupart des révolu-
lions, on manque de recul.
Aussi, tandis que les hommes pratiques, et chargés du poids du
jour, s'efforcent d'étayer celles des constructions qui ne se sont
pas encore écroulées, les théoriciens n'apercevant pas, avec
leurs yeux tournés au fond de leur cerveau, les nouvelles fon-
dations que la force des choses fait sortir de côté et d'autre,
construisent à grand renfort d'imagination les plans les plus
magnifiques et les plus extraordinaires de rénovation sociale.
Frappés des découvertes splendides et des transformations
prodigieuses que l'esprit humain avait, par sa faculté inventive,
faites et apportées dans les sciences physiques et chimiques et
dans leurs applications industrielles, les contemporains de Le
Play pensèrent que c'était encore à cette faculté inventive qu'il
fallait demander la nouvelle organisation du monde du travail.
Ce fut alors qu'apparut cette extraordinaire poussée de réforma-
teurs sociaux, ce fut durant cette période que les Saint-Simon,
les Fourrier, les Bûchez, les Pierre Leroux, les Prudhon, les
Cabet, les Louis Blanc, etc., conçurent et lancèrent dans le
monde leurs différents systèmes sociaux.
Formé à la méthode des sciences d'observation par son séjour
à l'École des Mines. Le Play ne crut pas «pie l'on pouvait, dans
ce nouveau domaine, se dispenser de suivre la méthode qui avait
été reconnue nécessaire pour toutes les autres sciences, el qui
avait permis leurs progrès.
Il pensa (pie dans la Science de la Société comme dans toutes
les sciences, l'esprit de combinaison, l'esprit inventeur de
l'homme ne pouvait s'exercer utilement qu'à partir des laits, et
sur les faits que seule L'observation rigoureuse pouvait lui
LA SCIENCE SOCIALE A-T-ELL1. UNE MÉTHODE QUI LUI SOIT PROPRE? 21
fournir. Aussi, au lieu de forger de toutes pièces, grâce à sa fa-
culté imaginative, un nouveau système social, comme le firent la
plupart de ses contemporains, il se mit à observer les faits
consciencieusement, sans parti pris, persuade qu'ils lui fourni-
raient d'eux-mêmes les solutions utiles.
Ce fut au milieu de ces graves préoccupations et dans cet
état d'esprit que le jeune élève-ingénieur des mines partit
en 18-2î>, pour faire en Allemagne son premier grand voyage
d'étude. A cette époque, comme cela se pratique encore aujour-
d'hui, les élèves de l'École des Mines devaient faire, au cours
de leur séjour à l'École, un grand voyage en France ou à l'étran-
ger, pour étudier sur place, au point de vue technique, les in-
dustries minières et métallurgiques. Le Play et son camarade et
ami Jean Keynaud choisirent, comme centre d'études, cette cé-
lèbre région du Hartz, si réputée alors, et depuis, pour la perfec-
tion de ses produits, la valeur de ses méthodes de travail, et
1 excellence de l'organisation de son personnel.
Devenu ingénieur, et arrivé rapidement à une grande réputa-
tion comme technicien, Le Play fut, dans le quart de siècle qui
suivit, chargé des plus importantes missions à l'étranger, et
appelé en qualité d'ingénieur-conseil dans les plus grandes
exploitations métallurgiques de l'Europe. C'est ainsi qu'il visita
successivement l'Allemagne, l'Espagne, L'Angleterre, l'Autriche-
Hongrie, la Suède et la Norvège et la Russie. Au cours de ses
voyages, il fut toujours amené à s'inquiéter de la condition ma-
térielle et morale des populations ouvrières adonnées aux indus
tries qu'il étudiait, comme de l'élément essentiel de la prospérité
de ces industries '.
1. « Livré depuis vingt ans environ à une suite d'études concernant L'extraction i i
l'élaboration des métaux usuels, j'ai été naturellement conduit à observer la condi-
tion des ouvriers attachés aux usines métallurgiques et subsidiairemenl celle des
agriculteurs parmi Lesquels ces ouvriers se recrutent ou qui entreprennent, pour le
service des mines ci des usines, le transport des combustibles, des minerais el des
autres matières premières. Le prix de revient des métaux se compose en effet, pour
la majeure partie, des Irais qu'entraîne la subsistance de ce pei sonnel. L'économie îles
ateliers métallurgiques, je dirai même le principe des procédés te< tinique qu'on \ em-
ploie ne sauraient être étudiés d'une manière philosophique, à moins que l'on n'ait
préalablement déterminé les conditions essentielles de l'existence des populal s
22 I,\ SCI] «I E SOCIALE ET S\ MU BODE.
Esprit vigoureux et méthodique, Le Play consacra dix années
à constituer son instrument de travail, et ce ne fut qu'en 1K37
que le cadre de la monographie de famille ouvrière fut détini-
tivement tracé. A partir de cette époque, il avança avec plus de
sûreté dans son enquête, et il commença à avoir la claire vue
de ce que devait être la Science de la Société, la Science So-
ciale ; et cela moins grâce à la valeur scientifique de son instru-
ninil de travail, de la monographie de famille ouvrière qui con-
tenait, ainsi que nous allons le démontrer, d'incontestables et
d'irrémédiables défauts, que grâce à deux heureuses rencontres
qu'il lui avait été donné de faire au cours de ses enquêtes.
Conduit par sa prolession d'ingénieur à s'enquérir de la situa-
tion matérielle et morale des familles ouvrières comme de l'élé-
ment essentiel de la prospérité de l'industrie, il avait, ainsi que
nous le montrerons, trouvé, comme par hasard, avec la Famille
Ouvrière, le point de départ de l'analyse sociale, que bien long-
temps avant lui cherchèrent en vain les esprits les plus puis-
sants, les Platon et les Montesquieu, pour ne citer que le
premier et le dernier de cette longue série. Appelé sur les
confins de la Sibérie comme ingénieur-conseil, il avait eu, avec la
famille des Bachkirs demi -nomades la claire vue de tous les
éléments dont se compose la Société, alors qu'ils existent encore
à l'état embryonnaire dans la famille patriarcale.
Cependant, comparée aux procédés d'études employés jusqu'a-
lors par les hommes qui se préoccupaient des questions sociales,
la valeur de la méthode créée par Le Play était tellement supé-
rieure, que lorsque la première édition des Ouvriers européens
parut en 1855 sous le patronage de l'Académie des Sciences, elle
provoqua chez l'élite intellectuelle une profonde cl légitime
admiration.
Mais, si tous ces faits, impartialement observés dans toutes le^-
contrées de l'Europe, et consciencieusement décrits, avaient par
leur seule juxtaposition une haute valeur instructive; il faut
avouer que le cadre même où ils étaient enfermés, en même
attachées à ces travaux. LePlay, Les Ouvriers européens, i' édition, Grand Atlas,
l'.iris, 1855. Avertissement
LA SCIENCE SOCIALE A-T-ELLE UNE METHODE QUI LUI SOIT PROPRE.'' 23
temps que le soin que Le Play avait eu de rejeter dans un appen-
dice les quelques conclusions qu'il avait cru pouvoir en tirer,
en dérobait toute la valeur scientifique et toute la portée sociale
à la masse du grand public.
De tous côtés, on demanda alors à Le Play de bien vouloir
développer les conclusions qu'il avait si sobrement indiquées,
de faire œuvre de chef dans cette grande tâche de réforme
sociale que l'on voulait entreprendre. Impatients d'agir, ayant
confiance dans la base scientifique sur laquelle s'appuyaient
ses conclusions, ses amis lui demandèrent d'indiquer seulement
quelles étaient les réformes à faire, et de parler cette fois pour
le grand public. Ce fut sous l'influence de ces circonstances
que Le Play commença son œuvre de réformateur social, qui,
si elle ne lui mérita pas un renom scientifique pareil à celui que
lui avait valu les Ouvriers européens, lui assura au moins devant
la postérité celui d'un grand citoyen. La Réforme sociale en
France, Y Organisation du Travail, Y Organisation de la Un-
mille, la Constitution de l'Angleterre, la Constitution essentielle
de VHuman Reparurent successivement comme des programmes
de plus en plus concis des réformes qu'il importait d'entre-
prendre.
Je n'ai pas à rechercher quelles purent être les causes d'ordre
scientifique ou d'ordre politique qui entravèrent l'œuvre de ré-
forme sociale entreprise par Le Play, œuvre que continuèrent
après lui, et que continuent encore aujourd'hui, tant d'hommes
si justement réputés pour leur dévouement au bien publie.
Peut-être que la critique que nous allons faire de l'œuvre scien-
tifique même de Le Play, fera comprendre l'impossibilité où
il fut toujours de sortir de la pure affirmation et (h; gagner
l'adhésion du monde savant, lorsqu'il s'agissait de la constitu-
tion de la Société, alors que cependant nul avant lui n'avail fail
une pareille et meilleure récolte de faits.
Peut-être aussi que l'on se rendra compte, par celle seule
critique d'une méthode scientifique, pourquoi ef comment
I l cole qu'il avait fondée était fatalement vouée à abandonna r
peu ,i peu l'œuvre scientifique du créateur de la S< ien< e So< ial<
24 LA SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
pour donner toute sou action et tout son dévouement à l'œuvre
de réforme sociale entreprise par le .Maître.
Pour continuer L'œuvre scientifique de Le Play, il fallait,
comme cela se pratique dans toutes les sciences, revoir La mé-
thode, l'instrument de travail qu'il avait erré, la rectifier, la
perfectionner.
Pour continuer son œuvre de réformateur social, il suffisait de
donner son temps et son zèle à la propagation de ses idées; de
là, ;i renfermer ses conclusions dans des formules invariables,
il n'y avait qu'un pas, et certains de ses disciples l'ont franchi.
-eoi-o-ïoï-
III
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE
SES RÉSULTATS SCIENTIFIQUES
« La Méthode, créée par Le Play pour l'étude des Sociétés
humaines, consiste essentiellement, nous dit-il, à établir, pour
chaque famille soumise à l'observation, un budget annuel com-
posé de deux parties, dont le cadre reste invariable pour toutes
les localités et toutes les catégories d'ouvriers. Le budget est
précédé d'une introduction où sont définies d'une manière sys-
tématique toutes les conditions d'existence de la famille; il est
suivi de documents et de notes comprenant tous les détails im-
portants de technologie et d'économie domestique et toutes les
considérations générales qui n'auraient pu entrer dans le cadre
même de l'introduction et du budget sans en détruire l'har-
monie et la simplicité. La méthode présente implicitement les
moyens de contrôler les faits et elle se prête facilement aux
applications que l'on peut en faire. L'observateur se trouve
obligé, en effet, de poursuivre ses recherches aussi longtemps
qu'il n'a pas constaté une concordance parfaite entre les recettes
etles dépenses de chaque ménage, dette vérification, également
applicable aux quantités et aux valeurs des objets produits ou
consommés, offre les mêmes garanties d'exactitude qui se ren
contre dans la comptabilité et dans les calculs de la chimie ana-
l\ tique '. »
i. Le 1*1 » y . Les Ouvriers européens, r édition. Grand Alla-. Introduction,
page
26 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
Nous avons tenu à emprunter à Le Play lui-même la définition,
de la méthode qu'il a créée. Nulle définition ne pouvait être plus
exacte et plus complète que la sienne, et il était de la plus
élémentaire probité scientifique d'aller lui demander cette dé-
finition de sa méthode, alors que nous nous proposons d'en faire
la critique au point de vue scientifique.
L'idée maitresse de Le Play, l'idée maîtresse de la méthode
de la monographie de Famille Ouvrière, est que, pour arriver à
la connaissance d'une Société, il suffit d'acquérir celle des Va-
milles Ouvrières gui en font partie \ et que, pour connaître ces
Familles Ouvrières, il faut en dresser le budget •'.
Il n'est personne aujourd'hui, s'occupanl tant soit peu des
questions sociales, ou se préoccupant de savoir sur quels fonde-
ments scientifiques repose la Science Sociale, qui n'ait plus ou
moins étudié ou tout au moins feuilleté quelques-unes de ces
Monographies de Famille Ouvrière dressées par Le Play. Elles
paraissent et elles sont à beaucoup de points de vue, le triomphe
de l'esprit de méthode. Leur cadre invariable quel que soit
l'objet, la famille analysée se compose essentiellement de trois
parties.
La première Partie donne : Le Titre principal de la Mono-
graphie. En fait, comme ce titre a pour but de définir en quel-
1. On pourrait croire, à première vue, que l'étude d'une Société, répartie sur un
vaste territoire, ne saurait être ramenée à l'observation méthodique d'un pelii nom-
bre de ramilles adonnées à la pratique des principales sortes de travaux manuels...
Cette prévision n'est point justifiée par les faits. Le Play, Les Ouvriers européens,
2e édition, t. I". page 210. -Voir d'ailleurs, sur ce sujet, tout le cbapitreviu.
2. On peut taire entrevoir la justesse du principe sur lequel repose celle méthode
en constatant que les actes de la vie humaine sur lesquels doit se diriger l'atten-
tion de L'économiste et de l'homme d'Etat, se résume presque toujours en une dé-
pense de temps, en une production et en une consommation. Il arrive même souvent
que les détails dont se préoccupent plus particulièrement les moralistes, s'expri
ment par le relevé des recettes et des dépenses avec une précision aussi énergique,
on pourrait dire aussi éloquente, que par le discours. On peut donc appliquer aux
existences modestes qui! s'agit de décrire l'axiome que plusieurs économistes ont
énoncé d'une manière plus générale en remarquant qu'un budget bien établi renferme
implicitement la plus exacte appréciation de la richesse, de la puissance et du génie
particulier de chaque nation. — Le Play, Les Ouvriers < rope'ens, i édition, in-
troduction, page 23. — Voir aussi dan$ la î' édition des Ouvriers i uropéens, t. l'\
page 225, § 3 sur les garanties d'exactitude donnée- par les monographies.
la monographie de famille ouvrière. -21
ques mots, d'une façon aussi nette que concise, la famille ouvrière
observée, pour permettre de la classer, par sa définition même,
parmi les autres familles déjà observées, cette première partie
constitue l'œuvre ultime de l'opération, et ne peut être faite que
lorsque la famille en question a été complètement analysée.
La deuxième Partie comprend : La Monographie "proprement
dite, c'est-à-dire le budget des recettes et des dépenses, ce que
Le Play a si bien appelé l'analyse financière des Moyens d'Exis-
tence et du Mode d'Existence de la Famille ouvrière.
Le Budget des Recettes comprend quatre sections :
Section I : Propriétés possédées par la Famille et Revenus de
ces Propriétés.
Section II : Subventions reçues par la Famille et Produits de
ces Subventions.
Section III : Travaux exécutés par la. Famille et Salaires af-
férents à ces Travaux.
Section IV : Industries entreprises par la Famille (à son
propre compte) et Bénéfices de ces industries.
Le Budget des Dépenses comprend cinq sections :
Section I. Dépenses concernant la Nourriture;
Section II. Dépenses concernant l'Habitation;
Section III. Dépenses concernant les Vêtements;
Section IV. Dépenses concernant les Besoins moraux, les
Récréations et le Service de santé;
Section V. Dépenses concernant les Industries, les Dettes, les
Impôts elles Assurances.
Ces deux budgets sont complétés par une série de ('amples
annexes, qui comprennent et font ressortir une série de détails
qui auraient surchargé le budget et qui y figurent seulement
par leurs totaux.
Enfin le budget se solde par un excédent ou un déficit qui
indique, par son chiffre même, la situation où se Irouve la Famille
(>u\ rière '.
i. Le résultat le plus important qui se puisse déduire de la comparaison des deux
budgets des recettes et Mes dépenses, est de constate) s'ils se balancent sur un di Si il
ou un excédent. En disposant ces budgets d'après les bases indiquées dans tes deux
28 l.\ SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
La rROisiÈMÉ Partie présente deua textes complétant le bud-
get domestique. Lorsque la méthode «les monographies de famille
l'ut créée et que Le Play en eut coord< • tous les détails dans
le budget, il s'aperçut, par l'expérience quotidienne qu'il fai-
sait de sa méthode, que « certain.es particularités échappaient
à cette analyse financière de la vie humaine ou ne s'j manifes-
taient pas d'une manière assez marquée.
Aussi eut-il l'idée de grouper, en tête de chaque monogra-
phie, un certain nombre A! Observations préliminaires, qui dé-
finissent en quelque sorte la famille et le milieu social où elle
vil et qui, en même temps, servenl d'introduction aux budgets
des recettes et des dépenses1 ». Subdivisées en 13 paragra-
phes, ces Observations préliminaires exposent la nature des
lieux, l'organisation du travail dans la localité, et surtout les
caractères spéciaux de la famille décrite. Elles développent en
suite les traits généraux des recettes et des dépenses, ou, en
d'autres ternies, les Moyens et le Mode d'Existence. Le dou-
zième paragraphe présente une histoire de la famille et dans les
Phases principales de son existence et dans les mœurs et les ins
lilutions qui assurent son bien-être moral et physique. Comme
on peut s'en rendre compte par ce qui vient d'être dit, ces obser-
vations préliminaires constituent, au même titre que le budgel
lui même, une analyse systématique de la famille ouvrière.
Le second texte qui suit, cette fois, le budget n'a pas ce carac
1ère, il n'appartient pas au corps de la monographie, il lui est
annexé comme un complément final. Sous le titre A'Ëléments
divers de la Constitution sociale, l'observateur peut men-
tionner et grouper ici tous les phénomènes sociaux qui lui
paraissent intéressants, devanl lesquels l'ouvrier est simple-
ment passif, et dont les conséquences, bonnes ou mauvaises, ne
peuvent lui être attribuées2. En fait, comme on peul déjà
chapitres précédents, on s'est proposé surtout de mettre en relief celte conséquence
qui, mieux que tout autre, caractérise la condition physique de chaque famille el
surtout le niveau moral auquel elle s'esl élevée, Le Play, Les Ouvriers européens,
i" édition, p. "..
i. Le Play, Les Ouvriers européens^ 1" édition. Grand Allas, Introduction.
2, Le Play, Les Ouvriers européens, ' édition, 1. 1, p. '.;s.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE 2!»
l'entrevoir, et comme nous le démontrerons en faisant la cri-
tique de la valeur scientifique de la monographie, c'est ici,
c'est sous cette rubrique, que tous les groupements dont se
compose la Société, à l'exception de la Famille Ouvrière qui
\ ion t d'être analysée, pourront être décrits, et cela sans ordre
sans méthode, au seul gré de la curiosité de l'observateur, et
sous l'unique garantie de ses dons naturels.
En résumé, comme nousFavons dit, et comme nous venons de
le démontrer, l'idée maîtresse de Le Play, l'idée maîtresse de la
méthode de la monographie ouvrière est que : pour arriver à la
connaissance d'une 'Société, il suffit d'acquérir celle des Familles
Ouvrières qui en font partie , et que, pour connaître ces Familles
Ouvrières, il faut en dresser le budget.
Quel est le degré d'exactitude de cette proposition?
En d'autres termes, quelle est la valeur scientifique de la mé-
thode créée par Le l'lay?
Tout d'abord, est-il vrai que, pour arriver à la connaissance
d'une Société, il suffira d'acquérir celle des Familles Ouvrières qui
en font partie?
Il nous faut répondre sans hésitation que, si cette connais-
sance est nécessaire, elle n'esl pas suffisante. Car la Famille
Ouvrière n'est que l'un des groupements dont l'ensemble com-
pose la Société.
Est-il vrai aussi que, pour connaître une Famille Ouvrière, il
faut en dresser le budget?
dette seconde proposition est aussi inexacte que la première.
L'analyse financière de la Famille Ouvrière, poursuivie par
l'établissemenl de son budget, est essentiellement impro
pre ;'i donner la connaissance de celle famille, parce qu'elle
déforme les faits pour les faire entrer dans le cadre du
budget.
Comme nous le prouverons bientôt en établissant la valeui
scientifique de la méthode créée par Le Play, la méthode de
l,i monographie de Famille Ouvrière n'est pas plus capable
d'apporter à l'observateur la connaissance de la Société tout
,'ÎO LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
entière, que celle d'une Famille Ouvrière, et cela pour une raison
très simple.
C'est que cette méthode ne présente pas ce caractère essen-
tiel, qui pour un ordre déterminé de connaissances permet de
reconnaître que l'on est bien en possession du véritable pro-
cédé pour y découvrir la vérité. Elle ne présente pas. elle n'est
pas l'adaptation particulière! des procédés généraux et néces-
saires de l'esprit humain à l'objet que l'on étudie. En fait,
la méthode de la monographie de Famille Ouvrière est une
méthode, qui provient d'une autre science, qui ne résulte pas
des conditions spéciales qu'impose aux procédés généraux e1
nécessaires de l'esprit humain, lu connaissance de l'objet même
de la Science Sociale, du groupement.
A quoi sert-il alors de s'arrêter plus longtemps sur l'œuvre de
Le Play? son échec n'est pas plus intéressant que ceux de tant
d'autres qui l'ont précédé et suivi!
Bien que Le Play n'ait pas réussi à créer la méthode de la
Science Sociale, il n'en est pas moins vrai qu'il demeurera
comme un des fondateurs de la Science Sociale, parce1 qu'il
résulte de son oeuvre deux propositions, d'une importance capi-
tale, qu'il a suffi de reprendre et mettre au point pour créer la
méthode.
Ces deux propositions sont les suivantes :
I. — Toute observatio?i sociale doit commencer par celle des
Familles Ouvrières oui font partie de la Société étudiée.
II. — // y a nue modalité imposée aux groupements dont se
compose la Société, en vertu de la constitution même de son
groupement primordial, dn groupement de la Famille Ouvrière.
Exposons et développons ces deux propositions. Elles nous
donneront, tout d'abord, dégagés des erreurs qui les enve-
loppent dans l'œuvre de Le Play, les résultats scientifiques de
celle œuvre. Elles nous initieront, en même temps, d'une ma-
nière aussi profitable (pie facile, à la connaissance de deux des
lois les plus importantes de la Science Sociale, et nous permet-
tront enfin d'aborder en de meilleures conditions la critique de
la valeur scientifique de la Méthode créée par Le Play.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 31
Toute observation sociale, disons-nous tout d'abord, doit com-
mencer par celle des Familles ouvrières, qui font partie de la
Société étudiée.
Bien avant Le Play, les plus grands penseurs avaient cherché
le système du inonde social, et s'étaient demandé, sans parvenu
à le découvrir, par quel côté il fallait aborder ce système, par
quel phénomène on devait commencer l'analyse sociale pour
voir se dérouler après lui, comme dans un écheveau dont on a
saisi le fil, tous les autres phénomènes dont se compose la
Société.
Les uns s'étaient imaginé que chaque Société reçoit sa cons-
titution de ses pouvoirs publics, qu'en organisant l'État on orga-
nisait la république; et certains en avaient conclu que c'était
en pénétrant l'esprit de ses lois qu'on arriverait à connaître une
Société. D'autres pensèrent qu'une Société s'organise d'après ses
croyances religieuses et cherchèrent dans le culte des ancêtres
la clef de la cité antique. Ceux-ci, assimilant la Société à un
organisme, acceptèrent toute une méthode d'une comparaison
inexacte et constituèrent de pièces et de morceaux empruntés à
toutes les civilisations contemporaines, une société primitive,
pour reconstituer l'organisme embryonnaire dont ils voulaient
suivre l'évolution. Tous étaient partis d'une idée à priori, et leur
étude, commencée à faux, ne put les conduire, malgré la
puissance de leur esprit, à une connaissance exacte de la
Société.
Or, il se trouva qu'en faisant son métier d'ingénieur, qu'en
se préoccupant des conditions de vie de l'ouvrier, connue d'un
facteur essentiel à la prospérité de l'industrie, Le Play était
présisément tombé sur le point, à partir duquel se déroule toute
la connaissance de la Société.
Il s'en aperçut; ce fut là son génie.
Pourquoi la Famille Ouvrière est-elle le point de départ de
l'analyse sociale, et comment, à partir d'elle et au travers d'elle,
voit-on se dérouler tout le plan delà Société?
Nous allons essayée de le démontrer.
Le premier trait qui trappe dans cette proposition, esl que la
32 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
connaissance de la Société commence à partir de la connaissance
de la Famille.
Que la connaissance de la Société ne commence pas avec celle
de l'individu, que l'unité sociale ne soit pas l'individu, mais le
groupe, c'est là un fait qui, pour Le Play, ne fut que la conclu-
sion de l'expérience, mais qui, pour nous, doit avoir maintenant
et a toute la force d'une proposition nécessaire par elle-même,
toute l'évidence d'un axiome. Comme nous l'avons établi, en
déterminant l'objet môme de la Science Sociale, la Société ne
commence qu'avec le groupe; jusque-là elle n'existe pas, et si
on l'étudié en dehors du groupe, on l'étudié en dehors d'elle-
même, en dehors de son objet.
Mais si la connaissance de la Société ne consiste que dans
celle des groupes qui la composent, pourquoi cette connais-
sance commence-t-ellc avec celle de la famille?
C'est qu'en effet la famille est le groupe premier, le groupe
élémentaire, le groupe fondamental.
J'oserai presque dire que c'est là un l'ait dont la réalité s'im-
pose d'elle-même, et qu'affaiblit tout essai de démonstration.
Il est aujourd'hui reconnu, en chimie, que les masses cristal-
lines déterminent leurs arêtes d'après celles de leurs éléments;
ainsi peut-on-dire que chaque société détermine toutes ses
institutions, tousses groupements d'après la constitution même
de son groupement familial.
Remarquez, tout d'abord, que la Société ne reçoit ei n'emploie
que ce que lui fournit la famille; celle-ci est la matrice d'où
sortent tous les êtres humains. Et si nul n'entre que par elle
dans la Société, nul n'entre dans tous ces groupements qui com-
posent cette Société, groupement du Travail, groupement de la
Propriété, groupement du Commerce, de la Religion et groupe-
ments des Pouvoirs publics; nul n'entre dans tous ces groupe-
ments, qu'après avoir subi chez elle une formation première;
soit qu'elle façonne ses produits d'une façon vigoureuse et leur
imprime un tour indestructible, soit qu'elle les laisse échapper,
à peine dégrossis, ou souvent même détonnes.
Et c'est ce que la famille n'a pas l'ait ou ne fait pas, soit
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 33
par incapacité propre, soit par inaptitude relative, pour rendre
les hommes aptes à vivre en Société, pour assurer leur vie en
Société qui est précisément l'œuvre, la fonction et la raison d'être
des autres groupements. Ceux-ci ne sont donc que le complé-
ment ou le supplément de celui-là, et leur naissance, leur dé-
veloppement et leur action se mesure pour chaque Société, à
l'espace vide qu'a laissé la famille?
Ainsi donc l'analyse sociale doit partir de l'observation de la
famille; mais de quelle espèce de famille?
De la Famille Ouvrière, parce que : la vie de l'ouvrier est essen-
tiellement propre à présenter la forme la plus élémentaire et
la plus simplifiée de l'existence dans une Société.
Avec la Famille Ouvrière, nous rencontrons par conséquent
le véritable point de départ de l'analyse sociale, puisqu'on Science
Sociale, comme dans toutes les sciences d'observation, la mé-
thode veut qu'on procède du simple au composé.
Point n'est besoin de longue démonstration pour établir que
dans la vie de la Famille Ouvrière, tout tend à se restreindre au
plus juste, à l'essentiel. Les faits de tous les jours sont là pour
prouver que c'est par les moyens les plus simples, par les pro-
cédés les plus économiques que l'ouvrier pourvoit à sa vie, et
la force des choses le ramène sans cesse à cette commune me-
sure qu'il ne peut dépasser, d'une façon continue, qu'en s'élevant
à une condition supérieure, en cessant d'être ouvrier.
Dans quoique région que l'économiste conduise son enquête,
l'explorateur ses études, c'est toujours chez l'homme du peuple
qu'ils iront, lorsqu'ils voudront connaître une contrée, ses res-
sources, son travail et ses moeurs. C'est dans la maison du pay-
san et de l'ouvrier qu'il faut entrer, c'est dans leurs champs et
leurs ateliers qu'il faut les suivre, pour se rendre compte des in-
dustries nourricières de la région, du pays dont ils sont; c'est
là qu'on apprendra les conditions que le climat et le travail im-
posent à la nature et au régime de la nourriture, de l'habitation,
du vêtement et de l'hygiène. Traditions et organisation de la fa-
mille, système de l'éducation et de l'instruction, action de l'au-
torité privée ou publique, croyances et pratiques religieuses,
3
34 LA. SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
action du commerce, influence des classes supérieures, divertisse-
ments et arts nationaux, tout se rencontre au foyer de l'ouvrier,
tout y aboutit dans les formes les plus simples et par l'action la
plus profonde. Combien ce procédé n'apparaît-il pas encore plus
vrai et plus efficace, lorsqu'on lui oppose le procédé contraire;
qui irait à Versailles, dans le palais des rois, pour se rendre compte
des conditions de l'habitation en France qui s'assoirait à la
table d'un lord pour s'enquérir du régime de l'alimentation en
Angleterre?
L'observation des différents groupements dont se compose une
Société doit donc commencer par l'étude du groupement fami-
lial ouvrier.
Ainsi déterminé, le point de départ de l'analyse sociale est-il
suffisamment précis?
Non, car il y a bien des sortes de Familles Ouvrières. Il y en
a qui s'élèvent et sont sur le point de cesser d'être ouvrières;
il y en a qui succombent, s'enfoncent de jour en jour dans la
misère, et cessent peu à peu de demander leur pain quotidien
au travail pour le recevoir de la charité; il en est d'autres,
enlin, qui se maintiennent en leur condition. A laquelle de
ces trois catégories faut-il s'adresser?
En Science Sociale, comme dans toutes les sciences d'obser-
vation, il ne suffit pas d'observer un élément simple; il faut
encore, pour que l'observation soit efficace, que cet élément soit
judicieusement choisi, qu'il soit bien constitué, qu'il ne présente
aucune anomalie, aucune difformité, aucun manque; il faut, en
un mot, que cet élément simple soit normal.
Que dirait-on, pour ne justifier cette règle que par un seul
exemple, (pie dirait-on d'un anthropologiste qui étudierait des
manchots, des boiteux, des bossus, des aveugles pour trouver
les lois de la structure humaine!
Quelles sont les conditions qui permettent de reconnaître que
cet élément simple se trouve dans ses conditions normales? Ici
chaque science apportera sa réponse.
La Science Sociale axant pour objet la connaissance des diffé-
rents groupements dont se compose la Société, et chaque
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. X\
groupement étant formé par les hommes en vue d'atteindre
un but déterminé, qui ne saurait être atteint par aucun des
autres groupements déjà existants, on pourra reconnaître
que l'élément social, le groupement, est dans son état normal,
lorsqu'il est constitué et fonctionne de telle façon qu'il peut at-
teindre et remplir le but qui est sa raison d'être, qu'il est en
état de répondre à sa cause constitutive.
A mesure que nous aborderons l'étude particulière de chacun
des groupements dont se compose la Société, nous détermi-
nerons et nous établirons sa cause constitutive ; nous ne pouvons
donc pour le moment que procéder par voie d'affirmation, en
disant que la cause constitutive de groupement familial est
l'éducation des jeunes générations. Il s'ensuit que le grou-
pement familial sera clans son état normal lorsqu'il com-
prendra les agents actifs et passifs de cette éducation et qu'il
possédera des moyens d'existence suffisants pour assurer la vie
de ses membres. Une Famille Ouvrière, dans son état normal,
sera donc une famille composée d'un père, d'une mère et d'en-
fants, une famille ayant, de par son travail, des moyens d'exis-
tence suffisants pour pourvoir à leur vie quotidienne. Une telle
Famille Ouvrière est une Famille Ouvrière prospère
Voilà, ce semblerait, notre point de départ complètement dé-
terminé : l'analyse sociale doit commencer par l'étude d'une
Famille Ouvrière prospère. Mais une dernière question se pose.
Comment se fait cette étude? Il y a là, il faut y prendre garde,
plus (pi' une question de métier ; nous ne nous préoccupons pas,
en ce moment, de donner des conseils pratiques aux observateurs;
il s'agit ici d'une question de méthode.
Pour bien connaître la Famille Ouvrière prospère, point de dé-
part de toute analyse sociale, suffit-il de prendre à travers les
pays des renseignements généraux sur la façon dont elle esl
communément constituée? Peut-on emprunter un trait à telle
famille, un trait à toile autre; observer ici un ouvrier, là une
mère de famille, s'enquérir du travail auprès d'un patron, ou
d'un chef de syndicat, visiter les enfants à l'école, interroger le
ministre du culte sur les croyances et les pratiques <\r ses fi
36 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
dèles? Suffit-il de consulter des moyennes, de supputer des sta-
tistiques?
Que penserait-on du naturaliste qui, voulant étudier le cheval,
observerait le squelette du percheron, le système musculaire du
pur sang' anglais, les conditions d'alimentation du cheval arabe?
C'est un même sujet qu'il faut considérer, et c'est en lui qu'il
faut étudier toutes ses parties constitutives, mesurer leurs
actions combinées, et discerner leurs actions réciproques. Il est
d'ailleurs reconnu aujourd'hui que les sciences d'observation
n'ont progressé que du jour où elles se sont adonnées à l'étude
complète et détaillée d'un seul et môme objet.
Cette précision et cette limitation du point de départ, imposée
par l'expérience, ne restreint pas plus les résultats de l'observa-
tion en Science Sociale, qu'elle ne les restreint dans les autres
sciences. Tous ceux qui ont pratiqué une science quelconque,
savent la force de pénétration et la puissance d'extension que
donne au savoir humain l'examen approfondi d'un objet ainsi
choisi. Toutes les sciences aujourd'hui usent de la monographie,
comme de leur procédé le plus certain et le plus fécond, depuis
la minéralogie et la botanique qui s'appliquent toujours à dé-
crire, avant tout, tel minerai ou telle plante trouvées en tel en-
droit, jusqu'aux sciences historiques qui estiment qu'aucune
institution n'est connue réellement tant que sa connaissance
n'aura pas été établie sur l'histoire spéciale de telle seigneurie,
de telle corporation, de telle abbaye. Remontez au point de dé-
part de toutes les grandes découvertes, recherchez l'origine
scientifique de toutes les lois qui sont marquées comme les
étapes successives des progrès des sciences, et vous trouverez
toujours comme point de départ un observateur consacrant des
jours, des mois et souvent même des années à l'étude méthodique
et complète d'un seul et même objet.
Quelle que soit l'espèce de groupement que vous observiez en
Science Sociale, groupement de la Famille, groupement du
Commerce, groupement du Travail, etc., comment pourrez-vous
arriver à vous rendre compte de la nature et «les éléments de ce
groupement, de leurs fonctions spéciales et de leurs actions ré-
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 37
ciproques si vous ne posez pas votre observation au sein d'un
groupement déterminé?
Qui oserait aujourd'hui, parmi les véritables historiens, pré-
tendre connaître le régime féodal, en allant étudier dans telle
châtellenie le régime de la tenure servile, dans telle autre les
obligations et les droits du seigneur, et dans une autre pro-
vince les obligations et les prérogatives du suzerain? Si tout le
monde s'accorde aujourd'hui, pour déclarer qu'une telle des-
cription de la féodalité, bien que faite d'après des éléments réels,
serait purement composite, et par conséquent absolument impro-
pre à donner une idée exacte de la constitution de ce groupement
particulier de la Société qu'était le régime féodal ; qui oserait
soutenir qu'une méthode, qui est nécessaire lorsqu'il s'agit des
groupements que le passé a vu naître et disparaître, cesse de
l'être lorsqu'il s'agit de ceux du temps présent; et que l'on peut, à
moins d'être un ignorant ou un amateur, prétendre connaître, par
exemple, la grande propriété terrienne d'Angleterre ou de l'Al-
lemagne orientale, en faisant une course rapide à travers les
terres des lords ou celles des seigneurs allemands.
Ainsi il est établi, nous l'espérons du moins, que toute ob-
servation sociale doit commencer par celle des Familles Ou-
vrières qui font partie de la société étudiée.
En faisant ces monographies de Familles Ouvrières, Le Play
usa pleinement de la méthode des sciences d'observation. Il en
usa si bien, qu'il fit plus que de découvrir le point de dépari
de toute analyse sociale. Il remarqua, et c'est la seconde propo-
sition que nous voulons établir, qu'il y avait une modalité im-
posée aux autres groupements, dont se compose la Société, m
vertu même de la constitution de son groupement primordial,
il h groupement de la Famille Ouvrihe.
Ces monographies de Familles Ouvrières, il faut le remarquer,
ne donnèrent pas seulement à Le Play, el ne présenteni pas uni-
quement à ceux qui Les étudient, la connaissance du type nor-
mal (juc la Famille Ouvrière offre à l'observateur en chaque en-
droit, en chaque pays. Si leur valeur, si leur rendement scien-
38 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE
tifique s'étaient arrêtés là, si elles n'avaient eu d'autre efficacité
que de faire connaître ce type normal de la Famille Ouvrière,
elles n'auraient servi qu'à constituer la science de la famille.
Flics auraient constitué cette science, en fournissant le point de
comparaison à partir duquel il devenait facile de connaître mé-
thodiquement les familles les plus compliquées, et les familles
décomplétées, anormales, ou encore les familles présentant
quelque monstruosité de constitution. Ou bien, il aurait fallu
pour recevoir de leur connaissance celle de la Société tout
entière, que la Société n'eût d'autre institution, d'autre groupe-
ment que la famille ; il aurait fallu, en d'autres termes, que la
société, que le genre humain tout entier, ne fût pas autre chose
qu'une aggrégation de familles juxtaposées, sans autres rap-
ports entre elles que ceux de ressemblance ou de dissemblance.
Mais telle n'était pas la réalité.
Aussi la Famille Ouvrière apparut bientôt à Le Play, non seule-
ment comme le groupement le plus simple entre tous les grou-
pements familiaux, mais encore comme un groupement qui était
en rapports constants et nécessaires avec d'autres groupements
d'une nature différente, avec les autres groupements dont se
compose la Société. Les monographies de Familles Ouvrières
lui révélèrent rapidement qu'il y avait entre les Familles Ou-
vrières, et les institutions différentes d'elles, les autres groupe-
ments sociaux, bien autre chose que des rapports de similitude
ou de dissimilitude, mais des rapports de dépendance, d'action
liée.
En poursuivant par toute l'Europe son étude de la Fa-
mille Ouvrière, Le Play, se rendit compte, par La réalité même
des faits, qu'il lui était impossible de saisir et de décrire le fonc-
tionnement d'une Famille Ouvrière, sans y noter et sans y com-
prendre les actions et les effets produits en elle et sur elle par
des institutions, par des groupements constitués en dehors d'elle,
par les groupements formés par les patrons, les commerçants,
les écoles, le clergé, les associations, les autorités publiques.
Conduit ainsi par l'étude scientifique de la Famille Ouvrière à
analyser, dans chaque cas particulier, ce que ce groupement
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 39
primordial demandait et recevait des autres groupements, des
différentes institutions dont se compose la Société, Le Play
entrevit qu'observés de ce point de vue et à ce point de vue, ces
autres groupements, ces différentes institutions, révélaient avec
une splendide clarté, et leur principale raison d'être et leur
efficacité sociale. Aussi prit-il soin de consigner après chaque
monographie, dans ces magnifiques Notes additionnelles dont
nous avons parlé1 tout ce que lui apprenait, sur le reste de la
Société, la Famille Ouvrière qu'il venait d'observer.
Suivant le hasara des rencontres, ou pour parler plus exacte-
ment, suivant la nature même de la famille qu'il étudiait. Le
Play observa et décrivit dans leurs effets sur la Famille Ouvrière,
les institutions sociales, les groupements les plus divers, les
plus étendus.
Mais quelles étaient les causes constitutives de ces groupe-
ments, quelles étaient leurs fonctions spécifiques, quels étaient
leurs rapports réciproques? qu'était-ce, en un mot, qu'une So-
ciété? Voilà ce que l'étude de la Famille Ouvrière n'avait pas
encore révélé à Le Play.
Ce ne fut que lorsque les occurrences de sa carrière d'ingé-
nieur Famenèrent sur les confins de l'Asie qu'il eut la vision
de ce qu'était une Société.
<( Pendant les premières années que je consacrais, dit-il, à
l'observation méthodique des Sociétés, je n'aperçus pas aussi
promptement que je le désirais la lumière que j'allais chercher.
Les grands phénomènes sociaux offraient d'ailleurs dans leurs
détails une diversité infinie, selon la tradition des races, la na-
ture des sols, des climats et des productions spontanées, l'or-
ganisation des travaux et des moyens de subsistance. En voyant
cette complication, je compris que la méthode scientifique, appli-
quée à l'étude des Sociétés, ne pouvait donner les prompts résul-
tais que m'avait fournis son application à l'étude des minéraux.
Toutefois, confiant dans la méthode, je poursuivis mon analyse
1. Le Play, La Constitution essentielle de l'Humanité, page il et 12.
40 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
sociale avec la persuasion que la lumière se ferait tôt ou tard
dans mon esprit. Cet espoir ne fut pas trompé.
« Les doutes que mes sept premiers voyages m'avaient
laissés furent même levés plus tôt que je ne l'avais prévu.
« Cette transformation commença à se produire dans mes
idées en 1837, quand j'eus abordé les contrées orientales de
l'Europe sur les frontières de l'Asie contiguës au bassin de la
Caspienne. Elle fut ensuite achevée par deux autres voyages
accomplis dans le pays d'Oren bourg, dans les monts Ourals, et
dans les steppes asiatiques qui s'étendent vers l'Orient 1. »
Jusqu'à cette époque, en effet, Le Play n'avait jamais eu la
certitude d'avoir saisi par son observation une Société au grand
complet, et d'avoir pu, par conséquent, en discerner les élé-
ments constitutifs, en déterminer les groupements fondamentaux.
Dans les milieux extraordinairement compliqués où ses études
avaient porté jusqu'alors, il avait en chaque pays, et pour chaque
Famille Ouvrière, relevé pour ainsi dire l'action, partant l'exis-
tence d'une nouvelle institution, d'un nouveau groupement.
Cette abondance de faits nouveaux et l'extraordinaire variété de
leurs combinaisons semblaient défier ou tout au moins rendre
singulièrement confuse toute vue d'ensemble, toute intelligence
de ce qu'est une Société, des groupements qui la constituent
essentiellement et de leurs actions réciproques.
Il manquait alors à Le Play d'avoir rencontré le type simple
d'une Société complète, comme il lui avait été donné de rencon-
trer, au début de sa carrière, le type simple de la famille. Eh bien,
c'était ce type simple de la Société complète que Le Play vif
tout à coup apparaître devant lui quand il arriva sur les confins
de l'Asie.
Sur le versant de l'Oural, il rencontra une Société constituée
d'un groupement unique, du seul groupement de la Famille
Ouvrière. Une Société, où toutes les institutions, toutes les fonc-
tions qui, dans nos Sociétés compliquées de l'Occident, consti-
tuent et nécessitent autant de groupements séparés et distincts,
se trouvaient comprises dans une seule institution, se trou-
1 . Voir supra.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIERE. 41
vaient remplies par un seul groupement : la Famille Ouvrière.
On peut se rendre compte de la surprise que Le Play dut
éprouver, lorsqu'il s'aperçut qu'avec la monographie de la
Famille Ouvrière de la steppe asiatique, il avait fait, du même
coup, celle de la Société patriarcale.
Qu'y avait-il donc dans ces familles patriarcales, qui leur
permit de se suffire à elles-mêmes, de former à elles seules une
société complète ' ? Quelles étaient les conditions dans lesquelles
elles se trouvaient, pour qu'elles pussent ainsi résoudre, par elles
seules, toutes les questions qui découlaient pour elles, comme
pour toute Société, de la sécurité de l'existence et delà perpé-
tuité de l'espèce? Quelle était l'organisation de ce groupement
familial, qui se passait si aisément du concours de tous les autres
groupements de toutes les autres institutions qui, dans les autres
sociétés, se superposent, pour la compléter, à la Famille Ouvrière.
C'est ce que révéla à Le Play l'observation directe, et l'obser-
vation comparée de la famille patriarcale.
Par X observation directe de la famille patriarcale, Le Play
vérifia, dans toute son amplitude, une loi, dont il avait déjà dis-
cerné maintes fois l'action. Il vit l'organisation du groupement
familial sortir tout entière et comme nécessairement, des con-
ditions que lui imposaient la recherche et la pratique de ses
Moyens d'Existence.
Tout le monde connaît aujourd'hui les pages célèbres qui
ont fait de Le Play le chantre scientifique de la grande steppe
d'Asie2. En décrivant cette immuable et merveilleuse Terre
des Herbes, en montrant dans quelles conditions et de quelle
manière doit s'exercer et s'exerce l'art pastoral, il nous fait
assister à la naissance et à l'organisation de la famille patriar-
cale. Nous voyons, avec lui, la communauté de famille sortir
de la communauté de propriété, conséquence naturelle et
forcée de la communauté de travail, imposée elle-même par
les conditions intransformables du lieu.
La lâche de chacun dans le labeur commun, les droits de
1. Voir supra.
').. Le Play, Les ouvriers européens, t. 1 et II.
42 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE,
chacun sur la propriété commune, la situation de chacun dans
le groupe familial, toutes ces choses sont relevées et expliquées
par l'observation directe que Le Play fait de la famille patriar-
cale, aussi bien que les questions matérielles et morales qui se
posent à cette petite société. Grâce à ses travaux, nous voyons
apparaître de la façon la plus nette la grande figure du pa-
triarche, dans ses multiples fonctions de directeur du travail,
de dispensateur de la propriété, de chef de la famille, d'édu-
cateur, de juge, de prêtre et de roi de la société patriarcale.
Mais si intéressants et si curieux qu'ils fussent, ces résultats
de l'observation directe n'étaient rien, en comparaison de ceux
que l'observation comparée devait fournir à Le Play pour la
constitution de la Science Sociale.
Rapprochant de cette famille patriarcale, qui composait
ainsi, à elle seule, une société tout entière, les institutions, les
groupements qui, dans les sociétés compliquées de l'occident, se
superposent à la Famille Ouvrière pour compléter son action, on
devait voir apparaître immédiatement ce qui supplée à ces ins-
titutions, ce qui remplit les fonctions constitutives de ces groupe-
ments, dans la Société patriarcale. Là se trouvait évidemment
l'élément le plus simple, qui, joint à la Famille Ouvrière, en fait
une société complète ; là devait se trouver l'équivalent le plus
réduit de toutes les institutions, de tous les groupements qui,
en dehors et au-dessus de la Famille Ouvrière, complètent ail-
leurs la Société.
Bien souvent, tandis qu'il se livrait à l'observation des
familles ouvrières de l'Occident, Le Play avait relevé l'action
décisive du chef du groupement du travail, du patron, d'un
homme complètement étranger à la famille de l'ouvrier. 11 avait
noté, pour ainsi dire, traits par traits, sa fonction essentielle,
qui est de diriger le travail, d'en réunir et d'en combiner tous
les éléments, de le commander, de le contrôler, de lui faire
produire tout son rendement utile, de distribuer à chacun la
part qui lui revient dans l'œuvre commune. Qui remplissait
cette tâche, qui était le chef du groupement du travail dans la
Société patriarcale? C'était le patriarche.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE 01 VH1EKE. -43
Dans nos sociétés à productivité intense, Le Play avait eu
mille occasions de remarquer combien relativement peu nom-
breuses étaient les familles paysannes capables de posséder
leur domaine, combien plus rares encore étaient les familles
ouvrières capables de posséder leur atelier industriel. Et cette
incapacité, très loin d'être secourue et transformée en capacité
croissante par le progrès des méthodes de travail, semblait au
contraire s'accroître à chaque nouvelle invention.
Aussi, en observant les Familles Ouvrières, il y relevait
constamment l'action d'institutions, de groupements étrangers
qui avaient pour but de suppléer à leur incapacité. C'est ainsi
que Le Play eut successivement l'occasion de rencontrer, et
d'étudier dans leur action sur les Familles Ouvrières, le régime
du servage en Russie, celui de la féodalité en Hongrie, la pro-
priété collective en Suisse et clans les Pyrénées, la grande
propriété en France et en Angleterre. C'est ainsi qu'au cours
de ses enquêtes ouvrières, il releva l'existence du régime de la
propriété industrielle, depuis le petit atelier patronal jusqu'à
la Société anonyme.
Qu'est-ce qui remplissait dans la Société patriarcale la fonc-
tion de ces institutions, de ces groupements si nombreux, si
divers? Qu'est-ce qui était le chef du groupement de la Pro-
priété, qui avait la charge de la disposition de la propriété? Le
Patriarche, encore le Patriarche.
Est-il besoin de donner encore quelques exemples? Examinez
successivement les groupements si divers, que fontnaitre, dans
toutes les Sociétés compliquées, la satisfaction des besoins qui
dérivent du Commerce, des Cultures intellectuelles, de la Reli-
gion, etc., et comparez tous ces groupements si divers avec la
famille patriarcale. Vous constaterez toujours que, dans la
société pastorale, ces questions sont de telle nature et se posent
de telle fa<;on, que le Patriarche est homme à les résoudre, et
que le ^roupemont de la Famille patriarcale reste suffi-
sant.
Il y a plus, tandis que, partout ailleurs, on voit les groupe-
ments de la vie publique, les plus divers et les plus compliqués,
44 LA SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
se succéder depuis la petite agglomération rurale jusqu'à l'État,
et engendrer, avec un luxe parfois inouï, une série de spécia-
listes, de fonctionnaires; tous les intérêts constitutifs de ces
groupements, le maintien de la paix publique et de l'indépen-
dance nationale, sont parfaitement satisfaits dans la Société
pastorale par le Patriarche. C'est lui qui condamne et qui châtie,
c'est lui qui négocie les alliances et conduit les prises d'armes ;
il est juge, il est prince, comme il est instituteur et pontife,
commerçant et patron.
Ainsi en passant successivement en revue les ditlerentes fonc-
tions sociales qui, dans les Sociétés compliquées, sortent du
cadre de la Famille Ouvrière, et nécessitent des groupements
spéciaux, on les voit dans les Sociétés pastorales se résumer
toutes à une même institution à toutes fins, le Patriarcat, se
confondre dans un même et unique groupement, la Famille
patriarcale.
Par l'observation directe Le Play avail vu la Famille patriar-
cale sortir toute organisée de lu pratique de l'art pastoral. ( lit-
servant, dès leur origine, toutes les questions qu'amenait pour la
Société patriarcale la permanence de ses moyens d'existence et
la continuité de la race, il s'était rendu compte pourquoi et com-
ment le patriarche était homme à les résoudre.
Par l'observation comparée Le Play avait trouvé avec le Pa-
triarcat l'institution qui, dans la Société pastorale, suppléait à
la fonction e\ à l'action de ces institutions, de ces groupements
qu'il avait rencontrés si nombreux et si compliqués dans les
sociétés de l'Occident.
Il avait découvert une famille qui constituait à elle seule une
Société complète; il avait donc bien rencontré le type simple de
la Société.
De quelle utilité allait être cette découverte? Comment la con-
naissance du type simple de la Société pouvait-il faire voir à Le
Play qu'il y avait chez les Sociétés compliquées une modalité
imposée aux groupements dont se composent ces Sociétés, en
vertu de la constitution particulière de la Famille Ouvrière?
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIERE. 45
Chacun sait que, dans toutes les sciences d'observation, laprin-
cipale utilité qui résulte de la détermination des types simples,
est la possibilité de classer les types complexes par comparaison
avec eux et à partir deux.
Ce fut précisément ce que fit Le Play. En revenant d'Orient
en Occident il classa, non pas les Sociétés, puisqu'il ne les avait
observées ni directement ni complètement, mais les Familles
Ouvrières, dont il avait dressé des monographies si complètes. Il
les classa par rapport à la Famille patriarcale, qui formait à elle
seule une Société complète, dans l'ordre où elles allaient s'éloi-
gnant de plus en plus de ce type simple, dans l'ordre où, se suf-
fisant de moins en moins à elles seules, elles réclamaient de plus
en plus des institutions complémentaires, des groupements su-
perposés.
Il vit ainsi, en descendant des monts Ourals, à travers la Rus-
sie, jusqu'au cœur de l'Europe centrale, qu'à mesure que, sous
l'empire de causes diverses, la nécessité d'une production plus
intense amenait des complications dans l'organisation des
Moyens d'Existence de la race, le groupement de la famille
patriarcale était de moins en moins capable de les résoudre. Des
ruines du Patriarcat sortaient, aussi bien pour l'organisation du
Travail que pour celle de la Propriété, de nouveaux groupements,
de nouvelles institutions : le mir, la zadruga, les artels... Cha-
cune, correspondant à un degré différent d'intensité dans le tra-
vail, réunissait ses membres, choisissait ses autorités, fixait ses
lois en raison même du but qu'il lui fallait atteindre, du service
qu'il lui fallait rendre. En même temps, sous l'empire de la même
cause, et de la même manière, une série de fonctions qui, dans
la Société pastorale, avaient été remplies par le patriarche,
échappaient à la Famille Ouvrière et demandaient pour être
assurées des groupements spéciaux et des autorités particulières.
Le Commerce, les Cultures intellectuelles, le service du Culte,
les Pouvoirs publics s'orgauisaient, se développaient.
El tandis qu'on pouvait suivre, de régions en régions, la nais-
sance et le développement successifs de ces groupements en
raison même de la complexité croissante des problèmes que la
Ï6 l.\ SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
complication de plus en plus grande des Moyens d'Existence,
posait à la Famille Ouvrière, on remarquait ceci. Tous ces grou-
pements, toutes ces institutions de la vie privée et de la vie pu-
blique n'avaient pas seulement pour cause originelle l'inapti-
tude de la Famille Ouvrière et du Patriarcat, mais ils se consti-
tuaient, s'organisaient et se développaient précisément en vue de
suppléer à cette inaptitude, et dans la mesure de celte inapti-
tude. Il y avait plus encore : à examiner ces groupements, on
voyait qu'ils avaient comme membres, les membres mêmes des
familles ouvrières, et comme chefs, des individualités, désignées.
il est vrai, par leurs qualités personnelles, mais provenant de ces
mêmes familles ou qui en étaient antérieurement sortis.
Les groupements qui constituent la Société, paraissaient donc
bien, du moins pour les Sociétés de l'Europe Orientale, présenter
une modalité en raison même de la constitution spéciale du
groupement de la Famille Ouvrière.
Revenu dans l'Europe Occidentale, Le Play se demanda si la
loi qu'il venait de découvrir en Orient s'appliquait aussi aux
sociétés de l'Occident.
En France comme en Angleterre, il avait eu cent fois l'occa-
sion de noter, en faisant des monographies de Familles Ouvrières,
l'action qu'exerçaient sur ces familles les groupements destinés à
assurer la vie matérielle, intellectuelle et morale de la Société.
Mais ces groupements étaient si nombreux, si compliqués, d'or-
dres si divers, ils se superposaient à des Familles Ouvrières si
réduites, parfois si désorganisées, toujours si éloignées du type
que devait présenter une Famille Ouvrière se suffisant à elle-
même, constituant à elle seule une Société, que la vérification
était fort difficile. •
L'observateur n'avait pas pour l'Europe Occidentale, la bonne
fortune qui s'était offerte a. lui dans l'Europe Orientale. 11 ne
pouvait relever par étapes successives, de région en région, les
différents états que présentait la Famille Ouvrière, depuis l'état
simple, jusqu'à l'état le plus compliqué.
Le Play remarqua tout d'abord que si les différents groupe-
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 47
ments qui apparaissaient dans les Sociétés Occidentales, au-dessus
de la Famille Ouvrière avaient avec leurs analogues de l'Europe
Orientale des traits communs, ils en avaient beaucoup plus de
différents. En Orient comme en Occident, les mêmes nécessités,
amenées parla complication progressive des Moyens d'Existence,
avaient enlevé successivement à la Famille Ouvrière la direction
du Travail, l'entière disposition de la Propriété. En Orient comme
en Occident, le Commerce, les Cultures intellectuelles, la Reli-
gion, les Pouvoirs publics s'étaient constitués, en dehors de la
Famille Ouvrière, à l'état de groupements séparés, d'institutions
distinctes; mais rien ne ressemblait moins aux groupements ei
aux institutions russes que les groupements et institutions fran-
çaises, parce que rien ne ressemblait moins à la Famille Ouvrière
russe que la Famille Ouvrière française. Il n'était donc pas pos-
sible de considérer la Famille patriarcale de la steppe asiatique
comme le type simple de la Famille Ouvrière occidentale.
En continuant ses comparaisons, sur les Familles Ouvrières
qu'il avait observées en France et en Angleterre et sur les insti-
tutions, les groupements, dont ces familles lui avaient révélé
l'existence, Le Play se rendit compte qu'il y avait entre la Société
française et la Société anglaise des différences aussi considéra-
bles qu'entre les Sociétés orientales et les Sociétés occidentales.
Il fut ainsi amené à rechercher quel était ou quel avait dû
être pour la Société française et pour la Société anglaise le type
simple de Famille Ouvrière, le type simple de Famille Ouvrière
constituant à lui seul une société complète, d'où étaient sorties
en se compliquant ces deux Sociétés.
Pour la Société anglaise, Le Play pensa avoir réellement ren-
contré ce type simple de famille avec la famille des pêcheurs
intiers de la nier du Nord.
Pour la Société française, bien (pic Le Play déclarait très net-
tement que la Famille Ouvrière de l'ancien régime provenait du
développement de l'ancienne communauté paysanne, il pensa
que l'état d'instabilité, où lavaient jetée définitivement les lois
successorales de la Révolution, était tel que tout se passai! chez
elle comme si elle provenait de \& famille instable des chasseurs.
48 LA SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
Pour la Société française comme pour la société anglaise, il vé-
rifia à partir de ces deux types simples de famille, qu'il nomma
Famille-souche, et Famille instable ,1a loi de modalité. Il démon-
tra théoriquement que tous les groupements, qui constituent à
l'heure actuelle la Société anglo-saxonne, comme tous les grou-
pements qui composent la Société française, sont nés des défor-
mations successives que la complication des Moyens d'Existence a
fait subir au type simple de la Famille-souche, et au type simple
de la Famille instable. Etablissant, par là même, le rapport cons-
tant, qu'il y a, pour chacune de ces Sociétés, entre la constitu-
tion et l'organisation delà Famille Ouvrière, et celles des autres
groupements dont se compose la Société, il donna ainsi une
nouvelle démonstration de la loi de modalité qu'il avait décou-
vert en Orient.
Aussi toutes les personnes qui ont lu l'œuvre de Le Play, com-
prendront l'extrême importance qu'il attache aux trois types dif-
férents de la famille, qui de lui reçurent les noms, bien connus
aujourd'hui, de Famille patriarcale, Famille-souche et de Fa-
mille instable.
Elles constituent, d'après lui, les trois Sociétés simples des
Pasteurs, des Pêcheurs côtiers et des Chasseurs, et c'est de ces
trois Sociétés simples que procèdent, dans la théorie de Le Play,
toutes les Sociétés contemporaines.
C'est ainsi que Le Play trouva cette loi de modalité, suivant
laquelle tous les groupements dont se compose une Société
vont se constituant d'après la forme qu'a reçu le groupement
premier, le groupement familial; loi analogue à celle de Cu-
vier sur la corrélation des formes.
Telle est, en résumé, l'œuvre scientiliquc de Le Play; elle est
aussi belle, aussi iéconde que celle des plus grands génies dont
s'honore l'humanité. Tout le reste de ses ouvrages relève uni-
quement de son action comme réformateur social.
Cette œuvre scientifique consiste essentiellement dans les
deux lois que nous venons de démontrer, dans ces deux lois qui
procédèrent pour Le Play, ainsi que nous l'avons vu, de deux
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 49
heureuses rencontres, de la rencontre de la Famille Ouvrière, et
de celle de la Famille Pastorale de la grande steppe asiatique.
Pourquoi Le Play n'alla-t-il pas plus loin?
Pourquoi, après avoir découvert avec la Famille Ouvrière le
point de départ de l'analyse sociale, ne continua-t-il pas cette
analyse? Pourquoi ne fit-il pas l'analyse directe des autres
groupements dont se compose la Société?
Pourquoi, après avoir entrevu cette loi de modalité qui veut
que les groupements dont se compose la Société soient cons-
titués et organisés d'après la constitution et l'organisation du
groupement primordial, de la Famille Ouvrière, pourquoi n'ar-
riva-t-il pas à faire l'analyse directe de ces groupements, à
déterminer l'ensemble des rapports qu'ils ont entre eux?
Pourquoi n'arriva-t-il pas à les classer?
C'est ce que nous allons démontrer maintenant en entrepre-
nant la critique de la valeur scientifique de sa Méthode, de la
méthode de la monographie de la Famille Ouvrière.
IV
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE
SA VALEUR SCIENTIFIQUE
L'idée maîtresse de la méthode de la monographie de Fa-
mille Ouvrière, telle que l'a créée Le Play, est, nous l'avons
établi, que : pour arriver à la connaissance d'une Société, il
suffit d'acquérir celle des Familles Ouvrières qui en font partie,
et que pour connaître ces Familles Ouvrières, il faut en dresser le
budget.
Reprenons l'une après l'autre ces deux propositions.
Tout d'abord est-il exact que : pour connaître une famille
ouvrière il faille en dresser le budget?
Voilà, par excellence, une question de méthode! Etant donnée
la Famille Ouvrière, quelle est la véritable méthode à employer
pour en acquérir une connaissance certaine au point de vue
social?
Comment Le Play a-t-il été amené à penser que la seule
méthode scientifique pour acquérir la connaissance de la Fa-
mille Ouvrière était d'en dresser le budget, et quel est le degré
d'exactitude de cette méthode? Nous allons essayer de nous
en rendre compte.
Il est absolument impossible de comprendre le caractère
spécial que le budget donne à la monographie de Famille Ou-
vrière, si on ne se rappelle pas ce que nous avons dit et sur les
circonstances particulières qui amenèrent Le Play ;\ s'occuper
•LA MONOGRAPHIE DE KAMILLE OUVRIÈRE. .'il
de la condition des ouvriers, et sur la formation personnelle
qu'il avait reçue des sciences qu'il avait étudiées jusqu'alors1.
A une époque où tous les hommes éclairés se préoccupaient
du sort des classes laborieuses, Le Play fut amené, ainsi qu'il
le raconte lui-même2, par sa profession d'ingénieur-conseil, à
observer la condition des ouvriers attachés aux industries qu'il
étudiait, comme étant l'un des facteurs essentiels dans l'éta-
blissement du prix de revient des produits fabriqués.
Formé, d'autre part, à la méthode des sciences exactes,
Le Play voulut établir et calculer ce facteur d'après les pro-
cédés les plus certains des sciences mathématiques.
Le budget, pour qui sait voir, est sorti tout entier de la ren-
contre de ces deux faits.
Que la condition de l'ouvrier fût un des facteurs essentiels
dont on devait tenir compte pour l'établissement du prix de
revient d'une exploitation, c'était, il faut le reconnaître, une
conception aussi nouvelle qu'originale, à l'époque où Le Play
l'émettait.
Avant comme après lui, il était classique que le salaire de
l'ouvrier était l'un des facteurs constitutifs de ce prix de re-
vient. Pour le connaître, point n'était besoin d'analyser la vie
de l'ouvrier, il suffisait seulement d'ouvrir les livres du patron.
Mais, en observant les conditions de l'industrie et des classes
laborieuses dans les différentes contrées de l'Europe, Le Play
avait remarqué que ce salaire n'entrait la plupart du temps
que pour une part, souvent même secondaire, dans l'ensemble
des Moyens d'Existence des Familles Ouvrières. A côté des dif-
férentes espèces de salaires, salaires en nature, ou salaires en
argent, calculés sur le travail eflectué par l'ouvrier, il avait
relevé d'autres ressources souvent considérables, fournies à la
famille ouvrière a titre de subventions. Et, chose curieuse, ces
subventions n'étaient pas re<;ues en raison d'un travail fait par
l'ouvrier, mais en raison des besoins éprouvés par la famille
dont il était le chef.
1. V. supra, p. 21.
2. Le Play, Les Ouvriers européens, i" édit. Avertisseinrnl.
t>Z LA SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
Lorsqu'elles émanaient du patron, ces subventions ne lais-
saient la plupart du temps aucune trace dans ses livres; dans
les ateliers agricoles, elles étaient une charge traditionnelle de
la propriété patronale ; dans les ateliers industriels, elles pa-
raissaient le plus souvent connue la manifestation coutumière
des rapports qui existaient entre patrons et ouvriers. Souvent
môme ces subventions provenaient d'antiques corporations, de
quelque vieille Bourgeoisie, de quelque ancienne abbaye, sou-
vent elles étaient le bénéfice attaché à la résidence locale par
les communes héritières et détentrices des anciens biens com-
munaux.
Il était évident que l'importance de ces subventions n'allait
pas sans avoir une très grande intluence sur le montant des
salaires. Mais, cette fois, pour se rendre compte de ces Moyens
d'Existence particuliers, qui n'avaient plus pour origine et pour
mesure le travail de l'ouvrier, qui variaient avec les besoins
de sa famille, il fallait bien venir poser son enquête au sein de
cette Famille Ouvrière.
Il y avait plus. Si l'enquête directe auprès des Familles Ou-
vrières était nécessaire pour connaître la nature et l'importance
des charges qui pesaient sur la culture ou sur l'industrie pour
fournir des Moyens d'Existence aux Familles Ouvrières, pour
établir, en fin de compte, le prix de revient des produits, cette
enquête était tout aussi nécessaire pour juger de l'avenir de
ces mêmes industries.
La Famille Ouvrière peut-elle vivre, et comment vit-elle? Les
Moyens d'Existence qui lui sont offerts sont-ils constitués et or-
ganisés de telle façon que la race puisse se développer au point
de vue physique comme au point de vue moral, ou ne peuvent-
ils être obtenus que dans des conditions aussi déprimantes
physiquement que moralement? Grave question s'il en fut! In-
dispensable à connaître pour juger de la valeur d'une indus-
trie dans le présent et de ses chances de prospérité dans l'a-
venir. C'est (jue de tous les facteurs qui concourent à établir le
prix de revient des produits d'une industrie dans Le présent, et
qui servent à décider de sa valeur pour L'avenir, le fadeur re-
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. .")3
présenté par l'ouvrier est le facteur essentiel, c'est le facteur
humain !
Aussi on comprend pourquoi Le Play, lorsqu'il fut sollicité
de donner, à un point de vue purement technique, son avis
sur la situation présente d'une industrie et sur le développe-
ment qu'elle pouvait prendre, s'inquiéta de ce facteur humain,
et comment il fut amené à porter son enquête au sein même de
la Famille Ouvrière, comme dans le seul endroit d'où il pou-
vait obtenir la lumière complète sur cette question.
L'ouvrier avait-il, de par son salaire et les différentes sub-
ventions qu'il recevait, des Moyens d'Existence suffisants pour
vivre et faire vivre sa famille?
Ces Moyens d'Existence étaient-ils organisés de telle sorte,
et l'emploi, que la Famille Ouvrière en faisait pour son Mode
d'Existence, était-il réglé de telle manière que la race, sûre du
présent, fût dans les meilleures conditions pour se développer
et se perpétuer?
En un mot comment étaient constitués les Moyens et le Mode
d'Existence de la Famille Ouvrière?
Telles étaient les deux questions que Le Play, s'élevant aux
considérations les plus élevées et les plus scientifiques de son
art, se posait, comme ingénieur-conseil, au seuil de l'étude
de la Famille Ouvrière.
Si les Moyens d'Existence étaient tels qu'ils fournissent aux
nécessités imposées par le Mode d'Existence, la Famille Ouvrière
pouvait vivre, et l'industrie se trouvait, pour le présent, dans
des conditions normales quant à ce facteur spécial.
Si les Moyens et le Mode d'Existence étaient organisés de telle
façon qu'ils permettaient aux Familles Ouvrières de se conserver
saines et fortes, l'industrie se trouvait, toujours à ce point de vue
particulier, dans les meilleurs conditions d'avenir.
Tout revenait donc à établir les conditions et les rapports res-
pectifs des Moyens et du Mode d'Existence des Familles Ouvrières.
Tout aboutissait, comme par une nécessité logique, à calculer
comment se balançaient les recettes et les dépenses <1<" la Fa-
mille Ouvrière.
54- LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
Le Play avait été ainsi amené, comme malgré lui, par les con-
ditions mêmes, où sa haute science et ses larges vues d'ingénieur-
conseil l'avaient placé, à concevoir et à établir le budget comme
l'instrument parfait de l'analyse de la Famille Ouvrière.
Aussi, quelle satisfaction et quel degré de certitude son esprit
formé à la méthode des sciences exactes ne dût-il pas rencon-
trer dans cette analyse où tout, en fin d'observation, abou-
tissait à un chiffre.
Il faut l'entendre célébrer la haute valeur scientifique et les
puissants moyens de contrôle que présente cette analyse finan-
cière de la vie humaine. Par cette méthode, « l'observateur,
dit-il, se trouve obligé de poursuivre ses recherches aussi
longtemps qu'il n'a pas constaté une concordance parfaite entre
les recettes et les dépenses de chaque ménage. Cette vérifi-
cation, également applicable aux quantités et aux valeurs des
objets produits ou consommés, offre les mêmes garanties
d'exactitude qui se rencontre dans la comptabilité et les calculs
de la chimie analytique1 ».
Aussi lorsque, après avoir reçu des observations, qu'il avait
faites comme technicien, les révélations d'un nouvel ordre de
connaissances, il voulut, pour constituer la Science Sociale,
établir sa méthode; il pensa qu'il ne pouvait la doter d'un ins-
trument d'analyse plus parfait que celui qu'il avait fabriqué
avec tant de peine et qui présentait de telles conditions de
certitude.
Le budget devint ainsi la maîtresse pièce de la monographie
deFamille Ouvrière, l'essence même de la méthode. Pour l'adapter
complètement au nouveau service qu'on lui demandait de rem-
plir, pour lui faire exprimer en plus de la valeur technique de la
Famille Ouvrière, loute sa valeur sociale. Le Play imagina, ainsi
que nous l'avons dit-' de le compléter par deux séries d'obser-
vations qui devaient commenter le chiffre et en expliquer toute
la valeur.
i. Le Play, Les Ouvriers européens, Grand Atlas, page 22
2. Voir supra , pa^c :>8.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIERE. .).)
Eh bien, toute l'erreur de Le Play, au point de vue de la cons-
titution de la méthode de la Science Sociale, est là!
C'est pour avoir emprunté à un autre ordre de connaissances
une méthode, qui avait été constituée spécialement en vue de
l'objet même de cet ordre de connaissances, que Le Play
ne put arriver à la connaissance complète de l'objet de la
Science Sociale.
La méthode de la monographie de la Famille Ouvrière prove-
nait directement de l'application des procédés généraux de
l'analyse à l'objet que Le Play cherchait à connaître comme
technicien, comme ingénieur-conseil, et qui était, on le sait : la
valeur de l'ouvrier comme élément constitutif du prix de re-
vient du produit récolté ou fabriqué.
Mais la connaissance, que l'esprit en quête de la science de la
Société veut acquérir, lorsque, se plaçant devant la Famille Ou-
vrière, premier des groupements sociaux, il se met à l'analyser,
n'est pas de savoir quelle est la valeur de l'ouvrier comme
élément constitutif du prix de revient du produit récolté ou fa-
briqué! Ce qu'il veut connaître, c'est comment est constitué et
organisé ce groupement. Ce qu'il veut savoir, c'est quelle est sa
fonction propre et quelle est son action sur les autres groupe-
ments dans la poursuite de la fin de toute Société : la conserva-
tion et la perpétuité de la race.
Envisagée à ce point de vue spécial, qui est le point de vue de
la Science Sociale, la méthode de la monographie de Famille
Ouvrière, constituée essentiellement par le budget, est radicale-
ment impropre à donner à l'observateur la connaissance du pre-
mier des groupements dont se compose la société, la connaissance
de la Famille Ouvrière.
Et cela pour trois raisons.
On remarquera tout d'abord qu'une estimation en argent
donne nécessairement une représentation inexacte des faits.
Quels faits plus importants, et qu'il importe de mieux con-
naître dans tous leurs éléments, que ceux qui se rapportent, par
exemple, aux Moyens d'Existence de la Famille Ouvrière. Voyons
56 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
ce que donne et ce que néglige la représentation numérique de
ces faits.
Tous les faits relatifs aux Travaux exécutés par la famille sont
exprimés dans le budget par le montant des salaires y afférents.
Que révéleront au lecteur de ces monographies ces chiffres sur
l'objet de ces travaux, l'outillage qu'ils demandent, les ateliers
qu'ils nécessitent, la conduite des différentes opérations qu'ils
comportent! Et, cependant, c'est d'après les conditions parti-
culières qu'impose cette méthode de travail que le personnel est
obligé de s'organiser. Ce sont ces conditions qui créent ici la
grande usine et qui maintiennent là l'atelier domestique, qui
assurent, dans tel métier, à l'ouvrier spécialiste, alors môme
qu'il est isolé, une bonne situation vis-à-vis de son patron, tandis
qu'elles poussent les déspécialisés à s'unir en de grandes asso-
ciations pour discuter avec leur employeur. Ce sont toujours
ces mômes conditions, qui permettent dans telle profession
l'accès du patronat aux ouvriers habiles et capables, et qui dans
telles autres leur en interdisent môme l'idée.
Toutes ces questions si intéressantes et si nécessaires à étudier
pour connaître l'action qu'ont sur les différents membres de la
Famille Ouvrière les groupements du travail dont ils font partie,
tous ces faits disparaissent derrière un autre fait d'une nature
toute différente : le salaire. Et encore de ce salaire nous ne con-
naissons que le montant , le budget reste muet sur les condi-
tions dans lesquelles cette propriété latente de l'ouvrier, sa force
physique, sa dextérité professionnelle, est engagée. Que de
chose sous ce chiffre qu'il importerait de savoir! Et la seule re-
présentation qu'on nous en donne, « le chiffre », est de toutes les
représentations la plus inexacte!
Que représente de capacité déployée, de travail effectué, de
valeur réelle, de puissance acquisitive un salaire de 7 francs en
France et en Angleterre, en Hussie et en Australie? En France,
dans le môme pays, que représente un salaire de ."> francs à Paris
et dans les Vosges, dans la culture et dans l'industrie? Que
représentait un salaire de :t lianes il \ a cinquante ans, il
y a seulement dix ans? Autant de questions qui désespèrent
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 57
les économistes, et qui devraient torturer les statisticiens!
Mais si nous laissons les phénomènes relatifs au Travail , pour
nous occuper de ceux qui concernent la Propriété. Que nous ap-
prennent les chiffres qui traduisent la valeur des propriétés
possédées parles familles et les revenus qu'elles donnent, au sujet
de ces questions si intéressantes qui sont : la composition de
ces biens, le mode de leur possession, les subventions qu'ils
procurent et celles qu'ils reçoivent, le régime de leur transmis-
sion ! Quels renseignements ces chiffres, si précis qu'ils soient,
nous apportent-ils sur les capacités spéciales qu'exige, pour
être possédée utilement, telle ou telle espèce de propriété! Rien,
toujours rien! Et « l'analyse financière » de la Famille Ouvrière
se poursuit ainsi de plus en plus imprécise par la précision
même de sa méthode !
Cette estimation en argent ne donne pas seulement une re-
présentation inexacte des faits, elle est inapte pour indigner la
relation que ces faits ont entre eux.
Prenez la monographie la mieux faite, une monographie faite
par Le Play lui-même, et cherchez dans les colonnes du budget
des recettes, dans celles du budget des dépenses, aussi bien que
dans les comptes annexés qui les accompagnent, ce qui est dit,
ou ce qu'il est même possible d'entrevoir à ce sujet.
Que signifiera par exemple le chiffre indicatif du salaire d'un
ouvrier par rapport à la connaissance des causes et des consé-
quences du travail auquel il se livre? Pourquoi pratique- t-on ici
une culture industrielle? pourquoi fait-on là de l'élevage?
Quelles sont les causes qui ont maintenu dans telle région le
tissage dans l'atelier domestique, et l'ont établi dans telle autre
en d'immenses usines ? Pour quelles raisons telle industrie pro-
duit à perte et succombe dans telle province, prospère et se déve-
loppe dans toile autre ! Le chiffre du salaire de l'ouvrier restera
forcément muet sur toutes ces questions. Et cependant en est-il
de plus intéressantes et de plus nécessaires à connaître pour se
rendre compte de la constitution, de l'organisation, des chances
de durée du travail auquel l'ouvrier que l'on étudie, demande
ses moyens d'existence !
58 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
Mais ce mémo travail, une fois établi et organisé, en un
endroit, pour des causes déterminées, ne va pas Lui-même sans
produire un certain nombre de conséquences. Il fera naitre
des questions, et cela de telle façon qu'il déterminera, par la
façon même dont il les posera, la forme et l'organisation spé-
ciale que devront prendre les groupements que les hommes
constitueront pour les solutionner.
Quelle forme de la propriété demandera et amènera tel genre
de travail, et quelle part en donnera-t-il à la Famille Ouvrière!
Quelle organisation commerciale faudra-t-il créer pour servir
telle industrie, et quelle facilité ou quelle gêne en recevra la
Famille Ouvrière pour l'organisation de son Mode d'Existence?
Autant de questions sur lesquelles il est impossible de trouver le
moindre indice dans les chiffres du budget, et cependant pour-
quoi observer les faits si ce n'est pour en connaître les causes
et les conséquences !
Découvrirons-nous davantage, en supputant les chiffres du
budget des dépenses, pourquoi telle Famille Ouvrière a organisé
sa vie de telle façon et non pas de telle autre ! A quoi me sert
de connaître, aux centimes près, les dépenses concernant la
nourriture, si on ne me dit pas quelles sont les causes qui ont
réglé de telle façon la distribution des repas dans la journée et
qui en ont fixé la composition ; d'où proviennent les aliments
consommés dans la famille, comment, sont pris les repas, le rôle
de chacun autour de la table, les conversations qui y sont tenues,
l'éducation que les enfants y reçoivent? Graves questions qui
ont aussi leur valeur !
Quelles connaissances me donneront sur la vie matérielle et
morale de la famille la sèche nomenclature des dépenses qu'elle
fait pour son Habitation, ses Vêtements, son Hygiène, ses Ré-
créations!
Non seulement tous ces chitl'res nous enlèvent la vue réelle et
complète des faits, et font disparaître, sous le vêtement numé-
rique dont ils les revêtent, toutes leurs originalités de forme et de
constitution, mais encore ils nous les montrent isolés, séparé>
du milieu qui les constituent et où ils opèrent. Il semblerait
LA MONOGRAPHIK DE FAMILLE OUVRIÈRE. 59
qu'après s'être produits sans cause, ces faits sont incapables
d'engendrer la moindre conséquence!
Cependant pour qui sait voir, quels faits parurent jamais plus
fertiles en remarquables conséquences ! C'est par la façon parti-
culière dont les parents s'y prennent pour apprendre à leurs
enfants à se nourrir, à user d'une habitation, à se vêtir, à
prendre soin de leur corps, à se servir que se fait l'éducation,
l'éducation morale, tout aussi bien que l'éducation physique.
C'est par l'incessante répétition de mille actes en apparence
insignifiants de ce Mode d'Existence, que les hommes se trou-
vent être d'une famille, d'un pays, d'une race déterminée!
Et sur tout cela, sur ces relations si curieuses et si importantes
que les faits ont entre eux, les chiffres du budget demeurent
désespérément muets.
Il y a plus encore, non seulement cette estimation en argent
donne une représentation inexacte des faits, est incapable d'en
indiquer les relations réciproques ; mais, dans bien des cas, elle
est impuissante à donner une représentation quelconque des
faits.
Combien de faits d'ordre matériel se trouvent, tantôt pour
une cause, tantôt pour une autre, en dehors de toute estima-
tion vénale. Dans une de ses plus célèbres monographies, celle
du Balikir demi-nomade de l'Oural, Le Play s'est évertué à éta-
blir la valeur vénale des propriétés de la Famille Ouvrière. Il a
représenté par le chiffre de 565 fr. 29 la valeur des terres, qui,
en fait, appartiennent à la communauté pastorale, et que la
famille en question occupe chaque année pendant quelques
mois, des semailles aux récoltes, jusqu'à ce qu'intervienne une
nouvelle répartition. Ce chiffre de 565 fr. 29 n'offre-t-il pas, dans
ce cas, le maximum de l'inexactitude, puisqu'il représente uni-
quement par sa valeur une chose qui précisément n'en a pas!
Les exemples de cette sorte se rencontrent souvent dans les
monographies de Le Play.
N est-ce pas encore la tyrannie du cadre systématique, que
le budget lui imposait, qui l'a amené à exprimer par leur
seule valeur vénale tous les travaux que font sur leurs propres
60 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
domaines les petits paysans propriétaires? Or, pour qui connaît
les choses de la campagne, toute l'économie du régime de la
petite propriété paysanne consiste précisément en ce que le pay-
san n'attribue aucune valeur à son travail et à celui des mem-
bres de sa famille. S'il lui fallait prendre plusieurs journaliers
pour remplacer ses enfants absents, il ne pourrait tenir. Alors
que signifient ces chiffres, ces salaires supposés ! Belle manière
de nous faire connaître un fait, que de nous en donner uue
représentation radicalement erronée!
Le vice éclate encore plus fortement quand de l'ordre ma-
tériel nous passons à l'ordre intellectuel et à Tordre moral.
Que contient de science acquise, de connaissances utiles, le
chiffre de la dépense que les parents peuvent faire pour en-
voyer leurs enfants à l'école? Je n'insisterai pas sur le cas, au-
jourd'hui et autrefois très fréquent, où l'école est gratuite.
Mais admettons même qu'elle soit payante, est-ce la somme
que les parents déboursent à ce propos qui est intéressanle à
connaître! Que nous dira-t-clle sur les motifs qui poussent les
parents à faire instruire leurs enfants, sur les aptitudes de
ceux-ci, sur les capacités et les connaissances que réclament
la vie qu'ils auront à vivre, la profession qui sera la leur?
Que nous dira-t-elle sur la façon dont l'école est organisée
pour servir ces besoins, sur les idées, les préjugés, les pas-
sions qui dominent et vicient le système scolaire; sur le bé-
néfice réel qu'en retirent les enfants? Rien, absolument rien.
Il y a des choses que les chiffres ne peuvent exprimer!
Pourront-ils davantage, par la dépense que la famille fait ou
ne fait pas pour le service du culte, vous donner la moindre
idée de la religion ou des habitudes morales de la Famille
Ouvrière. L'influence d'une confession se manifeste beaucoup
plus parla règle morale qu'elle donne a ses fidèles, que par les
secours qu'elle distribue ou les offrandes qu'elle reçoit ! lTn
chiffre, quelle expression inexacte, détestable <-t impuissante dans
sa matérialité même, pour des faits qui sont de la conscience
même de l'homme, qui révèlent sa formation morale, le senti-
ment qu'il a de ses devoirs, la conception qu'il se fait de la vie !
LA MONOGRAPHIE DE KAMILLE OL'VKIÈRE. 01
Ajouterai-je encore que les personnes qui composent cette
famille ne sont pas tombées du ciel toutes formées, tout édu-
quées, dans le cadre du budget? Avant de constituer ce groupe-
ment qu'on analyse, elles ont fait partie d'autres groupements,
elles ont été élevées dans une famille, elles ont travaillé dans
des ateliers, etc.
Eh bien, ce furent précisément ces groupements antérieurs,
originaires, qui agirent, dans la plupart des cas, pour consti-
tuer ces personnes telles qu'elles sont. Et si, au travers de
l'observation actuelle, on les voit agir d'une façon et non d'une
autre, c'est la plupart du temps dans leurs antécédents, dans
l'histoire de leur famille qu'il faut en chercher l'explication.
Voilà encore tout un ordre d'idées inaccessible au chiffre et
qui ne peut rentrer d'aucune manière, et à aucun titre, dans
le cadre du budget.
Mais à quoi bon nous attarder dans une pareille démonstra-
tion quand nous avons l'aveu môme de Le Play.
Lorsque Le Play voulut passer de l'économie industrielle
qu'il avait constituée à la Science Sociale qu'il avait décou-
verte, il s'efforça de doter aussi cette nouvelle science d'une
méthode. Les calculs rigoureux, le cadre systématique du bud-
get ne lui avaient-ils pas donné plus qu'il leur avait demandé,
plus que la part de l'ouvrier dans le calcul des prix de re-
vient des produits à l'industrie, plus que la connaissance d'un
des éléments primordiaux pour juger des chances de prospé-
rité et d'avenir d'une industrie ! Nulle méthode ne pouvait donc
mieux convenir à la Science Sociale que celle qui lui avait, à
la fois, révélé des faits si précis, et ouvert de si larges hori-
zons. Mais comme il s'était rendu compte que, dans bien des
circonstances, les chiffres ne lui avaient dit tant de choses que
parce qu'il avait su les interroger, que parce qu'il avait ob-
servé les faits dont ils étaient la figuration, il voulut forcer les
observateurs, qui devaient le suivre, à rechercher ce que ces
chiures signifiaient, et ce que, souvent même, ils ne pouvaient
représenter d'aucune manière.
62 LA SCIENCE SOCIALE ET SA METHODE.
C'est ainsi qu'il compléta le budget, devenu la maîtresse
pièce de la monographie de Famille Ouvrière par les deux
textes dont nous avons déjà parlé l. Ils devaient servir comme
deux réceptacles spéciaux où les observateurs pourraient dé-
verser le surplus de la récolte qu'ils avaient faite en voulant
approvisionner le budget.
Le malheur est que le premier de ces textes complémen-
taires, le seul d'ailleurs dont nous ayons à nous préoccuper
maintenant, puisque seul il est destiné à compléter la descrip-
tion de la Famille Ouvrière, le malheur, dis-je, est que ce texte
complémentaire présente, comme le budget, un cadre rigide.
11 se compose d'une série de compartiments, isolés les uns
des autres, disposés dans un ordre systématique, où les faits,
déjà déformés pour figurer dans le cadre du budget, subis-
sent, pour y entrer, une nouvelle violence presque aussi grave
que la première.
Pourquoi, par exemple, le rang de la famille, qui semblerait
en bonne analyse devoir être la résultante finale de l'observa-
tion de la Famille Ouvrière, détermine-t-il la cinquième de ces
cases? Pourquoi la description de la religion et des habitudes
morales de la famille, vient-elle en troisième lieu, alors qu'on ne
connaît encore de cette famille que son état civil, et quelques
généralités sur l'état du sol, de l'industrie et de la population ?
Pourquoi les paragraphes relatifs aux propriétés de la famille et
aux subventions qu'elle reçoit précèdent-ils celui qui énumère et
explique les travaux et industries auxquels elle se livre; alors
qu'il ressort clairement de toutes les monographies que le régime
de la propriété et des subventions s'organise en chaque endroit
d'après les conditions mêmes, qu'impose le régime du travail?
etc. Tout cela est parfaitement incompréhensible ! Bien loin
d'être méthodique, la disposition relative des treize paragra-
phes, qui composent les observation* préliminaires définissant
la condition des divers membres de la famille, est purement
et uniquement systématique! Loin de corriger les défauts que
1. Voir supra, page 28.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 63
le budget présentait au point de vue de la Science Sociale,
ces observations préliminaires les aggravent singulièrement.
En voulant analyser la Famille Ouvrière par le moyen du
budget, par le moyen d'un instrument construit pour la pour-
suite d'un autre ordre de connaissances, Le Play ne put, non
seulement atteindre le but qu'il se proposait, arriver à la con-
naissance de la famille, mais il s'engagea dans un impasse d'où
il lui fut impossible de sortir.
L'observation de la Famille Ouvrière n'est intéressante, en
Science Sociale, que parce que, donnant la connaissance du
premier des groupements dont se compose la société, elle per-
met, en fixant le point de départ de l'analyse, de poursuivre
cette analyse, d'entreprendre l'observation directe et suc-
cessive des différents groupements dont se compose la So-
ciété.
La Famille Ouvrière analysée, comment Le Play allait-il s'y
prendre pour continuer son observation et atteindre la connais-
sance de la Société tout entière?
La méthode de la monographie de la Famille Ouvrière, lui
enleva la claire vue des choses. Après avoir posé en principe
que, pour connaître la Famille Ouvrière, il fallait en dresser le
budget, il affirma que, pour arriver à la connaissance de la
Société, il suffisait d'acquérir celle des Familles Ouvrières qui
la composent.
C'est là la seconde proposition sur laquelle repose toute la
méthode de Le Play; nous allons l'examiner avec le même
soin que la précédente,
Est-il vrai que, pour arriver à la connaissance de la Société,
il suffit d'acquérir celle des Familles Ouvrières gui la compo-
sent ?
Il y a, dans cette affirmation, une erreur encore plus grave
que la précédente. Mise en pratique, la théorie qu'elle contient
ne tend à rien moins qu'à limiter l'analyse de tous les groupe-
ments dont se compose la Société au seul groupement de la
Famille Ouvrière, et aboutit en fin de compte;, si l'on excepte le
04 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
groupement de la famille, à l'observation indirecte de la Société,
alors que l'on a si fortement et si justement proclamé le néces-
sité de l'observation directe. Cette erreur était d'ailleurs, il faut
bien le reconnaître, la conséquence nécessaire de l'impropriété
de la méthode constituée par Le Play.
Établi tout d'abord pour donner la connaissance de la Famille
Ouvrière à un point de vue spécial, le budget ne pouvait donner
directement autre chose que cette connaissance spéciale. Cela
est de toute évidence. Mais alors même que, changeant de point
de vue, et laissant de côté la recherche de la part, qui pro-
vient du chef de la Famille Ouvrière, dans l'établissement du
prix de revient des produits d'une industrie, pour se préoccuper
uniquement de l'étude du groupement de la Famille Ouvrière
au point de vue social, Le Play pouvait-il avancer une pareille
affirmation?
Pouvait-il prétendre que la connaissance de la Famille Ou-
vrière, telle qu'elle résultait de ce budget perfectionné, qu'est
la monographie de Famille Ouvrière, devait lui donner celle
de la Société tout entière? Il y a plus encore, en admettant
même que Le Play eût été en possession de la véritable mé-
thode d'analyse sociale, aurait- il pu soutenir et prouver une
thèse pareille ? Non, mille fois non. Et cela pour une raison très
simple.
Il n'est pas une science qui, après avoir défini son objet, dé-
terminé les éléments dont il se compose et mené à bonne fin
l'observation directe d'un de ces éléments, s'arrête comme sa-
tisfaite, et déclare que pour tous les autres éléments l'observa-
tion directe est inutile, que la connaissance que l'on a de l'un
d'entre eux suffit pour connaître les autres. Si une science pou-
vait, sans erreur, avancer une pareille affirmation, il s'en sui-
vrait nécessairement que son objet serait précisément limité au
seul élément en question, et que tous les autres n'en seraient
que des variétés plus ou moins distinctes.
Ce qui permit à Le Play, qui se connaissait en science aussi
bien qu'homme de son époque, de se faire une pareille illusion,
ce lut l'heureuse fortune qui lui arriva, lorsqu'il commença lob-
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. Oo
servation de la Société par celle de la Famille Ouvrière. Ce qui
l'empêcha d'en sortir, fut précisément l'impropriété de la mé-
thode qu'il employa pour analyser cette Famille Ouvrière.
Nous avons déjà dit, et avec assez de détails pour nous dispenser
de revenir sur ce sujet, pourquoi l'observation de la Famille
Ouvrière est, etdoit être le point de départ de l'observation de la
Société. Nous avons démontré aussi pourquoi et comment tous
les autres groupements dont se compose la Société ont précisé-
ment comme cause originelle et comme fonction principale, d'ai-
der et de compléter l'action de la Famille Ouvrière et même de
suppléer dans certains cas à cette action.
En observant la Famille Ouvrière, Le Play se trouvait donc
placé, comme par une heureuse rencontre, dans le meilleur
endroit qu'il y eût pour saisir l'action de tous les groupements
qui lui sont extérieurs, de toutes les institutions, qui, tantôt pour
une raison, tantôt pour une autre, lui prêtent leur concours. Aussi
bien posé pour juger du rôle et de l'efficacité de ces institutions,
de ces groupements, pour pénétrer de l'extérieur leur constitution,
Le Play en profita largement et utilement. C'est au soin qu'il prit
de relever tout ce que lui apprenait sur les groupements, sur
les institutions dont se compose la Société, en dehors de la
Famille Ouvrière, l'observation directe de cette môme Famille
Ouvrière que nous devons ces magnifiques notes sur les Éléments
divers de Constitution sociale qui se trouvent à la fin de chaque
monographie.
Dans cette troisième partie, qu'il ajouta au budget lorsqu'il
constitua la monographie de la Famille Ouvrière, nous ne retrou-
vons plus ces divisions et ces cadres systématiques qui, dans les
deux: premières parties, broyent et défigurent les faits. Suivant
les heureuses circonstances où il se trouve, suivant la nature des
institutions, des groupements que la condition spéciale de la
Famille Ouvrière a fait naître ou développés, l'observateur peut
opérer librement, sans contrainte, décrire ce qui lui parait le
plus digne d'être relevé. C'est ainsi que, pour les quarante-cinq
monographies que renferme la deuxième édition des Ouvriers
européens, Le Play a donné dans deux cent soixante-six notes,
66 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
(jui s'étendent sur plus de la moitié de l'ouvrage, les renseigne-
ments les plus curieux et les plus intéressants sur toutes les ins-
titutions sociales. Tantôt, à propos du mineur du Hartz, il décrit
le système du patronage pratiqué par la corporation des mines
du Hartz ; tantôt, au sujet du métayer de la Vieille-Castille, il
donna de longs détails sur le régime des biens communaux. Avec
le mineur de Pongibaud et le paysan basque du Labour, il étudie
deux régimes très différents d'émigration; avec le tisserand de
Mamers et celui des Vosges, il décrit les eiléts de la concurrence
commerciale, l'organisation des cités ouvrières et des sociétés de
Secours mutuels. A propos des couteliers de Londres et de Shef-
field, il aborde les questions du paupérisme, de l'influence so-
ciale de la religion, des unions ouvrières. Le pécheur de Marken
lui donne l'occasion d'observer l'administration communale de
la Hollande, et la Champagne pouilleuse l'influence des grands
travaux publics entrepris pour l'État.
Nous n'en Unirions pas si nous voulions noter toutes les ins-
titutions dont Le Play a relevé l'action au sujet de la Famille
Ouvrière ou ;\ son propos. Organisation du Travail et de la Pro-
priété, de la Famille et du Patronage, organisation du Commerce
et desGultures intellectuelles, action sociale de la Religion, Asse
dations privées, Institutions et Pouvoirs publics, il entrevoit tout
de l'observatoire où il s'est si heureusement placé, parce que
tout y converge, tout y aboutit.
Mais, et nous ne saurions trop le faire remarquer, en se can-
tonnant ainsi dans la Famille Ouvrière, en n'observant cet im-
mense surplus social aux multiples éléments que suivant les
occasions que lui fournissent les familles ouvrières el en rai-
son de leur action sur ces familles, il ne perçoit ces éléments, ces
groupements (/ne par leur extérieur, il ne les saisit que dans la
mesure et dans les circonstances où ils agissent sur ces familles
ouvrières.
A un moment, quand, par suite de cette seconde heureuse
rencontre qui décidait de la valeur scientifique «le son œuvre, il
se trouve en face de la famille patriarcale de la grande steppe
asiatique, on se prend à espérer qu'une Lumière complète vase
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 67
faire dans son esprit. On peut croire que, se trouvant face à face
avec cette famille qui compose à elle seule une Société complète,
il va suivre dans leur croissance tous les éléments renfermés
dans cette Société simple, à mesure qu'ils iront se détachant de
la Famille Patriarcale, et exigeront, pour remplir leur rôle, la
constitution de groupements spéciaux. A ce moment, il n'y avait
plus qu'un pas à faire pour arriver à l'observation directe de
tous les groupements dont se compose la Société !
Mais ce pas, il ne put le franchir, embarrassé qu'il était par
les entraves, que lui imposait un instrument d'observation fa-
briqué pour la seule connaissance de la Famille Ouvrière.
De toutes ses études indirectes des différents groupements, qui
dans chaque Société se superposent à la Famille Ouvrière, de sa
rencontre avec le type simple de la Société, Le Play ne sut tirer
autre chose que cette loi de modalité dont nous avons parlé. Il
constata seulement et uniquement, qu'il y avait une modalité
imposée aux groupements dont se compose la Société en vertu
de la constitution même de son groupement primordial, du
groupement de la Famille Ouvrière. Et cependant de cette vue
si incomplète de la Société, telle qu'elle devait résulter néces-
sairement d'une observation aussi imparfaite, que d'aperçus
profonds, que de constatations définitives n'en sont pas résultés.
Chez Le Play la puissance de l'observateur suppléait en maintes
occasions à la défectuosité de la méthode.
Combien il est facile de s'expliquer maintenant l'allure apos-
tolique et les formules dogmatiques que l'on relève à chaque
page de La Ré forme sociale en France et des autres ouvrages de
vulgarisation de l'auteur si précis et si documenté des Ouvriers
européens. Comme les prophètes de la Bible, il semblerait que
Le Play, après avoir eu la claire vision de la vérité, ait été aveu-
glé par sa splendeur, et ne put, en revenant au milieu des mor-
tels, trouver le mot capable de rendre ce qu'il lui avait été
donné de contempler. Aussi sommes-nous obligés, aujourd'hui,
pour juger sou œuvre au point de vue scientifique, d'aller re-
chercher, au travers de cette énorme production, fruit naturel de
L'infirmité humaine, conséquence forcée d'une méthode dé-
I)S LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
fcctuousc, les pages qui sont véritablement d'inspiration divine,
qui résultent d'une bonne observation.
Je ne crois pas avoir besoin, après ce que nous venons de
dire, de donner beaucoup de raisons pour établir la nécessité
de procéder à l'observation directe de tous les groupements
dont se compose la Société. Les motifs qui ont été capables
de déterminer à l'observation directe de la Famille Ouvrière,
sont tout aussi agissants et concluants quand il s'agit d'un
autre 'quelconque des groupements sociaux. Je me bornerai
donc à livrer à la réflexion d'un chacun les trois considérations
suivantes.
Au point de vue même de la connaissance de la Famille Ou-
vrière, il est évident que, pour bien comprendre l'action qu'exerce
sur cette famille les autres institutions, les autres groupements,
tels que le Patronage, le Commerce, etc., les Pouvoirs publics,
il ne suffit pas d'analyser les conséquences de leur action sur
la Famille Ouvrière.
Il faut encore connaître la cause et le mode de cette action.
Or, cette connaissance n'est pas entièrement obtenue par l'obser-
vation de l'objet auquel cette action s'applique, parce que,
bien que se trouvant déterminée par cet objet, elle est cepen-
dant organisée d'après la constitution intrinsèque de l'objet
dont elle émane. S'il est exact, par exemple, que le Patro-
nage est déterminé par les besoins mêmes qu'accuse la Famille
Ouvrière, et que c'est dans cette famille qu'on en pourra obser-
ver l'action la plus directe, il n'en est pas moins vrai que, pour
bien comprendre cette action, pour en pénétrer la cause dans
sa plénitude, et le mode dans toutes ses manifestations, il faut
procéder à l'observation directe du Patronage lui-même.
Mais il importe de remarquer, et c'est là notre seconde consi-
dération, que si les institutions, les groupements superposés à
la Famille Ouvrière, ont trouvé dans cette famille leur cause déter-
minante, il est d'observation courante qu'à côté de l'action qui leur
esl imposée parcelle cause efficiente, ils ont une action propre.
Si, pour conserver notre exemple, le Patronage esl déterminé.
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 69
quant à sa naissance et ses principales fonctions, par les besoins
mêmes de la Famille Ouvrière, il suffit d'ouvrir les yeux pour voir
qu'il a aussi ses fonctions propres. Le Patron ou le groupe pa-
tronal n'a pas pour unique mission de patronner la Famille Ou-
vrière dans son travail en le dirigeant, dans sa propriété en
mettant à sa disposition celle quelle n'est pas capable de possé-
der, dans les phases de son existence en la mettant à même de
les surmonter soit par un aide direct, soit par des institutions spé-
ciales; il a aussi sa fonction propre, qui est d'être l'organisateur
responsable des moyens d'existence de la Société. Quand on ob-
serve sa fonction sociale, on remarque que le Patron ne fournit
pas seulement, des moyens d'existence aux Familles Ouvrières
qu'il emploie, qu'il n'assure pas seulement, comme par un com-
plément naturel, la vie de sa propre famille, mais encore et
surtout, qu'il garantit, par la productivité et l'objet de son
industrie, la vie de tous ceux, ouvriers comme non ouvriers,
qui se reposent sur lui du soin de pourvoir la Société de cet
objet. Grâce à lui, grâce à sa fonction d'organisateur respon-
sable des moyens d'existence de la race, chacun peut vaquer
en toute sécurité à sa profession, sachant parfaitement que rien
ne manquera de ce dont la Société a besoin pour vivre. Eh
bien ! comment pourriez-vous connaître cette fonction propre du
Patronage, aussi bien que la fonction propre de tous les autres
groupements sociaux, si vous ne les abordiez pas par l'observa-
tion directe !
Enfin, et nous en arrivons ainsi à notre troisième et dernière
considération, ces fonctions, fonctions propres aussi bien que fonc-
tions spéciales, ces groupements ne les remplissent pas comme
isolés les uns des autres. Mais, au contraire, ils agissent en vertu
d'une action liée, s'aident ou se contrarient, s'influencent et se
pénètrent par des actions réciproques. Pour patroner la Famille
Ouvrière, aussi bien que pour pourvoir aux moyens d'existence
de la Société, pour remplir sa fonction propre aussi bien que
sa fonction spéciale, le Patron n'agit pas tout seul, pas plus qu'il
n'opère sur une terre vacante. Il a des aides et des auxiliaires, <l<s
concurrents et des rivaux. Voyez ce que pourrait faire un patron
70 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
sans les ingénieurs et les contremaîtres qui dirigent l'exécution
de ses travaux, les commerçants qui lui procurent ses matières
premières et vendent les produits de sa fabrication, les banquiers
qui assurent son crédit, les hommes de loi qui fixent ses contrats...
sans les pouvoirs publics qui maintiennent la paix et la sécurité
publiques? Mais ce groupement patronal n'a pas seulement que
des rapports d'aide mutuelle, d'action concordante avec les au-
tres groupements; il a aussi à lutter contre ceux qui, soit appar-
tenant à la même espèce, veulent le supplanter, soit appartenant
à d'autres espèces, veulent le remplacer. 11 a affaire aux autres
groupements patronaux qui veulent lui prendre sa clientèle, aux
autres groupements sociaux : Associations ouvrières ou autres,
Pouvoirs publics, qui veulent se substituer à lui dans la direc-
tion du travail, la dispositionde la propriété, etc.
Il en va de même pour chaque groupement. Il suffit de les
observer quelques instants, pour se rendre compte des actions
qu'ils exercent les uns sur les autres, des influences qu'ils subis-
sent. Comment prétendre alors à la connaissance complète de
tous ces groupements, si on ne les suit pas dans la manifestation
de leurs actions réciproques?
Nous sommes donc amenés ainsi à conclure que Y observation
directe et méthodique de chacun des groupements dont se cotn-
pose la Société est chose absolument indispensable pour <jui
veut connaître la Société.
Que reste-t-il maintenant des deux propositions qu'avançait
Le Play, des deux propositions sur lesquelles repose toute sa
méthode?
Nous venons de voir combien il était inexact de prétendre
que, pour arriver à la connaissance d'une Société, il suffisait d'ac-
quérir celle des Familles Ouvrières qui en font partie.
Nous avons vu aussi combien la monographie de Famille Ou-
vrière, constituée essentiellement par le budget, était impropre
à donner la connaissance de cette famille.
Et comme toute la méthode de Le Play, toute la méthode de
la monographie de lui mille Ouvrière trouve tout son fonde-
LA MONOGRAPHIE DE FAMILLE OUVRIÈRE. 71
nient sur ces deux points, il faut reconnaître quelle s'écoule
avec eux. C'est là, nous ne saurions trop le répéter, la consé-
quence nécessaire et inévitable de l'impropriété de cette mé-
thode, par rapport à l'objet même de la Science Sociale. Cons-
truite de main de maître pour donner la connaissance de la part
qui provient du chef de l'ouvrier, dans l'établissement du prix de
revient des produits de l'industrie, cette méthode ne pouvait,
nous l'avons déjà dit, donner autre chose, que cette connais-
sance. Détournée de son objet, appliquée à la recherche de la
connaissance de la Société, elle demeura, malgré les perfection-
nements que Le Play lui fit subir, aussi incapable de permettre
l'observation complète de la Famille Ouvrière, qu'impropre à
assurer l'observation directe des autres groupements dont se
compose la Société.
Si la valeur scientifique de la méthode de la monographie de
Famille Ouvrière mérite un pareil jugement, pourquoi, pour-
rait-on nous dire, vous êtes-vous attardé autant à l'exposition et
à la critique d'une méthode si radicalement inexacte? A ce titre,
elle ne paraîtrait pas mériter plus d'attention que toutes celles
qui l'ont précédée et suivie.
Nous avons cru utile d'entreprendre cette exposition et cette
critique pour les deux raisons suivantes :
Toute impropre que fût la méthode créée par Le Play pour
l'observation des Sociétés, il n'est que trop juste de reconnaître
qu'elle a constitué jusqu'alors le meilleur instrument mis à la
disposition des observateurs. Et cela par suite de deux faits qui,
bien que compris dans cette méthode, n'en font pas partie subs-
tantiellement. Seule entre toutes les méthodes qui l'ont précé-
dée ou suivie, la méthode créée par Le Play présuppose déter-
miné l'objet de la Science Sociale, et établit le point de départ de
l'analyse sociale. Nous nous sommes assez longuement étendu
sur l'importance de ces deux découvertes lorsque nous avons
mis en lumière la valeur scientifique de l'œuvre de Le Play,
pour n'être pas obligé d'y revenir. Toujours est-il que, telle était
leur puissance, elle neutralisa en partie les extrêmes défec-
tuosités de la méthode et permit à Le Play d'entrevoir, le
72 LA SCIENCE SOCIALE ET SA MÉTHODE.
premier, comment se constitue et s'organise une Société.
Mais, si Le Play fut le premier à entrevoir l'objet de la Science
Sociale, il ne sut ni découvrir, ni établir la méthode de cette
nouvelle science, celle qui seule était capable de donner la con-
naissance de son objet. A ce titre encore, la critique de la mé-
thode de la monographie de Famille Ouvrière devait nous être
profitable. En précisant les causes de son échec, en nous mon-
trant pourquoi et comment cette méthode ne présente pas la
juste et réelle application des procédés généraux et nécessaires de
l'esprit humain à la recherche de la connaissance de l'objet
même de la Science Sociale, cette critique nous faisait faire un
grand pas vers la détermination de la véritable méthode.
Il nous faut, maintenant que le but que nous voulons atteindre
est parfaitement défini, que notre point de départ est nettement
déterminé, que notre route est débarrassée de tout ce qui l'en-
combrait, faire œuvre positive.
L'objet de la Science Sociale étant connu, le point de dé-
part de l'analyse sociale fixé, la question qui se pose est tirs
simple : Comment devons-nous nous y prendre pour arriver à la
connaissance de la Société, c'est-à-dire des différents groupe-
ments qui la composent. Quelle est, en un mot, la véritable mé-
thode de la Science Sociale?
Robert Pinot.
L Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
Typographie Firuiiu-Didot et C". — Taris.
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M..STORKX
ECOLE DES ROCHES
VERNEUIL-SUR-AVRE (Eure)
Juillet 1908
Chaque livraison : 2 fr.
N° 14.
SOMMAIRE
I. — Vie générale de l'École. P. 117.
La Vie générale de l'École, par M. Paul de Rousiers. — L'année scolaire 1907-
1908, par M. Georges Bertier. — Le personnel de l'École. — Liste des élèves.
— Les stages à l'étranger, par M. Paul Thiry. — L'École allemande de Bieber-
stein, par M. Zentzytzki. — La Vie à la Guichardière, par R. C. Coulthard. —
La, nouvelle chapelle de l'École, par M. Storez. — Fête de l'École, par J. Des-
feuille. — L'Exposition annuelle. -- Les résultats aux examens.
IL — Vie intellectuelle. P. 505.
La classe des tout petits. — La science sociale et la classe de septième, par
jypic Valentine Sainte-Marie. — Mon année grecque, par M. René des Granges.
— L'enseignement du latin en 4e, par M. A. Gardelli. — L'enseignement de
l'italien, par M. A. Gardelli. — A jungle in India, par A. Cintra. — Les scien-
ces naturelles à l'École, par M. Fleury. — Le Cours de science sociale, par
M. Descamps. — L'art à l'École, par M. des Granges. — Le dessin à l'École des
Roches, par M. Storez. — Leçon de perspective, par M. Grunder. — Les
séances artistiques et littéraires, par M. Mentré. — La musique, par M. Parent.
III. — Vie physique. P. 561.
Games, par M. Bell. — Le service dentaire a l'École, par le D' Lemerle.
IV. — Nos œuvres. P. 571.
Colonies de vacances, par M. Trocmé. — Visite des pauvres à Verneuil. —
Jardins ouvriers, par M. l'abbé Gamble. — Pour la Caisse des retraites des
vieux professeurs; la fête du 24 mai, par J. Desfeuille.
V. — Nos anciens Élèves. P. 577.
Liste des Anciens. — La fête des Anciens Élèves, par G. de Toytot. Nos
Anciens aux Instituts de Nancy, par 0. Mentré. — Quelques lettres d'anciens
(Bouts, Planquette, Snyers). — Lettres d'Amérique, par Jules Demolins.
IM. I.
m
PI. II.
LA VIE GEAERALE DE L'ECOLE
En janvier 1900, trois mois après la création de Y École des
Roches, Edmond Demolins écrivait en tête du « Journal de
l'École » ces lignes dans lesquelles perce une émotion contenue :
« Ma première pensée est pour remercier Dieu qui nous a per-
mis de mener à bien, pendant ces trois mois, notre grande et
patriotique entreprise ».
Depuis lors, l'École a grandi et prospéré. Elle a rencontré des
difficultés sur sa route; elle les a surmontées, non sans de vi-
goureux eilbrts; elle est sortie de ces épreuves avec plus d'ex-
périence et aussi avec plus de confiance dans le but poursuivi.
Elle a connu le sort des entreprises qui ont la vie en elles ; elle
a soulevé la contradiction, niais elle a continué de s'affirmer.
Et lorsque, l'an dernier, une disparition prématurée vint la
priver de son fondateur, personne ne songea que son existence
fût mise en péril. Dans le malheur qui la frappait, et qui fut
cruellement ressenti par tous les collaborateurs d'Edmond De-
molins, il y avait pour elle comme une sorte de consécration.
Il apparaissait clairement que YÉcole des Roches n'était pas
une création éphémère, soutenue par le seul éclat du nom de
son fondateur, mais une œuvre d'avenir redevable à ce fonda-
teur d'un service plus rare encore, celui de l'avoir établie sur
des bases durables, de lui avoir donné le don de vie.
Aujourd'hui nous devons à notre tour remerciée Dieu d'avoir
suscité le savant et l'homme de bien qui, ayant discerné avec
448 LE JOURNAL
précision les conditions nouvelles de l'éducation française, a
consacré ses forces et son énergie à les réaliser à l'École des
Roches.
C'est là, au surplus, une belle leçon de science sociale.
Nous avons tous connu quelqu'une de ces entreprises qui
naissent au milieu de l'approbation générale. Elles répondent
si exactement aux conceptions couramment admises et si direc-
tement aux besoins ressentis par tous, que personne ne veut leur
demeurer étranger. Les Comités de patronage qui leur servent
de parrains devant le public sont composés de noms estimés,
quelques-uns même retentissants; les concours financiers les
plus avantageux leur sont assurés ; des dévouements plus pré-
cieux encore leur sont acquis. Cependant, il arrive fréquemment
qu'au bout d'une certaine période, les concours financiers se
lassent et que les dévouements s'épuisent en présence de la
médiocrité des résultats obtenus. Seuls, les Comités de patronage
demeurent, leur rôle n'exigeant pas de sacrifices. Pourquoi ces
échecs? Ce n'est certes pas faute de soutiens matériels ni de
soutiens moraux; c'est simplement faute de vie.
La vie, c'est la correspondance au milieu; c'est le développe-
ment en fonction des conditions du milieu; c'est la concordance
avec les réquisitions du milieu, mais avec ses réquisitions
réelles et non apparentes, profondes et non superficielles, du-
rables et non passagères. Une entreprise manque de vie lors-
qu'elle satisfait uniquement à des nécessités momentauées qui
s'évanouissent à mesure que le temps marche ; elle manque de
vie aussi lorsqu'elle ne satisfait pas aux nécessités nouvelles
qui se font sentir. C'est pourquoi les hommes ne fondent rien
de durable et de fécond qu'à la condition de découvrir à l'avance
ce qui sera réclamé plus tard par tous, de saisir l'importance
future de besoins encore latents, de voir dès aujourd'hui ce que
tout le monde verra demain.
Edmond Demolins a eu précisément ce rare mérite de distin-
guer nettement ce que les plus avisés entrevoyaient un peu
obscurément dans notre éducation française. Il s'est rendu
compte que nous élevions nos enfants en vue du passé alors qu'il
de l'école des roches. 449
fallait les élever en vue de l'avenir. Et il a trouvé dans une obser-
vation scientifique du présent des indications positives sur ce
que cet avenir prochain réclamerait. Aussi le temps contribue-t-
il à fortifier son œuvre en réalisant ses prévisions. Tous ceux
qui, à un degré quelconque, participent à cette œuvre ne sau-
raient assez dire combien la concordance fondamentale entre le
but quelle poursuit et les exigences de plus en plus pressantes
de notre société moderne donne de fécondité à leurs efforts.
Il n'y a pas là seulement un phénomène personnel et isolé.
Sans doute, chacun de nos collaborateurs peut se rendre compte
que la somme de travail et de dévouement dépensée par lui pro-
duit des résultats d'autant plus appréciables qu'elle se trouve
mieux utilisée. Toute force mal employée est une force perdue.
Toute force appliquée en mécanique conformément aux règles
de cette science donne, au contraire, son maximum de rende-
ment. En science sociale aussi, une force a son maximum de
rendement quand on l'applique conformément aux règles de
cette science, c'est-à-dire avec la connaissance de la société sur
laquelle on agit. Mais aucune force sociale ne peut s'isoler.
Elle doit forcément se conjuguer pour l'action avec beaucoup
d'autres et cela se vérifie à Y École des Roches comme dans tout
autre groupement.
La concordance fondamentale que je signalais tout à l'heure
n'a donc pas fécondé les seuls efforts individuels du Directeur de
l'École, des chefs de maison, des professeurs. Elle a fécondé
encore leur effort collectif, je dirais volontiers leur effort de
groupe, par l'unité de direction qu'elle lui a assuré. Ceux qui ont
connu l'École à ses débuts et qui la voient aujourd'hui ne peu-
vent pas manquer de relever une différence bien caractéristique
entre ces deux époques de sa vie. Dès le début, elle s'était attiré
des concours très appréciables. Beaucoup de maîtres étaient
venus à elle parce qu'ils discernaient plus ou moins clairement
en elle quelque chose de nouveau et de généreux qui sortait de
la routine et de la médiocrité. Mais tous ne venaient pas pour
la môme cause, de telle sorte que leur réunion ne constituait
pas un groupe homogène. E'Ecolc comptait des professeurs dis-
i.jl) LE JOURNAL
tinguôs, animés de sentiments élevés; elle n'avait pas un corps
professoral constitué. Aujourd'hui, ce résultat est atteint. Il ne
se manifeste pas seulement par une stabilité toute matérielle,
par le fait que les professeurs s'attachent à l'école d'une façon
plus durable. Il s'affirme surtout par l'unité morale qui règne
parmi eux. Désormais ils savent pertinemment pourquoi il y a
une École des Hoches et ils réalisent dans la pratique, suivant
la mesure de leurs forces et aussi suivant la difficulté des obsta-
cles qu'ils rencontrent, le plan d'éducation qu'ils conçoivent
avec netteté. Ceux mômes qui arrivent du dehors ont une con-
naissance assez exacte de ce plan; ils savent les sacrifices que
sa réalisation nécessite de leur part, le dévouement soutenu
qu'elle réclame; ils savent aussi les récompenses qu'elle com-
porte et quelle douceur cela est de constater les progrès phy-
siques, intellectuels et moraux d'un enfant auquel on s'est attaché,
de voir se développer des qualités dont on avait à peine soup-
çonné d'abord, puis découvert le germe. Aussi, dès que ces
nouveaux collaborateurs viennent donner leur concours à l'œuvre
commune, sont-ils promptement assimilés par le milieu. Et le
corps professoral se fortifie par leur adjonction, bien loin de
perdre sa caractéristique propre.
Chez les élèves aussi il y a une unité très marquée, un
<( esprit de l'École ». Inutile de dire que la direction l'assure
tout d'abord par une grande fermeté et ne recule jamais de-
vant l'exclusion nécessaire d'un élément reconnu « peu désira-
ble ». Edmond Demolins avait posé, dans le langage pittoresque
qu'il affectionnait, une règle à laquelle nous restons exactement
fidèles : « La porte étroitement ouverte pour l'entrée, et très
largement pour la sortie ». Mais cette sévérité indispensable ne
suffirait pas à assurer l'esprit de l'École. Elle permet sim-
plement d'éviter sa prompte décadence. L'esprit de l'école ne
s'obtient que grâce ;\ un concours d'éléments divers au premier
rang desquels se place l'affection des enfants pour leur école. Le
premier devoir des maîtres est de faire aimer l'école aux en-
fants. Si les enfants n'aiment pas l'école avec la pointe d'exagé-
ration juvénile que comporte leur âge, il ne peut pas y avoir
DE 1,'ÉCOLE DES ROCBES- 451
d' « esprit de l'école », et si, par impossible, on parvenait à
le constituer, les enfants ne désireraient pas lavoir. Cepen-
dant, ici comme ailleurs, l'intention ne suffit pas; il faut qu'elle
se réalise, et pour cela, tout d'abord, qu'elle prenne corps,
qu'elle détermine son objet. Une école ne peut avoir d'esprit
véritable que si elle se propose un but particulier. Certains
établissements sont renommés par les succès de leurs élèves
dans une branche spéciale du savoir; d'autres poursuivent
principalement la formation religieuse des enfants; d'autres
recherchent leur développement physique. A défaut de ces
caractères positifs, les élèves trouvent dans les conditions de
leur recrutement, dans les circonstances qui accompagnent
leur entrée dans le monde au sortir du collège, la base d'un
« esprit » pour leur école. Je pourrais citer telle d'entre elles
— du temps où j'étais écolier — qui se distinguait par une
aptitude générale de ses anciens élèves à vivre sans rien faire.
V « esprit de l'école » préparait très exactement à cette car-
rière.
Aux Roches, l'esprit de l'École est guidé et conditionné par
la volonté éclairée qui a présidé à sa fondation. On a voulu
faire des hommes utiles, « bien armés pour la vie », comme le
proclame notre devise. Le succès, c'est d'avoir fait passer dans
la tête des élèves la conviction ferme de l'excellence de ce but
et dans leur cœur le désir ardent de le réaliser. Il n'est pas
réputé « chic » à l'école de mener une existence d'oisif, d'être
blasé sur l'intérêt de la vie. Il est chic, au contraire, de tra-
vailler, de se débrouiller, d'entreprendre, de lutter contre la
difficulté, de persévérer dans son dessein, de vivre énergique-
ment, en un mot. Et il est sous-entendu, il est hors de ques-
tion, il est élémentaire en quelque sorte, d'être loyal, sincère,
véridique, de n'avoir pas peur, d'être soi-même, de respecter
de toutes façons sa personnalité.
Tout cela est excellent. Ce n'est pas encore tout cependant.
La vie contemporaine exige impérieusement quelque chose de
plus. Nous traversons une crise morale très grave, o la crise
morale des temps nouveaux ». La sociélé, dans son ensemble,
'i*')2 LE JOl RNAL
est hésitante sur le devoir moral. Elle ne sait plus munie très
positivement s'il y a un devoir moral. Beaucoup d'esprits
clairvoyants se rendent compte qu'il faut au plus vite constituer
une morale, la faire accepter; que le problème moral n'est
pas de ceux dont on puisse différer la solution, cette solution
devant éclairer la vie de chacun et chacun ne vivant qu'une
vie; mais ils ne savent où trouver la base de cette morale.
Celles qu'ils imaginent s'écroulent sous le poids qu'ils veulent
lui faire supporter et la crise morale se prolonge et s'aggrave.
A coup sûr, les jeunes hommes qui arrivent à l'Age de l'in-
dépendance et de l'activité sans être fixés d'une manière iné-
branlable sur le problème moral qui se dresse devant eux
quotidiennement sont bien mal armés pour la vie. Car il faudra,
bon gré mal gré, qu'ils résolvent ce problème. Ils le résoudront
bien ou mal, héroïquement, ou lâchement, ou médiocrement:
mais ils ne peuvent pas le négliger, le laisser de côté, le traiter
par l'indifférence ; car c'est un problème vital au sens propre
du mot.
Dès sa fondation, V École des Roches a pris parti catégori-
quement sur cette question. Elle a fonde la inorale «le son
éducation sur la conviction religieuse. Malgré des divisions
confessionnelles, la morale est essentiellement la même dans
ses origines, dans ses obligations et dans ses sanctions pour tous
les chrétiens. Et cotte base invariable, qui a traversé les siècles,
sert de soutien aux applications variables que la différence des
temps et des lieux peut requérir. Car la morale varie dans ses
applications. Nous n'honorons plus notre père et notre mère
comme les tils des patriarches de la Bible, ni comme les
Orientaux d'aujourd'hui, ni même comme nos ancêtres français.
Et les Américains ont d'autres façons que nous de remplir ce
devoir. Mais dans les sociétés patriarcales anciennes et mo-
dernes, et chez les Français du dix-septième siècle, et chez
nous aujourd'hui, et chez nos contemporains des Etats-Unis,
le même devoir essentiel a existé et demeure. Ces mis y man-
quent, les autres l'ohservent et c'est la marque évidente que le
devoir a trouvé son expression précise dans chacun de ces milieux.
de l'école des roches. 153
C'est à découvrir puis à appliquer cette expression de la
morale chrétienne en fonction des données des temps nou-
veaux que V École des Roches consacre le meilleur de son effort,
celui qui aboutira à armer les élèves pour la vie morale. Mais
elle ne réussira complètement dans cette tâche indispensable
qu'avec l'entier concours des parents qui veulent bien lui con-
fier leurs enfants. Certains d'entre eux se rencontrent encore
qui s'adressent à nous parce que nous sommes en bon air, à
la campagne, ou parce que les enfants sont bien soignés, ou
parce qu'ils font du sport, ou parce qu'ils parlent bien anglais,
ou parce qu'ils passent leurs examens avec succès, ou pour
tout autre avantage accessoire. Nous sommes fermement résolus
à maintenir tous ces avantages et plusieurs autres, mais nous
ne les considérons que comme des éléments de formation.
L'essentiel est de former des hommes. Il est nécessaire que
tous les parents d'élèves joignent leurs efforts aux nôtres en vue
de ce résultat. Et il faut commencer dès la naissance de l'enfant.
Paul de Bousiers.
L'ANNÉE 1907-1908
A la fin de cette année scolaire, il m'est impossible de ne pas
dire un reconnaissant merci à tous les amis de l'École, à ceux du
dehors et à ceux du dedans, à M. de Rousiers et aux membres du
Conseil, aux parents de nos élèves, à mes collègues, à nos « an-
ciens ».
J'avoue humblement avoir ressenti quelque crainte en pre-
nant en mains le gouvernail à la mort de M. Demolins. Ayant
vu de plus près qu'aucun autre ce qu'il était pour l'Ecole, je
sentais plus vivement combien notre perte était grande et irré-
parable. La Providence a bien voulu nous aider. Et les amis de
notre œuvre ont compris qu'ils devaient, plus que jamais, se
rapprocher de nous. Ils nous ont prodigué leurs conseils et leur
concours. L'année qui vient de linir marque encore un pas dans
le sens du progrès. L'École, ébranlée par la mort de son fonda-
teur, a repris toute sa vie et toute sa vigueur, et M. Demolins
qui voit son œuvre continuer à grandir, à s'affirmer et à s'im-
poser, peut s'appliquer ce mot qu'il aimait à redire : « l'œuvre
vraiment grande est celle qui continue à vivre quand celui qui
l'a créée n'est plus ».
El nous «lirons, nous : cet homme fut vraiment grand qui eut
ce rare courage de tout disposer dans san œuvre pour la rendre
indépendante de lui, el pour lui permettre de durer après sa
mort. Il n'a pas fait seulement une critique décisive de la centra-
lisation et de l'autoritarisme français; il a créé une œuvre bien
français*' où circule une sève féconde d'initiative et de liberté.
LE JOURNAL DE L'ÉCOLE DES ROCHES. 158
Nous ferons tous nos efforts pour maintenir aux Roches ces tra-
ditions qui donnent à notre École une bonne partie de sa valeur
et qui assureront sa durée.
Nous parlions tout à l'heure du progrès réalisé cette année,
nous allons l'étudier successivement dans les trois stades de l'é-
ducation : physique, intellectuelle et morale.
Vie physique.
Pour la première fois peut-être nos jeunes arbres nous ont
donné l'impression d'avoir des branches et des feuilles; je sais
qu'ils ont réjoui les yeux de maint visiteur.
Jeux. Nos champs de jeux sont devenus très bons, celui
de foot-ball, grâce au drainage, celui do cricket,
grâce à des soins minutieux : les Chinois, à coup sûr, n'en don-
nent pas plus ;i leur riz. Autour du champ de cricket, se dessine
maintenant une bonne piste pour la course à pied, et comme
la route en France a créé l'auto, ainsi la piste a donné des
muscles et du souflle à nos coureurs. On a plus et mieux couru
cette année et nos vainqueurs ont eu des temps très honorables.
Le foot-ball et la course ont fait, naturellement, des progrès
simultanés et unis; notre première équipe s'est montrée vrai-
ment excellente, en particulier dans son second match avec le
Collège de Normandie et dans le match avec Petersfield au
Parc-des-Princes.
Je suis très heureux de féliciter ici nos trois professeurs anglais
et notre équipe. Merci encore aux professeurs qui ont bien voulu
encourager nos joueurs en jouant eux-mêmes souvent à leurs
côtés : M. Jenart et M. Grundcr. Nous n'obtenons pas encore le
même entrain pour le cricket que pour le foot-ball : le calme,
l'attention constante, la patience ne sont pas encore les qualités
maîtresses de nos petits Français. Les matchs de maison ont été
accueillis pourtant avec plus que de l'intérêt, par un réel enthou-
siasme.
'»:;6
LE JOURNAL
Gymnastique. Le jour do la Fête de l'École, nous avons eu quel-
ques mouvements d'ensemble et quelques jolies
évolutions des garçons de l'Enseignement préparatoire : la gym-
nastique fait chez nous des progrès — un peu trop lents à mon
gré, mais de bon augure. J'ai dit l'an dernier que toutes les
méthodes avaient leur place à l'École et en quel sens nous
étions éclectiques : je n'y reviens pas.
Boxe, escri- M. Perret a eu des résultats plus probants dans
me, canne. ces trois sports, et, au 21 mai à Paris, comme
au 28 juin à l'École, nous avons eu de forts in-
téressants duels. Ce n'est pas, certes, que nous préparions au
le ON D'ESCRIME PROF, M. PERR1 I .
duel nos élèves — nous jugeons très sévèremenl le duel; ce
n'est pas non plus que nous approuvions les vilains matches
de boxe qui font courir tout Paris — presque tout Paris du
moins. Mais ces sports sont excellents et pour former les mus-
cles, et pour enseigner la maîtrise de soi et la présence d'es-
prit.
DE L ÉCOLE DES ROCQES. loi
Equitation. On nous affirme que l'équitation compléterait à
merveille cette éducation physique et nous le
croyons volontiers. Nous avons pu, cette année, louera Verneuil
quelques chevaux et permettre à plusieurs de nos élèves de
monter à cheval. Le 24 mai, nous avions même, au concours
hippique, plusieurs concurrents qui s'étaient entraînés ici. Mais
pour organiser sérieusement et utilement ce sport, il nous fau-
drait un certain nombre d'adhésions. Nous les sollicitons et nous
les recevrons bien volontiers pendant les vacances.
Carnets de Toute cette éducation physique gagne beaucoup
santé. à être suivie de près et contrôlée. Nous exami-
nerons nos élèves avec plus de rigueur que nous
ne le faisons actuellement; à cet égard, nous sommes mieux
organisés que n'importe quelle autre école, mais nous avons
une conscience très nette du progrès que nous avons encore à
faire. Nos carnets de santé sont en plein fonctionnement; les
parents peuvent, pendant leurs visites à l'École, les consulter à
l'Infirmerie.
Piscine. Nous aurions bien voulu, les administrateurs de
l'École et moi, leur donner une autre joie, celle
de voir, entre Pins et Vallon ou à la Guichardière, une piscine
où s'ébattraient nos boys une bonne partie de l'année. Nos étu-
des, consciencieusement faites avec des hommes compétents,
n'ont pas encore abouti : nous voilà encore pour un an, deux
ans peut-être, obligés de nous coutenter de l'Iton. Il n'y a d'ail-
leurs d'autre inconvénient que notre éloignement relatif de
Bourth, et grâce à nos fées bicyclettes, les bains de rivière sont
très fréquents.
Travaux ma- Ici, nous n'avons rien d'urgent à créer; mais
miels. nous perfectionnons sans cesse. Cette année, l'a-
telier de menuiserie de la Guichardière s'est
ouvert sous La direction de M. Storez, avec le concours d'un
maltre-menuisier de Verneuil, M. Beaugrand. Nous comptons
4-")S LE JOURNAL
beaucoup sur cette bonne organisation pour obtenir des jeunes
ouvriers non seulement un travail énergique, mais encore dans
leurs œuvres une évidente intention d'art.
Puisque je me laisse aller, en cet article, à dire tout haut mes
désirs et à donner à mes collaborateurs quelques idées direc-
trices, j'insisterai sur la nécessité de demandera nos garçons des
elibrts plus intenses — il y a progrès, surtout depuis l'obliga-
tion du costume de jeu — , de les mêler plus souvent aux travaux
de la ferme, d'exiger d'eux une emploi utile et viril de leurs
temps libres. Ils jouent avec entrain et avec adresse, c'est bien;
ils lisent plus et mieux qu'autrefois, parfait — mais j'aimerais à
les voir amasser avec plus de soin ces miettes de leur temps d'éco-
lier; elles sont d'une inestimable valeur. A les bien employer,
l'enfant apprend à connaître le prix du temps, à mettre en œuvre
toute son initiative, il se révèle à lui-même et il montre à ses
maîtres ses secrètes tendances et ses aptitudes; il nous donne
ainsi de précieuses indications sur son avenir. Et nous aimerions
à voir l'avenir de nos élèves se dessiner avant leurs années d'exa-
mens.
Vie intellectuelle.
Les baccalau- En 1907, les baccalauréats furent très satislai-
rêats. sants. Voilà, j'espère, qui est bien entendu et qui
peut être considéré comme acquis : les Roches
préparent aux examens aussi bien et mieux — je vais dire
pourquoi — que n'importe quelle autre école. Nous pouvons
avoir, nous aurons certains échecs. Dans chacune de ces der-
nières années, par exemple, un <le nos meilleurs élèves s'esl vu
refusé en juillet. C'est un de ces aléas de la vie auquel nul ne
peut rien. Il est possible qu'une année soit moins bonne au
point de vue examens, par suite d'une classe moins forte <>u
de malechances combinées. Mais la démonstration est faite :
nos élèves valent, à cet égard même, ceux des écoles les plus
réputées, les reines du « chauffage ». Et si l'on veut bien y
réfléchir un peu, cette supériorité est assez facile ;i comprendre
PI. III.
Tripj i, élève aux Ans décoratifs. Croquis.
PI. IV.
f^îsoos oofes « viornes v,pooo
• POC^oif.
M. Charpentier, élève îles Arts décoratifs.
Frise. — Cette frise sera exécutée dans rime des nouvelles salles
du Bâtiment des classes.
MBy$l l?e,f?,sf^ .^otoe.
I
^^^^5
M, i'ii vKPi ntier. — Frise.
de l'école des roches. 459
et ne tient pas du miracle : nous avons peu d'élèves dans chaque
classe, nous avons par suite beaucoup de professeurs (un pro-
fesseur par quatre élèves '), nous vivons constamment avec nos
garçons, nous travaillons souvent avec eux en dehors même
des classes, nous les suivons de très près, un peu comme s'ils
étaient nos iils, nous nous ingénions à leur faire bien com-
prendre tout ce qii3 nous leur enseignons, nous veillons à
fortifier leurs points faibles : en deux mots, le petit nombre
de nos élèves et notre vie d'amitié avec eux les amènent tout
naturellement au succès.
Ce succès n'est point du au chauffage, au gavage, à ce répu-
gnant et malfaisant système qui consiste à farcir la tète du candi-
dat de formules et de lieux communs, à le munir de « trucs »
et de « ficelles » qui frisent parfois la déloyauté. Rien de pareil
ici : des cours compris, soigneusement revus en fin d'année, et
jusqu'au dernier moment, un enseignement intelligent et vrai-
ment éducateur. Le baccalauréat est, chez nous, le couronne-
ment d'études bien faites. Il ne nous fait jamais perdre de vue le
but de l'éducation qui est la vie et non pas l'examen.
Les philosophes, par exemple, ont jusqu'au dernier jour, étudié
les grands problèmes que peut se poser l'homme comme des
questions graves, angoissantes parfois, capitales toujours pour
la conduite et non pas seulement comme des questions d'examens.
Sous la direction de M. Coulthard, ils ont commencé à traduire
Beincj and doing, un excellent recueil de pensées fortes et élevées.
Ils ont fait ainsi, comme autrefois avec la Psychologie de James,
un triple travail d'anglais, de français et de philosophie.
inspections. C'est M. Baudin, professeur à Stanislas, qui a
inspecté la classe de philosophie au début de
l'année : les élèves de mathématiques répondirent mieux que
les purs philosophes.
C'est également au premier terme que M. Maluski, professeur
de mathématiques spéciales au lycée de Versailles, vint inter-
1. I ii) élèves présents à l'Ecole en juillet 1(J08. — 35 professeurs.
'•() LE JOURNAL
roger nos classes de lre, de 2e et de Mathématiques. Elles se
sont montrées toutes trois solides et sérieuses, particulièrement
la Seconde.
M. l'abbé Ballu, un vieil ami de l'École, est venu passer au
milieu de nous plusieurs jours, qu'il a consacrés en bonne
partie à des visites de classes. Sa « tournée d'inspection » a eu
un résultat inattendu de lui et de nous : celui d'établir entre
l'Ecole de jeunes filles do Planchoury dont il est second aumônier
et l'Ecole des Roches des rapports amicaux et utiles à tous
deux. Un professeur de Planchoury fait en ce moment un stage
d'études aux Roches. Je compte aller moi-même bientôt à
Planchoury.
L'inspection la plus importante de l'année fut celle de M. Car-
tault, professeur à la Sorbonne, qui est venu interroger en latin
les classes de lre, 2e, 3e, V, et nous faire sur la prononciation du
latin une conférence qui fut une merveille de documentation
et de précision. La prononciation normale est actuellement
enseignée en 3', et, sauf quelques inexactitudes, en V '. Elle sera
désormais la prononciation officielle et obligatoire à l'École des
Roches. Je dois un merci tout spécial à M. l'abbé Gamble qui a
bien voulu l'adopter immédiatement et l'appliquer avec une
constance et une exactitude rares au chant de la chapelle. Nos
oreilles y sont tout à fait acclimatées, et nul d'entre nous ne
s'aviserait plus de la trouver barbare. Combien l'on est plus
doux que Vu et le v qu'il remplace, et comme l'accentuation est
mélodieuse ! Mais il nous faut un entraînement ; il faut que toutes
nos lectures, tous nos travaux en latin nous servent, il nous faut
les accentuer correctement et les prononcer mentalement; c'esl
un peu long au début, mais l'habitude se crée et notre pro-
nonciation française qui ne respecte ni l'harmonie, ni l'histoire,
devient alors un vrai scandale.
I. Caractères principaux de la prononciation normale : élévation de la voix sur la syl-
labe accentuée, " el v prononcés ou; absence de nasales : ensis se prononce ennsis .
dans les diphtongues on fait entendre les deux voyelles, mais dans une seule émis-
sion de voix rosa se prononce rosai . <•. </,/. sonl durs : Kaésar pour Ceesar, pre-
lium et non presiuw: j a la valeur de t.
de l'école des roches. 461
Concours de Le regretté M. Ragon défendit autrefois la pro-
l'Enseigne- nonciation du latin dans Y Enseignement chère-
ment libre. tien. Je serais heureux d'apprendre quel succès
eut sa campagne.
M. Mouchard, directeur de cette revue, a hien voulu accueillir
encore les copies de nos élèves : ils ont eu la moyenne en ma-
thématiques et en philosophie, mais sans nomination.
Jean de Pourtalès a été, par contre, 1er en anglais et ie ex aequo
avec Edouard Adler, en allemand. Nous aimerions à concourir
aussi avec les lycées d'Etat, mais nous n'avons pu jusqu'à présent
obtenir cette faveur.
Enseignement Nous pouvons cependant, grâce à nos inspec-
primaire. tcurs, aux parents de nos élèves, à d'aimables
amis, comparer nos classes à celles des autres
collèges et en élever sans cesse le niveau. Nous ne voulons pas
seulement faire aussi bien qu'ailleurs, mais mieux. Lisez l'ar-
ticle de Mlle Sainte-Marie et dites-moi si vous savez une classe
de 7e où l'enseignement de l'histoire et la géographie soit supé-
rieur à celui-là. Venez voir la classe de géographie de la France
de M. Ouinet et vous me direz si vous savez une méthode plus
sûre, plus serrée, plus complète, qui utilise à la fois des cartes
postales et des photographies, des lectures intéressantes, le
raisonnement de l'enfant, le dessin d'une carte, etc. Inventions
ingénieuses qui tiennent sans cesse en éveil l'attention de l'en-
fant, méthode rigoureuse et précise, qui, comme celle de Des-
cartes, divise les difficultés et les résout l'une après l'autre sans
en laisser passer aucune, voilà ce qu'il faut savoir unir et que
nos professeurs unissent.
Enseigne- Nos Probestundeii (classes types laites par un
ment secon- professeur devant ses collègues) ont continué,
daire. Commj2 l'année passée, dans les deux enseigne-
ments.
Celles de dessin furent les plus remarquées et les plus utiles.
Successivement M. Dupire, M. Grunder el M. Storez Brenl leur
3 ■
462
LE JOURNAL
classe devant nous, puis nous nous réunimcs et discutâmes lon-
guement les trois méthodes; enfin j'essayai — non pas seulement
de mettre tout le monde d'accord, mais d'unir en une synthèse
tout ce que les méthodes différentes contenaient d'excellent. Je
publie plus loin les notes que j'ai remises à mes professeurs de
dessin. Je prie mes lecteurs de n'y voir que des notes, de brèves
IV CLASSE DE 1" Al LABORATOIRE DE CHIMIE (PROFESSEUR M. MOULINS
indications; elles ont du moins ce premier intérêt d'être libé-
rales et de respecter l'initiative du maître, et ce second d'avoir
été acceptées volontiers par mes trois professeurs.
L'an prochain nous inaugurerons définitivement L'enseigne-
ment du dessin graphique en seconde; il sera obligatoire pour
le premier cours de mathématiques. Dès cette année, M. bauge
a fait avec ses élèves do premiers essais tout à fait intéressants.
Nous essaierons de faire l'année prochaine, pour les mathé-
mathiques et pour les langues, ce que nous avons fait pour le
dessin. Les Probestunden ainsi groupées et dirigées nous sem-
blent avoir leur maximum d'utilité.
Pourquoi n'organiscrions-nous pas aussi des Probestunden de
de l'école des roches. 4G3
travaux pratiques? Ce ne seraient ni les moins intéressantes, ni
les moins utiles.
Nous avons, cette année, pour les travaux pratiques de
sciences, divisé autant que possible les élèves par classes. Nous
affirmerons encore plus nettement cette division l'année pro-
chaine et ferons passer les élèves, dans la même année, par
l'histoire naturelle, la chimie et la physique. Ils resteront libres,
cela va sans dire, dans le choix des travaux pratiques pour les
deux autres jours. Je n'insiste pas sur les avantages de ce grou-
pement nouveau; ils sautent aux yeux.
M. Bodé, qui s'est tant dévoué à toute l'installation électrique
de l'Ecole, et à qui dynamos, téléphone et lampes voudraient
pouvoir crier merci, a fait avec le moteur de Turckheim un
essai des plus intéressants. Aidé par G. de Toytotet J. deBoisanger,
il a d'abord mis en état le moteur, vérifié les plus petites pièces,
puis, devant quelques élèves de Mathématiques et de Première,
il a étudié, à l'aide d'une dynamo obligeamment prêtée par la
maison Amelin etBenaud, la consommation et le rendement du
moteur. Voilà une leçon de choses excellente, qui, je l'espère,
sera, sous cette forme ou sous une autre, répétée l'an prochain.
M. Bodé prépare, sur les indications deM.Grard, deux postes de
télégraphie sans fil et un petit laboratoire pour études micros-
copiques des métaux, et, sur ma demande, une petite station
météorologique qui fonctionnera dès le début de l'an prochain.
Histoire des On comprend d'autant mieux les sciences, comme
sciences. toutes choses d'ailleurs, qu'on en connaît mieux
l'histoire. M. Montré a bien voulu commencer
cette année un cours d'histoire des sciences dont on peut dire,
sans exagération, qu'il était impatiemment attendu par beau-
coup. Il nous a dit les origines de la géométrie et de l'arith-
métique, de l'astronomie et de la médecine, étudiant surtout
les Égyptiens, les Chaldéens et les Grecs. Il nous a expliqué
clairement pourquoi la science est née en Ionie, et nous a l'ait
partager son admiration pour nos ancêtres intellectuels, 1rs
Grecs. Mais nous n'avons pas goûté à son cours que des joies
464 LE JOURNAL
de l'intelligence; je me rappelle qu'un jour nous avons ri de
tout cœur à rémunération des remèdes extraordinaires des
Égyptiens d'autrefois. Non, vraiment nos remèdes de « bonnes
femmes » les plus bizarres sont encore loin de compte avec
ceux-là.
Histoire delà C'est encore d'histoire que nous a parlé M. Rau-
musique. gel. On se rappelle avec quelle joie furent ac-
cueillies ses conférences de l'an dernier sur
l'histoire de la musique. 11 avait surtout étudié les grands
auteurs, en les situant toujours dans leur milieu social. Cette
année, il a fait l'histoire des instruments : de délicieuses con-
férences-concerts furent successivement consacrées : 1° au vio-
lon, 2° à l'alto et à la viole d'amour, 3° et V au violoncelle,
5° à la flûte, 6° à l'orchestre. M. Parent avait bien voulu nous
prêter son concours pour la première, M. Félix Kaugel pour la
seconde. C'est encore M. Parent qui voulut bien diriger l'or-
chestre à la dernière conférence. Et je n'ai pas besoin de
redire le plaisir que nous donnent toujours la pureté et la per-
fection rares de son jeu, comme aussi l'autorité intelligente et
calme de sa direction.
Nous voyons nettement le progrès fait depuis deux ans par
nous tous, maîtres et élèves, dans l'intelligence des œuvres mu-
sicales et nous savons que nous le devons, en bonne partie
aux soirées organisées par M. Kaugel avec une science très sûre
et un sentiment profond de son art. Qu'il veuille bien recevoir
ici l'expression de notre gratitude.
Science so- M. Raugel a donné à la Fête des Anciens
ciaie. Élèves une très intéressante causerie sur la
Mitsiijiic et. la Science sociale, dont le seul dé-
faut fut d'être plus calme et plus profonde que ne l'étaient,
ce jour-là, les âmes des Anciens, et, par sympathie, celles
des Nouveaux. Acceptez avec sérénité cette remarque, amis
lecteurs. Il vous était permis, ce jour-là. d'être gais et les
Anciens, nous le savons, avaient beaucoup de choses à se
de l'école des roches. 465
dire. Les esprits des auditeurs étaient prêts à goûter la Chan-
son Napolitaine de Casella. Et, grâce au talent de M. Cor-
busier, elle fut bissée unanimement. M. Raugel a donc introduit
la science sociale dans ses conférences, comme M. Mentré dans
les siennes, comme M11" Sainte-iMarie, M. des Granges, M. Ouinet
dans leur enseignement. Il y a des prophètes de malheur qui
annonçaient, au début de cette année, la disparition définitive
de la science sociale à l'École des Roches. Or, on peut dire avec
vérité qu'elle n'a jamais été plus en honneur. Grâce à M. de
Rousiers, à M. Descamps, à la bonne volonté de tous, elle pé-
nètre et pénétrera de plus en plus tout notre enseignement. Le
cours de M. Descamps est suivi par un bon groupe de très
fidèles disciples auxquels il peut rendre ce témoignage qu'ils
s'intéressent et comprennent. Plusieurs professeurs ont préparé
leurs cours avec son aide; dans tous les cours, la science sociale
apporte sa lumière. Et nous en sommes heureux, non pour
donner un démenti aux prophètes de malheur, mais parce que
l'intelligence et le caractère de nos élèves y gagneront, parce
qu'ils comprendront mieux maintenant les lois de la géographie
et de l'histoire et plus tard les lois de la vie.
Vie morale.
C'est à les préparer directement à la vie que tendent nos
lectures du soir et les causeries que, chaque quinzaine, je
fais à l'École réunie, dans le Bâtiment des classes. Pour nos
« appels » du soir, nous nous sommes beaucoup servis,
dans toutes les maisons, des recueils de lectures morales pu-
bliés récemment dans toutes les grandes librairies françaises.
Le Recueil de Chatel nous a été particulièrement utile. Nous
avons lu aussi bon nombre de chapitres de l'excellent livre du
Pasteur Wagner : Pour les petits et les grands. Nous n'avons
garde de négliger la source éternelle de la vie religieuse et
morale qui, depuis des milliers d'années, coule de la Bible dans
les cœurs des hommes pour les consoler, les encourager, les
guérir et les enthousiasmer pour le Bien. Nous avons lu aussi
166 I,E JOURNAL
quelques-unes des majestueuses méditations de Bossuet, comme
aussi certaines pages de B. Coure et d'E. Naville. Le P. Gratry
et Ollé-Laprune nous ont donné ou des lectures, ou des pensées
fortes que nous commentions en quelques mots très simples.
Quelques pages de Beincj and doing nous ont rendu et nous ren-
dront le même service, comme certaines pensées brillantes et
profondes de Pascal ou des grands moralistes.
Tous les quinze jours, j'ai parlé à l'École réunie. J'avais,
chaque fois, à donner quelques avis, à louer ou à critiquer des
faits de la quinzaine. Mais de plus j'ai abordé, dans chacune de
mes courtes causeries (10 minutes environ), l'élude d'un des
devoirs les plus importants de l'enfant dans son éducation
physique, intellectuelle et morale. Avec l'aide de mes collègues,
j'espère arriver ainsi à créer un esprit d'École, esprit agissant
et puissant, qui rendra indiscutés tous les ordres, plus faciles
tous les devoirs, qui nous unira tous plus étroitement dans la
poursuite de notre but : le maximum de réel uni au maximum
d'idéal, la vie la plus intense unie à la moralité la plus haute.
Nos capitaines d'École ont une très nette conception de la fin
que nous nous proposons et des devoirs qu'elle entraine pour
eux. J'ai éprouvé, dans les réunions auxquelles je les ai conviés,
une profonde satisfaction à voir leur bonne volonté, leur amour
du bien, leur activité. Ils ne se contentent pas d'exiger de leurs
camarades le respect de la loi morale et des règles de l'École,
ils créent autour d'eux de l'énergie morale.
Puissent tous les capitaines de maisons avoir une aussi haute
idée de leur mission et s'appliquer à donner constamment le
bon exemple, à faire partout respecter l'ordre dans le sens le
plus humble de ce mot comme dans le sens le plus élevé;
puissent-ils aussi être constamment prêts à donner ces conseils
amicaux et discrets qui ont souvent plus d'influence sur leurs
camarades que l'éloge, le blâme ou l'avis d'un homme mûr.
Les Anciens A voir nos Anciens, nous avons compris <|u'ils
Élèves, pourraient exercer, eux surtout, cette bienfai-
sante influence sur nos élèves actuels. Nous
de l'école des roches. 467
sommes heureux de leur réuniou de cette année et nous les
félicitons de rester fidèles à l'Ecole, non seulement en l'aimant
et en lui prouvant leur affection, mais en Avivant ses principes.
Ils travaillent, se dévouent, gardent intacte la dignité de leur
vie, et s'ils cherchent à gagner de l'argent, ils n'ont fait que
rendre plus forte la droiture d'âme que nous leur connaissions
ici.
C'est sur eux que nous complons pour répandre partout le
bon renom de l'École, et nous savons que notre confiance est
bien placée.
Georges Bertier.
Le dessin à l'École des Roches.
(Note de M. Bertier aux professeurs de dessin).
But. — Le dessin aux Roches a pour but :
1" D'apprendre à V élève à observer:
A observer la fin, la fonction et la forme des objets, les détails et
le sens des détails, les proportions, les couleurs, etc..
Observer la nature et les œuvres de l'art, voir et comprendre.
2° D'apprendre à l'élève à exprimer:
A exprimer ce qu'il voit et ce qu'il imagine, ses sensations, ses
impressions, ses inventions.
Critérium. — Tout élève sortant de l'École doit pouvoir faire un
croquis en blanc et noir ou un petit tableau en couleur soit d'un
paysage, soit d'un meuble, soit d'un projet à exécuter, soit d'une
scène d'imagination pure.
Méthode. — Le blanc et noir ou la couleur :
Les ('lèves qui feront du blanc et noir devront pourtant, de temps
en temps, manier la couleur et connaître les lois de valeur, de com-
position des couleurs.
Les élèves qui feront de la couleur devront connaître, tout comme
les autres, les lois de perspective, do proportion, etc.
Les objets seront pris dans la nature ou dans l'art, le professeur
restant libre d'aider les élèves à en simplifier les formes.
On ne copiera pas de dessins et en particulier pas de dessins d'ar-
chitecture.
Progression. On prendra, autant que possible, des objets adaptés
à l'âge des enfants el à leurs aptitudes.
468 LE JOURNAL
La progression se fera du simple au complexe, de l'imprécis ou
précis, de l'à-peu-près à l'exact.
Mais p;is nécessairement de l'objet simple et facile à l'objet com-
plexe et difficile.
Le même objet ou des objets analogues pourront être dessinés
plusieurs fois par le même élève, mais chaque fois ou lui demandera
une perfection plus grande.
La progression sera beaucoup plus dans la perfection de l'œuvre
que dans la difficulté du modèle.
Exceptions. — 1" Préparation aux Beaux-Arts, etc.
Les élèves candidats aux Beaux-Arts, aux Arts décoratifs, etc., à
qui on demandera ce qui précède, et de plus des dessins d'après le
plâtre et toute une préparation spéciale.
2° Préparation des futurs ingénieurs.
(2e, lre, Mathématiques élémentaires.)
Entente entre professeurs de mathématiques et tic dessin; dessin
graphique et épures;
Cette préparation est indispensable et 1res importante pour ces
jeunes gens.
LE PERSONNEL DE L'ÉCOLE
Fondateur : M. Edmond Demolins.
Conseil d 'Administration .
MM.
Paul de Rousiers, secrétaire général des Armateurs de France,
président.
Maurice Boris, avocat, administrateur délégué.
Alexandre André, industriel.
Le V10 Cii. dk Calan, chargé de cours à la Faculté des Lettres
de Caen.
A. Desplanches, magistrat.
Louis Monnier, banquier.
Emile Pikkiu i , publiciste.
Auguste Tuurneyssen, administrateur de la Compagnie des
chemins de fer du Midi.
Docteur Triroulet, médecin des hôpitaux de Paris.
Alherl dé Bary, ancien officier, industriel.
de l'école des roches. 469
Directeur.
M. Georges Bertier, directeur, licencié es lettres, chef de la
Maison du Coteau.
Chefs de maison.
MM.
Bernard Bell, gradué (B.-A.) de l'Université de Cambridge,
chef de la Maison des Pins.
B. C. Coulthard, gradué (M. A.) de l'Université d'Oxford, chef
de la Maison de la Guichardière.
Paul Jenart, ingénieur-agronome, ancien élève de Y Institut
agronomique, chef de la Maison du Vallon.
Henri Trocmé, licencié es lettres, chef de la Maison des Sablons
Maîtresses de maison.
MMmcs
Edmond Demolins, maîtresse de maison de la Guichardière.
Georges Bertier, maîtresse de maison du Coteau.
Bernard Bell, maîtresse de maison des Pins.
Paul Jenart, maîtresse de maison du Vallon.
Henri Trocmé, maîtresse de maison des Sablons.
Aumônier : M. l'abbé Gamble, licencié en droit, ancien direc-
teur à l'École Fénelon.
Pasteur : M. Jean Monmer, professeur à la Faculté de théologie
protestante de Paris.
Médecin : M. le Dr Carcopino.
Professeurs.
MM1Ie"
Berthe Derousseau, 1er prix du Conservatoire royal de Bruxelles
et de l'École de musique de Vcrviers.
Valentine Sainte-Marie, diplômée du brevet supérieur et du
certificat d'aptitude pédagogique.
Anna DE VlRGINE.
470 LE JOURNAL
MM.
Bodé, licencié ès-sciences, ingénieur électricien de l'Institut
électrotechnique de Nancy, ex-préparateur de la Faculté de
Nancy.
L. Boxjeax, 1er prix du Conservatoire royal de Bruxelles et de
l'École de musique de Verviers.
0. Corblsier, 1er prix du Conservatoire royal de Liège et de
l'École de musique de Verviers.
E. Cuxv, ancien élève de l'Institut philologique de Saint-Pé-
tersbourg, professeur de russe.
R. des Granges, licencié es lettres.
Deslaxdres, professeur de photographie.
P. Descamps, ingénieur de l'École des mines de Mons.
G. Dupire, ancien élève de l'École des Arts décoratifs.
E. Fleurv, docteur es sciences naturelles.
A. Gardelli, docteur en philosophie, ancien directeur de l'Ecole
Berlitz, à Milan.
F. Grunder, diplômé du certificat d'aptitude de l'enseignement
secondaire.
M Jungné, licencié es sciences, professeur de l'Université.
G. Lange, licencié es sciences, ancien professeur de l'Univer-
sité.
IL Marty, licencié es lettres.
A. Massoitié, licencié es sciences.
Méline, licencié es lettres et en droit.
F. Mextré, licencié es lettres, professeur de l'Université.
G. Moulins, licencié es sciences, ingénieur chimiste.
.1. Oddes, licencié es lettres et philosophie.
M. Ouinet, professeur de l'Université, en congé, diplôme du
brevet supérieur et du certificat d'aptitude pédagogique.
A. Parent, chef du « Quatuor Parent », chevalier de la Lé-
gion d'honneur.
A. Raugel, ancien élève de la Schola cantorum.
M. Store/, architecte diplômé du Gouvernement.
P. Thirv, licencié es lettres (langues vivantes chargé du service
des stages.
de l'école des roches. 47J
Hugh Wilson, gradué (B.-A.) de l'Université de Cambridge.
Économe : M. Champenois.
Comptable : M. Brédy.
Infirmier : M. Minier.
Capitaine général : Robert de Séréville.
LISTE DES ÉLÈVES
I. — Maison du Coteau.
1. Jean Brieder, a passé trois mois en Allemagne.
2. Jean Castax, a passé six mois en Angleterre et trois mois en Al-
lemagne
3. José Comaléras, a fait deux stages de deux mois en Angleterre et
parle espagnol.
4. Pierre Cousin, a fait un stage de six mois en Angleterre.
5. Adrien Charlier, n'a pas encore fait de stage.
(i. Eugène Daiprat, a passé trois mois en Angleterre.
7. Thierry Faure, parle assez bien anglais et allemand.
8. Gabriel Filleul-Broy, a passé six mois en Angleterre et un
mois et demi en Allemagne.
9. Jacques Filleul-Broy, a passé six mois en Angleterre et un
mois et demi en Allemagne.
10. Pierre Foissey, a passé six mois en Angleterre.
11. Christian Glaenzer, parle assez bien allemand.
12. Robert Glaenzer, a passé trois mois en Angleterre, et deux
mois en Allemagne.
13. Pierre Garreau, a passé trois mois en Angleterre et cinq mois
en Allemagne.
li. Eudoxe Grigorovitza, a fait six ans d'études en Allemagne et
passé un mois en Angleterre,
l.'i. Pierre Lyautey, a passé trois mois en Allemagne.
10. Noël Martin, a passé deux mois en Angleterre.
17. Maxime OberlÉ, a passé trois mois en Allemagne.
18. André Priei r, n'a pas encore fait de stage.
10. Raymond Prieur, a passé un mois en Angleterre et six mois en
Allemagne.
20. Louis Si'RAUEL, a passé trois mois en Angleterre.
21. Paul Sauvaire-Jourdan, a fait un stage d'un an en Angleterre.
472 LE JOURNAL
22. Robert TIiibaud, n'a pas encore fait son stage.
23. Henri de Turckheim, parle anglais et assez bien allemand.
24. Henri Vincens, parle assez bien anglais.
2.">. .John Waddington, parle anglais et allemand.
II. — Maison de la Guichardière.
1. Robert Benoit, a passé quatre mois en Angleterre.
2. Etienne Boussod.
3. Constantin Capscha, parle russe et anglais.
4. Jean Demelle, parle anglais.
5. André Ferrand, a passé trois mois en Angleterre, parle russe.
0. Marcel Ferrand, a passé trois mois on Angleterre, parle russe.
7. Léon Forestier, a passé six mois en Angleterre.
8. François Gall.
9. Robert Gillet, a passé six mois en Allemagne.
10. Georges Gomy, ;i passé un an en Angleterre.
11. Nicolas KoBOiLOEF, parle russe.
12. Alexandre Krijanowski, a passé trois mois en Angleterre, parle
russe et allemand.
13. Jacques Laciiapelle.
14. René Loubet, a passé un an en Angleterre.
15. Ivan de Maicret.
16. René Martin, a passé deux mois en Angleterre.
17. Roger Riom, a passé trois mois en Allemagne, parle anglais.
18. Ernest Romei .
19. Jean Steiner, a passé six mois en Angleterre.
20. Maxime Tassi .
21. Maurice Vacher.
22. Raymond Vacher.
23. ^'aldemar Zentzytzki, parle allemand et anglais.
III. — Maison des Pins.
1. André BOUCHARD.
2. Pedro Campos, a passé un mois en Angleterre1 et parle portugais.
3. Guy CaRROJN DE LA CARRIÈRE.
I. Louis CHARONNAT, a passé trois mois en Angleterre.
,"'). André ClNTRA, a passé huit mois en Angleterre et deux mois en
Allemagne, parle portugais.
6. Antoine CoRTADA, parle espagnol.
7. Jacques Dupas, a passé oeuf mois en Angleterre, et six mois en
Allemagne,
de l'école des roches. 473
8. Dudley Ellis, stage en Angleterre et un mois en Allemagne.
9. Washington de Fiuuereido, a passé un mois et demi en Angle-
terre et parle portugais.
10. Emile de Freitas, a passé trois mois en Angleterre, et parle por-
tugais.
11. Hervé Gauthier-Villars, n'a pas encore fait de stage.
12. Ulysse Hocotz, parle anglais et allemand.
13. Louis Hucuard, a passé deux mois en Angleterre.
14. Paul Lambert, a passé un an en Angleterre.
15. André Laurent-Barrailt.
16. Pierre Leplat, a passé six mois en Angleterre et six mois en
Allemagne.
17. Jean Machemin.
18. Roger de Madariaga, parle allemand et espagnol.
19. André Mélikoff.
20. Louis Nozal, a passé trois mois en Angleterre.
21. Arthur O'Neill, parle anglais.
22. Gabriel Pauthonnier.
23. Paul Plisson, a passé un mois en Angleterre.
21. Jean de Pourtalès, a passé deux mois en Allemagne et parle
anglais.
25. Mariano Procopio, parle anglais et portugais.
26. Paul Procopio, id.
27. Pierre Pusinelli, a passé deux mois en Angleterre.
28. Raymond Sciilumberger, a passé six mois en Angleterre.
29. Maurice Tailiiades, a passé deux mois en Angleterre.
30. Albert Thiébaut, a passé six mois en Allemagne, et trois mois en
Angleterre, parle espagnol.
31. William Walcker, parle anglais.
32. Georges Wàtel, a passé neuf mois en Angleterre et six mois en
Allemagne.
IV. — Maison des Sablons.
1. Edouard Adleh, neuf mois en Angleterre, un an et demi en
Allemagne.
2. Max Auzépy, parle anglais.
.'!. Edmond Badin, n'a pas encore fait de stage.
\. Maurice DE BaRRAU, trois mois en Angleterre, parle allemand.
5. Etienne de Bary, six mois en Angleterre, parle allemand.
6. Robert de Bary, Irois mois en Angleterre, parle allemand.
7. Robert Delmas, trois mois en Angleterre, trois mois en Allemagne.
¥i \ LE JOURNAL
8. Pierre Guiraud, six mois en Angleterre.
9. Hervé Labussière, cinq mois en Allemagne, parle anglais.
10. René Lagier, quatre mois en Allemagne, parle russe.
11. Jean Langer, quatre mois en Angleterre.
12. Etienne Martin, parle anglais et allemand.
13. Henri Merlin, n'a pas encore fait de stage.
14. Wassili Mestchérine, parle russe.
15. Pierre Monnier, trois mois en Angleterre, trois mois en Alle-
magne.
16. Jean Morssv, trois mois en Allemagne, parle russe.
17. Pierre Moussy, trois mois en Angleterre, parle allemand et
russe.
18. Pierre Petit, trois mois en Allemagne.
19. Marcel Plissonnier, n'a pas encore fait de stage.
20. Robert Réquédat, n'a pas encore fait de stage.
21. Marcel Rougeault, six mois en Angleterre.
22. Charles Siou, trois mois en Angleterre, parle russe.
23. Ludomir de Smorczewsm, parle anglais et allemand.
24. Jean Thiercelin, six mois en Angleterre.
25. Jean Thuret, trois mois en Angleterre.
V. — Maison du Vallon.
1. Maurice Aubry, a passé un an en Angleterre.
2. Lucien Bertiikt.
3. Jean Biesiekercki, parle anglais et allemand.
4. Maurice BrroizÉ, a passé six mois en Angleterre.
5. Jean de Boisanger, a passé six mois en Angleterre el trois mois
en Allemagne.
6. André Bourgeois, a passé trois mois en Angleterre.
7. Pierre Bouthillier, a passé six mois en Angleterre, parle alle-
mand.
8. Jean Colin, a passé cinq mois en Angleterre.
9. Marcel COURTADE, parle anglais et allemand.
I(>. Raymond Decauville, a passé six mois en Angleterre.
II. Charles Delhruck, a passé six mois en Angleterre, parle alle-
mand.
1-2. Louis Farra, parle espagnol et italien.
13. Adam de Gizycki, a passe un an en Angleterre.
IL Jean GaïCO, a passé six mois en Allemagne.
15. Olivier Glaenzer, parle allemand.
16. Henri GoETZ, parle allemand.
DE L ECOLE DES ROCHES. 4 , .)
17. Marcel Japy, a passé trois mois en Angleterre, parle allemand.
18. Henri de La Bruyère, a passé six mois en Angleterre.
19. Paul Lebouteux, a passé six mois en Angleterre.
20. Edgardo de Magalhaès, parle anglais et portugais.
21. Jean de Mareuil, parle anglais et allemand.
22. Frédéric Mason, a passé cinq mois en Allemagne, et parle an-
glais.
23. Pierre Matras, a passé trois mois en Angleterre, et parle alle-
mand.
24. Paul Morln.
25. Jacques Mottdeau.
26. Jean Petersen, parle allemand.
27. Henri Pingusson, a passé six mois en Allemagne.
28. Robert de Séréville, a passé six mois en Angleterre, et six mois
en Allemagne.
29. Simon de Vaulchier, a passé six mois en Angleterre, parle alle-
mand.
30. José de Vigo, a passé six mois en Angleterre, parle italien et
espagnol.
31. Jean Wetzel, a passé six mois en Allemagne, parle allemand.
VI. — Élèves a l'étranger.
1. Jean Bertrand, à Herehen-sur-Sieg.
2. Charles Brueder, à Bischofstein.
3. Jacques de la Bruyère, à Haubinda.
4. Guy Caron, à Bournemouth.
5. Jean Cousin, à Bromley.
(>. Jean Coi sin, à Eastbourne.
7. Robert Cousin, à Heathfield.
S. Paul Deriidi.n, à Eastbourne.
8. Jean Fabra, à Haubinda.
10. Xavier Fias, à Coblenz.
11. Paul Fiusy, à Pangbourne.
12. Léon Gardères-Roux, à Hove.
13. Paul Giraud- Jordan, à Cochem-sur-Moselle.
1 \. André Grange, à Ilsenburg.
15. Marcel Grange, à Ilsenburg.
16. Maurice Lagier, à Saint-Léonard's-on-Sea.
17. Marcel Langer, à Dulwich.
18. Francisco l.i ro, à Eastbourne.
L9. José Luitn, à Eastbourne.
476
LE JOURNAL
20. Henri Musnier, à Caterham- Valley.
21. Robert Patino, à Eastbourne.
22. Maurice Petsche, à Hove.
23. Lucien Riom, à Herchen-sur-Sieg.
24. Louis Rucher, à Rhyl.
23. Edouard Sauler, à Safîron-Walden.
26. Jean de Saint-Maur, à Brighton.
27. Georges Scapini, à Swanage.
28. René Scapini, à Godesber
2i). Henri Seyrig, à Eastbourne.
30. Gilbert Triboulet, à Tring.
31. Francis Triboulet, à 'lring.
LES STAGES A L'ÉTRANGER
Nous avons eu pendant la dernière année scolaire et indé-
pendamment de 22 stages de vacances :
En Angleterre. . . .
En Allemagne ....
TERME
d'automne
TERME
d'hiver
TERME
DE PRINTEMPS
14 garçons.
•>
16 garçons.
3
21 garçons.
10 —
soit en tout 66 trimestres.
Ces chiffres, les plus forts qui aieut été atteints depuis la
fondation de l'École, témoignent non seulement du dévelop-
pement toujours croissant d'une de nos institutions fondamen-
tales, mais encore du souci toujours plus grand des parents et
dos maîtres de mettre à la disposition des garçons cet excellent
instrument de formation qu'est la vie intense à l'étranger.
Bien supérieurs aux caravanes scolaires, où forcément l'élé-
ment français n'est pas assez fondu, amalgamé à l'élément
étranger, nos séjours en Angleterre e1 en Allemagne permet-
tent à nos garçons de se mêler isolément et intimement à
leurs camarades anglais et allemands, les amènent à juger et
DE L ECOLE DES ROCHES. \ I t
à comparer par eux-mêmes, dissipent bien des préjugés et
développent, en môme temps que la faculté d'adaptation an
milieu et l'initiative personnelle, l'esprit de tolérance et la lar-
geur de vues.
Si l'Angleterre a,plusque jamais, les préférences des familles,
l'Allemagne a vu son chiffre de stagiaires s'augmenter. Non
contents d'envoyer nos jeunes élèves sur les bords du Rhin, et
soucieux d'éviter la fréquentation unique d'écoles et de familles
toujours les mêmes, nous avons voulu élargir notre champ
d'action. En mai dernier, après avoir abandonné leurs cama-
rades rhénans à Metz, nos jeuues voyageurs ont pris, les uns,
la ligne de Francfort et se sont avancés jusqu'en pleine forêt
de ThuriDge, à Haubinda ; les autres, prenant le chemin de
Berlin, se sont arrêtés à la lisière du Harz, à Ilsenburg.
Deux noms à retenir ; car c'est de ces deux modestes loca-
lités que sont partis les efforts les plus marqués du champion
des Land-Erziehungsheime (Dr. Lietz), en faveur de la réorga-
nisation, sur des bases nouvelles, de la pédagogie allemande.
Je laisse à une voix plus autorisée le soin de déterminer ce
que l'idéal des Hoches peut trouver là-bas. Qu'il me suffise de
dire que nos jeunes garçons se sont vile sentis dans un milieu
ami, et qu'ils ont retrouvé, malgré de légères divergences de
méthode, un système d'instruction et d'éducation bien adapté à
leur tempérament.
Aussi, tout nous fait espérer, qu'après un essai loyal de trois
mois, les L. E. H. verront longtemps encore s'acheminer nos
jeunes stagiaires au milieu de leurs forêts et de leurs montagnes.
Notre expérience y gagnera et nos garçons rapporteront de ce
pays lointain d'excellentes impressions et de fortifiants exemples.
P. Thiry.
Extraits d'une lettre de M. G. après un stage de trois mois de -<>n
iils en Angleterre :
Cher Monsieur,
.le pense vous intéresser en vous disant, combien j'ai été satisfait
des résultats du trimestre passé par mon Iils à Eastbourne. D'abord
33
i"8 LE JOURNAL
il y a été très heureux et toutes ses lettres reflétaient ce bonheur qui
tenait, je crois, d'une part à l'ambiance, et d'autre part à l'entrain
avec lequel P. s'est mis au cricket.
Au point de vue moral, je l'ai trouvé au retour très amélioré. Il
était devenu beaucoup moins exubérant, plus calme, plus énergique
et plus débrouillé...
Au point de vue de la langue anglaise, j'ai mené P. chez Berlitz le
jour môme de son arrivée et l'ai fait examiner. Voici les notes don-
nées : «Lit bien, bon accent; écrit très bien sous la dictée; com-
prend bien quand on lui parle; parie assez bien, niais avec des fautes.
— Pour un séjour de trois mois, résultat très satisfaisant. »
.lu suis en somme enchanté de l'influence de ce séjour en Angle-
terre.
Schloss Bieberstein D. L. E. H. '
Gern folge icli der Aufforderung Herrn B's. den « Kochern » etwas iiber
Schloss Bieberstein zu erzàhlen. Lange liabe ich gesclnvankt ob ich es
in franzosischer-oder in meiner Mutter-sprache tun solle. Abcr ich bin
nicht so unbescheiden jede Gelegenheit etwas zu lernen fur mich zu bean-
spruchen, und so habe ich mich entschlossen, meinen hiesiegen Kameraden,
indem ich deutsch schreibe, eine harte Nuss zu knacken zu geben.
Ich spreche zu denen, die sich, ohne von ihrer eigencn Nation alitât zu
verlieren, fur fremdes Sein, und Wesen interessieren, und die das, was voni
Ausland konunt vorurteilslns und ^erecht beurteilen.
Mit schwer arbeitender Maschine kommtder ans Kulda fallige Frùhzug das
" Biebertal " herauf. Je nach Beschaffenheit der Stellen die er passiert klingt
uns das Schnauf'en der Lokomntive hell oder hohl. Ebcn bat er die gTÔsste
Steigung iiberwunden, und jetzt rollt er langsam vor das kleine gelbe Bahn-
hofsgebiiudeder Station " Bieberstein ". Ein weil bin h<">rbare^ Quietschen
der Bremsen benachrichtigtuns von dieseni Augenblick, und dieser undjener,
der es ini Halbscblaf vernoinmen liât, legtsich gâhnend zum lelzten Mal auf die
andereSeite, denner weiss: " Gleich wird eslâuten". I)a ertônen auch schon
die Glocken; erst unten im Hof, und dann feierlicb, doppelt, auf dein Turm.
Kiniege Augmblicke, und die bisher so stillen Gange sind von frôhlichem
beben erfùllt.
Manche kommen aus ihren Stuben (Schlafsàle giebt es auf Bieberstein
nicht), und begeben sich in die gcgeniiberlicgenileii Holzverschlâge, uni sicb
dort einer eingehenden l'nterbaltung mit Wasser, und Seife binzugeben.
Andcre, denen ein Waschtisch in ihren Zimmern nicht stôrend erscheint, tun
i. d. i,. E. ii. Deutsches Land-Erzfchungs-Heim.
de l'école des roches. 479
dort dasselbe. Hier und da laufen einiege, nur in Badetùcher gehùllt, zurn
Douschraum, und dort kehren mehrere, die zu diesem Zweck elwas friiher
aufgestanden sind von einem erfrischenden Bad aus dem Garten zurûck.
Lange Zeit braucht man zur " Toilette " nicht, denn der Anzug ist iiussers
einfach, und ganz dem Leben auf dem Lande angepasst. Er besteht aus :
Sandalen, kurzen Striimpfen (Socken), offenen, bis an das Knie reichenden,
blauen Tuchhosen, weissem, baumwollenem Sweater oder Hemd, und einer
Faltenjacke mit Giirtel. Stehkragen, lange Hosen, Handschuhe, Spazierstock ,
steife oder weiche Filzhiite giebt es in Bieberstein nicbt.
Um 6U ist erstes Frûlistùck, zu dessen Anfang der Direktor von Bieberstein
Herr L., oder dessen Stellvertreter Herr W. einen kurzen Abschnitt aus dem
Leben Jesu, oder dessen Anhàngern vorliesst. 63u Anfang des Unterrichts.
Folgen wir zunâehst einer Geschichtsstunde bei Herrn L. Draussen, vor der
Einfahrt zum Schlosshof, unter schônen, schattengewâhrenden Bàumen, ist
die Klasse versammelt. Ein jeder hat gleich nach dem Frùhstiick fur Stuhl,
Tinte, und Feder gesorgt. Herr L. hat auf der, denSchlossgarlen umgeben-
den, nach aussen hin steil abfallenden, Mauer Platz genommen, redits von
sich einem Stoss geschichtlicher Werke, unter sorgfiiltigster Vermeidung irgend
eines Grundrisses, links auf einem Stânder, oder an einem Baum befestigt.
eine, der betreffenden Zeit entsprechende, Karte. Auf seine Aufforderung
hin hait ein Schiiler einen geschlossenen, freien Vortrag ùber das in der
voriegen Stunde Besprochene. Wenn er dem Wunsche des Lehrenden gemàss
gearbeitet hat, so begniigt er sich nicht mit derWiedergabe des in der Stunde
Dargestellten, sondern er fiigt Resultate eigener, freiwilliger Arbeit hinzu.
Der Vortragende wird weder vom Lehrer, noch von Schiilern unterbrochen;
erst wenn er vom " Rednerplatze ,, wieder auf seinen Stuhl zurùckgekehrt
st, beginnt die Kritik. Die Zuhôrer haben sich, die wâhrend des Vortrags
bemerkten Fehler, und Lùcken notiert, und melden sich jetzt zur Ergànzung.
Erst wenn niemand mehr etwas zu bemerken hatfàhrt man fort, soi es mit
Wiederholung, sei es mit Durchnahme von neuem Stoff. Solche Vortrage
(inden an jedem Tage an dem ùberhaupt Geschichte betrieben wird statt,
und zwar so, dass sich das Durchgenommene, und Bearbeitete auf Vortrâge
von ungefiihr 3 Schiilern verteilt. Jeder Vortrag nimmt mit Ergànzung und
Kritik durchschnittlich 1/4 Stunde in Anspruch.
Da in Bieberstein keine Unterichts-Stunde langer als 45 Minuten dauert,
so wird der l'neingeweihte erstaunt fragen : " wo, wenn alleindie Wiederho-
lung 4b Minuten in Anspruch nimmt, die Zeit zur Durchnahme des neuen
Stoffes bleibt ". Die Antwort ist : " dass man in Bieberstein nicht wie ein
SchmeHcrling von Blume zu Blume fliegt, sondern dass man vorzieht liingere
Zeit bei ein und demselben Stoff zu verweilen ". Stets hat man mindestens 2,
mcistens aber S Geschichtsstunden hintereinandcr.
Die erste Stunde ^ ist voniber, und es làutet zur Pause (1/4 Stunde). Sic
wird dazu verwandt die Betten zu machen, und im Brunnenhaus aus dem
alten, und schr tiefen Brunnen Wasser zu schôpfen.
I. srliul-Stunde a r; Minuten.
480 LE JOURNAL
Manchmal, wenn man gerade mit der Behandlung besonders interessanter
Ereignisse oder Charactere beschàftigt ist, ist dièse Unterbrechung wenig
erwiinscht, und aile Mimmen dem Vorschlag des Herrn L. bei, fur diesmal das
Bettmachen auf die michste Pause zu verschieben.
Wenn die Wiederholung beendet ist, beginnt der eigentliche Unterrichl. in
Form eines darstellend-entwickelnden Vortrags von Dr. L. Auf die Karte
wird so oft als moglich Bezug genommen, so dass Geschiclite und Géographie
in engen Zusammenhang kommen. Der Vortrag handelt nicbt nur von rein
geschichtlichen Ereignissen, sondera debnt sieb, besonders was die alten
Vdlker anbetrifft, auf Sitten, Gobrauche, und kulturelle Entwicklung aus.
Dièse lernen wir am besten aus Werken von Mànnern der betreffenden
Période kennen. Die Cbaractere beurteilt man nach den Taten des Tràgers,
unbeeinflusst vonmehr oder wenieger verzerrten Uberliefcrungen. Die Schil-
ler haben sich wâhrend des Vortrags kurze Notizen gemacht. die ilinen spâter
zur schriftliclien Ausarbeitung des Gehdrten dienen. Dièse Arbeiten werden
in ein besonderes Heft geschrieben, das am Ende eines jeden Quarlals dem
Direktor Herrn L. zur Durchsicbt iibergeben wird (in den l'nter-und Mittel-
klassen auch dfters am Anfang der Stunde). Der deutsche und religions-
geschiclitliche Unterricht, ebenfalls von Herrn L. erteiit, verlauft in derselben
Art und Weise.
Doch in meinem Eifer babe ich unsere Klasse 3 Stunden olme t'nterbre-
chung abbalten lassen, und wir sind jetzt sclion bei der dritten, der Fnili-
stùckspause (1/2 Stunde) angelangt. Aber lassen wir Kakao, Brot, Butter,
Marmelade, und Rase nocb etwas warlen, und kehren wir zu der zweiten
Pause (1/2 Stunde) zuriick.
Aile Schiller sind im inneren Schlosshof zum Dauerlauf angetreten. Es
giebt zwei Abteilungen; die eine unter Kiihrung von Herrn L. selbst, die
andere unter der des Herrn J. Man kdnnte den Uinstand dieser Teilung durch
aùsserliche Grande leicht erklaren, doch es liegt ihm eine tiefere Idée zu
Grande. Aber ich schlage vor, dass wir, bevor wir auf jene eingehen, unsere
ungeduldig wartenden Lâufer erst den Dauerlauf erledigen lassen, zumal
" Uoland ", der die Wartenden ungeduldig umkreisende L. E. H. Hund,
durch lautes Bellen jede Untertaltung unmiiglich macht.
Erst geht es in miissigem Tempo um das Schloss herum, durch den Torw >~^.
an den Tennisplatzen vorbei zum " Kugelberg " und von dort in scharfem
Lauf die <k Lerchen-Allee " hinab. Durch einen schattiegen Waldpfad gelan-
gen wir auf den " Hofbieberer weg " der uns langsam ansteigend wieder
zum Ausgangspunkt zurùckfiihrt. Sommer, und Winter, in Hegen, und
Schnce macht man diesen ungefahr 3 lvilometer langen Lauf; nur manchmal,
wenn im Winter die Schneeverhaltnisse gut sind, fiillt er zu Gunsten des
Wintcrs portes (Ski-, Bodel-, und Bobsleigh-fahrein ans.
Die Post ist angekommen; wiihrend die Scinder den l'est der Pause dazu
benutzen Karten und Briefe zu lesen, kdnnen wir zu jener geheimnisvollen
Idée, deren \N irkung uns zum ersten mal beim Antritt zum Dauerlauf
bemerkhar wurde, zuriickehren. Man ist in Bieberstein weder in einer
Kaserne, noch in einer " Anstalt ", sondera, wie schon der Name sagt in
de l'école des roches. 'iSI
einem Heim. Aile Formalitàten, die den Character eines Heimes beeintrach-
tigen kônnten, wie Apelle, Namenaufzâhlungen, Xotenhefte usw. usw.
fallen fort, und man sucht ein Famdienleben ohne jedes Schéma, und mit
grosst-moglichster Berùcksichtigung der Individualitaten herzustellen. Kapi-
tane giebt es niclit; jeder soll sein eigener Kapitan sein, oder werden. Uber-
haupt jeder Zwang Fii Lit so weit als irgend môglich fort, und an seine Stelle
tritt Anregung zu freiwilliger, und erst dadurch wahrhaftmenschenxuirdiger,
und fruchtbarer Arbeit. Leider ist es bei einer so grossen Gemeinschaft
wie auf Bieberstein nicht vermeicibar dass Elemente darunter sind die sich
noch nicht zu einer solchen Anschauung iiber Pfiichterfùllung aufschwingen
konnen, und dies ist auch der Grund der zwei Abteilungen beim Dauerlauf.
Herr Dr. L., dem aile Zwangsmittel zuwider sind, nimmt nur solche in seine
Abteilung, die auch ohne Apell oder Abzahlung Tag fiir Tag, pûnktlich am
Dauerlauf teilnehmen. Andere, die dazu nicht fâhig sind laufen in der
zweiten Abteilung, bei der von Zeit zu Zeit Abzahlung stattfindet. Fâllt dièse
dfters schlecht aus, so erteilt Herr L. am Abend eine allgemeine Ermahnung.
Nach dem zweiten Friihstùck finden noch zwei Unterrichtsstundcn stalt.
Franzôsische, und englische Sprache bei je zwei Lehrern ; und zwar Gram-
matick, und schriftliche Ubersetzungen bei einem deutschen-, Lecture, Kon-
versation, Aussatz bei einem-Herren des betreffenden Landes.
Naturwissenschaftlicher Unterricht wird nur einmal in der Woche erteilt,
dannaber wird der ganze Vormittag auf ihn verwandt. Chemieund Physik
wechseln in der Weise mit einander ab dass in beiden Fachern immer ein
zusammengehoriger Abschnitt beendigt werden kann. Die erste, zweite,
éventuel! auch dritte Stunde wird dazu benutzt durch Vortrag, und experi-
mentieren Herrn W.'s die Stoffe teoretisch kennen zu lernen. Es wird, — auch
wieder durch freie Vortriige, — das schon Behandelte wiederhohlt. Fer-
ner ùbt man sich im Darstellen der Einwirkung verschiedener Stoffe auf
einander mittelst Formeln. Ein Projections-apparat ist stets in Bereitschaft
gehalten, um dannt allen Schûlern gleichzeitig Aufklarung iiber technische
Apparate, Ausgrabungen, Funde usw., zu erteilen. Auch client er zu ver-
gn'isserter Projection mikroskopischer Preparatc. Schwarze, in Schienen
laufcnde, lichtsichere Vorhange ermoglichen es den Raum in einiegen Augen-
blicken zu verdunkeln. So ist mit derartiegen Projections-vorlragen fast
kein Zeitverlust verbunden, und sie finden daher hàufig statt. Die beiden
letzten Stunden verbringt man in dem gerâumiegen Laboratorium, in dem
jeder Schiller seinen Platz, mit Bunsen-brenner, und verschliessbarem
Schrank, bat. Der Neuling bal zunâchst biten, Glas formen, und blasen zu
lernen; erst wenn er f'ahig ist chemische Apparate selbstanzuferligen, geht
es ans eigentliche Lxperimentieren. So lernt man indein man mit den Stof-
fen umgeht spielend ihreEigenschaften kennen. Auch in diesem Fâche sucht
man Anregung zu eiwilliger Arbeit zu geben, und wie gut es geliu^l bewei-
sen die zahlreichen Pracktikanden die ihre ganze Freizeit zu Arbeiten im La-
boratorium, Werkstàtte, und Biologie-Zimmer verwenden. lier Unterrichl
\sir-l um 1 1 :i i- l hr beendet, und es ist bis 2 l'hr Freizeit, in die noch um
i i 1 1 1 das Mittagessen, die Hauptmahlzeit fâllt. Alcoholische Getrànke giebl
182 LE JOURNAL
es nicht da sowolil Alkohol, als auch Nikotin in jeder Form auFs aiisserste
bekiimpft werden.
Von 2-4 findi-'ii practische Arbeiten statt. Die Schiller entscheiden sich ain
Anfang eines Quartals, nach ihrem Belieben fiir die Beschàftigung an den
betreffenden Nachmittagen. Als practische Arbeiten giebt es : Gartenbau,
ïischlerei, Schmiede, Arbeit in der Werkstatt fiir Mechanik. Zeichnen und
Modellage. Ausnahmsweise wird es anch diesem oder jenem, dem die
Kreizeit zur Erledigung einer uml'angreichen, freiwilligen Arbeit nicht genùgt,
gestattet, sich dieser auch wâhrend der Zeit fiir practische Arbeit zu widmen.
So zum Beispiel fiir die Ausiibung wissenschaftlicher Photographie, wie Her-
stellung vonProjections-diapositiven, die spàter imUnterricht alsAnschauungs
mittel verwandt werden ; ferner fiir naturwissenschafUiehe Arbeiten aller Art.
Ein Hauptzweig der pracktischen Arbeiten ist der Gartenbau, da aile in der
Kùche gebrauchten Gemùse, inbegriffen Kartolïeln, von Schiilern gebaut wer-
den. Herr Dr. L. selbst leitet die Arbeiten, und ist tiiglich dort anwesend.
Man ist so leicht als moglich gekleidet, und es steht einem jeden frei nur in
einer kurzen Spielhose, ohne Jacke, Strùmpfe und Ilemd zu arbeiten. Aile,
die einfachsten, fiir den Augenblick schmutzigsten Arbeiten werden von Schii-
lern verrichtet. Niemand darf sich scheuen die Arbeit zu tun die er anderen
Menschenzutraut. So sind die Gartenbaustunden, Stunden ernsler, sclnverer,
und daher die kdrperlichc Entwicklung fiirdernder Arbeit.
Noch schnell ein Bad, in dem zum Teil selbst gegrabenen Schwimmbassin,
und dann hinauf zum Schloss, um sich durch Briidchen. kakao, oder Citro-
nenlimonade zu erfrischen. Wâhrend wir unten im Garten ^ eilten, waren
andere in der ïischlerei beschafligt. um ihre ZimmercinrichUing durch einen
Tisch, Schrank, usw. zu vervollslandigen. Andere arbeilelen unter Fiihrung
von Herrn W. an der Vervollstandigung der Gasleitung. So liât fast jede
Arbeit eincn dauerenden Xutzen. Zweimal wôchentlicb, Mittwochs, und
Sonnabends, fallen die pract. Arbeiten aus, und die Schiller haben, von
11 3/4-1/2 y Uhr, Freizeit. Das Mittagessen wird an diesen Tagen schon um
12 Uhr eingenommen, so dass der ganze Nachmiltag zu Auslliigen aller Art
benutzt werden kann. Schnell werden die Hàder, aus dem extra fiir sie her-
gerichteten Schuppen, in dem jeder seineneigenen, verschliessbaren Verschlag
liât, geholt, und dann geht es so schnell als moglich den steilen Schlosslterg,
bis an die scharfe Kurve, die schon manches Opfer gekostet bat, h ina b. .le
nach Geschicklichkeil des Fahrers wird sie mehr oder weniger gui ûberwun-
den, und dann weiler, am Bahnhof vorbei, ûber Schackau nach Kleinsassen
und Milseburg. Auf " Danswiesen ", einem kleinen, zum Schloss gehô-
rigen Gehôft, kocht man iiber einem Holzfeuer im Freien Kaffee. I huile
allerdings bat man nicht so lange Zeit als das letzte Mal. Da uar man Smi-
nabend Nachmittag gekommen, und erst Sonntag Mittag \\ ieder fort gefahren.
Ihs spiit in die Nacht waren wir um ein belles Feuer versammelt und erst als
dièses verlôscht war, und die Kâlte der Nacht sich fûhlbar machte, suchten
wir auf dem gerâumigen Beuboden einen passenden Schlafplatz.
Docli es ist Zeii die Rùckfahrt auzutreten. In langer Reihe, die Kôpfe
dicht auf die Lenkstange gebeugt, fâhrt man mit aùsserster Geschwindig-
de l'école des bogues. 4S.'{
keit die " Milseburg " hinab, gilt es doch bis 4- 1/2 Uhr, zum Anfang der
Arbeitsstumle, das Schloss zu erreichen. — Wieallewirklichenkorperlichen
Ubungen, so spielt auch vernùnftiges Radfahren, und Wandern im bieber-
steiner Leben eine grosse Rolle. Zwei mal im Jahr, zu Pfingsten, und Anfang
October, finden griissere Radfahrten, und Wanderugen in mehrere Teile des
deutschen Vaterlandes statt. iNach ihrem Belieben konnen sich die Schiiler
diesem oder jenem der Lehrer anschliessen, manchen, zuverliissigen, die es
gerade auf eine besondere Gegend " abgesehen " haben ist es auch ge-
slattet, allein, oder nur mit Kameraden zu fahren. UieFerien dauern lOTage-
Durch gute Gewohnung sind auch die jùngsten, und kleinsten Scinder fiihig,
laglich, durchschnittlich 100 km zurùckzulegen. Die grossen Stàdte wer-
den so weit als moglich vermieden. Auch Hotels, und Restaurants sind
uns entbehrlich. Draussen im Waldeschlàgt man sein Lager auf; eine frische
Quelle liefert uns Wasser zum kochen, und ein gesundes Getrànk. So weit
es die Witterung erlaubt schlaft man im Freien. Nur wenn es zu kalt, oder
feucht ist, suchen wir einen Gasthof auf, begniigen uns eventuell auch gern
mit einem gemeinsamen Rett, in Form eines Heubodens. Abgesehen von der
Entwicklung der Selbststandigkeit lernt man auf solchen Fahrten Land und
Leute kennen, wird unabhangig, und geniigsam. Nach Ablauf der Zeit kehren
aile gesund, und wohl, mit der Gewissheit nach Hause zurûck auf dieser
Fahrt mehr geschen, und gelernt zu haben, als auf einer Reise mit der
Eisenbahn bis an die Riviera. Die Sommerferien kann man, indemman sich
Herrn Dr. L., event. auch einem der anderen Ilerren anschliesst, benutzen,
weitere Teile Europas auf D. L. E. H. Weise Kennen zu lernen.
So wurden in verllossenen Jahren, zum grossten Teil per Rad, oder zu Fuss,
Italien, Schweiz (Bergbesteigungen), Oestreich, Norwegen, und Griechenland
esucht.
Doch kehren wir nach Bieberstein zurûck. Um 4 1/2 Uhr beginnt die
Arbeitsstundo. Einjeder arbeitetauf seincmZimmer; nur die,welche hïngere
Zeit ihre Hausarbeiten nicht zur Zufriedenheit erledigl haben, miissen an
einer gemeinsamen Arbeitsstundo, unter Aufsiclit eines Lehrers, teilnehmen.
Ihre Zahl ist aber nur sehr beschr;'inkt, da sowohl Lehrer, als auch Schiiler
hr Moglichstes tun sic stets zu vermindern. Àlteren, Zuverliissigen, ist es
auch gestattet draussen im Schlossgarten, oder im Walde zu arbeiten.
Zwei Mal wôchentlich findet von 51/2-7 Uhr l{ugby-Fussballspiel statl.
" Rugby " bat vor " Association " den Vorzug, dass es mehr, und gleich-
miissiger aile Muskeln betiitigt, ferner erlaubt es, durch zahlreiche Vorder-
spieler die Zahl derjeweiligen Teilnehmer zu erhi'ihen. Oit wird der Einwand
gemacht, dass Rugb\ ein zu gefiihrliches Spicl sei. Ich glaube nach den
Brobachtungen die ich in Bieberstein gemacht habe (es kain wàhrend
nieinem zweijiihrigen Aufenthall kein einzieger ernster Unfall beim Rugby
vor) sagen zu dûrfen, dass Rugby, wenn es gut gespielt wird, in keiner
Weise gefiihrlicher ist als Association, cher das Gegenteil. Kaum hat
es /um Ende der Arheitsstundc geliiutet, so kommen die Spieler aus ihren
Slulicii. Sic tragen, je nach der Seite auf der sie spielen, rote, "der blaue
Spielhose, und weissen baumwollenen Sweater.
484 LE JOURNAL
Einsteiler Fussweg fùhrt don Schlossberg hinunter zur Fussballwiese. Er
wird halb fallend, halb springend zurùckgelegt. Nachdem man noch eine
kurze Strecke, durch abwechselnd Wald, und Wiese, gelaufen ist kommt
man auf die Spielwiese. Hohe Stangen, sie bilden die " goals ", verraten
uns schon von weitem die Bestimmung des Blatzes. Ungefâhr 3/4 Stunden
wird mit wechselndem Erfolge gekâmpft, bis endlich eine Seite den ent-
scheidenden Sieg davongetragen bat. Er ruft Zufriedenbeit bei der sieg-
reichen, iiusserste Kraftanstrengung fur das nàchste Mal, bei der gescblagenen
Partei, hervor. Das Kugby-spiel verlangt absolute Unterordnungdereigenen
Person. Niemand darf darauf ausgehen durch persônliche Erfolge zn glanzen.
und jeder wahre Spieler muss stets dazu bereit sein, auf eigenen Ruhm, zu
Gunsten der Allgenieinbeit, zu verzichten. Nach einem Bad in dem neben
der Wiese iliessenden " Bieberbacli " geht es wieder zum Schloss hinauf,
weit langsamer als vorher herrunter.
Wettspiele gegen Mannschaften von auswârls geben Gelegenbeit die eige-
nen Krâfte zu messen. Neben practischen Arbeiten und Fussball wird als
Spiel resp. Sport noch Tennis, und ferner im Winter. Ski-, Bodel-, und
Bobsleigh-fahren betrieben. Ist im Winter die AYitterung zu ungniistig um
Fussball zu spielen, und erlaubcn die Schneevcrhàltnisse nicht Wintersporl
zu betreiben, so finden in der Turnhalle Ëbungen aller Art statt. Man zieht
es aber bei weitera vor sich auf natùrlichere Weise kôrperJiche Ubungen zu
verschaffen. Es versteht sich von selbst dass in Bieberstein der Sporttrei-
bende nicht nach Anzug, Ausstattung, Alliiren. und technisch-fremd-
spracblichen Ausdrûcken, sondern nur nach sein en wirklichen Leistungeo
beurtéilt wird. Leider giebt er zu hàufig 'k Spoitsmen " deren einzieger,
mit Sport in Verbindung stehender Wert, durch ihre Schneider-, Schuster-,
usw. Beclmung feslzustellen ist, Von diesem Wesen bat man sich auf
Bieberstein stets ferngehalten.
Nachdem um 3/4 7 Uhr das Abemlessen eingenommen ist, babcn wir noch
bis 8 Uhr Zeit unsern jeweiligen [nteressen nachzugehen. Dann findet eine
sogenannte " kapelle ", eine Vereinigung von Lehrern, Schùlern, und zum
Teil Handwerkern des Schlosscs, im gemeinsamen Wohnzimmer, statt.
Ein jeder bat seincn Spiel-oder Arbeitsanzuj;, in einen zur rmgebung
passenden, vertauscht. Die Schùler der beiden hôchsten lvlasscn, Ober-, und
Unter-Prima babcn in der Mitte der Baumes, an dem schweren, eichenen
Tisch, Platz genommen : rund herum, auf Stûhlen und Bânken sitzen die jûn-
geren. Beim Eintritt llerrn Dr. L'es verstumml das bisher noch leise
gefùhrle Gespràch. Berr (;., der allwôchentlichauf vier Tage von Frankfurt
zu uns nach Bieberstein kommt, spielt auf dem etwaserhôht stehenden Flûgel
einen Sai/. ans den Meisterwerken eines Wagener, v. Beethoven, Brahms,
Mozart oder Hayden. An manchen Abenden, wenn vielleichl Herr (.. nicht
anwesend ist, spielt dasSchûlei Orchester, oder Quartett.
Nach Schlnss des Vorspiels begiunl Herr I.. eine Vorlesung, von meisl
dichterischem [nhalt. Wir hôrten in dem letzten labre unter anderem
Homers Odvssec, und [lias, ferner Aschylos, und Euripides Dramen, Goethes
Tasso.und [phigenie. Manchmal werden auch Schriften aus politischem, und
de l'école des roches. 485
socialethischem Gebiet verlesen. Deu Schluss der Kapelle bildet ein zweiter
musikalischer Vortrag, dcn man nach Môglichkeit, der durch die Yorlesung
hervorgerufenen Slimniung, anpasst.
Herr L. bat sich erhoben, und nachdem sich die Lehrer von ihtn ver-
abschiedet haben, stehen auch die Schùler auf. Einer nach dem anderen
wûnschl gute Nacht. An diesen und jenen richtet Herr L. einiege Worte,
erkundigt sich nach seinem Ergehen, und seinen Wùnschen, crteilt eventuell
auch Ermahnung.
Xoch eine halbe Stunde istFreizeit, und dann ertont die Glocke zur Schwei-
gestunde. Um 9 1/2 Uhr sind die Lichter mit wenigen Ausnalimen geldscht.
Hier und da arbeilet auf seiner Stube noch freiwillig ein altérer Schùler,
aber bald begiebt auch er sich zur ttuhe.
Die Menschen schlafen, — da erwacht eine zauberchafte Natur. Langsam
steigt der Mond ùber der Milseburg empor. — Uberall herrscht Iautlose Stille,
nur manchmal vom Quietschen der Wetterfahnen, und dem trauriegen Ruf
der Kàuzchen, unterbrochen. Aus dem Tal steigt feiner Nebel auf. Ein
kiihler Nachtwind triigt von Zeit zu Zeit ein letztes, leises Gerâusch, aus
einem der nahen Diirfer zu uns herauf.
Die Gipfel der Baume schwanken im Mondlicht, ihr Rauschen klingt uns
wië Sagen aus der Vergangenheit.
Hofi'en wir dass die Idée der Land-Erziehungsheime, und neuen Schulen
immer weitere Kreise far sich gewinnen, und endlich siegreich iiber dar alte
System triumphieren wird. Tragen wir nach Krii.fi en dazu bei , — nicht in lokal-
patriotischer Weise jeder nur in seinem Lande — , sondern folgen wir diesem
Idéal, und dienen wir ihm, wo es auch immer sei. Dann werden wir geistig.
und kôrperlich frisclie Menschen werden, und bekommen, bei denen Kôrper,
[ntellekt, Seele und Gemiit, in schoner Harmonie entwickelt sind. Dann
werden wir fàhig sein im modernen, nationalen, undsocialen Leben unseren
Mann zu stehen, und ruhiger als bisher kann man der Zukunft entgegen-
sehen, in festem Vertrauen auf eine hôhere, edlere, und vollkommenere
Gliickseligkeit.
Hans-Waldemar Zentzytzki.
LA VIE A LA GUICHARDIÈRE
A cin<[ cents mètres du Bâtiment des Classes se trouve la
maison de la Guichardière, retraite choisie et profondément
aimée de notre très regretté fondateur, M. Edmond Demolins.
La maison est entourée d'un parc riant, riche de (mis les agré-
ments que peut donner la nature. Ses murs sont couverts de
roses grimpantes de toutes couleurs, qui, à l'époque de la florai-
son font vibrer de joie tous ceux qui savent goûter les bonnes cho-
ses de la vie. Devanl la maison s'étendent des pelouses, plantées
480 LE JOURNAL
d'arbres de toutes espèces, qui, pendant les jours d'été, versent
leur ombre sur les élèves qui jouent. Le petit bois qui se trouve
par derrière est recherché de ceux qui préfèrent passer une
demi-heure le livre à la main. Sur l'Iton se promènent les ama-
teurs de voyages d'exploration : « la pelle » à la main, glissant
sur la surface de l'eau dans leur bateau plat, ils remontent ou
descendent le courant, pour visiter le monde féerique d'oiseaux,
de rats d'eau, d'insectes et de fleurs, qui peuple les berges de
ce fleuve en miniature.
La propriété de La Guichardière forme un véritable petit
village, aux maisons éparses dans la verdure. C'est tout d'abord
la maison principale, où se trouve la salle à manger; puis
l'Annexe, comprenant l'étude et la salle de lecture ; le Pavillon,
aménagé pour cinq grands élèves ; enfin, plus loin, sur une bande
de terre louée par l'École, la maisonnette de l'Iton et le Chalet
normand, où, dans une retraite studieuse, habitent quelques
professeurs et quelques élèves : village modèle, où tous les
habitants vivent en bons voisins, caractérisés dans chaque mai-
sonnette par quelques traits distiuctifs, mais étroitement Liés
les uns aux autres par les mêmes règles et les mêmes coutumes,
les mêmes occupations et les mêmes divertissements.
On verra tout de suite par cette description du « lieu », com-
bien la vie ordinaire de nos élèves doit être différente de celle
de leurs camarades groupés en un seul bâtiment. On objectera
peut-être que les difficultés de l'organisation au point de vue de
la discipline seront presque insurmontables. Cette objection
pourrait être très fondée, mais, se rendant bien compte de ce
danger, les professeurs et les élèves, par leurs efforts suivis, sont
arrivés à l'écarter, et à former d'une façon durable un bon
esprit de conscience et de devoir : ayant vaincu I obstacle, Loin
d'être affaiblis, nous nous trouvons donc plus torts. C'est sur
cette conscience que nous comptons pour obtenir une bonne
réputation quant au travail et à La conduite, pour stimuler l'ini-
tiative individuelle de tous.
Un élève de La Guichardière se trouve vraiment privilégie, il
obtient d'excellents résultats dans ses études, et conserve ton-
]je l'école des rocues. W7
jours un délicieux souvenir de la maison qu'il aime presque
autant que son home.
Les jeux et les divertissements sont nombreux : en hiver c'est le
foot-ball qui, sur la pelouse, devant la maison, rencontrcle plus
grand succès : les petits admirent l'adresse des grands, espérant
qu'un jour ils seront admis à disputer la Coupe pour leur mai-
son : les grands s'entraînent afin de la conserver. Quelquefois
l'étang glacé, mis à notre disposition par l'amabilité de M. Mioc-
que attire les nombreux fervents du patinage : malheureusement
ce n'est qu'à des intervalles assez rares.
Le soir des assauts de boxe animés mettent à l'épreuve l'en-
durance et le courage des combattants.
En été, nos deux tennis, dont le nouveau près de l'Iton a été
organisé par l'initiative de Forestier, sont continuellement en
usage : ceux qui n'y trouvent pas de place improvisent des
tennis imaginaires dans les allées, où ils jouent avec tout au-
tant d'enthousiasme que sur les tennis bien montés. Dernière-
ment, le jeu de hockey s'est introduit dans les soirées où il
fait trop humide pour le tennis : on le transforme quelquefois
en polo à bicyclette, sport qui demande beaucoup d'adresse
et d'expérience. Dans le potager derrière la maison quelques
élèves, unisant « l'utile à l'agréable », cultivent, d'après leurs
propres idées de petits jardins : c'est un exemple que nous
aimerions voir suivi par beaucoup.
Il ne faudrait pas conclure de tout cela que les sports seuls
sont en honneur à la maison : la musique y compte aussi de
nombreux adeptes qui toujours réunissent autour d'eux un
public capable d'en goûter les charmes. Sur ce chapitre je
n'ai qu'à citer les soirées passées chez Mme Deinolins, et les
efforts du Concert Rouge qui a fait son début dans « La Bévue
de La (iuichc ». Dans le domaine littéraire, la « divine » fer-
veur de M. lioujol, dont la mémoire est toujours chère aux
élèves qui Tout connu, a trouvé un écho chez un de nos capi-
taines qui, le dimanche soir, lit à un auditoire enthousiasmé les
meilleurs morceaux du théâtre moderne.
En lin de compte, je l'affirme sans aucune hésitation, bien
ÏHH LE JOURNAL
que nos bâtiments ne soient pas aménagés avec autant de
luxe que les maisons plus modernes de l'École, il n'y a pas
d'élève qui ne voue à sa Guichardière un sentiment d'afl'ection
profonde, et qui, lorsque l'heure sonne où il faut la quitter,
ne jette derrière lui un regard où se lit beaucoup de mélan-
colie et beaucoup de regrets. Au jeune homme, qui vase lancer
dans la vie, le souvenir de sa maison sera toujours réconfor-
tant : je lui souhaite de rester, au milieu des hommes et des
affaires, un vrai « garçon de La Guiche ».
K. C. GOULTHARD.
LA NOUVELLE CHAPELLE DE L'ÉCOLE
■
Il est toujours assez difficile à un auteur de juger son ou-
vrage. Il lui est plus facile de l'expliquer, et c'est en emprun-
tant la tournure d'esprit d'un écrivain expliquant dans sa pré-
face le livre qu'il présente à ses lecteurs, que je me permets
ici de parler de la chapelle de l'École. Il est d'ailleurs à re-
marquer qu'en littérature, les préfaces sont souvent ce qu'il y
a de plus intéressant à lire de l'ouvrage tout entier. C'est que,
en effet, l'auteur peut y exprimer les idées qui lui sont les plus
chères, et dont souvent son oeuvre n'est qu'un pâle reflet, il
peut y indiquer l'idéal jamais atteint.
De tous temps, et à notre époque plus qu'à toute autre, il a
été demandé â l'architecte beaucoup de choses pour peu d'ar-
gent. Loin de moi l'idée de m'en plaindre, je pense que c'esl
à cette exigence que nous devons les progrès magnifiques de
notre époque. C'est l'économie de temps (partant d'argent i qui
est le grand levier de l'industrie moderne. Il serait facile de le
démontrer. Cependant si l'économie, eu un mot, conduit au
progrès, elle peut quand elle est exagérée, conduire l'artiste à
employer des subterfuges, des faux-semblants qui sont égale-
ment la plaie de notre époque.
Disposant d'une somme assez faible pour répondre aux exi-
gences des nombreux catholiques de l'Ecole, et d'autre part ne
de l'école des roches. i89
voulant pas employer les faux-semblants qui sont la tentation
de l'architecte moderne, je me suis senti au début assez em-
barrassé. Si j'ajoute à cela qu'une esquisse faite trop, vite
semblait me lier à une forme déterminée, je donnerai assez
exactement toutes les raisons de cet embarras.
Je me plaçai cependant bien en face de la difficulté, et je
me mis à étudier une à une les données de ce problème
complexe.
Il fallait une salle au moins égale, en superficie, au hall
actuel du bâtiment des classes, c'est-à-dire une salle pouvant
contenir au maximum 200 à 250 personnes. Un vestiaire pour
les vêtements des enfants, une sacristie, enfin une place réservée
au chant.
J'oublie de mentionner et j'ai tort : les exigences esthéti-
ques, religieuses ou utilitaires de M. l'abbé Gamble, de mon
ami Des Granges, de MM. les Administrateurs, des profes-
seurs, particulièrement des musiciens, etc., etc., enfin, pourquoi
ne pas le dire, de mes propres exigences, qui devaient être,
quoiqu'on pense, les plus difficiles, les plus impossibles à satis-
faire.
Je ne rappelle que pour mémoire, qu'une des principales
données du problème était la somme atteinte par la souscrip-
tion.
Je cherchai donc d'abord à résoudre cette première diffi-
culté, et cela me conduisit à étudier le mode le plus écono-
mique pour couvrir un espace relativement assez important
puisque le nombre de places exigées m'avait incliné à adopter
la largeur de 9 mètres par à peu près le double en longueur,
19 mètres à 20 mètres, et je me rappelais avoir vu à Nancy une
maison d'un des architectes les plus modernes et les plus actifs
de cette ville, M. André, que par économie il avait couverte
par une charpente composée, de cerces en bois de faible épais-
seur assemblées à couvre- joints et constituant un axe de 0,18 c.
d'épaisseur, léger, économique, assez facile à couvrir et ne
demandant pas à l'ouvrier des connaissances bien particulières.
J'avais été frappé en demandant des explications à M. André,
490 LE JOURNAL
de la grande simplicité du système, connu d'ailleurs depuis
longtemps, mais rarement employé, sans doute à cause de la
routine qui sévit en architecture plus que partout ailleurs l.
Partant donc d'un système de construction (je ne saurais trop
le répéter), j'aboutissais assez rapidemment à un premier projet,
qui n'eut pas le don de plaire à ceux qui le virent à son éclo-
sion. Certains détails qui n'étaient pas au point choquèrent avec
raison les yeux d'amateurs expérimentés et il me fut demandé un
nouveau projet où le système de construction adopté devait être
remplacé par un système plus connu, plus économique, croyait-
on, plus conforme en tous cas à la tradition d'une chapelle.
Il me fut facile heureusement de prouver que ce second projet
coûterait plus cher que celui présenté primitivement, et dési-
reux de satisfaire aux critiques qui avaient été adressées à ce
projet premier, je remis sur le métier le projet qui m'était
cher et auquel j'apportai plusieurs modifications de détails
qui eurent pour effet d'emporter l'adhésion de presque tous.
Je conservais le système des cercles qui me permettait d'éta-
blir une construction demandant peu de maeonnerie (3m,50
depuis le niveau de l'Église), une charpente légère qu'un me-
nuisier pouvait facilement établir, enfin je n'avais aucune tra-
verse horizontale ou verticale, venant gêner la vue comme il
est d'usage dans les églises à charpente apparente. Le jour où
le Conseil d'administration de l'École m'autorisa à employer
ce système de construction fut pour moi un jour heureux et
je tiens à remercier ici M. l'abbé Gamble, fort opposé d'abord
à ce projet, de m'avoir autorisé à tenter l'aventure.
Ce système, en effet, semble à première vue hardi, mais il
me fut heureusement possible de montrer quelque temps au-
paravant à mon ami M. Bertier, une bergerie aux environs de
Vcrneuil, couverte au moyen de cette charpente, ayant sensibie-
1. Les architectes ne sont pas seuls responsablcsde cette routine. Les clients, même
les plus éclairés, exigent de leur architecte {a copie de styles catalogués par les gram-
mairiens d'art. Il y aurait beaucoup à dire sur celte notion simpliste des « sl\les .
si commodeaux amateurs pour leur permettre de distinguer une commode louis \\ !
d'une commode Empire mais qui. néfaste en architecture, a conduit certains artistes.
<|ui voulaient répondre A ces exigences, à créer de toutes pièces le « modem style ».
de l'école des hoches. 491
ment les mêmes dimensions que celles que j'espérais donner à
la future chapelle et que les années (quatre-vingts ans environ)
n'avaient nullement endommagée. Tant il est vrai qu'il faut à
toute œuvre nouvelle une tradition si mince soit-elle, et que
pouvais-je trouver de mieux pour couvrir dignement et écono-
miquement la demeure de l'enfant-Dieu, que le toit d'une
étable ?
Ce système de construction adopté, tout se déduisit normale-
ment, et le travail se fit gaiement. Quelques modifications de
détail venant du terrain choisi complétèrent peu à peu la
silhouette que quelques-uns purent voir sur la maquette exposée
au salon de l'École des Roches.
D'aucuns me firent là certaines critiques auxquelles il me fut
facile de répondre en invoquant les principes qui m'avaient
pour ainsi dire donné une forme dont je n'étais pas absolument
responsable. Comme me disait spirituellement un ami en m'en-
tendant défendre passionnément non pas le résultat obtenu
mais le principe rationnel qui pouvait l'expliquer : « Votre cha-
pelle n'est pas démontable, mais démontrable ».
Rien ne pouvait me faire plus de plaisir, car ce qui m'im-
porte le plus de défendre dans cette tentative d'architecture, c'est
non pas le résultat qui sera fatalement dépendant de la main
inhabile qui a conçu le projet, de celles qui le réaliseront,
mais bien le principe rationnel qui l'a fait naître, et qui ne dé-
pend pas de moi ou d'un autre, mais de la Vérité à laquelle
nous devons toutes nos forces et qui est essentiellement objec-
tive.
Je demande donc à ceux qui critiqueront cette œuvre, i\
laquelle il semble que j'attache bien de l'importance, de se
placer au môme point de vue rationnel.
S'il était possible de faire admettre ce point de vue par tous,
il serait enfin possible de « discuter des goûts et des couleurs »
et d'arriver à s'entendre. Au lieu de juger d'un phénomène
artistique au point de vue purement subjectif et personnel, ou
se déciderait enliu à se placer au point de vue objectif et im-
personnel, en un mot à un point de vue proprement scienti-
4!I2 LE JOURNAL
fique, la Science ou plutôt les méthodes employées en sciences
étant seules capables de nous faire voir des parcelles de l;i
Vérité, Vérité devant laquelle le sentiment personnel est tenu
de s'incliner.
M. Storez.
LA FÊTE DE LÉCOLE.
Il était écrit que durant le terme de printemps, dont la coque-
luche fit le plus long' de Tannée, les fêtes se suivraient à de très
courts intervalles, sans aucunement se ressembler.
La fête du 28 juin venant peu après celle des anciens et la
solennité de la Première Communion n'en fut pas moins préparée
avec un zèle et une bonne volonté qui donnent la mesure de la
vitalité de l'École.
Il serait parfaitement superflu d'insister sur le nombre des
répétitions durant lesquelles, inlassablement, MM. Montré. Mas-
soutié et Moulins détaillèrent aux futurs acteurs les beautés de
la pièce qui devait être jouée, non plus que sur la fièvre de tra-
vail qui circula dans les laboratoires et les ateliers de travaux
pratiques : le simple compte rendu des résultats permettra de
s'en faire une idée.
Le dimanche, 28 juin, aussitôt la grand'messe terminée,
commença le défilé sympathique des parents et des amis de
l'École.
Le hall central du bâtiment et les classes avaient été pour ce
jour-là transformés en salles d'exposition. Dans une première
pièce, s'étageaient, coquets et blancs comme neige, les travaux
de menuiserie exécutés dans le cours de cette année, sous la
direction de MM. Storez, Beaugrand et Richard, en même temps
que ceux de la forge, moins nombreux, dune note plus som-
bre, mais aussi plus forte, dus à l'habileté technique des
élèves de M. Ouinet.
Dans une autre salle étaient exposées des cartes, des gravures
et des photographies ayant servi aux cours de MM. Trocmé, Des
Granges, et Ouinet.
de l'école des hoches. Ï93
Plus loin, on pouvait admirer les petits chefs-d'œuvre d'ingé-
niosité et de goût exécutés dans les classes de cartonnage de
M"c Sainte-Marie et de M. Ouinet.
Enfin, réunis dans une salle ad hoc, à la disposition des visi-
teurs, se trouvait une collection do cartes, decahiers et de devoirs,
donl certains, ceux de la classe de Sixième, ceux de Leplat,
André Ferrand et Charles Siou, furent particulièrement remar-
qués.
On fut d'ailleurs à peu près unanime à reconnaître que les
attractions les plus originales de cette exposition se trouvaient
réunies au premier étage. Les exposants qui s'y étaient volontai-
rement relégués, avaient pourtant nettement conscience de l'ef-
fort qu'ils sollicitaient de leurs visiteurs ; aussi éprouvèrent-ils
le besoin d'attirer leur attention et de provoquer leur curiosité
par des affiches vastes et voyantes, sinon artistiques et même,
— Dieu que nous sommes modernes aux Roches! — par des
garçons sandwichs, lancés dans la propriété, dûment munis de
panneaux portant des réclames circonstanciées.
Inutile de dire que si l'on cédait à ces multiples sollicitations,
on n'avait pas lieu de le regretter. D'un côté, les maquettes des
décorations exécutées par M. Dupire au cours de cette année,
étaient habilement disposées dans une salle éclairée électrique-
ment par les soins de M. Bodé. Il y avait, il est vrai, à accomplir
une formalité qu'un esprit chagrin — il n'y en a pas à l'école —
auraitpu qualifier de fâcheuse ; mais on vous remettait en échange
de votre piécette de cinquante centimes perçue à l'entrée, un
ticket si artistique et d'un bleu si tendre que tout le monde a été
unanime à louer l'excellente initiative de l'habile exposant qu'est
M. Dupire.
En face, s'ouvrait la salle des sciences naturelles, disposée
par MM. Fleury et Moulins, où l'on voyait exposés cote à côte des
grenouilles à toutes les phases de leur développement, toute la
faune et toute la flore de l'Iton, des loirs de deux semaines, des
produits agricoles et une série de tubes contenant des corps chi-
miques aux couleurs mirifiques, aux formes étranges, le tout
complété par un volcan miniature qui poussait la complaisance
494 LE JOURNAL
jusqu'à t'unier lorsqu'on introduisait dans ses flancs des rouleaux
de papier d'Arménie.
Les parois intérieurs du bâtiment étaient garnies de pho-
tographies, la plupart ayant trait à l'École, exécutées par
MM. Barrier, Deslandres et quelques élèves Mairas, Cintra, Zent-
zytzki).
Le soir, la séance artistique réunit dans la grande salle du bâ-
timent desclasses, bon nombre de parents et presque tout ce que
nous comptons d'amis à Vcrncuil.
Elle débuta par l'audition de la symphonie en sol mineur, de
Mozart, très bien exécutée par l'orchestre sous la direction de M. Pa-
rent. Puis, alors que l'auditoire était encore sous le charme des der-
nières mesures de musique, le rideau se leva sur un charmant
décor brossé par M. Dupire, pour la représentation des Plaideurs,
de Racine. Tout le inonde connaît cette pièce d'un comique à
la lois si franc et si tin : elle fut représentée à la perfection, avec
un brio fort réjouissant par Loubet, un Dandin intensément
hilare ; E. Martin et P. Guiraud, qui tinrent avec une préciosité
charmante les rôles de Léandre et d'Isabelle ; et M. Massoutié
que l'intelligence de ses auteurs, et peut-être aussi un peu d'ob-
servation locale, transformèrent pour des instants trop courts en
un Chicaneau des plus suggestifs, G. Gomy, E. Adler et R. Lagier
surent mettre une bonhomie délicieuse dans leurs rôles de Petit-
Jean, de l'Intimé et du Souffleur. P. Sauvaire-Jourdan réalisa ce
tour de force de nous apparaître sous les traits de la comtesse,
ayant féminisé non seulement son aspect, mais encore sa voix et
son allure avec la virtuosité d'une jeune première...
La représentation terminée, ceux des spectateurs qui ne
restèrent pas au Bâtiment pour achever d'y visiter ou \ revoir
l'exposition se transportèrent au préau de gymnastique, puis à
la salle d'escrime où se déroula pendant près de deux heures un
spectacle des plus attachants.
Ce furent d'abord une suite de mouvements d'ensemble exé-
cutés avec une précision gracieuse par les jeunes élèves du cours
de gymnastique. Puis, se disputèrent une série de championnats,
sauten hauteur, lutte, boxe, escrime, saut à la perche, qui mi-
DE L ECOLE DES ROCHES.
195
rent en relief les belles qualités sportives que l'enseignement de
M. Perret excelle à développer chez ses élèves.
lïmin de r.it\E M. Perrei .
Avant de quitter les Roches, beaucoup de nos visiteurs tinrent
à nous exprimer toute leur admiration : par la liste et les illus-
trations qui suivent, nos lecteurs pourront juger dans quelle
mesure elle était justifiée.
.1. DesfkuiIle.
EXPOSITION ANNUELLE
(Cette exposition a en lieu le jour de la fête de l'Ecole.
I. — Exposition d'agriculture.
Tassi : Vue d'ensemble d'une cidrerie. Plan de batteuse mécanique
Cintra : Coupe d'un sabot de cheval. Ferrure.
Tin ri i : Schéma «l'une installation de pisciculture
Labussière : Aménagement d'un parc à volailles
Bbnoii : Coupe d'un silo h. grains.
490 LE JOURNAL
Riom : Parties caractéristiques d'un coq.
De Vaulchier : Plan d'assainissement d'un terrain. Modèle de jardin potager.
De Boisanger : Greffe en écusson.
De Mareuil : Instruments de jardinage, en réduction, exécutés en hois et
métal.
Il F/. : Pleurs.
Bitouzé : Collection de blés.
Devoirs d'agriculture de Tassut, Riom, Thurel, Muent/. d( Vaulchier, Labus-
sière.
II. — Exposition de Sciences naturelles.
1° Botanique.
1. Étude de la feuille : formes, espèces, nervures : H. de Labruyère, M. Oberlé,
Chr. Glaenzer, M. Procopio, 1$. Thibaud.
2. Diagrammes de Heurs étudiées : rosacées, papavéracées : A. Ferrand,
P. Moussy, Siou.
3. Types des principales familles de dialypétales : .1. Waddinglon.
4. Herbiers : M. Vacber, Garreau, Delbruck.
;'». Collections de graines : Bitouzé, J. Waddington.
6. Appareils montrant les fonctions de la plante : transpiration, absorption,
respiration : E. Boussod, Capselia, Hitouzé.
7. Carte des flores naturelles : Forestier.
s. Aquarium, characées, lemnacées, algues, etc. Capscba, M. Vacber cl
('•lèves des travaux pratiques de botanique.
2" Zoologie.
1. Anatomie du Triton : J. Waddinglon.
2. Embryons de cobaye : Ellis.
3. Jeunes loirs, dont un vivant de 10 à 12 jours : E. F.
4. Œufs d'insectes : Hucbard.
fi. Aquariums : a) Mollusques et poissons : Capscba, Metschérine, Gizycki,
Lebouteux, Réquédat.
b) Tritons : M. Vacber.
c) Grenouilles aux divers stades de leurs mélamorpboses. Elèves des tra-
vaux pratiques de zoologie.
6. Collections : à) d'insectes : E. de Bary. h) de mollusques : J. Waddington.
7. Reproductions et caries : a Squelette de la grenouille : M. Tassu.
b) Anatomie du porc : M. Tassu.
c) Evolution des membres chez les ancêtres du cheval : H. de Bary, Rou-
geault.
<h Carte des faunes naturelles : Forestier.
de l'école des roches. i97
3° Géologie*
1. Reproduction en modelage d'un volcan : Élèves des travaux pratiques de
géologie.
2. Travail des eaux sur le sable : R. Prieur.
3. Profils mécaniques montrant la formation des montagnes : plis réguliers,
irréguliers, isoclynanx, déjetés, chevauchés, en éventail : Capscha, R. Prieur,
Courtade, Bitouzé, Lambert.
i. Profils géologiques : a) En modelage : Massif cristallin : de Vigo; stratifi-
cation discordante : Lambert.
b) dessinés : à travers les Alpes : R. Riom, de Rarrau; à travers le
Jura : G. Gomy.
0. Reproduction des terres d'empreintes fossiles : Élèves des travaux pratiques
de géologie.
6. Collections : a) Paléontologie : R. Delmas.
b) Géologie : R. Prieur, H. de Labruyère.
T. Cartes géologiques : Thiercelin.
i" Géographie générale.
1. France hydrographique : Lachapelle.
2. France physique :
3. Distribution géographique des volcans : Krijanowski.
4. Explorations du Pôle Sud : Benoit.
5. Le Léman : coupes et courbes de niveau : Cintra.
t.. Les courants marins : Matras.
III. — Exposition de chimie.
Fabrication de matières colorantes minérales et organiques (40 diverses ma-
tières).
Essais de teinture sur coton, laine et soie (écheveaux et tissus).
Divers sels de mercure, manganèse, bismuth, cobalt, potassium | 10).
Différents produits organiques (lb) tels qu'éther ordinaire, étheréthylacétique,
acide acétique, acide oxalique, nitrobenzine, savon.
Différents cristaux d'alun de chrome, alun de potassium, sulfate de cuivre,
azotate de potassium (20).
i n oursin métallique.
Un arbre de Saturne.
IV. Exposition de dessin.
Élèves '/<■ M. Dupirj .
Berthei : Chimère Renaissance, feuilles de lierre, feuilles de in fl
Wetzej : Étude de seau, ornement, feuille de laurier.
v.m
LE .lui H VU.
Lambert : Études de fleurs d'après nature et d'objets usuels.
Japy : Ornement. Fleurs et fruit?.
Lachapelle : Éludes des bustes de Dante, Voltaire, tète d'enfant, consoles
gothique et renaissance.
IMIOTOCJlt W'IIII lil MM II \>.
Posinelli : Paysages d'après nature et objets divers.
Thiercelin : Console gothique et objets divers d'après nature. Études de fleurs.
De Maigrei : Objets divers, canif et objets de dessin.
Siou : Articles de fumeurs et différents croquis d'atelier.
Elèves de M. Storez.
Pingi sson et C. Glaenzer : Boules de neige.
II de LÀ Bri miu: : L'ours et l'amateur des jardins.
III M\i. ILHAÈS : lîateau.
Vases décorés par Prieur, Langer, .1. de la Bruyère, Laurent-Barrault,
M. de Turckheim, Thibaud, Comaléras, Brueder, ('.. Glaenzer. de Magalhaès.
Mafras, de Pourtalès, Mestchérine.
Gillet : Vase contenant des œillets.
Siou : Papillon.
Brueder : Lapin.
Lyai n> : Lapin.
DE I, ECOLE DES ROCHES.
499
Siou : Poupée et branche de gui.
Tassu : Fleurs de pommier.
Mason : Marguerite.
Noël Martin : Genêts.
De St-Maur, de Magalhaès, Mestchkrine et Berthet : Lettres ornées.
De Magalhaès, Valenzuela et Langer : Paysages.
M. de Turckheim et Langer : Brouettes.
Langer et de Magalhaès : Bicyclettes.
M. de Turckheim et J. de St-Maur ; Ballons de foot-bail.
\ nui R m Miini.iu.i
500 LE JOURNAL
V. — Exposition de modelage.
Enseignement préparatoire.
Machemin : Chapiteau gothique, ornement renaissance, lète d'enfant.
Dei auville : Fruits, feuilles de lierre, ornement.
Magalhaès : Tète d'enfant, ornement, console gothique et renaissance.
Wetzel : Feuilles de trèlle, ornement, feuilles de laurier.
Enseignement secondaire.
B. Glaenzer : Guirlande Louis XVI, console (gothique), Chimère renaissance,
élude de taureau.
Mason : Composition décorative, garniture de bureau renaissance (encrier.
cachet et cendrier).
PiNGUSsoN : Composition décorative, une garniture de bureau gothique, encrier,
cachet et cendrier.
VI. — Exposition d'aquarelles.
Trente et une aquarelles faites par les élèves de M. Cm xder : Valen/uela, 10;
Cortada, 10; llocotz, 7; de Vaulchier, 3; Moussv, 1.
VII. — Exposition de menuiserie.
1" Cours île M. Beaugrand.
Benoit : Armoire fermée.
I)i Bar* cl Bougeauli : Caisse à compartiments.
Boi chard : Un petit casier rond.
Carron de la Carrière el Hocotz : Étagère à angles arrondis.
2m Cours de M. Richard.
Oberlé : 'fable à ouvrage Louis XV à double plateau. Sellette. Classeur.
Tabouret.
Thoret : Bureau à casier et tiroirs. Banc photométrique pour le cabinet de
physique.
Garreau : Étagère à fleurs rectangulaire à i plateaux. Étagère demi-ciotrée
à i plateaux. Tabouret. Équerre de menuisier.
Labussière : Guéridon chêne cire, pied tourné à :? patins. Porte-couverts.
Koboi lofï : Niveau de maçon carré, rable Louis \\ à double plateau.
\\ ujdington : Petite armoire à compartiments.
Ili i EIARD : Vide poches. Kscahcau à 9 marches.
de l'école des roches. ><>1
Japï : Etagère découpée a 2 rayons.
Lambert : Une étagère de support.
Machemin : Une étagère de support.
Charlier : Une lable pliante.
Thihai d : Porte-couverts. Équerre de menuisier. Boite à épices.
Plisson : Tabouret chêne à barrettes.
De St-Maur : Tabouret chêne à barrettes. Boîte à ouvrage en sapin.
Jean Càstan : Boîte à ouvrage chêne ciré.
J. Moussy : Sellette.
Langer : Porte-potiche. Tabouret de piano.
Brueder : Classeur.
Guiratid : Table carrée avec tiroir.
G. Filleul-Brohy : Niveau triangulaire. Caisse à fleurs.
Méi.ikoff : Chevalet de bûcheron. Casier à livres. Étagère à console.
Derihon : Caisse à fleurs.
Patino : Classeur. Etagère à console.
Bertrand : Classeur. Étagère à console.
Elus : Étagère à support. Équerre.
Foisy : Porte-allumettes. Tabouret.
Boussod : Tabouret.
H. de Labruyère : Échelle.
Bitouzé : Liseur. Tabouret.
Bourgeois : Banc de jardin. Étagère à support.
VIII. — Exposition de photographie.
Mat; vs : 2 épreuves au charbon ayant figuré au salon de l'École 1908, por-
trait et paysage : Portrait d'élève (Bouthillier). Portrait d'enfant. Passage
(avant l'orage). Jeu de cricket. Les élèves au modelage.
Ci sut a : 3 portraits de professeur et élèves.
Boi ïHii.i.iKK : i panneaux du Salon 1908.
Petersen : 2 paysages de Suisse.
IX. — Exposition des objets fabriqués à l'atelier du fer.
1° Travail n /</ lime, nu bwin, an bédane.
Va iikh : Un pointeau façonné à 8 pans. Un presse-papier. Y^nc équerre à cha-
peau.
PÉTKiisiA : Un pointeau façonné à s pans, lue équerre à chapeau. Un parai -
lélipipèdc avec saignées à mi-épaisseur au bédane.
in Maigrei : l u pointeau façonné à s pans. 1 ne re^le plaie avec chanfrein.
I ne pièce d'ajustage a glissière.
Gall : Un pointeau façonné as pans. Un parallélipipède avec îaignées .i un
épaisseur au bédane.
.ri02 LE JOURNAL
Et. de Baky : Un pointeau façonné à 8 pans. Une tige filetée avec écrou. Une
règle. Une équerre ordinaire.
Schlumberger : Un pointeau façonné à 8 pans. Une entrée de boîte à lettres.
2° Forge.
Vacher, Pétersen, de Maigret : Ornements et consoles en fer forgé.
Travail exécuté par l'ensemble des élèves : École des Hoches. Lettres en fer
de 4 m/m d'épaisseur.
X. — Exposition de cartonnage.
I. Coins de M. On.NET
Enseignement collectif : Exposition des meilleurs travaux de Robert Thibaud,
Laurent-Barrault, Georges Watel, Emile de Freitas, Christian Glaenzer,
Thierry Faure, André Prieur, élèves de la classe de Sixième.
Pliages variai).
Pliages de bandelettes : Tissages. Pliages représentant des objets usuels.
Motifs d'ornement.
Pliages dérivés du carré : Pliages dérivés du rectangle. Pliages dérivés du
triangle équilatéral.
Objets i'ii ce rlon.
Vide-poche, par A. Prieur. Solides géométriques. Cube. Solides géométriques
Parallélipipède droit, par E. de Freitas.
Tissage.
Rond de serviette, par R. Thibaud.
Boite et son couvercle, par R. Thibaud.
Porte-allumettes, par L. Barrault.
Paniers, par R. Thibaud, L. Barrault.
Cadres à photographie (tissage), par U. Barrault, G. Watel.
Pliage en accordéon. Abat-jour, par R. Thibaud, Th. Faure, L. Barrault.
Chr. Glaenzer.
Lanterne vénitienne, par l.aurent-Barrault.
Panier en fil de fer, par R. Thibaud.
J. Cours de M11'' Ste-Marie.
Ai nit v : Boite à mouchoirs. Porte-journaux. Plan d'un camp retranché.
3 cadres en papier. Une auto en carton. Une pelote à épingles. Animaux
DE [/ÉCOLE DES ROCHES. 303
en papier découpé et plié. Un vase doré. Passe-boule en carton. Abat-jour.
Aubry et Gizycki : Château fort. Assemblage.
Lebouteux, Gizycki : Villa moderne. Assemblage.
Charonnat : Ballon dirigeable. Violon en carton. Seau et baquet en carton.
Boîte à mouchoirs. Pelote à épingles. Moulins à vent. Toupies.
Plisson : Buvard. Pelote. Boîte à mouchoirs. Vide-poche. Un vase doré. Fleurs
en papier. Boîtes en carte à jouer. Porte-montre. Toupies. Moulins à vent.
Daui'hat : Boîte à mouchoirs. Vase doré. Abat-jour. Dessus de porte. Aiguille
en carton brodé.
Pauthonnier, Plissonnier, Procopio, Campos, Badin, Mottheau, Auzépy, La-
gier : Découpages. Pliages. Assemblages.
CONCOURS DE GYMNASTIQUE
Championnat de saut en hauteur: 1er Gabriel Filleul-Brohy; 2e Mestchérine;
3e Jacques Filleul-Brohy ; 4e Watel.
Championnat de lutte : 1er Oberlé; 2e Gaïco; 3° Gœtz; 4e Plissonnier; oe Glaen-
zer; 6'' Badin.
Boxe : poids extra-plume : 1" Glaenzer (H.); 2'' de Vigo.
— poids extra-léger : 1er Thiébault; 2'' de Vaulchier.
— poids léger : 1er Mason; 2'' Sprauel.
— poids lourd : 1er Schlumberger.
Escrime : 1" Fabra; 2e A. Cortada.
Canne : 1er Cintra; 2e A. Cortada.
Assaut de lu perche : P de Freitas.
RÉSULTATS DES EXAMENS
Session 1907.
Certificat de mathématiques générales. Un candidat reçu,
(iuy Thurnkysskn; mention assez bien.
Baccalauréat es sciences. 5 candidats, 5 reçus.
Jacques Mkrvky.
René Lorillon.
Octave Mentré, mention bien et félicitations du jury.
Jacques Musnier.
Marcel Planquette, mention assez bien
504 LE JOURNAL DE L'ÉCOLE DES ROCHES.
Baccalauréat de Philosophie. 6 candidats, ."> reçus.
Louis Rémérés.
J.ean Desplanches, mention assez bien.
Robert Firmin-Didot.
Olivier Pillet.
Christian Schlumberger.
Baccalauréat, première par lie.
Première A (latin-grec). 1 candidat, reçu.
Eudoxe Grigorovitza, mention bien.
Première />' (latin-langues vivantes). 5 candidats, V reçus.
Pierre Bouthïllier.
Pierre Foissey.
Eudoxe Grigorovitza .
Pierre Monnier; mention bien.
Première C (latin-sciences . 1 candidat, reçu.
Pierre Monnier; mention assez bien.
Première D (sciences-langues vivantes]. :) candidats, -2 reçus.
Pierre Bouthïllier; mention assez bien.
Robert Uelmas.
Examens passés : -21\ réceptions : 19; moyenne : ,X(> -, ,
mentions 8.
P. S. - Se sont présentés seuls, sans avoir sui\i tous Les
cours de première. ï candidats, 1 reçus.
Maurice CRONIER.
^ ves Pilon-Fleury.
II
L.A VIE l\ i I i,I.D.< i I I I.I.!
LA CLASSE DES TOUT PETITS
Sur de petits bancs de poupée sont assis, en ordre, parrang d'âge,
Yvonne .lenart, .'i ans, Robert Minier, Marie-Rose Bertier, Charles
Trocmé 4 ans, puis deux très grands et vieux élèves, Marie-Anne
Trocmé et Antoine Bertier, 5 ans : c'est la plus belle classe de l'École!
On y est très sérieux, on y vient avec enthousiasme, on écoute avec
religion, on boit les paroles de MUe Sainte-Marie. Quelle est la baguette
magique qui transforme chaque jour nos petits diables en person-
nages si studieux? Ce sont toutes ces belles choses nouvelles et lumi-
neuses qui vont passer devant leurs yeux : de grandes images,
grandes comme le mur de la chambre, sur lesquelles on pourra mon-
trer, en montant sur une chaise, tous les animaux d'un village, tous
les outils d'un boulanger ou d'un forgeron, ou bien encore ce beau
port de mer où on a appris à nommer tant de choses nouvelles! des
quais, des phares, des usines; qui donc avait jamais vu rien de sem-
blable avant d'aller en classe! Mais ou change déjà d'exercice avant
que la fatigue vienne. Chacun est à sa place, les bras croises on
regarde avec intérêt ce que Mademoiselle sort de son tiroir. Pour
aujourd'hui ce sont des jetons multicolores dont, à tour de rôle, nous
prendrons une poignée, une toute grosse poignée, en écartanl nos
petits doigts, tan I que notre main peut en contenir. Et maintenant il
faut dire; combien nous en avons pris, les additionner. 2 verts et
.'{ bleus et I rouge, combien cela fait-il? Puis les diviser, nous sommes
5 combien faut-il en donner à chacun? Tout à l'heure, avec d'autres
poignées, nous pourrons multiplier. Ah! comme c'est amusanl el
comme nous aurions en du mal à inventer un aussi joli jeu! Cepen-
dant le devoir nous appelle et il faut quitter cel exercice pour faire
oOti LE JOURNAL
remuer nos petites jambes qui ne s'aperçoivent pas encore de leur
immobilité; mais qui pourraient s'en douter tout à l'heure : nous
voici donc à la gymnastique. Antoine est nommé pour un jour capi-
taine, il place donc son équipe à distance réglementaire, passe la
revue des talons, les pieds sont-ils bien joints? les bras bien en
place? attention! faites, tous comme moi! et la petite troupe repro-
duit fidèlement les mouvements d'assouplissement les plus simples
de la gymnastique suédoise. Ensuite il faut chanter pour que notre
petite oreille se forme, puis chacun dira sa petite récitation et c'est
à qui aura la meilleure mémoire. Le timbre sonne! est-ce possible?
Faut-il déjà partir? Chacun voudrait bien que la classe durât toute
la journée; on emporte chez soi un beau hou point et on l'a bien
mérité, il n'y a pas eu une minute d'inattention! Nous apprenons
par les bons points à connaître tous les animaux car ce sont de jolies
images, fort bien faites et dont nous classons en rentrant la collec-
tion nous pouvons même raconter qu'ils représentent des palmipèdes.
des quadrupèdes ou des carnivores et ces mots superbes, tout neufs,
jamais entendus sonnent à nos oreilles comme de la monnaie nou-
velle. J'aurais bien voulu encore raconter les débuts en géographie :
comment on a fait des montagnes, des collines et des vallons avec du
sable, comment on a dessiné les fleuves, la mer, les lacs, les presqu'-
îles, etc.. mais il faut que nous regardions aussi ce que les enfants
n'ont point vu et qui est le plus beau résultat de la classe : l'influence
morale et l'amélioration de leur caractère.
Sans paraître faire une leçon exprès, sans gronder les enfants.
M"' Sainte-Marie sait très bien redresser leurs mauvaises tendances
et leurs petits défauts; par une comparaison adroite avec l'histoire
qu'on raconte. Par une petite chanson morale bien expliquée elle
saura leur faire désirer le bien et changer d'eux-mêmes ce qui en
eux est imparfait. Des notions élevées passent aussi dans leur petit
cerveau, très claires et très précises à la faveur des explications
données sur de simples mots. Ainsi un jour ai-je été émerveillée
par une charmante petite leçon de patriotisme faite à propos de la
petite flamme que portent les navires au bout de leur mât.
En résumé, entrer dans l'esprit de l'enfant en éveillant l'intérêl cl
en soutenant perpétuellement la curiosité; entrer dans son aine à la
laveur de l'intérêl éveillé ici le est la base de la méthode de Mlle Sainte-
Marie. Pour le reste elle m' passe rien : tout ce qui esl corporel,
machinal presque, doit être bien fait dès le premier jour. Elle sail
que l'habitude commence avec les premiers actes. On ne doit pas
parler en classe, on le sail. et on n'essaye même pas. Ces lout petits
ont une discipline exemplaire; la mauvaise tenue, même d'un bras
de l'école des roches. 507
ou d'une jambe, môme une attitude nonchalante n'est pas admise.
C'est en cela que les bébés apprennent à « se contrôler » comme
disent les Anglais, à se maîtriser, et c'est vraiment l'effort le plus
efficace qu'on puisse demander à leur petite nature. Plus tard, ils
apprendront l'effort intellectuel, plus pénible, mais le premier essai
fait pour se vaincre profitera au second.
Il est bien nécessaire de ne demander à l'enfant que ce qu'il a la
force de fournir; de proportionner l'effort aux ressources de son
âge; le reste doit être obtenu pour ainsi dire par habileté : à la
faveur de la curiosité si vivace chez les petits.
Aussi M"e Sainte-Marie a-t-elle bien employé son temps : les nou-
veautés qu'elle a fait découvrir à ses pupilles cette année les ont
tellement mis en appétit que les classes exercent sur eux une vive
fascination, toucher les machines de M. Bodé ou savoir ce qu'on fait
dans le laboratoire de M. Moulins leur semble le comble du bonheur;
c'est avec joie qu'ils vont au-devant des années d'étude et, s'ils con-
tinuent, il sera bien bon pour eux d'être de vrais élèves de Y Ecole
des Roches.
LA SCIENCE SOCIALE ET L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE
ET DE LA GÉOGRAPHIE DANS LES PETITES CLASSES
Je me suis étendue si longuement l'année dernière sur les
travaux de mes petits élèves, que ce n'est pas sans difficultés
que je me suis résolue à en parler encore. Je tâcherai de le faire
brièvement, m 'excusant non seulement des redites qui vont
certainement se produire, mais encore et surtout de remettre
sur le tapis une question que j'ai déjà épuisée à peu près.
Je ne parlerai pas des études de français et de mathématiques
dont j'ai été satisfaite. Le cours d'histoire naturelle m'a per-
mis de joindre à l'étude de la zoologie quelques notions pra-
tiques d'hygiène, l'explication brève des maladies les plus con-
nues des organes éfudiés. ce qui a semblé intéresser les
enfants.
Au programme de cette année figuraient l'étude de l'histoire
romaine, et la géographie de l'Europe.
C'est en me basanl sur la science sociale, que j'ai l'ail tes
.')08 LE JOURNAL
cours, et je suis heureuse de pouvoir signaler les excellents
résultats obtenus.
Il est vrai que je n'aurais pas osé entreprendre seule cette
tâche, mais M. Descamps a bien voulu s'y intéresser, et ses con-
seils m'ont beaucoup aidée.
Je n'entrerai pas ici dans le détail du plan que j'ai adopté
en histoire ; peut-être pourrait-il cependant servir à la rédac-
tion d'un manuel utile aux études des commençants. Je signa-
lerai seulement la façon dont j'ai procédé.
Les élèves de T voient pour la première fois l'histoire ro-
maine. Ils l'étudieront de nouveau et plus en détail en i". Il est
donc important, pour le moment, de leur donner une base
solide, de former une charpente bien établie sur laquelle s'ap-
puieront leurs études ultérieures.
Aussi n'avons-nous accordé qu'une très faible attention aux
récits légendaires, nous efforçant de comprendre comment cette
poignée d'individus expulsés de leurs cités respectives, réfugiés
dans un marais insalubre et inculte, avaient pu créer ce peu-
ple de paysans vigoureux, travailleurs opiniâtres, disciplinés,
héroïques, dont les conquêtes méthodiques et raisonnées s'éten-
dront sur le monde connu par une domination prodigieuse.
J'ai divisé mon cours en six parties.
/re partie : Étude raisonnée des peuples occupant l'Italie au
moment de la fondation de Rome. Cette étude comprend celle
du lieu, du climat, des productions naturelles et moyens d'exis-
tence. Organisation de la famille, de la société. Habitation,
propriété. Causes habituelles des guerres les plus fréquentes.
Principes de faiblesse ou de force.
2e partie : Fondation de Rome. — Les conditions dans les-
quelles Rome se fonde créent le type romain. — Famille. -
Religion. — Société. — Les Rois.
3° partie : Causes sociales déterminant la proclamation de la
République. — Conquêtes en Italie. — Guerres extérieures.
/'' partie : Transformation du type du vieux Romain au type
du Romain classique. — Passage de la petite à la grande pro-
priété. — Guerres civiles : .Marins, Svlla, Pompée, César.
de l'école des roches. 509
5e partie : Triumvirats. — - Empire. — Organisation de l'em-
pire.
6e partie : Le Christianisme : Persécutions. — Triomphe du
christianisme. — Partage de l'empire.
Cette énumération bien sèche résume très succinctement le
travail de l'année. Les enfants y ont mis beaucoup d'ardeur et
de bonne volonté. Le cours d'histoire est accueilli avec joie ;
une classe d'histoire supplémentaire est ma meilleure récom-
pense à donner.
Les cours faits sont résumés d'abord oralement par un élève;
puis j'écris au tableau noir une sorte de plan que les enfants
copient dans leurs cahiers, et qu'ils ont la permission de con-
sulter avant l'interrogation de la classe suivante, sans avoir
jamais l'obligation de l'étudier. Ce système d'enseignement sans
livre et presque sans leçons à apprendre, provoquera plus d'un
sourire sceptique sur le succès bien aléatoire d'une semblable
méthode. Pourtant, que l'on réfléchisse à l'impression que pro-
duit sur un enfant un récit un peu frappant, vif, curieux, en-
chaîné d'une façon absolument lumineuse et rationnelle à ce
qui précède et à ce qui suit, grâce aux lumières apportées par
la science sociale, et que l'on se rende compte au contraire des
difficultés d'une leçon apprise dans un livre, répondant plus ou
moins aux aptitudes spéciales de l'enfant, le distrayant sans
cesse du sujet particulier de son étude par l'effort de la lecture,
plus considérable qu'on ne le croit chez la plupart des enfants
capables de vous raconter avec tous ses détails un conte de fée
entendu une seule fois deux ans auparavant, et ne pouvant
retenir dix lignes de leçon répétées vingt fois dans un livre.
Pour ajouter le poids de l'expérience pratique à cette théorie
que beaucoup ne voudront point admettre, que l'on me permette
de citer quelques chiffres. La classe a compté 17 ou 18 élèves
pendant l'année : Quoique sévère dans l'appréciation des notes
méritées, j'ai eu trois notes inférieures à la moyenne depuis la
rentrée d'octobre. De plus, je me suis souvent amusée, lorsque
des visiteurs sont venus assister à la classe, à faire interroge)' les
enfants par un de leurs camarades, sur toute l'histoire étudiée
510 LE JOURNAL
pondant l'année. Ces interrogations tout à fait improvisées n'ont
jamais déconcerté les enfants, et leurs réponses ont toujours
été satisfaisantes et très personnelles.
Deux compléments de cet enseignement me servent énormé-
ment : je veux parler des discussions qui terminent les classes,
et des conférences dans lesquelles un des garçons présente à ses
camarades, d'après des recherches personnelles dans des docu-
ments mis à sa disposition, une série de détails nécessaires à
connaître, mais qui arrêteraient ou troubleraient le cours du
professeur. Je signalerai entre autres une très intéressante con-
férence de Maurice Aubry sur l'armée romaine, et une autre de
Robert Réquédat sur l'habitation, l'ameublement et le costume.
Les conférenciers ont joint à leurs descriptions des dessins et
des plans très intéressants, Rien que très satisfaite de tous mes
élèves, je suis heureuse de féliciter de leur assiduité Maurice
Aubry, Robert Réquédat et Edgardo de Magalhaès qui ont
fourni un travail de raisonnement et de rétlexion supérieur à
leur âge. Adam de Gizyeki, Jean Machemin et Louis Charonnat
m'ont aussi fait bien plaisir par une attention très soutenue, un
travail régulier et intelligent. Entin je félicite tout particulière-
ment Paul Morin, qui, arrivé seulement à Pâques, a prisa cœur
de refaire à lui seul les études auxquelles ses camarades avaient
consacré les deux premiers termes, et de leur sacrifier une
partie de ses temps libres.
Maintenant, voici ces enfants parvenus à la moitié du cycle
de leurs études historiques que j'ai commencées avec eux l'an
dernier. Ils me semblent aptes à poursuivre avec fruit ce travail
qui les passionne. Je souhaite que la bienfaisante lumière de la
Science sociale éclaire pour eux « la nuit » traditionnelle et fausse
du moyeu âge qu'ils vont étudier à la rentrée prochaine.
Rasée également sur les données de la science sociale, le
cours de géographie a été assez facilité pour les enfants, quoique
de l'école des roches. 511
plus développé qu'on ne le fait ordinairement en 7e. Nous avons
commencé par les pays de l'Europe les plus simples pour ter-
miner par les plus compliqués.
Voici comment se font les cours.
Sur une carte physique muette du pays à étudier, nous nous
efforçons d'établir des régions déterminées par la nature du sol,
le climat, les cours d'eau ou les mers avoisinantes.
Puis les enfants cherchent quelle est la race qui peut s'y dé-
velopper et y vivre, quelles y seront les cultures, élevage et in-
dustrie. Nous nommons alors les fleuves, les montagnes. Les
enfants discutent et raisonnent l'emplacement probable des
villes que nous indiquons sur la carte; si leurs suppositions sont
réellement réalisées, nous nommons d'abord ces villes par la
cause ou les causes qui ont dû déterminer leur fondation : marché
de blé, commerce de fourrures, port de pêche, croisement de
routes importantes, etc. Enfin nous terminons par l'application
aux villes de leurs noms propres qui ne sont plus qu'une éti-
quette à poser sur ce que les enfants ont l'impression d'avoir
découvert eux-mêmes. Alors, nous indiquons les bornes, les
divisions politiques, les lignes de chemin de fer du pays étudié.
Le résumé des cours se fait sous forme de plans ou de tableaux
que les enfants copient clans leurs excellents cahiers de géogra-
phie : (E. Sieurin, classe de 4e). Sur la carte physique ils indi-
quent les bornes, fleuves, montagnes, divisions naturelles. En
regard le tableau de chaque région avec la culture, l'élevage,
la propriété, les produits naturels, le commerce, l'industrie,
l'organisation de la famille, le type et le caractère de la race.
Sur la carte politique les bornes, les divisions politiques, les
villes, les chemins de fer. En regard le tableau de ces villes
avec leur commerce, leur industrie, leur spécialité.
Pour que cette étude qui déjà intéresse les enfants soit de
plus en plus concrète, j'ai prié plusieurs de leurs camarades
étrangers ou français vivant à L'étranger de vouloir bien leur
luire des conférences sur leur pays d'origine, ce qu'ils onl accepté
avec beaucoup de bonne grAce et de simplicité.
Jean Moussy, de V, nous u donné de très intéressants détails
512 LE JOURNAL
sur Moscou et la Russie du nord, en nous en montrant de nom-
breuses photographies.
Jean de Biesiekerski, de 6e, nous a parlé de la Pologne avec
une clarté et une précision que sa timidité, au début de la con-
férence, ne nous faisait pas espérer.
Puis, c'est un grand élève de philosophie, Eudoxe Grigoro-
vitza qui a bien voulu exposer à ses petits camarades ce que
pouvait être l'avenir de sa patrie : la Roumanie.
Avec beaucoup d'entrain et de bonne humeur, Ulysse Hocotz,
de 4°, nous a parlé de la Turquie, et grâce à ses nombreuses
cartes postales et ses plans fort bien établis, nous a fait visiter
Constantinople d'une manière extrêmement complète et agréa-
ble.
M. Dupire est venu nous faire un récit aussi amusant
qu'instructif de son voyage en Italie ; mais je doute fort qu'après
l'avoir entendu l'un d'entre nous conserve encore des illusions
sur la probité des gondoliers de Venise, de si poétique mémoire
pourtant.
Albert Thiébaut, de 5e, nous a vivement intéressés par sa con-
férence sur l'Espagne et sa jolie description des courses de tau-
reaux. Après lui, José de Vigo, également de 5', nous a parlé de
Rarcelone en nous faisant une peinture peu engageante des en-
gins explosifs que les anarchistes se plaisent à y fabriquer et
trop souvent à y faire éclater. Un 3e élève de 5e est enfin venu
nous parler du Pays Rasque et du Réarn; les ruses des contre-
bandiers-muletiers dont il nous a raconté les audacieux
exploits n'ont plus de secrets pour nous, et les photographies
que Léon Gardères-Roux nous a expliquées pendant sa confé-
rence, ont été très admirées de ses camarades.
Dudley Ellis, de 5e, nous a fait visiter la Suisse en touriste, nous
indiquant non seulement les plus jolis points de vue, les excur-
sions les plus pittoresques, mais nous recommandant encore les
meilleurs hôtels et les pAtisseries dont il a gardé un bien fidèle
souvenir!
M. Grunder vient ensuite compléter son récit en parlant
des ressources de la Suisse, de son commerce, de ses libertés,
de l'école des roches. 5131
de l'instruction et de l'armée. Les photographies montrées au
cours de la conférence ont laissé un excellent souvenir aux
enfants.
A son tour, Maurice Aubry, de 7e, parla à ses camarades de
classe de la Savoie, de ses glaciers, de ses rapports avec la
Suisse. 11 nous a beaucoup intéressés et a terminé en nous re-
commandant la cure d'air à Chamonix en attendant que nous y
puissions faire... la cure d'eau!
Pierre Petit, de 4e, avec beaucoup de verve, d'esprit, et une
petite pointe de malice fit une très jolie causerie sur la Belgique,
Bruxelles et ses monuments, et termina par un parallèle très
amusant entre les Flamands et les Wallons.
L'ouvrage si intéressant de M. Paul Bureau sur les fjords
de Norvège me fournit le sujet d'une causerie qui sembla inté-
resser mes garçons.
Enfin M, Grunder consacra à l'Angleterre deux soirées, dont
les enfants tirèrent grand profit.
Je puis affirmer que les résultats ont été aussi satisfaisants
pour la géographie que pour l'histoire. Les enfants possèdent
bien ce qu'ils ont appris avec entrain, goût et application.
Près d'eux, hélas, ma tâche est terminée. Ce n'est pas sans un
sentiment de regret très profond que je les quitte, mes chers
petits élèves, après avoir eu la joie de les suivre pendant deux
ans, et de mètre efforcée de leur donner le meilleur de moi-
môme. Mais n'est-ce pas notre rôle d'éducateurs? S'il nous confie
le labeur parfois pénible, souvent très doux, toujours très grand,
du semeur, il ne nous réserve pas les joies de la récolte.
Malgré l'abnégation qu'elle exige, et les sacrifices qu'elle nous
impose, notre tâche reste pourtant bien belle, bien consolante,
bien attachante, tant que nous avons assez de lumière pour la
comprendre, assez d'énergie pour la réaliser.
Valentine Sainte-Marie.
514
LE JOUBNAI.
« MON ANNEE GRECQUE »
L'effort particulier de cette année scolaire a été d'introduire
dans mon enseignement encore plus d'unité. Cette tache m'a
d'ailleurs été rendue facile par la direction de l'Ecole et mes
petits élèves ont parfaitement compris ce à quoi je voulais les
conduire. Mon vœu le plus ardent serait qu'il leur restât, de ce
LA CLASSE DK 4° (PROF. M. DES CHANGES).
travail commun, un souvenir aussi frais et aussi vivifiant que
celui que j'en conserverai moi-même.
Il avait été préludé à ce que je veux appeler « mon année
grecque » par la mise en scène à'Allkestis, dont il a été dit
un mot, dans le Journal de Tannée dernière. Qu'il me soit
permis d'y revenir. Monter in-extenso une œuvre d'Euripide
n'était pasun mince travail; mais j'avais rencontré tant de bonne
volonté chez mes collègues et chez les élèves, que ce travail
s'était accompli dans la joie. Depuis, au bord des golfes de la
de l'école des roches. 515
Grèce elle-même et sur les remparts de Tirynthe, il m'a été
donné de me remémorer le joli décor de M. Dupire, son platane,
son temple, son golfe d'Iolcos et la mâle énergie des cris de
M. Oddes. Vraiment les métopes d'Olympie n'exprimèrent pas
mieux le héros! Ajoutons à cela une admirable et douce sé-
lection de Gluck, faite par les soins de M. Parent et le jeu des
enfants parcourant toute la lyre du pathétique au tendre. Nous
eûmes vraiment l'impression de ne pas avoir trop défiguré la
Grèce, aux yeux de nos petits auditeurs.
Cette tentative synthétique me donna le désir d'aller à l'ana-
lyse. Je demandai la classe d'histoire grecque! Il s'agissait,
dans l'espèce, de la quatrième qui me fut assurée, pour la ren-
trée suivante. C'était une classe que je connaissais et que
j'aime particulièrement. Des enfants de treize ans, très ardents,
très vivants, vous dévorant des yeux et réagissant sous le mors.
J'ai la sainte horreur des classes mortes. L'art d'un bon pro-
fesseur est une équitation. Il faut pouvoir enlever et faire
sauter sa classe, quitte à risquer parfois des ruades ou du bruit;
il n'y a de plaisir qu'à cela et si l'animal est de bonne race
il est vite remis dans le sentier, ou si vous préférez d'autres com-
paraisons, je veux être un peu chef d'orchestre, déchaîner à
plaisir la tempête des cuivres, faire tout retomber au silence,
puis faire sortir du silence la voix d'un premier violon.
J'avais, en quatrième, tous ces éléments-là...
Mais pour bien parler de la Grèce, ne faut-il pas connaître la
Grèce? C'était mon très vif désir et ce fut l'avis de M. Bertier.
Or, si je la connaissais dans Leconte de Lisle, en fait je ne la
connaissais pas. Et je voudrais que l'on admirât, ici, avec
moi, la souplesse de notre mécanisme scolaire, à l'Ecole des
Roches. Nous formons vraiment une « École », c'est-à-dire un
groupe d'esprits préférant mille fois à renseignement livresque
le bel enseignement de la vie. L'un de ces esprit est porté vers
les études archéologiques. Le réprimera-t-on? — Non, on le favo-
rise et ce que je ferais moi-même pour un élève, mon directeur
trouve bon de le faire pour moi. 11 sut faciliter ainsi, de toutes
manières, le voyage désiré en Grèce et grâce ;'i L'obligeance de
M6 LE JOURNAL
collègue à collègue, je pus ne revenir à l'École, sans la moindre
arrière-pensée, que quinze jours après la rentrée En serait-il
de même dans l'Université ?
Ce que fut ce voyage « aux sanctuaires de la Grèce » accompli
sur Y Ile-de-France, dans une admirable croisière de la Revue
Générale des Sciences, ce n'est pas ici le moment de l'énumérer
en détail. Qu'il me suffise de dire que ce fut réellement une
fête continuelle des yeux et de l'esprit, depuis les clairs rochers
étincelants de Delphes jusqu'au cratère encore sulfureux de
Santorin.
Mais dans quelles dispositions pense-t-on que j'aie pu revenir,
sinon avec un zèle nouveau rallumé au foyer d Apollon Délien,
si bien exploré par la France et avec le très vif désir de rendre
largement à mes petits auditeurs et de toute mon âme. la mon-
naie de cette pièce, de ce beau « talent » d'or que l'École m'avait
avancé. Un voyage qui était une sorte de mission devait m'inciter
à mieux faire !
Je reprends donc ma chaire, j'attaque l'histoire ancienne; j'en
viens à l'histoire de la Grèce. Trois conférences publiques ne me
semblent pas trop pour donner idée de mon voyage et, ici. je
suis heureux de pouvoir remercier bien affectueusement M. et
Mme Jenart de la gentille libéralité avec laquelle ils ont bien
voulu nie prêter le plus beau local de l'École, la salle à manger
du Vallon. J'ai beaucoup à remercier aussi mes auditeurs venus
en si grand nombre à ces causeries abstraites dont j'avais
écarté systématiquement les vues photographiques; trois heures
de parole libre et non interrompue ne me semblant pas exces-
sives pour peindre à grands traits, mon voyage.
Nous nous sommes donc promenés, tranquilles et nouveaux
Argonautes, partout où avait atterri V Ile-de-France; nous avons
visité Olympie, émergeant des boues de l'Alphée el VU les sou-
bassements de la statue de Zeus revenus à la lumière du jour,
nous avons embrassé, de l'Agora de Mycénes. l'Argolide tout en-
tière, toute résonnante encore du nom d'Agamcmnon et nous
sommes montés, dans des tilets tremblants, aux couvents ortho-
doxes des Météores.
de l'école des roches. 517
Après d'aussi rudes travaux , je devais à mes auditeurs une
compensation. C'est M. Raugel qui m'aida à la leur donner
abondante.
L'exemple des chœurs à'Alkestis nous avait démontré com-
bien l'union de la poésie et de la musique est agréable et nous
savons d'ailleurs à quel point, elle fut conforme au génie grec.
Voici en conséquence ce que nous disposâmes :
Un châssis de projections élevé sur des marches, pris sous un
fronton grec, entouré de plantes vertes, se voilant d'un rideau.
À droite et à gauche de ces marches, comme se tiennent au Lou-
vre Ylliade et l'Odyssée, dans Y Apothéose d'Homère, deux fi-
gures drapées, deux jeunes choéphores. Une salle dans la pé-
nombre, des musiciens cachés. Voilà que le rideau se réveille et
s'entr'ouvre et que les vues défdent, brièvement commentées.
Une de nos choéphores se lève, s'anime un peu, s'appuie à la
colonne et ce sont des vers de Chénier; puis de Hérédia, des
idylles de Samain; chaque pièce est adaptée au mirage qui
passe; devant le trésor même des Athéniens, à Delphes, où il
fut retrouvé, dans le marbre meurtri, le très antique hymne
à Apollon est exécuté et Mme Trocmé pousse la bonne grâce jus-
qu'à évoquer devant nous la grande plainte orphique, devant
les rochers thessaliens.
Rien ne peut nous montrer davantage quel microcosme nous
formons, à l'École des Roches, que l'organisation d'une pareille
séance. Comme les passagers d'un navire nous devons nous suf-
fire à nous-mêmes. C'est une solidarité charmante et à combien
d'obscures bonnes volontés est dû le succès d'un moment! celle
des professeurs de sciences qui derrière le rideau, manœuvrent
la lanterne, celle des professeurs de musique qui fraternellement
collaborent, celle du menuisier enfin sans, lequel nul châssis ne
se tiendrait debout. Il y a là, une petite image de la vie.
... Après ces séances générales, la besogne des classes journa-
lières, dans notre gentille Quatrième, devait être, grâce aux ma-
nuels, de revenir en détail sur les points effleures; ce furent des
classes claires et joyeuses et grâce aux documents que j'ai rap-
portés de Grèce, l'ornementation matérielle n'avait jamais été
518
LE JOURNAL
amenée aussi loin; photographies et cartes postales, collections
allemandes et françaises, plans agrandis et panoramiques, tout
fut mis à contribution.
Tout cela exposé, non simultanément, car l'enfant se blase et
se lasse quand il a déjà vu ou qu'il ne sait point voir, mais, suc-
cessivement, et dirai-je, goutte à goutte, rien n'apparaissant sur
le mur qui n'ait été d'abord commenté avec soin par le profes-
seur et qui ne puisse devenir un sujet de devoir. Et pour rap-
procher davantage encore cette vie du passé, de bonnes photo-
graphies harmonieuses et vivantes de Mounet-Sully dans Oreste
ou dans Œdipe-Roi, photos devant lesquelles je lirai l'œuvre
même et qui la camperont dans la vie et ces beaux paysages
grecs de René Ménard, qui renferment pour moi l'essentiel et
le suc de la beauté antique, mirée en des yeux d'aujourd'hui.
L'image n'est pas assez : j'avais ambitionné de donner aux
enfants la sensation directe de l'objet authentique et de leur
inspirer le respect attendri des frêles, jeunes et vieilles choses
que nous a rendues le passé. La création voulue d'un musée de
la classe a réalisé mon désir. Non pas un musée permanent,
mais une petite vitrine d'expositions roulantes et alimentées par
des prêts, grâce à la sympathie et à la bonne obligeance de tous
ceux qui détiennent une parcelle du Beau. Certain de mes élèves
m'écrivait en vacances : « Je songe au musée de la classe! je
vous rapporterai quelque chose ». L'idée a donc pris corps; nous
avons pu montrer de petites poteries antiques que les enfants
prenaient respectueusement en mains et qui réintégraient leur
demeure de verre, un beau Kratèr très pur et toute une théorie
de gracieuses « Tanagras ». On jugera simplement parle devoir
ci-dessous, à peine retouché, qui est dû à Demelle comment
elles ont été comprises.
Grâce à tous ces détails, mes garçons aiment leur classe et ont
le grand souci de la maintenir propre, sa propreté étant la base
de sa beauté. N'avons-nous pas déjà, et les seuls de l'École, ob-
tenu sur nos murs une frise au pochoir? Jamais nul accident
aux images exposées et si quelque nouveau n'étant pas au courant
écrivit son nom sur les murs, une réprobation unanime sut vite
de l'école des roches. 519
lui montrer, en l'espace de deux jours, quelle est notre opinion
sur ces coutumes-là.
Au point de vue littéraire, j'ai gardé la méthode, exposée na-
guère ici-même : pas un seul sujet de devoirs, de lecture, de le-
çon, de dictée, d'entretien, qui sorte du courant de nos études
grecques. Toujours moderniser d'ailleurs mon enseignement et
parler du présent pour aller au passé, se souvenir que Phocée
est la mère de Marseille : tel combat homérique devient étourdis-
sant, conté sur l'accent marseillais : je ne craignais pas de le faire
pour que l'enfant criât « Oh ! que cela est près ! » ; faire connaître
plutôt de grands et beaux ensembles, des chants entiers d'Ho-
mère, des tragédies totales que de nous attacher aux infiniment
petits, éveiller les esprits, cultiver ce précieux monopole de
l'homme, seul des êtres créés dont l'esprit soit curieux du passé
de sa race, faire goûter, faire aimer.
J'entends deux objections :
Tout cela est très bon; mais pourquoi attacher, dans une école
moderne, une importance si grande aux choses du passé, lorsque
ces petits esprits vont se trouver orientés par la force du temps
et vos méthodes mêmes, plutôt vers l'avenir?
Je réponds à cela : nous sommes en Quatrième ; il s'agit là
d'enfants et nous leur racontons de belles et vraies histoires :
celles de l'enfance des hommes. J'ajouterai encore : qu'on ne s'il-
lusionne pas; le fragment du programme que je viens d'étudier
dans l'ensemble du plan n'occupe qu'un professeur pendant cinq
mois d'études, et ce n'est pas beaucoup. Et s'il reste certain que
tout en préparant au baccalauréat du cycle latin-grec nous n'y
incitons pas aussi vivement qu'ailleurs, ne devons- nous pas néan-
moins — plus nous développerons l'esprit mathématique, dé-
velopper l'esprit de finesse. Certes notre idéal ne saurait être,
aux Roches, de créer des esthètes ; non pas : tout au plus des
« Mécènes ». C'est déjà quelque chose! Notre idéal aux Hoches
c'est le « Roi de l'Acier » qui se délasse à couper le volume d'un
poète ou à regarder sur son mur une paysannerie de Millet;
c'est l'extraordinaire M. Croult gagnant une fortune énorme
dans les pâtes alimentaires et en prélevant une partie pour s'é-
fi 20 LE JOURNAL
lever l'esprit, dans un sursaut snhit, au-dessus de ses livres de
compte, par la contemplation de ses Reynolds et de ses Turner.
Mais qu'il est difficile de contenter tout le monde : j'entends
une autre voix, celle du vieux classique, qui me dit à l'oreille :
« Vous aurez vu trop vite, cette belle épopée grecque et l'ayant
vue trop vite vous n'en aurez rien vu ». — Non, rassurez-vous,
cher classique, certes nous n'aurons pas moisi sur un vieux texte
mais est-il nécessaire? Nos garçons, je suppose, à la fin de l'an-
née, n'auront pas à brûler, en barbare feu de joie, leur poudreux
Démosthènes; ils auront le regret d'avoir passé trop vite et vu
des côtes de Grèce un peu ce qu'on en voit par la fente d'un hu-
blot. Mais c'était si joli, au soleil de treize ans, qu'ils garderont
sans doute — et n'est-ce pas la victoire? — ce souvenir de Grèce :
« C'est un peu la patrie; et nous y reviendrons ! »
Mené Des Granges.
P. .S. — Cette année « grecque » s'est terminée par une visite à
l'École des Beaux-Arts et au Louvre. L'auteur de l'article me par-
donnera de dire ici combien j'en fus ravi. Et je ne fais pas allusion
seulement à la chaude parole et au sympathique enthousiasme de notre
guide, mais surtout à l'étonnante formation qu'il a su donner à ses
élèves de douze ans; ils allaient droit aux plus belles choses de
l'antiquité, les regardaient de leurs grands yeux humides, trou-
vaient un mot charmant pour dire une émotion qu'on sentait vraie
et ajoutaient souvent un petit commentaire historique tout à fait
exact. Le lendemain, ils racontaient en classe leur voyage sans rien
oublier d'essentiel — et avec une joie et un entrain qui devaient
être pour leur maître la meilleure des récompenses. Qui d'entre
nous n'a pas à envier ces enfants?
(i. IL
Tanagras.
1. Penthalis se rend au marché, mais toul «l'un coup, patatras :
voilà sa bourse qui tombe. Quel malheur! D'un geste prompt, la
jeune femme se baisse pour recueillir les pièces. Elle est accroupie,
une main en avant pour ramasser ci baisse l'autre par derrière, pour
faire contre-poids à son corps qui est très en avant. Penthalis est nu
de l'école des rociies. 521
peu gauche et lourde. Ses bras sont un peu gros. Elle n'a rien sur
la tête. Son khitôn est court et relevé à la ceinture. Ses cheveux sont
noués simplement.
II. Assise solitaire, sur un banc, au milieu des tombes, de pierre
sculptée pour les riches ou de pierre brute pour les pauvres, une
femme est là qui pleure en songeant à celui qu'elle a perdu, à son
compagnon de vie qui est parti dans le sombre Hadès. Elle a ramené
son grand voile sur sa figure pour oublier, un instant, les choses de
ce monde et ne penser qu'à ce cher disparu. Sa tunique traîne -élé-
gamment par terre. D'une main, elle tient son voile et laisse pendre
l'autre lamentablement. J'aperçois un de ses pieds chaussés de san-
dales. En regardant bien, nous distinguons son visage triste. Elle a
les traits fins. Il reste encore sur sa figure les traces d'une colora-
tion; mais sur le reste du corps, elle a complètement disparu : le
bandeau qui retient ses cheveux se distingue à peine.
III. Timécrate est prête à sortir. Elle franchit le seuil de sa maison.
Tout est bien en ordre. Elle a recommandé à sa fille de surveiller
les servantes et de tisser la laine. Ainsi, tout ira bien. Timécrate va
se diriger vers le marché. Elle a mis son khitôn; par-dessus, son
Inanition lui recouvre la tête et les épaules, de façon qu'elle pourra
l'abaisser sur sa figure pour se protéger des regards indiscrets. Elle
a le visage fin, les traits, le nez, les lèvres élégants; mais le soleil
est fort et son chapeau pointu, aux larges bords, ne lui sera pas
inutile. Elle se fait la raie au milieu et ses cheveux s'en vont par
touffes des deux côtés. Son pied est chaussé de bottines et non plus
de sandales. A la main, elle tient son bel éventail bleu, en forme de
lotus. Elle s'en va tranquillement à ses affaires...
.1. Demelle.
(13 ans. Classe de Quatrième.)
L'ENSEIGNEMENT DU LATIN DANS LA CLASSE
DE QUATRIÈME.
Je suis arrivé aux Hoches persuadé qu'on avait tort de ne pas
appliquer à l'étude des langues mortes et en particulier du latin
la méthode moderne, dite directe, à peu près universellement
adoptée pour l'étude des langues vivantes.
Les expériences faites par moi dans les Écoles Berlitz me fai-
saient désirer vivement de tenter cette expérience et M. Bertiernon
522 LE JOURNAL
seulement me donna l'autorisation nécessaire, mais encore m'en-
couragea dans cette voie et me soutint souvent par ses approba-
tions et ses conseils.
Il me semblait que ce serait une aide précieuse pour L'élève
que de pouvoir employer verbalement le latin dans des conver-
sations très simples se rapportant aux événements quotidiens
de la vie d'écolier.
Le plan d'études que je dressai, et auquel j'estime que l'on
devrait s'astreindre pour retirer de la méthode directe tout ce
qu'elle peut donner d'excellent, est le suivant.
En premier lieu, faire de la salle de classe un milieu qui re-
flète et reproduise la vie latine privée et publique, agreste et
urbaine, civile et militaire, commerciale, artistique, coloniale.
On obtiendra ce résultat en peuplant la salle de classe d'objets,
dessins, photographies, cartes géographiques, cartes postales,
illustrations de toutes sortes et inscriptions rappelant le plus
immédiatement possible la vie latine dans ses manifestations
les plus diverses.
Une fois l'ambiance créée, on peut aborder sans autre préam-
bule l'étude linguistique proprement dite en employant la
méthode directe : création progressive du vocabulaire en s'ai-
dant des éléments concrets fournis par les objets énumérés
plus haut, puis initiation également progressive aux différentes
notions concernant les déclinaisons et les conjugaisons au moyen
de phrases d'abord très courtes et très simples, et peu à peu plus
longues et plus complexes impliquant des données de syntaxe
qui. seraient fournies au fur et à mesure par le profes-
seur.
Une fois les élèves capables de se; faire comprendre, une voie
de perfectionnement illimité se trouve ouverte par le moyen de
lectures de textes soigneusement choisis et gradués, de commen-
taires explicatifs, de recherches effectuées dans des textes diffé-
rents à propos de variantes ou de ponctuations différentes. Avoir
soin toujours de concrétiser le plus possible et de figurer à
l'aide desobjets que contient la classe le milieu historique et les
données matérielles concomitantes aux événements relatés au
de l'école des roches. .">23
cours des lectures faites ou des idées personnelles émises par
l'auteur. On choisira de préférence des textes de géographie,
d'histoire, d'agriculture et même de jeux, comme étant plus
aptes à fournir des éléments objectifs destinés à stimuler la
curiosité et l'intérêt de l'élève.
C'est en partie seulement qu'il me fut donné de réaliser ce
plan dont la pratique m'a permis d'ailleurs de préciser bien
des points et d'arrêter d'une façon plus précise les grandes
lignes.
La première difficulté, celle qui, à mon sens fut la plus grande
résidait dans ce fait que les élèves qui me furent donnés avaient
été déjà partiellement initiés au latin suivant la méthode tradi-
tionnelle. Sans parler de l'inconvénient qu'il y a toujours à chan-
ger de méthode en cours d'étude, je fis bien vite l'expérience
que mes élèves en savaient trop et trop peu tout ensemble pour
constituer le groupe qu'il m'auraitfallu pour appliquer intégrale-
ment mon programme.
Je rencontrai une seconde difficulté lorsqu'il s'agit pour moi
de réunir les objets dont j'ai fait l'énumération plus haut; je
m'aperçus vite d'ailleurs qu'il m'était facile de suppléera la plu-
part et de me contenter dans les débuts d'un petit nombre. Je
trouvai dans l'énumération des différentes parties du corps, des
travaux ordinaires, des jeux, des constructions dans l'explica-
tion du calendrier et de la division du temps une abondante
matière à exercices.
Un peu décontenancés les premiers jours, mes élèves compri-
rent vite ce que ce système avait de plus attrayant, de plus vivant,
et je ne crois pas exagérer en affirmant qu'ils trouvent cette mé-
thode appliquée à l'étude du latin d'un usage aussi normal que
s'il s'agissait d'une langue vivante.
Pour ma part, cet essai a pleinement confirmé L'hypothèse
que j'ai formulé au commencement de ce petit compte rendu. Je
suis entièrement convaincu que la méthode directe appliquée à
l'étude des langues mortes est à la fois plus normale ef plus fruc-
tueuse, et les résultats constatés par M. Cartault, professeur de
latin à la Sorbonne, viennent confirmer ce que j'avance. Au
524 LE JOURNAL
cours de la visite faite dans ma classe par ce professeur, un de
mes élèves interrogé sur les diverses parties du corps humain a
pu en désigner en latin correct une vingtaine environ.
M. Bertier a bien bien voulu me dire qu'il était satisfait du ré-
sultat obtenu : qu'il soit ici remercié de ses encouragements et
de ses conseils qui m'ont été d'un secours précieux, dans cette
expérience que je suis heureux d'avoir faite et qui ouvrira je
l'espère la voie à une réforme utile au développement intellec-
tuel de nos garçons.
Amedeo Gardelli.
LINSEGNAMENTO DELL ITALIANO
1 fratelli Fabras e de Vigo furonoi miei prinii allievi d'italiano
e formarono un gruppo veramente omogeneo. Essi mostrarono
fin dal principio di interessarsi molto allô studio délia lingua
che più ha affinità colla loro, la spagnuola; e poiché già cono-
sccvano l'italia ed erano entusiasti di tutto quanto essa ha di
bello e di caratteristico, cosi mi riusci facile di dar loro,
presto, unabase di conosçenza anche teorica délie forme gram-
maticali, pur allargando costantemcnte il vocabolario, intro-
dotto ed usato per mezzo di continuo dialogo. La descrizione
de' viaggi da loro fatti in Italia, la dcttatura e lo studio del
testo d'arie c pezzi musicali preferiti, ci gïovarono molto a
rend ère più nutrito e variato il nostro dialogo, fino a prender
talvolta caratterc di conversazione libéra.
De Barrau c Adler furono sempre troppo occupati per poter
dedicare più tempo e maggior volontà allô studio dcll' italiano,
che per loro riusci un esercizio e insieme un passa tempo.
Più seriamente studio P. Sauvairc-.lourdan che si propose di
applicarsi tanto da riuscire asuperare gli esami d'italiano alla
licenza liceale, a fine luglio ed avère délia lingua una tal cono-
sçenza do servirsene anche più tardi per la lettura e gli studi
di materia artistica, che sono la sua principale passione.
Noi non usanimo che l'italiano : dalle prime Lezioni oggetlive
de l'école des rocues. 525
si passô gradatamente, a tutti gli argomenti più svariati :
i numeri edi conti, le cose circostanti, i dati geometrici, le
misure, gli alimenti, il corpo umano, le azioni délia vita
ordinaria, gli animali, le funzioni, il tempo, i mestieri, la casa,
i viaggi, la città, la campagna, le professioni, i negozi, gli
studi, le industrie, le scienze, le arti, la corrispondenza ecc. :
il nostro procedimento fu quello délia continua domanda e
risposta e dcll' impiego di elementi già noti ail' allievo per
fargli intuire termini o nozioni teoriche nuove : il principio fu
qucllo di contare molto sull' esercizio paziente e ben fatto, e
meno sulla teoria. Appena fatta una série di domande, invertii
le parti, facendo far lo stesso dall' allievo a me ; cosi corne moite
coso dette al présente, si ridicevano al passato ed alfuturo, poi
in costruzione dipendente, ipotetica, condizionale ecc.
Sauver potè leggere e studiare anche due opère : « Le vite »
di G. Vasari e « L'autobiografia » di Benvenuto Cellini.
Il Signor Prof Grunder conosceva già l'italiano e le mie
lezioni ebbero lo scopo di fargliene fare la revisione, colman-
done le eventuali lacune e perfezionandolo dove oceorresse.
Egli lavorù molto anche in iscritto e da solo, facendo letture,
riassunti e componimenti. La buona conoscenza che il Prof
Grunder aveva clell1 italiano ed il suo serio metodo di studio
mi resero questc lezioni facili e interessanti : tanto più che,
presto, ci riducemmo entrambi — corne su terreno preferito
— aile canversazioni d'argomento pedagogico.
A. Gardelli.
A JUNGLE IN INDIA
It is midday. The sky is cloudless and of a paie blue
shade. The sun is shilling and the température is warm, very
warm.
Not a souud is to bc heard, not even the humming of ;iu
insecl ! The brook is ûowing slowly, as if gliding, and its
murmur can hardly bc heard. The wind is as ifslackened by
3G
•")^<i LE JOURNAL
the beat. On the horizon very, very far away lise the high
snow crowned peaks of the Himalayas, reflecting as diamonds
the rays of the sun. By moments the faintsinging of a solitary
bird, or the écho of a falling branch carried by the wind can
be heard. The trading, creepers and ])ushes, suspended on the
high branches of the trees, overhang the murmuring brook,
and form a beautiful green arch. Everything, animais and
insects, are sleeping during the heat of the day.
The sun is low on the horizon; the western side of the sky is
getting a darker shade, some ciouds corne up which the sun
colours blue or red or orange.
The jungle begins to be alive : the birds begin to sing, the
brook as ifwakingup from its lonu drowsiness, scems to ilow
quicker, the wind is stronger, the air is fresher. Some insects
with strange metallic tints, blue or red pass humming through
the air, the buzling of the small mosquitoes is becoming
stronger. Every animal wakes up to eat and to drink. It is
dusk.
The sky is of a deep blue shade, common to equatorial coun-
tries, some light ciouds corne up and disappear as they came.
The stars peep through the trees. The full moon rises up whose
pale beams shine over the living jungle.
The tiger growls in the dark paris of the jungle, and some
bird frightenedby the noise llics through the trees. But slowly
the noise dies away and every animal gets in its den ornest.
The jungle is sleeping. Suddenly the écho of the clamour of
an animal caught by a tiger is heard and the frightened animais
move in the dark for a moment, but soon relapse into silence
The brook murmurs the whole night, reflecting the moon's rays
in sparks of light likc tiny precious stoncs. Ail is hushed in
the jungle : it is midnighl !
A. S. DA SlLVEIRA ClNTRA,
Secondi moderne.
de l'école des roches. 527
Les Sciences naturelles à l'École.
Les rapports insérés annuellement dans ce Journal disent très
clairement ce qu'a été jusqu'ici à l'École, l'enseignement des sciences
naturelles. Je pourrais dès lors me borner à constater que durant
cette année, des efforts sérieux ont été faits pour maintenir tout au
moins les positions acquises, s'il n'y avait lieu de mentionner quel-
ques transformations récemment inaugurées après entente avec
M . Bertier, toujours soucieux des améliorations possibles.
Comme par le passé , l'enseignement comprend : la zoologie, la
botanique, la géologie et en outre, depuis le début de cette année,
la géograpbie générale. Les cours sont partagés en deux cycles et
ainsi répartis :
r zoologie : classe de 7e
Ier Cycle ) botanique : 6e
( géologie : — ■ 5e
/ zoologie : — 4°
botanique : 'Ae
géologie et géographie
générale : — 2e
2" Cycle
Un cours d'anatomie et de physiologie animales et végétales des-
tiné aux élèves des classes de Philosophie et de Mathématiques
Elémentaires complète et termine la série.
L'enseignement est essentiellement pratique, démonstratif ou
expérimental, dans la mesure du possible et cherche à donner à l'é-
lève une éducation scientifique intelligente, raisonnée et complète,
plutôt qu'exclusivement mnémonique. Il comprend des cours el îles
travaux .pratiques; mais de plus en plus ces derniers sont considérés
comme un complément utile aux cours et non plus comme pouvant
les remplacer.
Les transformations qui viennent d'être signalées ont précisément
pour avantage de rendre l'enseignement plus méthodique, plus ra-
tionnel, plus complet. Les cours des premiers cycles qui font l'ini-
tiative du débutant doivent l'habituera l'observation, toul en le fa-
miliarisant avec les expressions scientifiques, les seules précises. El
comme les mots nouveaux correspondent à des choses qu'il peul
voir et observer, il les apprendra sans trop de difficultés el sans être
rebuté.
far l'observation, il arrivera facilement au raisonnement, parce
528
LE JOlliNAL
que bientôt, pour pou que sa curiosité soit bien dirigée et intelli-
gemment soutenue, il ne se contentera plus de voir, il voudra savoir
comment sont les choses et pourquoi elles sont ainsi. Dès lors, l'élève
s'intéressera, le goût, l'amour du travail seront chez lui les consé-
quences de sa curiosité, de son besoin de savoir ou de comprendre.
Pendant les années du second cycle, il pourra alors aller plus
avant, aborder des questions plus théoriques, ardues même ou ré-
putées telles. Ainsi, il progressera rationnellement, augmentant ses
I. V SALLE I) IIISToild. \ Il l l!l II I
connaissances el surtout acquérant de précieuses qualités, en même
temps qu'une formation intelligente et des connaissances solides
basées sur des faits bien observés el bien compris.
Il pourra paraître étrange peut-être, que la géographie générale
soit actuellement rattachée aux sciences naturelles. Ce l'ait n'est ce-
pendant que rationnel el se justifie très facilement par les rapports
nombreux et étroits qui relient celte science avec la géologie notam-
ment. Par ailleurs, il est conforme aux conceptions géographiques
actuelles très développées en Allemagne, en Amérique el si admira-
blement vulgarisées en France par E. Reclus el M. de l. apparent.
Dans son orientation actuelle, la géographie générale esl une science
complètement rajeunie: d'abstraite el sèche qu'elle était, elle est de-
de l'école des roches. 529
venue explicative et raisonnée; elle se place désormais à côté des
sciences d'observations, de la géologie surtout dont elle est devenue
une branche : la gA&morphogénie.
Toutes ces considérations qui sont plutôt de simples réflexions
pourront paraître puériles peut-être, cependant elles prêtent à con-
fusion parfois et pour bien des personnes encore, les sciences na-
turelles n'ont d'autre valeur, que de satisfaire aux exigences des
programmes ou de faire passer plus ou moins agréablement quelques
instants. Toutefois, depuis quelques années, ces opinions sont un peu
moins générales et les sciences naturelles sont de mode et reçues
dans les salons, comme la philosophie l'était jadis. En insistant ici,
sur ce sujet, j'ai simplement voulu bien faire ressortir la valeur édu-
catrice d'un enseignement basé sur l'observation rigoureuse et pré-
cise et visant chez l'élève le développement de l'intérêt scientifique
et du travail personnel.
La situation de l'École en pleine campagne est des plus favorables
à l'enseignement des sciences naturelles et au travail personnel des
élèves^ La région est excellente pour les collections de botanique et
de zoologie : la flore et la faune sont relativement riches et variées.
Elles ont été étudiées en des excursions nombreuses et par des
pêches ou des dragages parfois très fructueux. Les échantillons re-
cueillis sont en général déterminés par les élèves eux-mêmes soit
directement par analyse, par exemple, au moyen des Flores de
Bonnier pour les plantes, soit par comparaison aussi, à l'aide des
ouvrages illustrés des diverses bibliothèques des Naturalistes.
Pour la géologie et la paléontologie nous sommes moins bien fa-
vorisés : l'argile à silex, produit d'altération de la craie par les eaux
superficielles est très monotone et assez pauvre, elle nous a cepen-
dant livrés d'excellents échantillons d'échinodermes et de spongiaires
de la craie. Il est absolument nécessaire que les élèves visitent les
terrains plus anciens de l'ouest ou du nord, comme aussi les forma-
lions plus récentes et si intéressantes du bassin de Paris et il faudra
organiser des excursions régulières pour les classes de géologie.
Au début de l'année les élèves des classes supérieures ont visité les
riches collections du Muséum de Paris, particulièrement les galeries
de zoologie et de paléontologie.
Les collections de l'Ecole sont en général suffisantes. Avec quelques
élèves nous avons commencé leur classement. Quelques séries spnl
incomplètes et il faudra acheter quelques échantillons.
Pour l'an prochain, les collections seront classées el complètement
déterminées, lejardin botanique sera régulièrement organisé el enfin
un cours de cartographie pratique complétera l'enseignemenl général.
o,'J0 LE JOURNAL
En lerminant ces pages, je ne puis m'empècher de dire un mot
du « laboratoire », hélas! encore futur et cependant si ardemment
désiré depuis bien longtemps. De plus en plus la salle actuelle est
insuffisante et une réorganisation s'impose : un laboratoire avec salle
de cours et salle de travail bien organisées pouvant grouper les
collections et l'outillage de travail faciliterait beaucoup l'enseigne-
ment et ne contribuerait pas peu à développer chez les élèves, le
goût du travail personnel. Je veux espérer que ce vœu est exprimé
pour la dernière fois dans ce journal et que, Tan prochain, l'histoire
naturelle aura enfin comme la chimie et la physique son « chez soi. »
E. Fleury.
LE COURS DE SCIENCE SOCIALE
A la suite de la perte que nous pleurons encore, j'ai été
amené à enseigner la science sociale, dans le cours même où,
les années précédentes, je m'étais assis en qualité de simple
élève, écoutant la chaude parole du maître.
Edmond Demolins avait le talent, non seulement d'intéresser
les élèves, mais de les associer à ses travaux. Il les mettait au
courant de ses projets, et les faisait collaborer, d'uue façon ou
d'une autre, à son œuvre.
Ne pouvant prétendre à un tel résultat, je ne me dissimulais
pas, en inaugurant mon enseignement, les difficultés de la tâ-
che que j'entreprenais; mais une idée me soutenait : être le
lien entre les nouveaux élèves et L'œuvre de l'ancien maître
l'œuvre non pas telle qu'elle était, mais telle qu'elle devait être
continuée! 11 ne m'eût pas pardonné d'agir autrement, celui qui
répétait sans cesse : « On n'honore pas les ouvriers en respectanl
ce qu'ils ont fait, mais en continuant ce qu'ils voulaient l'aire! »
Edmond Demolins associait les jeunes gens à son travail, à la
confection d'un manuel de science sociale. Le plan de ce manuel
existait : je ne pouvais donc m'égarer en roule, d'autant plus
qu'il ne s'agissait en somme, que d'assembler, dans ee cadre,
les résultats amassés par les travaux publiés jusqu'à ce jour,
dans la Science sociale. Sans doute, il ne suffisait pas de les
de l'école des rocues. •">.'> 1
amasser en bloc, il fallait en extraire les répercussions, mais là
encore je n'étais pas sans guide, puisque, avant sa mort, il put
achever le Répertoire des répercussions sociales.
En résumé, le manuel comprenait trois parties différentes :
La première, l'explication de la méthode, était exposée dans
la Si ience sociale, dans une série d'articles publiés par M. Ro-
bert Pinot. Je n'avais qu'à puiser.
La seconde, le Répertoire des répercussions me paraissait ma-
tière trop ardue pour faire l'objet d'un enseignement à de jeu-
nes esprits. Ce Répertoire pouvait être consulté plus tard par
ceux d'entre eux qui continueraient à s'occuper de science so-
ciale. Mais, comme je l'ai dit plus haut, ce répertoire devait m'ai-
der grandement à l'élaboration de la dernière partie.
Celle-ci comprend l'exposé des principaux types sociaux con-
nus. Là devaient porter mes efforts : il s'agissait d'appliquer la
méthode des répercussions aux Grandes routes des peuples, en
tenant compte des autres études faites, telles que celles de Paul
Bureau sur les ïartares Kulkhas et les fjords de la Norvège, celle
de Paul de Rousiers sur les Peaux-Rouges, celle de M. de Préville
sur les sociétés africaines, de Robert Pinot sur les Chinois, sur
le Jura, et surtout en m'inspirant du grand travail d'Henri de
Tourville, Y Histoire de la formation particulariste. Je m'appli-
quais aussi, suivant la tradition qui m'était léguée, à tirer tout
ce qui était possible des monographies publiées dans les Ou-
r ricrs Européens et dans les Ouvriers des Deux Mondes.
Tout cela forme un ensemble imposant où il n'y a qu'à pui-
ser. Le seul travail est d'extraire les répercussions, de les for-
muler et de les classer. Le résultat de tout cela doit être la clas-
sification des sociétés humaines par les répercussions , cette
classification qu'Edmond Demolins avait tant rêvé de voir!...
Le cours de science sociale devait donc comprendre deux par-
ties : l'exposé de la méthode et celui de la classification. Pour la
première partie, la besogne était toute mâchée, et le premier
terme, celui d'automne, lui fut consacré.
Pendantce temps, je commençais à mettre sur pied la seconde
partie, mais au début même du cours, une complication surgit :
532 LE JOURNAL
quelques professeurs manifestèrent le désir de suivre le cours
de science sociale. Il me parut impossible de faire un cours ap-
proprié à la fois à des esprits en formation et à des esprits mûrs.
Il me fallut donc faire deux cours : le premier celui des élèves,
comprend, chaque semaine, une heure d'enseignement et une
heure d'interrogation; le second est plutôt une série de réu-
nions intimes, car M. Bertier a bien voulu lui donner l'hospita-
lité dans le salon du Coteau. Ces réunions ont lieu deux fois par
mois, après le dîner, et la libre discussion y est admise. Les
deux cours marchent à peu près parallèlement, mais les leçons
sont présentées d'une façon un peu différente, comme il est aisé
de le concevoir.
L'explication de la Nomenclature m'a paru un peu ardue pour
les élèves, et je ne sais pas s'il ne conviendra pas, dans la suite,
d'en abandonner l'exposé, ou tout au plus de ne le faire qu'à la
fin.
Au contraire, la classification des sociétés humaines (c'est-à-
dire les résultats de la science) m'a paru plus assimilable. Il m'a
semblé que, pour les débuts tout au moins, le meilleur ordre à
suivre était celui du Travail dominant. Le second terme, celui
d'hiver, a été ainsi consacré aux sociétés vivant de la simple
récolte, et le dernier terme, aux peuples cultivateurs.
Pour la Simple récolte, j'ai pris les types suivants :
1° Art pastoral nomade :
a) Le Pasteur des steppes riches : famille patriarcale pure (Mon-
gols);
b) Le Pasteur des toundras : famille patriarcale (Samoyèdes ;
c) Le Pasteur des steppes pauvres : famille patriarcale divisée
Arabes).
2° Pèche :
Le Pêcheur de phoques Esquimaux).
il" (liasse :
a) Le chasseur au petit gibier (Indiens, Australiens, Bushmen ;
I)) Le chasseur an £ros gibier Peaux-rouges :
V Cueillette ou arboriculture associée à la pèche ou à la chasse
(Polynésiens, Mombouttous, Bangalas, etc.).
de l'école des roches 533
Pour l'Extraction, j'ai distingué soigneusement la période
primitive ou de transition (dans laquelle on s'appuie encore en
partie sur Lin travail de simple récolte), de la culture propre-
ment dite. J'ai dû remettre l'art des forêts et l'art des mines à
l'année prochaine. J'ai envisagé cette année les types suivants :
Dans la Période de transition, la culture se fait à l'aide de
l'effort humain seul, et par le procédé dit culture par friches
ou culture du sol vierge jusqu'à épuisement. Ce procédé n'est
applicable que là où le sol disponible est très abondant. Ce sol
disponible permet aux populations de se livrer à des travaux
accessoires de simple récolte. Généralement l'homme se réserve
le travail de simple récolte et contraint la femme à la culture,
à moins qu'il n'ait des esclaves à sa disposition. J'ai distingué
les types suivants :
ai Le Pasteur-cultivateur (Nègres du Soudan ,■ type qui vient de
nous être révélé par les études de M. Tauxier, et auquel on peLit
comparei- les anciens Gernjains et les anciens Celtes.
b) Le Pêcheur-cultivateur. (Papouas, Dayaks, etc.). J'ai cru bon de
décrire ici le Norvégien primitif vivant de la pèche du saumon et
de la culture des céréales, et vivant en familles particularistes, con-
trairement aux autres pécheurs-cultivateurs qui vivent en commu-
nautés de famille ou de village, ce qui ne peut être expliqué que par-
la dissémination des parcelles cultivables dans les fjords de la Nor-
vège.
c) Le Chasseur-cultivateur (Iroquois, Congolais, etc. s, type dans
lequel le régime du double atelier a donné naissance à l'institution
du matriarcat.
Dans la période de Culture proprement dite, on emploie le
secours de la force animale et de la charrue pour pouvoir
labourer le sol plus profondément. Elle est caractérisée par
l'existence d'un capital cultural, le cheptel, et le même sol est
cultivé en suivant un assolement régulier ininterrompu.
Le passage de la culture rudimentaire à la culture proprement
dite demande une contrainte, analogue à celle qui a été néces-
saire pour passer de la simple récolte à la culture rudimentaire.
Si cette contrainte est exercée par un organisme patronal exté-
rieur, elle prend la forme de l'esclavage ou du servage. Si elle
534 LE JOURNAL
résulte de la force des choses, du cantonnement sur un sol
limité, elle prend la. forme des liens libres.
Les principaux types sont donc :
1" Culture par esclaves :
a Patronage de l'Ëtat-irrigateur Egypte. Incas :
b) Patronage privé (Grecs, Empire romain .
2° ('allure par servage :
Patronage sur une classe paysanne déjà dressée à la culture
(Java, Inde, Japon, Sparte, Europe du moyen âge .
3° Pasteurs-cultivateurs cantonnés dans un pays limité Bachkirs,
Oasis, Pélasges, Sud-Slaves .
Il nous restera à étudier les peuples ayant définitivement
évolué vers la culture, les Chinois communautaires d'une part,
les Européens particularistes d'autre part.
J'espère, par ces leçons, montrer aux élèves comment chaque
société se moule sur le travail qui la fait vivre, et leur démon-
trer ainsi l'inanité des réformes sociales ne tenant pas compte
des nécessités de ce travail. En second lieu, elles leur feront
connaître les groupements sociaux divers avec certains desquels
ils auront plus tard à compter d'une façon ou l'autre. Enfin elles
sont de nature à développer le sens d'analyse, et à habituel' l'es-
prit de recherche des liens de cause à effet.
P. Descamps.
L'ART A L'ÉCOLE
L'École des Hoches a été représentée, au premier congrès
national de l' « Art à l'École », tenu, ce printemps même, à Lille.
Et ce n'était là que justice ! Notre place au Congrès n'était point
usurpée : car, si nous avions l'impression de pouvoir apprendre
passablement, par les discussions des comités et les visites, a
portes ouvertes, aux établissements scolaires «le l'État, nous
avions conscience également d'avoir apporté dans notre do-
maine, à la question de l'« Art à l'Ecole », un juste et nécessaire
appoint, L'Ecole nouvelle, fondée par .M. Demolins, pourêtre un
HE I. ECOLE DES ROCHES
335
champ d'essai à des méthodes d'éducation plus rationnelles,
n'était pas restée en arrière, en tout ce qui concerne V éducation
du goût.
Ce sont nos efforts, en ce sens, en récapitulant tout ce qui fut
tenté, depuis la fondation des Roches, que je voudrais condenser
ici, brièvement, et comme en un sec mémento, car dressant
loyalement le bilan de notre ouvrage, dans tous les sentiers artis-
L'ATELIER DE PEINTURE DE M. Dll'llii:.
tiques, nous n'en verrons que mieux l'état de nos progrès et le
chemin qui nous reste à faire.
Et tout d'abord, il no nous semble pas que l'Art doive se
renfermer, en pédagogie, dans un domaine à part; nous ten-
dons, à l'École, à le mêler à tout.
Notre milieu de campagne n'est pas indifférent ; nous vivons
m pleins champs, et bien que le pays n'ait pas été traite, il !';iuf
bien l'avouer, en tils privilégié par la nature, un petit fiançais
élevé au milieu des sillons, des buissons et des prés, ne de-
vient-il pas forcément, un peu participant de la beauté «le La
terre, du retour des saisons, des effets de lumière créés au
536 LE JOURNAL
crépuscule et de l'immense féerie annuelle des haies en fleurs.
Et réciproquement, une œuvre d'art humaine prend infini-
ment plus de valeur, transportée pieusement dans une maison
des champs, que dans l'entassement des musées et dans la satiété
des villes.
Professeurs de l'École, nourris de science sociale, nous goû-
tons hautement l'influence du milieu, mais nous avons aussi trop
souvent constaté l'influence du home, en terre anglo-saxonne,
pour ne pas désirer que les maisons elles-mêmes, exhalent, au-
tour des garçons, un familial et doux parfum d'intimité.
Il faut avouer, ici, que les premiers architectes de l'École
auraient pu accomplir leur besogne plus élégamment et
rendre la notre plus facile. Mais le temps bienfaisant amortit
toutes choses, il donne un petit coup d'élégante patine fut-ce
au « Casino de la Plage ». Les arbres chansonnés poussent des
branches nouvelles et la vigne-vierge de l'infirmerie est en
passe de faire de nous un petit Oxford.
Pénétrons maintenant dans le cœur des maisons. Les halls
sont décorés. De grandes et belles estampes allemandes de
Teubner, encadrées avec goût, ont animé le haut vestibule du
Vallon et changé les salles d'étude. Les pièces originales ne man-
qucntpas non plus; témoin les émouvants, les très mélancoliques
fusains de M. Dupirc, les vigoureuses et lumineuses peintures de
M. Grunder. Quant à M. Storcz, roi de nos élégances, non content
de nous consoler des architectures précédentes par sa nouvelle
chapelle que nous voyons surgir, et dont la moindre Ligne, les
moindres éléments ont été, je le sais, conçus avec amour, il a
su imposer, A toutes choses de l'École, fût-ce à la simple typo-
graphie d'une carte d'invitation ou d'un programme, le cachet
de son imagination charmante et de son bon goût.
Signalerai-je ici son aménagement de la salle de lecture des
élèves, au Coteau, et l'arrangement des études : cadres mobiles,
avec expositions roulantes ; estampes historiques che/ M.Troemé :
photographies de bustes anciens chez .M. Bertier et. dans le sa-
lon du Coteau, des meubles de L'École moderne de .Nancy et de
belles eaux-fortes en couleur.
de l'école des roches. o.'J"
Les dortoirs ont, de môme, leur décoration ; et là, nous
devons réagir contre les fantaisies surchargées des élèves. Cer-
taines affiches anglaises si amusantes, si claires, qui sont collées
au mur peuvent excellemment, semble-t-il, les pousser vers la
jolie simplicité décorative. Mais l'idéal serait, en de belles
fresques calmes, évocatrices de paix et de sérénité.
Une mention toute spéciale pour le hall des Sablons. Ici nous
avons un ensemble. Salon, salle à manger étaient déjà parfaits
niais le trait d'union les achève. Le grand et modeste talent
d'une amie de l'école, de passage, Mlle xVnna de Virgine, laissera
un souvenir charmant : banderolles et sujet d'enfantine
épopée, si délicatement traités nous feront dire d'elle, quand
elle sera de retour en sa chère Suède natale, au pays des longs
crépuscules : transiit benefaciendo.
Beauté de la nature, beauté de la maison, tels sont les pre-
miers éléments auxquels nous voudrions rendre l'enfant sen-
sible. Qu'est-il de plus doux pour ses yeux, au retour de ses jeux,
courses ou promenades qu'une branche d'aubépine élégamment
posée, dans un vase de grès chatoyant, en zig-zag, à la japonaise!
Je commente, d'autre part, l'arrangement de ma classe, mais
je signale, ici, le très heureux parti que M. Ouinet a tiré de ses
tableaux de cartes postales; le défilé d'histoire vivante et co-
lorée dont M. Trocmé fut l'imprésario précis, et l'art, très cer-
tainement s'alliant à la science, dans les aménagements dus à
M. Fleury.
J'en viens à notre «ours d'HiSTOiRE ni:s Beaux-Arts.
Monnicr, l' année dernière, en a dit quelque &mots. Ce fut un cours
vraiment libre et facultatif et s'adressant seulement aux plus
hautes divisions, une sorte d'entrée en matière, de classification
d'ensemble. Gomme il avait atteint tous nos plus grands élèves, et
comme ces tentatives tirent un grand attrait de leur intermit-
tence même, nous avons jugé, cette année, opportun de ne pas
nous imposer encore à La bienveillante attention de nos audi-
teurs. J'ajouterai, d'un mot, que nous avions tenté, M. SI. irez et
moi, de l'illustrer, aussi abondamment que possible, par l'ap-
O.'JS LE JOURNAL
port de bibelots, d'ornements et photos qui nous appartenaient
en propre. Des excursions en groupes, notamment à Versailles,
un Versailles inconnu, dont M. l'abbé Gamble possède le « Sé-
same » en furent un commentaire partait.
L'enseignement du dkssin est intimement lié à ce cours d'his-
toire des Beaux-Arts, et je le considère comme d'autant plus
brillant, à l'École des Roches, qu'il y est appuyé sur deux
méthodes rivales : source continuelle de vive émulation. Que
Zeuxis et Apelles nie préservent, du haut de leur demeure der-
nière, de prendre parti dans cette lutte, de me ranger du coté du
caractère et des valeurs ou du côté du dessin libre. J'admire, de
toutes parts, d'excellents résultats et mon incompétence me pré-
serve de prendre parti. D'ailleurs, je sens pointer à l'horizon
des arts des prodromes de conciliation et surtout j'aime à voir
ces deux « frères ennemis » plus heureux que ne furent Ingres
et Delacroix se porter mutuellement une si vive sympathie : ils
se sont insultés sans doute, mais ils s'adorent!
Le Salon de l'École, pour sa deuxième année, délicieusement
compris et ouvert grandement aux habitants de Yerneuil, a rem-
porté un joli succès. Je n'ai pas à en faire ici le compte rendu,
mais je veux exprimer un regret, celui-ci: c'est que nos grands
garçons, trop déliants d'eux-mêmes, ne se soient pas lancés à
donner davantage. N'importe, la bouture a pris de bonnes ra-
cines! Ils savent que le jury est des plus libéraux ; les organisa-
teurs, bien français en cela, admettraient volontiers même leurs
caricatures, pour peu qu'elles fussent spirituelles...
Notre « Salon » annuel pour être la plus jeune, est une de nos
fêtes. Nous nous sommes efforcés de conserver à toutes un carac-
tère bien net détenue artistique; et, si vous voulez un exemple,
de réagir en particulier contre les déguisements, quelquefois
trop vulgaires, que l'imagination des enfants peut leur suggérer
à l'occasion des jours gras et de la mi-carême, (ne fête, si
joyeuse qu'elle soit, doit conserver son caractère de distinction et
rester d'une utilité éducative. Je rappellerai, ici, les jolis cotil-
lons et les réunions au Vallon et les expositions de la fête de
l'École auxquelles l'art n'est pas étranger.
de l'école des hoches. 539
Quant aux Séances de comédie, nous les avons voulues plus
rares et plus parfaites qu'au début de l'Ecole, et je ne pense pas
que nous ayons occasion de nous en repentir. M. Dupire a réalisé,
sur notre petit théâtre, le véritable tour de force d'obtenir des
changements quasi instantanés ; ses décors sont toujours d'un très
puissant attrait et il nous a donné récemment une exposition de
ses maquettes. Des déguisements charmants ont été établis par
l'inépuisable obligeance de Mme Labussière et, quant au choix des
pièces, nous préférons maintenant interpréter des œuvres en-
tières, des œuvres de tenue, des œuvres en costumes, évoquant
un milieu. Nous renonçons ainsi, chaque jour de plus en plus,
au Labiche et au Courteline qui, quand ils ne sont pas pleinement
excellents, frisent parfois la niaiserie ou la vulgarité. Nous pré-
férons monter avec quelques retouches : Gringoire ou le Luthier
de Crémone, les Plaideurs ou Fantasio, voire les Romanesques
ou, dans sa pureté, quelque belle tragédie grecque.
.Nous ne sommes pas ennemis, pourtant, de lagaité etnous con-
servons le souvenir de ce feu d'artiiice d'esprit que fut la Revue
<lc la <iukh(> qui avait résolu ce merveilleux problème : nous faire
rire, pendant une heure, de nous-mêmes et sans nous offenser.
Parmi nos plus glorieuses séances, évidemment, se placent
les séances de Musique. La musique a toujours été, vous le savez,
en très grand honneur à l'Ecole. Comment en pourrait-il advenir
autrement sous la direction émérite de M. Parent et de ses infa-
tigables collaborateurs?
Autant dans l'arrangement de son cabinet de travail que dans
l'ordonnancement général des offices, notre aumônier, M. l'abbé
Gamble, est un homme de goût. Ses très beaux ornements d'église,
à la romaine, contribuent à donner, à nos cérémonies une sim-
plicité de haut ton et, d'accord avec lui, le maître de chapelle
tend à l'exécution intégrale du plain-chant. Mm0 Demolins nous
a toujours gâtés avant les tristesses de son deuil, en nous i';iis;inl
entendre les maîtres classiques et modernes et la plus délicieuse
des musiques de chambre, aux « Samedis » de la Guichardière ;
l'orchestre mi-partie professeurs et élèves demeurée la hauteur
de sa réputation en exécutant du Beethoven.
540 LE JOURNAL
A tout cet ensemble artistique, se sont ajoutées, depuis deux
ans, les Conférences-Concerts de M. Baugel. Heureuse innovation
dont j'attends le retour, tendant à faire vibrer chez de petits
auditeurs, au fond de leurs âmes enfantines, ce qui sommeille
encore, de plus harmonieux, de plus mystérieux et de plus pur.
En ce qui me concerne je vise à fusionner poésie et musique,
le plus intimement qu'il se peut , dans nos réunions artistiques
et je rêve, pour l'hiver prochain, si c'est possible, des récita-
tions poétiques sur le type de celles qui ont été données, cette
saison dernière, au théâtre de l'Odéon...
Je fus y assister, comme je pars en voyage, avec cette pensée
que pour être le bon professeur de 1' « Ecole », je dois me tenir
au courant de toutes les manifestations intéressantes de vie,
tenter d'en apporter le fruit à mes élèves, abeille intellectuelle
répandue aux vacances sur la superficie du monde, butinant,
exprimant des arômes nouveaux de toutes les fleurs étrangères.
Lisons beaucoup, toujours, et sachons beaucoup voir! Nous
n'avons pas « appris », jadis, une fois pour toutes; il faut assi-
miler bravement l'Univers! Songeons que, par rapport à ces
jeunes esprits, maintenus très sainement dans l'éloignement des
villes, nous sommes le point de contact avec la vaste Vie.
Faisons voir aux enfants, dans la vie coutumière, (pie toutes
choses au monde, fussent-elles des plus simples, objet de chaque
jour ou travail d'artisan, doivent être conçues, en France, avec
bon goût; apprenons leur à jouir d'une harmonie qui passe;
orientons leur esprit vers les arts de leur temps, vers les formes
qui naissent, peu à peu dégagées des matériaux nouveaux et «les
nécessités nouvelles. Disons leur que le Beau peut s'allier à tout
et qu'ingénieurs, plus tard, ou directeurs d'usines ils auront à
créer des machines admirables aussi fines et logiques qu'un beau
cheval de race et qu'ils ne devront pas, c'est un devoir social, s'ils
construisent quelque jour pour leurs subordonnés, des cités ou-
vrières, proscrire de ces enceintes — et fût-ce même une dépense!
— les formes esthétiques et l'Idée de Beauté.
René des Gb vnges.
de l'école des rocues. 541
Le dessin à l'École des Roches.
(Cours de M. Storez).
Cette année 1908 nous a permis d'affermir en profitant de l'expé-
rience acquise, la méthode inaugurée par nous, il y a bientôt quatre
ans.
De plus en plus persuadé que la meilleure manière d'apprendre
quoi que ce soit à un enfant, consiste surtout à laisser faire le maxi-
mum d'efforts à l'enfant, nous lui avons donné plus de liberté qu'au-
paravant, surtout dans le mode d'exécution des travaux que nous
exigions de lui : limitant seulement cette liberté dans le choix du
sujet proposé; le généralisant autant que possible, pour ne pas
perdre le bénéfice énorme de l'émulation.
Nous avons donc usé beaucoup du système des compositions avec
récompenses à l'appui (surtout pour les petits) divisant à peu près le
terme en trois parties.
1° Élude d'un objet usuel (bicyclette, brouette, ballon de foot-ball,
ou feuilles, fleurs, fruits) préalablement étudié, disséqué par le
professeur.
2° Sujet de pure imagination choisi aux voix par les élèves (conte,
fable, courses de bicyclettes, etc. .
3° Composition décorative, où entre en jeu soit l'objet étudié dans
une précédente composition ou le sujet d'imagination vu en second
lieu, l'un ou l'autre étant seul obligatoire.
Ex, : Un vase à décorer avec la feuille de lierre étudiée au com-
mencement du terme, puis, le reste de la décoration « ad libitum».
De plus, pour Forcer l'enfant à perfectionner sa vision, chacune
de ces compositions est faite à deux degrés. Une première épreuve
appelée ébauche. Correction de l'ébauche par les élèves et le profes-
seur, vote et classement. 2° Épreuve finale, où il est possible de voir si
l'enfant a profité des corrections laites par ses camarades et le profes-
seur, nouvelle correction, vole et classement.
Grâce à ce système, nous proliions Ions de cet enseignenieni mu-
tuel. Ceux d'entre nous qui ne sont pas habiles dans L'exécution, peu-
vent cependant nous faire profiter de leurs observations. Tous ne
naissent pas poètes ou artistes, mais ions doivent sentir et compren-
dre les poètes et les artistes; el comment apprendrons-nous mieux
notre métier de véritable amateur, qu'en commençant <\r^ I enfance à
critiquer l'œuvre de camarades plus habiles; critique d'ailleurs n'im-
37
542 LE JOURNAL
pliquant pas obligatoirement blâme. Nous apprendrons ainsi à mo-
tiver notre critique, car, chez nous, il ne suffil pas de dire : « telle
œuvre est unecroûte », il faut encore dire pourquoi.
Nous ne reviendrons pas sur les avantages du « dessin libre » : la
lutte commencée par les Guérin, Quénioux, etc., contre la méthode
Guillaume touche à sa fin. Les conversions se font nombreuses; nous
serions donc bienheureux de sentir la victoire prochaine, si nous ne
savions, hélas! que l'étranger nous devance encore de beaucoup.
M. Bertier toujours à l'affût de ce qui peul intéresser chacun d'entre
nous, me communiquait récemment un superbe livre publié en Alle-
magne, Die Entwickelung der Zeichnerischen Begabung, par le doc-
teur Georg Kerschensteiner, professeur de la ville de Munich.
Résultat laborieux de sept années d'observations faites sur 500.000
dessins d'enfants. Ce professeur de l'Allemagne nouvelle nous indique
dans sa préface le but qu'il s'est proposé, et vous me permettrez
de terminer cet article en me mettant à l'abri de cette compétence
incontestable puisqu'elle nous vient de la docte et sérieuse Alle-
magne.
Donc, M. Georg Kerschensteiner se demande au début de son
livre comment se développera spontanément chez l'enfant, et sans
influence de systèmes, la traduction graphique de sa pensée jusqu'à
l'expression artistique? L'enfant peut-il, par sa propre imagination,
produire une œuvre méritant d'être mentionnée, ou son expression
graphique ne sera-t-elle que le résultai de sa mémoire? A quel âge
l'enfant aura-t-il atteint la maturité nécessaire pour traiter certains
sujets? Comment l'enfant s'imagine-t-il l'art décoratif, el comment
se représentc-l-il l'espace; enfin, la traduction de mémoire ou l'in-
fluence directe de la nature a-t-elle une plus grande importance à
un certain âge?
J'ai indiqué sommairement le liul (pie se propose d'atteindre Tau-
leur de ce livre fort intéressant; j'y renvoie ceux de nos lecteurs qui
voudraient approfondir la question.
Ils feraient l'acquisition d'un Fort joli livre qui ce manquerait pas
d'intéresser vivement par ses illustrations, les petits enfants qui le
regarderaient.
Passons donc aux conclusions qui ne peuvent manquer de nous
éclairer ou de nous confirmer dans la voie poursuivie.
De multiples observations conduisent l'auteur à conclure que le
pays d'origine, le milieu social, l'éducation, ne sont pas les seuls
éléments à considérer; le caractère el le tempérament jouent un
rôle important et accentuent encore les différences.
« Dans une classe de cinquante élèves, tous à peu près du même
DE l'école des rocdes. 543
âge, de la même éducation, du même milieu, quelles profondes dif-
férences !...
« El à tous ces tempéraments divers, nous demanderions les mêmes
efforts, les mêmes progrès? »
Et Fauteur conclut qu'il faut classer les enfants suivant leurs
aptitudes.
« Il est certain qu'en faisant suivre à une masse d'enfants di-
« vers les mêmes méthodes d'enseignement on empêche les uns
« d'avancer comme ils le pourraient, tandis que les autres, se trai-
te riant péniblement en arrière, vont trop vite encore au gré de
« leurs capacités.
« Il paraît donc indispensable de faire des classements parmi
« les élèves et de mettre à part ceux qui, chaussant les bottes de
« sept lieues, pourront dévorer l'espace, et à part ceux dont l'intel-
v ligence plus lente a besoin de soutien et d'encouragements.
« Tels les éleveurs anglais qui ne mettront jamais dans le même
« pré et au même régime les purs-sangs de course et les chevaux de
« labour. »
L'auteur proclame aussi l'utilité de l'effort personnel de l'enfant.
« Nous connaissons beaucoup de livres dans lesquels, pendant
« deux cents pages on apprendra aux enfants la méthode pour
« compter convenablement de 1 à 20. Ces méthodes sont respec-
te tables, mais elles tuent chez l'enfant les forces productrices. Il ne
« doit y avoir qu'uni' seule méthode, celle tendant à développer l"ex-
« périence personnelle et l'initiative particulière, tandis que jusqu'à
« présent on a fait usage de méthodes faisant profiter l'enfant de
« l'expérience des générations précédentes.
« Le professeur va de Vacant, l'enfant suit, le professeur expé-
a rimente, l'enfant regarde, le professeur cherche le chemin, l'enfant
« va par derrière, ne vaudrait-il pas mieux développer la force chez
« l'enfant lui-même, afin qu'il puisse chercher sa route seul? »
Pour cela l'auteur conclut <{u'il faut des classes peu nombreuses,
mais ceci ne fait pas question à l'école des Roches; cependant l'au-
teur ajoute :
« Il est certain que quelques maîtres plus dévoués onl déjà tenté
« le mouvement, mais on pourrait le tain; dans bien d'autres cir-
« constances; de même, on pourrait agir sur toutes les branches de
« L'instruction, laboratoires de physique et chimie, jardins d'élèves,
c aquariums etc. »
Ceci non plus ne peut faire question à l'École de- Roches, mais
ii est-il pas curieux qu'en Allemagne, pays -i eu avance sur beau
coup de points, un jeune professeur croie utile de demander des
544 LE JOURNAL
efforts semblables à ceux que nous pourrions souhaiter voir réalisés
dans notre pays?
« Avec une éducation semblable, reprend notre auteur, les enfants
« sauraient peut-être moins, mais ils pourraient davantage, ils ne
« seraient plus des lexiques sur deux jambes (Zweibeinige Conversa-
« tionslexica) , mais des hommes disant : «Je ne sais pas encore,
« mais je vois le moyen de m'aider moi-même. »
Ces mots ne sont-ils pas dignes d'un .disciple de Demolins, ne
voit-on pas par là, que le dessin, si malheureusement considéré
comme secondaire, peut, lui aussi, revendiquer une place dans l'é-
ducation morale de nos enfants.
Oui, il faut habituer nos petits Français à penser par eux-mêmes,
et cela le plus tôt possible. Le dessin est une langue, ne l'oublions
pas, il ne doit pas faire de nous des « copistes ». Dessin s'écrivait
autrefois comme dessein (intention), et je regrette pour ma part qu'on
ait cru nécessaire d'en changer l'orthographe : d'abord, cela créait
une occasion de moins de faire une faute, mais surtout il avait alors
son véritable sens.
L'important est que l'enfant comprenne ce qu'il veut rendre par
le dessin. Son dessin doit être le résultat d'une réflexion, d'une in-
tention, autrement à quoi peut-il servir : la photographie ne sera-
t-elle pas toujours supérieure au dessin, quant à l'exactitude?
Que dit encore notre professeur allemand? Bien des choses inté-
ressantes, mais il faudrait traduire tout le volume, et je ne puis indé-
finiment abuser de la complaisance des amis qui m'ont si aimable-
ment aidé dans ce travail en traduisant de longs passages de ce gros
livre.
En ce qui concerne le dessin, il y a danger à laisser l'enfant
copier comme une machine.
Il faut étudier l'objet à dessiner, étudier les maîtres du passé,
mais laisser entièrement l'initiative de l'enfanl se développer ;
Apprendre à économiser les matériaux : papier, fusains, etc.;
Donner à dessiner aux enfants des ensembles non «les détails
(la forêl et non un arbre, etc/ ;
Circonscrire le dessin dans un cadre donné (ceci esl tout à fait
exael : j'ai remarqué qu'il valait mieux donner aux enfants des feuilles
de papier de dimension);
Donner une raison d'être au dessin, (jue l'enfant ail un but en
dessinant (assiette, couverture de livre, faire un projet de meu-
ble, etc. .
Enfin, - et cela n'esl pas ■-ans intérêt à notre époque où quelques
penseurs veulent faire de l'Art un idéal quasi religieux el morali-
de l'école des roches. 545
sateur, — l'auteur émet quelques opinions qui nous éloignent un peu
du sujet de cet article mais que je ne puis m'empêcher de citer.
« On prêche beaucoup à notre époque la nécessité de l'éducation
artistique du peuple pour élever son esprit. Nous n'avons pas ici
pour objet de dire dans quelle mesure cette élévation est possible,
il est suffisant de dire qu'avant tout, il faut un don naturel. De
plus, il n'est pas encore prouvé que l'éducation artistique ait une
influence moralisatrice. Les artistes ne sont ni meilleurs ni pires
que les autres hommes. Si, par hasard, l'un d'eux dépasse comme-
homme la moyenne générale, ce n'est pas l'influence de l'Art, mais
que les Dieux se penchant sur son berceau lui ont départi des dons
spéciaux pour d'autres vertus ou talents.
« Nous espérons cependant que l'éducation artistique ira se dé-
veloppant, et que l'on donnera la préférence aux arts ne pouvant
produire qu'une bonne influence plutôt qu'à ceux qui ne recherchent
que la forme extérieure.
« Avant tout, habituons nos élèves à chercher dans ce qu'ils pro-
duisent, l'expression de la loyauté avec les moyens les plus simples
et, dans les écoles d'arts et métiers, obtenons que toutes les
œuvres soient sincères, logiques, exécutées' en bons matériaux. De
celte façon, nous aiderons les retardataires à gravir quelques degrés
de l'échelle, tandis que les plus avancés atteindront à la perfection
artistique. Nous ferons ainsi non seulement l'éducation artistique,
mais aussi l'éducation morale de notre peuple. »
Ainsi s'exprime, en terminant, ce jeune professeur allemand. Com-
ment ne pas s'associer à cette belle conclusion? La France fut, avant
la Renaissance, le pays de l'art probe et sincère, nous ne ferions que
renouer la vraie tradition en faisant de nos enfants des artistes, oui,
des « artistes », mais aussi des hommes mettant au-dessus de tout
la sincérité et la loyauté dans la production artistique.
M. Store/..
LEÇONS DE PERSPECTIVE
Le but de renseignement du dessin est d'obliger l'enfant à
bien observer ce qu'il voit et à se servir de ses yeux. Le dessin
même est donc secondaire, il n'est que lemoyen d'arriver à
ce but; par conséquent, on n'y attachera que relativement peu
d'importance; on n'aura pas le souci de faire l'aire de jolis petits
546 LE JOURNAL
dessins que l'on puisse montrer à tout le monde, en demandant
à l'enfant des corrections continuelles, qui finissent par le dé-
sintéresser à jamais du dessin. L'exactitude des dessins augmen-
tera avec la pratique.
Pour habituer l'enfant à voir juste, il faut évidemment lui
donner quelques notions de perspective élémentaire « popu-
laire », qui sont à la portée même des plus petits. Quel enfant
n'aurait pas trouvé par son observation spontanée que les
objets, tout en restant identiques à eux-mêmes semblent changer
si on les regarde de différents points de vue?
On dira donc aux élèves que la perspective apprend à dessi-
ner les choses telles qu'elles nous apparaissent et non telles
qu'elles sont en réalité.
Au moyen de questions bien choisies, les enfants pourront
être amenés à faire les observations suivantes :
1) Les poteaux télégraphiques à droite et à gauche d'une route
droite ou d'une ligne de chemin de fer, les personnes, les arbres
de la même bauteur dans une allée, nous apparaissent de plus
en plus petits à mesure qu'ils s'éloignent.
1) Les rails, les bords des routes, quoique parallèles, sem-
blent se rapprocher de plus en plus et linalement se confondre
avec les derniers poteaux télégraphiques réduits à de simples
points.
3) Dans une rue étroite et longue, la ligne joignant les toits
des maisons semble descendre, les bords de la rue au contraire,
semblent monter, et tout parait se rencontrer en un point plus
ou moins éloigné de l'horizon.
11 reste à tirer profit de ces observations : La grande question
est maintenant de trouver ce point merveilleux, où tout semble
se concentrer.
Dans ce but, nous mettons une ficelle dans un livre dont le
dos est parallèle au dessinateur, comme la figure 1 nous le
montre. En fermant l'œil gauche et en appliquant les deux
bouts sur AH et CD, nous constatons que les prolongements se
rencontrent au point P, et en niellant le livre dans des positions
différentes, un peu à droite, à gauche ou en avant, qous verrons
DE L ECOLE DES ROCHES.
547
que le point P reste toujours à la même place, vis-à-vis de Vœil
droit du dessinateur. C'est ce qu'on appelle le point de vue ou
mieux : le point principal de fuite, en supposant toujours que
Horizon
riG. 1.
les lignes parallèles entre elles soient verticales par rapport au
tableau, c'est-à-dire à un plan dressé devant le dessinateur. On
fera remarquer aux enfants, que le point de fuite se trouve
toujours sur l'horizon, | c'est-à-dire sur la ligne qui sépare la
. ?
P
terre du ciel ! et que l'horizon se lève et se luiisse avec notre
œil, ce que l'on peut constater facilement sur le carreau d'une
fenêtre.
Maintenant, les enfants comprendront aisément qu'un carré de
carton placé légèrement à gauche ou à droite du dessinateur.
se présentera sous les formes indiquées par les Bgures 1 et :;,
548
LE JOURNAL
de même un cube (un dé supposé en matière transparente .
comme la figure 4 nous le montre :
Horizon
Ce cube ne nous oii're rien de nouveau : Les carrés du cube
parallèles au dessinateur ne changent pas de forme, seulement
le plus éloigné nous parait plus petit. Les autres carrés se pré-
sentent sous des aspects qui nous sont familiers d'après les figures
précédentes.
La ligure 5, un prisme en perspective, se présente comme
deux cubes de mêmes dimensions juxtaposés.
hoi'iion
.Nous pourrons déjà procéder à des découpages imaginaires,
DE L ECOLE DES ROCHES.
549
ayant pour base le cube suivant les données des figures 6, 7,
8 et 9. Les élèves se débrouilleront, en général, tout seuls au
tableau noir, et leurs camarades trouveront très vite ce qui man-
quera, une fois donnée cette introduction.
FIG. 7.
Ki. X
Passons à l'application de ces principes dans des croquis ra-
pides :
La figure 10, un long corridor de collège, nous introduit dans
l'intérieur d'un prisme, où toutes les lignes verticales au tableau
se dirigent vers le point P.
550
LE JOURNAL
La figure 11 nous montre une autre application des lois déjà
connues, qui seront encore constatées à l'aide de ce dessin fait
rapidement sur le tableau noir.
PIC. 11.
DE L ECOLE DES ROCHES.
55 l
La figure 1*2 nous fournit l'occasion de trouver un fait nou-
veau :
Comment constater, si les poteaux télégraphiques sont vrai-
ment à égale distance les uns des autres?
T
E
v y
/
3
i m.. 13.
Dans le plan, c'est facile (fig. 13).
Soit B le milieu du poteau 1. Le prolongement de Ali nous
donne C, la place du troisième poteau, le prolongemeni de DE, le
point F, etc., etc. Les mêmes régies s'appliquent à 'a perspec-
tive, parce (pie le milieu du poteau reste invariable, quoique
552
LE JOURNAL
la hauteur diminue avec la distance la figure li représente la
ligure 13 en perspective :
^ - c
y
- F
y
;
- 1
p
y
*
/r
Z
H
/
La figure 15 nous montre un cube, qui ne présente pas de
carré parallèle au dessinateur; on aura donc deux points de
i IG. 15.
fuite, qu'on trouvera en appliquant une aiguille à tricoter aux
côtés parallèles entre eux, P, et P, se trouvent naturellement sur
l'horizon.
Reste encore à indiquer brièvement la perspective du cercle.
Pour ne pas compliquer les choses, nous supposons que le cercle
n'est ni trop à gauche ni trop a droite. En montrant aux élèves
un cercle découpé en carton, qui est baissé ou haussé dans un
sens toujours parallèle à lui-même, ils trouveront que ce cercle
se rapproche de plus en plus de la ligne droite à mesure qu'il
se rapproche de l'horizon, comme le montre la figure IG.
DE L ÉCOLE DES ROCHES.
553
Si donc on veut dessiner des verres, des bouteilles, etc., il faut
se rappeler que plus un cercle est au-dessus ou au-dessous de
i IG. 17.
'horizon, plus les lignes de l'ovale aperçu sont courbées; et que
55 \
I.E JOl'RNAL
Je cercle ne se présente jamais comme figure avec deux angles,
mais toujours comme un ovale.
Imaginons un chapeau de paille tout à fait rond et transpa-
rent, parce qu'il sera plus instructif pour nous. Il apparaîtra
comme la ligure 17 nous le montre.
no. 19.
Notez bien que a et b ne sont pas raccourcis, ce qui est le
cas pour c et encore plus pour f/, qui est plus éloigné. Le même
fait présente dans le bord du verre, figure 19.
Il serait inutile d'encombrer la mémoire de l'enfant de notions
plus détaillées. Celles qui viennent d'être exposées, suffisent à
guider son observation, et elles se complètent par la pratique :
des dessins de chaises, de tables, de portes, ouvertes et fermées,
de maisons, etc., où les mômes règles sont proposées jusqu'à ce
qu'elles deviennent tout à l'ait familières.
A notre avis, ce n'est pas commettre une faute que d'enseigner
celte perspective « populaire » dès le début des Leçons de dessin
et d'y revenir de temps en temps. En expliquant toutes sortes de
gravures et de photographies au point de vue de la perspective,
les enfants finiront par pouvoir dessiner sans commettre de très
graves fautes de perspective. Si pourtant ils en faisaient, il n'y
aurait pas lieu de le déplorer autrement : elles disparaîtront
avec la pratique, car « c'est en forgeant qu'on devient forge-
ron ».
F. Grunder.
DE L ECOLE DES ROCHES.
LES SÉANCES ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES
ET LES CONFÉRENCES
Cette année, les Roches ont porté le deuil de leur fondateur.
Aussi, les représentations dramatiques furent-elles réduites au
minimum : il n'y en eut que deux, Tune au mardi gras, l'autre
à la fête de l'École1.
De la seconde, ne parlons point, puisque les Plaideurs de
J. Racine n'affronteront la rampe que le 28 juin. Au mardi
gras, nous eûmes Fantasio de A. de Musset. A signaler particu-
lièrement les costumes dus aux doigts de fée de Mme Labussière,
l'éclairage habilement ménagé par MM. Rodé et Moulins, et les
charmants décors de M. Dupire. Cette fois, notre inlassable or-
ganisateur de fêtes avait brossé jusqu'à trois décors : une rue
de Munich, le jardin du Roi, et une prison. Les changements
de décor furent extrêmement rapides, et dans les courts en-
tr'actcs, nous ouïmes de la musique de scène de Mozart. Évi-
demment, il y a un progrès technique marqué sur les années
précédentes.
La pièce même est spirituelle et pleine de fantaisie : un étu-
diant mélancolique, à la recherche d'inédit, entre comme
bouffon chez le roi de Bavière, et brise par ses gamineries un
mariage qui déplaisait à la tille de son prince. M. des Granges
avait déployé toute son activité pour organiser la séance. Il fut
récompensé de ses efforts spécialement par le jeu de P. Guiraud
(la Princesse Elsbeth) et de R. de Séréville (le roi de Ravièrc).
On vit apparaître aussi un gracieux page qui lit la révérence de
l'air le plus naturel du monde : il avait nom Roger Labussière.
Mais ce genre de pièces, tout en nuances, convient peu à nos ac-
teurs qui ont décidément la vocation comique.
Si la scène chôma quelque peu, les conférenciers se succédè-
1 Cependant, on organisa dans les maisons des soirées récréatives : mie maison en
Invitait une autre qui avaii à cœur de rendre l'invitation. Ces échanges de bons
procèdes sont à recommander...
:;5(» LE JOURNAL
rent nombreux devant notre public mêlé, mais toujours avide
d'apprendre et prêt à applaudir toute parole sincère. Comme il
convenait, la séance d'ouverture fut grave, presque solennelle.
Au lendemain de la rentrée, le 13 octobre, M. de Rousiers nous
parla avec une émotion contenue, une grande élévation de
pensée et une belle maîtrise de langage, de celui que nous
avions quitté en pleine activité au mois de juillet et qui, quelques
jours après, n'était plus. Dans son oraison funèbre, M. de Rou-
siers détacha de la vie d'Edmond Dcsmolins des leçons de géné-
rosité, d'amour du vrai, et d'infatigable énergie.
Ensuite, ce fut, à intervalles irréguliers, un défilé de confé-
renciers de tous pays et de tous âges, il y eut de longues cause-
ries, et il y en eut de brèves, il y en eut de scientifiques et
d'artistiques, il y en eut aussi de charité et de philanthropie et
ce ne furent pas les moins goûtées : toutes furent intéressantes
et nous laissèrent plus instruits ou plus vaillants. Gomme nous
aurions peine à assigner des rangs, suivons l'ordre chronolo-
gique.
C'est d'abord lcLV Magalhaès, de San Paolo, qui, le 15 octobre,
vint nous entretenir de son immense et belle patrie, le Brésil.
Il nous détaille ses aspects variés, ses ressources abondantes, et
ses richesses inexploitées, son développement prodigieusement
rapide, et il nous révèle en termes émus l'amour du Brésil pour
la France. Notre grande sœur latine d'outre-mer attirera peut-
être un de nos futurs colons : M. Magalhaès n'aura pas à re-
gretter sa leçon de géographie illustrée par de vivantes pro-
jections.
Le 7 novembre, MM. Bonjean, père et lils. qui dirigent avec
tant de dévouement l'orphelinat d'Orgeville entretinrent lon-
guement nos jeunes amis de leur oeuvre et de ses résultats. De-
puis, nous parcourons quelquefois le Fanion, L'organe de M. Bon-
jean.
Notre collègue, M. des Granges, avait employé la tin de ses
vacances, à visiter la Grèce, mère des sciences et des arts, dans
une croisière organisée parla lie\ue Générale des Sciences. Il
voulut faire profiter les Boches de >es impressions de touriste et
de l'école des rociies. 557
d'esthète. Après deux agréables causeries sur son itinéraire, il
essaya, le 14 décembre, de présenter une sorte de synthèse de
lame grecque envisagée sous ses différents aspects : musique,
poésie, défilé de paysages, tout contribua à nous pénétrer de
l'eurythmie hellénique. Songez que nous eûmes le régal de
l'hymne à Apollon, le seul fragment authentique de musique
grecque que nous possédions, récemment découvert et restitué.
On nous lut des extraits de Sophocle, d'Euripide, de Théocrite :
ah! cette divertissante procession des Panathénées! Matras et
Guiraud surent nous redire les morceaux les plus grecs de notre
poésie française : du Chénier et du Samain, du Leconte de
Lisle et du J.-M. de ïlérédia.
Les conférences du deuxième terme débutèrent comme celles
du premier, par une causerie géographique. On nous parle
généralement de pays neufs capables de tenter les jeunes appé-
tits. Le 27 janvier, le P. Voisin, ancien professeur à Tinchebray,
et missionnaire dans l'ALberta (Canada) depuis quelques années,
nous dit tant de bien de sa seconde patrie, où régnent la sécurité,
la vraie liberté, l'indépendance vis-à-vis du Gouvernement, que
sur le moment plusieurs ont fait le projet de visiter un jour le
Canada. Le P. Voisin, faisant défiler sous nos yeux de jolies vues,
les commente avec simplicité, et il raconte sans orgueil ni fausse
modestie ce qu'il a fait là-bas, ce que les autres et spécialement
les Français y ont fait. Avec lui, nous vivons la rude et saine
existence du ranch, nous nous apitoyons sur le sort des Peaux
Rouges en train do disparaître devant l'invasion des civilisés.
Nous apprenons comment une ville sort de terre comme un
champignon, comment on construit une maison ou une chapelle.
Finalement, il nous expose son dessein de fonder là-bas une sorte
d'École des Hoches pour développer l'initiative des jeunes gens.
Le 22 mars, M. G. Martin, un dos militants les plus actifs et
les plus ardents de l'antialcoolisme nous dit pourquoi et o mi-
ment il fallait combattre l'alcool, ce fléau de la société con-
temporaine et de la France. Ce fut mieux qu'une conférence,
car il sut faire passer en nous quelque chose de ses convic-
tions, <-t il ;i formé ;'■ l'École de véritables apôtres.
18
■ )^H LE JOURNAL
Nous arrivons au mois de mai. Nous avons eu la bonne for-
tune d'entendre alors deux hommes dont nous ne perdrons
pas de longtemps le souvenir : M. Matruchot, professeur à
l'École normale supérieure, et M. Grard. M. Matruchot, directeur
des fouilles d'Alésia, nous prouva qu'un homme de cœur sait
surmonter toutes les difficultés pour arriver à ses fins. Il est
parvenu à ressusciter une partie de la citadelle de Vercingé-
torix qui fut, comme on sait, l'âme de la résistance gauloise, et
à faire d'Alésia une sorte de pèlerinage national. Quel plaisir
de voir les monuments et les maisons, les ustensiles, les vête-
ments, les armes, tout le décor familier de nos pères avant 1ère
chrétienne! A noter parmi les trouvailles une flûte de Pan qui
est unique en son genre.
Le 31 mai, M. Grard, par une heureuse innovation, nous lit
deux causeries distinctes sur la métallurgie, l'une plus techni-
que, réservée aux grands garçons, l'autre qui s'adressait à toute
l'École. Le matin, il parla des causes qui ont produit les cen-
tres métallurgiques, puis des fers, aciers et fontes étudiés selon
la méthode micrographique. Quel merveilleux moyen pour
s'enquérir sûrement de la valeur d'un acier : un examen au
microscope décèle la contexture du métal et les ligues de fai-
ble résistance. Le soir, il nous entretint des principaux procédés
de la métallurgie moderne, et à la sortie, un de nos grands
élèves connu pour sa compétence en mécanique, disait qu'il
avait beaucoup appris à écouter M. Grard.
Pour être complet, il faut ajouter à la liste des conférences
les lectures du dimanche faites au salon du Coteau devant un
public d'élite par .M. des Granges dont on connaît le talent de
diction. Quelle pièce délicieuse que La Samaritaine d'K. Ros-
tand! Quelle pièce vigoureuse que Les affaires x<>nt les affaires
de (i. Mirbeau! Quelle pièce magnifique que Le Duel de 11. La-
vedan! Les auditeurs n'ont eu qu'un regret, celui de voir se clore
si tôt la série des lectures, .le ne sais si la Scie an- Sociale me
pardonnera de la faire entrer dans un compte rendu kaléi-
doscopique, mais jusqu'ici je n'ai encore pu appliquer sa no-
menclature au récit de nos séances artistiques et littéraires.
de l'école des rocues. 5.'>9
Donc, je vais commettre l'hérésie de la présenter sans façon :
aussi bien, elle a su revêtir cette année une forme attrayante
pour venir à nous, M. de Rousiers a eu l'heureuse idée de
faire traiter le dimanche, à peu près chaque 15 jours, devant
les professeurs et les grands élèves quelques problèmes con-
temporains par des membres qualifiés de la science sociale.
M. de Rousiers a tenu à ouvrir lui-même ces entretiens par une
causerie sur les caractères de la science sociale, sur son histoire
et sur la solution qu'elle fournit du problème de la liberté. Là-
dessus, l'observation des émigrants du Far-West nous en ap-
prend plus long que la recherche métaphysique. M. de Rou-
siers n'a pas étudié seulement l'Amérique; il veut relever
notre marine marchande, et il s'est livré à une minutieuse
enquête sur les grands ports. Le 1er décembre, il choisit Ham-
bourg comme type du port de commerce. Il nous montra sur
la carte sa merveilleuse position, nous conta les phases curieuses
de son histoire; avant, pendant et après l'Acte de navigation,
et analysa les éléments de ce vaste organisme qu'est un port
moderne. Un grand port n'est pas seulement le point de jonc-
tion de lignes de commerce maritimes (ce qu'il était autrefois,
par exemple sous la Ligue Hanséatique), il est aussi un carrefour
de voies fluviales et terrestres, il dessert un arrière-pays. La
discussion qui suivait quinze jours après, prouva combien maî-
tres et élèves avaient profité de ce suggestif exposé.
Le mois de janvier nous apporta une causerie de Mon-
sieur Durieu sur la méthode de la Science Sociale comparée à
celle de M. Durckheim. 11 y a, dans les Règles de la Méthode
sociologique, des remarques précieuses et justes; mais la Science
Sociale dispose d'une méthode autrement rigoureuse et féconde.
Puis, ce fut le tour de M. R. Pinot qui, dans deux conférences
, successives (16 février et 1er mars), analysa méthodiquement
l'organisme de la Cité. Comment se sont produits les centres
urbains? Chaque ville a sa raison constitutive (phénomènes de
travail, d'échange, de religion, etc.), mais une foisétablie, elle
donne naissance à des phénomènes généraux qui résultent de,
l'agglomération (voirie, paix publique, édilité, etc . Les pro-
obO LE JOURNAL
blêmes qu'ils soulèvent reçoivent des solutions différentes suivant
le caractère de la race qui a créé la ville, ou qui l'occupe momen-
tanément. M. Pinot a éclairé cette analyse par la comparaison
de quatre types de cités : le type patriarcal (la Rome antique),
le type particulariste (Londres), le type quasi-patriarcal (cité
du moyen âge), et enfin une cité moderne instable (Paris).
La science sociale n'étudie pas seulement les groupements
humains; elle s'occupe aussi des phénomènes qui résultent de
ces groupements. 31. P. Bureau a scruté avec prédilection les
phénomènes moraux de notre société actuelle. L'auteur de la
Crise morale croit qu'il y a actuellement une crise de la mora-
lité rcconnaissable à deux signes : d'une part, la société a subi
de profondes transformations qui ont progressivement émancipé
l'individu; d'autre part, les contemporains cherchent à tatous la
doctrine qui résoudra les problèmes moraux posés par ces
nouvelles conditions sociales. Nous assistons à la démolition de
tous les systèmes, et la société n'a pas encore trouvé son assiette
morale, l'équilibre entre ses besoins et ses idées. Le 15 mars,
M. Bureau, grâce à son merveilleux talent de conférencier, nous
fit toucher du doigt la crise de la morale théorique. Le 17 mai,
il montra les effets de cette crise sur le domaine pratique ou des
devoirs. Les devoirs varient suivant les lieux et les temps, mais
le devoir reste partout et toujours identique à lui-même.
Parmi les devoirs que réclame notre société, il n'est pas de plus
nécessaires et de plus opportuns que la sincérité, la sincérité
qui réalise l'accord de la vie avec les idées, que la force seule
capable de soutenir l'individu isolé, que le sens de la solidarité
qui nous révèle la loi des destinées humaines. Ainsi, la science
sociale a tour à tour meublé notre intelligence et enrichi notre
cœur. Nous souhaitons que cet essai qui a fait ses preuves, soit
continué l'an prochain.
Il nous resterait à parler des conférences-concerts et des
leçons sur l'histoire des sciences; mais un autre chroniqueur
s'en acquittera mieux que nous.
F. Mentré.
de l'école des roches. 501
LA MUSIQUE.
Un des maîtres de la musique moderne, M. Vincent d'Indy, a
bien voulu me dire, lors d'une conférence qu'il fit sur ma de-
mande à l'École, il y a trois ans, que l'enseignement musical, chez
nous, était compris d'une manière vraiment rationnelle.
J'espère que le maître reviendra bientôt parmi nous, et que
non seulement son opinion sera ratifiée par les résultats, mais
encore qu'il aura quelque fierté à constater qu'ici comme à
notre chère Schola Cantorum de Paris, nous cherchons à faire
quelque chose de ce qu'il a si bien su réaliser rue St-Jacques :
c'est-à-dire faire des musiciens intelligents qui comprennent,
aiment et raisonnent, et non des acrobates de la virtuosité.
Naturellement, nous devons avoir assez de technique pour
exécuter toutes les œuvres écrites par nos grands musiciens,
mais il faut avant tout que le mécanisme soit l'humble serviteur
de la pensée du compositeur et non le but.
La virtuosité, c'est du métier accessible à la plupart des ca-
ractères tenaces.
L'interprétation seule est de l'art.
Cette année, beaucoup plus que les précédentes, la partie
musicale a pris à l'École un développement du meilleur au-
gure
Il reste évidemment encore bien des lacunes que l'on pour-
rait combler; par exemple, à l'instar des écoles anglaises, pour-
quoi ne consacrerait- on pas trois fois par semaine dans chaque
maison vingt minutes au chant? Les mélodies ou chœurs appris
ainsi, seraient chantés par toute l'École une fois par mois et
sous ma direction.
11 existe des chants populaires de tous les pays, qui seraienl
pour les élèveset les professeurs une source de renseignements
sur les caractères des diverses nations, et qui leur inculqueraient
le sentiment de la mélodie et celui du rythme.
Lorsque nos élèves seront eu âge de suivre imites les mani-
.')62 LE JOURNAL
festations musicales, ils pourront par l'éducation qu'ils auront
reçue, s'intéresser plus vivement aux œuvres fortes. Dans ce but,
je n'ai jamais permis aux élèves de jouer de la « mauvaise mu-
sique ». Quant aux œuvres qu'ils entendent, elles ne peuvent que
les encourager dans l'amour du beau. Pour arriver à cet idéal,
nous avons cette année plus particulièrement apporté tous nos
soins aux classes de solfège.
Voici ce que je propose pour l'année prochaine :
1° Conférences-concerts (suite).
2° Conférences sur l'histoire de la musique.
3° Chant général dans chaque maison trois fois par semaine.
V Répétitions générales une fois par mois sous ma direction.
5° Faire exécuter en public et le plus souvent possible par
les élèves les œuvres classiques (piano et violon) (piano et vio-
loncelle) (piano, violon et violoncelle).
0° Donner quelques notions d'harmonie.
Les trois cycles de Conférences-concerts ont obtenu un réel
succès.
Il était, en effet, très instructif d'apprendre aux jeunes gens
l'histoire des instruments à archet et de leur faire connaître la
littérature de chaque instrument depuis le \vue siècle jusqu'à
nos jours.
M. A. Raugel s'est acquitté de cette tâche tout à son honneur :
je l'en remercie.
L'orchestre qui est très en progrès, a donné des programmes
d'une tenue d'art toujours irréprochable. On peut en juger par
les œuvres exécutées au concert du 25 mars :
Haydn : Symphonie en ré majeur.
Mozart : Symphonie en sol mineur.
Beethoven : Symphonie en ut mineur.
Nous donnons plus bas le programme des morceaux de mu-
sique exécutés le jour de la Première Communion, et nous nous
permettons de penser que peu de collèges en France pourraient
avec leurs propres cléments donner des œuvres aussi artistiques.
•
Armand Parent.
de l'école des roches. 563
Première Communion 1908.
1 . Entrée. Adagio du trio en ut mineur.
Orchestre Mendelsohn.
2. 0 saint autel, cantique à 4 voix.
3. Adagio, violon Corelli.
4. Verbum caro, à 3 voix : Roland de Lassus
5. Adagio, violon Corelli.
6. Sortie, allegro de la symphonie en ré majeur.
Orchestre • . . . . Beethoven-.
Orchestre.
1. Entrée. Adagio, de. Ph. Em. Bach.
2. Sacris Solemniis.
■i. Magnificat.
4. Aria, orchestre G. S. Bach.
5. Adoremus te, à 4 voix Costi.
6. Ave Maria, à 4 voix Piel.
7. Oremus pro Pontificc.
s. Tantum ergo, à 4 voix . Palestrina.
!). Te lucis ante terminuni.
10. Sortie. Adagio de la .\\mphonie.
Orchestre Schuman \.
III
LA VIE PHYSIQUE
GAME S
COMMITTEE
Comaléras (captain), Cintra, Delmas, Gillet, 8011111111101-, M. Bell,
M. Coulthard.
Football
In reviewing Ihe season, we cannot say lhat we hâve won ail our
matches, but we can say lhat we hâve only lost four. Ont of
sevenleen matches we hâve won twelve, drawn one, and lost four.
Our first defeat was against the " Collège de Normandie ". We
were beaten, badly beaten, by 7 goals to I. The belter team eer-
tainly won, but we were to a certain extent taken by surprise; we
expected to win and after having 2 goals scored against us, we lost
hope and played badly. We had also becn playing against loo weak
teams and winning too easily and so we thought lhat we were
stronger than we actually were. This defeat was certainlj good for
the team, it showed us what a lot we still had to learn and made us
train more seriously. In the 24th May, we played at Paris, al the
Parc des Princes, against an English team from Hampshire, arrangea
by a master from Bedales near Petersfield. Altéra good game we
lost by one goal (4-5).
Our team was, on the whole, good, and I think we arc ail satisûed
with the results. Our forwards were rallier light and often lost
their heads in front of goal however thev improved wery much al
the end of the season. Coinalcwas, <1<> Rourtalès played well as hall
LE JOURNAL DE L ECOLE DES ROCHES.
565
back, — Comaléras sometimes brilliantly — and Langer saved many
good shots at goal.
In the house matches " La Guichardière " was again victorious,
easily beating ail Ihe other houses.
Winning Louse
Pins
v. Sablons
Pins
Guichardière
v. Pins
Guichardière
Sablons
v. Vallon
Sablons
Vallon
v. Pins
Pins
Coteau
v. Guichai'd
ière
Guichardière
Sablons
v. Guichardi
ère
Guichardière
MATCHES lst
XI
20 Oct. — L'union vélocipédiqne de St-Maur
10 Nov. — Stade Français (3e B.j
17 Nov. — Union sportive de Dreux
1 Dec. — L'Union vélocipédique de Clichy
5 Dec. — Racing Club de France (lst-2ndj
8 Dec. — Collège de Normandie
26 Jan. — Ass. d'éducation physique et morale
2 Feb. — Stade Français (l8t)
9 Feb. — Union sportive Argentillaise
23 Feb. — Collège de Normandie
\ Mardi. — Union Sportive de Dreux
8 March. — Collège de Rotrou
26 March. — XIV0 Arrondissement
24 May. — Petersfield, England
won
10-1
won
16-2
won
8-0
won
9-0
won
3-2
lost
1-7
won
7-2
lost
2-3
won
5-3
drawn
5-5
won
7-1
won
8-1
lost
ï-5
lost
'<-:;
and
\l
2'( Nov. — Collège de Rotrou
1 Dec. — L'Union vélocipédique de St-Maur
2 Feb. — L'Eloile Vernolienne.
won 8-1
won 'i-.'i
won i-3
CHARACTERS
Langer goal : Played brilliantly at times, al others weakly. He
improved as the seasons went on. Kicks well.
Pabra lcft back; : was a useful back. With more pace would be
good.
Delmas right back : (iood kick and good tackler but too slow, fell
off towards the end <>r Un- season.
o()6 LE JOURNAL
Bouthillier (left half) : Sometimes useful but very slow. A drsap-
pointing lialf.
Comaléras (centre half) : The captain of the team, a hard working
and energetic half, played really well several times, should keep
his place more and not tire himself out too much during te first
half.
de Pourtant right half) : A sound, useful half, lias made more
progress than any one else in the team.
Castan (outside right : Fast and sometimes centres well, must learn
to play more with his inside man.
Procoito (inside right) : Has the making of a good player. Dribbles
well, sometimes too much; should try and improve his shooting.
Cintra (centre forward) : Keen and energetic with plenty of " dash ".
Must learn lo keep cooler on the field.
Gillet (inside left) : An erratic player; easily discouraged, has shot
some good goals and missed many easy ones.
(ioMY (outside left) : Fast and keen, centres badly; always plays up
hard till the end of the game, will improve.
ATHLETIC SPORTS
The sports thisyearwere heldonSunday March c2-2nd in wretched
weather, and owing to this, some of the events had to be postponed.
The two best races were perhaps the kilomètre and the 400 mètres.
won by Comaléras and Gomy while hoth de Séréville and Cintra,
distinguished themselves, the former in the long jump and the latter
in the bundle race. 1 should like to sec more boys enter for the
différent events. This year, boys would not enter unlessthey thought
Ihere was a good chance1 of winning a prize.
EVENTS
I. — L00 mètres (open .
I . De Séréville 2. Gomy
II. — 1 kilomètre handicap .
1 . Comaléras 2. Castan
III. — l()() mètres (under 12 .
I. Mestchérine 2. H. de Labruyère
IV. - Higli jump.
I. De Pourtalès 2. Delmas
DE L.'ÉCOLE OES ROCHES. 567
V. — Long jump.
1. De Se t-é ville 2. Bouthillier
YI. — 400 mètres (under 14).
1. Vacher 2. C. Glaenzer
VII, — iOO mètres [handicap).
1. (iomy 2. Castan
VIII. — 100 mètres (under 10).
1. O'Neill 2. Pauthonier
IX. — 60 mètres (under (i .
1. Antoine Bertier 2. Bernard Bell
X. — 100 mètres under 1 ï .
1. Sprauel 2. Vacher
XI. — Throwing the cricket bail (openi.
1. Krijanowsky 2. Castan
XII. - Hurdle race (under 14):
1. Thiébaut 2. Steiner.
XIII. — Hurdle race (open).
1. Cintra 2. Bouthillier
XIV. — Pôle jump (open).
1. Comaléras 2. Forestier
XV. — ;{ kilomètres (handicap .
1. Tassn 2. Waddington
XVI. — Tug ôf war (between the five houses).
Guicharilière.
XVII. — Consolation race,
liillet.
CRICKET
Al présent we hâve only played one match againsl " Tin' United
whieh wc won fairly easily; we still hâve to plaj againsl the Sian-
dardand probably againsl the " Collège «le Normandie and then
there are the honse matches wich we hâve oot yel begun.
The j^round i> better this year and there seems more keenness on
568
LE JOIRXAL
the field than usual. Oui- batting is weak, but Ihe boys seem to do
their best and that, after ail, is the greal thing.
Castan is a very fair médium bowler and the team, on the whole.
fields well, particulary Gillet.
The following is the only match \ve hâve played as yet.
School v. The United.
The Unit
*A.
Walker
bowled II. Ferrand
5
Hamburg
:er
Ibw. 1) Sommervell
3
Mainwaring
b H. Ferrand
4
Mallett
b H. Ferrand
21
Windsor
rnn out —
3
Thorpe
ri Comaléras h II. Ferrand
2
Smiles
b Castan
0
Heading
b II. Ferrand
0
Barker
c and b II. Ferrand
2
Wynn
st b. Bell H. Ferrand
7
Parsons
nol ont
2
Extras
ScJioqI.
Total
5
M. Sommervell et Walker
bM
ainwaring
\ h Mallett
0
Gillet
ctWynne
bM;
lin waring
1 Did not bal
0
M. Wilson
h Mallett
7 b Mainwaring
(l
Comaléras
b Mainwaring
1
0 li Ibw b Mallett
(i
Castan
ctHeadin
g Mainwaring'
0 li Mainwaring
\
M. Bell
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—
32 not oui —
1
Dupas
cl Wynne
Walker
Il b Mallel
o
Kirkley
b Walker
1 ctMainwaringbMalletl
0
H. Ferrand
b Walker
3 Ibwh Mainwaring
(1
Washington
h Walker
(i b Mallett
8
A. Ferrand
h Thorpe
C> hld Mainwaring
0
Extras
T
otal
L2 Extras
79 Total . . .
24
Bernard Bell.
DE l.'ÉCOLE DES ROCHES. 569
Organisation et fonctionnement du service dentaire
de 1 infirmerie de l'École des Roches.
La Direction de l'École des Roches nous a fait l'honneur, au mois
de décembre dernier, de nous charger du service dentaire à son in-
lirinerie. Nous nous proposons, à la fin de Tannée scolaire, d'exa-
miner le fonctionnement de ce service et les résultats obtenus par
son mode d'organisation.
Installation. — Notre confrère, le Dr Carcopino, a bien voulu
nous céder aimablement une salle de son infirmerie. Cette pièce, bien
éclairée par une large baie, convenait parfaitement à l'aménagement
d'une salle d'opération dentaire. Convaincu de l'impossibilité de
faire de bonne dentisterie sans une instrumentation suffisante,
nous y avons placé un fauteuil dentaire muni de ses accessoires,
crachoir, tablette, etc. Un tour à fraiser et un meuble spécial destiné
à contenir les divers instruments et les médicaments nécessaires à
notre spécialité, complètent, avec un bureau et un lavabo, l'instal-
lation de notre salle d'opération.
Fonctionnement. — D'accord avec M. le Directeur, nous avons
pensé que notre rôle ne devait pas se borner à soulager les enfants
qui se présentaient à notre consultation parce qu'ils souffraient.
Il importe, en effet, de soigner une carie dentaire dès son début,
sans attendre que, par son extension, elle ait occasionné des dou-
leurs et des lésions parfois assez avancées pour entraîner la perte de
la dent.
Dans ce but, au commencement de chaque trimestre, nous exami-
nons systématiquement un certain nombre d'élèves, et nous établis-
sons pour chacun d'eux une fiche dentaire sur laquelle nous indi-
quons le siège, le nombre et la nature des lésions que notre examen
nous a révélées. La copie de cette fiche est adressée aux parents de
l'élève avec la mention des frais que peut occasionner le traitement
nécessaire. Lorsque les parents, informés de l'état de la bouche de
leur tils, l'autorisent à se faire soigner, nous exécutons au cours des
consultations suivantes, les opérations que nous avions indiquées au
moment de notre premier examen. Avec celte méthode, nous n'inter-
venons jamais sans le consentement des parents, et nous évitons de
laisser évoluer des caries pendant tout un trimestre sans qu'ils en
soient prévenus. Déplus, cet examen systématique nous permet de
constater si chaque élevé prend les soins d'hygiène nécessaires pour
l'entretien de sa bouche, et nous signalons au Directeur les enfants
qui nous paraissent user insuffisamment de la brosse à dents.
570 LE JOURNAL DE L'ÉCOLE DES HOCHES.
Statistique. ■ — Le service dentaire de l'École des Roches fonc-
tionne régulièrement depuis six mois; il a donné les résultats sui-
vants : (»8 élèves ont été examinés, G seulement possédaient des
dents indemnes de toute carie, 14 n'ont pas été autorisés par leurs
parents à se faire soigner. Nous avons donc traité 48 élèves aux-
quels nous avons fait diverses opérations dentaires. Parmi ces der-
nières, les obturations de caries simples, non compliquées, ont été
de heaucoup les plus nombreuses (222 obturations simples). Les ca-
ries compliquées se sont rencontrées plus rarement (12 pulpectomics
et G traitements de caries pénétrantes infectées dont 3 ûstulisées .
Nous n'avons fait aucune extraction de dent permanente et 3 extrac-
tions seulement de dents temporaires.
Enfin, grâce à nos examens du début de chaque trimestre, nous
avons pu reconnaître un gros kyste radiculo-dentaire dont l'énucléa-
tion a pu être heureusement pratiquée.
En dehors des Élèves de l'École, nous avons eu l'occasion de
donner nos soins à quelques membres du corps enseignant ou à
leur famille (pour 10 malades, nous avons fait 19 obturations simples,
7 pulpectomies, 5 traitements de caries pénétrantes infectées et lli ex-
tractions). Ces chiffres fournis par 10 adultes, sont intéressant a
comparer avec ceux fournis par 18 élèves. Les premiers ne sont
venus nous trouver que parce qu'ils souffraient; porteurs de lésions
dentaires trop avancées, ils ont dû subir de nombreuses extradions.
Les seconds, au contraire, soumis à une surveillance dentaire mé-
thodique, n'ont présenté qu'un petit nombre de caries compliquées,
et il a été toujours possible d'exécuter chez eux un traitement con-
servateur, puisqu'aucune extraction de dent permanente n'a été né-
cessaire.
Conclusions. — De cette petite étude nous croyons pouvoir
tirer les conclusions suivantes : Un service dentaire organisé dans
une École doit avoir pour objet, non pas de soulager seulement
quelques accidents aigus, indices de lésions avancées, mais au con-
traire, d'éviter la formation de ces dernières. Il importe donc de dé-
pister la carie dentaire avant qu'elle n'ait attiré L'attention par des
phénomènes subjectifs.
Pour atteindre ce but, il est nécessaire d'examiner la bouche de
Ions les ('lèves de façon régulière afin de pouvoir signaler toute carie
quel que soit le degré de son évolution.
Grâce à une surveillance dentaire assidue, il doit être possible
dans une Kcole, non seulement d'éviter des accidents nécessitant
l'extraction, mais encore d'écarter la formai ion de caries compli-
quées dont, après traitement , Le moindre inconvénient est de mutiler
gravement la couronne des dents et d'en compromettre la durée.
Docteur Gi orges Lemerle,
Professeur suppléant ;i l'Ecole dentaire do Paria.
IV
NOS ŒUVRES.
NOS COLONIES DE VACANCES
Les Colonies de Vacances restent Y œuvre de prédilection des
élèves de l'École des Roches-, l'occasion par excellence, pour ces
privilégiés du grand air, de faire dès leur enfance acte de soli-
darité humaine. Voilà la sixième année1 qu'ils répondent joyeu-
sement à notre appel, pendant ce terme d'été où ils peuvent ap-
précier la vie aux champs, et qu'ils envoient un peu de leur
argent de poche à Y Association pour le développement des Colo-
nies de Vacances.
En 1907, ils ont établi leur record : 891 fr. .50. Cette somme
a été affectée spécialement à l'œuvre de Versailles, que nous
soutenons depuis trois ans, et a suffi à payer environ les deux
tiers de ses frais.
« Les Colonies de Vacances de Versailles, dit le Rapport de
l'Association, n'ont eu, cette année, que M pupilles, dont 6, il
est juste de le rappeler, sont restés à la campagne pendant
deux mois au lieu d'un. Les Versaillais se sont montrés moins
généreux que l'année dernière, et plus de La moitié des ressour-
ces de l'œuvre Versaillaise lui ont été fournies par la générosité
très large, de plus en plus large même, des élèves de l'Ecole
des Roches. 11 est regrettable qu'en une ville riche comme Ver-
sailles, une œuvre de Colonies de Vacances n'arrive pus ,ï trouver
sur place des ressources suffisantes, car les neuf Itillels Meus de
I. V Journal de V École des Hoches, juillet 1906, p. 297; juillet 1907, p. 130
o7i LE JOURNAL
l'École des Roches, répartis en trois groupes de vingt demi-
bourses à 15 francs, auraient pu servir à mettre en train trois
œuvres nouvelles : il ne faut pas souvent autre chose qu'une
semblable offre de demi-bourses pour faire éclore des Colonies
de Vacances dans une ville qui n'en possédait pas...
<( Sur les 31 colons Versaillais, 7 ont été envoyés chez des pa-
rents habitant la campagne ; les 24 autres ont été confiés à l'œuvre
parisienne de la Chaussée du Maine, qui les a placés, comme
l'année dernière, dans le Loiret. Une fillette un peu souffrante,
un garçon qui s'était légèrement blessé, ont été vite remis sur
pied, et les enfants ont, dans l'ensemble, profité de leur séjour
de la façon la plus satisfaisante... »
Henri Trocmé.
VISITE DES PAUVRES. - JARDINS OUVRIERS
Chaque dimanche, à l'issue de l'oftice du matin, aussi bien
chez les protestants que chez les catholiques, des grands font
la quête. L'argent ainsi recueilli sert à secourir quelques fa-
milles de braves gens de Verneuil qui n'ont pas les moyens de
vivre, à cause de leur âge, ou de leur santé ou du nombre
de leurs enfants. Ce sont aussi les grands qui vont les voir ;
chaque famille est adoptée par un groupe de deux ou trois
élèves qui s'inquiètent de ses besoins et se chargent de deman-
der, s'ils le jugent nécessaire, un supplément de secours.
Deux ou trois fois par terme, ont lieu dans l'une des maisons
de l'École des réunions, où chacun expose devant les autres
l'état de la famille qu'il va visiter, et où est réglée la réparti-
lion des secours.
Il a été ainsi distribué dans le courant de l'année un peu plus
•de onze cents lianes. Les visites ont été faites aussi fréquem-
ment que l'ont permis les règles de l'Ecole et l'état sanitaire de
la ville.
Au mois de juillet lî)07. comme les ressources avaient été
plus abondantes et les besoins des familles pauvres moins
de l'école des roches. 573
pressants, il restait au moment du départ en vacances trois cents
francs disponibles. On décida de ne pas thésauriser. Alors on
en fit trois parts. On donna cent francs à un ami, curé dans
l'Oise, qui a adopté une vingtaine de petits orphelins. On re-
mit cent francs au patronage d'écoliers et d'apprentis de Ver-
neuil.
Enfin, on envoya cent francs à l'orphelinat de Villiez-Champ-
Dominel, qui est à la charge de plusieurs personnes charitables
d'Évreux et qui est situé à une trentaine de kilomètres des
Roches. C'est là que dans le courant de l'hiver sont expédiés
d'énormes ballots, contenant chaussures, linge et vêtements
hors d'usage, que les bonnes sœurs, avec leurs doigts de fées,
rajeunissent pour leurs pauvres petits.
Mais dans les réunions de cet hiver, il a été question aussi
d'une œuvre très belle et qui donne, là où elle est établie, comme
à Sedan et à Saint-Étienne, des résultats très remarquables
pour le soutien moral des ouvriers et de leurs familles. C'est
celle des jardins ouvriers.
Pierre Bouthillier, à la réunion du mois de décembre, fit
sur ce sujet une conférence, à la suite de laquelle une douzaine
des assistants décidèrent de créer à Verneuil un groupe de ces
jardins, et s'engagèrent à verser pour cela une cotisation de
vingt francs.
Dès la rentrée de janvier, on se mit donc à étudier la réalisa-
tion de ce projet, et l'on usa abondamment des conseils de ceux
qui déjà, depuis plusieurs années, ont établi à Verneuil, dans
d'excellentes conditions, un groupe d'une trentaine de jardins.
Malheureusement, aux portes de Verneuil, le terrain est rare.
Malgré plusieurs tentatives, le projet n'a pas encore abouti ;
mais personne n'a perdu l'espoir de le voir aboutir bientôt.
M. G.
30
574 LE JOURNAL
POUR LA CAISSE DES RETRAITES DES VIEUX PROFES
SEURS. — FÊTE INTERSCOLAIRE DU 24 MAI 1908.
Quand on veut être « bien armé pour la vie », une épreuve
sportive internationale en plein Paris n'est pas faite pour inti-
mider. Nos garçons l'ont bien prouvé le 2i mai dernier.
L'idée de cette fête interscolaire avait été suggérée à notre
Directeur par le Président de la Caisse Mutuelle des Professeurs
de l'Enseignement libre. Proposer aux élèves des Roches de
mettre au service de cette œuvre si éminemment opportune leur
agilité et leur endurance sportives, leur formation artistique et
leur bonne volonté, c'était simplement les inviter à faire preuve
de reconnaissance et d'attachement vis-à-vis de leurs profes-
seurs. Ils l'ont parfaitement compris, et l'entrain qu'ils ont mis
à préparer cette fête le témoigne assez.
L'École des Roches fut chargée d'organiser la partie sportive
de la fête : elle acceptait ainsi une tâche assez méritoire, car
notre éloigne ment de Paris rendait certains arrangements assez
malaisés.
l'n certain nombre d'écoles libres, parmi lesquelles nous ci-
terons l'École Sainte-Geneviève, l'École d'Électricité de la rue
Violet, l'École des Travaux Publics d'Arcueil, l'École Massillon,
l'École Saint-Joseph des Tuileries, avaient accepté de prendre
part à notre fête intcrscolaire, et M. Rertier avait obtenu que
l'équipe anglaise de Petersfield (Hauts) vint à Paris faire
un match de foot bail Association avec l'équipe première des
Roches.
Le dimanche 24 mai, dès dix heures du matin, .une douzaine
de nos professeurs se trouvaient au Vélodrome du Parc des Primes.
avec cinquante élèves environ, reconnaissables au milieu de tous
à leur culotte courte, leur costume beige foncé, leur col blanc et
leur cravate rouge.
A midi, une série de victoires étaient inscrites déjà à notre
actif. Étaient classés premiers : de Mareuil, boxe (poids extra-
DE L ECOLE DES ROCHES.
légers) ; Schlumberger, boxe (poids lourds) ; Comaléras, fleuret
(juniors); Gillet et Tassu (tennis).
Lorsque l'épreuve reprit, vers deux heures de l'après-midi,
le public était nombreux; nous ajouterions « sélect » si nous ne
craignions de paraître flatteur à l'égard des amis que nous comp-
tions là. L'abondance des épreuves inscrites au programme obli-
gea les organisateurs à partager la vaste piste du Vélodrome et
à faire disputer simultanément un certain nombre d'épreuves
différentes, « comme chez Barnum », dit un plaisant. Et c'é-
tait assez cela. On put voir ainsi dans le même moment dans les
airs de prestigieux diabolos, sauter en hauteur et en longueur,
jeter le disque et le poids, se disputer les finales de boxe et
d'escrime : chaque spectateur put consacrer son attention à son
sport favori, jusqu'au moment où, sur le tableau noir de la piste,
s'étalèrent en lettres immenses les deux mots HANTS et ROCHES-
Le match international de foot hall allait commencer, et,
comme par enchantement, le silence se faisait dans les vastes
tribunes, tandis que sur la piste complètement libre restaient
seulement le team de Petersfield et celui des Roches. La partie
était arbitrée par M. Bell. Elle s'engagea à fond dès les premières
minutes, et les deux premiers goals furent marqués pour l'équipe
anglaise, malgré l'admirable jeu de nos élèves, applaudis à
chaque passe heureuse par les spectateurs des tribunes. L'en-
tente cordiale n'empêchait pas tout ce public français de souhai-
ter ardemment, j'allais dire passionnément, la victoire française.
Nous n'eûmes pas la victoire : les Anglais l'emportèrent par
cinq points contre quatre. Mais l'équipe de l'École s'était mer-
veilleusement comportée, opposant un jeu admirablement souple
et précisa des adversaires mieux entraînés, ayant plus de fond
et sensiblement plus âgés.
Il est des défaites aussi honorables que des victoires : tous les
spectateurs furent de cet avis, et les Roches bénéficièrent d'une
véritable ovation.
A ce moment apparurent, du côté des tribunes, une suite de
groupes gentiment costumés, parmi Lesquels celui des élèves de
l'École, en robes de couleurs délicieusement tendres. 6guraien1
576 LE JOURNAL DE LEC0LE DES HOCHES.
les jeunes Israélites de chœurs d'Athalie. Tous les costumes
étaient dus aux mains agiles de quelques dames de l'Ecole. Et
les couturiers parisiens n'auraient pas fait mieux...
Le défilé terminé, les chœurs d'Athalie furent exécutés sous
la direction de M. Corbusier et soutenus par le piano de Made-
moiselle des Rousseaux et l'harmonium de M. Raugel. On voulut
bien louer les voix des élèves, dont nos professeurs de musique
avaient su faire un ensemble vraiment plein de charme. D'au-
cuns remarquèrent une belle voix grave et prétendirent avoir
reconnu, sous les traits d'un des « seniors », le sympathique
M. Bonjean.
Puis la fête, déjà longue, se termina par un concours hippique
très remarqué, dont le lauréat fut John \\addington.
L'École des Roches toute la journée avait été à l'honneur au-
tant qu'à la peine : nos garçons sont rentrés heureux, contents
d'eux-mêmes, très désireux de recommencer l'année prochaine.
Ils s'étaient montrés hardis et joyeux dans l'accomplissement
d'une bonne œuvre sociale : ils avaient fait, avec bonne humeur
et entrain, tout leur devoir.
.1. Dkskeulle.
V
NOS ANCIENS ÉLÙ\ ES
SOCIÉTÉ DES ANCIENS ÉLÈVES
Serge André, École Fénelon et Lycée Condorcet (rue d'Agues-
seau, 20, Paris).
Marcel Aube, fait son service militaire à St-Mihiel (avenue Victor -
Hugo, 81, Paris).
Henri Barbier, dans l'industrie de son père (rue de Bretagne, 61»
Paris).
André Bessaxd, École Alsacienne (rue du Pont-Neuf, 2 bis, Paris).
Jean Bessand, fait son service militaire au 2e hussards, Senlis (Oise)
(rue du Pont-Neuf, 2 bis, Paris).
Philippe Binger, va partir au Canada pour y faire de l'agriculture et
s'y établir (av. de l'Ouest, 3, St-Maur, Seine).
André Bochanoff, étudie le droit à l'Université d'Odessa (Grande-
Fontaine, villa Bochanoff, Odessa .
Jean de Boisanger, élève de la section spéciale agriculture) à l'École
des Boches.
Maurice Bosquet, à l'Institut électrotechnique de Nancy rue du
Bastion, 8, Nancy).
Henri BôuJard, École de Guyenne (place de la Sous-Préfecture, à
YMIefranche, Rhône).
Maurice Bouts (av. Ste-Foy, 24, Neuilly, Seine).
Pierre Bouts, même adresse, se destine à l'agriculture.
\maléric Lombard de Buffières, prépare l'École navale à Massillon
eue Bassano, ï-\, Paris .
Enguerrand de Caix, Paris.
Paul Caron, agenl de la Coopérative Vinicole générale Libourne).
578 LE JOURNAL
André Charpentier, stagiaire agricole, ferme deBeuzeville le Guérard
par Ourville, Seine-Inférieure (avenue Herbillon , 64, St-Mandé,
Seine).
Marcel Charpentier, élève de l'École des Arts décoratifs [même
adressse , travaille en même temps chez un menuisier.
Jean Colle, à l'Institut agricole de Béarnais (boul. des Deux-Villes,
Mézières-Charleville, Ardennes).
Abel Corbin de Manooux, fait son service militaire à Bourges, à la
Ie Cie d'artificiers.
Roger Corbin de Mangoux, stagiaire dans le commerce à Londres.
Connaught Club, Connaught House, Marble Arch. W".
Armand Davel. Avenida Manuel, 356, Quintana, BuenOs-Aires, Ar-
gentine.
Jules Demolins, licencié es sciences, anc. profess. aux Rocbes, l'ait
un stage d'études et d'enseignement aux États-Unis.
Robert Derviel, diplômé de l'École des Hautes Études Commer-
ciales, à Bourges, Cher.
Jean Desplanches, stage de commerce à Londres.
Léon Despret, se prépare au diplôme d'ingénieur chimiste bras-
seur (Ath, Belgique).
Robert Didsbury, travaille sous la direction du peintre Karl ('.ailier
(Chaussée-d'Antin, 2, Paris .
Henri Duval, fait son service militaire à .Nantes ^rue de Paris, 'ri.
Asnières, Seine).
Maurice Di val, élève à l'École des Hautes Études Commerciales
même adresse).
Gaston Eysseric, élève à l'École des Beaux-Arts, section d'architec-
ture (rue Censier, 29, Paris .
Georges Ferrand, agent à Moscou des Automobiles de Dietrich
rue Lalo, 18, Paris). Moscou, chez M. Brocart, usines Jacquot.
Henri Ferrand, étudiant même adresse, Paris .
Robert Firmin-Didot, étudiant en droit boni. St-Germain, 272,
Paris).
Ernest Franzoni, étudiant à l'École industrielle de Lausanne Pension
de Bournisien, avenue Juste Olivier, Lausanne, Suisse .
Gaétan Gallieni, élève à l'Institut électromécanique Bréguel Square
Lagarde, •'{, Paris .
Jean de Gasparin, étudiant en droit, licencié es lettres, à Paris.
Jacques Gauthier-Villars, fait un stage en Angleterre rue «le Cour-
celles, 177 bis, Paris .
Jean-Jacques Gerin, étudiant rue de Bassano, 37, Paris .
René Gerson, Janson de Sailly rue de Marbeuf, 38, Paris .
de l'école des roches. 579
Louis Glaenzer, brigadier au 39e d'artillerie, Toul (rue Daru, 13,
Paris).
René Guillon, étudiant (quai Flesselles, 3 bis, Nantes).
Franck Haviland, étudiant à la Schola Cantorum (av. de Villiers, 29,
Paris .
Philippe d'HAUTEViLLE, sous-officier au 3e dragons, à Nantes.
Jacques Hervey, étudiant à l'École d'Agriculture de Gembloux, Bel-
gique boul. Haussmann, 108, Paris).
Paul Izarx, prépare la section architecture aux Beaux-Arts (rue de
Seine, 72, Paris).
Henri Jéquier, industriel, Carthagène, Espagne..
Léon Kensinger, industriel, Villebceuf, St-Étienne, Loire.
Guillaume Krafft, 22, boul. St-Michel, Paris.
Louis Landru, lycée Carnot (boul. Malesherbes, 92, Paris .
Mario de La Rocoa, étudiant (rue Pierre-Charron, 13, Paris).
Etienne Landrin, École nouvelle de la Suisse Romande, Chailly-sur-
Lausanne, Suisse.
Georges Lecointre, prépare, à l'Institut Chimique de Nancy, le di-
plôme d'Ingénieur chimiste (rue Lepois, 19, Nancy).
Marcel l'Épine, étudiant rue Le Tasse, 7, Paris).
Bernard Malan, négociant, Chalet Mérindol (boul. Guillemin, Pau).
Bernard Marotte, étudiant en droit à Nantes (Le. Mont Hymette,
Redon).
Henri Mead, étudiant 6016 Jackson Park Avenue, Chicago, 111. U.
S.A.).
Octave Mentré, étudiant à l'Institut électrotechnique de Nancy)1.
René Millet, fait, comme officier, sa seconde année de service mi-
litaire à Épernay (boul. Flandrin, 14, Paris).
François Millet, élève à l'École Centrale (même adresse).
Jacques Munier, élève à la Municipal School of technology, Man-
chester « Woôdhurst » 172, Wilmslow Road, Followfîeld, Man-
chester).
Jacques Musnier, prépare l'École Centrale (Faub. St-Honoré, 240,
Paris .
Emile Noetinger, prépare l'École Centrale (boul. St-Michel, 81,
Paris).
Léonce Pelleray, commerçant av. du Prado, 60, Marseille .
Olivier Pillet, étudiant en médecine (La Benestière-Jarzé, Maine-
et-Loire).
i Vient d'être reçu l" à la licence es sciences (certificat de raathém. générales)
ave< la mention Très llien. — N. I). L. D.
580 LE JOURNAL
Marcel Planchette, employé au Crédit Lyonnais rue Jeanne-d An .
18, Arras).
André Plocque, fait son service militaire au 29e chasseurs à St-Mi-
hiel, Meuse rue d'IIauteville, 1, Paris).
André Pochet, élève à la Municipal School of technology, Manchester.
Jacques Pochet, élève de l'École Pigier à Paris rue de la Gare,
Dreux).
Pierre Pochet, en stage à l'Université Cornell, puis dans une ferme
au Canada, actuellement en France, Dreux.
Francis Prieur, élève à l'institut de Chimie appliquée, rue d'Assas,
52, Paris).
André Pusinelli, élève de la « llôhere llandelsschule » Dresde.
(77 bis, rue de Montivilliers, Le Havre).
Pierre Regràffe, industriel fabrique de pressoirs , Bédarieux Hé-
rault).
Hubert de Rigaùx, diplômé de Pitman's School, industriel (rue de Hi-
voli, 36 bis, Paris.)
Pierre de Rousiers, étudiant à l'Institut chimique de Nancy rue
Poirel, 4, Nancy).
Paul Saillard, élève de l'École Centrale (rue de Courcelles, 117,
Paris).
St-Clair Delacroix, termine ses études rue St-Jacques, (>(i, Chàlons-
sur-Marne).
René Saquet, étudiant en médecine irue de la Poissonnerie, 25,
.Nantes.
Maurice Siliiol, licencié es lettres, étudiant en droit (av. Vel&squez,
3, Paris).
Albert Snyers, dans un shipping office (Louisville road. 27, Balham,
Londres, S. W).
Tony Snyers, élève de l'École de commerce de Liège1 (même
adresse).
Albert Ternynck, négociant rue de Lille, 25, Roubaix .
Guy Thurneyssen, Institut électrotechnique, Nancj rue de Mon-
ceau, 29. Paris).
Louis Tripêt, élève à l'École des arts décoratifs (rue de Compiègne,
2, Paris).
Guy de Tovtot, prépare sa Licence es sciences cert. math, gén.] à
l'École des Hoches.
Guy de Vautibault, l'ail un stage en Allemagne (château de Chaine-
de-Cœur, près Le Mans).
1. OÙ il aété reçu 1" l'an dernier. — N. I). L. 1>.
de l'école des roches. 581
Jean Verdet, rue Claude-Bernard, 62, Paris.
Jean Vignard, fait son service militaire au 25e d'artillerie, Châlons-
sur-Marne (passage St-Yves, 16, Nantes).
Jacques Vincent, lycée Janson deSaillyirue Yvon-Villarceau,3,Paris).
Paul Watel, fait son service militaire à Toul (avenue Hoche, 3, Paris).
Alexandre Zanné (rue des Valmeux, 6, Vernon, Eure).
Alfred Zïndkl, étudiant à l'Institut électrotechnique, rue Bailly,
H bis, Nancy.
FÊTE DES ANCIENS ÉLÈVES
Les Anciens, en leur assemblée, ont décidé — parmi beaucoup
d'autres choses — qu'ils n'auraient point d'organe où conter
leurs exploits. C'est au Journal de l'Ecole qu'ils veulent demander
l'hospitalité, lorsqu'ils auront à dire quelque chose.
Il est permis de trouver bon ce rapprochement facile entre
l'Ecole et ses Anciens, et de croire que ceux qui lisent le Journal
et s'intéressent aux élèves actuels des Roches, seront satisfaits
d'entendre aussi parler des Anciens Élèves.
Je veux donc leur dire, comme à tous les vieux camarades
qui n'ont pu venir, ce qu'a été notre première réunion.
Chacun sait qu'elle devait avoir lieu avant Pâques : le licen-
ciement précipité de l'École, à l'apparition de la coqueluche, en
fit reporter la date à la Pentecôte. Ce fut un grand désappointe-
ment pour notre excellent ami Jules Demolins, promoteur et
organisateur, de partir au début de mai pour les Étals-Unis —
où il va faire un stage d'enseignement — sans avoir vu le
résultat de ses efforts.
Je ne pouvais mieux faire, me trouvant en séjour à l'École, sur
une aimable invitation de M. Bertier, que de reprendre la tâche
interrompue, et ceci vous explique pourquoi je vous en rends
compte aujourd'hui.
Les vacances de Pentecôte ne permettaient pas plus de deux
jours de réunion : presque tous sont restés du samedi soir au
lundi soir (6. 7 et 8 juin '.
(1) Le jour de la Pentecôte nous étions vingt-six : A. Bessand, <!'• Boisanger,
582 LE JOURNAL
Le samedi, il y eut petite soirée dans les maisons, chaque
Ancien étant reçu dans la sienne, comme on le fera toutes les
fois que ce sera possible.
Dimanche, après la messe, séance de travail. Nous y étions une
vingtaine. L'Association n'avait encore jamais pris corps, ni
confié à personne ses pouvoirs. D'où la première opération :
élection d'un comité directeur composé de cinq membres, nom-
mant eux-mêmes leur président.
Quelques votes m'avaient été envoyés par correspondance. Le
dépouillement répartit les voix dans cet ordre : Jules Demolins,
de Toytot, Eysséric, Jean Bessand, Pierre de Rousiers.
Jules Demolins est acclamé président.
Suit un bref aperçu des comptes de l'Association depuis trois
ans : stupéfaction profonde sur divers bancs, puis murmure
approbateur suivi dune explosion joyeuse.
Vous ne voyez pas pourquoi? Oh! c'est assez simple. Mais ils
peuvent se vanter d'être armés pour la vie, nos Anciens! Oyez
plutôt.
Ils croyaient — d'une quasi-certitude — que les comptes
n'existaient pas, et que les cotisations... ma foi... n'avaient pas
dû arriver souvent jusqu'à la caisse. Voilà comme nous sommes...
et nous nous en trouvons bien : on n'a ainsi que de bonnes sur-
prises. Pour celle-ci, nous pouvons remercier M. Brédy.
On examine les dépenses. Le Journal de l'École, que tous
doivent recevoir, est facturé bien cher. Nous demanderons une
remise.
On décide la création d'un Annuaire, qui sera imprimé bientôt,
et donnera brièvement toutes les indications recueillies sur
chacun.
L'économie est posée en principe.
Si l'on peut, l'Annuaire ne sera pas refondu tous les ans. on se
contentera d'envoyer une feuille de corrections et additions. De
même est repoussée l'idée d'avoir un périodique à nous, qui
M. Bouts, I'. Bouts. A. Charpentier, M. Charpentier, Davel. Eysséric, Firmin-Didot,
il. FerranddeGasparin.F. Haviland, Kirckley, Landru, Lecointre. Lorillon, Rlusnier,
Nœlinger, Planquelte, 0. Pillet, P. Poehet, Saquet, Silhol, de Toytot, Tripet, Watel.
DE L ECOLE DES ROCHES.
383
coûterait cher et ne pourrait, à beaucoup près, valoir le Journal
de l'École.
Ces importantes décisions, je les saisis au vol, lorsque Tripet,
dont la voix puissante tour à tour soulève le tumulte et l'apaise,
m'accorde une brève accalmie.
A mains levées est voté l'achat d'une sonnette pour le prési-
sident de séance. Quel soulagement pour l'année prochaine !
UN CROIPE D ANCIENS ELEVES \ I.I.IR PREMIERE FETE
Une photographie avant que l'on se sépare, et l'on va dé-
jeuner.
L'après-midi se passe bien vite : voir le salon, si joliment orga-
nisé par M. Dupire et M. Storez, assister au match de cricket
contre « The United » qui furent battus par 79 points à 5i,
jouer au tennis, fureter dans tous les vieux coins que l'on a
connus, retrouver ses amis, causer de passé, de présent, d'avenir,
c'est plus qu'on n'en peut faire en quelques heures. Mais quelle
joie on y prend ! Et le soir, la plus franche gaieté règne, au
dîner, où M. Berliera voulu réunir tousses Anciens et leurs chefs
de maison.
Au Champagne, en quelques mots, M. Bertier précise h' sens
oH\ LE JOURNAL
de notre fête, qui peut contribuer beaucoup à resserrer les liens
de bonne camaraderie et d'amitié, si désirables et si faciles
entre jeunes gens qui ont reçu la mémo formation, qui ont les
mêmes aspirations élevées. Tous, avec lui, nous ressentons pro-
fondément le sentiment qu'il exprime à Madame Demolins : un
regret ému que le fondateur de notre École ne soit plus parmi
nous, qu'il ne soit pas là ce soir, donnant de sa parole entraî-
nante, les conseils et les encouragements.
A 8 h. 1/2, il y a séance au Bâtiment des classes. Les petits,
qui attendent, signalent bruyamment que l'heure est passée. Ils
ont raison, nous courons les rejoindre, car le programme est
très fourni. N'empêche que les applaudissements ont duré
d'un bout à l'autre! Il n'est pas de meilleur éloge, et je n'y
puis ajouter que mes remerciements sincères à toutes et à tous
qui voulurent bien m'aider, en payant de leur personne.
Lundi, picknick à Bourth, bain, cela va sans dire, et notre
troupe bizarre de cyclistes d'occasion se retrouve à 3 heures au
Bâtiment. Une intéressante conférence-audition est faite par
M. Baugel, avec le concours de MUe Derousseau, de M. Bonjean
et de M. Corbusier.
En surprise, B. Loubet chante « l'Avenir de l'Kcole », et l'on
entonne le couplet final de la Bévue de la Guiche :
Nous sommes à l'Ecole des Roches,
Nous sommes des types épatants
Et déjà on pense au départ et on fait ses adieux. Au train du
soir, c'est une débandade générale. Que c'est vite fini! Pourquoi
faut-il sitôt reprendre le collier? C'est le sort commun.
Mes chers amis, à l'année prochaine, revenez plus nombreux
encore si c'est possible.
G. DE TOYTOT.
de l'école des roches. 585
NOS ANCIENS ÉLÈVES AUX INSTITUTS
DE NANCY.
Depuis une vingtaine d'années, les Facultés de sciences subis-
sent une bienfaisante évolution. Autrefois l'enseignement était
presque exclusivement théorique : les étudiants étaient assez
rares, et, tandis que leurs maîtres français édifiaient de super-
bes théories, les Allemands et les Anglais utilisaient leurs re-
cherches abstraites par des inventions pratiques. De nos jours,
les futurs ingénieurs et industriels viennent en grand nombre
dans les Facultés de sciences pour y acquérir non seulement les
connaissances théoriques, mais encore une sérieuse formation
pratique.
La science et l'industrie, après s'être pendant longtemps défiées
l'une de l'autre, se sont enfin prêté un mutuel appui : toutes
deux ont déjà largement profité de cette union. La France se
prépare à rivaliser au point de vue pratique avec ses voisins
d'outre-Rhin et d'outre-Manche; elle a déjà pu étonner le monde
par ses automobiles et ses dirigeables.
C'est avec joie que l'École des Roches constate cette transfor-
mation de la science française, car elle applaudit à tout ce qui
peut contribuer à préparer la supériorité du Français. C'est avec
un intérêt tout particulier, nous le savons, qu'elle veut bien
suivre les études de sa petite colonie de Nancy qui garde des
Roches le meilleur souvenir.
La capitale de la Lorraine possède une Université des plus
renommées. Placée au centre d'une région industrielle, la Fa
culte des Sciences devait de bonne heure y offrir son précieux
concours à l'industrie. Dès 1888, on commença la construction
de très vastes bâtiments et des nombreux laboratoires de l'Ins-
titut chimique. Les industriels répondirent alors généreusement
au vibrant appel de M. Haller, premier directeur. Depuis ce
moment la chimie et l'industrie lorraine ont continué de s'entr'ai-
der. L'Institut chimique, grâce à l'activité et au dévouement
586 IE JOURNAL
de son directeur actuel, M. Arth, jouit d'une renommée crois-
sante non seulement en France, mais encore à l'étranger. Après
trois années d'études, les anciens élèves, ingénieurs chimistes et
souvent licenciés es sciences, se placent dans les diverses indus-
tries du fer, de la soude, des explosifs et des matières colo-
rantes...
Mais, dès 1890, le doyen d'alors, M. Bichat, sentit la nécessité
de créer des cours de physique appliquée et organisa un ensei-
gnement complémentaire d'électrotechnique. Bientôt les mathé-
matiques appliquées furent enseignées sous forme de mécanique.
La Faculté fut dotée de plusieurs laboratoires d'électrotechnique
et de mécanique où se font des essais de dynamos et de moteurs
hydrauliques ou thermiques des industriels de la région, (iràce
au zèle infatigable de M. Vogt, l'Institut d'Électrotechnique et
de Mécanique appliquée peut rivaliser avec les écoles analogues
de France, de Belgique ou de Suisse. Après avoir reçu, en pre-
mière et seconde année, une excellente formation, surtout théo-
rique, en mathématiques et physique pures, les élèves consacrent
leur troisième année à compléter leur formation pratique et à
devenir des ingénieurs tout à fait au courant des applications
industrielles. Us auront la science des élèves de nos grandes
écoles jointe à l'habileté des meilleurs ouvriers.
Voilà, en quelques mots, l'excellent enseignement que re-
çoivent, d'une part, à l'Institut chimique, Lccointre et de Bou-
siers; d'autre part, à l'Institut électrotechniquo, en deuxième
année, Thurneyssen, de ïoytot et Bosquet, et en première année,
Montré. Ces anciens élèves sont venus à Nancy en grande partie
sur les conseils de M. Bertier : bien préparés à ce nouvel ensei-
gnement, ils espèrent faire honneur aux Koches par leurs succès.
Nous continuons à Nancy la bonne camaraderie née en Ire
nous aux Koches; nous formons un petit groupe bien uni dont
nous osons dire qu'il travaille et qu'il vit dès maintenant une vie
énergique et pleine. Nous faisons appel à nos camarades plus
jeunes : ils ne regretteront pas d'être venus travailler à Nancy.
0. Mentré.
de l'école des roches. b87
Extraits de lettres adressées à M. Trocmé.
... Pardonnez-moi de ne pas vous avoir remercié plus tôt du bon
accueil que vous et tous mes camarades m'avez fait dernièrement.
Je ferai certainement l'impossible chaque année pour être de la réu-
nion des Anciens Elèves et me trouver dans cette grande famille des
Sablons dont j'ai fait partie pendant trois ans et dont je suis encore
membre, au moins de pensée et de cœur.
Vous le savez, je pars définitivement pour la Bretagne. Après
avoir passé les vacances avec ma famille, je deviendrai habitant
de Saint-Pol-de-Léon pour faire mon apprentissage d'agriculteur.
Chaque jour, j'irai travailler chez les meilleurs fermiers des environs.
Vous savez qu'il y a deux sources de richesse dans ce pays. D'a-
bord la culture intensive des légumes, notamment celle des pommes
de terre, des oignons, des choux-fleurs et des artichauts. Voilà qui
est bien prosaïque, direz-vous? Point du tout, cher Monsieur, et je
vous assure que les braves gens qui élèvent leur famille, souvent
nombreuse, avec le produit des pommes de terre, des artichauts et
des choux-fleurs, finissent par trouver de la poésie à la culture de
ces légumes savoureux qui leur procurent l'indépendance et quel-
quefois l'aisance. Aussi la terre est-elle devenue très chère aux en-
virons de Saint-Pol. Il n'est plus rare de la voir louer 400 francs et
même 500 francs l'hectare.
J'aj donc l'intention d'entreprendre la même industrie dans la
région deLannion, où les conditions du sol et du climat sont sensi-
blement les mêmes et où le loyer de la terre est meilleur marché.
La seconde source de richesse du pays est l'élevage du Norfolk
Breton; cette race de chevaux, qui est encore jeune, possède de
très grandes qualités de force et de rusticité: elle a, je crois, un bel
avenir, si l'on en juge par les succès aux expositions hippiques de
Paris. J'ajoute que si le type postier du Norfolk Breton est trouvé,
celui du cheval de Irait lannionnais a besoin encore de beaucoup
d'améliorations.
Mon stage à Sainl-Pol-de-Léon sera de trois ans; il suffira sans
doute à m'apprendre mon métier. Puis je ferai mou service mili-
taire, et enfin le jour sera arrivé pour moi de cultiver et d'élever
pour mou propre compte. Alors ce sera la lutte pour la vie. .le pense
que je vais prendre assez de forces pour la soutenir vaillamment.
Ce jour-là me (tarait encore bien loin, mais je suis sûr que,quand
je l'aurai atteint, je trouverai que le temps aura passé trop vite.
o88 LE JOURNAL
J'espère bien n'avoir jamais à me repentir de m'être voué à l'a-
griculture. Cette vie-là n'est-elle pas plus saine et plus naturelle
que celle de la ville, où il est d'usage de faire de la nuit le jour et du
jour la nuit? Et puis, d'ailleurs, comme a dit J.-J. Rousseau, l'agri-
culture est le premier métier de l'homme, c'est le plus honnête, le
plus utile et par conséquent le plus noble que l'on puisse exercer.
N'est-ce pas aussi celui où l'influence de l'instruction et l'exem-
ple moral peuvent le plus utilement agir sur les moins heureux de
ce monde? Mon ambition n'est pas seulement de faire pousser des
choux-fleurs, mais aussi de cultiver les intelligences et les âmes
que la Providence aura placées autour de moi. C'est là que le sou-
venir des Sablons et de mes maîtres me sera bien utile...
Pierre Bouts.
Après avoir passé mon examen de mathématiques, je pris quel-
ques mois de repos, ignorant totalement à quel travail je me met-
trais ensuite. Entrerais-je immédiatement dans le commerce ? dans
l'industrie? ferais-je une école? J'étais tout à fait indécis, vous le
savez. Poursuivre des études ne me souriait guère; je préférais en-
trer tout de suite dans la vie active. Au mois d'octobre, un ami de
mon père me propose une place au Crédit Lyonnais; j'accepte im-
médiatement, et au début de novembre je prenais le travail. La
vie du bureau me fut assez pénible au début : toujours entériné,
toujours assis, toujours courbé sur les paperasses, et je me prenais
à regretter ma bonne vie des Roches au grand air. ses exercices et
ses sports... Je me trouvais d'ailleurs très tenu. Le directeur m'avait
dit en arrivant : Désirez-vous entrer en amateur on en employé? En
amateur, on vous acceptera par complaisance, mi vous laissera fu-
reter un peu partout, mais on ne s'occupera pas de vous, et, je vous
avertis, vous ne comprendrez pas grand'chose et vous n'apprendre/.
rien; si au contraire vous entrez régulièrement connue employé vous
serez initié aux différents services, on vous en donnera même un
à tenir; mais dans ce cas il faut naturellement que Ion puisse
compter sur vous et que vous vous soumettiez au règlement des
heures d'entrée et de sortie. C'est dans ers conditions que je suis
entré, et c'était bien la bonne méthode. J'arrive le matin à S h. I 2
et travaille jusqu'à midi ; le soir, delh. I -2 à... on m'avait dit :6 heures
mais je me suis aperçu que c'était plus souvent 7 et quelquefois 8 heu-
res, les jours de fortes échéances. C'est un peu longtemps assis, et mal-
gré le secourable rond de cuir, j'ai eu beaucoup de peine a en pren-
dre l'habitude. On me mil au service des litres, où l'on me donna
de l'école des hoches. .v>89
un emploi à la comptabilité; la place était très bonne pour un dé-
butant, car tous les titres qui entrent et sortent delà banque pas-
sent par nos mains; nous avions à les enregistrer sur des livres
différents suivant leurs destinations (achat et vente, régularisa-
tion, etc.. >, à en prendre les numéros et la jouissance. Je me familiari-
sai rapidement avec les titres, et au bout de quelques mois, je recon-
naissais à première vue à distance les titres les plus courants ; j'en
connaissais aussi de mémoire les jouissances. Le travail étant assez
irrégulier, je profitais des moments de loisir pour jeter un coup
d'oeil sur les autres services et m'efforçais il en comprendre le mé-
canisme: j'avais pour voisin un employé assez « flémard » qui s'oc-
cupait du service Bourse, je l'aidais de temps en temps, et il m'ap-
prit beaucoup de choses.
An mois de février, à la suite du départ de deux employés, je fus
chargé d'un emploi important dans le service Bourse : inscription
des ordres, réception des exécutions, leur application, établisse-
ment des bordereaux, report au grand-livre, chiffrier, virement
aux comptes... enfin je devins très occupé; je montais en grade. Je
me mis assez rapidement au courant, grâce aux connaissances que
j'avais acquises ici et là en aidant mon voisin; si bien que le mois
suivant on me chargea en plus d'un guichet.
Mon travail m'intéresse beaucoup. Je suis trèsbien placé pour me
rendre compte des affaires, voir les valeurs sur lesquelles on se porte
le plus, el puis je n'ai plus l'impression d'être la cinquième roue du
char, j'ai la responsabilité d'un service, je me sens un organe utile
au bon fonctionnemenl de la machine. Le contact avec les clients,
tout nouveau pour moi, m'instruit beaucoup; il faut être souple,
discuter souvent, répondre aux grincheux et, passez-moi l'expres-
sion, les remettre à leur place, donner parfois des conseils, ce qui
oblige à travailler spécialement certaines valeurs qui vous semblent
intéressantes.
Je pense cependant quitter le Lyonnais fin août, car je n'ai pas
l'intention de rester dans la banque; je préfère le commerce, où la
vie est, plus active, plus libre, et aussi l'initiative plus grande. Je
me félicite pourtant de celle année, car je crois qu'avant de se spé-
cialiseril est utile d'acquérir une vue générale des affaires, et il me
semble que pour cela on ne peut être mieux placé que dans la ban-
que. J'ai l'intention d'aller en Angleterre et je reprends mes vieux
projets d'apprentissage commercial à Londres. Je ne sais dans
quelle branche j'entrerai mais peu importe : le principal est de de-
venir un « business man •• et de mettre en pratique les bonnes le-
çons reçues aux Uoches.
iO
590 LK JOURNAL
Je vais me mettre dès maintenant en quête d'une place, car c'est
parfois long et difficile. Puisque vous avez toujours eu la bonté de
vous intéressera moi, je vous serais reconnaissant, dans le cas où
vous trouveriez une occasion, de me la signaler.
Marcel PLANQUETTE.
Lettre d'Albert Snyers à Mn" Demolins
27, Louisville Road Balliam. London. S. \\ .
11 juillet 1908.
Chère Madame,
J'ai rencontré hier Corbin dans la Cité, et il me dit que l'on ré-
clame de mes nouvelles aux Hoches. C'est avec le plus grand plaisir
que je les donne, d'autant plus que, bien que j'aie quitté l'École de-
puis longtemps, je tiens à montrer que je ne l'oublie pas et que j'ai
toujours un bon souvenir des jours passés à Verneuil ainsi que
de mes anciens professeurs et amis. Je regrette que ma situation
m'empêche de prendre les vacances nécessaires pour aller vous
revoir.
Mais les affaires sont les affaires et Londres est loin des Roches
et de Liège. Quand j'ai des vacances, mes parents me réclament en
Belgique, et ainsi je dois toujours remettre mon voyage à l'École à
plus tard. Aussi toutes les nouvelles que je reçois me font toujours
le plus grand plaisir et me donnent le plus grand désir d'aller vous
revoir.
Je commence à devenir tout à l'ait londonien. Il est vrai que
voilà bientôt trois ans que je suis à Londres, et je vous avouerai
que je ne m'y ennuie pas le moins du monde. Je suis toujours dans
un bureau d'affaires maritimes el je m'y plais excessivement. Par-
fois la besogne est dure et le patron de mauvaise humeur, mais ce
ne sont t]ue des détails, et j'aime mon travail. Je connais maintenant
l'affaire à fond et je ne peux que me féliciter d'être entré dans celle
voie. C'esl une excellente préparation aux affaires. Je me suis aussi
créé beaucoup de relations, surtout par le Club belge. Je connais
une grande partie des membres de la colonie, el je vous assure que
j'ai trouvé parmi eux de lions camarades. In jour je suis invité
chez l'un, le dimanche suivant chez l'autre, je reçois mes amis
chez moi, et tout ce réseau de relations atténue beaucoup l'éloigné-
ment du pays,
de l'école des roches. .">î»1
L'an dernier, je vous annonçais la création du Club belge. Cette
année j'ai le plaisir de pouvoir dire que notre société a continué à
bien aller et que nous allons sous peu disposer d'un local perma-
nent. Ne nous contentant pas d'un but d'agrément, nous nous som-
mes occupés de poursuivre aussi un but utilitaire, et notre entreprise
a été couronnée de succès. Nous avons des délégués dans les prin-
cipales villes de Belgique, nous allons en avoir dans les grands
centres du Royaume-Uni et j'espère bien aussi un jour dans les colo-
nies anglaises. Nous sommes en outre en rapports avec d'autres
sociétés belges qui ont des correspondants dans le monde entier. Si
bien que nous allons pouvoir former une vaste union, mettant en
quelque sorte en pratique notre devise belge « l'Union fait la force ».
Ainsi nos compatriotes n'auront plus de difficultés pour sortir du
pays et pour se décommûnautariser, si cela leur est nécessaire.
Nous centralisons toutes les informations possibles et, par l'en-
tremise de nos correspondants, les Belges qui désirent venir en
Angleterre ou ailleurs, peuvent obtenir sur place toutes les indica-
tions qui leur sont utiles et trouver à leur arrivée quelqu'un qui
peut s'occuper de les aider.
Tout cela donne beaucoup de travail et j'en ai une bonne part, car
je suis, depuis la fondation du Club, secrétaire de la section utili-
taire. Mais c'est un travail très intéressant, et je préfère cela, car je
n'ai pas le temps de m'ennuyer à ne rien faire.
Mais je m'aperçois que j'allonge ma lettre et que j'oublie de vous
parler d'une chose qui pourrait intéresser les dirigeants de notre
Société d'Anciens Élèves. Je pense que l'on pourrait donner à notre,
groupement une grande extension. Voici. Depuis que l'École existe
nombre d'élèves ont quitté Verneuil, et il y en a sans doute clans les
quatre coins du monde. S'ils n'y sont pas encore, ils y arriveront.
Nous pourrions profiter de cela pour nous rendre mutuellement
service. Créons des correspondants partout où il y a un Ancien et
que celui-ci soit à la disposition des Jeunes qui désirent se rendre
à l'étranger. Les correspondants pourraient faire des rapports sur
leurs sections et donner ainsi un intérêt nouveau au Bulletin des
Anciens Élèves si l'on en crée un. Le Comité central, qu'il se trouve
à Paris ou à Verneuil, centraliserai! les nouvelles et communiqués
([ne lui transmettraient les correspondants, et les intéressés pour-
raient donc facilement obtenir les informations qu'il désirent ainsi
que de 1res utiles conseils. Avant de partir ils sauraient à qui s'adres-
ser a leur arrivée, et je suppposc que les correspondants, en leur
qualité d'Anciens Élèves prendraienl à cœur d'aider dans la mesure
du possible les Anciens ou Jeunes qui arriveraient dans leur section.
•>!>2 LE JOURNAL
Aussi le but nouveau que suivrait noire société d'Anciens Élèves
aurait l'avantage de montrer clairement la route à suivre, et les
parents sauraient au moins comment et clans quelles conditions
ils peuvent envoyer leurà fils à l'étranger el sauraient que ceux-ci pour-
raient toujours trouver auprès du correspondant un ami qui ne peut
que leur être utile.
Mais ma lettre s'allonge, s'allonge, et je dois, à mon grand regret,
la terminer. Je vous demanderai de bien vouloir me rappeler au
bon souvenir de mes anciens professeurs et amis et de me croire
votre bien respectueusement dévoué.
A. Snyers.
Extraits des lettres de M. Jules Demolins.
M. .Iules Demolins fait en ce moment, comme professeur, un stage
eu Amérique. Nos amis seront heureux de lire les extraits de ses
lettres, si simples, si évidemment vraies, si pleines d'observations
justes. Et je pensais, en les lisant, à la joie que M. Demolins eût
éprouvée à les recevoir...
/:; mai. Description tir New-York. — Ici, tout le monde connaît
l'œuvre de mon père et on a beaucoup lu ses ouvrages. Cela m'aide
naturellement: je suis « quelqu'un ». Mes diplôme font, je crois, bon
effet également, ainsi que ma connaissance de l'anglais.
Que vous dirai-je de New- York qui n'ait pas déjà été dit cent lois ?
Imaginez-vous une ville énorme en longueur et en hauteur, que par-
courent tout le temps plusieurs lignes de chemins de fer aériens; ces
derniers sont quelquefois à une hauteur de sixième étage; de très
nombreuses lignes de tramways dans les rues, et, sous terre, un che-
min de fer électrique ayant quatre voies, deux pour les expie— ci
deux pour les trains omnibus. Des trains parlant toutes les trois mi-
nutes et t\rs tramways à 10, 20 ou .'{() mètres l'un de l'autre suivant
les avenues. L'énorme pont suspendu de Brooklyn a 1.500 mètres de
long; il y a dessus un chemin pour les piétons, un pour les voitures,
un pour les tramways et quatre lignes de chemin de 1er : deux aller et
deux retour. Aux heures de presse, tout cela est bondé et les trams se
suivent tout près. Dans les rues, c'est un grouillement effarant. Au
milieu de la ville, un parc avec des arbres superbes : il a 4 kilom. 800
de long sur 800 mètres de large. La population est très cosmopolite,
les Français y sont en petit nombre, environ 18.000. et parmi eux il y
a beaucoup de garçons de calé. Ce sera ma dernière ressource...
w. l'école mes roches. 593
25 mai. Description des /{rôles. — En attendant, je passe mon
temps à visiter les Écoles et à assister à des classes. M. Manny, très
dévoué, me donne beaucoup de conseils et d'introductions, il vam'en-
voyer visiter des Écoles dans les environs de New-York et en Con-
necticut. Ce qui est merveilleux ici, c'est la splendeur des établisse-
ments scolaires, tant gratuits et appartenant à la ville, que payants.
Il y a des Écoles fondées avec des dons et par des sociétés, mais il y
en a aussi beaucoup qui sont fondées uniquement par la ville, entre-
tenues par elle et absolument gratuites. Je n'ai pas encore la liste,
mais il y en a pour garçons, pour filles et pour les deux ensemble.
Lesélèvessont instruits gratuitement et ont droit chacun à huit dollars
de livres par an. Ici les filles suivent les mêmes cours que les garçons
el sont peu l-è Ire plus nombreuses. Il y a plus de professeurs femmes que
d'hommes ; les hommes sont dans les affaires. Il y a quelques Écoles
dans le pays qui cherchent à faire des progrès dans le sens des ^coles
nouvelles, mais le plus grand nombre ne s'occupe que d'enseignement,
el surtout d'enseignement de classe. Au dire de tout le monde, il y a eu
depuis longtemps une très forte influence allemande. On s'en aper-
çoit en visitant les classes, mais je vous rappellerai cela plus tard.
J'ai bon espoir pour l'année prochaine et j'aimerai beaucoup la vie
à l'Université.
30 mai. Suite de la description des Ecoles de Neiv-York. — Les
écoles sont absolument remarquables comme bâtiments et comme or-
ganisation. La ville de New-York possède une série de High-Schools
ou Écoles secondaires, pour garçons et pour filles, qui sont de pre-
mier ordre comme installation, et gratuites. Chaque école possède
une grande et belle salle de réunion et un grand gymnase, situé gé-
néralement en haut. La culture physique est très pratiquée ici.
Au-dessus des Iligh-Schools, il y a le collège, qui est entre nos
écoles secondaires et nos universités. Celui de la cité de New- York
comprend une demi-douzaine d'énormes bâtiments distincts. Il est
fréquenté par 6.000 étudiants, et on ne peut pas se faire idée de la
richesse d'installation.
Les laboratoires sont tellement beaux qu'on ne doit pas pouvoir
faire mieux. In bâtiment spécial estaffecté âla culture physique, avec
gymnase, salles pour tous les exercices, bains, douches, et une grande
piscine de natation. Dans un autre bâtiment, il y a une salle de
réunion grande comme une église. Il y a là un orgue dont le clavier
se transporte comme un piano el n'est relié à l'instrument que par
un faisceau <lc fils élecl riques.
Bien entendu des ascenseurs, des restaurants au-dessus el au-des-
594 LE JOURNAL
sous. Je ne parle pas du nombre des salles de classes qui est colossal.
L'instruction est encore gratuite ici. Dans ce pays, lout homme
peut donc faire des études complètes gratuitement, et possède tons
les moyens de s'élever s"il le mérite.
Ajoutez à cela la grande facilité qu'il y a ensuite à gagner de l'ar-
gent et à changer de métier, à s'élever en un mot; cela fait le pays le plus
vraiment démocratique du monde. C'est tellement vrai, que lorsque
des fils de riches hommes d'affaires ne sont pas à la hauteur de leur
tâche, les journaux en parlent, et demandent ce qu'on pourra bien
faire des fils de millionnaires.
3 I mai. Visite à une Ecole nouvelle et à une vieille École. —
Comme je vous l'ai écrit, je suis allé en Connecticul, lundi dernier,
et j'y ai passé deux journées, visitant deux Écoles avec M. Manny.
Le pays est merveilleux de collines, de forêts, de puissante végéta-
tion; il est d'ailleurs mauvais pour la culture, car le sol est trop
rocheux. Autrefois les fermiers faisaient de l'engraissement, mais ils
n'ont pas pu résistera la concurrence de Chicago. Ils se sont rejetés
sur le lait. Il paraît que la culture ne rapporte pas en Nouvelle-Angle-
terre.
La première École que j'ai visitée, « the Sandford School, » existe
depuis trois ans; elle est située à la campagne, à six milles d'une
gare; on n'y arrive que par de mauvaises routes. ÎS'ous avons trouvé
le Directeur à la gare, il nous attendait avec une sorte de « boghei
Codirecteur a visité Bedalesen 1808, après avoir Iules « Anglo-Saxons
et >■ l'Éducation nouvelle » qu'il fuit lire à ses professeurs. C'est vous
dire qu'il tient en grande estime ces deux livres et qu'il nous a
bien reçus. Je me trouvais à Hedales lorsqu'il y est venu et je figure
an milieu d'une photographie publiée par lui dans un article de
Revue. Son École marche, lentement il est vrai, sur les traces des
Écoles nouvelles qu'il admire beaucoup. On y fait des travaux pra
tiques el des sports l'après-midi; les élèves travaillent aux champs
et ont aidé à construire des parties de l'École. C'est d'ailleurs relati-
vement simple, car il n'y a pas une seule maison en pierres ou en
briques dans la campagne américaine que j'ai vue; tout est en bois.
Toutes les maisons ont une véranda qui en l'ait le loue et elles sont
peintes très souvent de couleurs claires. Celte école me semble
encore un peu inorganisée ; j'ai assisté à des classes et le Directeur
n'a pas hésité à bouleverser son horaire à cause de notre visite.
L'après-midi du second jour, il a tenu à nous faire voir une autre
École dans le voisinage. Nous sommes allés prendre le train avec la
même petite voilure, et nous sommes arrivés à la Curtis School, une
de l'école des roches. 595
vieille École, celle-là, d'une trentaine d'années d'existence et ne gar-
dant les élèves qu'en dessous de quinze ans. Le Directeur m'a
semblé un homme à poigne et très original. Il a inventé tout un
système pour apprendre à ses élèves à gagner de l'argent, à tenir
leurs comptes, à se servir de la banque, et tout cela avec l'argent de
poche qu'on leur donne ou qu'ils gagnent. L'idée semble juste, car
en Amérique on gagne beaucoup, il est vrai ; mais M. Curtis déplore
qu'on dépense à tort et à travers et qu'on gaspille son argent. II
va même beaucoup plus loin, en disant que le mode d'emploi de
l'argent indique le caractère de l'homme. Il a été en correspondance
avec M. Badley et le rencontrera cet été en Angleterre. Le mouve-
ment des Écoles nouvelles est suivi avec intérêt ici ; il est certaine-
ment en avance sur les Écoles d'Amérique, qui sont généralement
des Écoles d'externes et sous l'influence allemande au point de vue
des études. Ce dernier point m'a été confirmé par plusieurs per-
sonnes, et moi-même, sauf sur des points de détail, je n'ai pas
trouvé autant de nouveautés que je le pensais.
8 juin. Description tir Côney-Island. — J'ai été hier à Coney-
Island en bateau, promenade de deux heures, la moitié sur l'Hudson,
et j'ai eu une très belle vue de la ville et des sky scrapers qui vont
jusqu'à 35 et 40 étages. Coney Island est une foire permanente, une
fête de Neuilly, où tous les New-Yorkais vont se détendre le dimanche.
Ils s'amusent d'assez peu de chose et préfèrent ce qui donne du
mouvement, comme des montagnes russes d'un genre spécial inventé
par eux où on vous découvre les paysages les plus connus de la
Suisse, ou les plus sombres gorges de l'Enfer. En somme, ils sem-
blent heureux et peu raflinés dans leurs goûts. Ce qu'on voit de
plus, ce sont des jeunes gens par couples, qui passent toute la jour-
née du dimanche ensemble. En dehors de cela, je remarque beau-
coup de choses que je note; je vous en fais grâce, sans cela, je ne
Unirais pas
J'apprécie de plus en plus le livre de M. de Rousiers, il est aussi
exact que je puis le remarquer, et c'est le seul ouvrage scientifique
sur l'Amérique...
23 Juin. Camp d'été tic West-Point. — La grosse et heureuse nou-
velle de celte semaine, vous le saurez déjà quand vous receviez celle
lettre, c'estqueje vais au camp d'été du l)r Henderson ; j'j serai lundi
prochain 29 juin, et je vous donne iiioii adresse. La chance m'esl
arrivée de plusieurs côtés, car j'ai reçu en même temps une proposi-
tion pour aller « passer de 1res agréables vacances » dans une
.">% LE JOURS \i.
famille de Chicago; j'ai, bien entendu, préféré le camp d'été, où je
serai, pendant juillet et août, nourri et logé : je recevrai 100 dollars.
De plus, je serai tout près de M. Gérin, que j'irai voir au commen-
cement de septembre. Je vais peut-être m'acheter un appareil de
photographie; je pourrai ainsi vous envoyer des photos du camp.
Je vous donnerai des détails dès que j'y serai.
M""' Clément et MrS Brooks sont très aimables pour moi. Nous
sommes allés visiter jeudi, avec M Clément, l'école militaire de
West-Point, sous la direction d'un professeur. West-Point se trouve
sur la rive droite de lTIudson, c'est l'affaire de deux heures et demie
en bateau. Les bords du fleuve présentent un des paysages les plus
grandioses elles plus variés que j'aie vus, et West-Point se trouve an
plus bel endroit ; le fleuve coule cidre deux murailles de montagnes
recouvertes de forêts qui semblent n'avoir pas encore été touchées.
.le trouve cela supérieur au Rhin dont les coteaux sonl maintenant
recouverts de vignobles. Malheureusement dans ce pays on ne sait
pas combien de temps cela durera; déjà il y a dr^, entreprises qui
exploitent la pierre... J'ai fait pas mal de musique avec M' Brooks;
je dîne chez elle jeudi prochain. M. Brooks m'a emmené voir un
match de hase-bail, mercredi dernier. C'esl le jeu national, le cricket
des Américains. Personnellement, je préfère le cricket, qui a plus de
style el île tenue, me semble-t-il; néanmoins le base-hall est un
bon jeu. Je vais me mettre à travailler les méthodes d'enseignement
du fiançais; je n'aurai pas de difficulté, je crois. J'ai lu beaucoup
de science sociale, ces derniers temps, el j'en ai parlé à plusieurs
personnes. Je vais lâcher de faire la monographie d'un ouvrier suisse
établi ici depuis une vingtaine d'années, el qui travaille dans une
maison suisse de boiles à musique.
29 Juin. Description d'un hôtel1. Vous serez peut-être étonnée
de me voir logé à renseigne ci-dessus, .le me rends au camp d'été
du l)r llenderson, mais je sui> obligé de passer la nuit ici pour avoir
manqué une correspondance de train. La ville de Worcester, où .je
suis échoué, est a une heure de chemin de fera loues! de Boston, cl
c'est la seconde ville de l'État de Massachusets; l'Ile a plus de cent
mille habitants. Elle n'a d'ailleurs rien de bien remarquable pour le
touriste; toutes les \ il les d'ici se ressemblent. Il y a cependant une h ni
belle gare de chemin de 1er. d'une architecture toute nouvelle el que
je trouve originale. — L'hôtel OÙ je suis descendu, sans être cher, est
du dernier confortable, les chambres sont parfaites, e;iu froide el
1. The Warrcn. Européen Plan. Worcesler Mass.
de l'école des hoches. 597
eau chaude aux robinets, téléphone partout, même dans les W. C,
cela semble le comble. C'est encore dépassé à New-York, puisque
dans beaucoup de restaurants il y a un appareil téléphonique par
place; il y a même un coiffeur qui en a fait mettre un par fauteuil!
J'ai vu beaucoup de monde cette semaine et fait connaissance avec
plusieurs personnes.
En somme, j'ai à peine eu un moment à moi, je suis sorti à peu
près tous les soirs, j'ai même dû refuser certaines invitations, étant
déjà retenu. J'ai fait plusieurs fois de la musique avec Mmc B..., et
lui ai confié mon violon pendant mes vacances. J'ai reçu plusieurs
personnes déjà connues et j'ai fait la connaissance de plusieurs
amis des familles C. et B., mais je ne vous parlerai que de ce qui
m'a le plus intéressé.
J'ai entrepris cette semaine la monographie d'un ouvrier suisse
et je crois avoir plusieurs choses intéressantes. Je suis allé trois fois
chez lui, il m'a même invité à dîner (Mmc B... le connaissait et m'a-
vait fait introduire) ; il a été tout ce qu'il y a de plus aimable et de
plus complaisant, répondant à mes questions avec intelligence. Il
serait très intéressé par les Anglo- Saxons et je voudrais lui en don-
ner un exemplaire. Pourriez-vous m'en faire envoyer un?
Je suis allé voir hier un professeur à la Ethkal Culture School
avec l'intention de lui parler de la science sociale. J'avais déjà fait
sa connaissance et il m'avait prié d'aller le voir. Il a longuement
discuté avec moi et, sans encore bien comprendre, a été très inté-
ressé. Je dois retourner le voir à mon retour et il s'arrangera pour
que je discute la chose avec les professeurs de son École. Je me
suis surtout attaché à lui montrer qu'il y a là une science cons-
tituée; il ne peut d'ailleurs pas comprendre cela de suite. Cela ne
pourra que me faire du bien, me faire connaître et m'ouvrir des
portes.
J'ai reçu une réponse de M. Gérin à qui j'avais écrit et qui est en-
core à Ottawa; il me dit d'aller voir à Claircfontaine dès que je le
voudrai, et même d'aller à Ottawa maintenant ; je compte lui rendre-
visite après le camp, au commencement de septembre, y rester une
semaine et revenir à New- York par Buffalo et les chutes du Nia-
gara. Le camp d'été de Marienfeld n'es! pas loin de la frontière ca-
nadienne; Coaficooke en est tout près, ce ne sera pas une grosse
dépense. Je me suis acheté un bon kodak d'occasion réalisant une
économie de six ou sept dollars. Cela me permettra de rapporter de
précieux souvenirs.
... Hier matin, à neuf heures, j'ai pense qu'il «Mail deux heures
aux Roches el qu'on devail commencer les premières notes de la
ii
598 LE JOURNAL DE L'ÉCOLE DES ROCHES.
symphonie en sol mineur; j'étais à la messe. J'espère que vous
aviez beau temps pour la fête de l'École. Il fait une chaleur torride
depuis quinze jours; il y a heureusement des intermittences. Ra-
contez-moi la fête de l'École ou faites-la écrire par quelqu'un. Com-
ment étaient les travaux pratiques?
C'est demain le 30, bonne fête à Hélène; il n'y a rien de tel que
d'être éloigné pour faire penser aux absents et rappeler les dates.
Je vous souhaite de finir le terme comme vous l'avez commencé
et d'avoir d'excellentes vacances en Bretagne.
Quant à moi, je pense m'amuser et profiter beaucoup là-bas; mon
petit voyage final au Canada sera une excellente clôture, même au
point de vue du travail, car je compte causer avec M. Gérin.
U Administrateur-Gérant : Léon Gangloff.
rYPOGRAPHIR KIKMIN 1)111(11 KT Cl°. — PARIS
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
LE
NOIR DE GUINEE
PAR
L. TAUXIER
0-1
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
:>*'., iuje jacob, 50
Septembre-Octobre 1908
SOMMAIRE
I. Le Travail dans la Haute Guinée. P. 3.
La culture (riz de montagne, riz d'eau, mil, fonio, arachide, maïs, manioc,
igname, patate, haricots, haricots du Kissi, coton, tabac, arboriculture). L'arl
pastoral. — Lâchasse. — La pêche. — La cueillette. — Extraction des métaux.
— Fabrication (l'outillage: 1rs métiers). Le commerce. C :lusions sur le
travail du noir de Haute Guinée.
II. La Propriété chez le noir de Haute Guinée. P. 51.
Immeubles (sols de cueillette, de pêche et de chasse, de pâturage, d'arbori-
culture, de culture, habitation). — Biens mobiliers (animaux domestiques,
instruments de travail, mobiliers meublant et personnel, les femmes et les
esclaves). — Familles de Karf a Kamara; de Savon Kamara; -de Mamadi
Mara. — L'Épargne.
III. La Famille et l'Héritage dans la Haute Guinée en particulier et
dans l'Afrique occidentale en général. P. 88.
L'héritage chez, les Malinkés, les Gueiv.es. les Bambaras, les Mandés-Dnoulas,
les Kroumen, les Koniankés, les Diarankés, les Foulahs, les Yolofs, les Landou-
mans. — Exemples de familles malinkée, dialonkée, bambara. -- La famille
chez les Habès. — Résumé.
IV. Les Pouvoirs publics dans la Guinée française. P. 117.
Le village. -- Le royaume. — L'Etat.
V. Les Races de la Guinée française. P. 150.
Les Primitifs. — Les Pré-Mandingues inférieurs et supérieurs. — Les Man-
dingues. Les Foulahs.
LE NOIR DE GUINÉE
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINEE
En général, la culture et l'arboriculture dominent à la côte,
la culture et la pâture dans le Fouta-Djallon, la culture presque
pure dans la Haute Guinée. C'est dans cette dernière région que
nous avons étudié le travail du noir quand nous étions sur
place. Aussi les notes qui suivent ne valent- elles strictement que
pour la Haute Guinée.
La Culturk. — C'est le riz qui est la culture dominante du
noir de Haute Guinée, et non seulement du noir de Haute
Guinée, mais encore du noir de Guinée française en1 général,
du noir du Sierra-Leone, 'de noir de Libéria et du noir de la
Cote d'Ivoire. Au contraire, dans le Sénégal, chez les Yolofs,
et dans le Soudan, chez les Bambaras, c'est le mil qui domine.
Le mil domine encore dans tout le Congo français depuis le
lac Tchad, au nord, jusqu'à la zone montagneuse qui précède
la forêt équatoriale, au sud, zone où commence le manioc. On
peut donc dire que le mil et le riz se partagent la domi-
nation dans l'Afrique occidentale, le mil régnant au Sénégal
chez les Yolofs, les Sérères, les Toucouleurs, etc.), au Soudan
chez les Bambaras), dans la légion du Tchad et toul le nord du
Congo français. Le riz domine, en revanche, dans la Casa-
mance, la Guinée portugaise, la Guinée française, la Sierra-
LE NOIR DE GUINEE.
Leone, le Libéria, la Côte d'Ivoire occidentale, etc. Pourtant, il
faut ajouter que l'igname semble régner sur la côte, depuis
la Côte d'Ivoire orientale jusqu'au Dahomey, et que le maïs
domine dans ce dernier pays. Ainsi, suivant les régions, telle ou
telle culture domine. Dans la Guinée en général, et dans la
Haute Guinée en particulier, c'est le riz. Voyons donc d'abord
cette culture, puisqu'elle est la plus importante.
Le riz de montagne. — H y a deux espèces de riz cultivées
en Guinée française. Le riz d'eau et le riz de montagne. Le riz
de montagne est le plus répandu (sauf sur la côte même),
pour la bonne raison que, dans l'ensemble de la Guinée, les
rizières naturelles qui se trouvent le long des fleuves cl des
marigots, sans être précisément rares, n'ont pas naturellement
l'étendue qu'offrent les autres terrains de brousse, soit en plat,
soit le long des collines. C'est donc le riz de montagne qui est
le plus répandu.
C'est en février qu'on commence les travaux préparatoires à
sa culture. Ou bien le terrain sur lequel on va le semer a été
cultivé les années d'avant, ou bien c'est un terrain nouveau
choisi dans la brousse. Dans ce cas il a été désigné par les
chasseurs du village qui, tout en poursuivant les bêtes, remar-
quent les bons terrains et les désignent aux chefs de carrée. Ils
indiquent ceux où les arbres sont gros et forts et où l'herbe
pousse dru. Le chef de carrée qui a choisi le terrain y envoie
pour débroussailler tout ce qu'il a de monde dans sa carrée,
hommes libres et esclaves. (La carrée est l'ensemble des cases
entourée d'une palissade où habite une famille entière. Cette
famille est patriarcale, comme nous le verrons, et comprend gé-
néralement plusieurs ménages.) — Si c'est un petit chef de
carrée, il surveille lui-même le travail; si c'est un gros chef de
carrée qui possède de nombreux parents et de nombreux esclaves,
il l'ait surveiller par son chef de village de culture, sorte d'in-
tendant choisi parmi les esclaves. Tous, parents et captifs, tra-
vaillent sous le commandement de celui-ci au débroussaillement.
Quelquefois le travail se t'.iit en musique.
Donc, pour le riz de montagne, on a choisi, en général, un
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINEE. 5
emplacement en pente sur une colline. Les herbes du terrain
sont couchées et foulées aux pieds, à l'aide d'un système de bâtons
liés avec des cordes, sur lesquels le pied appuie comme sur
une pédale. Quant aux arbres, on les coupe à environ 50 centi-
mètres du sol avec des matchettes et des haches. Autrefois,
c'étaient les forgerons qui avaient le tâche exclusive de couper
les arbres, probablement pour des raisons religieuses, mais
maintement on les fait couper par les travailleurs de la carrée.
Une ibis les arbres jetés à terre on les brûle peu à peu et on
débarrasse ainsi le terrain. Quant aux souches, s'élevant jusqu'à
50 et 60 centimètres de hauteur, on les laisse là telles quelles. Il
vaudrait mieux évidemment les déterrer, mais ce serait un
ouvrage trop dur pour le noir de Guinée.
Tout ce travail d'arrangement du terrain se poursuit pen-
dant environ deux mois (février, mars). Le travail commence à
7 heures du matin et finit à 4 heures de l'après-midi. On
travaille tous les jours de la semaine, sauf le lundi. Cela fait,
on attend que deux pluies soient tombées (ce qui nous met à
avril). Quand elles sont survenues, on sème. Le riz à semer est
apporté dans des pagnes (grandes pièces d'étoffe servant de
vêtement aux femmes) et est jeté sur le sol. Alors on prend le
daba (sorte de petite pioche à manche court, à fer oblique et
rond, le seul et unique instrument agricole que connaissent les
noirs et qui remplace à la fois la charrue, la pioche, la bêche
et l'on retourne la terre. Ces graines de riz se trouvent ainsi
mélangées au sol. Ce travail dure environ treize jours, me ditle
chef de carrée Dialonké qui me donne ces renseignements.
Le riz une fois semé, on fait surveiller les champs par les
bilakoros (garçons, enfants, jeunes gens) pour que les oiseaux
ne mangent pas le riz nouveau, cela jusqu'à ce qu'il ait atteint
•20 centimètres (c'est trois jours après les semailles que le riz
sort de terre s'il a plu). Au bout d'un mois environ, il a 25 cen-
timètres de haut. Alors on envoie les femmes, de temps en temps,
d;ms le champ pour arracher les mauvaises herbes. Aucun autre
travail pour le moment. Il n'y a qu'à laisser faire les pluies qui
tombent dru en août, septembre, octobre.
<> LE NOIB DE GUINEE.
En novembre, la tige de riz a atteint sa taille la plus haute;
(environ 50 centimètres) et le grain est formé. Il est mùr vers le
20 novembre et c'est à partir de ce moment qu'on commence
la récolte, qui se poursuit pendant tout le cours de décembre et
de janvier. En général, toute la carrée y prend part, hommes,
femmes et esclaves. On coupe le riz avec des couteaux recour-
bés, on l'attache par poignées, puis on le met sécher sur de
grands échafaudages en bois qu'on dirait faits pour faire sécher
des grappes de raisin et on l'y laisse deux mois (n'oublions pas
que nous sommes en ce moment-ci dans la saison sèche). Cela
fait, on détache le riz, on le bat à coups de bâtons et on brûle la
paille. Quant au grain, il est mis soit dans de grandes jattes de
terre cuite qui sont dans les cases d'habitation, soit dans des
cases minuscules ad hoc portées sur pilotis et construites à côté
des cases d'habitation. C'est de là que l'intendant le tirera tous
les jours, pendant la saison qui vient, pour le distribuer aux
femmes qui le prépareront. Mais nous reviendrons plus loin
sur cette préparation culinaire.
Le riz d'eau. — On le sème auprès des marigots ou des tleuves,
les premières pluies tombées, après avoir fait subir au terrain,
s'il est vierge, la même opération que pour le riz de mon-
tagne. On prend exactement les mêmes soins pour le riz d'eau
que pour l'autre, mais on ne le récolte qu'un mois après celui-ci
(fin décembre au lieu de fin novembre).
Le mil. — On sème celui-ci généralement dans les champs de
riz. On en met un peu avec le riz. Mais on fait aussi des champs
de mil à part. Dans ce dernier cas, on sème environ dix jours
avant le riz. Si le terrain est vierge, on le débroussaille, comme
il a été dit plus haut, on sème et on remue la terre avec les
dabas. M;iis, en plus de ce qu'on fail pour le riz, on l'ail des
monticules de terre pour le mil. On laisse lever Le grain el on
fait arracher les mauvaises herbes par les femmes. On récolte
au bout de trois mois : on coupe les tiges du mil avec les cou-
teaux du pays, on les rassemble el on les entasse telles quelles
dans les petits magasins spéciaux construits sur pilotis à côté
des cases d'habitation. Quand on veut manger Le mil, on sorl
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINEE. 7
les tiges séchées du magasin, et on les met telles quelles clans
les auges à piler le riz où les femmes les battent de leurs lourds
pilons de bois. Puis on vanne le produit et le grain reste. Alors
on les prépare pour la consommation, nous verrons plus loin
comment. En résumé, le mil pousse plus vite que le riz et on n'en
opère le battage (c'est-à-dire la séparation du grain et de la
tige) qu'au moment de le consommer.
Le fonio. — Le fonio est ainsi décrit par M. Auguste Cheva-
lier Une mission au Sénégal, 1900. Partie botanique) : « Le fo-
nio (mot bambara, malinké et dialonké), Paspalum longiflo-
rum, Retz, Panicum longiflorum, Hooker (Franchet), est une
petite graminée à tiges s'élevant à peine à deux ou trois déci-
mètres de hauteur et terminées chacune par deux ou trois épis
longs et grêles couverts de petites graines grisâtres. On le ren-
contre à l'état spontané dans la bouche du Niger, mais on le
cultive en grand dans presque tout le Soudan, dans la Haute
Gambie, la Haute Casamance et le Fouta-Djallon. Son rende-
ment est faible, mais le couscous qu'il donne est agréable, et
les Européens eux-mêmes mangent le fonio en semoule. »
Ajoutons que le fonio se cultive clans toute la Guinée fran-
çaise.
Il est d'une grande utilité pour les indigènes. Tandis que le
mil [kendé] forme pour ainsi dire double emploi avec le riz
et se récolte généralement avec lui, puisque, la plupart du
temps, on le sème dans les champs de riz, le fonio a une récolte
tout à fait à part, bien antérieure à celle du riz (juillet, août). Il
est du plus grand secours pour les noirs de Guinée qui, souvent,
n'ayant pas semé assez de riz l'année précédente ou ayant fait
une mauvaise récolte en décembre, janvier, se trouvent souf-
frir de la famine au milieu de l'année.
Le fonio se sème en avril dès les premières pluies. On le met
généralement dans les terrains à riz la troisième année, c'est-
à-dire quand ces terrains ont déjà donné deuv récoltes de riz.
Il esl mûr vers le 1.") juillet et on le récolte dès ci; moment-là
lin juillet, août et première quinzaine de septembre.
On coupe ri on fait sécher les liges de fonio comme les tiges
S LE NOIR DE GUINEE.
de riz. Quant au battage, on l'opère en écrasant les tiges de
fonio sous les pieds. On ramasse les grains et Ion jette la paille.
L'arachide. — Passons maintenant à l'arachide, culture très
importante, puisqu'elle fournit l'assaisonnement, si le riz, le mil,
le fonio forment le fond de la nourriture. Tout le monde sait
ce que c'est que l'arachide. Qui n'en a mangé les graines fraî-
ches ou sèches sous le nom bien parisien de cacahouettes? On
tire de l'arachide une huile qui peut servir à de nombreux
usages (on en fait même à Bordeaux du fromage de gruyère ou
de Hollande à l'usage des coloniaux).
On sème l'arachide au moment des premières pluies (avril ou
mai). Ilya deux manières d'arranger les champs d'arachides :
ou bien on fait des monticules de terre, plats au sommet, de
forme ronde ou quadrangulaire, et on sème l'arachide sur ces
rangées de monticules séparés par de très larges rigoles, ou
bien on n'arrange aucunement le terrain et on retourne seule-
ment le sol avec le daba, comme pour le riz. Cette manière-ci
est plus rapide et moins fatigante, mais la première est meil-
leure pour obtenir une riche récolle d'arachides. Un mois après
les semailles, on arrache les herbes; puis, au bout de trois mois,
on opère la récolte, avec les dabas on déterre les pieds d'ara-
chide.
Les graines sont séchées au soleil, puis mises dans des jarres
de terre ou dans les petites cases surélevées habituelles. On les
en sort pour les écraser et extraire l'huile qu'elles contiennent.
Avec l'arachide, nous en finissons avec les cultures princi-
pales, mais il en reste un certain nombre d'accessoires qu'il
nous faut aussi examiner.
Le /nais. — Le noir aime beaucoup les tètes de maïs qu'il
consomme, soit vertes et grillées, soit mûres et séchées el ré-
duites en farine. Il le cultive tout autour de ses cases, si bien
qu'aux mois de juillet, août, septembre, octobre. les énormes
tiges de maïs forment de hautes masses vertes autour des car-
rées, et comme des ceintures et des remparts autour des villages.
Mais inutile de dire que le maïs ne forme pas le fond de la
nourriture du noir de Guinée. La tète de maïs n'est pour lui
LE TRAVAIL DANS LA HALTE GUINEE. 9
qu'une friandise, du reste très prisée, un dessert ou un goûter.
On sait qu'au Dahomey, au contraire, le maïs est le fond de la
nourriture de la population, « le soutien du peuple ».
C'est aux premières pluies qu'on s'occupe du maïs. Une fois
le sol débroussaillé, on creuse des trous à 50 centimètres
environ les uns des autres. On met deux graines dans chaque
troLi, puis on rebouche. Au bout de trois jours, la tige nais-
sante sort de terre; au bout de trois mois, on peut commen-
cer à récolter le maïs, mais on attend généralement davan-
tage et souvent on ne fait la récolte qu'en décembre. On coupe
les grandes tiges du maïs avec des couteaux et on les fait sé-
cher, puis on coupe les têtes ou épis et on les fait sécher en-
core au soleil. Cela fait, on pend ces épis par bottes à la toiture
intérieure des cases, ou bien on les attache aux argamases,
sortes de planchers suspendus dans les cases. à l'",70 du sol.
Le feu qu'on fait journellement dans la case sèche ces bottes et
les jaunit. Une fois la tête de maïs bien sèche, on enlève les
grains, on les met tremper dans l'eau, on les pile dans les auges
à riz et on les réduit en farine. Enfin, on délaie cette farine
dans l'eau bouillie, de façon à en faire des gâteaux qu'on mange
avec une sauce d'arachides.
Comme je l'ai dit plus haut, on mange aussi quelquefois les
tètes de maïs aussitôt cueillies, vertes. En ce cas, on les fait
griller sur des charbons et on en croque les grains. Mais c'esl
en gAteaux de farine qu'on consomme le plus usuellement le
maïs.
Le manioc. — Le manioc non plus n'est pas inconnu des noirs
de la Guinée française. On le sème aux premières pluies sur des
monticules de terre arrondis, dressés artistement comme ceux que
l'on fait pour les arachides. On met en terre des morceaux de fcige
fie manioc coupée. On laisse pousser pendant deux mois, puis
on arrache les mauvaises herbes. Au bout de quatre mois le
manioc est mûr. On arrache de terre les tubercules à l'aide;
• les dabas, puis on les gratte avec le couteau; ensuite <>n les
met sécher. I ne l'ois secs, on les range dans les petites cases habi-
tuelles, et on ne les en retire qu'au fur et à mesure des besoins.
10 LE NOIR DE GUINÉE.
On écrase ces tubercules pour les réduire en farine et avec cette
farine délayée dans de l'eau bouillante, on fait des gâteaux
mous qu'on consomme .
L'igname. — Le noir de Guinée sème l'igname (diabéré)
aux premières pluies, sur des monticules de terre faits comme
ceux des arachides ou du manioc. Quand l'igname a poussé,
on arrache les mauvaises herbes. Au bout de quatre mois, on
peut récolter. On arrache de terre les tubercules et on les net-
toie. Cela fait, ils sont empilés dans les cases ad hoc. Quand on
veut manger l'igname, on pile le tubercule et on le fait bouil-
lir dans l'eau. On le mange ainsi.
Notons que les noirs cueillent souvent les feuilles des ignames
avant la récolte des tubercules. Us emploient ces feuilles à
faire des sauces diverses.
La patate (en malinké : ousson; en dialonké : larabinà).
— On sème la patate de deux manières différentes : ou bien
sur des monticules de terre arrondis, ou bien sur de longs qua-
drilatères surélevés. On y sème les feuilles prises dans un autre
champ de patates. Au bout d'un mois et demi, on enlève les
mauvaises herbes. Le troisième mois achevé, on retire les pa-
tates de terre, à la main ou à coups de daba. On gratte la
patate avec un couteau pour la nettoyer de la terre qui y ad-
hère et on la coupe en tranches qu'on fait sécher au soleil.
Une fois séchées. on mange ces franches telles quelles ou bien
on les écrase. Dans ce dernier cas, on les pile soigneusement
dans les auges à riz. On prend la farine on la l'ait bouillir dans
l'eau et on en fait des gâteaux mous et chauds qui doivent
être consommés immédiatement.
Les haricots. — Ils sont gros et ont une saveur sucrée qui
leur est donnée par L'humidité du sol. On les sème dans les
champs de riz. Tandis que la tige de celui-ci s'élève, la tige du
haricot rampe a terre et ne gène pas l'autre. Le riz récolté, OD
attend dix ou quinze jours encore axant de récolter les haricots.
Une l'ois cueillis, ou t'ait sécher les gousses au soleil, puis on les
enferme dans les cases à grains. Quand on veut consommer
les haricots, on les mange bouillis cl salés, ou bien on les fait
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINEE. 11
cuire avec du beurre de karité, ou encore on les consomme
avec de la viande.
Les haricots du Kissi. — Ces haricots sont, comme le montre
leur nom, cultivés surtout par les Kissiens, peuplade de racé
mandingue habitant au sud-est de la Guinée (cercle de Kissidou-
gou). Mais de là cette culture a passé chez les Malinkés et les
Dialonkés qui ne l'exercent, du reste, qu'en petit. Ils se con-
tentent de semer les haricots kissiens à côté des arbres, de
façon que la tige puisse grimper le long et ils font le semis à
l'époque des premières pluies. Au bout de trois mois, le haricot
arrive à maturité. Dans le Kissi, on fait de vrais champs do ha-
ricots.
Les Kissiens plantent dans la terre des morceaux de bois de
3 ou k mètres de haut, et très gros. La tige du haricot s'en-
roule autour du morceau de bois et monte jusqu'au haut. Les
haricots mûrissent en trois mois.
Ce sont les enfants, les jeunes gens qui font la cueillette des
gousses mûres. Ils grimpent après les morceaux de bois, cueil-
lent les gousses et les mettent dans la musette qu'ils portent en
bandoulière.
Ensuite on écosse les haricots et on les fait bouillir deux fois,
à cause de leur goût naturel amer, puis on les mange.
Nous venons de passer en revue les cultures alimentaires du
noir de Guinée. Mais celui-ci n'a pas que des cultures alimen-
taires. Il lui faut se vêtir comme se nourrir, et il aime aussi à
fumer. De là les cultures du coton {koroni ou korondï) et celle
du labac (yamba).
Le colon. — Autrefois, avant l'arrivée des commerçai) fs
européens, la culture du coton était une des grandes cultures
de la Guinée et ne le cédait en importance qu'à celle du riz.
Mais, depuis l'installation dans le pays des commerçants
blancs vendant a vil prix des cotonnades anglaises, la culture
du colon a beaucoup reculé el s'est anéantie en bien des points.
ou ne la trouve plus guère que dans le sud-est chez les To-
nnas, par exemple), dans les pays où les Européens n'ont pas en-
core pénétré en nombre et où, par conséquent, la cotonnade
12 LE SOIR DE G\ IM:'.E.
anglaise n'a pas pu venir encore faire une concurrence désas-
treuse et écrasante à la cotonnade indigène. Celle-ci est très
bonne et très solide, quoique simple, mais elle revient bien plus
cher que la cotonnade européenne : de là son recul fatal de-
van I celle-ci et, en conséquence, la destruction progressive de
la culture du coton en Guinée. Cependant les gens riches ei
attachés aux vieux usages préfèrent encore la cotonnade qui
est la leur, et, en conséquence, on fait encore, ici et là. de
rares, de très rares champs de coton. Voici comment on cul-
tive ou plutôt comment on cultivait le coton. C'était dans les
champs de fonio qu'on le semait. Aussitôt le fonio coupé (juillet-
août), on arrangeait le sol, on formait des carrés de terre élevés,
et, avec les deux doigts écartés, on y faisait des trous deux par
deux. On mettait deux grains de coton dans chaque trou, puis
on rebouchait. Au bout de trois jours, la plante sortait de
terre; au bout d'un mois, on procédait à l'arrachage des mau-
vaises herbes. Au bout de trois mois, le coton avait poussé et
la gousse se fendillait. On cueillait les gousses, ou en retirait
les graines et le coton, qu'on mettait chacun de son côté. C'é-
taient les femmes qui accomplissaient cette besogne en s'aida ut
d'un petit instrument de fer appelé néri. Le coton amassé, les
femmes le passaient sur des cardes de fer et obtenaient des fils
qu'on donnait à la fileuse. Chaque carrée, chaque famille avait
sa. fdeuse. Celle-ci étirait les fils, les allongeait sur des piquets,
puis les tordait ensemble et remettait le tout au tisserand pour
qu'il fabriquât l'étoffe.
J'ai dit plus haut qu'on semait le coton dans les champs de
fonio, parce qu'on avait remarqué qu'il y poussait mieux.
L'année suivante, dans le même champ, on faisait de L'arachide.
Le tabac. — Le noir l'aime extrêmement, mais pour le chi-
quer ou le priser surtout. Néanmoins il ne dédaigne pas de le
fumer aussi et, sous L'influence européenne, cette dernière ha-
bitude s'étend de plus en plus.
Les noirs font cette culture autour de Leurs cases, à l'en-
droit où l'on jette les cendres et les ordures. Ils sèment là
leurs graines de tabac; puis, quand celui-ci est en herbe, ils
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. I .'{
préparent plus loin un autre petit champ avec des monticules
de terre : on repique les pieds de tabac sur ces monticules, on
arrose chaque matin et chaque soir. Au bout d'un mois, la
tige a un mètre de haut et, au bout d'un mois et demi, on
peut récolter. J'ai oublié de dire qu'on fait les semailles pour
le tabac, non pas au commencement, mais à la fin de la saison
des pluies, c'est-à-dire en novembre.
On le récolte en janvier, pendant la saison sèche et froide.
On commence par enlever les feuilles les plus basses, puis on
remonte peu à peu vers le haut de la tige.
Les feuilles récoltées, on les laisse sécher en tas dans les cases,
puis on les lie par l'y ou 30 et on les met au soleil. Cela fait,
on les fait griller sur le feu et on les pile dans de petites
auges. On ajoute du beurre et on remue le mélange. On ajoute
aussi les cendres d'un certain bois qu'on découvre dans la
brousse et qui sont, au dire des indigènes, « fortes comme du
piment ». On met de ces cendres dans l'auge et on remue en-
core Quand le tout, bien séché, est devenu poudre, une poudre
d'un blond jaunâtre, on le met dans la tabatière. Le chef de
carrée en distribue à toute sa familia.
Souvent ce sont les vieilles femmes qui fabriquent le tabac
pour se procurer un peu d'argent. Elles achètent des grappes
de feuilles de tabac et fabriquent le tabac. Puis, elles vont
le vendre sur le marché où une grande cuiller de tabac vaut
deux sous.
A Faranah, c'est le chef de carrée Lansina Kamara qui fait
le plus de tabac. Il conserve ce qu'il lui faut pour sa consom-
mation personnelle, c'est-à-dire pour la sienne propre et celle
de toute sa carrée el en vend, de plus, pour 50 francs par an,
en feuilles, aux dioulas (colporteurs, commerçants du pays) et
aux vieilles femmes.
Les boules ou grappes de feuilles de tabac \ aient ."><> cen-
times pendant la saison sèche, un franc pendant la saison des
pluies*.
Nous en avons fini avec, la culture du tabac el avec les cul-
tures non alimentaires (coton, tabac comme avec les cultures
14 LE NOIR DE CUIN'ÉE.
alimentaires (riz, mil, arachides, etc.). Celles-ci constituent de
beaucoup le plus important des travaux nourriciers du noir de
Guinée française, mais pas le seul. Aussi maintenant nous
faut-il voir les autres (arboriculture, pâture, chasse, pèche,
cueillette).
L'arboriculture . — Il est probable qu'anciennement, c'est
l'arboriculture qui a mené le noir à la culture proprement dite.
D'autre part l'arboriculture se rattache étroitement à la cueil-
lette : le noir et l'homme primitif, en général, ont dû commen-
cer parla simple cueillette des fruits naturels, puis ils ont dû
passer de là aux soins à donner aux arbres, à la replantation,
somme toute à une arboriculture plus ou moins scientifique
qui, elle-même, lésa préparés et menés à la culture.
Nous savons déjà que le noir de Haute Guinée se livre à peine
à l'arboriculture, ce pays n'étant pas propice au palmier à
huile et au kolatier (sauf dans l'extrême sud). C'est à peine
s'il possède quelques papayers dans sa carrée, quelques ko-
la tiers au dehors, quelques bouquets de bananiers çà et là. .Mais
sur la côte de Guinée, l'arboriculture fleurit. Ces palmiers à
huile ou élœis y ont été plantés par les ancêtres des noirs qui
recueillent maintenant leurs fruits, et c'est pour cela que leurs
possesseurs, tout en laissant perdre des amandes de palme en
quantité, font les plus grandes difficultés pour permettre aux
et rang-ers établis dans le pays de profiter de celles-ci. De même
les kolatiers du pays baga sont dus à l'arboriculture.
Voici comment on procède si on veut planter un kolatier :
on l'ait un trou, on y met un kola et on rebouche avec de
la terre. Cela fait, on arrose à intervalles réguliers jusqu'à ce
que la tige sorte de terre. 11 faut attendre sept ans pour qu'un
kolatier produise; il peut alors donner jusqu'à un millier de
cosses par an, et chaque cosse contient neuf ou dix noix de
kola. En moyenne pourtant, il ne faut guère compter que deux
cents cosses annuelles, ce qui, à un sou la noix, représente en-
core une valeur d'une centaine de francs par an.
L'art pastoral. — L'art pastoral est certainement un tra-
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. 15
vail plus ancien pour les noirs de la Guinée française que la
culture. Les Foulahs particulièrement étaient presque de purs
pasteurs encore, quand ils vinrent, dans le courant du
xvin' siècle, s'installer dans le Fouta-Djallon. Je dis presque,
car ils avaient déjà sans doute des esclaves noirs pour leur
faire une culture primitive, mais néanmoins, c'est l'art pastoral
qui l'emportait chez eux sur l'art cultural. Depuis qu'ils se
sont établis dans le Fouta-Djallon, c'est le contraire qui s'est
produit à cause de la multiplication sur place de la population
et la culture chez eux l'emporte maintenant et tend de plus en
plus à l'emporter sur la pAture. Néanmoins la pâture tient tou-
jours une place considérable clans leur existence. Si la culture,
par exemple, comme nous l'avons dit plus haut, représente ici
4-5 p. 100 de l'art nourricier total, la pâture représente bien
4.0 [). 100.
Quant aux Mandingues, pour être bien plus engagés actuelle-
ment dans la culture que les Foulahs, ils n'en sont pas moins
venus également en Guinée et au Soudan, de l'est, à une épo-
que plus ancienne que ces derniers, mais qu'on peut tîxer :
ainsi les Soussous et les Dialonkés ont envahi la Guinée au
\ni et au xiv siècle, les Malinkés au xv'' siècle. Les premiers
étaient des pasteurs cavaliers venus, croit-on, du sud de l'Egypte,
terribles aux populations sédentaires et dévastateurs de la boucle
nigérienne. Ils s'établirent dans le Fouta-Djallon, beau champ
de pâturage pour leurs troupeaux. Quant aux seconds, ils
étaient sans doute au xv siècle, mi-pasteurs, mi-cultivateurs
déjà. Les uns et les autres une fois cantonnés en Guinée, de-
venus sédentaires, maintenus de toutes parts par la résistance
des populations environnantes, augmentant en nombre sur
place, durent se mettre, les uns à la culture, les autres à une
culture plus intense. Ainsi l'art pastoral a perdu de plus en
plus de son importance chez eux, mais actuellement encore, ils
ont des restes de leur état primitif dans la possession de
beaux troupeaux et dans l'attachement très grand qu'ils leur
portent.
Ce sont évidemment les Foulahs, derniers cantonnés, qui
16 LE NOIR DE GUINÉE.
possèdent les plus beaux troupeaux de la Guinée française et
ceux-ci donnent lieu, comme nous le verrons, à un commerce
avec le sud, et à une exportation d'animaux vivants et de peaux
brutes qui est importante pour la colonie, mais les Malinkés,
c'est-à-dire la Haute Guinée, possèdent aussi de nombreux
animaux, quoique leurs troupeaux, en voie de reconstitution
actuellement, aient été dévastés par Samory. — Les noirs du
sud-est (Kissiens, Tomas, Guerzés, etc.) n'en sont pas privés
non plus, et même ces Manons anthropophages, situés encore
plus au sud, clans la forêt équatoriale même du Libéria et de
la Côte d'ivoire, qui ne veulent pas, du reste, toucher à leurs
bêtes et aiment mieux manger la chair de l'homme que la
chair de leurs bœufs. Quant aux Soussous de la Basse Guinée
(les Soussous furent chassés au xvm' siècle du Fouta-Djallon
par les Foulahs et refoulés vers la côte), ils possèdent. eux aussi,
des troupeaux, qui alimentent en viande Konakry, Bokô et tous
les petits centres européens de la côte. Ainsi partout il \ a «lu
bétail en Guinée.
Donnons maintenant quelques détails précis sur l'art pastoral
tel qu'il se pratique en Haute Guinée, chez les Malinkés et les
Dialonkés. Ge sont les bilakoros (c'est-à-dire les enfants et lesjeunes
gens, esclaves ou libres) qui gardent les bestiaux. A Karanah.
chaque chef de carrée fait garder son troupeau par un gar-
dien particulier. A Kankan, au contraire, les chefs de carrée se
réunissent pour payer un vacher. Ils lui donnent lô francs par
mois et sa ration de riz pour la nourriture journalière. Us se
partagent les dépenses au prorata du nombre de bêtes gardées.
Chaque vacher choisit son endroit dans la brousse autour du
village pour faire pâturer son troupeau. 11 n'y a jamais de dis-
putes à ce sujet, puisqu'il y a surabondance de terrains de
pàlure.
Les vaches sont détachées le matin de leurs piquets dans la
la cour de la carrée, assez tard pour éviter le brouillard ma-
tinal qui rend le pâturage humide et qui le l'ail mauvais aux
bêtes. A 8 ou i) heures, quand h* soleil a pompe toute l'humidité,
elles gagnent Les environs du village sous la conduite de leurs
LE TRAVAIL DAN* LA HAUTE (iLINÉE. 17
petits bergers et y restent jusqu'à 5 ou 6 heures du soir.
A ce moment-là, les vaches et les bœufs regagnent le village,
toujours sous la conduite des jeunes bilakoros. Parmi ceux-ci.
les uns marchent gravement derrière le troupeau, nus, une
musette en bandoulière et jouant de la flûte. Les autres cou-
rent derrière les bêtes en les faisant galoper et en leur jetant
leurs bâtons à travers les jambes. C'est un assez joli spectacle
au soleil déclinant que celui-là. La flûte résonne en airs mé-
lancoliques dans la splendeur et la grande tristesse du soleil
couchant.
Une fois dans le village, les vaches et les bœufs, poursuivis
au galop, rentrent en courant dans leur carrée qu'ils connais-
sent bien. Les bilakoros les attrapent par surprise par le col,
leur passent un lacet aux cornes et les attachent chacune à
leur piquet. Quand l'ombre tombe, les bêtes se couchent à terre
et passent ainsi la nuit en plein air, exposées à toutes les in-
tempéries. Le noir ne connaît pas l'étable et n'en construit pas
pour ses bêtes. Pourtant, dans les villages, il y a quelquefois des
cases non habitées et non entretenues appartenant au chef ou
à quelque riche propriétaire. Ces cases sont alors abandonnées
aux bêtes qui viennent s'y coucher le soir. Ce sont des établcs
primitives et mal nettoyées.
Dans certains pays de Haute Guinée, il y a des parcs à bœufs
cl à vaches aux environs des villages. J'en ai vu dans le
Djenné, province du cercle de Kankan située au sud-est de
cette ville. Ces parcs sont carrés et assez grands. On y renferme
le soir les bêtes, qui y passent la nuit.
Le noir de Cuinée ne tue jamais une bête jeune, c'est-à-dire
un veau ou une génisse. Quant à ses bœufs mêmes, il les tue,
rarement, pour quelque circonstance solennelle seulement :
mariage, sacrifice, offrande à un grand chef, à un Européen.
Mais depuis que les Français sont installés dans le pays, ceux-ci
font tuer ;i jour fixe dans les centres où ils sont installés,
pour avoir de la viande fraîche, soit tous les jours a Kankan .
ou trois fois par semaine à l'.iranah . Ici ce sont les chefs de
province qui sont chargés, chacun à leur tour, d'amener la bête
2
1S LE NOIR T)E GUINÉE.
à tuer. A Kankan où il y a vingt-cinq Européens et une agglo-
mération de dix mille noirs, il y a un boucher indigène qui
achète lui-même et tue tous les jours. Mais avant que les Euro-
péens fussent là, on tuait beaucoup moins de bêtes et elles
servaient surtout d'épargne familiale employée à acheter des
femmes aux garçons, à marier et à faire des munilicences dans
les cas exceptionnels.
Actuellement une vache vaut 100 francs dans la Haute Guinée,
une vache pleine 120 francs, un taureau ou un bœuf 75 francs.
In grand commerce s'en fait vers le Sierra-Leone qui est privé
de bêtes à cornes (le noir y étant surtout cultivateur et arbori-
culteur) et où l'administration française a interdit l'exportation
des vaches de Guinée pour que ce pays reste toujours tributaire
de nos troupeaux. Les dioulas vont donc acheter des bœufs au
Fouta-Djallon et les emmènent par le cercle de Faranah en
pays anglais. En revanche, ils reviennent avec des objets manu-
facturés et des cotonnades anglaises ou même avec des coton-
nades indigènes que le Sierra-Leone fabrique encore en grande
quantité. Quant aux peaux de bœufs, elles sont exportées en
grand nombre du Fouta vers l'Europe par le Sierra-Leone et
surtout par Konakry.
J'ai déjà dit que la vache de Guinée française, petite et jolie
clans sa robe café au lait, douce, les mamelles exiguës, ne
donnait pas plus de deux litres de lait par jour. Les indigènes
consomment ce lait frais ou caillé, mais ne savent pas l'aire de
fromage. En revanche ils savent faire du beurre, mais ils le font
mal et mauvais. Si L'Européen veut avoir du beurre frais man-
geable, il faut qu'il le fasse fabriquer |>ar son cuisinier. Notons
pourtant que les Foulahs savent mieux le l'aire que les autres
indiuènes.
En dehors des bœufs el vaches, nous avons dit aussi que le
noir de Guinée possède des moulons, d'une chair d'ailleurs
exécrable pour l'Européen, mais très estimée par le noir lui-
même. Un des grands plaisirs que peut faire un Européen en
voyage à ses porteurs est de leur acheter un mouton. Celui-ci
vaut de •"> francs à 12 francs d'après sa grosseur.
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. 19
En résumé, c'est l'art pastoral qui est, en Guinée française, le
grand adjuvant de la culture, et qui tient, après celle-ci, la
première place dans l'art nourricier total. L'arboriculture lui
fait concurrence, mais n'existant guère que dans la Basse
Guinée et assez peu autre part, elle n'a pas tout à fait la même
importance. — Pour la Haute Guinée dont nous nous occupons
principalement ici, nous avons évalué l'importance de l'art
pastoral à 15 p. 100 de Fart nourricier total et l'arboriculture
à 5 p. 100 seulement.
Venons-en maintenant aux arts nourriciers primitifs (chasse,
pèche, cueillette) et commençons par le plus important : la
chasse.
La Chasse. — Le métier de chasseur n'est pas rare en Guinée
française, mais il y a deux espèces de chasseurs à distinguer :
le chasseur indépendant qui ne relève que de lui-même, et le
chasseur dépendant d'un chef de province, d'un chef de village
ou simplement d'un gros chef de carrée.
Voici un exemple du premier type de chasseur. C'est Salou
Kamara, chef de carrée, demeurant à Souleymania (cercle de
Faranah). 11 est marié, possède trois femmes, cinq enfants, et
un esclave chasseur comme lui, marié comme lui et ayant aussi
des enfants. En tout une quinzaine de personnes dans la carrée.
Salou Kamara, accompagné de son esclave, chasse surtout
l'éléphant. Il va le chercher du côté de Sansanbou (vallée du
Niger). Lorsqu'il en a abattu un, il appelle tous les gens des
environs pour prendre la viande. Il se réserve les deux pieds
de la bête qui se trouvent ne pas toucher le sol. Quant à l'ivoire,
une dent revient de droit au chef de la province où Télé plia ni a
été tué et l'autre est pour Salou. La trompe, la queue, les oreil-
les sont également pour ce dernier. En résumé, le chasseur
peut avoir pour 50 à 70 francs de viande et pour 400 ou 500
francs d'ivoire.
Il «liasse aussi l'hippopotame dans le Niger, le Balé, etc.
Quand il en a tué un. il prend pour lui les testicules considérés
comme un morceau de choix, le cœur, les deux jambes de
20 LE NOIR DE GUINÉE.
devant, les quatre pieds, les défenses. Le reste est pour les gens
des environs. 11 chasse aussi le buffle. Quand il en a abattu un. il
coupe une cuisse pour l'offrir au chef de son village. Quant au
reste il est à lui seul et il le vend. On peut évaluer à 05 francs
ce que lui rapporte la bête.
Il chasse aussi la biche et l'antilope, l'antilope sou. par exem-
ple. Il en offre une cuisse au chef de son village et le reste est
pour lui. De môme pour l'antilope tsine-tsine, grosse comme un
cheval. Celle-ci peut lui rapporter de 55 à 00 francs. Pour la
biche mioa, qui peut lui rapporter 10 francs, il en est encore
de même.
Si le chasseur tue un porc-épic, il lui appartient entière-
ment. Le porc-épic vaut de 5 à 10 francs, d'après sa grosseur.
Pour les cochons sauvages et les phacochères, le chasseur
donne le pied de derrière de la bète tuée à son chef de village.
Un cochon sauvage vaut 20 francs, un sanglier 25 francs.
Quant au petit gibier qu'il peut tuer (outardes, canards, pin-
tades, perdrix, etc.) le chasseur le garde entièrement pour lui.
Notons que Sanoy Kamara fait aussi des champs comme les
autres noirs, ou plutôt en fait faire par ses femmes et ses enfants.
Mais son métier de chasse lui rapporte beaucoup plus que son mé-
tier de culture.
Dans tous les villages, il y a des chasseurs indépendants : à
Souleymania, par exemple, qui a 1.200 habitants, il yen a une
vingtaine. A Faranah, sur les 000 habitants dialonkés il y a
aussi des Malinkés) il y a une dizaine de chasseurs indépendants
(qui avec leur famille représentent environ 150 habitants sur
000). Tous font des lougans (champs . mais la chasse est leur
métier principal.
Voyons maintenant les chasseurs dépendants. Karfa Kamara,
chef de la province dialonkée du Firia cercle de Faranah . en
possède cinq à son compte :
1° Moussa Mansaré, qui est un de ses esclaves;
2° Maka kamara. qui est un homme libre;
;'» Ouali Kamara. neveu de Karfa;
V Bokari Kamara. autre neveu :
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. "21
5° Yanko Mara, esclave.
Ils sont tous jeunes et non mariés encore. Karfa les nourrit
et leur fournit à chacun un fusil. Ils chassent l'hippopotame, le
buffle, les diverses espèces d'antilopes et de biches, petites ou
grosses, les diverses espèces d'oiseaux comestibles, enfin les
singes, les pythons, les poissons (pour ces derniers, les indigènes
les tirent en effet souvent avec l'arc).
Pour se procurer de la poudre, ces chasseurs vont dans la
brousse récolter du caoutchouc qu'ils vendent aux commerçants
européens : avec le produit de la vente, ils achètent leur pou-
dre. Quand ils tuent une bête quelconque, ils donnent l'épaule et
la cuisse à Karfa et conservent le reste pour le consommer ou
le vendre. Quant à Karfa, il fait couper les morceaux qui lui
reviennent et, après s'en être réservé une part, les fait distribuer
aux personnes de sa carrée.
Notons que ces chasseurs de Karfa n'ont dans la chasse qu'un
métier annexe : ils ne chassent que le lundi et le jeudi; les au-
tres jours, ils travaillent pour Karfa aux travaux ordinaires des
champs. De plus, ils font du caoutchouc dans la brousse, non
seulement pour s'acheter de la poudre, mais encore comme
métier indépendant. En ce cas, ils doivent à Karfa la moitié du
caoutchouc qu'ils récoltent.
Au cas où ces chasseurs voudraient se marier, c'est Karfa
Kamara qui doit leur procurer une femme et payer la dot.
Karfa, quand le moment en sera venu, leur achètera une femme,
dans les 200 ou 250 francs. Quant aux vêtements, ce sont eux-
mêmes, chasseurs, qui doivent se les procurer. Pour les grigris
de chasse, c'est Karfa qui leur paye le premier, mais les autres,
c'est a. eux de les acheter. Quant aux bijoux, bagues, cela ne
regarde qu'eux.
Quand ils chassent les poissons à la flèche, ils donnent les
gros à Karfa et ne conservent pour eux que les petits.
La Pêche. — Les pêcheurs sont infiniment moins nombreux
que 1rs chasseurs en Guinée française. Nous venons de voir que
pour le chasseur, il existait deux types: celui du chasseur indé-
11 LE NOIR DE GUTNEE.
pendant et celui du chasseur dépendant ; pour la poche . il
n'existe qu'un seul type, celui du pêcheur indépendant.
Prenons comme exemple Tessa Bokary. marié, ayant deux
femmes, trois enfants, pas d'esclaves. Trois de ses parents, non
mariés, vivent avec lui, ce qui fait neuf personnes dans la
carrée.
Tessa construit des barrages avec des bambous dans les ma-
rigots. 11 laisse une ouverture étroite à chaque extrémité et en
face de chacune il place une longue nasse en rotin où viennent
se prendre les poissons.
Tous les matins et tous les soirs, Tessa va visiter ses nasses. Il
emplit deux grands paniers de poissons attrapés, donne le plus
gros des poissons au chef du village, met de côté ce qu'il lui faut
pour sa nourriture et celle de sa carrée et vend le reste. Tessa
attrape certains jours pour jusqu'à iO francs de poisson. En
revanche, d'autres jours il n'attrape rien. En moyenne, il se
fait de J ô à 20 francs par jour. C'est beaucoup plus que la chasse
ne rapporte à aucun chasseur. Aussi Tessa est-il riche et ne fait-il
pas faire de champs à sa famille. La pèche lui rapporte suffi-
samment pour qu'il puisse se passer de tout travail accessoire.
Le revers de la médaille est que son métier est, parait-il. dange-
reux, difficile et fatigant.
Quant aux grigris et aux recettes pour la pèche, c'est aux
anciens pêcheurs que les nouveaux les demandent.
La Cueillette. — La cueillette existe pour ainsi dire à peint
en Guinée française, actuellement. Pourtant il faut dire un mot
des embryons de cueillette que nous pouvons y trouver.
Nous connaissons déjà Le néré dont nous avons parlé an cha-
pitre, précédent. C'est une grande ressource pour les noirs au
moment des famines. Il y a aussi dans la brousse des tubercules
poussant à L'état sauvage et que les vieilles femmes vont cher-
cher et déterrer, toujours à cette époque critique qui précède
la récolte du fonio, c'est-à-dire juin ei la première quinzaine de
juillet.
Nous ne parlerons pas ici «lu palmier à huile, du kolatier et
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. 23
du bananier. En effet, ces arbres étant plantés ou soignés parles
noirs, leur récolte relève non de la cueillette, mais de l'arbori-
culture. Il n'y a cueillette que d'éléments produits par des
plantes poussant spontanément dans la brousse et ni culti-
vées, ni soignées, ni plantées. C'est le cas du néré en Guinée
française, du nénuphardans le Moyen Niger, et de bien d'autres
produits de pure cueillette dans toute l'Afrique ; mais ce n'est
pas le cas ni du palmier à huile, ni du kolatier, ni du bananier,
ni du papayer, ni de bien d'autres arbres utiles, au moins
maintenant.
Je dis : au moins maintenant, car ce n'est pas l'homme qui a
créé ces arbres utiles et il a dû jadis les trouver à l'état spontané.
Il les a sans doute exploités d'abord par la pure cueillette et ce
n'est qu'ensuite et peu à peu qu'il a passé de là à leur donner
des soins, à les replanter, etc. Cette évolution a dû être lente,
mais enfin le noir d'Afrique l'a accomplie pour les plus précieux
de ces arbres utiles.
Résumé pour le travail nourricier. — En résumé, la culture
est, pour conclure, le grand art nourricier de la Guinée française
et surtout de la Haute Guinée. Puis viennent, par ordre d'impor-
tance, pour l'ensemble de la Guinée française : la pâture,
l'arboriculture, la chasse, la pêche et enfin la cueillette. Pour la
Haute Guinéedonf nous nous occupons proprement ici, cet ordre
doit être ainsi modifié : la pâture, la chasse, la pêche, l'arbori-
culture et enfin la cueillette.
Travaux non nourriciers. — Après avoir passé en revue les
travaux nourriciers, il nous reste à voir les travaux non nour-
riciers que nous rangerons en trois catégories :
1° L'art des mines;
2° L'industrie ou fabrication ;
3° Le commerce et les transports.
Extraction des .métaux. — Commençons par l'extraction des
métaux. Les noirs de Guinée ne connaissaient ni L'argent, ni le
cuivre ;iv;mi l'arrivée des Européens. Ce sont les pièces anglaises
24 LE NOIR DE GUINEE.
du Sierra-Leone qui leur ont fait connaître l'argent ; mais ils ont
connu et extrait de tout temps l'or et le fer. L'extraction et le
travail du fer se font un peu partout en Guinée française.
Quant à l'extraction de l'or, elle ne se fait que dans les parties
privilégiées du pays où l'or existe, et en fait, il ne se trouve que
dans le Bouré (nord-est de la Guinée française , cercle de
Siguiri). L'extraction de l'or est donc l'occupation spéciale de
certains noirs d'une province unique. Quant à l'extraction du fer
qui se fait partout, nous allons commencer par elle.
Extraction du fer. — Ce sont les forgerons du pays qui se
réunissent pour la faire. Ils cherchent la terre rouge spéciale
qui contient le minerai, construisent un four en terre d'un mètre
et demi de haut et d'autant de diamètre. Ils entassent le charbon
au fond du four, puis posent des blocs de minerai, empilent une
nouvelle couche de charbon, puis encore du minerai, etc.
Quand c'est fini, ils ferment le haut du four, mettent le feu à
l'intérieur et font brûler pendant trois jours. Le minerai en
fusion coule par les portes ménagées le long du four, dans les
fosses creusées au bas, et on jette de l'eau dessus.
Quand le fer est refroidi, on le casse, à l'aide de gros mar-
teaux, en morceaux de la grosseur du poing; puis on remet ces
morceaux dans le four et on les l'ait fondre de nouveau. On
casse pour la seconde fois le fer obtenu et les forgerons pré-
sents s'en partagent les morceaux.
Pour activer le feu, les forgerons pendant la cuisson du
minerai soufflent à l'intérieur, à l'aide de soufflets en peau de
chèvre ou de mouton. Ces soufflets ont été fabriqués mi-partie
par les cordonniers, mi-partie par les forgerons eux-mêmes.
Les forgerons traitent ainsi le minerai de fer trois ou quatre
fois par an. Pour cette opération ils se mettent au moins quatre,
au plus trente, formant une associât/')/) ouvrière momentanée.
Extraction de l'or (sani «-n malinké, kémana on dialonké). —
C'est dans le Bouré, comme je l'ai dit, qu'on se livre à cette
extraction.
Dans 10 ou 50 villages, c'est le travail dominant. Par exemple,
dans chacun, sur 100 familles 70 se consacrenl à 1 or, 30 seule-
LE TRAVAIL DANS LA JIAl TE GUINEE. iio
ment font des champs, et ce sont les familles qui extraient For
qui deviennent les plus riches.
Les gens de ces villages creusent donc des puits dans la
brousse avec leurs dabas. Ils les creusent n'importe où, jusqu'à
une profondeur de 5 à 6 mètres, puis font des galeries dans la
ferre. Tout cela constitue un dur métier. Quand ils ont trouvé
une veine d'or, c'est-à-dire une veine de terre mélangée d'or, ils
lavent cette terre et la passent dans des étoffes, dans leurs
pagnes. Souvent ils recueillent ainsi de petits morceaux d'or.
Ce sont les femmes qui sont chargées spécialement de l'opéra-
tion du lavage, ce qui ne les empêche pas de manier aussi le
daba pour creuser les puits .
Une fois l'or recueilli, on le donne au forgeron pour qu'il en
fasse de grosses bagues tournées. Pour chaque bague d'or faite,
le forgeron reçoit 1 franc. Quant à la bague, elle vaut de 70 à
75 francs. Un chercheur d'or peut gagner en moyenne, dit-on,
175 francs par mois, plus sa nourriture et celle de sa famille. Il
peut mettre une centaine de francs de côté par mois.
Notons que les femmes des villages à or du Bouré, après avoir
balayé et nettoyé leurs cases, lavent les saletés et les passent à
la passoire pour y trouver de l'or. L'or, une fois mis sous forme
d'anneaux, est vendu, soit aux commerçants européens, soit aux
dioulas indigènes qui le revendent avec gros bénéfice dans le
reste de la Guinée française. L'indigène aime beaucoup l'or et
n'hésite pas à le payer jusqu'à i francs le gramme, alors que le
commerçant européen l'achète à 2 fr. 90 sur place. Aussi le
commerçant français acheteur d'or peut-il réaliser de gros béné-
fices en le revendant dans le reste de la Guinée. De même le
dioula indigène.
La Fabrication. — Passons maintenant à l'industrie du noir
de Guinée française. Cette industrie, est-il besoin de le dire,
est rudimcntaire et ne compte qu'un petit nombre de métiers,
ceux de forgeron, de cordonnier, de tisserand principalement.
Néanmoins elle doit être examinée avec d'autant plus de soin
que le type est plus primitif (ce sont les types primitifs uni sont
26 LE NOIR DE GUINÉE.
en science les pins intéressants et les plus instructifs). Pour cet
examen, nous procéderons de deux manières :
1" .Nous déterminerons toute la série des objets à fabriquer et
nous les passerons en revue dans leur ordre naturel, en disant
qui les fabrique ;
2° Nous ferons la monographie de tous les métiers industriels
existant en Guinée, celui du forgeron, celui du cordonnier, etc.
Nomenclature des objets fabriqués. — Au premier point de
vue nous distinguerons les objets fabriqués concernant :
1° Le travail (arts nourriciers : pêche, chasse, pâture, culture.
arts non nourriciers : extraction des métaux, industrie, com-
merce);
2° Le mode d'existence i nourriture, habillement, parure, habi-
tation, mobilier, chauffage et éclairage);
3° Les pouvoirs publics (guerre .
Outillage de la pêche. — Voyons d'abord les objets fabriqués
concernant le travail, et commençons par ceux concernant la
pèche. Ce sont :
1° Les fdets. Ils sont faits par le pécheur lui-même;
2" L'arc et les flèches. L'arc est fait par le pêcheur ainsi que le
corps de la flèche qui est en jonc. Quant aux pointes des flèches
qui sont en fer, elles sont faites par le forgeron ;
3° Les nasses, paniers, etc. Ils sont faits par le pêcheur avec des
joncs;
V Les barrages (établis dans les marigots, les rivières). Ils sont
faits par le pêcheur lui-même.
Outillage de la chasse. — 1" Les fusils. Ceux-ci sont de fabri-
cation européenne. Les forgerons peux mit les réparer et même,
au besoin, transformer un fusil à pierre non rayé en un fusil à
piston, mais ils ne peuvent pas les fabriquer ;
2" Les couteaux de chasse. Ce sont de longs couteaux fabriqués
par les forgerons;
3" Les grigris pour la chasse, lis peuvent être comptés au
nombre des instruments pour prendre le gibier, puisque les
chasseurs prétendent que, sans eux, ils n'en prendraient pas. Les
grigris des chasseurs sont coupés dans les racines d'arbres qui
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. 27
traversent souvent les sentiers. On prend une de ces racines, on
la coupe en petits morceaux et on enroule autour de chacun de
ces morceaux des fils de coton de fabrication indigène. Le chas-
seur offre chaque matin du kola à son grigri. Il le met par
terre en face de lui, prend un kola, le partage en deux mor-
ceaux, en offre un au grigri et mange l'autre. Cela fait, il re-
prend celui qu'il a offert au grigri, le mange aussi, mais crache
sur le grigri un peu de ce kola. Le chasseur accomplit cette
cérémonie tous les jours où il va à la chasse.
Les grigris sont fabriqués par les vieux chasseurs qui les
vendent aux jeunes et les leur font payer 3 francs, i francs,
7 fr. 50, 15 francs, etc. Le jeune chasseur, avant d'entrer en pos-
session du grigri, doit en outre travailler un peu pour le vieux.
Il va lui chercher dans la brousse du bois pour se chauffer, lui
offre des kolas, etc.
i Les hamacs que les chasseurs emportent dans la forêt et
attachent aux arbres. Ils se couchent dedans pour attendre à
l'affût les bêtes qu'ils guettent, les biches par exemple. C'est le
chasseur lui-même qui fabrique ce hamac.
5° Le bonnet de chasseur. C'est un bonnet spécial généra-
lement fait en peau de bête. Il y en a parfois de très curieux
en peau de buffle et en forme de dôme, ou bien avec des ailes
par-devant rappelant les casques en fer des cavaliers gaulois.
La plupart sont ornés sur tout leur pourtour de petites glaces
d'un sou, ou deux sous, européennes. D'autres portent des
cornes, des oreilles de biches, etc. Ces glaces, ces oreilles sont
destinées, comme la plupart des grigris que le chasseur a sur
lui, à le rendre invisible au gibier. Naturellement les bonnets
de chasseur sont fabriqués parle chasseur lui-même.
Outillage de l'art pastoral. — Il est très réduit : il y a les
pieux auxquels on attache les bestiaux pendant la nuit dans la
cour des carrées, il y a les calebasses dans lesquelles on trait
les vaches. La calebasse, du reste, joue un rôle de premier
ordre chez les noirs comme instrument domestique, et nous la
retrouverons tout à l'heure.
Pour faire le beurre, un remue le lait recueilli dans une
28 LE NOIR DE GUINÉE.
grande calebasse avec une calebasse plus petite. Tout ceci,
pieux, calebasse, est de fabrication domestique.
Outillage de la culture. — Le grand instrument, l'unique du
reste, est le daba. Nous en avons déjà parlé. C'est une petite
pioche dont le manche peut avoir GO centimètres de long et
dont le fer est relevé, arrondi et évasé. C'est avec le daba que
le noir fait toute sa culture. Il est fabriqué par le forgeron.
Notons encore des couteaux spéciaux, recourbés, pour couper
le riz, le fonio, le maïs, etc. Ces couteaux sont également fabri-
qués par le forgeron.
Enfin signalons des matehettes [no unaka en malinké, habouna
en dialonké) pour couper le bois, les arbres. Matehettes et haches
sont fabriquées par le forgeron.
Outillage de l'extraction des métaux. — Nous en avons parlé
plus haut au sujet de l'extraction elle-même.
Outillage de la fabrication ou industrie. Nous passerons en
revue les instruments :
1° Du forgeron;
2° Du cordonnier;
3° Du tisserand, etc., etc.
Outillage du forgeron. — L'outillage du forgeron se compose
en gros :
1° D'une masse de fer servant d'enclume;
2° D'un gros morceau de fer servant de marteau;
3° De soufflets en peau de chèvre;
h" De pelles en fer primitives;
5° De tenailles en 1er;
6° De ciseaux pour couper le fer;
7° D'une machine primitive à percer le bois ou le fer;
8" De couteaux de fer de différentes tailles;
9° De couteaux en 1er pour travailler le bois.
Tous ces instruments, c'est le forgeron qui les fabrique lui-
même, sauf les soufflets qui sonl laits par le cordonnier, étant
en peau de chèvre. l)n reste, tout ce qui est peau est travail du
(ordonniez', tout ce qui est métal et bois est travail du forgeron .
Outillage du cordonnier. — Les cordonniers ont d'abord des
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. 29
couteaux spéciaux qui sont fabriqués par le forgeron, des poin-
tons, des alênes en fer également fabriqués par celui-ci. Ils
ont des instruments de bois pour travailler le cuir, des tables
en bois pour étendre les peaux, des vaisseaux en bois pour les
mettre tremper. Tout cela est fabriqué par le forgeron.
Outillage du tisserand. — Les peignes en bois pour faire
passer les tils de coton sont de fabrication du forgeron. Quant
à l'appareil à tramer avec sa pédale, il est fait par le tisserand
lui-même.
Outillage des pleurs et fileuses. — Nous avons vu que c'est là
une industrie domestique. L'outillage est également de fabrica-
tion domestique.
Outillage des tailleurs. — Leurs ciseaux, leurs aiguilles
grandes et petites en fer sont de la fabrication du forgeron.
Ils ont, en outre, des dés en peau fabriqués par le cordonnier.
Outillage des faiseurs de chapeaux de paille. — Ils n'ont be-
soin que de poinçons en fer qui leur sont fabriqués par le for-
geron. Leurs chapeaux, fabriqués en fibres de feuilles de ban,
valent 1 franc ou 1 fr. 50. Avec les ornements en cuir ajoutés
par le cordonnier, ces mêmes chapeaux valent de 7 à 10 francs.
Outillage des fabricants de nattes. — Ceux-ci n'ont besoin
que de petits couteaux spéciaux pour enlever les saletés de la
paille. Ces petits couteaux sont fabriqués par le forgeron.
Outillage des fabricants de hamacs. — Ils se servent de cou-
teaux pour couper les lianes (bama) avec lesquelles ils font leurs
hamacs : donc fabrication du forgeron.
Voilà pour l'outillage de la fabrication.
Outillage du commerce. — 11 nous reste à dire un mot de
l'outillage du commerce : il consiste en paniers allongés ou
plutôt en vaisseaux allongés faits de rotin que les dioulas por-
tent sur leur tête après y avoir empilé les objets qu'ils trans-
portent. Ils les fabriquent eux-mêmes. Il en est également ainsi
• les hottes portées sur les épaules et sur le cou, qui sont en usage
parmi les dioulas du Kissi et du pays toma.
I'.issons maintenant ;'i L'outillage du mode d'existence et
d'abord à l'outillage de l'alimentation.
.*{0 LE NOIR DE GUINÉE.
Outillage de V alimentation. — Il y a d'abord les auges et
les pilons à riz qui sont aussi importants, aussi indispensables
au noir pour son alimentation que les dabas pour sa culture.
Les auges à riz sont de grands vases en bois, allonges, verti-
caux, massifs, d'une hauteur de .">0 centimètres environ. Dans
ces lourds vases, d'une solidité et d'une massivité à toute
épreuve, qu'on laisse traîner devant les cases, dans les carrées,
les femmes font jouer le pilon, grand morceau de bois de deux
mètres de long, gros comme le poing. A coups de pilon soulevé
à deux mains, elles écrasent dans l'auge le riz et les autres
grains. C'est là un exercice fatigant et bruyant dont retentissent
les villages de Guinée et du Soudan matin et soir. Auges et
pilons sont fabriqués par le forgeron. L'auge s'appelle kaulo
en malinké, et ou lia en dialonké.
Mais il faut des marmites pour faire cuire la nourriture. Les
marmites sont de grands pots noirs en terre fabriqués par les
femmes des forgerons : celles-ci ont la spécialité de la fabrica-
tion de la poterie. Elles la font avec une terre spéciale, la met-
tent sécher au soleil pendant une journée, puis la cuisent dans de
grands feux de paille pendant vingt-quatre heures consécutives.
Signalons aussi les « canaris », énormes vases en terre, noirs,
destinés à contenir l'eau pour qu'elle rafraîchisse. Ces « canaris »
(ainsi appelés parce qu'ils sont sans doute originaires des îles)
sont fabriqués de la même manière et sont surtout employés
par les Européens installés dans le pays.
.N'oublions pas les calebasses, aussi importantes que les auges,
les pilons et les marmites. Si on pile les grains dans les pre-
mières, si on les l'ait enire dans les secondes, c'est dans les cale-
basses qu'on les sert pour la consommation. La calebasse, en
tant que plante, se sème dans les champs de riz. Une fois la
courge parvenue à maturité, on la cueille, on la fend en deux,
on creuse ces moitiés et on obtient ainsi la calebasse, instrument
domestique où l'on mange, où L'on sert le riz, les grains, les
sauces, avec Lequel on va chercher de l'eau, dans Lequel on lave
le linge, on Irait les vaches, etc.. etc. C'est donc une pièce de
premier ordre dans L'outillage domestique.
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. ol
Comme outils accessoires, signalons les vans faits par les
vanniers, certaines calebasses en bois, plus solides que les cale-
basses ordinaires et fabriquées par les forgerons, des plats
pour griller le riz avant de le piler, quand on n'a pas eu le
temps de le faire sécher au soleil, et aussi pour griller les ara-
chides, dos cuillers en bois longues de 30 à 40 centimètres et
fabriquées par les forgerons. Elles servent à remuer le riz dans
la marmite où il cuit et à le transférer de là dans les calebasses
où il est mangé.
Quant aux cuillers ordinaires pour chaque personne, elles
n'existent pas ici, pas plus que les fourchettes. Le noir mange
avec ses doigts ou plutôt avec ses mains, comme nous le verrons
plus loin.
Enfin n'oublions pas le couteau ordinaire en fer, que le noir
de condition inférieure porte attaché à sa ceinture, dans une
large gaine de cuir orné d'un pompon de petites lanières de
cuir. Le couteau est fabriqué parle forgeron, l'étui et le pompon
par le cordonnier.
Habillement. — Nous aurons à revenir plus loin au mode
et phases de l'existence sur les objets d'habillement. Nous les
décrirons alors en détail. Pour le moment, nous nous bornerons
à les énumérer. en disant qui les fabrique. La culotte (koufsi)
est faite par le tailleur. Le boubou (vêtement de l'homme pour
la partie supérieure du corps) également. Les bonnets
d'homme, idem. Remarquons que la plupart du temps, les noirs
se passent de tailleurs pour tous ces objets, et alors ceux-ci ren-
trent dans la fabrication domestique. Il en est de même des
vèteinenls de femmes ou pagnes.
Quant aux sandales ou samaras, elles sont faites par le cor-
donnier. Les chapeaux de paille pointus et tombant bas sur le
visage, chapeaux de voyage et de guerre, ne sont pas non plus
de fabrication domestique; ils sont faits par des fabricants
spéciaux appelés nimita-sorona (fabricants de chapeaux .
Objets de parure. — Les bracelets pour les mains ou I ss che-
villes, les bagues, les colliers, les épingles à cheveux, lis bijoux
de toute sorte en un mot, sont faits par le forgeron. Quant aux
'A2 LE NOIR DE GUINÉE.
ceintures, bandeaux de perles, ils sont faits par les femmes
elles-mêmes avec les perles de verre que procure le commer-
çant européen.
Habitation. — Pour construire une case, les noirs se servent
de leurs dabas pour faire le mortier, de leurs matchettes et ha-
ches pour couper le bois nécessaire, de grosses calebasses en
bois pour apporter l'eau. Tout cela, nous-le savons, est de la fa-
brication du forgeron. Il en est de même des baramines, longues
barres de fer, lourdes, terminées en pointe, de la grosseur du
poing à peu près, qui servent à faire des trous dans la terre. De
même le forgeron fabrique les boumbolas, qui sont de grosses
claquettes en bois faites pour frapper sur le mortier, sur la terre,
sur le sol, pour égaliser.
Mobilier meublant. — Voici d'abord les taras ou lits primitifs
en bambou. Ils sont fabriqués par n'importe qui, c'est-à-dire
rentrent dans la fabrication domestique. Voici ensuite les
chaises. Elles sont assez originales, les quatre pieds écartés,
basses, le dos large et arrondi, en bois noir brillant, souvent
incrustées de cuivre. C'est une des œuvres d'art du pays. Ce
sont les forgerons qui les fabriquent et les vendent 10 francs
pièce.
Les tabourets sont des cubes, formés de petites planches
carrées, légères, clouées les unes par-dessus les autres. Les for-
gerons les fabriquent aussi et les vendent 1 ou 2 francs.
Les nattes sont fabriquées par des artisans spéciaux. Chaque
noir en possède au moins une. ('/est sur cette natte qu'il couche
ou bien sur une peau de bœuf, car le tara ou lit primitif dont
nous avons parlé plus haut, n'est possédé que par les gens très
riches.
La natte de paille ou la peau de bœuf est donc le vrai lit du
noir. Les hamacs sont assez répandus, du inoins chez les
riches, chez les chasseurs, chez les porteurs permanents. Us
sont faits par des fabricants spéciaux qui les vendent ."> francs
pièce.
Les malles en bois (kankéras son! fabriquées parle forgeron.
Elles sont en bois noir poli, brillant, souvent incrustées «le
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINÉE. .'!.'!
cuivre et présentent une certaine beauté artistique. Les petites
valent 5 francs, les moyennes 8 francs, les grandes 15 francs.
Il y a souvent encore dans les cases des paniers : grands
paniers en bambou avec couvercle qu'on suspend an plafond,
après y avoir mis de petits objets et qui sont de fabrication
domestique — paniers pour la viande qu'on veut faire sécher,
qu'on suspend au plafond, exposés à la fumée, toujours de
fabrication domestique.
Les serrures des portes qui sont grandes et en bois et se com-
posent d'un loquet jouant sur une pièce de bois — souvent de
bois noir travaillé et représentant grossièrement un crocodile,
un lézard — sont de la fabrication du forgeron. Ce sont des
pièces, souvent curieuses, de l'art du pays.
Outillage de chauffage. — Il n'existe pas. Les femmes, les
esclaves ou les enfants, vont chercher du bois dans la brousse
et on le brûle au milieu de la case, au centre, là où un rond ou
deux ronds concentriques, tracés clans la terre séchée, battue
et durcie et ayant pris l'apparence de la pierre, indiquent l'en-
droit du foyer.
Outillage île l'éclairage. — Les noirs riches ont de petites
lampes en fer fabriquées par le forgeron et dans lesquelles ils
mettent du beurre de Karité avec une mèche de coton. Ces
lampes valent I franc la pièce. Les gens peu fortunés qui n'ont
pas de lampe, font simplement du feu la nuit pour s'éclairer.
Outillage de guerre. Les fusils. — Ils sont d'importation euro-
péenne. Comme nous l'avons vu plus haut, les forgerons noirs
ne savent pas les faire, mais seulement les réparer.
Les ans et les flèches. — Actuellement les noirs ne s'en ser-
vent plus que pour la pèche à l'arc et ce sont les enfants qui la
font. Les pointes des flèches en fer sont faites par le forgeron.
L'arc lui-même et le corps de la flèche, en roseau, sont de fabri-
cation domestique.
Les fanées. — Elles sont fabriquées par le forgeron et valent
5 francs pièce. Le cordonnier peut les enjoliver de peau de pan-
thère et de pompons de cuir, ce qui les rend plus belles et pln^
chères.
3
'M LE SOIF DE Gl [NÉE.
Du reste, elles ne sont plus depuis longtemps qu'un objet
ornemental destiné, soit aux chefs qui les tiennent en main
dans les grandes cérémonies, soit aux Européens amateurs.
Les sabres (sélékas). — Les lames recourbées et la tige de la
poignée en sont fabriquées par le forgeron, mais le fourreau
en cuir, orné de multiples pompons de cuir et la peau de cro-
codile ou de python qui souvent recouvre la poignée sont de
l'industrie du cordonnier — Un sabre ainsi orné peut valoir de
1 ."> à 20 francs.
Les poignards souvent jolis avec leur poignée en bois noir
ornée de cuivre, valent 1 franc la pièce. Ils sont fabriqués par le
forgeron.
Les haches de guerre. — Il n'y en a plus actuellement dans le
pays, sauf les haches de fantaisie faites avec des manches de
bois cerclés de cuivre et la lame en fer et en cuivre, par les
forgerons pour les Européens qui en demandent.
Les boucliers. — Ils existaient jadis, mais ils ont disparu
maintenant, au point qu'on n'en voit plus. Ils étaient faits,
paraît-il, en peau de bœuf par le cordonnier. Ils ont disparu
quand le fusil a pénétré en abondance.
Il faut en dire autant des cuirasses en peau. Il n'en reste
même plus d'anciennes maintenant : c'étaient les cordonniers
(|iii les fabriquaient. Ainsi des casques en peau de bœuf, que
l'on ne trouve plus non plus.
Lrs selles des chevaux. — Elles sont fabriquées moitié parle
forgeron qui fait la partie en bois, moitié par le cordonnier qui
fait la partie en cuir, et valent lô francs. Les mors sont fabri-
qués par le forgeron, les brides par le cordonnier.
Les métiers. — Nous venons de passer en revue toute la série
des objets A fabriquer, en disant qui les fabrique. Ce faisant, nous
avons vu que les métiers les plus importants en Guinée fran-
çaise sont ceux de forgeron, de cordonnier, de tisserand. Même
il faut ajouter que, dans la plus grande partie de la Guinée, ce
sont là les métiers uniques. Les tailleurs, les fabricants de
chapeaux n'existent que dans la partie nord-est vers Kankan,
Siguirî . chez les Malinkés voisins des Bambaras du Soudan.
LE TRAVAIL DANS LA HAT TE GUTNÉE. 35
Pour les fabricants de nattes ou de hamacs on peut en rencon-
trer un peu partout, mais très rares, et leur industrie ne cons-
titue pour eux qu'un métier accessoire. Une reste donc, comme
métiers irremplaçables et émergeant tout à fait au-dessus de la
fabrication familiale, que celui du forgeron (métal et bois),
celui du cordonnier (peau) et celui du tisserand (coton). Et
encore ce dernier est-il en train de disparaître devant l'invasion
des commerçants français et de la cotonnade européenne. Fina-
lement le métier primordial me semble être celui du forgeron,
car il est encore plus facile de travailler les peaux de bète dans
le cercle familial que d'y extraire le minerai de fer, de fondre
le 1er et de travailler le métal. Le second métier qui a dû appa-
raître comme métier distinct, a été sans doute celui du peaussier
ou cordonnier et enfin, en dernier lieu, celui du tisserand.
Le forgeron. — Nous allons donner d'abord une monographie
rapide du forgeron noir. Voici, par exemple, Fodé Kamara,
forge l'on indépendant habitant à Faranah. Il a deux femmes,
deux lils, cinq filles, un esclave qui est marié et père de famille :
en tout une quinzaine de personnes dans sa carrée. Il n'exerce
pas du reste que le métier de forgeron. Il a des bœufs, des
vaches, des taureaux, des moutons. Il a également des champs
pour la culture desquels il se fait aider par ses voisins. Il les
paye en outils de sa fabrication. Ajoutons que ses femmes font
de la poterie, comme nous l'avons déjà indiqué pour les femmes
de forgerons en général. Mais c'est son métier de forgeron qui lui
rapporte le plus : 150 ou 200 francs par mois, parait-il.
Fodé Kamara travaille d'abord For, et l'or principalement.
Les clients lui apportent le métal : il prend 5 francs pour une
valeur d'or de 100 Francs quand il fait un bijou. Quand il s'agit
simplement de fabriquer une de ces bagues grossières sous la
forme desquelles on met dans le pays l'or marchand, il ne prend
qu'un franc pour une valeur de 100 francs. Il travaille aussi
l'argent : il prend :{ francs pour faire une bague ordinaire
valant 20 francs, 5 francs pour faire une bague mosquée va-
l.nil la même somme, I franc pour f^ire des épingles à cheveux
valant <> francs.
36 LE iXOTR DE GUINÉE.
Comme on le voit, c'est le travail à façon qui est pratiqué
ici. Le client fournit la matière première, le forgeron la tra-
vaille.
Pour le cuivre [coporo) il en est de même : Fodé prendra
10 francs de façon pour 100 francs de cuivre, 0 IV. 50 pour
faire une bague de 1 franc. Quant au fer, le travail est tantôt à
façon , tantôt non. Ainsi, Fodé a des dabas tout faits qu'il
vendrai franc pièce. Gela ne l'empêchera pas, si on lui apporte
un morceau de fer pour faire un daba, de le prendre et de le
travailler, et il fera payer 0 fr. 50 pour cette fabrication. C'est
là, du reste, le cas le plus rare et si l'or, l'argent, le cuivre sont
surtout travaillés à façon par lui, pour le fer, en revanche, il
fournit presque toujours la matière première et cela se com-
prend du reste puisque nous avons vu que c'étaient les forge-
rons qui extrayaient le minerai, le fondaient et fabriquaient
le fer.
Autrefois il existait des forgerons qui ne travaillaient que
celui-ci : ils le coulaient en morceaux ronds pesant environ
•1 kilos et le vendaient aux autres forgerons et à toute personne
qui en voulaient, moyennant 1 franc le morceau. Ces morceaux de
1er servaient même de monnaie, avant l'arrivée des Européens
dans le pays. On les appelait poumpourous. Les forgerons fai-
saient aussi de longues flèches de fer appelées guenzés et valant
0 fr. 10 chacune. Le guenzé est d'ailleurs encore en usage ou
l'était, il \ a encore très peu de temps, dans l'extrême sud de la
Guinée française (chez les Kissiens, les Tomas, les Guerzés). J'ai
eu un guenzé entre les mains et il n'est pas difficile de s'en
procurer. Quant au poumpourou. c'est autre chose : les for-
gerons qui travaillaient exclusivement le 1er ont disparu avec
rétablissement des Européens dans le pays. Nos pièces d'argent
ont tué le poUmpourou et on ne peut plus en trouver.
Fodé Kamara, pour en revenir à lui. donne de temps en
temps des dabas, des haches au chef du village. Kn revanche,
celui-ci lui donne des culottes, des boubous. Ces échanges de
cadeaux n'ont rien de lixe et se font tout à fait de bonne
volonté, l'ode Kamara travaille dans une case spéciale qu'il a
LE TRAVAIL DANS LA BAUTE GUINÉE. 31
dans sa carrée. Le toit s'y appuie non sur un mur plein comme
dans les autres cases, mais sur de gros pieux qui sont fixés eux-
mêmes dans un petit mur de 20 centimètres de haut qui fait le
lour de la case. Ainsi la case est ouverte sur tout son pourtour
et le jour y entre de partout entre le petit mur de soutènement
et le toit assez abaissé. Il y a deux portes naturellement aux
deux extrémités. Là, le forgeron travaille avec toute sa mai-
sonnée mâle, lils. frères, neveux, esclaves, etc. En nomencla-
ture tourvillienne, c'est de la fabrication à la main en industrie
domestique principale .
Si un forgeron a beaucoup de travail, plus qu'il n'en peut
l'aire lui-même, il demande aux forgerons les plus voisins de
vouloir bien venir travailler avec lui pour un jour, jamais pour
plus. Il leur fait fête, leur donne largement nourriture et
boisson, mais ne les paie pas : c'est, du reste, à charge de re-
vanche.
A côté du type du forgeron indépendant, nous avons main-
tenant le type du forgeron dépendant qu'il faut examiner à son
tour. Prenons, par exemple, Kekouta Kamara, habitant le
village de Faranah.
C'est un ancien captif de case du chef de province Karfa
Kamara. Il est libre maintenant, étant forgeron, mais n'en
reste pas moins l'homme, l'affranchi de son ancien maître,
auquel le tiennent encore les rapports que nous allons voir.
Kekouta Kamara a quarante ans environ : il a une femme,
deux garçons, une fille. Un frère qui a femme et enfant habite
avec lui : en tout huit personnes.
Kekouta est surtout forgeron, mais il possède aussi des res-
sources accessoires : ainsi il possède un petit troupeau (un
taureau, deux vaches, treize chèvres). M envoie un de ses gar-
çons le garder.
Il fait aussi des champs, avec l'aide de ses voisins qu'il paie
en produits de son métier : ainsi le jour du débroussaillement
d'un nouveau champ, il fait à ses voisins une distribution g-éhé
raie de dabas. de haches, de calebasses de bois. Chacun des
\oisins reçoit un de ces objets, d'une valeur de un franc, et eu
.'{H LE m 'lll DE GUINÉE.
revanche lui doit une journée de travail payée sur-le-champ :
aussi le même jour, le forgeron, sa famille, ses \oisins vont-ils
tous ensemble débroussailler l'endroit choisi pour y faire un
champ. Pour l'ensemencement et les travaux subséquents jus-
qu'à la récolte, la famille du forgeron suffit. Mais pour cette
dernière, Kekouta distribue deux faucilles à chacun de ses voi-
sins et ils vont tous taire la récolte ensemble en un seul jour.
— Pour rentrer le riz, Kekouta donne trois paniers à chacun
de ceux qui l'aident et tous ensemble rentrent le riz et t'ont Le
battage.
Mais c'est surtout son métier principal qui rapporte à Kekouta
Kamara. Karfa estime qu'il peut se faire 150 francs par mois.
Chaque fois que Kekouta va dans la brousse avec d'autres
forgerons pour extraire le minerai de fer et le taire fondre
au fourneau, Karfa, en qualité de patron, lui donne un
mouton ou une chèvre, trois calebasses de riz préparé el
cuit, trois paniers de riz non décortiqué, cent kolas, du tabac
en poudre plein une tabatière. C'est là une première alloca-
tion.
Ensuite Karfa loge Kekouta Kamara et sa famille el lui fait
prendre sa part de toutes les distributions extraordinaires qu'il
l'ait aux personnes de sa carrée. En revanche. Kekouta a des
devoirs envers Karfa; d'abord il fournit des dabas à toutes les
personnes de Karfa Kamara qui travaillent aux champs. En-
suite il doit lui faire dix haches par an pour remplacer les
usées. Enlin, si Karfa fait construire une nouvelle case, c'est
Kekouta qui doit lui faire les portes. En dehors <le ces presta-
tions diverses, celui-ci travaille à son profil exclusif.
Il travaille le fer, l'or, l'argent, le cuivre comme le forgeron
indépendant que nous avons vu plus haut, de la même manière
cl aux mêmes conditions.
Le cordonnier. Le mot cordonnier est évidemment un moi
impropre pour désigner ce métier et nous ne le désignons
ainsi que faute d'un ternie plus approprié. En Europe, le cor-
donnier fait des chaussures et pas autre chose. En Guinée, le
cordonnier l'ail aussi des chaussures, au moins des sandales,
LE TRAVAIL DANS LA 11 A l TE GUINÉE. ■'>!>
mais ce n'est là qu'une infime partie de sa tache. En fait il
travaille tout ce qui est peau, comme le forgeron travaille tout
ce qui est bois ou métal. C'est donc en réalité un peaussier
dont le métier va de la tannerie à la cordonnerie ; somme toute .
le métier le plus important et le plus étendu chez le noir de
(iuinée, après celui de forgeron.
Prenons, par exemple, Dieli Mon Kourouma demeurant à
Faranah. Il a dans sa carrée quatre femmes, dix enfants, deux
neveux pas mariés et deux esclaves mâles.
Il n'est pas exclusivement cordonnier. D'abord il possède un
troupeau (sept bœufs et vaches, quinze chèvres). Il fait en-
suite des champs avec sa famille (riz, fonio, arachides, patates).
Mais c'est son métier principal qui lui rapporte le plus : géné-
ralement il ne travaille pas à façon, mais se procure directe-
ment la matière première qu'il met en œuvré. Il achète aux
gens du village les peaux disponibles au prix de 2 francs pour
la peau de bœuf, 1 franc pour la peau de mouton, 1 franc
pour la peau de chèvre. Quant aux objets qu'il fabrique, ce
sont, par ordre d'importance : les sandales ou samaras; les
unes primitives, faites pour les porteurs ou les gens de peu,
se composent d'une mince lame de peau de bœuf et d'un sys-
tème de cordons de cuir qui s'emboîtent entre le pouce et le
doigt suivant du pied. Elles valent 50 centimes la paire.
Les autres, plus belles, épaisses, riches, ornées d'un gros
bouton de cuir peint où se relient les cordonnets, valent de I
à 5 francs la paire et même quelquefois 10 et 15 francs.
Le cordonnier fait aussi des fourreaux pour sabres, fourreaux
ornés de houppettes de cuir et les vend 12 f'r. 50 la pièce. Il
fait des musettes de cuir, soit simples, soit coloriées et ornées,
et les vend de 2 à "> francs. Il l'ail des sacs en peau de boue
1)0111" le transport du riz. dont quelques-uns valent jusqu'à
"> Francs. Il fait aussi les sachets carrés en cuir qui servenl de
grigris, les colliers qui groupeni ces sachets autour du cou,
les bracelets eu cuir semblables à des ronds de serviettes que
les noirs portent an\ bras et qui leur servent aussi de grigris.
Mais, pour ces dernières choses, ce qui est le plus cher, ce n'est
ÏO LE NOIR DE GUINÉE.
pas le travail du cordonnier, c'est ce que le marabout met dans
le sachet ou dans le bracelet pour le rendre fétiche. IMi reste.
nous reviendrons plus loin là-dessus. Le cordonnier l'ait encore
des malibolo (mot à mot : peau d'hippopotame, cravaches en
peau d'hippopotame). La peau de cet animal, du reste, et la
peau de l'éléphant aussi, ne coûtent rien au cordonnier, le
chasseur qui a tué une de ces bêtes distribuant la peau
gratuitement à tous ceux qui lui en demandent. Au contraire,
pour la peau d'antilope ou de biche, comme pour la peau de
bœufel de mouton, le cordonnier l'achète et la paye 5 francs
s'il s'agit de celle d'une antilope tsin-tsin, 2 francs s'il s'agil
de celle d'un antilope son, 2 francs s'il s'agit d'une biche lila-
nisi, etc.
Le cordonnier ne doit rien au chef de village, mais par
déférence il lui fait payer moins cher qu'à un client ordinaire.
Le chef, de son côté, pour reconnaître ce bon procédé, quand il
l'ait tuer un bœuf ou un mouton, en donne la peau pour rien
au cordonnier.
Diéli Mori Kourouma peut gagner 50 francs par mois avec
son métier de cordonnier. Il n'est pas, du reste, le seul cordon-
nier du village de Faranah; il y en a deux autres, donc trois
en tout pour un population de 1.200 habitants. Ces deux au-
tres cordonniers sont : Manké Kamara et Fanfodé Doumbouya.
Ce dernier, le plus achalandé, peut se l'aire des mensualités
d'une centaine de francs.
Le tisserand. — Le métier de tisserand, très important jadis,
est actuellement un métier qui s'en va, tué par les Européens.
Aussi le tisserand indépendant n'cxiste-l-il presque plus main
tenant et, pour le trouver, il faut aller dans le nord-est de la
Guinée française, à Kankan par exemple , où il y a une agglo-
mération exceptionnelle de 10 à 12.000 noirs, la plus Forte de
toute la Guinée française.
Jadis un tisserand indépendant pouvait gagner 75 francs par
mois. Quelques-uns avaient des troupeaux et tous faisaient des
champs. Mais la culture étaii pour eus accessoire, el c'était leur
métier de tisserand qui leur rapportait lé plus.
LE TRAVAIL DA.NS L\ HAUTE GUINÉE. 41
Ils travaillaient à façon : le client apportait le fil de coton
que ses femmes lui avaient filé clans sa carrée et qu'elles
avaient roulé autour de morceaux de bambou. Une fois en
possession du fil, le tisserand le tramait en bandes larges d'une
dizaine de centimètres.
A Kankan, il y a toujours des tisserands indépendants,
mais ils achètent leur fil aux commerçants européens et font
de l'étoffe avec. Du reste, le fil européen est meilleur que le fil
indigène. Cette étoffe faite, ils la vendent à leurs compatriotes.
Ainsi les tisserands indépendants, qui existent encore, sont passés
du travail à façon au travail qui ne dépend plus du client pour
la matière première.
Le type du tisserand dépendant a mieux résisté, mais le
métier est devenu ici accessoire. Prenons par exemple Keman
Kamara, âgé de trente-sept ans, habitant dans la carrée de Karl'a
kamara. chef du Firia, à Faranah. Il a deux femmes, trois
enfants, trois frères célibataires, en tout une dizaine de per-
sonnes.
Il fait d'abord des champs, lui et sa famille, et ces champs
lui rapportent plus que son métier de tisserand qu'il n'exerce
que deux ou trois fois par an et qui ne lui rapporte guère plus
de :{ francs par mois. Il est vrai qu'il est payé bien plus en
nourriture qu'en argent, comme nous allons le voir.
Il travaille à façon : on lui apporte les fils de coton qu'il
doit tramer. De plus, l'étoffe faite, il confectionne le vêtement
qu'on lui demande el joint ainsi la profession de tailleur à celle
de tisserand, l'ouï- la confection d'un boubou,, on lui donnera
1 francs; pour celle d'une culotte ou pour celle d'un pagne, on
lui donnera seulement la nourriture pendant tout le temps
qu'il travaillera. Avant l'invasion des cotonnades européennes,
le tisserand dépendant pouvait se taire une dizaine de francs
par mois, sans compter la nourriture. Le tisserand dépendant
a certaines obligations envers son patron : il lui transforme en
étoffe son lil de colon sans recevoir d'espèces. Mais le patron
lui doit une nourriture abondante, pendant tout le temps qu'il
travaille pour lui : il lui donnera, par exemple, dix kolas quanc]
LE Nulli DE U [NEE.
le travail commencera, puis du riz, des poulets, des œufs, du
lait, etc.
Nous en avons fini avec les métiers les plus importants chez
le noir de Guinée, ceux de forgeron, cordonnier, tisserand; mais
il nous reste maintenant à passer en revue quelques métiers
accessoires qui n'existent pas du reste dans la plus grande
partie de la Guinée française, mais qui émergent cependant
ici et là de l'industrie domestique. Ils continuent donc à. faire
partie de celle-ci dans la plus grande partie du pays, mais pas
partout ainsi le métier de tailleur, ainsi le faiseur de cha-
peaux). Quant aux fabricants de nattes et de hamacs, leur in-
dustrie plus difficile, semble-t-il, est plus répandue et existe
dans presque toute la Guinée, mais elle ne constitue qu'un mé-
tier accessoire, et même très accessoire, pour celui qui l'exerce.
Le fabricant de nattes. — Prenons, par exemple, le fabricant
de nattes ou plutôt le faiseur de nattes, le mot fabricant étant
trop ambitieux ici. Il y en a un à Faranah, Ansou Kourouma,
homme de quarante ans, pauvre, n'ayant qu'une femme,
sans enfants et sans esclaves. — C'est un homme libre, mais
il est sous le patronage de Karfa Kamara et habite dans le
village de culture de celui-ci aux environs de Faranah. Il l'ait
des champs, et .ses champs lui rapportent plus que son métier
de nattier. Il donne du riz et du miel à Karfa et celui-ci lui
donne, en revanche, des boubous de temps en temps. Ansou
Kourouma, en dehors de son travail des champs, l'ait tics nattes
qu'il vend 50 centimes la pièce. Il travaille dix jours par mois
à celles-ci et fabrique dix nattes en ses dix jours. Sa fabrication
lui rapporte donc ."> francs par mois.
Voici un autre type de fabricant de nattes, <le Kankan celui-
ci, Morikc Kondé. Au commencement de la saison sèche il
vient du Kouradougou (province du cercle de Kankan s'installer
à la ville pour y exercer son métier et, en mai. au moment de
la saison des pluies, il retourne chez lui faire de la culture. Il
loge chez un chef de quartier, qui ne lui l'ail payer aucun
loyer en espèces, le loyer étant du reste totalement inconnu
chez le noir. Moriké offre seulement une natte, comme cadeau,
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUINEE. Id
à son logeur. Il fabrique des nattes de qualité supérieure, qu'il
vend de 2 à 10 francs. 11 peut gagner ainsi 40 francs par mois.
Pendant tout son séjour à Kankan, il ne fait que cela, mais
aux premières pluies, comme je l'ai dit, retourne chez lui et y
reste de mai à novembre. Ainsi il consacre cinq mois par an
aux nattes, et sept mois aux champs. Le métier est donc ici
encore accessoire.
Le faiseur de hamacs. — Passons au faiseur de hamacs. 11
y en a un à Souleymania (province duFiria, cercle deFaranah).
C'est Makan Konalr, âgé de quarante-sept ans, qui a deux fem-
mes, trois enfants, ni frères, ni neveux, ni esclaves. Il n'a pas
de troupeau, mais fait des champs, et ceux-ci lui rapportent bien
plus que sa fabrication de hamacs. Il n'en fait du reste que sur
commande ou bien en vue d'offrir un hamac digne de lui, à tel
chef généreux qui l'en récompensera largement. Makan vend
5 francs un hamac ordinaire et 10 francs un beau hamac. Il
peut gagner ainsi 10 francs par mois au plus.
Les autres fabricants de hamacs offrent le môme type que
lui. Leurs champs leur rapportent plus que leur fabrication.
C'est avec des lianes qu'il va chercher dans la brousse que
le fabricant de hamacs fait sa ficelle ; il fend ces lianes en
menus brins, puis tresse ceux-ci et obtient ainsi la ficelle.
Quand il en a assez, il commence le hamac et en deux jours,
parait-il. peut le parfaire. Il tresse celui-ci à la main, sans le
secours d'aucun instrument.
Disons maintenant un mot des (ailleurs et des fabricants de
chapeaux.
Le tailleur. — Le tailleur cela se dit karella en malinké, don-
rjoudéléna en dialonké) existe à Kankan et, en général, dans le
nord-est de la Cuinée française, dans la Guinée soudanaise
Ceux de Kankan ne font pas de champs et n'ont pas <lc mé-
tier accessoire. Ils achètent l'étoffe européenne ou indigène cl
la transforment en vêtements. Souvent aussi ils reçoivent l'étoffe
du client cl travaillent à façon. Ils ornenl les boubous vête-
menl <le dessus des hommes avec des lils de couleurs euro-
péens, achetés ;m\ commerçants français, Autrefois ils ache-
\ \ LE NOIR DE Gl fNÉE.
taient des iils indigènes blancs et les teignaient eux-mêmes en
bleu, en noir ou en jaune (ils no connaissaient ni la teinture
verte, ni la rouge). Pour faire leur teinture, ils allaient dans la
brousse prendre les feuilles d'un certain arbre connu d'eux ;
ces feuilles étaient mises dans l'eau, pilées et remuées, puis on
mettait les fils tremper plus ou moins longtemps dans cette
mixture, suivant la couleur bleue ou noire qu'on voulait obtenir:
il fallait laisser tremper deux semaines pour obtenir la couleur
noire. Pour avoir du jaune, on pilait des kolas et on ajoutait de
l'eau. Mais maintenant les tailleurs préfèrent acheter des fils tout
teints aux commerçants européens.
Les tailleurs font tous les objets d'habillement : pagnes et mou-
choirs des femmes, culottes, bonnets, boubous des hommes. Ils
font pour les gens riches et pour les chefs ces grands boubous
blancs musulmans, si aimés des Poulahs, qui tombent jusqu'à
terre et ont une poche en travers sur la poitrine. Ces grands
boubous sont d'un blanc de neige et ont de l'allure. Les tailleurs
fabriquent aussi des caftans généralement jaune d'or, avec de
larges bords très ornés, qui peuvent valoir de 7"> à 150 francs.
Le métier de tailleur est donc un bon métier, là du moins où il
peut exister, et les tailleurs de Kankan se l'ont jusqu'à des
mensualités de 200 francs, ce qui est énorme ici.
En résumé, l'industrie du tailleur est restée familiale <l<ins la
•plus grande "partie de la Guinée française, mais elle est devenue
un métier distinct flans les pays riches et populeux du Soudan
gitinéen, chez les Bas Malinkés comme chez les Bambaras,
à Kankan et à Siguiri comme à Bammako. Autre part, ce sont
les femmes qui font les vêtements, dans la famille.
Le fabricant de chapeaux de paille. — Il n'y en a pas dans le
sud et l'ouest de La Guinée française, mais, comme les tailleurs,
on en trouve dans le Soudan guinéen.
En voici un de Kankan qui a trois femmes et trois enfants, pas
d'esclaves. — Son installation familiale est, <lu reste, aux envi-
rons de Bammako, mais au commencement de la saison sèche, il
vient s'installer, seul, à Kankan. Il demande à un riche chef de
carrée la permission d'habiter une de ses cases libres, ce qui
LE TRAVAIL DANS LA HALTE GUINEE. 10
lui est accorde sans difficulté et sans loyer. Cependant, si le
chef de carrée a besoin de chapeaux de paille, le fabricant lui
en fera pour rien, pour reconnaître l'hospitalité qu'on lui donne.
Le faiseur de chapeaux les fait avec du roseau, des fibres
de feuille de ban. Il les vend de 1 à 3 francs. Dans une journée
il peut en fabriquer trois, mais à la condition d'avoir sous la
main la matière première qu'il va chercher d'abord lui-même
dans la brousse. Il peut gagner 100 francs par mois en moyenne,
ce qui est beaucoup. Aux premières pluies avril ou mai), il
retournera chez lui pour travailler à ses champs.
Conclusion sur l'industrie. — Nous en avons fini avec la
fabrication guinéenne : en gros, elle est généralement familiale
et il n'y a spécialisation sérieuse et absolue que pour l'art du
forgeron, du peaussier et du tisserand. Pour le reste, la fabri-
cation familiale subsiste généralement et il n'y a spécialisa-
tion qu'ici et là, dans les parties les plus riches et les plus
peuplées du pays. Maintenant si nous voulons définir, on
termes de la nomenclature, ce qu'est la fabrication du for-
geron, du cordonnier et du tisserand guinéens, nous dirons que
c'est une fabrication à la main, en industrie domestique prin-
cipale. Quant à la fabrication du fabricant de nattes et du fabri-
cant de hamacs, elle est également à la main, en industrie
domestique accessoire. Le tailleur, quand il existe, est en indus-
trie domestique principale (et même unique puisqu'il ne fait
que cela) et le fabricant de chapeaux est en industrie domes-
tique accessoire. Du reste, tout cela est à la main et la main est
l'unique moteur connu en Guinée.
On le voit, l'atelier patronal n'existe pas ici, même le plus
petit, même le petit atelier patronal, car cet atelier suppose,
sous les ordres du patron, des ouvriers qui n'appartiennent pas
à sa famille. Or, le noir de Guinée ne connaît comme ouvriers
que les membres de sa famille et jamais une personne du
dehors. Ces! pour cela que la nomenclature appelle cette
industrie : industrie domestique, et suivant qu'elle constitue la
plus forte partie ou la moins forte partie <ln travail nourricier
de la famille, industrie domestique principale <>n industrie
Mi LE NOIR HE (il IM I .
domestique accessoire. L'industrie guinéenne, en résumé, est
donc surtout restée non spécialisée et conservée dans le cercle de
la famille, donc familiale, spécialisée seulement pour un petit
nombre de métiers et, même en ce cas, à la main, domestique
et ne constituant jamais d'atelier patronal.
Le commerce. — 11 nous reste maintenant à examiner la der-
nière branche du travail : à savoir le commerce et les trans-
ports.
Nous allons faire d'abord la monographie d'une famille com-
merçante et pour cela nous choisirons, à Faranah. celle de Séri-
fouké Touré. C'est un homme riche, âgé de trente-six ans. qui a
cinq femmes, trois enfants, des esclaves, plus un frère cadet et
toute la famille de celui-ci (quatre femmes, six {ils et six esclaves .
La carrée de Sérifouké comprend donc en tout trente six per-
sonnes.
Serifouké possède un petit troupeau (quatre taureaux et trois
vaches). Sa famille fait un peu de culture, mais pas beaucoup.
Le travail principal est ici le commerce, et de beaucoup.
Serifouké fait d'abord chercher dans la brousse du caout-
chouc par sa famille et ses esclaves. Quand il en a réuni un
nombre respectable de boules (500 par exemple), il s'en va à
Konakry avec ses esclaves et ses parents, portant des charges
de 30 ou 35 kilogrammes, souvent plus. Lui-même porte aussi.
Souvent il prend «1rs porteurs étrangers, des gens qui ne sont
pas de sa famille et auxquels il alloue -25 francs une fois donnés,
plus la nourriture journalière, pour faire le voyage de Faranah
à Konakry et retour. A Konakry, Serifouké vend son caoutchouc
aux maisons européennes et avec le produit de cette vente
achète des cotonnades, des fusils à pierre, de la [madré, de
l'ambre faux, des perles <!<■ verre, dît pe'trole, etc. Il revient vers
Faranah avec ce chargement, tâchant de l'écouler en route el
se faisant payer en caoutchouc. Revenu à Faranah. il envoie ses
porteurs dans les environs, surtout dans le sud, vendre le reste,
toujours contre du caoutchouc. Lui-même tien! boutique ouverte
à Faranah. Avec ce commerce Serifouké peut gagner jusqu'à
LE TRAVAIL DANS LA HAUTE GUTNÉE. 47
300 francs par mois. 11 doit acquitter à l'administration française
une patente de 30 francs par semestre ou 60 francs par an.
Le commerce de Serifouké est basé, nous venons de le voir,
sur le caoutchouc et les produits d'importation européens.
Mais il pourrait le baser aussi sur les kolas dont on va faire
commerce dans le sud. En ce cas, le dioula prend avec lui des
étoiles, des fusils, de la poudre, des perles, de l'absinthe, etc.
Il va vers Boola ou vers Gouecké et échange à ces grands mar-
chés, contre des kolas, tout son chargement. Cela fait, il remonte
vers le nord et va vendre ceux-ci à Kankan par exemple. A
Boola il a eu 150 kolas pour 1 franc. A Kankan, il les revend
20 pour 1 franc, c'est-à-dire sept ou huit fois plus cher qu'il ne
les a achetés. Ces kolas du reste, ne restent pas à Kankan, au
moins la plus grande quantité. D'autres dioulas les transportent
de là jusqu'au Sénégal où le kola, dit-on, se vend excessive-
ment cher. On voit l'énorme bénéfice qui peut se faire sur ce
commerce. Du reste, ce bénéfice se trouve réparti en fait sur
bien des intermédiaires, de la forêt de la Côte d'Ivoire au
Maroc, aucun commerçant noir, même le plus riche, n'osant
accomplir de longs voyages.
Avec le caoutchouc et les kolas, un autre commerce rémuné-
rateur est celui qui se fait du Fouta-Djallon au Sierra-Leone et
qui consiste à conduire des bestiaux du premier pays dans le
second. Le Sierra-Leone, pays de culture et d'arboriculture,
manque de bestiaux et, l'exportation des vaches y étant défen-
due, semble devoir en manquer toujours. C'est donc un métier
lucratif que d'y conduire des bœufs, des taureaux on des veaux,
et bien des dioulas après avoir été de la Haute Guinée à la côte,
ne manquent jamais en revenant d'acheter, en passant dans le
Fouta-Djallon, des bètes à cornes qu'ils iront revendre en Sierra-
Leone. Ils en ramèneront, en revanche, des produits industriels
anglais (cotonnades, marmites de fonte) ou des tissus indigènes
car le Sierra-Leone produit beaucoup de coton et ils les écou-
lent dans leur pays.
En résumé, caoutchouc, kolas, bestiaux, produits européens,
voilà sur quoi se base le commerce indigène de \a Guinée Iran-
Ï8 LE NOIR DE Gl IXl'.l .
raisc Nous ne parlerons pas ici du commerce très important du
sel et des moutons du Soudan, ce commerce étant entre les
mains des Maures.
En résumé, le commerce du non- de Guinée se fait générale-
ment en famille, quelquefois 'pour les plus riches commerçants
— ainsi Serifouké — avec des parleurs salariés. Le salariat, qui
n'existe pas dans l'industrie guinéenne, apparaît donc dans le
commerce guinéen; Quant à la façon dont se fait le transport,
il se fait à tète d'homme, à tète de femme, à tète d'enfant, les
noirs n'ayant su on n'ayant pu domestiquer le bœuf de façon à
le rendre porteur pas plus qu'ils n'ont su ou pu le domestiquer
de façon à le rendre propre à la culture. Aussi à chaque ins-
tant dans la brousse, sur les routes ou plutôt dans les sentiers
de la Guinée française, rencontre-t-on des dioulas avec leur ber-
ceau d'osier sur la tète, tenu en équilibre par deux ficelles, l'une
attachée à droite du vaisseau, l'autre à gauche et tombant de
chaque côté. Le porteur tient ces deux ficelles l'une de la main
droite, l'autre de la main gauche et les manœuvre de façon à
tenir sa charge en bonne position. Souvent aussi il a un grand
bâton à la main, sur lequel il s'appuie en marchant. Quand il
est fatigué, il choisit un arbre dont les branches font fourche à
hauteur de sa tête et il va 3 appuyer L'extrémité de sa charge
ou bien l'y poser tout entière, s'il le peut. S'il ne le peut pas, il
calera l'autre extrémité de la charge avec sou bâton et sera
ainsi libre de s'asseoir quelques instants. Le dioula, du reste,
aime beaucoup les haltes fréquentes et prolongées. Il veut
marcher à son heure, capricieusement, et s'arrêter quand cela
lui fait plaisir. Du reste, tout porteur noires! dans ce cas et il
est difficile de lui imposer une discipline régulière de la mar-
che. Les vaisseaux d'osier allongés dans lesquels les dioulas
portent leurs marchandises s'appellent /calas ou /taras et sont
fabriqués par les dioulas eux-mêmes. Dans le pays toma les
dioulas aiment mieux porter sur le dos et sur If cou que sur
la tète et ont à cet effet des hottes longues qu'ils nomment
kokalàs.
Les charges (pie portent les noirs sur leur tète sont quelque-
LE TRAVAIL PANS LA HAUTE GUINÉE. 49
fois énormes. Un commandant de cercle qui s'est amusé à en
peser, en a trouvé fréquemment de 40 kilogrammes, quelquefois
de 00. Avec cela le noir fait 30 kilomètres par jour. Les femmes,
les enfants portent. Rien de plus fréquent que de rencontrer
dans la brousse un dioula avec sa charge sur la tête et sa longue
robe serrée à la ceinture, devant lequel une femme, le torse
nu et la tète rejetée en arrière par le poids de la charge, mar-
che. Devant la femme est souvent une petite tille, portant, elle
aussi, un petit garçon.
Si nous faisions ici un tableau général du commerce de la
Guinée française, nous devrions parler : 1° du commerce euro-
péen; 2° du commerce maure dans le pays, mais nous n'avons à
voir pour le moment que le commerce du noir de Guinée, son
travail commercial. Nous retrouverons plus loin le commerce
européen et maure et nous n'avons pas à nous en préoccuper
pour l'instant. Notons seulement que c'est la présence des Euro-
péens et de leurs stocks de marchandises qui a surexcité le com-
merce du noir, dans le pays. Jadis celui-ci ne faisait guère le
colporteur et laissait ce soin aux Maures, aux Sarakholés du
nord, aux dioulas de la Côte d'Ivoire. Mais, depuis que la pré-
sence des Européens à la côte a amené dans le pays des quan-
tités de marchandises recherchées du noir, certains de ceux-ci
naturellement, préférant au travail pénible et assujettissanl de
La culture le travail moins dur et plus libre des transports, se
sont fait dioulas, d'autant que les bénéfices sont très grands
(ainsi une bouteille d'absinthe Pernod, achetée 0 francs à Kona-
kry par le dioula. est revendue par lui 15 ou 20 francs dans
l'extrême sud, au pays toma par exemple). On peut donc dire
que si le colportage du noir de Guinée a toujours existé, au
moins eu petit, la présence des Européens Ta au moins consi-
dérablement augmenté et surexcité. Du reste, il ne me semble
pas que ce soit une lionne chose : il vaudrait mieux que l<- noir
s'enfonçât profondément dans la culture que de faire un métier
qui développe infiniment moins l'aptitude au travail intense.
Conclusion sur le hiavail du noib de Haute Guinée. — Nous
oO LE NOIR DE GUINÉE.
voici à la fin de notre analyse du travail du noir de Haute Gui-
née, travail nourricier ou travail annexe. Nous avons vu que ce
noir est avant tout un cultivateur e( un cultivateur de riz. Il
est devenu tel après avoir été peut-être un pasteur, et à la
suite d'un cantonnement forcé vers les sources du Niger, au
bout de la route des invasions, dans le cul-de-sac que forme la
concavité de l'Afrique occidentale.
Ancien pasteur ou arboriculteur, devenu cultivateur de riz,
telle me semble donc cire la formule essentielle qui caractérise
le noir de Hante Guinée au point de vue du travail de la race.
Passons maintenant à la propriété.
II
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE
Il y a beaucoup d'objets très différents qui sont suscepti-
bles d'appropriation. 11 s'a.uit de mettre un peu d'ordre dans
ce chaos et de distinguer des classes d'objets appropriables,
suivant l'ordre le plus naturel possible. La nomenclature tour-
villienne nous donne un ordre qu'on peut suivre : elle dis-
tingue d'abord deux sortes de propriétés, la propriété immo-
bilière qu'elle classe sous la rubrique C, et à laquelle elle
donne le nom propre de Propriété sans épithète; et la pro-
priété mobilière qu'elle classe sous la rubrique D et à laquelle
elle donne le nom de Biens mobiliers. En lisant le contenu de la
première rubrique, on voit que la propriété immobilière com-
prend la maison, le jardin, le champ cultivé, l'atelier, le pâtu-
rage; etc. Quant k la propriété mobilière, elle comprend les
animaux domestiques, les instruments de travail, le mobilier
meublant, le mobilier personnel.
On pourrait, à mou avis, établir une autre classification des
propriétés. Ce serait une classification historique ou chronologi-
que qui rangerait les objets susceptibles d'appropriation dans
L'ordre probable où l'homme les a appropriés : ainsi, on sait
en science sociale que la maison s'approprie toujours avant la
terre cultivée et la terre cultivée avant le pâturage. De même la
propriété des vêtements et des objets personnels que l'on porte
sur soi a dû précéder colle (le la maison cl du mobilier meublant
:\-2 LE NOIR DF. GUINÉE.
(In pauvre sans feu ni lieu, unchemineau, possède au moins quel-
ques nippes qu'il a sur le corps et les objets qu'il peut porter sur
lui. Ainsi on pourrait, à côté du classement des propriétés
que donne la nomenclature tourvillieune. concevoir un autre
classement fondé sur l'histoire sociale. Mais, pour le moment,
nous nous constentcrons de la première en ajoutant simplement
aux espèces de biens mobiliers que donne la nomenclature ces
deux espèces qu'elle a oubliés : 1° la femme, 2° les esclaves. —
La femme peut être considérée comme une propriété, et
en est certainement une pour le noir qui l'achète en l'épou-
sant, et quant à l'esclave, inutile de démontrer qu'il est bien une
propriété pour son maître.
Nous allons donc passer en revue les dill'érentes espèces de
propriétés, au regard de la façon dont se les approprie le noir
de Haute (minée et nous allons commencer par les immeubles.
Immeubles. — Nous les examinerons dans l'ordre qui va de la
non-appropriation à l'appropriation, ou plutôt du moins d'appro-
priation et de l'appropriation la plus générale au plus d'appro-
priation et à l'appropriation la plus particulière.
Sols de cueillette et objets producteurs tir cueillette. — Les
sols et ces objets ne sont pas appropriés par la famille ni par
l'individu isolé, mais ils sont appropriés par le village et par la
tribu. Le sol de la liante Guinée française est actuellement di-
visé en cercles. Ces cercles contiennent un certain nombre «le
provinces qui contiennent elles-mêmes un grand nombre de villa-
ges. Autrefois, il y avait de petits royaumes qui contenaient un
certain nombre de cantons, Lesquels contenaient eux-mêmes un
certain nombre de villages : d'où propriété de tribu on de ro\ aume
indépendant, propriété de cantons el propriété de \ i liages. Le ter-
ritoire du petil état était divisé entre les cantons, et le territoire
de chaque canton était divisé entre les villages. Chaque village
avait donc son territoire naturel (cl du reste la encore aux limi-
tes indiquées par la configuration même du lieu, montagnes
vallées, fleuves, marigots, etc. Il \ avait donc, et il y a encore,
nie appropriation de la brousse cl des sois de cueillette et des
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE II AI TE GUINÉE. 53
objets producteurs de cueillette qu'elle contient, par la tribu, le
canton, le village. Mais dans le territoire du village la brousse
n'est appropriée ni par la famille ni par l'individu isolé. Ainsi
cueille qui veut le néré, cet arbre qui produit la pousse comes-
tible dont nous avons parlé.
Sols et objets producteurs de pêche et de chasse. — Les sols de
pêche ce sont les eaux (marigol s, rivières, fleuves, mares, etc.). Les
sols de chasse, c'est toute la brousse. Tout cela est approprié ou
était approprié par la tribu, le canton, le village, mais ne l'est
pas par la famille ni par l'individu isolé. Le chasseur, il est vrai,
a le droit d'aller chasser partout où il veut, même sur les terri-
toires des autres villages, des autres cantons, des autres tribus,
mais s'il tue un gros animal, un éléphant par exemple, il doit
une partie de la proie au chef du pays (une défense pour l'élé-
phant). L'usage veut aussi qu'il abandonne une grosse partie de
la viande aux habitants des environs. Il y a une reconnaissance
du droit de propriété collective du village, du canton et de la
tribu. Cette appropriation ne va pas jusqu'à repousserle chasseur
étranger, mais va jusqu'à lui faire payer une redevance pour la
chasse dans le pays.
Sols de pâturage. — Ceux-ci sont appropriés, comme les précé-
dents, par tribus, cantons et villages. Ils ne sont pas appropriés
par familles, mais il y a une sorte de coutume qui fait que cha-
que chef de carrée envoie toujours ses bestiaux paître au même
endroit et n'empiète pas sur l'endroit du voisin. Quand il y a
des associations de chefs de carrée pour faire surveiller leur
bétail par un même pâtre, il en est de même, et les différentes
associations n'empiètent pas sur les sols de pâturage les unes
des autres. En résumé, il y a des lieux d'usage de pâturage pour
chaque famille ou pour chaque association, et il ne s'élève ja-
mais aucune contestation à ce sujet. Du reste, la brousse inoccu-
pée est vaste et offre bien plus de pâturages qu'il n'en est besoin.
Donc pas d'appropriation définit ive, mais une sorte de possession
usa -ère, commençant et finissant avec l'usage.
Arboriculture. — Ici, nous entrons dans la possession junn
Haie. Ainsi les petits bois de kolas qui existent dans le Kouranko,
LE NOIR DE GUINÉE.
le Sankaran, le Soliman français, sont la possession do certaines
familles rie chefs. Dougoutigui, chef de la province du Sankaran,
dans le cercle de Faranah, possède aussi quelques bois de kola-
tiers qu'il a fait visiter à différents fonctionnaires. De même le
chef du Soliman français. Les bouquets de bananiers qui existent
souvent auprès des villages de la Haute Guinée sont, soit la pos-
session d'une famille, soit celle du village. — Ici, il faut du reste
distinguer entre le sol même , propriété collective du village, et les
arbres gui le couvrent, ces derniers seuls étant propriété fami-
liale .
Champs cultivés , sol arable. — Pour les champs cultivés, nous
arrivons à la possession même du sol par la famille, mais à une
possession simplement temporaire. En effet, quand un chef de
carrée veut se faire un champ, de deux choses l'une : ou bien,
et c'est ce qu'il fait communément, il débroussaille dans le ter-
ritoire du village auquel il appartient un endroit vierge et cet
endroit lui appartiendra désormais ^ou plutôt à la famille qu'il
représente) tant qu'il le cultivera, tant que celle-ci le cultivera.
Ce champ, tant qu'il sera cultivé, restera donc dans la famille et
passera par héritage du chef de famille, quand il mourra, à sod
successeur, nouveau représentant de la famille. Ou bien — et ceci
du reste ne se produit presque jamais à cause de l'abondance
de terrains vierges dans le territoire communal — il choisil un
champ cultivé jadis, mais maintenant abandonné. En ce cas, il
lui faut, pour le cultiver, l'autorisation de celui qui L'exploitait
auparavant. Le chef dialonké du cercle de Faranah. qui me
donne ces renscignemcnls, ajoute du reste (pie cette autorisation
ne se refuse jamais et que la demander est une simple foi nul-
lité.
Ainsi, sur le terrain communal, la terre est à la famille qui la
défriche et qui la cultive, tant qu'elle la cultive généralement
pendant huit ou neuf ans). La culture cessée, la famille conserve
un vague droit théorique sur cette terre, sans doute parce que
c'est elle qui l'a défrichée jadis (ce que les noirs considèrent
comme très important à cause de la difficulté du défrichement,
mais ce droit se cède aisément, sur demande, quand une autre
LA PROPRIETE CHEZ LE NOIR DE HALTE GUINEE. DO
famille veut prendre la suite de la culture sur cette terre main-
tenant abandonnée.
En résumé, on pourrait dire que la nue propriété du sol cultivé
reste au village, la propriété usufruitière à la famille qui cultive,
tant qu'elle cultive et rien de plus. Insistons du reste sur la
surabondance du sol vierge cultivable, en Haute Guinée, sura-
bondance qui domine toute la question.
Il faut ajouter qu'avec la culture commence non seulement la
possession usugère du sol par la famille, mais la possession usa-
gère dit sol par l'individu même. En effet, dans chaque famille,
il y a d'abord les champs de la famille, puis il y a des lopins de
terrain cultivés, qui par une femme de la famille, qui par une
autre femme, qui par un frère, qui par un esclave. Les femmes
choisissent généralement de petits terrains autour de la carrée,
i\ proximité des cases, dans les sols vagues du village qui ont
été débroussaillés jadis quand le village s'est établi et où on
jette les ordures. Quant aux esclaves, aux frères, aux neveux qui
veulent se créer des revenus indépendants, un petit pécule en
foncier, ils débroussaillent et défrichent, pendant le jour libre
qu'ils ont par semaine, quelques petits champs autour des grands
champs familiaux. Chacun a la possession individuelle de ce
champ tant qu'il le cultive. Ainsi s'établit la possession cul-
turale du sol, non seulement par la famille, mais encore par
l'individu, la possession proprement individuelle du sol cultivé,
comme la possession du sol cultivé par la communauté de fa-
mille. Cent le défrichement qui crée le titre de possession, et
c'est l'exploitation qui le conserve, en l'un et l'autre cas.
J'ajouterai que dans le Fouta-Djallon et dans la Basse Guinée,
la propriété semble autrement assise. Quoique nous ne nous
occupions ici que de la Haute Guinée, je vais citer à ce sujet quel-
ques lignes d'André Arcin, tirées de son copieux et excellent
livre sur la Guinée française : « Supposons, dit-il, page 359, une
famille arrivant dans le pays et s'y installant soit de force, soit
avec l'autorisation des aborigènes. La terre du village, est di\ isée
parle patriarche en un nombre de lots égal au nombre, plus un,
d'années nécessaires pour l'assolcmenl du terrain; s'il doit rester
56 LE NOIR DE GUINÉE.
quatre ans en jachères, cinq lots sont désignés et ils sont défri-
chés à tour de rôle. Ensuite, dans ces lots, chacun des chefs de fa-
mille secondaires reçoit sa part. Au début surtout, lorsque le
clan avait toute sa cohésion, il est possible que le partage n'ait
pas été stable. Le chef politique et religieux de la tribu donnait
à ses enfants ce qu'il lui plaisait et il pouvait faire des divisions
nouvelles après chaque récolte, comme le chef des communautés
germaines et grecques. Mais, peu à peu, les chefs des familles
partielles devenaient plus indépendantes. Chaque partage ame-
nait des discussions et des luttes, si bien que cette opération
devint de plus en plus rare et que les familles partielles con-
sidérèrent le terrain primitivement désigné comme leur étant ac-
quis définitivement à titre particulier. Ce n'est plus que dans
les cas de force majeure que l'on fait aujourd'hui un nouveau
partage. Chaque famille a ses fétiches protecteurs dans sa
parcelle et elle leur sacrifie tous les ans avant d'ensemencer
el do récolter. » André Arcin devrait dire : dans ses parcelles,
puisque chaque famille a une parcelle dans chacun des cinq
lots du terrain communal établis primitivement; en résumé, là,
le sol cultivé semble être devenu la propriété définitive de chaque
famille, et la propriété familiale absolue du sol cultivé s'être
créée aux dépens de la propriété communale. Pourtant il y a
le cas de force majeure qui peut amener quelque nouvelle ré-
partition. André Arcin dit autre pari (page 3-25) au sujet du chef
de village dans la Basse Guinée : « Quelquefois il préside au
partage des terres de la communauté, jouant le rôle de l'agri-
mensor romain. — Il porte alors en soso le nom de Sétakhounyi
(celui qui partage les terres). C'est encore lui qui désigne cha-
que année quelle partie de la terre communale sera défrichée
(c'esl une formalité, car toutes les familles savent dans quel
ordre les lots se succèdent. Cet ordre ne peut être changé que
pour (h1 graves motifs). En effet, par suite du mode de culture en
jachères, le périmètre cantonal communal) est divisé «mi un cer-
tain nombre de lots où chaque famille a sa propriété désignée
d'avance. Ce nombre de ces luis est proportionnel au nombre
d'années pendant lesquelles chacun d'eux restera inculte. »
I.A PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 57
En résumé, ici la terre semble ne pas surabonder, sans doute
à cause de la densité de la population, plus grande qu'en Haute
Guinée. C'est dans celte direction, je crois, qu'il faudrait chercher
la différence du régime d'appropriation foncière familiale en
Haute et en Basse Guinée.
Signalons qu'encore plus à l'ouest, sur la côte même de Gui-
née, chez les Bagaforé, il n'y a de propriété familiale que la
case, le jardin qui l'entoure, et le produit des palmiers récoltés
par chaque famille. Toutes les cultures se font en communauté
de village et, par conséquent, le sol cultivé est la propriété com-
mune, indivise de tout le village. Le riz est la principale culture
et la récolte en est partagée entre les familles, au prorata du
nombre des membres de chaque famille.
Pour en revenir à la Haute Guinée, quand un champ est appro-
prié soit par le défrichement du sol vierge, soit par l'autorisation
de l'ancien possesseur, on le cultive généralement pendant neuf
ans. Ainsi, la première année, on y sèmera du riz, la seconde
aussi, la troisième du fonio, la quatrième du riz, la cinquième du
riz, la sixième des arachides, la septième et la huitième du fonio,
la neuvième du riz, puis le champ sera abandonné et son pos-
sesseur ira choisir un autre endroit pour remplacer par un sol
vierge un sol épuisé.
L'habitation. — Chaque chef de carrée possède sa carrée compo-
sée de cases généralement rangées en cercle autour de la cour
et entourées d'un enclos, en bambou et en nattes, appelé ta-
pade. Chaque carrée est ainsi isolée des autres et d'autant plus
que deux tapades ne doivent jamais se toucher. Dans ces cases,
le chef de carrée loge toute sa famille et tout son personnel et
généralement il dispose de ses cases comme il veut et à sou gré,
Cependant, quelquefois, telle case peut appartenir en particulier
;\ tel membre de la famille : ainsi nous verrons plus loin que Karfa
Kamara, grand chef de carrée, possède un très grand nombre de
cases dans sa carrée et dans son village de culture. Mais à côté
des eases qui sont à lui et à lui seul, il y en a quelques-unes qui
appartiennent proprement à des membres de sa famille <>u même
à des esclaves parce que ce sont ces derniers qui les ont construites,
58 LE NOIR DE GUINÉE.
tandis que les cases familiales ont été construites à l'origine de la
carrée par toute la famille sous la direction* de son chef. Ainsi
les cases sont généralement propriété du chef de carrée (c'est-à-
dire propriété familiale puisqu'il possède pour toute la famille),
mais elles peuvent être aussi quelquefois pécule d'un individu
membre de la carrée, propriété particulière de cet individu. —
Quant à la cour qui est au centre des cases, elle est propriété de
toute la carrée, propriété familiale, cela va sans dire.
Biens mobiliers. — Nous avons fini avec les biens immeubles.
Passons maintenant aux biens mobiliers.
Animaux domestiques. — Us sont, pour la plus grande part,
propriété du chef de famille, co-propriété familiale, mais ils
sont susceptibles, et encore mieux que les cases et plus générale-
ment, d'appropriation péculiairc ou individuelle. Ainsi Karfa
Kamara, comme nous le verrons plus loin, a un troupeau, mais
quelques-unes de ses nombreuses femmes possèdent aussi, qui une
vache, qui un mouton, qui quelques tètes de bétail données par
le mari lui-même par exemple. Notons que le chef de carrée
peut posséder lui-même péculiairement du bétail en tant qu'indi-
vidu privé et c'est sur ce bétail qui est particulièrement à lui qu'il
pont faire des dons à ses femmes ou à d'autres. Quant au bétail
familial, il ne le possède qu'en tant que représentant de la fa-
mille et ne peut on disposer de la même manière, ne devant
l'employer que dans l'intérêt de la famille tout entière et non
dans son intérêt propre, ainsi pour acheter des femmes aux
garçons en âge d'être mariés. — Ainsi le bétail est absolument
approprié et de deux manières : par propriété familiale, c'est-à-
dire de tonte la famille, et par propriété péculiaire de tel ou
tel membre de la famille. Notons que c'est avec le bétail. que
commence la propriété absolue et définitive pour la famille et
pour I" individu. Elle n'existait pas pour les terres, comme nous
l'avons vu, puisque le sol revient à la communauté de village
quand ces terres sont abandonnées. Elle n'existait pas non plus
pour les cases, puisque le sol sur lequel elles sont bâties revient,
si la carrée est abandonnée et les cases détruites, au territoire
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 59
commun du village, mais elle existe pour le bétail qui ne sou-
tient aucun rapport avec le sol.
Instruments de travail. — Ils sont propriété du chef de
carrée, c'est-à-dire propriété familiale, ou propriété particu-
lière des membres de la famille et des esclaves. C'est ici que
les deux propriétés s'équilibrent en importance, car il y a
autant d'instruments de travail possédés péculiairement que
d'instruments de travail possédés familialement, ce qui n'était
pas encore le cas ni pour le troupeau dont la plus grande quan-
tité appartient le plus souvent à la famille. Quant au détail de la
possession des instruments de travail, nous le verrons plus loin.
Mobilier meublant. — Il y a encore ici partage entre la pro-
priété de la famille et la propriété péculiaire, soit du chef de la
famille lui-même en tant que membre individuel de la famille,
soit de ses autres membres. Les femmes d'un chef de carrée
riche ont souvent chacune leur malle. Elles peuvent avoir
un hamac, une chaise, un tara, etc. Nous verrons le détail plus
loin.
Mobilier personnel. — Le mobilier personnel, ce sont les
vêtements, bijoux, grigris, amulettes, etc., toutes choses que
l'on porte sur soi. Évidemment ici la propriété péculiaire l'em-
porte sur la propriété familiale ou même reste seule debout, car
les vêtements, les bijoux que possède le chef de famille lui-
même, il les possède péculiairement, c'est-à-dire pour son uti-
lité ou son agrément personnels et non plus pour l'utilité ou
pour l'agrément de toute la famille. Ainsi la propriété péculiaire
subsiste seule.
C'est donc le mobilier personnel qui est le plus approprié,
le plus absolument approprié pourrait-on dire, et c'est pour cela
que, dans un classement historique des propriétés, il devrait
figurer en première ligne ou plutôt tout de suite après les objets
immédiatement consommables. En effet, la première chose que
l'homme ait possédé en propre, c'est d'abord le fruit qu'il vient
de cueillir et qu'il porte à sa bouche, le poisson qu'il vient de
pêcher et qu'il va dévorer, le gibier qu'il vient d'attraper, mais
ensuite et tout de suite après, la seconde propriété bien à lui
60 LE MUR DE GUINÉE.
qu'il ait eue, c'est l'embryon de costume qu'il porte, le grigri
qui le préserve des esprits, la pierre pour lui précieuse qui
constitue sa richesse, en un mot le mobilier personnel, tout cela
est antérieur comme appropriation à la case, au mobilier meu-
blant, aux animaux domestiques, aux esclaves, aux sols de
culture et de pâturage, etc.
N'oublions pas, pour finir cette revue des propriétés, deux caté-
gories de biens qui ne figurent pas dans la nomenclature totir-
villiennc et qui semblent devoir être rangées parmi les biens
meubles : les femmes et les esclaves.
1° Les femmes. — Les femmes sont propriété péculiaire.
Le chef de famille a les siennes, mais pour son usage à lui et
non pas pour l'usage de toute sa famille, et ses parents et ses
esclaves ont les leurs, toujours comme propriété péculiaire.
Du reste, historiquement, il n'en a probablement pas été tou-
jours ainsi. Dans la bande primitive, les femmes devaient être
communes, puis les chefs ont dû s'en approprier certaines, puis
le droit à la propriété individuelle de la femme a dû passer
des chefs à tous. Ce qui semble le prouver, outre de nombreux
textes historiques notant des survivances d'un étal de choses
antérieur analogue, c'est, par exemple, ce que racontent
MM. d'Hostainë et d'Ollone dans le livre relatant leur voyage île
la Côte d'Ivoire à la Guinée. Si vous avez des relations avec une
fille non mariée de certains villages de la foret, ce n'est pas le
père qui a le droit de venir vous demander une indemnité, mais
tous les hommes du village. Si elle est mariée, c'est le mari seul.
Ainsi il semble que la jeune fille soit, ou plutôt ail été jadis ici,
propriété commune du village et qu'elle no devienne propriété
individuelle qu'une fois mariée. Quoi qu'il en soit, la femme,
actuellement, esl devenue universellement propriété individuelle
et péculiaire.
2° Lesesclaves. — Les esclaves appartiennent généralement au
chef de famille, c'est-à-dire à la famille qu'il représente, mais
il n'est pas rare aussi qu'ils soient propriété péculiaire, puisque
chaque membre de la famille et même chaque esclave peut avoir
ses esclaves à lui. Sous ce rapport, il en est des esclaves comme
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 61
des bestiaux qui sont généralement propriété familiale, mais qui
sont quelquefois à telle femme, à tel neveu, à tel esclave.
En résumé, l'esclave est le plus souvent propriété familiale,
mais il est parfois aussi propriété pëculiaire.
Famille de Karfa Kamara au point de vue de la propriété.
— Nous avons fini maintenant de passer en revue, théorique-
ment, les différentes espèces de propriété, mais pour mieux
faire saisir ce qui est propriété absolue et propriété temporaire,
propriété familiale et propriété péculiaire, nous allons prendre
un exemple concret et passer en revue ce que j>ossède un riche
chef de carrée, ainsi que ce que possèdent toutes les personnes
qui font partie de sa carrée. Prenons, par exemple, Karfa
Kamara, dialonké, chef de la province du Fria, dans le cercle
deFaranah. Nous allons le prendre en tant que chef de carrée
et propriétaire et énumérer, dans l'ordre suivi plus haut, tout ce
qu'il possède et tout ce que possèdent les membres de sa carrée.
Ce sera un peu long sans doute, mais ce ne sera pas sans
utilité.
Cueillette. — Karfa ne possède rien de ce chef puisque les
sols de cueillette et les objets producteurs de cueillette sont seu-
lement appropriés par tribus, cantons et villages.
Pêche et chasse. — Idem. Notons que Karfa, mais alors en
tant que chef de province, a un certain droit sur tout ce qui se
tue dans sa province, particulièrement sur l'ivoire des éléphants.
Sols de pâturage. Karfa Kamara a un endroit déterminé
où il fait conduire son troupeau, et cet endroit, quoiqu'il n'en
soit pas proprement propriétaire, ne lui est jamais disputé par
les autres chefs de carrée qui ont chacun h; leur.
Sol et objets d'arboriculture. — Karfa Kamara possède seule-
ment trois kolatiers, au bord du Niger. Il n'en replante pas et
par conséquent ne l'ait pas d'arboriculture, l'n kolatier vaut eu
moyenne 150 ou 200 francs, c'est-à-dire le prix, d'un captif.
Du reste, un kolatier ne se vend jamais, mais quand <>n a une
dette et qu'on ne peut la payer autrement, on peut donner un
Kolatier en paiement. Muant aux dots de mariage, on peut les
02 LE NOIR DR GUINÉE.
paver en kolas si Ton veut, mais jamais en kolatiers. Karfa ne
possède ni bananiers, ni palmiers. à huile.
Champs cultivés. — Karfa en possède un premier tout près de
Faranah : c'est un champ de fonio et d'arachides. Karfa le fait
cultiver depuis sept ans et le fera cultiver encore pendant trois
ans, puis il prendra une autre place. Quand le champ sera
abandonné, n'importe qui pourra s'y installer après permission
demandée à Karfa.
Il en possède un deuxième auprès du village de Koudébou.
C'est un champ de riz. Il est cultivé depuis six ans et le sera
encore pendant trois ans. La première année. Karfa y a semé
du riz, la deuxième encore du riz, la troisième du fonio,
la quatrième du riz, la cinquième du riz, la sixième des ara-
chides. La septième, il y sèmera des patates ou du fonio, la hui-
tième du mil ou du fonio, la neuvième du riz.
Le troisième champ de Karfa est situé sur le bord du Niger,
derrière Koudébou. C'est un champ de riz d'eau que Karfa fait
cultiver depuis quatre ans. Cette année-ci, il ne le sèmera pas et.
l'année prochaine, choisira un autre endroit à la place de celui-
là. Pendant les quatre années où il l'a cultivé, Karfa n'y a lait
que du riz d'eau (1903, 1904, 1905 et 1906).
Karfa possède un quatrième champ, de riz de montagne, auprès
de Koudébou. 11 le cultive depuis sept ans, l'ensemencera
encore une année, puis l'abandonnera. Cela fera donc eu tout
huit ans de culture. Voici ce qu'il y a semé depuis le commen-
cement : la première année, du riz de montagne, la deuxième
du riz tic montagne, la troisième du fonio, la quatrième du riz
de montagne, la cinquième du fonio, la sixième des arachides
et du manioc, la septième du riz de montagne.
Cette année (1907), il y sèmera du fonio. L'année prochaine, il
abandonnera ce champ et ira choisir un autre endroit.
Habitation. — Karfa Kamara a sa carrée d'habitation à Fara-
nah. Elle comprend 25 cases.
La première case, grande et large, est à lui seul. La seconde lui
seif d'habitation pour lui et sa femme préférée. Les deux cases
suivantes sont à la première femme épousée par Karfa qui. en
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 63
cette qualité, a le pas sur les autres. Quatorze cases servent à
logerles autres femmes de Karfa et leurs enfants. La dix-neuvième
et la vingtième servent de logement à deux neveux de Karfa que
nous retrouverons plus loin, et à leur famille. La vingt et unième
sert de cuisine, la vingt-deuxième aux palabres, la vingt-troi-
sième de magasin, Karfa y met son riz, ses arachides, son sel,
son néré, etc. La vingt-quatrième et la vingt-cinquième sont les
. cases d'entrée et de sortie de la carrée. On a agrandi leurs portes
pour en faire des sortes de petites poternes donnant accès à
l'intérieur de la cour. Karfa Kamara possède encore une carrée
à Souleymania, village du Firia, situé à peu de distance de Fa-
ranah, et un village de culture.
La carrée de Souleymania, Karfa ne la possède guère que théo-
riquement. Elle est composée de deux cases seulement, dans l'une
desquelles vit la mère de Karfa, encore existante avec un de ses
petits-enfants qu'elle élève. Dans l'autre logent deux femmes de
Karfa et leurs quatre enfants. Or, la première case appar-
tient spécialement à la mère de Karfa et la seconde aux deux
femmes.
Quant au village de culture de Karfa, il s'appelle Koudébou-
Karfa et est situé au nord-ouest de Faranah, à 13 kilomè-
tres. Il contient en tout neuf carrées. Parmi ces carrées il y en
a qui appartiennent en pleine propriété à Karfa Kamara, tan-
dis que d'autres, au contraire, ayant été construites par ses ne-
veux et par ses esclaves, appartiennent en fait à ceux-ci. Alors
Karfa Kamara n'a plus que la propriété du sol sur lequel sont
construites ses cases.
La première carrée contient neuf cases. Là-dessus deux sont
réservées à Karfa pour ses passages à son village de culture. Elles
servent aussi à loger les Européens de passage.
La troisième case est le logement d'une femme de Karfa et de
ses deux enfants. Les six autres servent ù loger des esclaves de
Karfa.
La deuxième carrée comprend trois cases, une qui appartient
à un neveu de Karfa qui a sa principale habitation à Faranah,
mais qui vient quelquefois au village de culture, les deux au-
64 LE NOIR DE GUINÉE.
très servant à loger cinq esclaves de Karfa. La case du neveu
appartient spécialement à celui-ci qui pourrait la détruire s'il
le voulait sans que Karfa pût y trouver quelque chose à redire.
La troisième carrée a trois cases qui servent à loger un neveu
de Karfa et sa famille, neveu habitant exclusivement ce vil-
lage. Toute la carrée appartient péculiairement au neveu.
La quatrième carrée a quatre cases. Elle est, comme la troi-
sième, habitée par un neveu de Karfa qui la possède en propre
et y loge sa famille : ses deux femmes, ses trois enfants, son
frère et ses six esclaves.
La cinquième carrée a cinq cases : dix-neuf esclaves de Karfa
y habitent, dont cinq hommes, six femmes, deux garçons et
six filles. Cette carrée appartient en propre aux esclaves qui
l'habitent.
La sixième carrée a quatre cases. C'est le forgeron de Karfa,
nommé Krekoura Kamara. qui y habite et qui la possède. Il y
loge sa femme, ses trois enfants, son frère, la femme et l'enfant
de celui-ci.
La septième carrée a deux cases où logent des personnes
libres qui sont de la clientèle de Karfa : deux hommes, deux
femmes, un garçon et trois filles. Cette carrée appartient en
propre à ces personnes.
La huitième carrée a cinq cases où habitent d'autres per-
sonnes libres de la clientèle de Karfa : deux hommes, quatre
femmes, quinze garçons et filles. La carrée leur appartient.
La neuvième carrée comprend deux cases et est habitée par
Kéman Kamara, un neveu de Karfa. qui y loge avee sa famille,
c'est-à-dire ses deux femmes et trois frères non mariés. La carrée
lui appartient.
En résumé, Karfa Kamara possède lliéoriquemenl onze carrées
et un nombre énorme de cases. Mais on voit qu'en l'ail, pas mal
de ces carrées el de ces cases sont l,i propriété péculiaire de
ceux qui les habitent el ne relèvent de Karfa qu'indirectement.
En revanche, il y en a aussi pas mal qui lui appartiennent
directement, surtout les cases de sa principale carrée, celle
de l'ara na b.
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 65
Animaux domestiques. — Karfa possède seize bêtes à corne
(quatre taureaux, sept vaches, cinq génisses) et neuf moutons,
pas de chèvres, une vingtaine de poules et une dizaine de ca-
nards.
Instruments de travail. — Karfa donne des dabas aux per-
sonnes qui travaillent pour lui, membres de sa famille, esclaves,
clients, etc. Il donne un daba par an à chaque membre mâle de
sa famille, la même chose à chacun de ses esclaves mâles, un
daba par an pour deux ou trois hommes libres de sa clientèle
travaillant pour lui. Mais ceux-ci, parents, esclaves clients, pos-
sèdent aussi des dabas à eux pour travailler spécialement pour
eux. Ceux que Karfa leur donne pour travailler pour lui, sont
à lui, donc propriété familiale.
Les instruments pour faire la cuisine (auges, pilons à riz,
marmites, calebasses, etc.) sont donnés par Karfa à ses femmes
pour qu'elles puissent faire la cuisine ; mais une fois donnés, ils
sont possédés en propre par chaque femme et deviennent ainsi
propriété péculiaire et non plus familiale : ceci sans doute pour
qu'il y ait non pas responsabilité collective des femmes vis-à-vis
de l'attirail de cuisine, mais responsabilité particulière de telle
ou telle femme vis-à-vis de chaque pièce de cet attirail.
Mobilier meublant. — Karfa Karnara possède un tapis va-
lant 15 francs; deux malles, une de 40 fr., l'autre de 25 fr., huit
chaises européennes, un fauteuil européen, un hamac, deux
nattes, quatre couvertures. Les chaises valent 10 francs, le fau-
teuil 15 francs, le hamac 10 francs, les deux nattes 12 fr. 50 cha-
cune, et les quatre couvertures 12 francs l'une.
Remarquons que ce mobilier meublant est à l'usage exclusif
de Karfa et ne constitue pas, en somme, une propriété fan ii-
liale, mais bien une propriété péculiaire du chef de famille. Il
pourrait en être autrement en théorie, mais en fait ce n'est pas
le cas ici.
Mobilier personnel. — Karfa Kamara possède un paire de
bottes valant 10 francs, cinq culottes d'une valeur de 2 fr. 50 cha-
cune, cinq boubous valant de 20 à 50 fr. pièce, trois caftans dont
deux de 15 francs et le troisième de 200 francs, trois bonnets de
:.
66 LE NOIR DE GUINÉE.
5 francs chacun, deux paires de pantoufles de 5 francs cha-
cune ; deux paires de sandales, l'une de 15 francs, l'autre de
20 francs. Il possède de nombreux grigris très chers et des
bijoux.
Avec le mobilier personnel nous sommes naturellement en
plein dans la propriété péculiaire.
Instruments d'attaque et de défense. — Nous entrons là dans
une catégorie de biens mobiliers oubliés par la nomenclature
[instruments d'attaque et de défense, femme, esclaves, espèces).
Karfa possède deux sabres, l'un valant 10 fr., l'autre 5 fr.,
un fusil à piston qu'il estime 120 francs, une lance qui vaut
15 francs.
Je mettrai dans la même catégorie, un cheval que Karfa es-
time 600 francs, deux selles, dont l'une vaut 15 francs, l'autre
100 francs, deux mors et bridons valant ensemble 25 francs, un
collier de cheval valant 50 francs, etc.
Tout cela est propriété péculiaire du chef de famille.
Femmes. — Karfa en possède trente-quatre, qui lui ont donné
à elles toutes quarante enfants. Je n'ai pas besoin de dire que
c'est là de la propriété péculiaire, au premier chef.
Esclaves. — Karfa en possède une quarantaine, mais il ne
les possède paspéculiairement. Ici, c'est en tant que représentant
de la famille qu'il a ces esclaves : ils sont donc propriété fami-
liale. Nous verrons plus loin, en plus de ceux-ci, ceux qui sont
à côté d'eux, propriété péculiaire de tel membre de la famille.
Espèces. — Karfa Kamara possède environ 200 francs d'ar-
gent, en espèces monnayées françaises.
Divers. — Enfin il faut noter la clientèle de Karfa Kamara :
d'abord deux familles d'hommes libres, cultivateurs habitant
son village de Koudébou et faisant trente personnes, puis le
griot (espèce de musicien bouffon) et le forgeron de Karfa Ka-
mara. Griot et forgeron sont des hommes libres, mais Karfa
est leur patron, et eux sont ses clients. La famille du griol compte
quatre personnes, celle du forgeron huit, ce < j n i fail en toui nue
clientèle de quaraiitre-.leu\ personnes.
La clientèle peut être considérée comme une espèce de pro-
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HALTE GUINÉE. 67
priété pour le patron et sa famille. En ce cas, c'est une propriété
familiale et non une propriété péculiaire du chef de famille.
Nous venons de passer en revue les biens immobiliers et les
biens mobiliers de Karfa Kamara en notant ce qui est d'un côté
propriété familiale et de l'autre propriété péculiaire du chef de
famille : il nous reste à voir ce que possèdent les membres de la
familia ou plutôt de la familia tout entière de Karfa, en com-
mençant par sa mère et en finissant par ses esclaves.
Nous allons donc passer en revue les biens de toute espèce :
1° De sa mère;
2° De ses femmes ;
3° De ses fils ;
4° De ses filles ;
5° De ses frères ;
6° De ses neveux ;
7° De ses cousins;
8° De ses esclaves;
9e De ses clients.
Biens de la mère. — Elle s'appelle Toromba Oularé et de-
meure à Souleymania dans la carrée qui, dans son ensemble, est
nominalement à son fils; elle y possède les deux cases qui for-
ment son habitation. Elle a de plus deux esclaves, un homme et
un femme, valant 400 francs à eux deux, un petit troupeau qui
se compose de deux vaches (255 fr. la paire), un veau (25 fr.),
une brebis (15 francs). Elle a, en plus, dix poules et coqs.
Elle possède encore dix pagnes valant G5 francs à eux tous,
une couverture valant 25 francs, trois petites chaises, un hamac,
dois malles, trois marmites, deux chaudrons et quatre cale-
basses. Tout ce quelle possède peut s'évaluer 878 francs.
Biens des femmes. — La première femme de Karfa, Manau
Farimau Kondé, possède trois vaches qui lui ont été données
par son fils aîné (300 francs), trois chèvres qu'elle s'est, achetées
(45 francs), deux anneaux d'or donnés par son fils revenant
d'être tirailleur (150 francs), quarante pagnes qui lui ont été
donnés par Karfa (400 francs), deux bracelets en argent
100 francs), uncollierdepcrles (15 francs), trois nattes 15 francs ,
68 LE NOIR DE GUINÉE.
cinq malles (75 francs), six marmites (22 francs), et six cale-
basses (18 francs). Tout cela fait une valeur de 1.140 francs.
Boudian Kondé, deuxième femme <le Karfa, ne possède pas de
troupeau. Elle a huit pagnes (55 francs), qui lui ont été donnés
par Karfa, deux anneaux d'or (60 francs) également donnés
par celui-ci, deux bracelets d'argent (80 francs) idem, un collier
de perles (10 francs) idem. Elle a en plus trois nattes (9 francs),
une malle (10 francs), trois marmites (15 francs), cinq calebasses
(5 francs). Tout cela lui a été donné par son mari, sauf les
calebasses qu'elle a achetées elle-même.
Latau Kamara possède cinq pagnes (35 francs), une ceinture
de perles (7 fr. 50), une malle (15 francs), deux marmites
(12 fr. 50), et un chaudron (10 francs). Tout cela lui a été
donné par Karfa, sauf deux pagnes et la ceinture de perles
quelle a achetés elle-même.
Marama Oularé possède trois pagnes (15 francs), une ceinture
de perles (3 francs), une marmite et un chaudron 10 francs).
Karfa a donné le tout, sauf la ceinture de perles.
Mantané Mara a six pagnes (30 francs), une marmite et trois
calebasses valant 8 francs. Tout a été donné par le mari, sauf
un pagne acheté par la femme et trois calebasses.
Koumba kissi possède quatre pagne (20 francs), une mar-
mite et quatre calebasses (7 francs). Tout a été donné par Karfa
sauf un pagne et les quatre calebasses achetées par la femme.
Tenin Kamara possède cinq pagnes (25 francs , deux marmites
et trois calebasses (8 francs). Les calebasses ont été achetées
par la femme, le reste donné par Karfa Kamara.
Kalou Kanko kera possède six pagnes (30 francs , deux anneaux
d'or (95 francs), un bracelet d'argent (30 francs), un chau-
dron (10 francs). Tout cela a été donné par Karfa.
Bomba Kamara possède trois pagnes (8 francs) donnés par
karfa et une ceinture de perles (1 franc) qu'elle s'est achetée.
Deloba Yora possède quatre pagnes (2.0 francs et deux anneaux
d'or (100 francs). Tout cela donné par karfa.
koria Koudé possède six pagnes (30 francs) et quatre anneaux
d'or (100 francs), donnés par Karfa.
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 69
Boulou Yaï Mansaré possède une vache et un veau (185 francs),
sept pagnes (35 francs), deux anneaux d'or (60 francs), une cein-
ture de perles (3 francs), deux bracelets d'argent (40 francs),
deux marmites (8 francs). Tout cela a été donné par Karfa, sauf
la ceinture de perles et les bestiaux. Boulou Yaï Mansaré s'est
procurée ceux-ci en faisant un petit champ de riz pour elle-
même, en dehors du temps de travail qu'elle doit à son mari,
et en en vendant le produit. Avec ce produit, elle s'est achetée
une vache qui lui a donné un veau.
Finada Oularé possède cinq pagnes (25 francs), un anneau
d'or (45 francs), un chaudron et un marmite (15 francs). Les
pagnes ont été achetés par la femme, le reste donné par Karfa.
Manti Samoura possède quatre pagnes (26 francs), une ceinture
do perles (3 francs), un chaudron et une marmite (13 francs). Tout
cela a été donné par Karfa, sauf deux pagnes et la ceinture de
perles achetés par la femme.
Madina Samoura possède six pagnes valant 30 francs, une
épingle d'argent (5 francs), une ceinture de perles (5 francs),
un bandeau de perles (4 francs). Tout cela a été donné par Karfa,
sauf les perles.
Foré Kondé possède d'abord un troupeau : deux vaches, un
veau, un bouc, une brebis (en tout 320 francs) qui lui ont été
donnés par sa mère. Ensuite elle a huit pagnes (40 francs),
deux anneaux d'or (60 francs), quatre bracelets d'argent
(100 francs), une ceinture et un bandeau de perles (7 francs),
une épingle d'argent (5 francs), trois marmites et huit calebas-
ses (qui font 31 francs), enfin elle possède aussi un petit esclave
qui lui a été donné par sa mère, valant 200 francs.
L'esclave et les bestiaux proviennent donc de la mère de Foré
Kondé; les bijoux d'or et d'argent de Karfa. La femme, elle,
s'est acheté cinq pagnes (25 francs), les perles (7 francs) et les
calebasses (8 francs), soit une propriété totale de 703 francs.
Tacouba Yora possède cinq pagnes (17 fr. 50), deux anneaux
d'or (60 francs), une filière d'ambre (40 francs), une ceinture ri
un bandeau de perles (7 francs), une marmite, un chaudron et
six calebasses (20 francs). Toutaété donné par Karfa, sauf dois
70 LE NOTR DE GUINÉE.
pagnes achetés par la femme (7 fr. 50), ainsi que les perles
(7 francs) et les calebasses (6 francs). Valeur totale des biens
de Tacouba Yora : 14-4 fr. 50.
Ariéné Daramé est la fille du cbei de village de Médina (c'est
un homme riche, et sa fille est une des plus riches femmes
de Karfa). Elle possède deux petits esclaves, valant chacun
200 francs. Ils avaient été donnés dans la dot par Karfa au père
de la jeune fille, et celui-ci les a donnés à sa fille. Elle pos-
sède ensuite vingt pagnes valant 120 francs, huit ont été
donnés par Karfa et douze achetés par la femme. Elle a quatre
anneaux d'or valant en tout 170 francs, deux ont été donnés
par Karfa, deux achetés par Ariéné Daramé elle même, deux
bracelets d'argent (100 francs) donnés par Karfa, trois bagues
d'argent (15 francs) dont une donnée par Karfa «H les deux
autres achetées par la femme ; une paire de chaînettes en
argent se mettant à la cheville et valant 00 francs; une de
ces chaînettes a été donnée par Karfa, l'autre achetée par la
femme; un bandeau de perles (5 francs) acheté par la lemme,
une ceinture de perles (5 francs) achetée par la femme, cinq
mouchoirs de soie (25 francs), dont deux donnés par Karfa et
achetés par la femme, une somme de 150 francs en espèces que
la femme s'est procurée (déshonnètement) pendant une absence
de Karfa, quatre malles valant 70 francs données par Karfa,
cinq marmites (20 francs) données par Karfa, trois calebasses
(9 francs) dont une donnée par Karfa et deux achetées par la
femme. Cela fait en tout une valeur de 1.150 francs.
Patounia Touré est pauvre. Elle possède trois pagnes
(15 francs), un bandeau de perles (4 francs) et un chaudron
(10 francs), tout cela donné par Karfa.
Kali Kamara possède cinq pagnes I 17 IV. 50 . deux anneaux
d'or (80 francs), une ceinture de perles l franc). Là-dessus,
elle a acheté un pagne (2 IV. 50)', un des anneaux d'or (20 francs]
et la ceinture de perles (1 liane. Le reste lui a été donné par
Karfa.
Patouma Kamara possède cinq pagnes (25 francs), deux
anneaux d'or (00 francs . trois bagues en argent (15 francs ,
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 71
un bandeau de perles (4 francs), une ceinture de perles
(1 franc) et une malle (5 francs). Sur les cinq pagnes, trois
ont été donnés par Karfa et deux par le père de Fatouma Ka-
mara à sa fille. Sur les deux anneaux d'or, un a été donné
par Karfa et un par le père. Les bagues en argent et le ban-
deau de perles ont été donnés par Karfa, la malle par le père.
Enfin la ceinture de perles (1 franc) a été achetée parla femme.
Tenin Kamara possède trois pagnes (15 francs), deux brace-
lets d'argent (30 francs), une bandeau de perles (4 francs), une
ceinture de perles (1 franc), un chaudron (10 francs), deux
marmites (8 francs), cinq calebasses (5 francs). Cela fait une
valeur totale de 73 francs sur laquelle 15 francs d'objets ont
été achetés par la femme et le reste donné par Karfa.
Dalafî Kamara est actuellement la femme favorite de Karfa.
Elle possède un petit troupeau : deux vaches (575 francs), une gé-
nisse (50 francs), un veau (25 francs) et neuf moutons (95 francs).
Tout cela lui a été donné par son premier mari qui était un
Européen. Après le départ de celui-ci, elle épousa Karfa Kamara.
Elle possède neuf pagnes (45 francs) dont cinq donnés par
le premier mari et quatre par Karfa, deux anneaux d'or, dont
un de 60 francs, donné par le premier mari et un de 40 francs
donné par le second, quatre bracelets en argent (80 francs)
donnés par le premier mari, un collier en argent (30 francs)
idem, deux bagues d'argent et deux épingles d'argent (22 francs)
données par Karfa, un collier de perles (10 francs) et un bandeau
de perles (4 francs) donnés par Karfa, une malle (15 francs)
donnée par le premier mari, une chaudron (10 francs) donné
par Karfa.
Tout cela fait une valeur totale de 76! francs.
Nous voici au bout de l'analyse de ce que possèdent, comme
propriété particulière, les femmes de Karfa. Il en résulte que les
femmes peuvent posséder en pécule des esclaves, du bétail, des
objets meublants, des bijoux, sans compter Irurs ustensiles de
cuisine ri, leurs vêtements. Les plus riches femmes de Karfa pos-
sèdent (oui cela, les plus pauvres onl au moins leurs vêtements,
quelques malheureux bijouv en perles de verre par exemple
72 LE NOIR DE GUINÉE.
et leurs outils pour faire la cuisine. Quant à la façon dont elles
se procurent ces divers objets, nous avons vu que c'est le mari
qui leur en donne la plus grande partie, objets chers ou objets
usuels. La famille de la femme, quand elle est riche, la dote
aussi parfois au moment du mariage, mais généralement en
prenant cela sur ce qu'a payé le futur, si bien que c'est encore
le mari qui, en définitive, a donné ici. Enfin quelques femmes,
plus courageuses que les autres, prennent de temps en temps
sur leur repos pour faire un petit champ de riz ou de tabac et,
avec le produit, elles s'achètent des bestiaux ou de l'or. Quelques
autres doivent une richesse relative à une cause accidentelle, à
un premier mariage par exemple, ou bien même à une con-
duite déshonnète pendant l'absence du mari, conduite qui leur
permet d'amasser de l'argent. Mais finalement les deux sources
principales du pécule pour la femme mariée sont, par ordre
d'importance : 1° les cadeaux du mari; 2° le travail qu'opère la
femme par elle-même à ses moments perdus. Quant à la con-
duite déshonnète de la femme pour se procurer de l'argent,
elle est rare, car le mari trompé a le droit de battre sa femme
et de la renvoyer à sa famille, en se faisant restituer la dot
qu'il a payée pour l'épouser. Néanmoins le cas se produit quel-
quefois sans que h; mari punisse la femme.
11 nous faudrait maintenant examiner le pécule des enfants.
fils et tilles de Karfa Kamara, du moins des plus nues qui, seuls,
sonl en mesure d'en posséder : ainsi un des fils de Karfa a été
tirailleur et s'est enrichi puisqu'il a pu faire cadeau à sa mère
de têtes de bétail et de bijoux, mais cette énumération devien-
drai! fastidieuse, et il suffit de dire que lils cl lilles peuvent
posséder tout ce qui constitue un pécule.
Passons aux frères cl aux neveux : Karfa Kamara ne possède
plus «le frères, ils sont tous morts, mais il a des neveux qui
habitent dans sa carrée de l'aranah cl dans son village de cul-
ture et fout partie de sa communauté familiale, pas tous ses
neveux du reste. car quelques-uns se sont établis à pari e1
vivenl indépendants, — mais la plupart. Examinons la propriété
péculiaire de ces derniers.
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 73
Faisons d'abord cette remarque, c'est que ces neveux, s'ils
font partie de la communauté familiale de Karfa, ne font pas
partie de la communauté de travail de la famille. En effet, nous
allons voir qu'ils ont leurs ressources indépendantes de Karfa et
ne doivent sur ses champs que dix-huit jours de travail par an.
C'est là la différence, très importante, qui sépare les Dialonkés
(Karfa est un Dialonké) des Malinkés et des Kissiens. Tandis
que chez ces derniers tous ceux qui font partie du cercle fami-
lial (frères, fils, neveux, femmes esclaves), en un mot tous, sauf
les clients, doivent cinq jours sur six de travail à la famille,
aux champs familiaux et, en revanche, sont nourris et entre-
tenus par celle-ci ; chez les Dialonkés, le lien qui lie les neveux
et les esclaves à la famille semble beaucoup plus relâché. Les
neveux, par exemple, devront dix-huit jours de travail seulement
par an à Karfa et à la famille, mais, d'autre part, devront se
procurer eux-mêmes leur nourriture et leur entretien. Les
esclaves ne devront que trois jours de travail par semaine à
Karfa, mais en revanche vaqueront eux-mêmes à l'obtention de
leur nourriture et à leur entretien. En un mot, neveux et es-
claves chez les Dialonkés sont traités comme les Malinkés et
les Kissiens ne traitent que leurs clients qui se rattachent à la
famille par le lien de la clientèle, mais doivent se nourrir et
s'entretenir eux-mêmes. Les neveux de Karfa sont donc placés
plutôt sous le régime de la clientèle que sous celui de la famille,
tandis que ses femmes et ses fils, eux, lui doivent leur cinq
jours de travail sur six, comme chez les Malinkés et les Kissiens.
Voici d'abord Kanda Kamara qui occupe au village de culture
de Karfa une case qui lui a été prêtée, mais non donnée par
celui-ci. Kanda Kamara fait le métier de dioula. Actuellement il
est parti pour Konakry avec six cents boules de caoutchouc. Il
a deux femmes, trois enfants et un esclave homme.
Samba Kamara habite à Faranah, dans la carrée principale
de Karfa et il occupe une case qui appartient à celui-ci. C'est mi
cultivateur. Il va au village de culture de Karfa pour travailler
la terre, il travaille ses propres champs et aussi ceux: de Karfa
sur lesquels il doit dix-huit jours de travail par an en six t'ois.
7 4 LE NOIR DE GUINÉE.
c'est-à-dire trois jours chaque fois. Les dix-huit jours de travail,
c'est sa redevance au chef de famille qui le loge. Samba Kamara
a quatre enfants, quatre femmes, trois esclaves hommes, un
esclave femme et deux esclaves enfants. Malgré cela, Karfa dit
qu'il est obligé de le nourrir souvent, lui et sa famille, car il
n'arrive pas à se suffire et quand ils n'ont plus de riz ils vien-
nent lui en demander et il est obligé de leur en donner (voilà les
avantages de la clientèle). Ce Samba Kamara est le fils d'un
frère aîné de Karfa et de la première femme de Karfa qui a
d'abord été la femme de son frère aîné.
Moussa Kamara, troisième neveu, habite dans la carrée de
Karfa à Faranah. Sa femme est morte. Il a quatre enfants dont
un malade et pas d'esclaves. Il n'est pas riche. C'est un cultiva-
teur. Il travaille pour se nourrir. Il travaille quelquefois pour
Karfa, qui alors lui donne la nourriture pendant tout le temps
que dure ce travail.
Keman Kamara, quatrième neveu, habite le village de cul-
ture de Karfa à Koudébou. Il y occupe trois cases qui sont à lui.
Il a trois femmes et trois enfants, pas d'esclaves. C'est un cultiva-
teur et il travaille la plupart du temps pour lui. Pourtant il
doit à Karfa dix-huit jours de travail par an en six fois.
Keman Kamara, en revanche, participe à la distribution géné-
rale de riz et de viande de bœuf que fait Karfa, quand il
fait commencer annuellement le travail aux champs. De plus, il
est nourri lui et sa famille pendant les dix-huit jours qu'il
travaille avec celle-ci pour Karfa.
Karfa Kamara, cinquième neveu, portant le même nom que
son oncle, habite le village de Koudébou, où il occupe quatre
cases qui lui appartiennent. 11 a deux femmes, quatre enfants,
deux esclaves hommes, deux esclaves femmes, deux jeunes filles
esclaves. Il possède un cheval. C'esl un cultivateur qui l'ail ses
champs, à part ceux de Karfa, sauf les dix-huit jours de travail
qu'il doit à celui-ci par an avec sa famille cl ses esclaves. Pen-
dant ces jours-là, ils sont tous nourris par Karfa et reçoivent
même des kolas et du tabac
Baudiongou Kamara, sixième neveu, habite le village de Kou-
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINEE. !■')
débou où il occupe une case qui lui appartient en propre. Il a
une femme et une fille, pas d'esclaves. C'est un cultivateur qui
doit à Karfa les dix-huit jours de travail par an, aux mêmes
conditions que les autres neveux.
Binti Kali Mara, fils d'une sœur de Karfa, a quatre femmes,
deux filles, deux frères dont l'un est célibataire et dont l'au-
tre a une femme et une fille. — Il possède aussi deux esclaves
femmes : en tout treize personnes dans sa carrée. C'est un cul-
tivateur qui habite à Koudébou et y occupe trois cases qui
sont à lui. Il doit à Karfa le travail six fois par an, avec toute
sa famille, mais seulement un jour chaque fois, soit six jours
en tout et non plus dix-huit jours. Cela vient de ce qu'étant
seulement fils de sœur de Karfa et non pas fils de frère, il n'est
pas considéré comme un parent, mais comme un simple client.
Dès lors, il rentre dans le droit de ceux-ci. Du reste, pendant ses
six jours de travail avec toute sa familia sur les terres de Karfa,
celui-ci le nourrit, lui et ses travailleurs.
Passons maintenant aux esclaves de Karfa et à leur propriété
péculiaire. — Nous serons amenés, en traitant cette propriété, à
traiter aussi de la question du salaire. Du reste, cette question a
commencé à être traitée avec la famille même de Karfa, avec ses
neveux, dont nous venons de voir les obligations et les droits.
Elle va se poser plus fortement encore avec les esclaves.
Karfa possède une quarantaine d'esclaves en trois familles :
la première est celle de Manti Karfa qui est un captif de case. —
Il faut dire tout de suite que, chez le noir de Guinée, il y a deux
espèces d'esclaves, le captif dit de case et le captif dit de guerre
ou de traite. Le captif de traite est le captif nouveau, le captif
qu'on vient d'acheter. Il peut être revendu par son maître, tan-
dis que le captif de case qui est fils du captif de traite ou d'un
captif de case ne peut être vendu. — A la première génération
le captif de traite devient donc captif de case. C'est là un point
important. Ajoutons que le captif de case est considéré comme
faisant partie de la famille et, comme tel, est généralement très
bien traité. Il vit du reste, quand son maître n'est pas un gros
chef, absolument de la même vie que celui-ci,
76 LE NOTR DE GUINEE.
Donc Manti Karfa est un captif de case, ou esclave de premier
rang. Il demeure dans le village de culture de Karfa à Koudé-
bou et y occupe six cases qui sont à lui.
Sa famille comprend huit personnes, deux femmes, trois en-
fants, sa mère, un esclave homme. Ainsi, comme nous l'avions
déjà dit, un esclave peut posséder lui-même des esclaves,
comme il possède un troupeau, des champs, de l'argent, etc.
— De plus, Karfa lui a confié pour les faire travailler sept es-
claves nouveaux de traite ou captifs que nous retrouverons tout
à l'heure.
Manti Karfa est un cultivateur. Il possède d'abord un petit
troupeau (deux bœufs, une vache, cinq chèvres), puis ses champs.
Il travaille trois jours par semaine pour Karfa. C'est là sa re-
devance d'esclave (cent cinquante-six jours par an). Naturelle-
ment, ces jours-là, il travaille pour Karfa avec toute sa fami-
lia. Les quatre autres jours de la semaine, il travaille pour
lui-même, pour se procurer sa nourriture et celle de ses gens.
Karfa Kamara ne lui doit rien pour celle-ci, puisqu'il lui laisse
le temps de travailler pour se nourrir. Mais il lui donne de
temps en temps un vêtement.
La condition des esclaves cultivateurs, on le voit, n'est donc
pas dure, pas plus que celle des captifs de case non cultivateurs.
C'est du reste parmi ses captifs de case et non parmi les membres
de sa famille que Karfa choisit son intendant général.
Nous avons dit plus haut que les captifs de case ne peuvent
être vendus et ainsi rejetés hors de la famille qui les possède.
En revanche, la loi indigène ne permet ni aux captifs de traite
m aux captifs de case, — c'est-à-dire en général a aucun esclave
— de se racheter, quel que soit le degré de richesse auquel il
puisse être parvenu. Mais les Français ont changé cela et dé-
sormais tout captif peut quitter son maître avec ou sans rachat.
Cependant la jurisprudence actuelle des commandants de cercle
admet généralement que l'esclave qui veut quitter son maître
sans en être maltraité ol sans avoir aucune raison spéciale à
fournir, doit indemniser celui-ci et lui verser sa valeur (150
ou -200 francs). Ainsi les Français, en même temps qu'ils ont pro-
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 77
hibé par les peines les plus sévères le trafic des esclaves (vente ou
achat), ont fait passer dans les mœurs indigènes le droit pour
celui-ci de se racheter — et ont môme en fait imposé souvent aux
maîtres la libération de leurs esclaves sur simple demande de
ceux-ci, sans aucune indemnité.
La deuxième famille d'esclaves que possède Karfa Kamara est
celle de Néguc Limba. — C'est un captif de case qui demeure
au village de culture de Karfa et y occupe deux cases qui sont
à lui. Il a une femme, un fils et un frère marié mais sans en-
fants — en tout une carrée de cinq personnes. Une possède pas
de bétail, mais fait des champs. Il travaille trois jours par semaine
pour son maître et quatre jours pour lui-même, comme le pré-
cédent, et doit subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.
La troisième famille d'esclaves que possède Karfa est celle de
Biana Moussa qui habite à Koudébou et y occupe cinq cases qui
sont à elle. Biana Moussa a deux femmes, deux fils, six lilles,
deux frères mariés, mais sans enfants. Enfin quatre autres escla-
ves de Karfa, dont deux vieilles femmes, habitent avec lui, ce
qui fait dix-neuf personnes.
Biana Moussa est un cultivateur. Il n'a pas de bétail. Il doit à
Karfa ses trois jours de travail par semaine avec toute sa famille.
C'est du reste, dit Karfa Kamara, un paresseux.
Nous avons dit plus haut que Karfa Kamara possédait sept cap-
tifs de traite ou esclaves nouveaux acquis par lui avant l'arrivée
des Français dans le pays (c'est-à-dire avant 1893) et qu'il les
avait confiés pour les faire travailler à un captif de case, Manti
Karfa. Ils font partie de la carrée de celui-ci et comme tels tra-
vaillent trois jours par semaine pour Karfa Kamara avec Manti
Karfa et sa famille. Les quatre autres jours, ils travaillent pour
Manti Karfa, qui en revanche doit les nourrir et les habiller et
peut lesmariei entre eux.
Ces captifs de traite ont à eux péculiairement :
1" Les habits qu'on leur a donnés ;
2° Leurs grigris, bracelets en cuir, bagues en cuivre, cou-
teaux, ceintures, musettes, sacs, etc.;
3° Leurs femmes, quand ils sont mariés.
/O LE NOIR DE GUINEE.
Quant aux cases où ils habitent, elles appartiennent à Manti
Karfa. Il y a parmi ces esclaves un couple marié sans enfants
et cinq hommes célibataires.
De même, parmi les quatre esclaves de Karfa qui habitent
avec Biana Moussa, il y en a deux qui sont des captifs de traite :
ce sont deux hommes âgés, un veuf et un célibataire. Ils font
partie de la carrée de Biana Moussa, travaillent avec celui-ci
trois jours par semaine pour Karfa Kamara et trois jours pour
Biana Moussa et sont entretenus par celui-ci.
J'ai dit plus haut que, d'après la coutume indigène, les cap-
tifs de traite pouvaient être revendus. Mais les Français, en pro-
hibant la vente et l'achat des esclaves, ont mis en fait les cap-
tifs de traite sur le même pied que les captifs de case qui, eux,
ne peuvent être revendus.
Nous en avons fini avec les esclaves et leur propriété, mais
il nous reste à voir celle des hommes libres qui sont sous la
clientèle de Karfa Kamara. Karfa possède, dans son village de
culture de Koudebou, deux familles d'hommes libres, ses clients,
qui y habitent.
Il y a d'abord celle de Soulé Diakitc, cultivateur. Il occupe
cinq cases et a vingt personnes avec lui. Bokary, chef de la
deuxième, a trois femmes et cinq fils. C'est un cultivateur. Il
occupe trois cases; il n'a ni esclaves, ni bétail.
Les cases occupées par ces familles sont à elles et non ;\
Karfa, car elles les ont construites. Soulé DiaUité et Bokary doi-
vent à Karfa le travail sur ses champs avec toute leur carrée
six fois par an, mais un jour seulement chaque fois, ce qui ne
fait que six jours en tout. Karfa les nourrit pendant ces jours
de travail, leur donnant du riz, de la viande, du sel, des kolas,
du tabac, etc. En dehorsde cela, ils travaillent pour eux-mêmes
et ne doivent rien d'autre à Karfa.
Notons que Binti Kali Mara, (ils de sœur de Karfa, que nous
avons vu plus haut, considéré non comme un parent de celui-ci,
mais comme un simple client, prend place à côté de Soulé
Diakoté et de Bokary.
En résumé, la carrée de Karfa offre, au point de vue du travail
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINÉE. 79
sur les champs familiaux, trois catégories de personnes : 1° les
femmes et les enfants de Karfa qui doivent cinq jours de travail
sur six au chef de famille et sont, eu revanche, complètement
entretenus par celui-ci; 2° les esclaves, qui doivent trois jours de
travail sur six aux champs familiaux, mais se nourrissent et s'en-
tretiennent eux-mêmes, grâce à leur travail des trois autres
jours; 3" les proches parents ou neveux, fils de frères qui tra-
vaillent seulement dix-huit jours par anpourluietnesontnourris
que pendant ces dix-huit jours; 4° les clients, parents éloignés ou
étrangers, qui ne travaillent que six jours par an pour Karfa et
ne sont nourris que pendant ces six jours.
En réalité, il n'y a que la première catégorie qui fasse partie
de la carrée aussi bien au point de vue travail qu'au point de
vue familial. Les trois autres catégories (esclaves, neveux, clients)
ont leur travail principal et leurs ressources alimentaires en
dehors de la carrée et en font partie au point de vue familial
seulement.
Nous avons déjà dit qu'il n'en était pas de même chez les
Malinkés et les Kissiens et nous les verrons en détail plus loin.
Là, les femmes, les fils, les frères, les neveux, les esclaves tra-
vaillent cinq jours- sur six sur les champs familiaux et, en
revanche, sont complètement entretenus par la famille. Les
clients seuls, tout en en faisant partie au point de vue familial,
ont leurs ressources alimentaires en dehors d'elle.
Avant de quitter la carrée de Karfa Kamara, ajoutons encore
qu'il a dans sa clientèle un forgeron et un griot. Pour le for-
geron nous avons analysé sa situation, au chapitre Travail,
comme forgeron dépendant, et nous n'avons pas à y revenir.
Quant au griot, il s'appelle Mamadi Kéli. Il habite à Faranah
dans une carrée indépendante'. Célibataire, il vit avec sa mère
et deux frères également non mariés. Il possède un petit trou-
peau (deux bœufs, une vache) et ne fait pas de champs. Il
n'exerce donc que son métier de griot qu'il fait, avec ses frères.
Karfa leur donne la nourriture et L'habillement. Tous les
jours ils viennent manger chez lui à ses côtés. En revanche, ils
lui l'ont de la musique toutes les fois qu'il le désire et quand il
80 LE NOIR DE GUINÉE.
est en voyage, raccompagnent en jouant du balafeu ou de la
guitare.
En dehors de ces rapports avec Karfa, ils vont faire ce qu'ils
appellent des salutations aux gens riches du pays, aux gros
chefs de carrées. Celui qui est ainsi salué accepte la musique,
donne un mouton et des kolas. Quelquefois il se récuse. Le mé-
tier, paraît-il, rapporte beaucoup.
Les griots servent aussi aux commissions de leur patron,
comme le forgeron.
Nous avons fini de passer en revue les personnes dépendant
de Karfa Kamara, faisant partie de sa carrée, avec leur pro-
priété particulière. Mais nous savons déjà que tous les parents
de Karfa ne dépendent pas de lui : ainsi un de ses neveux.
fils de frère, Zoumani Kamara, a quitté Karfa, Tannée dernière,
pour fonder une carrée à part à Faranah et y vivre indépendant.
Il a avec lui cinq femmes, trois fils, deux filles, un frère céli-
bataire qui l'a suivi, une esclave femme, soit en tout treize per-
sonnes. Le seul désir de l'indépendance, le seul vouloir d'être
chef de carrée à son tour, a poussé Zoumani Kamara à cet éta-
blissement. D'autres parents de Karfa Kamara, proches ou
éloignés, sont dans le même cas. Néanmoins la carrée de Karfa
Kamara groupe encore deux cent dix-sept personnes. Il est vrai
que c'est celle d'un chef de province.
Famille de Sayon Kamara, au point de vue de la propriété.
— Nous allons maintenant examiner, au même point de vue
de la propriété, quelques familles autres que celles de Karfa
Kamara. Cet examen, en effet, nous donnera quelques détails
nouveaux sur la situation des choses et des gens en Guinée
française. Prenons, par exemple, la carrée de Sayon Kamara.
Sayon Kamara est un Dialonké comme Karfa Kamara, chef de
carrée à Faranah. Nous allons examiner ses propriétés e\ celles
des personnes de sa carrée.
Sayon Kamara a sept femmes, cinq enfants, deux esclaves
(un homme Agé et une jeune tille), enfin un frère marié sans
enfants.
I.A PROPRIETE CHEZ LE NOIR DE HAUTE GUINEE. 81
Sayon ne possède ni kolatiers, ni orangers. Il avait un trou-
peau, mais il Ta donné à sa mère qui ne demeure pas avec lui,
appartenant à une autre carrée. Il fait des champs. Il en pos-
sède deux au bord du Niger, un où il sème cette année du fonio,
un autre où il sème du riz. Sayon Kamara fait travailler à ces
champs toutes ses femmes (moins sa favorite) et ses deux
esclaves. Quand tout le monde est aux champs, c'est Sayon Ka-
mara qui dirige lui-même et surveille le travail, mais quand il
n'est pas là, c'est le vieil esclave Samba Kourouma qui le rem-
place; notons ce trait de mœurs : Sayon ne se fait pas rem-
placer comme directeur du travail par la plus âgée de ses
femmes, mais par le plus ancien de ses esclaves. De même, chez
Karfa Kamara nous avons vu que l'intendant, surveillant de la
culture et distributeur des grains, était un esclave.
Sayon Kamara a des ressources accessoires : d'abord il sert
de représentant au chef de province, Karfa Kamara, dont il
n'est du reste pas parent et cette fonction lui rapporte de beaux
cadeaux. Ensuite, au moment du paiement, de l'impôt à l'admi-
nistration française (février, mars), il envoie son frère et ses
esclaves recueillir du caoutchouc dans la brousse. Il les y envoie
même encore une autre fois dans l'année, cela pendant vingt
jours de suite chaque fois. Cette cueillette lui rapporte 05 francs
chaque fois, soit 130 francs annuellement. Du reste, presque
tous les indigènes s'y livrent au moment de l'impôt. Ils ne le
faisaient pas jadis, mais depuis que le caoutchouc est recherché
avec une telle avidité et payé à si haut prix par les commer-
çants européens, on va le récolter usuellement dans la brousse
pour payer l'impôt.
Voilà les ressources de Sayon Kamara et ses propriétés. Exa-
minons maintenant celles de chaque personne de sa carrée.
Teni Tatara la première femme de Sayon Kamara, possède
cinq pagnes (50 francs), des bijoux d'or (25 francs) et d'argenl
(20 francs), une filière d'ambre (45 francs), un bandeau de
perles (3 francs), une malle (15 francs), une marmite et un chau-
dron -25 francs), trois poules (3 francs).
Les pagnes, le bracelel d'argent, la filière d'ambre, le ban
S2 LE \<>lli DE GUINÉE.
cleau de perles, la marmite et le chaudron lui oni été donnés
par son mari, mais c'est elle-même qui a acheté son anneau
d'or, sa malle et ses poules (en tout V3 francs). Elle l'a fait en
cultivant pour elle un petit champ d'arachides, non loin de la
carrée et en allant vendre au marché sa récolte. Elle a fait
aussi un petit champ de coton dont elle a fait filer le produit
par le tisserand et elle a donné l'étoile à sou mari, pour qu'il
s'en fasse un boubou. D'après Savon, les femmes dialonkées
doivent à leurmaricinq jours de travail sur six. Le sixième jour,
elles peuvent, à leur choix, se reposer ou travailler pour leur
compte.
Au sujet des pagnes (grandes pièces d'étoffe qui servent de
vêtement aux femmes) Sayon Kamara en fait une distribution
à ses femmes aux trois grandes fêtes de l'année, au Ramadan,
à la fête Douki et à la fête Dioubendé. A chacune de ces fêtes,
il donne quatre pagnes à chaque femme. Chacune de celles-ci
en reçoit donc 12 par an. Les pagnes de Teni fatara proviennent
de ces distributions.
Pore Samoura, seconde femme de Savon, possède cinq pagnes
55 francs), dont trois donnés par le mari et deux acquis par elle,
un bracelet d'argent (15 francs), une filière d'ambre de 35 francs.
un grosse perle ronde de 5 francs, un collier et un bandeau de
perles faisant 7 francs, un mouchoir de tète «le •! francs, une
malle de 10 francs, une marmite et un chaudron (15 francs .
cinq calebasses (10 francs), quatre poules (4 francs). Tout cela
fait une valeur de 158 francs. Là-dessus elle a acheté pour
32 francs et son mari lui a fait cadeau du reste. Pore Samoura
Ira vaille un peu pour elle : elle fait quelques arachides et un
peu de riz à part.
Koria Oulari possède à peu près la même chose que les relû-
mes précédentes : des pagnes pour :{5 francs, des bijoux pour
09 francs, une malle de 15 francs, des ustensiles de cuisine
pour 15 francs, deux poules 1 francs), en tout 139 francs. Là-
dessus elle a acheté elle-même pour V9 francs de ces objets. Elle
l'ail de petits champs de patates, de ri/, d'eau, d'arachides et
presque toutes les femmes dialonkées. dit Saxon, l'ont comme
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE MAI TE GUINÉE. N3
elles. Quant aux femmes malinkées, elles ont la spécialité de faire
de petits jardins où elles font pousser fies oignons et des épi-
nards quelles vendent au marché.
Minata Samoura possède pour 86 francs d'objets.
Moussokoura Samoura en possède pour 236 francs. Elle a été la
femme d'un Européen avant d'être celle de Sayon Kamara et son
premier mari lui a laissé pour 160 francs de bijoux d'or et d'ar-
gent. Elle fait aussi de petits champs pour elle-même.
Minata Oulari possède pour 201 francs d'objets. Elle en a
acheté pour 45 francs, avec son argent.
Diendi Samoura n'en possède que pour 76 francs. Elle aussi
fait de petits champs.
Passons aux esclaves. Samba Kourouma, le vieil esclave, pos-
sède à lui les deux cases où il loge et qu'il a construites auprès
des champs de son maitre. Il a des vêtements dont Sayon évalue
la valeur à 25 francs. Parmi ces vêtements, les uns lui ont été
donnés par son maitre, les autres ont été achetés par lui-même.
Il possède en outre quelques poules qu'il s'est achetées, un pe-
tit champ de manioc, un petit champ de riz et un petit champ de
foins qu'il sest fait. La récolte de ces trois champs peut valoir
anuellement 3.") francs
Samba Kourouina travaille cinq jours sur six pour Sayon. Le
sixième jour il se repose ou travaille pour lui-même. En revanche.
c'est Sayon qui nourrit Samba : celui-ci vient deux fois par jour
à Faranah pour manger avec son maître. Quanta l'habillement,
Sayon en fournit la moitié. En plus, si Sayon tue un bœuf, il doit
en donner la tête à Samba; — il lui doit encore un fusil à pierre
pour surveiller et protéger ses champs, chasser les voleurs et les
singes, un sabre, une hache, une matchctte, un daba par an.
M, us tous ces objets fournis par le maitre doivent servir seule-
ment pour les cultures du maitre. Pour ses cultures à lui. Samba
Kourouma doit se procurer ses outils.
Enfin Sayon doit fournir une femme à son esclave ei payer sa
dol. Généralement on achète une captive de 150 ou 200 francs
qu'on donne à l'esclave. Les enfants qui peuvent survenir seronl
«api i fs de case et appartiendront à Savon.
Si l i: VOIB DE GUINÉE.
En revanche, Samba Kourouma doit apporter le bois sec qui
est nécessaire à la carrée de son maître pour faire la cuisine et
chauffer. Si Sayon fait une construction, Samba est tenu de venir
y travailler. Il fait les commissions de Sayon. S'il tue une bête, il
en donne une cuisse à son maître. S'il tue un éléphant, il lui doii
les deux défenses.
En résumé, la différence qu'il y a entre l'esclave de Sayon et
ceux de Karfa Kamara, c'est que ceux-ci ne doivent à leur
maître que trois jours de travail sur six, ont trois jours de travail
à eux, mais doivent se procurer leur nourriture. L'esclave de
Sayon doit cinq jours de travail sur siw n'a qu'un jour libre
à lui, mais est nourri par son maître. C'est-donc la coutume ma-
linkée qui domine chez Sayon Kamara quoiqu'il soit lui-même
Dialonké.
Quant à la jeune fille esclave, Fatouma Kamara, Sayon l'a
donnée à sa mère, mais elle lui reviendra à la mort de celle-ci.
En attendant, Fatouma sert lanière qui l'habille et la nourrit.
Voyons maintenant la situation du frère que Sayon Kamara a
chez lui. Ce Solë'mani Kamara est cultivateur, il travaille pour
lui-même : il fait du riz, des arachides, du fonio, du manioc,
des patates, ce qui lui permet de se nourrir avec sa femme.
Sayon ne lui donne que le logement et quelques habits. Tout ce
que Solémani Kamara et sa femme doivent à Sayon, c'est d'aller
lui chercher du caoutchouc dans la brousse une fois par an. Ils
lui en rapportent pour 30 ou 'îô francs. Savon leur donne de la
viande quand il tue un bœuf. Il prête un fusil à son frère pour
que celui-ci apprenne à chasser.
En résumé, Sayon ne donne guère à sou frère que l'habita-
tion et celui-ci le paye en caoutchouc recueilli dans la brousse.
Ce sont là des relations de travail encore moins étroites que
celles de Karfa Kamara et de ses neveux qui au moins travaillent
dix-huit jours par an sur ses champs.
Famille de Mamaim M ara. — Examinons encore, toujours au
point de vue de la propriété, une dernière famille, celle de Ma-
madi Mara chef du petit village de liberté de Confluent, et Kis-
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR DE BALTE GUINJ l . Sri
sien d'origine. MamadîMara ati-ois femmes, trois fils, trois Frères
mariés, trois clients hommes libres, pas d'esclaves.
Les frères de Mamadi Mara sont Mainadi Kourenna qui a une
femme et un fils, KaléfaBérésé quia une femme et trois enfants.
Moussa Amara qui aune femme et pas d'enfants. Mamadi Mara
me dit que chez les Kissiens la règle esl que les frètes et les ne-
veux travaillent cinq jours sur six pour le frère aine, le chef dr la
carrée et de la famille, et en revanche sont nourris par celui-ci.
Mais quant à lui, Mamadi Mara, il laisse, dit-il, ses frères travail-
ler comme et quand ils veulent sur ses champs. Il reconnaît
cependant que le travail qu'ils lui donnent constitue bien
en fait leur principal travail. Les jours où ils ne travaillent
pas pour lui, les frères de Mamadi Mara font de petits champs à
côté des siens. Le produit de ces champs leur sert à s'habiller, à
acheter des fusils, à acheter des bijoux pour leurs femmes, etc.
Quant à leur nourriture et à celle de leur famille, elle est assu-
rée, nous l'avons vu, par le chef de la carrée.
Mamadi Mara a également trois hommes libres chez lui comme
clients. CesontVarfa Kandé quia une femme et un fils, Mamadou
Si, marié, sans enfants, Violadia Kourouna idem. Ces trois hom-
mes, qui ne sont pas riches, travaillent pour eux-mêmes et doi-
vent se nourrir. Mamadi Mara ne leur donne que le logement et
eux ne lui doivent que de petits services, comme de l'aider s'il
vient un passager, d'aller couper de la paille quand il veut recou-
vrir ses cases, de lui apporter du bois etc. Si le commandant du
cercle demande des porteurs à Mamadi Mara, en tant que chef
de village, il choisira pour sa part personnelle, familiale, parmi
ces clients.
Il est à noter pourtant qu'ils lui doivent un jour de travail
par an, mais comme le reste du village. En effet, en qua-
lité de chef de village, Mamadi Mara a droit à ce qu'un jour
par an tous les habitants du village viennenl travailler sur
ses champs. Ce jour-là, du reste, Mamadi Mara nourri! bien
ces travailleurs : il lue un bœuf, une chèvre ou un mouton el
distribue du riz
Quant aux femmes, celle des frères de Mamadi Mara, comme
86 LE NOIR DE GUINÉE.
les siennes propres, ce sont elles qui l'ont les arachides, car Ma-
madi Mara, de son coté, etses frères, de l'autre, ne cultivent que
le riz et le fonio. Les femmes de Mamadi Mara cultivent ses ara-
chides et font la sauce et les femmes de ses frères cultivent les
arachides de ceux-ci et font leur sauce. De même, quand Mamadi
Mara veut des graines d'arachides à manger, il en demande à ses
femmes qui doivent lui en fournir et quand ses frères en veulent .
ils en demandent aussi à leurs femmes. Ces femmes, ici. doivent
donc fournir tout ce qui est assaisonnement.
Résumé. — En résumé, nous vouons devoir d'autres conditions
des parents, des esclaves en Haute Guinée. Le principe le plus
général, celui des Malinkés, des Kissiens, c'est que les frères, les
neveux, les esclaves fassent partie de la famille au point de vue
travail; ils doivent à celle-ci tout leur temps, sauf le jour de
repos général et, en revanche, sont complètement entretenus par
elle. Le principe dialonké, au contraire, semble être de traiter les
frères, les neveux comme de simples clients, rattachés au travail
delà famille par un lien très lâche (dix-huit jours de travail par
an). De même ici les esclaves sont de simples clients, mais doivent
un assez lourd prélèvement de travail à la famille à laquelle ils
appartiennent (trois jours de travail sur six, c'est-à-dire la moitié
de leur temps). En un mot, on observe chez les Dialonkés une sorte
de relâchement des liens de la la mille, qui n'existe p;is plus à l'est
chez les Malinkés.
Nous avons passé en revue toute la propriété du noir de
Haute Guinée, la propriété immobilière et la propriété mobi-
lière, la propriété familiale et la propriété péculiaire, le salaire,
etc. et nous avons vu en même temps, et par conséquence la
situation des différentes classes de gens au point de vue du tra
vail et au point de vue de la propriété, femmes, frères, ne-
veux, esclaves, clients, etc. Nous en avons donc fini avec |,i
propriété entière et toutes ses conséquences. Nous terminerons
le chapitre en disant quelques mots de l'épargne.
L'épargne. C'est en bestiaux que le noir aime surtout à
mettre ses économies. Quand il a un excès de produit ou qu'il
LA PROPRIÉTÉ CHEZ LE NOIR 1»E HAUTE Gl IM I . S7
s'est procuré de l'argent par la vente de l'ivoire provenant de
la chasse, il achète immédiatement des têtes de bétail et on
comprend qu'il aime ce genre d'épargne, puisque c'est de l'é-
pargne qui fructifie et se reproduit d'elle-même. G est grâce
à ce bétail que le chef de famille pourra acheter des femmes
à ses fils et qu'il pourra distribuer de la viande à toute sa
carrée les jours de grande fête. Quelquefois l'argent disponible
est mis en or. Le noir aime beaucoup en effet ces anneaux
d'or grossièrement tordus, sous la forme desquels ce métal es!,
ici, mis dans le commerce, et en achète volontiers même à des
prix très élevés. Néanmoins le grand placement de l'épargne
du noir de Haute Guinée en particulier et de Guinée française
eu général, est encore, par-dessus toutes choses, le bétail.
Maintenant que nous avons vu la propriété, passons à sa
transmission et à la famille.
III
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE
EN PARTICULIER ET DANS L AFRIQUE OCCIDENTALE
EN GÉNÉRAL.
Nous mettons ensemble la transmission de la propriété el
la famille, parce que la transmission de la propriété la plus
importante, en Guinée française comme partout ailleurs, est
l'héritage, et parce que l'héritage est une des caractéristiques les
plus essentielles du genre de famille. Elle est si essentielle que
c'est d'après elle que Le Play a distingué ses trois espèces de
familles. Actuellement la science sociale cherche dans le mode
d'éducation une autre caractéristique fondamentale pour le
classement des familles et des sociétés, mais L'héritage n'en
reste pas moins une caractéristique de tout premier ordre puni'
ce classement, et c'est pour cela que nous allons traiter dans
lé même chapitre de l'Héritage et de la Famille.
On a déjà pu s'apercevoir, d'après ce qui a été dit eu passant
aux chapitres précédents frères \ivanl ensemble avec leurs
familles respectives sous la. direction de l'aine, neveux vivant
avec r<mcle paternel , que la famille du noir de Guinée fran-
çaise est patriarcale. Il nous faut insister sur ce point juste-
ment parce qu'un collaborateur du plus grand mérite de la
science sociale. M. Armand de Préville, a, dans ses belles
éludes sur les populations africaines, rangé" la famille noire
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 8U
flans le genre instable. Certes les études de M. Armand de Pré-
ville sur l'Afrique sont magistrales et restent un solide point
de départ à quiconque voudra étudier l'ensemble géographico-
social du continent africain, mais le défaut en est que M. Ar-
mand de Pré ville a travaillé sur les récits des voyageurs, sans
aller lui-même en Afrique. Une base d'études aussi fragile ne
donne que plus de mérite aux résultats obtenus, mais explique
aussi Terreur dans laquelle est tombé l'éminenfc sociologue
au sujet du classement de la famille noire. Comme l'opinion
de M. Armand de Préville sur ce point a été adoptée par la
science sociale, à défaut d'affirmations contradictoires et d'é-
tudes surplace, il importe d'autant plus d'insister sur la pa-
triarcalité de la famille du noir de Haute Guinée en particu-
lier, de Guinée française et d'Afrique occidentale en général.
Parlons d'abord de l'héritage, et voyons comment il est réglé
chez le noir de Haute Guinée. Nous allons passer en revue à
ce sujet les différentes races de la Haute Guinée, plus quelques-
unes du reste de la Guinée française et même de l'Afrique
occidentale sur lesquelles nous avons des renseignements.
L'héritage chez le Malinké. — Chez le Malinké, qui occupe
toute la Haute Guinée, l'héritage familial va au premier frère
puîné du défunt; donc à l'homme le plus âgé de la carrée après
lui. S'il n'y a pas de frères, l'héritage familial va au fils aîné
du défunt. S'il n'y a pas de fils, il passe aux neveux fils de frères.
S'il n'y a pas de neveux, l'héritage va au plus proche des pa-
rents éloignés du défunt. S'il n'y en a pas, il passe au chef de
village.
Quant aux biens péculiaires et particuliers du défunt, ils vonl
par parts égales à chacun de ses fils.
Kn résumé, l'héritage familial, les biens patrimoniaux pas-
scnl au plus âgé de la carrée. Quant aux biens péculiairesj
infiniment moins importants, ils passent par parts égales aux
fils.
Telle est la règle. Il l'a ni ajouter toutefois qu'il y a quelque-
lois dis|)iile entre le frère héritier légitime el le fils aine du
défupt, surtout si celui-ci est en âge de s'établir et trop auloii-
'.)() LE N'OIR ItE GUINÉE.
taire pour vivre sous le commandement de son oncle. En ce
cas, le fils aine se sépare de la carrée. Il emmène ses frères et
avec eux les bestiaux, les esclaves, les espèces. Pour l'oncle, il
reste dans la carrée en possession de celle-ci. des cases, du
mobilier meublant, des femmes du défunt et de ses armes.
S'il y a des chevaux, on les partage également entre l'oncle et
le neveu. S'il n'y en a qu'un, c'est le fils aîné qui remmène.
Ajoutons, du reste, que cette séparation de la famille en deux
est rare chez le Malinké et que, la plupart du temps, elle reste
unie sous l'autorité du frère puîné du défunt.
L'héritage chez les Kissiens. — Les Kissiens occupent, au sud
de la Guinée française, le cercle de Kissidagou (mot à mot :
ville, forteresse des Kissiens), le secteur militaire de Bamba et
aussi la province du Séradou, au sud-est du cercle de Faranah.
Ils sont environ 100.000 dans le cercle de Kissidougou, 125.000
dans le secteur de Bamba, 3.000 dans le cercle de Faranah. Ce
sont d'excellents cultivateurs comme les Malinkés et les Bam-
baras. Ils l'ont principalement du riz et cultivent aussi le
coton pour leur habillement. Chez eux, c'est le frère puîné du
défunt, l'aîné de tous les frères qu'il laisse, qui hérite de tout
le bien patrimonial. A défaut de frères, le fils aine du défunt
hérite de ce bien, comme chez les Malinkés. A défaut de lils,
les neveux.
L'héritage chez les Guerzés. — Les Guerzés occupent le sud-
est du cercle de Beyla, donc l'extrême sud-est de toute la
Guinée française. Ce sont des cultivateurs qui font surtout du
riz et du coton. Mais ils ne font pas d'arachides, parce qu'ils
ont chez eux et surtout dans la grande forêt du Libéria et (h'
la Côte d'Ivoire, au sud de leur territoire, de l'huile de palme en
quantité. Pour l'héritage, c'est le premier frère puîné du défunt
qui hérite du bien patrimonial. Quand il n'y a pas de frères,
c'est le fils aîné; quand il n'y a pas de tils, c'est l'aîné des ne-
veux. Quand il n'y a ni frères, ni fils, ni neveux, le gargara (roi
du pays) fait appeler le plus proche des parents éloignés et lui
remet L'héritage. S'il n'y en a pas. c'est lui qui hérite.
Quant aux biens péculiaires du défunt qu'il faut toujours
LA FAMILLE ET [/HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 91
distinguer avec soin des biens patrimoniaux, du bien familial),
ils vont à ses fils, mais non par parts égales : l'aîné a le plus,
puis le suivant, puis cela descend ainsi jusqu'au dernier.
Ainsi les biens patrimoniaux au frère puiné, les bien pécu-
liaires aux fils.
Quelquefois, à la mort du chef de famille, si son fils aine est
grand, il ne peut s'entendre avec son oncle qui hérite. Alors
il va fonder une carrée à part et s'y établir avec ses frères,
emmenant une partie de l'héritage (bestiaux, esclaves, etc.). Mais
c'est rare, car les Guerzés ont le sentiment familial et l'esprit
de discipline familial très développé.
L'héritage chez les Bambaras. — Les Bambaras sont une po-
pulation do race mandé plus connue que les Malinkés et depuis
plus longtemps. 11 y en a très peu en Haute Guinée française.
Leur masse habite le Soudan français, qui forme actuellement
la colonie du Haut Sénégal-Niger. Les Bambaras ou Bamanas
sont importants comme représentants significatifs de la famille
mandé, et quoiqu'ils n'intéressent pas terri torialement la Guinée
française, nous allons dire un mot de la façon dont se fait chez
eux l'héritage.
Notons d'abord que les Bambaras sont des cultivateurs pres-
que purs, comme les xMalinkés. Ils font surtout du mil, du gros
mil (bimbirî) et du petit mil (sanion). Ce mil est supérieur à celui
qu'on cultive en Guinée française et qu'on appelle kendé. Les
Bambaras font aussi un peu de riz et en outre du maïs, du manioc
et des patates. Ils font aussi beaucoup d'arachides dont ils
extraient l'huile avec laquelle ils confectionnent leurs sauces.
Quant à l'héritage, voici ce qui en est : quand un chef de
carrée meurt, c'est le frère puiné qui hérite du bien patrimonial,
qu'il doit gérer du reste comme représentant de la famille et
flans l'intérêt de tous.
Quand il n'y a pas de frères, le fils aîné hérite : il hérite de
tout le bien patrimonial, sauf des bestiaux et des espèces qui sont
divisés également entre tous les tils et viennent grossir la pro-
priété péculiaire de chacun. Du reste, cela revient au môme que
si bestiaux et espèces restaient au tils aîné en sa qualité de che|
92 LE N0I1! DE GUINÉE.
de famille. En effet, s'ils lui restaient, il les emploierait à acheter
des femmes à ses frères. Comme ils ne lui restent pas et vont
directement à ceux-ci. ce sont eux aussi qui paient directement
leurs femmes.
Quant aux femmes du défunt, elles sont également partagées.
Ihéoriquement. entre tous les fils. Mais comme il serait déshon-
nète qu'elles allassent réellement aux fils, c'est-à-dire à leurs
fils, on les partage entre les petits-tils de la carrée (fils du fils
aine et fils des fils cadets).
Ajoutons que si, avant sa mort, le chef de carrée veut qu'une
de ces jeunes femmes passe à son iils aîné, il emploie le moyen
de la vente pour la lui donner.
Enfin quand c'est, faute d'un frère du défunt, le fils aîné qui
hérite, les fils cadets, s'ils sont en âge de s'établir, se séparent
souvent de lui et vont foncier chacun une carrée indépendante.
Ils les établissent non loin de la carrée quittée el même généra-
lement se groupent autour, si c'est possible, mais ils sont indé-
pendants. En revanche, cela ne se produit pas quand il y a un
frère puîné du défunt et qu'il prend le commandement : alors
on reste dans la carrée sous son autorité. En résumé, il résulte
de ceci que l'essaimage de la famille se fait seulement quand il
n'y a plus de frères du défunt et quand, en conséquence, c'esl
le fils aine qui hérite.
Ainsi chez les Malinkés, Kissiens, Gucrzés et Bambaras, nous
trouvons le môme système successoral : la transmission totale
des biens familiaux de frère aine à frère puîné et, a défaut de
frères, à lils aine. Du reste, ce système successoral n'est pas parti-
culier à la Haute Guinée française. Nous le retrouvons dans
tout le nord et l'ouest de la Côte d'Ivoire.
Vhèritage chez 1rs Mandés-Dyoulas de Séguéla. — Chez, les
Mandés-Dyoulas de Séguéla c'est le frère le plus âgé parmi les
frères puînés du défunt qui hérite; à défaut de frères, ce sont les
lils en commençant par le plus âgé. Mais ce qu'il y a de plus
curieux ici, e'esl que, s'il n'y a ni frère, ni (ils. ce n'est pas le
neveu lils de frère le plus âgé qui hérite. Il y a division de
l'héritage : les biens péculiaires d\\ défunt vont ;'i ses filles par
I.A FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. !K{
parts égales et les biens patrimoniaux sont partagés entre les
neveux.
L'héritage au pays de Kong et de Djimini. — Chez les
Mandé-Dyoula du pays de Kong et de Djimini, « à la mort du chef
de famille, dit le capitaine Delacou, c'est l'aîné de ses frères
(c'est-à-dire le plus âgé) qui lui succède comme chef de famille,
et tous lui doivent obéissance. Cette autorité passe ensuite au
second frère, puis, à la mort du dernier des frères au plus âgé
des fils du premier frère, et ainsi de suite. Tous ceux qui restent
compris dans ce groupe sont parents; ceux qui en sortent
perdent cette qualité et forment une nouvelle famille ». —
Quand il n'y a pas d'héritiers, les biens reviennent au chef du
pays. — Notons que l'héritier du défunt, son frère puîné, laisse
aux enfants de celui-ci la plus grande partie des biens mobi-
liers, c'est-à-dire des biens péculiaires du définit.
Vhéritage chez les Mandé-Dyoula de Bouna. — Chez les
Mandés-Dyoulas de Rouna. c'est l'atné des frères du défunt qui
hérite des biens de la famille et du commandement de celle-ci,
c'est-à-dire le premier de ses frères puînés. Il hérite, entre autres
choses, de toutes les femmes du défunt dont il devient le mari.
Au cas où il n'y a pas de frères, c'est le fils aîné de la première
femme du défunt qui hérite. Les enfants de cette première femme
ont la priorité, quel que soit l'âge des enfants des autres
femmes.
Les femmes n'héritent jamais des biens patrimoniaux (comme
du reste dans toutes les populations vues précédemment). Elles
disposent simplement de leur bien péculiaire.
« A défaut d'enfants légitimes, dit le lieutenant Creigcrt,
l'héritage revient aux non légitimes; dans ce cas, il peut y avoir
partage des biens. Enfin, à défaut d'enfants illégitimes, l'héritage
peut être partagé entre les maris des filles du défunt. »
Les Mandés-Dyoulas de Boudoukou. — Chez les Mandés-Dyoulas
de Boudoukou, dit le capitaine Benquey, la famille est patriar-
cale. Le commandement de celle-ci se transmet de frère aîné ;'i
livre puîné. Le plus vieux commande.
r.Vsl l'aîné des frères du défunt qui hérite, c'est-à-dire le plu»
94 LE NOIR DE G1 [NÉE.
âgé de ses frères puînés. S'il n'y a plus de frères, c'est l'aîné
des fds de tous les frères qui hérite, c'est-à-dire le plus âgé en-
core. Les femmes n'héritent pas.
Les biens péculiaires du défunt vont à ses fds, suivant la dis-
tinction que nous retrouvons presque partout entre les biens de
la famille et los biens péculiaires de chaque membre de la
famille.
Si nous passons du nord de la Cote d'Ivoire, habité par les
Dyoulas de race mandé, à l'ouest de cette colonie nous retrouvons
encore la même famille et la même transmission héréditaire.
Les Kroumen delà Passandra. — Chez les Kroumen de la Pas-
sandra, dit M. Thomann. administrateur des colonies, les indi-
vidus issus d'un même père habitent un même village. L'aïeul
a autour de lui ses frères, ses fils et ses neveux.
L'héritier est le plus âgé des frères du défunt. A défaut de
frères, le fils aîné hérite s'il est majeur, sinon c'est l'aîné des
neveux (fils des frères du défunt). Enfin, s'il n'y a aucun héritier
majeur, l'usufruit appartient de droit au chef de la tribu. Les
femmes ne peuvent pas hériter des biens familiaux.
Les Kroumen du Cacally. — « Chez les Kroumen du Cavally.
dit le lieutenant lîichard, le chef de la famille est le plus âgé.
A sa mort, son autorité passe à ses frères par ordre de prinio-
géniturc ; puis aux tils dans le même ordre.
« S'il n'y a ni frères, ni fils, ni neveux, l'héritage passe à la
famille de la mère, ou l'on remarie la veuve du défunt dans le
village même, et la succession passe au nouveau mari. »
« Chez les Cavalliens, dit à son tour M. Villamur, administra-
teur des colonies, d'après des renseignements fournis par un tra-
vail de M. Pénal, administrateur en chef, les successions ont
lieu dans la ligne collatérale de frère en frère. L'aîné chef de la
communauté des frères et de leurs familles a pour héritier le
frère le plus ancien après lui. La ligne des frères épuisée, la
succession est recueillie par l'aîné des tils qu'ils ont laissés.
Celui qui devient ainsi chef de la communauté n'a droit cepen-
dant qu'aux biens restés indivis dans la 'famille et, sur la suc-
cession personnelle du défunt, qu'à la /dus forte part r'est-à
LA FAMILLE ET l/llÉKITAGE DANS LA MAI TE Gl INÉE. 95
dire il a la direction et la gestion de tous les biens familiaux
sans exception ei, de plus, il hérite, péculiairement, de la plus
grande partie des biens péculiaires et particuliers du défunt).
Le surplus de ces biens péculiaires est partagé entre les fds du
dr eu jus. Les captifs sont exclus du partage, c'est-à-dire qu'ils
sont biens familiaux et que môme ceux possédés à titre individuel
parle défunt sont considérés, à sa mort, comme passant dans les
biens familiaux et devenant tels. S'ils sont nombreux le nou-
veau chef de famille en donne un au frère venant après lui. Les
femmes du décédé sont réparties entre les héritiers, suivant le
choix qu'elles ont fait, à l'exception de la première qui reste
avec l'héritier principal, mais sans devenir son épouse. Elle
seule reçoit quelques objets provenant de la succession du dé-
funt de ses biens péculiaires. Les autres sont écartées du par-
tage des biens héréditaires, non seulement du partage des biens
héréditaires qui, n'existe pas, mais même du partage des biens
péculiaires, qui lui, existe. Seule la première femme, comme nous
venons de le voir, est admise au partage des biens péculiaires. »
La façon dont on dispose ici des femmes appelle quelques
réflexions. En principe, chez les noirs, les femmes du défunt sont
propriété péculiaire et non propriété familiale et, comme telles,
doivent passer par parts égales au fils du défunt et non en tota-
lité au frère successeur et nouveau chef de famille. Seulement
une difficulté existe, une difficulté morale : il n'est pas décent
que les femmes d'un père passent à ses fils, c'est-à-dire à leurs
fils. On aura beau tourner la difficulté en donnant à chaque iils
la femme qui n'est pas sa mère, et chaque femme au fils dont
elle n'est pas la mère, il y a là quelque chose qui, en général,
choque l'esprit du noir. — Aussi, bien des noirs, comme nous
l'avons vu précédemment, font passer toutes les femmes au frère
du défunt, en bloc, comme si elles étaient propriété familiale. —
Elles ne le sont pas réellement, mais ils les font telles par décence.
.Mais ce n'est pas la seule solution adoptée. Nous avons vu que,
chez les Bambaras, on donne les femmes aux petits-fils pour ne
pas les donner aux fils. Ici le principe que la femme est bien
péculiaire prévaut, niais. p;ir décence, ce ne snul p;is le-* (ils qu'on
96 LE SOIS DE GUINÉE.
fait bénéficiaires, mais les petits-fils. Enfin chez les Cavalliens
dont nous parlent MM. Villamuret Penel. on adopte une autre
solution. Les femmes sont partagées entre les fils héritiers légi-
times sauf la première femme du défunt qui suit le frère, baro-
tier et chef). Mais ces femmes choisissent le fils avec lequel elles
iront et il est bien certain évidemment qu'elles choisissent pour
époux les fils de leurs compagnes et non leurs propres fils. Ici
c'est le chassé-croisé dont je parlais plus haut qui résout In dif-
ficulté.
Les Kroumen du Bas Cavally. — Enfin, et pour en finir avec
la succession à la Côte d'Ivoire, M. Jules Repiquet, dans le Bulle-
tin du Comité de l'Afrique française de novembre 1903, dit des
Kroumen du Bas Cavally : « La famille est l'élément constitutif
de la Société indigène dans le Bas Cavally français. Le pater-
familias est ici, comme dans la Borne antique, maître absolu
de ses femmes et de ses descendants. Son autorité s'étend sur
ses frères plus jeunes et sur les enfants de ceux-ci. Il doit à
tous assistance et protection et c'est à lui qu'incombe l'adminis-
tration des biens familiaux.
« Meurt-il? La puissance paternelle éckuil à ses frères puînés
par ordre de primogéniture et, à la mort de ceux-ci, à ses fils
dans le même ordre.
« A défaut de tuteur naturel, la tutelle légale est attribuée
par le chef de village à un chef de famille qui doit prendre
soin des orphelins en bas âge, jusqu'à ce que l'aîné des enfants
mâles ait atteint sa majorité. S'il n'y a que des filles, elles sont
remises à la famille de la mère.
« Les règles qui président à la dévolution héréditaire sont scru-
puleusement observées, et ne donnent jamais lieu à difficulté. »
M. Repiquet fait plus loin la distinction des biens patrimo-
niaux appartenant à toute la famille, mais gérés et adminis-
trés en pleine autorité par son chef, et des biens péculiaires de
celui-ci ou de tel autre membre delà famille. Mais ce qu'il y a
de curieux dans le Bas Cavally, c'est que les biens péculiaires
du défunt passent à son frère, nouveau chef «le famille, et non à
ses (ils. C'est là évidemment la coutume la plus patriarcale que
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 97
nous ayons rencontrée jusqu'ici puisque les biens péculiaires
eux-mêmes du défunt sont traités comme les biens familiaux.
Il y a là, dit M. Repiquet « les biens patrimoniaux dont le
chef de famille a l'administration et qui passent à sa mort de
ses mains dans celles du nouveau chef de famille. Ces biens
consistent surtout (sans compter la carrée et les champs) en
bœufs, vaches, cabris et captifs destinés à former l'apport total
des jeunes hommes à marier.
« 2° Les biens personnels, qui comprennent la ou les femmes,
les objets mobiliers, et le pécule appartenant en propre à l'indi-
gène adulte du sexe masculin. En cas de mort, ces biens vont,
par dévolution, au frère du défunt. »
M. Repiquet ajoute que la femme n'hérite jamais.
En résumé, dans toute la Côte d'Ivoire septentrionale (Mandés-
Dyoulas) comme dans la Côte d'Ivoire occidentale (Kroumen,
Repos, peuplades du Cavally, de la Sassandra, noirs de la côte
et de la foret), la famille et le mode d'héritage sont absolument
semblables à ce qu'ils sont dans la. Haute Guinée : la famille
est patriarcale, basée sur la tige paternelle, et l'héritage se fait
de frère à frère tant qu'il y en a. Quand il n'y en a plus, les fils
héritent.
L'héritage sur le Plateau central nigérien. — Du reste, la
même famille et le môme mode d'héritage se rencontrent aussi
sur une partie du Plateau central nigérien. Le lieutenant Des-
plagnes, dans son beau livre récent (1907) sur le Plateau central
nigérien, distingue à ce sujet deux régions : « Dans les régions
montagneuses de l'est, le Tombo, le Tingue, Oualo, le fils aîné
du chef de famille reste l'héritier incontesté des terres de I"
communauté avec le devoir de nourrir et d'habiller les vieil-
lards, les femmes et les enfants, de diriger le travail et «l'assu-
rer l'existence de tous. Bans l'ouest, pays nonouLr, Vhéritier
de lu communauté est l'homme le plus âgé, frère, /ils ou neveu
du défunt ». Ainsi dans l'ouest du Plateau central nigérien, il
en est comme en Haute Guinée, comme dans I" Soudan bam-
bara, comme dans la Côte d'Ivoire septentrionale, comme dans
la Côte d'Ivoire occidentale.
:
98 LE NOIR DE GUINÉE.
« Chaque hameau ajoute le lieutenant Desplagnes, ouvrage
cité, page 209; n'est formé le plus souvent que par les mem-
bres d'une même famille, exploitant une propriété commune.
Le chef, en général le plus âgé, répartit les tâches, distribue le
pain, la viande, le lait et préside avec les vieillards aux travaux
des champs.
« Chaque membre (de la famille doit dans sa jeunesse, s'il
veut profiter des bienfaits et des produits de la communauté
(familiale), cinq jours de travail sur six pendant la saison des
cultures (c'est-à-dire de mai à décembre). Toutes les autres pé-
riodes de l'année (c'est-à-dire de janvier à avril), ainsi que la
journée laissée libre pendant la semaine, restent à la disposi-
tion de chacun, hommes, enfants, femmes ou captifs pour l'em-
ployer à leur profit personnel, soit pour cultiver un champ
particulier, soit pour aller à la chasse, à la pèche, faire de
l'élevage, du tissage, de l'exploitation du fer, de l'industrie ou
du commerce avec le secours des associations. Tous les béné-
fices de ces travaux exécutés en dehors de la communauté sont
personnels et avec eux l'indigène se procure les vêtements,
objets de luxe, parures, chevaux, etc. »
Ainsi nous retrouvons encore ici la distinction, du reste com-
mune chez le noir, du travail familial et du travail péculiaire
et, en conséquence, de la propriété familiale et de la propriété
péculiaire.
Le lieutenant Desplagnes donne d'autres renseignements inté-
ressants sur la famille du plateau central nigérien, ainsi que sur
son essaimage : « Quand une des jeunes filles se marie page 209)
et quitte définitivement la maison paternelle, son père lui l'ait
cadeau de tètes de bétail ou d'arbres fruitiers, comme L'usage
en existe aux environs de Bandiagara, chez lesNdogom, Kambé,
Nonouké. De même, lorsqu'un des jeunes garçons quitte la corn,'
munauté pour aller s'établir dans la plaine, ce qui arrive fré-
quemment de nos jours, il reçoit un cadeau proportionné au
travail qu'il a fourni dans la maison paternelle. » Ainsi subven-
tions sérieuses an jeune homme et même à la jeune fille qui
s'établisseni en dehors de la famille.
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 90
« Si la justice est rendue — ajoute le lieutenant Desplagnes,
page 210 — dans le village et dans le canton par le biogon
(chef religieux des villages et des cantons sur le Plateau central
nigérien), responsable de l'ordre et chargé de trancher les dif-
férends, le chef de la communauté (familiale) a pour devoir de
régler les dissentiments et discussions de la famille. Toutefois
il perd tout droit sur ses membres, même sur ses fils habitant le
même village qui ne travaillent pas aux champs communs et ne
profitent pas des récoltes. » Ainsi font partie de la famille ceux
qui travaillent pour elle et en conséquence sont nourris par
elle, et n'en font plus partie ceux qui travaillent pour eux et en
conséquence se nourrissent eux-mêmes. Il en va de même du
reste dans tout le pays noir.
Nous venons de passer en revue la famille et le mode d'héri-
tage tels qu'ils se présentent dans la plus grande partie de la
Haute Guinée française et aussi dans les pays adjacents (Sou-
dan, Côte d'Ivoire, ouest du Plateau central nigérien, etc.),
mais il existe aussi dans une petite partie de la Haute Guinée
(Dialonkés du cercle de Faranah, Koniankés du cercle de
Beyla, etc.) et dans les régions voisines (Fouta-Djallon guinéen,
Sénégal, etc.) un autre mode d'héritage. Ce n'est pas l'héritage
tel que nous venons de le voir dans l'est du Plateau central ni-
gérien où tous les biens patrimoniaux passent au tils aîné du
défunt, en écartant les frères de celui-ci (c'est-à-dire les plus
Agés de la famille), pour mettre celle-ci du reste, dans toute son
extension patriarcale, sous le commandement d'un homme plus
jeune et plus vigoureux. Ce genre de famille n'est pas rare du
reste en pays noir et se rencontre au Dahomey, concurremment
avec la famille où l'héritage passe en premier lieu aux frères puî-
nés (Voir à ce sujet, Brunet et Gickilen, Dahomey et dépen-
dances, 1000, p. 'Vil. 328 et 330), mais ce n'est pas de celui-là
que nous avons à parler ici. C'esl d'une autre combinaison, très
répandue aussi en Afrique occidentale cl où L'héritage m- par-
tage entre le frère puîné du défunt et le lils aîné de celui-ci.
.Nous le trouvons chez les Dialonkés H les Koniankés en Haute
Guinée, chez les Diarankés et les Poulahs dans le Fouta DjaUon,
100 LE NOIR DE GUINÉE.
chez les Yolofs au Sénégal. Commençons par les Dialonkés.
Les Dialonkés. — Chez les Dialonkés. si le fils aine du défunt
est encore petit, c'est le frère puîné qui a tout l'héritage, au
moins pour le moment, car trois ans après la circoncision du
fils aine, on partagera l'héritage entre les deux. Si le fils aîné
est grand, on partage tout de suite. Le frère puîné hérite de la
carrée, des cases, du mobilier meublant, des champs, des kola-
tiers et des orangers, des femmes du défunt. Il a également
dans sa part l'habillement de celui-ci, ses armes, ses chevaux,
la moitié de l'or et des bijoux, les 2/5 des espèces. Quant au fils
aîné, il a le bétail, les esclaves, la moitié de l'or et des bijoux,
les 3/5 des espèces. S'il y a du riz et des grains en magasin, on
les partage par parties égales. Une fois le partage fait, on se
sépare. Le fils aîné s'en va avec sa part de l'héritage, emme-
nant ses frères, et construit une autre carrée. Si ces frères sont
petits, ils restent avec lui. S'ils sont grands, ou bien ils restent
avec lui, ou bien, souvent, se construisent, eux aussi, des carrées
indépendantes.
Dans le cas qui se présente parfois où le l'ivre puîné du défunt
qui est resté comme chef dans la grande carrée familiale, meurt
à son tour sans frère héritier, le fils aîné abandonne la carrée
qu'il a fondée pour revenir prendre le commandement de la
carrée familiale dont il est alors le légitime héritier. S'il ne le
t'ait pas, c'est le fils aîné du frère puîné qui vient de mourir
qui hérite.
On voit <jue. chez les Dialonkés, l'héritage ne va plus à une
seule personne, comme chez les Malinkés, les Kissiens, lesGuer-
zés, les Bambaras etc., mais à deux à la fois, au frère puîné et
au fils aine du défunt, ce qui ne se passe qu'exceptionnellement
chez les premiers, grand-oncle et neveu ne peuveni pas s'enten-
dre, devient ici la règle. Néanmoins il faut remarquer que
même ici, c'est encore le frère puîné qui reste le maître de la
carrée familiale.
Les Koniankés. — Les Konians ou Koniankés ou Koniankas
habitent tout le cercle de Beyla, sauf trois provinces. Ce son! des
cultivateurs. Us font surtout du riz. ensuite du fonio, du manioc,
LA FAMILLE ET LUERITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 101
des ignames, des patates, un peu de maïs. Ils font très peu de
milet, quand ils en font, le sèment avec le riz. Ils ont des bestiaux,
mais assez peu.
Si le fils aine du défunt est en bas âge, c'est le frère puîné qui
hérite de tout, mais une fois le premier arrivé à majorité, on fera
le partage. Si le fils aîné est grand au moment de la mort de
son père, on partage immédiatement. Le frère puîné a la car-
rée, les champs, les femmes. Le fils aîné a les bestiaux, les bi-
joux, les espèces. Quant aux esclaves, ils sont partagés également
entre le frère puîné et le fils aîné. Une fois le partage fait, ce
dernier, emmenant avec lui ses frères, va fonder une carrée à
part. Celui qui me donne ces renseignements ajoute qu'il y a
souvent des difficultés pour l'héritage.
Passons au Fouta-Djallon.
Diarankés. — Chez lesDiarankés ou Diakankés, Diarankas ou
Diakankas, qui habitent le nord-ouest du cercle de Timbo, on
partage l'héritage comme chez lesDialonkés, entre le frère puîné
et le fils aîné. Ce frère puîné a la carrée, les cases, les champs, les
femmes. Le fils aîné a le bétail, les esclaves, les bijoux, les es-
pèces. Si par hasard le fils aîné veut rester dans la carrée fami-
liale, il est sous le commandement de son oncle, mais cela
arrive rarement et presque toujours on partage. Après le par-
tage, le fils aîné va s'établir à part avec ce qui lui revient.
Les Diarankés font très peu de riz. Ils font surtout du mil et
encore plus du fonio [findo). Ils fout beaucoup d'arachides et
en vendent. Ils ont du reste des bestiaux comme tous les autres
noirs de Guinée française. Ils parlent la même langue que les
Malinkés et la prononciation seule varie.
Les Diarankés sont un îlot mandé resté dans le Fouta-Djallon
au milieu des Foulahs conquérants.
Les Foulahs. — Nous savons déjà que ceux-ci présentent une
différence ethnique et une différence sociale sérieuse avec les
Mandés. D'une part, ils sont d'origine nubio-éthiopienne ; d'autre
part, l'art pastoral est bien plus important chez les Mandés.
Ceci dit, examinons leur mode d'héritage.
(.liez les Foulahs on partage entre le frère puîné el le lils aîné
102 LE NOIB DE (.1 [NÉE.
du défunt. Le frère puiné a l'habitation, le mobilier meublant,
les champs, les femmes du défunt, son habillement, ses armes,
ses chevaux, ses bijoux. Il a également les arbres fruitiers (oran-
gers, etc.) qui, du reste, ne se distinguent pas de l'habitation dans
la cour de laquelle ils sont plantés. Le fils aine a le bétail, les
esclaves, les espèces, mais tout parmi ceci n'est pas pour lui,
car on partage entre lui et ses frères cadets, en tenant compte
de l'âge. Ainsi sur les captifs, lui, fils aine, en aura trois, le se-
cond fils deux, le troisième et les autres un seul. De même pour
le troupeau : le fils aine aura trois vaches, le second deux, les
autres chacun une. De même pour l'argent : le fils aîné aura trois
parts, le second fils deux, les autres fils une part.
Le partage fait, le fils aine, s'il est jeune, restera ainsi que ses
autres frères dans la carrée familiale, sous le commandement
de son oncle. Mais arrive l'âge du mariage. L'oncle arrange le
mariage, en qualité de chef de carrée, après avoir consulté le
goût de son neveu et lui avoir fait verser la dot. Une fois le
mariage fait, le fils aine va généralement fonder une carrée à
part, emmenant avec lui ses frères et ce qu'il possède. — Mais il a
le droit de rester, s'il lui plaît, dans la carrée familiale, sous
l'autorité de son oncle, et quelquefois il le fait. S'il a quitté la
carrée et fondé une carrée à part, ses frères, à mesure qu'ils ar-
rivent A majorité et se marient, quittent à leur tour ou peuvent
quitter la nouvelle carrée et vont ionder. avec leur part d'hé-
ritage, des carrées indépendantes.
En résumé, nous trouvons chez les Foulahs le partage ordi-
naire entre le frère puiné et le fils aine, avec pourtant une nou-
velle complication provenant d'une part faite aux fils cadets sur
la portion d'héritage de l'aine.
A noter un fait intéressant : j'ai dit plus haut que, dans le
partage entre le frère du défunl et le lils aîné, les bestiaux al-
laient à ce dernier. Pourtant ce n'est pas absolument vrai, car si
le bétail esl depuis longtemps dans la famille, il reste au frère
puiné; ce n'est que si c'est le défunt lui-même qui la gagné
qu'il revient à son fils aine. En un mot, le bétail familial
reste au frère puiné; le bétail, propriété péculiaire du défunt.
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. ICK5
va seul à son fils ou plutôt à ses fils. Cela diffère de ce que nous
avons vu chez les Dialonkés, les Dianankés et les Diarankés où
tout le bétail (qu'il soit bien familial ou bien propriété parti-
culière du défunt) passe à son fils. D'où vient donc la diffé-
rence? Nous verrons plus loin que la raison qui fait donner le
bétail au iils est qu'il emmène avec lui ses frères et qu'il a be-
soin du bétail pour leur acheter des femmes, pour les marier,
tandis que le frère puiné qui reste dans la carrée avec les fem-
mes, les filles, n'a pas besoin de bétail pour doter ces derniè-
res, mais au contraire en recevra quand il les donnera en ma-
riage et se reconstituera ainsi un troupeau. Cette raison, qui
semble l'explication la plus plausible du fait que le bétail va
au fils, étant donnée, pourquoi chez les Foulahs le bétail pécu-
liaire seul du défunt va-t-il à son fils ou plutôt à ses fils? La seule
raison que je voie, c'est que le bétail est très abondant chez
les Foulahs et en conséquence le bétail péculiaire du défunt doit
pouvoir généralement à lui seul suffire à acheter des femmes à
tous ses fils. Dans ces conditions, on a laissé le bétail familial au
frère puiné. Du reste, pour l'argent, il en est de même, et cela
prouverait l'abondance de l'argent (fruit du commerce du bétail)
dans le Fouta-Djallon : l'argent familial reste cà la famille en la
personne du frère du défunt et l'argent péculiaire du défunt va à
son fils aine et à ses autres fils, suivant la règle de partage que
nous avons dite. Les armes sont aussi partagées entre le frère
puîné et le lils aîné, probablement toujours selon la même dis-
tinction de ce qui est bien familial et propriété péculiaire du
défunt. Nous sortons maintenant du Fouta-Djallon et passons
en Basse Guinée.
Soussous. — Les Soussous sont des Mandés installés au sud
du Fouta-Djallon, de la mer jusqu'au territoire dialonké. L'hé-
ritage se fait, paraît-il, chez eux comme chez les Foulahs. par
lesquels ils ont été influencés. Passons maintenant aux Yolofs.
Yolofs. — Avec les Yolofs ou Oualofs nous sortons de nouveau
de la Guinée française puisqu'ils habitent le Sénégal. Ils ne
sont pas tirs différents des Mandingues, au point de vue social.
Ce sont comme eux de grands cultivateurs, taisant surtout du
104 LE NOIR DE GUINÉE.
mil et des arachides. Chez les Yolofs. on partage l'héritage
entre le frère puîné du défunt et son lils aîné. Le premier a
l'habitation, les champs, les femmes. Le second a le bétail,
les esclaves, les bijoux, les espèces, exactement comme chez les
Dialonkés, Diarankés, etc.
Nous avons gardé pour la fin les Tomas qui habitent la Haute
Guinée, comme les Dialonkés, Koniankés, etc., mais nous les
avons mis en queue parce que leur mode d'héritage diffère,
quoiqu'ils partagent entre le frère puiné et le fils aîné, de tout
ce que nous avons vu jusqu'ici. En effet, c'est ici le fils aine et
non le frère puiné qui prend la carrée, les champs, les femmes
de son père (ce qui est une monstruosité pour les Malinkés, les
Bambaras, les Kissiens, etc.). C'est le frère puiné. en revanche,
qui hérite des bestiaux, de l'argent, des armes. Ine fois le par-
tage fait, le fils aine distribue quelques-unes des femmes de son
père aux autres fils, c'est-à-dire à ses frères cadets.
L'héritage en Basse Guinée. — Il serait intéressant de savoir
comment se fait l'héritage dans la Basse Guinée; ainsi chez les
Teudas, Tolas, Bagas, Bagaforès, etc. Malheureusement je n'ai
pas de renseignements à ce sujet.
Les Landoumans. — Tout ce que je sais, c'est que, chez les
Landoumans, la parenté s'établit par la tige maternelle au con-
traire de tout ce que nous venons de voir jusqu'ici. — L'héritier
n'est ni le frère de père du défunt, le plus âgé après lui, ni le lils
aîné du défunt, ni l'un et l'autre, c'est le lils aîné de la sœur
aînée. Ce n'est pas là, évidemment, la pure famille matriarcale
et polyandrique où la femme est tout et commande, comme nous
la trouvons chez certaines tribus très curieuses de L'Inde, mais
c'est la famille matriarcale comme elle existe chez les Touareg
(comme le savent les lecteurs de la Science sociale* et comme
elle existe dans une grande partie de L'Afrique nègre, ce <[iii
est généralement moins connu. On retrouve, en effet, ce type de
famille chez les Sérères du Sénégal, les Balantes de la Casa-
manec, les Landoumans de Guinée française, les Avilis et les
peuplades des lagunes de la Côte d'Ivoire, les Achanlis de la
Côte-de-1'Or, les populations du Bas Congo fiançais ou Gabon.
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE-GUINÉE. 105
C'est donc un type excessivement répandu. André Arcin dit
(ouvrage cité, page 367) qu'il existe aussi chez certains Foulahs
pasteurs. Il appelle népotisme ce genre d'héritage.
André Arcin signale aussi dans la Basse Guinée française,
malheureusement sans préciser et sans attribuer ces coutumes
successorales à telle tribu donnée, que chez certains noirs le
frère de mère le plus âgé hérite du défunt, à son défaut les fils
ou les neveux. Nous retrouvons là encore la préférence donnée
à la tige maternelle, puisque c'est le frère puiné de mère qui
hérite en premier lieu et non le frère puîné de père comme
chez les patriarcaux. Dans une autre partie du pays, l'héritage
revient au fils aine du défunt s'il est pubère, sinon au frère
puiné de même mère du défunt, et ainsi de suite en prenant les
parents les plus proches et les plus âgés jusqu'au troisième ou
quatrième degré au plus. C'est tout ce que nous pouvons dire
pour la Basse Guinée, qui mériterait une étude spéciale à ce sujet.
Pour en revenir au noir de la Haute Guinée française qui
fait spécialement le sujet de cette monographie, ces deux types
d'héritage que nous avons rencontrés chez lui sont ceux-ci : ou
bien le frère puiné du défunt (frère puiné du père bien entendu)
hérite de tous les biens patrimoniaux (c'est ce que nous avons vu
chez les Malinkés, Kissiens, Guerzés, Bambaras, etc.) ou bien
l'héritage est partagé entre le frère puîné et le fils aîné (c'est
ce que nous avons vu chez les Dialonkés, Diarankés, Koniankés,
Volofs, etc.)
Ces deux modes d'héritage sont patriarcaux. Le premier l'est
essentiellement et profondément. Le second l'est aussi, quoique
moins. Il n'y a pas en tout cas d'instabilité familiale, même on
ce second cas. La famille primitive se divise en doux nouvelles
familles, niais le partage égal qui s'applique à tout et qui
dissout les patrimoines et les exploitations, n'existe pas ici.
On ne peut nier pourtant qu'il n'y ait un progrès <l<1 l'indi-
vidualisme et de l'instabilisme, si l'on me permet ce mot, du
premier modo d'héritage au second. L'espril individualiste
commence à faire son apparition au sein de la famille patriar-
cale, avec la séparation en deux de cette famille.
106 LE NOIR DE GUINÉE.
On peut se demander pourquoi, dans le cas où le frère puîné
et le fils aîné du défunt héritent, également tous deux, le fils
aîné, en s'en allant, emmène avec lui le bétail et les esclaves. La
raison parait être celle-ci : Le fils aîné en s'en allant emmène
avec lui ses frères et non ses sœurs qui restent avec leurs mères
et avec le frère puîné du défunt. Il aura donc des dots à payer
pour acheter des femmes à ses frères et aucune dot à recevoir
n'ayant pas avec lui de filles. Au contraire, le frère puîné resté
avec les femmes et les filles du défunt n'aura que des dots à
percevoir et aucune à fournir. Or. le bétail familial est destiné
principalement à l'achat des femmes pour les jeunes gens de la
famille à pourvoir d'épouses. Comme c'est Je fils aîné du défunt
qui, s'en allant avec ses frères, a à acheter des femmes et non à
en vendre, c'est à lui, en bonne justice, que doit aller le bétail
familial. Telle paraît être la raison du fait qu'il emmène ce
bétail avec lui. Quant au frère puîné du défunt et à la carrée
familiale, elle ne sera pas longtemps privée de bétail, le ma-
riage des filles devant en faire rentrer en quantité à brève
échéance.
Quant aux esclaves, le fils aine les emmène pour une raison
analogue : la vieille carrée qu'il quitte a des champs tout dé-
frichés et en pleine activité d'exploitation. Au contraire, la nou-
velle carrée n'a pas encore de champs et va être obligée de se
les créer en défrichant une portion de la brousse. Or. pour ce
défrichement, il faut être aussi nombreux que possible et les
esclaves sont d'un grand secours. Les esclaves sont donc la part
du (ils aîné à cause de la nécessité de création de nouveaux
champs. Ajoutons, du peste, que les esclaves comme le bétail
s'acquièrent en vendant les tilles et se perdent en les achetant.
La vieille carrée recouvrera «loue des esclaves, comme du bétail,
en mariant les filles qu'elle a. toutes conservées, tandis (pic
la nouvelle carrée, au contraire, est plutôt exposée à les aliéner
pour se procurer des fejnmes : nouvelle raison pour que le fils
aine emmène les esclaves.
Exemples de familles. — Nous en avons fini avec le mode
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 107
d'héritage en Haute Guinée française et dans les ï>ays adjacents.
Maintenant nous allons prendre au hasard et examiner diverses
familles noires appartenant à des populations de la Haute Guinée
et nous verrons le caractère patriarcal de cette famille noire res-
sortir plus encore de cet examen.
Type de famille malinkée. — Prenons d'abord une famille
malinkée de Kouroussa, celle des Konyaté. Elle comprend :
1° Mfali Konyaté, le chef de la carrée, qui a sa mère, trois
femmes et dix eufants; 2° Salia Konyaté, son frère, qui a sa
mère, un femme et un enfant.
Cela fait en tout dix-neuf personnes réunies dans la même
carrée, sous l'autorité du fils aîné. De plus, cette famille compte
deux autres frères, l'un Mamadou Konyaté, actuellement mili-
cien à Faranah, qui a trois femmes et deux enfants. Mamadou
Konyaté, quand il ne sera plus milicien, a l'intention de reve-
nir s'établir dans la carrée de son frère aîné Mfali Konyaté, ce
qui portera cette carrée à vingt-quatre personnes. Le dernier
frère, Kamba Konyaté, est boutiquier à Kankan : il a deux
femmes et deux enfants. Quand il ne sera plus boutiquier, il
reviendra dans la carrée familiale, ce qui portera le nombre des
habitants de celle-ci à trente.
Nous avons donc là une famille patriarcale au premier chef,
avec ces ménages de frères groupés sous l'autorité du frère aine.
De plus, notons cet esprit patriarcal qui fait que les frères qui
ont dû se séparer de la famille pour gagner leur vie, ne songent
qu'à y revenir, une fois fortune laite et quand ils pourront y
faire figure. Du reste, en général, le noir quittera bien la carrée
familiale pour aller gagner sa vie au dehors, mais très souvent
il ne s'en va qu'avec l'idée d'y revenir une fois que, suivant son
expression pittoresque, il « aura gagné femmes »>, « il aura gagné
bœufs »,il « aura gagné argent».
Type (h- famille dialonkée. — Prenons maintenant une famille
dialonkée, par exemple une dont nous nous sommes déjà occu-
pés. ;'i propos de la propriété, celle de Say on Kamara, demeu
ranl ;'i tara na li.
108 LE NOIR DE GUINÉE.
Savon Kamara a sept femmes, cinq enfants, deux esclaves.
Déplus, il a avec lui un frère. Sulémani Kamara, marié, sans
enfants. La famille dont faisait partie Savon Kamara demeure
à Kébéléya (cercle de Faranah). Savon Kamara y a demeuré
pendant son enfance et son adolescence, jusqu'au jour où Kéman
Kamara, le chef de la famille, a ordonné à Savon, son jeune
frère, de quitter la carrée familiale et d'aller s'établir à Faranah,
en carrée indépendante, à côté du chef de province Karfa Ka-
mara, pour servir à celui-ci d'homme de confiance. Savon a
obéi à son grand frère et est devenu ainsi chef de carrée à
Faranab. Kéman, du reste, avant de lui prescrire cette installa-
tion, lui avait acheté trois femmes : la première Téné Tatara,
payée 550 francs (un captif : 150 francs, et quatre vaches : V00
francs; ; la seconde, PoréSamoura, payée 600 francs (six vaches) ;
la troisième, Koria Oularé, payée 300 francs (deux vaches, un
taureau et des petits cadeaux). Ainsi Sayon Kamara tient ses
trois premières femmes de son frère aîné, son ancien chef de
famille, qui a payé leur dot.
D'autre part, Karfa Kamara, dont Sayon Kamara venait pour
être l'homme de confiance, lui a fait construire une carrée
comprenant cinq cases. Sayon a augmenté depuis celles ci de
deux cases.
Mais Kéman Kamara ne s'est pas contenté des allocations pré-
cédentes à son frère : il lui a encore acheté une quatrième femme,
Minata Saumura, qu'il a payée 550 fr. (trois vaches = 300 francs,
espèces = 150 francs, trois moutons = '1-5 francs, deux sacs de
sel = 30 francs, et quelques pagnes en étoffe du p;i\s .
Il lui a également payé la cinquième, Diendi Samoura, Bile
d'un chef de village d'Amanian (province du Solmian, cercle de
Faranah). Kéman Kamara a payé pour celle-ci cinq vaches
;>0() lianes), quatre taureaux à 75 francs l'un, soit 300 francs,
100 francs en espèces, cinq marmites européennes en Ponte, à
10 francs l'une, soit 50 francs pour les cinq, des étoffes, etc.,
soit environ un millier de francs.
Enfin, quand Kéman Kamara est mort, la eance <lc Kabéléya
est passée à Kabélé Kamara, frère puîné de Kéman et frère aîné
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 109
de Sayon, mais on a donné quelque chose en pécule, sur l'héri-
tage, à Sayon, à savoir deux jeunes femmes de Kéman Kamara,
Moussokoura Samara et Minata Oularé.
Quant aux deux esclaves que possède Sayon, il a eu l'un par
achat (quatre taureaux = 300 francs) ; quant à l'autre, il lui a été
donné par Karfa Kamara, le chef de province dont il est le
représentant.
On voit quel rôle a joué ici, dans l'installation de Sayon Ka-
mara en carrée séparée, la carrée familiale et son représentant,
le frère aîné de Sayon, Kéman Kamara. Celui-ci a acheté à son
jeune frère toutes ses femmes et lui a proprement constitué
ainsi son installation. Nous sommes donc bien en présence de
familles patriarcales au premier chef où l'entr'aide est énorme.
Type de famille bambara. — Prenons maintenant une famille
bambara, celle à laquelle appartient Baïo Kouloubaly, boy à
mon service en Guinée. Le père de Baïo habitait à Nioro, dans
la carrée dirigée par son frère aine Demba Kouloubaly. Il se
maria avec une Toucouleur et en eut deux fils, Boïan et Baïo
Kouloubaly. Il aurait dû succéder à Demba Kouloubaly dans
le commandement de la famille, mais il mourut avant celui-ci.
A sa mort, ses deux iils réclamèrent le partage de l'héritage,
contrairement du reste à tout droit. Naturellement Demba Kou-
loubaly refusa tout partage, et eux, de dépit, abandonnèrent la
carrée. Notons qu'ils le firent volontairement et qu'ils auraient
pu, malgré leur dissentiment avec leur oncle, continuer à vivre
dans la carrée, s'il leur eût plu : le chef de famille, malgré
leur prétention injustifiée, ne pouvait les en chasser, n'en avait
pas le droit. Actuellement encore, ils pourraient y retourner
sans autre explication. Mais Baïo ne veut pas le faire avant
d'avoir ramassé quelques économies (femmes, bétail), car ce
sérail une honte pour lui, pcnse-t-il, ayant quitté la carrée
familiale par dépit, d'y rentrer pauvre. Du reste, il a bien l'in-
tention formelle d'y rentrer, niais quand il aura gagné deux
ou trois femmes et cinq ou six tètes de bétail. Alors il pourra y
revenir la tète haute. En attendant, il exerce le métier de l»o> .
Quant à son frère. Boïan Kouloubah . il est dans les mêmes inten-
410 LE NOIR DE GUINÉE.
tions que lui : à son départ de la carrée familiale, il a été s'éta-
blir dans le cercle de Rayes avec sa mère, sa femme et ses
deux enfants. Il est cultivateur. Quand il se sera enrichi, il retour-
nera dans la carrée qu'il a quittée. Ajoutons que cette dernière,
la carrée familiale dirigée par Demba Kouloubaly, comprend les
huit femmes de celui-ci, ses treize enfants, puis vingt esclaves
hommes, treize esclaves femmes, seize esclaves garçons et filles,
en tout soixante et onze personnes. C'est donc une riche carrée,
et l'on comprend le désir des deux neveux de partager avec-
leur oncle.
On voit que la patriarcalité de la famille noire se marque
encore ici, en ce que des neveux qui ont fui la famille, n'ont
qu'une intention, celle d'y rentrer, quand ils pourront le faire
décemment.
Type de famille du Kissi. — Voici maintenant une famille
kissienne, celle de Mamadi Mara, chef du petit village de
liberté de Confluent. On appelle village de liberté, en Guinée
française, un village peuplé d'anciens captifs auxquels les Fran-
çais ont donné la liberté et qu'ils ont réuni en groupe en un
endroit. Mamadi Mara, lui-même, est un ancien captif kissien.
délivré par nous en 1893, et amené à Confluent avec sa famille
qui se composait alors de trois femmes sans enfants et de trois
frères dont deux mariés, mais sans enfants. Cela faisait donc neuf
personnes.
Actuellement, Mamadi Mara a chez lui ses trois femmes et
trois fils qu'elles lui ont donné. Il a toujours ses frères : le pre-
mier, Mamadi Kourouma. a une femme et un fils; le deuxième,
Kalifa Bérésé, aune femme et trois ('niants: Le troisième, Moussa
Amara. a une femme, mais pas d'enfants. Cela t'ait en tout dix-
sept personnes et quatre ménages groupés smis le commande-
nient du frère aîné. En plus. Mamadi Mara a trois clients qui
habitent dans sa carrée : Karfa Kondé qui a une femme cl un
fils, Mamadou Si marié, sans enfants, et Kobadia Kourouma. idem.
Avec ces clients, la carrée esl de vingt-quatre personnes.
Voici maintenant une famille soussou, celle de Bokary Mau-
saré ou Bokary Souma. Elle habite le village de Tonkéré, dans
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 111
la Basse Guinée, sur la côte, non loin de Konakry. Bokary Man-
saré est un cultivateur qui a quatre femmes, quatre fils et trois
tilles. Sa mère vit avec lui. Il y a trente-neuf esclaves dont dix-
huit hommes, six femmes, huit garçons et sept filles. Cela fait
donc une carrée de cinquante-deux personnes. Il a en outre six
frères, dont cinq habitent avec lui actuellement. Le premier,
Bokary Souma, est un cultivateur qui a deux femmes et un fils.
C'est son grand frère qui lui a acheté sa première femme. Le
second Momo Souma, est laptot (piroguier, passeur de bac) dans
le village. Il a une femme qui lui a été achetée par le chef de
famille et un fils. Le troisième, Kedi Souma, est un cultivateur
non marié. Le quatrième. Ali Souma, est cultivateur; il a deux
femmes et deux enfants; sa première femme lui a été donnée
par le chef de famille. Le cinquième, Tomassi Souma, est me-
nuisier et possède une femme et une fille. Son grand frère doit
lui acheter une autre femme, car celle que possède actuellement
Tomassi Souma, il se l'est procurée lui-même et a toujours droit
à celle que doit donner chez les Soussous. à ses frères puînés,
le chef de famille. Enfin le sixième est Amara Souma, cuisinier
à Faranah. Celui-ci a quitté sa famille pour aller tenter fortune
au dehors. Mais il y retournera pour que son grand-père lui
donne la femme à laquelle il .a droit. Là, la tendance patriar-
cale se manifeste donc particulièrement dans l'octroi d'une
femme parle chef de famille à tous ses frères cadets. Au fond,
c'est la carrée familiale qui forme tous les jeunes mariages, les
conserve chez ello ou les installe au dehors.
Il est inutile de pousser plus loin ces analyses de familles,
que je pourrais multiplier. Ce qui en ressort, c'est l'intense pa-
triarcalité des familles noires de la Haute Guinée française en
particulier et de l'Afrique occidentale en général (Sénégal,
Soudan, Guinée, Sierra-Leone, Libéria, Côte d'Ivoire. Dahomey,
etc.). Tous les traits caractéristiques de la Camille patriarcale
se trouvent ici : succession au plus Agi-, au frère puîné, de tout
l'héritage, ou bien partage de cet héritage entre le frère puîné
(il le iils aine seulement. Vie en commun des frères, le plus
112 LE NOIR DE GUINÉE.
généralement, sous l'autorité du frère aiué, donc nombreux
ménages groupés dans la même carrée; désir de retourner dans
la carrée familiale de ceux qui l'ont quittée de leur propre vo-
lonté; soutien donné par la famille-mère à ceux qui doivent
légitimement fonder des carrées indépendantes et même à ceux
qui restent chez elle : tous les traits que l'on peut désirer y sont.
Quant à savoir si cette famille patriarcale forme le fond de
la population noire africaine en général, ou bien n'est qu'une
exception limitée à l'Afrique occidentale, la question ne pourra
être complètement résolue que par des observations sur place,
portant notamment sur le Congo. Je me permets donc ici de
faire appel à toutes les personnes au courant de la science so-
ciale qui se trouvent en Afrique. Rien ne leur est plus facile que
d'observer la famille noire autour d'eux et de dire ce qu'elle
est.
J'ajouterai cependant que, d'après tous les renseignements
que j'ai pu avoir jusqu'ici, la famille noire semble, dans l'Afrique
entière, être patriarcale ou matriarcale, c'est-à-dire toujours
communautaire et nullement instable.
La famille chez les Habès du Macina. — Cependant le capi-
taine Meuvielle [Notice générale sur le Soudan français, pu-
bliée par ordre dii colonel de Tqensinian, 181)!). Partie ethnolo-
gique) croit avoir découvert la famille instable chez les Habès
du Macina. « Quant aux Habès, dit-il, la question de leur origine
mandée est plusdouteuse. Si on les interroge, ils se disent .Mandés,
mais n'ont aucune tradition se rapportant à leur origine et à
leur arrivée dans le Macina dont ils ignorent l'époque même
approximative. Ni leur langage, ni leurs noms de famille ne se
rapprochent de ceux des Bambaras.
« Ils sont, comme ces derniers, fétichistes et grands buveurs
de dolo, mais leurs coutumes sont différentes, surtout dans l'or-
ganisation de la famille. Tandis que, chez les Bambaras, il n'y a
qu'un seul héritier, le frère puîné du défunt, ou, à défaut de
frère, son fils aine, chez les Habès les lils. ;'i la mort du père, se
partagent sa fortune par parts égales. »
Ainsi chez les Habès, il y aurait partage et par conséquent
LA FAMILLE ET l'hÉRITAGE DANS LA HAUTE GUINÉE. 113
famille instable. Si cela est vrai, la famille patriarcale chez
certains noirs se serait décomposée, et de patriarcale serait de-
venue instable. Mais cette observation demanderait à être bien
confirmée, car le lieutenant Desplagnes, qui vient de consacrer
un gros volume aux Habès du Plateau central nigérien, ignore
chez eux la famille instable et ne parle que de la famille pa-
triarcale, comme nous l'avons vu plus haut, soit que l'héritage
passe au frère puiné du défunt (Manonkés ouest du Plateau cen-
tral nigérien) soit qu'il passe à son fils aine (Habès de l'est).
Ainsi, sans nier a priori que les Habès du Macina (ouest du Pla-
teau central nigérien) soient en famille instable et sans vou-
loir affirmer à toute force que le capitaine Meuvielle s'est trompé
et qu'il a pris la dévolution des biens péculiaires du défunt
pour la dévolution des biens de la famille, il serait prudent
d'attendre confirmation de son observation pour faire fond sur
elle et pour affirmer absolument que la famille instable existe
dans la partie occidentale du Plateau central nigérien.
En résumé, la famille noire de la Haute Guinée française et
des contrées adjacentes est patriarcale, cela ne peut plus faire
de doute pour le lecteur maintenant. Toutefois, cette famille
patriarcale diffère par un certain côté des familles patriarcales
décrites jusqu'ici par la Science sociale.
Nous avons vu, en effet, que chez le noir de Guinée, la pro-
priété péculiaire foncière existe ou peut exister pour chacun «les
membres de la famille. Au contraire, chez les paysans patriar-
caux de Europe, la propriété péculiaire foncière n'existe géné-
ralement pas, mais seulement la propriété péculiaire mobilière.
La différence tient à ceci qu'il est relativement facile pour le
noir de Haute Guinée de créer un petit champ à côté du champ
familial. Il n'a besoin pour cela que de son daba. Au contraire,
en Europe, où l'on cultive à l'aide d'un outillage compliqué et
difficile à manier charrue, bœufs, etc.), il est pour ainsi dire
impossible à un individu d<' se créer un champ, à lui, à côté
du champ familial.
Nous pouvons nous demander, en terminant, qu'est-ce qui
s
I I 5 LE NOIR DE M [NÉE.
maintient le noir en famille patriarcale m Haute Guinée el
clans les contrées adjacentes, el nous pouvons répondre que.
1res probablement, c'est la difficulté du défrichement, qui se
fait partout en Afrique par les hommes el non par les femmes,
el en groupe familial et non par individus isolés même chez les
populations les moins avancées, comme par exemple chez les
Balantes de la Casamance). A ce sujet . nous livrons aux lecteurs
les considérations suivantes :
Le noir demande pour travailler vigoureusement autant qu'il
le peut) à être entouré, encadré, soutenu moralement, dirigé.
Sa vanité, d'autre part, l'ait qu'il travaille bien plus sous les
yeux des autres, que tout seul. Un noir en simple ménage ou
complètement isolé pourra à la rigueur défricher, mais il le
fera mal et peu, et tout juste pour ne pas mourir de faim. Les
noirs, en grand nombre, défricheront facilement et joyeuse-
ment et feront largement ce qu'il faut. En réalité, maigre
l'arithmétique, si le travail d'un noir isolé vaut dix, le travail
de dix noirs groupés ne vaudra pas 100, mais 125 ou 150. Cela
explique que les carrées nombreuses soient les seules riches
chez les noirs. Remarquez qu'il n'y a aucune raison mathéma-
tique pour qu'il en soit ainsi, car une carrée de vingt travail-
leurs et de soixante bouches à nourrir ne devrait pas. mathé-
matiquement parlant, être plus riche qu'une carrée de deux-
travailleurs et de six bouches à nourrir. La proportion, dans le
premier cas, est dix fois plus grande pour les travailleurs, elle
est aussi dix fois plus grande pour les bouches à nourrir, et ceci
évidemment compense cela. Mais en fait pourtant, les carrées
les plus nombreuses son! les plus riches, parce que la difficulté
du travail cultural du noir en général cl surtout celle dit <!>'-
■ frichement '/ni est h' plus dur île ce travail cultural diminue
en raison plus que mathématique de l'accroissement numéri-
que du groupe qui défriche. Le défrichement, en un. mot, de-
mande une collectivité d'individus tra\aillanl ensemble et aussi
d'individus forts, puisque la femme ne le l'ail pas .
De là L'utilité, pour le noir, de la famille patriarcale : elle
donne la culture en commun, le défrichement en commun,
LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE DANS LA II A I II, GUIXÉE. LIS
qui n'est pas, si l'on veut, strictement et absolument indispen-
sable, mais qui facilite énormément ce défrichement, fait donner
son rendement maximum au travail du noir, créée seule les
belles cultures, les cultures plus que suffisantes, et en consé-
quence les familles riches. La communauté, en un mot, fait le
noir prospère et c'est cet intérêt de prospérité, de vie large et de
richesse qui maintient la communauté. Il y a, chez les noirs, de
simples ménages, des individus isolés, des instables sortis par
mauvais caractère de la communauté, mais ils tirent toujours le
diable par la queue, si l'on me passe cette expression vulgaire,
et n'ont rien de plus pressé, pour sortir de leur misère chro-
nique, que d'aller s'agréger à une famille riche, de devenir ses
clients, pour participer tant soit peu à sa vie large. L'esclavage
volontaire existe même en certaines parties de l'Afrique occi-
dentale, ainsi chez les JNgoulangos ou Rakhàllas de la Cote
d'Ivoire. Ainsi ces isolés (individus ou ménages) tachent de ren-
trer dans la communauté. Qu'est-ce qui les y pousse? La misère
chronique, la faim toujours menaçante. A la rigueur, ils pour-
raient continuer de vivre isolés comme ils le font depuis plus ou
moins longtemps, mais ils continueraient à pâtir. Pour éviter
cela, ils recourent à une communauté extra-familiale, celle de la
clientèle, ou même à celle créée par l'esclavage.
En résumé, c'est la difficulté du défrichement qui maintient la
famille communautaire. Elle n'est pas suffisante pour empêcher
toute sécession, mais elle est suffisante pour empêcher toute
sécession heureuse.
La propriété péculiaire foncière, qui existe chez le noir, n'est
pas une objection. Les femmes qui font un petit champ de tabac
ou d'oignons en travail particulier, le font autour des carrées,
sur les terrains vagues du village qui ont été défrichés par tous
au moment de rétablissement de celui-ci. Les cultures pécu
liaires des frères, des neveux ou des esclaves, nourris par la
famille, ne sont que de petites annexes des champs familiaux.
Quant aux clients, quant aux parents proches traités comme
des clients, quant à ces esclaves qui se nourrissent eUX-
niènies et oui leurs champs et la liberté d\ travailler la moitié
416 LE NOTR DR GUINÉE.
de la semaine, tous ces gens-là ont, il est vrai, une importante
propriété et des cultures assez étendues à eux, mais ce n'est
plus là de la propriété péculiaire, mais de la propriété princi-
pale.
Il ne faut pas oublier non plus, au sujet de ce qui maintient
le noir de Haute Guinée en famille patriarcale, que le patro-
nage du groupe permet à l'individu qui en fait partie de sui-
m on ter plus facilement les phases de l'existence. Enfin, avec
le mode de succession, chacun peut espérer arriver chef de
famille à son tour et avoir les bénéfices et le prestige moral qui
résultent de cette situation.
En résumé, en même temps, qu'elle facilite l'opération labo-
rieuse du défrichement, la communauté familiale pu in m ne les
individus qui en font partie. Là sans doute est la cause de sou
maintien sur tous les points où nous venons de la rencontrer.
IV
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE
Avant d'aborder les pouvoirs publics eux-mêmes, il nous faut
dire un mot des relations de voisinage et des associations chez
le noir de Guinée française.
Nous savons déjà que l'unité de foyer chez celui-ci est non
pas la case, mais la carrée : la carrée, c'est-à-dire une certaine
étendue de terrains sur laquelle sont construites plusieurs
cases et qui est délimitée par une tapade, c'est-à-dire par un
mur en nattes de 2 mètres de haut environ. Chaque carrée
est donc cachée aux regards voisins d'une façon absolument
stricte dans les gros et les riches villages. Dans les petits vil-
lages pauvres, la tapade est toujours indiquée et à tout le
moins à moitié existante, mais elle n'est pas entretenue soigneu-
sement.
Les carrées dans les villages malinkés, dialonkés, kissiens,
soussiens, etc., bref dans les villages mandés sont donc placées
les unes à côté des autres. Seul un étroit espace de 1 mètre
ou 2 les sépare (car le noir n'admet pas le mur mitoyen ou
plutôt la tapade mitoyenne. Il faut que les carrées ne se touchent
|),is et qu'un espace, si petit soit-il, les sépare les unes des antres).
Ce sont ces distances entre les carrées qui forment les étroites
rues du village, rues qui, en général, suffisent juste au passage
d'un individu, quelquefois à celui d'un hamac. Ces ruelles
courent entre les carrées, dominées de chaque côté par les
LE Miin DE i,l IMI.
papayers qui s'élèvenl le long- des tapades, à L'intérieur de
chac ne de celles-ci. Au centre du village est une place plantée
ordinairement de deux énormes fromagers qui opposent leurs
branches étendues et leur masse prodigieuse de verdure aux
rayons du soleil. A l'ombre de ces fromagers est construit très
souvent une sorte de grand tréteau porté sur pieux : les gens du
village qui n'ont rien à faire viennent s'y asseoir les jambes pen-
dantes pour y farnienter à l'ombre et y causer à leur aise. C'est
une sorte de lieu de réunion. Généralement la carrée du chef du
village est non loin de cette grande place et donne sur une place
plus petite au milieu de laquelle est fixé, entre deux pieux, le
gros tambour qui sert à convoquer les habitants. Telle est l'or-
ganisation générale des villages de Guinée, dû moins chez les
Mandingues.
Les Foulahs, eux, n'ont pas de villages agglomérés de cette
sorte, saut la missidi ou village paroisse qui groupe autour de sa
mosquée des cases ou de petites carrées appartenant à toutes les
familles libres de la campagne environnante, mais ces cases ou
ces carrées sont seulement des habitations de passage, des mai-
sons de ville où l'on vient le vendredi pour assister au service à
la mosquée et régler les affaires politiques et où l'on ne reste
que la journée.
Le Foulali, en effet, n'habite pas la missidi : il habite sa
marga ou sa maison de campagne ou bien il est à son roundé,
c'est-à-dire au village de culture habité par ses esclaves. Or, la
marga des Foulahs ou carrés d'habitation habituelle ne tonnent
pas des villages comme les carrées mandingues. Elles sont dis-
persées c;i et là dans la campagne, l'une au Fond d'une vallée.
l'autre à liane de colline, l'autre plus Loin.- Chacune est en-
tourée soigneusement non d'une tapade en nattes, mais d'une
haie épaisse el louH'ue, et les cases elles-mêmes, dans ces carrées,
ne sonl pas les unes à côté des autres, mais dispersées aux quatre
coins de la carrée, aucun obstacle du reste ne les séparant.
Quand on esl en pays foulah, Le spectacle de ces habitations est
1res joli et très pittoresque. On en aperçoit une à mi-hauteur de
la petite colline verdoyante en bas de laquelle on passe, puis ou
LES POUVOIRS PUBLICS DANS l.\ GUINÉE FRANÇAISE. II!»
en aperçoit une autre en portant ses regards plus loin et il \ en
a ainsi de dispersées à travers toute la campagne, donnant l'im-
pression que nul coin n'est absolument inhabité et inculte, mais
«pie partout se cachent, dans une solitude et une indépendance
presque parfaites, des hommes et leur famille.
Quant aux villages de culture fouiah, ce ne sont pas non plus
des villages au sens exact du mot, ce sont des carrées habitées
par les esclaves et dispersées aussi, loin les unes des autres, à
travers la campagne. Somme toute, le village n'existe pas en
pays fouiah, sauf la missidi dont nous avons parlé plus haut.
Tout ceci semble en contradiction avec une observation de la
Science sociale d'après laquelle les pasteurs qui se mettent à la
culture se grouperaient tout de suite en villages, observation
faite à propos des populations orientales d'Europe. Le phéno-
mène s'est passé autrement dans le Fouta-Djallon. Notre Fouiah
cherche d'abord à conserver son indépendance complète et à
habiter seul avec sa famille, loin des autres familles, comme il
le faisait quand il était nomade.
Puis, plus tard, la culture devient plus intense; la nécessité
de se rapprocher a raison peu à peu de la répugnance qu'on a
à le faire et c'est alors que les carrées se rapprochent, se
groupent et finissent par former des villages. C'est là le stade
où en sont les Mandingues en Guinée et en Afrique occidentale.
En résumé, le groupement en villages agglomérés, caractéris-
tique de la culture en famille patriarcale, n'est pas forcément le
premier stade. Il n'est quelquefois que le second, et délinitif du
reste, qui a été précédé par rétablissement en carrées dispersées
el indépendantes. C'est ce que les Foulahs nous font toucher,
pour ainsi dire, du doigt.
Quels son( les rapports de voisinage entre les noirs de Guinée
française? Ils sont très intenses, comme nous avons déjà pu le voir
plus haut en analysant le travail. Nous avons dit, paï exemple,
(pie les forgerons pour cultiver leurs champs recouraient à leurs
voisins, moyennant une distribution d'outils fabriqués par eux.
(les échanges de services mutuels entre carrées sont nombreux.
Les noirs se donnent de perpétuels coups de main les mis
I _!0 LE NOIR DE GUINÉE.
aux autres, pour la culture, moyennant la nourriture. Un chef
dialonké intelligent me disait un jour que le noir travaillait beau-
coup mieux sur les terres du voisin que sur les siennes propres,
et comme je lui demandais pourquoi, il me répondit que le
noir, quand il est chez un autre, pour montrer de quoi il est
capable, par vanité, se donne beaucoup do mal et abat force
ouvrage (ou fait les contorsions de celui qui l'abat). Du reste,
ce n'est qu'an jour à travailler dur, et le noir est capable d'un
coup de chien, tandis qu'il est incapable d'un effort intensif
soutenu. Le lendemain donc, il se reposera, sur ses champs à
lui, de la fatigue qu'il s'est donnée la veille, et paressera à
l'aise sur son langan. Tout cela, aide fréquente donnée au voi-
sin, amour du travail en commun, tendance à exagérer par la
mimique l'effort réellement donné, inaptitude au travail long
et soutenu, effort par saccades, dénote l'intensité de la forma-
tion communautaire. Un fait que je n'ai pas signalé au cha-
pitre Travail, mais qui peut prendre sa place ici, le dénote
encore : le noir aime beaucoup à travaille!' en musique, et, en
fait, travaille souvent au son des instruments. Aussi, quand
je montai en Guinée, en avril 1905, parle chemin de fer Kona-
Ury-Nigcr, je vis à une des stations des noirs qui rempierraient
la voie. A côté d'eux, une flûte et un tambour jouaient inces-
samment et mélancoliquement et soutenaient ainsi le travail. Une
autre fois, me promenant aux environs de Faranah, j'entends
une musique un peu lointaine, venant de la brousse, où se mê-
laient les sons du tamtam et du balafo. C'était un riche chef
de famille qui avait réuni sa carrée et ses voisins pour le dé-
broussaillement d'un champ et qui faisait travailler tout ce
monde en musique, au son d'une musique monotone, frénéti-
que et sans fin, mais non dépourvue de charme. Au fond, le
travail en musique est le seul moyen d'obtenir du noir à défaut
delà trique) un travail relativement intense el soutenu. On voit
donc que l'idée préconisée par Fourier pour Le travail en har-
monie n'est pas nouvelle. Seulement ce que Fourier ne dit pas
et ne sait pas, c'est que ce travail en musique est le t'ait de
populations qui sont parmi les plus indolentes et les moins
LES P01 VOIRS PUBLICS BANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 121
travailleuses du globe et ne convient qu'à elles. Le paysan
anglo-saxon n'a pas besoin de musique, et c'est lui qui représente
le vrai progrès. Le travail en musique, c'est le travail primitif,
le travail du primitif, depuis longtemps laissé en arrière par
l'Europe occidentale. C'est donc, en fin de compte, de la régres-
sion. Il en est de même, disons-le, en passant, du frugivo-
risme de Fourier qui semble à quelques esprits une si belle
découverte. Le frugivorisme, c'est l'état dépopulations qui vi-
vraient exclusivement de la cueillette ou de l'arboriculture. Or,
ces stades sociaux sont parmi les plus bas de tous; nous y ra-
mener serait un recul énorme en arrière, du reste impossible.
Tout cela donne la note générale du système de Fourier qui,
comme toute autre socialisme du reste, constitue un simple mé-
canisme de régression morale.
Pour en revenir au noir de Guinée, nous voyons que chez lui
les rapports de voisinage sont très importants; mais, en revan-
che, l'association proprement dite (c'est-à-dire le groupement
qui réunit individuellement sur une grande surface de terri-
toire des individus appartenant à des familles différentes et à
des groupes sociaux différents), n'existe pas du tout, ce qui,
du reste, se comprend facilement. Chez le noir de Guinée, la
famille patriarcale est très nombreuse et très forte. D'autre
part, les rapports de voisinage sont importants, comme nous
venons de le voir. Famille et voisinage suffisent donc à «les
services auxquels ne suffira pas la famille, dans les sociétés par-
ticularistes ou instables. En outre, le noir, avec sa famille et ses
voisins, n'a pas besoin d'associations, c'est-à-dire de groupe-
ments extrinsèques à la famille et au voisinage, tandis que le
particulariste ou l'instable, avec leurs familles réduites et buis
rapports de voisinage plutôt maigres, ont besoin de l'aide de
l'association. En définitive, on peut établir cette loi sociale : plus
dans une société la famille est étendue et les rapports de voisi-
sonl forts, moins elle a besoin de l'association; plus La
famille est réduite et plus les rapports du voisinage sont fai-
bles, plus elle a besoin de l'association.
Et, en fait, celle-ci est pratiquée surtout dans l'Europe septen-
I 21 LE NOIR DE M IM I .
trionale et occidentale chez des particularistes et des instables
Angleterre, Scandinavie, Allemagne, France) et infiniment
moins chez les communautaires de l'Europe orientale ou mé-
ridionale. Il faut ajouter que, si les instables ont autant besoin
de l'association que les particularistes, ceuv-ci savent s'asso-
cier, tandis que les instables ne le savent pas ou le savent
beaucoup moins.
Pour en finir avec les rapports de voisinage, il faut dire un
mot de l'hospitalité noire. Elle est, comme on peut s'y attendre
de la part d'une race communautaire, très généreuse et très
large. Quand un étranger se présente dans la carrée, il est non
seulement logé de droit, mais prend part aux repas comme un
membre de la famille, cela sans aucune espèce de rétribution.
Cette hospitalité est donc tout à fait « écossaise » et a du reste
les mêmes causes que cette dernière, l'intense formation com-
munautaire. De même l'hospitalité orientale ou antique.
Pourtant il faut noter que celte tendance hospitalière a ses
bornes, et quelquefois la haine de race l'emportera sur elle.
Ainsi tout noir de Guinée recevra admirablement tout Mandin-
gue ou tout Foulah, mais il laissera mourir de faim sur la
route, plutôt que de lui donner une poignée de riz. un Tonia
ou un Guerzé du sud. Le cas s'est produit quelquefois, et tout
récemment encore.
En résumé, large et généreuse hospitalité en règle générale,
mais dans la limite des races parentes ou connues. Au delà l'hos-
tilité naturelle pour les étrangers prend le dessus.
Disons, en tinissant, que c'est par l'hospitalité que les noirs
résolvent, au moins en partie, la question de l'assistance pu-
blique. Du reste cette question ne se pose pas d'une façon pres-
sante chez eux avec leur vie pauvre, simple, patriarcale, où le
riche vit à peu près comme celui qui ne l'es! pas, et où le
captif de case s'habille et se nourrit à peu près comme son
maître.
Notons, d'autre part, que la vie hygiénique «les noirs, leur
nourriture qui consiste en ri/, leur boisson qui consiste en eau.
leur vie au grand air. tout cela les préserve d'infirmités qu'on
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 123
rencontre fréquemment en Europe. Ils n'ont pas, pour ainsi
dire, de bossus, d'estropiés, de boiteux, de culs-de-jatte. De
même chez le noir, les individus gras, obèses, n'existent pas.
Cette déformation humaine, causée par les nécessités de vie ar-
tificielle de nos civilisations compliquées, l'abus des nerfs, une
trop grande sédentarité, n'existe pas ici. En résumé, la ques-
tion de l'assistance publique ne se pose pas d'une façon intense
et les noirs la solutionnent sans difficulté, d'abord par le déve-
loppement de la famille patriarcale qui retient dans son sein un
très grand nombre de personnes parmi lesquelles les faibles,
les incapables, les impotents; ensuite par l'institution de la
clientèle ou du patronage que nous connaissons déjàet qui groupe,
autour des riches chefs de carrée, les ménages pauvres qui
ont besoin d'un soutien et de petites subventions, enfin par cette
hospitalité intensive qui fait que l'hôte est considéré comme de
la famille et logé et nourri comme tel. En un mot, c'est la for-
mation patriarcale qui solutionne chez le noir la question de
l'assistance publique.
Passons maintenant aux pouvoirs publics et disons tout de
suite que le noir ne connaît guère, au-dessus de la famille,
que deux étages de pouvoirs publics :
1" Le village ;
2" La province ou le petit royaume.
Quant à l'état, au grand état, nous verrons que les noirs
sont incapables de le former.
Le village. — Le grand groupement ici, c'est le village. Il
constitue In cellule sociale dans l'ordre public, comme la fa-
mille patriarcale constitue la cellule sociale dans l'ordre privé.
Le village est plus ou moins important : il \ a des villages de 50,
100 personnes. Il y en a de 500, de 1.000 de 1.200 âmes.
Mais ces derniers sont déjà de gros villages, et par exemple, dans
le cercle de Faranah qui comptait 51 .000 habitants en 1906, Le
plus fort village en avait 1.700 seulement. Ainsi on peut dire
que le village noir de Guinée française groupe «le .">(> à 2. oui» ha-
bitants. Je n'en connais que deux dans toute la Guinée qui
124 LE NOIR DE GUINÉE.
dépassent ce chiffre : Konakry qui a de 6.000 à 8.000 noirs, et
Kankan qui en a de 10.000 à 12.000.
Le village est gouverné par le chef de village, mais non avec
un pouvoir absolu. D'abord le chef est soumis à l'élection et est
nommé par les habitants du village. Sont exclus du droit de
vote les esclaves naturellement. Tous les hommes libres, en re-
vanche, prennent part à l'élection, mais parmi ceux-ci il n'y a
de véritables électeurs que les chefs de carrées, car les fils,
frères, neveux, votent toujours comme le chef de famille et ne
forment en fait qu'une voix avec lui. Ainsi, ce qui nomme le
chef, ce sont en fait les chefs de carrée. Du reste, les plus riches
d'entre eux, ceux qui ont derrière eux la parenté la plus nom-
breuse, la familia la plus étendue, ont plus d'influence que ceux
qui sont pauvres et à la tête seulement d'une chétive carrée.
En résumé, ce sont les gros chefs de famille qui ont en main
l'élection du chef de village.
D'ailleurs il y a deux limites à ce droit de vote : d'abord, il
faut que le chef de village soit reconnu par le chef de province
ou bien par le roi cela autrefois, maintenant par le comman-
dant de cercle), et, d'autre part, en principe, c'est l'héritier du
chef défunt, c'est-à-dire son frère puîné ou, à défaut, son fils
aine qui a droit au poste de chef de village.
En résumé il y a trois conditions qui sont à remplir et pour
que quelqu'un devienne chef de village d'une façon parfaite,
inattaquable, il faudrait qu'il les remplisse toutes les trois : qu'il
soit d'abord l'héritier légitime du ebef défunt, ensuite qu'il soit
nommé par le village, enfin que le chef de province ou le roi
jadis), l'administrateur (maintenant), ratifient son élection. En
fait, ces trois conditions ne peuvent pas toujours être remplies
ensemble et le plus souvent une transaction s'établit entre les
forces qui les représentent.
Une fois nommé, le chef de village commande, mais pas
d'une façon absolue, car il consulte toujours quand il y a quel-
que décision importante à prendre, les anciens du village, les
chefs de carrée. Au fond, c'est presque autant un pouvoir aristo-
cratique (les anciens) qui gouverne les villages noirs qu'un
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 125
pouvoir monarchique, ou, si Ton veut, c'est une monarchie
aristocratique. Le gouvernement est tout patriarcal du reste et
s'exerce par persuasion plutôt que par force. Le noir en effet n'est
ni énergique, ni dur. Il aime beaucoup le partage, le palabre,
respecte les vieillards, aime la tradition. Le gouvernement des
chefs de village est donc, en général, excessivement patriarcal.
La paix publique est assurée par le chef de village, aidé des
chefs de carrée. Dans chaque carrée ces derniers assurent la paix.
Dans l'ensemble du village, c'est le chef de village. L'organe de
la paix publique, ce sont les hommes mêmes du village convo-
qués par le tambour du chef. Il y a quelquefois aussi des sortes
d'agents de police coiffés de chapeaux de paille pointu et
bas et ayant au côté le sabre large et recourbé du pays. Us
appartiennent sans doute à la parenté ou à la familia du
cl) cf.
Enfin le chef de village est juge ou plutôt était juge, assisté
par son tribunal d'anciens, de toutes les contestations impor-
tantes. On pouvait en appeler, du reste, de ses décisions au
chef de province ou au roi. Aujourd'hui, c'est à l'administrateur
qu'on en appelle, et, seules, les contestations de très minime
importance sont restées au jugement du chef de village.
L'homicide est rare chez le noir de Guinée. Aussi en quinze
mois, dans le cercle de Faranah, qui comprend 51.000 habitants,
il n'y a eu qu'un homicide et, encore par imprudence. Les viols
de petites filles sont un peu moins rares, sans être pour cela
très fréquents. Les crimes et délits de beaucoup les plus nom-
breux sont les vols : vols de bestiaux, vols de femmes mariées.
Ces derniers sont plutôt d'ailleurs des détournements , car ils
se font généralement avec la complicité de la femme et ne
s'opèrent que par son consentement. Restent les vols ordinaires,
qui sont le grand délit du noir.
Avant l'arrivée des Français dans le pays, l'homicide était
puni, soit de la peine de mort, soit du paiement d'une forte
amende à la famille de l'assassiné. Les noirs ont toujours admis,
comme les barbares du v siècle, le principe de la composition
en cas d'homicide. La famille du défunt, pensaient-ils, quand
I 26 LE \'.>!i; DE '.I [NÉE.
elle ;i été- désintéressée par des dommages et intérêts conve-
nables, n'a plus rien à réclamer.
Quant au vol, bien plus fréquent, les noirs le punissaient très
sévèrement. .le ne sais pas au juste les peines exactes qui étaient
portées contre lui en Guinée française, mais chez les Yolofs du
Sénégal, par exemple, on coupait le poing- gauche du voleur à
son premier vol, le poing droit au second. On s'explique la
dureté de ces peines en réfléchissant à la propension au vol de
ces populations indolentes et peu travailleuses. La dureté de la
peine était proportionnée à la force de la tendance et s'était
assez sagement arrangée.
Les noirs appliquaient, avant l'arrivée des Français, des châ-
timents corporels, les coups de corde ou de rotins donnés, soit
le coude au corps, soit à toute volée, la mise aux fers ou la barre
du coupable, et aussi la torture pour obtenir l'aveu.
Aujourd'hui, comme je l'ai dit, les chefs de village n'ont plus
le jugement des crimes, ni des vols, ni même des instances en
divorce ou des procès en contestation d'héritage, tout cela est
porté devant le commandant de cercle qui le juge, comme nous
le verrons plus loin. Mais les chefs de village ont encore la
police du village et le jugement des cas que les parties veu-
lent bien porter devant eux et pour lequel elles ne font pas
appel. Il faut ajouter que c'était l'habitude, chez les noirs en
instance de procès, de donner des cadeaux aux juges pour les
disposer favorablement. De là souvent des injustices.
En résumé, avant notre arrivée, le chef de village, assisté
des anciens, rendait la justice dans le village, comme il en avait
la police. Cette justice avait des qualités efficacité . mais de
graves défauts (la vénalité et l'habitude des jugements de Dieu .
Au sujet de ces jugements de Dieu, je renvoie au livre très
documenté de M. Arcin et, en général, à tous les livres publiés
sur l'Afrique occidentale. On faisait boire au prévenu un poison,
le tali, extrait (h' l'arbre du même nom. Si le poison était
rejeté, c'est que l'accusé était innocent. S'il ne l'était pas, c'est
qu'il était coupable. L'esprit du tali, en effet, dans la croyance
du noir, savait distinguer le coupable de l'innocent; il accablait
LES POUVOIRS' PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE'. I 21
le premier et se laissait au contraire mettre dehors sans résis-
tance par l'esprit de l'homme innocent. Ajoutez que les noirs,
surtout les primitifs de la côte, ne s'expliquaient pas la mort
naturelle au mal et souvent ne se l'expliquent même pas encore.
De là la tendance à attribuer toute mort, même de vieillard,
même de malade, à un crime, et l'habitude de faire boire le
tali aux gens soupçonnés pour une cause ou pour une autre de
l'avoir provoquée. Cette difficulté à comprendre la mort comme
une loi naturelle a été la cause de bien des hécatombes de gens
parfaitement innocents. Mais notons, je le répète, qu'on ne
trouve cette tendance, comme vraiment forte et ayant des effets
désastreux, que chez certaines peuplades du Sénégal, de la Gui-
née portugaise et de la (minée française habitant la côte, infé-
rieures et primitives.
Ceci dit sur la justice noire, revenons aux attributions du
chef de village, à celles qu'il avait avant notre mainmise sur
la Guinée française : il percevait les impôts pour lui, pour le
chef de province et pour le roi. Nous énumérerous plus loin ces
impôts. Contentons-nous, pour le moment, de dire un mot des
corvées auxquelles étaient astreints les hommes du village. Il y
avait d'abord celle pour là construction du mur d'enceinte et
de défense qui autrefois entourait la plupart des villages de
Guinée française. Il existe encore des débris de ces murs d'en-
ceinte autour des villages du sud de la Haute Guinée française.
Ils entouraient tout le village, hauts de 2m,50 environ et
épais de 0m,50. Us étaient faits, comme les cases, en banque,
c'est-à-dire en terre spéciale battue et séchée, et percés de
meurtrières. On trouve encore de ces enceintes debout, géné-
ralement par morceaux, rarement en entier dans la région que
je viens d'indiquer et qui a été dévastée par Samory. Il est évi-
dent que ces fortitica lions primitives qui n'arrêtèrent pas le
conquérant noir étaient construites par tout le village, sous la
direction du chef, et par conséquent par corvées. Chaque corvée
était sans doute taxée à huit de travailleurs d'après le nombre
de ses hommes et ces travailleurs réunis construisaient l'enceinte.
Ces corvées pour fortifier le village oui dû exister un peu
tv28 LE NOIR DE GUINÉE.
partout, par exemple dans le Séradou (province prussienne du
cercle de Faranah) où les villages sont perchés sur le haut des
petites montagnes du pays. Avant d'arriver au village, il y a
une énorme porte de bois et de pierre qu'on a placée sur la
pente, dans les bois, auprès d'un torrent, dans un endroit par-
ticulièrement étroit, resserré entre les rocs, facile à défendre.
Ces portes-fortifications ont évidemment été construites par tout
le village sous la direction du chef.
En résumé, le chef noir gouvernait le village avec l'aide des
anciens et des chefs de carrée. 11 avait la police, rendait la
justice, faisait rentrer l'impôt, ordonnait et dirigeait les cor-
vées, etc.
Avant de quitter le village noir, insistons encore sur ce qu'il
est la plus importante unité sociale publique chez le noir de
Guinée. Le village noir forme un tout complet qui se suffît à lui-
même, qui est quelquefois cité indépendante, qui n'a pas beau-
coup de relations avec les villages voisins, quia ses marigots, ses
vallées, ses collines, ses montagnes, son organisation sociale
primitive, il est vrai, mais complète. Au delà du village le
noir n'a pu créer qu'une seule chose, et encore pas toujours :
la province ou le petit royaume.
Ajoutons que, même dans ce cadre restreint du village, l'or-
ganisation publique noire n'est pas sans rencontrer des obsta-
cles et des difficultés. Le noir est individualiste, sécessioniste
dans l'âme. Une des principales difficultés qu'éprouvent en Guinée
et sans doute dans toute l'Afrique les administrateurs européens
est celle-ci : ils reçoivent souvent des demandes instantes de la
part de familles ou de groupes de famille de tel ou tel village,
pour qu'on les autorise à le quitter et à aller s'établir dans la
brousse, autre part. Souvent aussi, ils ne demandent pas l'auto-
risation, mais s'en vont. Quand on leur demande pourquoi ils
veulent s'en aller, ils allèguent généralement des raisons peu
convaincantes, se plaignent de l'injustice du chef, disent que
celui-ci leur en veut, qu'il a été nommé irrégulièrement, qu'il
commet des exactions, qu'il les bat. etc. — La vérité est la plu-
part du temps que ces gens forment un parti hostile au chef de
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 129
village actuel et en raison de leur hostilité, en butte aussi à l'hos-
tilité de ce dernier. De là des griefs qui souvent sont exacts,
souvent aussi exagérés par le parti pris ou inventés. De là, les
demandes d'aller habiter ailleurs, d'aller former un village
dans la brousse. On comprend, quand on a vu cela de près, les
difficultés qu'avaient jadis les Espagnols aux Philippines, à rete-
nir les noirs dans les gros bourgs fermés où ils voulaient les
maintenir : l'instinct sécessionniste et fuyard de ceux-ci s'exer-
çait là comme en Afrique.
Ajoutons les dissensions causées souvent dans les villages par
l'ambition, quelquefois dans la famille même du chef, quand
celui-ci est vieux et faible et quand un de ses neveux, par exem-
ple, veut s'emparer dupouvoir et est à la tête d'un parti puissant
qu'il allèche par ses promesses et qu'il soudoie.
En général, les administrateurs répugnent à accorder ces au-
torisations de quitter le village et de s'en aller ailleurs. La rai-
son en est aisée à comprendre : la transmission rapide des or-
dres, leur exécution prompte, la facilité du recensement, du re-
couvrement de l'impôt, tout cela s'accommode beaucoup mieux
de gros villages importants que d'une quantité de petits villages
dispersés à travers la brousse. Cependant, quoique décidés en
principe à tenir la main à ce qu'il n'y ait pas de sécession, les
administrateurs sont bien obligés parfois de céder à la force des
choses et à laisser un village se dédoubler en deux. C'est dire
que, capables déformer le village, de s'élever jusqu'à lui, les
noirs ne sont pas capables d'éviter les dissensions intestines à
l'intérieur de celui-ci et les sécessions qui en découlent. — Le
noir arrive à créer le village, mais il n'arrive pas à créer le vil-
lage partout paisible, ordonné et uni.
Mais, dira-t-on, comment se fait-il que le noir si profondément
patriarcal, communautaire, soit en môme temps ainsi individua-
liste, sécessionniste? Les deux tendances ne sont-elles pas con-
tradictoires? Non et, à mou avis, ces deux tendances, pour peu
qu'on \ réfléchisse, se concilient parfaitement, \otons d'abord
ceci : en Europe, ce sont les pays à formation le plus profondé ni
communautaire qui sont en même; temps les plus individualistes,
9
130 LE iNOIH DE GUINÉE.
au même sens du mot) les plus indisciplinés, les plus anarchi-
ques, ceux qui demandent la police la plus nombreuse et la plus
dure. Voyez l'Espagne et l'Italie. Leur formation communautaire
est plus profonde assurément que celle de la France ou de l'Alle-
magne (l'une qui a été particulariste jadis, l'autre qui l'est en-
core maintenant dans le nord). Or, l'Espagne et l'Italie sont en
même temps plus indisciplinées, plus anarchiques, moins ca-
pables de discipline sociale naturelle que ces deux derniers pays.
Ainsi, en Europe, une profonde formation communautaire va de
pair avec une tendance plus accentuée à l'indiscipline et à l'a-
narchie. Cela explique que, chez le noir de Guinée française, la
formation communautaire s'allie à une tendance individualiste,
sécessionniste.
L'explication, du reste, n'est pas difficile à trouver : ce qui
caractérise la formation patriarcale, c'est la faiblesse du travail,
l'inaptitude au travail intense, l'absence de cette discipline rude
et forte que donne le contact brutal avec la vie et la nécessite
de trouver sa nourriture sans aucun soutien, parmi une âpre
concurrence. En un mot, la formation communautaire, malgré
toutes ses apparences autoritaires, discipline faiblement les indi-
vidus et laisse subsister fortement en eux l'individualisme inné
cœur de l'homme, comme de tout être. Au contraire, la forma-
tion sociale particulariste discipline bien plus fortement et bien
plus à fond les gens, avec son âpre lutte pour la vie. A la disci-
pline extérieure de la famille et des vieillards, elle substitue la
discipline bien plus efficace de la vie dure et Apre. Elle semble
moins autoritaire, et elle l'est moins à l'extérieur, mais au tond
elle donne A l'homme un maître plus rude et plus dur (pie la
discipline patriarcale. De là son efficacité civilisatrice; de là son
aptitude à faire vivre dans la paix sociale d'immenses popula-
tions travailleuses et énergiques, comme en Angleterre, aux
États-Unis, en Scandinavie, en Hollande et dans L'Allemagne i\\i
Nord.
En résumé, le communautarisme du noirn'empèche pas L'indi-
vidualisme, individualisme qui, d'une part, trouble les villages,
de l'autre empêche de tonner de grands (dais et des pouvoirs
LES POUVOIRS BUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 131
publics puissants, et ainsi livre le noir pieds et poings liés à
l'exploitation des négriers koushites et sémites.
Le Royaume. — Passons maintenant à la province et au petit
royaume. Le noir de Guinée, étant comme tout autre noir, inca-
pable de former un grand État (sauf le Foulah que nous verrons
plus loin et qu'il faut mettre tout à fait en dehors de cette ana-
lyse), a toujours formé une multitude de provinces ou de petits
royaumes indépendants.
Les Malinkés appellent ou plutôt appelaient leurs rois Annasa
ou Anassa et Fama. Les Soussous et les Dialonkés les appelaient
Maugné. Les Koniaguis les appellent Tchikaré, Sokaf, enfin les
Bassari les appellent Mounelli (André Arcin, la Guinée française,
1907, page 326). Comment les rois étaient-ils nommés?
En droit, c'est l'héritier du roi défunt qui devait lui succéder,
et comme cet héritier est généralement le frère puîné, ou, à son
défaut, le fils aîné, c'est le frère puiné ou le fils aine du roi défunt
qui lui succédaient. Mais il y avait en même temps élection par
l'assemblée générale des chefs de village du petit royaume, ou
des chefs de village et de province quand le royaume compor-
tait des provinces. Cette élection représentait les droits du peu-
ple ou plutôt de L'aristocratie qui venaient se heurter à la cou-
tume d'hôréditarité. « La règle s'établit de plus en plus, dit
M. André Arcin, » opère cilato, p. 328, que le fils aine ait la
saisine de la succession, mais le frère aîné utérin (c'est-à-dire
le frère puiné du défunt qui devient, par la mort de son aine,
frères aîné des autres frères du défunt) en a l'administration,
est le tuteur. C'est donc ce dernier qui est presque toujours
nommé par l'assemblée, la coutume étant rarement enfreinte.
A l'origine surtout, cette élection avait pour but de faire sentir
au nouveau chef qu'il n'avait pas une autorité sans limite et
qu'il n'était que le représentant des patriciens. Il était rare
i. Utérin dans les pays où la parenté .s'établit par la lige maternelle en liasse
Guinée, mais frère puîné de père dans les pays où la parenté s'établit par la lige
paternelle, c'est-à-dire en Haute Guinée
1,'}2 LE NOIR DE GUINEE.
cependant que l'assemblée dérogeât aux usages s'il ne se
produisait un coup de force; il n'était pas possible qu'elle
portât sur le pavois un homme qui ne fût pas de la famille
royale. Remarquons en passant que, dans les pays où l'usage
des boissons alcooliques est autorisé ou toléré (comme chez
presque tous les fétichistes et surtout les Malinkés, les Bagas
et certains Soussous) cet ordre de succession, loin d'être favora-
ble aux intérêts du peuple en mettant sur le trône un homme
d'expérience, donne le pouvoir à « des vieillards abrutis, ivro-
gnes et sans énergie » (Dr Ranzon). Aussi l'élection est-elle deve-
nue dans certains pays plus sérieuse que jadis. S'il y a des
charges contre la moralité de l'héritier présomptif qui le fassent
qualifier d'indigne, le pouvoir peut être donné à un autre des
frères ou à l'un des neveux ou fils du décédé. On peut même lui
préférer un des membres de sa famille pour la seule raison que
son intelligence n'est pas suffisante pour exercer convenablement
le pouvoir. C'est ainsi que, peu à peu dans beaucoup d'états,
V autorité se transmet de père en fils. Mais nous retrouvons en-
core ici les principes de la tradition familiale : le roi nommé
dans ces conditions, bien que paraissant seul en public et por-
tant la parole dans les assemblées, ne peut rien faire, aussi bien
pour l'administration du bien public que pour celle du patri-
moine familial, sans avoir consulté celui qui est resté malgré
tout le chef de sa famille. Rarement refuse-t-il de s'incliner de-
vant un veto absolu. Il est même obligé d'obéir lorsqu'il s'agit
des biens familiaux. Enfin lorsqu'un roi ou chef est reconnu in-
capable ou perd la raison, on lui laisse le titre, mais on lui ad-
joint un coadjuteur, un régent généralement héritier présomp-
tif qui gouverne réellement. Ainsi, en principe pur, c'est bien
l'hérédité familiale qui prévaut ici, le frère puîné du définit lui
succède ou doit lui succéder. Mais souvent, pour éviter un chef
trop âgé et incapable, on le remplace parle fils aîné du défunt,
l'oncle conservant cependant la direction des biens familiaux et
une sorte de suprématie honorifique. Enfin quelquefois, pour
cause grave, l'assemblée générale du petit royaume écarte le fils
aine comme le frère puîné, mais est obligée de leur choisir
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 133
un remplaçant exclusivement dans la famille royale parmi les
frères, fils et neveux du défunt.
Mb André Arcin donne également des détails curieux sur la
façon dont se fait l'élection. « Il y a toujours, dit-il, page 327,
interrègne plus ou moins long avant cette élection. C'est alors
le premier ministre, le confident, généralement un parent du
roi défunt, qui administre d'abord au nom du potentat décédé,
puis au nom du roi futur. Il est en effet d'usage de n'annoncer
la mort du souverain que plusieurs jours, quelquefois plusieurs
semaines après le décès. Souvent cette déclaration est faite dans
une assemblée plénière des chefs, qui se réunissent pour cons-
tater le décès et échanger des vues préliminaires pour l'élec-
tion. La déclaration faite au peuple est le signal de lamentations
et de rites publics. Les hommes, armés en guerre, tirent des
coups de fusils; les femmes se lamentent. Un repas funèbre, le
sadaka, termine la cérémonie.
« Les frais sont supportés par l'héritier présomptif. Noblesse
oblige. D'ailleurs, celui-ci espère bien rentrer ultérieurement
flans ses fonds. La deuxième assemblée pour procéder à l'élec-
tion n'a lieu que longtemps après. La décision relative à la
date est remise au bon vouloir des chefs, et au bon plaisir du
ministre qui travaille à faire triompher ses vues, s'il s'est aperçu
dans le premier meeting qu'il y avait dissentiment.
« Interrègne de troubles, de luttes intestines...
« L'élection se fait à la majorité des voix et chaque chef a le
droit d'expliquer son vote, droit dont il ne manque jamais
d'user, ce qui prolonge indéfiniment ces réunions. Chacun de-
mande une faveur au prétendant qui doit en outre nourrir, pen-
dant tout le temps que dure la conférence, la suite toujours très
nombreuse de ses futurs vassaux. C'est un tissu d'intrigues, de
ruses, dans lesquelles les noirs sont passes maîtres. L'élection
terminée, a lieu le couronnement, suivant des rites particuliers
à chaque région. Ils sont très variés : au Saloum, le POÎ est placé
tout nn sur u m tas de sable, au milieu de ses notables qui l'ha-
billent ensuite.
« Chez les Landoumans, le couronnement est l'ail à Ouakaria,
134 LE NOIR DE CL'INKI'.
par une femme prêtresse des Smio ; chez les Bambaras, le roi est
porté en triomphe sur une peau de bœuf par des forgerons
(usage similaire à celui du pavois chez les Germains). »
Il est inutile d'insister, après ce que nous venons de dire,
sur ce fait que le roi ou plutôt le roitelet noir n'a pas un pou-
voir absolu. 11 n'a pas plus un pouvoir absolu dans son petit
état que le chef de village n'a un pouvoir absolu dans son vil-
lage. La royauté nègre est monarchico-aristocratique (du moins
en Guinée), et l'aristocratie des chefs de village et dos chefs de
province, en un mot l'aristocratie du pays, contre-balance son
pouvoir. Du reste, le souverain, s'il est énergique, intelligent et
despote, peut, quelquefois par un coup de force, établir un pou-
voir dictatorial. Mais c'est très peu fréquent et en contradiction
avec la coutume.
Le roi ne nomme pas les chefs de village, il les agrée seule-
ment, comme nous l'avons vu. Cependant quelquefois, c'est lui
qui les nomme, mais alors ce sont les villages qui les agréent.
« II est impossible au souverain, dit André Arcin, op. rit..
p. 323, d'imposer de vive force un protégé que n'agréerait pas
le village. De nombreux exodes n'ont pas eu d'autre motif... Ils
(les chefs de village) reçoivent, le jour où ils sont agréés du
monarque, le tabélé (ou tabala), tambour dont ils restent dépo-
sitaires, tant que durent leurs fonctions, et à l'aide duquel ils
réunissent les hommes du village dispersés dans les champs.
C'est l'insigne de leur autorité et ils doivent toujours en être
accompagés, quand ils sortent de leur village pour aller an
devant d'un de leurs suzerains. » En résumé, le roi agrée1, mais
ne nomme pas, on. s'il nomme, les villages agréent.
C'est le roi qui convoque les assemblées plénières et qui les
préside. « Le roi... dit André Arcin, page 334-, prend rarement
la parole dans une assemblée plénière. Après l'avoir consulté,
ses ministres parlent pour lui, ce qui lui permet de se tenir en
dehors des luttes oratoires; de leur côté, les notables répondent
par l'intermédiaire du plus ancien d'entre eux, porte-parole
(feiùs), qui accepte et rejet le, au nom de tous, les propositions
du souverain. Dans les états noirs, l'honneur de présider l'as-
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 135
semblée est toujours dévolue au roi qui réunit l'assemblée et
trône en grand apparat : turban en tète, vêtu de ses plus beaux
costumes brodés d'or et soutachés, assis sur une chaise spéciale,
une canne singulièrement ornementée ou une queue d'éléphant
à la main. Près de lui, le tabélé pour appeler les retardataires ;
les feiiïs ou orateurs, les hérauts pour imposer silence; les sofa
ou koroba (soldats); les ministres... Devant lui, en hémicycle,
se groupent les patriciens et les hommes libres. Ils se tiennent
tous accroupis sur la peau de mouton servant au Salam, pressés
étroitement les uns contre les autres, leurs longues cannes
dressées. Les feins ne doivent jamais s'emporter. Ils se répon-
dent point par point avec une précision étonnante. Le public
approuve ou désapprouve par des mots sacramentels comme « a
noudi », « fomié », en soussou; et le roi met fin au palabre
par la formule « A to » (fini), en peulh « modji » (c'est bien) ».
Voici maintenant comment M. Arcin décrit les fonctions du
roi : <( Il donne des ordres conformes à la coutume. Ils doivent
être exécutés sans retard, sous peine d'amende ou de châ-
timent corporel. Il répartit l'impôt, chaque village ayant à
fournir un contingent, et leurs chefs étant chargés de la per-
ception; c'est lui qui fixe les prestations, donne les droits d'usu-
fruit, d'usage ou de location sur les terres du royaume aux
étrangers; mais seulement lorsqu'il s'agit de superficies empié-
tant sur les terrains de plusieurs villages et encore à condition
qu'il y ait consentement unanime des notables. Agissant au
contentieux, il veille à ce que les coutumes soient respectées
par les chefs, sert d'arbitre dans les différends de village à vil-
lage ou de province à province; enfin il règle les principales
questions commerciales, fixe la place des marchés, assure la
sécurité (\c> routes H rend La justice en dernier ressort » [op.
cit., pages 335 et 336).
C'est cette dernière fonction qui était la principale. « Le roi,
dit André Arcin page 340, jugeaif aux jours cl lieux déterminés
par l'usage avec le concours de quelques vieux conseillers.
Dans certains pays, et si le roi u'exige pas qu'il en soil autre-
ment, on peut plaider par procureur membre de la même geni
13() LE NOIR DE GUINÉE.
que la partie représentée. Le souverain, juge suprême, peut
frapper d'amende le non comparant ou le faire saisir de force.
Les juges noirs connaissent les renvois à longue échéance et en
usent, surtout lorsque les plaideurs ont quelque fortune. Quand
le jugement sera rendu, ce sera la ruine : outre les cadeaux au
roi ou au chef, son entourage se charge de dépouiller les parties
sous le prétexte de recommandation. » En tout cas, l'usage des
épices faisait que la justice était la principale source de revenu
du roi.
La maison était assez importante. « La suite d'un roi puissant,
dit André Arcin, page 336, est considérable. A côté dos mem-
bres de sa famille, de ses ministres, de ces marabouts et secré-
taires, de ses émissaires et courriers, de ses artisans, de ses
nombreuses femmes, il a encore ses guerriers, sofas ou bien
mercenaires, dont le chef a une grande influence, ses griots et
ses esclaves, sans compter les corporations ouvrières qui ne
travaillent que pour sa famille. Tout ce monde est entretenu
par lui ou plutôt par ses sujets, car le travail que ses seuls
serviteurs peuvent lui donner, est loin d'être suffisant pour sub-
venir à ses dépenses. D'autant qu'en arrivant au pouvoir, il se
trouve presque ruiné par les frais énormes qu'il a dû faire pour
son élection. »
Les impôts pouvaient se ramener à six chefs différents : il y
avait d'abord la dîme de tous les produits du sol, payée au chef
du village qui en remettait une partie au chef de province
(quand il y en avait) et au roi.
Il y avait ensuite la corvée de culture. Tous les habitants
devaient travailler une fois par semaine sur les terres du chef
de village. Le chef de canton ou de province désignai! les vil-
lages les uns après les autres pour remplir celte corvée sur ses
propres terres. Chaque village devait trois jours par an an chef,
un pour semer, un pour sarcler, un pour moissonner. Le roi
faisait de même.
Ensuite venait le droit sur les successions. Mous avons déjà
vu que, quand il n'y a pas d'héritiers du tout, la succession re-
vient au chef du village ou au roi <lu pays (ainsi, pour ce der-
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 137
nier cas, chez les Guerzés). En dehors de cela, il y avait le
droit du chef sur toute succession. D'après André Arcin, chez
les Soussous, la part du chef était du dixième de la succession,
niais quand il n'y avait que des parents éloignés, elle s'élevait
au quart (op. cit., page 338).
Il y avait aussi les droits des chefs sur les produits de la
chasse. Du reste, ces droits existent encore et la coutume s'en est
conservée. Quand un éléphant était abattu sur son territoire, le
chef avait droit, et a encore droit, à une des défenses de la bête.
Ce sont actuellement les chefs de province qui perçoivent ce
droit de chasse. Jadis il revenait aux roitelets du pays.
Un autre impôt, c'était les êpices de justice dont nous avons
déjà parlé. C'était la principale source de revenu des rois, dit
André Arcin. Du reste, les épices qui étaient un usage admis, ne
signifiaient pas absolument par elles-mêmes prévarication et
fausse justice ; cependant elles poussaient à cela, et l'homme
étant ce qu'il est, les abus devaient être nombreux.
Enfin, il y avait les réquisitions forcées dont nous parlerons
plus amplement quand nous en serons à l'État foulah. Les pa-
rents du prince allaient parfois vivre sur l'habitant et le pil-
laient. Quant aux exactions des soldats du roi, elles devaient
être continuelles, puisque c'est à peine si, à l'heure actuelle,
nous pouvons, nous-mêmes, empêcher les exactions de nos tirail-
leurs.
L'État. — Nous venons de voir les provinces et les petits
royaume noirs. Venons-en maintenant à l'État.
L'État, le véritable État, a toujours été importé du dehors
chez les noirs. Actuellement, qu'est-oe qui forme l'État en
Guinée? En Guinée française, c'est la France; en Guinée portu-
gaise, c'est le Portugal, et il en est ainsi dans toute l'Afrique
occidentale et même dans toute l'Afrique actuellement: là, ce
sont les Anglais; là, ce sont les Français; là, ce sont les Alle-
mands; la, ce sont les Belges; là, ce sont les Portugais; là. cesont
les Espagnols qui dominent, mais nulle part nous ne trouvons
de grand royaume noir indépendant.
l.'Jtt . LE NOIR DE GUINÉE.
Mais, dira-t-on peut-être, si nous n'étions pas venus en Gui-
née, un noir, Samory, allait conquérir le pays et y fonder un
grand royaume : c'est vrai, mais Samory était un noir sémitisé
moralement. Il avait, pour accomplir sa conquête, un point
d'appui extérieur au monde noir qui lui était fourni par la civi-
lisation sémitique. Ce point d'appui, sans lequel il eût été im-
puissant, était le fanatisme musulman, l'idée d'un seul Dieu, le
prétexte de le faire reconnaître par le fer et par le feu à tous
les fétichistes noirs. Quant aux royaumes importants, foulalis,
toucouleurs, que nous avons rencontrés devant nous lors de
notre action au Soudan et en Guinée, ils ont été constitués par
des métis de Foulhés et de Mandingues chez lesquels le sang
foulbé dominait. Or, les Foulhés sont, non pas une race noire,
mais une race rouge, non pas une race nigritienne, mais une
race éthiopio-nubienne ou koushite. Ainsi le grand Etat chez
les noirs a toujours été une importation du dehors.
Du reste, les grands royaumes noirs ainsi ceux fondés au
commencement du moyen âge sur le Moyen Niger) ne durèrent
généralement pas. Fondés par une race supérieure par exemple
les Songhaï), sous la conduite d'un homme de génie, maintenus
par une aristocratie inférieure en nombre, ils se morcellent vite
quand cette aristocratie a été absorbée par la race inférieure el
quand l'instinct sécessioniste du noir peut reprendre le dessus.
C'eût été probablement le sort des empires fondés par les Ton-
couleurs, les Foulahs et Samory si nous ne les avions pas écra-
sés de notre choc dans leur pleine vigueur entre 187,") et 1900.
Sans celte destruction inattendue et rapide, ils seraienl re-
tournés lentement, après une époque plus ou moins glorieuse.
au morcellement noir.
Actuellement, dans la Guinée française, c'est la France ou
plutôt une administration française qui forme l'Etat. Nous allons
examiner ce! État, mais auparavant il nous faut dire un mol
des Foulahs, qui seuls axaient pu former un Étal en Guinée
française avant notre arrivée.
C'est dans la seconde moitié du wnr siècle que cet État fut
formé, nous verrons plus tard (au chap. : c< Races de la Guinée »)
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 139
comment les Foulahs vainquirent les Dialonkés et les Soussous
établis avant eux dans le Fouta-Djallon et les chassèrent ou les
réduisirent en servitude. Nous savons déjà comment ils sont
installés dans le pays par margas (maisons de campagne), roun-
dis i villages de culture) et missidis (paroisses). C'est la missidi
qui est la première circonscription politique de l'État foulali.
Il y a un chef de missidi qui correspond à l'ordinaire chef
de village noir et il y a aussi un corps de notables qui corres-
pond à l'assemblée des chefs de carrée des villages mandingues
ou pré-mandingues. Au-dessus de la missidi est la province ou
dinal. La province possède un chef et aussi une assemblée des
principaux habitants, patriciens, notables, etc. Au-dessus des
diwals qui étaient, au moment de la conquête (1785), au nombre
de neuf, et lors de l'occupation française (1890) étaient montés
à dix-sept, il y a la royauté foulah, organisée d'une façon assez
compliquée, comme nous Talions voir, dans le but de la contenir
et de laisser le pouvoir réel à l'aristocratie foulah.
11 y a deux rois et deux familles royales, celles des Alfaya et
celle des Soya. Chaque famille fournit son roi, qui, tous les
deux ans, remplace le roi de l'autre à la tête du peuple foulah.
Ainsi, tous les deux ans, le roi Alfaya prend la place du roi Sorya
(et réciproquement) et quitte Timbo, capitale politique du Fou-
la, pour se retirer dans ses terres, à sa maison de campagne.
Le roi Sorya le remplace et, deux ans après, lui cédera à son
tour la royauté. En plus, en dehors des familles Alfaya et Sorya,
il \ a une troisième famille prépondérante qui réside à Fou-
koumba. Cette famille ne peut pas fournir de rois, mais elle
fournit la première puissance spirituelle du pays, le grand-prê-
tre et grand juge sans la continuation religieuse duquel nul roi
du Fouta, nul almamy n'est légitime (Almamy est le terme <|iii
désigne les rois des Foulahs. 11 vient de l'arabe Al Meumenim
et signifie par conséquent commandeur des croyants .
Ainsi le pouvoir suprême est pour ainsi dire partagé entre
trois personnes : les deux almamys Alfaïa et Sorya et le grand-
prêtre de Foukoumba. De plus, il y a L'assemblée générale des
Foulahs qui représente l'aristocratie cl la bourgeoisie du pays
liO LE NOIR DE GUINÉE.
tout entier et qui détient en principe le pouvoir suprême. Cette
assemblée se tient à Foukoumba et non à Timbo, c'est-à-dire à
la capitale religieuse des Foulahs et non à leur capitale po-
litique, et elle est présidée généralement par le grand-prêtre.
Ce n'est que dans les moments critiques que l'almamy qui règne
à ce moment-là, préside l'assemblée.
Comment se fait la succession au trône dans les familles Al-
faïa et Sorya? Elle se fait de père en fils aîné et non pas de frère
aîné à frère puîné : cela vient sans doute de ce que, pour com-
mander et pour faire la guerre, les Foulahs préfèrent ou plutôt
préféraient un homme jeune à un vieillard. Quant aux biens
patrimoniaux de la famille royale, ils se partagent suivant la
règle ordinaire des Foulahs, entre l'oncle et le neveu. Du reste,
le principe d'hérédité royale n'empêche pas l'élection, comme
chez les autres noirs de Guinée française, ou du moins une cé-
rémonie élective. Cette cérémonie est destinée à montrer qu'en
principe le peuple foulah (entendez l'aristocratie) est au-des-
sus de ses rois et peut les faire et les défaire, et quoique, en
général, la coutume familiale soit respectée par l'assemblée, il
n'y en a pas moins tenue solennelle et élection en règle. Après
l'élection, on procède au sacre solennel du roi. dans la. mos-
quée de Foukoumba.
Dès qu'un almamy a pris ou repris le pouvoir, après les deux
ans d'exercice de son confrère, la première chose qu'il fait gé-
néralement est de révoquer dans les diwals tous les chefs exis-
tants et de créer de nouveaux chefs de province pris dans des
familles attachées à son parti. A leur tour, ces nouveaux chefs
de province révoquent les chefs de missidi et en nomment
d'autres pris dans les familles qui leur sont dévouées. Ainsi il y a
épuration de fonctionnaires de bas en haut, depuis le diwal jus-
qu'au tékou et à la missidi. Notons ici que chez les Foulahs, le chef
de village n'est pas, comme chez les autres noirs de la Guinée,
nommé par les habitants, mais par Le chef de province et que
celui-ci n'est pas nommé par les habitants de la province, mais
par l'almamy. C'est donc une organisation centralisée et des-
potique.
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 1 il
Du reste, il y a souvent lutte entre les deux almamys au mo-
ment où l'un d'eux, à l'expiration de ses deux années d'exercice,
doit quitter le pouvoir et se retirer dans ses terres. Quelquefois
il ne veut pas résigner ses fonctions et il fait appel à la force
des armes. De là des luttes sanglantes entre l'usurpateur et
l'autre almamy soutenu par le grand-prêtre de Foukoumba.
Ajoutez à cela que dans les provinces il y a souvent lutte (ou
plutôt il y avait souvent lutte) entre l'assemblée de la province
et son chef, nommé ou imposé par l'almamy. L'assemblée de la
province portait ses doléances à l'assemblée générale des Foulabs
à Foukoumba et aussi à l'almamy, auprès duquel elle était tou-
jours représentée. L'almamy soutenait son chef de province, l'as-
semblée générale de Foukoumba soutenait l'assemblée de la
province, de telle façon qu'il y avait conflit. Ajoutez encore les
conflits dans le missidi, entre le chef nommé par le chef de pro-
vince et l'assemblée de la missidi et l'on se rendra compte que
cette organisation politique foulah, si bien arrangée et si bien
balancée en principe pour établir un pouvoir exécutif fort, tout
en limitant le pouvoir royal et tout en laissant le pouvoir su-
prême au peuple foulah représenté par son aristocratie, n'abou-
tissait souvent en fait qu'à la lutte et à l'anarchie. Deux cas se
produisaient généralement : ou un des almamys était un homme
énergique, intelligent, despote, et alors il exerçait son despo-
tisme sur tous, sur l'autre almamy, sur le grand-prêtre, sur
l'assemblée générale, sur les chefs de province, etc., et profitait
de son droit de nommer ceux-ci, qui à leur tour nommaient ses
créatures dans les missidis pour tenir tout le pays dans sa main,
puis il prorogeait outrageusement son temps de commandement
en empêchant par la force l'autre almamy de prendre le
gouvernement à l'époque légale. Ou bien les deux almamys
étaient également faibles et alors les chefs de province deve-
naient tout-puissants, terrorisaient les missidi, résistaient à l'al-
mamy, dominaient dans l'assemblée générale de Foukoumba et
formaient une sorte d'oligarchie absolutiste. C'est ce dernier
cas qui se trouvait réalisé au moment où nous-mêmes mettions
la main sur le pays. M. André Arcin, dans son bel <>u\ page coin-
142 LE NOIR DE GUINÉE.
pact et copieux sur la Guinée française que nous avons déjà
cité (Paris, Challemel, 1907;, dit à ce sujet : «Au Fouta, devenus
indépendants de l'almamy, les chefs de diwal n'avaient comme
conseillers que des marabouts étrangers, et les chefs de village
étaient brisés sur un simple caprice. Ils faisaient de certains
chefs de missidi de véritables chefs de sous-diwal. Ils nom-
maient lamdo-tékou leurs favoris qui surveillaient ainsi plu-
sieurs missidi et étaient les instruments de leurs exactions.
D'autre part, leur responsabilité vis-à-vis de l'almamy était no-
minale lorsque les Français survinrent, et ils ne craignirent pas
de prendre les armes contre lui » (p. 326).
Donnons une explication en passant sur ces lamdo-tékou dont
parle ici M. André Arcin. Lamdo veut dire chef et lamdo-tékou
chef de tékou. Le tékou est une circonscription foulah qui était
exclusivement financière à l'origine et faite pour le recou\ re-
nient des impôts. Elle groupait plusieurs missidi. Nous voyons
que les chefs de province avaient fini par en faire une sorte de
division politique, de sous-préfecture, dont ils nommaient le
chef et qui leur servait à mieux tenir en main les missidi de
leur diwal.
Il est vrai que le cas contraire se produisait aussi, comme je
l'ai dit plus haut, et la constitution foulah aboutissait encore
plus souvent à l'absolutisme de l'almamy qu'à l'oligarchie des
chefs de province. C'est ce qu'indique André Arcin, dans une
note, page 333. « Les almamys du Fouta, dit-il, avaient fini par
exaspérer leurs sujets. Boker Biro mit le comble à leur colère.
C'est ainsi qu'il reçut à Bouria une maîtresse volée et n'eut que
le temps de s'enfuir, les Dialdials accusant ses sofas (soldats
d'avoir détruit des cultures. » André Arcin dit encore, page 335 :
« Nous avons dit que le souverain avait comme premier privilège
la nomination des chefs de village de son diwal ou de sa pro-
vince. Le roi ne peut en principe imposer sa créature1, mais il
peut se refuser à accepter le candidat des notables. Cette pra-
tique amena de nombreux abus, les notables sinclinanl devant
la volonté d'un despote et celui-ci désignant qui payait le plus
ou satisfaisait ses désirs. Ce n'est un mystère pour personne que
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 143
la haine des chefs de diwal contre l'almamy Boker Biro venait
de ses exigences inouïes. Il avait mis en vigueur le droit de jam-
bage. Ses luttes avec les vassaux et principalement la haine que
lui voue le chef de Foukuumba n'eurent pas une autre origine. »
Ainsi la constitution monarchico-aristocratique des Foulahs
aboutissait en fait soit au despotisme de l'almany, soit à l'oligar-
chie absolutiste des chefs de province, soit à l'anarchie des luttes
intestines. Il y avait bien un État foulah et, tel qu'il était, il
progressait tous les jours sur les petits royaumes noirs qui l'en-
touraient et qu'il écrasait — parce que tout de même il était un
État et non un royaume-province — mais il n'était pas cepen-
dant bien organisé et n'assurait pas la sécurité des personnes
comme il aurait dû le faire.
De plus, l'État foulah, qui oscillait du despotisme à l'anarchie
et de l'anarchie au despotisme, était très fiscal, comme on peut
s'y attendre, et les impôts y étaient nombreux et lourds. Il y
avait d'abord l'impôt de succession. André Arcin dit, page 338,
et sans doute avec exagération : « Au Fouta l'impôt, [de succes-
sion], qui était en principe de un quart ou un demi, n'avait en fait
aucune fixité. Le chef, si les héritiers lui déplaisaient ou n'osaient
se défendre, prenait, sinon la terre, du moins la totalité des
meubles et des captifs. » Il dit plus loin (page 339) : « Le houdia
était encore un impôt de succession. Il consistait en un droii
de -2.") p. 100 environ sur les biens du défunt et était dévolu au
marabout qui sanctionnait la division entre les chefs de famille
co-héritiers. Il recevait en outre un captif ou un bœuf, sacrilice
pour le repos du décédé. On lui donnait aussi tout ce qui ne
pouvait être divisé en parties égales. » — Tout cela est très pro-
bablement exagéré, car on ne voit pas, en ajoutant l'un à l'autre
ces deux impôts de succession, ce qui aurait pu rester aux hé-
ritiers, mais il faut en retenir que L'impôt sur les successions
était lourd au Fouta. Cet impôt ou coumbab'itr a été supprime
par les Français, les abus des chefs ayant jeté sur lui une grande
défaveur. « Laooumbabité était exigible cinq mois après le décès
cl perçu parles chefs [de province ou diwal] ou les lamdo-tékou
chefs de tékou j » (p. 338).
144 LE NOIK DE GUINÉE.
Il y avait ensuite les dîmes ou cadeaux religieux tels que
l'assaka ou plutôt saka ou farila. Le farila était un don au chef
de village comme aumône (Arcin, page 337).
Il y avait aussi des taxes sur les transactions commerciales
(oussourou), « 1/10 sur toutes les marchandises en transit. Sou-
vent c'était, au Fouta, une pièce de Guinée (c'est-à-dire de coton-
nade) par charge d'âne et une demi-pièce par charge d'homme,
soit 20 francs et 10 francs. Pour être plus sûrs de ne rien laisser
échapper, les chefs faisaient déposer les marchandises chez eux
et les délivraient à l'acheteur, si elles étaient vendues sur place,
après entente sur le prix » (Arcin, page 337, en note).
11 y avait aussi une taxe sur les funérailles, puis les contri-
butions des provinces. Les habitants de chaque missidi don-
naient au chef de missidi la dime de tous les produits du sol. Ce
dernier en remettait une partie au chef de diwal. « De plus, tous
les habitants devaient une fois par semaine travailler sur les
terres du chef de village. Le chef de canton ou de province
désigne les villages les uns après les autres pour remplir cette
corvée sur ses propres terres. Chaque village doit trois jours
par an au chef [de province], un pour semer, un pour sarcler,
un pour moissonner » (Arcin. page 338).
Entin il y avait les réquisitions forcées ou « paule ». Voici
comment André Arcin décrit celles-ci : «... Tout était prétexte à
fiscalité avant notre intervention; le pillage était quelquefois
organisé par des bandes démuselées, sortes de grandes compa-
gnies vivant sur le pays. C'était souvent les fils et les neveux du
prince qui les conduisaient, des « Kelé Massa » pressurant les
habitants, pillant les caravanes. Cela faisait partie du noble
métier des armes. Le roi accueillait les réclamations, admones-
tait pro forma ses parents, payait pour eux quand il ne pouvait
faire autrement. Mais il ne gardait pas rancune aux coupables.
Il se souvenait que lui-môme en avait fait autant dans sa jeunesse:
ce sont jeux de princes! D'ailleurs, le roi lui-même, Lorsque le
trésor était en baisse, organisait une « promenade », charmant
euphémisme! C'était la mise en coupe réglée <lu pays traversé.
Pour n'en donner qu'un exemple, le droit réservé aux chefs de
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. L4û
missidi, au Fouta. d'enlever les sandales do Talmamy qui, en
voyage, entrait, à la mosquée, coûtait le prix fixe de 300 francs.
A son départ, on lui donnait un fonda ou cadeau d'adieu. » (Arcin,
page 337. ^
Ajoutez les revenus tirés de la justice qui étaient sans contre-
dit les plus gros, puis le butin de guerre et les tributs payés aux
Foulahs par les peuples de la côte de Guinée (Soussous et au-
tres i. «... Un des gros revenus des chefs du Fouta, dit André Ar-
cin, page 339, était le 1/5 de tout butin de guerre et les tributs,
ou sakhalé , des peuples côtiers leurs vasseaux. Une importante
députation peuhl se rendait, chaque année, dans les rizières
pour les percevoir. Elle se faisait entretenir le plus longtemps
possible, recevait les cadeaux des commerçants européens pour
obtenir l'ouverture de routes commerciales, etc., des « Mangue »,
elle touchait les redevances fixées à l'avance ou des cadeaux. Les
chefs des Timbi, du Labé et de Foukoumba étaient chargés de
razzier les fétichistes de la côte ».
On voit combien l'Etat foulah était iiscal. Si nous nous rap-
pelons en outre combien il parvenait peu à faire vivre en paix
ses divers pouvoirs et assurer la sécurité à ses sujets, nous en
conclurons que c'était bien un État, mais peu sain et peu solide.
En fait, il n'a pas offert la moindre résistance aux Français et
nous avons l'ail la conquête du pays sans coup férir.
Il faut donc en venir à l'État français qui a brisé en Guinée
l'État de Samory, l'État foulah et les petits royaumes ou pro-
vinces mandingues ou pré-mandingues, et qui maintenant
règne sur toute la Guinée française. Nous dirons comment il est
organisé après avoir dit un mot de la façon dont il s'est établi.
Longtemps la France ne posséda en Guinée que la côte qui
s'étend au sud (h; la Guinée portugaise jusqu'au Sierra-Leone et
qu'on désignait sous le nom de Rivière du Sud. Ce fut en 1850
qu'elle fonda ses droits sur cette côte, qui dépendit dès lois du
Sénégal et l'ut administrée par le gouverneur de cette colonie.
En 1881. la France songea à mettre le Fouta-Djallon sous notre
protectorat el y envoya la mission Bayol-Noiraud . Les Foulahs
acceptèrent notre protectorat qui fut renouvelé en 1888 el de-
146 LE NOIR DE GUINÉE.
vait être transformé quelques années plus tard en administra-
tion directe. En 1880, la colonie de la Guinée française fut cons-
tituée, comprenant la côte et le Foula-Djallon.
Cependant, d'autre part, dés 1878, le Sénégal commençait sa
poussée militaire vers le Haut Sénégal, le Niger et Tombouctou.
En 1878, nous prenions Sabouciré, en 1880 nous nous établissions
à Kita, en 1883 nous arrivions à Bammako sur le Niger. Eu
I88.">, nous occupions Niagassola, eu remontant vers la Haute Gui-
née et en 1880, nous nous heurtions à Samory, en train de se
tailler un empire dans ce qui constitue actuellement La Guinée
orientale , le nord du Sierra-Leone, du Libéria et de la Gùte
d'Ivoire. Ce premier choc se termina par le traité de Bissoudou-
gou (1887), qui faisait reculer le conquérant noir. — En 1888.
nous nous établissions à Siguiri et par conséquent entamions
décidément ce qui est maintenant la Haute Guinée française.
En 1800, le lieutenant-colonel Archinard se heurtait à l'em-
pire toucouleur d'Ahmadou et le brisait. Le Ie" janvier 1801. il
entrait à Nioro, en février il était à Nyamina, puis à Diena. -
En même temps, il faisait reprendre à nos colonnes la lutte
contre Samory. Kankan tombait entre nos mains le 7 avril
1801 et le Dinguirayc était annexé le 23 mai de la même an-
née. — Lu 1802, nous occupions Bissoudougou, Kérouané. Kou-
loussa, etc. En 1803, nous occupions Faranah, llérimakono, les
sources du Niger, Guéléba. sur la limite actuelle du cercle Kan-
kan et de la Côte d'Ivoire — c'est-à-dire le Sankaran, le Kou-
ranko, le kissi. Samory était rejeté dans le sud, hors de la Guinée
française actuelle.
Lu résumé, à la fin de 1803, la Haute Guinée était conquise.
Elle fit d'abord partie du Soudan fiançais, mais celui-ci ayant
été disloqué en 1800, elle l'ut rattachée à la Guinée française
constituée ainsi définitivement par elle, par les rivières du Sud
et par le Fouta-Djallon. — Samory avait été pris en 1808 dans la
Haute Côte d'Ivoire et La tranquillité de la colonie assurée dans
le sud-est. D'autre part, nous avions, entre 1891 et 1899, substi-
tué dans le Eouta notre administration directe au protectorat.
On peut donc dire ([lie la colonie de la Guinée française a été.
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. L47
en résumé, formée de 1850 à 1899 de trois morceaux différents
au point de vue géographique, comme aussi au point de vue
ethnologique, et au point de vue de l'acquisition : la Côte ou les
rivières du Sud, le Fouta-Djallon, et la Haute Guinée ou Guinée
orientale.
La Guinée a, à sa tète, un lieutenant-gouverneur qui relève du
gouverneur général de l'Afrique occidentale française. Il ré-
side à Konakry, ville fondée en 1890, port situé sur la côte, dans
une ancienne île transformée en presqu'île. Konakry groupe
0.000 noirs et :{00 Européens environ, dont la plupart sont des
Français; il y a aussi des Anglais et des Allemands. — Le lieute-
nant-gouverneur est assisté d'un secrétaire général et de diffé-
rents chefs de service, chacun à la tête d'une direction parti-
culière, et de bureaux qui les aident. — Quant à l'intérieur du
pays, il est divisé en circonscriptions administratives appelées
cercles, dont voici la liste :
Il y a d'abord les cercles de la Côte qui sont ceux du Rio-Nu-
nez, du Rio-Longo, de Dubréka, de Konakry et de Mellacorée.
Il y a ensuite ceux du Fouta-Djallon qui sont ceux de
Kindia, de Timbo. de Labé, de Ditinn, de Koïn, de Kadé ou de
Touba, des Timbi ou de Pita, des Koniagui et de Yambéring.
Ensuite il y a les cercles de la Haute Guinée qui sont ceux de
Dinguiraye, de Kouroussa, de Siguiri, de Kankan, de Beyla, de
Faranah , de Kissidougou et de Sampouyara (ce dernier est
un secteur militaire commandé par un capitaine), en tout vingt-
deux circonscriptions territoriales, groupant 1.400.000 habitants,
soit 04.000 âmes par cercle.
A la tète de chacun de ces cercles est placé un commandant de
cercle qui est, suivant l'importance de celui-ci, soit un admi-
nistrateur en chef, soit un administrateur adjoint, soït même
simplement un fonctionnaire des affaires indigènes. Le comman
dant de cercle gouverne son cercle sous la surveillance du lieu-
tenant-gouverneur avec lequel il est en rapport par les cour-
riers mensuels et par le télégraphe. H a généralement auprès
de lui. pour l'ailler, nu adjoint au cercle, unagent spécial chargé
delà caisse, du maniement de l'argent, de la comptabilité eu
1 48 LE NOIR DE GUINEE»
deniers, et un magasinier chargé des vivres et du magasin. Enfin
chaque chef-lieu de cercle comporte en outre la présence d'un
agent des postes et télégraphes et d'un instituteur. Quelquefois,
quand le cercle est important, il y a. en plus, un médecin de l'as-
sistance publique indigène et un agent de culture. Tous ces
fonctionnaires sont des Européens. Ajoutez un interprète noir,
quelquefois deux, attachés au cercle et vous aurez l'ensemble du
personnel administratif.
Dans les secteurs militaires, c'est un capitaine qui commande ;
il a sous ses ordres des lieutenants pour commander les secteurs
annexes, un lieutenant comme adjoint et des sous -officiers qui
sont magasiniers, comptables, employés aux écritures, etc.
Le commandant de cercle réunit en sa personne à peu près
tous les pouvoirs. D'abord, il est administrateur du cercle divisé
en un certain nombre de provinces à la tête de chacune des-
quelles i! y a un chef de province ; ce chef de province qui est
un indigène, est désigné ou accepté par le commandant dé cercle
qui tient compte et de la coutume familiale, et de l'avis des
principaux delà province et de la capacité de la personne, pour
l'agréer et le présenter au lieutenant-gouverneur qui le nomme
définitivement.
Au-dessous îles chefs de province, sont les chefs de village.
Ceux-ci sont choisis, en tenant compte de la coutume familiale,
par les habitants du village, mais doivent être agréés par le
commandant de cercle qui les nomme définitivement. Celui-
ci doit tenir compte, comme pour les chefs de province, de leur
capacité aussi bien que de la coutume et de l 'agrément du vil-
lage. Ainsi le cercle est divisé en provinces et la province en
villages. Le commandant de cercle a sous ses ordres les chefs
de province; et ceux-ci ont sous leurs ordres les chefs de village.
Le commandant de cercle a comme première attribution la
police et le commandement de la force armée du cercle. Celle-
ci se compose généralement d'une vingtaine de miliciens indi-
gènes commandés par un caporal ou un sergent indigènes.
Les attributions de police du commandant de cercle lui donnent
droit A quinze jours de prison el à loo francs d'amende au maxî-
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. I iO
mum sur tout indigène, pour contravention à un certain nombre
de prescriptions soigneusement fixées regardant la voirie, l'hy-
giène, la rentrée des impôts, l'exécution des ordres donnés, etc.
Le commandant de cercle a comme seconde attribution la
justice. Il est de droit, président du tribunal de cercle, formé
par lui et par deux assesseurs indigènes. Le secrétaire de ce
tribunal est l'adjoint au cercle. Le tribunal de cercle connaît
des crimes (homicides, viols, rapts de femmes ou d'enfants, vente
ou achat de captifs, etc.) qui sont commis dans le cercle. Il con-
naît aussi des appels qui peuvent être faits des jugements des
tribunaux de province. Le tribunal de cercle peut mettre jusqu'à
cinq ans do prison sans appel. Au delà les jugements vont au
tribunal d'homologation de Dakar, cour de cassation pour l'Afri-
que occidentale française. Là, le jugement est examiné au point
de vue forme et est homologué (c'est-à-dire approuvé, rendu
définitif i ou cassé. A la troisième cassation le tribunal d'homo-
logation peut évoquer l'affaire devant lui et juger au fond.
Au-dessous du tribunal de cercle sont, dans chaque cercle,
des tribunaux de province composés du chef de province et
d'assesseurs. Ces tribunaux connaissent des délits : vols de toutes
sortes, coups et blessures, instances en divorce, procès pour
héritage, etc. Il peut être fait appel de leur jugement devant le
tribunal de cercle.
Bien entendu, cette organisation judiciaire ne regarde que
les conflits des indigènes entre eux. Quand l'affaire est entre
Européens ou même entre un Européen et un indigène, elle
échappe à la juridiction des commandants de cercle et est portée
devant la justice de paix à compétence étendue. En Guinée, il
y avait récemment deux justices de paix de cette sorte, l'une à
Kankan, l'autre à Kindia. C'étaient lés commandants de cercle
<le ces deux villes qui étaient chargés de remplir les fonctions
de juges de paix à compétence étendue. Comme tels, ils tou-
chaient une indemnité particulière, avaient un ministère public,
un greffier, un huissier, foutes charges exercées par les fonc-
tionnaires ordinaires du cercle touchant une indemnité spéciale.
Ainsi l'adjoint au cercle était ministère public, l'agent spé< ial
150 LE NOIR TiE GUINÉE.
greffier, le magasinier huissier, etc. On peut faire appel des
décisions de ces justices de paix à eompétence étendue à un tri-
bunal d'appel qui siège à Konakry.
Voilà en gros l'organisation de La justice en Guinée française.
Ce sont les commandants de cercle qui ont en main la justice
criminelle, sauf homologation de la cour de Dakar qui se montre
en général très sévère pour les décisions de ceux-ci. Au-dessous
des commandants de cercle, les tribunaux de province jugent
les délits et les ail'aires civiles. Enfin il y a une juridiction spé-
ciale pour les Européens et pour les alla ires entre Européens et
indigènes.
Le commandant de cercle a pour troisième fonction le recou-
vrement de l'impôt. Les Français en arrivant en Guinée, ont
supprime tous les anciens impôts du pays, toutes les anciennes
redevances aux chefs, en laissant à ceux-ci en revanche une cer-
taine part sur l'impôt nouveau, comme nous le verrons plus
loin. 11 ne suhsiste donc des anciennes prestations que les corvées
de culture sur les terres des chefs, qui sont restées dans la cou-
tume et les droits de chasse. En remplacement des impôts dé-
truits, nous avons établi un impôt de eapitation qui était d'abord
de 10 francs par case (quel que fût le nombre d'habitants qu'a-
britât cette case), puis que nous avons porté à :? francs par tête.
Cet impôt est perçu actuellement en argent, sauf dans le sud
(cercle de Kissidougou, secteur militaire de Sampouyara] où il
est moindre et où on le perçoit encore en nature. Là il varie de
0 fr. 50 à .'{ francs par tête et est acquitté en bandes de coton
du pays, en kolas, en riz, en fonio, en mil, en bestiaux, etc.
Pour recueillir l'impôt, les commandants de cercle font un
recensement des habitants du cercle, recensement qu'ils renou-
vellent tous les ans. soi! totalement, soit partiellement. Le recen-
sement d'une année sert de hase a l'impôl de L'année suivante,
et ainsi de suite.
L'impôt est généralement perçu au commencement de chaqui
année, de février à juillet. Quand il est recouvré, on donne aux
chefs de village et aux chefs de province La part qui leur revient.
Cela se l'ait par exemple au 14 juillet. Les chefs de village lou
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. loi
client ô p. 100 de l'impôt de leur village. Quant aux chefs de
province, ils ne touchent que comme chefs de village, comme
chefs du village où ils sont établis. Dans d'autres cercles, le chef
de village touche 5 p. 100 de l'impôt de son village et le chef
de province ô p. 100 de l'impôt de sa province.
En dehors de cet impôt direct, nous avons établi des impôts
indirects. Les commerçants européens payent une patente qui
v;irie suivant l'importance de leur maison de 200 à 000 francs
par an. Les dioulas indigènes payent, soit une patente de 00 francs
par an, soit un droit de caravane de 2 francs par charge de
30 kilos, c'est-à-dire de 2 francs par porteur.
Enfin il y a les droits de douane. Nous avons, en effet, établi
une ligne de douanes le long de la frontière sud.de la Guinée,
le long du Sierra-Leone et du Libéria. Ces postes de douane sont
commandés par des douaniers français qui ont sous leurs ordres
des préposés indigènes.
Le commandant de cercle a encore dans ses attributions les
routes et immeubles de son cercle.
Avant l'arrivée des Français en Guinée, il n'y avait pas de
routes proprement dites, il n'y avait que des sentiers tracés à
travers la brousse, établis par le passage des piétons. — Il est à
remarquer que les indigènes marchent toujours en file indienne,
les uns derrière les autres, et jamais les uns à côté des autres,
de telle façon que les sentiers établis par ce mode de marche
sont très étroits et juste suffisants pour une seule personne. C'est
pour remédier à cet inconvénient que les Allemands, dans
L'Afrique orientale, forcent actuellement les indigènes à marcher
plusieurs de front dans la brousse.
Ce qui s'impose donc aux commandants de cercle en Guinée
française, c'esf d'élargir ces sentiers au moins au point que le
hamac européen qui est presque le seul mode de transport usité
dans la colonie, puisse ypasser librement avec ses quatre por-
teurs noirs. Pour faire ces travaux de transformation de sentiers
en routes plus ou moins régulières, chaque commandant de
cercle dispose de crédits ('environ -ion francs pai an et par cercle)
qui sont destinés .i rétribuer le travail des indigènes réquisi-
152 LE >"OIR DE GUIN1 I
tionnés pour ces travaux. Cette rétribution consiste en la nour-
riture, plus un salaire de 0 fr. 50 par jour, ce qui est le taux
habituel du travail noir en Guinée. On rétribue donc quand il
s'agit d'une transformation de sentier en route, mais en dehors
de cela, les chefs des villages du cercle sont chargés d'entre-
tenir, par corvée, les routes une fois faites et les sentiers, et de
les nettoyer de la végétation qu'y font pousser les pluies d'hi-
vernage.
De même les commandants de cercle font construire (ou en-
tic tenir) des ponts, soit en bois, soit en lianes, sur les fleuves, les
rivières et les marigots. Ils rétribuent des passeurs de bacs (là
où on ne peut pas établir de pont, le fleuve étant large) sur les
fonds administratifs, font nettoyer les pistes télégraphiques, etc.,
en un mot veillent aux moyens de communication.
Ils ont ensuite à prendre soin des immeubles du poste du
cercle, à faire construire ou réparer les grandes cases quadran-
gulaires où logent les Européens, où sont les bureaux, les
magasins, la prison, etc.
Tous les ans, pendant la saison sèche, il faut l'aire remplacer
L'épaisse toiture de paille de ces cases et faire mettre de la paille
neuve. Pour ces travaux, un crédit de -2.000 francs environ par
an est alloué à chaque cercle et sert à rétribuer les travailleurs
indigènes réquisitionnés pour les effectuer. Ces immeubles de
la côte ou des postes de l'intérieur de la Guinée augmentent
de plus en plus chaque année avec l'accroissement même du
personne] administratif, et leur entretien ou leur construction
est un des soucis du commandant de cercle.
Enfin celui-ci a encore une autre fonction importante : assurer
les transports;! travers son cercle, et ce n'est pas peu de chose.
Il ya d'abord le transport du courrier qui, à l'heure actuelle ,
l'ait en chemin de 1er la route de Konakry a Souguéta '2-20 kilo-
mètres . Delà il s'en va à tète d'homme, et rapidement, de Sou-
guéta à Faranah, puis de Faranah à Kouroussa, à Kankan, à
Siguiri. Des embranchements relient Timbo à Souguéta, Kis>i-
dougou et Sampouyara à Faranah, etc. Il J a trois courriers
montants par mois et trois descendants
LES POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. 153
Mais le transport du courrier n'est rien : il y a le transport
du personnel administratif et militaire, le transport du matériel
administratif et militaire, le transport des commerçants et de
leurs marchandises. En théorie, ce dernier transport devrait être
assuré par les commerçants eux-mêmes, mais la mauvaise vo-
lonté dos indigènes fait cpic l'administration est obligée, en l'ait,
de s'en charger, moyennant remboursement des frais par les
commerçants.
Tous ces transports constituent une lourde charge pour l'in-
digène et une source de soucis pour le commandant de cercle.
Ce sont des indigènes réquisitionnés dans chaque cercle qui assu-
rent ces transports : ils transportent 25 ou 30 kilogrammes chacun
et font en moyenne une trentaine de kilomètres par jour. En
revanche, ils touchent la nourriture et 50 centimes par jour,
quand ils sont chargés, la nourriture et 30 centimes par jour
quand ils reviennent à vide.
(les derniers temps, on tend à remplacer en Guinée française
les porteurs fournis par réquisition par des porteurs de métier,
enrégimentés, ne faisant que cela d'un bout de l'année à l'autre,
et qu'on lâche le plus possible de se procurer de bonne volonté.
Ces porteurs sont nourris et touchent de hautes payes : 1 franc
par jour quand ils sont chargés, 50 centimes quand ils revien-
nent à vide. En fait, quelques-uns en effet sont des volontaires,
mais cCst l'infime minorité. En gros, ils sont réquisitionnés dans
les cercles et l'ont leur métier comme ils iraient au service mi-
litaire. Ces équipes permanentes sont formées en novembre,
fonctionnent pendant toute la saison sèche (qui est la saison de
traite ou saison commerciale) jusqu'au 15 juin environ. A cette
date la saison commerciale finit, les pluies commencent à se
faire fréquentes, le stock des charges du commerce commence à
désencombrer les postes. On réduit donc les équipes et on renvoie
chez eu\ une bonne moitié des porteurs.
\ oilà pour les transports.
La dernière fonction <ln commandant de cercle esl de veiller
A l'approvisionnement en grains de son magasin. Cm conçoit
qu'avec les transports que nous venons de voir, le passage
154 LE NOIR HK (il IM-.I .
incessant de porteurs dans les postes, chacun de ceux-ci ait
besoin d'être amplement muni du riz, du mil, du fonio, du sel
qui est nécessaire à la nourriture de ces caravanes, Cénérale-
• ment le ravitaillement de chaque poste est assuré (sauf pour le
sel) par les cultures mêmes du cercle. Chaque province, par
exemple, fournit en janvier tant de riz, en août tant de fonio
au magasin du poste.
Le riz est pa yé 5 ou G sous le kilogramme aux indigènes et le fonio
;J sous. Il faut remarquer que c'est un véritable prix de vain-
queurs que nous avons fixé là et qu'il ne paie pas la valeur vé-
ritable des grains fournis. Pour que cette valeur fût payée à
son vrai taux, il faudrait que nous donnions au moins 12 sous
du kilogramme de riz et 6 sous du kilogramme de fonio. Quand
la famine viendra au printemps (comme elle vient presque cha-
que année), les indigènes s'achèteront les uns aux autres le kilo-
gramme de riz 1 franc ou 75 centimes ou devront l'acheter ce
prix-là chez les commerçants européens. Alors le riz qu'ils nous
ont cédé quelques mois auparavant à 30 centimes leur fera
quelque peu défaut. Kn réalité, cette réquisition de grains, pour
garnir les magasins des postes, est un véritable impôt indirect.
Du reste, la Guinée ne suffit pas à approvisionner tous ses
postes, et d'année en année l'administration l'ail venir d'Indo-
Chine des quantités de riz de plus en plus considérable, des cinq
cents tonnes qui lui reviennent à 0 fr. 30 le kilogramme rendu
en port de Konakry. Ce riz sert à approvisionner les postes dé-
munis et principalement ceux situés sur la grande artère com-
merciale Konakry-Kankan par Kindia, Souguéta, Timbo, Tou-
mania et Kouroussa. Ce sont surtout Kindia. Souguéta, Timbo,
Toumania qui, à l'heure actuelle, « mangent » une énorme
quantité de riz.
Voilà les principales fonctions des commandants de cercle
guinéens administration, police, justice, impôts, recensement,
routes, immeubles, transports, approvisionnements). Ils en ont
bien d'autres encore, mais moins importantes et qu'on peut
passer sous silence (réservistes indigènes, état <i\il des Euro-
péens, réglementation du port des armes à feu, etc.). Disons en
POUVOIRS PUBLICS DANS LA GUINÉE FRANÇAISE. L53
terminant que le commandant de cercle adresse tous les mois
au lieutenant-gouverneur, outre sa comptabilité en deniers et
sa comptabilité-vivres, un rapport politique sur l'état du cercle
et un rapport sur les travaux (routes, immeubles) et tous les
trois mois, un rapport agricole et un rapport commercial. Enfin
il envoie au chef-lieu, soit mensuellement, soit trimestriellement,
soil semestriellement, toutes pièces concernant la police, la jus-
tice, l'impôt, le recensement, etc. Du reste, il a, pour l'aider en
tout cela, les fonctionnaires qui sont sous ses ordres et dont j'ai
donné la liste plus haut. Ces fonctionnaires lui sont assez lar-
gement départis et. somme toute, il y en aurait plutôt trop que
pas assez, suivant la coutume française.
En résumé. l'État en Guinée française est représenté par un
lieutenant-gouverneur, aidé d'une vingtaine de commandants
de cercle. Le territoire i;uinéen est ainsi administré, en détail,
par administration directe. Les rouages indigènes ont été en
partie conservés et se composent des chefs de province et des
chefs de village soumis du reste, en tout et pour tout, au com-
mandant de cercle. Finalement, administration directe et non
pas protectorat, nombreux personnel administratif, superstruc-
ture gouvernementale assez lourde, voilà l'État que les hasards
de la conquête ont instauré en Guinée.
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE
Nous abordons maintenant l'étude de la race ou plutôt des
races de la Guinée française. Nous donnerons d'abord une clas-
sification de ces populations avec leurs principales caractéris-
tiques, puis nous examinerons le problème de leur origine.
Mais, tout d'abord, il nous est nécessaire de dire quelques mots
de l'antiquité de l'homme en Guinée. Celle-ci a sa préhistoire.
« On a trouvé dans la grotte de KaUimbo (exploration de
MM. Mouth et Roux), dit André Arcin page V13, une grande
quantité de pierres taillées et polies et des polissoirs, etc., d'un
travail surprenant. Depuis, l'on a procédé à l'exploration de
quelques-unes des innombrables grottes qui bordcnl le mur du
plateau FoutadialonUé et on y a fait des découvertes intéres-
santes... A Inkiliso ou Inglisi, près de Maoba Sana (Kébou .
M. Noirot a remarqué des entassements de rocs que le hasard
n'a certainement pas rassemblés de la sorte... Le lieutenant
Desplagnes signale au-dessus de la grotte de Pétié Bounoudié,
sur un plateau rocheux, les vestiges d'un ancien mur d» dé-
fense... Au Foula, M. Guébhardt a étudié 1 atelier du bowal de
Oualia, sur la route de Maoba Sana à Télimélé. Les éclats ou
instruments observés sont tirés d'une roche bleu-verdatre qui
se trouve dans les vallées inférieures, et tranche vivement avec
le rouge-brun de la latérite du bowal. L'outil caractéristique
est un instrument discoïde, rappelant assez bien une huître. On
a trouvé aussi « d'admirables couteaux incurvés en croissant,
taillés sur les deux faces et rappelant les instruments de sacri-
fice égyptiens ». Dans les grandes grottes et abris de Pétié Bou-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. KJT
noudié, « pierres de la hyène » (Kébou)... on trouve de nom-
breux instruments et des poteries... Sur le haut plateau, dans
les abris de Pétié Tomité, il y a des outils remarquables et des
poteries très décorées, ce qui prouve que le plateau a toujours
été habité par des races plus civilisées qui rejetaient les barbares
au delà des contreforts. » (Rapport du lieutenant Desplagnes.)
J'ai vu moi-même en passant à Konakry, en fin septembre 1907,
les collections de haches préhistoriques, recueillies dans les
grottes du Fouta, de M. Guébhardt, administrateur adjoint. Il y
aurait la matière d'étude pour un spécialiste.
Ainsi la Guinée a été habitée, à des époques très reculées, par
des races possédant une civilisation relativement avancée. Ces
statuettes du Kissi dont j'ai déjà parlé, en sont encore une
preuve. Du reste, pour le moment, c'est tout ce que nous savons
;'i ce sujet. Espérons qu'un jour ou l'autre une étude sérieuse
de la préhistoire de la Guinée verra le jour.
Venons-en donc aux races actuelles du pays et disons tout de
suite que la question de leur classification est encore un peu la
bouteille à l'encre : on est d'accord, il est vrai, au sujet des
races supérieures des pays (Foulahs et Man dingues), mais la
difficulté est grande pour tous les Pré-Mandingues et Primitifs.
Pour donner une idée de ces difficultés, nous allons donner
quelques-unes de classifications les plus récentes et montrer
leurs oppositions.
Voici, par exemple, la classification proposée par M. Madrolle
dans son livre : En Guinée. Il distingue cinq bans dépopulations :
Le premier ban comprendrait : les Jolas et les Bagas, auxquels il ajoute
des populations qui n'habitent pas la Guinée française; ainsi les Sérères du
Sénégal et les Bijougots des îles Bissagos.
Le deuxième ban comprendrait : les Yolofs du Sénégal, les Balantes de la
Guinée, portugaise, les Biafades du même pays, les Limbas ou Limbans de la
Guinée française et du Sierra-Lcone.
Le troisième ban comprendrait : les Landoumans et les Khassoubés de
Guinée française, les Timénés du Sierra-Leone.
Le quatrièmebanserait composé des Mandingueset le cinquième desFoulahs.
J'ajouterai tout de suite que cette classification est -\ la fois
très incomplète el très rudimentaire.
158 I.F. NOIR DE GUINÉE.
Voici maintenant celle de M. Machat [Les rivières du Sut/ et le
Foula-Djallon, 1906).
Celui-ci distingue cinq groupes :
I /.es nigritiens primitifs comprenant : les Balantes, les Biafades (Gui-
née portugaise); les Teudas, les Iolas, les Tiapys, les koniaguis et Bassaris
(Guinée française); les Bullonis (Sierra-Leone).
2° Les nigritiens probablement apparentes aux Mandés ; Bagas Ruinée fran-
çaise); Nalous (Guinée portugaise et Guinée française); Landouman- Guinée
française); Timénés (nord du Sierra-Leone .
:i" Les Mandés ou Mandingues: Bambaras (Soudan français) ; Malinkés (Gui-
née française); Soninkés (Soudan et Guinée); Dialonkés, Sou-sou- Guinée
française).
't° Hameau sëmito-nubien, Foulbés.
5° \Iétis de Foulbés et de nuits, Eoulahs Foulbés et .Mandingues' : Toucou-
leurs (Foulbés et OuolofFs); Kbassonkés (Foulbés et Mandingues).
Cette classification est déjà plus sérieuse, mais elle ne fait
pas entrer en ligne de compte les populations du sud-est, c'est-à-
dirc celle de la foret du Libéria et de la Cote d'Ivoire. La classi-
fication de M. André Arcin nous fait faire ce nouveau progrès.
Voici ce classement :
1° Races aborigènes: Nalous, Volas (côte de Guinée française); Guércs,
Guio.s, Bérés, Manons, Guandis, Guénés, Falonkos et Lélés (peuples de la forêt
du sud-est).
2" l\accs autochtones : les Landoumans, les Baga-Foré, les Bagas proprement
dits, les Mandingues (côte de Guinée française); les Timénés Sierra-Leone);
les Waélé, les Teudas, les Badiàvraukés, le- Koniaguis, les Bassaris (Guinée
française).
.!" La rare mandée, qui se divise en deux branches, lu branche tir S<> com
prenant : les Soninkés ou Sarakbolés (Soudan et Guinée); les Losos ou Sous-
sous, les Dialonkés (Guinée française); les Dioulas (Guinée cl Côte d'Ivoire);
hs Vei et les Lokos (Sierra-Leone), et la branche de Ma comprenant : les
Malinkés, le- Maniankasj les Kouiankas (Guinée française); les Bamanas ou
Bambaras (Soudan); les Ouassouloukés, les kissiens et les Tomas (Guinée
française).
4° Les Foulahs qui se divisent : en Foutadialonkés ou Foulabs proprement
dits, Houbbous ou Foulabs dissidents, Toucouleurs (Soudan français).
Enfin M. Arcin ajoute une cinquième division comprenait les
mulâtres, ainsi que ceux de Portugais el de noirs.
Parmi toutes ces classifications, quelle esl la définitif e? \ucune,
encore qu'il faille faire surtout état des Acux dernières, celles
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 159
de MM. Machat et Arcin. Je suis d'ailleurs d'avis qu'on ne pourra
arrivera cette classification que le jour où les savants en science
sociale d'une part, les anthropologïstes de l'autre, auront été
étudier sur place les peuples de la côte guinéenne et ceux de la
forèl équatoriale pour en donner, les uns, l'échelle anthropo-
logico-zoologique, les autres l'échelle sociale. Je vais pourtant
proposer à mon tour une classification qui sera sans doute meil-
leure que celle de mes devanciers, puisque je profite de leurs
travaux, mais qui n'est évidemment nullement définitive. Je nie
baserai du reste pour l'établir, non sur les données anthropo-
logiques, mais sur les données sociales que je puis recueillir.
Ces données ne sont pas aussi nombreuses que je le désirerais,
car je n'ai pas résidé moi-même sur la côte guinéenne ou dans
la forêt de la Côte d'Ivoire, et je les emprunte aux livres de mes
devanciers qui, n'étant pas instruits de la méthode de la science
sociale, n'ont pu observer à ce point de vue avec la précision et
la profondeur désirables. Pourtant elles existent çà et la, ces
données, ou du moins quelques-unes d'entre elles et leurs indi-
cations peuvent servir au classement social. Ainsi, par exemple,
les populations où on indique que le stade de la famille n'a pas
été dépassé et qui n'atteignent même pas au village sont infé-
rieures à celles qui sont parvenues à ce groupement. De même
celles qui n'ont pas constitué de pouvoirs publics supérieurs au
village sont inférieures à celles-ci qui ont constitué ces pouvoirs
publics supérieurs. La résistance aux ennemis du dehors est ici
un critérium de force et de supériorité sociale.
Du reste, il se l'amène au précédent puisqu'il n'\ a que les
sociétés qui onl pu constituer des pouvoirs publics solides et
vigoureux qui sont en mesure détenir tète à leurs voisins..
En résumé, nous avons dans l'examen des groupements pu-
blics et dans l'examen de l'histoire des populations noires de
Guinée un critérium qui peut m. us guider dans un essai ^\i- clas-
sification sociale. Les éléments de classement ne sont |>;is suffi-
sants, à vrai dire, pour arriver ù quel «pic chose de définitif; mais.
tels qu'ils sont, ils peuvent permettre un classement provisoire.
Je distinguerai donc cinq groupes (\<- population en Guinée
100 LE NOIR D1-. GUINÉE.
française : d'abord les primitifs, ou les relativement primitifs,
car les primitifs absolus, où sont-ils? Je mettrai dans cette caté-
gorie : les Teudas, les Iolas, les Tiapys Guinée française;; les
Balantes, les Biafades (Guinée portugaise); les Bérés, etc. (ïorêt
équatoriale).
Dans ma seconde division je comprendrai les Pré-Mandingues
inférieurs, c'est-à-dire ces races dont certains auteurs font un
ban de Mandingues, en choisissant parmi elles les inférieures, les
vaincues, celles qui. à cause de leur manque d'organisation
politique et d'entente sociale, ont été sans cesse écrasées et
refoulées par les autres.
Parmi ces Pré-Mandingues inférieurs je mettrai : lesBaga-Foré,
les Bagas (cote de Guinée française); les Timénés (Sierra-Leone ;
lesMendésou Mendényi, lesWaéte, etc. (côte de Guinée française».
Ma troisième division comprendra les Pré-Mandingues supé-
rieurs, parmi lesquels je mettrai : les Nalous. les Landoumans
(côte de Guinée française) ; les Koniaguis, les Bassaris, les Badia-
roukés (intérieur de la Guinée française); les Manons, les Guérés
ou Gons, lesGuandi, les Lélés (forêt équatoriale) ; lcsGuerzés, les
Tomas (au nord de la forêt).
Je range les Nalous et les Landoumans dans les Pré-Man-
dingues supérieurs parce qu'ils ont été influencés fortement par
les Mandingues et les Foulahs, ce dont leur constitution poli-
tique s'est ressentie. Les Koniaguis et les Bassaris figurent de
droit dans cette classe, puisque malgré leur nombre ridiculement
dérisoire et, enclavés dans le territoire l'oulah, ils ont résisté vic-
torieusement ;i toutes les attaques «les almamys et ont conservé
leur indépendance jusqu'à notre arrivée en Guinée française.
Enfin les Tomas etlesGuerzés et les peuplades de la forêt sont
des populations vigoureuses et relativement bien constitues :
aussi figurent-ils dans les Pré-Mandingues supérieurs à plus
juste titre que parmi les Pré-Mandingues inférieurs.
Ma quatrième division comprendra les Mandés ou Mandingues
parmi Lesquels je distinguerai : les Bambaras Soudan français :
les Malinkés. les Dialonkés, les Soussous, les kissiens (Guinée
française les Khassonkés Soudan français).
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 101
Enfin ma cinquième division comprendra les Foulait* qui se
divisent :
1° En Foulbés ou Foulahs purs ;
2° En Foulahs proprement dits qui sont des métis de Foulbés
et de Ma n dingues;
3° En Toucouleurs, métis de Foulbés et de Yolofs;
V° En Sarakbolés. métis de Foulbés et de Mandingues.
Après ces cinq divisions nous pourrions en faire une sixième,
qui comprendrait les Maures, qui sont, eux, des blancs et des
Sémito-Berbères : ils n'habitent pas, il est vrai, la Guinée, fran-
çaise, mais ils viennent y commercer si souvent que nous serons
forcés d'en dire un mot à propos de la Guinée.
Oci dit, passons maintenant en revue, en détail, les popula-
tions que nous avons déjà distinguées. Nous caractériserons
socialement, du mieux que nous pourrons, chacun de ces
groupes et chacune des populations qu'ils contiennent.
Les Primitifs. — Nous ne dirons qu'un mot des Balantes qui
appartiennent à la Casamance française et non à la Guinée
française et sur lesquels, du reste, les renseignements donnés
parles auteurs sont contradictoires. D'après le docteur Lasoel
Une mission au Sénégal, 1900 , les Râlantes se livreraient :
1" A la culture;
■1 Au pâturage;
3° yl r arboriculture ouplutôt à la cueillette;
\" A la chasse ;
5° Aa vol chez leurs voisins Mandés ou Koniankas ;
0.1 la pêche.
C'est la pêche qui aurait le moins d'importance parmi ces
arts nourriciers. — Pour la culture, voici ce que dit le docteur
Lasnet (page 182! : « Ils cultivent peu. Quand la saison est arri-
vée, ils préparent leslongans pour le mil et les sillons pour les
rizières. Ce sonl 1rs femmes qui font le reste. » Aussi 1»' défri-
chement et la préparation des champs sont le fait des hommes,
les semailles, l'entretien des champs et la récolte incombent
aux femmes.
il
1G2 LE NOIR DE GUINÉE.
Les plus grandes occupations des Balantes. ajoute le docteur
Lasnet (même page) sont la chasse, la rapine, et la récolte de
vin de palme. « A lâchasse ils sont assez habiles et ne craignent
pas d'attaquer le fauve et l'éléphant. Tous possèdent des fusils
qu'ils décorent avec des cauris ou des boutons de porcelaine.
Le ma lin, ils quittent leur case et vont dans la brousse récolter le
fin <li> palme ou chasser; ils se réunissent pour boire et man-
ger le gibier qu'ils ont tué; jamais ils ne se préoccupent des
leurs; ils rentrent seulement le soir, souvent ivres, pour manger
et dormir. » Le docteur Lasnet. dit encore (page 181 i : « Les Ba-
lantes sont pillards et voleurs, toujours disposés à la rapine,
profitant des nuits obscures ou des tornades d'hivernage pour
dévaster et piller les villages mandingues et koniankas du voi-
sinage. Ils ne font pas de captifs. Ce sont les bœufs qu'ils enlè-
vent le plus volontiers. D'ordinaire ils opèrent par groupes de
quatre : deux armés de fusil montent la garde et deux autres,
le corps enduit d'huile de palme, complètement nus, un cou-
teau entre les dents, pénètrent dans la case et enlèvent le butin.
Le comble de l'habileté pour un Balantc est de s'introduire
(Luis une case et d'enlever à une chienne ses petits sans faire le
moindre bruit ni réveiller personne. » Ajoutons que, pour qu'un
jeune homme puisse se marier (page 186), il faut qu'il ail montré
son habileté dans le vol et, s'il n'a déjà eu l'occasion de se dis-
tinguer dans quelque expédition nocturne, il doit subir une
véritable épreuve : par une nuit obscure et accompagné de deux
témoins, il va dans un village étranger, pénètre dans une case
et commet un vol; les deux témoins assistent, niais n'intervien-
nent jamais, pas même s'il \ a danger de mort.
Quant au pâturage, les Balantes possédaient autrefois de
nombreux troupeaux, mais depuis qu'une épizootie a sévi sur
ceux-ci, il ne leur reste plus que quelques bœufs.
Au point de vue politique, ajoutons que les Balantes n'ont pas
de captifs. Quant aux villages, ils ont deux chefs, celui des
jeunes et celui des vieux, ('/est ce dernier qui a en réalité la
direction des affaires, mais dans tous les cas les jeunes doivent
être consultés. Le chef des vieux es! le plus âgé, celui des jeunes
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 103
le plus habile au vol et le plus audacieux. Les villages sont
indépendants les uns dos autres et, souvent hostiles, ne se réu-
nissent guère que dans un but de pillage.
Au fond, ce qui caractérise les Bâtantes, c'est l'importance chez
eux — au moins relative — de la chasse et du vol. Cela influe sur
la famille et sur l'organisation politique. Pourtant ce sont au fond
des communautaires comme les populations de la Guinée fran-
çaise, connaissant la culture, la pâture, l'arboriculture ou la
cueillette, etc.
Passons au Teuda (Guinée française). Voici ce qu'en dit M. An-
dré Arcin page 190) : « Les Teudas sont des cultivateurs et
d'habiles chasseurs aussi bien sur les bords du Compony qu'au
nord de Consagui où ils parcourent les terres désertes de Ouli.
Leurs villages sonl sales et puants. Ils s'enivrent trop fréquem-
ment et vivent dans l'abrutissement. La femme y est assez libre,
mais elle est chargée de tout le travail. Leur costume est des
plus sommaires et les jeunes filles sont nues jusqu'au moment
du mariage. Il y a des chefs, niais sans autorité : tout le monde
commande. Ils ne reconnaissent d'autorité politique que dans les
pays où ils se trouvent soumis aux Foulahs ».
Quant aux Yolas, voici ce qu'en dit le même auteur (page 174) :
« Les Volas se sont réfugiés, au nombre de 2 à 3.000, sur les
rives du Compony, aux environs de Bassia, venant de Foréa...
Ils forment trois villages : N'Tinquandé, résidence du chef,
M'Tioula, et Compony qui donne son nom à l'estuaire sur lequel
il est situé ».
Quant aux Tiapys, « ils vivent, dit M. Machat, ouvrage cité,
page 230, comme les noirs du Teuda, dans des huttes de paille.
sans presque faire de cultures et réduits à une organisation
politique rudiment aire ».
Passons aux primitifs de la forêl équatoriale. >< Les Bérés se-
raient des hommes très petits, atteignant à peine lm, 50, ayant
une forte carrure et devenant très gros parfois. ' \icin, page
1~r». On peut se demander s'il ne faudrait pas voir dans ces
Bérés des restes de ces P\ armées qui occupaient jadis en Afrique
nue aire beaucoup plus étendue que maintenant.
164 LE NOIR DE GUINÉE.
Nous en avons fini avec le groupe des primitifs qui est carac-
térisé par l'importance que la chasse occupe chez eux parmi les
différents arts nourriciers. Ils vivent généralement en villages
anarchiques, n'ont pas d'esclaves et peu de bétail. Ils font faire
la culture par leurs femmes, et ne font que le défrichement (qui
est, il est vrai, le travail le plus dur; et préfèrent évidemment
la cueillette et la chasse.
Les Pré-Mandingues. — Quelle est l'origine des Pré-Mandin-
gues? Les uns en font un premier ban de Mandingues venus de
l'est comme le dernier ban. Les autres en font une race à part :
les « Guinéens ». Ce dernier avis est celui de l'Anglais Matthews,
(dont les observations remontent à 1788ï. C'est aussi celui du
D1' Lièvre (1888), de M. Vigne d'Octon (1890), du Dr Maclaud (190:5 ,.
L'opinion qui en fait des Mandingues primitifs est celle du
D1' Carra, de M. Binger {Du Niger au golfe de Guinée), du
D1 Drevon (1894).
Pré -Mandingues inférieurs. — Quoiqu'il en soit, parlons
d'abord des Pré-Mandingues inférieurs et commençons parles
Baga-Foré ou Baga noirs, dits encore Stein Baga ou Vieux Baga.
Ces Baga-Foré sont environ dix mille qui habitent la côte, entre
le l.io-Compony et le Rio-Pongo.
Les Baga-Foré ont de très nombreux palmiers et kolatiers.
Ils font aussi du riz. Ils fout donc de la culture, mais autant d'ar-
boriculture-cueillette, ce qui est plus facile et moins fatigant.
« Les hommes, dit André Àrcin, sont grands buveurs et par-
leurs. Ce sont en outre de grands guerriers [quoique toujours
battus;. Aussi, ayanl conscience de leur valeur, ils s'arrogent
le droit d'être paresseux. Ils ne se chargent que de bâtir les
Cases, de préparer le SOI des rizières, de COUper les palmistes
(amandes de palme), de tirer le vin de palme et de récolter les
kolas. C'est lafemmequi fait tout le reste et elle s'acquitte avec
une activité surprenante de sou écrasante tâche : semer, repi-
quer, recoller le riz, pagayer, pêcher, fabriquer la poterie, l'aire
le portage, s'occuper des enfants el de tous les soins du ménage.
LES RACES DE LA GUINEE FRANÇAISE. 165
Le soir, tandis que son mari s'étend dans [un lit orné d'un
moustiquaire, la femme s'oint d'huile de palme pour éloigner
les insectes et couche sur le sol de la case enveloppée d'une natte
(page 183). »
Ainsi l'homme fait le défrichement du sol en fait de cul-
ture, et s'occupe de l'arboriculture-cueillette. La femme sème,
soigne 1rs champs, récolte et pêche, sans compter les soins pro-
prement féminins.
Naturellement ce travail de la femme, supérieur à celui de
l'homme, amène là ses résultats ordinaires : « la femme est très
libre, dit André Arcin, page 182, et commande souvent dans la
maison. Bien quelle soit presque toujours nue, on peut dire
qu'elle porte culotte. Elle passe pour avoir un très mauvais
caractère ».
Du reste ces Baga-Foré sont exploités par des étrangers,
des Baga insulaires qui sont venus s'établir chez eux, au nom-
bre de 1.600. « Ces traitants, dit André Arcin (page 182), ne sont
accueillis cependant que sous certaines restrictions : ainsi on ne
leur laisse récolter les palmistes que pendant l'hivernage, c'est-
à-dire après que les Bagas ont pris leur part. Les élœis étant très
nombreux, une grande quantité de régimes se perd quand l'hi-
vernage est arrivé. Les étrangers ont fortement protesté en 19015,
maintenant qu'ils nous sentent derrière eux. Ils se vengent, d'ail-
leurs, en exploitant les malheureux Bagas, leur revendant très
cher à la fin de la saison sèche, le riz qu'ils leur ont acheté
pour rien quelques mois avant. »
Quant aux pouvoirs publics, ils sont vraiment médiocres. « Ils
sont très indépendants et n'ont aucune solidarité, » dit André
Arcin, page 181 , des Baga-Foré. « Quelques villages qui ont des
traditions communes marchent d'accord : tels Katako et Katon-
goro. D'autres villages, comme Mare, sont partagés entre trois
familles qui se considèrent coin nie indépendantes les unes des
autres, lien est de même pour Taïbé. » Ainsi, à peine les Baga-
l ''on réalisent-ils ici e1 là une union de villages. Quelquefois
an me, ils n'arrivent pas seulement à l unité de commandemenl
dans mi seul et même n illa
166 le NOiP rir. guinée.
Au physique « les Baga-Foré sont grands, bien bâtis, musclés.
Ils se taillent les dents en pointe » (André Arcin, page 183).
Après les Baga Foré, les Bacja proprement dits. Us sont actuel-
lement fortement mélangés de Soussous, c'est-à-dire de Man-
dingues.
« Le Baga, dit André Arcin, page 185, est devenu par néces-
sité marin et pêcheur. A l'époque des grandes marées, tous les
villages d'un même district se réunissent pour faire une grande
pêche. Le poisson recueilli est desséché ensuite au soleil. Mais
ce peuple est avant tout cultivateur ou plutôt arboriculteur...
Les kolas bagas sont très estimés et il se produit beaucoup
d'huile de palme dans le pays. Les Bagas étaient autrefois de
grands chasseurs qui pourvoyaient d'ivoire les traitants euro-
péens, mais ils n'ont plus l'occasion d'exercer leur adresse,
les éléphants étant devenus très rares dans la région côtière ».
M. Machat dit, de son côté (ouvrage cité, page 240). « Les
Bagas, quoique allant naguère encore presque nus, paraissent
avoir beaucoup dépassé le niveau où ils se seraient trouvés
quand René Caillié constata qu'ils se nourrissaient surtout de pois
sons secs, de serpents, de lézards, de singes et de vin de palme.
Déjà à cette époque ils étaient bons pécheurs et navigateurs.
possédaient des animaux domestiques, travaillaient ou plutôt
faisan ut travailler la terre par leurs femmes, avec une cer-
taine méthode. Ils savent maintenant obtenir le sel en évapo-
rant l'eau de mer et s'en servent pour conserver le poisson;
ils fabriquent « l'huile de palme, des poteries, des objets de
vannerie, des pirogues assez remarquables. La culture a atteint
chez eux une importance attestée par Le soin qu'ils mettent à
édifier, au centre de leurs cases, des gares-magasins pour le
riz. Ils pourvoient même les Lamloumans et une partie des Ni-
ions moins avancés qu'eux, de sel, do riz et d'huile. »
Ce qui résulte de tous ces renseignements, c'est que Les Bagas
étaient déjà , à l'époque de René Caillié [1828), à la lois chas-
seurs, pêcheurs, pratiqueurs de cueillette el arboriculteurs,
pasteurs et cultivateurs Pour La culture, il es! probable que.
comme chez les Baga-Foré, les hommes font le défrichemenl et
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 167
la préparation du terrain et les femmes le reste. Actuellement,
c'est la chasse qui est de tous les arts nourriciers des Baga-Foré
celui qui a le moins d'importance, celui qui a le plus diminué,
à cause de la disparition même de l'objet de cette chasse, les élé-
phants. En revanche, la culture semble avoir pris de plus en
plus d'importance et actuellement les Bagas sont surtout cul-
tivateurs et arboriculteurs (riz et palmier à huile).
Quant aux pouvoirs publics, ils sont très médiocrement cons-
titués chez eux. De là l'écrasement incessant des Bagas par les
Soussous dans les luttes pour la possession du Fouta-Djallon
où les Bagas furent établis jadis (avant le xin siècle de notre
ère), bien avant les Soussous qui les chassèrent et à fortiori bien
avant les Foulahs qui chassèrent à. leur tour ceux-ci.
Les Soussous, pasteurs cavaliers, mieux organisés politiquement
et plus disciplinés, les battirent sans cesse et les expulsèrent
du Fouta au xin ou xiv1 siècle.
On peut se demander ce qu'étaient à cette époque les Bagas :
ils n'étaient sans doute pas encore cultivateurs, ni arboricul-
teurs, ni pécheurs non plus, puisque le Fouta-Djallon ne se
prête pas à ces deux derniers arts nourriciers. En revanche, ces
étendues se prêtent merveilleusement à la pâture et aussi à la
chasse. D'autre part, nous avons vu que les Bagasse livrent encore
actuellement sur la côte à l'art pastoral, au moins à un art pas-
toral diminué (puisqu'ils possèdent du gros bétail . C'étaient
donc probablement des chasseurs et des pasteurs quand ils re-
çurent le choc des Soussous. Ils furent rejetés du Fouta-Djallon,
refoulés sur la côte où ils habitent actuellement. Mais la même
ils ne trouvèrent pas la tranquillité désirée, car quand les Sous-
sous curent été expulsés à leur tour du Fouta, ils vinrent de
nouveau presser à la côle les Bagas. Notre arrivée a mis fin ;ï
ces luttes.
Les Timénés habitent le nord-est du Sierra-Leone ; il n'y en a
plus actuellement en Guinée française.
Ce son! des arboriculteurs (les kolas timénés sont liés re
nommés, comme ceux des Bagas] el des cultivateurs.
Voici le portrait qu'en fait André \nm, page 187: « Comme
L68 LE NOIR HE GUINÉE.
Le Baga, le Tiniéné est de moyenne taille, fortement charpenté.
Il afacelargeet, somme toute, est plutôt laid. C'est un travailleur
renommé dans toutes les rivières où il vient louer ses bras.
Mais chez lui il suit les habitudes de ses pères et laisse presque
toute la besogne à la femme, véritable bête de somme. Comme
le Baga, il aime immodérément la boisson, est hâbleur et expan-
sif. Les villages, semblables à ceux des Bagas, sont indépen-
dants les uns des autres; cependant ils reconnaissent des rois,
auxquels ils donnent le nom de « Beï ». L'autorité de ces mo-
narques est d'ailleurs à peu près nulle, chaque chef de village
agissant à sa guise. Guerriers intrépides, ils ont formé de nom-
breuses cohortes de mercenaires à la solde des Sosos qui ve-
naient les recruter chez eux et l'histoire de la Basse Guinée
retentit de leur nom. »
Les Mendényi. — Les Mendés ou Mendényi, dit André Arcin,
page 18(>, occupaient tout le versant sud-ouesl du Fouta-Djalon
d'où ils lurent en partie expulsés à la suite du refoulement géné-
ral des Bagas du nord vers la mer. Luttant éperdùmeut contre
les Sosos pour leur indépendance, ils se firent finalement repous-
ser par les Limibanyi qui s'emparèrent du Tanusso, puis par
les Sosos de Lest qui leur enlevèrent successivement le Benna et
la Mellacorée actuelle. — Une partie des Mendés se mélangea aux
vainqueurs, mais une fraction resta irréductible. Uejctée dans
les teiies basses du Lamo où elle se maintenait victorieusement,
elle fut enfin soumise, grâce ;> l'appui moral prêté aux Sosos par
les Français. Il y eut là des massacres effroyables. A la suite de
ces exécutions soin maires, les habitants affolés s'enfuirent dans
les des vaseuses où ils se laissaient encore récemment enlever
comme captifs par les Sosos, sans essayer désormais de résister.
Ils vivenl terrorisés dans de petites cases misérables, perdues
dans la tourbe et les palmeraies des marécages. On les trouve
surtout dans l'Ile Kabak où ils ont établi de magnifiques cultu-
res. \u Samo, ils ont pu se maintenir encore en groupe a^sez
compact, surtout vers la frontière anglaise où ils étaient soute-
nus par les Timénés. » Là s'élève le village de Compa, qui est
V chef-lieu de ce district, tandis que Benty esl le chef-lieu du
r.ES RACES J)E LA GUINÉE FRANÇAISE. 169
Samo septentrional. » André Arcin ajoute (page 187) : « Nous
n'avons que des renseignements très vagues sur les Mendényi au
point de vue ethnographique. Nous savons seulement que ce
sont des parents des Bagas et que leur langage est dérivé du dia-
lecte de cette famille. Nous savons aussi qu'ils sont arrivés des
mêmes points que les Bagas, c'est-à-dire du Soulima actuel ».
Les Waëlés (au singulier Baïlo) seraient de petits groupes
bagas restés dans le Foutah après l'expulsion de la masse par
les Dialonkés et les Soussous. Les Waëlés sont planteurs de pal-
miers et bons forgerons et potiers. On les trouve également
dans la Dinguiraye, c'est-à-dire au nord-est du Fouta-Djallon. —
Voir à leur sujet André Arcin, ouvrage cité, pages 188 et 189.
Pré-Mandingues supérieurs. — Nous en avons fini avec les Pré-
Mandingues inférieurs. Passons maintenant aux Pré-Mandingues
supérieurs et parlons d'abord des Landoumans et des Nalous
qui semblent proches parents des Bagas au point de vue ethno-
logique, mais qui, influencés par les Mandingues et les Foulahs,
sont arrivés à une organisation politique supérieure.
Les Landoumans ou Landoumanis habitent entre les Foulahs
du Fouta-Djallon et les Bagas de la côte. La ville principale du
pays est actuellement Boké, grande place de commerce, fondée
par les Européens. Les Landoumans sont fortement mélangés
de Soussous el oui aussi subi l'influence foulah. Ils se sont
même approprié des traditions et des prétentions foulah en
même temps que les coutumes politiques de ceux-ci.
M. André \rcin dit à ce sujet, ouvrage cité, page 180 : « C'est à
Ouakaria que réside le roi Landouma. (.'est là que sont enterrés
les souverains et où se faisaient les exécutions capitales. »
La forme monarchique de gouvernement avec des vassaux
chefs de province ou de districts, les noms Maudi que prennent
les familles de celte peuplade, l'appellation de Missira donnée à
l'un de leurs villages et la légende <|iii les fait venir de Missira
Médina, près de Maka (textuellement Médine d'Egypte, près de
la Mecque permettent de constater qu'ils sont mélangés dans de
fortes proportions aux Sosos dont la langue se répand de plus en
170 LE NOIB DE GUINÉE.
plus dans tout le pays. Cependant, bien que reconnaissant la
suzeraineté des Foutauké (gens du Foutah, Foulahs), et quoique
payant tribu au chef du Labé, ils ont conservé une partie de
leurs antiques coutumes... » — Ils ont conservé surtout leur or-
ganisation religieuse des Simo, que trouva intacte M. Noviot,
quand il passa en 1881 dans le pays et que nous avons décrite
plus haut.
Les Landoumans font à la l'ois de la culture et de l'arboricul-
ture palmiers et kolatiers). Ce sont de grands buveurs de taré
ou vin de palme.
Les Nalons. — Ils habitent surtout la Guinée portugaise et ne
sont pas plus de k à 5.000 en Guinée française. Ils ont été forte-
ment influencés par les Mandingues et les Foulahs et cette in-
fluence avait amené chez eux l'organisation d'un gouvernement
despotique et centralisé, celui de Dinah Salifou, qui se faisait
appeler avec aplomb Roi des Rois, Commandeur des croyants!
Dinah Salifou était de sang mandé et lit en France, il y a une
vingtaine d'années, un voyage retentissant. Depuis, il a été
déposé et exilé par nous.
Les Badiarankés, dit André Arcin, page 190, ont été briève-
ment étudiés par le capitaine Bouchez (Revue coloniale, jan-
vier 1903). Us sont « de taille moyenne, d'un noir foncé, sans
tatouages... ». « Leur idiome guttural ne ressemble pas au
malinké qu'ils apprennent cependant facilement. Leurs villages
sont importants. Les cases ressemblent aux huttes malinké es et
sont « pressées les unes contre les autres. » Chaque soir, un chef
de case offre le dolo à la population et l'on s'enivre toute la
nuit au bruit du taina (tambour à deux peaux . Ils ne connais-
sent que deux choses : boire du dolo et cultiver. « Les champs
sont bien soignés. On y remarque presque exclusivement du
gros mil. »
Après les Landoumans, les Nalous, Les Badiarankés, je mettrai
parmi les Mandingues supérieurs les peuplades de la grande
forêt de la Côte d'Ivoire et du Libéria qu'on appelle Guérés ou
Cous en Côte d'Ivoire et Manous en Libéria.
Les Marions (je tiens ces renseignements de M. le comman-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 171
dant Mouri'in qui a enlevé la position fortifiée de Boussédou aux
Toraasen 1907). — Les Manons, qu'on appelle encore Mano, Mana,
Manons ou Man, vivent surtout de la culture du riz et font aussi
du coton en abondance. Ce sont donc des agriculteurs. Pour-
tant ils ne font pas d'arachides, ayant chez eux des palmiers dont
ils extraient l'huile (arboriculture-cueillette) et remplaçant par
celle-ci l'huile d'arachide pour l'assaisonnement de la nourriture.
Ils ont aussi des bestiaux , mais ne les mangent pas pour ainsi
aire, préférant la chair humaine et du reste s'en servant pour
acheter des femmes à leurs garçons. Une curieuse coutume donne
chez eux trois jours pour guérir à tout malade atteint griève-
ment. S'il n'est pas guéri au bout de ces trois jours, on le tue
et on le passe à la moitié adverse du village. De son côté, cette
moitié adverse fait la même chose. Cette division de tout village
million en deux parties est faite pour éviter l'impiété de manger
des morts, parents ou amis : grâce à elle, on peut consommer de
la chair humaine sans irréligion. Du reste, les Guerzés et les
Tomas qui sont au nord des Manons, quand ils ont des femmes
rétives ou des esclaves dont ils ne peuvent rien faire, les ven-
dent à leurs voisins du sud. Ceux-ci mettent l'homme ou la
femme achetées à la culture, mais s'ils voient qu'ils sont trop
difficiles à mener, ils les tuent et les mangent.
Il ne faudrait pas croire que cette anthropophagie des Manons,
qui se concilie du reste avec une grande douceur de mœurs ha-
bituelle, soit une exception dans la forêt et même dans les ré-
gions adjacentes. Il n'y a pas si longtemps que les Guerzés et les
Tomas étaient anthropophages. C'est notre établissement dans
le pays, seul, qui a détruit cette habitude. Il n'y a pas de doute
qu'elle ne cesse aussi quand nous serons établis chez les Manons.
Quant aux Guérès ou Gons, je n'ai pas de renseignements
personnels sur eux. Voieice qu'en dit M. A.odré Arcin, page 1750 :
LesGuérés ou N'Guérés ou Gons sont divisés en nombreux groupes
donl les plus rapprochés de, la région soudanaise sont les Honni
el l«'s Bhoné qui occupent le district du \'zo. Ils sont situés au
nord desVaya. Leurs coutumes, la construction d<- leurs villages
souvent importants, entourés de haies de bananiers el <\r ver-
172 LE NOIR DE GUINÉE.
gers de kolatiers, leurs vêtements, les différencient des peuples
soudanais. Le commandant de Lartigue note que « ces gens-là
marchent toujours courbés, avec une vitesse rare malgré cette
position et leurs sentiers n'ont guère plus de lm,30 de haut ».
La brousse compacte, de nombreux marigots, rendent les routes
de ce pays presque impraticables. Cependant ils sont anthro-
pophages, à ce qu'assure le capitaine d'Allanc : villages princi-
paux : Danané, Blon, Honné, Doulomnou.
Les Guandi et les Lélés : M. André Arcin dit aussi quelques
mots des Guandi (page 170) : « Les Guandi, village principal Kaba-
orala, important marché de captifs où certaines tribus s'appro-
visionnent de chair humaine. Une colonne anglaise y fut en-
voyée sans succès. » Quant aux Lélés, ils « forment une enclave
dans le Kissi et ont adopté les mœurs des Kissiens. Ils ont con-
servé leur langue très mêlée cependant de mandé » Arcin, page
176). M. Arcin ajoute (même page) au sujet de l'origine des Ma-
rions, Guérés, Guandi, Lélés, etc. : « Nous n'avons que quelques
vocabulaires, assez restreints d'ailleurs, qui permettent de faire
dériver ces dialectes de la langue mandé. On y trouve les mêmes
racines, mais les mots deviennent monosyllabiques. Faut-il voir
en ces peupladesdes Mandés primitifs ou des dégénères ? L'avenir
nous l'apprendra peut-être ».
En résumé, les Marions, les Guérés, les Guandi, les Lélés, sem-
blent, tant au point de vue linguistique qu'au point de vue social ',
des Mandingues primitifs, des Proto-Mandingues. — Une faut
pas que leurs coutumes anthropophagiques nous fassent illusion
et nous poussent à les reléguer aux derniers degrés de l'échelle
sociale. Ces affreuses pratiques proviennent, dit très bien le ca-
pitaine d'Allanc. «de coutumes immémorialesetsans qu'on \ voie
rien de mal; elles n'empêchent pas les gens d'être (Mitre eux
très humains, ni d'avoir une bonne foi qui permet aux dioulas
de venir sans danger dans quelques lieux déterminés pour
acheter les kolas « apporter les étoffes, le sel, les bœufs, les cap-
tifs On peut tout espérer d'hommes intelligents et capables de
tenir leur parole ».
\\,int d'en finir a\<c ces population-- de la forêt (\r la Côte
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 17.'»
d'Ivoire et du Libéria (partie nord de la forêt), notons les rela-
tions de race qui semblent les unir aux populations de la Côte
guinéenne (Bagas, etc.). Les traditions des Bagas, rapporte André
Arcin, page 178, les font venir primitivement de la forêt équa-
toriale. De là ils seraient passés dans le Souliman (au sud-est du
Fouta-Djallon , puis de là dans le Fouta même. C'est là qu'ils
furent attaqués au xme siècle par les Soussous et les Dialonkés
et rejetés à la côte. « L'on trouve parmi les peuplades de la forêt,
dit André Arcin, page 179, de nombreuses dénominations rappe-
lant le nom des Bagas, des Baïlo, puis les Vagas, les Baéjo, les
Babés, les « Bao, lesBoo. De plus, il est au moins curieux de no-
ter que les mots : toi, vous, il, se disent Manon en baga, mot qui
désigne également une peuplade de la forêt dense... Les anciens,
navigateurs qui les ont trouvés sur la côte [les BagasJ les appe-
laient Vagres ou Bagos. Ils les divisaient en tribu... Sapé, Zapa
ou Soumba. Comparer Zapa au district de N'Zapa dans le pays
toma. N'oublions pas de dire qu'il existe, au dire des Bagas, beau-
coup de descendants de Toma parmi eux. »
Il résulte de ceci que les rapports les plus étroits re-
lient les peuplades de la forêt et même du nord de la forêt
(Tomas) aux Bagas de la Côte. — Comme ces peuplades de l'a
forêt sont non seulement des Pré-Mandingues, mais encore des
Proto-Mandingues, comme nous venons de le voir plus haul au
sujet des Cuandi et des Lélés, il est probable que les Bagas de la
côte, leurs parents, sont aussi des Proto-Mandingues, des Proto-
Mandés, et c'est un argument très sérieux en faveur de ceux qui
font des gens que j'ai classés sous le nom de Pré-Mandingues
(inférieurs ou supérieurs) non pas des >> Guinéens », non pas une
race détruite anthropologique ment et ethnologiquement des
Mandés, mais simplement des Mandés primitifs, un premier ban
antique de Mandés.
Quoi qu'il en soit exactement des Bagas, il n'est pas niable en
tout cas qu'une grande partie des Pré-Mandés soit bien «les Proto-
Mamlés : ainsi les Manons, lesGuérés, les Cuandi, les Lélés <lo la
forêl que nous venons de voir, ainsi 1rs Guerzés el les Tomas
donl nous allons parler, ainsi les Koniaguis el les Bassaris, don!
1 i\ LE NOIR DE GUINEE.
il va être question après eux — et il y a de grandes chances
qu'il soit ainsi des Bagas, des Baga-Foré de la côte.
Venons-en maintenant aux Guerzés et aux Tomas.
Les Guerzés habitent à Test des Tomas, à l'extrême sud-est
delà Haute Guinée et de toute la Guinée française. Ils occupent
Guéasso, Gouécké et Boola qui est le plus gros marché de kolas
de l'Afrique orientale, au débouché de la Côte d'Ivoire et du
Libéria. — Ce sont des cultivateurs qui font du riz et du coton.
A leur tête est un roi non encore dépouillé actuellement de son
autorité par nous et qui traite presque de puissance à puissance
avec l'administrateur du cercle de Beyla.
Les Tomas ou Lomas, dil André Arcin. page -1-21, semblent être
des Mandés primitifs.
Ils ont été soumis, à un moment donné, par les Dialonkés donl
il reste de nombreux « représentants dans le pays ».
Ces Tomas sont de grands cultivateurs de riz et de coton.
Leurs villages sont très rapprochés et installés en pleine forêt,
à 3 ou Y kilomètres les uns des autres seulement. Tout au-
tour ils font de magnifiques cultures après avoir défriché par
le l'eu, et, de l'avis de tous ceux qui viennent de parcourir ce
pays, il est bien plus riche en hommes et en riz, en population
dense et en belles cultures que les pays dialonkés ou haut malin-
kés même, que les cercles de Faranah et de Kouroussa
(qui ont été, il est. vrai, dévastés il y a vingt ans par Sainon .
A ces aptitudes agricoles remarquables, les Tomas joignent le
courage guerrier et le souci de leur indépendance. De la les
luttes (pie nous xenons de soutenir contre eux et qui se termi-
neront prochainement par h' rattachement de tout le pays
toma à la Guinée française. Ce sera là une excellente acquisition
pour celle-ci, le Toma étant discipliné, travailleur, courageux, de-
vant nous fournir, une fois soumis, une excellente main-d'oem re.
Le costume toma de travail consiste en un caleçon pour les
hommes. Au-dessus on met le boubou, pour être bien habillé.
Les Tomas ignorent donc la large culotte à coulisse, le koursi
des Mandingues. Quaul aux femmes, elles on! le pagne ordinaire
des négresse^
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 175
Les Koniaguis et les Bassaris sont deux petits peuples restés in-
dépendants au milieu des Foulahs du Fouta septentrional. Ils ont
résisté successivement à toutes les attaques de ceux-ci et des
Mandingues pour les soumettre, quoique très inférieurs en
nombre à leurs agresseurs. En 1903, ils mettaient à mort le
lieutenant français Moncorgé. Il fallut une colonne pour les
écraser. « Ils se défendirent sauvagement en nous infligeant des
pertes sérieuses, et encore une partie de ce petit peuple s'était-
elle ralliée à nous avant l'action. »
« Les Koniaguis, dit André Arcin, page 191 , sont divisés en
deux familles : les Sokoli Gounda et les Biaye Counda. Les pre-
miers sont commandés par un sokaf, les autres par un tchi-
karé, deux termes qui veulent dire roi. Le sokaf semblait être
plus influent que le Tchikaré, au temps de Hanzon. Ce dernier
aurait reconnu son autorité.
Les Bassari sont divisés en quatre groupes : les Kurottis
alliés des Koniaguis, les Koté, les Akoul et les Terrien, amis du
Labé. A leur tète est un monnelli (roi) qui réside à Kéniéri Sara.
« Chez ces deux peuplades nous trouvons des coutumes absolu-
ment identiques, et l'on pourrait les confondre si leur langage
n'était pas absolument différent. Le problème linguistique dont
le docteur Ranzon demandait la solution en 189'* n'a pas encore
été étudié...
« Dans Tune comme dans l'autre confédération, nous voyons
des rois dont J'autorité est très limitée et qui sont plutôt des
chefs de guerre. Ils ne reçoivent aucun impôt, mais sont ce-
pendant nourris par les jeunes gens non mariés qui composent
leur garde. 11 n'y a pas de captifs. La femme y est libre et a
même le choix de son époux. Enfin leur costume, si j'ose dire,
est le même ou à peu de chose près; pour l'homme un simple
étui en roseau, pour la femme un petit tablier carré qui pend
à la ceinture et que Ton fait tourner pour s'asseoir dessus ».
D'après M. Arcin, les Koniaguis et les Bassaris représenteraient
L'ancienne race malinkée ou bambara, c'est-à-dire L'ancienne race
mandingue. « Cette hypothèse est confirmée, dit-il, par l'examen
de leurs caractères anthropologiques, bien que ce! examen soif
I /ti LE NOIR DE GUINÉE.
très superficiel. D'autre part, elle concorde avec l'origine orien-
tale que se donnent les indigènes et avec les traditions que
nous rapporte Ranzon. »
Nous en avons fini avec les Pré-Mandingues supérieurs. Ces
Pré-Mandingues supérieurs sont caractérisés, en face des Pré-
Mandinguës inférieurs, par la formation de petits Etats bien
constitués ou de confédérations solides, comme nous en trouvons
chez les Tomas, les Koniaguis, les Bassaris, les Manons, etc. Chez
les Landoumans et les Nalous, l'état est égalemenl tort, quoique
petit, mais chez ces deux derniers peuples, c'est sans nul doute
l'influence foulah qui a produit ce résultai.
Les Mandingues. — Nous en arrivons maintenant aux Man-
dingues ou Mandés. C'est là une immense race allant de ïoni-
bouctou et de la boucle du Niger, jusqu'au Sénégal, à l'Océan
Atlantique, à la forêt de la Côte d'Ivoire et du Libéria, .le di-
viserai ce groupe puissant en deux sous-groupes : celui de
l'ouest et celui de l'est.
Dans le groupe de l'ouest, il faut mettre les Soussous et les
Dialonkés; dans le groupe de l'est les Malonkés, les Kissiens.
lesKrousankés, les Bambaras, les Mandés-Dyoulas de la Cote d'I-
voire, les Mandingues du Manding, etc. Commençons par les
Main lis de l'ouest.
Soussous et Dialonkés. — Quelle est L'origine des Soussous el
des Dialonkés? La question est obscure et nous n'y insisterons
pas. Ce qu il \ a de certain, c'est qu'au xnr et au \iv siècle de
notre ère, les Soussous semblent des envahisseurs dans l'Afrique
occidentale. Auxiii6 siècle, on les voit déjà sur le Haut Sénégal
et de là ils descendirent sur le Fouta-Djallon et le Haut Niger.
Ils firent la conquête du Fouta-Djallon sur les Bagas qu'ils
rejetèrent à la côte et s'établirent aussi dans le Dinguiraye, le
Sankaran, même dans le pays toma. En fin de compte, ils cou-
vrirent un moment presque toute la Guinée française. Mais,
après avoir été des envahisseurs, ils furent à leur tour victimes
de nouvelles invasions. Ainsi ils durent abandonner le Haut
Sénégal d'où les chassèren! les nomades déniankés sans doute
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 177
des Foulbés ou des métis de Foulbés), cela au xve siècle. Puis ils
furent chassés du Dinguiraye et du Sankaran au xvie siècle, par
les premières bandes envahissantes des Malinkés. Ces Tomas à leur
tour les expulsèrent de leurs pays ou du moins rendirent leur
domination nominale. Finalement ils conservèrent seulement le
Fouta-Djallon dont ils prirent le nom ou auquel ils donnèrent
le leur (Djallon, Djallonkés : hommes du Djallon).
Cependant dans la première moitié du xvme siècle, les Foulahs
s'établissaient d'abord pacifiquement dans le Fouta, en y
payant tribut aux maîtres des pays soussous et dialonkés. Mais
quand l'empire foulah fut constitué (vers 1750), les Foulahs
entreprirent leur grande croisade guerrière et religieuse contre
les fétichistes. Les Soussous et les Dialonkés furent chassés du
Fouta et rejetés au sud et au sud-ouest du massif montagneux,
les Dialonkés dans le Firia et le Soliman (cercle de Faranah),
les Soussous vers la côte où ils se retrouvèrent en contact avec
leurs anciens ennemis, les Bagas. Les Dialonkés s'établirent so-
lidement dans leur nouvelle position et formèrent entre eux une
légère défensive sérieuse dont le centre était Falaba (nord-est
du Sicrra-Leone actuel), pour éviter un nouvel écrasement.
Les Foulahs, au commencement du xix° siècle, les poursuivirent
jusque-là, mais ayant subi une grosse défaite, ne renouvelèrent
pas leur tentative.
Notons que les Soussous et les Dialonkés eurent aussi à souf-
frir des Malinkés. Nous avons vu ceux-ci les chasser de la Haute-
Guinée au xvie siècle, mais ils ne s'en tinrent pas là et, descen-
dant vers la côte, renouvelèrent leurs attaques au cours du
xixf siècle. M. Machat, ouvrage déjà cité, page 244, dit à ce
sujet: « Sans l'intervention des Français en 1878-1882 et en 1887,
lors des guerres du Moréah et du Kaloum, les Soussous auraient
dû céder la place aux sofas (soldats) timénés conduifs par des
chefs mandingues (Malinkés), comme ils l'avaient déjà fait en
1850 dans le Kissi et dans une partie du Moréah. quand étaient
arrivés les « Tourélakaï ».
Au point de vue physique, « le Soussou-Dialonké, <lil M. André
Arcin, page -208, est assez maigre, de taille moyenne, souvent
12
178 LE NOIR DE GUINÉE.
grand (lm,72 à l'",7i environ), adroit et alerte; il est bien pro-
portionné avec cependant des membres un peu longs; il a les
attaches fines, les pieds et les mains petits, les os menus. Il est
sous-dolichocéphale ; les bosses frontales sont moins développées
que chez le Malinké ou le Bamana; la nuque est proéminente.
La forme de la figure est d'un bel ovale qui la rend très
agréable. Cependant le Soso du nord, très métissé de Baga, est
moins grand et plus trapu, quelquefois gras. Il est dolichocé-
phale, sa face est moins large, ses bosses frontales moins sail-
lantes. Le menton est peu accusé et le prognathisme est très
modéré, tandis que le nez est souvent bien dessiné. Les pom-
mettes sont assez saillantes ainsi que les arcades sourcilières.
Le docteur Drevon qui nous en a donné une excellente descrip-
tion, ajoute :
« L'œil est vif, de couleur marron foncé, aux sclérotiques
toujours jaunâtres, paraissant plus petit que chez nous parce
qu'il est légèrement bridé à l'angle externe, ce qui donne au
faciès de quelques-uns un cachet asiatique marqué. »
« Les cheveux sont laineux, le front découvert et surtout dans
l'angle fronto-temporal. La barbe est assez fournie chez les
hommes d'âge mûr. La peau a une couleur marron peu foncée.
à reflets cuivrés. »
Quant à c qui est de la civilisation soussou ou dialonkée, je
n'en dirai rien ici : je renvoie à tous mes chapitres antérieurs
sur le noir de Guinée française, chapitres où j'ai étudié spécia-
lement le Malinké et le Dialonké, tout au long.
Passons maintenant aux Mandés de l'est et voyons d'abord les
Bambaras.
Les Bambaras sont bien connus; M. Armand de Préville en
a parlé dans ses études sur le noir d'Afrique. A l'encontre îles
Malinkés qui font surtout du riz, eux font surtout du mil. Ils
utilisent le petit mil pour leur nourriture et le gros mil pour
celle de leurs chevaux. Ils font aussi du coton, taudis que les
Malinkés n'en font plus. Ce sont d'excellents cultivateurs. Ils
possèdent aussi des bestiaux.
Au point de vue historique, les Bambaras semblent avoir été
LES KACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. J7!)
soumis à l'empire de Mali pendant le moyen âge. Puis entre
1600 et 1050, ils quittèrent leur habitat dans la Haute Guinée
(le Toron, le Torodougou, dans le sud du cercle de Kankan), et
s'ébranlèrent vers le nord. Ils firent la conquête de l'endroit où
ils habitent actuellement (Soudan méridional). Au xixc siècle,
les Toucouleurs leur firent une guerre à mort, mais ne par-
vinrent pas à les chasser du pays.
(( Les Bambaras, dit André Arcin, ouvrage cité, p. 220, peu-
vent être classés entre les So (Soussous, Dialonkés, etc.) et les
Malinkés comme race et comme langage. Mais le dialecte ba-
mana indique un degré de civilisation moins avancé que celui
des deux autres divisions. Il est plus sourd, plus dur et tend au
monosyllabisme. » Il est difficile de décrire les Bamanas. « Il n'y
a en effet aucun type national -> (capitaine Pérignoni. La vérité
est qu'il y a eu de tels métissages entre eux et les autres races
mandé ou autochtones qu'il est impossible de les distinguer. La
confusion » est d'autant plus grande que le terme de Barnana
ou Bambaraa été appliqué à quantité de peuplades non bamanas.
Mais on peut dire que le vrai Bamana est en général plus grand,
plus fortement charpenté que les autres Mandés. On trouve chez
lui des mollets bien faits, ce qui est rare chez le nègre. Comme
chez le Malinké, on peut distinguer deux races, l'une supérieure,
aux traits asiatiques presque fins, à la taille élancée, l'autre
plus petite, à la physionomie stupide et bestiale.
Les Malinkés se nomment eux-mêmes Malinnkas et non
Malinkés, ce qui est leur nom déformé par les Européens. De
même, les Dialonkés se nomment eux-mêmes Dialonnkas et
non Dialonkés.
Les Malinkés occupent presque toute la Haute Guinée. Ils
forment la majeure partie de la population dans les cercles de
Siguiri, Kankan, Kouroussa et Faranah. Dans ce dernier cercle,
ils peuplent les provinces du Sankaran, du Kouranko el • 1 1 1
Houré. Notons d'ailleurs que le Sankaran et le Kouranko ne se
trouvent pas seulement dans le cercle de Faranah. Ces provinces
s ('tendent aussi au sud du cercle de Kouroussa et le sud ouest du
cercle de Kankan. On pourrait du reste appeler les Malinkés du
180 LE NOIR DE GUINEE.
Sankaran et du Kouranko, Haut Malinkés par opposition aux
Malinkés du milieu et du nord des cercles de Kouroussa et de
Kankan et de tout le cercle de Siguiri qui seraient les Bas
Malinkés.
Quant au Ouassoulou qui forme l'est du cercle de Kankan, il
est aussi peuplé, sinon de Malinkés, tout au moins de Mandés,
parmi lesquels il y a peut-être quelques Foulahs. Mais c'est une
grande erreur que de faire des habitants du Ouassoulou des
Foulahs, comme l'ont fait certains auteurs. Le Ouassoulouké,
comme l'habitant du Bambouk. est un vrai Mandé et pas autre
chose. Si l'on veut s'en convaincre, il n'y a qu'à aller dans le pays
et à ouvrir les yeux.
Nous ne dirons rien sur les Malinkés sinon que ce sont sur-
tout des cultivateurs et des cultivateurs de riz, pacifiques, tra-
vailleurs et soumis, du moins actuellement. Autrefois ils devaient
être batailleurs et guerriers sans pouvoir s'élever au-dessus du
groupement en provinces ou en petits royaumes. Gomme nous
les avons étudiés longuement dans toute notre étude, basée sur
eux et les Dialonkés particulièrement, nous n'ajouterons rien ici
à tout ce que nous en avons dit déjà.
Nous donnerons seulement le portrait ethnologique qu'en fait
André Arcin, p. 21 G : « Le Malinké de race supérieure est grand,
bien fait, maigre. Les jambes, généralement grêles, laissent à
désirer. La figure, d'un bel ovale, est intelligente. Mais les traits
*ont plus heurtés que chez les hommes de So. Le teint peut
être comparé à celui du tabac en feuilles. Le front est relative-
ment large, le crâne dolichocéphale ou sous-dolichocéphalc
Les yeux grands et à fleur de tète, plissés dans les angles, Leur
donnent parfois le cachet asiatique de toutes les races supé-
rieures de L'Afrique occidentale. Au contraire, le Malinké infé-
rieur que l'on trouve répandu un peu partout, niais surtout au
sud, est de taille peu élevée, mal proportionnée; le Iront est
étroit, la tète petite et dolichocéphale très allongée, les cheveux
crépus. Les os de la face sont projetés en avant et le progna-
thisme de la bouche est très accusé incisives obliques . tandis
que le nez est aplati entre les pommettes et que le menton fuit.
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 181
Le front est souvent sillonné de rides profondes. Les lèvres sont
épaisses, les yeux sans expression, bien que fréquemment assez
grands. »
Avant de quitter les Malinkés, il faut dire un mot de leur his-
toire. Au xvi" siècle, ils vinrent s'établir, en remontant le cours
du fleuve, sur le Haut Niger. Ils trouvèrent là des Dialonkés et
des Soussous établis depuis le xive siècle et les refoulèrent vers
l'ouest, au sud du Fouta-Djallon. Quand les Foulahs eurent
chassé les Soussous et les Dialonkés du Fouta (1750-1780), les
Malinkés ne furent pas atteints par l'expansion foulah qui ne se
dirigeait pas vers l'est, vers eux, mais vers l'ouest, vers la côte.
Leur mouvement, à eux Malinkés, vers celle-ci ne fut donc pas
ralenti. « Ils parurent certainement sur les Scarcies, en 1800,
ayant contourné le Solima par le Kouranko. C'est à cette date de
1800, dit Th. \Yinterbottons (1803), qu'une pauvre nation, ap-
pelée mandingue » s'établit sur la rivière Vrissi entre les Sous-
sous et les Bulloms.
En 1800 encore, un chef malinké venu de Kouroussa avec les
Tourélakaï attaqua les Soussous de Benna, inaugurant ainsi, dans
le sud des Rivières, ces guerres incessantes dans lesquelles les
Timénés figurèrent comme sofas (comme soldats, à la solde des
Malinkés) et qui n'ont pris fin qu'avec notre domination. D'un
autre côté, les Sonniankés, arrivés à la Casamance avant 1825, y
sont suivis aussitôt et soumis par les Malinkés, avec l'appui des
Foulbés déjà établis dans la Guinée portugaise à l'état de tribus
plus ou moins putes Foulah-Pretes, etc.). Enfin Brosselard-Fai-
dherbe a écrit que l'expansion des Mandés dans cette région n'a
pris fin qu'en 18G0, arrêtée par les Balantes et les Peuls du
Firdou » (Machat, ouvrage cité, p. 253 et 254). On voit donc
que les Malinkés, après leur établissement dans la Haute Guinée,
ont essayé, du moins de petits groupes d'entre eux, de gagner
la côte guinéenne par le sud du Fouta-Djallon. Ce n'est que
l'occupation française qui a mis tin complètement à ces tenta-
tives guerrières.
Après les Malinkés, il faut parler «les Konians ou Koniankés
qui forment la majeure partie de la population dans le cercle
182 LE NOIR DE GUINÉE.
de Beyla et qui sont probablement des Dialonkés. Ils l'ont du co-
ton et parlent un dialecte mandé.
« Ils sont disséminés, dit André Arcin, ouvrage cité, page 218,
le long de la frontière sud-est de la Guinée et pénètrent dans le
Libéria où ils touchent les Véï. Ils se disent Dialonkés. origi-
naires du Fouta et leur domination sur les Tomas n'est plus
que nominale. » Les Maniankés sont proches parents des
Koniankés.
Les Kissiens doivent être rangés aussi parmi les Mandés de l'est,
les Kissiens qui possèdent des coutumes familiales tout à fait
semblables, nous l'avons vu, à celles des Malinkés. Ces Kissiens
occupent le cercle de Kissidougou où ils ont leur centre. Au
nord ils habitent encore le Seradou, petite province du cercle
de Faranah, où ils sont 3.000 environ et au sud le secteur mili-
taire de Bamba où ils seraient L20.000. Cela ferait 200.000 Kis-
siens en tout. Les Kissiens sont des cultivateurs de riz comme
les Malinkés. Ils sont travailleurs et soumis. Jadis ils devaient
être cultivateurs et guerriers, comme le sont en général les
Mandés. André Arcin dit à leur sujet : « Les Kissiens semblent
être d'une origine voisine de celle des Tomas. Néanmoins ils ont
un dialecte particulier et on les assimile assez souvent aux Ma-
linkés. Ils seraient installés dans leur pays depuis environ deux
cents ans, venant, disent-il, du Fouta. Ils sont de taille moyenne,
robustes. Leur caractère est plutôt doux et ils ressemblent en
tous points aux Malinkés » (page 224).
Les Diarankés on Diarankas, Diakankés on Diakankas, sont
des Mandes qui habitent une partie du Fouta-Djallon avec
les Foulahs. Us semblent être venus du nord a ver ceux-ci.
M. André Arcin en fait des Mandés-Dioulas, grands commer-
çants comme ceux-ci. r< Vers le nord, dit-il page 214), répan-
dus dans le Niocolo, le Dentilia. le Koïn, le kita. le Zabé sont
des hommes venus du Diaka sénégambien qu'ils avaient quitté
à la suite de la conquête de leur pays par l'almamy du Boun-
dou. Ils ont reçu de ce l'ait le nom de Diakankés Hommes
(Uké) du Diaka]. En réalité, ce sont des Dioulas qui sont, comme
eux, musulmans pratiquants et marchands rusés. Réputés grands
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. I S.'{
marabouts, ils ont été partout exemptés du service de la guerre.
Ils ont créé en Guinée des centres importants et prospères. Ri-
ches, possédant de nombreux esclaves qu'ils mènent durement,
ils ont une réputation de cultivateurs émérites [grâce justement
à ces nombreux esclaves qu'ils mènent durement]. Aussi les Dia-
kankés Toubakaï hommes de Toula) ont-ils obtenu des Lan-
doumans l'autorisation de cultiver les terres qu'ils laissaient en
friche. Touba, fondé par un Diabi Gassama nommé Diako-Lay,
est actuellement un gros village enclavé dans la province de
Binani avec sa dépendance Toubaudi. Le chef est un marabout
réputé qui attire autour de lui de nombreux adeptes, ce qui sert
à la fois sa réputation de sainteté et le mercantilisme de sa
famille. Médina Kouta de nouveau Médinei est un autre grand
centre musulman et commerçant dans le nord du Labé. Enfin,
dans le Koïn, ils occupent de nombreux villages, Kakoun, Ké-
lila, etc. On en trouve môme dans le cercle de Timbo (N'DÏrë
Fadama) et dans le N'Gabou (le Doumbouïa). »
Les Dioutas ou Youlès paraissent se rattacher étroitement aux
Dialonkés et aux Soussous. C'est aussi l'avis de M. André Arcin
qui dit, page 212 : « Remarquons... que les Dioulas, d'après
leurs noms de famille et leurs traditions, semblent être (Sous-
sou, Dialonkés, etc.) plus fortement métissés de Malinkés que
leurs frères ». Ils formeraient donc la transition ethnologique
entre les Dialonkés et les Malinkés.
Actuellement le mot dioula signiiie dans toute la Guinée fran-
çaise : commerçant, colporteur. Cela vient de ce que nos Dioulas
de race ont montré des aptitudes spéciales et extraordinaires
pour le commerce, au moins relativement aux autres Man-
dingues. Peut-être au moment où les Soussous-Dialonkés, encore
pasteurs ou peu cultivateurs, débordaient sur la Guinée fxiiï-
\i\ siècle), puis ayant conquis La terre, se mettaient ;'i la culture,
Les Dioulas se sont-ils mis au commerce, exploitant commerciale-
ment les populations du sud-ouest et du siul-est. Lis auraient gagné
ainsi cette renommée de commerçants par excellence qui t'ait que
désormais le terme de dioula es! synonyme en Guinée de celui
de traitant, colporteur. Je propose, du moins, cette explication.
1»4 LE NOIR DE GUINEE.
Voyons où habitent actuellement les Dioulas de race. « On les
rencontre en groupes compacts, dit André Arcin, page 212, dans
le Diéni, à San, le Macina, le Mossi, le Kouroudougou, le Ouoro-
dougou, le pays de Kong, etc. En Guinée, ils sont représentés
par une fraction assez nombreuse dans la Mellacorée où ils sont
appelés Youla (pluriel : Youlé). Vers les frontières du nord, chez
les Koniaguis, Bassaris, etc., ils forment, d'après Ranzon, un cin-
quième de la population, dite malinkée, de ces régions. » « Les
Youlè de Mellacorée, ajoute André Arcin, page 213, se disent
à l'heure actuelle Soso. Ils en ont pris toutes les habitudes, d'ail-
leurs très voisines de celles qu'ils avaient eux-mêmes. Mais ils
semblent avoir perdu, à la suite des luttes terribles qu'ils ont eu
à soutenir, une partie des qualités de leur race. L'insécurité du
pays, les alertes constantes ont atténué les aptitudes commer-
ciales que nous leur voyons par ailleurs. En certains endroits,
ils sont devenus apathiques comme d'ailleurs leurs voisins dia-
lonkés. Leurs villages sont à demi ruinés, les cultures à peine
suffisantes pour les besoins, et quelquefois il règne famine dans
le pays. Néanmoins, dans les parties les plus rapprochées de la
côte, on les retrouve avec leurs qualités natives, et c'est à eux
que l'on doit la fondation des gros villages commerçants de Fa-
récaria, de Malikouré (qui devient par suite Farmoréa), de Bé-
reiré... »
On trouve aussi des Dioulas dans la forêt équatoriale. Ce sont
sans doute un premier ban, antique, de la race. Ils s'appellent
ici Dioulas, Guio ou Mahou. « Ces Dioulas ou Guio ou Mahou, dit
André Arcin, page 175, qui peuplaient le Mahou, ont conservé
au cour de ce pays un groupe peu important dans le massif de
Gouan. Refoulés par les Métés dont l'origine nous est inconnue
(probablement des Mandés . puis par les Dio mandés, ils se sont
réfugiés dans la forêt. Lue de leurs familles, les Ouabés, es! dans
la zone d'influence du cercle de Touba (Côte d'Ivoire i. les Gouro
forme une autre de leurs familles. D'où le nom de Gouro-Dioula
qu'on leur donne parfois. La route de Doué à Man où se trouvent
les Diomandés est la seule fréquentée. Le reste du pays est inex-
ploré. » <« Les Dioulas, ajoute André Arcin, page 213, sont dits
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 183
anthropophages. Ce qui est certain, c'est qu'ils parlent un dia-
lecte mandé appelé Guio (comparer au mot Guioula par lequel
les Dioulas se désignent entre eux). Les Dioulas les appellent
Koro ou Gouro Dioula, les vieux Dioulas ».
Enfin les Véï du Sierra-Leone sont aussi des Dioulas. « Les Véï,
dit André Arcin, page 212, sont en effet des Dioulas qui se sont
séparés depuis longtemps de la souche principale. On les appelle
parfois Térébé Ugyiela, Dioulas de l'Occident, du couchant... Il
est très facile de se rendre compte qu'il y a une étroite parenté
entre les langues soso, soninké, dioula et véï, sans parler des
ressemblances ethnographiques. Mais les Veï accuseraient dans
ce groupe les dissemblances les plus marquées... Les Veï qui
sont répandus dans le sud de la colonie de Sierra-Leone, se
distinguent par une intelligence vive et de grandes aptitudes
commerciales. On sait que c'est le seul peuple nègre qui ait à
l'heure actuelle une écriture spéciale imaginée par lui. »
Enfin « les Nigouy de la région de Touba (Côte d'Ivoire) et les
Ligbi (Kari dioula ou dioula de la lune) de la Volta noire, seraient
apparentés aux Veï » (André Arcin, page 213). Ils complètent le
cycle des populations dioulas dont la grande extension géogra-
phique est sans doute due au commerce.
N'oublions pas que ce sont les Dioulas qui ont fondé Kong dans
le nord de la Côte d'Ivoire, dans la partie soudanaise du pays,
au dessus de la forêt. Us en firent une grande ville commerciale
qui tirait l'or du pays dos Achantis (côte de l'Or), les kolas de la
forêt et les esclaves d'un peu partout. Aujourd'hui Kong a en-
core une grande importance commerciale.
Avec les Dioulas nous en avons fini avec les Mandingues orien-
taux. Ce n'est pas qu'il n'existe des Mandés encore plus loin
vers l'est, ainsi ceux du Macina et de la partie occidentale du
Plateau central nigérien. « Les Mandingues, dit le lieutenanl
Gatelel Histoire de la conquête du Soudan français, 1901) se
tiennent dans la contrée montagneuse du Manding, au sud du
Dirgo, entre le GadougOU et le Niger; cultivateurs d'un caractère
ombrageux et rapacc, ils détestent les Européens...
« Sur la rive droite du Niger ils couvrent de vastes espaces
1<S() LE NOIR DE GUINÉE.
et prennent, suivant les lieux, des dénominations différentes :
Sénoufos dans les États de Tiéba, Mandés au Macina et au
Mossi. »
Nous en avons fini avec les Mandés de l'est, et ayant vu aupa-
ravant les Mandés de l'ouest, avec toutes les populations nian-
dingues par conséquent.
Àupoint de vue social, les Mandés ne sont guère à mettre au-
dessus des Pré-Mandingues supérieurs que nous avons vus plus
haut. M. Machat, après avoir parlé de quelques Etats mandés assez
étendus et assez bien organisés (et où du reste l'élément foulbé
et métis est très important à côté de l'élément mandé . aussi le
royaume de Bondon, ajoute : « xMais un type d'état intérieur
aux précédents et fréquent en pays mandé est celui offert par
les petits royaumes formés seulement de quelques villages que
la mission Oberdorf-Plat a traversés dans son itinéraire de Ba-
foulabé à Dinguiraye; confédérations minuscules à liens très
lâches et dont chacune correspond peut-être à un essaim de la
migration. Tels, à peu près, se présentent encore les groupe-
ments mandingues de la Casamance et ceux du Bambouk. Les
premiers sont « divisés en plusieurs royaumes, quelques-uns
sans chef principal » ou en petites républiques avec un almamy
et un alcati. Et quant au Bambouk, Lamartine y comptait plu-
sieurs états malinkés; ces étals, au nombre de neuf au temps des
missions Galliéni, conservent, même les plus petits, une auto-
nomie jalouse.
« Ces petites confédérations peuvent n'être que temporaires
et.se désagrègent facilement. Au Bambouk, Pascal avait constaté
avant Lamartine que chaque village mandé, entouré de palis-
sades ou de murs en pisé, constitue un véritable i« tala » et forme
une république indépendante; et quand les colonnes du colonel
Galliéni parcoururent la contrée, la guerre était à l'état per-
manent de village à village dans le même royaume. Il semble
même et ce serait là leur infériorité par rapport an.r TotiCOU-
leurs et aux Foulalis) que les Mandés retombent facilement ou
se maintiennent dans cette situation d'anarchie quand n'agit
pas nue cause quelconque de groupement, présence des métis
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 187
guidés par les marabouts, péril commun ou nécessité d'ex-
ploiter les voisins. Aussi beaucoup de villages mandingues, entre
le Baoulé et le Falémé, n'entrent dans aucune organisation.
Ainsi encore les Malinkés du Niocolo offrent au point de vue poli-
tique « le gâchis par excellence » (Ranzon).
Ainsi nous retrouvons chez le Mandé l'inaptitude générale et
endémique du noir à former de grands États bien constitués.
Les Foulahs. — Nous voici maintenant arrivés à la race foulah
si importante en Afrique occidentale.
Les Foulahs proprement dits ne sont pas une race pure. Ils
sont le produit d'un métissage des Foulbés pasteurs avec les
noirs sédentaires et cultivateurs. De ce métissage sont sortis :
1° Les Foulahs;
■1 Les Toucouleurs :
3° Les Sarracolets.
Notons que les Toucouleurs sont un mélange de Yolofs et de
Foulbés et non de Mandés et de Foulbés comme les Foulahs.
Mais comme les Yolofs sont une forte race noire cultivatrice
égale aux Bambaras et aux Malinkés, les Toucouleurs ne sont
pas inférieurs aux Foulahs, au contraire.
Nous parlerons successivement :
1 Des Foulbés qui sont la race pure, mère de tous ces métis-
sages, la souche d'où elles proviennent;
2° Des Foulahs, des Sarracolets et des Toucouleurs qui sont
sortis du métissage des Foulbés et des purs noirs.
Les Foulbés. — C'est, de tous les auteurs que j'ai consultés,
M. Mâchai quia le mieux étudié les Foulbés dans son ouvrage déjà
cité Les rivières du sud et le l:<mlji-l)/allon, pages -2(>7 à 275 .
Aujourd'hui, dit-il, page 268, il n'est pas un canton de la
Guinée au nord du 10°, où les explorateurs n'aient l'occasion de
rencontrer ces nomades ('pars au milieu des noirs. Ils y sonl
même beaucoup plus accessibles que leurs frères du Soudan
central dépeints naguère encore par Passarge, connue des ber-
gers mystérieux qui gardent leurs troupeaux à L'écart, armes
d'arcs <■( de Mèches...
188 LE NOIR DE GUINÉE.
« Les cartes et les récits de voyage du xvne siècle portent déjà
de nombreuses mentions de groupes foulbés sur la Casamance
et sur la Gambie, de ces foulacoundas (établissements de Fou-
lahs de Xubi-Berbères que l'on peut voir aujourd'hui « en longue
traînée » du Darfour au Bas Sénégal et de ce pays au Bas Niger
et au Cameroun » (page 270).
M. Machat note toutes les transformations des Foulbés depuis
ceux restés pasteurs purs jusqu'à ceux qui ajoutent au travail
pastoral soit le commerce, soit l'industrie, soit une culture
rapide. C'est un intéressant chapitre de science sociale que celui
de ces transformations successives.
Voici d'abord les pasteurs purs, décrits ainsi par M. Mizon
{Annales de géographie, 1894-1895) : « Au milieu des noirs
errent les Foulbés pasteurs, poussant devant eux leurs trou-
peaux de zébus, plantant leurs tentes partout où croit l'herbe,
sur les plateaux pendant les pluies, sur le bord des rivières
quand le vent d'harmattan a desséché les prairies. Ils payent
aux maîtres de la terre la dîme de leurs troupeaux et échangent
le surplus de leur lait et de leur beurre contre les produits de
l'industrie des Haoussas. » M. Machat dit, à son tour, page 271 :
« Dochard parle des Foulbés « errants » de la Basse Gambie,
Mollien de ceux rencontrés près de Kadé, village mandé: René
Caillié des diverses bandes avec lesquelles il entra en rapport
entre le Bio-Nuncz et le Haut Loyon (vers Oréoussa par exem-
ple . comme d'indigènes presque exclusivement pasteurs. • « Ils
vivent, dit René Caillié, loin de toute société, se nourrissant de
riz et de lait et s'abrilanl dans des huttes. » Thomson a ren-
contré aussi des campements de Foulbés pasteurs dans le Ta-
misso, Bertrand-Bocandé dans la Guinée portugaise, la « Basse
Gambie, llecquard dans l'ouest du Foulah, près du Tominé,
M. Boucher (1903) dans le Badias. Enfin M. leDr Maclaud a caracté-
risé les campements des « Pouls-Bourouré » de la brousse . chas-
seurs et bergers, visités par lui près de Touba H dans le Bauvé ».
Voici maintenant des Foulbés joignant le commerce à l'ait
pastoral, u Dès 1800, dit M. Machat, p. -271. M. Winterbottom
décrivit des marchands foulbés descendus des environs de
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 189
Timbo aux rivières du sud : ils trafiquent, dit-il, des esclaves,
des dents d'éléphants, du riz, du bétail, contre du poivre, des
kolas, des armes, des vêtements et du tabac. Ils forment des
groupes qui ne se mêlent pas avec les noirs, qui séjournent dans
des huttes élevées à l'arrivée : un chef traite au nom de tous. »
D'autres fabriquent une partie des objets qu'ils échangent, ou
plus exactement font fabriquer ces objets par leurs laobés ou
forgerons. Là la fabrication s'ajoute au commerce.
Enfin les Foulbés en viennent même à l'agriculture et à une
dcmi-sédentarité. « Mungo-Park, dit Machat, page 274, le pre-
mier Européen qui vit de près les Foulbés du Soudan occidental
(dans le Boudou), note que ce sont des demi-nomades attachés
à la fois à la vie pastorale et agricole. « Ils se sont répandus,
dit-il, dans plusieurs royaumes de la côte, où ils payent tribut
pour être bergers et laboureurs. » Dans certains pays du Fouta-
Djallon ils ne vivent pas seulement comme ceux vus par F. Du-
bois, au sud du Tamisso, des produits de leurs troupeaux et de
la vente des objets fabriqués par les laobés; mais ce sont eux
encore, comme au commencement du siècle dernier. « qui cul-
tivent la plus grande partie du grain qui se recueille ». Sans
doute, les détails que l'on trouve, à leur sujet, dans la plupart
des récits de voyages, se rapportent surtout à la vie pastorale.
On nous les montre experts à soigner les troupeaux, à conserver
et à traiter le lait. On indique qu'ils ont propagé les zébus au
Soudan, qu'ils n'ont d'autres relations avec les noirs que pour
leur vendre du lait, du beurre, des peaux, qu'ils possèdent
assez souvent de bons chevaux. Mais voici les Foulbés de la Ca-
samance, par exemple, qui non seulement élèvent des bœufs et
cultivent la terre, mais encore chassent l'éléphant et travaillent
le coton : « C'est à proportion du nombre des Foulbés établis que
le chef du village mandé a puissance, richesses et considéra-
tion ». Si ces indigènes se déplacent souvent, cela tient à l;i
nécessité de changer de pâturage, à l'habitude de vivre isolé,
à l'oppression qui pèse sur eux. »
En résumé, nous voyons les Foulbés, répandus de la Nubie au
Sénégal, passer (le la pâture pure à la pâture soutenue par le
11)0 LE NOIR DE GUINÉE.
commerce et l'industrie, et de la pâture soutenue par le commerce
et l'industrie à tout ceci soutenu par la culture. Au point d'ar-
rivée, les Foulbés de nomades purs sont devenus à demi séden-
taires. Un pas de plus encore, et du mélange de ces demi-séden-
taires avec les Mandingues, cultivateurs et sédentaires, naîtront
les Foulahs et les Toucouleurs dont nous allons nous occuper
maintenant. Donnons, en terminant, la description anthropolo-
gique que M. Machat fait des Foulbés, ouvrage cité, p. -272.
« Seuls les Foulbés, nomades ou demi-nomades, présentent en
Guinée, dit-il, des colorations claires de la peau distinctes des
noirs mats ou cuivrés que l'on rencontre chez les Mandés et
chez les métis, « teint café légèrement brûlé », « couleur jaune
tirant sur le rouge », parfois des tons presque blancs. La svel-
tesse, la finesse des membres, la régularité des traits et même
leur beauté, les cheveux lisses et tressés en nattes (chez les
hommes comme chez les femmes), la barbe au menton, sont
des caractères moins spéciaux qu'offrent par exemple aussi les
Toucouleurs, les Kassonkhés et même les Sonninkés. »
Passons maintenant aux Foulahs.
Les Foulahs. — Nous avons distingué soigneusement les
Foulahs des Foulbés purs, mais il ne faudrait pas confondre,
comme on tend trop à le faire maintenant, les Foulahs avec les
Mandingues. La vérité est que Foulahs et Mandingues sont très
différents et physiquement et moralement. Chez les uns on re-
trouve très fortement imprimée une influence pastorale et no-
madique encore récente; chez les autres, cette influence ances-
trale nomadique et pastorale, si elle a jamais existé, est tout à
fait effacée maintenant. Les uns ont les caractères physiques et
moraux de gens qui étaient — il y a encore peu de généra-
tions — des pasteurs et des nomades, tandis que les Mandés
ont les caractères physiques et moraux de gens qui sont devenus
depuis longtemps tout à fait cultivateurs et sédentaires. Joigne/
à cela les différences anthropologiques sur lesquelles nous au-
rons a revenir plus loin et nous conclurons qu'il y a encore
plus de différences entre les Foulahs et les Mandés qu'entre les
Foulbés et les Foulahs.
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 191
J ai été à même, dans le cercle de Faranah, en 1906-07, de
comparer longuement les Mandés du cercle avec les Foulahs-
Houbbous qui occupent, dans le nord de celui-ci, la province
du Fitaba. Or, le Foulah-Houbbou est physiquement petit, ma-
lingre, chétif, avec des membres grêles. Un Mandé en vaut bien
deux comme force musculaire. Tandis que les porteurs malinkés
ou diaJonkés, soussous ou kissiens portent facilement sur leur
tête 25 ou 30 kilos pendant des étapes journalières de 30 kilo-
mètres, les Foulahs peuvent à peine en porter 12 ou 15 dans
les mêmes conditions. Aussi, si on les fait porter, ils s'enfuient ;
si on pouvait parvenir par la force à les empêcher de s'enfuir
(ce qui d'ailleurs est impossible), ils mourraient. Du reste, ils
ont la même horreur et la même inaptitude pour le travail de
terrassement que pour le portage : tandis que le Mandé fait
un bon terrassier pour les travaux du chemin de fer Konakry-
Niger et tandis qu'on n'a pas plus de 10 p. 100 de déserteurs à
compter chez lui, on a 100 p. 100 de déserteurs à compter chez
les Foulahs, quand on les envoie à ces travaux. J'en ai fait moi-
même l'expérience. Et cette inaptitude à tout travail dur est la
même chez tous les Foulahs. chez le Houbbou du cercle de
Faranah, comme chez le Foulah ordinaire du cercle de Timbo.
Seulement il faut noter ici une différence physique : le Foulah
de Timbo est plus grand que le Foulah du Fitaba. Il est long
et maigre, tandis que le Houbbou est petit et maigre; mais, en
définitive, il n'est pas, je crois, beaucoup plus fort.
Même différence morale entre le Foulah et le Mandé. Le Foulah
est rusé et double : à l'extérieur il montrera une soumission dé-
férente, obséquieuse même, à l'autorité française, mais au de-
dans il aura la résolution bien arrêtée de ne rien faire de ce
qu'on lui commande. Il promettra toujours et ne tiendra ja-
mais. Au contraire, le noir ordinaire obéit et. une fois qu'il a
promis, tiendra plus facilement parole. S'il ne le fait pas, ce
sera par indolence et paresse, plutôt que par mauvaise volonté
et désir bien arrêté de ne pas obéir. En un mot, le (Mandé sup-
porte mieux notre autorité que le Foulah et nous rend plus de
services.
19:2 LE NOIR DE GUINÉE.
Il faut ajouter aussi que, si le Mandé est plus travailleur,
plus fort physiquement, plus courageux moralement et enfin
plus soumis à nous que le Foulah, à certains autres égards
ce dernier l'emporte de beaucoup sur le Mandingue : il est
plus intelligent et plus lettré d'abord, ce qui vient, à mon avis,
de la supériorité du sang et de l'influence nordique. Ensuite il
est plus autoritaire et sait commander dans sa famille et dans
l'état : ce Foulah, en effet, qui supporte si mal notre autorité
à nous Français, est très autoritaire chez lui, aime l'apparat et
la règle rigide, et sait mener durement ses femmes et ses
esclaves, voire ses administrés. C'est cette qualité qui a rendu
les Foulahs capables de fonder un petit empire dans le Fouta-
Djallon et qui les a fait dominer guerrièrement et politiquement
sur les Mandés voisins. Les Mandés, eux, sont bons cultivateurs
et même bons guerriers, mais ils ont trop de laisser-aller,
trop de tendance à l'individualisme pour bien commander et
bien obéir. Ne sachant pas commander et ne sachant pas non
plus obéir ou plutôt n'obéissant pas à des chefs qui ne savent
pas le commander, il devient la proie des Foulahs ou des Tou-
coulcurs.
Remarquons que ce qui manque au Mandé, comme du reste
au Pré-Mandé, au primitif, ce « n'est pas tant de savoir obéir
que de savoir commander. Ce qui le prouve, c'est que le noir
obéit admirablement aux gens de race blanche : témoin les ti-
railleurs sénégalais, bambaras, malinkés qui. bien encadrés, sont
soumis, disciplinés, courageux, excellents ». Le noir sait donc
obéir quand on sait le commander, mais il n'obéit pas quand
on ne sait pas le commander. Or, c'est généralement ce que le
chef noir ne sait pas faire. Le noir offre matière au commande-
ment, mais il n'a pas en lui-même de quoi constituer un sé-
rieux commandement politique.
En résumé, le Mandé el 1<- Foulah diffèrent d'une façon très
sérieuse et au point de vue physique et au point de vue moral, et
on aurait tort de trop assimiler le Foulah au Mandé par réac-
tion contre la vieille tendance qu'on pouvait avoir en 184-0 de
faire des Foulahs un peuple très supérieur à tous les noirs, d'o-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 193
rigine tout à fait autre et les dominant de loin. La vérité n'est,
à mon avis, dans aucun de ces deux extrêmes.
Ceci dit, nous pouvons nous demander où a eu lieu cette fu-
sion des Foulbés et des Mandés qui a donné le Foulah.
D'abord, il y a eu, semble-t-il, une descente de métis de
Foulbés et de Mandés ou de Foulbés et de Yolofs du nord séné-
galien vers le Fouta-Djallon guinéen. Puis il y a eu beaucoup
plus récemment une invasion de Foulbés, non absolument purs,
du moins beaucoup plus purs, qui est venue de Test, de la bou-
cle du Nig-cr, du Macina. Cette invasion dernière, qui a déter-
miné la création de l'empire foulah, s'est faite en plusieurs
fois pendant la seconde moitié du xvne siècle et le xvme siècle.
Sur le premier point, voici les principaux témoignages : « Mol-
lien, dit M. Machat, page 277, se prononce pour une pénétration
de Toucouleurs partis du nord. » « Il n'est pas douteux, dit encore
M. le Dr Toutain, d'après ses propres observations et sur l'auto-
rité de Faidherbe et de Barth, que c'est de la Sénégambie que
sont partis les Foulbés, ou mieux leur métis Khassonkés, Fou-
lahs-Sénégalais, Toucouleurs, qui dominent les deux tiers du
Soudan ». Il faut d'ailleurs supposer par cela, comme le fait
M. Madrolle, [poursuit M. Machat], que le Fouta sénégalais a été
le point extrême d'aboutissement des émigrations peules, le
centre où le métissage s'est opéré entre Foulbés (venus de l'est
ou du nord) et les Ouolofs et les Mandés, et duquel les Foulahs
sont ensuite repartis en sens inverse pour soumettre le Boun-
dou. le Fouta-Djallon, puis le pays de la boucle (Macina et
autres). Bécomment M. Lasnet s'est rangé à cette opinion. Pour
lui, la migration des Foulbés. très ancienne, antérieure à l'Is-
lam, s'est d'abord faite de l'est à l'ouest et continue dans ce
sens; mais elle a abouti d'abord à la fondation des États du
Fouta sénégalais, d'où sont partis les émigrants venus au Boun-
dou et au Fouta-Djallon. »
Le second point est certainement encore mieux établi. Des
Foulbés pasteurs sont venus au Fouta-Djallon des pays delà bou-
cle du Niger et principalement du Macina. « C'est notamment,
dit M. Machat, page 277. la manière de voir de M. Bayol «t Noi-
13
194 LE NOIR DE GUINÉE.
rot, et le premier fixe même à la fin du xvue siècle l'exode des
bergers et des troupeaux du Macina, conduits par deux ou trois
puissantes familles (Seri, Saïdi, etc. ) ».
Du reste les deux théories ne sont pas contradictoires, quoi-
que les tenants de chacune d'elles semblent les considérer géné-
ralement comme telles. Elles peuvent se concilier au contraire
sans difficulté. « M. Fameehon (dit Manchat, page 278), dont la
notice sur la Guinée Française s'inspire peut-être de documents
inédits, admet que l'invasion post-mandée s'est faite en deux
fois dans la colonie : des Foulacoundas (Foulbés. Khassonkés,
Tarodos) fétichistes se sont établis, sous un certain Colipouli.
dans le Labé, venus du nord, et, d'autre part, des Foulbés du
Macina (métis) , déjà « en relation avec les musulmans » .
ont pénétré dans la région de Timbo, précédés par des ma-
rabouts et conduits par quelques familles (Séri, Saïdi;. Ils sont
arrivés par le Tinkisso et, « tolérés par les Dialonkés », se sont
vus assigner un district... ».
C'est à cette opinion mixte que semble se ranger M. Machat
Lui-même. Au contraire. M. Arcin ne veut pas entendre parler
de l'envahissement du Fouta-Djallon par les Foulahs autrement
que parle nord et le nord-ouest. Pour moi. je nie rallie à l'o-
pinion mixte, mais si on peut admettre que des métis de Foul-
bés et de noirs se sont établis antérieurement dans le Fouta-
Djallon, venus du nord et du nord-ouest, il n'en est pas moins
vrai que la fondation même de l'empire foula h que nous con-
naissons, vers 1 ".")(), l'ut due a l'arrivée de colonnes foui bées
venant de l'est en droite ligne. Elles trouvèrent probablement
un terrain déjà préparé par des infiltrations de métis venus du
nord-ouesl sénégalien, mais, sans elles, ces métis n'auraient
formé aucun empire et n'eussent pas expulsé du Fouta-Djallon
les Soussous dominateurs.
Les premiers foulahs (pie nous connaissons qui s'établirent
au Fouta le firent entre U>50 el 1694 (MM. Madrolle et Noirot).
Venaient-ils du nord-ouest ou au contraire de l'est? On ne sait.
En 1700, plusieurs milliers de Foulahs (d'après Cordon Laing.
cité par M. Machat. page 282), conduits par un noniiné Malima-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 19o
dou Saïdi, arrivèrent au Fouta et 'demandèrent aux Dialonkés
la permission de s'y établir ; ceux-ci y consentirent , sous con-
dition de la reconnaissance de leur suzeraineté. « Gordon Laing,
dit Machat, p. 282 (en note), expose les rapports entre les alma-
mys et les rois de Falaca (Dialonkés) de 1730 à 175ï, notamment
les expéditions en commun pour les razzias dans le Limba et
dans le Sankaran, puis les première guerres entre les vassaux
foulahs et leurs suzerains. » En effet, la situation de vassalité
ne pouvait pas durer longtemps. M. Binger signale un important
mouvement de Foulbés qui eut lieu de 175i à 1787 de la boucle
du Niger jusque dans les pays bambaras, puis au sud. Le mouve-
vement renforça sans doute l'élément pasteur et musulman dans
le Fouta-Djallon, comme aussi au Sénégal dans le Fouta-Toron.
En effet, au Fouta-Toron, l'empire des Toucouleurs semble
s'être constitué de même et au même moment qu'au Fouta-
Djallon l'empire foulah. Dans le Fouta-Toron qui avait aussi
reçu sans doute auparavant des métis du Sénégal, une colonne.
venue de lest, s'était fait donner des terres en 1709 par le roi
des Sonninkés (infidèles). Pienforcée sans doute par le grand
mouvement des Foulbés (1751 à 1787). elle établit en 1770 sa
suprématie et organisa l'empire toucouleur. La chose venait de
se passer de même au Fouta-Djallon. En effet Ibrahimo-Kara-
mokho fonde Timbo en 175.4 ou 1755. Il fait l'unité religieuse
du pays foulah et prêche la guerre sainte contre les infidèles :
entre 1755 et 1763, les Dialonkés, souverains depuis le xiv siècle
du Fouta-Djallon, sont battus et mis sous le joug. Mais une im-
portante coalition, comprenant les Dialonkés du sud Soliman.
etc.), se forme contre les vainqueurs et Timbo est pris et détruil
par les coalisés (1763). Ce désastre n'abattit pas cependant les
Foulahs et Ibrahimo-Karamokho reprit l'avantage et rejeta les
Dialonkés au sud et les Malinkés à l'est. Il devint fou au mont
Dantégué après sa victoire de Talansan et ce fut, semble-t-il, le
conseil des marabouts de Foukoumba qui hérita .le son pouvoir.
Mais ce conseil se rendit intolérable et Ibrahimo-Sor\ qui re-
présentait l'élément laïque el guerrier, les chefs. « profita d'une
citation devant ce conseil à propos d'une guerre contre les
196 l.E NOIR DE GUINÉE.
Tiapys) pour en mettre à mort les membres. Une assemblée de
guerriers lui donna le titre d'almamy; il augmenta le conseil
(recruté désormais sans doute parmi les chefs) et s'établit avec
lui à Timbo » (Machat, page 281). C'est de cette époque que date
l'alternance royale des Soryas et des Alphayas, les Soryas étant
les descendants d'Ibrahimo-Sory. et les Alphayas les descendants
de Karamokho-Alphas qui était le principal marabout au moment
où le conseil des Treize de Foukoumba fut dépossédé de son
pouvoir. Cette révolution d'Ibrahimo-Sory ou d'Ibrahim-Seuris
eut lieu entre 1780 et 1789. M. Famechon place cet événement
en 1780, Lambert en 1787, Madrolle en 1788, Bayol en 1789.
Nous pouvons prendre la date intermédiaire de 1785 pour fixer
le moment qui fondait la grandeur définitive de l'empire foulah.
Nous avons déjà dit qu'en 1770, le Fouta-Toron ou empire des
Toucouleurs s'était organisé au nord contre les purs nomades
d'une part (Déniankés), contre les Mandés infidèles de l'autre,
grâce au grand marabout Abdou-el-Kadcr. Et en même temps
encore, l'ancien royaume mandé de Boundou se réorganisait de
la même manière par la conversion forcée de son roi sous la
pression d'un certain Ibrahima, Toucouleur ou Foulah de race,
venu du Fouta-Djallon.
Pour en revenir aux Foulahs, la révolution de 1785 donna
un nouvel élan à leur œuvre victorieuse. Mais, au sud, ils se
heurtaient à la confédération Dialonké-Soussou du Solivian.
qui avait fait de Falaba une redoutable place de guerre fortifiée
contre eux. A l'est ils se heurtaient à l'expansion malinkée,
moins forte que la leur, parce que pas organisée, mais encore
redoutable. C'est doue à l'ouest surtout, vers la côte qu'ils tour-
nèrent leur soif de conquèlc.
« On sait (dit Machat, page 285), d'après les témoignages
directs de Mollien et de H. Cailiié, que vers 18.10 le Labé (beau-
coup moins étendu qu'aujourd'hui , les Timbi. les Niocolo, le
Baudeïa, le Koïu, le Kolladé obéissaient à l'Almainy. Son pouvoir
s'étendait vers lé sud jusqu'au Hio-Nunez supérieur, au Timbo,
au Solmia. Sans doute plusieurs des pays gouvernés par lui
étaient plutôt vassaux ou protégés que sujets: ils étaient proba-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 197
blement dans la situation décrite un peu plus tard par Hecquard
pour le Kautora, l'alniamy nommant le chef et protégeant les
caravanes moyennant redevance. Mais les Fouiahs avaient déjà
émigré dans toutes ces régions. Lalmamy avait en outre comme
tributaires, selon R. Caillié, les Landoumans et les Nalous.
Chacune des relations de voyage postérieures jusqu'à l'établis-
sement du protectorat français au Fouta-Djallon (1888 et défi-
nitivement 1896-1897) permet d'enregistrer de nouvelles étapes
de la conquête foulahne... D'après Hecquard, c'est en 18V0 que
les Fouiahs, aidés par les Mandés musulmans, commencent à sou-
mettre les « Sonniquais » fétichistes de la Casamance. Et lors
de sa mission (1851 ), il constata que les Bauvés étaient « devenus
des provinces » du Fouta-Djallon, que l'almamy « avait des repré-
sentants » auprès des chefs tiapys (dont le pays était pour lui
un terrain de razzia et un lieu de passage) que les Fouiahs « pro-
tégeaient » les villages mandingues entre les rivières Mana et
Koli, que Kade était devenue tributaire, que l'Almamy avait même
des résidences dans les foulacoundas fondées sur la Gambie et sur
la Casamance, à côté des écoles tenues par les marabouts fouiahs.
Vers la mémo époque (1842), Cooper-Thonison, venu à Timbo
par le sud, englobe dans le Fouta-Djallon certains pays sous-
sous, le Tamisso, le Kinsam, et fait aller le royaume de Timbo
jusqu'au Benna.
Aimé Olivier trouve en 1879-1880 le Foréah compris et les
Fouiahs déjà installés au Bio-Nunez et M. le docteur Bayol (1881)
présente tous les pays soussous comme tributaires. D'un autre
côté, le Dinguiraye où beaucoup de Fouiahs avaient émigré de
la Haute Faleiné (Firia) fut cédé en partie à l'almamy par Fl-
Hady-Omo le grand souverain toucouleur).
Ainsi l'expansion de l'empire foulah , représentant de l'Islam,
se continuait encore en 1880, plus d'un siècle après le début de
cette expansion. Malheureusement pour ce royaume, les Français
survinrent. C'est en 1881 qu'eut lieu le voyage de MM. Bayol et
Mirot, qui obtinrent un premier traité de protectorat. En I8H8. il
fut renouvelé et rendu effectif. Enfin, en 1890-97, l'administra-
tion directe était substituée au protectorat, sans secousse et sans
198 LE NOIR DE GUINÉE.
aucune résistance de la part des Foulahs, et depuis cette époque,
le Fouta n'est qu'une partie, la plus grande et la plus peuplée,
mais une partie seulement de la colonie de la Guinée française.
L'empire toucouleur du Fouta-Toron, lui, nous avait au moins
offert une résistance armée.
Avant de quitter les Foulahs. il nous faut dire un mot de leur
caractère anthropologique. Nous les avons décrits , du moins
les Foulahs ordinaires, les Foulahs « noirs », aussi noirs de
peau que les Mandés ou les Pré-Mandés, mais plus longs, plus
faibles, plus frêles, d'apparence plus féminine avec leurs lon-
gues cadenettes de cheveux tressés leur tombant autour de la
tête. Mais à côté des Foulahs noirs qui sont l'immense majorité,
il y a quelques Foulahs rouges qui eux sont des métis au premier
degré seulement de Foulbés et de Mandés, tandis que le Foulah
ordinaire est métis au deuxième degré. M. Mâchai dit à ce sujet
(ouvrage cité, page 292 : « Doelter.. . sépare du Foulbé : 1° les Fou-
lahs rouges (Fouta-Fouls, etc. des Portugais) à la peau rouge brun,
qui sont, dit-il, des métis au premier degré ; 2° les Foulahs noirs. . .
métis de Foulahs rouges et de Mandés, de Piafades, « dont je ne
doute pas, écrit-il, qu'ils sont de purs nègres très semblables
aux Mandés... » Lambert... fut reçu à ïimbo par les deux chefs
Sorga et Alphaïa et il les présente comme tout A l'ail différents
l'un de l'autre : l'almamy au pouvoir Sory-Ibrahimo, « de sang
peul presque pur a le teint rouge comme celui de certaines
statues égyptiennes », les cheveux lisses et nattés; il est obèse.
Omar, lils et petit-fils de Pialonkés. est au contraire noir et
svelte comme les Mandés ».
Il faut retenir de ceci qu'en niellant menu1 à part les Foulbés,
il y a quelques Foulahs rouges au milieu de l'ordinaire masse
foulai i.
La langue parlée par les Foulahs es! celle des Foulbés, avec
quelques particularités.
Nous ne dirons rien de la civilisation générale des Foulahs, ni
de leur organisation politique : nous avons déjà mi tout cela en
son lieu. Nous en avons fini avec eux. Passons maintenant aux
llouhhous. qui sont des Foulahs dissidents.
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 199
Les Houbbous. — Les Houbbous habitent le Fitaba qui est
une province au nord du cercle de Faranah, ayant pour capitale
Boketto. Ce sont des dissidents religieux qui furent détachés de
la croyance foulah, commence vers 18VT-1818 par la prédica-
tion du conquérant toucouleur El-Hadj-Omar qui était venu
prêcher dans le Dinguiraye (appartenant alors aux Toucou-
leurs). Un certain nombre de Foulahs adoptèrent donc les
idées religieuses de ceux-ci, firent sécession, se révoltèrent et
pillèrent Timbo en 1850. L'almamy Omar les établit dans le
Fitaba en 1852. Là, ils eurent, vers 1875, à combattre une ex-
pédition dirigée contre eux par l'almamy Ibrahimo. Ils écra-
sèrent son armée à la bataille de Boketto et tuèrent l'almamy
h coups de bâton, par crainte de ne pouvoir le tuer à coups
de sabre, ou à coups de fusil. Mais une vingtaine d'années après
(vers 1893i, quand Samory, refoulé par nous essaya de se frayer
une route vers le Sierra-Leone . il rencontra les Houbbous sur
son passage et sur l'invite de l'almamy de Timbo, brûla leur
capitale Boketto et fit couper en morceaux leur chef Abal.
Depuis, Boketto a été reconstruit et le nombre des Houbbous
augmente rapidement. Ils étaient .3.500 en 1900. En 1907. ils
sont 4.500. Comme les autres Foulahs, ils font à la fois de la
culture et de l'élevage. Ce sont eux qui fabriquent le meilleur
beurre de tout le cercle de Faranah et qui savent le mieux
soigner le bétail. Ils sont petits et maigres, comme je l'ai déjà
• lit, faibles de membres au point qu'on dirait des garçonnets.
Leur chef actuel Moktar Kaba, petit et bien pris, avec de beaux
yeux noirs d'enfant sérieux, musulman convaincu et rigide, est
très intelligent et instruit d'une façon peu commune pour un noir.
Il écrit l'arabe et compte remarquablement. Il tient ses Houb-
bous d'une main ferme et sérieuse. Je me demande où M. Mâ-
chât a pris les renseignements d'après lesquels il représente
(page 290, ouvrage cité) les Houbbous comme retombés an féti-
chisme, au nomadisme et au banditisme. Il est vrai qu'il y a
quelques bandits un peu plus bas que le Fitaka, mais ce sonl
des indigènes sierra-leonais qui viennent voler des bestiaux
et des femmes en territoir(> français, où les Malinkés dégénérés
•200 LE NOIR DE GUINÉE.
du Houré (d'ailleurs nullement nomades, niais islamisés, pa-
resseux et pillards) et les Houbbous n'ont aucun rapport avec
eux.
Passons maintenant aux Sarracolets qui habitent pour la plu-
part le Sénégal et le Soudan, mais dont il y a quelques repré-
sentants en Guinée française, par exemple dans le cercle de
Faranali.
Les Sarracolets. — Je fais des Sarracolets des métis de Foul-
bés et de noirs comme les Foulabs et les Toucouleurs, et non
des Mandés purs, comme le fait M. André Arcin. J'estime, en
effet, que les Sarracolets ont les caractères 1° physiques, 2° so-
ciaux, des métis de Foulbés. Du reste, la plupart des auteurs se
rendent compte que ce ne sont pas des Mandés et se gardent
de les identifier à ceux-ci.
Les Sarracolets, me dit quelqu'un qui les a vus, sont plus
petits et encore plus maigres que les Foulahs. Ils cultivent, ou
plutôt font cultiver par leurs esclaves, le riz et surtout le mil.
Ils ont plus de troupeaux (bœufs, vaches, moutons, chè-
vres, etc.) que les Mandés, un peu moins que les Foulahs. En
revanche, ils ont beaucoup de chevaux, beaucoup plus que ces
derniers, et les nourrissent de gros mil. Ils se livrent donc à l'é-
levage et surtout à l'élevage du cheval que les lecteurs de la
Science sociale savent être l'élevage commercial par excel-
lence.
Mais surtout ils font du commerce. C'est là leur grand art
nourricier, leur grande renommée extérieure. On les appelle
aussi les Juifs de l'Afrique, et on prétend que ce sont eux qui
ont appris aux noirs à faire les dioulas. Ce serait vrai, si le peu-
ple dioula, de race mandé, dont nous avons parlé plus haut, ne
les avait pas précédés dans cette voie, mais les Sarracolets
venus plus tard ont éclipsé leurs prédécesseurs par le dévelop-
pement qu'ils ont donné à leurs opérations commerciales. Du
reste, les Maures les dépassent à leur tour dans cette voie.
Kn résumé, tandis que les Foulbés restaient pasteurs, tandis
que les Toucouleurs et les Foulahs choisissaient la conquête et
la culture, leurs frères, les Sarracolets, choisissaient surtout le
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 201
commerce comme moyen d'existence et l'élevage le plus com-
mercial qu'il y ait, celui du cheval. Cela complète le cycle des
aptitudes des Foulbés et de leurs métis.
Les Sarracolets faisaient surtout jadis la traite des esclaves.
Les Français, en empêchant celle-ci, ont porté un coup sensible à
leur commerce. Les Maures ont pu résister, employant l'âne
pour leurs transports, mais non les Sarracolets, qui n'emploient
que le porteur humain. De plus, la présence des Européens
dans les pays du sud (Guinée, etc.) a excité au commerce les noirs
de ces pays (Soussous, Dialonkés, etc.), si bien qu'une concur-
rence très forte est née là pour les Sarracolets. De là la déca-
dence actuelle de leur commerce, décadence qui ne peut que
s'accentuer à cause de la concurrence européenne, maure et de
celle des dioulas locaux. Les Sarracolets seront donc forcés de
se réfugier dans l'élevage et la culture, comme les Foulahs et les
Toucouleurs.
Nous allons dire un mot des Khassonkés et des Toucouleurs
quoiqu'ils n'habitent pas la Guinée française, mais cela complé-
tera les notions du lecteur de cette étude sur les populations
métisses de Foulbés.
Les Khassonkés sont des métis de Foulbés et de Mandés : du
moins c'est ainsi que les considèrent la plupart des auteurs.
D'autres en font des Mandés purs.
Les Khassonkés font du riz et du coton, me dit quelqu'un
qui les a vus, parlent un dialecte malinké et vivent comme les
Malinkés. En ce cas, ce seraient plutôt des Mandés purs qu'un
mélange de Foulbés et de Mandés.
Les Toucouleurs. — Les Toucouleurs sont les Foulahs du Fouta-
Toron, comme les Foulahs sont les Toucouleurs du Fouta-Djal-
lon, en un mot les uns (Toucouleurs) sont les Foulahs orientaux,
les autres (Foulahs | sont les Foulahs occidentaux. N'oublions
pas pourtant que les Toucouleurs proviennent d'un croisement
de Foulbés et de Yolols, tandis que les Foulahs proviennent
d'un croisement de Foulbés et de Mandés. Nous avons vu plus
haut, en parlant de l'établissement de L'empire foulah com-
ment s'était établie la même époque L'empire toucouleur L709-
202 LE NOIR DE GUINÉE.
1770). Cet empire fut augmenté par le grand conquérant tou-
001116111* El-Hadj-Omar, du Macina (1861), mais à la mort de
El-Hadj-Omar, l'empire toucouleur et le Macina formèrent deux
royaumes séparés. C'est en 1889 que nous nous heurtâmes au
premier dans notre marche conquérante vers l'est. Ségou est
pris en 1890, Konakry la même année, Xioro en 1891 par le co-
lonel Archinard. L'empire toucouleur tombait donc entre nos
mains et Ahmadou, son chef, se réfugiait au Macina. En 1893.
nous l'y suivons. Djenné est pris le 12 avril, Mopti le 17 avril,
Bandiagara le 28 avril. En mai 1893, tout le Macina était con-
quis et Ahmadou reprenait sa fuite vers l'est. En un mot, de 1889
à 1893. tout l'empire toucouleur, y compris le Macina, conquis
par El-Hadj-Omar, tombait entre nos mains sous l'effort du co-
lonel Archinard.
Los Toucouleurs se sont en tout cas défendus plus sérieusement
contre nous que ne l'ont fait les Eoulahs. Du reste, ils étaient
musulmans plus fanatiques et surtout guerriers plus enragés.
Avant que nous ne brisions leur puissance, c'étaient les ex-
ploiteurs par excellence des Nègres et des Mandés. On peut croire
que si les Européens n'étaient pas intervenus en Afrique occiden-
tale, c'aurait été l'empire toucouleur qui aurait pris le dessus
sur tous les autres et nul plus que lui n'avait do force d'expan-
sion.
Nous eu avons tini maintenant avec les Foulbés cl Leurs métis
Foulahs, Toucouleurs, Sarracolets, etc., avec tous ces peuples
que M. de Préville a désignés sous le nom de pasteurs vachers et
qui sont les Koushites de l'ancienne histoire, ces Koushites qui
formèrent les premières civilisations des bords occidentaux de
L'Inde aux bords orientaux de L'Ethiopie, à une époque où Les
civilisations égyptiennes et chaldéennes n'étaient pas encore
nées, c'est-à-dire plus de 5.000 ans avant Jésus-Christ.
11 nous reste à dire un mot maintenant, pour relier cette étude
aux résultats déjà acquis en science sociale, des populations
qui sont au nord de ces pasteurs vachers, c'est-à-dire des Maures
et des Touareg. Pour les Maures, nous devons encore en parler
pour une autre raison : c'est qu'ils commercent en (minée Iran-
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 203
çaise et que les passer sous silence serait rendre incomplète-
ment la physionomie de ce dernier pays.
Les Maures. — Au point de vue anthropologique, ce sont
des blancs de race se mito- berbère. Le fond du peuple maure
est berbère, mais son aristocratie est arabe, c'est-à-dire tout à
fait sémite. Nous sortons donc avec lui des races noires ou rouges.
nègres, négroïdes ou koushites. Ce n'est pas à dire du reste que
les Maures n'aient pas du tout do sang noir dans les veines.
Quelques-uns, fils de femmes noires, sont vraiment des noirs
ou du moins sont très métissés de sang noir, mais c'est une pe-
tite minorité et des gens de la basse classe seulement. Il en
est de môme du reste chez les Touareg.
Au point de vue social, les Maures appartiennent à cette classe
que M. Armand de Préville a appelée, à tort, à mon avis, pas-
teurs chevriers, et qu'il place géographiquemént au nord des
pasteurs vachers et au sud des pasteurs chameliers (Touareg),
ce qui n'est pas non plus très exact. En effet, les Maures ne sont
pas au sud dos Touareg, mais aussi- à l'ouest de ceux-ci. Au nord,
ils atteignent le Maroc, à l'est les Touareg, à l'ouest l'Atlantique,
et au sud les Yolofs, les Toucouleurs et les Foulahs. Quant à la
désignation de pasteurs chevriers, je la trouve mal choisie parce
que, si on veut désigner ces populations par l'animal qui est
le plus nombreux dans leurs troupeaux, il faut les appeler pas-
teurs de moutons, étant donné qu'ils ont, on moyenne, 150 mou-
lons pour 70 ou 80 chèvres. Si, au contraire, on veut les carac-
tériser, non par l'animal qui tient le plus de place dans leurs
troupeaux, mais par celui qui leur sert le mieux d'aide et d'ins-
trument dans leur travail (comme Armand de Préville appelle
pasteurs cavaliers les Arabes nomades qui gardent d'immenses
troupeaux de moutons avec leurs chevaux, ou pasteurs chame-
liers les Touareg qui font des chameaux leur instrument do
transports, de commerce, de guerre et qui ont du reste Anus
leurs troupeaux beaucoup d'autres espèces d'animaux souvent
plus nombreux que leurs chameaux), il faudra appeler les Maures
pasteurs, âniers- parce que c'est l'âne qui est leur grand instru-
ment de transport et de commerce, .le propose donc celle rec
20 \ LE NOIR DE GUINÉE.
tification, et demande qu'on appelle les Maures de l'Afrique oc-
cidentale et les Groupes sociaux analogues qui se trouvent dans
l'Afrique orientale, pasteurs âniers et non pas pasteurs chevriers.
Ce mot de pasteurs àniers les caractérisera à fond comme celui
de pasteurs chameliers caractérise à fond les Touareg.
Les Maures font deux choses, au point de vue du travail nour-
ricier : ce sont d'abord des pasteurs nomades allant des rives
du Sénégal, au nord et à l'est du pays, à la recherche de pâtu-
rages frais. Au pâturage lesMaures ajoutent la cueillette : ils ont,
en effet, des dattiers et la datte constitue une partie importante
de leur alimentation. Ils cueillent aussi la gomme qui est un pro-
duit commercial qu'ils iront revendre sur la côte aux Européens.
L'autre grande ressource des Maures est le commerce : ils le
font soit à la côte sénégalaise ou sur le fleuve avec les Euro-
péens, soit dans le sud avec les Mandingu.es. Pour faire ce der-
nier commerce, ils s'aident de leurs Anes qu'ils chargent jusqu'à
80 kilogrammes de marchandises et sur la croupe duquel ils
se hissent souvent en surplus, assis tout à fait sur l'arrière de
la bète et brandissant une branche d'arbre. Ces caravanes de
Maures, ne comprenant que des hommes, on les rencontre à
chaque instant en Cuinéc. Elles se composent de sept ou huit
individus et d'une douzaine d'ânes généralement chargés de
barres de sel gemme : chaque àne en porte deux , l'une à
droite, l'autre à gauche, les Maures sont venus ainsi, de la rive
droite du Sénégal à travers le Soudan. De Bammako ils gagnent
Siguiri, KanUan, Kouroussa et de là remontent à Konakry. Quel-
ques-uns même se risquent dans le sud, à lie via, Faranah, llé-
rimakono, sur la frontière sierra -léonaise.
En dehors du sel, les Maures amènent en Guinée de grands
troupeaux de moutons et quelquefois aussi des troupeaux de
bœufs à bosse du Soudan. Les moutons maures sont grands,
maigres, hauts sur pattes, avec une grosse tête forte, maigre et
bête. Les Maures les vendent de ô à 15 francs pièce. La viande
en est détestable, au moins pour un Européen, mais les indi-
gènes, moins difficiles qui* nous, les achètent et en font même
quelquefois la revente.
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 205
Quant aux bœufs à bosse, j'en ai vu des troupeaux à Kankan.
Les bêtes arrivent de leur traversée du Soudan, exténuées, sai-
gnantes, couvertes de blessures et de plaies, dans le plus piteux
état. On commence par les faire reposer, puis on les vend aux
Malinkés.
En résumé, commerce du sel, commerce des moutons, com-
merce des bœufs à bosse, voilà en quoi consiste le commerce
maure en Guinée.
Quant au commerce maure au Sénégal avec les Européens,
le colonel Frey nous donne sur lui des renseignements intéres-
sants dans son livre : la Cote occidentale d'Afrique, 1890.
« Sur la rive droite du Sénégal habitent, dit-il (pages 99 et sui-
vantes), les Maures qui occupent la partie du Sahara comprise
entre le fleuve au sud, les Touareg à l'est, le Maroc au nord.
« De race berbère, présentant parfois des types remarquables
par leur beauté, les Maures ne nous semblent posséder que de
bien rares qualités. Par contre, leurs défauts sont nombreux.
Rebelle à toute conciliation, possédant à un degré inouï la haine
du chrétien et de l'infidèle, le Maure est d'ordinaire profondé-
ment immoral, fourbe, astucieux, pillard, voleur, cruel à l'oc-
casion et peu hospitalier. Il sait supporter la faim, sauf à se
montrer d'une gloutonnerie inimaginable lorsqu'il rencontre «le
quoi satisfaire son appétit. En général, les Maures sont braves,
infatigables et cavaliers éniérites.
Essentiellement nomades, les Maures vivent sous leurs tentes
en tissu de poils de chèvre et de chameau. Vagabondant à tra-
vers les espaces immenses où ils régnent en maitres, on les
voit, pendant la saison sèche, amener aux pacages des bords du
fleuve leurs innombrables troupeaux. Ils campent, décampent,
allant d'un pâturage à l'autre, selon les ressources que présen-
tent les contrées dans lesquelles ils se trouvent.
« Ce sont les Maures qui fournissent les caravanes, qui,
chaque année, apportent à nos escales la gomme qu'elles re-
cueillent dans de vastes bois d'acacias situés à huit ou dix jours
de marche du fleuve. Les Maures emploient à ce travail, réputé
très pénible, des captifs qui sont, pour la plupart , le produit des
20C> LE NOIR DE GUINÉE.
rapines incessantes exercées par eux contre les malheureuses
populations indigènes qu'ils pillent et rançonnent à toute occa-
sion... »
Le docteur Bérenger-Féraud. dans son ouvrage sur les peuples
de la Sénégambie, dit à son tour : « Rien n'est intéressant
comme d'observer la manière dont le Maure est traité a l'escale
par le marchand avant ou après la vente de sa gomme; et, en
effet, au début, le traitant envoie au loin un ou plusieurs émis-
saires appelés maîtres de langue, qui tachent de décider le
Maure avenir chez son patron. Le Maure, interpellé par le maître
de langue, est hautain, fier, grossier même, mais ses boutades
ne parviennent pas à éloigner l'intéressé, qui est généralement
vêtu d'un beau coussabe (manteau) et porte divers objets
voyants sur lui. Le Maure regarde-t-il le coussabe. le maître de
langue le lui offre; manil'este-t-il un désir, le maitre de langue
s'empresse de le satisfaire, et ils arrivent ainsi jusque chez le
traitant qui a mille amabilités pour l'étranger. C'est de la mé-
lasse mise à profusion dans l'eau de sa boisson; c'est un énorme
plat de couscous qui lui est offert; bref, on va au-devant de
ses désirs de la manière la plus empressée. Pendant ce temps,
le marché se conclut, les boulons de gomme sont pesés et enfin
enfermés dans l'arrière-magasin. Alors la scène change tout à
coup : le Maure veut-il une pierre à fusil, on la lui refuse bru-
talement.
« Demande-t-il à boire, on lui répond d'aller à la rivière; et
s'il ne se hâte pas de vider les lieux, il est violemment expulsé
de la demeure où il avait été reçu primitivement avec tant de
démonstrations d'amitié. »
En résumé, le Maure est donc :
t" Un pasteur;
2" l'n commerçant.
Autrefois il ajoutait, au commerce de la gomme, du sel. des
moulons el des bœufs à bosse, celui des esclaves, mais l'oCCU-
pation française lui a supprimé cette ressource.
Actuellement le gouvernement français de l'Afrique occiden-
tale a mis la main sur la Mauritanie, cl cela nous a mis en
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 207
guerre avec les tribus maures les plus guerrières et les plus
éloignées; aussi, après avoir usé sans succès du gouvernement
civil en ces régions, avons-nous dû installer le gouvernement
militaire, ceci tout récemment (1907).
Les Touareg. — Nous ne parlerons pas ici des Touareg que
les noirs appellent Bourdaines ou Gourâmes, d'une part parce
qu'ils sont bien en dehors de la Guinée française et ne soutien-
nent avec celle-ci aucun rapport, et d'autre part parce que la
Science sociale les a copieusement étudiés.
Tandis que les Maures représentent les pasteurs chevriers de
M. Armand de Préville, les Touareg représentent les pasteurs
chameliers. Au-dessus il y a les Arabes nomades ou pasteurs de
moutons (qu'Armand de Préville appelle pasteurs cavaliers) et
enfin, au nord encore, les Arabes « de l'argile » ou Arabes
sédentaires et cultivateurs, ceux qui ont sinon fondé, du moins
été le vrai soutien et le fondement réel de l'empire arabe du
moyen âge, aussi bien que des anciens empires sémites dr
Chaldée et d'Assyrie.
Telle est la gamme des populations qui s'étagent du nord de
la Guinée française jusqu'à la Méditerranée.
Origine de ces races. — Nous venons de passer en revue
toutes les races qui habitent la Guinée et toutes celles môme
qui l'intéressent plus ou moins. Maintenant, il nous reste une
grosse question à traiter : celle de l'origine de ces races.
Nous allons l'examiner en commençant par le nord, c'est-à-
dire par les Foulbés, Toucouleurs, Foulahs, etc., à cause delà
moindre difficulté du problème de l'origine ici: puis nous passe-
rons à celle des Mandingues et des Pré-Mandingues qui est évi-
demment plus difficile et plus obscure.
Commençons donc par les Foulbés.
M. Mâchai ouvrage déjà cité, page 27:5 . dit ;'i ce sujet :
« M. le IV Toutain avait déjà fait quelques mensurations sur des
Foulbés vivants, sur des crânes (le provenance authentique, et in-
diqué scientifiquement , le premier,- un rapport avec les popu-
lations «le la Haute Egypte e1 de la Nubie, constatation d'ailleurs
208 LE NOIR DE GUINÉE.
d'accord avec les légendes foulahnes reproduites par Hecquard
et Olivier de Sauderval.
Ce résultat a récemment été confirmé. M. le Dr Verneau,
étudiant des crânes rapportés du Fouta-Djallon par MM. Miquel
et Machaud, a pu reconnaître en eux les deux mêmes types que
ceux que présentent ceux des Éthiopiens et des anciens Égyp-
tiens, ancêtres des Fellahs actuels; c'est bien par l'est, selon lui,
que les Foulbés sont venus peu à peu jusqu'au Sénégal. Le lin-
guiste Millier a, de son côté, rattaché la langue des Foulbés (le
foulfouldé) au nouba que parlent les habitants du Kordofan. Et
ainsi se trouve fermée la porte aux hypothèses souvent gratuites
émises sur l'origine de ces tribus. Du Moyen Nil à la Séné-
gambie, puis à la Guinée et dans les pays de la boucle du Ni-
ger, on peut, au reste, suivre la migration des Foulbés à la
trace... »
Ainsi les Foulbés seraient des Éthiopiens, des Nubiens, des
Koushites. Mais qu'est-ce au juste que ces Ethiopiens-Koushites?
Maspéro [Histoire ancienne des peuples de l'Orient 1878,
page 145) en fait le portrait suivant : « Les Koushites avaient
la taille petite, le corps élancé et bien fait, la chevelure abon-
dante , souvent frisée , mais jamais crépue comme celle du
nègre, le teint foncé variant du brun clair au noir, les traits,
réguliers, parfois délicats; le front droit, étroit, suffisamment
élevé; le nez long, mince et fin, d'une saillie moins accusée
que le nez d'un Arien; seule la bouche était défectueuse, munie
de lèvres épaisses et charnues. »
Maspéro nous présente ici la race koushite comme une race à
part, différente à la fois des nègres et des Sémites, mais, par la
suite, il semble moins affirmatif et semble tantôt présenter
les Koushites comme une race proto-sémite, tantôt au contraire
comme une race négroïde.
Actuellement on l'ail généralement des Koushites une race
rouge, la race nubio-élhiopienne, tout ;\ l'ait distincte à la fois
des blancs sémites et des noirs (pygmées, nègres, etc. . M. Ar-
cin (ouvrage cité, page 159), dit de cette raie rouge : « C'est
l'antique race égyptienne, celle des entants de Misr. C'est la
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 209
race koushite, les Éthiopiens orientaux et occidentaux qui vin-
rent se superposer en Europe, en Asie et en Afrique à la race
nègre ». Anthropologiquement cette race serait donc bien dis-
tincte des Sémites et des noirs, au moins originairement.
Je dis « au moins originairement », car il est plus que pro-
bable que les Koushites, au contact d'un côté au sud avec les
noirs qu'ils exploitaient, de l'autre avec les Sémites qui les
pressaient au nord, ne vont pas aller de l'Afrique orientale à
l'Afrique occidentale, sans se mêler plus ou moins avec ces der-
nières races.
Au sujet du mélange avec les Sémito-Berbères d'abord, M. Mâ-
chât dit, ouvrage cité (page 273, en note) : « D'après F. Dubois
(Tombouctoii la mystérieuse, page 152), les Foulbés n'auraient,
contrairement aux Sourhaï, aucun rapport avec les Fellahs : il
faudrait les regarder, conformément au Tarik-es-Soudan, comme
des Arabo-Berbères, très analogues aux Touareg et venus du
Sahara occidental. C'est aussi la théorie de Passarge, adoptée
par Constantin Meyer; ils ont, dit-il, un caractère berbère
« atténué... ». Il y a certainement dans cette doctrine une part
de vrai, car la migration s'est faite d'abord d'est en ouest, dans
les pays de la lisière du Sahara, puis du nord-ouest au sud-est à
travers le Soudan...
« M. Deniker concilie les deux opinions en disant : que les
Peuls sont des métis d'Ethiopiens pénétrés de sang arabo-ber-
bère. » En résumé, les Foulbés contiennent une certaine quan-
tité de sang sémito-berbère à côté de leur sang fondamental
rouge.
Mais il est plus que probable aussi que ces Foulbés ont du
sang noir (nègre ou pygmée) en assez grande quantité dans
les veines. En effet, quand on réfléchit que les Maures et les
Touareg, qui sont eux des Sémito-Berbères purs, ont pourtant
quelque sang noir dans les veines, à cause de leurs femmes
noires et de leurs négresses esclaves, il faut bien concluiv qu'à
plus forte raison les Koushites qui ont vécu à travers Les siècles
de l'exploitation dos noirs et perpétuellement mêlé leur sang à
celui des femmes noires, en ont aussi et encore plus. Ils en ont
14
210 LE NOIR DE GUINÉE.
probablement autant que de sang arabo-berbère. Ainsi, pour
fixer les idées et sans donner aucune valeur absolue à ces chif-
fres, nous pouvons admettre qne les Kousbites ont 50 p. 100 de
sang rouge, d'origine, dans les veines, 30 p. 100 de sang arabo-
berbère, et 20 p. 100 de sang noir.
Quant aux Foulahs et aux Toucouleurs qui sont des métis de
Foulbés et de Mandés, il faut, pour fixer ce qu'ils sont au point
de vue ethnologique, voir d'abord ce que sont les Mandés eux-
mêmes.
Mais ici nous sommes en présence des plus graves difficultés.
D'une part, les Mandés ne sont pas des nègres purs et pourtant
se rattachent plutôt au type nigritien. D'autre part, quelle est
l'origine des Mandés? Viennent-ils de l'est et seraient-ils d'an-
ciens pasteurs transformés en cultivateurs, des Foulahs plus
avancés dans leur évolution sociale par exemple, mais où le
sang noir aurait pris définitivement le dessus? Cette opinion
suppose du reste des nègres autochtones avec lesquels se seraient
mélangés les pasteurs venus de Test. Ou bien sont-ils un mé-
lange de nègres, d'une part, de tribus nègres originaires du
sud, et de Garamantes, d'autre part, venus du nord-est, ces
Garamantes qui eux-mêmes sont un mélange de nègres, de
rouges et d'Argano-Lybiens? C'est l'opinion de M. André Arcin.
Entin les Mandés viennent-ils de la forêt de la Côte d'Ivoire
et du Libéria, comme le lieutenant Desplagnes le soutient dans
son livre tout récent sur le Plateau central nigérien? — Le lieute-
nant Desplagnes montre que les populations garamantiques ou
influencées par les Garamantes celles mêmes du Plateau central
nigérien, les Ilabès), ont une architecture en pierre très cu-
rieuse et bien au-dessus de la construction nègre. Il montre
également que ces populations se servenl de meules dormantes
en pierre pour l'écrasement des graviers, tandis que le nègre
ordinaire venu de la forêt se sert de l'auge en bois cylindrique
dans laquelle joue le pilon), commune à toutes les populations
de la forêt, de la Guinée et du Soudan, primitives, Pré-Man-
dinguês ou Mandingucs. — Ainsi les Pambaras viendraient de la
forêt de la Côte d M voire et du Libéria et n'auraient guère été
LES RACES DE LA GUINÉE FRANÇAISE. 211
influencés par des invasions venues du nord. Mais, ceci s'ap-
plique aux Malinkés et à tous les autres Mandés ; leur origine
serait donc à chercher dans le sud. Au reste, ce qui confirmerait
cette vue, c'est que les Pré-Mandés (ainsi les Bagas), se disent
venus de la forêt de la Côte d'Ivoire.
En résumé, les trois opinions ont quelque chose de commun :
le fond de la population mandé viendrait du sud et appartien-
drait au type nigritien. Mais ces Mandés ont fait partie d'em-
pires plus au nord (ainsi l'empire de Mali) qui les ont plus ou
moins soumis et qui leur ont donné leur nom ; les empires du
nord non seulement ont soumis les tribus nigritiennes du sud et
leur ont imposé leur nom, mais encore ont probablement modifié
un peu le type noir pur. De là vient que le Mandé n'est pas un
pur nègre, tout en appartenant surtout au type nigritien.
Naturellement les Pré-Mandés se rapprochent encore plus du
type nègre pur que les Mandés et les primitifs que les Pré-
Mandés.
.Nous pouvons nous demander maintenant ce que sont, au point
de vue ethnologique, les Foulahs et les Toucouleurs et autres
métis de Foulbés et de Mandés, puisque nous venons d'examiner
les deux races composantes.
Dans ce mélange, leMandingueadonné sa couleur foncée noire
ou chocolat, mais non sa force de corps. Le Foulah est long et
mince, le Foulbé petit et mince et il en est de même, dit-on,
des Toucouleurs.
Moralement aussi le Foulah, le Toucouleur, ressemblent plus
au Foulbé qu'au Mandé ou qu'au Pré-Mandé. Ainsi il semble que
Le sang rouge renforcé de quelque sang arabo-berbère l'ait em-
porté ici sur le sang noir. On pourrait donc dire, pour fixer les
idées, que le Foulah a V.*> p. 100 do sang rouge dans les veines,
40 p. 100 de sang nègre et 15 p. 100 de sang arabo-berbère.
Il nous reste à nous demander s'il n'y a pas en Guinée fran-
çaise de noirs purs, sans métissage, c'est-à-dire soit des nègres,
soil des Pygmées. Pour les nègres purs, s'il y en a, ils sont bien
peu. Le nègre pur n'est fourni ni par le Mandé, ni par le Pré-
Mandé el pour les primitifs <!<■ la Guinée française, je n'affir-
212 LE NOIR DE GUINÉE.
merai rien à leur sujet. « Le domaine des vrais nègres, écrit
M. André Arcin, p. 157, est de plus en plus restreint. On les
découvre disséminés dans quelques parties de la forêt vierge ou
dans les vases de la côte. » Quant aux Pygmées, il n'y en a plus
en Guinée française, mais il en existait probablement jadis.
Hérodote rapporte en effet qu'au dire des Nasamons, des peuples
de Pygmées habitaient près des rives du Niger. Ils ont dû être
refoulés peu à peu au sud par les invasions venues de l'est et du
nord. Peut-être en reste-t-il quelques débris dans la forêt de la
Côte d'Ivoire et du Libéria. Ainsi ces Bérés dont j'ai parlé plus
haut, « qui seraient des hommes très petits, atteignant à peine
lm,50, ayant une forte carrure et devenant très gros parfois »
(André Arcin, ouvrage cité, p. 175), mais c'est là tout ce que je
vois à ce sujet.
Je rejoins avec les Pygmées les belles études publiées en
1899, dans la Science sociale, par M. Picard, de même que j'avais
rejoint, en étudiant les Foulahs, les Foulbés et les Maures, les
belles études publiées par M. Armand de Préville sur le nord de
l'Afrique. Mon travail se raccorde donc de toutes parts avec des
études antérieures publiées par la Science sociale et se range
naturellement parmi celles-ci.
L. Tauxier.
L' Administrateur-Gérant : Léon Ganglofp.
TYPOGRAPHIE HioiiN-ninor ET c"
BIBLIOTHÈQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
FONDATEUR
EDMOND DEMOLINS
LA FORMATION PARTICULARITE PAR LE COMMERCE
LE TYPE FRISON
PAR
Paul ROUX
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, in i: j \< <>i;. 56
Novembre 1908
SOMMAIRE
Avant-Propos.
I. — Le Lieu. P. 8.
1° Le lieu primitif.
2° Le lieu actuel. — Le sol et les eaux. — Les travaux hydrauliques. — Les
productions naturelles.
II. — Le Bétail et le Lait. P. 20.
La Frise.
1" Le pâturage pur. — Le « greidstreek ». — Une ferme à pâturage. — Les lai-
teries.— Le fermage et le propriétaire absentéiste. — Les associations. — La
famille et le mode d'existence. — Les cultures intellectuelles et la religion. —
Les organismes de la vie publique.
2n La culture associée au pâturage. — Le <• Kleiboden ». L'industrie laitière
et la culture. — La main-d'œuvre. — Le propriétaire cultivateur. — Le déve
loppement de l'instruction agricole. — La commercialisation de la culture.
3° Le petit paysan de la région sablonneuse. — Le colportage.— Les in-
fluences extérieures. — La petite propriété. — Saxons et Frisons.
III. — La culture spécialisée. P. 74.
Les fermes à céréales. — La spécialisation commerciale. Le « beklemrecht ••.
— L'évolution de l'agriculture en Groningue.— La ville de Groningue.
IV. — La culture maraîchère. P. 92.
La Frise occidentale. — Les choux de Brœk-op-Langendijk. — Les groseil-
les de Zwaag. — L'organisation commerciale.
V. — Conclusions. P. 103.
Les variétés el l'évolution du type frison. — Les origines. — La formation
particularistc par le commerce.
LA FORMATION PARTICULARISTE PAR LE COMMERCE
LE TYPE FRISON
Il n'est peut-être pas inutile, au début de cette étude, d'expli-
quer comment j'ai été amené à faire une enquête sur le type
frison et pourquoi la Société internationale dé Science sociale
a bien voulu me confier une mission dans les Pays-Bas.
Dès sa constitution, en 1904, la Société de Science sociale
eut la pensée de faire entreprendre l'étude méthodique des
populations particularistes de l'Allemagne et de la Scandi-
navie sur lesquelles nous n'avions que des observations anciennes
antérieures à la nomenclature sociale. M. Paul Bureau fut chargé
d'une enquête sur la Norvège, d'où il rapporta sa remarquable
étude : Le jiaysan des Fjords de Norvège, Vers la même épo-
que, je profitai d'un séjour en Allemagne pour recueillir des
observations sur le type saxon du Lunebourg. Entre autres faits,
je remarquai que, grâce au développement des transports et à
l'intensification de la culture qui en résulte, la population s'ac-
croît actuellement sur place. Aussitôt une question se posait :
où s'était faite jadis l'expansion de la race qui peuple encore
aujourd'hui les parties sablonneuses du Hanovre et la West-
phalie? N'avait-elle pas peuplé la région littorale, les fertiles
terres d'alluvions qui bordent la mer du Nord? Je le croyais, et
c'est pour vérifier cette hypothèse, et voir ce qu'était devenu le
type saxon dans ce milieu nouveau et différent de l'ancien à bien
des points de vue, que je lis un séjour dansles Marschendu lit-
toral en juillet-août 1 0 o ."> . Toul d'abord, je crus mon li> pothèse
LE TYPE FHISn.N.
confirmée : dans "le pays de Hadeln, près de Cuxhaven, je trouvai
bien des Saxons modifiés, il est vrai, mais parfaitement recon-
naissais. Je voulus avoir d'autres preuves: de nouveaux son-
dages sur les bords de la Weser et dans la province de la Frise
orientale me démontrèrent qu'il existait là un type différent
du Saxon, peut-être le type frison, plus probablement un type
mixte dû à des mélanges ou à des influences réciproques. Il
était difficile de noter la part des deux types fondamentaux
dans le type observé, car nous ne connaissions pas le type fri-
son pur. L'idée me vint donc, tout naturellement, d'aller étu-
dier ce dernier dans le pays où il est resté le plus à l'abri des
mélanges et des influences étrangères, c'est-à-dire dans la Frise
néerlandaise.
Je fus confirmé dans mon dessein par un autre fait. Ne trouvant
pas sur le littoral une expansion caractérisée du type saxon, je
pensai la trouver peut-être dans les tourbières; mais là, nouvelle
déconvenue : je constatai partout que les nouveaux colons
viennent presque tous des anciennes colonies, et que celles-ci
ont été peuplées à l'origine par des Hollandais. Un petit pays,
jadis marécageux, le Sagterland, qui s'enfonce comme un coin
en pays de langue saxonne, est habité par une population de
langue frisonne qui a mis le terrain en culture. Il semble bien
que l'influence frisonne soit prépondérante dans le peuplement
des tourbières. Il était donc indiqué d'aller voir comment les
Frisons s'y sont pris dans leur pays d'origine '.
Voilà comment une étude méthodique de la Plaine saxonne
m'a conduit des landes du Lunebourg aux vastes prairies de la
Frise. Je n'ai pas toujours trouvé ce que je cherchais; bien
au contraire, j'ai dû généralement réformer mes hypothèses
primitives. Cela prouve que L'enquête entreprise n'était pas
inutile.
En [n'acheminant vers la Hollande à la fin de mai 1907, j'avais
l'intention d'étudier le type frison par opposition avec le type
saxon. J'ai reconnu très vite que le frison des Pays-Bas et le
1. Cf. Se. Ssoc, i">c fasc.
LE TYPE FRISON. •>
Saxon du Lunebourg étaient à deux stades trop différents de
leur évolution pour qu'une comparaison entre eux fût instruc-
tive. Il existe aussi desSaxons dans les Pays-Bas, dans la Twenthe,
mais ils sont au même point que les Bauern du Lunebourg,
avec qui ils ont des ressemblances nombreuses et profondes.
La différence de développement du type frison et du type
saxon tient à la situation géographique du lieu occupé par
chacune de ces deux races. La seconde peuple des landes sablon-
neuses isolées où les transports ne se sont développés que dans le
dernier tiers du xixe siècle. La première, au contraire, établie
sur les rivages de la mer et du Zuiderzée, dans un pays coupé et
recoupé par les voies d"eau navigables, a été très fortement tou-
chée par les transports et soumise de bonne heure à l'influence
du commerce. Les caractères primitifs de la race se sont donc
profondément modifiés; à certains égards même ils ont perdu
de leur originalité. On ne peut donc pas plus comparer le Saxon
du Lunebourg ou de la Twenthe au Frison de Frise que le dia-
lecte du paysan à la langue de l'homme cultivé; nous laisse-
rons donc de côté les Saxons pour ne nous occuper que des popu-
lations frisonnes.
D'après ce que nous venons de dire, il faut s'attendre à ren-
contrer en Frise l'influence des transports et du commerce à un
haut degré. E. de Laveleye écrivait en 18(>5 que la Hollande,
jadis pays commercial, était devenu un pays agricole : « La
Néerlande, ajoutait-il, qui ne vivait jadis que par le trafic, est
devenue une des nations agricoles les plus avancées de l'Europe,
et celle qui relativement exporte le plus de produits de son sol ».
Cette phrase précise la vérité : l'agriculture hollandaise a une
allure tout à fait commerciale, elle est une des formes sous
lesquelles le Hollandais manifeste ses aptitudes commerciales.
Si elle a pris, au xixc siècle, un grand essor, c'est que l'instru-
ment du commerce, les transports se sont perfectionnés, sont
devenus nombreux, économiques et rapides.
Tant que les transports sont compliqués, longs et coûteux,
le commerce ne porte que sur des denrées de grande valeur :
étoffes de luxe, épices, objets précieux, C'esl l'époque des disettes
0 LE TYPE FRISON.
et des famines parce qu'il n'est pas économiquement possible de
transporter du blé d'une province à l'autre, d'un pays dans le
pays voisin. C'est le règne de la culture intégrale et ménagère :
l'agriculteur vit sur sa terre, tout au plus alimente-t-il le
marché voisin.
Dès que les transports deviennent peu dispendieux, on échange
d'un bout du monde à l'autre des matières lourdes, encom-
brantes, de faible valeur : charbon, bois, blé, etc.. Lorsque les
transports se perfectionnent et s'accélèrent, on peut exporter des
produits périssables, mais de valeur élevée : viande, légumes,
fruits, beurre, etc. .. Aujourd'hui les œufs et les beurres de Sibérie
envahissent le marché anglais, et les primeurs de Provence
et d'Algérie arrivent facilement aux halles de Londres et de
Berlin. C'est l'époque de la spécialisation agricole : l'agricul-
teur se soucie peu de satisfaire à sa propre consommation; il
songe surtout à obtenir des produits excellents, qui se vendent
cher sur des marchés souvent très éloignés. La connaissance de
ces marchés, la bonne utilisation des transports ont pour lui
autant d'importance que la science des procédés techniques.
Un commerçant, un peuple à aptitudes commerciales sont
donc très aptes à profiter des nouvelles conditions économiques
que le développement des transports fait à l'agriculture. C'est
pourquoi la Hollande occupe maintenant un des premiers rangs
dans l'agriculture européenne; c'est pourquoi aussi, dans les
Pays-Bas, l'essor agricole a commencé dans la zone littorale plus
fortement influencée par la formation commerciale. Et dans la
zone littorale, c'est en Frise qu'est née, sous l'influence du lieu ,
la spécialisation agricole qui caractérise aujourd'hui la Néer-
lande, à savoir la production du lait. C'est de la Frise que l'in-
dustrie beurrière s'est répandue peu à peu dans toutes les
autres provinces. On peut donc dire que, dans les conditions
actuelles du travail, c'est le Frison qui est le type social domi-
nant dans les Pays-Bas. C'est aussi en Frise que nous trouvons
deux autres spécialisations qui ne sont pas sans importance :
la culture intensive des céréales el de certaines plantes indus-
trielles, et la culture maraîchère.
LE TYPE FRISON. /
Nous étudierons donc successivement :
1° Le lieu ;
"2° Les conditions générales du travail : industrie laitière,
cultures spécialisées, cultures maraîchères, et leurs répercussions
sur le type social1.
1. Je dois faire remarquer ici que je n'ai pas pu pousser mon enquête aussi à
tond que je l'eusse désiré à cause de mon ignorance de la langue hollandaise. Les
gens cultivés parlent partout le français ou l'allemand, beaucoup de fermiers même
peuvent lire l'une de ces deux langues, mais ils ne les parlent pas faute de pratique ;
quant aux ouvriers et petits paysans, ils ne connaissent que leur langue maternelle.
C'est dire que je n'ai pas pu prendre, avec les habitants des Pays-Bas, le contact
intime qui est nécessaire pour bien pénétrer la manière de vivre des gens, leurs idées,
leurs aspirations. Le côté psychologique du caractère frison m'a donc forcément,
presque entièrement échappé, ou du moins n'en ai-je pas eu connaissance par l'ob-
servation personnelle directe. 11 m'aurait même été difficile de mener à bien mon
enquête sans l'aide obligeante de M. E. Molenaar qui a bien voulu m'accompagner
dans mon voyage et me servir de guide et d'interprète avec une complaisance in-
lassable dont je le remercie bien sincèrement. Partout d'ailleurs, j'ai trouvé l'accueil
le plus courtois et l'empressement le plus sincère à répondre à mes questions auprès
des personnes auxquelles je me suis adressé.
LE LIEU
LE LIEU PRIMITIF.
On a dit que la Hollande était une sorte de compromis entre
la terre et la mer, une région amphibie que se disputent le
continent et l'océan. Ce qu'était le pays tel que l'avait fait la
nature, on peut se le figurer par la description suivante qu'on
donne E. de Amicis : « La Hollande était un pays presque inha-
bitable. Ce n'étaient que vastes lacs, agités comme la mer,
qui se touchaient l'un l'autre. Les marais succédaient aux
marais, les landes aux landes. D'immenses forêts de pins, de
chênes et d'aulnes étaient parcourues par des bandes de chevaux
sauvages. Des golfes profonds portaient jusque dans le cœur du
pays la furie des tempêtes boréales. Des provinces entières dis-
paraissaient une fois l'an sous les eaux de la mer; c'étaient des
plaines fangeuses, ni terre ni eau, sur lesquelles on ne pouvait
ni marcher ni naviguer. Les grands fleuves, qui n'avaient pas
une inclinaison suffisante pour descendre à la nier, erraient çà
et là comme incertains de la voie à suivre et s'endormaient en
formant de grandes lagunes dans les sables de la cùte. C'était
un pays sinistre, battu par des vents furieux, fouetté par des
pluies obstinées, voilé d'une brume perpétuelle, où l'on n'en-
tendait que le mugissement des Ilots et les cris des bêtes
LE LIEU. U
sauvâmes et des oiseaux marins. Les premiers peuples qui eurent
le courage d'y planter leurs tentes durent élever de leurs mains
des monticules de terre pour se soustraire aux débordements
des fleuves et aux inondations de la mer. Ils vivaient sur ces
hauteurs comme des naufragés sur des iles solitaires, en des-
cendant lorsque les eaux se retiraient pour chercher leur sub-
sistance dans la pèche et dans la chasse et recueillir les œufs
déposés sur le sable par les oiseaux marins. César, le premier,
nomme ces peuples incidemment. Les autres historiens latins
parlent avec une pitié respectueuse de ces barbares intrépides
qui vivent sur des terres flottantes, exposés aux intempéries
d'un ciel inclément et aux colères de la mystérieuse mer du
Nord. L'imagination se plait à évoquer les soldats romains qui,
du haut des dernières citadelles de l'empire battues par les
flots, contemplaient, avec- tristesse et étonnement, les peuplades
qui erraient dans ces terres désolées, comme une race maudite
du ciel. »
Si poétique que soit le tableau, il n'en donne pas moins une
image exacte de ce que devaient être les Pays-Bas avant que
l'homme n'en eût entrepris la conquête. La géologie nous
apprend, en effet, que l'ossature du pays est formée par un
diluvium glaciaire provenant de l'Europe centrale, apporté par
les fleuves et recouvert en partie par le diluvium des glaciers
Scandinaves qui ont couvert le sol de blocs erratiques. Ce dilu-
vium est constitué surtout par des sables qui, poussés par les
vents du large, ont donné naissance à la ligne de dunes qui,
bordait tout le rivage depuis Dunkerque jusqu'à l'Elbe et qui
percée plusieurs fois par les flots, subsiste encore en Hollande
et dans le cordon d'îles littorales qui occupe l'emplacement de
l'ancien rivage. Dans cette plaine basse et horizontale les
fleuves coulaient paresseusement. Arrêtés par les dunes, ils
ont formé des marécages qui sont devenus des tourbières. Eu
même temps, sur les rives des cours d'eau et sur le littoral de
la mer se déposaient des alluvions <!<' ras/- argileuse qui
augmentaient d'épaisseur d'année en année, forma ni ainsi
une ceinture de terrains riches autour des landes el des marais
10 LE TYPE FRISON.
de l'intérieur. C'est cette zone littorale qui est peuplée par les
Frisons ; c'est elle que nous étudierons.
Mais, depuis l'époque à laquelle sont arrivés les premiers
hommes dans cette contrée si déshéritée, de grands change-
ments sont survenus dus, les uns à la puissance dévastatrice
des flots, les autres à la patience et au travail de l'homme qui
a transformé le sol primitif, l'a protégé contre la mer, l'a dé-
barrassé des eaux intérieures, et ainsi, peu à peu, s'est constitué
le lieu actuel que nous allons examiner maintenant.
II. — LE LIEU ACTUEL.
Le sol et les eaux. — Nous venons de voir comment s'est
formé le sol des Pays-Bas. Il en résulte trois natures de terrain
bien différentes : la zone sablonneuse, la zone argileuse et la
zone tourbeuse. Ces trois zones s'enchevêtrent souvent assez
intimement.
La zone sablonneuse s'étend surtout à l'est et dans le sud du
royaume, dans la Drenthe, l'Over-Yssel, la Veluwe, le lirabant
et le Limbourg. Elle est coupée eà et là par des alluvions de
rivières et par les tourbières; on la retrouve dans les dunes du
littoral.
La zone argileuse est formée par les terrains d'alluvions
marines ou fluviales. Elle borde tout le pays, de l'Escaut au
Dollard et s'étend largement dans la Vetuwc, sur les bords du
Rhin et de la Meuse.
Enfin la zone tourbeuse couvre de grands espaces dans Les
deux Hollandes, occupe la partie centrale et méridionale de
la Frise, et enfin couvre de tourbières hautes plusieurs districts
de la Drenthe et la partie du sud-est de la Groningue.
Remarquons que la province «le frise qui nous occupe plus
spécialement, est formée de terrains d'alluvion dans sa partie
nord et ouest, de terrains tourbeux couverts de pâturages au
centre et au sud, et enfin de terrains sablonneux, entrecoupés
de tourbières basses Le long des rivières, à L'est. Nous avons
LE LIEU. 11
donc, en Frise, une réduction de l'aspect général des Pays-Bas, de
même que ceux-ci ne font que reproduire la constitution de la
grande Plaine saxonne entre le Rhin et l'Elbe.
La zone sablonneuse occupe naturellement les parties les
plus élevées du pays. En Frise, on note un sommet de 12 mètres
dans le Gaasterland, près de Stavoren, et des altitudes de (> à
7 mètres dans la partie est de la province. La Yeluwe possède
doux ou trois points qui atteignent 100 mètres. Le Limbourg
s'honore d'un pic de 320 mètres; c'est le point culminant des
Pays-Bas.
La zone argileuse et la zone tourbeuse présentent au con-
traire une horizontalité parfaite et ont une altitude souvent
négative. Sauf la ligne des dunes, les deux Hollandes sont
situées au-dessous du niveau de la mer. Une bonne partie de
la Frise est dans le même cas, et le reste ne dépasse pas
2 mètres d'altitude (dans le Bildt). On estime que 38 % du sol
des Pays-Bas sont situés au-dessous du niveau de la mer.
La nalure de ces terrains diffère beaucoup : les sols sablonneux
sont légers, faciles à travailler; ils s'accommodent à peu près de
toutes les cultures, mais ils sont peu fertiles, exigent des
amendements et des engrais, notamment de la chaux et de
l'acide phosphorique; le fumier de ferme leur est aussi néces-
saire pour les enrichir en humus. Les sols argileux sont, au
contraire, riches et fertiles; ils renferment souvent une forte
proportion de carbonate de chaux et d'acide phosphorique,
mais ils sont compacts et difticiles à travailler à cause de l'hu-
midité. Quant aux terrains tourbeux, ils sont riches en humus,
mais cette richesse même les rend acides et naturellement peu
propres à la culture. Cependant les tourbières basses se couvrent
souvent d'une végétation herbacée qui donne un foin abondant
sinon de très bonne qualité.
Ce qui caractérise la plus grande partie du sol uéerlandais,
c'est l'excès d'eau. Plus d'un tiers du pays serait submergé
chaque jour par les Ilots si les digues m- s'opposaient pas à
l'invasion de la mer. Les Meuves tendent sans <tsm' à déborder
dans la campagne, car leurs alluvions exhaussent constamment
12 LE TYPE FRISON.
leur lit. Les lacs intérieurs sont nombreux, surtout en Frise;
jadis il y en avait aussi beaucoup en Hollande. Les eaux pluviales
enfin ne peuvent pas s'écouler à cause du manque de pente et
de la chaîne de dunes qui barre l'accès de la mer. Celle-ci vient
du reste périodiquement envahir les terres. Il est impossible
d'énumérer toutes les inondations qui ont dévasté les Pays-Bas;
il en faut cependant mentionner quelques-unes. La tradition
garde le souvenir d'une grande inondation en Frise au vie siècle.
Au xiue siècle, une tempête creuse le Dollard et engloutit trente
villages; une série d'inondations sépare la Frise actuelle de
la Nord-Hollande, agrandit le lac Flévo et en forme le Zuider-
zée; cette modification de la carte coûte la vie à 80.000 per-
sonnes. En 1421, la Meuse submerge 75 villages du Biesboch
avec 100.000 habitants. En 1532, une centaine de villages sont
détruits en Zélande. En 1570, la Zélande, l'Ftrecht et la Hol-
lande sont envahis par les eaux et 20.000 personnes périssent
en Frise. Tout porte à croire que des affaissements du sol ont
facilité les envahissements de la mer ; en Zélande, on a retrouvé
les ruines d'un temple à quelques pieds sous l'eau; en Frise,
entre Harlingen et Tcrschelling, un banc de sable, visible à marée
basse, marque l'emplacement de l'ancienne ville de Griend.
Tant que les eaux ont été livrées à elles-mêmes, les Pays-Bas
ont été une région désolée, incultivable, habitable seulement
par de misérables peuplades de pêcheurs. Les hommes- ont donc
dû songer de bonne heure à se protéger contre ces eaux enne-
mies. Comment s'y sont-ils pris? Quels travaux ont-ils exécutés?
A quels résultats sont-ils arrivés?
Les travaux hydrauliques. — Les eaux se présentaient sous
trois formes différentes : la mer, les lacs, les fleuves. Les
Hollandais ont emprisonné les fleuves, desséché les lacs et re-
poussé la mer. Celle-ci était de beaucoup L'ennemi le plus re-
doutable, puisque chaque jour la marée venait envahir le sol et
exposait les habitants à être uoyés.
Les terpes. — L'idée la plus simple el qui devait naturellement
se présenter à l'esprit était d'élever des monticules assez hauts
LE LIEU. 13
pour que la marée ne les recouvrit pas. C'est, en effet, ce que
firent les premières populations de la Frise. Toute la partie oc-
cidentale et septentrionale de cette province est couverte de
mamelons plus ou moins élevés et plus ou moins étendus ap-
pelés terp (pi. terperi); actuellement on en connaît quatre cents
dans la province de Frise ; il y en a aussi en Zélande et sur les
bords du Rhin. On en retrouve en Groningue sous le nom de
wierden et sur tout le littoral de la mer du Nord jusqu'en
Danemark, sous différents noms.
Tous les anciens villages ainsi que beaucoup de fermes sont
installés sur des terpes *. Aujourd'hui on exploite la terre des
terpes comme engrais surtout pour les terrains sablonneux.
Cette terre renferme beaucoup de débris organiques : à Hooge-
beintum, j'ai senti une forte odeur d'hydrogène sulfuré. On
trouve à toutes les profondeurs des couches noirâtres et des
restes de cuisine, ce qui prouve que ces monticules n'ont pas
été édifiés d'un seul coup, mais ont été surélevés peu à peu. Ceci
confirmerait l'hypothèse d'un affaissement progressif du sol. Les
objets archéologiques qu'on rencontre dans les terpes sont très
précieux pour l'histoire des populations primitives de la Frise.
On croit pouvoir affirmer qu'il existait déjà des terpes 400 ans
avant Jésus-Christ.
Il est bien évident que, si les terpes offraient aux hommes et
aux animaux un asile et un refuge contre les. invasions de la
mer, elles laissaient à celle-ci le champ libre dans la campagne
environnante. Il n'y avait donc pas de culture possible; les pâ-
turages eux-mêmes devaient être souvent dévastés et les trou-
peaux parfois engloutis. Le besoin d'une protection plus efficace
se faisait donc sentir.
Les digues. — A. quelle époque furent construites les premières
digues? On l'ignore. On croit cependant pouvoir affirmer qu'il
en existait déjà au x6 siècle. Il est possible qu'à un certain mo-
i. On no trouve tir terpes, sur !<■ territoire occupé jadis par le Middelzée, golfo
situé an centre de la Frise, que <lans la partie sud qui se combla la première, an
\i\ siècle; la partie centrale el septentrionale, endiguée en 1505, n'en renferme pas.
On peut donc dire qu'à partir du sv* siècle, <>n n'a plus élevé de terpes,
14 LE TYPE FRISON.
ment le besoin s'en soit fait sentir d'une façon plus urgente par
suite d'un affaissement du sol. Il y eut d'abord des digues par-
tielles édifiées par des associations libres ou par des monastères.
car les moines possédaient, au moyen âge, plus du tiers du
pays, et y ont joué un rôle considérable. On retrouve encore
dans la campagne les restes de ces anciennes digues qui, perdues
au milieu des terres, sont aujourd'hui inutiles. Plus tard, lorsque
les Frisons perdirent leur indépendance, les princes ordonnèrent
de réunir toutes ces digues ensemble de façon à former contre la
mer une ligne de défense continue. A Ilarlingen, un monument
élevé à Gaspard de II <> blés, gouverneur espagnol, rappelle qu'il
aplanit des difficultés survenues entre deux associations voisines
et qu'il fit beaucoup pour la construction de digues en Frie.
On se contenta d'abord de protéger le sol existant; puis, les
alluvions se déposant de plus en plus, on s'avisa de les con-
quérir sur la mer et on exécuta des endiguements de polders.
Cette œuvre ne commença guère qu'au x\ T siècle. En Frise,
on conquit de la sorte tout une mer intérieure, le Middelzée,
qui coupait ia province en deux, baignait Bolsward, Sneek,
Leeuwarden et s'ouvrait vers le nord. Cette nier commença à
se vider petit à petit à partir du xivc siècle; on s'empara des
terrains qu'elle abandonnai et au xvï siècle on endigua son
embouchure qui forme le Bildt. Beaucoup de golfes et de bras
de mer furent ainsi gagnés sur la mer en Zélande et en Hol-
lande. On estime que, depuis les temps historiques, les Hollandais
ont perdu 081.3:53 hectares et qu'ils en ont reconquis 363.507 '.
Actuellement toute la cote des Pays-Bas, sauf la partie où existent
des dunes, est protégée par une digue. Autrefois, les digues
étaient construites en pilotis venant de Norvège dans lesquels
on enfonçait des clous pour les protéger contre les tarets;
aujourd'hui elles sont en terre revêtue d'un enrochement de
basalte venu d'Allemagne.
On ne s'est pas contenté d'endiguer le littoral maritime ; il a
fallu aussi élever un double rempart de digues le long des
1. Vivien de Sainl Martin.
LE LIEU. 15
fleuves dont le lit s'exhausse constamment par suite du ralentis-
sement de leur cours et qui, à la moindre crue, envahiraient la
campagne.
Les dessèchements. — • Après s'être mis à l'abri des incursions
de la mer et des débordements des fleuves, les Hollandais entre-
prirent de se débarrasser des eaux intérieures qui couvraient de
grands espaces et constituaient un danger pour le voisinage
lorsque, à la suite de pluies, le niveau des eaux montait. Dans
le cours des siècles, un grand nombre de lacs furent desséchés
en Frise et en Hollande; leur emplacement est occupé aujour-
d'hui par de gras pâturages. Rien n'est instructif à cet égard
comme la comparaison d'une carte du xvic siècle avec une carte
de l'époque actuelle. Cependant les plus grands de ces lacs n'ont
été mis en culture que de nos jours à cause des difficultés d'épuise-
ment qui n'ont pu être surmontées que grâce à des pompes
puissantes mues par la vapeur. C'est ainsi qu'on a desséché le
ljpolder et la mer de Harlem. Celle-ci couvrait 18.500 hectares;
les travaux d'endiguement commencèrent en 1839; les pompes
fonctionnèrent pendant trois ans, de 18V9 à 1852; la dépense
totale s'éleva â près de vingt millions. De 1008 à 1012, on avait
desséché le Beemster, de plus de V.000 hectares, avec des pompes
actionnées par quarante moulins à vent. On estime que, pen-
dant les trois derniers siècles, plus de 80.000 hectares ont été
ainsi rendus à la culture, et on songe aujourd'hui à dessécher le
Zuiderzée.
L 'assainissement et les canaux. — Dessécher un lac est une
entreprise exceptionnelle, mais ce qui est une œuvre de tous les
jours et qui nécessite une organisation permanente, c'est l'éva-
cuation des eaux de pluie qui, en séjournant dans les terres, les
auraient bien vite ramenées à leur ancien état de marécages.
Pour cela on a creusé de nombreux fossés aboutissant à «1rs
canaux qui portent les eaux à la mer. La digue littorale est percée
d'une écluse qui se ferme à marée haute pour empêcher que L'eau
salée ne soit refoulée dans les canaux. Si les terrains à assainir
sont situés trop bas pour que l'écoulement des eaux se fasse na-
turellement, on a recours aux moulins à vent; ceux-ci l'ont partie
1(i LE TYPE FRISON.
intégrante du paysage hollandais: ils sont aussi nombreux et
aussi variés que les arbres. L'eau des fossés est alors refoulée par
les pompes dans un canal situé à un niveau plus élevé; parfois
même il faut franchir un second degré. Si, pour une raison quel-
conque, on ne peut pas faire aboutir le canal principal à une écluse,
de puissantes pompes rejettent l'eau par-dessus la digue. L'en-
semble des fossés et des canaux communiquant ensemble cons-
titue un boezem; le niveau de l'eau doit être maintenu constant
dans chaque boezem. Nous verrons plus loin à qui incombe cesoin.
Les canaux ne servent pas seulement à évacuer les eaux qui,
sans cela, submergeraient les terres; ils ont une autre utilité :
ce sont des voies de communication. En Frise, il n'est pas de
village, pas de ferme même qui ne soit desservie par un canal.
En certains endroits il n'y a pas d'autre moyen de transport que
le bateau et la barque; les chemins passent au second plan, ils
sont parfois terminés en cul-de-sac ou coupés par un canal ;
celui-ci est la voie normale.
Le climat. — L'assainissement est d'autant plus nécessaire
que le climat est très pluvieux. La moyenne des jours de pluie
est de 187 pour les Pays-Bas, mais en Frise ce chiffre est dépassé
sensiblement, il atteint 218. C'est juin qui compte le moins de
jours de pluie, 12 d'après les statistiques. J'ai eu le regret d'y
noter presque chaque jour plusieurs averses, car, en été du
moins, le temps est très variable: les nuages filent dans le ciel
à des vitesses d'automobile, et on ne sait jamais quel temps il
fera une heure plus tard. A Leeuwarden il tombe annuellement
782 '"/,„ d'eau, surtout en juillet, août, septembre et octobre;
les mois d'hiver sont relativement secs.
Si la pluie apporte de l'eau en excès, les vents fort heureuse-
ment en facilitent l'épuisement par les moulins à vent. Ce sont
surtout Les vents d'ouest qui dominent; ils sont parfois très vio-
lents, au point d'empêcher un bicycliste d'avancer; c'est ce
• lui explique que, dans ce pays plat, on trouve beaucoup de
machines à changement de \ilesse. Les jours sans \enl sont
une rare exception.
LE LIEU. 17
Les Pays-Bas jouissent naturellement d'un climat maritime,
c'est-à-dire très humide mais assez doux. Si le ciel est presque
toujours couvert et l'atmosphère souvent brumeuse, du moins
les grands froids sont-ils assez rares. Les grandes fêtes sur la
glace, comme en représentent les vieux peintres hollandais,
deviennent maintenant une exception. A Leeuwarden la tempé-
rature moyenne varie de 1° 8 en janvier à 17° 9 en juillet.
Les prodiguons naturelles. — A vrai dire, elles n'ont peut-
être pas beaucoup d'importance dans un pays soumis àla culture
intensive ; cependant, comme elles sont sous la dépendance étroite
du climat et de la nature du sol, elles indiquent assez nettement
dans quelle direction devra s'orienter l'agriculture, si elle veut
utiliser au maximum les forces naturelles au lieu de les contre-
carrer.
La zone sablonneuse livrée à elle-même produit surtout de la
bruyère qui est pâturée par des moutons de petite taille à crois-
sance lente mais à chair extrêmement savoureuse. Les arbres
de diverses essences viennent bien aussi, lorsque, toutefois, le
le sol est assez profond, car il existe souvent à une faible pro-
fondeur un banc dur absolument imperméable aux racines. Il
est nécessaire de le rompre avant de faire une culture.
La zone tourbeuse fournit de la tourbe sur laquelle croissent
des plantes paludéennes, de la bruyère et des végétaux donnant
un foin grossier. Cette flore est susceptible de s'améliorer par un
traitement rationnel.
La zone argileuse entin produit naturellement de l'herbe qui,
en raison de la richesse du sol donne un fourrage de bonne
qualité. Elle peut donc nourrir du gros bétail. Nous ne nous
attarderons pas à dénombrer les poissons des lacs et des canaux
non plus que les oiseaux marins ou aquatiques qui abondent, et
dont La capture facilite L'existence de certaines gens. Signalons
cependant les canardset les kibits dont les œufs très estimés sont
recueillis au printemps par les femmes et les enfants, pendant
une période déterminée.
En résumé, on peut caractériser les Pays-Bas : une plaine
2
18 LE TYPE FRISON.
basse et humide entrecoupée de nombreux canaux et couverte de
pâturages.
Nous n'avons pas grand'peine à comprendre qu'un tel lieu
doit favoriser hautement Vart pastoral intensif : Fart pastoral,
par suite de la prédominance des productions herbacées, intensif
et par là même spécialisé et commercial par suite de la facilité
des transports. C'est, en effet, ce que nous allons constater, dans
la province de Frise surtout.
Mais il faut nous rappeler aussi que, depuis trois siècles, les
Frisons ont ajouté à leur pays primitif de nouvelles terres con-
quises sur la mer. Ces terres vierges sont extrêmement riches en
principes minéraux; elles sont donc très fertiles et susceptibles
de porter des récoltes exceptionnelles, parfois même sans fumure.
Au lieu de les mettre en pâturage, il est plus avantageux de les
consacrer à des cultures spécialisées : lin, pommes de terre1,
céréales, etc.. Mais là encore, la spécialisation est une consé-
quence de la facilité des transports, comme nous le verrons
dans la province de Croningue.
Enfin une autre forme de culture intensive et spécialisée s'est
développée dans certains districts des Pays-Bas, en particulier
dans la Hollande septentrionale, qu'on appelle encore quelquefois
la Frise occidentale (West-Friesland) i : je veux parler de la
culture maraîchère. Le sol riche et humide lui est très favorable
et le voisinage des anciennes villes de commerce lui a donné
naissance. Le développement moderne des transports lui a
permis de prendre un grand essor.
A ce propos, nous devons encore insister ici sur la situation
géographique des Pays-Bas, qui sont placés entre trois pays
industriels et par conséquent grands consommateurs de produits
agricoles : l'Angleterre, la Belgique et L'Allemagne. Londres, le
grand marché anglais, l'ait l'ace aux rivages néerlandais, el la
légion industrielle de la Prusse rhénane est toute voisine de la
i. La irise, lato sensu, s'étend, le long de la mer du Nord, du Rhin au Julland.
Dans celle élude nous ne nous occuperons que du littoral compris entre l'Ij el l'Ems.
Lorsque nous viserons la province «V Frise chef-lieu Leeuwarden), nous aurons
toujours soin de le spécifier, à moins que le contexte ne l'explique suffisamment.
LE LIEU. 19
Hollande à laquelle elle est reliée par le Rhin, plusieurs canaux
et des chemins de fer. En réalité, toute l'agriculture néerlan-
daise est orientée vers l'exportation, et a en vue l'approvisionne-
ment de ces marchés. C'est une conséquence des transports.
Ceux-ci exercent donc sur le travail une influence dominante qui
se répercute sur tous les faits de la vie sociale. C'est ce que nous
allons essayer démontrer en étudiant successivement l'industrie
laitière dans la province de Frise, la culture des céréales en
Croningue et la culture maraîchère dans la Hollande septen-
trionale.
II
LE BÉTAIL ET LE LAIT
La Frisk. — La province de Frise, que nous avons unique-
ment en vue actuellement, présente les trois natures de terrain
qui se partagent les Pays-Bas. On y trouve des districts sablon-
neux, des terres riches et compactes, des sols humides et bas.
Ces derniers qui forment le « greidstreek » (districtdu pâturage)
occupent tout le centre et le sud de la province. Les terres
d'alluvions récentes propres à la culture bordent le littoral
depuis Bolsward jusqu'au Lauwcrszée sur une largeur qui varie
un peu mais ne dépasse jamais 12 à 13 kilomètres. Ce qui
domine actuellement, ce qui existait seul autrefois, avant les
endiguements, ce sontles terrains compacts, très humides, faci-
lement submergés par la mer ou 1rs eaux de pluie. Dans le
sud de la province se trouvent de grands lacs : Sneeker meer,
Tjeuke meer, Sloter meer, Fluesser meer, etc.. qui débordent
à la moindre pluie.
Dans ces conditions la culture est impossible ou du moins très
difficile. Il est naturel de songer à utiliser le sol par le pâturage;
c'est donc l'exploitation du bétail qui sera le travail unique
dans certains districts, dominant dans d'autres où la culture
est devenue possible aujourd'hui. On peu! exploiter le bétail de
plusieurs façons : faire naître les jeunes, les élever jusqu'à
l'âge adulte, engraisser ou enfin entretenir des vaches en vue
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 21
delà production du lait. C'est cette dernière industrie qui a été
favorisée, imposée presque par le climat. Une température égale
et assez douce, une atmosphère très humide, un ciel couvert,
une herbe gorgée d'eau sont des conditions très favorables à la
sécrétion mammaire ; le lait n'est peut-être pas très riche en
matières grasses, mais il est très abondant.
Produit spécialisé, le lait ne satisfait pas directement aux
besoins de l'agriculteur; il faut le vendre, ce qui donne nais-
sance au commerce. Denrée périssable, il ne peut être conservé
à l'état naturel ; il faut le transformer en beurre ou en fromage,
ce qui développe la fabrication.
Si donc le type frison nous apparaît un peu instable et assez
compliqué, nous n'en serons pas autrement surpris, puisque
nous savons que le commerce engendre souvent l'instabilité, et
l'industrie la complication.
Nous allons passer en revue d'abord la région du pâturage
pur, parce que c'est celle où la spécialisation est le plus accen-
tuée, et, par conséquent, celle où les caractères fondamentaux
du type frison sont le plus marqués, puis la région de la cul-
ture associée au pâturage, et enfin la région sablonneuse qui
est sous la dépendance étroite des deux premières.
I. — LE PATURAGE PCR.
Le « (MŒinsTREEK ». — Pour avoir de cette région une idée
exacte, suivons la ligne de Meppel à Leemvarden, ou mieux
encore prenons le tramway de lleerenveen à Sneek. Si ce jour-là
est pluvieux, fût-ce à la tin de juin, nous aurons du greidslreck
(région du pâturage) l'impression la plus exacte. Aussi loin que
porte La vue s'étend la plaine immense, monotone, de laquelle
émerge de lieue en lieue un clocher d'église ou un toit de ferme
au milieu d'un bouquet d'arbres; partout des prairies, rien que
de l'herbe verte; partout aussi des fossés et des canaux avec <;à
et là des moulins à vent. S'il a plu les jouis précédents, et
c'est le cas le plus général, l'eau gonfle dans ces fossés, elle les
22 LE TYPE FRISON.
remplit jusqu'au bord, envahit môme les prairies, et les moulins
ont beau tourner, ils n'arrivent pas à lutter de vitesse avec la
pluie du ciel; lorsque celle-ci s'arrêtera, si le vent continue,
et il n'y manquera sans doute pas, alors le niveau baissera petit
à petit sous Faction des pompes. Le vent permet ici d'atténuer
les inconvénients de la pluie. En hiver, l'eau monte partout et
les prairies sont transformées en lacs. Ceux-ci sont nombreux
d'ailleurs dans la région; en approchant de Sneek, on en voit à
droite et à gauche de la route. Quelques-uns d'entre eux sont
immenses et on leur donne le nom de mers. Ils débordent pen-
dant la saison des pluies et envahissent la campagne ; aussi les
villages sont-ils situés sur des petits monticules, sur des terpes.
En hiver, on n'y accède qu'en bateau et, même en été, c'est sou-
vent le seul mode de communication possible. Ces villages ne
sont pas nombreux et les fermes sont très espacées; on parcourt
parfois plusieurs kilomètres sans en apercevoir. Pour établir
une habitation dans cette contrée aquatique, il faut, en effet,
choisir un endroit où on ait chance d'échapper aux inondations;
or ces endroits-là sont rares. En 1825, à la suite d'une tempête
et d'une grande marée, les eaux de la mer ont envahi les fermes
au sud de Leemvarden, au centre de la province.
Le sol est constitué, soit par du limon argileux, soit par du
terrain tourbeux, mais il est recouvert d'herbe partout. Les
prairies n'ont pas toutes la même valeur; du tramway on eii
voit qui sont baignées par l'eau et dont le foin jaune et grossier
est mêlé de joncs et de plantes aquatiques. Ajoutez à cela que
le fanage est une opération longue et délicate sur ce sol toujours
imbibé d'eau, sous ce ciel brumeux et sous ces averses conti-
nuelles. Les difficultés sont accrues par l'éloignenient des ter-
mes, conséquence de la uature du sol ; il y a des prairies qui sont
situées à deux heures de la maison: aussi voit-on les ouvriers
camper sous la tente pendant la saison des t'oins: plusieurs de
ceux avec qui nous voyageons se plaignent de lièvres et de rhu-
matismes. En beaucoup d'endroits la fauchaison doit se faire à
la main, car le soi tourbeux est trop imprégné d'eau, trop peu
consistant pour permettre l'emploi de machines tirées par des
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 23
chevaux. Pour la même raison, il faut renoncer à faire pâturer
certaines prairies; on en retire seulement du foin et d'assez mé-
diocre qualité. Ce foin est rentré en bateau, il n'y a pas de che-
mins, mais les fossés et les canaux abondent et permettent
d'aller directement partout où l'on veut. Aussi les communica-
tions sont-elles difficiles pour le piéton ou le voiturier et faciles
pour le batelier. A Sneek, le jour du marché, je vois de nom-
breux bateaux à vapeur qui font le service des villages; quel-
ques-uns vont même jusqu'à Rotterdam.
Dans les eaux des lacs et des canaux vivent des poissons qui
sont particulièrement abondants dans le voisinage de la tourbe.
Aussi une petite partie de la population vit-elle exclusivement
de la pêche et beaucoup d'ouvriers y trouvent-ils des ressources
accessoires pendant la morte saison.
Une ferme a pâturage. — Il suffit d'avoir traversé une seule
fois le greidstreek pour se rendre compte que toute culture est
impossible dans cette contrée et qu'on n'y peut songer qu'à une
chose : utiliser l'herbe et l'eau. Les habitants de la région des
lacs se trouvent à peu près dans la même situation que les habi-
tants de tout le littoral avant la construction des digues : ils
doivent vivre de la pêche et du pâturage Nous négligerons la
pêche, dont le domaine et l'importance relative diminuent de
jour en jour, et nous porterons toute notre attention sur le pâtu-
rage qui prend une place de plus en plus grande dans l'économie;
rurale de la Néerlande.
[daard : petite station perdue au milieu des prairies à une
dizaine de kilomètres au sud de Leeuwarden. On aperçoit dans
un rayon de quelques lieues plusieurs clochers; nous nous in-
formons : le plus rapproché est celui d'Idaard. Nous nous di-
rigeons alors vers les maisons qu'on nous indique. A vrai dire,
c'est à peine un village : l'église et deux fermes s'élèvent sur
dois terpes voisines ; la maison du pasteur, l'école e( une épicerie
complètent l'agglomération avec deux ou trois maisonnettes d'ou-
vriers. La plupart des villages du greidstreek sont sur ce type.
Nous sommes ici sur la limite <le l'argile et du terrain tourbeux:
24 LE TYPE FRISON.
vers l'est, en effet, s'étendent à perte de vue les prairies basses,
humides, au milieu desquelles on ne voit ni maison ni chemin.
La ferme de M. Wirdum compte 13 hectares dont 12 situés
autour de la maison ; le reste est plus éloigné. Il n'y a pas un
champ de culture, je ne me rappelle même pas avoir vu de
jardin. Je ne serais pas étonné que le fermier achetât ses légumes
aux colporteurs qu'on rencontre si nombreux sur les routes de
la Frise. Les deux tiers du domaine sont fauchés pour constituer
la provision de foin de l'hiver ; le surplus est exclusivement réservé
au pâturage. La nature du sol et la situation relative des tène-
ments influent sur le mode d'exploitation; ce sont les prairies
éloignées situées sur le sol mouvant de la tourbière basse qui
sont fauchées tous les ans, car on ne peut pas les utiliser pour
le pâturage. Dans les Marschen de la Weser, pays de pâturage
exclusif également, le groupement du domaine et l'homogénéité
du terrain permettent, au contraire, de faucher alternativement
tous les herbages, ce qui les maintient en meilleur état1.
A ldaard, il y a trente vaches. En général, les veaux mâles
sont vendus à la boucherie ; cependant M. Wirdum élève tous
ses animaux et les vend comme reproducteurs : il a vendu de
jeunes taureaux jusqu'à 1.000 et 1.800 florins2. C'est en effet
la Frise qui approvisionne les autres provinces des Pays-Bas, et
en particulier la Hollande, de vaches laitières et de taureaux :
ceci est une conséquence de la spécialisation intense vers laquelle
elle a été orientée de très bonne heure, on pourrait même dire
de tout temps, par les conditions naturelles du lieu. Adonné
exclusivement à la production du lait, il était naturel que le Fri-
son sélectionnât dans ce sens son bétail et possédai ainsi de-
vaches laitières supérieures à celles des autres provinces; on
reproche môme parfois au bétail frison d'être trop affiné. Il
existe aussi un grand nombre de sous-variétés; car presque chaque
ferme a son type de vaches : cela tient à une longue sélection et
à une consanguinité persistante.
I. Cf. Se. SOC, ■'!•">' fasc. p. 11.
:>. Le florin = 2 l'r. m c.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 25
L'entretien de ces trente vaches et des jeunes bêtes n'exige
pas un personnel très nombreux : deux valets, un jeune garçon
et une servante suffisent à la traite et au pansage. Un valet se
paie environ 250 florins par an; les gages tendent à augmenter,
quoiqu'il y ait peu de demande de main-d'œuvre dans la région,
car les jeunes gens, ne trouvant pas facilement à s'employer
sur place, vont en Allemagne comme vachers : en Westphalie, il
y en a beaucoup, si bien que le mot « hollandais » est employé
comme synonyme de vacher. Ils reviennent presque tous avec
leurs économies et achètent un lopin de terre dans la région
sablonneuse voisine. Les filles vont souvent se placer comme ser-
vantes dans les villes de Hollande où elles se marient.
En somme, la région des lacs et du pâturage est relativement
peu peuplée et lorsque vient l'époque des fenaisons, il s'agit de
trouver ailleurs la main-d'œuvre nécessaire. Pendant toute la
période des foins, M. Wirdum emploie quatre ouvriers originaires
de la Groningue; ce sont les mêmes qui reviennent tous les ans;
ils reçoivent 11 à 12 florins par semaine, plus le logement et la
nourriture. Ils conduisent les machines dont l'emploi ne s'est
généralisé que depuis trois ans, sous l'influence delà hausse
persistante des salaires qui ont augmenté de 50 p. 100 depuis dix
ans.
Ainsi donc, la spécialisation dans le pâturage pur, en restrei-
gnant les besoins de main-d'œuvre, provoque une émigration
temporaire des ouvriers locaux et une immigration périodique
d'ouvriers venant de provinces voisines : Groningue, Drenthe,
Over-Yssel et de la région sablonneuse. Cette situation tend à
accentuer la hausse des salaires.
Les laiteries. — La vache hollandaise est une vraie fontaine
à lait; elle doit ses qualités au climat et à une longue sélection,
en vue de la production laitière. Mais le laitue se conserve pas;
il faut donc, de toute nécessité, le transformer eu beurre ou en
fromage. Or, si la Hollande est le pays du fromage, la Frise
semble être plutôt celui du bourre. Il y a évidemment à cela
des raisons. Si la fabrication du fromage s'est développée en
26 LE TYPE FRISON.
Hollande depuis long-temps, cela tient probablement au voisinage
des grands ports où fréquentaient de nombreux navires. Le fro-
mage hollandais qui se conserve très longtemps, devait être pour
les marins un aliment précieux, lorsque les traversées étaient
longues et que les conserves, en usage actuellement, n'étaient pas
encore inventées. En Frise, au moment de la grande prospérité
de la marine hollandaise, les villes de commerce étaient déjà
déchues; en outre, cette province, avons-nous dit, remonte toutes
les étables des Pays-Bas; or, pour élever des veaux, il faut du
lait, et si le lait écrémé est encore très nourrissant, par contre,
le petit lait de fromage n'a presque plus aucune valeur nutri-
tive.
Quoi qu'il en soit, on fait beaucoup de beurre en Frise. Jadis
il était fabriqué sur la ferme même. « C'est surtout dans la con-
fection du beurre, écrivait E. de Laveleye en 1864, que la fer-
mière frisonne peut déployer cette propreté exquise, ce soin des
détails qui la caractérisent. Ne pénètre pas qui veut dans la cave
à lait : c'est un sanctuaire d'où est exclu le profane qui, par
quelque émanation fâcheuse, pourrait faire aigrir la crème.
Quand on est admis dans cette cave, toujours située au nord,
et qui est l'été d'une délicieuse fraîcheur, on voit, rangée régu-
lièrement, toute une légion de vases plats, en cuivre rouge,
pleins jusqu'au bord du lait fraîchement trait que recouvre déjà
une couche épaisse de crème. Généralement, La baratte est mise
en mouvement par un cheval qui tourne dans un manège1. «
Aujourd'hui, on entre très facilement dans la cave à lait et on y
voit bien encore les anciens vases, mais ce qu'on ne voit plus,
c'est le lait et la crème, car, aussitôt après la traite, le matin el
le soir, le lait est livré à la laiterie
C'est en 1879 que s'installa la première laiterie, bientôt suivie
de plusieurs autres. C'étaient d'abord des entreprises privées,
mais Lorsque les fermiers virent que L'affaire était bonne, ils se
groupèrent en coopératives qui, depuis 1890, se sont extraordi-
nairement développées. Dans tous les Pays-Bas, on en compte
i. La Néerlande.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 27
actuellement plus de 700, et 229 fabriques privées; la Frise seule
possède 129 laiteries dont 115 à vapeur, 83 coopératives. Les
petites laiteries sont surtout nombreuses dans les provinces du
sud, habitées par de petits paysans; en Frise, pays de gros
fermiers, elles sont montées sur un plus grand pied. Il en est
dont l'installation, munie des derniers perfectionnements, a
coûté 150.000 francs; elles peuvent fabriquer annuellement
plusieurs milliers de tonnes de beurre. Les laiteries de Frise
fournissent, chaque année, plus de 11 millions de kilogrammes
de beurre, c'est-à-dire, le tiers de la production totale des Pays-
Bas, tandis que, dans la même province, le beurre de ferme
n'atteint pas deux millions de kilogrammes, sur 26 millions
pour l'ensemble du royaume l.
La coopérative de Uoordahuizen compte 52 membres; on voit,
en effet, 52 pipes accrochées au râtelier, dans la salle où se
réunissent les sociétaires. Elle a été fondée en 1890 et traite
chaque jour 13.000 litres de lait provenant de 1.350 vaches.
Le lait est payé 11 centimes aux fermiers à qui on rend le petit
lait de fromage, car on fait aussi du fromage pour utiliser le
lait écrémé : les éleveurs ne trouveraient pas l'emploi de tout
ce dernier, car ils n'entretiennent pas de porcs, n'ayant ni grains
ni pommes de terre à leur donner. C'est surtout dans ces der-
nières années que la fabrication du fromage a pris, en Frise, un
grand essor. Le fromage frison est un fromage maigre qui se
consomme surtout dans le pays, mais qui est aussi maintenant
très demandé dans les Indes néerlandaises, à cause de sa facilité
de conservation. La production des laiteries de Frise atteint plus
de 20 millions de kilogrammes de fromage.
Le lait traité à la laiterie de Uoordahuizen dose 3,15 p. 100 de
matières grasses; étant donné la race et le climat, c'est une
moyenne honorable. Depuis la fondation delà coopérative, on
constate d'ailleurs une augmentation dans le rendement du lait,
en quantité et en qualité. On cite une vache qui a donné, dans
i. Cf. Verslag over den Landbouw in Nederland over t905 (statistique de la
Direction tic l' Agriculture).
28 LE TYPE FRISON.
l'année, 9.760 litres do lait, dosant 3,09 p. 100. ce qui fait une
production de 301 kilogrammes de beurre. C'est, en effet, un
des résultats de la constitution des laiteries d'avoir pousse très
vivement les éleveurs dons la voie du progrès. Par suite des né-
cessités de la comptabilité, on sait très exactement la quantité
de lait fourni par chaque adhérent, et sa richesse en beurre. Il
en résulte une émulation entre les fermiers; chacun s'ingénie à
obtenir de plus hauts rendements et une teneur en matières
grasses plus élevée. La laiterie cherche aussi à faire connaître
les meilleures méthodes pour la nourriture des animaux et la
production du lait.
C'est depuis la fondation des coopératives que se sont dévelop-
pées les sociétés de contrôle que nous avons déjà rencontrées en
Allemagne '. Ainsi, le Contrôle vereeniging de Zurich compte
24 membres avec 500 vaches: un contrôleur, assisté d'un aide,
passe deux fois par mois dans chaque étable où il pèse et analyse
le lait fourni par chaque vache en 2i heures. Les résultats sont
inscrits sur deux registres dont l'un reste entre les mains du
fermier qui a ainsi des éléments certains pour juger la valeur de
ses animaux et éliminer les moins bons. Il se rend compte aussi
de l'influence de la nourriture; à l'établc, par exemple, on
obtient 2,90 p. 100 de matières grasses et au pâturage 3,33
p. 100. Le contrôleur et son assistant sont patentés par l'autorité
administrative agricole de la province, et rétribués par la société.
Les Irais s'élèvent en moyenne à 1 florin 50 (3 lï. 15 c.) par
vache et par an; c'est peu de chose, en raison des services que
rend ce contrôle.
La laiterie coopérative de Zurich, quoique située sur le littoral
danslazone argileuse, ne diffère eu rien de celles du greidstreek.
Elle a coûté 100.000 francs qui ont été fournis par un emprunt
hypothécaire. Lors delà répartition des bénéfices, on retient une
certaine somme pour L'amortissement; cette retenue e^t natu-
rellement plus forte pour les nouveaux membres. Le lait est
payé d'après la teneur en matières grasses, ce qui est un en-
1. Cf. Se. suc. :!.V l'asc, p. I \.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 29
couragement au progrès. Le transport du lait, dont le prix est
déterminé d'après la distance, est à la charge des fermiers; la
laiterie employait autrefois huit chevaux ; elle n'en a plus que
deux actuellement, caria multiplicité des canaux lui permet de
faire presque tout son service avec des bateaux et des remor-
queurs.
Elle expédie presque toute sa production en Angleterre, par
le port de Harlingen. Le développement urbain de l'Angleterre,
au cours du xixe siècle, a certainement été pour la Frise une
cause de prospérité, et agrandement favorisé son essor, mais les
Frisons ont très bien su profiter de cette situation. Ainsi à
Zurich, pour faciliter la vents à l'exportation, on a adopté les
poids anglais pour les pains de beurre et les boites ; les étiquettes
sont aussi rédigées en anglais.
C'est, en effet, un des résultats les plus heureux du dévelop-
pement des laiteries, d'avoir beaucoup augmenté les exportations
de beurre, en offrant à l'étranger un produit non fraudé, de
qualité constant*1 et garantie. L'Angleterre absorbe 17 millions
de kilogrammes, l'Allemagne 7 millions et la Belgique 3 millions
et demi. La vente directe par les laiteries isolées ou associées a
ainsi remplacé les marchés locaux, et les intermédiaires ont été
en partie supprimés.
Une autre conséquence de l'organisation des laiteries, c'est
d'avoir diminué le travail des femmes. C'est à la fermière qu'in-
combait jadis le soin défaire le beurre; aujourd'hui, elle n'a
plus à s'occuper que de son ménage et de l'éducation de ses
enfants. En soi, ce nouvel état de choses est un bien et ne devrait
avoir que d'heureux effets; quelques esprits chagrins craignent
cependant que les fermières n'emploient aujourd'hui leurs loisirs
à se créer des besoins factices, et qu'elles ne témoignent d'un
goût trop vif pour la toilette et les déplacements.
Enfin, la conséquence la plus importante des laiteries, sur
laquelle nous reviendrons, dans l'étude de la région de la cul-
ture, mais qui se l'ait aussi sentir un peu dans la région du
pâturage, c'est la multiplication des petits domaines et des
domaines fragmentaires.
30 LE TYPE FRISON.
Le fermage et le propriétaire aksentéiste. — Les formes à
pâturage ont, en général, de 30 à 35 hectares. C'est l'étendue
qui convient le mieux au mode d'exploitation imposé par le
lieu : sur les bords de la Wéser, dans des conditions analogues,
c'est aussi l'étendue qu'ont les domaines. Les bâtiments se
réduisent, ordinairement, à une seule grange, basse, large et
longue, couverte en chaume et en roseaux, qui sert à emma-
gasiner le foin, et sur un coté de laquelle se trouve l'étable.
Celle-ci est vide pendant l'été, puisque les bêtes sont au pâturage
nuit et jour; elle a été lavée, frottée, brossée d'un bout à l'autre,
à la Pentecôte; de petits rideaux blancs en ornent les fenêtres,
et des tapis couvrent le carrelage; elle sert alors de chambre
aux ouvriers venus pour les foins. Les vaches, en hiver, y sont
attachées deux par deux, dans des stales surélevées et très courtes
de façon que la fiente tombe directement dans une rigole large
et profonde, et qu'ainsi, l'animal ne souille jamais sa robe en
se couchant; pour comble de précaution, l'extrémité de la
queue est relevée et fixée au plafond par une licelle.
La ferme, bâtie ordinairement sur une terpe plus ou moins
élevée, estenvironnée^d'un large fossé plein d'eau, qui fait office
de clôture, et entourée de quelques arbres, dont le vert plus
foncé tranche sur le vert tendre des prairies. Tout l'ensemble
respire l'ordre, la propreté et l'aisance; parfois même une
certaine coquetterie se manifeste par des allées sablées et quel-
ques corbeilles de fleurs : c'est le «. frieschc hiem », le home
frison.
Il est rare que l'habitant de ce home en soit le propriétaire.
Dans la région des lacs presque ions les éleveurs sont fermiers.
La terre appartient en général à des propriétaires absentéistes,
dont un grand nombre même résilient en dehors de la pro-
vince.
Cet état de choses n'est pas nouveau : en 1511, dans le dis-
trict de Leeuwarden, 85,4 % de la terre était affermé. A cette
époque, l'Église possédait 18,4 du sol. et les monastères
•27}, 5 '■„ . dans la même district. Il ne restait doue que 56,1
du territoire aux propriétaires privés : parmi ceux-ci, 36 seule-
LE BÉTAIL ET LE LAIT. - 31
ment possédaient plus de 30 hectares et 9 plus de cent. La pro-
priété la plus grande, indivise entre plusieurs héritiers, comptait
299 hectares. Ces 45 grands (?) propriétaires possédaient 32, 2 %
du sol, il restait donc seulement 23, 9 % de la superficie totale
pour les propriétaires possédant moins, de 30 hectares1.
On voit que l'Eglise et les monastères détenaient près de la
moitié du pays. Cela est dû sans doute à l'absence d'une féo-
dalité, car les Frisons ont maintenu leur indépendance effective
jusqu'au commencement du xvi siècle. L'Église s'est donc
trouvée la seule force puissante et riche s'élevant au-dessus des
paysans : ainsi s'explique qu'elle soit arrivée à posséder une
grande partie du sol de la province. En raison de sa permanence
et de sa richesse, elle a pu entreprendre des travaux de défri-
chement qui ont encore augmenté son domaine; enfin, du
xme siècle au xv' siècle, les monastères ont puissamment contri-
bué au progrès agricole. C'est cette situation qui a dû probable-
ment développer le fermage, car le servage est resté à peu près
inconnu chez les libres Frisons. En 1511, sur 100 cultivateurs,
on comptait 13 propriétaires et 87 fermiers dans le district de
Leeuwarden2. En 190V, sur 1.000 exploitations, 342 étaient
exploitées par leurs propriétaires, dans toute la province de
Frise3.
La Réforme, qui amena la disparition des ordres monastiques,
ne modifia pas sensiblement l'état de la propriété foncière; une
partie des biens sécularisés fut affectée à des établissements de
bienfaisance, ou fit retour à l'État, c'est-à-dire à la Province;
une autre partie fui vendue. Mais, tandis qu'en Hollande, le sol
fut acheté par les commerçants enrichis, en Frise, où les villes
de commerce étaient alors moins riches et moins nombreuses,
les domaines vendus furent acquis par de riches paysans, qui
constituèrent alors une aristocratie locale. Toutefois, ils aban-
donnèrent peu à peu la culture, pour aller vivre de leurs rentes
i. Cf. T.-J. de Bocr, De friesche grond in t5il,ovevdrukuit hislorischeavon-
den, Groningen bij J.-B. Wolters, 1907.
■ i.-.i. de Boer, op. cil.
:;. Verslag over den Landbouw in Nederland, 1905.
,'}2 LE TYPE FRISON.
dans les villes du voisinage, et ils affermèrent leurs propriétés.
Cette aristocratie du xvie siècle n'est plus représentée aujour-
d'hui que par quelques familles, et encore, celles-ci ont-elles
abandonné la Frise, pour se lixer en Hollande ou dans d'autres
provinces, depuis qu'en 18-V8, la bourgeoisie libérale est arrivée
au pouvoir.
L'absentéisme des propriétaires s'est encore accentué pendant
la crise agricole, entre 1880 et 1895, car, à cette époque, les
impôts communaux étaient en augmentation croissante, ce qui
détermina beaucoup de gens à quitter la province. Ce mouve-
ment est un peu enrayé depuis une dizaine d'années.
Pour que le fermage et l'absentéisme se soient développés, au
point d'être un fait absolument général, il faut qu'ils soient fa-
vorisés par les conditions économiques locales. En effet, d'une
part, l'œil du maître est beaucoup moins nécessaire sur une
ferme à pâturage, où les bâtiments sont relativement peu consi-
dérables, où toute la terre est consacrée à un produit unique
et spontané comme l'herbe : les travaux d'entretien sont réduits
au minimum, et l'épuisement du sol par le fermier est presque
impossible1. Aussi, ce genre de propriété est-il très recherché
des capitalistes2. D'autre part, en raison des aléas moins
considérables que présente l'exploitation des herbages, les fer-
miers consentent des prix de ferme plus élevés, et Le capital se
trouve ainsi plus largement rémunéré. Il s'en suit que, lorsqu'un
domaine est en vente, il est immédiatement acheté par un
urbain.
D'abondants capitaux existent, en eltet, dans les villes de
commerce des Pays-Bas. Pour les négociants riches, la terre est
un placement ; le domaine n'est pas pour eux un bien de famille
auquel on est attaché, et que l'on lient à conserver. En eus de
1. Ceci a'esl vrai que par comparaison avec une ferme de culture. Je ne prétends
pas que, pour une ferme d'herbe, l'absentéisme et le fermage vaillent mieux que la
résidence el le l'aire valoir.
2. Notons ici qu'en Auvergne, les domaines de montagne, consacrés à l'élevage,
sont exploités sons le régime «lu fermage el donnent toute satisfaction à leurs pro-
priétaires, qui voient leurs revenus rentrer avec régularité, et dont les soins d'ad-
ministration sont réduits au minimum.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 33
succession, les fermes sont facilement vendues. La propriété est
donc instable; c'est un effet indirect du commerce.
Si le cultivateur est propriétaire, le domaine passe à sa mort
à l'un de ses enfants, qui désintéresse ses cohéritiers; sinon, le
bien est vendu, mais il n'est pas partagé, car sa valeur comme
atelier de travail, en serait diminuée. La petite propriété ne
peut donc pas se constituer par le morcellement des grandes
fermes.
De ce que la terre est concentrée entre les mains des capita-
listes, il résulte que l'agriculteur professionnel, le fermier, se
trouve dans la dépendance étroite des propriétaires qui détien-
nent l'instrument indispensable du travail agricole, le sol. Il
est disposé à payer cher pour en avoir la disposition et, comme
les Frisons affectionnent leur coin de terre, la concurrence est
vive entre les fermiers, et les prix de location montent d'année
en année. Les laiteries, en facilitant la vente des produits du
lait, contribuent aussi à la hausse des prix de ferme. Actuelle-
ment, on paie 200 à 250 francs par hectare sur l'argile, et la
moitié environ sur les terrains tourbeux. Les propriétaires pro-
fitent de cet état de choses, et font des baux à court terme, cinq
ans dans la région du pâturage. Certains d'entre eux pratiquent
même l'affermage aux enchères, et comme ils n'ont aucun lien
personnel avec le fermier, ils donnent leurs domaines au plus
offrant1. D'autres cherchent à conserver le même fermier,
mais tout en profitant de la hausse générale. On voit par là que
l'instabilité de la propriété a pour conséquence l'instabilité des
fermiers et leur situation précaire. Grâce à l'absentéisme, l'ar-
gent provenant de l'agriculture sert en grande partie à ali-
menter le luxe des villes. La cause première de cet état de
choses est l'abondance des capitaux créés par le commerce c'et-
ù-dirc parles transports. Ils semblerait donc, au premier abord,
que leurs effets soient funestes, tandis qu'au contraire leur pôle
est en définitive bienfaisant, puisqu'ils permettent de tirer parti
d'un sol qui, sans eux et sans les capitaux qu'ils créent, sciait
1. Nous avons déjà signalé les mêmes phénomènes dun« la Frise allemande [St .
soc. :*.".' fasc, , p. 52).
3
-iï LE TYPE FRISON.
resté inutilisable. Nous verrons d'ailleurs que, si certains de
leurs effets sont fâcheux, ils le sont précisément dans la mesure
où le lieu est resté intransformable.
Les associations. — Pour être transformé et utilisé, le lieu
primitif exigeait deux choses : des capitaux et des associations.
Construire des digues et creuser des canaux, sont des opérations
coûteuses, que ne sauraient mener à bien ceux qui ne dispo-
sent que de leurs bras ; ce sont aussi des entreprises longues et
vastes, dont l'exécution dépasse souvent les facultés d'un particu-
lier, et demande des efforts poursuivis pendant plusieurs géné-
rations.
Les capitaux ont été fournis, sans doute, par la navigation et le
commerce, et probablement aussi par V Eglise et les monastères.
qui étaient les plus grands et les plus riches propriétaires du
pays; leur puissance leur venait précisément de ce qu'ils consti-
tuaient des collectivités, des associations étendues et durables.
De nos jours, leur rôle est rempli par des associations libres de
propriétaires et, dans une certaine mesure, par les pouvoirs pu-
blics. Nous sommes ici sur la terre classique de l'association,
parce qu'elle est imposée par la nature même du lieu : les ha-
bitants d'un pays exposé aux dévastations continuelles de la nier
doivent coordonner leurs efforts, comme des matelots sur une
barque.
L'association s'est manifestée d'abord dans la construction des
terpes, sur lesquellesse sont installées les habitations; cette pre-
mière association a dû être temporaire, et sans forme fixe : c'é-
tait plutôt une ;tide de voisinage. Plus tard, la construction des
digues a exigé des efforts communs de plus longue durée, et une
association permanente pour la surveillance et L'entretien : enfin,
le creusement des canaux et l'aménagement des eaux exigent
une association permanente e\ continuellement agissante. Chaque
progrès, dans l'utilisation rationnelle du sol, a donc amené un
renforcement des associations; cependant, nous de\ mis constater.
et ceci est un caractère essentiel du type frison, qu'il n'est point
fait appel à l'État, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 35
Les particuliers comptent ici sur leurs propres efforts, et, tout au
plus, sur l'aide de leur groupement local, sur la Province.
Les associations hydrauliques s'appellent polders ou water-
schapcn. Etymologiquementle mot polder signifie terre endiguée ;
en fait, on l'emploie aujourd'hui pour désigner une certaine
étendue de terres entourées de digues, ou soumises à un aména-
gement hydraulique, et pour désigner l'association, la personne
morale, qui a charge d'entretenir cette portion du terri-
toire.
Lorsque des terres sont susceptibles d'être assainies, ou doi-
vent être protégées contre la mer, les propriétaires s'entendent
entre eux pour constituer un polder, dont ils rédigent les statuts
en toute liberté. Ils nomment un président et un conseil d'admi-
nistration chargés des affaires ordinaires. Les travaux à exécuter
et les emprunts à contracter doivent être approuvés par l'assem-
blée générale. Le plan des travaux projetés doit être soumis à
l'approbation technique des ingénieurs du Waterstaat, ministère
qui a dans ses attributions tout ce qui concerne le service des
eaux dans les Pays-lias. D'après ce que nous savons du lieu, nous
pouvons nous faire une idée de son importance : c'est une armée
toujours on campagne, et dont la moindre défaillance pourrait
avoir pour la Hollande des conséquences désastreuses. L'entre-
tien des polders, l'amortissement des emprunts sont couverts
par des contributions levées spur les membres de l'association
proportionnellement aux services qu'ils reçoivent, c'est-à-dire,
qu'ils paient non seulement d'après l'étendue de leurs terres,
mais aussi, d'après le niveau de celles-ci. Un champ plus bas est
imposé plus fortement (pie son voisin plus élevé, car il aurait
plus à souffrir de l'excès d'eau.
Les digues principales qui bordent le littoral, ou bien font
partie d'un polder, oubien sontdivisécs en sections dont chacune
;i son administration autonome, à la tête de Laquelle est place le
dijkgraaf nommé par la reine parmi les fermiers du voisinage.
Il est chargé, sous le contrôle du Waterstaat, de la surveillance
de la digue, dont l'entretien ordinaire incombe aux intéressés,
qui paient des taxes spéciales à cet effet. En cas de désastre, on
36 LE TYPE FRISON.
si des travaux trop dispendieux sont nécessaires, l'Etat intervient,
en accordant une subvention, et c'est justice puisque l'intérêt
général est enjeu. Les digues comme les polders jouissent donc
de l'autonomie la plus complète; chaque association a sa person-
nalité propre, ses statuts; les usages varient d'une province à
l'autre. On sent dans ces organismes, des réalités vivantes qui
se sont constituées naturellement et peu à peu, pour répondre
à des besoins particuliers et nettement définis. L'État, n'ayant
pas eu à intervenir, n'a pas pu faire passer sur ces associations
son joug niveleur et paralysant.
Lorsque les propriétaires d'un pays sont trop pauvres ou trop
timides pour former un polder, il arrive que cette initiative soit
prise par des étrangers. Par exemple, à Midsland, dans l'Ile do
Terschelling, il existe un polder appartenant à l'Église, qui a été
endigué en 1827 par une association de capitalistes de Texel, qui
ont pris à leur charge tous les frais d'aménagement, moyen-
nant un droit de jouissance de 00 ans. Le sol, préparé pour la
culture, a été affermé à des cultivateurs qui n'ont pas fait de très
bonnes affaires ; aussi le polder était-il très négligé, ce qui a incité
l'Église à racheter sa concession au bout de vingt ans. Malgré
la somme déboursée, elle n'y a pas perdu; car, depuis que le
polder est mieux entretenu, la culture est devenue plus intensive,
et sos revenus ont décuplé. On voit par cet exemple combien
est important le double rôle des capitaux et des associations,
dans la mise en valeur du sol.
Lorsqu'il s'agit de constituer un polder, il peut arriver que
quelques-uns des intéressés refusent d'entrer dans l'association.
Leur refus pourrait faire échouer toute tentative d'amélioration.
si, par exemple, leurs terres se trouvent au milieu de celles des
voisins. Ceux-ci ont alors une ressource : ils demandent aux
Étals provinciaux l'autorisation de constituer une Waterschap
dont les statuts sont, après enquête, approuvés par L'autorité
compétente. Les récalcitrants sont alors obliges de s'incliner
devant une majorité des deux tiers, et de l'aire partie de l'asso-
ciation. Cela ressemble aux syndicats forcés que nous avons en
France dans certains cas. Mais le respect dos droits particuliers
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 37
est poussé très loin. Je me rappelle avoir été très étonné de
voir, en Groningue, entre deux polders, une étroite bande de
terre qui n'était pas endiguée et que la mer recouvrait libre-
ment jusqu'à l'ancienne digue. On m'expliqua que ce terrain
appartenait à un propriétaire qui n'avait pas voulu entrer dans
l'association; comme ses terres se trouvaient à une extrémité, on
n'avait pas eu le droit de l'y contraindre, son abstention rom-
pant seulement la symétrie de la ligne, mais ne faisant pas obs-
tacle à l'exercice du droit des voisins.
On conçoit bien que des gens, habitués depuis des siècles à
s'associer pour la protection et l'aménagement de leurs terres,
soient tout prêts à s'associer dans d'autres buts, s'il est néces-
saire. Cela n'a pas manqué d'arriver. Nous en avons déjà eu un
exemple avec les coopératives de laiterie et les sociétés de con-
trôle pour les vaches laitières. Les laiteries se sont syndiquées
entre elles dans le double but d'organiser le contrôle du beurre
qu'elles fabriquent et la vente de leurs produits sous la garantie
de ce contrôle. A cet effet, le syndicat accorde à ses adhérents
une marque spéciale sur papier de soie très fragile qu'on colle
sur les pains de beurre et qui ne peut pas être enlevée sans
déchirure. L'État a même ajouté sa garantie à celle du syndicat
par le contrôle officiel auquel celui-ci s'est soumis spontané-
ment afin de jouir de l'étiquette nationale « Beurre néerlan-
dais ».
Enfin il existe des syndicats agricoles pour la province et
pour la commune. Ils se sont surtout développés depuis la crise
agricole, car le besoin de l'association s'est alors fait sentir plus
vivement. Cependant, en Frise et spécialement dans la région
du pâturage, ils sont moins nombreux et moins actifs que dans
le sud des Pays-Bas ou dans la région sablonneuse. Il y a à cela
deux raisons: la première, c'est que le pâturage pur exige moins
d'achats d'engrais, de semences, de machines, etc.. que la cul-
ture; la seconde, c'est que les fermiers frisons sonl ordinaire-
ment des cultivateurs assez riches pour faire «les achats impor-
tants, et assez instruits pour les faire dans 1rs meilleures
conditions, ce qui nVsl pas le cas des petits palans qui vivent
38 LE TYPE FRISON.
sur le sable. Il convient de remarquer ici que les syndicats
agricoles sont purement patronaux ; nulle part je n'ai noté
l'existence du syndicat mixte que nous connaissons en France,
et où propriétaires, fermiers, métayers et ouvriers confondent et
harmonisent leurs intérêts. Mais il n'en est pas moins vrai que les
associations sont très largement développées et très solidement
constituées en Frise.
La famille et le mode d'existence. — Les associations, nous
l'avons vu, sont une conséquence de la nature du lieu qui
impose aux hommes l'obligation de resserrer leurs groupements
naturels pour lutter contre les éléments. Par là le type frison
semble être retenu dans la formation communautaire; l'ait
pastoral dont la pratique exige peu d'initiative et peu d'efforts
agit aussi dans le même sens, mais la nécessité de se protéger
par une lutte opiniâtre et continuelle contre les eaux de la mer
ou de l'intérieur développe, au contraire, à un haut degré, l'éner-
gie et l'esprit d'entreprise. De là, dans le type frison, deux ten-
dances dont l'une ou l'autre tend à dominer, suivant les circons-
tances.
La tendance patriarcale et communautaire est très nette dans
la région du pâturage. Les relations de voisinage y sont ren-
forcées par le groupement des habitations sur des tcrpes
étroites. Certains villages du district des lacs sont très éloignés
les uns des autres, très isolés, séparés même du reste du
monde par les eaux pendant l'hiver. Tous les habitants sont
parents, ils se marient entre eux, et n'ont guère de rapports
avec les villages voisins. Il éclate parfois des querelles suivies de
rixes entre jeunes gens de villages différents. L'isolement vient
ici renforcer les idées traditionnelles dont s'accommode bien
d'ailleurs l'art pastoral. La conséquence est facile à prévoir :
les entants, peu nombreux d'ailleurs chez les fermiers, cherchent
à rester dans le voisinage de leur famille; ils prennent une
ferme à proximité et n'hésitent pas à la payer forl cher, s'enle-
vant ainsi la possibilité de faire des bénéfices et de s'élever par
l'acquisition d'un domaine, ("eux qui ne restent pas dans la
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 39
culture vont volontiers clans les carrières libérales, ou recher-
chent les fonctions publiques, ou quelque place d'employé.
L'attachement au groupe, la formation communautaire, pour
tout dire, fait donc obstacle à l'élévation du type. Ces gens-là
sont tout prêts à redevenir des pasteurs purs et des patriarcaux
si la steppe indéfinie s'ouvre devant eux : c'est ce qui est advenu
dans l'Afrique australe aux émigrants boers.
L'exemple des Boers montre bien quelle action décisive exerce
le lieu sur la formation d'un type social, lorsque ce type n'a pas
reçu antérieurement une empreinte très forte, quasi définitive :
les mêmes éléments ethniques, assez bigarrés d'ailleurs, ont
donné l'Afrikander particulariste (probablement) et le Boer com-
munautaire. En Europe, nous noterons les mêmes effets diver-
gents de la culture et de l'art pastoral; cependant, dans les
Pays-Bas, les éleveurs frisons ont été retenus dans la voie de
la régression communautaire par la nécessité de lutter contre
les eaux, parl'étendue limitée de leur territoire qui les a poussés
à rendre leur art pastoral plus intensif et enfin par les trans-
ports qui les ont mis en concurrence avec le reste du inonde,
leur ont offert de vastes débouchés et les ont amenés à déve-
lopper les qualités d'initiative et d'énergie qui étaient en eux.
Mais ils sont restés paysans égalitaires; à aucun moment ils
n'ont constitué une aristocratie. Ceux des leurs qui sont arrivés
à la richesse se sont presque aussitôt détachés du sol pour émi-
grer dans les villes. Il n'y a pas ici de classe rurale supé-
rieure, il n'y a guère entre eux d'autres différences que celles
que fait naître la possession de l'argent.
On s'explique par là, à la fois, leur simplicité de rie et leur
amour du faste. Au musée de Leeuwarden ou voit de très nom-
breuses pièces d'orfèvrerie et de riches habillements. Il y a
encore peu d'années, les bijoutiers et les horlogers faisaient
fortune en Frise, et on voit encore chez les riches fermiers, des
armoires remplies de vaisselle fine et d'argenterie. Ces! de la
parade, c'est l'affirmation de leur richesse, car leur train de
vie est resté simple.
Dans les fermes, la maison d'habitation, adossée au bâtiment
•40 LE TYPE FRISON.
principal, dont elle occupe un des petits côtés, est ordirairement
recouverte de tuiles noires et communique directement par une
porte avec la grange et l'étable. On y accède du dehors par
une série de petits paillassons qui invitent le visiteur à s'essuyer
soigneusement les pieds; le fermier laisse ordinairement ses
chaussures à la porte et vous reçoit en chaussettes. Sa femme,
si elle a dépassé la quarantaine, est coiffée d'un casque d'or
enserrant la tète, qu'elle recouvre le dimanche d'un bonnet de
dentelle; lorsqu'elle sort, elle surmonte le tout d'une horrible
petite capote noire. Ce chapeau, tout laid qu'il soit, est la marque
d'une situation sociale déjà un peu relevée, car les femmes
d'ouvriers ne le portent pas, en quoi elles font preuve de
goût. Le climat, froid et humide, oblige à vivre beancouji à
l'intérieur des maisons; aussi remarque-t-on, môme chez les
plus petites gens, une grande propreté et une certaine re-
cherche du confort et de l'élégance dans les appartements. Les
fenêtres sont grandes; c'est nécessaire, scmble-t-il, dans un
pays brumeux pour avoir plus de lumière dans la maison.
Malheureusement ces grandes fenêtres sont obstruées par des
rideaux, par des stores, par d'immenses pots garnis de plantes
vertes qui entretiennent dans la pièce une obscurité discrète. Il m'a
semblé qu'on se gardait du soleil comme d'un ennemi ; cepen-
dant, là où va le soleil, ne va pas le médecin, dit le proverbe
italien. En fait, c'est un désinfectant énergique et un grand mi-
crobicide; aussi partout où il est rare doit-on redoubler de soins
et de propreté, et ainsi s'explique la manie de récurage et de
lavage des femmes hollandaises. Car c'est une véritable manie,
et tous les auteurs qui ont écrit sur la Hollande ont consacré de
longues pages aux nettoyages du samedi et aux raffinements
de l'astiquage. Il en résulte que Les Hollandais sont soigneux,
caries femmes, à qui incombent les soins de propreté, fonl bonne
garde etregardent d'un mauvais œil les profanes négligents.
Il ne faudrait cependant pas confondre nettoyage avec
hygiène; je crains que la propreté soit ici plus extérieure que
réelle, qu'on ail moins d'égards pour Le corps que pour la façade
de la maison ou les appartements. Certains détails sont traités
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 41
d'une façon très rudimentaire, même dans les hôtels les plus-
récents. L'aération m'a toujours parue insuffisante. Les fenêtres
à guillotine ne peuvent guère se relever de plus de 30 centi-
mètres; l'air frais arrive donc en petite quantité et par en basr
ce qui est un mode d'aération défectueux. J'ai constaté que, le
plus souvent, tout était hermétiquement clos; aussi les chambres
quoique très propres, ont-elles, une odeur désagréable; l'at-
mosphère y est lourde et humide. On dort dans des lits clos, et
clos de portes en bois formant placard. C'est très commode :
pendant la journée, la chambre a des allures de salon, mais
l'aération des lits laisse à désirer. Certaines gens d'ailleurs,
ferment les portes pour dormir; comment ne sont-ils pas
asphyxiés? Mystère. Le lit de plume est encore d'un usage
courant. Dans les auberges de village où j'ai logé, et où pour-
tant les salles du rez-de-chaussée étaient presque élégantes, les
chambres étaient souvent misérables et la table à toilette d'une
insuffisance notoire : dans ce pays où l'eau coule à flots sur les
façades, elle est mesurée parcimonieusement au voyageur.
De la nourriture nous retiendrons seulement qu'elle est assez
monotone, étant donné que les produits du sol sont peu variés.
Les tartines de pain beurré tiennent dans l'alimentation une
très grande place, trop grande même pour les estomacs français l
Il n'y a pas en Frise de boisson nationale : le vin ne parait que
sur la table des riches, la bière est aussi assez chère, l'eau est
détestable. Le Frison n'a d'autre ressource que d'améliorer cette
eau avec du thé ou du café; aussi entend-on toute la journée
la cafetière ou la théière chanter sur la table. Depuis quelque
temps, le chocolat s'est aussi fort répandu. Malheureusement,
ces boissons assez fades ne satisfont pas les rudes gosiers des
travailleurs qui demandent alors à l'alcool des sensations plus
fortes. On ne voit nulle part absorber autant de petits verres et
avec autant de dextérité que dans un cabaret frison. Par réac-
tion, les ligues antialcooliques font fureur et on note en ce
moment-ci un mouvement de tempérance assez marqué.
Le Frison doit sans doute à sa tendance communautaire
• I .limer les réunions joyeuses et de fréquenter assidûment les
42 LE TYPE FRISON.
marchés. Le vendredi, les routes qui mènent à Leeuwarden sont
couvertes de cabriolets et de bicyclettes; les rues de la ville son!
animées par le va-et-vient des fermiers qui emplissent aussi les
restaurants; on vient au marché un peu pour ses affaires, mais
surtout pour retrouver ses amis et connaissances. Le soir, la
journée tinie, les ouvriers ruraux se promènent en devisant
joyeusement dans la grande rue du village, et le dimanche,
en été, c'est toute la population qui est dehors et qui fait
« corso » jusqu'à la nuit tombée. Lorsque la saison s'y prête,
les fêtes sur la glace sont l'occasion de divertissements nombreux
et jadis les courses de chevaux de Leeuwarden étaient le grand
événement de l'année. ,
Les cultures intellectuelles et la religion. — C'est aussi
sans doute à l'influence communautaire, à l'isolement sur les
terpes, et à la vie pastorale, que le Frison doit bien des traits de
son caractère. L'isolement en groupe maintient les idées tradi-
tionnelles et les superstitions. Le Frison lui doit sans doute une
certaine tendance à la routine et à la défiance. Il y a quelques
années, un marchand d'instruments agricoles avait amené une
faucheuse aux environs de Sneek pour l'essayer et en montrer
le fonctionnement aux paysans; ceux-ci s'enfuirent épouvantés,
déclarant que c'était là une invention diabolique. Plusieurs
fois, au cours de nos enquêtes auprès des fermiers, nous avons
rencontré une défiance, explicable au premier abord, mais qui
parfois persistait et rendait toute conversation impossible ou
du moins inutile.
La vie pastorale porte à la méditation et à l'abstraction :
l'exemple de la Frise continue cette loi. L'instruction scolaire
est relativement moins développée dans la région du pâturage
que dans celle de la culture, car l'éleveur n'éprouve pas le
besoin d'une science très grande pour l'exercice de son métier
qui, à beaucoup d'égards, est une affaire d'expérience el de
pratique^ Les fils de fermiers vont à L'école primaire jusqu'à
treize ou quatorze ans; ils y travaillent sérieusement et parfois
même y étudient une Langue vivante, français, anglais ou aile-
LE BÉTAIL ET LE LAIT. Ï3
mand1; néanmoins, ils n'en sortent pas avec un bagage
littéraire ou scientifique bien considérable, mais les loisirs
isolés de la vie pastorale leur permettent de compléter leur
instruction. Les Frisons sont en effet des autodidactes, dont les
connaissances sont souvent encyclopédiques et dépassent de
beaucoup le cadre de leur vie journalière. Ils s'intéressent à
ce qui se passe à l'étranger; tel d'entre eux m'interroge de
façon très judicieuse sur les troubles du Midi de la France et
sur la crise viticole ; tel autre, est au courant de l'Anerbenrecht
et des coutumes successorales allemandes. Ces aptitudes intel-
lectuelles expliquent le penchant de beaucoup de fils de fermiers
pour les carrières libérales.
L'aptitude à l'abstraction explique l'esprit mathématique
très répandu chez les Frisons. On montre à Franeker un plané-
tarium construit par un berger ; au musée de Leeuwarden, on
voit deux horloges très compliquées construites par un fabricant
de meubles et son tils. De nos jours, un boulanger a employé
ses loisirs à reviser les calculs de l'observatoire d'Utrecht,
et y a relevé des erreurs. On m'a cité une jeune fille qui s'est
mise, avec succès, à l'étude des mathémathiques pour aider son
fiancé dans la préparation d'un examen. Il est possible que les
nécessités de la navigation au long cours aient contribué à déve-
lopper le goût des études astronomiques.
La tendance à la méditation et à la rêverie a favorisé le déve-
loppement des théories socialistes et antimilitaristes. Pourtant,
chose curieuse, les Frisons sont les meilleurs soldats de l'armée
néerlandaise. Elle a aussi amené l'éclosion d'un grand nombre
de sectes religieuses. Dans la région des lacs où la vie pastoral*4
domine exclusivement, on est très conservateur, très attaché à
la religion orthodoxe; sur le littoral, on est plus libéral. 1rs
modernes ont là plus de partisans. C'est de Vittmarsum, près de
Harlingen, qu'est originaire Simon Menno, le fondateur de la
secte des Mennonites, qui compte plus de 50.000 membres. Ce
1. Tous les employés des postes doivent parler ces trois langues; beaucoup d'em-
ployés «lus chemins de fer les comprennent.
4 4 LE TYPE FRISON.
même village est aussi un centre catholique, ce qui est une rareté
en Frise.
Il n'est pas rare de trouver dans les plus petits villages, à coté
de l'ancienne église qui appartient à la secte principale, à celle
qui a la majorité dans la paroisse, deux ou trois petites églises
pour les dissidents. A Midsland, dans l'île de Terschelling, on
trouve des orthodoxes, des modernes, des anabaptistes et des
mennonites. Dans l'ensemble du royaume, les statistiques
accusent douze cultes différents.
Cette multiplicité des sectes, qui est surtout remarquable en
Frise dans les campagnes, prouve combien le Frison a l'esprit
porté vers les spéculations philosophiques et religieuses, et
combien aussi son individualisme est accentué. Il se fait volon-
tiers sa religion à lui, et est profondément dédaigneux de toutes
formes. Certains, qui s'affirment chrétiens et vivent comme tels,
ne font partie d'aucune église et souvent ne sont même pas
baptisés, cela par conviction religieuse môme. On comprend
qu'avec de tels esprits, on ne puisse pas exiger un credo très
explicite pour admettre un fidèle dans lacommunauté religieuse :
on se contente souvent de lui demander d'avoir suivi l'enseigne-
ment du pasteur pendant deux ans et de croire en Dieu et en
Jésus-Christ; on n'exige même pas qu'il soit baptisé.
Cette façon si personnelle d'envisager la religion amène sou-
vent des discussions très vives lorsque, ce qui arrive rarement,
la conversation tombe sur la question religieuse. La lutte se
poursuit d'ailleurs sur le terrain pratique, dans la même com-
munauté, pour le choix des pasteurs qui sont soumis à l'élection
des fidèles. Par bonheur pour la paix publique, l'excès de divisions
porte en soi un remède, car il impose à l'Etal une neutralité abso-
lue, et à chaque citoyen une grande tolérance vis-à-vis de ses
semblables. Sans cela, la vie serait impossible. Vers L830, il y
eut une scission dans l'église réformée officielle, et peut-être
quelque petite persécution à ce sujet; il en résulta une, émigra-
tion assez considérable de paysans frisons pour L'Amérique.
Conservalisme traditionnel et individualisme accentué sont
deux traits bien marqués du caractère frison. Si le premier est
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 4»
dû, très probablement, à l'influence patriarcale, le second doit-il
être attribué à un ébranlement de la formation communautaire
et à une évolution vers l'instabilité, ou plutôt à un particula-
risme latent qui, par suite de circonstances favorables, s'est
affirmé d'abord dans l'ordre intellectuel? Malgré la réserve que
nous nous sommes imposée sur le terrain psychologique, nous
inclinerions vers la seconde hypothèse.
Les organismes de la vie publique. — L'esprit d'autonomie
qui anime le Frison dans le domaine religieux, se fait jour éga-
lement dans l'organisation de la vie publique ; ou, plus exacte-
ment, il semble que le Frison ait négligé d'organiser les pouvoirs
publics. L'éleveur de la région des lacs vit dans l'isolement ; les
associations libres qu'il constitue suffisent à ses besoins. Le plus
urgent de tous est de se défendre contre les eaux : il y a pourvu
lui-même directement par le polder. La nature même du lieu
le protège contre les ennemis extérieurs ; il n'éprouve donc pas
le besoin de créer de grands pouvoirs publics. Ses paysanneries
ont tenu en échec les comtes de Hollande pendant des siècles, et
leur vieux code affirme que « les Frisons seront libres aussi
longtemps que les vents souffleront dans les nuages ». En fait,
ils sont restés indépendants jusqu'en 1522 : leurs magistrats
élusse réunissaient près d'Aurich (Frise allemande) pour traiter
les affaires de la confédération.
« Les Frisons qui, dès l'époque de Tacite, passaient pour le
peuple le plus puissant de la Germanie septentrionale, ont formé
au moyen Age, sur toute l'étendue de leur côte, une longue bande
de petits états à peu près autonomes dont les paysanneries fidè-
les à leur divise : « Plutôt morts qu'esclaves ! » défendirent pen-
dant des siècles leur liberté républicaine contre les prétentions
féodales des princes ecclésiastiques et laïques de l'intérieur des
terres, en s'abritant derrière leurs digues et leurs canaux et en
appelant même, au besoin, l'inondation à leur secours » '.
Lorsqu'au xvi° siècle ils acceptèrent des gouverneurs allemands
i. A. Iiimly, Histoire de la formation territoriale de l'Europe.
'iti LE TYPE FRISON.
puis espagnols, ils continuèrent néanmoins à régler eux-mêmes
leurs affaires propres, et leur adhésion à l'Union d'Utrecht ne
diminua pas leur autonomie. On sait que la République des
Provinces-Unies était une fédération et qu'aux États généraux
les décisions étaient prises à l'unanimité. A plus forte raison,
chaque province était-elle souveraine pour ses affaires intérieu-
res et la Frise fut, plus que tout autre, jalouse de son indépen-
dance, car. tandis que la plupart des autres provinces choisis-
saient comme stathouder le prince d'Orange, elle eut presque
toujours son stathouder particulier.
Ces traditions d'autonomie se sont conservées au xix° siècle,
depuis la formation du royaume des Pays-Bas. autant du moins
qu'elles sont compatibles avec les nécessités actuelles. Les États
provinciaux ont encore un rôle prépondérant et qui dépasse de
beaucoup celui de nos conseils généraux. Ce sont eux, en outre.
qui élisent les membres de la chambre haute et ainsi les influen-
ces locales se font sentir dans le gouvernement du pays. Jadis.
les villages avaient une autonomie administrative presque com-
plète ; elle n'existe plus que pour l'Eglise, à cause des biens qui
lui sont affectés. Dans d'autres provinces, comme FOver-Yssel el
la Drenthc où les villages possèdent encore parfois des biens com-
munaux, celte autonomie s'est conservée, relativement à L'admi-
nistration de ces biens. ^lais en Frise, c'est un fait assez remar-
quable que la propriété communale n'existe pas et qu'elle n'a
pas existé, ou du moins, si elle a jadis existé, qu'elle a disparu
depuis un temps immémorial. Il est probable que c'est une
conséquence de la défense contre les eaux ; pour que des particu-
liers consentissent à faire les frais considérables des travaux
d'endiguement et d'assainissement, il fallait qu'ils y eussent un
intérêt {puissant, que donne seule la propriété privée. Dans la
région de Meppel, enOvcr-Yssel, où dominait la propriété collec-
tive, ces travaux ont été très négligés et le pays est encore exposé
à de fréquentes inondations1.
Les communes actuelles sont, en général, très xa^tes: il n'\ en
i. cf. E. de Laveleye, i.a Néerlande, |>. .">:..
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 47
a que V3 pour toute la province de Frise. Telle d'entre elles ren-
ferme 27 paroisses ; ces dernières ne comptent d'ailleurs, parfois,
que trois ou quatre cents habitants. L'organisation administra-
tive remonte à l'époque de la domination française; les cadres
en sont donc analogues à ceux que nous possédons en France,
mais l'autonomie locale est beaucoup plus respectée. Les chemins
appartiennent presque tous à la commune et celle-ci ne se fait
pas faute d'y interdire la circulation des automobiles : le fer-
mier frison qui va à bicyclette ou en voiture, n'entend pas être
dérangé dans ses habitudes. L'école est aussi sous l'autorité
presque absolue du conseil municipal qui nomme et révoque les
instituteurs ; ceux-ci sont bien rétribués, en partie du moins, par
l'Ktat qui leur assure une retraite, mais ils ne sont pas fonction-
naires du gouvernement, qui ne s'engage pas à leur donner un
emploi. Il s'agit donc, pour eux, de remplir leurs fonctions de
façon à satisfaire les pères de famille. L'Etat n'intervient que
par des subventions accordées aux écoles libres aussi bien
qu'aux écoles publiques, et par une surveillance générale.
lui résumé, le Frison de la région du pâturage nous apparaît
un peu comme un prisonnier de son milieu, précisément parce
que ce lieu physique n'est que partiellement transformable. Le
mode de travail est sous la dépendance étroite du sol et du cli-
raat, dont l'un, est immuable et l'autre à peine améliorable. Dans
ces conditions, on comprend sans peine le côté un peu routinier
et arriéré du caractère frison, tandis que ses tendances commu-
nautaires s'expliquent par l'isolement en groupes qui lui est im-
posé par le lieu.
Pourtant tout n'est pas routine et immobilité en Frise. Nous
avons vu qu'on avait su y accentuer la spécialisation laitière coni-
mandée parle lieu, grâce à une utilisation intelligente et intense
de l'association et des transports. Si l'art pastoral favorise la
routine traditionnelle, le commerce au contraire développe l'ini-
tiative. Le Frison a donc tout un côté de son esprit tourné vers
le progrès, l'ell'ort, l'adaptation aux conditions actuelles. Cette
aptitude se manifeste précisémenl dans le domaine commercial
où le sol intransformable n'intervienl pas. Elle a certainement
48 LE TYPE FRISON.
été conservée et accrue par la nécessité permanente de lutter
avec constance, peine et intelligence contre les eaux et contre
la mer.
D'ailleurs, nous allons étudier maintenant le Frison sur un sol
transformable et nous constaterons que le côté particulariste de
son caractère prend alors le dessus sur le côté communautaire.
II. — LA CULTURE ASSOCIEE AU PATURAGE.
Le « kleiboden ». — Le littoral nord et nord-ouest de la Frise
est bordé d'une zone d'alluvions argileuses conquises peu à peu
sur la mer et dont la fertilité rend la culture très avantageuse ;
c'est ce qu'on appelle le kleiboden.
Ces alluvions marines sont fertiles : elles renferment du
calcaire qui rompt la compacité du sol, et sont assez riches en
acide phosphorique; l'azote y est abondant à cause des débris
organiques contenus dans la vase.
Ces alluvions sont moins humides que les terres de l'intérieur
car, leur altitude est un peu plus élevée. C'est là un fait qui
surprend au premier abord, mais qui est général : les polders
les plus récents sont à un niveau plus élevé que les anciens.
On donne do ce phénomène plusieurs explications : actuelle-
ment, les alluvions sont plus abondantes qu'autrefois à cause de
la diminution progressive des fonds et des courants, ou bien, parce
que les endiguements se font plus tardivement pour avoir une
couche de limon plus épaisse ; le sol nouvellement conquis ren-
ferme beaucoup de débris organiques qui se décomposent, se
résorbent, et ainsi, avec le temps, il se produit un tassement:
enfin, les alluvions reposent souvent sur une couche de tourbe
qui s'affaisse et se tasse sous le poids du sol situé au-dessus.
Quoi qu'il en soit, cette situation rend ces terres beaucoup
plus saines; dans les polders récents, on a pu prendre toutes
les précautions voulues pour que l'assainissement soit parfait.
Le sol est donc transformable par la culture: l'herbe n'est plus
le seul produit possible. La fertilité des terres pousse en outre
LE BETAIL ET LE LAIT. 49
à la culture intensive et rémunère largement le cultivateur de
■■-'
ses peines et de ses avances.
Dans cette zone, il importe d'indiquer encore des subdivisions,
ou du moins, de distinguer entre l'ancien sol protégé par les
digues et le sol des polders conquis à une époque plus récente.
D'après ce que nous venons de dire, on prévoit que l'ancienne
terre est plus humide, plus compacte et moins fertile; aussi les
pâturages naturels y occupent-ils encore une place importante.
On comprend sans peine qu'il est impossible d'en indiquer la
proportion, car elle change d'un point à un autre ; cependant,
nous avons visité plusieurs fermes de cette région, où les prairies
et les cultures se partagent le sol par moitié. Dans les polders
récents, au contraire, les prairies naturelles font complètement
défaut : tout le sol est consacré aux cultures. Cela est surtout
remarquable dans le Bildt, région au nord de Leeuwarden qui
occupe l'emplacement de l'ancien golfe du Middelzée et qui a
été endiguée par portions successives, au cours des trois derniers
siècles. Ici le pâturage n'est représenté que par les digues et les
terrains en voie d'alluvionnement situés au delà des digues et
qu'on nomme Kwelders. Les kwelrlers sont parfois protégés
par une petite digue extérieure, qui empêche la mer d'envahir
le pâturage pendant l'été, mais en hiver elle est souvent sub-
mergée. L'eau des fossés étant salée, même en été, on doit
aménager des abreuvoirs d'eau douce pour les animaux ; ces
abreuvoirs ont la forme de cratères surélevés pour recueillir
l'eau de pluie; ici, chevaux et vaches montent à l'abreuvoir.
L'industrie laitière et la culture. — Le caractère commun
de toutes les fermes de cette région est l'association de la
culture au pâturage; mais l'exploitation du bétail reste bien
la source principale des revenus agricoles : la culture la rend
plus intensive. On eslime qu'une ferme divisée par moitié en
pâturage et en culture, peut nourrir autant d'animaux que si
elle était tout entière en pâturage. Ceci s'explique aisément,
les produits de la culture venant compléter le foin en quantité
et en qualité; les engr;iis qu'exigent les cultures apportent (\r*
i
oO LE TYPE FRISON.
éléments nutritifs qui font défaut dans le sol et qui se retrouvent
dans les produits consommés par le bétail. En outre, les exi-
gences de la culture intensive dressent l'agriculteur à l'emploi
des procédés industriels ou scientifiques, et la façon dont il traite
son bétail se ressent très heureusement de ces habitudes. Il va
sans dire que le bétail est ici exploité, surtout en vue de la pro-
duction du lait, comme dans la région du pâturage. Les vaches
y sont cependant gardées moins longtemps et vendues adultes
aux fermiers de Hollande qui ne font pas d'élevage. C'est une
conséquence du progrès des méthodes qui a pour effet un mou-
vement commercial plus intense. Cependant, la spécialisation
est alors moins marquée, puisqu'une plus forte proportion du
troupeau est constituée par déjeunes bêtes qui ne donnent pas
encore de lait. Cette pratique est favorisée par la culture, (/ai
permet d'obtenir un développement des jeunes animant plu*
rapide; dans le greidstreek elle ne serait pas absolument sans
inconvénient, car on a remarqué que les prairies où pâturent les
jeunes animaux s'appauvrissent peu à peu en principes miné-
raux, et qu'au bout de quelques années l'élevage s'en ressent.
Tant que les éleveurs de la région de l'herbe ne se seront pas
mis à l'emploi courant des engrais chimiques, ils feront mieux
de s'en tenir à leur pratique actuelle. La culture marque donc un
progrès de l'élevage, et cela est dû à une possibilité <l<> transforma-
tion du sol.
La main-d'œuvre. — L'homme n'est cependant pas absolument
maître du sol; car, en raison de l'humidité, il est astreint à
observer certains procédés de culture. Ainsi, les billons étroits
(2m,50 à 3 mètres) sont une nécessité qui exclut à peu près
complètement l'emploi des machines. Les travaux devant se
faire (i la main, le cultivateur a intérêt à obtenir des produits
riches; la fertilité du sol s'y prête bien d'ailleurs; aussi voyons-
nous peu de céréales . eà et là un champ d'avoine . niais partout
des pommes de terre, du lin, du colza, des lèves, des betteraves.
Or, ces cultures sarclées exigent beaucoup de main-d'œuvre,
surtout lorsque l'emploi de la houe à cheval est impossible. Les
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 51
fermes occupent donc beaucoup d'ouvriers : à Zurich, M. X...,
au mois de juin, paie 300 francs de salaires par semaine, au taux
de 3 francs par jour. Le fermier Peter qui possède 36 hectares,
dont 16 en pâturages, occupe 4 ouvriers en hiver et 12 en été.
Cette énorme disproportion entre le travail d'hiver et le travail
d'été est une conséquence des cultures sarclées et des prairies
qui réclament beaucoup de main-d'œuvre pendant quelques
mois seulement.
lien résulte que le nombre des domestiques de ferme est rela-
tivement faible; ce nombre tend à décroître de plus en plus,
parce que les jeunes gens, trouvant plus facilement du travail,
aiment mieux rester journaliers que d'accepter la sujétion d'une
place de valet. Les jeunes tilles, de leur côté, se refusent de plus
en plus à prendre part aux travaux agricoles; elles veulent
se confiner dans les soins du ménage. Il est vrai qu'une fois
mariées, elles sont moins rebelles au travail des champs : on
voit beaucoup de femmes sarcler et désherber le lin.
Les domestiques sont remplacés par des ouvriers permanents
qui reçoivent 12 à 16 francs par semaine et ont la jouissance
gratuite d'une maison, d'un lopin de terre, et le droit d'entre-
tenir un mouton avec ceux du fermier. Le matin, à 'i heu-
res, ils viennent traire et reçoivent alors une tasse de thé et
un morceau de pain; ils prennent les autres repas chez eux.
La question de la traite est, en certains cas, an obstacle à la
(■/•ration des pâturages. Beaucoup de fermiers seraient enclins
à étendre leurs prairies pour avoir moins de soucis, mais alors,
il faut augmenter le troupeau: les animaux doivent être pansés
et les vaches traites, le» dimanche comme; en semaine; or, les
ouvriers se montrent de plus en plus partisans résolusdu repos
dominical.
A côté des ouvriers fixes, nous trouvons les journaliers
employés et payés à la journée. Les meilleurs sont assurés de
trouver du travail toute l'année, les moins bons pendant les
grands travaux seulement. Ils logent dans les villages voisins,
locataires des maisons qu'ils habitent. Jadis, leur soit était assez
misérable, beaucoup devaient émigreren Amérique, et presque
5:2 LE TYPE FRISON.
tous étaient sans travail une partie de l'année. Aujourd'hui, la
situation a changé du tout au tout, quoique la population soit plus
dense qu'autrefois. Il y a soixante ans, me dit un vieillard, il n'y
avait à Stiens qu'une école avec 80 enfants en été, etl20 en hiver;
aujourd'hui, les trois écoles en comptent près de 700. Les progrès
de la culture intensive et surtout les cultures sarclées ont augmenté
les besoins de main-d'œuvre en été. Pour s'assurer des ouvriers
pendant la belle saison, les fermiers ont été amenés à élever un
peu les salaires et surtout à rechercher les moyens d'éviter le
chômage pendant l'hiver; un de ces moyens est la culture du
lin, dont la préparation occupe les ouvriers pendant les mois
d'hiver. Plusieurs cultivateurs m'ont avoué qu'ils n'avaient aucun
profit à cultiver le lin, qu'ils le faisaient uniquement en vue
d'assurer la stabilité de leur main-d'œuvre.
Parmi les progrès agricoles de ces trente dernières années,
nous avons signalé les laiteries coopératives ou privées. La
« zuivel fabriek » a été une bénédiction pour la classe ou-
vrière : en quelque province que ce soit, on constate les mêmes
etfets bienfaisants. La laiterie permet en effet au producteur
d'une faible quantité de lait d'en tirer un parti aussi avanta-
geux que le gros fermier son voisin; le litre de lait est payé le
même prix à l'un et à l'autre, tandis que, lorsque le beurre est
fait à la maison, le petit producteur, obligé d'attendre plu-
sieurs jours pour avoir une quantité suflisante de crème, ne
fabrique qu'un beurre de qualité inférieure; il n'est pas outillé
d'ailleurs pour faire un beurre marchand. Cela est si vrai que
le beurre de ferme qui, dans l'ensemble des Pays-Bas, égale
presque en quantité le beurre de fabrique, est consommé en-
tièrement sur place : il n'est pas exporté1. Les laiteries ont mis
sur le même pied In rai lie du pauvre et celle du riche : l'avan-
tage du grand atelier a donc disparu au point de vue particu-
lier de la production du lait. On a vu alors beaucoup d'ouvriers
1. Production du beurre en 1903
Fermes. Fabriques.
Pays-Bas. . . 26.180.000 kil. 10 B50.000 kil.
Frise seule . 1.900.000 kil. 11.680.000 kil.
LE HÉTAIL ET LE LAIT. .*).'{
acheter une vache, quelquefois deux, dont leur femme prend
soin, pendant qu'ils travaillent à la ferme. Pour nourrir cette
vache, le fermier leur cède l'herbe des fossés et des talus; ils
achètent celle qui pousse sur les bas-côtés des chemins et des
routes, ils louent quelques parcelles de terre sur lesquelles ils
cultivent des betteraves, des pommes de terre, des fèves, etc.
Leur famille trouve ainsi à s'occuper, et leurs ressources aug-
mentent. Aussi a-t-on vu le fermage parcellaire se développer
beaucoup dans ces dernières années. Les prix sont naturelle-
ment très élevés; le fermier qui sous-loue, réalise parfois
60 francs de bénéfice par hectare; en outre, il a l'avantage de
fixer solidement dans le pays des ouvriers dont il a besoin
pendant l'été. Ceux-ci voient leur situation se relever; ils ne
sont plus uniquement des salariés, il leur faut faire preuve de
prévoyance et de capacité. Un élément éducatif s'est introduit
dans l'organisation sociale du pays avec le fermage parcel-
laire.
Quoique l'émigration ait cessé, et (pie la population soit assez
dense dans la région de la culture, les journaliers locaux ne
suffisent pas à exécuter tous les travaux agricoles, surtout les
sarclages et les fauchaisons qui doivent être exécutés à épo-
ques fixes et sans délai. Fort heureusement, les provinces voi-
sines fournissent une immigration temporaire abondante : de
la Drcnthe et de la Groningue, viennent, en mai et juin, de
nombreux ouvriers. Grâce à une légère différence de climat, les
travaux de sarclage et de fenaison se font un peu plus tôt en
Frise qu'on Groninguo, ce qui permet aux ouvriers de cette
province de venir en Frise. Lorsque les sarclages sont terminés,
ils repartent accompagnés par des ouvriers frisons, qui vont
travailler en Groninguc; ils reviennent quelques semaines plus
tard faire les foins et retournent chez eux, suivis de nouveau
des Frisons, pour faire les moissons. On observe le même phé-
nomène d'émigration temporaire, par périodes successives, pen-
dant l'été, dans les pays de montagne; la même cause, diffé-
rence de climat, produit le même effet.
• > < LE TYPE FRISON.
Le propriétaire-cultivateur. — La culture favorise donc
l'accroissement de la population ouvrière rurale, et contribue
à l'amélioration de son sort. Elle favorise aussi la conservation
de la propriété entre les mains du cultivateur; plus exac-
tement, elle est moins favorable au développement de la pro-
priété absentéiste, car celle-ci reste néanmoins la règle générale.
Toutefois, les domaines à cultures sont moins recherchés des ca-
pitalistes que les domaines à pâturages : ils exigent un peu plus
de surveillance, car le fermier peut mésuser des terres. Les
prix de ferme sont élevés, environ 200 francs par hectare; ce-
pendant, la culture donne une marge de bénéfices plus considé-
rables, car elle est, plus que le pâturage, susceptible d'intensi-
fication. Certains cultivateurs, d'aptitudes supérieures, peuvent
donc s'enrichir et acheter des domaines ou conserver ceux qu'ils
possèdent. En fait, on constate que, dans les districts de culture,
la proportion des propriétaires cultivateurs est un peu plus forte
que dans la région du pâturage. Cette situation n'est pas nou-
velle : en 1511, la proportion des propriétaires cultivateurs
était de 17,5 % dans le district de Ferwerd (culture), et seule-
ment de 12,0 % dans celui de Lecuwarden (pâturage). Les
terres soumises à l'exploitation directe représentaient -27 % de
la superficie totale à Ferwerd et 14, 0 % à Leeuwarden '. Au
commencement du xix'' siècle, il y eut une crise de la propriété
foncière : les prix de ferme tombent à 25 francs l'hectare ; on
ne trouve plus de fermiers, car ceux-ci sont ruinés et manquent
des capitaux les plus indispensables pour exploiter. Les pro-
priétaires absentéistes cherchent alors à vendre leurs domaines
qui sont achetés A bas prix par des commerçants, des indus-
triels, des artisans, des fermiers aisés ; ainsi s'est tonnée la
la classe actuelle des propriétaires-cultivateurs.
Les domaines ont actuellement de 20 à 00 hectares, niais
se tiennent, en général, plus près du premier chiffre que du
second. Depuis 151 1, on peut noter une diminution dès sensi-
ble des domaines moyens (5 à 30 hect.), une augmentation con-
1. Cf. T.-J. de Boer, Defriesche Grond in 1511.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 5")
sidérable des petits domaines (1 à 5 hect.) et un accroissement
très marqué du nombre des domaines de plus de 30 hect. C'est là
une conséquence de la culture intensive qui permet aune famille
de paysans de vivre sur une surface plus restreinte, surtout
depuis l'installation des laiteries, mais qui exige que les fermes
où on emploie des salariés, soient plus étendues afin de dimi-
nuer les frais généraux. C'est pour cette raison que certains
domaines sont vendus en détail; les propriétaires des fermes
voisines achètent des parcelles pour s'arrondir, et le vendeur
retire ainsi de sa terre un prix plus élevé.
Cependant, la transmission intégrale est facilitée par le petit
nombre des enfants. Le fermier frison n'a pas une famille nom-
breuse; peut-être en faut-il faire remonter la cause à l'habi-
tude de bien vivre et au goût du faste qui sont une consé-
quence de l'agriculture rémunératrice. Les ouvriers, en revan-
che, n'hésitent pas à assumer la charge de sept ou huit enfants;
aussi ont-ils généralement une période de quelques années
très difficile à traverser. A leur mort, leur succession est par-
tagée entre tous leurs enfants, et s'ils possèdent quelque bien,
maison ou champ, ce bien est licite et acquis soit par un
étranger, soit par un des cohéritiers. C'est aussi ce qui se
passe pour les domaines : un des enfants garde le domaine
paternel et désintéresse ses frères et sœurs. Les bénéfices delà
culture spécialisée permettent, en effet, la constitution d'une
fortune mobilière dont l'existence facilite le règlement de la
succession.
Le développement di: l'instruction agricole. — Les enfants
qui n'héritent pas de La ferme se pourvoient ailleurs: les plus
favorisés épousent une héritière, les autres afferment un domaine
<•<• qui est relativement facile, étant donné le grand nombre
des propriétaires absentéistes. Très peu désertent lu culture gui
reste pour eu./ In /-arrière m, r mule et préférée: elle paie bien,
en effet, et offre des perspectives d'avenir à ceux qui y sont bien
préparés. <>r, les Mis de fermiers reçoivent presque tons l'ins-
truction professionnelle dans l'école d'agriculture de Leeuwar-
.')() LE TYPE FRISON.
dcn, dont les cours ont lieu en hiver; pendant la belle saison,
ils reviennent sur la ferme paternelle prendre part aux travaux
d'été et contrôler ainsi parla pratique l'enseignement théorique
qu'ils ont reçu. C'est encore là un effet de la culture commer-
cialisée de développer l'instruction professionnelle. Nous avons
dit que le Frison était autodidacte, mais lorsqu'il devient cul-
tivateur, il se rend compte de la nécessité d'un enseignement
plus mélhodique reçu sous la direction de spécialistes. C'est
un fait à noter que presque tous les élèves de l'école de Leeu-
warden proviennent des districts de la culture. Lorsque, dans le
travail, l'action de l'homme sur le lieu devient prépondérante,
la nécessité se fait sentir d'une science technique plus appro-
fondie, qui permette à l'homme de donner à son action le
maximum d'effet utile. La commercialisation de la production
développe l'instruction; ainsi, on a fondé à lîolsward une école
de laiterie qui a pour but de former un personnel de spécia-
listes pour la direction des fabriques de beurre. On se rend
compte que, pour transformer le lait en beurre et en fromage
et pour obtenir de cette transformation les meilleurs résultats
possibles, la vieille routine traditionnelle n'est plus de mise
et qu'il faut appeler à son aide la chimie et la mécanique.
Si, aux yeux du greidbocr, l'entretien d'un troupeau de vaches
laitières semble jusqu'ici exiger plus d'expérience pratique que
de science technique, science que notre autodidacte peut d'ail-
leurs s'assimiler facilement pendant ses longs loisirs d'éleveur
étroitement spécialisé, le cultivateur du kleiboden, aux prises
avec les difficultés d'une culture variée, se rend compte que la
science agricole, envisagée sous ses différents aspects, est pour
lui une condition sine qua non du succès. Il est tenu de laisser
dans son esprit moins de place au rêve et aux spéculations abs-
traites et d'accorder plus d'attention aux faits et aux réalités po-
sitives. Il en résulte une modification du caractère intellectuel
du Frison : il acquiert plus d'ouverture d'esprit, il est moins
idéaliste, il devient plus réaliste.
Le besoin de L'instruction professionnelle se l'ait aussi sentir
dans la classe ouvrière et pour les mêmes raisons. Depuis sur
LE BETAIL ET LE LAIT.
tout que le journalier s'est élevé au rang de fermier parcellaire,
depuis qu'il assume l'exploitation d'un champ pour nourrir sa
vache, il est avide de connaître les meilleures méthodes pour
rendre son champ le plus productif possible. Dans ces dernières
années, l'enseignement agricole s'est largement diffusé dans les
villages des Pays-Bas et précisément dans la mesure où les
paysans ont part à la jouissance directe du sol en qualité de
propriétaires ou de fermiers. Ce sont les instituteurs qui, après
avoir reçu la formation nécessaire par les soins du professeur
provincial d'agriculture, sont chargés de faire les cours pour
l'instruction des adultes.
La commercialisation de la culture. — Grâce à la diffusion
de la science technique, la Frise est arrivée au premier rang
parmi les provinces de culture intensive. Cela est d'autant plus
frappant que le progrès agricole s'y est manifesté seulement à
une époque toute récente. On me racontait qu'un fermier gro-
ninguois, venu dernièrement aux environs de Stiens, constatait
avec étonnement que l'agriculture frisonne n'avait rien à envier
à l'agriculture de Groningue dont la réputation n'est plus à
faire. Cette culture vise, en partie, à compléter le pâturage pour
^élevage intensif des jeunes animaux et la production du lait.
C'est dans cette région où, par suite de la nourriture plus co-
pieuse et plus riche, le bétail est plus fort, que viennent se
remonter les fermiers-fromagers de la Hollande, tandis que les
éleveurs du greidstreek vendent plutôt leurs vieilles vaches aux
engraisseurs du Brabant. Toute proportion gardée, il y a sur le
bétail un mouvement commercial plus considérable dans la ré-
gion de la culture que dans la région du pâturage, parce que
l'élevage petit y être conduit d'une façon plus intensive. Ainsi
le cultivateur se trouve plus orienté vers le comment- que le
pasteur pur parce que sa culture lui permet d'exercer à un degré
plus intense le mode de travail de celui-ci.
Mais il y a une autre cause du développement des aptitudes
commerciales chez le cultivateur frison, c'est qu'il consacre 1rs
soles que Laissent libres les plantes fourragères à la culture de
LE TYPE FKISON.
produits spécialisés : le lin dont la production se réduit actuel-
lement, le colza soumis à des fluctuations fréquentes, le carvi
et surtout la pomme de terre de table en vue de l'exportation en
Angleterre. La proximité de Londres et le voisinage du port de
Harlingen explique suffisamment pourquoi le Frison vise le
marché anglais. Le climat, assez doux au printemps, favorise
la précocité des pommes de terre de Frise et leur permet d'at-
teindre des prix élevés : ce sont en quelque sorte des primeurs.
Il importe donc que cette culture soit menée avec grand soin
puisqu'un écart de quelques jours dans la récolte influe beau-
coup sur les prix; mais il importe encore plus que la vente
s'exécute rapidement au fur et à mesure de la récolte. C'est
pourquoi, pendant la saison, il y a plusieurs fois la semaine des
ventes aux enchères. Dans le Bildt, à. Saint-Jacobi, à Sainte-Anna,
on voit, contigu à la gare, un bâtiment sur lequel on lit : Vei-
lings gebonw ; c'est là qu'ont lieu les ventes et que les pommes
de terre sont déposées provisoirement.
Le nombre des courtiers et des commissionnaires est considé-
rable dans tout le pays. B***, quand il s'est marié, à vingt-deux
ans, pensait déjà au commerce; cependant il est resté fermier
dix-huit ans, ce qui prouve qu'il a dû trouver dans la culture de
fréquentes occasions de satisfaire ses goûts. Il a gagné assez d'ar-
gent pour se faire bâtir un petit cottage près de la gare de
Stiens où il s'est installé comme commissionnaire en machines
agricoles, en pommes de terre et en bétail. Cette année (1907),
il a vendu 56 faucheuses Mac Cormick sur 500 qui sont entrées
aux Pays-Bas. Me prenant sans doute pour un acheteur éventuel,
il m'explique longuement qu'un étranger ne peut pas se hasarder
à traiter seul des affaires soit aux marchés, soit dans les Pennes,
qu'il faut s'adresser à quelqu'un du pays qui ait vu pousser le>
pommes de terre, qui connaisse le bétail de chaque ferme, etc..
Quoique le fermier frison ne manque pas un marché, les prin-
cipales transactions se font sur les domaines où viennent' les
marchands dont quelques-uns font de l'exportation. Ces relations
commerciales avec les pays voisins expliquent pourquoi le Frison.
comme tous ses compatriotes d'ailleurs, manifeste tant d'intérêt
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 59
pour les choses de l'étranger et se montre si au courant de ce qui
s'y passe. Pour ses affaires il a besoin de le savoir et les journaux
veillent à satisfaire ses besoins et ses désirs. De Amicis cite avec
étonnement un fermier rencontré en chemin de fer qui n'a
jamais vu une montagne ni même une colline, mais qui parle
français et qui est documenté sur la question scolaire en Italie.
Pareille chose nous est arrivée maintes fois, mais notre étonne-
ment a été moins grand, car la science sociale nous donnait l'ex-
plication de ce fait.
Ainsi la culture intensive, par ses besoins de main-d'œuvre,
favorise l'accroissement de la population, relève la situation des
ouvriers agricoles par le fermage parcellaire, développe l'initia-
tive et la capacité de la classe patronale par l'instruction profes-
sionnelle et multiplie les aptitudes du fermier frison par l'orga-
nisation commerciale qu'elle impose. Grâce à elle, le Frison est
poussé dans la voie du progrès matériel et du développement
intellectuel; il fait preuve d'une souplesse que nous n'aurions
pas soupçonnée par la seule étude de l'éleveur de la région du
pâturage pur.
La transformabilité du lieu, en permettant le progrès des
méthodes, peut donc être éducative de types sociaux en les ar-
rachant à l'immobilité et à la routine; elle sert également de
pierre de touche pour reconnaître la plus ou moins grande fa-
culté d'adaptation de ces mêmes types. Il n'est donc pas surpre-
nant de voir les populations souples et progressives le devenir
sans cesse davantage.
11 ne faut pas oublier non plus que les transformations du lieu
sont rendues possibles, à notre époque surtout, par le dévelop-
pement des transports. L'étude du type de la zone sablonneuse
va précisément nous montrer comment le Frison a su utiliser les
avantages que lui offraient les transports pour sortir d'une con-
dition misérable et arriver au bien-être en s'aidant du commerce
et en s'appuyant sur les contrées voisines plus avancées dans
Leur développement économique.
60 LE TYPE FRISON.
III. — LE PKTIT PAYSAN DE LA RÉGION SABLONNEUSE.
Le colportage. — Prenons le chemin de fer de Leeuwarden à
Groningue el arrêtons-nous à la station Zxvaagwesteinde. Nous
allons avoir le spectacle curieux d'un pays neuf dans la vieille
Europe et l'exemple instructif d'une colonisation à ses débuts
dans les Pays-Bas surpeuplés. On comprend que les hommes
n'aient guère été attirés par ce sol sablonneux couvert de
bruyères et entrecoupé de marécages. Qu'on veuille le livrer à la
culture ou le convertir en pâturage, il faut exécuter de pénibles
travaux de défrichement, et de coûteux aménagements pour
l'évacuation des eaux. C'est hasarder beaucoup pour un maigre
résultat, car ce terrain est naturellement peu fertile. Aussi est-il
resté jusqu'à nos jours à l'état de landes stériles parsemées çà
et là de bouquets de bois. On s'explique sans peine que ces ter-
rains vagnes peu recherchés par les cultivateurs soient restés
biens communaux, et c'est en effet le seul endroit, en Frise, où
nous ayons rencontré la propriété communautaire : trois villages
se partagent ces landes.
De tous temps et en tous pays, les terrains non appropriés ou
non utilisés par leurs propriétaires servent de lieu de refuge aux
misérables, aux vagabonds, aux « outlaws •>. A Zwaagwesteiude,
quelques individus sans feu ni lieu s'étaient construits des huttes
de branchages et de mottes de bruyères, et vivaient là, un peu de
la fabrication de menus objets en bois et beaucoup de rapines et
de maraude. Les villages propriétaires des terrains eurent alors
l'idée d'en tirer parti en les concédant aux occupants par bail
héréditaire avec faculté d'achat. Le chemin de fer était proche.
on créa des routes; attirés par ces conditions avantageuses et ces
facilités d'établissement, beaucoup de nouveaux venus s'installè-
rent à Zwaagwesteinde. 11 en vient encore tous les jours; ce sont
de pauvres gens du voisinage sans autre ressource que leurs bras
et quelques outils rudim entai res.
Entrons chez l'un d'eux. Son installation est misérable; c'est
une mauvaise cabane de bois et de terre dont L'unique pièce n'a
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 61
que quelques pieds carrés; cependant le sol de terre battue est
recouvert d'un mauvais tapis et des rideaux blancs ornent les
minuscules fenêtres; une table, un petit poêle délabré, six chai-
ses et un fauteuil d'osier tout neuf, dont nous verrons tout à
l'heure la provenance, forment tout l'ameublement, car des portes
formées de planches mal jointes dissimulent les placards dans
lesquels se trouvent les lits. Sur la table, dans un plat de fer
émaillé, nagent des haricots dans une sauce brunâtre; une soupe
d'orge et des pommes de terre complètent le menu du repas de
midi.
Nous sommes reçus par la maîtresse de maison, une grande
femme blonde et robuste, resplendissante de santé et de jeunesse
et dont l'aspect fait un curieux contraste avec le milieu misérable .
dans lequel elle vit. Elle est mariée depuis quinze ans et a eu
neuf enfants dont six sont encore vivants. Cette masure constitue
avec une chèvre et quelques moutons tout le bien du ménage.
Alentour des pommes de terre et des légumes, mais la terre est
peu fertile et le rendement faible; aussi le mari doit-il chercher
ailleurs des moyens d'existence pour sa famille. En ce moment,
il est dans la région de la culture pour les travaux de la fenaison.
11 est absent presque tout l'été, allant chercher du travail partout
où il y en a, en Frise et en Croningue. L'émigration périodique
est une nécessité pour les habitants pauvres de cette région peu
fertile où la culture intégrale ne peut pas suffire à l'entretien
d'une famille nombreuse, même au prix d'un labeur assidu, car
le travail manuel seul est impuissant à transformer le lieu : il y
faut des capitaux.
La zona sablonneuse est donc sous la dépendance économique
des réf/ions voisines d'où elle tire ses moyens d'existence soit
par les salaires agricoles soit par le commerce de colportage. En
hiver, le propriétaire de la cabane où nous sommes entrés fait du
commerce comme tous ses voisins; beaucoup même y consacrent
toute L'année, peu soucieux d'aller peiner sur l<*s rennes pendant
les longs jours d'été. Ce colportage tire son origine des produc-
tions spontanées du pays : bois et bruyère. Dans une sorte de
bazar nous trouvons des balais de bruyère, des liens de paille
62 LE TYPE FRISON.
pour les toits de chaume, des nattes de joncs, des objets de van-
nerie et des ustensiles de bois. Beaucoup de ces articles viennent
maintenant d'autres provinces ou de l'étranger, car, par suite des
progrès de la culture dans la région sablonneuse, la fabrication
domestique a beaucoup diminué. Après avoir fait le commerce
des produits locaux, les colporteurs se sont mis à trafiquer des
objets d'étain et de fer-blanc et, depuis une vingtaine d'années,
c'est la mercerie et le fromage qui forment la base de leur né-
goce. Les laiteries leur vendent du fromage par petites quantités
(200 kilos) et ils vont de ferme en ferme, de village en village,
un panier à chaque bras, offrir leur marchandise ; les plus huppés
ont une petite voiture traînée par un chien, quelquefois même
par un petit cheval. On les rencontre sur toutes les routes des
Pays-Bas; ils vont ainsi à l'autre bout du royaume, restant ab-
sents plusieurs semaines. Ces colporteurs forment un des éléments
caractéristiques de la vie néerlandaise ; on les rencontre non
seulement dans les campagnes, mais aussi dans les villes et jus-
qu'à Amsterdam où ils vont de porte en porte offrir du lait,
des légumes, de l'épicerie ou du poisson. Aussi, dans les villes de
Hollande, les ménagères ne vont-elles pas au marché; elles at-
tendent chez elles le passage des fournisseurs ou des colporteurs.
A propos des jardiniers de Hollande nous verrons les inconvé-
nients de ces habitudes des ménagères, mais signalons dès main-
nant un des effets fâcheux du colportage des denrées alimentaires :
il favorise le vol. Ces petits marchands ambulants qui donnent
aux villes des Pays-Bas une physionomie si pittoresque, sont bien
souvent tentés de s'approprier le bien d'autrui : les maraîchers de
banlieue les accusent de dévaliser leurs jardins et. si un magasin
est cambriolé, c'est sur eux que se portent tout d'abord Les soup-
çons. Les colporteurs de Zwaagwesteinde ne jouissent guère d'une
meilleure réputation : au dire de leurs voisins, ce sont des pillards
et des maraudeurs. Leur métier leur rend facile l'écoulement des
objets volés et leur vie nomade les soustrait au contrôle de l'opi-
nion publique, en fait des déracinés et «les indisciplinés et sur-
tout rend impossible l'éducation des enfants. Pendant que le père
court les chemins et que la mère est absorbée par les -.oins des
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 63
derniers nés, les plus grands des enfants sont livrés à eux-mêmes
et mènent une existence oisive puisque aucun travail régulier
n'existe dans ces petites borderies : le jardin occupe tout au plus
quelques journées par an. D'ailleurs, dès que les enfants attei-
gnent une dizaine d'années, ils accompagnent leur père et font,
sous sa direction, l'apprentissage du coolportage,de l'alcolisme et
de la maraude. Cet apprentissage est vite terminé, et, très jeunes
encore, les enfants se soustraient à la tutelle des parents, car il
leur est facile de s'établir colporteurs; cela n'exige pas de
grands capitaux, surtout si le vol remplace l'achat des marchan-
dises. Ce que sont ces hommes qui n'ont reçu aucune éducation,
on peut se l'imaginer. A Zwaagwesteinde on se marie jeune à
cause des facilités d'établissement, ou du moins, le plus souvent,
on ne se marie pas : les colporteurs ne voient pas l'utilité de
cette formalité. Les familles sont nombreuses; car, passées les
premières années, les enfants ne sont plus à charge; le colpor-
tage leur permet de gagner leur vie. La misère d'ailleurs est
la règle, car l'alcoolisme est une habitude invétérée chez ces
nomades.
En définitive, le colportage, conséquence complexe de la pau-
vreté du sol et du voisinage de régions plus riches, de la ten-
dance au moindre effort et aux spéculations commerciales qui
est un des traits du caractère frison dû à l'art pastoral, le col-
portage aboutit à la désorganisation de la famille et à l'abaisse-
ment de la moralité.
Les influences extérieures. — Livrés à eux-mêmes, les habi-
tants de Zwaagwesteinde seraient de véritables sauvages dé-
sorganisés, trafiquant avec des voisins agriculteurs, les pillant
même à l'occasion. Cependant, de l'aveu de tous, cette population
est en marche vers la prospérité matérielle et le progrès moral ;
celte évolution est due aux influences extérieures auxquelles
elle est soumise, influences qui souvent doivenl revêtir la
forme de La contrainte, comme on le comprend sans peine.
Ce milieu social, en effet, ne produit pas de patrons naturels.
Ce coin de terré a été peuplé uniquemenl par <le petites gens
!>'< LE TYPE FRISON.
sans envergure adonnés au petit colportage '. Pour les raisons
que nous avons vues, la plupart d'entre eux mènent une exis-
tence misérable. Quelques-uns, par exception, plus laborieux et
moins buveurs, font des économies; l'un d'eux, qui vivait depuis
dix ans dans une hutte, fait actuellement construire une belle
maison de briques où il installera un magasin. Il sera le pour-
voyeur des marchands ambulants. Ça n'est peut-être pas pour
lui le commencement de la fortune. Notre guide, en effet, est
lui-même un de ces commerçants chez qui se fournissent les
colporteurs; il habite dans le voisinage et a succédé à son père
qui, parti de rien, vient de se retirer en lui laissant son bazar.
Or, notre homme est dans une situation embarrassée, caries col-
porteurs lui achètent à crédit et oublient souvent de le payer;
il est amené à accorder des délais, à prendre des hypothèques
sur des immeubles sans grande valeur, si bien qu'on lui doit
plus de 7.000 florins et que cela n'est pas sans le gêner singu-
lièrement. 11 espère toutefois s'en tirer s'il peut tenir encore
quelques années, car la situation des petits marchands s'améliore
un peu. Ce commerçant joue donc ici inconsciemment un rôle
patronnant en fournissant des denrées qui sont des objets de
travail, et, par le crédit qu'il accorde, souvent malgré lui, il fait
jouir de la propriété des individus qui sans cela s'adonneraient
au vol. Mais il n'est pas un patron au sens complet du mot.
L'absence de patrons naturels amène presque toujours l'éclo-
sion du patronage artificiel exercé par des philanthropes ou par
les pouvoirs publics. Les uns et les autres ont marqué leur ac-
tion à Zwaagwesteinde.
Nous avons dit que la fabrication locale avait presque entière-
ment disparu. Il ne subsiste guère que l'industrie de la van-
nerie qui prend actuellement un nouvel essor sous l'impulsion
d'un atelier-école fondé par une société socialiste dirigée par
L'instituteur. Cette société date de cinq ans; les capitaux ont été
fournis par des offrandes volontaires; on a construit un petit
bâtiment de briques où travaillent six ouvriers et quelques en-
i. Presque tous les lots de terrain .-oui aujourd'hui occupés et, depuis quelques
années, la valeur du sol a triplé.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. (>5
fants. J'ai été frappé, en visitant cette fabrique, de voir que
tous les travaux s'y font à la main avec des outils rudimentaires
et que le même ouvrier exécute toutes les opérations de la fa-
brication : il n'y a aucune division du travail. Un fauteuil se vend
\ fr. 50 ; un bon ouvrier peut en faire deux dans sa journée; du
prix de vente il faut défalquer les achats de matières premières,
nattes de Chine et du Japon, osiers de France et de Belgique.
Nous entrevoyons déjà là l'influence des transports dans le relè-
vement du pays. Pour diminuer les prix de revient, la société
a acheté un terrain qu'on vient de transformer en oseraie et qui
fournira une partie de la matière première. L'industrie de la
vannerie est assez répandue dans les régions pauvres de la Frise ;
on la retrouve à Fernwoude et surtout à Noordwolde, qui exporte
en France les quatre cinquièmes de sa production.
En fondant cette petite fabrique de Zwaagwesteinde l'institu-
teur et la société socialiste dont il est le directeur ont eu en vue
non seulement la formation technique d'ouvriers vanniers et le
développement d'un moyen d'existence pour la population, mais
ils ont surtout désiré travailler à son amélioration morale. Aux
murs de l'atelier nous voyons des gravures moralisatrices et
nous lisons des maximes tirées de l'Evangile. Nous apprenons
qu'après expérience, on n'accepte plus d'ouvriers adonnés à la
boisson et que, pour favoriser l'abstinence, la société a ouvert à
côté de la fabrique un café de tempérance d'où sont exclues
toutes les boissons alcooliques. Sous ce rapport la situation est
meilleure aujourd'hui à Zwaagwesteinde : on y est plus sobre
que jadis ou plutôt moins ivrogne.
L'action moralisatrice exercée par l'association socialiste a été
favorisée par l'action de l'État qui a imposé l'instruction obliga-
toire. L'école, installée depuis dix ans. est maintenant fréquentée
par tous les enfants qui autrefois couraient les grands chemins
et on peut compter sur l'instituteur actuel pour leur inculquer
l'horreur fie l'alcool et l'amour du travail. Malheureusement la
désorganisation «les familles ne donne pas à son influence toute
la portée désirable. Cependant, toute imparfaite qu'elle soit, l'é-
ducation 'les nouvelles générations vaut mieux que l'inéducation
(ifi LE TYPE FRISON.
complète d'autrefois, conséquence du vagabondage et de la vie
nomade des enfants.
Enfin, l'État intervient dans l'intérêt de l'hygiène par une loi
sur les habitations. Je me hâte de dire que son intervention est
ici parfois maladroite et aboutit alors à un résultat opposé à ce-
lui qu'on voulait atteindre. Les maisons récentes ou anciennes
doivent répondre à certaines conditions d'hygiène et de salubrité.
En conséquence, les misérables huttes que nous connaissons ne
sont plus de mise et doivent disparaître. Fort bien, mais alors
voilà nos gens sans abri. C'est le spectacle assez révoltant auquel
nous avons assisté dans un village des environs de Harlingen.
Sur le bord de la route, des meubles, des lits, des vêtements et
du linge : c'était le mobilier des pauvres gens qu'on venait
d'expulser de leur logis et dont on démolissait séance tenante la
maison pauvre assurément, mais qui n'avait rien d'un taudis. Le
mieux est quelquefois ennemi du bien. A Zwaagwesteinde le
nombre des masures est trop considérable pour qu'on songe à
mettre toute la population à la belle étoile et puis... ces colpor-
teurs ne se laisseraient peut-être pas faire. La crainte étant le
commencement de la sagesse, on les laisse tranquilles. Mais on
fait en sorte que les nouvelles maisons répondent aux exigences
de la loi, ce qui oblige le propriétaire à quelque dépense. C'est
le commerçant en gros, notre guide, qui en subit les conséquen-
ces, car le colporteur endetté par sa maison ne le paie pas. Le
voilà encore malgré lui patron de la propriété. Il tâche de se
couvrir par une hypothèque, si bien qu'il pourrait, s'il voulait.
être demain le propriétaire Légal de presque tout le pays 1.
Tout compte fait, le patronage artificiel de l'État, s' ajoutant
à celui des associations philanthropiques et coïncidant avec l'ac-
croissement des moyens d'existence, contribue certainement au
relèvement social de la population.
La petite propriété. — Ce relèvement s'achèvera par le tra-
t. Nous avons constaté le même phénomène de la mainmise du commerçant sur la
propriété foncière, dans les tourbières allemandes .1 Augustfehn. Cf. Se. soc, i.v fasc,
p. 60.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 67
vail régulier et stable et surtout par la culture et le développe-
ment de la petite propriété. Mais dans cette évolution les in-
fluences extérieures, agissant par l'intermédiaire des transports,
sont encore prépondérantes.
Le commerce, si les profits n'en sont pas gaspillés, favorise l'ac-
cession à la propriété, puisque ceux des colporteurs qui réussis-
sent achètent le terrain qu'ils avaient à bail et se construisent
une maison. L'émigration temporaire aboutit au même résultat ;
partout dans la zone sablonneuse, on rencontre de nouveaux
défrichements et on voit des maisons neuves dont les possesseurs
ont passé bien des étés dans les fermes de la Frise ou de la Gro-
ningue, ou encore ont été vachers en Allemagne. C'est ce qui
explique que les petits paysans soient si nombreux sur le sable : la
terre moins fertile y a moins de valeur, mais est plus facile
à travailler que sur le limon ; le cultivateur n'a pas besoin
de grands capitaux et peut y faire de la culture intégrale. Si
les produits de celle-ci sont insuffisants il laisse à la maison sa
femme et ses enfants et va lui-même amasser quelques florins
dans les grandes fermes de la région riche.
Dans les environs de Veouwouden (entre Zwaagwesteinde et
Leeuw arden) , il n'y a plus de landes; tout le pays est mis en cul-
ture depuis logtemps ; les champs et les pâturages sont entourés
d'un fossé bordé d'une haie d'arbres. Le pays parait ainsi très
boisé et ne ressemble en rien à la plaine chauve dugreidstreek ou
du kleiboden. Le sol sablonneux repose sur le lœhm qui entre-
tient l'humidité et permet d'avoir à volonté des terres arables ou
des pâturages. La nature du sol n'impose pas ainsi le maintien
d'une unité culturalc de dimensions fixes, aussi trouve-t-on des
propriétés d'étendue très variable, mais parmi lesquelles do-
minent le petit domaine et le domaine fragmentaire, résultais de
partages successifs. Le partage en nature est facilité, d'une part,
par l'émigration périodique; d'autre paît, par les progrès tech-
niques de la culture. Grâce aux engrais chimiques, en effet, les
rendements onl beaucoup augmenté, la culture intensive est
devenue possible. Ainsi à Kruisweg près de Veenwouden, on
cultive beaucoup de chicorée; <»u a essayé récemment la culture
68 LE TYPE FRISON.
des asperges et des betteraves à sucre, aussi la valeur de la
terre a-t-elJe subi une forte hausse : elle varie de 1.600 à
3.200 francs; les prix de ferme sont en moyenne de 200 francs
par hectare.
Mais, ici surtout, c'est la laiterie qui a été le levier puissant
du progrès; nous avons déjà signalé ses bienfaits à l'égard des
ouvriers de la région limoneuse ; sur le sable, ces bienfaits s'é-
tendent à tous puisque la population est presque exclusivement
composée de petits paysans et debordiers. Jadis, on faisait alter-
ner tous les sept ans les pâturages avec les terres arables; aujour-
d'hui, grâce aux engrais, on suit un assolement régulier et on
tend à augmenter les herbages pour profiter des laiteries. Ce
pays de culture intégrale évolue ainsi vers la spécialisai ion géné-
rale de la Frise, vers la production laitière, et cela sous l'in-
fluence, au moins indirecte, du développement des transports. La
spécialisation est donc non seulement à la portée du petit paysan
dont elle augmente le bien-être, mais elle favorise même la
petite propriété et la propriété fragmentaire en les rendant plus
productives. Il y a une foule de bordiers igardeniers) qui possè-
dent un ou deux hectares, plus ou moins hypothéqués,. et qui, avec
quelques champs affermés, se suffisent entièrement, sans même
avoir recours à l'émigration. Bien plus, la laiterie, en poussant à
l'extension des pâturages, diminue le travail et les hommes peu-
vent ainsi aller en été gagner de gros salaires dans les régions
voisines *; on voit la suite de répercussions qui convergent
finalement vers plus de bien-être pour la classe ouvrière2.
Il ne faut pas croire cependant que le tableau soit sans ombre
et que le fait d'être propriétaire soit une garantie de prospérité.
Il est à remarquer au contraire que dans les régions où la petite
propriété domine, l'endettement des paysans est presque tou-
jours considérable. Cela tient, entre autres causes, à leur amour
1. L'émigration est parfois définitive :X... est allé en Amérique pendant cinq ans;
il est revenu avec 2.000 francs d'économies pour épouser sa Gancée, mais ses quatre
frères sont restés aux États-Unis.
2. Dans le Brabant cl le Limbourg, régions sablonneuses el pays de petite propriété,
les petites laiteries coopératives ont poussé comme des champignons sous l'impul-
sion du clergé catholique.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 09
immodéré de la terre et à leur vanité, qui les pousse à dissimuler
leur gêne et les empêche d'employer les moyens propres à y
mettre fin.
Cette vanité n'existe peut-être pas à Veenwouden puisque nous
voyons les paysans chercher dans rémigration périodique un
complément de ressources, mais elle existe dans d'autres régions
des Pays-Bas où les paysans aiment mieux payer de gros inté-
rêts à des prêteurs voraces plutôt que de s'adresser à la caisse
rurale, de peur de faire connaître leurs besoins d'argent aux
administrateurs leurs voisins. Cependant, ces organismes de
patronage artificiel, caisses rurales, sociétés de secours mutuels,
associations de tous genres, sont très largement développés
dans les régions sablonneuses. Quelques personnes veulent y
voir une preuve de l'esprit plus ouvert des habitants et de leur
aptitude plus grande à s'associer. En réalité, si ces institutions
sont plus nombreuses dans la zone sablonneuse, c'est qu'elles y
répondent à un besoin qui dérive de l'état social. Petits proprié-
taires et bordiers manquent de capitaux et d'instruction. Isolés
et livrés à eux-mêmes, ils sont condamnés à la médiocrité. Qu'une
individualité supérieure paraisse au milieu d'eux et leur montre
dans l'association le moyen d'augmenter leur force et d'accroître
leur bien-être, ces paysans, qui ne sont pas des sots et qui ont
l'esprit pratique, utilisent volontiers ce moyen de suppléer à
à leur faiblesse individuelle. C'est ainsi qu'à Kruisweg, un pro-
priétaire important, possesseur d'une sécherie de chicorée, a
fondé une société dont le but est de donner à cheptel des mou-
tons aux ouvriers, leur fournissant ainsi les capitaux qui leur
manquent et retirant de ces capitaux un large profit. Il a orga-
nisé de môme une société d'assurances mutuelles contre la mor-
talité du bétail et contre l'incendie. Il existe aussi des syndicats
agricoles nombreux pour l'achat des engrais1.
Ainsi, la zone sablonneuse, à cause de la pauvreté de son sol,
n'a pas donné naissance à une classe patronale; la petite pro-
i. C'est dans les provinces du sud ei de l'esl où dominent la petite propriété que
les associations d<; toute nature sont le plus développées. Le clergé a pris une
grande part a ce mouvement.
70 LE TYPE FRISON.
priété à tous les degrés s'y est librement développée, avec l'appui
subsidiaire du petit commerce et de rémigration temporaire. Les
paysans ont suppléé à leur incapacité l individuelle par des asso-
ciations qui leur permettent de rendre leur culture intensive et
de l'orienter vers la spécialisation, caractéristique de la Frise :
la production du lait. Cette spécialisation, loin de mettre obstacle
à la diffusion de la propriété, lui est au contraire favorable. Elle
est rendue possible par les progrès techniques réalisés dans les
fabriques et par le développement des transports qui ont permis
aux laiteries d'accroître considérablement leur production. C'est
également parce que les transports ont augmenté la productivité
des régions voisines que le paysan des sables y trouve soit des
salaires rémunérateurs, soit les profits du colportage qui lui
permettent de s'élever à la dignité de propriétaire. En défini-
tive, il semble bien que ce soit l'habitant de la zone sablonneuse
qui ait le plus profité des progrès de révolution actuelle.
Saxons et Frisons. — Nous avons dit, au début de cette étude,
qu'une comparaison suivie entre Saxons et Frisons n'était guère
possible et serait peu instructive. Néanmoins il peut être intéres-
sant d'opposer rapidement les principaux caractères du type
saxon du Lunebourg à ceux du type frison des sables. Nous ne
ferons pas au Bauer saxon l'affront de le comparer au colpor-
teur désorganisé de Zwaagwesteinde, mais la comparaison est
permise et honorable avec le petit paysan de Vcenw ouden et de
L'ensemble de lazone sablonneuse.
En Frise, le sol sablonneux est actuellement, après les travaux
hydrauliques, plus fertile que dans la lande du Lunebourg
et, en raison du climat, il n'a pas à redouter la sécheresse.
Ces conditions du lieu permettent un travail plus spécialise —
la production du lait — tandis que le Saxon est encore, malgré
ses efforts, presque complètement retenu dans la culture inté-
grale. Cependant Lunebourgeois et Frisons ont sn égalemenl
1. Nous savons ce que signifie le mot incapacité en science sociale; comme dans
le langage juridique, il doit être pris dans son sens primitif et n'entratne avec lui au-
cune appréciai ion morale.
LE .BETAIL ET LE LAIT.
bien utiliser le développement des transports pour rendre leur
culture plus intensive et plus productive.
En Lunebourg, la propriété est peu divisée, assez étendue,
très stable; c'est le domaine plein, conséquence delà coutume
de la transmission intégrale. En Frise, la propriété est morcelée,
petite et instable; c'est le domaine fragmentaire, conséquence
de la coutume du partage égal.
Il en résulte que la famille frisonne est elle-même assez ins-
table et que, ne trouvant pas sur son domaine restreint par le
partage des moyens d'existence suffisants, elle doit demander
un supplément de ressources au petit commerce de colportage
ou à l'émigration temporaire. La famille saxonne, au contraire,
solidement établie sur son domaine plein, peut suffire aux be-
soins de tous ses membres, et ceux-ci n'ont recours à l'émigra-
tion — définitive — que pour se créer un établissement indé-
pendant. L'expansion de la race se fait alors d'une façon
régulière et par le moyen d'éléments sains et vigoureux, pro-
duits de l'éducation forte et soignée que la famille stable et
aisée peut donner aux enfants.
Il résulte de la forte constitution de la famille saxonne que
les divers organismes de patronage lui sont inutiles, ou du moins
elle se patronne elle-même, et les associations libres que nous
avons observées en Lunebourg fonctionnent surtout au profit des
éléments inférieurs de la population. Il n'en est pas de même
en Frise où tous profitent, largement des institutions de patro-
nage, souvent importées de l'extérieur, mais qui aujourd'bui
sont presque indispensables à la vie des paysans.
Par contre, la famille saxonne, solidement assise sur son
domaine, a su constituer des groupements autonomes qui
pourvoient presque complètement aux services publics et assu-
rent ainsi l'indépendance de la race, tandis que la famille fri-
sonne instable et sans point d'appui vis-à-vis du pouvoir subit
largement l'ingérence et la contrainte de l'Étal.
En résumé, le type saxon de Lunebourg constitue une société
simple, autonome et complète; le type frison des sables, au
contraire, ne peut pas se concevoir isolé, il n'est qu'un des
72 LE TYPE FRISON.
éléments d'une société plus complexe qui lui offre son appui
mais lui impose sa contrainte. Et cela parce que, chez le pre-
mier, la famille fortement constituée et stable sur son domaine
plein suffit à remplir certaines fonctions essentielles de la vie
sociale, tandis que, chez le second, la famille ébranlée par l'ins-
tabilité du domaine a dû réduire le nombre de ses attributions
qui sont alors remplies par des institutions extérieures.
Cherchons, sans plus tarder, à dégager quelques conclusions
partielles de nos observations dans la province de Frise.
Nous constatons que l'industrie laitière, imposée par les con-
ditions générales du lieu, y est le travail dominant et que cha-
cune des régions s'y adapte avec des modalités diverses variant
d'après la nature du sol. Pour le greidbocr l, la spécialisation
laitière est le moyen d'utiliser directement les produits du sol ;
pour le kleiboer, c'est la façon la plus avantageuse de transfor-
mer les produits de sa culture; pour le zandboer, c'est la possi-
bilité de tirer parti d'un sol pauvre et de s'acheminer vers la
culture intensive. Tandis que cette spécialisation, sous la dé-
pendance étroite d'un sol intransformable, maintient l'éleveur
du greidstreek dans une sorte de routine traditionnelle et quasi
communautaire, elle pousse, au contraire, le cultivateur de la
zone argileuse dans la voie du progrès intense et provoque
l'épanouissement de toutes ses facultés; enfin elle sonne le
réveil des populations pauvres et attardées des régions sablon-
neuses, en supprimant les causes d'infériorité provenant de la
pauvreté de leur sol, et en leur ouvrant le chemin de la pros-
périté.
Il n'est pas sans intérêt de remarquer que la région quia été
le moins transformée par la spécialisation Laitière est précisé-
ment celle où elle a pris naissance. Celle, au contraire, qui en a
retiré les plus grands avantages est celle où elle a été importée
du dehors de toutes pièces. Et ici, il faut reconnaître l'in-
fluence prépondérante des transports qui, supprimant dans
i. Greidboer = cultivateur de la région du pâturage; Kleiboer — cultivateur de
la régiou argileuse; Zandboer — cultivateur de la région sablonneuse.
LE BÉTAIL ET LE LAIT. 73
une large mesure les monopoles naturels, rétablissent l'égalité
des chances entre les hommes, leur laissant le soin et la res-
ponsabilité d'en tirer le meilleur parti possible. C'est aux trans-
ports qu'est due la transformation économique de la Frise
dans le dernier tiers du xixe siècle, et la façon dont ils ont été
utilisés par les producteurs de lait prouve que les Frisons ne
manquent ni d'énergie persévérante ni de souplesse. Nous allons
retrouver ces mêmes qualités chez les cultivateurs de la Gro-
ningue et chez les jardiniers de la Hollande.
III
LA CULTURE SPÉCIALISÉE
Si la production du lait est la spécialisation qui domine
actuellement toute l'économie rurale des Pays-Bas, elle n'est
pas la seule; môme sur le littoral frison, qui nous occupe uni-
quement, ici nous trouvons diverses cultures spécialisées. Sans
parler du lin et du colza qui sont un peu en décroissance, nous
nous avons déjà signalé la culture des pommes de terre el celle
de la chicorée. Dans la province de Groningue ' nous nous
trouvons en présence d'une spécialisation qui paraîtra, à beau-
coup de gens, surprenante dans un pays d'Kurope libre-échan-
giste : la culture des céréales. A dire vrai, la surface qui lui
est consacrée n'occupe peut-être qu'une faible partie de la pro-
vince, mais ce mode d'exploitation suffit à donner à toute
l'agriculture groninguoise une physionomie particulière, el
l'étude d'une ferme à céréales sera pour nous l'occasion de
noter quelques-uns des traits principaux du caractère gronin-
guois.
Les FERMES à CÉRÉALES. — Prenons le petit chemin de 1er qui
dessert le nord de la province el descendons à la station d'Uil -
huizenmeeden. Aux pâturages des environs de Groningue ont
succédé bientôt les champs de cultures: pois, fè\es. lin et sur-
I. Rappelons que la Frise, au point de \ue social. B'étend sur (oui le littoral de la
nier du Nord.
LA CULTURE SPÉCIALISÉE ~0
tout céréales. On ne voit pas ici les petits billons étroits que
nous avons rencontrés en Frise ; les fossés sont moins nombreux,
moins larges et l'eau y est moins abondante. Évidemment, le
sol est ici moins humide, plus sain, plus propre par conséquent
à la culture et plus facile à travailler quoique assez compact. Le
système hydraulique de la province et l'aménagement des
canaux sont ici meilleurs qu'en Frise ; cela permet de cultiver
beaucoup de terres qui sans cela devraient rester en pâturages.
Toute la partie nord de la Groningue est formée de riches
terres d'alluvions progressivement endiguées et assainies. Au
XVIe siècle, il y avait encore beaucoup de marécages et l'art
pastoral était le seul mode du travail agricole; aujourd'hui,
près d'Uithuizenmeeden, on ne voit pas une seule prairie, mais
d'immenses champs de céréales : beaucoup d'orge > d'avoine et
de blé.
M. W... possède deux fermes d'une soixantaine d'hectares cha-
cune; l'une d'elles, toute récente, ne remonte pas à plus d'une
vingtaine d'années ; elle a été construite après un endiguement
qui a constitué un nouveau polder. Il arrive ainsi parfois qu'à
la suite d'accroissement progressif, le môme propriétaire pos-
sède deux ou trois fermes à la suite les unes des autres. M. \V...
qui est membre des États provinciaux et qui s'occupe très acti-
vement des atfaires d'intérêt général, a renoncé à l'exploitation
directe de ses domaines et les a affermés. *
L'architecture des bâtiments est la même qu'en Frise; peut-
être la partie consacrée à l'habitation est-elle un peu plus soi-
gnée; niais ce qui frappe dès l'abord, c'est l'existence de deux
granges juxtaposées. C'est une conséquence de la culture inten-
sive des céréales et de l'emploi des engrais chimiques; depuis
que l'usage du nitrate de soude s'est généralisé, la quantité de
paille a beaucoup augmenté, et il faut loger les gerbes qui seront
battues en hiver. Vers le milieu du \i\ siècle, on brûlait la
paille, car elle était sans valeur : le fumier étant inutile dans
ces terres presque vierges, on n'entretienl pas de bétail. Aujour-
d'hui elle est vendue à des fabriques de carton dont l'existence
se révèle au loin par la présence de grandes meules de bottes
71» LE TYPE FRISON.
de paille pressées disposées aux alentours : par les canaux, les
transports sont faciles et peu coûteux. L'appoint fourni par la
vente de la paille rend ainsi plus rémunératrice la culture des
céréales. M. W*** n'a pas, cependant, exclu tout bétail de ses
fermes; on y trouve une trentaine de vaches dont le lait va
naturellement à une laiterie, une quinzaine de chevaux et
cinq poulains. La Groningue est, en effet, une des provinces où
l'élevage du cheval a quelque importance ; l'ancien cheval frison,
si prisé jadis, a fait place a la race d'Oldenbourg-. Cependant
cette branche de la production agricole est presque négligeable
dans les Pays-Bas, sauf peut-être en Zélande et en Flandre où
on produit le cheval de gros trait qui s'exporte en Allemagne.
Enfin, sur les digues et les kwelders, où on ne peut envoyer les
animaux lourds qui défonceraient le sol, pâturent deux cents
moutons, presque tous de race anglaise.
Le long de la digue s'échelonnent quelques maisons dont les
habitants doivent veiller sur les moutons à la marée montante ;
c'est là qu'habitent les ouvriers permanents [vastearbeiders] qui
travaillent toute l'année sur le domaine, moyennant un salaire
de 4-00 à V50 florins (800 à 900 francs) auquel s'ajoutent le loge-
ment gratuit et la jouissance d'un jardin. Les autres ouvriers se
trouvent au village; en juin, ils gagnent k francs environ-, en
hiver, ils sont occupés par la préparation du lin, qui est ici cultivé
sur une assez grande échelle. Au moment de la récolte, la main-
d'œuvre supplémentaire est fournie par des émigrants temporaires
venus de la Frise. Les ouvriers propriétaires de leur maison et
d'une pièce de terre sont assez rares; la plupart sont locataires
de leur habitation et d'un petit champ qui fournit à la consom-
mation familiale et à L'entretien de quelques brebis. En été. on
voit beaucoup de femmes employées aux sarclages el au désher-
bage du lin.
On note, en ce moment-ei, dans la Groningue, un certain
mécontentement parmi les ouvriers ruraux, qui estiment que
leurs salaires ne sont pas en rapport avec les bénéfices que
réalisent les fermiers. Dans l'Oldambt, pays qui bordele Dollard,
une grève a même éclaté en juin 190"; cependant, les ouvriers
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 77
de cette région ne sont pas de purs prolétaires puisqu'ils sont
généralement fermiers de quelques parcelles de terre, ce qui
fait que l'usage général s'est introduit de terminer la journée à
deux heures. C'est peut-être là le nœud de la question; à journée
réduite, salaire réduit ; or, il est probable que beaucoup d'ou-
vriers ne trouvent pas dans leur culture parcellaire l'équivalent
du supplément de salaire qu'ils recevraient pour la journée
entière; il est probable aussi que les ouvriers qui ne sont j»;is
fermiers souffrent de ce salaire insuffisant et que c'est parmi
eux que se recrutent les agitateurs. Il faut remarquer aussi que.
dans l'Oldambt, les ouvriers ont une organisation propre qui fait
défaut ailleurs et cela peut être dû à la richesse du pays qui a
amené la formation de deux classes sociales très tranchées; les
fermiers de l'Oldambl passent pour plus fiers que leurs voisins '.
La population ouvrière rurale de La province de Groningue a
évidemment des aspirations qu'elle ne peut satisfaire sur place
et qui la poussent à émigrer. On constate, en effet, environ
30 naissances pour 1ô décès et cependant, le chiffre de la popula-
tion reste stationnaire ; preuve évidente d'un courant d'émigra
tion qui se constate d'ailleurs très nettement. Les émigrants se
recrutent parmi l'élite des ouvriers ruraux: ce sont ceux qui
aspirent à devenir propriétaires qui passent l'Océan. Ils partent
à tout âge, même une fois mariés, des qu'ils ont fait quelques
économies leur permettant de s'installer comme farmers en
Amérique2. S'ils possèdent ici une maison, ils la vendent, ce qui
prouve bien que ce n'est pas la gêne qui les pousse à émigrer,
mais le désir de devenir indépendants. Nous avions déjà noté
le même fait sur la rive allemande du Dollard ;: les causes en
sont les mêmes dans les deux p;i\s : impossibilité à la petite
propriété de se constituer ;'i cause des nécessités de la culture
i . Nous avons déjà signalé dans la Frise allemande la journée de ir.i\ail réduite.
Cf. Se. soc. 3.v fasc |>. 59. — Les circonstances ne nous enl malheureusement pas
pi rmis de faire une enquête personnelle Bur k-> causes el les péripéties de I •
de I Oldambt.
2 M W., an (mnx .| un voyage aui États-Unis a retrouvé là-bas beaucoup de les
compatriotes originaires de la FrUe et delà Gronfi s
• if., p. 7".
78 LE TYPE FRISON.
intensive. C'est au contraire une tendance de l'époque actuelle
d'augmenter l'étendue des fermes jusqu'à GO et 70 hectares pour
diminuer les frais généraux. D'autre part, la coutume du partage
égal rend vaine toute tentative de constituer un petit domaine,
puisqu'à chaque génération il est démembré. En outre, les gros
profits réalisés par la culture intensive ont fait monter le prix
des terres à un chiffre à peu près inabordable pour des ouvriers
qui gagnent un salaire assez médiocre et qui ont la charge d'une
famille nombreuse.
On peut se demander pourquoi il n'en est pas de même dans
la province de Frise où l'agriculture est également très floris-
sante. C'est sans doute parce que la densité de la population
rurale y est beaucoup moindre qu'en Croningue K En outre,
l'essor agricole de la Frise étant récent, la situation des ouvriers
ruraux va sans cesse s'améliorant ef elle est très bonne au regard
de ce qu'elle était il y a vingt ans. En Croningue, cette situation
est stationnaire depuis longtemps, quoique les salaires aient
haussé dans ces dernières années; la prospérité agricole date
ici du milieu du xix' siècle. Il ne faut pas non plus oublier qu'en
Frise l'émigration existe encore, quoique faible, et qu'elle a été
très importante avant la période actuelle de progrès et de pros-
périté. Enfin, la raison qui pousse les aspirants propriétaires de
la Croningue à partir pour l'Amérique, c'est qu'ils n'ont pas à
leur porte les facilités d'établissement qu'offre la région sablon-
neuse à leurs voisins de la Frise.
Ceci expliquerait pourquoi nous ne voyons pas de fils de
fermiers émigrer, quoique la plupart d'entre eux restent dans la
culture. Il existe, en effet, dans le sud-est de la province et dans
les provinces de Drenthe et d'Over-Yssel, le long de la frontière
allemande, des territoires tourbeux qui sont actuellement
exploités et mis en valeur; or, les colons qui viennent s'ins-
taller dans les tourbières comme cultivateurs sont presque
i. D'après les statistiques citées par l'rost ( igrarverfassung und Landruirtscfiaft
m dru Niederlanden, p. ici 6), la Groningue compte 128 hab. par kilomètre carré
dont 2.! adonnes à ['agriculture, el la Frise 103, dont : seulement agriculteurs. M
es! évident qu'il y a en Frise des différences considérables suivant les régions; a
cel égard, la Groningue esl beaucoup plus homogène.
LA CULTURE SPECIALISEE. 79
tous originaires de la Groningue, mais ce ne sont pas des ou-
vriers, car pour mettre la tourbière en culture, il faut des ca-
pitaux assez importants. Ces colons sont précisément des fils de
fermiers groninguois auxquels leurs familles peuvent avancer
des fonds L Ceux qui ne restent pas dans la culture vont aux
carrières libérales, un petit nombre au commerce. Ainsi donc, la
classe patronale fait son expansion dans les Pays-Bas mêmes; la
classe ouvrière fait la sienne en Amérique à cause des facilités
d'établissement plus grandes.
La spécialisation commerciale. — Le Westpolder occupe
l'extrémité occidentale du littoral groninguois; il borde à l'est
le Lauwerszée qui sépare la Groningue de la Frise. A Ulrum,
point terminus du tramway, de grandes meules de paille si-
gnalent l'existence dune fabrique de carton au bord du canal;
cinq maisons doubles en construction indiquent que le pays est
en voie de développement. Nous avons d'ailleurs vu dans les
villages que nous avons traversés d'élégantes petites villas ; elles
sont habitées par des fermiers retirés des affaires. Dans un de
ces villages nous remarquons même deux banques. Les maisons
sont coquettes et les jardins soignés : tout respire le bien-être.
Nous rendons visite dans le Westpolder à M. Mansholt, un
agriculteur qui s'est spécialisé dans la production et le commerce
des graines pour semences; il en exporte beaucoup en Belgique,
en Suisse et en Allemagne. Sa ferme offre donc l'exemple d'une
culture aussi industrialisée que possible. Cette ferme est récente
puisque le Westpolder date seulement de 1875 : le grand-père
du propriétaire actuel habitait derrière la troisième digue; c'est
son père qui a construit la ferme actuelle. Les dépenses (rentre-
tien du polder s'élèvent à 55 florins par hectare (115 fr. 50);
comme il ;i 5:5(i hectares d'étendue, il jouit du bénéfice de la
nouvelle loi qui a prorogé de dix ans la durée d'exemption
d'impôt des terres nouvellement endiguées,- durée qui se trouve
ainsi portée ;i 'i(> ans pour les polders <le plus de 500 hectares.
I. Cf. Se SOC, Î.V fasc. p. i2.
80 LE TYPE FRISON.
Les terrains sont ici plus élevés que le niveau de la marée basse,
ce qui permet d'écouler les eaux par un déversoir naturel. Ce
mode d'assainissement est cependant insuffisant et on va pro-
chainement installer un grand moteur à vent de douze mètres
de diamètre; ces dépenses seront couvertes par rémission d'obli-
gations amorties progressivement.
Les alluvions de ce polder ont mis 70 ans à se déposer, puisque
la seconde digue date de 1805. Aujourd'hui, le travail d'endiguc-
ment subit un peu partout un certain ralentissement, car le prix
de la main d'oeuvre est plus élevé que jadis et le bénéfice réalisé
par la création d'un polder devient souvent aléatoire, à cause
des grands frais de construction et d'entretien. Un polder voisin
paie 65 florins de contributions par hectare pour l'entretien, soit
136 fr. 50 '. C'est pourquoi les kwelders sont assez étendus
et les moutons très nombreux ; le lait des brebis sert à la con-
sommation domestique à l'état frais, et sous forme de beurre et
de fromage. M. Mansholt n'a que cinq vaches pour utiliser la
paille.de colza et de pois.
La spécialisation de la ferme est très étroite puisqu'elle ne
porte que sur la semence de pois et de froment. J'y ai vu un
champ de pois issu originairement d'une seule fleur. Sur une
pareille exploitation la partie vraiment importante et intéres-
sante, c'est le champ d'expérience. Il y en a ici plusieurs : les
premières sélections et les croisements se font sous l'œil du
maître, à proximité de l'habitation; puis les variétés obtenues
sont essayées en grande culture; beaucoup d'entre elles sont
rejetées; enfin celles qui sont retenues sont cultivées en vue de
la vente.
Un pareil genre de culture exige une main-d'œuvre abon-
dante; les ouvriers nécessaires se trouvent dans les villages
voisins. Ils gagnent en juin •! IV. 60, pour dix heures de tra-
vail effectif; à L'époque des moissons ils travaillent à prix fail
mais ne font pas la journée plus longue; seuls les ouvriers ve-
nus de la Frise à ce moment-là travaillent jusqu'à treize heures.
1. D'ailleurs, sur ce littoral, les courants qui se forment dans l'estuaire rétréci de
l'Ems ne permettent plus le uYpol de- alluvions.
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 81
De la région d'I'lrum comme de celle d'Uithuizenmeeden part
une émigration continuelle des meilleurs ouvriers pour l'Amé-
riques elle est cependant moins forte qu'autrefois.
La spécialisation intense dans la culture exige non seulement
un personnel ouvrier nombreux et des capitaux abondants, mais
aussi une instruction technique très forte, aussi nulle part l'en-
seignement agricole n'est-il aussi développé qu'en Groningue.
L'école d'hiver qui fonctionne sous la direction du professeur
provincial d'agriculture1 est fréquentée par de nombreux élè-
ves. Nous retrouvons ici, à un degré plus intense, le môme fait
que nous avons signalé dans la région de la culture en Frise.
M. Mansholt a fait ses études à l'école supérieure de Wagenin-
gen, l'Institut agronomique des Pays-Bas, et a complété son ins-
truction par des voyages en Allemagne.
Le Groninguois n'a presque plus rien conservé de la tournure
d'esprit philosophique du Frison de Frise. Il a, au contraire,
l'esprit pratique et minutieux, le goût des faits positifs; cette
tendance se retrouve aussi chez les intellectuels urbains qui,
parmi nos romanciers, ont une prédilection particulière pour
Zola à cause de l'accumulation de faits qui caractérise les œu-
vres de cet écrivain 2. L'esprit critique est éveillé et ne laisse
aucune prise au bluff, mais lorsqu'on prend parti, c'est souvent
avec passion. Cependant les observateurs notent parfois un cer-
tain snobisme qui serait dû à l'existence de castes très tranchées,
déterminées surtout par la fortune. Ceci est le propre d'un
pays commerçant où la richesse est souvent la marque d'apti-
tudes supérieures. Dès le milieu du xix siècle, E. de Laveleye
et plus tard E. de Amicis notent l'opulence des fermiers gro-
ninguois et leur dédain pour les autres classes de la société.
Ce dédain est peut-être moins accentué aujourd'hui où les con-
tacts sont plus fréquents et plus étendus, mais on m'affirme que
beaucoup de iillcs de fermiers préfèrent le célibat à un ma-
i. M. Ihiilema. à qui nous devons exprimer notre reconnaissance pour l'aide obli-
geante qu'il nous a donnée.
2. A ce point de vue, il sérail intéressant de faire une étude sur l'exportation de
notre littérature chez les différents peuples.
6
82 LE TYPE. FRISON.
riage modeste, qu'elles considéreraient comme une déchéance.
Le « beklemrecht ». — On a attribué la prospérité agricole de
la Groningue et l'existenec d'une classe de fermiers riches et
puissants à un mode de tenure du sol. le beklemrecht, qui est
particulier à la Groningue. « Le beklemrecht est le droit d'occu-
per un bien, moyennant le paiement d'une rente annuelle que
le propriétaire ne peut jamais augmenter. Ce droit passe aux
héritiers, aussi bien en ligne collatérale, qu'en ligue directe.
Le tenancier, le beklemdemeier , peut le léguer par testament, le
vendre, le louer, le donner même en hypothèque sans le con-
sentement du propriétaire ; mais chaque fois que le droit change
de main par héritage, ou par vente, il faut payer au proprié-
taire la valeur d'une ou deux années de fermage. Les bâtiments
qui garnissent le fonds appartiennent d'ordinaire au tenancier,
qui peut réclamer le prix des matériaux, si son droit vient à s'é-
teindre. C'est celui-ci qui paie toutes les contributions; il ne peut
changer la forme de la propriété, ni en déprécier la valeur. Le
beklemrecht est indivisible ; il ne peut jamais reposer que sur
l.i tête d'une seule personne, de sorte qu'un seul des héritiers
doit le prendre dans son lot; mais en payant le canon stipulé
en cas de changement de main, les propinen, le mari peut faire
inscrire sa femme, et la femme son mari, et alors l'époux sur-
vivant hérite du droit. Quand le fermier est ruiné, où qu'il est
en retard dans le paiement du fermage annuel, le beklemrecht
ne s'éteint pas de plein droit; les créanciers ont la faculté de le
taire vendre ; mais celui qui l'achète doit d'abord payer au pro-
priétaire tous les arriérés '. »
On reconnaît là une variété de la tenure à cens de notre an-
cien droit. Il semble bien, on etfet, que le beklemrecht remonte
au moyen Age; il aurait été appliqué pour la première fois pai-
lles monastères à des terrains incultes, peut-être même à des
terres qu'il s'agissait d'endiguer. Cela n'a rien de surprenant,
car les couvents étaient fondés par des moines francs qui ont
1, E. de Layeleye, i.a Néer lande. Paris, 1866, p. I i 2.
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 83
dû être enclins à introduire les coutumes féodales dans ce pays-
ci où elles étaient inconnues. Un contrat agraire presque iden-
tique existait dans la Plaine saxonne allemande, c'était le Meier-
rcc/it. si voisin par ses effets pratiques de Y Anerbenrecht, qu'on
a cru parfois que le second dérivait du premier. Cependant c'est
vers le xvne et le xvine siècle que le beklemrecht semble s'être
généralisé par révolution du fermage ordinaire en fermage
héréditaire. Deux choses sont remarquables : c'est d'abord que
le beklemrecht n'a existé qu'en Groningue, car si on en relève
des traces en Frise et en Drenthe, c'est à l'état d'exceptions au-
jourd'hui disparues; c'est ensuite qu'il s'est maintenu en Gro-
ningue, qu'il s'y est développé et qu'il s'y étend encore tous
les jours.
Il serait certainement très intéressant de savoir pourquoi le
beklemrecht a existé en Groningue et pas en Frise, mais cela
exigerait une étude historique que nous ne sommes pas en état
d'entreprendre. Il nous semble cependant que la connaissance
des faits actuels va nous permettre d'expliquer pourquoi le
beklemrecht s'est maintenu et développé en Groningue, si bien
qu'aujourd'hui beaucoup de maisons neuves y sont soumises. Le
contrat de beklem est une sorte d'hypothèque perpétuelle, il
aboutit à un dédoublement du droit de propriété en domaine
éminent et domaine utile. Chacun de ces domaines est distinct
et aliénable. Il s'en suit qu'avec un capital relativement faible
un agriculteur peut acquérir le domaine utile d'une ferme et
jouir ainsi pratiquement de tous les avantages et profits du
propriétaire, puisqu'il bénéficie exclusivement des améliora-
tions qu'il fait. Au point de vue social le beklemrecht a donc en
définitive pour résultat de mettre la propriété entre les mains
du cultivateur et cela à peu de fiais; on comprend donc que les
fermiers aient été favorables au maintien de ce régime. Celui-ci
est même tellement avantageux pour les agriculteurs, qu'ils
l'établissent souvent sur des terres qui en étaient jusque-là
exemptes : c'est pour eux un moyen de se procurer de l'argent,
soit pour des améliorations foncières, soit pour désintéresse]
un cohéritier, soit même pour eut reprendre quelque affaire in-
84 LE TYPE FRISON.
dustrielle, car le beklem se capitalise à 3 % , tandis qu'une
hypothèque seulement à h % . Ceci prouve que les préférences
des capitalistes vont au premier. Il est possible qu'au point de
vue légal, il offre plus de sécurité; en outre, il est négociable et
le détenteur touche des propinen à chaque changement de titu-
laire, profite des terpes qui viennent à être exploitées, des allu-
vions qui accroissent la propriété primitive, et a une chance de
voir le beklemdemeier déchu de son droit; cette dernière hy-
pothèse est d'ailleurs toute théorique. Le beklem est donc un
placement qui a tous les avantages d'un placement immobilier
et qui participe de la facilité de négociation des valeurs mo-
bilières ; on conçoit donc qu'il ait été très en faveur auprès dos
capitalistes commerçants. Or, Groningue a été pendant tout le
moyen âge une ville de commerce très importante; elle était
fort riche au xvir9 siècle puisque, à cette époque, elle acheta
d'immenses terrains dans les tourbières du voisinage. Si nous
voyons le beklemrecht se généraliser au xvu° et au xvmB siècle,
peut-être la cause en doit-elle être recherchée dans le ralentisse-
ment des affaires du port de Groningue. Des capitaux se sont
alors trouvés disponibles et ont pu s'engager de façon avanta-
geuse et sûre dans les contrats de beklem.
Le chiflre de la redevance par hectare varie beaucoup, d'après
la date de la lettre de beklem, et, par là même, le prix que doit
payer un cultivateur pour acquérir le beklemrecht sur une
ferme est aussi très variable. Lorsqu'un propriétaire constitue
aujourd'hui un beklemrecht sur sa terre, il n'a pas avantage à
la grever d'une trop forte redevance dans le vain espoir de ven-
dre son droit de propriété plus cher, car il déprécierait alors
son droit de jouissance : on conçoit, en effet, qu'un cultiva-
teur soit peu disposé à acheter un beklemrecht dont la rede-
vance absorberait la majeure partie des revenus de la terre et
les surpasserait parfois dans les mauvaises années. Lorsque des
proportions convenables sont observées dans le dédoublement
du droit de propriété, on arrivée retirer plus d'argent de la vente
séparée des deux droits que de la vente de la pleine propriété.
Voilà quelques-unes des raisons qui ont pu contribuer au
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 85
maintien du beklemrecht; il y faut ajouter un fait psychologique
qui n'est pas sans importance. La féodalité n'a jamais existé sur
le littoral frison : les couvents, grands possesseurs de beklem-
rechten, ont été supprimés à l'époque de la Réforme et leurs
biens ont fait retour à l'État, ou du moins à la Province. Dans
l'esprit des fermiers, le beklemrecht n'implique donc aucune
idée de dépendance personnelle, de subordination sociale, et
aucune idée fausse n'a pu s'introduire sur l'origine et la nature
vraie de cette institution puisque, chaque jour, on voit se former
de nouveaux contrats de beklem. A l'époque de la Révolution
on n'a donc pas eu l'idée de ranger le beklemrecht au nombre
des droits féodaux et d'en réclamer la suppression. C'est ainsi
que ce vestige du moyen âge subsiste à la satisfaction générale,
précisément dans un pays qui n'a pas connu le régime féodal1.
L'évolution de l'agriculture en Groningue. — Est-ce vraiment
au beklemrecht que l'agriculture groninguoise doit sa prospé-
rité? E. de Laveleye et presque tous les économistes néerlandais
sont très affirmatifs à cet égard. Nous le serons moins. Si vrai-
ment le beklemrecht est le facteur essentiel de la prospérité de
la Groningue, nous devons retrouver son action bienfaisante et
prépondérante à toutes les époques; or, ce que nous savons de
l'histoire de l'agriculture en Groningue nous prouve que cette
province, comme tant d'autres, a passé par des alternatives de
misère et de bien-être, de pauvreté et de richesse.
Au xvi" siècle, une grande partie de la Groningue était encore
inculte et déserte. On construisit alors beaucoup de digues, mais,
au siècle suivant, la Groningue était encore une province pauvre
dont la contribution aux dépenses de la République était moitié
de celle de la Frise et douze fois moindre que celle de la Hol-
lande2. C'était encore un pays de pâturage où les cultures n'oc-
cupaient qu'une faible partie du sol; elles s'étendirent un peu à
1. On sait qu'en Allemagne les redevances et rentes de l'ancien droit ont été ra-
chetées au\ seigneurs et aux propriétaires par la Rentenbank, qui les perçoit et les
amortit et auprès de laquelle on peut se libérer par un paiement anticipe
2. Actuellement c'csl une des provinces le-> plus riches du royaume.
86 LE TYPE FRISON.
la fin du xvme et au commencement du xixc siècle, à la suite d'é-
pidémies qui décimèrent le bétail '. En 1808, pâturages et terres
arables se partageaient également la partie orientale de la pro-
vince, mais dans le centre, le nord et l'ouest, on comptait encore
5/8 d'herbages2. Actuellement, pour toute la province, les terres
arables représentent 55 % de la superficie et les prairies per-
manentes seulement 25 % . Ce renversement dans les propor-
tions est dû en faible partie à de nouveaux endigue m ents, en plus
grande partie à des défrichements, mais surtout à des transfor-
mations d' herbages en terres arables, ainsi qu'il ressort nettement
des statistiques. Au milieu et à la fin du xix' siècle, en maints dis-
tricts, les fermiers tenaient pour ruineux d'entretenir du bétail.
A quoi tient donc cette évolution de l'art pastoral vers la
culture intensive en Groningue pendant le xixe siècle? A l'utili-
sation précoce des transports, aune époque où l'exploitation du
bétail n'avait pas encore fait assez de progrès pour en profiter
avantageusement; chacun sait, en elfet, qu'en zootechnie les
progrès sont forcément plus lents qu'en culture. Or, dans le der-
nier siècle, le développement de l'industrie a créé d'immenses
marchés dont les fermiers groninguois ont voulu profiter immé-
diatement. Nous constatons que, déjà sous la domination fran-
çaise, le colza s'exporte dans les autres provinces, l'orge en Bel-
gique, les pommes de terre à Brème et à Hambourg, l'avoine
en Angleterre. La facilité des transports, due aux canaux et à
l'existence d'un port comme Groningue, situé au cœur du pays,
nssurc aux denrées agricoles des débouchés et leur donne
une plus grande valeur. Mais les transports ne sont encore ni
assez rapides ni assez perfectionnés pour que les produits du
bétail en profitent dans la môme mesure que les autres produits.
Il n'est donc pas d'une économie bien entendue d'employer ces
derniers à la nourriture d'animaux qui n'ont pas d'ailleurs
atteint alors le perfectionnement auquel ils sont arrivés de-
i. Nous avons signalé ces mêmes épidémies dans la province voisine de la Frise
allemande. Cf. Se. soc. :!.">" fasc, |>. 55.
2. Cf. T.-J. de Boer, Overzicht mu den groningscfn u Landbouw, Groningue,
1901.
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 87
puis : ce sont encore des machines dont le coefficient de rende-
ment est faible. Vers 1820, l'agriculture groninguoise subit
une crise et un certain nombre de domaines passent entre les
mains des usuriers. Puis, de 1840 à 1875, c'est l'âge d'or pour les
fermiers : on voit apparaître des féculeries, des distilleries, des
fabriques de carton qui donnent un essor plus grand à la cul-
ture. Les produits agricoles s'exportent en Angleterre, et on
peut dire qu'alors la prospérité de l'agriculture en Groningue
est liée au sort de l'industrie anglaise. La Groningue prend alors
la tête de l'agriculture néerlandaise : c'est à cette époque qu'E-
mile de Laveleye la visite et en revient émerveillé. Cependant, le
sort de la classe ouvrière ne semble pas avoir été en rapport
avec la prospérité des fermiers. Entre 1865 et 1870, on note une
forte émigration vers l'Amérique; cette émigration reprend très
intense de 1880 à 1893, au moment de la crise agricole : certaines
années, plus de mille personnes quittent la province1. Depuis,
grâce aux progrès de la technique agricole et aux changements
survenus dans la situation économique mondiale, la prospérité
est revenue et la spécialisation dans la culture s'est accentuée :
la pomme de terre domine dans les tourbières du sud-est, et les
céréales couvrent presque exclusivement la plaine du nord. Leur
production totale a augmenté dans de fortes proportions : de
1860 à 1905, la surface consacrée aux céréales a passé de 58.240
hectares à 66.714 ; les emblavures de froment se sont élevées de
4.940 hectares à 9.652; celles d'avoine de 22.480 hectares à
30.2602. Les rendements ont suivi la même marche ascendante :
dans le même laps de temps ils ont passé, pour le froment, de
21 hectolitres à 39; pour l'orge d'hiver, de 38 hectolitres à 50;
pour l'avoine, de 42 hectolitres à 60.
Il n'est pas niable que le beklemrecht, en assurant â bon compte
au cultivateur les avantages de la propriété, lui ait permis de
réaliser les améliorations nécessaires à l'évolution vers la culture
1. Cf. T.-J. de Boer, op. cil, p. 3i5.
2. Ces chiffres varient d'ailleurs d'une année à l'autre, suivant l'état du marché
et les conditions climatériques. C'est un des caractères de la culture spécialisée de
s'adapter aux nécessités du moment et de savoir se retourner.
SS LE TYPE FRISON.
intensive. Cette évolution ne se serait-elle pas produite sans le
beklemrecht? A cette question E. de Laveleye répondait par
l'exemple de la Frise, qui, à cette époque, se trouvait dans une
situation très inférieure à celle de la Groningue. Cet argument
n'a plus de valeur aujourd'hui. La région de la culture, en Frise,
fait l'admiration de tous les agronomes et ne le cède en rien à
la Groningue. Si, pour l'ensemble de la province, les statistiques
enregistrent une diminution des céréales et des plantes indus-
trielles (colza, lin), elles accusent pour les plantes-racines
9.070 hectares en 1860 et 20.579 en 1905, dont les quatre cin-
quièmes sont occupés par les pommes de terre. Le rendement
du blé a passé de 22 hectolitres à 42, celui de l'orge d'hiver de
39 hectolitres à 53, celui de l'avoine de 38 hectolitres à H. La
spécialisation est une conséquence des conditions du lieu et du
développement des transports; le fermier frison s'y est adapté
aussi bien que le fermier groninguois; tout au plus pent-on
admettre que le beklemrecht ait permis à ce dernier de prendre
une certaine avance dans cette évolution.
On fait aussi remarquer que le beklemrecht maintient l'u-
nité du domaine et s'oppose au morcellement. C'est une appa-
rence. La conservation d'une unité culturale étendue est ici une
conséquence des nécessités techniques et économiques. En Frise,
les fermes ne sont pas davantage morcelées ou. si elles le sont,
c'est an profit des domaines voisins qui, sous l'influence de la
culture intensive, tendent à s'agrandir; nous avons signalé la
môme tendance en Groningue. Le beklemrecht a été impuis-
sant à sauvegarder la petite propriété : on constate», en Gro-
ningue comme en Frise, une diminution marquée du nombre
des domaines de 5 à 20 hectares. Les raisons en sont les mêmes
dans les deux provinces; elles sont purement économiques. S'il
était avantageux de morceler les fermes, le beklemrecht ne
serait pas un obstacle, la preuve en est que, chaque jour, on voit
propriétaire et fermier s'entendre pour modifier leur contrat et
subdiviser un domaine devenu trop grand par suite d'alluvions
nouvelles.
Que le beklemrecht présente des avantages, c'est évident et
LA CULTURE SPÉCIALISÉE. 89
nous ne les avons pas dissimulés; en particulier, il obvie très
heureusement à l'absentéisme des propriétaires. Mais il serait
exagéré de lui rapporter l'honneur de tout ce qui s'est fait de
bien dans l'agriculture en Groningue ; les institutions sont ce
que les font les hommes; il ne faut pas voir en elles une panacée
universelle ni un ressort automatique.
La ville de Groningue. — Le beklemrecht seul ne saurait
donc suffire, à nos yeux, pour expliquer l'avance considérable
qu'ont prise les fermiers groninguois sur leurs voisins. Je pense
qu'il faut chercher la cause de leur supériorité dans V influence
de la ville de Groningue. Cette ville a été une place de com-
merce importante dès le haut moyen âge; elle fut plus tard une
des cités principales de la ligue hanséatique. Elle était en rela-
tion avec les pays du nord, la Scandinavie, la Russie et l'Alle-
magne; elle échangeait les bois de Norvège, le goudron de
Suède, les cuirs et les fourrures de Russie, contre les tissus des
Flandres et les épiées de la Méditerranée.
Sa situation même en faisait alors un centre de commerce.
Elle occupe la dernière hauteur de la chaîne du Hondsrug et
se trouve ainsi à l'extrémité septentrionale du plateau de Drenthe,
auquel elle appartient géographiquement, et au commencement
de la plaine du nord à travers laquelle le Reitdiep la relie à la
mer. C'est sur son marché que les cultivateurs du plateau ap-
portent l'excédent de leurs grains, et ainsi, les céréales consti-
tuent une partie importante de son commerce. On s'explique
par là que les fermiers de la plaine se soient adonnés à la
production d'une denrée dont ils avaient à proximité la vente
assurée. Groningue est encore actuellement le grand marché
de céréales des Pays-Bas; on voit dans son port de nombreux
elevators; elle exporte beaucoup de blé ;ï Hambourg. Entre un
pays de sables pauvres, la Drenthe. et un pays riche mais in-
culte et marécageux, le littoral du nord, Groningue apparaît
comme un trait d'union, comme un foyer d'activité commer-
ciale et un centre de richesses : la ville devait naturellement
prendre l'ascendant sur Le voisinage <-t étendre sa domination
90 LE TYPE FRISON.
sur le plateau et sur la plaine, c'est ce qui est arrivé. Mais son
action s'est fait sentir très inégalement. La Drenthe, pays pauvre
et intransfonnable, ne pouvait pas être longtemps d'un grand
secours à la cité enrichie, tandis que la riche plaine du nord
pouvait alimenter son commerce presque indéfiniment et lui
fournir une clientèle nombreuse et opulente. Les monastères
avaient commencé la mise en valeur de cette région ; il est à
croire que les commerçants de Groningue ont continué leur
œuvre. D'après ce qu'a fait la ville dans les tourbières, nous
pouvons soupçonner ce que firent les particuliers '. Ces mar-
chands ne se montrent pas d'ailleurs uniquement préoccupés
d'intérêts matériels, puisqu'ils fondent une Université bientôt
florissante, qui vaut à leur cité le surnom d'Athènes du Nord.
Une fois de plus s'accuse ici le patronage des commerçants.
La ville a donc été de bonne heure le centre économique,
politique et intellectuel de tout le pays voisin sur lequel elle a mis
son empreinte. A elle le campagnard doit sans doute son apti-
tude pour les affaires qui lui fait traiter l'agriculture comme une
industrie. A elle, il doit aussi le culte de la richesse qui fait
qu'au xixe siècle, il s'est senti le roi du pays, puisque après la dé-
cadence commerciale de Groningue, il s'est trouvé le détenteur
de cette richesse, grâce à sa culture progressive. A elle enfin, il
doit sa langue et ses lois. Au xve siècle, les chroniques de la ré-
gion du nord sont encore écrites en frison; au xvn° siècle, c'est
le dialecte de Groningue qui domine partout. Ce dialecte se rat-
tache au saxon; il est parlé en Allemagne, dans la Frise orien-
tale où on l'appelle frison, parce qu'il est distinct des vrais dia-
lectes saxons. Sans entrer dans ces subtilités linguistiques.
retenons seulement que la ville de Groningue a imposé sa
langue et ses lois à la plaine du nord où régnaient au moyen
âge les lois et la langue frisonnes. Il s'est ici passé le même l'ait
que dans la Frise allemande où les coutumes, les mœurs et la
langue saxonnes ont reculé devant les coutumes et la langue
dites frisonnes -. Dans les deux cas. c'est la langue et la législa-
1. Cf. Se. soc. i.v fasc, p. 35 et *eq.
2. Cf. Se. SOC, 35° fasc, p. 60.
LA CULTURE SPÉCIALISÉE, 91
tion des villes de commerce qui ont dominé et se sont imposées :
cela se conçoit très bien.
La population rurale du nord de la province de Groningue
est donc frisonne — c'est pourquoi nous l'étudions ici; — l'his-
toire en fait foi, comme la forme des noms propres. Quelle est
l'origine ethnique de la ville? La question n'est pas, croyons-
nous, complètement élucidée. Il est fort possible, probable
même, que divers éléments aient contribué à former le type
urbain groninguois : la population d'un port est toujours plus
ou moins mélangée. Nous avons dit que Groningue était le
peuplement le plus septentrional de la Drenthe et que, pendant
longtemps, elle avait conservé toutes les caractéristiques d'un
village drenthois. Les Drenthois : ces gens-là n'ont de saxon que
la maison. En Groningue, je dus convenir aussi que le fonds de
la population rurale est frison. Reste qu'il existe, m'a-t-on dit, des
indices de peuplement saxon dans l'est de la province. Mais cela
ne suffit pas pour nous autoriser à voir dans la ville de Gro-
ningue, l'influence saxonne régénérant la province et galvani-
sant le type frison.
Une fois de plus, nous constaterons que la réalité n'est pas aussi
simple qu'on le voudrait. Nous laisserons de côté la belle an-
tithèse : Saxons-Frisons, et nous nous contenterons d'enregis-
trer que la ville de Groningue, par son activité commerciale
et sa richesse, a joué vis-à-vis de la campagne, dont la nature du
lieu avait retardé le développement, le rôle d'un patron actif
et bienfaisant.
Grâce à elle, grâce à son patronage commercial, le type fri-
son a donné naissance en Groningue à une variété de cultivateur
d'ordre supérieur, très attaché à sa profession parce qu'elle lui
assure l'indépendance et lui promet la richesse, très fier de
lui-même parce qu'il se sent l'ouvrier indispensable de la pros-
périté de son pays.
IV
LA CULTURE MARAICHERE
La Frise occidentale. — La région septentrionale de la Hol-
lande porte le nom de Frise occidentale (West-Friesland), carelle
a été peuplée jadis par les Frisons qui ont occupé tout le pays
jusqu'à l'Ij. Plus tard, des éléments d'origines diverses. Francs,
Celtes, Espagnols se sont mêlés à la population primitive, de
sorte qu'on rencontre dans cette région des types ethniques
variés. A côté du Frison grand, élancé, au visage effilé, au
teint rose et clair et à la chevelure blonde et frisée, on trouve
le Hollandais trapu, au teint mat, à la face plate et aux che-
veux foncés. Avant le xmc siècle, époque de la formation du
Zuiderzée, ce pays faisait corps avec la province actuelle de
Frise dont il présente les mêmes caractéristiques de lieu : sol
bas, humide, protégé par des digues, climat pluvieux.
Les anciennes cartes indiquent dans cette contrée un grand
nombre de lacs et de bras de mers, ou plutôt, un archipel qui,
par des endiguements et des dessèchements successifs, a été
réuni en une seule terre. Le dernier grand lac de la Hollande,
la mer de Harlem, a été desséché au milieu du xix' siècle. La
Frise occidentale est donc, de tous points, comparable à la
région des lacs de la province de Frise, avec cette différence
que, la richesse plus grande et plus ancienne, et la densité
plus considérable de la population ont été la cause d'un amé-
nagement des eaux plus parfait et d'un assainissement plus
LA CULTURE MARAICBÈRE. 93
complet. Cependant, quoique les travaux hydrauliques y soient
portés à un rare degré de perfection, en bien des endroits, l'œil
aperçoit plus d'eau que de terre tant les fossés sont nombreux
et remplis. De place en place, une échelle hydrométrique indi-
que le niveau de l'eau dans le boezem et un signe apparent y
marque celui qu'elle ne doit pas dépasser. Les maisons s'alignent
le long de la route briquetée, souvent doublée d'un canal, au-
dessus duquel se courbe l'arc des passerelles. Celles-ci, comme
les maisons, sont peintes des plus vives couleurs : l'amour du
bleu va même jusqu'à y vouer les troncs d'arbres dont la tète
savamment taillée forme rideau devant les fenêtres des habita-
tions. Les abords de celles-ci sont nets et peignés comme s'il
s'agissait d'un hameau de Trianon. La nature disparaît ici sous
les artifices des hommes. En les obligeant à la vaincre pour
vivre en ce lieu, elle a préparé son asservissement et c'est à peine
si l'herbe qui pousse dans les prairies rectangulaires rappelle
la vie libre des plantes. Il ne saurait être question ici de se pro-
mener à travers champs ; clôtures, fossés et canaux s'y oppo-
sent. Ils sont également un obstacle à l'établissement facile des
chemins : aussi, presque tous les transports se font-ils par eau;
le foin est rentré en barque, et c'est une barque aussi qui ra-
mène le lait à la ferme.
Les choux de Broek-op-Langendijk. — Malgré leur richesse,
les fermiers de la Nord-Hollande sont souvent évincés par
d'humbles concurrents, les maraîchers. La spécialisation lai-
tière est parfois détrônée par une spécialisation plus intense,
la production des légumes et des fruits '.
A quelques kilomètresau nord d'Alkmaarsc trouvent les deux
villages de Saint-Pankras et de Broek-op-Langendijk, qui sont le
centre de la production des choux dans les Pays-Bas. Il y a
plus de deux siècles qu'on fait de la culture maraîchère à
Saint-Pankras, mais c'est seulement depuis une trentaine d'an-
1. En Hollande, le lait est ti ansformé en fromage. La fabrication se fail à la ferme
el la production est énorme. On évalue l'exportation totale à 15 millions de kilo-
grammes.
!>'i LE TYPE FRISON.
nées qu'elle s'est beaucoup développée. Il y a vingt-cinq ans,
tous les environs de Broek étaient en pâturage; on voit encore
aujourd'hui au milieu des maisons du village, les anciennes
fermes qui se distinguent par leurs dimensions plus grandes.
Actuellement, le pays se présente sous l'aspect d'un immense
étang au milieu duquel de nombreux rectangles de terre émer-
gent de 50 centimètres à 1 mètre. On peut se faire une idée
assez exacte du pays par les hortillonnages d'Amiens qui en
offrent une image réduite. Dans un bateau, un jardinier recueille
la vase des canaux et la répand ensuite sur les terres. Le si il
est donc riche, constitué en grande partie par des débris orga-
niques, il est continuellement imbibé d'eau, la pluie est fré-
quente : la conséquence en est que le maraîcher hollandais n'a
pas le souci et la peine de l'arrosage. On voit par là l'avantage
énorme qu'il retire des conditions du lieu. Il est également
favorisé sous le rapport des engrais et des transports. Tous les
détritus, il les jette dans le canal. A-t-il besoin de fertiliser
ses terres, il prend dans ce même canal de la vase qu'il met
sur son champ. Il n'y a donc pour lui, ni perte de temps, ni
dépense d'argent ; s'il veut du fumier, les fermes du voisinage
lui en fourniront à bon compte, qui arrivera par bateau sans
rompre charge de Fétable à son jardin, l'our porter ses légu-
mes au marché, il charge sa barque qui arrive sans heurt et
sans fatigue à l'embarcadère du chemin de fer où se fait la
vente. Toutes ces conditions favorables expliquent la possibilité
du développement de la culture maraîchère en Nord-Hollande
et spécialement à Broek, mais elles ne suffisent pas à expliquer
pourquoi précisément elle s'y est développée.
Il est bien certain que le maraîchage doit ici son origine au
voisinage des centres urbains où vit agglomérée une population
nombreuse: Amsterdam, Alkmaar, Hooin. Knkhuizen. N'ou-
blions pas ((lie, beaucoup de ces villes aujourd'hui déchues
avaient, autrefois, une population considérable. Si cependant,
la culture maraîchère n'a pris tout son développement qu'à la
fin du xix' siècle, c'est qu'à ce moment-là seulement, les
transports ont été suffisamment multipliés et perfectionnés
LA CULTURE MARAÎCHÈRE. 95
pour permettre l'exportation des fruits et légumes frais.
Le jardinier à qui on nous a adressé, nous déclare qu'il est
trop occupé pour s'amuser avec nous, mais que son voisin ne
demandera pas mieux que de nous répondre. Nous franchissons
le canal qui sépare les deux maisons, en sautant de barque en
barque, et nous abordons le voisin qui est commerçant et fait
l'exportation des choux. On cultive ici des choux de toutes
sortes, tout le long- de l'année, choux-fleurs, choux rouges,
choux blancs pour la choucroute. L'Allemagne achetait beau-
coup de ces derniers, mais la vente en a baissé depuis l'élé-
vation des droits de douane. C'est la France actuellement qui
règle les prix; aussi, les jardiniers de Broek sont-ils très au
courant de l'état de la récolte des choux en France et spécia-
lement dans les environs de Nancy. On exporte aussi en An-
gleterre et en Belgique, et aux choux s'ajoutent quelques autres
légumes, pommes de terre, carottes, oignons. La culture ma-
raîchère n'est donc pas une culture de tout repos; elle est
soumise à de nombreux aléas auxquels il n'est pas toujours en
son pouvoir de se soustraire.
C'est en février-mars que les choux atteignent les plus hauts
prix, aussi, cherche-t-on à les conserver pendant l'hiver; cette
pratique a l'heureux eilét de supprimer le chômage pendant
la mauvaise saison. La conservation des choux se fait dans une
grande pièce revêtue de planches dans laquelle un petit poêle
maintient une température constante... Les choux sont em-
pilés; tous les dix jours environ, il faut les manipuler pour
enlever les parties de feuilles qui commencent à se gâter. On
estime qu'un homme peut ainsi soigner dix mille choux. Il
est à remarquer à ce sujet que, ni en été, ni en hiver, les
femmes ne prennent part aux travaux. Lorsque nous nous som-
mes présentés chez le jardinier de Broek, sa femme et sa fille
étaient occupées à de menus travaux d'aiguille, quoiqu'on fût
aune époque de travaux pressants. La raison en est sans doute
que ces travaux sont assez pénibles. Pendant l'été, le maraîcher
ne connaît presque pas le sommeil; il faut être debout avant
l'aube pour que les légumes soient arrachés et portés à la vente
'.)() LE TYPE FRISON.
de bonne heure le matin; il y a souvent une seconde vente
l'après-midi. Lorsque le jardinier ne peut suffire à sa tache,
il prend un ouvrier. Les salaires ont doublé depuis vingt-
cinq ans; on paie 9 à 10 florins par semaine; c'est une consé-
quence de la culture maraîchère qui exige beaucoup de main-
d'œuvre et qui tend à la rendre rare à cause des facilités
d'établissement qu'elle offre aux jeunes gens. Aussi favorise-
t-elle, de ce chef, l'accroissement de la population sur place,
mais vice versa la forte densité de la population contribue
à la développer et à l'étendre.
Elle demande surtout du travail, du soin et une certaine com-
pétence qui s'acquiert par l'apprentissage. 11 n'est pas néces-
saire d'avoir de grands capitaux, car on trouve facilement à af-
fermer des terres à 400 francs l'hectare. Beaucoup d'ouvriers
ont, à bail, un petit champ qui les occupe la moitié du temps.
La plupart des jardiniers sont locataires, les autres possèdent
des jardins variant de 1 à 7 hectares. A Saint-Pankras, nous visi-
tons un propriétaire qui possède 11 hectares; c'est le gros
bonnet du pays, il est à la tète de l'association des jardiniers
et, malgré sa cotte bleue, il ne semble pas l'aire dans sa vie une
très large part au travail manuel; il est vrai qu'il a un fils qui
le remplace à la tête de ses ouvriers, pendant qu'il s'occupe
plus spécialement du côté commercial de sou exploitation.
Beaucoup de ces petites propriétés sont hypothéquées et ne
sont libérées qu'au bout de bien des années, à cause du prix
élevé qu'elles ont été payées. Le jardinage, en permettant à
la population de s'accroître sur place, fait hausser le prix de
la terre et, par suite, provoque le morcellement des fermes au
profit de la petite propriété et du petit fermage. Si, par suite
des facilités d'établissement, l'indépendance est plus grande,
l'aisance n'est pas toujours le lot du maraîcher hollandais, car
il a à payer de gros prix de ferme ou d'assez forts intérêts s'il
a acheté son jardin à crédit. Comme le revenu de sa culture est
soumis à de grandes fluctuations, il ne se lire d'affaire souvent
<{iie par une grande simplicité de vie. favorisée d'ailleurs par
sa profession qui exige un labeur assidu et opiniâtre. Le résul-
LA CULTURE MARAICHERE. 97
tat le plus net de la culture maraîchère à Broek est d'accroî-
tre beaucoup le nombre des petits patrons.
Les groseilles de Zwaag. — En Nord-Hollande, dans la spé-
cialisation maraîchère, il existe encore des spécialisations par-
ticulières à chaque région. A Broek, ce sont les choux, à Be-
vervijk les fraises, à Zwaag" les groseilles. Les groseilles sont,
paraît-il, le fruit préféré des Hollandais qui, dès qu'il parait sur
le marché, n'en mangent pas d'autre.
Nous sortons de Hoorn par la route d'Enkhuizen, une route
comme il y en a en Hollande, bordée de gazon vert et ombragée
d'arbres magnifiques. Bientôt, nous nous trouvons au milieu des
vergers; à droite, un Kersenboomgaard où les promeneurs
viennent manger les cerises. C'est le seul verger de cerisiers
du pays ; le propriétaire se promène en agitant une crécelle et
en tirant des coups de fusil pour éloigner les étourneaux qui
abondent. Après quelques détours au milieu des vergers touffus
coupés de fossés pleins d'eau, nous arrivons chez M. Hoog.
Devant sa porte s'étend au loin le pâturage; son exploitation
est, en effet, récente, elle date de sept ans à peine et a été
constituée sur une ferme morcelée. Ici aussi, nous constatons
que la spécialisation laitière recule devant une culture plus in-
tensive. Le jardin de M. Hoog a G hectares; au-dessus des
groseillers et des cassis qui couvrent le sol, s'étalent des poi-
riers dont beaucoup sont des espèces françaises, car on tend de
plus en plus à produire les qualités les plus fines qui se ven-
dent plus cher. Nous reconnaissons là un des effets de la spé-
cialisation.
Pendant que nous visitons le jardin, dix-huit personnes,
qu'on aperçoit à peine, tant la végétation est touffue, sont
occupées à la cueillette des groseilles. Beaucoup d'enfants
parmi elles, car à Zwaag on place les vacances à l'époque des
groseilles. Malgré cela, la main-d'œuvre commence à être rare
et M. Hoog, qui vend 25.000 kilogr. de groseilles par an,
songe à remplacer une bonne partie de ses groseilliers par des
fraisiers. Il a déjà commencé : les fraises qu'il me fait goûter
7
98 LE TYPE FRISON.
sont fort belles et très grosses, mais n'ont pas beaucoup de
parfum, elles paraissent plutôt destinées à faire des confitures.
En effet, on en exporte beaucoup en Angleterre et depuis quel-
que temps, il s'est monté à Bevervijk (près de Harlem) des fa-
briques de conserves de fruits. M. Hoog emploie habituelle-
ment sept ouvriers qu'il dirige lui-même. Au moment de notre
arrivée, il était occupé à éclàircir grain par grain les grappes
des ceps de vigne qu'il a plantés récemment sous verre ; cette
culture de raisins de serre, encore à ses débuts à Zwaag, est
appelée à s'étendre1.
Nous sommes bien ici en présence d'un type supérieur d'hor-
ticulteur très attentif aux conditions dans lesquelles s'exerce
son métier et très apte à s'y adapter. Il n'y a pas lieu d'en être
autrement surpris. Nous avons vu que la culture maraîchère
tend à élever le niveau social de la population, en favorisant
l'établissement d'un grande nombre de petits patrons. La culture
des fruits a sensiblement les mêmes conséquences, mais comme
elle exige des capitaux un peu plus considérables (à cause des
arbres et des arbustes) et des connaissances techniques plus
approfondies (les arbres fruitiers sont des plantes vivaces, la
moindre erreur peut donc avoir des conséquences durables et
lointaines), elle aboutit à un type de patron plus capable.
Presque tous les jardiniers de Zwaag sont propriétaires: M. Hoog
semble être parmi ces patrons une individualité supérieure qui
entraine les autres. Gomme tous les enfants du pays, il a fré-
quenté l'école primaire ; plus tard il a suivi les cours d'hiver
qui se faisaient au village sur l'arboriculture; encore aujour-
d'hui, bien qu'il approche de la quarantaine, il suit des cours
d'anglais et d'allemand, car il sent la nécessilé de connaître ces
langues pour la bonne marche de ses affaires et pour la vente
de ses produits. Nous retrouvons là le Frison autodidacte et
commerçant.
1. C'est le Frank en thaï qui est cultivé comme raisin de table; en septembre, il
se vend 0 IV. 00 la livre. On sait que nos exportations de raisins de laide en Alle-
magne et en Angleterre ont beaucoup augmenté ces dernières années. [1 pourrai!
sans doute en être de même dans les Pays-Bas, à condition de satisfaire les ^oilts du
consommateur.
LA CULTURE MARAÎCHÈRE. 99
L'organisation commerciale. — M. Hoog. en effet, ne se con-
tente pas de perfectionner sans cesse ses méthodes de culture
pour obtenir les fruits les meilleurs et les plus beaux, il s'occupe
aussi très activement de la vente des produits du pays, et c'est
en cette matière que se manifeste son activité et son dévoue-
ment pour la chose publique. Il me répète plusieurs fois, que
l'organisation commerciale delà vente du fruit est bien inférieure
aux procédés culturaux employés pour les produire. C'est pour
y remédier qu'il a créé un syndicat de vente, qui a englobé
cinq associations anciennes. Ce syndicat ne prétend pas mono-
poliser la vente des fruits; chaque particulier, comme aussi
chacune des associations, reste libre de vendre ses produits
comme bon lui semble, mais le syndicat s'est réservé l'organisa-
tion et le contrôle exclusif du marché local, ou plus exactement
des ventes aux enchères qui, depuis trois ans, ont lieu à Zwaag
plusieurs fois la semaine. Actuellement les fruits sont vendus
sous le nom du producteur; l'an prochain, on les vendra sous
l'étiquette sociale avec la garantie du syndicat, comme cela se
fait pour le beurre.
Ces ventes aux enchères sont aujourd'hui extrêmement déve-
loppées dans les Pays-Bas, surtout dans les régions de culture
maraîchère ou de petite culture. Ainsi à Maestricht, il y a le
fameux « Mijn » du beurre, car en Lim bourg, il n'existe guère que
de petites laiteries qui ne peuvent pas organiser elles-mêmes un
service d'exportation ; en Frise, nous avons trouvé des ventes de
pommes de terre; à Broek, à Hoogkarspel, à Bevcrvijk ce sont
des ventes de légumes, etc.. Souvent ces ventes ont lieu sur un
canal, les barques chargées de légumes ou de fruits défilent suc-
cessivement, et leur chargement est adjugé par les soins d'un em-
ployé du syndicat. Parfois, et c'est le dernier cri, il existe, comme
à Maestricht, un dispositif électrique qui permet aux opérations
de se dérouler en silence et sans contestation possible. Sur un
cadran placé face aux acheteurs sont marqués des prix par ordre
décroissant; une aiguille se ment lentement dans Le même sens,
un bouton placé devant chaque acheteur permet à celui qui
s»' porte adjudicataire d'arrêter l'aiguille lorsqu'elle arrive ^m-
100 LE TYPE FRISON.
le chiffre indiquant le prix qu'il est disposé à payer; en même
temps apparaît un numéro correspondant à la place occupée par
l'acheteur dans la salle. Ce mécanisme simplifie heaucoup la
vente et la rend très rapide : en une après-midi, il peut passer
aux enchères jusqu'à quatre cents petits bateaux. Les achats sont
ensuite réglés entre les mains de l'employé qui répartit l'argent
entre les ayants droit.
Ce système de ventes publiques où viennent s'approvisionner
les marchands et les commissionnaires a jusqu'ici donné de
meilleurs résultats que les essais d'exportation et de ventes
directes sur les marchés urbains. M. Hoog a essayé d'organiser
la vente au détail des fruits frais à Amsterdam : cette tentative
a échoué, car en Hollande les ménagères ne vont pas elles-
mêmes au marché, elles attendent chez elles le passage des
revendeurs. Les jardiniers déplorent ces habitudes qui les
empêchent de supprimer des intermédiaires qu'ils jugent inu-
tiles, mais ils ne se sont pas obstinés, et s'appliquent surtout à
améliorer les conditions de leurs ventes publiques. A cet effet,
le représentant du syndicat est autorisé à se porter adjudicataire,
s'il constate un accord des marchands pour avilir les prix : on
écoule alors les denrées d'une autre façon. Le syndicat s'applique,
en outre, à créer des débouchés et à développer ceux qui
existent, en se renseignant sur les desiderata de la clientèle étran-
gère et sur les conditions des marchés : c'est pour cela que
M. Hoog apprend l'anglais et l'allemand, et que le syndicat de
Brock et Saint-Pankras a envoyé des produits à l'exposition hor-
ticole de Mannlieim en 1907 '.
Aussi est-on surpris, en causant avec ces horticulteurs, de voir
combien ils sont au courant de la situation des pays étrangers.
Quoiqu'ils ne fassent à peu près pas d'affaires avec la France,
ils n'ignorent pas ce qui s'y passe, car nous sommes pour eux des
concurrents sur le marché anglais, et il n'est pas indifférent de
surveiller ses concurrents.
1. Rappelons ace sujet la ]>arl active qu'a prise la (" P.-L.-M. a cette exposition,
en y envoyant des fruits français, des raisins notamment, dans des emballages spé-
ciaux qui leur assurent une longue conservation. Le P.-L.-M. a organisé plusieurs
concours d'emballage, notamment à Marseille.
la culture maraîchère. 101
Il est donc bien manifeste que les cultures maraîchères néces-
sitent une organisation commerciale qui se traduit par des
associations dont le rôle est très actif. L'existence et la vie de
ces syndicats prouvent évidemment un développement intellec-
lectuel très notable chez les jardiniers. Cela est dû, sans aucun
doute, au mode de travail qui fait d'eux des spécialistes, qui, à
l'énergie et à la persévérance, doivent joindre des connaissances
techniques approfondies. C'est d'ailleurs là une conséquence
générale de la spécialisation commerciale, mais encore faut-il
que la masse de la population soit apte à subir efficacement
l'influence du travail dans ce sens.
De l'art pastoral intensif mais exclusif, nous avons passé à
l'art pastoral combiné avec la culture, puis à la grande culture
exclusive et intensive et enfin à la petite culture jardinière, où
l'action de l'homme sur le lieu se fait prépondérante par le
travail, le capital et l'intelligence. Si le développement moderne
des transports explique l'essor de ces spécialisations différentes,
il ne suffit pas cependant à rendre compte des progrès que fait
la culture maraîchère aux dépens de l'art pastoral en Hollande;
le voisinage de grandes villes ne suffit pas non plus. Il en faut
chercher la cause immédiate dans l'accroissement continu de
la population des Pays-Bas '. Cette population n'a pas, comme
en Allemagne, une industrie en plein développement pour em-
ployer ses bras; il n'y a pas non plus d'émigration agricole
considérable; il en résulte que la densité de la population rurale
augmente. Les agriculteurs ont donc à leur disposition une main-
d'œuvre abondante et bon marché, ce qui leur a permis de
réaliser les améliorations que nous avons vues et d'intensifier
leur culture. Plus la culture est intensive, plus elle exige de
bras et plus elle en emploie, car ses bénéfices lui permettent de
les payer. Or, de toutes les cultures la plus intensive est bien la
culture maraîchère; elle présente en outre cet avantage d'être
1. En 1899: 5.104.137 habitants, soit 157 nab. par kmq.; en L902 ; 5.347.181 liai».
L'accroissement <:st donc proportionnellement presque trois lois plus t'ori que
celui de la population de l'empire d'Allemagne.
102 LE TYPE FRISON.
à la portée des petites gens. Ceux-ci. désireux de devenir pro-
priétaires ou tout au moins patrons, et obligés de payer fort cher
pour cela à cause de la concurrence qu'ils se font entre eux, se
tournent alors vers la culture qui est susceptible de leur donner
les plus gros bénéfices et ils trouvent dans le jardinage la so-
lution du problème.
La culture maraîchère a donc pour résultats : d'augmenter
l'indépendance de la famille ouvrière par les facilités d'établis-
sement qu'elle offre, et de développer le petit fermage et la petite
propriété; par son caractère intensif elle favorise le progrès des
méthodes et développe les cultures intellectuelles résultant des
conditions de vie; enfin, par le caractère périssable des denrées
qu'elle produit, elle porte au plus haut point le développement
de l'esprit commercial et des organisa i ions qui en sont issues.
Le jardinier de la Frise occidentale avec son esprit minutieux,
positif, constamment actif et en éveil, est loin de l'éleveur du
greidstreek de la province de Frise, qui, en écoutant chanter sa
théière et en fumant sa pipe laisse sa pensée errera sa fantaisie
dans les régions du rôve et de l'abstraction. C'est à peine si le
développement moderne des moyens de transport a modifié sa
tournure d'esprit, tandis que nous pouvons constater à quelle
profondeur il a agi sur le maraîcher de la Nord-Hollande pour
transformer jusqu'à son caractère psychologique.
CONCLUSIONS
Nous sommes allés dans les Pays-Bas pour étudier le type
frison. L'y avons-nous trouvé? Peut-on parler du type frison?
Comment peut-on le définir? Quelles sont ses origines?
Sur le littoral qui s'étend des bords de l'Ij à ceux de l'Ems nous
avons rencontré des populations qui présentent des caractères
bien tranchés, des différences bien profondes. Le maraîcher de
Brockne ressemble guère au fermier de la Groningue et celui-ci
est bien distinct de l'éleveur de la Frise.
Le premier, petit propriétaire et petit cultivateur intensif, re-
présente une race laborieuse, active, progressiste qui trouve en
elle-même, par l'association, les moyens d'affronter la concur-
rence étrangère et d'en triompher. C'est une démocratie agis-
sante et vivace.
Le second, grand patron agricole, entreprenant et progres-
siste, commande à des ouvriers qui aspirent à la propriété sans
pouvoir y atteindre; lui-même n'a le plus souvent sur sa terre
qu'un droit incomplet et se trouve par là dans une certaine
dépendance du capital urbain.
L'éleveur enfin, détenteur précaire de la ferme où il entre-
tient son troupeau, est à la merci du capitaliste absentéiste. Il
utilise au jour Le jour les productions spontanées du sol avec
lequel il n'a que des attaches fragiles, malgré son amour pour
son pays. Le lieu en partie intransformable le maintient dans
ses habitudes traditionnelles et un peu routinières.
104 LE TYPE FRISON.
A première vue on répugne à ranger ces trois sortes d'hommes
dans le même type. Cependant les uns et les autres habitent un
pays qui a des caractères géographiques bien définis. Us font,
partie d'un même groupe ethnique distinct par sa langue, son
histoire et ses liens politiques. Mais surtout, on peut constater
qu'ils dérivent l'un de l'autre, et ceci est pour la science sociale
d'une importance capitale. On peut dire qu'il existe actuelle-
ment à peu près tous les types intermédiaires entre l'éleveur du
greidstreek et le maraîcher de la Nord-Hollande. En Frise, nous
notons le passage de l'art pastoral pur à la culture; puis, en
Croningue et même en certains districts de la province de Frise,
nous voyons cette culture s'intensifier et se spécialiser au point
d'être en somme de la grande culture maraîchère. Cette évolu-
tion que nous constatons aujourd'hui d'une région à l'autre, se
constate aussi dans le temps d'après les données historiques.
Nous savons que la culture n'a guère fait son apparition en
Frise que vers le xvc ou le xvic siècle; que c'est seulement au
xixc qu'elle y a pris de l'importance; qu'en Groningue, jusqu'au
xvie siècle, le pays était occupé par des pâturages marécageux ;
qu'au commencement du xix° siècle, la culture n'y occupait en-
core à peine que la moitié du sol et que c'est seulement à notre
époque qu'elle s'est généralisée. En Hollande, nous voyous
chaque jour les jardins maraîchers prendre la place des fermes
â pâturage et nous savons que cette transformation rapide date
seulement des trente dernières années. Nous savons que ces
modifications dans le travail dérivent des conditions du lieu
dont l'influence a été portée à sa plus haute puissance par le
développement des transports.
Que conclure de cela, sinon que le type frison existe et qu'il
possède assez de souplesse, une faculté d'adaptation assez grande
pour se plier aux conditions économiques changeantes et en
tirer profit?
Si la souplesse, si la faculté d'adaptation est la pierre de touche
de la formation particulariste, nous ne devons pas hésiter à
classer le type frison parmi les types particularistes. Mais ici se
dressent deux objections.
CONCLUSIONS. lOo
D'abord certains traits nettement communautaires que nous
avons relevés chez l'éleveur du greidstreek. Il faut donc
admettre que les Frisons, originairement communautaires plus
ou moins atténués, ont pu évoluer ensuite vers la formation
particulariste, assurément sous l'influence de causes extérieures,
de causes agissantes, comme le développement des transports
et du commerce, mais cependant par eux-mêmes et sans avoir
subi l'influence éducative d'une autre race.
En second lieu, ces particularistes ne sont pas organisés en
famille-souche, avec la stabilité du domaine à transmission inté-
grale et il ne semble pas qu'ils aient jamais passé par ce stade
d'évolution, ce qui les distingue profondément des Saxons.
Ceux-ci sont fortement enracinés au sol par la culture, les Fri-
sons restent flottants, et s'ils font précisément leur évolution
vers le particularisme par la culture ; c'est dans des conditions
qui ne rappellent en rien le domaine plein, mais qui déno-
tent l'influence du commerce. Il nous faut donc admettre que
les Frisons n'ont pas eu la même formation originaire que
les Saxons, qu'ils n'ont pas suivi la même route, ou du moins
qu'ils n'ont pas passé par les fjords de Norvège; la transmis-
sion intégrale est en effet un produit des petits plateaux mon-
tagneux1.
Nous sommes donc acculés à ce dilemme : ou bien une popu-
lation pastorale d'origine et de tendances communautaires peut,
sous l'influence des transports, évoluer rapidement vers la for-
mation particulariste; ou bien, les Frisons, malgré leurs
tendances communautaires, portaient déjà en eux le germe
de la formation particulariste. Ils auraient reçu cette ébauche
à L'état latent dans un de leurs précédents habitats. Peut-être
encore seraient-ils d'anciens particularistes ayant subi une
régression duc à l'art pastoral et à la grande importance des
associations.
Ici, se pose la question des origines frisonnes. Le problème esl
malaisé à résoudre et nous ne saurions prétendre en donner
1. Cf. A. de Préville, Les Sociétés africaines.
106 LE TYPE FRISON.
une solution définitive. Cependant, il convient d'enregistrer
quelques observations à ce sujet.
On est généralement d'accord pour admettre que les Frisons
sont venus de la Scandinavie ; il reste donc à déterminer la
région d'où ils sont partis.
Pour les raisons indiquées plus haut, nous devons écarter la
Norvège, ou du moins si des Norvégiens ont abordé sur la cote
frisonne, c'est en petit nombre et ils ont été noyés dans le reste
de la population1.
Par contre, il semble possible d'admettre que la Suède méri-
dionale, l'ancienne Gothie, soit le berceau de la race frisonne. Les
anthropologistes reconnaissent une grande analogie entre les
Frisons et les Suédois. D'autre part, de toutes les langues actuelles.
le frison est celle qui se rapproche le plus du norse d'où sont
sortis tous les dialectes Scandinaves. On remarque aussi que
le vieux frison et le vieil anglais sont presque identiques : ils
dériveraient l'un et l'autre de l'anglo-frison2; ce qui conduit
à admettre comme habitat primitif des Frisons le Schleswig3.
Cette hypothèse n est pas incompatible avec la ressemblance
ethnographique avec les Suédois, car les Danois étaient très
proches parents de ceux-ci, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient
des Norvégiens et que les Norvégiens ne l'étaient des Suédois.
Au moyen âge, les différences linguistiques étaient insigni-
fiantes entre le danois et le suédois, tandis qu'elles étaient déjà
tissez grandes entre le suédois et le norvégien : la frontière
entre ces deux dernières langues passait vers (ioteborg et Lin-
koning'1. Il est donc vraisemblable d'admettre que les Frisons
sont venus de la Gothie à travers le Danemark, ou se sont
détachés auparavant, dans le Schleswig, du courant migratoire
qui, par les îles danoises, allait peupler la Suède.
Mais ce sont là des hypothèses. Ce qui est certain, c'est que
1. Il existe des preuves irréfutables d'incursions de pirates norvégiens; il est pro-
bable que certains d'entre eux se sont fixés dans le pays.
2. Cf. Otto Bremer, Ethnographie der germanischen Stâmtne. Strasbourg, 1904,
p. 109.
3. lbuL. p. 11'.'.
.. Ibid., p. '.•:>.
CONCLUSIONS, 107
les Frisons n'ont jamais occupé que le littoral de la mer, tandis
que les Saxons ont pénétré dans l'intérieur des terres, sur la
Geest. Séparés du continent par des marais, ils ont pu maintenir
intactes pendant longtemps leur langue et leur indépendance,
et ne se sont pas mélangés aux autres peuples. Us se sont avancés
jusqu'en Flandre d'où ils ont été repoussés par les Francs, et au
ixe siècle, sous la conduite de Rurik, ils ont repris le chemin par
où ils étaient venus et ont conquis le Schleswig. Us ont en
somme, peuplé tout le littoral de la mer du Nord depuis le Jut-
land jusqu'au Rhin, à part quelques petites enclaves occupées
par les Saxons : Dithmarschen du Holstein,pays de Hadeln. Plus
tard, sous le nom de Hollandais, ils ont été appelés par plusieurs
princes allemands pour coloniser des marécages, et nous savons
qu'ils sont les premiers artisans de la mise en valeur des tour-
bières. Us ont aussi peuplé le comté de Kent, dont les paysans
comprennent, parait-il, la langue frisonne. Il serait intéressant
de savoir ce qu'ils sont devenus sur le sol anglais.
Mais nous savons que l'exploitation des tourbières a été d'a-
bord une exploitation commerciale ; que c'est seulement au cours
du xixe siècle que la culture s'est développée en Frise et qu'elle
y a un caractère éminemment commercial ; que les endigue-
ments, la construction des canaux, l'assainissement du pays sont
en grande partie dus à l'initiative des commerçants. Cantonnés
sur un rivage inhospitalier, les Frisons ne pouvaient pas de-
mander à l'agriculture leurs moyens d'existence, il leur fallait
se retourner vers la mer par laquelle ils étaient venus et vivre
d'elle par la navigation et le commerce. C'est au commerce qu'ils
ont dû les capitaux qui leur ont permis de transformer leur
pays; c'est à lui qu'ils doivent la classe supérieure, la classe
patronale nécessaire à toute race pour évoluer et pour pro-
gresser.
En résumé, grâce au commerce, le particularisme tend à
reparaître, après avoir été étouffé par une longue période
pastorale.
Ainsi s'expliquent les différences qui les séparent des Saxons
Ceux-ci sont des particularistes formés par la culture dans
LOS LE TYPE FRISON.
l'isolement du domaine rural; les Frison* sont des particu-
laristes formés par le commerce, et chez lesquels l'influence de
la ville a été prépondérante. On comprend maintenant, pourquoi
l'essor du type frison a été si rapide et si brillant, le jour où le
développement des moyens de transport lui a permis de mani-
fester pleinement ses aptitudes commerciales.
Paul Roux.
U Administraleur-Géranl : Léon Gangloff,
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOl il t.1 '. PARIS
LA CIVILISATION DE L'ETAIN
III
LES CULTIVATEURS DE HOUBLON
EN FRANCONIE
l'Ai:
Louis ARQUÉ
SOMMAIRE
I. La production du houblon en Franconie. Ses causes et ses réper-
cussions sociales. P. ~M9.
1. Spalt. Le paysage houblonnier .
2. Un type de cultivateur de houblon à Spalt : Wilhelm Scheuerlein et
s;i famille. Les « jardins » du houblonnier.
3. Le travail du houblonnier franconien est, comme celui du faiseur de
jouets, un minutieux travail manuel exécuté par de petits producteurs.
1. La main-d'œuvre : Les « Zupfer » de Bohême.
5. L'outillage : Les perches; les toits des maisons aménagés en séchoirs.
6. Le budget du houblonnier. Dépenses incompressibles, profit essen-
tiellement variable et aléatoire. La servitude par l'hypothèque.
7. Le mode d'existence du houblonnier.
8. Un autre houblonnier de Spalt : August Wersinger.
9. Les origines et les conditions de la culture houblonnière en Franconie.
Causes sociales et naturelles de son développement : c'est une vrai petite
industrie surajoutée aux autres.
II. Le grand commerce du houblon à Nuremberg. Sa position à l'égard
de la culture. Son rôle à l'égard de la Brasserie allemande et étran-
gère. Ses conditions et répercussions sociales. P. 261.
1. Un « nid» de courtiers juifs : Georgensgmùnd.
2. Les grands négociants et expoi^tateurs israélites à Nuremberg.
3. La domination des grands négociants envisagée sous son aspect
industriel : Le triage et l'assortiment, le séchage au feu et le soufrage,
la compression du houblon et l'emballage en cylindres métalliques.
1. La domination des grands négociants envisagée sous son aspect com-
mercial : Le houblon, « article de spéculation » par excellence. Caractère
international du marché des houblons à Nuremberg. Causes et conditions
du monopole des grands marchands juifs.
5. L'évolution de la Brasserie. — A : La production de la Bière. —
Influence des transports sur l'essor de la Brasserie bavaroise. Centralisation île
la fabrication.
G. L'évolution de la Brasserie. — B : Le débit de la Bière. — Les taver-
niers, •> verseurs >• des grandes brasseries.
?. La domination des grands négociants en houblon envisagée sous son
aspect financier : l'Ouverture de crédits aux Brasseries.
S. Le mode d'existence des grands négociants en houblon.
Conclusion des 2" et 3 fascicules de la « Civilisation de 1 Étain ». P. 323.
Survivance dans la population franconienne des caractères imprimés par
l'ancienne civilisation de rétain. Substitution tin grand patronat desnégo-
ciants et exportateurs israélites à l'ancien patronat caravanier et métallurge
îles patriciens nurembergeois.
LA CIVILISATION DE L'ETAIN
III
LES
CULTIVATEURS DE HOUBLON
EN FRANCOME
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE.
SES CAUSES ET SES RÉPERCUSSIONS SOCIALES
I. — S1WLT. LE PAYSAGE HOUBLONN1ER.
Quel aspect à peu près constant s'offre au voyageur qui s'é-
carte un moment des villes pour parcourir les étendues franco-
niennes1? Celui d'une succession de forêts de pins aux fûts
rectilignes, dont le défilé s'interrompt seulement pour laisser
apparaître, hérissant au loin la campagne, les longues perches ver-
ticales des houblonnières.
La culture du houblon est en effet aujourd'hui l'un <\v* phé-
1. Il est question ici de la Franconie Centrale et d'une partie de la Haute Iran
conie. La Basse Franconie (avec sa ville principale : Wûrzbourg), qu'arrose le Main
déjà urandi, (orme une région de sol et de configuration différents; on y exploite des
vignobles assez, estimés.
220 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
aomenes caractéristiques de la région. Dans la Franconie Cen-
trale, il n'y a pas moins de 10.7V;} hectares consacrés à cette
culture.
Sur une certaine portion du territoire le paysan n'est cepen-
dant point un pur houblonnier; en travaillant le sol sablonneux,
il fait venir aussi tant bien que mal quelques céréales, des
pommes de terre, des plantes fourragères. Ces produits sont uti-
lisés par lui pour la satisfaction directe d'une partie de ses
modestes besoins et pour l'alimentation du bétail.
Il faut se rendre par exemple à Spalt, où croissent les hou-
blons les plus renommés d'Allemagne, pour trouver la spéciali-
sation à peu près totale et pour rencontrer des paysans voués
pour ainsi dire à la culture du houblon. La qualité rare du pro-
duit a entraîné ici l'élimination presque complète des autres
cultures. Désireux d'observer le phénomène là où il est le plus
intense, nous choisîmes Spalt pour y monographier un houblon-
nier franconien.
Le chemin de fer ne mène pas directement de Nuremberg à
Spalt. Avant de s'engager sur la ligne secondaire qui dessert
cette dernière localité, on doit effectuer un arrêt de trois quarts
d'heure à (Jeorgensgmiind. Ce bourg, malgré sa mine de simpli-
cité, respire une certaine joie de vivre; l'on ne peut s'empêcher
d'être immédiatement sensible à l'expression en quelque sorte
satisfaite de ses petites villas. Différents signes révélateurs : la
grille lourde d'un petit jardin, un lustre entrevu par une fenêtre
ouverte, la démarche nonchalante d'une promeneuse, évoquent
des visions de confort et de prospérité. Déjà l'on est porté à en
tirer les meilleures présomptions relativement à la situation des
houblonniers d'alentour. L'on verra plus tard que ce présage
est trompeur, et d'où provient l'illusion.
A mesure que le train approche de Spalt, l'attention du voya-
geur est vivement sollicitée par les dimensions extraordinaires
des tuteurs à houblon, hauts souvent de plus de 0 mètres. Beau-
coup sont réunis au sommet par des poutres transversales; et
l'ensemble est relié par des réseaux de til de 1er. Sur quelques ac-
cidents de terrain, ces armatures prennent l'aspect tourmenté
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 221
du gibet de Montfaucon dans les vieilles gravures. L'insolite vi-
gueur des plantes n'est pas moins saisissante. En plusieurs en-
droits les houblons sont extrêmement rapprochés les uns des
autres et la trame serrée de leurs feuillages confondus offre une
apparence presque forestière. La terre est argilo-sableuse; son
grain est menu et sa couleur vaguement rosée. L'altitude
moyenne est de 369 mètres. Le sol est d'un relief assez mouve-
menté 'et offre des saillies et vallonnements nombreux. Quant au
sous-sol, il est constitué, comme dans toute la Franconie, par les
assises du terrain jurassique.
Spalt étonne au premier abord par ses toits immenses. Les
maisons n'ont pour la plupart qu'un rez-de-chaussée. Le grand
toit à angle aigu, recouvert de tuiles moussues, les encapuchonné ;
il a la hauteur de deux ou trois étages. Ces toits n'ont plus seu-
lement ici pour but de favoriser l'écoulement des neiges. Après
avoir été surpris de leur hauteur démesurée, on est frappé de les
voir bâiller sur les deux côtés par plusieurs rangées de fentes
longitudinales. Disons tout de suite que les toits de Spalt abritent
les sécheries de houblon. Les boulangers, les merciers et les
maréchaux ferrants du lieu sont eux-mêmes houblonniers par
surcroit, et leurs boutiques arborent, elles aussi, à leur sommet
l'énorme chapeau des toitures ajourées, qui est comme la haute
coiffure d'ordonnance des maisons du pays de Spalt.
II. — UN TYPE DE CULTIVATEUR DE HOUBLON A SPALT : WILUELM
SCIIEUERLE1N ET SA FAMILLE. LES « JARDINS » DU HOUBLONNTER.
Après avoir infructueusement essayé de forcer le seuil de plu-
sieurs cultivateurs de houblon, nous fûmes recommandé parla
direction des Caisses Raifieisen à M. Alois Weiss, leur représen-
tant à Spalt. Il nous a assisté avec complaisance et dévouement
dans notre enquête. Il chercha parmi les houblonniers de situa-
tion moyenne quelqu'un qui fut dispose à répondre à nos ques-
tions. Il nous mit finalement en rapport avec Wilhelm Schcuer-
lein. Celui-ci est né à Spall même. Quand on vient de la gare, sa
222 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
maison est située à l'autre extrémité du bourg; elle se trouve
après le pont jeté sur la Rézat, petit affluent de la Rednitz qui
arrose Spalt. Comme toutes les autres, la demeure de Scheuerlein
est bâtie en grès et ne comporte qu'un rez-de-chaussée. Le toit
gigantesque bâille, à l'instar des toits environnants, par de lon-
gues ouïes latérales ayant pour fonction de provoquer un appel
d'air et d'assurer ainsi le séchage des cônes de houblon étalés on
nappes à l'intérieur; au-dessus de chaque fente, la couverture
de tuiles se relève en saillie et forme un petit auvent destiné à
empêcher la pénétration de la pluie. L'humble jardinet qui pré-
cède la maison est orné de fleurs et a un air plaisant; ainsi que
sur plusieurs autres façades, on voit se tordre le long du mur
bas les maigres sarments d'une petite treille de raisins.
Examinons avec Scheuerlein sur son extrait du plan cadastral
l'étendue de sa propriété. Notre hôte possède trois « jardins de
houblon » (Hopfengàrteri), comme on dit, situés dans le voisi-
nage immédiat de sa maison. Ils prennent leur place sur le pla-
teau élevé, de relief accidenté, qui constitue le « pays de Spalt ».
Le houblon semble avoir rencontré une terre d'élection dans le
sol argilo-sableux de ce plateau sec. Il y jouit des longues cha-
leurs d'été dont il a besoin pour arriver à maturité. La grande
préoccupation des cultivateurs est même qu'il pleuve assez pen-
dant l'été; et tandis qu'ailleurs le houblon risque de ne pas avoir
suffisamment de chaleur, il court ici le danger de manquer d'eau'.
Le premier « jardin » de Scheuerlein est grand d'un « journal » -
et demi. Placé en contre-bas, il se distingue des autres en < •«■
(jue son sol est un peu plus gras et plus riche en humus. Le
second jardin, disposé sur le haut d'une pente, comprend
3 journaux; le sol en présente la composition moyenne argilo-
sableuse qui règne dans le pays. Le troisième jardin est grand
de 1 journal, 2; l'élément sableux l'emporte dans une de ses par-
ties, et dans l'autre, c'est l'élémenl argileux qui prédomine.
i. Hauteur pluviomélrique à Lauf-Herabruck : 615 mm.; à Schwabach : <;os mm.; à
Spalt : 585 mm.
2. Le « Tagwerk » ou jour de travail est équivalent à noire a journal » de cer-
laioes provinces françaises el vaut 33 ares.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 223
Scheuerlein est aussi propriétaire de deux journaux de prairies.
Il possède, d'autre part, un bois de pins d'un demi-journal.
La mort d'un oncle de sa femme l'a enfin mis tout récemment
en possession d'un autre morceau de bois de pins, dont la super-
ficie est de k journaux environ. Ce petit héritage a été un évé-
nement opportun pour notre hôte : il l'a aidé à sortir d'une si-
tuation qui devenait difficile. La propriété avait une valeur de
12.000 marks avant l'héritage; elle en vaut maintenant à peu
près 14.000.
Les houblonniers de Franconie sont presque tous, comme
Scheuerlein, de petits propriétaires1. Leur besogne est essen-
tiellement, et plus encore que le travail du vigneron, avec le-
quel elle a beaucoup d'analogie (tout en étant infiniment plus
absorbante), un travail à la main. Elle est extrêmement minu-
tieuse et exige les soins les plus patients. Le régime delà petite
propriété s'adapte très bien, comme l'on sait, à ce genre de tra-
vail. Méticuleux, très variable d'ailleurs suivant les circonstances
diverses de terrain et de température, malaisé à contrôler et ne
se sanctionnant que par des effets lointains, le travail du hou-
blonnier est exécuté avec une efficacité toute spéciale par le
maître lui-même, se donnant de la peine en vue de son profit
personnel. On ne peut s'empêcher d'être frappé de certaines
ressemblances qui apparaissent dès l'abord entre l'activité mise
en jeu par cette culture et l'activité qu'exerce l'artisan faiseur
de jouets.
Voici la composition de la famille Scheuerlein :
Wilhelm Scheuerlein, chef de famille, il ans;
Thérésia Scheuerlein, sa femme, :i8ans;
Barbara, fille aînée, 14 ans;
Thérésia, seconde fille, 11 ans;
Johann, fils aîné, 10 ans;
Clara, troisième fille, 7 ans;
Wilhelm, fils cadet, :{ ans;
l. Quelques brasseries franconiennes ont bien essayé de faire cultiver le houblon
sur de grands domaines, mais ce sont la jusqu'à présent des tentatives isolées.
En Bohême, l'on rencontre des biens nobles d'une surface étendue qui sonl exploi
tés comme boublonnières. Mais les exploitations parcellaires prédominent égale-
ment.
22 \ LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN ERANCOME.
Anna, la dernière née, 6 mois;
Anna Scheuerlein, la sœur de Scheuerlein, âgée de i52 ans (qui
porte le même prénom que sa nièce . Cette sœur de Scheuerlein
est sourde et muette.
Comme son mari, Thérésia Scheuerlein est née à Spalt; son
père y était houblonnier, lui aussi. Le nombre des enfants du
ménage est normal pour une famille de cultivateurs franco-
niens.
Scheuerlein est un homme de taille moyenne, blond, aux
yeux bleu clair, au front dégarni. La parole est douce et lente.
L'expression du visage est pacifique et résignée. La figure de la
femme, Thérésia, a la même expression d'acceptation tranquille;
le regard est seulement un peu moins vif et le masque est
comme uniformisé par la succession d'occupations toujours iden-
tiques. Les enfants sont blonds et ont des figures aimables, où
s'expriment le sérieux et l'attention. Nous avons souvent observé
ce genre de types et de physionomies parmi les ouvriers franco-
niens. Anna, la sourde et muette, s'emploie avec un soin labo-
rieux, tandis que nous interrogeons le houblonnier, à des tra-
vaux de nettoyage. Elle pénètre la pensée de Scheuerlein en
regardant le mouvement des lèvres de son frère et manifeste
par un rire silencieux qu'elle a compris.
Wilhelm Scheuerlein avait un frèro aine appelé Heinrich. Son
père, qui était lui-même cultivateur de houblon, devait donc,
suivant le cours habituel des choses, cédera Heinrich la hou-
blonnière. Il n'y était pas d'ailleurs obligé. Quand un houblon-
nier de Spalt se trouve avancé en âge, el qu'il a des garçons ou
des tilles déjà grandis, il cède son bien. Ordinairement c'est au
filsaîné. Mais il peut arriver aussi que la propriété échoit- à un
plus jeune tils, quand par exemple le lils aine passe pour un
garçon trop léger ; ou bien quand les parents étaient encore
assez verts au moment où l'aîné a voulu s'établir, et qu'alors ils
ont continué de cultiver la houblonnière jusqu'à ce qu'il se trou-
vât un plus jeune fils ou une tille en âge de se marier.
En tout cas, celui qui prend le bien c>t oblige : 1" de prendre
en même temps à son compte toutes les hypothèques et toutes
LA PRODUCTION Dl HOUBLON EN FRANCONIE. -J:T)
les charges grevant la propriété, et cela aux conditions arrêtées
précédemment; 2° d'assurer à ses père et. mère, ou à ceux qui
lui cèdent le bien, le logement et la nourriture pendant leur
vie durant, et de leur donner en outre une petite part de la
récolte de houblon ou de leur verser chaque année une soniine
correspondante ' ; 3° de constituer aux autres frères et sœurs ce
qu'on appelle le « bien de mariage » (Heiratsgut), consistant
ordinairement en argent. Les père et mère fixent le montant de
ce « bien de mariage » ; il est inscrit au livre des hypothèques
après les autres dettes hypothécaires ; et le nouveau possesseur du
bien en répond personnellement ainsi que de la propriété. Mais,
nous écrivait M. Weiss, « s'il y a tellement d'hypothèques ou de
dettes courantes que le nouveau propriétaire du bien puisse
arriver tout juste à pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille,
alors les autres frères et sœurs ne reçoivent rien du tout ; et,
dans ces derniers temps, les mauvaises années houblonnières
ont fait que cela a été bien souvent le cas 2. »
1. Nous tenions à savoir si, comme dans nos pays de vignes, où ce système de do-
nation est également en vigueur, les vieux parents ne se voient pas bientôt en butte
aux mauvais traitements de leurs enfants. Nous avons appris que des débats pénibles
éclatent souvent en effet entre enfants et parents à propos de l'exécution des con-
ventions. D'ailleurs, si les enfants reprochent quelquefois avec cynisme aux vieillards
leur inaction forcée et cherchent impudemment à éluder les obligations assumées en-
vers eux, les vieux parents ne manquent pas, assure-t-on, d'en réclamer, de leur côté,
aprement l'exécution intégrale, protestant qu'ils n'ont pas reçu la part de houblon
stipulée dans l'acte, que leur provision de pommes de terre n'est pas complète, ou
qu' « il leur manque un œuf ».
?.. Le Code civil allemand uniué, entré en vigueur au 1" janvier 1900. a fait ren-
trer Spall dans le droit général de l'Empire, sans apporter pour cela d'obstacles sé-
rieux au maintien des traditions locales qui déterminent le régime successoral. Nous
faisons suivre ici les passages essentiels d'une lettre du conseiller de justice Vollhardt,
de Nuremberg, en date du 29 mai 1905 :
« Avant l'entrée en vigueur, qui a eu lieu au 1" janvier 1900, du nouveau Code
civil allemand, c'est le droit provincial d'Eischstœdt, complété par le droit commun
(romain), qui régnait à Spalt; mais il a été complètement abrogé depuis le 1" jan-
vier 1900, en sorte qu'aujourd'hui, à Spalt comme partout dans l'Empire alle-
mand, tout le monde, le propriétaire agriculteur aussi bien que les autres, doit se
régler exclusivement d'après les prescriptions du Code civil. Aux termes de ces
prescriptions, le propriétaire d'un bien se trouve entièrement libre, soit, en prévision
de son décès, d'arranger les choses selon son sentiment au moyen d'un contrat
dressé de son vivant, soit d'instituer par testament pour héritier de sa propriété un
seul de ses descendants en sauvegardant les droits légaux des autres héritiers
naturels. Si la transmission des biens n'a été effectuée déjà du \ivant du proprié-
220 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON UN FRANCONIE.
Incapables désormais de poursuivre le travail manuel qui
constitue la culture houblonnière, et n'ayant guère de conseils à
donner pour une besogne que les fils ont eu le temps de s'assi-
miler pleinement, les vieux paysans se voient ainsi contraints
par la force des choses de se dessaisir de la propriété et de
passer au second plan. C'est ce qu'ils appellent : « se mettre sur
la part des vieux » [sich auf den alten Teil setzen). Dans l'acte de
donation, qui est dressé par devant notaire, l'on détermine en
effet avec précision quelle pièce de la maison les vieux parents
devront habiter; quelle quantité de légumes, d'oeufs et, à
certains jours, de viande de porc sera affectée à leur consomma-
tion ; quelle part sera prélevée à leur profit sur la récolte hou-
blonnière.
Quand le père Scheuerlein l'ut arrivé à un âge avancé, il céda
lui aussi, conformément à la tradition la plus commune, la
partie principale de son bien à son fils aîné Heinrich, qui allait
taire, et si, d'autre part, aucun testament n'a été rédigé, alors c'est la loi successorale.
qui décide; d'après elle, tous les enfants héritent de parts égales. En ce dernier
cas, la répartition de l'héritage peut naturellement revêtir telle forme que, par
exemple, l'un des enfants prenne pour lui la propriété foncière, tandis que les autres
reçoivent leur part d'héritage en argent.
«En général, l'habitude est que, de leur vivant, les parents cèdent leur bien au
lils aîné; mais cependant il ne saurait être question d'un « droit couturoier » en ce
sens.
« Une seule institution de l'ancien droit importante pour le régime successoral des
biens de paysans n'a été ni supprimée ni modifiée par les dispositions du Code
civil, c'est l'institution des « Biens agricoles héréditaires », avec les dispositions de
1 Ancrbenrechl qui s'y rattachent: celte malien' a été réglée pour toute la Bavière,
et pourSpalt aussi par conséquent, parla loi du 22 février 1855 relative aux « Biens
agricoles héréditaires » ; les termes de ladite loi ont été mis en harmonie avec le
nouveau Droit par l'article 152 de la loi bavaroise executive promulguant le Code
civil. Dans le cas donc où un bien foncier a une certaine [étendue, le propriétaire
peut provoquer la qualification de ce bien comme « bien héréditaire », après
appréciation du tribunal et mention portée au livre des hypothèques; mais dans ce
cas-là aussi l'article 12 de la loi du 22 février 1855 assure au propriétaire le libre
choix de son héritier parmi ses enfants, En Bavière, on n'a encore profité de cette
législation spéciale que de façon tout à l'ait exceptionnelle; à Spall et dans leN
environs, l'on n'y recourt jamais, parce que la propriété esl beaucoup trop mor-
celée.
Ku ce qui concerne les héritages a Spall. j'ajoute que le voisinage d'une grande
ville et la mauvaise situation financ ière des habitants du pays de Spall fout que les
(ils vont souvent chercher ailleurs des moyens d'existence et qu'ils rejettent de
prime abord la perspective de prendre a leur compte le bien paternel... »
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 227
s'établir. Mais le vieillard garda pour lui une autre petite pro-
priété qu'il possédait; et, se sentant encore valide, il continua
d'y cultiver du houblon. Au lieu de stipuler dans l'acte de dona-
tion que son fds Heinrich aurait à le loger et à le nourrir, il
avait imposé à celui-ci l'engagement de verser une somme de
3.000 marks. Heinrich devait être victime des aléas nombreux et
des difficultés multiples qui sont inhérents à la culture hou-
blonnière; non seulement il ne put tenir l'engagement pris envers
son père, mais encore il laissa vendre le bien par autorité de jus-
tice. Quelques «innées après, le père Scheuerlein, devenu très
vieux, « vendit » la petite propriété qui lui restait à son cadet
Wilhelm pour 10.000 marks; déduction fut faite des 1.000 marks
de « bien de mariage » qui avaient été reconnus à Wilhelm au
moment de la donation à Heinrich et que l'ainé n'avait jamais
versés; la petite propriété fut donc grevée d'une hypothèque de
9.000 marks, dont 3.000 en faveur du père de Scheuerlein et
0.000 en faveur du premier vendeur. Le vieux houblonnier
n'avait en effet jamais pu achever d'acquitter le prix d'achat
du petit bien. Soit qu'elles n'aient pas encore été payées aux
vendeurs, soient qu'elles répondent pour des emprunts contractés
lors des mauvaises années, on peut dire d'ailleurs que toutes les
terres de Spalt sont surchargées d'hypothèques.
La petite maison étant trop exiguë pour le loger, lui et la
famille de son fils, le vieux paysan avait l'ait construire, au
moment de la vente, une petite chambre en prolongement du
coté gauche; il s'était réservé le droit d'habiter cette nouvelle
partie de la demeure, qui ouvrait au dehors par une porte spé-
ciale. C'est là qu'il a passé ses derniers jours, jusqu'au moment
où une attaque de paralysie est venue l'emporter. 11 est pro-
bable que Wilhelm n'a jamais pu lui remettre les 3.000 marks
qu'il s'était engagé à lui compter; en revanche, il a dû sans
doute lui servir régulièrement des subventions en nature.
Wilhelm Scheuerlein a augmenté la petite propriété qu'il
avait reçue de son père. Il a acheté un « jardin de houblon »
supplémentaire; en outre, il a agrandi de nouveau la maison.
Non seulement il n'a pas été en mesure de purger L'hypo-
228 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN KRANCONIE.
thèque dont le bien se trouvait initialement grevé, mais encore,
ne pouvant payer ses acquisitions ultérieures, il a dû consentir
à ce que les vendeurs prissent de nouvelles inscriptions. Obligé
de servir les intérêts de toutes ces hypothèques avant de pourvoir
à ses besoins matériels, Scheuerlein a traversé des années ter-
ribles. Enfin, à force d'économie et de privations, il est arrivé,
dans ces derniers temps, à diminuer le chiffre de sa dette. Mais
il n'a réussi à atteindre ce résultat qu'en faisant des journées de
travail sur les propriétés de ses voisins ; il a même offert ses bras
en hiver à la Brasserie de Spalt pour aller chercher de la glace
dans la rivière.
III. — LE TRAVAIL DU HOUBLONNIER FRANCONIEN EST, COMME CELUI
DU FAISEUR DE JOUETS, UN MINUTIEUX TRAVAIL MANUEL EXÉCUTÉ
PAR DE PETITS PRODUCTEURS.
Le houblon de Spalt est élevé, suivant l'expression de Ï.-L»
Pfahler1, « comme un enfant gâté ». Le travail du houblonnier
est extrêmement minutieux. Ce travail occupe sans relâche la
famille Scheuerlein de janvier à décembre. Il s'effectue entiè-
rement à la main. Au début de la saison, il faut replanter en
terre les nombreux tuteurs qui avaient été mis en faisceaux
pendant les mois d'hiver. Sur une grande étendue de la pro-
priété, d'autres tuteurs, beaucoup plus gros et beaucoup plus
longs, restent fichés d'une façon permanente; le houblon ne
doit pas grimper autour de ces grands poteaux, réunis au som-
met par des poutres transversales et des fils de fer; mais il
faut, chaque saison, attacher aux fils de fer horizontaux des
fils de fer perpendiculaires au sol, le long desquels les hou-
blons s'enrouleront; en certains endroits, au lieu de fils de
fer, on tend et on accroche de grandes ficelles. Chaque pied
de houblon, Jiprès avoir été d'abord butte, est mis à nu au
printemps, et l'on procède alors ;\ l'opération très délicate de
1. J.-L. Pfahler, Ver Spalter Bopfenbau, « La Culture houblonnière à Spall »,
Nuremberg, 18G7, page2C.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 220
l'ablation des premières pousses, qui ne doivent pas arriver à
maturité; cette opération, analogue à la taille de la vigne,
requiert la plus grande dextérité; elle varie, en outre, selon
l'aspect des pieds et est susceptible, en quelque cas déterminés,
de modifications importantes. Les labours et les fumures sont
respectivement au nombre de quatre. Tous les labourages se
font à la bêche. La première façon est donnée en automne
après la récolte. Il y a ensuite deux labours de printemps et enfin
un labour d'été avant la récolte nouvelle. La première des
quatre fumures est remplacée sur certaines houblonnières par
un apport de scories de déphosphoration ; mais beaucoup
de paysans nourrissent un préjugé contre les engrais chimi-
ques et les accusent d'épuiser la terre ; l'excellence du sol de
Spalt fait d'ailleurs que, dans ce pays, on recourt moins aux
engrais artificiels que dans les autres localités. Les deux fu-
mures suivantes sont exécutées avec du fumier de ferme. La
dernière, qui a pour but de provoquer l'occlusion de la fleur
et d'éviter ainsi la dissémination de la fine farine jaune
(Hop/cnmehl), cause de l'arôme du houblon, est opérée sou-
vent avec des engrais de vidange. A mesure que le houblon
grimpe autour des tuteurs, des fils de fer et des ficelles, il faut
monter sur des échelles pour lier çà et là solidement les tiges;
comme il éclate parfois des orages au moment de la maturation,
il est nécessaire qu'elles puissent offrir de la résistance1. Après
la récolte, il faut déplanter les petits tuteurs; on doit aussi dé-
barrasser les fils de fer des tiges de houblon qui se sont
tordues autour et ont formé d'inextricables réseaux. Ces opé-
rationsse répètent ainsi pour chaque pied. Et il y a 10.000 pieds
sur les jardins de Scheuerloin. Après la mort des pieds de hou-
blon, qui vivent environ dix ans, les cultivateurs doivent pro-
céder à la plantation des pieds nouveaux. Elle s'effectue par
1. A la suite d'un violent orage, les boublonnières présentent un aspect d'un déso-
lant pittoresque : les longues perches, tout à l'heure, encore « au port d'arme » dans
leur verticalité rigide, forment maintenant par endroits avec le sol des angles plus
ou moins aigus; les houblonniers, anxieux, courent se rendre compte du dégât; et
on les voit enjamber tout à coup quelque grand tuteur fracassé qui, plus rudement
atteint que les autres, est couché tout de son long en travers du chemin.
230 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
boutura.sc, et l'on utilise pour cet objet quelques-unes des
pousses qui ont été élaguées au printemps1 ; les pieds nouveaux
peuvent commencer à produire dès la seconde année.
N'oublions pas que le houblonnier est obligé de s'employer
par ailleurs dans ses bois de pins, qui lui fournissent une
partie de ses tuteurs ; dans ses prairies, qui lui donnent du
fourrage pour ses vaches, et auprès de ses vaches, qui lui
procurent du fumier pour ses houblonnières.
Scheuerlein, sa femme, sa sœur Anna la sourde et muette,
et sa fdle aînée, en peinant toute l'année sans répit, arrivent
à se passer de valet et même de journalier. Ils économisent
ainsi la nourriture et les gages annuels du valet, qui seraient
de 120 marks environ, et épargnent des salaires de journa-
liers qui se monteraient à 1 m. 50 environ par tête.
Labeur de toutes les minutes ! Besogne toujours recom-
mencée! L'on comprend la vérité du mélancolique dicton qui
a cours au « pays de Spalt » : « A Spalt, les gens n'ont le
temps ni d'être malades ni même de mourir ».
IV. — LA MAIN-D OEUVRE : LES « ZUPFER » DE BOHEME
Il est cependant une opération capitale en culture houblon-
nière pour l'accomplissement de laquelle Scheuerlein, pas plus
que ses émules, ne peut se passer d'un concours étranger :
c'est la cueillette. Ce travail méticuleux, accompagné d'un pre-
mier triage, doit être exécuté avec la plus grandi* rapidité; et
cela, non pas seulement par crainte de la pluie, niais parce que
le houblon, une fois mûr, perdrait sur pied une partie de ses
qualités. En outre, le paysan risquerait, si la cueillette s'etléc-
tuait trop lentement, de se trouver en retard et de se voir
supplanté par ses rivaux sur le marché. Il est donc de toute
nécessité que la récolte soit opérée simultanément par un grand
nombre de bras. La location du concours des cueilleurs ou
I. On sait que le houblon esl une piaule dîoïque et. que la culture élève seulement
les pieds femelles.
LA PRODICTION DU HOUBLON EN FRANCONiE. 231
Zupfer est la cause des plus grandes dépenses que doive
s'imposer le houblonnier.
La main-d'œuvre manque absolument dans le pays, parce
que les habitants sont eux-mêmes propriétaires de houblon-
nières et ont fort à faire chacun de son côté. C'est de l'ex-
térieur qu'elle doit venir. Vers la fin d'août, Spalt est envahi
par une population bigarrée. On y voit des paysans de Souabe,
qui, n'ayant pas eux-mêmes de houblon à soigner chez eux,
profitent d'un temps de répit dans la culture des céréales pour
venir gagner quelques pièces d'argent. On y rencontre des
travailleurs du Haut Palatinat, où la main-d'œuvre agricole ne
manque pas, parce que ce pays, de sol très différent, pratique
surtout la culture industrielle des pommes de terre et des
betteraves. Mais c'est la Bohème qui envoie le plus fort contin-
gent ' .
Quelques jours avant la récolte, sur une route déserte dans
la campagne franconienne, quel est cet homme aux yeux
flamboyants, à la peau bronzée, à la barbe noire broussail-
leuse, qui nous interpelle de loin? Lui-même va nous le dire.
Il est Bohémien et « faiseur d'allumettes ». Chaque année il a
coutume de venir cueillir le houblon à Spalt. Cette fois encore
il s'est mis en route. Enveloppé dans un long manteau brun
qui cache insuflisammentla chemise déchirée, il marche depuis
quatre jours, la besace au dos et le bâton à la main. 11 de-
mande quelques pfennigs et questionne au sujet de la dis-
tance à laquelle se trouve le prochain village. Et nombreux
sont les congénères de ce pèlerin qui, comme lui, se rendent
en ce moment vers Spalt a grandes enjambées.
D'autres Bohémiens viennent en roulottes. Et l'on aperçoit
parfois, au temps de la récolte, quelqu'un de ces véhicules
amarré au milieu d'une rue de Spalt : le petit tuyau fume au-
1. Ce fait peut paraître étonnant, puisque la Bohème]est elle-même grande produc-
trice de houblon. Mais il faut observer que la récolte bohémienne a lieu un peu
plus tôt que la récolte franconienne. D'autre pari, les salaires payés aux Zupfer en
Franconic. si chichement mesurés qu'ils soient, sont encore supérieurs aux salaires
donnés en Bohême. Fnlin peut-être y a-til plus de main-d'œuvre disponible en
Bohême qu'en Franconie.
Î232 LES CULTIVATEDBS DE HOUBLON EN I RANCONIE.
dessus de la voiture ; des enfants déguenillés sont assis dans la
poussière; une femme à la peau brunie descend chercher de
l'eau à la Rézat...
Plusieurs Zupfer arrivent enfin de Bohême en wagon. L'admi-
nistration des chemins de fer bavarois, pour faciliter l'adjonction
de ce renfort indispensable, accorde des réductions de tarif.
Parmi les Zupfer bohémiens ou allemands, quelques-uns sont
des paysans ou des journaliers agricoles; d'autres, des gagne-
petit ambulants. Beaucoup sont des Handiverksburschen (jeunes
artisans) désireux de voir du pays et en train de faire leur « tour
d'Allemagne ». Mais il se ramasse aussi à Spalt, tombés d'on ne
sait où, une tourbe de rôdeurs et de chemineaux qu'a attirés l'ap-
pât d'un salaire et de quelques fortes rasades de bière.
Le houblonnier donne aux Zupfer une rémunération de un
mark par jour; il les loge dans son hangar ; il les nourrit de
soupe à l'eau, de riz, de pommes de terre, et, deux fois par se-
maine, d'un peu de viande de porc. La police a disposé que les
Zupfer ne quitteraient l'ouvrage, le soir, qu'après la fermeture
des cabarets. Et les cabaretiers ne doivent ouvrir boutique le
matin qu'après le commencement des travaux.
Quand on parcourt, au moment de la récolte, le plateau acci-
denté de Spalt, on aperçoit dans chaque « jardin de houblon »,
sur les différents plans du paysage, les Zupfer assis à terre au
milieu du hérissement des perches ; accroupis en cercles, ils
cueillent et trient le houblon sur leurs genoux l, en entonnant
des chansons, qui sont souvent des chansons bohémiennes. A
mesure qu'un de ces chants s'atténue et meurt derrière lo pro-
meneur, un autre s'élève en grandissant du « jardin » dont on
s'approche. Toute la campagne houblonnière (liante ainsi au
pied des tuteurs dépouillés, tandis que les cônes amers jonchent
le sol.
Schcuerlein et les paysans en général, tout en regrettant les
calaires qu'ils versent aux Zupfer, ne se plaignent pas trop de
ses auxiliaires, qui sont d'ailleurs payés aux pièces et soumis à
1. La tige de houblon a été d'abord abattue, il n'y a plus qu'à en détacher soi
uneusement les fruits.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 233
un contrôle rigoureux. Il ne parait même pas que les pommiers,
qui poussent sur quelques coteaux de Spalt, aient à souffrir de
leurs déprédations.
L'invasion des Zupfer se produit chaque année dans toute la
Moyenne Franconie. Mais c'est à Spalt qu'elle donne lieu aux
scènes les plus caractéristiques. Un jour a été accordé aux Zupfer
pour s'ébattre librement dans Spalt. C'est une véritable fêter
célébrée suivant un rite ancien. On l'appelle le Saitmarkt (Mar-
ché aux Truies), sans doute en raison delà date où elle avait lieu
primitivement. Elle tombe vers le commencement de septembre.
C'est un spectacle d'une gaieté sinistre. Des gendarmes, revolver
à la ceinture, se tiennent en permanence devant la mairie. Les
Zupfer, la branche de houblon au chapeau, se répandent dans
les rues et emplissent les sordides cabarets du lieu. Quelques
individus ont des violons et jouent des airs bohémiens. Le plus
grand nombre crient et gesticulent. Une bousculade se produit
lorsqu'on annonce le « cortège royal » ; car les cueilleurs élisent
chaque année un roi et une reine. Et ceux-ci se promènent à.
cheval, entourés d'un orchestre improvisé et barbare. Nous
voyons apparaître le Roi Cari, tout de noir habillé, monté sur
son cheval Bouc. La Reine Zenzi, vêtue de blanc, chevauche à
son côté; elle porte un diadème fait de cônes de houblon. Elle
recueille avec un sourire les « impôts » volontaires des specta-
teurs. A l'observance de vieux rites, se mêlent toujours, chez
ces Bohémiens, les artifices d'une mendicité sournoise. Us vont
donner une aubade à la brasserie de Spalt, afin d'en obtenir
l'octroi de quelques cruches de bière.
L'intérieur des misérables cabarets du bourg offre un aspect
fantastique l'après-midi du Saumarkl. Des grappes d'hommes
sont accrochées aux tables, sur lesquelles s'étale souvent en nap-
pes la bière de chopes renversées. On aperçoit parmi les assis-
tants des figures énigmatiques et terribles. Il est notoire que pas
mal de Zupfer ont des forfaits sur la conscience; certains n'onl
pas encore purgé les peines auxquelles ils ouf été condamnés, el
la police trouve parfois l'occasion d'arrêter à Spalt des inalfai-
16
234 LES Cl LTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
teurs recherchés depuis longtemps : un curieux instinct les a
conduits, au mépris de la prudence, à ce rendez-vous des vaga-
bonds et des routiers. Assis à côté de nous, est un homme de solide
carrure, à la moustache rousse relevée et aux yeux d'un singulier
éclat. Dans l'expression complexe de sa physionomie, il y a à
la fois quelque chose d'enfantin, de doux et de violemment pas-
sionné. Tout à coup un besoin de parler délie sa langue. Au mi-
lieu du vacarme, il raconte sa vie. Il est Berlinois. Il avait un
emploi au chemin de fer. Un entraînement l'a conduit à voler.
D'aventure en aventure, le voici à Spalt, où il était passé un jour
dans sa jeunesse en spectateur, bien loin de se douter alors qu'il
serait lui-même Zupfer plus tard. Et cet homme qui, dans sa
déchéance, a visiblement conservé des habitudes de propreté,
dit que, pour avoir la force de manger, il ferme souvent les yeux
de manière à ne pas apercevoir le plat commun où lui et ses
camarades, ceux-ci s 'interrompant parfois pour priser, saisissent
directement avec les doigts leur pitance misérable '.
1. Le libraire de Spalt. Fuchs. publie chaque année, à l'occasion du Saumarkt,
un journal spécial : Le Pauvre Diable (Der Arme Teufel). Conçue en vue de plaire
surtout aux Zupfer, cette feuille contient l'écho de leurs plaisanteries amères, et,
comme on dit en Allemagne, de leur humour delà potence. (Galgenhumor). L'idée
des gendarmes chargés de maintenir l'ordre pendant la fête et de la vieille tour où
l'on emprisonne les délinquants reparait comme une obsession dans tous les articles.
On la retrouve jusqu'à la dernière page, où s'étale cette annonce : Comme purgatif
se recommandent à vous, en cas de nécessité, les gendarmes de spalt.
Le programme du cortège royal, contresigné : Fainéant, Ministre du Travail.
règle les préséances. Les dignitaires qui n'ont pas de bottines sont invités à se noircir
les pieds avec du cirage. Il est sévèrement interdit au public de jeter des pommes
pourries sur les souverains. Les différents arrêts en Espagne et en Portugal (c'est
ainsi que, nous ne savons pourquoi, se nomment ce jour-là la rive gauche et la rive
droite de la Rézat) sont soigneusement prévus, sans oublier les haltes au cabaret.
Un collaborateur du Pauvre Diable consacre un poème épique à narrer l'odyssée
d'un Zupfer qui est allé successivement vider des chopes dans chacune îles tristes
tavernes de Spalt. Une histoire merveilleuse : De cueilleur de houblon devenu ren-
tier, verse l'illusion divine dans le sein des Zupfer. Une chanson fort poétique est
celle de l'Invalide de Spalt, qui exprime le vœu d'être enseveli dans un linceul de
Ileurs de houblon.
La complainte des Vagabonds offre des formules tragiques à ceux des cueil-
leurs en qui gronde l'esprit de revendication :
Nous partagerions volontiers le poids
Qui pèse lourdement sur VOS épaules, ô ouvriers!
Nous voudrions bien forger, marteler, limer.
Mais il parait qu'il n'\ a point de travail pour nous.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 235
A mesure que le soir tombe, les visages se congestionnent, les
^paroles deviennent rauques, les poings se serrent et frappent
Nous marchons à grands pas sur nos semelles déchirées,
Contraints à un vagabondage éternel.
Nous mangeons en cachette du pain volé.
La misère ronge notre force.
L'humanité nous a rejetés.
Elle ne nous donne ni pain ni travail.
Oui, l'on condamne sans recours ceux qui n'ont plus d'asile.
Le devoir de compassion ne s'exerce jamais envers eux.
Aa gaîté reprend ses droits dans la chanson du Saumarkt :
Au petit matin du Seigneur Dieu,
La gaité commence à régner déjà;
Tout le monde est sur pied
Et s'en donne à cœur joie.
Tout le monde crie : « Hurrah !
Le Saumarkt est là! »
Toute la confrérie
Est réunie.
A peine douze heures ont-elles sonné
Qu'arrivent, sans poser de longues questions,
.Les Bavarois, les Hessois, les Palatins,
Les Souabes, les Saxons, les Berlinois,
Les Busses, les Turcs et les Croates,
Et tout ce qui cueille du houblon,
Au Saumarkt, au Saumarkt!
Ils viennent au Saumarkt!
Au cabaret de l'Étoile est le rendez-vous.
Ensuite, on va à Y Aigle.
Puis on monte chez le tavernier du Cerf.
On entre au Cheval, où il va un jeu de quilles.
L'on ne manque pas non plus
D'aller en Portugal ;
Car, de l'autre côté de la rivière, comme ici,
L'on peut boire un bon verre de bière.
Tous les corps de métiers sont assemblés :
Maçons, charpentiers,
Ramoneurs, meneurs de bœufs,
Gens ayant été aux écoles et écrivassiers,
Bons compagnons, à gauche, à droite,
Et aussi valets de ferme.
La bonne gaîté règne seule.
Nul ne songe à des querelles.
A peine dou/.f heures ont-elles sonné, et< .
236 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONTE.
des coups terribles sur les tables. Il n'est pas rare que la fête soit
couronnée par des rixes sanglantes '.
V. — L OUTILLAGE : LES PERCHES, LES TOITS DES MAISONS
AMÉNAGÉS EN SÉCHOIRS.
Parmi les principaux outils du houblonnier sont les perches.
Les bois de pins du pays en fournissent un certain nombre. Mais
beaucoup de ces perches viennent aujourd'hui de Bohême et
quelquefois du Wurtemberg-; on préfère le Fichtenholz de
Bohême au Fohrenholz de Franconie.
Les tuteurs communs, autour desquels le houblon s'enroule
directement, valent en moyenne 60 pfennigs pièce. Les grands
poteaux, qui servent à tendre les fils de fer, atteignent le pris
de 2 marks et plus.
A Hersbruck, à Lauf et à Altdorf, on emploie presque unique-
ment les perches. Dans le pays de Spalt, où les pieds de hou-
blon sont plus rapprochés, on diminue le nombre des tuteurs
A quatre heures et demie,
Commence l'allégresse.
En voici là-bas un qui crie un peu trop.
On lui ferme la bouche (exactement : « <lcn Missel «).
11 s'échauffe.
11 pique avec son petit couteau,
Car il n'est pas patient.
Une donzcllc est !a cause de l'affaire.
Mais voici la gendarmerie,
Qui les empoigne, lui et elle,
Et les jette dans la Tour ;
Là, le tumulte s'apaise.
L'autre regagne en clopinant la maison,
Four aller cuver >a bière.
C'est ainsi que les choses, mon garçon,
Se passent au Saumarkt.
A peine douze heures ont-elles sonne, tic.
I. En Angleterre, dans le comté d'Esscx par exemple, la cueillette du houblon et
la cueillette des pois donnent lieu à des m en» qui présenteraient, nous dit-on,
quelque analogie avec celles qui viennent d'être rapidement décrites.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 237
nécessaires en combinant leur usage avec celui des fils de fer
et de la ficelle maintenus par de grands poteaux l.
La durée moyenne des tuteurs communs est de huit ans. Cha-
que année, leur extrémité inférieure pourrit. On retire les tu-
teurs du sol, on en retaille la pointe, puis on les met en fais-
ceaux; au printemps, on les repique en terre. Il arrive un
moment où, devenues trop courtes, les perches ne sont plus
bonnes qu'à faire du feu.
Les grands poteaux, qui peuvent rester fichés d'une façon per-
manente, durent sensiblement plus longtemps.
A l'instant de la récolte, on tranche, à une petite distance du
sol, la tige des houblons enroulés autour des tuteurs. Armé d'un
crochet de forme spéciale, le cultivateur sectionne la plante
par une incision brusque; puis le crochet, habilement manœu-
vré, soulève d'un seul coup la tige et les rameaux pesants qui
la chargent : le tuteur se trouve soudainement dépouillé et dé-
coiffé. Plus tard seulement il sera lui-même jeté bas.
Au contraire, les fils de fer et ficelles perpendiculaires sus-
pendus aux fils de fer horizontaux sont seulement détachés au
sommet, en sorte que les tiges enroulées autour d'eux sont sim-
plement précipitées sur le sol, sans perdre leur communication
avec les racines. Les paysans de Spalt assurent que cette façon
de procéder est préférable : la cueillette des cônes s'effectue
ainsi sur les rameaux vivants.
Il est à noter que tiges et feuilles sont enlevées à leur tour quel-
que temps après la récolte des cônes. Les premières sont des-
tinées «à fournir des liens. Les secondes trouvent leur emploi
dans l'alimentation du bétail.
L'autre élément important de l'outillage, c'est le séchoir, qui
fait, comme nous l'avons vu, partie intégrante de la maison.
Il est constitué, chez Scheuerloin, par les trois étages superpo-
sés de la vaste toiture. Les fentes latérales, à travers lesquelles
l'air pénètre pendant le jour, sont fermées la nuil au moyen de
l. II existe toute une littérature au sujet des mérites <'t défaits réciproques des
tuteurs et des (ils de fer.
238 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
volets. A l'intérieur, de nombreuses claies, disposées les unes
au-dessus des autres, multiplient la surface disponible. Au
moyen de râteaux, on remue fréquemment la nappe des cônes
de houblon gisant sur les planchers. Avec les mêmes râteaux,
on frappe les claies par-dessous, afin d'imprimer un mouve-
ment intérieur au houblon qu'elles contiennent. Des trappes
ménagées dans le plancher permettent défaire couler le houblon
sec dans des sacs maintenus béants à l'étage inférieur; souvent,
c'est l'acheteur qui apporte les sacs, le paysan n'en possédant
point. Des balances pour les pesées et des ardoises pour les
calculs complètent l'équipement des greniers.
Le séchage par l'air est subordonné aux aléas de la tempéra-
ture, dont on ne peut se rendre indépendant que parla pratique
du séchage au feu. En outre, le séchage par l'air est presque
toujours imparfait. Mais les appareils de séchage par le feu
(Darren) sont assez coûteux et les cultivateurs ne paraissent
guère empressés d'y recourir. On y songe encore moins à Spalt
que dans les autres localités houblonnières : nous n'avons pu
observer aucune tentative individuelle ou collective dans ce
sens. Plusieurs houblonniers de Spalt accusent le séchage au feu
de compromettre la finesse du houblon. Peut-être est-ce là une
accusation dictée par les mêmes mobiles qui leur inspirent une
attitude hostile à l'égard des engrais artificiels : ne voulant ou
ne pouvant acquérir l'un et L'autre, ils en contestent la va-
leur t. En 1905, la récolte ayant été considérable, nous avons
vu un cultivateur de Spalt enlever les meubles de sa pauvre salle
à manger, la remplir de houblon, bourrer son poêle et allumer
un grand feu. Essai grossier, qui risquait d'abîmer la marchan-
dise.
i. La plus grande partie du houblon vendu par les cultivateurs de Franconie
contient encore dés traces d'humidité. Les commerçants le soumettent au Bêchage
par le feu avant de le revendre.
LA PRODICTION DU DOUBLON EN FRANCONIE. 239
VI. — LE BUDGET DU 1IOUBLONNIER. DEPENSES INCOMPRESSIBLES,
PROFIT ESSENTIELLEMENT VARIABLE ET ALÉATOIRE. LA SERVI-
TUDE PAR L'HYPOTHÈQUE.
Les recettes en argent de la famille Scheuerlein proviennent
presque uniquement de la vente du houblon. Comme notre
hôte est un homme très soigneux, il a noté sur un calepin,
depuis une quinzaine d'années, le rendement de ses houblon-
nières et le produit de la vente.
Le rendement est très variable, parce que le houblon est une
plante fort irrégulière ; extrêmement susceptible, elle se déve-
loppe de façon très diverse selon le hasard des successions de
la température.
La qualité varie autant que le rendement.
Les cours sont essentiellement changeants ] , car les prix
sont impressionnés par le résultat quantitatif et qualitatif non
seulement des récoltes de Franconie, de la Bavière du Sud et
1. Les oscillations des pri\ du houblon ont toujours été violentes. Le
« centner » (50 kilos) de houblon d Hersbruck a valu :
En 1765, entre 75 et 200 florins (le florin valant 1 mark 70).
En 1767,
— 32
et
55
En 1768,
18
et
32
En 1771,
— 15
et
30
En 1775.
— 14
et
18
En 1776,
— 50
et
100
En 1793,
— 70
et
90
D'une manière générale, le prix moyen du « centner » 50 kilos) de houblon a
été :
En 1800, de 2o0 florins (le llorin valant 1 mark 70).
En 1808, — 30
En 1816, — 100
En 1828, — 20 —
En 1832, — 220
En 1847, - 10
En 1851, 170
En 1868, 20
En 1870. — 300
En 1877, 50
En 1882, — 250
240
LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCOME.
du reste de l'Allemagne, mais aussi par celui des récoltes
étrangères, avant tout par le résultat de la récolte bohémienne.
Et les prix sont impressionnés encore par les besoins plus ou
moins grands de la brasserie.
La grande mobilité est donc le trait caractéristique du budget
des recettes de Scheuerlein. Nous transcrivons ce budget d'après
son carnet :
Rendement en « centners »
Produit de la ^ente
Années.
de .'>0 kilos.
en marks l.
1890
15,70
1.008 marks.
1891
12,00
1.692
—
11,07
1 .922
—
1893 . .
2,05
655
—
1894
18,22
1.822
—
189b
13,26
1.672
—
1896
20, If.
737
—
1897
16,61
1.948
—
1898
14,73
3.082
—
1899
11,79
1 . V.\ 1
—
1900
19,07
2.551
—
1901
12,78
1.710
—
1902
20,54
2.430
—
1903
13,64
2.700
—
1904
11,94
2. W0
—
De 1890 à 1900, le rendement moyen a été de 12 centners 55.
Pendant la même période, les recettes moyennes ont été de
1.663 marks. Et le prix moyen du centner a été de 132 mks '*0.
On observera le faible rendement de l'année 1893; le hou-
blon se vendit d'ailleurs à des prix élevés ; mais l'exercice fut
tout à fait désastreux parce que les fourrages manquèrent.
L'année 1890 donna un rendement considérable, mais l'abon-
dance de la récolte universelle, dont la qualité était plutôt
mauvaise, entraîna une chute des prix, et Scheuerlein dut dé-
bourser une forte somme pour payer la nombreuse équipe de
Zupfer qu'il occupa.
Constatons qu 'une récoite abondante, lorsque les prix sont bas,
peut être ruineuse j>our le houblonnier, puisque le coût de la
1. Le mark vaut environ 1 fr.25.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 2U
main-d'œuvre employée à la cueillette pèse alors encore bien
plus lourdement que d'ordinaire sur ses épaules.
C'est l'année 1898 qui a laissé à notre hôte les meilleurs sou-
venirs.
Au produit de la vente du houblon, il convient d'ajouter celui
de la vente d'une certaine quantité de bois, qu'on peut évaluer
à 75 marks, celui de la vente de deux veaux, qu'on peut estimer
70 marks, celui de la vente du lait et de quelques œufs1, qu'on
peut fixer à 35 marks environ, et celui de la vente de salade de
houblon, qui peut se monter à 20 marks; cette salade, très
g-oûtée en Allemagne, est constituée par certaines des jeunes
pousses élaguées au printemps. Il faut enfin porter en compte
Jes produits consommés en nature. Une certaine quantité de
lait et d'œufs sont utilisés directement pour les besoins du mé-
nage. La chair des porcs et des chevreaux entre aussi dans l'ali-
mentation de la famille. En quelques endroits de sa propriété,
Scheucrlein fait venir, dans l'interstice des pieds de houblon,
des haricots, des pommes de terre et des betteraves fourragères.
Les bois de pins fournissent du combustible pour la maison et
un certain nombre do tuteurs pour les houblonnières. Les
prairies livrent des fourrages qui sont absorbés par les deux
vaches. Les feuilles de houblon servent à compléter la pâture
des deux vaches et de la chèvre. Les tiges de houblon sont em-
ployées comme liens.
En regard du budget des recettes de Scheuerlein, dressons
maintenant, d'après son livre de comptes et ses explications ver-
bales, le budget des dépenses. Malheureusement pour notre
hôte, il ne dépend pas de lui de donner à ce budget l'élasticité
qui pourrait former une correspondance à la mobilité du bud-
get des recettes. La plupart desdépenses — impôts, intérêts des
hypothèques, achat de denrées, salaires des Zupfer, acquisi-
tion de perches et d'outils — sont incompressibles. Nous com-
mençons par là ;'i entrevoir ce que la situation de Scheuerlein,
i. Indépendamment de ses vaches, Scheuerlein élève i ihèvre, deux porcs el quel-
ques poules.
242 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
comme celle de ses congénères, a de précaire et de toujours
menacé.
Impositions d'État et assurance contre les accidents. . . 20 mark-.
Impôts communaux 9 —
Farine 1 et pain 250 —
Viande - 240 —
Café, sucre, épices 40 —
Bière 160 —
Vêtements et souliers 350
Eclairage 3 10 —
Salaires ^un mark) de 13 Zupfer pendant 14 jours. . . 182 —
Renouvellement de perches et (ils de fer 100 —
Ficelle 50 —
Achat de divers outils 20 —
Engrais pour les prairies 30 —
Litière pour les vaches 30 —
Livres et droits d'école 23 —
Intérêts des hypothèques 585
Total des dépenses 2.101 marks.
La dernière rubrique, consacrée aux intérêts des hypothèques,
mérite, par son importance capitale, de retenir tout spéciale-
ment notre attention. Scheuerlein, comme la plupart dos hou-
blonniers de Spalt, a son bien grevé pour plus de la moitié de
la valeur. On a vu plus haut que la propriété paternelle n'était
pas libérée au moment où il l'a acquise, et que lui-même
n'a pu désintéresser le premier vendeur ou ses ayants droit; il
n'a pu non plus achever de payer le nouveau « jardin de hou-
blon » qu'il a acheté ultérieurement. A force de travail et de
privations, notre hôte est arrivé à diminuer légèrement le poids
de toutes ces hypothèques. Mais le résultat, si minime qu'il soit.
dénote chez le hôublonnier des vertus d'épargne et de persé-
vérance exceptionnelles, Lu règle semble être en effet) à Spalt,
que les propriétés demeurent chargées d'inscriptions pour la plus
haute somme dont elles puissent répondre.
1. Scheuerlein cuit lui-même tous les mois, dans un pelil four attenant à sa mai-
son, une partie du pain de la famille.
2. Les dépenses en pain et en viande ne sont pas occasionnées seulement par les
besoins de la famille, mais aussi par l'entretien îles Zupfer.
3. Les l>ois de pins fournissent le combustible pour le chauffage.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCOME. 243
Tantôt les houblonniers de Spalt ont hérité de biens déjà
grevés, et ils n'ont pu réussir aies dégager. Tantôt ils ont eux-
mêmes acheté et ils n'ont pu payer. Tantôt enfin, lorsque lapro-
priété était plus ou moins nette, ils n'ont pas tardé, lors d'une
mauvaise année, à l'offrir en gage aux prêteurs. Ce sont les mau-
vaises années houblonnières qui, presque automatiquement, font
remonter toujours le niveau des hypothèques à la plus grande
hauteur qu'il puisse atteindre. Ce sont elles qui ont obligé les
pères à emprunter jadis. Ce sont elles qui, le plus souvent, ont
empêché les enfants de s'acquitter ou qui les ont incités à con-
sentir de nouvelles inscriptions1.
Rendons-nous bien compte que le houblonnier de Spalt, par
cela même qu'il s'est spécialisé presque exclusivement dans la
culture du houblon, est forcé d'acheter un grand nombre de pro-
duits indispensables : céréales, farine, pain, paille. Beaucoup
de cultivateurs doivent acheter aussi une partie de leurs légumes,
une partie des pommes de terre nécessaires à l'élevage de leurs
porcs ; ils doivent acheter également du bois supplémentaire
pour le chauffage. Une mauvaise récolte ou une année de cours
défavorables sont donc pour le houblonnier un véritable désas-
tre, parce que le houblon représente pour lui en valeur la plu-
part des produits de consommation nécessaire, sans parler de la
rémunération des Zupfer, du prix des nouvelles perches et du
prix des engrais.
En résumé, nous pouvons dire que deux circonstances princi-
pales combinent leur action pour livrer le petit cultivateur
houblonnier à la servitude par L'hypothèque : 1° la grande
variabilité du rendement des houblonnières et de la qualité de
leurs produits, ainsi que les grandes variations des cours sur
1. Lorsque, à Spalt, on acheté un bien, un délai assez court est généralement fixé
pour le payement. Mais, comme l'acheteur n'est presque jamais en mesure de se libé-
rer, l'hypothèque est passée, au moment de l'échéance, au compte d'un préteur ou
d'une banque. Elle devient alors une hypothèque auf Annuitttt, c'est-à-dire que,
indépendamment de l'intérêt, qui est actuellement de 4 %, le débiteur B'engage en
core à payer par exemple 2 '/, à litre d'amortissement; dans ce cas, il devrait ainsi
se libérer en 50 ans.
244 LES CULTIVATEURS DE DOUBLON EN FRANCGNIE.
le marché mondial du houblon; 2° la spécialisation du houblon-
nier dans une seule culture et l'obligation qui en résulte pour
lui de dépenser toujours, même quand il ne réalise pas de
bénéfice. Cet exemple montre que la spécialisation, dont les
effets peuvent être si avantageux pour un grand propriétaire
disposant de capitaux suffisants, est parfois périlleuse pour le
petit cultivateur pauvre, lorsque la récolte est aléatoire et que
les cours sont soumis à de grandes fluctuations *.
Remarquons aussi en passant tout ce qu'il y a de singulier
dans la situation gênée d'un cultivateur qui produit un article
méritant la qualification « d'article de luxe », puisque le houblon
de Spalt est, parmi les houblons allemands, le plus réputé et le
plus cher.
On peut dire que Spalt jette chaque année son va-tout sur la
culture du houblon. C'est pour cette contrée une sorte de loterie
dramatique, où son existence est sans cesse remise en jeu 2.
Aussi est-ce avec anxiété que chacun, au moment de la récolte,
s'enquiert des quantités, des qualités et des prix. Dans les
wagons du chemin de fer local qui unit Spalt et Ceorgcnsgmund,
s'engagent des colloques à voix basse ; on s'interroge, on essaie
de se deviner, on élude les questions par des réponses évasives.
L'on voit même le gendarme commandé pour la surveillance des
Zupfer, fils ou frère de houblonnier peut-être, se départir de sa
raideur militaire et se mêler passionnément aux conversations.
1. 11 serait à souhaiter que des monographies de houblonniers pussent élre éta-
blies dans les autres pays où la culture lioublonniére est aussi très développée et où
elle se présente sans doute dans des conditions différentes : en Bohême, en Angle-
terre, en Amérique.
2. Une psychologie du houblonnier de Spalt ferait encore ressortir d'autres
mobiles. J.-L. Pfahler [op. cit., page 8) <lii que la culture du célèbre houblon est
pour l'habitant une « question d'honneur ». La fierté de mettre au jour un produit
exceptionnel, qui ne peut arriver à sa perfection que grâce aux soins minutieux et à
l'habileté du producteur, est un sentiment qui soutient le houblonnier. Par là le
cultivateur de Spalt ressemble aussi au faiseur de jouets de Nuremberg. Tous deux
sont un peu des artistes, tiers o!e ce qu'ils Font, parce que, dans ce qu'ils font, il>
mettent quelque chose d'eux-mêmes. El nos deux producteurs se ressemblent encore
en ce qu'ils escomptent la chance. — l'un d'une recuite avantageuse, l'autre du
succès d'un ingénieux joujou.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 245
« Comment est-il? Que vaudra-t-«/? » Le houblon, jamais nommé,
fait le fond de tous les propos. Il est le personnage capricieux
et muet autour de qui toute Faction du drame social évolue.
VII. LE MODE D EXISTENCE DU 1101 BLONNIER.
Visitons la maison de Scheuerlein. A droite en entrant, se
trouve l'humble salle à manger, chauffée en hiver par un poêle
de fonte. Le plafond est blanchi à la chaux ; les murs sont badi-
geonnés, suivant une mode en faveur dans les villages franco-
niens, d'une couche de peinture vert clair. Une table en sapin,
des chaises, des bancs et une huche composent le mobilier. Sur
une étagère sont rangés les pelotes de laine et les tricots de
Thérésia Scheuerlein. Un petit bénitier est fixé à la porte d'en-
trée. Aux murs sont accrochées une profusion d'images reli-
gieuses. Scheuerlein, comme tous les habitants de Spalt, est
catholique. Spalt, qui a longtemps continué d'appartenir à
l'évêque d'Eichstaedt l, est pour cette raison demeuré fidèle à
la religion romaine, tandis que les environs, qui étaient placés
sous l'autorité du margrave d'Ansbach, embrassaient avec lui la
cause de la Réforme. Il n'y a pas moins de six crucifix dans la
petite salle à manger de Scheuerlein; le plus grand mesure près
d'un mètre de hauteur. Douze gravures sur bois en couleurs,
données autrefois en prime par une publication religieuse de
Regensbourg, s'alignent ; elles représentent les scènes de la Vie
du Christ; un parent de la femme de Scheuerlein, qui est
vitrier, les a encadrées. Une statuette en plâtre colorié, dressée
dans une encoignure, figure la Vierge Noire d'Altœtting, très
vénérée en Bavière.
A gauche de l'entrée de la maison, s'ouvre la chambre des
époux. Deux petits lits de bois blancs accostés, sur chacun desquels
se trouve le gros « coussin de lit » (Bettkisseri), tenant lieu de
drap de dessus en Allemagne, en forment L1 ameublement prin-
1. Rappelons que les trois évôcliés franconiens étaient : Wùrzbourg, Bamberg et
Eiclistaedt.
"dïQ LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRÀNCONIE.
cipal; les « coussins de lit » sont recouverts de taies d'indienne
à raies rouges. Au pied des deux lits, un berceau ou plutôt une
espèce de coffre en bois pour le dernier né. La pièce est ornée,
elle aussi, d'une quantité de chromolithographies reproduisant
des sujets religieux ; l'œil est attiré surtout par une grande image
de saint Antoine de Padoue. Une petite cage découpée, d'après
un modèle, en bois de pommier et de cerisier, par Scheuerlein
lui-même, est suspendue au plafond; cette cage, surmontée d'un
curieux sommet en forme de clocheton d'église, mérite qu'on ne
passe pas devant elle avec indifférence : elle atteste le goût per-
sistant du Franconien pour le travail du bois, qui a été l'une des
industries primitives du pays.
La façade de gauche se prolonge par un petit bureau. C'était
autrefois la chambre habitée par le père Scheuerlein. On y voit
un petit secrétaire ; le canapé et les cinq chaises sont rembourrés
en crin végétal et recouverts d'une étoffe mi-coton; un petit
buffet à porte vitrée contient quelques chopes à bière en
grès et quelques assiettes à fleurs. 11 y a aux murailles du
papier peint à bon marché. Une foule d'images saintes les
illustrent.
Sur le flanc droit de la maison, sont placées les chambres des
enfants, meublées simplement de petits lits à apparence de cof-
fres. Le môme luxe d'images pieuses s'y déploie. Dans un coin
est dressé un petit autel enfantin consacré à saint Michel.
Sur le côté gauche encore, on rencontre une sorte de cellule
blanchie à la chaux, nue et dépourvue de poêle ; c'est là que
couche dans un petit lit Anna, la sourde et muette. De très
vieilles images de saints, jaunies et presque effacées, couvrent
l'indigence du mur. Là se trouve aussi un établi sur Lequel sont
rangés des outils.
Sur le même côté de la maison est établi le four à pain.
Au fond du bâtiment, est installée la pauvre cuisine; elle
est tout enfumée, basse de plafond et encombrée d'ustensiles:
de toutes les pièces, c'est celle qui parait tenue avec le moindre
soin.
Derrière, s'ouvre l'étable, où nous voyons les deux vaches,
LA. PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 247
une chèvre et un chevreau, que Scheueriein appelle avec un
gros rire « son rôti de Noël » .
Derrière l'étable elle-même, s'étend en prolongement un
hangar, où sont remisés une charrette, des échelles, du bois,
des perches à houblon et des instruments agricoles.
Un escalier raide, continué à sa partie supérieure par des
échelles, conduit aux trois greniers superposés sur le parquet des-
quels le houblon, après la récolte, est étendu en nappes, afin
d'être séché par l'air pénétrant à travers les fentes de la toiture.
Après le hangar, vient une cour, où Scheueriein a planté
quelques pommiers. La fosse à fumier est creusée sur l'un des
côtés. De l'autre côté, on entend les deux porcs grogner dans
leur étable. Un petit jardin potager forme une annexe à la
cour.
Plus loin, une grande barrière donne accès au premier « jar-
din de houblon », où les tuteurs géants se dressent à perte de
vue. Ils paraissent plus démesurés encore lorsqu'on se trouve à
leur pied et semblent le hérissement des lances d'une armée
fantastique. Et, en se retournant, on revoit derrière soi, toute
paisible, la petite maison de grès, avec le croisillement de ses
poutres noires affleurant au dehors et avec son immense toit
de tuiles brunies qui baille largement par des ouïes latérales.
De la nourriture des Scheueriein, où le café au lait, les « sou-
pes à l'eau », le chou, les pommes de terre et de temps à autre
le porc conservé tiennent la place essentielle, l'on peut se
faire une idée déjà en séjournant dans les misérables auberges
du pays, où il est impossible de trouver autre chose que la
saucisse au sang (Blutwurst) et la saucisse au foie (Leberwurst) .
La bière même est considérée par le houblonnier comme un
aliment précieux, réservé surtout au chef de famille. Quand
Scheueriein énonçait la somme consacrée par lui à ce chapitre,
M. Weiss croyait devoir ajouter doucement comme une sorte
d'excuse : « Un homme a besoin de bière quand il travaille ».
Le crédit affecté à la rubrique du vêtement est également
réduit au strict minimum. C'est l'achat des chaussures qui j
248 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
jette le plus d'ombre. Un habit de drap commun sert à l'homme
pendant un certain nombre d'années pour ses dimanches. La
paysanne de Franconie n'a garde de songer à sa toilette une
fois qu'elle est mariée. Quant aux enfants, ils doivent ménager
le plus possible leurs vêtements de grosse laine pour l'hiver et
leurs habits de toile de coton à bon marché (Kattun) pour la
saison chaude.
Scheuerlein ne lit presque jamais de journal. Au moment de
la récolte, il se fait prêter le Bulletin de l'Union des Houblon-
niers pour se renseigner sur les cours. Nous n'avons pas décou-
vert de livres dans sa maison.
De voyages, ni lui ni sa famille n'en font. Les enfants ont
été une seule fois à Nuremberg. « Qu'est-ce qui t'a frappé le
plus à Nuremberg ? » dcmandé-je à Johann, âgé de dix ans. Et
le garçon, après avoir rougi d'embarras, de répondre, en vrai
Franconien accessible surtout aux petits cotés extérieurs des
choses, que son plus vif souvenir est celui d'un ours mécanique,
placé dans la vitrine d'un magasin, et qui hochait la tête tout
en tirant la langue.
Scheuerlein ne voit pas d'événement saillant à signaler dans
le cours de son existence passée. Son service militaire à In-
golstadt en a été la péripétie la plus notable. « J'ai été sous-offi-
cier », observe-t-il avec une certaine fierté. Au point de vue
financier, l'héritage de l'oncle de sa femme a été la conjoncture
la plus importante. Mentionnons pour mémoire la mort acci-
dentelle d'une vache, calamité qui impressionne toujours dou-
loureusement le budget d'un petit paysan.
Scheuerlein a conscience de la situation précaire où les hou-
blonniers sont réduits. Il se plaint sur un ton tranquille de la
tyrannie des commerçants et déplore que tous les bénéfices s'en
aillent dans leurs mains. Mais une sorte de résignation douce
et mélancolique, unie à une volonté de travail patient et de
privations courageuses, semble être le fond de sa mentalité.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 249
Il ne parait pas songer que Johann et Wilhelm puissent faire
autre chose que des cultivateurs de houblon. Il souhaiterait
cependant de leur voir apprendre un métier d'artisan, comme
celui de charpentier ou de cordonnier par exemple, afin qu'ils
eussent plusieurs cordes à leur arc l.
Notre hôte, n'étant âgé que de quarante-trois ans et ayant
l'espoir, s'il se porte bien, d'exploiter lui-même ses « jardins »
jusqu'à l'âge de soixante à soixante-cinq ans, n'a pas encore
réfléchi à la manière dont il transmettra la propriété.
Le houblonnier supporte quelques frais d'école afin que ses
filles fréquentent l'établissement tenu à Spalt par les sœurs.
Nous avons visité cette école, à laquelle est annexée une salle de
garde pour les enfants en bas âge. La Supérieure nous assurait
que ses élèves apportaient beaucoup de bon vouloir à tâcher
de résoudre les problèmes de calcul relatifs à la vente du hou-
blon.
A la faveur et au respect qui entourent l'école des sœurs on
peut mesurer la ferveur du catholicisme des habitants de Spalt.
Mais cette ferveur s'affirme aussi sur le chemin, où nous ren-
controns des paysans qui suivent le convoi d'un enfant en chan-
tant les psaumes tout d'une seule voix. La même dévotion se
1. Il est intéressant de savoir ce que sont devenus les frères et sœurs de
Scbeuerlein. Le père de notre hôte avait six enfants : 1° l'aînée, Franziska, morte de
bonne heure; 2° Anna, la sourde et muette, aujourd'hui servante chez son frère
Wilhelm; 3" Walburga, qui avait épousé un tonnelier, aujourd'hui décédé ; elle est
restée avecquatre enfants, et parvient à subsister grâce au secours de la caisse d'assu-
rance d'État contre les accidents; 4° Heinrich, qui avait reçu la plus grande des
deux propriétés paternelles; l'exploitation ne lui a pas réussi, et le bien a été
vendu par autorité de justice; ce même bien a été d'ailleurs revendu plusieurs fois
depuis. Heinrich est aujourd'hui petit maître menuisier; sa situation matérielle est
inférieure à celle de son frère Wilhelm le houblonnier; 5" Wilhelm : 6° Babetta, ma-
riée à un petit relieur; le ménage se trouve dans une situation à peu près équi-
valente à celle de Wilhelm.
D'une manière générale, quand les « cadets » de Spalt quittent le pays, voici les
professions auxquelles ils s'adonnent :
Les garçons deviennent habituellement artisans : ils se font cordonniers, tailleurs,
tourneurs, menuisiers, charpentiers, maçons, quelquefois aussi ouvriers brasseurs;
d'autres choisissent l'état de garçons de tavernes.
Les filles vont en condition comme bonnes d enfants, servantes, ou se font « ver-
seuses » de tavernes [Kellnerinnen).
17
250 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCOME.
manifeste jusque dans les sentiers qui traversent les houblon-
nières : on y voit se dresser de distance en distance de grands-
crucifix et même, sur certains points, de petites chapelles avec
des prie-Dieu. Une croix, érigée au milieu d'un « jardin de hou-
blon », attire notre attention. Elle porte cette inscription :
• Dieu est grand dans la Nature.
Sa présence magnifique y éclate.
Veux-tu qu'il t'apparaisse encore plus grand?
Arrête-toi devant la Croix.
(Élevé par Joseph niess, maître boulanger. 1892) '.
V11I. — UN AUTRE HOUBLONNIER DE SPALT \ AUGUST WERSINGER.
11 était intéressant de vérifier, en approchant un autre hou-
blonnier de situation analogue, les indications recueillies auprès
de Scheuerlein. M. Alois Weiss nous mena chez un second cul-
tivateur, August Wersinger. Celui-ci a son habitation au centre
de Spalt, tout près de l'église. Il est né dans le bourg et est âgé
aujourd'hui de trente-deux ans. Sa propriété se compose, outre
la maison, des terres suivantes : plusieurs « jardins de houblon »
disséminés, représentant une surface totale de 3 journaux 85 ;
deux prairies équivalant à 1 journal 70, et des pièces de bois
atteignant une surface globale de 9 journaux 52. La valeur de la
propriété est estimée 18.000 mk. Wersinger a un peu moins de
houblonnièrcs que Scheuerlein; il a plus de bois que lui et à peu
près autant de prairies.
1. Nous n'avions pas revu Scheuerlein depuis plusieurs mois lorsque, en septem-
bre Utor>, nous lui finies visite. Le houblonnier a perdu, il y a quelque temps, sa
plus jeune fille, Anna, morte des suites d'une affection pulmonaire.
Scheuerlein a acquis dernièrement une nouvelle prairie.
La récolte de 1905 a été extrêmement abondante; les greniers île Scheuerlein sont
pleins. Mais il a fallu effectuer de gros débours pour payer les Zupfer. VA l'abon-
dance de la récolle entraine la baisse des rouis. Le houblonnier ne saura pas avant
la lin de la campagne s'il a lieu de se réjouir on de s'affliger.
La lumière électrique a clé installée récemment à Spalt, On la rencontre d'ail-
leurs autour de Nuremberg dans des localités moins importantes que Spalt. Néan-
moins la présence des lampes à incandescence à quelques mètres du seuil de
Scheuerlein ne laisse pas de former un contraste curieux avec les conditions écono-
miques arriérées dans lesquelles travaille et \il le houblonnier.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 251
Le ménage Wersinger a quatre fils : Xavier, neuf ans;August,
six ans; Otto, quatre ans, et Hugo, trois ans.
Le père de Wersinger était à la fois cultivateur de houblon et
petit-maitre teinturier; il est mort depuis quinze ans; son fils
n'a pas songé à continuer l'industrie, parce que les petits
ateliers ne peuvent plus lutter contre les grandes teintureries.
La mère de Wersinger vit auprès d'une fille; notre hôte, qui a
reçu la propriété des mains de sa mère, lui sert une rente.
La femme de Wersinger, Marie-Véronique, est née comme lui
à Spalt et est âgée de trente-trois ans. Sa mère est morte; le
père est lui aussi cultivateur de houblon.
Wersinger, comme Scheuerlein, tient bien ses comptes. Ces
habitudes d'ordre ne sont malheureusement pas la règle à Spalt.
Notre hôte a noté, pour les sept dernières années, sa récolte en
houblon, le prix moyen du centner de 50 kilos et le produit
total de la vente. Voici ces résultats :
Prix moyen du « centner » Produit
Années. Récolte. de 50 kilos. de la vente.
1898 14 « centners » 23 livres 220 mark- 3.130 marks 70
1899 10 53 120 1.263 —
1900 20 2S — 130 — 2. 639 —
1901 13 69 135 — 1.888 —
1902 17 39 — 110 — 2.012 — 90
1903 L4 59 — 220 — 3.209 —
1904. ... 13 74 — 200 — 2.773 —
Wersinger nous renseigne également au sujet des recettes ac-
cessoires pendant l'année 190i :
Janvier 7 marks 15
Février 4 — 22
Mars 12 — 38
Avril 29 — 43 (y compris la vente de salade de houblon).
Mai 4 — 00
Juin 74 25 ly compris la vente d'un veau cl la vente
Juillet 14 - 84 [de lait).
Août . 4 — 56
Septembre.... 8 — 33
Octobre 45 — 80 (y compris la vente d'un veau).
Novembre. ... t i- — 07
Décembre .... 40 — 43 y compris la vente de bois .
Totai 2:i'.i marks 46
2o2 LES <U LTIYATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
En face du budget des recettes, se dresse maintenant le budget
des dépenses :
Impôts d'État 2G marks
Impôts communaux ' 28 — 9b
Pain 275
Viande - 270 —
Pommes de terre 75 —
Choux à choucroute 25
Légumes divers - 30 —
Café et épices r 55
Bière 170
Vêtements et chaussures 350 —
Eclairage 10 —
Perches à houblon, outils et coût de réparations. 120
Salaires des Zupfer (15 hommes pendant
20 jours) 300 —
Engrais 280
Assurance contre la grêle 00 —
Assurance contre le feu 8 — 00
Assurance du bétail 1 i —
Intérêts des hypothèques 280
Rente de la mère 1 70 —
Total 2.5*7 marks 55
La situation hypothécaire de Wersinger est pour l'instant plus
favorable que celle de Scheuerlein. Wersinger dépense plus que
Scheuerlein pour les assurances. Il consacre des sommes sensi-
blement plus élevées à l'achat des engrais; c'est peut-être pour-
quoi, tout en ne disposant que d'une superficie de houblonnières
moins étendue, il obtient des récoltes à peu près égales en
quantité à celles de son congénère. Los sommes inscrites au
chapitre de L'alimentation sont plus considérables dans le budget
de Wersinger (pie dans celui de Scheuerlein; mais il faut tenir
compte de ce que notre hôte, pendant le dernier exercice, a en-
tretenu plus de Zupfer que son voisin et pendant un temps
plus long.
1. Dans les impôts communaux sonteompris les tlroils que Wersinger, étant assez
éloigné de la Rézat, paye pour l'usage d'une canalisation d'eau.
2. Dans les chifl'res relatifs à l'alimentation sont comprises les sommes afférentes
a l'entretien des Zupfer.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 253
Wersinger est petit et trapu. Ses cheveux sont plus foncés
que ceux de Scheuerlein; ses traits sont plus énergiques; son re-
gard est plus vif et plus mobile. Notre hôte se rattache à un type
physique que l'on rencontre souvent en Franconie, à côté du
type blond et rêveur dont Scheuerlein est un représentant ca-
ractéristique. Si cette seconde variété se distingue de la première
par une vie extérieure plus animée, elle ne semble pas en dif-
férer sensiblement par la vie intérieure. On sait que les Franco-
niens résultent de plusieurs mélanges : les éléments francs s'y
sont fondus avec les éléments slaves et avec certains élé-
ments bavarois. Mais les influences permanentes du lieu et du
travail ont, par leur action prolongée, uniformisé peu à peu,
sinon les caractères physiques, du moins les caractères men-
taux.
Visitons la maison. Un petit bénitier est accroché à l'entrée;
et il y a des crucifix dans toutes les pièces. Sans faire montre
d'une piété aussi ardente que Scheuerlein, Wersinger est, comme
presque tous les houblonniers de Spalt, un catholique très
fervent. Dans la « chambre d'habitation » (W ohnzimmer) ,
nous voyons aux fenêtres de jolis rideaux fraîchement repassés.
Une table de bois blanc, des chaises, un canapé rembourré en
crin végétal, et une commode surmontée d'un pupitre pour écrire
composent l'ameublement. Au mur est fixée une photographie
représentant Wersinger parmi les memhres d'une société chorale
dont il fait partie ; ces images collectives sont, comme on sait,
extrêmement fréquentes dans les intérieurs franconiens. Dans
les autres pièces, il n'y a guère que les lits en bois blanc où
couche la famille. De grandes couronnes de paille teinte en vert
ornent un mur.
Une pièce située en contre-bas servait autrefois d'atelier de
teinturerie au père. Elle contient à présent des outils et des
instruments agricoles. A côté, se trouve l'étable où sont enfer-
mées les deux vaches; un petit guichet ouvrant sur la crèche
permet aux enfants de distribuer La nourriture aux animaux.
Un escalier raide conduit enfin à la partie supérieure de la
254 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
maison, c'est-à-dire aux trois étages de sécheries superposées.
De 1887 à 1890 — il avait alors seize ans — Wersinger est allé
en Amérique, avec sa sœur Franziska. Il y rejoignait la sœurainée
Karolina, qui l'y avait précédé dans des circonstances que notre
hôte ne parait pas désireux de préciser. Johann, le frère aine,
et Marie, une autre sœur, lui avaient donné l'exemple quelque
temps auparavant en allant retrouver Karolina. Johann était
ouvrier dans la célèbre fabrique de montres de Waterbury ("Con-
necticut). Auguste y rentra à son tour1. Il y est resté près d'un
an et demi. Dans la fabrique, nous dit-il, étaient occupés beau-
coup d'Allemands de la Forêt Noire, qu'on avait appelés à exer-
cer là, avec le secours d'un outillage nouveau, leur vieux métier
traditionnel. Après avoir quitté l'usine pour des raisons qu'il
n'explique point, Wersinger fut garçon de salle à manger sur un
navire. Finalement il est revenu en Franconie. Nous le prions
de nous dire pourquoi il n'est pas demeuré au Nouveau Monde.
« Le père et la mère écrivaient avec insistance, répond-il.
Ils réclamaient ma présence pour continuer l'exploitation de
la houblonnière. » Toutefois, bien que la mort de son père fût
survenue, Wersinger, de retour en Allemagne, ne regagna pas
Spalt immédiatement. Il fut deux ans conducteur de tramways
à Nuremberg. Pendant ce temps, la vieille mère poursuivait la
culture de la houblonnière avec l'aide d'un valet. En dernier lieu,
le Franconien s'est décidé à se marier et à aller de nouveau cul-
tiver la vieille terre de Spalt.
En vain nous multiplions les questions pour obtenir de lui qu'il
porte un jugement sur ce qu'il a vu en Amérique. Ou bien il ne
s'est pas formé d'opinion, ou bien il ne sait comment l'expri-
mer. « Surprenante, dit-il enfin, est la poussée fiévreuse dans les
1. Karolina épousa ensuite un serrurier. Elle mourut peu de temps après son mariage,
Johann, qui s'était marie avec la sœur île M. Alois YVeiss. a quitté la fabrique de
montres et est aujourd'hui employé à Waterbury dans mie maison de commerce de
papiers.
Marie a pris pour mari un Américain et tient une taverne.
Franziska, la troisième sœur de Wersinger, quiarail accompagné son (Yere. a épousa
en Amérique un garçon coiffeur de nationalité allemande.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 255
affaires par comparaison avec l'Allemagne. » Nous insistons.
« Quand on veut beaucoup travailler, dit encore le Franconien,
on peut gagner beaucoup. » Et il ajoute : « Si un homme était
économe et qu'il résistât aux tentations de dépense, il pourrait
mettre de côté une bonne partie des gros salaires qu'on gagne
là-bas et revenir vivre paisiblement en Allemagne. »
Wersinger vante le bon marché de la viande en Amérique,
mais se plaint de la cherté des vêtements. Il manifeste son dé-
plaisir de la coutume des « tournées » dans les cabarets améri-
cains (on sait que cet usage n'existe pas en Allemagne, où chacun
paye son écot). Il blâme les abus de boissons dont il a été témoin,
dit-il, au Nouveau Monde ; ses camarades irlandais donnaient, à
l'entendre, le plus fâcheux spectacle. Gomme nous pressons notre
interlocuteur de nous rapporter encore quelque chose de ses im-
pressions d'Amérique, il se met à sourire malicieusement. Il nous
parle alors d'une taverne américaine où il était permis de con-
sommer gratuitement des sandwichs et où l'on avait seulement à
payer la boisson ; il se fait gloire d'avoir profité des sandwichs
et d'avoir été ensuite dans un autre établissement se désaltérer
à moins de frais, suivant son goût. Il se réjouit encore de ce bon
tour et en rit avec satisfaction. Nous ne pouvons tirer de lui
autre chose.
Il a été dit au début que la spécialisation complète se rencon-
tre surtout chez les houblonniers de Spalt, producteurs du hou-
blon le plus réputé. Les houblonniers d'Altdorf, de Lauf,
d'Hersbruck et autres lieux, font venir en même temps un peu
de seigle et de pommes de terre. Les observations recueillies
sur place montrent que ces houblonniers, sans être dans une si-
tuation florissante — il s'en faut — sont un peu moins malheu-
reux que leurs confrères de Spalt. Certes, on se trouve toujours
dans la môme contrée de médiocres ressources. Dans les auberges
indigentes, au plafond desquelles, en été, un papier huilé est
accroché pour attraper les mouches, le môme Wirl »> incivil
vous sert, sans retirer de sa bouche la pipe en porcelaine, la
Blutwurst ou la Leberwurst à l'aspect rien moins qu'enga-
2oG LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
géant. Mais on s'aperçoit que le pays est un peu moins à la merci
du hasard des saisons. Les petites prairies de la vallée de la Pe-
gnjtz s'étalent au pied des coteaux escaladés par les houblon-
nières. Ici la moindre spécialisation laisse espérer aux habitants
que, dans une certaine mesure, leurs humbles besoins seront
toujours à peu près satisfaits.
IX. LES ORIGINES DE LA CULTURE HOURLOXNIERE EN FRANCONIE.
CAUSES SOCIALES ET NATURELLES DE SON DÉVELOPPEMENT : c'ëST
UNE VRAIE PETITE INDUSTRIE SURAJOUTÉE AUX AUTRES.
On a soutenu que Charlemagne, qui dirigea avec génie l'ex-
ploitation de ses grandes propriétés, avait eu une part dans les
premiers essais de culture du houblon en Allemagne ; en tout
cas les couvents, dont la multiplication fut son œuvre, contri-
buèrent à la diffusion de cette culture et accomplirent ainsi un
acte notable de patronage. L'usage du houblon était du reste
assez restreint en ces premiers temps, car l'on se servait de di-
verses autres substances pour préparer la bière (écorce de chêne,
feuilles de frône, baies de genévrier, herbes, racines). Sainte Hil-
degarde (xnc siècle) mentionne pour la première fois expressé-
ment les propriétés conservatrices et aromatiques de la plante l.
La culture houblonnière avait été connue plus tôt par les
Slaves, qui la pratiquèrent de bonne heure en Bohème. Aujour-
d'hui encore la Bohème, avec ses plantations célèbres et son
« emporium » de Saaz, est la grande rivale de la Franconie
pour la production des houblons fins. Puis le houblon apparut en
Finlande, dans le Brandebourg, dans le Mecklcmbourg.
C'est par leurs voisins de l'est, les Slaves de Bohème, que la
plante amère semble avoir été introduite parmi les habitants de
la Franconie et de la Bavière du Sud. Un premier centre se cons-
titua dans le Ilallertau (en Bavière du Sud), région de sol ana-
1. Quelques historiens admettent que le houblon était cultivé au milieu du
ix° siècle dans l'abbaye de Freising (Bavière) et qu'il l'était déjà au début du
j\« siècle à Paris, dans l'abbaye de St-Germain des Près.
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 2o7
logue au sol franconien; à l'heure actuelle, le Hallertau est
encore renommé pour ses houblons fins *. Un second centre
se forma à Spalt, en Franconie 2. De proche en proche, la
culture se propagea ensuite à travers le Jura franconien 3.
Après Spalt, la ville universitaire franconienne d'Altdorf se voua
à la culture du houblon; l'Université, par les expériences de son
jardin d'essai, y fut l'initiatrice et la patronne de cette nouvelle
exploitation. Puis Lauf et Hersbruck s'en mêlèrent 4. Mais la
guerre de Trente ans ruina de fond en comble les exploitations.
La culture houblonnière franconienne se releva au xviii0 siècle.
Au xixe enfin, elle prit une extension inattendue.
Les pouvoirs publics avaient contribué pour une part aux pre-
miers succès des Cultures en Franconie et dans la Bavière du
Sud (célèbre loi bavaroise de 1516 défendant de faire la bière
avec autre chose que le houblon, l'orge et l'eau; partages des
« terres communes » entre les cultivateurs de bonne volonté;
exemptions temporaires d'impôts, etc.) 5.
Au xvme siècle, la propagande d'une grande association s'eni-
1. Sepp croit que le houblon y fut apporté par les prisonniers que Thassilos II,
vainqueur des Wendes, avait envoyés dans la Haute Bavière.
2. La légende prétend qu'un chanoine bohémien planta le houblon à Spalt après
avoir été frappé des analogies existant entre ce lieu et Saaz, sa ville natale.
3. Mummenhoff, Geschichtliches ueber die landwirtschaftlichen Verhaeltnisse
der Umgegeud von Nucrnberg, signale la présence de houblonnières à Eschenau
(1358), à Simonshofen (1375;. à Uttenreut (1383).
4. Sur l'histoire des cultures houblonnières, on peut consulter : E. Braungart.
Études hisloriqv.es sur le Houblon (Geschichtliches ueber den Hopfen); Ulmes,
Chronique d'Hersbruck [Chronik von Hersbruck), etc.
Diverses circonstances historiques, en favorisant l'influence de la Bohême sur la
Franconie, ont pu aider à la propagation des cultures houblonnières dans ce dernier
pays. Charles IV, empereur d'Allemagne (1345-1378) et roi de Bohême, avait étendu
ses domaines propres jusqu'aux portes de Nuremberg, d'où l'on pouvait voir, à l'ho-
rizon, sur le château de Rothenberg, flotter les drapeaux de la maison de Luxem-
bourg. Ce prince s'intéressa beaucoup à l'agriculture et en particulier à l'exploitation
houblonnière.
5. Celte protection des pouvoirs publics ne s'exerça pas sans hésitations nom-
breuses et même s'interrompit quelquefois pour faire place à des mesures restricr
tives. Les municipalités notamment s'effrayèrent souvent de la spécialisation agricole
qui se dessinait et, en appréhendant les dangers, cherchèrent à l'enrayer. A Spalt, où,
en raison des conditions exceptionnellement favorables, le phénomène se manifesta
de bonne heure, différentes mesures témoignèrent de ['inquiétude des autorités en
présence de la disparition des champs de céréales el des prairies,
258 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EX FRANGONIE.
ploya à encourager les cultivateurs. C'était la « Société Natio-
nale d'Agriculture » ( Vaterlaendische Landwirthschafts-Ge-
sellschaft), fondée en 1765 à Altœtting- (Haute Bavière) par le
conseiller von Hoppenbichl, et qui fut soutenue par l'Électeur
de Bavière Maximilien-Joseph. En 1708. la Société mit au con-
cours cette question : « Le houblon bavarois est-il ég'al en va-
leur au houblon bohémien? » Ce fait dénote bien que les houblon*
bavarois et franconiens ne sont arrivés qu'à une date relativement
récente à se placer sur le même pied que les houblons de Bohême.
C'est surtout au xixe siècle en effet que les houblonnières se
sont multipliées en Bavière et tout particulièrement en Fran-
conie. Les progrès de la culture avaient toujours été de pair
avec ceux de la brasserie dans ces pays ; il y avait eu action ré-
ciproque de l'une sur l'autre. Or, c'est au siècle dernier que la
brasserie, grâce à la transformation de sa technique et au déve-
loppement des transports, est devenue une grande industrie
exportatrice. Les besoins croissants des brasseries franconiennes
et bavaroises, et aussi ceux des brasseries allemandes et étran-
gères, excitèrent violemment la production.
Mais celle-ci n'a elle-même si bien réussi en Franconie et n'y
a trouvé une de ses terres d'élection que parce que des causes
naturelles et aussi, senible-t-il, des causes sociales ont combiné
leur action pour favoriser son succès : 1° Le sol et le climat
s'appropriaient d'une façon remarquable à la culture houblon-
nière;... 2° Les dispositions forcées et les aptitudes acquises
des habitants se prêtaient apparemment d'une façon éminenteau
travail méticuleux requis par ladite culture. Ces exploitants
d'un sol pauvre, réduits depuis longtemps, pour vivre, à pratiquer
par supplément de petits métiers patients, -e sont très facilement
plies aux exigences de cette autre espèce de métier minutieux
qu'est, elle aussi, lu culture houblonnière. Elle a été vraiment une
petite industrie supplémentaire qui est venue s'ajouter à toutes
les autres petites industries du pays ou remplacer certaines
d'entre elles qui avaient dépéri ou succombé '*.
i. Bauder, maire d'Altdorf, dans son Cour! Traité de la meilleure manière de
cultiver le houblon {Kurze Abkandlung von der besten Art den ffopfen su er-
LA PRODUCTION DU HOUBLON EN FRANCONIE. 259
Même dans les localités où le houblon a été le plus ancienne-
ment cultivé, comme à Spalt, cette culture parait avoir étendu
son empire en détrônant de petites industries préexistantes l.
A Spalt, les petites draperies et teintureries ont été très nom-
breuses autrefois 2. Encore au xvme siècle beaucoup de gens ne
faisaient du houblon qu'accessoirement et le conseiller Barth
nous parle de cette culture comme d'un bon « exercice hygié-
nique du soir3 ».
Dans les lieux qui ont attendu plus longtemps que Spalt pour
se couvrir de houblonnières, il semble que, au xix° siècle, il y
ait eu également en bien des cas éviction progressive d'anciens
petits métiers et remplacement de ceux-ci par une culture qui
mettait en œuvre des facultés analogues d'application et de mi-
nutie.
Cependant il n'eût pas suffi des qualités du lieu ni des dispo-
sitions des habitants, jointes à l'extension considérable des
débouchés offerts par la brasserie, pour déterminer la générali-
sation de la culture du houblon dans une grande partie de la
Franconie. // a été par surcroit nécessaire que la possibilité fût
créée d'exporter le houblon lui-même en tous pays. Cette possibi-
bauen), Altdorf, f 777, indique bien les conditions préalables de la culture du hou-
blon : « Le cultivateur manque-l-il d'application laborieuse et d'adresse? Alors
le houblon ne portera pas de fruits abondants ; et les fruits n'atteindront />as le
degré de finesse nécessaire pour communiquer à la bière une saveur bonne et
agréable. Mais tout ne dépend |>as absolument de ces qualités, et le climat doit
aussi apporter sa contribution. Le houblon est ami d'une température modérée, d'un
air pur et d'un bon sol sec. Par suite, ne pourront guère prétendre à se livrer à cette
culture les pays qui sont très montagneux, ou qui sont exposés en été à des nuits
glaciales ou froides, ou dont le sol est humide ou marécageux; pas plus que ceux
où passent de grands fleuves, ou ceux qui contiennent de nombreux lacs, des marais
et des étangs ».
1. Les coteaux sablonneux de la Franconie n'ayant jamais nourri qu'une agricul-
ture médiocre, la spécialisation culturale dans le sens des cultures houblonnières ne
s'est donc pas manifestée au sein d'un état où les divers produits habituels de la
terre auraient été tout d'abord exploités harmonieusement. Mais celte spécialisation
dans le sens d'une culture industrielle particulièrement bien appropriée aux condi-
tions naturelles et sociales s'est réalisée au milieu d'un état de production mixte
dans lequel l'agriculture indigente se trouvait, des L'origine, complétée forcément par
les petits métiers.
■>,. Voir l'ouvrage cité de J.-L. Pfahler.
3. Vaterlaendische Wonalschrift du Geheimral Barth, manuscrit des Archives
de l'ordinariat d'Eichslaedt.
2G0 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
lité a découlé, comme la possibilité d'exporter la bière, de la sur-
gie des modernes engins de transport. Mais elle a été aussi con-
ditionnée par les recherches intelligentes et les expériences
heureuses d'où est sortie la méthode de soufrage du houblon;
cette opération permet au produit de subir de longs transports
et de conserver tout son arôme. (D'abord vivement attaqué et
même prohibé, l'usage de soufrer le houblon fut définitivement
admis après les démonstrations décisives de Liebig1.)
Enfin la possibilité d'exporter n'aurait pas agi par sa propre
vertu sur une population de petits producteurs peu entreprenants
en général et dépourvus de moyens d'action. Il a fallu que
s'exerçât la vigoureuse initiative de grands négociants expor-
tateurs qui ont, à la fois, tiré parti du milieu géographique et
social en surexcitant la production houblonnière, et mis à profit
les facilités nouvelles d'écoulement en distribuant avec habileté
le houblon à la brasserie allemande et en le dirigeant sur les
places de consommation étrangères.
Il nous reste avoir comment et par quels organes le houblon
est ainsi vendu et exporté. Nous allons passer à cet examen en
inspectant d'abord les fibres élémentaires qui innervent les cou-
ches profondes de la production et en faisant ensuite remonter
l'investigation jusqu'aux centres nerveux du grand commerce.
I. Le célèbre chimiste hessois Liebig a longtemps professé à Munich.
II
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. — SA
POSITION A L'ÉGARD DE LA CULTURE. — SON ROLE A
L'ÉGARD DELA BRASSERIE ALLEMANDE ET ÉTRANGÈRE .
r— SES CONDITIONS ET RÉPERCUSSIONS SOCIALES.
I. — UN « NID » DE COURTIERS JUIFS : GEORGENSGMUND.
Dans la salle d'attente de la gare de Spalt, nous sommes abordé
par un grand vieillard à barbe blanche ; il a le nez busqué, est
vêtu d'une houppelande marron et porte des boucles d'oreilles.
Il se plaint de la marche des transactions et, se méprenant sur
le but de notre présence, nous dit d'un air où ia curiosité se
déguise en rondeur bienveillante : « Avez-vous fait de bonnes
affaires au moins? » Durant le trajet, il continue de blâmer
les exigences des cultivateurs, qu'il qualifie de déraisonnables.
A (ieorgensgmûnd, il nous quitte, étant arrivé à destination.
Les jours suivants, nous nous informons de divers côtés. Nous ap-
prenons bientôt que la plupart des acheteurs intermédiaires et
courtiers en rapports avec Spalt demeurent à Georgensgmiind,
et que presque tous sont Israélites.
Nous nous rappelâmes alors l'aspect de prospérité de ce petit
bourg, qui nous avait séduit lors de notre premier passage. Dès
ce moment, nous retournâmes souvent à Georgensgmiind. Nous
liâmes plus ample connaissance avec le vieillard â boucles
d'oreilles. Il représentait une grande maison de houblons de
Nuremberg et emmagasinait dans un dépôt qu'elle avait édifié
262 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
à Georgensgmiïnd même les marchandises achetées par lui à
Spalt pour le compte de cette maison1.
La porte de l'habitation du courtier déroutait au premier abord
par cette inscription : « Commerce de Farine » [Mehlhandlung).
Nous ne tardâmes pas à savoir que les acheteurs intermédiaires
et courtiers en houblon s'occupent aussi très souvent d'approvi-
sionner le pays de Spalt en grains et en farine. Et l'on conçoit
que c'est là un commerce très important, puisque Spalt, spécia-
lisé dans le houblon, ne récolte pas de céréales!
M. était veuf et déjà âgé. Il avait trois enfants, deux fils mariés
et une fille de vingt ans. Il vaquait à son commerce avec ses fils.
L'un des deux jeunes ménages habitait un appartement dans une
maison neuve construite à quelque distance. M., sa fille et le
second ménage demeuraient dans la maisonnette où nous nous
trouvions, et qui était la propriété du père. Derrière l'immeuble
s'étendait une petite cour. Au fond de la cour se trouvait une
écurie, où logeait un grand vieux cheval encore robuste, mon-
ture d'artillerie achetée après réforme. Dans un autre petit corps
de bâtiment latéral étaient emmagasinés les sacs de farine. Nous
aperçûmes également une grande provision de tourteaux. M., en
même temps que de la farine, vendait en effet aux houblonniers-
des aliments pour leur bétail.
Bien que la famille M. fût une famille de pauvres trafiquants
subalternes et à moitié campagnards, la petite demeure n'avait
pas mauvais air. Une aspiration au confort, impuissante encore
mais véhémente, s'y manifestait. L'humble salon plaisait par ses
sièges de cuir et ses images aux cadres « modem style ». Dans les
chambres, les lits de noyer étaient recouverts de dentelles à la
main achetées, nous dit-on, lors d'un voyage à Dessau. La cuisine
était spacieuse et abondamment garnie d'ustensiles. L'électricité
était installée dans toutes les pièces. Les deux jeunes femmes
parlaient avec une nostalgie presque douloureuse des quelques
représentations théâtrales auxquelles elles avaient pu assister à
1. C'est l'habitude dos grands négociants en houblon de Nuremberg d'avoir ainsi sur
les lieux de production do depuis provisoires où leurs courtiers el agents niellent
le houblon.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 263
Nuremberg; les drames de Sudermann et la Salomé d'Oscar
Wilde, quelles avaient vu jouer kï Intimes Theater, avaient pro-
duit sur elles une violente impression.
La vie domestique et l'état desprit de ces trafiquants ruraux,
arrivés à la phase où le dénuement fait place à un humble com-
mencement de bien-être, eussent pu, à maints égards, prêter à
d'intéressantes observations de psychologie sociale. Nous n'avions
pas le loisir de nous y livrer. Et nous ne pouvons même ici
évoquer, dans leur signification curieuse, des gestes, des pa-
roles, des accents qui, lors de nos visites chez le courtier,
captivèrent notre attention et se fixèrent dans notre mémoire.
Nous revoyons encore le jour où la famille voulait atteler le
vieux cheval pour nous emmener faire, du côté de Spalt, une
promenade en voiture ; nous eûmes grand'peine à éviter cette
expédition, qui n'eût pas manqué de provoquer la méfiance
du brave Scheuerlein, auprès de qui nous poursuivions à ce
moment notre enquête. Dans nos souvenirs se dresse aussi
l'image du grand vieillard placide critiquant la règle sévère
qui ferme aux bruits du monde les nombreux couvents d'Au-
triche; et brusquement, l'idée de la valeur et de la richesse
primant toute autre considération, sa voix se faisait plus vi-
brante pour dire : « Ah ! si l'on pouvait estimer la somme que
valent tous les objets précieux qui sont enfermés dans ces
cloîtres ! » Nous apercevons encore la fille du vieux courtier,
un soir qu'elle se préparait à aller au pauvre bal de Georgensg-
nii'ind ; elle était costumée en Bohémienne; elle avait dénoué
ses cheveux noirs, et, couverte de paillons dorés, elle tenait
dans ses doigts L'obligatoire tambourin; le vieillard, attendri, la
contemplait en souriant; mais elle demeurait silencieuse et af-
fligée avec, au fond du regard, le mépris de l'indigente fête à
laquelle elle se rendait; du moins voyait-elle peut-être en
imagination les réjouissances plus somptueuses auxquelles,
grâce aux froids calculs et au Labeur acharné des hommes. La
suivante génération de la famille avait chance de participer.
Mais nous devons suivre notre propos et revenir au rôle des
courtiers de Georgensgmûnd dans le commerce du houblon.
264 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EX FRANCONIE.
Plusieurs courtiers et petits acheteurs intermédiaires ne se
contentent pas d'acheter le houblon aux cultivateurs de Spalt
et de leur vendre la farine, le grain et les tourteaux. Ils leur
débitent aussi des tuteurs, du fil de fer et delà ficelle. Voici qui
est mieux. Certains courtiers négocient, paraît-il, des prêts en
faveur des houblonniers. Et ceux-ci accusent leurs voisins, à
tort ou à raison, d'abuser de la situation, lorsque les intérêts
ne sont pas payés à échéance, pour exiger que le houblon
soit cédé à vil prix ! En même temps, les hypothèques s'accu-
mulent sur les biens, et il n'est pas rare qu'ils finissent par
être vendus judiciairement. Enfin, quand la récolte houblon-
nière a été bonne, les avisés Juifs de Georgensgmûnd promè-
nent souvent dans le pays de Spalt des articles d'habillement
et de nouveauté. Tous ces genres de négoce ne se trouvent pas
nécessairement réunis chez le même individu ; mais chacun en
exerce plusieurs et est capable de les pratiquer tous ; et les
différentes spéculations peuvent se partager entre les mem-
bres d'une même famille.
Georgensgmûnd est le camp, le quartier général, ou, comme
nous disait un houblonnier de Spalt, le « nid » des courtiers et
petits commerçants juifs adonnés à ces opérations multiples1.
Soit pour un motif soit pour un autre, il ne se passe pas de
journée sans que plusieurs de ces trafiquants aillent voir leurs
« clients » de Spalt. Prêts à accepter le moindre profit qui
s'offre, on voit certains d'entre eux entrer chez le paysan et,
après un débat plus ou moins long, en ressortir portant sur le
dos une simple balle de houblon. Les cultivateurs de Spalt,
tout en ne pouvant se passer d'eux et en faisant continuelle-
ment appel à leurs offices, parlent de leurs industrieux voisins
avec quelque amertume. Ils ne se résolvent pas à trouver na-
turel que tels d'entre eux, ayant débuté par ramasser les os et
les chiffons, possèdent aujourd'hui de petites villas.
De nombreuses raisons amènent les houblonniers de Spalt à
1. Non loin de la localité houblonnière de Lauf, l'on trouve, à Oltensoos. une
colonie de marchands juifs qui jouent, à l'égard des houblonniers du pays, le môme
rôle que les courtiers de Gcorgensgimind à l'endroit des houblonniers de Spalt.
LE GRAND COMMERCE DL" HOUIîLON A NUREMBERG. 26o
céder sans trop de discussions une bonne partie de leurs pro-
duits aux courtiers. L'on a eu plus haut l'occasion de faire
connaissance avec quelques-unes de ces raisons, qui ont trait
au genre de travail, au régime de propriété , à l'exploitation et à
l'outillage.
1° Les houblonniers de Spalt sont de chétifs producteurs,
spécialisés dans la culture d'un produit qui n'entre en rien dans
leur consommation; ils ont absolument besoin d'argent pour
acheter du pain ou de la farine, pour subvenir aux autres né-
cessités de la vie et pour rentrer dans les débours occasionnés
par une exploitation et un mode de récolte onéreux.
2° Ils ont également un pressant besoin d'argent pour payer
les intérêts des hypothèques que, en raison de l'irrégularité
du rendement et des profits, ils ont dû contracter lors des
mauvaises années.
3° Ajoutons que les houblonniers sont d'autant plus faci-
lement réduits à merci par le courtier que celui-ci est parfois
leur prêteur.
k° Les houblonniers, qui ne peuvent supporter les frais
d'installation de sécheries à feu, ne pourraient non plus faire
face aux dépenses qu'entraîne V établissement des ateliers de
soufrage où le houblon doit recevoir le traitement propre à lui
permettre de subir de longs transports sans s'altérer.
Une autre raison très grave, qui a trait à l'instabilité du
produit, vient resserrer les liens de sujétion du producteur :
5° En effet, le houblon ne se conserve pas longtemps1. Il
perd rapidement de sa qualité et, par suite, de sa valeur. Si les
cultivateurs peuvent caresser l'espoir, en attendant un peu, de
voir monter les cours, ils éprouvent à un degré bien plus vif la
crainte d'en arriver, s'ils attendaient trop, à vendre à bas prix
ou même à ne point vendre. Cette angoisse se traduit dans dif-
férents proverbes : « Le houblon est une marchandise dange-
reuse dans le grenier du producteur». « Ne laisse partir personne
1. Son huile essentielle se résinilie. Au bout d'un an, l'alléralion esl très avancée.
En raison de cette instabilité de lu marchandise, le commerce du houblon a des
rapports avec le commerce des fruits.
18
266 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
sans lui vendre quelque chose ». Et la vieille admonition :
« Der Hopf
Ist ein Tropf!
Und wer ihm traut,
Den nimmt cr beim Schopf! »
c'est-à-dire :
« Le houblon
Est un mauvais garçon !
Si vous vous fiez à lui,
Il vous empoignera par la perruque. ' »
Une autre raison encore a trait à l'extrême variabilité des
cours et à l'impuissance du petit producteur à apprécier tous
les facteurs qui en influencent le jeu.
6°. En effet, il n'est pas facile de se faire une juste idée du
résultat qu'entraînera la pression combinée des différentes ré-
coltes; le succès ou l'insuccès de la récolte de Saaz en Bohême,
celui de la récolte du Hallertau bavarois ont une répercussion
directe sur les prix du houblon de Spalt ; toutes les autres ré-
coltes allemandes, celles du Wurtemberg-, de Bade, d'Alsace,
de Posen, ainsi que les récoltes autrichiennes et hongroises pè-
sent d'un certain poids sur les cours des houblons franconiens;
enfin les grandes récoltes étrangères, surtout celles d'Angleterre
et d'Amérique, exercent une vigoureuse poussée; malgré la va-
riété et l'individualité des crus, la masse des houblons de tous
pays se distribue dans les vases communicants du grand com-
merce mondial, et il faut un regard singulièrement perçant pour
juger, au spectacle de son agitation tumultueuse, du niveau ap-
proximatif auquel s'établira l'équilibre de cette masse. Les nou-
velles, tantôt vraies, tantôt fausses ou tendancieuses, arrivent de
tous côtés; leur contenu est sans cesse remis en question par les
changements de la température durant les jours de la maturation
et ceux de la cueillette. Le cultivateur houblonnier ne dispose ni
1. Le houblonnier, durant les jours qui suivent la récolle, a l'esprit pour ainsi dire
écartelé par ces deux sentiments contradictoires : espoir de profiter d'une hausse en
attendant quelque temps, désir ardent de vendre le plus tôt possible. Salier a très
bien analysé cet état d'esprit.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 267
des moyens d'information ni des moyens de critique nécessaires
pour y voir clair au milieu de ce tourbillon1. Naïf et timoré, il
se laisse aisément dominer par les paniques. La difficulté de l'ap-
préciation est encore accrue par la rapidité avec laquelle, en
raison de l'instabilité du produit, se déroulent les transactions.
Enfin les résultats des diverses récoltes ne sont pas les seuls
facteurs à l'action desquels soient soumis les cours. Ces diffé-
rents facteurs composent l'offre* La demande n exerce jtas une
influence moindre et n est pas le produit de forces composantes
moins nombreuses. Elle est déterminée par les besoins, les dis-
positions et les prévisions de la brasserie. Et ces dispositions et
prévisions dépendent elles-mêmes de conditions changeantes ou
peu faciles à apprécier : prix de l'orge, température, prospérité
de la classe ouvrière, etc.
En dernier lieu, des raisons très graves, relatives au mode de
préparation et d'écoulement du produit, achèvent de juguler le
houblonnier :
7° Les cultivateurs ne peuvent la plupart du temps songer
à offrir leur houblon aux brasseries, parce que les grandes bras-
series modernes, telles qu'elles sont organisées, ne peuvent pas
payer comptant et même exigent des crédits prolongés. Le temps
est passé où le producteur allait à la porte de la petite brasserie
pour présenter sa marchandise 2.
1. Le Deutscher Ho/ifenbau Verein (Union Allemande pour la Culture du Hou-
blon) se donne une peine louable pour dissiper un peu les ombres qui enveloppent
le houblonnier. Cette société existe depuis trente-cinq ans, mais elle a été réorganisée en
1883. M. Rautius, conseiller agricole, propriétaire à Carlshof, a eu la plus grande part
dans cette œuvre. L'Union compte actuellement 2.000 membres, producteurs, bras-
seurs, etc. La cotisation est de 3 marks. Elle donne droit au service du journal.
C'est par ce journal que s'exerce surtout l'action de la société, qui a pour bu I :
1° de renseigner les membres sur les méthodes d'engrais et de fumure; 2° de les
tenir au courant des fluctuations du marché. Des dépêches spéciales rendant compte
des trois grands marchés de la semaine à Nuremberg sont en outre régulièrement
expédiées pendant la période intense des transactions. Le Deutscher Ilopfenbau
Verein possède en Allemagne 1 43 jardins d'expériences. Ses principales ressources se
composent des subventions servies par les gouverncmen'.s des différents Etats alle-
mands. Le budget des recettes est de 18.000 marks. Le siège de l'Union est à Nu-
remberg.
2. Quelques brasseries locales achètent leur houblon aux producteurs de leur voi-
sinage. Quelques grands brasseurs visitent aussi ou font visiter les contrées hou-
268 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN 1 RANC0NIE.
8° Les houblonniers ne peuvent penser à profiter des faci-
lités d'écoulement du produit sur les marchés lointains, parce
qu'ils n'y ont pas de relations et ne possèdent pas à ce sujet la
moindre orientation. Ils sont réduits à vendre dans le voisinage
ou à qui se présente à eux en personne. Tout au plus quelques-uns
d'entre eux peuvent-ils dans certains cas porter leur houblon sur
le marché voisin à Nuremberg-, où d'ailleurs, pour la raison qui
précède, ils n'ont pas souvent chance d'avoiraffaireaux brasseurs,
mais tombent ordinairement dans les mains des commerçants.
9° Enfin les cultivateurs seraient fort empêchés d'exporter
leur marchandise , parce que non seulement ils n'ont pas d'ateliers
de séchage au feu et de soufrage, mais encore ne disposent pas de
l'outillage coûteux nécessaire à l'emballage (presses à comprimer
et cylindres de métal).
II. — LES GRANDS NÉGOCIANTS ET EXPORTATEURS ISRAÉLITES
A NUREMBERG.
A Georgensgmiind, l'on traverse la couche sociale immédiate-
ment superposée aux houblonniers, celle des courtiers etipetits
acheteurs intermédiaires1. C'est à Nuremberg que s'étale l'assise
supérieure, celle des grands négociants et exportateurs. Il y a à
Nuremberg et à Fûrth une centaine de grandes maisons de hou-
blon; sauf trois exceptions, tous les propriétaires en sont israé-
lites. (Encore, sur les trois exceptions signalées, ne trouve-t-on
qu'un chef de maison qui soit de souche vraiment indigène ; les
deux autres sont issus, l'un d'une famille d'origine anglaise,
l'autre d'une famille d'origine autrichienne.) Ces grands négo-
ciants et exportateurs israélites jouent, à l'égard de la production
du houblon, le môme rôle que leurs congénères les grands expor-
blonnières. Mais cela n'est pas l'ordre habituel des choses. Pour des raisons techni-
ques et financières, la brasserie s'approvisionne en 'général auprès des grands négo-
ciants.
1. Insérés entre la culture houblonnièreet le grand commerce, ces intermédiaires
accomplissent une fonction analogue à celle des directeurs de petites fabriques de
Jouets à indépendance fictive qui servent de tampon entre la production artisane et les
grands commissionnaires en bimbeloterie. (Voir : Les Faiseurs de Jouets.)
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 269
tateurs de bimbeloterie à l'égard de l'industrie du jouet et des au-
tres petites industries franconiennes. Ils réalisent de plus grosses
fortunes encore que leurs émules, car ils traitent des affaires de
plus grande ampleur. Ils sont les Rois du Houblon. Il n'y a pas
d'ailleurs de cloison de séparation étanche entre les exportateurs
de bimbeloterie et les exportateurs du houblon; les uns et les
autres forment à Nuremberg au point de vue économique une
seule et môme classe dirigeante ; parfois l'on rencontre, parmi
les membres d'une môme famille, le type du grand négociant en
houblon et celui du grand négociant en bimbeloterie.
Donc c'est entre les mains de ces grands marchands juifs que
la récolte houblonnière finit par se concentrer peu à peu. Pompée
par une force d'aspiration irrésistible, elle s'engouffre à peu près
tout entière dans l'ombre de leurs vastes entrepots de houblon
{Hopfenlàger).
Pour comprendre le mécanisme de cette action dominatrice
des négociants juifs, il convient de Y analyser en l'envisageant
successivement sous ses trois aspects : l'aspect industriel, l'aspect
commercial et l'aspect financier.
III. — LA DOMINATION DES GRANDS NÉGOCIANTS ENVISAGÉE SOUS SON
ASPECT INDUSTRIEL : LE TRIAGE ET LASSORTIMENT, LE SÉCHAGE ET
LE SOUKRAGE, LA COMPRESSION DU HOUBLON ET L'EMBALLAGE EN
CYLINDRES MÉTALLIQUES.
Voici le houblon emmagasiné dans les grands Hopfenlàger.
Il y va subir une très importante manutention. Les balles sont
ouvertes et le houblon est précipité en tas pyramidaux sur les
planchers. On le porte alors sur des espèces de tamis à mouve-
ment mécanique, lesquels ne laissent passer que les cônes bien
cueillis; ceux qui l'ont été imparfaitement sont l'objet d'une
opération corrective L Le houblon de chaque provenance est
ensuite trié selon les degrés de qualité.
1. Les houblons des crus célèbres (Spalt, Saaz), qui ont été cueillis avec un soin
extrême et enfermés en sacs scellés sous le contrôle des municipalités, n'ont pas
besoin d'être criblés et ne subissent pas en général ce traitement.
270 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN PRANCONIE.
Le houblon de chaque provenance, même trié en qualités,
demeure tout d'abord séparé des houblons d'autres provenances.
Dans bien des cas cette séparation n'est que momentanée. Lors-
qu'il ne s'agit pas de « provenances » célèbres ou nettement
individualisées, le négociant mélange des houblons d'origines
diverses, mais de qualités et de caractères analogues. Ou même
il fond ensemble des produits différents, mais qu'il juge opportun
de « couper » les uns avec les autres. Le négociant se met ainsi
en état de fournir aux brasseries, quand elles n'exigent pas un
houblon de « provenance » déterminée, le « type » de produit
qui convient le mieux à leurs besoins. Ou bien, si le hou-
blon de la « provenance » qu'elles préfèrent a été récolté cette
année-là en quantité insuffisante, le négociant s'arrange pour
donner du moins aux brasseries un « type » qui s'en rap-
proche1.
Plus ou moins vite et selon l'aspect qu'ils présentent, les hou-
blons doivent être soumis au séchage par le feu dans les appa-
reils appelés Darren, qui sont chauffés au charbon de bois
et émettent une chaleur mesurée et régulière2. lTn grand
nombre de houblons, notamment ceux destinés à l'exportation,
doivent par surcroit être soufrés3. A cet effet une certaine
quantité de fleur de soufre est jetée dans le foyer quelque temps
après le commencement de l'opération du séchag-e, et des dispo-
sitifs appropriés permettent aux vapeurs d'acide sulfureux d'agir
sur le houblon. Grâce au séchage par le feu et au soufrage, le
houblon se trouve parfaitement séché et est mis en état de ré-
sister aux parasites. Le soufrage a en outre pour résultat d'amé-
1. Dans le commerce des houblons la ligne de démarcation est d'ailleurs très Im-
précise entre le mélange légitime et la fraude. 11 ne manque pas de voix pour affir-
mer que l'ombre des Hopfenl/igcr couvre des opérations de transformation auda-
cieuses et que le houblon y subit les plus surprenants changements d'état civil.
2. La nécessité du séchage par le feu et du soufrage, comme l'urgence d'y procé-
der plus ou moins rapidement sont appréciées par le chef du Ilopfenhïger. Cette
nécessité et cette opportunité varient selon la qualité du houblon, selon sa destina-
tion, selon le temps qu'il devra attendre son emploi, selon le degré d'humidité de
l'été, etc..
3. Sur la manutention du houblon, voir : Fruwirth, Hopfenbau und Hopfenbe-
handlung (Culture et Préparation du Houblon). Thaer-liibliotheh, Berlin. 1888.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 271
liorer l'aspect de la marchandise et de lui donner une couleur
uniforme1.
Le houblon d'exportation doit enfin être comprimé énergi-
quement et introduit dans des cylindres de métal , sur les-
quels on visse des couvercles qui les ferment hermétique-
ment2.
Toutes ces opérations industrielles sont assumées par les
commerçants, et la technique en a été d'ailleurs peu à peu créée
par leur intelligente initiative. Les petits producteurs seraient
fort en peine de se charger de cette manutention, car l'outillage
qu'elle nécessite est des plus coûteux. Les Hopfenlùger, vastes
édifices à cinq ou six étages, représentent déjà une valeur con-
sidérable. Les appareils de séchage et de soufrage agencés à
l'intérieur valent aussi des sommes très importantes. Tels qu'ils
sont, les Hopfenlager, avec les longues cheminées rondes ou
quadrilatérales qui les couronnent, et par où s'échappent la fu-
mée du charbon et les vapeurs de l'acide sulfureux, prennent le
caractère d'usines. Les presses mécaniques à comprimer le hou-
blon y tiennent encore une place éminente. Les cylindres métal-
liques, dont le coût est fort élevé, sont en outre la propriété du
négociant et sont seulement prêtés par lui aux brasseries. Tout
ce matériel représente donc un capital imposant. La possibilité de
l'acquérir marque de prime abord une différence énorme entre
le grand commerçant capitaliste et le petit producteur indigent.
Enfin la possession de cet outillage par le négociant contribue à
1. Aussi accuse-t-on les négociants de profiter du soufrage pour masquer les mé-
langes illégitimes (houblons lourds et légers, jeunes et vieux, etc.). Ce fut même long-
temps un motif supplémentaire de défiance contre le soufrage. En tout cas, il est
acquis aujourd'hui que, si le soufrage peut aider à dissimuler la fraude, il constitue
en lui-même une opération utile; et les négociants, en la mettant en pratique, ont réa-
lisé un important progrès technique.
2. Non seulement les cylindres de houblon comprimé permettent de transporter
au loin la marchandise dans les meilleures conditions, mais encore ils facilitent sa
conservation dans les brasseries. Les brasseurs emmagasinenl les cylindres dans leurs
caves frigorifiques. (11 est à noter que plusieurs maisons, dont l'une des trois mai-
sons non juives, revendiquent l'honneur d'avoir eu l'initiative du procédé.)
A l'heure actuelle, on comprime le houblon dans des sacs, et l'on enfonce les sacs
dans le cylindre. Il est facile ensuite aux ouvriers de la brasserie d'extraire les sacs
au moyen d'un crochet.
272 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
affermir le monopole de celui-ci et aggrave la dépendance du
houblonnier.
Au retour des « jardins de houblon » où travaillent Scheuer-
lein et ses émules, il est curieux de pénétrer dans un de ces
Hopfenlàger dont le caractère mixte participe à la fois de l'en-
trepôt et de l'usine1. Nous revoyons celui des Gebrùder Y... L'un
des frères, qui s'occupe spécialement à Nuremberg de la partie
commerciale de l'entreprise, quitte avec nous son bureau et va
frappera la lourde porte du Liiger. Un autre frère, préposé à la
direction de l'entrepôt2, crie un ordre de l'intérieur. Après un
moment d'attente, la porte s'ouvre. L'on a presque l'impression
de voir s'abaisser le pont-levis d'une sorte de château fort com-
mercial. Le chef du Làger nous guide à travers son empire. Une
ombre relative y règne. Un silence presque absolu y plane. L'on
discerne la cage de l'ascenseur électrique, qui porte sans bruit
les balles de houblon à tous les étages. Nous passons devant la
chambre de fumigation où s'opère le soufrage. Et, plus loin,
travaille sourdement la presse électrique, puissante et silencieuse
ouvrière acharnée à comprimer sans fin le houblon. A travers
les espaces obscurs, parmi l'odeur amère, le chef du Làger
marche d'un pas ferme. C'est un type de Sémite vigoureux, à la
barbe courte et drue, au regard énergique, au front altier. Un
désir le prend de montrer les profondeurs cachées de son petit
royaume et de mettre au jour les forces dissimulées qu'il recèle.
Il appuie sur des boutons, fait jaillir des clartés. « Que fais-tu? »
dit l'autre frère, d'un ton mi-étonné mi-rieur. Mais le premier
n'écoute point, continue de presser les boutons et d'illuminer
1. L'on pourrait faire un parallèle entre les fonctions industrielles assumées par
les grands négociants en houblon et les fonctions industrielles exercées en l'ranconie
par les grands négociants en bimbeloterie (montage, assemblage, groupement des
jouets, etc.).
2. Un troisième frère est établi à New-York, où il dirige la succursale de la mai-
son.
Dans les familles de grands marchands de houblon, il arrive ainsi très fréquent-'
ment que l'un des frères se consacre à la partie technique de l'entreprise (gouverne-
ment du Hopfenlàger), tandis qu'un second s'occupe à Nuremberg de la partie
commerciale et que d'autres frères assurent la vente a l'étranger ou dirigent les suc-
cursales étrangères.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 273
des coins sombres. Et partout des rangées de balles de houblon
surgissent, comme les alignements de mystérieux régiments de
réserve — embusqués en attendant leur heure — et qu'on lancera
dans l'action à l'instant décisif, l'instant de la hausse des cours.
IV. LA DOMINATION DES GRANDS NEGOCIANTS ENVISAGEE SOUS SON
ASPECT COMMERCIAL : LE HOUBLON, « ARTICLE DE SPÉCULATION »
PAR EXCELLENCE. CAUSES ET CONDITIONS DU MONOPOLE DES GRANDS
MARCHANDS JUIFS.
Dans ces grands Hopfenldger de Nuremberg (dont beaucoup
contiennent, au mois de septembre, pour plus d'un million et
demi de marks de marchandises), ce ne sont pas seulement les
balles de houblons franconiens proprement dits ou bavarois qui
s'alignent. Il s'y accumule aussi des houblons bohémiens et des
houblons des autres régions productrices de l'Autriche-Hongrie.
Il s'y entasse des houblons russes. Il s'y amoncelle enfin et sur-
out, à côté des houblons du pays, des houblons du Wurtemberg,
de Bade, d'Alsace et delà province prussienne de Posen. Nurem-
berg n'est pas seulement le centre géographique du commerce
des houblons de la Franconie et de la Bavière, principales et
plus célèbres régions de culture du houblon allemand. Nuremberg
est davantage. Il est le grand centre du commerce des houblons
allemands en général^. Les conditions toutes particulières de
la culture, la dispersion extraordinaire des places d'écoulement
et les formes infiniment variées sous lesquelles la demande se pro-
duit de la part des brasseries appelaient nécessairement la consti-
tution d'un vigoureux organe central de commerce. Cette sorte de
cerveau du commerce des houblons allemands s'est peu à peu dé-
veloppé à Nuremberg . Là les houblons sont rassemblés, emma-
gasinés, triés, assortis, séchés, soufrés, comprimés, emballés,
1. Sur le commerce des houblons, voir : von Saher, La Cul hue et le Commerce
pratiques des Houblons {Der Praktische Hopfenbau und Hopfenhandel), Tro-
witzsch et fils, édit., Francfort- aur-I'Oder, 1861... et tout particulièrement : Emil
struve, Le Commerce des Houblons (Der Hopfenhandel), Paul Parey, édit., Berlin,
1891... etc.
-1~<\ LES CULTIVATEUR DE U0UBL0N EN FRANCOME.
transformés en marchandise appropriée aux convenances du client
et immédiatement utilisable. Et de là les houblons sont dirigés
en tout sens sur les brasseries. Cela n'empêche point, bien en-
tendu, qu'il s'accomplisse des transactions importantes sur les
places de production et que beaucoup de houblons quittent les
houblonnières pour aller directement dans les brasseries du voi-
sinage. Mais, si l'on considère l'ensemble des phénomènes, la
centralisation du commerce des houblons à Nuremberg n'en est
pas moins un fait considérable et des plus saisissants1. Effective-
ment, dans la majorité des cas, le houblon allemand passe par
Nuremberg, et décrit ainsi bien souvent un grand circuit, pou;-
aller des « jardins de houblon » jusqu'aux cuves du brasseur.
Tels, par exemple, ces houblons de Posen qui viennent se ven-
dre à Nuremberg pour aller ensuite aromatiser le moût des bras-
seurs berlinois. L'on conçoit que cette circulation territoriale du
houblon, ces mouvements de convergence vers le centre du né-
goce, puis de rayonnement vers les places de consommation,
ajoutent leur effet à celui des autres circonstances pour accen-
tuer le caractère du produit comme grand article de commerce.
Le royauté de Nuremberg sur le commerce houblonnier
s'est constituée sous l'action combinée des conditions naturelles
et de l'initiative d'individualités capables et énergiques. Cette
domination s'exerça d'abord sur les houblons franconiens et ba-
varois. Puis elle s'étendit graduellement aux houblons d'autres
provenances. Dès que le courant se dessina, les pouvoirs publics,
de commune et d'État, intervinrent avec empressement pour s'ef-
forcer de le régler et de le canaliser selon leurs conceptions nor-
matives. Mais cette intervention, bien que renouvelée avec obsti-
nation et par des moyens divers, se heurta à des obstacles
inattendus et excessivement résistants. Finalement les pouvoirs
publics durent céder et abandonner les transactions à leur
1. Voir le graphique frappant d'Emile Struve dans son llopfvnhandel. En repré-
sentant la production des différents centres lioublonnicrs par des cercles de Surface
proportionnelle, et en figurant les mouvements de convergence des marchandises sur
Nuremberg par des tlèches de diverses largeurs, l'auteur a rendu sensible ce rôle
absolument prépondérant de la grande ville franconienne dans le commerce des
houblons allemands.
LE (iRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. Zi>
libre cours. Il n'y a rien de plus curieux que la suite de ces com-
bats entre l'esprit de réglementation et les énergies créatrices de
la réalité et de la vie : le premier, animé des meilleures inten-
tions, mais échouant à vouloir prévoir les contre-coups des faits;
les secondes, procédant avec une sombre logique à demi incons-
ciente et très différente en tout cas de la logique rationnelle, et
développant leurs œuvres farouches et grandioses par une irré-
sistible succession de démarches inattendues. L'objectif des
pouvoirs publics fut, dès la première heure, la constitution d'un
marché réglementé. En 1833, l'État bavarois consulte toutes les
municipalités du bassin de la Rézat sur l'opportunité d'instituer
des marchés houblonniers. En 1844, dans la province du Haut
Palatinat, voisine de la Franconie, la ville d'Amberg, devançant
Nuremberg, veut organiser un marché des houblons. Les pres-
criptions essentielles, qui se répéteront deux ans plus tard dans
l'Ordonnance du marché de Nuremberg, sont : défense, faite à
plusieurs lieues à la ronde, de traiter des affaires ailleurs que sur
le marché; limitation de la faculté de revendre plusieurs fois la
même marchandise; publication officielle des prix; assujettisse-
ment de toutes les opérations au contrôle municipal ; interdiction
du soufrage, etc., etc.. Après Amberg, la ville de Bamberg
(Haute Franconie) songe aussi à fonder un marché des houblons.
C'est alors que Nuremberg se décide à entrer en scène. La Dé-
légation des commerçants delà ville se prononce, sous certaines
réserves, pour l'institution d'un marché. Il en est de même de
la Chambre de commerce de Moyenne Franconie, qui siégeait en
ce temps-là à Ansbach. Mais, très judicieusement, la Chambre
met la municipalité en garde contre des réglementations trop
étroites : « Plus vous lui laisserez de liberté, d'autant mieux le
commerce du houblon fleurira, étant donnée surtout la brièveté
de la période annuelle pondant laquelle ses phases se déroulent. >j
La contrainte imposée aux acheteurs nurembergeois d'indiquer
les prix payés par eux pour des acquisitions de houblon effectuées
en d'autres localités, provoque les critiques de la Chambre de
commerce. Elle objecte la mobilité incessante des cours. Quoi
qu'il ensuit, le Marché est organisé en 1846. On a édicté les mè-
276 LES CULTIVATEURS DU. HOUBLON EN FRANCON'IE.
mes défenses qu'à Amberg ; il a été en outre rigoureusement in-
terdit de soufrer et de mélanger les houblons. Le 1er septembre,
a lieu le premier marché. Le 3 septembre, l'officier de police
constate mélancoliquement l'insuccès pratique de l'ordonnance.
Tous les marchands ont déclaré unanimement ne pouvoir faire
connaître les prix payés par eux. Un expert de Bamberg a fait
remarquer que les producteurs apportent très rarement eux-
mêmes leur houblon sur le marché. Hic jacet, inscrit en marge
du rapport le crayon d'un conseiller de ville. Fort embarrassée,
la municipalité consulte encore la Délégation des commerçants.
Celle-ci émet des appréciations presque ironiques. Struve ob-
serve que les termes de cette réponse montrent combien le grand
négoce du houblon s'était déjà développé à Nuremberg et quelle
importance il avait prise au sein de la Délégation. L'intérêt du
producteur comme de l'acheteur, affirment les délégués, est de
tenir les prix secrets. Ah ! vous aviez cru, disent-ils en substance,
que les cultivateurs allaient convoyer leurs produits sur le mar-
ché et que les brasseurs allaient s'y rassembler pour couvrir leurs
besoins! Ne savez- vous donc pas que le brasseur aisé va choisir
son houblon sur les lieux de production? Quant au petit brasseur,
ignorez-vous qu'il ne peut acheter qu'à crédit et ne paraît point
sur le marché ? Les délégués font ressortir vivement cette circons-
tance que le marché attire à lui seulement les houblons des en-
virons immédiats de Nuremberg, qui ne sont point les meilleurs
houblons. Spalt, voire Hersbruck et Altdorf-Ville ne se montrent
pas. Le marché n'est donc visité que par les négociants qui re-
cherchent les sortes ordinaires ; et cela devrait suffire pour dé-
couvrir le danger de publier, afin qu'ils servent de point de départ
à des conclusions erronées, les prix pratiqués sur la place.
Après quelques années de contlits, non seulement toutes ces
tentatives de réglementation avaient avorté, mais encore elles
avaient eu pour résultat imprévu de hâter l'évolution d'où est
sortie la domination des grands négociants en houblon. Inquié-
tés dans la liberté de leurs mouvements, ceux-ci avaient en effet
rassemblé leurs forces et déployé une activité étonnante. Ils
s'étaient fait de plus en plus représenter sur les lieux de pro-
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 277
duction, y avaient ouvert des dépôts pour emmagasiner la mar-
chandise, avaient enveloppé la culture dans des fdets savam-
ment tendus. A Nuremberg, ils avaient commencé d'édifier leurs
Loger, et, dans l'intérieur de ceux-ci, travaillé avec une ap-
plication infatigable à améliorer la technique du séchage et
de l'emballage. Aussi n'exagérions-nous pas tout à l'heure en
évoquant, à propos des Hopfenlager, l'idée de forteresses.
Ils furent vraiment les places fortes où le grand négoce se bas-
tionna. Fort de son expérience, de ses relations, de ses capitaux
et de sa connaissance de la nature des choses, il put braver,
tout en s'en amusant par instants, l'agitation réglementatrice
que les agents des pouvoirs publics étalaient sur la Halle aux
Houblons de plus en plus délaissée et solitaire. En même temps,
les négociants mettaient à profit le développement des trans-
ports. Ils étendaient le champ de leurs entreprises à toute la
production allemande et autrichienne. Et ils se servaient des
chemins de fer et des bateaux à vapeur pour amorcer l'expor-
tation en tous pays. Ils ouvraient le souple éventail de leurs
agences commerciales. Enfin, par cela même, ils fondaient les
marchés en un seul; démolissant l'idéal administratif d'un
marché national, ils lâchaient sur les cours de la récolte bava-
roise, toute vive, la pression des récoltes étrangères. Et, der-
rière ce négoce de premier plan, à l'allure déjà dominatrice,
tout un commerce accessoire de Juifs secondaires pullulait, dont
les manœuvres donnaient lieu à des commentaires sans fin et
dont les abus soulevaient parfois des protestations véhémentes.
L'on s'indignait d'apprendre que, dans les tavernes de la Caro-
linenstrasse, les affaires clandestines brassées par ces trafiquants
fussent plus importantes que les transactions officielles du Mar-
ché. Mais ni les clameurs ni les mesures de répression n'y
changeaient rien. Il semblait que le commerce juif du houblon
se développât avec la marche régulière et irrésistible d'un
grand phénomène de la nature. La tourbe des trafiquants mi-
nuscules ne contribuait pas pour une part négligeable à cette
invincible propagation. Leur opération collective paraissait
manifester quelque chose de puissant et de fatal, rappelant les
^78 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
ouvrages de certaines colonies animales. Par une force destruc-
tive de termites, ils ruinaient l'échafaudage de la réglementa-
tion. Et, au contraire, par une sorte d'activité madréporaire, ils
édifiaient lentement les assises du grand commerce. Même ils
s'organisaient peu à peu dans son plan, coordonnaient leur ac-
tion avec la sienne. Ils lui fournissaient des instruments de re-
lation pénétrants et tenus. Ils prolongeaient sa vigilance jusque
dans les profondeurs et se constituaient à son usage en innom-
brables tentacules exploratrices.
En 1855, l'État bavarois demanda brusquement à la munici-
palité de Nuremberg de le renseigner sur la manière dont la
réglementation du marché était assurée. La municipalité ré-
pondit sans ambages : « L'expérience a montré, déclara-t-elle,
que Von ne peut prescrire au commerce du houblon des chemins
obligatoires. Depuis plusieurs années, il n'y a, à proprement
parler, plus eu de marché. Le commerçant va au-devant du
producteur; par conséquent, l'on ne sent plus le besoin d'un
marché... Le commerçant préfère se bâtir ses propres greniers
plutôt que d'utiliser ceux de la Halle. Il vend directement, de
son Làger même, à des acheteurs qui, selon les cas, se trouvent
sur la place ou en dehors ». L'État consentit à quelques modifi-
cations, mais persista, sur le fond, dans sa manière de voir. En
1856, la municipalité demanda son avis au Conseil de Com-
merce de la ville. Celui-ci émit une opinion mitigée. De leur
coté, les négociants en houblon avaient élevé très haut la voix
dans une pétition à la municipalité où ils rappelaient leurs
services et se réclamaient de la doctrine du Laissez faire. La
municipalité conféra longuement avec les principaux' de ces
grands marchands houblonniers, avec les Scharrer, les Kohn,
les Strumpf et les Mayer. Après mûre réflexion, elle formula la
conclusion qu'un marché obligatoire n'était possible que s'il
était — chose bien difficile à réaliser — pourvu d'immenses gre-
niers et muni de l'outillage et du personnel technique néces-
saires pour pratiquer le séchage, la compression, l'emballage
et le camionnage. La municipalité avouait aussi que les prix
du houblon étaient par essence infiniment changeants et qu'ils
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 279
variaient en outre selon les conditions de paiement. Conformant
sa conduite à son jugement, la municipalité, par une conclusio
plenis, décida donc l'abolition du marché obligatoire1.
L'examen approfondi auquel ils s'étaient cette fois livrés
avait fait beaucoup réfléchir les conseillers de ville. Dans l'ex-
posé des motifs, ils exprimaient des vues perçantes sur la na-
ture manifestée peu à peu par les affaires en houblons : « Les
transactions en houblons portent sur une marchandise qui
souvent, en l'espèce, a une valeur purement subjective et seu-
lement peu ou point de valeur intrinsèque. Par conséquent,
elles ne peuvent être a/faires de marché que là où l'on vend di-
rectement au consommateur et où la valeur intrinsèque repa-
rait. Mais là où, comme à Nuremberg, la valeur subjective
passe au premier plan, les transactions en houblons ne s'accom-
modent plus du régime du marchr, mais sont au contraire ap-
propriées au régime de la Bourse. La très grande mobilité des
cours est la condition du commerce des houblons, qui s'appa-
rente par des rapports multiples au commerce des actions et
papiers. »
Les conseillers de ville avaient cette fois mis le doigt sur l'un
des points centraux du problème. La variabilité extrême des
cours du houblon! Nous avons déjà fait ressortir plus haut toute
la portée de cette circonstance, et nous avons montré quelle
est engendrée elle-même par la multiplicité, la mobilité et la
contingence des facteurs qui agissent sur la culture et la consom-
mation du houblon (influence décisive des conditions atmos-
phériques pendant les jours précédant immédiatement la cueil-
lette, quantité et qualité très différentes chaque année des ré-
coltes des divers pays, persistance de stocks inconnus dans les
chambres de réserve des brasseries, auspices tirés de l'ardeur
plus ou moins vive de la température et de la situation plus ou
1. En 1858, l'État manifesta à la municipalité son mécontentement de la décision
prise. Néanmoins il masqua bientôt sa retraite en ouvrant une nouvelle enquête de
durée indéterminée.
Le marclié obligatoire se trouvait définilivemenl aboli. Quelque temps auparavant,
avait été abolie l'obligation de publier les prix. Enfin l'interdiction de soufrer
lui limitée désormais aux houblons destinés à la brasserie nationale.
280 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN KRANC0NIE.
moins prospère des classes laborieuses en vue de préjuger de
l'importance probable de la consommation de la bière, etc., etc.
L'impossibilité de fixer à aucun moment un niveau au flot
ondoyant et capricieux que forment les prix du houblon, voilà
ce qui rend si aiguë cette question du houblon, laquelle, dans
les pays où ce genre de culture est particulièrement développé,
constitue, comme le dit Struve, un sérieux morceau de la ques-
tion sociale. C'est de l'écart considérable existant souyent entre
le prix consenti au cultivateur par le négociant et le prix
finalement payé au négociant par la brasserie que se plaignent
les houblonniers avec une régularité douloureuse et monotone.
Et c'est afin de diminuer cet écart eu mettant en contact les cul-
tivateurs et les brasseurs que les pouvoirs publics, animés des
meilleures intentions du monde, s'étaient obstinés dans la lutte
où nous les avons vus épuiser leur bon vouloir et leurs moyens
de contrainte. Nous apercevons maintenant pourquoi la force
des règlements devait s'évertuer en vain à régler un tour-
billon aussi compliqué et aussi déconcertant.
Cette mobilité et cette fluidité des cours incitaient violemment
à la spéculation. Et c'est justement là une des raisons principales
qui permettent de comprendre pourquoi les Juifs se sont si forte-
ment intéressés au commerce des houblons et pourquoi ils y ont
si brillamment réussi. Le houblon est vraiment un grand « article
de spéculation », comme les pierres précieuses, les plumes d'au-
truche, etc. Seulement, ce qui donne au cas un caractère très
grave et très dramatique, c'est que le houblon (comme élément
de la bière) est en même temps dans les pays du Nord un article
de grande consommation et môme, peut-on dire, un article
essentiel d'alimentation.
Comme, en raison de l'instabilité du produit, l'activité des
transactions se trouve resserrée et en quelque façon ramassée
dans le champ réduit d'une courte période de temps, les ascen-
cions, les chutes et les rebondissements des cours s'en trouvent
encore précipités et les sautes des prix s'en l'ont sentir d'une ma-
nière encore plus violente. Stamni écrivait, à une date déjà
lointaine, « que les transactions s'opèrent avec la même rapi-
LE GRAND COMMERCE DL" IJOL'BLON A NUREMBERG. 281
dite et la même passion qu'à une table de jeu »'. Qu'eût- il dit
aujourd'hui?
Merveilleux spectacle! Ces cônes de houblon, si laborieuse-
ment mais si paisiblement cultivés par Scheuerlein et ses émules,
les voilà , dès qu'ils sont envolés des tiges et qu'ils ont quitté les
mornes campagnes, les voilà qui revêtent le caractère fantasti-
que de valeurs de Bourse, les voilà qui se transfigurent inces-
samment à la lumière changeante des cours, les voilà qui entrent
pour y tournoyer dans la sarabande terrible de la spéculation !
Les négociants, tirant parti de cette rapidité extrême des
transactions, contribuent encore, par leurs manœuvres tour
à tour savantes ou hardies, à rendre les cours plus instables.
Par là ils réduisent le petit cultivateur à une situation encore
plus précaire, car, si celui-ci est impressionné dans son budget
par les fluctuations des prix, le résultat final se traduit bien
rarement pour lui par un bénéfice appréciable2. Toujours à
court d'argent, il n'a guère la possibilité, malgré son véhé-
ment désir de profiter d'une hausse, d'attendre ni de saisir l'oc-
casion favorable. Les choses s'ordonnent de telle manière qu'il
doit habituellement se contenter de la portion congrue. Retenu
par des attractions, des pesanteurs et des servitudes invisibles,
il retombe lourdement au zéro de l'échelle le long de laquelle
les négociants jouent. L'échiné courbée du pauvre houblon-
nicr n'est que le tremplin sur lequel le démon de la spéculation
prend son élan (pour accomplir des sauts qui méritent du reste
le nom de sauts périlleux, car les marchands risquent parfois
de se ruiner au cours de ces opérations toujours hasardeuses).
Portant aux pieds les fers de l'hypothèque, paralysé par un be-
soin d'argent chronique, le cultivateur ne peut remuer et doit se
borner à fournir, aux évolutions vertigineuses des spéculateurs,
1. Fernand Slamm, L< livre du Houblon (pris Buch vom Hopferi), Saaz. I85i.
2. Aux environs de 1882, c'est-à-dire au moment où se dessina le grand essor de
la brasserie bavaroise et où l'exportation de la bière et du houblon prit une grande
extension, les producteurs purent bénéficier des mouvemeuts de hausse; il y cul
notamment quelques beaux jours pour les habitants de Spalt. Puis le grand com-
merce se développa avec tous ses organes intermédiaires, et les honblonniers se trou-
vèrent de moins en moins à même de profiter des fluctuations des cour*.
19
282 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN KRANCONIE.
la base résignée et immobile de son labeur minutieux et maigre-
ment rétribué.
A peine la récolte terminée, les jeux épiques de la spéculation
commencent. Se mettent à la hausse les négociants qui ont déjà
fait leurs emplettes et une foule de petits acheteurs qui se sont
pourvus de marchandises sur les lieux de production. Nos haus-
siers adjurent le houblonnier de se réserver; d'une manière
ostentative, ils concluent à des prix élevés quelques transactions1.
Prennent position à la baisse les commerçants qui n'ont pas
encore terminé leurs acquisitions et aussi les intermédiaires qui
ont vidé leur provision plus tôt qu'ils ne s'y attendaient. Le
pauvre houblonnier franconien, effaré, se trouve pris entre deux-
feux et ne sait où donner de la tête. L'élan véhément de son âme
le porterait à se ranger sous l'étendard du parti de la hausse.
Mais il a besoin d'argent; il craint que sa marchandise ne se dé-
tériore; parfois il a déjà dû par avance enchaîner sa liberté: et,
quelque envie qu'il en ait, il n'a plus le loisir de rallier le canon
des haussiers. Les expressions propres à la peinture des combats
viennent d'elles-mêmes sous la plume lorsque l'on veut retracer
ces mêlées. C'est qu'en effet ce sont des sortes de batailles, dans
lesquelles il faut, pour triompher, être capable de décision sûre
et rapide. Non seulement l'on doit apprécier vite et en détail
tous les houblons présentés, mais en même temps il ne faut pas
perdre de vue un seul instant la situation générale du marché et
il est nécessaire de faire front immédiatement par l'exécution de
plans nouveaux aux combinaisons de la contre-spéculation. Et
l'on a par surcroît à déterminer constamment l'importance pro-
bable des besoins de la brasserie (au moyen d'inductions diverses,
comme par exemple celles qui sont basées sur le nombre de
cylindres vides retournés par les brasseurs étrangers, etc., etc.).
L'un des moyens les plus efficaces employés par les négociants
en houblons pour aider au succès de leurs plans, c'est la publi-
cation de nouvelles. Elle se manifeste sous la forme de bruits
habilement répandus, et d'une profusion de rapports imprimés :
1. Voir Struve, op. cil., liage 83.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. -N.'5
articles de journaux, bulletins, dépèches, circulaires. Struve a
dessiné avec finesse les « schémas » de cette publicité tendan-
cieuse. Avant la récolte, les rapports ont un caractère de préci-
sion botanique et météorologique; ils décrivent l'état des plan-
tations dans les divers pays. Volontiers « ils font sonner aux
oreilles du houblonnier une note pessimiste ». La qualité de son
houblon laissera à désirer cette année, lui assure-t-on! La ré-
colte des autres pays, notamment celle de la Bohême, s'annonce
comme très abondante ! Et d'ailleurs les brasseries n'ont pas de
grands besoins, car leurs stocks sont encore considérables. Toute
cette musique a pour but de convaincre le houblonnier qu'il
devra s'estimer heureux de pouvoir sans tarder se débarrasser de
la marchandise au plus juste prix. Dès que les houblons sortent
des greniers du producteur, un autre leit motiv retentit à
l'orchestre : le produit a été mal séché, il se présente dans de
mauvaises conditions. Cependant les Loger des commerçants
commencent à se remplir. Alors ceux-ci font signe à leurs instru-
mentistes d'attaquer d'autres airs. Le concert s'adresse cette fois
aux brasseurs. Il s'agit de leur donner à penser que c'est le mo-
ment d'acheter ou jamais. « L'Angleterre et l'Amérique envoient
des ordres multipliés et menacent de nettoyer la place. » « En
particulier, les sortes fines vont manquer. » L'orchestre des
haussiers a ordre de couvrir de ses fanfares les bruits de baisse,
jusqu'à que ceux-ci deviennent malgré tout perceptibles. Les
sonneurs de trompes se résolvent alors à admettre la baisse, mais
affirment de la façon la plus tonitruante qu'elle se limite aux
sortes de houblon inférieures. « Les bons houblons verts, cla-
ment-ils en chœur, sont plus que jamais recherchés; ils con-
tinuent d'être payés de hauts prix, et d'ailleurs commencent ;ï
se raréfier. » Les négociants juifs mettent en œuvre avec une
incomparable maestria toutes ces ressources de la publicité, qui
apparaissent entre leurs mains, ainsi que l'observait assez juste-
ment un de leurs adversaires, comme quelque chose d'analogue
aux artifices de l'ancienne sorcellerie. Craintes évoquées, es-
poirs allumés, obsession peu à peu invincible des affirmations
obtenue par la répétition obstinée, il y ;i là en effet une espèce
284 LES CULTIVATEURS DE U0U15L0N EX FRANCONIE.
de sorcellerie psychologique qui vise à subjuguer l'homme en
impressionnant sa suggestibilité et en profitant de la faiblesse de
sa mémoire et de son jugement pour magnétiser ses passions in-
téressées et pour aimanter son vouloir.
Il va de soi que les combinaisons des spéculateurs sont infi-
niment moins simples qu'il n'apparaîtrait d'après le résumé qui
précède; nous nous bornons ici à caractériser les phénomènes à
grands traits. Tels négociants trouvent leur avantage à ne com-
pléter leurs achats qu'après avoir recueilli d'avance un certain
nombre de commandes auprès de la brasserie1. Tels spéculateurs
jouent à la fois à la hausse et à la baisse et pratiquent des sortes
d'opérations à cheval en prenant des positions diverses à
l'égard des diverses sortes de houblons. Dans le commerce des
houblons aussi bien qu'à la Bourse des valeurs, le sombre et ma-
gnifique génie de la spéculation rencontre un espace suffisant
pour déployer largement toute l'envergure de ses robustes ailes.
Cependant les négociants en houblon, en même temps qu'ils
sont de grands spéculateurs, sont aussi, il ne faut pas l'oublier,
de grands commerçants dans toute la force du terme. C'est seu-
lement d'une manière provisoire que le produit se transforme
à leurs yeux en quelque chose d'abstrait analogue aux valeurs
de Bourse. Assurément il existe un certain nombre de négo-
ciants intermédiaires et de revendeurs qui pratiquent à peu près
uniquement le « commerce de place » et se contentent de spé-
culer sans jamais entrer en rapport avec la brasserie. Mais toutes
les grandes maisons sont représentées sur les lieux de produc-
tion et d'autre part visitent directement les brasseurs. Le hou-
blon, au moment de l'achat à la culture, comme au moment de
la vente à la brasserie, est bien envisagé avant tout par les
grands négociants comme l'ingrédient destiné à la fabrication
de la bière.
Des « acheteurs » de métier, homme de confiance des mandes
maisons, parcourent les villages houblonniers et traitent avec
l. Voir Struve, op. cil., j>. 110.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 28o
les cultivateurs. La plupart du temps ces « acheteurs » profes-
sionnels sont établis à demeure depuis plusieurs années au centre
de la circonscription dans laquelle ils manœuvrent. Ils connais-
sent à merveille le climat, le sol, les plantations, les habitants.
Il est du reste indispensable qu'un chef de maison sache aussi
acheter lui-même. V « école des acheteurs » est la première
formation par où le futur négociant doit passer. C'est une école
des plus difficiles. Elle met en jeu des connaissances à la fois
techniques et psychologiques. L'on tire profit, dit Struve, « de
toutes les particularités que présentent les producteurs de hou-
blon dans leurs habitudes, dans leurs mœurs et dans leurs
jouissances afin d'obtenir la marchandise au plus bas prix et le
plus vite possible ». Nous avons pu entrevoir, en nous arrêtant
à Georgensgmund, les mailles serrées du filet qui enveloppe
d'ailleurs les houblonniers et qu'ils ont été contraints de tisser
pour ainsi dire peu à peu eux-mêmes en faisant appel aux cré-
dits et aux avances. — Les maisons ont aussi des « voyageurs »
ou acheteurs circulants qui parcourent les communes houblon-
nières. — Souvent encore l'un des chefs de la maison, tandis
qu'un autre fait marcher les bureaux et qu'un troisième gou-
verne le Làqer, voyage en personne pour acheter du houblon.
Le négociant demeuré à Nuremberg se tient du reste cons-
tamment en rapports télégraphiques et téléphoniques avec ses
délégués permanents ou occasionnels sur les principales places de
production. Il excite ou modère leur ardeur selon les nouvelles
qui arrivent à chaque instant de toutes les autres directions.
Il va de soi que les négociants en houblon ne se fournissent
pas seulement auprès des producteurs, mais qu'ils achètent
aussi à des marchands intermédiaires. A cet égard le marche de
Nuremberg, qui tout d'abord avait été négligé par le grand
commerce, est devenu, à mesure que les transactions ont pris
une allure de plus en plus précipitée, le siège d'une grande ac-
tivité, et s'est développé comme un organe secondaire, mais 1res
utile, du négoce des houblons1.
1. Il est difficile de classer les espèces Je maisons selon la manière «lont elles s'ap-
2<St) LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EX FRÀNCONIE.
L'on a vu aussi d'une manière éclatante que les marchands
ne traitent pas uniquement le houblon comme une valeur abs-
provisionnent et dont elles écoulent la marchandise. « En général, dit Struve, le
langage fait une différence suivant les points de vue auxquels on se place, entre les
grands et les petits marchands; — les commerçants de place et les commer-
çants de clientèle (Platzhaendler et Kundschaflshaendler), en distinguant
encore parmi ces derniers ceux qui s'occupent surtout de l'exportation, —entre les
négociants indépendants et les négociants dépendants, — entre les négociants opérant
en sous-main ou négociants intermédiaires et les vrais propriétaires de firmes. Les
deux dernières divisions ne se laissent pas préciser plus exactement, mais ce sont les
plus connues et celles qui reviennent le plus souvent. Comme il est facile de le voir
au premier coup d'œil, presque toutes ces catégories se recouvrent les unes les autres
dans un sens ou dans l'autre. Le grand marchand, le propriétaire de lirme, le négo-
ciant indépendant et le « commerçant de clientèle » sont tout un dans bien des cas
et s'opposent au petit marchand, au négociant dépendant, au « commerçant de place »,
aunégociant intermédiaire et au négociant opérant en sous-main. Cène sont, la plupart
du temps, que désignalions diverses s'appliquant aux mêmes personnes suivant les mar-
chés particuliers que l'on a en vue. Mais à côté de cela, répétons-le, ces catégories
se pénètrent de plusieurs façons les unes les autres, en ce sens qu'un petit marchand
peut être un propriétaire de firme indépendant, traitant des affaires « de clientèle >>.
et qu'un « commerçant de place » peut être aussi un grand marchand ou un « com-
merçant de clientèle »■ Par contre, les concepts de grand marchand et de négociant
intermédiaire ou travaillant en sous-main s'excluraient l'un l'autre, de même que les
concepts de petit marchand et de négociant exportateur.
« L'on fera ressortir le mieux possible l'harmonie de l'organisation du commerce du
houblon avec le caractère de ses fonctions économiques si, par-dessus tout, l'on dis-
lingue les négociants indépendants, c'est-à-dire les propriétaires de firmes, et les né-
gociantsdépendants, c'est-à-dire la majorité des négociants intermédiaires et négociants
travaillant en sous-main, et des agents et commissionnaires, et si, en second lieu, l'on
groupe tous ces négociants, selon leur champ principal «l'activité, en « commerçants
déplace » et «commerçants de clientèle ». Remarquons cependant tout de suite, que.
par commissionnaires ou négociants intermédiaires, l'on ne doit entendre ici. à peu
près exclusivement, que des gens travaillant pour le compte de « commerçants de
clientèle ». De commissionnaires qui agiraient uniquement pour le compte des produc-
teurs ou pour celui des consommateurs, il n'en existe pour ainsi dire pas dans le
comment' des houblons. Ou bien ces personnes font par surcroît des affaires pour
leur propre compte — comme c'est en général le cas — ou bien elles travaillent en
même temps pour des « commerçants de clientèle ».
[Cette non-existence de purs commissionnaires s'explique par la nécessite de traiter
industriellement le houblon avant de le livrer à la brasserie et aussi par la nécessité
de consentir des crédits aux brasseurs. Le commissionnaire qui a les moyens de remplir
eetle double fonction, industrielle et financière, a plus de profit à devenir lui-même
un négociant proprement dit et prend, par la force des choses, les caractères du négo-
ciant. !
« ...Communément, l'on entend par n commerce déplace v>(PJatzhaendel) les Iran
sactions avec le producteur sur les places de production ou sur le marché, c esl-à-dire
les opérations consistant en achats de houblons. Mais, dans un sens plus étendu, ce
terme désigne toutes les affaires conclues sur le marché, même si elles ne sont traitées
qu'entre négociants. Quant au a commerce de clientèle •■. ce sont les transactions
LE GRAXD COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 287
traite, puisque ce sont eux qui, par le triage, l'assortiment, le
séchage au feu et le soufrage, le mettent en état d'être utilisé
directement par les brasseurs. Et l'on a vu encore que, par la
compression mécanique et l'introduction en cylindres de métal,
ce sont eux qui l'emballent de façon à lui permettre d'arriver
intact aux portes des brasseries les plus lointaines1.
Enfin la plupart des grandes maisons pratiquent par-dessus
tout le « commerce de clientèle », c'est-à-dire qu'elles appro-
visionnent directement les brasseries. Ce sont les grands
négociants qui ont ouvert peu à peu les débouchés. Ce sont eux
qui ont percé dans tous les sens de nouvelles voies et qui, écar-
tant ou trouant les obstacles, ont dégagé les grandes avenues
de l'exportation.
Les 'problèmes commerciaux à résoudre étaient tellement com-
plexes que l'on conçoit facilement les raisons pour lesquelles le
petit producteur, mal préparé par sa formation sociale, n'a pu
les aborder. Au contraire, les négociants sémites ont trouvé dans
le commerce du houblon une carrière magnifiquement propice
au déploiement de leurs exceptionnelles capacités.
S'il était indispensable d'avoir de grandes capacités commer-
ciales pour réussir dans le négoce du houblon, de gros capi-
taux n'étaient pas moins nécessaires.
Ils l'étaient pour pouvoir payer comptant le houblon aux
cultivateurs, qui ne sont pas en état d'attendre leur argent, ou
pour acheter la marchandise aux revendeurs, qui sont égale-
ment fort pressés.
conclues avec le consommateur; elles rentrent presque toujours dans le cadre des
relations commerciales privées et se déroulent rarement sur le marché. S'il
s'agit de commerce d'exportation, l'on distingue à côté du « commerce de clientèle »
proprement dit, qui repose, dans la majorité des cas, sur des relations directes,
le « commerce de consignation » (Konsignationsgeschaeft), dans lequel les
affaires se traitent avec des négociants importateurs étrangers ». (Struve. op. cit.,
pages 72 et 73.)
1. Comme les cylindres métalliques, ainsi qu'il a été dit, permettent, en outre,
aux brasseurs de conserver le houblon en cave pendant plus longtemps, les négo
ciants, en s'avisant de cette innovation, ont rendu ainsi possible l'utilisation du pro-
duit jusqu'à la récolte suivante et ont, par la. contribué a rétablir la stabilité (pie.
leurs spéculations compromettent d'autre part.
288 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
Us Fêtaient pour pouvoir mobiliser des bataillons d'acheteurs
professionnels et d'agents et pour les soutenir dans leurs opé-
rations astucieuses de crédit et d'avances. Us l'étaient pour ou-
vrir des magasins provisoires sur les places de production.
Ces gros capitaux étaient plus nécessaires encore pour se
livrer avec succès aux spéculations qui, comme on l'a vu, rendent
le commerce des houblons particulièrement rémunérateur.
Ils l'étaient pour organiser des services d'informations per-
sonnelles dont les conditions primordiales sont la rapidité et la
sûreté. Us l'étaient pour faire fonctionner en même temps à
l'usage du public des officines de nouvelles tendancieuses.
Us l'étaient à un haut degré pour installer les Làger, les
ateliers de séchage au feu, de soufrage et de compression. Us
l'étaient pour se pourvoir du matériel assez coûteux des cylin-
dres.
Ces puissants moyens financiers étaient indispensables par-
dessus tout pour pouvoir faire des crédits étendus aux brasseries.
Us l'étaient enfin pour établir des représentants au dehors et
pour y créer des succursales.
Cette nécessite de gros capitaux ri a pas peu contribué à écar-
ter les Franconiens du commerce des houblons. Au contraire, elle
a favorisé la réussite des négociants sémites, gui disposent d'une
rare puissance de crédit. Il va de soi d'ailleurs que si la nature
des choses facilitait aux grands capitalistes la domination du
commerce des houblons, les négociants juifs ont déployé tous
leurs artifices afin de fortifier de plus en plus cette tendance
naturelle du commerce houblonnier et en vue de la consolider
de manière à en tirer parti pour constituer a leur protit une
sorte de monopole.
Outre des capacités commerciales éminentes et de gros capi-
taux, il a fallu que les négociants en houblon, pour réussir,
possédassent des relations internationales ou l'aptitude à s'en
créer. En etret, l'un des traits essentiels du grand commerce des
houblons allemands, centralisé à Nuremberg, l'un des traits
LE GRAND COMMERCE DU DOUBLON A NUREMBERG. 289
qui se sont Je plus accusés en lui au moment de son essor, est
celui qui le caractérise comme grand commerce d'exportation1.
Quels que soient les besoins de l'Allemagne, elle ne consomme
en moyenne qu'un peu plus de la moitié de sa récolte 2.
Quoique ces pays soient eux-mêmes grands producteurs, les
principaux pays acheteurs sont l'Angleterre et les États-Unis3.
Beaucoup de grandes maisons d'exportation de Nuremberg se
spécialisent dans l'exportation de tel ou tel pays. Les unes tra-
vaillent surtout avec l'Angleterre. D'autres traitent principa-
lement avec les États-Unis. D'autres encore expédient le plus
souvent dans les pays Scandinaves. D'autres enfin approvi-
sionnent la Russie.
Le commerce d'exportation du houblon est ordinairement,
comme on l'a dit déjà, un « commerce de clientèle », c'est-
à-dire que les négociants de Nuremberg vendent en général
directement aux brasseries étrangères. C'est le système qui
domine dans les transactions avec l'Angleterre et les États Scan-
dinaves. Dans les affaires avec la Russie, qui présentent cer-
taines difficultés pratiques, et dans les affaires avec les Etats-
Unis, les négociants importateurs de ces pays jouent aussi un
rôle. Mais les plus notables négociants exportateurs de Nurem-
berg sont eux-mêmes représentés sur ces places ou y ont de
grands dépôts.
Un pareil système de transactions directes ne peut fonctionner
que parce que les exportateurs connaissent à fond les places
1. Tandis que, sur le marché intérieur, certains brasseurs entrent en rapports
directs avec la production, l'approvisionnement des marchés étrangers est l'œuvre à
peu près exclusive du négociant.
2. Pour plus de détails et pour des précisions statistiques sur le commerce et
l'exportation du houblon, voir : Les rapports de M. Le Costé publiés en suppléments
au Moniteur officiel du Commerce des 31 janvier 1901, 27 février 1902, 5 lévrier
1903 et 14 juin 1906, et ses nombreux bulletins de quinzaine publiés dans le corps
du journal de 1900 à 1908; nos rapports publiés en suppléments au Moniteur offi-
ciel du Commerce, des 18 février 1904 et 30 mars 1905; le rapport de M. de Font-
nouvelle publié dans le corps du Moniteur officiel du Commerce du 18 juin 1908.
3. Nous avons vu, dans la deuxième partie de cette étude, Les Faiseurs de Jouets
que l'Angleterre et les États-Unis sont aussi les principaux pays acheteurs pour la
bimbeloterie franconienne. Les Anglo-Saxons se manifestent ainsi comme les meil-
leurs clients de ces Franconiens dont les aptitudes productrices sont si différentes
des leurs.
2!»(( LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
étrangères et ont su y nouer dos relations étendues et sûres.
L'organisation de ce grand commerce d'exportation du hou-
blon est des plus remarquables. Dans les villes allemandes
voisines des frontières ou de la mer, à Strasbourg, àMannheim,
à Hambourg, à Francfort, les exportateurs de Nuremberg ont
de vastes magasins où le houblon peut séjourner jusqu'à l'heure
opportune de son départ pour l'étranger. Dans les ports bel-
ges et hollandais, les exportateurs de Nuremberg ont toujours
dans les entrepôts de transit des expéditeurs des cargaisons de
houblon prêtes à être embarquées au premier signal. Enfin à
Londres, à Christiania, à New-York se trouvent les grandes suc-
cursales, tenues souvent par les frères ou les parents des négo-
ciants établis en Franconie.
Tout ce solide réseau d'exportation a été édifié et est main-
tenu en fonctionnement par l'intelligence, les ressources et
l'effort des grands marchands sémitiques. Ils ont su tirer un ren-
dement maximum des houblonniers allemands et surtout des
houblonniers franconiens en leur ouvrant des débouchés en tous
pays. Pour cela ils se sont servis des nouveaux moyens de com-
munication et ont mis en œuvre la puissance du capital et de
talents commerciaux éminents. Mais il a fallu par supplément,
répétons-le, l'appoint de relations internationales ou l'aptitude
à s'en créer '.
Indépendamment de son effet propre et direct, cette œuvre a
eu des contre-coups d'une portée considérable . Car, en soudant
les places de production et de consommation universelles en un
seul marché international, elle a multiplié encore les facteurs si
variables qui agissaient déjà sur les cours du houblon et elle a
achevé de donner à celui-ci son caractère d'article <!<• grande
spéculation-. Ces effets n'ont pas été sans provoquer, à maintes
1. Ces relations s'amorcent fréquemment, comme on la vu. par l'installation à
l'étranger de frères de l'exportateur. L'un des industrieux Gebrûder s'établit a
Nuremberg, tandis que les autres ouvrent des succursales à New-York el à Londres.
». Les récoltes étrangères sont-elles bonnes? Le boublonnier franconien se voit
objecter la concurrence qu'elles vont lui faire. Les récoltes étrangères sonl-ellcs mau-
vaises? Le brasseur allemand se trouve alors en concurrence avec la demande des
brasseries étrangères.
LE (JRAND COMMERCE Dl HOUBLON A NUREMBERG. 291
reprises, les protestations des défenseurs de la culture et de
la brasserie allemandes, qui demandaient avec insistance
que, par des mesures douanières, on assurât au producteur
indigène une rémunération honorable el à la brasserie natio-
nale une quantité de matière première suffisante à des prix
avantageux1. Mais il est malaisé de porter la main sur ce
faisceau nerveux si enchevêtré et si irritable du grand com-
merce houblonnier sans provoquer des perturbations dange-
reuses! Les pouvoirs publics ne perdent pas de vue que le
commerce allemand du houblon, par le fait même qu'il est es-
sentiellement un commerce à' exportation, prend forcément un
caractère international2.
Quoi qu'il en soit, l'on na pas de peine à concevoir que les
négociants sémites, ces « cosmopolites » par essence, aient été
aidés par toutes leurs aptitudes foncières à se mettre à la tète
de ce grand commerce d'exportation international du houblon.
Au contraire, les minuscules producteurs franconiens, enserrés
dans un petit horizon recroquevillé, eussent été fort embarrassés
de nouer des relations directes avec les brasseurs lointains.
Résumant ce chapitre, l'on peut dire que les houblonniers
franconiens n'ont pu songer à assurer eux-mêmes l'écoulement
de leurs produits et qu'ils ont été conduits au contraire à de-
venir plus ou moins les serfs économiques de grands commer-
1. Durant ces dernières années, l'effort des protectionnistes s'est surtout attaché à
réclamer une élévation du droit protecteur contre les houblons autrichiens | hou-
blons de Bohême, etc.).
Les négociations de Nuremberg ont énergiquement protesté en signalant l'utilité
pour le maintien de la qualité des houblons allemands de la concurrence pressante
des houblons bohémiens propres à la fabrication des bières claires (à quoi les protec-
tionnistes répondaient en assurant que le, houblon allemand convenait à cet usage et
en accusant les négociants de fabriquer souvent de faux houblon bohémien avec du
houblon wùrttembergeois).
Finalement le droit protecteur a été légèrement augmenté clans le Nouveau
Tarif.
'. L'Allemagne a d'autant plus d'intérêt à conserver ses débouchés étrangers que
ceuv-ci absorbent (les Allemands n'eu font pas mystère, el Rœsike l'avouait dans un
discours) les produits inférieurs de la récolte.
292 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
çants dominateurs : 1° parce que leur séculaire formation so-
ciale rendait ces petits producteurs peu aptes à un commerce
aussi difficile; 2° parce que leur condition actuelle de petits
cultivateurs chétifs renforçait encore cette inaptitude ; 3° Parce
qu'ils étaient démunis de capitaux pour l'exercice d'un commerce
qui en exige de gros; k" parce que, loin d'avoir des capitaux,
ils se trouvaient, en tant que cultivateurs très pauvres et très
spécialisés, toujours à court d'argent; 5" parce que, même, la
servitude de l'hypothèque les conduisait souvent à vendre par
avance leur récolte; 6° parce que, enfermés dans un horizon
rabougri, ils étaient loin de posséder ou de pouvoir se créer
les relations internationales qu'exige le commerce des hou-
blons l. Ces faiblesses et ces imperfections étant, par suite dune
formation commune à l'ensemble de la population franco-
nienne, présentes à un degré plus ou moins haut chez la plu-
part des représentants de celle-ci, l'on s'explique aussi, dans
une certaine mesure, qu'elle n'ait pas réussi à faire sortir de
son sein un grand patronat indigène capable de prendre en
mains le commerce des houblons.
Maintenant, que cette fonction directrice ait été assumée par
un patronat sémitique, cela se conçoit assez aisément quand
l'on considère que les Juifs avaient précisément, à un degré
éminent, tout ce qui manquait aux Franconiens et était parti-
culièrement nécessaire pour bien réussir dans le commerce
des houblons : 1" de hautes capacités commerciales ; 2° des rcla-
l. Les houblonniers de Saaz. en Bohême, sans être capables d'entreprendre l'écou-
lement de leurs produits, paraissent s'être élevés à un niveau supérieur à celui
des houblonniers franconiens en ce sens que, avec l'aide de leurs municipalités,
ils sont arrivés à sécher et à préparer eux-mêmes une partie de leurs produits.
(Voir, sur la production du houblon à Saaz, l'Appendice II du HopfcnUandcl de
struve). Les conditions géographiques et la concentration des houblonnières sur un
même point paraissent d'ailleurs avoir rendu aux cultivateurs bohémiens la coopé-
ration plus facile.
Les houblonniers anglais et américains livrent aussi une marchandise prêle à être
utilisée. (Voir Struve, op. cil., page 118).
Répétons qu'il sérail intéressant de monographier des houblonniers d'autres pays
<\ne la Franconie. Les différences apparaissant dans la situation de ces houblonniers
étrangers feraient sans doute ressortir que ce n'est pas le fait même de cultiver du
houblon qui maintient les cultivateurs franconiens dans une position dépendante,
mais que cette dépendance a aussi des couses sociales.
LE GRAND COMMERCE DU DOUBLON A NUREMBERG. 293
lions internationales ou l'aptitude à s'en créer; 3° de grands
capitaux ou la puissance de s'en procurer; 4° par suite, les
moyens, — en même temps que le goût naturel, — de se livrer
à ces spéculations hardies auxquelles l'extrême mobilité des
cours du houblon incitait et qui devaient en rendre le commerce
singulièrement fructueux 1 .
Tel est à peu près le mécanisme psychologique, économique
et social du grand commerce des houblons à Nuremberg. Si
l'on veut maintenant apercevoir quelque chose des transac-
tions et s'en fixer sur la rétine une image partielle mais vive,
on peut aller sur la place du Marché. Négligé autrefois parles
négociants, à l'heure où l'autorité, en l'instituant, avait pré-
tendu le rendre obligatoire et en faire le truchement de la
culture et de la brasserie, il est devenu, sous le régime de la
liberté, un organe important du commerce2.
1. Les ennemis des négociants juifs prétendent qu'une autre raison encore a attiré
ces derniers vers le commerce des houblons : c'est que cette marchandise se prête
à de fructueuses supercheries. (Comparer : le commerce des pierres précieuses, des
plumes, des fourrures, etc.)
2. « Aucune maison ne saurait opérer convenablement ses achats si elle rompait
les relations avec le commerce intermédiaire. En effet, les intérêts de chaque maison
sont impressionnés par la marche des achats en général: et chaque négociant doit
observer sans cesse les tendances qui régnent sur le Marché, car elles sont sympto-
matiques de la situation du commerce des houblons prise dans son ensemble. Les
conditions qui déterminent les prix du houblon sont elles-mêmes en relation trop
étroite avec l'activité et l'attitude des commerçants intermédiaires pour que le
grand négociant puisse ou désire détourner son attention de la conduite de ceux-ci.
Si distinct que le Marché, terrain d'opérations par excellence du petit commerce et
du commerce intermédiaire, soit du cliamp d'activité, sélendant ordinairement à
l'intérieur des « comptoirs », dés grandes maisons pourvues de succursales et d'ate-
liers de préparation du houblon, et si petit que puisse paraître son rayon par rap-
port à celui du grand négoce opérant directement et par ses moyens propres, de.s
échanges pénétrants d'activité s'accomplissent pourtant d'une façon constante entre
tous les deux. C'est seulement en appréciant la portée de ces échanges fonctionnels
entre le commerce intermédiaire et les grandes Urines, entre le Marché et les
« comptoirs », aussi bien pour l'achat que pour la vente du houblon, que 1 on ar-
rive a débrouiller la complication des facteurs qui agissent sur la formation des
prix, à comprendre dans leur totalité les formes que prend le commerce houblonniei
a chaque minute et à se rendre compte du jeu de la spéculation. » (Struve, op.
Cit., p. 73.)
20 i LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
Depuis 1873, il ne se trouve plus à Carolinenstrasse, mais sur
l'ancienne place du Marché aux Grains ou Kornmarkt. Les ma-
gasins provisoires des négociants intermédiaires et des commis-
sionnaires l'avoisinent. Plusieurs grands Hopfenhïger sont
également situés dans les rues adjacentes.
Seuls, les cultivateurs des environs immédiats, qui produisent
des houblons ordinaires désignés sous le nom de « houblons de
campagne » (Landhopfen), apportent eux-mêmes des marchan-
dises sur la place. Les houblons tînsde Spalt, du Hallertau et des
autres régions de production allemande arrivent par chemin de
1er et appartiennent déjà à des négociants revendeurs ou « com-
merçants de place ». Beaucoup des houblons de ces prove-
nances ne paraissent pas d'ailleurs sur le marché, car ils ont
été acquis directement sur les lieux de culture par les « ache-
teurs » des grandes maisons.
« Pour apprécier, dit Struve, la signification du marché,
il faut l'envisager en deux sens. D'abord, il sert de débouché
aux nombreuses localités houblonnières de la banlieue pro-
duisant le Landhopfen. Ensuite, — et ici le champ des phéno-
mènes se prolonge, par des transitions insensibles, do la place
publique du Marché jusque dans l'intérieur des « comptoirs », —
il est le point de rassemblement pour les houblons des districts
de production lointains qui ont été expédiés par voie ferrée et
qui vont s'engouffrer dans les dépôts dos commerçants inter-
médiaires installés pour la plupart aux alentours du Marché.
« Tandis que, dans le premier cas, on achète ordinairement
de première main, ce sont surtout dans le second cas les com-
merçants qui entrent en scène et qui se trouvent placés respec-
tivement face à. face comme vendeurs ou comme acheteurs. A cet
égard l'on ne peut établir, bien entendu, de limites permanentes
de démarcation. Par cette concentration de l'offre et de la de-
mande, par cette publicité relative du trafic do marché, par
cette manifestation pour la première fois perceptible dos transac-
tions, par cotte juxtaposition et ce croisement dos achats c< des
ventes à la clientèle et par ce conflit animé qui en résulte entre
le parti de la hausse et le parti de la baisse mis en présence, le
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 295
Marché de Nuremberg est comme le point local du commerce. Il
est révélateur de la marche que prennent les affaires en général.
Toutes les mesures tactiques et toutes les manœuvres du négoce
en vue de dominer la situation, et tout particulièrement la publi-
cation systématique de nouvelles relatives aux cours, ont là leur
point d'origine. Par exemple, il y a presque continuellement
deux, trois groupements d'intérêts, et même plus, formés entre
les négociants pratiquant exclusivement les affaires de marché et
le commerce de place. Le « syndicat » de l'Union des commission-
naires en houblon de Nuremberg, qui n'est pas constitué régu-
lièrement et que l'on ne trouve pas dans les annuaires, est un
de ces plus anciens groupements libres d'intérêts. Le qualificatif
d' « officiel », accolé par le « syndicat » au bulletin des cours
qu'il publie, a provoqué, en son temps, des protestations. Au
moment où nous écrivons, il existe également un autre groupe-
ment de commissionnaires qui publie un bulletin des cours
présenté aussi par lui comme « officiel * » .
Des baquets et des chariots à ridelles apportent les sacs de
houblon sur le Kornmarkt. Les balles, se tenant en équilibre par
leur masse, se dressent debout à la file sur le pavé de la Place.
Des négociants, des brasseurs, des revendeurs, des commission-
naires, des experts circulent, s'approchent, examinent. L'on
défait la couture du sac sur une certaine longueur ; l'acheteur
éventuel plonge les mains dans la balle, retire du houblon, en
déchire attentivement les cônes, les écrase dans ses paumes; il
palpe, il flaire ; il étale les fruits sur des palettes de couleur bleu
foncé, afin de discerner si le houblon est d'un beau vert ou s'il
ne tire pas trop sur le jaune. Des enfants pieds nus recueillent
sur le pavé ces débris de cônes sacrifiés, qui, après avoir été
lavés à l'eau chaude, sont ensuite revendus par de pauvres gens.
Le décor de la place du Marché se prolonge par des arrière-
plans singuliers. Les magasins des « commerçants de place » l'en-
vironnent. Et, plus loin encore, des Hopfenlàger apparaissent.
L'œil surprend l'essor des balles de houblon qui, saisies parles
1. Snu \i.. op. cit., pages 81 et 82.
L2lM\ LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
cordes des poulies, grimpent le long des murs. Ou bien les sacs,
jetés dans les wagonnets, glissent sur des rails, s'enfoncent dans
l'intérieur des entrepôts, roulent jusqu'aux cages des ascenseurs.
Par les porches béants, l'on entrevoit des silhouettes de ba-
lances, des chatoiements de cartes géographiques, le bleu des
océans, le jaune et le rouge des continents, toute une polychromie
évocatrice d'exportations lointaines. Un immense parfum amer
s'épand et charge l'air. Sur les toits des Loger, surgissent, cou-
ronnées de fumée, les longues cheminées rondes ou quadrilaté-
rales des sécheries à feu et des soufreries.
Et le pittoresque s'augmente de ce que le Marché des Houblons
est à l'orée des anciens quartiers, et de ce que les acres et
amères vapeurs se sont, à la longue, amalgamées aux vieilles
façades croisillées de poutres, les ont brunies et patinées davan-
tage encore, leur ont communiqué un parfum puissant. On dirait
que ces odeurs d'amertume, ces effluves, ces vapeurs, ces fumées
font encourir leur chimie à la conservation prodigieuse du vieux
Nuremberg. Elles l'enveloppent, elles le pénètrent. Elles sem-
blent l'imprégner, l'injecter de leurs essences. Elles l'embau-
ment en quelque sorte dans sa grâce préservée de puérilité
vénérable et dans son charme intact de très ancienne enfance.
V. L ÉVOLUTION DELA BRASSERIE. — A : LA PRODUCTION DE LÀ BIERE :
L'ESSOR DE LA BRASSERIE BAVAROISE. LA CONCENTRATION DE LA
FABRICATION.
En montrant l'action des grands négocian ts on houblon comme
spéculateurs, nous n'avons envisagé qu'une partie de leur rôle
financier. Nous devons achever d'exposer ce pôle. Mais aupara-
vant il est indispensable d'intercaler quelques mots relatifs à
l'évolution de la brasserie ' .
Cela nous fournira en même temps l'occasion de signaler l'in-
1. Nous ne pouvons considérer la brasserie que dans ses rapports avec la produc-
tion et le commerce du houblon. Mais il y aurait une élude sociale intéressante a
faire sur la brasserie elle-même, en particulier sur la brasserie bavaroise et la bras-
serie bohémienne.
LE GRAND COMMERCE DE HOUBLON A NUREMBERG. 297
fluence de la brasserie sur la culture houblonnière, dont nous
avons fait jusqu'à présent abstraction.
La brasserie bavaroise n'a supplanté que tardivement la bras-
serie de l'Allemagne du Nord. — Si l'on brassait déjà beaucoup
en Bavière au moyen Age, la bière de ce pays n'était nullement
la plus renommée. Les bières de l'Allemagne du Nord étaient
bien plus célèbres. La Hanse les exportait. Vivement recherchées
étaient notamment les bières de Rostock, de Liibeck.
En remontant aux origines de la production, il apparaît que
les couvents, — qui furent, comme il a été dit, les initiateurs de
la culture houblonnière, — s'adonnèrent aussi de bonne heure à
la brasserie, et beaucoup continuèrent d'ailleurs longtemps de s'y
livrer1. Mais, en ce qui touche les petits cultivateurs de houblon,
la fabrication de la bière de houblon dut assez vite se séparer
de la culture. Et si la culture du houblon ressemble en partie à
la culture de la vigne, elle s'en distingua sans doute fort tôt et
toujours plus nettement en ce sens que, tandis que le vigneron
fait généralement du vin, le houblonnier cessa de plus en plus
de faire lui-même de la bière, à cause de la pluralité des maté-
riaux avec lesquels se fait la bière ; le houblon n'en est qu'un
élément ; un autre élément essentiel est l'orge. Or, le cultiva-
teur de houblon est souvent empêché d'être cultivateur d'orge
et ne peut toujours s'en procurer dans de bonnes conditions.
Une raison bien plus puissante de cette division du travail se
trouve dans la complexité de la fabrication de la bière ;
et la complexité alla sans cesse en augmentant avec les
progrès delà technique; déplus en plus, il fut nécessaire, pour
brasser, d'être bon praticien. Ce caractère 'précocement industriel
de la fabrication de la bière explique qu'elle n'ait pas tardé à se
transporter en grande partie dans les villes. Et, de fait, la bras-
serie fut une des principales sources de la prospérité publique
pour certaines villes du moyen Age dans l'Allemagne du Nord et
1. Quant aux bières primitives, antérieures à la bière de houblon, elles étaient un
objet de fabrication domestique; les femmes des anciens Germains préparaient le
breuvage «lu guerrier.
!0
±)H LES CI I TIVATEI RS DE HOUBLON EN FBANCONIE.
dans les pays septentrionaux. Les corporations de brasseurs
(Brauergilden) jouèrent un grand rôle social dans les pre-
miers temps des cités. Il suffit de rappeler la place d'un Jacques
d'Artevelde dans l'histoire de la Flandre et, plus tard, celle de
quelques grands brasseurs dans l'histoire d'Angleterre au mo-
ment où se prépara la domination de Cromwell.
Tandis que les brasseries bourgeoises fleurissaient dans les
cités, beaucoup de brasseries monacales continuaient de prospérer
dans les couvents. Plusieurs nobles, propriétaires de grands
biens fonciers, entreprenaient aussi avec succès sur leurs exploi-
tations la pratique de la brasserie : c'est l'origine de diverses
brasseries seigneuriales l.
Les dangers des bières mal faites amenèrent de bonne heure
les pouvoirs publics à réglementer le droit de brasserie'1, à en
faire un objet de concession3. En même temps la prospérité de
cette industrie et le caractère de généralité de la consommation
du produit désignaient la brasserie comme une excellente ma-
tière à impôts.
Des municipalités trouvèrent encore plus avantageux d 'entre-
prendre elles-mêmes la fabrication de la bière ; c'est l'origine
des « caves municipales » (liatskeller), si répandues en Allema-
gne et qui ont été maintenues dans le sous-sol des modernes
hôtels de ville4.
1. Ainsi la brasserie prit en quelques endroits un caractère d'industrie noble,
comme autrefois la verrerie dans certains pays.
2. Voir von Moshamm, Le Droit de brasserie [Ueber das Bierbraurecht).
3. Un chapitre aussi pittoresque qu'amusant de l'histoire de la brasserie est celui
des mesures prises par les municipalités pour surprendre et punir les fraudeurs. Des
experts en bière (Bierkieser) exerçaient dans plusieurs cités un contrôle vigilant ; ils
n'avaient pasà souffrirde la soit, dit ta chronique. A Nuremberg, un valet du bourreau,
désigné sous l'appellation de LcBive le lion), saisissait la mauvaise bière el allait.
au son du (ambour, la jeter à la rivière.
Non moins originales étaient les épreuves auxquelles des magistrats municipaux
ne dédaignaient pas de procéder pour s'assurer de la bonne qualité de la bière. Les
historiens de la bière rapportent qu'à Bernau, près Beaiin, les conseillers, « culottés
de cuir de bouc», s'asseyaient sur des bancs qu'on avait préalablement arroses de
bière nouvelle. La bièreétait-elle réussie? elle devait adhérer aux culottes desconseil-
lers, et par conséquent ceux-ci. en se levant, devaient soulever avec eux les bancs
sur lesquels ils s'étaient assis.
i. Les Ratskeller sont aujourd'hui en gênerai des restaurants de luxe, qui ne débi-
tent plus que du vin.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 299
L'État lui-même s'en mêla en Bavière lorsqu'il fonda, en 1589,
la Hofbrauerei {Brasserie de la Cour) '. C'est la fameuse Bras-
serie Boyale, qui subsiste toujours, et qui est demeurée l'un des
attraits de Munich. La Brasserie de la Cour à Munich allait
être une sorte de modèle qui piqua d'émulation les brasseries
bavaroises, dont la réputation devait devenir plus tard si grande.
Toutefois, au moyen âge, à l'époque de la Renaissance et
même pendant toute la durée des xvne et xvme siècles2, les
brasseries de l'Allemagne du Nord continuèrent d'être beaucoup
plus connues que les brasseries bavaroises et franconiennes.
Ces bières de l'Allemagne du Nord étaient extrêmement di-
verses; étant donné le caractère encore empirique de la fabri-
cation, et aussi les variations que chaque pays introduisait, les
différences de saveur étaient considérables. Certain chroniqueur
de Leipzig énumère 1.730 espèces de bières. Une faveur toute
particulière entourait celle d'Einbeck (dans le Hanovre)3. Quel-
ques bières originales ont prolongé leur existence jusqu'à nos
jours et sont encore fabriquées selon la tradition. Telles sont, par
exemple, la Mumme de Brunswick et la Gose de Goslar (cette
dernière se prépare aujourd'hui à Leipzig)'1.
Essor de la brasserie bavaroise au xixt siècle. Influence des
transports sur ce phénomène r>. — Les historiens allemands ont
1. Louis le Sévère avait déjà au \nr siècle, a Munich, une brasserie lui appar-
tenant.
2. Il e^tà noter que l'introduction du thé, du café et du chocolat ralentit pendant
assez longtemps le développement de la brasserie.
3. Le mot bock vient d'Einbeck (par chute de la première syllabe et altération de
la voyelle de la seconde syllabe).
i. Les bières portaient, en général, des noms réalistes faisant \iolemment allusion
à leurs effets divers sur l'humeur du buveur. On trouve une série de ces dénominations
assez crues dans le n° 23 fannée 1907) de Wissen, Berlin W. GG, Mauerstrasse
8G 88.
:.. Voir : Struvc. Le Développement de lu Brasserie Bavaroise au XIX* siè-
cle (Die Enlxoichlung des Bayerischen Braugewerbes im neunzehnten Jahrhun-
Uert), ouvrage compris dans le tome XII des Enquêtes de Science solitique et po-
ciale [Staats-und Sozialwissenschaftliche Forschungen . publiées par Gustave-
Schmoller, Leipzig, 18'.i3, Duncker et Humblot, éditeurs.
Voir aussi l'abondante documentation contenue dans la collection du grand <|uoii-
dien spécial publié à Nuremberg: Allgemeine Brauer-und ffopfenteilung.
300 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
l'habitude de beaucoup insister sur la. part de l'État bavarois dans
le développement de la brasserie bavaroise. Cette part a été en
effet très grande. Quelque éclipsée que fût longtemps la brasserie
bavaroise par la brasserie de l'Allemagne du Nord, elle acquit
de bonne heure, en partie grâce à l'action de l'État, des qualités
qui la préparaient à remplir son rôle futur. Très tôt le droit de
brasser fut considéré comme un droit conféré par l'État. Il
était accordé aux religieux, aux nobles et aux bourgeois « ayant
droit de marché » .
En créant la Brasserie de la Cour, destinée à fabriquer
les bières fines que l'on faisait venir jusque-là de Bohême ou de
Einbeck (Hanovre), l'État aiguillonna l'amour-propre des pro-
ducteurs.
Mais son action avait déjà commencé de s'exercer par une
série de mesures législatives. Nous ne pouvons rappeler que
les plus connues. En 1516. une loi célèbre interdit d'introduire
dans la bière autre chose que de l'orge, du houblon et de l'eau.
L'on explique souvent par cette loi l'excellence de la bière bava-
roise. Cependant les municipalités des villes du Nord avaient
déjà édicté des prescriptions identiques. Struve fait ressortir
que si la défense eut, en Bavière, un effet particulièrement puis-
sant, c'est justement qu'elle était formulée par le plus haut pou-
voir. En raison de la difficulté qu'il y avait à brasser de bonne
bière pendant les temps chauds, une loi de 1553 ordonna de ne
fabriquer la bière qu'en hiver. Cette loi stimula la fabrication,
parce qu'elle obligea à préparer d'avance la bière pour la con-
sommation des mois d'été, et elle releva aussi la qualité du
produit, car les brasseurs durent s'appliquer à obtenir une
bière suffisamment stable. D'autres lois imposèrent un temps
d'apprentissage avant l'exercice pratique de l'art. D'autres dis-
positions favorisèrent la transmission des caves et ateliers et
assurèrent ainsi la conservation et le perfectionnement régulier
de l'outillage.
Indépendamment de l'action législative, d'autres conditions
sociales contribuèrent à faire progresser la brasserie bavaroise.
Nous avons vu que dans l'Allemagne du Nord l'art de la brasse-
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 301
rie s'était surtout développé dans les villes. Il arriva que les
corporations de brasseurs, qui avaient été animées tout d'abord
d'un esprit vif et entreprenant, s'engourdirent peu à peu sous
l'armature d'une réglementation rigide. En Bavière, au con-
traire, les brasseries seigneuriales, établiessur de grands domai-
nes agricoles, étaient fort nombreuses. Les propriétaires de ces
domaines montrèrent plus de ténacité que les brasseurs urbains
à perfectionner la fabrication; ils firent plus d'expériences et
avec plus de suite; ils s'efforcèrent toujours d'améliorer le pro-
duit.
Avant tout, des circonstances tenant au lieu favorisaient la
brasserie bavaroise. On disposait dans ce pays d'excellentes
caves creusées dans les rochers ; la fermentation de la bière s'y
accomplissait d'une manière particulièrement satisfaisante, et
la bière elle-même s'y conservait admirablement. En outre,
beaucoup de personnes admettent encore aujourd'hui que, si la
bière bavaroise possède les qualités qui la distinguent, certaines
conditions atmosphériques et même quelques propriétés de Veau
du pays n'y sont pas étrangères.
Mais il est une autre condition du milieu dont l'action eut
une importance capitale. Les historiens de la brasserie, qui
montrent avec tant de détails les mérites de l'action adminis-
trative, se contentent en général de signaler brièvement, sans
doute parce que l'influence leur en paraît évidente par elle-
même, la présence efficace de ce dernier facteur, qui n'est autre
que la culture des houblons fins de Bohême , de Bavière et de
Franconie. Si, de la voisine BoI?ême, la culture houblonnière
se propagea de bonne heure en Bavière et en Franconie, nous
avons vu que les plantations ne prirent pas tout de suite une
grande extension '. Cependant les progrès de la brasserie ba-
varoise et franconienne ont été parallèles à ceux de la culture.
Ou plutôt, pour s'exprimer justement, il faut dire qu'il y eut
réaction de l'une sur l'autre. La qualité rare des produits de la
1. Les Bavarois importèrent tort tôt le houblon bohémien pour la brasserie. On
en irouve le témoignage dans ce vers d'un vieux poème :
Clatovia lupulum colit, quem pnesto Bavarus au fer t.
302 LES CULTIVATEURS DU DOUBLON EN FRANCONIE.
culture a aidé à l'essor de la brasserie en Bavière et en Fran-
conie, et, à son tour, la brasserie du pays, en grandissant, a
assuré toujours plus largement aux houblonniers des débouchés
immédiats et a ainsi provoqué le développement des « jardins de
houblon ».
L'influence des lois, l'esprit progressif des brasseurs, l'excel-
lence des caves rocheuses du pays et enfin surtout, semble -t-il,
la valeur éminente des houblons bohémiens, franconiens et
bavarois, toutes ces conditions agissaient de concert en Bavière
pour déterminer l'élaboration dune bière parfaite. Et pourtant,
répétons-le, les bières bavaroises n'ont connu la gloire que du-
rant la dernière partie du xixe siècle, alors que les bières du
Nord, déjà convoyées jadis par la Hanse, jouissaient d'un renom
plusieurs fois séculaire. C'est le développement des chemins de
fer et des modernes moyens de transport et de communication
qui, manifestement, a permis éi la brasserie bavaroise de réaliser
toutes ses belles virtualités . Là comme ailleurs, c'est grâce aux
transports que la grande spécialisation a pu se produire.
Il n'est pas inutile d'ajouter que les chemins de fer rendent
aux modernes brasseries bavaroises, qui ne se chauffent plus au
bois comme les anciennes petites brasseries, le service de leur
apporter du charbon. L'on appréciera la valeur de ce service
en songeant que le sol bavarois ne contient pas de charbon et
en pensant au rôle considérable du chauffage dans la brasserie
nouvelle.
Tout d'abord, ce que l'on est porté à oublier généralement,
c'est en Franconie que la brasserie de l' Allemagne du Sud com-
mença à prendre, au xix* siècle, la mine imposante d'une in-
dustrie exportatrice '. La brasserie utilisa, dans le pays franco-
nien, ce merveilleux courant d'exportation que l'activité des
1. La brasserie était pratiquée dés le moyen àj;e à Nuremberg. L'on possédée ce
sujet de nombreuses ordonnances du liât. En 140'.», le liai édifia lui-même une
brasserie municipale sur la place lici Hisserlein. Deux fois brûlée, elle fut re-
construite «n 1671. Et comme l'on y fabriqua à ce moment de la bière de froment,
elle prit en dernier lieu le nom de Waisenbrûuhaus. Ce vieux balimcnl appar-
tient aujourd'hui a la Hrasscrie Tucher.
LE r.RAND COMMERCE M HOUBLON A NUREMBERG. 303
grands commerçants nurembergeois avait amorcé au moyen âge
et auquel les engins modernes donnaient une vigueur accrue l.
Encore aux environs de 1880, Nuremberg exportait plus de bière
que Munich. En 1879, en effet, Nuremberg exportait 274.010
hectolitres et Munich seulement 63.155. En 1880, Nuremberg
exportait 172.828 hectolitres et Munich 103.513. Ce n'est qu'a-
près 1882 que la proportion se renverse brusquement en faveur
de Munich.
La brasserie bavaroise n'a vraiment commencé son ascension
triomphale qu'au début des vingt dernières années du xixe siè-
cle. Elle l'a poursuivie avec une foudroyante rapidité. Les grands
établissements surgirent, se constituèrent vigoureusement, pri-
rent des proportions d'une ampleur inconnue. La brasserie nu-
rembergeoise, au contraire, s'attarda quelque temps, resta un
moment emmaillotée dans le système des petits établissements2.
Cela n'a rien qui doive nous étonner, après ce que nous avons
vu de la formation sociale des Franconiens.
En tout cas, un événement politique de grande portée avait
permis d'avance au mouvement ascensionnel de la brasserie de
Munich d'agir d'une façon immédiate sur la culture houblonnièrc
en Franconie. En 1800, Napoléon avait réuni Nuremberg et la
Franconic à la Bavière proprement dite. La Franconie formait
dorénavant la Bavière du Nord3.
1. Sur ce point, voir Struve, Brasserie bavaroise, pages 79 et 80.
La petite ville franconienne de Rurgfarrnbach (que nous avons eu l'occasion de
signaler, en étudiant l'industrie du jouet, comme le centre de la fabrication des sabres
d'enfants), vit prospérer anciennement une brasserie dont les dimensions étonnaient
les contemporains.
La ville universaire franconienne d'Erlangen a eu une grande part, durant les
deux premiers tiers du \i\" siècle, dans l'exportation de la bière. L'on prétend que
les étudiants de l'Allemagne du Nord, en fréquentant l'université d'Erlangen, apprirent
à aimer les bières de l'Allemagne du Sud et contribuèrent, par la suite, à en propager
le goût dans la région septentrionale.
2. Sur ce point, voir Struve, Brasserie bavaroise, page 71.
Les petites brasseries étaient très nombreuses en Franconie, par exemple dans les
villes de Seliwabacb, Rolhenbourg, Dinkelsbuebl. etc.
Dans les environs de Bamberg il a été possible de voir, jusqu'à la fin du, siècle der-
nier, se perpétuer le type du brasseur minuscule débitant toute sa bière dans une
annexe de l'atelier où il brassait.
:{. Le développement des transports à, en résumé, favorisé de deux façons la cul-
304 les cultivateurs de houblon en franc.0nie.
La concentration de la production. Celle-ci a pris au plus
HAUT DEGRÉ LE CARACTÈRE CAPITALISTE. — Comme Celles des
autres industries, les énergies de la brasserie ont été surexci-
tées par le développement des transports. L'extension in-
définie des débouchés la amenée à intensifier sa production,
surtout là où les conditions naturelles et sociales se prêtaient à
l'élaboration d'un produit particulièrement remarquable.
Le mouvement général de découvertes et d'explications scien-
tifiques, d'où sont sortis en particulier les modernes engins de
transport, a permis en môme temps à la brasserie, comme aux
autres industries, de perfectionner ses moyens techniques et d'ac-
croitre sa puissance de fabrication.
La possibilité d'exporter toujours davantage et plus loin, grâce
aux transports, de conquérir de nouveaux marchés, de refouler
et d'évincer les concurrents, engageait d'ailleurs les producteurs
à ne jamais s'arrêter dans la voie des perfectionnements, à amé-
liorer constamment et à chercher sans cesse.
Le règne de la concurrence s'était en effet peu à peu établi à
mesure que se réalisait la liberté industrielle1, elle-même inévi-
tablement nécessitée par la fusion, sous l'action des transports,
des marchés de consommation locaux en un seul marché de con-
sommation mondial.
Nulle industrie n'a été, autant que la brasserie, révolutionnée
par la science moderne. Réciproquement, par les chances d'ap-
plications lucratives qu'elle offrait, la brasserie a été un admi-
rable stimulus pour les recherches scientifiques.
C'est à partir de 1840 que les procédés mécaniques se mettent
à gouverner la brasserie bavaroise. Mais ils avaient été adoptes
par la brasserie anglaise dès le début du xix° siècle. Le célèbre
brasseur Sedlmayr2 (qui avait déjà en 1818 remplacé l'ancienne
ture houblonnière en Franconic : 1" on permettant d'exporter le houblon au loin ;
2" en permettant d'exporter la bière au loin. et. par suite, en augmentant indéfini-
ment les besoins en houblon de la brasserie.
1. Abolition en Bavière des corporations obligatoires (180i>. Liberté des métiers
1868).
2. Sedlmayr (mort en 1890) a laissé des Mémoires. La Brasserie Sedlmayr est au-
jourd'hui la fameuse Brasserie de la liéclie [Zum Spaten), l'une des plus considéra-
bles de Munich.
LE GRAND COMMERCE DU DOUBLON A NUREMBERG. 305
étuve par la touraille anglaise), fit un grand voyage en Angle-
terre vers 1832 el en revint animé d'un infatigable esprit de
progrès. Il fut pour ainsi dire le père de la nouvelle brasserie
bavaroise. En 1840, il introduit la machinerie à vapeur pour le
brassage et la cuisson du moût; cette application fut longtemps
très critiquée. L'utilité des transmissions mécaniques se manifesta,
au contraire, avec évidence et elles ne tardèrent point à faire
circuler le mouvement dans les brasseries. A partir de 1850, les
appareils-leviers, les conduites automatiques et les moyens de
transport mécanique pour le service intérieur des établissements
commencent à se généraliser. Puis les moulins à égruger le malt
sont mis en service. D'une manière générale, les métaux (fer,
étain et cuivre) se substituent au bois et à la pierre aussi bien
dans la structure des bâtiments que dans celle des ustensiles et
récipients.
L'une des conquêtes de la physique moderne qui a le plus
profité à la brasserie est la production artificielle du froid. Les
premières installations frigorifiques furent expérimentées par des
brasseurs américains. Sedlmayr ne tarda pas à établir à Munich
une cave réfrigérante. La technique des appareils frigorifiques
fit des progrès extrêmement rapides. Le temps était loin où l'on
avait dû interdire aux brasseurs d'opérer l'été! Désormais, grâce
aux appareils de Linde, qui se répandirent dans toutes les gran-
des brasseries bavaroises, le moût put fermenter en toute saison
dans des caves de température froide, et la bière put être con-
servée à l'abri de la chaleur.
Lu production rationnelle de la chaleur ne fut pas organisée
dans les brasseries d'une manière moins remarquable que la pro-
duction du froid. Les degrés de température furent mesurés avec
la plus minutieuse précision et les opérations de thermométrie
prirent en brasserie une importance de premier ordre1. Dans ce
1. Parmi les nouvelles méthodes de mesure usitées en brasserie, il faudrait, à
d'autres égards, citer encore, après l'emploi des aréomètres, la saccliaiimi Irte el
les méthodes optiques. C'est également en Angleterre <|ue la succharimétric l'ut in-
troduite pour la première fois dans les brasseries. — Sedlmayr a eu le mérite de
faire profiter l'industrie bavaroise de toutes ces innovations.
En Bohème, Drehcrajoué à l'égard de la brasserie bohémienne un rôle analogue
306 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
domaine encore, la brasserie anglaise avait d'ailleurs donné
l'exemple à la brasserie bavaroise. Si complexe est la question de
la thermique dans les brasseries nouvelles qu'elle forme la ma-
tière d'une science déterminée et occupe des ingénieurs spécia-
listes.
Mais la science a transformé la brasserie dans sa substance
même, dans son opération fondamentale. De façon plus saisis-
sante que dans aucune autre industrie, elle a transfiguré ici le
procédé empirique en utilisation intelligente de lois désormais
connues et formulées. Le phénomène sur lequel repose la fabri-
cation de la bière — la fermentation — est très complexe, étant
d'ordre physiologique. Les vieux brasseurs n'en soupçonnaient
pas la nature. Ils provoquaient des fermentations comme M. Jour-
dain faisait de la prose. Assurément il leur semblait bien y avoir
quelque chose de ténébreux dans l'opération; ils prétendaient
même parfois que le Diable s'en mêlait ! Mais ils se résignaient à
ignorer. Les travaux de Pasteur et sa brillante polémique contre
Liebig1 devaient mettre en lumière le rôle des levures dans la
conversion en alcool et acide carbonique du sucre et de la dextrine
résultant eux-mêmes du dédoublement, opéré par la diastase,
de l'amidon inclus dans l'orge. Les conséquences pratiques de la
découverte du savant français (culture méthodique des diil'é rentes
sortes de levures, prophylaxie des maladies de la bière, stérili-
sation ou « pasteurisation » de la bière et exportation de la bière
en flacons dans les pays chauds) ont été incalculables pour les
destins de la brasserie, et en particulier de la brasserie bava-
roise2.
à celui que Sedlmax r remplissait envers la brasserie bavaroise. Dreber a apporté luj
aussi en Bohême les méthodes anglaises. Le développement de la brasserie bohémien ne,
dont l'étude détaillée serait fort intéressante, a suivi une courbe analogue à celle du
développement de la brasserie bavaroise.
1. L'on sait que Liebig attribuait la fermentation àdes agents purement chimiques,
tandis que Pasteur l'attribuait à des être8 rivants. En l'ait, elle est provoquée par
des agents chimiques dont l'existence est le résultat de la vie fonctionnelle des
levures.
2. Ce caractère hautement scientifique de la brasserie a déterminé la multiplica-
tion des écoles et laboratoires. L'Etat s'y est d'autant plus intéressé que la brasseï ie
offre une plus grande source de revenus pour le lise.
LE GKAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 307
De son côté, la malterie a bénéficié de perfectionnements
continuels1. L'étude des orges de brasserie est devenue un
ordre de recherches déterminé, auquel des travailleurs ont con-
sacré toute leur assiduité. Des appareils ingénieux ont été in-
ventés pour trier et pour éprouver automatiquement l'orge.
Tous ces beaux progrès entraînaient une complication consi-
dérable et souvent nécessitaient un renouvellement rapide de
l'appareil et de l'outillage. Et de pareilles circonstances étaient
bien faites pour hâter dans la brasserie le processus de la con-
centration industrielle. Certes plusieurs des perfectionnements
réalisés étaient susceptibles, immédiatement ou sous certaines
conditions, d'être mis à profit par les petites brasseries. Mais
beaucoup d'autres conquêtes étaient moins facilement accessi-
bles. L'outillage était fort coûteux. Si donc le désir était éveillé
naturellement déjà, chez ceux qui le pouvaient, de fabriquer
le plus possible afin de tirer parti des débouchés nouveaux, ce
désir s'augmenta en considération de l'avantage qu'il y avait à
diluer et à noyer le coût du matériel dans la masse d'une pro-
duction toujours plus abondante. Enfin l'éperon aigu de la con-
currence excitait à diminuer le prix de la bière2 et, afin de
pouvoir obtenir ce résultat d'une manière rationnelle, à fabri-
1. L'Angleterre avait également ouvert la voie dans ce domaine. Sedlmayr et Dre-
her allèrent chercher de l'autre côté du détroit, avec tout le reste, de meilleurs pro-
cèdes de maltage. (Il n'est pas inutile, pour préciser cette part de l'étranger dans la
constitution des méthodes de la brasserie moderne, de rappeler encore l'invention du
maltage pneumatique par le Français Galland, de Marseille;.
La malterie a pris figure d'industrie spéciale; et un très grand nombre d'établisse-
ments, dont beaucoup appartiennent à des sociétés par actions, s'y livrent exclusi-
vement.
Lesorges de Bavière sont loin de suffire par leur quantité à couvrir les besoins de
la brasserie bavaroise. Leur qualité actuelle est bien souvent aussi l'objet de criti-
ques fvoir à ce sujet le discours du D' Jodlbauer au Congrès des brasseurs à Angs-
bourg en l'J03). L'Autriche (dont les orges mûrissent plus tôt, et qui se procure a
bon compte le combustible pour ses fabriques), exporte en Bavière les orges et les
malts de Hongrie, de Bohême et de Moravie.
2. L'État a longtemps considéré qu'il avait mission de régler les prix de la bière
et de veiller notamment à ce que les concurrents ne fussent entraînés a abaisser ces
prix dans une proportion de nature à compromettre le bénéfice du brasseur. Tel
était l'esprit du fameux Regulaliv de 1811 qui en établissant un prix minimum et
eu garantissant le bénéfice, protégea pendant de longues années les petits brasseur-,
contre les établissements plus importants <'l contraria les progrès techniques.
308 LES CULTIVATEURS DE EOUBLON EN FRAKCOME.
quer davantage. La concentration était par conséquent chose
inévitable. Les modifications de la législation fiscale en Bavière
contribuèrent à accélérer le mouvement qui s'était dessiné dans
ce sens. Au xixe siècle, l'ancien impôt sur la bière avait été rem-
placé par un droit sur le malt1. Après avoir été remanié une pre-
mière fois en 1868, cet impôt fut. en 1879, élevé de 50 %. Le
produit de l'impôt sur le malt allait désormais jouer un rôle pré-
pondérant dans le budget des recettes de la Bavière. Mais l'éléva-
tion de taux adoptée en 1879 porta un coup terrible aux petites
brasseries. Les grands établissements, au contraire, ne chance-
lèrent qu'un instant, puis se ressaisirent, et poursuivirent alors
avec une remarquable ténacité la diminution de leurs frais de
revient par l'utilisation encore plus rationnelle du houblon et de
l'orge. Ils parvinrent à obtenir, sans compromettre la qualité,
beaucoup plus de bière en traitant la même quantité de ces
deux éléments. Pendant ce temps, les petits établissements s'é-
puisaient en une lutte désespérée, fléchissaient et finissaient peu
à peu par disparaître, déblayant le terrain.
Alors grandirent davantage encore et s'amplifièrent à vue
d'oeil ces grandes brasseries munichoises qui allaient devenir
célèbres dans le monde entier et dont les plus notoires sont : la
Brasserie de Gabriel Scdlmayr ou Brasserie de la Bêche (Zum
Spalcn), la Brasserie Pschorr, la Brasserie du Lion [Lcewen-
bràu), la Brasserie de Josef Sedlmayr ou Brasserie des Fran-
ciscains, le Paulanerbrdu, etc.
En Franconie, l'évolution fut un peu plus lente et moins
accentuée. Mais elle s'accomplit bientôt. Les grands établisse-
ments surgirent à l'horizon de Nuremberg et de Fi'irth : Brasse-
rie baronnale de Tacher- , Brauhaus Nuernberg , Brasserie <h>^
Frères Lederer, Brasserie Henninger, Brasserie Humbser, Bras-
serie Evora et Meyer. A Kulmbach, se développaient des bras-
1. Cet impôt, différent dans son principe de ceux, déjà Ires divers, auxquels donne
lieu l'industrie de la brasserie dans les autres pays, est calculé dans chaque établisse
ment à l'aide d'un appareil enregistreur lixé aux moulins à broyer le malt et dont le
premier modèle fut fourni par Riedinger.
2. Les Tucher sont une famille survivante d'anciens patriciens du Jtat. (Voir Pu
mière partie, Les Industries de l'Étain, page 108, note 1, et page 10',».
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 300
séries travaillant spécialement en vue de l'exportation '.
Dans ces grands établissements, qui, sauf quelques rares
exceptions, furent vite constitués en brasseries par actions, le
capital s'était mis à l'œuvre, en manifestant au plus haut degré
tous les caractères propres à son action spécifique2. Non seule-
ment, grâce à son pouvoir de réalisation, il opérait, en met-
tant à profit les découvertes de la science, la transformation
des moyens de production, mais encore, avide de se récupérer
et de se multiplier en bénéfices, il transformait aussi les moyens
pratiques d'écoulement du produit3.
La façon d'écouler les produits a également pris le ca-
ractère d'entreprise capitaliste le plus accusé. — Le capi-
tal n'attend pas la demande. Il la cherche. Il la dispute violem-
ment aux concurrents. Il sollicite les besoins et les passions
dont cette demande procède. Il leur ménage l'occasion de se
satisfaire de la manière la plus agréable et la plus entraînante.
Mais, pour bien comprendre cette démarche de la brasserie
nouvelle et les importantes répercussions qui en sont résultées,
il nous faut un instant observer de près les rouages du méca-
nisme social par le jeu desquels est assuré aujourd'hui le débit
de la bière.
VI. — L ÉVOLUTION DE LA BRASSERIE. B : LE DÉBIT DE LA BIÈRE :
LES TAVERMERS, « VERSEURS » DES GRANDES BRASSERIES
L'ancienne réglementation des métiers et du commerce au
moyen âge avait pour suprême objectif de garantir la subsis-
1. Le caractère de spécialistes très capables des ouvriers participant directement à
la fabrication de la bière a rendu plus lent parmi eux le cheminement des revend]
cations socialistes et égalitalrcs. Cette observation ne s'applique pas au nombreux per-
sonnel employé au remplissage des bouteilles, à la tonnellerie, au charroi, etc..
2. Voir Karl Marx. Le Capital (Das Kapital); Sombart, Le Capitalisme l)er Ka-
pitalismus), et La Vie économique allemande an XI \ e siècle | Die Deutsche Volks-
Wirtschaft im XIX Jahrhundert).
:î. Comme l'essor des autres industries allemandes à la lin du \i\ siècle, celui de
la brasserie ne s'expliquerait pas complètement sans l'impulsion donnée à la vie géné-
rale du pays par le versement des cinq milliards de la France. Voir Strnve, Bras-
serie bavaroise, chapitre iv.)
;{]() Li:> CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
tance de chacun. La production devait en chaque lieu s'adres-
ser aux seuls besoins locaux et en prendre exactement la me-
sure. Les grands moyens de transport n'étaient pas créés; et,
par suite, la grande concurrence, avec ses cruels inconvénients
et ses magnifiques avantages, ne s'était pas encore manifestée.
Nul producteur ne songeait à agrandir sa production et sa
clientèle pour accroître son bénéfice; en dehors de la pratique
du commerce d'importation de quelques produits rares, il n'y
avait pas moyen de s'enrichir en fabriquant ni en vendant.
L'autorité avait beau jeu de réaliser tant bien que mal, dans
chaque petite cellule territoriale, son idéal d'un système har-
monieux et clos, son rêve d'une vie économique équilibrée et
calme (bouleversée seulement de temps à autre par le phéno-
mène des disettes et des pénuries).
En particulier l'on avait tâché d'assurer dans les meilleures
conditions le débit de la bière en rattachant par des liens for-
cés à toute brasserie un certain nombre de taverniers établis
dans son voisinage plus ou moins immédiat. Ils étaient les
'Awangwirte (taverniers obligatoires) de cette brasserie. Il leur
était expressément interdit de vendre la bière d'un autre bras-
seur. Ainsi le débit s'opérait sans trop d'à-coups dans les caba-
rets des villes et dans ceux qui s'élevaient sur 1rs lieux de pas-
sage des caravanes marchandes1.
Les modernes brasseries ont également besoin des taverniers
[Wirte) pour débiter leur bière. Et, comme elles ne produisent
plus pour la consommation locale 2 d'une petite ville, mais pour
la consommation de plusieurs grandes cités populeuses* d'une
1. L'histoire des auberges et tavernes présenterait un vif intérêt au point de vue
social. Elle se trouverait liée, dans ses débuts, à l'étude du phénomène social de
l'hospitalité, si important chez les peuples primitifs.
2. Comme beaucoup de brasseries d'autrefois, les grandes brasseries modernes
n'ont garde d'ailleurs de négliger l'occasion de vente qui s'offre sur le lieu même de
fabrication. Elles y construisent de vastes halls on les buveurs viennent s'abreuver a
la source même. On connaît les halls immenses de Munich où les consommateurs
de toute condition, le haut dignitaire comme l'artisan, s'asseoient fréquemment cote
à côte. Les rangs sociaux y sont un instant abolis devanl la majesté de la bière.
:!. Le développement de la grande industrie et des transports n'a pas agi sur là
brasserie seulement en augmentant ses moyens de production et en lui donnant la
possibilité d'exporter au loin. L'évolution industrielle, en provoquant la croissance
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 311
région et même pour l'extérieur, elles visent à approvisionner
le plus de Wirte possible. Elles se les sont arrachés les unes aux
autres. Elles ont entrepris de les assujettir, de se les rendre
tributaires. Elles les ont en quelque sorte domestiqués par les
liens du crédit. Elles leur ont fait régulièrement des avances de
fonds au commencement de chaque « campagne ». Bien plus,
elles ont mis les taverniers dans leurs meubles, fournissant
tables, chaises et verres à bière. Les Wirte sont ainsi devenus,
selon l'expression de Yollmar, les verseurs {Schenkkellner) des
grandes brasseries. L'indépendance des taverniers, rétablie avec
la liberté des métiers, aura donc été de courte durée. Par un
curieux phénomène de transformisme social, les Zwangwirte
d'autrefois ont reparu sous une forme plus moderne.
Cet effort énorme des grandes brasseries pour embrigader
les taverniers eut vraiment un caractère tragi-comique. Bruta-
lement, mais d'une façon topique, Prager écrivait dans la Nuen-
chener Allgerneine Zeitung (Voir année 1888, n" 257, et année
1889, n" h) que les brasseurs ne pouvaient apercevoir derrière
une maison un de ces endroits où les buveurs de bière vont pé-
riodiquement, pour parler la langue de Rabelais, éliminer le
« trop-plein » de la boisson, sans induire aussitôt l'existence
d'une taverne du côté de la façade et sans se mettre incontinent
en quête du Wirt pour tâcher de lui donner l'investiture.
Désormais tout taverniera une brasserie pour suzeraine. Il en
est l'homme-lige, le féal, ou, si l'on préfère, le commandité.
Pourquoi l'écriteau jaune portant ces mots : Brauhaas Nuern-
berg, fixé aux murs et aux fenêtres de cette taverne? Est-ce une
réclame? Non, cela est davantage. C'est l'étendard sous lequel
1<- Wirt fait campagne. Envoyant cet écriteau, vous apprenez
que le tavernier est soutenu par la brasserie en question et qu'il
s'est engagé à ne point débiter d'autre bière que la sienne. In
des cités el la sargie des classes prolétariennes, a, pour des raisons connues (travail
au dehors, liants salaires, etc.), étendu la clientèle îles cabarets en général. En Aile
magne e1 dans les pa\s du Nord hnlainmcnt, 1rs débits de bière ont vu de plus en
plus affluer les consommateurs. Quelle que SOil la laveur dont jouissent leseaux-de
vie de grains auprès de certains ouvriers, la bière esl vraiment la boisson-reine, celle
qui verse le réconfort et aussi l'ivresse aux multitudes ouvrières.
312 )-ES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
peu plus loin, un autre tavernier arbore les armes, à l'effigie du
Nègre, de la Brasserie « baronnale » de Tucherx. Un autre encore
exhibe le crocodile vert des Frères Lederer. Mais tous ont leur
emblème, tous portent le signe de leur sujétion. Les brasseries
les ont tous marqués du sceau de la dépendance2.
Il y a dans toutes les villes allemandes de grands établisse-
ments, comprenant un parc pour l'été et une vaste salle pour
l'hiver, où la population, avide de plaisirs en commun, a cou-
tume de s'entasser. Tantôt l'immeuble appartient à la ville,
tantôt à une société ou à un particulier. Mais, quel qu'en soit le
propriétaire, chacun de ces importants établissements est af-
fermé à un Wirt de la grande espèce, qui, comme ses petits con-
frères, marche avec le concours d'une grosse brasserie. Le
dimanche et plusieurs fois par semaine, des concerts ont lieu en
plein air ou dans la salle. Souvent ce sont de grands concerts
symphoniques, à programme classique. Ecoutez. L'orchestre
joue la «>me Ouverture de Léonore. Ses magnifiques harmonies
rêveuses semblent abolir un instant toute réalité vulgaire. Mais
regardez là-bas dans un coin. Le sommelier aux bras nus, armé
d'un vilebrequin, se tient à l'affût, attendant que la dernière
mesure ait retenti pour mettre un nouveau tonneau en perce.
C'est pour arriver à ce résultat final que le concessionnaire du
Parc a organisé le concert. Et c'est grâce aux crédits ouverts par
la Brasserie qu'il a pu payer les musiciens.
Dans leur furieuse « course à l'hectolitre », les brasseries
explorent la campagne pour y embaucher les Wirte ruraux. Elles
1. L'on sait que cette ligure de nègre symbolisait probablement les anciennes rela-
tions commerciales nouées par les Tucher avec les pays exotiques. (Voir première
Partie : Les Indus/nés de l'Êtain, page 108. note 1).
2. C'est un type social curieux que le moderne tavernier ou Wirt en Bavière et.
d'une manière générale, en Allemagne. Il est parfois le propriétaire nominal de la
grande maison de logements ouvriers au rez-de-chaussée de laquelle sa taverne est
installée; mais comme il n'a payé, en réalité, qu'une partie infime du prix et que le
reste est inscrit en hypothèques au profit d'une banque ou de « spéculateurs du bâti-
ment », le tavernier joue à proprement parler le rôle de concierge et de percepteur des
loyers dans ces pays où il n'y a pas de concierges proprement dits. Le Wirt est aussi
quelquefois agent électoral. — En général, il ne vit pas vieux et est emporte de
bonne heure par des maladies organiques résultant de la vie sédentaire et de l'abus
de la bière.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 313
plantent leur drapeau dans les lieux de villégiature où l'Alle-
mand va respirer la Sommer frische. Elles escaladent les alti-
tudes où il va faire des « cures d'air » et clouent leur pavillon
au fronton des Kurrestaurants et des Kurhotels.
Les brasseries mettent encore en scène dans les grandes
villes bavaroises et franconiennes ces fêtes populaires ( Volks-
fcstè), véritables kermesses où la bière coule littéralement à
torrents. Chaque brasserie dresse une immense tente pavoisée.
Un Wirt spécial de fête (Festwirt) préside aux libations. Des mu-
siciens costumés en Tyroliens1 ou en Oberlaender des monta-
gnes bavaroises jouent avec acharnement. Les chants bachiques
ou plutôt gambriniens alternent avec les chants patriotiques ;
l'on vend les textes à l'entrée, afin que le public puisse repren-
dre en chœur. Les verseuses, bras nus, vêtues du court jupon
tyrolien, circulent à travers les bancs. La fumée barbare des rô-
tisseries de harengs emplit l'air. Les détonations des tirs voi-
sins mêlent leur explosion à la musique. Et la bière coule sans
fin, débitée cette fois en chopes de grès d'un litre de capacité.
Elles sont lavées sommairement dans de grands baquets d'un
aspect affreux. Une licence surprenante caractérise les propos,
les restes et les attitudes des buveurs. Ce sont des visions de
Téniers amplifiées et élargies aux proportions que peuvent leur
donner les grands faubourgs ouvriers de l'Allemagne moderne.
Ce sont des tableaux de Breughel creusés encore en profondeur,
avec des batteries d'instruments de cuivre remplaçant les mai-
gres violons et avec des lampes à arc au lieu des chandelles2.
Les orgies de la fameuse bière dite Salvator, au mois de
1. Il a été déjà indiqué combien les choses du Tyrol sont populaires en Franconie
et en Bavière (Voir deuxième Parlie : Les Faiseurs de Jouets, page 171, notel).
2. Bavarois et Franconiens font de la bière un usage effréné. Quelqu'un a pu dire
que « la bière est le 5" élément en Bavière ». L'abus de cette boisson exerce certai-
nement à la longue une influence très fâcheuse sur l'organisme (affections du cœur
et des reins). En même temps il rend l'esprit somnolent et paresseux.
L'usage immodéré de la bière favorisé par l'air sec des hauts plateaux franco-
nien et bavarois a certainement exercé une action sur le type franconien /ten-
dant la deuxième partie du \l.\~ siècle. Il n'a pas contribué à développer en lui
l'initiative. Par un contraste d'ailleurs digne de remarque, les négociants Israélites,
qui sont à la tête du commerce de Franconie, ne boivent presque pas de bière.
21
314 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCO.ME.
mars, sont méthodiquement organisées et provoquées de la môme
manière *.
Tels sont les procédés coûteux que doivent employer les bras-
series pour écouler leur bière en Allemagne. Elles n'ont pas
à effectuer de moindres débours pour assurer l'exportation.
Tout d'abord, il leur faut faire construire ces wagons frigoriii-
ques, que chacun a pu voir circuler sur les lignes de chemins
de fer, reconnaissables à la couleur blanche dont ils sont peints
afin de repousser la chaleur solaire. Puis les brasseries ont à
entretenir dans les villes étrangères des caves frigorifiques et
des dépôts-succursales. Enlinlcurs représentants doivent, comme
elles le font elles-mêmes en Allemagne, aller au-devant de la
consommation, la provoquer, la séduire et la capter. Ils s'em-
ploient à multiplier et à tenir sous leur coupe les tavernes. Ils
s'ingénient à les approprier aux convenances des différents mi-
lieux sociaux. Tantôt la taverne sera d'une sévère élégance, avec
de sobres ornements noir et or. Tantôt elle sera truculente et
polychrome, avec des images violentes de reitres et de moines,
et elle invitera au culte bruyant du bon roi Gambrinus '. Kl
dans tous ces établissements l'on veillera à ce que la cuisine
fasse sa partie dans l'ensemble : plantureuses choucroutes'1 ex-
citant la soif, mets savoureux mais suffisamment épicés et lourds.
La « blonde bière » pourra alors couler à flots écumeux '.
1. Pour distribuer la bière aux tavernes du voisinage et pour la transporter au\
gares, les brasseries ont besoin d'un matériel de traction d'une importance considé-
rable. En 1903, on évaluait la « cavalerie » des brasseries allemandes à 41.000 che-
vaux, représentant, à eux seuls un capital de i9 millions de marks.
2. Originairement le duc Jean Primus de Brabant. Il avait accepté d'être membre
d'honneur de la « gilde » des brasseurs de Bruxelles. Sur cette question et sur une
foule d'autres questions relatives a la bière, voir: Max Bauer, La Soif allemande
[Def Deutsche Durs/), Leipzig, 1903.
n. En Allemagne même, la choucroute joue dans l'alimentation un rôle bien moins
grand qu'on ne se le ligure à L'étranger.
i. L'exportation de la bière, allemande a certainement été favorisée par le succès
des armes allemandes en 1870. Le goût des choses allemandes s'esl alors répandu par
suite d'une sorte de suggestion facile à expliquer psychologiquement. Le génie de
commerçants avisés a tiré an merveilleux parti de celle suggestion, l'a aidée à se
développer el l'a fructueusement cultivée.
La crise phylloxérique et les falsifications des vins ont été, en outre, une circons-
tance adjuvante qui a facilite aux bières germaniques la conquête des pa>s vinicoles.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 31S
De même qu'en Allemagne elles s'attachent à mettre la main
sur les parcs et salles de concerts, les brasseries pénétreront à
l'étranger dans les grands établissements du genre particulier
à chaque pays. Et si c'est, par exemple, le « café-concert », eh!
bien, elles chercheront à faire rentrer dans leur orbite le res-
taurant et le débit de boissons qui constituent le noyau essen-
tiel de l'entreprise. Que ce soit la 3* Ouverture de Lèonore ou
la Cabane Bambou qui retentisse, peu importe, pourvu que les
gosiers des auditeurs soient altérés et que les chopes succè-
dent interminablement aux chopes!
Et tandis que les tonneaux de bière allemande sont ainsi mis
en perce dans toutes les villes d'Europe, les navires portent par
millions de kilos la bière en flacons pasteurisés vers les rivages
delà Chine, du Sud-Africain britannique, deMalacca, de l'Austra-
lie, de l'Inde britannique, etc.
L'on vient de voir à quels moyens onéreux les brasseries sont
obligées d'avoir recours pour assurer le débit de la bière en
Allemagne et à l'étranger. Le capital engagé dans l'exploitation
a déjà dû pourvoir à l'acquisition de l'outillage. Il est impuissant
à fournir les énormes avances nécessitées par la conquête des
débouchés. C'est à une autre force capitaliste plus puissante qu'il
fait très souvent appel pour suffire aux extraordinaires difficultés
de la tâche entreprise. La conduite financière des opérations,
entamées avec emportement par l'armée de choc des taverniers
et par les lignes impétueuses des brasseurs, se trouve reportée
en partie sur un état-major invisible de stratèges plus froids et
plus résistants. Qui sont-ils? Nous allons les considérer enlace
en revenant à nos marchands de houblon et en envisageant
maintenant la domination de ceux-ci sous l'aspect proprement
financier.
316 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
VII. — LA DOMINATION DES GRANDS NÉGOCIANTS EN HOUBLON EN-
VISAGÉE SOUS SON" ASPECT FINANCIER : LOUVERTURE DE CRÉDITS
AUX BRASSERIES.
En même temps qu'ils empruntaient à l'Angleterre de nou-
veaux procédés techniques, Sedlmayr et Dreher en rapportaient
de meilleures méthodes commerciales.
Mais les agents actifs qui ont rénové le côté commercial et
financier de la brasserie allemande durant la seconde partie du
xixe siècle, ce sont les grands Juifs marchands de houblon.
Grâce à leur puissance de crédit, ces négociants, voyant se des-
siner, par la force des choses, la lutte cyclopéenne des grandes
brasseries pour la conquête des débouchés, lui ont donné encore
plus d'ampleur et ont mis à la disposition des établissements, au
début de chaque « campagne », les avances nécessaires aux
opérations. On peut dire qu'aujourd'hui il ne se conclut guère
de vente de houblon importante sans que le négociant vendeur
ne consente à la brasserie une grosse avance de fonds *.
Une partie assez notable des actions de brasseries a en outre,
aussi bien à Nuremberg qu'à Munich, passé dans le portefeuille
des Israélites. Et c'est par le mécanisme du crédit que ce passage
;i été assuré. Les actions ont d'abord été données en gage. Puis
elles ont fini par rester dans les mains du créancier.
Si donc les brasseries peuvent enrégimenter les taverniers et
les ranger en bataille, c'est parce que les grands négociants en
houblon ont fourni le nerf de la guerre. Si les Wirte, armés de
pied en cap, peuvent se mettre en campagne, c'est parce que
ces grands négociants ont procuré les munitions et l'équipement.
Bonnes populations des villes allemandes, répandez-vous dans
les parcs et salles de concert où les parents peuvent boire et
deviser, tandis que les jeunes gens circulent et ébauchent des
amourettes. Ouvrez vos oreilles et vos âmes aux harmonies
1. Les principaux négociants qui fournissent l'orge à la brasserie sont également des
Israélites.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMERG. 317
d1 Obéron ou aux accents, qui paraissent vous toucher davantage,
du Trompette de Saeckingen, en même temps que vous ouvrez
vos estomacs au flot caressant de la bière. Le « dieu qui vous a
fait ces loisirs», c'est le grand marchand de houblon.
Tumultueux étudiants aux casquettes de couleurs qui, si vous
ne possédez pas un local à vous, avez adopté la salle hospita-
lière de quelque instauration où vous tenez régulièrement vos
Commers, riez, chantez en chœur, engloutissez, au commande-
ment du sabre levé, le contenu d'innombrables chopes. Ce lieu
où vous célébrez les rites transmis par les vieilles Universités et
où l'on croirait voir Faust et Méphistophélès planer, c'est en réa-
lité Fesprit froid du grand marchand de houblon qui en est le
génie tutélaire.
Foules enivrées des Volksfeste, grisez-vous de bière, criez,
pâmez-vous aux musiques des orchestres tyroliens et exaltez
vos cœurs en de brutales idylles sous les tentes immenses où
s'abrite l'orgie. Ce décor où monte votre délire joyeux et où vous
sentez vos âmes fondre à mesure que la hière soyeuse flatte plus
insidieusement vos gosiers et distend plus voluptueusement vos
estomacs bienheureux, c'est le négociant en houblon qui l'anime
et c'est lui qui est derrière la toile de fond.
Il est le deus ex machina de tout le grand drame social du
houblon et de la bière. Il préside à toutes ses péripéties. Par la
puissance du crédit, il en soutient fortement toute la trame.
En étudiant dans le détail les fonctions commerciales rem-
plies par les grands Juifs marchands de houblon, l'on avait pu
se rendre compte que la difficulté de leur tâche athlétique
est bien propre à écarter de la lice les petits cultivateurs hou-
blonniers, déjà si faibles et si désarmés quand on les envisage
simplement en eux-mêmes. En mesurant maintenant l'audace du
tour de force financier que les grands négociants en houblon
accomplissent par surcroit, l'on se fait encore une plus juste idée
de l'écart immense qui existe entre eux et les petits producteurs.
Si ces derniers sont impuissants à atteindre les débouchés loin-
tains, à plus forte raison les malheureux ne sauraient-ils entrer
318 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
en ligne lorsqu'il s'agit non pas seulement d'attendre pendant
toute une campagne le paiement du houblon (ce ne serait que
le moindre problème), mais de procurer aux brasseries les
avances de fonds considérables dont elles ont besoin.
Inversement, le développement suivi par le grand commerce du
houblon, en mettant de plus en pins enjeu les facultés financières
et banquières, a par cela même de plus en plus qualifié les Israé-
lites pour l'exercice de ce genre de négoce1.
Si d'ailleurs les conditions intrinsèques de la culture et l'évo-
lution technique de la brasserie, en même temps que la trans-
formation des moyens d'échange, tendaient fortement à donner
au commerce du houblon l'attitude et l'orientation qu'il a prises
de nos jours, il n'est pas moins vrai de dire que les Juifs, en pro-
fitant de cette inclinaison naturelle, l'ont accentuée de tout leur
pouvoir, se sont efforcés de la rendre invincible et définitive.
Ils ont ainsi peu à peu consolidé leur monopole en le forti-
fiant par des étais presque inébranlables. Concrètement, ils lui
ont donné pour support tous ces Ldger et ces sécheries dont la va-
leur matérielle représente déjà un capital imposant. Abstraite-
ment, mais par un enveloppement plus durement efficace, ils
ont su, afin de les assujettir toutes les deux, encastrer la culture
el la brasserie dans une robuste armature de crédits et de solida-
rités d'intérêts. Le monopole des grands Juifs marchands de hou-
blon a pris, dans la vie économique des pays houblonniers, un
caractère en quelque sorte organique. Il semble qu'en attentant
à ce monopole, on risquerait de frapper de mort le corps entier.
L'étude de cette organisation compliquée du commerce du hou-
blon permet aussi de comprendre pourquoi, non moins que les
timides velléités des particuliers, les efforts collectifs (laisses Uail-
feisen, Entrepôts agricoles, etc/ ont à peu près échoué en vou-
lant résister aux grands Juifs marchands de houblon. Il sut'lit de
faire ressortir quelques-unes des raisons de cet échec. D'abord
i. Celle raison esi venue s'ajouter à toutes celles précédemment définies (lalenis
commerciaux, génie de la spéculation, possession des capitaux, relations internatio-
nales) pour livrer le commerce boublonnierà la domination juive.
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMRERG. 319
le houblon, produit délicat et variable, ne se prête pas bien
à être traité et soufré dans un grand entrepôt centralisé ; il
se laisr>e mieux manutentionner dans des ateliers individuels.
Puis le houblon, en raison de son caractère périssable, ne peut
être pratiquement warranté. Enfin, surtout, les Caisses Raiffeisen
et les Entrepôts agricoles, de quelques ressources qu'ils dispo-
sent, ne peuvent s'appuyer sur la puissance de crédit formidable
qu'ont à leur service les négociants juifs. Caisses et Entrepôts se-
raient hors d'état de satisfaire aux exigences des brasseries. Beau-
coup de celles-ci sont d'ailleurs liées à leur fournisseurs habi-
tuels par des solidarités malaisées à rompre1.
Los « Rois du houblon » paraissent donc bien difficiles à ren-
verser du trône altier où les ont élevés leur esprit d'entreprise,
leur génie de spéculation et leurs moyens financiers. C'est
un Patriciat nouveau qui règne sur Nuremberg et la Franconie.
Il a remplacé l'ancien Patriciat des Imhof, des Holzschuher
et des Pirkheimer, dont Durer fixa la haute mine et la physio-
nomie d'une clairvoyance aiguë. Par l'allure, différents des Pa-
triciens d'autrefois, les nouveaux Patriciens de Nuremberg ne
se révèlent pas moins grandioses pour qui cherche à dégager
les Lignes caractéristiques de leur silhouette, le sens général de
leur mouvement et l'expression maîtresse de leur personnalité.
VIII. — LE 31 0 1> I : I» EXISTENCE l>KS GRANDS NEGOCIANTS EN 1IOIULON.
On voit se dresser à Nuremberg les hôtels et les demeures
particulières des grands négociants en houblon dans ce quartier
du Marient or, où habitent également beaucoup d'exportateurs
de bimbeloterie, leurs congénères et souvent leurs parents. Ces
1. Les brasseries américaines sont, dit-on (Voir notamment Struve, Hopfenhan-
ilel,[>. 119), bien moins dépendantes du commerce, el elles forment par exemple de
grandes associations coopératives d'achat pour acquérir le houblon. Si l'on étu-
diai) de près la position de ces brasseries étrangères, les différences apparaissant
dans leur situation feraient sans doute ressortir que ce ne son! pas les conditions
techniques seules qui rendent les brasseries allemandes el surtout les brasseries fran-
coniennes et bavaroises dépendantes du négoce, mais que cette dépend, nue a aussi
des causes sociales.
.■{20 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
demeures, construites ordinairement en grès rose du pays, sont
conçues dans un style massif, que viennent alléger des vérandas
et des portiques à colonnes. Ce style fut à la mode au moment
où s'édifia le quartier du Marientor. Néanmoins il semble que
le génie particulier des grands négociants juifs ait voulu qu'il
s'affirmât dans leurs habitations avec un caractère accentué de
force tranquille et comme ramassée sur elle-même. Elles ont
l'air de s'appuyer solidement à la terre, pour en prendre posses-
sion et pour exiger de celle-ci toutes les satisfactions qu'elle peut
donner. Les conditions les plus modernes du confort s'y trouvent
réunies; mais parfois l'ornementation insolite d'un fronton, la
forme orientale d'un lampadaire produisent tout à coup une
étrange impression de continuité têtue et de tradition orgueilleuse,
s'affirmant jusque dans l'adaptation la plus hardie aux nouveaux
temps. Les longues cheminées des sécheries et des ateliers de
soufrage, fréquemment situés, ainsi que les bureaux, derrière
les habitations, rappellent à l'esprit du spectateur l'inlassable
activité qui alimente ce luxe et soutient cette puissance.
Pénétrons dans le cabinet de travail d'un des « Rois du hou-
blon ». F... est assis à son bureau. De lourds rideaux rouges
arrêtent en partie la lumière, dont un rayon intrépide vient
pourtant se jouer sur la marqueterie du parquet. Un lustre doré
descend, dont les branches, en forme de rameaux de chêne,
supportent les ampoules électriques. Sur une table, un grand
Mercure de bronze, ses pieds ailés tendus pour une course
éperdue, semble symboliser l'élan du commerce d'exportation
pour porter en temps opportun le houblon sur tous les points du
monde. Aux murs, quatre toiles aux larges cadres conservent les
traits du père dunégocianl el de ses frères décédés. L'un d'eux,
mort jeune, a un visage distingué et rêveur, encadré de favoris
noirs; et l'on retrouve, dans la physionomie de ce jeune Sémite,
quelque chose de la grande mélancolie hautaine d'un Mendels-
sohn-IJartholdy. Les autres ont des figures glacées el des regards
coupants; l'on se souvient ton! à coup d'avoir été traversé par
de pareils regards dans les grandes Bourses européennes. F
Le patron actuel de la maison, diffère de ses frères par l'aspect,
LE GRAND COMMERCE DU HOUBLON A NUREMBERG. 321
mais procure une impression de même sorte. Des cheveux blancs
encadrent son front lucide ; ses yeux bleus froids et clairs parais-
sent, en fixant les objets, les dépouiller sans effort de leurs
qualités sensibles pour isoler un seul caractère : la valeur
d'échange.
Les bureaux ténébreux des exportateurs de bimbeloterie,
établis dans la triste ville de Fûrth, nous avaient révélé, à mesure
que nous les considérions avec plus d'attention, une poésie sin-
gulière. De là partent, pour enchanter tous les enfants de la
terre, les joujoux façonnés patiemment par les artisans de Fran-
conie. De là s'échappent les articles de clinquant qui feront le
bonheur naïf des peuplades sauvages. De là sortent les images
de saints à encadrement de dentelle qui se glisseront dans le
missel des communiantes, et les veilleuses qui éclaireront les
icônes en Moscovie, et les papiers dorés et la poudre d'or par
qui resplendiront les pagodes. Fùrth, avec ses bureaux d'expor-
tation de bimbeloterie, c'est la sombre cornue où les modernes
alchimistes juifs transmutent le rêve franconien en d'autres
rêves.
Une poésie non moins puissante émane du bureau de notre
« Roi du houblon ». Cet homme spécule mathématiquement sur
les goûts et les passions des autres hommes. Il met paisiblement
en scène les décors propices où ces passions et ces goûts pourront
se satisfaire avec véhémence, tout en assurant son profit à lui.
C'est grâce aux crédits et aux avances consentis par lui que, dans
des milliers de Wirlscliaften des faubourgs industriels, des foules
innombrables d'ouvriers vont aller ce soir boire des chopes
écumantes en commentant avec un farouche enthousiasme les
articles du journal socialiste. C'est grâce à son appui que à la
sortie des théâtres parisiens, mainte taverne élégante conviera
les soupeursaux dégustations de bière fraîche et de choucroutes
garnies. C'est de son cerveau calculateur que sortira demain,
tout équipé, le barbare décor de quelque monstrueuse Volks-
fest, avec ses immenses t<vnles résonnant de chants patriotiques,
avec ses tirs, avec ses rôtisseries <!<' harengs, avec ses escadrons
volants de «verseuses » tyroliennes dispensant l'ivresse aux muL
3-2Ï LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FHANCONIE.
titudes en délire. C'est par lui que telle salle de concert allemande,
soutenue surtout parla vente de la boisson nationale, va s'allumer
tout à l'heure pour que la mélodie du Trompette de Sàckingen
émeuve la sensibilité des familles attablées autour des chopes
de bière. Et c'est par lui également que là-bas, sur les bords de
la Seine, tel café-concert, intéressé de son côté pour des raisons
vitales au débit des « bocks », fera resplendir ses girandoles afin
d'inviter le public à venir entendre quelque chanteur blafard
dire ses couplets gouailleurs et désabusés.
Pendant que F... calcule et médite, sa jeune femme, dans la
lourde maison de grès rose, songe, elle aussi. In peu fatiguée
d'avoir essayé des robes de Paris, elle se repose en rêvant dans
la véranda fleurie. Elle ne s'embarrasse guère de soins ménagers,
à l'encontre des femmes allemandes qui, dans toutes les classes
de la société, remplissent toujours plus ou moins l'idéal de la
Hausfrau et poudrent volontiers leurs bras de la farine des
grosses pâtisseries domestiques. La femme juive, elle, reste la
belle indolente, l'épouse glorieuse et parée. Aussi, parmi les
palmiers de la véranda, la femme du Roi du houblon peut-elle se
laisser aller tranquillement à ses pensées et songer, sans crainte
qu'on l'importune, à la prochaine « saison » du Caire. Elle esl
vraiment la reine de sa somptueuse et confortable demeure. Que
disons-nous? Elle est une des reines de la Eranconie, — puisque
son luxe est dû à l'intelligente mise en valeur de la patience et
du labeur franconiens épais à l'horizon. Justement une voiture
surmontée de balles de houblon traverse la Marienstrassc I n
effluve chargé de l'odeur de la plante a pénétré par un carreau
ouvert de la véranda, et la narine de la belle indolente a légè-
rement frémi. C'est comme un encens amer qui monte vers la
souveraine, émanant des sacs de petits fruits jaunes qui ont peul-
être été cueillis par les lamentables Zupfer dans les « jardins a
du bon Scheuerlein.
CONCLUSION DE LA SECONDE ET DE LA
TROISIÈME PARTIES
SURVIVANCE DANS LA POPULATION FRANCONIENNE DES CARACTÈRES
IMPRIMÉS PAU L'ANCIENNE CIVILISATION DE LÉTAIN. SUBSTITUTION
1)1 PATRONAT DES GRANDS NÉGOCIANTS ET EXPORTATEURS ISRAÉ-
LITES A L'ANCIEN PATRONAT CARAVANIER ET MÉTALLURGE DES
« PATRICIENS » NUREMBERGEOIS.
L'étude micrographique des artisans du jouet1 et des houblon-
niers dans la Franconic actuelle semble révéler suffisamment la
survivance, chez la population franconienne, des caractères
imprimés par l'ancienne civilisation dont les petites industries
de l'étain2 nous ont paru être l'expression la plus significative :
habitude du travail au foyer ; pratique patiente, adroite et ingé-
nieuse des arts manuels; résignation aux petits salaires et à la
vie étroite; imagination visuelle reproductrice, avec tendance à
une sorte de réalisme plaisant et drolatique ; inaptitude à l'abs-
traction, au calcul, et au commerce à longues rues.
L'ancien patronat caravanier et métallurge des Patriciens
nurembergeois a disparu depuis longtemps, après l'épuisement
des vieilles industries de l'étain, du cuivre rouge, du laiton et
du bronze qui avaient été l'une des sources nourricières de sa
fortune, et après le déclin du commerce <!«• transil entre Venise
et les Flandres, qui avait été l'autre principe actif (\i- sa gran-
deur.
1. Voir deuxième Partir: Les Faiseurs de Jouets.
2. Voir première Partie : Les Industries de l'Étain.
324 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
Mais, comme on vient de le rappeler, les aptitudes développées
dans la population par les vieilles industries de l'étain et autres
industries similaires sont demeurées vivantes, en même temps
que continuait de s'exercer l'action de certaines conditions per-
manentes du lieu, lequel est essentiellement constitué par un
haut plateau sablonneux couvert de bois de pins et très peu
fertile. Et, d'autre part, la création de moyens de communication
rapides, leur extension à tous pays et leur organisation en ser-
vices publics et réguliers ont ouvert des possibilités d'échange
universel, dénature à profiter surtout aux contrées qui, comme
la Franconie , sont vouées par les conditions du lieu à l'exporta-
tion de produits fabriqué* .
Alors a surgi un patronat nouveau, qui a utilisé à la fois
les aptitudes persistantes de la population et les possibilités
nouvelles d'écouler en tous pays les produits du travail de cette
population très peu exigeante et accoutumée de longue date aux
minutieuses besognes.
Ce patronat a exploité les dispositions invétérées et les quali-
tés traditionnelles de la race en développant ou en aidant à se
développer dans la Franconie moderne toutes les industries qui
mettent encore en jeu la patience •, le soin, l'adresse manuelle et
l'imagination visuelle reproductrice des formes, et en multipliant
surtout, parmi ces industries, celles qu'il y a grand avantage à
pouvoir faire pratiquer par une main-d'œuvre à bas prix et celles
dont les produits s'adressent <i des besoins généraux et univer-
sels.
il a favorisé en même temps, en lui ouvrant avec vigueur des
débouchés et en soutenant en Bavière comme au dehors l'indus-
trie transformatrice du produit cultivé, une culture qui d'abord
s'harmonisait au lieu, niais qui de plus, par les qualités qu'elle
requiert, ressemble à une petite industrie méticuleuse : la cul-
ture houblonnière . Il a d'ailleurs assumé lui-même la charge
.le procéder en grand atelier aux opérations difficiles à la suite
desquelles le houblon prend définitivement le caractère d'une
marchandise utilisable.
CONCLUSION DE LA SECONDE ET DE LA TROISIÈME PARTIES. 325
Dans le domaine des petites industries anciennes ou nouvelles
(jouets, ustensiles de ménage, couleurs de bronze, etc.), le pa-
tronat nouveau n'a pas hésité davantage à intervenir activement,
dès que cela lui paraissait profitable, pour compléter l'œuvre
de la fabrication manuelle. Lorsque les énergies mécaniques
s'acquittaient décidément à plus bas prix de certaines fonctions,
il n'a pas hésité à introduire lui-même les machines. Il a con-
tribué ainsi à édifier la structure d'un système mixte, dans lequ3l
les assises superposées de la fabrication en atelier centralisé
masquent parfois à la vue la couche-mère sous-jacente, qui
demeure constituée par la fabrication familiale et la fabrication
artisane. Par une appropriation incessante aux conditions exter-
nes de la technique et de la production, et par une judicieuse
mise en équilibre avec les forces antagonistes de la concur-
rence, la part d'activité des machines et celle des doigts de
l'artisan sont en quelque sorte combinées dans une propor-
tion dont la formule varie avec le temps, et elles se trouvent do-
sées de manière à assurer aux commerçants et entrepreneurs le
plus grand bénéfice qu'il soit possible d'obtenir à chaque moment.
Et le patronat nouveau a mis à profit les possibilités d'expor-
tation internationale en plaçant, d'une façon générale, en tous
pays les articles et produits franconiens, et en dirigeant son ob-
jectif, d'une façon particulière, vers les pays où une main-d'œu-
vre semblable à la main-d'œuvre franconienne n'existe guère
(marchés anglo-saxons), ainsi que vers les pays primitifs des
régions méridionales et extrême-orientales où les articles de
verre et de clinquant franconiens sont susceptibles d'un écou-
lement avantageux.
Le nouveau patronat est constitué à peu près exclusivement
par des négociants et exportateurs Israélites*.
i. Observons qu'il n'existe pas, dans la masse de la population franconienne, île
mouvemenl « antisémite ». Quand le- socialistes dirigent île- attaques personnelles
contre les grands patrons du i»a>s il- s'en prennent ordinairement aux patrons in
326 LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
Pour pratiquer le grand commerce d'exportation des produits
franconiens, il faut nécessairement : de gros capitaux, des re-
lations internationales , de grandes aptitudes commerciales. Les
producteurs franconiens sont tout à fait dénués de ces moyens
d'action. Même les classes supérieures de la population autoch-
tone participent, jusqu'à un certain degré, à cette caractéristique
infériorité. Les commerçants Israélites ont au contraire largement
à leur disposition les instruments essentiels dont nous venons de
parler. Cela explique comment le nouveau patronat juif s'est
imposé à la moderne Franconie. La supériorité de leurs ressour-
ces et de leurs talents, la complexité des problèmes qu'ils résolvent
chaque jour, établissent une ligne de démarcation profonde
entre les grands commerçants israélites et l'humble multitude
des producteurs. Il n'y a point là une division du travail en ce
sens que les uns produiraient et les autres vendraient . Il y a là
une domination en règle exercée par les négociants sur les pro-
ducteurs.
Le moderne patronal des commerçants et exportateurs israé-
lites a été, de plus, aide' dans son ascension par ses grandes ap-
titudes financières . Il s'est intéressé passionnément au commerce
du houblon parce que ce produit, en raison de la variabilité
chronique des cours, est un « article de spéculation » au premier
chef. D'autre part, les négociants juifs ont su résoudre magistra-
lement différents problèmes de crédit posés par le développe-
ment de la production, de l'exportation et aussi de la consom-
mation de divers articles. Non seulement, tout en s'exposant
d'ailleurs à des risques, ils se sont ouvert par là la possibilité de
plus grands prolits; mais encore ils ont achevé ainsi de subjuguer
la production. Par des avances et des commandites, ils ont tissé
autour des producteurs un réseau serré qui enlevait à ceux-ci
toute indépendance de mouvements (entretien sur les lieux de
production d' « acheteurs » de houblon et de courtiers experts
à enchaîner le houblonnier, aide prêtée à l'établissement des
dustriels de la grande industrie mécanique (dont il sera question dans la dernière
partie de cette étude).
"conclusion de la seconde et de la troisième parties. 327
patrons indigents dans l'industrie, création de fabriques dépen-
dantes du commerçant, ouverture de pseudo-fabriques ayant
pour fonction de coordonner le travail des artisans dispersés,
avances de matières premières ou d'argent, achat à bas prix de
« modèles » imaginés par des artisans besogneux, etc.). Par des
avances et commandites bien plus larges, ils soutiennent d'une
façon permanente une grande industrie (la brasserie), consomma-
trice d'un produit important du labeur franconien (le houblon),
et lui fournissent les moyens de multiplier partout les organes
de vente au détail {les tavernes) du produit définitif (la bière) ;
et ils aident aussi de même façon au développement des sociétés
qui multiplient les grandes maisons de vente au détail (les
bazars) de la plupart des produits manufacturés du pays :
jouets, vannerie, ustensiles déménage , articles de bureau , crayons
et compas communs, etc.
La maestria avec laquelle le patronat nouveau des commer-
çants et exportateurs israélites accomplit des opérations d'une
telle ampleur, et le vasselage économique où se trouve réduite
à leur égard la foule obscure des producteurs indigènes, carac-
térisent ces grands négociants, d'une manière vraiment saisis-
sante, comme une forme ressuscitée du patriciat nurembergeois
d'autrefois.
Les rares survivants des familles patriciennes (qui, sauf deux ou
trois exceptions, sont adonnés aux professions libérales), doivent
avoir, du fond de leurs antiques demeures, où ils contemplent
parfois au mur quelques-unes de ces vieilles armoiries si chères
aux émules des Imliof et des Holzschuher, le sentiment, en
voyant fumer la cheminée de la soufrerie du négociant en houblon
d'en face ou en entendant le fracas des caisses qu'on cloue chez
l'exportateur do bimbeloterie d'à côté, que l'âme de feu des
ancêtres a vraiment émigré dans le corps de ces Sémites entre-
prenants et infatigables.
Si Albert Durer pouvait revoir Nuremberg, avec quelle atten-
tion il les regarderait vivre et faire effort! Avec quel soin ce
grand curieux des expressions <le la v ie se plairait à scruter leurs
• 5iH LES CULTIVATEURS DE HOUBLON EN FRANCONIE.
visages supputateu'rs ! C'est eux qu'il voudrait portraicturer
maintenant, et non pas pour l'or qu'ils pourraient lui offrir, mais
pour l'attrait violent des énergies qui flambent en eux!
Nous n'avons pas épuisé la définition de la Franconie actuelle.
Nuremberg, sa métropole, est une sorte de ville-Janus, à la fois
tournée vers le passé et vers l'avenir. Non seulement la fabri-
cation mécanique a fait brèche sur divers points dans le vieux
bloc de la fabrication manuelle et artisane. Non seulement, dans
l'industrie du jouet, plusieurs grands établissements se sont
constitués. Mais encore toute une banlieue de grande industrie
mécanique a enveloppé et comme investi le vieux Nuremberg
d'un anneau incandescent de vie ardente et neuve.
Il nous reste à examiner quel est le rôle social de cette grande
industrie; à quels obstacles elle se heurte et quels appuis elle
rencontre ; quels changements elle a apportés et quelles trans-
formations ultérieures elle est en train de préparer.
Louis Arqué.
L'Administrateur-Gérant : Léon Gangloff,
fYI EUPHIE HKM1N-1>I1H)T El C10. — PARIS
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