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Full text of "Science Sociale, suivant la Methode d'Observation"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/sciencesocialesu4353pari 


TABLE  DES  MATIERES 

DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 


DEUXIÈME  PÉRIODE.  —  CINQUIÈME  ANNÉE 


Quarante-troisième  fascicule  (janvier  1908). 

LA    CIVILISATION    DE    L'ÉTAIN.  II.    LES    FAISEURS    DE 

JOUETS     EN    FRANCONIE,    par   Louis    Arqué. 

Introduction. 

La  projection  des  industries  de  l'étain  sur  les  autres  industries  franconiennes.— 
Les  faiseurs  de  jouets  de  bois.  —  Les  vanniers  de  Lichtenfcls. 

I,  La  fabrication  des  jouets. 

Les  souffleurs  de  perles  de  verre  et  les  faiseurs  de  petits  miroirs.  —  L'évolution 
du  jouet  de  métal.  —  Les  artisans  du  jouet  de  fer  blanc.  —  l  ne  fabrique  de  gran- 
deur moyenne  et  s€s  ouvriers  à  domicile.  —  Les  grandes  fabriques  de  jouets  de  fer 
blanc  et  de  jouets  optiques. 

IL  L'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce. 

Subordination  commune  des  ouvriers  à  domicile,  des  artisans  et  des  fabricants 
secondaires  aux  grands  entrepreneurs  capitalistes.  —  Les  cultures  intellectuelles 
en  Frauconie.  —  Les  grands  exportateurs  israélites. 


Quarante-quatrième  fascicule  [février  1908). 

LE  TYPE   SOCIAL   DU   PAYSAN  JUIF  A  L'ÉPOQUE  DE 
JÉSUS  CHRIST,    par  M.    B.   Schwalm. 

Avant-propos. 

La  formation  du  paysan  manifestée  par  ses  travaux. 
.  Les  origines  du  paysan  juif. 


TABLE    DES    MATIERES    DE    LA    SCIENCE    SOCIALE. 


III.  L'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  Juda. 

IV.  Les  principaux  ouvrages  du  paysan  juif. 

V.  Le  principal  foyer  de  la  vie  privée. 


Quarante-cinquième  fascicule  [mars  1908). 

LA    COLONISATION  DES  TOURBIÈRES    DANS   LES    PAYS-BAS 
ET  LA    PLAINE    SAXONNE,    par    Paul  Roux. 

Avant-propos. 

I.  Les  tourbières;  leurs  caractères  généraux. 

IL  La  colonisation  libre  dans  les  Pays-Bas  et  les  villes  de  commerce. 

III.  La  colonisation  administrative  en  Allemagne  et  l'action  progressive 
des  Pouvoirs  publics. 

IV.  Le  développement  du  commerce  et  la  navigation. 

V.  L'agriculture  et  l'industrie. 

VI.  Conclusions. 


Quarante-sixième  et  Quarante-septième  fascicules 
[avril  et  mai  1908). 

LE   TYPE    SAINTONGEAIS,    par  Maurice   Bures. 

I.  La  Saintonge  avant  le  pbylloxéra. 

i.e  Lieu.  —  Le  Travail.  La  Saintonge  dans  le  passé.  —  La  crise  phylloxèrique. 
—  L'exploitation  industrielle  de  l'herbe  ci  les  beurreries  coopératives.  —  La  vigne 
nouvelle. 

II.  La  Saintonge  nouvelle. 


Quarante-huitième  fascicule    juin   1908  . 

LA  SCIENCE  SOCIALE  ET  SA  MÉTHODE,  par  Robert  Pinot 

I.  Quel  esl  l'objet  d(>  la  science  sociale. 

II.  La  science  sociale  a  I  elle  une  méthode  qui  lui  esl  propre? 

III.  La  monographie  de  Famille  ouvrière,  ses  résultais   scientifiques. 

IV.  La  monographie  ele  Famille  ouvrière,  sa  valeur  scientifique. 


TABLE    DES    MATIERES    DE   LA    SCIENCE    SOCIALE. 


Quarante -neuvième  fascicule  [juillet-aoïU  1908), 

JOURNAL  DE  L'ÉCOLE  DES   ROCHES 

I.  Vie  générale  de  l'École. 

II.  Vie  intellectuelle. 

III.  Vie  physique. 

IV.  Nos  œuvres. 

V.  Nos  anciens  élèves. 


Cinquantième  et  Cinquante  et  unième  fascicules 
(septembre-octobre    1908). 

LE  NOIR  DE  GUINÉE,  par  L.  Tauxier. 

I.  Le  Travail  dans  la  Haute-Guinée. 

II.  La  Propriété  chez  le  noir-  de  la  Haute-Guinée. 

III.  La  Famille  et  l'Héritage  dans  la  Haute-Guinée  en  particulier  et  dans 
l'Afrique  occidental  en  général. 

IV.  Les  Pouvoirs  publics  dans  la  Guinée  française. 

V.  Les  Races  de  la  Guinée  française. 


Cinquante-deuxième  fascicule  [novembre   1908). 

LE  TYPE  FRISON,  par  Paul  Roux. 

I.  Le  Lieu. 

Le  lieu  primitif.  —  Le  Lieu  actuel. 

II.  Le  Bétail  et  le  Lait. 

Le  pâturage  pur.  —  La  culture  associée  au  pâturage.  —  Le  petit  paysan  de  la 
région  sablonneuse. 

III.  La  culture  spécialisée. 

IV.  La  culture  maraîchère. . 

V.  Conclusions. 


TABLE    DES    MATIERES   DE    LA    SCIENCE    SOCIALE. 


Cinquante-troisième  fascicule  [décembre   1908  . 

LES  CULTIVATEURS    DE    HOUBLON  EN  FRANCONIE 
par    Louis    Arqué. 

I.  La  production  du  houblon  en  Franconie;  ses  causes  et  ses  répercussions 
.  sociales. 

II.  Le  grand  commerce  du  houblon  à  Nuremberg;  sa  position  à  l'égard  de 
la  culture;  son  rôle  à  l'égard  de  la  Brasserie  allemande  et  étrangère; 
ses  conditions  et  répercussions  sociales. 

III.  Conclusion. 


I  °t  6  X 


LA  CIVILISATION  DE  L'ETAIN 
II 


LES  FAISEURS  DE  JOUETS 

DE  NUREMBERG 


PAR 


Louis  ARQUÉ 


SOMMAIRE 


INTRODUCTION.   —  La  Projection  des  Industries  de  I  Etain   sur  les 
autres  industries  franconiennes. 

Caractères  imprimés  autrefois  aux  Franconiens  par  les  anciennes  industries 
de  l'étain  :  1"  habitude  du  travail  à  domicile;  2°  adresse  au  travail  manuel; 
.'!"  résignation  aux  petits  salaires;  i  talent  artistique;  ■">'  inaptitude  au  com- 
merce.—  Ces  caractères  persistent-ils  ?  —  On  va  l'examiner  en  observanl  les 
Franconiens  d'aujourd'hui. 

Les  Faiseurs  de  jouets  de  bois.  —  Les  Vanniers  de  Lichtenfels. 

I.  La  Fabrication  des  jouets.  I'.  137. 

1.  Les  souffleurs  de  perles  de  verre  et  les  Faiseurs  de  petits  miroirs. 

>'.  L'évolution  du  jouet  de  métal. 

3.  Les  artisans  du  jouet  de  fer  blanc. 

I.  Une  fabrique  de  grandeur  moyenne  et  ses  «  ouvriers  à  domicile 

.">.  Les  grandes  fabriques  de  jouets  de  fer-blanc  et  de  jouets  optiques. 
Un  renforcemenl  des  industries  du  jouel  :  le  monopole  naturel  des  pierres 
lithographiques  de  Solnhofen  h  la  chromolithographie. 

II.  L'Exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce    P.   177. 

I.  Subordination  commune  des  ouvriers  à  domicile,  des  artisans  et  des 
fabricants  secondaires  aux  grands  entrepreneurs  capitalistes. 

Domination  des  grands  commerçants  sur  1rs  ouvriers  à  domicile,  les  arti- 
sans et  les  fabricants  secondaires.  —  Persistance  des  caractères  imprimés  par 
la  civilisation  de  l'étain.  Ce  sont  eux  qui  ont  permis  aux  entrepreneurs  capi- 
talistes de  l'âge  moderne  de  soumettre  les  populations  au  régime  de  l'indus- 
trie à  domicile  el  de  la  petite  industrie  dépendante.  —  Les  producteurs  fran- 
coniens n'ont  l'ait  que  changer  de  maître,  car  ils  étaienl  autrefois  subordonnés 
au  grand  Patronat  <lc  l'Étain.  —  Traits  originaux  propres  à  l'industrie  à  do- 
micile ci  à  la  fabrication  subordonnée  dans  la  Franconie  d'aujourd'hui. 

:.'.  Les  cultures  intellectuelles  en  Franconie. 

'■>.  Les  grands  exportateurs  israélites. 

Les  grands  exportateurs  israélites,  suzerains  de  l'industrie  du  jouet  et  de  la 
bimbeloterie.     -Suzeraineté  industrielle  des  grands  exportateurs  israélites. 
Suzeraineté  commerciale  dos  grands  exportateurs  Israélites.        Suzeraineté 
financière  des  grands  exportateurs  israélites.       Leur  mode  d'existence.  I  ne 
■■  ville  juive  ■•  :  Ftirth. 


LA  CIVILISATION   DE  L'ÉTAIN 
II 


LES  FAISEURS  DE  JOUETS 

DE  NUREMBERG 


INTRODUCTION 


LA    PROJECTION    DES    INDUSTRIES   DE    L'ÉTAIN    SUR    LES 
AUTRES  INDUSTRIES  FRANCONIENNES 


Dans  la  première  partie  de  cette  étude,  on  a  tâché  de  mon- 
trer l'influence  que  les  conditions  géographiques  de  la  Franconie 
(plateau  sablonneux  et  stérile,  bois  de  pins,  voisinage  d'an- 
ciennes mines  d'étain,  position  médiatrice  dans  l'Europe  com- 
merciale du  Moyen  Age),  combinées  avec  certaines  conditions 
ethniques  (colonisations  slaves  et  franques),  ont  exercée  sur  le 
développement  du  travail,  du  négoce  et  du  patronat  dans  le 
pays.  Dune  façon  toute  particulière,  on  a  mis  en  relief  l'in- 
fluence qu'a  eue  autrefois  la  proximité  de  mines  d'étain  sur  une 
contrée  pauvre  en  ressources  agricoles,  mais  riche  en  bois  com- 
bustible. On  a  fait  voir  comment,  aux  petits  artisans  de  l'étain 
et  autres  artisans  similaires,  opérant  avec  des  moyens  très  res- 
treints,   s'était  superposé,  au   Moyen  Age,   un  grand   patronat 


132  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    [NUREMBERG. 

capable  et  audacieux  («  Patriciens  nurembergeois),  qui  avait 
spécule  sur  l'étain  et  le  cuivre,  avait  pratiqué  La  métallurgie  de 
ces  matières,  les  avait  fait  façonner  par  la  population  sous-ja- 
cente,  et  enfin,  mettant  à  profit  la  situation  de  Nuremberg  à  cette 
époque,  avait  joint  au  commerce  d'exportation  des  articles 
fabriqués  en  Franconie  le  grand  commerce  de  transit  «  épices  > 
orientales  et  vénitiennes,  draps  flamands)  entre  le  sud  et  le  nord 
de  l'Europe.  Et  l'on  a  décrit  l'usure  de  ce  patronat  par  la  ri- 
chesse, puis  sa  brusque  chute  à  l'heure  où  l'étain  allait  être  sup- 
planté dans  l'usage  domestique  par  la  faïence,  la  porcelaine  et 
le  verre,  et  où  les  contre-coups  de  la  découverte  de  la  route 
maritime  des  Indes  allaient  notablement  diminuer  l'importance 
de  la  position  de  Nuremberg  et  de  Venise. 

('/est  d'ailleurs  en  partant  de  l'observation  directe  de  types 
d'artisans  vivants  (fondeurs  de  jouets  d'étain,  faiseurs  de  cou- 
vercles de  chopes  et  de  souvenirs  de  voyage  en  étain,  batteurs 
d'étain  et  d'or,  peintresses  de  soldats  d'étain  que  nous  sommes 
peu  à  peu  remontés  dans  le  passé  pour  découvrir  et  reconnaître 
l'influence  du  travail  de  l'étain  sur  le  développement  de  la  vie 
économique  et  sociale  en  Franconie.  Et  il  ressort  de  ce  point  de 
départ  même  que  le  type  des  petits  artisans  fondeurs  d'étain  et 
autres  artisans  analogues  est  bien  loin  d'avoir  disparu  du  pays. 
qu'il  subsiste,  qu'il  se  perpétue  toujours,  avec  des  variantes. 

Les  traits  distinctifs  caractérisant  ces  petits  ouvriers  et  dus  à  la 
longue  influence  des  circonstances  du  lieu  et  du  travail  se  pour- 
raient résumer  à  peu  près  ainsi  : 

1°  La  pratique  du  tram  il  en  petit  atelier  familial  ; 

2"  La  fabrication  de  petits  articles,  exigeant  un  soin  minu- 
tieux et  de  l'invention; 

:\  La  résignation  aux  petits  salaires  et  à  la  vie  étroite; 

V  V aptitude  artistique; 

5°  V inaptitude  au  commerce  à  longues  rues,  capable  d'ouvrir 

des  débouchés  au  dehors. 

Deux  questions  se  posent  maintenant  d'elles-mêmes  : 

1    Dans  quelle  mesure  véritable  le  type  ancien  du  petit  artisan. 

habile  de  ses  mains  mais  peu  apte  au  commerce,  s'rst-il  perpé- 


INTRODUCTION.  I  Xi 

tué  en  Franconie?  En  un  mot,  quelle  place  relative  occùpe-t-il 
dans  l'effectif  actuel  des  forces  productives  de  ce  pays? 

2°  Si  ces  artisans  du  vieux  modèle  jouent  toujours  un  rôle 
marquant,  comment  arrivent-ils  à  résoudre  le  problème  commer- 
cial, puisque  nous  avons  vu  que  l'ancien  patronat  avait  depuis 
longtemps  sombré?  Et,  les  conditions  du  commerce  ayant  d'ail- 
leurs chang'é  du  tout  au  tout  pour  Nuremberg,  quelles  sont  les 
fonctions  et  les  organes  directeurs  de  la  vie  commerciale  actuelle? 

Essayons  d'élucider  ces  deux  points  en  examinant  de  très  près 
les  deux  catégories  de  producteurs  qui,  au  vu  et  au  su  de  tous, 
sont  aujourd'hui  les  plus  '<  spécifiques  »  de  la  Franconie  :  les 
faiseurs  de  jouets  et  les  cultivateurs  de  houblon  *. 

L'étude  du  cultivateur  de  houblon  faisant  l'objet  de  la  troi- 
sième partie,  nous  n'examinerons,  dans  cette  seconde  partie, 
que  le  faiseur  de  jouets. 

Mais  avant,  il  nous  faut  présenter,  parmi  les  faiseurs  de 
jouets,  ceux  qui  caractérisent  le  mieux  l'industrie  proprement 
franconienne  et  laisser  de  côté,  pour  le  moment,  ceux  qui  sont 
plus  spécialement  thuringiens. 

Les  faiseurs  de  jouets  de  bois  et  dk  porcelaine  en  Thuringe. 

—  Un  des  plus  anciens  articles  confectionnés  en  Franconie  et  en 
Thuringe  a  été  l'ustensile  déménage  en  bois  el  le  jouet  de  bois2. 
Les  artisans  taillaient  ces  objets  dans  le.  bois  des  pins  et  autres 
arbres  qui  couvraient  le  pays,  et  ils  trouvaient  dans  cette  indus- 
trie un  complément  aux  ressources  rudimentaires  de  l'agricul- 
ture3. Il  continue  en  partie  d'en  être  ainsi  aujourd'hui.  Mais  la 
production  des  jouets  de  bois  est  maintenant  localisée  surtout 
en  Thuringe,  où  elle  a  pris  un  développement  énorme.  Toute- 

1.  Nous  devons  exprimer  toute  notre  reconnaissance  à  M.  Eugène  Augustin,  sans  qui 
nous  n'aurions  pu  surmonter  les  nombreuses  diflicultés  qui  mettaient  obstacle  à  une 
semblable  enquête. 

2.  On  fabriqua  d'abord  les  objets  d'utilité.  Nous  avons  expliqué  comment  la  plasti- 
cité de  l'étain  et  du  bois  engagea  de  bonne  heure  à  orner  les  objets  de  diverses  ligu- 
riiH's,  et  comment  ces  figurines  lurent  ensuite  traitées  pour  elles-mêmes. 

:{.  Les  marchands  caravaniers  nurembergeois  achetèrent  le  jouet  de  bois  aux  arti- 
sans des  Alpes  bavaroises  (Berchtesgaden)  et  autrichiennes  (Salzbourg)  bien  avant 
que  ce  jouet  fût  fabriqué  à  Nuremberg  même. 


134  LUS    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    M  REMBERG. 

fois,  c'est  de  Franconie  qu'était  partie  L'impulsion;  ce  sont  les 
caravanes  des  négociants  nurembergeois  qui,  en  sillonnant  la 
contrée,  implantèrent  jadis  l'industrie  du  jouet  parmi  les  Thu- 
ringiens.  A  l'heure  actuelle,  ceux-ci  se  sont  fait  du  joujou  en 
bois  une  véritable  spécialité.  Les  forêts  de  Thuringe  leur  four- 
nissent la  matière  première  à  bon  compte,  sans  qu'elle  ait  été 
grevée  par  des  frais  de  transport.  On  l'achète  à  l'administration 
forestière;  les  artisans  suppriment  parfois  cette  formalité,  et  les 
emprisonnements  pour  vol  de  bois  ne  sont  pas  rares.  L'outil- 
lage est  rudimentairc  et  un  simple  couteau  en  est  souvent  la 
pièce  essentielle.  L'atelier  de  famille  est  le  type  le  plus  répandu. 

Les  artisans  thuringiens  font  encore  les  jouets  de  papier,  les 
cartonnages  et  les  jouets  de  «  papier  mâché  ».  Il  est  curieux  de 
voir,  dans  les  ateliers  minuscules,  les  opérateurs  emplir  les 
moules  de  pierre  avec  la  pâte  fluide  de  carton  délayé.  Les 
masques  et  articles  de  carnaval  sont  une  des  variétés  les  plus 
originales  de  la  production'. 

Ce  sont  aussi  les  Thuringiens  qui  font  les  «  jouets  de  peau  • 
ou  petits  animaux  recouverts  de  peaux. 

Dans  la  partie  de  la  Thuringe  située  à  l'entour  de  YYeimar, 
l'on  confectionne  les  «  jouets  de  cuir  »  fouets  d'enfants,  har- 
nachements des  petits  chevaux,  etc. 

Les  gisements  de  kaolin  sont  nombreux  en  Thuringe.  Eu 
raison  de  cette  circonstance  et  du  bon  marché  du  combustible, 
l'industrie  de  la  porcelaine  a  pris  dans  cette  région  de  l'Alle- 
magne une  grande  extension.  A  côté  des  branches  nouvelles 
(isolateurs  électriques,  dents  artificielles,  etc.),  les  deux  brau- 

1.  La  fabrication  des  jouets  de  papier  et  menus  articles  de  papier  a  tenu  autre- 
fois une  grande  place  à  Nuremberg  (poupées  de  papier  ou  «  Papierdocken  »).  Les 
masques  (Schwnbartmasken)   y  furent  aussi  confectionnés  anciennement. 

De  nos  jours,  les  travaux  de  cartonnage  font  vivre  une  foule  de  petits  ateliers 
nurembergeois.  Outre  certains  jeux  de  société  i  lotos,  etc  .  les  carlonnicrs  nurem- 
bergeois d'aujourd'hui  ont  fort  à  faire  pour  approvisionner  de  boites  les  fabriques 
de  jouets. 

L'industrie  des  articles  de  carnaval,  de  cotillon  et  de  théâtre  fleuri)  dans  la  capi- 
tale de  la  Franconie  comme  en  Thuringe.  D'une  manière  générale,  celte  industrie  a 

îles  connexions  étroites  avec  celle  des  papiers  argentés  et  dores,  dont  nous  avons  vu. 
dans  la  première  partie  de  ce  travail,  la  filiation  avec  les  anciennes  industries  de 
1'étain. 


INTRODUCTION.  J  35 

chcs  maîtresses  de  la  vaisselle  de  ménage  et  du  «  jouet  de 
porcelaine  »  présentent  un  développement  sans  égal.  Le  jouet  de 
porcelaine  (poupées,  têtes  de  poupées,  services  de  poupées, 
fèves  pour  gâteaux  des  rois),  occupe  une  multitude  de  petits 
ouvriers  travaillant  chez  eux.  L'industrie  porcelainière  se  pro- 
longe d'ailleurs  sur  une  partie  de  la  Franconie  septentrionale, 
notamment  dans  les  environs  de  Selb. 

Xous  devons,  bien  qu'à  regret,  laisser  de  côté  ces  industries 
infiniment  curieuses,  car.  à  l'heure  actuelle,  leur  examen  res- 
sortit d'une  étude  sur  laThuringe.  En  revanche,  nous  devrons  dire 
tout  à  l'heure  quelques  mots  de  l'industrie  des  jouets  et  menus 
articles  de  verre,  car  plusieurs  de  ses  rameaux  se  partagent 
également  entre  la  Thuringe  et  la  Franconie,  et  d'autres  sont 
propres  à  ce  dernier  pays. 

Les  Vanniers  de  Lichtenfels.  —  L'industrie  de  la  vannerie 
règne  à  l'heure  actuelle  sur  une  étendue  de  pays  qui  forme  le 
nord  de  la  Franconie  et  l'extrême  sud  de  la  Thuringe  (région 
de  Lichtenfels,  en  Franconie,  et  région  de  Gobourg,  en  Thu- 
ringe). Elle  est  à  peu  près  exclusivement  pratiquée  dans  de 
petits  ateliers  familiaux. 

A  l'entour  de  Lichtenfels,  le  plateau  franconien  présente 
une  forte  dépression,  au  fond  de  laquelle  coule  le  Main.  Cette 
dépression  se  prolonge  jusqu'aux  pentes  de  la  Forêt  de  Thu- 
ringe, dans  le  voisinage  immédiat  de  Cobourg.  Les  osiers  crois- 
sent abondamment  dans  cette  campagne  humide.  Il  est  aisé 
de  concevoir  que  les  populations  aient  cherché  des  ressources 
dans  les  travaux  de  torsion  et  de  tressage. 

Aujourd'hui  d'ailleurs  toute  sorte  d'autres  matières  premières 
sont  importées  à  Lichtenfels-Gobourg  et  traitées  par  les  habi- 
tants :  fibres  de  palmier,  espartogras,  etc.  Plus  de  "20.000  per- 
sonnes sont  occupées  dans  la  contrée  à  confectionner  des  pa- 
niers, des  corbeilles,  des  dames-jeannes  et  des  meubles  cannés. 

Les  salaires  payés  à  ces  artisans  sont  dérisoires  et  l'on  a  cité 
d'innombrables  cas  où  les  malheureux  étaient  rémunérés  seu- 
lement en  nature  {truck  System),  au  moyen  d'articles  d'épicerie 


\'M\  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

de  qualité  inférieure.  Il  existe  une  saisissante  monographie  des 
vanniers  franconiens  dans  l'ouvrage  d'Emmanuel  Sax  sur  l'In- 
dustrie à  domicile  en  Thuringe  («  Die  Hausindustrie  in  Thue- 
ringen  »,  3  vol.,  1882-1888),  dont  le  dernier  tome  est  consacré 
également  à  la  Haute  Franconie.  Des  faits  vraiment  incroyables 
ont  été  aussi  mis  au  jour  par  les  enquêtes  auxquelles  a  procédé 
la  Fédération  allemande  des  travailleurs  du  bois.  (Voir  notam- 
ment :  La  détresse  des  vanniers,  «  Von  der  Nothlage  der 
Korbmacher  »,  Stuttgart,  1902,  Theodor  Leipart,  édit.)  Les 
vanniers  ont  mérité  le  nom  qu'on  leur  a  donné  de  «  plus 
pauvres  parmi  les  pauvres  travailleurs  du  bois  ». 


LA  FABRICATION  DES  JOUETS 
EN  FRANCONIE 


I.    —   LES    SOUFFLEURS    DE    PERLES    DE    VERRE    ET    LES    FAISEURS 
DE    MIROIRS. 

Le  bois  des  forêts  de  Thuringe,  de  Franconie  et  du  Bayeris- 
cher  Wald  a  été  utilisé  de  bonne  heure  non  seulement  comme 
matière  plastique,  mais  aussi  comme  combustible.  Il  a  été  em- 
ployé sous  cette  dernière  forme  dans  les  porcelaineries ,  et, 
depuis  bien  plus  longtemps,  dans  les  verreries.  Un  grand 
nombre  de  petites  fabriques  de  Haute  Franconie,  du  Haut  Pa- 
latinat  et  de  la  Thuringe  continuent  aujourd'hui  de  chauffer 
leurs  fours  au  bois  et  de  produire  le  verre  soufflé.  Il  ne  peut 
plus  lutter,  pour  maintes  applications,  avec  le  verre  coulé 
qu'on  fabrique  dans  les  fours  à  générateurs  de  la  Belgique  et 
des  Provinces  Bhénanes.  Mais  il  fournit  toujours  un  aliment 
aux  industries  du  jouet  et  de  la  bimbeloterie.  On  en  fait  aussi 
du  verre  à  vitre  et  des  bouteilles. 

La  région  de  Lauscha,  en  Thuringe,  est  le  siège  classique  de 
la  fabrication  du  jouet  de  verre.  On  y  souffle  les  perles  de 
verre,  les  boules  de  jardins,  les  boules  pour  arbres  de  Noël. 
On  y  prépare  les  yeux  de  poupées  et  yeux  de  petits  animaux 
(collaborant  ainsi  avec  la  fabrication  des  poupées,  et  des 
«  jouets  de  peau  »).  En  mémo  temps  que  les  yeux  de  poupées, 
on  fait   les  yeux  artificiels  pour  les  hommes. 

Mais  la  région  de  Warmensteinach,  en  Haute  Franconie,  est 


'•'J<S  LES    FAISE1  RS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

un  laboratoire  d'importance  égale  pour  le  soufflage  des  perles 
de  verre,  laboratoire  réparti  entre  une  nuée  de  petits  ateliers 
épais,  où  les  pères  de  famille  amollissent  le  verre  à  la  flamme 
de  leurs  petites  lampes,  et  le  soufflent  au  bout  de  leurs  cha- 
lumeaux, 

Le  verre  soufflé  entre  aussi  comme  élément  dans  les  jouets  d'op- 
tique (par  exemple,  sous  forme  de  verres  de  lanternes  magiques) 
et  dans  les  articles  de  lunetterie  commune  que  produisent  en 
quantité  considérable  Nuremberg-  et  la  ville  voisine  de  Fi'irth  '. 

Toutefois,  il  convient  d'insister  spécialement  sur  l'un  Ars 
principaux  articles  d'exportation  de  la  Franconie  :  les  petits 
miroirs.  Le  verre  brut  soufflé  qui  a  été  fabriqué  sur  les  bail- 
leurs boisées  de  la  Haute  Franconie  et  du  Haut  Palatinat,  est 
livré  en  grande  partie  à  de  petits  artisans  des  vallées,  qui  en 
entreprennent  le  polissage  avec  l'aide  de  petits  moulins  hydrau- 
liques installés  sur  les  rivières.  Enfin  à  Nuremberg  et  surtout  à 
Fui  Ib,  le  verre  poli  passe  dans  les  mains  des  petits  biseautcurs. 
étameurs  et  encadreurs  de  ces  deux  villes.  Il  est  ainsi  converti 
en  petits  miroirs.  Cette  industrie  se  trouve  en  filiation  directe 
avec  les  anciennes  industries  de  Vétain.  Les  premiers  laminoirs 
d'étain,  fondés  au  XVIIIe  siècle  dans  le  faubourg  de  Wcehrd, 
près  Nuremberg,  avaient  pour  objectif  de  pourvoir  à  /'  «  éta- 
nuuje  »  des  miroirs.  Il  y  a  longtemps  du  reste  que  l'étaiu  laminé 
(«  Staniol  »,  comme  on  l'appelle  dans  le  pays)  a  cessé  d'être 
employé  à  cet  usage;  mais  nous  avons  vu  qu'il  a  rencontré 
trois  débouchés  nouveaux,  dans  la  fabrication  du  «  papier  d'é- 
tain »,  des  capsules  de  bouteilles  et  des  tubes  à  couleurs.  Il 
est  peut-être  encore  intéressant  d'observer  que  les  encadreurs 
de  miroirs  sont  clients  de  l'industrie  des  couleurs  de  bronze  el 
couleurs  métalliques,  dont  nous  avons  constaté  la  parenté  avec 
les  vieilles  industries  de  l'élain -'. 

1.  Ajoutons  (lue  les  petits  carlonniers  emploient  ce  verre  commun  pour  la  confec- 
tion des  couvertures  de  boites  do  soldats  el  couvercles  de  boites  «le  jouets  magné 
tiques. 

2.  i.es  industries  de  l'étaiu  en  onl  amorcé  bien  d'autres  sur  lesquelles  nous  ne 

pouvons  insister.  Elles  ont  eu  aussi  bien  des  contre-coups  demi,  faute  de  documents, 
l'aperceplion  nous  échappe.  Nuremberg,  où  les  drapiers  étaient  très  nombreux,  a  etc. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FBANCONIE.  L39 

Nous  eûmes  l'occasion  de  connaître  à  Nuremberg'  la  famille 
Geisselbrecht,  qui  encadrait  des  miroirs  en  un  atelier  minuscule 
situé  au  bord  de  la  Pegnitz.  Il  pouvait  servir  à  en  symboliser 
beaucoup  d'autres,  d'une  simplicité  pareille.  Cet  atelier  occu- 
pait une  seule  petite  chambre  dans  une  maison  dont  toutes  les 
pièces  étaient  ainsi  louées  à  de  chétifs  artisans.  La  force  d'un 
moulin  hydraulique,  établi  au  rez-de-chaussée,  était  conduite 
au  premier  étage  par  une  transmission  et  répartie  entre  les  dif- 
férents locataires,  dont  les  uns  travaillaient  le  bois  et  le  verre, 
les  autres  la  corne,  les  autres  l'ivoire.  Les  Geisselbrecht  fai- 
saient des  cadres  de  bois  de  pin  et  y  inséraient  les  miroirs, 
qu'ils  avaient  reçus  tout  préparés  d'un  petit  maître  de  Furth. 
Le  vieux  père  sciait  le  bois,  le  fils  le  rabotait,  la  vieille  mère 
fixait  les  glaces  dans  les  cadres  au  moyen  d'une  fibre;  quanta 
la  fille,  elle  assujettissait  les  couvercles  avec  un  petit  clou,  sur 
lequel  ils  devaient  pivoter.  La  plus  jeune  femme  tenait  dans  le 
quartier  une  infime  boutique  de  mercerie.  Dans  un  coin  de  l'ate- 
lier des  Geisselbrecht,  se  voyait  un  petit  fourneau  sur  lequel  ces 
pauvres  gens  faisaient  cuire  leurs  repas.  Des  chaussures  et  des 
vêtements  se  trouvaient  à  côté  entassés  sur  une  étagère.  La 
famille  avait  deux  autres  petites  chambres  en  ville,  où  elle  allait 
coucher.  Le  grand-père  et  la  grand'mère  nous  disaient  que, 
depuis  trente  ans,  ils  n'avaient  pas  quitté  leur  établi.  Nous  leur 
demandâmes  quel  prix  ils  vendaient  les  petits  miroirs.  Le  vieil- 
lard, relevant  ses  lunettes  et  nous  regardant  de  ses  yeux  bleus 
à  l'expression  candide,  nous  indiqua  le  chiffre  de  2  marks  90  la 
grosse,  soit  un  peu  plus  de  2  centimes  pièce.  Là-dessus  il  devait 
payer  les  miroirs  bruts  et  le  bois.  Nous  reconnûmes  dans  les 
miroirs  des  Geisselbrecht  un  objet  autrefois  donné  en  prime  par 
quelques-uns  de  nos  grands  magasins. 


au  Moyen  Age  un  siège  important  de  l'industrie  teinturière;  on  trouve  encore  dans  la 
vieille  ville  la  longue  rue  des  Teinturiers  [Faerberstrasse)  et  la  porte  des  Teintu- 
riers (Faerberihor).  Or.  chacun  sait  que  les  plus  anciens  mordants  connus  en  teintu- 
rerie sont  l'alun,  la  chaux,  le  vinaigre  et  l'oxyde  d'élain. 


l'*<>  LES   FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG 


11.    —  L  EVOLUTION   DU  JOUET  DE  MITAI.   :    DU  JOUET    DE   PLASTIQUE 
lu  TAIN    Al    JOUET  MÉCANIQUE  EN    FER-BLANC. 

Le  fer-blanc  a  opéré  au  xixe  siècle  une  invasion  triomphale 
dans  l'industrie.  Dans  la  fabrication  des  jouets,  en  particulier. 
il  a  refoulé  sur  beaucoup  de  points  le  bois,  l'étain  et  le  plomb  '. 
En  même  temps,  des  machines  étaient  créées  qui  permettaient 
de  découper  et  d'estamper  sans  effort  le  fer-blanc  et  la  tôle,  de 
manière  à  leur  donner  toutes  les  formes,  et  aussi  de  les  impri- 
mer en  couleurs,  de  manière  à  leur  donner  toutes  les  nuances  -. 
A  cette  révolution  dans  le  choix  des  matériaux  et  dans  les  pro- 
cédés de  l'industrie  du  jouet,  s'en  ajoutait  une  autre  dans  les 
inspirations.  Le  jouet  cessait  en  partie  d'être  purement  plasti- 
que. Reflétant  les  transformations  de  la  vie  économique  et 
sociale,  il  délaissait  un  peu  les  êtres  de  chair  et  d'os  pour  imiter 
précisément  ces  êtres  de  fer  et  d'acier  appelés  machines  qui 
envahissaient  alors  tous  les  domaines  de  L'activité  et  de  la  pro- 
duction, en  même  temps  (pie  celle  du  jouet  lui-même  ;!. 

Le  jouet  de  fer-blanc  se  confond  donc  dans  bien  des  cas  avec 
ce  qu'on  appelle  le  jouet  mécanique  et  scientilique.  Il  reproduit 


1.  On  sait  du  reste  la  place  que  tient  l'étain  dans  la  fabrication  du  for-blanc. 

'i.  Outre  ces  résultats  précieux,  les  machines  à  traiter  le  fer-blanc  produisaient  les 
autres  résultats  propres  à  toutes  les  machines  :  la  possibilité  de  produire  en  quantité 
et  la  possibilité  de  produire  des  articles  parfaitement  semblables. 

:{.  Il  y  aurait  à  faire  une  histoire  du  jouel  au  point  de  vue  social,  car  c'est  un 
sujet  que  la  méthode  de  la  science  sociale  renouvelle  et  transfigure  comme  elle  en 
renouvelle  et  transfigure  tant  d'autres.  Kant  el  James  Mill  avaient  déjà  aperçu  les 
rapports  intimes  qui  existent  entre  la  vie.  le  jeu  el  l'ail.  Il  serait  intéressant  de 
montrer  à  travers  l'espace  jouets  el  façons  de  jouer  des  enfants  des  différents  pays 
et  à  travers  le  temps  (apparition,  développement,  évolution  el  déclin  des  divers  jou- 
joux) comment  les  milieux  sociaux  agissent  sur  le  jouet.  Non  seulement  les  jouets, 
qui  sont  une  anticipation  de  l'activité  sérieuse,  imitent  la  vie  telle  qu'elle  est,  mais 
encore  ils  la  ligurenl  idéalement  telle  que  le  milieu  social  à  intérêt  à  ce  qu'elle  soil. 
Par  exemple,  on  comprend  très  bien  la  surgie  et  la  marche  victorieuse  de  petits 
soldats  d'elain  à  l'heure  OÙ  les  armées  du  Grand  Frédéric  parcourent   les  plaines. 

Ce  que   le  jouet  militaire  et  le  jouet  industriel   veulent  être  pour   les  garçons,  les 

poupées  el  les  ménages  onl  la  prétention  de  l'être  pour  les  petites  filles.  L'évolution 
de  la  poupée  serait  un  beau  chapitre  de  l'histoire  sociale  du  jouel 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANCONIE.  Ml 

les  locomotives,  les  wagons,  les  navires  à  vapeur,  les  moteurs  à 
gaz.  Il  répète  également  en  petit  les  machines  de  démonstration 
destinées  à  rendre  sensibles  les  principes  d'où  sont  sorties  les 
applications  utiles. 

Capter,  régler  et  diriger  des  forces,  tel  est  l'objectif  de  l'in- 
dustrie moderne  basée  sur  les  découvertes  scientifiques  du  der- 
nier siècle.  La  production  du  mouvement  intéresse  aussi  tout 
spécialement  les  modernes  faiseurs  de  jouets.  Sans  doute, 
depuis  longtemps  on  avait  vu  des  artisans  malins  inventer  d'in- 
génieux mécanismes.  Nuremberg  justement  s'enorgueillissait 
d'une  lignée  de  ces  artificieux  ouvriers  '.  Les  Nnrembergeois 
avaient  été  de  bonne  heure  non  seulement  des  observateurs  aigus 
du  contour  et  de  la  forme,  mais  encore  des  amateurs  de  com- 
binaisons inattendues  et  d'agencements  extraordinaires.  Toute- 
fois ce  goût  et  cette  activité  étaient  localisés  dans  certains 
domaines,  où  ils  produisaient  d'autant  plus  sensation  :  horloges 
à  personnages  mobiles,  fontaines  à  jets  d'eau  paradoxaux,  et 
peut-être  ces  fameux  rossignols  en  étain,  animés  par  un  artisan 
de  génie,  qui,  nous  dit  la  chronique,  «  chantaient  en  hiver». 
C'étaient  là  curiosités  exceptionnelles  et  merveilleuses.  Les 
jouets  mouvants  restaient  l'exception.  L'enfance  était  satisfaite 
de  retrouver  dans  ses  joujoux  les  formes  vivantes,  bien  que 
figées  et  inertes,  et  elle  n'exigeait  point  encore  qu'ils  «  mar- 
chassent ». 

De  nos  jours,  les  joujoux  doivent  se  mouvoir.  Le  caoutchouc 
et  les  ressorts  métalliques  servent  à  pasticher  les  œuvres  de  la 
vapeur.  Les  exigences  nouvelles  du  métier  amènent  ainsi  lente- 
ment une  modification  partielle  de  la  psychologie  des  faiseurs 
de  jouets.  Il  semble  qu'ils  doivent  désormais  s'arrêter  moins  de 
temps  à  examiner  la  silhouette  des  personnes  et  des  choses,  et 
qu'ils  aient  de  plus  en  plus  à  orienter  leur  pensée  vers  la  décou- 
verte d'emboîtements  nouveaux  ou  de  transmissions  de  mouve- 
ment inédites.  Au  fond,   la  transformation  est  moins  radicale 

1.  Les  anciens  Nurembour^eois  ont  en  dans  ce  genre  le  mérite  de  diverses  créa- 
tions célèbres.  C'est  un  artisan  de  Nuremberg.  Peter  Haenlein,  qui  inventa  les  pre- 
mières montres,  alors  appelées,  ;i  cause  de  leur  forme,  «  œufs  de  Nuremberg  ». 


142  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

qu'il  ne  parait.  En  effet,  c'esl  toujours  l'imagination  des  formes 
qui  s'exerce;  car,  dans  la  branche  du  jouet  mécanique  —  et 
parfois  dans  la  grande  mécanique  elle-même  —  ce  n'est  pas  la 
méditation  des  principes  abstraits  qui  suggère  l'invention  :  c'est 
la  «  fantaisie  ».  C'est  elle  qui,  par  une  illumination  soudaine, 
conçoit  une  coordination  neuve,  un  engrenage  inusité,  un  dis- 
positif encore  inconnu.  A  Nuremberg,  d'ailleurs,  la  victoire  du 
jouet  mécanique  n'a  pas  dépossédé  de  ses  droits  le  vieux  jouet 
reproduisant  la  forme  humaine.  Ce  ne  sont  pas  seulement  des 
machines,  ce  sont  fréquemment  des  «  bonshommes  »  que  les 
faiseurs  de  jouets  douent  de  la  faculté  du  mouvement  et  dans 
les  entrailles  desquels  ils  logent  leurs  ressorts  et  tendent  leurs 
élastiques.  Même  ils  omettent  rarement  de  greffer  un  peu  de  vie 
humaine  sur  la  vie  des  machines  et  des  engins.  Dans  la  voiture, 
le  cocher  les  intéresse  autant  que  le  véhicule  lui-même.  Sur  les 
petits  chemins  de  fer,  ils  mettront  volontiers  des  voyageurs  et 
des  employés  de  service.  Et,  par  un  goût  assurément  discutable, 
on  les  verra  transmettre  le  mouvement  d'un  moteur  non  seule- 
ment à  de  petites  machines-outils,  mais  aussi  au  marteau  d'un 
forgeron  ou  au  bras  d'un  joueur  d'orgue. 

Les  conditions  du  travail  n'ontpoint  été  non  plus  aussi  profon- 
dément bouleversées  qu'on  pourrait  le  croire  au  premier  abord. 
C'est  par  des  moyens  simples  que  le  mouvement  des  jouets  est 
ordinairement  produit.  C'est  seulement  dans  les  grandes 
fabriques  de  jouets,  et  pour  les  articles  de  luxe,  que  l'on  vise 
à  mouvoir  les  machines  pour  enfants  avec  les  mêmes  forces  qui 
meuvent  les  machines  de  l'industrie  et  à  faire  filer  par  exemple 
des  locomotives  que  propulse  de  la  «  vraie  vapeur  ».  Habituelle- 
ment tout  l'artifice  consiste  en  des  ressorts  que  l'œil  et  la  main 
i\\\n  artisan  s'entendent  fort  bien  à  mettre1  en  place.  Si  l'on 
songe,  d'autre  part,  que  les  machines  à  découper  et  à  estamper 
le  fer-blanc  ne  sont  pas  très  chères;  et  qu'enfin  la  peinture,  el 
surtout  la  soudure  et  l'assemblage  s'opèrent  en  grande  partie 
à  la  main,  l'on  ne  s'étonnera  pas  d'apprendre  qu'une  multitude 
de  petits  patrons  fabriquent  à  Nuremberg  Le  jouet  mécanique  en 
fer-blanc. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EX    FRANCONIE.  I  i3 


III.   —   LES  ARTISANS   DU  JOUET   DE   FER-BLANC  ET  DE  TÔLE. 

C'est  chose  assez  malaisée  que  de  pénétrer  auprès  d'un  de 
ces  petits  maîtres.  Leur  horizon  est  aussi  borné  que  celui  des 
petits  fondeurs  d'étain  et  de  plomb.  Ils  sont  même  plus  méfiants 
et  plus  inabordables  encore,  parce  que  chaque  année  ils  doi- 
vent créer  des  jouets  mécaniques  nouveaux  et  tiennent  à  se 
cacher  jusqu'au  moment  de  la  vente,  pour  ne  pas  être  imités 
et  devancés  par  un  concurrent  aux  aguets.  Quelqu'un  nous  avait 
recommandé  au  maître  artisan  Gemmel,  dans  l'Obère  Seitens- 
trasse,  qui,  après  avoir  fait  autrefois  des  trompes  en  corne,  con- 
fectionne aujourd'hui  de  petits  carrousels  à  musique  '.  Le  fai- 
seur de  carrousels  nous  reçut  fort  mal.  ïl  nia  avoir  reçu  la  lettre 
de  son  ami.  C'était  une  sorte  de  colosse  blond,  hirsute,  à  la 
voix  rude  et  caverneuse,  comme  il  arrive  chez  beaucoup  de 
Franconiens.  Il  était  assis  avec  ses  deux  fils  devant  son  petit 
fourneau  à  souder,  au  milieu  d'une  chambre  enfumée.  Des 
vêtements,  des  bottines  et  des  ustensiles  de  ménage  étaient 
étendus  pêle-mêle  dans  les  coins.  Sans  nous  engager  à  nous 
asseoir,  sans  quitter  son  travail,  l'artisan  nous  jetait  des  regards 
obliques.  «  Vous  voulez  savoir  comment  vont  mes  affaires?  Eh 
bien!  les  profits  sont  petits,  les  dépenses  sont  grandes.  »  Et  sa 
main  -armée  d'un  fer  détachait  un  peu  de  soudure  du  bloc 
d'étain  placé  devant  lui,  et  il  scellait  les  éléments  d'un  carrou- 
sel et  il  posait  celui-ci  rapidement  sur  un  tas  d'autres  carrou- 
sels empilés.  «  Les  pommes  de  terre  ont  augmenté,  »  continuait- 
il  d'une  voix  encore  plus  rauque.  Il  répéta  obstinément  cette 
phrase,  puis  il  fit  jouer  à  plusieurs  reprises  la  musique  d'un  car- 
rousel, comme  pour  narguer  notre  curiosité  impuissante.  Nous 

1.  Gemmel  confectionne  les  carrousels  eux-mêmes,  mais  reçoit  les  boites  à  mu- 
sique toutes  faites  d'un  autre  petit  industriel.  Cette  espèce  de  collaboration  entre 
les  petits  ateliers  nurembergeois  est  générale  et  il  faut  toujours  lavoir  présente  à 
l'esprit  pour  bien  comprendre  l'ensemble  de  la  vie  industrielle  du  pays.  Tous  les 
petits  ateliers  s'embranchent  en  quelque  sorte  par  des  communications  latérales  el 
forment  un  inextricable  réseau. 


144  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

dûmes  renoncer  à  vaincre  cette  incompréhension  «  au  Iront  de 
taureau  »,  et  nous  nous  retirâmes  en  emportant  du  moins  la 
vision  inoubliable  de  l'ouvrier  primitif,  muré  dans  son  petit 
atelier,  et  levant  sa  face  inculte,  tragiquement  éclairée  par  le 
feu  du  fourneau  à  souder. 

Cet  insuccès  nous  poussa  à  nous  adresser  ensuite  à  un  petit 
maître  très  intelligent,  que  nous  avions  écarté  d'abord  parce 
qu'il  était  né  en  Prusse.  Toutefois,  habitant  Nuremberg  depuis 
vingt  ans,  marié  à  une  Nurembergeoise  et  lui-même  naturalisé 
Bavarois,  il  avait  subi  l'empreinte  du  milieu  social  franconien; 
et  son  esprit  très  vif,  s'il  i'élevait  au-dessus  du  type  ambiant, 
lui  permettait  peut-être  d'analyser  ce  type.  En  outre,  le  fonc- 
tionnement du  petit  atelier  ne  différait  pas  sensiblement  chez 
notre  bomme  de  ce  qu'il  était  ailleurs.  Un  de  ses  amis  nous 
avait  présenté  à  lui  et  tout  de  suite  il  avait  compris  le  point  de 
vue  auquel  nous  entendions  nous  placer.  Il  accepta  de  répondre 
à  toutes  nos  questions.  Albert  Klanker  est  né  en  1867  à  Krossen, 
sur  l'Oder.  Il  fut  d'abord  ouvrier  dans  des  maisons  d'installa- 
tion d'eau  et  de  gaz,  fit  son  «  tour  d'Allemagne  »,  et  arriva  il 
y  a  dix-neuf  ans  à  Nuremberg,  où  il  entra  dans  la  fabrique  de 
jouets  magnétiques  de  Uebelacker.  Il  épousa  par  la  suite  la 
fille  d'un  brocanteur  du  Marché  de  la  Friperie,  et  s'installa  dé- 
finitivement dans  la  ville.  C'est  il  y  a  un  an  environ  qu'il  s'est 
décidé  à  s'établir  à  son  compte.  Sa  femme,  Katharina,  est  née 
à  Nuremberg  en  187*2.  Depuis  que  le  brocanteur  s'est  retire  (1rs 
affaires,  elle  tient  le  magasin  paternel  situé  près  de  l'ancien 
l*ont  du  Bourreau.  Les  époux  Klauke  n'ont  qu'un  enfant,  Fritz. 
âgé  de  onze  ans.  L'atelier  du  petit  maître  se  trouve  dans  l'en- 
foncée d'une  ruelle  obscure,  au  milieu  d'un  îlot  de  vieilles  niai- 
sons  avoisinant  le  Palais  de  Justice;  il  se  compose  d'une  pauvre 
cellule  au  rez-de-chaussée  et  d'un  étroit  grenier  au  troisième. 
Examinons  l'outillage  au  rez-de-chaussée.  Il  se  compose  en  pre- 
mier lieu  d'une  machine  à  découper  le  fer-blanc  (le  prix  varie 
entre  1*20  et  300  marks  ')  et  d'une  machine  à  estamper  le  fer- 

I.  On  sail  que  le  mark  vaul  environ  1  IV.  •'.".. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANCON1E.  143 

blanc  (le  prix  oscille  entre  120  et  400  marks).  Pour  chaque  jouet 
différent,  il  y  a  lieu  d'adapter  à  la  découpeuse  des  dentures 
appropriées  (Schnitte),  dont  le  prix  peut  aller  de  10  à 
150  marks;  elles  sont  livrées  par  des  maîtres  spéciaux  appelés 
ici  Mechaniker,  qui  les  établissent,  d'après  les  dessins  four- 
nis, en  se  servant  de  tours  et  de  raboteuses  à  métaux.  Pour 
chaque  jouet  différent,  il  faut  également  fixer  à  la  machine  à 
estamper  une  matrice  nouvelle,  dont  le  prix  se  meut  dans  les 
limites  de  12 à  100  marks;  les  matrices  sont  établies  en  fonte 
par  de  petits  fondeurs  et  de  petits  graveurs,  qui  se  guident 
d'après  le  moulage  d'un  premier  modèle  du  jouet  exécuté  en 
bois.  Klauke  possède  encore  une  série  de  petits  moules  en  ar- 
doise, dans  lesquels  il  coule  les  personnages  de  plomb  et  d'é- 
tain  destinés  à  animer  ses  joujoux.  Un  fourneau  à  souder  et  des 
pinces  et  poinçons  complètent  l'outillage  dans  la  cellule  du 
rez-de-chaussée.  Au  grenier,  sont  les  pots  de  couleurs  et  une 
étuve  chauffée  au  charbon  pour  sécher  les  jouets. 

Klauke  est  à  lui-même  son  propre  dessinateur.  Il  est  aussi 
tout  seul  à  œuvrer  dans  le  petit  atelier  étranglé  et  sombre. 
Les  peintures  sont  effectuées  dans  le  grenier  par  deux  jeunes 
ouvrières. 

Le  petit  maître  donne  du  travail  au  dehors  à  deux  ou  trois 
ouvriers  besognant  dans  leur  domicile  ;  ils  sont  chargés  surtout 
d'assembler  les  pièces  détachées,  soit  en  les  soudant,  soit  en  bou- 
clant-de  petites  languettes  de  métal  dans  des  boutonnières  cor- 
respondantes. Justement,  tandis  que  nous  sommes  là,  un  enfant 
entre  avec  un  panier  sous  le  bras,  venant  chercher  de  l'ouvrage 
pour  lui  et  ses  parents.  «  Cela  me  coûte  moins  chef,  dit  Klauke, 
que  d'avoir  des  ouvriers  ici,  et  puis  je  n'ai  pas  besoin  de  leur 
fournir  le  local.  » 

On  voit  par  là  combien  la  division  du  travail  est  poussée  loin 
dans  les  petits  métiers  de  Nuremberg;  non  seulement  les  petits 
faiseurs  de  jouets  de  fer-blanc  ont  pour  collaborateurs  les  petits 
faiseurs  de  pièces  à  découper  ou  Mechaniker,  les  petits  tailleurs 
de  formes  de  jouets  en  bois  ou  Bildhauei;  les  petits  fondeurs  et 
les  petits  graveurs  démoules  [Metallgiesser%  Gravierer),  auxquels 

10 


146  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

il  faut  adjoindre  les  imprimeurs  sur  métaux,  les  fabricants  de 
ressorts,  sans  parler  de  tous  les  faiseurs  de  jouets  incomplets 
ou  parties  de  jouets  complémentaires;  mais  encore  à  cette 
sorte  de  collaboration  latérale  s'ajoute  une  collaboration  en 
profondeur,  et  il  n'est  si  petit  maître  qui  n'ait  pour  subor- 
donnés des  artisans  plus  infimes.  Le  vieux  Nuremberg  artisan 
est  comme  un  ciel  constellé,  où  l'œil,  après  s'être  habitué  à  la 
clarté  des  astres  les  plus  distincts,  en  découvre  peu  à  peu  une 
infinité  d'autres  à  la  lumière  atténuée  et  craintive. 

Klauke  fait  surtout  de  petits  jouets  mécaniques  à  bon 
marché  :  voitures,  navires,  manèges,  etc.  Chaque  année,  il 
lui  faut  d'inventer  quelque  chose  d'inédit.  L'an  dernier, 
notre  hôte  a  très  bien  vendu  un  jouet  qui  figurait  deux 
pigeons  posés  sur  les  extrémités  d'une  planche  et  se  livrant  à 
l'exercice  de  la  balançoire.  Cette  année,  il  attend  beaucoup 
des  applications  cju'il  a  faites  du  mouvement  autour  d'un 
pivot  d'une  tige  qu'entraîne  la  giration  d'une  roue  fixée  à  son 
extrémité;  par  exemple,  il  a  construit  sur  ce  principe  un  phare 
autour  duquel  tourne  un  ballon  dirigeable.  Le  petit  maître 
ne  se  borne  point  aux  jouets  mécaniques;  il  confectionne 
encore  des  tirelires  fantaisistes;  il  en  est  qui  représentent  un 
château  fort,  devant  lequel  un  chevalier  en  étain  appelle  à  la 
fenêtre  une  princesse  d'étain;  il  en  est  qui  figurent  un  port, 
devant  lequel  des  caravelles  de  plomb  ou  d'étain  ont  jeté 
l'ancre;  d'autres  ont  l'aspect  tourmenté  de  pagodes,  auprès 
desquelles  ont  voit  des  bayadères  d'étain  exécuter  des  danses 
sacrées. 

Notre  faiseur  de  jouets  déclare  vendre  pour  10.000  marks 
de  marchandises  par  an;  il  convient  de  déduire,  nous  dit-il. 
ô()  %  pour  l'achat  des  matières  premières  et  des  outils,  el 
30  %  pour  les  salaires.  Le  bénéfice  net  de  l'exploitation  serait 
donc  environ  de  2.000  marks;  à  cette  somme  il  faut  joindre 
l.ooo  marks  représentant  approximativement  le  bénéfice  du 
commerce  de  brocanteur  exercé  par  la  femme.  Quanl  aux  dé- 
penses, elles  se  répartissent  à  peu  près  ainsi  : 


LA    FABRICATION    DES   JOUETS   EN    FRAXCONIE.  J  17 

Loyer  de  l'atelier 400  mk 

Impôts 20 

Nourriture  (à  30  marks  par  semaine) 1.560 

Habillement 400 

Éclairage  de  la  maison  et  de  l'atelier 200 

Chauffage  de  la  maison  et  combustible  pour  l'atelier.  .  175 

Livres  d'école  pour  l'enfant 10 

Journaux 12 

Assurances 100 

Distractions  et  divers 100 

Total  des  dépenses.  .  .  .  2.977  mk. 

Aucune  somme  n'est  inscrite  au  budget  des  dépenses  pour  le 
loyer  du  domicile,  parce  que  le  brocanteur  a  donné  à  sa  fille 
la  petite  maison  au  rez-de-chaussée  de  laquelle  se  trouve  le 
magasin;  les  époux  Klauke  en  habitent  l'étage  unique.  La  de- 
meure est  tenue  avec  une  extrême  propreté  et  même  gentiment 
décorée.  L'installation  au  foyer  de  l'artisan  prussien  est  supé- 
rieure à  celle  des  autres  petits  maîtres  franconiens.  Bien  qu'il  n'ait 
à  pourvoir  qu'aux  besoins  d'un  seul  enfant,  la  somme  qu'il  con- 
sacre à  l'entretien  de  sa  famille  est  également  supérieure  à  la 
moyenne.  Klauke  lui-même,  avec  son  aisance  de  manières,  son 
regard  perçant,  son  langage  correct  et  ses  remarques  fines, 
fait  contraste  avec  les  artisans  du  pays,  d'extérieur  plus  fruste 
et  de  parole  plus  rude.  Son  intelligence  doit  lui  permettre  de 
pratiquer  son  métier  d'une  manière  plus  fructueuse  que  ses 
confrères. -Enfin  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  commerce  de  la 
femme  Klauke  apporte  un  appoint  important  au  budget  du  mé- 
nage. Nous  sommes  en  présence  d'un  type  particulièrement 
prospère  de  faiseur  de  jouets  en  fer-blanc.  La  visite  à  son  ate- 
lier nous  a  toutefois  renseigné  sur  les  conditions  générales  du 
travail,  de  l'outillage  et  de  la  main-d'œuvre  dans  la  branche. 

Depuis  les  ateliers  d'artisans  jusqu'aux  vraies  fabriques  de 
jouets  en  fer-blanc,  l'on  rencontre  tous  les  degrés  intermé- 
diaires. Désireux  de  pénétrer  auprès  d'un  fabricant  de  la  petite 
espèce,  nous  nous  fimes  tout  d'abord  recommander  à  un  Me- 
chaniker    (faiseur  de  pièces  tranchantes  pour  machines  à  dé- 


148  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    [NUREMBERG. 

couper).  Prié  de  nous  présenter  à  un  petit  fabricant  caractéris- 
tique du  type,  il  nous  envoya  chez  Joseph  Petrich.  Ce  dernier 
fait  des  jouets  roulants  à  musique.  Grand,  blond,  un  peu  lourd, 
la  face  épaisse"  et  les  yeux  mornes,  Petrich,  après  de  longues 
tergiversations,  quitta  son  travail  et  nous  introduisit  dans  un 
petit  bureau.  Plein  de  méfiance  d'abord,  il  se  laissa  aller  peu  à 
peu  à  répondre  à  nos  questions.  11  est  né  à  Nuremberg  en  IN.">(>. 
d'un  père  souabe ,  qui  était  comme  lui  Metalldrûcker  (estam- 
peur de  métaux);  les  petits  fabricants  de  jouets  en  fer-blanc  se 
donnent  souvent  ce  titre1.  Notre  hôte  prétend  que  son  grand- 
père  maternel  était  Français  et  se  serait  établi  en  Franconie  après 
la  Révolution.  La  femme  de  Petrich,  Juliana,  est  née  pareille- 
ment à  Nuremberg  en  1856;  avant  son  mariage,  elle  était  pein- 
tresse  de  jouets  dans  une  fabrique.  Le  ménage  a  8  enfants  '-'. 
Joseph  Petrich  est  associé  avec  son  frère  Fritz  pour  la  fabrica- 
tion des  petites  voitures  et  jouets  roulants  à  musique  ou  à  son- 
nerie. Eux-mêmes  ne  font  que  le  véhicule  et  le  train  des  roues; 
les  musiques  et  les  timbres  résonateurs  leur  sont  fournis  par 
d'autres  petits  fabricants.  Joseph  et  Fritz  Petrich  confectionnent 
aussi  de  petits  «  bouliers-compteurs  «>:  mais  ils  n'exécutent,  en 
réalité,  que  la  monture  de  métal;  1rs  perles  de  verre  destinées 
à  figurer  les  unités  et  les  dizaines,  viennent  des  ateliers  fami- 
liaux des  souffleurs  de  Warmensteinach,  en  Haute  Franconie.  ou 
de  Lauscha,  en  Thuringe.  Ici  encore  apparaissent  l'enchevêtre- 
ment touifu  et  l'embranchement  compliqué  qui  font  de  toute 

1.  Le  nom  de  faiseur  de  jouets  (Spielwar  envia  cher  n'a  été  usité  qu'assez 
lard  parce  que  les  artisans  d'autrefois,  comme  d'ailleurs  plusieurs  de  ceux  d'aujour- 
d'hui, ne  faisaient  pas  seulement  que  des  jouets.  La  dénomination  de  la  profession 
s'appliquait  donc  surtout  au  genre  du  travail  :  fondeur,  tourneur,  etc.  Le  régime  des 
corporations  fermées, qui  entra  en  vigueur  a  Nuremberg  après  la  chute  du  Patriciat, 
avait  eu  d'ailleurs  pour  conséquence  de  partager  obligatoiremenl  entre  différentes 
catégories  d'artisans  les  opérations  successives  d'où  sortait  le  jouet,  produit  souvent 
complexe:  par  exemple,  les  tailleurs  de  jouets  de  bois  n'avaient  pas  le  droit  de  les 
peindre. 

2.  Albert,  vingt-six  ans,  est.  occupe  clie/  un  oncle  batteur  d'or;  Alisette,  vingt- 
cinq  ans,  est  mariée  à  un  ouvrier  en  compas:  Magdalena,  vingt  ans,  est  mariée  à  un 

ouvrier  de  fabrique  de  poêles  et  elle-même  ouvrière  dans  l'atelier  paternel;  la  se- 
conde, Alisette,  dix-huit  ans,  travaille  aussi  aux  peintures  chez  son  père:  Anna,  dix- 
sept  ans,  est  ouvrière  dans  une  fabrique  de  pinceaux;  les  trois  dernier  entants 
sonl  Fritz,  dix  ans;  Conrad,  sept  ans.  et  Babette,  trois  ans. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS   EN   FRANCONIE.  149 

cette  production  du  jouet,  en  dépit  de  sa  dispersion,  un  faisceau 
puissant  et  robuste. 

Les  principales  matières  premières,  traitées  par  les  frères 
associés,  sont  le  fer-blanc  et  la  tôle  de  zinc*.  L'outillage  se 
compose  d'un  petit  moteur  à  gaz,  d'une  machine  à  découper, 
de  quatre  machines  à  estamper  et  d'un  banc  à  tourner  les 
métaux.  Quatre  ouvriers  et  quatre  ouvrières  sont  occupés  dans 
l'atelier;  mais  trois  des  ouvrières  sont  les  filles  de  Joseph  Petrich. 
Les  deux  frères  vendent  pour  20.000  marks  d'articles  par  an 
environ.  Leur  bénéfice  net  approche  de  5.000  marks,  répartis 
à  peu  près  également  entre  chacun  d'eux.  Le  loyer  de  l'ate- 
lier, supporté  de  compte  à  demi,  est  de  400  marks.  La  dé- 
pense de  gaz  pour  le  moteur  et  pour  les  usages  domestiques 
est  de  300  marks.  Le  loyer  personnel  de  Joseph  Petrich  est  de 
400  marks.  Pour  l'entretien  de  lui-même,  de  sa  femme  et  des 
cinq  enfants  qui  vivent  sous  son  toit,  il  ne  dépense  pas  plus  dv 
30  marks  par  semaine.  L'appartement  est  des  plus  simples  et 
le  mobilier  ne  se  compose  guère  que  de  lits  et  d'armoires  ;  une 
cage  à  oiseaux  en  constitue  le  seul  objet  de  luxe.  Le  petit  fa- 
bricant nous  montre  avec  un  sourire  d'aise  un  jambon  suspendu 
au  plafond.  Nous  interrogeons  Joseph  Petrich  pour  savoir  quelles 
sont  ses  distractions  aux  heures  libres.  En  riant,  il  répond 
que  sa  plus  grande  joie  est  d'aller  au  cabaret  faire  une  partie 
de  «  Schafkopf  »  (tête  de  mouton)  avec  les  camarades. 

Joseph  et  Fritz  Petrich  ontencore  cinq  autres  frères.  L'un  d'eux. 
Jakob,  né  à  Nuremberg  en  1858,  est  petit  fabricant  de  trom- 
pettes d'enfants.  Comme  c'est  là  une  des  industries  caractéris- 
tiques de  Franconie  1,  nous  avons  été  heureux  qu'il  voulût  bien 

1.  Celte  petite  industrie  a  pris  un  développement  tout  particulier  à  BurgfaiTiibach. 
près  Nuremherg.  La  trompette  de  tôle  de  zinc  a  remplacé  les  anciennes  trompettes 
de  bois  et  trompes  de  corne  que  l'on  confectionnait  autrefois  en  grand  nombre  dans 
les  petits  ateliers  franconiens. 

Quant  à  l'industrie  des  tambours  d'enfant,  elle  a  émigré  peu  à  peu  vers  la  Tbu- 
ringe.  — Pour  les  petits  instruments  de  musique,  l'on  sait  qu'ils  se  font  surtout  en 
Saxe,  notamment  dans  l'Etzgebirge  saxon.  Les  boites  à  musique  sont  confectionnées 
en  Saxe  (région  de  Leipzig)  et  eu  Suisse  (région  de  Genève). 

Une  autre  petite  industrie,  ilorissante  en  l'ranconie,  est  celle  des  sabres  d'enfants. 


150  LES    FAISEURS   DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

nous  recevoir,  lui  aussi.  Son  atelier  est  situé  au  n°  k  de  la  Spen- 
glerstrasse  et  se  trouve  dans  un  vaste  sous-sol  éclairé  par  de 
petites  fenêtres  qui  s'ouvrent  au  ras  du  trottoir.  Le  petit  fabri- 
cant est  d'apparence  plus  âgée,  mais  de  mine  plus  joviale  que 
son  frère  Joseph.  Sans  quitter  son  travail,  car  il  a  des  com- 
mandes pressées  en  ce  moment,  il  nous  fait  asseoir  sur  une 
sorte  de  billot  de  bois  et  nous  parle  avec  volubilité  au  milieu 
du  vacarme  de  l'atelier.  11  confirme  l'historique  de  la  famille 
tracé  par  son  frère;  il  ajoute  que  la  mère  s'est  retirée  à  l'Hos- 
pice du  St-Esprit  (Geislspital),  asile  de  vieillards  entretenu 
par  les  revenus  d'une  riche  fondation.  Les  matières  premières 
traitées  par  Jakob  Petrich  sont  principalement  la  tôle  de  zinc 
et  le  laiton.  L'outillage  se  compose  d'une  machine  à  découper, 
de  deux  tours  à  métaux,  d'une  machine  à  estamper,  d'un  four- 
neau à  souder  et  d'une  cuve  galvanoplastique;  un  moteur  à. 
gaz  actionne  directement  les  tours;  il  gouverne  en  même 
temps  une  petite  dynamo,  dont  le  courant  est  utilisé  pour  le 
nickelage  galvanoplastique  des  trompettes.  Les  ouvriers  et  les 
enfants  de  la  maison  découpent  le  métal  et  l'enroulent  en 
tubes;  ils  exécutent  aussi  les  opérations  de  tournage.  Les  en- 
fants forment  à  eux  seuls  une  main-d'œuvre  imposante.  Les 
deux  époux  ont  huit  rejetons  vivants  et  en  ont  pourtant  perdu 
«  six  ou  sept  ».  «  Nous  ne  savons  pas  au  juste,  »  dit  en  riant 
Katharina  Petrich,  grosse  commère  réjouie  occupée  dans  un  coin 
de  l'atelier.  Le  père  se  charge  du  soudage;  c'est  lui  notamment 
qui  assume  le  travail  délicat  consistant  à  réunir  le  pavillon  au 
corps  de  l'instrument.  La  lille  aînée  est  préposée  au  départe- 
ment de  la  cuve  galvanoplastique.  A  la  mère  revient  le  soin  de 
parer  les  trompettes  avec  de  belles  franges  de  laine  de  couleur. 
Le  petit  fabricant  de  trompettes  (reniants  doit  acheter  à  des 
artisans  spéciaux  les  languettes  vibratiles  ';  il  est  aussi  obligé 

Certains  artisans  forgent  la  lame;  d'autres  fondent  la  poignée  de  cuivre.  Les  petits 
sabres  de  métal  ont  définitivement  remplacé  les  anciens  sabres  de  bois,  dont  beau- 
coup étaient  autrefois  recouverts  de  papier  d'etain  afin  de  produire  une  apparence 
métallique. 

l.  Les  faiseurs  de  languettes  vibratiles.   ou    Stimmenmacher,   sont    encore  une 
espèce  intéressante  de  minuscules  artisans  franconiens;  en  même  temps  qu'aux  fai- 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANGONIE.  151 

de  se  procurer  au  dehors  les  embouchures  de  porcelaine,  prove- 
nant des  fabriques  de  Haute  Franconie  ou  de  Thuringe  1.  De  son 
côté,  il  fournit  à  d'autres  fabriques  des  accessoires  ;  par  exemple, 
après  avoir  commencé  par  livrer  pour  l'exportation  de  simples 
pavillons  de  trompettes,  il  fait  maintenant  en  outre  les  pavillons 
résonateurs  de  phonographes.  Et  ici  encore  se  révèle  le  même 
entrelacement  d'industries,  le  mème.imbriquage  serré,  la  même 
anastomose  de  fabrications  se  pénétrant  et  se  continuant  les 
unes  les  autres.  Jakob  Petrich  fait  même  des  couvercles  de 
verres  à  bière,  des  soucoupes  métalliques,  des  boutons  et  des 
articles  de  garniture  pour  l'éclairage  électrique. 

Luiaussi  évalue  son  bénéfice  à  une  somme  ronde  de  -2.400  marks. 
Il  dépense  environ  30  marks  par  semaine  pour  son  entretien 
et  celui  de  sa  famille.  Il  affirme  avoir  de  la  peine  à  joindre  les 
deux  bouts.  La  concurrence  entre  les  petits  fabricants  et  la 
nécessité  où  ils  sont,  explique-t-il,  de  recourir  aux  commerçants 
intermédiaires  pour  écouler  les  produits,  amènent  presque  au- 
tomatiquement ce  résultat  que  le  bénéfice  est  réduit  au  strict 
minimum  nécessaire  pour  l'entretien  du  producteur.  Assujettis 
d'un  côté  par  les  exportateurs,  les  petits  ateliers  sont  jugulés  de 
l'autre  par  les  négociants  vendeurs  de  matières  premières. 
Jakob  Petrich  observe  que  l'association  a  permis  quelquefois 
aux  petits  fabricants  d'articles  en  bois  de  se  procurer  le  bois 
brut  à  meilleur  compte;  mais  les  métaux,  se  hàte-t-il  d'ajouter, 
sont  régis  souverainement  par  les  grands  Cartels,  et  il  ne  faut 
pas  songer  à  résister  à  ceux-ci  ou  du  moins  à  leurs  clients  im- 
médiats. Petrich  dit  ces  choses  en  jetant  par-dessus  ses  lunettes 
un  regard  à  la  fois  narquois  et  résigné,  comme  s'il  se  moquait 
lui-même  de  sa  misère.  Il  cite  ironiquement  la  fameuse  parole  : 
«  L'artisan  travaille  sur  un  sol  d'or  »  —  «  Der  Handwerk  hat  einen 
goldenen  lîoden  »,  et  il  en  rit  en  décrivant  un  grand  geste  de 
son  bras  armé  du  fer   à  souder.  Puis    il  détache  de  nouveau 

seurs  de  trompettes,  ils  fournissaient  autrefois  des  languettes  aux  faiseurs  de  toupies 
a  musique,  avant  le  déclin  de  cet  article. 

1.  La  confection  des  trompettes  d'enfants  est  relativement  très  •<  centralisée  »  (liez 
Petrich.  A  Hurgfarrnhach,  les  opérations  successives  de  la  fabrication  se  trouvent 
partagées  entre  différents  artisans. 


152  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    l»E   NUREMBERG. 

un  petit  bloc  d'étain  pour  achever  la  soudure  commencée. 
Cependant  il  consent  à  nous  montrer  son  logement,  situé  au 
premier  étage  de  la  maison.  Celui-ci  est  meublé  très  sobrement, 
mais  tenu  avec  un  soin  extrême.  Une  grande  armoire  vitrée  con- 
tient tous  les  modèles  de  trompettes,  rangés  par  ordre  de  gran- 
deurs. De  nombreux  pelotons  de  laines  de  couleurs,  placés  sur 
des  étagères,  rappellent  la  part  de  Katharina  Petrich  dans  l'in- 
dustrie du  mari.  Plusieurs  photographies  collectives  représen- 
tent le  maître  de  céans  au  milieu  de  ses  collègues  d'une  société 
chorale,  parmi  ses  camarades  de  régiment,  etc.  Des  cadres  con- 
tenant des  maximes  religieuses  en  lettres  enluminées  sont  égale- 
ment suspendus  à  la  muraille  :  «  La  grâce  du  Seigneur  ne  nous 
abandonne  jamais  ».  Mais  le  portrait  de  l'ancien  député  socia- 
liste de  Nuremberg,  Grillenberger,  occupe  aussi  une  place 
d'honneur.  Comme  son  frère,  Jakob  Petrich  aime  les  oiseaux;  il 
élève  des  serins  dans  une  cage  très  luxueuse.  Il  déclare  consa- 
crer quelque  temps  à  la  lecture  ;  il  n'aime  pas  les  ouvrages  fran- 
çais, qu'il  trouve  superficiels;  il  lit  plus  volontiers  des  traductions 
de  romans  anglais,  «  parce  que  cela  ressemble  davantage  à  la 
vie  réelle  ».  Jakob  Petrich  s'est  excité  et  parle  maintenant  avec 
animation.  Sur  le  seuil  de  la  porte  cochère,  ilnous quitte  comme 
à  regret,  et,  montrant  la  taverne  d'en  face  :  «  Si  vous  revenez 
un  dimanche,  nous  pourrons  aller  causer  là  plus  tranquillement 
en  buvant  un  Mass  (litre  de  bière)  ».  Ni  l'aviculture  ni  la 
psychologie  objective  de  Dickens  ne  doivent,  aux  heures  de  loisir, 
détourner  beaucoup  le  fabricant  de  trompettes  du  culte  rendu 
par  tout  vrai  Franconien  à  la  boisson  nationale. 

IV.    —    UNE    FABRIQUE   J>E    GRANDEUR   MOYENNE   ET    sis     <      OUVRIERS 

A    DOMICILE    ». 

Entre  les  plus  grandes  fabriques  de  jouets  et  les  petites  fa- 
briques, l'on  voit  s'échelonner  des  fabriques  de  toutes  les  (ailles. 
La  suite  naturelle  de  notre  enquête  nous  amène  à  tourner 
nos  investigations  vers  les  maisons  d'importance  moyenne. 
M.    Schwarzbauer,   propriétaire   de  l'une  de  ces   entreprises,   a 


LA  FABRICATION  DES  JOUETS  EN  FRANCONIE.  153 

bien  voulu  nous  ouvrir  ses  portes  et  inviter  ses  ouvriers  à  nous 
répondre.  Sa  fabrique  est  située  dans  la  D.eutschherrnstrasse. 
Elle  a  fait  pendant  longtemps  les  jouets  aimantés;  aujourd'hui 
encore  elle  confectionne  de  petites  clés  magnétiques.  Mais  sa 
spécialité  essentielle  est  maintenant  constituée  par  les  jouets 
mécaniques  en  fer-blanc  représentant  des  personnages  et  des 
animaux. 

Non  contente  de  donner  aux  enfants  modernes  des  voitures 
et  des  locomotives  «  qui  marchent  »,  l'industrie  fait  aujour- 
d'hui à  leur  intention  mouvoir  des  jouets  figurant  des  êtres. 
Dans  ce  domaine,  il  ne  saurait  être  question,  à  moins  d'élaborer 
Y homunculus  rêvé  par  le  Moyen  Age,  de  reproduire  à  une 
plus  petite  échelle  la  «  machine  »  vivante.  Ce  sont  les  ressorts 
de  caoutchouc  et  de  métal  qui  sont  employés  à  simuler  les  effets 
de  la  contraction  musculaire.  Les  siècles  précédents  n'avaient 
pas  ignoré  un  tel  amusement;  même  leur  patience  avait  réalisé 
dans  ce  genre  des  œuvres  surprenantes;  néanmoins  ces  «  auto- 
mates »  constituaient  des  sortes  de  tours  de  force.  De  nos  jours, 
au  contraire,  les  ligures  animées  comptent  parmi  les  jouets  les 
plus  répandus  et  les  plus  communs. 

Nous  avons  dit  que  Nuremberg,  obéissant  à  son  génie  tradi- 
tionnel, s'applique  avec  amour  à  façonner  ce  genre  d'articles. 
Dans  la  salle  d'échantillons  de  la  fabrique  Schwarzbauer,  nous 
voyons  successivement  une  marchande  de  légumes  pousser  sa 
petite  voiture,  un  crieur  de  journaux  transporter  ses  gazettes, 
une  laitière  traîner  ses  bidons,  une  «  salutiste  »  marcher  en  of- 
frant le  journal  «  En  avant!  »,  une  grenouille  sauter,  un  pa- 
pillon voler. 

L'outillage  principal  de  la  fabrique  se  compose  d'un  moteur 
à  gaz  et  d'une  série  de  machines  à  découper,  de  machines  à 
estamper,  de  bancs  à  tourner.  Une  douzaine  d'ouvriers,  sous  la 
direction  d'un  premier  ouvrier  (  Vorarbeiter)  et  d'un  contre- 
maître, sont  occupés  au  service  de  ces  machines.  Une  fois  revê- 
tues du  relief  et  de  la  forme,  les  pièces  détachées  vont  au 
«  magasin  du  brut  »  [Rohlager),  où  elles  sont  rangées  par 
espèces  dans  de  grandes  caisses  :  telle  caisse  contient  des  sièges 


154  LES   FAISEURS   DE   JOUETS    HE    NUREMBERG. 

de  voitures,  telle  autre  des  roues,  telle  autre  des  brancards: 
celle-ci  ne  renferme  que  des  moitiés  droites  du  corps  d'un  per- 
sonnage, celle-là  que  les  moitiés  gauches  symétriques;  ici  il 
n'y  a  que  des  jambes,  plus  loin  je  n'aperçois  que  des  bras. 

L'assemblage  est  confié  à  des  «  ouvriers  à  domicile  ».  La  plu- 
part de  ceux-ci  sont  en  même  temps  ouvriers  à  la  fabrique  ;  leurs 
femmes  et  enfants  ont  une  grande  part  clans  le  travail  à  la 
maison.  Les  assembleurs  se  font  donner  au  «  magasin  du  brut  » 
un  certain  nombre  de  fragments  de  plusieurs  espèces  et  ils  pro- 
cèdent chez  eux  à  la  réunion  des  éléments.  Le  soudage  n'est 
plus  guère  employé  à  cet  effet.  La  maison  Schwarzbauer  a  été 
l'une  des  premières  à  abandonner  ce  système,  qui  était  jusque- 
là  le  seul  usité  pour  le  montage  des  jouets  de  fer-blanc  repré- 
sentant des  personnages;  elle  lui  a  substitué  celui  usité  seule- 
ment jusqu'alors  pour  le  montage  des  jouets  de  fer-blanc 
représentant  des  wagons  et  des  objets)  des  languettes  de  métal 
(Zaepfchen)  qu'on  introduit  dans  des  sortes  de  boutonnières 
et  qu'on  rabat  ensuite  à  plat.  Cette  substitution  a  encore  déve- 
loppé la  part  de  collaboration  des  «  ouvriers  à  domicile  ».  car 
le  bouclage  des  languettes  n'exige  pas,  à  l'inverse  du  soudage, 
d'apprentissage  préalable. 

Une  équipe  de  douze  ouvrières  sont  chargées  chez  M.  Schwarz- 
bauer de  peindre  les  jouets  terminés.  Mais  il  arrive  souvent  que 
le  fer-blanc  soit  déjà  imprimé  en  couleurs  avant  d'être  découpé 
et  estampé.  Pour  rendre  cette  opération  possible,  on  peint 
d'abord  à  la  main  un  premier  spécimen  du  jouet;  on  le  démonte 
ensuite,  on  aplanit  les  surfaces  et  on  les  projette  soigneusement 
sur  une  feuille  de  fer-blanc  divisée  en  carreaux.  Il  y  a  aujour- 
d'hui plusieurs  grandes  imprimeries  en  couleurs  sur  fer-blanc 
et  sur  tôle;  mais  cette  industrie  est  aussi  pratiquée  dans  un  cer- 
tain nombre  de  petits  ateliers. 

Le  «  magasin  du  brut  »  est  tenu  par  la  femme  Bieberbach  et 
sa  fille.  Elles  ont  la  charge  et  la  responsabilité  de  remettre  aux 
ouvriers  à  domicile  les  pièces  détachées;  les  grosses  pièces  sont 
comptées,  les  petites  sont  pesées.  Le  contrôle  est  effectué  au 
moyen  de  carnets  individuels.  Pendant  le  reste  du  temps,  les 


LA    FABRICATION   DES    JOUETS    EN    FRANCONIE.  155 

deux  femmes  sont  occupées  à  fermer  au  fer  à  souder  les  parties 
délicates  des  jouets,  celles  où  les  ressorts  sont  logés.  Voici 
devant  nous  la  femme  Bieberbach  et  sa  fille,  assises  près  de  la 
grande  table  sur  laquelle  se  trouve  le  fourneau  à  souder,  et 
au-dessus  de  laquelle  pend  la  grande  balance.  Une  chope  de 
bière  et  un  morceau  de  «  saucisse  au  sang-  »  (Blutwurst)  attes- 
tent l'habitude  générale  des  ouvriers  et  des  ouvrières  franco- 
niens, qui  est  de  boire  et  de  manger  de  la  charcuterie  en 
travaillant;  ces  collations  continuelles  en  arrivent  souvent  à 
remplacer  les  repas  sérieux.  Le  patron  nous  engage  à  demander 
à  Frau  Bieberbach  si  elle  veut  nous  recevoir  chez  elle;  le 
visage  osseux  et  terne  s'éclaire  d'un  sourire  accueillant.  Dès  le 
soir,  nous  nous  rendons  à  la  petite  maison  de  l'Obère  Kiesel- 
bergstrasse.  Nous  frappons  à  la  porte  du  deuxième  et  dernier 
étage.  L'ouvrière  et  sa  fille  viennent  de  rentrer  de  la  fabrique. 
Le  mari  arrive  lui  aussi.  C'est  un  grand  homme  blond  aux  traits 
accentués  et  aux  longues  moustaches  retombantes,  une  façon 
de  Vercingétorix  rêveur  et  un  peu  farouche.  Wilhelm  Bieber- 
bach est  d'Eischa,  en  Thuringe,  et  a  38  ans.  11  travaille  chez 
un  menuisier  de  Nuremberg.  Sa  femme  Margarethe  est  née  à 
Rothenbourg,  en  Moyenne  Franconie.  Elle  est  la  fille  d'un 
paveur.  Elle  a  deux  sœurs,  Johanna,  mariée  à  un  ouvrier  menui- 
sier, et  elle-même,,  emballeuse  à  la  fabrique  de  bicyclettes 
Triomphe,  à  Doos  près  Nuremberg  ;  et  Sophie,  sans  profession, 
mariée  à  un  magasinier  de  la  fabrique  de  bicyclettes  Victoria, 
à  Doos.  Les  Bieberbach  ont  4  enfants  :  Frieda,  16  ans,  qui  aide 
sa  mère  à  la  fabrique  ;  Johanna,  11  ans  ;  Augusta,  9  ans  ;  et  Hans, 
8  ans.  La  femme  Bieberbach  a  été  longtemps  ouvrière  à  domi- 
cile et  fut  notamment  occupée  en  cette  qualité  par  un  fabricant 
de  petits  bouliers-compteurs.  En  dernier  lieu  elle  est  entrée 
chez  M.  Schvvarzbauer.  Elle  gagne  à  la  fabrique  16  pfennigs1 
par  heure  et  travaille  56  heures  par  semaine;  son  gain  hebdo- 
madaire est  donc  de  8  mk  96.  Frieda,  la  tille,  ne  travaille  que 
depuis  Noël;  elle  gagne  13  pfennigs  par  heure  et  est  employée 

1.  Le  pfennig  est  la  centième  partie  du  mark. 


156  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    I»E    .NUREMBERG. 

pendant  48  heures;  son  gain  hebdomadaire  est  donc  de  6  mk  1\. 
Comme  elle  n'est  ouvrière  que  depuis  peu  et  que  ses  robes  de 
jeune  fille  .ibsorberont  son  salaire,  les  Bieberbach  estiment  que 
cet  argent  ne  doit  pas  ligurer  dans  leur  budget.  Après  avoir 
besogné  à  la  fabrique,  les  deux  femmes  exécutent  encore  à  la 
maison  quelques  travaux  d'assemblage.  En  œuvrant  ainsi  le 
soir  deux  ou  trois  heures,  elles  n'arrivent  pas  à  gagner  de  ce 
chef  plus  de  5  marks  par  semaine.  Ajoutons  que  la  mère  fait 
toutes  les  six  semaines  des  nettoyages  dans  une  maison;  par  là 
elle  arrive  à  encaisser  30  marks  de  plus  par  an.  Quant  au  mari, 
son  salaire  de  menuisier  est  de  18  marks  par  semaine  l. 

I.   Voici  le  budget  des  receltes  de  la  famille  Bieberbach  : 

Salaire  du   menuisier !>3t;  mk   » 

Salaire  de  l'ouvrière  en  jouets 4G5         92 

Produit  du  travail  à  domicile  (30  semaines  seulement, 

pendant  le  Tort  de  la  saison) 150  » 

Salaire  pour  nettoyages 30 

Total  des  recettes  :  1.581  mk  92 
Le  budget  des  dépenses  peut  être  dressé  ainsi  : 

Impôts 12  mk   > 

Loyer 230  » 

Nourriture 900  36 

Vêtements  et  linge 100  » 

Chaussures 100  » 

Charbon 2G  m 

Bois 12  » 

Éclairage 62  40 

Livres  d'école 15  » 

Journal 8  U) 

Assurance  communale  contre  la  maladie 25  48 

Assurance  contre  l'incendie 4  » 

Cotisations  aux  organisations  ouvrières 20  » 

Acquisition  d'objets  nouveaux 85 

Total  des  dépenses  :  i.556  mk  64 

La  femme  Bieberbach  évalue  comme  suit  ses  dépenses  hebdomadaires  : 

Pain  ( 50  livres! 6  mk  50 

Viande i  35 

Saucisses l  00 

Ingrédients  pour  la  soupe,  poivre,  oignons 0        50 

Légumes 0  50 

Graisse 0         su 

Farine  (une  livre) 0  24 


i  :  mk  89 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS   EN    FRANCONIE.  157 

Le  logement  des  Bieberbach  est  meublé  avec  une  simplicité 
extrême.  La  plus  belle  chambre  contient  une  armoire,  un  petit 
canapé  recouvert  en  tapisserie,  une  table  et  des  chaises  de  bois 
blanc.  Au-dessus  d'une  commode-toilette,  une  serviette  blanche 
bien  tendue  évoque,  en  broderie  de  fil  rouge,  les  adieux  de 
Lohengrin  à  Eisa.  Une  chromolithographie  montre  le  visage 
massif  de  Luther.  Des  calendriers  donnés  en  prime  par  des 
magasins  ou  par  des  journaux  achèvent  la  décoration  murale. 
Dans  la  petite  salle  où  les  Bieberbach  prennent  leurs  repas, 
s'élève  un  véritable  échafaudage  de  cages  de  bois  remplies  d'oi- 
seaux piailleurs.  C'est  le  mari  qui  les  élève  avec  soin.  C'est  lui 
aussi  qui  a  bâti  les  cages.  Il  a  rapporté  des  forêts  de  Thuringe 
ce  goût  vif  des  oiseaux  commun  aux  hommes  de  sa  race.  Bie- 
berbach fait  d'ailleurs  commerce  de  ses  volatiles  et  réalise  par 
là  quelques  petits  bénéfices  supplémentaires  dont  il  a  négligé  de 
faire  mention  à  son  budget  des  recettes.  Le  menuisier  nous  accom- 
pagne dans  la  dernière  chambre.  Au  fond  se  dresse  une  armoire, 
sur  laquelle  nous  voyons  quelque  chose  briller.  Nous  levons  la 
tête.  Bieberbach  dirige  vers  l'objet  mystérieux  la  lumière  de 
la  lampe.  Une  petite  statue,  dorée  au  bronze  adhésif,  apparaît. 
On  dirait  la  divinité  cachée  qui  veille  sur  le  petit  logement. 
«  Qui  est-ce?  »  dis-je.  Il  répond  lentement  :  «  C'est  Lassalle.  » 

Quittons  les  Bieberbach  pour  faire  connaissance  avec  Hugo 
Koch,  premier  ouvrier  à  la  fabrique  de  M.  Schwarzbauer,  où  il 
est  chargé  de  la  manipulation  générale  des  machines  à  découper 
et  à  estamper,  ainsi  que  du  soin  des  pièces  tranchantes  et  des 
matrices.  Il  est  né  en  1862  à  Schœnebrunn,  en  Silésie.  Bien  qu'il 

Report  :  13  mk  N'.i 

Sel  (une  livre) o  10 

Lait  (7  litres) 1  40 

Café  (une  demi-livre, 0  50 

(  Ihicorée o  12 

Sucre  (2  livres) o  42 

Bière    il  esl  a  noter  que  le  mari  n'en  boit  pas) o  72 

Pétrole  (4  litres) 0  80 

Alcool  à  brûler o  40 

Savon h  >s 

Total  :      18  mk  '.; 


158  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    HE    NUREMBERG. 

no  soif  pas  Franconien  de  naissance,  on  a  intérêt  à  l'observer 
pour  le  comparer  à  ses  camarades  et  pour  profiter  de  ses  ré- 
flexions sur  le  pays,  où  il  s'est  installé  depuis  plus  de  vingt  ans. 
Il  habite  un  faubourg  écarté  de  Nuremberg,  à  Schweinau,  près 
du  cimetière  de  St-Leonhard  et  des  Nouveaux  Abattoirs.  Il  oc- 
cupe la  moitié  de  l'unique  étage  d'une  petite  maison  apparte- 
nant à  un  menuisier.  Le  père  de  Koch  était  sellier.  Lui-même  fut 
d'abord  chargé  de  travaux  de  dorure  chez  un  ceinturier-passe- 
mentier.  Il  fit  ensuite  son  «  tour  d'Allemagne  »  et  arriva  à  Nu- 
remberg en  1881.  Il  fut  embauché  tour  à  tour  dans  une  fabrique 
de  lampes  et  dans  une  fabrique  de  jouets  ;  en  dernier  lieu  il  entra 
chez  M.  Schawrzbauer.  Sa  femme  Margarethe  est  née  en  1809  à 
Kinding  (Moyenne  Franconie);  c'élait  la  fille  d'un  cantonnier. 
Le  mariage  date  de  1897.  Tous  les  parents  sont  morts  antérieu- 
rement à  1890.  excepté  la  mère  de  Koch,  qui  a  vécu  jusqu'en 
1904  à  Breslau,  où  elle  travaillait  comme  blanchisseuse.  Les  Koch 
n'ont  qu'un  enfant,  Emilie,  qui  a  six  ans.  Mais  l'ouvrier  a  en  outre 
adopté  la  petite  Betty,  âgée  de  cinq  ans  et  demi,  l'un  des  neuf  en- 
fants de  son  beau-frère,  garçon  livreur,  de  qui  la  femme  est  morte 
en  couches.  La  femme  de  Koch  est  elle-même  gravement  malade 
et  nous  la  trouvons  alitée.  Avantson  mariage  elle  avait  été  d'abord 
servante,  puis  ouvrière  dans  la  fabrique  de  jouets  Mayer,  qui  fait 
uniquement  les  petits  «  articles  à  10  pfennigs  ».  Ses  couches  ont 
profondément  altéré  sa  santé;  elle  a  dû  être  délivrée  artificielle- 
ment. Étant  jeune  fille,  elle  avait  souffert  de  rhumatismes 
précoces.  Durant  ces  derniers  temps,  des  symptômes  do  phtisie 
se  sont  déclarés.  Tandis  que  la  pauvre  femme,  se  soulevant  grâce 
à  l'appui  d'un  appareil  de  soutien  en  osier,  nous  écoute  pénible- 
ment, Koch  nous  l'ait  remarquer  l'influence  pertubartrice  que  cette 
maladie  a  exercée  sur  le  budget  de  la  famille. 

Le  salaire  hebdomadaire  de  notre  hôte  est  de  -26  marks.  De- 
puis deux  ans,  M.  Schwarzbauer  lui  donne  un  tantième  sur  les 
bénéfices;  ce  tantième  a  été  en  moyenne  de  70  marks.  Koch 
touche  en  outre,  à  Noël,  une  gratification  de  60  marks.  A  ces 
sommes  s'ajoute  en  temps  ordinaire  le  produit  du  travail  à  do- 
micile accompli  par  la  femme.  Quand  elle  était  debout,  colle-ci 


LA   FABRICATION   DES   JOUETS   EN   FRANCONIE.  L59 

œuvrait  tout  le  temps  qu'elle  n'en  était  pas  empêchée;  le  soir, 
elle  prolongeait  la  veillée  jusqu'à  11  heures  et  minuit.  Elle  pou- 
vait gagner  ainsi  3  marks  3  fr.  70)  par  semaine;  le  produit 
moyen  à  l'heure  de  ce  genre  de  travail  est  de  9  à  13  pfennigs 
(11  à  15  cenlimesi  '. 

L'appartement  de  Koch  comprend  quatre  petites  pièces  très 
claires.  Le  lit  de  la  malade  est  installé  dans  la  chambre  princi- 
pale, où  Ton  se  tient  continuellement  pendant  l'hiver  afin  de  n'a- 

1.  Le  budget  des  recettes  de  la  famille  Koch  s'établit  ainsi  en  temps  ordinaire  : 

Salaire  de  Koch 1 .352  mk 

Tantième 70    » 

Gratification 60    » 

Produit  du  travail  à  domicile  de  la  femme 156  » 

Total  des  recettes  :  1.638  mk 
Passons  maintenant  au  budget  des  dépenses  : 

Impôts 13  mk 

Loyer 200  » 

Nourriture  et  dépenses  pour  la  bière 905  » 

Vêtements  et  linge  (il  est  à  noter   que  le  garçon  livreur 

fournit  le  nécessaire  à  sa  fille  Betty) 80  » 

Chaussures 45  » 

Chauffage 90  » 

Éclairage 40  » 

Assurances  contre  les  maladies  (y  compris  l'assurance  spé- 
ciale organisée  par  la  Fédération  des   Travailleurs  du 

Métal) : 80  » 

Cotisations  aux  organisations  ouvrières 25  » 

Achat  de  livres,  publications  diverses  et  journaux 15  » 

Cotisation  à  l'Association  pour  l'instruction  des  ouvriers.  14  » 

Assurance  contre  l'incendie 3  » 

Cotisation  à  l'association  des  pompiers  volontaires 3  » 

Total  des  dépenses  :  1.513   mk 
Les  dépenses  hebdomadaires  du  ménage  se  répartiraient  à  peu  près  comme  il  suit  : 

Pain  blanc 1  mk  27 

Pain  noir 1  » 

4  livres  de  viande  à  0  mk  70,  soit 2         80 

Saucisses 1         80 

Pommes  de  terre,  riz  et  légumes 1         50 

Une  livre  et  demie  de  graisse 1         20 

Lait 2  52 

2  livres  de  sucre 0         60 

Café  et  cacao 0         70 

Argent  pour  la  bière  et  le  tabac 4  » 

Total  :   17  mk  39 


I()0  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

voir  point  à  faire  du  l'eu  en  plusieurs  endroits.  Elle  est  garnie  de 
meubles  de  bois  blanc  et  d'un  coucou  :  quelques  statues  de  plâtre 
et  des  chromolithographies  l'ornementent.  In  portrait  de  Gril- 
lenberger,  l'ancien  député  socialiste  de  Nuremberg,  avec  la 
reproduction  d'une  de  ses  paroles  de  guerre,  occupe  la  place 
d'honneur.  Les  autres  pièces  sont  relativement  nues;  elles  ne 
contiennent  guère  que  des  armoires  et  des  chaises.  Pourtant  une 
grande  chromolithographie,  représentant  l'empereur,  s'offre  aux 
regards.  Dans  la  cuisine,  nous  apercevons  à  terre  des  paniers 
pleins  de  petites  roues,  de  petits  brancards  et  de  petits  plafonds 
de  voitures  :  c'est  du  travail  d'assemblage  qu'avait  préparé  la 
pauvre  femme  et  que  la  maladie  a  interrompu  tout  net. 

Koch  lit  beaucoup  pendant  ses  quelques  moments  de  liberté. 
11  profite  autant  qu'il  peut  des  livres  qu'il  trouve  à  la  section 
établie  dans  le  faubourg  de  Saint-Léon  ha  rd  par  l'Association  pour 
l'instruction  des  ouvriers,  groupement  d'inspiration  socialiste. 
L'ouvrier  est  particulièrement  heureux  de  prendre  la  parole  à 
son  tour  dans  les  réunions  de  la  section  où  chaque  membre  est 
appelé  à  faire  devant  ses  camarades  une  exposition  orale  sur  un 
sujet  d'économie  politique  ou  de  sciences  naturelles.  Une  autre 
satisfaction  idéale  de  Koch  consiste  à  prendre  soin  d'un  pied  de 
lierre  qu'il  a  planté  dans  une  grande  caisse  et  qu'il  promène  de 
fenêtre  en  fenêtre  afin  que  les  rayons  du  pâle  soleil  tombent 
sur  les  feuilles  poussiéreuses  de  l'arbrisseau. 

Devenu  à  moitié  franconien  par  suite  de  son  mariage  et  de 
son  adaptation  au  milieu  social,  Koch  raisonne  avec  lucidité  sur 
le  genre  d'esprit  despopulations  industrielles  du  pays.  «  Comment 
l'idée  d'un  jouet  nous  vient?  dit-il,  mon  Dieu!  cela  n'est  pas 
commode  à  dire.  On  se  promène  comme  cela  sans  songer  à  rien. 
On  voit  un  paysan  qui  traîne  une  vache  ou  un  marchand  ambu- 
lant qui  pousse  une  petite  voiture.  Et  l'on  entend  une  voix  qui 
vous  avertit  :  Il  y  a  ià  quelque  chose  à  faire!  Le  lendemain  on 
va  trouver  le  patron.  Lui  seul  peut  vous  apprendre  si  l'idée  est 
exploitable,  si  le  coût  de  la  fabrication  laisserait  place  pour  un 
bénéfice,  el  s'il  n'\  aurait  pas  peut-être  à  ajouter  un  détail  pour 
que  la  clientèle  morde.  » 


LA  FABRICATION  DES  JOUETS  EN  FRANCONIE.  161 

Une  des  nécessités  vitales  de  l'industrie  des  jouets  de  métal  et 
surtout  des  jouets  à  ressort  est  de  lancer  chaque  année  quelque 
chose  de  nouveau.  L'invention  périodique  des  nouveaux  modèles 
est  un  des  grands  sujets  de  préoccupation  des  hommes  de  la 
branche.  Les  artisans  et  les  ouvriers  franconiens  se  signalent 
dans  ce  domaine  par  leurs  trouvailles.  Dans  leurs  ateliers  minus- 
cules, les  petits  maîtres  sont  visités  chaque  année  par  l'esprit 
créateur.  Et  dans  les  fabriques,  les  ouvriers,  héritiers  d'un  tour 
d'intelligence  qui  a  été  imprimé  à  la  race  par  un  genre  de  travail 
séculaire,  aident  efficacement  leurs  chefs  à  découvrir  et  à 
imaginer. 

L'inconvénient  est  que  les  différentes  fabriques  cherchent  à 
se  voler  les  unes  aux  autres  leurs  idées.  Elles  ne  reculent  même 
pas  pour  cela  devant  l'espionnage  le  plus  audacieux.  J'entendais 
citer  le  cas  d'un  contremaître,  jouissant  de  la  confiance  absolue 
de  son  patron,  et  qui  se  rendait,  le  soir,  auprès  du  chef  de  la 
maison  rivale  pour  le  mettre  au  courant  des  projets  des  jouets 
qu'il  avait  élaborés  durant  la  journée.  Souvent  il  advient  ainsi, 
avant  même  que  le  dessin  d'un  article  inédit  ait  été  soumis  au 
faiseur  de  matrices  à  estamper,  qu'une  maison  concurrente  ait 
pu  jeter  cet  article  sur  le  marché.  Les  brevets  ne  peuvent  toujours 
défendre  les  nouveaux  modèles  ;  l'idée  fondamentale  de  beau- 
coup de  jouets  est  considérée  comme  application  directe  d'un 
principe  scientifique  et  ne  saurait  être  monopolisée;  quant  à  la 
forme,  elle  n'est  pas  toujours  essentielle,  et  il  suffît,  tout  en 
conservant  l'attitude,  de  changer  le  visage  ou  le  costume,  de 
transformer  par  exemple  le  pierrot  en  polichinelle  ou  le  Chi- 
nois en  nègre,  pour  introduire  une  grande  différence  apparente 
au  sein  de  la  plus  grande  ressemblance. 

Hugo  Kocb  raisonne  volontiers  sur  cet  état  de  petite  guerre 
intestine.  Il  croit  que  les  progrès  de  la  fabrication  mécanique 
arriveront  peu  à  peu  à  concentrer  la  production  et  à  empêcher 
ces  déperditions  de  force.  Dès  maintenant  il  lui  semble  que  les 
directeurs  devraient  s'entendre  atin  de  protéger  les  modèles 
nouveaux.  «  Que  ne  crée-t-on,  dit-il,  un  bureau  des  modèles, 
analogue   aux  bureaux   de  vente   des  grands   cartels.'  Chacun 

H 


W'r2  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    I>E   NUREMBERG. 

serait  ainsi  sur  de  garder  ce  qu'il  aurait  trouvé  et  de  pouvoir 
l'exploiter  utilement.  Plus  de  production  exagérée  d'un  même 
jouet.  Les  ateliers  se  compléteraient  les  uns  les  autres  au  lieu 
de  se  gêner.  »  Et,  à  mesure  que  Koch  parle  ainsi,  l'interlocuteur 
a  la  perception  que,  cette  fois,  c'est  la  pensée  prussienne  qui  se 
réveille  en  l'ouvrier,  avec  le  sens  d'unité  et  d'organisation  rigide. 

Le  contremaître  de  la  fabrique  Schwarzbauer,  Léonhard 
Blcichner,  est  né  à  Linden  Moyenne  Franconie)  et  est  âgé  de 
33  ans.  C'est  un  petit  homme  blond  aux  yeux  bleu  clair,  à  la 
physionomie  mélancolique;  il  s'exprime  d'une  voix  faible  et  ne 
paraît  pas  d'une  constitution  bien  robuste.  Son  père  était  cultiva- 
teur de  houblon.  Le  contremaître  a  'i  frères  et  sœurs  vivants  : 
Andréas,  ouvrier  constructeur  de  moulius  à  llopchstadt:  Louise, 
mariée  àuncordonnierdeFiîrth;  Georg,  «  estampeur  de  métaux», 
à  Linden,  et  Suzanne,  mariée  à  un  petit  marchand  de  Nurem- 
berg. Un  autre  frère,  réparateur  de  moulins  mot  à  mot  :  «  mé- 
decin de  moulins  »  —  [Mûhlenarzt  — ,  comme  on  dit  ici)  à 
>Vindheim,  est  décédé.  La  mère  de  bleichner  vit  au  pays  natal, 
où  elle  exerce  le  métier  de  couturière.  La  compagne  du  contre- 
maître, Thérèse,  âgée  de  32  ans,  est  née  à  Pleystein  (Haut  Pala- 
tinat).  C'est  une  petite  femme  d'allure  active,  aux  traits  déjà 
vieillis  par  la  maternité  et  le  travail.  Elle  était  enfant  naturel. 
Ses  parents  sont  morts.  Elle  avait  une  sœur,  Anna,  polisseuse,  et 
un  frère,  Anton,  «  fondeur  de  métaux  »*,  qui  sont  décédés  tous 
les  deux.  Les  Bleichner  ont  six  enfants.  Cinq  jeunes  garçons  aux 
cheveux  d'un  blond  pâle  entourent  la  table  et  nous  dévisagent 
curieusement  de  leurs  yeux  clairs.  Leur  âge  varie  entre  onze 
ans  et  un  an.  Le  dernier  né,  âgé  de  neuf  mois,  dort  dans  son  ber- 
ceau. La  physionomie  des  enfants  franconiens  est  en  général 
sérieuse,  mais  agréable  et  sereine. 

La  petite  pièce  où  nous  sommes  est  éclairée  par  un  jour  par- 
cimonieux, venant  d'une  cour  étroite  que  bordent  de  hauts 
murs  de  brique.  En  s'interrompant  de  temps  à  autre  pour  boire 

i.  Ce  nom  désigne  tanlôl  les  faiseurs  de   jouets  d'étain  cl  de  plomb,  tantôt  les 
faiseurs  de  «  formes  »  ou  matrices. 


LA    FABRICATION    DES   JOOETS    EX    FRANCONIE.  L63 

une  gorgée  d'un  verre  de  lait,  le  contremaître  nous  expose  sa 
carrière.  Il  n'a  suivi  d'autres  cours  que  ceux  d'une  école  de 
campagne,  à  Birnbaum.  11  a  toujours  travaillé  dans  la  branche 
du  jouet.  De  188G  à  1889  il  fit  son  apprentissage  dans  une  pe- 
tite fabrique  de  trompettes  d'enfants,  à  Burgfarrnbach.  Il  fut 
occupé  ensuite  dans  une  fabrique  de  toupies  à  musique  de 
Zirndorf.  Puis  il  vint  à  Fiirth  et  fit  de  nouveau  des  trompettes. 
11  arriva  enfin  à  Nuremberg,  où  il  confectionna  des  trompettes 
encore  ;  après  s'être  fait  embaucher  quelque  temps  à  l'usine  de 
machines  électriques  Schuckert,  il  quitta  la  grande  industrie 
pour  revenir  à  sa  branche  ancienne  du  jouet  et  fut  embauché 
chez  M.  Schwarzbauer.  Il  y  fut  simple  ouvrier  jusqu'en  1896 . 
C'est  à  ce  moment  qu'il  devint  contremaître  et  se  maria.  Son 
salaire  est  de  35  marks  par  semaine;  il  touche  en  outre  une 
allocation  de  loyer  [. 

La  différence  entre  les  gains  du  contre-maître  et  ceux  d'un 
simple  ouvrier  n'est,  pas  considérable.  Dans  son  budget  des  dé- 
penses, elle  se  répercute  sUitoutpar  une  augmentation  du  loyer 

1.  Voici  le  budget  des  recettes  de  la  famille  Bleichner  : 

Salaire  de  35  marks  par  semaine 1.820  mk. 

Allocation  de  loyer  de  7  marks  par  semaine 364    » 

Participation  aux  bénélices  (moyenne) 150     » 

Gratification  de  Noël 200     » 

Produit  du  travail  à   domicile  de  la  femme  Bleichner 

(10  marks  par  semaine  pendant  50  semaines) 500    » 

Total  des  receltes  :  3.034  mk. 
En  face,  dressons  le  budget  des  dépenses  : 

Impositions 26  mk. 

Loyer 450    » 

Nourriture  (à  23  marks  par  semaine) 1 .  196    » 

Vêtements,  chaussures  et  linge 600    » 

Chauffage 70    » 

Éclairage 30    » 

Livres    d'école 15     » 

Journaux 15.  50 

Assurances 172    » 

Excursions  et  divertissements 30    » 

Acquisition  d'objets  nouveaux  et  divers 150    » 

Gages  d'une  servante f 50    » 

Total  des  dépenses  :  2.904  mk.  50 


164  LES    FAISEURS    HE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

et  par  la  rétribution  dune  servante  ;  mais,  en  dépit  de  la  pré- 
sence de  celle-ci  et  de  l'existence  de  six  enfanls,  les  dépenses 
effectuées  pour  la  nourriture  sont  des  plus  minimes. 

La  femme  du  contremaître  prend  du  travail  à  domicile  comme 
les  femmes  des  simples  ouvriers.  Elle  se  fait  aider  dans  cette  be- 
sogne par  la  servante.  Nous  avons  eu  l'occasion  de  voir  la 
femme  de  Bleichner  pendant  qu'elle  était  occupée  à  monter 
ainsi  des  jouets.  Elle  construisait  la  caisse  des  petites  voitures, 
y  fixait  les  roues,  y  adaptait  les  brancards.  Armée  d'un  petit 
marteau,  elle  frappait  sur  une  minuscule  enclume,  rabattant 
les  languettes  de  métal  après  les  avoir  insérées  dans  les  bou- 
tonnières. Une  brouette  était  remisée  dans  un  coin  de  la  pièce. 
«  Quand  j'aurai  fini,  nous  disait  Mrao  Bleichner,  je  placerai 
mon  grand  panier  sur  la  brouette  et  je  porterai  toutes  ces  pe- 
tites voitures  à  une  autre  ouvrière  qui  est  chargée  d'y  atteler 
des  chèvres.  A  son  tour  celle  ci-les  portera  aune  troisième  qui 
plantera  le  cocher  sur  son  siège.  C'est  seulement  alors  que  les 
voitures  retourneront  chez  M,  Schwarzbauer.  »  La  division  du 
travail  existe  jusque  dans  l'assemblage.  Le  montage  dos  petites 
voitures  rapporte  à  Thérèse  Bleichner  12  pfennigs  par  douzaine 
et  elle  peut  arriver,  en  travaillant  avec  sa  servante,  à  en  monter 
une  douzaine  et  demie  par  heure. 

Si  nous  quittons  la  petite  pièce  nue  où  les  Bleichner  se  tien- 
nent pendant  l'hiver  afin  de  ne  faire  du  feu  qu'en  un  seul  en- 
droit, nous  voyons  que  les  chambres  ne  contiennent  guère 
autre  chose  que  les  lits  et  les  lavabos.  Mais  le  petit  salon  offre 
un  peu  plus  de  recherche.  On  y  trouve  un  canapé  el  quelques 
sièges  rembourrés.  Les  portraits  encadrés  du  contremaître  et 
de  sa  femme  décorent  la  muraille.  Luc  grande  glace  el  des 
chromos  leur  font  vis-à-vis.  Différents  oiseaux  empaillés  sont 
placés  sur  des  étagères;  Bleichner  en  a  tué  quelques-uns  lui- 
même. 

Le  contremaître  ne  semble  mettre  d'amour-propre  que  dans 
les  dimensions  de  son  logement  :  en  insistant  sur  ce  point,  il 
a  l'air  d'ailleurs  de  vouloir  surtout  justifier  L'indemnité  de  lover 
que  le  patron  lui   accorde.    A  part   cela,   il    semble  préoccupé. 


LA   FABRICATION   DES  JOUETS   EN   FRANCONIE.  165 

en  exposant  son  budget,  de  bien  établir  qu'il  vit  comme  un 
ouvrier  et  qu'il  évite  les  dépenses  de  luxe.  Et  il  ne  veut  pas 
insinuer  par  là  que  les  moyens  lui  en  sont  complètement  refusés  ; 
son  idée  paraît  être  que  les  recherches  dans  la  vie  matérielle 
sont  une  chose  répréhensible  et  il  a  souci  de  montrer  qu'on  ne 
l'en  peut  incriminer. 

Bleichner  ne  manifeste  pas  de  penchant  à  formuler,  comme 
Hugo  Koch,  des  idées  générales.  Il  ne  quitte  pas  volontiers 
le  terrain  des  réalités  visibles  et  tangibles.  Par  cette  répug*nance 
à  l'abstraction,  il  se  révèle  profondément  Franconien. 

Le  contremaître  se  rend  compte  des  conditions  difficiles  qui 
sont  faites  à  l'industrie  du  jouet.  Nous  lui  demandons  quels 
plans  d'avenir  il  forme  pour  son  fils  aîné.  Bleichner  hésite  un 
peu  à  répoudre,  comme  s'il  allait  formuler  un  vœu  trop  ambi- 
tieux. Puis  il  nous  confie  que  son  désir  serait  de  voir  Adolf  de- 
venir garçon  de  café  [Kellner).  Ce  dessein  trahit  assez  bien 
certaines  dispositions  de  l'esprit  du  pays.  Bleichner,  ouvrier 
pourtant  méritant  et  courageux,  est  effrayé  par  les  exigences 
de  l'industrie  moderne.  Au  lieu- de  rêver  pour  son  fils  le  salut 
par  l'action  et  l'esprit  d'entreprise,  il  songe  à  lui  chercher  un 
refuge  dans  quelque  situation  subordonnée. 

Bleichner  nous  accompagne  un  jour  jusqu'à  une  petite  ma- 
sure adossée  aux  bâtiments  du  «  Turnverein  »  (Société  de  gym- 
nastique). «  Vous  allez  trouver  là  une  ouvrière  à  domicile,  » 
nous  dit-il.  Nous  ne  pensions  pas  que  cette  cabane  en  contînt. 
Il  y  a,  dans  la  campagne,  de  vieux  arbres  dont  l'écorce,  en  quel- 
que endroit  qu'on  la  soulève,  laisse  brusquement  apparaître 
un  vie  ténébreuse  d'insectes  en  travail.  De  même  les  maisons  de 
Nuremberg,  quand  on  y  pénètre,  révèlent  tout  à  coup  une 
activité  insoupçonnée  de  petits  faiseurs  de  jouets,  qui  vivent  là 
calfeutrés  dans  leurs  ateliers  domestiques.  Nous  montons  un 
escalier  noir.  Voici  devant  nous  Babette  Danzer.  Elle  était 
mariée  au  frère  de  la  femme  de  Bleichner,  qui  est  mort  le 
29  décembre  dernier.  Elle  est  âgée  de  vingt-neuf  ans  et  est  née 
à  Pettendorf  (Haut  Palatinat).  C'est  une  grande  femme  à  la  mine 
courageuse  et  au  regard  droit.  Anton  Danzer,  le  mari,  frère  de 


166  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE   NUREMBERG. 

Mmo  Bleichner,  était  né  comme  sa  sœur  à  Pleystein  Haut  Pala- 
tinat)  et,  comme  elle,  enfant  naturel.  Une  maladie  de  poitrine, 
consécutive  à  un  refoidissement,  l'a  emporté  à  l'âge  de  vingt- 
huit  ans  et  demi,  après  quatre  ans  de  mariage.  Il  avait  com- 
mencé par  faire  des  matrices  pour  les  jouets,  puis  avait  tra- 
vaillé comme  «  estampeur  »  ;  il  avait  été  occupé  comme  tel  dans 
la  maison  Hess,  puis  dans  la  maison  Schwarzbauer.  Du  mariage 
sont  nés  deux  enfants  :  Anton,  âgé  de  trois  ans,  et  Thérèse,  âgée 
de  deux  ans.  Anton  Danzer  gagnait  1G  marks  par  semaine,  soit 
par  an  832  marks.  Le  soir,  lui  et  sa  femme  se  consacraient  jus- 
qu'à une  heure  avancée  à  des  travaux  d'assemblage  de  jouets; 
en  se  donnant  beaucoup  de  mal,  ils  arrivaient  à  gagner  un  sup- 
plément de  14  marks  par  semaine, soit  par  an  environ  700  marks. 
Les  recettes  équilibraient  à  peu  près  les  dépenses.  La  mort  du 
chef  de  famille  a  jeté  la  femme  dans  une  situation  terrible. 
Les  premiers  soucis  ont  pu  être  surmontés;  Danzer  était  inscrit 
à  une  «  caisse  d'enterrement  »,  qui  a  payé  les  frais  de  son  con- 
voi. Ensuite  la  société  d'assurances  sur  la  vie  «  Arminia  »,  de 
Munich,  à  qui  Danzer  versait  3  rak.  Ï0  par  trimestre,  a  payé  à  la 
veuve,  une  fois  pour  toutes,  290  marks.  Enfin  la  caisse  d'assu- 
rances contre  les  accidents  de  la  Fédération  des  Travailleurs  du 
Métal,  dont  les  services  n'avaient  pas  eu  l'occasion  d'être  uti- 
lisés, a  remis  à  la  veuve,  conformément  au  règlement,  la  moitié 
des  sommes  perçues,  soit  72  marks.  Mais  la  position  de  Babette 
va  devenir  maintenant  des  plus  critiques.  Le  travail  à  domicile 
va  désormais  constituer  son  seul  moyeu  d'existence.  Sur  le 
petit  canapé,  nous  voyons  un  amoncellement  de  moitiés  symé- 
triques de  pantins  en  fer-blanc,  dont  l'ouvrière  a  entrepris  l'as- 
semblage. Ces  figurines,  une  fois  montées,  ne  seront  encore 
elles-mêmes  (pic  des  parties  de  jouets,  car  Hugo  Koch  nous  a 
montré  le  même  pautin  installé  sur  un  char.  Tandis  que  la  pau- 
vre femme  explique  sa  délresse  et  nous  pend  sensible,  en  quel- 
ques paroles  précises,  l'étreinte  des  circonstances  qui  L'acca- 
blent, il  y  a  quelque  chose  de  poignant  à  considérer,  sur  la 
laine  fanée  du  divan,  la  grimace  cent  fois  répétée  du  polichinelle, 
qui  seul  éveille  pour  l'infortunée  l'idée  de  ressources  possibles 


LA    FABRICATION    DES   JOUETS    EN    1RANCONIE.  107 

Pour  rendre  visite  à  l'ouvrier  Rammig,  autre  collaborateur 
de  M.  Schwarzbauer,  il  faut  se  rendre  à  Zirndorf.  Le  gros 
bourg'  de  Zirndorf,  qui  compte  4.000  habitants,  est  digne  d'un 
intérêt  spécial.  Il  est  situé  dans  les  environs  immédiats  de  Fi'irth, 
au  milieu  d'un  plateau  stérile.  Sur  cette  terre  ingrate,  vit  une 
population  qui,  depuis  des  siècles,  cherche  sa  subsistance  dans 
la  petite  industrie.  Tous  ces  gens  sont  très  pauvres  et  travail- 
lent sans  répit  pour  gagner  des  salaires  infimes.  Presque  tous 
sont  occupés  à  fabriquer  des  jouets  ou  de  petits  miroirs.  Les 
hochets  sont  un  des  jouets  caractéristiques  de  Zirndorf  [.  Ony 
fait  aussi  beaucoup  de  crécelles. 

Un  chemin  de  fer  secondaire  conduit  de  Fûrth  à  Zirndorf.  11 
traverse  un  morne  paysage,  où  tout  semble  attester  l'indifférence 
et  même  l'hostilité  de  la  nature.  Rien  de  plus  tristement  mo- 
notone que  cette  plaine  montante  de  sables  arides,  battue  en 
hiver  par  le  vent  âpre.  Zirndorf  lui-même  accentue  encore 
cette  impression  navrante  par  ses  ruelles  défoncées,  que  bor- 
dent de  pauvres  masures  sans  grâce.  A  la  continuité  du  labeur 
et  à  la  maigreur  du  profit,  s'ajoute,  pour  les  minuscules  ar- 
tisans abrités  là,  l'obsession  du  même  geste  exécuté  sans  fin 
en  vue  de  façonner  le  même  bibelot  :  bibelot  qui,  divertissant 
pour  ceux  qui  lui'demandent  la  joie  d'une  heure,  devient  tragique 
à  la  longue  pour  ceux  qui  le  confectionnent  pendant  des  années  ! 

En  suivant  une  ruelle  moins  praticable  encore  que  les  autres, 
nous  arrivons  à  la  demeure  de  Rammig.  Il  habite  l'étage  uni- 
que d'une  petite  maison  appartenant  au  boulanger  qui  en  occupe 
le  rez-de-chaussée.  Johann  Rammig'  est  né  en  1877  à  Linden, 
en  Moyenne  Franconie.  Son  père  y  était  marchand  de  volail- 
les. Les  parents  de  l'ouvrier  n'existent  plus.  Il  a  fait  son  appren- 
tissage à  Dachsbach  comme  ferblantier.  Il  a  d'abord  travaillé 
dans  la  région  comme  ferblantier-couvreur  chez  des  entrepre- 
neurs de  bâtiment  à  Uehlefd,  puis  à  Ërlangen.  Il  a  huit  frères  et 


1.  Plusieurs  catégories d' artisans  concourent  à  la  confection  des  hochets  à  Zirndorf. 
De  petits  tourneurs  exécutent  les  manches  en  bois,  os  ou  ivoire.  Des  «estampeurs», 
artisans  ou  ouvriers  à  domicile,  établissent  la  partie  principale  en  tôle  de  zinc.  Les 
grelots  sont  fabriqués  à  part.  Warmensteinach  envoie  ses  perles  de  verre. 


168  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

sœurs  :  1°  Margarethe,  ouvrière  à  Linden;  2°  Gottfried,  cultiva- 
teur à  Treishœchstadt;  3°  Elisabeth  lloil'mann,  mariée  à  un 
cordonnier  de  Hofen;  4°  Margarethe  Schwarz  la  2  Margarethe), 
ouvrière  à  Zirndorf;  5°  Margarethe  Detzel  (la  3e  Margarethe), 
mariée  à  un  maçon  de  Wilhelmsbaeh;  6°  AnnaDenzler.  mariée 
à  un  journalier  de  Rauscbenberg;  7°  Knni  Pflaum,  mariée  à  un 
«  estampeur  de  métaux  »  de  Zirndorf,  et  8"  Veit  (ce  dernier 
décédé).  La  femme  de  Rammig,  Sabina  Scheumann,  est  née 
en  1875  à  Zirndorf  même.  Elle  était  d'abord  mariée  avec  Veit 
Rammig,  mort  il  y  a  six  ans  d'une  maladie  des  poumons. 
Johann  Rammig  épousa,  l'année  suivante,  sa  belle-sœur,  qui 
avait  deux  enfants  :  Margarethe,  âgée  aujourd'bui  de  douze  ans, 
et  Babette,  Agée  de  huit  ans.  Du  second  mariage  est  né  un  fils, 
Peter,  âgé  de  quatre  ans  '. 

Johann  Rammig  est  chargé,  chez  M.  Schwarzbauer,  de  fixer 
les  ressorts  des  jouets.  De  taille  moyenne,  hlond,  notre  Fran- 
conien a  des  yeux  bleus  noyés  de  tristesse  et  de  rêve  ;  il  parait  de 
santé  chancelante  et  s'exprime  d'une  voix  faible  sur  un  ton  très 
doux.  La  mine  songeuse  de  son  fils  Peter  fait  aussi  contraste 
avec  l'animation  des  deux  sœurs  aînées,  fdles  du  frère   décédé. 

Le  salaire  de  Rammig  est  de  24  marks  par  semaine;  à  Noël,  il 
touche  une  gratification  de  20  marks.  En  exécutant  des  travaux 
à  domicile,  la  femme  gagne  10  marks  par  semaine,  soit  par  an 
520  marks.  Sabina  Rammig  ne  se  borne  pas  à  réunir  les  par- 
ties de  jouets  en  insérant  les  languettes  de  métal  dans  les  œillets: 
elle  opère  aussi  le  soudage  de  certaines  parties  délicates.  Le 
total  du  budget  des  recettes  de  la  famille  est  de  1.788  marks. 

Les  dépenses  pour  l'entretien  sont  de  20  marks  par  semaine, 
soit  par  an  1.352  marks,  et  le  loyer  payé  au  boulanger  de 
Zirndorf,  propriétaire  de  la  maison,  est  de  1 V0  marks.  Rien  que 
Rammig  soit  tous  les  jours  occupé  à  la  fabrique  de  Nurem- 
berg, il  continue  d'habiter  Zirndorf,  où  il  a  travaillé  autrefois 
et  où  sa  femme  est  née;  des  raisons  d'hygiène  l'ont  sans 
doute  déterminé  à  s'arranger  ainsi. 

i.  Sabina  a  deux  frères  :  Bernhard  Scheumann,  ouvrier  ferblantier,  et  Peter,  ou- 
vrier menuisier, 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS   EN   FRANCONIE.  169 

La  joie  de  Rammig,  à  ses  moments  libres,  c'est  le  tir.  Son 
regard,  ordinairement  vague  et  voilé,  prend  une  fixité  et  un 
éclat  inattendus  quand  il  parle  de  son  plaisir  favori.  Il  est  un 
tireur  émérite.  Un  cadre  vitré  contient  les  nombreux  rubans 
qu'il  a  gagnés  dans  les  concours,  et  un  tiroir  de  buffet  est  plein 
des  blagues  à  tabac  et  porte-monnaie  d'honneur  qui  lui  ont  été 
décernés.  Le  tir  est  très  en  faveur  parmi  les  Franconiens  et 
parait  l'avoir  été  autrefois  encore  davantage.  Les  hommes  du 
peuple  et  les  petits  bourgeois  montrent  à  le  cultiver  un  cer- 
tain désintéressement,  car  la  pratique  de  la  chasse1  n'est  guère 
à  leur  portée".  Il  peut  arriver  pourtant  que  le  paysan  ou  l'ou- 
vrier de  campagne  soient  conviés  à  chasser  par  leur  maître  ; 
c'est  quand  une  adresse  éminente  les  peut  rendre  utiles.  Tel  est 
le  cas  de  Rammig,  qui  paraît  connaître  cette  faveur  grâce  aux 
services  rendus  à  M.  Zimmermann,  directeur  d'une  fabrique  de 
miroirs  installée  à  Zirndorf.  Rammig  nous  met  dans  les  mains 
avec  fierté  les  trois  fusils  qu'il  possède.  L'ouvrier  fait  parfois 
le  voyage  de  Dresde  ou  de  Leipzig  pour  prendre  part  à  des 
concours  de  tir  (les  chemins  de  fer  accordant  en  pareil  cas  de 
grandes  réductions).  Rammig  s'est  occupé  d'élever  des  chiens 
de  chasse.  Il  lui  est  arrivé  d'en  troquer  un  contre  un  «  orches- 
trion  »,  grande  boite  à  musique  ayant  figuré  naguère  dans  une 
de  ces  «  salles  d'automates  »  si  répandues  en  Allemagne.  La 
boite  ne  fonctionne  plus,  mais  le  Franconien,  avec  une  joie 
candide,  en  a  fait  le  principal  ornement  de  sa  demeure  ;  sur  le 
côté  de  l'appareil,  l'on  voit  toujours  la  fente  avec  l'inscription: 
«  Introduire  ici  la  pièce  de  10  pfennigs  ».  Des  photographies 
collectives,  où  l'on  peut  contempler  Rammig  entouré  de  ses 
collègues  des  sociétés  de  tir,  contribuent  à  la  décoration  murale. 

1.  11  y  aurait  intérêt  à  écrire  une  Histoire  de  la  Chasse  au  point  de  vue  social,  et 
à  montrer  comment,  dans  les  différents  milieux  économiques  et  sociaux,  elle  a  été 
tour  à  tour  un  moyen  d'existence,  une  épreuve  de  la  force  et  de  l'adresse,  un  plaisir 
noble  et  une  sorte  d'art  réservé  à  certaines  classes  sociales,  et  enfin  une  sorte  de 
rite  où  les  descendants  de  ces  classes  exécutent  symboliquement  le  simulacre  d'an- 
ciennes actions  violentes  et  dominatrices. 

2.  Le  territoire,  en  Ilavière  et  dans  une  grande  partie  de  l'Allemagne,  est  divisé  en 
grandes  circonscriptions  de  chasse  (Jagdreviere),  qui  sont  louées  fort  cher;  le 
petit  propriétaire  voit  sa  propriété  englobée  dans  une  de  ces  vastes  divisions. 


170  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

Rammig  a  encore  un  faible  pour  les  cactus,  dont  les  formes 
biscornues  paraissent  le  ravir,  et  il  en  possède  une  petite  col- 
lection. 

Dans  la  chambre  à  coucher,  de  jolies  couvertures  brodées, 
représentant  des  scènes  d'histoire,  couvrent  les  lits;  c'est  encore 
une  récompense  obtenue  dans  les  concours.  A  la  muraille  sont 
accrochés  un  certain  nombre  de  miroirs  encadrés  de  bois. 
Ce  produit  de  l'industrie  du  pays  tient  toujours  une  grande  place 
dans  les  petits  intérieurs.  La  proximité  de  la  fabrique  et  aussi 
la  faveur  de  M.  Zimmermann  expliquent  que  cette  place  soit  ici 
particulièrement  étendue. 

Une  petite  pièce  latérale  contient  un  lit  pour  la  grand'mère 
de  Sabina  Rammig,   qui   habite  avec  le  ménage. 

Dans  une  dernière  salle,  nous  voyons,  placé  sur  une  table,  le 
petit  fourneau  à  souder,  où  brûle  un  feu  ardent.  C'est  l'atelier 
de  Sabina,  grande  femme  à  l'air  vigoureux  et  à  la  mine  alerte. 
Des  paires  de  bottines  sèchent  d'un  côté  à  la  chaleur  du  foyer. 
De  l'autre,  le  jeune  chien  de  chasse,  qui  a  grimpé  sur  la  table 
où  repose   le  fourneau,  s'est  allongé  et  endormi. 

Un  dimanche,  nous  trouvons  Rammig  en  compagnie  de  plu- 
sieurs camarades.  Ils  se  dirigent  vers  le  cabaret.  .Nous  y  entrons 
à  leur  suite.  Le  «  Wirt  »  apporte  avec  respect  à  Rammig  une 
chope  de  forme  spéciale  ;  sur  le  couvercle  d'étain,  se  dressent 
deux  petites  défenses  de  chevreuil  :  c'est  le  signe  de  l'hommage 
dû  au  meilleur  tireur.  L'ouvrier  a  tôt  fait  de  boire  la  bière 
écumante.  Et  déjà  le  «  Wirt  »  s'empresse  de  remplir  à  nouveau 
la  chope  symbolique.  Rammig  a  revêtu  aujourd'hui  un  beau 
costume  tout  neuf  de  drap  vert  à  la  tyrolienne;  les  larges  bou- 
tons sont  taillés  eux  aussi  dans  des  défenses  de  chevreuil.  Ces 
costumes  tyroliens  sont  très  affectionnés  en  Franconie  ;  neufs 
et  de  belle  qualité,  ils  constituent  dans  le  peuple  un  habit  de 
luxe;  déjà  portés,  ou  de  confection  plus  grossière,  ils  sont  utili- 
sés par  toute  la  population  pour  les  longues  excursions  dans  la 
Suisse  franconienne1,  auxquelles  tout  le  monde  pendant  la  belle 

1.  Régions  de  Hersbruck,  d'Bbermannstadl  el  de  Pegnitz,  remarquables  par  tours 
liantes  collines  escarpées  cl  leurs  émergences  île  rochers  aux  silhouettes  originales. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANCONIE.  1-1 

saison  s'adonne  avec  ardeur  '.  Le  tissu  particulier  des  vêtements 
tyroliens  sorte  de  droguet  imperméable  appelé  «  Loden  »  en 
fait  un  excellent  moyen  de  défense  contre  les  intempéries  ;  ils 
sont  très  avantageux  pour  la  chasse  et  les  longues  courses. 

Le  contremaître  Bleichner,  qui  a  des  parents  à  Zirndorf, 
entre  à  son  tour  dans  le  cabaret.  Lui  seul  ne  fait  pas  honneur  à 
la  bière.  Pour  ménager  son  estomac  délicat,  il  fête  la  solennité 
du  dimanche  en  commandant  un  «  shorle  morle  »  2.  Bientôt 
une  partie  de  cartes  générale  s'engage.  Les  Franconiens  se  livrent 
aux  joies  de  ce  jeu  de  la  «  tête  de  mouton  » ,  que  l'un  d'entre  eux 
nous  a  signalé  déjà  comme  son  passe-temps  de  prédilection. 
Les  cartes  allemandes,  avec  leurs  vives  enluminures  représen- 
tant des  cloches,  des  cœurs,  des  trèfles  et  des  glands,  sont  abat- 
tues violemment  sur  la  table  graisseuse.  Les  autres  consom- 
mateurs se  rapprochent  pour  observer  les  chances.  Aux  yeux 
étincelants  des  partenaires,  aux  regards  curieux  des  spectateurs, 
on  devine  combien  les  émotions  du  jeu  de  cartes  sont  agréables 
à  ces  populations.  Et  la  passion  de  la  bière  éclate  aussi  dans  les 
signes  rapides  qui  invitent  la  verseuse  (Kçllneriri)  à  emporter 
les  chopes  vides  pour  les  rapporter  pleines.  On  boit  à  petites 
gorgées, mais  régulièrement  et  sans  suspension.  L'amour  de  la 
bière,  des  jeux  d'adresse,  des  jeux  de  cartes  et  du  jeu  de  quilles3, 
voilà  les  passions  simples  qui  exaltent  ces   hommes  pendant  les 

1.  Les  caravanes  des  grands  marchands  nurembergeois  visitaient  le  Tyrol  en  se 
rendant  en  Italie.  Les  conditions  du  lieu  avaient  fi  i t  de  bonne  heure  aux  Tyroliens 
une  obligation  de  chercher  des  ressources  dans  la  petite  industrie  (taille  des  menus 
objets  et  jouets  en  bois,  etc.).  Les  grands  marchands  de  Nuremberg  leur  achetaient 
ces  articles.  Indépendamment  des  ressemblances  déterminées  par  la  similitude  des 
conditions  du  lieu  et  du  travail,  il  y  a  eu  des  répercussions  du  Tyrol  sur  la  Fran- 
conie  et  de  la  Franconie  sur  le  Tyrol.  Les  costumes,  chante  et  danses  tyroliens,  de- 
meurent aujourd'hui  très  populaires  en  Franconie. 

>..  Mélange  de  vin  cl  d'eau  de  seltz.  Berlier,  occupant  le  palais épiscopal  de  Wiirz- 
bouig,  aurait  réuni  autour  de  lui,  dit-on,  une  nombreuse  cour  féminine;  et  levant 
son  verre  plein  de  cette  boisson,  qu'il  appréciait,  il  se  serait  écrié  :  «  Tout  pour 
l'amour!  ».  «  Shorle  morle  »  ne  serait  que  la  déformation  de  ces  mots  par  des 
bouches  allemandes. 

3.  Les  jeux  de  quilles  sont  un  des  plus  anciens  jouets  de  bois.  Ils  sont  reslés  liè> 
en  faveur  parmi  les  Franconiens.  La  moindre  taverne  possède  une  salle  de  jeu  de 
quilles;  ces  salles  sont  dallées  avec  les  pierres  de  qualité  inférieure  provenant  des 
célèbres  carrières  franconiennes  de  pierres  lithographiques  à  Solnhofen. 


172  LKS    FAISEURS   DE    JOUETS   DE    NUREMBERG. 

heures  de    loisir  arrachées   au  labeur  patient    et    méticuleux. 

Rammig  voulut  nous  conduire  chez  quelques  parents  et  amis. 
Il  nous  mena  notamment  chez  son  beau-père,  Peter  Scheumann. 
On  accède  au  logement  de  celui-ci  par  un  frêle  escalier  ou  plu- 
tôt par  une  sorte  d'échelle.  La  demeure  se  compose  de  trois 
petites  pièces  misérables.  Peter  Scheuman,  grand,  vigoureux 
encore,  la  face  dure,  nous  considéra  longtemps  avec  une  pro- 
fonde méfiance  avant  de  se  décider  à  ouvrir  la  bouche.  Né  eu 
18'i9  à  Gossmannsdorf  (Basse  Franconie  ,  il  est  ouvrier  fer- 
blantier à  Zirndorf,  dans  la  fabrique  de  miroirs  de  M.  Zimmer- 
mann.  Sa  mère,  comme  nous  l'avons  vu,  habite  chez  Rammig. 
Peter  Scheumann  gagne  seulement  13  mk  ~±  par  semaine,  soit 
713  mk  4i  par  an.  Le  développement  de  cette  fabrique  Zimmer- 
mann,  où  il  est  occupé,  a  marqué  pour  l'industrie  des  petits 
miroirs  de  Zirndorf,  jusque-là  éparpillée  à  l'infini  dans  les  pe- 
tits ateliers  familiaux,  une  sorte  de  pas  timide  dans  le  sens  de  la 
concentration.  Cette  maison  n'a  point  d'ailleurs,  en  ce  qui  la  con- 
cerne, supprimé  le  travail  à  domicile;  elle  se  l'est  subordonné  et 
en  a  fait  une  de  ses  annexes.  C'est  ainsi  que  la  femme  de  Peter 
Scheumann  est  chargée  de  mettre  de  petits  anneaux  aux  miroirs 
pour  servir  à  les  accrocher.  Le  travail  est  payé  seulement  3  pfen- 
nigs (un  peu  moins  de  4  centimes)  la  grosse. 

Margarethe  Scheumann  nous  fait  observer  que  son  genre  de 
besogne  n'est  qu'une  des  nombreuses  variétés  du  travail  exécuté 
en  dehors  de  la  fabrique.  Plusieurs  femmes  de  sa  connaissance 
enroulent  de  petits  cadres  de  fer-blanc  autour  de  miroirs  circu- 
laires. Et  non  seulement  la  fabrique  de  Zimmermann  fait  travail- 
ler ainsi  les  ouvriers  et  ouvrières  a  domicile  de  Zirndorf.  Mais 
encore  elle  met  en  œuvre  les  produits  du  labeur  des  artisans  de 
Nuremberg  et  de  Haute  Franconie.  Margarethe  Scheumann  nous 
montre  comme  exemple  un  «  casse-tète  »  fabriqué  chez  Zim- 
mermann :  «  Les  dents  du  Nègre  »,  et  qui  est  destiné  à  servir 
d'article-réclame  ou  de  prime  pour  les  grands  magasins  :  c'est 
une  petite  boite  ronde,  hermétiquement  fermée  par  un  cou- 
vercle de  verre;  au  fond,  est  collée  une  image  représentant  un 
nègre;  dans  la  bouche  du  nègre,  sont  ménagées  de  petites  cavi- 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANCONIE.  I  i .'{ 

tés,  et  de  petites  perles  de  verre,  figurant  les  dents,  jouent  libre- 
ment dans  la  boite.  Il  s'agit  pour  les  gens  adroits  de  faire  rentrer 
les  dents  dans  leurs  alvéoles.  Derrière  la  boite,  se  trouve  enfin 
un  petit  miroir.  Ce  jouet,  qui  ne  sera  même  pas  vendu,  mais 
donné  au  public,  a  nécessité  le  concours  de  bien  des  mains  dif- 
férentes :  avant  d'arriver  chez  Zimmermann,  le  verre  est  sorti  des 
fours  du  Haut  Palatinat  ou  de  Haute  Franconie,  puisa  passé  par 
les  petits  ateliers  de  polissage,  de  découpage  et  d'étamage  ;  les 
perles  de  verre  ont  été  fournies  par  les  petits  souffleurs  de  War- 
mensteinach  '  ;  l'image  du  nègre  a  été  exécutée  par  un  petit 
chromolithographe  nurembergeois;  les  cadres  de  fer-blanc  sont 
enfin  confectionnés  par  les  petites  ouvrières  à  domicile  de  Zirn- 
dorf. 

A  travers  les  rues  boueuses  de  Zirndorf,  Rammig  nous  en- 
traine chez  un  de  ses  beaux-frères,  Wolfgang  Schwarz.  Celui-ci, 
homme  brun  de  haute  taille,  à  la  physionomie  soupçonneuse, 
nous  attend  sur  le  seuil  delà  masure.  Sans  retirer  la  pipe  de  la 
bouche,  il  nous  introduit  dans  le  petit  rez-de-chaussée  qui  forme 
à  lui  seul  tout  le  bâtiment.  Dès  l'entrée,  on  s'aperçoit  que  le  mé- 
nage est  tenu  avec  une  grande  négligence.  Après  avoir  été  valet 
de  ferme,  Schwarz  est  aujourd'hui  tailleur  de  pierres.  Son  salaire 
est  de  19  marks  par  semaine,  soit  par  an  988  marks.  La  femme  va 
travailler  quelques  heures  par  jour  chez  un  patron  minuscule, 
qui  n'est  lui-même  qu'un  ouvrier  à  domicile.  Cet  artisan,  nommé 
Kaettel,  exécute  en  etïèt  de  petits  cadres  en  fer-blanc  pour  le 
compte  d'un  fabricant  de  miroirs  appelé  Reiter.  Margarethe 
Schwarz  est  payée  par  Raettel  sur  le  pied  de  12  pfennigs  l'heure. 
Elle  confectionne  en  outre  à  domicile,  pour  le  compte  de  la 
fabrique  Schwarzbauer,  de  petits  grelots  qui  lui  sont  payés  un 
pfennig  la  douzaine 

Rammig  fit  encore  défiler  devant  nous  nombre  de  ces  pe- 
tits ouvriers  dolents  2.  Des  intérieurs  identiques  se  succédèrent  à 


1.  La  visite  à  Peter  Scheuinann  nous  a  ainsi  ramenés  à  ces  petites  industries  des 
miroirs  et  des  perles  de  verre  que  nous  avons  étudiées  au  début  de  ce  chapitre. 

2.  Les  artisans  franconiens  du  Moyen  Age,  qui,  sous  la  tutelle  économique  du  Pa 
Iriciat,  créèrent  tant  de  petites  industries  ingénieuses  et  souvent  plaisantes,  fiaient 


I7'<  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    MKEMBERi;. 

nos  yeux  :  c'étaient  les  mêmes  petites  chambres  monotones,  avec 
leur  mobilier  de  bois  blanc,  leur  canapé  rembourré  de  crin 
végétal,  leurs  miroirs  encadrés  de  bois  et  leurs  photographies 
collectives.  Parfois  un  portrait  du  Roi  de  Bavière,  Louis  II,  appa- 
raissait1. Souvent  aussi  se  montrait  la  l'ace  carrée  et  massive  de 
Luther  -'.  Plus  rarement  qu'à  Nuremberg,  osait  se  faire  voir 
l'image  de  l'ancien  député  socialiste  Grillenberger,  avec  sa  face 
barbue  à  l'expression  énergique.  Et  c'étaient  les  mêmes  aveux 
de  salaires  infimes,  les  mêmes  descriptions  de  travaux  ininter- 
rompus se  prolongeant,  à  la  clarté  d'une  pauvre  lampe,  jusqu'à 
une  heure  avancée  de  la  nuit. 


V.    —    LES  GRANDES   FABRIQUES    DE   JOUETS    DE    FER-BLANC 
ET    DE    JOUETS    OPTIQUES. 

En  s' élevant  au-dessus  des  moyennes  fabriques  de  jouets  de  fer- 
blanc,  l'on  arrive  jusqu'aux  grands  établissements  (Bing,  Carette, 

renommés  pour  leur  verve  inventive  et  en  même  temps  pour  leur  esprit  facétieux  le 
mot  de  «  Witz  »  désignait  ces  deux  qualités  en  les  fondant  en  une  unité  indivisible  . 
Les  artisans  d'aujourd'hui  continuent  de  révéler  dans  leurs  ateliers  les  curieux  ta- 
lents originaux  d'autrefois,  mais  ils  ont  perdu  au  moins  en  partie  la  gai  té  sincère. 
Sonl-ee  les  effroyables  ravages  de  la  guerre  de  Trente  ans  qui  ont  modifié  l'humeur  de 
la  population?  Ou  n'est-ce  pas  plutôt  l'état  arriéré  el  retardataire  de  l'organisation  du 
travail,  qui,  en  mettant  obstacle  à  lu  prospérité  individuelle,  est  une  cause  perma- 
nente de  dépression  physique  et  morale.' 

1.  La  popularité  du  roi  Louis  II,  qui  s'est  développée  surtout  après  sa  mort  tra- 
gique, ne  s'est  pas  localisée  à  la  Bavière  proprement  dite  ou  Bavière  du  sud,  mais  a 
gagné  aussi  la  Franconie.  Le  côté  «  imagerie  »  dans  la  légende  du  Roi  a  particulière- 
ment séduit  les  Franconiens.  Les  chromolithographes  le  représentent  tantôt  Gxant  d'un 
regard  d'aigle  l'escarpement  de  Neuschwanstein,  tantôt,  Lohengrin  royal,  voguant  sur 
un  lac  bleu  dans  une  nacelle  traînée  par  un  cygne. 

2.  On  sait  que  la  Franconie  a  formé,  avec  la  Thuringe  qui  l'avoisine  au  nord, 
le  théâtre  des  principaux  événements  de  la  Réforme.  Les  Patriciens  de  Nuremberg 
furent  préparés  à  la  Réforme  par  l'humanisme,  auquel  leurs  rapports  réguliers  avec 
l'Italie  les  avaient  l'ail  accéder  de  lionne  heure.  Les  pauvres  populations  de  la  Fran- 
conie et  de  la  Thuringe  furent  soulevées  par  l'indignation  contre  le  luxe  de  Home  el  la 
vente  des  indulgences.  Luther  était  lui-même  le  tils  d'un  pauvre  mineur  des  mines  de 
cuivre  d'Eisleben,  dans  le  Harz.  au  nord  de  la  Thuringe. 

Parmi  les  artisans  de  Nuremberg,  le  mouvement  réformiste  prit  un  caractère  >ali 
rique  en  rapport  avec  le  genre  d'esprit  du  tenoir.  Le  t  Witz  •  s'exerça  sans  pitié  aux 
dépens  des  moines.  Mans  Sachs,  le  cordonnier-poète  de  Nuremberg,  fut  le  poète 
satirique  de  la  Réforme. 


LA    FABRICATION    DES    JOUETS    EN    FRANCONIE.  175 

Scliônner  .  Pour  la  fabrication  des  jouets  communs,  l'outillage 
ne  diffère  pas  sensiblement,  au  moins  dans  son  principe,  de 
celui  des  fabriques  moyennes  et  petites;  les  machines  sont  seu- 
lement plus  nombreuses  et  les  moteurs  pins  puissants.  En  même 
emps  que  les  jouets  mécaniques  de  fer-blanc,  les  grandes  mai- 
sons font  aussi  les  jouets  optiques,  qui  comprennent  le  plus 
souvent,  outre  la  partie  en  verre,  une  autre  partie  en  fer-blanc. 
Les  grandes  fabriques  de  jouets  de  fer-blanc,  qui  font,  outre 
le  jouet  commun,  des  jouets  mécaniques  très  compliqués,  exé- 
cutent aussi  des  articles  d'optique  sérieux;  cette  union  de  la 
mécanique  et  de  l'optique  n'a  rien  de  surprenant,  puisque  les 
articles  d'optique  comportent  une  armature  délicate  et  compli- 
quée '. 

D'autre  part,  certains  grands  établissements  (Bing)  fabri- 
quent, en  même  temps  que  le  jouet  de  fer-blanc,  tous  les  ar- 
ticles de  ménage  en  fer-blanc  ou   en  tôle  émaillée  2. 

Les  grandes  fabriques  de  jouets  et  ustensiles  de  ménage  achè- 
tent divers  articles  à  certains  artisans  et  ouvriers  à  domicile. 
Elles  font  également  exécuter  par  ceux-ci  diverses  opérations 
fragmentaires.  Cette  plongée  des  racines  de  la  grande  industrie 
du  jouet  dans  la  petite  est  encore  plus  profonde  qu'on  ne  le  croi- 
rai! communément,  car  plusieurs  moyennes  fabriques  comme 
celle  de  M.  Schwarzbauer  cèdent  une  partie  de  leur  production 


1.  Pour  faire  les  verres  de  lanternes  magiques,  les  fabricants  de  jouets  d'optique 
achètent  leurs  produits  aux  nombreuses  fabriques  de  décalcomanies.  A  ce  propos, 
nous  signalerons  ici,  sans  pouvoir  malheureusement  insister,  le  développement  con- 
sidérable de  l'industrie  de  la  lithographie  et  de  la  chromolithographie  à  Nuremberg 
[où elle  est  pratiquée  dans  quelques  grands,  mais  aussi  dans  une  foule  de  petits  ate- 
liers). Et  surtout  nous  appellerons  l'attention  sur  ce  fait  très  important  que  les  seules 
grandes  carrières  de  pierres  lithographiques  existant  dans  le  inonde  ont  été  décou- 
vertes et  son I  exploitées  à  Solnhofen.  en  Moyenne  Franconie.  C'est  à  Munich  que, 
au  xvine  siècle,  l'acteur  et  auteur  bohémien  Sennefelder  inventa  la  lithographie,  en 
traitant  une  pierre  analogue  à  celles  de  Solnhofen  ;  il  avait  fait  ses  premières  expé- 
riences de  gravure  sur  un  vieux  plat  d'étain!...  La  chromolithographie  a  apporté  tout 
de  suite  un  admirable  complément  aux  industries  du  jouel  en  Franconie.  Reposant 
en  partie  sur  l'habileté  de  la  main  et  le  sens  artistique,  elle  a  en  môme  temps  ren- 
forcé le  type  franconien. 

2.  On  a  vu  ((lie  l'industrie  des  articles  de  ménage  est  très  ancienne  en  Franconie 
et  qu'on  lit  des  ustensiles  de  ménage  en  bois  et  en  é- tain  avant  de  convertir  ces 
matières  en  figurines. 


170*  LES   FAISEURS    DE   JOUETS  DE    NUREMBERG. 

aux  grands  établissements,  et  ceux-ci  se  trouvent  ainsi,  par  un 
canal  d'absorption  compliqué,  aspirer  le  travail  des  ouvriers 
en  chambre. 

Nous  ne  parlerons  pas  ici  de  ceux  des  ouvriers  des  grandes 
fabriques  de  jouets  qui  se  trouvent  complètement  dégagés  du 
type  de  l'ouvrier  à  domicile.  Ils  se  rapprochent  de  plus  eu 
plus  du  type  des  autres  ouvriers  de  la  grande  industrie,  dont 
il  sera  question  à  la  fin  de  notre  étude. 


II 


L'EXPORTATION   DES  JOUETS   ET    LE    GRAND    COMMERCE 


I.  —  SUBORDINATION  COMMUNE  DES  OUVRIERS  A  DOMICILE,  DES  ARTI- 
SANS ET  DES  FABRICANTS  SECONDAIRES  AUX  GRANDS  ENTREPRENEURS 
COMMERCIAUX  EN  tRANCONIE.  COMMENT  CETTE  SUBORDINATION 
S'EXPLIQUE  PAR  LE  CARACTÈRE  QU'A  IMPRIMÉ  AUX  POPULATIONS 
L'ANCIENNE  CIVILISATION  DE  l'ÉTAIN. 

Domination  des  grands  commerçants  sur  les  ouvriers  a  domi- 

CILE,  LES  ARTISANS  ET  LES  FABRICANTS  SECONDAIRES.  Les  précéden- 
tes analyses  n'ont  permis  d'entrevoir  qu'à  demi  l'importance 
de  la  part  des  ouvriers  en  chambre  dans  la  production  du  jouet 
franconien.  En  réalité,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  femmes, 
les  veuves  et  les  enfants,  —  proie  habituelle  de  l'industrie  à 
domicile  dans  beaucoup  de  pays  —  qui  s'y  livrent  ;  ce  sont  très 
souvent  des  hommes  valides  besognant  au  milieu  de  leur  fa- 
mille et  en  collaboration  avec  elle.  Et  ce  système  de  production 
s'étend  en  Franconic  à  d'autres  industries  encore  que  celles  du 
jouet.  Les  ateliers  de  lithographie  font  travailler  en  sous-main 
une  l'ouïe  de  petits  lithographes  en  chambre.  Les  fabriques  de 
cartonnages  et  d'almanachs  ont  un  effectif  de  collaborateurs 
invisibles  qui,  munis  d'une  paire  de  ciseaux  et  d'un  pot  de 
colle,  œuvrent  dans  des  logis  ténébreux.  Non  seulement  les  fa- 
briques de  crayons  confient  aux  «  ouvriers  à  domicile  »  ou  II  fini - 
arbeiter,    des   travaux  de  polissage  et   d'empaquetage,    mais 

12 


178  LES   FAISEUKS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

encore  elles  font  exécuter  au  dehors  par  des  ouvriers  spéciaux 
les  porte-plumes  et  articles  de  bureau  L  Les  fabriques  de  compas 
ont  en  ville  de  petits  collaborateurs  qui  font  notamment  les  tire- 
lignes2.  Les  fabriques  de  veilleuses  ne  s'occupent  à  leur  siège 
principal  que  de  la  confection  des  mèches  et  donnent  le  reste 
du  travail  aux  ouvriers  en  chambre  \ 

Allons  plus  avant.  Si  l'on  examine  d'une  façon  plus  rigou- 
reuse que  nous  n'avons  pu  le  faire  jusqu'à  présent  la  condi- 
tion économique  des  artisans  du  jouet  et  autres  artisans  simi- 
laires, l'on  arrive  forcément  à  cette  conclusion  que,  entre  eux 
et  les  ouvriers  à  domicile  proprement  dits,  il  n'y  a  véritable- 
ment qu'une  simple  différence  de  degré. 

Ces  artisans  appartiennent  en  effet  à  la  catégorie  des  «  pa- 
trons indigents  et  incapables  »  que  M.  Paul  de  Rousiers  a  ana- 
lysée et  caractérisée  dans  un  chapitre  bien  connu  de  «  La  Ques- 
tion Ouvrière  en  Angleterre  ».  Nos  petits  patrons  franconiens 
sont  éminemment  :  1°  des  patrons  indigents,  parce  que  tils  d'un 
pays  pauvre,  où  la  classe  ouvrière  a  toujours  rencontré  de 
grandes  difficultés  à  s'enrichir  et  à  s'élever;  —  2°  des  patrons 
incapables   (le    mot  étant  ici  un    terme  d'analyse  et  non   de 

1.  L'industrie  des  crayons  est  ancienne  à  Nuremberg.  Elle  se  rattache  directement 
aux  anciennes  industries  du  bois  taillé  et  tourné  et  à  celles  des  métaux  (étain  et 
plomb)  fondus,  puisque  le  crayon  n'était  d'abord  qu'une  tige  de  plomb  —  ou  d'un 
alliage  de  plomb  et  d'étain  —  protégée  par  une  armature  de  bois:  encore  aujour- 
d'hui, où  le  graphite  a  évincé  le  plomb  et  l'alliage  de  plomb  et  d'étain,  le  crayon 
se  nomme  en  Allemagne  «  Bleistit't  »  ou  «  tige  de  plomb  ».  L'industrie  crayonniére 
n'a  cessé  de  se  développera  Nuremberg,  qui  est  devenue  son  siège  d'élection.  Long- 
temps pratiquée  par  des  artisans,  elle  s  est  aujourd'hui  élevée  au  stade  de  la  grande 
fabrication  mécanique  dans  les  usines  célèbres  de  A.  W.  l'aber  et  Johann  Faber. 
Mais  beaucoup  de  petits  fabricants  continuent  de  produire  à  l'entour. 

2.  Ancienne  aussi  est  l'industrie  nurembergeoise  des  compas  et  instruments  de 
précision,  qui  attirait  dans  la  ville  des  savants  comme  Régiomontanus.  Cette  indus- 
trie se  rattache  directement  aux  anciennes  industries  du  cuivre  fondu.  Elle  s'est  déve- 
loppée sans  arrêt  jusqu'à  nos  jours.  Elle  s'est  haussée  au  rang  de  grande  industrie 
mécanique  dans  l'usine  de  Georg  Schonner.  Mais  de  nombreux  petits  fabricants 
gravitent  dans  l'orbite  des  plus  grands. 

:i.  Parmi  les  travaux  confiés  aux  ouvriers  à  domicile  de  Nuremberg  cl  de  lïirth,  on 
peut  citer  :  dans  l'industrie  des  pinceaux  :  le  triage  des  poils;  —  dans  la  cordonne- 
rie :  la  confection  des  chaussures  de  feutre;  —  dan*  l'industrie  textile  :  le  bobinage; 
—  dans  la  passementerie  métallique  :  1.»  broderie  des  étoiles  dorées  et  la  confection 
des  franges  d'or;  —  dans  l'industrie  des  papiers  métalliques  ulont  il  a  été  parlé  dans 
la  l'c  partie),   le  collage  des  feuilles  de  métal  sur  les  feuilles  de  papier,  etc.,  etc. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  17fl 

blâme),  parce  que  l'écoulement  des  produits,  qui  s'efiectue 
ordinairement  au  loin  et  dans  des  conditions  difficiles,  exige  à 
la  fois  des  relations  étendues,  des  capitaux  importants  et  des 
facultés  intellectuelles  peu  communes.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu 
de  s'étonner  que,  en  fait,  ces  artisans  franconiens  soient  ré- 
duits à  une  sorte  de  servage  par  de  grands  entrepreneurs  com- 
merciaux plus  riches  et  plus  capables  qu'eux.  Tout  en  ayant 
l'air  de  se  distinguer  des  ouvriers  à  domicile,  les  petits  patrons 
n'ont  en  réalité  qu'une  indépendance  nominale  et  illusoire.  Et 
ils  sont  soumis  par  les  entrepreneurs  à  l'action  tour  à  tour  atté- 
nuée ou  violente  de  ce  sweating  System  que  M.  Paul  de  Rou- 
siers  a  si  bien  montré  pesant,  comme  une  sorte  de  fatalité  so- 
ciale, sur  tous  les  patrons  indigents  et  incapables. 

Dans  ce  régime,  le  grand  commerçant  intermédiaire,  qui 
devient  le  dominateur  de  la  production,  se  revêt  facilement  du 
double  caractère  de  patron  commercial  et  de  patron  industriel. 
Il  intervient  peu  à  peu  en  maître  dans  la  fabrication,  afin  de 
l'approprier  de  plus  en  plus  à  ses  intérêts  et  de  la  conformer  à 
ses  desseins.  Bientôt  même  il  ouvre  une  pseudo-fabrique,  où 
les  articles,  produits  au  dehors,  sont  simplement  centralisés. 

Les  propriétaires  des  fabriques  de  taille  moyenne  font  exté- 
rieurement l'effet,  à  Nuremberg,  de  représenter  du  moins,  en  face 
du  grand  commerçant,  un  élément  d'indépendance.  Il  n'en  est 
rien.  Eux  non  plus  n'ont  ni  les  relations,  ni  les  capitaux,  ni  même 
les  capacités  qui  permettent  d'entreprendre  comme  il  convient 
l'exportation  de  la  bimbeloterie.  Ils  vendent,  eux  aussi,  tout  ou 
partie  de  leurs  produits  au  grand  commerçant  intermédiaire. 
Parfois  même  ils  sont  ses  commandités  ou  ses  hommes  de  paille. 
Alors  ilest,  sans  en  avoir  l'air,  le  vrai  chef  de  leur  fabrique.  Et,  si 
eux-mêmes  occupent  des  artisans  en  sous-main,  ces  prétendus 
fabricants  deviennent  comme  des  organes  de  transmission,  par 
qui  la  force  directrice  du  grand  exportateur  propage  son  action 
jusqu'aux  couches  de  production  élémentaires. 

A  quelque  étage  et  sur  quelque  échelle  qu'il  soit  pratiqué, 
et  soit  par  des  fabricants  occupant  des  ouvriers  à  domicile,  soit 
par  des  entrepreneurs  commerciaux   s'assujettissant  des  arti- 


180  LES    FAISEURS    DE    JOUETS   DE   NCJREMBEaG. 

sans,  le  régime  de  production  dans  lequel  le  patron  n'abrite 
pas  la  totalité  de  ses  salariés  pendant  le  travail  assure  audit 
patron  des  avantages  considérables.  Il  supprime  une  grande 
partie  des  «  frais  généraux  ».  11  permet  d'éluder  les  lois  relatives 
au  repos  hebdomadaire,  à  la  limitation  des  heures  de  travail,  à 
l'emploi  des  femmes  et  des  enfants.  Il  retarde  l'entente  des  sala- 
riés et  l'explosion  des  revendications  syndicales.  Surtout  il  donne 
la  possibilité  de  réduire  les  salaires  à  leur  plus  simple  expres- 
sion. Et  enfin,  avantage  non  moins  grand,  il  assure  la  faculté 
de  restreindre  ou  d'accroître  immédiatement  la  production, 
sans  avoir,  en  cas  d'accroissement,  à  augmenter  l'outillage,  et 
sans  avoir,  en  cas  de  restriction,  à  immobiliser  l'outillage  ni  à 
jeter  sur  le  pavé  une  multitude  irritée. 

Toutefois,  pour  que  ce  régime  puisse  être  introduit  dans  un 
pays  et  pour  que  ses  avantages  ne  soient  pas  neutralisés  par  ses 
inconvénients,  certaines  conditions  préalables  sont  nécessaires.  Il 
en  est  deux  essentielles  sur  lesquelles  tout  le  monde  s'accorde.  En 
premier  lieu,  il  faut  que  la  technique  des  industries  pratiquées 
ne  soit  pas  encore  très  perfectionnée,  car  le  régime  serait  évi- 
demment désastreux  s'il  était  possible  ailleurs  de  fabriquer  à 
meilleur  compte  les  mêmes  articles  au  moyen  de  machines  dans 
un  grand  atelier  centralisé.  Et  en  second  lieu  il  faut  qu'on  se 
trouve  en  présence  d'une  population  s'accominodant  bien  de 
travailler  au  foyer  ]. 

Or,  toutes  ces  conditions  essentielles  se  rencontraient  en  Kran- 
conie,  renforcées  encore  de  plusieurs  autres  conditions  adju- 
vantes. Nous  allons  voir  comment  et  rappeler  pourquoi. 

Persistance  des  caractères  imprimés  par  la  civilisation  de 
l'étain.  Ce  sont  eux  oui  ont  permis  aux  entrepreneurs  capi- 
talistes DE  L'AGE  MODERNE  DE  SOUMETTRE  LA  POPULATION  AU  RÉ- 
GIME DE  L'INDUSTRIE  A  DOMICILE  ET  DE  LA  PETITE  INDUSTRIE 
DÉPENDANTE.  —  Au  début  de  la  seconde  partie  .le  celte  étude, 
nous  nous  sommes  proposé  pour  objet,  en  observant  les  pro- 

l.  La  difficulté  pour  l'artisan  de  se  procurer  la  matière  première  esl  encore  une 
circonstance  qui  a  pour  effet  de  l'empêcher  de  s'élever  el  de  l'assujettir. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  J81 

ducteurs  franconiens  d'aujourd'hui,  de  vérifier  s'ils  présentent 
toujours  les  caractères  imprimés  par  la  civilisation  de  l'étain. 
Notre  promenade  à  travers  les  ateliers  et  les  foyers  ouvriers  a 
sans  doute  suffi  pour  nous  convaincre  que  ces  caractères,  tels 
que  nous  les  avions  définis,  ne  se  sont  point  effacés  : 

1°  Les  Franconiens  continuent  de  pratiquer  volontiers  le  tra- 
vail en  petit  atelier  familial.  Beaucoup  d'entre  eux  s'obstinent 
à  rester  pour  ainsi  dire  cramponnés  à  leurs  petits  établis  et  à 
végéter  au  moyen  de  salaires  de  famine  plutôt  que  de  se 
résoudre  à  franchir  le  seuil  des  usines.  Ainsi  subsistent,  sur  les 
bords  de  la  Pegnitz  et  des  autres  rivières  franconiennes,  ces 
petits  «  moulins  »  qui  distribuent  la  force  à  des  artisans  minus- 
cules du  type  de  la  famille  Geisselbrecht.  Ces  logis  vieillots, 
ces  ateliers  surannés  n'ont  pas  cessé  d'être  la  coquille  au  fond 
de  laquelle  le  travailleur  arriéré  abrite  une  vie  recroquevillée 
et  craintive. 

2°  Les  Franconiens  continuent  de  se  plaire  à  fabriquer  avec 
un  soin  minutieux  de  petits  articles.  Vanniers  de  Lichtenfels, 
souffleurs  de  perles  de  verre  de  Warmensteinach,  encadreurs 
de  miroirs  de  Fiïrth,  monteurs  de  jouets  de  Nuremberg  pa- 
raissent se  complaire  à  exercer  sans  répit  l'habileté  de  leurs 
doigts  et  la  justesse  de  leur  coup  d'oeil.  Malgré  la  monotonie 
et  l'excès  d'un  labeur  interminable,  ils  s'y  soumettent  sans 
impatience  et  ne  font  rien  pour  s'y  arracher.  ïls  ne  l'échangent 
pas  volontiers  contre  le  travail  plus  court  et  moins  fastidieux 
des  grandes  fabriques,  parce  que  celui-ci  comporte  de  la  res- 
ponsabilité, exige  du  discernement,  requiert  une  tension  d'es- 
prit plus  vigoureuse. 

3°  Les  Franconiens  n'ont  pas  cessé  d'accepter  avec  résigna- 
tion les  petits  salaires  et  la  vie  étroite.  La  pauvreté  des  res- 
sources naturelles  et  la  nécessité  impérieuse  pour  l'habitant  de 
gagner  son  pain  au  moyen  de  l'industrie  ont  pour  conséquence 
inéluctable,  aujourd'hui  comme  autrefois,  d'avilir  le  prix  de  la 
main  d'œuvre  dans  le  pays.  Même  s'il  arrive  à  gagner  davan- 
tage, comme  le  contremaître  lîleichner,  le  fils  déshérité  des 
plateaux  sableux  hésitera  devant  l'amélioration   de  son  mode 


l«S'i  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

d'existence    comme  devant  une  sorte  de   témérité  dangereuse. 

\°  Un  certain  genre  d'aptitude  artistique  propre  aux  anciens 
tailleurs  de  jouets  de  bois  et  modeleurs  de  figurines  d'étain 
s'est  conservé  chez  les  Franconiens  d'à  présent.  Ils  considèrent 
avec  un  vif  intérêt  les  formes  vivantes  et  ont  plaisir  à  les  re- 
produire en  en  soulignant  les  côtés  pittoresques  ou  drolatiques. 

5°  Les  Franconiens  sont,  par  contre,  demeurés  peu  aptes  au 
calcul  et  à  l'activité  commerciale . 

En  raison  de  cette  survie  des  caractères  imprimés  à  la  popu- 
lation par  l'ancienne  civilisation  de  l'étain,  les  Franconiens 
modernes  réunissaient  donc  les  conditions  permettant  aux  en- 
trepreneurs capitalistes  de  l'âge  nouveau  d'appliquer  aux  pro- 
ducteurs le  régime  de  l'industrie  à  domicile  et  de  la  petite 
industrie  subordonnée.  Ils  pratiquaient  par  tradition  le  travail 
au  foyer  ou  en  petits  ateliers.  Ils  étaient  adonnés  séculairement 
aux  arts  exigeant  l'habileté  manuelle.  Leur  peu  d'ambition  et 
leur  habitude  de  la  vie  étroite  contribuaient  encore  à  les  ap- 
proprier au  régime.  Leur  aptitude  artistique  (sur  laquelle  nous 
reviendrons  tout  à  l'heure)  achevait  de  les  qualifier  pour 
l'exercice  des  métiers  dans  lesquels  l'œuvre  de  la  main  n'a  pas 
encore  été  remplacée  par  l'opération  de  la  machine.  Enfin 
l'inaptitude  au  négoce,  résultant  à  la  fois  d'un  exercice  prolongé 
de  l'imagination  visuelle  aux  dépens  de  la  pensée  abstraite,  et 
d'une  subordination  ancienne  des  producteurs  aux  commer- 
çants, frappait  de  stérilité  l'effort  des  artisans  et  fabricants 
secondaires  pour  s'émanciper  des  grands  entrepreneurs.  Nous 
devons  insister   sur  les  causes   lointaines  de   cette  inaptitude 

Ll.S  PRODUCTEURS  FRANCONIENS  NOM  FAIT  QUE  CHANGER  DE  MAI- 
TRES,  CAR  ILS  ÉTAIENT  AUTREFOIS  SUBORDONNÉS  AU   GRAND  PATRONAT 

de  l'Étain.  —  La  subordination  des  producteurs  aux  grands 
entrepreneurs  commerciaux  u'est  pas  quelque  chose  de  nouveau 
en  Franconie.  Les  anciens  faiseurs  d'objets  d'étain  el  articles 
similaires  de  Nuremberg  au  Moyen  Age  n'avaient  rien  de 
commun  avec  les  artisans  «lu  type  ordinaire  produisant  pour 
une   clientèle   locale  et  entrant   en    rapports  directs  avec  elle. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  183 

Enfants  d'un  sol  stérile,  obligés  d'acheter  au  dehors  des  vivres 
en  échange  de  produits  manufacturés,  les  Franconiens  fabri- 
quaient nécessairement  pour  l'exportation.  Cette  exportation 
étant  particulièrement  difficile,  tant  en  raison  de  l'éloignement 
des  pays  acheteurs  que  de  l'absence  de  transports  publics  et 
de  l'insécurité  des  routes,  ils  ne  pouvaient  s'en  charger  eux- 
mêmes,  mais  devaient  se  reposer  de  ce  soin  sur  le  Patriciat.  Et 
celui-ci  avait  doublement  assuré  sa  domination  sur  les  artisans, 
car,  en  même  temps  qu'il  tenait  les  débouchés  des  produits,  il 
avait  su  monopoliser  la  matière  première  et  se  mettre  en  état 
de  la  répartir  seul  entre  les  producteurs.  En  sorte  que  déjà,  au 
Moyen  Age,  l'industrie  nurembergeoise  était  subordonnée  à  une 
élite  d'entrepreneurs  commerciaux.  Elle  n'a  donc  fait  aujourd'hui 
que  changer  de  maîtres. 

Traits  originaux  propres  a  l'industrie  a  domicile  et  a  la  fa- 
brication subordonnée  dans  la  Franconie  d'aujourd'hui.  —  L'in- 
dustrie à  domicile  et  la  fabrication  subordonnée  ne  sont  pas  des 
phénomènes  propres  à  la  seule  Franconie.  La  Thuringe  est  peu- 
plée en  grande  partie  par  les  faiseurs  de  jouets  de  bois,  de  carton 
moulé,  de  porcelaine  et  de  verre.  L'Erzgebirge  saxon  et  bohé- 
mien est  habité  par  les  tailleurs  de  jouets  de  bois  et  faiseurs 
d'instruments  de  musique.  Et,  vue  à  vol  d'oiseau,  l'industrie  à  do- 
micile s'étend  presque  sans  interruption  sur  la  vaste  région  mon- 
tagneuse et  boisée  qui  comprend,  outre  la  Forêt  de  Thuringe,  la 
grande  chaîne  en  demi-cercle  (Bcehmer  Wald,  Erzgebirge,  Su- 
dètes)  mitoyenne  entre  l'Allemagne  et  la  Bohême.  L'Autriche- 
Hongrie  contient  d'ailleurs  plus  de  700.000  ouvriers  à  domicile 
de  tout  genre  :  vanniers,  tisseurs  de  «  Loden  »  et  faiseurs  de 
tamis  en  crin  de  cheval  de  Carinthie,  de  Carniole  et  du  Steier- 
mark;  tailleurs  d'objets  do  bois  du  Tyrol  et  du  Salzkammergut  ; 
ouvriers  viennois  en  objets  de  nacre,  cravates  et  ombrelles.  La 
Suisse  a  les  horlogers  de  Berne  et  de  Neuchâtel,  les  brodeurs  de 
St-Gall  et  d'Appenzell,  les  faiseurs  de  boites  à  musique.  L'Italie 
a  les  dentelliers  de  Chiavariet  de  Corne,  les  faiseurs  de  chapeaux 
de  paille  de  Florence  et  de  la  Toscane.  La  Belgique  a  les  dentcl- 


J  H4  LES    FAISEURS   DE   JOUETS   DE   NUREMBERG. 

liers  d'Ypres  et  de  Coudrai,  les  armuriers  de  Liège.  La  France 
ne  manque  pas  d'ouvriers  à  domicile  :  Lyon  a  ses  tisseurs  de 
soie;  la  Bretagne  a  ses  tisseurs  de  lin;  les  faubourgs  de  Paris 
ont  leurs  faiseurs  de  jouets. 

Mais  l'industrie  à  domicile  et  la  fabrication  subordonnée  et  dé- 
pendante se  présentent  en  Franconie  avec  des  traits  originaux, 
qui  font  de  la  vie  économique  du  pays  un  ensemble  de  phéno- 
mènes à  part  et  véritablement  «  sui  generis  »  : 

1°  Le  rapport  de  subordination  des  producteurs  aux  commer- 
çants est  très  ancien,  ainsi  qu'on  vient  de  le  rappeler.  Les  grands 
négociants  modernes  n'ont  pas  eu  ici,  comme  ailleurs,  à  trans- 
former des  artisans  libres  en  artisans  dépendants  du  capital. 
Ils  ont  trouvé  une  population  pliée  depuis  des  siècles  à  cette 
dépendance.  Ils  n'ont  eu  qu'à  occuper,  en  instaurant  d'ailleurs 
de  nouvelles  lois,  un  trône  tombé  en  déshérence. 

2°  Les  produits  de  l'industrie  à  domicile  et  de  la  fabrication 
subordonnée  ont  atteint,  en  partie  sous  la  vivifiante  influence  des 
grands  commerçants,  un  degré  de  diversité  et  de  variété  extraor- 
dinaire. Epuiser  la  nomenclature  des  petits  articles  dits  de  «  Nu- 
remberg »  est  à  peu  près  impossible.  En  pénétrant  dans  les  ate- 
liers, le  plus  vieux  Nurembergeois  lui-même  fait  à  cet  égard  de 
nouvelles  découvertes  et  éprouve  de  nouvelles  surprises. 

3°  Une  unité  cachée  existe  au  sein  de  cette  diversité.  L'épar- 
pillement  apparent  de  milliers  d'efforts  isolés  dissimule  une 
coordination  réelle.  Tel  confectionne  des  sifflets,  mais  c'est  en 
vue  de  les  adapter  aux  manches  de  petits  fouets  que  confectionne 
son  voisin.  Le  tailleurs  de  modèles  de  jouets  en  bois  travaille 
d'après  les  desseins  qu'on  lui  a  confiés  afin  que  le  fondeur  et  le 
graveur  de  moules  puisse  exécuter  la  matrice  destinée  à  estam- 
per en  fer-blanc  le  jouet  définitif. 

4e  Tandis  qu'ailleurs  l'on  observe  une  poussière  de  petits  ou- 
vriers à  domicile  gisant  sous  les  pas  de  l'entrepreneur  commer- 
cial, on  aperçoit,  en  Franconie,  '  une  pyramide  d'ateliers  de 
toutes  grandeurs.  On  y  voit  s'étager  les  petites  fabriques  sur 
les  ateliers  domestiques,  les  fabriques  moyennes  sur  les  pe- 
tites fabriques  seraient  enfin,   comme  couronnement  de  l'édi- 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  185 

fice,  les  grands  comptoirs  d'exportation  sur  les  fabriques  secon- 
daires. 

5°  Tandis  que  dans  les  pays  d'industrie  à  domicile,  on  n'ob- 
serve d'ordinaire  que  peu  ou  pas  l'intercalation  de  la  fabrica- 
tion mécanique,  l'on  s'aperçoit  au  contraire  en  Franconie  que  la 
main  de  l'ouvrier  en  chambre  et  les  rouages  de  la  machine  sont 
incorporés  dans  le  plan  d'une  œuvre  commune.  Tel  fond  des 
roues  de  plomb  dans  son  petit  atelier  domestique  :  c'est  pour 
les  adapter  aux  wagons  de  fer-blanc  que  produit  son  voisin  le 
fabricant.  L'artisan  que  voici  façonne  des  personnages  d'étain  ; 
c'est  pour  peupler  la  gare  du  petit  chemin  de  fer  dont  la  fa- 
brique prépare  le  matériel  roulant. 

6°  Enfin,  il  est  un  trait  absolument  propre  à  l'industrie  fran- 
conienne sur  lequel  on  ne  saurait  trop  appeler  l'attention.  Ce 
n'est  pas  seulement  leur  habileté  manuelle  et  leur  patience 
que  les  Franconiens  mettent  au  service  des  entrepreneurs.  C'est 
aussi  ce  que  nous  avons  appelé  plus  haut  leur  talent  artistique 
et  ce  qu'il  conviendrait  mieux  de  nommer  leur  imagination 
reproductrice  des  formes  visibles  et  leur  verve  comique.  Il  a  été 
expliqué  déjà  dans  la  première  partie  de  ce  travail  comment 
les  anciens  Franconiens,  mettant  en  œuvre  l'étain  et  le  bois, 
matières  tendres,  avaient  été  amenés  peu  à  peu  à  décorer  de 
figures  les  ustensiles  de  ménage  qu'ils  façonnaient  pour  l'ex- 
portation. Ainsi  se  développa  un  sens  plastique  dont  la  teu- 
dance  visait  moins  à  l'expression  des  belles  formes  qu'à  un 
réalisme  cru  et  qu'à  une  drôlerie  savoureuse.  Le  «  Witz  » 
nurembergeois,  qui  devint  rapidement  célèbre,  est  un  mé- 
lange d'observation  cocasse  et  de  malice.  Ces  dons  se  sont 
transmis  de  génération  en  génération  avec  la  pratique  des  in- 
dustries du  jouet  et  autres  industries  figuratives.  Ils  forment  une 
part  importante  de  la  «  valeur  exploitable  »  du  producteur 
franconien.  Les  entrepreneurs  s'en  rendent  compte.  Le  nou- 
veau patronat  commercial  exploite  à  la  fois  l'adresse  des  Fran- 
coniens et  leur  imagination  plaisante.  Il  les  parque,  ainsi  que 
des  abeilles  diligentes,  dans  des  ruches  bien  appropriées,  afin 
de    leur  faire    sécréter,    dans   les    meilleures  condilions    pos- 


186  LES    FAISEURS    DE   JOUETS   DE   NUBEMBERG. 

sibles  de  qualité  et  de  rendement  le  miel  de  leur  labeur  patient 
et  ingénu. 


II.    —    LES   CULTURES    INTELLECTUELLES   EN    FRANC0N1E. 

La  forme  d'esprit  et  d'imagination  propre  aux  Franconiens 
s'est  exprimée  dans  les  arts,  dans  les  idées,  dans  les  mœurs.  Nous 
dirons  au  moins  quelques  mots  de  ces  curieuses  répercussions 
du  travail  sur  les  cultures  intellectuelles  et  sur  la    vie  morale. 

Répercussions  sir  l'art.  —  Nuremberg  n'intéresse  pas  l'artiste 
seulement  par  les  œuvres  produites  et  les  monuments.  Elle 
séduit  avant  tout  par  l'aspect  général.  Aucune  demeure  en  ce 
lieu  n'est  pareille  à  sa  voisine;  les  façades,  bosselées  de  loggias 
en  saillie  (Erker),  narguent  Le  moderne  idéal  d'alignement; 
les  grands  toits  en  pente  raide  se  hérissent  de  clochetons  et  de 
pignons,  et  les  voies  s'infléchissent  à  chaque  instant  en  angles 
brusques  et  inattendus.  Nous  entendons  encore  M.  GeorgeS  Vanor 
s'écrier,  lors  du  dernier  voyage  qu'il  aitjpu  l'aire  à  Nuremberg  : 
«  Dans  cette  ville,  toutes  les  rues  ont  le  torticolis!  »  On  dirait 
que  les  faiseurs  de  jouets,  avec  leur  esprit  orienté  vers  les  inven- 
tions plaisantes,  se  sont  en  quelque  sorte  divertis  en  construi- 
sant leur  cité.  La  couleur  verle  ou  rose  des  grès  du  pays  em- 
ployés pour  la  construction,  et  la  disposition  des  toits,  adoptée 
en  vue  d'accélérer  l'écoulement  des  neiges,  rehaussent  encore 
L'attrayante  singularité  de  la  ville.  De  même  le  rôle  importai! 
du  bois  dans  les  bâtiments,  et  l'affleurement  des  poutres  croisil- 
lant  les  façades.  Comme  beaucoup  de  jouets  de  Nuremberg,  avec 
lesquels  jouent  les  (Mitants  du  monde  entier,  mil  imité  naturelle- 
ment les  maisons  du  pays,  L'étranger  est  porte  en  outre,  par  une 
association  d'idées  impérieuse,  à  trouver  que  les  villes  franco- 
niennes ont  l'air  de  villes  «  pour  rire  >>.  Cette  impression  s'ac- 
centue  même  à  la  vue  des  villages  des  environs,  qu'entourent  de 
grands  bois  de  pins;  car  les  boites  de  jouets  connues  sous  le  nom 
<le   «   bergeries   o    reproduisent    justement    toujours  des  maison- 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  187 

roses  à  toits  en  pente  et  des  arbres  coniques.  De  là  un  mélange 
et  une  précipitation  d'idées  involontaires.  Néanmoins,  en  se 
plaçant  à  un  point  de  vue  rigoureusement  objectif,  il  est  certain 
qu'il  se  dégage,  des  profondeurs  mêmes  du  «  décor  »  nurember- 
geois,  une  impression  irrésistible  d'allégresse  naïve  et  d'enfance. 
Beaucoup  de  maisons  ont  l'air  de  jouer  à  cache-cache  les  unes 
avec  les  autres.  Sur  les  vieux  quartiers  de  la  ville  le  temps  a  mis 
d'ailleurs  une  étrange  patine.  Et  cette  suggestion,  double  et  con- 
tradictoire, d'ancienneté  vénérable  et  de  candeur  infinie  constitue 
l'un  des  secrets  du  charme  unique  de  Nuremberg.  A  tout  cela  se 
joint  par  surcroit  l'intérêt  qu'éveille  la  survivance  de  bâtiments 
caractéristiques  du  Moyen  Age  ;  la  cité  franconienne,  emprison- 
née encore  à  demi  par  sa  formation  sociale  dans  les  façons  d'être 
de  cette  époque,  en  a  plus  facilement  respecté  le  cadre  et  con- 
servé l'appareil. 

Où  la  jovialité  des  anciens  Nurembergeois  éclate  surtout,  c'est 
dans  les  amusantes  fontaines  qui  ornent  les  carrefours  :  Le  Petit 
homme  aux  Oies,  L'Homme  à  la  Flûte,  L'Homme  à  la  Corne- 
muse, entourées  de  grillages  contournés,  et  débitant  l'eau  par  un 
fusil  à  bascule.  Elles  achèvent  de  dessiner  la  physionomie  du 
vieux  Nuremberg.  Par  ces  fontaines  les  rues  semblent  vraiment 
s'illuminer  d'une  puérile  et  touchante  gaité  d'autrefois.  Ces 
facétieuses  figurines  de  bronze  sont  les  grandes  sœurs  des 
petites  figurines  d'étain  que  les  artis  ans  façonnaient  par  mil- 
liers. 

Mais  la  fonderie  de  bronze  nurembergeoise  s'est  élevée  au 
\vi'  siècle  à  un  niveau  artistique  bien  plus  élevé.  Le  glorieux 
artisan  Peter  Vischer  s'est  acquis  dans  ce  domaine  un  renom 
illustre.  C'était  le  rejeton  d'une  longue  lignée  de  chaudron- 
niers ou  artisans  du  cuivre  rouge.  Son  œuvre  la  plus  célèbre  est 
le  Reliquaire  de  Saint  Sebaldus,  à  Nuremberg.  Dans  cette  compo- 
sition hardie,  pleine  de  force  et  de  grâce,  se  marque  le  passage 
du  gothique  à  la  Renaissance  allemande.  L'artisan  est  tout  péné- 
tré des  réalités  du  monde  visible  et,  avec  une  liberté  ingénue, 
il  les  mêle  à  son  œuvre.  Contrastant  avec  L'hagiographie  tradi- 
tionnelle des  reliefs  consacrés  aux  miracles  opérés  par  le  sainl 


188  LES    FAISEl  IIS    DE    JOUETS    DE    M  REMBERG. 

Patron  de  Nuremberg,  toute  une  vie  puissante  circule  autour  du 
Reliquaire,  le  soulève  et  l'entraîne;  des  Centaures,  des  Tritons, 
des  Néréides,  des  lions,  des  oiseaux  s'ébattent  à  l'entour;  et  le 
monument  repose  sur  les  fûts  de  grands  escargots,  dont  les 
corps  jaillissent  en  avant.  Par  cette  soudure  du  style  gothique  au 
style  Renaissance,  Peter  Vischer  a  d'ailleurs  opéré  dans  le  do- 
maine artistique  (et  peu  importe  ici  de  savoir  dans  quelle  me- 
sure ses  fils  et  collaborateurs  y  ont  aidé)  quelque  chose  de  pa- 
rallèle à  l'œuvre  des  grands  négociants  nurembergeois  unissant 
dans  le  domaine  économique  les  pays  du  nord  à  l'Italie. 

La  vieille  sculpture  sur  bois  a,  de  son  côté  produit  des  mer- 
veilles. Elle  est  la  forme  sublimée  de  la  taille  des  jouets  de  bois. 
L'école  des  tailleurs  d'images  de  Moyenne  Franconie  (Nurem- 
berg) a  des  tendances  très  différentes  de  celles  de  l'école  de 
Rassc  Franconie  (Wûrzbourg),  de  l'école  du  Tyrol  et  de  l'école 
de  Souabe.  Tandis  que,  à  Wûrzbourg,  Riemenschneider  (né  d'ail- 
leurs dans  le  Harz)  effile  ses  saintes  émaciées;  tandis  que 
Pacher,  dans  le  pays  tyrolien,  fait  s'épanouir  des  figures  heu- 
reuses; tandis  que  Syrlin,  en  Souabe,  mélange,  comme  ses 
compatriotes,  la  sentimentalité  et  l'optimisme  béat  ;  à  Nurem- 
berg, au  contraire,  nous  voyons  le  génial  Veit  Stoss  (peut-être 
né  à  Krakau,  mais  fixé  dans  la  ville  franconienne )  manifester  des 
curiosités  de  réaliste  aigu  et  de  railleur  acéré.  Ses  nombreux 
Crucifiés  bombent  tragiquement  la  cage  thoracique  sous  la 
peau  tendue.  Dans  son  groupe  du  Plaideur  riche  et  du  Plaideur 
pauvre,  on  voit  le  premier  faire  pencher  avec  un  sac  d'or  la  ba- 
lance du  mauvais  juge.  Ses  Damnes  du  cadre  pour  le  tableau  de 
la  Sainte  Trinité  de  Durer  résistent  avec  les  expressions  les  plus 
drolatiques  aux  démons  les  entraînant  vers  l'enfer.  11  convient 
d'ajouter  que  Yeit  Stoss  était  a  la  fois  sculpteur  sur  bois  et  fon- 
deur de  bronze,  et  qu'une  application  de  bronze  recouvre  bon 
nombre  de  ses  «  bois  ».  (En  Haute  lia  vicie,  la  petite  industrie  de 
la  sculpture  sur  bois,  principale  ressource  des  paysans  pauvres. 
a  amené  de  nos  jours  l'apparition  inattendue  d'une  autre  forme 
d'art  :  l'art  théâtral,  qui  est  aussi  un  art  plastique.  Les  «  tail- 
leurs d'images  du  Seigneur  Dieu  »  d'Oberainmergau  se  sont  mis 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  189 

à  représenter  sur  la  scène  les  grands  épisodes  qu'ils  évoquaient 
jusqu'alors  par  le  moyen  du  bois  sculpté.) 

Enfin  Nuremberg  a  possédé  au  xvc  siècle  un  grand  sculpteur 
et  tailleur  de  pierre  :  le  maître  artisan  Adam  Krafft,  de  qui  le 
génie  plastique  triomphe  dans  les  Stations  ou  Sept  chutes  de 
Notre-Scigneur,  primitivement  placées  de  distance  en  distance 
sur  la  route  du  cimetière  de  St-Johannis  à  Nuremberg,  et  au- 
jourd'hui au  Musée  Germanique;  dans  le  magnifique  Tombeau 
de  Schreyer,  accolé  au  mur  extérieur  de  l'église  de  St-Sebaldus  ; 
dans  le  superbe  et  charmant  Tabernacle  de  l'église  de  St-Lorenz, 
où  l'on  voit  le  maître  et  ses  apprentis  supporter  sur  leur  dos  le 
long-  édifice  en  forme  de  tour  et  terminé  par  une  délicieuse 
courbure  de  fleur  dont  la  tige  s'incline. 

Les  noms  de  Peter  Vischer,  de  Veit  Stoss  et  d'Adam  Krafft 
tiennent  une  grande  place  dans  l'histoire  des  arts  plastiques. 
Mais  Nuremberg  est  la  patrie  d'un  dessinateur  et  peintre  de  qui 
la  gloire  universelle  égale  celle  de  ces  maîtres.  C'est  Albrecht 
Durer  (que  nous  appelons  Albert  Durer).  Il  appartenait  à  une 
famille  de  maitres-artisans  dont  les  membres  étaient  tous  orfèvres 
depuis  plusieurs  générations  (on  a  vu  dans  la  première  partie 
de  cette  étude  que  les  orfèvres  fondaient  aussi  des  jouets).  Il  est 
à  noter  qu'un  des  grands-pères  de  Durer  était  Hongrois.  Lui- 
même  commença  par  apprendre  le  métier  d'orfèvre.  Mais  sa 
vocation  s'affirma  impérieusement  et  son  père  dut  se  décider 
de  bonne  heure  à  le  mettre  en  apprentissage  chez  le  peintre 
Wolgemut.  L'on  comprend  certainement  beaucoup  mieux  l'uni  vre 
d'Albert  Durer  après  avoir  acquis  la  connaissance  du  milieu 
social  où  il  s'est  développé.  Sans  doute  il  y  a  grand  danger  à 
exagérer  la  part  de  l'ambiance  dans  la  formation  d'un  grand 
artiste  et  M.  Iluysmans  a  pu  soutenir  contre  Taine  que  l'œuvre 
d'art  représente  dans  bien  des  cas  la  contre-partie  des  tendances 
du  milieu.  J'entends  bien  qu'on  répond  que  contredire  l'am- 
biance est  encore  une  façon  d'être  impressionné  par  elle  ;  et  les 
psychologues  contemporains,  après  avoir  distingué  l'association 
par  ressemblance  et  l'association  par  contraste,  arrivent  judi- 
cieusement à  envisager  la  seconde  comme  un  cas  particulier  de 


190  LES    FAISE1  RS    DE   JOt  ETS    DE   NUREMBERG. 

la  première.  Malgré  tout,  soit  qu'il  interprète,  soit  qu'il  renie, 
il  y  a  bien  plus  encore  dans  l'artiste  que  ce  qu'il  emprunte  aux 
circonstances.  Non  seulement  elles  ne  lui  sont  souvent  qu'une 
matière,  mais  encore  il  les  dépasse  et  s'en  va.  au  travers  d'elles, 
communiquer  avec  l'inexprimable.  Ces  réserves  faites,  l'on 
n'en  est  que  plus  à  l'aise  pour  répéter  qu'une  part  de  l'œuvre 
de  Durer  et  de  sa  personnalité,  que  plusieurs  de  ses  moyens 
d'expression  et  de  ses  procédés  sont  rendus  intelligibles  par  la 
connaissance  du  milieu  franconien1. 

Albert  Durer  est  un  génie  naturaliste.  Il  observe  avec  minutie 
et  acuité  toutes  les  formes  vivantes  et  les  reproduit  avec  une 
scrupuleuse  fidélité.  Les  animaux  l'intéressent  passionnément 
et  il  ne  se  lasse  pas  de  les  représenter.  Dans  Marie  et  l'en  faut 
Jésus,  aquarelle  conservée  à  l'Albertine,  nous  voyons  s'ébattre 
dans  la  prairie  le  capricorne,  la  libellule,  le  papillon,  la  gre- 
nouille, le  cygne  et  l'escargot.  Un  grand  lion  est  couché  au 
premier  plan  de  la  fameuse  gravure  sur  cuivre  de  St.  Hyéro- 
nimus.  Dans  la  gravure  non  moins  connue  d'Adam  et  Eve,  la 
vache,  le  cerf,  le  perroquet  et  le  lapin  entourent  les  protago- 
nistes. Chacun  sait  l'attention  particulière  de  Durer  pour  les 
chevaux;  les  gravures  du  Grand  Cheval  et  du  Petit  Cheval 
comptent  parmi  les  meilleures.  (Sous  Maximilien,  qui  régnait 
au  temps  de  Durer,  la  Chevalerie  a  jeté  un  dernier  éclat.  K.  Wust- 
mann  remarque  en  outre  que  Durer  a  pu  regarder  en  Franconie 
une  espèce  dégénérée  mais  pittoresque  de  chevaliers  :  les  «  che- 
valiers pillards  »;  une  gravure  sur  bois  de  Durer  représente 
justement  l'arrestation  d'un  de  ces  ennemis  du  commerce  mi- 
rembergeois.)  L'image  du  Lièvre  n'est  pas  moins  célèbre. 
Extrêmement  curieuses  sont  les  deux  aquarelles  montrant  un 
Museau  de  Bœuf  vu  de  face  et  de  profil;  «  ces  images  sont 
tellement    frappantes    de    vérité,     dit    un    critique,    que    l'on 

1.  Il  y  a  ainsi  dans  chaque  grand  artiste  une  partie  de  son  œuvre  ci  de  lui-même 
qui  intéresse  directement  la  science  sociale.  L'artiste  lui  appartient  encore  pour 
des  raisons  supplémentaires,  lorsqu'il  R'est  formellement  proposé  d'exprimer  ou  de 
modifier  le  milieu  social,  et  lorsqu'il  a  exercé  sur  ce  milieu  une  action  efficace.  En 
particulier,  le  «  succès  »  d'un  artiste  es)  un  l'ail  social,  comme  l'a  bien  montré 
M.  Rageot  dans  son  récent  livre,  Le  Succès. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  191 

écarte  involontairement  les  doigts  de  peur  de  se  les  mouiller 
au  contact  des  naseaux  de  ranimai  ».  Durer  manifeste  le  plus 
vif  intérêt  pour  les  animaux  nouvellement  découverts  ou  pour 
ceux  qu'il  n'a  pas  encore  contemplés.  11  fait  exprès  le  voyage 
de  Hollande  pour  tâcher  d'apercevoir  une  baleine.  On  le  voit 
écrire  plusieurs  lettres  à  un  ami,  accompagnées  de  dessins  hy- 
pothétiques, pour  chercher  à  se  représenter  exactement  la  con- 
formation du  rhinocéros,  qui  était  alors  peu  connu  en  Europe. 
Les  aquarelles  d'Albert  Durer  représentant  des  plantes  n'éton- 
nent pas  moins  par  leur  saisissante  vérité;  on  a  pu  dire  qu'elles 
font  songer  à  des  photographies  en  couleurs. 

En  reproduisant  l'homme,  Durer  fait  éclater  la  même  préoc- 
cupation de  réalisme.  Tous  les  sujets  lui  sont  bons,  et  même  il 
a  un  faible  pour  les  sujets  vulgaires.  «  Les  vrais  maîtres  me 
comprendront,  écrit-il  expressément,  quand  je  dis  qu'un  ar- 
tiste peut  montrer  moins  de  puissance  en  traitant  une  belle 
matière  qu'un  autre  en  traitant  une  matière  vilaine.  »  La  gra- 
vure sur  cuivre  :  Achetez  mes  œufs!  est  une  «  tranche  de  vie  »  ; 
et,  en  la  considérant,  on  croit  entendre  la  voix  enrouée  du 
paysan  sur  le  Marché.  Le  Bain  des  Hommes  fait  penser  à  cer- 
taines pag-es  de  Zola  dans  les  «  Nouveaux  Contes  à  Ninon  ». 
Nous  nommerons  encore  dans  le  même  genre  :  Les  Joueurs  de 
Cornemuse,  Le  Turc  et  sa  famille,  Les  Paysans  à  la  Danse  et 
La  Rixe  de  Paysans. 

Durer  est  un  vigoureux  physionomiste.  Il  saisit  toute  la  vie 
ténébreuse  d'un  organisme  individuel  traduite  au  dehors  dans 
l'expression  et  l'allure.  Qui  ne  connaît  cette  face  ardente  de 
Mélanchton,  toute  brûlée  de  pensée  et  de  fièvre?  Nous  avons 
parlé  déjà  de  l'émouvante  effigie  d' ' Holzschuher.  Il  faut  citer  les 
portraits  du  Patricien  Mu/fler,  de  l'humaniste  nuremberg-eois 
Eobanus  Hessus,  du  protonotaire  Barnbuhler  et  de  YEmpereur 
Maximilien.  Les  plus  intéressants  à  étudier  sont  peut-être  ceux 
du  protecteur  et  ami  de  Durer,  le  Patricien  nurembcrgeois 
Pirkheimer  :  l'esquisse  qui  est  à  Brunswick,  le  portrait  à 
l'huile  qui  est  au  Prado,  et  la  gravure  sur  cuivre  représentant 
Pirkheimer  goutteux  et  déclinant.    (Ce  Pirkheimer,   raffiné   et 


19:2  LES   FAISEURS    DE   JOUETS    HE   NUREMBERG. 

licencieux,  a  été  le  plus  ouvert  à  l'art  parmi  les  Patriciens 
de  Nuremberg.  Durer,  àme  élevée,  d'une  pureté  admirable, 
créait  ses  chefs-d'œuvre  dans  une  sorte  de  lumineuse  sérénité. 
Pirkheimer  en  jouissait  en  subtil  dilettante.  Pirkheimer  et 
quelques  autres  riches  Patriciens  ont  joué  le  rôle  social  de 
Mécènes  durant  celte  époque,  de  liôO  à  1550,  qui  marque  l'a- 
pogée à  la  fois  économique  et  artistique  de  l'ancien  Nuremberg  . 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  regards  et  les  traits  dont  Durer 
a  rendu  l'expression.  Dans  les  Mains  du  Chris/  disputant,  il 
a  su  faire  passer  je  ne  sais  quoi  de  doux  et  de  fort  qui  res- 
semble à  la   persuasion  divine. 

Avec  une  curiosité  mélancolique  et  passionnée,  il  a  observé 
la  chair  mise  soudainement  aux  prises  avec  la  douleur  et  la 
maladie.  Il  a  montré  le  corps  saignant  de  Saint  Sébastien. 
Et  lui-même,  dans  ce  dessin  si  touchant  destiné  à  son  médecin, 
il  s'est  représenté  eu  pied,  désignant  du  doigt  la  place  où  il  res- 
sentit les  premières  atteintes  d'une  maladie  mortelle. 

Il  a  apporté  la  même  curiosité  douce  et  triste  à  examiner  et 
à  rendre  l'étrange  amenuisement  des  chairs  par  la  vieillesse. 
Les  faces  ridées  de  ses  vieillards  sont  fouillées  comme  de  tra- 
giques orfèvreries.  Ce  souci  de  vérité  absolue  se  révèle  d'une 
façon  presque  douloureuse  dans  le  dernier  portrait  qu'il  fit  de 
sa  mère 

Il  est  des  portraits  où  Durer  semble  s'être  complu  à  fixer  des 
caractères  psycho-physiologiques.  Tels  sont,  par  exemple,  les 
grands  portraits  à  l'huile  de  YEmpereur  Charlemagne  et  de 
{'Empereur  Sigismond  (au  Musée  germanique  de  Nuremberg), 
qui  forment  l'antithèse  de  la  Force  intelligente,  ;'i  la  lois  réso- 
lue et  magnanime,  et  de  la  Faiblesse  rusée  et  sournoise.  Mais 
ici  l'on  doit  songer  surtout  aux  deux  grands  tableaux  à 
l'huile  représentai  les  Apôtres  (à  la  Pinacothèque),  qui  sont 
connus  aussi,  particulièrement  en  Angleterre,  sous  le  nom  des 
Quatre  Tempéraments.  Il  y  ;i  en  effel  lieu  d'admettre  que,  parmi 
les  deux  apôtres  et  les  deux  évangélistes  figurés,  Saint  Jean  per- 
sonnifie le  tempérament  mélancolique,  Saint  Pierre,  le  Heg- 
matique,  Saint  Paul,   le   colérique  et  Saint  Marc,    le    sanguin. 


L'EXPOBTATION    ItES   JOUETS    ET    LE    GRAND    COMMERCE.  193 

Si  l'œuvre  de  Durer  révèle  ainsi  en  lui  un  grand  réaliste, 
l'examen  de  sa  vie  et  de  ses  écrits  montre  cependant  son  esprit 
sous  l'influence  permanente  des  préoccupations  religieuses  les 
plus  hautes.  L'un  des  principaux  objectifs  de  son  effort  était 
d'arriver  à  donner  une  digne  représentation  de  la  face  du  Christ. 
Mais,  dans  cet  ordre  d'idées  encore,  il  s'accuse,  si  l'on  peut  dire, 
un  «  expérimental  »  :  ses  études  géométriques  sur  les  formes 
vivantes  ont  pour  but  de  l'amener,  explique-t-il  lui-même,  à 
déterminer  les  conditions  de  la  beauté  parfaite  et  absolue  qui 
doit  caractériser  l'apparence  de  Jésus.  Rien  n'est  plus  intéres- 
sant que  l'embarras  du  noble  artiste  le  jour  où  il  s'avise  que 
peut-être  il  n'existe  point  un  type  unique  de  beauté  idéale  et  que 
les  conditions  du  beau  varient  suivant  les  races  humaines.  (Durer 
était  arrivé  à  ces  dernières  réflexions  en  observant  les  nègres, 
dont  le  commerce  avec  Venise  amenait  un  certain  nombre  à 
Nuremberg.) 

A  côté  des  créations  de  Durer  procédant  du  génie  réaliste,  il 
est,  d'autre  part,  tout  un  côté  de  son  œuvre  qui  semble  au  con- 
traire manifester  une  inspiration  mystique,  fantastique  ou  philo- 
sophique. C'est  le  cas  pour  les  gravures  sur  bois  formant  la  suite 
de  l'Apocalypse,  les  différentes  suites  de  la  Passion,  et  les  gra- 
vures sur  cuivre  du  genre  de  la  fameuse  Mélancolie.  Qu'on  étudie 
toutefois  de  très  près  ces  prestigieuses  images.  On  s'apercevra 
que  l'impression  est  produite,  non  point  tant  par  des  déforma- 
tions ou  par  des  synthèses  mystérieuses  que  par  l'accumulation 
ou  la  distribution  d'une  foule  d'objets,  d'ailleurs  parfois  symbo- 
liques, dont  chacun  est  minutieusement  dessiné.  Telles  gravures 
philosophiques  de  Durer  —  par  exemple  Mélancolie,  avec  sa 
cloche,  son  sablier,  sa  balance,  son  échelle,  ses  outils  de  menui- 
sier, sa  sphère  et  son  isocaèdre  —  font  l'effet  d'un  «  bric  à  brac  » 
étrange.  L'  «  inanalysable  »  du  génie  de  Durer  réside  précisé- 
ment dans  son  pouvoir  de  traduire  l'indicible  avec  des  objets 
parfaitement  déterminés.  (Par  là  ce  génie  ressemble  à  celui  de 
Cœthe.  Cœthc  admirait  du  reste  profondément  Albci  I  Durer, 
méconnu  (Mitre  1750  et  1820.  Voir  notamment  certaine  lettre  de 
<.n'thc  à  Lavater.) 

13 


194  LES    FAISEURS    DE  JOUETS    DE   NUREMBERG. 

Ainsi  donc,  par  son  pouvoir  de  saisir  l'apparence  et  d'en 
reproduire  tous  les  traits  caractéristiques.  Durer  se  situe  parfai- 
tement au  milieu  de  ce  vieux  Nuremberg  où  les  petites  indus- 
tries plastiques  avaient  porté  au  plus  haut  degré  l'acuité  de 
l'observation  visuelle,  surexcité  la  mémoire  des  lignes  et  des 
formes,  et  développé  d'une  façon  peu  commune  l'habileté  de  la 
main.  Mais  il  est  une  autre  direction  de  son  génie  par  laquelle 
il  correspond  encore  à  une  autre  tendance  dominatrice  de  la 
vie  économique  de  son  pays  au  temps  où  il  œuvrait.  L'illusion 
tombe  peu  à  peu  qui  faisait  naguère  considérer  Albert  Durer 
comme  un  génie  essentiellement  germanique.  Dans  son  nouveau 
livre,  qui  a  causé  quelque  émotion,  M.  Heinrich  Wœlftlin  écrit  : 
«  On  nomme  volontiers  Durer  le  plus  allemand  des  artistes  alle- 
mands, et  l'on  se  plaît  à  se  le  représenter  installé  à  Nuremberg 
dans  sa  maison  du  Tiergaertnertor,  travaillant  paisiblement  de 
la  même  allure  que  ses  ancêtres.  Inc  telle  idée  est  fausse.  Si 
jamais  quelqu'un  a  regardé  au  delà  des  limites  de  sa  patrie  avec 
la  nostalgie  d'une  grande  beauté  étrangère,  c'est  Durer.  C'est  lui 
qui  a  introduit  une  grande  insécurité  dans  l'art  allemand,  c'est 
lui  qui  a  rompu  avec  la  tradition,  c'est  lui  qui  nous  a  orientés 
vers  les  modèles  italiens.  »  (Heinrich  Wœlftlin  :  Die  Kunst 
Albrecht  Dûrers,  Munich,  1906,  chez  F.  Bruckmann).  Les  prin- 
cipaux événements  de  la  vie  de  Durer  sont  ses  deux  grands 
voyages  en  Italie  et  son  voyage  en  Flandre.  Son  génie  artistique 
a  accompli  la  même  démarche  que  le  génie  commercial  des 
grands  Praticiens  de  sa  ville  natale.  L'Italie  l'éblouit.  «  Comme 
je  vais  avoir  froid  dans  mon  pays  en  songeant  au  soleil  !  »  disait- 
il.  L'évolution  de  l'œuvre  atteste  l'elfort  de  l'artiste  pour  accéder 
à  la  beauté  conçue  par  les  peuples  du  midi.  Les  soucis  toujours 
plus  grands  de  «  composition  »,  l'éveil  triomphal  du  sens  de  la 
couleur  (qui  éclate  dans  les  Apôtres)  montrent  l'irradiation  de 
l'idéal  italien  à  travers  l'âme  de  Durer.  Son  œuvre  arrive  ainsi 
peu  à  peu  à  prendre  le  même  aspect  que  plusieurs  quartiers  de 
Nuremberg  elle-même  :  celui  d'une  Italie  aperçue  à  travers  un 
rideau  de  brume. 
Au  point  de   vue  matériel,  on  notera  que  la  partie  la  plus 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  195 

importante  et  la  plus  belle  de  l'œuvre  de  Diïrer'se  compose 
de  ses  gravures  sur  bois  et  surtout  de  ses  gravures  sur  cuivre. 
Or  nous  savons  que  le  bois  et  le  cuivre  étaient  deux  des  prin- 
cipales matières  travaillées  par  les  artisans  de  Nuremberg-.  Le 
commerce  nurembergeois  des  gravures  sur  cuivre  prit,  nous 
dit  Roth,  une  grande  extension.  La  façon  de  dessiner  de  Durer 
a  d'ailleurs  je  ne  sais  quoi  qui  fait  songer  souvent  à  la  manière 
du  sculpteur  sur  buis  ou  du  fondeur  d'étain.  (Voir  notamment 
les  Ailes  de  l'Archange  dans  la  quatrième  planche  de  Y  Apoca- 
lypse. Un  critique  signale  encore  le  soin  d'  «  homme  du  métier  » 
avec  lequel  Durer  a  dessiné  les  Sept  Chandeliers  dont  parle  le 
visionnaire  de  Pathmos.) 

Le  plus  grand  nom  littéraire  de  Nuremberg,  c'est  celui  de 
Hans  Sacus,  de  qui  il  a  été  déjà  dit  un  mot.  Dans  ce  Nuremberg 
où,  comme  on  l'a  vu,  les  petites  industries  plastiques  de  l'étain 
avaient  développé  le  penchant  à  la  caricature  et  l'esprit  d'iro- 
nie, les  poèmes  satiriques  de  Hans  Sachs  apparaissent  comme 
un  fruit  naturel.  Une  grande  partie  de  son  œuvre  est  consacrée 
à  défendre  l'idée  de  la  Réforme  luthérienne  ou  plutôt  à  atta- 
quer les  adversaires  du  mouvement.  Les  libelles  en  vers  de 
Sachs,  jetés  à  travers  toute  l'Allemagne,  ont  agi  comme  des 
brandons  très  efficaces  dans  la  propagation  de  l'incendie. 

Le  cordonnier-poète  Hans  Sachs  représente  bien,  à  différents 
points  de  vue,  le  type  de  l'artisan  nurembergeois  au  temps  de 
la  prospérité  de  la  Ville  Libre  Impériale.  Comme  la  plupart  des 
artistes  et  notabilités  sociales,  il  unit  d'ailleurs  des  idiosyn- 
crasies  à  des  traits  génériques  fortement  accentués.  Wagner  a 
beaucoup  adouci  sa  physionomie  dans  les  Maîtres  Chanteurs, 
où  il  se  montre  par  endroits  sous  l'aspect  d'un  philosophe  mé- 
lancolique et  tendre.  C'est  en  réalité  une  rude  et  joviale  nature, 
qui  éclate  en  saillies  énormes  et  souvent  grossières.  Plusieurs 
de  ses  compositions  sont  analogues  à  nos  «  fabliaux  »  et  procè- 
dent du  môme  matérialisme  épais  et  hilare. 

Mais  il  est  encore  un  côté  de  son  rôle  littéraire  dont  nous 
devons  signaler  l'importante  signification  sociale.  Hans  Sachs 
est  le  plus  célèbre  de  <ts  Maîtres  Chanteurs  nurembergeois,  de 


196  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE   NUREMBERG. 

qui  l'apparition  dans  le  développement  de  la  littérature  alle- 
mande marque  l'avènement  de  la  poésie  des  villes  aux  lieu  et 
place  de  la  poésie  des  châteaux  forts,  la  surgie  de  la  poésie 
des  artisans  et  des  petits  bourgeois  sur  les  ruines  de  la  poésie 
chevaleresque  des  «  Minnesanger  ».  Les  Maîtres  Chanteurs  de 
Nuremberg"  sont  des  maîtres-artisans,  qui  se  réunissent  aux 
heures  de  loisirs  pour  trouver  une  récréation  dans  l'art  du 
chant,  et  qui,  par  une  force  d'inspiration  où  se  traduisent 
quelques-unes  des  énergies  sociales  nouvelles,  arrivent,  sans 
en  avoir  pleinement  conscience,  à  donner  l'expression  lyrique 
de  la  montée  des  puissances  urbaines  d'industrie.  (Les  deux 
époques  primitives  de  la  poésie  allemande  sont  évoquées  dans 
deux  drames  musicaux  de  Wagner  :  Tannhàuser  et  les  Maîtres 
Chanteurs  de  Nuremberg.  Dans  Tannhàuser,  dont  l'action  se 
déroule  autour  de  la  Wartburg,  à  Eisenach,  en  Thuringe,  nous 
assistons  à  la  «  guerre  des  chanteurs  »  de  l'âge  chevaleresque. 
Dans  les  Maîtres  Chanteurs  de  Nuremberg,  nous  avons  affaire 
aux  poètes  artisans.  Il  est  à  noter  que,  parmi  les  six  Maîtres 
Chanteurs  dont  Wagner  a  précisé  la  profession,  l'un  est  dési- 
gné comme  fondeur  d'étain.) 

Au  xvine  siècle  apparaîtra,  en  Franconie,  un  écrivain  singu- 
lier dont  la  ligure  littéraire  étonne  et  déconcerte.  Tantôt  il 
songe,  il  s'attendrit,  il  s'abandonne  à  une  sentimentalité  fon- 
dante; tantôt  il  se  laisse  aller  aux  débordements  d'une  intem- 
pérante gaîté.  Malgré  la  richesse  et  l'ampleur  de  ses  idées,  on 
démêle  toujours  en  lui  la  norme  et  la  sensibilité  des  petites 
gens.  Cet  écrivain  est  Jean-Paul  Richter  et  on  le  nomme  simple- 
ment, parce  que  lui-même  signait  ainsi.  Jean-Paul,  Il  est  né 
à  Wunsiedel,  en  Haute  Franconie,  et  a  passé  une  partie  de  sa 
vie  à  Bayreuth.  La  connaissance  du  milieu  social  où  il  s'est  dé- 
veloppé aide  à  comprendre  quelques-uns  des  traits  de  son 
génie.  Issu  d'une  humble  famille  du  pays,  il  ne  dissimule  pas 
sa  prédilection  pour  l'intimité  des  foyers  les  plus  modestes;  il 
déclare  lui-même  vouloir  être  le  peintre  des  «  vies  silencieuses 
et  minuscules  ».  11  a  cet  esprit  facétieux  que  des  occupations 
spéciales  ont  communiqué  à    la  race,  et  qui  lit  explosion   dans 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  l'.'T 

le  Nuremberg  du  xvie  siècle  avec  le  rire  tumultueux  de  Hans 
Sachs.  Mais  cet  esprit,  chez  Jean-Paul,  enfant  de  la  région  plus 
sauvage  de  Haute  Franconie  et  de  la  période  déclinante  du 
xvme  siècle,  est  adouci  et  comme  noyé  de  mélancolie  rêveuse. 
Une  grande  joie  trempée  d'amertume,  un  rayon  de  soleil  cru 
traversant  un  paysage  brouillé  de  pluie,  telle  est  l'impression 
que  donne  la  physionomie  littéraire  de  Fauteur  à'Hespérus. 

11  est  à  observer  que  la  Franconie,  où  le  genre  de  travail  a 
développé  le  génie  plastique  et  visuel,  n'a  pas  produit  de  génie 
musical.  Le  chant  des  Maîtres  Chanteurs  [Meistergesang) ,  avec 
les  règles  de  sa  «  tabulature  »,  constitue  quelque  chose  de  tout 
spécial. 

C'est  par  une  rencontre  de  circonstances  que  Wagner,  Saxon 
de  Leipzig,  a  été  amené  à  édifier  sa  «  Maison  des  Fêtes  »  à  Bay- 
reuth.  Il  s'y  retira  après  que  les  Munichois,  irrités  de  l'ascendant 
qu'il  prenait  sur  le  roi  Louis  II,  l'eurent  obligé  à  quitter  leur 
ville.  La  municipalité  de  Bayreuth,  flairant  une  bonne  spécula- 
tion, offrit  gratuitement  au  grand  compositeur  les  terrains 
nécessaires  à  la  construction  du  «  Buehneniestspielhaus  ». 

BÉPERCCSSIONS  SUR  LES  IDÉES    ET  SUR    LES   MOEURS.    —   Il  est  d'u- 

sage  traditionnel,  à  Nuremberg,  d'offrir  en  cadeaux  aux  fiancés 
des  objets  d'étain. 

Associé  aux  fêtes  des  noces,  l'étain  l'est  encore  plus  étroite- 
ment aux  solennités  de  la  mort.  Uni  au  cuivre  sous  forme  de 
bronze,  il  recouvre  d'épitaphes  artistiques  la  plupart  des  tom- 
bes du  vieux  cimetière  de  St-Johannis,  où  est  inhumé  le  Nu- 
remberg du  Moyen  Age.  Les  tombeaux  des  Patriciens  sont  re- 
haussés de  leurs  armoiries.  Parfois  aussi,  des  scènes  bibliques 
sont  représentées  avec  un  curieux  réalisme.  Et,  sur  les  dalles 
des  artisans,  on  voit,  figurés  en  relief,  les  outils  ou  les  attributs 
de  leurs  métiers  :  paire  de  ciseaux  pour  le  tailleur,  enclume 
pour  le  forgeron,  filière  pour  le  tréfileur,  petit  animal  gras 
pour  le  charcutier.  La  mort  prend  ainsi  en  ce  lieu  un  caractère 
presque  humoristique.  Elle  est  comme  le  rideau  tiré  sur  la 
dernière  scène    d'une  pièce   agréable    et    plutôt    amusante  en 


198  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

somme,  (l'est  ainsi  que  le  genre  de  travail,  par  suite  des  ré- 
percussions innombrables  qu'il  entraîne,  contribue,  dans  cha- 
que milieu  social,  à  nuancer  différemment  toutes  les  idées  mo- 
rales et  métaphysiques. 

Au-dessus  des  puissances  de  la  vie  et  de  la  mort,  les  Anciens 
en  reconnaissaient  une  autre  :  celle  du  Destin.  En  Franconie 
et  dans  les  pays  limitrophes  de  Thuringe  et  de  Bohême,  l'étain 
est  aussi  associé  à  la  majesté  de  V  «  aveugle  divinité  ».  Si  vous 
voyagez  dans  ces  régions  aux  approches  de  Noël,  regardez  aux 
\itrines  des  magasins;  vous  verrez  des  boites  contenant  des 
blocs  d'étain,  ou  d'un  alliage  de  plomb  et  d'étain,  accompagnés 
d'une  cuiller  de  fer.  La  nuit  de  la  Saint-Sylvestre,  filles  et  gar- 
çons font  fondre  le  métal  dans  la  cuiller  en  exposant  celle-ci  à 
la  flamme  d'une  petite  lampe,  puis  ils  précipitent  le  liquide- 
brûlant  dans  l'eau  froide,  où  il  se  solidifie  instantanément.  Il 
affecte  à  ce  moment  des  formes  singulières,  d'après  lesquelles 
chacun  peut  tirer  son  horoscope.  En  raison  de  sa  plasticité, 
l'étain  était  bien  qualifié  pour  servir  de  la  sorte  à  prédétermi- 
ner les  figures  innombrables  du  possible.  Le  métal  précipité 
prend  les  aspects  les  plus  étranges  :  on  y  croit  voir  parfois  des  Ar- 
changes ouvrant  des  ailes  tragiques,  des  messagers  porteurs  de 
flambeaux.  Mais  les  descendants  des  faiseurs  de  jouets  n'ont  pas 
l'imagination  si  fantastique.  Ils  s'efforcent  ordinairement  à  dé- 
couvrir des  présages  plus  matériels.  Les  jeunes  filles  deman- 
dent à  l'étain  de  les  renseigner  sur  la  condition  de  leur  futur 
mari;  nous  apercevons  encore  la  face  rougissante  d'une  jeune 
Grctchen  qui,  ayant  jeté  sa  cuillerée  d'étain,  lavait  vue  se  con- 
créter  vaguement  sous  la  forme  d'un  homme  portant  an  glaive: 
en  entendant  ses  compagnes  s'écrier  tout  d'une  voix  :  «  C'est  un 
lieutenant  »,  elle  ne  savait  comment  dissimuler  sa  joie  et  sa 
confusion.  Lu  marchand  de  jouets  de  Nuremberg  nous  disait 
que,  durant  les  semaines  précédant  la  Suint-Sylvestre,  il  vendait 
quotidiennement  pour  500  marks  de  petites  boîtes  de  blocs  d'é- 
tain. Il  y  a  encore  aujourd'hui  à  Nuremberg  de  vieilles  femmes 
qui,  jouant  le  rôle  delà  sorcière  antique,  viennent,  moyennant 
salaire,  interpréter  les  oracles  de  l'étain.  Les  Franconiens  ne  se 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  199 

trompent  d'ailleurs  qu'à  demi  eu  mêlant  l'étain  à  l'idée  du  des- 
tin. En  les  marquant  de  caractères  profonds  et  indélébiles,  ce 
métal  a  en  quelque  sorte  incorporé  pour  eux  la  part  d'action  de 
la  destinée  sur  le  sort  humain. 


III.    —    LES    GRANDS    EXPORTATEURS    ISRAELITES. 
LES  GRANDS  EXPORTATEURS    ISRAÉLITES,  SUZERAINS  DE  L'iNDUSTRIE 

du  jouet  et  de  la  bimbeloterie.  —  Un  jour,  tandis  que  nous  con- 
versons avec  le  petit  maître  Klauke,  on  lui  apporte  une  feuille 
de  papier  jaune.  En  tête,  ce  mot  est  inscrit  :  «  Bestellzettel  » 
(Feuille  de  commande),  et  à  côté  cette  mention  apparaît  : 
«  Eilt!  »  (Pressé).  Le  papier  contient  l'invitation  d'avoir  à  livrer 
sans  délai  une  grosse  de  jouets  N°  148.  Et  l'ordre  émane  d'un 
grand  commissionnaire  en  bimbeloterie  de  la  place,  avec  qui 
Klauke  est  en  rapports  suivis  d'affaires.  Le  négociant,  à  qui 
Klauke  avait  présenté  il  y  a  quelque  temps  ses  modèles,  les  avait 
fait  inscrire  sous  des  numéros  d'ordre  dans  son  propre  catalogue. 
Ses  voyageurs  les  proposent,  avec  un  grand  nombre  d'autres  ar- 
ticles, dans  toutes  les  villes  qu'ils  traversent.  Un  marché  est-il 
conclu?  Le  voyageur  avise  aussitôt  le  commissionnaire,  qui  s'a- 
dresse à  son  tour  au  petit  fabricant,  en  faisant  usage  dans  sa 
commande  d'un  simple  numéro.  Dans  cette  simple  scène,  nous 
saisissons,  sous  une  forme  élémentaire,  le  mécanisme  de  l'expor- 
tation des  jouets  et  articles  nurembergeois. 

Au  lieu  d'un  artisan  comme  Klauke  faisant  des  jouets  com- 
plets, prenons  le  cas  d'un  ouvrier  à  domicile  exécutant  des  par- 
ties de  jouet.  Les  produits  de  son  travail  s'en  vont  à  la  fabrique 
pour  être  réunis  aux  éléments  fabriqués  en  grand  atelier.  Mais  à 
qui  en  fin  de  compte  le  fabricant  vend-il  presque  toujours  les  ar- 
ticles terminés?  A  des  commissionnaires.  Il  en  est  à  cet  égard  des 
fabricants  de  jouets  comme  des  petits  maîtres.  C'est  le  connnis- 
sionnaire  qui  cherche,  pour  eux  tous,  des  débouchés.  Ils  n'ont 
affaire  qu'à  lui.  Ils  lui  abandonnent  le  soin  d'exporter. 


^00  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

Le  plus  grand  nombre  et  les  plus  importants  des  exportateurs 
de  bimbeloterie  sont  des  Israélites1. 

Cette  domination  des  grands  exportateurs  juifs  sur  l'industrie 
du  jouet  présente  plusieurs  aspects.  Elle  est  à  la  fois  industrielle, 
commerciale  et  financière. 

Suzeraineté  industrielle  des  grands  exportai  kirs  Israélites. 
—  On  a  vu  comment  la  spécialisation  s'est  introduite  peu  à  peu 
dans  le  travail  des  petits  artisans.  Bien  souvent  la  fonction  coor- 
dinatrice  est  exercée  par  le  commerçant  lui-même.  Il  est  alors 
tout  naturellement  conduit  à  se  donner  le  titre  de  fabricant.  Et 
il  intitule  :  «  Fabrique  »  les  locaux  de  sa  maison  de  commerce  qui 
sont  affectés  à  l'assemblage  et  à  remballage.  Un  bon  exemple  de 
ce  phénomène  nous  est  fourni  par  l'industrie  des  petits  miroirs 
de  Furth.  Le  prétendu  «  Fabricant  de  miroirs  »  est  la  plupart  du 
temps  un  exportateur  juif  qui  fait  circuler  ses  voitures  de  l'ate- 
lier du  petit  biseauteur  à  l'atelier  du  petit  étamcur,  et  de  celui 
de  l'étameur  à  celui  de  l'encadreur. 

D'autres  exportateurs  ne  se  bornent  pas  à  assembler  ainsi  les 
parties  d'un  même  objet.  Ils  groupent  dans  leurs  bureaux  une 
foule  d'articles  dilférents  répondant  à  un  même  but.  Telles  sont, 
à  Nuremberg  et  à  Furth,  les  maisons  spéciales  d'articles  de  bu- 
reau et  articles  scolaires,  qui  combinent  les  crayons,  les  porte- 
plumes,  les  compas,  les  pinceaux,  les  plumiers,  les  règles,  les 
pinces  à  dessin  confectionnés  dans  une  foule  d'ateliers  dispersés. 
Telles  sontles  maisons  spéciales  d'articles  de  théâtre,  articles  de 
cotillon  etde  carnaval, qui  mettent  en  œuvre  les  masques  de  Thu- 
ringe,  les  paillons  de  Nuremberg,  les  cartonnages,  la  passemen- 
terie de  cuivre,  les  papiers  métalliques.  Telles  sont  les  maisons 
spéciales  d'articles  pour  arbres  de  Noël,  qui  rassemblent  les 
boules  de  verre  de  couleurs  de  Thuringe  et  de  Haute  Franconie, 
les  canetilles,  les  copeaux  de  cuivre,  les  poudres  d'or  faux  pour 


1.  Dèsle  BtoyenAge,  une  colonie  juive  existait  à  Nuremberg.  Violemment  attaqués  el 
plusieurs  fois  assaillis  à  ta  suite  de  diverses  accusations,  les  .luits  se  virent  interdire 
l'habitation  dans  la  ville.  Retirés  hors  des  murs,  ils  contribuèrent  à  développer  la 
ville  voisine  de  Fur  th. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  201 

dorer  les  noix,  les  petits  chandeliers  de  fer-blanc  et  les  mille 
joujoux  à  bas  prix  destinés  à  garnir,  le  soir  de  la  veillée  sacrée, 
les  branches  de  l'arbre  illuminé.  Telles  sont  encore  les  maisons 
spéciales  de  bonbonnières  et  surprises,  qui  se  fournissent  auprès 
des  vanniers  de  Lichtenfels,  des  cartonniers  de  Nuremberg,  des 
fabricants  de  papier  d'or  et  d'argent  faux.  Citons  aussi  les  mai- 
sons d'articles  d'  «  attrape  »  («  Attrapen  »)  et  d'articles  de 
«  casse-tête  ».  N'oublions  pas  les  maisons  d'  «  articles-réclame  », 
qui  tiennent  tous  les  objets  à  bas  prix  susceptibles  d'être  don- 
nés en  primes  par  les  grands  magasins.  Et  mentionnons  enfin  les 
maisons  d'articles  de  toilette,  qui  associent  aux  petits  miroirs 
de  Furth  les  peignes  de  Nuremberg  et  les  brosses  d'Ërlangen. 

La  fonction  industrielle  des  exportateurs  israélites  en  Franconie 
ne  s'est  nullement  bornée  à  ces  œuvres  d'assemblage  et  de  com- 
binaison. Lorsqu'ils  y  voient  avantage,  ils  n'hésitent  pas  à  annexer 
à  leurs  bureaux  de  grands  ateliers.  Ils  complètent  ainsi  savam- 
ment la  fabrique  collective  parla  fabrique  centralisée.  Alors,  tan- 
tôt ils  réunissent  dans  leurs  mains  la  direction  commerciale  et 
la  direction  industrielle  de  l'entreprise.  Tantôt  ils  se  déchargent 
de  la  direction  industrielle  sur  un  collaborateur  qui  prend  figure 
de  propriétaire  de  fabrique  indépendant,  mais  qui  agit  en  réalité 
à  l'instigation  et  avec  l'appui  financier  de  l'exportateur,  dont  il 
est,  selon  les  cas,  l'associé,  le  subordonné  ou  l'homme  de  paille. 

Ce  serait  une  grave  erreur  de  penser  que  cette  direction  in- 
dustrielle des  exportateurs  israélites  s'exerce  seulement  sur  les 
fabriques  secondaires  et  que  les  plus  grandes  fabriques  de  jouets 
ont  grandi  par  l'initiative  d'hommes  du  pays.  La  plus  grande 
fabrique  de  jouets  de  Nuremberg,  qui  produit  en  même  temps 
les  articles  de  ménage,  a  été  au  contraire  créée  de  toutes  pièces 
par  le  génie  d'un  négociant  juif.  Il  s'agit  ici  des  célèbres  établis- 
sements Bing.  L'entreprise  comprend  douze  grandes  fabriques 
à  Nuremberg,  plus  une  fabrique  en  Saxe.  La  Société  aujourd'hui 
constituée  par  les  frères  Bing  (Gebrueder  Bing)  était,  il  y  a  une 
quarantaine  d'années,  une  petite  maison  de  commission  pour 
les  articles  de  ménage  en  métal  confectionnés  dans  les  petits 
ateliers  franconiens.  Peu  à  peu,  elle  prit  de  l'extension,  et   le 


202  LES    FAISEURS    DE    JOUETS    DE   NUREMBERG. 

chef,  Ignaz  Bing,  en  perfectionna  l'agencement.  En  même  temps, 
constatant  que  des  machines  avaient  été  inventées  qui  permettaient 
de  fabriquer  certains  objets  plus  économiquement  en  grand  ate- 
lier, il  ajouta  peu  à  peu  à  ses  bureaux  des  ateliers  de  fabrication 
pour  différents  articles  de  ménage,  jouets  de  métal  et  jouets 
optiques.  Mais  il  ne  cessait  pas  de  se  fournir  auprès  des  artisans 
pour  les  jouets  et  les  ustensiles  qui  devaient  toujours  être  fabri- 
qués à  la  main  ou  qui  pouvaient  l'être  ainsi  à  meilleur  compte  : 
il  continuait  aussi  de  s'adresser  à  de  petits  maîtres  ou  à  des 
ouvriers  en  chambre  pour  les  opérations  partielles  qu'il  était 
nécessaire  ou  avantageux  de  réserver  à  l'art  manuel.  En  son 
fond,  cette  situation  ne  s'est  pas  modifiée  du  tout  au  tout.  L'en- 
chevêtrement des  phénomènes  est  seulement  devenu  très  com- 
pliqué. L'usine  saxonne  de  la  Société  Bing,  à  Grùnhain,  fait  tra- 
vailler un  grand  nombre  d'ouvriers  à  domicile.  Les  usines 
nurembergeoises  ne  semblent  plus  recourir  directement  à  ce 
genre  de  collaborateurs.  Mais  la  Société  achète  une  partie  de 
leur  production  à  des  fabriques  petites  ou  moyennes,  qui  pour 
leur  part  occupent  des  «  Heimarbeiter  ».  M.  Schwarbauer  par 
exemple,  de  qui  nous  avons  monographie  la  fabrique,  cède  à 
Bing  une  quantité  notable  de  ses  articles.  La  Société,  envisagée 
au  seul  point  de  vue  industriel,  représente  ainsi  une  coordina- 
tion grandiose  de  l'industrie  en  chambre,  des  fabriques  secon- 
daires et  des  grands  ateliers  centralisés.  Et  en  même  temps,  bien 
entendu,  la  Société  est  demeurée  par-dessus  tout  une  maison  d'ex- 
portation; elle  a  multiplié  ses  organes  commerciaux  et  fortifié 
ses  ressorts  d'expansion;  elle  est  le  plus  puissant  distributeur 
des  jouets  cl  articles  déménage  franconiens  à  travers  le  monde. 
Au  total,  loin  de  manifester  une  ascension  spontanée  de  La 
petite  industrie  locale  vers  des  tonnes  plus  hautes,  et  loin  de  si- 
gnifier l'effort  libérateur  de  cette  industrie  à  l'endroit  du  joug 
des  négociants,  la  maison  Bing  est  en  quelque  sorte  le  couron- 
nement triomphal  de  la  domination  des  exportateurs  Israélites. 
Ainsi  donc  non  seulement  les  artisans  et  petits  fabricants  de 
jouets  franconiens  ne  voient  pas,  en  général,  sortir  de  leurs 
rangs  les    patrons  commerciaux    capables    de    leur    ouvrir  les 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commence.  203 

débouchés  lointains  dont  ils  ont  besoin  pour  écouler  leurs  arti- 
cles, mais  encore  ils  ne  voient  pas  non  plus,  aussi  souvent  qu'il 
le  faudrait,  sortir  de  leur  propre  fonds  les  patrons  industriels 
capables  de  les  élever  vers  des  formes  de  fabrication  supérieures. 
Ce  sont  des  négociants  de  race  étrangère  qui  remplissent  fré- 
quemment ce  double  rôle.  Ce  sont  eux  qui,  parleur  activité  con- 
quérante, ouvrent  les  marchés  lointains  à  la  pénétration  des 
articles  nurembergeois  et  franconiens  ;  et  ce  sont  eux  aussi  qui 
guident  l'industrie  timide  dans  les  voies  nouvelles  de  la  fabrica- 
tion mécanique. 

L'action  des  négociants  juifs  sur  l'évolution  de  la  fabrication 
se  fait  sentir  d'ailleurs  dans  d'autres  branches  que  celles  de  la 
bimbeloterie  et  des  articles  de  ménage.  Plusieurs  des  grandes 
fabriques  de  couleurs  de  bronze  en  Franconie  sont  dirigées  par 
les  commerçants  israélites  qui  exportent  les  produits.  Lasléatite, 
pierre  employée  pour  confectionner  les  becs  brûleurs  d'acétylène, 
a  un  de  ses  principaux  centres  d'exploitation  dans  le  Fichtelge- 
birge  franconien  :  des  commerçants  juifs  se  sont  mis  à  la  tête 
de  fabriques  de  becs  brûleurs  et  ont  combiné  avec  cette  entre- 
prise le  commerce  d'exportation  des  articles  d'éclairage,  qu'ils 
achètent  dans  toute  l'Allemagne  et  écoulent  dans  l'univers  entier. 
D'autres  négociants  israélites  dirigent  des  ateliers  de  chromo- 
lithographie1. 

Suzeraineté  commerciale  des  <;kaxds  exportateurs  Israé- 
lites. —  D'autres  opérations  industrielles  des  grands  exporta- 
teurs israélites  ne  se  séparent  pas  de  leurs  fonctions  commerciales 
proprement  dites.  Ce  sont  ces  fonctions  essentielles  qui  doivent 
maintenant  solliciter  notre  attention.  En  quoi  consistent-elles? 
Nous  avons  vu  que  l'ancien  Patriciat  nurembergeois,  usé  d'ail- 

1.  Les  qualités  de  soin,  de  minutie  et  d'imagination  dos  Franconiens  sont  utilisées 
pour  une  inlinilé  de  destinations  par  les  chefs  des  ateliers  de  chromolithographie. 
Chacun  connaît  ces  ouvrages  de  vulgarisation  scientifique  imprimés  à  Leipzig,  ou 
sont  intercalées  des  images  «  démontahlcs  »  destinées  à  faciliter  la  compréhension 
des  organismes  (par  exemple  :  volcans  «  démontables  »  intercales  dans  les  ouvrages 
de  géologie,  corps  humains  «  démontables  »,  annexés  aux  traités  de  physiologie 
machines  à  vapeur  et  dynamos  «  démontables  »  joinles  aux  précis  de  mécanique)' 
Ces  images  sont  livrées  par  des  ateliers  de  chromolithographie  de  Nuremberg  et  de 
Fùrth.  Et  voilà  un  joujou  d'espèce  nouvelle. 


-Oi  LES    FAISEURS    1)K    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

leurs  par  sa  richesse  même,  avait  disparu  de  la  scène  sociale 
au  moment  où  ses  deux  rôles  principaux;,  l'exportation  des 
objets  d'étain  nurembergeois  et  le  commerce  de  transit  entre 
Venise  et  les  Flandres,  étaient  devenus  à  peu  près  sans  objet1. 
Les  grands  exportateurs  israélites,  en  remplaçant  les  Patriciens 
sur  le  devant  du  théâtre,  n'ont  donc  pu  cependant  jouer  le 
même  personnage  que  leurs  devanciers.  Tout  en  continuant  de 
concentrer  sur  eux  l'intérêt  de  la  pièce,  tout  en  éclipsant  avec 
le  même  brio  les  acteurs  secondaires  et  les  comparses,  c'est 
par  des  gestes  nouveaux  et  par  des  artifices  inédits  qu'ils  se 
maintiennent  victorieusement  en  vedette.  Quels  sont  ces  gestes? 
Et  en  quoi  consistent  ces  artifices? 

Si  la  découverte  de  la  route  maritime  des  Indes,  qui  ébranla 
par  contre-coup  le  commerce  de  Venise  et  de  Nuremberg,  fut 
un  grand  événement  dans  l'histoire  des  communications  et  des 
échanges,  il  s'est  produit  au  xixe  siècle,  dans  ce  même  domaine, 
un  événement  incomparablement  plus  grand  :  c'est  le  dévelop- 
pement des  chemins  de  fer  et  de  la  navigation  à  vapeur,  et  Leur 
organisation  en  services  réguliers  et  publics.  Par  là  un  secours 
immense  a  été  apporté  aux  pays  exportateurs  et  en  particulier 
à  ceux  que  la  pauvreté  de  leurs  ressources  agricoles  voue 
absolument  à  l'exportation  industrielle;  ces  pays,  qui  n'a- 
vaient jusqu'alors  à  leur  disposition  cjue  les  clientèles  les  plus 
proches  et  les  plus  accessibles,  ont.  vu  s'ouvrir  à  eux  les  dé- 
bouchés les  plus  lointains.  Des  possibilités  d'exportation  uni- 
verselle et  indéfinie  étaient  donc  assurées  désormais  en  parti- 
culier à  la  Franconie.  Ce  sont  ces  possibilités  que  les  grands 
exportateurs  israélites  ont  mises  à  profit. 

Mais  nous  avons  été  témoins  de  la  décadence  des  objets  d'é- 
tain dans  l'usage  privé  et  public!  Ce  n'est  donc  point  eux 
qui  étaient  susceptibles  de  constituer  un  objet  d'exportation 
universelle;  d'autant  que  les  anciennes  mines  d'étain  du  Fich- 


i.  Rappelons  que  la  disparition  du  Patricia!  nurembergeois  fm  partiellement  dé- 
terminée par  les  contre-coups  de  la  découverte  du  Cap  de  Bonne-Espérance  el  que 
celle  disparition  coïncida  aussi  avec  la  substitution  de  la  porcelaine  el  du  verre  à 
l'elain  dans  les  usages  journaliers. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  205 

telgebirge  franconien  et  de  l'Erzgebirge  sont  depuis  longtemps 
épuisées.  Assurément;  mais  nous  savons,  d'autre  part,  que  les 
industries  de  l'étain  n'avaient  été  que  les  plus  originales  et 
les  plus  caractéristiques  d'une  foule  d'industries  similaires  ou 
apparentées  (industries  du  cuivre,  du  bronze,  du  bois,  du  pa- 
pier, etc.),  et  que  les  industries  de  l'étain  elles-mêmes  avaient 
fructifié  en  une  multitude  d'autres  (jouets,  petits  miroirs,  étain 
laminé,  papiers  métalliques,  etc.).  C'étaient  déjà  là  des  éléments 
suffisants  pour  la  grande  exportation.  Ce  sont  ces  éléments 
dont  les  exportateurs  israélites  se  sont  tout  d'abord  servis. 
Cependant  leur  génie  commercial  n'a  eu  garde  de  s'en  tenir  là! 
Indépendamment  de  toutes  ces  anciennes  petites  industries,  il 
restait  en  Franconie  quelque  chose  de  bien  plus  précieux  :  c'é- 
tait l'habileté  manuelle,  le  coup  d'oeil,  la  patience  et  l'ingénio- 
sité des  artisans,  qualités  sans  cesse  développées  au  cours  des 
âges  par  la  pratique  des  métiers  traditionnels  du  pays.  Les 
grands  exportateurs  ont  su  tirer  de  cette  force  un  admirable 
emploi  :  à  côté  des  arts  déjà  existants,  ils  ont  suscité  et  fa- 
vorisé, dans  toute  la  contrée,  la  production  de  tous  les  arti- 
cles devant  être  confectionnés  ci  la  main,  et  celle  de  tous  les 
articles  de  confection  minutieuse  et  d'usage  universel  devant 
être  vendus  aussi  bon  marché  que  possible. 

A  cette  habile  démarche  des  grands  exportateurs,  s'en  sont 
jointes  deux  autres  qui  renforcent  reflet  de  la  première.  Les 
exportateurs  ont  approprié  d'abord  une  partie  de  la  production 
aux  besoins  des  marchés  anglo-saxons,  sur  lesquels  la  main- 
d'œuvre  de  l'artisan  et  du  gagne-petit  est  extrêmement  rare,  et 
qui  par  conséquent  sont  au  plus  haut  point  susceptibles  d'ab- 
sorber l'article  franconien.  Et  en  second  lieu,  les  exportateurs 
ont  donné  une  grande  extension  à  toute  une  partie  de  la  pro- 
duction, qui  était  éminemment  propre  à  contenter  les  besoins 
des  populations  erotiques  et  des  peuplades  sauvages  (petits  mi- 
roirs, perles  de  verre,  paillons,  papiers  métalliques,  articles  de 
clinquant,  couleurs  de  bronze,  etc.)  *. 

l.  Ainsi  Nuremberg,  qui  fournit  de  jouets  les  enfants  de  toute  la  terre,  est  en 
même  temps  la  pourvoyeuse  de  ces  grands  enfants  que  sont  les  peuples  sauvages. 


206  LES    FAISEURS   DE    JOUETS   DE   NUREMBERG. 

Telles  sont  les  idées  directrices  qui  se  laissent  dégager  du 
grand  commerce  d'exportation  nurembergeois  contemporain. 
Pour  l'exercer  pratiquement,  plusieurs  moyens  sont  indispen- 
sables. Il  faut  :  1°  De  gros  capitaux;  2°  Des  relations  interna- 
tionales; 3°  De  grandes  capacités  commerciales.  Or,  la  plupart 
des  artisans  du  jouet  et  articles  similaires,  non  plus  que  les 
petits  fabricants  et  fabricants  secondaires,  ne  les  possèdent  : 
—  1"  Ils  n'ont  pas  de  capitaux.  Fils  d'un  sol  ingrat,  ils  sont 
réduits  pour  vivre  à  la  fabrication,  et  obligés  d'accepter  de 
maigres  rémunérations  qui  ne  laissent  guère  de  place  à  l'épar- 
gne. —  2°  Ils  n'ont  pas  de  relations  à  l'étranger.  Emprisonnés 
dans  un  horizon  étroit,  ils  ne  sont  pas  à  même  de  s'en  créer.  — 
3°  Ils  n'ont  pas  de  grands  talents  commerciaux .  La  subordina- 
tion séculaire  à  un  grand  patronat  dominateur  a  étouffé  en  eux 
ce  genre  de  facultés.  Et  la  longue  pratique  des  industries  plas- 
tiques et  représentatives  a  affaibli  en  eux  le  pouvoir  d'abstrac- 
tion au  profit  de  l'imagination  visuelle. 

Au  contraire,  les  grands  exportateurs  juifs  sont  pourvus  de 
tous  les  moyens  nécessaires  à  la  pratique  de  leur  commerce  : 
1°  Ils  ont  de  gros  capitaux  et  sont  soutenus  par  les  banques.  — 
2°  Ils  ont  des  relations  internationales.  Souvent,  plusieurs 
frères  vont  s'établir  à  demeure  sur  les  places  de  consommation, 
tandis  qu'un  autre  frère  s'installe  à  Nuremberg1.  —  3°  Ils  ont 
ce  génie  du  commerce  et  de  la  spéculation,  qui  fait  défaut  aux 
hommes  du  lieu  '-'. 

Ces  différences  éclatantes  assurent  définitivement  la  prépon- 
dérance des  grands  négociants  Israélites  dans  le  commerce 
d'exportation  moderne  des  jouets  et  articles  nurembergeois. 
Elles  séparent  décidément  la  population  en  deux  grandes 
classes  :  les  producteurs  indigènes,  disposant  de  petits  moyens 

1.  On  sait  que  loi  fut  le  début  de  la  fortune  des  quatre  frères  Rothschild,  de 
Francfort,  qui  se  partagèrent  entre  quatre  grandes  villes  européennes. 

2.  Une  autre  circonstance  encore  rendrait  difficile  au  producteur  d'entreprendre 
lui  même  avec  succès  l'exportation  lointaine  :  c'est  la  faible  valeur  des  articles 
nurembergeois,  considérés  isolément  ou  traites  par  petites  quantités.  Pour  pouvoir 
être  exportés  lucrativcmenl.  ils  doivent  être  assortis  ou  sériés  entre  eux.  et  expédies 
par  quantités  importantes. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  207 

et  incapables  d'écouler  eux-mêmes  leur  production,  dont  ils 
doivent  pourtant  se  débarrasser  à  tout  prix  ;  et  les  commerçants 
de  race  étrangère,  maîtres  de  l'argent  et  des  débouches,  et 
réduisant  la  population  du  pays  à  une  sorte  de  vasselage  éco- 
nomique. 

La  maîtrise  commerciale  des  grands  exportateurs  s'affirme 
d'ailleurs  d'une  façon  digne  d'admiration  dans  les  détails  d'exé- 
cution. Quelques-uns  se  consacrent  à  l'exportation  de  certains 
produits  déterminés,  comme  l'or  battu  ou  comme  les  perles  de 
verre.  D'autres,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  traitent  des  familles  spéciales 
d'articles  (articles  de  bureau,  des  joujoux  de  Noël,  etc.).  D'au- 
tres s'occupent  indifféremment  de  tous  les  articles.  Le  rayon  d'ac- 
tion des  commissionnaires  s'étend  au  delà  du  terrain  de  produc- 
tion constitué  par  la  Franconie  ;  il  couvre  les  régions  voisines  où 
fleurit  la  petite  industrie  (Thuringe,  Bohême,  Erzgebirge  saxon)  ; 
beaucoup  de  commissionnaires  de  Nuremberg  ont  des  bureaux 
à  Sonneberg,  qui  est  la  station  de  concentration  des  jouets  de 
bois,  de  papier  mâché,  de  verre  et  de  porcelaine  thuringiens. 

Les  exportateurs  israélites  ne  négligent  rien  pour  séduire  et 
convaincre  la  clientèle  universelle.  Les  catalogues  de  telle 
maison,  comprenant  plusieurs  milliers  d'articles  numérotés, 
sont  rédigés  dans  toutes  les  langues  et  rehaussés  d'une  illus- 
tration opulente;  la  même  gravure  est  répétée  à  différentes 
échelles  pour  les  diverses  grandeurs  d'un  même  objet.  Si  les 
catalogues  sont  éloquents  là  où  il  convient,  ils  sont  discrets  là 
où  il  sied.  Sur  certains  d'entre  eux,  le  nom  de  la  maison  reste 
en  blanc,  afin  que  des  maisons  de  commission  solidaires,  éta- 
blies sur  d'autres  places,  y  puissent  loger  et  imprimer  le  leur. 
Le  consommateur  ne  doit  pas  savoir  toujours  d'où  proviennent 
les  bibelots  qu'il  achète.  Inversement  l'artisan  ignore  souvent, 
non  seulement  dans  quel  pays  vont  les  jouets  qu'il  façonne, 
mais  le  nom  même  de  la  maison  de  commission  pour  qui  il 
travaille;  il  est  visité  à  certains  jours  par  un  prête-nom,  mys- 
térieux intendant  des  souverains  économiques  sous  qui  la 
production  est  courbée.  Ainsi  donc  les  deux  extrémités  de  la 
chaîne,  production  et  consommation,  s'ignorent.  Seul,  le  regard 


208  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

de  l'exportateur  en  embrasse  rétendue  et  en  parcourt  les  cir- 
cuits. 

Si  un  grand  nombre  de  transactions  s'effectuent  grâce  au 
rayonnement  des  voyageurs  et  à  la  correspondance  échangée 
entre  les  comptoirs  nurembergeois  et  les  comptoirs  d'outre- 
mer, les  Foires  de  Leipzig,  sous  leur  forme  moderne  de  Foires 
«  d'échantillons  »,  jouent  un  rôle  des  plus  importants  dans 
l'exportation  des  articles  franconiens.  Ces  Foires  avaient  grandi 
au  Moyen  Age  comme  organe  d'exportation  des  produits  fa- 
briqués de  la  Thuringe,  de  la  Saxe  du  Nord  et  de  l'Erzge- 
birge  saxon  et  bohémien,  pays  pauvres  en  agriculture,  et  s'é- 
taient développés  aussi  comme  organes  d'approvisionnement  en 
denrées  pour  ces  pays.  Mais  elles  servaient  en  môme  temps  à 
l'écoulement  des  articles  franconiens;  les  caravanes  marchandes 
du  Patriciat  nurembergeois  les  visitaient  assidûment.  Comme 
d'ailleurs  les  Foires  de  Leipzig  étaient  devenues  par  surcroit 
l'une  des  stations  principales  du  grand  commerce  de  transit 
européen  et  continental,  les  Patriciens  de  Nuremberg-,  qui  eux- 
mêmes  doublaient  le  commerce  d'exportation  nurembergeoise 
du  grand  commerce  de  transit  entre  Venise  et  les  pays  du  Nord, 
s'arrêtaient  encore  à  Leipzig  pour  cette  autre  raison.  Aujourd'hui 
que  le  développement  des  moyens  de  communication  rapides  et 
réguliers  a  impersonnalisé  le  grand  commerce  de  transit,  les 
Foires  de  Leipzig,  transformées  en  Foires  d'échantillons,  se  sont 
restreintes  k  leur  fonction  primitive,  qui  était  d'assurer  l'écou- 
lement au  dehors  des  articles  produits  par  la  petite  industrie  des 
pays  circonvoisins.  Les  causes  qui  expliquent  l'utilité  de  ces 
Foires  d'échantillons  sont  :  la  difficulté  qu'il  y  a  de  faire  cir- 
culer en  tous  lieux  des  échantillons  d'articles  à  la  fois  lourds, 
encombrants  et  fragiles  (articles  de  porcelaine,  de  verre,  etc.); 
L'impossibilité  d'établir  des  collections  assez  étendues  pour  re- 
présenter une  production  inlinimenl  variée;  L'éparpillemenl  et 
l'isolement  des  foyers  de  production  en  Thuringe  et  dans  l'Erz- 
gebirge  '  ;  etc.,  etc..  De  même  que  les  vieux  Patriciens  nurem- 

i.  L'hétérogénéité  de  chaque  article  pris  ;i  part  (le  jouet  le  plus  simple  est  souvent 
compose  de  parties  nombreuses  et  différentes!  explique  encore  que  les  objets  ne  se 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce,  209 

bergeois  visitaient  les  anciennes  Foires  de  marchandises  à  Leip- 
zig-, les  modernes  exportateurs  de  Nuremberg  visitent  les  Foires 
d'échantillons  d'aujourd'hui.  Ils  y  examinent  les  collections  des 
petits  producteurs  de  la  Thuringe  et  de  l'Erzgebirge  ;  ils  leur 
achètent  des  articles  intéressants  ou  des  modèles.  Ils  soumet- 
tent eux-mêmes  leurs  propres  collections  aux  patrons  des  ba- 
zars et  des  «  grands  magasins  »  allemands  ou  étrangers.  Ils 
traitent  enfin  d'importantes  affaires  avec  de  gros  importateurs 
étrangers  anglais  ou  américains. 

Où  l'intelligence  perçante  des  grands  exportateurs  s'affirme 
encore  avec  maîtrise,  c'est  dans  l'habileté  sans  égale  avec  la- 
quelle ils  adaptent  sans  cesse  la  production  aux  besoins,  aux  con- 
venances, aux  caprices,  aux  préjugés  et  même  aux  superstitions 
des  pays  les  plus  différents.  S'ils  devinent  et  préviennent  les  sou- 
bresauts nerveux  du  goût  des  populations  de  l'Europe  civilisée, 
ils.  flattent  avec  le  même  soin  dans  se«  dilections  permanentes 
l'Orient  immobile.  Jamais  ils  ne  critiquent  ni  ne  rient.  Ils 
servent  à  chacun  ce  qu'il  désire  secrètement  et  ce  qui  lui  agrée. 

Ainsi  les  grands  exportateurs  israélites,  par  leurs  desseins 
hardis  et  par  leur  énergie  souveraine,  asseoient  fortement  leur 
domination  sur  les  producteurs  franconiens.  11  a  été  question 
dans  notre  première  partie  de  ce  haut-relief  du  «  Rathaus  » 
de  Nuremberg  où  est  symbolisé  l'ancien  commerce  nurember- 
geois  du  Moyen  Age  :  Norimberga  et  Brabantia  échangeant  des 
présents  en  signe  de  renouvellement  de  leur  pacte.  Si  un  ar- 
tiste moderne  était  chargé  de  donner  un  pendant  à  cette  œuvre, 
et  de  résumer,  sous  une  forme  figurée,  les  destins  actuels  du 
commerce  dans  le  pays,  voici  ce  qu'on  pourrait  lui  conseiller. 
Nous  verrions  volontiers  la  Franconie  sous  les  traits  d'une 
enfant  délicate  qui,  les  yeux  pleins  d'images,  poursuit  les  visions 

laissent  pas  aisément  échantillonner  par  fragmentation,  comme  les  articles  homogènes. 
Enfin  la  périodicité  de  la  production  (l'hiver  rigoureux,  dans  certaines  parties  tir  la 
Thuringe  et  de  l'Erzgebirge,  arrête  complètement  la  maigre  exploitation  agricole  et 
surexcite  la  production  industrielle),  ainsi  que  la  périodicité  de  la  consommation 
(beaucoup  d'articles  sont  des  articles  «  de  saison  »  :  articles  de  Noél,  articles  de 
carnaval,  souvenirs  de  voyage,  etc.,  etc.),  s'accommodent  à  merveille  de  la  périodicité 

des  Foires. 

i  i 


210  LES    FAISEURS    DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

de  son  rêve  attardé.  Devant  elle,  marcherait  le  négociant  de 
race  étrangère,  au  regard  incisif  et  au  sens  pratique  aiguisé. 
Sans  qu'elle  s'en  doute,  il  dirige  ses  pas  somnambuliques  à  tra- 
vers les  routes  du  monde  nouveau.  Et,  tandis  qu'elle  déploie 
la  trame  du  songe,  il  escompte  sa  fantaisie,  il  s'occupe  de  mon- 
nayer ses  rêves  et  de  réaliser  en  espèces  l'or  de  sa  chimère  '. 

En  terminant  ce  chapitre,  il  convient  d'ajouter  que,  non  seule- 
ment beaucoup  de  patrons  s'assujettissent  les  artisans  en  leur 
fournissant  la  matière  demi-ouvrée,  mais  encore  que  les  matières 
premières  sont  dans  un  grand  nombre  de  cas  introduites  sur  la 
place  par  des  commerçants  juifs.  Les  faiseurs  de  jouets  de  plomb 
et  de  zinc,  comme  Kœrber  et  Kestler  (Voir  :  Première  partie), 
achètent  leurs  métaux  à  des  négociants  spéciaux  qui  eux-mêmes 
font  ramasser  partout  les  vieux  objets  composés  de  ces  substances 
et  les  soumettent  à  la  fonte.  Kesteler  nous  citait  le  cas  d'un  de 
ces  marchands  qui,  le  jour  où  on  remplaça  dans  une  ville  les 
conduites  d'eau  en  plomb  par  des  conduites  en  fer  galvanisé,  se 
lit  adjuger  tous  les  vieux  tuyaux  pour  en  débiter  la  matière  aux 
faiseurs  de  jouets!  Les  objets  usés,  les  déchets  de  la  grande 
industrie  passent  ainsi  dans  les  magasins  de  ces  négociants,  par 
qui  ils  reçoivent  un  nouveau  baptême.  En  particulier,  la  vente 
du  plomb  —  qui  remplace  aujourd'hui  le  plus  souvent  l'étain 2  — 

1.  Il  semble  y  avoir  contradiction  à  qualifier  les  Franconiens  de  chimériques  après 
avoir  parlé  du  «  réalisme  »  de  leur  tour  d'esprit  ;  cette  contradiction  n'est  que  dans 
les  termes  et  a  pour  cause  l'ambiguïté  du  vocabulaire  psychologique.  Les  Franconiens 
sont  des  réalistes,  si  l'on  attribue  au  mot  «  réalisme  »  le  sens  qu'on  lui  donne  par- 
lois  et  qui  est  celui  de  tendance  à  observer  et  à  reproduire  l'apparence  ou  les  traits 
caractéristiques  des  choses  visibles  et  immédiatement  perceptibles.  Ce  a  réalisme  »-la 
dans  la  vie  pratique  ressemble  beaucoup  à  la  chimère  en  un  temps  où  le  théâtre  de  la 
lutte  pour  l'existence  s'étend  infiniment  au  delà  du  champ  de  la  perception  immédiate, 
et  où  il  s'agit  d'ailleurs  beaucoup  moins,  pour  subsister  et  s'affirmer,  de  saisir  l'apparence 
des  choses  que  de  dégager  leurs  causes  et  leurs  effets  afin  de  pouvoir  les  maîtriser. 

2.  L'étain  est  de  plus  en  plus  cher  el  est.  par  conséquent,  de  moins  en  moins  em- 
ployé par  les  petites  industries  survivantes  du  temps  passé.  L'épuisement  des  mines 
de  l'Europe  continentale,  l'anéantissement  par  métamorphisme  des  objets  d  étain 
provenant  du  Moyen  Age  (Voir  à  la  fin  de  la  Première  partie  :  Note  sur  la  «  peste  de 
l'étain»,  découverte  par  Cohen)  expliquent  en  partie  le  renchérissement  de  l'étain. 
Mais  la  cause  essentielle  de  cette  cherté  se  trouve  dans  la  consommation  énorme 
d'étain  que  fait  la  grande  industrie  :  industries  du  bronze,  industrie  électrique, 
industries  des  machines  (coussinets  des  roues  etc.),  industries  des  couleurs  el  in 
dustries  chimiques  en  général. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  211 

est  si  bien  monopolisée  par  les  Israélites,  que  les  artisans  de 
Nuremberg  ne  désignent  pas  les  fournisseurs  autrement  que  par 
ce  mot  :  «  die  Bleijuden  »  (les  Juifs  du  plomb)  !  Les  négociants 
livrent  aussi  aux  artisans  et  aux  fabricants  secondaires  des 
alliages  tout  préparés;  plomb  et  étain,  étain  et  antimoine,  etc. 
Quant  à  la  tôle  et  au  fer-blanc,  il  est  impossible  aux  artisans 
aussi  bien  qu'aux  fabricants  secondaires  de  se  mettre  en  rapports 
avec  les  grands  Cartels  pour  acheter  directement  :  de  grands 
commerçants  ont  traité  avec  les  Cartels  sur  de  telles  bases  que, 
même  en  faisant  de  grosses  commandes,  Ton  n'aurait  aucun 
bénéfice  à  essayer  d'éliminer  ces  intermédiaires. 

Suzeraineté  financière  des  grands  exportateurs  Israélites. 
La  commandite  des  grandes  sociétés  de  bazars.  —  Disposant  de 
grands  capitaux  et  doués  du  génie  financier,  les  exportateurs  israé- 
lites  consacrent  enfin  leur  royauté  par  des  opérations  d'une  autre 
sorte.  Nous  avons  rappelé  l'analyse  bien  connue  où  M.  PauldeHou- 
siers  a  montré  le  sweating  System  favorisé  par  là  facilité  d'éta- 
blissement qui  s'offre  pour  les  patrons  indigents  et  incapables.  Et 
nous  avons  fait  voir  que  cette  facilité  existe  au  plus  haut  point 
dans  les  arts  manuels  pratiqués  en  Frànconie.  Or,  les  commerçants 
aident  encore  ce  genre  de  patrons  à  s'établir,  afin  de  maintenir 
la  concurrence  et  de  perpétuer  l'avilissement  des  prix  :  un 
exemple  remarquable  est  celui  des  compagnons  batteurs  d'or 
que  les  exportateurs  d'or  battu  «  mettent  dans  leurs  meubles  » 
de  manière  à  faire  brèche  à  l'entente  des  vieux  patrons  batteurs  '. 

1.  A  l'étroitesse  d'horizon  qui  empêche  déjà  les  patrons  franconiens  dans  la 
petite  industrie  de  s'unir  d'une  façon  durable  contre  les  commerçants  se  joignent, 
dans  les  industries  du  jouet  et  de  la  bimbeloterie,  d'autres  causes  d'isolement  plus 
efficaces  encore.  La  cartellisation  est  surtout  applicable  aux  produits  invariables  et 
uniformes,  qui  peuvent  se  ramener  à  une  commune  mesure.  Elle  est  malaisée  quand 
il  s'agit  d'articles  divers  et  variables.  Elle  est  tout  particulièrement  difficile  quand 
cette  variété  est  diversifiée  encore  par  l'imagination  des  producteurs  et  quand  des 
talents  d'ordre  artistique  concourent  à  la  fabrication  ;  car*alors  les  modèles  inédits. 
les  «  nouveautés  »  ont  une  valeur  exceptionnelle,  et  les  créateurs  ne  se  soucient  pas 
d'en  partager  le  profit  éventuel.  En  fait,  ce  profit  est  réduit  au  minimum  pour  les 
artisans  toujours  à  court  d'argent:  une  invention  entraine  tout  au  plus  pour  eux 
une  aubaine  modeste  et  passagère.  Mais  chacun  espère  toujours  «  gagner  le  gros  lot  » 
en  faisant  jaillir  de  sa  cervelle  le  jouet  merveilleux,  celui  que  tout  le  monde  attend! 


212  LES   FAISE1  RS    DE    JOUETS    HE    NUREMBERG. 

L'intermittence  de  la  demande  pour  certains  articles  (articles 
«  de  saison  »  :  par  exemple,  articles  de  Noël,  articles  de  car- 
naval, etc.)  met  dans  l'embarras  un  grand  nombre  d'artisans, 
qui  ont  besoin  d'argent  tout  de  suite  et  ne  peuvent  accumuler  les 
marchandises  en  magasin.  En  leur  achetant  d'avance  leurs 
produits,  le  commerçant  les  tire  de  peine,  mais  en  même  temps 
il  resserre  encore  les  liens  de  sujétion  qui  les  unissent  à  lui. 

Une  opération  souvent  pratiquée  par  les  commerçants  est 
l'achat  d'un  «  modèle  »  de  jouet  à  un  artisan;  très  souvent,  le 
commerçant,  lorsqu'il  y  voit, avantage,  fait  ensuite  fabriquer  le 
jouet  en  grand  atelier. 

Les  jouets  et  la  plupart  des  articles  franconiens  sont  vendus 
au  détail  dans  tous  les  pays  par  des  magasins  se  rapportant  au 
type  connu  sous  le  nom  de  «  bazar  ».  Entrez  dans  n'importe 
quel  bazar  :  vous  y  rencontrerez  les  articles  franconiens  rendus 
à  l'avant-dernier  stade,  celui  qui  précède  l'usage  et  la  consom- 
mation. Petits  soldats  de  plomb  et  d'étain,  petits  chemins  de  fer, 
crayons,  pinceaux  et  compas  de  Nuremberg,  souvenirs  de  voyage, 
vannerie  de  Lichtenfels,  aucun  de  ces  articles  ne  manquera  à 
l'appel.  Ce  système  des  bazars1,  le  génie  linancier  des  Juifs  a  su 
lui  donner  une  ampleur  inattendue.  Ce  sont  de  grands  exporta- 
teurs d'articles  franconiens  et  thuringiens  qui  commanditent 
en  partie  ces  grandes  Sociétés  de  bazars  et  de  «  galeries  »  dont 
les  succursales  innombrables,  savamment  distribuées  sur  le 
territoire,  vont  solliciter  directement  et  drainer  la  demande.  En 
vain  les  propriétaires  des  «  Vieux  Elbeufs  «jettent  un  anathème 
désespéré  à  ces  grands  édifices  de  vitre  et  de  fer  qui  s'ouvrent 
tout  à  coup  à  la  clarté  des  lampes  à  arc,  au  centre  des  vieilles 
cités  étonnées.  Le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre  franco- 
nienne et  thuringienne  a  tôt  l'ail  de  séduire  la  clientèle,  qui 
ignore  d'ailleurs  la  provenance  exacte  des  marchandises.  Le  génie 
des  grands  exportateurs  israélites  accomplit  ici  sa  démarche 
suprême.  La  courbe  du  pont  hardi  unissant  la  production  à  la 


1.  11  est  à  remarquer  que    le   système  des  bazars  existe   déjà  en  Orient  et   que 
beaucoup  de  Juifs  s'y  adonnent  depuis  des  siècles. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  213 

consommation  rejoint  maintenant  sans  interruption  l'autre  rive1. 

Mode  d'existence  des  grands  exportateurs  Israélites.  Une 
«  ville  juive  »  :  Furth.  —  Les  Israélites  peuvent  s'enorgueillir 
quand  ils  mesurent  le  chemin  parcouru  et  quand  ils  songent  au 
temps,  récent  encore,  où  Nuremberg  leur  interdisait  de  dormir 
dans  ses  murailles!  Furth,  où  les  Juifs  occupés  à  Nuremberg 
étaient  naguère  contraints  d'aller  coucher,  est  devenue  une 
grande  ville,  dont  le  spectacle  étonne  et  saisit.  Les  bureaux  des 
commissionnaires  emplissent  cette  cité  sans  charme,  bâtie  sur  un 
sol  ingrat.  Rien  dans  le  lieu  ne  favorisait  le  développement  d'une 
agglomération.  Aussi  l'impression  d'arrivée  est  attristante  infi- 
niment. Mais  pénétrez  dans  les  rues  du  centre.  La  longue  série 
de  fenêtres  des  «  comptoirs  »,  avec  leur  rideaux  verts,  derrière 
lesquels,  les  après-midi  d'hiver,  brillent  les  poires  électriques; 
les  camions  surchargés  de  caisses  et  de  cages  de  bois  contenant 
des  miroirs;  l'air  dur  et  affairé  des  passants  :  tout  cela,  sans 
atténuer  l'impression  de  sévérité,  communique  un  sentiment  de 
vie  intense  et  de  force  puissamment  ramassée.  Et,  une  fois  qu'on 
l'a  compris,  Furth  se  revêt  d'une  grande  beauté  dramatique. 
C'est  un  paysage  d'obstination,  de  volonté  implacable  et  d'acti- 
vité dominatrice.  Cette  ville  est  comme  l'incorporation  et  l'or- 
ganisme du  commerce  d'exportation  israélite  en  Franconie. 
«  Nouvelle  Jérusalem  »,  la  nomment  quelquefois  les  négo- 
ciants de  l'Allemagne  du  Nord.  «  Il  n'y  a  qu'à  Amsterdam  et  à 
Budapest,  nous  disait  l'un  d'eux,  où  j'aie  vu  s'affirmer  d'une 
façon  aussi  remarquable  la  ténacité  victorieuse  du  peuple  d'Is- 
raël. »  Ces  «  comptoirs  »  ténébreux  de  Fiirth,  dans  lesquels  la 
valeur  marchande  de  l'imagination  franconienne  est  froidement 
supputée  et  évaluée,  ils  feraient  facilement  l'effet,  pour  peu 
qu'on  les  regardât  avec  l'attention  superficielle  du  touriste, 
d'antres  décolorés  où    s'alignent  sans   fin  des  chiffres  arides. 

1.  L'audace  financière  des  commerçants  Israélites  arrive  encore  a  s'assurer  la 
domination  de  certaines  industries  étrangères.  C'est  le  cas  pour  l'industrie  parisienne 
des  poupées,  qui.  comme  le  savent  les  gens  du  métier,  est  maintenant  emprisonnée 
dans  le  réseau  financier  ourdi  par  certains  grands  exportateurs  de  Nuremberg- 
Sonneberg. 


214  LES    FAISEURS    Di:    JOUETS    DE    NUREMBERG. 

Pourtant,  une  fois  qu'on  a  réfléchi,  quelle  étrange  poésie  les 
transfigure!  N'est-ce  pas  de  là  que  le  commerce  expédie  des 
joujoux  à  tous  les  enfants  de  l'univers!  Et  n'est-ce  pas  de  là 
aussi  que,  pour  bercer  et  enchanter  l'àme  des  hommes,  partent 
tous  ces  petits  articles  originaux  qui  sont  nécessaires  au  symbo- 
lisme et  à  la  pompe  des  différentes  religions  :  les  images  de 
sainteté  à  encadrement  de  dentelle,  les  couleurs  de  bronze,  les 
papiers  métalliques,  les  veilleuses!  Quand  l'Indo-Chinois,  entrant 
avec  respect  dans  la  pagode,  contemple  son  Bouddha  doré,  c'est 
souvent  aux  exportateurs  de  Fiirth  qu'il  doit  de  voir  reluire  ainsi 
le  Dieu  consolateur  qui  l'accueille;  quand  la  jeune  communiante 
espagnole  glisse  l'image  du  Saint  entre  les  pages  do  son  missel, 
c'est  fréquemment  Fiirth  encore  qui  lui  a  fait  parvenir  la  petite 
chromolithographie  où  sa  ferveur  s'exalte;  et  quand  le  mou- 
jick,  retirant  sa  casquette  fourrée,  courbe  les  genoux  devant 
l'icône,  c'est  peut-être  aussi  grâce  à  l'exportateur  de  Fiirth  que 
s'est  allumée  la  flamme  tremblotante  d'où  s'élève  la  mysté- 
rieuse auréole. 

A  Fiirth  comme  à  Nuremberg,  les  commerçants  juifs  se  font 
remarquer  par  leur  abstention  à  l'égard  de  cette  bière,  dont 
les  Franconiens,  si  sobres  par  ailleurs,  font  une  consommation 
déraisonnable.  L'habitude  d'une  cuisine  raffinée,  le  goût  des 
appartements  commodes  et  somptueux,  des  divans  «  profonds  » 
et  des  épaisses  tentures  distinguent  encore  les  négociants  israé- 
litcs  des  hommes  du  pays.  Ce  sont  aussi  les  Juifs  qui,  bien 
qu'ayant  les  moyens  de  fréquenter  à  leur  guise  les  Opéras  de 
Francfort,  de  lUesde  ou  de  Berlin,  accordent  les  encourage- 
ments les  plus  sérieux  aux  manifestations  de  la  vie  musicale  et 
théâtrale  en  Franconie.  Ils  n'y  recherchent  pas  seulement  des 
plaisirs  d'ostentation.  Bien  plus  que  les  hommes  du  pays,  ils 
sont  accessibles  aux  attraits  voluptueux  du  drame  musical. 
Leur  émotion  n'est  pas  feinte  quand  ils  voient  se  dérouler  les 
grandes  fresques  sonores  d'Halévy,  de  Meyerbeer  et  de  Richard 
Strauss,  d'un  éclat  à  la  fois  magnifique  et  sombre,  et  où  les 
catastrophes  elles-mêmes  rendent  les  joies  plus  fortes  et  les 
voluptés  plus  ardentes. 


l'exportation  des  jouets  et  le  grand  commerce.  215 

Les  grands  exportateurs  israélites  ne  se  sont  pas  cantonnés  à 
Fiirth.  A  Nuremberg  aussi  ils  ont  fait  leur  entrée  triomphale. 
Et  cette  Fùrtherstrasse,  qui  fait  communiquer  les  deux  villes, 
semble  être  la  large  trouée  conquérante  ouverte  par  leur  au- 
dace. Quel  curieux  contraste  entre   les  quartiers  de  la  vieille 
ville  où  habitent  certains  faiseurs  de  jouets  et  les  quartiers  nou- 
veaux où  siègent  les  exportateurs!  Dans  la  vieille  cité,  si  bien 
conservée,  ce  ne  sont  que  voies  étroites,  bizarrement  contour- 
nées et  disloquées,  au  bord  desquelles  se  dressent,  en  semblant 
parfois  vouloir  se  toucher  du  front,  des  maisonnettes  vertes  ou 
brunes.  De  temps  à  autre,  une  inscription  sur  une  porte  bran- 
lante :  Schmidt,  faiseur  de  sabres  d'enfants.  Les  petits  artisans 
travaillent  là,   et  plus  profondément  encore,  dans  des  caves, 
dans  des  greniers,  dans  des  trous  d'ombre  cachés  à  la  vue.  C'est 
le  domaine  de  la  patience,  de  la  minutie,  de  l'imagination  appli- 
quée à  la  reproduction  de  l'apparence  et  de  ses  traits  caractéris- 
tiques. Sortez  de  ce  fuligineux  dédale  de  maisons  déchiquetées 
et  de  ruelles  biscornues,  et  marchez  vers  les  grandes  voies  rec- 
tilignes  des  quartiers  neufs.  Des  plaques  de  marbre   noir  aux 
portes  des  maisons  massives  ne  tarderont  pas  à  vous  jeter  ces 
mots  en  lettres  d'or  :   Blumenthal,  Export,   ou  :   Rosenbaitm, 
Commission,     Ni'trnberg-London-New-York.     Ici    œuvrent    les 
grands  négociants.  C'est  l'empire  de  l'intelligence,  de  l'imagi- 
nation abstraite,  delà  spéculation  et  de  l'entreprise. 

Il  est  un  endroit  de  la  ville  où  le  vieux  et  le  nouveau  Nu- 
remberg se  trouvent  dramatiquement  en  présence.  C'est  la 
place  Hans-Sachs.  Elle  est  bordée  sur  trois  côtés  par  d'ancien- 
nes maisons  recroquevillées,  par  ces  antiques  demeures  paternes 
(jui,  coiffées  de  toits  en  pente,  semblent  s'animer,  comme  eu  la 
toile  de  Jean  Vébcr,  et  deviser — sans  doute  de  choses  démodées 
et  puériles.  Dans  une  encoignure  fumeuse,  on  aperçoit,  avec  sa 
façade  bitumineuse,  la  maison  natale  de  Dans  Sachs.  Une  statue 
moderne,  érigée  au  milieu  de  la  place,  fait  revivre  la  forme 
corpulente  et  joviale  du  cordonnier-poète.  Solidement  campé 
sur  ses  Larges  cuisses,  il  semble  prêt  à  s'esclaffer  au  récit  de 
quelque  farce  énorme.  Et  l'on  rencontre  aussi   en  ce  lieu  une 


216  LES   FAISEURS   DE   JOUETS    DE    NUREMBERG. 

des  humoristiques  fontaines  à  «  fusil  »  et  à  cage,  comme  il  en 
existe  sur  plusieurs  points  de  la  plaisante  cité  :  L'Homme  à  la 
Cornemuse,  figure  à  la  fois  réaliste  et  cocasse,  saillie  naïve  d'au- 
trefois, figée  avec  le  jet  de  la  fonte!...  Mais,  à  l'autre  bout  de 
la  place,  surgit,  comme  une  avancée  du  proche  quartier  juif 
de  Marienlor,  la  Nouvelle  Synagogue,  monument  somptueux  et 
dur,  avec  sa  lière  coupole,  ses  rangées  de  précises  colonnettes, 
ses  rosaces  quadrillées  et  son  escalier  aux  riches  candélabres. 
Au  pied  de  cet  escalier,  le  vieux  Nuremberg  s'arrête,  comme 
fixé  et  enchaîné  brusquement  par  une  volonté  supérieure.  Il 
y  a  une  différence  poignante  entre  l'ornementation  géométri- 
que du  temple,  entre  ses  décorations  linéaires,  entre  son  équilibre 
raisonné  et  hardi...  et  la  bonne  ville  aux  amusantes  figurines, 
sur  laquelle  il  semble  exercer  une  inquisition  sévère.  En  un 
vigoureux  raccourci,  se  résume  sur  cette  place  l'action  qui  se 
prolonge  partout  à  l'entour.  L'on  croit  voir  le  monde  froid  et 
déterminé  du  calcul  et  des  grandes  entreprises  tenir  subjugué 
sous  son  regard  de  maître  le  vieux  monde  innocent  du  joujou 
et  de  l'imagerie. 

Louis  Arqué. 


V Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


Typographie  l'irmin  Didot  et  C1'.  —  Paris. 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


LE 


TYPE  SOCIAL  DU  PAYSAN  JUIF 

A  L'ÉPOQUE  DE  JÉSUS-CHRIST 


PAR 


M.-B.  SGHWALM 


PARIS 

BUREAUX    DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     56 
Février    1908 


SOMMAIRE 


Avant-Propos.  P.  3. 

I.  La  formation  du  paysan,  manifestée  par  ses  travaux.  P.  12. 

L'importance  du  paysan  dans  la  société  juive.  —  Situation  et  relief  de  la 
Palestine.  —  La  Palestine  admet  l'élevage  et  veut  de  la  culture.  —  La  vigne  et 
les  vergers.  —  Les  céréales.  —  Les  terrasses  et  les  citernes.  —  Les  qualités  du 
paysan  juif. 

IL  —  Les  origines  du  paysan  juif.  P.  30. 

Pourquoi  les  rechercher?  —  Du  siècle  de  Jésus  au  retour  de  Babylone.  — 
Avant  l'exil.  —  L'installation  en  Canaan  et  l'influence  des  Cananéens.  —  Le 
séjour  à  Cadès.  —  Dans  la  terre  de  Gessen.  —  Les  commencements  de  la  culture 
chez  les  Patriarches. 

III.  —  L'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  Juda.  P.  46. 

L'attirance  delà  montagne.  —  Traditions  de  famille.  —  Traditions  religieu- 
ses. —  La  marche  descendante  suivie  par  les  colons.  —  Obstacles  naturels  : 
sols  arides  et  intransformables.  —  Obstacles  de  voisinage  :  Samaritains  agri- 
culteurs.— Les  villes  hellénistiques  de  la  Séphéla.  —  Iduméens  semi-nomades, 
faciles  à  évincer.  —  Le  pli  de  la  montagne  chez  les  Judéens. 

IV.  —  Les  principaux  ouvrages  du  paysan  judéen.  P.  67. 

Origines  particulières  du  paysan  judéen.  —  Les  vignobles  de  la  montagne 

—  Médiocrité  heureuse  et  production  commercialisée.  —  A  l'ombre  des  pal- 
miers.—  Los  pâturages  du  Midbar.  —  Facilités  de  la  vie  et  développement  du 
commerce  par  le  moyen  du  troupeau.  —  Orateurs,  poètes  et  musiciens. 

V.  —  Le  principal  foyer  de  la  vie  juive.  P.  81. 

L'isolement  des  Judéens.  —  Les  communications  par  la  voie  des  sommets. 

—  Le  caractère  fermé  de  la  vie  judaïque.  —  Patriotisme  en  vase  elos.  —  Une 
capitale  appropriée.  —  Action  de  la  montagne  sur  les  symboles  religieux.  — 
Emplacements  choisis  pour  le  culte  public.  —  Un  peuple»  bien  nommé. 


LE  TYPE  SOCIAL  DU  PAYSAN  JUIF 

A  L'ÉPOQUE  DE  JÉSUS-CHRIST 


AVANT-PROPOS 

Le  travail  qu'on  va  lire  se  compose  de  cinq  fragments,  déta- 
chés d'une  Monographie  sociale  du  peuple  juif  à  l'époque  de 
Jésus-Christ. 

Dans  les  limites  de  cette  époque,  le  premier  siècle  de  l'ère 
chrétienne  est  tout  entier  compris.  Elle  nous  ofire  un  intérêt 
singulier  parmi  l'histoire  d'une  race  qui  n'a  pas  moins  agi  sur 
la  vie  religieuse  de  l'humanité  que  sur  sa  vie  économique. 
C'est  à  l'époque  de  Jésus  que  la  «  maison  d'Israël  »  passa  dune 
belle  prospérité  au  pire  des  malheurs  :  la  perte  de  sa  terre, 
de  ses  foyers,  de  son  autonomie  comme  nation.  Dès  lors,  le 
type  du  Juif  palestinien,  plutôt  rural,  se  fusionna  dans  le  type 
urbain  de  la  Dispersion,  hellénisé,  latinisé,  cosmopolite  au 
dehors,  mais,  dans  le  fond,  irréductiblement  juif.  Déjà  puis- 
sant et  redouté  dans  le  monde  gréco-romain,  le  Juif  des  Juive- 
rics  éparses  depuis  l'Indus  jusqu'au  Tage  se  reconquit  dans 
l'univers  un  empire  sans  armes  ni  frontières,  un  empire  de  l'or, 
où  il  régnait  par  le  courtage,  la  banque  et  le  change.  L'époque 
témoin  de  la  ruine  du  Juif  palestinien  tient  donc  une  grande 
place  dans  l'histoire.  Ne  voit-on  pas  que  les  répercussions  de 
cette  crise  ne  cessent  d'agir  autour  de  nous?  Elles  sont  d'autant 
plus  saisissantes  que,  partout,  disséminés]par  petits  groupes,  re- 
lativement à  la  population  qui  les  entoure,  les  Juifs  demeurent  les 
mêmes.    «  Le  Juif  chinois  ressemble  plus  au  Juif  français  que 


\         LE    TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF   A   L  EPOQUE    DE    JESUS-CHRIST. 

l'Auvergnat  ne  ressemble  au  Breton;  le  Juif  de  l'Allemagne  a 
la  même  tournure  d'esprit,  les  mêmes  habitudes,  les  mêmes 
aspirations  que  le  Juif  d'Amérique  ou  d'Algérie.  Au  milieu  de 
toutes  les  transformations  sociales,  les  mille  tronçons  de  la 
société  juive  présentent  le  plus  singulier  caractère  de  perma- 
nence et  d'uniformité.  Partout  le  Juif  reste  Juif1.  » 

La  formation  nationale  du  Juif  se  révèle  donc  étrangement 
résistante  aux  influences  de  lieu,  de  travail  ou  de  voisinage 
qui,  dans  le  cas  général,  transforment  et  assimilent  les  immi- 
grés de  toute  région,  au  bout  de  la  seconde  ou  de  la  troisième 
génération.  Soit  au  point  de  vue  contemporain,  soit  au  point 
de  vue  des  phases  passées,  nous  rencontrons  dans  ce  phéno- 
mène extraordinaire  une  manifestation  vitale  du  plus  haut  in- 
térêt. On  se  passionne  à  proportion  pour  une  étude  impartiale 
et  scientifique  des  causes  qui  produisirent  ce  type  social  si  per- 
sistant. 

L'objet  d'une  pareille  monographie  est  fort  complexe  de  sa 
nature.  Il  embrasse  la  vie  privée  d'Israël,  sa  vie  religieuse  et 
sa  vie  publique.  De  ce  travail  considérable,  et  auquel  je  m'ap- 
plique depuis  plusieurs  années,  deux  volumes,  je  l'espère,  ver- 
ront le  jour  en  1908  : 

I.  Le  Paysan  juif,  à  V époque  de  Jésus-Christ.  —  Type  général 
du  paysan  juif  en  Palestine.  Ses  variétés  provinciales  en  Judée, 
Galilée  et  Pérée; 

II.  Les  Artisans  et  les  Hommes  d'affaires,  à  l'époque  de  Jésus- 
Christ.  —  D'une  part,  les  Artisans  de  village,  à  demi-paysans, 
et  puis  les  Artisans  des  villes  ou  des  gros  bourgs.  Parmi  les 
Hommes  d'affaires  :  les  commerçants  ruraux  et  ceux  des  villes, 
les  changeurs,  les  banquiers. 

J'encombrerais  indiscrètement  les  numéros  de  cette  Kevue, 
si  je  prétendais  y  insérer  tous  les  chapitres  de  ces  deux  vo- 
lumes. Aussi,  de  ce  copieux  ensemble,  je  détache  aujourd'hui, 
pour  le  présent  fascicule,  ce  qui  concerne  le  Type  social  du 
paysan  juif.  J'exposerai  d'abord  ses  caractères  généraux,  tels 

1.  André  (le  Cadière  (Henri  de  Tourville),  Les  Juifs.  Des  causes  qui  ont  créé  et 
maintenu  le  type,  malgré  ta  dispersion  [Se.  soc.,  11.  6). 


AVANT-PROPOS. 


que  les  conditionnent:  1°  les  exigences  de  la  Palestine,  prise  dans 
son  ensemble,  et  2°  la  formation  qu'il  reçut  de  ses  ancêtres,  parmi 
le  cours  de  leurs  migrations.  Ensuite,  nous  verrons  quelle 
variété  spéciale  de  paysans  israélites  se  développait  en  Judée. 
C'est  le  paysan  qui  constitue  la  masse  et  le  milieu  d'où  sor- 
tent peu  à  peu  l'artisan,  le  commerçant,  les  manieurs  de  capi- 
taux. Il  influence  la  vie  publique  de  la  nation  soit  par  ses  clans 
montagnards,  soit  par  un  certain  manque  de  capacité  à  donner 
de  grands  patrons  agricoles,  soit  par  la  prise  qu'il  laisse  en 
conséquence  aux  représentants  urbains  des  cultures  intellec- 
tuelles, du  légalisme  religieux,  du  sacerdoce  riche  :  le  Pharisien, 
le  Scribe  et  le  Sadducéen.  Les  fêtes  et  les  institutions  reli- 
gieuses d'Israël  sont  elles-mêmes  très  largement  adaptées  à  un 
peuple  de  paysans.  La  Bible  est  toute  remplie  d'images,  de 
pensées  et  de  lois  rurales.  On  ne  saurait  donc  aborder  ni  l'ana- 
lyse ni  la  synthèse  de  la  société  juive  d'autrefois  sans  commencer 
par  le  paysan.  De  toutes  façons,  il  est  le  premier  objet  qui 
sollicite  notre  attention. 

Une  méthode  particulière  s'impose  à  son  égard,  étant  donné 
son  recul  dans  un  passé  de  vingt  siècles.  Nous  sommes  obligés 
de  suppléer  l'observation  directe  par  le  dépouillement  des 
témoignages  historiques. 

C'est  pourquoi  ces  études  renferment  de  constants  emprunts 
aux  Évangiles  et,  par  analogie,  à  Y  Ancien  Testament,  à  la 
Mischna,  sans  oublier  le  Talmud  de  Jérusalem.  Flavius  Josèphe, 
l'historien  juif  hellénisant,  nous  renseignera  souvent  encore. 
Nous  interrogerons  aussi  divers  classiques ,  latins  ou  grecs. 

Tous  ces  témoins,  d'ailleurs,  sont  appréciés  et  utilisés  dans  une 
littérature  historique  ou  archéologique,  aussi  copieuse  qu'ins- 
tructive, étrangère  ou  française,  dont  j'aitAché  de  sélectionner 
les  meilleures  données.  Les  références  nécessaires  indiqueront 
avec  sobriété  les  ouvrages  et  les  endroits  que  j'aurai  consultas  : 
c'est  le  droit  du  lecteur  de  véritier  par  lui-même  les  témoignages 
historiques  au  moyen  desquels  nous  observons  la  société  juive. 

Nous   consultons  ces   témoignages   sous  le   rapport    de  leur 


(')         LE   TYPE   SOCIAL   DU   PAYSAN   JUIF   A   L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

portée  sociale  :  ainsi  considérés,  ils  sont  bien  plus  nombreux  et 
significatifs  qu'on  ne  le  croit  d'ordinaire 

Dans  les  seuls  Évangiles,  par  exemple,  et  notamment  dans 
les  Paraboles  que  prononce  Jésus,  les  diverses  cultures  du 
paysan  juif  s'aperçoivent  :  céréales,  arbres  fruitiers  et  vignes. 
On  reconnaît  l'élevage  du  mouton,  avec  transhumance  au 
Désert.  Le  bœuf,  à  deux  porte  le  joug  et  traîne  la  charrue. 
De  même  se  dessinent  les  types  du  changeur,  du  banquier,  du 
publicain,  fermier  d'impôts  ou  péager.  Sur  la  composition  du 
Sanhédrin  de  Jérusalem  et  au  sujet  de  ses  attributions,  nous 
sommes  très  nettement  renseignés  soit  par  les  Synoptiques, 
soit  par  saint  Jean,  soit  par  les  Actes  des  Apôtres,  concurrem- 
ment avec  Josèphe  et  la  Mischna.  Voici  donc  une  série  de  faits 
relatifs  au  travail,  au  commerce,  à  l'administration,  au  gouver- 
nement, que  nous  pouvons  observer  sur  témoignages  histori- 
ques. On  en  trouve  d'autres  encore.  Somme  toute,  aucun  des 
éléments  premiers  dont  se  composait  la  société  juive  n'échappe 
à  notre  observation. 

Assurément,  les  témoignages  historiques  no  disent  pas  tout 
ce  que  désire  savoir  l'observateur  social  à  son  point  de  vue 
particulier.  Ce  n'est  pas  la  société  juive  ([lie  les  Évangélistes  se 
proposent  de  nous  décrire  ;  ils  nous  racontent  simplement  le  mi- 
nistère de  Jésus  au  milieu  de  la  société  juive.  Josèphe  est  histo- 
rien a  la  manière  îintique  ;  il  donne  beaucoup  plus  d'attention 
aux  événements  politiques,  militaires,  diplomatiques  ou  aux 
actes  des  princes,  qu'aux  faits  et  gestes  de  la  vie  privée;  ceux- 
ci  n'apparaissent  guère  qu'à  l'arrière-plan  de  ses  narrations.  La 
Mischna  est  précieuse  comme  recueil  de  décisions  rabbiniques 
en  matière  de  propriété,  de  travail,  de  patronage,  de  contrats, 
de  formes  judiciaires;  néanmoins  elle  suppose  à  chaque  instant 
chez  ses  lecteurs  une  expérience  visuelle  dos  choses  juives,  qui 
nous  fera  toujours  défaut.  Nous  demeurons  finalement  en  posses- 
sion d'une  documentation  historique  et  sociale,  très  riche  sans 
doute,  mais  incomplète  encore  ou  abondante  en  sous-entendus. 
C'est  tellement  la  condition  de  toute"  étude  positive  sur  le  passé 
de  l'humanité,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  émouvoir. 


AVANT-rROPOS. 


Il  suffit  d'en  tirer  le  meilleur  parti.  Les  ressources  ne  man- 
quent pas.  D'abord  les  témoignages  divers  que  nous  pouvons 
collectionner  s'éclairent  et  se  complètent  souvent  l'un  par  l'autre. 
En  second  lieu,  la  Palestine  d'aujourd'hui  nous  présente  encore 
certains  faits  identiques  à  ceux  de  la  vie  juive  :  le  relief  du  sol, 
les  saisons,  le  climat,  les  productions  spontanées,  les  cultures 
traditionnelles  demeurent  sensiblement  les  mêmes  de  nos  jours 
qu'à  l'époque  de  Jésus-Christ.  Cela  se  vérifie  à  la  comparaison 
des  documents  antiques  et  des  observations  modernes.  Ainsi 
beaucoup  de  procédés  agricoles,  d'importations  ou  d'exporta- 
tions, de  moyens  pour  les  transports  se  sont  maintenus  sensible- 
ment les  mêmes,  dans  la  mesure  où  ils  dépendent  des  conditions 
non  transformées  ou  intransformables  que  leur  impose  le  pays. 

Allons  même  plus  loin.  Malgré  des  différences  entre  les  temps, 
les  travaux  ou  les  groupements,  les  habitants  actuels  de  la  Pa- 
lestine accusent  des  analogies  avec  les  anciens  Juifs.  Un  grand 
nombre  d'entre  elles  sont  déjà  reconnues  par  les  voyageurs,  les 
immigrants  européens,  les  historiens  ou  les  archéologues.  Sur 
cet  ensemble  d'analogies,  plus  ou  moins  bien  caractérisées,  selon 
les  observateurs,  la  science  sociale  doit  exercer  la.critigne  qui  lui 
est  propre.  Elle  connaît  déjà  suffisamment  de  types  sociaux,  de  ré- 
percussions et  de  lois  sociales  pour  mesurer  avec  justesse  les  res- 
semblances comme  les  oppositions  entre  le  fellah  moderne  et  le 
paysan  juif  des  temps  antiques.  Ce  dosage,  néanmoins,  ne  pren- 
dra toute  la  rigueur,  toute  la  certitude,  toute  l'ampleur  désira- 
bles, que  si,  de  clairvoyants  et  sagaces  observateurs,  possédant 
bien,  d'une  part,  la  méthode  d'observation  directe,  et,  de  l'autre, 
la  documentation  sociale  qui  se  rapporte  aux  anciens  Juifs,  ins- 
tituent des  parallèles  vraiment  critiques,  à  base  de  monographies, 
soit  de  familles,  soit  de  régions,  dans  le  présent.  Pour  toutes 
sortes  de  raisons,  dont  la  première  est  que  j'habite  Nice  et  non 
Jérusalem,  je  ne  puisque  saluer  et  applaudir  de  loin  l'explo- 
rateur social  qui  réalisera  quelque  jour  cette  œuvre  nécessaire. 

En  attendant,  selon  les  moyens  que  la  Providence  me  laisse  à 
portée,  je  supplée  à  mon  manque  d'informations  visuelles,  sur 
la  Terre  Sainte  d'aujourd'hui,  par  tous  les  renseignements  que 


8         LE   TYPE   SOCIAL    DU    PAYSAN   JUIF   A    L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

j'ai  pu  demander  aux  livres  et  aux  hommes.  Mais  la  méthode 
vaut  mieux  que  l'ouvrier.  Si  je  m'en  rapporte  aux  témoignages 
qu'ont  bien  voulu  m'apporter  déjà  des  spécialistes  compétents  et 
qui  savent  leur  Palestine,  la  méthode  d'observation  sociale  s'ap- 
plique ici,  originale  et  féconde.  Elle  donne  en  réalité  une  certaine 
science  des  faits  générateurs  et  des  groupements  agencés  dont 
se  composait  ou  dont  résultait  la  société  juive. 

C'est  donc  vraiment  une  tentative  scientifique ,  nouvelle  par  son 
point  de  vue,  qui  se  propose  là.  Autre  chose  est  l'histoire  ou 
l'archéologie  du  peuple  israélite,  et  autre  chose  l'étude  sociale 
que  je  présente  en  ce  moment.  Nous  possédons  l'histoire  d'Israël 
à  l'époque  de  Jésus-Christ,  dans  le  magistral  ouvrage  de  Schûrer  : 
Geschichte  desjûdischenVolkes  im  Zeilalter  Jesu-Christi.  C'est  le 
répertoire  le  plus  complet  et  le  plus  clairement  distribué  des 
événements  politiques,  institutions  publiques  ou  religieuses, 
productions  littéraires,  hébraïques  ou  hellénisantes,  venues  des 
Juifs  ou  parmi  eux  réalisées.  Les  documents  et  les  faits  y  sont 
analysés,  critiqués,  racontés  d'après  l'ordre  des  temps,  selon  que 
leurs  termes  et  leurs  témoins  en  disent  à  l'auteur  la  contexture, 
les  origines  et  les  suites. 

Dans  le  genre  archéologie,  nous  possédons,  de  M.  Stapfer,  La 
Palestine  au  temps  de  Jésus-Christ,  d'après  le  Nouveau  Testa- 
ment,  Flavius  Josèphe  et  les  Talmuds  —  ou  bien  encore,  La 
Société  juive,  à  l'époque  de  Jésus-Christ,  du  Docteur  Edersheim. 
Dans  Im  Société  israélite  d'après  l'Ancien  Testament,  le  Dr  Frantz 
Buhl  nous  fournit  une  minutieuse  revue  des  documents  bibliques 
où  se  manifestent  les  institutions  soit  antérieures  à  la  captivité 
soit  postérieures.  M.  l'abbé  Lesètre  résume  et  vulgarise  excel- 
lemment les  meilleures  données  des  historiens  et  des  archéologues 
dans  son  petit,  mais  substantiel  volume,  La  Clef  des  Evangiles. 

A  la  lecture  de  ces  divers  ouvrages,  néanmoins,  à  l'examen  de 
leurs  plans  respectifs,  ons'aperçoit  que  la  description  empirique 
des  institutions  civiles,  politiques,  religieuses,  domestiques, 
ouvrières,  suffit  à  leur  objet.  Pourvu  qu'elle  se  montre  aussi 
exacte  et  aussi  bien  fondée  que  possible,  elle  a  rempli  son  but. 


AVANT-1'ROPOS.  9 

f 

Toute  analyse  ou  toute  synthèse  méthodique  des  faits  sociaux 
demeure  étrangère  à  la  fin  que  poursuivent  les  auteurs.  Autre- 
ment, ils  ne  parleraient  pas  du  gouvernement  avant  d'avoir 
traité  de  la  culture,  du  commerce  ou  de  la  famille.  Ils  s'efforce- 
raient de  ramener  les  divers  groupements  privés,  religieux,  po- 
litiques de  la  nation  juive  à  leurs  éléments  simples,  à  leurs 
causes  propres  et  immédiates.  Ils  tâcheraient  d'en  classer  les 
effets,  les  relations,  les  mutuelles  répercussions  dans  une  synthèse 
grandissante,  vivante  et  naturelle  des  forces  vives  de  la  nation. 

Mais  une  pareille  tâche  ne  relève  plus  de  l'histoire  ou  de 
l'archéologie  ;  elle  appartient  à  une  science  qui  possède  son 
objet  propre,  sa  méthode,  ses  moyens  de  preuve.  On  la  connaît 
trop  bien  ici  pour  que  j'insiste  davantage. 

Ce  n'est  donc  pas  méconnaître  les  découvertes  et  les  œuvres 
soit  des  historiens,  soit  des  archéologues,  que  de  constater  qu'elles 
laissent  la  place  vacante  pour  une  monographie  sociale  du  peu- 
ple juif.  Toute  science  possède  son  domaine  avec  ses  propres 
frontières  :  au  delà  de  la  science  sociale,  Comme  de  l'histoire  ou 
de  l'archéologie,  le  peuple  juif  et  tous  les  autres  donneront 
encore  de  la  besogne  à  de  nouveaux  savants. 

Je  me  résigne  donc  ici  à  entrer  dans  une  voie  nouvelle;  je 
me  résigne  :  car  si  la  nouveauté  d'une  tentative  scientifique 
attire  les  chercheurs  par  les  promesses  de  découverte  que  ne 
dément  jamais  une  méthode  éprouvée  déjà,  la  nouveauté  en- 
traine aussi  des  périls  tout  spéciaux.  La  vie  sociale  du  peuple 
juif,  c'est  du  maquis  inexploré  :  au  milieu  de  relations  et 
de  réactions  collectives,  plus  enchevêtrées  en  leur  genre  que 
les  genêts  et  les  lentisques  du  désert,  que  peut  tenter  une  sorte 
de  pionnier?  Il  amorce  à  grand'peine  soit  de  larges  percées, 
ouvertes  sommairement,  soit  de  menus  sentiers.  D'autres  vien- 
dront, qui  profiteront  des  voies  ouvertes  et,  au  besoin,  recti- 
fieront les  tracés,  compléteront  les  points  de  vue. 

Si  de  telles  initiatives  commandent  la  modestie,  elles  ne  dé- 
couragent pas  la  production  ;  bien  au  contraire.  Dans  une  science 
d'observation,  en  présence  d'un  objet  complexe  comme  la  vie 


10       LE    TYPE    SOCIAL   DE    PAYSAN    JUIF   A    L/ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHRIST 

d'un  peuple,  il  n'est  point  imposé  de  constituer  du  définitif  pour 
faire  besogne  utile.  C'est  là,  principalement  en  face  de  documents 
et  de  témoignages  historiques  trop  rares  ou  trop  succincts,  dans 
le  risque  d'une  induction ,  dans  un  essai  d'hypothèse,  qu'on  se 
remémore  la  maxime  de  saint  Thomas  d'Aquin  sur  le  progrès 
des  sciences  :  «  Ad  quemlibet  pertinet  superaddere  id  quod  défi- 
cit in  consideratione  antecessorum.  A  chacun  de  combler  les 
lacunes  de  ses  devanciers  par  ses  propres  apports  '  ». 

Telles  sont,  aussi  bien,  les  réflexions  que  me  communiquait 
l'un  des  critiques,  des  amis  auxquels  j'ai  pris  à  cœur  de  sou- 
mettre mes  manuscrits. 

Du  moment  que  j'utilisais  des  matériaux  d'exégèse  ou  d'his- 
toire à  des  fins  de  science  sociale,  ne  devais-je  pas,  en  con- 
science, consulter  des  exégètes  et  des  historiens  pour  le  contrôle 
des  matériaux  et,  d'autre  part,  me  procurer  la  même  censure 
compétente  au  point  de   vue  formel  de  la  méthode  sociale? 

C'est  donc  ce  que  j'ai  fait.  Une  fois  de  plus,  clans  cet  ensemble 
de  consultations,  j'ai  expérimenté  à  quel  degré  une  œuvre  de 
science  est  toujours  une  œuvre  sociale.  Enfermé  au  milieu  de  ses 
livres  et  de  ses  cartes,  on  retrouve  déjà  le  concours  vivant  de 
plusieurs  :  ils  répondent  et  ils  provoquent  la  réflexion,  témoins 
des  faits  passés  ou  maîtres  de  la  science,  dans  le  tête-à-tète 
quotidien  que  réalise  leur  lecture.  Mais,  surtout,  les  examens, 
les  observations,  les  renseignements  qu'on  sollicite  et  qu'on  ac- 
cueille par  les  correspondances  personnelles,  voilà  autant  do 
rencontres  qui  établissent  une  collaboration  multiple  à  l'ouvrage 
d'un  seul. 

Aussi,  que  mes  critiques  et  amis  —  dispersés  à  Paris,  en 
Lorraine,  dans  l'Orléanais,  en  Belgique  ou  en  Suisse  —  me  lais- 
sent dire  ici  quel  bienfait  de  la  Providence  on  apprécie  parmi 
ces  voisinages  intellectuels  qui  se  jouent  de  l'espace.  Us  en- 
couragent certain  élargissement  des  vues  que  la  science  <l< ;s 
sociétés  provoque  pour  sa  part.  D'aucuns  m'assurent,  en  effet, 
que  de   telles    études   peuvent    rendre    de    vrais   services    aux 

1.  Saint  Thomas  d'Aquin.  ('uiiuiicnlaria  m  l.ihros  Ethicorum  AHstotelis.  Lib.  I, 
Lee.  XI. 


AVANT-PROPOS.  '  11 

exégètes,  en  ajoutant  les  ressources  particulières  de  la  science 
et  de  la  critique  sociales  à  celles  de  l'histoire  et  des  critiques 
annexes.  D'autres  me  disent  que  les  Évangiles  leur  deviennent 
plus  accessibles,  plus  vivants,  plus  réels,  par  cette  vue  et  cette 
explication  des  faits  sociaux  parmi  lesquels  vivait  le  Christ. 

Des  ateliers  de  l'exégète  et  de  l'historien,  à  celui  de  la 
science  sociale,  voici  donc  l'avantage  reconnu  des  échanges 
mutuels.  Sans  doute,  chaque  atelier  scientifique  possède  son 
objet  d'étude,  sa  méthode  particulière  et  son  autonomie;  toute 
confusion  des  genres  leur  nuirait  à  fenvi.  Mais,  sans  ombre 
de  confusion,  l'exégète  peut  et  doit  utiliser  les  résultats  acquis 
de  la  science  sociale,  comme  les  produits  de  bon  aloi  d'une 
science  auxiliaire;  de  même  l'observateur  social  aborderait 
mal  des  études  comme  celle  de  la  constitution  israélite  sous 
les  Juges  et  les  Rois,  de  la  législation  agraire  dans  le  Penta- 
teuque,  du  commerce  et  de  la  banque  à  l'époque  de  Jésus-Christ, 
s'il  demeurait  étranger  aux  résultats  sérieux  de  la  critique 
textuelle,  littéraire  ou  historique. 

On  souhaiterait  môme,  dans  certains  cas,  la  synthèse  per- 
sonnelle de  l'une  et  de  l'autre  compétence  dans  le  même  es- 
prit. Quelle  que  soit  celle  des  deux  où,  de  préférence  et  par 
devoir,  un  savant  se  spécialiserait  ensuite,  il  posséderait  à  côté 
d'elle  une  science  connexe  et  auxiliaire,  de  la  plus  grande  uti- 
lité. D'une  manière  comme  de  l'autre,  la  technique  particulière 
de  la  science  sociale  entrerait  par  cette  synthèse  dans  le  courant 
général  des  esprits  scientifiques  :  l'entrée  dans  ce  courant  est 
plus  que  jamais  nécessaire,  de  nos  jours,  à  toute  science  qui  ne 
veut  pas  demeurer  le  privilège  mésestimé  d'un  groupe  fermé 
et  de  mince  influence;  et  comment  le  voudrait-elle  si  vrai 
ment  elle  vit?  La  science  des  sociétés  projettera  ses  lumières 
propres  sur  des  régions  que  d'autres  éclairent  déjà,  mais  seule- 
ment en  partie,  de  ses  strictes  frontières.  Maîtresse  de  son  do- 
maine et  auxiliaire  légitime  sur  le  domaine  de  plusieurs  autres 
sciences,  elle  affirmera  sa  pleine  valeur  dans  cet  appui  à  des 
voisines;  elle  travaillera  bien  pour  sa  part  individuelle  à  la 
synthèse  toujours  accrue  de  la  culture  humaine. 


LA  FORMATION  DU  PAYSAN  JUIF  AU  TEMPS  DE  JÉSUS- 
CHRIST 


L'importance  du  paysan  dans  la  société  juive.  —  Relative- 
ment à  l'époque  de  Jésus,  les  plus  sûrs  témoignages  concor- 
dent pour  nous  représenter  les  Juifs  de  Palestine  comme  adon- 
nés en  masse  à  la  culture. 

«  Possesseurs  d'une  bonne  terre,  nous  la  faisons  valoir,  » 
écrit  Flavius  Josèphe '.  Bien  que  cet  historien  raconte  souvent 
les  hauts  faits  de  son  peuple  avec  des  amplifications  de  pané- 
gyriste et  de  rhéteur,  des  descriptions  géographiques  ou  agri- 
coles expriment  des  choses  vues. 

D'ailleurs,  les  paraboles  de  Jésus  corroborent  et  précisent 
le  renseignement  général  de  l'historien  juif.  Jésus  parlait  aux 
foules  et  non  dans  les  écoles.  Pour  s'adapter  à  ses  auditoires,  il 
annonçait  la  bonne  nouvelle  du  Règne  de  Dieu  avec  des  narra- 
tions dramatisées  et  symboliques  :  les  paraboles.  Celles-ci  donc 
représentaient  des  types  connus  de  tous  et  des  traits  de  mœurs 
populaires.  C'était  comme  la  loi  sociale  de  ce  genre  littéraire, 
s'il  est  permis  de  qualifier  en  ces  termes  une  parole  aussi  libre 
d'apprêt  que  celle  de  Jésus  2.  Or,  on  observe  que  les  person- 
nages et  les  scènes  des  paraboles  s'empruntent  d'ordinaire  à  la 
vie  rurale  ;  ainsi,  par  un  surcroit  inattendu  et  précieux  de  son 


1.  Contre  Alpion,  1,  12. 

2.  M-r  liaiiffbl,  L'Enseignement  de  Jésus,  p.  15  et  s.,  32  el  suiv.  —  Au^.  Bouvier, 
Le  Maître  des  orateurs  populaires.  Élude  sur  ta  prédication  de  Jésus.  iS  et  suiv. 


LA   FORMATION    DU    PAYSAN    JUIF   AU    TEMPS   DE    JÉSUS-CURIST.  13 

enseignement,  le  Fils  de  Dieu,  qui  est  aussi  «  le  Fils  de  l'Homme  », 
nous  documente  sur  ses  compatriotes  et  ses  contemporains. 

Il  montre  le  semeur  qui  sort  de  sa  maison  pour  aller  aux 
semailles;  l'invité  s'excusant  de  ne  point  se  rendre  à  un  festin, 
parce  qu'il  vient  d'acheter  cinq  paires  de  bœufs  et  qu'il  va 
les  essayer  au  joug;  le  majordome,  que  le  maitre  de  la  maison 
a  chargé  des  distributions  de  blé  qui  constituent  le  salaire  de 
ses  domestiques;  le  propriétaire  qui  plante  une  vigne,  creuse 
un  pressoir  dans  le  roc,  bâtit  une  tour  de  garde,  afferme  le 
vignoble  à  une  communauté  de  métayers;  le  riche  vigneron 
qui  embauche  des  ouvriers  sur  la  place  du  village;  le  vi- 
gneron plus  modeste  qui  envoie  ses  deux  fils  travailler  dans 
sa  vigne  ;  le  maitre  du  verger  et  son  jardinier,  examinant  le 
iiguier  stérile  ;  les  journaliers,  trop  rares  pour  l'abondance  de 
la  moisson;  le  gros  cultivateur  dont  les  greniers  sont  débor- 
dés par  les  rentrées.  Toutes  ces  silhouettes  à  main  levée  défi- 
lent sous  nos  yeux  comme  les  représentants  de  la  vie  agri- 
cole * . 

Nous  précisons  beaucoup  encore  les  tâches,  les  relations,  les 
conflits  de  ces  gens,  grâce  au  recueil  de  cas  de  conscience  et 
décisions  rabbiniques,  appelé  la  Mischna.  Sa  rédaction  actuelle 
date  seulement  du  deuxième  siècle  après  le  Christ;  mais  elle 
compile  des  matériaux  qui  remontent  jusqu'au  delà  du  Sauveur. 
Des  champs  de  céréales  ou  de  légumineuses,  des  plantations 
d'arbres  fruitiers,  des  jardins  maraîchers  donnent  sujet  à  di- 
vers traités  :  l'un  se  rapporte  à  la  part  de  récolte  abandonnée 
de  droit  aux  pauvres,  l'autre  à  la  dime  des  produits,  ou  bien 
encore  aux  dommages  ruraux.  Une  jurisprudence  minutieuse 
concerne  les  engagements  des  journaliers  pour  les  labours,  la 
moisson,  la  cueillette  ou  la  garde  des  fruits  et  récoltes;  la 
possession  des  citernes  et  les  formes  de  son  transfert  sont  ré- 

1.  Le  semeur,  Mt.  xin,  3.  Me.  i\,  3.  Le.  vin,  5.  —  L'invité  qui  s'excuse,  Ml.  \\u, 
5.  Le.  xiv,  19.  —  Le  majordome,  distribuant  le  bit-,  Le.  xn,  42.  —  Le  propriétaire 
qui  plante  une  vigne,  Mt.  xxi,  33.  Mr.  su,  I.  Le.  \x,  9.  —  Le  riche  vigneron  qui 
embauche  des  ouvriers,  Ml.  xx,  l,  8.  — Le.vigneron  et  ses  deux  fds,  .1//.  \\i,  28. — 
Le  Iiguier  stérile,  Le.  xm,  6,  9.  —  Le  gros  cultivateur,  Le.  su,  16  el  suiv. — Les  mois- 
sonn'iiirs  trop  rares,  Ml,  i\,  37. 


1  i      LE   TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF    A   l/ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

glées  avec  soin.  L'établissement  des  fumiers  est  défendu  sur  la 
voie  publique.  On  détermine  rigoureusement  à  qui  appartien- 
dront les  fruits  des  arbres  qui  retombent  sur  un  talus  mitoyen 
entre  vergers  superposés  L  Voilà  des  procédures,  des  biens  et 
des  travaux  de  véritables  paysans. 

On  voit  combien  peu  est  fondé  le  préjugé  courant  qui  re- 
garde les  Juifs  comme  n'ayant  jamais  tenu  beaucoup  à  la  vie 
agricole.  C'est  de  l'anachronisme.  On  apprécie  le  passé  de  ce 
peuple  en  gros  et  sans  nuances,  d'après  le  type  exclusivement 
commercial  et  financier,  qui  seul  est  demeuré,  depuis  la  dis- 
persion de  la  race,  dans  les  juiveries  des  villes  grecques,  ro- 
maines ou  médiévales.  Au  temps  de  Jésus  et  en  Palestine,  les 
Juifs  sont  au  contraire  agriculteurs. 

Ce  n'est  pas  la  grande  culture  qui  domine  chez  eux,  bien 
que  Jésus  connaisse  de  riches  propriétaires  qui  ne  travaillent  pas 
de  leurs  mains,  ne  résident  pas  dans  leurs  terres,  et  confient 
celles-ci  aux  soins  d'un  intendant  2.  Le  plus  souvent,  c'est  Voïko- 
despotés  que  Jésus  met  en  scène.  Ce  maître  de  maison  opère 
lui-même  les  semailles,  bien  qu'il  emploie  des  domestiques  et 
des  journaliers.  S'il  manque  de  ces  derniers,  lui-même  il  les 
recherche  et  les  embauche  sur  la  place  du  village.  Il  préside 
en  personne  au  versement  des  salaires  par  son  ouvrier-chef. 
Il  emploie  des  bergers  à  gages.  Dans  une  condition  plus  mo- 
deste, il  disposera  simplement  de  ses  fils  pour  travailler  à  sa 
vigne.  Il  gardera  lui-même  son  troupeau,  riche  encore  de 
cent  brebis.  Il  conduira  son  âne  et  son  bœuf  à  l'abreuvoir.  Avec 
ou  sans  mercenaires,  il  demeure  bien  un  paysan  qui  travaille 
la  terre  :  il  vit  dans  le  régime  de  la  petite  culture3. 

Sa  femme  et  ses  enfants  lui  obéissent,  comme  à  un  chef  in- 
dépendant, qui  ne  reconnaît  pas  de  patriarche  au-dessus  de  lui, 
ni    de    ménages  associés,    faisant    communauté   avec   le    sien. 


1.  Mischna,  Traités  Péat  Kilalm,  Douai,  Baba  Qama,  Baba  Mecia.  En  entrant 
plus  loin  dans  le  détail  des  questions,  je  préciserai  les  références  à  ces  divers  traités. 

2.  Mt.  xxiv,  <i5,  51.   te. XII,   il,  16;  XVI,  1. 

3.  Mt.  xin,  24,  30;  xx,  l,  16;  XXI,  28;  Le.  XVII,  7.  Mt.  xvm,  12.  Le.  XIII,  15. 


LA    FORMATION   DU    PAYSAN    JUIF    AU    TEMPS    DE    JÉSUS-CHRIST.  15 

Exploitant  d'un  bien  de  famille  qu'il  gère  et  qu'il  possède  en 
son  nom  propre,  cet  homme  exprime  justement  ses  qualités 
combinées  de  père  et  de  propriétaire  dans  son  titre  usuel  :  le 
maître  de  la  maison  l . 

C'est  donc  un  ouvrier  chef  de  métier,  ou  un  petit  patron, 
unissant  la  maîtrise  de  son  atelier  à  celle  de  ses  gens  et  de  ses 
biens. 

Nous  devons  ainsi  le  considérer  sous  l'aspect  de  cette  double 
maîtrise.  Aux  fins  d'utiliser  ce  qu'il  possède  et  de  se  procurer 
les  moyens  d'existence,  nécessaires  à  sa  famille,  il  travaille 
d'abord.  C'est  son  labeur  de  vigneron  ou  de  cultivateur  qui 
féconde  sa  propriété,  la  conserve,  l'accroit,  lui  permet  à  lui- 
même  d'enrichir  ses  biens  héréditaires  par  ses  acquêts  person- 
nels :  «  le  maître  de  maison  extrait  de  son  trésor  de  l'ancien 
et  du  nouveau2  ». 

Nous  commençons  donc  par  l'observer  dans  son  travail.  Après, 
nous  le  verrons  dans  son  chez  soi. 

Mais  puisque  le  travail  de  la  terre  collabore  dans  la  culture  à 
celui  de  l'homme,  nous  devons  nous  familiariser  de  suite  avec 
les  horizons  de  la  Palestine.  Il  faut  y  découvrir  quelles  énergies 
du  sol  et  du  climat  y  favorisent  ou  y  contrecarrent  le  laboureur, 
le  vigneron  et  le  berger  israélites. 

Situation  et  relief  de  la  Palestine.  —  Ouvrons  une  carte  de 
l'Asie  occidentale  :  au  sud-est  de  la  Méditerranée,  entre  le  rivage 
au  couchant,  le  Jourdain  ou  la  mer  Morte  au  levant,  une  con- 
trée se  resserre,  pareille  à  un  trapèze  redressé.  Au  nord,  elle  se 
termine  devant  la  brèche  du  Léonlès  ou  Nahr-el-Qasimieh,  qui 
la  sépare  de  la  Syrie  et  du  Liban.  Au  sud  la  frontière  de  l'Idu- 
mée  peut  se  marquer  à  l'embouchure  du  Ouâdy-Ghazzch  ou 
torrent  de  Gaza,  se  continue  devant  Beer-Scheba  et  se  termine 
au  midi  de  la  mer  Morte3. 


1.  Mt.  xiii,  27;  xiii,  52;  \x,  1  ;  xxiv,  43.  Le.  xn,  39. 

2.  Mt.,  xiii,  52. 

;{.  La  carte  qui  se  trouve  à  la  fin  de  ce  fascicule  donne  les  indications  nécessaires, 
présentement  et  dans  le  reste  de  cette  étude. 


16       LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF   A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

230  kilomètres  environ,  voiià  toute  la  longueur  de  ce  pays. 
Sa  plus  grande  largeur  est  d'environ  150.  La  surface  équivaut  à 
celle  de  la  Belgique  :  26.000  kilomètres  carrés. 

Ce  territoire  est  modeste  ;  mais  il  possède  une  histoire  : 
c'est  le  Pays  d'Israël,  le  Pays  de  l'Évangile.  Au  temps  où  le 
Sauveur  y  fondait  son  Église,  la  contrée  s'appelait  Palestine, 
chez  les  Grecs;  Judée,  chez  les  Romains;  Terre  de  Canaan, 
d'après  la  Bible,  et  chez  les  Juifs,  avec  emphase  et  religion,  le 
Pays. 

Le  caractère  principal  de  ce  modeste  territoire  s'empreint  vi- 
goureusement dans sa  structure  accidentée.  Il  se  compose,  en  gros, 
de  bandes  parallèles,  qui  se  différencient  par  le  modelé  et  le  relief. 
A  l'ouest,  des  plaines  longent  la  mer,  exhaussées,  onduleuses, 
parfois  même  ravinées.  Ce  sont,  du  sud  au  nord,  la  Séphéla,  la 
plaine  de  Saron,  et  celle  d'Acco  ou  Ptolémaïs.  Elles  manquent 
de  largeur;  elles  se  faufilent  en  bordure,  comme  repoussées  au 
levant  par  les  racines  allongées  d'une  chaîne  montagneuse,  qui 
saillissent  en  collines.  A  l'est  de  celles-ci  la  chaine  court,  du 
sud  au  nord,  elle  aussi.  Au  nord,  les  monts  de  Galilée  1.000  à 
1.200  mètres)  ;  au  sud,  les  monts  de  Juda  (700,  900  et  1.000  mè- 
tres); dans  l'entre-deux,  les  monts  d'Ephraïm  ou  de  la  Samarie. 
Au  point  de  vue  orographique,  ceux-ci  demeurent  les  monts  de 
Juda  sous  un  autre  nom.  La  Galilée  au  nord  et  la  Judée  au  sud 
se  partagent  aussi  la  montagne  palestinienne  comme  deux  pro- 
vinces naturelles. 

Dans  toute  la  longueur  de  ce  double  massif,  le  versant  médi- 
terranéen, quoique  raide,  s'incline  avec  moins  de  brusquerie  que 
son  opposé  à  l'orient.  Celui-ci  se  précipite  avec  d'après  ressauts 
dans  une  vallée  qui  plonge  elle-même  à  plus  de  V00  mètres 
au-dessous  du  niveau  de  la  mer.  C'est  la  vallée  du  Jourdain.  Des 
sources  jusqu'à  l'embouchure,  elle  se  creuse  de  91i  mètres,  sur 
un  parcours  qui  n'atteint  pas  40  lieues  à  vol  d'oiseau.  Unique 
au  monde,  cette  faille  étrange  s'abîme  par  chutes  et  degrés  : 
à  mesure  le  fleuve  serpente  et  bouillonne,  précipité  et  ralenti. 
On  le  dirait  perdu  au  fond  d'un  gigantesque  fossé.  Des  levées  de 
sable  le  dominent,  étagées  comme  des  terrasses.  Au-dessus  de 


LA    FORMATION    DU    PAYSAN   JUIF   AU    TEMPS   DE    JÉSUS-CHRIST.  17 

leurs  amoncellements,  la  montagne  surgit.  Ses  assises  dénudées 
figurent  le  glacis  d'un  formidable  rempart l. 

Entre  ce  haut  glacis  à  l'est,  la  Méditerranée  à  l'ouest,  la 
brèche  du  Léontès  au  nord,  les  steppes  et  les  rochers  de  l'Arabie 
Pétrée  au  sud,  une  contiée  s'abrite,  vraiment  une  et  originale. 
C'est  un  pays  de  caractère.  La  Bible  le  désigne  par  son  vrai  nom  : 
((  Pays  de  montagnes  et  de  vallées'1  ». 


La  Palestine  admet  l'élevage  et  veut  de  la  culture.  —  En- 
vers ses  habitants,  les  exigences  de  la  Palestine  obéissent  à  son 
relief  accentué  et  à  son  double  voisinage  :  la  mer  et  le  désert, 
les  eaux  profondes  et  l'absolue  sécheresse. 

D'abord  les  pentes  abruptes  des  vallées,  les  plateaux  secs  et 
calcaires  se  prêtent  naturellement  à  l'élevage  du  menu  bétail. 
Les  plaines  irriguées  et  les  fonds  humides  conviennent  encore 
aux  bœufs.  Mais  ce  n'est  pas  sans  une  certaine  parcimonie.  Un 
long  semestre  de  chaleur  intense  et  d'implacable  soleil  se  dé- 
roule chaque  année  entre  le  mois  de  mai  et  le  mois  d'octobre. 
C'est  la  saison  de  l'alizé  terrestre.  Le  vent  d'est  arrive  brûlant, 
sans  trace  d'humidité,  car  il  vient  de  traverser  le  grand  désert 
syro-arabe.  Parfois,  le  sirocco,  privé  d'ozone  et  accablant,  débus- 
que aussi  par  le  sud-est,  et  toujours  du  désert.  Les  graminées  se 
dessèchent  partout3.  Impossible  de  vivre  là,  dans  la  simplicité 
du  métier  pastoral.  C'en  est  fini  des  herbages  inépuisables, 
que  les  steppes  riches  de  la  Haute-Asie  offrent  si  royalement  aux 
Mongols.  De  toute  nécessité,  l'habitation  en  Palestine  compli- 
que le  problème  des  moyens  d'existence.  Pour  le  troupeau  lui- 
môme,  il  faut  tâcher  de  récolter  du  foin  ou  de  conserver  de  la 
paille,  et  de  les  produire  au  besoin. 


1.  Vigouroux,  Dictionnaire  de  la  Bible,  ait.  Jourdain,  Coupes  de  terrain,  d'après 
Mac  Coun,  The  Holy  Land.  D.  B.  V.  III,  1707,  1708.  (Les  références  au  Met.  de  la 
Bible  seront  désignées  par  le  slgle  D.  H.  V.). 

2.  Deuléronome,  xi,  11. 

:î.  Raedeker,  Palestine  et  Syrie,  Aperçu  géographique,  p.  xr.vii.  xlix.  —  Schneller. 
Connais-tu  le  Pays?  La  Palestine  et  la  Bible,  72,  84.  —  Cuinel,  Syrie,  Liban  et 
Palestine,  p.  579-580. 

2 


18      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    IL  IF   A   L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

Heureusement,  le  veut  d'ouest  reprend  l'empire  après  le  mois 
d'octobre.  Comme  il  arrive  de  la  mer,  tantôt  directement,  tan- 
tôt après  avoir  frappé  les  cimes  neigeuses  du  Liban,  il  roule  des 
nuages  cjui  s'accrochent  et  se  déchirent  aux  étages  superposés 
des  collines  ou  des  montagnes.  A  diverses  reprises,  jusqu'en 
mars  ou  avril,  ses  généreux  retours  favorisent  les  semailles  du 
blé,  de  l'orge  ou  des  légumes,  la  croissance  de  la  vigne,  le  ren 
dément  des  vergers  *. 

Aussi,  malgré  son  intercalation  dans  la  zone  des  déserts  de 
sable,  la  terre  de  Canaan  n'est  pas,  comme  l'Egypte  et  la  Chal- 
dée,  une  simple  oasis.  Sous  le  ciel  du  désert,  l'oasis  manque  de 
pluie.  L'irrigation  artificielle  est  nécessaire  pour  la  féconder  : 
on  la  demande  à  des  puits  ou  à  des  canaux  dérivés  des  fleuves. 
La  Palestine,  au  contraire,  possède  sa  naturelle  irrigation.  Elle 
ressemble  de  ce  chef  aux  régions  agricoles  du  littoral  arabi- 
que :  l'Hadramaout,  l'Yémen,  le  Hedjaz2. 

Les  Juifs  connaissaient  bien  cette  remarquable  différence  de 
leur  pays  avec  les  oasis.  Ils  conservaient  à  cet  égard  dans  leurs 
Livres  sacrés  le  mémorial  d'une  célèbre  expérience  vécue  par 
leurs  ancêtres.  D'après  le  Deutéronome,  Moïse  disait  au  peuple, 
avant  l'entrée  en  Canaan  :  «  Le  pays  où  tu  vas  habiter  n'est 
pas  comme  la  Terre  d'Egypte  que  tu  arrosais  avec  ton  pied, 
[en  rabattant  les  levées  des  rigoles,  alimentées  par  les  canaux]. 
Le  pays  où  tu  vas  entrer  est  un  pays  de  montagnes  et  de  val- 
lées, arrosé  par  les  eaux  du  ciel 3.  » 

Le  chaud  soleil  méditerranéen  se  met  aussi  à  l'ouvrage,  en 
concurrence  avec  les  pluies.  Grâce  aux  replis  nombreux  de  la 
montagne,  les  expositions  des  terrains  varient,  ici  plus  fraîches, 
et  ailleurs  fortement  réchauffées  par  des  encaissements  ro- 
cheux. Les  sols  varient  aussi  bien  :  tantôt  d'argile,  mêlée  de 
calcaire,  tantôt,  avec  des  poches  de  sable  et  des  affleurements 
basaltiques.  La  flore,  à  proportion,  se  mélange  et  s'enrichit.  On 
y  retrouve  les  plantes   méditerranéennes,  la  végétation  sèche 

1.  liaedeker,  Schneller,  loc.  cit. 

2.  Edmond  Domolins,  Comment  la  route  crée  le   Type  social,  i.  500.  :>oi.  202. 

3.  Deutéronome,  xi,  10,  il.  Cf.  vm,  7. 


LA    FORMATION    DU    PAYSAN   JUIF   AU    TEMPS    DE    JÉSUS-CIJ.RIST.  19 

des   steppes    syro-arabes,    et    des    importations    subtropicales, 
rappelant  la  Nubie  et  l'Abyssinie  '. 

Parmi  ces  productions  opulentes  et  variées,  la  culture  deve- 
nait facile  et  attrayante  pour  les  Juifs.  Le  sol  n'affichait  pas 
les  exigences  renfrognées  et  dures  des  climats  froids  avec  ter- 
rains pauvres.  Il  entraînait  son  ouvrier  par  ses  largesses  natu- 
relles :  c'était  avec  bonne  humeur  qu'il  invitait  son  homme  à 
l'exploiter,  et  avec  bonne  humeur  que  l'homme  prenait  la 
bêche  ou  le  hoyau. 

Mais  tous  les  sols  ne  supportent  pas  les  mômes  espèces  de 
culture.  Ils  produisent  de  ce  chef  bien  des  espèces  de  paysans. 
L'Israélite  ressemblait-il  au  Beauceron  qui  tire  le  blé  de  ses 
plaines,  où  les  sillons  se  creusent  à  perte  de  vue  dans  l'argile 
grasse  et  profonde?  ressemblait-il  au  Provençal,  dont  les 
sèches  collines,  parsemées  de  pierrailles  calcaires  et  fortement 
ensoleillées,  veulent  surtout  de  la  vigne,  des  oliviers,  des 
figuiers?  Est-ce  la  culture  des  céréales  ou  celle  des  vergers  qui 
prédomine  dans  le  travaildu  paysan  juif? 

Ni  l'une  ni  l'autre  absolument  :  un  mélange  des  deux,  qui 
constitue  l'originalité  de  la  Palestine  dans  les  pays  de  la  zone 
et  de  la  flore  méditerranéennes.  L'Israélite  exploitait  des  cul- 
tures variées  et  riches  de  céréales  et  de  fruits.  Nous  le  suivrons 
pas  à  pas  dans  ses  diverses  exploitations. 

La  vigne  et  les  vergers.  —  Lorsque  Flavius  Josèphe  décrit 
la  Terre  Sainte,  province  par  province,  voici  ce  qu'il  dit  de  la 
Judée  et  de  la  Samarie  :  «  Accidentées  l'une  et  l'autre,  et  pos- 
sédant aussi  des  plaines,  elles  sont  faciles  au  labour  et  gran- 
dement fertiles,  couvertes  d'arbres  qui  les  remplissent  d'espèces 
sauvages  montagnardes  et  d'espèces  cultivées  ».  Quant  à  la 
Galilée,  Josèphe  la  décrit  «  toute  grasse,  toute  pàtureuse,  telle- 
ment plantée  de  toutes  sortes  d'arbres  qu'elle  transforme  en 
cultivateurs  jusqu'aux  plus  indolents2  ». 

1.  Baedeker,  Syrie  et  Palestine,  Introduction,  l-li.  —  Buhl,£a  Société  Israélite, 
d'après  l'Ancien  Testament,  p.  2,  noie  1,  du  traducteur. 

2.  III   Guerre  des  Juifs,  m,  2,  4. 


20      LE   TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQCE    DE   JÉSUS-CHRIST- 

Si  fortement  accentués,  ces  faits  de  culture  arborescente 
rapprochent  la  Palestine  de  la  Grèce  et  de  la  Provence.  D'in- 
nombrables passages  de  la  Bible  et  de  la  Mischna  spécifient 
nommément  le  figuier,  l'olivier  et,  la  vigne. 

L'abondance  des  plants  et  la  richesse  des  cueillettes  offraient 
de  précieuses  ressources  pour  l'alimentation.  Chez  la  veuve  de 
Sarcphta,  le  prophète  Élie  se  nourrissait  de  pain  trempé  dans 
l'huile.  C'était  le  régime  de  son  hôtesse  et  du  fils  de  celle-ci. 
Le  pain,  là-bas,  se  trempe  dans  l'huile,  comme  dans  les  Flandres 
il  se  recouvre  de  beurre  et,  en  Lorraine,  de  caillé.  Des  prin- 
cesses, filles  de  David,  ne  dédaignaient  pas  de  confectionner 
des  crêpes  ou  des  gâteaux  pétris  de  farine  et  d'huile.  On  con- 
sommait aussi  beaucoup  d'olives  Elles  fournissaient  de  toute 
manière  un  aliment  d'importance,  beaucoup  plus  qu'un  hors- 
d'œuvre  ou  un  condiment1. 

Quant  au  figuier,  les  innombrables  produits  de  sa  double  et 
même  triple  récolte  annuelle  se  séchaient  et  se  conservaient. 
Nous  en  faisons  des  desserts;  mais  Israël  accumulait  des  provi- 
sions de  figues  séchées  et  pressées  en  forme,  qu'on  divisait  par 
tranches2. 

La  vigne  se  complantait  au  voisinage  du  figuier.  Favorisée 
par  la  nature  calcaire  du  sol  et  la  chaleur  du  climat,  elle  esca- 
ladait les  plus  hautes  branches  de  l'arbre  complaisant.  Les 
échalas  qui  supportent  les  vignes  de  la  Moselle  ou  du  Piémont 
se  briseraient  comme  des  fétus  en  Palestine.  Si  l'on  en  croit  les 
directeurs  des  colonies  agricoles,  réinstallées  de  nos  jours  par 
les  soins  des  Israélites,  il  n'est  pas  rare  d'y  récolter  des  grappes 
de  6  kilogr.  1/2.  Le  même  témoignage  nous  vient  d'un  mis- 
sionnaire qui  habita  longtemps  Bethléem.  Cela  aide  à  ima- 
giner la  fameuse  branche  de  vigne  que  les  explorateurs  envoyés 
par  Moïse  rapportèrent  d'Escol,  aux  environs  d'Hébron  :f. 

Ces  lourdes  grappes  se  conservaient  en  gAteaux  séchés  et 
comprimés  comme  ceux  de  figues.  On  en  tirait  encore  une  sorte 

1.  Il  Samuel,   \\v.  18.  1  liais,  \vn,  8,    16. 

2.  I  Samuel,  x\v,  18.  —  Mischna,  Douai,  v,  5. 

3.  Nombres,  mu,  24.  Guînet,  Syrie,  Liban  et  Palestine,  p.  581,  Schnellcr,  p,  120. 


LA    FORMATION    DU    PAYSAN   JUIF   AU    TEMPS    DE    JÉSLS-CIÎRIST.  21 

de  gelée,  par  la  cuisson  du  moût,  le  debasch  l.  Mais  elles  don- 
naient surtout  des  vins  :  les  doux  comme  les  secs;  les  rouges 
aux  tons  veloutés  et  presque  noirs;  les  blancs  aux  reflets  d'or 
et  de  topaze. 

Aussi  la  Bible  renferme  toute  une  morale  du  vin  à  l'usage 
des  buveurs.  Non  seulement  elle  censure  les  vulgaires  ivrognes, 
mais  elle  s'adresse  encore  à  de  fins  gourmets  dont  elle  honore 
les  goûts  :  «  Un  sceau  démeraude  serti  d'or  —  écrit  Jésus  ben 
Sirach,  —  telle  est  une  douce  mélodie  accompagnant  un  vin 
de  choix  ».  Le  vin  s'emploie  aux  plus  flatteuses  comparaisons  : 
«  Un  vin  nouveau,  ton  nouvel  ami  :  laisse-le  vieillir;  tu  le  dé- 
gusteras2 ». 

Pour  accorder  ces  produits  abondants  et  précieux,  la  vigne 
réclamait  surtout  de  menus  soins.  Isaïe  les  décrit  dans  une 
page  célèbre  :  «  Mon  ami  avait  une  vigne  sur  un  coteau  fertile  : 
il  en  remua  le  sol,  il  en  ôta  les  pierres;  il  y  planta  des  ceps 
exquis  ;  il  édifia  une  tour  de  garde  au  milieu  ;  il  creusa  le  pres- 
soir dans  le  rocher,  et  puis,  il  attendit  que  vinssent  les  rai- 
sins ».  Une  parabole  de  Jésus  remet  en  scène  la  même  série 
d'opérations.  Elles  se  complétaient  par  le  bêchage  du  sol,  le 
sarclage  et  la  taille,  à  diverses  reprises.  De  là,  cette  magnifique 
allégorie,  dans  l'Évangile  selon  saint  Jean  :  «  Je  suis  la  véritable 
vigne,  dit  Jésus  aux  apôtres,  mon  père  est  le  vigneron... 
Tout  sarment  qui  produit,  il  l'émonde,  afin  qu'il  donne  plus 
de  raisins...  Je  suis  la  vigne,  vous  êtes  les  sarments  3  ».  Ces 
images  parlent,  dans  un  pays  de  vignerons  qui  aiment  leurs 
cépages  et  ne  les  négligent  point. 

Mais  tout  compte  fait  des  façons  requises,  l'entretien  d'une 
vigne  demeure  facile  encore  —  surtout  en  Palestine,  où  le  sol 
et  le  climat  rivalisent  de  bonté.  Le  rendement  surpasse  le  tra- 
vail, et  de  beaucoup.  C'est  une  promenade  récréative,  que 
d'aller  voir  si  la  vigne  pousse.  Pans  le  Cantique  des  Cantiques, 
la  jeune  femme  dit  à  son  époux  :  «  Dès  le  matin  nous  irons  aux 

i.  Genèse,  xi.nt,  11.  Schneller,  122. 

2.  Ecclésiastique,  1%,  10  (Vulgate,  15);  \x\i,  25.  30;  \wn,  6.  Proverbes,  \\.  I. 

3.  Isale,  v,  2.  Matthieu,  \\\,  33.  Jean,  w.  1,  8. 


22      LE    TYPE    SOCIAL    Dl     PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

vignes;  nous  verrons  si  les  pampres  bourgeonnent,  si  les  bour- 
geons se  sont  ouverts  ».  Sans  doute  aussi,  la  vigne  exige  des 
factions  sur  la  tour  de  garde,  pour  éloigner  les  maraudeurs, 
bipèdes  ou  autres.  «  Prenez-nous  les  renards,  les  petits  renards 
qui  ravagent  les  ceps  »,  s'écrie  l'époux,  et  la  jeune  femme  dé- 
clare :  «  Ne  vous  étonnez  pas  de  mon  teint  noir  :  c'est  le  soleil 
qui  m'a  brûlée;...  on  m'a  mise  à  garder  la  vigne  '  ».  Tout  cela 
se  dit  gaiement,  comme  il  s'est  fait.  C'est  du  travail  facile  et 
qui  rapporte  gros. 

Facile  également,  et  rémunératrice,  la  culture  des  vergers.  A 
l'opposé  des  plantes  annuelles,  les  arbres  demeurent  sans  re- 
quérir de  travaux  analogues  aux  labours,  aux  semailles  ou  aux 
sarclages.  Vers  le  retour  de  la  belle  saison,  les  branches  s'é- 
mondent.  Et  puis  on  attend  la  cueillette  :  pas  n'est  besoin  d'ir- 
riguer ni  le  figuier  ni  l'olivier.  De  leurs  racines  et  de  leurs 
radicelles,  ils  perforent  les  sols  compacts,  ils  poursuivent  l'hu- 
midité aux  dernières  profondeurs.  Le  figuier  même  s'introduit 
par  des  poussées  infinitésimales  et  continues,  entre  les  moin- 
dres interstices  des  roches.  S'il  manque  du  galbe  et  de  la  pose 
que  l'olivier  se  donne  avec  tourment,  il  est  aussi  tenace  que 
lui,  malgré  l'apparence  molle  de  ses  branches  potelées  que  dé- 
pouille l'hiver.  Avec  l'olivier  donc,  il  rivalise  de  force  et  d'ingé- 
niosité pour  donner  la  valeur  aux  terrains  les  plus  secs,  les  plus 
mêlés  de  pierres,  les  plus  décourageants  pour  le  labourage.  Dans 
le  bilan  des  avances  du  sol  et  des  travaux  de  l'homme,  c'est  la 
colonne  des  avances,  que  ces  deux  arbres  surchargent  en  Pa- 
lestine. A  la  somme  des  efforts  humains,  ils  ajoutent  surtout 
de  légers  émondages  et  de  joyeuses  cueillettes.  Mais  voici  le 
correctif  de  ces  travaux  par  trop  aisés. 

La  culture  des  céréales.  —  Nous  savons  que  Jésus  emprunte 
ses  paraboles  aux  semailles,  aux  labours  et  à  la  moisson,  non 
moins  qu'aux  vignes  et  aux  vergers.  De  même,  quand  le  Deu- 
téronome  définit  la  Terre  Sainte   «  un  pays  de   vignes,   de  fi- 

1.  Cantiques,  1,  6;  II,    15;  vu,  13. 


LA    FORMATION    DU    PAYSAN    JUIF    AU    TEMPS    DE    JÉSUS-CBtftlST.  23 

guiers  et  de  grenadiers;  un  pays  d'olives,  d'huile  et  de  miel  », 
c'est  après  avoir  dit  «  un  pays  de  froment  et  d'orge  '  ». 

La  Mischna  nous  apprend  aussi  que  l'Israélite  semait  de 
l'épeautre,  une  variété  de  blé  dont  le  grain  adhère  à  l'enveloppe 
florale,  comme  dans  l'orge.  Les  Rabbins  énumèrent  encore  l'épi 
de  renard  ou  avoine,  le  seigle  et  le  riz.  Plusieurs  légumes 
figurent  au  milieu  des  plantations  agraires,  ou  sans  doute  ils  se 
cultivent  plus  en  grand  que  dans  les  simples  jardins.  Des 
champs  de  flageolets,  de  pois  chiches,  de  faséoles,  d'oignons, 
alternent  avec  ceux  de  courges  et  de  melons2. 

Dans  les  champs  aussi  bien,  des  textiles  se  cultivaient,  comme 
le  chanvre  et  le  lin  ;  des  colorants,  comme  l'indigo,  le  carthame, 
le  safran,  la  garance;  des  aromates,  comme  le  cumin,  la  men- 
the, l'anis;  des  épices,  comme  la  nigelle,  dont  les  grains  rem- 
plaçaient le  poivre  '. 

Chacune  de  ces  cultures  voulait  son  genre  de  soins  et  de  ter- 
rains; mais  toutes  se  ressemblaient  par  le  retour  annuel  des 
labours,  des  semailles,  du  hersage,  des  sarclages  et  de  la  ré- 
colte. C'est  ce  retour  annuel  de  grosses  façons,  avec  la  bêche, 
la  pioche  ou  la  charrue,  qui  façonnait  régulièrement  l'Israélite 
à  de  plus  forts  travaux  que  ceux  des  vergers  et  de  la  vigne. 

Dans  la  montagne,  une  charrue  circulerait  mal;  elle  risquerait 
de  se  briser  sur  les  roches  affleurantes  ou  les  pierrailles  épar- 
ses  qui  encombrent  les  champs4.  La  houe  servait  alors,  au  té- 
moignage d'Isaïe.  Elle  déracinait  à  fond  les  chardons  et  les 
ronces  qui  pullulaient  dans  les  terrains  secs.  Elle  s'attardait  et 
s'obstinait  à  ce  nettoyage,  comme  passionnée  de  ténacité  sous 
la  main  qui  s'y  attachait.  Si  le  montagnard  palestinien  n'ar- 
rache pas  la  broussaille  avec  un  soin  extrême,  il  arrivera  ce  que 
Jésus  racontait  :  «  Partie  de  la  semence  tomba  au  milieu  des 
épines,  et  les  épines,  croissant  avec,  l'étouffèrent 5  ».  Ce  sont 
des  exigences  de  cette  nature,  auxquelles  fait  allusion  la  scn- 

i.  Deutéronome,  vin,  8. 

2.  Mischna,  traité  Kilaïm,  i,  1:  n,  2,  i;  Péa,  ni,  3. 

3.  Isaie,  xxmii,  27.  —  Ml.  xxiii,  23.  —  Kilaim,  u,  5.  —  Schebiilh,  vu,  i,  2. 

4.  Mischna,  Baba  Mccia,  vi,  î. 

5.  Isaie,  vu,  25.  —  Luc,  vin.  7. 


24      LE   TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF   A   L'ÉPOQUE    DE    JÉSl'S-CHRIST. 

tence  de  la  Genèse  :  «  La  terre  te  produira  des  épines  et  des 
chardons...  A  la  sueur  de  ton  visage,  tu  mangeras  ton  pain1  ». 

Dans  les  régions  de  collines  plus  accessibles,  ou  de  plaines 
élargies,  les  mêmes  soins  attentifs  se  retrouvaient  au  manie- 
ment de  la  charrue.  Les  intellectuels  de  Jérusalem  en  rendaient 
témoignage  :  «  Le  laboureur  va  de  tout  son  cœur  à  tracer  des 
sillons,  dit  Jésus  ben  Sirach;  son  ambition,  au  laboureur,  est  de 
manier,  en  guise  de  lance,  l'aiguillon;  il  active  ses  bœufs,  et  il  se 
mêle  à  leurs  travaux2  ».  Probablement,  la  vue  de  cette  applica- 
tion suggéra-t-elle  à  Jésus  l'expressive  sentence  :  «  Qui  met  la 
main  à  la  charrue  et  regarde  en  arrière  n'est  pas  apte  au  règne 
de  Dieu3  ».  Le  Christ  veut  de  bons  ouvriers,  dont  le  regard 
comme  l'effort  de  bras,  se  concentre  au  labeur  :  c'est  dans  les 
champs  de  son  pays  qu'il  en  regarde  aller  et  venir  le  type  fa- 
milier. Deux  invités  de  ce  genre  se  récusent  dans  la  parabole 
du  festin  :  Le  premier  dit  :  «  J'ai  acheté  une  terre  ;  il  faut  que 
j'aille  la  visiter.  Tiens-moi  pour  excusé,  je  te  prie  ».  Le  second 
dit  :  «  J'ai  acheté  cinq  paires  de  bœufs,  et  je  vais  les  essayer 
au  joug.  Je  te  supplie  de  m'excuser 4».  Voilà  des  excuses  de 
solides  paysans,  qui  préfèrent  les  soins  de  leur  culture  aux 
délices  d'un  banquet. 

Aussi,  les  Juifs  comptaient  comme  producteurs  de  blé  dans 
le  monde  antique;  non  certes  au  même  rang  que  les  Égyptiens 
ou  les  Babyloniens,  mais  en  bonne  place  encore.  Leur  grande 
joie  terrestre,  dit  un  psaume,  c'est  «  l'abondance  du  froment 
et  du  vin  nouveau  »  :  une  prospérité  de  la  culture  où  le  blé 
tient  sa  place  au  même  rang  que  la  vigne3.  Aussi,  les  paraboles 
de  Jésus  supposent  devant  ses  yeux  de  belles  moissons,  drues 
et  fortes.  Le  rendement  est  de  trente  pour  un,  soixante  et  même 


1.  Genèse,  ni,  18. 

2.  Ecclésiastique,  xxxvm,  25,  26.  —Type  des  charrues  juives,  I).  B.  V.  II.  602 
et  s.,  lig.  325,  329.  —  Benzinger,  Vues  et  Documents  bibliques.  127.  139,  [140,  li^. 
325,  329. 

3.  LUC,  XI,  62. 

4.  Luc,  Xiv,  16,  20. 

5.  Psaume  VI,  8.  De  môme,  la  ruine  du  pays  de  Juda  se  représente  danslsaïe  par 
la  disette  des  céréales  et  des  raisins,  Is.  v,  10. 


LA.    FORMATION    DU    PAYSAN    JUIF    AU    TEMPS    DE   JÉSUS-CHRIST.  2o 

cent,  dit  le  Sauveur,  lorsque  la  terre  est  bonne.  Relativement 
à  l'expérience  d'un  Beauceron  ou  d'un  Flamand,  cette  grada- 
tion semble  fabuleuse;  mais  à  supposer  même  que  Jésus  voulût 
forcer  les  chiffres  dans  un  récit  d'intention  symbolique  et  mo- 
rale, il  est  à  croire  qu'il  ne  proposait  pas  d'invraisemblables 
comparaisons  aux  paysans  qui  l'écoutaient1. 

En  même  temps  que  les  gros  labours,  les  Juifs  exécutaient 
de  fins  travaux  soignés  :  leurs  diverses  cultures  s'alignaient  sur 
des  terrains  étroits,  de  surface  inégale  et  de  forme  irrégulière, 
où  il  fallait  utiliser  jusqu'aux  moindres  recoins.  «  Le  laboureur, 
dit  Isaïe,  est-il  à  labourer  toujours,  à  ouvrir  le  terrain  et  à 
passer  la  herse?  Quand  il  a  bien  aplani  la  surface,  ne  sème- 
t-il  pas  la  nigelle,  ne  sème-t-il  pas  le  cumin?  Ne  met-il  pas  le 
froment  en  lignes,  l'orge  à  sa  place  marquée  et  l'épeautre  en 
bordure?2  » 

Nous  retrouvons  les  mêmes  pratiques,  énumérées  dans  la 
Mischna.  Un  champ  de  blé  rectangulaire  admettait  des  ran- 
gées doubles  de  concombres,  de  courges  ou  dé  fèves,  interca- 
lées comme  de  larges  raies.  Une  pièce  de  terre  carrée  admet- 
tait quatre  semences  différentes  à  chacun  des  quatre  angles, 
une  cinquième  dans  le  milieu3.  Ainsi  des  finesses  de  jardinier 
se  combinaient  aux  rudes  besognes  du  laboureur,  pour  corriger 
à  propos  les  trop  grandes  facilités  des  cultures  arborescentes. 

Deux  exigences  particulières  du  sol  et  du  climat  réclamaient 
également  certains  ouvrages  subsidiaires  qui  exerçaient  encore 
l'activité  du  paysan. 

Les  terrasses  et  les  citernes.  —  Durant  l'hiver,  l'abondance 
des  eaux  pluviales  entraîne  les  terres  meubles  qui  recouvrent 
les  pentes,  ordinairement  très  escarpées;  durant  l'été,  la  pluie 
manque.  De  plus  en  plus,  le  soleil  monte  au  zénith.  La  cani- 
cule sévit  du  commencement  d'août  aux  premiers  jours  d'oc- 
tobre. Tandis  que  les  arbres  et  la  vigne  supportent  bien  ces 

1.  M  t.  xiii,  8. 

2.  Isate,  xxvin,  23,  26. 

3.  Baba  Qdma,  m,  4. 


26      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-C11RJST. 

ardeurs,  les  légumes  aux  tissus  mous  et  sans  racines  profondes 
se  flétrissent.  Des  chardons  envahissent  les  terrains.  Plus  de  ri- 
vières, ni  même  de  ruisseaux  dans  les  ravins  et  les  gorges  : 
des  galets  blancs  tout  secs,  des  argiles  crevassées  l.  La  séche- 
resse brûlante  a  remplacé  la  pluie  dévastatrice. 

A  ces  redoutables  visiteuses,  de  retour  chaque  année,  les 
Juifs  durent  opposer  certains  travaux  de  défense.  D'une  part, 
ils  élevèrent  de  petits  murs  en  pierre  sèche,  hauts  d'un  mètre 
environ,  pour  maintenir  les  terres  menacées  d'éboulement. 
Sans  grandes  recherches,  les  matériaux  se  ramassaient  à  même, 
sur  les  versants  des  montagnes;  mais  comme  le  danger  était 
universel,  les  soutènements  s'étageaient  par  gradins  successifs, 
dans  toute  la  longueur  des  vallées.  Nous  retrouvons  de  pareils 
ouvrages  sur  les  collines  qui  regardent  le  littoral  de  Nice  ou  de 
la  Provence,  comme  dans  la  Palestine  contemporaine. 

Leur  avantage  est  double,  en  un  pays  où  la  richesse  des 
cultures  et  l'abondance  de  la  population  exigent  l'utilisation 
des  plus  étroits  recoins  dans  les  replis  des  montagnes.  En 
même  temps  que  les  murs  défendent  le  sol  exploité,  ils  multi- 
plient son  étendue.  Sur  une  même  terrasse  les  champs  de  blé 
s'allongent  entre  des  rangées  d'arbres2. 

Mais,  à  la  différence  des  fellahs  modernes,  les  Juifs  contem- 
porains de  Jésus-Christ  ne  redoutaient  pas  les  exactions  d'une 
fiscalité  rapace,  dépourvue  de  contrôle,  Apre  à  taxer  cruelle- 
ment les  moindres  signes  de  progrès  dans  le  bien-être.  Aussi, 
les  cultures  en  terrasses  croissaient  et  se  multipliaient  du  menu1 
pas  que  les  familles.  Des  restes  de  murailles,  des  ruines  de 
gros  villages  se  reconnaissent  maintenant  sur  des  pentes  in- 
cultes, abandonnées  aux  chardons. 

Aussi,  ne  pas  entretenir  les  soutènements  de  ses  terres  cons- 
tituait l'un  des  péchés  locaux  du  mauvais  paysan.  La  Bible 
encore  le  censure  :  «  J'ai  longé  le  champ  du  paresseux  et  la 
vigne  de  l'imprévoyant,  —  dit  le  Livre  des  Proverbes;  —  des 
ronces  couraient  de  toutes  parts  et  le   mur  de   pierres   était 

1.  Sclmellcr,  77,  70,  98,  102.  —  Stapper,  209,  210. 

2.  Misclina,  Péa,  ni,  1 


LA   F0RMATI0X    DU    PAYSAN    JUIF   AU   TEMPS   DE   JÉSUS-CHRIST.  27 

écroulé1.  »  Une  fois  établis,  en  effet,  ces  murs  d'appui  requé- 
raient un  entretien  attentif  et  constant.  Par  raffouillement  sour- 
nois des  pluies  réitérées  ou  sous  les  coups  subits  d'un  furieux 
orage,  des  pierres  se  disjoignaient,  des  fissures  devenaient 
brèches,  les  terres  descendaient,  endettées  peu  à  peu  ou  entraî- 
nées en  bloc  par  un  torrent  d'une  heure2.  Il  fallait  donc,  tout 
l'hiver,  activement  veiller  au  bon  état  des  terrasses. 
,  D'autre  part,  en  vue  de  la  sécheresse  que  ramenait  l'été,  les 
Juifs  aménageaient  des  citernes.  Ils  les  creusaient  à  vif  du  roc 
ou  bien  les  cimentaient.  Des  voûtes  les  recouvraient,  avec  des 
ouvertures  pour  y  puiser  au  seau.  Des  canaux  de  dérivation  fa- 
cilitaient l'arrosage  des  jardins;  d'autres  conduits,  souterrains 
ou  à  ciel  ouvert,  alimentaient  ces  réservoirs.  Ils  exigeaient  natu- 
rellement des  opérations  de  curage  périodique  :  l'eau  entraî- 
nait toujours  des  parcelles  argileuses  qui  se  déposaient  en 
fonds  vaseux.  Ou  bien  le  ciment  se  disjoignait  :  une  citerne 
fissurée  symbolise  pour  Jérémie  les  espérances  vaines  des  reli- 
gions idolâtriques  :  «  Ils  m'ont  abandonné,  moi  la  Source  des 
eaux  vives,  dit  Yahwé;  ils  se  creusent  des  citernes,  des  citernes 
fêlées  qui  ne  retiennent  pas  l'eau3!  »  Les  citernes  contribuaient 
ainsi  à  faire  la  main  aux  Juifs  pour  les  travaux  soignés  et  pré- 
voyants. 

Elles  leur  permettaient  une  culture  maraîchère  très  abon- 
dante, où  se  développaient  encore  certaines  qualités  de  fini  la- 
borieux. Ils  tiraient  de  leurs  jardins  petits  pois,  flageolets, 
concombres,  citrouilles,  melons,  pastèques,  potirons,  laitue, 
chicorée,  moutarde,  navets,  choux  raves,  épinards,  aulx,  écha- 
lottes,  oignons4.  Aussi,  les  faubourgs  de  Jérusalem  étaient  cé- 
lèbres chez  les  Grecs  par  leurs  ceintures  d'opulents  jardins. 
Sous  leurs  ombrages,  sans  doute,  fut  médité  ce  conseil  d'un 
Sage,  au  Livre  des  Proverbes  :  «  Bois  l'eau  de  ta  citerne;  bois 
aux  ruisseaux  qui  jaillissent  de  ton  réservoir  ».  De  là  encore, 


1.  Proverbes,  \xi\,  :\0,  3G. 

2.  Schneller,  U8.  G.  Ml.  mi,  24,  27. 
:?.  Jérémie,  xxxvm,  6,  11,  12;  il,  1.3. 
i.  Mischna,  hilaim,  i,  1,  2,  3,  5. 


28       LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JLIF   A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSL "S-CHSIST. 

cette  gracieuse  image  du  Cantique  :  «  Ine  fontaine  dans  un 
jardin;  une  source  d'eaux  vives1.  » 

A  raison  de  ces  avantages,  la  possession  d'une  citerne  pre- 
nait une  telle  valeur  aux  yeux  des  Juifs,  que  si  l'on  vendait  un 
immeuble,  la  citerne  souterraine  qu'il  pouvait  renfermer  de- 
meurait en  dehors  de  la  vente,  quand  même  l'acte  eût  porté 
qu'on  vendait  le  bâtiment  avec  sa  profondeur  et  sa  hauteur 
entières.  La  présomption  demeurait  pour  le  maintien  de  la  ci-, 
terne  à  son  propriétaire  2.  C'était  la  vie  du  jardin  et  un  délice 
de  fraîcheur.  Lorsque  Sennachérib,  roi  d'Assyrie,  veut  s'assurer 
la  soumission  des  Judéens,  il  leur  propose  un  traité  sur  ces 
bases  :  «  Chacun  de  vous  mangera  de  sa  vigne  et  de  son  figuier; 
chacun  de  vous  boira  de  sa  citerne3  ». 

Qualités  du  paysan  juif.  —  Nous  possédons  maintenant  les 
éléments  variés  qui  nous  permettent  de  les  apprécier.  L'éle- 
vage du  bétail  et  les  cultures  arborescentes  imposent  à  cet 
homme  de  faciles  travaux,  très  largement  rémunérés  par  le 
croît  du  troupeau  et  la  cueillette  des  fruits.  Ses  cultures  de  cé- 
réales lui  demandent  de  plus  rudes  efforts,  mais  attrayants 
aussi  bien,  tant  les  avances  du  sol  et  du  climat  sont  généreuses, 
tant  la  récolte  surabonde.  Les  terrasses,  les  citernes,  les  jardins 
multiplient  les  taches  soignées  ou  fortes,  accentuant  ainsi  le 
développement  d'une  activité  plus  prévoyante  et  plus  intense 
que  ne  l'exigent  l'art  pastoral  et  la  cueillette  des  fruits.  Toute 
une  série  de  productions  complémentaires  se  coordonne  dans 
I3  programme  de  vie  du  paysan  juif  :  il  y  maintient  un  équi- 
libre où  se  manifeste  de  sa  part  une  avisée  et  courageuse  ré- 
ponse aux  exigences  de  son  pays. 

Mais  ces  dernières  se  mélangent  aussi  bien  des  signalées 
avances  que  nous  avons  remarquées.  On  s'explique  par  là  un 
certain  sens  de  l'effort  qui  se  combine,  chez  le  paysan  juif,  à 


1.  Proverbes,  v,  15.  —  Cantique,  iv,  1j.  —  Timocharès,  ap.Reinach,  Textes  d'au- 
teurs grecs  et  romains  relatifs  au  judaïsme,  p.  53. 

2.  Mischna,  Baba  Batfira,  IV,  2. 

3.  II  /lois,  xviit,  32  (Vulgate,  iv  . 


LA   FORMATION    DU    PAYSAN    JUIF   AU    TEMPS    DE    JÉSUS-CHRIST.  29 

une  confiance  très  optimiste,  aux  ressources  naturelles  de  son 
«  bon  pays  ».  —  «  Uq  bon  pays,  pays  de  torrents,  de  sources, 
d'eaux  profondes,  qui  jaillissent  dans  les  vallées  et  dans  les 
montagnes;  un  pays  de  froment  et  d'orge,  de  vigne,  de  figuiers 
et  de  grenadiers;  un  pays  d'oliviers,  d'huile  ou  de  miel;  où  tu 
mangeras  du  pain  en  abondance,  où  tu  ne  manqueras  de 
rien1.  »  Chaque  mot  tressaille  d'espoir,  dans  cette  riche  et  allé- 
chante énumération;  mais  en  même  temps,  le  sens  de  l'effort 
s'accuse  dans  une  haine  et  un  mépris  de  la  paresse,  dont  les 
Proverbes  sacrés  témoignent  fréquemment2. 

Malgré  ces  exigences  pénibles  de  la  terre,  l'aptitude  à  l'effort 
ne  se  montre  pas  chagrine  ou  mélancolique  chez  le  paysan 
israélite.  Nous  chercherions  en  vain,  chez  lui,  le  type  des  cli- 
mats de  notre  Europe  centrale  ou  nord- occidentale.  Dans  les 
contrées  de  ces  zones,  des  pluies  en  toute  saison,  des  gelées  du- 
rant l'hiver  et  au  printemps,  des  chaleurs,  une  année  tempérées 
et,  la  suivante,  excessives  rendent  la  production  de  toutes  les 
denrées  moins  spontanée,  moins  copieuse,  plus  incertaine  de  sa 
valeur  et  de  sa  quantité.  Au  lieu  des  prévenances  régulières  de 
la  saison  pluvieuse  et  de  la  saison  chaude,  les  surprises,  les 
mécomptes,  après  avoir  peiné  :  le  désespoir  d'une  gelée  de 
mai  ou  d'une  grêle  en  août,  pour  le  vigneron  de  la  Moselle! 
Alors,  cet  homme  devient  méfiant,  avec  une  nuance  de  scepti- 
cisme pessimiste  à  l'égard  des  saisons.  Si  le  temps  demeure  au 
beau,  il  craint  trop  de  soleil  ;  si  la  pluie  le  rafraîchit,  il  redoute 
qu'elle  dure  trop.  C'est  dans  le  passé  volontiers  qu'il  découvre 
la  bonne  vendange,  trouvant  toujours  quelque  défaut  considé- 
rable à  celle  qui  se  prépare  ou  qui  s'achève.  Mais  le  paysan  juif 
ignore  ces  regrets  ou  ces  inquiétudes,  d'une  manière  habituelle. 
Les  avances  de  la  terre  et  son  rendement  splendide  le  reposent 
dans  une  confiance  foncière  aux  dons  et  aux  ressources  de  son 
bon  pays. 

1.  Deutéronomc,  vu,  7,  9. 

2.  Proverbes,  vr,  6,  11  ;  xx,  4  ;  xxiv,  30,  34.  —  Voir  aussi  Genèse,  m,  17,  18. 


II 


LES  ORIGINES  DU  PAYSAN   JUIF 

Pourquoi  les  rechercher?  —  Nous  avons  établi  que  la  Pales- 
tine exige  la  culture,  lorsqu'une  population  s'y  fixe  à  l'état  sé- 
dentaire. Cette  exigence  devenait  sensible  aux  Juifs  sous  forme 
d'encouragements,  par  l'abondance  et  par  la  variété  des  pro- 
ductions locales;  sous  forme  de  privations  à  éviter,  lorsque  se 
constatait  l'insuffisance  des  travaux  de  simple  récolte,  pâturage 
ou  cueillette.  Indigence  et  attraits  stimulaient  à  l'envi  le  désir, 
puis  l'effort,  afin  de  se  procurer  un  bien-être  manquant,  mais 
d'une  conquête  facile  encore. 

Le  Juif  donnait  cependant  une  réponse  tellement  complète  à 
ces  deux  exigences,  qu'on  ne  saurait  y  voir  le  seul  effet  de  pri- 
vations ou  d'encouragements  dus  à  la  flore  et  au  climat,  et,  par 
là  môme,  tout  extérieurs.  Parmi  des  conditions  identiques,  les 
Bédouins  des  environs  de  Madaba,  sur  la  rive  gauche  du  Jour- 
dain, font  cultiver  leurs  terres  par  des  fellahs  qu'ils  vont  louer 
aux  environs  de  Jérusalem.  Ces  paysans  s'engagent  à  la  culture 
demandée,  moyennant  abandon  des  quatre  cinquièmes  ou  des 
trois  quarts  de  la  récolte,  pour  leur  salaire1.  Ainsi,  les  tribus 
pastorales  dont  ils  ensemencent  et  moissonnent  les  terres  éprou- 
vent une  telle  répugnance  pour  le  labourage  quelles  préfèrent 
s'en  exonérer,  même  à  un  taux  désavantageux,  ba  vie  serait 
donc  possible  encore  en  Palestine,  avec  de  ces  combinaisons  entre 

1.  R.  P.  Jaussen,  0.  P.  Coutumes  arabes  ù  l'est  du  Jourdain  (Revue  biblique 
1902,  p.  606). 


LES   ORIGINES   DU    PAYSAN   JUIF.  31 

nomades  pasteurs  ou  sédentaires  agriculteurs.  C'était  sans  doute 
à  de  sembla!) les  arrangements  que  recouraient  les  Réchabites  : 
issus  de  nomades,  ils  arrivaient  du  pays  de  Madian  comme 
alliés  et  coreligionnaires  d'Israël,  quand  il  entra  en  Palestine. 
Tandis  que  ce  dernier  vivait  eu  sédentaire  et  en  cultivateur,  les 
Réchabites  habitaient  sous  la  tente,  ne  faisaient  point  de  se- 
mailles, ne  plantaient  pas  de  vignes,  ne  buvaient  pas  de  vin. 
Ils  parcouraient  les  Déserts  sur  la  frontière  méridionale  du  Pays 
de  Juda  :  les  déplacements  de  la  vie  nomade  et  les  ressources 
du  pâturage  leur  permettaient  d'échapper  aux  exigences  du 
lieu  en  Palestine.  Probablement  encore  demandaient-ils  leurs 
provisions  de  blé  ou  de  légumes  à  des  achats  près  de  séden- 
taires, quitte  à  leur  vendre  aussi  du  bétail  ou  de  ses  produits  *. 

Contrairement  à  ces  mœurs,  les  Juifs  contemporains  de  Jésus- 
Christ  ne  cherchaient  à  éluder  les  exigences  du  lieu  sur  la  cul- 
ture, ni  par  la  vie  nomade,  ni  par  des  locations  de  terre  à  des 
colons,  ni  par  achats  de  céréales.  A  l'encontre  des  Réchabites  et 
autres  types  de  Bédouins,  ils  se  montrent  à  nous  en  possession 
d'aptitudes  agricoles  que  le  séjour  en  Palestine  demande  bien, 
mais  ne  saurait  produire  à  lui  tout  seul.  On  est  porté  dès  lors  à 
rechercher  la  cause  de  ces  aptitudes  dans  un  genre  de  vie  anté- 
rieur à  l'entrée  au  Pays  de  Canaan.  La  formation  agricole  se 
serait  alors  développée  dans  le  passé  de  la  race  et  dans  ses  mi- 
grations. Quelles  routes  et  quelles  étapes  façonnèrent  donc  le 
type  du  Juif  agriculteur? 

Tel  est  le  problème  qui  s'impose  ;  nous  travaillerons  à  le  ré- 
soudre par  la  méthode  régressive,  allant  ainsi  pas  à  pas,  d'une 
étape  connue  à  celle  dont,  immédiatement,  elle  trahit  l'orientation. 

DU    SIÈCLE   DE    JÉSUS    AU    RETOUR    DE    BvRYLONE.     —    Lorsque    le 

premier  Livre  des  Macchabées  décrit  la  paix  et  la  prospérité 
nationales  sous  le  règne  de  Simon,  il  s'exprime  de  la  sorte  : 
«  Chacun  était  assis  sous  sa  vigne  et  sous  son  figuier  ».  Voilà  le 
tableau  classique  et  le  rêve  populaire  :  en  deux  trails,  ils  idéa- 

1.  Jérémie,  wxv,  1,  11.  Nombres,  \,  2\).  Juges,  iv.  11,  17;  v,  24.  I  .Samuel,  w. 
G;  xxvn,  10;  xxx,  29. 


32      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CURIST. 

lisent  la  saine. joie  du  paysan,  sa  détente  ravie,  après  de  chaudes 
et  rudes  journées.  Le  texte  dit  encore  :  «  Chacun  labourait  son 
champ  ;  le  sol  donnait  ses  produits  et  les  arbres  leurs  fruits  '  ». 
Des  cultures  variées  et  riches  apparaissent  là  ;  seulement  c'est 
au  verger  et  à  la  vigne  que  le  Juif  demande  l'ombrage  pour  ses 
récréations  et  pour  ses  siestes.  L'ensemble  du  tableau  nous 
reporte  à  135  ans  en  arrière  de  Jésus-Christ. 

Reculons  de  quinze  ans.  Un  document  pseudépigraphe,  la 
Lettre  d'Arts  té  e  nous  dira  :  «  La  culture  et  le  labourage  doivent 
être  entrepris  avec  zèle,  moyennant  quoi  les  montagnards  (de  la 
Palestine)  obtiennent  de  riches  produits...  Dans  le  fait,  la  peine 
dépensée  pour  le  labour  est  considérable.  Le  pays  est  planté 
serré  en  oliviers,  céréales  et  légumineuses;  de  plus,  riche  en 
vignes  et  en  miel.  Les  autres  fruits  et  les  dattes  ne  peuvent  se 
compter.  Le  bétail  de  tout  genre  est  en  nombre  ;  le  pâturage, 
très  abondant  2  ». 

Le  même  état  des  cultures  se  retrouve  encore  à  l'époque  de 
Néhémie,  vers  450  av.  Jésus-Christ.  C'était  dans  la  période  où  la 
nation  proprement  juive  achevait  de  s'organiser.  Un  siècle  avait 
suivi  le  retour  de  l'exil  sur  les  canaux  de  Babylone.  Les  descen- 
dants des  rapatriés  s'acharnaient  à  l'ouvrage.  Le  jour  môme  du 
sabbat,  oublieux  de  la  Loi  divine,  ils  foulaient  au  pressoir  et  ils 
rentraient  des  gerbes,  ils  chargeaient  leurs  ânes  de  figues,  de 
raisins  ou  de  vin,  puis  se  rendaient  au  marché  de  Jérusalem. 
Comme  voilà  bien  des  paysans,  ennemis  du  chômage,  riches  en 
blé  comme  en  fruits,  faisant  négoce  de  leur  surplus  varié3  ! 

Ainsi,  durant  cinq  siècles  et  demi  en  arrière  de  Jésus-Christ, 
la  formation  agricole  des  Juifs  palestiniens  se  maintient  sensi- 
blement au  même  degré  d'intensité.  Remontons  donc  plus  haut 
encore,  pour  en  décrire  la  genèse. 

Avant  l'exil.  —  Tout  le  monde  connait  L'invraisemblable  et 
pourtant   historique   aventure   de   cette   déportation   en   masse 

1.  I  Macchabées,  xix,  8,  12. 

2.  Lettre  d'Aristcc,  jj§  107,   112. 
:s.  Néhémie,  xm,  5. 


LES    ORIGINES    DU    PAYSAN    JUIF.  'XI 

d'Israël  et  de  Juda  par  les  rois  de  Babylone.  Ces  razzias  de  po- 
pulations rentraient  dans  l'ordinaire  politique  d'une  monarchie 
militaire,  issue  de  ces  Chaldéens  pillards  qui  exploitèrent 
d'abord  les  populations  commerciales,  agricoles  et  industrielles 
du  Bas  Euphrate  et  puis  s'assurèrent  par  degrés  l'hégémonie 
des  régions  que  traversait  le  trafic  de  la  Chaldée  à  l'Asie  Mi- 
neure, et  de  celle-ci  à  la  Syrie  et  à  l'Egypte1.  Sur  ce  parcours 
entier  de  leurs  conquêtes,  ils  rencontraient  des  laboureurs,  des 
artisans,  des  marchands,  bien  installés,  riches  et  jalonnant  le 
pourtour  du  grand  désert  syro-arabe.  De  ces  populations  vain- 
cues et  productives,  le  clan  vainqueur  et  improductif  prévenait 
les  révoltes  et  s'assurait  les  services,  par  la  transplantation  en 
masse,  tout  particulièrement  de  leurs  plus  riches  et  plus  actifs 
éléments.  On  ne  laissait  dans  le  pays  que  des  paysans  ruinés  ou 
de  moins  capables  ouvriers.  Jérémie  et  le  Livre  des  Bois  nous 
décrivent  ces  procédés.  Les  bas-reliefs  assyriens  en  donnent  la 
sensation  :  ils  alignent  des  files  interminables  de  captifs;  tantôt 
les  bras  liés,  et  comme  tordus  derrière  le  dos,  ils  marchent 
courbés  sous  le  bâton  des  gardiens;  tantôt,  déliés,  ils  poussent 
des  ânes  chargés  de  provisions,  montés  par  des  enfants  ou  par 
des  femmes  2.  Ces  cruelles  déportations  constituaient  en  somme 
des  engagements  forcés  de  main-d'œuvre  industrielle  ou  agri- 
cole. Babylone,  à  elle  seule,  en  exigeait  autant  qu'une  province, 
avec  son  étendue  cinq  fois  plus  grande  que  celle  de  Paris,  et  sa 
vie  luxueuse. 

C'est  justement  le  besoin  de  main-d'œuvre  agricole,  qui  se 
trahit  dans  la  proposition  de  Sennachérib  aux  assiégés  de  Jéru- 
salem. «  Rendez-vous  à  moi;  je  vous  emmènerai  dans  un  pays 
comme  le  vôtre  :  un  pays  de  blé  et  de  vin,  d'oliviers,  d'huile 
et  de  miel :!.  » 

Cette  proposition  ne  se  justifierait  pas  sans  l'intention  pratique 
d'exploiter  le  savoir-faire  agricole  manifesté  par  les  Judéens. 

1.  E.  Habelon,  La  société  assyrienne  (Se.  soc,  I,  241,  245  et  suivA  — J.  Mous- 
lior,  L'Art  à  Ainive  et  à  Babylone  {Se.  soc.  VII,  250  et  suiv.). 

2.  Layaid,  Monuments  of  Nineveh,  2e  série,  pi.  XVIII  et  suiv.  jusqu'à  L.  — 
Jérémie,  lu,  il,  15,  16,  27,  30;  II  Rois.  xxv. 

:*.   M  Itois,  xviii,  32. 

3 


34       LE   TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF    A    L  ÉI'OQUE    DE    JESUS-CHRIST. 

De  fait,  le  prêtre  chaldéen  Bérose  nous  apprend  que  Nabucho- 
donosor  distribua  aux  déportés  les  meilleures  terres  de  la  Ba- 
bylonie  *.  C'était  une  sage  opération,  bien  convenable  au  potentat 
qui  réparait  le  fameux  canal  royal  ou  Naharmalka,  créé  treize 
cents  ans  auparavant  par  Hammourabi2.  Au  milieu  des  terres 
à  blé  que  ces  canaux  irriguaient,  vers  des  prairies  bordées  de 
saules,  les  colons  s'établirent,  comme  le  rappelle  le  Psaume, 
«  sur  les  fleuves  de  Babylone3  ».  Aussi,  le  Prophète  Jérémie 
résumait  bien  les  exigences  de  la  situation  et  les  moyens  des 
exilés,  dans  ce  conseil  :  «  Bâtissez  des  maisons  et  habitez-les; 
plantez  des  jardins  et  mangez-en  les  fruits  4  ». 

Avant  l'exil  comme  après  le  retour,  les  ancêtres  du  peuple 
juif  sont  donc  au  même  degré  agriculteurs. 

C'est  ce  qu'achèvent  de  nous  montrer  des  témoignages  rela- 
tifs aux  époques  antérieures,  soit  des  Bois  soit  des  Juges. 

L'auteur  du  Livre  des  Rois  représentait  déjà  le  repos  de 
chacun  sous  sa  vigne  et  sous  son  figuier,  depuis  Dan  jusqu'à 
Beerscheba,  c'est-à-dire  depuis  le  Liban  jusqu'au  Désert  du  Sud, 
comme  la  grande  bénédiction  du  règne  de  Salomon.  Ce  roi 
fournissait  à  Hiram,  son  allié  tyrien,  vingt  cors  d'huile  d'olives 
broyées,  —  soixante-dix-huit  hectolitres,  —  et  vingt  mille  cors  de 
froment,  pour  les  besoins  du  palais.  D'après  le  prophète  Ézé- 
chiel,  la  ville  même  de  Tyr  importait  son  blé,  son  huile,  son 
miel,  son  baume,  des  royaumes  d'Israël  et  de  Juda5. 

De  même,  à  l'époque  des  Juges,  les  Enfants  d'Israël  vivent  en 
sédentaires,  que  leurs  voisins  nomades  viennent  piller,  et  qui 
se  fortifient  dans  les  montagnes  :  «  Quand  Israël  avait  semé, 
Madian  montait  avec  Amalec  et  les  Fils  de  l'Orient,  et  ils  mar- 
chaient contre  lui.  Campés  au  milieu  d'Israël,  ils  dévastaient  les 
productions  de  la  terre  jusque  près  de  Gaza,  et  ne  laissaient 
aucune  subsistance,  ni  brebis,  ni  bœufs,  ni  ânes.  Ils  montaient 
avec  leurs  troupeaux  et  leurs  tentes,  semblables   à  des  nuées 

i.  Bérose,  Fragment XIV  (cité  par  Josèpbe,  Contre  Apion,  I.  19,  20). 
2.  Babclon,  La  société  assyrienne  (Se.  soc,  I,  350  . 
:t.  psaume  CXXXVIl  [Vulg.,  cxwvi). 

4.  Jérémie,  \xi\,  5. 

5.  1  Rots,  n.2:>;  v,  il.  —  Ézéchiel,  \\\n,  17. 


LES    ORIGINES    DU    PAYSAN    JUIF.  35 

de  sauterelles.  Eux  et  leurs  chameaux,  ils  étaient  innombrables, 
et  ils  venaient  dans  le  pays  atin  de  le  ravager  l   ». 

C'est  donc  toujours  le  même  type  d'agriculteur  Israélite,  avec 
des  céréales,  des  vergers  et  des  vignes,  que  nous  reconnaissons, 
de  l'époque  des  Rois  à  celle  des  Jugées.  Pas  de  changement  sensi- 
ble dans  les  textes  qui  nous  rapportent  les  faits.  Avec  les  Juges, 
néanmoins,  nous  approchons  d'une  époque  différente.  Cette 
formalion  qui  s'est  maintenue  —  quatorze  fois  séculaire,  à  l'é- 
poque de  Jésus-Christ  —  va  se  montrer  dans  une  phase  de  crois- 
sance, à  une  époque  célèbre  encore  dans  les  fastes  israélites. 

L'installation  en  Canaan   ft  l'influence  des  Cananéens.  — 

Lorsque  Israël  envahit  Canaan,  au  sortir  du  Désert,  il  convoitait 
expressément  les  citernes,  les  vignes,  les  oliviers,  les  champs  de 
blé  et  d'orge  appartenant  aux  Cananéens2.  Ces  convoitises 
d'agriculteurs  se  trahissent  encore  dans  les  instructions  de 
Moïse  aux  douze  explorateurs. qu'il  charge.de  parcourir  le  pays  : 
«  Vous  examinerez  si  le  sol  est  gras  ou  maigre,  planté  d'arbres 
ou  non.  Prenez  courage,  et  rapportez  ici  des  produits  de  là- 
bas  3  ».  Comme  on  était  à  la  saison  des  premiers  raisins,  les  en- 
voyés rapportèrent  une  branche  de  vigne  avec  sa  grappe,  des 
grenades  et  des  figues.  Pour  tout  le  reste  ils  ajoutèrent  :  «  C'est 
un  pays  où  coulent  le  lait  et  le  miel 4.  » 

Si  les  Israélites  eussent  envahi  la  Palestine  à  l'état  de  simples 
pasteurs,  ils  ne  se  fussent  pas  tant  souciés  de  la  valeur  du  sol 
et  de  ses  diverses  plantations.  Aussi,  nous  ne  saurions  partager 
les  théories  de  certains  critiques,  pour  lesquels  Israël  fut  un  pur 
nomade,  initié  à  peine  aux  rudiments  de  la  culture,  avant  son 
invasion  de  la  Terre  Promise.  Ces  théories  font  table  rase,  arbi- 
trairement, des  témoignages  que  nous  venons  de  citer  et  de 
plusieurs  autres  encore,  que  nous  utiliserons.  Nous  reconnais- 
sons donc  formellement  des  préoccupations  d'agriculteur,  dans 


1.  Juges,  vi,  2,  G. 

2.  Deuléronomc,  vi,  Il  ;  vin,  7.  10. 

3.  Nombres,  xm,  21. 

4.  Nombres,  \iii,  21,  28. 


36        LE   TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A   i/ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHRIST. 

le  programme  d'exploration  formulé  par  Moïse  et  dans  les 
convoitises  qui  le  déterminent. 

Le  même  indice  nous  revient,  à  observer  l'impitoyable  évic- 
tion d'un  grand  nombre  de  Cananéens,  que  les  envahisseurs 
passent  au  fil  de  l'épée.  Ceux-ci  ont  besoin,  en  effet,  de  se  faire 
la  place  nette  pour  s'assurer  des  champs;  car  le  pays  est  oc- 
cupé, mis  en  valeur  et  possédé  par  de  solides  et  nombreux 
paysans.  Un  Israël  nomade  se  serait  bien  gardé  de  massacrer 
ces  populations.  Vainqueur,  il  les  aurait  assujetties  à  des  rede- 
vances; ou  bien,  il  se  serait  assuré  des  colons  pour  ses  terres  et 
des  marchés  pour  ses  achats  de  céréales  et  de  fruits  '.  A  côté 
des  raisons  d'exclusivisme  patriarcal  ou  de  préservation  contre 
les  voisinages  idolàtriques,  la  convoitise  de  la  terre  et  le  besoin 
de  la  posséder  se  manifestent  aussi  bien  dans  les  massacres  de 
Cananéens  :  ce  sont  le  désir  et  le  besoin  d'un  moyen  d'exis- 
tence tenu  pour  essentiel. 

Il  semblerait,  dès  lors,  que  l'action  des  Cananéens  sur  Israël 
cultivateur  dût  être  nulle  :  des  gens  anéantis  n'influencent  pas 
qui  les  extermine. 

Mais,  au  contraire,  les  Cananéens  morts  influencèrent  posi- 
tivement leurs  sanglants  héritiers,  en  vertu  de  l'état  où  ils  leur 
laissèrent  le  pays.  Ceux-ci  ne  le  reçurent  pas  tel  qu'un  maquis 
broussailleux  et  inculte;  mais  travaillé,  aménagé,  irrigué  et 
lans  son  plein  rapport.  Le  Deutéronomc  insiste  sur  cette  avance 
qui  épargnait  des  peines  et  des  frais  :  «  Tu  auras  des  citernes 
que  tu  n'as  pas  creusées,  des  vignes,  des  oliviers  (pie  tu  n'as  pas 
plantés-  ».  Le  souvenir  de  cette  installation  demeura  dans  la 
croyance  populaire  comme  celui  d'une  signalée  grâce,  octroyé 
par  Yahwé;  un  Psaume  la  célèbre  en  ces  termes  :  «  Il  leur  donna 
des  terres  au  milieu  des  nations,  et  ils  reçurent  en  propriété  le 
travail  des  autres  peuples'1  ».  Les  Cananéens  morts  dispen- 
saient Israël  du  long  et  pénible  travail  de  son  premier  établi  S- 

1.  Ces  procédés  sont  classiques  chez  les  pasteurs  du  Désert.  A  l'exemple  cité 
plus  haut  d'après  le  P.  Jaussen,  on  peut  en  ajouter  ce  que  cite  Le  Play,  Les  Ou- 
vriers de  l'Orient,  3*.»:i.  397. 

2.  Deuteronome,  VI,  11. 

3.  Psaume  CI',  44  {Vulgatc  civ). 


LES    ORIGINES    DU    PAYSAN    JUIF.  37 

sèment  ;  ils  lui  léguaient  des  cultures  modèles  avec  le  soin, 
autrement  facile,  de  les  entretenir. 

Des  vivants,  néanmoins,  influencèrent  le  nouveau  venu  :  le 
Livre  des  Juges  nous  atteste  qu'il  laissa  subsister  de  nombreux 
groupes  cananéens.  Les  uns,  solidement  installés  dans  la  plaine, 
le  refoulèrent  ou  le  continrent  dans  la  montagne.  Les  autres 
demeurèrent  inexpugnables  dans  les  vallées  dont  ils  occupaient 
les  hauts  escarpements.  Seulement  il  arrivait  à  l'Israélite  de 
les  soumettre  au  tribut  '.  Était-il  assez  fort  et  assez  nombreux 
pour  les  frapper  de  cette  contribution,  mais  pas  assez  pour  les 
anéantir?  on  le  croirait  volontiers  :  la  proportion  de  sa  niasse 
et  de  leur  résistance  lui  suggérait  probablement  de  déposer 
le  glaive  et  de  reprendre  la  bêche,  lorsque  les  territoires,  va- 
cants après  conquête,  lui  suffisaient  pour  le  nourrir.  Quoi  qu'il 
en  soit,  nous  savons  positivement  que,  malgré  les  souvenirs 
de  guerre  et  les  préceptes  religieux,  de  pacifiques  relations 
s'établirent  peu  à  peu  entre  l'envahisseur  et  les  anciens  habi- 
tants. Voici  ce  que  dit  le  Livre  des  Juges  :  «  Les  enfants  d'Israël 
habitèrent  au  milieu  des  Chananéens,  des  Héthéens,  des 
Amorrhéens,  des  Phérézéens,  des  Hévéens,  des  Jébuséens.  Ils 
prirent  leurs  filles  pour  femmes  et  donnèrent  leurs  propres 
filles  aux  fils  de  ces  nations,  et  ils  servirent  leurs  dieux 2  ». 

Parmi  ces  relations  de  voisinage,  de  famille  et  de  culte,  il 
serait  inconcevable  que  les  éléments  cananéens  admis  dans 
la  société  juive  n'eussent  pas  aidé  à  la  diffusion  d'exemples 
agricoles  et  à  de  positives  imitations.  Le  Cananéen  possédait 
sur  l'Israélite  l'avantage  de  l'exploitant  déjà  ancien  et  fort 
exercé,  sur  le  colon  tout  nouveau  venu,  forcément  un  peu 
gauche.  Bien  qu'Israël  fût  trop  fier  d'être  soi,  trop  méprisant  en 
bloc  de  tout  groupe  étranger  pour  avouer  des  influences  venues 
de  là,  celles-ci  apparaissent  conformes  à  la  situation.  Si  le  nou- 
vel installé  ne  se  refusait  ni  aux  emprunts  religieux,  ni  aux  al- 
liances de  famille,  c'est  qu'il  savait  avec  souplesse,   —  qu'on 


1.  Juges,  i,  21,  2G. 

2.  Juges,  ni,  5,  6. 


38      LE    TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN'    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

nous  pardonne  le  mot  —  «  se  mettre  dans  la  peau  »  des  vérita- 
bles Cananéens. 

En  somme,  il  ne  recevait  pas  sa  formation  agricole  des  Ca- 
nanéens; elle  se  montrait  déjà  sérieuse  à  son  entrée  en  Canaan: 
mais  il  devait  à  ces  prédécesseurs  deux  éléments  considérables 
de  progrès  dans  cette  formation  :  1°  aux  massacrés  dont  il  oc- 
cupait les  terres,  il  arrachait  une  belle  et  bonne  installation  de 
ses  cultures,  pleinement  en  rapport  avec  les  exigences  et  les 
ressources  du  lieu;  2°  aux  survivants,  dont  il  goûtait  l'amitié 
et  l'alliance,  il  empruntait  des  entraînements  et  des  exemples. 
Mais,  somme  toute,  le  profit  de  ces  influences  présupposait  chez 
lui  une  formation  de  cultivateur. 

C'est  elle,  maintenant,  que  nous  allons  observer,  en  reculant 
vers  une  étape  antérieure  des  migrations  israélites. 

Le  séjour  a  Cadés.  —  L'exégète  et  l'explorateur  qu'est  le 
II.  P.  Lagrange  écrit  à  ce  sujet  :  «  Dans  la  péninsule  du  Sinaï 
proprement  dite,  la  culture  est  impossible.  Mais  les  Hébreux 
sont  demeurés  à  Cadès  à  peu  près  les  quarante  années  qu'ils 
passèrent  au  Désert.  Or,  on  sait  aujourd'hui  où  se  trouve  Cadès. 
Notre  caravane  biblique  est  une  des  quatre  ou  cinq  expéditions 
d'Européens  qui  ont  pu  pénétrer  dans  ces  parages  dangereux. 
Nous  avons  constaté  partout  la  trace  d'anciennes  cultures  et  d'an- 
ciennes habitations.  Ceux  qui  vécurent  là  n'étaient  pas  de  sim- 
ples nomades  '.  »  En  plein  désert,  cette  région  de  Cadès —  main- 
tenant Kedeis  —  est  «  arrosée  —  fait  inouï  dans  la  péninsule  — 
par  quatre  sources  dans  un  rayon  d'une  petite  journée  :  à  l'ouest 
Aln-Mouelleh  et  Ain  Keseimeh,  à  l'est  Aïn-Kodeirat  et  Aïn-Ke- 
deis  ».  Dans  ce  rayon,  les  mômes  vestiges  se  multiplient.  Une 
végétation  printanière,  variée  et  riche,  atteste  que  les  semailles 
devaient  pousser  vigoureusement.  «  Je  ne  prétends  pas,  —  ob- 
serve le  P.  Lagrange,  —  que  les  enclos,  les  cercles  de  pierre, 
les  silex  taillés  qu'on  voit  partout  portent  en  eux-mêmes  la  preuve 
du  séjour  des  Israélites;  je  disque  les  antiques  habitants  qui  nous 

i  ,R.  P.  Lagrange,  La  nui/iode  historique,  surtout  à  propos  de  l'Ancien  Testa- 
ment, p.  178,  179. 


LES    ORIGINES    DU    PAYSAN   JLIF.  -  39 

laissèrent  ces  restes  de  leur  activité  devaient  être  précisément 
clans  la  situation  des  Israélites  :  demi-nomades,  demi-agricul- 
teurs. Cachés  dans  les  replis  du  Djebel-Maqrah,  ils  pouvaient 
attendre  l'occasion  favorable  pour  s'emparer  des  contrées  plus 
riches  où  les  Chananécus  s'étaient  fortement  établis  L  » 

Nous  ne  saurions  mieux  faire  cpie  de  nous  imaginer  l'établis- 
sement agricole  des  Hébreux  à  Cadès,  d'après  ce  témoignage 
d'un  très  exact  observateur.  Dans  le  rayon  d'une  journée  en 
caravane,  le  terrain  cultivable  était  vraiment  trop  restreint  pour 
ne  pas  obliger  ses  occupants  sédentaires  à  tirer  le  meilleur 
parti  de  son  irrigation  et  de  sa  fertilité.  Aussi  bien,  leurs  tout 
récents  travaux  sur  la  terre  d'Egypte  préparaient  les  Israélites 
à  une  culture  d'oasis,  appliquée  et  constante.  La  formation  ac- 
quise ou  maintenue  dans  cette  étape  antérieure  devenait  singu- 
lièrement précieuse  à  la  station  de  Cadès. 

En  même  temps,  l'exiguïté  du  sol  arable  ne  devait-elle  pas 
déterminer  les  tribus  à  lancer  des  essaims  de  pasteurs  dans  le 
Désert  tout  proche?  De  là,  sans  doute,  le  retour  marqué  de  cer- 
tains groupes  vers  une  vie  plus  pastorale.  Les  descendants  de 
Ruben  et  de  Gad  possédaient  les  plus  nombreux  troupeaux 2.  C'est 
à  eux  principalement  que  j'attribuerais  le  semi-nomadisme  dont 
vient  de  parler  le  P.  Lagrange. 

L'ensemble  même  de  la  nation  n'en  demeurait  pas  moins  une 
société  agricole,  en  marche  vers  un  pays  où  elle  voulait  se  fixer. 
C'était  le  contraire  des  sociétés  nomades,  qui  se  déplacent  tou- 
jours, sans  prétendre  jamais  à  un  arrêt  définitif.  Le  semi-noma- 
disme qu'imposait  le  Désert  demeurait  une  condition  accessoire 
de  la  station  à  Cadès.  Mais  celle-ci  voulait  des  paysans. 

Elle  ne  fut  sans  doute  qu'une  étape  rapide;  —  trente-huit  ans 
passent  comme  une  heure  dans  la  vie  séculaire  d'un  peuple. 
Mais  ses  cultures  en  terrasses,  à  la  façon  montagnarde,  prépa- 
raient bien  Israël  aux  sites  et  aux  ouvrages  de  la  Terre  Promise, 
par  quelque  chose  d'approchant. 

Néanmoins,  cette  vie  de  paysan  au  Désert,  suppose  une  for- 

1.  R.  P.  Lagrange,  Aln-Kedeis  (Revue  Biblique,  1896,  p.  150). 

2.  Nombres,  xxxu,  1  et  suiv. 


40        LE    TYPE  SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF   A    L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

mation  agricole,  antérieure  encore  à  l'arrivée  dans  ces  parages. 
Passons  donc  maintenant  à  la  station  immédiatement  antécé- 
dente des  migrations  israélites. 

Dans  la  terre  de  Gessen.  —  Lorsque  Jacob  s'y  installa, 
c'était  un  territoire  alors  vacant.  Il  ne  figurait  pas  encore  au 
cadastre  royal  des  «  Nomes  »  qui  divisaient  la  vallée  du  Nil  en 
autant  d'unités  irrigables,  culturales  et  administratives1.  Il 
s'étendait  entre  la  branche  pélusiaque  du  fleuve,  qui  est  la  plus 
orientale,  et  le  Désert.  Ce  n'était  probablement  qu'une  espèce 
de  terre  en  friche,  suffisamment  arrosée  pour  produire  de  bons 
pâturages.  On  pouvait  donc  y  installer  des  étrangers  sans  dé- 
pouiller les  Égyptiens.  Les  Hébreux,  justement,  furent  présentés 
par  Joseph  comme  des  pasteurs,  capables  de  garder  les  trou- 
peaux du  Pharaon,  et  admis  à  ce  titre2.  Ils  durent  alors  se  can- 
tonner au  voisinage  des  prairies  marécageuses  que  coupe  le 
Delta,  et  au-dessous  des  berges  hautes  qui  enserraient  les  eaux 
de  la  crue.  Il  est  à  croire  que,  dans  ce  lieu  et  sous  ce  titre  offi- 
ciel de  pasteurs,  la  masse  des  immigrés  vécurent  entre  soi,  car 
les  Égyptiens,  cultivateurs  souvent  pillés  ou  menacés  par  les 
nomades,  exécraient  les  pasteurs3.  «  Pour  le  Bédouin  qui,  des 
hauteurs  du  Mokattam,  contemple  l'Egypte  comme  une  oasis 
bleue  entre  les  fauves  barrières  des  sables,  la  tentation  est  cons- 
tante de  s'installer  en  famille  dans  cette  plantureuse  région4.  » 
C'est  un  envahisseur  et  un  pillard,  sans  cesse  menaçant. 

Mais  bien  que  pasteurs,  officiellement  reconnus  pour  tels,  les 
enfants  de  Jacob  se  montraient  autres  que  des  Bédouins,  en 
acceptant  d'être  cantonnés  dans  la  terre  de  Gessen.  Leurs 
villages  ne  pouvaient  s'établir  que  sur  le  faîte  des  berges,  dans 
le  seul  endroit  qui  émergeait  au  temps  de  l'inondation.  Ce  lieu 
de  séjour  pliait  ses  habitants  aux  mêmes  nécessités  de  corvée  en 

1.  E.  Naville,  The  Shrine  of  saft  el  Renneh  andthe  Land  of  Goshen,  p.  13  et 
6(>.  —  Vigouroux,  La  Bible  et  les  Découvertes  modernes,  II,  217,  218.  —  Sur  les 
Nomes  égyptiens,  cf.  A.  de  Préville.  L'Egypte  ancienne  (Se.  soc,  X,  339  et  suit.). 

2.  Genèse,  xlvi,  31,  34;  \i.vn.  l,  (>. 

3.  Genèse,  xlvi,  34. 

4.  R.  P.   Lagrange,  Études  sur  les  religions  sémitiques,  p.  43. 


LES    ORIGINES    DU    PAYSAN   JUIF.  ,  41 

masse  et  par  saison,  qui  pèsent  encore  sur  les  fellahs  contem- 
porains :  réparation  des  digues  après  le  retrait  des  eaux;  entre- 
tien et  curage  des  canaux  ou  de  leurs  ramifications,  arrosage, 
parle  moyen  soit  de  ces  branchements,  soit  des  fosses  où  l'eau 
se  conservait  dans  les  mois  de  sécheresse.  Les  gros  travaux  de 
la  terre  ne  manquaient  pas,  bien  que  l'ameublissement  du  sol 
par  les  dépôts  limoneux  supprimât  le  défonçage  et  simplifiât 
le  labour,  En  même  temps  des  semis  variés  de  concombres,  de 
melons,  de  poireaux  et  d'aulx  fournissaient  aux  Israélites  les 
savoureux  légumes  dont  se  délecte  encore  le  fellah  égyptien. 
Des  plants  de  vigne,  de  figuiers  et  de  grenadiers  formaient 
enclos  autour  de  la  maison,  et  donnaient  leur  ombrage  aux 
heures  de  repos.  Bon  laboureur,  l'Israélite  «  mangeait  du  pain 
en  abondance  ».  Ses  troupeaux  lui  donnaient  «  des  marmites  de 
viande  »,  et  le  Nil,  des  poissons,  qui  variaient  agréablement  ce 
plantureux  régime  '. 

Égyptianisés,  dans  une  large  mesure,  par  les  nécessités  de  la 
culture  dans  la  vallée  du  Nil,  voilà  ce  que  nous  apparaissent  les 
Israélites,  dans  quelques  textes  brefs,  mais  admirablement  pré- 
cis, de  l'Exode,  des  Nombres  et. du  Deutéronome,  que  nous 
venous  d'utiliser.  Ces  textes  portent  leurs  marques  de  vérité 
sociale  dans  les  traits  d'exigences  locales  que  les  visiteurs  ou 
habitants  de  l'Egypte  contemporaine  peuvent  encore  vérifier; 
ces  traits  sont  permanents,  comme  la  souveraineté  du  Nil  sur  la 
culture  de  sa  vallée  2. 

Le  pays  de  Gessen  devint  de  la  sorte  une  excellente  école  aux 
Israélites  pour  l'endurance  des  gros  ouvrages  comme  pour  les 
finesses  de  la  culture  maraîchère.  Mais  il  n'en  laisse  pas  moins 
subsister  un  problème  d'origines,  qui  recule  encore  devant  nous. 
Si  Jacob  et  ses  fils  fussent  venus  en  Egypte  aussi  purement  pas- 
teurs qu'ils  voulaient  bien  le  dire  au  Pharaon,  ils  se  fussent  mon- 
trés incapables  et  dédaigneux  des  travaux  agricoles.  C'est  naturel 
à  tous  les  pasteurs.  Incapable  d'ailleurs  de  conquérir  le  pays  à  la 
manière  des  Ilyksos,  la  petite  tribu  des  Enfants  d'Israël  eut  sûre- 

i.  Exode,  xvi,  3.  —  Nombres,  u,  •">;  x.v,  5. 

2.  A.  de  Préville,  L'Egypte  ancienne  (Se.  soc,  X,  163  et  suiv.). 


42      LE    TYPE    SOCIAL    DU    l'A  Y-AN    .H  IF    A    L'ÉPOQUE    DE    3ÉSUS-CHR1ST. 

ment  préféré  les  parcours  du  Désert  à  un  établissement  sur  les 
rives  du  Nil  :  ni  oignons,  ni  poireaux,  ni  concombres,  ni  blés 
n'eussent  contre-balancé  l'attrait  des  chevauchées,  des  rêveries 
et  des  razzias.  En  abordant  la  terre  de  Gessen,  Jacob  et  ses 
enfants  possédaient  donc  sûrement  des  notions  et  des  pratiques 
d'une  culture  au  moins  rudimentaire,  en  puissance  de  progrès. 
Il  faut  nous  rendre  compte,  maintenant,  de  celte  formation 
préexistante.  Elle  nous  oblige  à  remonter  encore  vers  une  plus 
ancienne  étape  de  la  race  d'Israël. 

LES  COMMENCEMENTS   DE  LA  CULTURE  CHEZ   LES  PATRIARCHES.   —  Eli 

dépouillant,  au  point  de  vue  social,  les  narrations  épisodiques 
de  la  Genèse,  nous  apercevons  Jacob,  Isaac,  Laban,  les  Téra- 
chites,  adonnés  à  une  culture  partielle  des  céréales.  Bathucl 
emmagasine  chez  soi  de  la  paille  et  du  fourrage  en  abondance. 
Abraham,  il  est  vrai,  n'est  jamais  représenté  comme  opérant  le 
moindre  labour  sur  la  terre  de  Canaan  :  son  sacrifice  religieux 
de  la  vie  sédentaire  allait  peut-être  à  s'abstenir  de  toutes  se- 
mailles. Mais  son  fils  Isaac  sème  du  blé  à  Guérar.  Par  testament 
oral,  en  quelque  sorte,  il  enrichit  Jacob  de  froment  et  de  vin. 
C'est  bien  une  donation  de  vignes  et  de  champs  qu'il  entend 
signifier;  car  s'il  n'avait  légué  qu'une  provision  en  grange  ou 
au  cellier,  il  ne  dirait  pas  :  «  Que  Vahwé  Ëlohim  te  donne  la 
rusée  du  ciel  et  la  graisse  de  la  terre,  l'abondance  du  froment 
et  du  vin  ».  Aussi,  lorsque  Jacob  cultive  les  champs  de  son  héri- 
tage, Joseph  se  voit,  en  songe,  liant  des  gerbes  avec  ses  frères  : 
voilà  un  rêve  de  laboureur  1. 

Sans  aucun  doute,  les  patriarches  ne  sont  pas  de  complets 
laboureurs.  Ils  occupent,  à  la  vérité,  un  domicile  sédentaire; 
mais  il  est  d'ordinaire  urbain  ou  suburbain,  comme  à  llébron, 
Guérar  ou  llarran,  et  ceci  pour  des  fins  de  commerce.  Maintes 
fois  les  récits  nous  les  représentent  comme  possédant  beaucoup 
d'argent  et  d'or  en  lingots.  De  telles  richesses  ne  s'acquièrent 
pas  uniquement  parle  fauchage  des  blés  et  la  pratique  du  pàtu- 

l.  Genèse,  xi,  27,  32 ;  xn,  1;  x\i\.  7,  23,   'i.  29,  3Î;  \wn,  23. 


LES    ORIGINES   DU    PAYSAN    JUIF.  '  'i.'i 

rage.  Elles  requièrent  du  négoce.  Les  ventes  se  basaient  sur  le 
croit  et  sur  les  produits  d'un  très  nombreux  bétail,  en  parcours 
au  Désert  ou  bien  dans  les  montagnes1.  C'est  donc  un  alliage 
complexe  du  pasteur,  du  laboureur  et  du  commerçant  que  réali- 
sent les  Patriarches.  La  culture  n'y  intervient  qu'à  un  titre 
accessoire  :  elle  assure  des  provisions;  mais  ce  n'est  pas  elle 
encore  qui  donne  la  richesse.  Elle  ne  prendra  son  importance 
qu'au  pays  de  Gessen.  C'est  là  que  le  paysan  se  formera.  Dans 
le  milieu  patriarcal,  il  se  préexistait,  légèrement  ébauché. 

D'où  venait  donc  aux  Patriarches  bibliques  cette  formation 
compliquée  et  féconde  ?  Pourquoi  furent-ils  d'abord  pasteurs  à 
troupeaux  nomades  et  commerçants  urbains,  accessoirement 
cultivateurs? 

Cette  recherche  serait  d'autant  plus  attrayante  qu'elle  nous 
entraînerait  à  Our-Kasdim,  la  ville  d'où  Térach  emmena  son 
fils  Abraham  et  Lot,  son  neveu,  pour  émigrer  en  Canaan  '-'.  Our- 
Kasdim  porte  un  nom  qui  signifie  la.  ville  des  Chaldéens.  L'idéo- 
gramme cunéiforme  qui  désignait  cette  cité  se  retrouve  gravé 
sur  les  briques  innombrables  des  ruines  amoncelées  à  Mughéir, 
vers  la  rive  droite  de  l'Euphrate,  dans  la  Basse  Chaldée  :i.  Là 
où  insent  tous  ces  décombres,  une  grande  ville  florissait  à 
l'époque  d'Abraham.  Elle  hospitalisait  d'incessantes  caravanes. 
Partis  du  golfe  Persique,  ces  transports  convoyaient  les  produits 
des  Indes  vers  l'Arménie,  l'Asie  Mineure,  la  Syrie,  la  Terre  de 
Canaan  et  l'Egypte,  en  suivant  le  pourtour  du  Désert  '.  Our- 
Kasdim  s'entourait  aussi  de  magnifiques  palmeraies,  qui  alter- 
naient avec  des  champs  de  céréales.  Terre  native  du  froment  et 
de  l'orge,   la  Basse  Chaldée  les  cultivait  en  abondance,  grâce 

1.  Ph.  Champault,  Les  Patriarches  bibliques  [Se.  soc,  t.  XXIII).  —  «  Le  foyei 
sédentaire  chez  les  Térachiles  »,  Genèse,  xi,  27,  32;  m,  1;  \xiv,  7.  23,  24,  29,  31  ; 
xxxin,  17.  —  «  Culture  des  céréales  »,  wiii,  f>;  xxi,  G  ;  xxiv,  25  ;  xxvi,  n  :  xxvii,  26, 
28,  37.  —  «  Art  pastoral  nomade  »,  xm,  2.  5,  7;  xwi,  14,  17  ;  \xix,  2,  8;  sxx,  35, 
:(G;  xixi,  22,  23;  xxxii,  13,  15;  sxx,  vu,  12,  17.  —  «  Commerce  et  richesse  »,  xm,  1  ; 
\\m,  14;  \\\,    43  ;  xi. n.  1,  2. 

2.  Genèse,  \n,  31. 

3.  Ocpert,  Inscriptions  de  Dour  Sarkayan,p.  3.  9.  —  Vigouroux,  l.a  Bible  et 
les  découvertes  modernes,  1,381,  382. 

4.  Bahelon,  La  Société  assyrienne  (Se.  soc..  I.  241,  245,  246). 


&t      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST.       . 

aux  canaux  et  aux  réservoirs  établis  par  Hammourabi  et  «es 
prédécesseurs.  Agricole  et  commerciale,  à  l'orée  du  Désert,  une 
telle  région  convenait  bien  au  type  complexe  des  Térachites. 

Il  serait  à  déterminer  si  les  Sémites,  ancêtres  de  ces  derniers, 
n'y  descendirent  pas  des  plateaux  arméniens1.  De  notre  temps 
encore,  ces  régions  façonnent  des  pasteurs  avec  troupeaux  noma- 
des, voyages  commerciaux  au  long  cours  et  culture  accessoire 
de  vignes,  de  céréales  et  de  fruits.  Ces  diverses  productions,  les 
blés,  les  arbres,  les  herbes  s'étagent  naturellement  sur  les  pentes 
étendues  de  très  hautes  montagnes.  Elles  s'y  entremêlent  de 
toutes  parts,  à  raison  des  variables  expositions,  et  des  souffles 
pluvieux  ou  secs,  froids  ou  chauds,  qui  caressent  et  frappent 
les  replis  des  vallées  2. 

Ce  serait  peut-être  là,  vers  les  sources  de  l'Euphrate,  que  les 
produits  naturellement  variés  du  sol  et  les  besoins  de  la  vie 
auraient  demandé  leurs  premiers  labours  aux  ancêtres  des  Pa- 
triarches. Il  faudrait,  en  ce  cas,  se  les  représenter  pareils  aux 
Kurdes  qui  habitent  les  hauts  plateaux,  dominant  le  lac,  la  ville 
et  la  vallée  de  Van.  Cultivateurs  rudimentaires,  vivant  l'été  aux 
pâturages  élevés,  sous  des  tentes  de  feutre  noir,  ils  redescendent 
l'hiver  dans  leurs  villages  aux  huttes  à  demi  souterraines.  De 
vallée  en  vallée,  leurs  immenses  troupeaux  sont  conduits  par 
eux  jusqu'aux  centres  de  consommation  en  Syrie,  en  Turquie  et 
même  vers  la  Transcaucasie :î. 

Des  voyages  de  ce  genre  purent  amener  à  Our-Kasdim  les 
vieux  Sémites,  ancêtres  d'Abraham.  Et  aussi  bien,  la  tradition 
sémitique  affirmée  dans  la  Genèse  voit  Noë  laboureur  et  qui 
plante  la  vigne;  mais  en  même  temps  elle  parle  des  tentes  où 
habite  Sein  4.  Nous  retrouvons  aussi  bien  la  tente  des  bergers  et 
la  maison  du  laboureur,  le  nomadisme  du  troupeau  et  le  foyer 
sédentaire,  dans  les  usages  des  Térachites.  Mais  sur  la  terre  de 

1.  Socialement,  celte  hypothèse  est  beaucoup  plus  vraisemblable  que  celle  des 
origines  en  Arabie,  du  Dr  Hugo  Winekler.  Die  Vôlker  Vorderasiens.  Cf.  Lagrange, 
Études  sur  les  religions  sémitiques,  p.  53,54. 

2.  A.  de  Préville,    l.a  société  védique    Se.  suc.  XIV,   lô'.î,  155  ■ 

3.  A.  de  Pic  ville,  p.   15C. 
i.  Genèse,  ix,  20-27. 


LES   ORIGINES   DU    PAYSAN   JTJIF.  45 

Gessen  seulement,  le  pas  décisif  se  franchit,  qui  supprima  les 
restes  du  nomade  et  façonna  le  vrai  paysan.  Le  nomadisme  acci- 
dentel de  la  station  à  Cadès  acheva  lui-même  de  disparaître 
dans  l'établissement  définitif  en  Palestine. 

A  celui-ci,  les  enfants  d'Israël  durent  le  caractère  particulier 
de  leurs  cultures  dans  la  zone  méditerranéenne  :  cultures  en 
terrasses,  de  montagnes  peu  élevées,  à  produits  riches  et  variés, 
où  l'abondance  des  céréales  balance  généralement  celle  des  vi- 
gnes, des  oliviers  et  des  figuiers.  L'héritage  territorial  dos  Ca- 
nanéens morts  et  les  exemples  des  vivants  activèrent  l'adaptation 
heureuse  et  prompte  d'Israël  à  ces  conditions  de  la  Terre  Pro- 
mise; mais  ne  l'oublions  pas  encore,  c'est  au  pays  de  Gessen,  que 
se  préparèrent  immédiatement  les  aptitudes  nécessaires  à  cette 
culture  intense,  quoique  facilitée  beaucoup  par  les  avances  du 
sol  et  du  climat.  Au  pays  de  Gessen,  l'ancien  semi-nomade  à  la 
manière  kurde  se  sédentarisa  définitivement  dans  les  travaux 
soignés  et  forts  que  le  séjour  aux  rives  du  Nil  lui  imposait  rigou- 
reusement et  lui  rémunérait  d'ailleurs  avec  beaucoup  de  lar- 
gesse. 

Nous  relèverions  donc  trois  grands  moments  décisifs  dans  la 
genèse  antique  du  paysan  juif  : 

1°  Au  pays  de  ses  origines,  chez  les  Sémites  ancêtres  d'A- 
braham, les  triples  exigences  locales  de  la  culture  rudimentaire, 
de  l'art  pastoral  nomade  à  grand  parcours  et  du  commerce  ur- 
bain, enrichissaient  la  société  térachite  de  virtualités  sociales 
multiples  *; 

2°  Au  pays  de  Gessen,  le  semi-nomade  qu'était  encore  Jacob 
disparut  dans  les  générations  suivantes.  Le  paysan  naquit  et 
grandit  vigoureux  ; 

3°  En  Canaan,  le  paysan  trouva  un  sol  aménagé  et  des  exem- 
ples suggestifs  qui  achevèrent  son  type.  Et  celui-ci  dura  quatorze 
siècles. 


1.  Le  développement  particulier  de  ces  virtualités  diverses,  et  ses  lois  générales 
sont  esquissées  dans  l'ouvrage  d'Edmond  Demolins,  Comment  In  roule  crée  le  Type 

social  (liv.  II,  (li.  i.  «   Les  types   arabe  et  saharien  ».  —  L.  Poinsard,  Les    Chal- 
déens  (Se.  soc,  XVI  et  suiv.). 


III 

L'EXPANSION  DES  RAPATRIÉS  SUR  LES  MONTS  DE  JUDA 

L'attirance  de  la  montagne.  —  Après  avoir  suivi  les  origines 
du  paysan  juif  dans  une  série  de  migrations  éducatives  où  se  fa- 
çonnèrent ses  aptitudes,  nous  connaissons  le  fait  et  les  causes 
de  sa  formation  aux  cultures  variées  que  requérait  la  Pales- 
tine. 

Mais  celle-ci,  nous  le  savons  encore,  se  partage  sur  la  rive 
droite  du  Jourdain  en  deux  massifs  distincts,  en  deux  provinces 
naturelles  :  la  Judée  et  la  Galilée.  Judéens  et  Galiléens  se  res- 
semblaient et  ditïéraient,  comme  il  arrive  entre  voisins  de  pro- 
vince à  province  :  leurs  travaux  respectifs  subissaient  les  condi- 
tions ou  exploitaient  les  ressources  d'une  commune  patrie,  et 
cependant  chacun  de  ces  deux  frères  se  ressentait  des  spécialités 
que  voulait  sa  région.  Le  type  générique  du  paysan  Israélite  se 
réalisait  donc  en  deux  espèces  :  le  paysan  judéen,  le  paysan 
galiléen. 

Nous  devons  donc  les  étudier  chacun  à  part,  sous  le  double 
aspect  des  conditions  particulières  du  lieu  et  des  travaux  qui 
s'ensuivent.  Des  deux  côtés,  le  paysan  s'adapte  à  la  nature  du 
pays  et  s'en  adapte  les  ressources,  en  fonction  des  moyens  essen- 
tiels de  la  formation  juive. 

Commençons  donc  par  les  Judéens.  Des  raisons  naturelles 
nous  imposent  cet  ordre.  Ce  sont  les  Judéens  qui,  au  retour  de 
l'exil,  recommencèrent  en  Palestine  un  Israël  nouveau,  ("est 
d'eux  encore  que,  peu  à  peu.  sortirent  des  émigranls  qui  re- 
peuplèrent la  Galilée  ou  la  reconquirent.  Les  Judéens  représen- 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  juda.  47 

lent  donc  le  type  générateur  de  la  société  juive  :  cette  influence 
et  la  priorité  qu'elle  suppose  veulent  ainsi  que  nous  les  étudions 
d'abord. 

Et  puisque  le  paysan  est  essentiellement  l'homme  du  pays, 
nous  tâcherons  avant  tout  de  démêler  quels  motifs  lui  comman- 
dèrent son  choix  des  monts  de  Juda  comme  centre  de  repeuple- 
ment. Pourquoi  donc  cette  reconstitution  nationale  à  partir  de 
cette  région? 

Une  raison  matérielle  se  présente  d'abord.  D'après  les  listes 
d'Esdras,  quarante-neuf  mille  six  cent  quatre-vingt-dix-sept 
personnes  rentrèrent  de  Babylone  au  pays  des  ancêtres1.  Pour 
repeupler  ou  reconquérir  un  territoire  de  26.000  kilomètres 
carrés,  ce  n'était  guère  :  moins  de  deux  habitants  par  kilomè- 
tre carré  !  On  ne  pouvait  simultanément  se  disséminer  partout. 
Soit  qu'il  s'agit  de  remettre  en  état  des  sols  abandonnés  de- 
puis soixante-dix  ans,  soit  qu'il  s'agit  de  refouler  des  occu- 
pants, semi-nomades  comme  leslduméens,  ou  sédentaires  comme 
les  Samaritains,  une  diffusion  prudente  s'imposait  de  vallée  en 
vallée. 

Mais  cette  raison  de  modicité  numérique  obligeait  simplement 
à  se  concentrer  ;  quant  à  coloniser  plutôt  les  monts  de  Juda 
que  ceux  de  la  Galilée,  le  nombre  en  soi  n'y  faisait  rien. 

Une  préférence  alors  détermina  le  choix  de  la  montagne 
judéenne.  Sur  quels  motifs  se  basait-elle  donc? 

Traditions  de  famille.  —  Pour  les  neuf  dixièmes  à  peu  près, 
les  caravanes  des  rapatriés  se  composaient  de  Judaïtes  et  de 
Benjaminites,  répartis  par  familles,  que  conduisaient  leurs  chefs. 
Esdras  en  donne  la  liste,  comme  les  vieux  chroniqueurs  nor- 
mands nous  donnent  celle  des  compagnons  de  Guillaume  le 
Conquérant.  Mais,  tandis  que  ces  derniers  s'en  allaient  «  galgner 
terre  »  en  pays  inconnu,  les  exilés  retournaient  vers  des  loca- 
lités que  les  vieillards  les  plus  Agés  avaient  habitées,  que  les 
annales  domestiques  des  jeunes  leur  désignaient  comme  la  patrie 

1.  Esdras,  n,  fii-65. 


48      LE   TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A    L  EPOQUE    DE   JESUS-CHRIST. 

de  leurs  ancêtres.  Ces  hommes  qui  étaient  nés  pour  la  plupart  à 
Babylone,  se  qualifiaient  gens  de  Bethléem,  d'Anatoth,  de  Rama, 
de  Béthel,  de  Haï,  de  Lod,  de  Jéricho.  De  fait,  les  deux  anciennes 
tribus  de  Benjamin  et  de  Juda  avaient  toujours  occupé  les  mon- 
tagnes qui  portaient  le  nom  de  Juda1. 

Cette  attirance  générale  des  rapatriés  pour  les  endroits  où 
vivaient  leurs  pères  n'atteste  pas  seulement  une  tradition 
domestique  ;  mais  une  tradition  de  sédentaires  et  de  paysans. 
«  Chacun  s'établit  dans  sa  propriété  et  dans  sa  ville,  »  dit  le 
Livre  de  Néhémie2. 

Néanmoins,  le  paysan  eût  aussi  bien  retrouvé  des  empla- 
cements pour  ses  blés,  ses  vignes,  ses  oliviers,  dans  un  endroit 
où  ses  pères  n'eussent  pas  habité.  Si  donc  il  préférait  délibéré- 
ment se  réinstaller  sur  les  monts  de  Juda,  dans  sa  propriété  de 
famille,  c'est  que  la  tradition  de  ses  ancêtres  l'emportait  chez 
lui  sur  toute  autre  influence. 

Cette  primauté  se  comprend,  si  Ton  se  reporte  aux  origines 
du  paysan  juif.  Dès  les  temps  d'Abraham,  les  Sémites,  ancêtres 
des  Hébreux,  nous  apparaissent  façonnés  à  la  cohésion  du  groupe 
familial  parmi  leurs  migrations  d'Our-Kasdim  au  Pays  de 
Canaan.  Bien  que  sédentarisés  à  demi  par  la  culture  et  par 
l'établissement  de  leurs  foyers  sous  un  toit,  ils  pratiquent 
largement  encore  l'art  pastoral  nomade  et  la  vie  sous  la  tente. 
Les  déplacements  consécutifs  à  ce  genre  de  tra\ail  exigent  de 
soi  une  direction  expérimentée,  une  commune  entente  dans  la 
conduite  du  troupeau  et  la  sécurité.  L'art  pastoral  lui-même 
supporte  excellemment  la  jouissance  indivise  dans  un  groupe 
étendu.  Il  n'exige  pas  les  efforts  individuels  et  les  initiatives  qui 
dissolveraicnt  le  communisme  de  la  steppe.  Aussi,  l'on  ne  peut 
s'empêcher  de  reconnaître  une  antique  tradition,  socialement 
bien  vraie,  dans  ce  passage  de  la  Genèse3  où  les  nations  sémi- 
tiques sont  dites  constituées  d'abord  selon  leurs  familles,  avant 
de  l'être  selon  leurs  pays,  tandis  que  les  japhétites  le  sont  d'abord 

1.  Esdras,  l,  5;  l»,  1,  58,  64,  67. 

2.  Néhémie,  xi,  3. 
:!.  Genèse.  \.  ">.  31. 


L'EXPANSION    DES    RAPATRIÉS    SIR   LES   MONTS    DE    JUDA.  49 

selon  leurs  pays  et  ensuite  selon  leurs  familles.  Les  Hébreux 
concevaient  leurs  origines  à  la  manière  pastorale,  comme  do- 
minés avant  tout  par  les  usages  et  traditions  de  la  famille  :  c'est 
bien  le  cas  encore  à  l'époque  d'Esdras.  Après  avoir  donné  sa 
personnelle  généalogie,  jusqu'Aaron,  frère  de  Moïse,  Esdras 
donne  également  celle  des  chefs  de  famille  qui  revinrent  avec 
lui  de  Babylone  en  Judée  '.  Du  moment  que  les  rapatriés  se  réins- 
tallaient dans  la  propriété  de  leurs  ancêtres,  ces  listes  de  noms 
valaient  des  titres  obligatoires. 

Sans  doute,  une  visible  atténuation  de  la  solidarité  commu- 
nautaire s'observa  de  bonne  heure,  môme  chez  les  Patriarches, 
par  l'effet  de  la  culture.  A  proportion  que  celle-ci  introduisait 
l'application  et  le  labeur  individuel,  des  inégalités  se  dévelop- 
paient entre  membres  du  même  groupe.  Des  besoins  de  propriété 
s'affirmaient  comme  des  droits.  Nous  reviendrons  plus  loin  sur 
cette  évolution;  il  nous  suffît  d'observer  ici  que,  devenu  paysan, 
après  dissolution  des  grandes  communautés  patriarcales,  après 
constitution  de  petits  biens  de  famille  à  la  taille  de  chaque 
ménage,  Israël  demeura  toujours  un  peuple  essentiellement 
traditionnel.  Sa  culture  même  l'y  inclinait.  Des  conditions  très 
stables  de  climat,  de  terroir,  d'aménagement,  de  production, 
de  richesse  gouvernaient  ses  labours  et  modéraient  ses  efforts, 
tout  en  les  stimulant.  Quatorze  siècles  durant,  depuis  l'entrée 
de  Josué  en  Palestine,  jusqu'à  la  prise  de  Jérusalem  et  à  la  ruine 
du  pays  par  Titus,  l'Israélite  se  sentit  dispensé  de  cultiver  la 
terre  autrement  que  les  Cananéens  la  lui  avaient  livrée.  La 
moderne  question  du  progrès  des  méthodes  n'existait  pas  chez 
lui.  Si  donc  un  particularisme  bien  relatif  résultait  de  sa  vie 
agricole,  il  était  contre-balancé  par  la  stabilité  de  sa  tradition, 
soit  familiale,  soit  culturale. 

Voilà  pourquoi  les  rapatriés  se  réinstallèrent  tout  simplement 
sur  les  propriétés  de  leur  ancêtres,  en  se  guidant  vers  elles  par 
des  souvenirs  de  famille,  et  justifiant  de  leurs  droits  par  des 
tables  généalogiques.  C'est  donc  avec  l'amour  intense  du  paysan 
pour  la  terre,  et  l'amour  souverain  du  paysan  communautaire 

i.  Esdras,  mi.  I,  6;  vin,  l,  i  i. 


.')()      LE    TYPE    Si  (CI  AI.    DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

pour  le  sol  des  aïeux,  que  les  hommes  de  Benjamin  et  de  Juda 
entreprirent  de  repeupler  la  montagne  judéenne. 

Une  tradition  voisine  et  différente  les  inspirait  encore.  Nous 
devons  donc  la  signaler,  sous  peine  de  tronquer  notre  vision 
des  recommencements  nationaux  sur  les  monts  de  Juda. 

Traditions  religieuses.  —  C'est  un  fait  qu'à  toute  époque  de 
leur  histoire,  mais  notamment  après  le  retour  de  la  captivité, 
les  Hébreux  sont  un  peuple  essentiellement  religieux  dans  un 
sens  très  particulier  :  ils  se  préoccupent  au  premier  chef  de 
leurs  relations  nationales  avec  Dieu,  au  point  de  vue  de  son  culte 
extérieur  et  public.  Voici  comment  le  livre  d'Esdras  explique  le 
retour  même  de  Babylone  :  «  Les  chefs  de  famille  de  Juda  et  de 
Benjamin,  les  prêtres,  les  lévites,  tous  ceux  dont  Dieu  excita 
l'esprit,  se  levèrent  pour  aller  rebâtir  la  maison  de  Yahwé  à  Jéru- 
salem '  ».  D'après  cette  intention,  nous  constatons  que  les 
rapatriés  n'agissent  pas  simplement  envers  Dieu  comme  envers 
le  Créateur  unique  de  toutes  choses  que  chaque  homme  doit 
adorer  ;  mais  comme  envers  le  Dieu  spécial  de  la  communauté 
Israélite,  lequel  prit  domicile  à  Jérusalem.  D'après  un  dogme 
fondamental  de  sa  foi,  qui  remonte  à  Moïse  et  aux  patriarches, 
Israël  se  considère  comme  choisi  entre  toutes  les  nations  pour 
honorer  Yahwé  d'un  culte  vrai,  honnête,  pur;  en  conséquence  de 
sa  fidélité  à  cette  vocation,  il  tient  qu'il  recevra  un  salaire  de 
protection,  une  surabondance  de  prospérité  sur  ses  travaux  et 
sur  son  pays.  Tel  est  le  Dogme  de  l'Alliance2. 

Que  ce  Dogme  national  du  Juif  se  fonde  véritablement  sur  le 
choix  même  de  Dieu,  comme  le  dit  la  Bible,  c'est  au  théologien, 
à  l'exégète,  à  l'apologiste  d'en  connaître  et  d'en  montrer  la 
preuve.  La  simple  observation  des  faits  et  groupes  sociaux  de- 
meure incompétente  pour  établir  ou  pour  nier  ce  fait  de  pro- 
vidence et  de  surnaturel.  La  science  soeialc  demeure  ici  dans  la 


i.  Esdras,  i,  ■">. 

•».  Genèse,  \\.  —  Exode,  \i\,  \xi\.  sxxiv,  10,  28.  —  Deutéronome,  i\ .  37  el  s.  : 
vu,  ''>,  S;  vin,  1";  x,  ii.  —  Juges,  \,  16.  —  Exode,  x\.  16;  \i\.  G  el  s.      Nombres, 

XVI,  41,  tic. 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  juda.  51 

même  position  que  la  physiologie  ou  la  physique  en  face  d'un 
fait  de  libre  arbitre  ou  de  moralité.  Sans  donc  entrer  hors 
de  propos  dans  le  domaine  des  sciences  religieuses,  je  constate 
néanmoins  ce  phénomène  historique  de  groupement  religieux  : 
lorsqu'il  s'agit  d'adorer  Dieu,  les  Juifs  se  réunissent  dans  le 
culte  de  Yahwé,  comme  dans  le  culte  du  Dieu  des  ancêtres,  du 
Dieu  national.  A  ce  point  de  vue,  nous  voyons  clairement  que, 
aux  yeux  des  Juifs  et  dans  leur  pratique,  Yahwé  est  honoré  comme 
le  premier  personnage  de  leur  communauté. 

De  cette  première  observation,  deux  autres  suivent,  étroite- 
ment solidaires,  et  se  complétant  l'une  par  l'autre. 

1°  Cette  nationalisation  de  la  Divinité  n'existait  pas  chez  les 
seuls  Juifs.  D'autres  Sémites  la  pratiquaient  aussi.  Les  Tyriens 
adoraient  Melkart,  dont  le  nom  signifie  le  roi  de  la  cité.  Ils 
l'appelaient  encore  leur  Baal,  c'est-à-dire  le  maître  de  leur 
territoire  et  de  ses  habitants'.  Les  Moabites  adoraient  Camos, 
dieu  national  dont  ils  se  disaient  les  fils  et  lés  filles,  et  qui 
était  aussi  le  dieu  du  pays  2.  Selon  que  les  communautés  sé- 
mitiques s'agrégeaient  dans  une  cité  autonome  ou  dans  une  na- 
tion, elles  se  pourvoyaient  ainsi  d'un  dieu  municipal  ou  natio- 
nal. C'était  à  lui  de  veiller  souverainement  aux  intérêts  publics. 
Mésa,  roi  de  Moab,  fit  graver  une  stèle  où  il  narrait  l'inspiration 
que  Camos  lui  avait  donnée  de  repousser  Israël,  envahisseur 
de  son  royaume  '■'•.  Les  temples  de  Melkart  se  disséminaient  de 
station  en  station  sur  les  caps  méditerranéens  d'où  les  Phéni- 
ciens commerçaient  avec  les  peuples  du  littoral  :  le  dieu  mu- 
nicipal du  grand  comptoir  tyrien  devint  ainsi  le  dieu  colonial 
de  ses  nombreuses  succursales,  telles  que  Malte  ou  Monaco  4. 
Il  protégeait  également  la  métropole  et  son  négoce  :  à  raison 
de  ce  bienfait,  son  profil  se  gravait  sur  les  monnaies  tyriennes. 

Ces  fonctions  publiques  de  la  divinité  nous  manifestent  l'adap- 

1.  R.  P.  Lagrange,  Études  sur  les  Religions  sémitiques,  8;},  91,  99,  487. 

2.  Nombres,  ixi,  29.  —  Inscription,  de  Mésa,  roi  de  Moal>,  I.  V  [Revue  Biblique, 
1901,  p.  524). 

3.  Inscription  de  Mésa,  I.  XIV  el  suiv. 

i  Prosper  Castanier,  La  Provence  préhistorique  el  protohistorique,  i.  241   el 
suiv. 


52      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

tation  de  la  croyance  et  du  culte  au  service  d'une  communauté 
et  de  ses  intérêts  majeurs.  La  tendance  est  universelle,  dans 
l'humanité,  de  s'assurer  le  concours  divin  ;  mais  dans  les  cas  par- 
ticuliers de  ces  déités  nationales,  municipales,  métropolitaines, 
coloniales,  une  communauté  publique  ramène  à  soi  les  puis 
sances  du  ciel  autant  qu'il  est  en  elle.  Elle  veut  un  dieu  qui 
laide,  et  donc  un  dieu  qui  soit  son  dieu,  le  dieu  de  son  terri- 
toire, de  ses  citoyens,  de  ses  travaux  et  entreprises.  Par  con- 
séquent, elle  l'occupe  d'elle-même,  exclusivement,  avec  cette 
préoccupation  de  soi  qui  devient  plus  intense  à  mesure  (pie 
l'esprit  de  communauté  domine  dans  la  cité  ou  dans  la  nation. 

Ce  sentiment  d'appartenance  réciproque  et  jalouse  éclate  as- 
surément dans  la  fierté  d'Israël,  rappelant  à  Yahwé  les  clauses 
de  leur  Alliance.  Le  Dogme  de  celle-ci  représente  Yahwé  comme 
le  père  de  la  nation.  Maître  du  monde  entier  et  de  tous  les  peu- 
ples, il  a  prédestiné  Israël  pour  le  servir  d'un  culte  unique  et 
pur;  il  a  prédestiné  la  Terre  de  Canaan  pour  la  donner  à 
Israël,  comme  un  propriétaire  qui  baille  une  terre  à  son  mé- 
tayer. C'est  pour  cela  qu'il  est  le  Seigneur,  et  qu'il  protège  son 
peuple  et  le  pays  que  son  peuple  habite  '. 

Cette  nationalisation  de  la  Divinité  n'autorise  pas  a  conclure 
que  le  culte  de  Yahwé  ressortait  purement  et  simplement  de 
la  mentalité  communautaire  et  nationale  d'Israël.  L'observateur 
doit  tenir  compte  ici  d'un  second  fait.  Lue  différence  capitale 
se  manifeste  entre  la  religion  d'Israël  et  les  cultes  des  muni- 
cipes  ou  des  peuples  voisins.  Camos,  Melkart,  As  tarte,  Tani- 
mouz  admettent  des  mutilations  rituelles,  des  prostitutions,  des 
sacrifices  humains  :  les  exigences  du  dieu  se  plient  à  celles  de 
la  superstition  ou  de  la  débauche  dans  le  milieu  social  où  il 
est  adoré.  Tammouz  ou  Adonis  est  honoré  d'abord  comme  un 
dieu  de  la  végétation  :  le  dieu  qui  se  cache  dans  le  grain  de 
la  récolte,  et  dont  les  femmes  pleurent  la  mort  violente  sous  la 
faucille  du  moissonneur.  Ingénument  naturaliste,  cotte  sorte  de 


I.  Deutéronome,  \\\n.  G,  18.  —  Jérémie,  m,  4,  19;  \\\i.  9.  —  [sale,  uni,  16; 
lxiv,  7,  etc. 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  juda.  53 

fête  expiatoire  exprime  bien  un  mythe  d'agriculteurs.  Mais, 
transportée  dans  les  milieux  urbains,  elle  y  participa  aux  cor- 
ruptions spéciales  que  le  commerce,  l'aftluence  des  étrangers  et 
la  désorganisation  de  la  famille  introduisaient  dans  les  mœurs  : 
à  Byblos,  ville  de  la  côte  phénicienne,  la  ville  par  excellence  du 
culte  de  Tammouz-Adonis,  les  femmes  qui  ne  voulaient  pas  sa- 
crifier leur  chevelure  au  dieu  mort  et  pleuré  par  Vénus,  de- 
vaient sacrifier  leur  pudeur  à  des  étrangers  l.  Les  hommes 
faisaient  les  dieux  à  leur  image  :  c'était  la  loi  générale  des  re- 
ligions antiques. 

Mais,  chez  les  Hébreux,  des  prophètes,  des  législateurs,  tous 
ceux,  en  somme,  qui  représentaient  le  personnel  actif  des  grou- 
pements religieux  et  qui  parlaient  au  nom  deYàhwé  montraient 
une  absolue  intolérance  pour  ces  répercussions  superstitieuses 
ou  immorales,  soit  d'un  naturalisme  ingénu  et  mythique,  soit 
d'une  corruption  positivement  éhontée.  Et  cependant,  par  ail- 
leurs, les  conditions  agricoles  de  la  vie  d'Israël  trouvent  Yahwé 
accommodant  et  sympathique,  lorsqu'elles  sont  honnêtes  et  na- 
turelles. Les  trois  grandes  fêtes  annuelles  de  la  religion  sont 
des  fêtes  du  travail  :  la  Pàque  se  rattache  à  l'élevage  et  à 
l'art  pastoral,  avec  le  sacrifice  de  l'agneau;  à  la  moisson  com- 
mençante des  orges,  par  l'offrande  des  gerbes  et  la  manduca- 
tion  des  pains  sans  levain.  La  Pentecôte  célèbre  la  moisson  ache- 
vée de  toutes  les  céréales;  la  Scénopégie  ou  fête  des  cabanes 
abrite  sous  des  tonnelles  de  feuillages,  les  festins,  les  chants, 
les  actions  de  grâces  pour  la  clôture  de  toutes  les  récoltes, 
après  la  fin  de  la  vendange  et  des  dernières  cueillettes.  Yahwé 
consent  ainsi  à  se  laisser  traiter  comme  un  dieu  agricole, 
pourvu  que  cela  ne  devienne  point  l'occasion  des  vices  qu'il 
réprouve  2. 

C'est  résister  énergiquement  à  des  tendances  populaires,  qui, 
plus  d'une  fois  se  manifestent  chez  les  Juifs.  Pour  satisfaire  a 

1.  Lagrange,  Études  sur  les  religions  sémitiques,  306,  308,  iî'<.  445.  Cf.  II.  Vin- 
cent, O.  P.,  Canaan,  d'après  l'exploration  récente,  201,  203. 

2.  Lagrange,  La  méthode  historique,  à  propos  de  l'Ancien  Testament,  W  Con- 
férence. —  Lévitique,  wni,  4,22,  39,  43.  —  Deuléronome,   \\i. 


oi      LE   TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF   A    L  EPOQUE    L>E    JESUS-CHRIST. 

leurs  entraînements,  ceux-ci  adorent  Camos,  Moloch,  Astarté. 
demandent  le  culte  que  réclame  leur  imagination  ou  leur  sen- 
sualité aux  Panthéons  de  leurs  voisins.  Mais,  sans  fléchir,  sans 
rien  céder  à  ces  tendances,  les  prophètes,  les  fervents  de  Yahwé, 
maintiennent  ses  exigences  d'un  culte  pur  et  unique.  Ainsi,  di- 
verses répercussions,  et  bien  puissantes,  soit  du  naturalisme 
rural,  soit  de  la  corruption  urbaine  cessent  d'agir,  lorsqu'elles 
rencontrent  Yahwé.  Une  croyance,  un  culte,  leur  résistent,  qui 
demeurent  intangibles  aux  superstitions  naïves  du  paysan,  aux 
mœurs  licencieuses  des  familles  désorganisées  et  des  cosmo- 
polites. Voilà  un  fait  social  de  transcendance ,  que  nous  devons 
constater  ici  comme  unique  et  certain.  11  n'appartient  pas  à  la 
science  sociale  d'en  poursuivre  les  causes,  puisque  ce  fait  dé- 
passe le  cours  général  des  répercussions  publiques  ou  privées, 
tel  que  nous  l'observons  établi  chez  les  peuples  antiques.  Mais, 
néanmoins,  notre  science  demeure  dans  la  sphère  de  sa  com- 
pétence en  constatant  cette  splendide  exception,  puisqu'elle  se 
manifeste  dans  la  trame  collective  des  phénomènes  religieux, 
particuliers  au  culte  de  Yahwé. 

Sous  bénéfice,  par  conséquent,  de  cette  observation  tics  impor- 
tante, nous  admettons  une  part  de  tradition  communautaire  et 
sémitique,  dans  le  projet  religieux  de  rentrer  en  Palestine,  afin 
d'y  rebâtir  la  maison  de  Yahwé.  Cela  ne  dément  ni  ne  diminue 
l'inspiration  d'en  haut  que  relate  le  Livre  d'Esdras  :  elle  se 
trouve,  au  contraire,  exactement  replacée  dans  le  milieu  humain 
de  son  action  réelle. 

D'importantes  conséquences  résultèrent  de  là,  pour  le  repeu- 
plement de  la  Judée. 

D'abord,  il  commença  par  Jérusalem,  puisque  Jérusalem 
était  la  Ville  Sainte  où  habitait  Yahwé  avant  l'exil.  Les  chefs 
du  peuple  s'y  établirent.  La  multitude  elle-même  tira  au  sort 
un  homme  sur  dix  pour  y  demeurer  encore.  D'autres  enfin  s'y 
installèrent  d'eux-mêmes1.  Le  Temple,  particulièrement,  né- 
cessita la  présence  d'un  certain  nombre  de  prêtres,  de  lévites, 

I.  .\  clic  mie,  \i.  I,  2. 


L'EXPANSION   DES   RAPATRIÉS    SLR    LES    MONTS    DE   JUDA.  55 

de  portiers,   de  chantres,  de  gardiens,  domiciliés  encore  dans 
la  ville  sainte  '. 

Néanmoins  sur  les  quatre  mille  prêtres,  sept  cents  lévites  et 
autres  serviteurs  du  sanctuaire  qui  s'adjoignirent  aux  rapatriés, 
tous  ne  demeurèrent  pas  dans  la  capitale.  Plusieurs  se  réta- 
blirent dans  les  anciennes  «  villes  sacerdotales  et  lévitiques 2  ». 

L'existence  de  ces  derniers  groupes  réagissait  à  sa  manière 
sur  la  remise  en  culture  du  pays.  Sauf  des  jardins  et  des  pâ- 
turages dans  les  banlieues  de  leurs  cités  résidentielles,  les 
prêtres  et  les  lévites  ne  possédaient  pas  de  domaines  agricoles. 
Ils  vivaient  essentiellement  du  casuel  de  leurs  fondions,  lors- 
qu'ils officiaient  dans  les  cérémonies  et  sacrifices   du  Temple. 

Mais  à  côté  de  ce  revenu  intermittent  et  aléatoire,  des  rede- 
vances plus  fixes  leur  étaient  assurées  sous  forme  de  dimes 
variées  sur  les  produits  de  la  terre  ou  de  prémices3.  C'étaient 
des  impôts  en  nature,  frappant  les  céréales,  les  fruits,  le  vin 
nouveau,  l'huile  et  le  bétail;  en  somme,. ils  atteignaient  la  pro- 
duction entière  du  paysan.  Chapitre  par  chapitre,  son  copieux 
budget  s'en  ressentait  chaque  année.  De  tels  impôts  ne  pou- 
vaient vraiment  se  percevoir  que  parmi  une  population  aux 
ressources  multiples  et  abondantes;  ils  supposaient  les  riches 
cultures  que  nous  avons  décrites.  Ainsi,  la  réinstallation  du 
Temple  et  de  son  personnel  équivalait,  de  la  part  des  Juifs,  à 
un  engagement  de  nourrir  le  prêtre  et  le  lévite.  Cet  engage- 
ment d'ailleurs  fut  pris  expressément,  avec  la  spécification  des 
produits  à  dimer  et  des  prémices  à  offrir.  Un  acte  en  fut  dressé, 
où  Néhémie,  le  gouverneur,  les  principaux  des  prêtres  et  du 
peuple  apposèrent  leur  sceau  4. 

La  marche  descendante  suivie  par  les  colons.  —  A  partir  de 
Jérusalem  et  des  hauteurs  circonvoisines,  les  neuf  dixièmes  des 
rapatriés  se  disséminèrent  par  groupes. 


i.  Néhémie,  si,  i,  19. 

».  Néhémie,  vu,  73;  xi,  20,  36.  Cf. Nombres,  \\w.  I,  s.       Josué,  sxi,  l,  42. 

3.  Néhémie,  s,  35,  39. 

i.   Sclu: mie,  x,   1,  29. 


56      LE   TVPE   SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF    A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

Aux  premiers  temps  la  frontière  septentrionale  se  dessinait 
un  peu  au  nord  de  Jéricho  et  de  Mitspa;  celle  du  sud  au  nord 
d'Hébron;  celle  de  l'est  surplombait  la  mer  Morte  et  les  déserts 
adjacents;  à  l'ouest  Estaol  était  un  peu  dépassé.  Esdras,  avons- 
nous  dit,  suppute  à  49.097  personnes  les  immigrants  qui  se 
réinstallèrent.  Trente  kilomètres  en  longueur,  20  à  25  en  lar- 
geur, c'était,  à  vol  d'oiseau,  une  superficie  de  700  kilomètres 
carrés  à  peu  près.  On  était  loin  d'en  occuper  toutes  les  parties. 
Par  places  on  devait  se  tasser.  Il  est  vrai  que  les  replis  du 
terrain  multipliaient  les  surfaces.  Mais  çà  et  là  des  rochers, 
des  plateaux  secs  et  pierreux  excluaient  la  culture.  L'essaimage 
des  colons  dut  vite  s'imposer. 

De  fait,  la  colonisation  se  poursuivit  dans  tous  les  sens  où  la 
montagne  acceptait  la  culture.  Nous  ne  pouvons  malheureuse- 
ment en  marquer  les  étapes,  à  mesure  des  années.  Les  docu- 
ments bibliques  se  taisent  relativement  à  la  période  qui  va  de 
Néhémic  aux  Macchabées  (450  à  167  av.  Jésus-Christ).  Mais  on 
présume  une  marche  lente,  à  reconnaître  ses  limites  et  ses  pro- 
grès dans  l'époquemacchabéenne.  Les  princes-pontifes  qui  don- 
nèrent leur  nom  à  cette  phase  historique,  étaient  originaires 
de  Modin.  Or,  cette  petite  ville  surveille  la  plaine  de  Séphéla, 
aux  portes  occidentales  de  la  montagne,  comme  une  grand' - 
garde  extérieure.  De  ce  côté  donc,  la  colonisation  avait  gagné. 
Mais  c'est  seulement  sous  Jonathas,  100  av.  Jésus-Christ,  que 
lîéthel  au  nord,  Emmaùs  à  l'ouest  et  sur  la  plaine  encore,  fu- 
rent de  nouveau  réoccupés.  Au  sud  la  frontière  atteignait 
Bethsour.  Or,  cette  dernière  ville  est  à  25  kilomètres  de  Jéru- 
salem, Béthel  à  15,  Emmatts  à  moins  de  30.  C'est  donc  très 
lentement,  comme  par  coulées  irrégulières,  ici  plus  avancées, 
à  côté  plus  en  retard,  que  les  Juifs  reconquéraient  leurs  mon- 
tagnes et  leurs  vallées.  Aussi  bien,  le  relief  du  sol  ne  se  prêtait 
pas  à  un  envahissement  par  étapes  égales  et  toujours  symétri- 
ques. De  plus,  les  immigrants  devaient  procéder  en  véritables 
paysans  et  par  gioupes  communautaires.  Ils  commençaient  par 
tirer  tout  le  parti  possible  d'une  vallée  ou  d'un  plateau;  et 
puis,    quand   le  terrain  avait  donné  tout  son  fruit  el  devenait 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  jud*a.  57 

trop  étroit,  un  essaim  devait  se  détacher  et  se  porter  un  peu 
plus  loin  l. 

Mais  des  obstacles  se  rencontraient,  dont  les  diverses  résis- 
tances compliquent  l'expansion  juive,  ici  de  luttes  victorieuses, 
et  là  de  recals  définitifs.  De  ces  obstacles,  les  uns  tenaient  im- 
médiatement à  la  nature  du  pays;  les  autres,  à  la  solidité  plus 
ou  moins  grande  des  populations  qui  s'y  étaient  installées. 
Nous  allons  donc  observer  comment  le  paysan  juif  les  affronta 
l'un  après  l'autre. 

Obstacles    naturels  :   sols   arides  et  intransformables.  — 

Essentiellement  agricole,  la  colonisation  des  rapatriés  s'arrêta 
devant  les  zones  rebelles  à  la  culture. 

C'était  d'abord  le  Désert  de  Juda,  qui  s'étage  sur  le  versant 
oriental  des  montagnes,  au-dessus  de  la  mer  Morte.  Large  de 
20  à  30  kilomètres,  sur  une  longueur  de  100  à  110,  il  dissimule 
de  secs  et  arides  ravins,  entre  des  collines  qui  se  dressent,  pa- 
reilles à  des  cônes.  A  peine  les  pluies  d'hiver  déterminent-elles 
çà  et  là  un  peu  de  fraîcheur  et  de  végétation,  utilisées  par  les 
bergers  de  Maon,  de  Garmel  et  de  Tékoa.  Quand  arrive  la  saison 
chaude,  les  gorges  qui  dévalent  sur  la  mer  Morte  ne  laissent 
voir  que  la  roche  nue  et  des  éboulis.  Sur  ce  terrain,  le  paysan 
juif  demeurait  vaincu. 

Il  le  demeurait  encore  dans  la  vallée  du  Jourdain.  Les  villes 
ou  les  villages  ne  dépassèrent  jamais  les  promontoires  de 
rochers  qui,  de  très  haut,  surplombent  le  fleuve.  Ni  lui  ni  ses 
abords  n'attirent  la  culture.  Il  fertilise  à  peine  ses  berges 
immédiates.  C'est  son  orgueil  et  sa  splendeur,  disait  la  Bible  : 
là  foisonnent  des  tamaris,  des  roseaux,  des  papyrus,  toute  une 
flore  tropicale,  où  émergent  des  peupliers.  Mais  que  rapportent 
ces  magnifiques  et  stériles  bosquets?  Au-dessus,  des  terrasses 
de  sable   montent  comme  par  étages  et   demeurent  à  jamais 


I.  .l'indique  les  étages  du  repeuplement  d'après  Schiirer,  Geschichle  des  Judis- 
clien  Vol/ces  im  Zeitalter  Jesu  Christi,  II,  1,  5.  Cet  historien  résume  très  complè- 
tement les  données  des  deux  sources  que  nous  possédons  :  les  Livres  des  Maccha- 
bées et  les  Œuvres  de  Flavius  Josèphe. 


,"')8      LE    TYPE    SOCIAL    Kl     PAYSAN    JUIF    A    L  EPOQUE    DE   JESUS-CHRIST. 

arides  :  le  fleuve  ne  les  arrose  point,  même  au  temps  de  ses 
plus  hautes  crues.  Le  Jourdain  n'est  donc  pas,  comme  le  Nil  ou 
l'Euphrate,  un  de  ces  cours  d'eau  qui  dérivent  leur  trop-plein 
sur  les  campagnes  riveraines,  suggèrent  rétablissement  de 
digues  régulatrices  et  de  canaux  irrigateurs,  fleurissent  le  dé- 
sert, nourrissent  le  blé,  développent  les  villes  et  les  villages, 
condensent  et  enrichissent  les  populations. 

Si,  dans  la  plaine  de  Jéricho,  une  splendidc  oasis,  arbores- 
cente, herbue  et  maraîchère  entoura  le  Bas-Jourdain,  ce  sont  des 
sources  particulières  qui  alimentaient  sa  fécondité.  A  l'exceplion 
de  ce  territoire  privilégié,  les  Juifs  no  s'établirent  pas  sur  les 
rives  du  Jourdain.  Phénomène  peut-être  unique  dans  l'histoire 
des  fleuves,  il  demeurait  insociable.  On  n'approchait  de  ses  eaux 
que  pour  les  franchir  ou  pour  trouver  la  solitude.  Élie  se  cacha 
dans  ses  fourrés,  vers  le  torrent  de  Carith.  De  la  Judée  et  de  Jé- 
rusalem, les  multitudes  accoururent  dans  ses  flots,  au  baptême 
de  Jean.  Mais  leurs  campements  s'évanouirent  quand  le  prophète 
disparut 1. 

L'expansion  juive  se  limitait  donc  aux  terres  cultivables;  elle 
les  recouvrit  presque  toutes.  Aucune  d'elles  n'échappa  sur  les 
versants  occidental,  oriental  et  méridional  des  monts  de  Juda. 

Au  nord,  il  n'y  avait  pas  de  versant  :  la  chaîne  se  continuait 
par  les  monts  d'Ephraïm.  ('/était  donc,  au  point  de  vue  du  lieu, 
une  contrée  ouverte  aux  émigrants;  mais  le  lieu  n'était  pas 
vacant,  et  un  obstacle  majeur  s'y  dressa  devant  les  Juifs. 

Obstacles  de  voisinage  :  populations  agricoles  impossibles  a 
évincer.  —  Lorsque  les  Juifs  revinrent  d'exil,  une  très  ancienne 
colonie  occupait  le  terrain.  En  721,  Salmanasar  déportait  en 
niasse  les  habitants  du  royaume  d'Israël,  d'après  l'usage  baby- 
lonien. Saigon,  son  successeur,  distribua  le  territoire  dépeuplé 
à  des  émigrants,  tirés  de  la  Médie  et  des  plaines  de  Mésopotamie. 

i.  Vigouroux,  Jourdain,  D.  B.   V.,   III.   1710.  —  Au  nord  de  Jéricho,  dans  la 
vallée  du  Jourdain,  llérode  fonda  Phasaëlis;   mais  c'était   au  milieu  d'une  oasis 
comme  celle  de   Jéricho,  (trace  à  des  sourres  qui    nourrissaient  des   palmiers  el   des 
cultures   variées  (Josèphe,    XVI;  Anl.  jud.,  V.  2;  I,   Cintre  des  Juifs.   XXI,  '.'. 
Schuier,  II,  |>.  158). 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  DE  JUDA.  oi) 

Ces  origines  indiquent  des  colons  agricoles.  Au  siècle  de  Jésus, 
d'après  Flavius  Josèphe,  l'état  de  leurs  cultures  atteste  le  bon 
parti  qu'ils  surent  tirer  des  ressources  locales.  Moins  déboisée 
que  la  montagne  de  Juda,  pourvue  de  cours  d  eaux  plus  régu- 
liers, entrecoupée  de  plaines,  larges  pour  la  contrée,  comme 
celle  d'Elmakhna,  au-dessous  de  Naplouse,  la  montagne  d'E- 
phraïni  facilitait  l'enracinement  de  ses  cultivateurs.  Par  la  pros- 
périté de  ceux-ci,  les  villes  se  relevèrent.  Autour  de  Samarie, 
l'ancienne  capitale,  s'étendaient  justement  les  meilleures  terres 
de  la  région.  Les  occupants  en  prirent  le  nom  de  Samaritains1. 

Ces  rivaux  agricoles  opposaient  de  solides  obstacles  à  la  péné- 
tration des  Juifs,  soit  pacifique,  soit  conquérante.  Quand  des  pas- 
teurs et  des  nomades  lèveraient  le  camp,  les  paysans  défendent 
leurs  champs  et  leurs  maisons.  Si  le  village  est  saccagé,  la  ville 
sert  de  refuge,  et  on  la  défend  bien.  Çà  et  là  seulement  la  pous- 
sée judéenne  vainquit  ces  résistances.  Au  nord  et  au  nord-ouest 
de  Jérusalem,  les  cantons  de  Lydda,  Ephraïm  et  Ramathaïm 
furent  peuplés  de  Juifs  et,  par  suite,  enlevés  aux  Samaritains  sous 
le  pontificat  et  priiicipat  de  Jonathas  (101-143  av.  J.-C).  Hyrcan 
détruisit  même  Samarie  en  129  :  le  siège  avait  duré  toute  une 
année.  D'ailleurs,  cette  victoire  et  ces  annexions  ne  déracinaient 
pas  les  familles  samaritaines;  la  richesse  du  sol,  leurs  travaux 
et  leurs  possessions  les  fixaient  à  l'envi 2. 

De  là,  on  le  conçoit,  une  spéciale  animosité  entre  les  Juifs, 
des  envahisseurs,  au  point  de  vue  des  Samaritains,  —  et  ceux-ci, 
des  intrus,  au  jugement  des  Juifs.  Le  grief  d'hétérodoxie  et  de 
culte  schismatique  s'ajoutait,  il  est  vrai,  de  la  part  des  Israé- 
lites; caries  Samaritains  adoraient  Yahwé  sur  leur  mont  Gari- 
zim,  et  non  pas  à  Jérusalem.  Mais  ce  grief  n'eût-il  pas  existé,  le 
riche  et  le  solide  établissement  des  Samaritains,  au  cœur  même 
de  la  Palestine,  exciterait  par  lui-même  l'hostilité  des  Juifs.  Pour 
eux,  l'enclave  samaritaine  est  du  terrain  volé.  Et  le  conflit  s'é- 


1.  II  Rois,  wii,  2i  et  suiv.  —  Josèphe,  XV;  Antiquités  judaïques,  \  ni,  5.  — A. 
Legendre,  Tribu  d'Ephralm,  D.  H.  V.,  II.  1876.  —  Josèphe,  III,  Guerre  tics  Juifs, 

ni,   4. 

2.  I  Mucc.  i,  3.  i;  XIII.  Ant.jud.,  X.  3.  —  Schuicr,  II,  1. 


60       LE    TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

tcrniso,  puisque  le  Samaritain  demeure  indélogeable  à  son  foyer 
et  sur  ses  terres. 

Nous  retrouvons  ici  un  cas  typique  :  des  sédentaires,  d'égale 
force  ou  à  peu  près,  tiennent  en  échec  la  colonisation  israélite, 
sur  le  terrain  agricole  où  elle  s'avance  ailleurs  victorieusement. 
Parfois  aussi,  des  jeux  d'alliance  avec  les  Grecs,  les  Syriens  ou 
les  Romains  appuient  efficacement  l'obstruction  des  Samaritains. 
Mais  ces  alliances  elles-mêmes  dénotent  l'attachement  au  terri- 
toire menacé  ;  les  occupants  cherchent  toujours  un  protecteur  et 
une  puissance  militaire  contre  l'envahissement  du  Juif,  armé  de 
la  bêche  et  de  l'épée.  La  question  agricole  domine  ici  la  diplo- 
matie. 

Sur  la  limite  occidentale  de  la  zone  monlagneuse,  elle  se  com- 
pliquait, en  outre,  d'intérêts  urbains  et  commerciaux,  contre  les- 
quels le  paysan  ni  le  soldat  israélites  ne  pouvaient  prévaloir. 
Explorons  maintenant  ce  terrain  nouveau  de  la  résistance  à  l'ex- 
pansion juive. 

La  zone  des  villes  hellénistiques,  la  séphéla.  —  Les  dé- 
filés des  monts  de  Juda  s'entrebâillent  à  l'ouest,  discrètement, 
sur  les  belles  terres  de  la  Séphéla,  Celle-ci  étale  de  suite  ses 
alluvions  fertiles  et  ses  coteaux  ensoleillés.  Les  cultures  pou- 
vaient s'y  étendre  sur  une  longueur  de  70  kilomètres  et  une 
largeur  variable  entre  15  près  de  Gaza  et  10  ou  12,  plus  au  nord, 
aux  environs  de  Joppé.  La  plaine  de  Saron  lui  succédait,  conti- 
nuant de  s'efiiler  jusqu'à  la  pointe  du  Carmel. 

Naturellement,  ces  beaux  espaces  cultivables  tentaient  les 
émigrants  juifs;  ils  descendaient  vers  eux,  par  les  mêmes  brè- 
ches et  les  mêmes  vallons  que  les  torrents  de  leurs  montagnes. 
A  50  mètres  au-dessus  de  la  Méditerranée,  12  kilomètres  à  peine 
en  arrière  du  rivage,  Lyclda  et  Adula  sont  occupés  par  les  Hé- 
breux au  temps  cie  Simon  Macchabée  (143-135  av.  J.-C).  Sur  la 
même  ligne  à  peu  près,  légèrement  en  recul  vers  le  sud,  Em- 
maiis  redevint  une  cité  juive  dans  la  même  période'. 

1.  I  Macchabées,  ix,  50;  m.  34:  mi,  58.  —  Schiirer,  il,  :>.  ;t. 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  juda.  61 

Mais  au  delà,  sur  le  littoral,  en  remontant  de  l'Egypte  vers 
Tyr  et  Sidon,  s'égrenait  un  chapelet  de  villes  hellénisées  :  Ra- 
phia, Gaza,  Anthédon,  Ascalon,  Azot,  Jarania,  Joppé,  Apollonia, 
Césarée,  Dora  et  Ptolémaïs.  Onze  cités  étrangères  sur  un  par- 
cours d'à  peu  près  cent  soixante-quinze  zilomètres;  onze  en- 
claves, dont  les  murailles  protègent  des  colonies  que  les  Juifs 
n'entament  pas  et  qui  entament  leur  pays  :  d'où  provient  donc 
cette  invasion  de  l'étranger  et  cette  limite  à  l'expansion  des 
Hébreux  ? 

Deux  peuples  commerçants,  les  Philistins  et  les  Phéniciens, 
occupèrent  d'abord  ces  villes;  mais  simultanément  les  Grecs 
y  fréquentaient.  C'était  le  signe  de  leur  tendance  à  ne  pas  bor- 
ner leurs  affaires  aux  portes  comme  Joppé  ou  Ascalon  maritime; 
mais  aussi  à  pénétrer  les  villes  de  l'intérieur,  comme  Ascalon- 
dans-les-Terres,  Azot,  Jamnia  ou  Gaza.  Ces  dernières  stations 
s'échelonnaient  sur  le  chemin  déjà  connu  des  caravanes  qui 
transitaient  de  l'Egypte  en  Syrie.  Hérodote  vint  à  Gaza.  Il  con- 
naissait Azot  et  Ascalon1.  Sous  la  domination  des  Perses,  les 
marchands  grecs  affluaient  si  bien  que  les  monnaies  de  Gaza 
portaient  deux  inscriptions,  l'une  grecque  et  l'autre  phéni- 
cienne -. 

Mais  c'est  surtout  la  conquête  macédonienne  qui  enhardit 
l'immigration  des  Hellènes.  En  s'emparant  de  la  grande  voie 
qui  reliait  l'Egypte  à  la  Syrie  par  les  étapes  du  littoral  pales- 
tinien, Alexandre,  les  Ptolémées,  les  Séleucides  assuraient  aux 
Hellènes  la  protection  de  compatriotes  intelligents  qui  ne  leur 
ménageaient  ni  les  sécurités  ni  les  franchises.  Ainsi  favorisés, 
les  Grecs,  rois  du  commerce,  dominèrent  les  voies  terriennes 
du  transit ,  non  moins  que  les  escales  où  abordaient  leurs 
gale ics.  Leur  langue  devint  en  même  temps  la  langue  des 
affaires  et  celle  de  l'administration.  Tout  le  monde  la  parla 
dans  les  villes.  Par  intérêt,  par  genre,  par  alliances  de  famille, 
les  Phéniciens  ou  les  Syriens  s'hellénisèrent  fortement. 

Sans  cette  conquête  pacifique  des  marchands,  la  phalange 

1.  Hérodote,  I.  105;  II,  157,    159;  111,5. 

2.  Schurer,  11,  84,  noie  155. 


G2      LE   TYPE   SOCIAL    m     PAYSAN    JDIF    A    L' ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHBIST. 

macédonienne  se  fût  promenée  en  Palestine,  incapable  de  rien 
fonder  par  ses  victoires  ;  les  vaincus  ne  fussent  point  assimilés 
aux  vainqueurs.  Là  comme  ailleurs,  les  relations  commerciales 
exercèrent  une  influence  persuasive,  efficace  et  inaperçue. 
Tandis  que  le  nom  d'Alexandre  monopolisait  la  gloire  de  la 
conquête  aux  yeux  des  historiens,  des  milliers  de  négociants 
grecs,  gens  obscurs,  foules  dédaignées,  hellénisaient  pacifique- 
ment leurs  acheteurs,  associés,  correspondants,  concurrents, 
voisins  et,  avec  tout  le  monde,  les  cités  où  ils  s'aggloméraient. 
Un  grand  courant  d'immigration,  d'affaires  et  d'idées  grecques 
battait  ainsi   les  racines  occidentales  de  la  montagne  judéenne. 

Ce  n'était  pas  un  milieu  pour  attirer  des  paysans  à  la  re- 
cherche de  terres  vacantes  '  ;  qn'auraient-ils  fait  dans  les  murs 
de  ces  grandes  villes,  où  tout  citoyen  vivait  de  commerce,  de 
banque,  de  transports,  et  des  diverses  industries  que  les  im- 
portants marchés  et  les  transits  exigent  accessoirement? 

Les  campagnes  environnantes  eussent  probablement  donné 
envie  aux  émigrants,  sans  les  populations  agricoles,  d'origine 
syrienne  ou  autre  généralement  rattachées  aux  citoyens  des 
villes  par  la  vente  de  leurs  produits  et  la  communauté  muni- 
cipale. On  suppose  bien  que  chaque  ville  s'approvisionnait  dans 
les  villages  de  sa  banlieue,  pour  sa  consommation  et  le  ravi- 
taillement de  ses  hôtes.  Elle  devait  ainsi  attirer  les  paysans- 
fournisseurs,  intéressés  directement  à  sa  propriété.  Ces  paysans 
ne  devenaient-ils  pas  aussi  des  clients,  grâce  aux  boutiques  et 
a  leurs  déballages  tentateurs?  On  le  suppose  toujours  à  voir, 
d'après  les  historiens,  chaque  cité  hellénisée,  pourvue  d'un 
territoire  plus  ou  moins  étendu  qui  se  solidarise  avec  elle  mi- 
litairement et  politiquement-.  Les  sénateurs  et  archontes  de 
la  cité  gouvernent  ou  administrent  les  villages,  comme  des 
quartiers  hors  les  murs.  Aussi,  pour  attaquer  une  ville  et  la 
ruiner,  ses  ennemis  ravagent  d'abord  ses  champs  cl  ses  villages. 
Ils  sont  eux-mêmes  la   cité.   Quand  on  dit    les  Gazaltes  ou  les 

1.  Les  villes  hellénistiques  attirèrent,  eu  rail  de  Juifs,  des  artisans  el  des  commer- 
çants dont  ce  n'est  pas  encore  le  moment  de  parler. 

2.  Schiirer,  II,  73. 


L  EXPANSION  DES  RAPATRIES  SUR  LES  MONTS  DE  JUDA.       G'J 

Césaréens,   on  entend  aussi    bien  les  ruraux  que    les   ciladins. 

Naturellement,  cette  extension  rurale  des  villes  hellénistiques 
ajoute  à  la  puissance  de  leur  établissement.  Des  gens,  avec 
racines  dans  le  pays  appuient  le  groupe  des  commerçants, 
instable  par  nature  et  comme  posé  sur  le  sol  :  c'est  une  clien- 
tèle et  une  alliance  qui  ne  varient  pas;  ce  sont,  à  l'occasion, 
des  protégés  ou  des  défenseurs.  De  Raphia  jusqu'à  Césaréc, 
neuf  cités  s'entourent  ainsi  d'un  territoire  qui  leur  appar- 
tient. L'émigrant  juif  de  la  montagne  en  constate  le  peu- 
plement très  dense  et  la  solide  occupation.  Comme  ces  villes 
se  suivent  généralement  à  quelques  kilomètres,  les  petits  États 
municipaux  que  constituent  leurs  possessions  se  rejoignent 
ou  se  rapprochent  de  très  près.  Ce  ne  sont  pas  de  maigres 
enclaves,  noyées  dans  le  territoire  israélite;  c'est  une  bande 
solide  et  continue  qui  s'intercale  entre  lui  et  la  mer,  au  sortir 
même  de  la  montagne  judéenne. 

De  la  part  des  émigrants  juifs,  il  eût  fallu  recourir  à  la  force 
des  armes  pour  déloger  les  paysans  de  ces  banlieues;  mais  la 
partie  apparaissait  d'avance  trop  inégale.  Le  commerce  procu- 
rait de  très  puissants  alliés  aux  cités  de  la  côte  :  les  Ptolémées, 
les  Séleucides,  les  Romains.  Quel  que  fût  le  grand  empire  en 
possession  de  l'Asie  antérieure,  les  commerçants  et  les  sénateurs 
des  villes  se  reconnaissaient  des  avantages  de  premier  ordre  à 
se  garantir  la  bienveillance  des  conquérants.  Peu  importait  que 
ces  envahisseurs  vinssent  d'Antioche,  d'Alexandrie  ou  de  Rome, 
ils  se  battaient  en  Orient  pour  conquérir  la  suprématie  des 
lignes  commerciales  où  circulait  la  richesse  du  monde.  Et 
donc,  ces  potentats  protégeraient  les  bonnes  villes,  dont  les 
affaires  multipliaient  la  matière  imposable;  ils  protégeraient 
des  populations  où  se  recruteraient  des  levées  d'hommes  pour 
les  phalanges,  la  garde  à  cheval  ou  les  cohortes  de  la  région. 
Aussi,  même  aux  beaux  jours  des  stratèges  asmonéens,  la 
petite  armée  juive  ne  se  risquait  pas  à  conquérir  la  Séphéla. 
Lorsque  Judas  Macchabée  incendia  Joppé  et  Jamnia,  lorsque 
Simon  occupa  Joppé,  ils  vengeaient  le  massacre  de  commerçants 
juifs  émigrés  dans  ces  villes,  ils  assuraient  une  place  de  sûreté 


04      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF   A    L'ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CBRIST. 

à  ceux  de  l'avenir;  mais  le  pays  demeurait  grec  et  syrien  par  sa 
population  rurale.  De  même,  si  Alexandre  Jannée  (103-76  avant 
Jésus-Christ)  conquit  la  Tour  de  Straton  (Césarée),  Apollonia. 
Jamnia,  Azot,  Gaza,  Authédon,  Raphia,  les  populations  de  ces 
villes  et  celles  des  campagnes  se  judaïsèrent  pour  la  forme  et 
parla  contrainte;  mais  elles  ne  cessèrent  d'espérer  une  revanche 
que  leur  donna  Pompée.  Le  Romain  protecteur  supputait  bien  les 
revenus  d'une  politique  libérale  envers  ces  grandes  cités  d'étape 
et  de  marché.  Quant  au  paysan  juif,  il  demeurait  contenu  à  ja- 
mais dans  les  limites  de  sa  montagne  par  cette  triple  alliance 
du  municipe  hellénistique,  du  paysan  syrien  ou  grec  et  d'un 
empire  suzerain.  A  l'ouest  comme  au  nord,  ses  voisins  le  refou- 
laient dans  ses  étroites  vallées. 

*  Mais,  au  sud,  il  s'ouvrait  un  passage  sur  les  pentes  qui  sur- 
plombaient le  Désert  :  un  autre  type  de  populations  lui  résistait 
avec  toutes  chances  d'insuccès. 

Populations  semi-nomadks  faciles  a  évincer.  —  Tout  le  ver- 
sant méridional  des  monts  de  Juda  fut  envahi  par  lesldumécns, 
durant  l'exil  à  Rabylone.  A  ces  pasteurs  de  steppes  maigres,  les 
champs  incultes  oifraient  de  nouveaux  pâturages;  les  villes  aban- 
données, des  gîtes,  sinon  des  repaires,  lorsqu'ils  avaient  dé- 
troussé une  caravane  de  passage.  Dès  que  les  rapatriés  se  mirent 
à  cultiver  les  montagnes  et  à  s'étendre,  les  occasions  de  razzias 
durent  se  multiplier  pour  les  Iduméens. 

De  là,  une  stratégie  particulière  de  Judas  Macchabée.  Il  for- 
tifia Rethsour  «  afin  que  le  peuple  eût  une  sécurité  en  face  de 
l'Idumée  ».  Les  tours  et  les  murailles  de  la  place,  avec  sa  gar- 
nison, tenaient  les  pillards  en  respect.  Au  besoin,  les  paysans 
fugitifs  s'abritaient  dans  l'enceinte. 

La  stratégie  macehabéenne  passa  bientôt  de  la  défensive  à 
L'offensive.  Au  delà  de  Rethsour.  à  près  «le  S  kilomètres  au 
sud,  lléhron  s'élevait  au  fond  dune  vallée  haute,  qui  dominait 
elle-même  les  pentes  méridionales  des  montagnes.  Des  rem- 
parts entouraient  la  ville,  avec  des  tours  de  bois,  élevées  par 
les  Iduméens.  Malgré  ce  redoutable  voisinage,  les  Juifs  ne  crai- 


l'expansion  des  rapatriés  sur  les  monts  de  juda.  65 

gnirent  pas  de  se  réinstaller  aux  environs.  Ils  s'étendirent  éga- 
lement vers  le  sud-sud-ouest,  selon  une  ligne  qui  court  d'Hébron 
à  Marésa.  C'était  la  pacifique  offensive  de  la  charrue  et  de  la 
bêche  ;  d'elle-même  elle  appelait  l'autre,  celle  de  la  lance  et  de 
l'arc,  lorsque  les  paysans  se  plaignaient  de  quelque  rapine.  Au 
cours  de  ces  interventions,  Judas  Macchabée  s'empara  d'Hébron, 
détruisit  ses  murailles  et  incendia  ses  tours.  Le  repaire  des  pil- 
lards était  anéanti1. 

Cette  vigoureuse  opération  livrait  aux  colons  juifs  les  pentes 
qui  s'inclinent  vers  Bersabée  et  le  Désert.  Sans  racines  dans  le 
sol,  les  campements  iduméens  se  repliaient  devant  ces  cultiva- 
teurs qui  s'implantaient  à  fond  —  et  qu'appuyaient  des  forte- 
resses, des  garnisons  et  des  colonnes  mobiles. 

Le  pli  de  la  montagne  chez  les  Judéens.  —  Pacifique  ou  guer- 
rière, la  colonisation  des  monts  de  Juda  se  terminait  dans  la 
période  allant  de  175  à  135  avant  Jésus-Christ2,  A  l'époque  du 
.Sauveur,  ses  résultats  sont  acquis  depuis  plusieurs  générations. 
L'Israélite  a  façonné  la  montagne  par  l'établissement  de  ses 
terrasses,  par  les  cultures  diverses  qui  s'y  étagent,  par  les  citernes 
et  les  parcs  aménagés  au  désert,  et,  en  revanche,  la  montagne 
façonne  l'Israélite  au  support  de  ses  divers  travaux,  à  l'endu- 
rance de  la  vie  en  plein  air,  aux  intimes  répercussions  de  ses 
influences  matérielles. 

Nous  le  constatons,  par  exemple,  chez  les  proches  de  Jésus 
établis  en  Judée. 

Le  prêtre  Zacharie  habite  l'une  de  ces  «  villes  de  Juda  »,  qui 
perchent  de  coutume  au  plus  haut  des  vallées.  Saint  Luc  observe 
alors  qu'afin  de  visiter  Elisabeth,  femme  de  Zacharie  et  sa  cou- 
sine à  elle,  Marie  s'en  va  «  dans  la  montagne  ».  Zacharie  ne 
paraissait  à  Jérusalem  qu'à  son  tour  de  service. 

Son  aine  elle-même  se  ressentait  du  séjour  montagnard.  Im- 
provisc-t-il  un  cantique  en  l'honneur  du  Messie  qui  va  naître, 
ses  images  reflètent  la  lumière  des  cimes.  «  Notre  Dieu  nous  a 

1.  I  Macchabées,  v,  65-66. 

2.  Schincr,  II,  1,5. 


66      LE    TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF    A    L  ÉPOQUE   DE   JÉSI  S-C11RIST. 

visité,  soleil  levant  venu  des  hauteurs,  pour  éclairer  ceux  qui 
gisent  dans  les  ténèbres  et  les  ombres  de  la  mort,  pour  diriger 
nos  pas  dans  la  voie  de  la  paix  '.  »  Quand  des  sommets  encerclent 
l'horizon,  le  soleil  se  lève  par-dessus,  et,  de  là-haut,  ses  rayons 
descendent.  Les  ombres  se  replient  dans  le  creux  des  vallées, 
devant  les  nappes  de  lumière  qui  ruissellent  des  pentes.  C'est 
le  spectacle  que  Zacharie  dut  maintes  fois  contempler  :  les  cimes 
étincelaient  à  l'aube,  tandis  que,  sur  les  ravins  endormis  et  les 
chemins  déserts,  la  nuit  pesait  encore.  A  l'imagination  du  prêtre 
et  de  l'inspiré,  cette  nuit  des  bas-fonds  représentait  les  ombres 
de  la  mort  et  le  péril  des  chemins  dans  une  vie  manquant  du 
Christ. 

Auximages  montagnardes,  les  images  agricoles  s'ajoutent  dans 
la  prédication  de  Jean-Baptiste.  Voici  l'annonce  du  Messie  qui 
vient  juger  les  hommes  :  «  Sa  main  secoue  le  van;  il  nettoiera 
son  aire;  il  amassera  son  froment  dans  le  grenier;  il  brûlera  la 
paille  dans  le  feu  qui  ne  s'éteint  pas  ».  Auprès  des  céréales,  d'ail- 
leurs, les  cultures  arborescentes  ne  sont  pas  oubliées  :  «  Déjà  la 
cognée  touche  à  la  racine  :  tout  arbre  qui  ne  donne  pas  de  bons 
fruits  sera  jeté  au  feu-  ».  Dans  la  parole  d'un  ascète  et  d'un 
voyant ,  comme  Jean-Baptiste,  de  telles  métaphores  accusent 
d'autant  mieux  l'impression  universelle  des  travaux  fort  divers 
qu'exigent  les  monls  de  Juda.  L'esprit  du  peuple  en  est  rempli 
à  ce  point,  que  le  Prophète  n'y  trouverait  jamais  accès  par  de 
meilleures  images  :  enfant  lui-même  de  la  montagne,  il  les 
aime  sans  doute  comme  enveloppant  de  symboles  familiers,  de 
choses  vues  dès  l'enfance,  les  horizons  divins  que  lui  découvre 
l'inspiration. 

1.  Luc,  i,  39,  78,  79. 

2.  Mail/lieu.,  ta,  10.  (2. 


IV 

LES  PRINCIPAUX   OUVRAGES  DU  PAYSAN  JUDÉEN 


Les  origines  particulières  dl  typejidéen.  — D'une  manière 
générale,  nous  connaissons  déjà  la  Palestine,  comme  un  pays 
de  montagnes,  à  cultures  riches  et  variées,  céréales,  arbres 
fruitiers,  vignobles,  avec  un  bon  appoint  de  pâturages  naturels. 
Grâce  aux  replis  nombreux  de  vallées  étroites  et  abruptes,  les 
divers  sols  qui  conviennent  à  ces  productions  s'enchevêtrent, 
voisinent  et  se  groupent  sur  un  petit  espace.  Chacun  obtient 
facilement  l'irrigation  ou  l'ensoleillage  favorables  à  son  emploi. 
C'est  aussi  bien  en  considérant,  d'une  part,  les  témoignages  his- 
toriques sur  la  culture  en  Israël  et,  d'autre  part,  cette  consti- 
tution du  sol,  toujours  la  même  de  nos  jours,  que  nous  avons 
caractérisé  le  paysan  juif:  un  ouvrier  bien  adapté  aux  exigences 
et  aux  ressources  de  son  pays.  Dans  le  fait  positif  que  les  histo- 
riens nous  apportent  comme  une  donnée  de  témoignage,  pure- 
ment empirique,  l'analyse  du  lieu  au  point  de  vue  du  travail 
nous  a  fait  découvrir  une  exploitation  de  ce  lieu  même,  par  ce 
travail,  conduite  avec  raison  par  un  bon  ouvrier.  Ici  comme  en 
d'autres  rencontres,  les  conclusions  de  la  science  sociale  procè- 
dent de  moyens  propres,  qui  dépassent  et  complètent  les  pures 
données  de  l'histoire. 

Mais  ces  conclusions  doivent  se  pousser  plus  avant  encore,  l'u 
sol  aussi  accidenté  que  celui  de  la  Terre  Sainte  no  saurait  exiger 
partout  le  même  type  de  paysans,  invariable,  uniforme,  ainsi 
que  les  pions  sur  les  cases  de  l'échiquier.  Le  paysan   judéen  se- 


68       LE   TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF   A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

rait-il  identique  au  paysan  galiléen,  dont  les  montagnes  sont  plus 
hautes,  plus  irriguées,  susceptibles  de  culture  jusqu'aux  derniers 
sommets?  Si  donc  ils  se  ressemblent,  ces  deux  paysans,  par 
des  traits  généraux,  ils  diffèrent  encore  par  des  traits  spécifiques. 
Par  conséquent  le  problème  de  leurs  types  spéciaux  se  pose 
devant  nous,  en  fonction  du  travail  et  du  lieu  que  leur  travail 
exploite  spécialement.  Des  éléments  nombreux  de  la  culture 
palestinienne,  le  blé,  la  vigne,  l'olivier,  le  figuier,  le  pâturage, 
lequel  ou  bien  lesquels  verrons-nous  dominer  le  plus,  tout  d'a- 
bord en  Judée?  —  C'est  une  question  complexe,  à  laquelle  on 
ne  peut  répondre  qu'en  explorant  la  province  dans  ses  diverses 
parties. 

Les  vignobles  de  la  montagne.  —  De  nombreuses  vignes 
prospéraient  parmi  les  terrains  secs  et  calcaires  des  hautes  val- 
lées que  la  Bible  désigne  comme  le  territoire  particulier  de  la 
tribu  de  Juda.  La  fameuse  grappe  d'Escol,  près  Ilébron,  venait 
d'un  endroit  dont  le  nom  signifie  grappe.  Sur  le  versant  de  la 
mer  Morte,  au  fond  d'encaissements  rocheux  où  la  chaleur  s'em- 
magasinait, En-Gaddi  offrait  encore  ses  beaux  cyprès.  D'une 
manière  générale  enfin,  la  prophétie  de  Jacob  célébrait  le  vi- 
gnoble de  Juda.  «  11  attache  son  âne  à  sa  vigne,  et  au  meilleur 
de  ses  ceps  le  petit  de  l'ânesse.  »  Voilà  une  scène  bien  locale  : 
le  Judéen  arrive  de  son  village  pour  visiter  ses  plants.  La  visite 
sera  longue  :  il  attache  sa  monture  et  sa  bête  de  somme:  il 
s'installe  pour  la  journée.  Le  voici  à  l'ouvrage,  et  la  cuvée  dé- 
borde, lorsqu'il  se  met  à  fouler;  car  Jacob  dit  encore  :  «  Il 
lave  sa  tunique  dans  le  vin  et,  dans  le  sang  des  raisins,  il  rougit 
son  manteau  ».  Ce  vif  tableau  de  vendange  signale  une  richesse 
de  premier  ordre  et  un  travail  préféré  dans  le  patrimoine  de 
Juda1. 

Mais  ce  travail  n'excluait  ni  ne  diminuait  la  culture  des  cé- 
réales. Isaïe,  nous  le  savons,  parle  de  montagnes  cultivées  avec 
le  sarcloir,  et  il  s'agit  expressément  du  pays  de  Juda.  Si  le  pro- 

i.  Genèse,  m.ix,  it,  12.  —  Nombres,  un,  24.  —  Cantique,  i,  i  i. 


LES    PRINCIPAUX    OUVRAGES   DU    PAYSAN   JUDÉEN.  69 

phète  décrit  la  dévastation  qu'il  annonce  pour  cette  contrée,  il 
montre  côte  à  côte  «  dix  arpents  de  vignes  ne  produisant  qu'un 
ôath,  et  un  homer  de  semence  ne  donnant  qu'un  èpha  ».  La 
ruine  de  Juda  comporte  également  disette  de  céréales  et  man- 
que de  raisins1.  Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  quelles  sortes  de 
métaphores  agricoles  Jean-Baptiste  empruntait  aux  horizons  de 
la  Judée  :  elles  suggèrent  le  même  état  des  cultures  qu'à  l'épo- 
que d'Isaïe.  Et,  en  effet,  les  monts  de  Juda  se  prêtent  si  bien  à 
la  culture  des  céréales  que  dans  le  mutessariflik  ou  gouverne- 
ment de  Jérusalem,  en  1901,  M.  Cuinet  relevait  comme  produc- 
tion :  376.260  tonnes  de  céréales  contre  16.961  tonnes  et  570  ki- 
logrammes de  raisins,  olives,  fruits  divers  frais  et  secs,  huiles 
d'olive  et  vin2.  Les  céréales  occupent  160.000  hectares;  les 
légumineuses  et  le  tabac,  37.000;  les  vignes  et  vergers,  23.000 
seulement.  Je  ne  veux  rien  conclure  de  cette  proportion  ré- 
cemment observée,  que  l'aptitude  remarquable  de  la  montagne 
judéenne  à  une  culture  de  céréales  vraiment  considérable.  Ce 
fait  contemporain  jette  une  vive  lumière  sur  le  cumul  aisé  de 
la  viticulture  et  de  la  production  des  blés  chez  les  Judéens. 

Seulement,  de  nos  jours  et  depuis  longtemps,  les  lois  prohi- 
bitives du  Coran  ou  la  fiscalité  ottomane  détournent  chrétiens 
et  musulmans  de  la  viticulture,  essentiellement  rémunératrice3. 
En  Israël,  au  contraire,  elle  se  développait  largement;  le  surplus 
de  la  production  activait  le  commerce,  comme  nous  l'explique- 
rons plus  loin.  La  vigne  donnait  l'aisance  et  la  richesse;  on  la 
soignait  à  proportion.  Elle  était  donc  aimable  par  les  facilités 
de  son  entretien  et  l'abondance  de  son  revenu  :  c'était  la  portion 
chérie  du  patrimoine  de  Juda.  Aussi,  le  royaume  de  Juda  lui- 
même  est  représenté  par  Isaïe  sous  la  figure  d'une  vigne  de 
choix,  la  préférée  de  Dieu  :  «  La  maison  d'Israël  est  la  vigne  de 
Yahwé  ;  les  hommes  de  Juda  sont  le  plant  qu'il  chérit  ».  La  même 
allégorie  se  retrouve  dans  un  Psaume  de  la  captivité  de  Baby- 


î.  haie,  v,  10  ;  vu,  25. 

2.  Cuinet,  Syrie,  Liban  et  Palestine,  p.  584-590. 

■i.  D'après  M.  Cuinet,  on  observe  depuis  quelques  années,  cependant,  un  retour  à 
la  viticulture  et  aux  cultures  arborescentes,  à  des  lins  de  commerce,  p.  589,  590. 


70      LE    TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JL'IF    A    L'ÉPOQUE    DE    JESUS-CHRIST. 

lone.  Parmi  les  Judéens  déportés,  l'image  devenait  traditionnelle 
comme  un  souvenir  exquis  de  la  patrie  absente  :  «  Tu  as  arra- 
ché de  l'Egypte  une  vigne  —  dit  le  Psalmiste  à  Yahwé  —  tu  as 
chassé  les  nations  et  tu  l'as  plantée.  Elle  avait  enfoncé  des  raci- 
nes et  rempli  la  terre;  son  ombre  couvrait  les  montagnes  et 
sa  ramure,  les  cèdres;  elle  étendait  ses  branches  jusqu'à  la 
mer,  ses  rejetons  jusqu'au  fleuve...  Pourquoi  as-tu  rompu  ses 
clôtures?  Tous  les  passants  la  dévastent!  Le  sanglier  de  la  forêt 
la  ravage  ;  les  bêtes  des  champs  en  font  leur  pâture...  Considère 
ta  vigne  :  protège  ce  que  ta  droite  a  planté  1  ». 

C'est  donc  en' communion  avec  l'aine  de  son  peuple  et  le  sol  de 
son  pays,  que  Jésus  adopte  à  son  tour  les  métaphores  viticoles  : 
la  parabole  du  maître  de  la  vigne  représente  le  Père  Céleste 
sous  les  traits  du  propriétaire,  la  nation  juive  sous  les  traits  de 
métayers  chargés  de  cultiver  les  plants.  Jésus  est  l'héritier;  les 
prophètes  qui  le  précédèrent  furent  des  serviteurs.  C'est  à  Jéru- 
salem que  cette  parabole  fut  prononcée.  Jérusalem  encore  écouta 
la  parabole  du  vigneron  et  de  ses  deux  fils  :  nouveau  signe 
d'un  type  social  très  répandu  parmi  les  auditoires  judéens2. 

Quelle  était  donc  l'influence  de  cette  culture  importante  sur 
les  populations  de  la  montagne?  C'est  ce  que  nous  saurons  à 
l'examen  des  conditions  de  travail  qu'impose  la  vigne  sur  ce 
terroir  et  dans  son  climat. 

Médiocrité  heureuse  et  production  commercialisée.  —  Le 
vigneron  se  retrouvait  en  Judée  avec  son  art  habituel  des  me- 
nues façons,  avec  ses  temps  do  loisirs  entre  le  bêchage,  la  taille, 
l'ébourgeonnement,  l'effeuillage,  le  pincement  et  le  binage.  Il 
allait  volontiers  en  partie  de  plaisir  se  reposer  «  sous  sa  vigne 
et  sous  son  figuier».  La  vendange  elle-même,  ainsi  que  la  cuvée, 
se  passaient  comme  des  fêtes  :  on  pressurait  en  famille,  avec 
les  pieds,  d'un  mouvement  rythmé  comme  une  danse,  accom- 
pagné d'exclamations  et  de  refrains  :î. 

i.  Psaume  /.\.\.\.  9,  2<i  (I  ulgate,  lxxix  .  —  Isate.  \.~  ,  xxvii,  2    5. 

2.  Mb,  \xi.  28,31,  83, 41.  AfC,  xi,  27,  33.  Zc,  \\,  I,  8. 

3.  Jérémie,  xltiii,  32,  33.  Isaie,  xvi,  10.  —  Schneller,  130,  131. 


LES    PRINCIPAUX    OUVRAGES    DU    PAYSAN   JUDÉEN.  71 

Tout  particulièrement,  le  vignoble  judéen  se  contentait  de 
travaux  modérés,  à  proportion  de  la  fécondité  du  sol  et  de  la 
chaleur  du  climat.  Les  paroles  d'Isaïe  sur  la  vigne  chérie  de 
Yahwé  donnent  à  reconnaître  une  confiante  expectative  comme 
l'attitude  normale  du  vigneron  judéen.  Une  fois  ses  soins  don- 
nés, il  n'a  plus  de  souci;  la  description  de  ses  divers  ouvrages 
se  termine  d'un  mot  qui  exprime  sa  tranquillité  :  «  Et  puis  il 
attendit  que  vinssent  les  raisins  ».  Le  vigneron  de  la  Moselle  ou 
même  de  la  Bourgogne  éprouve  d'autres  émotions  :  il  redoute 
la  gelée  printanière;  il  redoute  la  pluie  d'été;  il  redoute  la 
sécheresse.  A  chaque  saison,  son  attente  s'entremêle  de  craintes. 
Il  n'est  pas  sûr  du  copieux  rendement  que  le  Judéen  escompte 
sans  ombre  d'inquiétude.  C'est  le  sentiment  populaire  de  cette 
sécurité  qui  donne  sa  force  à  l'image  de  Dieu  en  fureur  contre 
la  vigne  dont  il  ne  tire  que  des  verjus.  Elle  n'a  pas  accompli 
son  facile  devoir  :.«  J'arracherai  sa  haie;  elle  sera  broutée; 
j'abattrai  sa  clôture,  elle  sera  foulée  aux  pieds;  j'en  ferai  un 
désert,  sans  taille  ni  culture1  ». 

Les  vignes  de  Juda  étaient  de  ces  vignes  riches  et  de  pays 
chauds  dont  le  rendement  naturel  surpasse  de  beaucoup  les 
exigences  de  culture. 

Cette  surabondance  du  raisin  n'allait  pas  sans  inconvénients 
au  point  de  vue  du  travail.  Elle  favorisait  cette  indolence  que 
les  Proverbes  stigmatisent  :  «  J'ai  longé  le  champ  du  paresseux 
et  la  vigne  de  l'imprévoyant  :  les  épines  croissaient  partout;  les 
ronces  couraient  sur  le  sol;  le  mur  de  pierres  était  écroulé2  ». 

Quant  à  d'autres,  plus  laborieux,  ce  large  rendement  d'un 
facile  et  menu  travail  les  maintenait  dans  une  situation 
moyenne  :  c'étaient  de  petits  patrons-ouvriers  aptes  à  diriger 
le  personnel  restreint  suffisant  à  une  vigne,  surtout  à  une  vigne 
que  la  montagne  loge  à  l'étroit.  Ils  demeuraient  au-dessous 
des  ambitions  et  des  capacités  de  la  grande  culture.  C'est  une 
loi  habituelle  des  pays  de  vignerons:  plusieurs  indices  positifs 
nous   la  signalent  comme  vérifiée  chez  les  Juifs.  Que  signifie 

I.  /saie,  v,  3,  G. 

.'.  Proverbes,  wiv,  un,  :u. 


72       LE    TYPE    SOCIAL   DV    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CURIST. 

la  description  du  repos  de  chacun  sous  sa  vigne  et  sous  son 
figuier,  sinon  l'aisance  et  la  prospérité  de  paysans?  C'est  le  type 
môme  que  Jésus  représente,  avec  la  parabole  du  vigneron  qui 
envoie  ses  deux  fils  travailler  à  sa  vigne  :  petite  propriété  et 
petit  personnel. 

11  y  a  bien  le  type  du  riche  propriétaire  qui  loue  sa  vigne  à 
des  métayers,  et  qui  s'en  va  au  loin.  Cet  homme  n'est  donc  pas 
un  patron  résidant.  Pourvu  qu'il  ait  sa  part  de  la  récolte  au 
moment  voulu,  ses  intentions  sont  accomplies.  Il  tranche  même 
du  grand  patron  :  c'est  par  les  soins  d'un  intendant  qu'il  per- 
çoit ce  qui  lui  est  dû1.  On  reconnaît  un  citadin,  peut-être  même 
un  commerçant;  car  il  voyage,  et  voyager,  pour  un  Juif,  est 
un  acte  de  commerçant2.  Les  riches  vignobles  de  Juda  pou- 
vaient bien  suggérer  des  entreprises  commerciales  ;  mais  ils  ne 
formaient  pas  do  grands  patrons  agricoles. 

Seulement,  aux  premiers  rangs  de  la  classe  rurale,  ils  pla- 
çaient de  riches  vignerons,  demi-bourgeois  de  village.  Tel 
apparaît  ce  maître  de  maison  qui  s'en  va  de  bon  matin  sur  la 
place,  pour  embaucher  des  journaliers  :  c'est  pour  sa  vigne 
qu'il  recherche  ce  supplément  transitoire  de  personnel'. 

A  l'ombre  des  palmiers.  —  Avec  la  vigne,  le  palmier  contri- 
buait à  caractériser  le  type  agricole  de  la  Judée. 

Ce  n'est  pas  que  la  Judée  seule  renfermât  des  palmiers.  La 
Palestine  entière  en  possédait;  Pline  l'Ancien  la  déclare  aussi 
célèbre  par  cette  espèce  que  l'Egypte  par  ses  parfums;  Tacite 
exalte  la  sveltesse  et  la  grâce  de  ces  palmiers.  iMais  l'un  et 
l'autre  de  ces  auteurs  estiment  par-dessus  tout  la  palmeraie 
de  Jéricho*.  C'est  là  principalement  que  pouvait  s'observer  l'in- 
fluence du  palmier  sur  la  culture  des  Juifs. 

A  27  kilomètres  environ  au  nord-est  de  Jérusalem,    Jéricho 

1.  Matthieu,  XXI,  34.  —  Marc,  xn,  2. —  Luc.  \\,   10. 

2.  Stapfer,   22G.  A   côlé  des  voyages  d'affaires,    les  Juifs  pratiquaient  aussi  des 
pèlerinages  à  Jérusalem;  inuis^'est  d'un  voyage  profane  que  la  parabole  parle  ici. 

3.  Matthieu,  \\,  15. 

4.  Pline  l'Ancien,  llist.  naturelle,  Mil,  ii.        Tacite,  Histoires.  V,  6.  —  Th.  Rei- 
nach,  Textes  d'auteurs  grecs  et  latins,  relatifs  au  Judaïsme,  279-309. 


LES    PRINCIPAUX    OUVRAGES    DU   PAYSAN   JUDÉEN.  73 

s'élevait  au-dessus  du  Jourdain,  éloigné  de  deux  lieues.  La 
ville  occupait  le  centre  d'une  plaine  arrondie,  encadrée  de 
montagnes  :  celles-ci  figurent,  disait  Strabon,  comme  les  gra- 
dins d'un  amphithéâtre.  Le  soleil  y  ruisselait  :  un  soleil  tropical, 
grâce  à  l'encaissement  de  1.100  mètres  passés,  au-dessous  des 
sommets  judéens.  On  se  revêtait  à  Jéricho  d'un  simple  habit 
de  toile,  dans  les  journées  d'hiver  où,  à  Jérusalem,  chacun 
se  drapait  dans  son  manteau,  sous  la  morsure  de  la  bise1.  Le 
pays  de  Jéricho  s'intercalait  en  Judée,  comme  une  serre,  à  la 
température  surchauffée  :  il  a  gardé  de  nos  jours  le  même 
caractère  2. 

Mais  Jéricho  n'était  pas  le  désert  ;  grâce  â  une  source  très 
abondante  et  d'une  grande  fraîcheur,  elle  participait  à  la  végé- 
tation des  oasis.  C'était  une  terre  de  magnificence  ;  Josèphe  dit 
«  une  terre  divine  ».  À  l'époque  de  Jésus,  le  Phoïnikon,  la  pal- 
meraie occupait,  toujours  au  dire  de  Josèphe,  une  superficie  de 
soixante-dix  stades  sur  vingt;  12  kilom.  i00  sur  3  kilom.  500. 
Çà  et  là,  des  villages.  L'ombre  légère  des  hautes  palmes  abri- 
tait des  arbres  fruitiers  et  des  cultures  maraîchères.  De  magni- 
fiques roseraies  voisinaient  avec  les  arbustes  à  baume.  Le  pal- 
mier dominait  en  roi  ces  plantations  variées.  Avec  leur  habileté 
pour  l'arrosage  et  l'arboriculture,  les  Juifs  tiraient  un  merveil- 
leux parti  de  ce  territoire  unique. 

Ce  n'était  pas  la  datte-gland,  que  produisait  le  Phoïnikon. 
La  datte-gland  ne  vient  que  dans  les  terrains  secs  et  sablonneux  ; 
elle  se  trouvait  communément  dans  le  reste  de  la  Palestine. 
A  Jéricho,  l'encaissement  de  la  vallée  et  son  irrigation  tenaient 
le  sol  dans  un  état  de  fermentation  humide  et  chaude.  Aussi, 
les  dattes  fines,  savoureuses,  parfumées,  s'y  cultivaient  par  va- 
riétés. Pline  l'Ancien  les  énumère  avec  une  précision  de  natu- 
raliste et  une  verve  de  gourmet;  tel  un  de  nos  savants,  qui 
saurait  déguster  les  grands  crus  bordelais.  Il  y  avait  les  cargo- 
tes,  au  suc  laiteux,  épais,  fleurant  le  vin  aromatisé  et  le  miel  ; 

1.  Slrabon,  Géographie,  XVI,  41.  —  Reinach.  104,  105.  —  Joscplic,  IV,  Guerres 
des  Juifs,  nu,  3;  XV,  Ant.  jud.,  iv,  2. 

2.  Baedeker.  Palestine  et  Syrie,  XI.1X,  122. 


T'i        LE    TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF    A   L  EPOQUE   DE   JESUS-CHRIST. 

les  nicolas,  ainsi  nommées  du  secrétaire  d'Hérode,  l'historien 
Nicolas  de  Damas,  un  peu  sèches,  mais  de  remarquables  dimen- 
sions; les  adelphides,  très  douces;  les  patètes,  gorgées  de  suc 
à  éclater  dans  leur  enveloppe  native;  les  dactyles,  recourbées, 
longues  et  minces  comme  des  doigts. 

Aucune  de  ces  espèces  ne  se  conservait  :  c'est  le  privilège  de 
la  datte-gland.  Aussi  la  culture  des  dattes  se  compliquait  à  Jé- 
richo d'une  certaine  fabrication.  Les  unes,  pressées,  donnaient 
une  sorte  de  miel  :  on  choisissait  à  cet  effet  les  plus  juteuses. 
D'après  Josèphe,  ce  miel  rivalisait  avec  le  miel  pourtant  exquis 
de  la  contrée.  D'autres  dattes  servaient  à  préparer  des  vins  très 
capiteux,  et  que  Pline  déclare  les  plus  fameux  de  tout  l'Orient  '. 

La  palmeraie  produisait  donc  sur  le  travail  des  etfets  analo- 
gues aux  effets  des  vignobles.  Sans  réclamer  beaucoup  de  peine, 
soit  au  point  de  vue  de  la  culture  soit  à  celui  de  la  fabrication, 
le  miel  et  le  vin  de  palmier  étaient  très  demandés  pour  la  table 
des  riches.  Les  paysans  s'enrichissaient  eux-mêmes  à  ce  double 
commerce;  mais  pas  plus  que  les  vignerons,  ils  ne  cessaient 
d'être  paysans.  L'arrosage  des  pieds,  l'émondage  des  touffes,  la 
cueillette,  l'écrasement  des  dattes,  la  vinification  ne  deman- 
daient ni  grands  moyens  ni  grand  personnel.  En  somme,  la 
palmeraie  ne  donnait  pas  de  grands  patrons  agricoles. 

Cette  impuissance  à  élever  le  paysan  devait  se  retrouver  dans 
les  autres  régions  de  la  Judée  où  le  dattier  se  cultivait  :  le 
même  climat  des  chaudes  vallées,  la  même  irrigation  naturelle 
par  des  sources  jaillissantes  se  constatait  à  En-Gaddi,  Phasaëlis 
et  Archélaïs.  Or,  Pline  cite  En-Gaddi  comme  la  seconde  ville  de 
la  Judée  pour  la  fertilité  et  les  bois  de  palmiers;  Archélaïs  et 
Phasâëlis  comme  donnant  des  produits  appréciés  -. 

Les  pâturages  de  midbâr.  —  Auprès  de  ces  cultures  arbores- 
centes, un  travail  plus  facile  encore  et  non  moins  commercia- 
lisable  tenait  une  grande  place  dans  la  Judée.  La  prophétie 
de  Jacob  le  signalait  encore,   à  propos  de  Juda  :   «  Ses    yeux 

i.  Pline,  nisl.  nat.,  XIII, 44.  —  Josèphe,  IV,  Guerre  des  Juifs,  mu,  :i. 
2.  Pline,  Mst.  na!.,  V,  73;  XIII,  4i. 


LES    PBINC1PAUX    OUVRAGES   DU    PAYSAN   JUDÉEN.  7.'*) 

sont  noirs  comme  le  vin;    ses  dents  sont  blanches  de  lait  ». 

Ce  dernier  trait  symbolise  Y  abondance  des  pâturages. 

Sur  le  revers  occidental  des  monts  de  Juda,  les  cultures  s'éta- 
geaient  contre  les  flancs  des  vallées  ou  débordaient  quelque 
peu  sur  les  plateaux  élevés.  Commençait-on  de  redescendre 
vers  la  mer  Morte,  vers  le  Jourdain,  on  s'engageait  peu  à  peu 
dans  un  dédale  de  collines  déchiquetées,  ravinées  par  des  lits 
de  torrents  presque  toujours  à  sec.  Dans  les  fonds  et  après  les 
pluies,  s'épanouissaient  des  graminées,  des  herbes  aromatiques, 
des  buissons.  C'était  le  Désert  de  Juda,  non  pas  une  sorte  de 
Sahara,  domaine  du  sable  et  de  l'absolue  stérilité  ;  mais  un 
midbdr,  une  lande,  avec  maquis  *.  Simplement  irrigués  par  les 
eaux  hivernales,  ces  plateaux  et  ces  creux  donnent  un  pâtu- 
rage de  saison  qui  suffit  aux  moutons  et  aux  chèvres.  C'est  au 
Désert  que  Jésus  représente  un  berger  qui  mène  cent  brebis  2. 

Désert,  au  même  sens,  les  pentes  méridionales  de  la  mon- 
tagne judéenne,  en  face  de  l'Idumée.  La  Mischna  les  appelle 
Darôm,  c'est-à-dire  la  vallée  ou  le  midi  3.  Sur  les  chaînes  et 
les  plateaux  de  ce  dernier  escarpement,  le  menu  bétail  passait 
encore.  ïl  y  veoait  en  grand  nombre.  A  l'époque  de  David,  un 
riche  propriétaire  de  Maon,  au  Désert  de  Juda,  possédait  au 
Darôm,  à  Carmel,  près  d'Hébron,  mille  chèvres  et  trois  mille 
brebis,  en  transhumance  probablement.  Depuis  longtemps  des 
villes,  des  villages  bordaient  ce  Désert  :  encore  un  signe  que 
le  voisinage  du  midbdr  donnait  des  ressources  pour  la  vie. 

Sur  deux  de  leurs  versants,  les  monts  de  Juda  offraient  ainsi 
de  très  utiles  pâturages;  —  et  même  ils  ne  pouvaient  rien  offrir 
d'autre.  C'était  le  naturel  emploi  de  steppes  maigres  et  intrans- 
formables. Il  eût  fallu  des  prodiges  d'irrigation  artificielle, 
d'inexhaustiblcs  et  d'innombrables  citernes,  pour  que  le  Désert 
de  Juda  et  le  Darôm  donnassent  des  moissons  ou  des  fruits. 
Les  pluies  de  chaque  année  suffisaient,  au  contraire,  à  ce  re- 
nouveau tout  spontané  de  l'herbe  qui  alimente  les  troupeaux 

1.  A.  Lc«eiidre,  Désert  de  Juda,  D.  B.  V.  III,  1774,  1775. 

2.  ML,  xviii,  12. 

3.  Schebiilh,  i\,  1. 


70      LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF   A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

Par  l'attrait  coutumier  des  travaux  de  simple  récolte,  la  vie 
de  berger  attirait  beaucoup  les  Judéens  de  ces  parages.  Aussi, 
lorsque  le  prophète  Amos,  de  son  état  «  l'un  des  bergers  de 
Thékoa  »,  prédit  le  châtiment  du  royaume  de  Juda,  il  s'écrie  : 
«  Les  pâturages  des  bergers  seront  en  deuil  l.  »  Ces  gens  peu- 
plaient le  désert  du  mouvement  de  leurs  troupeaux,  des  échos 
de  leurs  chants,  des  flammes  de  leurs  bivouacs  au  milieu  de  la 
nuit. 

Et  l'influence  de  leur  travail  accentuait  encore  les  deux  effets 
particuliers  du  vignoble  et  de  la  palmeraie  sur  le  type  judéen. 

Facilités  de  la  vie  et  développement  du  commerce,  par  le 
moyen  du  troupeau.  —  L'extension  de  l'art  pastoral  motivait  ce 
conseil  d'un  Judéen  de  Jérusalem  à  ses  compatriotes  :  «  Ne  hais 
pas  les  labeurs  pénibles,  ni  le  travail  des  champs  institué  par 
le  Très-Haut 2.  »  Il  y  a  plus  :  le  livre  des  Proverbes  combat  un 
farniente  spécial  dans  la  classe  des  bergers,  même  proprié- 
taires. «  Connais  bien  l'état  de  tes  brebis;  donne  tes  soins  à 
ton  troupeau  :  la  richesse  ne  dure  pas  toujours,  ni  une  couronne 
d'âge  en  âge;  mais  quand  l'herbe  a  paru,  que  la  verdure  s'est 
épanouie,  que  le  foin  des  montagnes  est  recueilli,  tu  as  des 
agneaux  pour  te  vêtir,  des  boucs  pour  tacheter  un  champ;  tu 
as  le  lait  des  chèvres  pour  ta  nourriture  et  celle  de  ta  maison, 
pour  l'entretien  de  tes  servantes  :!.  » 

Un  double  effet  contraire  de  la  vie  pastorale  se  présuppose 
dans  cet  ensemble  de  conseils.  «  Connais  bien  l'état  de  tes 
brebis,  donne  tes  soins  à  ton  troupeau  »  :  ceci  vise  l'incurie  et 
l'inattention;  «  car  la  richesse  ne  dure  pas  toujours  »  :  c'esi 
bien  dit  pour  cet  indolent  qui  s'imagine  la  durée  d'une  fortune 
comme  la  durée  d'un  pâturage  :  se  renouvelant  de  soi  par  la 
grâce  toute  pure  du  soleil  et  des  pluies.  Il  y  avait,  sûrement, 
une  notable  proportion  de  bergers  judéens  qui  «  s'endormaient 


1.  Anios,  i,  1,  2. 

2.  Ecclésiastique,  vu,  15. 

3.  Proverbes,  wvii,  23,  27. 


LES    PRINCIPAUX    OUVRAGES    Dl     PAYSAN    JLDÉEN.  77 

entre  leurs  bercails  »  :  autre  expression  biblique  dont  le  sens 
est  clair  l, 

A  l'opposé  de  ces  indolents,  des  laborieux  comprenaient  l'im- 
portante contribution  d'un  troupeau  bien  tenu  à  la  nourriture 
et  à  l'habillement  de  la  famille.  C'est  ce  que- nous  attestent  ces 
conseils  :  «  Tu  as  des  agneaux  pour  te  vêtir,  tu  as  le  lait  des 
chèvres  pour  te  nourrir  ainsi  que  ta  maison  ». 

Bien  mieux,  le  paysan  avisé,  retenant  surtout  les  brebis  et 
les  chèvres,  vendait  les  mâles  en  nombre  :  «  Tu  as  des  boucs 
pour  t'acheter  un  champ  ».  Le  gain  de  ces  ventes  retournait  à 
la  terre.  C'était  l'heureuse  utilisation  de  la  richesse  pastorale  en 
vue  du  domaine  agricole.  Évidemment,  l'idée  et  la  pratique  de 
ce  conseil  supposent  des  familles  où  le  type  du  paysan  prédo- 
minait sur  celui  du  berger.  Le  troupeau  s'employait  alors  comme 
un  moyen  d'acquérir  des  terres;  et  cet  agrandissement  déter- 
minait de  nouveaux  labours.  De  semblables  opérations  ne  se 
réalisaient  que  dans  une  élite  plus  prévoyante  et  plus  coura- 
geuse; elles  la  tenaient  en  haleine  et  développaient  ses  qua- 
lités. 

Orateurs,  poètes,  musiciens.  —  Laborieux  ou  indolents,  les 
Judéens  jouissaient  de  tant  de  récoltes  vraiment  faciles,  qu'ils 
ne  manquaient  presque  jamais  de  loisirs  à  passer  joyeusement. 
Leurs  habitudes  communautaires  de  famille,  de  voisinage  et  de 
village  les  entraînaient  à  se  récréer  ensemble,  et,  par  suite,  à 
développer  naturellement  entre  eux  les  échanges  expressifs  de 
la  parole  et  du  sentiment.  Au  chaud  du  jour,  on  s'asseyait  à 
l'ombre  des  figuiers  et  des  hautes  vignes,  dans  la  fraîche  buée 
des  fontaines  jaillissantes  ;  ou  bien  on  se  réunissait  aux  portes 
de  la  ville  ou  du  bourg,  sur  l'esplanade  où  arrivait  la  brise  du 
soir2.  Alors,  autant  que  les  Grecs  ou  les  Provençaux,  les  Ju- 
déens se  montraient  causeurs,  conteurs  et  orateurs,  grâce  à  la 
sélection  naturellement  opérée  par  des  conversations  fréquentes 
et  prolongées.  De  là  ces  silhouettes  que  les  Livres  Sapicntiaux 

1.  Psaume  LXV1II,  \'t  ( Vulgate,  lxvh). 

2.  Genèse, mx,  t.  — Job,  x\ix,7,  17.  —  Proverbes,  \\m 


78       LE   TYPE    SOCIAL    Ul     PAYSAN   JUIF   A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

esquissent  familièrement  :  le  grand  parleur,  qui  est  redouté 
dans  la  ville;  l'inconsidéré,  qui  s'attire  la  haine  par  ses  sots 
discours;  le  sage,  qui  écoute  et  qui  s'informe  avant  de  parler  : 
un  charme  est  sur  ses  lèvres;  on  le  recherche  dans  les  assem- 
blées ;  ce  qu'il  a  dit,  on  le  médite  dans  son  cœur  ' . 

Nous  avons  vu  que  les  opérations  commerciales,  s'adjoignaient 
chez  les  Judéens  à  la  culture  et  à  l'élevage  ;  aussi  le  marchan- 
dage et  le  boniment  florissaient  parmi  eux.  A  l'éloquence  aban- 
donnée de  la  causerie  récréative,  ils  ajoutaient  les  feintes,  la 
captieuse  franchise,  la  profitable  stratégie  de  l'éloquence  com- 
merciale. De  l'acheteur  au  vendeur,  c'était  une  vigoureuse  es- 
crime, dont  le  Livre  des  Proverbes  nous  donne  ce  croquis  : 
«  Mauvais!  Mauvais!  s'écrie  l'acheteur,  —  et.  s'en  allant,  il  se 
félicite.  Il  y  a  de  l'or,  il  y  a  des  perles;  mais  les  lèvres  sages 
possèdent  une  valeur  inestimable-.  » 

Récréatif  d'ailleurs  ou  commercial,  le  goût  de  la  parole  s'en- 
noblissait d'un  choix  heureux  et  pittoresque  de  métaphores 
agricoles,  pastorales,  montagnardes.  Elles  se  cueillaient  à  bras- 
sées dans  cette  belle  et  robuste  nature,  si  prodigue  de  ses  dons. 
Très  bien  servi  d'habitude  à  la  moisson  ou  à  la  vendange,  le 
Judéen  demeurait  d'un  souriant  optimisme  en  face  des  choses 
et  de  la  vie  :  ce  n'est  pas  des  horizons  de  son  pays  qu'il  tire  les 
sombres  métaphores  et  les  accents  mélancoliques.  Il  est  poète 
et  musicien.  C'est  aussi  bien  le  contre-coup  des  rêveries  au  pâ- 
turage. De  longs  appels  rythmés,  des  mélopées,  des  vocalises 
aident  les  bergers  à  se  tenir  en  éveil  et  à  chasser  les  fauves, 
durant  les  veilles  de  la  nuit.  De  jour  encore,  avec  la  flûte  et  le 
chant,  ils  se  distraient,  ils  communiquent  entre  eux,  ils  allègent 
le  poids  des  heures  silencieuses,  au  milieu  du  troupeau  qui  pié- 
tine et  qui  broute.  On  chante  encore  et  l'on  danse,  pour  clore 
dans  la  joie  les  moissons,  les  vendanges,  les  cueillettes.  Ou  im- 
provise des  épithalames  dans  les  noces;  et  les  cortèges  funèbres 


i.  Ecclésiastique,  i\,  18,  xxn,  16. 

2.  Proverbes,  w.  14.  15.  —Cf.  Genèse,  \\m,  1-16.—  Le  marchandage  d'Abra- 
ham avec  les  Héthéens.  Des  procédés  analogues  do  générosité  protocolaire  et  de  mar- 
chandage réel  s'observenl  encore  do  nos  joins  en  Palestine  (Schneller,  i».  269,  272). 


LES    PRINCIPAUX    OUVRAGES    DU    PAYSAN    JUDEEN.  Î9 

veulent  des  pleureuses,  des  «  vocératrices  »  que  la  flûte  accom- 
pagne '. 

La  vie  au  large,  une  copieuse  alimentation,  des  vins  de  choix 
favorisent  les  banquets,  contre  l'abus  desquels  invectivent  les 
prophètes  Amos  et  Isaïe  :  les  banquets  si  conformes  à  l'esprit 
de  famille  et  de  voisinage  communautaire2.  Ils  sont  d'ailleurs 
consacrés  par  la  religion,  aux  grandes  fêtes  de  Pâques,  de  la 
Pentecôte  et  des  Tabernacles  :\  Un  protocole  traditionnel  impose 
la  bienséance  de  parler  à  propos  et  d'écouter  silencieusement  la 
musique  dont  s'agrémente  le  festin.  C'est  ce  que  rappelle  Jésus 
Ben  Sirach  aux  présidents  de  ces  réunions  :  «  Parle,  vieillard, 
avec  justesse  et  doctrine,  car  cela  te  convient;-  mais  ne  trouble 
pas  les  musiciens.  Lorsqu'on  écoute  les  symphonies  n'éclate  pas 
en  paroles,  et  n'étale  point  ta  sagesse  inopportunément.  Tel  un 
sceau  d'escarboucle  enchâssé  dans  de  l'or,  l'harmonieux  concert 
exécuté  dans  un  banquet  ;  tel  un  cachet  d'émeraude  serti  d'or, 
la  douce  mélodie  accompagnée  d'un  vin  exquis  ».  Les  jeunes 
gens  eux-mêmes  se  sentaient  orateurs  ;  de  là  encore  cet  avertis- 
sement du  Sage  à  leur  adresse  :  «  Abrège  ton  discours,  jeune 
homme;  beaucoup  de  choses,  peu  de  mots4!  »  Adolescent  en- 
core, David,  fils  d'isaïe,  riche  paysan  de  Bethléem,  gardait  les 
brebis  de  son  père  sur  les  collines  des  alentours;  il  jouait  de  la 
cithare  et  savait  bien  parler;  il  composait  des  chants,  musicien, 
poète  et  orateur  d'instinct  \ 

Les  gens  de  la  plus  humble  condition  participaient  à  ces  apti- 
tudes, comme  aux  travaux,  aux  loisirs  et  aux  assemblées  qui  en 
provoquaient  l'éclosion.  Amos,  l'un  des  bergers  de  Thékoa,  au 
Désert  de  Juda,  pinçait  les  sycomores,  c'est-à-dire  incisait  leurs 
ligues,  pour  en  hâter  la  maturité.  Ces  deux  traits  de  sa  biogra- 
phie, presque  les  seuls  que  l'on  connaisse,  nous  rappellent  juste 

1.  Matthieu,  ix,  23.  — Zacharie,  ra,  il,  13.  —  Jérémie,  mi,  3i. —  Apoca- 
lypse, xix,  23. 

2.  Isate,  v,  il,  12.  —  Amos,  iv,  l;  vi,  3,  G.  —  Cf.  Proverbes,  xxin,  29,  34. 
iMC,  xiv,  1,  14-10,  24. 

3.  Deutéronome,  ivi,  7,  8-10,  12-13,  15. 

4.  Ecclésiastique,  \\\\\,  1,  6-7,  8. 

5.  I  Samuel,  X\J,  11,  16-18.  —  Il  s/nn  ,  1,  17,  27. 


NO      LE   TYPE    SOCIAL   Dl\  PAYSAN    JUIF   A   L'ÉPOQUE   DE   JÉSUS-CHRIST. 

cette  culture  arborescente  et  cet  art  pastoral  qui  aident  à  l'essor 
des  facultés  oratoires,  musicales  et  poétiques.  Amos  d'ailleurs 
affirme  son  manque  de  lettres  :  «  Je  ne  suis  ni  prophète  ni  fils 
de  prophète  »,  ni  maître  ni  disciple1. 

N'empêche  qu'Amos  est  éloquent  !  Ses  strophes  étincellent  de 
fortes  et  vives  images.  Au  point  de  vue  des  éléments  naturels, 
les  poèmes  et  les  discours  des  prophètes  judéens  composent 
essentiellement  une  littérature  sortie  de  Faîne  populaire  et  du 
terroir  national.  Des  lettrés  même,  comme  Isaïe,  attestent  la  pro- 
fonde empreinte  des  horizons  palestiniens  et  des  travaux  agri- 
coles sur  le  lyrisme  et  l'éloquence.  Mais  la  parole  de  Yahwé 
s'exprime  par  leur  bouche;  et  alors,  au  lieu  de  nous  léguer  des 
idylles,  des  géorgiques  ou  des  bucoliques,  ils  créent  des  genres 
nouveaux  :  le  psaume,  l'oracle  prophétique  et  la  prédication. 

1.  Amos,  i,  1,  2  ;  vu,  14. 


LE  PRINCIPAL   FOYER  DE  LA  VIE  JUIVE 

L'isolement  des  Jidéens.  —  Les  monts  de  Juda  s'élèvent  dans 
la  partie  méridionale  de  la  Palestine,  à  Test  de  la  Séphéla. 
Celle-ci  longe  la  mer.  C'est  une  plaine  haute,  relativement  aux 
sables  du  rivage.  Elle  monte  légèrement,  pour  ceux  qui  la  tra- 
versent après  avoir  débarqué.  De  basses  collines  y  constituent 
le  palier  gradué  d'une  région  plus  élevée.  A  un  moment,  les  che- 
mins s'exhaussent  encore.  Des  vallées  y  débusquent,  les  unes 
s'ouvrant  à  peine  sur  d'étroits  défilés,  quelques  autres  plus 
larges,  mais  encore  bien  défendues.  On  se  trouve  seulement  à 
12  ou  15  kilomètres  du  littoral;  l'altitude  est  modeste  :  150  mè- 
tres à  200.  Mais  la  -montagne  commence  déjà.  Sur  ce  front 
de  collines,  les  pentes  se  raidissent,  pierreuses,  avec  des 
sinuosités  en  nombre  et  des  gorges  abruptes.  Au  sortir  de  la 
plaine,  une  contrée  nouvelle  surgit,  difficile  d'accès,  quasi  fer- 
mée ' . 

Aux  altitudes  moyennes,  l'étranglement  des  vallées  continue  ; 
mais  approche-t-on  des  sommets,  entre  700  et  900  mètres, 
les  pentes  se  desserrent,  elles  aboutissent  à  des  combes  relati- 
vement larges  et  aplanies.  Des  plateaux  mamelonnés  termi- 
nent l'ascension.  Le  contraste  est  remarquable  avec  le  seuil 
de  la  montagne  :  là-bas,  de  véritables  postes  d'embuscade,  à 
chaque  repli  des  défilés;  ici ,  enfin,  de  l'espace. 


1.  Frohnmeyer  et  Honzinser,  Vues  cl  Documents  bibliques,  2,  5.  —  A.  Legendre. 
Judée,  D.  B.  V.,  III,  1816,  1817.  Du  même  aulcur,  Carte  île  In  Palestine,  au  io0.000c. 


8:2       LE    TYPE    SOCIAL   Dl     PAYSAN    JUIF   A    L'ÉPOQUE   DE    JÉSUS-CHRIST. 

C'est  là,  de  préférence,  que  le  terrain  se  prête  aux  cultures  et 
aux  parcours  des  troupeaux.  Ainsi,  après  avoir  isolé  de  la  plaine 
les  paysans  qui  les  occupent,  les  monts  de  Juda  concentrent  la 
population  dans  la  partie  supérieure  des  vallées.  D'importantes 
bourgades  et  les  principales  villes  s'y  échelonnent.  Hébron 
s'élève  à  927  mètres;  Jérusalem  rebondit  entre  7 \\.  777,779; 
Béthel  atteint  881. 

Les  hautes  localités  communiquent  entre  elles  par  le  sommet 
des  montagnes.  —  De  l'une  à  l'autre  ville,  on  se  transporte  aisé- 
ment par  les  plateaux  mammelonnés  qui  tiennent  lieu  d'arête 
à  la  chaîne.  Ils  forment  une  sorte  de  croupe  élargie  qui  se  di- 
rige assez  droit  du  nord  au  sud.  Là  donc  passe  la  grande  voie 
naturelle,  traversant  de  part  en  part  la  Judée  montagneuse. 
C'est  dans  sa  direction,  précisément,  que  les  ingénieurs  mo- 
dernes tracèrent  la  route  carrossable  de  Jérusalem  à  Hébron.  Son 
altitude  oscille  entre  720,  760,  888,  997,  1020  et  927  mètres  '. 

Le  chemin  des  sommets  est  même  le  seul  qui  relie  entre  elles 
les  vallées  de  chaque  versant.  Elles  s'abaissent  de  part  et  d'autre 
en  de  si  profondes  et  de  si  Apres  déchirures,  qu'une  route,  les 
unissant  de  proche  en  proche,  ne  pourrait  s'établir  à  mi-hauteur 
des  pentes.  Elle  devrait  se  livrer  à  de  folles  escalades  et  à  de 
mauvaises  descentes.  L'humaine  tendance  au  moindre  effort  dut 
sagement  préserver  les  Juifs  de  ces  tracés  dangereux.  Sans  se 
raidir  mal  à  propos  contre  les  exigences  de  la  montagne,  ils 
acceptèrent  de  côtoyer  la  ligne  de  faîte.  C'était  le  bon  moyen 
pour  se  rejoindre  facilement,  de  vallée  à  vallée2. 

Le  long  de  cette  voie,  par  conséquent,  les  montagnards  se 
donnaient  rendez-vous  pour  leurs  marchés.  Ils  y  semaient 
leurs  étapes,  au  cours  de  leurs  voyages.  Ces  relations  de  com- 
merce et  d'hospitalité  achèvent  de  nous  expliquer  un  fait  déjà 
voulu,  par  les  facilités  de  la  culture  et  de  l'habitation  :  la  suc- 
cession de  villes  plus  ou  moins  importantes  sur  les  plateaux 

1.  Vital  Cuincl,  Syrie,  Liban  et  Palestine,  p.  611.  —  A.  Legendro.  Carte  de    la 
Palestine. 

2.  Frohnmeyer  et  Benzinger,  Vues  et  Documents  bibliques,  p.  5. 


LE    PRINCIPAL    FOYER   DE   LA    VIE    JUIVE.  83 

élevés.  A  la  raison  toute  matérielle  de  l'espace  disponible, 
s'ajouta  la  raison  plus  vitale  des  besoins  de  la  circulation.  Vou- 
lait-on se  mettre  en  chemin,  il  fallait  bien  passer  là-haut.  Tout 
le  monde  y  affluait  :  le  paysan  qui  allait  vendre  son  blé;  le 
berger,  marchand  de  fromages,  de  laines  et  de  bestiaux  ;  le  col- 
porteur, avec  sa  charge  d'habits,  de  poteries,  d'ustensiles;  le 
pèlerin  qui  «  montait  à  Jérusalem  »,  d'après  le  mot  si  juste  de 
nos  Evangiles.  C'était  un  multiple  courant,  sans  cesse  entretenu 
par  de  nouveaux  arrivants  des  vallées  latérales.  Indépendant  de 
la  plaine  pour  les  nécessités  foncières  de  l'alimentation  et  du 
vêtement,  il  se  redistribue  parmi  les  mêmes  vallées.  C'est  le 
retour  naturel  des  échanges  et  des  transactions.  Somme  toute, 
on  arrivait  à  se  suffire  entre  montagnards,  dans  tout  ce  haut 
pays  de  Jnda. 

Caractère  fermé  de  la  vie  judaïque.  —  Il  provient,  en 
grande  partie  de  cette  structure  inhospitalière.  L'appareil  circu- 
latoire du  massif  judéen  favorise  beaucoup  plus  les  échanges 
intérieurs  que  les  sorties  ou  les  entrées.  A  peine  le  pays  de- 
meure-t-il  entr'ouvert  sur  les  collines  de  la  Séphéla.  Il  demeure 
terriblement  barré  par  la  faille  du  Jourdain,  sans  compter  les  es- 
carpements qui  regardent  l'Idumée.  11  se  dresse  là,  comme  une 
sorte  de  forteresse  naturelle,  non  pas  inabordable,  au  moins 
très  difficile  d'accès  et  aux  avenues  décourageantes. 

Ses  habitants  ne  manquaient  pas  d'en  tirer  gloire  comme 
d'un  privilège.  Conscients  de  leur  indépendance,  ils  regardaient 
de  haut  et  de  loin  la  plaine,  la  mer,  l'horizon  et  au  delà.  Tout 
ce  qui  n'était  pas  la  Judée  ou  quelqu'une  de  ses  annexes  pales- 
tiniennes s'appelait  d'un  terme  vague  et  dédaigneux  :  Hors  le 
Pays{.  L'isolement  local  engendrait  l'isolement  moral  :  le  Ju- 
déen ignorait  le  monde. 

Pareillement,  le  monde  l'ignorait.  Les  voyageurs  curieux  et 
lettrés  de  la  Grèce  aimaient  décrire  les  nations  accueillantes, 
ouvertes  au  négoce  de  leurs  compatriotes.   Au   foyer  de   ces 

1.  Édersheim,  La  Société  juive,  à  l'époque  de  J.-C,  p.  30.  —  A.  Legendre, 
Judée,  D.  B.  V.  III,   1817. 


84      LE    TYPE    SOCIAL    Dl     PAYSAN    JUIF    A    i/ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CliRIST. 

hôtesses,  ils  moissonnaient  à  brassées  l'histoire  et  la  légende; 
mais  de  ce  petit  peuple  dont  ils  fréquentent  les  confins,  ces 
grands  chercheurs  ne  savent  rien,  avant  l'époque  d'Alexandre. 
Hérodote  connaît  Tyr  et  l'Egypte;  il  ignore  les  Juifs.  Et  ce- 
pendant, aux  jours  où  ses  tablettes  se  documentent,  quel  in- 
tense et  fécond  travail  de  reconstruction  Israël  réalise!  Zorobabel 
a  ramené  les  exilés  de  Babylone  au  cours  du  siècle  précédent  ; 
la  Judée  se  repeuple;  un  nouveau  Temple  se  relève  à  Jérusa- 
lem. C'est  l'époque  de  Néhémie.  Le  «  Père  de  l'histoire  »  ne 
soupçonne  guère  les  découvertes  futures  de  sa  grande  fille, 
dans  ces  petits  cantons  barbares  qu'il  aperçut  de  près  en  vi- 
sitant le  Pays  des  Philistins1.  Dans  ce  monde  inconnu,  quel 
avenir  se  prépare,  même  pour  les  Hellènes!  Mais  il  faudra  que 
le  Juif  d'alors  se  déjudaïse,  et  notamment  ce  Juif  que  nous  ap- 
pelons saint  Paul. 

En  attendant,  ce  pays  mal  ouvert  abritait  des  groupes  rigou- 
reusement fermés  par  tradition  communautaire.  Le  Juif,  nous 
le  savons  déjà,  descend  de  patriarcaux,  élevés  dans  la  docilité 
au  milieu  de  famille,  de  tribu  ou  de  village  qui  les  entoure, 
les  appuie,  les  dirige,  les  secourt.  «  Malheur  à  qui  va  seul!  — 
dit  Y  E  ce  lestas  te;  —  il  tombe  sans  un  second  pour  le  relever. 
Si  quelqu'un  fait  violence  à  qui  est  seul,  deux  lui  résisteront; 
un  cordon  à  trois  fils  ne  se  rompt  pas  facilement.  »  Hillel,  le 
célèbre  rabbin ,  donne  encore  cette  maxime  :  «  Ne  te  sépare 
jamais  de  la  communauté.  N'aie  pas  confiance  en  toi  jus- 
qu'au jour  de  ta  mort2  ».  Chacun  se  rattache  à  sa  commu- 
nauté, comme  au  tout  de  sa  vie;  mais,  fandis  que  les  commu- 
nautés particulières  de  la  famille  ou  du  village  demeurent 
encore  subordonnées  à  de  plus  hautes  influences,  l'universelle 
communauté  de  la  nation  représente  pour  le  Juif  une  grande 
famille  qui  se  suffit  par  elle-même  :  «  la  maison  d'Israël  ». 
Souverainement,  elle  le  façonne,  le  protège,  le  régit  ef  le  con- 
tient.  Les  autres  nations  lui  sont  indifférentes  pour  le  inoins; 


1.  Hérodote,  11,  10G. 

2.  Ecclésiaste,  iv,  10,  12.  —  Mischna,  Pirké  Àboth. 


LE    PRINCIPAL    FOYER    DE   LA    VIE   JUIVE.  '  85 

à  la  comparaison,  c'est  la  sienne  qu'il  exalte,  puisqu'il  reçoit 
tout  d'elle  et  qu'en  elle-même  il  se  retrouve  agrandi. 

De  là,  ces  phénomènes  de  juxtaposition  hostile  entre  le 
groupe  judéen  et  les  groupes  de  Syriens  ou  de  Grecs  que  le 
commerce  amenait  dans  leurs  montagnes,  tout  près  d'eux.  A  la 
faveur  du  voisinage  et  des  échanges,  soit  de  produits,  soit 
d'idées,  on  voyait  bien  quelques  Juifs  s'helléniser  plus  ou 
moins  de  langage  et  de  mœurs;  des  étrangers  se  judaïser; 
mais,  dans  l'ensemble,  la  communauté  nationale  demeurait 
hostile  à  toute  coutume  et  alliance  étrangère.  Si  des  affilia- 
tions se  pratiquaient,  le  néophyte  devait  se  judaïser  de  la 
tête  aux  pieds,  religieusement  et  civilement,  comme  depuis 
longtemps  des  Réchabites,  des  Héthéens,  des  Édomites  l'avaient 
fait.  Ces  naturalisés  renforçaient  à  leur  manière  l'exclusivisme 
national;  car  ils  tâchaient  souvent  de  pallier  leur  tare  de  nais- 
sance par  l'affectation  d'un  zèle  extrême  pour  les  usages  de  la 
communauté.  A  l'époque  de  Jésus,  dans  la  famille  des  Hérode, 
Iduméens  judaïsés,  cette  politique  se  pratiquait1. 

Par  là  se  trouvaient  annihilées  mainles  occasions  de  rappro- 
chement que  le  voisinage  étroit  dans  la  montagne  offrait  sans 
cesse  aux  Judéens,  en  face  des  Grecs  ou  des  Syriens  hellénisés. 
Sous  réserve,  bien  entendu,  des  fusionnements  individuels  que 
nous  avons  constatés,  les  divers  groupes  nationaux  demeuraient 
juxtaposés,  fermés  d'ailleurs  les  uns  aux  autres  par  la  même 
prédominance  des  traditions  patriarcales  ou  des  usages  com- 
munautaires dans  chacun  d'eux.  C'est  aujourd'hui  encore  l'at- 
titude générale  des  nations  qui  se  disséminent  dans  tout 
l'Orient  sur  des  ilôts  de  territoire  et  par  essaims  compacts. 
Kurdes  et  Chaldéens,  Arabes  nomades  et  fellahs  syriens,  Ar- 
méniens, Juifs  et  Grecs  voisinent,  rivalisent,  se  concurrencent  ou 
se  combattent,  chacun  dans  sa  nation,  et  celle-ci,  dans  sa  vallée 
ou  dans  son  quartier.  La  formation  communautaire  des  anciens 
Juifs  s'opposait  de  la  sorte  aux  fusionnements  que  la  montagne 

1.  Buhl,  La  Société  Israélite,  75,  76.  Cf.  Deuléronome,  xxm,  2,  8.  Jérémie, 
xxxv,  3  et  suiv.  Nombres,  x,  29.  I  Macchabées,  i,  11,  10;  n,  '27,  31,  42,  48. 
Ml.  XVIII,  17.  Actes,  x,  28,  xv,  1,  5. 


86      LE    TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHRIST. 

de  Juda  semblait  matériellement  faciliter  avec  les  hardis  immi- 
grants qui  en  forçaient  les  portes. 

L'exclusivisme  national  se  renforçait  aussi  de  l'exclusivisme 
religieux.  Si  les  Tyriens  possédaient  Melqart  comme  leur  dieu 
municipal;  les  Moabites,  Chamos,  comme  leur  dieu  national;  la 
maison  d'Israël  s'attribuait  Yahwé,  comme  le  Dieu  de  ses  Pa- 
triarches et  le  Seigneur  de  son  Pays.  Mais  cependant,  l'exclusi- 
visme des  Tyriens  pour  Melqart  ne  les  empêchait  pas  d'accueillir 
des  dieux  secondaires  ou  étrangers,  selon  que,  par  leur  com- 
merce, ils  se  liaient  avec  des  peuples  ou  des  villes  qui  leur 
vantaient  ces  immortels.  De  là,  ce  panthéon  cosmopolite  où 
Assyriens,  Égyptiens,  Cappadociens,  Hellènes,  Romains  fu- 
sionnaient ou  juxtaposaient  leurs  idoles  respectives.  La  grande 
communauté  de  la  civilisation  méditerranéenne  se  révélait  encore 
dans  ce  syncrétisme  religieux.  Il  n'y  avait  que  Yahwé  pour  se 
refuser  à  cette  promiscuité.  Par  la  bouche  de  ses  prophètes,  il 
se  disait  le  Dieu  unique,  le  créateur  jaloux  de  se  réserver  un 
culte  qui  se  prostituait  au  néant  et  au  mal,  lorsqu'il  allait  vers 
d'autres.  Ici,  l'intransigeance  ne  tenait  plus  à  des  mœurs  com- 
munautaires, mais  au  dogme  monothéiste1. 

Elle  isolait  d'autant  plus  les  Juifs,  que  la  traditionnelle  notion 
d'un  Dieu  suprême  et  unique  n'empêchait  universellement  ni  les 
foules  ni  les  sages  de  reconnaître  des  dieux  multiples  2.  C'est 
déjà,  pour  Tacite,  une  singularité  des  Juifs,  que  leur  adoration 
d'un  seul  Dieu  conçu  par  l'intelligence  pure  et  irreprésentablc 
sous  aucune  image; —  mente sola  unumque numen  intelligunt! 
Mais  Pline  l'Ancien  s'émerveille  de  leur  mépris  des  dieux  :  gens 
contumelia  minimum  insignis!  Quant  au  reproche  dHimpiétè 
ou  d'athéisme,  il  est  banal  de  la  part  des  Grecs3.  Comme  aussi 
bien  les  prières,  les  libations,  les  sacrifices,  les  rites  privés  ou 
publics  se  mêlaient  à  toutes  sortes  d'actes  dans  l'existence  jour- 
nalière, des  abstentions  muettes  ou  des  blâmes  positifs  isolaient 


1.  lsaie,  xi,,  18,  20;  mi.  '.i.  29;  xliv.  '.t.  20,  Je  ré  une,  n,   i.  13.  Baruch,  u,  I,  72. 

2.  Lagrange,  Études  sur  les  Religions  sémitiques,  70  et  suir. 

3.  Tacite,  Histoires,  v,  5.    -  Pline,  Hist.  nat.,  XIII,  i.  ;'.  16.—  Reinach,  Textes 
relut  ifs  a  u  j  udalsmetXl,  XII. 


LE    PRINCIPAL    FOYER   DE   LA    VIE   JUIVE.  '  87 

le  Juif  de  ses  voisins,  Hellènes  ou  Syriens.  De  son  monothéisme 
rigoureux,  il  renforçait  encore  son  isolement  dans  sa  montagne, 
en  se  tenant  à  l'écart  des  immigrants  qui  la  pénétraient,  comme 
d'impies  et  de  sacrilèges. 

Par  un  choc  en  retour,  la  singularité  de  son  monothéisme  et 
sa  fidélité  aux  coutumes  paternelles  le  rattachaient  solidement  à 
ses  frères  israélites.  Ce  sont  les  deux  grands  liens  de  la  cohésion 
et  du  patriotisme  judaïque;  mais,  de  nouveau  encore,  le  retran- 
chement dans  la  montagne  les  renforce  tous  deux  par  l'influence 
du  terroir. 

Patriotisme  en  vase  clos.  —  Tel  est  le  caractère  bien  local 
de  ce  patriotisme  juif  qui  se  concentre  et  se  surchauffe  dans  les 
échanges  intérieurs  de  ce  milieu  essentiellement  fermé.  Tandis 
que  les  vallées  cloisonnées  de  l'Othrys  et  du  Pinde  fractionnaient 
les  Grecs  en  cités  autonomes  et  rivales,  toutes  les  vallées  des 
monts  de  Juda  se  reliaient  l'une  à  l'autre,  échangeaient  des 
produits,  des  services,  des  idées.  Aussi  la  vie  à  part  de  chacune 
d'elles  ne  se  développa  jamais  sous  la  forme  exclusive  et  jalouse 
du  civisme  hellénique.  Jérusalem,  avec  Hébron  ou  toute  autre 
cité  judéenne  ne  rivalisa  pas  comme  Sparte  avec  Athènes.  Dans 
l'ancien  peuple  d'avant  l'exil,  Benjamin  et  Juda,  les  deux  tribus 
voisines  se  groupèrent  amicalement  et  se  constituèrent  en  un 
royaume  à  part.  C'est  en  face  des  tribus  du  nord,  et  notamment 
d'Éphraïm,  la  plus  riche  et  la  plus  nombreuse,  que  les  rivalités 
du  midi  montagnard  s'accentuèrent  jusqu'à  la  scission.  En  re- 
vanche, dans  l'intérieur  de  ce  dernier  massif,  la  vie  locale  se  com- 
binait sans  déchirements  avec  un  sens  profond  de  l'unité  natio- 
nale. L'isolement  de  la  montagne,  les  relations  de  ses  vallées 
entre  elles  par  le  chemin  des  crêtes,  voilà,  dans  la  structure  du 
lieu,  les  deux  facteurs  particuliers  de  l'esprit  national. 

Leur  influence  est  puissante  ;  en  face  d'agresseurs  et  même 
d'envahisseurs,  la  montagne  offre  asile  aux  patriotes  révoltés 
dont  elle  fut  l'éducatrice.  Ils  s'y  rallient  et  s'y  retranchent  ;  ils 
y  reprennent  l'offensive,  lorsque  Antiochus  Epiphane  persécute 
les  Juifs  pour  cause  de  religion.  Soulèvement  de  montagnards 


88       LE    TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE    JÉS1  S-CHRIST. 

et  guerre  de  montagne,  tel  est  alors  le  début  de  l'épopée  mac- 
chabéenne.  »  Matthathias  parcourut  Modin,  criant  à  pleine  voix  : 
«  Quiconque  a  le  zèle  de  la  Loi  et  de  l'Alliance  divine,  qu'il 
sorte  et  qu'il  me  suive!  »  —  et  il  s'enfuit,  lui  et  ses  fils,  dans  les 
montagnes,  abandonnant  ses  propriétés...  Tous  ceux  qui  tra- 
vaillaient à  échapper  aux  maux  du  temps  s'adjoignirent  à  eux 
et  accrurent  leur  force1  ». 

La  Judée  se  constituait  ainsi  comme  le  terroir  par  excellence 
du  sentiment  patriotique.  Dans  le  cantique  de  Zacharie,  père 
de  Jean-Baptiste,  nous  surprenons  l'écho  des  vieux  cris  de  guerre, 
souvent  répercutés  de  vallée  en  vallée  aux  jours  des  Maccha- 
bées :  «  Béni  soit  le  Seigneur,  le  Dieu  d'Israël...  parce  qu'il  a 
suscité  une  Force  libératrice  dans  la  maison  de  David  son  servi- 
teur... pour  nous  sauver  de  nos  ennemis  et  du  pouvoir  de  qui- 
conque nous  hait 2!  »  Quel  est  donc  ce  pouvoir?  Quels  sont  ces 
ennemis,  sinon  les  Romains,  ces  païens  qui  réduisent  le  peuple 
de  Yahwé  à  l'état  de  vassal,  avec  un  roi  iduméen,  barbouillé  de 
judaïsme?  Zacharie  demeure  bien  dans  la  tradition  nationale  et 
patriotique  dont  les  monts  de  Juda  restent  la  citadelle. 

Cette  résistance  devant  l'ennemi  suppose,  évidemment,  les 
pacifiques  échanges  de  produits,  de  services,  d'idées  que  nous 
vîmes  s'exercer  par  le  chemin  des  sommets.  L'autorité  publique 
elle-même  utilisait  ce  moyen  général  de  communications,  pour 
certain  genre  de  message  où  s'attestait  puissamment  la  solida- 
rité des  Juifs  dans  la  religion  et  dans  les  allaires.  Dès  que  cer- 
tains observateurs  ont  aperçu  le  mince  croissant  de  la  nouvelle 
lune  dans  les  rayons  du  soleil  couchant,  ils  avertissent  le  Sanhé- 
drin de  Jérusalem;  celui-ci  fixe  au  lendemain  le  premier  jour 
du  mois  nouveau.  La  date  importe  également  aux  transactions 
civiles  et  à  la  liturgie.  Sitôt  sa  fixation,  un  signal  est  donné  :  des 
feux  s'allument  de  cime  en  cime  à  partir  de  la  capitale  et  se 
propagent  dans  toutes  les  vallées.  C'est  le  télégraphe  sans  til  ni 
électricité  :  il  s'établit  naturellement  sur  des  hauteurs  dont 
chacune  regarde  l'autre  au  loin.  Grâce  à  lui.  ee  sera  le  Iende- 

1.  I  Macchabées,  n,  27,  28,  '•:). 

•L.  I  Luc,  C8,  71. 


LE    PRINCIPAL    FOYER    DE    LA    VIE   JUIVE.  89 

main  fête  chômée  partout,  dans  le  pays  ;  un  sacrifice  particulier 
s'offrira  au  Temple;  la  nation  tout  entière  se  recueillera  et  se 
reposera  clans  le  sentiment  de  son  unité  l. 

Une  capitale  appropriée.  —  A  cette  nation  qui  est  la  fille  de 
la  montagne,  il  faut  une  capitale  appropriée.  C'est  d'abord  à 
Hébron  que  David  s'établit,  lorsque  sa  propre  tribu,  celle  de 
Juda  le  reconnaît  pour  son  roi.  A  900  mètres  passés  d'al- 
titude, Hébron  se  trouve  sur  la  grande  voie  faîtière  qui  constitue 
la  route  nationale  par  excellence  dans  le  massif  judéen.  De  là, 
les  messagers,  les  décisions  et  les  troupes  du  prince  rayonneront 
aisément  sur  toutes  les  vallées;  là  également,  solliciteurs  et 
plaideurs  afflueront  sans  difficulté.  Hébron  occupe  l'extrémité 
méridionale  de  la  chaîne  :  c'est  une  sécurité  pour  le  nouveau 
roi.  Au  début  de  son  règne,  les  tribus  ou  les  clans  du  nord 
ne  se  sont  point  ralliés  à  lui,  et  surtout,  la  famille  de  Saûl  combat 
toujours  sa  royauté.  La  position  reculée  d'Hébron  lui  est  plutôt 
un  avantage. 

Elle  devint  un  inconvénient,  lorsque  tout  Israël  eut  reconnu 
David.  Les  intérêts  corrélatifs  du  pays  et  du  souverain  comman- 
daient le  choix  d'un  emplacement  moins  excentrique.  Sans  s'éloi- 
gner de  la  voie  faîtière,  mais  en  se  portant  au  nord,  le  roi  jeta 
les  yeux  sur  une  ville  forte.   Elle  était  demeurée  comme  une 
enclave  étrangère,  aux  mains    d'une  vieille  population  cana- 
néenne, les  Jébuséens.  Entre  670  et  700  mètres  d'altitude,  cette 
cité    escaladait   la  surface  inégale  d'un   promontoire    allongé. 
Vers   le  nord-est ,   elle    se   reliait    aux    collines    d'alentour  2. 
C'était  de  la  sorte  une  presqu'île  rocheuse,  naturellement  défen- 
due par  trois   ravins  profonds,  à  l'est,  au  sud  et  à  l'ouest  :  une 
montagne  dans  les  montagnes.  Aussi,  les  occupants  de  la  capi- 
tale désignée,  mais  non  conquise  encore,  la  déclaraient  impre- 
nable. Ils  se  moquaient  de  David  :  «  Tu  n'entreras  pas  ici  :  les 
aveugles  et  les  boiteux  te  repousseront  ».  Mais,  ce  n'était  pas 

1.  Edershcim,  La  Société  juive  à  l'époque  de  Jésus-Christ,  p.  41.  —  Stapper,  La 
Palestine  au  temps  de  Jésus-Christ,  p.  208,  209. 

2.  Hugues  Vincent,  Canaan,  planche  I,  II,  n   IX. 


90      LE   TYPE    SOCIAL    DU    PAYSAN    Jl  11     A    L'ÉPOQUE   DE    JÉSUS-CHRIST. 

en  vain  que,  dans  les  déserts  de  Ziph  cl  do  Maon,  l'ancien  pas- 
teur bethléémite,  né  montagnard,  avait  campé  sur  les  hauteurs, 
avec  sa  compagnie  de  proscrits  et  d'aventuriers,  comme  un  vrai 
roi  des  montagnes.  Ses  hommes  bondirent  par-dessus  les  cré- 
neaux de  l'inviolable  forteresse.  Vainqueur,  il  s'établit  dans  ses 
murs,  les  augmenta  de  constructions  nouvelles,  nominale  tout  : 
Cité  de  David.  11  occupait  Jérusalem.  Si  l'étymologie  souvent 
admise  est  exacte,  le  nom  de  Jérusalem  atteste  l'excellence  de  la 
position,  au  sentiment  du  peuple  entier  :  Hiérouschalaïm, 
possession  tranquille,  habitation  en  paix  '. 

A  partir  de  Jérusalem,  on  rayonne  aisément  dans  toute  la 
Palestine  et,  en  revanche,  les  différents  étages  des  collines  et 
des  montagnes  ceinturent  la  capitale  d'un  système  complet  de 
bastions  naturels.  C'est  ce  que  les  généraux  de  Rome  aperçu- 
rent très  bien.  Lorsque  Vespasien  voulut  irrévocablement  détruire 
la  nation  juive,  il  enveloppa  Jérusalem  d'un  progressif  inves- 
tissement, qui  remontait  de  la  plaine.  Avant  d'anéantir  la  cita- 
delle nationale,  il  entamait  une  à  une  ses  défenses  concentriques. 
Il  dépensa  près  d'une  année  à  prendre  Jamnia,  Asdod,  Àdida, 
vers  l'ouest;  Béthel  et  Gophna,  au  nord;  Jéricho,  à  l'est,  et 
d'autres  places  au  sud.  Chacune  d'elles  lui  devint  une  base 
d'opérations  qu'il  fortifia  soigneusement;  et  puis,  cette  ligne  de 
circonvallation  une  fois  établie  et  comme  soudée  de  toutes  parts, 
il  lança  sur  Jérusalem,  isolée  et  sans  secours,  ses  légions  impa- 
tientes 2. 

Action  de  la  montagne  sur  les  symboles  religieux.  — Telle- 
ment profonde  est  l'influence  de  I"  montagne  sur  le  Juif,  qu'elle 
façonne  même  son  symbolisme  religieux.  —  C'est  un  mouve- 
ment si  naturel  à  une  foi  vive,  que  la  recherche  des  traces  di- 
vines dans  l'aspect  extérieur  de  quelque  site  aimé!  Alors,  devant 
l'inexpugnable  assise  de  la  Cité  royale,  le  Psalmislo  aperçoit  la 
protection  divine  enveloppant  Israël  :  «  Ceux  qui  se  fient  à  Yaliwé 

1.  H  Samuel,  II,  l,  3;v,  1,9.—  Frohnmeycr  et  Benzinger,  Vues  et  Documents 
bibliques, 3.  —  Wilke  Grimm,  ClavisNovi  Testa  menti.  '  hpoioXojjLa. 

2.  A.  Legendre.D.  B.  V..  III,  1817. 


LE   PRINCIPAL    FOYER    DE    LA    VIE   JUIVE.  \)\ 

sont  tels  que  la  montagne  de  Sion  :  elle  ne  tremble  point  et  tient 
ferme  à  jamais.  Un  cirque  de  montagnes  entoure  Jérusalem  ; 
ainsi  Yahwé  entoure  son  peuple,  aujourd'hui  et  toujours1.  » 

Cette  religieuse  interprétation  des  aspects  montagnards  est 
tellement  familière  aux  Juifs,  que  Dieu  lui-même  se  représente 
à  leur  esprit  sous  l'image  d'un  rocher  —  et  particulièrement 
d'un  rocher  fortifié.  «  Je  t'aime,  Yahwé,  ma  force,  mon  rocher, 
ma  forteresse,  mon  libérateur!  Mon  Dieu,  mon  roc  où  je  trouve 
un  abri  !  Mon  bouclier  sauveur  et  ma  haute  retraite  ! . . .  Qui  donc  est 
Dieu,  sinon  Yahwé?  qui  donc  est  un  rocher,  si  ce  n'est  notre  Dieu? 
C'est  le  Dieu  qui  me  ceint  de  force,  qui  me  conduit  dans  le 
droit  chemin,  qui  assure  à  mes  pieds  l'agilité  des  biches,  et 
qui  m'abrite  sur  les  hauteurs  ~.  »  Ainsi,  tout  ce  qui  se  voit  de  plus 
dur,  de  plus  sec,  de  plus  inabordable,  —  un  roc  et  un  roc  cita- 
delle —  symbolise  parmi  les  Juifs  le  Très-Haut  qui  les  aime  et 
qui  est  si  bon  pour  eux. 

Au  point  de  vue  d'un  habitant  des  plaines,  ces  métaphores 
seraient  violentes  et  paradoxales.  Les  poètes,  les  prophètes  ne 
les  eussent  point  trouvées  dans  les  basses  terres  noyées  du  pays 
de  Gessen.  Mais,  quand  le  peuple  d'Israël  s'installa  dans  le 
pays  de  Canaan,  il  apprit  à  lever  les  yeux  vers  les  montagnes, 
à  créneler  les  hauteurs  et  à  s'y  réfugier  :  les  razzias  des  Madia- 
nites  et  des  Amalécites  l'y  obligèrent,  et  les  Cananéens  lui  en 
donnaient  l'exemple 3.  Lorsqu'elles  rendent  pareil  service,  les 
acropoles  sauvages  où  l'on  habite  en  sécurité  n'éveillent  plus 
que  douces  visions.  Le  regard  même  sourit  complaisamment  à 
l'àpreté  des  lignes,  à  la  raideur  des  pentes  :  que  Dieu  fut  bon 
de  les  dresser!  D'accueillantes  platitudes  ne  donneraient  jamais 
cette  assurance  de  protection. 

Le  Juif  s'y  repose  avec  une  telle  sécurité,  que  toujours  la  même 
image  revient  clans  sa  prière.  Il  y  épuise  les  synonymes  de  haut 
relief  :  ce  sont  les  mots  populaires,  les  mots  intimes,  les  mots 


i.  Psaume  CXXV,  1,  2   Vulgate,  cxxiv). 

2.  Psaume  XVIII,  1,  3.  —  32,  3i. 

3.  Juges,  vi,  2,  6.  —  Cf.  Ps.  CXXI,  1,  2  (Vulgate,  cxx).  —  Hugues  Vincent,  Ca- 
naan. La  situation  des  villes,  23,  28. 


02        LE    TYPE    SOCIAL   DU    PAYSAN   JUIF   A   L'ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHRIST. 

aimés  que  sa  ferveur  ne  cesse  d'exhaler.  Tantôt  le  Psalmiste  se 
les  répète  avec  le  ton  d'une  paisible  méditation  :  «  Je  le  dis  à 
Yahwé  :  tu  es  mon  refuge  et  ma  citadelle  ».  Ailleurs,  l'invocation 
éclate,  ardente,  réitérée,  comme  une  sorte  de  litanie  :  «  Yahwé, 
sois  mon  roc  protecteur,  ma  forteresse  où  je  trouve  salut  !  Car 
tu  l'es,  mon  rocher;  tu  es  ma  forteresse*».  Voici  enfin  l'action 
de  grâces  :  «  Béni  soit  l'Éternel!  car  il  a  signalé  son  bon  vou- 
loir pour  moi,  comme  si  j'eusse  été  dans  une  ville  forte1  ». 
Sous  ses  formes  diverses,  la  prière  du  Psalmiste  a  pris  l'accent 
de  la  montagne. 

Emplacements  choisis  pour  le  culte  public  —  Us  se  ressen- 
taient à  plus  forte  raison  de  cette  religieuse  interprétation  des  sites 
élevés.  D'après  une  très  vieille  coutume,  cananéenne  etisraélite, 
des  autels,  des  enceintes  sacrées  s'élevaient  au  sommet  des  col- 
lines et  aux  cimes  des  monts 2.  L'assiette  habituelle  des  places  de 
sûreté  ne  disposait-elle  pas  les  habitants  de  la  Palestine  à  re- 
garder les  Bumoth  ou  Hauts-Lieux,  comme  honorés  d'une  pro- 
tection spéciale  de  la  Divinité?  «  Yahwé  m'abrite  sur  les  hau- 
teurs, »  disait  un  psaume  déjà  cité.  Cette  parole  exprime  un 
sentiment  qui  tient  au  relief  du  pays.  Mais,  ces  abris  élevés  — 
où  Dieu  conduit  ses  amis  —  ne  sont-ils  pas  à  cet  effet  choisis  et 
visités  par  lui?  Dans  cette  manière  d'anthropomorphisme  la  lo- 
gique de  la  piété  recherchera  le  séjour  divin  sur  les  hauteurs. 
Le  vieux  cantique  de  Débora  montre  Yahwé  sortant  des  monts  de 
Séïr  et  du  Sinaï  pour  secourir  Israël.  Beaucoup  plus  tard,  un 
Psaume  dira,  par  allusion  au  temple  de  Jérusalem  :  «  Pourquoi 
regardez-vous  avec  envie,  monts  altiers,  la  montagne  que  Dieu 
a  choisie  pour  séjour  !?  » 

L'éloignement  pour  les  sites  bas  contribuait  peut-être  encore 
à  cette  localisation  de  la  présence  divine.  Les  enfoncements  sont 
dangereux  en  Palestine,  au  point  de  vue  de  l'habitation.  Ainsi 
que  Jésus  l'observait,  c'est  la  maison  du  fou  qui  se  bâtit  sur  la 

1.  Psaume XXXI,  1,3.      22(Vulgate, xxx  ,xci,3  Vulg.,xc);xcir,2î[Vulg.,xaB) 

2.  lu  P.  Lagrange,  0.  P.  Études  sur  les  religions  sémitiques,  181,  184. 

3.  /'s.  LXVIII,  17  (Viilgale,  lxviiI:  iaxmii.  C8  (1  ulg.,  i\\\ii  i.  —Juges,  \.  3,  5. 


LE    PRINCIPAL    FOYER    DE   LA    VIE   JUIVE.  *J3 

terre  meuble  des  penles  inférieures  :  aussi  est-elle  ravagée,  à 
la  saison  des  pluies,  lorsque  les  éboulis  se  précipitent  comme 
une  boue  mêlée  de  pierres.  Le  sage  édifie  sur  le  roc.  La  cité  bien 
placée  couronne  l'horizon.  Rien  ne  la  cache,  parce  que  rien  ne 
la  domine  '.  Avec  de  telles  habitudes,  et  si  anciennes,  et  si  com- 
munes, l'Israélite  ne  jugerait-il  pas  mesquin,  sacrilège,  de  loger 
Dieu  dans  les  fonds  de  vallée?  Les  creux  lui  apparaissent  comme 
délaissés  de  l'Éternel  :  «  Du  fond  de  l'abîme,  je  crie  vers  toi, 
Yahwé;  Seigneur,  entends  ma  voix2!  »  Cette  aversion  des  bas 
endroits  ne  pouvait  que  favoriser  la  religion  des  Juifs  pour  les 
hauteurs.  Ils  transportaient  à  Dieu  l'ensemble  de  leurs  goûts  en 
fait  d'habitation.  Analogies  naïves,  analogies  profondes  :  à  Celui 
qui  contient  tout  et  que  rien  n'enclôt,  elles  réservent  un  lieu 
plus  honorable  où  le  cœur  humain  le  trouve  mieux. 

À  ces  raisons  de  convenance  morale,  des  motifs  de  commo- 
dité, des  goûts  de  solennité  s'ajoutaient,  que  l'antithèse  de  la 
vallée  et  de  la  montagne  suggérait  aussi  bien.  Durant  les  pluies 
hivernales,  on  risquait  gros  à  s'aventurer  dans  les  bas-fonds 
détrempés.  Leur  étroitesse  accumulait  en  dépôts  vaseux  les 
terres  éboulées  des  pentes  supérieures  ;  de  là,  cette  prière  d'un 
Psaume,  au  symbolisme  bien  local  :  «  Sauve-moi,  Yahwé,  car  les 
eaux  menacent  ma  vie  ;  j'enfonce  dans  la  boue  sans  pouvoir  me 
tenir3!  »  Le  culte  réclamait  un  terrain  sec  et  ferme,  de  beaux 
espaces  découverts,  d'imposantes  montées  pour  la  pompe  des 
sacrifices  et  l'affluence  des  fidèles.  Le  chrétien  même,  s'il  recon- 
naît son  âme  comme  le  vrai  lieu  divin,  ne  demeure  pas  indiffé- 
rent à  ces  théâtres  extérieurs.  Ils  sont  voulus  par  les  groupe- 
ments sociaux  de  la  religion;  chaque  société  les  établit  naturel- 
lement dans  les  sites  qu'elle  juge  le  mieux  utilisables. 

Les  Hauts-Lieux  se  multipliaient  donc  dans  l'ancien  Israël. 
Élie  relevait  de  ses  mains  l'autel  ruiné  de  Yahwé  sur  le  sommet  du 
Carmel.  D'autres  prophètes,  il  est  vrai,  maudirent  ces  sanctuaires 


i.  Matthieu,  v,  14;  vi,  24,  27. 

2.  Ps.CXXX,\.  (L«'?->  cxxix).  —  Schneller,  Connais- tu  lepays?  La  Palestine  et 
la  Bible,  90,  91. 

3.  Psaume  LXIX,  1  (Vulg.,  lxviij). 


94       LE    TYPE   SOCIAL    DU    PAYSAN    JIIF    A    L'ÉPOQUE    DE   JÉSUS-CHRIST. 

épars,  notamment  Jérémic.  Trop  souvent  les  Hébreux  y  intro- 
duisaient les  idoles  de  Canaan,  de  la  Phénicie,  de  Moab  et 
d'Ammon  :  le  panthéon  complet  des  montagnes  et  des  collines, 
chez  les  voisins  d'Israël  et  parmi  ses  prédécesseurs1. 

Sans  doute,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  cette  influence  de  la 
montagne  en  Palestine  fût  la  seule  qui  s'exerçât  sur  les  endroits 
du  culte  israélite.  Les  historiens  relèvent  aussi  les  traces  d'in- 
fluences babyloniennes,  provenant  de  la  religion  astrale  des 
Ghaldéens  et  de  leurs  érections  de  sanctuaires  sur  des  collines 
artificielles.  Les  deux  séries  d'influences  peuvent  très  bien 
coexister.  Seulement,  au  point  de  vue  social,  l'influence  de  la 
montagne  palestinienne  relève  du  lieu  habité  par  les  Juifs  :  elle 
se  présente  immédiate,  permanente,  sans  cesse  renouvelée  sur 
les  générations  qui  vivent  dans  le  pays.  L'influence  des  religions 
babyloniennes  relève  des  rapports  avec  l'étranger.  Elle  remonte 
au  séjour  en  Chaldée  qui  précéda  la  migration  des  patriarches. 
D'après  le  Livre  de  Josué,Térach,  père  d'Abraham  et  de  Nachor, 
servait  les  dieux  d'Our-Kasdim.  Tout  en  s'aftranchissant  du  poly- 
théisme et  de  l'idolâtrie,  le  Père  des  croyants  put  encore  bien 
léguer  à  sa  famille  des  rites,  matériellement  empreints  de 
formes  chaldéennes.  Mais  cette  spéciale  transmission  ne  relève 
plus  de  notre  sujet  présent,  qui  est  le  paysan  juif,  influencé  par 
son  pays  2.  L'influence  chaldéenne  appartient  au  passé  de  la 
race. 

Ainsi  donc,  sans  méconnaître  nullement  les  traditions  ori- 
ginelles de  la  Chaldée,  nous  constatons  surtout  les  influences 
actuelles  de  la  montagne  judéenne,  lorsque  David  installe  dé- 
finitivement à  Jérusalem  le  sanctuaire  national  où  se  conservait 
l'arche  d'alliance.  Il  se  proposait  même  de  remplacer  l'abri 
quelconque  de  cet  objet  sacré  par  un  Temple  proprement  dit. 
un  véritable  palais  où  le  Dieu  d'Israël  résiderait  chez  lui.  don- 
nant audience  à  son  peuple.  Comme  Haut-Lieu  la  place  était 
unique,  et  à  jamais  trouvée  :  sous  la  garde  du  roi  judaïte, 
le  protégeant  à  son  tour,  L'Éternel  devenait  comme  le  premier 

1.  1  Rois,  xviii,  :*o,  32.  Jérémie,  ru,  31.  I  Rois,  xi,  7,  s.  il  Rois,  xiv,  i.  w.  \. 

2.  Josué,  XXIV,  2.  Cf.  Judith,  v.  (M).  Course,  XXXI,  Ifi.  ;ii. 


LE    PRINCIPAL   FOYER    DE    LA    VIE   .RIVE.  !K> 

citoyen  de  la  capitale.  Désormais,  nul  autre  sanctuaire  ne  put 
rivaliser  avec  celui  de  Jérusalem1. 

Lui  seul,  nous  le  savons,  fut  relevé  de  ses  ruines  après  l'exil  : 
c'était  le  commun  foyer  de  la  nationalité  et  de  la  religion.  Pour 
mieux  le  protéger,  les  Macchabées  y  accolèrent  la  Birah  ou 
citadelle  nommée  plus  tard  Antonia  par  Hérode  le  Grand.  Et 
naturellement  en  vue  de  surveiller  les  mouvements  de  la  foule, 
surtout  aux  jours  de  fête  et  de  pèlerinages,  les  Romains  s'as- 
surèrent la  possession  de  l'Antonia2. 

Un  peuple  bien  nommé.  —  En  somme,  l'occupation  des 
monts  de  Juda  influençait  toute  la  vie  juive,  de  ses  bases  locales 
aux  cimes  de  l'esprit.  Paysan  laborieux,  l'Israélite  s'enracine 
dans  le  sol.  Montagnard,  il  s'isole  dans  ses  vallées  à  peine  ou- 
vertes; en  revanche,  ses  communications  entre  nationaux  vont 
et  viennent  très  activement  par  le  chemin  des  sommets.  Les 
centres  de  population  et  d'échanges  avoisinent  les  abords  de 
cette  route  intérieure.  Ils  concourent  avec  elle  à  unifier  la 
nation.  La  protection  naturelle  des  escarpements,  l'assiette 
élevée  des  villes  favorisent,  d'une  part,  la  résistance  aux  en- 
vahisseurs, l'indépendance  de  la  nation,  et,  d'autre  part,  le 
symbolisme  religieux  du  roc  ou  de  la  citadelle,  le  culte  sur  les 
Hauts-Lieux.  Tout  cet  ensemble  de  causes  locales  enfin,  le  pays 
comme  le  travail  qui  attache  le  paysan  au  sol,  postulent  en 
quelque  sorte  l'installation  de  Yahwé,  comme  roi  et  père  de 
la  nation,  comme  seigneur  et  maître  du  territoire,  sur  une 
montagne  préférée,  dans  les  monts  de  Juda. 

C'est  à  bon  droit,  alors,  que  les  rapatriés  de  Babylone  se 
donnèrent  entre  eux  et  imposèrent  à  l'usage  des  autres  nations 
un  vocable  nouveau.  Judaïtes,  Benjaminites,  Lévites  s'appelè- 
rent tous  Iehoudim,  Judaei,  les  Juifs.  C'était  le  nom  de  leurs 
montagnes.  Son  adoption  constituait  une  marque  de  fabrique. 

L'ancien  nom  «  Israélite  »  ou  «  maison  d'Israël  »  se  tirait 
du  surnom  de  Jacob  :  il  désignait  par  conséquent  des  origines 

1.  Psaume  LXXV1II,  67,  68  (Vulgate,  lx.wii  . 
'2.  Stapfer,  La  Palestine  au  temps  de  J.-C,  65,  66. 


00      LE   TYPE   SOCIAL   DU    PAYSAN    JUIF    A    L'ÉPOQUE    DE    JÉSUS-CHRIST. 

patriarcales.  Iehoudi  se  tirait  de  la  terre  où  Israël  replanté 
venait  de  prendre  si  bien  racine,  où  le  patriote  se  retranchait 
victorieusement,  où  le  croyant  visitait  son  Dieu,  domicilié  parmi 
son  peuple.  Se  dire  Juif,  c'était  rappeler  essentiellement  une 
reconquête  laborieuse,  où  les  inspirations  de  la  foi  religieuse 
et  de  la  tradition  communautaire  ne  faisaient  qu'un  avec  l'amour 
du  paysan  pour  le  sol  où  il  met  tant  de  sa  vie. 

C'est  le  nom  qu'Israël  dispersé  emportera  de  ghetto  en  ghetto. 
Sous  ce  nom  historique,  dans  la  fidélité  à  son  passé,  dans  la  haine 
des  Goyim,  les  Gentils,  il  restera,  parmi  toute  nation,  une  nation  à 
part.  Voilà  le  nom  que  beaucoup  encore  ne  prononcent  point 
sans  colère,  et  que  d'aucuns  remplacent  par  «  israélite  », 
comme  si  c'était  un  synonyme  décent  et  modéré.  Nous  n'avons 
pas  à  décrire  ici  les  étapes  et  les  causes  particulières  du  sens 
péjoratif  attribué  au  terme  de  Juif;  mais  c'est  le  lieu  d'observer 
que  ses  origines  premières  doivent  s'attribuer  à  l'existence 
fermée  et  dédaigneuse  des  Israélites  sur  les  monts  de  Juda. 
C'est  là  qu'ils  accusèrent  à  l'extrême  et  entre  eux,  cet  atta- 
chement tenace  et  l'active  compassion  que  Tacite  oppose  à  Leur 
hostilité  haineuse  contre  tout  autre  peuple  :  «  Apud  cos  /ides 
obstinata,  misericordia  in  prompt  tt;  sed  adversus  omnes  alios 
hostile  odium  ».  Un  Grec  disait  encore  :  «  Ils  sont  plus  éloignés 
de  nous  que  Suse,  Bactres  ou  l'Inde  '  ».  Ces  jugements  de  païens 
donnent  la  réplique  à  l'orgueilleuse  prière  du  Juif,  interpellant 
Yahwé  :  «  Tu  l'as  dit  :  pour  nous  tu  créas  le  monde;  quant  au 
reste  des  nations  issues  d'Adam,  tu  as  dit  qu'elles  n'étaient  rien, 
qu'elles  ressemblaient  à  du  crachat2  ». 

M.-lî.    SCHALH. 


1.  Tacile.  Histoires.  V.  5.  Aj>.  Reinach,  Textes  d'auteurs  grecs  et  lutins  relatifs 
(in  judaïsme,  p.  306.  —  Philostrate,  i  te  d'Apollonios  de  Tyane,  \ .  33.  \\<.  Reinacb, 
]>.  176. 

2.  IV.  Esdras,  m,  .">">. 


V Administrateur-Gérant  :  Léon  Ganglofk. 


Typographie  Firuiin-Diilot  et  C".  —  Paris. 


LA  PALESTINE 

au  temps  de 
JÉSUS-CHRIST 


Echelle  de  1. 1 800.000^ 


Km, 

Les  villes  soulignéesfont 

partie  de  la  Dccapole 

(  10  \rilles  coTifédérées  ). 

JUne'res  penxlant  La 

saison,  des  pluies . 


.  éPjP~'  DAMAS»3 
ermon        Jj^-*-1- 

éejle Philippe     ,  •;-""'<* 


<£-  /  ^        7,,,    ^  i    3   s?* 

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Canatha       ï  S 
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DIVISIONS    l'OUTIOIIKS 

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PALESTINE 

au  temps  de  JésusChrist 


l'V'.sae 


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BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


LA 


COLONISATION  DES  TOURBIÈRES 


LES  PAYS-BAS  ET  LA  PLAINE  SAXONNE 


PAR 


Paul  ROUX 


PARIS 

BUREAUX    DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,    56 
Mars    1908 


SOMMAIRE 


Avant  Propos.  P.  3. 

I.  Les  tourbières;  leurs  caractères   généraux.   P.  6. 

Les  tourbières  do  la  Somme.  —  Les  tourbières  de  la  plaine  du  Nord-Ouest.  — 
Les  difficultés  de  la  mise  en  valeur  des  tourbières. 

II.  —  La  colonisation  libre  dans   les  Pays-Bas  et  les  villes  de  com- 

merce. I'.  ir>. 

Les  cités  commerçantes.  —  La  laag  veen.  —  Les  anciennes  colonies  fri- 
sonnes :  Staphorst,  Friezenveen.  —  Les  tourbières  de  la  Drenthe  :  Hoogeveen, 
Hoogersmilde.  —  Les  tourbières  de  Groningue. 

III.  —  La  colonisation  administrative  en  Allemagne  et  l'action   pro- 
gressive des  Pouvoirs    publics.  P.  45. 

Ancienne  colonie  au  bord  d'un  fleuve  :  l'État  patron.  —  Colonie  en  lisière 
d'une  tourbière  basse  :  l'État  patron  et  entrepreneur  de  travaux  publics.  — 
Colonie  sur  «  Hochmoor  »  :  l'État  patron,  entrepreneur  de  travaux  publics  et 
entrepreneur  de  colonisation.  —  Les  manifestations  de   l'initiative  privée. 

IV.  —  Le  développement  du  commerce  et  de  la  navigation.  1'.  67. 

Le  lieu  donne  naissance  au  commerce  par  batellerie.  —  La  batellerie  con- 
duit au  commerce  maritime. 

V.  —  L'agriculture  et  l'industrie.  1'.  ?•">. 

La  culture  spécialisée  et  les  industries  agricoles.  —  L'ouvrier  colon  à  Pa- 
penburg. 

VI.  —  Conclusions.  P.  81. 

Les  répercussions. —  Les  trois  types  de  la  plaine  du  Nord-Ouest.  —  In- 
fluence des  transports. 


LA  COLONISATION  DES  TOURBIERES 

DANS  LES  PAYS-BAS  ET  LA  PLAINE  SAXONNE 


AVANT-PROPOS 

L'immense  plaine  qui  couvre  tout  le  nord-ouest  de  l'Europe 
et  qui  borde  la  mer  du  Nord  depuis  la  Picardie  jusqu'à  l'Elbe, 
présente  une  grande  uniformité  dans  sa  constitution.  On  y 
rencontre  partout  trois  formations  géologiques  bien  distinctes  : 
les  landes  sablonneuses,  produit  du  diluvium  glaciaire;  les 
alluvions  apportées  par  les  fleuves  ou  déposées  par  la  mer; 
enfin  les  tourbières. 

La  nature  même  du  sol  indique  les  étapes  probables  de  l'ins- 
tallation de  l'homme  dans  cette  région.  C'est  dans  la  zone  sa- 
blonneuse, saine,  peu  fertile  à  la  vérité,  mais  facile  à  cultiver, 
qu'il  a  dû  s'établir  tout  d'abord  ;  en  fait,  les  historiens  sont  à 
peu  près  d'accord  pour  admettre  que,  dans  les  Pays-Bas,  la 
Drenthe  est  la  province  qui  a  été  peuplée  le  plus  anciennement. 
Puis  les  terrains  d'alluvions  l'ont  ensuite  tenté  par  la  richesse 
de  leurs  terres  grasses,  mais,  avant  d'en  prendre  définitivement 
possession  par  la  culture,  il  a  dû  les  protéger  par  des  digues 
contre  les  débordements  des  fleuves  et  les  envahissements  de  la 
mer,  et  exécuter  les  travaux  nécessaires  à  leur  assainissement. 
Eniin  les  tourbières  n'ont  été  attaquées  que  bien  plus  tard, 
et  aujourd'hui  encore  leur  colonisation  en  est  à  peine  à  ses 
débuts,  en  Allemagne  du  moins. 

Dans  deux  fascicules  précédents,  nous  avons  décrit  le  type  des 


4  LA    COLONISATION    DES    TÛl'KHIERES    DAN?    LES    PAYS-BAS. 

landes  sablonneuses  et  le  type  des  terrains  d'alluvions1.  Nous 
abordons  maintenant  l'étude  du  type  des  tourbières  qui,  en 
raison  des  conditions  spéciales  du  lieu,  diffère  de  ses  aînés  à 
plus  d'un  titre. 

Nous  savons  que,  dans  la  région  des  Marschen,  la  culture  ren- 
contrait des  difficultés  assez  grandes  provenant  des  conditions 
naturelles  du  lieu,  de  la  nécessité  de  se  protéger  par  des  digues 
contre  les  inondations  de  la  mer  et  des  fleuves,  d'assurer  par 
des  fossés  l'écoulement  des  eaux  en  excès,  d'exécuter  les  tra- 
vaux agricoles  dans  des  conditions  spéciales  à  cause  de  la  com- 
pacité et  de  l'humidité  du  sol2. 

Nous  allons  voir  que  le  cultivateur  qui  veut  défricher  les 
tourbières,  rencontre  devant  lui  des  difficultés  bien  plus  gran- 
des, provenant  de  l'immensité  du  marécage,  de  la  quantité 
d'eau  considérable  qui  y  est  accumulée  et  de  la  nature  même 
du  sol,  rebelle  à  toute  culture.  Néanmoins,  il  existe  des  parties 
de  tourbières  défrichées  depuis  des  siècles,  et  d'autres  actuelle- 
ment en  voie  de  défrichement  et  de  colonisation.  C'est  une 
preuve  que  les  difficultés  ont  pu   être    surmontées. 

Par   quels  moyens? 

Tandis  que,  dans  les  Marschen,  la  lutte  contre  la  mer,  a  pro- 
voqué la  formation  d'associations  entre  les  propriétaires  inté- 
ressés, ici,  la  mise  en  valeur  des  tourbières  n'a  été  possible 
que  grâce  à  Y  existence  préalable  des  associations,  et  nous  allons 
constater  que  le  développement  de  la  colonisation  du  pays  tour- 
beux a  suivi,  en  Allemagne  du  moins,  une  marche  parallèle 
à  celle  du  développement  des  Pouvoirs  publics.  Nous  en  recher- 
cherons la  raison. 

Dans  les  Marschen,  la  culture  spécialisée  et  surtout  l'élevage 
ont  développé  le  commerce  ;  dans  les  tourbières  nous  verrons 
le  commerce  apparaître  comme  condition  préalable  de  la  colo- 
nisation et  provoquer  l'essor  de  la  batellerie,  de  la  navigation 
et  de  Y  industrie .  L'importance  des  villes  do  commerce  dans  les 
Pays-Bas,  des  Pouvoirs  publics  en  Allemagne  dans  la  mise  en 

1.  Cf.  Science  sociale,  23*  et  35e  fascicules. 

2.  Cf.  Science  sociale,  35e  fasc.  Le  Littoral  de  la  Plaine  saxonne. 


AVANT-PROPOS.  5 

valeur  du  pays,  le  développement  du  commerce  et  de  la  ba- 
tellerie sont  une  conséquence  directe  de  la  nature  du  lieu.  C'est 
donc  le  lieu  physique  et  ses  caractères  que  nous  devons  étudier 
tout  d'abord  '. 

1.  Le  travail  qu'on  va  lire  est  le  résultat  d'une  enquête  poursuivie  sur  les  lieux 
en  août  1905  pour  les  tourbières  allemandes,  et  en  juin  1907  pour  celles  des  Pays- 
Ras.  Dans  ce  dernier  voyage  j'ai  été  accompagné  par  M.  E.  Molenaar,  qui  a  bien  voulu 
me  servir  de  guide  et  d'interprète,  et  grâce  à  qui  j'ai  pu  mener  à  bout  la  mission 
qu'avait  bien  voulu  me  confier  la  Société  de  Science  sociale. 


-IOMMOJ- 


CARACTERES  GENERAUX  DES    TOURBIERES 

Les  tourbières  de  la  Somme.  —  Nous  avons  en  France  des 
tourbières  dans  certaines  parties  du  Massif  central  et  du  Jura, 
et  surtout  dans  la  vallée  de  la  Somme.  En  Picardie,  la  tourbe 
est  localisée  çà  et  là  dans  le  fond  de  la  vallée;  elle  présente  par- 
fois une  épaisseur  de  5  à  G  mètres  et  elle  est  souvent  recou- 
verte d'un  peu  de  terre  végétale,  provenant  de  l'érosion  du 
plateau,  ce  qui  donne  naissance  à  un  pâturage  de  valeur  très 
variable.  Pour  exploiter  la  tourbière,  il  faut  donc  enlever  cette 
couche  de  terre,  ce  qui  n'est  économiquement  possible  que  si  la 
tourbe  située  au-dessous  présente  une  épaisseur  suffisante.  Pour 
extraire  la  tourbe,  on  fait  une  excavation  appelée  entaille  où  se 
réunissent  immédiatement  toutes  les  eaux  qui  imprègnent  le  ter- 
rain ou  qui  viennent  des  entailles  voisines.  La  présence  de  l'eau 
complique  beaucoup  le  travail.  On  se  sert  du  grand  louche/,  sorte 
de  bêche  allongée  en  forme  de  gouttière,  fixée  à  l'extrémité  d'un 
manche  long-  de  V  ;'i  ô  mètres  :  l'ouvrier  manœuvre  cet  instru- 
ment dans  l'eau,  il  l'enfonce  verticalement  et  découpe  ainsi  des 
prismes  de  tourbe  de  1  "', J 0  de  long  environ  sur  \1  à  15  centi- 
mètres de  côté,  qu'il  ramène  à  la  surface  de  l'eau  et  dépose  der- 
nèie  lui  sur  le  gazon,  où  un  aide  les  divise  en  trois  morceaux  et 
les  empile  pour  les  faire  sécher. 

Lorsque  la  tourbe  est  enlevée,  la  présence  dans  l'entaille 
d'une  épaisse  couche  d'eau,  l'empêche  de  se  reformer,  et,  à  la 
place  de  la  tourbière,  il  \  a  désormais  un  étang-  profond  de  plu- 


CARACTERES    GENERAUX    DES    TOURBIERES.  7 

sieurs  mètres.  Aussi,  dans  la  vallée  de  la  Somme,  la  superficie 
occupée  par  l'eau  augmente-t-elle  d'année  en  année  ;  c'est  le 
paradis  des  pêcheurs  et  des  chasseurs  de  gibier  d'eau. 

L'extraction  de  la  tourbe,  le  tourbage,  n'a  donc  pas  pour  but 
de  livrera  la  culture  de  nouvelles  terres  ;  c'est  une  industrie 
qui  a  uniquement  en  vue  la  vente  du  combustible.  Au  point  de 
vue  légal,  les  tourbières  sont  assimilées  aux  carrières  et  sou- 
mises aux  mêmes  règles.  L'exploitation  des  tourbières  est 
en  décadence,  à  cause  de  la  concurrence  du  charbon  et  du  dé^ 
veloppement  de  l'industrie  qui  emploie  tous  les  bras  disponi- 
bles. Il  devient  de  plus  en  plus  difficile  de  trouver  des  ouvriers 
tourbiers,  car  le  patron  ne  peut  leur  assurer  du  travail  que 
pendant  trois  ou  quatre  mois  d'été.  La  tourbe  s'épuise  d'ailleurs, 
et  le  jour  est  prochain  où  l'exploitation  régulière  des  tourbières 
ne  sera  plus  qu'un  souvenir. 

Les  terrains  tourbeux  sont  souvent  des  pâturages  communaux; 
aussi  certaines  municipalités  ont-elle  tiré  de  gros  profits  de 
l'exploitation  de  la  tourbe.  A  Long,  petite  commune  située  entre 
Amiens  et  Abbeville,  chaque  ménage  reçoit  gratuitement  une 
certaine  quantité  de  combustible  :  voilà  le  chauffage  assuré; 
l'éclairage  électrique  et  l'eau  à  domicile  sont  fournis  à  prix 
extrêmement  réduit,  grâce  aux  ressources  provenant  de  la  vente 
de  la  tourbe.  On  a  pu,  en  outre,  construire  une  église  et  un 
hôtel  de  ville  qui  ont  coûté  plusieurs  centaines  de  mille  francs. 
Le  bureau  de  bienfaisance  est  richement  doté,  et  ne  sait  que 
faire  de  ses  revenus  car  il  n'y  a  pas  de  pauvres  dans  la  com- 
mune. Les  prestations  et  les  centimes  additionnels  sont  in- 
connus, la  commune  possède  au  contraire  une  réserve  de  six  cent 
mille  francs.  La  tourbe  joue  donc  ici  le  même  rôle  que  les  pâtu- 
rages et  les  forêts  dans  certains  pays  montagneux;  mais,  tandis 
que  l'herbe  et  les  arbres  se  renouvellent  d'année  en  année  et  de 
siècle  en  siècle,  la  tourbe  de  Long  s'épuise  chaque  jour  da- 
vantage; il  ne  reste  plus  des  richesses  d'antan  que  le  produit 
plus  modeste  de  la  location  de  la  chasse  sur  les  étangs. 

Les  tourbières   de  la  Plaine  saxonne.  —  Dans  les  Pays-Bas 


»  LA    COLONISATION    DES   TOURBIERES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

et  en  Allemagne,  la  situation  est  toute  autre  :  les  tourbières  cou- 
vrent d'immenses  espaces.  De  loin  elles  ressemblent  à  la  lande  ; 
leur  surface  est  couverte  de  bruyères  et  de  joncs.  La  tourbe 
atteint  parfois  une  épaisseur  de  5  à  6  mètres;  elle  présente 
des  couches  de  densité  et  de  coloration  différentes,  suivant  la 
profondeur.  La  couche  superficielle,  jaune  brun,  de  50  centi- 
mètres d'épaisseur  environ,  est  formée  de  débris  végétaux  in- 
complètement transformés  ;  ce  feutrage  de  mousse  et  de  bruyère 
n'est  pas  exploitable  comme  combustible;  on  remploie  comme 
litière  ou  bien  on  l'incorpore  au  sous-sol  qu'il  enrichit  en  hu- 
mus. On  rencontre  souvent  dans  la  tourbe  des  débris  de  troncs 
d'arbres,  restes  d'anciennes  forêts,  qui  sont  une  gêne  pour  l'ex- 
ploitation; s'ils  sont  en  grand  nombre,  la  valeur  de  la  tourbière 
est  sensiblement  diminuée.  Ils  brûlent  avec  une  flamme  claire  ; 
aussi  les  employait-on  autrefois  pour  l'éclairage  en  guise  de 
torches. 

En  1865,  Staring  évaluait  à  91.000  hectares  l'étendue  des 
tourbières  hautes  dans  les  Pays-Bas;  ce  chiffre  était  jadis  bien 
plus  élevé;  car,  au  milieu  du  xixe  siècle,  la  plus  grande  partie 
de  la  zone  tourbeuse  avait  déjà  été  colonisée.  Aujourd'hui  la 
tourbe  ne  couvre  plus  guère  que  37.000  hectares. 

En  Allemagne,  la  mise  en  valeur  est  moins  avancée.  On  compte, 
dans  tout  l'Empire,  2.750.000  hectares  de  terrains  tourbeux, 
dont  près  d'un  quart  se  trouve  dans  la  Plaine  saxonne  :  le  Ha- 
novre et  l'Oldenbourg  en  renferment  à  eux  seuls  652.000  hec- 
tares, soit  plus  de  20  %  de  la  superficie  totale  du  sol.  Ce  no 
sont  pas  ici  des  marais  isolés  au  milieu  des  terres;  ce  sont,  au 
contraire,  des  étendues  considérables  de  plusieurs  milliers  d'hec- 
tares où  l'œil  n'aperçoit  ni  une  maison  ni  un  arbre.  Le  silence 
règnedansces  solitudes  dont  la  vie  semble  s'être  retirée,  mais 
dont  le  paysage  monotone  et  mélancolique  n'est  pas  sans  gran- 
deur ni  sans  charme,  lorsque,  au  déclin  du  jour,  la  bruyère  s'em- 
pourpre des  derniers  rayons  du  soleil  couchant. 

On  ne  connaît  pas  exactement  l'origine  de  ces  vastes  marécages. 
II  semble  bien  qu'ils  aient  été  formés  par  les  fleuves  dont  les 
eaux,  en  arrivant  dans  cette  plaine  horizontale,  s'étendaient  à 


CARACTERES    GENERAUX    DES   TOl'RBIERES.  9 

travers  la  campagne  où  elles  séjournaient,  car  leur  écoulement 
vers  la  mer  était  arrêté  par  les  dunes  du  littoral.  Ce  cordon  de 
dunes  a  été  souvent  rompu  par  les  flots,  et  on  sait  pertinemment 
qu'à  la  suite  de  mouvements  d'affaissement  du  sol  et  de  tempêtes, 
la  mer  a  plusieurs  fois  recouvert  le  sol  de  cette  contrée  depuis  la 
période  historique.  On  garde  notamment  le  souvenir  d'une  inon- 
dation qui  eut  lieu  en  1275.  La  parfaite  horizontalité  du  sol 
rend  l'écoulement  des  eaux  presque  impossible  et  le  climat  est 
très  favorable  à  la  formation  de  la  tourbe.  Pour  se  constituer, 
la  tourbe  exige  une  eau  très  limpide  et  une  température  moyenne 
de  8°;  elle  est  formée  par  des  végétaux,  mousses  et  sphaignes, 
qui  s'accroissent  par  leur  sommet,  tandis  que  leur  base  périt,  se 
décompose  en  partie  à  l'abri  de  l'air  et  donne,  avec  le  temps, 
cette  matière  noirâtre  qui  est  la  tourbe  et  dans  laquelle  on 
trouve  souvent  des  débris  d'autres  plantes  :  joncs,  bruyères, 
troncs  d'arbres,  etc..  c'est  donc  un  terrain  formé  de  débris 
végétaux,  très  spongieux,  capable  d'absorber  et  de  retenir  une 
quantité  d'eau  énorme. 

Il  n'y  a  pas  d'autre  végétation  que  de  la  mousse,  des  végétaux 
aquatiques  et  de  la  bruyère.  Ce  sol  est  impropre  à  la  culture  et 
au  reboisement  ;  les  essais  qu'on  a  tentés  pour  transformer  en 
forêts  ces  solitudes  marécageuses  ont  misérablement  échoué 
même  avec  des  essences  peu  exigeantes,  comme  le  pin  et  le  bou- 
leau. Les  racines  restent  dans  la  couche  superficielle  du  sol  sans 
développer  de  chevelu,  ni  envoyer  de  pivot  dans  la  profondeur. 
Les  arbres  sont  donc  facilement  déracinés  par  le  vent,  croissent 
avec  une  lenteur  désespérante  pendant  leurs  premières  années 
et  finissent  par  s'atrophier.  On  trouve  de  vieux  arbres  qui  ont 
l'aspect  d'arbrisseaux  rabougris.  La  culture  n'a  pas  donné  de 
meilleurs  résultats,  même  aux  endroits  où  l'eau  ne  submerge 
pas  le  sol  pendant  l'hiver.  La  tourbe,  très  riche  en  humus,  est 
réfractaire  à  la  culture  à  cause  de  son  acidité  qui,  en  empêchant 
La  nitrification ,  rend  absolument  inutilisable  la  masse  énorme  de 
matières  organiques  azotées  qu'elle  renferme  :  c'est  une  richesse 
considérable  qui  reste  improductive;  nous  verrons  plus  loin 
comment  aujourd'hui  on  est  arrivé  à  en  tirer  parti. 


10  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS   LES    PAYS-BAS. 

Faute  d'écoulement,  les  eaux  recouvrent  presque  entièrement 
le  sol  pendant  la  mauvaise  saison.  Les  mousses  et  les  sphaignes 
tendent  à  s'élever  constamment  au-dessus  de  l'eau  et,  par  leur 
accroissement  continu,  finissent  par  former  d'énormes  couches 
de  tourbe. 

Il  faut  distinguer  la  tourbière  basse  [laagg  veenen  hollandais, 
niederungsmoor  en  allemand)  analogue  à  la  tourbière  de  la 
Somme,  la  lande  marécageuse  ou  marais  tourbeux,  qui  s'assèche 
en  été  et  où  la  tourbe  n'atteint  jamais  une  grande  épaisseur,  et 
enfin  la  tourbière  baute  ilioocj  veen  en  hollandais,  hochmoor  en 
allemand),  qui  est  la  tourbière  type. 

Les  difficultés  de  la  mise  en  culture  des  tourbières.  — 
En  résumé,  les  obstacles  que  rencontre  la  mise  en  culture  des 
tourbières  sont  : 

1°  La  présence  en  excès  de  l'eau  dont  on  n'arrive  pas  à  se  dé- 
barrasser à  cause  de  l'horizontalité  du  sol; 

2°  L'immensité  des  tourbières; 

3°  La  nature  même  du  sol  impropre  à  la  végétation. 

La  tourbière  ne  permettra  donc  rétablissement  d'un  colon 
agricole  qu'à  deux  conditions  : 

1°  Que  le  terrain  soit  débarrassé  de  l'eau  qui  en  fait  un  marais 
inhabitable  et  souvent  inabordable; 

2°  Que  le  sol  soit  rendu  cultivable  soit  par  l'enlèvement  complet 
de  la  tourbe,  soit  par  la  modification  chimique  de  cette  tourbe 
même,  au  moyen  d'engrais  importés  du  dehors. 

Mais  l'enlèvement  de  la  tourbe  est  une  opération  de  longue 
durée  qui  demande  plusieurs  années;  il  faut  donc  que  le  colon 
trouve  pendant  cette  période  d'exploitation  et  de  défrichement 
d'autres  moyens  d'existence  que  la  culture  :  ainsi  se  dévelop- 
pent le  commerce  et  la  batellerie,  qui  sont  également  néces- 
saires pour  l'amélioration  de  la  tourbière  par  les  engrais  chi- 
miques. 

A  cette  première  complication  s'en  ajoute  une  seconde  prove- 
nant de  la  nécessité  d'assurer  l'écoulement  de  l'eau.  L'assainis- 
sement estime  œuvre  particulièrement  ardueà  cause  de l'horizon- 


CARACTÈRES    GENERAUX    DES    TOURBIÈRES.  11 

talité  du  sol  qui  rend  l'opération  des  plus  délicates  et  de  l'é- 
tendue considérable  des  marais  cjui  empiètent  parfois  sur  plusieurs 
provinces,  voire  même  sur  plusieurs  États.  Nous  allons  voir  se 
confirmer  dans  la  Plaine  saxonne  une  loi  sociale  qui  peut  se 
formuler  ainsi  :  T aménagement  des  eaux  sur  une  grande  surface 
nécessite  une  action  collective  et  pousse  au  développement  des 
pouvoirs  publics. 

Cette  loi  se  vérifie  en  Egypte,  où  nous  voyons  le  Pharaon  baser 
toute  son  autorité,  qui  fut  immense,  sur  la  direction  de  cette 
action  collective  en  vue  de  l'irrigation.1.  En  Chine,  la  nécessité 
de  l'irrigation  contribue  à  maintenir  la  communauté  de  famille. 
Dans  la  plaine  lombarde,  la  grande  propriété  se  maintient  pour 
la  môme  raison  et  l'irrigation  n'a  été  possible  que  grâce  à  l'in- 
tervention de  puissantes  familles  et  de  l'État  qui  ont  creusé  les 
canaux. 

Le  dessèchement  aies  mêmes  effets  que  l'irrigation  :  l'assainis- 
sement des  Marais  Pontins  est  l'œuvre  de  l'État.  En  France,  la 
loi  admet  l'existence  de  syndicats  forcés  entre  les  intéressés 
dans  des  cas  analogues,  et  les  Pouvoirs  publics  doivent  intervenir 
fréquemment  pour  régulariser  le  régime  des  cours  d'eau, 
assurer  les  irrigations  et  dessécher  les  marais.  En  Hollande,  le 
pays  classique  des  travaux  hydrauliques,  il  existe  un  ministère 
spécial,  le  Waterstaat,  chargé  du  service  des  eaux,  de  la  défense 
contre  la  mer,  des  dessèchements  des  grands  lacs  intérieurs  et 
de  la  surveillance  des  polders. 

Toutefois  si,  en  Allemagne,  l'État  intervient  directement  dans 
la  construction  des  digues,  le  creusement  des  canaux,  la  colo- 
nisation des  tourbières,  il  n'en  est  pas  de  même  dans  les  Pays 
Bas  où  les  intéressés  forment  librement  des  associations  pour 
exécuter  à  leurs  frais  les  travaux  d'endiguement  ou  d'assainis- 
sementqu'ils  jugent  utiles.  Le  Waterstaat  n'intervient  que  comme 
conseiller  et  surveillant,  en  qualité  d'arbitre  de  l'intérêt  géné- 
ral. L'autonomie  des  groupements  locaux  et  l'initiative  privée 
■sont  donc  plus  grandes  en  Néerlande  qu'en  Allemagne  Nous 

1.  A.  «le  Préville,  L'Egypte  ancienne  (Se.  soc,  t.  X). 


12  LA    COLONISATION   DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-RAS. 

en  trouverons  la  preuve  à  chaque  pas  dans  l'étude  que  nous 
allons  entreprendre  de  la  colonisation  des  tourbières  dans  ces 
deux  pays.  Les  conditions  du  lieu  paraissant  identiques,  nous 
avons  le  droit  de  nous  étonner  de  cette  différence  et  le  devoir 
d'en   rechercher  la  cause. 

Nous  la  trouverons  dans  la  situation  géographique  des  Pays- 
Bas,  plus  exposés  par  la  configuration  de  leur  sol  à  la  violence 
des  tempêtes  du  nord  et  de  l'ouest.  Le  péril  était  imminent  et 
trop  grand  pour  qu'on  ne  cherchât  pas  à  y  parer  par  ses  pro- 
pres moyens,  sans  attendre  l'intervention  hypothétique  d'un 
gouvernement  lointain. 

Ce  gouvernement  était  d'autant  moins  disposé  à  agir  que. 
placés  à  l'extrémité  nord-ouest  de  l'Europe  et  séparés  du  reste 
du  continent  par  des  marécages,  les  Frisons  devaient  à  leur 
isolement  d'avoir  pu  maintenir  énergiquement  leur  indépen- 
dance de  fait  contre  les  prétentions  des  empereurs.  Ayant  l'hon- 
neur de  la  liberté,  ils  en  acceptaient  les  charges.  Leur  nation  se 
subdivisai!  elle-même  en  plusieurs  petites  républiques  qui  s'é- 
tendaient du  Rhin  à  la  Wéser  et  dont  chacune  prétendait  gérer 
souverainement  ses  propres  intérêts. 

De  très  bonne  heure,  le  commerce  se  développa  dans  cette 
contrée  et  l'on  vit  surgir  un  grand  nombre  de  cités  riches  et 
puissantes  qui  maintinrent  dans  tout  le  pays  un  esprit  républi- 
cain tout  à  fait  hostile  à  la  constitution  d'un  pouvoir  centralisé. 
L'Union  d'Utrecht,  qui  fut  l'acte  de  naissance  de  la  République 
des  Provinces  Unies,  mit  toutes  les  provinces  sur  le  même  pied 
et  rien,  dans  la  fédération,  ne  pouvait  être  décidé  sans  leur  con- 
sentement unanime.  On  se  rappelle  les  luttes  que  soutinrent, 
au  xvne  siècle,  les  stathouders  contre  les  États  Généraux  et  la 
ville  d'Amsterdam  dans  le  but  d'établir  leur  souveraineté  ;  ils 
échouèrent  toujours.  Les  diplomates  purent  bien,  en  1815,  créer 
un  royaume  des  Pays-Bas,  mais  les  traditions  d'autonomie  lo- 
cale ont  subsisté,  et  l'État  néerlandais  n'aspirant  pas  à  la  do- 
mination mondiale  et  ne  rêvant  pas  de  conquêtes  militaires, 
n'est  pas  porté  à  absorber  en  lui  toute  l'activité  nationale. 

D'ailleurs,  au  xixc  siècle,  l'essentiel  était  fait  en  travaux  d'en- 


CARACTÈRES    GÉNÉRAUX    DES   TOURBIÈRES.  13 

diguement  et  en  colonisation  de  tourbières.  C'est  au  xvie  et  au 
xvif  siècle  qu'on  a  conquis  ou  protégé  le  plus  grand  nombre 
d'hectares  de  terre  et  qu'on  a  commencé  à  peupler  les  marais  qui 
s'étendent  à  l'est  du  pays.  Ces  entreprises  ont  été  rendues  pos- 
sibles par  la  richesse  mobilière  accumulée  dans  les  cités  com- 
merçantes. Dès  la  fin  du  moyen  âge,  on  signale  de  riches 
négociants  qui  achètent  des  terrains  de  peu  de  valeur,  creu- 
sent des  canaux,  exploitent  la  tourbe  et  appellent  des  colons. 
C'est,  du  reste,  l'existence  d'une  nombreuse  population  urbaine 
quia  facilité  l'exploitation  des  tourbières  en  offrant  un  débouché 
pour  la  vente  du  combustible  qu'on  en  retirait. 

En  Allemagne,  la  situation  n'était  pas  la  même.  Les  premières 
digues  furent  évidemment  construites  par  les  habitants  des  pe- 
tits pays  qui  s'échelonnent  le  long  de  la  côte  et  qui  jouirent 
longtemps  de  leur  autonomie,  mais  les  villes  de  commerce 
furent  plus  rares,  moins  riches  et  moins  actives  que  celles  des 
Pays-Bas;  elles  n'eurent  pas,  comme  elles,  à  jouer  un  rôle  po- 
litique éminent  qui  renforçât  leur  esprit  d'indépendance.  Les 
gouvernements  purent  ainsi  imposer  plus  facilement  leur  auto- 
rité. Ils  purent  d'autant  mieux  absorber  les  pouvoirs  des  grou- 
pements locaux  que  ceux-ci,  par  manque  de  richesse,  avaient 
peu  d'activité.  Rien  n'était  encore  fait  en  matière  de  colonisation 
de  tourbières  lorsque,  au  xixe  siècle,  l'État  prussien  établit  sa  do- 
mination sur  la  Plaine  saxonne,  et  l'initiative  privée  pouvait 
d'autant  moins  agir  efficacement  que  les  débouchés  pour  la 
tourbe  étaient  insuffisants  et  se  restreignaient  chaque  jour  par 
suite  de  la  concurrence  du  charbon.  Remarquons  aussi  que  les 
tourbières  allemandes  forment  entre  l'Ems  et  l'Elbe  des  blocs 
compacts  et  immenses  dont  l'assainissement  exige  des  travaux 
difficiles  et  coûteux. 

Toutes  ces  raisons  nous  expliquent  comment  les  Pays-Bas  ont 
devancé  l'Allemagne  dans  la  colonisation  des  tourbières  ;  pour- 
quoi, jusqu'à  la  fin  du  xixe  siècle,  tous  les  progrès  techniques 
en  cette  matière  ont  été  réalisés  d'abord  en  Néerlande  et  pour- 
quoi enfin  les  premiers  colons  qui  se  sont  attaqués  aux  tour- 
bières de  l'Allemagne  occidentale  étaient  des  Hollandais. 


14  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

Nous  comprenons  aussi  maintenant  pourquoi  l'action  collée 
tive  nécessaire  pour  les  grands  travaux  hydrauliques  n'a  pas 
revêtu  la  même  forme  en  Hollande  et  en  Prusse.  Dans  le  pre- 
mier pays  elle  s'est  restreinte  à  l'association  entre  particuliers, 
à  la  Cité,  à  la  Province  tout  au  plus,  ne  demandant  à  l'État 
qu'une  aide  accidentelle  en  échange  du  contrôle  qu'elle  acceptait 
de  sa  part;  dans  le  second  elle  s'est  épanouie  largement,  forte- 
ment, grandement  et  les  Pouvoirs  publies  y  sont  jaloux  d'assu- 
mer seuls  l'aménagement  des  eaux,  la  distribution  de  la  pro- 
priété et  la  tutelle   des  colons. 


II 


LA  COLONISATION  LIBRE  DANS  LES  PAYS-BAS 
ET  LES  VILLES  DE  COMMERCE 


Les  cités  commerçantes.  —  Nous  savons  que,  pour  mettre  en 
culture  une  tourbière,  il  faut  d'abord  assurer  l'assainissement 
au  moyen  de  travaux  qui  exigent  des  capitaux,  ensuite  enlever 
toute  la  couche  de  tourbe  jusqu'au  sous-sol;  c'était  du  moins  le 
seul  procédé  possible  avant  l'usage  des  engrais  chimiques.  Il  est 
probable  que  de  tout  temps  les  habitants  voisins  d'une  tour- 
bière en  ont  extrait  le  combustible  nécessaire  à  leur  consomma- 
tion { ;  mais,  pour  que  l'exploitation  pût  se  faire  sur  une  grande 
échelle,  il  fallait  deux  choses  :  des  débouchés  et  des  moyens  de 
transport.  Les  villes  de  commerce  fournissent  précisément  les 
moyens  de  transport,  barques  et  navires,  les  débouchés  puis- 
qu'elles ont  besoin  de  combustible,  les  capitaux  aussi,  puisque 
le  commerce  en  procure.  Or,  dès  le  xne  siècle,  les  Frisons 
exploitaient  des  tourbières  en  vue  de  la  vente;  grâce  aux  nom- 
breux lacs  du  pays,  à  la  faible  altitude  qui  rend  aisé  le  creu- 
sement d'un  canal,  au  développement  des  rives  du  Zuiderzée, 
le  transport  par  eau  était  facile  et  les  marchés  étaient  nom- 
breux et  peu  éloignés.  Encore  aujourd'hui,  grâce  à  la  facilité 
des  communications  par  canaux,  il  se  consomme  beaucoup  de 
tourbe  dans  les  villes  des  Pays-Bas. 


1.  On  a  trouvé  sous  les  dunes  de  la  côte  de  Hollande  des  tourbières  avec  des  vestiges 
d'exploitation  remontant  à  une  époque  préhistorique  très  antienne. 


16  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES   PAYS-BAS. 

Actuellement,  Amsterdam  et  Rotterdam  seuls  comptent  parmi 
les  grands  ports,  mais  jadis  le  commerce  maritime  se  répar- 
tissait  entre  un  bien  plus  grand  nombre  de  villes  qui  s'éche- 
lonnaient sur  les  bords  du  Zuiderzée,  dont  les  eaux  relativement 
calmes  sont  facilement  accessibles  aux  bateaux  de  rivières,  ce 
qui  simplifie  les  relations  avec  l'intérieur. 

Parmi  les  cités  commerçantes  du  moyen  Age,  nous  citerons 
d'abord  Amsterdam,  non  quelle  soit  la  plus  ancienne  et  la  plus 
importante  à  cette  époque,  mais  parce  que  son  nom  est  le  pre- 
mier qui  vienne  à  l'esprit  d'un  homme  de  notre  temps.  Au 
xi°  siècle,  c'était  une  simple  station  de  pêcheurs;  au  xme,  elle 
obtient  des  comtes  de  Hollande,  non  sans  peine,  des  franchises 
communales  et  la  liberté  du  commerce  avec  toute  l'Europe.  Elle 
lit  alors  partie  de  la  Ligue  hanséatique  et  devint,  au  xvi°  et  au 
xvii0  siècle,  la  cité  la  plus  commerçante  et  la  plus  riche  des 
Pays-Bas.  Les  capitaux  y  étaient  si  abondants  qu'elle  devint  le 
grand  marché  financier  de  l'Europe. 

Hoorn  et  Enkhuizen,  aujourd'hui  villes  mortes,  ont  eu  jadis 
une  grande  importance  et  un  commerce  actif.  Enkhuizen  a 
compté  jusqu'à  60.000  habitants,  et  c'est  à  Hoorn  qu'on  fabriqua 
le  premier  grand  filet  pour  la  pèche  aux  harengs. 

Stavoren,  qui  n'est  plus  qu'un  village,  fut  la  plus  ancienne  et 
la  plus  riche  des  cités  commerçantes  de  la  Frise  dès  le  ivr  et  le 
ve  siècle.  Elle  faisait  un  grand  commerce  avec  le  nord  de  l'Europe 
et  la  Baltique.  Par  suite  de  l'ensablement  de  son  port  au  xv°  siè- 
cle, sa  décadence  fut  rapide.  On  raconte  même  à  ce  sujet  une 
curieuse  légende  :  une  dame  propriétaire  d'un  navire  ayant 
ordonné  à  son  capitaine  de  lui  ramener  la  plus  riche  cargaison 
qu'il  trouverait,  celui-ci  revint  avec  du  blé.  A  cette  nouvelle  la 
noble  dame  entra  dans  une  grande  fureur  et  fit  jeter  le  grain  à 
la  mer.  Pour  la  punir,  et  avec  elle  tous  les  habitants  de  Stavo- 
ren, Dieu  changea  le  blé  en  sable  et  le  multiplia  tellement  que 
les  navires  ne  purent  plus  entrer  dans  le  port. 

Hindeloopen,  sur  la  côte  occidentale  de  la  Frise,  eut  aussi  une 
certaine  prospérité.  Harlingen,  fondé  au  xnc  siècle,  eut  une 
grande  importance  par  la  pèche  à  la  baleine  et  parle  trafic  avec 


LA    COLONISATION   LIBRE    DANS    LES    PAYS-BAS.  17 

l'Angleterre.  Use  fait  encore  par  ce  port  une  grande  exportation 
de  produits  agricoles.  Leeuwarden,  Sneek,  Bolsward,  situées 
sur  les  bords  d'un  ancien  golfe,  le  Middelzee,  étaient,  quoique 
moins  importantes,  le  siège  d'une  certaine  activité  commerciale 
à  la  fin  du  moyen  âge. 

Groningue,  ville  hanséatique,  riche  dès  le  ix  siècle,  était 
au  xne  et  au  xin"  un  des  centres  de  commerce  les  plus  importants 
par  ses  relations  avec  les  pays  de  la  Baltique.  Nous  aurons  occa- 
sion de  revenir  sur  son  rôle  actif  dans  la  colonisation  des  tour- 
bières. Zwolle  fut  ville  libre  impériale  et  fît  partie  de  la  Hanse, 
comme  sa  voisine  Kampen,  bien  déchue  aujourd'hui  de  son  an- 
cienne prospérité  à  cause  de  l'ensablement  de  son  port.  Harder- 
wijk  est  aussi  une  de  ces  villes  mortes  qui  forment  comme  une 
couronne  autour  du  Zuiderzée  :  elle  fut  jadis  puissante,  eut  son 
université,  mais  victime  des  nouvelles  conditions  de  commerce 
international,  elle  n'est  plus  qu'un  lieu  de  rassemblement  pour 
les  troupes  coloniales. 

Dordrecht  est  la  plus  ancienne  ville  des  Pays-Bas  ;  elle  dut  son 
importance  commerciale  précoce  à  sa  situation  géographique 
qui  en  faisait  l'étape  entre  le  nord  et  le  midi,  entre  le  continent 
et  la  mer.  Utrecht  fut  le  siège  d'un  évêché  souverain  dont  les 
vastes  possessions  s'étendaient  jusqu'en  Groningue;  ce  fut  aussi 
une  place  de  commerce  florissante.  Botterdam,  qui  a  pris  ré- 
cemment un  si  grand  essor,  était  déjà  érigée  en  ville  et  impor- 
tante au  xme  siècle.  Enfin  Middelbourg  fut  au  moyen  âge  un  des 
grands  entrepôts  de  vin  du  monde  ;  elle  avait  le  monopole  du 
commerce  des  vins  français  et  était  par  là  en  relations  suivies 
avec  Bordeaux  et  Bouen. 

Il  est  inutile  d'insister  plus  longtemps  sur  le  développement 
commercial  des  Pays-Bas  et  sur  le  grand  nombre  de  villes,  dissé- 
minées un  peu  partout  et  facilement  accessibles  aux  navires,  qui 
vivaient  du  commerce  et  lui  devaient  une  richesse  mobilière 
considérable.  Mais  il  n'est  pas  superflu  de  faire  remarquer  que 
cet  état  de  choses,  qui  s'est  surtout  manifesté  dans  l'histoire  au 
xvi  et  au  xvn"  siècle,  existait  déjà  au  moyen  âge.  Dès  le  xi  et  le 
xn"  siècle,  il  y  avait  donc,  en  Néerlande,  des  centres  urbains  où 

2 


18  LA    COLONISATION    DES   TOURBIERES    DANS   LES    PAYS-BAS. 

on  pouvait  arriver  en  barque  et  qui  offraient  un  débouché  aux 
combustibles  et  en  particulier  à  la  tourbe.  Un  peu  plus  tard,  les 
commerçants  enrichis  chercheront  des  emplois  à  leurs  capitaux 
et  ils  les  trouveront  dans  la  mise  en  valeur  des  tourbières. 

Il  nous  reste  à  passer  en  revue  ces  tourbières  et  à  expliquer 
brièvement  la  genèse  de  leur  colonisation. 

La  «  laag  veen  ».  —  C'est  la  tourbière  basse,  celle  qui  est 
facilement  submergée  et  que  l'on  ne  peut  pas  assécher  complè- 
tement à  cause  de  sa  faible  altitude.  Elle  est  même  parfois  située 
au-dessous  du  niveau  de  la  mer.  On  rencontre  ce  genre  de  ter- 
rain en  Sud-Hollande,  aux  environs  de  Delft  et  de  Gouda,  entre 
le  Vieux-Rhin  et  Amsterdam,  puis  au  nord  de  cette  ville  entre 
Zaandam  et  Hoorn.  Une  autre  région  où  dominent  les  tourbières 
basses  est  la  côte  nord-orientale  du  Zuiderzée  entre  Zwolle,  Sta- 
voren  et  Dokkum;  enfin,  aux  environs  de  Groningue,  on  retrouve 
la  laag  veen. 

Il  y  a  deux  façons  d'en  tirer  parti,  l'une  est  d'en  extraire  la 
tourbe,  qui  est  alors  remplacée  par  l'eau,  comme  dans  la  vallée 
de  la  Somme,  ou  qui  peut  se  reformer  si  les  conditions  sont  favo- 
rables. L'autre,  qui  est  la  plus  générale,  consiste  à  convertir  ces 
terrains  en  prairies;  pour  cela  il  faut  naturellement  assainir 
et  améliorer  le  sol  afin  de  favoriser  la  croissance  de  l'herbe. 
On  y  arrive  au  moyen  de  fossés  et  de  canaux;  si  l'écoulement 
naturel  n'est  pas  possible,  des  moulins  à  vent  épuisent  l'eau  et 
la  rejettent  dans  d'autres  canaux  plus  élevés  qui  remmènent  à  la 
nier. 

Ce  pays  se  présente  donc  à  l'œil  du  voyageur  comme  une  im- 
mense plaine  verte  découpée  en  rectangles  par  des  fossés  pleins 
d'eau.  «  C'est  là,  dit  Emile  de  Laveleye,  qu'on  peut  vraiment 
se  faire  une  idée  juste  d'une  contrée  aquatique.  De  grands  lacs, 
le  Fleusser-Meer,  le  Sloter-Meer,  le  Tjeuke-Meer,  le  Boolak 
kciw  yde,  et  un  nombre  infini  de  fossés  et  d'étangs  L'entrecou- 
pent de  toutes  parts.  La  terre,  partout  au  ras  de  l'eau  et  partout 
aussi  imbibée  d'eau,  est  parfaitement  horizontale;  on  dirait  une 
mer  figée.  Rien  n'arrête  La  vue.  On  n'aperçoit,  à  la  distance  de 


LA.    COLONISATION    LIBRE   DANS    LES   PAYS-BAS.  19 

trois  ou  quatre  lieues,  que  la  flèche  aiguë  d'une  église  dont  le 
toit  disparait  sous  l'horizon  qui  s'abaisse.  A  l' arrière-saison, 
d'innombrables  troupeaux  viennent  animer  ces  prairies;  mais 
jusqu'au  mois  de  juillet,  les  seuls  êtres  vivants  qu'on  voie  dans 
ces  verdoyantes  solitudes  sont  les  oiseaux  de  la  mer  et  des  ma- 
rais :  la  mouette,  qui  passe  sur  ses  longues  ailes  blanches  im- 
mobiles; le  courlis  ou  le  vanneau,  qui  plane,  s'abat,  plonge,  re- 
parait et  s'envole  avec  le  produit  de  sa  pêche  en  jetant  un  cri 
de  joie;  les  grands  échassiers,  le  héron  et  la  cigogne,  endormis 
sur  une  patte,  et  les  canards,  qui  parcourent  en  paix  leur  hu- 
mide royaume.  Il  faut  venir  ici  pour  connaître  toutes  les  nuan- 
ces du  vert  :  un  peintre  y  épuiserait  toute  la  gamme  de  sa  pa- 
lette. Au  bord  de  l'eau  c'est  le  vert  gris  des  roseaux  et  le  vert 
glauque  des  joncs;  plus  loin,  le  vert  rougeâtre  des  herbes  en 
fleurs  et  en  graines,  le  vert  jaune  des  prés  nouvellement  fauchés, 
le  vert  tendre  des  herbes  qui  repoussent,  le  vert  bleuâtre  des 
plantes  aquatiques;  enfin,  autour  des  villages,  le  vert  noir  des 
ormes  à  larges  feuilles  qui  projettent  sur  les  maisons  une  om- 
bre profonde.  Partout  où  vous  marchez,  le  sol  cède  et  tremble 
sous  vos  pas.  En  beaucoup  d'endroits,  il  n'a  pas  assez  de  con- 
sistance pour  porter  le  poids  d'un  chariot,  et  le  bateau  est  le 
seul  moyen  de  communication  des  rares  habitants  perdus  dans 
ce  désert  de  verdure  noyée.  Souvent  on  est  indécis;  ce  que  l'on 
voit,  est-ce  de  l'eau  ou  de  la  terre?  C'est  à  la  fois  l'un  et  l'autre. 
Tantôt  c'est  de  l'eau  qui  se  transforme  en  terrain  solide,  tantôt 
de  la  terre  tourbeuse  tellement  délayée  qu'il  ne  reste  plus 
qu'une  boue  noirâtre  qu'emporte  le  moindre  clapotement  de  la 
vague  des  lacs. 

«  Ces  régions  amphibies  présentent  un  mode  d'exploitation 
vraiment  extraordinaire,  et  qui  montre  bien  comment  une  po- 
pulation intelligente  parvient  à  rendre  productif  même  un  ma- 
rais inhabitable.  Dans  les  eaux  d'une  profondeur  d'un  à  deux 
métrés  se  développent  ici  avec  une  incroyable  vigueur  toutes  les 
plantes  de  la  flore  paludéenne,  les  nénufars,  les  roseaux,  les 
typhas,  les  sparganiums,  la  nombreuse  famille  des  potamogé 
tons,   etc..  A  l'automne,  les  débris  des  feuilles  descendent  au 


20  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

fond  des  étangs,  et  y  forment,  au  bout  d'un  certain  temps,  une 
couche  tourbeuse  plus  légère  que  l'eau.  Bientôt  quelques  par- 
ties s'en  détachent  et,  soulevées  par  les  gaz  qui  se  dégagent  des 
détritus  végétaux,  viennent  surnager  à  la  surface.  Ces  petits  îlots 
flottants  ne  tardent  pas  à  être  envahis  par  la  végétation  aqua- 
tique, qui  ne  craint  pas  l'humidité,  mais  dont  les  graines  ne 
lèvent  pas  sous  l'eau  :  ce  sont  différentes  sortes  de  carex,  le 
menyianthès  aux  feuilles  trilobées,  la  caltha  aux  belles  fleurs 
d'or,  certaines  graminées  et  mêmes  quelques  arbrisseaux,  des 
myricas,  des  saules  et  de  jeunes  pousses  d'aulne.  Ces  lies  flot- 
tantes s'appellent  dryftillen  en  Frise,  rietzoden  en  Hollande1. 
Sous  l'impulsion  du  vent,  elles  se  réunissent  et  forment  ainsi 
des  plaines  verdoyantes  portées  par  les  eaux.  Les  habitants  se 
hâtent  de  s'emparer  de  ces  alluvions  d'un  nouveau  genre  que  la 
nature  ajoute  à  leur  domaine.  Ils  y  fauchent  du  foin  et  y  en- 
voient paître  les  vaches,  qui  savent  éviter  avec  un  instinct  sûr 
les  endroits  trop  faibles  pour  les  porter.  Veut-on  fumer  la  prairie 
mouvante,  rien  de  plus  facile  :  on  creuse  un  trou  dans  la  croûte 
végétale  et  on  retire  du  fond  du  lac  la  boue  qu'on  répand  sur  le 
sol.  On  parvient  même  ainsi  à  cultiver  des  pommes  de  terre  en 
bêchant  la  superficie,  qu'on  engraisse  avec  des  débris  végétaux 
et  limoneux.  Seulement  il  faut  avoir  soin  d'attacher  solidement 
son  champ  au  rivage,  sinon  le  vent  peut  le  pousser  à  l'autre 
bord,  et  alors  surgiraient  de  difficiles  questions  de  droit,  car  il 
s'agirait  de  décider  si  les  dryftillen,  terrain  mobile,  sont,  oui 
ou  non,  chose  mobilière.  On  cite  l'exemple  d'un  procès  né  au 
sujet  d'une  île  tlottante  qui  était  allée  s'attacher  au  rivage  op- 
posé du  lac,  emportant  avec  elle  un  troupeau  de  vaches,  la  seule 
propriété  que  le  juge  finit  par  attribuer  à  l'ancien  possesseur. 
Les  étés  très  secs  sont  un  autre  danger,  et  plus  sérieux,  pour 
ceux  qui  exploitent  les  dryftillen.  Quand,  par  suite  de  la  séche- 
resse, l'eau  vient  abaisser,  la  ceuche  de  gazon  qui  la  recouvrait 
baisse  avec  elle  jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  à  reposer  sur  le  fond. 
Alors,  si  les  plantes  ont  le  temps  d'y  adhérer,  la  prairie   est 

1.  Dans  les  marais  des  environs  de  Brème,  on  trouve  aussi  tout  un  district  occupé 
par  des  terres  flottantes  identiques  aux  dryftillen  des  Pays-Bas. 


LA    COLONISATION    LIBRE    DANS   LES    PAYS-BAS.  21 

perdue  ;  elle  ne  se  soulève  plus  avec  l'eau  qui  monte  et  qui  la 
recouvre.  Dans  les  étangs  peu  profonds,  on  tire  parti  de  cette 
circonstance.  Là  où  l'on  a  seulement  extrait  une  mince  couche 
de  tourbe,  il  se  forme  nécessairement  une  mare,  car  le  niveau 
du  sol  ne  dépasse  celui  des  eaux  que  de  quelques  centimètres. 
C'est  cette  mare  qu'il  s'agit  de  rendre  à  la  culture.  Voici  com- 
ment l'on  s'y  prend.  Le  propriétaire  achète  une  certaine  étendue 
de  terre  flottante,  puis  se  place  dessus  armé  d'une  grande  per- 
che, et  amène  l'îlot  qu'il  vient  d'acquérir  sur  la  place  qu'il  s'agit 
d'exhausser.  L'été,  à  la  baisse  des  eaux,  la  superficie  nouvelle 
recouvre  le  fond  vaseux,  et  au  bout  d'une  dizaine  d'années,  l'ac- 
cumulation des  détritus  végétaux  et  du  limon  a  recomposé  un 
pâturage.  De  cette  manière,  dans  l'espace  d'un  temps  assez 
court,  on  voit  au  même  endroit  paître  les  vaches,  exploiter  de 
la  tourbe,  pêcher  du  poisson  et  de  nouveau  courir  le  bétail1.  » 

On  ne  pouvait  pas  décrire  cette  région  de  la  laag  veen  d'une 
façon  plus  exacte  et  plus  pittoresque,  ni  en  montrer  mieux  l'o- 
riginalité profonde  :  de  l'eau  et  de  l'herbe.  L'herbe  est  assez  mé- 
diocre, on  le  comprend  sans  peine.  Elle  est  fauchée  presque 
partout,  car  le  sol  est  en  général  trop  peu  résistant  pour  qu'on  y 
envoie  paître  les  vaches;  pour  la  même. raison,  on  ne  peut  y 
employer  les  faucheuses  et  tout  le  travail  se  fait  à  la  main.  Au 
mois  de  juin,  on  aperçoit  dans  l'immense  plaine,  des  petites 
tentes  blanches  disséminées  çà  et  là.  Ce  sont  des  abris  pour  les 
faucheurs  qui  s'y  reposent,  y  mangent  et  y  passsent  souvent  la 
nuit,  car,  en  raison  même  de  la  nature  du  sol,  les  villages  sont 
très  éloignés  et  il  n'est  pas  rare  qu'une  prairie  se  trouve  à  deux 
heures  de  marche,  ou  plutôt  de  bateau,  de  la  ferme  à  laquelle 
elle  appartient;  car  il  n'y  a  pas  de  chemin,  tous  les  transporta 
se  font  en  barque. 

Cette  contrée,  souvent  submergée  pendant  l'hiver,  donne  l'idée 
de  ce  que  devaient  être  les  Pays-Bas  avant  les  nombreux  travaux 
d'assainissement  qui  leur  ont  donné  leur  aspect  actuel.  Si  elle 
est  en  retard  sur  le  reste  du  pays  à  ce  point  de  vue-lA,  elle  le 

i.  E.  de  Lavelo\c,  La  Néerlande,  Paris,  1865,  p.   i'.i  et  suit. 


22  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

doit  au  régime  de  la  propriété  qui  a  subsisté  longtemps  à  l'est 
du  Zuidei'zée,  dans  la  Drenthe  et  une  partie  de  l'Over-Yssel.  Les 
biens  communaux  étaient  très  étendus.  Pour  les  mettre  à  l'abri 
des  inondations  et  évacuer  les  eaux  en  excès,  il  eût  fallu  cons- 
truire des  digues,  creuser  des  canaux  et  installer  des  moulins, 
mais  les  copropriétaires  ne  se  sentaient  pas  suffisamment  inté- 
ressés à  l'amélioration  de  cette  propriété  collective  pour  s'im- 
poser les  sacrifices  indispensables  à  l'exécution  de  ces  travaux. 
Nous  avons  ici  la  preuve  que,  si  l'action  collective  est  nécessaire 
pour  l'aménagement  des  eaux,  elle  a  souvent  besoin  d'être  mise 
en  mouvement  par  l'intérêt  privé. 

Lorsque  les  terres  sont  appropriées,  comme  c'est  le  cas  par- 
tout actuellement  dans  cette  zone,  les  propriétaires  voisins  for- 
ment une  association,  un  polder,  en  vue  de  faire  les  travaux 
nécessaires  pour  l'évacuation  de  l'eau.  On  construit  une  digue 
circulaire  destinée  à  arrêter  les  eaux  du  dehors;  on  creuse  des 
fossés  et  on  établit  un  moulin  qui  pompe  l'eau  de  ces  fossés  et  la 
refoule  dans  un  canal  voisin,  établi  à  un  niveau  plus  élevé,  qui 
l'emmène.  L'eau  doit  être  maintenue  à  un  niveau  constant  dans 
les  fossés  ou  canaux  intérieurs,  de  façon  que  les  terres  n'en 
soient  pas  trop  imprégnées.  Il  en  est  de  même  pour  l'eau  des 
canaux  collecteurs  qui  s'écoulent  dans  la  mer  par  des  écluses 
ou  qui  sont  épuisés  par  des  moulins.  C'est  le  rôle  du  >Yaterstaat 
d'assurer  le  niveau  des  canaux  publics. 

Tout  ce  qui  regarde  le  polder  est  au  contraire  décidé  par  le 
conseil  d'administration  qui  surveille  les  travaux  et  perçoit  les 
taxes.  Celles-ci  sont  parfois  fort  élevées  :  GO  et  70  francs  par 
hectare  ;  elles  sont  proportionnelles  au  niveau  des  terres,  de 
sorte  que  celles  qui  sont  le  plus  bas  et  qui,  par  conséquent,  souf- 
friraient davantage  de  l'eau,  paient  des  taxes  plus  fortes  pour 
en  être  débarrassées.  C'est  très  juste  :  on  contribue  aux  dépenses 
du  polder  au  prorata  des  services  reçus.  Les  polders  sont  donc 
des  associations  libres  et  autonomes,  qui  ont  la  personnalité  ci- 
vile et  peuvent  contracter  des  emprunts  ;  en  certains  cas,  L'appro- 
bation de  l'assemblée  générale  est  nécessaire. 

Il  peut  arriver  qu'un   propriétaire   refuse   d'entrer   dans   le 


LA    COLONISATION    LIBRE    DANS    LES    PAYS-BAS.  23 

polder.  Son  refus  va-t-il  empêcher  l'association  de  se  constituer 
et  condamner  ses  voisins  à  vivre  dans  un  marais?  Pas  du  tout. 
Ici  intervient  la  puissance  publique  pour  autoriser  la  majorité 
à  imposer  sa  volonté  aux  récalcitrants,  moyennant  quelques  ga- 
ranties :  approbation  des  statuts  par  les  États  provinciaux  et 
contrôle  du  Waterstaat.  Le  polder  prend  alors  le  nom  de  xoater- 
schap  :  dans  la  pratique  d'ailleurs  on  réserve  le  nom  de  polder 
aux  terres  endiguées  et  celui  de  waterschap  à  toutes  les  asso- 
ciations hydrauliques. 

On  voit  par  là  le  rôle  de  l'association  libre  dans  la  mise  en 
valeur  de  la  tourbière  basse.  On  voit  moins  celui  de  la  ville  de 
commerce  ;  il  est  réel,  cependant  quoique  très  indirect.  Passons 
sous  silence  les  quelques  bateaux  de  tourbe  qu'on  extrait  çà  et 
là  en  vue  de  la  vente  ;  ne  nous  occupons  que  de  la  prairie  tour- 
beuse dont  le  produit  exclusif  est  l'herbe.  Cette  herbe  est  trans- 
formée par  la  vache  hollandaise  en  lait  qui  est  lui-môme 
transformé  en  beurre  par  les  soins  des  fermières  ou  mieux  des 
laiteries  coopératives.  Le  beurre  est  donc  un  produit  unique, 
spécialisé,  qui  n'a  de  valeur  que  si  on  peut  le  vendre.  Il  est 
plus  que  probable  qu'une  des  causes  qui  ont  développé  la  pro- 
duction laitière  dans  les  Pays-Bas  et  en  particulier  dans  la 
Frise  a  été  le  voisinage  de  marchés  urbains  d'accès  facile,  grâce 
aux  canaux.  Aujourd'hui,  c'est  Londres  et  les  villes  industrielles 
de  la  Prusse  rhénane  qui  constituent  le  grand  débouché  des 
beurres  hollandais.  Les  bénéfices  agricoles  augmentant,  les  pro- 
priétaires sont  en  état  d'aménager  mieux  encore  le  régime  des 
eaux  et  de  tirer  un  meilleur  parti  de  la  laag  veen.  Remarquons 
en  passant  que  ces  propriétaires  sont  ordinairement  des  urbains 
qui  trouvent  dans  la  terre  un  placement  avantageux  pour  leurs 
capitaux. 

Les  anciennes  colonies  frisonnes.  —  Les  tourbières  hautes 
[hoogr  veeneri)  des  Pays-Bas  peuvent  se  répartir  en  cinq 
groupes  : 

1°  Les  tourbières  de  Groningue  qui  s'étendent  sur  25.000  hec- 
tares dans  l'est  des  provinces  de  Groningue  et  de  Drenthc  ; 


24  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES   DANS    LES   PAYS-BAS. 

2°  Celles  du  sud  de  la  Drenthe  qui  couvrent  3.500  hectares 
entre  Hoogeveen  et  Koevorden; 

3°  Celles  de  la  partie  orientale  de  l'Over-Yssel  (4.000  hectares), 
entre  Almeloo  et  Koevorden; 

4°  LePeel  sur  la  limite  du  Brabant  et  du  Limbourg  (3.000  h.); 

5°  Enfin,  il  subsiste  encore  un  millier  d'hectares  de  tour- 
bières entre  la  Frise  et  la  Drenthe;  elles  étaient  jadis  bien  plus 
considérables. 

Nous  ne  parlerons  pas  du  Peel  sur  lequel  nous  n'avons  aucun 
renseignement  particulier;  nous  grouperons  ensemble,  en  raison 
de  leur  origine  commune,  les  colonies  frisonnes  de  Staphorst 
et  de  Friezenveen;  puis  nous  dirons  un  mot  des  colonies  de  la 
Drenthe ,  Hoogeveen  au  sud ,  Hoogersmilde  à  l'ouest ,  et  nous 
terminerons  par  les  colonies  de  la  Groningue  qui  sont  le  type 
du  genre. 

Staphorst,  situé  à  quelques  kilomètres  au  sud  de  Meppel  sur 
la  ligne  de  Zwolle,  et  Friezenveen,  un  peu  au  nord  d'Almeloo, 
s,ur  la  nouvelle  ligne  de  Koevorden,  se  trouvent  l'un  et  l'autre 
dans  la  province  d'Over-Yssel,  qui  appartient  en  grande  partie 
à  la  zone  sablonneuse,  et  dans  laquelle  deux  pays  méritent 
d'être  signalés  :  le  Salland,  au  nord  de  Deventer,  qui  est  la 
patrie  d'origine  des  Francs  Saîiens,  et  la  Twente,  près  de  la 
frontière  allemande,  qui  a  été  peuplée  par  des  Saxons.  Nous 
emprunterons  encore  à  Laveleye  la  description  de  Staphorst. 

«  Avant  de  quitter  la  partie  de  la  région  sablonneuse  s'éfen- 
dant  à  l'est  de  l'Yssel,  il  faut  visiter  encore  quelques  villages 
fondés  jadis  par  des  colonies  frisonnes,  tels  que  Kamperveen, 
Vriezevcen,  Rouveen,  Yhorst  et  Staphorst,  qui  forment  un  con- 
traste complet  avec  les  villages  des  marken  saxonnes  l.  D'abord, 
au  lieu  de  choisir  les  terres  hautes  et  sèches,  coin  nie  les  Saxons, 
qui  n'ont  occupé  que  les  terrains  du  diluviuni ,  les  Frisons  se 
sont  établis  de  préférence  sur  les  terres  basses  et  tourbeuses, 
dont  ils  savaient  tirer  parti  mieux  que  toute  autre  race.  Il  n'y 


1.  La  marlic  désigne  a  la  fois  les  biens  restés  communs  et  la  collectivité  qui  eo 

a  la  jouissance  et  l'administration;  c'est  aussi  une  circonscription  territoriale. 


LA    COLONISATION    LIBRE    DANS    LES    PAYS-BAS.  ±j 

a  plus  de  trace  ici  de  la  culture  commune  sur  Yessch  l,  et  chaque 
exploitation  est  nettement  séparée  de  celle  du  voisin  par  un 
fossé.  Les  maisons,  au  lieu  d'être  groupées  loin  des  terres  cul- 
tivées et  rangées  autour  de  la  grande  place  publique  plantée 
de  chênes  (le  brink),  sont  disposées  à  la  suite ,  chacune  sur  le 
domaine  qui  en  dépend.  Sur  Yessch  manquaient  les  clôtures  et 
les  chemins  ;  ici  il  n'y  en  a  que  trop.  Autant  dans  la  marche 
saxonne  la  vie  rurale  est  restée  engagée  dans  le  communisme 
primitif,  autant  ici  elle  porte  l'empreinte  de  l'individualisme2.  » 
«  Quand  on  se  dirige  de  Zvvolle  vers  la  Frise,  on  rencontre, 
après  avoir  franchi  le  Vecht  et  le  Dedemsvaart,  une  interminable 
file  de  fermes  qui  occupe  un  espace  de  plus  de  deux  lieues. 
Ce  sont  Rouveen  et  Staphorst.  Ces  fermes  ne  se  touchent  pas; 
elles  sont  assises  chacune  au  milieu  d'une  étroite  bande  de  ter- 
rain qui  se  prolonge  derrière  elle  à  perte  de  vue.  Des  fossés 
tout  remplis  de  plantes  aquatiques  les  entourent,  et  de  plantu- 
reux bouquets  d'aunes,  de  peupliers  et  de  saules  les  couvrent 
d'un  épais  ombrage.  Avec  leurs  vieilles  façades  en  bois  tout 
bruni  par  le  temps,  leurs  étroites  fenêtres  à  petits  carreaux  en- 
châssés dans  du  plomb,  avec  leur  vigne  qui  suspend  au  toit 
de  chaume  ses  gracieuses  guirlandes,  ces  demeures  rustiques 
ressemblent  exactement  à  celles  où  Van  Ostade  place  ses  joyeu- 
ses commères  et  ses  intrépides  buveurs  ;  mais  les  gens  qui  ha- 
bitent ici  n'ont  rien  des  modèles  du  peintre  des  joies  bachiques  ; 
ce  sont  des  gens  de  mœurs  austères,  des  calvinistes  stricts  et 
pieux,  solidement  attachés  à  toutes  les  traditions  anciennes,  en 
fait  de  foi  comme  en  fait  de  culture;  du  reste,  les  plus  rudes 
travailleurs  du  royaume,  et  ajoutant  à  l'exploitation  de  leurs 
terres  plusieurs  petites  industries  qui  leur  procurent  une  aisance 

1.  Ensemble  des  terres  arables  situées  à  proximité  du  village. 

2.  Nos  lecteurs  feront  deux-mômes  les  redressements  nécessaires  dans  cette  der- 
nière phrase.  Le  communisme  n'est  pas,  nous  le  savons,  la  forme  primitive  générale 
de  tous  les  groupements  de  propriété.  Et  toute  dissolution  de  communauté  ne  pro- 
duit pas  l'individualisme,  mais  la  formation  d'une  communauté  plus  restreinte  ou 
l'établissement  séparé  de  chaque  ménage.  A  vrai  dire,  l'individualisme  pur  tend  di- 
rectement à  l'anarchie  sociale.  Au  surplus,  la  marke  saxonne  n'est  pas  une  associa- 
tion communiste  à  proprement  parler.  Il  s'agit,  en  l'espèce,  de  pâturages  possédés  par 
la  commune,  mais  chacun  retire  individiiellementlesprolilsde  son  troupeau.  \.  D.  L.  K.) 


20  LA    COLONISATION   DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

réelle.  Ils  tressent  des  paniers;  avec  le  bois  des  sureaux  qui 
forment  leurs  haies,  ils  font  des,  pointes  employées  par  les  cor- 
donniers ;  ils  tricotent  eux-mêmes  leurs  bas,  et  ils  ont  une  telle 
horreur  de  l'oisiveté  que,  quand  les  administrateurs  du  village 
se  réunissent  au  conseil,  ils  ont  soin  d'apporter  leur  tricot  avec 
eux.  Toujours  levés  avant  l'aube,  ils  exécutent  bravement  l'im- 
mense labeur  qu'exige  l'exploitation  de  leur  champ,  qui  a  or- 
dinairement plus  d'une  lieue  de  longueur.  Leur  costume  ancien 
et  bizarre,  celui  des  femmes  surtout,  les  fait  aussitôt  recon- 
naître aux  marchés  de  Zwolle  et  de  Meppel.  Jusqu'à  présent  ils 
ont  bravement  résisté  à  toutes  les  innovations,  même  à  celle 
des  cheminées,  parce  qu'ils  prétendent,  comme  les  fermiers  de 
la  Drenthe,  que  la  fumée  sèche  le  grain,  donne  au  sarrasin  un 
goût  plus  fin,  et  conserve  admirablement  le  lard  et  le  jambon. 
Il  y  a  quelques  années,  le  seul  bâtiment  moderne  était  l'école, 
qui  était  bien  construite,  admirablement  tenue  et  très  suivie, 
et  il  n'y  avait  points  de  cabarets.  En  somme,  malgré  leurs  idées 
un  peu  arriérées,  leur  costume  suranné,  dont  on  se  moque  à 
tort,  ces  purs  descendants  des  anciens  Frisons,  qui  ne  se  marient 
jamais  hors  de  leur  village,  ont  des  mœurs  sévères,  quelque 
instruction,  un  certain  avoir,  peu  de  besoins,  et  un  grand  goût 
pour  le  travail,  qui  leur  permet  de  les  satisfaire  largement.  » 

Il  n'y  a  presque  rien  à  reprendre  aujourd'hui  dans  ce  tableau 
dont  nous  avons  souligné  quelques  passages  sur  lesquels  nous 
reviendrons. 

C'est  au  xme  siècle  '  qu'en  commença  à  exploiter  la  tourbe 
aux  environs  de  Meppel;  l'initiative  en  revient  à  des  moines 
irisons  installés  entre  Steenwijk  et  Blokzijl.  L'exploitation  a  dé- 
buté près  du  Zuiderzée  à  cause  des  facilités  d'exportation  de  la 
tourbe  et  elle  s'est  avancée  peu  à  peu  vers  l'intérieur  en  pro- 
voquant le  creusement  de  canaux  :  le  village  de  Staphorst  s'est 
déplacé  dois  fois  vers  Test.  La  population  de  L'agglomération 
Staphorst-Rouveen  est  frisonne;  il  est  probable  que  les  pre- 
miers habitants  sont  venus  là  à  la  suite  des  inondations  de  la 

1.  Cf.  iv  H.  Blink,  Studien  «ver  Nederzettingen  in  Nederland,  Brill,  Leiden, 
1902, 


LA    COLONISATION    LIBRE    DANS    LES    E'AYS-BAS.  2i 

mer  qui  ont  reculé,  à  la  fin  du  xme  siècle,  les  rives  du  lac 
Flévo  et  ont  formé  le  Zuiderzée  actuel.  Chassés  de  leur  pays 
par  les  eaux,  ils  se  sont  réfugiés  dans  ces  marais  dont  personne 
ne  leur  disputait  la  possession  et,  pour  vivre,  ils  se  sont  faits 
extracteurs  et  marchands  de  tourbe. 

Cela  explique  la  configuration  actuelle  du  village  et  des  do- 
maines. Les  premières  habitations  se  sont  placées  en  bordure 
de  la  tourbière  que  chacun  a  attaquée  en  face  de  chez  lui, 
avançant  au  fur  et  à  mesure  de  l'exploitation  qui  se  faisait 
ainsi  par  bandes  étroites  et  longues.  C'est  pour  se  rapprocher 
du  point  d'attaque  de  la  tourbière  que  le  village  s'est  déplacé 
en  masse  trois  fois;  l'église  actuelle  date  de  1752.  Aujourd'hui 
les  maisons  s'alignent  des  deux  côtés  de  la  route  et  les  domaines 
sont  constitués  par  des  bandes  de  terrain  longues  de  5  à  6  ki- 
lomètres et  fort  étroites.  Par  suite  de  partages  successifs,  elles 
n'ont  parfois  même  que  7  à  8  mètres.  Ainsi  le  travail  primitif  a 
déterminé  la  forme  du  groupement  des  habitations  et  la  forme 
de  la  propriété. 

La  tourbe  est  maintenant  épuisée  ;  il  a  donc  fallu  que  les 
habitants  de  Staphorst  trouvassent  d'autres  moyens  d'existence. 
La  culture  d'abord  leur  en  a  fourni  depuis  longtemps  :  grâce 
aux  canaux  creusés  au  fur  et  à  mesure  de  l'exploitation  de  la 
tourbe,  le  sol  tourbe  a  été  assaini  et  transformé  en  champs  et 
surtout  en  prairies.  Le  lait  est  le  produit  principal.  Nous  sommes 
ici  en  présence  d'une  spécialisation  imposée  par  la  nature  du 
sol  très  humide  et  du  climat  pluvieux  qui  favorise  la  production 
herbacée  et  la  sécrétion  mammaire.  Il  y  a  dans  le  village  dix 
petites  laiteries  coopératives  qui  transforment  en  beurre  le  lait 
de  leurs  adhérents.  Le  lait  écrémé  leur  est  rendu;  ils  le  don- 
nent aux  porcs  dont  l'élevage  est  ici  très  important.  Les  terres 
arables  fournissent  aux  besoins   de  la  consommation  familiale. 

Les  gens  do  Staphorst  et  de  Rouvcen  seraient  donc  aujour- 
d'hui de  purs  agriculteurs  si  leur  origine  ethnique  ne  les  main- 
tenait pas  dans  un  isolement  qui  a  plusieurs  conséquences. 

La  première  est  un  tassement  sur  place  de  la  population  qui, 
formant  un  îlot  frison  au  milieu  d'un  pays  saxon  ou  franc,  ne 


28  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES   PAYS-BAS. 

ne  se  mêle  pas  à  ses  voisines.  Les  étrangers  ne  sont  pas  volontiers 
accueillis  dans  le  village  et  les  jeunes  gens  de  Staphorst  ne  vont 
guère  se  marier  ou  s'installer  dans  les  localités  du  voisinage.  Il 
en  résulte  une  pléthore  de  main-d'œuvre  qui  amène  l'émigration 
temporaire  et  la  fabrication  domestique  qui  a  pour  corollaire 
le  commerce.  Jusqu'à  ces  dernières  années,  ce  pays  fournissait 
beaucoup  d'ouvriers  pour  l'exploitation  de  la  tourbe  dans  les 
régions  voisines  en  Over-Yssel  et  en  Drenthe.  Ce  débouché  s'est 
fermé  par  la  mise  en  valeur  de  beaucoup  de  tourbières  dont 
on  a  extrait  aujourd'hui  tout  le  combustible,  mais  il  en  est  resté 
des  habitudes  de  déplacement  très  favorables  au  commerce  de 
colportage. 

Ce  commerce  est  alimenté  par  les  petites  industries  domes- 
tiques. Les  roseaux  et  les  osiers  ont  développé  la  fabrication 
des  paniers  et  de  la  vannerie  ;  les  arbres  qui  poussent  avec 
exubérance  le  long  des  fossés  de  ce  pays  humide  donnent  la 
matière  première  pour  mille  objets  divers,  au  premier  rang 
desquels  il  faut  placer  les  sabots.  Les  meubles  usuels  ont  ici 
un  cachet  spécial  qui  fait  la  joie  des  collectionneurs.  Les  loisirs 
ne  manquent  pas,  car  l'hiver  est,  sinon  rude,  du  moins  long  et 
humide  ;  le  pâturage  n'exige  pas  d'ailleurs  une  grande  main- 
d'œuvre  sauf  à  l'époque  des  foins. 

Pour  écouler  ces  produits  de  leur  fabrication,  les  gens  de 
Staphorst  s'en  vont  souvent  au  loin;  ils  trouvent  sur  le  chemin 
mille  occasions  de  faire  des  affaires  et  ils  n'ont  qu'un  pas  à 
franchir  pour  devenir  brocanteurs  ou  marchands  de  bestiaux. 
11  est  assez  piquant  que  cette  plaine  basse  et  humide  oriente  ses 
habitants  vers  les  mêmes  petits  métiers  que  les  montagnes  de 
l'Auvergne.  Le  rapprochement  va  môme  plus  loin  :  de  mémo 
que  les  femmes  des  scieurs  de  long  ou  dos  colporteurs  des  ré- 
gions granitiques  qui  avoisinent  Ambert  conduisent  la  charrue 
et  sarclent  les  champs,  de  môme  à  Staphorst,  les  femmes  pren- 
nent part  aux  travaux  de  culture  plus  que  dans  aucune  autre 
partie  des  Pays-lias. 

Les  Frisons  de  Staphorst  doivent  aussi  à  leur  origine  ethnique 
le  partage  égal.  Cette  coutume  n'a  pu  qu'être  renforcée    par 


LA    COLONISATION    LIBRE   DANS   LES    PAYS-BAS.  29 

l'absence  de  sol  cultivable  sur  lequel  pussent  s'installer  les 
jeunes  ménages,  par  la  formation  commerciale  due  à  l'exploi- 
tation de  la  tourbe  et  par  la  présence  de  moyens  d'existence 
en  dehors  de  la  culture.  Il  en  est  résulté  une  modification  dans 
l'aspect  primitif  du  village  et  un  morcellement  excessif.  A  l'ori- 
gine, les  maisons  étaient  éloignées  l'une  de  l'autre  d'une  cin- 
quantaine de  mètres.  De  nouvelles  maisons  sont  venues  peu  à 
peu  s'intercaler  entre  les  premières,  si  bien  qu'elles  sont  main- 
tenant presque  contiguës  et  que  la  route,  sur  une  dizaine  de 
kilomètres,  présente  l'aspect  d'une  rue.  Lorsqu'il  n'y  a  plus  eu 
de  place  en  bordure  du  chemin,  on  s'est  installé  derrière  la  pre- 
mière rangée  de  maisons  en  se  réservant  un  droit  de  passage 
pour  accéder  à  la  voie  publique  :  il  y  a  ainsi  parfois  trois  ou 
quatre  maisons  l'une  derrière  l'autre.  Quant  au  domaine  on  l'a 
partagé  d'abord  en  long  afin  que  chacun  des  enfants  eût  une 
portion  égale  de  toutes  les  natures  de  sol  :  terres  arables,  prai- 
ries, tourbière.  Lorsqu'on  fut  arrivé  ainsi  à  des  bandes  de  7 
à  8  mètres  de  large,  il  fallut  bien  s'arrêter  :  on  les  divisa 
alors  en  long  par  fragments  alternatifs  de  200  mètres;  quelque- 
fois même,  on  laisse  les  prairies  dans  l'indivision,  et  on  se  con- 
tente de  partager  le  foin.  On  voit  d'ici  la  quantité  de  servitudes 
qui  grèvent  les  fonds  et  la  multitude  de  contacts  qui  s'établis- 
sent forcément  chaque  jour  entre  tous  ces  propriétaires. 

Ils  n'en  souffrent  pas  trop,  car  ils  sont  assez  communautaires; 
il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  trois  ou  quatre  jeunes  ménages 
au  foyer  des  parents.  Cette  coutume  est  favorisée  par  l'exiguïté 
des  domaines  qui  n'assurent  pas  à  chacun  des  enfants  une  forte 
dot,  et  aux  habitudes  d'absence  des  hommes  à  cause  du  com- 
merce. Il  arrive  enfin  un  moment  où  le  partage  devient  pra- 
tiquement impossible.  C'est  le  signal  de  l'émigration  définitive  ; 
depuis  quelques  années,  un  certain  nombre  de  jeunes  gens  sont 
partis  pour  l'Amérique.  Ceux  qui  ont  des  capitaux  s'installent 
comme  farmers,  les  autres  vont  grossir  la  population  indus- 
trielle des  États-Unis. 

Ce  mouvement  est  d'autant  plus  remarquable  que  les  habi- 
tants de  Staphorst  ont,  à  un  haut  degré,  l'amour  du  village.  Ce 


30  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

sentiment,  qui  leur  est  commun  avec  tous  les  Frisons,  a  dû  être 
renforcé  chez  eux  par  leur  isolement  au  milieu  de  populations 
étrangères.  Il  en  résulte  un  esprit  local  et  traditionnel  très 
accentué  auquel  Staphorst  doit  son  originalité.  Il  est  inutile 
d'insister  sur  l'architecture  des  maisons  qui  rappellent  plutôt 
celles  de  la  Hollande,  par  leur  forme  et  leur  badigeonnage, 
que  celles  de  l'Over-Yssel  ;  les  costumes  sont  aussi  très  caracté- 
ristiques et,  chose  remarquable,  les  jeunes  filles  ne  les  ont  pas 
encore  abandonnés;  les  enfants  eux-mêmes  portent  des  vête- 
ments et  des  coiffures  qui  les  signalent  à  l'attention,  et  si  les 
hommes,  dans  leurs  vêtements  de  travail,  ne  se  distinguent 
guère  de  leurs  voisins,  du  moins  le  dimanche  arborent-ils  fiè- 
rement le  costume  national. 

De  la  tradition  à  la  routine  il  n'y  a  souvent  qu'un  pas.  Je 
crois  bien  que  les  gens  de  Staphorst  l'ont  franchi  en  plus  d'une 
matière;  en  tous  cas,  leur  défiance  à  l'égard  des  nouveautés 
tend  sans  doute  à  faire  place  à  une  conception  plus  juste  des 
choses,  puisque  nous  voyons  déjà  une  dizaine  de  laiteries  coopé- 
ratives installées  dans  ce  village  de  G. 000  âmes  et  que  toutes 
les  maisons  ont  aujourd'hui  des  cheminées. 

La  colonie  de  Friezenveen  située  dans  la  Twente,  au  milieu 
des  tourbières  qui  s'étendent  au  nord  d'Almeloo  est  moins 
ancienne  que  Staphorst:  elle  a  été  fondée  au  xiv°  siècle  par 
des  Frisons  qui,  probablement  victimes  du  Zuiderzée,  étaient 
à  la  recherche  d'une  nouvelle  patrie.  Ce  village  n'a  pas  con- 
servé autant  son  originalité  que  Staphorst;  il  a  subi  très  mani- 
festement l'influence  du  voisinage  saxon  et  industriel. 

Les  domaines  s'étendent  derrière  les  maisons  en  longs  rec- 
tangles perpendiculaires  à  la  route;  ils  sont  aujourd'hui  trop 
petits,  me  dit-on,  pour  être  partagés.  En  l'ait,  on  pratique  ici, 
comme  dans  la  zone  sablonneuse  voisine,  la  transmission  inté- 
grale à  un  seul  héritier  qui  désintéresse  ses  frères  et  sœurs  au 
moyen  de  soultes  égales  au  montant  de  leur  part  successorale; 
il  est  probable  qu'en  réalité,  il  remit  de  façon  détournée  un 
léger  avantage.  Les  cadets  ont  pu  trouver  des  moyens  d'exis- 
tence  dans  l'exploitation  des  tourbières  :  actuellement  encore, 


LA    COLONISATION    LIBRE   DANS   LES    PAYS-BAS.  31 

le  chemin  de  fer  d'Almeloo  à  Koevorden  en  traverse  d'immenses 
étendues  qui  appartiennent  à  de  grands  propriétaires.  Ceux-ci 
vendent  d'abord  la  tourbe  à  des  entrepreneurs  qui  se  chargent 
de  l'extraction,  puis  ensuite  le  terrain  tourbe  est  vendu  ou 
affermé  à  des  agriculteurs;  ceux-ci  viennent  ordinairement  des 
colonies  de  la  Groningue,  ils  sont  habitués  à  ce  genre  de  cul- 
ture et  trouvent  ici  la  terre  à  meilleur  marché  :  on  a  un  domaine 
de  40  hectares  pour  4  à  5.000  florins1.  Il  y  a  donc  dans  cette 
région  un  assez  grand  besoin  de  main-d'œuvre,  l'été  pour 
exploiter  la  tourbe,  l'hiver  pour  aménager  les  nouveaux  do- 
maines. 

Gela  n'a  pas  d'ailleurs  empêché  le  commerce  de  se  développer 
à  Friezenveen;  c'est  le  lin  fin  et  les  graines  de  semence  qui  en 
ont  fait  l'objet.  La  situation  géographique  de  la  colonie,  entre 
la  Hollande  productrice  de  ces  denrées  et  l'Allemagne,  faisait 
d'elle  l'intermédiaire  indiqué  pour  ce  trafic,  qui  s'est  répandu 
petit  à  petit  jusqu'en  Russie.  Il  existe  actuellement  à  Saint-Pé- 
tersbourg une  colonie  hollandaise  originaire  de  Friezenveen 
qui  fait  un  commerce  actif  de  toutes  sortes  de  marchandises. 
Certains  de  ces  négociants  sont  restés  propriétaires  de  leur 
domaine  qu'ils  afferment. 

Cette  expansion  commerciale  est  naturellement  limitée  et 
n'aurait  pas  suffi  à  absorber  le  trop-plein  de  la  population  si 
l'industrie  ne  s'était  pas  implantée  à  Friezenveen.  C'est  un  lieu 
commun  de  dire  que  la  Hollande  n'est  pas  un  pays  industriel, 
et  cela  est  exact  si  on  la  compare  à  ses  voisines,  l'Angleterre,  la 
Belgique  et  l'Allemagne,  mais  il  serait  étrange  qu'elle  fût  restée 
complètement  en  dehors  du  grand  mouvement  industriel  de 
notre  temps.  En  fait,  l'industrie  se  développe  beaucoup  depuis 
quelques  années  dans  la  Twente,  ce  district  voisin  de  l'Alle- 
magne dont  il  faut  peut-être  reconnaître  ici  l'influence.  On  trouve 
aujourd'hui  dans  tous  les  Pays-Bas  des  chaudières  et  des  ma- 
chines qui  sortent  des  usines  d'IImgeloo,  mais  c'est  surtout 
l'industrie  textile   qui   caractérise  cette   région  ;  le   tissage  du 

I.  Le  florin  ~l  ix.  M. 


32  LA    COLONISATION   DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

chanvre  et  du  lin  existait  jadis  à  l'état  de  fabrication  domestique 
sur  les  domaines  pleins  des  marken  saxonnes;  la  dot  des  cadets 
était  même  constituée  avant  tout  par  un  métier  à  tisser.  Il  s'esl 
plus  tard  installé  de  petits  ateliers  d'artisans  auxquels  ont  suc- 
cédé de  grandes  fabriques.  Enschede  est  un  des  centres  les  plus 
importants  pour  le  tissage.  Quelques  industriels  ont  construit 
des  usines  à  Friezenveen  pour  utiliser  la  main-d'œuvre  abon- 
dante et  bon  marché  qui  s'y  trouvait  disponible.  Gela  a  même 
permis  à  certains  fabricants  de  conserver  quelques  métiers  à 
bras  pour  faire  des  toiles  de  choix  qui  sont  encore  appréciées 
et  payées  plus  cher  par  les  ménagères  hollandaises. 

En  résumé,  Staphorst  et  Friezenveen  nous  offrent  l'exemple 
de  deux  très  anciennes  colonies  frisonnes,  dues  à  l'initiative 
privée  appuyée  sur  le  commerce  de  la  tourbe,  et  qui,  tout  en 
conservant  certains  caractères  archaïques  résultant  de  leur 
isolement,  ont  évolué  vers  le  commerce  et  l'industrie  par  suite 
de  la  formation  première  de  leurs  habitants  et  de  la  densité 
croissante  delà  population. 

Les  tourbières  de  la  Drenthe1.  — Nous  venons  de  voir  des 
colonies  très  anciennes,  dues  à  l'initiative  de  petites  gens  ;  celles  de 
la  Drenthe  semblent  au  contraire  avoir  été  dès  le  début  de  grandes 
entreprises  où  des  commerçants  de  la  Hollande  cherchaient  à 
employer  leurs  capitaux.  Il  y  a  telles  de  ces  entreprises  qui  n'ont 
pas  réussi  :  le  Dedemsvaart,  grand  canal  qui  relie  Koevorden 
au  Zuiderzée  a  été  creusé  aux  frais  d'un  particulier  qui  s'y  est 
complètement  ruiné  ;  le  canal  a  alors  été  racheté  par  la  province. 
C'est  là  un  exemple  d'initiative  qui  est  caractéristique  de  cette 
race  de  gens  d'affaires  formés  par  un  long  atavisme  aux  entre 
prises  hardies. 

Hoogeveen  est  située  au  sud  de  la  Drenthe,  vers  la  frontière 
d'Over-Yssel;  c'est  aujourd'hui  une  station  du  chemin  de  fer 
d'Assen  à  Meppcl.  Elle  est  traversée  par  le  Hoogeveenschc  Vaart . 
canal   important  qui,    de  Meppel  se  dirige   vers   l'ouest  où  il 

1.  Cf.  D1  H  Blink,  Studien  over  Nederzettingen  in  Nederland. 


LA    COLONISATION   LIBRE   DANS    LES    PAYS-BAS.  33 

s'anastomose,  au  sud,  avec  le  Dedemsvaart,  au  nord  avec 
TOranje  Kanaal.  Il  est  d'ailleurs  inutile  d'insister  sur  ces  voies 
navigables  ;  car  si,  en  Hollande,  les  chemins  se  terminent  quel- 
quefois en  cul-de-sac,  par  contre,  les  canaux  forment  un  réseau 
si  serré,  qu'on  est  toujours  sûr  d'aboutir  par  eau  à  son  point  de 
destination. 

Au  début,  on  n'a  songé  qu'à  exploiter  la  tourbe  sur  une 
grande  échelle.  Elle  était  extraite  et  transportée  par  des  bateliers 
qui  avaient  deux  petits  bateaux  sans  voiles  avec  lesquels  ils 
allaient  à  Zwartsluis,  sur  la  Zwarte  Water,  au  nord  de  Hasselt, 
vendre  leur  chargement  à  des  bateaux  plus  grands  qui  portaient 
ensuite  le  combustible  dans  les  villes  du  Zuiderzée.  C'est  seu- 
lement par  suite  de  l'épuisement  de  la  tourbe  qu'on  a  essayé 
de  faire  de  la  culture.  Les  familles  des  bateliers  habitaient 
Hoogeveen  où  elles  avaient  une  petite  ferme  héréditaire  sur 
laquelle  elles  faisaient  de  la  culture  ménagère.  L'engrais  leur 
était  rapporté  par  les  bateaux  qui  revenaient  de  Zwartsluis 
avec  un  chargement  de  plantes  marines;  plus  tard,  on  a  em- 
ployé les  gadoues  de  la  ville  d'Amsterdam,  qui  rendait  ainsi  en 
engrais  ce  qu'elle  recevait  en  combustible.  Actuellement  on 
fait  surtout  de  l'élevage;  mais,  depuis  quelques  années,  des 
Groninguois  ont  acheté  des  terres  à  Hoogeveen  pour  faire  de 
la  culture  intensive  au  moyen  d'engrais  chimiques.  Ils  s'adon- 
nent surtout  à  la  production  des  pommes  de  terre  de  féculerie 
auxquelles  le  sol  riche  et  léger  des  tourbières  est  très  favorable. 
Le  temps  est  loin  où  on  considérait  le  sol  comme  sans  valeur 
et  où  les  ouvriers  amenés  par  les  entrepreneurs  de  tourbage 
étaient  autorisés  à  cultiver  autant  de  terre  qu'ils  voulaient. 
Aujourd'hui  le  terrain  est  partout  soigneusement  utilisé,  par- 
fois môme  pour  la  culture  maraîchère.  Hoogeveen  est  la  com- 
mune la  plus  boisée  de  toute  la  Drenthe;  les  bois  occupent 
23  %  de  sa  superficie,  ils  ont  été  plantés,  en  grande  partie,  par 
un  sylviculteur  originaire  de  la  (iueldre.  Dans  le  sous-sol,  enrichi 
par  les  débris  de  tourbe,  le  pin  pousse  deux  fois  plus  vite  qu'en 
Veluwé.  On  ne  sera  donc  pas  étonné  que  Hoogeveen  soit  le  centre 
d'un  important  commerce  de  bois  et  qu'il  y  existe  des  scieries. 

3 


34  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LKS    PAYS-BAS. 

Cette  colonie  présente  une  originalité  qui  lui  est  propre.  Il 
est  impossible  d'y  circuler  en  voiture  ou  à  pied,  car,  au  début, 
on  ne  songeait  qu'à  extraire  la  tourbe  et  pas  du  tout  à  créer  un 
centre  de  peuplement  et  de  culture.  Il  en  résulte  qu'on  n'a  pas 
réservé  de  terrain  pour  les  chemins  et  que  la  multitude  des 
canaux  en  rend  l'établissement  impossible.  Il  faut  se  résoudre 
à  aller  en  barque  et  à  faire  tous  les  transports  par  eau;  cela  a 
un  peu  entravé  le  développement  de  la  colonie.  La  batellerie  est 
encore  un  des  principaux  moyens  d'existence  des  habitants;  on 
compte  environ  cinq  cents  familles  de  bateliers,  mais  ils  doivent 
maintenant  aller  chercher  ailleurs  la  tourbe  qui  est  ici  com- 
plètement épuisée. 

Les  premiers  habitants  d'Hoogeveen  sont  venus  de  différentes 
régions  des  Pays-Bas  et  d'Allemagne.  Ceux  de  Hoogersmilde, 
au  contraire,  sont  drenthois;  ils  sont  originaires  de  quelques 
villages  des  environs  et  se  sont  installés  sur  une  marke  (biens 
communaux)   qu'on  a  partagée. 

Hoogersmilde  se  trouve  au  sud-ouest  d'Assen,  sur  le  Smilder- 
vaart  qui  réunit  cette  ville  à  Meppel.  C'est  en  1612  qu'on  com- 
mença à  travailler  à  l'enlèvement  de  la  tourbe  d'après  un  plan 
d'ensemble.  L'exploitation  se  fit  sous  l'impulsion  de  notables  Hol- 
landais, dont  l'un  était  Pensionnaire  de  Hollande.  Le  sol  tourbe 
était  donné  en  ferme  héréditaire  aux  colons  qui  se  présentaient. 
En  1774,  le  canal  ayant  été  achevé  jusqu'à  Assen1,  cette  ville 
décida  d'exploiter  les  tourbières  de  l'ancien  monastère  :  Klos- 
terveen.  On  saisit  là  sur  le  vif  l'action  des  capitalistes  issus  des 
villes  de  commerce  et  celle  des  collectivités  urbaines  dans  la 
mise  en  valeur  des  tourbières. 

Actuellement  on  fait  dans  ces  colonies  du  Smildervaart  de  la 
culture  et  surtout  de  l'élevage.  Il  y  existe  une  féculerie  pour 
l'utilisation  des  pommes  de  terre.  Les  habitants  jouissent  d'une 
certaine  aisance,  mais  les  domaines  sont  très  morcelés. 

En  somme,  les  colonies  de  Hoogevcen  et  de  Hoogersmilde  ont 

t.  Assen  élait  jadis  un  monastère  florissant  autour  duquel  étaient  groupés  quelques 
maisons.  Lorsque,  sous  la  domination  française,  on  en  lit  le  chef-lieu  de  la  province, 
Assen  avait  G00  habitants;  il  en  a  0.000  aujourd'hui.    Tout  le  inonde   y  est  cousin. 


LA    COLONISATION    LIBRE   DANS   LES   PAYS-BAS.  35 

été  des  exploitations  commerciales  entreprises  par  des  capita- 
listes urbains,  et  qui  n'ont  évolué  vers  la  culture  que  plus  tard, 
par  suite  de  l'épuisement  de  la  tourbe.  Dans  l'esprit  des  pre- 
miers exploitants  il  n'y  avait  aucune  pensée  de  colonisation 
agricole. 

Les  tourbières  de  Groningue.  —  Ces  tourbières  s'étendent 
au  sud-est  de  la  ville  de  Groningue  ;  elles  sont  à  cheval  sur  ces 
deux  provinces  de  Groningue  et  de  Drenthe  et,  sous  le  nom  de 
marais  de  Bourtange,  se  continuent  au  delà  de  la  frontière 
allemande.  Nous  avons  jusqu'ici  étudié  des  colonies  dues  à 
l'initiative  privée  de  paysans  ou  de  particuliers  riches  et 
entreprenants  ;  nous  allons  constater  maintenant  l'influence  pré- 
pondérante d'une  ville  de  commerce  et  le  rôle  important,  pour 
l'aménagement  des  eaux  et  l'exploitation  de  la  tourbe,  des 
associations  libres  que  nous  avons  déjà  rencontrées  sous  le  nom 
de  waterschapen. 

L'extraction  de  la  tourbe  exige  le  creusement  préalable  de 
canaux  qui  servent  à  la  fois  à  l'assainissement  du  sol  et  aux  trans- 
ports. Lorsque  la  tourbière  est  éloignée  d'un  fleuve  ou  de  la  mer, 
la  construction  de  ces  canaux  est  une  opération  longue  et  coû- 
teuse qui  dépasse  les  facultés  d'un  simple  particulier  (nous 
l'avons  constaté  pour  le  Dedemsvaart)  et  qui  exige  l'intervention 
des  pouvoirs  publics,  ville,  province  ou  État.  Les  canaux  des 
Pays-Bas  ont  généralement  été  entrepris  par  les  États  provin- 
ciaux ;  nous  n'insistons  pas  ici  sur  ce  rôle  des  grands  pouvoirs 
publics,  car  nous  le  retrouverons  bien  plus  marqué  en  Allemagne, 
mais  nous  allons  examiner  quel  a  été  celui  de  la  ville  de  Gro- 
ningue dans  la  colonisation  des  tourbières. 

La  ville  de  Groningue1  occupe  le  dernier  mamelon  de  la 
chaîne  du  Hondsrug  qui  se  dirige  du  sud-est  au  nord-ouest,  elle 
était  l'installation  la  plus  septentrionale  de  la  Drenthe,  et  a  con- 
servé longtemps  le  caractère  d'un  village  drenthois.  Sa  situation 
sur  le  plateau,  en  bordure  de  la  zone  argileuse,  reliée   à  son 

I.  Dr  H.   Blink,  op.  cil. 


36  I.A    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

arrière-pays  par  l'Aa  et  la  Hunze  dont  le  cours  inférieur,  sous 
le  nom  de  Reitdiep,  la  met  en  communication  avec  la  mer,  en 
a  fait  un  centre  de  commerce  important.  Elle  devint  un  grand 
marché  pour  les  céréales  de  la  Drenthe  au  moyen  Age,  car  à  cette 
époque  l'insuffisance  des  travaux  d'assainissement  ne  permettait 
pas  encore  de  faire  de  la  culture  dans  la  plaine  du  nord  couverte 
uniquement  de  pâturages.  Peu  à  peu  cependant  les  pays  frisons 
qui  s'étendaient  entre  elle  et  la  nier  ont  vu  leurs  riches  alluvions 
se  couvrir  d'abondantes  récoltes,  qui  sont  devenues  l'aliment 
du  commerce  de  Groningue.  Aujourd'hui  cette  ville  est  encore 
le  principal  marché  de  céréales  des  Pays-Bas. 

L'exploitation  de  la  tourbe  a  d'abord  commencé  au  nord-ouest 
de  Groningue  :  les  monastères,  très  nombreux  au  moyen  âge, 
et  les  villages  de  la  zone  argileuse  avaient  besoin  de  combustible. 
En  1250,  l'évêque  Henri  de  Yianden  accorde  aux  moines  d'Aduard 
le  droit  de  faire,  par  eau  et  par  terre,  le  commerce  du  bétail, 
du  bois  et  de  la  tourbe.  En  1262,  les  habitants  de  Zuidlaren  ven- 
dent des  tourbières,  superficie  et  sous-sol,  au  couvent  d'Aduard 
qui  en  entreprend  l'exploitation.  A  la  même  époque,  quelques 
habitants  de  Groningue  commencent  aussi  à  extraire  de  la  tourbe 
le  long  de  la  Hunze  qui  faisait  ainsi  office  de  canal  de  drainage 
et  de  voie  de  communication.  Des  bateliers  de  Groningue  eurent 
aussi  la  permission  d'aller  exploiter  la  tourbe  pendant  l'été, 
moyennant  une  redevance  en  nature  aux  propriétaires.  Ces  pro- 
priétaires étaient  souvent  des  villages  de  la  Drenthe,  qui  possé- 
daient des  biens  communaux  très  étendus  :  ainsi  Gieterveen 
s'est  constitué  sur  les  tourbières  de  Gicten,  Gassclternijeveen  sur 
celles  de  Gasselte,  Buinerveen  sur  celles  de  Buinen,  etc..  Tous 
ces  villages  drenthois  s'échelonnent  d'Emmen  à  Groningue  sur 
les  hauteurs  sablonneuses  du  Hondsrug.  Leurs  habitants  n'ont 
pris  presque  aucune  part  à  l'exploitation  de  la  tourbe  et  au  peu- 
plement des  Vecnkolonien  ;  ce  travail  était  trop  différent  de  celui 
auquel  ils  étaient  habitués  et  les  Drenthois  sont  assez  routiniers; 
à  leurs  yeux  la  tourbière  était  sans  valeur  et  on  cite  l'histoire 
d'un  paysan  qui  céda  à  un  cohéritier,  pour  une  livre  de  tabac. 
un  marais  tourbeux  que  celui-ci   revendit  au  bout  de  quelques 


LA    COLONISATION    LIBRE   DANS    LES    PAYS-BAS.  37 

années,  60.000  francs.  Les  premiers  ouvriers  des  tourbières,  qui 
en  sont  devenus  les  premiers  colons,  sont  venus  d'un  peu  partout, 
mais  tout  porte  à  croire  qu'il  a  dû  y  avoir  parmi  eux  un  cer- 
tain nombre  de  Frisons,  car  ceux-ci  avaient  déjà  commencé  à 
exploiter  les  tourbières  des  bords  du  Zuiderzée.  Actuellement 
la  population  des  colonies  de  la  Groningue  ne  présente  aucun 
caractère  local. 

Au  début,  l'exploitation  de  la  tourbe  fut  poursuivie  sans  plan 
d'ensemble  ;  cet  état  de  choses  dura  jusqu'au  xvn'  siècle. 
Peu  a  peu  on  vit  apparaître  des  entrepreneurs  et  les  petits 
bateliers  de  l'origine  devinrent  de  simples  transporteurs-com- 
merçants. En  1657,  une  société  obtint  l'autorisation  de  creuser 
un  canal  parallèle  à  la  rivière  de  Hunze. 

C'est  au  commencement  du  xvne  siècle  qu'entre  en  scène 
la  ville  de  Groningue.  Elle  agit  à  la  fois  comme  organisme 
politique  assurant  un  service  public  par  la  création  de  ca- 
naux, mais  surtout  comme  personne  morale,  propriétaire  dont 
les  administrateurs  régissent  les  affaires  comme  les  leurs  pro- 
pres avec  une  sage  prévoyance  et  une  initiative  hardie.  La 
Réforme  avait  fait  passer  à  la  Province  tous  les  biens  des  cou- 
vents, ce  qui  allait  donner  aux  Pouvoirs  publics  une  influence 
plus  considérable  dans  la  mise  en  valeur  des  terrains  incultes. 

En  1605,  quelques  commerçants  d'Utrecht  obtiennent  le  droit 
de  construire  des  canaux  à  Kropswolde  (sud-est  de  Groningue)  ; 
ils  échouent  faute  de  capitaux  suffisants.  La  ville  de  Groningue 
leur  rachète  leur  droit  en  1616:  elle  dessèche  alors  le  lac  de 
Sappemeer.  La  ville  n'a  pas  seulement  en  vue  l'exploitation  de 
la  tourbe,  mais  elle  vise  aussi  à  mettre  le  sol  en  culture  et  à 
peupler  le  pays,  afin  d'avoir  à  la  fois  des  céréales  pour  son 
commerce  d'exportation  et  des  acheteurs  pour  les  marchandises 
qu'elle  importe.  Aussi  donne-t-elle  la  tourbière  moyennant  une 
redevance  égale  au  quart  ou  au  sixième  de  la  tourbe  extraite, 
à  condition  que  le  concessionnaire  mette  le  sol  en  culture;  pour 
faciliter  cette  opération  qui  nécessite  des  engrais,  la  ville  fournit 
des  gadoues  et  des  poudrettes.  Encore  aujourd'hui  le  tout  à 
L'égout  est  chose  inconnue  à  Groningue.  En  1635,  la  ville  réussit 


38  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

à  acheter  pour  Ô0.000  florins  (105.000  francs)  tous  les  terrains 
appartenant  à  une  société  voisine.  Dès  1621,  on  avait  commencé 
à  construire  des  maisons  pour  les  colons. 

«  Des  paysans  frisons  *  dont  le  nom  est  encore  conserva,  for- 
mèrent plusieurs  associations  :  Trips-compagnie,  Borger-compa- 
gnie,  Kiel-compagnie  Nieuwefriesche-compagnie,  qui  successive- 
ment mirent  des  terrains  en  valeur.  Beaucoup  d'anal >aptistes  et 
de  mennonites  des  provinces  environnantes  vinrent  aussi  peupler 
le  désert,  et  ainsi  se  formèrent  peu  à  peu  les  six  communes  de 
Hoogesand,  Sappemeer,  Oude-Pekela,  Veendam,  Nieuwe-Pekela 
et  Wilderwank,  auxquelles  on  donne  le  nom  de  veenkolonien  (co- 
lonies des  tourbières)  et  qu'on  peut  ranger  parmi  les  plus 
riches  et  les  plus  beaux  villages  des  Pays-Bas.  Bien  de  plus  sin- 
gulier que  l'aspect  de  ces  colonies,  dont  les  dispositions  ont 
toutes  été  commandées  par  les  nécessités  de  l'exploitation  des 
tourbières  sur  le  sous-sol  desquelles  elles  sont  assises.  C'est  une 
longue  série  de  maisons  coquettes  et  charmantes  qui  se  poursuit 
en  droite  ligne,  toutes  séparées  l'une  de  l'autre  par  un  canal  la- 
téral, et  chacune  par  conséquent  munie  d'un  pont  qui  lui  appar- 
tient, ou  assise  près  d'un  des  cents  ponts  de  la  route,  de  sorte 
qu'il  y  a  au  moins  autant  de  ponts  que  de  maisons.  En  voyant 
l'élégance  de  ces  habitations,  l'importance  des  églises  el  (1rs 
écoles,  le  luxe  des  magasins  à  grandes  glaces,  on  croirait  que 
ces  localités  si  prospères  sont  peuplées  uniquement  de  ces  ren- 
tiers hollandais,  que  le  peuple  appelle  ironiquement  coupon- 
knippers,  parce  qu'ils  n'ont  rien  à  faire,  sauf  à  détacher  les  cou- 
pons semestriels  de  leurs  fonds  publics.  Et  cependant  ce  sont 
bien  des  habitations  rurales,  car  derrière  chacune  d'elles  on 
aperçoit  la  grange  et  les  champs  cultivés  qui  s'étendent  à  perte 
de  vue.  La  plupart  des  habitants  sont  cultivateurs  en  etfet. 
mais  beaucoup  d'entre  eux  possèdent  aussi,  indépendamment 
de  leurs  fonds  publics,  des  parts  dans  des  navires  ou  dans  des 
chantiers  de  construction'1.  C'est  un  exemple  bien  rare  de  l'as- 

1.  E.  de  Laveleye,  La  Néerlande. 

2.  Dans  les  six  villages,  plus  de  soixante  chantiers  lancenl  par  au  Je  soixante  > 
soixante  el  dix  bâtiments  de  mer.  sans  compter  les  bateaux  de  rivière,  et  plus  de  sept 


LA    COLONISATION    LIBRE    DANS   LES    PAYS-BAS.  39 

sociation  intime  de  deux  branches  de  la  production  qui  semblent 
devoir  rester  étrangères  l'une  à  l'autre,  la  navigation  et  l'agri- 
culture. 

«  La  forme  générale  de  chaque  exploitation  étonne  l'étranger. 
Elle  s'étend  toujours  le  long  d'un  canal  latéral  creusé  primiti- 
vement pour  le  transport  de  la  tourbe.  Elle  est  bornée  devant 
par  le  canal  principal,  et  ordinairement  derrière,  par  un  canal 
secondaire.  A  côté,  se  trouve  une  autre  exploitation  de  même 
forme  et  de  même  étendue,  puis,  on  rencontre  un  nouveau  fossé 
débouchant  dans  le  grand  canal  et  ainsi  de  suite,  de  manière 
qu'on  trouve  une  série  d'îlots  renfermant  chacun  deux  exploita- 
tions. Quand  celles-ci  contiennent  une  vingtaine  d'hectares, 
elles  forment  des  bandes  de  terrain  de  près  d'une  demi-lieue  de 
longueur,  car  elles  n'ont  que  quatre-vingt-deux  mètres  de  lar- 
geur. Cette  étroite  bande  cultivée  est  à  son  teur  divisée,  par  de 
petits  fossés,  en  champs  d'une  étendue  moyenne  d'un  hectare  ; 
mais  une  digue  un  peu  relevée  l'entoure  tout  entière  et  la  pré- 
serve de  l'inondation  des  crues  ordinaires.  C'est  sur  cette  digue 
que  s'ouvre  le  chemin  qui  permet  au  cultivateur  d'arriver  à  tous 
les  champs  avec  ses  chevaux  et  ses  instruments  aratoires.  Les 
bâtiments  de  la  ferme,  toujours  situés  le  long  du  canal  princi- 
pal, se  composent,  suivant  la  place  généralement  suivie  en  Gro- 
ningue,  d'une  maison  d'habitation,  à  laquelle  est  adossé  un 
énorme  vaisseau  contenant  à  la  fois  la  grange,  les  étables  et 
toutes  les  dépendances  de  l'exploitation.  » 

On  voit  d'après  cette  description  que  toutes  les  habitations 
sont  disposées  en  file  le  long  du  canal,  qui  est  ici  la  seule  voie 
de  communication  comme  la  route  l'est  à  Staphorst.  Il  m'est 
arrivé  certain  jour  de  faire  20  kilomètres  à  bicyclette  sans 
sortir  des  maisons.  Ces  colonies  sont  actuellement  desservies  par 
le  chemin  de  fer  et  par  des  tramways  à  vapeur  et  à  chevaux. 
Les  domaines  sont  en  forme  de  rectangles  allongés  perpendicu- 
lairement au  canal,  c'est  une  conséquence  du  plan  d'aménage- 
ment qui  a  été  conçu  pour  faciliter  l'exploitation  de  la  tanrbe 

cent  cinquante  capitaines  de  navire  y  ont  leurs  demeures  Note  d'E.  de  Laveleye 
1805). 


40  LA    COLONISATION   DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

d'abord,  la  culture  ensuite  ;  si  la  largeur  des  bandes  ne  dépasse 
guère  habituellement  80  mètres  entre  les  canaux  secondaires, 
cela  tient  aux  conditions  du  travail  de  tourbage  :  on  estime 
qu'un  homme  ne  peut  pas  faire  plus  de  iO  mètres  avec  une 
brouette  chargée  de  tourbe. 

Ces  domaines  ont  une  quinzaine  d'hectares  —  nous  verrons 
qu'en  Allemagne  ils  sont  beaucoup  plus  petils  ;  —  ceux  de  30  à 
V0  hectares  sont  exceptionnels.  Ils  ne  sont  pas  en  général  cultivés 
par  le  propriétaire;  celui-ci  est  un  paysan  de  la  Drenthe,  ou  un 
capitaliste  ou  encore  une  société  d'exploitation,  ou  enfin  la  ville 
de  Groninguc  qui  a  conservé  le  domaine  éminent  des  terrains 
qu'elle  a  acquis  au  xvne  siècle.  Mais  la  ville  a  concédé  autrefois 
ses  terres  à  des  fermiers  héréditaires  moyennant  une  redevance 
fixe  qui  ne  peut  pas  être  modifiée.  Le  fermier  peut  vendre 
et  céder  son  droit  ou  le  laisser  en  héritage,  mais  il  ne  peut  pas 
morceler  la  ferme.  A  chaque  changement  du  titulaire  du  droit 
de  jouissance,  le  propriétaire  reçoit  un  cadeau  qui  est  déterminé 
par  le  contrat.  Ce  mode  de  tenure  s'appelle  le  boldemrecld  ;  il 
remonte  au  moyen  âge,  mais  il  est  encore  d'un  usage  fréquent 
dans  toute  la  province  de  Groningue  pour  les  immeubles  urbains 
aussi  bien  que  pour  les  domaines  ruraux.  Ce  n'est  pas  une  épave 
du  passé,  c'est  une  institution  actuelle  et  bien  vivante.  La  ville 
de  Groningue  possède  aussi  des  fermes  ordinaires  avec  des  baux 
de  six  ans  ;  elle  entretient  sur  place  un  régisseur  qui  surveille 
ses  intérêts.  Elle  a  donc  rempli  ici  les  fonctions  de  pouvoirs  pu- 
blics mais  surtout  celles  de  patron  de  la  propriété  :  c'est  le  désir 
de  faire  une  bonne  opération  financière  qui  l'a  amenée  à  assumer 
les  charges  d'un  service  public  comme  la  création  d'un  canal,  car 
les  tourbières  ne  se  trouvaient  pas  sur  son  territoire  administratif. 

On  ne  fait  pas  en  Groningue  de  culture  sur  la  tourbe,  même 
aujourd'hui  où  cela  est  possible  grâce  aux  engrais  chimiques. 
On  ne  cultive  que  le  sol  tourbe,  comme  autrefois.  L'extraction 
de  la  tourbe  n'a  plus  lieu  maintenant  qu'à  l'extrême  sud-ouest 
de  la  région  près  de  Ter  Apel  vers  la  frontière  allemande.  Si, 
de  la  station  de  Stadskanaal,  nous  prenons  le  tramway  jusqu'à 
Weerdingermond,  nous  voyons  peu  à  peu  les  maisons  s'espacer 


LA    COLONISATION    LIHRE    DANS    LES   PAYS-BAS.  U 

davantage;  les  fabriques  et  les  magasins  disparaissent;  nous 
croisons  de  nombreux  chalands  chargés  de  tourbe  qui  remontent 
vers  le  nord.  Puis  *es  maisons  se  font  plus  primitives  et,  lorsque 
nous  mettons  pied  à  terre  pour  longer  un  embranchement  du 
grand  canal,  nous  en  voyons  beaucoup  de  toutes  petites  et 
d'aspect  minable.  Nous  apprenons  qu'elles  sont  habitées  par 
des  ouvriers  tourbiers  qui  travaillent  aux  exploitations  du 
voisinage.  Quelques-uns  sont  propriétaires  de  leur  maison  et 
d'un  petit  jardin,  c'est  l'exception;  la  plupart  sont  locataires, 
mais  tous  possèdent  à  ferme  un  champ  sur  lequel  ils  cultivent  des 
pommes  de  terre. 

Nous  continuons  notre  marche  rendue  pénible  par  un  vent 
violent  et  par  le  sable  très  fin  qui  forme  un  sol  mouvant  sur 
le  chemin  qui  borde  le  canal  :  le  pays  est  encore  trop  neuf  pour 
qu'on  ait  construit  une  chaussée  briquetée,  mais  il  est  déjà  assez 
vieux  pour  qu'on  y  croise  des  commis-voyageurs  à  motocyclette 
et  qu'on  y  rencontre  des  boutiques  où  se  vendent  les  denrées  les 
plus  hétéroclites,  depuis  de  la  margarine  et  du  poisson  jusqu'à 
des  vêtements  et  de  la  quincaillerie.  Nous  atteignons  enfin  les 
chantiers  de  tourbe,  dont  nous  apercevions  depuis  quelque  temps 
déjà  à  l'horizon  la  ligne  noirâtre  et  les  petites  meules  de  tourbe 
sèche.  Des  bateaux  sont  à  quai  qui  embarquent  le  combustible. 

La  tourbe  s'exploite  par  échelons  de  sorte  que  le  chantier  a 
la  forme  d'un  escalier.  La  couche  superficielle  composée  de 
débris  végétaux  est  rejetée  d'échelon  en  échelon  jusqu'au  fond 
où  elle  est  ensuite  mêlée  au  sable  du  sous-sol  qu'elle  enrichit 
en  humus  :  ainsi  l'ordonne  la  loi  prévoyante  qui  cherche  à  sauve- 
garder de  la  sorte  les  intérêts  de  la  culture  à  venir.  Au  moyen 
d'une  bêche  large  et  courte  maniée  verticalement  puis  horizon- 
talement, l'ouvrier  découpe  des  prismes  qui  sont  chargés  sur 
une  brouette  et  empilés  plus  loin  comme  des  biscuits  pour 
sécher.  Ils  seront  manipulés  plusieurs  fois  et  finalement  mis  en 
meules  pour  attendre  le  moment  de  l'embarquement. 

Ce  travail  de  tourbage  est  assez  spécial  et  peu  attrayant  ;  1< 
paysage  est  morne  et  monotone;  par  les  temps  de  pluie,  comme 
c'est  souvent  le  cas,  on  travaille  dans  une  boue  noirâtre  et  s'il 


ÏZ  LA    COLONISATION    DES    TOURMEDES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

fait  sec,  la  poussière  de  tourbe  pénètre  dans  les  pores  de  la  peau  : 
il  faut  voir  le  visage  et  les  mains  des  tourbiers!  Ils  gagnent  des 
salaires  convenables,  parfois  jusqu'à  6  francs  par  jour,  mais  la 
saison  ne  dure  que  quelques  mois  d'été.  L'hiver,  ils  trouvent  à 
s'employer  sur  les  fermes  qui  s'organisent  et  où  le  sol  a  besoin 
d'être  aménagé  et  préparé.  Beaucoup  d'entre  eux  vont  en  Alle- 
magne dans  les  mines  ou  les  usines  de  Westphalie  ;  le  courant 
migratoire  s'est  renversé  :  il  y  a  vingt  ans,  c'étaient  les  Allemands 
qui  venaient  ici. 

Nous  dévalons  dans  la  tourbe  gluante  de  degré  en  degré  pour 
aller  lier  conversation  avec  l'entrepreneur  que  nous  apercevons 
dans  le  fond;  c'est  un  homme  obligeant  et  loquace.  On  trouve 
parfois  des  Hollandais  loquaces.  11  nous  apprend  que  ces  tour- 
bières appartiennent  à  des  propriétaires  de  la  Drenthe;  pendant 
longtemps  les  braves  paysans  drenthois  n'ont  su  tirer  aucun  parti 
de  la  tourbe  et  considéraient  les  marais  comme  des  terrains  sans 
valeur,  mais  maintenant  ils  savent  les  apprécier  et  en  tirent 
de  gros  revenus;  cela  n'a  pas  peu  contribué  à  hâter  le  partage 
des  biens  communaux.  Cependant  les  propriétaires  n'exploitent 
pas  eux-mêmes  la  tourbière;  parfois,  mais  c'est  exceptionnel, 
ils  la  vendent,  superficie  et  sous-sol,  à  des  sociétés  qui  se  char- 
gent de  l'extraction  et  créent  ensuite  des  domaines  qu'elles 
afferment;  le  plus  ordinairement,  ils  vendent  seulement  la  tourbe 
à  des  entrepreneurs  qui  doivent  faire  place  nette  dans  un  délai 
déterminé;  puis  le  sous-sol  est  vendu,  ou  mieux  affermé  à  des 
cultivateurs  groninguois  qui  viennent  des  anciennes  colonies  : 
Veendam,  Sappemeer,  etc..  Le  prixdefermequi  est  de  100 florins 
à  Stadskanaal,  n'est  encore  que  de  60  florins  à  Weerdingermond. 

Les  entrepreneurs  se  chargent  seulement  de  l'extraction  et 
vendent  leur  tourbe  sur  place  à  des  bateliers  qui  la  transpor- 
tent et  la  revendent  dans  les  centres  de  consommation  d'où  ils 
reviennent  avec  d'autres  denrées,  des  (Migrais  par  exemple.  Les 
ménagères  brûlent  la  tourbe  noire  et  dense,  les  usines  emploient 
la  tourbe  jaunâtre  qui  a  moins  de  valeur  et  est  plus  encom- 
brante» Oll  utilise  aussi  aujourd'hui  la  tourbe  boueuse,  qu'on 
réduit  en  pains  au  moyen  de  machines  à  presser. 


LA    COLONISATION    LIBRE   DANS    LKS    PAYS-BAS.  43 

Le  canal  que  nous  voyons  et  qui  sert  à  l'écoulement  des  eaux 
et  au  transport  des  marchandises,  appartient  à  une  association  des 
propriétaires  intéressés,  à  une  waterschap  qui  règle  tout  l'amé- 
nagement des  eaux  dans  un  périmètre  déterminé.  Ce  canal  est 
creusé  tous  les  ans  de  300  mètres  plus  avant;  sur  lui,  viennent 
se  brancher  des  canaux  secondaires  auxquels  aboutissent  des 
fossés  d'assainissement,  de  sorte  que  tout  le  pays  est  divisé  en  de 
multiples  rectangles.  Pour  diminuer  ses  frais,  la  waterschap  per- 
çoit des  droits  d'écluse  et  établit  des  péages  à  certains  ponts. 
On  trouve  d'ailleurs  beaucoup  de  péages  sur  les  routes  dans  les 
provinces  du  nord;  certain  jour,  j'en  ai  passé  cinq  en  une  heure. 

Les  canaux  formant  un  réseau  très  serré  et  étant  les  seules 
voies  de  communication,  il  s'ensuit  que  tous  les  transports  se 
font  par  eau,  ce  qui  amène  un  grand  développement  de  la  batel- 
lerie. L'esprit  commercial  est  aussi  renforcé  par  l'exploitation 
de  la  tourbe  et  la  nécessité  de  tirer  du  dehors  toutes  les  denrées 
nécessaires  à  l'existence  pendant  la  période  du  début.  L'extrac- 
tion de  la  tourbe  elle-même  tend  à  développer  l'esprit  d'entre- 
prise dans  cette  région.  Nous  ne  devrons  donc  pas  être  surpris 
de  voir  les  habitants  des  tourbières  appliquer  à  la  culture  les 
procédés  industriels  et  faire  preuve  en  toutes  choses  de  beaucoup 
d'initiative  et  d'une  grande  aptitude  aux  affaires. 

11  y  a  une  autre  raison  qui  fait  d'eux  des  hommes  très  pro- 
gressistes; c'est  qu'ils  sont  venus  souvent  de  régions  très  diverses, 
quelques-uns  même  de  l'étranger.  Ce  sont  évidemment  des 
caractères  énergiques  et  des  esprits  ouverts  au  progrès  qui  ont 
abandonné  leur  milieu  traditionnel  pour  venir  s'installer  dans 
un  pays  très  nouveau  pour  eux,  sur  un  sol  très  spécial  dont  la 
culture  exige  des  méthodes  qui  n'ont  rien  à  voir  avec  la  routine 
des  ancêtres.  La  population  des  colonies  ne  présente  donc  aucun 
de  ces  caractères  locaux  conservés  par  la  tradition;  c'est  une 
population  très  active,  très  moderne  installée  dans  un  pays  neuf. 

L'examen  rapide  que  nous  venons  de  faire  des  tourbières  des. 
Pays-Bas  nous  permet  de  conclure  que  les  Pouvoirs  publics  ne 
sont  pas  intervenus  de  parti  pris  dans  la  colonisation  des  tour- 
bières.   Leur   action  n'a   été  marquée  que    par   l'exécution   de 


44  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

grands  travaux  publics,  les  canaux,  dont  ont  profité  les  particu- 
liers pour  l'exploitation  de  la  tourbe,  comme  ailleurs  ils  profitent 
des  chemins  de  fer  pour  l'exploitation  des  forêts  ou  des  mines. 

Les  tourbières  ont  été  attaquées  à  l'origine  par  des  particu- 
liers ;  moiaes,  paysans  et  bateliers,  capitalistes  entrepreneurs  qui 
n'avaient  en  vue  que  la  consommation  directe  de  la  tourbe  pour 
leur  usage  ou  surtout  la  vente  de  ce  combustible  sur  les  marchés 
urbains  avec  lesquels  ils  étaient  en  communication  facile  par  le 
Zuiderzée  et  les  voies  navigables  naturelles  de  ce  pays  aquati- 
que. Les  tourbières  de  l'intérieur  n'ont  été  mises  en  exploita- 
tion qu'au  furet  à  mesure  du  creusement  des  canaux.  Pendant 
cette  période,  l'action  collective  ne  se  manifeste  guère  que  par 
les  monastères  ou  par  les  sociétés  de  commerce  constituées  en 
vue  de  l'extraction  de  la  tourbe.  On  n'a  pas  encore  la  pensée  de 
peupler  les  tourbières  et  de  les  mettre  en  culture.  C'est  seulement 
par  suite  de  l'épuisement  de  la  tourbe  que  les  ouvriers  tourbiers 
évoluent  les  uns  vers  la  batellerie,  les  autres  vers  l'agriculture. 

Il  faut  arriver  au  xvii0  siècle  pour  trouver  un  plan  général 
d'exploitation  et  de  colonisation  des  immenses  tourbières  de  la 
Groningue.  Ici,  le  rôle  de  la  ville  de  commerce  apparaît  direct 
et  prépondérant,  mais  il  faut  remarquer  qu'elle  agit  non  pas  en 
tant  que  pouvoir  public,  mais  en  qualité  de  propriétaire,  de  pa- 
tron riche  et  assuré  de  l'avenir  qui  fait  un  placement  à  longue 
échéance  en  incorporant  au  sol  des  capitaux  considérables  pour 
des  améliorations  dont  il  entend  retirer  un  profit  direct.  C'est 
là  encore  de  la  colonisation  libre  et  privée.  Los  propriétaires 
particuliers  du  voisinage  imitent  eux  aussi  la  ville  et,  pour  sup- 
pléer à  leur  isolement  et  à  leur  faiblesse,  ils  se  constituent  en 
associations;  mais,  comme  leur  puissante  voisine,  ils  veulent 
profiter  de  leurs  peines  et  le  fermage  reste  le  mode  usuel  d'ex- 
ploitation du  sol. 

La  colonisation  des  tourbières  dans  les  Pays-Bas  nous  apparaît 
donc,  à  toutes  les  époques,  comme  le  résultat  d'entreprises  pri- 
vées, d'efforts  individuels  ou  associés,  qui  n'ont  fait  appel  à  la 
Province  ou  à  l'Etat  que  dans  des  limites  dise  tètes  et  en  vue  de 
la  création  d'un  service  public  d'intérêt  absolument  général. 


III 


LA  COLONISATION   ADMINISTRATIVE   EN  ALLEMAGNE    ET 
L'ACTION   PROGRESSIVE  DES  POUVOIRS  PUBLICS 


En  Allemagne,  sur  le  littoral  de  la  mer  du  Nord,  exposé  à 
de  perpétuelles  inondations,  le  danger  toujours  présent  a  bien 
vite  amené  les  habitants  à  former  des  associations  pour  lutter 
contre  l'envahissement  des  eaux.  Il  en  a  été  de  même  dans  les 
Pays-Bas.  Dans  les  tourbières  cette  contrainte  naturelle  impé- 
rieuse n'existe  pas  pour  obliger  les  particuliers  au  dessèche- 
ment. Il  n'y  a  pas  non  plus,  comme  en  Hollande,  dans  le  voisi- 
nage immédiat  des  tourbières  et  en  relations  faciles  avec  elles, 
un  grand  nombre  de  villes  populeuses  dont  les  besoins  en  com- 
bustible poussent  à  l'exploitation  de  la  tourbe  et  qui  fournissent 
les  capitaux  nécessaires  à  l'entreprise.  Aussi,  en  Allemagne  ne 
s'est-il  pas  constitué  d'association  spontanée  de  dessèchement. 
Les  travaux  d'assainissement  de  ces  immenses  marais  sont 
d'ailleurs  en  général  trop  importants  pour  être  exécutés  par  un 
groupement  restreint. 

Aussi,  tandis  que  les  Marschen  sont  depuis  longtemps  culti- 
vées et  fortement  peuplées  et  que  les  tourbières  des  Pays-lias 
sont  presque  épuisées,  celles  de  l'Allemagne  sont  à  peine  enta- 
mées. A  la  fin  du  xix3  siècle  on  ne  comptait  dans  toute  la  région 
à  l'ouest  de  l'Elbe  que  250  colonies  s' étendant  sur  55.000  hec- 
tares et  peuplées  de  00.000  habitants.  Rappelons  que,  dans  la 
môme  région,  les  tourbières  couvrent  652.500  hectares; 
donc  un  treizième  seulement  decette  superliciequiest  aujourd'hui 


46  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES   DANS    LES    PAYS-BAS. 

appropriée  utilement  et  encore  n'y  en  a-t-il  qu'une  faible  partie 
qui  soit  définitivement  rendue  à  la  culture.  Il  faut,  en  outre,  re- 
marquer que  la  plupart  de  ces  colonies  datent  seulement  du 
dernier  siècle. 

Ce  retard  dans  le  peuplement  des  tourbières  est  évidemment 
dû  aux  difficultés  que  nous  avons  déjà  signalées  et  qui  ne  peu- 
vent être  surmontées  que  grâce  à  l'intervention  d'un  grand  pa- 
tron ou  d'une  grande  communauté  :  l'État;  or,  le  grand  patron 
fait  défaut  dans  ce  pays-là.  ou  du  moins,  s'il  y  en  avait  jadis 
d'assez  riche  et  d'assez  puissant  pour  faire  œuvre  utile,  c'était 
un  de  ces  petits  souverains  d'ancien  régime,  ot  son  action  se 
confond  alors  avec  celle  de  l'État.  Mais  cet  État  féodal  était  lui- 
même  trop  faible  et  trop  peu  étendu  pour  que  son  action  fût 
très  efficace.  Il  a  fallu,  pour  que  la  colonisation  des  tourbières 
fut  sérieusement  entreprise,  que  ces  organismes  locaux  dispa- 
russent et  fissent  place  à  des  Pouvoirs  publics  plus  puissants, 
étendant  leur  autorité  sur  un  grand  territoire,  c'est-à-dire  à  l'É- 
tat prussien.  Notons  en  passant  que  cet  État  prussien  n'est  pas 
un  produit  indigène  de  la  Plaine  saxonne  :  c'est  une  importa- 
tion, et  assez  récente,  puisque  la  Frise  orientale  n'a  été  rattachée 
à  la  Prusse  qu'en  1815  et  le  Hanovre  en  18GG.  Mais  l'importa- 
tion a  été  bienfaisante  et  les  services  rendus  par  cet  État  à  ses 
nouveaux  sujets  sont  de  nature  à  justifier  sa  domination  sur  eux, 
à  lui  conquérir  leurs  sympathies  et  à  assurer  leur  loyalisme. 

J'ai  pu  observer  trois  variétés  du  type  des  tourbières,  trois  va- 
riétés qui  nous  montrent  l'action  croissante  des  Pouvoirs  publics, 
nécessitée  par  des  différences  dans  les  conditions  du  lieu  et  fa- 
vorisée par  l'augmentation  progressive  de  la  richesse  et  de  la 
puissance  de  l'État  qui  a  pu  ainsi  aborder  successivement  des 
entreprises  qui  eussent  été  jadis  au-dessus  de  ses  forces.  C'est  ce 
(fui  explique  que  l'action  de  l'État  s'accroît  avec  le  temps  et  que 
la  plus  ancienne  des  colonies  que  nous  allons  étudier  est  aussi 
celle  où  l'action  des  Pouvoirs  publics  est  le  plus  faillie. 

Ancienne  colonie  m  bord  dix  pleuve  :  l'État  patron.  — 
Cette  colonie  s'appelle  Papenburg;  elle  est  située  dans  la  vallée 


LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE    EN    ALLEMAGNE.  M 

inférieure  de  l'Ems,  à  3  kilomètres  du  fleuve  et  à  environ  25  ki- 
lomètres au  sud  de  la  ville  de  Leer.  Cette  situation  est  extrê- 
mement favorable  pour  la  mise  en  valeur  de  la  tourbière. 

Voici  pourquoi  :  Nous  avons  vu  que  la  première  condition  à 
réaliser  pour  rendre  la  tourbière  cultivable,  c'est  son  dessèche- 
ment, et  c'est  précisément  cette  opération  qui  dépasse  les  capa- 
cités d'un  simple  particulier  et  exige  une  action  collective.  Or, 
à  Papenburg  l'assainissement  est  extrêmement  facilité  par  le 
voisinage  de  l'Ems  qui  va  servir  de  canal  d'écoulement,  de  grand 
collecteur,  donné  gratuitement  par  la  nature;  pour  assainir  le 
pays,  il  suffira  d'y  faire  aboutir  un  certain  nombre  de  canaux 
secondaires,  de  faible  longueur  et  par  conséquent  peu  coûteux 
à  établir. 

En  second  lieu,  nous  savons  que,  la  culture  n'étant  pas  pos- 
sible sur  la  tourbe  à  cause  de  la  composition  chimique  du  sol, 
il  faut  enlever  la  tourbe.  Mais  cette  tourbe  une  fois  extraite,  il 
faut  l'utiliser;  on  ne  peut  en  consommer  sur  place  qu'une  faible 
partie,  le  reste  doit  être  expédié  au  loin  et  vendu.  Le  transport 
de  la  tourbe,  marchandise  encombrante  et  de  faible  valeur, 
serait  trop  coûteux  par  voie  de  terre,  et  d'ailleurs  les  routes 
n'existent  pas,  il  se  fera  donc  par  voie  d'eau.  Or  l'Ems,  rivière 
navigable,  est  une  voie  de  communication  gratuite.  Il  suffira 
donc  de  se  raccorder  au  fleuve  par  des  canaux  navigables  assez 
courts  pour  pouvoir  ensuite  gagner  les  villes  de  Leer,  de  Mep- 
pen,  d'Emden  qui  seront  des  marchés  avantageux  pour  la 
tourbe. 

Enfin,  nous  avons  dit  qu'avant  de  pouvoir  se  livrer  à  la  cul- 
turc,  le  colon  devait  traverser  une  période  transitoire  pendant 
laquelle  il  enlève  la  tourbe,  et  pendant  laquelle  il  doit  par 
conséquent  tirer  du  dehors  sa  propre  subsistance.  L'exploitation 
et  la  vente  de  sa  tourbe,  rendues  faciles  par  le  voisinage  de  la 
rivière,  vont  précisément  lui  fournir  les  moyens  de  vivre,  pen- 
dant que  sa  terre  est  encore  incapable  de  le  nourrir.  Des  mar- 
chés où  il  vend  sa  tourbe,  il  rapportera  les  denrées  alimen- 
taires et  les  objets  de  toute  nature  nécessaires  à  la  vie  d<-  sa 
famille 


48  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS   LES    PAYS-BAS. 

Tels  sont  les  avantages  et  les  facilités  qu'offre  le  voisinage 
d'un  cours  d'eau  pour  la  mise  en  culture  de  la  tourbière.  Aussi 
s'explique-t-on  aisément  que  la  colonisation  des  tourbières  ait 
commencé  le  long  des  rivières,  comme  l'indique  d'ailleurs  l'exa- 
men de  la  carte.  Depuis  longtemps  la  tourbe  a  disparu  des  rives 
des  fleuves;  depuis  longtemps  le  voisinage  des  cours  d'eau  est 
rendu  à  la  culture.  A  première  vue  cela  peut  surprendre  ;  nous 
en  avons  maintenant  l'explication  :  elle  nous  est  donnée  par 
l'étude  méthodique  des  conditions  de  mise  en  valeur  des  tour- 
bières. 

Donc,  en  définitive,  la  rivière  rend  la  colonisation  plus  facile 
en  diminuant  l'importance  des  travaux  de  dessèchement.  Or,  ce 
sont  précisément  ces  travaux  qui  incombent  à  la  collectivité: 
il  s'ensuit  donc  que  le  rôle  de  celle-ci,  représentée  par  le 
patron  ou  l'État,  est  relativement  simple. 

A  Papenburg-,  le  patron  a  été  le  comte  de  Landsberg-Velen. 
a  la  fois  propriétaire  des  terrains  sur  lesquels  est  située  la  co- 
lonie et  seigneur  souverain  de  tout  le  pays,  sur  lequel  sa  famille 
régna  jusqu'à  la  Révolution.  Son  rôle  a  été  double  :  il  a  été 
à  la  fois  instructeur  technique  et  directeur  de  l'action  collective 

Jadis  le  seul  mode  de  culture  des  tourbières  était  Xécobuage. 
Ce  procédé  encore  employé  quelquefois  aujourd'hui  donne  des 
résultats  très  médiocres  et  n'a  jamais  permis  une  culture  rému- 
nératrice. Voici  comment  Laveleye  décrit  cette  méthode  cul- 
turale  encore  en  usage  dans  les  Pays-Bas  vers  1860  :  «  Le 
veenboer,  le  paysan  des  tourbières,  loue  ou,  comme  on  dit, 
achète  le  terrain  pour  douze  ans  moyennant  u200  ou  300  francs 
l'hectare.  Au  printemps,  il  dessèche  la  superficie  de  la  tour- 
bière en  y  pratiquant  des  saignées,  puis  il  la  découpe  en 
mottes  qu'il  laisse  sécher  pendant  tout  l'été.  Au  printemps  de 
L'année  suivante,  entre  le  1er  mai  et  la  lin  de  juin,  il  choisit  un 
jour  serein,  quand  le  vent  soufflant  de  L'est  ou  du  nord  pro- 
met un  temps  sec,  et  alors  il  met  le  feu  aux  mottes  desséchées 
qui  couvrent  le  sol.  C'est  un  rude  travail  que  de  distribuer  la 
tlainine  partout  également,  car,  comme  on  allume  toujours  la 
tourbe  sous  le  vent,  afin  que  la  fumée  n'étouflè  pas  les  travail- 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN   ALLEMAGNE.  49 

leurs,  il  faut  que  ceux-ci,  marchant  au  milieu  du  feu,  répan- 
dent devant  eux  le  charbon  et  les  mottes  enflammées  au  moyen 
d'une  corbeille  de  fer  fixée  au  bout  d'un  long-  manche.  Ces  vas- 
tes superficies  de  tourbières  qui  brûlent  répandent  d'épaisses 
colonnes  de  fumée  que  le  vent  du  nord  pousse  sur  la  moitié 
de  l'Europe,  jusqu'à  Paris,  jusqu'en  Suisse  et  même  jusqu'à 
Vienne...  Quand  les  mottes  de  tourbe  sont  converties  en  char- 
bon et  en  cendres,  on  égalise  le  terrain  au  moyen  de  la  herse 
et  on  y  sème  du  sarrasin  dans  la  proportion  de  80  litres  environ 
par  hectare. 

«  On  peut  ainsi  obtenir  cinq  ou  six  récoltes  successives,  mais 
après  la  troisième,  le  produit  commence  à  diminuer;  dès  la 
quatrième  récolte  apparaît  une  plante  naturellement  étrangère 
aux  tourbières,  la  spergule,  qui  envahit  peu  à  peu  le  sol,  de 
manière  qu'à  la  sixième  année  on  coupe  spergule  et  sarrasin 
ensemble  pour  les  donner  en  fourrage  au  bétail.  Dès  que  la 
terre  est  complètement  épuisée,  on  l'abandonne  à  la  végétation 
naturelle,  qui  ne  tarde  pas  à  s'en  emparer.  Alors  la  spergule 
disparait  bientôt  pour  faire  place  à  une  plante  de  la  famille 
des  composées,  le  senecio  sylvaticus,  à  laquelle  succèdent  en- 
suite l'oseille  sauvage  et  la  houlque  laineuse.  Enfin  la  flore  dis- 
tinctive  des  tourbières  reparaît.  Les  deux  espèces  d'éricas,  le 
jonc,  Yeriophorum,  le  sphagnum,  reprennent  possession  d'un 
sol  dont  la  constitution  particulière  favorise  leur  croissance.  Il 
faut  ensuite  de  vingt-cinq  à  cinquante  ans  pour  que  la  super- 
ficie de  la  tourbière  se  recouvre  d'une  nouvelle  couche  qu'on 
puisse  exploiter  encore,  et  même  après  ce  long  intervalle,  le 
terrain  se  montre  moins  favorable  à  la  culture  du  sarrasin  et  ne 
permet  plus  que  quatre  ou  cinq  récoltes  successives.  » 

Au  commencement  du  xvne  siècle,  apparut  en  Hollande  une 
nouvelle  méthode,  la  Fehnkultur,  c'est-à-dire  la  culture  du  sol 
fondamental  après  enlèvement  de  la  tourbe.  C'est  le  comte  de 
Landsberg-Yelen  qui  introduisit  cette  méthode  en  Allemagne 
Lorsque,  au  milieu  du  xvne  siècle,  il  fonda  sa  colonie  de  Pa- 
penburg.  Il  fit  faire  ainsi  un  progrès  marqué  l\  la  technique 
de  l'utilisation  des  tourbières. 

i 


50  LA    COLONISATION    DBS   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

Ce  nouveau  procédé  exigeait  un  aménagement  des  eaux, 
d'une  part,  pour  en  débarrasser  le  sol,  d'autre  part,  pour  créer 
les  canaux  nécessaires  pour  le  transport  de  la  tourbe  extraite. 
Comment  le  comte  de  Landsberg  organisa-t-il  cet  aménagement 
et  (lirigea-t-il  ces  travaux?  Ii  appela  des  colons  qui  vinrent  de 
pays  divers;  il  y  eut  des  Hollandais,  des  Frisons,  des  Saxons, 
des  Prussiens.  Chaque  nouveau  venu  recevait  une  concession, 
un  colonat  d'environ  k  hectares.  En  échange,  il  était  astreint 
à  creuser  la  moitié  de  la  largeur  du  canal  en  face  de  sa  terre, 
et  à  aménager  le  chemin  de  halage  Au  bout  de  huit  ans,  il  de- 
vait payer  une  rente  annuelle  au  seigneur  propriétaire  du  sol1. 

De  la  sorte  ce  dernier  voyait  augmenter  ses  revenus  par  la 
mise  en  valeur  des  terres  jusque-là  inutilisées,  et  sa  puissance 
par  suite  de  l'accroissement  de  la  population  de  ses  états.  11 
était  ainsi  largement  récompensé  de  son  patronage  qui  consis- 
tait à  faire  progresser  les  méthodes  de  travail  et  à  diriger  les 
efforts  individuels  en  vue  d'une  œuvre  collective  à  accomplir. 

i 

Colonie  en  lisière  d'une  lande  tourbeuse  :  l'État  patron  et 
entrepreneur  de  travaux  publics.  —  A  Neu-Arenberg,  la  se- 
conde variété  de  colonies  que  j'ai  eu  l'occasion  d'observer,  le 
rôle  du  patron-État  est  plus  marqué  ou  du  moins  il  se  mani- 
feste sous  une  forme  plus  matérielle.  L'État  est  encore  là  ini- 
tiateur de  méthodes  nouvelles,  mais  il  est  aussi  entrepreneur  de 
travaux  publics. 

Papenburg  était  situé  le  long  d'un  fleuve;  la  colonie  de  Neu- 
Arenberg  se  trouve  en  lisière  d'une  lande  marécageuse  où  la 
tourbe  n'atteint  pas  une  épaisseur  de  plus  d'un  mètre.  Elle 
présente  donc  des  caractères  un  peu  différents  d'une  pure  co- 
lonie de  tourbières;  mais  si  son  origine  n'est  pas  exclusivement 
due  à  l'action  de  l'État,  son  développement  n'a  pu  avoir  lieu 
que  grâce  à  l'intervention  des  Pouvoirs  publics. 

1.  Ces  rentes  ont  été  rachetées  par  la  ville  au  comte  de  Landsberg-Velen  qui  n'a 
plus  aujourd'hui  qu'un  droit  de  patronage  sur  l'École  et  l'Église;  mais  tous  les  ha- 
bitants n'ont  pas  encore  racheté    leur  rente  à  la  ville;   ils  ont  encore  a  en  payer 
l'amortissement  pendant  une  vingtaine  d'années. 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE   EN    ALLEMAGNE.  51 

A  la  fin  du  xvmf  siècle,  les  trois  communes  de  Werlte,  Har- 
renstette  et  Bockholte,  situées  dans  la  région  du  Hûmmling, 
au  nord-est  de  Meppen,  affectèrent,  de  concert  avec  le  duc 
d'Arenberg,  souverain  du  pays,  une  partie  de  leurs  communaux 
à  la  création  d'un  nouveau  village  qui  prit  le  nom  de  Neu-Aren- 
berg  et  où  36  concessions  de  6  hectares  chacune  furent  délimi- 
tées. Une  certaine  étendue  de  marais  commun  fut  attribuée  à  la 
nouvelle  colonie  pour  le  pâturage  de  ses  moutons.  Dans  le  cou- 
rant du  xixe  siècle,  deux  autres  communes,  Lorup  et  Vrees, 
installèrent  aussi  des  colons  dans  le  voisinage  et  fondèrent  Neu- 
Lorup  et  Neu-Vrees1. 

Une  question  se  pose  immédiatement  :  Pourquoi  ces  colo- 
nies d'origine  et  de  dates  différentes  forment-elles  un  seul 
groupement?  C'est  qu'ici  se  trouve  un  ilôt  sablonneux,  isolé 
au  milieu  des  marais;  c'est  d'ailleurs  là  l'aspect  général  de  la 
contrée.  Les  colons  n'avaient  donc  pas  le  choix;  ils  devaient 
établir  leurs  maisons  sur  un  sol  ferme  et  sec.  En  outre,  la  cul- 
ture de  ce  sol  leur  procurait  des  moyens  d'existence  que  leur 
refusait  le  marais.  Mais  si  des  colons  pouvaient  s'établir  et 
même  subsister  à  Neu-Arenberg,  ils  ne  pouvaient  pas  y  pros- 
pérer : 

1°  Parce  que  le  sol  cultivable  était  à  la  fois  très  peu  fertile  et 
très  peu  abondant;  chaque  famille  ne  possédait  que  6  hectares, 
l'étendue  indispensable  pour  vivre  ; 

2°  Le  sol  cultivable  était  inextensible,  car  le  marais  était 
intransformable  par  les  seules  forces  des  particuliers.  Aussi 
resta-t-il  bien  communal  jusqu'au  moment  de  l'opération,  con- 
nue en  Allemagne  sous  le  nom  de  Vcrkoppelung,  et  qui  eut 
lieu  à  Neu-Arenberg  dans  la  seconde  moitié   du  xix    siècle. 

Le  résultat  de  cette  situation  était  une  grande  pauvreté  voi- 

1.  Comme  à  Papenburg,  ces  nouveaux  domaines  étaient  grevés  de  rentes  à  payer 
aux  communes-mères  et  au  duc  d'Arenberg.  Les  bénéficiaires  ont  été  désintéressés 
par  la  Rentcabank  de  Magdebourg,  mais  les  propriétaires  doivent  se  libérer  vis-à-vis 
«le  cette  dernière  par  des  annuités  d'amortissement.  Tout  morcellement  du  domaine 
doit  être  précédé  du  paiement  intégral  des  sommes  qui  restent  dues.  Ainsi  peu  a 
peu  et  sans  léser  les  droits  acquis,  la  propriété  foncière  en  Allemagne  se  trouvera  li- 
bérée  des  charges  et  redevances  féodales  qui  peuvent  encore  la  grever. 


t>2  I.A    COLONISATION    DES   TOURBIERES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

sine  de  la  misère.  Les  maisons  primitives,  dont  il  subsiste  quel- 
ques spécimens,  sont  de  véritables  huttes  de  branchages  et  de 
terre  séchée,  dans  lesquelles  vivent  pêle-mêle  bêtes  et  gens. 
Les  famines  n'étaient  pas  rares  :  plusieurs  fois,  les  enfants 
durent  être  recueillis  par  les  communes  voisines  et  les  adultes 
durent  s'expatrier  en  grand  nombre. 

Cette  misère  ne  cessa  qu'au  jour  où  la  tourbière  devint  trans- 
formable grâce  à  l'intervention  des  Pouvoirs  publics.  Cette  in- 
tervention se  manifesta  de  deux  façons  : 

1°  Par  la  création  d'un  canal  qui  réunit  l'Ems  au  golfe  de  Jade 
par  la  Hunte  et  dont  une  ramification  passe  dans  le  voisinage 
de  Neu-Arenberg. 

Ce  canal  a  permis  l'établissement  de  tout  un  réseau  de  fossés 
(V assainissement  placés  sous  la  surveillance  de  l'autorité  muni- 
cipale. Chaque  particulier  y  peut  faire  aboutir  ses  propres  fossés, 
car  la  tourbière  n'est  plus  bien  communal  ;  elle  a  été  partagée 
vers  1860  entre  les  propriétaires  qui  ont  donc  aujourd'hui  un 
intérêt  direct  à  tirer  de  leurs  terres  le  meilleur  parti  possible, 
et  ils  le  peuvent  grâce  au  canal  voie  de  transport.  Ce  n'est  pas 
qu'on  exploite  la  tourbe  à  Neu-Arenberg;  elle  n'est  pas  assez 
épaisse  pourcela  et  le  canal  est  trop  éloigné  pour  que  l'opération 
soit  avantageuse,  mais  on  importe  des  engrais  chimiques  dont 
l'emploi  permet  la  culture  sur  la  tourbe  même  et  c'est  à  ce 
propos  que  se  manifeste  sous  sa  seconde  forme  l'intervention  de 
l'État  par  : 

2°  L'introduction  de  méthodes  nouvelles.  Nous  avons  vu  que 
le  comte  de  Landsberg-Velen  avait  introduit  en  Allemagne 
la  Fehnkultur;  le  xix'  siècle  a  vu  apparaître  un  troisième 
mode  de  mise  en  valeur  des  tourbières.  Grâce  aux  amende- 
ments et  aux  produits  chimiques,  on  peut  aujourd'hui  modifier 
le  sol  tourbeux,  combattre  son  acidité  et  obtenir  ainsi  de  très 
belles  récoltes  sans  être  obligé  d'enlever  la  tourbe  an  préalable  : 
c'est  ce  qu'on  appelle  la  Moorkultur.  L'Étal  a  fondé  à  Brème 
une  station  d'essais  et  de  recherches  pour  l'étude  de  tout  ce  qui 
se  rapporte  aux  tourbières  et  â  leur  mise  en  valeur.  Cette  nou- 
velle méthode  a.  été  introduite  à  Neu-Arenberg  par  l'instituteur 


LA    COLONISATION   ADMINISTRATIVE    EN   ALLEMAGNE.  53 

qui,  par  des  cours  du  soir,  des  conférences  et  des  champs  d'ex- 
périence, a  amené  les  paysans  à  en  adopter  le  principe. 

L'État  intervient  donc  ici  par  ses  fonctionnaires  assumant 
une  partie  du  rôle  des  patrons  naturels  qui  n'existent  pas, 
et  par  les  travaux  publics  qu'il  a  entrepris,  canal  et  route, 
qui  permettent  l'importation  économique  des  engrais  chimi- 
ques. 

Neu-Arenberg  est  relié  par  la  route  au  canal  qui  passe  à 
Friesoythe,  à  10  kilomètres  de  là.  C'est  par  cette  voie  qu'arri- 
vent la  kaïnite  et  les  phosphates  qui  régénèrent  le  vieux  sol 
épuisé  et  transforment  le  marais  stérile  en  gras  pâturages.  Ce 
marais,  avons-nous  dit,  a  été  partagé  entre  les  habitants  vers 
1860;  il  en  est  résulté  une  augmentation  notable  des  propriétés  : 
un  Vollplatz  mesure  aujourd'hui  36  hectares  au  lieu  de  6 
qu'il  avait  au  début.  Les  premiers  essais  d'engrais  chimiques 
eurent  lieu  vers  1885,  sur  les  terres  arables;  à  cette  époque,  il  ne 
pouvait  être  question  de  les  employer  sur  la  lande,  car  l'absence 
de  canal  ne  permettait  pas  encore  l'écoulement  des  eaux.  C'est 
seulement  depuissixou  septans  que  l'usage  s'en  est  généralisé  et 
reflet  n'a  pas  tardé  à  s'en  faire  sentir  sur  le  bien-être  des  ha- 
bitants. 

Prenons  comme  exemple  l'aubergiste  Schneider.  Son  grand- 
père,  commerçant  de  Werlte,  possédait  le  moulin  de  Gehlen- 
berg  situé  sur  l'emplacement  actuel  de  Neu-Arenberg.  Son  père 
acquit  vers  1840  un  quart  de  domaine  (Vierte/platz),  y  bâtit 
une  maison  qui  lui  coûta  8.000  marks,  s'arrondit  quelques  an- 
nées plus  tard  d'un  nouveau  Viertelplatz,  puis  d'un  Platz  entier, 
si  bien  que  lui-même  possède  aujourd'hui  environ  12  hectares 
de  terres  et  prairies  et  -25  hectares  de  lande  marécageuse.  Il  y  a 
dix  ans,  il  n'avait  que  trois  mauvaises  vaches;  aujourd'hui,  grâce 
à  l'amélioration  de  ses  cultures,  il  en  peut  nourrir  quatre  sans 
compter  deux  génisses  et  deux  veaux  de  l'année.  Il  a  en  outre 
deux  chevaux  de  travail,  deux  truies  et  un  troupeau  de  130 
moutons  (Heideschnucken)  qui  vivent  du  pâturage  de  la  lande 
hiver  comme  été.  Ces  moutons  sont  appelés  à  disparaître  comme 
la  lande  elle-même,  car,  chaque  année,  Schneider  crée  deux  ou 


54  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES   DANS    LES    PAYS-BAS. 

trois  morgen1   de  prairies  sur  le   marais.    Cette  opération   est 
simple  et  relativement  peu  coûteuse. 

Après  avoir  assuré  l'égouttement  de  l'eau  par  des  rigoles  et 
des  fossés  de  profondeur  convenable,  on  nivelle  et  on  pioche, 
puis  on  chaule  à  3.000  ou  3.500  kilogrammes  à  l'hectare;  si  la 
tourbière  doit  être  convertie  en  prairie,  on  l'ensemence  avec 
de  la  terre  ayant  déjà  porté  des  légumineuses,  du  trèfle  par 
exemple,  afin  d'incorporer  au  sol  les  ferments  nécessaires  à  la 
nitrification  et  à  la  croissance  des  légumineuses.  La  fumure, 
exclusivement  minérale,  est  constituée  par  des  scories  de  dé- 
phosphoration  et  de  la  kaïnite.  Parfois  il  suffit  simplement  d'as- 
sainir le  sol  et  de  répandre  des  engrais  chimiques  pour  voir,  en 
deux  ans  une  excellente  prairie  se  substituer  à  la  maigre 
bruyère  du  marais. 

Voici  un  devis  des  dépenses  prévues  pour  la  transformation 
en  prairies  de  30  hectares  de  terrains  tourbeux.  La  tourbe  a 
environ  30  centimètres  d'épaisseur  : 

Marks. 
1°  Assainissement  par  fossés  :  25  marks  par  hectare. . .  750 
■2°  Nivellement  et  piochage  :  00  marks  par  hectare. ...     1 .800 

3"  Chaulage  :  3.500  kilogr.  à  l'hectare 1 .056 

Transport,  épandage,  hersage  :  6  marks  par  hectare.        180 
4"  Ensemencement  avec  de  la  terre  avant  porté  une  ré- 
colte de  trèfle 300 

5°  Fumure   :  scories  Thomas,  400  kilogr.  par  hectare.        600 

Kaïnite,  900  kilogr.  par  hectare 864 

Mélange,  transport,  épandage,  hersage 300 

6°  Semences  :  31  kilogr.  de  graines  de  trèfle  et  de  gra- 
minées par  hectare I .  039 

Frais  de  semailles <><> 

Hersage  et  roulage 240 

7°  Frais  de  devis,  surveillance,  imprévu. 111 

Total 7.300 

i .a  dépense  ressort  donc  à  243  marks  par  hectare. 

Les  premières  créations  de  prairies  ont  eu  lieu  ru  1898;  en 
1905,  300  hectares  de  tourbières  avaient  été  ainsi  transfor- 
més à  Neu-Arenberg1  et  chaque  année  une  trentaine  d'autres  sont 
mis  en  valeur.  Cette  transformation  eût  été  moins  rapide  sans 

1.  Un  hectare   -  quatre  morgen. 


LA.    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN    ALLEMAGNE.  55 

l'aide  de  l'État.  Nous  savons  que  les  habitants  de  ce  pays  étaient, 
il  y  a  encore  peu  d'années,  dans  une  pauvreté  voisine  de  la  mi- 
sère; aujourd'hui  même,  peu  d'entre  eux  sont  en  état  de  faire 
les  avances  nécessaires  pour  la  création  de  prairies.  C'est  pour- 
tant aux  plus  pauvres  surtout  que  cette  opération  s'impose 
pour  qu'ils  puissent  vivre  de  leurs  terres,  et  c'est  précisément  à 
eux  que  les  capitaux  indispensables  font  défaut.  Pour  remé- 
dier à  cette  situation,  l'État  accorde  des  subventions  à  répartir 
entre  les  propriétaires  les  plus  gênés,  afin  de  leur  permettre  d'a- 
ménager la  tourbière  en  prairie.  Aussi,  en  1905,  la  commune  de 
Neu-Arenberg-  a  pu  disposer  de  6.000  marks.  Ces  subventions 
pourront,  parla  suite,  être  réduites  et  même  supprimées,  lorsque 
les  paysans  auront  réalisé  quelques  économies  leur  permettant 
de  voler  de  leurs  propres  ailes;  mais  en  l'absence  de  tout  patron 
local,  il  semble  difficile  que  ces  petits  propriétaires  aient  pu  sortir 
seuls  de  l'état  misérable  où  les  maintenait  la  pauvreté  du  lieu. 
Un  des  effets  immédiats  de  la  mise  en  valeur  de  la  tourbière 
a  étéVarrêt  de  l'émigration,  autrefois  très  considérable.  Schneider 
avait  trois  frères  émigrés  en  Amérique  où  ils  étaient  commer- 
çants. Dans  une  autre  famille,  tous  les  enfants  ont  émigré,  sauf 
l'héritier.  Actuellement,  au  contraire,  on  n'émigre  plus  :  il  y  a 
assez  de  travail  sur  place,  quoique  la  fabrication  ne  s'y  soit  pas 
encore  développée1.  C'est  l'agriculture  seule  qui  fournit  de  l'oc- 
cupation à  tous  les  habitants.  La  population  est  plus  dense  et 
l'étendue  des  terres  cultivées  augmente  chaque  année.  11  est  à 
présumer  qu'il  se  produira  dans  le  Hummlingla  même  évolution 
qui  s'est  déjà  produite  en  Lunebourg  :  en  même  temps  que  la  cul- 
ture se  perfectionnera  et  deviendra  plus  intensive,  le  bien-être  et 
l'aisance  se  développeront  et  la  population  augmentera  sur  place2. 

1.  Presque  tous  les  paysans  font  eux-mêmes  leurs  sabots;  quelques  uns  travaillent 
pour  la  vente.  En  hiver,  un  certain  nombre  d'hommes  s'occupent  encore  à  tricoter 
des  fiants  et  des  chaussettes  de  laine  pour  le  commerce.  Cette  industrie  a  dû  se  dé- 
velopper grâce  a  l'existence  des  moulons. 

2.  D'après  1rs  registres  de  l'école,  le  nombre  des  élèves  a  suivi  la  progression  sui- 
vante : 

En  is87-h:î 96  élèves. 

1892-93 15(1     — 

1902-03 137     _ 

1905-06 149     — 


."><;  LA    COLONISATION    DES   TOURBIERES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

Ainsi  donc,  grâce  aux  progrès  de  la  science  agricole  et  aux 
engrais  chimiques  amenés  par  le  canal,  le  sol  cultivable,  à 
Neu-Arenberg,  devient  à  la  fois  plus  fertile  et  plus  abondant 
et  une  ère  de  prospérité  s'ouvre  pour  le  pays.  Les  famines  n'y 
sont  plus  à  craindre  et  l'émigration,  même  temporaire,  a  com- 
plètement cessé1. 

Ce  second  type  des  tourbières  est  donc  caractérisé  par  une 
action  plus  marquée  de  la  collectivité.  D'une  part,  l'Etat  a  con- 
tribué au  progrès  des  méthodes  par  son  enseignement  et  ses 
subventions  pécuniaires;  d'autre  part,  il  a  ouvert  de  nouveaux 
territoires  à  la  culture  par  des  travaux  d'intérêt  général  consi- 
dérables et  coûteux. 

Colonie  sur  «  uochmoor  »  :  l'État  patron,  entrepreneur 
de  travaux  publics  et  entrepreneur  de  colonisation.  —  lilc- 
tion  de  l'État  patron  va  s'accentuer  encore  dans  la  troisième  va- 
riété des  colonies  de  tourbières  que  nous  allons  étudier.  A  ses 
rôles  précédents  d'initiateur  de  méthodes  nouvelles  et  d'entre- 
preneur de  grands  travaux  publics  l'État  ajoutera  celui  d'entre- 
preneur de  colonisation. 

La  colonie  d'Elisabethfehn  va  nous  en  fournir  la  preuve.  A 
Papenburg  et  à  Neu-Arenberg  la  colonisation  était  limitée  par 
les  conditions  naturelles  du  lieu  :  Papenburg  était  rivé  au 
fleuve  et  Neu-Arenberg  isolé  sur  son  îlot;  l'intervention  de  l'État 
a  permis  leur  développement.  A  Elisabethfehn  l'action  des  pou- 
voirs publics  va  permettre  la  colonisation  en  pleine  tourbière, 
en  levant  les  obstacles  qui  s'y  opposaient. 

Sur  un  sous-sol  sablonneux,  la  tourbe  forme  un  dépôt  de 
3  à.  4  mètres;  les  couches  inférieures  sont  noires  et  denses  ; 
ce  sont  elles  qui  fournissent  le  combustible;  au-dessus,  se  trouve 
la  tourbe  jaune  employée  à  différents  usages,  notamment 
comme  litière;  enfin  à  la  surface,  La  tourbe  blanche,  formée  des 
débris  de  végétaux  à  peine  décomposés,  est  absolument  inutili- 

I.  Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  une  grande  partie  de  la  population  maie  allait 
encore  chaque  été  chercher  du  travail  en  Hollande,  à  l'époque  de  la  fenaison  et  de 
la  moisson. 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN   ALLEMAGNE.  57 

sable  :  lors  de  l'exploitation,  elle  est  rejetée  vers  la  base  et 
finalement  mélangée  au  sable  du  fond  auquel  elle  apporte 
des  matières  organiques,  et  qu'elle  rend  ainsi  plus  fertile. 

L'État  a  propagé  ici  les  méthodes  nouvelles  en  chargeant  le 
surveillant  du  canal  de  faire  des  expériences  démonstratives 
pour  l'emploi  des  engrais  et  des  amendements. 

Il  a  été  entrepreneur  de  travaux  publics  en  creusant  le  canal 
qui,  comme  l'Ems  à  Papenburg,  joue  le  rôle  de  collecteur  et 
de  voie  de  communication;  aussi  le  peuplement  se  fait-il  le 
long  de  ses  rives  :  la  colonie  d'Elisabethfelm  s'étend  sur  plus 
de  11  kilomètres  de  longueur. 

L'État,  en  engageant  des  capitaux  considérables  dans  des  tra- 
vaux de  cette  nature,  ne  peut  espérer  en  retirer  profit  que  par 
le  développement  de  la  richesse  publique,  dû  à  l'accroissement 
de  la  population  et  à  une  meilleure  utilisation  du  sol  national. 
C'est  ce  qui  l'a  amené  à  se  faire  entrepreneur  de  colonisation. 
En  construisant  le  canal,  il  a  acheté  des  terrains  sur  une  lar- 
geur telle  que  presque  partout  il  se  trouve  propriétaire  sur  les 
deux  rives  d'une  étendue  de  tourbière  suffisante  pour  y  créer 
des  colonats  de  5  à  6  hectares. 

Cette  colonisation  administrative  a  eu  des  fortunes  diverses. 
Augustfehn,  colonie  toute  voisine  d'Elisabethfelm  et  placée 
dans  des  conditions  presque  identiques,  va  nous  offrir  le  spec- 
tacle d'une  colonisation  agricole  qui  échoue,  au  moins  à  ses 
débuts,  tandis  qu'Elisabethfehn,  plus  récente,  pourra  profiter 
de  l'expérience  acquise  et  se  développer  sans  crise.  L'État, 
même  lorsque  son  intervention  est  justifiée,  nécessaire  et  bien- 
faisante, ne  se  montre  jamais  que  patron  assez  médiocre,  car 
il  manque  de  la  souplesse  indispensable  pour  faire  face  à  des 
situations  variées  et  changeantes.  La  majestueuse  et  imperson- 
nelle uniformité  de  son  action  le  rend  pou  apte  à  diriger  les 
hommes  au  milieu  des  réalités  pratiques. 

Augustfehn  est  située  à  la  frontière  du  grand-duché  d'Olden- 
bourg et  de  la  Frise  orientale.  Le  canal  qui  rejoint  la  Leda, 
affluent  de  L'Ems,  a  été  creusé  entre  1845  et  1850,  en  vue  de 
favoriser  la  mise  en  valeur  des  tourbières;  la  colonie  fut  fonde' 


58  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

à  la  même  époque  le  long  du  canal  sur  des  terres  appartenant 
à  l'État.  Les  premiers  colons  vinrent  de  la  province  prussienne 
voisine,  la  Frise  orientale,  où  existaient  déjà  des  colonies  sur 
tourbières.  Généralement  fils  d'anciens  colons,  ils  étaient  par 
conséquent  habitués  à  la  vie  qui  les  attendait.  En  arrivant, 
chacun  d'eux  recevait  une  propriété  de  5  hectares  environ;  il 
devait  en  échange  payer  une  rente  de  V2  marks  pendant  trente 
ans  et  un  impôt  spécial  pour  l'entretien  du  canal  de  12  marks 
par  an;  il  s'engageait,  en  outre,  à  construire  une  maison  d'une 
valeur  de  2.000  marks  pour  la  construction  de  laquelle  l'État 
lui  avançait  de  l'argent  à  k  1/2  p.  100.  De  ces  premiers  co- 
lons, deux  seulement  ont  prospéré  et  se  sont  maintenus  sur  leur 
bien;  tous  les  autres  ont  échoué,  sont  partis  ou  ont  dû  aliéner 
leur  colonats.  A  quelles  causes  cet  échec  est-il  imputable  ? 

D'abord  à  l'incapacité  générale  des  nouveaux  venus  qui  pu- 
rent devenir  propriétaires  sans  bourse  délier;  l'Etat  commit  la 
faute  de  mettre  la  propriété  à  la  portée  de  tous  sans  opérer  la 
sélection  des  capables.  Il  eût  d'ailleurs  été  difficile  à  l'État, 
grand  patron  impersonnel,  de  faire  cetle  sélection,  mais  les  évé- 
nements s'en  chargèrent  aux  dépens  des  colons. 

Ceux-ci  n'ayant  pas  payé  leur  terre,  y  étaient  peu  attachés, 
comme  il  arrive  pour  une  chose  qui  n'a  rien  coûté.  A  leurs 
yeux,  elle  avait  peu  de  valeur,  elle  ne  méritait  pas  qu'on  fit  des 
efforts  et  des  sacrifices  pour  la  conserver.  Ils  étaient  comnii1 
campés  sur  leur  colonat  sans  faire  corps  avec  lui;  il  n'y  avait 
pas  identification  entre  le  propriétaire  et  la  propriété. 

En  outre,  la  facilité  avec  laquelle  les  concessions  étaient  ac- 
cordées avait  attiré  un  grand  nombre  de  gens  manifestement 
incapables  d'entreprendre  la  culture  faute  des  plus  élémentaires 
ressources.  En  général,  la  terre  ne  porte  de  récoltes  qu'au  bout 
d'une  année  de  travail,  pendant  laquelle  il  faut,  non  seulement 
se  nourrir,  se  vêtir  et  se  loger,  mais  encore  faire  au  sol  des 
avances  sous  forme  de  semences  et  d'engrais.  A  Augustfehn  la 
situation  était  plus  complexe  encore,  car  A  cette  époque,  1850, 
l'usage  des  engrais  chimiques  n'était  pas  généralisé  et  la  cul- 
ture sur  la  tourbe  par  conséquent  impossible,  (.'étaient  donc  plu- 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN    ALLEMAGNE.  59 

sieurs  années  que  devaient  attendre  les  nouveaux  venus  avant 
de  pouvoir  vivre  de  leurs  produits.  Il  est  vrai  que,  pendant 
cette  période,  la  vente  de  la  tourbe  pouvait  leur  assurer  des 
moyens  d'existence.  Mais  nous  savons  que  le  commerce  exige 
des  qualités  qui  font  souvent  défaut  aux  cultivateurs,  et  que  le 
judicieux  emploi  d'une  somme  d'argent  exige  un  certain  esprit 
d'ordre  et  de  prévoyance  ;  or,  aucune  sélection  n'avait  présidé 
à  l'installation  des  colons. 

Ces  trois  vices  originaires  de  la  colonisation  à  Augustfehn  : 
incapacité  générale  des  colons,  défaut  d'attachement  à  la  terre, 
dû  à  la  gratuité  des  concessions,  manque  des  capitaux  indispen- 
sables, développèrent  tous  leurs  funestes  effets  sous  l'influence 
d'une  cause  extérieure  :  l'installation  d'une  fonderie  pour  l'uti- 
lisation de  la  tourbe  comme  combustible. 

Les  colons,  venus  sans  argent,  furent  naturellement  attirés 
par  les  salaires  de  l'usine  et  s'y  engagèrent  comme  ouvriers. 
Ils  paraient  ainsi  aux  difficultés  présentes,  mais  sans  songer  à 
l'avenir.  Faute  de  temps,  ils  durent  renoncer  à  l'extraction  de 
la  tourbe  et  ne  se  procurèrent  pas  ainsi  les  capitaux  nécessaires 
pour  améliorer  leur  colonat;  les  salaires  étaient  dépensés  au 
jour  le  jour  pour  les  besoins  immédiats.  Ils  n'avaient  même  pas 
l'appui  d'une  petite  culture  ménagère  et  du  jardinage,  car 
n'ayant  pas  tourbe,  ils  ne  pouvaient  rien  faire  pousser  sur  la 
tourbe,  la  «  Moorkultur  »  n'étant  pas  encore  en  usage. 

Au  point  de  vue  agricole,  la  colonisation  était  donc  radicale- 
ment manquée,  puisque  le  sol  n'était  pas  mis  en  valeur.  Au 
point  de  vue  social  l'échec  était  aussi  complet,  car  les  petits 
propriétaires  qu'on  avait  essayé  d'enraciner  en  cet  endroit  ne 
devaient  pas  tarder  à  être  évincés  de  leur  propriété. 

Voici  comment.  Faute  de  culture  possible,  ils  devaient  acheter 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie,  et  cela  dans  une  colonie 
perdue  au  milieu  des  tourbières  où  existait  un  monopole  <!<■ 
fait  en  faveur  des  deux  ou  trois  commerçants  établis  là  dès  le 
début.  Ceux-ci  ne  manquèrent  pas  d'en  profiter  :  ils  firent  au 
colon  un  très  large  crédit,  qui  l'incitait  à  la  dépense,  jusqu'au 
jour  où  les  dettes  égalèrenl  la  valeur  du  colonat;  à  ce  moment, 


00  LA    COLONISATION   DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

le  commerçant  se  fit  céder  la  propriété.  C'est  ainsi  que  quelques 
individus  ont  exproprié  petit  à  petit  tous  les  colons,  sauf  deux: 
ils  louent  maintenant  les  colonats  aux  ouvriers  dont  beaucoup 
en  sont  les  anciens  propriétaires.  Les  locataires  ont  le  droit 
d'extraire  la  tourbe  nécessaire  à  leur  consommation  et,  aujour- 
d'hui, grâce  aux  engrais  chimiques,  ils  peuvent  faire  quelques 
cultures.  Les  salaires  industriels  ayant  haussé,  ils  seraient  en 
meilleure  posture  qu'autrefois,  n'était  l'alcoolisme. 

Notons  en  passant  que  la  fonderie  installée  à  Augustfehn  pour 
utiliser  la  tourbe  n'emploie  plus  aujourd'hui  que  du  charbon. 
A  côté  d'elle  existe  une  fabrique  de  tourbe-litière  et  deux  ou 
trois  fabriques  de  tourbe  pressée.  Il  se  fait  aussi  une  exporta- 
tion active  de  tourbe  provenant  soit  des  colonats  que  les  com- 
merçants se  sont  réservés  et  qu'ils  exploitent  industriellement, 
soit  des  colonats  nouvellement  créés.  L'État,  en  effet,  a  reconnu 
ses  erreurs,  et,  pour  remédier  aux  funestes  conséquences  de 
son  premier  système,  a  changé  de  méthode. 

Aujourd'hui  les  concessions  sont  vendues  aux  enchères  et  at- 
teignent en  moyenne  le  prix  de  1.100  marks;  cette  somme  doit 
être  payée  en  trois  ans.  Le  colon  est  exempt  d'impôt  pendant 
les  dix  premières  années;  passé  ce  délai,  il  doit  payer,  en  plus 
des  contributions  ordinaires,  une  rente  de  6  marks  par  hectare, 
rente  rachetable  au  denier  trente.  Le  concessionnaire  s'engage 
à  construire  pendant  les  trois  premières  années  une  maison 
d'une  valeur  de  1.000  marks,  pour  la  construction  de  laquelle 
l'État  lui  avance  de  l'argent  à  V  1/2  p.  100  amortissement  com- 
pris. 

Ces  nouveaux  colons  réussissent  en  général.  D'une  part,  ils 
sont  le  produit  d'une  sélection,  puisque,  pour  acheter  leur  co- 
lonat,  il  leur  faut  disposer  d'un  capital  qu'ils  ont  <lù  épargner 
au  préalable,  ou  tout  au  moins  avoir  des  qualités  personnelles 
capables  d'inspirer  conliance  à  un  prêteur.  Ayant  fait  un  sacri- 
fice pour  acquérir  une  concession,  c'est  preuve  qu'ils  ont  le 
désir  de  s'y  établir  définitivement;  ils  ne  sont  pas  disposes  à 
l'abandonner  à  la  légère. 

D'autre  part,  les  progrès  de  la  technique  agricole  leur  permet- 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN    ALLEMAGNE.  61 

tent,  grâce  aux  engrais  chimiques,  de  se  livrer,  dès  le  début,  à 
la  culture  sur  la  tourbe  même;  l'argent  nécessaire  leur  est 
fourni  par  la  vente  de  la  tourbe  et  l'élevage  des  porcs.  Ils  tirent 
donc  de  la  culture  les  denrées  indispensables  à  leur  subsistance 
et  ne  s'adressent  aux  commerçants  que  pour  certains  objets 
accessoires.  S'ils  font  appel  au  crédit,  c'est  à  titre  exceptionnel  et 
de  façon  passagère;  ils  n'en  prennent  pas  l'habitude.  L'alcoo- 
lisme sévit  également  beaucoup  moins  dans  ces  nouvelles  fa- 
milles que  dans  les  anciennes. 

J'ai  eu  l'occasion  de  voir  chez  lui  le  propriétaire  d'un  des 
colonats  de  l'origine.  C'est  un  homme  fort  à  l'aise  dont  la  maison 
confortable  vaut  4.000  à  5.000  marks;  sa  propriété  qui  donne 
sur  le  canal  a  90  mètres  de  large  sur  600  mètres  de  profondeur, 
soit  environ  5  hectares  et  demi.  Presque  toute  la  tourbe  a  été 
extraite  ;  ce  qui  en  reste  n'est  exploité  que  pour  la  consomma- 
tion domestique.  Sur  cette  tourbe,  Meyer,  le  colon,  a  créé  un 
pâturage  pour  son  cheval  et  ses  cinq  vaches  ;  il  possède  aussi 
deux  truies  dont  il  vend  les  produits  ainsi  que  ses  veaux,  son 
beurre  et  quelques  pommes  de  terre;  toutes  les  autres  denrées 
sont  consommées  sur  place.  L'argent  provenant  des  ventes  sert 
en  grande  partie  à  acheter  du  fumier,  car  le  sol  tourbe,  très 
sablonneux,  en  exige  beaucoup  ;  ce  fumier  vient  par  le  canal 
des  régions  d'élevage  de  la  Frise  orientale.  Tous  les  six  ans, 
Meyer  chaule  à  3.000  kilogr.  par  hectare,  et  chaque  année,  il 
répand  200  kilogr.  de  scories  Thomas  et  autant  de  kaïnite. 
(irAce  à  ce  traitement,  il  obtient  de  belles  récoltes  qui  lui  font  la 
vie  facile. 

Lorsque  Meyer  devint  propriétaire  à  la  mort  de  son  père,  le 
oolonat  était  tellement  grevé  de  dettes  que  ses  deux  frères  ne 
touchèrent  rien  dans  la  succession  paternelle  :  l'un  est  aujour- 
d'hui colon,  l'autre  forgeron.  Meyer  a  pu  payer  les  dettes  et  il 
a  même  acheté  récemment,  à  quelque  distance  d'Augustfehn, 
une  certaine  étendue  de  tourbière  qu'il  exploite  au  moyen  d'une 
petite  fabrique  de  tourbe  pressée.  Il  a  huit  enfants  dont  un  fils 
de  dix-sopt  ans  et  quatre  filles  mariées.  La  plupart  des  cadets 
deviennent  ouvriers  d'industrie,  car  les  dettes  qui  grèvent  les 


02  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS   LES    PAYS-BAS. 

colonats  réduisent  souvent  leur  part  successorale  à  rien.  Les 
plus  favorisés  peuvent  acquérir  une  concession  ;  d'autres,  attirés 
par  des  parents,  émigrent  en  Amérique,  où,  après  avoir  été 
ouvriers  agricoles,  ils  deviennent  plus  tard  farmers. 

La  colonie  d'Augnstfehn  nous  permet  de  constater  : 

1°  Le  rôle  important  du  commerce,  sur  quoi  nous  reviendrons 
plus  loin  ; 

2°  L'actioD  très  marquée  do  l'État. 

à)  D'une  part,  par  l'exécution  de  grands  travaux  publics, 
comme  le  canal,  qui  rentrent  normalement  dans  ses  attributions 
et  dont  l'utilité  n'est  pas  contestable  ; 

b)  D'autre  part,  par  la  concession  de  terres  aux  nouveaux  co- 
lons, ce  qui  constitue  un  acte  de  patronage  de  la  propriété, 
rôle  pour  lequel  l'État  manque  d'aptitude  et  de  souplesse,  ce 
qui  l'a  contraint,  après  une  expérience  néfaste,  h  changer  ses 
méthodes. 

A  Elisabethfehn,  située  à  quelques  kilomètres  au  sud  de  la 
colonie  précédente,  on  n'a  pas  eu  à  enregistrer  d'insuccès;  le 
canal  a  été  commencé  en  184V,  et  la  colonie  fondée  dès  1863, 
mais  elle  n'a  pris  un  véritable  essor  que  dans  ces  dernières 
années;  elle  s'étend  actuellement,  pendant  11  kilomètres,  sur 
le  territoire  de  trois  communes  et  compte  100  colonats  installés 
sur  terres  privées  et  156  constitués  par  l'État,  sensiblement  dans 
les  mêmes  conditions  qu'aujourd'hui  cà  Augustfehn. 

Les  colons  viennent  des  Fehnkolonien  du  voisinage  ou  sont 
fils  d'anciens  colons;  quelques-uns  sont  Hollandais,  mais,  dans 
ce  cas,  ils  ne  sont  naturalisés  qu'au  bout  de  dix  ans,  et  seule- 
ment s'ils  ont  réussi.  L'Allemagne  est  assez  riche  d'hommes  pour 
ne  pas  s'embarrasser  d'émigrants  sans  valeur.  Le  nouveau  venu 
choisit  un  colonat  à  sa  convenance,  le  paie  un  prix  fixé  d'après 
sa  teneur  en  tourbe  et  s'y  construit  une  habitation  très  sommaire 
et  peu  conteuse.  Il  sème  immédiatement  du  sarrasin  qui  donne 
une  première  récolle  passable  sur  la  tourbe,  même  sans  engrais; 
puis  il  commence  l'extraction  du  combustible  qui  se  poursuit 
pendant  les  mois  de  mai,  juin  et  juillet.  H  faut  en  effet  que  la 
tourbe  ait  le  temps  de  sécher  avant  l'hiver.  L'exploitation  en  est 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN    ALLEMAGNE.  63 

beaucoup  plus  simple  que  clans  la  vallée  de  la  Somme,  puis- 
qu'elle se  fait  à  sec;  le  chantier  est  disposé  en  escalier,  deux 
hommes  y  travaillent  ensemble  armés  de  larges  bêches,  l'un 
coupant  horizontalement,  l'autre  verticalement.  On  obtient 
ainsi  des  parallélipipèdes  de  40  centimètres  de  longueur  en- 
viron, que  les  femmes  disposent  comme  des  piles  de  biscuits 
pour  les  faire  sécher. 

En  automne,  le  colon  vend  sa  tourbe,  soit  à  un  marchand 
local,  soit  à  un  batelier  qui  la  transporte  dans  les  villes  du  voi- 
sinage :  Oldenbourg,  Leer,  Emden. 

L'État  a  fait  œuvre  de  patron  soucieux  du  progrès  des  mé- 
thodes en  chargeant  le  surveillant  du  canal  de  faire  des  expé- 
riences pour  l'emploi  des  engrais  chimiques  et  d'en  répandre  la 
pratique  parmi  les  habitants  de  la  colonie.  Au  bout  de  trois  ans, 
les  résultats  furent  excellents  et  la  population  définitivement 
convertie  à  l'emploi 'de  la  chaux,  des  phosphates  et  de  la  kaï- 
nite. 

En  résumé,  à  Elisabethfehn  comme  à  Augustfehn,  nous  nous 
trouvons  en  présence  d'une  colonisation  administrative  bien 
caractérisée,  où  l'action  de  l'État  se  fait  sentir  d'une  façon 
constante  et  minutieuse.  Ce  système  est  nécessité  en  partie  par 
les  conditions  du  lieu  et  l'absence  de  patrons  naturels  dans  la 
région;  il  est  parfaitement  justifié  par  le  but  à  atteindre  : 
augmentation  de  la  production  nationale,  et  surtout  ouverture 
de  nouveaux  territoires  à  une  population  qui  s'accroît  de  près 
d'un  million  d'àmes  par  an.  Les  inconvénients  que  nous  avons 
pu  relever  paraissent  inhérents  à  la  nature  de  l'œuvre  entre 
prise  et  aux  conditions  mêmes  dans  lesquelles  elle  doit  être 
conduite.  Les  capitaux  allemands  sont  trop  nécessaires  à  l'in- 
dustrie pour  qu'on  puisse  prévoir  le  moment  où  ils  s'engage- 
ront, comme  en  Hollande,  dans  des  entreprises  de  colonisation 
de  tourbières. 

Les  manifestations  de  l'initiative  privée.  —  Les  tourbières  se 
trouvent  donc  être  le  terrain  d'élection  de  l'étatisme  et  du  pater- 
nalisme allemands  :  le  type  particulariste  de  la  Haine   saxonne 


1)4  LA   COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

semblerait  devoir  être  ramené  par  la  force  des  choses  vers  le 
type  communautaire  parla  grande  importance  prise  parles  Pou- 
voirs publics.  Là  où  le  rôle  de  l'État  est  si  grand  et  si  nécessaire, 
le  particulier  ne  peut  que  se  sentir  amoindri  et  parfois  comme 
annihilé,  quelles  que  soient  d'ailleurs  sa  valeur  et  son  énergie 
personnelles.  Cependant  l'exploitation  de  la  tourbe  et  la  mise  en 
valeur  du  sol  vierge  exigent  de  la  persévérance  et  un  travail 
intense,  non  moins  que  de  l'initiative,  de  la  prévoyance  et  une 
certaine  habileté  commerciale.  D'ailleurs  quelques  traits  du 
caractère  du  paysan  saxon,  apte  à  faire  ses  affaires  lui-même,  se 
retrouvent  dans  les  associations  libres  que  les  habitants  des 
différentes  colonies  ont  été  amenés  à  constituer  pour  répondre 
à  certains  besoins  dont  l'État  n'avait  pas  assumé  la  satisfaction. 
Si  le  paysan  des  tourbières  accepte  le  joug  nécessaire  de  l'État, 
il  ne  lui  demande  pas  d'accroître  indéfiniment  ses  attributions. 

C'est  d'abord  dans  le  domaine  àzY  instruction  publique  que  se 
fait  jour  l'initiative  de  la  population.  A  Neu-Arenberg,  pendant 
les  premières  années  de  la  colonie,  c'est  un  des  habitants  qui 
donne  aux  enfants  un  enseignement  rudimentaire.  A  sa  mort, 
les  parents  intéressés  louent  les  services  d'un  maître  d'école, 
mais  pour  l'hiver  seulement;  en  été,  il  doit  chercher  à  gagner 
sa  vie  par  d'autres  travaux.  Comme  le  berger  communal,  le 
maître  d'école  est  nourri  successivement  dans  chaque  famille  à 
tour  de  rôle.  Plus  tard,  on  s'entend  avec  le  bureau  de  l'Église  de 
façon  à  améliorer  la  situation  de  l'instituteur  en  le  faisant 
nommer  sacristain  :  c'est  là  l'origine  du  droit  de  présentation,  que 
conserve  encore  actuellement  le  duc  d'Arenberg,  en  sa  qualité  de 
patron  de  l'Église,  pour  le  choix  de  l'instituteur-sacristain-orga- 
niste,  qui  est  nommé  par  l'évêque  et  agréé  par  le  gouvernement. 

Je  ne  puis  m'étendre  plus  longuement  sur  mille  particularités 
intéressantes  de  l'organisation  scolaire  qui  montrent  la  souplesse 
de  ces  organismes  dus  à  l'initiative  privée,  se  créant  au  fur  et  à 
mesure  des  besoins  et  s'agençant  au  mieux  des  intérêts  de 
chacun1.  On  ne  peut  que  Louer  l'État  allemand  de  respecter  cette 

1.  Les  habitants  d'une  partie  du  village  de  Neuvres,  se  trouvant  trop  éloignés  de 


LA    COLONISATION    ADMINISTRATIVE    EN   ALLEMAGNE.  65 

autonomie;  il  a  compris  que,  dans  cette  vie  locale  active,  il  y 
avait  une  force  bienfaisante,  que  le  peuple  y  faisait  son  éduca- 
tion politique  et  qu'il  était  retenu  par  elle  dans  le  domaine  des 
réalités  tangibles. 

Dans  le  temporel  religieux  nous  retrouvons  à  Neu-Arenberg  la 
même  indépendance.  A  l'origine,  la  colonie  appartenait  à  la 
paroisse  de  Werlte,  située  à  15  kilomètres  et  desservie  par  de 
mauvais  chemins.  En  1829,  les  habitants  de  Neu-Arenberg  déci- 
dèrent d'avoir  leur  église  :  la  commune  fournit  pour  l'église  et 
le  presbytère  les  pierres,  les  briques  et  les  tuiles  ;  le  duc  d'Aren- 
berg  donna  le  bois,  et  une  collecte  couvrit  le  reste  de  la  dépense  ; 
l'État  fit  don  de  300  thalers.  Le  mobilier  de  l'église  fut  donné 
par  la  duchesse  d'Arenberg.  Quant  au  curé,  on  lui  concéda  un 
domaine  de  36  hectares  ;  àlui  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible. 

A  côté  de  ces  associations  qui  se  sont  formées  jadis  spontané- 
ment pour  remplir  un  service  public,  nous  en  trouvons  d'autres 
qui  correspondent  à  des  intérêts  privés  d'ordre  général  :  un 
syndicat  agricole,  fondé  à  l'instigation  d'un  instituteur  et  qui  a 
beaucoup  contribué  aux  progrès;  une  coopérative  de  consomma- 
tion, qui  est  réunie  à  la  laiterie  coopérative  pour  diminuer  les 
frais  d'administration;  une  caisse  d'épargne  et  de  prêt,  qui  ne 
rend  peut-être  pas  tous  les  services  que  les  petites  gens  en 
pourraient  attendre  à  cause  des  sûretés  qu'elle  exige.  Ces  der- 
nières institutions  ont  été  fondées  par  l'instituteur  actuel,  M.  De- 
ters,  esprit  très  ouvert  et  plein  d'initiative,  qui  supplée  dans  la 
mesure  du  possible  au  manque  de  patrons  naturels. 

En  résumé,  l'étude  des  tourbières  allemandes  de  la  plaine 
saxonne  nous  montre  comment  cette  région  n'a  pu  naitre  à  la  vie 
sociale  que  grâce  à  l'intervention  préalable  de  l'État,  qui  seul  était 
assez  riche  et  assez  puissant  pour  accomplir  les  travaux  nécessités 
par  le  lieu.  La  colonisation  a  suivi  la  même  progression  que  le 
développement  des  Pouvoirs  publics,  devenant  plus  intense  à 
mesure  que  grandissaient  ceux-ci. 

L'école,  ont  refusé  leurs  subventions,  lors  d'un  agrandissement  des  locaux,  et  se  sont 
constitués  en  commune  scolaire  indépendante.  On  n'a  rien  trouvé  à  redire  à  cela, 
l'école  devant  naturellement  satisfaire  ceux  qui  s'en  servent. 

r. 


66  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

Si  nous  ne  nous  trouvons  pas  en  présence  d'une  organisation 
absolument  pharaonique,  cela  tient,  d'une  part,  à  ce  que  les 
tourbières  ne  constituent  qu'une  faible  partie  de  l'État,  d'autre 
part,  à  ce  que  les  conditions  même  du  lieu,  on  donnant  sponta- 
nément naissance  à  la  navigation  et  au  commerce,  assurent  par 
là  aux  colons  une  certaine  indépendance  dans  leurs  moyens 
d'existence  et  les  garantissent  contre  l'omnipotence  envahissante 
de  l'État. 


IV 


LE   DEVELOPPEMENT  DU  COMMERCE 
ET  DE  LA  NAVIGATION 


Le    lieu   donne  naissance  au  commerce  par    batellerie.    — 

Nous  avons  vu  que  les  premières  colonies  de  tourbières  dans 
les  Pays-Bas  ont  une  origine  commerciale.  C'est  pour  se  pro- 
curer un  objet  de  commerce  que  les  bateliers  frisons  ont  attaqué 
le  marais  tout  autour  du  Zuiderzée;  c'est  pour  réaliser  des 
bénéfices  dans  des  entreprises  commerciales  que  les  capitalistes 
urbains  ont  constitué  des  sociétés  pour  l'exploitation  de  la 
tourbe  en  Drenthe  et  en  Groningue. 

Le  transport  et  la  vente  du  combustible  ont  pour  le  moins 
autant  d'importance  que  son  extraction.  Et  remarquez  que 
cela  n'est  pas  seulement  l'affaire  d'un  patron  commandant  à 
des  salariés;  les  canaux  ne  permettent  pas  l'emploi  de  grands 
bateaux,  deux  ou  trois  hommes  suffisent  à  conduire  les  plus 
grands  chalands  dont  le  chargement  de  tourbe  n'a  pas  en 
somme  une  très  grande  valeur;  l'entrepreneur  de  tourbage 
ne  peut  donc  ni  surveiller  lui-même  les  voyages  des  bateaux  ni 
mettre  sur  chacun  d'eux  un  représentant,  ce  qui  augmenterait 
les  frais  généraux  dans  une  énorme  proportion.  Par  conséquent, 
la  solution  la  plus  simple  est  de  vendre  la  tourbe  au  ba- 
telier qui  la  transporte  et  la  revend  ensuite  pour  son  propre 
compte.  C'est  donc  toute  une  population  qui  prend  part  au 
commerce  de  la  tourbe;  vous  voyez  d'ici  les  aptitudes  qui  doi- 


68  LA    COLONISATION    DES   TOURBIERES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

vent  se  développer  chez  ces  hommes  qui  passent  tout  au  plus 
trois  mois  sur  le  chantier  et  le  reste  du  temps  sur  leur  bateau 
ou  sur  les  marchés  des  villes. 

La  conséquence  de  cette  formation  commerciale,  c'est  que, 
lorsque  la  tourbe  est  épuisée,  la  plupart  des  tourbiers-bate- 
liers  restent  de  purs  transporteurs-commerçants.  Ils  sont  plus 
de  cinq  cents  à  Hoogeveen  qui  vont  ailleurs  chercher  de  la 
tourbe  pour  la  revendre,  et  qui  rapportent  des  engrais,  de  la 
paille,  des  briques,  etc.,  souvent  même  ils  ne  font  plus  com- 
merce de  tourbe;  mais,  comme  leur  métier  est  né  dans  la  tour- 
bière, la  colonie  reste  leur  port  d'attache.  Il  y  a  aussi  à  cela 
une  autre  raison,  c'est  que,  à  l'heure  actuelle,  ces  tourbières, 
en  raison  même  de  l'esprit  commercial  qui  s'y  est  développé, 
comptent  parmi  les1  centres  les  plus  actifs  de  la  vie  économique 
des  Pays-Bas.  Nous  verrons  plus  loin  ce  qu'il  faut  penser  de 
leur  agriculture  et  de  leur  industrie,  mais  dès  maintenant  nous 
pouvons  prévoir  que  le  commerce  et  la  batellerie  y  trouveront 
ample  matière  à  trafic  et  à  transport. 

On  s'explique  ainsi  l'encombrement  des  canaux  où  la  circu- 
lation devient  parfois  presque  impossible.  On  comprend  que  les 
bateliers  néerlandais,  dont  les  enfants  restent  dans  le  mé- 
tier, débordent  de  leur  pays  et  entreprennent  quelquefois  de 
longs  voyages.  J'en  ai  connu  un,  patron  d'une  tjalk  valant 
18.000  francs,  qui  vient  souvent  dans  le  nord  de  la  France.  Il 
charge  dans  les  colonies  de  Groningue  de  la  fécule  qu'il  trans- 
porte à  Gand  ;  puis  de  là  il  va  à  Coudé  chercher  de  la  pierre 
pour  les  routes  de  Hollande.  Son  fils  est  allé  une  fois  à  Lyon 
porter  de  l'avoine;  le  voyage  a  duré  trois  mois  aller  et  retour. 
Lui-même  va  quelquefois  en  Allemagne  où  il  laisse  du  blé  et 
d'où  il  rapporte  du  charbon.  Il  n'habite  que  son  bateau  avec 
sa  femme  et  ses  quatre  enfants  qui  seront  bateliers  comme  lui 
et  comme  son  père. 

On  serait  peut-être  tenté  de  croire  que  le  grand  essor  du 
commerce  par  batellerie  dans  les  Pays-Bas  tient  aux  conditions 
spéciales  du  pays  dont  le  sol  bas  et  horizontal  est  particulière- 
ment favorable  à  l'établissement  des  canaux.   En  fait,  il  n'y  a 


LE   DÉVELOPPEMENT    DU    COMMERCE   ET    DE    LA    NAVIGATION.  G9 

pas  de  contrée  au  monde  où  le  réseau  des  voies  navigables 
soit  aussi  serré  qu'en  Néerlande;  presque  chaque  ferme  y  est 
desservie  par  un  canal.  Sans  nier  la  part  qu'a  pu  avoir  le 
relief  du  sol  dans  le  développement  de  la  batellerie,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  remarquer  que  c'est  surtout  dans  les  colonies 
de  tourbières  que  son  importance  est  grande,  et,  en  Allemagne, 
c'est  là  que  nous  la  voyons  prendre  naissance. 

Le  commerce,  en  etTet,  sort  nécessairement  des  conditions 
du  lieu  qui  impliquent  également  la  batellerie  comme  moyen 
de  transport  : 

1°  La  barque  est  le  seul  moyen  de  communication  et  de 
transport.  Dans  la  solitude  du  marais,  il  n'y  a  pas  de  route  et 
il  n'en  peut  y  avoir  qu'au  prix  de  travaux  énormes.  La  rivière 
ou  le  canal  qui  sert  déjà  de  collecteur  pour  l'écoulement  des 
eaux,  sert  aussi  de  voie  de  communication.  C'est  donc  par  eau 
que  s'établissent  les  relations  entre  les  hommes; 

2°  Ces  relations  sont  très  intenses,  car  la  tourbière  ne  produit 
pas  les  denrées  nécessaires  à  la  vie;  elle  est  impropre  à  l'éta- 
blissement du  domaine  plein,  à  moins  d'une  transformation  du 
sol  qui  n'est  possible  que  grâce  au  commerce,  qui  permet  l'ex- 
portation de  la  tourbe  et  l'importation  de  denrées  alimentaires 
et  d'engrais. 

L'exemple  d'Elisabethfehn  va  nous  montrer  la  genèse  de  ce 
commerce  par  batellerie.  Le  nouveau  colon,  avons-nous  dit, 
s'installe  au  printemps  plus  ou  moins  aidé  par  les  subventions 
et  l'aide  personnelle  de  sa  famille.  Il  extrait  de  la  tourbe  ;  il 
ne  saurait  la  consommer  en  entier  ni  en  trouver  l'écoulement 
sur  place;  il  lui  faut  donc  la  vendre  au  loin,  s'il  veut  se  pro- 
curer les  moyens  de  vivre  jusqu'à  la  prochaine  récolte  et  acheter 
les  engrais  qui  lui  permettront  d'obtenir  cette  récolte.  On  voit 
par  là  l'importance  énorme  de  la  tourbe  dans  les  Fehnkolo- 
nien  :  elle  fournit  immédiatement  au  colon  agricole,  et  en 
quantité  pratiquement  indéfinie,  les  capitaux  nécessaires  à  la 
mise  en  valeur  de  son  domaine;  mais  elle  introduit  dans  la 
culture  une  complication  :  le  commerce. 

Généralement  le  colon  ira  lui-même  vendre  sa  tourbe  sur  1rs 


70  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES   PAYS-BAS. 

marchés  voisins  d'Oldenbourg,  Leer,  Emden,  etc.,  et  il  en 
rapportera  des  céréales,  des  engrais,  des  fumiers  provenant  des 
narschen,  ou  de  la  vase  marine  (seeschlick),  recueillie  sur  le 
littoral.  Mais  il  ne  pourra  faire  ces  voyages  qu'à  la  condition 
d'avoir  un  bateau;  au  début,  son  père  lui  prêtera  le  sien  ;  puis, 
dès  qu'il  aura  quelques  économies,  il  en  achètera  un  d'occasion, 
souvent  il  le  paiera  par  annuités,  car  la  barque  est  vraiment  ici 
l'instrument  de  travail  par  excellence.  Elle  libère  le  colon  des 
bateliers  et  des  commerçants  locaux,  dont  nous  avons  déjà  vu 
le  rôle  parfois  néfaste;  elle  est  pour  lui  une  nouvelle  source 
de  profits  :  après  avoir  fait  ses  propres  transports,  il  fait  ceux 
des  voisins  et  si,  en  cours  de  route,  il  trouve  une  cargaison  à 
embarquer,  il  n'y  manque  pas.  Il  passe  ainsi  la  moitié  de  l'année 
sur  l'eau,  il  est  aux  trois  quarts  batelier  et  ne  séjourne  plus 
sur  son  colonat  que  pendant  les  grands  travaux  d'été  et  pen- 
dant l'hiver,  alors  que  les  canaux  sont  gelés.  Il  est  aidé  dans 
la  conduite  de  son  bateau  par  sa  femme  ou  un  jeune  garçon; 
l'horizontalité  de  la  plaine  lui  permet  de  navigner  à  la  voile 
presque  toujours,  sinon  il  haie  lui-même  son  embarcation  dont 
les  dimensions  sont  précisément  adaptées  à  ce  mode  de  trac- 
tion. Enfin,  dès  que  son  métier  de  transporteur  lui  a  rapporté 
assez  d'argent,  il  échange  son  vieux  bateau  contre  un  neuf, 
avant  même  de  songer  à  se  bâtir  une  maison. 

La  batellerie  permet  donc,  au  début,  de  cultiver  la  tourbe 
grâce  aux  engrais;  puis  plus  tard  d'étendre  et  d'améliorer  les 
cultures;  enfin,  lorsque  la  tourbe  est  complètement  enlevée 
sur  une  partie  du  domaine,  de  construire  une  maison  définitive 
et  confortable. 

On  voit  par  là  l'importance  du  commerce  par  voie  d'eau 
pour  la  colonisation  agricole  des  tourbières.  Il  existe  150  ba- 
teaux à  Elisabethfehn  ei  une  centaine  à  Idafehn,  colonie  voisine; 
à  l'écluse,  on  compte  3.000  passages  par  au.  L'industrie  de  la 
construction  des  bateaux  s'est  développée  à  Strûcklingen,  village 
du  voisinage;  en  bordure  de  la  tourbière,  où  il  existe  des  chantiers  '. 

I.  Strûcklingen  est  le  village  le  plus  septentrional  d'un  pays  appelé  le  Sagterland, 


LE   DEVELOPPEMENT   DU    COMMERCE    ET   DE   LA   NAVIGATION.  71 

A  Augustfehn,  la  batellerie  ne  s'est  pas  développée,  car  nous 
savons  que  les  colons  ont  très  vite  abandonné  la  culture  pour 
l'industrie.  Le  commerce  de  la  tourbe  n'a  donc  pas  existé  au 
début,  mais  cela  a  eu  pour  conséquence  de  donner  aux  com- 
merçants installés  dans  la  colonie  une  importance  extrême  ;  ils 
se  sont  trouvés  investis  d'un  monopole  de  fait  pour  satisfaire  à 
tous  les  besoins  des  colons.  Nous  avons  vu  comment  ils  ont 
évincé  ceux-ci  de  leur  propriété. 

On  ne  peut  donc  pas  dans  les  tourbières  se  soustraire  à  l'in- 
fluence du  commerce  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  Dans 
toutes  les  colonies,  il  existe  des  négociants,  mais  leur  puissance 
est  limitée  précisément  par  la  batellerie,  qui  permet  à  la  con- 
currence extérieure  de  se  faire  sentir,  et  qui  libère  ainsi  le 
colon  de  l'oppression  du  commerce  local.  Les  associations  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut  agissent  aussi  dans  le  même  sens  ; 
ainsi  la  laiterie  coopérative  de  Neu-Arenberg  achète  aux  pay- 
sans les  œufs,  le  beurre,  le  miel  et,  par  le  moyen  d'un  compte 
courant  avec  la  coopérative  de  consommation,  leur  fournit  en 
échange  tous  les  objets  dont  ils  peuvent  avoir  besoin,  depuis 
le  sucre  jusqu'aux  livres  de  messe. 

Si,  dans  les  colonies  modernes,  le  commerce  est  une  condi- 
tion préalable  de  la  mise  en  culture  des  tourbières,  à  plus  forte 
raison  en  était-il  ainsi  dans  les  colonies  anciennes,  comme  Pa- 
pcnburg  où  on  pratiquait  la  Fehnkultur.  11  fallait  attendre  plu- 
sieurs années  avant  d'obtenir  des  récoltes;  la  vente  de  la  tourbe 
seule  permettait  de  vivre  pendant  ce  temps-là,  et  si,  aujourd'hui, 
le  commerçant  accompagne,  précède  même  le  colon  dans  la 
colonie,  il  n'en  était  pas  de  même  alors,  et  chacun  devait  se 
préoccuper  d'amener  lui-même  sa  tourbe  sur  les  marchés  et 
d'en  rapporter  les  objets  dont  il   avait  besoin. 


qui  s'étend  du  sud  au  nord,  le  long  de  la  rivière  d'Ohe.  Cette  région,  aujourd'hui 
en  pleine  culture,  était  jadis  occupée  par  des  marais  et  des  tourbières,  ce  qui  cou- 
firme  notre  hypothèse  que  le  défrichement  des  tourbières  a  commencé  le  long  des 
cours  d'eau.  Les  habitants  du  Sagterland  se  distinguent  des  populations  voisines  pai 
leurs  coutumes  :  ils  parlent  la  langue  frisonne  et  Unis  habitations  sont  construites 
sur  le  modèle  frison. 


ri  LA    COLONISATION    DES   TOL'RBIEHE>    DANS    LES    PAYS-BAS. 

La  batellerie  conduit  au  commerce  maritime.  —  En  raison 
de  la  situation  géographique  de  Papenburg  sur  l'Ems  navigable, 
la  batellerie  s'y  est  beaucoup  développée  et  a  évolué  vers  la 
navigation  maritime. 

L'extraction  de  la  tourbe  n'a  lieu  que  pendant  l'été;  la  cul- 
ture étant  nulle  ou  très  réduite,  au  début  du  moins,  les  co- 
lons ont  de  grands  loisirs.  Ils  vont  chercher  à  les  occuper  en 
utilisant  leur  bateau;  la  batellerie,  qui  était  d'abord  pour  eux 
un  moyen  de  tirer  parti  de  leur  terre,  va  devenir  une  industrie 
accessoire  et  bientôt  principale.  Ils  se  font  transporteurs  pour 
le  compte  d'autrui  :  à  Leer,  à  Emden  ils  sont  en  rapport  avec 
des  gens  de  mer;  ils  s'enhardissent  à  leur  contact;  l'Ems  est 
assez  profond  pour  porter  des  navires,  ils  en  profitent,  la  batel- 
lerie se  développe  en  navigation  maritime,  et  le  commerce  de 
mer  fait  la  prospérité  de  Papenburg. 

En  1850,  sa  flotte  égalait  en  importance  celle  d'Eniden;  elle 
était  d'environ  11.000  tonneaux;  ce  chiffre  monta  à  23.000  ton- 
neaux en  1873.  En  1800,  on  comptait  400  navires  et  près  de  cent 
armateurs;  la  ville  n'était  guère  habitée  que  par  des  familles 
de  marins  ou  d'ouvriers  employés  à  la  construction  des  na- 
vires :  la  population  tout  entière  vivait  donc  du  commerce 
maritime.  En  été,  les  navires  de  Papenburg  fréquentaient  sur- 
tout les  ports  de  la  mer  du  Nord  et  de  la  Baltique;  en  hiver, 
ils  allaient  dans  la  Méditerranée,  les  plus  grands  se  hasardaient 
jusqu'en  Amérique  '.  Les  jeunes  gens  trouvaient  ainsi  facilement 
à  gagner  leur  vie,  et  leurs  salaires  leur  étaient  une  aide  puis- 
sante pour  leur  établissement  sur  un  nouveau  colonat.  Aussi  la 
colonie  s'est-elle  considérablement  accrue;  de  nouveaux  do- 
maines se  sont  fondés  sur  les  rives  de  nouveaux  canaux  qui 
sont  venus  se  brancher  sur  le  canal  primitif;  il  en  résulte  que 
Papenburg,  comme  toutes  les  Fehnko Ionien  qui  se  développent. 
a  la  forme  caractéristique  d'une  patte  d'oie.  Aujourd'hui,  la 
marine  marchande  de  Papenburg  a  disparu  (il  ne  reste  que  huit 
navires).  La  navigation   à  voile  a  été  tuée  par  la  navigation  à 

1.  Max  Peters,  Die  Enttvicklung  der  deutschen  Reederei. 


LE    DÉVELOPPEMENT    DU    COMMERCE    ET    DE    LA    NAVIGATION.  73 

vapeur  qui  a  amené,  en  Allemagne  surtout,  une  concentration 
du  commerce  maritime,  qui  s'est  opérée  au  profit  de  Brème  et 
de  Hambourg  et  aux  dépens  des  petits  ports  qui,  comme  Papen- 
burg,  n'étaient  pas  dans  les  conditions  voulues  pour  profiter  de 
cette    évolution  '. 

Nous  notons  la  même  évolution  dans  les  tourbières  de  la 
Groningue ;  elle  est  même  plus  rapide  et  plus  accentuée  à  cause 
de  l'influence  du  milieu  général  où  règne  une  grande  activité 
commerciale.  Groningue  est  depuis  longtemps  une  grande  ville 
de  commerce  et  un  port  important;  il  n'est  pas  surprenant  que 
son  exemple  agisse  sur  les  colonies  qu'elle  a  fondées  et  les 
oriente  vers  le  commerce  de  mer. 

Les  petits  bateaux  du  début  s'agrandissent;  on  commence  à 
faire  le  commerce  avec  l'Allemagne  par  le  canal  de  Groningue 
à  Delfzijl  sur  le  Dollart.  Puis,  on  construit  des  bateaux  de  mer 
dans  les  chantiers  qui  s'organisent  de  toutes  parts  dans  les  co- 
lonies. De  Hambourg,  de  Scandinavie  et  de  Russie  on  rapporte 
le  bois  nécessaire  pour  les  constructions.  Au  xvnie  siècle, 
Sappemeer,  Hoogezand,  Vcendam  sont  de  vrais  ports  d'attache 
où  vit  une  nombreuse  population  de  marins  et  où  on  rencontre 
des  lignées  de  capitaines.  Pendant  la  première  moitié  du 
xixe  siècle,  on  fait  un  grand  commerce  de  céréales  avec  l'An- 
gleterre. 

En  1863,  Veendam  comptait  139  maisons  d'armement  avec 
166  bâtiments;  122  capitaines  étaient  propriétaires  de  leurs 
navires.  Les  deux  villages  de  Pekela  possédaient  163  bateaux 
et  69  capitaines  armateurs.  Enfin,  dans  l'ensemble  des  colonies, 
on  enregistrait  542  navires  et  395  maisons  d'armement.  Aucune 
ville  en  Hollande  n'avait  une  navigation  si  active,  eu  égard  à  la 
population.  Non  seulement  on  naviguait,  mais  on  construisait;  il 
existait  43  chantiers  dont  12  à  Hoogezand.  On  trouve  aussi  des 
ateliers  pour  le  fer,  pour  les  cordages,  pour  les  voiles,  etc.. 
De  cette  prospérité  maritime  il  ne  reste  à  peu  près  rien  au- 
jourd'hui. Si  Groningue  a  pu  maintenir  encore   sa  situation  de 

J.  Parmi  les  autres  colonies  de  tourbières  qui  eurent  autrefois  un  commerce  ma- 
ritime assez  actif,  on  peut  citer  Grossefehn  et  Rhauderfehn. 


74  LA    COLONISATION   DES   TOURBIÈRES   DANS    LES    PAYS-BAS. 

port  maritime,  c'est  grâce  aux  sacrifices  qu'elle  s'est  imposés 
pour  approfondir  et  élargir  le  Reitdiep  et  le  canal  de  Delfzijl 
qui  la  relient  à  la  mer.  Mais,  comme  à  Papenburg,  les  petits 
voiliers  possédés  par  leurs  capitaines  ont  dû  céder  le  pas  aux 
gros  cargo-boats  des  compagnies  anonymes.  En  1900,  des 
542  navires  des  colonies  il  ne  reste  plus  que  80  ;  Pekela  n'en  avait 
plus  que  14  et  Hoogezand  un  seul.  Après  une  période  de  bril- 
lante prospérité,  la  navigation  maritime  a  décliné  rapidement 
et  tout  porte  à  croire  que  sa  décadence  est  irrémédiable. 

Les  colonies  de  la  Groningue  n'ont  pas  été  seules  à  souffrir 
des  modifications  que  les  progrès  techniques  ont  apportées  dans 
le  commerce  maritime.  Les  cités  commerçantes  que  nous  ci- 
tions au  début  de  cette  étude  sont  aujourd'hui  des  villes  mortes 
pour  la  plupart.  Le  trafic  s'est  retiré  de  leurs  ports  pour  se 
concentrer  à  Amsterdam  et  Rotterdam  ;  il  en  a  été  de  même  en 
Allemagne  de  Leer,  d'Emden  et  d'autres  qui,  au  temps  de  la 
Hanse,  jettaient  un  vif  éclat.  Mais  tandis  que  ces  villes,  ne 
pouvant  pas  s'adapter  à  de  nouvelles  conditions  économiques, 
n'avaient  plus  qu'à  s'endormir  et  à  tomber  en  léthargie,  les 
colonies  des  tourbières  ont  pu  continuer  à  vivre  et  à  prospérer, 
grâce  aux  nouvelles  sources  de  richesse  qui  s'ouvraient  à 
elles. 


e-=r5t-oH09- 


V 


L'AGRICULTURE  ET  L'INDUSTRIE 


La  culture  spécialisée  et  les  industries  agricoles.  —  La  na- 
vigation à  vapeur  a  définitivement  supplanté  la  navigation  à 
voile,  précisément  à  l'époque  où  on  a  commencé  à  appliquer 
couramment  à  l'agriculture  les  méthodes  rationnelles  indiquées 
par  la  science;  c'était  aussi  le  temps  où  l'industrie  prenait  par- 
tout un  grand  essor.  Les  habitants  des  tourbières  pleins  d'ini- 
tiative et  d'énergie  n'ont  pas  négligé  ces  occasions  de  relève- 
ment; au  lieu  de  gémir  et  d'essayer  en  vain  de  lutter  contre  le 
sort,  ils  ont  accepté  le  leur  et  se  sont  adaptés  sans  plus  tarder 
aux  nouvelles  conditions  qu'il  leur  faisait. 

Déjà  vers  18G0,  lorsque  Emile  de  Laveleye  poursuivait  son  en- 
quête sur  l'agriculture  néerlandaise,  il  signalait  les  colonies  de 
la  (ironingue  comme  une  des  régions  où  la  culture  était  le  plus 
avancée.  On  y  employait  de  façon  courante  le  limon  fertile  dé- 
posé dans  le  Dollard,  le  fumier  acheté  chez  les  fermiers  de  la 
zone  argileuse  et  jusqu'à  des  moules  qu'on  répandait  dans  les 
champs.  L'assolement  y  était  rationnel  et  depuis  plus  de  cent 
ans  on  y  pratiquait  les  semailles  en  ligne  qu'on  considérait  alors 
comme  une  invention  récente  de  L'agriculture  anglaise.  Les  pro- 
duits obtenus  de  la  sorte  égalaient  ceux  des  meilleures  terres 
argileuses. 

Jadis  on  faisait  beaucoup  de  blé;  cela  n'a  rien  d'étonnanl 
puisque  Grouingue  en  était  le  grand  marché.   Aujourd'hui  le 


7(i  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS   LKS    PAYS-BAS. 

cultivateur  des  colonies  s'est  spécialisé  dans  la  production  des 
pommes  de  terre.  Le  sol  composé  de  sable  mélangé  de  débris 
tourbeux  est  particulièrement  favorable  à  cette  plante  :  il  est 
riche  et  léger,  le  tubercule  peut  s'y  développer  à  l'aise  et  les 
matières  humiques  qui  y  abondent  ont  une  haute  teneur  en  po- 
tasse. Aussi  ne  voit-on,  dans  toute  cette  contrée,  que  des  champs 
de  pommes  de  terre.  Les  domaines  n'ont  souvent  pas  de  bétail, 
ni  vaches,  ni  porcs,  un  ou  deux  chevaux  seulement  pour  exécuter 
les  labours;  les  charrois  se  font  naturellement  par  eau.  On  em- 
ploie surtout  les  engrais  minéraux;  si  on  a  besoin  de  fumier,  on 
le  fait  venir  d'une  région  de  pâturage.  Il  ne  serait  pas  absolu- 
ment économique  de  faire  revenir  tous  les  ans  les  pommes  de 
terre  sur  le  même  sol;  aussi  consacre-t-on  en  général  Ja  moitié 
du  terrain  à  des  céréales,  avoine  ou  seigle.  Tout  est  vendu,  la 
paille  comme  le  grain  :  nous  verrons  tout  à  l'heure  à  quoi  elle 
est  employée. 

La  pomme  de  terre  cultivée  dans  les  colonies  est  destinée  à 
la  féculerie  et,  comme  on  pouvait  s'y  attendre,  les  féculeries  se 
sont  installées  dans  les  colonies  mômes,  afin  d'être  à  portée  de  la 
matière  première,  d'avoir  des  moyens  de  transport  faciles  par 
les  canaux,  et  de  trouver  de  la  main-d'œuvre.  La  fabrication 
dure  en  effet  trois  mois  :  octobre,  novembre  et  décembre;  à  ce 
moment,  les  travaux  d'extraction  de  la  tourbe  sont  terminés  et 
les  ouvriers  sont  en  quête  de  travail.  Enfin  n'oublions  pas  que 
les  colons  ont  l'esprit  des  affaires  :  une  des  meilleures  preuves 
en  est  que,  sur  27  féculeries,  9  sont  coopératives,  c'est-à-dire 
créées  et  exploitées  par  des  cultivateurs. 

L'établissement  d'une  féculerie  coûte  .'$00.000  à  V50.000  francs. 
L'approvisionnement  de  la  fabrique  est  assuré  par  des  contrats 
avec  les  fermiers  du  voisinage  ;  le  prix  des  pommes  de  terre  est 
fi\é  soit  à  forfait,  soit  d'après  la  teneur  en  fécule;  ce  dernier 
mode  de  paiement  est1  plus  spécialement  employé  par  les  coopé- 
ratives qui  contribuent  ainsi  à  améliorer  la  qualité  des  produits. 
Elles  comptent  en  général  une  centaine  de  membres  de  façon  à 
trouver  chez  leurs  adhérents  toute  la  matière  première  dont 
elles  ont  besoin.  Coopératives  et  féculeries  privées  se  complè- 


L  AGRICULTURE    ET    [.INDUSTRIE.  77 

tent  très  heureusement;  les  premières  contribuent  à  maintenir 
des  cours  réguliers  en  rendant  inefficaces  les  coalitions  de  fabri- 
cants; les  secondes  favorisent  le  progrès  technique  et  une  meil- 
leure utilisation  des  matières  premières,  car  l'intérêt  personnel 
d'un  industriel  vaut  plus  pour  réaliser  une  amélioration  que 
toute  la  science  et  la  bonne  volonté  d'un  directeur  salarié.  Les 
coopératives  sont  ainsi  entraînées  dans  la  voie  du  progrès  par 
les  fabriques  privées.  Presque  toute  la  fécule  produite  est  ex- 
portée, ce  qui  est  un  nouvel  aliment  offert  au  commerce  par 
batellerie. 

La  féculerie  n'est  pas  la  seule  industrie  des  tourbières  de  Gro- 
ningue,  on  y  compte  aussi  un  certain  nombre  de  fabriques  de 
carton;  la  première  s'est  installée  vers  1870.  Depuis,  elles  se 
sont  multipliées  et  on  en  trouve  aujourd'hui  dans  toute  la  pro- 
vince. Comme  les  fabriques  de  fécule,  elles  sont  une  consé- 
quence de  la  culture;  si,  dans  les  tourbières,  les  céréales  ont  vu 
leur  importance  décroître,  elles  n'en  occupent  pas  moins  une 
partie  de  l'assolement;  dans  la  plaine  au  nord  de  Groningue, 
elles  constituent  la  principale  culture  en  raison  de  la  fertilité 
du  sol  vierge  formé  par  les  alluvions  récemment  endiguées.  Le 
fumier  étant  inutile,  les  fermiers  préfèrent  ne  pas  entretenir  de 
bétail,  ce  qui  les  obligerait  à  faire  des  fourrages  et  réduirait 
d'autant  leurs  emblavures.  Jadis,  on  brûlait  la  paille  pour  s'en 
débarrasser,  on  la  convertit  maintenant  en  carton.  Le  prix  de 
revient  du  blé  est  ainsi  diminué  de  la  valeur  de  la  paille;  celle- 
ci  est  très  abondante,  surtout  depuis  qu'on  emploie  du  nitrate 
de  soude  comme  engrais. 

Les  batteuses  en  usage  dans  les  domaines  ont  toutes  mainte- 
nant une  machine  à  presser  la  paille  qui  est  alors  expédiée  par 
bateau  aux  fabriques  dont  l'existence  se  signale  au  loin  par  les 
énormes  meules  de  paille  qui  sont  dispersées  dans  leur  voisi- 
nage en  plein  air  pour  diminuer  les  risques  d'incendie.  Le  carton 
fabriqué  en  Groningue  est  exporté  en  grande  partie  en  Angle- 
terre. 

Enfin,  il  existe  aussi  quelques  usines  métallurgiques  et  une 
foule  d'industries  accessoires  qui  se  développent  naturellement 


7N  LA    COLONISATION    DES   TOURBIÈRES    DANS    LKS    PAYS-BAS. 

dans  une  région  où  l'activité  économique  amène  la  création 
continuelle  de  nouvelles  entreprises  et  un  enrichissement  gé- 
néral. 

L'ouvrier  colon  a  Papenburg.  —  Cet  essor  de  l'agriculture  et 
de  l'industrie  n'est  pas  particulier  à  la  Groningue;  on  le  re- 
trouve, à  des  degrés  divers,  dans  toutes  les  colonies  de  tour- 
bières; nous  l'avons  déjà  noté  à  Friezenveen  et  à  lloogeveen. 
C'est  grâce  à  lui  aussi  que  les  habitants  de  Papenburg  ont  pu 
surmonter  la  crise  résultant  pour  eux  de  la  décadence  de  la  navi- 
gation maritime. 

Ils  eurent  d'abord  recours  à  l'émigration.  Beaucoup  de  jeunes 
gens  habitués  aux  longs  voyages  maritimes  s'engagèrent  comme 
matelots  dans  les  marines  étrangères  et,  vers  1880,  un  grand 
nombre  d'entre  eux  se  fixèrent  aux  États-Unis. 

En  second  lieu,  l'agriculture  prit  un  nouvel  essor,  et  par  là, 
la  colonisation  revint  à  son  but  primitif  dont  elle  avait  été  dé- 
tournée par  le  commerce.  Elle  y  revint  dans  des  conditions  bien 
meilleures,  puisque,  s'il  est  vrai  que  la  tourbe  se  vend  de 
moins  en  moins  cher,  du  moins  son  extraction  ne  s'impose  plus 
et,  grâce  aux  engrais  chimiques,  on  peut  obtenir  sur  la  tourbière 
même  de  très  belles  récoltes.  Le  nouveau  colon  peut  donc,  dès 
la  lin  de  la  première  année,  tirer  de  son  terrain  la  subsistance 
de  sa  famille.  Les  salaires  industriels  sont  aussi  une  aide  puis- 
sante pour  ces  jeunes  ménages,  tandis  que  la  prospérité  géné- 
rale résultant  du  développement  de  l'industrie  rend  la  vente1  des 
produits  agricoles  plus  rémunératrice. 

Depuis  trente  ou  quarante  ans,  en  effet,  plusieurs  fabriques 
se  sont  successivement  installées  à  Papenburg  :  verreries,  pa- 
peteries, chantiers  de  construction,  scieries,  usines  métallurgi- 
ques et  chimiques,  etc..  Elles  occupent  actuellement  un  millier 
d'ouvriers  qui  sont  presque  tous  propriétaires  d'un  colonat.  Ob 
voit  aussi  combien  par  leur  nature  ces  industries  sont  sous  L'in- 
fluence «lu  lieu  et  des  anciennes  habitudes  commerciales  qui  fai- 
saient des  ports  de  l'Ems  inférieure  des  entrepôts  pour  les  pro- 
duits du  Nord  et  ceux  de  Westphalie. 


L  AGRICULTURE   ET   L  INDUSTRIE.  t\) 

Il  se  pourrait  d'ailleurs  que  les  tourbières  devinssent  un  jour 
le  centre  d'une  industrie  très  active  et  qui  leur  serait  propre. 
On  sait  l'énorme  consommation  que  fait  l'agriculture  des  nitrates 
de  soude  dont  les  gisements  actuels  les  plus  importants  se  trou- 
vent au  Chili.  Ces  gisements  s'épuisent  chaque  année  et  c'était 
pour  certains  un  sujet  d'inquiétude  de  savoir  comment  on  pour- 
rait remplacer  cet  engrais.  Cette  inquiétude  n'a  plus  aujourd'hui 
de  raison  d'être  :  d'après  les  derniers  travaux  de  Muntz  et  Laine, 
nous  savons  que  les  tourbières  peuvent  être  utilisées  pour  la 
production  intensive  des  nitrates1. 

Ces  chimistes,  en  employant  de  la  tourbe  spongieuse  ou  com- 
pacte, mélangée  de  calcaire,  ensemencée  de  ferments  nitrifica- 
teurs  et  arrosée  de  sulfate  d'ammoniaque  qui  fait  office  de  ma- 
tière nitrifiable,  ont  obtenu  une  nitrification  d'une  intensité 
extraordinaire  allant  jusqu'à  8  kilogrammes  de  salpêtre  par 
jour  et  par  mètre  cube  :  sur  un  hectare  de  tourbe,  on  pourrait, 
d'après  leurs  calculs,  obtenir  50.000  tonnes  de  salpêtre  par  an. 
L'opération  doit  se  faire  à  30°  ;  ce  qui  la  rend  très  économique 
(et  c'est  là  le  point  intéressant),  c'est  que,  sauf  le  calcaire,  la 
tourbe  fournit  tous  les  éléments  de  la  transformation. 

Combustible  peu  coûteux,  elle  fournit  la  chaleur  nécessaire 
à  l'opération  chimique  et  à  toutes  les  opérations  accessoires. 

Matière  azotée,  elle  donne,  par  distillation  dans  un  courant 
de  vapeur  d'eau  surchauffée,  des  eaux  ammoniacales  qui  cons- 
tituent la  matière  nitrifiable. 

La  tourbe  fournit  donc  :  1°  la  chaleur;  2°  le  support  des  orga- 
nismes; 3°  la  matière  nitrifiable.  L'eau,  l'air  et  la  semence  de 
ferments  se  trouvent  partout  et  gratuitement;  il  n'y  a  qu'à 
apporter  le  calcaire. 

L'agriculture  a  donc  devant  elle  des  réserves  immenses  de 
nitrates.  C'est  une  nouvelle  source  de  richesses  pour  les  pays 
de  tourbières  :  la  chimie  les  avait  déjà  ouverts  à  la  culture, 
voici  qu'elle  en  fait  maintenant  la  mine  où  le  cultivateur  viendra 
s'approvisionner  d'engrais  azoté.  De  pareilles  découvertes  sont 

1.  Voir  Journal  d'Agriculture  pratique  (14  juin  1906). 


80  LA   COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

bien  faites  pour  nous  inviter  à  user  sans  remords  des  trésors 
que  la  nature  met  à  notre  disposition;  avant  qu'ils  soient  épui- 
sés, de  nouveaux  progrès  les  ont  déjà  rendus  inutiles. 

La  dernière  évolution  des  colonies  des  tourbières  vers  l'agri- 
culture intensive  et  l'industrie  n'est  que  l'aboutissement  logique 
de  l'œuvre  de  colonisation,  commencée  inconsciemment  à  la  fin 
du  moyen  âge  et  poursuivie  méthodiquement  depuis  le  xvne 
siècle,  aussi  bien  dans  les  Pays-Bas  qu'en  Allemagne.  Tant 
que  l'habitant  des  tourbières  n'a  été  qu'un  simple  marchand  de 
tourbe  plus  ou  moins  attaché  à  son  chantier  et  à  sa  hutte,  beau- 
coup plus  batelier  nomade  qu'agriculteur  stable,  on  pouvait 
à  peine  parler  de  mise  en  valeur  et  de  peuplement  des  tour- 
bières. Le  peuplement  n'a  été  un  fait  acquis  que  le  jour  où  les 
hommes  sont  restés,  quoique  la  tourbe  eut  été  épuisée;  ils  ont 
pu  rester,  grâce  à  l'emploi  de  méthodes  de  culture  rationnelles, 
aussi  étaient-ils  bien  préparés,  et  mieux  que  quiconque  de  leurs 
concitoyens,  à  utiliser,  en  les  appliquant  à  l'agriculture,  les 
découvertes  scientifiques  du  xixe  siècle.  Formés  par  le  com- 
merce et  l'esprit  toujours  en  éveil,  ils  ont  rapidement  orienté 
l'agriculture  vers  la  spécialisation  et  lui  ont  donné  son  couron- 
nement naturel  avec  les  industries  agricoles.  Les  colonies  des 
tourbières  ne  sont  plus  maintenant  un  chantier  où  on  se  livre 
à  un  travail  unique  imposé  par  le  lieu;  elles  comptent  parmi 
les  centres  où  l'activité  économique  du  pays  s'épanouit  le  plus 
largement  et  le  plus  librement. 

Si  elles  ont  pu  en  arriver  là,  elles  le  doivent  au  commerce 
qui  a  présidé  à  leur  naissance,  qui  les  a  soutenues  dans  leur 
développement  et  qui  ne  les  a  abandonnées  qu'après  les  avoir 
munies  do  capitaux  suffisants  pour  leur  permettre  de  monter 
leurs  usines  et  de  faire  à  leurs  cultures  spécialisées  les  avances 
nécessaires.  Elles  vivaient  jadis  du  commerce,  elles  le  font  vivre 
aujourd'hui  par  les  produits  de  leur  agriculture  et  de  leur 
industrie.  Ainsi,  à  quelque  période  de  leur  histoire  que  nous  les 
prenions,  nous  les  trouvons  soumises  à  son  influence  ou  à  ses 
effets. 


VI 


CONCLUSIONS 

Les  répercussions.  —  Nous  résumerons  ainsi  qu'il  suit  les 
principales  répercussions,  qui  nous  semblent  ressortir  Je  la  pré- 
sente étude  : 

Dans  les  Pays-Ras  : 

La  situation  géographique  du  lieu  a  donné  naissance  au  com- 
merce, et  par  là  a  déterminé  V existence  de  cités  commerçantes 
et  le  développement  de  l'esprit  commercial.  Les  Pays-Bas  cons- 
tituent, en  effet,  un  des  embranchements  les  plus  importants 
des  grandes  voies  de  communication  de  l'Europe  occidentale; 
en  relation  par  la  mer  avec  l'Angleterre  et  les  pays  du  nord,  ils 
sont  reliés  par  le  Rhin  à  la  Haute  Allemagne  et  à  l'Italie;  ils 
sont  aussi  en  rapports  faciles  avec  la  Flandre  et  la  France  par 
les  canaux,  les  rivières  et  les  routes  de  terre. 

La  configuration  du  sol  a  développé  la  batellerie,  moyen  de 
transport  facile  et  économique.  Le  sol  est  en  effet  bas  et  hori- 
zontal; il  existe  de  nombreux  lacs  intérieurs  et  des  rivières  à 
cours  lent  et  à  niveau  constant  qu'il  est  aisé  de  relier  entre  elles 
par  des  canaux. 

L'habitude  du  commerce  pousse  les  bateliers  frisons  à  exploiter 
les  tourbières.  La  tourbe,  employée  pour  le  chauffage  dans  les 
centres  urbains,  est  uue  marchandise  d'extraction  et  de  vente 
faciles,  de  valeur  stable;  son  commerce  reste  a  la  portée  des 
petites  gens,  il  n'exige  pas  d'aptitudes  supérieures. 

La  proximité  des  rivières  ou  du  Zuiderzée  facilite  l'exploitation 
individuelle  de  la  tourbe  par  des  bateliers  indépendants  (Sta- 
phorst  . 

G 


82  LA    COLONISATION'    DES    TOURBCÈRES     DANS    LES    PAYS-BAS. 

L 'exploitation  de  la  tourbière  par  des  bateliers  détermine  la 
petite  propriété  (Staphorst). 

L'exploitation  des  tourbières  de  l'intérieur,  exigeant  des  tra- 
vaux d'aménagement,  des  eaux,  nécessite  l'intervention  de  capita- 
listes (Hoogeveen,  Hoogersmilde,  colonies  de  Groningue). 

L'intervention  des  capitalistes  a  pour  conséquence  le  déve- 
loppement du  fermage. 

L'épuisement  de  la  tourbe  fait  évoluer  la  population  vers 
l'agriculture  et  surtout  vers  le  commerce. 

La  formation  commerciale  de  la  population  amène  l'essor  de 
l'agriculture  spécialisée  et  de  l'industrie  lors  de  lu  décadence  du 
commerce  maritime. 

La  facilité  relative  de  V aménagement  des  eaux  permet  aux 
associations  libres  et  aux  collectivités  restreintes  de  mener  à 
bien  l'œuvre  de  colonisation. 

En  Allemagne  : 

La  nature  du  sol  ne  permet  la  culture  que  grâce  à  l'existence 
préalable  du  commerce  et  de  la  batellerie. 

Les  difficultés  de  l'aménagement  des  eaux  nécessitent  l' inter- 
vention des  grands  pouvoirs  publics. 

l' importance  du  rôle  de  l'État  dans  l'aménagement  des  eaua 
et  l'absence  de  patrons  naturels  le  poussent  éi  jouer  le  rôle  de 
patron  et  à  faire  de  la  colonisation  administrative.  Le  paterna- 
lisme allemand  y  est  aussi  pour  quelque  chose;  l'Étal  cherche 
de  parti  pris  à  réaliser  certaines  conditions  économiques,  la 
petite  propriété  par  exemple. 

La  batellerie  favorise  la  constitution  du  petit  domaine. 

L'abondance  du  sol  inculte  facilite  l'expansion  de  proche  en 
proche  pur  rétablissement  des  enfants  dans  le  voisinage. 

Enfin,  dans  L'un  el  l'autre  pays,  la  nature  du  lieu,  imposant, 
préalablement  a,  tout  peuplement,  la  transformation  artificielle 
du  sol,  implique  le  développement  antérieur  dans  une  région 
voisine  du  commerce  et  de  la  batellerie,  et  l'existence  d'asso- 
ciations libres  ou  publiques,   Le   type  des  tourbières  n'est  pas 


CONCLUSIONS.  83 

un  produit  spontané  du  lieu;  il  est  la  résultante  de  types  anté- 
rieurs d'origines  diverses  fondus  ensemble  et  recevant  leur 
caractère  commun  des  conditions  très  spéciales  du  lieu. 

Les  trois  types  de  la  Plaine  saxonne.  —  Nous  connaissons 
déjà  les  types  antérieurs  qui  ont  contribué  à  la  formation  du 
type  des  tourbières  :  ce  sont  le  type  des  landes  sablonneuses  (Lu- 
nebourg,  Tw  ente)  et  le  type  de  la  zone  argileuse  (littoral  de  la 
mer  du  Nord).  Il  nous  semble  donc  opportun  de  rapprocher 
maintenant  ces  trois  types  et  d'en  dégager  brièvement  les  ca- 
ractères essentiels. 

Sur  les  landes  sablonneuses  nous  trouvons  un  type  de  paysans 
propriétaires  pratiquant  la  culture  intégrale  sur  un  domaine 
plein  à  transmission  intégrale  avec  avantage  à  l'héritier  et  émi- 
gration ou  célibat  des  cadets.  La  grande  stabilité  de  la  famille 
a  pour  conséquences  le  respect  de  la  tradition,  une  grande  au- 
tonomie locale  et  une  faible  influence  des  Pouvoirs  publics,  Le 
développement  des  transports,  récent  d'ailleurs,  tend  à  rendre 
la  culture  plus  intensive  et  par  là  à  faciliter  l'établissement  des 
cadets. 

Sur  les  terres  d'alluvions  du  littoral  apparait  un  type  de  cul- 
tivateurs riches  et  instruits  pratiquant  une  culture  intensive 
spécialisée  sur  des  domaines  appartenant  souvent  à  des  capita- 
listes absentéistes.  Le  commerce,  développant  la  richesse  mobi- 
lière, permet  la  transmission  intégrale  à  un  enfant  non  avantagé 
et  facilite  l'établissement  des  autres  dans  la  culture  ou  dans 
d'autres  professions.  L'autonomie  locale,  qui  se  manifeste  encore 
par  de  nombreuses  associations,  est  cependant  incapable  d'as- 
surer seule  tous  les  services  publics  que  réclame  cette  société 
plus  compliquée  que  la  précédente  :  aussi  les  Pouvoirs  publics 
prennent-ils  plus  d'importance. 

Le  type  des  tourbières  est  complexe  parce  que,  d'une  paît,  il 
est  en  voie  de  formation;  d'autre  part,  il  est  soumis  très  folle- 
ment à  l'influence  des  types  voisins  qui  diffèrent  en  Allemagne 
et  dans  les  Pays-lias.  A  l'origine,  c'est  un  commerçant-batelier 
qui  évolue  ensuite  vers  l'agriculture  spécialisée,  le  commerce 


84  LA    COLONISATION    DES    TOURBIERES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

pur  ou  l'industrie.  La  nécessité  du  capital  pour  la  mise  eu  va- 
leur des  tourbières  adéveloppé,  en  Hollande,  les  associations,  la 
propriété  absentéiste  et  le  fermage,  en  Allemagne,  les  Pouvoirs 
publics  et  la  petite  propriété  par  voie  de  contrainte  administrative. 
Il  est  clair  que  le  type  des  tourbières  procède  assez  directe- 
ment du  type  de  la  zone  littorale  qui  a  fourni  les  débouchés 
commerciaux,  les  capitaux,  les  chefs  d'entreprises,  les  associa- 
tions et  les  pouvoirs  publics  nécessaires  à  la  mise  en  valeur  des 
tourbières;  c'est  pourquoi  on  peut  vraiment  parler  de  coloni- 
sation. Les  colons  eux-mêmes  sont  venus  en  majorité  des  terres 
d'alluvions,  ce  sont  des  Frisons.  Les  landes  sablonneuses  n'ont 
guère  contribué  au  peuplement  des  tourbières  que  par  quelques 
colons,  et  par  l'influence  que  leur  voisinage  a  pu  parfois  exercer 
sur  la  cullure  et  la  transmission  du  domaine.  Les  paysans  saxons 
n'ont  joué  en  somme  qu'un  rôle  très  effacé  dans  la  colonisation 
des  tourbières.  C'est  une  œuvre  qui  demandait  des  chefs;  il  ne 
semble  pas  qu'ils  aient  pu  en  fournir.  De  môme  que  jadis,  pour 
aller  «  gaigner  terre  »  en  Gaule  ou  en  Angleterre,  il  leur  a  fallu 
se  mettre  sous  la  conduite  des  odiniques,  de  même  aujourd'hui, 
pour  conquérir  les  marais  de  leur  pays,  il  leur  faut  subir  l'au- 
torité de  chefs  étrangers  représentés  par  des  Pouvoirs  publies 
qui  ont  pris  naissance  en  dehors  d'eux. 

L'élude  des  tourbières  du  Nord-Ouest  de  l'Europe  présente, 
en  effet,  ceci  de  particulièrement  intéressant  :  elle  nous  fait  assis- 
ter au  dernier  épisode  de  l'histoire  du  peuplement  de  la  Plaine 
saxonne,  commencé  il  y  a  plus  de  vingt  siècles  et  qui,  depuis 
lors,  s'est  poursuivi,  nous  en  avons  maintenant  la  preuve,  d'une 
façon  constante  à  toutes  les  époques,  quoique  avec  une  activité 
variable  et  des  fortunes  diverses.  On  peut  d'ores  et  déjà  prévoir 
le  moment  où,  dans  les  Pays-Bas,  les  dernières  parcelles  du  sol 
seront  mises  en  valeur;  et,  si  l'Allemagne  est  moins  avancée, 
dans  cette  voie,  l'énorme  accroissement  annuel  de  sa  population 
permet  de  supposer  que  les  progrès  de  la  colonisation  des  im- 
menses marais  tourbeux  seront  désormais  rapides,  grâce  aux 
méthodes  scientifiques  modernes  et  à  l'outillage  public  créé 
par  l'Étati 


CONÇU  SIONS.  85 

L'influence  des  transports.  —  S'il  était  nécessaire  de  démon- 
trer aux  lecteurs  de  la  Science  sociale  l'importance  des  trans- 
ports, les  tourbières  nous  en  fourniraient  une  preuve  irrécu- 
sable. A  chaque  pas  nous  avons  pu  reconnaître  leur  influence; 
c'est  à  eux  que  le  type  des  tourbières  doit  sa  physionomie  pro- 
pre. Il  n'a  pas  seulement  été  modifié  par  les  transports  au  cours 
des  temps,  il  a  été  vraiment  créé  par  eux  puisque,  avant  leur 
apparition,  ce  désert  marécageux  était  inhabitable.  Les  diffé- 
rences que  nous  avons  notées  entre  les  Pays-Bas  et  l'Allemagne 
tiennent  précisément  à  des  différences  dans  les  conditions  des 
transports. 

C'est  parce  que  les  transports  ont  pu  s'établir  plus  facilement 
en  Hollande  qu'on  y  a  vu  de  très  bonne  heure  des  villes  de 
commerce  riches  et  qu'ainsi  l'exploitation  des  tourbières  y  a 
commencé  plus  tôt  qu'en  Allemagne. 

C'est  parce  que  les  mers  et  les  fleuves  favorisent  les  transporls 
que  l'exploitation  de  la  tourbe  a  débuté  à  proximité  du  Zuiderzée 
et  au  bord  des  rivières. 

C'est  parce  que  les  transports  sont  facilités  dans  les  Pays-Bas, 
par  des  voies  d'eau  naturelles,  ou  peu  coûteuses  à  établir,  que  des 
associations  de  particuliers,  ou  une  collectivité  restreinte  comme 
la  ville  de  Groningue,  ont  pu  mener  à  bien  l'exploitation  et  la 
colonisation  des  tourbières. 

C'est  parce  que  les  transports  étaient  plus  intenses  en  Hol- 
lande que  les  colonies  y  sont  devenues  plus  vite  le  centre  d'une 
activité  économique  très  grande,  que  le  commerce  s'y  est  beau- 
coup développé,  que  l'agriculture  y  a  été  de  bonne  heure  in- 
tensive et  spécialisée,  que  l'industrie  y  a  fait  son  apparition. 

C'est  parce  que  les  transports  ne  pouvaient  pas  s'établir  aisé- 
ment dans  l'immense  bloc  des  tourbières  allemandes,  que  l'in- 
tervention préalable  des  grands  Pouvoirs  publics  a  été  néces^ 
saire.  et  que  ceux-ci,  se  sentant  indispensables,  ont  prétendu 
diriger  souverainement  la  colonisation. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cette  comparaison;  elle  suf- 
fit pour  nous  permettre  de  constater  une  fois  de  plus  que  les 
transports  sont  le  grand  agent  transformateur  des  sociétés.  Celles 


H6  LA    COLONISATION    DES    TOURBIÈRES    DANS    LES    PAYS-BAS. 

qui  ne  sont  pas  touchées  par  eux  restent  immobiles  et  immua- 
bles :  elles  subissent  souverainement  l'empreinte  du  lieu  et, 
comme  ce  lieu  ne  change  guère,  elles  restent  indéfiniment  sem- 
blables à  elles-mêmes. 

Dès  que  les  transports  apparaissent,  on  peut  noter  dos  trans- 
formations dans  les  sociétés  même  les  plus  traditionnelles.  Si  ces 
sociétés  se  transportent  elles-mêmes,  elles  doivent  s'adapter  à 
de  nouvelles  conditions  de  lieu  et  nous  savons  comment  la  route 
crée  le  type  social.  Si,  au  contraire,  elles  sont  atteintes  cbez  elles 
par  les  transports,  elles  subissent  des  transformations  dues,  soit 
à  une  modification  du  lieu,  soit  à  des  intluences  étrangères.  Les 
forêts  sont  abattues,  les  mines  exploitées,  les  marais  desséchés; 
l'agriculture  devient  intensive,  le  commerce  se  développe  et  la 
fabrication  prend  son  essor.  Parles  relations  intellectuelles  avec 
les  peuples  voisins,  les  progrès  techniques  s'introduisent,  les 
idées  se  modifient,  la  forme  des  Pouvoirs  publics  change,  la  ci- 
vilisation évolue,  Ui  religion  elle-même  se  transforme.  A  l'immo- 
bilité primitive  a  succédé  le  mouvement l. 

Ces  transformations  ne  vont  pas  toujours  sans  crise  :  notre 
siècle  en  sait  quelque  chose.  Aussi  certaines  gens  sont-ils  portés 
à  jeter  l'anathème  sur  les  causes  apparentes  de  ces  crises  et  à 
maudire  la  vapeur,  le  chemin  de  fer  et  le  télégraphe.  Ed  réalité, 
ces  causes  sont  plus  simples  et  beaucoup  plus  profondes  :  les 
malaises  qui  se  manifestent  aujourd'hui  chez  bien  des  peuples 
sont  dus  au  manque.de  souplesse  de  certains  types  sociaux  qui 
ne  savent  pas  s'adapter  aux  modifications  incessantes  du  milieu. 


l.  Toutefois  il  convient  de  remarquer  que  ces  transformations  sont  limitées  par 
la  nature  même  du  mode  de  transport  :  les  transports  par  animaux  de  l>àt  n'ont  pas 
les  mêmes  effets  que  les  transports  par  eau  ou  par  chemin  «le  fer.  Lorsque  les  trans- 
formations d'un  type  social  dues  à  un  mode  de  transport  déterminé  se  sont  réali 
sées,  L'évolution  de  ce  type  S'arrête  ;  C'esl  pourquoi  les  sociétés  où  existent  les  trans- 
ports par  caravanes  nous  paraissent  aujourd'hui  stationnaires.  Il  en  est  de  même,  a 
fortiori,  des  sociétés  organisées  en  vue  de  l'exécution  des  transports  comme  les  socié- 
tés de  caravaniers  (Touareg);  elles  ne  se  modifient  pas  tant  que  le  mode  de  transports 
reste  le  même.  Mais  il  est  évident  que.  lorsque  les  transports  par  caravanes  sont  ap- 
parus parmi  les  patriarcaux,  ceux-ci  ont  sulti  des  transformations  profondes  cela 
est  surtout  vrai  pour  ceux  d'entre  eux  qui  sont  devenus  des  caravaniers.  Ajoutons 
aussi  qu'un  même  mode  de  transport  à  une  action  d'autant  plus  efficace  que  le  lieu 
est  par  sa  nature  plus  facilement  transformable, 


CONCLUSIONS.  87 

Faute  de  discipline,  le  mouvement  chez  eux  se  traduit  par  l'agi- 
tation. D'autres,  au  contraire,  s'adaptent  au  milieu  transformé, 
en  tirent  le  meilleur  parti  possible  et,  loin  d'en  souffrir,  en  pro- 
fitent pour  arriver  à  une  prospérité  plus  grande  :  chez  eux,  le 
mouvement  discipliné  et  réglé  devient  activité  féconde. 

Ainsi  la  faculté  d'adaptation  nous  apparaît  comme  la  véritable 
marque  de  la  supériorité  sociale,  et,  pour  préciser  davantage, 
nous  serions  tenté  de  dire  que  la  supériorité  sociale  appartient 
au*  peuples  qui  savent  le  mieux  utiliser  les  transports. 

Il  n'est  pas  contestable  que  les  trois  grands  types  sociaux  qui 
peuplent  la  plaine  de  la  mer  du  Nord,  entre  le  Rhin  et  l'Elbe  ont 
su  s'adapter  aux  conditions  changeantes  du  milieu,  et  tirer  su- 
périeurement parti  des  transports  :  l'un  a  défriché  la  lande  et  lui 
a  fait  nourrir  plus  d'hommes,  l'autre  a  rendu  la  culture  de  plus 
en  plus  intensive  et  productrice,  le  troisième  enfin  a  peuplé  des 
solitudes  improductives  et  en  a  fait  des  centres  de  vie  active  où 
fleurissent  l'agriculture,  le  commerce  et  l'industrie. 

Une  dernière  remarque  en  terminant.  J'étais  allé  étudier  les 
tourbières  allemandes  croyant  y  trouver  une  expansion  du  type 
saxon.  D'après  ce  qui  précède,  on  voit  qu'on  s'y  trouve  plutôt 
en  présence  d'une  expansion  du  type  frison.  —  A  la  suite  de  ma 
première  enquête  dans  les  tourbières  de  la  Plaine  saxonne,  j'a- 
vais cru  pouvoir  conclure  à  un  développement  considérable  des 
Pouvoirs  publics  et  à  une  sorte  de  régression  du  type  particu- 
lariste  sous  l'influence  exclusive  du  lieu  :  un  second  voyage  dans 
les  tourbières  néerlandaises  a  complètement  modifié  cette  pre- 
mière manière  de  voir,  comme  on  a  pu  s'en  rendre  compte  au 
cours  de  cette  étude.  Il  ne  faut  donc  pas  se  lasser  d'accumuler 
les  observations,  de  les  comparer,  de  les  contrôler  sans  cesse  et 
de  réformer  sans  regret  des  conclusions  parfois  hâtives. 

Paul  Roux. 
V Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


Typo<;ntiilii<'   l'iimm-Didot  et  C".  —  Paris. 


TABLEAU  DU  TYPE  DES  TOURBIERES 


VARIÉTÉ  DES  TOURBIÈRES  NÉERLANDAISES 


surbières  d'accès  re- 
ement  facile. 


aisinage  de  marchés 

lins  et  d'une  pop 
in  à  aptitudes  cran 
Maies  développée  l. 


Exploitation  par  par- 
ticuliers. 


Aménagement       des  i 
eaux    par    associations   1 


Colonisation  libre. 


jpu-  l        Exploitation  ancien-   ■        Epuisement      de     lai        Développement 
som-  \  ne  de  la  tourbe.  (  tourbe.  \    l'agriculture. 


Action  de  l'État  restreinte  aux  service-  publics. 


f       speci 


ansports  faciles. 


Développement      du  i       Développement 
l 


du  I       Esprit    entreprenant   i 
e.      f  et  progressif. 


Spécialisation  agricole  et 
industrielle. 


VARIÉTÉ  DES  TOURBIÈRES  ALLEMANDES 


Colonisation  administrative. 


jurbières  d'accès  dif- 


oignement  et  rareté 
marchés  urbains. 


Aménagement        des 
eaux  difficile  et  coûteux. 


Nécessité  de  l'inter- 
vention de  grands  pou 
voirs  publics. 


Exploitation 
récente  des 
tourbières. 


Commerce  de 
la  tourbe  coin 
biné  avec  la  cul- 
ture. 


Type  transi- 
toire du  colon 
batelier. 


ansports  actuellement  faciles. 


Développement    du    com- 


[ntroduction  d'engrais. 


|  merce  et  de  la  batellerie.         (       Exportation  des  produits.     )  slvo' 


l       L'agriculture     devient     inten- 


LES  TROIS  TYPES  SOCIAUX  DE  LA  PLAINE  DU  NORD  OUEST 

Ce  tableau  présente  les  caractères  principaux  des  trois  types,  sans  indiquer  les  répercussions. 


iit'h-.s  sablonneu- 
len  fertiles,  mais 
les  à  cultiver, 
ruyères. 


Uumsns,  h  ftilss 
umides,  mais  dit 

es  à  cultiver. 
[erbe. 


'OUrbU  ret,  désert 
ati  pu    ici- dut '. 
très    difficile  à 
isformer. 

'ourbe. 


Pâturage  des  mou- 
tons. 

Petite  culture  in- 
tégrale à  travail  ina- 
nucl  dominant  deve- 
nant intensive  sous 
l'influence  des  trans- 
ports. 

Fabrication  do- 
mestique évoluant 
vers  l'industrie. 


Domaine  plein  à 
transmissions  inté- 
grales avec  avantage 
de  l'héritier. 

Richesse  mobilière 
faiblement  dévelop- 
pée. 


Famille  très  sta- 
ble. 

Emigration  ou  cé- 
libat des  cadets. 

Le  développement 
des  transports  faci- 
lite l'établissement. 
de  ceux-ci. 


Autonomie  locale 
très  accentuée,  se 
manifestant  par  la 
spécialisation      des 

groupements  admi- 
nistratifs et  la  t'ai 
ble  influence  des 
pouvoirs  publics. 


Société  simple 
de  paysans  égali- 
taires. 


Pâturage  intensif. 

Culture  spéciali- 
sée à  science  tech- 
nique et  capital  do- 
minants. 

Commerce  par  fa 
Cilité  des  transports. 


Domaine  atelier 
de  travail  et  place- 
ment de  capitaux. 

Fermage  et  absen- 
téisme. 

La  richesse  mobi- 
lière développée  par 

le  i tmèree  permel 

la  transmission  inté- 
grale à  un  enfant 
non  avantagé. 


Famille  moins  sta- 
ble. 

Les  enfant-  s'é- 
tablissent facile- 
ment dans  la  cul- 
ture OU  dans  d'au- 
tres professions. 


Autonomie    locale 

se  manifestant  par 
associations  hydrau- 
liques et  profession- 
nelles. 

Développements 

des  pouvoirs  publics. 


Société  cnln- 

pl<  ce  de    cultiva- 
teurs fermiers. 

Existence  d'une 
classe    patronale. 


Extraction  de  lit 
tourbe. 

Commerce. 

Culture  inteu  i\  e 
et  spécialisée. 

Fabrication  in- 
dustrielle. 

Transp  >rts. 


Petite  propriété 
fragmentaire  par  co 
Ionisation  adminis- 
trative. 

Domaines  moyens 

par  colonisation  li- 
bre :  fermage  et  ab- 
sentéisme. 

Richesse  mobi- 
lière développée. 


famille  stable, 
mais  souple. 

Q-rande  facilite 
d'établissement  des 
enfanta  dans  le  roi- 
sinage  ou    dan-   di 

vers   métiers. 


iations  li- 
bres très  dévelop- 
pées dans  les  ancien- 
lés  colonies. 

Iutluenee  prépon- 
dérante des  pouvoirs 
public-dans  les  nou- 
velle- colonies. 


Sooii  té  en  voie 
de  formation  et 
de  complexité 

croissante. 

Existence  de  pa- 
trons collectifs. 


BIBLIOTHEQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


ENQUETE    SOCIALE 


LE  TYPE  SAINTONGEAIS 


PAR 


Maurice   BURES 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,     50 
Avril    1908 


SOMMAIRE 


Avant-Propos.  I'.  3. 

I.  -  LA  SAINTONGE  AVANT  LE  PHYLLOXERA. 

I.  —  Le  Lieu.  P.  5. 

Caractères  généraux.  —  Étendue  et  limites.  —  Productions  naturelles. 

II.  —  Le  Travail.  P.  15. 

L'herbe.  —  La  vigne.  —  La  petite  culture.  —  Les  petites  industries  acces- 
soires. 

III.  —  La  Saintonge  dans  le  Passé.  P.  55. 

IV.  —  Le  type  social.  P.  68. 

V.  —  La  crise  phylloxerique.  P.  93. 


IL  -  LA  SAINTONGE  NOUVELLE. 

VI.  —  L'exploitation  industrielle  de  l'herbe  et  les  beurreries  coopé- 
ratives. P.  105. 

VII.  —  La  vigne  nouvelle.  I'.  111. 

Reconstitution  du  vignoble.  —  La  fabrication  moderne  de  l'eau-de-vie.  — 
L'avenir  du  type 


LE  TYPE  SAINTONGEAIS 


AVANT-PROPOS 


L'essor  d'un  pays  dépend  des  débouchés  qui  lui  sont  ouverts. 
Ces  débouchés  s'ouvrent  eux-mêmes  avec  d'autant  plus  de  facilités 
que  les  moyens  de  transports  sont  plus  nombreux  et  plus  com- 
modes. Or,  aune  époque  où  les  chemins  de  fer  n'existaient  pas,  les 
mers  et  les  rivières,  «  ces  chemins  qui  marchent  »  étaient  les 
grandes  routes  commerciales.  La  Saintonge,  on  va  s'en  rendre 
compte  dans  la  description  physique  du  lieu,  était  également 
favorisée  de  ces  deux  côtés-là.  Elle  ne  l'était  pas  moins  non  plus, 
en  ce  qui  touche  les  routes  terrestres.  Est-il  étonnant,  dès  lors,  que 
ces  circonstances  du  lieu,  facilitant  le  commerce,  aient  amené  un 
développement  particulier  de  la  culture  en  vue  de  la  vente,  et. 
partant,  une  grande  aptitude  au  commerce  dans  l'ensemble  du 
type  saintongeais.  Là  sera  le  fil  conducteur  qui  nous  permettra 
de  comprendre  comment  le  Saintongeais  a  réussi  à  tirer  si 
brillamment  parti  de  certaines  productions  naturelles  de  son 
pays,  et  à  l'amener,  jusqu'à  la  grande  crise  du  phylloxéra,  à  ce 
degré  de  prospérité  remarquable,  qui  en  faisait  la  province  la 
plus  riche  de  tout  l'ouest  et  le  sud-ouest  de  la  France.  Par  là 
aussi  s'expliqueront  certaines  des  aptitudes  caractéristiques  du 
Saintongeais,  grâce  auxquelles  il  réussira  à  se  sortir  d'affaire, 
dans  certains  moments  difficiles  de  son  histoire  économique. 

L'intérêt  de  cette  étude  sera  de  montrer  également  de  quelle 
façon,  grâce  au  moyeu  de  transports  naturels  qu'elles  possé- 
daient, certaines  régions  de  la  France  se  sont  développées  plus 


LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 


vite  que  d'autres,  —  ceci  est  connu.  —  et  sont  arrivées  à  culti- 
ver certains  de  leurs  produits,  non  plus  en  vue  de  la  consomma- 
tion familiale,  mais  de  la  vente,  ce  qui  Test  moins.  Comment  par 
conséquent  leur  agriculture  a  pu  alimenter  de  bonne  heure  un 
important  commerce.  Cela  est  de  la  plus  haute  importance;  car 
certaines  provinces  se  sont  trouvées  ainsi  amenées,  en  quelque 
sorte,  à  une  spécialisation  avant  la  lettre. 

Or,  cette  spécialisation  de  la  culture  qui  est  à  l'agriculture ,  en 
somme,  ce  que  la  «  division  du  travail  »  est  à  l'industrie  mo- 
derne, M.  Dauprat,  dans  une  récente  étude,  en  a  montré  toute 
l'importance.  La  Saintonge  se  trouve  tout  à  la  fois  expliquée 
à  la  lueur  de  cette  loi,  de  même  que  son  étude  à  travers  les 
siècles  lui  apporte  une  éclatante  confirmation.  C'est  ce  que 
notre  sujet,  dans  lequel  nous  allons  entrer  sans  plus  de 
détails,  va  montrer  dès  l'abord. 


PREMIERE  PARTIE 


LÀ  SAINTONGE  AVANT  LE  PHYLLOXERA 


LE    LIEU 

Caractères  généraux.  —  La  Saintonge  est  une  vallée  herbue» 
longue  et  sinueuse,  partagée  à  peu  près  en  deux  parties  égales 
par  la  Charente.  De  faibles  élévations  de  terrain,  partant  des 
monts  du  Limousin,  la  bordent  de  chaque  côté;  et  dans  leur 
partie  la  plus  haute,  sous  le  nom  de  collines  de  Périgord  et 
collines  de  Saintonge  au  sud,  collines  du  Poitou  à  l'est,  plateau 
de  Gàtine  au  nord,  la  séparent  des  pays  environnants.  L'altitude 
de  ces  collines  est  faible.  Ce  sont  les  derniers  prolongements 
du  massif  central  qui,  après  avoir  formé  quelques  plateaux  peu 
étendus,  viennent  mourir  vers  la  Charente  et  vers  la  mer  en 
légers  mamelons,  en  «  collinettes  »  désordonnées. 

Le  voyageur  qui,  pour  avoir  une  idée  exacte  du  pays,  le  tra- 
verserait dans  le  sens  de  la  largeur,  trouverait,  en  partant  du 
fleuve,  une  vallée  produisant  uniquement  de  l'herbe  ;  c'est  l'an- 
cien lit  du  fleuve  probablement.  Cette  vallée  est.  du  reste, 
inondée  presque  chaque  année  à  la  saison  des  pluies  :  le  lieu 
est  par  conséquent  intransformable.  Puis  par  une  pentr,  tantôt 
très  rapide,  tantôt  presque  insensible,  il  gravirait  les  coteaux 
calcaires  qui  limitent  ces  prairies.  Là.  était  autrefois  le  terrain 


(t  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

de  prédilection  de  la  vigne.  Poursuivant  son  chemin,  à  la  suite, 
il  rencontrerait  une  série  de  petits  plateaux,  où  subsistent 
encore  d'importants  vestiges  des  bois  qui  vraisemblablement  les 
couvraient  autrefois.  Ces  plateaux  sont  peu  étendus,  car.  à 
chaque  instant,  ils  sont  coupés  par  les  nombreux  affluents  de 
la  Charente,  qui,  à  l'instar  du  fleuve  principal,  coulent,  eux 
aussi,  au  milieu  d'une  petite  vallée  limitée  par  des  coteaux 
autrefois  également  consacrés  à  la  culture  de  la  vigne.  L'abon- 
dance de  ces  cours  d'eau  s'explique  en  un  pays  où  le  sous-sol 
calcaire  domine. 

Le  sol  de  ces  petits  plateaux  est  plus  fertile  que  celui  des 
coteaux;  c'est  une  décomposition  d'argile  ou  de  sable,  qui  dans 
certains  endroits  convient  au  blé.  Aussi,  autrefois,  y  était-il  le 
produit  dominant.  Aujourd'hui,  les  vignobles  les  plus  impor- 
tants et  les  plus  rémunérateurs  de  la  Saintonge  ont  été  recons- 
titués sur  ces  plateaux;  nous  en  montrerons  les  raisons. 

Poursuivant  sa  route,  notre  voyageur  arriverait  enfin,  suivant 
qu'il  se  serait  dirigé  vers  le  nord  ou  vers  le  sud,  aux  collines  du 
Périgord  ou  à  celles  du  Poitou,  qui  limitent  à  la  fois  le  bassin 
de  la  Charente  et  l'aire  d'expansion  du  type  saintongeais.  Alors 
commencent  des  pays  différents. 

Et  dans  celte  lente  ascension,  notre  voyageur  aurait  eu  la 
sensation  nette,  à  condition,  bien  entendu,  de  faire,  pour  un 
moment,  abstraction  d'un  nouveau  mode  de  transport  relati- 
vement récent,  que  toutes  les  parties  du  pays  se  groupent 
bien  autour  du  fleuve  qui  en  est  vraiment  l'âme.  Il  aurait  coin- 
pris  que  c'était  bien  cette  grande  artère  centrale  qui.  aidée  de 
ses  ramifications  nombreuses,  de  ses  artérioles  si  bien  disposées, 
donnait  la  vie  au  pays.  Et  cela,  il  l'aurait  encore  mieux  senti  si, 
sociologue  doublé  d'un  amateur  des  beaux  el  reposants  spec- 
tacles de  la  nature,  il  avait,  comme  ce  vieil  Allemand  du 
xvii0  siècle  qui  ne  trouvait  plus  beau  voyage  à  faire,  suivi 
notre  fleuve  de  sa  source  à    son  embouchure. 

Maigre  filet  d'eau  né  dans  les  montagnes  du  Limousin,  la 
Charente  coule  d'abord  vers  le  nord;  puis  tout  à  coup,  comme 
si   elle  se  trompait  de  route,  elle  hésite,  retourne   sur  ses  pas 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  / 

vers  le  sud;  enfin,  ayant  trouvé  sa  direction,  elle  s'en  va,  grossie 
de  ses  affluents,  vers  l'ouest  et  la  mer,  après  avoir,  en  de  fan- 
taisistes méandres,  arrosé  les  prairies  qu'elle  féconde  de  ses 
débordements  quasi  périodiques.  «  Le  plus  beau  fossé  de  mon 
royaume,  »  disait  d'elle  Henri  IV.  Un  fossé,  mais  un  fossé  large 
et  profond;  le  mot  du  Béarnais  est  juste,  telle  est  bien  la  Cha- 
rente. Plus  modeste  que  sa  voisine  la  Loire,  elle  ne  fait  pas, 
comme  elle,  miroiter  au  soleil  ses  sables  argentins;  elle  ne 
reflète  pas  au  printemps,  dans  ses  eaux  grossies  par  l'hiver,  ses 
collines  couronnées  d'innombrables  châteaux.  Plus  modeste, 
elle  glisse  tout  doucement  au  milieu  de  ses  prairies,  elle  semble 
vouloir  s'y  dissimuler.  Mais  aussi,  même  pendant  les  plus  fortes 
chaleurs,  son  niveau  varie  peu,  et  si,  durant  l'hiver  ou  au  prin- 
temps, grossie  de  la  fonte  des  neiges  ou  de  pluies  trop  abon- 
dantes, la  fantaisie  lui  vient  de  vagabonder  un  peu  hors  de 
son  lit,  elle  ne  le  fait  point  en  général  sans  une  certaine  sagesse, 
et  au  lieu  de  semer  la  mort  ou  la  ruine  sur  son  passage,  elle 
laisse  derrière  elle  la  fertilité,  d'où  nait  la  richesse. 

Navigable  à  partir  d'Angoulême,  mais  commodément  depuis 
Cognac  seulement,  elle  porte  des  bateaux  de  600  tonneaux  à 
Tonnay-Charente,  le  grand  entrepôt  du  commerce  sainton- 
geais.  Elle  était  une  magnifique  voie  navigable  ouverte  aux 
produits  de  ce  pays,  et  aussi  à  ceux  du  dehors,  qui-,  grâce  à 
elle,  pourront  gagner  le  centre  de  la  France,  par  le  bassin 
d'autres  fleuves  ou  rivières.  Aussi  voyons-nous  toutes  les  villes 
commerçantes,  disons  mieux,  toutes  les  villes  un  peu  impor- 
tantes du  pays,  situées  sur  la  Charente  ou  ses  affluents,  Angou- 
Lême,  Châteauneuf,  Jarnac,  Cognac,  Saintes,  Tonnay-Charente, 
Kochefort,  Jonzac,  Tonnay-Routonnc,    St-Jean-d'Angély,    etc.. 

A  cela  il  faut  ajouter,  et  l'importance  en  est  grande,  la  sécu- 
rité de  la  rade  dans  laquelle  débouche  la  Charente.  Toute  une 
ceinture  d'îles,  Ré,  Aix,  Madame,  Oléron,  la  défendent  des  vents 
du  large.  Ici  point  de  vase,  comme  à  l'embouchure  de  la  Seine 
ou  de  la  Garonne,  point  de  sable  comme  à  celle  de  la  Loire. 
Aussi  voyons-nous  dans  le  passé,  grâce  à  la  découpure  des  côtes, 
toute  une  série  de  ports  florissants  dont  les  principaux  demeu- 


<S  LE    TVPE    SAINTONGEAIS. 

reront  seuls  :  Marennes,  Rochefort,  Tonnay-Charente  et  La 
Rochelle,  qui,  pour  être  en  Aunis,  n'en  expédiait  pas  moins 
surtout  des  produits  sainton geais. 

Au  point  de  vue  des  routes  terrestres,  la  Saintonge  était 
également  bien  partagée  :  la  nature  du  lieu  rendait  les  commu- 
nications faciles  avec  le  reste  de  la  France.  C'est  par  la  Sain- 
tonge en  effet,  grâce  au  seuil  du  Poitou,  que  le  nord  et  le  midi 
de  la  France  communiquent  ensemble.  Le  massif  breton  et  le 
massif  central  se  joignent  presque  à  cet  endroit,  laissant  entre 
eux  seulement  un  étroit  passage,  qui  deviendra  une  grande  voie 
historique.  Tous  les  géographes,  Reclus,  Vidal  de  Lablache,  etc., 
le  constatent.  «  Comme  les  passages  qui  tournent  la  Rohême  à 
l'ouest  et  à  l'est,  comme  la  vallée  du  Rhône,  ce  seuil  est  une  des 
articulations  qui  font  communiquer  le  nord  et  le  sud  de  l'Eu- 
rope. Des  plaines  de  la  Champagne  à  la  vallée  de  la  Loire,  puis 
par  la  Vienne  et  le  Clain  jusqu'aux  plateaux  calcaires  que 
sillonne  la  Charente,  s'ouvre  une  succession  de  contrées,  où  les 
obstacles,  réduits  au  minimum,  ont  facilité  le  mouvement  des 
peuples;  nulle  part  la  distance  n'est  plus  abrégée  entre  la  Loire 
et  la  Garonne;  des  riantes  vallées  de  la  Touraine  à  celles  de  la 
Saintonge  et  du  Bordelais,  le  pas  est  vite  franchi. 

«...  Sur  ces  plateaux  calcaires  interposés  entre  les  massifs  pri- 
maires du  Limousin  et  ceux  de  l'Ouest,  le  passage  n'est  pas 
concentré  comme  en  pays  de  montagnes,  en  un  étroit  couloir 
donnant  lien  à  une  route  unique;  c'est  une  zone  de  circulation 
large  d'au  moins  70  kilomètres,  où,  comme  dans  le  lit  d'un 
grand  fleuve,  les  courants  principaux  se  divisent  et  se  dépla- 
cent. La  permanence  des  mouvements  est  ce  qui  les  distingue  : 
les  routes  royales,  puis  les  chemins  de  fer  y  ont  succédé  aux  voies 
romaines1  ».  —  «  Là,  dit  Reclus,  finissait  la  zone  de  la  langue 
d'oïl  qui  s'étend  maintenant  sur  la  France  entière.  C  est  dans 
le  détroit  du  Poitou  et  de  l'Angoumois  que  se  portaient  alterna- 
tivement, de  côté  ou  d'autre,  le  tlu\  o\  le  reflux  dos  hommes  du 
Nord  et  du  Midi  luttant  pour  la  suprématie.  Là,  les  Francs  encore 

i.  Vidal  de  la  Blache,  Tableau  de  la  Géographie  de  la  France,  f.  303.  Histoire 
de  la  I  rance,  Hachette  <M  C1  . 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  i> 

barbares  se  heurtèrent  contre  les  Aquitains  et  les  Wisigoths 
déjà  romanisés;  les  Chrétiens  et  les  Musulmans  y  luttèrent  pour 
la  domination  des  Gaules;  les  Français  du  Nord  et  les  Anglais 
maîtres  de  la  Guyenne  s'y  rencontrèrent  en  une  terrible  ba- 
taille; plus  tard  les  protestants,  et  les  catholiques,  les  premiers 
venant  surtout  du  Midi,  et  les  seconds  appartenant  principa- 
lement aux  provinces  du  Nord,  y  eurent  leurs  plus  violents  con- 
flits1. »* 

Est-il  nécessaire  d'insister  sur  l'importance  sociale  de  cette 
position,  au  débouché  d'un  défilé  qui  faisait  transiter  en  quelque 
sorte  par  la  Saintonge  voyageurs  et  produits  du  Nord  et  du 
Midi,  et  aussi,  grâce  à  la  vallée  de  la  Garonne,  ceux  des  pays  mé- 
diterranéens2. Certaines  de  ces  routes  traversant  la  Saintonge 
sont  demeurées  célèbres.  Celle  notamment,  si  fréquentée  au 
moyen  âge  par  les  fidèles  se  rendant  au  pèlerinage  de  Saint- 
Jacques-de-Compostèle  en  Espagne,  et  que  prenaient  tous  les 
pèlerins  du  Nord.  En  Saintonge,  elle  portait  le  nom  de  chemin 
de  Saint-Jacques. 

Depuis  les  Romains,  du  reste,  un  système  de  route  reliait  la 
Saintonge  au  reste  de  la  France.  «  A  Médiolanum,  aboutissait 
une  des  grandes  voies  stratégiques  créées  par  Agrippa  dans  les 
Gaules  en  l'an  19  avant  J.-C,  celle  qui  de  Lyon  allait  à  travers 
les  Cévennes,  en  Aquitaine  et  jusque  chez  les  Santons8...  La 
ville  (Saintes)  était  au  carrefour  de  trois  routes,  se  dirigeant, 
l'une  vers  Limonum  (Poitiers,  une  autre  vers  Vesunna  (Péri- 
gueux)  et  la  troisième  vers  Burdigala  (Bordeaux).  Elle  figure 
ainsi  sur  la  table  de  Peutinger  et  y  est  accompagnée  de  la 
double  maisonnette  indicative  des  chefs-lieux  de  cités'1...  » 

Nous  aurons  l'occasion,  dans  le  chapitre  intitulé  la  Saintonge 
dans  le  passé,  de  donner,  d'après  Ausone,  la  physionomie  mou- 
vementée de  ces  routes.  Retenons  seulement  pour  le  moment 
leur  nombre  et  leur  importance.  Ajoutons,  pour  être  complet, 

i.  E.  Reclus,  Géog.  universelle,  la  France,  p.  494. 

')..  E.  Reclus,  Groi/.  universelle,  l<>  France  la  carte  n°  191,  p.  7i">.  m  précise. 
:s.  Strabon,  Géog.,  lib.  IV,  ap.  Scrip.  rerum  gall.,  t.  I.  p.  3'.».  —  Massiou,  Hist.  de 
la  Saintonge,  t.  I,  p.  54. 
I.  Ihill.  de  lu  Société  des  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,  p.  168,  Mil    vol. 


10  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

qu'elles  étaient  d'abord  faciles  à  établir,  à  cause  de  l'absence  de 
grands  obstacles  naturels,  et  de  la  nature  du  sous-sol  calcaire 
très  résistant,  et  qu'ensuite,  elles  étaient  faciles  à  entretenir, 
grâce  au  silex  très  abondant  en  Saintonge. 

Il  est  inutile,  dans  un  travail  de  ce  genre,  de  pousser  plus 
avant  l'étude  de  ces  points  spéciaux.  Ce  que  nous  avions  à  re- 
lever dans  cette  description  physique  du  lieu,  et  nous  pensons 
l'avoir  fait  avec  assez  de  détails,  c'est  que,  pour  l'exportation 
de  ses  produits,  la  Saintonge  se  trouvait  admirablement  bien 
pourvue,  admirablement  bien  placée.  Elle  ne  l'était  pas  moins 
non  plus,  pour  servir,  grâce  à  son  fleuve,  de  lieu  de  transit 
aux  produits  d'une  partie  de  la  France  centrale.  Et  c'est  ici 
le  cas  de  citer  cette  phrase  de  Turgot  :  «  La  Charente,  dont 
les  ports  de  Rochefort  et  de  Charente  forment  l'abord,  est 
le  débouché  naturel  de  toutes  les  denrées  de  la  Saintonge  et  de 
l'Angoumois.  Plusieurs  parties  du  Périgord,  du  Poitou  et  du 
Limousin  n'ont  de  communication  avec  la  mer  et  avec  l'é- 
tranger que  par  le  moyen  de  cette  rivière.  C'est  par  elle  que 
leurs  habitants  peuvent  se  procurer  le  moyen  de  pourvoir  à 
leurs  besoins,  et  tirer  un  parti  utile  de  leur  superflu'.  »  Il 
n'est  point  indifférent,  au  point  de  vue  social,  d'occuper  telle  ou 
telle  place  dans  la  carte  physique  de  la  France. 

Cette  mer  sûre,  ce  fleuve  si  commodément  navigable,  cette 
vallée,  ces  coteaux,  ces  plateaux  si  bien  reliés  au  peste  de  la 
France  et  de  l'Europe,  voilà  l'ossature  générale  du  lieu.  Préci- 
sons-le un  peu,  maintenant,  comme  étendue,  sous-sol,  produits, 
climat,  et  nous  aurons  ensuite  tons  les  éléments  nécessaires 
pour  connaître  la  vie  de  ses  habitants. 

Étendue  et  limites.  —  A  l'ouest  et  au  sud-ouest,  la  Limite  esl 
précise,  la  Mer  «  Océane  »,  comme  disaient  les  anciens,  L'Océan 
Atlantique  et  sa  ceinture  d'iles,  puis  l'embouchure  de  la  Ci- 
roiide.  Au  sud,  une  bande  de  landes  sablonneuses,  partant 
presque  de  l'embouchure  de  la  Gironde,  séparent  la  Saintonge, 

1.  Lettres  île  Turgot,  Œuvres,  l.  370  e1  sui\. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  11 

par  Mirambeau  et  Montendre,  du  Bordelais.  C'est  une  sorte  de 
marche,  jadis  pauvre  et  désolée,  où  seules  de  maigres  brebis 
paissaient  les  bruyères  rabougries.  Aujourd'hui,  elle  est  plutôt 
riche,  avec  le  pin,  cette  exploitation  moderne  du  sable  si  rému- 
nératrice; en  certains  endroits  aussi,  la  vigne  a  réussi.  Les  ter- 
rains sablonneux  sont  en  effet,  en  général,  à  l'abri  du  phylloxéra. 
Cette  bande  de  sable  est  assez  étroite;  aussi  du  Bordelais  à  la 
Saintonge  la  transition  est-elle  brusque  et  frappante.  Le  pays 
change  à  vue  d'oeil.  Sitôt  traversées  par  exemple  les  landes  de 
Montendre,  le  voyageur  se  trouve  tout  surpris  du  nouveau  pays 
qu'il  a  devant  lui.  Ce  ne  sont  plus  les  grandes  plaines  du  Bor- 
delais aux  riches  vignobles,  mais  un  pays  accidenté,  ondulé 
plutôt,  coupé  de  prairies  et  de  petits  bois;  point  de  grands  ho- 
rizons, mais  une  série  de  collines  orientées  en  tous  sens,  où 
semblent  grimper  en  un  charmant  et  pittoresque  désordre, 
toutes  les  variétés  de  culture.  Il  vient  de  laisser  un  paysan  sec 
et  maigre,  aux  yeux  noirs  et  au  teint  brûlé;  ses  oreilles  teintent 
encore  de  son  langage  vif  et  accentué,  et  soudain  il  a  devant 
lui  des  hommes  plus  pâles,  plus  grands,  au  langage  traînant, 
aux  grands  yeux  bruns  paisibles,  où  luit  parfois  la  malice  du 
vigneron.  Il  sent  pénétrer  en  lui  une  impression  de  calme  et  de 
fraîcheur  qui  lui  manquaient.  Il  lui  semble  respirer  une  «  at- 
mosphère nouvelle  »,  dit  Reclus  dans  sa  Géographie.  Notre 
voyageur,  en  effet,  est  en  Saintonge. 

Au  sud-est  et  à  l'est,  la  ligne  de  démarcation  est  moins 
nette.  On  peut  dire  toutefois  qu'elle  s'arrête  à  la  zone  influencée 
par  la  partie  navigable  de  la  Charente.  Barbezieux,  Angoulème, 
Ruffec  sont  des  points  extrêmes  du  type  saintongeais.  Il  n'y  est 
plus  pur.  Cette  partie  du  département  de  la  Charente  com- 
prend en  effet  ce  qu'on  appelle  les  «  terres  froides  »,  c'est-à- 
dire  que  les  terrains  granitiques  font  leur  apparition.  Ils  devien- 
dront de  plus  en  plus  dominants,  à  mesure  que  l'on  avancera 
vers  le  massif  central.  La  culture  de  la  vigne  disparaîtra  pro- 
gressivement avec  le  sol  calcaire.  Dans  les  terrains  granitiques, 
le  raisin  mûrit  difficilement,  et  n'a  plus  qu'une  faible  teneur 
en   alcool.    On  se  livre  surtout   à  l'engraissage  du    bétail.   Là 


1:2  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

sont  les  populations  de  l'Angoumois.    et  surtout  du  Limousin. 

Au  nord,  une  ligne  courbe  limitée  par  les  forets  de  Tusson, 
Aunay,  Chizé  et  de  Benon1,  indique  la  séparation  de  la  Sain- 
tonge d'avec  le  Poitou.  Jusqu'à  Niort,  il  y  a  bien  de  la  vigne, 
mais  le  vin  cesse  d'être  un  objet  de  vente;  il  est  presque  exclu- 
sivement consommé  par  le  producteur.  Un  élevage,  mais  un 
élevage  spécial  où  les  plantes  fourragères  jouent  un  rôle  consi- 
dérable, et  la  culture  des  céréales,  voilà  les  principaux  produits. 
Le  type  de  la  grande  ferme  apparaît.  Niort  est.  au  fond,  un  grand 
bourg  agricole,  important  surtout  par  ses  marchés  et  ses  foires 
de  produits  de  la  culture  :  animaux,  céréales,  artichauts,  oi- 
gnons, angélique,  œufs  et  volailles,  expédiés  sur  Paris  et  même 
Londres.  Gomme  industries,  il  n'y  a  guère  que  des  tanneries. 
Elles  utilisent  les  peaux  provenant  des  animaux  de  cette  contrée, 
et  leur  établissement  a  été  facilité  par  la  Sèvre,  qui  passe  à 
Niort,  et  dont  l'eau  était  réputée  convenir  admirablement  bien 
à  ce  genre  de  travail.  On  y  trouve  aussi  quelques  fabriques 
d'instruments  agricoles,  notamment  des  trieurs2,  ce  qui  est  éga- 
lement typique. 

Des  marais,  aujourd'hui  desséchés  en  grande  partie,  sépa- 
raient la  Saintonge  de  l'Aunis.  Des  marais  également,  le  marais 
Poitevin,  séparaient  au  nord  l'Aunis  du  Poitou.  Cette  petite  pro- 
vince avait  ainsi  à  peu  près  la  forme  d'une  presqu'île,  que  des 
assises  crayeuses  reliaient  par  Surgères  au  reste  du  continent. 

S'il  fallait  limiter  administrative  ment  le  type  saintongeais. 
nous  dirions  qu'il  s'étend  à  peu  près  sur  la  totalité  de  l'an- 
cienne province  de  Saintonge,  c'est-à-dire  le  département  de 


i.  «  Les  forêts  étaient  nombreuses  en  Gaule...  C'étail  surtout  sur  les  frontières  des 
territoires  des  cités,  que  ces  forêts  étaient  les  plus  nombreuses  et  les  plus  épaisses 
A  ce  point  de  vue  nous  pourrions  signaler  la  forêt  d'Aunay  qui  formait  une  mar- 
che entre  la  cité  des  Santons  et  des  Pictons  et  qui  se  continuait  par  la  forêt  de 
Chizé.  On  peut  en  dire  autant  de  la  forêt  d'Argençon  (aujourd'hui  Benon  qui  B'élen- 
dait  à  l'extrême  limite  de  terrain  habitable  de  l'Aunis  compris  dans  la  cité  des  San- 
tons (cité,  territoire)».  Musset,  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,l.  x.Witl.p.  lit. 

2.  Le  trieur  est  un  appareil  servant,  comme  l'indique  son  nom,  à  trier,  à  séparer 
les  différentes  céréales,  et  aussi  à  en  rejeter  les  graines  étrangères.  La  fabrication 
de  cet  appareil  en  grand  atelier,  à  Niort,  montre  l'importance  de  la  culture  des 
Céréales  dans  la  contrée. 


LA    SAIN.TONGE    AVANT   LE    PHYLLOXERA.  13 

la  Charente-Inférieure  actuelle,  moins  la  presqu'île  qui  forme 
l'Aunis,  et  une  partie  du  département  de  la  Charente,  les  can- 
tons des  terres  chaudes,  Cognac,  Jarnac,  Châteauneuf...,  les 
autres  cantons,  dits  des  terres  froides,  devant  se  rattacher,  géolo- 
giquement  et  socialement,  à  l'Angoumois  ou  au  Limousin. 

Les  productions  naturelles.  —  Un  sol  fertile  et  très  varié,  un 
climat  tempéré  dû  au  voisinage  de  l'Océan  et  à  l'éloignement 
des  montagnes,  permettent  à  la  Saintonge  de  réunir  sur  son 
territoire  presque  toute  la  flore  de  France,  tandis  que  la  confi- 
guration du  sol  qui  n'est  ni  plaine  ni  montagne,  mais  consiste, 
comme  nous  l'avons  indiqué ,  en  une  curieuse  succession  de 
vallées,  de  coteaux  et  de  plateaux  minuscules,  rend  possibles 
toutes  les  cultures.  Aussi,  au  printemps,  les  végétations  les  plus 
variées,  les  vignes  et  les  blés,  les  avoines  et  les  maïs,  les  pommes 
de  terre,  les  luzernes,  les  trèfles  et  les  sainfoins,  divisent  le  sol 
en  immenses  damiers  avec,  pour  cases,  toutes  les  variétés  de  vert, 
dont  l'œil  puisse  se  réjouir;  de  belles  haies  s'élèvent  çà  et  là  où 
poussent  les  essences  les  plus  variées,  le  chêne,  l'ormeau,  l'éra- 
ble, le  cerisier;  dans  la  plupart  des  champs,  des  noyers,  des 
pommiers,  quelques  marronniers.  Et  quand  on  descend  vers  la 
vallée  de  la  Charente  ou  celle  de  ses  nombreux  affluents,  ce 
sont  de  fraîches  prairies  qu'encadrent  des  aulnes,  des  frênes  et 
des  peupliers.  Arrive-t-on  à  la  mer,  alors  apparaissent  d'im- 
menses marais  aujourd'hui  parfaitement  desséchés,  où  paissent 
les  espèces  les  plus  variées  d'animaux. 

Il  est  peu  de  provinces,  en  France,  dont  les  ressources  soient 
aussi  nombreuses  et  aussi  variées.  Tous  les  géographes,  le 
constatent,  et  c'est  ici  le  cas  de  rappeler  le  dicton  du  moyen 
âge  :  «  La  Xainctonge,  lisons-nous  dans  une  ancienne  descrip- 
tion du  pays,  était  jadis  un  comté  qui  fut  autresfois  possède 
«  par  des  comtes  et  seigneurs  particuliers  et  à  présent  est  reuny 
«  à  la  couronne.  C'est  un  pays  fertile  en  bleds,  vins,  salines  et 
«  prairies,  et  on  dit  communément,  en  parlant  des  provinces 
«  de  ce  royaume  que  si  la  France  était  un  œuf,  la  Xainctonge 
«  en  serait  le  moyeuf...  »  Encore  aujourd'hui,  il  en  est  peu  qui. 


14  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

séparées  du  reste  du  monde,  pourraient  mieux  se  suffire  à  elles- 
mêmes  au  point  de  vue  agricole.  La  Saintonge  produit  à  peu 
près  les  céréales  nécessaires  aux  besoins  de  ses  habitants,  mais 
elle  nourrit  plus  d'animaux,  et  récolte  plus  de  vin  qu'ils  n'en 
pourraient  consommer.  Ses  légumes  et  ses  fruits  sont  estimés 
et  abondants.  On  répute  les  pêches  de  Luchat  et  les  fèves  de 
Marans.  Son  miel  est  estimé.  Ses  côtes  produisent  les  déli- 
cieuses huitres  vertes  de  Marennes,  puis  ce  sel  fleurant  la  vio- 
lette, recherché  autrefois  par  le  monde  entier.  Enlin ,  il  faut 
avoir  assisté  aux  grands  marchés  de  poissons  de  La  Rochelle, 
Fouras  et  la  Pointe  du  Chapus,  pour  se  douter  de  la  richesse 
de  la  mer  d'alentour. 

En  revanche,  le  sous-sol  ne  renferme  aucune  mine;  aussi, 
malgré  la  facilité  des  communications,  point  d'industrie  métal- 
lurgique. Cette  industrie  se  centralisera  plus  haut,  autour  d'An- 
goulème ,  au  point  extrême  de  navigabilité  de  la  Charente. 
Là,  ont  été  exploitées  de  nombreuses  mines,  aujourd'hui  épui- 
sées pour  la  plupart,  qui  ont  alimenté  d'importantes  usines. 
Des  forêts  étendues,  notamment  celle  de  la  Braconne,  toute 
proche,  fournissaient  le  combustible  nécessaire.  Plus  tard  ces 
forges  employèrent  aussi  beaucoup  de  minerais  venant  d'Es- 
pagne. Ils  constituaient  le  fret  de  retour  des  navires  qui  transpor- 
taient les  produits  de  la  Saintonge  :  eau-de-vie,  pierres  à  bâtir 
si  abondantes  dans  les  coteaux  crayeux  bordant  la  Charente. 

Nous  aurons  un  mot  à  dire  de  cette  industrie  de  l'extraction 
de  la  pierre,  ainsi  que  de  celle  de  poteries  et  briqueteries  assez 
répandues  en  Saintonge.  Elles  sont  restées  de  petites  industries, 
exercées  en  petit  atelier  très  généralement  par  des  paysans  aux- 
quels elles  fournissent  un  complément  de  ressources. 

La  Saintonge  est  donc  bien  essentiellement  une  province 
agricole  à  produits  variés  '. 

1.  «Le  for  s'extrait  à  Taizé-Aizie,  Taponnal.  Pleurignac,  a  St-Adjutorv,  et  a  rhar- 
ras  ;  on  en  trouve  aussi  aux  Adjots,à  Montariion,  à  Neuil,  a  choix»,  à  Genouillac,  jft 
Benêt,  à  Pleuville,  à  Roumaziores,  a  Combles,  a  Mainzac,  a  Soaffïignac,  a  Sors,  a 
Marthon,  a  Keuillade,  a  Cliarmont,  a  Juillaguet.  Los  mines  do  plomb,  soufre,  anti- 
moine, argent,  de  Si-Germain  et  do  Menel,  près  do  Montbroa,  ont  été  abandonnées.  » 
V.  Joanne.  Charente,  p,  42.  Voir  aussi  p.  43,  Les  industrie*  de  l'Angomnois, 


II 


LE  TRAVAIL 


Peu  de  provinces  semblaient  donc  plus  fatalement  destinées 
que  celle-ci,  par  ces  conditions  de  sol  et  de  climat,  que  nous 
venons  d'indiquer  en  dernier,  à  la  culture  intégrale,  c'est- 
dire  à  ce  genre  d'exploitation  qui  consiste  à  tirer  de  la  terre 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'entretien  de  la  famille.  On  ne 
travaille  point  en  vue  de  la  vente,  mais  en  vue  de  la  consom- 
mation. On  achète  le  moins  possible,  mais  en  revanche  on  se 
contente  de  vendre  l'excédent  des  produits  que  la  famille  n'a 
pu  consommer.  Chaque  ferme  est  un  peu  comme  une  oasis 
isolée  au  milieu  du  désert,  devant,  et  pouvant,  dans  la  mesure 
du  possible,  se  suffire  à  elle-même. 

Mais,  nous  avons  vu,  en  décrivant  le  lieu,  que  la  Saintonge 
est  caractérisée,  d'autre  part,  par  la  facilité  des  transports,  ce 
qui,  évidemment  tend  à  développer  la  culture  en  vue  de  la 
vente,  la  culture  commerciale  et  par  conséquent  la  spécialisa- 
tion. 11  y  a  donc  là  deux  tendances  contradictoires.  Et  il  est 
intéressant  de  savoir  laquelle  des  deux  va  l'emporter. 

Essayons  de  revoir  parla  pensée  une  de  ces  exploitations  d'il  y 
a  cinquante  ans.  La  maison  d'habitation  est  vaste  et  confortable. 
Elle  est  bien  particulière  avec  ses  toits  plats  à  quatre  pontes  cou- 
verts de  tuiles  creuses  du  pays'  ;  des  poteries  vcrtos  surmontent 
les  pignons  des  angles.  Devant  s'étend  une  cour  soigneusement 

1.  Ou  voit  immédiatement  par  la  un  climat  très  tempéré,  où  la  neige  est  pour  ainsi 
dire  inconnue. 


16  LE   TYPE   SAINTONGBAIS. 

fermée  d'un  haut  mur;  un  grand  portail  formant  plein  cintre, 
ou  en  anse  de  panier,  pour  les  charrettes,  à  côté  une  petite  porte 
ronde  pour  les  piétons,  permettent  d'y  pénétrer;  derrière  un 
potager,  également  clos  de  mur;  sur  les  côtés,  les  vastes 
chaix  à  eau-de-vie  avec  leur  serpentin  de  pierre  à  l'extérieur, 
pour  la  distillerie,  et  les  étables  et  hangars  proportionnés  à 
l'importance  de  la  ferme.  L'établissement  typique  forme  un  seul 
tout  indépendant,  isolé,  séparé  soigneusement,  jalousement 
presque,  du  voisin.  Ces  hauts  murs  s'expliquent  en  partie  par 
l'abondance  de  la  pierre  dans  le  pays,  mais  il  faut  y  voir  aussi 
le  résultat  de  ce  caractère  méfiant,  très  individualiste,  du  paysan 
saintongeais,  qui  sorti  de  chez  lui,  devant  la  plus  belle  pro- 
priété non  close,  «  trouvera  que  ça  manque  de  murs  ». 

L'exploitation  est  en  général  de  petite  étendue,  10  à  15  hec- 
tares, divisée  en  cultures  variées.  La  propriété  de  50  hectares 
est  une  grande  ferme;  et  quand,  par  hasard,  une  propriété  se 
trouve  dépasser  100  hectares,  ce  qui  est  rare,  on  la  divise  en 
deux  ou  trois  fermes. 

Mais  à  cette  époque  de  prospérité,  la  caractéristique  était 
ces  moyennes  propriétés  d'une  dizaine  d'hectares,  souvent 
moins,  directement  mises  en  culture  par  leur  propriétaire. 

Ces  cultures  sont  d'abord  la  vigne.  Elle  fournira  le  vin  né- 
cessaire à  la  consommation  familiale,  mais  la  plus  grande  partie 
en  sera  transformée  en  eau-de-vie.  C'est  le  produit  de  vente 
par  excellence.  La  consommation  n'est  que  l'accessoire.  La  pro- 
priété fournira  ensuite  le  blé  nécessaire  à  l'alimentation  de  la 
famille,  et  les  pailles  et  fourrages  pour  les  animaux.  L'excédent.  . 
s'il  y  en  a,  sera  vendu;  cet  excédent  diminuera  peu  à  peu,  et 
vers  1800-1870,  époque  de  la  plus  grande  propriété  de  la  vigne, 
le  paysan  en  fera  simplement  pour  ses  besoins  personnels. 

Le  blé  sera  donné  au  boulanger,  qui,  suivant  un  pourcentage 
réglé  à  l'avance,  rendra  du  pain  et  du  son  pour  les  animaux. 
Dans  beaucoup  d'exploitations,  même,  le  paysan  portera  ce 
blé  au  meunier,  qui  lui  rendra  de  la  farine  et  il  hua  son 
pain  lui-même.  Nos  souvenirs  d'enfance  nous  montrent  dans 
le  village    de   C...    plusieurs   familles   «   boulangeant   »   elles- 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  17 

mêmes.  Celle  dont  nous  avions  fait  la  monographie  en  1895, 
employait  encore  ce  système.  Mais  il  était  déjà  très  rare  à  cette 
époque.  Aujourd'hui,  les  moulins,  tant  à  vent  qu'à  eau,  ont  cessé 
de  fonctionner  pour  la  plupart,  et  il  nous  faudrait  beaucoup 
chercher  probablement  pour  trouver  un  exemple  de  cette 
fabrication  domestique.  L'évolution  est  complète;  mais,  on  le 
voit,  elle  est  relativement  récente. 

De  même,  nos  souvenirs  d'enfance  nous  montrent  l'existence 
d'un  tisserand.  Combien  de  fois  Favons-nous  regardé  faisant 
courir  sa  navette  dans  la  trame,  et  ajouter  le  nouveau  fil  au 
précédent,  de  deux  ou  trois  coups  de  son  métier,  suivant  qu'il 
était  plus  ou  moins  payé.  Chaque  famille  avait  en  effet  sa 
«  motte  »,  terrain  humide  où  elle  récoltait  le  chanvre  néces- 
saire à  ses  besoins.  Nous  l'avons  vu,  ce  chanvre,  rouir  dans  les 
fossés  ;  et  nous  avons  vu  les  femmes  légèrement  vêtues,  le  hacher, 
l'été,  en  plein  soleil,  pour  en  faire  sortir  les  «  égrettes  ».  On  en 
fabriquait  des  toiles  grossières,  mais  d'une  résistance  à  toute 
épreuve.  Notre  tisserand  fabriquait  aussi  des  lainages  dits 
retors,  également  très  solides.  Je  crois  bien  qu'il  a  fermé  bou- 
tique vers  1885.  Aujourd'hui  il  est  laitier,  c'est-à-dire  qu'il 
passe  au  domicile  des  membres  de  la  laiterie  coopérative  de  P. 
chercher  leur  lait.  L'après-midi,  comme  il  est  également  petit 
propriétaire,  il  cultive  ses  terres. 

On  récoltera  ensuite  de  V avoine,  qui  est  la  suite  ordinaire  de 
la  culture  du  blé.  Cette  avoine  était  en  général  vendue.  Une 
petite  partie  seulement  trouvait  son  emploi  dans  la  satisfaction 
des  besoins  de  la  ferme. 

Comme  animaux,  une  ou  deux  paires  de  bœufs  pour  la  culture. 
On  verra  dans  un  instant  leur  rôle  important  dans  l'économie 
rurale  saintongeaise  et  le  trafic  particulier  auquel  ils  donnaient 
lieu;  une  poulinière  quand  la  propriété  avait  une  certaine  im- 
portance; une  ou  deux  vaches  qui  feront  quelques  élève-  H 
produiront  du  lait  pour  être  consommé  à  la  ferme,  ou  vendu 
dans  le  village;  souvent  on  le  transformera  en  beurre,  pour  le 
petit  marché  voisin;  un  ou  deux  porcs  s'élèveront  avec  ce  petit- 
lait  et  les  pommes  de  terre  dont  on  n'oubliera  pas  la  culture; 

2 


18  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

elles  réussissent  du  reste  fort  bien  en  Saintonge.  Une  partie  de 
la  viande  de  ces  porcs  sera  salée,  l'autre  partie  vendue  à  quel- 
que artisan  du  village. 

Enfin  un  troupeau  de  moutons,  dont  le  produit  sera  vendu 
chaque  année,  sauf  la  laine  que  filera  la  bergère;  des  poule», 
quelques  canards,  un  ou  deux  chiens,  parfois  une  chèvre  et  voilà 
la  physionomie  vivante  de  la  plupart  des  villages  saintongeais. 

Ainsi  donc,  chacun  produisait  le  plus  qu'il  pouvait  de  ce  qui 
était  nécessaire  à  la  nourriture  et  à  l'habillement  de  sa  famille. 
Le  surplus  était  vendu  au  marché  voisin  pour  la  consommation 
locale  des  petits  artisans  et  commerçants. 

Dans  ces  conditions  particulières  sur  lesquelles  nous  avons 
tant  insisté,  et  que  nous  résumons  d'un  mot,  la  facilité  des  trans- 
ports, notre  Saintongeais  serait  vraisemblablement  resté,  sur  son 
sol  assez  fertile,  mais  peu  favorable  en  somme  aux  céréales,  un 
paysan  voué  à  une  honorable,  mais  irrémédiable  médiocrité. 

Mais,  ces  conditions  de  lieu  vont  l'emporter,  et  l'amener  peu 
à  peu  à  deux  spécialisations  d'importance  et  de  valeurs  bien 
inégales,  mais  qui  influenceront  sur  lui  dans  le  môme  sens  :  un 
trafic  spécial  d'animaux  et  la  fabrication  des  eaux-de-vie. 

On  peut  se  demander  pourquoi  le  paysan  saintongeais  ue 
concentrait  pas  ses  efforts  sur  ses  deux  produits. 

C'est  que,  à  cette  époque,  il  était  encore  avantageux  de  produire 
soi-même  son  blé,  et  les  principaux  articles  de  consommation 
courante.  Les  chemins  de  fer  étaient  encore  peu  développés,  ei 
les  transports  relativement  peu  aisés  pour  les  pays  d'outre-mer. 
Les  blés  à  bon  marché  d'Amérique  et  de  Russie  ne  concurren- 
ceraient que  faiblement  les  nôtres.  En  France  môme,  la  spé- 
cialisation commerciale  était,  dans  beaucoup  de  régions,  moins 
développée  qu'en  Saintonge.  Cette  dernière  province  était 
riche,  parce  qu'elle  était  une  des  rares  province,  où  la  spécia- 
lisation était  possible,  par  suite  de  la  facilité  naturelle  des  trans- 
ports. 

Au  contraire,  les  autres  provinces  moins  favorisées,  moins 
avancées,  par  conséquent,  dans  la  voie  du  progrès,  devaient 
se  contenter  de  vivre  péniblement,  en  essayant  de  se  suffire  coin- 


LA    SAINTONGE    AVANT   LE    PHYLLOXERA.  lï) 

plètemeut  à  elles-mêmes,  à  l'aide  d'un  petit  négoce  local.  Elles 
étaient  destinées  à  osciller  perpétuellement,  faute  d'un  com- 
merce extérieur  régulateur,  entre  la  disette  des  mauvaises  an- 
nées qui  faisait  atteindre  aux  denrées  une  valeur  anormale, 
ou  la  pléthore  des  bonnes  récoltes,  entraînant  une  dépréciation 
des  prix  presque  aussi  désastreuse.  Voilà  la  vie  économique  de 
beaucoup  de  provinces,  jusque  vers  les  premières  années  du 
xixe  siècle1. 

En  revanche,  cet  isolement  mettait  ces  mêmes  provinces  à 
l'abri  de  toute  concurrence  étrangère.  C'était  un  avantage, 
avantage  souvent  chèrement  payé,  mais  c'était  un  avantage. 
Or,  aujourd'hui  l'avantage  n'existe  même  plus,  avec  les  moyens 
de  transports  modernes,  qui  ont  fait  des  provinces  les  plus  re- 
culées du  sol  français,  un  champ,  où  s'exerce  plus  ou  moins 
librement,  à  cause  des  tarifs  douaniers,  mais  où  s'exerce  à  coup 
sûr  cependant,  la  concurrence  mondiale. 

D'où  la  nécessité  de  plus  en  plus  impérieuse,  pour  chaque 
partie  de  la  France,  mieux  pour  chaque  partie  du  monde  entier, 
de  se  consacrer  uniquement  aux  cultures  que  commandent  les 
conditions  naturelles  du  lieu. 

Jadis,  la  spécialisation  était  une  bonne  fortune  pour  la  pro- 
vince qui  s'y  adonnait,  aujourd'hui  elle  est  devenue  indispen- 
sable. C'est  une  question  de  vie  ou  de  mort. 

M.  Dauprat,  le  premier,  en  une  série  d'articles  parus  dans 
la  Science  sociale,  a  réussi  à  mettre  scientifiquement  en  lu- 
mière cette  grande  loi  de  la  spécialisation,  que  nous  expo- 
sons d'après  lui  2.  Et  c'est  ici  le  moment  de  préciser  tout  ce 
que  nous  devons  à  notre  confrère. 

S'il  nous  avait  été,  en  etlêt,  relativement  facile,  grâce  à  l'ex- 
cellente méthode  d'observation,  grâce  aussi  aux  conseils  si  éclai- 
rés de  M.  E.  Demolins,  à  la  mémoire  duquel  nous  ne  saurions 
rendre  trop  d'hommages  reconnaissants,  d'apercevoir  l'influence 

1.  C'est  l'histoire  du  Limousin,  par  exemple,  privé  des  moyens  de  transports  natu- 
rels. Voir  Lafarge,  L'Agricole  dans  le  Limousin  au  XVIIIe  siècle.  Paris,  Cheva- 
lier Maresij. 

■  Voir  A.  Dauprat.  La  révolution  agricole  (Se.  soc,  année  i899,  p.48i  et  suiv.  el 
Se.  soc,  2e  sér.,  fasc.  n"  15). 


20  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

des  moyens  de  transports  sur  la  formation  de  notre  type,  en 
revanche,  il  ne  nous  avait  pas  été  possible  de  remonter  de  ce 
fait  particulier  à  cette  grande  loi  d'ordre  général.  Et  cependant, 
comme  elle  explique  bien  l'histoire  économique  de  la  Saintonge, 
et  comme  celle-ci  la  confirme  à  son  tour  !  La  suite  de  cette  étude 
va  la  montrer. 

Il  nous  faut  maintenant  examiner  en  détail  le  travail  tel  qu'il 
était  organisé  avant  le  phylloxéra.  Nous  étudierons  d'abord  les 
spéculations  commerciales  sur  les  animaux  ;  nous  verrons  ensuite 
la  production  et  l'exportation  des  eaux-de-vie,  pour  terminer 
par  la  petite  culture  visant  la  consommation  locale.  Acces- 
soirement, nous  dirons  quelques  mots  des  petites  industries 
locales. 

L'iikrhk.  —  L'herbe  occupe  en  Saintonge  une  étendue  con- 
sidérable; aussi  ce  pays  nourrit-il  un  grand  nombre  d'animaux. 
D'après  de  récentes  statistiques,  on  comptait,  dans  le  départe- 
ment de  la  Charente-Inférieure  seule,  155.000  animaux  de  l'es- 
pèce bovine  (50.000  bœufs  de  travail  et  9.000  bœufs  à  l'engrais), 
et  58.000  vaches;  il  y  avait  32.000  chevaux  et  260.000  mou- 
tons1. Or,  si  le  Limousin,  grand  pays  d'élevage  et  de  pâturage, 
vient  avec  210.000  animaux  de  l'espèce  bovine,  il  faut  remar- 
quer que  le  nombre  des  bœufs  de  travail  n'est  que  de  21.000. 
et  de  ceux  à  l'engrais  que  de  8.000;  l'énorme  différence  est  re- 
présentée par  104.000  vaches  ou  leurs  produits,  déjeunes  ani- 
maux. Du  reste,  on  le  verra,  ce  qui  est  particulier  au  pays,  c'est 
le  trafic  tout  spécial  auquel  le  bœuf  de  travail  donne  lieu.  Or, 
les  chiffres  môme  élevés  que  nous  citions,  indiquent  bien  le 
nombre  de  bœufs  pouvant  se  trouver  sur  le  sol  de  la  Saintonge 
à  un  moment  donné,  mais  ils  sont  tout  à  fait  insuffisants  pour 
donner  une  idée  de  ceux  qui  passent  pendant  une  année  dans 
le  pays,  et  qui  font  l'objet  de  ce  mouvement  commercial  auquel 


1.  Géographie  pittoresque  et  monumentale  de  la  France.  Aunis,  Saintonge  et 
Angoumois.  Paris,  Flammarion.  D'après  .Joanne,  Charente-Inférieure,  p.  36  «  en 
1900  on  comptait  38.326  chevaux  (de  bonne  race),  3.526  Anes  et  1.425  mulets, 
173.70'j  animaux  de  l'espèce  bovine,  266.167  moulons». 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  21 

nous  faisions  allusion.  Ces  chiffres,  il  faudrait  les  doubler,  sinon 
les  tripler,  pour  approcher  de  la  vérité. 

D'après  leur  nature,  les  prairies  de  la  Saintonge  se  divisent 
en  quatre  catégories  : 

1°  Prairies  de  la  vallée  de  la  Charente; 

2°  Prairies  des  vallées  de  ses  affluents  ; 

3°  Marais,  soit  de  littoral,  soit  de  l'intérieur  du  pays  ; 

i°  Prairies  artificielles. 

Quelques  chiffres  fixeront  les  idées  sur  leur  importance  res- 
pective. Voici,  pour  la  Charente-Iuférieure  (et,  abstraction  faite 
des  marais  du  littoral,  la  proportion  est  sensiblement  la  même 
en  Charente),  la  statistique  de  1882  : 

Marais  (littoral  seulement] 70.000  hectares 

Prés  naturels 15.000 

Prés  artificiels 12.000      — 

Les  prairies l  de  la  vallée  de  la  Charente  forment  à  elles  seules 
une  grande  partie  des  prés  naturels  proprement  dits.  Dans  les 
deux  départements  de  la  Charente  et  de  la  Charente-Inférieure, 
ce  fleuve  a  un  cours  de  315  kilomètres.  Cela  veut  dire  que,  pen- 
dant 315  kilomètres,  se  succèdent  sans  interruption  des  prairies, 
très  variables,  il  est  vrai,  au  gré  des  coteaux  qui  les  bordent, 
mais  qui  souvent  atteignent  plusieurs  kilomètres  de  largeur. 

Elles  occupent  l'ancien  lit  du  fleuve,  composé  de  terrains 
d'alluvion  fertiles.  La  récolte  de  foin  y  est  abondante.  On  les 
fauche  en  effet  presque  toutes,  du  moins  celles  qui  sont  soumises 
à  la  vaine  pâture.  Aussitôt  après,  on  y  mène  paître  les  animaux. 
Malheureusement,  en  août,  et  durant  la  première  moitié  de 
septembre,  il  n'y  a  guère  d'herbe.  Ces  mois  sont  très  secs  en 
Saintonge.  La  moyenne  des  pluies  y  est  inférieure  à  celle  du 
reste  de  la  France.  Elle  n'est  à  La  Kochcllc  que  de0,u,626, 
tandis  que  la  moyenne  générale  est  de  0m,7"0.  Aussi,  pendant 
tout  l'été,  on  est  obligé  de  nourrir  en  partie  les  bêtes  a  l'étable 
avec  des  plantes  fourragères.  Vers  la  fin  de  septembre,  les  prai- 

1.  «  Les  magnifiques  prairies   naturelles  des  bords  de  la  Charente  où  croissent 
des  foins  très  estimés.  »  Joanne,  Géogr.  de  la  Char.-Inf.,  p.  37. 


2-2  LE    TYPE   SAINTQNGEAIS. 

ries  reverdissent,  et  les  animaux  y  trouvent  jusqu'aux  gelées, 
c'est-à-dire  jusque  vers  la  Noël,  une  herbe  abondante.  La  proxi- 
mité de  la  mer  et  l'absence  de  montagnes  susceptibles  d'arrêter 
les  nuages  chargés  d'eau,  expliquent  cette  sécheresse,  qui  diffé- 
rencie profondément  nos  prairies  de  celles  de  Normandie  ou 
même  du  Limousin.  Elles  se  prêtent  moins  à  la  diminution  du 
travail  de  l'homme,  puisque  les  produits  de  la  culture  sont  né- 
cessaires ici  pour  alimenter  les  animaux.  Ce  n'est  plus  de  l'art 
pastoral  pur. 

Ces  prairies,  assez  généralement,  sont  soumises  à  la  vaine 
pâture.  Dans  quelques  endroits,  cependant,  elles  sont  mieux 
appropriées.  Elles  changent  alors  de  nom  et  s'appellent  prés. 
Pour  des  raisons  particulières  —  proximité  d'un  village,  d'une 
route  —  les  propriétaires  se  sont  clos.  Un  fossé  généralement 
mitoyen,  planté  de  chaque  côté  de  haies  vives,  sépare  les  hé- 
ritages. Ces  haies  sont  formées  d'aubépines  mêlées  de  chênes, 
de  frênes,  d'ormeaux  et  de  peupliers.  Les  aubépines  forment 
le  bas  de  la  haie,  s'opposant  au  passage  des  animaux.  Les 
frênes,  coupés  à  2  mètres  environ  du  sol,  prennent  le  nom  de 
têtards  et  fournissent  du  bois  de  feu.  Enfin  les  chênes,  les  or- 
meaux et  les  peupliers  alimentent  les  scieries  dont  nous  avons 
parlé.  Ces  prés  sont  assez  bien  soignés,  on  y  met  quelques 
engrais,  car  on  est  sûr  de  profiter  de  tous  leurs  produits.  Ils 
offrent  aussi  le  très  grand  avantage  d'être  clos,  et  souvent  les 
animaux  y  passent  la  nuit. 

Malheureusement,  la  plupart  des  prairies  sont  soumises  à  la 
vaine  pâture,  «  vainc  »,  disent  les  vieux  auteurs,  parce  qu'elle 
est  maigre  (vacua).  Voici  en  quoi  consiste  ce  droit.  C'est  la  in- 
culte, pour  chaque  habitant  de  la  commune,  et  pour  tout  proprié- 
taire d'une  fraction  de  terre  dans  cette  commune,  de  faire  paître 
son  troupeau,  sitôt  la  récolte  de  foin  enlevée,  dans  tonte  l'éten- 
due de  la  prairie.  En  fait,  comme  la  pâture  n'est  pas  très  riche. 
on  ne  se  préoccupe  guère  de  régler  minutieusement  la  manière 
d'en  jouir.  On  se  contente  de  fixer  l'époque  où  elle  commence 
et  celle  où  elle  huit,  et  de  l'interdire  à  certains  animaux  (bre- 
bis). Le  maire  est  chargé  de  ce  soin.  Quant  à  savoir  si  l'habitant 


LA    SAINTONGE    AVANT   LE    PHYLLOXERA.  23 

envoie  un  nombre  d'animaux  proportionnel  à  la  quantité  de 
terrain  qu'il  possède,  on  n'en  a  cure,  et  la  chose  du  reste  ne 
serait  guère  facile,  car,  seconde  particularité,  ces  prairies  sont 
extrêmement  morcelées,  plus  peut-être  encore  que  les  coteaux 
voisins. 

Rien  ne  se  prête  mieux  à  la  division  qu'un  pré.  Aussi  a-t-on 
été  dans  cette  voie  aussi  loin  que  possible.  11  y  a  des  lopins 
infimes  de  deux  longueurs  de  faux. 

Donc,  d'un  côté,  extrême  division  du  sol;  de  l'autre,  persis- 
tance de  la  communauté  pour  le  pâturage.  Les  deux  faits  sont 
connexes.  Le  morcellement  empêche  chaque  propriétaire  de 
pouvoir  faire  pâturer  son  bétail  sur  sa  propre  terre.  Le  phéno- 
mène, du  reste,  est  plus  général  et  se  retrouve  dans  presque 
toutes  les  vallées  du  bassin  de  la  Loire.  Seulement,  tandis  que, 
dans  certaines  vallées  du  bassin  de  la  Loire,  cette  vaine  pâture 
parait  jouir  d'une  telle  popularité,  que,  d'après  M.  Ardouin- 
Dumazet,  le  paysan,  quoique  assez  timoré  d'ordinaire,  ne  crain- 
drait point  de  verser  son  sang  pour  la  défendre,  —  ici,  elle  est 
quelque  chose  de  très  gênant  que  l'on  supporte  malgré  soi.  11  y 
a  là  une  différence  essentielle  à  noter,  due  à  une  exploitation 
plus  commercialisée.  La  vaine  pâture,  spontanée  à  l'origine  en 
Saintonge,  est  aujourd'hui  forcée.  En  effet,  le  propriétaire  qui 
veut  se  clore  se  heurte  â  une  impossibilité  matérielle  presque  in- 
surmontable :  l'enclave.  Chaque  morceau  de  pré  est  une  ile  iso- 
lée du  chemin  par  la  terre  du  voisin.  La  route  est  à  100,  -200, 
1.000  mètres.  Pour  rentrer  sa  récolte,  et  rejoindre  la  route,  on 
passe  sur  la  parcelle  qui  vous  précède  et  ainsi  de  suite,  à  charge 
de  réciprocité.  Comme  les  récoltes  se  font  à  peu  près  à  la  même 
époque,  cela  n'est  pas  très  gênant.  Touche-t-on  au  chemin,  ce 
qui  est  assez  rare,  on  ne  peut  encore  se  clore  sans  enlever  son 
passage  à  celui  qui  est  derrière  soi.  Il  faut  alors  lui  laisser  uu 
chemin,  mais  souvent  il  serait  presque  aussi  grand  que  le  pré 
qu'il  s'agit  de  clore. 

Ce  mode  d'exploitation  du  sol  ne  manque  pas  de  pittoresque. 
Il  maintient  ces  grandes  prairies,  dépourvues  d'arbres,  que  tra- 
verse paresseusement  la  Charente,  et  que  bordent,  dans  le  Loin- 


24  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

tain,  des  coteaux  bleuâtres  à  la  luxuriante  végétation.  Mais 
quelle  triste  tenure  du  sol!  Peu  d'engrais  et  pas  de  soins.  Le  sol 
est  bosselé,  inégal,  difficile  à  faucher,  et  ce  système  durera 
vraisemblablement  bien  longtemps  encore.  Il  profite  cependant 
aux  petites  gens,  aux  moins  capables,  qui,  grâce  à  lui,  peuvent 
nourrir,  tant  bien  que  mal,  une  ou  deux  vaches  et  quelques 
chèvres. 

Des  législateurs,  qui  ne  connaissaient  probablement  pas  très 
bien  ces  prairies,  ont  voulu  supprimer  la  vainc  pâture.  Ils  ne  se 
doutaient  pas  que  des  causes  très  profondes,  quoique  différentes 
suivant  les  lieux,  tendaient  à  la  maintenir.  La  loi  nouvelle  n'a 
rien  supprimé  du  tout.  En  effet,  ou  les  communes  n'ont  même 
pas  essayé  de  l'appliquer,  et  c'est  le  cas  en  Saintonge,  ou  les 
protestations  des  habitants  ont  été  telles,  qu'on  a  dû  s'arrêter. 
La  loi  fut  du  reste  rapportée  très  peu  de  temps  après  sa  promul- 
gation, et  les  mesures  qu'elle  édictait  sont  aujourd'hui,  d'obli- 
gatoires, devenues  facultatives. 

Après  la  Charente  viennent,  avec  leurs  vallées,  ses  nombreux 
affluents,  aux  noms  tantôt  gracieux,  tantôt  bizarres  :  le  Brouil- 
lon, la  Sonnette,  le  Son  grossi  de  la  Guirlande,  l'Antenne,  la 
Touvre,  la  Seugne  ou  Sévignc,  le  Bramerit,  la  Boutonne,  l'Ar- 
noult,  etc..  En  général,  les  prairies  qu'ils  arrosent  sont  plus 
humides,  plus  fertiles,  que  celles  de  la  Charente.  Elles  sont  aussi 
mieux  appropriées;  la  vaine  pâture  n'y  existe  pas.  —  Quelques- 
unes  même  sont  transformées  en  jardins  potagers  où  l'on  fait 
une  importante  culture  maraîchère.  La  vallée  de  l'Arnoult,  par 
exemple,  est  presque  entièrement  consacrée  à  la  culture  de 
l'artichaut. 

Avec  les  nuirais,  nous  arrivons  à  quelque  chose  de  tout  à  fait 
différent.  Il  ne  faudrait  pas  du  reste  que  le  nom  portât  à  la  con- 
fusion. Ce  sont  aujourd'hui  d'excellentes  prairies,  parfaitement 
desséchées,  où  pousse  une  herbe  excellente.  Nous  parlerons 
d'abord  de  ceux  du  littoral,  de  beaucoup  les  plus  importants. 

Formés  d'alluvions  '  que  la  mer  détache  des  côtes  de   Bre- 

1.  Nous  sommes  peut-élre  an  peu  trop  aflirmatif's.  car  les  géologues  discutent  en- 
core vivement  cette  question:  d'aucuns  prétendent  que  ces  marais  seraient  dus  à 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  23 

tagne,  ils  sont  de  création  récente  et  augmentent  chaque  jour. 
Au  xvie  siècle,  la  mer  baignait  Brouage.  Maintenant,  du  haut  de 
ses  remparts,  on  ne  voit  que  des  prairies;  la  mer  est  à  plus  de 
5  kilomètres.  En  1620,  aux  pieds  de  la  tour  de  Broue  qui  est  à 
1G  kilomètres  S.-E.  de  Marennes,  on  construisait  des  bâtiments 
de  40  tonneaux.  De  même  Hiers-Brouage,  bâtie  sur  une  colline 
isolée  au  milieu  des  marais,  était  probablement  autrefois  une 
île.  Lors  de  notre  passage,  nous  vimes  en  effet,  sur  une  vieille 
maison,  les  armes  de  la  ville  :  un  beau  vaisseau  chargé  de  toiles, 
prêt  à  prendre  le  large.  Maintenant  la  mer  est  bien  loin. 

Ces  marais  s'étendent  entre  Marennes,  Saint-Just,  Soubise, 
Bochefort.  Vers  1860,  on  les  évaluait  à  20.000  hectares  seule- 
ment. Aujourd'hui  ils  atteindraient  80.000  hectares,  et  ce  chiffre 
serait,  parait-il,  encore  inférieur  à  la  réalité.  Si  ses  dépôts  con- 
tinuent régulièrement,  on  pourra  prévoir  bientôt  l'époque  où 
l'île  d'Oléron  sera  réunie  au  continent,  dont  quelque  perturba- 
tion la  détacha  sans  doute  jadis.  Nous  visitâmes  ces  marais  au 
mois  de  mai,  c'est-à-dire  à  une  époque  où  il  est  facile  de  juger 
la  richesse  herbagère  d'un  pays.  Ils  forment  alors  une  immense 
plaine  verte  que  coupent  uniquement  quelques  canaux  et  quel- 
ques routes,  routes  bordées  de  petits  arbres  chétifs,  tout  courbés 
sous  le  vent  d'ouest  qui  souffle  presque  constamment.  Point 
d'habitations,  si  ce  n'est,  de  temps  à  autre,  la  cabane  d'un  gar- 
dien de  troupeaux  chargé  des  animaux  d'un  propriétaire  habi- 
tant souvent  fort  loin.  Les  bêtes  paissent  en  liberté.  En  effet,  et 
c'est  là  le  premier  caractère  de  ces  marais,  ils  sont  tous  clos,  et 
les  clôtures  consistent  en  fossés.  La  nature  du  sol  a  rendu  cet 
aménagement  nécessaire.  De  petits  canaux  le  sillonnent  en  tous 
sens  et  permettent  l'écoulement  des  eaux.  Chaque  marais  est 
une  sorte  de  presqu'île  reliée  à  la  route  par  un  passage  étroit 
que  ferme  une  barrière.  La  clôture  est  parfaite,  mais  rend  la 


un  exhaussement  du  sous-sol,  ce  que  le  populaire  traduit  pittoresquement  en  disant 
qu'ici  la  «  banche  (pierre)  croit  ».  A  notre  point  de  vue,  du  reste,  la  chose  ;i  peu 
d'intérêt.  Le  phénomène  est  général  dans  cette  partie  de  l'Océan  ;  plus  au  Nord,  dans 
le  golfe  de  l'Aiguillon,  on  évalue  à  environ  30  hectares  l'accroissement  annuel  du 
sol. 


■2C>  LE    TYPE    SA1NÎ0NGEAIS. 

circulation  fort  difficile.  Inutile  de  dire  que  la  vaine  pâture  n'a 
jamais  été  en  usage  ici. 

Cet  aménagement  nécessite  un  certain  entretien.  Il  faut  sou- 
vent réparer  les  fossés.  On  entasse  la  vase  qu'on  en  retire  sur 
les  bords,  de  sorte  que  chaque  «  prise  »  de  marais  a  un  peu  la 
forme  d'une  cuvette.  Les  rebords  sont  appelés  bosses,  et  l'herbe 
y  est  de  meilleure  qualité  qu'au  centre,  où  l'eau  s'amasse  dès 
les  premières  pluies;  en  revanche,  à  cause  de  l'humidité,  le 
centre  conserve  l'herbe  plus  longtemps. 

En  ce  moment,  le  marais  a  vraiment  bonne  mine.  Nous  en- 
trons dans  une  «  prise  »,  et  l'herbe  nous  monte  à  mi-jambe. 
Elle  est  très  épaisse.  La  supériorité  de  ces  prairies  sur  celles  de 
la  haute  Saintonge  est  évidente.  Elles  pourraient  maintenant 
rivaliser  avec  celles  de  la  Normandie.  Les  animaux,  vautrés  dans 
l'herbe,  n'arrivent  pas  à  la  manger  toute.  Mais,  dans  quelques 
mois,  la  situation  va  changer  :  le  soleil  d'août,  aidé  de  l'air  de 
la  mer,  brûlera  l'herbe;  les  nuages  chargés  d'eaux  passeront 
sans  s'arrêter,  et  on  devra  retirer  les  animaux  de  ces  prairies, 
qui  ne  leur  fourniraient  plus  une  nourriture  suffisante. 

Mais,  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  ce  sont  de  si 
riches  pâturages  que,  du  cœur  de  la  Saintonge,  bien  au-delà 
de  Saintes  qui  est  à  plus  de  U)  kilomètres,  on  envoie  des  ani- 
maux y  faire  une  saison.  Un  maquignon,  habitant  près  de 
Saintes,  nous  assurait  qu'il  possédait  dans  ces  marais,  tant 
comme  propriétaire  que  comme  fermier,  plus  de  70  hectares  de 
terrain.  On  comprend  facilement  que  le  prix  de  location  en 
soit  élevé.  Il  dépasse  souvent  120  francs  l'hectare. 

La  partie  voisine  de  la  mer.  et  aussi  celle  qui  est  au  centre, 
se  trouvant  éloignées  des  villages,  servent  à  l'élevage.  On  y  met 
les  jeunes  animaux,  et  on  ne  s'en  occupe  que  pour  venir  de 
temps  à  autre  constater  leur  progrès.  On  y  engraisse  aussi  des 
bœufs  et  des  vaches;  après  une  saison,  ils  sont  en  bonne  forme 
pour  la  boucherie.  Ce  sont  surtout  des  maquignons  et  de  gros 
fermiers  des  alentours  qui  sont  ici  propriétaires.  Habitant  sou- 
vent fort  loin,  il  leur  serait  peu  commode  d'\  envoyer  leurs 
vaches  laitières.  Mais,  sur  le  pourtour,  là  où  le  marais  touche 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE    PHYLLOXEBA.  -27 

les  terres  cultivées  et  les  villages,  on  l'exploite  pour  le  lait,  et 
de  puissantes  laiteries  se  sont  créées  à  proximité.  On  laisse  les 
animaux  errer  continuellement  dans  la  prairie,  et  on  se  con- 
tente d'aller  matin  et  soir  les  y  iraire.  Dans  la  Haute  Saintonge, 
au  contraire,  on  doit  toujours  les  soigner  à  l'étable,  et  leur  don- 
ner des  plantes  fourragères  qui,  seules,  leur  permettent  d'avoir 
une  quantité  raisonnable  de  lait. 

Ces  marais  sont  si  prisés  qu'en  une  foule  d'endroits  —  le 
phénomène  est  intéressant  à  noter  —  les  gens  du  pays  ont  été 
dépossédés  par  des  propriétaires  assez  éloignés,  mais  plus  ri- 
ches. On  nous  avait  signalé  le  fait  à  Marennes.  Nous  en  eûmes 
une  sensation  très  nette  à  Brouage,  qui  est  au  centre  du  marais. 

Brouage!  Quelle  tristesse  ce  nom  éveille  dans  l'esprit  de  tous 
ceux  qui  ont  contemplé  cette  cité  d'autrefois.  Comme  Bruges, 
comme  Aiguës,  elle  évoque  spontanément  l'épithète  de  morte. 
Le  titre  de  Seigneur  de  Brouage  était  un  de  ceux  dont  Biche- 
lieu  se  parait  avec  orgueil.  Elle  eut  ses  notables  commerçants, 
ses  marins  et  ses  guerriers,  si  l'on  en  croit  les  dalles  de  pierre 
de  sa  pauvre  église.  Mais  le  temps  n'est  plus  où  Champlain  s'em- 
barquait là  pour  le  Canada,  celui  où  les  Bochelais,  jaloux  de 
cette  rivale,  coulaient  soixante  navires  dans  son  port. 

Le  phénomène  qui  se  passe  à  Brouage  a  été  autrefois  géné- 
ral sur  les  cotes  de  Saintonge.  Jadis,  sur  tout  le  littoral,  s'éche- 
lonnaient des  villages  aujourd'hui  disparus,  et  dont  on  lit  le 
nom  avec  étonnement  dans  les  vieux  auteurs.  De  ces  villages 
peu  connus,  on  ne  s'est  guère  préoccupé;  mais  il  fallait  expli- 
quer l'anéantissement  progressif  de  Brouage,  ville  importante  : 
l'insalubrité  du  climat  et  les  révolutions  parurent  suffisantes. 
Elles  n'étaient  point  cependant  les  principales  causes  du  déclin 
actuel.  Une  plus  importante  était  celle-ci  :  la  formation  sociale 
des  habitants  de  ces  villages  les  rendait  impropres  à  la  culture 
et  même  à  l'art  pastoral.  C'étaient  des  pêcheurs  côliers  aimant 
mieux  abandonner  leur  foyer  que  Leur  atelier,  et  qui,  eue  un- 
séquence,  suivaient  la  mer  dans  son  recul.  D'où  venaient  ces 
pèchcurs?H  est  difficile  de  le  savoir.  Peut-être  appartenaient-ils 
à  la  race  autochtone  refoulée  par  les  Celles  vers  la  mer,  au  bord 


28  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

de  ces  marais  insalubres  en  voie  de  formation.  Peut-être  étaient- 
ils  de  la  race  de  ces  Aulni,  qui,  d'un  rocher  perdu  dans  les 
sables,  tirent  La  Rochelle,  et  qui,  lorsque  la  nature  les  dotait 
de  ports,  devenaient  capables  de  négoce  et  de  pêche  (Marennes, 
Brouage).  En  général,  ils  aimaient  mieux  abandonner  leurs  de- 
meures que  de  changer  de  profession.  Les  Brouageais  ont  fait 
de  même,  et  leur  ville,  par  suite  de  rémigration  et  de  la  faible 
natalité,  est  en  train  de  disparaître. 

Mais  ces  marais  ne  sont  pas  les  seuls.  Il  y  en  a  beaucoup 
d'autres  qui  jouent  avec  d'autres  régions  un  rôle  identique. 
Certains  ne  sont  qu'imparfaitement  desséchés,  mais  la  plupart, 
malgré  le  nom,  produisent  d'excellente  herbe.  Nous  citerons 
ceux  de  Courcoury  au  nord-ouest  de  Saintes,  formés  par  les 
bras  de  la  Seugne,  ceux  de  la  Boutonne,  ceux  de  la  Petite  Flan- 
dre au  nord  de  Rochefort,  etc..  C'est  autour  de  ces  derniers 
que  semble  se  grouper  actuellement  l'élevage  du  cheval.  Ar- 
dilliéres,  Muron,  Surgères,  Aigrefeuilles,  etc.,  sont  les  prin- 
cipaux centres  de  cette  industrie.  Ici,  plus  de  vaine  pâture,  mais 
des  propriétés  strictement  limitées. 

Enfin  il  y  a  les  prairies  artificielles.  En  1860,  M.  Léonce  de 
Lavergne  remarquait  déjà  leur  étendue.  Elles  ont  bien  augmenté 
depuis  le  phylloxéra.  Dans  certains  endroits,  autour  d'Archiac 
par  exemple,  qui  est  au  centre  du  pays  de  la  «  fine  Champagne  », 
elles  ont  remplacé  les  vignes.  Les  statistiques  accusent  très  net- 
tement ce  mouvement;  mais,  comme  il  est  en  somme  tout  ré- 
cent, il  y  apparaît  bien  inférieur  à  la  réalité.  Quelques  excur- 
sions dans  des  pays  que  nous  connaissons  bien,  et  les  avis  de 
propriétaires  compétents,  ne  laissent  aucun  doute.  Voici  quel- 
ques chiffres  : 

En  1882.  En  1887. 

Marais 70.000  hectares.  Marais 70.000  hectares. 

Prés  naturels.  .     7i.GM  —  Prés  naturels.     83.000  — 

Prés  artificiels.  .     11.671  —  Prés  artificiels.     38.507  — 

Nous  ne  savons  pas  trop  comment  les  prairies  naturelles  ont 
pu  augmenter  aussi  considérablement,  mais  nous  ne  sommes 


LA    SAINTOXGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  29 

pas  surpris  que  les  prairies  artificielles  aient  triplé  dans  ces 
dernières  années. 

Ces  prairies  sont  faites  en  luzerne,  sainfoin  ou  trèfle.  On  sème 
ces  graminées  après  une  récolte  de  blé.  La  luzerne  surtout 
réussit  fort  bien;  elle  donne  plusieurs  coupes  par  année.  Mais 
il  est  dangereux  d'y  laisser  paitre  les  animaux  qui  peuvent 
être  victimes  de  phénomènes  demétéorisation.  La  mode  est  main- 
tenant à  un  mélange  d'auge  (brome)  et  de  trèfle;  la  tige  de 
l'auge,  très  résistante,  soutient  le  trèfle,  plus  disposé  à  se  cou- 
cher. On  obtient  ainsi  des  prés  produisant  une  herbe  excel- 
lente et  très  fournie. 

Les  Saintongeais  avaient  donc  à  leur  disposition  un  produit 
naturel  considérable,  susceptible  même  d'être  augmenté  par  la 
création  de  prairies  artificielles,  si  le  besoin  s'en  faisait  sentir. 

L'herbe  servait  à  nourrir  des  bœufs,  des  vaches,  des  chevaux 
et  des  moutons.  Socialement  l'influence  de  ces  diverses  espèces 
a  été  très  inégale,  bien  qu'elle  se  soit  toujours  produite  dans  le 
même  sens. 

Celle  du  bœuf  a  été  de  beaucoup  la  plus  caractéristique. 

Le  Saintonge  était,  la  chose  est  encore  exacte  de  nos  jours 
du  reste,  un  lieu  de  passage  pour  le  bœuf.  En  général,  il  n'y  nait, 
ni  s'y  engraisse,  il  s'y  développe. 

Voici  comment.  Toute  la  culture,  est  faite  avec  des  bœufs.  Le 
cheval  comme  animal  de  labour  est  presque  inconnu  ici.  Et 
chaque  propriétaire,  même  celui  qui  n'a  qu'une  très  petite  ex- 
ploitation de  k  ou  5  hectares,  possède  sa  paire  de  bœufs.  Le 
travail  à  la  bêche  est  peu  pratiqué,  on  le  trouve  trop  pénible. 
Mais  ces  bœufs,  le  petit  propriétaire  ne  peut  les  conserver  toute 
l'année.  Il  n'aurait  pas  pour  cela  les  fourrages  nécessaires.  Il 
n'aurait  pas  non  plus  suffisamment  de  travail  pour  les  occu- 
per. Aussi  les  vend-il  en  principe  en  décembre  ou  janvier,  dès 
que  les  principaux  travaux  de  culture  sont  finis,  et  il  ne  les 
remplace  qu'en  mai  ou  en  juin,  quand  il  s'agit  de  rentrer  les 
récoltes. 

Certains  font  ce  changement  plusieurs  fois  par  an.  Ils  achè- 
tent des  bœufs  maigres,  les  laissent  se  «  refaire  »  chez  eux, 


.'{0  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

grâce  à  une  nourriture  abondante  et  substantielle,  et  à  un 
travail  modéré,  puis  les  revendent  quelques  mois  après,  «  en 
prenant  sur  eux  un  petit  bénéfice  ». 

Même  système  dans  les  exploitations  plus  importantes,  avec 
cette  différence  qu'on  opère  sur  plusieurs  paires  de  bœufs,  et 
qu'on  en  conserve  toujours  une  ou  deux,  pour  les  travaux  cou- 
rants de  la  ferme.  Ce  trafic  porte  toujours  sur  de  jeunes  ani- 
maux, où  tout  ou  moins  sur  des  animaux  encore  dans  la  pé- 
riode de  leur  développement.  On  sait  qu'elle  dure  longtemps 
pour  le  bœuf.  Grâce  à  ce  système,  le  paysan  saintongcais 
trouve  le  moyen  de  faire  son  travail,  et  de  réaliser  en  plus  un 
bénéfice  sur  la  revente  de  ses  animaux,  au  lieu  d'avoir  à  sup- 
porter, comme  avec  le  cheval  en  général,  l'amortissement  du 
capital  animal. 

C'est  de  ce  commerce  d'animaux  (car  en  définitive,  on  le  voit, 
c'est  un  véritable  commerce)  que  le  paysan  tirait  souvent  le 
plus  clair  bénéfice  de  son  exploitation,  la  vigne  exceptée.  En 
effet,  le  bœuf  est  bien  soigné,  il  n'est  soumis  qu'à  un  travail 
modéré  (il  n'a  pas  affaire,  loin  de  là,  à  un  bourreau  de  tra- 
vail) ;  sur  ce  sol  calcaire,  il  prend  du  corps,  se  fait  des  os,  se 
développe  en  un  mot.  Mais  l'herbe  n'est  pas  assez  abondante 
pour  l'engraisser.  Aussi  se  contente-t-on  de  le  mettre  et)  état, 
c'est-à-dire  à  l'engrais,  et  ce  sont  souvent  les  pays  dont  il  est 
originaire  qui  se  chargent  de  ce  soin.  Etrange  destinée  que  celle 
de  ce  bœuf  auvergnat,  poitevin  ou  même  limousin,  qui  vient 
grandir  en  Saintonge,  s'engraisse  dans  le  Poitou,  la  Normandie 
ou  l'Anjou,  et  va  mourir  à  Paris! 

Il  n'est  pas  rare  pour  nos  Saintongcais  de  réaliser  un  bénéfice 
de  100  ou  150  francs  par  paire  de  bœufs,  quelquefois  plus, 
quand  ils  ont  été  «  bien  achetés  ».  Aussi  les  marchés  et  les  foires 
sont-ils  une  f/rosse  affaire  :  on  les  fréquente,  et  on  les  suit,  même 
si  on  n'a  rien  à  y  faire,  uniquement  pour  se  tenir  au  courant 
des  cours,  pour  le  plaisir  de  voir  se  conclure  les  marchés.  On 
applaudit  intérieurement  (car  le  Saintongcais  n'est  guère  dé- 
monstratif) aux  bonnes  ruses:  on  les  médite,  en  attendant  de 
pouvoir  les  essayer  à  son  tour. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  31 

Du  reste,  on  le  comprend  par  ce  que  nous  venons  de  dire, 
cette  habileté  commerciale  est  une  nécessité,  presque  une  ques- 
tion de  vie  ou  de  mort  pour  le  Saintongeais.  Et  nous  nous  sou- 
venons des  doléances  d'une  paysanne  qui,  au  cours  d'un  inter- 
rogatoire monographique  que  nous  lui  faisions  subir,  se  plaignait 
amèrement  que  son  mari  ne  «  sût  ni  acheter  ni  vendre  ».  Il 
était  une  rare  exception,  ce  qui  était  d'autant  plus  malheureux 
pour  lui. 

En  général,  notre  Saintongeais  s'habitue  de  bonne  heure  à 
évaluer  rapidement  et  exactement  la  valeur  des  animaux.  Il  ne 
s'agit  pas  en  effet  d'une  opération  que  l'on  fait  rarement,  d'a- 
nimaux que  l'on  conservera  s'ils  vous  plaisent,  et  sur  lesquels, 
une  légère  différence  de  prix,  payée  en  trop,  importe  peu.  Il 
s'agit  au  contraire  d'une  opération  normale,  fréquente,  d'ani- 
maux qui  n'ont  pas  la  valeur  personnelle  qu'on  leur  reconnaît 
parce  qu'ils  font  «  votre  affaire  »,  mais  d'animaux  destinés  à  être 
sous  peu  revendus  et  passés  sous  l'œil  expert  et  impitoyable  des 
maquignons.  Aussi,  sous  cette  nécessité,  nos  Saintongeais  sont-ils 
devenus  de  vrais  maquignons.  Ils  en  ont  acquis,  les  finesses,  les 
ruses,  les  roueries,  et  cela  aura  une  influence  énorme  sur  le 
type  saintongeais.  Il  apprendra  à  cacher  sa  pensée,  à  s'envelop- 
per de  froideur,  d'impassibilité,  à  ne  jamais  donner  de  réponse 
nette  ni  précise;  il  deviendra  très  proche  parent  du  Normand,  et 
pour  les  mêmes  raisons... 

Le  coup  d'œil  de  tous  ces  gens,  paysans  et  marchands  est  ad- 
mirable. Combien  de  fois  nous  nous  sommes  amusés,  accompa- 
gné d'un  de  nos  amis,  propriétaire  avisé,  à  suivre  en  foire  les 
ébauches  de  transaction.  Notre  étonnement  était  toujours 
extrême  de  les  voir,  paysans  ou  professionnels,  jauger  en  quel- 
que sorte  d'un  rapide  regard  les  bêtes  à  vendre,  tout  en  passant 
une  main  négligente  sur  la  croupe,  et  arriver  à  5  ou  10  francs 
près  à  la  même  estimation,  pour  des  paires  d'animaux  dont  la 
valeur  peut  aller  de  900  à  1.200  francs. 

Avec  ces  habitudes  de  trafic,  de  renouvellement  périodique 
des  animaux,  on  comprend  que  les  foires  de  Saintonge  soient 
des  plus  animées.  Il  s'y  fait  de  nombreuses  transactions.   Il   j  a 


32  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

un  grand  nombre  de  maquignons,  soit  du  pays,  soit  des  pro- 
vinces voisines,  qui  viennent  ou  importer  ou  exporter  des  animaux 
dans  les  conditions  que  nous  indiquions.  Ces  bœufs  viennent  du 
Poitou,  bœufs  couleur  grain  de  blé,  ou  de  l'Auvergne,  bœufs 
roux,  ou  encore  du  Limousin.  Niort  est  une  foire  des  plus  im- 
portantes, car  elle  est  au  centre  d'une  contrée  agricole  très  éten- 
due, à  proximité  de  la  Saintonge  avec  des  communications 
faciles,  même  avant  les  chemins  de  fer. 

Avec  les  autres  animaux,  vaches,  chevaux,  moutons,  on  ne 
retrouve  plus  cet  achat  pour  revendre,  si  particulier.  En  géné- 
ral, ils  constituent  un  produit  de  la  ferme  que  l'on  vend  comme 
un  autre  produit.  Aussi,  bien  que  poussant  le  type  dans  le  même 
sens,  ne  le  font-ils  pas  avec  la  même  intensité.  Leur  influence 
n'est  pas  à  négliger  cependant,  en  un  pays  où  l'herbe  est  si 
répandue. 

Quelques  précisions  sont  nécessaires  pour  chacune  des  espèces 
indiquées  : 

D'après  les  statistiques,  le  nombre  des  vaches  est  supérieur  à 
celui  des  bœufs.  On  les  achète  en  vue  de  la  production  du  lait, 
on  les  élève;  et  si  elles  conviennent,  on  les  conserve  naturelle- 
ment plusieurs  années.  Le  point  de  vue  est  tout  différent  de 
celui  auquel  on  se  place  pour  les  bœufs. 

La  vache  dans  la  ferme  ancienne  que  nous  avons  décrite,  te- 
nait la  place  que  l'on  peut  deviner.  Elle  fournissait  du  lait  con- 
sommé sur  place,  ou  transformé  en  beurre  pour  le  marché  voi- 
sin, suivant  les  circonstances  ;  de  temps  à  autre  on  élevait  quelque 
veau  bien  venu.  Il  faudra  attendre  la  création  des  beurreries 
coopératives,  pour  que  le  rôle  de  la  vache  devienne  vraiment 
intéressant. 

L'élevage  du  cheval  a  eu  aussi  une  importance  considérable 
dans  ce  pays,  tout  en  restant  inférieur  cependant  à  celui  du 
bœuf.  La  Saintonge  nourrit  une  race  estimée.  Et  il  y  a  un  haras  de 
l'État  à  Saintes,  une  école  de  dressage  à  llochefort,  des  haras  par- 
ticuliers àMuron,  Ardillières,  etc..  Dès  le  xvn''  siècle,  Louis  XIV 
favorisait  lui-même  cet  élevage.  Il  établissait,  le  1*2  août  1G8.">, 
trois  marchés  francs,  de  chevaux,  à  Rochefort,  pour  développer 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  33 

leur  production  «  dans  le  pays  d'Àulnis  et  les  marais  de  Tonnay- 
Charente,  dont  le  territoire  est  fertile  et  commode  '...  »  «  Les 
chevaux  de  l'Aunis  et  de  la  Saintonge  sont  excellents,  et  les  habi- 
tants en  tirent  un  grand  profit  ;  on  peut  compter  tous  les  ans  sur 
2.000  poulains  au  moins.2,  »  écrivait  Bégon  en  1698,  dans  son 
mémoire  sur  la  généralité  de  La  Rochelle. 

Ce  qui  dominait,  c'était  le  propriétaire  ayant  une  poulinière 
et  vendant  le  poulain  chaque  année  vers  l'âge  de  six  mois.  Et 
encore,  ce  type  était-il  assez  restreint.  En  etiét,  il  comporte  une 
exploitation  relativement  grande,  où  la  jument  puisse  rendre 
certains  services  et  être  nourrie  sans  qu'on  s'en  aperçoive  trop. 
Elle  ne  se  comprend  pas  dans  ces  petites  exploitations  d'une  di- 
zaine d'hectares,  si  fréquentes  dans  le  pays.  Le  régime  de  la 
petite  propriété,  souvent  même  de  la  très  petite  propriété,  a  été 
une  des  principales  raisons  qui  ont  entravé  le  développement  de 
l'élevage  en  Saintonge. 

D'un  autre  côté,  le  cheval  donnait  lieu  à  des  transactions  beau- 
coup moins  nombreuses  que  le  bœuf.  Le  poulain  est  un  produit 
de  la  ferme  dont  on  se  défait  comme  d'un  autre  produit;  ce 
n'est  plus  un  objet  que  l'on  achète  pour  revendre.  La  vente  elle- 
même  est  assez  simple.  Elle  porte  sur  un  jeune  animal,  dont  le 
prix  à  cet  âge  est  assez  facile  à  fixer,  et  sur  lequel  la  ruse  et  l'ha- 
bileté commerciale  peuvent  beaucoup  moins  se  donner  carrière, 
que  lorsqu'il  s'agit  d'animaux  plus  âgés. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  spécialiste  du  cheval  n'apparaisse 
pas  en  Saintonge.  Si,  il  existe  même  à  un  point  complet.  11  y  a  un 
certain  nombre  de  propriétaires  qui  achètent  de  jeunes  poulains, 
et  les  élèvent  avec  les  produits  de  leurs  propres  poulinières,  en 
vue  de  fournir  l'armée  principalement.  Ce  type  s'est  centralisé 
autour  de  ces  marais  de  Tonnay-Charente,  déjà  célèbres  du 
temps  de  Louis  XIV  et  aussi  de  ceux  de  Maronnes.  Surgères,  Mu- 
ron,  Àrdillières,  Saint-Jean-d'Angle,  Saint-Just  sont  des  centres 
(l'élevage  importants.  Certains  chevaux  atteignent  des  prix  éle- 
vés, jusqu'à  10.000  francs,  mais  la  moyenne  varie  entre  000  et 

1.  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,  t.  VII,  p.  444. 

2.  Art/tires  de  Saintonge  et  d'Aunis,  t.  if,  |».  2;f. 


34  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

1.500  francs.  Lors  de  notre  visite  à  l'École  de  dressage  de  Ro- 
chefort,  l'aimable  directeur  voulut  bien  faire  défiler  devant  nous 
ses  pensionnaires;  nous  remarquâmes  quelques  bètes  qui  ve- 
naient d'être  achetées  3.000  francs  pièce,  pour  la  carrosserie  de 
luxe;  la  moyenne  était  de  1.300  francs.  Avec  les  progrès  de  l'au- 
tomobilisme,  l'armée  reste  le  principal  débouché,  pour  ne  pas 
dire  l'unique. 

Une  précision  dans  notre  travail  serait  de  faire  la  monographie 
détaillée  de  cette  partie  de  la  Saintonge  ;  nous  ne  l'entrepren- 
drons pas,  car  il  nous  faut  avant  tout  débrouiller  le  type  général, 
sans  nous  perdre  dans  les  détails.  Il  nous  suffît,  pour  le  moment, 
de  voir  en  quoi  ces  types  spéciaux  ont  influé  sur  la  formation  du 
type  général.  A  ce  point  de  vue,  il  nous  suffit,  croyons-nous,  d'in- 
diquer que  le  cheval  a  créé  en  Saintonge,  sur  certains  points 
favorisés,  le  type  de  l'éleveur  spécialiste,  dans  la  majorité 
du  pays  de  nombreux  petits  marchands  de  chevaux  achetant 
leurs  produits  aux  propriétaires;  qu'évidemment  il  a  amené,  lui 
aussi,  d'importantes  transactions  dans  le  pays;  que  l'influence 
des  gens  vivant  du  cheval  ou  s'y  intéressant  s'est  répercutée  sur  le 
type  social  dans  le  môme  sens  que  celle  du  bœuf.  Mais  elle  a  été 
bien  moindre,  car  le  véritable  paysan  n'y  était  pas  aussi  direc- 
tement intéressé.  Il  a  toujours  fait  sa  culture  avec  ses  bœufs; 
aussi  le  cheval  n'a-t-il  pu  jouer  le  même  rôle  qu'en  Normandie. 

Nous  nous  souvenons  de  la  difficulté  que  nous  avons  eue  à  ren- 
contrer dans  le  centre  de  la  Saintonge  une  famille  agricole 
ayant  sa  poulinière.  Nous  n'en  avons  trouvé  une  que  sur  une 
ferme  très  importante,  et  encore  le  fermier  ne  s'en  louait-il  pas 
beaucoup.  C'est  que,  sauf  autour  des  marais  en  question,  l'éie- 
vage  est  devenu,  à  l'heure  actuelle,  un  véritable  sport,  à  usage 
dos  gens  riches.  Ils  y  voient  une  distraction,  un  plaisir  coû- 
teux, mais  un  plaisir;  ils  ne  craignent  pas  de  faire  venir  de 
bons  reproducteurs  de  Normandie  ou  d'ailleurs;  ils  ont  natu- 
rellement de  beaux  produits  bien  soignés,  obtiennent  les 
primes  des  concours1,  et  rendent  l'élevage  difficile  aux   pro- 

1.  On  sait  que  les  primes  d'élevage,  décernées  aux  meilleurs  chevaux,  sont  sou- 
vent le  plus  clair  bénéfice  du  propriétaire. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  3") 

priétaires    ordinaires    qui    veulent   y    trouver    un    bénéfice... 

Enfin  le  mouton  (266.000,  en  1900)  réussit  très  bien  sur  ces 
terrains  calcaires  si  répandus  en  Saintonge.  Pendant  une  grande 
partie  de  l'été,  il  peut  même  paître  dans  les  prairies  naturelles 
où  l'herbe  est  courte  et  sèche.  Il  donne  enfin  de  gros  bénéfices. 
On  estime  qu'il  rend  100  %  ,  c'est-à-dire  qu'après  avoir  nourri  une 
année  un  troupeau  de  moutons  valant  1 .000  francs,  on  a  un  produit 
de  1.000  francs.  Et  cependant  le  Saintongeais  ne  développe  pas 
cet  intéressant  animal  autant  qu'il  le  mérite. 

Il  est  vrai  que  l'extrême  division  du  sol  rend  le  passage  d'un 
troupeau  important  peu  commode. 

Ce  mouton  assez  mal  nourri  du  reste  (si  l'on  ne  dit  pas,  comme 
en  Touraine,  qu'il  aime  la  misère,  on  le  lui  prouve)  vaut  en 
moyenne  entre  25  et  35  francs.  Ses  produits  sont  assez  généra- 
lement destinés  à  la  boucherie.  La  laine  encore  aujourd'hui  est 
en  grande  partie  filée  et  employée  à  la  maison  ;  c'est  l'industrie 
ménagère  la  plus  résistante.  Elle  perd  cependant  chaque  jour  du 
terrain,  et  la  pratique  de  changer.au  petit  marchand  du  bourg 
voisin  la  laine  brute  contre  de  la  laine  apprêtée  se  généralise 
peu  à  peu. 

La  vente  de  ce  mouton  est  délicate;  aussi  pousse-t-elle  dans 
le  même  sens  que  le  bœuf.  Un  fait  donnera  l'idée  de  son  impor- 
tance, c'est  que,  dans  chaque  ville,  un  champ  de  foire  spécial 
lui  est  consacré. 

La  conclusion  que  nous  pouvons  tirer  de  cette  première 
partie  est  la  suivante  :  la  Saintonge  peut  être  considérée  comme 
un  pays  de  pâturage  développé.  Or  l'herbe,  comme  toutes  les 
richesses  naturelles,  ne  donne  pas,  on  le  sait,  chez  les  peuples 
qui  en  jouissent,  une  grande  aptitude  au  travail,  surtout  au 
travail  pénible  de  la  culture.  Un  notaire  vantait  un  jour  devant 
nous  une  propriété  qu'il  avait  à  vendre,  propriété  située  en 
face  d'une  de  ces  prairies  à  vaine  pâture,  décrite  il  y  a  un 
instant.  Il  disait  :  «  C'est  une  bonne  propriété,  et  une  propriété 
qui  ne  me  donnera  pas  beaucoup  de  peine  à  vendre,  car  c'est 
une  propriété  de  paresseux;  il  n'y  a  qu'à  ouvrir  la  porte 
de  l'étable,  les  animaux  sont  au  pré,   et  le  travail  es!  fait 


3G  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

Effectivement,    la    propriété,    trouvait    peu   après    acquéreur. 

Cette  importance  de  l'herbe  en  Saintonge  sera  pour  beau- 
coup, dans  la  paresse,  l'indolence  que  l'on  est  assez  unanime  à 
reprocher  aux  Saintongeais.  Ces  lantemiers  de  Saintonge,  dit 
d'eux  Rabelais...;  lanterner,  signifie,  être  lent,  irrésolu,  traînard 
en  affaires,  comme  en  paroles.  Paresseux  comme  un  ventre 
rouge  (surnom  du  Saintongeais),  diront  les  gens  de  l'ouest,  Ven- 
déens ou  Poitevins,  plus  entraînés  au  travail  de  la  culture. 

En  revanche,  l'herbe  lui  donnera  par  les  transactions  d'ani- 
maux qu'elle  nécessite,  une  partie  de  sa  ruse,  de  sa  finesse  pro- 
verbiale; nous  verrons,  en  effet,  que  la  vente  de  l'eau-de-vie 
influera  sur  notre  type  dans  le  même  sens.  «  Le  Saintongeais  né 
malin,  »  encore  un  proverbe,  en  cours  celui-là  dans  le  Bordelais, 
où  il  se  cache  à  la  fois  de  la  moquerie,  un  peu  de  crainte  et 
d'envie.  De  là,  les  ressemblances  de  notre  type  avec  le  Nor- 
mand. 

Voyez  ce  paysan  qui  va  déposer  en  justice.  Bien  malin  sera 
le  président,  s'il  peut  obtenir  de  lui  une  réponse  précise,  une 
affirmation  qui  ne  soit  aussitôt  suivie  de  tant  de  restriction 
qu'il  n'en  reste  presque  plus  rien.  La  question  qui  lui  est  posée, 
l'embarrasse;  il  ne  refusera  pas  d'y  répondre,  oh!  non,  certes! 
mais  avec  combien  de  circonlocutions!...  et  de  réticences  !  Pour 
une  réponse  ferme,  il  n'y  faut  point  compter. 

La  vigne.  —  La  vigne,  avant  le  phylloxéra,  qui  fit  son  appa- 
rition en  Saintonge  un  peu  après  1870,  occupait  environ  le 
quart  du  pays  (1G9.000  hectares  dans  le  département  de  la 
Charente-Inférieure  et  113.000  hectares  dans  celui  de  la  Cha- 
rente). Mais  la  valeur  de  ses  produits,  qui  atteignirent  en  1875, 
la  dernière  bonne  année,  11  millions  d'hectolitres  nets,  dépas- 
sant en  général  10  millions  d'hectolitres,  était  bien  supérieure 
à  son  importance  comme  étendue. 

La  culture  de  la  vigne1,  — c'est  un  phénomène  social  bien 
connu,  —  est  une  des  plus  attrayantes  et  des  plus  aimées  du 

1.  E.  Dcmolins,  Les  Français  d'aujourd'hui,  p.  120.  Ceci  reste  vrai,  malgré  la  mé- 
vente actuelle,  qui  a  bien  changé  la  situation  cependant. 


LA    SAINTOXCE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  37 

Français.  C'est  que,  pour  un  effort  souvent  minime,  et  qui  n'a 
pas  besoin  d'être  complètement  renouvelé,  elle  lui  fournit  un 
produit  très  rémunérateur.  Aussi  essaie-t-il  de  l'acclimater  par- 
tout, parce  que  partout  il  a  besoin  de  ses  produits,  et  lui  donne- 
t-il,  dès  que  les  circonstances  le  permettent,  un  développement 
considérable.  Elle  fait  même  reculer  devant  elle  les  autres 
cultures,  et  devient  ainsi  la  plus  importante,  la  plus  estimée, 
celle  qui  a  le  pas  sur  les  autres.  On  vante  et  on  envie  les  pays 
de  vignobles,  on  les  déclare  de  «  bonnes  contrées  ». 

En  Saintonge,  le  lieu  était  particulièrement  favorable  à  son 
développement.  Le  relief  du  sol,  d'abord  :  cette  succession  de 
petites  collines  et  de  petits  plateaux  coupés  par  la  Charente  et 
ses  affluents.  Or,  le  coteau  est  l'endroit  de  prédilection  de  la 
vigne,  à  cette  latitude,  du  moins1. 

La  nature  du  sous-sol  ensuite,  terrain  de  craie,  ou  calcaire 
friable,  se  décomposant  facilement  sous  l'influence  de  la  pluie, 
en  une  boue  blanchâtre  caractéristique.  Là  poussaient  les 
vignes  les  plus  estimées,  car  elles  donnaient  la  fine  Champagne, 
terrains  improductifs  du  reste  pour  toute  autre  culture.  Les 
arbres  n'y  viennent  que  difficilement,  et,  à  l'heure  actuelle, 
l'aspect  de  ces  terrains,  où  la  reconstruction  n'a  pas  été  faite,  est 
lamentable. 

Ce  terrain,  un  peu  exceptionnel,  s'étendait  surtout  entre  le 
Né  et  la  Charente,  et  aussi  sur  la  rive  gauche  du  Né. 

Le  terrain  dominant  est  la  «  terre  de  groie  » ,  particulière, 
avec  ses  silex,  «  ses  pierres  à  fusils  »  provenant  de  la  décompo- 
sition du  roc  des  collines  dont  elles  occupent  les  flancs.  C'était, 
par  excellence,  le  sol  de  la  vigne  :  elle  y  réussissait  admirable- 
ment. Aujourd'hui  les  vignes  nouvelles  n'y  peuvent  résister  ou 
tout  au  moins  y  donner  des  produits  rémunérateurs;  elles  y 
souffrent  de  la  chlorose,  produite  par  un  excès  de  calcaire. 

Le  sol  des  petits  plateaux,  et  aussi  quelquefois  celui  du 
sommet  des  plateaux  est  formé  «  de  varennes  »,  terres  argilo- 

1.  Fleuriau  de  Bellevae,  État  physique  du  département  de  la  Charente-Infé- 
rieure, La  Hochellc,  1838,  p.  83  et  suiv.  —  Joanne,  Géogr.  de  la  Chafente  Infé- 
rieure, 1905,  loc.  cit.  —  Massiou,  Hist.  de  Saintonge,  t.  I,  p.  3. 


'M  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

calcaires  ou  argilo-sablonneuses,  plus  riches  en  humus,  plus  fer- 
tiles. Les  céréales  y  réussissent  assez  bien.  Aujourd'hui,  tous  les 
grands  vignobles  ont  été  établis  dans  ces  terrains.  La  vigne 
nouvelle  exige,  en  effet,  des  terres  plus  fertiles  que  l'ancienne. 

A  ces  qualités  du  sol,  il  faut  ajouter  un  climat  très  tempéré. 
Joanne,  dans  sa  Géographie  de  la  Charente-Inférieure,  en  donne 
très  exactement  les  raisons,  et  ces  raisons  sont  à  peu  près  les 
mêmes  pour  la  Saintonge  :  «  Le  département  de  la  Charente- 
Inférieure  réunit  les  trois  principales  conditions  d'un  climat 
tempéré,  il  est  situé  presque  exactement  à  égale  distance  du  Pôle 
et  de  l'Equateur,  puisque  son  canton  ie  plus  méridional  touche 
presque  le  45°  de  latitude.  Il  est  bordé  par  la  mer,  qui  a  ce 
privilège  d'adoucir  et  d'égaliser  la  température  des  terres 
qu'elle  avoisine,  et  sur  lesquelles  elle  envoie  ses  vents  et  ses 
pluies;  il  n'a  pas  de  montagnes,  et  l'on  sait  que  moins  un  pays 
est  élevé  au-dessus  de  l'Océan,  moins  il  est  froid.  Enfin  la  plus 
grande  partie  du  département  est  formée  par  des  calcaires,  et 
des  craies,  roches  perméables  qui  laissent  filtrer  les  eaux,  et 
qui,  à  latitudes  et  altitudes  égales,  sont  beaucoup  moins  froides, 
infiniment  moins  humides  que  les  roches  imperméables  telles 
que  le  granit.  » 

Tout  ceci  explique  pourquoi  les  variations  de  température 
sont  rarement  brusques.  Peu  de  grêle,  peu  aussi  de  ces  gelées 
de  printemps  si  néfastes  à  la  vigne,  puisqu'elles  peuvent,  en  une 
nuit,  anéantir  tout  l'espoir  de  la  récolte. 

Enfin,  cette  vigne  poussait  alors  presque  sans  eflorts.  Point  de 
grands  travaux  préparatoires  pour  la  planter,  point  non  plus 
de  grands  travaux  d'entretien.  Un  trou  à  la  barre  dans  le  sol,  la 
taille,  quelques  labours,  et  la  récolte  était  toujours  abondante 
et  estimée.  Les  maladies  cryptogamiques  qui  rendent  aujour- 
d'hui sa  culture  si  difficile  et  si  onéreuse,  étaient  inconnues. 
Comme  elle  se  contentait  des  plus  maigres  terrains,  de  terrains 
improductifs  môme  pour  toute  autre  culture,  on  comprend 
l'énorme  importance  qu'elle  prit  bien  vite  en  Saintonge,  au 
point  de  faire  de  la  Charente-Inférieure,  pendant  de  longues 
années,   le    département   français  produisant  le  plus    de   vin. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  39 

«  D'après  le  Vignicole,  recueil  spécial,  le  département  qui  récolte 
le  plus  de  vin  est  celui  de  la  Charente-Inférieure,  où  le  produit  des 
vignobles  est  par  année  moyenne  de  2.600.000  hectolitres.  Les 
départements  qui  viennent  après,  et  dont  les  produits  varient  de 
2  à  1.000.000  d'hectolitres,  sont  :  la  Charente,  la  Loire-Inférieure, 
le  Loiret,  le  Gard1.  »  D'après  M.  L.  de  Lavergne,  en  18G0,  cette 
production  avait  considérablement  augmenté  puisqu'il  l'estime 
à  10.000.000  d'hectolitres  et  qu'elle  atteignit,  suivant  certains, 
en  1875,  14  millions  d'hectolitres2. 

C'est  que,  indépendamment  de  la  facilité  de  la  culture,  une 
autre  cause,  pour  le  moins  aussi  importante  :  la  richesse  du 
produit,  poussait  sans  cesse,  dans  la  voie  de  l'augmentation  de 
la  production.  Il  s'était  trouvé,  en  effet,  que  ces  vins  de  Sain- 
tonge  si  abondants  produisaient,  une  fois  distillés,  la  meilleure 
eau-de-vie  du  monde  entier.  Ce  fut  vers  la  fin  du  xvie  siècle 
que  l'on  commença  de  «  brûler  »  les  vins.  De  cette  époque  date 
la  renommée  de  Cognac.  Jusqu'alors,  nos  vins  étaient  con- 
sommés comme  vins  de  table.  En  Angleterre,  en  Hollande,  on 
les  y  prisait  fort:J,  mais  à  partir  du  xvnc  siècle,  les  vignerons 
trouvent  plus  avantageux  de  les  convertir  en  eaux-de-vie,  et 
la  gloire  naissante  de  la  célèbre  liqueur  obscurcit  bientôt  rapi- 
dement et  complètement  celle  des  vins  qui  la  produisaient4. 

Célébrité  du  cru,  facilité  de  culture,  commodités  des  com- 
munications, tout  favorisait  donc  la  diffusion  du  produit  sain- 
tongeais.  En  1800,  M.  Léonce  de  Lavergne  estimait  à  l'énorme 
chiffre  de  75  millions  de  francs  le  revenu  annuel  du  vignoble 
charentais. 

La  fabrication  de  l'eau-de-vie  était, elle  aussi,  des  plus  simples. 
Chaque  propriétaire  était  «  bouilleur  de  cru  »,  c'est-à-dire  qu'il 
distillait  lui-même  le  produit  de  la  récolte,  à  l'aide  de  l'appareil 

1.  Hugo,  France  pittoresque,  année  1838,  Charente-Inférieure. 

2.  Sans  attacher  plus  d'importance  qu'il  ne  convient  à  ces  statistiques,  qui  sont  du 
reste  loin  de  concorder  entre  elles,  ce  qui  prouve  qu'il  y  a  des  erreurs  d'un  côté  ou 
d'autre. 

3.  Voir  chapitre  ni,  La  Saintonge  dans  le  passé. 

't.  Peut-être  aussi  a-l-on  changé  les  cépages.  Certains  l'affirment, et  cela  est  vraisem- 
blable. 


40  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

classique  que  tout  le  monde  connaît.  11  se  compose  essentielle- 
ment d'une  chaudière  qui  reçoit  le  vin.  On  l'y  chauffe,  et  ses 
vapeurs,  passant  dans  un  conduit  de  cuivre,  vont  se  condenser 
à  l'extérieur  du  chai,  on  disait  ici  de  la  «  brûlerie  ».  Pour  faci- 
liter cette  condensation,  le  conduit  de  cuivre  fait  plusieurs 
tours  sur  lui-même,  d'où  son  nom  de  serpentin,  dans  une  pierre 
creusée  de  petits  canaux  remplis  d'eau  fraîche.  Le  serpentin  est 
légèrement  incliné  en  pente  douce  vers  l'intérieur  du  chai,  où 
l'eau-de-vie  vient  d'elle-même  tomber  dans  un  récipient  spécial. 

On  appelait  «  brouillis  »  le  résultat  de  la  première  chauffe. 
On  <(  brûlait  »  à  nouveau  ce  brouillis,  et  l'on  obtenait  l'eau-de- 
vie  de  consommation.  Elle  pesait  alors  de  70  à  80°.  On  la  met- 
tait dans  des  futailles  de  chêne  ou  de  châtaignier,  soigneusement 
fabriquées,  où  elle  vieillissait  lentement.  Elle  ne  devenait  réel- 
lement bonne  à  être  consommée  que  lorsque  la  vieillesse  et 
l'évaporation  l'avaient  ramenée  à  hh  ou  50°.  Pour  cela  il  fallait 
de  dix  à  quinze  ans.  C'était  toutefois  un  placement  de  bon  père 
de  famille,  un  placement  de  tout  repos,  puisque  presque  ma- 
thématiquement, chaque  année  lui  donnait  une  valeur  nouvelle. 

Mais  cette  opération  de  la  distillerie,  en  elle-même  si  simple, 
que  nous  venons  de  décrire  en  quelques  mots,  a  eu  sur  le  type 
social  une  répercussion  considérable.  Elle  a  eu  pour  résultat  de 
faire  monter  le  vigneron  de  Saintonge  à  un  rang  élevé  dans 
l'échelle  de  la  Vigne.  Et  cela  moins  à  cause  de  l'opération  elle- 
même  de  la  fabrication  si  simple,  qu'à  raison  des  conditions 
spéciales  de  la  vente  des  eaux-de-vie. 

Notre  eau-de-vie  n'est  pas,  en  effet,  un  produit  de  vente 
immédiate,  ou  tout  au  moius  de  vente  immédiate  avantageuse. 
On  a  intérêt  à  la  conserver  de  longues  années  dans  son  chai.  Du 
même  coup,  voilà  notre  vigneron  obligé  à  une  certaine  écono- 
mie, à  une  certaine  prévoyance.  On  n'a  plus  devant  soi  ce  type 
du  petit  vigneron  de  Touraine  par  exemple  *,  toujours  plus 
au  inoins  à  l'attente  de  la  bonne  récolte,  souvent  dépensée  à 
l'avance. 

i.  v.  e.  Demolins,  Les  Français  d'aujourd'hui. 


LA    SAINTOXGE   AVANT   LE    PHYLLOXERA.  il 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Cette  vente  que  Ion  a  intérêt  à  faire  le 
plus  tard  possible,  ce  n'est  pas  une  vente  facile,  car  elle  va 
rouler  sur  gros.  Ce  n'est  pas  à  la  légère  que  l'on  se  débarrassera 
d'une  de  ces  futailles  pouvant  valoir  plusieurs  milliers  de  francs. 

Certaines  vieilles  eaux-de-vie  de  la  meilleure  marque  ont  été 
vendus  entre  2.000  et  3.000  fr.  l'hectolitre1.  Mais  c'était  souvent 
aussi  une  denrée  variant  de  prix  suivant  le  goût  de  l'acheteur,  sa 
plus  ou  moins  grande  habileté  à  apprécier  le  produit.  Toute  la 
finesse  du  paysan  ne  peut  rien,  par  exemple,  pour  la  vente  de 
son  blé.  Toutes  ses  ruses  tombent  devant  l'hectolitre  commune 
mesure  ;  c'est  le  contraire  pour  la  vente  de  ses  animaux,  et  les 
ruses  des  maquignons  sont  proverbiales.  Il  en  était  beaucoup 
de  même  pour  la  vente  de  ces  eaux-de-vie  si  différentes  les  unes 
des  autres,  si  difficiles  à  apprécier.  Cette  vente  d'un  produit  de 
luxe,  d'un  prix  élevé  par  conséquent,  susceptible  d'être  utile- 
ment débattu,  a  eu  sur  le  type  saintongeais  une  influence  de 
même  nature  que  la  vente  de  ses  animaux,  mais  une  influence 
plus  grande,  car  l'eau-de-vie  était  le  produit  de  beaucoup  le 
plus  important;  elle  l'a  porté  à  la  ruse,  à  la  dissimulation.  Il 
faudra  y  voir,  en  y  joignant  l'obligation  où  elle  le  mettait  de 
fréquenter  les  foires  pour  s'y  tenir  au  courant  des  prix,  une 
des  grandes  causes  de  l'aptitude  au  commerce  que  nous  au- 
rons à  relever  comme  une  des  caractéristiques  du  type  sain- 
tongeais. 

Les  effets  ordinaires  de  la  vigne  se  retrouvent  ici,  mais  mo- 
difiés, on  le  comprend.  Ainsi  la  vigne  amènera  le  morcellement. 
«  Les  vignes  si  productives,  dit  M.  L.  de  Lavergne,  sont  divisées 
en  d'innombrables  parcelles  ;  c'est  avec  la  plaine  du  Rhin,  le 
pays  le  plus  morcelé  de  France.  Les  vignerons  se  disputent  !<• 
sol  à  des  prix  d'or,  même  depuis  la  maladie  de  la  vigne,  qui  n'a 
eu  pour  eux  d'autre  effet  que  d'augmenter  leurs  profits  en 
élevant  les  prix  2.  Toutefois,  comme  le  produit  était  fort  riche, 


1.  Nous  connaissons  certains  propriétaires  de  Segonzac.  ou  de  Jarnac  qui  croient 
vous  (aire  un  cadeau,  en  vous  vendant  leur  bonne  eau-de-vie  seulement  30  lianes  le 
litre  au  détail 

2.  Léonce  de  Lavergne,  Économie  rurale  de  la  France  depuis  1789. 


•42  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

on  avait,  non  pas  un  type  de  vigneron  assez  misérable  en  somme, 
mais  un  type  de  moyen  propriétaire  très  aisé,  qui  frappait  vive- 
ment le  voyageur  en  Saintonge.  «  Cette  richesse  (l'eau-de-vie), 
dit  L.  de  Lavergne,  se  partage  eu  un  grand  nombre  de  proprié- 
taires aisés,  car  les  cotes  de  30  à  300  francs  ne  sont  nulle  part 
plus  nombreuses.  »  Très  peu  de  grandes  propriétés,  celles  de 
100  hectares,  se  comptent  dans  le  département,  mais  beaucoup  de 
petites  et  de  moyennes  exploitations,  avec  des  maisons  blanches 
et  spacieuses,  bien  construites,  avec  les  larges  toits  plats  carac- 
téristiques du  style  saintongeais  que  nous  avons  déjà  décrites. 

Cependant,  on  le  voit  immédiatement,  ce  type,  qu'un  mot, 
celui  de  moyen,  caractérise  bien,  eût  été  incapable  de  progresser 
beaucoup  par  lui-même.  Ce  n'est  pas  ce  paysan  saintongeais 
amoureux  de  ses  aises  et  de  sa  tranquillité,  ennemi  des  voyages 
et  craignant,  jusqu'à  ses  derniers  temps,  de  perdre  son  clocher 
de  vue,  qui  eût  été  capable  de  répandre  son  eau-de-vie  dans 
toutes  les  parties  du  monde. 

On  connaît  l'anecdote  suivante,  que  raconte  M.  Ardouin-Duma- 
zet.  Elle  est  célèbre  dans  le  pays  :  «  Pendant  un  concile, 
Mgr  Cousseau,  évèque  d'Angoulême,  échangeait  en  latin  des  civi- 
lités, avec  des  évèques  venus  de  tous  les  coins  du  monde  :  prélats 
à  demi  conquistadors,  de  l'Amérique  du  Nord,  Grandeurs  métis- 
sées d'Indiens  du  Pérou,  évèques  d'Irlande.  Chacun  se  présentait 
en  donnant  le  nom  de  son  évêché.  Pour  la  plupart  des  évèques, 
ces  titres  de  diocèse  ne  disaient  rien.  Angoulème  notamment 
était  assez  peu  connu  du  haut  clergé  du  Venezuela.  Mgl  Cousseau 
eut  une  inspiration  de  génie  : 

«  —  Évèque  de  Cognac,  dit-il. 

«  Et  tous,  évèques,  archevêques,  cardinaux,  de  s'écrier  avec 
un  air  d'envie  et  d'admiration  : 

«  —  Cognac!  Cognac!  Bon  évêché!  » 

Comment  le  nom  de  Cognac,  c'est-à-dire  en  définitive  com- 
ment l'eau-de-vie  de  la  Saintonge  a-t-elle  pu  devenir  si  univer- 
sellement célèbre?  c'est  la  question  qu'il  nous  faut  étudier. 

On  comprend  immédiatement,  après  les  explications  que  nous 
avons  données  sur  h1  lieu,  (pic  les  facilités  des  communications 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  i.'{ 

sur  lesquelles  nous  avons  tant  insisté,  y  ont  contribué  pour  une 
très  large  part,  c'est  ce  que  va  confirmer  le  reste  de  cette  étude. 
Mais  voyons  comment  les  débouchés  ont  été  organisés;  quelles 
gens  les  ont  utilisés.  En  un  mot,  précisons  le  rôle  des  commer- 
çants et  leur  influence. 

La  ville  de  commerce  entre  enjeu.  Son  étude  ne  doit  pas  être 
séparée  de  celle  du  pays  agricole  qu'elle  domine.  En  général,  au 
début,  elle  en  est  la  résultante.  Elle  est  le  lieu  d'échange  entre 
les  produits  agricoles  qui  seront  exportés  par  son  intermédiaire, 
et  les  produits  de  consommation  qui,  par  elle,  alimenteront  les 
campagnes.  Ensuite,  il  se  produit  une  sorte  de  réaction;  à  son 
tour,  la  ville  développe  le  mouvement  agricole,  et  ce  sont  ces 
actions  et  réactions  réciproques,  qui  poussent  un  pays  dans  la 
voie  du  progrès. 

Nous  voulons  nous  borner  à  des  généralités,  donner  en  quel- 
que sorte,  brièvement,  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  formule 
sociale  de  la  ville  en  Saintonge. 

Le  premier  fait  qui  frappe  vraiment  et  définitivement  quand 
on  étudie  le  commerce  en  Saintonge,  c'est  que  toutes  les  villes 
un  peu  importantes  sont  situées  sur  la  Charente  ou  sur  ses 
affluents.  Il  faut  donc  bien  que  le  fleuve  ait  été  la  clef  du  com- 
merce charentais.  Nous  trouvons  échelonnées  sur  ses  rives, 
depuis  Angoulême  jusqu'à  Tonnay-Charente  :  Chàteauneuf, 
Jarnac,  Cognac,  Saintes,  St-Savinien,  Rochefort;  sur  la  Seugne, 
on  remarque  Jonzac  et  Pons;  sur  la  Boutonne,  St-Jean-d'Angély 
et  Tonnay-Boutonne  ;  ajoutez-y  toute  une  série  de  petits  ports 
intermédiaires  :  Port-de-Lys,  Portublé,  Port-la-Pierre,  Port- 
Berteaux,  Port-d'Envaux,  Port-à-Clou,  St-Savinicn-du-Port.  A 
chaque  instant,  sur  les  cartes  détaillées  soit  de  l'État-Major, 
soit  du  ministère  de  l'intérieur,  vous  voyez  marqué,  à  côté  du 
nom  d'une  petite   bourgade,  souvent  inconnue,  le  mot  port. 

Le  deuxième  fait  à  noter,  c'est  qu'à  part  le  commerce  d'eaux- 
de-vie  et  les  diverses  petites  industries  qui  s'y  rattachent,  au- 
cun commerce,  aucune  autre  industrie,  n'existe  dans  ces  centres. 

De  toutes  ces  villes,  de  tous  ces  ports,  le  plus  célèbre  es! 
Cognac,  puisqu'il  a  donné  son  nom  au   produit.    Deux  choses 


44  LE   TYPE    SAIN'TONGEAIS. 

firent  la  fortune  de  cette  petite  bourgade,  perdue  au  fond  de  la 
Saintongc. 

Tout  d'abord,  Cognac  est  situé  au  point  extrême  à  partir  du- 
quel la  Charente  est  commodément  navigable  l.  Les  négociants 
avaient  intérêt  à  remonter  le  plus  haut  possible  à  l'intérieur  du 
pays,  pour  en  avoir  tous  les  produits.  Cognac  devint  leur  dernier 
et  leur  plus  important  comptoir. 

A  ces  avantages,  la  ville  joignait  celui  d'être  le  centre  du  pays 
produisant  la  meilleure  eau-de-vie.  La  petite  Champagne  ou  fine 
Champagne  (v.  carte  viticole)  2,  comprend  la  contrée  autour  de 
Cognac  s'étendant  entre  le  Né  et  la  Charente.  Jusqu'à  la  crise  du 
phylloxéra,  Cognac  reste  cependant  une  très  petite  ville,  et  les 
autres  agglomérations  situées  sur  la  Charente  ou  ses  affluents  : 
Chateauneuf,  Segonzac,  Jarnac,  Jonzac,  St-Jean-d'Angély,  Sain- 
tes, etc.,  comptent  de  nombreux  commerçants.  Ce  n'est  qu'à 
partir  de  la  crise  que  le  commerce  tendra  à  se  centraliser  de  plus 
en  plus  à  Cognac.  Les  commerçants  éprouveront  en  quelque 
sorte  le  besoin  de  se  resserrer  autour  du  grand  nom  commer- 
cial. Là  aussi  étaient  les  plus  gros  commerçants,  ceux  ayant 
des  stocks  d'eau-de-vie  considérables  leur  permettant  de  mieux 
résister,  dans  ces  années  particulièrement  graves  pour  le  pays.,. 

De  petits  Cognacs  s'échelonnaient  donc,  le  long  de  la  Cha- 
rente, et  de  côté  et  d'autre,  dans  chaque  propriété,  dans  chaque 
village,  allaient  pomper  les  hectolitres  d'eau-dc-vie  que  gar- 
dait soigneusement  le  bon  vigneron.  Drainée  de  partout,  par 
terre  et  par  eau,  la  précieuse  liqueur  arrivait  à  la  Charente.  Là, 
en  des  barils  soigneusement  cerclés,  chargée  sur  des  gabarros 
(grands  bateaux  plats  traînés  par  des  bœufs  ou  des  chevaux,  plus 
tard  par  des  remorqueurs  à  vapeur),  elle  descendait  à  Tonnay- 
Charente,  d'où,  transbordée  sur  les  fins  voiliers,  elle  partait  pour 
les  destinations  les  plus  diverses.  Quand  ces  navires  étaient  de 
faible  tonnage,  ils  remontaient  jusqu'à  Saintes  et  y  chargeaient 
directement  les  eaux-de-vie.  Ce  mouvement  de  batellerie  entre 
Cognac  et  Tonna  y-Charente,  pour  être  moindre  qu'autrefois,  esl 

1.  Voir  carie  Atlas  Bazin  et  Cadet,  pi.  12. 

2.  Voir  Ardouin-Dumazet,  Voyage  en  France,  15°  série,  p.  136. 


LA   SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  V.) 

cependant  encore  important  aujourd'hui.  En  189G,  il  était  de 
G. 000  tonnes. 

Un  mot  caractérise  ce  commerce  :  sa  stabilité.  C'est  en  effet 
un  commerce  de  longue  haleine.  Par  la  nécessité  du  stock, 
l'eau-de-vie  produit  ici  le  même  effet  que  chez  le  vigneron. 
On  ne  s'improvise  pas  négociant  d'eau-de-vie.  Il  faut  avoir  des 
approvisionnements  considérables,  emmagasiner  aujourd'hui 
des  eaux-de-vie  qui  ne  seront  vendues  que  longtemps  après. 
Indépendamment  des  énormes  quantités  courantes,  on  conserve 
soigneusement  dans  chaque  maison  importante  des  «  témoins  », 
eaux-de-vie  de  différentes  époques,  qui  servent  de  point  de  com- 
paraison pour  les  achats  futurs  '. 

Mais  il  nous  faut  insister  un  peu  sur  la  capacité  profession- 
nelle de  ces  commerçants  : 

Par  la  nature  de  leur  négoce,  la  prudence  qu'il  exigeait,  la 
longue  prévoyance  surtout  qu'il  développait  (nous  ne  saurions 
trop  insister  sur  l'habitude  de  conserver  très  longtemps  les  eaux- 
de-vie  dans  les  chais  avant  de  les  vendre),  par  leur  perpétuel 
contact  avec  les  pays  étrangers,  principalement  avec  l'Angle- 
terre, par  leur  coutume  d'y  faire  même  de  longs  séjours,  d'y 
avoir  souvent  des  enfants  ou  des  gendres  établis,  enfin  par 
l'heureuse  tradition  que  l'on  avait  de  se  transmettre  les  maisons 
de  commerce  de  père  en  fils,  ils  n'étaient  point  des  marchands 
ordinaires,  de  ceux  qui,  en  vertu  de  l'instabilité  professionnelle, 
lâchent  pied  à  la  moindre  difficulté,  et  se  déplacent  suivant  les 
fluctuations  du  marché.  Il  s'était  formé  dans  tous  ces  petits  ports 
de  la  Charente,  et  principalement  à  Cognac,  une  sorte  d'aristo- 
cratie commerçante  très  particulière,  une  sorte  de  bourgeoisie 
assez  analogue,  par  certains  côtés,  à  cette  bourgeoisie  rochelaise 
décrite  ici  même  par  M.  Périer.  Elle  n'était  point  due  cepen- 
dant aux  mêmes  causes.  Il  ne  semble  pas  en  effet,  d'après  les 
exemples  que  nous  avons  sous  les  yeux,  que,  comme  à  La  Ro- 
chelle, les  chefs  de  ces  maisons  aient  été  en  majorité  protestants. 

l.  La  stabilité  des  fabricants  de  pianos,  notamment,  paraît  également  provenir  de 
la  nécessité  du  stock  de  bois  qu'ils  doivent  avoir,  ils  n'emploient  0,11e  des  l>"i>  très 
secs,  très  vieux,  qu'ils  ont  conservés  pendant  de  longues  années. 


46  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

• 

En  un  mot,  il  n'y  a  pas  eu  ici  une  contrainte  extérieure  main- 
tenant les  jeunes  gens  au  comptoir,  mais  au  contraire  un  attrait 
particulier  qui  les  poussait  vers  le  commerce. 

Ceci  mérite  d'être  expliqué.  11  y  a  là  un  fait  intéressant  à 
noter,  et  qui  du  reste  se  retrouve  plus  intense  à  Bordeaux.  Dans 
cette  dernière  ville,  comme  à  Saintes  et  surtout  à  Cognac  et  à 
La  Rochelle,  le  négoce,  suivant  l'expression  un  peu  vulgaire 
mais  si  expressive,  tient  le  haut  du  pavé.  La  raison  n'en  est 
pas  uniquement  dans  ce  fait  que  les  commerçants  pouvant  ga- 
gner, en  général,  plus  d'argent  que  les  gens  adonnés  aux  pro- 
fessions libérales,  se  trouvent  amenés  à  en  dépenser  davantage, 
et  à  être  placés  par  la  force  des  choses  au  premier  plan.  Non,  il 
ne  manque  pas  de  villes  où  les  commerçants  enrichis  restent 
des  parvenus.  Ici  ce  type  est  assez  rare.  En  général,  ce  qui  do- 
mine, ce  sont  des  dynasties  de  commerçants  aux  familles  nom- 
breuses, dont  les  enfants,  élevés  d'une  façon  soignée,  ayant 
beaucoup  voyagé,  continuent  tout  naturellement  le  métier  de 
leur  père.  Us  ne  trouvent,  en  effet,  aucun  avantage  à  en  sor- 
tir, ni  au  point  de  vue  mondain,  puisque  leurs  familles  donnent 
le  ton  dans  leur  ville,  ni  au  point  de  vue  pécuniaire,  puisque 
leur  commerce,  ils  le  savent,  leur  rapportera  certainement  bien 
plus  que  les  professions  libérales  qu'ils  voient  exercer  autour 
d'eux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  commerçants  étaient,  au  point  de  vue 
des  qualités  générales,  très  supérieurs  aux  commerçants  ordi- 
naires dont  les  manières  et  les  idées  ne  sont  pas  toujours  en 
rapport  avec  la  situation  de  fortune.  Il  suffit,  pour  s'en  rendre 
compte,  d'avoir  habité  ces  villes,  Bordeaux  principalement,  où 
naturellement  le  phénomène  est  plus  accentué,  et  où  les  com- 
merçants forment  vraiment  une  société  spéciale,  ayant  ses 
mœurs,  ses  lois  et  jusqu'à  sa  mode. 

Des  voyageurs  un  peu  mordants  ont  voulu  la  caractériser 
d'un  mot,  en  disant  d'elle  qu'elle  unissait  La  morgue  britannique 
à  la  faconde  méridionale.  Cela  n'est  pas  tout  à  fait  inexact 
pour  ses  représentants  un  peu  inférieurs.  En  Saintonge,  nous 
sommes  plus  loin  du  Midi,  et  le  type  n'y  perd  rien. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  47 

Veut-on  un  exemple  de  ces  véritables  dynasties  de  commer- 
çants? En  voici  un  que  nous  empruntons  à  Y  Intermédiaire.  Il  se 
rapporte  à  une  famille  de  Cognac,  et  non  des  moindres,  qui, 
depuis  1715,  fait  le  commerce  de  l'eau-de-vie.  Trouverait-on 
beaucoup  d'exemples  d'une  pareille  stabilité,  même  en  agri- 
culture? 

«  Jean  Martell  naquit  à  Jersey.  11  vint  s'établir  à  Cognac  en 
1715  et  fit  d'abord  le  commerce  des  vins  de  borderies,  produits 
surtout  par  le  Colombard,  cépage  alors  des  plus  estimés.  Jean 
Martell,  fixé  à  Cognac,  se  rendit  en  1723  à  Guernesey  et  à  Lon- 
dres ;  puis  il  fonda,  à  Bordeaux,  la  maison  Martell,  Fiot  et  Cie. 
Quatre  ans  plus  tard  il  centralise  ses  affaires  à  Cognac.  En  1738, 
il  épouse  la  fille  d'un  médecin  célèbre  de  Cognac,  le  docteur 
L'Allemand.  Il  meurt  en  1753.  Sa  veuve  s'associe  avec  son 
frère  George  L'Allemand,  sous  la  raison  sociale  Vve  Martell, 
L'Allemand  et  Cie.  En  1767,  George  L'Allemand  se  retire  des 
affaires  et  Mme  VTe  Jean  Martell  s'associe  ses  fils  Jean  et  Frédéric 
Martell.  Elle  meurt  et  ses  deux  fils  continuent  les  affaires  sous  la 
raison  sociale  de  Jean  et  Frédéric  Martell  jusqu'en  1809,  époque 
de  la  mort  de  Jean.  Le  nouveau  Code  de  commerce  de  1807  in- 
terdisant de  conserver,  dans  une  raison  sociale,  le  nom  des  per- 
sonnes décédées,  Frédéric  Martell  s'associe  avec  ses  fils  Auguste 
et  Frédéric  et  son  neveu,  et  continue  les  affaires  sous  la  raison 
sociale  Frédéric,  Auguste  et  Gabriel  Martell  avec  la  marque 
J.  et  F.  Martell.  En  1890,  M.  Edouard  Martell  est  devenu  seul 
propriétaire.  » 

On  le  comprend,  de  pareilles  gens,  solidement  installés  dans 
le  pays,  riches,  et  continuant  le  commerce  plutôt  par  tradition 
que  dans  un  esprit  de  lucre,  ne  devaient  pas  lâcher  pied  devant 
une  difficulté,  quelle  qu'elle  soit.  Ils  étaient  admirablement 
outillés  pour  assurer  à  ce  pays  les  débouchés  les  plus  lointains. 
Sans  doute,  l'exemple  que  nous  venons  de  citer  est  exceptionnel, 
mais  bon  nombre  de  maisons  remontent  loin.  Ce  sont  des  quar- 
tiers de  noblesse  dont  elles  se  font  gloire.  La  maison  Hennesy 
date  de  la  fin  du  xvn8  siècle.  La  maison  Augier  frère  et  C'° 
fut  fondée  en  16V3,   Marie   Brizard  et  Roger  en   17.V>.    On   ne 


48  LE   TYPE    SAINT0NGEAI3. 

compte  plus  celles  qui  furent  créés  de  1820  à  18V0.  Ces  exem- 
ples prouvent  bien  la  stabilité  de  ce  commerce,  son  caractère 
traditionnel.  Ils  montrent  aussi  la  facilité  qui  en  résultait,  pour 
lclils,  de  succédera  son  père,  facilité  qui  doit  être  comptée  pour 
beaucoup  dans  cet  attachement  au  métier  que  nous  constations 
tout  à  l'heure, 

A  l'influence  prépondérante  de  ces  grands  commerçants  pour 
le  développement  de  la  Saintonge,  il  faut  ajouter  celle  de  La 
Rochelle,  et  du  principal  acheteur  des  produits  charentais,  l'An- 
gleterre. 

Avec  La  Rochelle,  la  mer  entre  en  jeu.  Son  rôle  fut  à  son 
apogée  vers  la  fin  du  xvmc  siècle,  pour  aller  peu  à  peu  en 
diminuant,  à  mesure  que  la  décadence  de  cette  grande  ville 
commerciale  s'accentuait  peu  à  peu.  L'eau-de-vie  rendue  à 
Tonnay-Charente,  il  fallait  la  porter  dans  les  pays  ouverts  au 
commerce  saintongeais,  dans  les  comptoirs  même  que  quelques 
puissants  négociants  pouvaient  avoir  en  Angleterre  ou  en  Hol- 
lande. Les  négociants  de  Saintonge  étaient  établis  dans  des  villes 
qui  n'étaient  point  maritimes;  ainsi,  à  leur  négoce  n'avaient  pu 
se  joindre,  comme  dans  certaines  villes  commerciales,  les  indus- 
tries de  transport.  Les  Rochelais,  «  grands  routiers  des  mers1  »  à 
cette  époque,  furent  les  armateurs  de  la  Saintonge.  Leurs  navires 
croisaient  à  Tonnay-Charente  et  à  La  Rochelle,  ceux  d'Angle- 
terre ou  de  Hollande  qui  venaient  chercher  les  produits  fran- 
çais. 

M.  Périer,  dans  une  série  d'articles  fort  intéressants,  a  montré 
le  rôle  de  ces  commerçants  rochelais,  et  les  causes  de  leur 
force.  Mais  les  petits  vins  de  l'Aunis,  et  ses  eaux-de-vie  de 
médiocre  qualité,  les  vins  des  îles  de  Ré  et  d'Oléron,  moins 
abondants  qu'aujourd'hui  et  toujours  assez  peu  estimés,  le  sel 
de  son  littoral,  ne  pouvaient  suffire  à  alimenter  le  commerce  de 
La  Rochelle.  De  bonne  heure  ses  «  bourgeois  »  vinrent  en  Sain- 
tonge s'approvisionner  de  vins,  de  sels,  d'eaux-de-vie,  poussant, 
eux  aussi,  dans  la  voie  de  la  production. 

1.   Voir  science  sociale,  septembre,  octobre,  décembre  1898,  janvier  1899. 


LA   SAINTONGE   AVANT    LE   PHYLLOXERA.  49 

Enfin  une  troisième  catégorie  de  gens  contribuait  à  cette 
prospérité  :  les  Anglais  depuis  longtemps  acheteurs  des  produits 
charentais.  L'histoire  est  pleine  des  vicissitudes  de  la  Guyenne  et 
de  la  Gascogne,  provinces  vinicoles  du  littoral.  Tantôt  anglaises, 
tantôt  françaises,  c'est  à  qui  se  disputera  ces  riches  dépouilles. 
Les  Anglais  prirent-ils  l'habitude  de  commercer  avec  la  Sain- 
tonge  pendant  leur  domination,  ou  en  firent-ils  la  conquête 
pour  mieux  assurer  leur  commerce?  Il  est  malaisé  de  le  deviner, 
bien  que  la  deuxième  hypothèse  paraisse  plus  logique,  et  mieux 
conforme  à  leur  caractère,  mais  il  est  curieux  de  voir  l'état 
dame  de  nos  Saintongeais  pendant  ces  guerres.  Au  fond  du 
cœur,  ils  sont  bien  pour  le  roi  de  France,  et  cependant  quand 
il  arrive  avec  son  armée  et  de  grands  mots,  comme  ils  reçoivent 
froidement!  C'est  quelle  leur  pèse  bien  peu  à  nos  gens,  la 
«  domination  anglaise  ».  Ne  les  enrichit-elle  pas!  Ce  qu'ils  dé- 
sirent surtout,  c'est  la  paix  et  la  liberté  du  négoce.  De  leur  côté, 
les  Anglais  n'hésitent  pas  devant  les  plus  lourds  sacrifices 
pour  conserver  cette  province  d'où  ils  tirent  des  produits  de 
première  nécessité   :    du  sel,    des  vins,  des  eaux-de-vie... 

C'est  évidemment  dans  ce  contact  avec  les  Anglais  qu'il  faut 
chercher  les  causes  du  protestantisme  jadis  si  puissant  en  Sain- 
tonge.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  Jarnac  et  Cognac  furent,  avec 
La  Rochelle,  ses  places  fortes.  La  réforme  suivit  la  vallée  de  la 
Charente,  comme  le  négoce,  et  aussi  le  littoral,  Marennes,  Arvert, 
la  Tremblade,  d'où  l'on  tirait  le  sel  et  les  huîtres.  Aujourd'hui 
encore,  on  trouve  à  Saintes  et  à  Cognac  surtout,  des  négociants, 
non  des  moindres,  dont  le  nom  décèle  sûrement  l'origine  anglaise. 
Ils  s'y  sont  établis  depuis  longtemps  et  sans  esprit  de  retour. 
De  même  dans  le  Bordelais,  quelques-unes  des  plus  grandes 
maisons  de  vins  sont  exploitées  par  les  descendants  d'Anglais. 

Commerçants  de  Saintonge,  négociants  de  La  Rochelle  et  An- 
glais, tels  furent,  en  définitive,  les  trois  grands  patrons,  que  les 
circonstances  donnèrent  à  nos  Saintongeais.  Poussés  par  ces 
grands  chefs,  sans  cesse  sollicités  par  ces  pieuvres  aux  liras 
immenses,  aux  ramifications  infinies  qui  pompaient  l'eau-de-vie 
dans  toute  la  Saintonge  et  savaient  assurer  des  prix  très  rému- 


T)0  LE    TYPE    SAINTO-IS'GEAIS. 

nérateurs,  les  paysans  étendaient  les  vignobles.  Ils  plantaient, 
et  ils  plantaient  toujours,  et  la  Saintonge  devenait  un  des  plus 
riches  pays  de  France. 

On  peut  résumer  schématiquement  le  travail  dans  la  propo- 
sition suivante  :  vignes  de  Saintonge  —  travail  facile,  —  pro- 
duits très  abondants  et  très  estimés.  De  cela  nous  aurons  à  tirer 
d'importantes  conclusions. 

La  petite  culture.  —  Les  deux  branches  les  plus  importantes 
du  travail  étant  décrites,  il  nous  faut  maintenant,  en  quelques 
mots,  caractériser  l'influence  de  la  petite  culture,  qui  est  en  dé- 
finitive, la  base  de  l'agriculture  saintongeaise,  et  aussi  celle  de 
certaines  petites  industries  accessoires. 

Avant  le  phylloxéra,  les  résultats  de  la  petite  culture  étaient 
assez  satisfaisants.  En  effet,  ses  produits  étaient  presque  exclusi- 
vement destinés  à  la  consommation  familiale.  Ils  ne  se  trou- 
vaient pas  en  concurrence  avec  ceux  des  contrées  de  la  France 
plus  favorisées,  ni  surtout  avec  ceux  des  autres  contrées  du 
Monde. 

Notre  Saintongeais  n'avait  pour  ainsi  dire  pas  à  les  trans- 
former en  argent,  ou,  s'il  le  faisait,  il  considérait  les  résultats  de 
cette  opération  comme  quantité  négligeable.  11  avait  deux  pro- 
duits qui  lui  donnaient  cette  chose  si  rare  à  la  campagne,  l'ar- 
gent :  son  commerce  d'animaux,  et  surtout  son  eau-de-vie  pour 
laquelle  il  jouissait,  suivant  le  mot  si  expressif  de  M.  Périer1, 
«.  d'un  monopole  mondial  ». 

L'effet  de  cette  petite  culture,  en  lui  fournissant  ce  qui  était 
nécessaire  à  sa  subsistance,  était  de  le  mettre  à  l'abri  des  mau- 
vaises années,  de  Ya/éa  de  sa  riche  spécialisation,  la  vigne.  Il 
en  résultait  un  type  plus  stable  que  le  vigneron  ordinaire  et 
exclusif-.  L'influence  de  celte  culture  a  été  aussi  de  lui  donner 
un  peu  plus  d'aptitude  au  travail  et  à  l'économie,  que  n'en  a 
d'ordinaire  le  simple  vigneron. 

1.  V.  Rapport  sur  le  coniincrcr  fnntco-brilaitnii/itc.  Office  du  Commerce  extérieur. 
'?..  Les  récents  événements  du  Midi  ont  montré  les  différences  profondes  qui  sépa- 
rent le  viticulteur  méridional  du  Saintongeais. 


LA   SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  51 

Les  petites  industries  accessoires.  —  Le  trait  commun  de  ces 
petites  industries,  est  d'améliorer  sur  beaucoup  de  points,  la 
situation  du  paysan.  La  plupart  sont  exclusivement  locales, 
et  leur  étude  ne  présenterait  qu'un  intérêt  secondaire.  Aucune 
du  reste  n'a  jamais  pris,  et  ne  semble  devoir  prendre,  un  déve- 
loppement suffisant  pour  orienter  nos  gens  dans  une  direction 
particulière,  et  sortir  de  son  rôle  d'industrie  accessoire. 

Certaines  même  sont  menacées  par  les  progrès  du  machinisme 
moderne.  Telles  sont  par  exemple  les  poteries.  Elles  étaient  au- 
trefois fort  nombreuses.  Nous  sommes,  en  effet,  dans  la  patrie 
d'adoption  du  célèbre  potier  Bernard  Palissy.  Les  principaux 
centres  de  fabrication  étaient  la  Chapelle-des-Pots  (un  nom  bien 
typique),  Archingeay,  la  Clotte,  Mirambeau.  Il  en  existe  encore 
près  de  Saintes.  Mais  ces  petits  ateliers  qui  n'ont  pas  suivi  l'évo- 
lution moderne,  où  la  force  motrice  est  encore  fournie  par 
l'ouvrier  lui-même,  qui  actionne  le  tour  avec  son  pied,  pendant 
qu'il  façonne  les  objets  de  ses  mains,  ne  peuvent  soutenir  la 
concurrence  des  ustensiles  en  «  fer  battu  »  ou  en  fonte.  11  semble 
même,  autant  que  nous  en  avons  jugé  par  quelques  visites  aux 
ateliers,  que  le  métier  ne  recrute  plus  que  difficilement  des 
apprentis. 

En  revanche,  les  tuileries  et  les  briqueteries  se  maintiennent 
un  peu  mieux,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  autant  en  concurrence 
avec  la  grande  industrie.  Portant  sur  des  objets  très  lourds, 
la  question  de  transport  devient  importante  et  la  fabrication 
locale  leur  assure  certains  avantages. 

Il  y  a  aussi  de  nombreuses  scieries  mécaniques.  Nous  ne 
voulons  pas  parler  de  celles  de  Rochefort  et  de  La  Rochelle,  où 
l'on  travaille  les  bois  du  Nord,  mais  de  celles  des  campagnes 
où  l'on  débite  les  bois  du  pays.  Les  champs  de  Saintonge  sont 
très  fréquemment  entourés  de  haies  d'ormeaux  qui  fournissent 
un  excellent  bois  employé  pour  la  fabrication  de  moyeux  de 
voiture  ou  de  charrette.  Cette  industrie  exige  un  bois  spécial 
très  résistant.  Lnepetite  usine,  prèsde  C...,  emploie  une  quaran- 
taine d'ouvriers  et  expédie  des  moyeux  jusqu'en  Allemagne. 

Mais  la  plus  importante,  la  plus  générale  de  toutes  ces  petites 


*)2  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

industries,  est  celle  de  X extraction  de  la  pierre.  Elle  mérite 
quelques  détails. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  presque  toutes  les  collines  qui  bordent 
la  vallée  de  la  Charente  et  celles  de  ses  affluents  recèlent  une 
excellente  pierre  à  bâtir.  Il  y  en  a  de  toutes  les  catégories  :  de 
blanches  et  de  jaunes,  de  dures  et  de  tendres,  mais  partout  le 
grain  est  excellent  et  très  estimé.  Nombre  des  flèches  des  églises 
de  Bretagne  sont  construites  en  pierres  de  Saintonge.  Les  car- 
rières d'Échilais,  en  particulier,  ont  fourni  la  plus  grande  partie 
des  pieries  employées  à  la  construction  de  la  cathédrale  de 
Nantes.  Les  villes  de  Bilbao,  de  Biarritz  et  de  Bayonne,  malgré 
leur  éloignement,  ont  presque  uniquement  recours  à  la  pierre 
de  Saintonge,  et  les  commerçants  d'ici  ont,  dans  les  deux  der- 
nières villes,  des  entrepôts  permanents. 

La  Charente,  pour  ce  commerce  comme  pour  celui  de  l'eau- 
de-vie,  a  joué  un  rôle  prépondérant.  Avec  une  marchandise 
aussi  lourde  et  aussi  difficile  à  manier  que  la  pierre,  qui  ne 
vaut  presque  que  par  la  main-d'œuvre,  le  transport  est  tout. 
En  fait,  les  vieux  centres  d'exploitation  sont  tous  situés  sur  les 
rives  de  la  Charente,  depuis  Angoulème  jusqu'à  Saint-Savinien, 
qui  possède  des  carrières  souterraines  de  plusieurs  kilomètres 
de  long.  Les  principaux  centres  d'exploitation  sont  Saint-Même, 
Saint- Vaize,  Port-la-Pierre,  Tesson,  Crazannes,  etc.. 

Ce  qui  a  fait  jusqu'à  ces  dernières  années  la  supériorité  de  Cra- 
zannes et  de  Saint-Savinien  sur  les  autres  centres  d'exploitation, 
c'est  leur  situation  géographique.  Ils  sont  situés  sur  la  Charente 
au  point  le  plus  rapproché  de  la  mer  où  il  y  ait  de  bonne 
pierre.  Les  navires  de  fort  tonnage  peuvent  y  remonter,  grâce 
au  petit  canal  de  Saint-Savinien,  qui  évite  le  premier  seuil  impor- 
tant de  la  Charente  depuis  son  embouchure.  Les  navires  char- 
geaient directement  dans  ces  ports,  évitaient  le  transbordement 
deTonnay-Charente,  si  onéreux  avec  une  pareille  marchandise,  et 
s'en  allaient  vers  les  débouchés  que  nous  avons  énumérés.  Là 
était  la  vraie  cause  de  la  prospérité  de  ces  deux  centres. 
Celle  de  leur  supériorité  sur  leurs  rivaux  situés  plus  haut 
sur  le  cours   de  la  Charente,  ou  même   trop  éloignes  du  fleuve 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE   PHYLLOXERA.  o3 

pour  qu'on  pût  songer,  malgré  la  qualité  de  leur  pierre  et  sa 
facilité  d'extraction,  à  l'expédier  par  eau.  Ils  devaient  se  con- 
tenter de  débouchés  exclusivement  locaux. 

Voici  maintenant  quelques  détails  sur  la  manière  d'extraire  la 
pierre.  Les  procédés  en  sont  très  simples  et  tout  traditionnels. 
D'après  les  restes  d'anciennes  carrières,  les  Gallo-Romains  et 
les  Français  du  moyen  âge  devaient  procéder  de  la  même  façon. 
Il  y  a  en  effet,  non  loin  de  Crazannes,  d'anciens  centres  d'ex- 
ploitation qui  ont  dû  alimenter  autrefois  un  trafic  très  sérieux, 
car  les  pierres  qu'on  en  a  extraites,  ne  sauraient  avoir  été  toutes 
employées  à  la  construction  des  hameaux  des  environs. 

La  plupart  des  carrières  sont  à  ciel  ouvert.  L'ouvrier  com- 
mence par  enlever  la  couche  de  terre,  puis  il  trouve  une  couche 
de  pierres  minces,  plates,  se  levant  comme  des  écailles  :  \a.ba7iche. 
Cette  couche  est  plus  ou  moins  épaisse;  naturellement,  plus  elle 
est  épaisse  moins  le  travail  est  productif  pour  le  carrier.  Il 
arrive  enfin  au  rocher.  Ce  sont  encore  des  couches  de  pierres 
superposées,  mais  elles  ont  une  bien  plus  grande  épaisseur; 
elle  peut  atteindre  plusieurs  mètres.  L'ouvrier,  armé  d'un  pic, 
tranche  cette  pierre  à  la  longueur  voulue,  il  l'entoure  d'un  petit 
fossé,  de  sorte  qu'elle  n'adhère  plus  au  sol  que  par  la  base.  Le 
carrier  cherche  alors  une  veine  indiquant  l'épaisseur  de  la  cou- 
che, et,  à  l'aide  de  coins  de  fer,  fait  sauter  le  bloc  qui  se  lève 
comme  une  gigantesque  écaille.  Il  ne  reste  plus  qu'à  l'équarrir 
pour  en  faire  une  pierre  marchande.  Des  grues,  mues  à  la  main, 
montent  ces  pierres  du  fond  des  trous,  profonds  quelquefois  de 
V  ou  5  mètres,  et  les  déposent  dans  de  solides  charrettes  traî- 
nées par  des  bœufs,  qui  les  conduisent  à  la  rivière  ou  à  la  gare. 

Ce  métier  de  carrier  est  pénible  et  peu  produel  if.  Même  en 
travaillant  beaucoup,  on  n'y  gagne  que  de  très  petites  journées. 
Il  a  pour  lui  d'être  facile,  ne  demandant  pas  non  plus  de  gros 
capitaux.  Généralement,  les  carrières  appartiennent  à  de  petits 
propriétaires,  qui  les  laissent  exploiter  moyennant  de  faibles 
redevances.  Le  carrier  travaille  à  son  compte  ;  il  vend  sa  pierre  an 
marchand,  au  patron  qui  se  charge  des  débouchés.  Grâce  à  la 
carrière,  les  plus  pauvres  peux  eut  vivre  en  y  consacrant  le  temps 


.">'<  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

que  leur  petite  culture  laisse  libre.  Mais  ceux  qui  y  travaillent 
continuellement  —  il  y  en  a,  —  sont  de  très  petites  gens  menant 
une  vie  pauvre,  pour  ne  pas  dire  misérable1. 

En  revanche,. la  carrière  développe  une  certaine  intelligence 
chez  les  ouvriers.  Le  travail  en  commun,  l'habitude  de  se  réunir 
pour  aller  au  travail  et  en  revenir,  les  petits  calculs  que  nécessite  le 
métrage  de  la  pierre,  développent  l'habitude  de  parler  et  de  dis- 
cuter. En  fait,  ce  sont  eux  qui  sont  les  «  politiciens  du  pays  >>. 
Ils  sont  en  rapport  avec  la  population  des  marins  pour  le  charge- 
ment de  la  pierre.  Aussi  ont-ils  en  général  l'esprit  plus  ouvert 
que  les  paysans  des  environs.  Ils  comprennent  d'autant  mieux  le 
commerce  qu'ils  en  subissent  les  contre-coups.  Us  ont  l'habi- 
tude du  groupement.  Beaucoup  de  ces  carrières  sont  exploitées 
sous  la  forme  syndicale.  Le  métier  n'étant  pas  très  difficile, 
avec  un  bon  gérant,  la  société  peut  marcher. 

Quant  au  type  patronal  que  crée  la  carrière,  il  n'est  pas  bien 
puissant  non  plus.  La  marchandise  sur  laquelle  le  commerçant 
opère,  a  trop  de  valeur,  et  il  opère  sur  de  petites  quantités. 
Quelques  patrons  y  gagnent  une  certaine  aisance,  mais  ils  ne 
réussissent  pas  à  s'élever  au  type  du  grand  commerçant  ni  du 
grand  industriel;  aussi  ces  carrières  sont-elles  exploitées  de  la 
môme  façon  qu'il  y  a  deux  siècles. 


1.  La  division  du  sol  est  une  des  raisons  principales  pour  lesquelles  l'exploitation 
de  ces  carrières  n'a  pu  se  faire  en  grand  atelier,  comme  dans  beaucoup  d'autres 
régions  de  la  France  ne  possédant  pas  cependant  des  pierres  d'aussi  bonne  qualité. 
En  revanche,  le  carrier  travaillant  à  son  compte,  et  étant  en  général  indépendant,  les 
difficultés  entre  employeurs  et  employés  n'existent  pas. 


>fcOK=»-3 . 


III 


LA  SAINTONGE  DANS  LE  PASSÉ 


Si  la  Saintonge  doit  la  spécialisation  de  la  culture  aux  causes 
naturelles  que  nous  avons  indiquées,  c'est-à-dire  à  la  facilité  des 
communications,  cette  spécialisation  doit  se  vérifier  dans  le 
passé.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer  de  rechercher  dans  ce 
chapitre. 

Notre  intention  n'est  pas  d'y  faire  une  étude  approfondie  de 
l'histoire  économique  de  la  Saintonge,  dans  le  passé.  Elle  est 
plus  modeste.  Nous  voulons  simplement  citer  quelques  docu- 
ments intéressant  notre  point  de  vue  spécial,  et  y  puiser  les 
renseignements  nécessaires  à  la  connaissance  de  l'origine  de 
notre  type  et  des  influences  qu'il  a  subies  au  cours  des  âges. 

Aujourd'hui,  grâce  aux  travaux  des  distingués  membres  de  la 
Société  des  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,  bien  des  docu- 
ments nouveaux  ont  été  mis  à  jour,  bien  des  problèmes  ont  été 
posés  et  résolus.  Nous  n'avons  pas  la  pensée  de  les  résumer 
tous.  A  d'autres  le  soin  de  parachever,  suivant  les  exigences  de 
la  science  moderne,  l'histoire  complète  de  la  Saintonge  et  de 
l'Aunis,  que  Massiou  tentait  pour  la  première  fois  en  1838. 

Suivant  toutes  vraisemblances,  la  Saintonge  fut  peuplée,  quel- 
ques siècles  avant  notre  ère,  de  peuplades  appartenant  ;<  La  race 
celtique.  Une  grande  obscurité  règne  toutefois  sur  les  mœurs  ef 
le  pays  d'origine  des  Santons,  ou  habitants  de  la  Saintonge. 
Évidemment  comme  la  vallée  de  la  Loire,  celh'  de  la  Charente 


56 


LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 


a  été  une  des  voies  suivies  par  les  Celtes,  dès  leurs  premières 
invasions. 

Le  pays  convenait  admirablement  bien  du  reste  à  ces  popu- 
lations mi-pastorales,  mi-agricoles.  En  bas,  il  y  avait  la  vallée, 
humide,  riche  en  herbes,  de  la  Charente,  offrant  un  excellent 
pâturage  aux  troupeaux  qu'ils  traînaient  avec  eux.  Au-dessus, 
et  la  limitant,  ces  coteaux  calcaires  que  nous  connaissons,  peu 
ou  point  boisés,  à  la  couche  de  terre  arable  légère,  très  facile 
à  mettre  en  culture,  par  conséquent.  C'est  bien  là,  ce  qu'il 
fallait  à  ces  peuples  d'agriculteurs  à  leurs  débuts,  peu  suscep- 
tibles par  conséquent  du  gros  effort  du  défrichement.  Enfin,  à 
proximité,  le  plateau  en  général  boisé,  avec  la  glandée  pour 
les  porcs;  l'essence  la  plus  commune  des  bois  de  Saintonge  * 
est,  en  effet,  le  chêne. 

La  Saintonge  était  déjà  le  siège  d'une  civilisation  assez 
avancée,  quand  elle  apparaît  dans  l'histoire.  Les  géographes 
anciens  parlent  du  Port  des  Santons  {Portus  Santonum)  et  du 
Promontoire  des  Santons  (Promontorium  Santonum)1.  On  n'a 
jamais  pu  les  situer  bien  exactement,  mais  leur  existence  est 
la  preuve  d'un  mouvement  commercial.  Quand,  aux  débuts  de 
la  guerre  des  Gaules,  les  Romains  sont  appelés  par  les  Gaulois 
à  leurs  secours  contre  les  Helvètes,  c'est  que  ceux-ci  ont  l'in- 
tention de  venir  s'établir  avec  leurs  368.000  hommes  sur  le  ter- 
ritoire des  Santons  dont  ils  ont  entendu  vanter  la  richesse. 
«  Mais  César  se  dit  qu'il  ne  fallait  pas  attendre,  pour  agir,  que 
les  Helvètes  fussent  parvenus  chez  les  Santons.  Il  comprenait 
que,  si  cela  arrivait,  il  en  pourrait  résulter  un  grand  danger  pour 
la  province,  qui  aurait  comme  voisins  des  hommes  très  belli- 
queux, ennemis  du  peuple  romain,  installés  dans  un  pa^s  ouvert 
(aux  communications  faciles),  et  produisant  beaucoup  de  blé  :;.  » 

1.  Le  mol  de  César,  si  expressif,  est  connu  :  «  Plerumque  sylvarum  ac  Quminum 
petunt  propinquitates...  ». 

2.  Ptolémée,  Geogr.y  livre  il,  p.  69. 

3.  Caesari  nunlialur,  Helveliis  esse  in  animo  per  agrum  Sequanorum  el  (l'.duo- 
mm  iter  in  Santonum  lines  facere,  qui  non  lon<jé  a  Tolosatium  linilnis  alisunt... 
Caesar  non  expectanduin  sîbi  statuit,  dutn...  in  Santones  Helvelii  perveoirent,  [d  si 
ûeret,  inlelligebat  inafjno  cum   Provincial  periculo  fuluniin.  ut   homines  l>ellico»os, 


LA    SAINT0.\'<;E    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  57 

Quels  renseignements  dans  ces  quelques  mots  de  César,  et 
quelle  précision  ils  ont  pour  nous!  Comme  le  stratège  romain 
s'était  bien  rendu  compte  de  la  nature  du  lieu,  «  locis  patenti- 
bus  »,  de  la  facilité  qu'aurait  un  peuple  guerrier,  solidement 
installé  dans  ce  pays  riche,  à  aller  faire  des  razzia  de  côté  et 
d'autre. 

Peu  après,  César  commençait,  pour  son  compte,  la  conquête 
de  la  Gaule.  Son  lieutenant  Publius  Crassus,  à  la  tête  d'une 
seule  légion,  occupait  tout  le  pays  des  Santons  et  des  autres 
peuples  situés  entre  la  Sarthe  et  l'Océan.  La  facilité  de  la  con- 
quête prouve,  à  elle  seule,  que  les  Romains  trouvèrent  devant 
eux  des  populations  solidement  fixées  au  sol,  et  s'occupant  da- 
vantage d'agriculture  ou  de  commerce  que  de  guerres.  Il  ne 
faudrait  pas  en  conclure,  en  ellet,  que  cela  vint  du  petit  nombre 
d'habitants;  on  va  voir  de  suite  le  contraire.  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  que,  dès  l'organisation  de  la  Province,  les  Santons  seront 
qualifiés  de  peuple  libre.  Santones  liberi,  dit  Pline,  et  leur 
capitale  restera  exempte  d'impôts.  Il  y  a  grand  intérêt,  pour 
Rome,  à  favoriser  le  développement  agricole  et  commercial  de 
cette  riche  colonie.  La  chose  fut  d'autant  plus  facile  qu'elle  avait 
déjà  des  ports  et  des  navires.  Peu  après  sa  première  conquête, 
César  nous  apprend1  que,  lors  d'une  expédition  contre  les  Ve- 
nètes,  il  obtint  des  navires  des  Santons  et  des  antres  régions 
soumises.  Mais  la  phrase  de  César,  mentionnant  seulement  les 
Santons,  donne  à  entendre  qu'ils  avaient  fourni  le  plus  fort  con- 
tingent. 

A  ce  commerce  maritime  vint  se  joindre  un  important  com- 
merce terrestre,  quand  les  Romains  eurent  établi  ces  grandes 
voies  de  communication  qu'ils  excellaient  à  construire. 

L'une  de  ces  routes  partait  de  Lyon  (centre  commun  de  la 
Gaule  romaine),  et,  àtravers  les  Cévennes,  se  prolongeait  jusque 


populi  romani   inimicos,     locis  patentibus,    maximeque  frumentariis    finilîmoa 
haberet.  César,  De  Bello  Gallico,  liber  I,  cap.  vin  el  i\. 

1.  «  lirul uni  adolescentem,  classi  gallicisque  navibus,  quas  ex  Piclonibus  San- 
tonùque  et  reliquis  pacatis  regionibus  convenirc  jusserat,  praefecil.  »  De  Bello 
Gallico,  liber  III,  ca|>.  \i. 


58  LE    TYPE    SAINTON'GEAIS. 

chez  les  Santons1.  Une  autre,  partant  de  Bordeaux  passait  par 
Mediolanum  Santonnm  (Saintes)  et  par  celte  voie  naturelle  que 
nous  avons  signalée,  gagnait,  par  le  seuil  du  Poitou,  la  ville  des 
Piétons  et  la  vallée  de  la  Loire. 

Mais  les  Romains  allaient  faire  à  la  Saintonge  un  cadeau  qui 
devait  avoir  une  singulière  importance  sur  sa  destinée  :  la  Vi- 
gne. Elle  fut  immédiatement  accueillie  avec  beaucoup  de  fa- 
veur, et  quand,  vers  l'an  250  après  J.-C,  saint  Eutrope  vint  pour 
convertir  la  ville  de  Saintes,  les  coteaux  d'alentour,  si  nous  en 
croyons  les  hagiographes,  sont  déjà  couverts  de  vignes.  —  Le 
saint  ne  put  retenir  son  admiration  en  voyant  cette  ville  «  flan- 
quée de  hautes  tours,  décorée  de  places  et  d'édifices  superbes, 
environnée  de  campagnes  fertiles,  de  riches  vignobles,  de  vastes 
prairies,  comblée  enfin  de  toutes  les  prospérités2...  ». 

Écoutez  cette  description  de  la  Saintonge  que  nous  donne  Au- 
sone  un  siècle  plus  tard,  Ausone  qui,  pour  se  reposer  des  fatigues 
de  sa  profession,  n'aimait  rien  tant  qu'un  séjour  dans  sa  villa 
du  Pagus  Noverus  de  Saintonge...  «  Elle  est  située,  écrit-il  à 
son  ami  Paulinus,  dans  un  charmant  pays,  aux  coteaux  tapissés 
de  vignes,  aux  champs  fertiles,  aux  prés  verdoyants,  aux  frais 
ombrages,  à  la  douce  température  exempte  des  rigueurs  de 
l'hiver,  et  des  ardeurs  de  la  canicule  3...  »  Faisons  un  peu  la  part 
des  exagérations  du  poète  et  du  propriétaire,  et  voilà  un  ta- 
bleau d'il  y  aura  vite  vingt  siècles,  qui  est  encore  exact  aujour- 
d'hui.  Cet  ami  Paulinus,  il  1  invite  à  chaque  instant,  de  pres- 

1.  «  Lugdunum  in  medio  regionis,  situm  est  instar  arcis.  Agrippa  liinc  vias  ap- 
peruit,  unam  per  Cemnenos  montes,  in  Aquitaniam,  et  ad  Santones  usque...  » 
Strabon. 

2.  «  Cuin  urbem  quae  Xantona  dicitur  inlrarcl.  eamque  videret,  mûris  antiquis 
optime  captam,  excelsis  turribus  decoratain.  optimo  loco  sitam.  cunctis  felicitatibus. 
affluentein,  pratis  ac  vincis  uberrimam.  plateis  ac  vicis  amoenam.  .  »  Arf.  Saucl. 
a/i.  Bolland.,  t.  III,  p.  733,  d'après  Massiou,  Bist.  de  le  Saintonge,  t.  I,  p.  258. 

3.  Otiaque  inler 

Vitiferî  exercent  colles,  laetumque  colonis 

Uber   agri,   lu  m  prata   virenlia,  tuin  nemus  umbris 
Mobilibus,  celebrique  fiequcns  ecclesia  vico;... 
Egelidae  ut  lepeanl  byemes,  rabidosque  per  aestus 
Adspirent  tenues  frigus  subtile  A  juilones. 

Ausonii  Epis  t.  xxill,  Paulino. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  59 

santé  façon,  à  venir  se  reposer  aux  champs  santoniques  qu'il 
aime  tant,  et  à  ne  pas  oublier  sa  coupe  favorite  pour  déguster  à 
loisir  le  bon  vin  de  Saintonge  «  cupa  potare  magistra  ». 

Voici,  d'après  ce  même  Ausone,  la  description  animée  d'une 
de  ses  routes  romaines  si  fréquentées,  précisément  celle  du 
Midi,  qui  de  Bordeaux  par  Saintes  gagnait  Poitiers.  Nous  em- 
pruntons le  passage  au  Bulletin  de  la  Société  des  Archives  de 
Saintonge  et  d'AunisK  «  A  Mediolanum  Saintes)  aboutissait 
une  des  quatre  grandes  voies  stratégiques  créées  par  Agrippa 
dans  les  Gaules,  en  l'an  19  avant  J.-C,  celle  qui  de  Lyon 
allait  à  travers  les  Cévennes  en  Aquitaine,  et  jusque  chez  les 
Santons  (Voir  texte  de  Strahon).  «  La  ville  était  au  carrefour 
de  trois  routes  se  dirigeant  l'une  vers  Limonum  (Poitiers),  une 
autre  vers  Vesunna  (Périgueux),  l'autre  vers  Burdigala  (Bor- 
deaux). Elle  figure  ainsi  sur  la  table  de  Peutinger  et  y  est  ac- 
compagnée de  la  double  maisonnette  indicative  des  chefs-lieux 
de  cités.  Dans  l'itinéraire  d'Antonin,  elle  est  marquée  comme 
station  de  la  route  de  Bordeaux  à  Autun.  Ausone  semble  faire 
allusion  à  la  facilité  du  trajet  entre  Saintes  et  Bordeaux  dans 
celle  de  ses  lettres  (Épit.  XIII),  où  il  dit  qu'on  va  en  peu  de  temps 
de  Saintes  à  Agen  et  que  Bordeaux  est  à  mi-chemin.  C'était  de 
son  temps  une  route  fréquentée;  on  y  rencontrait  de  nombreux 
cavaliers,  les  uns  sur  des  bidets  au  trot  rapide  {piannus),  d'au- 
tres sur  de  vieux  chevaux  efflanqués,  usés  au  service  de  la 
poste  (veredus);  le  rheda  à  quatre  roues,  le  petoritum  traîné 
par  des  mules  s'y  croisaient  avec  le  léger  cisium  attelé  de  trois 
chevaux  (VIII  et  XIV);  arrivé  à  la  Blaye,  où  il  y  avait  «  un 
poste  militaire  »,  on  pouvait  se  soustraire  aux  incommodités 
d'une  route  «  battue  et  sablonneuse  »,  en  prenant  un  nausum, 
bateau  particulier  au  pays,  et,  porté  par  le  flux  de  l'Océan,  on 
remontait  en  peu  d'heures  la  Garonne  jusqu'à  Bordeaux  (XX)...2  » 

Grâce  à  ces  communications  faciles,  des  relations  commer- 
ciales suivies  s'établirent    bien  vite   entre  la  métropole  et  sa 

1.  XVIIIe  vol.,  p.  lfiï). 

2.  Bulletin  de  la  Société  des  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,  p.  169 
XI II"  vol. 


60  LE    TYPE    SAINTONGEAIS'. 

riche  colonie.  Comme  le  dit  un  peu  sententieusement  Massiou, 
«  la  sensualité  romaine  mit  à  contribution  les  provinces  de  l'Em- 
pire. Si  l'on  en  croit  Ausone,  les  huîtres  qui  se  péchaient  sur  les 
côtes  de  l'Océan  allaient  du  rivage  des  Santons  couvrir  la  table 
des  Césars.  Les  blés,  les  vins  de  ses  contrées,  les  lièvres  de  l'Ile 
d'Oléron  étaient  estimés  des  Romains  qui,  dans  leurs  banquets, 
ne  dédaignaient  pas  non  plus  l'arôme  du  fenouil-marin,  ou 
christe-marine,  ni,  dans  leurs  infirmités,  la  vertu  curative  de 
l'absinthe  santonique,  que  le  territoire  des  Santons  leur  four- 
nissait abondamment1  ». 

De  riches  produits  et  de  première  nécessité,  un  commerce  flo- 
rissant venant  activer  l'agriculture,  firent  de  la  Saintonge,  pen- 
dant la  période  gallo-romaine,  une  contrée  très  civilisée,  cou- 
verte de  monuments  :  aqueducs,  arcs  de  triomphe,  temples  et 
arènes.  «  Saintes,  au  ier  siècle,  dit  M.  Jullian2,  avait  été  la  plus 
grande  et  la  plus  vivante  des'eités  de  l'Aquitaine. 

«  C'était  en  outre  une  ville  fort  commerçante  et  plus  encore  in- 
dustrielle :  les  draps  de  ses  manufactures  étaient  presque  aussi 
célèbres  que  ceux  d'Arras.  Encore  ne  peut-on  tout  dire  sur  le 
rôle  et  l'importance  de  Saintes  au  i"r  siècle  :  son  sol.  si  riche  en 
débris,  nous  réserve  de  grandes  surprises  et  plus  d'un  nouvel 
enseignement...  ». 

Et  si,  au  11e  et  au  ni6  siècle,  Bordeaux  parvient  à  détrôner 
Saintes,  c'est  probablement  quand  les  Romains  eurent  tracé 
une  route  nouvelle  permettant  aux  marchandises  de  gagner  di- 
rectement la  Méditerranée,  par  la  vallée  de  la  Garonne,  sans  pas- 
ser par  Lyon.  Alors,  tout  un  trafic  important  se  détourna  de 
notre  pays. 

L'arrivée  des  Barbares  en  Saintonge  ne  parait  pas  avoir 
amené  une  bien  grande  perturbation  sociale.  C'est  un  chef 
qui  prend  la  place  d'un  autre,  et  voilà  tout;  le  fond  de  la  popu- 
lation reste  à  travailler  sur  ses  terres  et  à  payer  des  impôts. 


1.  Massiou.  Histoire  de  la  saintonge.  t.  I,  p.  •';>.').  Les  Romains,  grands  gourmets, 
avaient  des  procédés  de  conservation  spéciaux,  qui  leur  permettaient  de  recevoir  à 
Rome  en  excellent  état  des  huîtres,  poisson*  ou  gibier  même  venant  de  fort  loin. 

2.  Camille  Jullian.  Gallia,  1892,  p.  312  a  :!li. 


LA   SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  61 

mais  il  n'y  a  pas  éviction  brutale  d'une  population  par  un  autre. 
L'influence  franque  au  point  de  vue  agricole  ne  dépasse 
guère  les  limites  de  la  Loire.  Si  puissant  était  cependant  le 
régime  de  propriété  qu'ils  avaient  établi  dans  le  Nord,  qu'il 
ne  tarda  pas  pourtant  à  franchir  la  Loire  et  à  gagner  la  France 
entière.  La  Saintonge  eut  quelques  grands  propriétaires  féodaux, 
comme  le  sire  de  Pons,  que  le  roi  de  France  traitait  de  cousin. 

Sur  cette  période,  dite  féodale,  les  textes  manquent,  mais  ce 
qui  prouve  que  la  vie  du  pays  n'était  pas  suspendue,  comme  on 
l'a  prétendu,  c'est  le  grand  nombre  de  constructions  de  monu- 
ments religieux  aux  xie,  xne  et  xme  siècle.  Point  de  village  de 
Saintonge,  si  petit  fût-il,  qui  n'ait,  semble-t-il,  à  cette  époque, 
élevé  son  église;  les  fondations  pieuses  abondent,  et  c'est  à  un 
point,  qu'il  faut  chercher,  paraît-il,  en  Saintonge  et  particulière- 
ment dans  l'arrondissement  de  Saintes,  les  plus  purs  spécimens 
de  l'art  roman  '.  «  Le  style  roman,  personne  ne  l'ignore,  dérive 
du  byzantin;  c'est  du  byzantin  transformé,  approprié  au  climat, 
à  la  nature  du  pays  où  il  se  trouvait  transplanté,  interprété  par 
les  artistes  locaux,  ou  quelquefois  même  par  les  ouvriers  d'O- 
rient eux-mêmes,  subissant  l'influence  d'un  milieu  nouveau, 
obligés  de  s'accommoder  de  matériaux  différents  de  ceux  qu'ils 
avaient  l'habitude  de  mettre  en  œuvre,  de  modifier  enfin  leur 
mode  de  travail,  en  se  conformant  à  des  exigences,  à  des  besoins 
créés  par  des  circonstances  qu'il  leur  fallait  subir. 

«  Or,  nous  ne  connaissons  pas  d'endroit  en  France,  où  cet  art 
roman  se  soit  épanoui  avec  plus  d'élégance,  de  richesse,  et  sur- 
tout de  plus  belles  proportions  architcctoniques,  que  dans  le 
pays  de  Saintonge,  et  à  lui  seul  l'arrondissement  de  Saintes  est  le 

plus  fertile  en  nombreux  monuments C'est  donc  Saintes  et 

ses  environs  qu'il  convient  d'étudier  tout  d'abord,  si  l'on  veut  se 
rendre  compte  des  merveilleuses  richesses  que  nous  a  léguées  Le 
moyen  âge,  dans  ce  beau  pays,  et  il  faut  le  remarquer  l'architi  !  - 
turc  romane  des  xi"  et  xn6  siècles  s'incrusta  si  bien  dans  la  ré- 
gion, que  ses  formes,  ses  dispositions,  le  caractère  de  sa  sculp- 

1.  Ce  qu'il  faut  voir  dans  lu  Charente- Inférieure,  guide  du  Touriste,  par  eh.  Dan- 
gibaud,  et  E.  Proust,  préface  de  Ballu,  architecte  en  chef  du  gouverne nL 


62  LE   TYPE    SA1NT0NGEAIS. 

ture  et  de  ses  ornements  persistèrent  presque  sans  modifications 
pendant  tout  le  moyen  âge,  voire  môme  à  l'époque  de  la  Renais- 
sance. » 

Cette  richesse  provenait  bien  du  commerce  ;  c'est  ce  que  nous 
montre  les  chroniques  du  temps. 

C'est,  vers  1300, l'histoire  des  démêlés  de  bateliers  saintongeais 
avec  le  comte  de  Rochefort,  au  sujet  des  droits  de  deux  deniers 
par  tonneau,  qu'il  percevait  sur  les  bateaux  qui  descendaient  la 
Charente,  chargés  de  vins.  C'est,  en  1387,  cette  bataille  entre 
Anglais  et  Flamands.  Une  véritable  flotte  flamande  était  venue 
charger  des  vins  de  Saintonge.  Après  avoir  quitté  les  côtes  de 
France,  elle  fut  attaquée  et  capturée  par  les  Anglais. 

Mais  écoutons  le  chroniqueur  lui-même  en  son  naïf  et  précis 
langage  : 

«  Or,  gisoyent  les  nefs  anglesches,  à  l'ancre,  à  l'embouchure 
de  la  Tamise,  et  attendoyent  la  flotte  des  nefs  qui,  en  cette  sai- 
son étaient  allés  à  la  Rochelle.  Quant  les  marchans  do  Flandres 
eurent  fait  tous  leurs  exploits  en  la  Rochelle  et  au  pais  de  Xain- 
tonge,  et  chargé  leurs  nefs  de  grand  foison  devins  de  Xaintongc , 
et  ils  virent  qu'ils  eurent  bon  vent,  ils  se  désancrèrent  du  havre 
de  la  Rochelle,  et  se  meirent  au  chemin  par  mer,  pour  retour- 
ner en  Flandres.  Et  costoyèrent  la  Rasse  Bretagne,  et  puis  Nor- 
mandie, droitement  sur  l'Emboucque  de  la  Tamise  où  ces  nefs 
anglesches  estoyent.  »...  Le  combat  devient  inévitable.  «  Puisque 
combattre  les  convenait,  ils  s'ordonnèrent,  et  estoyent  plus  de 
sept  cens.  Et  avait  là  un  vaillant  chevalier  de  Flandres,  lequel 
était  admirai  de  par  le  duc  de  Rourgoigne,  et  l'appelait-on, 
messire  Jehan  Rurcq.  Aux  vaisseaux,  s'approcha  la  grosse  navire 
d'Angleterre.  Là  eut  sur  mer  dure  bataille,  et  des  nefs  effondrés 
de  part  et  d'autre.  Et  vindrent  entre  Rlenqueberge  et  l'Ecluse, 
et  là  fut  la  déconfiture.  Après  ce  que  les  Anglois  curent  des- 
confît messire  Jehan  Rurcq.  ils  en  eurent  grand  profit,  et  par 
cspécial,  ils  eurent  bien  neuf  mille  tonneaux  de  vin  dont  la  vinéc, 
toute  l'année  en  fut  plus  chère  en  Flandres,  en  Hainaut,  cl  en  Bra- 
bant,  et  à  meilleur  marché  en  Angleterre.  Et  là  passèrent  jusquos 
à  Londres  où  ils  furent  reçeus  à  grand'joye,  car  les  hou*  vins 


LA.    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  63 

de  Saintonge  ils  avaient  en  leur  compaignie.  Et  feirent  ces  vins 
là,  ravaler  à  quatre  deniers  sterlings  au  galon  »  (Chr.  de  Jehan 
Froissart,  t.  III,  chap.  lu). 

Dans  un  autre  chroniqueur,  ce  même  fait  est  raconté  avec  un 
peu  moins  de  détail  toutefois.  Il  estime  «  à  126  le  nombre  des 
navires  pris,  chargés  de  12  à  13.000  vases  de  vin,  environ 
9.000  tonneaux1   ». 

Voilà  un  fait  qui  éclaire  singulièrement  l'histoire  de  notre 
pays  au  moyen  âge,  et  qui  nous  montre  quel  important  com- 
merce se  faisait  à  cette  époque.  Probablement  aussitôt  la  ré- 
colte, de  véritables  flottes  venaient  charger  de  vin  de  Saintonge. 
Le  rendez- vous  général  était  La  Rochelle,  qui  avait  le  meilleur 
port,  mais  les  navires  remontaient  assez  avant  en  Charente, 
comme    l'indiquent  les  chroniqueurs. 

Nous  avons  vu  les  étrangers,  principalement  les  peuples  du 
Nord,  venir  chercher  les  produits  de  notre  pays.  Il  faut  montrer 
maintenant  que  les  Saintongeais  eux-mêmes  savaient  organiser 
les  débouchés. 

Examinons  pour  cela  le  livre  de  compte,  de  mars  1450,  tenu 
«  pour  Monseigneur  deRaix,  de  Champtocé  de  Coectivyetde  Tail- 
lebourg,  admirai  de  France  2,  par  moi,  roi  Jehan  Harsinet,  son 
maître  d'hôtel  ».  A  côté  de  précieux  renseignements,  sur  la 
vie  de  l'époque,  et  notamment  les  toilettes  fourrées  de  peaux 
de  moutons  de  Mme  de  Taillebourg3,  nous  y  trouvons  les  in- 
dications suivantes  relativement  au  sujet  qui  nous  occupe  : 

Mars.  Pour  le  fret  de  26  tonneaux  de  vin  amenés  de  St-Jehan 
[d'Angély]  à  5  sols  par  tonneau,  6  liv.   10. 

Août.  Pour  la  traite  de  68  tonneaux  de  vin  qui  furent  menés 
à  Grantville  à  10  sols  le  tonneau,  34  liv. 

On  voit  sur  le  fait  le  rôle  du  fleuve,  celui  même  des  petits 
affluents;  le  Boutonne  servait  au  transport  des  vins  de  toute  la 
contrée  qu'elle  arrose,  et  surtout  des  farines  produites  par  les 

LMassiou,  Histoire  de  la  Saintonge,  I,  $  20  i.  —  «  Suinnia  naviuro  captorum  centum 
vigcnti  sex,  in  quibus  autumabatur  de  vino  de  Roche!  quasi  inter  duodecim  ei  trede- 
cim  millia  vasorum.  »  Henrici  de  Knyghton,  De  Event.  An/jl.,  lib   V. 

2.  Archives  de  Saintonge  et  d'Aunis,  t.  VI,  p.  57  et  s. 

3.  Elles  coûtaient  moins  clier  que  l'astrakan  actuel! 


64  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

nombreux  moulins  qu'elle  alimentait1.  On  voit  ensuite  com- 
ment, grâce  à  la  Charente,  le  vin  pouvait  aller  jusqu'en  Bretagne 
ou  en  Normandie. 

Mais  la  plus  curieuse  pièce  est,  à  coup  sur,  ce  contrat  de  1G66, 
par  lequel  un  propriétaire  du  bourg  de  Saint-Sornin,  près  Ma- 
rennes,  fait  marché  avec  un  marinier  et  un  notaire  pour  la  vente 
de  son  vin  en  Bretagne.  Le  notaire  y  joue  un  rôle  si  peu  dans 
ses  attributions  ordinaires,  que  nous  ne  résistons  pas  au  plaisir 
de  citer  le  document  en  entier -  : 

«  Par  devant  le  notaire  soubzigné  et  présance  de  témoings 
bas  nommés,  a  été  présent  et  pour  ce  personnellement  estably 
en  droit,  Izaac  Bossis  du  village  de  Souhe,  paroisse  de  Saint-Lau- 
rent-du-Gua,  martre  après  Dieu  de  la  Barque  appelée  les  deux 
Amis,  dont  et  de  laquelle  est  bourgeois  sieur  André  Grellier, 
maistre  chirurgien  dudit  lieu  de  la  Souhe,  lequel  Bossis  a  reco- 
gneu  et  recognoist  par  ces  présentes  avoir  été  chargé  dans  la 
ditte  barque,  le  nombre  de  quatorze  tonneaux  de  vin,  lesquels 
ont  été  livrés  par  sieur  Jehan  Faucon,  marchand  du  bourg  de 
Saint-Sornin  de  Ma  rennes,  à  ce  présant,  stipulant  et  acceptant; 
laquelle  barque  est  de  présant  sur  ses  amarres  en  le  chenal  de 
Peslard  sur  la  rivière  de  Seuldre  ;  lequel  vin  en  icelle  barque 
qu'il  est,  ledit  Bossis  promet,  comme  il  sera  tenu  avecq  l'aide 
de  Dieu,  sauf  les  risques  de  mer,  mener  et  conduire  avec  icelle 
barque,  au  premier  beau  temps  convenable  partant  de  la  ditte 
rivière  de  Seudrc  es  portz  et  havres  de  Morbien,  Horray  et  Ya- 
nes,  es  côtes  de  Bretagnes;  et  cas  advenant  que  dans  lesditz 
lieux,  Me  François  Voyer,  notaire  royal  qui  embarquera  dans 
icelle  barque,  ne  vende  ledit  vin  en  ce  susdit  cas,  le  dit  Hossis, 
promet  de  conduire  et  mener  icelle  barque  aux  Ports-Louis, 
Esnebon  et  Quimperlé,  pour  dans  lesquels  susdits  ports,  ledit 
Faucon  promet,  comme  il  sera   tenu  de   payer  audit  Bossis  la 

1.  «  Le  Boulonne  ne  porte  bateau  que  jusqu'à  Saint-Jean-d'Angérj  el  se  joint  à 
la  Charente  à  deux  lieues  au-dessus  de  Rochefort.  Elle  est  très  commode  pour  la 
voiture  de  blé  etdes  poudres  qu'on  tire  des  moulins  de  Saint-.Jean.  »  Béijon.  Mi- 
moires  sur  la  généralité  de  la  Rochelle  (Archives  historiques  de  Sain  longe  et 
d'Aunis,  t.  Il' 

2.  Bulletin  de  la  Société  des  Archives  de  Saintongeet  d'Aunis. 


LA    SAINTONGE    AVANT   LE    PHYLLOXERA.  6") 

somme  de  15  livres  par  chacun  tonneaux  tant  allant,  séjour- 
nant que  pour  le  retour  dans  ladite  rivière  de  Seuldre.  Est  aussi 
accordé,  que,  en  cas  que  ledit  Voyer  ne  trouve  à  vendre  le  dit 
vin  es  susdits  ports  et  havres  suivant  son  dezir,  que  ledit  Bossis 
sera  obligé  de  conduire  ladite  barque  au  lieu  et  havres  de  Brest, 
et  pour  lequel  lieu  et  havres  de  Brest,  ledit  Faucon  a  aussy  pro- 
mis aux  susdits  cas,  de  baillere  payer  au  dit  Bossis  la  somme  de 
20  livres  par  chacuns  tonnaux;  lequel  fret  sera  payé  par  ledit 
Bossis  audit  Voyer,  auquel  ledit  Faucon  donne  tout  pouvoir, 
comme  aussy  de  vendre  tout  ledit  vin  à  tel  prix  qu'il  advi- 
sera  bon  être,  et  le  prix  d'icelly  par  ledit  reçeu  et  employé 
en  marchandises  telles  qu'il  jugera  à  propos;  lesquelles  seront 
mises  dans  laditte  barque  pour  estre  avecq  icelles,  amenées  et 
conduites  par  ledit  Bossis  en  ladite  rivière  de  Seuldre,  etc..  » 

Voulons-nous  vérifier  maintenant  ces  données  pourtant  si  pré- 
cises* par  l'état  et  la  nature  des  cultures  en  Saintonge  à  la  fin 
du  xvii'  siècle?  rien  de  plus  simple.  Ouvrons  d'abord  le  si  in- 
téressant mémoire  de  Michel  Bégon,  intendant  de  la  généralité 
de  La  Bochelle,  commencé  en  1698  l.  Ce  mémoire  comprend 
d'abord  une  description  générale  de  la  Saintonge  et  de  l'Aunis. 
puis  un  état  de  chaque  paroisse  au  point  de  vue  de  la  taille, 
et  aussi  des  productions. 

Une  mention  succincte,  mais  expressive,  se  retrouve  partout 
et  toujours  :  blé  et  vins,  avec  cette  seule  variante  si  l'on  est 
au  bord  de  la  vallée  de  la  Charente,  foins  ou  pacages,  ou  si 
au  contraire  sur  le  plateau,  bois. 

En  dépouillant  soigneusement  ce  document,  on  s'aperçoit 
qu'à  cette  époque,  comme  au  xix'  siècle,  avant  le  phylloxéra,  les 
terrains  des  coteaux  étaient  surtout  plantés  en  vignobles;  que 
souvent,  à  côté  de  leur  nom,  on  ajoute  peu  de  blé,  en  revanche, 
foins  ou  pacages;  et  qu'au  contraire  les  plateaux  à  proximité  des 
bois  sont  qualifiés  fertiles  en  blés,  bons  bois...  etc.  Ce  n'est,  en 

l.  On  sait  que  Louis  XI V,  désireux  de  mettre  entre  les  mains  du  duc  de  Bourgogne 
une  description  détaillée  des  provinces  du  royaume,  chargea  les  intendants  de  faire 
des  rapports  sur  les  provinces  qu'ils  administraient.  Certains  de  ces  documents  sont 
du  plus  haut  intérêt  pour  la  Science  sociale,  à  raison  des   renseignements  préci 
qu'ils  contiennent. 

5 


66  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

effet,  qu'aux  époques  modernes  que  l'on  intervertira  l'ordre  des 
cultures.  La  vigne  américaine  qui  demande  des  terres  plus  riches 
sera  plantée  sur  les  plateaux,  et  le  paysan  des  petits  coteaux, 
privé  de  sa  spéculation,  sera  réduit  à  une  petite  culture  ayant  le 
blé  comme  base.  On  devine  quels  résultats  misérables  elle  peut 
donner,  puisque,  dès  1680,  on  estimait  que  ces  terrains  conve- 
naient peu  à  la  culture  des  céréales. 

Mêmes  précisions,  dans  «  l'état  des  paroisses  en  la  généralité 
de  Limoges,  des  noms  des  seigneurs,  des  fruits  qu'elles  pro- 
duisent, des  impositions  depuis  l'année  1680  jusqu'en  1686,  du 
nombre  des  feux,  des  bœufs  et  des  vaches  de  chacune,  ensemble 
des  lieux  où  l'on  distribue  «  l'Estappe  '  ».  Il  ne  s'agit  ici  que 
de  l'élection  de  Saint-Jean-d'Angély. 

Le  rédacteur  de  1'  «  état  »  conclut  en  ces  termes  :  «  Le  produit 
de  Saint  Jean  d'Angély  ne  conciste  quasi  qu'en  vins,  ou  du 
moins  les  deux  tiers,  et  s'y  amasse  que  peu  de  grains,  les  terres 
n'étant  pas  propres  pour  cela,  à  la  réserve  des  Chatellenies  de 
Tonnay-Charcnte  et  Fontenay-la-liattu,  auxquelles  il  ne  croist 
que  peu  de  vins.  » 

On  le  voit,  tandis  que  certaines  parties  de  la  Saintonge  à  cette 
époque  produisaient  blé  et  vins,  l'arrondissement  de  Saint-Jean 
était  presque  complètement  spécialisé  dans  la  culture  de  la  vigne. 

Il  nous  aurait  été  possible  de  citer  bien  d'autres  documents. 
C'est  une  besogne  amusante  et  facile,  elle  consiste  à  parcourir 
les  auteurs  de  l'époque,  ou  nos  contemporains  qui  Les  ont  com- 
mentés, et  à  saisir  au  passage  le  fait  qui  vous  intéresse. 
C'est  une  chasse  d'un  genre  particulier,  avec  tous  les  attraits 
de  cet  exercice.  Mais  cette  chasse  doit  être  un  moyen  et 
non  un  but.  De  même  le  botaniste  qui  parcourt  la  campagne 
collectionnant  les  plantes,  s'arrête  quand  il  en  a  trouvé  un 
certain  nombre,  du  genre  et  de  l'espèce  qu'il  cherche.  Rien  ne 
lui  servirait  de  remplir  tout  son  herbier  des  plantes  semblables. 
De  même,  cela  ne  nous  eût  servi  A  rien  d'entasser  documents  sur 
documents  prouvant  la  persistance  d'un  mouvement  commercial 

1.  .\rc/iires  historiques  de  la  Saintonge  et  de  l'Aunis,  t.  XXVII,  i>.  285  et  suiv.. 

publics  par  M.  Leroux. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  I>7 

dans  la  Saintonge  du  passé,  et  sa  culture  en  vue  du  commerce. 

Que  ce  commerce  ait  été  amené  par  la  Charente  et  ses  affluents, 
voilà  qui  résulte  encore  jusqu'à  l'évidence  de  faits  que  nous 
avons  relevés.  Les  anciens  auteurs  ne  s'y  étaient  pas  trompés. 
Et  c'est  avec  un  certain  plaisir  que  bien  longtemps  après  avoir 
établi  notre  hypothèse  du  rôle  social  du  fleuve,  nous  en  avons 
trouvé  la  vérification  si  nette  dans  le  passé,  soit  dans  les  faits 
que  nous  indiquions,  soit  dans  les  considérations  des  auteurs  de 
l'époque,  notamment  de  Bégon.  Nous  ne  pouvons  résister  au 
plaisir  de  citer  encore  quelques  passages  de  ce  dernier  auteur 
pour  en  terminer  avec  cette  question. 

Et  d'abord  sur  l'importance  de  la  Charente  moyen  de  trans- 
port :  «  C'est  là  (Tonnay-Charente),  dit  Bégon,  où  est  établi  le 
principal  bureau  de  la  traite  de  Charente  qui  a  autrefois  produit 
jusqu'àla  somme  de  800.000  livres  par  an  (Bégon  écrit,  rappelons- 
le,  en  1680).  On  espère  que  la  paix  le  remettra  sur  le  même  pied.  » 

Veut-on  enfin  son  appréciation  générale  sur  le  commerce  l  : 
«  Le  commerce  particulier  de  cette  province  consiste  en  sels, 
vins,  eaux-de-vie  et  chevaux.  Les  Suédois  et  les  Danois  ont 
envoyé  tous  les  ans,  pendant  la  guerre,  des  flottes  pour  charger 
du  sel,  de  l'eau-de-vie,  et  du  vin,  et  à  présent  que  nous  allons 
goûter  les  fruits  de  la  paix,  nous  espérons  que  nos  ports  seront 
pleins  de  vaisseaux  hollandais  et  anglais  qui  chargeront,  outre 
ces  principales  marchandises,  du  papier,  des  toiles  de  Bar- 
bezieux  et  des  serges  du  Poitou.  » 

«  Le  Port  de  Brest2,  tout  beau  qu'il  est  naturellement,  ne 
pouvait  être  d'aucune  utilité  au  roi,  sans  le  secours  de  la  Sain- 
tonge, qui  est  la  province  du  Royaume  de  laquelle  on  tire  le  plus 
de  commodités,  les  blés,  les  viandes,  les  vins,  les  bois,  qui  s'y 
trouvent  infiniment  meilleurs  et  à  meilleur  marché  qu'en  Bre- 
tagne, et  la  marine  ne  pouvait  s'établir  fortement  dans  l'Océan 
qu'en  faisant  des  magasins  dans  un  port  propre  à  recevoir  de 
grands  vaisseaux  ;.  » 

i.  Page  '5.  ouv.  cité. 

2.  Page  44,  ouv.  cité. 

3.  Bégon  avait,  on  le  voit,  admirablement  remarqué  l'importance  de  l'binterland 
pour  les  ports  maritimes. 


IV 


LE  TYPE  SOCIAL 


Nous  avons  déjà,  avec  le  Travail,  ébauché  les  grandes  lignes 
du  type  social,  en  indiquant  ce  qu'il  doit  à  l'herbe,  à  la  vigne 
et  à  sa  petite  culture.  Les  renseignements  que  nous  avons  été 
demander  au  passé  vont  nous  permettre  d'achever  notre  por- 
trait. 

Le  Saintongeais,  disons-nous,  est  un  «  vigneron  arrivé  »  plus 
riche,  plus  économe  qu'un  vigneron  ordinaire.  Moins  travailleur 
(jue  le  pur  paysan,  il  est,  en  revanche,  plus  policé,  plus  vif 
d'esprit  et  de  corps.  Pratique,  positif,  il  a  tous  les  avantages 
et  tous  les  défauts  de  l'esprit  commerçant. 

Il  faut  pousser  maintenant  ces  observations  et  ces  analyses 
un  peu  plus  loin,  et  aussi  les  compléter.  Expliquons  cependant, 
dès  maintenant,  que  tout  ce  que  nous  indiquerons  de  nouveau, 
viendra  en  quelque  sorte  graviter  autour  de  ces  quelques  gros 
points  solidement  posés,  et  y  trouver  son  explication. 

Ce  qui  frappait  vivement  le  voyageur  en  Saintonge.  c'était 
sa  classe  de  moyens  propriétaires  <//<<:s.  Très  peu  de  grandes 
propriétés,  nous  savons  pourquoi.  La  vigne  avait  eu  en  effet, 
ici,  un  de  ses  elléts  habituels,  le  morcellement.  Or,  comme  le 
relief  du  sol,  ces  petits  coteaux  dont  nous  avons  si  souvent 
parlé,  s'y  prêtait  admirablement  bien,  la  division  avait  été 
poussée  aussi  loin  que  possible.  Chacun  voulait  une  parcelle  de 
cette  terre  qui  donnait  de  si  gros  produits.  Ce  qui  prouve  bien 
que  là  est  l'explication  du   phénomène,  c'est  que  dans  la  Sain- 


LA   SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  ()9 

tonge  elle-même,  le  morcellement  était  beaucoup  plus  grand 
sur  les  coteaux  qui  donnaient  les  produits  les  plus  estimés,  que 
sur  les  plateaux.  Or,  comme  la  Vigne  opère  sur  la  Sain  tonge 
depuis  des  siècles,  on  comprend  que  ce  morcellement  ait  été 
poussé  jusqu'à  l'extrême.  A  ce  point  de  vue,  ce  pays  est  à. 
mettre  immédiatement  après  la  Champagne,  où  les  propriétaires 
doivent  s'entendre  pour  certains  travaux  des  champs.  Ici,  on 
n'a  jamais  été  jusque-là,  mais  il  en  est  résulté  une  multipli- 
cité de  chemins  d'exploitation,  source  de  difficultés  judiciaires. 
Il  n'y  a  que  pour  les  prairies,  où  la  communauté  se  soit  par- 
tiellement maintenue,  nous  savons  pourquoi  et  comment. 

Le  type  normal,  caractéristique,  était  donc  un  type  de  petit 
paysan.  Mais  comme  il  avait  un  produit  très  riche,  ce  petit 
paysan  devenait  immédiatement,  non  pas  par  l'importance  de 
l'exploitation,  mais  par  la  richesse  du  produit,  un  moyen  paysan 
très  remarquable.  Cela  est  important  à  constater.  Un  peu  partout 
s'échelonnaient,  soit  isolés  dans  les  campagnes ,  soit  groupés 
dans  des  villages  agglomérés,  ces  bâtiments  saintongeais  que 
nous  avons  décrits,  spacieux,  bien  entretenus,  propres,  souvent 
confortables,  agréables  à  habiter,  et  toujours  autant  que  possible 
soigneusement  séparés  du  voisin. 

Entrons  à  l'intérieur  d'une  de  ces  maisons.  La  première  pièce 
est  la  cuisine.  En  général  elle  est  vaste,  claire  et  gaie,  avec  ses 
fenêtres  orientées  au  levant1.  Ce  qui  frappe  les  yeux,  tout 
d'abord,  c'est  la  large  cheminée  en  pierre  de  taille,  commode 
pour  les  belles  flambées  de  javelles  2.  Suivant  la  richesse  du 
propriétaire,  elle  sera  plus  ou  moins  élégante,  plus  ou  moins 
ornée,  mais  partout  elle  a  de  vastes  dimensions.  Cette  cuisine 
est  la  pièce  principale,  celle  où  vit  la  famille.  Les  parents,  c'est- 
à-dire  le  père  et  la  mère,  y  couchent  souvent.  On  y  remarque 
alors  le  lit,  un  haut  lit  à  quenouilles  drapé  de  ses  rideaux  verts. 
Un  vieux  dressoir  avec  ses  assiettes  en  faïence  fleuries;  on  l'appelle 
ici,  un  vaissellier;  une  armoire  également  ancienne,  des  tables 

1.  La  plupart  des  maisons  saintongeaiscs  ont  celle  orientation.  Elles  sont  chaque 
année  blanchies  à  la  chaux,  ce  qui  leur  donne  un  caractère  gai. 

2.  Sarments  de  la  vi"ne. 


70  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

et  des  chaises  complètent  l'ameublement1.  A  côté,  et  ce  qui  dé- 
montre bien  un  certain  raffinement  chez  nos  gens,  il  y  a 
presque  toujours  une  sorte  de  réduit  auquel  on  donne  le  nom 
expressif  de  souillarde.  Il  sert  de  débarras,  on  y  loge  les  mar- 
mites, les  chaudrons  de  fonte,  et  la  ménagère  y  accomplit  cer- 
tains travaux  de  propreté,  comme  le  lavage  de  la  vaisselle.  Au 
contraire,  sur  une  planche  spéciale,  les  beaux  chaudrons  do 
cuivre,  fraîchement  récurés,  sont  posés  bien  en  apparence,  à  un 
mur  de  la  cuisine. 

A  la  suite,  se  trouve  la  chambre,  souvent  cirée,  où  couchent 
les  enfants,  ou  les  amis.  Au-dessus  un  grenier  où  est  logé  le 
blé,  et  où,  suivant  les  nécessités,  on  établit  des  chambres  pour 
les  enfants. 

Ceci  est  le  strict  minimum,  mais  fréquemment  la  maison 
saintongeaise  comporte  d'autres  pièces.  Je  ne  parle  pas  des 
demeures  de  ces  moyens  propriétaires,  si  caractéristiques,  mais 
même  de  celles  des  simples  paysans.  Chez  certains,  n'ayant 
cependant  qu'une  situation  très  modeste,  nous  avons  vu  de 
petites  pièces  cirées,  servant  de  salle  à  manger2. 

Franchissait-on  le  seuil  de  ces  habitations,  on  y  trouvait  des 
gens  hospitaliers  :  on  l'est  volontiers  quand  on  est  riche.  Des 
hôtes  vous  traitant  bien,  autant  pour  le  plaisir  do  vous  être 
agréable  que  pour  vous  montrer  qu'on  peut  le  faire  ;  des  gens 
bien  vêtus,  certains  sans  instruction,  mais  avec  cette  finesse  spé- 
ciale du  paysan  habitué  des  foires  et  des  marchés;  un  intérieur 
propre,  une  femme  gracieuse,  avenante,  ne  s'occupant  guère  des 
travaux  des  champs,  et  toute  prête,  pour  faire  honneur  à  son 
hôte,  à  tordre  le  cou  à  quelque  gras  poulet  de  grains.  Et  après 
le  repas,  arrosé  de  petit  vin  blanc  pétillant,  et  terminé  par  un 
coup  de  cette  vieille  «  tine  »  qui  mettait  tous  les  cœurs  en  joie, 
les  voyageurs  proclamaient  volontiers  la  Saintonge,  un  heureux 
et  agréable  pays.  Ils  vantaient  la  grande  mine  des  hommes,  les 

i.  Ces  meubles  souvent  élégants,  et  recherchés  maintenant  parles  amateurs,  datent 

en  général  du  win'  siècle.  Us  prouvent  la  prospérité  déjà  ancienne  du  SaintODgeais. 
'.  On  comprend  qu'avec  des  habitudes  de  propreté  semblables,  il  n'y  ait  aucune 
promiscuité  entre  les  hommes  et  les  animaux.  Les  étables  sont  soigneusement  séparées 
de  la  maison  d'habitation. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE   PHYLLOXERA.  71 

jours  de  fête,  avec  leur  habit  de  drap  noir,  au  gilet  largement 
ouvert  sur  la  poitrine,  leur  petit  veston  court  rappelant  assez  le 
smoking,  leur  chapeau  haut  de  forme,  leur  teint  fleuri,  donnant 
le  bras  à  leurs  femmes  vêtues  de  robes  de  soie,  toutes  chamar- 
rées d'or,  la  tète  couverte  de  hautes  coiffes  blanches  surchar- 
gées de  festons  et  de  dentelles.  On  reconnaît  bien  là  des  femmes 
de  vignerons.  Aussi  les  noces  saintongeaises  étaient-elles  re- 
nommées au  loin  tant  pour  le  pittoresque  du  costume  que  pour 
la  bonne  et  franche  gaieté  qui  ne  cessait  d'y  régner...  Quelques 
vieux  boutiquiers  de  Saintes  et  de  Cognac  conservent  encore 
le  souvenir  de  cette  heureuse  époque,  où  le  paysan  dépensait 
sans  compter... 

Le  type  était  certainement  plus  intelligent  que  celui  du 
paysan  ordinaire,  disions-nous.  Dès  le  xvne  siècle,  Béjon  consta- 
tait ce  fait.  «  On  peut  dire,  écrit-il,  que  le  peuple  (de  Saintonge) 
n'y  est  pas  aussi  grossier  qu'ailleurs.  '  »  Notre  vigneron  a,  en 
effet,  l'esprit  plus  ouvert  que  le  paysan  ordinaire,  car  il  est 
moins  déprimé  par  le  travail  de  la  culture  proprement  dite.  Sa 
riche  spécialisation  lui  donne  des  loisirs,  et  souvent  il  néglige 
les  autres  travaux  des  champs.  Ajoutez-y,  qu'il  est  davantage 
en  contact  avec  des  gens  différents  de  lui  par  la  vallée  de  la 
Charente  qui  le  met  en  relations  avec  tout  un  peuple  de  ma- 
riniers qui,  ayant  fréquenté  beaucoup  de  pays,  peuvent  avoir 
bien  dos  choses  à  lui  raconter.  Aussi  faut-il  voir  avec  quelle 
avidité  il  les  écoute,  et  d'une  manière  générale  tous  ceux  qui 
peuvent  lui  apprendre  quelque  chose. 

In  paysan  installé  sur  son  domaine  —  le  louage  était  excep- 
tionnel —  y  vivant  à  l'aise,  sans  trop  de  travail,  et  trouvant  que, 
somme  toute,  la  vie  a  beaucoup  de  bon,  et  vaut  la  peine,  telle 
que,  d'être  vécue,  voilà  bien  nos  gens! 

Partant,  des  paysans  indépendants,  respectueux  de  l'ordre  de 
choses  établi,  et  chez  lequel  nous  ne  trouverons  pas,  du  moins 
jusqu'à  ces  dernières  années,  cet  esprit  de  critique  contre  l'état 
social,  si  fréquent  dans  les  pays  de  vignobles. 

i.  Bégon,  Mémoires  sur  la  Généralité  <!<'  /"  Rochelle,  ouv.  cité  (Archives  hist. 
de  Saintonge  ci  d'Aunis,  t.  If,  p.  29). 


72  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

Sans  doute,  notre  type  a  l'esprit  vif,  souvent  acerbe;  il  aime 
la  plaisanterie  et  la  raillerie  ;  il  appelle  cela  le  calembour  et 
l'un  de  ses  hommes  de  lettres  les  plus  connus,  est  Agrippa 
d'Aubigné,  célèbre  par  la  violence  de  ses  critiques.  Sans  doute, 
comme  tous  les  vignerons,  il  est  extrêmement  orgueilleux  ;  les 
domestiques,  pour  cette  raison,  se  l'ont  rares  en  Saintonge;  on 
ne  consent  à  l'être  qu'à  la  dernière  extrémité.  11  est  aussi  très 
amoureux  de  l'égalité  comme  tout  vigneron,  mais  surtout  en 
sa  qualité  de  vigneron  riche,  qui  veut  et  peut  faire  comme 
tout  le  monde. 

Mais  la  jalousie  et  l'envie  n'ont  pas  eu  beaucoup  de  raisons 
de  se  développer  en  lui.  Le  grand  propriétaire  agricole  n'a 
pour  ainsi  dire  pas  existé  ici;  et  il  n'est  pas  venu,  comme  en 
Touraine,  séduit  par  la  beauté  des  sites,  ou  l'étendue  des 
chasses,  s'installer  une  classe  de  riches  oisifs,  propriétaires 
absentéistes  sans  liens  avec  le  pays.  Nous  ne  sommes  plus  dans 
le  jardin  de  la  France. 

Aussi,  trait  curieux,  en  politique  notre  vigneron  était-il  con- 
servateur. Il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  les  «  Charcutes  »  étaient 
considérées  à  la  fois  comme  «  le  dernier  rempart  du  bona- 
partisme, et  comme  un  puissant  foyer  de  réaction  ».  Encore 
aujourd'hui,  le  parti  conservateur  et  le  parti  républicain  se 
balancent  presque,  et  si  depuis  quelques  années  le  candidat  du 
gouvernement  triomphe  facilement,  ce  n'est  qu'avec  une  majo- 
rité assez  faible,  et  parce  qu'il  est  candidat  du  gouvernement. 

Que  le  Saintongcais  ait  été  bonapartiste  et  qu'il  le  soit 
encore,  —  il  ne  faut  pas  beaucoup  gratter  son  vernis  républi- 
cain pour  retrouver  le  vieux  fonds  bonapartiste  et  jacobin.  — 
il  est  difticile  de  le  nier.  La  Charente-Inférieure  l'ut  un  des 
départements  que  choisit  le  général  Boulanger  quand  il  teula 
son  espèce  de  plébiscite,  et  où  il  eut  sa  plus  grosse  majorité. 
Aujourd'hui  encore,  on  retrouve  chez  les  gens  du  pays  cel 
amour  du  coup  de  force,  de  l'autoritarisme  brutal,  ce  mépris 
du  droit  des  autres  quand  ils  ne  sont  pas  de  votre  avis,  en  un 
mot,  l'absence  la  plus  complète  de  libéralisme. 

Il  est  vrai  que  nous  comprenons  si  peu,  en  France,  la  Liberté 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE    PHYLLOXERA.  7.'{ 

d 'autrui,  que  bien  des  Français  sont  Saintongeais  sur  ce  point, 
et  Ton  pourrait  nous  dire  qu'il  n'y  a  pas  là  un  trait  bien  dis- 
tinctif  de  la  race.  C'est  exact,  mais  tant  d'observateurs  im- 
partiaux ont  noté  cette  tendance  du  Saintongeais,  qu'il  faut  bien 
qu'elle  réponde  à  une  réalité.  Est-ce  un  fait  de  pur  hasard,  par 
exemple,  que  le  ministre  républicain  dont  les  procédés  gou- 
vernementaux ont  peut-être  le  plus  rappelé  ceux  de  l'Empire, 
et  encore  pas  ceux  de  l'Empire  libéral,  —  nous  voulons  parler  de 
M.  Combes,  —  soit  précisément  un  Saintongeais.  Sans  doute  il  ne 
l'est  pas  de  naissance.  Mais  il  est  venu  très  jeune  dans  ce  pays, 
il  y  a  été  élevé,  instruit  et  il  eu  a  incontestablement  subi  beau- 
coup plus  les  influences  que  celle  de  son  lieu  d'origine. 

Mais  à  quoi  attribuer  ce  caractère  de  nos  gens?  La  chose  est 
assez  délicate.  N'est-ce  pas  de  la  psycho-sociologie,  un  peu 
courte,  que  d'expliquer  cet  attachement  aux  idées  et  aux  insti- 
tutions de  l'Empire,  par  la  prospérité  si  remarquable  de  notre 
pays,  sous  le  règne  de  Napoléon  III?  Notre  province  était  très 
bien  placée,  par  ces  conditions  de  lieu,  de  travail,  de  qua- 
lités sociales  que  nous  connaissons,  pour  tirer  parti  des  débou- 
chés nouveaux  que  l'Empire  sut  créer,  et  il  n'y  manqua  pas.  Le 
développement  des  voies  ferrées  qui  coïncide  avec  cette  époque, 
lui  permit  également  d'étendre  son  champ  d'action.  Pour  le 
moment  nous  ne  voyons  pas,  cependant,  de  meilleure  explica- 
tion. Les  hommes  sont  naturellement  conservateurs,  attachés 
à  leurs  habitudes.  Le  Saintongeais  établit  un  rapport  de  cause  à 
effet,  qui  dans  la  réalité  n'existait  qu'imparfaitement,  entre  sa 
prospérité  et  une  certaine  forme  de  gouvernement.  Il  est  naturel 
qu'il  se  soit  attaché  à  cette  dernière. 

On  pourrait  peut-être  ajouter  encore  ceci.  Notre  pays,  sous 
l'Ancien  régime,  a  beaucoup  souffert  des  abus  de  pouvoir,  de 
quelque  côté  qu'ils  vinssent,  par  suite  des  guerres  de  religion. 
Elles  ont  été  très  vives,  ici.  La  Saintonge  tout  entière,  indépen- 
damment de  La  Rochelle,  a  été  un  puissant  foyer  de  protestan- 
tisme. Or,  un  état  religieux  intense  entraînait  toujours  avec  lui, 
à  cette  époque,  beaucoup  d'absolutisme,  d'autoritarisme.  <>n 
eut  bien  à  souffrir  de  pari  el  d'autre.  Il  y  eut  enfin  les  conver- 


LE    TYPE   SAINTONCEAIS. 


sio7is  forcées,  elles  ne  furent  nulle  part  plus  nombreuses  qu'ici. 
Notez  encore  les  incessants  démêlés  du  peuple  avec  les  agents 
du  roi,  pour  l'impôt  du  sel,  pour  la  Gabelle.  Est-il  surprenant 
que  nos  gens,  en  matière  politique,  aient  surtout  compris  ce 
qu'ils  voyaient  et  pratiquaient ,  qu'ils  en  souffrissent  ou  qu  ils 
en  bénéficiassent  :  Le  coup  de  force. 

Que  notre  vigneron  ait  été  conservateur,  cola  ne  va  pas  de  soi 
non  plus;  il  faut  en  voir,  croyons-nous,  les  raisons,  dans  ce  que 
nous  indiquions  tout  à  l'heure,  dans  la  richesse  du  produit, 
dans  la  nécessité  de  le  conserver,  qui  en  faisaient  un  vigneron 
riche  et  économe  :  content  de  lui-même  et  des  autres. 

Bien  des  choses  le  prouvent.  L'époque  n'est  pas  éloignée,  nos 
souvenirs  de  jeunesse  sont  précis  sur  ce  point,  où  républicain 
était  synonyme  de  communard,  d'ennemi  de  la  propriété.  Ces 
idées  nouvelles,  on  les  laissait  aux  ouvriers,  aux  gens  de  peu. 
Témoin  ce  proverbe  qui  fut  longtemps  vrai,  maintes  fois  illustré 
par  Gautier,  un  célèbre  caricaturiste  saintongeais  (né  à  Maze- 
rolles  près  de  Pons).  Deux  paysans  causent  entre  eux  des  idées 
nouvelles!  «  Si  tu  veux  connaître  un  républicain,  dit  le  premier 
au  second,  tu  n'as  qu'à  lui  faire  planter  le  chagne  dret  (le  chêne 
droit),  tu  peux  être  sûr  qu'il  ne  tombera  rien  de  ses  poches.  » 
Le  chêne  droit!  Allusion  à  un  jeu  d'enfants  qui  consiste  à  se 
placer  dans  une  position  directement  contraire  à  la  normale,  la 
tête  en  bas  appuyée  contre  terre  et  soutenant  le  corps  ainsi  que 
les  mains,  tandis  que  les  pieds  sont  en  l'air.  Il  est  évident  que 
le  contenu  des  poches  doit  tomber,  d'où  le  sel  de  la  plaisan- 
terie. 

Autre  dialogue  entre  deux  paysans  de  Gautier,  causant  tou- 
jours des  idées  nouvel  les. 

«  Les  socialisses,  mon  ami,  c'est  des  gens  qui  n'a  pas  le  sou, 
et  qui  voudriant  partager  avec  ceux-là  qu'a  des  moyens.  » 
«  Et  le  gouvernement  leur  coupe  pas  le  cou!  »  répond  énergi- 
quement  l'autre  interlocuteur. 

Actuellement  avec  le  phylloxéra,  et  le  malaise  social  qu'il  a 
causé,  un  changement  important  s'est  produit  à  ce  point  de  vue. 
Plus  de  ces  bons  gros  vignerons  d'autrefois,   contents  de  leur 


LA    SAINTOXGE   AVANT    LE   PHYLLOXERA.  75 

sort,  et  par  conséquent  de  l'état  social,  riches,  n'attendant  rien 
de  l'État,  et  vraiment  indépendants  sur  leurs  propriétés.  La 
vigne  leur  suffisait  et  amplement.  Aujourd'hui  ils  tournent 
vers  un  vague  radicalisme  tout  proche  du  socialisme  d'état! 
C'est  la  curée  des  places,  depuis  le  plus  bas  jusqu'au  plus  haut 
de  l'échelle  sociale,  et  nous  aurons  à  montrer,  en  étudiant  le 
contre-coup  du  phylloxéra  sur  la  Saintonge,  l'innombrable 
pépinière  de  fonctionnaires  qu'elle  a  été  dans  ces  dernières 
années. 

Naturellement,  depuis  que  l'on  attend  beaucoup  du  pouvoir, 
les  luttes  politiques  sont  devenues  vives.  Les  clans  se  sont 
reformés.  L'esprit  celtique  qui  forme  toujours  le  fond  du  carac- 
tère français,  s'est  réveillé;  on  lutte,  et  avec  quelle  àpreté,  pour 
la  conquête  du  pouvoir.  Comme  en  Touraine,  ainsi  que  l'indique 
M.  Dauprat,  chaque  parti  a  son  avocat,  son  médecin,  ses  four- 
nisseurs. 

Et  ce  qui  prouve  bien  que  le  phénomène  a  cette  cause,  c'est 
qu'il  s'est  accompli  en  quelque  sorte  sous  nos  yeux,  au  point  de 
rendre  inexactes  certaines  de  nos  observations,  récentes  cepen- 
dant. Nous  avons  vu  des  communes  se  diviser  en  partis  si  hos- 
tiles, qu'ils  n'avaient  plus  pour  ainsi  dire  aucun  rapport  entre 
eux;  la  lutte  politique,  mêlée  souvent  de  questions  personnelles, 
il  est  vrai,  devenir  aigu*1  au  point  de  rendre  difficile  la  vie  à 
ceux  qui  avaient  la  prétention  étrange,  trouvait-on,  de  vouloir 
rester  indépendants.  Encore  aujourd'hui,  c'est  un  trait  d'origi- 
nalité que  l'on  ne  comprend  guère.  Et  pendant  ce  temps-là,  nos 
parents  et  surtout  nos  grands-parents  nous  parlaient  avec  ten- 
dresse, presque  avec  des  larmes  dans  la  voix,  de  la  génération 
précédente  où  l'accord  le  plus  parfait  régnait  entre  tous;  point 
d'ambitions  ni  de  compétitions;  bien  au  contraire,  c'était  à  qui 
s'effacerait  au  point  de  vue  politique  devant  son  voisin.  La  vie 
coulait  large  et  facile  :  réceptions,  parties  de  plaisirs  dans  le 
moindre  village,  modestes,  cela  va  sans  dire,  comme  il  convient  à 
de  petites  gens,  mais  si  cordiales.  Bref,  «  Sa  tente  en  Saintonge!  » 
Ne  prétend-on  pas  du  reste,  chose  curieuse,  que  c'est  dans  ce 
pays  que  Fénelon  a  sinon  écrit,  du  moins  conçu  son   Télémaque 


76  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

au  cours  d'une  mission  près  des  protestants  saintongeais1...  On 
se  trouvait  dans  l'ère  de  la  propriété.  Or,  l'on  ne  se  dispute  pas, 
en  général,  autour  d'une  table  bien  garnie.  Aujourd'hui,  c'est 
l'ère  de  la  politique  alimentaire! 

Mais  là  encore,  il  n'y  a  peut-être  rien  d'exclusivement  parti- 
culier à  la  Saintonge,  et,  tout  en  nous  défiant  de  généralisations 
hâtives,  il  semble  bien  que  ce  soient  actuellement  les  régions 
viticoles  à  familles  instables,  désorganisées  par  le  phylloxéra, 
Touraine,  Yonne,  Côte-d'Or,  et  certains  départements  du  Midi, 
qui  fournissent  les  populations  rurales  les  plus  avancées  au  point 
de  vue  politique.  De  récentes  grèves  agricoles,  dans  le  Midi 
notamment,  sont  venues  donner  un  cruel  démenti  au  bel  opti- 
misme de  M.  Baudrillart  qui  écrivait  en  1888  2  :  «  Comment 
croire,  parce  qu'on  nous  montre  quelques  paysans  haineux  aux 
abords  des  grandes  villes,  que  l'ensemble  de  la  population  rurale 
soit  livré  à  des  sentiments  d'hostilité  de  classe  à  classe?  Donnera- 
t-on  ce  nom  à  quelques  difficultés  qui  s'élèvent  de  propriétaire  à 
fermier,  de  fermier  à  ouvrier  rural?  Il  y  a  dans  les  villes  une 
question  sociale;  rien  de  pareil  dans  nos  campagnes.  Grâce  au 
ciel,  il  n'y  a  pas  en  France  de  question  agraire!  » 

Un  exemple  entre  mille  pour  montrer  jusqu'où  vont  ces  luttes 
politiques.  Nos  enfants  ne  les  connaîtront  plus,  espérons-le; 
aussi  est-ce  surtout  pour  eux,  et  à  titre  documentaire,  que  nous 
citons  cette  anecdote,  entièrement  exacte,  bien  entendu. 

Vers  1894,  deux  jeunes  gens  de  C***,  petite  commune  de  Sni li- 
ions e,  voulurent,  leur  service  militaire  terminé,  y  installer  une 
fanfare.  L'idée  fut  accueillie  avec  un  entrain  extraordinaire  el 
pendant  six  mois  les  habitants  de  C***  s'endormirent  avec  diffi- 
culté aux  sons  rauques  d'instruments  maniés  par  des  mains  plus 
énergiques  qu'habiles.  A  force  de  bonne  volonté,  la  chose  sem- 
blait devoir  marcher,  quand  ons'aperçul  (pic  la  fanfare  devait 

i.  il  parait  prouvé  aujourd'hui  que  l'ouvrage  lui  écril  après  le  séjour  tic  Fénelon 
en  Saintonge.  C'est  possible,  mais  là  n'est  pas  l'intéressant.  L'important  est  que  Fé- 
nelon ail  eu  sous  les  yeux  les  paysages  île  Saintonge,  le  genre  de  vie  de  ses  habi- 
tants, et  qu'il  s'en  soit  souvenu.  Or  cela,  certaines  de  ces  pages  semblent  le  montrer. 

2.  i.es  Populations  agricoles  de  In  France:  Maine.  Anjou,  etc...,  préface,  p.  \. 

Taris,  f.uillaumiii. 


LA    SA1NT0NGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  77 

être  sous  le  patronage  d'un  parti.  Pourquoi?  Voilà  qui  n'était 
pas  facile  à  formuler,  mais  on  en  avait  la  sensation  bien  nette. 
Le  résultat  fut  naturellement  la  scission  des  musiciens  en  deux 
groupes,  et  au  lieu  d'une  fanfare,  les  gens  deC***  en  eurent  deux, 
mais  quelles  fanfares! 

On  étudia  ferme  de  part  et  d'autre  ;  puis,  au  bout  d'une  année, 
la  fanfare  conservatrice,  se  jugeant  suffisamment  exercée,  eut 
l'idée  de  montrer  ses  talents  à  la  bonne  population  de  C***,  pen- 
sant jouer  ainsi,  c'est  bien  le  cas  de  le  dire,  un  bon  tour  à  la 
fanfare  rivale.  Mais  elle  avait  compté  sans  la  prudence  du  maire 
républicain  qui,  patron  de  l'autre  musique,  veillait  soigneuse- 
ment sur  sa  protégée.  Que  faire,  en  attendant  qu'elle  pût,  elle 
aussi,  affronter  le  public?  La  faire  exercer  souvent;  oui,  cela 
était  bon,  mais  bien  long;  puis  à  quoi  donc  cela  servirait-il  de 
détenir  le  pouvoir,  si  l'on  n'en  usait  pas?  L'ordre  public  eût  pu 
souffrir  que  la  musique  conservatrice  se  promenât  clans  les  rues 
de  C***,  et  purement  et  simplement,  il  lui  défendit  de  le  faire. 
Malgré  son  arrêté,  elle  sortit  une  première  fois;  procès-verbal 
fut  dressé,  amende  encourue,  et  après  un  appel  infructueux  en 
Conseil  d'État,  elle  dut  rester  chez  elle.  Maintenant  que  les 
passions  sont  calmées,  les  deux  fanfares,  trop  peu  importantes 
pour  subsister  séparées,  s'acheminent  tout  doucement  vers  la 
mort,  et  nous  les  eussions  laissées  mourir  en  paix,  si  elles  n'avaient 
été  un  exemple  bien  frappant  de  ces  luttes  qui  désolent  la  Sain- 
tonge. 

Au  pointde  vue  de  la  famille,  la  Vigne  avait  eu  son  effet  habi- 
tuel. Elle  avait  amené  le  développement  de  la  Famille  instable, 
c'est-à-dire,  de  ce  genre  de  famille  qui  peut  s'analyser  de  la 
façon  suivante.  D'un  coté,  méconnaissance  par  les  enfants  de 
l'autorité  paternelle,  et  cependant  dépendance  profonde  de  la 
famille  dont  ils  continuent  à  attendre  tout.  Point  d'aptitude  par 
conséquent  à  s'établir  au  dehors  par  soi-même.  Ajoutez-y  la 
limitation  volontaire  des  enfants,  qui  prendra  plus  tard  des  pro- 
portions inquiétantes,  et  on  aura  une  idée  de  la  faiblesse  du 
type  social  à  ce  pointde  vue.  «  Le  couple  vaut  mieux  que  la  dou- 
zaine, »  dit-on  ici  communément  en  parlant  des  enfants. 


78  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

Notre  vigneron  se  tirera  d'affaire  tant  que  la  Vigne  donnera 
de  gros  produits,  mais  quelle  débandade  quand  elle  disparaîtra, 
et  qu'il  sera  réduit  à  la  simple  culture  ! 

Avec  cette  faible  aptitude  au  travail  que  nous  connaissons, 
cette  mauvaise  organisation  familiale  qui  prive  le  père  de  ses 
enfants  dès  qu'ils  sont  aptes  à  se  suffire  à  eux-mêmes,  le  Sain- 
tongeais  est  incapable  de  se  sortir  d'affaire  parla  culture  propre- 
ment dite.  Aussi  actuellement,  dans  les  fermes  un  peu  impor- 
tantes, est-on  obligé  de  faire  venir  des  fermiers  du  Poitou,  ou  de 
la  Vendée  ;  on  les  désigne  ici  sous  le  nom  générique  de  Vendéens. 
Ils  arrivent  avec  leurs  animaux  domestiques,  leur  nombreuse 
famille,  et  l'exploitation  marche.  Ils  ont  les  avantages  de  leur 
formation  plus  patriarcale  l.  Et,  malgré  les  inconvénients  d'une 
culture  toute  routinière,  ils  réussissent  à  prospérer,  là  où  le 
Saintongeais,  obligé  de  prendre  des  domestiques,  des  hommes 
de  journée,  moins  travailleur  aussi,  ne  peut  vivre.  Sans  eux, 
une  partie  de  la  Saintonge  serait  en  friches.  Et  pourtant  avec 
la  difficulté  bien  connue  qu'éprouvent  les  patriarcaux  à  sortir 
de  leur  pays,  on  comprend  que  ce  ne  sont  probablement  pas  les 
meilleurs  qui  viennent  jusqu'ici. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  la  Vigne  avait  développé  l'amour  de  L'é- 
galité, et  par  conséquent,  aussi  l'usage  du  partage  strictement 
égal  entre  tous  les  enfants.  Le  testament  est  peu  usité,  en  cas  de 
descendance.  11  est  tellement  contraire  aux  mœurs  -,  alors,  que 
l'on  dit  du  père  qui  avantage  l'un  de  ses  enfants  au  détriment 
des  autres,   qu'il  commet  une  injustice3.   Aussi  comprend-on 

1.  Nous  formulons  celle  appréciation  sous  toutes  réserves.  Les  doux  faits  princi- 
paux qui  nou.s  permettent  d'indiquer  cette  hypothèse  que  nous  espérons  pouvoir  véri- 
fier un  jour,  c'est  que  les  enfants  restent  avec  les  parents,  toujours  au  moins  Jusqu'à 
leur  mariage,  souvent  même  après.  Le  second,  c'est  que  nous  avons  \  u  certaines  com- 
munautés bien  nettes  :  deux  frères,  installés  avec  leurs  familles  dans  la  même  ferme. 
Ils  couchaient  dans  la  même  chambre,  un  rideau  séparait  seul  les  ménages.  Ils  faisaient 
même  liour.se  commune.  Jamais  des  Saintongeais,  et  surtout  des  Saintongeaises,  n'au- 
raient réussi  a  s'entendre  dans  de  semblables  conditions. 

2.  Ce  n'est  donc  pas  le  Code  civil,  contrairement  a  ce  (pie  croyait  l.e  Play,  qui  a 
amené  partout  le  partage  égal.  Ici,  on  n'use  même  pas  de  la  faculté  qu'il  laisse,  tant 
elle  est  contraire  aux  idées  reçues. 

3.  11  nous  paraît  intéressant  de  signaler  à  ce  point  de  vue  (pie.  dans  l'ancien  droit 
saintongeais,  il  fut  défendu  au  père  de  famille,  jusqu'à  la  réformation  de  la  coutume 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE   PHYLLOXERA.  79 

que  le  résultat  de  ce  partage  aussi  strictement  égal  que  pos- 
sible, et  comme  valeur,  et  comme  nature  même  de  l'héritage, 
amène  à  la  limitation  volontaire  des  enfants.  Pas  moyen  d'en 
sortir  autrement,  ou  c'est  l'émiettement  de  la  propriété  déjà  si 
petite. 

A  ce  point  de  vue,  le  recors  parait  être  tenu  par  les  îles 
Oléron,  et  surtout  Ré,  qui  ne  sont  en  réalité  qu'un  immense 
vignoble,  et  où  l'on  partage  les  vignes  par  sillons. 

Il  faut  signaler  encore,  en  ce  qui  touche  la  famille,  l'habi- 
tude assez  fréquente  du  partage  d'ascendant.  Quand  les  pa- 
rents se  sentent  âgés,  et  dans  l'impossibilité  de  cultiver  leurs 
propriétés,  ils  les  laissent  à  leurs  enfants,  moyennant  le  paie- 
ment d'une  rente.  Ils  espèrent  éviter  ainsi  des  procès,  et  as- 
surer la  tranquillité  de  leurs  vieux  jours.  Ils  n'y  réussissent  pas 
toujours.  Les  moins  fortunés  se  font  héberger  par  leurs  enfants, 
à  tour  de  rôle,  et  le  sort  de  ces  vieillards,  ballottés  chaque  tri- 
mestre ou  chaque  mois,  d'un  enfant  chez  un  autre,  n'est  pas,  en 
général,  digne  d'envie... 

Le  développement  de  cette  famille  instable  a  amené  un  cer- 
tain relâchement  dans  les  mœurs,  et  l'affaiblissement  du  senti- 
ment religieux. 

Le  Saintongeais  est  devenu  sinon  tolérant,  du  moins  sceptique. 
En  général,  dans  les  campagnes,  il  vit  en  païen.  Cela  ne  l'em- 

de  Saint-Jean-d'Angély  au  \vi  siècle,  de  disposer  de  ses  propres  en  faveur  d'un 
étranger  quand  il  avait  des  enfants,  et  aussi  d'avantager  aucunement  un  de  ses  en- 
fants au  détriment  des  autres,  sauf,  bien  entendu,  pour  les  biens  nobles,  le  droit 
d'aînesse.  Ce  droit  fut  du  reste  toujours  assez  modéré  en  Saintonge. 

Cettedisposilion  particulière  du  droit  saintongeais  estcominune  avec  quelques  autres 
t ra i t  >  également  caractéristiques  (parage,  douaire  du  tiers  entre  nobles,  tierce-foi  ou 
partage  noble  desliefs  acquis  par  un  roturier,  après  trois  transmissions  héréditaires 
et  trois  hommages  successifs,  réserve  des  deux  tiers  tant  contre  les  donations  que 
contre  les  testaments)  à  tout  un  groupe  de  provinces,  Champagne  et  Vermandois 
d'une  part,  et  de  l'autre  Bretagne,  Normandie,  Maine,  Anjou,  Touraine,  Loudunois, 
Poitou,  Aunis,  Saintonge  et  Angoumois.  Rien  de  semblable  dans  la  coutume  de  Puis 
ni  dans  celles  très  nombreuses  qui  ont  applique  le  môme  système  qu'elle. 

Il  y  a  là  une  divergence  très  intéressante  que  les  auteurs  juridiques  même  les  plus 
récents  n'ont  p;is  réussi  à  expliquer.  Nous  avions  proposé  une  hypothèse,  dans  notre 
étude  sur  les  successions  ah  intestat  et  testamentaires  thms  l'usance  de  Saintes  et 
la  coutume  de  Saintonge  (Paris,  Bontmoing),  tirée  du  caractère  social  des  populations 
primitives  qui  ont  laissé  des  traces  très  profondes  dans  certaines  de  ces  régions  les 
Celtes.  Quand  la  communauté  se  dissout,  le  partage  se  fait  strictement  égal  entre  Ions. 


80  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

pèche  pas  de   faire  d'ordinaire  une  lin  chrétienne.  On  ne  sait 
pas  ce  qui  peut  arriver. 

En  revanche,  il  est  resté  crédule,  ayant  grande  confiance  dans 
les  somnambules,  les  rebouteux  et  les  panseurs. 

Des  somnanbules  rien  à  dire,  ce  sont  des  voleurs  qui  raflent 
les  écus  en  se  moquant  de  leurs  victimes.  Les  rebouteux  ren- 
dent quelquefois  des  services  par  leur  habileté  à  soigner  les 
membres  cassés  ou  foulés.  Quant  aux  panseurs,  leur  méthode  est 
moins  claire;  il  traitent  surtout  les  «  humeurs  froides  »,  les 
abcès,  les  tumeurs  et  les  maladies  chroniques,  en  un  mot, 
ces  affections  incurables,  désespoir  des  médecins.  On  naît  pan- 
seur,  on  ne  le  devient  pas.  Il  faut,  pour  avoir  cette  qualité,  être 
le  plus  jeune  de  sept  enfants  (songez  s'ils  sont  rares  en  Sain- 
tonge,  les  panseurs),  et,  de  plus,  être  fils  de  panseur.  C'est 
une  qualité  héréditaire.  Le  panseur  opère  la  veille  de  certaines 
grandes  fêtes  :  Pâques,  Noël,  la  Toussaint;  il  fait  sur  la  partie 
malade  certains  signes  mystérieux,  prononce  des  paroles 
non  moins  mystérieuses,  fait  boire  quelquefois  «  sur  certaines 
herbes  »  et  le  malade  guérit  ou...  ne  guérit  pas. 

Une  des  familles  que  nous  avons  spécialement  étudiées,  croyait 
d'autant  mieux  à  ces  pratiques,  qu'elle  avait  parmi  ses  parents 
un  panseur  pour  bètes.  Une  tante  était  très  réputée  à  ce  point 
de  vue-là.  Le  fils  N...  m'en  parlait  un  jour,  et  il  me  disait 
combien  il  désirait  avoir  le  secret  :  «  Mon  bœuf  boitait  l'autre 
jour,  ma  tante  est  venue  dire  ses  prières,  il  est  tout  à  fait  guéri 
maintenant  ».  —  Mais  qui  a  guéri  ton  bœuf,  lui  demandais-jc, 
Dieu  ou  le  Diable  ?  —  Mon  interlocuteur  sourit.  Depuis  qu'il  a 
été  à  l'école,  il  ne  croit  plus  guère  ni  à  l'un  ni  ;\  l'autre,  et  il 
me  le  laisse  comprendre.  «  Mais  ce  sont  les  mots  qu'elle  dit.  qui 
guérissent.  [  »  —  Et  moi,  soudain  ramené  de  plusieurs  siècles 
en  arrière  par  ces  paroles,  je  songeais  aux  Vieux  Romains 
et  à  ces  sortilèges,  si  redoutés,  et  si  sévèrement  punis  par  la 
loi  des  \II  tables.  «  Si  quis  incantassit...  Si  quelqu'un  a  fait  une 

1.  Ce  sont  des  confidences  qu'on  ne  fait  pas  à  tout  le  monde.  Il  est  très  diffi- 
cile de  les  obtenir  du  paysan  en  général,  et  du  paysan  Baintongeais  en  particulier, 
si  méfiant!  Voilà  pourquoi  les  romans  «  paysans  »  sont  en  général  si  superficiels. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE    PHYLLOXERA.  81 

incantation,  ou  s'est  rendu  coupable  de  sortilèges,  qu'il  soit 
puni  de  mort.  »  Tant  il  est  vrai  que  l'homme  reste  toujours 
un  peu  le  même  sous  tous  les  climats! 

Mais  ce  qui  au  fond  caractérise  ce  type,  c'est  son  sens  pra- 
tique, condition  nécessaire  ou  résultat,  si  l'on  préfère,  de  ses 
pratiques  commerciales.  Le  Saintongeais  est  essentiellement  po- 
sitif, ennemi  des  utopies,  mais,  par  contre,  il  manque  d'imagina- 
tion. Ce  qu'il  aime  par-dessus  tout,  c'est  la  belle  et  saine  réalité. 
Dans  son  histoire  c'est  bien  ainsi  qu'apparaît  la  Saintonge. 
Pendant  tout  le  moyen  âge,  et  même  jusqu'à  Louis  XIV,  quelle 
instabilité  politique.  C'est  la  coquette  à  qui  l'on  fait  des  avances. 
Elle  les  accueille  d'autant  mieux  qu'elles  se  traduisent  par  des 
avantages  plus  marqués.  Elle  est  peut-être  bien  de  cœur  avec  le 
roi  de  France,  mais  elle  n'a  garde  de  faire  mauvaise  figure  aux 
Anglais  qui  l'enrichissent  de  leur  commerce.  Elle  ouvrira,  en 
définitive,  les  portes  de  ses  villes  à  qui  lui  offrira  le  plus  de  pri- 
vilèges. 

Ce  sens  pratique,  ce  bon  sens  est  ce  qui  apparaît  de  plus 
frappant  dans  ses  individualités  marquantes,  même  si  elles 
font  de  la  politique  :  Régnault  de  Saint-Jean  d'Angely,  par 
exemple,  et  Dufaure.  «  11  entendait  mieux  que  ses  prédécesseurs 
le  pratique  et  le  positif  des  affaires1,  »  dit  du  premier  l'abbé 
de  Montgaillard.  Pour  le  second,  nous  le  montrerons  bientôt. 

A  ce  sens  pratique,  il  faut  ajouter  beaucoup  de  calme,  de 
froideur  même,  une  certaine  lenteur  qui  n'est  souvent  que  de 
la  dissimulation.  Ces  traits  de  son  caractère  frappent  même  les 
archéologues,  qui  en  général  se  piquent  peu  de  psychologie  : 
«  Un  des  historiens  qui  ont  le  mieux  observé  le  caractère  gau- 
lois a  porté  ce  jugement  :  «  un  esprit  franc,  impétueux,  ouvert 
à  toutes  les  impressions,  éminemment  intelligent,  mais  aussi 
une  mobilité  extrême,  beaucoup  d'ostentation  et  de  vanité, 
avec  une  singulière  aptitude  à  parler,  argutc  loqui2.  »  Sans 
doute   les   Santons  ne  ressemblaient  guère  aux   autres    tribus 

1.  Abbé  de  Montgaillard,  Histoire  de  France,  p.  i59.  Disons  toutefois  que  Ré 
Hiiault  n'était  pas  Saintongeais  d'origine. 

2.  Tohnay-Charente  cl  le.  Canton,  parMédéric  Brodu,  curé  doyen,  t.  r,  p.  21. 

6 


Si  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

kimriques,  à  moins  que  ce  ne  soient  les  Saintongeais  d'aujour- 
d'hui, qui  ne  ressemblent  plus  aux"  Santons  d'autrefois.  En 
effet,  le  Saintongeais  en  général,  et  le  Charentais  en  particu- 
lier, est  au  contraire  lent  et  ne  s' impressionne  ni  facilement,  ni 
vivement.  Il  aime  suivre  le  torrent  des  idées  et  des  événements, 
et  ne  s'aventure  jamais  en  tète  de  ligne.  Sa  «  vanité  »  native, 
se  contient  toujours  dans  le  fourreau  de  la  prudence.  Pour 
n'être  pas  moins  intelligent  que  les  autres,  il  est  toutefois 
moins  pétillant.  En  fait  de  franchise,  il  veille  surtout  à  ne  pas 
se  compromettre .  » 

Les  caractères  naturels  de  la  race  ont  été  déformés  ici  par 
l'influence  du  travail. 

Ces  traits  font  trancher  fortement  nos  Saintongeais  sur  leurs 
voisins  bordelais.  Si  nous  voulions  caractériser  cette  différence, 
nous  dirions  :  les  uns  ont  une  intelligence  de  surface,  éclatant  en 
mots  heureux,  en  réparties  vives  et  spirituelles;  les  autres,  une 
intelligence  de  fonds;  elle  jette  moins  d'éclat,  mais  elle  est  plus 
solide  peut-être.  Dans  les  foires,  l'allure  froide  du  SaintoDgeais 
impressionne  vivement  le  Méridional.  11  le  redoute,  lui  adresse 
des  plaisanteries,  des  injures  quelquefois,  le  traite  de  «  Nor- 
mand »,  puis  finit  par  se  laisser  emporter  par  sa  verve,  le  plaisir 
de  bien  causer  et  en  arrive  finalement  à  dévoiler  sa  pensée  et 
à  se  faire  «  rouler  ». 

L'apparente  lourdeur  de  nos  gens,  cette  lenteur  voulue,  cache, 
il  ne  faut  pas  en  être  dupe,  une  grande  finesse.  Ils  comprennent 
admirablement  ce  que  vous  leur  dites,  mais  sans  en  avoir  l'air, 
vous  laissant  expliquer  de  nouveau  une  affaire,  qu'ils  ont  saisie 
du  premier  coup.  Leur  esprit  est  vif,  souvent  gai,  volontiers 
railleur,  mais  avec  prudence.  Rien  de  commun  que  les  apparences 
avec  les  Poitevins  plus  patriarcaux,  et  bien  plus  lourds  et  de 
corps  et  d'esprit. 

Un  distingué  publiciste,  M.  Jérôme  Bugeaud,  nous  fournit  une 
bien  curieuse  vérification  de  cette  constatation  avec  la  chanson. 
11  s'esl  amusé  à  suivre  certains  chants  à  travers  la  France,  de  ces 
chants  dits  populaires  qui  expriment  en  quelque  sorte  l'âme  pro- 
fonde de  la  nation.  Il  a  noté  les  transformations  que  leur  faisaient 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE   PHYLLOXERA.  83 

subir  les  différents  pays  qui  les  adoptaient1.  «  Écoutez,  dit-il,  une 
chanson  du  Bocage,  chanson  lente  et  mélancolique,  lente  comme 
l'esprit  môme  du  Bocain;  suivez-la  à  travers  les  pays,  vous  la 
verrez  se  dégourdir  dans  la  plaine  poitevine;  plus  loin  en  Sain- 
tonge,  vous  la  rencontrerez  décidément  gaie,  troussée  à  la  mode 
de  l'endroit...  »  Et  l'auteur  montre  en  effet  de  curieuses  adapta- 
tions de  ces  chansons  aux  milieux  qui  les  font  leurs. 

Écoutons-en  certaines.  Elles  en  disent  long  sur  l'état  d'âme  de 
nos  Saintongeais.  Ils  ne  sont  pas  nés  guerriers  certes.  Tout  leur 
passé  les  montre  paysans,  et  paisibles  paysans;  ils  savent  qu'ils 
n'ont  rien  à  gagner  aux  batailles  et  aux  pillages,  et  le  vieux 
Saintongeais  dira  : 

Sais-tu  compère  que  tchieu  baron  d'Ars  - 

Amasse  soudine  et  soudards, 

I  disant  qu'ol  et  pre  aller  en  Périgord 

Pre  assiéger  un  chatiau  fort; 

01  est  benn  mieux  leu  talents 

De  roïner  les  pauvres  pesants. 

0  l'y  avait  in  grand  malingreux 

Qui  me  dit  :  «  Tue  moi  in  de  thielés  bœufs 

J'en  veux  manger  la  langue...  » 


Ces  mêmes  idées,  son  petit-fils  les  exprimera  de  façon  plus 
discrète  et  plus  sentimentale  : 


1.  Jérôme  Bugeaud,  Chansons  populaires  des  provinces  de  l'Ouest:  Poitou, 
Saintonge,  Aunis  et  Angoumois.  —  Ouvrage  très  curieux  et  très  instructif  au  point 
de  vue  social. 

Certaines  de  ces  chansons,  nées  on  ne  sait  où,  se  répandent  ensuite  dans  toute 
la  France,  mais  en  se  modifiant  avec  les  pays  où  elles  passent. 

2.  Sais-tu,  compère,  que  ce  baron  d'Ars 

Amasse  soudine  et  soudarls. 

Us  disent  que  c'est  pour  aller  en  Périgord 

Pour  assiéger  un  château  for!, 

C'est  bien  mieux   leur  talent 

De  ruiner  les  pauvres  paysans. 

Il  \  avait  un  grand  malingreux 

Qui  me  dit  :  «  Tue-moi  un  de  ces  bœufs. 

J'en  veux  manger  la  langue » 


«Si  LIS   TYPE    SA1NT0NGEAIS. 

Jp.  viens  d'apprendre  une  triste  nouvelle 
Qui  m'a  bien  chagriné  le  cu'ur, 
II  m'y  faut  partir  tout  à  l'heure 
Pour  aller  servir  Louis-Philippe. 

Il  part,  mais  le  souvenir  de  sa  belle  le  fait  déserter... 

N'y  a  ni  gendarmerie 
Ni  nationaux 

M'empêcher  d'voir  ma  mie, 
Sous  les  ormeaux. 

Il  s'évade  et  va  frapper  à  la  porte  de  sa  mie  qui  lui  demande 
s'il  a  un  congé. 

Je  l'ai  sous  la  semelle 
De  mes  souliers, 
Du  bout  de  ma  carabine 
Je  le  défendrai. 


Mais  poursuivons  notre  analyse.  On  est  assez  d'accord  pour 
reprocher  aussi  à  notre  type  son  indécision  qui  nuit  aux  mieux 
doués  et  paralyse  souvent  les  meilleures  qualités.  Cette  consta- 
tation est  fort  exacte,  nous  l'avons  souvent  vérifiée.  A  force  de 
prudence,  nos  Saintongeais  pèsent  trop  bien  le  pouretle  contre, 
et  finalement  ne  savent  plus  se  décider.  Joignez-y  une  certaine 
mollesse,  une  certaine  indolence  naturelle,  et  il  n'est  pas  éton- 
nant qu'ils  arrivent  souvent  à  l'irrésolution,  et  à  l'amour  du  chan- 
gement. Notre  type,  pour  cette  raison,  manquera  d'esprit  de  suite, 
de  volonté.  On  a  attribué  la  mobilité  française  à  l'influence  celti- 
que; si  cela  est  exact,  il  n'est  pas  étonnant  que  nous  retrouvions 
ce  trait  dans  le  Saintongeais  qui  en  a  de  si  fortes  racines.  Or,  sou 
travail  habituel  n'a  pu  modifier  cet  état  d'esprit.  En  effet,  son 
commerce  fait  de  petits  trucs,  de  petits  procédés,  de  marchan- 
dages, d'hésitations,  était  bien  impuissant  à  modifier  ses  ten- 
dances naturelles. 

Toute  cette  étude  a  montré  que  le  Saintongeais  était  un 
petit  paysan  adonné  à  une  riche  spécialisation,  le  rendant  sinon 
très  apte  au  commerce,  du  moins  très  apte  à  le  comprendre. 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE   PHYLLOXERA.  8a 

Cette  diffusion  générale  de  l'esprit  commercial  qui  nous  a  servi 
à  expliquer  bien  des  traits  de  notre  type,  va  nous  permettre 
encore,  d'expliquer  certaines  de  ces  qualités,  et  de  comprendre 
aussi  pourquoi  certaines  autres  lui  font  défaut. 

D'une  race  essentiellement  pratique,  il  manquera  d'imagina- 
tion, souvent  même  d'idéal,  et  ses  types  supérieurs  ne  réussiront 
jamais,  à  de  très  rares  exceptions  près,  ni  dans  les  lettres,  ni 
dans  les  arts.  Beaucoup  sont  très  intelligents,  certes,  ils  com- 
prennent et  admirent  les  chefs-d'œuvre,  mais  ils  n'arrivent  point 
à  en  créer  :  dilettantes  supérieurs  souvent,  mais  dilettantes, 
cependant. 

Déjà  Dulaure  constatait  le  fait  :  «  Il  y  a  peu  de  Saintongeais 
qui  réussissent  dans  les  lettres  ',  »  écrit-il. 

Rien  d'instructif  à  ce  point  de  vue,  comme  la  liste  des  grands 
hommes  de  la  Charente  et  de  la  Charente-Inférieure.  Nous  la 
prenons  dans  la  Géographie  de  Joanne  ~,  où  elle  est  assez  com- 
plète. 

Une  première  constatation  s'impose  :  c'est,  d'une  manière  gé- 
nérale, l'extrême  pénurie  de  la  Saintonge  au  point  de  vue  litté- 
raire. Il  y  a  là  un  fait  indéniable.  Une  deuxième,  c'est  que  les 
quelques  noms  connus  — la  célébrité  des  autres  ne  dépasse  pas 
en  général  les  limites  de  leur  province  —  sont  précisément 
d'Angoulème  ou  de  La  Rochelle. 

Angoulême  semble  plus  spécialement  le  berceau  des  littéra- 
teurs 3,  La  Rochelle  celui  des  peintres. 

Mais  si  Angoulême  est,  administrativement,  le  chef-lieu  du 
département  de  la  Charente,  socialement,  nous  l'avons  montré, 
elle  n'est  pas  en  Saintonge. 

Le  type  saintongeais  ne  s'étend  pas  jusque-là.  A  partir  de 
Cognac,  la  vigne  cesse  d'être  la  culture  principale.  Dans  les 
«  cantons  froids  »,  elle  disparaît  même  complètement.  L'aspect 
du  sol  change,  le  calcaire  disparaît  et  les  massifs  granitiques 

1.  Dulaure,  Descrip.  de  la  Saintonge,  p.  26t.  «  Les  Saintongeais,  écrit-il  ailleurs, 
sont  spirituels,  mais  peu  zélés  pour  les  lettres,  quoique  jaloux  de  réputation. 

'.  Joanne,  Géographie  dr  lu  Charente,  et  Géographie  delà  Charente-Inférieure. 

:s.  Citons  Marguerite  de  Valois,  de  Balzac,  elc.  On  peut  j  rattacher  La  Rochefou- 
cauld, né  dans  la  ville  du  même  nom. 


86  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

font  leur  apparition.  L'herbe,  puis  la  châtaigne  deviennent 
dominantes,  et  l'on  a  des  populations  plus  pastorales,  plus 
communautaires,  plus  idéalistes  enfin,  et  partant,  plus  littéraires. 
Elles  n'ont  presque  rien  de  commun  avec  ce  type  commerçant, 
pratique  et  méfiant  du  paysan  saintongeais,  et  immédiatement 
le  contre-coup  s'en  fait  sentir  en  littérature. 

La  Rochelle?  Mais  c'est  l'Aunis  et  non  plus  la  Saintonge.  Et 
cette  petite  province  avait  sa  physionomie  si  marquée,  si  tran- 
chée, qu'elle  avait  subsisté  comme  division  administrative  jusqu'à 
la  fin  de  l'ancien  régime.  Est-il  étonnant  qu'elle  se  différencie 
un  peu  de  la  Saintonge  à  ce  point  de  vue?  Non,  si  l'on  pense 
surtout  à  l'influence  de  la  capitale,  de  La  Rochelle,  assez  grande 
ville,  et  surtout  vieille  ville,  pleine  de  souvenirs,  ayant  une  po- 
pulation instruite,  cultivée  (les  sociétés  de  beaux-arts,  sciences  et 
belles-lettres  y  étaient  nombreuses),  jouissant  du  spectacle  de  la 
mer,  et  de  certaines  conditions  climatériques  que  nous  aurons  à 
noter. 

Mais  un  examen  plus  attentif  de  ces  artistes,  de  leur  genre  de 
talent  et  de  ses  caractéristiques  montre  vite  que  leur  existence 
elle-même  ne  crée  point  une  différence  aussi  grande,  qu'on 
aurait  pu  le  croire  tout  d'abord,  entre  l'Aunis  et  la  Saintonge.  Kl 
cela  n'est  pas  très  surprenant.  La  Rochelle  a  évidemment  été  très 
influencée  par  la  Saintonge.  Elle  en  a  été  en  quelque  sorte  l'épa- 
nouissement, la  floraison  commerciale  et  maritime.  Les  gens 
d'Aunis  présentent  de  profondes  analogies  avec  les  Saintongeais, 
car  ils  étaient,  eux  aussi,  des  vignerons,  plus  exclusivement 
même  que  les  Saintongeais. 

Aussi  n'cst-il  pas  remarquable  que  le  grand  homme  »<  litté- 
raire »  de  l'Aunis  ne  soit  en  général  ni  un  pur  littérateur,  ni 
un  poète,  —  il  y  a  évidemment  quelques  exceptions,  —  mais  un 
historien.  Un  historien,  c'est-à-dire  un  écrivain  qui,  par  défini- 
tion, ne  doit  pas  inventer,  mais  raconter,  <•!  chez  qui  l'imagi- 
nation pourrait  même  être  un  grand  défaut. 

Son  «grand  homme  •>  habituel,  est  le  savant';  mathémati- 

i.  Citons  :1e  physicien  Réaumurjle  mathématicien  Désaguliers;  Montalembert,  le 
grand  ingénieur  militaire,  fondateur  do  Ruelle  :  Coulomb,  le  célèbre  physicien  ;  Bouil- 


LA   SAINTONGE   AVANT   LE   PHYLLOXERA.  87 

cien,  physicien,  naturaliste,  voire  même  médecin.  Ce  caractère, 
positif,  précis,  pratique,  du  Saintongeais,  est  si  puissant,  qu'il 
rayonne  au  loin  autour  de  lui,  et  marque  de  son  empreinte, 
non  seulement  les  individualités  puissantes  de  son  propre  pays, 
mais  aussi  celles  des  pays  circumvoisins  :  l'Aunis,  et  l'Angou- 
mois  même. 

Son  grand  homme  sera  aussi  l'homme  de  guerre,  et  plus  spé- 
cialement le  marin,  cela  s'explique  par  l'influence  de  la  mer 
qui  baigne  si  largement  ses  côtes. 

On  trouvera  aussi  des  explorateurs,  Champlain,  René  Caillé, 
et,  de  nos  jours,  Trivier,  et  Henri  Coudreau,  né  à  Sonac,  arron- 
dissement de  Saint-Jean-d'Angély,  en  1 859,  d'abord  clerc  de  no- 
taire, puis  professeur  et  finalement  explorateur  de  la  Guyane, 
du  Maroni  et  du  Tumac-Ilumac,  etc.. 

Il  s'agit  là  de  professions  ou  de  spécialités  dans  lesquelles, 
ce  qui  est  le  plus  nécessaire,  ce  sont  des  qualités  d'ordre,  de 
précision,  de  positif,  de  sang-froid,  disons  même  de  froideur, 
qui  sont  précisément  l'apanage  de  nos  gens. 

Le  Saintongeais  aime  également  aussi  beaucoup  le  droit,  et 
les  situations  qui  s'y  rattachent.  Aussi  dans  son  pays  est-il  vo- 
lontiers plaideur,  et  quand  il  en  sort,  recrute-t-il  beaucoup  les 
professions  qui  en  dépendent  :  les  clercs  d'avoués  et  de  notaires 
saintongeais  sont  très  nombreux  et  très  estimés  à  Paris.  Ils  ont 
précisément  les  qualités  nécessaires  à  cet  emploi.  Mais,  par 
suite  de  son  manque  d'imagination,  de  sa  défiance  de  la  gé- 
néralisation, le  Saintongeais  ne  s'est  pour  ainsi  dire  jamais 
élevé,  ni  dans  le  présent  ni  dans  le  passé,  au  type  du  grand  juris- 
consulte. A  noter  sur  ce  point,  la  différence  entre  la  Saintonge 
et  l'Auvergne. 

Nous  disons  qu'il  réussissait  bien  dans  la  médecine.  Aussi  au 
moment  de  l'exode  amené  par  le  phylloxéra,  s'est-il  lancé  à  corps 
perdu  dans  cette  carrière.  De  nombreux  professeurs  à  la  Faculté 
de  Médecine  de  Paris  ou  de  Bordeaux  sont  Saintongeais.  Quant 


laud,  le  célèbre  médecin,  etc.  Il  serait  difficile  peut-être  de  leur  oppose i  des  littéra 
leurs  aussi  célèbres. 


88  LE    TYPE   SAINT0NGEA1S. 

au  nombre  des  médecins  parisiens  originaires  de  ce  pays,   les 
deux  petits  faits  suivants  en  donneront  une  idée  : 

«  Au  mois  d'avril  dernier,  lisons-nous  dans  un  ancien  journal  du 
pays,...  il  s'est  fondé  à  Paris,  sur  l'initiative  de  M.  le  docteur  N... 
de  Courcoury  (Ch.-Inf.  ,  une  association  fort  originale,  celle  des 
médecins  charentais  résidant  dans  la  Seine  et  Seine-et-Oise. 
Elle  compte  déjà  73  membres  parmi  lesquels...  »  Un  souvenir 
personnel,  maintenant.  Nous  avons  assisté  une  fois  à  une  fête 
donnée  par  une  association  de  Charentais  à  Paris.  Nous  nous 
amusâmes  à  compter  les  médecins  et  leurs  familles  qui  y  asvjs- 
taient.  Ils  faisaient,  à  eux  seuls,  presque  la  moitié  de  l'assistance. 

Le  Saintongeais  émigrera  donc  en  général,  s'il  appartient  à 
la  bourgeoisie,  même  petite,  dans  les  carrières  libérales  supé- 
rieures: droit,  médecine,  armée,  fonctionnarisme  élevé.  On  en 
trouve  peu,  par  exemple,  comme  instituteurs.  De  même  s'il  émi- 
gré comme  ouvrier,  ce  sera  dans  certains  métiers  très  avanta- 
geux, difficiles,  prisés  qui  demandent  une  certaine  intelligence, 
et  une  certaine  éducation  professionnelle,  comme  celui  de 
charpentier.  Ceux  de  ce  pays-ci  sont  tellement  réputés,  qu'ils 
ont  donné  le  nom  de  leur  pays  à  la  profession.  A  Paris,  Sain- 
tonge  est  synonyme  de  charpentier,  comme  Limousin  de  maçon. 
Or,  le  charpentier  gagne  en  général  dans  cette  ville  I  franc 
àl  fr.  -25  l'heure,  c'est-à-dire  de  8  à  10  francs  par  jour. 

Pour  en  terminer  avec  les  «  cultures  intellectuelles  »,  il  faut 
nous  expliquer  un  peu  sur  la  peinture.  Il  semble  que  ce  soit 
l'art  pour  lequel  le  Saintongeais  en  général,  et  le  Rochelais  en 
particulier,  soit  le  mieux  doué. 

N'y  a-t-il  pas  là  une  contradiction  inexplicable  avec  ce  que 
nous  disions  du  peu  de  succès  de  notre  type  dans  les  arts? 

Non.  D'abord  parce  que,  de  tous  les  arts,  la  peinture  est  peut- 
être  celui  qui  demande  le  moins  d'imagination  l,  ou  tout  au 
moins,  qui  supporte  le  mieux,  le  manque  d'imagination  chez 
l'artiste.  Souvent,  un  tableau  n'est  que  la  nature  à  travers  un 
tempérament   d'artiste;  c'est   Ja    réalité,  vue,  interprétée»,  nio- 

l.  Su  contraire,  la  musique  est  un  art  essentiellement  Imaginatif.  Aucun  musicien. 
c'est  a  noter,  ni  grand  ni  petit,  ne  ligure  sur  notre  liste  des  grands  hommes. 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE    PHYLLOXEBA.  89 

difiée  par  lui.  Il  y  a  là  un  effort  dont  le  Saintongeais  est  par- 
faitement capable,  car  il  est  fort  sensible  à  la  beauté,  et  à  la 
poésie  des  choses. 

Mais  c'est  la  répartition  des  peintres  sur  l'étendue  de  la  Sain- 
tonge et  de  l'Aunis  qui  va  nous  donner  la  clé  du  problème. 
Presque  point  de  noms  dans  le  centre  de  la  Saintonge.  La  Ro- 
chelle domine  encore,  et  presque  exclusivement;  avec  elle,  il  y  a 
les  côtes,  les  lies  de  l'Océan,  l'ile  d'Oléron,  et  surtout  File  de  Ré. 
La  Rochelle  domine  et  par  le  nombre  et  par  la  qualité  avec  les 
deux  plus  célèbres,  Fromentin  et  Bouguereau.  Sur  la  côte,  le 
travail  dominant  n'est  plus  le  même;  la  nature  y  offre  aussi  des 
nuances  plus  fines  et  plus  délicates. 

Sans  doute  le  développement  de  la  richesse  en  Saintonge 
aurait  pu  amener  une  floraison  artistique  consécutive,  en  créant 
des  loisirs  à  ses  habitants,  en  leur  donnant  la  possibilité  de 
cultiver  les  arts.  Il  n'en  a  rien  été,  pour  les  raisons  que  nous 
connaissons  ;  le  type  y  avait  peu  de  penchant.  Et  si,  dans  ces 
dernières  années,  on  assiste  à  une  sorte  d'éclosion  artistique  sur 
le  mérite  de  laquelle  il  est  encore  difficile  de  se  prononcer, 
ce  n'est,  en  définitive,  qu'après  la  ruine,  lorsque  la  perte  du 
vignoble,  qui  permettait  aux  gens  de  vivre  tranquillement, 
presque  sans  travail,  les  forcera  à  sortir  de  chez  eux  et  à  ga- 
gner leur  vie  un  peu  de  toutes  façons.  Combien  en  avons-nous 
vu,  à  Paris,  de  ces  jeunes  gens  essayant  de  réussir  soit  dans  les 
lettres,  soit  dans  les  arts,  soit  dans  la  médecine,  soit  dans  le 
droit,  souffrant  de  la  dure  concurrence  de  ce  milieu  encombré, 
qui  nous  disaient  :  «  Ah!  moi,  si  la  vigne  n'avait  pas  mauqué, 
je  serais  encore  dans  ma  Saintonge,  bien  plus  tranquille  et  bien 
plus  heureux  ». 

Il  faisait  trop  bon  vivre  autrefois,  en  effet,  du  temps  de  la  vi- 
gne, dans  cette  aimable  Saintonge.  Ses  horizons  un  peu  bornés 
mais  si  moelleux,  son  air  un  peu  épais,  mais  si  doux,  tout  inci- 
tait ses  habitants  à  l'amour  du  bien-être,  au  câline  de  Fàme 
comme  des  sens.  Point  ici  de  ces  grands  horizons,  de  ces  grands 
spectacles  de  la  nature  qui  émeuvent  l'homme,  le  font  rentrer 
•  •il  lui-même  et  développent  ses  facultés  imaginatives  el  créa- 


90  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

trices.  La  Saintonge  est  trop  un  pays  de  juste  milieu,  de  tran- 
sition aussi  entre  le  Nord  et  le  Midi.  LYune  y  est  tout  naturel- 
lement inclinée  vers  une  vague  mélancolie. 

Rien  de  heurté  dans  l'œuvre  de  ses  écrivains,  rien  ne  criard 
ou  de  trop  lumineux  môme.  Comme  à  plaisir,  ils  ont  effacé  ce 
quelle  pouvait  avoir  de  trop  brillant.  Leur  grand  charme,  et 
c'est  en  cela  qu'ils  expriment  bien  l'âme  du  pays,  c'est  précisé- 
ment de  s'être  plu  dans  les  demi-teintes,  dans  les  nuances  déli- 
cates, dans  des  sentiments  discrets  et  comme  de  bon  goût. 

Et  si  l'on  analyse  d'un  peu  plus  prés  le  genre  des  trois  grands 
artistes  de  ce  pays,  nous  voulons  parler  de  Fromentin,  de  Bougue- 
reau  et  de  Loti,  on  voit  de  suite  qu'ils  n'échappent  pas  à  ce  carac- 
tère général  du  Saintongeais,  ils  ne  sont  rien  moins  que  des  ima- 
ginatifs.  Ils  ont  raconté  ou  reproduit  ce  qu'ils  yoyaient,  souvent 
avec  un  rare  bonheur  d'expression,  une  précision  et  une  netteté 
admirables;  ils  ont  pu  aussi  noter  avec  une  merveilleuse  sensi- 
bilité leurs  impressions  les  plus  délicates  que  leur  inspiraient 
les  hommes  et  les  choses.  Mais  quelle  faible  part  l'imagination 
joue  dans  leurs  œuvres! 

On  est  unanime  à  reprocher  à  Bouguereau  son  manque  d'i- 
magination, qui  l'a  fait  si  souvent  tomber  dans  la  froide  allé- 
gorie. Comparez  aussi,  à  ce  point  de  vue,  l'a;uvre  comme  pein- 
tre de  Fromentin  avec  celle  de  Gustave  Moreau.  Qu'y  a-t-il  de 
plus  instructif  que  cette  profonde  différence  dans  le  choix  de 
leurs  sujets,  Gustave  Moreau  étant  lui  avant  tout  et  surtout  un 
imaginatif,  Fromentin,  au  contraire,  n'ayant  peint,  on  peut  le 
dire,  à  peu  près  que  ce  qu'il  voyait,  et  les  ressemblances  pro- 
fondes de  leurs  procédés  picturaux. 

Et  Loti?  N'est-il  pas,  lui  aussi,  profondément  Saintongeais  à  ce 
point  de  vue,  malgré  l'influence  de  son  métier,  malgré  la  mer? 
Est-il  possible  de  mieux  se  plaire  dans  les  récits  de  choses  sim- 
ples, vraies,  vécues?  Analyser  son  talent,  son  charme  si  parti- 
culier, nous  ne  l'essaierons  pas.  Jules  Lcmaitre  lui-même  j  a 
renoncé,  préférant  s'abandonner  au  plaisir  de  le  goûter,  sans 
en  chercher  les  raisons.  Mais  combien  précieux  l'aveu  qui 
tombe  de  sa  bouche,    et  comme   nous  pouvons  bien  le    coin- 


LA    SAINTONGE    AVANT    LF.    PHYLLOXERA.  (.tl 

prendre,  nous  autres  qui  connaissons  maintenant  le  fort  et  le 
faible  du  Saintongeais.  Il  proclame  Loti,  un  très  grand  écri- 
vain, et  il  a  bien  raison,  mais  il  est  fort  embarrassé  quand 
il  lui  faut  dire  pourquoi.  «  Qu'y  a-t-il  donc,  dans  ces  histoires 
de  Loti?...  Vous  n'y  trouverez  ni  drames  singuliers  ou  puissants, 
ni  subtiles  analyses  de  caractères,  puisque  tout  s'y  réduit  à 
des  amours  suivies  de  séparations,  et  que  les  personnages  y 
ont  des  âmes  fort  simples.  Beaucoup  de  livres  anciens  ou  ré- 
cents supposent  un  tout  autre  effort  de  pensée,  d'invention  ou 
d'exécution...  »  Et  sous  la  plume  de  M.  Henri  de  Noussanne,  dans 
Y  Écho  de  Paris  du  20  août  1907  sous  le  titre  Pierre  Loti  à  Hen- 
daye  :  «  Il  faut  voir  dans  son  milieu,  ce  maitre  écrivain  dont  le 
génie  doit  tout  à  la  nature.  Son  œuvre  entière  le  refléchit  et 
reflète  en  même  temps  de  fortes  passions  et  de  sublimes  ta- 
bleaux. Elle  ne  sort  que  de  lui-même  qui  n'a  pu  penser,  con- 
cevoir, exprimer,  écrire  qu'après  avoir  vu,  senti,  aimé,  souffert. 
Il  ri  imagine  pas,  et  ri  invente  point,  il  vit... 

Et  s'il  nous  fallait  maintenant,  pour  terminer,  illustrer  par  un 
exemple  ce  que  nous  avons  dit  du  Saintongeais,  choisir,  parmi 
ses  hommes  célèbres,  celui  qui  nous  parait  le  mieux  résumer, 
à  presque  tous  les  points  de  vue,  les  qualités  et  les  défauts  de 
la  race,  nous  choisirions  volontiers  M.  Dufaure. 

Suivant  nous,  il  serait  celui  en  qui  l'on  reconnaît  le  mieux 
«  ce  Vigneron  arrivé  »  qu'est,  en  définitive,  le  vrai  Saintongeais. 

On  connaît  le  grand  rôle  qu'il  a  joué,  comme  avocat,  orateur, 
et  homme  d'État.  Nous  aurions  aimé  à  le  raconter  ici.  Mais,  outre 
que  cela  nous  eût  entraîné  un  peu  loin,  on  aurait  pu  nous  re- 
procher d'avoir  dépeint  Dufaure,  non  comme  il  était  en  réalité, 
mais  comme  nous  aurions  voulu  qu'il  fût;  ;iussi  nous  conten- 
tons-nous —  nos  lecteurs  n'y  perdrons  certes  rien  —  à  donner 
une  partie  du  magistral,  mais  trop  court  portrait,  qu'en  a  brossé 
M.  E.  Faguet.  On  verra  mieux,  dans  les  traits  qu'il  lui  prête, 
tout  ce  qu'il  avait  vraiment  de  Saintongeais,  et,  après  les  expli- 
cations que  nous  avons  données,  on  comprendra  également,  et 
c'estla  vraiment  une  des  partiesles  plusintéressantcs  de  la  science 
sociale,  pourquoi  il  était  ainsi,  et  non  pas  autrement.  «  Dufaure 


9:2  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

était  le  grand  bourgeois  d'autrefois  '  ;  il  a  jusqu'à  nos  jours  perpé- 
tué la  tradition  de  la  vieille  grande  bourgeoisie  française, probe, 
chaste,  vigoureuse,  têtue,  de  rude  écorce,  de  fonds  savoureux  et 
presque  tendre,  peu  ouverte  aux  arts,  imperméable  aux  utopies, 
se  défiant  des  idées  générales,  très  amoureux  de  beau  langage 
et  d'esprit  caustique,  très  capable  de  désintéressement,  aimant 
l'aisance,  méprisant  la  riebesse,  sceptique  sur  la  forme  de  gou- 
vernement, intraitable  sur  certaines  idées  un  peu  étroites, 
mais  claires,  de  liberté  individuelle  et  d'ordre  public,  et  voyant 
volontiers  son  horizon  borné  du  palais  de  justice  à  la  Chambre 
des  députés,  et  à  un  confortable  pigeonnier  provincial.  » 

«  Cette  maison  de  Vizelles2,  pauvre,  étroite,  mais  solide  et 
douce,  d'où  se  découvrait  un  horizon  borné  de  vignes  et  de  petits 
bois,  d'où  l'on  partait  quelquefois  pour  aller  voir  la  mer  assez 
proche,  ou  pour  visiter  quelques  vieux  amis  dans  la  grande 
ville  de  ce  pays-là  —  c'est  Bordeaux  —  Dufaure  l'aimait  d'une 
piété  grave,  profonde  et  un  peu  triste.  Il  y  connut  la  sainte 
pauvreté,  l'épargne,  l'affection  inquiète  que  son  père,  un  peu 
déchu,  plaçait  sur  la  tête  de  l'enfant.  Cette  maison  le  lit  un  peu 
à  son  image.  Plus  tard,  il  la  fit  à  la  sienne,  et  ce  fut  un  portrait 
bien  fidèle  et  bienjuste.  »  Et  l'auteur  de  l'article  de  la  Revue  de 
Saintonge  ajoute  :  «  On  a  vu  dans  Dufaure,  l'orateur  public, 
l'avocat,  l'homme.  Qui  nous  donnera  Dufaure  Saintongeais?  Qui 
nous  le  montrera  dans  son  intérieur,  au  milieu  de  cette  cam- 
pagne charentaisc ,  sans  grands  horizons,  sans  montagnes, 
paysan  cultivant  son  patrimoine,  ne  sacrifiant  ni  aux  grâces  ni 
à  la  popularité,  d'une  probité  austère,  d'une  droiture  inflexible, 
Y  esprit  satirique  et  mordant,  d'une  foi  chrétienne  vive,  chantant 
le  Credo  au  lutrin  avec  les  paysans  de  Grezac,  aimant  un  peu  à 
mystifier  les  importuns  et  les  solliciteurs  par  un  extérieur 
plus  que  modeste  et  sa  simplicité  rustique!  —  Eh!  bonhomme, 
où  est  M.  Dufaure?  —  C'est  moi.  Monsieur.  » 

1.  Revue  du  Palais,  Ier  n°,  année  1897,  cité  /,""  v  </<.*  Archives  1897,  i.  XVII, p.  180. 

2.  \  izelles  près  Cozès.  en  pleine  Saintonge. 


'    V 

LA  CRISE  PHYLLOXERIQUE 


Les  traits  caractéristiques  de  notre  type  dégagés,  il  nous  reste 
à  le  juger;  que  vaut-il  socialement?  quelle  est,  en  définitive, 
l'influence  de  la  Vigne? 

Nous  avons  un  vigneron  intelligent,  rusé  même,  apte  au  com- 
merce. Mais  quelle  est  sa  capacité  pour  se  retourner  et  solu- 
tionner les  difficultés  qu'il  peut  rencontrer  sur  sa  route,  voilà 
une  question  qui,  en  science  sociale,  n'est  pas  toujours  facile  à 
résoudre. 

On  essaie  de  s'en  rendre  compte  par  plusieurs  moyens  :  en 
étudiant  la  prospérité  du  type,  et  surtout  sa  puissance  d'ex- 
pansion. Ici,  il  n'était  pas  besoin  de  beaucoup  chercher.  Notre 
étude  s'est  trouvée  placée,  à  un  des  tournants  de  l'histoire  du 
Saintongeais,  à  un  moment  où  il  venait  d'être  brusquement  et 
complètement  privé  de  sa  vigne.  Il  nous  était  facile  de  juger 
sa  capacité. 

La  vérité  nous  oblige  à  dire  qu'il  ne  se  montra  pas  des  plus 
brillants. 

On  le  comprend,  cette  richesse  considérable  et  si  facilement 
acquise,  cette  facilité  de  vivre  proverbiale  qui  attirait  en  Sain- 
tonge  les  populations  pauvres  de  l'Auvergne  et  du  Poitou  n'a- 
vaient pas  fait  de  la  petite  bourgeoisie  saintongeaise  un  type 
bien  résistant. 

Grâce  à  cette  prospérité  sans  pareille  qui  avait  coïncidé  ave< 


94  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

l'Empire,  les  fils  de  vignerons  étaient  devenus  de  petits  bour- 
geois résidant  encore ,  mais  ne  travaillant  plus  guère  eux- 
mêmes.  Ils  menaient  à  la  campagne  la  vie  de  riches  oisifs,  pas- 
sant leurs  temps  en  promenades,  en  chasses,  en  parties  de 
plaisir.  De  plus  en  plus,  ils  abandonnaient  les  habitudes  d'éco- 
nomie de  leurs  pères,  dépensant  largement  leurs  revenus,  des 
revenus  magnifiques,  qui  leur  faisaient  illusion  sur  l'impor- 
tance de  leur  capital,  et  surtout  la  façon  dont  ces  revenus  leur 
arrivaient.  Des  domestiques,  ou  des  fermiers  exploitaient  la  pro- 
priété; mais,  dans  ce  dernier  cas,  le  maître  se  réservait  tou- 
jours les  vignobles. 

On  vivait  dans  un  beau  rêve  d'or;  aussi  le  réveil  fut-il  ter- 
rible. Un  beau  jour,  un  peu  avant  1875,  on  s'aperçut  que,  sur  la 
vigne,  comme  épuisée  d'avoir  tant  donné,  et  depuis  si  long- 
temps, ne  poussaient  plus  les  longs  sarments  aux  pampres  verts, 
surchargés  de  raisins.  «  Du  verjus,  »  disaient  nos  vignerons 
avec  dédain  en  voyant  les  raisins,  et  quels  raisins,  petits,  secs, 
acides,  qui  pendaient  maintenant,  de-ci  de-là,  aux  maigres 
pousses.  —  «  Cela  passera  »,  disaient-ils  aussi,  et  ils  conti- 
nuaient leur  genre  de  vie,  sans  donner  un  soin  de  plus  à  leur 
vigne.  Et  ce  qui  passa,  ce  fut  la  vigne  elle-même. 

La  débâcle  fut  complète  et  terrible.  Depuis  quelques  années, 
ils  vivaient  en  empruntant  à  leurs  banquiers,  c'est-à-dire  à 
leurs  notaires,  escomptant  les  bonnes  années  futures.  Mais  les 
bonnes  récoltes  ne  devaient  plus  revenir.  Quelques  chiffres  pour 
donner  une  idée  des  pertes. 

En  1875,  la  dernière  bonne  année  ,  le  département  de  la 
Charente-Inférieure  produisit,  selon  1  Reclus,  7. -277. 150  hecto- 
litres de  vin,  et  celui  de  la  Charente,  4.521.000  hectolitres,  soit 
pour  laSaintonge  près  de  12  mi  liions  d'hectolitres.  Or,  en  1887, 
la  Charente-Inférieure  ne  produisait  plus  que  70.700  hectolitres 
de  vin,  à  peine  100.000  hectolitres  pour  l'ensemble  de  la  Sain- 

i.  Nouvelle  Géographie  universelle,  ■  la  France  »,  p.  51  i 

Selon  M.  Vivier,  ces  chiffres  seraient  encore  plus  considérables,  et,  en  I8'5,  la  recolle 
de  Saintonge  aurait  été  de  l  i  millions  d'hectolitres.  Voir  Rava/  l.r  Pays  du  Cognac, 
avec  la  collaboration  de  M.  A.  Vivier  pour  la  partie  commerciale,  Angouléme,  Co- 
quemard,  éditeur). 


LA    SAINTONGE   AVANT   LE    PHYLLOXERA.  93 

tonge.  Il  est  peu  d'exemple,  croyons-nous,  dune  calamité  s'a- 
battant  aussi  complètement  sur  un  produit  agricole.  On  le 
comprend,  la  valeur  des  terres  baissa  de  plus  de  moitié,  et  l'on 
ne  compta  plus  le  nombre  des  notaires  en  fuite,  ruinés  par  la 
ruine  de  leurs  clients. 

Cette  classe  aisée,  org-ueil  de  la  Saintonge,  disparut  en  un 
instant.  La  Vigne  avait  élevé  nos  gens;  elle  disparut,  ils  redevin- 
rent ce  qu'ils  étaient  auparavant,  de  très  petits  paysans;  et  c'est 
là  qu'il  fut  facile  de  saisir  sur  le  vif  l'influence  et  le  rôle  de  la 
vigne.  Quant  aux  grands  propriétaires,  ils  ne  furent  guère 
mieux  traités;  à  moitié  ruinés,  ils  trouvèrent  un  asile  dans  les 
carrières  libérales  et  dans  le  fonctionnarisme,  qui  prenaient,  à 
cette  époque,  un  essor  jusqu'alors  inconnu.  Depuis  le  bas  jus- 
qu'au haut  de  l'échelle  sociale,  ce  fut  la  curée  des  places.  Il  y 
eut  en  Saintonge  une  interversion  des  fortunes  aussi  curieuse 
que  complète.  Des  anciens  propriétaires  d'avant  le  phylloxéra, 
surtout  de  ceux  ayant  des  exploitations  de  50  à  100  hectares, 
bien  peu,  ont  pu  conserver  leurs  propriétés.  D'anciens  fermiers, 
des  boutiquiers  des  villes,  de  petits  banquiers  de  chefs-lieux,  ou 
de  cantons,  en  sont  aujourd'hui  propriétaires. 

Les  riches  paysans  et  les  paysannes  au  teint  fleuri  ont  dis- 
paru :  ces  dernières  maintenant  vont  travailler  dans  les  champs. 
Disparues  aussi  les  belles  coiffes  dont  les  rubans  claquaient  si 
joyeusement  au  vent.  Les  portes  des  maisons  blanches  s'ou- 
vrent moins  facilement  qu'autrefois;  et  si  l'on  y  pénètre,  de- 
vant les  vieux  meubles,  «  les  cabinets  »  et  les  dressoirs  aux 
antiques  assiettes,  on  a  la  sensation  d'être  devant  des  gens  qui 
autrefois  furent  riches,  autrefois  furent  heureux.  Et  ce  senti- 
ment augmente  quand,  revenu  malgré  lui  à  ces  anciennes  ha- 
bitudes de  générosité,  le  Saintongcais  vous  offre  timidement, 
avec  honte  presque,  quelque  rhum  acheté  chez  l'épicier  du 
village,  ou  un  peu  d'eau-dc-vie  nouvelle.  —  «  Ah!  Monsieur, 
si  vous  étiez  venu  autrefois  !  »  Et  devant  son  verre  qui  peste 
plein,  le  vieux  paysan,  songe,  mélancolique,  à  cet  autrefois  où,  sur 
les  «  collinettes  »  de  Saintonge,  la  vie  coulait  si  rianteet  sidouce. 

Et  les  patrons  de  la  Saintonge  ne  pouvaient-ils  donc  conjurer 


OG  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

la  crise?  Non,  les  vrais  patrons,  nous  l'avons  montré,  étaient  les 
commerçants.  Mais  ils  ne  pouvaient  rien  dès  le  début.  Quelques 
détails  sur  leur  manière  de  procéder  montreront  vite  par  où 
péchait  leur  patronage,  ce  qu'il  avait  d'incomplet.  Assis  der- 
rière leurs  comptoirs,  ils  n'étaient  pas  en  rapport  direct  avec  le 
producteur.  Bien  rarement  ils  achetaient  directement  les  eaux- 
de-vie;  en  tout  cas,  presque  jamais  ils  n'en  produisaient  eux- 
mêmes.  Leurs  agents  parcouraient  les  campagnes,  achetant  les 
quantités  dont  ils  avaient  besoin.  Leur  rôle,  important  certes, 
se  bornait  à  assurer  et  à  développer  les  débouchés.  Ils  s'étaient 
désintéressés  de  la  vigne  qu'ils  ne  connaissaient  pour  ainsi  dire 
pas,  et  généralement  dépourvus  eux-mêmes  d'exploitation  agri- 
cole, ils  étaient  incapables  d'apporter  une  solution  à  la  diffi- 
culté. Ils  ne  se  doutaient  pas  alors,  qu'un  jour  viendrait  où  ils 
distilleraient  les  eaux-de-vie  qu'ils  vendraient,  et  que,  souvent 
même,  ils  récolteraient  les  vins  nécessaires  à  la  distillation. 

La  brillante  spécialisation  disparue,  cette  vigne,  qui  faisait  la 
gloire  et  la  richesse  du  pays,  morte,  la  Saintonge  retombait 
presque  uniquement  sur  la  petite  culture  intégrale. 

Il  nous  faut,  avec  quelques  détails  maintenant,  examiner  les 
résultats  de  cette  petite  culture.  Très  peu  satisfaisants,  avons- 
nous  dit  déjà.  Cela  n'est  pas  {ait  pour  surprendre  les  lecteurs  de 
cette  Revue.  Il  est  utile  cependant  d'entrer  dans  quelques  dé- 
tails qui  permettront  de  mieux  juger  encore  notre  type.  Nos 
lecteurs  savent  déjà,  par  les  nombreux  cas  similaires  étudiés, 
que  le  morcellement  du  sol  ne  donne  pas  en  général  un  type 
social  bien  prospère,  ni  surtout  bien  résistant. 

En  bas  de  l'échelle  sociale,  point  de  ces  familles  solidement 
implantées  sur  le  sol,  vraiment  indépendantes  dans  leur  exploi- 
tation. Ici,  le  domaine  isolé  est  rare.  Avec  le  type  de  village  à 
banlieue  morcelée  si  fréquent,  les  propriétés  sont  divisées,  et 
en  fait  de  louage,  ce  qui  est  le  plus  fréquent,  c'est  le  louage 
parcellaire.  Le  paysan  partage  également  entre  ses  enfants, 
sa  petite  propriété,  et  ceux-ci,  ayant  une  trop  faible  exploitation 
pour  vivre  avec  elle,  surtout  depuis  la  disparition  de  la  vigne,  y 
joignent  des  lopins  de  terre,  qu'ils  louent  à  droite  ou  à  gauche. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  97 

Ce  louage  que  nous  qualifions  de  parcellaire  est  une  détes- 
table exploitation  du  sol.  Il  est  fait  en  général  à  l'année,  on 
prend  et  on  quitte  ces  terres  très  facilement;  aussi  aucune 
amélioration  n'est  possible.  Il  permet,  d'un  autre  côté,  au  paysan 
d'abandonner  très  facilement  la  culture.  Il  s'est  surtout  déve- 
loppé depuis  la  ruine  du  vignoble. 

En  haut,  ce  régime  de  petite  culture  ne  permet  pas  non  plus 
l'existence  des  grands  propriétaires,  de  patrons  agricoles  puis- 
sants, encadrant  solidement  la  population,  lui  fournissant  du 
travail,  l'aidant  par  son  exemple  et  son  appui  matériel,  dans  les 
crises  qu'il  a  à  supporter. 

Tout  cela  est  vrai  et  s'est  bien  vérifié  en  Saintonge  au  moment 
de  la  crise.  Mais  il  ne  faudrait  pourtant  pas  dépasser  la  mesure 
dans  les  critiques  contre  la  petite  culture,  et  ladéprécierpartrop. 
La  Saintonge  va  nous  permettre  de  la  juger  à  sa  vraie  valeur. 

Cette  culture  a  pour  elle  les  préférences  officielles,  ce  qui  est 
déjà  quelque  chose.  Elle  est  en  effet  éminemment  démocratique, 
dit-on.  Elle  permet  l'accession  de  la  propriété  à  une  foule  de 
petites  gens  salariées. 

Il  y  a  du  vrai  dans  tout  cela,  mais  rien  de  tout  cela  n'est 
rigoureusement  exact.  Le  premier  point  à  rechercher  est  de 
savoir  si  elle  permet  à  ceux  qui  en  vivent  de  s'élever  ou  même, 
plus  simplement,  d'avoir  une  existence  convenable  ;  ou  si,  au  con- 
traire, elle  n'entretient  qu'un  type  social  misérable.  C'est  sou- 
vent la  dernière  hypothèse  qui  est  la  vraie. 

Mais  il  peut  arriver  au  contraire,  —  le  fait  s'est  vérifié  pour  la 
Saintonge  dans  le  passé,  —  que  cette  petite  propriété  donne  un 
type  social  très  prospère,  un  type  plus  riche,  à  coup  sur  plus 
policé,  plus  intelligent  que  celui  de  pays  de  grande  propriété. 
La  vérité  ne  serait-elle  pas  que,  par  elle-même,  la  petite  pro- 
priété n'est  ni  inférieure  ni  supérieure  à  la  grande.  Tout 
dépend  de  la  façon  dont  elle  est  mise  en  œuvre. 

On  conçoit,  en  effet,  toute  une  série  de  travaux  agricoles,  où 
la  grande  propriété  est  inférieure  à  la  petite.  Ce  sont  préci- 
sément ceux  qui  demandent  beaucoup  de  soins,  beaucoup  de 
surveillance,  où  l'intérêt  personnel  du    travailleur  est    néces- 

7 


1)8  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

saire,  parce  que  la  vérification  de  son  travail  est  difficile  :  pri- 
meurs, fruits,  légumes,  les  vignes  dans  certains  cas,  les  produits 
de  la  basse-cour,  etc..  Aujourd'hui,  en  Saintonge,  on  estime  en 
beaucoup  d'endroits  que  les  soins  minutieux  et  nombreux,  exi- 
gés par  la  vigne  nouvelle,  rendent  son  exploitation  en  grande 
propriété  difficilement  rémunératrice  par  suite  des  frais  de 
main-d'œuvre1.  De  même,  grâce  aux  laiteries  coopératives,  une 
ou  deux  vaches,  entourées  des  soins  vigilants,  amoureux  presque, 
du  petit  propriétaire,  donneront  des  produits  égaux,  sinon  supé- 
rieurs, à  celles  du  grand  propriétaire. 

On  sait  que  la  prospérité  agricole  d'un  pays  est  en  raison  du 
développementetdela  richesse  de  la  spécialisation  desaculture. 

Cette  proposition,  l'étude  de  la  Saintonge  la  démontre  sura- 
bondamment. 

Une  première  question  se  pose  à  notre  examen.  Le  Sainton- 
geais,  privé  de  sa  vigne,  pouvait-il  au  début  faire  autre  chose 
que  la  culture  intégrale?  Non. 

Toute  personne  au  courant  des  choses  agricoles  sait  com- 
bien le  propriétaire  en  général,  et  surtout  le  petit  propriétaire, 
dépend  profondément  de  sa  terre  et  de  son  mode  d'exploita- 
tion. 11  en  dépend  d'abord  par  la  force  de  l'habitude  et  ensuite 
par  certaines  conditions  matérielles,  qui  sont  en  général  les  sui- 
vantes :  l'absence  de  fonds  de  roulement,  de  réserves,  et  l'as- 
solement de  sa  propriété. 

Le  Saintongeais  n'échappait  pas  à  ces  deux  conditions. 

Il  employait  ses  économies,  non  pas  dans  l'amélioration  de  sa 
propriété  ou  la  constitution  d'un  fonds  de  roulement,  mais  dans 
l'agrandissement  de  cette  propriété  (explication  lapins  générale 
de  la  non-perfectibilité  de  la  culture  paysanne  en  France) .  Du 
reste,  nos  petites  gens  n'avaient  pas  de  bien  grosses  économies,  et 
elles  furent  tôt  dépensées,  dans  les  premières  années  de  crise, 
alors  que  l'on  continuait  son  même  genre  de  vie,  dans  l'espoir 
que  les  bonnes  années  allaient  revenir. 

1.  De  intime,  en  Bavière,  le  houblon  esl  cultive  en  petite  propriété.  Comme  la 
vigne,  il  amena  le  morcellement.  11  semble  que  la  raison  en  soit  dans  les  soins  mi- 
nutieux qu'il  nécessite. 


LA    SAINTONGE    AVANT    LE   PHYLLOXERA.  99 

Mais  cette  absence  de  capitaux  lui  faisait  une  obligation  de 
tout  demander  désormais  à  Ja  petite  culture  intégrale.  D'où 
l'impossibilité  de  soustraire  à  l'assolement  ordinaire  une  cer- 
taine partie  de  son  exploitation,  puisque  toutes  les  parties  de  la 
propriété  sont  subordonnées  les  unes  aux  autres.  Et  il  n'aura  pas 
trop  de  toute  la  propriété,  avec  les  céréales  comme  base  de  cul- 
ture, pour  lui  permettre  de  vivre. 

Mais  si  les  céréales,  au  point  de  vue  de  la  superficie  cultivée, 
comblaient  le  vide  laissé  par  la  vigne,  il  n'en  était  pas  de  même 
du  déficit  en  argent.  Quels  faibles  rendements  elles  donnent, 
en  effet,  dans  ce  pays.  Tandis  que  certains  départements  fran- 
çais produisent  jusqu'à  32  hectolitres  de  blé  à  l'hectare,  l'Aisne 
par  exemple;  que  d'autres,  comme  l'Indre-et-Loire,  pays  de 
petite  culture  cependant,  arrivent  à  17  hectolitres,  la  Saintonge 
ne  parvient  qu'à  15  hectolitres. 

On  devine  la  situation  avec  de  pareils  chiffres  ! 

Un  publiciste  saintongeais  [  a  calculé  le  revenu  net  à  l'hec- 
tare donné  parles  céréales.  «  Des  chiffres  qui  précèdent,  dit-il, 
il  résulte,  qu'avec  l'assolement  triennal,  un  hectare  de  terre  de 
3.000  francs  aura  produit  en  trois  ans  186  francs,  soit  une 
moyenne  annuelle  de  62  francs;  le  revenu  net  d'une  terre  de 
première  qualité  serait  donc  de  2  % .  De  tous  les  prix  de  revient, 
les  plus  onéreux  sont  ceux  des  céréales  ;  ce  serait  la  ruine  pour 
le  propriétaire,  si  l'assolement  ne  se  composait  que  de  céréales.  » 

Sans  doute,  une  amélioration  dans  le  rendement  serait  pos- 
sible. Mais  jamais  les  conditions  dans  lesquelles  cette  culture 
se  l'ait  ne  lui  permettront  de  devenir  rémunératrice. 

Du  blé  pour  sa  provision  ou  à  peu  près,  la  vente  de  quelques 
sacs  d'avoine  et  de  pommes  de  terre,  le  trafic  connu  de  ses  bœufs, 
un  peu  d'élevage,  le  produit  de  sa  vache  et  de  ses  moutons,  ceux 
dé  sa  basse-cour,  peu  importants  en  raison  du  morcellement 
du  sol,  et  du  voisinage  des  habitations  qui  en  font  des  sources 
de  querelles  continuelles,  telles  furent,  pendant  quelques  an- 
nées, les  uniques  ressources. 

I.  Arnaud,  Mitron  agricole.  p.  191. 


100  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

Les  résultats  furent  déplorables.  Précisément,  sur  ces  petits 
coteaux  autrefois  si  riches  et  si  peuplés,  la  misère  est  évidente, 
les  villages  ont  l'air  abandonnés,  les  maisons  tombent  en  ruine, 
et  les  terres  ne  sont  plus  cultivées.  Les  gens  ont  été  plus  tou- 
chés par  le  fléau,  les  vignes  étaient  leur  principale  ressource, 
et  leurs  terres,  très  fortement  calcaires,  convenaient  beaucoup 
moins  que  celle  des  petils  plateaux  à  la  culture  des  céréales. 

Le  fait  avait  vivement  frappé  M.  Ardouin-Dumazet  lors  de 
son  passage  dans  les  Charentes  et,  dans  son  livre,  il  y  revient 
à  plusieurs  reprises  : 

«  Aujourd'hui  la  vigne  a  disparu  (il  s'agit  de  la  contrée  entre 
le  Né  et  la  Charente,  autrefois  le  centre  de  production  de  la 
meilleure  eau-de-vie),  faisant  place  à  des  pentes  crayeuses  où 
croissent  à  grand'peine  de  maigres  moissons;  chaque  ferme, 
avec  son  vaste  chai  où  s'empilaient  autrefois  les  «  tiercons  » 
pleins  de  la  liqueur  généreuse,  semble  un  petit  hameau...  De 
chaque  côté  de  cette  longue  mais  étroite  rivière,  Ya'spect  aban- 
donné du  sol  est  navrant.  Certes  le  paysan  peine  et  travaille, 
mais  le  résultat  est  loin  de  répondre  aux  efforts.  Ce  sol  ressemble 
aux  terres  de  la  Champagne  pouilleuse  et,  comme  elle,  parait 
infertile1...  » 

La  situation  est  la  même  sur  une  partie  des  collines  de  la  Cha- 
rente :  «  Tous  ces  coteaux  étaient  jadis  fortunés.  La  vigne  les 
recouvrait  en  nappes  continues;  elle  a  disparu  :  de  maigres 
céréales,  des  topinambours,  des  prairies  artificielles  ne  sauraient 
compenser  la  richesse  envolée.  » 

Et  il  ajoute  en  manière  de  conclusion  :  Cette  vue  serre  le 
cœur;  quand  on  a  vu  des  terrains  plus  mauvais  encore,  comme 
ceux  de  la  propriété  de  M.  Boutelleau  aux  Guéris2,  rivaliser 
avec  les  meilleurs  terrains  de  France  pour  le  rendement  et  l'as- 
pect des  cultures,  on  ne  peut  s'empêcher  de  trouver  effrayant 
Vesprit  de  routine  qui  sévit  sur  ce  pays!  » 

1.  Aidouin-Dumazct.  Voyages  en  France.   15*  série,  p.  122  cl  S. 

2.  Piopriélé  située  aux  environs  île  Barbezieus  (Charente  .  L'exemple  de  M.  Du- 
inazet  n'est  pas  concluant.  M.  Boutelleau  est  un  riche  commerçant  de  Barbezieux, 
et  sa  culture,  si  elle  lui  rapporte,  ce  que  nous  ne  savons  pas.  n'esl  pas  a  la  portée 
de  tout  le  inonde! 


LA    SALNTONGE    AVANT    LK    ."Il YLLOXEHA.  101 

Certains  villages  des  arrondissements  de  Saintes  et  de  Saint- 
Jean-d'Angély  présentent  le  même  aspect  désolé.  Sur  beaucoup 
de  points,  les  terres  demeurent  incultes,  les  maisons  sont  aban- 
données. 

Cette  crise,  le  mouvement  de  la  population,  en  Charente- 
Inférieure,  dans  ces  vingt  dernières  années,  la  traduit  par  trop 
éloquemmcnt. 

En  1872,  il  y  a 465.652  habitants. 

En  1876 465.628 

En  1886 462.803 

En  1891 456.202        — 

Dans  certains  arrondissements  la  population  reste  a  peu  près 
stationnaire,  ou  augmente  légèrement  par  suite  du  développe- 
ment des  centres  urbains  :  Marennes  et  son  usine  de  produits 
chimiques,  La  Rochelle  et  Rochefort,  villes  maritimes  et  ports 
de  guerre.  Mais,  en  revanche,  les  arrondissements  agricoles 
subissent  des  diminutions  considérables  : 

1861  1891 

Saintes 107.09:;  habitants.         102.300 

Jonzac 83.013  71.895 

St-Jean-d'Angély 83.173  —               72.080 

Le  dernier  recensement  a  montré  que  le  fléchissement  avait 
continué  dans  des  proportions,  moins  importantes  il  est  vrai, 
mais   inquiétantes  cependant  ■ . 

A  quoi  faut-il  l'attribuer?  A  deux  causes  :  la  première  est 
l'émigration  ;  la  deuxième,  la  restriction  volontaire  de  la  natalité. 

Beaucoup  de  paysans  ont  imité  l'exemple  de  la  bourgeoisie. 
Et  tandis  que  les  uns  cherchaient  leurs  moyens  d'existence  dans 
les  carrières  libérales,  ou  le  fonctionnarisme,  les  autres  se  fau- 
filaient dans  les  petites  situations  d'employés  salariés  :  em- 
ployés  de  chemins  de  fer  surtout,  cantonniers,  etc..  Leur  état 
d'esprit  se  traduit  éloquemment  par  un  axiome  qui  a  cours  ac- 
tuellement en  Saintonge  :  «  La  culture  est  le  dernier  des  mé- 
tiers ».  Aussi,  la  fuit-on  le  plus  possible. 

I.  Le  nombre  des  décès  continue  à  être  supérieur  à  celui  de>  naissances. 


102  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

Le  phylloxéra  a  eu  un  autre  contre-coup  intéressant  à  noter 
sur  la  famille  :  la  diminution  du  nombre  des  enfants.  Devant 
les  difficultés  nouvelles  qu'il  rencontrait,  le  Saintongeais,  au 
lieu  de  demander  plus  au  travail  et  à  l'initiative,  a  préféré 
supprimer,  ou  tout  au  moins  diminuer  autant  que  possible,  ses 
charges.  C'était  de  la  mauvaise  prévoyance,  de  la  prévoyance 
de  vigneron,  mais  de  la  prévoyance  tout  de  même.  Elle  n'est 
pas  très  à  l'honneur  de  nos  gens  et  elle  permet  de  les  juger. 
On  voit  un  type  se  repliant  sur  lui-même  devant  la  difficulté,  au 
lieu  de  l'alfronter  et  résolvant  le  problème  de  nourrir  de 
nombreuses  bouches,  purement  et  simplement  en  supprimant 
ces  bouches.  Malgré  soi,  on  songe  un  peu  à  ces  sauvages  qui. 
lorsqu'ils  n'ont  rien  à  manger,  se  serrent  le  ventre,  ou  avalent 
de  la  terre,  préférant  cette  solution  simple  encore  qu'insuffi- 
sante, à  plus  de  peine  et  plus  de  travail. 

Jamais  le  Saintongeais  n'avait  eu  beaucoup  d'enfants  :  comme 
dans  tous  les  pays  riches  à  familles  instables,  à  partage  stric- 
tement égal,  le  père  évitait  autant  que  possible  la  division  de 
l'exploitation.  Toutefois,  cette  division  avait  moins  d'incon- 
vénients ici  que  dans  d'autres  régions,  certaines  parties  de 
la  Normandie  par  exemple,  bien  typique  à  ce  point  de  vue. 

Ce  qui  crève  le  cœur  du  paysan  normand,  c'est  de  songer 
que  son  clos,  si  bien  arrondi,  va  être  partagé.  Ce  sentiment 
entrait  beaucoup  moins  dans  l'âme  du  Saintongeais,  car,  les 
exploitations  d'un  seul  tenant  sont  rares  dans  ce  pays  de  très 
petites  propriétés,  avec  villages  à  banlieues  morcelées.  D'un 
autre  coté,  par  suite  de  la  richesse  de  la  vigne,  de  la  facilité  de 
sa  culture,  l'établissement  des  enfants  n'était  pas  difficile,  du 
comprend  donc  qu'avant  le  phylloxéra,  le  Saintongeais,  tout 
en  s'éloignant  des  mœurs  prolifiques  du  Breton  ou  du  Vendéen, 
ait  eu  un  nombre  raisonnable  d'enfants.  Aussi  la  transformât  ion 
qui  s'est  opérée  depuis  à  ce  point  de  vue  est-elle  particulièrement 
frappante. 

Une  première  constatation  s'impose  donc  :  l'échec  de  nos 
Saintongeais  dans  la  culture.  Kl  ce  qui  est  plus  grave,  c'est  que, 
dans  l'ensemble,  ils  ont  lâché  la  culture  autant  qu'ils  l'ont  pu. 


LA    SAINTONGE   AVANT    LE    PHYLLOXERA.  103 

et  qu'aujourd'hui  encore,  malgré  certaines  conditions  plus  fa- 
vorables, ils  sont  tout  disposés  à  le  faire  dès  que  les  circons- 
tances le  leur  permettent.  11  y  a  enfin,  ces  symptômes  parti- 
culièrement graves  de  la  diminution  de  la  natalité  que  nous 
analysions  tout  à  l'heure.  Actuellement,  le  Saintongeais  cultive 
encore  ses  propres  terres  parce  qu'il  y  est  forcé,  mais  il  ne 
produit  plus  le  type  du  fermier.  Il  est,  seul,  incapable  d'assurer 
la  marche  d'une  exploitation  un  peu  importante.  Il  faut  faire 
appel  aux  Vendéens,  nous  l'avons  montré.  Ces  derniers  arrivent, 
chassés  de  chez  eux  par  la  cherté  des  terres  et  la  réputation 
de  richesse  de  notre  pays.  Leurs  parents  ou  leurs  amis,  déjà 
établis,  leur  disent  «  qu'il  n'y  a  qu'à  ouvrir  son  parapluie, 
pour  ramasser  des  pièces  d'or  »,  et  ils  accourent  en  foule,  et 
très  généralement  ils  réussissent.  Différence  de  formation  sociale, 
que  nous  espérons  un  jour  analyser  de  près. 

Donc,  même  avec  des  produits  supérieurs  comme  ici,  la  vigne 
ne  forme  pas  des  types  sociaux  bien  résistants.  Sans  doute,  le 
vigneron  producteur  d'eau-de-vie  arrive  à  être  plus  brillant, 
plus  policé,  que  le  vigneron  ordinaire,  mais  la  médaille  a  son 
revers  :  l'instabilité  sociale,  et  une  faible  aptitude  au  travail. 
C'est  que,  grande  loi  morale  et  sociale,  on  ne  fonde  une  race 
solide  et  prospère  que  sur  le  travail,  et  le  travail  intense.  Tel 
n'était  pas  le  cas  de  nos  Saintongeais  qui,  devant  la  difficulté, 
ont  fui  le  pays,  autant  qu'ils  l'ont  pu. 

Il  eût  pu  en  résulter  une  décadence  complète  et  irrémédiable! 
Il  n'en  sera  rien.  Car  si  notre  vigneron,  en  définitive  appuyé  sur 
deux  productions,  l'une  naturelle,  l'herbe,  l'autre  arborescente, 
la  vigne,  manquait  do  certaines  qualités  d'énergie,  de  courage 
au  travail,  en  revanche,  ces  deux  branches  de  son  activité  lui 
avaient  donné  d'autres  grandes  qualités.  Elles  avaient  développé 
en  haut  une  classe  de  grands  commerçants  tout  à  la  fois  hardis 
et  prudents,  voyant  les  choses  d'un  peu  haut,  mais  bien  utile- 
ment cependant.  Ils  sauront  d'abord  maintenir  les  débouchés; 
puis,  quand  cela  sera  possible,  pousser  puissamment  dansla  voie 
de  la  reconstitution  des  vignobles.  En  bas.  une  classe  de  petites 
gens,  très  intelligente,  très  douée  grâce  à  la  diffusion  de  L'esprif 


104  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

commercial,  de  l'aptitude  aux  groupements;  de  petites  gens  qui, 
grâce  à  cet  esprit  de  spécialisation  développé  par  la  culture  de 
la  vigne  et  leur  habitude  du  travail  intelligemment  compris 
et  lucratif,  sauront  vite  s  orienter,  comme  d'instinct,  vers  une 
autre  spécialisation,  vers  un  autre  produit  de  vente,  moins 
riche  c'est  vrai,  mais  fort  important  cependant.  Ce  produit,  ils 
le  trouveront,  là  où  on  ne  s'y  serait  guère  attendu,  dans  l'exploi- 
tation intensive,  industrielle  de  leur  Herbe,  par  les  beurreries 
coopératives.  L'honneur  d'avoir  créé  les  premières  en  France 
reviendra  effectivement  à  la  Saintonge.  Elle  suivra  de  très  près, 
dans  cette  voie,  le  pays  producteur  de  beurre,  par  exemple  le 
Danemark.  Il  n'y  a  pas  là,  un  fait  de  minime  importance,  pour 
qui  sait  combien  ces  associations  sont  difficiles  à  réaliser  avec 
les  paysans  ordinaires.  L'exemple  actuel  de  la  Normandie  et  de 
la  Bretagne  est  là.  Bien  que  battues  sur  le  marché  de  Paris  par 
la  Saintonge,  elles  ne  réussissent  pas  cependant  à  prendre  cette 
forme  si  souple  de  production.  Il  y  a  là  une  pierre  de  touche  qui 
nous  permet  de  juger  combien  le  Saintongeais  diffère  profon- 
dément du  paysan  ordinaire. 

//  semble  donc  bien,  par  conséquent,  que  cette  aptitude  com- 
merciale soit,  en  définitive,  la  caractéristique  de  la  race. 

Or  comme,  sans  contestation  possible,  elle  a  été  amenée  par 
le  fleuve  la  Charente,  la  fin  de  notre  travail  nous  ramène,  en 
quelque  sorte  logiquement,  à  la  première  proposition  que  nous 
mettions  en  tète  de  cette  étude,  à  savoir  que  c'était  dans  la 
Charente  qu'il  fallait  chercher  l'explication  du  type  saintongeais. 

La  deuxième  partie  de  notre  travail  sera  consacrée  à  la  Sain- 
tonge nouvelle.  Elle  aura  son  importance,  car  elle  nous  fera 
assister  au  premier  essai  &  industrialisation  de  l'herbe  par  les 
beurreries  coopératives.  Nous  pourrons  juger,  sur  le  vif,  cette 
forme  coopérative  si  à  la  mode  aujourd'hui. 

Nous  pourrons  aussi  juger  la  vigne  nouvelle  qui,  par  la  diffi- 
culté de  sa  création  et  de  sa  culture,  semble  devoir  sortir  dé- 
finitivement des  productions  arborescentes  naturelles  pour  de- 
venir une  véritable  culture  avec  toutes  les  peines,  mais  aussi 
tous  les  avantages  sociaux  de  la  culture  proprement  dite. 


DEUXIÈME  PARTIE 


LA  SAINTONGE  NOUVELLE 


VI 


L'EXPLOITATION    INDUSTRIELLE    DE  L'HERBE  ET  LES 
BEURRERIES  COOPÉRATIVES 


Nous  avons  vu  que  le  type  saintongeais  était  appuyé  en  partie 
sur  une  petite  culture  ménagère  qui  lui  donnait  la  stabilité,  en 
partie  sur  l'exploitation  commerciale  de  l'herbe  et  de  la  vigne 
qui  lui  donnait  la  prospérité. 

Toutefois,  cette  prospérité  était  d'un  caractère  instable  comme 
toutes  les  prospérités  dues  à  la  spéculation  et  au  commerce. 
Mais  l'aptitude  au  commerce  peut  être  un  remède  aux  aléas 
mêmes  du  commerce. 

Nous  avons  été  obligés  de  juger  le  type  un  peu  sévèrement, 
devant  le  triste  état  de  sa  culture.  Nous  n'en  serons  que  mieux  à 
l'aise  pour  lui  adresser  les  éloges  que  mérite  la  façon  vraiment 
progressive  dont  il  a  utilisé  ses  prairies. 

Ces  prairies,  nous  les  connaissons  suffisamment  pour  qu'il 
soit  utile  de  les  décrire  de  nouveau.  Nous  avons  montré  qu'elles 
constituaient  une  richesse  naturelle  importante,  susceptible 
même  d'être  considérablement  augmentée  par  la  création  de 
prairies  artificielles  qui  réusissent  fort  bien  ici. 

Certes,  leurs  produits  n'étaient  pas  susceptibles  d'égaler  en 
richesse  ceux  de  la  vigne  ancienne,  mais  ils  pouvaient  amélio- 


10G  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

rer,  dans  une  large  mesure,  la  situation  misérable  de  nos  gens. 
Tout  dépendait  de  la  façon  dont  on  en  tirerait  parti. 

Deux  façons  de  procéder  étaient  possibles  :  Elevage  ou  pro- 
duction du  beurre.  Les  Saintongeais  s'orientèrent  vite  vers  le 
deuxième  système.  Le  premier  offrait  ici  des  difficultés  particu- 
lières. Il  n'était  guère  possible,  en  effet,  de  lutter,  pour  l'élevage 
de  l'espèce  bovine,  avec  le  Limousin  ou  l'Auvergne,  voire  même 
la  Gatine,  les  grands  centres  d'élevage  entre  Loire  et  Garonne, 
l'étendue  restreinte  après  tout  des  prairies,  leur  caractère  inter- 
mittent, par  suite  de  la  période  de  sécheresse  des  mois  d'août  et 
de  septembre,  où  il  faut  nourrir  en  partie  les  animaux  avec  des 
plantes  fourragères,  ne  permettait  guère  cette  exploitation  peu 
intensive  de  l'herbe. 

On  ne  la  comprend  qu'en  pays  de  montagnes,  là  où  se  trou- 
vent des  ressources  herbagères  naturelles  pour  ainsi  dire  illi- 
mitées, ou  dans  certains  pays  à  herbages  riches,  comme  le  marais 
vendéen  et  poitevin.  Cependant,  pour  être  exact,  nous  devons 
reconnaître,  que  l'élevage  proprement  dit  se  développa,  lui  aussi, 
et  que  la  Saintonge,  au  grand  préjudice  des  contrées  voisines, 
arriva  à  se  fournir  elle-même  en  grande  partie  des  animaux 
dont  elle  avait  besoin.  Mais  cet  élevage  n'eut  rien  de  caractéris- 
tique, il  ne  permit  jamais  par  exemple  une  exportation  appré- 
ciable de  jeunes  animaux. 

L'élevage  du  cheval  aurait  pu'devenir  plus  rémunérateur.  La 
Saintonge  produit,  nous  le  savons,  une  race  de  chevaux  estimés. 
D'un  autre  côté,  cet  animal  se  contente,  mieux  que  les  animaux 
de  la  race  bovine,  de  pâturages  un  peu  secs  et  maigres. 

De  sérieux  obstacles  s'opposaient  rependant  à  ce  qu'il  devint 
un  produit  dominant.  Tout  d'abord,  le  cheval  n'est  pas  un  ani- 
mal de  petites  -eus. 

Il  ne  se  comprend  pas.  sur  ces  exploitations  morcelées,  qui  for- 
ment la  lenure  générale  du  sol  en  Saintonge.  Il  faut  nécessaire- 
ment une  propriété  assez  grande,  pour  que  l'on  puisse  utiliser 
les  services  de  la  poulinière,  et  la  nourrir  sans  trop  s'en  api 
v<»ir. 

Enfin  l'aléa  considérable  de  l'élevage  du  poulain,  un  animal 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  107 

susceptible  entre  tous,  n'en  faisait  point  un  produit  convenant  à 
des  gens  sans  grandes  ressources.  Ajoutez-y  cette  raison  déci- 
sive, que  le  cheval  n'est  pour  ainsi  dire  pas  employé,  ici,  comme 
animal  de  culture.  Le  paysan  n'était  pas  habitué  par  conséquent 
à  cette  bête,  qui  inspire  une  certaine  défiance,  assez  légitime  en 
somme,  à  ceux  qui  ne  le  pratiquent  pas  d'ordinaire.  On  com- 
prend dans  ces  conditions  que  le  cheval  se  soit  centralisé  autour 
des  marais  de  la  Saintonge,  qui  fournissaient  dès  lexvii6  siècle 
une  race  estimée. 

C'était  à  l'espèce  bovine  que  devait  revenir  la  tache  d'utiliser  ces 
prairies.  Et  comme  il  n'y  a  point  ici  de  centres  de  consommation 
importants  pour  le  lait;  que,  d'un  autre  côté,  la  France  n'est  pas 
encore  assez  avancée  dans  la  voie  de  la  spécialisation  agricole  ', 
pour  que  l'on  eût  l'idée  d'installer  ces  usines  de  lait  concentré 
ou  stérilisé,  ces  fabriques  de  chocolat  au  lait,  où  excelle  la 
Suisse,  à  l'heure  actuelle,  on  arriva  naturellement  à  la  trans- 
formation du  lait  en  beurre. 

Mais  l'exploitation  intensive  des  prairies,  en  vue  du  beurre, 
soulevait  deux  grosses  difficultés.  Il  fallait  : 

1°  Trouver  des  débouchés; 

2°  Produire  un  beurre  marchand. 

Nous  mettons  la  question  des  débouchés  à  la  première  place. 
Il  eût  pu  paraître  plus  logique  de  commencer  au  contraire  par 
la  seconde  :  avant  de  songer  à  placer  une  marchandise  il  faut  la 
produire.  Oui,  mais  momentanément  cette  question  des  débou- 
chés était  facile  à  résoudre.  Avec  les  moyens  de  transports 
modernes,  les  villes  voisines,  et  même  des  agglomérations  plus 
éloignées,  Paris,  etc.,  étaient  des  centres  de  consommation  tout 
trouvés.  En  général,  le  beurre  y  est  fort  cher.  Pour  beaucoup  de 
gens,  il  est  encore  une  denrée  de  luxe.  On  pouvait,  sans  eraindre 
un  avilissement  des  prix,  en  envoyer  sur  nombre  de  marchés 
«1rs  quantités  considérables.  La  vente  elle-même  est  facile,  puis- 
qu'il suffit  de  s'adresser  à  des  marchands  existants  déjà,  et  à 
Paris  de  l'envoyer  tout  simplement  aux  Halles  Central*  s, 

!.  Notons  cependant,  et  avec  plaisir,  qu'une  usine  (le  lait  concentrée)  il'1  crème  de 
lait,  vient  d'être  l'ondée  près  de  La  Rochelle. 


108  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

Le  plus  difficile  était  donc  bien  de  produire  un  beurre  mar- 
chand, c'est-à-dire  un  beurre  pouvant  supporter  le  voyage  et 
se  conserver  ensuite  un  certain  temps,  enfin  un  beurre  ayant 
toujours  sensiblement  le  même  goût,  les  mêmes  qualités,  un 
beurre  de  marque.  Tant  que  la  fabrication  en  fut  laissée  aux 
ménagères,  ce  furent  choses  impossibles  à  obtenir.  Leur  beurre 
présentait  invariablement  les  défauts  suivants  : 

1°  Il  n'était  pas  de  qualité  homogène.  Suivant  l'habileté  et 
les  procédés  de  chaque  fermière,  il  diilérait  complètement; 

2°  Par  suite  du  mode  de  fabrication  consistant  à  laisser  monter 
la  crème  à  la  température  ordinaire,  et  du  pelit  nombre  de  va- 
ches appartenant  au  même  propriétaire,  ce  qui  forçait  à  ne  faire 
le  beurre  qu'une  ou  deux  fois  par  semaine,  on  devait  conserver 
la  crème  longtemps.  Le  beurre  ainsi  obtenu  était  toujours  d'un 
goût  médiocre.  Pour  en  augmenter  le  volume,  on  ne  le  soumet- 
tait qu'à  un  barattage  insuffisant.  Aussi  ne  se  conservait-il  frais 
que  très  peu  de  temps; 

3°  Un  pareil  beurre  ne  pouvait  alimenter  un  trafic  sérieux. 
De  petits  revendeurs  venaient  seulement  acheter  pour  les  villes 
voisines  le  surplus  delà  consommation  locale.  Mais  le  beurre  de 
Saintonge  ne  sortait  pas  de  Saintonge.  Il  n'y  avait  ni  puissants 
producteurs,  ni  puissants  commerçants  intéressés  à  créer  des 
débouchés  éloignés,  et  surtout  en  ayant  la  capacité. 

Les  beurreries  coopératives  ont  permis  à  la  Saintonge  de  ré- 
soudre ces  problèmes  si  délicats.  Mais  comme  seules  de  récentes 
découvertes  scientifiques  ont  rendu  possible  leur  établissement, 
nous  devons  commencer  par  exposer  brièvement  ces  découvertes 
avant  de  montrer  le  fonctionnement  de  ces  véritables  usines  à 
beurre.  Qu'y  a-t-il,  en  effet,  de  plus  intéressant  en  science  so- 
ciale que  de  montrer  la  répercussion  d'une  découverte  scienti- 
fique, semblant  par  elle-même  sans  importance  pratique. 

('/est  duNord,  cette  fois  encore,  c'est-à-dire  du  Danemark,  que 
nous  est  venue  la  lumière.  Pendant  de  longues  années,  le  beurre 
de  ce  pays  jouit  d'une  supériorité  incontestée  sur  ses  rivaux. 
Dans  tous  les  concours  internationaux,  il  était  classé  le  premier. 
Beaucoup  de  pays  en  Europe  sont  ses  tributaires,  aujourd'hui 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  109 

encore,  et,  quand  on  saura  qu'il  expédie  jusqu'en  Chine  son 
beurre  doux,  on  aura  une  idée  de  l'importance  de  ses  débouchés. 
Pendant  longtemps,  on  ne  se  rendit  pas  bien  compte  des  rai- 
sons de  cette  supériorité.  On  trouvait  commode  de  l'expliquer 
par  la  qualité  des  prairies  où  paissaient  les  animaux.  Pourtant, 
dès  1865,  M.  Tisserand  avait  signalé  l'habitude  danoise  de  faire 
refroidir  le  lait  avec  de  la  glace,  mais  ce  ne  fut  qu'en  1876  qu'il 
démontra  scientifiquement  que  «  la  montée  de  la  crème  à  la  tem- 
pérature de  la  glace  fondante  était  la  plus  rationnelle  ». 

En  Amérique,  où  la  glace  naturelle  est  assez  rare,  on  se  con- 
tentait d'entourer  les  récipients  contenant  le  lait,  d'eau  froide, 
que  l'on  renouvelait  fréquemment.  L'avantage  de  ce  système, 
également  pratiqué  en  Allemagne,  était  non  seulement  de  don- 
ner une  quantité  de  beurre  plus  considérable  et  de  meilleure 
qualité,  mais  de  permettre  aussi  l'utilisation  du  lait  maigre  — 
qui  n'est  plus  acide  —  soit  sous  cette  forme,  soit  en  l'employant 
à  la  fabrication  des  fromages  dits  économiques  (procédé  très  ré- 
pandu en  Allemagne). 

En  France,  ces  questions  ne  furent  guère  agitées  qu'entre 
savants,  et,  malgré  les  expériences  si  concluantes  des  pays 
voisins,  beaucoup  nièrent  l'efficacité  des  méthodes  nouvelles. 
Peu  nombreux  furent  les  endroits  où  l'on  essaya  de  les  appli- 
quer. 

La  découverte  des  procédés  employés  en  Danemark,  rendus 
d'ailleurs  plus  efficaces  dans  ce  pays  par  la  propreté  et  l'exac- 
titude méthodique  des  fermiers  danois,  ne  paraissait  donc  pas 
destiné  à  avoir  une  grande  influence  sur  la  production  française. 
MM.  Chesnel  et  Delalonde  avaient  bien  essayé,  mais  sans  succès, 
de  les  vulgariser  dans  leur  journal  l'Industrie  laitière^,  quand 
«  au  mois  d'octobre  1878,  pendant  l'Exposition  universelle,  la 
Société  française  df  encouragement  à  ï Industrie  laitière  organisa 
un  congrès  auquel  prirent  part  les  principaux  spécialistes  fran- 
çais. On  y  discuta  fort  activement  les  avantages  des  systèmes 
adoptés  en  Danemark  et  ceux  des  machines  centrifuges,  lesquelles 

I.  Voir  E.  Fer  vil  le.  l'Industrie  laitière,  p.   16. 


110  LE    TYPE    SAINTONGEAISj 

étaient  presque  inconnues,  puisque  personne  ne  put  en  donner 
une  description  exacte  ». 

En  1879,  M.  Chesnel  alla  sur  place  faire  une  ample  connais- 
sance avec  ces  machines,  et  il  se  rendit  compte  que  leur  dé- 
couverte avait  amené  une  révolution  complète  dans  l'industrie 
laitière  danoise,  en  facilitant  la  création  de  beurreries  coopé- 
ratives. 

L'inventeur  de  ces  appareils  centrifuges  est  un  savant  alle- 
mand, M.  Lefeld.  Ils  sont  basés  sur  ce  principe  que,  si  Ton  place 
dans  un  récipient  circulaire  un  mélange  de  liquides  de  densités 
différentes,  et  si  on  imprime  un  mouvement  de  rotation  rapide, 
les  liquides  se  sépareront  par  couches  concentriques,  les  plus 
légers  restant  au  centre,  les  plus  lourds  se  reportant  vers  les 
parois  extérieures.  Le  lait  soumis  à  ce  mouvement  se  divise  en 
deux  parties  :  la  crème,  allant  à  la  périphérie,  le  petit-lait 
restant  au  centre.  On  obtient  ainsi,  mécaniquement  et  instan- 
tanément, sans  lui  faire  subir  l'opération  du  crémage,  tous  les 
principes  butyreux  qu'il  contient.  Les  Danois,  à  l'affût  de  toutes 
les  inventions  pouvant  améliorer  leur  industrie  beurrière.  eu- 
rent vite  fait  de  rendre  pratique  l'appareil  inventé  par  M.  Lefeld, 
et  qui  n'avait  guère  servi  encore  qu'à  des  expériences  théori- 
ques. Un  ingénieur  danois,  M.  Laval,  construisit  un  système  per- 
mettant l'arrivée  continue  du  lait  ainsi  que  la  sortie  mécanique 
du  petit-lait  et  de  la  crème,  de  façon  que  l'appareil  pût  fonc- 
tionner sans  interruption.  Nous  ne  décrirons  point  cet  appareil, 
qui  a  servi  de  point  de  départ  à  une  foule  d'autres  analogues. 
basés  sur  le  même  principe.  Leur  usage  est  répandu  en  Alle- 
magne, où  il  existe  beaucoup  de  Laiteries  coopératives.  Malheu- 
reusement, nous  n'avons  sur  elles  que  des  renseignements  assez 
peu  précis.  En  revanche,  le  fonctionnement -des  laiteries  da- 
noises, qui  ont  servi  de  modèle,  tant  aux  laiteries  allemandes 
qu'aux  françaises,  est  assez  bien  connu  chez  nous.  .Nous  allons 
en  décrire  une,  et  montrer  les  diverses  phases  par  lesquelles 
est  passée  l'industrie  laitière  en  Danemark  avant  d'arriver  à 
ses  remarquables  résultats.  Il  y  a  là  une  leçon  pour  notre  pays, 
où  on  est  si  en  retard  au  point  de  vue  des  beurreries  coopératives, 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  111 

ou  tout  au  moins  de  la  fabrication  mécanique  du  beurre  en 
grand  atelier. 

Alors  que,  dans  la  plupart  des  pays  européens,  la  production 
du  beurre  ne  dépassait  pas  les  besoins  locaux  ou  régionaux, 
en  Danemark,  au  contraire,  elle  alimentait  depuis  longtemps  un 
commerce  important,  et  les  fermiers  donnaient  tous  leurs  soins 
à  la  fabrication  de  cette  denrée.  Ils  y  étaient  poussés  par  l'état 
de  spécialisation  plus  avancée  de  leur  culture  qu'avait  permis  la 
constitution  d'une  classe  de  puissants  commerçants.  Les  efforts 
de  ces  commerçants  tendaient  surtout  à  créer  un  type  de 
beurre  marchand  répondant  à  des  besoins  donnés,  à  une  clien- 
tèle toujours  assurée  qu'à  telle  marque  correspond  telle 
qualité.  Leurs  procédés  ingénieux  et  variés  marquent  avec 
quelle  persévérance  ils  ont  poursuivi  ce  but1. 

Le  premier  système  fut  celui  des  Smôrpak&érier.  Les  indus- 
triels achetaient  les  beurres  dans  les  campagnes.  Ils  les  ma- 
laxaient dans  leurs  usines,  essayaient  d'en  former  un  beurre  de 
qualité  unique,  qu'ils  exportaient  ensuite.  Les  résultats  ne  furent 
pas  très  brillants  ;  les  matières  premières  étaient  de  fraîcheur 
différente;  aussi  le  produit  laissait-il  souvent  à  désirer.  On  arri- 
vait bien  à   un  beurre  homogène,  mais  il  était  médiocre. 

Ils  eurent  alors  l'idée  de  s'installer  sur  place,  dans  les  centres 
laitiers  importants,  et  d'acheter,  non  plus  le  beurre,  mais  la 
crème  au  paysan.  Ils  la  transformaient  eux-mêmes  en  beurre 
avec  des  procédés  plus  perfectionnés.  Ce  système  dit  du  Moï-l- 
kcrier,  était  supérieur  au  premier.  Il  était  loin  cependant  d'être 
parfait.  En  effet,  on  mélangeait  des  crèmes  de  qualités  et  surtout 
de  fraîcheur  différentes;  puis  les  effets  du  transport  sur  une 
matière  aussi  délicate  étaient  désastreux.  La  crème  souvent  ar- 
rivait aigrie.  Bref,  ces  établissements  ne  semblaient  pas  devoir 
se  généraliser. 

Sur  ces  entrefaites,  on  inventa  les  machines  centrifuges,  per- 
mettant de  traiter  rapidement  de  grandes  quantités  de  lait 
avec  un  matériel  et  un  personnel  très  restreint,   puisqu'elles 

1.  Pour  plus  de  détails,  voir  Lésé,  L'Industrie  laitière  en  Danemark. 
Dr  E.  Louise,  Organisation  des  Laiteries  coopératives  <-n  Danemark. 


112  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

évitent  l'opération  du  crémage.  Aussi,  sur  quantité  de  points, 
s'établirent  des  industriels  qui  achetèrent  le  lait  directement 
aux  paysans,  et  le  transformèrent  en  beurre,  système  des  Foel- 
lesmôelkerier.  On  obtint  un  beurre  excellent,  uniforme,  le  mé- 
lange de  laits  différents  donnant  cependant  un  produit  identi- 
que. Et  pourtant,  contre  attente,  les  résultats  furent  désastreux. 
Nombre  de  ces  industriels  firent  faillite  ;  les  autres  durent 
cesser  leur  entreprise.  L'organisation  présentait  en  effet  les  points 
faibles  suivants  :  d'abord  l'opposition  d'intérêts  qu'il  créait  entre 
le  paysan  et  l'industriel,  et  dans  laquelle  le  premier  luttait  avec 
sa  finesse  et  sa  rouerie  ordinaires.  Il  était  jaloux  de  ce  patron 
nouveau,  et  ne  craignait  point  d'employer  contre  lui  les  fraudes 
habituelles,  consistant  à  ajouter  au  lait  des  matières  étrangères, 
ou  même  des  procédés  plus  habiles  et  moins  faciles  à  déjouer, 
celui  par  exemple  qui  consiste  à  développer,  à  l'aide  de  soins  et 
d'une  nourriture  particulière,  la  quantité  de  lait  fournie  par 
une  vache,  au  détriment  de  la  qualité.  Ce  système  est  connu 
en  Saintonge,  et  les  laiteries  essaient  de  prendre  des  mesures 
sévères  contre  ceux  qui  «  poussent  par  trop  les  vaches  au  lait  ». 
Ensuite,  faute  de  marchés  difficiles  à  conclure  avec  tous  ces 
petits  propriétaires,  il  était  impossible  d'obtenir  chaque  jour 
une  quantité  de  lait  à  peu  près  régulière,  permettant  une  exploi- 
tation méthodique.  Le  mauvais  vouloir  de  paysans  reprenant 
momentanément  la  fabrication  ménagère  du  beurre,  amenait 
à   chaque  instant  le  chômage  des  nouvelles  laiteries. 

C'est  alors  que  dans  l'ouest  du  Jutland,  dont  les  habitants 
sont,  parait-il,  particulièrement  doués  du  sens  des  affaires,  se 
créa,  en  188*2,  la  première  laiterie  coopérative.  Elle  donna  de 
si  bons  résultats,  que  le  mouvement  se  propagea  très  rapide- 
ment, Aujourd'hui  on  compte  plus  de  1.300  de  ces  associations. 
Certaines  d'entre  elles  vont  jusqu'à  traiter  le  lait  de  1.600  va- 
ches. Une,  particulièrement  importante,  celle  de  Haslew,  fondée 
en  1900,  transformerait  le  lait  de  (i.iiOO  vaches,  soit  31  millions 
de  litres  de  lait  par  an  '. 

I.  Voir  l'Enquête  sur  l'Industrie  laitière,  publiée  par  le  ministère  «Je  l'intérieur 

en  1903,  p.  40'i.  Paris,  Imprimerie  Nationale. 


1896 

WOO 

1902    1903 

1904 

(En 

millions  de  francs.) 

387 

440 

518     525 

533 

63 

45 

56      59 

49 

158 

202 

234     211 

225 

LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  113 

Quelques  chiffres  que  nous  empruntons  à  un  tout  récent  rap- 
port, de  notre  distingué  attaché  commercial  de  France  à  Londres, 
montre  l'essor  extraordinaire  que  ce  système  a  imprimé  en 
quelques  années  à  l'industrie  beurrière  danoise1.  Ce  sont  ceux 
des  importations  comparées  du  Danemark  et  de  la  France,  en 
Angleterre.  Tandis  que  les  premières  accusaient  une  augmen- 
tation formidable,  les  nôtres  restaient  stationnaires,  puis  dimi- 
nuaient, évincées  par  ce  puissant  rival. 


Importation  totale  de  l'Angleterre. 
Exportation  de  la  France. 
Exportation  du  Danemark. 


De  pareils  chiffres,  suivant  l'expression  consacrée,  se  passent 
de  commentaires.  Ils  sont  un  des  meilleurs  exemples  de  ce  que 
peut  faire  la  volonté  humaine  bien  dirigée,  en  un  pays  vieux, 
qu'aucune  supériorité  bien  marquée  de  lieu,  de  climat,  ou  de 
position  géographique  ne  désignait  pour  un  si  rapide  dévelop- 
pement au  détriment  de  notre  pays. 

Mais  il  ne  servirait  de  rien  de  se  désoler  et  de  gémir.  Il  est 
préférable  d'étudier  d'un  peu  plus  près  les  causes  de  la  supé- 
riorité de  nos  rivaux,  et  d'essayer  de  se  mettre  à  leur  école. 

Les  causes  indéniables  de  leur  succès  se  trouvent  dans  la  fabri- 
cation industrielle  du  beurre  à  l'aide  d'appareils  centrifuges. 
Leur  emploi  marque  l'introduction  du  machinisme  dans  une 
production  jusqu'alors  essentiellement  domestique  et  toute  tra- 
ditionnelle. Grâce  à  ces  puissants  groupements  en  coopératives 
que  permettait  l'état  social  du  pays2,  ils  ont  substitué  immé- 
diatement à  la  fabrication  ménagère,  la  production  en  grand 
atelier.   A    qui   voit   l'essor  extraordinaire   qu'ils    impriment  à 

1.  Jean  Périer,  l'Exportation  des  beurres  français  en  Angleterre;  moyen  de  la 
relever  et  de  l'accroître  'Office  national  du  Commerce  extérieur.  Paris,  3,  rue 
Feydeauj. 

2.  Nous  fournirons  dans  un  instant  quelques  indications  à  ce  sujet,  mais,  eu  l'état 
actuel  de  la  science  sociale,  une  étude  monographique  sérieuse  du  paysan  danois 
s  impose.  Elle  est  urgente. 


114  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

l'industrie  beurrière,  malgré  leur  emploi  tout  récent,  l'idée 
vient  naturellement,  qu'ils  peuvent  y  produire  un  bouleverse- 
ment comparable  à  celui  qu'ont  éprouvé  les  autres  industries. 
Et  cependant  si  une  branche  du  travail  semblait  à  l'abri  des 
inventions  modernes,  c'était  bien,  le  doux,  le  traditionnel  art 
pastoral. 

On  ne  peut  nier  aujourd'hui  le  progrès  énorme  réalisé  par  ces 
beurreries  coopératives;  aussi  est-ce  avec  un  véritable  plaisir 
que  nous  avons  vu  leur  installation  en  Saintonge.  Sans  doute 
elles  sont  loin  d'être  arrivées  à  la  perfection  de  leurs  modèles, 
les  associations  danoises,  ont  bien  des  progrès  à  réaliser  encore, 
pour  leur  administration  interne,  et  surtout  pour  la  vente  de 
leur  beurres.  Ici,  en  effet,  il  ne  s'est  point  trouvé  ces  grands 
commerçants,  dont  le  rôle  a  été  si  efficace  au  Danemark.  Tou- 
tefois le  développement  rapide  de  ces  beurreries  fait  des  mieux 
présager  de  leur  avenir. 

Les  quelques  détails  que  nous  allons  donner  sur  le  fonction- 
nement des  associations  danoises  seront  la  meilleure  introduc- 
tion à  l'étude  de  nos  coopératives  françaises. 

«  Les  laiteries  coopératives  danoises,  dit  M.  Louise  ',  sont  de 
véritables  usines  destinées  à  la  fabrication  exclusive  du  beurre, 
et  organisées  par  une  réunion  de  cultivateurs  habitant  la  même 
région.  Ces  derniers  fondent  l'établissement  au  moyen  d'un 
emprunt  amortissable  en  un  certain  nombre  d'années.  Ils  s'en- 
gagent en  môme  temps  à  fournir  le  lait  nécessaire  au  fonction- 
nement de  l'usine.  Chacun  d'eux  reçoit  tous  les  mois  une  somme 
proportionnelle  à  la  quantité  et  à  la  qualité  du  lait  qu'il  apporte, 
mais  inférieure  toutefois  à  la  valeur  absolue  du  produit.  Ils  s'en- 
gagent de  plus  à  reprendre  le  lait  écrémé  et  le  petit-lait  qu'ils 
paient  à  la  société.  Cet  argent,  joint  au  bénéfice  prélevé  sur  le 
lait,  permet  de  subvenir  aux  frais  généraux,  d'éteindre  la  dette, 
souvent  de  répartir  encore  un  excédent  entre  les  sociétaires.  » 

L'usine  est  en  général  située  au  centre  des  localités  habitées 
par  les  adhérents.  Chaque  soir,  ses  voitures  vont  remiser  chez 

1.  Ouvrage  cité  passim. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  115 

les  fermiers,  en  des  points  choisis  d'avance.  Elles  en  repartent 
le  matin  avec  le  lait  de  la  veille  au  soir  et  celui  du  matin.  Sitôt 
arrivé,  ce  lait  est  immédiatement  déchargé  et  pesé.  A  certaines 
époques  indéterminées,  le  chef  de  laiterie  prélève  un  échantillon 
qui  est  analysé  et  soumis  à  l'épreuve  de  l'appareil  inventé  par  le 
professeur  Fjord,  à  laide  duquel  on  peut  évaluer  approximati- 
vement sa  richesse  en  beurre.  Il  est  en  effet  payé  au  propriétaire 
suivant  le  beurre  qu'il  produit.  De  cette  façon,  ce  dernier  n'a 
aucun  intérêt  à  augmenter  la  quantité  du  lait  au  détriment  de 
la  qualité.  Les  statuts  sont  du  reste  sévères  pour  les  fraudes 
quelles  qu'elles  soient.  Pour  la  première  fois,  simple  réprimande  ; 
pour  la  seconde,  amende  assez  forte;  pour  la  troisième,  exclu- 
sion.   Ils   énumèrent  également  les  plantes   et  fourrages,   les 
choux   notamment,  qu'il  est  interdit  de  donner  aux  animaux. 
La  surveillance  qu'exercent  jalousement  les  uns  sur  les  autres 
ces  petits  propriétaires,  intéressés  également  à  la  réussite  de  la 
laiterie,  rend  les  fraudes  rares,  et  permet  de  produire  un  beurre 
parfait.  Il  est  très  estimé  des  marchands  anglais,  qui  le  savent 
entièrement  exempt  de  matières  étrangères.  Il  parait  qu'à  un 
certain  moment  des  propriétaires  normands  se  montrèrent  moins 
scrupuleux.  Leur  beurre,  fortement  additionné  de  margarine, 
subit  bientôt  une  énorme  dépréciation,  au  point  que  certains 
négociants  anglais  hésitent  actuellement,  parait-il,  à  en  mar- 
quer la  provenance. 

Le  lait  écrémé  est  porté  à  la  température  de  70  à  75  degrés, 
ce  qui  le  stérilise  en  partie.  Il  sert  sous  cette  forme  à  l'alimen- 
tation, et  est  renvoyé  immédiatement  au  propriétaire  qui  le 
reçoit  dans  la  matinée  même. 

On  voit  que,  pour  le  fonctionnement  interne  de  ces  laiteries, 
on  est  arrivé,  tant  pour  la  rapidité  des  opérations  que  pour  leur 
exactitude  méthodique,  à  un  rare  perfectionnement.  Les  résul- 
tats ne  se  sont  pas  fait  attendre.  Nous  avons  vu  qu'ils  ont  bril- 
lamment répondu  aux  efforts. 

Au  moment  où  la  fabrication  du  beurre  en  Danemark  pre- 
nait cet  essor  extraordinaire,  et  portail  ce  pays  à  un  remar- 
quable degré  de  prospérité,  la  Sainionge  subissait  la  crise  ter- 


116  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

rible  (jiienous  connaissons.  Comme  le  dit  M.  Martin  :  «  En  1877, 
le  phylloxéra  envahit  le  vignoble  cha  reniais.  Cinq  ans  après. 
110.000  hectares  étaient  dévastés,  et  une  misère  profonde  ap- 
parat dans  les  campagnes  jadis  si  florissantes.  La  terre  restait 
en  friche.  Les  maisons  désertes  annonçaient  aux  passants  que  les 
vignerons,  ruinés  par  l'insecte  destructeur,  étaient  allés  chercher 
ailleurs  des  moyens  d'existence...  » 

Il  fallait  absolument  que  ceux  qui  étaient  restés  tentassent 
quelque  chose  avec  leurs  prairies.  C'est  alors  qu'un  peu  partout, 
divers  propriétaires  eurent  l'idée  d'établir  chez  eux  de  petites 
laiteries.  Ils  achetaient  le  lait  de  leurs  voisins  et  le  transformaient 
en  beurre.  C'était  le  système  des  Foellesmoelkerier  acclimaté  en 
Saintonge.  Les  machines  centrifuges  n'étaient  pas  encore  con- 
nues en  France.  Aussi  fabriquait-on  le  beurre  avec  les  anciens 
procédés,  ce  qui  forçait  ces  laiteries  à  garder  des  proportions  très 
modestes.  L'honneur  d'avoir  installé  la  première  revient,  parait- 
il,  à  M.  Biraud,  du  village  de  Chaillé,  près  Surgères  (Charente- 
Inférieure).  Il  aurait  môme  donné  à  son  entreprise,  dès  le  début, 
la  forme  coopérative.  En  général,  la  plupart  de  ces  établisse- 
ments marchèrent  assez  mal,  pour  les  mêmes  causes  qui  les  avaient 
fait  échouer  en  Danemark.  La  tension  était  même  ici  bien  plus 
grande  entre  les  patrons  et  nos  vignerons.  En  outre,  les  patrons, 
au  point  de  vue  commercial,  surtout  en  ce  qui  concernait  les 
débouchés,  étaient  très  mal  organisés.  Aussi  beaucoup,  croyant 
qu'ils  axaient  fait  fausse  route,  liquidèrent  leur  exploitation. 
Quelques-uns,  plus  intelligents,  suivant  l'exemple  de  M.  Biraud, 
eurent  L'idée  de  mettre  leurs  laiteries  sous  la  forme  coopérative. 
Ils  cédaient  le  matériel  et  les  constructions,  pour  un  prix  donné, 
à  l'ensemble  des  adhérents,  et  restaient  en  qualité  de  membres 
ordinaires.  Souvent  on  avait  la  sagesse  de  les  maintenir,  comme 
présidents,  à  la  tète  de  la  société,  et  la  nouvelle  entreprise  ainsi 
moditiée  marchait  en  général  assez  bien.  La  Laiterie  coopérative 
était  créée  en  Saintonge.  Les  appareils  centrifuges  furent  bientôt 
adoptés,  et  ils  permircntde  donner  de  suite  A  la  fabrication  une 
extension  inaccoutumée.  En  fait,  à  L'heure  actuelle,  il  n'y  a  plus 
que  quelques  propriétaires  qui  aient   réussi,   pour  des  raisons 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  117 

particulières,  à  maintenir  leur  usine  sans  recourir  à  la  coopé- 
rative. Encore  fabriquent-ils  plutôt  du  fromage. 

La  réussite  de  ces  associations  démontrait1  que  «  le  paysan 
de  la  Charente-Inférieure  n'est  nullement  réfractaire  aux  idées 
d'entente  et  d'union.  On  peut  en  voir  la  preuve  dans  le  dévelop- 
pement des  sociétés  de  panification  qui  se  ramifient  de  longue 
date  en  tout  le  territoire.  Dans  un  sol  ainsi  préparé,  l'industrie 
laitière  devait  tôt  ou  tard  s'implanter  ».  Quant  aux  causes  pro- 
fondes qui  ont  transformé  notre  type  au  point  de  rendre  possibles 
ces  effets  de  l'association,  nous  savons  qu'il  faut  les  attribuer 
principalement  au  commerce  de  l'eau-de-vie  et  des  bestiaux.  De 
prime  abord,  cela  surprend.  La  vigne,  considérée  tout  au  moins 
dans  son  type  inférieur,  parait  pousser  à  l'individualisme  à  ou- 
trance et  à  la  méfiance  des  gens  les  uns  à  l'égard  des  autres. 
«  Jamais,  nous  disait  un  jour  un  propriétaire  de  Touraine,  les 
groupements  que  nécessitent  ces  laiteries  n'auraient  été  possibles 
chez  nous.  »  Pendant  un  temps  nous  craignîmes  que  les  luttes 
politiques  —  terribles  en  Saintonge,  nous  le  savons,  —  n'amenas- 
sent la  scission  habituelle  en  deux  camps,  comme  cela  existe 
pour  presque  toutes  les  associations  ordinaires.  C'eût  été  la 
ruine  des  laiteries.  On  l'a  senti,  et  on  a  eu  la  sagesse,  pour 
une  fois,  de  remiser  au  grenier  les  vieilles  querelles  poli_ 
tiques. 

En  réalité,  nous  croyons  pouvoir  le  dire  sans  exagération,  la 
vigne  avait  créé  ici  un  type  intelligent,  prévoyant,  doué  même 
d'une  certaine  initiative  dans  le  sens  du  commerce,  et  sentant 
parfaitement  la  nécessité  de  se  grouper,  à  l'époque  actuelle.  Il  ne 
mérite  donc  pas  complètement  le  reproche  que  lui  fait  M.  Ar- 
douin-Dumazet,  si  optimiste  d'ordinaire,  d'être  réfractaire 
aux  nouveautés.  Ce  qui  a  amené  l'écrivain  à  apprécier  si  sévère- 
ment notre  type,  c'est  qu'il  l'a  jugé  sur  cette  petite  culture  in- 
tégrale, où  il  a  échoué,  c'est  entendu,  niais  où  il  ne  pouvait  pas 


i.  Martin.  Rapport  sur  l'industrie  laitière  des  Char  entes  et  du  Poitou, 

...  Nous  devons  remarquer  qui-  ces  associations  sont  nombreuses  en  effet,  mais  que 

leurs  résultats  ne  sont   pas  toujours  heureux.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de   sociétés  de 

-erours  mutuels,  presque  chaque  commune  a  la  sienne 


118  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

ne  pas  échouer,  car  il  heurtait  des  lois  économiques  modernes 
bien  établies  aujourd'hui. 

La  Charente-Inférieure  comptait,  on  1901.  iG laiteries  1  coopé- 
ratives, et  3  laiteries  particulières.  Elles  étaient  ainsi  répar- 
ties : 

Arrondissement  de  La  Hochelle 13 

«  de  Rochefort 11 

«  de  Saintes 0 

«  Marennes 1 

«  Jonzac  I 

«  St-Jean-d'Angély Il 

4G 

Notons  tout  d'abord  que  les  plus  nombreuses  et  les  plus 
importantes  se  groupent  autour  de  ces  marais,  aujourd'hui  fort 
bien  desséchés,  qui  séparaient  jadis  l'Aunis  de  la  Saintonge,  et 
aussi  autour  de  ceux  des  environs  de  Rochefort  :  l'herbe  y 
abonde  et  est  excellente.  De  même  les  prairies  de  la  vallée  de 
la  Charente  et  celles  de  ses  affluents,  notamment  la  Boutonne, 
ont  permis  la  création  d'un  certain  nombre  de  beurreries.  En 
revanche,  il  y  en  a  peu  dans  la  région  des  petits  plateaux. 

Le  mouvement  a  pris  naissance  dans  la  partie  viticole  de  ce 
pays,  mais  n'a  pu  naturellement  se  développer  avec  intensité 
que  lorsque  les  conditions  du  lieu  le  permettaient.  Il  fallait 
pour  la  réussite  deux  conditions  :  d'abord  des  gens  capables 
de  se  grouper  et  de  se  mettre  à  une  certaine  spécialisation  de 
la  culture,  ensuite  des  conditions  favorables  du  lieu  (abondance 
de  l'herbe),  permettant  un  effort  efficace. 

Ceci  explique  pourquoi,  certaines  parties  de  l'arrondissement 
de  Saintes  en  sont  dépourvues.  Il  y  a  peu  d'herbe,  et.  en  re- 
vanche, on  rencontre  trop  de  ces  minuscules  exploitations  qui 
ont  cessé  pour  la  plupart  d'être  viables,  depuis  la  disparition 
des  vignes.  On  comprend  parla,  aussi,  pourquoi  dans  la  partie 
granitique  du  département  de  la  Charente,  là  où  les  gens  n'ont 

1.  Pour  employer  le  mot  habituel,  bien  qu'il  soit  inexact,  puisque  ces  usines  ne 
fabriquent  que  dn  beurre.  11  faut  réserver  le  mot  laiteries  aux  usine-  se  contentant 
de  traiter  le  lait,  sans  le  transformer  en  beurre. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  119 

pas  été  touchés  par  la  vigne,  ils  n'arrivent  pas  à  cette  idée  d'as- 
sociation indispensable.  La  Charente  ne  compte  que  2  beurreries 
coopératives.  Le  même  phénomène  s'observe  dans  les  départe- 
ments voisins.  Tandis  que  le  mouvement  s'est  largement  dessiné 
dans  les  pays  qui  avaient  été  influencés  par  la  Vigne  et  qui  se 
trouvaient  sur  le  pourtour  des  marais  (Deux-Sèvres  avec  50 
beurreries,  35  coopératives  et  15  industrielles,  Vendée  avec  18 
beurreries  coopératives),  il  s'arrête  net,  dans  ce  département 
avec  la  partie  du  Bocage  composé  en  grande  partie  de  terres 
granitiques,  et  où  la  vigne  n'a  jamais  pénétré  :  «  L'industrie  lai- 
tière pourrait  prendre  plus  d'extension  encore  en  Vendée  si  les 
population  du  Bocage,  comme  celles  de  la  plaine,  étaient  sus- 
ceptibles de  groupements  coopératifs  '.  »  Voilà  une  constatation 
sous  la  plume  du  rapporteur,  peu  préoccupé  de  science  sociale, 
qui  montre  bien  que  notre  explication  est  la  vraie. 

Sans  atteindre  les  proportions  extraordinaires  du  Danemark, 
le  mouvement  coopératif  de  cette  partie  de  la  France  ne  manque 
donc  point  d'intérêt,  et  il  mériterait  d'être  étudié  séparément. 
Nous  devons  cependant,  en  ce  qui  nous  concerne,  nous  borner 
aux  indications  générales  que  nous  venons  de  donner  et  préciser 
un  peu  le  fonctionnement  et  l'importance  sociale  de  ces  beur- 
reries, pour  la  Saintonge,  laissant  à  d'autres  le  soin  d'étudier 
leur  rôle  dans  chacun  des  pays  que  nous  venons  d'indiquer. 

Nous  avons  assisté  à  la  naissance  d'une  de  ces  beurreries,  celle 
de   P.,.  en  1897. 

Voici  comment  on  a  procédé  pour  la  former.  Quelques  paysans 
plus  intelligents  que  les  autres,  voyant  une  laiterie  voisine 
fonctionner  avec  succès,  commencèrent,  après  d'innombrables 
pourparlers  comme  bien  on  pense,  par  faire  circuler  des  listes 
d'adhésion.  Quand  il  y  eut  assez  de  consentements,  on  s'aboucha 
avec  les  capitalistes  de  la  région,  qui  prêtèrent  facilement  les 
20  à  30.000  francs  nécessaires  à  l'installation.  Les  adhérents 
étaient  solidairement  responsables  du  remboursement.  Ils  s'en- 
gageaient également  à  servir  les  intérêts  de  la  somme.  11  était 

i.  /{apport  sur  l'Industrie  laitière,  ouvr.  cité.  (dép.  il''  la  Vend 


120  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

enfin  convenu  qu'on  ne  distribuerait  de  dividendes  qu'une  fois 
l'emprunt  remboursé. 

Les  bâtiments  s'élèvent,  l'usine  fonctionne.  Elle  réussit.  Il  y 
a  du  reste  un  moyen  très  simple  d'y  aider.  On  paiera  le  lait 
aussi  bon  marché  qu'il  le  faudra  pour  réaliser  les  bénéfices 
nécessaires  à  solder  les  arrérages  et  à  amortir  progressivement 
les  emprunts.  La  chose  est  facile,  puisque  ce  sont  les  action- 
naires eux-mêmes  qui  fixent  le  prix  du  lait.  Ils  ont,  comme 
propriétaires  et  comme  actionnaires,  des  intérêts  opposés.  Aussi 
un  juste  équilibre  ne  tarde-t-il  pas  à  s'établir. 

Progressivement,  on  arrive  à  élever  le  prix  du  lait,  à  mesure 
que  l'exploitation  n'est  plus  grevée  des  frais  d'installation  pre- 
mière. Pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  la  laiterie  fait-elle  une 
mauvaise  spéculation?  On  abaisse  le  prix  du  lait  et  l'équilibre 
se  rétablit.  Cette  souplesse  de  l'institution  lui  assure  une  supé- 
riorité incontestable  sur  celles  que  dirige  le  patron  ordinaire, 
surtout  lorsqu'il  s'agit  d'une  matière  comme  le  beurre,  dont  la 
valeur  est  assez  variable. 

Cette  beurrerie  de  P***  comprend  la  beurrerie  proprement 
dite,  où  l'on  fabrique  le  beurre,  et  une  annexe,  la  porcherie,  où, 
comme  l'indique  son  nom,  on  utilise  les  déchets  (petit-lait  et  lait 
écrémé)  en  élevant  des  porcs.  C'est  une  heureuse  moditication 
du  système  danois.  La  beurrerie  proprement  dite  se  compose  de 
deux  pièces  :  l'une  où  est  la  machine  à  vapeur  qui  donne  le  mou- 
vement, l'autre  où  sont  les  appareils  de  fabrication.  On  a  natu- 
rellement choisi  les  derniers  modèles.  Ils  comprennent  d'abord 
l'appareil  centrifuge  qui  divise  le  lait  en  crème  et  en  petit-lait. 
Le  petit-lait  tombe  dans  un  réservoir  d'où  un  tuyau  le  conduit 
directement  à  la  porcherie.  La  crème  passe  dans  une  baratte 
n'ayant  plus  que  le  nom  de  l'ancien  ustensile  d'autrefois.  C'esl 
un  petit  tonneau  horizontal  où  un  système  d'ailes,  mues  par  la 
vapeur,  transforme  très  rapidement  la  crème  en  beurre. 

Aussitôt  sorti  de  la  baratte,  le  beurre  est  malaxé,  pesé,  em- 
paqueté, et  il  part  pour  les  directions  les  plus  variées,  nous  dit 
M.  C***,  l'aimable  président  de  la  beurrerie.  M.  C***  est  un  des 
grands  distillateurs  de  la  Saintonge,  el   nous  le   retrouverons,  à 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  121 

la  tête  de  l'autre  grande  usine  de  la  contrée.  A  11  heures, 
tout  est  terminé.  Ce  que  les  débouchés  locaux,  Saintes,  Ansou- 
lème,  Cognac,  Bordeaux,  ne  consomment  pas,  est  vendu  aux 
Halles  à  Paris.  «  Nous  fabriquons  de  150  à  300  kilogrammes 
de  beurre  par  jour,  nous  dit  le  comptable,  »  ce  qui  fait  plu- 
sieurs centaines  de  francs  à  distribuer  chaque  jour  dans  un 
rayon  de  5  à  6  kilomètres.  . 

Nous  venons  de  dire  que  les  déchets  sont  utilisés  pour  l'élevage 
des  porcs.  Ce  système  est  général  dans  la  Charente-Inférieure. 
En  Danemark,  au  contraire,  le  propriétaire  doit  reprendre  le 
lait  écrémé  que  l'on  a  stérilisé.  Le  système  français  évite  aux 
agents  collecteurs  de  retourner  une  seconde  fois  dans  la  même 
journée  au  domicile  des  propriétaires,  ce  qui  ne  serait  pas  très 
pratique  avec  l'éloignement  des  adhérents.  On  lui  a  reproché 
de  priver  la  ferme  de  ces  matières  qu'employait  autrefois  la 
ménagère,  avec  tant  de  succès,  pour  élever  ses  porcs.  La  cri- 
tique n'est  pas  sérieuse.  En  effet,  le  nombre  des  porcs  élevés 
par  les  petits  propriétaires  n'a  pas  diminué  ;  comme  par  le  passé, 
chacun  continue  à  en  élever  au  moins  un,  qui  lui  fournit, 
comme  on  le  sait,  la  graisse  et  la  plus  grande  partie  de  la 
viande  qu'il  consomme. 

Cependant  quelques  beurreries  ont  essayé  d'appliquer  le  sys- 
tème danois.  Mais  comme  le  lait  écrémé  n'est  point  stérilisé, 
comme  les  soins  de  propreté  ne  sont  pas  non  plus  aussi  méti- 
culeux qu'en  Danemark,  le  plus  clair  résultat  est  d'aigrir  les 
bidons  qui  servent  à  le  transporter.  Aussi  les  beurreries  qui 
L'emploient  ont  vu  la  valeur  de  leur  beurre  diminuer  sensi- 
blement, les  mêmes  bidons  servant  également  pour  le  lait. 

On  peut  être  étonné  de  voir,  jusque  dans  les  moindres 
détails,  nos  sociétés  organisées  sur  le  modèle  de  celles  du  Dane- 
mark. La  raison  en  est  dans  les  nombreuses  missions  envoyées 
dans  ce  pays,  tant  par  l'initiative  privée  que  par  L'État.  Mais 
le  curieux,  c'est  qu'au  début  elles  ne  furent  pas  envoyées  dans 
l'intérêt  du  pays  qui  devait  en  profiter  le  plus  dans  La  suite. 
En  Saintonge,  à  cette  époque,  l'industrie  laitière  n'existai!  [•oui- 
ainsi  dire  pas. 


1-2  LE   TYPE   SÀINTONGEAIS. 

Depuis  le  développement  des  beurreries  coopératives,  on  a 
établi  à  Surgères,  qui  est  un  point  central,  un  poste  d'inspecteur 
des  laiteries,  dont  le  rôle  est  de  se  tenir  au  courant  des  inven- 
tions et  des  perfectionnements  nouveaux.  Il  a  également  pour 
mission  de  donner  des  conseils  à  ceux  qui  veulent  créer  de  nou- 
velles associations.  Il  fournit  les  statuts.  Aussi  presque  toutes 
sont-elles  établies  sur  le  même  plan.  Partout  a  triomphé  le  sys- 
tème du  livret  individuel,  sur  lequel  l'agent  collecteur  inscrit 
chaque  matin,  en  passant  au  domicile  des  propriétaires,  le  lait 
que  ceux-ci  viennent  de  lui  donner.  Ce  carnet  reste  ordinaire- 
mont  entre  les  mains  du  propriétaire.  Le  dernier  jour  du  mois, 
l'agent  l'emporte  au  siège  social;  le  comptable  établit  en  quel- 
ques instants  le  compte  de  chaque  propriétaire,  et  le  paie  séance 
tenante.  Réellement  ce  fonctionnaire  a  rendu  des  services,  et, 
pour  une  fois,  en  créant  ce  nouveau  poste,  l'État  a  fait  preuve 
de  bonne  initiative.  L'objectif  du  titulaire  actuel  est  de  faire 
adopter  le  système  danois  qui  donne  de  si  bons  résultats  :  payer 
le  lait,  non  d'après  sa  quantité,  niais  d'après  sa  richesse  en 
matières  butyreuses.  Cela  complique  un  peu  le  service  intérieur 
de  la  laiterie,  mais  le  système  est  si  rationnel  que  nous  ne 
désespérons  pas  de  le  voir  un  jour  adopté. 

Ces  influences  expliquent  comment,  à  notre  grand  étonne- 
ment,  nous  avons  trouvé,  les  statuts  de  notre  beurrerie  presque 
calqués  sur  ceux  de  la  laiterie  de  Kildevoeld  à  Pippe  M  oeil.  Le 
fait  n'est  pas  banal.  Pour  l'une  comme  pour  l'autre,  l'article  1er 
déclare  que  l'objectif  de  la  nouvelle  entreprise  est  «  la  fabri- 
cation du  beurre  en  commun,  atin  d'en  obtenir  des  prix  plus 
élevés  ».  Voici  quelques-uns  des  articles  les  plus  caractéris- 
tiques de  la  société  : 

Akt.  6.  —  Le  nombre  des  sociétaires  est  illimité.  Tout  socié- 
taire nouveau  pourra  être  admis  après  la  mise  en  activité  de  la 
laiterie  en  versant  une  cotisation  qui  sera  fixée  par  le  conseil 
d'administration . 

Les  premiers  sociétaires  ont  couru  plus  de  risques  que  les 
nouveaux;  ils  ont  supporté  de  plus  fortes  retenues,  il  est  juste 
de  leur  conserver  un  avant  aire. 


LA    SAINTOxNGE   NOUVELLE.  123 

Art.  8.  —  La  société  est  administrée  par  un  bureau  composé 
d'un  président,  deux  vice-présidents,  un  trésorier,  un  secrétaire. 
Il  a  les  pouvoirs  les  plus  étendus  pour  administrer  les  biens 
et  les  affaires  de  la  société.  Il  peut  même  transiger,  compro- 
mettre. 

Le  bureau  est  surveillé  lui-même  par  un  conseil  d'administra- 
tion composé,  dit  l'article  9,  d'un  conseiller  par  fraction  de 
10  sociétaires.  Le  bureau  est  élu  en  assemblée  générale,  à  la 
simple  majorité  des  votants.  Il  en  est  de  même  des  membres  du 
conseil  d'administration.  Ils  sont  renouvelés  tous  les  ans,  mais 
ils  sont  rééligïbles. 

Le  personnel  actif  de  la  laiterie  est  assez  réduit  :  il  se  compose 
d'un  mécanicien  chargé  de  l'entretien  des  machines,  de  deux 
hommes  employés  à  la  manipulation  du  lait  et  du  beurre,  d'un 
vérificateur  du  lait,  d'un  expéditionnaire  et  d'un  comptable  qui 
est  le  véritable  chef  de  la  laiterie.  Enfin  cinq  ou  six  voituriers 
passent  chaque  matin  au  domicile  des  sociétaires  pour  prendre 
le  lait. 

L'article  26  assure  contre  la  mortalité  des  vaches.  C'est  un 
heureux  progrès  sur  le  système  danois  :  «  Il  sera  remboursé  aux 
sociétaires  qui  auront  adhéré  aux  présents  statuts  75  %  du  prix 
estimatif  des  vaches  qui ,  par  mort  ou  accident,  auront  été  perdues 
par  eux  totalement.  Dans  le  cas  où  les  vaches  seraient  vendues  en 
partie  à  la  boucherie,  la  somme  en  provenant  sera  remise  au 
propriétaire,  et  la  Société  remboursera  les  trois  quarts  de  la 
perte.  » 

Certaines  beurreries  se  réservent  le  droit  cependant  de  sus- 
pendre cette  assurance  en  cas  d'épizootie  ;  c'est  une  mesure  pru- 
dente, nécessaire  même. 

Quelques  chiffres  vont  nous  permettre  de  mieux  nous  rendre 
compte  encore  de  la  marche  d'une  beurrerie.  Le  coefficient 
d'exploitation  est  sensiblement  le  même  partout.  Il  arrive  ce- 
pendant à  varier,  suivant  la  quantité  de  lait  traitée,  les  frais 
généraux  pouvant  se  répartir  sur  une  plus  grande  production, 
et  les  frais  de  ramassage  pouvant  augmenter  ou  diminuer 
d'après  l'aire  d'expansion  de  la  beurrerie. 


124  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

1906  1907 

Lait  traité 1.396.749  litres.  1 .391.737  litres 

Beurre  fabriqué 63.552  kil.  500  gr  62.661  kil.  750gr. 

Recettes  totales 191.867  fr.  15  191 .762  fr.  70  c. 

Dépenses  totales 22.879  fr.  65  23.677  fr.   10  c. 

Prix  du  lait  payé. 

aux  sociétaires 168.987  fr.  30  168.085  fr.  60  c. 

Prix  du  litre  de  lait 0.  12  c.  41  m.  0.12  c.  54  m. 

Sur  le  chiffre  des  dépenses  totales,  le  personnel  employé  à  la 
fabrication  touche  3.400  francs,  et  les  ramasseurs  de  lait 
10.800  francs.  Le  reste  est  absorbé  par  les  autres  dépenses 
habituelles,  combustible,  entrelien  des  appareils,  etc.. 

On  le  voit,  la  grosse  dépense  est  celle  du  ramassage  du  lait, 
particulièrement  onéreux  dans  ce  pays  de  petite  propriété, 
où  le  rayon  d'action  de  la  Société  est  nécessairement  étendu.  Ils 
grèvent  lourdement  le  budget.  11  en  est  de  même  dans  le  Dane- 
marck,  et  voici,  à  titre  de  curiosité,  le  budget  d'une  beurrerie 
coopérative  du  Jutland  pour  l'exercice  allant  d'octobre  1897  à 
à  novembre  1898  :  cette  comparaison  ne  peut  être  faite  que 
sous  toute  réserve.  11  s'agit  en  effet,  dans  l'exemple  de  la  Sain- 
tonge,  d'une  petite  laiterie;  aussi,  pour  certaines  plus  impor- 
tantes, le  coefficient  d'exploitation  peut-il  être  plus  faible.  Au 
contraire,  pour  le  Danemark,  nous  donnons  les  chiffres  dune 
beurrerie  modèle,  les  seuls  que  nous  ayons,  il  est  probable,  que 
toutes  ne  se  présentent  pas  dans  des  conditions  aussi  favorables. 

Dépenses. 

Couronnes  '. 

Transport 5.093. 16 

Main-d'œuvre 4.000  » 

Combustible 1 .81 1 .47 

(ilace 55 .  V.> 

Tonneau  pour  beurrct 429 .  20 

Huiles 83.22 

Sel,  colorant,  soude,  chaux 884.2b 

Entretien  des  bâtiments 549.68 

Entretien  des  articles  portés  à  l'inventaire  (ma- 
tériel, je  pense) U.  049.01 

Intérêts  et   amortissements   des  emprunts 3.369.97 

Autres  dépenses 740  » 

23.271.32 
1.  La  couronne  vaut  1  fr.  40. 


LA    SAIXTONGE    NOUVELLE.  125 

La  beurrerie  en  question  traite  annuellement,  une  moyenne 
de  2.504.750  litres  de  lait,  produisant  100.190  kilos  de  beurre.* 
Dans  ces  conditions  «  le  travail  du  kilogramme  de  beurre  revient 
à  0  fr.  01151.  On  tient  compte  dans  cette  évaluation  du  trans- 
port du  lait,  de  l'intérêt  du  capital  engagé ,  et  de  l'amortisse- 
ment ;  en  laissant  de  côté  ces  dépenses,  les  frais  se  réduisent  par 
kilogramme  de  beurre  traité  à  0  fr.  007.025  '.  » 

Malgré  ce  que  nous  venons  d'expliquer,  on  ne  peut  manquer 
d'être  frappé  de  l'énorme  différence  de  coefficient  d'exploitation 
entre  les  deux  beurreries.  D'autant  mieux  que,  dans  la  première, 
on  ne  calcule  pas  dans  les  dépenses  les  frais  d'amortissement 
du  capital  engagé,  qui  a  déjà  été  remboursé  au  moyen  de  re- 
tenues opérées  sur  le  prix  du  lait  payé  aux  adhérents.  De  1893, 
date  de  la  fondation  de  la  beurrerie,  à  1898,  on  a  remboursé 
ainsi  les  32.000  francs  qui  avaient  été  nécessaires  pour  l'ins- 
tallation. Or,  malgré  cela,  on  arrive  à  l'énorme  chiffre  de  0  fr.  37 
centimes  par  kilogramme  de  beurre.  Une  pareille  différence 
explique  pourquoi  les  beurreries  saintongeaises  se  trouvent 
pour  le  moment,  dans  limpossibilé  de  lutter  avec  leurs  concur- 
rentes danoises. 

Malgré  cela,  les  beurreries  coopératives  constituent  incontes- 
tablement le  progrès  le  plus  considérable  qui  ait  été  réalisé  en 
agriculture,  dans  le  sud-ouest  de  la  France,  depuis  de  longues 
années.  Grâce  à  elles,  on  obtient  un  produit  meilleur,  plus 
abondant,  de  plus  de  valeur,  le  tout  dans  de  grandes  propor- 
tions, ce  qui  est  rare. 

Leurs  avantages  sociaux  ne  sont  pas  moindres.  Sans  doute  il 
est  un  peu  prématuré  de  les  apprécier  dès  maintenant,  le  mou- 
vement est  trop  récent  pour  avoir  produit  tous  ses  effets.  Mais  il 
n'a  pas  eu,  sur  l'éducation  du  paysan,  une  moindre  influence 
que  sur  sa  culture. 

Il  est  une  foule  de  questions  que  ces  groupements  lui  apprennent 
à  connaître  et  à  comprendre.  Ces  assemblées  d'actionnaires 
dont  parlent  les  statuts,  n'existent  pas  que  sur  le  papier;  elles 

i.  Enquête  sur  l'Industrie  laitière,  p.  404,  ouvr.  cil. 


120  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

sont  vivantes  et  animées.  Les  paysans  y  viennent  nombreux  el 
"y  discutent  avec  intérêt.  Ils  se  familiarisent  avec  certaines  pra- 
tiques commerciales,  l'habitude  de  payer  à  époques  fixes,  par 
exemple  :  et  cette  habitude  leur  inculque  la  probité  en  affaires. 
C'est  une  tout  autre  orientation  de  vie,  d'idées.  Jusqu'à  présent, 
ils  étaient  habitués  à  agir  par  ruse,  à  vendre  le  plus  cher  et  le 
moins  bon  possible.  Mais,  quand  le  bureau  de  la  laiterie  vient 
leur  dire  que  tel  marché  se  ferme,  ou  va  se  fermer,  si  on  envoie 
de  mauvais  beurre,  ou  un  beurre  ne  pesant  pas  exactement  le 
poids  indiqué,  ils  comprennent  l'importance  delà  marque  et  de 
la  sincérité  des  envois. 

Ils  comprennent  enfin,  bien  mieux  encore,  l'importance  de 
l'union,  des  groupements.  Jusqu'à  présent,  ceux-ci  leur  ont 
surtout  servi  à  se  défendre.  Ils  emploient  maintenant  cette  forme 
si  souple,  à  la  production,  et  ils  n'ont  pas  lieu  de  se  plaindre 
des  résultats  qu'elle  donne.  Il  est  donc  bien  inexact,  pour  notre 
région  du  moins,  de  dire  que  le  paysan  répugne  à  l'idée  d'asso- 
ciation. Toutes  les  l'ois  qu'il  en  voit  l'intérêt  pratique,  il  n'hésite 
pas  à  entrer  dans  un  groupement.  Il  en  est  autrement  si  les 
résultats  ne  lui  en  paraissent  pas  très  clairs,  pour  les  syndicats 
agricoles  par  exemple,  qui  ont  en  quelque  sorte  échoué  ici 
malgré  les  conditions  favorables  du  milieu. 

Il  est  enfin  un  autre  problème  fort  délicat,  qu'ont  résolu  les 
laiteries  :  celui  de  l'assurance  des  animaux.  On  sait  les  difficultés 
que  cette  assurance  rencontre  dans  les  pays  d'élevage.  Eh  bien! 
un  article  des  statuts  de  notre  laiterie  assure,  nous  l'avons  vu, 
les  vaches  de  tout  actionnaire,  sans  lui  faire  payer  aucune 
prime  d'avance,  pour  75  p  100'  de  leur  valeur.  Il  suffit  que  la 
vache,  durant  sa  dernière  maladie,  ait  été  visitée  par  un  vétéri- 
naire et  que  sa  mort  ne  provienne  pas  d'un  manque  de  soins. 
Mes  paysans  sont  spécialement  chargés  de  visiter  les  animaux 
malades.  Les  résultats  obtenus  ont  été  excellents,  et  bien  que, 
pour  payer  les  indemnités,  on  doive  souvent  l'aire  des  retenues 

1.  On  ne  donne  que  75  p.  100  de  la  valeur,  pour  que  le  paysan  ail  plus  d'inléivl 
à  sauver  sa  vache  qu'à  loin  lier  la  prime.  On  a  craint  que.  si  l'indemnité  élaîl  égale  à 
la  valeur,  les  propriétaires  ne  se  relâchassenl  de  leurs  soins  à  l'égard  de  leurs  animaux. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  127 

sur  le  montant  du  prix  du  lait  de  chaque  mois,  personne  ne  s'en 
plaint.  On  comprend,  en  effet,  que  cette  retenue  qui  varie,  en 
général,  de  0  fr.  50  à  Ofr.  75  par  mois,  et  dépasse  rarement  1  franc, 
est  peu  de  chose  eu  égard  aux  résultats  obtenus.  Nous  connais- 
sons deux  ou  trois  petits  propriétaires  que  cette  assurance  a 
sauvés,  sinon  de  la  ruine,  du  moins  d'une  gêne  très  grave. 
Voilà  de  la  vraie,  de  la  bonne  solidarité. 

A  ce  beau  tableau,  il  faut  mettre  maintenant  un  peu  d'ombre, 
et  d'ombre  vraie.  Tout  n'est  pas  parfait  dans  nos  beurreries! 
Il  reste  bien  des  progrès  à  réaliser  encore  pour  atteindre  les 
Danois.  Et  ce  n'est  pas  une  raison,  parce  qu'on  est  en  avance  sur 
le  reste  de  la  France,  pour  s'endormir  dans  un  heureux  opti- 
misme. 

Aussi  n'avions-nous  pas  hésité  à  indiquer  nos  préoccupations 
à  ce  sujet,  dans   le    Bulletin  de   cette  Revue,    en   avril   1905. 

Nous  y  disions,  en  substance,  ceci  :  La  forme  coopérative  a 
de  grands  avantages.  —  En  théorie,  elle  est  parfaite;  mais,  en 
réalité,  elle  porte  en  elle  des  causes  de  faiblesse  organiques 
indéniables,  tout  au  moins  quand  elle  n'est  qu'une  réunion  de 
communautaires.  Ces  causes,  M.  Demolins  les  mit  jadis  en 
lumière  de  façon  irréfutable,  dans  son  article  sur  l'illusion  de 
la  solidarité.  Les  communautaires  ont  une  tendance  à  compter 
beaucoup  plus  sur  les  autres  que  sur  eux-mêmes. 

Il  y  a  un  bureau  qui  règne,  mais  ne  gouverne  pas.  La  besogne 
effective  est  accomplie  par  des  employés  salariés,  qui  sont,  en 
général,  membres  de  l'association  coopérative,  mais  qui  sont  sur- 
tout, et  avant  tout,  des  employés.  Or,  ces  employés,  qui  les 
dirige?  qui  les  surveille  efficacement?  Personne.  Là  sont  les 
causes  de  la  mort  de  certaines  sociétés  coopératives  :  faible  tra- 
vail, et  par  suite  augmentation  des  frais  généraux;  désordre, 
manque  d'initiative,  coulage,  et  souvent  vol. 

Et  le  bureau?  Sans  doute,  il  est  souverain  maître,  on  lui  doit 
des  comptes,  mais  il  ne  se  réunit  que  tous  les  mois,  il  est  im- 
puissant. Ces  fissures  que  nous  indiquons,  son  organiMi]'-  un  peu 
rudimentaire  lui  permet  de  les  reconnaître  quelquefois,  mais 
rarement  de  les  réprimer.  Il  en  est  <lr  même  des  commissions 


128  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

<le  surveillance,  de  vérification,  ou  autres,  qu'on  éprouve  le 
besoin  de  lui  superposer  d'ordinaire,  sentant  bien  son  insuffi- 
sance propre,  à  lui,  bureau. 

On  a  assisté,  en  Saintonge,  à  l'échec  d'un  grand  nombre  de 
sociétés  coopératives  :  coopératives  de  boulangerie,  d'épicerie, 
de  vente  d'eau-de-vie,  etc.  Aussi,  quand  nous  nous  mimes  à  étu- 
dier le  fonctionnement  des  laiteries  coopératives,  ne  pùmcs-nous 
nous  défendre  d'une  vague  crainte,  en  nous  demandant  si, 
dans  ce  pays,  où  les  tentations  de  coopération  étaient  si  nom- 
breuses et  souvent  si  peu  heureuses,  il  n'en  allait  pas  être  de 
môme  pour  cette  branche  de  l'industrie  laitière,  d'une  impor- 
tance capitale  pour  le  pays. 

Un  examen  approfondi  nous  permit  de  penser  assez  vite 
que,  malgré  les  causes  de  faiblesse  inhérentes  en  général  au 
système  coopératif,  et  auxquelles  les  beurreries  de  Saintonge 
payaient  leur  tribut,  momentanément,  certaines  autres  causes 
tendaient  à  rendre  leur  fonctionnement  possible. 

La  concurrence  par  l'initiative  privée  d'une  beurrerie,  ayant 
le  même  mode  de  fabrication  mécanique  que  les  associations 
coopératives,  est  presque  impossible  dans  un  pays  de  petite  pro- 
priété !.  Enfin,  la  souplesse  de  l'organisme  lui  permet  de  se 
défendre  facilement:  il  y  a  un  moyen  si  simple  de  combler  le 
déficit,  c'est  de  diminuer  le  prix  du  lait,  et  on  ne  s'en  prive  pas. 
Le  litre  de  lait  est  payé  en  général  de  0  fr.  10  à  0  fr.  12,  et 
cependant  le  benne  est  vendu  en  Saintonge  entre  \\  francs  et 
A  fr.  20  le  kilogramme,  plus  cher  souvent  qu'à  Londres.  Les 
beurreries  ont  raison  de  vendre  à  ces  hauts  prix,  puisqu'elles 
les  trouvent.  Mais  alors  elles  doivent  réaliser  d'importants  bé- 
néfices. Or,  elles  ne  réussissent  qu'à  se  maintenir  bien  souvent. 
C'est  donc  qu'elles  fabriquent  à  gros  frais.  C'est  donc  que  les 
frais  généraux  sont  énormes.  La  comparaison  du  coefficient 
d'exploitation  des  beurreries  saintongeaises  avec  celui  des  asso- 
ciations danoises,  le  prouve. 

Ces  causes  de  faiblesse  n'amènent  pas  la  ruine,  ou  rarement 

1.  Les  exemples  du  Danemark,  el  aussi  de  la  Saintonge,  le  montrent. 


LA    SA1NT0NGE    NOUVELLE.  129 

(  à  peine  deux  ou  trois  exemples  d'associations  qui  s'étaient 
constituées  dans  de  mauvaises  conditions  locales),  mais  ils  empê- 
chent le  développement  des  beurreries.  D'abord  les  propriétaires 
ne  sont  pas  poussés  autant  qu'ils  devraient  l'être  à  la  production 
par  suite  du  faible  prix  qu'ils  obtiennent  de  leur  lait.  Ensuite 
elles  rendent  très  difiicile  l'exportation  des  beurres  et  à  cause  du 
haut  prix  que  les  beurreries  sont  obligées  d'en  demander,  et  de 
l'impossibilité  où  elles  sont  de  s'imposer  des  sacrifices,  même 
momentanés,  pour  atteindre  certains  marchés. 

Les  raisons,  il  faut  les  rechercher  dans  les  motifs  que  nous 
indiquions  tout  à  l'heure.  Les  beurreries  sont  administrées 
par  des  employés  salariés,  et  elles  n'échappent  pas,  toutes 
proportions  gardées,  aux  inconvénients  des  autres  sociétés.  Cer- 
tains intéressés,  plus  perspicaces  que  les  autres,  s'en  rendent 
bien  compte,  mais  ils  reconnaissent  aussi  qu'aucun  moyen  de 
contrôle  sérieux  n'est  possible,  car  chacun  a  ses  occupations 
personnelles,  et  les  affaires  de  la  beurrerie  passent  après  natu- 
rellement. 

Les  présidents  de  beurreries  et  les  employés  que  nous  avons 
interrogés  disent,  au  contraire,  que  le  coulage  est  insignifiant 
ou  même  n'existe  pas.  Le  distingué  inspecteur  général  des 
laiteries,  M.  Dornic,  prétendait  même,  devant  nous,  que  la 
fraude  était  impossible,  car  l'on  sait,  de  façon  très  affirmative, 
le  rendement  du  lait,  et  il  est  facile  de  calculer,  d'après  la 
quantité  de  lait  traitée  chaque  jour,  celle  de  beurre  que  l'on 
doit  obtenir. 

Mais  il  était  bien  obligé  de  reconnaître  que  cette  moyenne  est 
assez  variable  avec  les  saisons,  les  pâturages,  les  races  d'ani- 
maux, etc..  ;  qu'il  faut,  suivant  les  cas,  22,  23,  24  ou  25  litres  de 
lait  pour  faire  un  kilogramme  de  beurre.  Or,  l'on  opère  sur  des 
milliers  de  litres  de  lait  par  an  (la  plus  petite  beurrerie  traite 
plus  d'un  million  de  litres  de  lait),  il  est  facile  de  comprendre, 
dès  lors,  qu'une  petite  erreur  de  manipulation,  un  manque  de 
soin,  ou  une  petite  fraude,  puissent  se  traduire,  à  la  fin  de 
l'année,  par  des  chiffres  fort  importants. 

N'y  a-t-il  pas  enfin  l'exemple  du   Danemark  qui,  sans  être 


130  LE   TYPE   SAINTONGEÀIS. 

plus  favorisé  que  nous,  par  les  conditions  générales  de  sa  pro- 
duction, arrive  cependant  à  vendre  avec  bénéfice,  sur  le 
marché  de  Londres,  son  beurre  à  des  conditions  de  bon 
marché  qui  nous  stupéfient,  à  2  fr.  10  ou  2fr.  30  le  kilogramme. 

Pourquoi  produisons-nous  donc  à  un  prix  aussi  élevé  ?  Et 
pour  quels  motifs  les  beurreries  danoises  paraissent-elles 
avoir  échappé  aux  causes  d'infériorité  des  associations  fran- 
çaises similaires?  Une  phrase  du  rapport  de  M.  Périer  sur  le 
commerce  fra?ico^britannique[  nous  mettait  sur  la  voie  d'une 
hypothèse  qui  parait  se  confirmer.  M.  Périer  parle  de  ces 
paysans  danois  qui  ont  à  peu  près  abandonné  la  culture  des  cé- 
réales, pour  se  spécialiser  dans  la  production  du  beurre  et  des 
œufs.  Nous  avions  l'explication. 

Qu'est-ce  qui  fait  le  vice  de  nos  sociétés  françaises?  Le 
manque  de  surveillance  réelle  des  employés  salariés  par  les 
membres  du  Syndicat.  Ceci  pour  deux  raisons  :  la  première, 
c'est  qu'ils  sont  trop  occupés  par  ailleurs.  Ils  ont  leur  exploi- 
tation rurale  à  faire  marcher,  avec  ses  innombrables  travaux 
de  paysan  adonné  à  la  culture  intégrale. 

.La  deuxième,  c'est  que,  parleur  formation  communautaire, 
ils  sont  disposés  à  se  décharger  de  la  surveillance  sur  leur 
voisin,  avec  d'autant  moins  de  scrupule  que  l'objet  pour  lequel 
ils  sont  syndiqués  n'est  qu'un  des  nombreux  produits  de  leur 
ferme;  et  que,  par  conséquent,  le  bon  fonctionnement  du  syn- 
dicat n'importe  que  partiellement  à  l'équilibre  du  budget. 
Dès  lors,  ils  ne  s'y  intéressent  pas  suffisamment.  Ceci  est  vrai 
même  pour  les  beurreries,  mais  Test,  surtout,  pour  les  sociétés 
de  consommation,  panification,  etc... 

La  culture  intégrale  empêche  donc  notre  paysan  de  surveiller 
utilement  sonsyndicat;  mais,  en  revanche,  elle  rend  son  mauvais 
fonctionnement  possible,  sans  catastrophe  pour  lui. 

A  la  place  de  ce  paysan  obligé  de  courir  de  sa  vache  à  son 
porc,  de  son  porc  à  ses  moutons,  do  ses  moulons  à  ses  poules,  etc., 
de  son  blé  à  son  avoine,  de  son  avoine  à  ses  pommes  de  terre, 

î.  J.  Périer,  situation  économique  du  Royaume-Uni  et  commerce  franco-bri- 
tannique en  1903.  Office  du  Commerce  extérieur. 


LA   SAINTONGE    NOUVELLE.  131 

à  sa  vigne,  à  son  foin...  —  on  pourrait  continuer  longtemps  — 
imaginez  un  paysan  dont  toute  l'exploitation  agricole  serait 
consacrée  à  la  production  des  œufs.  Il  a  vite  fait  de  parcourir 
son  poulailler.  L'affaire  principale  pour  lui,  c'est  la  vente;  elle 
est  même  vitale,  puisque  sa  propriété  ne  lui  donne  pas  d'autres 
produits.  Aussi,  après  avoir  amélioré  autant  que  possible  le 
dit  produit,  pour  le  rendre  de  vente  facile  et  avantageuse, 
va-t-il  surveiller  strictement  son  syndicat;  peut-être  même 
aura-t-il  le  temps  de  le  faire  marcher  en  partie  lui-même  ; 
car  ce  qui  est,  pour  le  paysan  à  culture  intégrale,  un  sup- 
plément, est  pour  lui  l'indispensable,  l'unique.  Contraire- 
ment au  proverbe  communautaire,  il  met  tous  ses  œufs  dans  le 
même  panier,  mais  il  surveille  ce  panier. 

Seule  donc  la  spécialisation  de  la  culture  permet  et  rend  in- 
dispensable, à  la  fois,  la  bonne  marche  des  syndicats  agricoles. 

M.  Jean  Périer,  dans  un  nouveau  rapport,  reprenant  cette 
question,  vérifiait  notre  hypothèse,  et  reconnaissait  qu'elle 
semble  justifiée  :  «  Cette  spécialisation  agricole  a  pour  premier 
effet  de  permettre  aux  agriculteurs  danois  de  surveiller  de  très 
près  le  fonctionnement  de  leurs  laiteries  coopératives  ou  autres 
organisations  syndicales,  d'éviter  par  suite  les  abus  signalés 
plus  haut  dans  d'autres  pays,  et  qui  ont  pour  conséquence  d'ac- 
croître le  coût  de  la  production.  Ainsi,  tandis  que,  dans  la  ré- 
gion française  précitée1,  le  prix  du  kilo  de  beurre  est  commu- 
nément do  3  fr.  10  à  3  fr.  20,  il  n'est  en  Danemark,  nous 
affirme-t-on ,  que  de  1  fr.  90  à  2  fr.  10,  pendant  la  belle  saison, 
et  en  moyenne  de  2  fr.  00,  pendant  l'hiver2.  »  On  comprend, 
qu'avec  une  pareille  différence  de  prix,  nous  ne  soyons  pas 
prêts  à  pouvoir  lutter  contre  les  Danois,  sur  le  marché  anglais. 

Pour  le  moment,  toutefois,  le  marché  français  suffît  à  la  Sain- 
tonge.  L'excellence  de  ses  beurres  lui  a  conquis  d'emblée  le 
marché  de  Paris,  et  elle  y  a  obtenu  les  plus  hauts  cours,  faisant 
reculer  devant  elle  la  Bretagne  et  même  la  Normandie. 

i .  La  Baintonge. 

2.  Jean  Pt'-rier,  Exportation  des  beurres  français  en  Angleterre,  moyen  de  la 
relever  ci  de  l'accroître  (Office  du  Commerce  extérieur). 


132  LE  TYPE   SAINTONGEAIS. 

Mais,  comme  nous  le  disions  il  y  a  un  instant,  il  ne  faudrait 
pas  s'endormir  sur  les  positions  acquises.  L'avance  momentanée 
de  la  Saintonge  sur  les  autres  pays  de  France  producteurs  de 
beurre  peut  n'être  que  momentanée. 

Il  est  facile  de  le  prévoir,  la  Bretagne  et  la  Normandie  ne 
tarderont  pas  à  se  mettre  complètement  à  la  fabrication  vrai- 
ment industrielle  du  beurre,  soit  sous  la  forme  coopérative, 
soit  sous  une  forme  mixte,  à  l'aide  d'une  entente  entre  un  cer- 
tain nombre  de  gros  propriétaires  s'engageant  à  livrer  leur  lait 
à  un  industriel1.  La  chose  est  possible  en  Normandie  où  n'existe 
pas  ce  morcellement  de  la  propriété  qui  rend  le  ramassage  du 
lait  si  onéreux  en  Saintonge,  puisqu'il  est  l'article  de  dépenses 
des  laiteries  le  plus  élevé. 

Nos  craintes  commencent  à  se  réaliser.  Le  mouvement  coopé- 
ratif se  dessine  en  Normandie  à  cette  heure2. 

Comme  le  marché  de  Paris  est  actuellement  le  principal  dé- 
bouché pour  nos  beurres  de  Saintonge,  on  comprend  que  la 
question  soit  grave.  Le  jour  où  les  Normands,  géographique- 
ment  mieux  placés  que  nous,  produiront  le  môme  beurre,  fa- 
briqué dans  les  mêmes  conditions  mécaniques,  il  y  a  de  grandes 
chances  pour  qu'ils  nous  évincent  du  marché  de  la  capitale,  où 
tout  au  moins  nous  enlèvent  la  première  place. 

Il  est  donc  de  tout  intérêt  qu'une  meilleure  administration, 
en  diminuant  les  frais  généraux,  permette  de  livrer  un  produit 
à  meilleur  compte,  ou,  si  les  conditions  du  marché  rendent 
possible  des  prix  aussi  élevés  que  ceux  actuels,  qu'elle  facilite 
la  constitution  de  réserves  et  la  distribution  de  bénéfices  au 
paysan.  Cela  n'existe  pas  encore,  et  souvent  les  laiteries  paient 
le  lait  à  des  prix  peu  rémunérateurs. 

Le  résultat  est  que  le  paysan  se  trouve  moins  poussé  qu'il  ne 
le  devrait  être  à  augmenter  la  production,  que  souvent  même 
il  arrive  à  se  retirer  de  la  beurrerie  coopérative  et  à  lui  faire 
concurrence  sur  le  marché  local. 

Étrange  retour  des  choses  d'ici-bas!  Le  progrès  du  machi- 

i.  Il  >  en  a  déjà  quelques  exemples. 

2.  Voir  la  Réforme  sociale,  du  16  juillet  1906. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  133 

nisme  l'avait  mis  d'abord  dans  l'impossibilité  de  lutter  contre 
les  beurreries  coopératives,  véritables  usines.  Ces  mêmes  pro- 
grès lui  permettent  aujourd'hui  de  se  défendre  avec  plein  suc- 
cès, de  prendre  même  quelquefois  l'offensive. 

On  fabrique  en  effet,  en  grand  atelier,  et  par  conséquent  à 
des  prix  de  bon  marché  extraordinaires,  de  petites  écrémeuses 
et  de  petites  baratteuses  mécaniques  mues  à  la  main  ou  à  la 
force  animale,  qui,  étant  basées  sur  les  mêmes  principes  que  les 
appareils  de  laiteries  coopératives,  donnent  un  excellent  pro- 
duit, de  goût  aussi  lin  que  celui  de  leurs  concurrents.  Le  paysan 
conserve  les  sous-produits  du  lait,  qu'il  perd  en  général  en  ven- 
dant son  lait  à  la  coopérative  ;  et  si  cette  dernière  a  sur  lui  cer- 
tains avantages  venant  de  ce  qu'elle  traite,  en  grand  atelier,  de 
grosses  quantités  de  lait,  en  revanche,  elle  est  grevée  de  .lourds 
frais  généraux  :  installation  de  matériel  coûteux,  frais  de  ra- 
massage et  d'administration,  etc.. 

Nous  connaissons  à  P...  un  paysan  très  modeste,  qui,  après 
avoir  fait  partie  de  la  société  coopérative  de  beurrerie,  s'en  est 
retiré,  trouvant  plus  avantageux  de  fabriquer  son  beurre  lui- 
même.  Le  fait  est  fort  intéressant  à  noter. 

Aussi  avons-nous  été  très  frappés  de  voir  le  môme  phéno- 
mène se  produire  dans  des  conditions  sensiblement  analogues 
en  Allemagne,  dans  la  région  de  Lunebourg,  où  les  laiteries 
coopératives  semblent  décliner,  par  suite  de  la  défection  des 
propriétaires  retournant  à  la  fabrication  ménagère  l. 

Il  est  probable  que,  dans  notre  pays  où  les  beurreries  sont 
plus  puissantes,  le  phénomène,  —  et  c'est  à  souhaiter,  — ne  se 
produira  pas  avec  la  même  intensité,  il  restera  seulement,  comme 
une  menace  salutaire,  un  avertissement  indispensable  pour 
pousser  les  associations  dans  la  voie  du  progrès. 

Certains  symptômes  nous  permettent  de  croire  que  le  cri 
d'alarme  que  nous  poussions  en  1905  a  été  entendu  et  que  les 
améliorations  indispensables  se  feront  à  mesure  que  le  paysan, 
s'avanrant  plus  délibérément  encore  dans  la  voie  de  la  spécia- 

I.  Voir  l'intéressant  travail  de  M.  Houx,  Le  Baiier  de  la  Lande  de  Lunebourg 
[Se.  soc,  2"  sér.,  :>3°  fasc,  p.  34). 


134  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

lisation,  comprendra  tout  l'intérêt  qu'il  a  à  surveiller  une  pro- 
duction aussi  importante. 

D'un  autre  côté,  le  jour  n'est  peut-être  pas  très  éloigné,  où 
nos  beurreries,  forcloses  du  marché  local  par  la  fabrication 
ménagère,  renouvelée,  en  quelque  sorte  rigoureusement  concur- 
rencées sur  le  marché  parisien  par  les  Normands  ou  les  Bre- 
tons, devront  songer  à  des  débouchés  plus  éloignés.  Or,  —  et  c'est 
la  deuxième  critique  que  nous  devons  faire  aux  beurreries,  — 
leur  organisation  commerciale  est  encore  à  l'état  de   devenir. 

Sur  le  marché  local,  dans  les  villes  de  la  Saintonge,  elles  n'ont 
même  pas,  la  plupart  du  temps,  de  représentants,  de  magasins 
de  vente.  Ce  sont  les  marchands  ordinaires  qui  achètent  leur 
excellent  beurre,  le  mélangent  avec  des  beurres  ordinaires, 
peut-être  même  de  la  margarine  et  revendent,  sous  leur  propre 
marque,  une  marchandise  très  médiocre,  qu'ils  ne  craignent 
pas  cependant  de  qualifier,  de  beurre  de  laiterie. 

Dans  les  grands  centres,  à  Paris  notamment,  on  se  coutente 
d'expédier  le  beurre  aux  Halles  centrales,  à  des  mandataires 
qui  le  vendent,  comme  ils  l'entendent.  Aucune  surveillance.  Au 
début,  l'importance  n'était  pas  grande.  Nos  beurreries  ont  été 
gâtées.  Leur  développement  extraordinairement  rapide,  la  su- 
périorité indéniable  de  leurs  produits  a  décontenancé  leurs 
rivaux.  Elles  ont  obtenu  les  plus  hautes  cotes,  pendant  que 
leurs  expéditions  devenaient  prédominantes.  Sur  /2  millions  de 
kilogrammes  de  beurre,  en  chiffres  ronds  vendus  à  Paris,  les 
Beurreries  coopératives  de  Charente  et  du  Poitou  figurent  pour 
7  millions. 

Mais  cette  situation  si  avantageuse  ne  peut  durer.  Il  faut  s'at- 
tendre d'un  jour  à  l'autre  à  un  retour  offensif,  de  la  Normandie 
particulièrement,  de  la  Bretagne  peut-être  aussi,  rendu  plus 
facile  par  la  situation  géographique  de  ces  pays.  Nos  beurres 
parviennent  en e Set  à  Paris,  grevés  de  lourds  Irais  de  transport. 
Or,  il  est  fatal  que  l'on  arrive  bientôt,  dans  ces  pays,  à  une  fabri- 
cation industrielle  du  beurre.  Les  propriétaires  y  seront  poussés 
par  les  marchands  de  beurre  normands  ou  bretons,  person- 
nages considérables,  qui  jouent   dans  ces  pays  à    pou   près  le 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  135 

même  rôle    que    les    marchands  d'eaux-de-vie  en    Saintonge. 

On  s'apercevra  alors  combien  nous  sommes  en  retard,  ici  à 
cet  autre  point  de  vue,  sur  l'organisation  danoise.  Dans  cette 
région  en  effet,  en  plus,  des  nombreux  marchands  de  beurre,  qui 
existaient,  nous  l'avons  indiqué,  bien  avant  les  coopératives,  et 
qui  avaient  une  connaissance  parfaite  du  marché  anglais,  il  s'est 
immédiatement  constitué  des  associations  de  laiteries  en  vue  de 
l'exportation.  Ce  sont  de  puissants  groupements  pouvant  s'impo- 
ser de  lourds  sacrifices  afin  d'arriver  à  l'écoulement  de  leurs  pro- 
duits. Ces  associations  centrales  groupent  un  certain  nombre 
de  beurreries,  de  10  à  20  en  général,  pas  trop,  pour  ne  pas  dé- 
générer en  lourde  machine  administrative,  difficile  à  mettre  en 
mouvement,  assez  pour  être  une  chose  puissante  susceptible 
d'efforts  efficaces.  Ce  sont  de  véritables  coopératives  de  vente,  se 
superposant  à  des  coopératives  de  production.  Elles  ont,  en  gé- 
néral, une  usine  centrale  de  malaxage,  de  façon  à  faire  un  beurre 
de  marque  unique.  Mais  chaque  beurrerie  est  payée  d'après  la 
qualité  de  son  beurre,  dans  la  répartition  finale  du  prix  de  vente, 
pour  qu'elle  ait  intérêt  à  améliorer  sa  production. 

Ces  associations  danoises  sont  très  nombreuses,  et  elles  exis- 
tent déjà  depuis  longtemps. 

«  En  1887  '  (à  peine  cinq  ans  après  la  création  de  la  première 
coopérative  par  conséquent),  fut  fondée  YUnion  des  Agriculteurs 
danois  pour  l  exportation  du  beurre.  Cette  union  comprend 
8ï  laiteries;  le  beurre  des  syndiqués  est  expédié  à  Copenhague 
d'où  on  l'exporte.  Les  prix  varient  d'après  la  qualité;  les 
associés  participent  proportionnellement  aux  frais,  comme  aux 
bénéfices.  L'année  dernière,  la  vente  du  beurre  fut  de  9  mil- 
lions 3/4  de  couronnes. 

Le  bureau  d'emballage  et  d'expédition  de  beurre  à  Esbicrg  fut 
fondé  en  1805;  c'est  une  union  coopérative  de  vente,  constituée 
par  20  laiteries  jutlandaises,  qui  produisent  du  beurre  non 
salé;  le  produit  est  envoyé  fraîchement  baratté  au  bureau 
d'expédition,  qui    le  rend  propre   à  être   exporté.  En   1899,   1<1 

1  .  Enquête  sur  l'Industrie  laitière,  t.  V,  p.  403.  —  La  couronne  vaut  :  l  IV.  iO 


136  LE    TYPE    SAINTONGEAlS. 

chiffre   d'affaires  fut  d'environ  k    miliions    1/2  de  couronnes. 

«  11  convient  encore  de  citer  Y  Union  des  Agriculteurs  de  la 
Fionie  méridionale  pour  l'exportation  du  beurre  fondée  en  1895, 
comprenant  24  laiteries  avec  un  chiffre  d'affaires  d'environ 
3  millions  de  couronnes.  L'Union  du  Jutland  central  pour  l'ex- 
portation du  beurre,  fondée  en  1890,  comprend  10  laiteries  avec 
un  chiffre  d'affaires  d'environ  2  millions  de  couronnes,  et  V li- 
mon du  cercle  de  Viborg  pour  la  vente  du  beurre,  13  laiteries 
avec  un  chiffre  d'affaires  de  1  million  1/2  de  couronnes.  Il  existe 
encore  un  certain  nombre  d'associations  analogues  ;  toutes  ont 
pour  base  «  l'appréciation  du  beurre  par  des  spécialistes  et  le 
payement  d'après  la  qualité  ». 

Il  y  a  bien  en  France  Y  Association  centrale  des  Laiteries 
coopératives  des  Charentes et  du  Poitou.  Elle  groupe  même  un 
nombre  plus  considérable  de  laiteries  qu'aucune  des  associa- 
tions similaires  du  Danemark,  puisque  la  presque  totalité  des 
coopératives  de  la  Charente-Inférieure,  des  Deux-Sèvres  et  de  la 
Vienne,  lui  sont  affdiées.  Mais  elle  est  loin  d'avoir  donné  les 
mêmes  résultats  que  ses  rivales. 

Elle  n'est  pas  en  effet  une  véritable  coopérative  de  vente  qui 
englobe  des  coopératives  de  production,  se  sentant  incapables 
d'assurer  par  elle-même,  individuellement ,  la  vente  dans  les 
meilleures  conditions  possibles. 

Au  sein  de  l'Association  centrale,  chaque  bcurrcrie  conserve 
son  autonomie  presque  complète  pour  la  vente;  les  produits  sont 
livrés  sous  son  nom  et  vendus  à  ses  risques  et  périls. 

Le  contrôle  de  l'Association  sur  les  beurre  ries  est  des  plus 
restreints,  elle  n'a  aucune  autorité  réelle,  chaque  société  pou- 
vant reprendre  sa  liberté  quand  elle  le  veut.  L'entente  devient 
difficile  avec  tous  ces  présidents  indépendants.  Aussi  l'Association 
se  présente-t-elle  sous  la  forme  d'une  lourde  machine  adminis- 
trative, dont  les  résultats  sont  peu  importants. 

Jusqu'à  présent,  il  semble  que  le  débouché  de  Paris  l'ait  hyp- 
notisée. Elle  s'est  surtout  préoccupée  de  faciliter  l'écoulement 
des  beurres  sur  ce  marché,  et  elle  y  a  réussi  en  transformant  à 
ses  frais,  en  ivagons  frigorifiques,  les  wagons  ordinaires  que 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  137 

les  compagnies  de  chemins  de  fer,  mettaient  à  sa  disposition1. 

C'est  que  le  marché  de  Paris  est  tentant,  et  par  les  facilités  de 
la  vente,  il  suffit  de  s'adresser  à  un  commissionnaire,  ils  foi- 
sonnent, et  par  le  haut  prix  qu'ont  atteint  nos  beurres  jusqu'à 
ce  jour. 

Mais  rien  n'a  été  pratiquement  fait  encore  pour  atteindre  le 
marché  anglais,  et  cependant  grâce  à  la  Charente  et  au  service 
régulier  de  bateaux  existant  entre  Tonnay-Charente  et  toute 
une  partie  de  l'Angleterre,  le  fret  est  beaucoup  moins  élevé  entre 
la  France  et  l'Angleterre  qu'entre  la  Saintonge  et  Paris.  Ces 
navires  apportent  des  charbons  anglais,  et  n'ont  comme  fret  de 
retour  que  des  produits  agricoles  de  la  Saintonge,  eaux-de-vie 
principalement,  foins,  fruits,  d'un  volume  ou  d'un  poids  en  gé- 
néral beaucoup  moindre.  Aussi  peuvent-ils  faire  à  ce  fret  de 
retour  de  grandes  facilités.  Et  pour  lui  permettre  d'arriver  en 
Angleterre,  ils  sont  disposés  à  faire  sur  leurs  navires,  nous  le 
savons,  toutes  les  transformations  et  toutes  les  améliorations 
nécessaires. 

Mais  l'invention  du  savant  allemand  a  eu  une  autre  réper- 
cussion sociale  plus  curieuse  encore.  En  permettant  la  création 
de  ces  beurreries,  et,  par  conséquent,  la  réunion  sur  un  même 
point  de  quantités  considérables  de  petit-lait,  elle  a  rendu  pos- 
sible le  traitement  industriel  de  ce  petit-lait.  On  en  extrait  au- 
jourd'hui une  matière  très  intéressante,  la  caséine. 

Avec  les  progrès  actuels  de  la  chimie  et  de  l'industrie  moderne, 
on  peut  dire,  presque  sans  paradoxe,  que  le  beurre  est  suscep- 
tible de  devenir  un  simple  sous-produit  du  lait  :  il  semble  devoir 
se  passer  dans  sa  fabrication  le  même  phénomène  que  dans  celle 
du  gaz  d'éclairage.  Considéré  d'abord  comme  produit  principal, 
il  a  vu  peu  à  peu  les  compagnies  estimer  presque  autant  que  lui 
ses  sous-produits,  huiles  lourdes,  goudrons,  etc..  Et  en  Saiu- 
tonge,  dans  une  grève  originale  des  consommateurs  de  gaz,  il 


1.  Cette  transformation  est  tout  à  l'honneur  de  l'Association  centrale,  mais  clic 
donne  une  bien  piètre  idée  du  chemin  de  fer  de  l'État,  qui  n'a  pas  eu  l'initiative  de 
faire  la  chose  elle-même,  et  qui  s'est  bornée  a  permettre  que  l'on  transformât  ses  wa- 
gons! C'est  déjà  quelque  chose! 


138  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

nous  a  été  donné  de  voir  la  compagnie  pour  ne  pas  interrompre 
la  fabrication  de  ses  sous-produits,  ouvrir  négligemment  chaque 
soir,  au  grand  air,  les  robinets  de  ses  gazomètres,  que  n'épui- 
saient plus  ses  consommateurs  ordinaires. 

Autrefois  les  beurreries  vendaient  leur  petit-lait  à  des  por- 
chers, qui  installaient  à  côté  un  élevage  de  porcs  pour  le  faire 
consommer  en  nature.  Certaines  beurreries,  plus  particulière- 
ment dans  les  Deux-Sèvres,  retournaient  le  petit-lait  à  leurs  adhé- 
rents proportionnellement  au  lait  fourni.  Mais  ce  système  est 
onéreux  et  complique  beaucoup  le  service  des  ramasseurs  do 
lait.  Il  ne  s'est  pas  généralisé,  et  il  ne  se  développera  pas,  main- 
tenant que  les  laiteries  trouvent  à  retirer  de  leur  petit-lait  un 
produit  très  riche,  la  caséine. 

La  caséine  ou  galatithe  (pierre  de  lait)  est  employée,  à  l'heure 
actuelle,  par  l'industrie,  aux  usages  les  plus  variés  : 

Elle  remplace  très  avantageusement  le  celluloïde,  car  elle  a 
sur  lui  l'énorme  avantage  de  n'être  pas  inflammable  et  elle  est 
aussi  facile  à  travailler.  On  en  fait  des  boules  de  billards,  des 
isolateurs  télégraphiques  ou  téléphoniques,  les  innombrables 
variétés  de  coupe-papiers,  de  porte-plumes,  d'épingles  k  che- 
veux, de  peignes,  etc.,  imitant,  à  s'y  méprendre,  l'écaillé.  On 
l'emploie  aussi  dans  la  fabrication  des  papiers  de  luxe.  A  peine 
connue,  tout  le  monde  en  veut.  Même  il  est  question  de  son  appli- 
cation à  l'alimentation,  et  la  caséine  alimentaire  serait  encore 
plus  intéressante  que  la  caséine  industrielle. 

Enfin,  de  ce  qui  reste  du  petit-lait,  une  fois  la  caséine  extraite, 
on  tirerait  un  autre  produit,  encore  mystérieux,  fort  cher,  le 
sucre  de  lait. 

Actuellement  l'Allemagne  est  le  principal  marché  de  la  ca- 
séine. Aussi  la  première  usine  fondée  en  France  l'a-t-elle  été, 
à  Surgères  (Charente-Intérieure),  par  un  Allemand.  Elle  existe 
toujours.  Depuis,  deux  autres  usines,  l'une  à  Taillebourg  (Cha- 
rente-Inférieure), l'autre  à  Daignes  (Charente)  ont  été  créées 
par  des  Français,  MM.  Ricard  et  Riche.  Enfin,  on  annonce  l'ins- 
tallation, en  Aunis,  d'une  autre  usine  de  caséine. 

Évidemment,  il  est  trop  tôt  pour  juger  l'avenir  de  cette  in- 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  139 

dustrie  si  récente.  Mais  on  peut  prévoir  qu'elle  aura  une 
grosse  importance  pour  le  pays.  Or,  seules,  les  beurreries  coo- 
pératives l'ont  rendu  possible,  en  réunissant,  en  un  point 
donné,  de  grosses  quantités  de  petit-lait  pouvant  être  vendues 
à  bon  marché.  Grâce  à  elles,  l'agriculture  se  trouve  bien  de 
plus   en  plus  poussée   vers  l'industrialisation  de  ses  produits. 

Nous  pouvons,  semble-t-il,  terminer  cette  partie  de  notre  étude 
sur  une  vision  plus  claire  et  plus  sereine  de  l'avenir. 

Sans  doute,  tout  n'est  pas  parfait  encore,  nous  l'avons  montré  ; 
mais  les  progrès  qui  restent  à  réaliser,  rien  ne  permet  de 
croire  qu'ils  ne  le  seront  pas  un  jour.  L'administration  inté- 
rieure des  laiteries  s'est  améliorée  ;  la  fraude,  à  laquelle  peu- 
vent se  livrer  certains  adhérents,  est  plus  sévèrement  punie. 
Le  paysan,  d'un  autre  côté,  s'avance  de  plus  en  plus  dans  la 
voie  de  cette  spécialisation,  qui  est  à  sa  portée  et  dont  il  voit 
les  avantages  pratiques.  Les  difficultés  croissantes  de  la  culture 
de  la  vigne,  la  hausse  de  la  main-d'œuvre,  la  baisse  par  contre 
des  vins  et  eaux-de-vie,  rendent  cette  culture  moins  rému- 
nératrice qu'autrefois  et  incitent  de  plus  en  plus  le  paysan  à  se 
livrer  à  la  production  du  lait. 

Certains  symptômes  nous  permettent  d'espérer  enfin  que  le 
moment  n'est  pas  éloigné  où  l'Association  centrale  des  laiteries 
comprendra  que  le  marché  de  Paris  ne  doit  pas  être  seul  envi- 
sagé, et  que  la  création  d'une  usine  centrale  de  malaxage,  à 
l'instar  de  ce  qui  existe  au  Danemark,  est  possible.  Alors,  avec 
un  produit  de  marque  constant  et  quelques  sacrifices  au  début, 
on  atteindra  sûrement  le  marché  anglais. 

Ce  jour-là,  un  grand  pas  sera  fait,  et  la  Saintonge  pourra  se 
trouver,  pour  un  moment,  au  moins  satisfaite.  Sans  doute,  ja- 
mais son  herbe,  même  exploitée  de  cette  façon,  ne  lui  donnera 
les  gros  produits  de  la  vigne  ancienne.  Jamais  même,  la  séche- 
resse de  ses  pâturages  d'été  ne  lui  permettra  d'atteindre  à 
ce  point  de  vue  le  Danemark  ou  la  Normandie.  Une  vache 
saintongeaise  '   donne    en    moyenne   seulement  de  8  à    12    li- 

1.  Il  est  vrai  que  le  lait,  en  Saintonge,  parait  plus  riche  en  beurre  qu'en  Nor- 
mandie. 


140  LE    TYPE    SAINTONfiEAIS. 

très  de  lait  par  jour,  la  moitié  à  peu  près  de  ce  que  fournit  la 
normande  presque  sans  soins  ni  travail  accessoire.  Mais  la  fixité 
et  la  permanence  des  produits  de  l'herbe  contribuera,  dans  une 
très  large  mesure,  à  assurer  une  bonne  économie  rurale.  Elle 
permettra  d'attendre  les  bonnes  années,  de  passer  sans  trop  de 
peine  les  mauvaises,  celles  où,  pour  une  raison  ou  une  autre, 
la  vigne  si  susceptible  n'aura  pas  réussi.  Elle  va  plus  profondé- 
ment encore  lancer  notre  paysan  dans  la  voie  de  la  spécialisa- 
tion agricole,  en  le  forçant  à  suppléer  par  les  plantes  sarclées, 
betteraves,  choux,  pommes  de  terre,  légumineuses  hâtives,  à 
l'insuffisance  de  ses  prairies. 

Et  cette  énorme  transformation,  dont  certaines  conséquences 
industrielles,  puis  économiques,  encore  à  leurs  débuts,  sont  in- 
calculables, ont  été  amenés,  par  ce  tout  petit  fait  du  lieu,  que 
nous  vérifions  à  chaque  instant  au  cours  de  cette  étude  :  cette 
voie  navigable,  si  modeste,  mais  si  importante  cependant,  ame- 
nant par  le  commerce  la  spécialisation  dans  la  culture,  partant 
cette  diffusion  de  l'esprit  commercial  qui  a  fait  du  Saintongeais 
un  paysan  si  différent  des  autres.  Ce  n'est  point  un  effet  du 
pur  hasard,  évidemment,  que  les  beurreries  coopératives  soient 
nées  sur  ce  point  de  la  France  que  rien  ne  désignait  particuliè- 
rement pour  cela. 

Si  ce  mouvement  n'était  point  le  résultat  des  causes  que  nous 
indiquons,  il  se  serait  évidemment  produit  en  Bretagne  ou  en 
Normandie  dans  des  pays  vraiment  favorisés  pour  la  récolte  de 
l'herbe  et  la  fabrication  du  beurre.  N'est-il  pas  amusant  de  noter, 
en  passant,  que  c'était  dans  l'intérêt  de  ces  pays  qu'on  envoyait 
au  Danemark,  il  y  a  quelques  années,  des  missions  officielles, 
étudier  le  fonctionnement  des  beurreries  coopératives,  missions 
dont  seule  la  Saintonge,  à  qui  personne  n'avait  son-.',  trouvait 
moyen  de  profiter. 


VII 


LA  VIGNE  NOUVELLE 


La  Reconstitution  du  vignoble.  —  Notre  tâche  a  été  relative- 
ment facile,  quand  nous  avons  voulu  nous  rendre  compte  de  la 
reconstitution  du  vignoble  en  Saintonge.  Gomme  le  phylloxéra 
avait  amené  une  disparition  presque  complète  de  la  vigne,  il 
nous  a  suffi  de  noter  les  divers  points  où  apparurent  les  pre- 
mières plantations,  et  d'étudier  ensuite  d'un  peu  plus  près  le 
caractère  de  leurs  propriétaires.  Ainsi  nous  pouvions  savoir,  avec 
aussi  peu  de  chances  d'erreurs  que  possible,  comment  et  sous 
quelles  influences  cette  reconstitution  s'opérait. 

Et  immédiatement  nous  remarquâmes  que  deux  influences 
principales  étaient  à  considérer  :  la  première,  celle  de  certains 
patrons  agricoles;  la  deuxième,  celle  des  patrons  commerçants. 

Une  autre  constatation  s'imposait  également  aussitôt  à  nous, 
c'est  que,  cette  reconstitution,  relativement  facile  dans  la  région 
des  petits  plateaux,  se  heurtait  au  contraire,  dans  celle  des  petits 
coteaux  calcaires,  à  des  difficultés  telles  qu'il  semblait  vraiment 
que,  sauf  pour  les  grands  crus,  elle  aurait  toujours  un  caractère 
un  peu  artificiel.  C'était  une  interversion  complète  de  l'ancienne 
économie  rurale,  au  point  de  vue  de  la  culture  de  la  vigne. 

Nous  n'avons  pas  cru  faire  une  découverte  bien  sensation- 
nelle, quand  nous  nous  sommes  aperçus  que  les  premiers  essais 
de  reconstitution  avaient  été  tentés  par  de  grands  proprié- 
taires. 


Ii2  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

Cela  est  tout  naturel  en  soi.  A  peine  pourrait-on  se  demander 
comment  il  en  fut  ainsi  dans  ce  pays,  avec  le  régime  de  propriété 
que  nous   connaissons. 

Sans  doute  la  Saintonge  est  un  pays  de  petite  culture.  Mais 
il  n'en  existait  pas  moins,  comme  dans  tous  les  pays  similaires, 
sous  ia  forme  sporadique,  disséminées  dans  chaque  canton,  quel- 
ques exploitations  importantes  ayant  réussi  à  résister  au  mor- 
cellement général.  11  se  trouvait  donc  encore  un  certain  nom- 
bre de  propriétaires  riches,  trop  isolés  pour  encadrer  solidement 
le  type,  mais  capables  cependant  de  tenter  les  premiers  essais 
de  reconstitution.  Ils  comprenaient  l'avenir  de  la  Vigne,  surtout 
de  celles  qui  donneraient  les  premiers  produits,  et  ils  ne  de- 
vaient pas  reculer  devant  cette  espèce  d'apostolat  si  fréquent  en 
culture,  qui  pousse  le  propriétaire  rural  à  travailler,  même  sans 
être  sûr  de  la  réussite. 

A  eux  vinrent  se  joindre  assez  vite  des  gens  enrichis  par  les 
carrières  libérales,  le  commerce  ou  l'industrie.  Banquiers,  no- 
taires, médecins,  commerçants,  petits  boutiquiers  même  des 
villes  voisines,  virent  dans  ces  propriétés  que  l'on  donnait  à  vil 
prix  dans  les  premières  années  de  crise,  un  excellent  place- 
ment d'argent.  L'hectare  de  terre  ne  valut  guère  plus  de  500 
francs  pendant  longtemps,  et  il  n'a  pas  encore  beaucoup  re- 
monté. Puis,  peu  à  peu,  ils  se  mirent,  eux  aussi,  à  reconstituer 
les  vignobles  de  leurs  propriétés. 

Évidemment  ce  n'est  pas  un  cas  bien  nouveau  que  celui  de 
gens  enrichis  par  un  métier  urbain,  achetant  un  domaine  à  la 
campagne  pour  s'y  retirer.  De  tout  temps  et  en  tous  pays,  <>n  les 
voit  avides  de  l'espèce  de  considération  qui  s'attache  à  la  pro- 
priété rurale.  Mais  ce  qui  est  moins  fréquent,  c'est  qu'ils  réus- 
sissent à  diriger  leur  exploitation  foncière,  avec  succès,  tout  en 
continuant  l'exercice  de  leur  profession.  Ils  résolurent  ici  ce 
difficile  problème  de  la  façon  suivante.  L'exploitation  était  di- 
visée en  deux  parties  :  l'une,  la  plus  importante  comme  étendue, 
louée  à  un  fermier  qui  s'y  livrait  a  la  culture  intégrale;  l'autre, 
ne  comprenant  que  les  vignes,  mise  en  valeur  par  des  domes- 
tiques. Avec  cette  spécialisation,  la  surveillance  qu'ils  exerçaient 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  143 

d'un  peu  haut,   souvent   même  d'un  peu  loin,  était  suffisante. 

A  ces  deux  influences,  il  faut  enjoindre  une  troisième,  celle 
des  commerçants  d'eaux-de-vie,  qui  s'est  exercée  soit  directe- 
ment, soit  indirectement. 

Les  commerçanls  ont  agi  directement  en  reconstituant  eux- 
mêmes  les  propriétés  qu'ils  possédaient  ou  qu'ils  achetèrent 
alors  ;  à  ce  point  de  vue,  ils  pourraient  être  classés  dans  le  pre- 
mier groupe.  Indirectement  en  installant  à  la  campagne  des 
agents  chargés  de  la  disfiliation  des  vins.  La  plupart  de  ces 
agents,  possédant  déjà  des  exploitations  agricoles,  purent,  grâce 
aux  bénéfices  considérables  que  leur  procura  ces  nouvelles  fonc- 
tions, agrandir  considérablement  leurs  vignobles. 

Mais  l'influence  la  plus  importante  de  nos  commerçants,  bien 
que  moins  apparente  peut-être,  fut  de  continuer  d'assurer  les 
débouchés,  et  de  donner  dès  le  début,  aux  viticulteurs,  l'assu- 
rance qu'ils  pouvaient  replanter  leurs  vignobles  en  toute  sécu- 
rité, que  leurs  produits  trouveraient  des  prix  très  rémunérateurs. 
Et  effectivement,  pendant  les  premières  années,  les  vins  acqui- 
rent de  grosses  plus-values.  La  barrique  de  vin  blanc  ordinaire, 
qui  valait  de  20  à  25  francs,  atteignit  souvent  100  francs. 

Les  explications  que  nous  avons  déjà  données  sur  les  com- 
merçants d 'eau-de-vie  de  ce  pays-ci,  vont  nous  permettre  de 
comprendre  comment  ils  ont  pu  réussir  dans  la  tâche  que  nous 
venons  d'indiquer. 

Au  moment  du  phylloxéra,  leur  commerce  était  en  pleine  ac- 
tivité. 

Depuis  1860,  favorisé  par  les  nouveaux  moyens  de  transports 
qui  commençaient  à  se  développer,  favorisé  aussi  par  les  traités 
de  commerce  conclus  par  le  second  Empire,  il  avait  plus  que 
doublé. 

Dans  la  période  antérieure,  l'exportation  avait  varié  de  J."><) 
à  200.000  hectolitres  d'eau-de-vie  par  an. 


En  1863,  elle  atteint     320.641  hectolitres 
En  1864  340.182        — 

En  1865  421.336        — 


144  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

Un  fléchissement  important  se  produit  pendant  les  années 
1870-71,  et  celles  qui  suivirent  : 

En  1872,  elle  atteint  174.741  hectolitres  seulement. 

Mais  le  commerce  se  relève  bientôt. 

En  1875,  il  est  revenu  à  38Ô.580  hectolitres. 
En  1878  433.660         — 

En  1879  —  478.382        — 

Ce  dernier  chiffre  est  le  plus  fort  qui  ait  été  jamais  atteint. 
Et  cependant,  dès  cette  époque,  le  phylloxéra  avait  détruit  une 
grande  partie  du  vignoble,  et  la  production  va  bientôt  des- 
cendre à  quelques  centaines  de  mille  hectolitres,  au  lieu  des 
millions  d'hectolitres  récoltés  jadis. 

Le  commerce  ne  diminuera  pas  cependant  dans  les  mêmes 
proportions  puisque,  de  1881  à  1890,  l'exportation  se  maintient 
entre  222.880  hectolitres  et  380.769  hectolitres. 

Quels  procédés  ont  donc  employé  les  commerçants  charen- 
tais? 

Pour  faire  face  aux  opérations  courantes,  la  plupart  d'entre 
eux,  les  grands  surtout,  avaient  en  magasin,  nous  l'avons  vu, 
des  stocks  considérables  d'eaux-de-vie.  D'un  autre  côté,  chez 
les  vignerons,  il  y  en  avait  aussi  de  grandes  quantités.  Les  toits 
noircis  des  chais  en  étaient  la  preuve.  Quelques  années  de  répit 
étaient  donc  assurées.  On  commença  tout  naturellement  par  res- 
treindre les  envois.  Beaucoup  de  commerçants  expédiaient  leurs 
eaux-de-vie  en  futailles,  et  dans  certains  pays,  en  Angleterre 
par  exemple,  on  spéculait  sur  la  mise  en  bouteille.  Ils  diminuè- 
rent ces  envois  en  fûts  pour  les  remplacer,  autant  que  possible, 
par  des  envois  en  bouteilles.  Le  produit  exporté  était  moins 
considérable;  mais,  en  revanche,  il  avait  plus  de  valeur,  puis- 
qu'il était  immédiatement  propre  à  la  consommation.  L'Angle- 
terre ne  put  plus  faire  de  bénéfice  sur  la  mise  en  bouteilles. 
Enfin,  il  faut  bien  l'avouer  —  mais  qui  se  sentira  la  force  de  les 

1.  Ces  chiffres  sonl  empruntés  à  l'ouvrage  de  M.  Ravai  H  Vivier,  Le  pays  de 
Cognac  (Coqucmard,  Annouleme). 


LA    SAINTOXGE    NOUVELLE.  J  io 

en  trop  blâmer?  —  ils  firent  des  coupages  avec  des  alcools  in- 
dustriels. Les  vieilles  eaux-de-vie  servaient  à  donner  le  ton  et 
l'arôme  aux  mélanges  nouveaux.  Somme  toute,  il  ne  faut  pas 
l'oublier,  c'était  pour  eux  et  pour  le  pays  une  question  capitale. 
Il  fallait,  coûte  que  coûte,  maintenir  les  débouchés,  ne  pas  lais- 
ser désapprendre  aux  buveurs  d'eaux-de-vie  des  deux  mondes 
le  nom  de  Cognac,  ne  pas  laisser  désapprendre  non  plus  aux 
steamers  anglais  l'entrée  de  la  Charente. 

Mais  tout  cela  n'était  qu'expédients,  à  peine  bons  pour  quel- 
ques années,  expédients  d'ailleurs  dangereux,  car  ils  pouvaient 
nuire  au  bon  renom  de  la  Saintonge.  Comment  résoudre  la 
question  dans  l'avenir?  La  difficulté  était  double  :  produire  du 
vin,  le  distiller  ensuite.  Nous  savons  que  nos  commerçants 
étaient  assez  peu  aptes  à  résoudre  la  première  difficulté.  Ce 
n'était  pas  leur  rôle  non  plus  du  reste;  aussi  leurs  efforts  por- 
tèrent presque  uniquement  sur  la  distillation. 

Après  la  ruine  de  ces  propriétaires  aisés,  distillant  eux- 
mêmes,  de  ces  «  bouilleurs  de  crus  »  dont  on  parle  tant,  il  res- 
tait quelques  vignerons  disséminés  un  peu  partout,  suivant  le 
hasard  du  sol  et  le  caprice  du  phylloxéra.  Les  plus  intelligents 
et  les  plus  capables  d'entre  eux,  se  rendant  compte  de  l'énorme 
besoin  d'eaux-de-vie  qu'allait  avoir  le  commerce,  se  mirent  à 
agrandir  leurs  distilleries.  Ils  achetèrent  à  leurs  voisins  le  peu 
de  vin  qu'ils  récoltaient  encore,  et  qui  n'était  plus  suffisant  pour 
leur  permettre  de  le  distiller  avec  profit,  comme  autrefois.  C'é- 
tait le  premier  pas  vers  la  centralisation,  qui  devait  arriver,  à 
un  moment  donné,  à  un  point  extrême. 

Ils  étaient  peu  nombreux.  D'un  autre  côté,  les  commerçants, 
pressés  d'eaux-de-vie,  les  leur  payaient  à  peu  près  le  prix  qu'ils 
en  demandaient.  Aussi  la  plupart  d'entre  eux  s'enrichirent-ils 
rapidement,  trop  rapidement  môme  pour  que  l'on  ne  fût  pas 
amené  à  penser  que  l'alcool  industriel  y  était  pour  quelque  chose. 
Les  commerçants  ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir  qu'ils  étaient 
trompés.  Les  eaux-de-vie,  qui  semblaient  bonnes  au  début  il 
est  difficile  de  juger  une  cau-de-vie  nouvelle)  ne  répondaient 
point  ensuite,  et  pour  cause,  à  ce  qu'on  était  eu  droil  d'en  ;il- 

10 


14G  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

tendre.  Alors  les  grosses  maisons  résolurent  de  distiller,  pour 
leur  propre  compte,  ce  qu'elles  n'avaient  jamais  été  encore 
obligées  de  faire.  L'abondance  du  vin,  et  l'habitude  du  pro- 
priétaire de  garder  longtemps  son  produit  chez  lui,  avaient 
jusqu'à  ces  derniers  temps  rendu  les  fraudes  inutiles  ou  impos- 
sibles. Elles  ne  voulurent  pas  joindre  à  leur  maison  de  com- 
merce une  distillerie.  Cette  industrie  n'est  guère  urbaine;  puis, 
le  vin  étant  lourd  à  transporter,  il  y  a  avantage  à  le  transformer 
sur  place.  Elles  choisirent,  sur  certains  points  de  la  Saintonge, 
ceux  de  ces  «  bouilleurs  de  crus  »  qui  leur  parurent  présenter 
des  qualités  suffisantes  d'intelligence  et  d'honnêteté,  et  leur 
fournirent  les  capitaux  nécessaires  pour  augmenter  les  anciennes 
«  brûleries  ». 

Le  brûleur  est  devenu  un  employé,  mais  un  très  grand  em- 
ployé, à  qui  on  laisse  la  plus  grande  initiative  et  la  plus  grande 
indépendance.  Le  patron  fixe  la  quantité  de  vin  que  l'on  distil- 
lera, et  le  prix  auquel  on  l'achètera,  puis  il  ne  s'occupe  plus 
que  de  recevoir  dans  ses  chais,  quelques  mois  après,  l'eau-de- 
vie  qui  doit  présenter  telles  et  telles  qualités.  A  l'employé  de 
faire  les  achats,  de  surveiller  la  distillation.  Pour  toutes  ces 
opérations,  il  reçoit  une  certaine  somme  fixée  à  l'avance,  par 
hectolitre  d'eau-de-vie  distillée.  Dans  un  instant  nous  ferons  vi- 
siter à  nos  lecteurs  une  de  ces  distilleries.  11  verront,  de  mo- 
destes qu'elles  étaient  à  l'origine,  ce  qu'elles  sont  devenues. 
Les  directeurs,  gros  personnages  dans  le  pays,  ont  joint  en  gé- 
néral à  leur  exploitation  industrielle  une  exploitation  agricole. 
Ils  ont  agrandi  leurs  anciens  vignobles,  cause  première  de  leur 
prospérité  actuelle,  et  ils  ne  leur  ont  pas  ménagé  les  capitaux. 
Aussi  ont-ils  été,  en  beaucoup  d'endroits,  à  la  tète  du  mouve- 
ment de  reconstitution.  Ils  ne  sont  pas,  comme  leurs  patrons,  sé- 
parés de  la  vigne  par  leur  métier;  ils  l'ont  toujours  connue  et 
leurs  efforts  se  reportent  tout  naturellement  sur  elle.  De  sorte 
que,  si  les  commerçants  n'ont  pas,  cette  fois  encore,  coopéré  di- 
rectement à  la  solution  de  la  crise,  ils  ont  exercé  sur  cette  so- 
lution une  influence  spéciale  par  leurs  agents,  et  ce  n'est  pas 
la  moindre. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  147 

Toutes  les  maisons  n'avaient  pas  de  ressources  suffisantes 
pour  avoir  leurs  distillateurs.  Les  unes  s'approvisionnèrent  à 
quelques  bouilleurs  devenus  plus  prudents  depuis  le  nouveau  sys- 
tème employé  par  les  grandes  marques.  D'autres  commerçants 
—  il  y  en  a  môme  des  exemples  assez  nombreux,  à  Saintes  no- 
tamment —  mis  en  contact  avec  la  culture  pour  des  raisons 
particulières,  augmentèrent  leurs  vignobles,  puis  distillèrent 
leurs  vins  et  ceux  de  leurs  voisins.  Une  grande  scission  venait 
de  se  produire  entre  producteur  et  distillateur,  et  pendant 
quelques  années  les  commerçants  ne  vendront  presque  plus  que 
de  l'eau-de-vie  fabriquée  sous  leur  surveillance. 

Mais  ces  influences,  si  elles  ont  fini  par  s'exercer  efficacement, 
l'ont  fait  assez  lentement.  On  s'en  aperçoit  quand  on  compare 
la  reconstitution  de  la  vigne  en  Saintonge  et  dans  le  Bordelais, 
et  il  est  nécessaire  de  le  faire,  pour  mettre  en  lumière  la  diffé- 
rence entre  les  commerçants  dans  les  deux  pays  et  le  rôle  de  la 
vigne . 

Dans  le  Bordelais,  la  culture  delà  vigne  en  vue  de  la  produc- 
tion des  vins  fins,  a  développé  le  type  du  grand  propriétaire, 
très  riche,  possédant  un  grand  fonds  de  réserve  et  apte  à  sur- 
monter les  crises1.  Aussi  la  reconstitution  a-t-elle  été  plus  rapide 
qu'en  Saintonge. 

Cependant  il  faut  bien  le  reconnaître,  pour  toute  une  partie 
de  la  Saintonge,  la  difficulté  naturelle  inhérente  à  toute  recons- 
titution, se  compliquait  d'une  question  tout  à  fait  particulière. 
L'extraordinaire  teneur  en  calcaire  des  coteaux  (certains  vont 
jusqu'à  80  X),  fit  naître  la  fameuse  question  de  l'adaptation 
des  vignes  américaines  an  terrain  calcaire;  question  passion- 
nante qui  fit  couler  'es  flots  d'encre  dans  les  revues  spéciales, 
et  fut  longtemps,  pour  la  viticulture,  ce  que  la  quadrature 
du  cercle  est  pour  les  mathématiques.  Or,  cette  région  que 
nous  avons  appelée  région  des  Petits  Coteaux,  était  précisément 
celle  qui  donnait  autrefois  les  produits  les  plus  cslimés.   La  s<>- 

I.  Voir,  sur  ce  point.  les  quelques  indications  que  nous  avons  données  dans  la 
Se.  soc,  t.  XXX,  p.  534,  et  Paul  Descamps,  Les  Populations  viticoles  p.  'G  cl  s , 
fasc.  n  "  37. 


148  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

lution  était  donc  décisive  pour  la  prospérité  du  pays.  Malheu- 
reusement, la  formation  sociale  des  habitants  la  rendait  plus 
difficile  encore.  Là.  en  effet,  la  culture  de  la  vigne  avait  amené 
un  morcellement  extraordinaire  du  sol.  Là  vivait  ce  petit  paysan 
que  nous  avons  montré  sans  résistance  contre  le  phylloxéra, 
incapable  de  se  retourner,  de  se  sortir  facilement  d'atfaire.  A 
une  difficulté  géologique  plus  grande  venait  se  joindre  une  in- 
capacité sociale  plus  considérable.  C'était  vraiment  jouer  deux 
fois  de  malheur. 

Jusqu'à  ces  dernières  années,  du  reste,  on  douta  de  la  possi- 
bilité de  planter  ces  terrains.  Sans  avoir  fait  de  viticulture,  tout 
le  monde  sait  que  le  principe  de  la  reconstitution  est  basé  sur 
l'immunité  au  phylloxéra  des  cépages  américains.  En  général, 
sauf  dans  certaines  contrées  où  les  hybrides  de  vignes  françaises 
et  américaines  donnent  de  bons  résultats,  on  plante  une  vigne 
américaine  sur  laquelle  on  a  greffé  une  vigne  française.  On  a 
ainsi  un  plan  résistant  à  la  maladie  et  dont  les  fruits  ont  sen- 
siblement le  mémo  goût  que  ceux  des  anciens  cépages  français. 
On  renonce  de  plus  en  plus  aux  plants  américains  directs,  dont 
le  produit  n'aurait  plus  le  bouquet  des  anciens  vins  français. 

Eh  bien!  les  espèces  américaines  alors  connues  et  qui  don- 
naient les  meilleurs  résultats,  soit  dans  le  Midi,  soit  dans  le 
Bordelais,  soit  même  dans  la  région  des  Petits  Plateaux,  étaient 
atteints  ici  de  la  chlorose.  Dès  la  deuxième  pousse,  les  feuilles 
pâlissent,  se  décolorent,  tombent,  et  la  plante  meurt  lentement. 
Il  faut  attribuer,  paraît-il,  cette  maladie  à  un  excès  dans  le  sol 
de  carbonate  de  chaux. 

Les  échecs  retentissants  qui  accueillirent  les  tentatives  sérieuses 
que  l'on  fit  entre  1880  et  1885,  n'étaient  pas  de  nature  à  beau- 
coup encourager  nos  Saintongeais  déjà  bien  affaiblis,  et  n'ayanl 
pas  surtout  la  possibilité  pécuniaire  de  se  livrer  à  des  études  in- 
fructueuses. Il  fallait  faire  des  essais  personnels,  particuliers. 
Il  ne  suftisait  plus  de  se  mettre,  comme  on  l'avait  fait  jusqu'a- 
lors, à  la  remorque  du  Bordelais.  Or,  l'on  conçoit  que.  dans 
une  région  éprouvée  comme  celle-ci,  les  viticulteurs  capables 
de  ces  efforts  ne  devaient   pas   se  compter  par  centaines. 


LA    SAINTOXGE    NOUVELLE.  149 

11  y  en  eut  cependant.  Dès  les  années  1880  et  1883,  M.  A.  Yer- 
neuil,  —  un  nom  célèbre  dans  les  annales  de  la  viticulture  sain- 
tongeaise,  et  à  qui  celle-ci  doit  énormément,  —  avait  fait  des 
expériences  décisives,  et  proclamé  l'échec  dans  les  terrains  cal- 
caires des  plants  américains  connus.  Ce  ne  fut  pourtant  qu'en 
188C,  et  sur  sa  proposition,  que  le  Conseil  central  d'études  et 
de  vigilance  de  la  Charente-Inférieure ,  réuni  sous  la  présidence 
de  M.  le  docteur  Menudier,  émit  le  vœu  d'envoyer  une  mission 
en  Amérique  rechercher  si,  parmi  les  espèces  américaines,  il 
ne  s'en  trouverait  pas  une,  susceptible  de  s'acclimater  dans  les 
terrains  calcaires  de  la  Saintonge.  L'État,  le  département  et 
quelques  sociétés  d'agriculture  se  cotisèrent  pour  faire  face  aux 
frais  de  l'expédition,  qui  fut  confiée  à  M.  Viala,  professeur  de 
viticulture  à  l'École  de  Montpellier.  Il  partit  en  1887,  et,  après 
avoir  parcouru  infructueusement  une  partie  de  l'Amérique,  il 
finit  par  découvrir  au  fond  du  Texas,  dans  des  terrains  calcaires, 
«  bien  plus  infertiles  que  les  plus  mauvais  sols  des  Charentes1  », 
des  vignes  très  vertes  cependant,  appartenant  à  la  variété  du 
Berlandieri.  Il  en  recueillit  précieusement  quelques  pieds,  ainsi 
que  de  quelques  autres  espèces  trouvées  dans  des  terrains  ana- 
logues, et  qui  théoriquement  lui  semblaient  de  nature  à  ré- 
soudre le  problème.  Il  fallait  maintenant  faire  la  contre-partie, 
les  soumettre  à  une  expérience  pratique,  voir  comment  ils  se 
comporteraient  en  Saintonge,  quels  seraient  aussi,  parmi  eux, 
ceux  qui  donneraient  les  meilleurs  résultats.  La  science  avait 
fait  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire  :  aux  agriculteurs  de  se  pro- 
noncer. 

Quelques  grands  propriétaires  se  mirent  méthodiquement  à 
l'œuvre.  Possesseurs  d"  grosses  fortunes,  doués  de  capacités  par- 
ticulières, soit  au  point  de  vue  scientifique,  soit  au  point  de  vue 
cultural,  ils  commencèrent  leurs  expériences,  en  notant  minu- 
tieusement les  conditions  dans  lesquelles  ils  les  tentaient.  La  na- 
ture du  sol  fut  soigneusement  analysée,  plusieurs  fois  même 
pour   un   même  morceau  de  terre,    car  souvent  les  différences 

i.  Viala,  Une  Mission  viticole  en   Imérique. 


!."><>  LE    TYPE    SATNTONGEAIS. 

considérables  de  calcaire  que  Ton  y  trouve,  expliquent,  pour 
une  même  plantation,  la  différence  des  résultats.  Chaque  variété 
de  vigne  eut  son  registre,  chaque  cep  sa  fiche,  où  furent  mar- 
quées la  façon  dont  ils  se  comportaient,  et  leur  résistance  aux 
diverses  maladies.  Dans  des  revues  spéciales,  chacun  rendit 
compte  de  ses  tentatives  en  ayant  soin  de  le  faire  d'une  façon 
pratique,  en  se  défendant  des  généralisations  hâtives,  en  disant 
que,  dans  tel  terrain,  tel  plant  avait  donné  tels  résultats,  mais 
se  gardant  bien  d'en  proclamer  la  supériorité  absolue.  Il  y 
eut  bien  des  échecs,  bien  des  désillusions,  avant  d'arriver  au 
succès  final.  Citons  quelques-uns  de  ces  champs  d'expériences 
qui  ont  fait  le  plus  grand  honneur  à  leurs  propriétaires.  Les 
principaux  sont  ceux  de  M.  D.  Bethmont  à  la  Grève,  de  M.  Ver- 
neuil  à  Cozes,  de  M.  Dufaure  à  Vizelles,  de  M.  Dampierre  à  la 
Grolière,  de  M.  Jumière  à  Hiersac,  de  M.  Pelletan  à  Juillac, 
de  M.  Cousin  au  Vivier,  de  M.  le  docteur  Larquier  à  Archiac,  de 
M.  Couderc  à  Tout-Blanc,  de  M.  Brisson  aux  environs  de  Cognac, 
etc.  Si  l'on  veut  se  rendre  compte,  de  plus  près,  du  soin  et  de 
la  patience  de  ces  propriétaires,  ou  mieux  de  la  science  avec 
laquelle  ils  se  sont  acquittés  de  ce  que  certains  considéraient 
comme  un  devoir  social,  il  faut  feuilleter  les  revues  spéciales, 
notamment  la  Revue  de  viticulture,  dans  lesquelles  ils  ont  con- 
signé les  résultats  de  leurs  travaux.  Ils  faut  lire  aussi  le  rapport 
présenté  à  la  Société  d'Agriculture  par  M.  Prospcr  Gervais  sur 
cette  fameuse  question.  Il  est  allé,  dit-il  dans  sa  préface,  «  cher- 
cher dans  les  faits  qui  sont  nos  maîtres  à  tous,  les  leçons  de 
choses  où  réside  la  vérité  ».  Et,  cette  leçon  de  choses,  il  nous  la 
donne  sous  la  forme  de  petites  monographies  des  exploitations 
du  Centre,  du  Midi  et  de  l'Ouest,  dont  les  propriétaires  se  sont 
attachés  à  chercher  la  solution  de  cette  grave  difficulté.  Nous 
n'avons  pas  à  entrer  dans  l'étude  des  questions  de  technique 
culturale  qu'il  aborde.  Il  nous  suffit  de  savoir  que  ce  Berlandieri 
apporté  du  tond  du  Texas  était  le  porte-greffe  tant  désiré  des 
Saintongeais.  Il  nous  suffit  d'avoir  montré  que  des  gens  s'étaient 
trouvés  capables  d'avoir  tenté  l'expérience,  de  savoir  qu'ils  ont 
réussi,  et  aussi  de  savoir  quels  étaient  ces  gens.  Mais  nous  de- 


LA   SAINTONGE    NOUVELLE.  loi 

vons  dire  combien  de  sympathie  et  de  réelle  admiration  ces 
lectures  nous  ont  inspiré  à  l'égard  de  ces  personnes  qui,  sans 
grand  espoir  de  réussite,  au  début,  ni  surtout  de  réussite  pé- 
cuniaire, ne  s'en  sont  pas  moins  courageusement  mis  à  l'œuvre. 
On  y  puise  une  certaine  confiance  dans  l'avenir  de  ce  type  sain- 
tongeais,  qu'on  est  tenté,  de  prime  abord,  de  juger  un  peu  trop 
sévèrement  peut-être.  Certainement  nous  n'avons  jamais  eu, 
dans  le  courant  de  cette  étude,  à  lui  reprocher  de  manquer 
d'intelligence.  Le  paysan  y  est  en  général  plus  affiné,  plus  ou- 
vert aux  nouveautés  que  dans  la  plupart  des  provinces  :  la  créa- 
tion des  laiteries  coopératives,  leur  développement  inespéré, 
et  aussi  celui  d'une  foule  d'autres  associations,  le  prouvent  sura- 
bondamment. 

Mais  est-il  possible  de  ne  pas  lui  reconnaître  un  amour  immo- 
déré de  ses  aises,  une  réelle  mollesse  qui  l'éloigné  du  travail  in- 
tense, de  la  culture  par  exemple?  Évidemment  non.  L'échec 
agricole  que  nous  avons  signalé  dans  un  de  nos  précédents  arti- 
cles était  trop  caractérisé  pour  nous  le  permettre.  Mais  il  nous 
est  agréable  de  voir  que,  sous  la  pression  de  besoins  particuliers, 
cela  n'empêche  pas  le  type  d'être  capable,  du  moins  en  la  per- 
sonne de  ses  représentants  les  plus  élevés,  de  faire  un  certain 
effort  et  surtout  de  le  faire  intelligemment.  Nous  montrerons 
que,  somme  toute,  et  malgré  des  difficultés  considérables,  le 
Saintongeais  n'a  pas  mis  trop  longtemps  à  reconstituer  ses  vigno- 
bles. On  le  jugera  mieux,  quand  le  phylloxéra,  poursuivant  ses 
ravages,  aura  atteint  les  vignobles  jusqu'ici  épargnés. 

Malheureusement,  dans  la  région  qui  nous  occupe,  l'exemple 
des  grands  propriétaires  n'a  pas  été  beaucoup  suivi.  On  considère 
encore  leur  réussite  cor.mc  peu  pratique,  et  n'étant  pas  surtout 
à  la  portée  de  tout  le  monde.  Aussi  la  reconstitution  ne  s'y  pré- 
sente-t-elle  guère  que  sous  la  forme  de  quelques  beaux  vigno- 
bles faisant  le  plus  grand  honneur  à  leurs  propriétaires,  mais 
témoignant  trop  vivement,  par  contraste  avec  la  pauvreté  d'alen- 
tour, du  peu  de  capacité  des  populations  environnantes.  Au 
milieu  des  terres  en  friches  abandonnées  depuis  que  le  phylloxéra 
y  a  détruit  les  vignobles  si  renommées  jadis,  Tout  Blanc  (c'est  le 


152  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

nom  d'une  de  ces  propriétés)  apparaît  comme  une  véritable  oasis 
au  milieu  d'un  désert  désolé.  C'est  si  beau  dans  son  ensemble, 
que  nous  nous  demandons  tous  si  la  reconstitution  en  terres  de 
Champagne  (terrains  calcaires)  était  vraiment  aussi  difficile 
qu'on  s'est  plu  à  le  dire1.   » 

Comme  on  le  voit,  il  n'est  pas  possible  de  mieux  saisir  sur  le 
vif  le  rôle  de  ces  grands  propriétaires.  On  sent  bien  que  c'est 
à  eux,  et  à  eux  seuls,  en  Saintonge  comme  dans  le  Bordelais, 
que  l'on  doit  le  retour  des  vignes.  Nous  avons  cité  les  noms  de 
quelques-uns,  il  y  a  un  instant.  La  liste  n'en  était  pas  longue; 
mais,  malheureusement,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  pour  qu'elle 
fût  complète,  point  n'aurait  été  besoin  d'y  ajouter  beaucoup  de 
personnes.  Actuellement,  le  mouvement  gagne  de  proche  en 
proche,  et  les  moyens  propriétaires  commencent  à  s'y  mettre.  Ils 
comprennent  la  vérité  de  ce  qu'écrivait  dernièrement  l'éminent 
viticulteur  charentais,  M.  Verneuil,  dans  la  Revue  de  viticulture  : 
«  Ceux  qui  attendront  encore  cinq  ou  dix  ans  pour  planter  des 
vignes  feront  probablement  des  vignes  plus  belles  que  les  nôtres, 
plus  régulières  :  ils  pourront  écarter,  en  se  basant  sur  notre  expé- 
rience, certains  porte-greffes  que  nous  aurons  employés  ;  mais  en 
raison  de  la  baisse  certaine  du  prix  des  vins,  leur  réussite,  c'est- 
à-dire  leur  bénéfice,  sera,  je  le  crains,  moindre  que  celui  que 
l'on  peut  obtenir  en  plantant  dès  aujourd'hui  les  meilleurs  franco- 
américains.  »  Quand  le  petit  paysan  qui  domine  ici  aura-t-il  les 
ressources  suffisantes  pour  reconstituer  ses  lopins  de  terre;  quand 
les  porte-greffes  seront-ils  devenus  assez  bon  marché  pour 
qu'il  puisse  s'en  procurer  facilement?  C'est  ce  qu'il  est  difticile 
d'indiquer. 

La  reconstitution  se  fera-t-elle  même  jamais  dans  la  plupart 
des  terrains  exclusivement  calcaires,  c'est-à-dire  sur  les  coteaux 
où  régnait  autrefois  presque  complètement  la  vigne?  on  peut  en 
douter,  sauf  pour  les  grands  crus,  etc..  En  effet,  les  difficultés 
de  l'exploitation,  et  les  faibles  rendements  dans  ces  terrains. 
rendent  l'opération  peu  rémunératrice. 

1.  Uegrolly,  Excursions  dans  les  champs  d'expériences  des  Charentes  cl  du  Midi. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  153 

Sans  doute  la  reconstitution  est  théoriquement  possible,  on 
arrive  à  faire  résister  la  vigne,  mais  le  mot  seul  indique  com- 
bien la  chose  est  artificielle.  Aussi,  depuis  cinq  ou  six  ans,  la  situa- 
tion n'a-t-elle  guère  changé,  et  la  mévente  de  ces  derniers  temps 
est  loin  d'avoir  encouragé  le  paysan  à  aller  dans  ce  sens.  Sans 
la  proximité  de  la  vallée  de  la  Charente  qui  a  permis  en  général, 
aux  habitants  des  coteaux,  rétablissement  de  beurre  ries  coopé- 
ratives, la  situation  du  paysan  serait  tout  à  fait  misérable.  Il 
faut  chercher  évidemment  quelque  autre  spécialisation  pouvant 
s'allier  aux  beurreries,  là  où  elles  existent,  ou  les  remplacer 
dans  le  cas  contraire.  Le  mouton  parait  indiqué,  en  beaucoup 
d'endroits.  Il  en  est  de  même  des  produits  de  la  basse-cour, 
œufs  et  poules  principalement,  malgré  les  inconvénients  des 
villages  à  banlieue  morcelée,  type  normal  de  l'habitat,  dans 
cette  région,  et  où  les  volatiles  sont  une  source  perpétuelle  de 
querelle  entre  voisins.  Les  mêmes  inconvénients  ne  sont  point  à 
craindre,  avec  les  arbres  fruitiers  et  certains  légumes  ou  fruits 
cultivés  comme  primeurs,  et  qui  réussissent  heureusement 
très  bien.  Tout  un  coin  de  Saintonge,  Chaniers,  aux  environs 
de  Saintes,  est  consacré  aux  petits  pois  et  aux  fraises,  expédiés 
principalement  sur  Nantes  et  Bordeaux. 

En  revanche,  la  reconstitution  est  presque  entièrement  termi- 
née dans  la  région  des  petits  plateaux.  La  vigne  y  occupe  même 
une  place  plus  considérable  qu'autrefois.  La  nature  du  sol,  et 
du  sous-sol,  rendait  cette  reconstitution  plus  facile  à  réaliser. 
Aussi  est-ce  cette  région  qui  fournit  la  plus  grande  partie  des 
3  millions  d'hectolitres  que  produit  actuellement  le  pays,  en 
moyenne.  La  proportion  de  la  vigne  dans  les  deux  régions  est 
donc  exactement  le  contraire  de  ce  qu'elle  était  autrefois,  et  il  est 
vraisemblable  qne  l'équilibre  ne  se  rétablira  pas,  nous  avons 
•  lit  pourquoi. 

Il  est  nécessaire  que  nous  donnions  quelques  détails  sur  les 
procédés  employés  pour  la  création  de  ces  vignobles  nouveaux. 
Cela  a  d'autant  plus  d'intérêt  que  ces  procédés  tendent  à  se  gé- 
néraliser de  plus  en  plus,  quel  que  soit  le  terrain  à  planter,  non 
seulement    en    Saintonge,    mais    ailleurs.    En    Armagnac,    par 


154  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

exemple,  où  le  phylloxéra  a  détruit,  avec  une  rapidité  surpre- 
nante, les  vignobles  affaiblis  par  une  série  de  maladies  crypto- 
gamiqucs,  on  a  usé,  fort  de  l'expérience  de  la  Saintonge,  des 
mêmes  plants  américains  et  des  mômes  systèmes  de  culture.  On 
a  affaire  en  effet,  aux  mêmes  terrains  calcaires.  Il  en  est  de 
même,  dans  l'Yonne  et  la  Champagne,  où  les  ravages  de  l'insecte 
américain  se  sont  fait  si  vivement  sentir  également. 

La  première  opération  consiste  à  préparer  le  sol.  Elle  est  loin 
d'être  aussi  simple  qu'autrefois.  Jadis  un  simple  labour  suffisait; 
maintenant  c'est  un  véritable  défonçage.  A  l'aide  d'une  machine 
d'un  modèle  tout  spécial,  et  extrêmement  puissante,  on  fouille  le 
sol  aussi  profondément  que  possible.  Le  champ  d'action  de  cette 
machine,  variable  suivant  les  terrains,  va  de  50  à  70  centimètres. 
Elle  est  mue  à  l'aide  d'un  câble  métallique  venant  s'enrouler  sur 
un  treuil  actionné  parla  vapeur.  Dans  quelques  exploitations  plus 
modestes,  le  treuil  est  mis  en  mouvement  par  un  manège  de 
bœufs.  On  attache  aujourd'hui  la  plus  grande  importance  à  ces 
travaux  qui  hâtent  beaucoup  la  fructification  des  vignes.  On 
transporte  avec  grand  soin,  à  l'aide  de  wagonnets  roulant  sur 
rails,  la  terre  qui,  sous  l'action  du  labourage,  a  une  tendance  à 
s'accumuler  aux  extrémités  des  champs.  D'une  manière  générale, 
le  plant  américain  exige  un  sol  plus  riche  que  l'ancienne  vigne 
française;  aussi,  par  tous  les  moyens,  essaie-t-on  de  lui  donner 
le  plus  de  terre  arable  possible.  Les  petits  propriétaires  qui  hé- 
sitent à  louer  les  machines  assez  coûteuses  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  labourent  leurs  terrains  avec  cinq  ou  six  paires 
de  bœufs,  mais  l'opération  ainsi  menée  est  loin  de  donner  les 
résultats  obtenus,  avec  le  premier  procédé. 

Une  fois  le  sol  prêt,  on  pique  les  jeunes  plants,  cépage  français 
greffé  sur  américain.  Tantôt  on  greffe  avant  la  mise  dans  le  sol, 
tantôt  au  contraire  on  greffe  le  plant  surplace,  une  fois  enraciné. 
Nous  n'entrerons  pas  dans  les  détails  de  ces  opérations,  pas  plus 
que  dans  celles  du  greffage.  Ce  sont  choses  techniques,  sans 
intérêt  au  point  de  vue  qui  nous  occupe  Nous  les  signalons 
simplement  a  cause  de  la  complication  qu'elles  entraînent  dans 
la  création  d'un  vignoble.  Elles  nécessitent  en  effet  des  plants 


LA    SAINTOiNGE    NOUVELLE.  153 

spéciaux,  des  instruments  particuliers,  une  main-d'œuvre  considé- 
rable et  minutieuse,  car  le  greffage  est  une  opération  délicate .  Elles 
exigent  enfin  une  mise  de  fonds  importante,  car  ces  plants  spé- 
ciaux, notammentles  hybrides  employés,  coùtentcher  en  général. 

La  deuxième  ou  la  troisième  année,  on  tend  les  jeunes  vignes 
sur  fils  de  fer.  Des  poteaux  en  bois,  piqués  de  distance  en  dis- 
tance et  solidement  maintenus  aux  extrémités  des  rangs  par  des 
arcs-boutants,  les  soutiennent.  Aujourd'hui  on  essaie,  surtout 
dans  les  pays  où  le  bois  est  rare,  d'employer  des  poteaux  de  fer 
ou  de  pierre.  Le  bois  s'use  vite,  en  effet,  et  le  remplacement 
d'un  poteau,  peu  coûteux  en  lui-même,  le  devient  parla  suite  des 
opérations  secondaires  qu'il  entraine.  Un  système  d'extenseurs 
mécaniques  permet  de  donner  aux  fdsdefer,  rapidement,  et  dès 
que  le  besoin  s'en  fait  sentir,  le  degré  de  raideur  convenable. 

Le  nouveau  mode  de  culture  des  vignes  et  aussi  la  particula- 
rité des  plants  américains  de  fournir  des  pousses  très  longues, 
mais  molles  et  disposées  à  se  coucher  sur  le  sol,  ont  rendu  cette 
disposition  nécessaire. 

Autrefois  la  taille  généralement  usitée  était  celle  dite  en  go- 
belet. On  laissait  une  sorte  de  tronc,  le  souchot,  peu  élevé  au- 
dessus  du  sol,  et  se  soutenant  parfaitement  seul.  Les  pousses 
allaient  en  tout  sens.  On  se  contentait,  lors  de  la  taille,  de  les 
couper  très  près  du  cep.  L'avantage  de  cet  aménagement  était 
de  permettre  aux  raisins,  de  recevoir  très  également  l'action  du 
soleil.  En  les  maintenant  près  du  sol,  elle  les  soumettait  aussi 
davantage  à  la  réverbération  du  soleil  sur  les  cailloux  siliceux, 
très  nombreux  dans  la  plupart  des  vignobles  de  Saintonge.  Des 
viticulteurs  sérieux  prétendent  que  l'on  obtenait,  de  cette  façon- 
là,  un  vin  dont  la  teneur  en  alcool  était  supérieure  à  celle  des 
produits  actuels.  En  effet,  avec  le  nouveau  système,  les  raisins 
sont  assez  élevés  au-dessus  du  sol,  et  comme  les  sarments  sont 
couchés  le  long  des  fils  de  fer,  sur  une  même  ligne,  ceux  du 
dessous  ne  reçoivent  qu'obliquement  les  rayons  du  soleil,  et 
pendant  une  durée  moindre  par  conséquent. 

L'inconvénient  n'est  cependant  pas  très  sérieux.  Ilestample- 
ment  racheté  par  les  avantages  de  la  nouvelle  disposition  au 


156  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

point  de  vue  cultural.  En  effet,  avec  la  taille  en  gobelet,  dès 
que  les  pousses  avaient  acquis  quelque  résistance,  il  devenait 
impossible  de  faire  passer  les  animaux  dans  les  vignes  pour  les 
labourer.  Cela  n'avait  pas  une  grande  importance,  aune  époque 
où  Ton  ne  donnait  guère  à  la  vigne  qu'un  labour  profond,  et  où 
les  deux  autres  façons,  assez  légères,  se  faisaient  à  la  main.  Il 
n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui  où  de  fréquents  labours  sont 
nécessaires,  suivis  de  hersages  répétés.  Nos  vignobles  tendent, 
de  plus  en  plus,  à  se  rapprocher  à  ce  point  de  vue  de  ceux  du 
Bordelais,  et  nous  pourrions  en  citer  beaucoup  qui  comme  entre- 
tien, pourraient  presque  rivaliser  avec  eux.  La  disposition  des 
sarments  sur  fils  de  fer,  ou  la  fixation  de  chaque  cep  à  un 
échalas  (système  bordelais),  rendent  seuls  ces  soins  possibles. 

Mais  cet  aménagement  sur  fils  de  fer  ne  va  pas  sans  de  fortes 
dépenses.  La  main-d'œuvre  est  considérable,  il  faut  fréquemment 
vérifier  les  attaches,  redresser  les  poteaux,  les  changer,  reten- 
dre les  fils  de  fer;  il  y  a  là  un  entretien  difiieile.  Il  faut  ensuite 
pratiquer  deux  ou  trois  fois  par  an  un  léger  épamprage,  rogner 
les  extrémités  des  sarments  pour  dégager  les  raisins,  et  leur 
laisser  voir  le  soleil. 

Autant  de  complications  qui  n'existaient  pas  autrefois,  et  ce- 
pendant, nous  ne  sommes  qu'à  la  culture  proprement  dite.  11  y 
a  maintenant  la  défense  contre  les  ennemis,  et  ils  sont  nombreux. 
D'abord  il  faut  sulfater  en  général  deux  fois  l'an,  contre  le  mil- 
dew,  il  faut  ensuite  soufrer  contre  l'oïdium,  enfin  on  est  quel- 
quefois obligé  de  combattre  la  cochylis. 

Quelques  détails  sur  chacune  de  ces  opérations  sont  nécessaires 
pour  en  faire  comprendre  l'importance.  Le  mildew,  est  une 
sorte  de  petit  champignon  qui  s'attaque  aux  pampres  des  vignes. 
Sous  son  atteinte,  elles  jaunissent,  se  dessèchent  et  tombent.  Or, 
on  le  sait,  les  pampres  servent  autant  à  préserver  le  raisin  des 
ardeurs  du  soleil,  qu'à  le  nourrir.  Viennent-elles  à  disparaître,  le 
raisin,  à  son  tour,  ne  tarde  pas  à  se  dessécher.  On  lutte  heureu- 
sement avec  plein  succès  contre  cette  maladie,  avec  lu  bouillie 
bordelaise  (est-il  besoin  d'indiquer  que  c'est  encore  un  remède 
(jue  nos  Saintongeais  ont  emprunté  à  Leurs  voisins?).  Elle  se  coin- 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  157 

pose  d'un  mélange  de  sulfate  de  cuivre  et  de  chaux.  A  l'aide 
d'un  pulvérisateur  en  général  porté  à  dos  d'homme,  traîné  par 
un  cheval  dans  les  exploitations  importantes,  on  asperge 
soigneusement  chaque  cep.  L'opération  est  longue  et  pénible, 
dispendieuse  aussi,  car  la  matière  première  est  chère.  Elle 
est  indispensable  cependant,  d'autant  mieux  qu'il  semble 
prouvé  aujourd'hui  que  la  bouillie  bordelaise  est  également 
le  traitement  le  plus  efficace  contre  le  black-root,  un  nouvel 
ennemi  de  la  vigne,  encore  assez  mal  connu,  qui  a  surtout 
sévi  jusqu'à  aujourd'hui  en  Armagnac,  où  l'humidité  est  plus 
grande.  Ici,  dans  les  années  normales,  il  n'est  guère  à  craindre. 
Il  en  est  de  même  de  l'oïdium.  Ce  mot,  qui  parait  un  calem- 
bour vengeur  de  vignerons  mauvais  latinistes  et  qui  en  réalité 
vient  du  grec,  désigne  la  forme  (petit  œuf)  d'un  champignon 
spécial,  d'une  sorte  de  moisissure  qui  fait  pourrir  les  raisins.  Il 
ne  se  développe,  du  reste,  au  point  de  causer  des  dégâts  appré- 
ciables, que  sous  l'influence  d'une  humidité  persistante.  Un  bon 
soufrage  est,  heureusement  encore,  un  remède  décisif. 

Mais  sulfatage  et  soufrage  sont  des  opérations  connues  et  assu- 
rément moins  curieuses  que  lâchasse  au  cochylis,  que  nous  signa- 
lions précédemment.  Le  cochylis  est  un  petit  papillon  nocturne, 
d'aspect  inoffensif,  et  de  goûts  aussi,  mais  dont  la  larve  a  un 
goût  immodéré  pour  le  raisin.  Toute  graine  attaquée  est  perdue. 
Ce  fut  dans  les  beaux  domaines  du  Bordelais  que  l'on  s'aperçut 
tout  d'abord  de  ses  méfaits.  On  résolut  immédiatement  de  le 
combattre  et  des  personnes,  vous  lisez  bien,  armées  de  serpettes, 
se  mirent  à  parcourir  les  vignes,  examinant  chaque  cep,  enle- 
vant la  graine  attaquée,  et  tuant  impitoyablement  les  larves 
aperçues.  On  conrmrcnd  qu'ainsi  menée,  la  lutte  n'était  pas  sé- 
rieuse, elle  était  trop  coûteuse  et  trop  difficile  pour  être  efficace. 
Mais  ce  n'est  pas  pour  rien  que  l'imagination  méridionale  est 
célèbre.  Elle  eut  l'idée  de  s'attaquer  aux  papillons  eux-mêmes 
et  comme  il  ne  paraissait  pas  beaucoup  plus  pratique  de  leur 
faite  la  chasse  avec  des  papillonne ttes,  d'autant  mieux  qu'ils 
étaient  nocturnes,  elle  eut  l'idée  ingénieuse  d'installer  dans  1rs 
vignes  le  piège  classique  auxquels  viennent  se  prendre  tousles 


1S8  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

papillons  nocturnes,  la  lumière;  le  falot  bordelais  était  trouvé. 
Il  est  intéressant  de  lire  dans  les  revues  spéciales  le  récit  des 
captures  opérées  et  aussi  celui  des  tentatives  infructueuses  et 
même  nuisibles.  Parmi  ces  dernières  la  moins  curieuse  n'est 
pas  celle  arrivée  à  un  riche  armateur  de  Bordeaux.  On  nous 
permettra  de  la  raconter  en  deux  mots  :  M.  J...  possédait  un 
beau  vignoble  et  ne  le  voyait  point  sans  peine  envahi  par  le 
cochylis.  Averti  par  l'exemple  de  ses  voisins  dont  les  modes- 
tes falots  faisaient,  lui  disait-on,  force  victime,  il  eut  l'idée,  qu'il 
croyait  habile,  d'installer  dans  ses  vignes  les  appareils  d'éclai- 
rage très  puissants,  dont  il  se  servait  à  bord  de  ses  bateaux.  Le 
résultat  dépassa  toute  espérance.  Grâce  à  la  vivacité  de  la  lueur 
de  ses  appareils,  il  captura  énormément  de  papillons,  mais  le 
nombre  de  larves  n'en  diminuait  pas  dans  ses  vignes.  Ses  ap- 
pareils jouaient  en  effet  le  rôle  de  phare,  et  attiraient  chez  lui  les 
papillons  des  vignobles  voisins.  Il  dut  reconnaître  que,  suivant 
le  vieux  proverbe,  le  mieux  est  quelquefois  l'ennemi  du  bien,  et 
revenir  aux  falots  plus  simples  qu'on  employait  autour  de  lui. 

Nous  avons  lu  avec  plaisir  dans  la  Revue  de  viticulture,  du 
18  août  1900,  les  fructueuses  chasses  au  cochylis  faites  par  quel- 
ques propriétaires  saintongeais. 

Si  le  succès  a  fini  par  récompenser  l'effort  de  nos  gens,  on 
voit  que  c'est  vraiment  justice,  car  ce  dernier  trait  le  prouve, 
ils  n'ont  rien  négligé  pour  cela.  Heureusement,  ces  pratiques  n'ont 
pas  à  s'exercer  tous  les  ans,  et  aujourd'hui,  dans  la  plupart  des 
vignobles,  on  se  contentede  sulfater  deux  fois,  et  quelquefois  de 
soufrer,  si  la  température  l'exige.  Le  faible  prix  de  vente  ren- 
drait impossible  la  dépense  normale  de  pareils  frais  généraux. 

La  fabrication  moderne  de  l'eau-de-vie. — Mais  la  vie  n'est- 
elle  pas  un  perpétuel  travail,  une  perpétuelle  lutte?  A  peine 
cette  crise  était-elle  conjurée,  —  et  les  propriétaires  pouvaient- 
ils  légitimement  espérer  tirer  un  parti  avantageux  de  ces 
vignes,  qui  leur  avaient  donné  tant  de  peine  à  reconstituer?  — 
qu'une  difficulté,  plus  terrible  encore,  surgissait  à  l'horizon  : 
la  question  de  la  mévente  des  vins  et  des  eaux-de-vie. 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  159 

Rien  ne  sert,  en  effet,  de  produire,  il  faut,  surtout  et  avant 
tout,  vendre. 

Or,  les  doléances  des  vignerons  qui  s'élèvent  de  toutes  les  par- 
ties de  la  France,  et  qui,  dans  le  Midi,  ont  dégénéré  en  véritable 
révolution,  montrent  que  la  chose  n'est  pas  toujours  facile. 

Qu'à  peine  lareconstitution  opérée,  dans  beaucoup  de  régions, 
et  alors  que  les  débouchés  sont  restés  sensiblement  les  mêmes, 
il  soit  déjà  question  de  mévente,  voilà  qui  n'est  pas  facile  à 
comprendre. 

Et  pourtant,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  même  en  faisant 
la  part  de  l'exagération  méridionale,  la  crise  est  grave,  aussi 
bien  dans  le  Midi  que  dans  le  Bordelais.  Elle  a  amené  dans 
ces  deux  pays  une  dépréciation  des  propriétés,  au  moins  égale, 
sinon  supérieure,  à  celle  causée  par  le  phylloxéra. 

En  Saintonge,  on  se  plaint  sérieusement,  et  au  moment  où 
nous  écrivons  ces  lignes,  il  y  a  plus  d'un  vigneron  qui  con- 
serve dans  ses  chais,  convertis  en  eaux-de-vie,  les  vins  de  ces 
deux  ou  trois  dernières  années.  Il  n'a  pas  pu  vendre  son  vin, 
et  ses  eaux-de-vie  ne  trouvent  pas  davantage  preneur. 

Toutefois,  jusqu'à  présent,  la  question  ne  s'est  pas  encore 
posée  ici  avec  autant  d'acuité.  Ceci  nous  amène  à  mettre  en 
lumière  une  différence  qui  ne  nous  parait  pas  encore  avoir  été 
suffisamment  dégagée,  en  science  sociale,  entre  les  pays  produc- 
teurs d'eaux-de-vie  et  les  pays  producteurs  de  vins.  Cette  diffé- 
rence permet,  pensons-nous,  de  comprendre  pourquoi  la  mévente 
est  moins  grave,  dans  les  premiers  pays,  que  dans  les  seconds. 

Elle  tient  à  ce  seul  fait  que  les  vins  du  premier  type  sont  na- 
turellement destinés  à  être  convertis  en  eau\-de-vie,  c'est-à-dire 
en  un  produit  de  <  ,/iservation  1res  facile,  et  pour  ainsi  dire  in- 
définie, ayant  une  grosse  valeur,  sous  un  petit  volume,  avec 
ce  dernier  avantage,  d'augmenter  chaque  année  régulièrement, 
mathématiquement,  de  valeur. 

Or,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  quelle  supériorité  sur  la 
plupart  des  vins  de  France!  Sur  les  vins  ordinaires,  de  consom- 
mation courante,  prenons  les  vins  du  Midi  comme  exemple, 
cela  est  par  trop  évident. 


160  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

Vins  de  médiocre  qualité,  ces  vins  ne  sont  point  susceptibles 
en  général  d'être  conservés;  ou  ils  se  gâtent,  ou  ils  n'acquièrent 
pas  une  plus-value  suffisante,  pour  qu'on  ait  intérêt  à  le  faire. 
Pratiquement  cela  est  difficile,  car  il  faudrait  un  matériel  vi- 
naire  considérable  que  n'ont  point  les  propriétaires  en  général. 
Loger  les  récoltes  de  deux  ou  trois  années,  quel  vigneron  mé- 
ridional oserait  y  songer? 

On  consomme  par  conséquent  ces  vins,  en  général,  dansl'année 
de  leur  production.  C'est  donc  dans  cette  année-là  qu'il  faut 
les  vendre.  Autrement  c'est  le  désastre.  Proportions  gardées,  le 
vigneron  se  trouve  dans  la  situation  de  celui  qui  fait  des  fruits 
ou  des  légumes.  La  maturité  arrivée,  il  faut  vendre  ou  perdre. 

Les  régions  produisant  des  vins  de  luxe,  ou  de  demi-luxe,  Bour- 
gogne, Bordelais,  Touraine  même  (la  Champagne  est  un  type 
exceptionnel),  se  trouvent  dans  de  meilleures  conditions.  La  crise 
n'opérera  pas  avec  la  môme  intensité.  En  etl'et,  l'usage  est  de 
ne  consommer  ces  vins,  que  vieux.  Le  vigneron,  mécontent  des 
cours,  a  toujours  la  ressource  suprême  de  conserver  ses  vins. 
Tout  se  résoud  en  une  question  d'avances.  Mais  cependant  la 
conservation  reste  toujours  délicate,  abondante  en  surprises  dé- 
sagréables, nécessitant  de  grands  locaux  et  un  matériel  vinairc 
coûteux.  L'âge  leur  donne  cependant  une  plus-value.  Leur  cé- 
lébrité leur  assure  enfin  des  débouchés  plus  étendus  que  les 
vins  ordinaires  du  Midi,  qui  ne  sortent  guère  de  France. 

Mais  si  cette  possibilité  de  conserver  facilement  ou  avantageu- 
sement sa  récolte  peut,  suivant  le  cas,  retarder  la  crise,  la  ren- 
dre moins  aiguë,  en  permettant  aux  propriétaires  de  ne  pas  jeter 
sur  le  marché,  en  même  temps,  des  produits  de  même  nature, 
on  comprend  qu'elle  ne  la  conjure  pas  définitivement.  Il  faut 
finalement  en  arriver  ;\  la  vente.  Sans  doute  on  pourra  miens 
en  discuter  les  conditions,  en  choisir  le  moment,  mais  la  diffi- 
culté n'est  que  reculée,  elle  n'est  pas  résolut1. 

C'est  ce  que  nous  allons  voir  en  examinant  la  situation  de  la 
Saintonge,  le  pays  producteur  d'eaux-de-vie  par  excellence. 

Dans  les  premières  années  qui  suivirent  la  reconstitution  des 
vignes,  la  Saintonge,  au  point  de  vue  spécial  qui  nous  occupe, 


LA.    SA1NT0NGE    NOUVELLE.  161 

ne  se  trouva  pas  dans  de  meilleures  conditions  que  les  pays 
viticoles  ordinaires. 

A  la  suite  du  phylloxéra,  il  s'était  produit  une  transforma- 
tion complète  dans  la  fabrication  de  l'eau-de-vie.  Le  type  du 
bouilleur  de  cru  avait  disparu,  remplacé,  nous  l'avons  montré, 
par  des  bouilleurs  de  profession  à  la  solde  en  général  des 
commerçants.  Ne  distillant  plus  son  vin,  notre  vigneron  se 
trouvait  dans  la  situation  du  vigneron  simple  producteur  de  vin. 

Quelques  détails  sur  ces  usines  vont  permettre  de  com- 
prendre, comment,  après  avoir  monopolisé  en  fait  la  vente  des 
eaux-de-vie,  le  commerce  avait  presque  monopolisé  aussi  la 
fabrication  elle-même,  et  imposé  ses  prix  au  producteur  de  vin. 
Nous  montrerons  enfin  comment  ce  dernier  ne  réussira  à  résis- 
ter que  par  un  retour  à  l'ancien  système  des  bouilleurs  de  crus. 

Il  y  a  eu,  dans  ces  dernières  années,  en  Saintonge,  une  évo- 
lution extrêmement  rapide  des  phénomènes  sociaux,  et  cela  est 
fort  intéressant  à  noter. 

On  va  voir,  dans  l'espace  d'une  dizaine  d'années  à  peine,  l'an- 
cien type  du  vigneron  bouilleur  de  cru  disparaître.  11  redevient 
un  vigneron  ordinaire,  vendant  son  vin  à  des  distillateurs, 
opérant  en  grand  atelier.  Puis  ce  vigneron  ordinaire,  devant  les 
bas  prix  que  lui  offrent  les  commerçants  de  son  vin,  et  ses 
difficultés  avec  eux,  va  retourner  au  type  du  bouilleur  de  cru, 
à  l'ancien  type,  c'est-à-dire  distillera,  sans  se  soumettre  à 
exercice  de  la  régie.  Puis  finalement,  ce  qui  est  plus  curieux, 
ce  vigneron  si  individualiste  demandera  de  lui-même  la  sur- 
veillance de  cette  administration,  pour  que  ses  produits  puis- 
sent bénéficier  de  l'acquit  blanc.  De  sorte  qu'actuellement, 
toute  une  partie  des  vignerons  saintongeais  (la  distillation  est 
libre)  ne  sont  plus  de  véritables  bouilleurs  de  crus,  dans  l'ac- 
ception ordinaire  du  mot. 

Nous  avons  expliqué,  il  y  a  un  instant,  à  la  suite  de  quels 
mécomptes  sur  la  qualité  des  eaux-de-vie  fournies  le  commerce 
avait  été  amené,  les  réserves  des  propriétaires  s'épuisant  rapi- 
dement, à  faire  distiller  pour  son  propre  compte.  C'était   une 

transformation  complète   des   anciens  procédés  commerciaux, 

11 


1(12  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

transformation  pouvant  avoir  une  répercussion  sociale  consi- 
dérable sur  le  type,  par  la  suppression  de  ce  qui  lui  avait 
donné  en  grande  partie  ses  caractères  spéciaux  :  Vopération  de 
la  distillerie.  Ce  nouveau  mode  de  faire  allait  avoir  une  grosse 
influence  aussi  sur  la  marche  des  maisons  de  commerce,  en  les 
obligeant  à  enfler  démesurément  leurs  stocks  déjà  considérables. 
En  effet,  au  lieu  d'acheter  au  propriétaire  des  eaux-de-vie  déjà 
vieilles,  susceptibles  d'être  livrées  à  la  consommation,  elles 
vont  s'encombrer  d'eaux-de-vie  nouvelles,  qu'elles  devront  con- 
server de  nombreuses  années.  Tout  cela  aura  des  conséquences 
importantes,  mais,  avant  de  les  dégager,  présentons,  avec  une 
de  ces  grandes  distilleries,  la  fabrication  nouvelle  de  l'eau-de-vie. 

La  distillerie,  étudiée  par  nous  comme  type,  fonctionne  pour 
le  compte  de  la  maison  Hennessy,  une  des  plus  importantes  de 
Cognac.  Elle  est  dirigée  par  M.  C.  M...  que  nous  avons  déjà 
rencontré  comme  président  de  la  laiterie  coopérative  deP...  et  qui 
a  été  un  des  premiers  à  reconstituer  ses  vignobles. 

Cette  distillerie  est  située  à  P.,  petite  commune  de  l'arrondis- 
sement de  Saintes;  grâce  à  l'amabilité  de  son  directeur,  nous 
avons  pu  nous  rendre  exactement  compte  de  son  fonctionnement. 

Elle  est  établie  à  la  place  d'une  «  brûlerie  »  :  on  nommait 
ainsi,  on  se  le  rappelle,  les  anciennes  distilleries,  mais  on  ne 
reconnaîtrait  point  la  modeste  installation  de  jadis  dans  la  véri- 
table usine  actuelle,  dont  les  hauts  tuyaux,  laissant  échapper  une 
épaisse  fumée  de  houille,  surprennent  fort  dans  ce  pays  si  peu 
industrialisé. 

Nous  pénétrons  dans  un  vaste  jardin  anglais  :  à  droite  une 
maison  de  maitre  spacieuse  et  confortable,  nous  avons  pu  nous 
en  apercevoir,  comprenant  les  bureaux  avec  le  téléphone.  A 
gauche  les  constructions,  où  est  installée  la  distillerie  propre- 
ment dite.  C'est  elle  qui  nous  attire  de  suite.  M.  C...  veut  bien 
nous  y  servir  de  guide. 

Le  travail,  du  reste,  bat  son  plein.  Des  charrettes  de  toutes 
formes,  attelées  de  bœufs  ou  de  chevaux,  apportent  le  vin  et  on 
est  en  train  de  le  décharger  : 

«  Voici,  nous  dit  M.  C...,  la  première  partie  de  mon  installation  : 


LA   SAINTONGE   NOUVELLE.  1<>.'> 

le  chai  où  Ton  dépose  provisoirement  le  vin.  Il  est  fort  vaste, 
comme  vous  voyez,  et  aménagé  de  façon  à  être  plus  élevé  que 
mes  chaudières.  Au  contraire,  il  est  à  peu  près  au  niveau  des 
charrettes  pour  que  les  énormes  futailles1,  que  voici,  puissent 
être  déchargées  très  facilement. 

Une  bascule,  placée  à  l'entrée,  pèse  chaque  futaille,  et  inscrit 
automatiquement  sur  un  ticket  le  poids  brut  puis,  quand  la  fu- 
taille a  été  vidée,  soit  dans  ce  récipient  que  vous  voyez  au  mi- 
lieu, d'où  le  vin  passe  directement  dans  les  chaudières,  soit  dans 
ces  grands  tonneaux,  à  droite  et  à  gauche,  suivant  les  besoins 
de  la  distillation,  elle  retourne  sur  la  bascule  qui  imprime 
également  le  poids  de  la  futaille  vide,  et  j'ai  ainsi,  très  exacte- 
ment et  sans  erreur  possible,  son  contenu,  à  l'aide  d'un  calcul 
très  simple. 

«  Ce  qui  nous  permet  de  faire  de  meilleure  eau-de-vie  que 
les  petits  propriétaires  d'autrefois,  ce  n'est  pas  notre  outillage 
plus  perfectionné,  vous  verrez  tout  à  l'heure  qu'il  n'a  pas  beau- 
coup changé,  mais  notre  habileté  professionnelle,  et  surtout  la 
possibilité  où  nous  sommes  de  mélanger  tous  ces  vins  de  titre 
et  de  qualité  différents,  pour  obtenir  une  eau-de-vie  de  qualité 
homogène. 

Le  chai  où  nous  sommes  est  très  vaste,  il  a  environ  150  mètres 
de  long  sur  une  vingtaine  de  large:  à  côté,  il  y  en  a  un  autre 
plus  grand  encore.  Ni  l'un  ni  l'autre  cependant  ne  suffisent  à 
loger  tout  le  vin  que  M.  C...  distille  dans  l'année;  aussi  le  fait-il 
venir  de  chez  les  propriétaires,  au  furet  à  mesure  de  ses  besoins. 

Mais  continuons  notre  visite,  et  descendons  à  la  distillerie 
proprement  dite.  Un  tuyau  met  en  communication  le  récipient 
du  chai  avec  les  cnaudières  ;  devant  chaque  chaudière  un  robi- 
net; quand  la  première  est  pleine,  on  ferme  son  robinet,  et  le 
liquide  passe  à  la  deuxième,  et  ainsi  de  suite.  On  a  supprimé 
autant  que  possible  la  main-d'<ruvre.  Nous  sommes  en  ce  mo- 
ment dans  une  immense  salle,  où  dix-huit  chaudières  mêlent, 
en  un  tumulte    assourdissant   et    grisant,    au   crépitement  du 

I.  Elles  contiennent  environ  600  litres. 


10 '(  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

charbon  de  terre,  le  léger  tintement  de  leurs  dix-huit  filets 
d'eaux-de-vie  tombant  dans  des  cuves  d'airain;  les  senteurs  de 
l'alcool,  les  sifflements  d'innombrables  robinets  laissant  échapper 
de  la  vapeur,  nous  étourdissent  et  nous  sommes  un  moment  à 
nous  reconnaître  au  milieu  de  cet  apparent  désordre.  Enfin 
nous  distinguons  les  mécanismes. 

Ces  dix-huit  chaudières  sont  du  même  système,  le  plus  simple, 
celui  des  appareils  discontinus.  Il  est  trop  connu  pour  que  nous 
en  fassions  la  description  détaillée.  On  le  trouve  dans  toutes  les 
'<  Maison  Rustique  ».  —  C'est  l'ancien  système  que  nous  avons 
déjà  décrit  et  qui  peut  schématiquement  se  résumer  ainsi  :  un 
récipient  contient  du  vin,  on  le  chauffe,  l'alcool  se  vaporise  et 
va  se  condenser  dans  un  serpentin  situé  à  l'extérieur;  quand 
tout  l'alcool  est  extrait,  on  enlève  les  résidus,  les  décharges,  on 
met  une  nouvelle  quantité  de  vin  dans  le  récipient,  et  l'opéra- 
tion recommence. 

M.  C...  a  bien  essayé  d'employer  des  appareils  plus  perfec- 
tionnés à  marche  continue.  Leur  système  assez  compliqué  est 
basé  sur  ce  principe,  que  les  différents  gaz  du  vin  se  volatilisent 
à  des  températures  différentes.  On  arrive  ainsi  à  pouvoir  rem- 
placer automatiquement  le  contenu  de  la  chaudière,  le  vin  non 
distillé  succédant  à  celui  qui  vient  de  l'être;  les  résidus  sortent 
par  un  conduit  spécial,  et  la  production  de  l'eau-de-vic  n'est  pas 
interrompue. 

Mais  on  a  dû  bien  vite  renoncer  à  ce  système  usité  surtout 
dans  les  usines  d'alcool  industriel,  ou  même  les  distilleries  du 
Midi,  qui  fabriquent  des  produits  sans  saveur.  Il  était  impossible 
de  l'employer  ici,  car  il  faisait  disparaître  la  finesse  de  l'eau- 
de-vie.  Elle  était  si  bien  rectifiée  qu'elle  y  perdait  ses  qualités 
particulières,  son  arôme  sui  generis,  qui  fait  du  cognac  la 
meilleure  eau-de-vic  du  monde  entier.  On  comprend  toute  l'im- 
portance que  cela  pouvait  avoir  pour  un  produit  de  cette  nature, 
l'économie  réalisée  sur  la  main-d'œuvre  était  peu  de  chose  en 
comparaison  de  cet  énorme  inconvénient.  Le  perfectionnement 
introduit  dans  le  machinisme  ne  coïncidait  pas,  bien  au  con- 
traire, avec  une  amélioration  du  produit  fabriqué.  Il  est  impor- 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  163 

tant  de  noter  dès  maintenant,  que  ces  grandes  distilleries  ne 
reposent  pas,  comme  la  plupart  des  usines  modernes,  sur  un 
machinisme  plus  perfectionné.  On  verra  quelles  conséquences 
nous  en  tirerons  dans  un  instant. 

L'opération  de  la  distillation  se  fait  en  deux  fois.  La  première 
donne  le  brouillis,  alcool  de  qualité  grossière  ;  on  le  distille  à 
nouveau,  et  l'on  obtient  l'eau-de-vie  de  commerce.  Elle  marque 
alors  70°.  Elle  ne  devient  buvable  qu'une  fois  descendue,  en 
vieillissant,  à  45°  environ. 

Les  dix-huit  chaudières  de  M.  C...  «  brûlent  »  en  moyenne  de 
350  à  400  hectolitres  de  vin  par  jour,  c'est-à-dire  par  vingt- 
quatre  heures,  car  elles  marchent  jour  et  nuit,  on  n'arrête  la 
chauiïè  que  le  samedi  soir.  On  voit  quelle  énorme  quantité  de 
vin  il  peut  distiller  dans  une  saison. 

Pour  faciliter  la  liquéfaction  des  vapeurs,  on  fait  passer  les 
tuyaux  qui  les  contiennent,  les  serpentins  (on  leur  donne  cette 
forme  sinueuse  dont  ils  tirent  leur  nom,  pour  que,  dans  un  espace 
restreint,  ils  offrent  le  plus  de  point  de  contact  avec  le  liquide 
réfrigérant),  dans  de  l'eau  aussi  froide  que  possible.  Mais  la  cha- 
leur des  tuyaux  l'a  vite  amené  à  une  température  élevée,  aussi 
faut-il  la  renouveler  fréquemment.  Dans  les  réservoirs  d'antan, 
quand  on  trouvait  l'eau  trop  chaude,  on  débouchait  purement  et 
simplement  un  trou,  elle  s'en  allait,  et  on  la  remplaçait  par 
d'autre.  On  ne  voit  pas  bien  les  ouvriers  de  M.  G...  employant 
ce  système  pour  ses  dix-huit  chaudières,  il  fallait  trouver  mieux. 

M.  C...  avait  heureusement  dans  sa  propriété  une  mare  assez 
grande  et  plus  élevée  que  ses  chaudières.  Il  put  ainsi  directe- 
ment en  amener  l'eau  dans  ses  réfrigérants,  à  l'aide  d'un  tuyau 
souterrain.  Quand  elle  y  a  atteint  une  certaine  température, 
des  robinets  la  laissent  échapper  et  on  la  remplace  par  de 
la  froide.  Un  tuyau  collecteur  rassemble  toute  l'eau  chaude 
et  la  conduit  dans  un  bassin  au  milieu  de  pelouses.  Mais  l.t 
mare  était  loin  d'être  inépuisable,  et  on  dut  songer  a  utiliser 
l'eau  chaude.  M.  C...  y  réussit  de  la  façon  suivante  :  il  com- 
mence d'abord  par  faire  circuler  l'eau  chaude  assez  Longtemps 
sous  terre,  puis  environ  ;'i  200  mètres  des  chaudières,  elle  es! 


166  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

recueillie  dans  un  vaste  bassin.  A  ce  moment,  elle  est  encore 
assez  chaude,  elle  passe  alors  dans  une  série  de  petits  canaux  et 
revient,  en  suivant  la  pente  du  terrain,  tout  près  des  chaudières, 
où  une  pompe  à  vapeur  permet  de  la  monter  dans  les  serpen- 
tins. 

Cette  pompe  sert  également  à  repousser  dans  les  vignes,  qui 
sont  à  environ  200  mètres  de  là,  les  résidus  du  vin  brûlé. 
Auparavant  on  les  traite  à  la  chaux,  pour  en  extraire  l'acide 
tartrique  :  il  se  dépose  sous  forme  de  tartrate  de  chaux.  Mais  ce 
sont  d'autres  personnes  qui  se  livrent  à  ce  travail,  pour  leur 
compte  personnel,  moyennant  une  redevance  fixée  à  forfait. 

«  Somme  toute,  disions-nous  à  M.  C...,  le  principal  avantage 
de  ces  grands  établissements  est  dans  l'économie  des  frais  géné- 
raux et  surtout  de  la  main-d'œuvre,  puisque  au  point  de  vue 
de  la  fabrication,  vous  vous  servez  des  mêmes  appareils  et  des 
mêmes  procédés  qu'autrefois.  » 

«  Ce  n'est  pas  entièrement  exact,  nous  répondit-il  ;  avec  nos 
appareils  toujours  en  marche  (une  des  conditions  essentielles 
pour  obtenir  de  bonne  eau-de-vie),  notre  habileté  profession- 
nelle, nos  études  particulières,  nous  pouvons  arriver  à  fabriquer 
un  produit  meilleur  et  à  meilleur  compte.  Pourquoi,  indépen- 
damment de  toute  modification  dans  les  appareils,  la  distilla- 
tion ne  serait-elle  pas  susceptible  d'un  perfectionnement  résul- 
tant d'une  conduite  méthodique?...  » 

Il  faut  reconnaître,  pour  être  exact,  que  si  la  distillation,  ainsi 
pratiquée,  permet  peut-être  une  certaine  économie,  l'eau-de- 
vie  qu'elle  produit  ne  jouit  pas  d'une  réputation  supérieure  à 
celle  obtenue  en  petit  atelier. 

Des  chaudières,  l'eau-de-vie  passe  dans  des  chais  obscurs  où 
n'arrive  jamais  la  lumière  du  jour.  Nous  y  pénétrons  à  la  lueur 
tremblotante  d'un  rat  de  cave,  et  ce  n'est  pas  sans  respect  que 
nous  contemplons  les  longues  lignes  de  futailles  pleines  d'alcool. 
Ici,  bien  plus  fort  encore  que  dans  la  distillerie,  plane  le  parfum 
si  particulier  et  si  pénétrant  de  l'eau-de-vie  nouvelle.  Elle  ne 
séjourne  du  reste  jamais  bien  longtemps  dans  les  chais  de 
M.  C....qui  l'expédie  presque  aussitôt  à  Cognac,  soit  par  chemins 


LA   SAINTONGE   NOUVELLE.  167 

de  fer,  soit  par  eau.  Son  rôle   est  alors  terminé;  à  la  maison 
de  Cognac  d'assurer  la  vente. 

La  bonne  marche  de  ces  exploitations  nécessite  chez  ceux  qui 
sont  à  leur  tète  certaines  connaissances  techniques  particulières 
et  de  sérieuses  qualités  de  direction.  Les  opérations  de  la  dis- 
tillation, sans  être  extrêmement  difficiles,  sont  délicates  et  minu- 
tieuses. Elles  exigent  une  surveillance  de  tous  les  instants,  car 
l'on  fabrique  un  produit  de  luxe,  se  ressentant  de  la  moindre 
négligence.  Or,  comme  on  opère  sur  de  grandes  quantités  de 
vin,  on  comprend  toute  la  gravité  d'une  fausse  manœuvre. 

Le  personnel  employé  est  nombreux  et  varié.  Il  y  a  d'abord 
les  spécialistes,  ceux  qui  surveillent  la  chauffe.  Il  y  a  ensuite  les 
gens  chargés  de  la  manipulation  de  l'eau-de-vie  pendant  qu'elle 
reste  dans  les  chais  du  distillateur.  Ce  sont  des  spécialistes  plus 
renforcés  encore.  Mais  ce  n'est  que  dans  les  grands  chais  de 
Cognac,  que  l'on  trouve  la  floraison  complète  du  type,  le  vrai 
maître  de  chai,  payé  comme  un  sénateur,  et  dont  les  jugements 
sont,  sans  appel.  Il  reçoit  les  livraisons,  les  apprécie  avec,  pour 
seul  guide,  la  finesse  de  son  goût  et  surtout  de  son  odorat  qui, 
développé  par  des  pratiques  journalières,  acquiert  une  sûreté 
et  une  précision  proverbiales. 

Enfin  il  y  a,  la  foule  des  manœuvres  chargés  de  la  manuten- 
tion du  vin  et  de  l'eau-de-vie,  de  leur  transport,  etc.  En  général, 
les  paysans  des  environs  se  chargent  d'une  partie  de  ces  trans- 
ports, qui  sont  pour  eux  une  sérieuse  source  de  profits. 

En  résumé,  ces  distillateurs  réaliseraient  vraiment  le  type  du 
grand  industriel,  si  toute  une  partie  de  son  rôle,  et  non  le  moin- 
dre, ne  leur  échappait  pas  :  la  vente  du  produit  fabriqué,  assu 
rée  par  la  maison  de  Cognac. 

Tel  que,  cependant,  leur  rôle  est  fort  important.  Il  faut  y  ajou- 
ter celui  des  distillateurs  plus  modestes  opérant  pour  leur  pro- 
pre compte,  et  vendant  ensuite  directement  leurs  eaux-de-vie 
aux  maisons  de  moindre  importance.  Entre  les  uns  et  les  autres 
il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré,  tous  ils  ont  ce  trait  commun 
d'exercer  un  métier  très  lucratif.  Ils  ont  crée  dans  toute  la  S.iin- 
tonge,  à  la  campagne  généralement,  des  centres  d'activité,  ils 


l'»8  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

ont  fourni  aux  paysans  des  emplois  nombreux,  ils  ont  erré  une 
richesse  dont  tout  le  monde  a  profité;  aussi  sont-ils  vraiment, 
en  beaucoup  d'endroits,  les  vrais  patrons  de  la  contrée. 

La  rapide  description  que  nous  venons  de  donner  de  l'une 
d'elles  suffira,  nous  le  pensons,  pour  faire  comprendre  toute  la 
prise  que  les  maisons  de  Cognac  peuvent  avoir  sur  la  Saintonge, 
grâce  à  ces  distilleries  habilement  disséminés  dans  le  pays.  Sans 
doute  il  n'y  en  a  guère  plus  qu'une  quinzaine  dans  les  deux  dé- 
partements de  la  Charente  et  de  la  Charente-Inférieure,  mais  si 
l'on  considère  les  quantités  formidables  que  ces  usines  peuvent 
distiller  dans  une  campagne,  si  l'on  y  ajoute  les  quantités  mises 
en  œuvre  par  les  distillateurs  plus  modestes  qui  alimentent  les 
maisons  de  second  ordre,  forcées  de  suivre  le  mouvement  des 
grandes  maisons,  on  comprendra  que  le  commerce  ait,  pendant 
quelque  temps,  réussi  à  monopoliser  en  quelque  sorte  la  distilla- 
tion, directement  en  distillant  le  vin  lui-même, indirectement  en 
refusant  d'acheter  leurs  eaux-de-vie  aux  quelques  rares  pro- 
priétaires qui  avaient  continué  d'en  fabriquer.  Aussi,  en  tin  de 
compte,  et  ceci  n'est  sérieusement  contesté  par  personne,  il  était 
arrivé  à  fixer,  presque  sans  débats,  le  prix  du  vin  en  Saintonge. 

Voilà  qui  eût  pu  devenir  grave.  Au  début,  comme  coule  que 
coûte  il  fallait  reconstituer  les  réserves  épuisées  par  le  phyl- 
loxéra, comme  aussi  le  vin  était  rare,  les  commerçants  le 
payaient  à  des  prix  très  rémunérateurs.  Mais  ce  fut  de  courte 
durée.  Rapidement  les  stocks  étaient  reconstitués,  les  maisons  de 
commerce  arrivaient  même  à  être  encombrées  au  delà  de  leurs 
prévisions  avec  leur  nouveau  système  de  distillation.  Pouvant 
modérer  leurs  achats,  elles  arrivaient  à  fixer  les  prix  elles- 
mêmes.  Un  mol  d'ordre  partait  de  Cognac  disant  :  Celle  année, 
le  vin  vaudra  tant,  et  il  fallait  accepter,  ou  ne  pas  vendre. 
Pas  de  discussion  possible  avec  un  acheteur  qui  se  servait  de 
courtiers,  et  n'avait  aucunes  relations  avec  son  vendeur. 

La  crise  ne  tarda  pas  à  devenir  aiguë,  à  créer  un  véritable 
antagonisme  entre  le  commerçant  et  le  propriétaire,  ce  dernier 
étant  tout  naturellement  disposé  à  rendre  le  premier  entière- 
ment responsable  de  la  mévente. 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  160 

La  lutte  entre  eux  n'était  pas  égale.  Les  négociants  avaient 
en  face  d'eux  des  propriétaires  s'étant  imposés  de  lourds  sacri- 
fices pour  la  reconstitution  de  leurs  vignobles,  ayant,  à  de  rares 
exceptions  près,  besoin  d'argent,  et  surtout  ne  pouvant  créer  un 
nouveau  capital,  en  mettant  leurs  vins  sous  forme  d'eau-de-vie. 
Les  propriétaires  essayèrent  bien  de  constituer,  et  ce  fut  la  pre- 
mière tactique,  des  groupements  de  producteurs  s'engageant  à 
ne  pas  livrer  leurs  vins  au  commerce  au-dessous  d'un  certain 
cours.  Mais  ces  groupements  ne  purent  triompher  de  la  cohé- 
sion des  grandes  maisons  de  Cognac.  Ce  qui  rendait  leur  réussite 
particulièrement  difficile,  c'est  que  le  stock  de  la  plupart  de  ces 
maisons  leur  permettait,  pendant  quelques  années,  de  se  passer 
de  distiller,  ou  de  ne  distiller,  à  leur  gré,  que  de  très  petites 
quantités.  D'un  autre  côté,  il  n'y  a  ni  avantage  à  conserver  du 
vin  destiné  à  être  distillé,  ni  même  possibilité  souvent  à  le  faire, 
car  le  vigneron  n'a  pas  l'outillage  nécessaire. 

On  se  trouva  amené  ainsi  à  vendre  aux  prix  consacrés  par  les 
négociants  ou  à  distiller,  à  revenir  à  l'ancien  système,  qui  sem- 
blait fini,  de  la  distillation  en  petit  atelier.  Et  effectivement, 
immédiatement  un  mouvement  intense  se  produisit  dans  ce  sens. 
Dès  1900,  il  était  sensible. 

«  Les  bons  vins  de  la  région  de  Cozes,  Gemozac,  lisons-nous 
dans  la  Revue  de  viticulture  du  15  décembre  1900,  ont  été  payés 
35  francs  la  barrique,  tout  à  fait  au  début;  quelques  ventes  assez 
rondes  se  sont  réalisées  à  30  francs  la  barrique  de  228  litres. 
Depuis,  le  calme  règne  partout,  et  l'on  n'entend  pas  plus  parler 
de  ventes  de  vin  que  s'il  n'en  restait  pas  des  quantités  impor- 
tantes dans  les  celliers. 

«  Devant  cette  situation  insolite,  les  gros  propriétaires,  ceux  qui 
ont  les  avances  nécessaires,  ont  fait  installer  ou  réinstaller  les 
appareils  à  distillation,  et  commencent  à  condenser  leurs  vins 
en  eaux-de-vie.  Les  cours  de  cette  marchandise  ne  sont  p;is 
encore  fixés. . .  et  les  détenteurs  attendront  l'année  ou  le  moment 
opportun  pour  écouler  à  bon  prix  les  produits  dont  on  a  L'air  de 
l'aire  ii  à  présent.  Malheureusement  tous  les  propriétaires  ce 
peuvent  pas  spéculer  de  la  sorte,  et  beaucoup  seront  contraints 


J70  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

de  vendre  leur  vin  aux  distillateurs  des  grosses  maisons.  Les 
courtiers  offrent  actuellement  25  francs  de  la  barrique  de 
228  litres  dans  les  localités  susindiquées.  Les  propriétaires  font 
et  feront  beaucoup  de  résistance  avant  de  céder  à  ces  prix...  » 

Au  premier  abord,  ce  procédé  de  fabrication  familiale  peut 
paraître  un  retour  en  arrière.  La  grande  distillation,  telle  que 
nous  la  décrivions,  il  y  a  un  instant,  a  pour  elle  certains  des 
avantages  de  la  fabrication  en  grand  atelier,  cela  est  certain  ; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son  fonctionnement  ne  repose 
pas,  comme  celui  des  usines  modernes,  ni  même  celui  des  beur- 
reries  coopératives,  sur  un  'perfectionnement  du  machinisme, 
assurant  une  économie  remarquable  dans  la  fabrication,  ou  une 
supériorité  indéniable  du  produit  fabriqué. 

Les  appareils  dont  se  sert  M.  C...  sont  absolument  identiques  à 
ceux  d'autrefois.  Il  n'a  réalisé  que  des  modifications  de  détail 
se  réduisant  à  des  économies  de  main-d'œuvre.  Cela  ne  peut  pas 
suffire  pour  assurer  à  ce  genre  de  distillation  une  supériorité 
contre  laquelle  ne  puisse  lutter  la  fabrication  en  petit  atelier  qui 
se  place  à  un  moment  de  l'année  où  les  travaux  des  champs 
sont  terminés  et  où  la  main-d'œuvre  du  paysan  a  peu  de  valeur. 
Il  s'agit,  en  somme,  d'un  travail  que  l'on  fait  à  sa  convenance, 
et  qui  est  peu  pénible. 

On  comprend  bien  aussi  que  nos  vignerons  qui  y  voyaient  le 
régulateur  indispensable  du  marché  des  vins,  leur  seul  moyen 
de  défense,  n'aient  point  hésité  a  y  revenir.  Mais  comme  cette 
distillation  en  petit  atelier  n'est  facile,  certains  même  disent  n'est 
possible,  que  si  elle  est  libre,  on  se  rend  immédiatement  compte 
également  de  l'importance  que  tous  les  pays  producteurs 
d'eaux-de-vie  attachent  à  ce  qu'on  appelle,  Le  fameux  «  privilège 
des  bouilleurs  de  crus  ».  Il  ne  s'agit  point,  pour  eux,  d'une 
opération  uniquement  destinée,  comme  le  croient  certains 
observateurs  superficiels,  mal  au  courant  de  la  question,  à 
permettre  la  fraude,  mais  d'une  opération  indispensable  pour 
tirer  parti  de  leurs  récoltes. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  fameux  privilège?  Essayons,  à  notre 
tour,  d'en  parler  sans  passion,  et  en  toute  simplicité.  Ce  n'est 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  171 

pas  chose  facile.  Il  s'y  mêle  tant  de  questions,  depuis  l'électorale 
jusqu'à  l'hygiénique,  tout  cela  a  été  si  embrouillé  depuis  qu'il 
y  a  des  députés,  et  qui  en  discutent.  En  outre,  il  diffère  telle- 
ment suivant  les  régions,  et  de  nature  et  d'importance,  suivant 
qu'il  se  borne  à  permettre  la  consommation  en  franchise 
d'un  certain  nombre  de  litres  d'alcool  (Bretagne,  Normandie, 
etc.)  ou,  au  contraire,  qu'il  permet  de  transformer  toute  une 
récolte,  la  principale  souvent,  comme  dans  les  pays  producteurs 
d'eaux-de-vie,  Saintonge,  Armagnac,  etc.,  en  un  autre  produit 
de  vente   plus  facile. 

Essentiellement,  il  consiste  dans  le  droit  pour  un  propriétaire 
d'avoir  son  alambic,  sans  être  obligé  de  le  déclarer  à  la  Régie 
et  de  le  mettre  sous  scellés;  puis  de  distiller  son  vin  sans  être 
astreint,  au  moment  de  l'opération,  de  prévenir  cette  même 
administration  qui  vérifiera  la  quantité  de  vin  employé,  celle  de 
l'eau-de-vie  produite,  qu'elle  prendra  en  charge  avec  les  autres 
eaux-de-vie  possédées  déjà  par  le  propriétaire  dans  ses  chais. 

A  partir  du  moment  de  la  prise  en  charge,  ce  dernier  est 
responsable  des  droits,  responsable  par  conséquent  des  man- 
quants qui  peuvent  se  produire.  11  doit  justifier  à  toute  réquisi- 
tion des  agents  du  fisc,  de  l'existence  des  eaux-de-vie  relevés, 
ou  du  paiement  de  leurs  droits.  Sinon  il  doit  les  payer  lui-même, 
sans  préjudice  des  procès- verbaux  et  des  amendes  dont  il  est 
passible.  Une  avarie  survient-elle  à  sa  futaille,  un  domestique 
malhonnête,  le  dénonce-t-il,  après  lui  avoir  volé  une  certaine 
quantité  de  la  liqueur  dangereuse?  Responsable1  !  Tous  incon- 
vénients que  l'on  évite  avec  le  système  de  la  liberté.  L'eau- 
de-vie  n'acquitte  les  droits  dits  de  consommation  que  lorsqu'elle 
est  vendue,  lorsqu'elle  sort  de  chez  le  propriétaire,  ce  qui  sem- 
ble logique. 

Le  voilà  ce  «  privilège  odieux  »,  comme  disent  ses  adversaires. 
Ce  droit,  élémentaire  et  indispensable,  répond  le  vigneron  de 
Saintonge,  qui  seul  nous  permet  de  tirer  parti  de  notre  récolle 
et  de  ne  pas  passer  sous  les  fourches  caudines  des  négociants. 

1.  Garas,  dans  le  Itulleliii  de  cette  Revue,  fasc.  ii,  p.  357,  montrait  dernièremenl 
tous  les  ennuis  que  celle  prise  en  charge  cause  aux  propriétaires 


172  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

Privilège,  mais  seulement  en  un  pays  où  l'État  tend  à  faire  de 
l'eau-de-vie  une  marchandise  spéciale,  presque  monopolisée, 
comme  les  tabacs  et  les  allumettes.  Privilège,  peut-être,  en  un 
pays  où  tant  d'industries  sont  soumises  au  régime  libéral  que 
l'on  connaît...  «  J'ai  vu  fonctionner  récemment  le  contrôle  de 
l'État,  dans  une  fabrique  de  sucre,  écrivait  M.  Demolins  l,  car 
dans  ce  pays  de  la  liberté,  l'œil  de  l'Étal  pénètre  partout.  J'ai 
vu  là,  dans  une  seule  usine,  cinq  fonctionnaires  subalternes 
—  ce  sont  les  pires,  —  installés  à  poste  fixe,  les  uns  à  l'entrée 
pour  peser,  vérifier,  calculer  la  quantité  de  betteraves  qui  était 
apportée;  les  autres  —  par  surcroit  de  précaution  —  placés  à 
la  sortie,  pour  vérifier,  peser,  calculer  la  quantité  de  sucre  qui 
était  produite.  Et  notez  que  ces  surveillants  étaient  installés 
dans  l'usine  même,  dans  des  locaux  fournis  par  le  propriétaire 
et  à  ses  frais.  Vous  dire  de  quel  œil  on  les  voyait,  à  quelles 
tracasseries  on  était  exposé,  je  vous  le  laisse  à  penser.  Il  y  a 
là  de  quoi  décourager  toute  tentative  d'exploitation.   » 

Le  Saintongeais  avait  une  telle  horreur  de  la  surveillance  de 
la  Régie  que,  pendant  les  années  qui  suivirent  la  suppression 
de  la  liberté  de  la  distillation,  c'est-à-dire  à  partir  de  1900,  il 
préféra  mal  vendre  son  vin  que  s'y  exposer.  En  revanche,  ses 
réclamations  aux  pouvoirs  publics  étaient  incessantes. 

Aussi  en  1905,  à  la  veille  des  élections  générales,  la  pression 
de  l'opinion  publique  fut  telle,  que  les  Chambres  rétablirent 
le  fameux  privilège,  sans  opposition  presque  de  la  part  du  gou- 
vernement. La  Régie  elle-même  n'était  pas  lâchée  d'être  dé- 
barrassée du  dangereux  cadeau  qu'on  lui  avait  fait.  Il  rendait 
son  rôle  impossible  à  remplir.  S'il  est  facile  de  surveiller  quel- 
ques fabriques  de  sucre,  dissémines  sur  un  vaslo  territoire,  il  l'est 
beaucoup  moins  d'appliquer  le  même  système  en  un  pays,  pu 
lout  propriétaire  rural  est,  ou  peut  être,  bouilleur  de  cru.  Une 
de  comptes  à  établir  et  à  vérifier,  que  de  procès,  que  de  dif- 
ficultés, que   d'interventions  de   députés,   car  on   touchait  à  la 


i.  E.  Demolins.  Les  Problèmes  sociaux  de  l'Industrie  minière,  comment  les 

résoudre  (Se.  SOC,  ''.'  sér.,  fasc.  '.'.i,  p.  515). 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  173 

masse  d'électeurs;  c'était  à  faire  reculer  cette  administration, 
si  intrépide  pourtant  ! 

Le  privilège  se  trouva  donc  rétabli  en  1905.  Il  y  a  trop  peu 
de  temps  pour  qu'on  puisse  juger  s'il  aura  une  efficacité  con- 
sidérable au  point  tle  vie  de  la  mévente.  Il  semble  cependant 
que  son  influence  ne  doive  pas  être  décisive,  et  cela  se  comprend. 
Si  la  conservation  possible  du  produit,  peut  retarder  la  crise, 
la  rendre  moins  brusque,  et  partant  l'adoucir,  elle  ne  la  résoud 
pas.  Il  faut  toujours  en  arriver  à  la  vente.  La  solution  de  la  dif- 
ficulté n'a  été  que  retardée. 

Or,  la  vente  de  l'eau-de-vie  n'est  pas  facile.  Son  marché  est 
assez  restreint  d'abord.  La  vente  directe  du  propriétaire  au  con- 
sommateur est  pour  ainsi  dire  nulle.  Le  marché  français  compte 
peu,  pour  le  débouché  de  nos  eaux-de-vie;  c'est  surtout  un 
commerce  d'exportation  qui  se  fait  exclusivement  par  l'intermé- 
diaire de  ces  maisons  que  nous  avons  décrites.  Le  propriétaire 
isolé  peut  seulement  essayer  d'atteindre  la  clientèle  de  France, 
et  encore  cela  est  bien  difficile. 

L'acheteur  normal  est  donc  le  commerçant.  Or,  il  n'achète 
pas,  ou  peu,  ou  à  des  prix  que  le  propriétaire  ne  trouve  pas 
rémunérateurs.  La  situation  en  1908  est  aussi  critique  presque 
quelle  l'était  en  1905. 

Pourquoi  donc  le  commerçant  n'achète-t-il  plus?  Pourquoi 
ne  remplit-il  plus  cette  mission  qu'il  avait  accomplie  pendant 
des  siècles,  assurer  les  débouchés? 

Avant  d'examiner  ces  divers  points,  il  est  une  objection  qui 
se  présente  immédiatement  à  l'esprit,  et  à  laquelle  nous  devons 
répondre.  Est-il  absolument  indispensable,  pour  la  vente  des 
caux-de-vic,  de  passer  par  l'intermédiaire  des  commerçants  ?  Un 
syndicat  coopératif  de  vente  entre  producteurs  ne  pourrait-il 
pas  réussir  à  ce  point  de  vue? 

Les  explications  que  nous  avons  données  sur  le  rôle  du  com- 
merce, et  de  ses  façons  de  procéder,  au  cours  de  celte  élude, 
montrent  que  cela  est  pour  ainsi  dire  impossible.  Et  les  laits 
viennent  confirmer  cette  déduction. 

En  effet,  des  propriétaires  avaient  espéré;  pouvoir    résoudre 


]"'<  LE   TYPE    SAINTONGEAIS, 

la  difficulté  on  se  groupant  en  un  syndicat  coopératif  de  vente 
d'eaux-de-vie.  Chaque  propriétaire  apportait  au  syndicat  son 
produit,  ou  faisait  des  coupages,  que  l'association  par  des  ré- 
clames appropriées  devait  écouler.  Des  renseignements  qui  nous 
sont  fournis,  il  résulte  que  les  résultats  n'ont  pas  couronné  les 
efforts.  Le  nombre  des  adhérents  est  resté  peu  important,  ainsi 
que  le  chiffre  d'affaires.  Et  cela  ne  doit  pas  surprendre.  Ce  m  u- 
dicat  est  au  fond  une  véritable  maison  de  commerce,  mais  on 
n'improvise  pas  du  jour  au  lendemain,  surtout  à  l'heure  actuelle, 
où  les  affaires  sont  si  difficiles,  une  maison  de  commerce  d'eaux- 
de-vie.  Il  faut  savoir  qu'aujourd'hui  il  se  fait  une  sorte  de  tas- 
sement à  Cognac;  seules  les  grosses  maisons  réussissent  à  se 
maintenir.  Nous  avons  montré  la  longue  existence  de  la  plupart 
d'entre  elles,  les  lourds  sacrifices  qu'elles  s'étaient  imposés, 
pour  la  création  ou  le  maintien  de  leurs  relations  commercia- 
les. On  comprend  immédiatement  toutes  les  difficultés  auxquelles 
s'est  aussitôt  heurté  le  syndicat. 

D'un  autre  côté,  la  prétention  du  syndicat,  composé  unique- 
ment de  propriétaires,  doit  être  de  vendre  de  l'eau-de-vie  stric- 
tement pure,  mais  alors,  il  faut  la  laisser  vieillir  naturellement  ; 
cela  nécessite  de  longues  années;  d'un  autre  côté,  l'impossibilité 
de  faire  certaines  manipulations,  pour  les  mêmes  raisons,  met 
le  syndicat  dans  de  bien  mauvaises  conditions  pour  lutter  avec 
le  commerce  libre.  Ajoutons-y  les  causes  de  faiblesses  inhéren- 
tes, en  général,  atout  syndicat  coopératif,  et  l'on  comprendra 
qu'avec  un  produit,  comme  l'eau-de-vie,  de  vente  spéciale  et  dif- 
ficile, les  résultats  aient  été  ceux  que  nous  indiquions  plus  haut. 

Il  faut  donc  fatalement  en  revenir  vers  le  commerce  et  lui 
demander  pourquoi,  aujourd'hui,  il  ne  peut  plus  absorber  la 
production?  Rechercher  en  un  mot,  en  le  prenant  comme  point 
de  départ  du  problème,  l'explication  de  la  crise. 

Nos  commerçants  donnent  une  raison  simple  et  qui  serait 
décisive,  si  elle  était  vraie  :  la  surproduction.  Elle  n'a  point  le 
mérite  de  la  nouveauté,  si  elle  a  celui  de  la  généralité.  Ne 
lavons-nous  pas  vue,  invoquée,  pour  tous  les  pays  viticoles  de 
France  ! 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  175 

A  notre  avis,  il  est  possible  qu'il  y  ait  surproduction  dans 
certaines  régions  de  la  France1.  Cela  n'est  cependant  pas  très 
sur  pour  l'ensemble  du  pays.  Les  statistiques  montrent  que  la 
production  des  vins  naturels  est  très  inférieure  à  la  consomma- 
tion générale  du  vin  en  France.  En  tout  cas,  il  est  certain,  qu'en 
Saintonge  tout  au  moins,  on  est  loin  d'être  açrivé  aux  énormes 
productions  d'avant  le  phylloxéra.  On  ne  dépasse  pas  actuelle- 
ment, année  moyenne,  3  millions  d'hectolitres  de  vin,  tandis 
qu'avant  1877,  la  récolte  variait  entre  7  et  10  millions  d'hec- 
tolitres. 

D'après  M.  Vivier,  dans  son  si  intéressant  ouvrage  en  colla- 
boration avec  M.  Ravaz  ',  les  chiffres  auraient  été  plus  consi- 
dérables encore. 

En  1865 12 .  366 .  295  hectolitres 

En  1866 11.159.635        — 

En  1869 12.383.817-       — 

En  1871 10.661.784         — 

En  1874 11.798.102         — 

En  1875 14.124.091 

et  cependant,  à  cette  époque,  il  n'était  point  question  de  sur- 
production. 

La  consommation  d'alcool  a-t-elle  donc  diminué  en  France, 
et  dans  le  monde  entier,  de  si  sensible  façon?  Non.  Et  malgré  un 
certain  fléchissement  dans  le  chiffre  des  exportations,  le  com- 
merce vend  annuellement  une  quantité  d'eau-de-vie  très  supé- 
rieure à  ce  que  pourraient  produire  distillés  tous  les  vins  de 
Saintonge.  Or,  on  en  consomme  dans  le  pays  une  grosse  quan- 
tité comme  boisson,  et  il  y  a,  en  outre,  d'importants  achats 
faits  pour  le  compte  du  Bordelais  et  de  la  Bretagne. 

La  véritable  raison  de  la  crise  actuelle  n'est  donc  pas  dans  la 
surproduction.  Elle  est  plus  délicate  à  indiquer,  et  il  faut  pour- 
tant bien  avoir  le  courage  de  le  faire.  Dans  un  ouvrage  comme 
celui-ci,  qui  n'a  qu'un  mérite  et  qu'une  prétention,  la  sincé- 

1.  Voir  l'intéressant  fascicule  de  M.  Descamps,  Les  Populations  viticol 
de  la  Science  sociale. 

2.  Ravaz,  Le  pays  du  cognac,  avec  la  collaboration  de  M.  A.  Viviei  pour  la  partie 
commerciale  (Angoulôme,  Couuemaril,  éditeur). 


176  LE    TYPE   SAINTONGEAIS. 

rite  scientifique,  cela  est  plus  particulièrement  indispensable. 

Du  reste,  le  danger  pour  le  pays  n'est  pas  à  dire  hautement 
ce  dont  tout  le  monde  souflre,  le  commerce  le  premier.  Il  est  à 
persévérer  dans  des  pratiques  commerciales  qui  ont  pu  être 
excusables,  à  un  moment  donné,  mais  qui  ne  le  sont  plus  au- 
jourd'hui; dans  des  pratiques  qui  peuvent,  pendant  un  certain 
temps,  échapper  au  public,  mais  qui,  une  fois  qu'elles  lui  ont 
été  révélées  par  d'habiles  rivaux,  l'écartent  pour  longtemps 
de  son  fournisseur  ordinaire.  C'est  ce  qui  est  arrivé,  pour  la 
marchandise  dite  «  cognac  »,  à  la  suite  des  fraudes  dont  elle 
a  été  l'objet.  Au  dernier  congrès  de  Liège,  les  Allemands 
n'ont-ils  pas  soutenu  que,  depuis  la  ruine  des  vignobles  cha- 
rentais,  on  ne  vendait  sous  le  nom  de  cognac  que  des  alcools 
d'industrie.  Le  mot  serait,  suivant  eux,  tombé  dans  le  domaine 
public,  et  ne  désignerait  plus  un  produit  géographiquement 
déterminé,  mais  un  spiritueux  quelconque.  Et  ce  ne  fut  pas 
sans  peine  que  les  efforts  des  Français  habilement  coordonnés 
par  M.  Vivier,  le  distingué  directeur  du  Moniteur  du  Cognac, 
réussirent  à  faire  adopter  un  vœu  tendant  à  faire  considérer  le 
mot  «  cognac  »  comme  une  appellation  régionale ,  indiquant 
une  provenance  locale,  réservé  aux  seuls  produits  charentais. 

A  maintes  reprises,  nous  avons  insisté,  au  cours  de  cette  étude, 
sur  le  mérite  du  commerce  charentais,  sur  le  grand  rôle  qu'il 
a  joué  dans  la  prospérité  de  ce  pays.  Aussi,  n'en  sommes-nous 
que  plus  à  l'aise  pour  dire  aujourd'hui  à  ses  représentants  qu'ils 
ne  sont  plus  à  la  hauteur  de  leur  tache,  à  la  hauteur  de  cette 
fonction  qu'ils  ont  accomplie  pendant  des  siècles,  pour  leur 
plus  grand  avantage,  c'est  vrai,  car  certains  d'entre  eux  ont 
édifié  des  fortunes  énormes,  mais  aussi  pour  celui  du  pays.  Or 
aujourd'hui,  ils  se  déclarent  impuissants  à  la  remplir,  ils  pré- 
tendent ne  plus  pouvoir  écouler  la  production,  si  faible  cepen- 
dant, quand  on  la  compare  ;ï  celle  de  jadis.  Pourquoi  donc? 

Parce  qu'ils  continuent,  ou  tout  au  moins  un  certain  nombre 
d'entre  eux,  maintenant  que  la  reconstitution  est  en  partie 
opérée,  à  employer  les  mêmes  procédés  que  pendant  les  années 
qui  suivirent  le  phylloxéra.  Ces  procédés  consistent  à  couper. 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  177 

dans  de  larges  mesures,  les  eaux-de-vie  des  Charentes  avec  des 
eaux-dc-vies  inférieures  du  Midi,  ou,  ce  qui  est  plus  avantageux 
encore,  avec  des  alcools  d'industrie  absolument  neutres  et  par 
conséquent  plus  difficiles  à  reconnaître  au  goût.  Cela  donne  de 
plus  beaux  bénéfices,  évidemment  que  d'acheter  uniquement  de 
Feau-de-vie  naturelle  au  propriétaire.  De  sorte,  que,  tout  en  con- 
tinuant d'exporter  un  nombre  d'hectolitres  d'eau-de-vie  qui 
serait  très  suffisant  pour  absorber  la  production  de  la  Sain- 
tonge,  ce  n'est  qu'une  faible  partie  de  la  récolte  qui  est  achetée 
chaque  année.  La  différence  se  trouve  représentée  par  les  trois 
six  ou  alcools  d'industrie  qui  sont  introduits  chaque  année.  La 
Saintonge  est  devenue,  pour  certains  négociants,  un  simple  en- 
trepôt qui  leur  permet,  après  un  très  court  séjour  dans  une 
ville  de  commerce,  de  réexpédier,  sous  le  nom  de  cognac,  une 
marchandise  qui  n'en  a,  pour  une  large  partie,  que  le  nom.  Ils 
battent  monnaie  avec  la  célébrité  du  cru,  et  ils  sont  les  seuls  à 
tirer  profit  d'une  supériorité  due  pourtant,  en  grande  partie, 
à  des  causes  purement  naturelles  :  sol  et  climat,  et  à  laquelle, 
les  vignerons  ont  bien  quelque  droit.  Nos  commerçants  n'ont 
pas  eu,  semble-t-il,  la  capacité,  la  souplesse  nécessaire  pour 
évoluer  avec  les  phénomènes  sociaux,  pour  prendre  le  système 
commercial  que  commandaient  les  conditions  nouvelles  du 
marché,  de  façon  à  diminuer  dans  leurs  envois  l'apport  étran- 
ger et  de  fraude,  à  mesure  que  la  véritable  eau-de-vie  augmen- 
tait dans  le  pays. 

Et  il  semble  bien  que  ce  soient  ces  pratiques  nées  au  moment 
du  phylloxéra,  puis  maintenues  ensuite  à  une  époque  où  elles 
n'étaient  plus  nécessaires,  qui  aient  amené  la  fameuse  crise 
dont  souffrent  tous  les  pays  viticoles,  Bordelais,  Bourgogne,  Midi. 
Il  y  a  surproduction ,  c'est  incontestable ,  mais  parce  que  les 
bons  vignerons  s'acharnent  à  satisfaire  avec  du  vin  naturel 
un  besoin  que  les  commerçants,  de  leur  côté,  veulent  continuer 
à  contenter,  comme  autrefois,  avec  des  coupages  plus  ou  moins 
artificiels. 

Tout  contribue  du  reste  à  faciliter  cette  fraude.  Les  progrès 
de  la  chimie,  d'abord,  ont  permis  des  adultérations  inconnues 

12 


178  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

<le  nos  pères,  et  fort  difficiles  à  déjouer,  tout  au  moins  par  les 
simples  particuliers.  Il  faudra  que  l'excès  du  mal  produise  un 
mouvement  de  réaction  qui  forcera  l'État  à  prendre  l'initiative 
de  la  répression. 

Ensuite,  le  développement  des  moyens  de  transports  boule- 
versaient les  vieilles  pratiques  commerciales ,  et,  avec  le  sys- 
tème des  entrepôts,  permettait  la  substitution  d'un  produit  bon 
marché,  à  un  produit  similaire,  plus  estimé,  et  partant  plus 
cher.  Le  marché  des  vins  a  été  particulièrement  faussé  par  ce 
mécanisme.  La  région  du  Bordelais,  par  exemple,  a  été  envahie 
par  les  vins  du  Midi  et  de  l'Algérie,  que  de  peu  scrupuleux  com- 
merçants vendaient  comme  vins  de  Bordeaux,  au  détriment  de 
producteurs  bordelais,  et  du  commerce  honnête,  qui,  incapable 
de  résister,  devait,  à  de  rares  exceptions  près,  suivre  le  mouve- 
ment. Au  lieu  d'une  entente  entre  commerçants,  permettant  de 
maintenir  les  prix,  et  de  donner  une  marchandise  de  qualité 
loyale,  c'était  entre  eux  une  concurrence  à  outrance,  se  tradui- 
sant par  la  baisse  du  prix  do  vente,  le  moyen  le  plus  ordinaire 
et  le  plus  sensible,  de  frapper  la  clientèle.  Malheureusement, 
le  résultat  était  la  diminution  de  la  qualité  du  produit,  et  par 
suite  son  discrédit. 

Enfin,  si  à  la  fraude  du  commerce  on  ajoute  celle  du  vigne- 
ron, il  est  facile  de  comprendre  que  le  marché  général  soit  vite 
faussé.  Dans  nombre  de  départements,  l'Yonne  par  exemple,  on 
lait  deux,  quelquefois  trois  cuvées  avec  les  mêmes  raisins.  Les 
récents  troubles  du  Midi  ont  montré  avec  quelle  intensité  la 
fraude  y  régnait.  Là,  le  vigneron  n'avait  rien  à  envier  au  com- 
merçant, et  on  sait  l'épouvantable  résultat  auquel  on  est  arrivé. 

En  Saintonge,  à  de  très  rares  exceptions  près,  la  fraude  n'est 
pas  faite  par  le  vigneron.  Au  moindre  soupçon,  il  le  sait,  ses 
chais  sont  mis  à  l'index,  et  il  se  trouve  dans  l'impossibilité  de 
vendre  ses  eaux-dc-vie.  Aussi  est-il  tout  disposé,  quand  il  ne 
peut  écouler  sa  récolte,  sachant  les  pratiques  des  commer- 
çants, à  les  rendre  responsables  de  la  mévente.  On  peut  dire,  à 
l'heure  actuelle,  qu'il  y  a  un  véritable  antagonisme  entre  eux. 
Antagonisme  d'autant  plus  saisissant,  que  les  débouchés  sont 


LA  SAINTONGE    NOUVELLE.  179 

monopolisés  entre  les  mains  d'un  nombre  très  restreint  d'indi- 
vidus. 

Ce  qui  prouve  bien  que  le  commerce  ne  peut  plus  absorber 
la  production,  à  cause  des  conditions  dans  lesquelles  il  opère 
en  général,  ce  sont  les  exigences  toujours  nouvelles  qu'il  impose 
aux  propriétaires.  Devant  les  bas  prix  des  vins,  profitant  du 
rétablissement  du  privilège  de  bouilleur  de  cru,  bon  nombre 
de  vignerons  se  sont  mis  à  distiller.  Or,  le  commerce  émet 
maintenant  la  prétention  de  n'acheter  les  eaux-de-vie  que  si 
elles  sont  munies  de  Y  acquit  blanc,  c'est-à-dire,  si  elles  ont 
été  distillées  sous  la  surveillance  de  la  Régie.  C'est  la  renon- 
ciation au  privilège  de  bouilleur  de  cru  que,  plus  fort  que  le 
gouvernement,  le  commerce  veut  imposer  aux  vignerons.  Il 
prétend  qu'autrement  il  lui  est  impossible  de  vendre  ses  eaux- 
de-vie  à  l'étranger,  la  plupart  des  pays  importateurs  exigeant 
l'acquit  blanc,  qui  indique  l'eau-de-vie  de  vin,  par  opposi- 
tion à  l'acquit  rose,  qui  accompagne  l'alcool  d'industrie. 

On  comprend  facilement  quel  accueil  cette  condition  nouvelle 
rencontre  dans  le  pays.  Cependant  comme  il  faut  vendre,  un 
certain  nombre  de  propriétaires  importants  sont  en  train,  brû- 
lant ce  qu'ils  ont  adoré,  répudiant  ce  privilège  qu'ils  récla- 
maient il  y  a  peu  de  temps  avec  tant  d'ardeur,  de  distiller  sous 
la  surveillance  de  la  Régie.  Ils  espèrent  produire  ainsi  une  eau- 
de-vie  qui  aura  la  préférence  du  commerce. 

Il  y  aurait  alors  en  Saintonge  deux  types  de  propriétaires  :  les 
uns  se  soumettant  bénévolement  à  «  l'exercice  de  la  Régie  »  pour 
bénéficier  de  l'acquit  blanc,  les  autres  préférant  continuer  à 
leurs  risques  et  périls,  suivant  l'ancien  système.  Ce  serait  un 
vrai  régime  de  liberté,  il  est  trop  beau  pour  durer. 

Quant  à  nous,  nous  ne  croyons  pas  beaucoup  à  l'efficacité  de 
cette  distillation  sous  la  surveillance  de  la  Régie,  pour  la  vente 
des  eaux-de-vie  l.  La  cause  de  la  mévente  est  plus  profonde, 
nous  l'avons  montré.  Le  commerce  n'absorbe  pas  la  production, 

i.  Quelques  propriétaires  s'étaient  déjà  décidés,  depuis  1900,  à  distiller  sous  la  sur- 
veillance de  la  Régie,  et  ils  ont  éprouvé  les  mêmes  difficultés  à  écouler  leurs  eaux 
de-vie. 


180  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

parce  qu'il  a  intérêt  à  employer  l'alcool  d'industrie.  Est-ce  que 
l'acquit  blanc  dont  seront  accompagnées  les  eaux-de  vie  à 
vendre  en  fera  acheter  davantage?  Logiquement  non.  Ou  si 
les  maisons  se  décident  à  augmenter  leurs  achats  sous  la  pres- 
sion de  l'opinion  publique,  l'acquit  blanc  y  sera  pour  bien 
peu  de  chose. 

Il  ne  joue  point  en  effet,  dans  l'exportation  du  cognac,  le 
rôle  important  qu'on  veut  bien  lui  reconnaître,  depuis  peu  du 
reste.  Et  ce  qui  le  prouve,  c'est  la  quantité  considérable  d'alcools 
d'industrie,  reçue  chaque  année  par  les  maisons  de  cognacs,  et 
réexpédiée  avec  gros  bénéfices.  Du  reste,  ce  fameux  acquit  blanc, 
faussement  qualifié  acquit  d'origine,  n'indique  pas  du  tout  le 
lieu  d'origine  de  l'eau-de-vie,  mais  simplement  la  nature  du 
produit  dont  elle  est  extraite.  Aussi  une  eau-de-vie  du  Midi 
peut  parfaitement  venir  en  Saintonge  avec  son  acquit  blanc, 
et  en  être  réexpédiée  avec  lui.  On  voit  de  suite  quelle  petite  ga- 
rantie cet  acquit  blanc  dont  on  a  tant  parlé,  est,  et  pour  le 
producteur  de  Saintonge,  et  aussi  pour  le  consommateur.  Aussi, 
depuis  longtemps,  les  groupements  de  défense  de  la  viticulture, 
protestent-ils  avec  énergie  contre  la  façon  dont  la  Régie  délivre 
ses  acquits.  Ils  réclament  une  meilleure  application  de  la  loi. 
Dès  190i,  les  comices  de  Saintes,  sous  la  présidence  de  M.  Ver- 
neuil,  émettaient  le  vœu  suivant  : 

«  Considérant  que  les  certificats  d'origine,  tels  qu'ils  fonction- 
nent aujourd'hui,  sans  indication  de  provenance,  ne  signifient 
rien.  Ils  donnent  la  nature  de  l'eau-de-vic,  de  cidre  ou  de  vin, 
mais  ils  n'indiquent  pas  sa  provenance  réelle. 

«  Et  chacun  sait  que  les  eaux-de-vic  du  Midi  ou  d'ailleurs, 
après  un  voyage  fait  dans  les  Charentes,  en  repartent  avec  un 
certificat  d'origine  en  tête  d'un  bureau  de  Kégïe  des  Charentes, 
qui  suffit  le  plus  souvent  à  persuader  faussement  a  leurs  ache- 
teurs qu'ils  reçoivent  de  l'eau-de-vic  des  Charentes  ». 

Pour  être  complètement  au  courant  de  la  question  il  faut 
savoir,  en  outre,  que  nombre  des  pays  importateurs  n'exigent 
pas  l'acquit  d'origine;  aussi,  en  général,  ce  sont  les  plus  mau- 
vaises eaux-de-vie  que  l'on  expédie   avec  l'acquit  blanc  :  le  pa- 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  181 

villon  couvre  la  marchandise  ;  l'acquit  rose  accompagne  les 
meilleurs,  celles  dont  on  est  sûr.  On  nous  affirme  du  reste  qu'il 
y  aurait  à  Cognac  un  véritable  commerce  d'acquits  blancs. 
On  s'en  procurerait  à  prix  d'argent  ;  chaque  négociant,  pouvant 
ou  non  en  avoir  besoin,  suivant  le  genre  d'expéditions  qu'il  fait, 
est  disposé  par  conséquent  à  en  acheter  ou  à  en  revendre,  suivant 
les  cas. 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  certain  nombre  de  propriétaires,  et  non 
des  moindres,  se  sont  mis  à  distiller  sous  la  surveillance  de  la 
Régie.  Voyant  cela,  les  grosses  maisons  de  commerce  ont  com- 
mencé à  restreindre  les  opérations  de  distillerie,  qu'elles  faisaient 
exécuter  par  leurs  agents,  dans  les  conditions  que  nous  avons 
indiquées.  Certaines  de  ces  grosses  usines  ont  môme  cessé  de 
fonctionner.  Leur  existence  aura  donc  été  éphémère,  et  on  peut 
prévoir  l'époque  où  le  commerce  retournera  complètement  à 
l'ancien  système  de  l'achat  chez  le  propriétaire. 

Nous  connaissons  la  cause  de  la  mévente  en  Saintonge  main- 
tenant. Est-elle  sans  remède?  Et  les  conditions  actuelles  du 
marché  ne  permettent-elles  pas  au  commerce  de  faire  mieux, 
c'est-à-dire  de  diminuer  la  quantité  d'alcool  d'industrie  employé, 
et  d'augmenter  corrélativement  celle  des  eaux-de-vie  naturelles? 

Nos  commerçants  prétendent  que  non.  Ils  ne  s'abritent  plus 
alors  derrière  la  surproduction  ;  la  raison  est  trop  évidemment 
mauvaise,  mais  derrière  les  conditions  économiques  actuelles. 
Ils  disent  en  effet  ceci  :  «  Notre  commerce  est  maintenant  pa- 
ralysé par  les  droits  fiscaux  énormes,  presque  prohibitifs,  qui 
frappent  nos  produits  à  leur  entrée  dans  des  pays  qui  étaient 
autrefois  nos  meilleurs  débouchés  :  Angleterre,  Pays  Scandinaves, 
Amérique  du  Nord,  Canada,  Russie,  avec  le  quasi-monopoie  de 
l'État.  D'un  autre  côté,  la  clientèle  commence  à  se  détourner  de 
nos  produits,  elle  leur  préfère  les  liqueurs  nationales,  whisky,  etc. 
Enfin  et  surtout  elle  veut  du  bon  marché  ;  si  nous  voulons 
lutter  contre  les  concurrents  indigènes,  nous  sommes  obligés 
de  vendre  à  bas  prix,  et  il  nous  est  impossible,  par  conséquent, 
de  mettre  exclusivement  dans  nos  envois,  de  l'eau-de-vie  natu- 
relle des  Charcutes.  Enfin,  nos  affaires  diminuent  sensiblement 


182  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

d'une  manière  générale,  est-il  étonnant  que  nos  achats  enSain- 
tonge  soient,  pour  toutes  ces  raisons,  beaucoup  moindres  qu'au- 
trefois? » 

Il  est  certain  qu'il  y  a  du  vrai  dans  ces  doléances  du  com- 
merce. Les  droits  qui  actuellement  frappent  les  eaux-de-vie,  en 
France,  sont  véritablement  exagérés.  L'État  perçoit  220  francs 
par  hectolitre  d'alcool  pur.  Mais  les  villes  l'imitent,  et  Paris, 
par  exemple,  les  frappe  de  droits  presque  identiques,  de  sorte 
que  l'hectolitre  d'alcool  arrive  à  y  payer  la  somme  modeste 
de  420  francs. 

C'est-à-dire,  pour  une  eau-de-vie  pesant  de  40  à  50°,  pas 
beaucoup  moins  de  2  francs  par  litre.  Qu'on  y  ajoute  la  bou- 
teille, son  bouchon,  l'étiquette,  les  frais  de  transport,  et  enfin, 
ce  qu'on  y  mettra,  car  enfin,  il  faut  bien  y  mettre  quelque 
chose,  et  on  comprend  que,  pour  avoir  un  produit  honnête,  il 
faut  le  payer  un  prix  élevé,  surtout,  si  l'on  songe  que  l'eau- 
de-vie  nouvellement  distillée  vaut  de  80  à  120  francs  l'hectolitre, 
suivant  les  crus,  à  G0o).  Mais,  il  faut  la  laisser  vieillir  et  elle 
n'est  bonne  à  consommer  que  de  longues  années  après. 

Dans  les  pays  d'exportation,  les  droits  sont  aussi  élevés,  quel- 
quefois plus.  Il  est  certain  que  ces  tarifs  douaniers  rendent  les 
affaires  fort  difficiles,  en  mettant  les  commerçants,  dans  l'obli- 
gation d'élever  le  prix  de  leur  marchandise,  ou  d'en  baisser  la 
qualité.  Ils  préfèrent  ce  second  système,  prétendant  que  la  clien- 
tèle ne  veut  pas  payer  le  prix  nécessaire  qui,  nous  venons  de 
le  voir,  doit  être  assez  élevé. 

La  clientèle  bourgeoise,  ainsi  mise  en  cause,  répond  à  son 
tour,  et  c'est  une  réponse  que  nous  avons  eu  l'occasion  de 
cueillir  sur  bien  des  bouches  en  France  tout  au  moins,  dans 
bien  des  endroits  différents  au  cours  de  nos  enquêtes.  Mais  si! 
Je  suis  prête  à  payer  la  bouteille  d'eau-de-vie  le  prix  néces- 
saire, serait-il  même  très  élevé,  je  paie  bien  ainsi  des  liqueurs 
de  marque,  comme  la  Chartreuse  ou  la  Bénédictine.  Mais  avec 
vous,  commerçants  d' eau-de-vie,  je  n'ai  /tins  confiance.  Rien  ne 

i.  Avec  de  pareils  droits  que  peut-il  >  avoir  dans  les  rhums  el  eaux-de-vie  vendus 

2  ou  2  IV.  50  le  litre? 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  183 

me  dit  qu'en  payant  davantage  j'aurais  un  meilleur  produit,  et 
que  vous  ne  bénéficierez  pas  de  la  différence.  Et  elle  a  un  peu 
raison,  cette  bonne  clientèle  bourgeoise.  Quelles  étranges  choses 
on  lui  a  fait  boire  en  effet  sous  le  nom  de  cognac,  même  dans 
les  meilleurs  hôtels  ou  les  meilleurs  restaurants  de  Paris,  choses 
coûtant  très  cher  du  reste,  0  fr.  75,  1  franc,  et-  même  1  fr.  50  le 
petit  verre,  ce  qui  porte  la  bouteille  à  un  joli  chiffre,  et  eût 
permis  de  donner  quelque  chose  d'honnête.  Actuellement,  cela 
est  certain,  le  produit  est  discrédité,  et  c'est  la  grande  cause  de 
la  stagnation  du  commerce.  L'acheteur  n'a  plus  confiance. 
Or,  rien  de  fragile  comme  cette  confiance,  rien  de  si  facile 
à  perdre  et  de  si  difficile  aussi  à  regagner  ensuite,  en  une  ma- 
tière où  la  fraude  est  par  trop  commode  à  faire,  et  la  répression 
en  revanche  presque  impossible! 

Or,  les  commerçants  ont  une  large  part  de  responsabilité 
dans  cet  état  de  choses.  Ils  ont  lutté  misérablement  les  uns 
contre  les  autres,  abaissant  sans  cesse  leurs  prix  et  aussi  la  qua- 
lité de  leurs  produits.  Beaucoup  ont  voulu  trop  gagner  égale- 
ment, et  ils  onttué  la  poule  aux  œufs  d'or. 

La  crise  viticole  en  Saintonge  se  résume  donc,  suivant  nous, 
dans  le  problème  suivant  : 

Pour  le  vigneron,  obtenir  du  commerce  l'augmentation  de 
son  pouvoir  d'absorption  en  eaux-de-vie  naturelles,  de  façon  à 
ce  qu'il  ne  fasse  appel  aux  produits  du  dehors,  alcools  du  Midi, 
ou  trois-six,  qu'en  cas  d'insuffisance  des  produits  charentais. 
Même  actuellement,  la  quantité  d'eau-de-vie  expédiée  chaque 
année  parait  très  suffisante  pour  cela,  si  l'on  tient  compte  des 
achats  que  font  en  Saintonge,  pour  la  consommation,  certains 
pays  privés  de  vigne,  comme  la  Bretagne,  par  l'intermédiaire 
de  Nantes.  Ce  qu'il  faudrait  donc,  ce  serait  surtout  améliorer 
l'eau-de-vie  expédiée,  en  y  mettant  de  plus  en  plus  d'eau-de-vie 
charentaise.  Le  prix  de  revient  sera  haussé  de  façon  assez  sen- 
sible, c'est  évident;  et  pour  le  compenser,  le  commerce  a 
trois  systèmes  à  choisir  :  augmenter  un  peu  son  prix  de  vente, 
se  contenter  de  bénéfices  moindres,  développer  ses  expéditions 
en  regagnant  la  clientèle  qu'il  a  perdue. 


184  LE   TYPE   SAINTONGEAIS. 

En  faisant  porter  leurs  efforts  sur  ces  trois  points  et  en  se  con- 
tentant de  ne  pas  demander  trop  à  chacun  d'eux,  la  chose  n'est 
pas  impossible  pour  les  commerçants.  Mais  quel  que  soit  le  sys- 
tème employé,  ils  doivent  partir  de  ce  principe  que,  pour 
réussir,  il  est  un  point  indispensable,  c'est  de  réhabiliter  le  pro- 
duit, restaurer  le  prestige  du  cognac  si  considérablement 
atteint  dans  ces  derniers  temps.  En  dehors  de  là,  il  n'y  aura 
point  de  salut.  Et,  pour  y  arriver,  le  meilleur  moyen,  est  encore 
de  vendre  de  bons  produits.  Le  commerce  de  cognac  sera  hon- 
nête, ou  il  ne  sera  pas. 

Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  cette  étude  d'indiquer  par 
quels  moyens  le  commerce  pourra  réussir  dans  cette  voie.  Ce 
ne  serait  plus  en  effet  de  la  science  sociale,  mais  de  la  science 
commerciale.  Nos  gens  feront  bien,  dans  cet  ordre  d'idées,  de 
méditer  les  si  sages  conseils  que  leur  adressait  tout  récemment 
M.  Jean  Périer  dans  un  de  ses  rapports  sur  le  moyen  de  déve- 
lopper le  commerce  de  nos  eaux-de-vie  *.  Ils  doivent  essayer,  par 
une  campagne  appropriée,  de  prouver  d'abord  que  le  véritable 
cognac  existe,  qu'on  peut  en  avoir,  mais  à  condition  d'y  mettre 
le  prix.  Et  ensuite  et  surtout,  quand  le  client,  disposé  à  payer  un 
prix  sérieux,  se  trouvera,  lui  donner  de  vrai  cognac.  Ils  devront 
quitter  ces  procédés  commerciaux  à  vue  courte,  qui  ont  été  ceux, 
hélas!  de  nombreuses  maisons,  procédés  qui  ont  eu  un  succès 
momentané,  mais  qui  pèsent  aujourd'hui  lourdement  sur  le 
pays  entier.  Il  faut  enfin  en  arriver  aux  conceptions  du  com- 
merce moderne  qui  est  de  se  contenter  d'un  petit  bénéfice,  mais 
de  faire  circuler  fréquemment  le  capital  engagé.  Il  faut  renoncer 
surtout  enfin  à  lutter,  au  point  de  vue  du  bon  marché,  avec  les 
alcools  ordinaires,  les  alcools  indigènes,  dans  les  divers  pays 
d'exportation.  Le  cognac  est  un  produit  de  luxe,  avant  tout  et 
surtout  ;  il  ne  faudrait  point  l'oublier. 

Peut-être  aussi  les  maisons  pourraient-elles  diminuer  un  peu 
leurs  stocks  d'eau-de-vie,  ce  qui  allégerait  considérablement 
leurs  frais  généraux,  et  leur  donnerait  une  souplesse  d'allure 

I.  Jean  Périer,  Rapport  sur  la  restauration  de  notre  commerce  d'cau.r-dc-ne 
en  Angleterre,  (Cognac,  liéraud). 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  1 S5 

quelles  n'ont  plus  aujourd'hui.  Depuis  que  les  propriétaires  ont 
recommencé  à  distiller,  cela  est  devenu  possible.  Or,  avec  le 
système  des  grandes  distilleries  que  nous  avons  décrit,  le  stock 
des  grandes  maisons  s'est  enflé  démesurément.  Croirait-on 
qu'on  estime,  par  exemple,  celui  de  la  maison  Hennesy,  entre 
80  à  90  millions  de  francs;  celui  de  la  maison  Martell,  entre 
45  à  50  millions,  pour  ne  parler  que  des  deux  principales,  et  ne 
pas  mentionner  celles  qui  vont  de  15  à  20  millions.  Un  mouve- 
ment semble  se  dessiner,  nous  l'avons  montré  dans  ce  sens,  et  il 
est  probable  que  le  commerce  renoncera  au  système  des  grandes 
distilleries. 

Une  lui  est  pas  défendu  non  plus,  à  notre  commerce,  d'espérer 
d'obtenir,  des  pouvoirs  publics,  un  traitement  différent  pour  les 
eaux-de-vie  de  vins,  et  les  alcools  d'industrie,  de  façon  à  déve- 
lopper la  consommation  des  premières.  Une  campagne  d'opi- 
nion appropriée  devrait  également  forcer  le  gouvernement  à 
entrer  dans  la  voie  des  traités  de  commerce  et  obtenir,  pour  nos 
produits,  une  situation  plus  favorisée.  Il  suffit  de  rappeler  ce 
que  le  second  Empire  a  fait  dans  ce  sens,  et  les  résultats  si 
brillants  qu'en  a  obtenus  notre  pays.  Si  bien  qu'à  cette  épo- 
que, grâce  à  une  législation  favorable,  grâce  aux  développe- 
ments des  moyens  de  transport,  qui  facilitèrent,  à  un  autre 
point  de  vue,  l'exportation  de  nos  produits,  la  Saintonge 
atteignit  un  degré  de  prospérité  absolument  exceptionnelle. 

Enfin,  et  c'est  le  seul  conseil  que  nous  nous  permettions  de  lui 
donner,  le  commerce  charentais,  comme  celui  de  presque  tous 
les  vins  et  spiritueux  en  France,  parait  souffrir  d'un  excès  d'indi- 
vidualisme. Là  est  vraiment  le  mal.  C'est  la  lutte,  et  la  lutte  à 
outrance  entre  nos  commerçants.  Elle  les  accule  à  cette  fraude 
dont  ils  souffrent,  et  dont  cependant  ils  ne  peuvent  plus  se 
passer.  La  baisse  des  prix  de  vente  leur  a  paru  le  meilleur 
moyen  de  concurrence.  Elle  les  a  amenés  à  diminuer  la  qualité 
des  produits  vendus,  et,  partant,  il  en  est  résulté  la  disqualifica- 
tion de  leurs  marchandises. 

A  cette  période  anarchique  doit  succéder,  pensons-nous,  la 
période  organisée  du  commerce  charentais. 


186  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

Ce  qui  a  été  réalisé  dans  des  industries  particulièrement  déli- 
cates1, soulevant  des  questions  de  fabrication,  de  vente,  extrê- 
mement complexes,  n'est-il  pas  susceptible  de  l'être  dans  ce 
commerce  d'eaux-de-vie?  Nous  sommes  persuadés  que  si.  Ce 
négoce  est  relativement  simple  en  effet,  et  on  voit  immédiate- 
ment l'énorme  avantage  que  pourrait  trouver  le  commerce 
honnête  à  une  entente  lui  permettant  de  répudier  certaines 
pratiques  commerciales,  et  de  marcher  avec  une  unité  de  vue 
et  de  direction  vers  une  amélioration  du  système  d'actuel.  Contre 
ce  bloc,  solide  et  uni,  inspirant  confiance  à  la  clientèle,  que 
pourraient  faire  quelques  dissidents?  Leur  concurrence  ne  serait 
pas  redoutable,  car  ils  seraient  tôt  disqualifiés. 

Montrons  qu'il  n'y  aurait  là  rien  de  nouveau.  C'est  avec  une 
agréable  surprise  que  nous  tombait  sous  la  main,  par  hasard, 
tout  dernièrement  une  fort  intéressante  brochure  de  M.  le  marquis 
de  Dampierre.  Elle  était  d'une  brûlante  actualité,  bien  que 
datée  de  1858  2,  Cet  agriculteur  distingué,  et  cet  homme  de  bien 
qu'était  M.  de  Dampierre  y  relate  les  luttes  formidables  qu'il 
livra  contre  la  fraude,  qui  commençait  dès  cette  époque  à  trou- 
bler le  commerce  de  cognac.  Il  raconte  les  poursuites  intentées 
devant  les  tribunaux  contre  les  négociants  fraudeurs,  la  cam- 
pagne d'opinion  menée  devant  le  pays,  et  cntin  la  réussite  de  la 
bonne  cause.  «  L'importance  du  commerce  dont  ces  eaux-dc-vie 
font  l'objet,  leur  prééminence,  la  lutte  ardente  qu'une  fraude 
immorale  a  soulevée,  les  triomphes  et  les  bénéfices  momentanés 
de  cette  fraude  aujourd'hui  réprimée  par  la  coalition  de  tous  les 
propriétaires  et  de  tous  les  négociants  honnêtes,  tout  cela  est 
facile  à  raconter.  »  Or,  la  plus  formidable  exportation  que  ce 
pays  ait  connue  se  place  dans  la  période  immédiatement  posté- 
rieure à  cette  campagne,  de  1860  à  1875.  Sans  doute,  d'autres 
causes,  nous  les  avons  indiquées,  expliquent  L'augmentation,  à 
cette  époque,  du  commerce  charentais,  mais  il  n'est  certainement 

i.  Voir  sur  ce  point  les  si  intéressants  ouvrages  de  M.  Paul  de  Bousiers,  Les  syn- 
dicats industriels  de  producteurs  en  Franceetà  l'étranger  et  les  industries  mono- 
polisées  aux  États-Unis  (Paris,  Colin)  et  aussi  le  livre  de  .M.  Souchon,  Les  (orteils 
de  l'agriculture  en  Allemagne  [Paris,  Colin). 

2.  les  eaux-de-vie  de  Cognac,  par  le  marquis  de  Dampierre  Paris,  Doniol,  1858). 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  187 

pas  téméraire  de  prétendre,  que  le  succès  de  cette  coalition  dont 
parle  M.  de  Dampierre,  entre  les  commerçants  et  les  proprié- 
taires honnêtes,  y  ait  contribué  pour  une  large  part.  Est-ce  un 
fol  espoir  que  celui  de  vouloir  réussir,  là  où  nos  pères  ont 
réussi? 

On  le  voit,  la  Saintonge  a  beaucoup  à  attendre  de  ses  com- 
merçants, aujourd'hui  comme  autrefois.  Seront-ils  à  la  hauteur 
de  la  tâche  que  leur  imposent  les  circonstances?  Nous  sommes 
persuadés  que  oui.  Certains  sont  très  puissants,  très  intelligents, 
très  capables  par  conséquent  de  prendre  la  bonne  voie  et  de  s'y 
maintenir.  La  situation  est  des  plus  graves  certes,  mais  elle  n'est 
point  encore  désespérée. 

11  est  grand  temps  toutefois  pour  nos  commerçants  de  s'orien- 
ter vers  de  nouveaux  procédés.  La  question  est  vitale  pour  le 
pays,  mais  elle  l'est  pour  eux  aussi.  Sans  doute,  certains 
d'entre  eux  affectent  de  se  croire  à  l'abri  de  toute  concur- 
rence d'abord,  et  ensuite  de  tout  moyen  d'action  des  pouvoirs 
publics.  Ils  pensent  qu'ils  seront  toujours  les  maîtres  de  la  situa- 
tion et  ils  se  rient  des  colères  impuissantes  qu'ils  soulèvent 
contre  eux. 

Et  ils  ont  bien  tort  en  agissant  ainsi.  D'abord  le  fléchissement 
de  leurs  exportations  devrait  les  faire  réfléchir,  et  leur  faire 
comprendre  qu'à  persévérer  dans  certaines  pratiques  commer- 
ciales, les  jours  de  leur  négoce  sont  comptés.  Ils  devraient 
penser  ensuite  que  l'antagonisme  social  donne  toujours  de 
mauvais  fruits.  Il  n'est  pas  bon,  surtout  en  un  pays  de  petite 
propriété  un  peu  désorganisée,  comme  la  Saintonge,  d'y  pous- 
ser. Que  les  exemples  du  Midi,  et  de  ses  grèves  agricoles,  celui 
de  l'Yonne  et  de  son  antimilitarismc  agissant,  fassent  réfléchir 
nos  commerçants,  de  bons  conservateurs  en  général. 

Qu'ils  songent  aussi  à  certaines  concurrences  étrangères,  à 
celle  des  Allemands,  qu'ils  rencontrent  partout,  et  qui  viennent 
lutter  contre  eux  jusqu'à  Cognac.  j 

Y  avaient-ils  pas  imaginé  d'avoir  des  bureaux  dans  cette  der- 
nière ville  (sans  marchandises  bien  entendu)  où  étaient  trans- 
mises les  commandes,  et  d'où  ils  étaient  censrs  expédier    l< ss 


188  LE   TYPE    SAINTONGEAIs. 

produits  (jui  n'avaient  jamais  quitté  leur  pays.  Nos  commerçants 
ont  réussi  à  faire  cesser  cette  concurrence  déloyale. 

Mais  dans  ces  dernières  années,  les  Allemands  ont  trouvé 
mieux.  Devant  le  bas  prix  des  vins  de  Saintonge,  ils  se  sont 
portés  acheteurs  de  quantités  importantes. 

Pour  comprendre  leur  opération,  il  faut  savoir  que  les  vins 
français  peuvent  pénétrer  en  Allemagne  sans  acquitter  les  droits 
sur  les  alcools  jusqu'à  un  titre  très  élevé,  30°.  Les  Allemands 
chargèrent  donc  des  agents  en  Saintonge  de  distiller  une  partie 
de  leurs  achats  et  d'ajouter  l'eau-de-vie  ainsi  obtenue  aux  vins 
ordinaires  qui  pèsent  en  général  de  8  à  10°,  jusqu'à  ce  que  ces 
vins  arrivent  à  la  limite  tolérée  par  la  douane.  Ils  réussissaient 
ainsi  à  faire  pénétrer  dans  leurs  pays,  sans  acquitter  de  droits, 
des  vins  très  fortement  alcoolisés,  qu'ils  redistillaient  ensuite, 
obtenant  ainsi  de  l'eau-de-vie  parfaitement  naturelle.  Enfin 
dernièrement,  ils  ont  poussé  la  concurrence  plus  loin,  et  ils  sont 
venus  faire  en  Saintonge  môme  d'importants  achats  d'eaux-de- 
vie.  Leurs  prix,  m'ont  assuré  certains  propriétaires  en  relations 
d'aifaires  avec  eux,  sont  plus  élevés  que  ceux  des  maisons  fran- 
çaises, et  ils  n'ont  eu  qu'à  se  louer  de  leurs  procédés  commer- 
ciaux. Est-il  admissible  que  les  commerçants  de  Cognac  se  lais- 
sent enlever  leurs  produits  sur  place,  ce  qui  pourrait  dans 
l'avenir  leur  porter  un  coup  désastreux? 

Malgré  tout,  ces  procédés  ne  nous  paraissent  pas  autrement 
dangereux.  Nos  commerçants  auront  toujours  un  gros  avantage 
naturel.  Ces  achats  ne  pourront  se  produire  que  dans  les  années 
d'abondance  exceptionnelle.  Nous  n'y  voyons,  quant  à  nous, 
qu'un  régulateur  du  marché,  mais  un  régulateur  tout  exception- 
nel, un  sage  avertissement  suspendu  sur  la  tête  des  négociants, 
pour  leur  faire  bien  comprendre  que,  môme  quand  on  est  1res 
puissant,  il  ne  faut  pas  abuser  de  sa  puissance,  car  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  fort  que  vous,  les  lois  sociales,  que  l'on  ne  tourne 
pas   impunément. 

Mais  il  y  a  une  autre  menace,  plus  grave  certainement,  sus- 
pendue sur  la  tète  de  nos  commcivants.  Qu'ils  songent  aux  pou- 
voirs publics  si  habiles  en  France  pour  désorganiser  une  industrie 


LA    SAINTONGE    NOUVELLE.  189 

ou  un  commerce,  et  à  ces  nombreuses  lois  contre  les  fraudes  qu'ils 
ont  entre  leurs  mains.  Peuvent-ils  croire  que,  devant  la  clameur 
sans  cesse  grandissante  des  vignerons,  criant  contre  la  mévente 
on  ne  va  pas  les  inquiéter,  comme  on  a  commencé  à  inquiéter 
les  fraudeurs  du  Midi.  Dernièrement,  on  condamnait  à  Bordeaux 
un  marchand  de  vins,  coupable  d'avoir  vendu  sous  le  nom  de 
bordeaux,  des  vins  d'Algérie.  En  quoi  serait-il  plus  légitime  de 
vendre,  sous  le  nom  de  cognac,  des  eaux-de-vie  du  Midi,  ou  des 
alcools  de  betterave  et  de  pommes  de  terre? 

Le  gouvernement  sera  obligé  d'intenter  des  poursuites.  Ce 
n'est  point  pour  rien  qu'en  exécution  de  lois  récentes  l'on  a 
délimité  les  légions  de  la  Saintonge  ayant  droit  pour  leurs  pro- 
duits à  l'appellation  générique  de  cognac.  Ce  n'est  point  pour 
rien,  non  plus,  que  l'on  va  contraindre  nos  commerçants  à  avoir 
deux  chais  distincts,  l'un  pour  les  eaux-de-vie  naturelles,  l'autre 
pour  les  alcools  d'industrie.  Tout  cela  ne  pourra  pas  rester  lettre 
morte  ].  Avant  longtemps  on  va  avoir  l'acquit  régional,  indi- 
quant la  provenance  des  eaux-de-vies,  c'est  forcé. 

Je  sais  bien  que  l'ingéniosité  commerçante  est  grande,  et  que 
d'aucuns  se  vantent  déjà  de  tourner  la  loi.  C'est  possible,  c'est 
probable  même,  mais  il  y  aura  des  poursuites,  et  alors  même 
qu'elles  aboutiraient  à  des  acquittements,  ce  qui  est  loin  d'être 
sûr,  il  n'en  faudrait  pas  beaucoup  pour  ruiner  complètement  le 
bon  renom,  déjà  si  fortement  attaqué,  de  cognac.  Quel  tort 
n'ont  pas  fait  au  Midi  les  récents  procès  de  ses  fraudeurs! 


1.  En  général,  dans  cette  Revue,  on  est  peu  favorable  à  l'intervention  de  l'État, 
dans  le  commerce  et  dans  l'industrie.  L'observation  prouve,  c'est  même  un  point 
qui  ne  souffre  guère  d'exception,  que  l'État  se  montre  mauvais  industriel,  et  mau- 
vais commerçant.  Mais  l'observation  montre  aussi  qu'il  est  certain  cas  où  son  inter- 
vention est  parfaitement  légitime.  La  répression  des  fraudes  commerciales  est  cer- 
tainement un  de  ceux-là.  11  est  certain  que  l'initiative  individuelle  est  insuffisante. 
Elle  ne  peut  se  traduire  que  par  le  libre  choix  du  produit,  qui  devait  lui  permettre, 
en  se  portant  uniquement  sur  ceux  honnêtes,  d'empêcher  le  succès  des  autres.  Voilà 
où  conduisent  les  principes  de  l'économie  politique  orthodoxe.  Le  commerce  de  ces 
vingt  dernières  années  a  montré  combien  cela  est  insuffisant.  On  peut  dire  que  nous 
vivons  sur  la  fraude.  Le  simple  particulier  est  impuissant  à  la  découvrir.  Et  on 
connaît  les  formidables  mouvements  d'opinions  qui  ont  forcé  le  gouvernement  à 
proposer  les  récentes  lois  répressives  que  nous  considérons  comme  absolument 
légitimes. 


190  LE    TYPE    SAINTONGEAIS. 

Il  existe  déjà,  en  Saintonge,  des  associations,  des  syndicats  de 
propriétaires;  il  va  s'en  créer  d'autres,  ayant  le  droit  de  se  porter 
partie  civile  dans  les  poursuites.  Avec  de  tels  adversaires  il  faudra 
bien  compter  un  peu. 

Aussi,  d'après  nous,  l'objectif  ne  doit-il  pas  être  de  luttes  dans 
ce  sens,  d'une  lutte  misérable  qui  tue,  beaucoup  négociants  l'ont 
compris,  mais  d'employer  des  procédés  commerciaux  plus 
loyaux,  et  pourtant  plus  habiles  et  plus  efficaces.  Un  grand 
mouvement  nous  parait  se  préparer  dans  le  monde  commercial 
sainton°eais.  On  sent  que  la  situation  actuelle  est  trop  anormale 
pour  pouvoir  durer.  Espérons  que  certains  exemples  seront 
suivis  et  que  l'avenir  sera  digne  du  passé.  Sans  doute  cette  évo- 
lution ne  se  fera  pas  sans  difficulté.  Bien  des  maisons  d'ordre 
secondaire  vont  disparaître.  Il  est  possible,  comme  certains  le 
craignent,  que  l'Allemagne  bénéficie  de  ces  expéditions  bon 
marché  à  produits  sophistiqués  que  l'on  ne  pourra  plus  faire 
aussi  facilement  à  Cognac.  Peut-être!  Mais  l'évolution  que  nous 
préconisons  est  fatale,  et  il  n'y  en  a  pas  sans  quelques  froisse- 
ments d'intérêts. 

L'avenir  du  type,  —  Deux  conclusions  principales  nous  pa- 
raissent se  dégager  du  rapide  aperçu  que  nous  venons  de  pré- 
senter, des  transformations  nombreuses  et  importantes  qu'a 
subies  la  vigne,  et  la  production  de  reau-de-vie  dans  ce  pays 
depuis  le  phylloxéra. 

Il  semble  bien  que  la  vigne  ait  cessé  d'être  la  bonne  produc- 
tion arborescente,  presque  naturelle  d'autrefois,  donnant  un 
produit  riche  et  abondant  avec  un  eilbrt  plutôt  restreint  en 
somme.  Le  temps  n'est  plus  où,  comme  l'écrivait  pittoresquemonf 
un  auteur  saintongeais,  «  sans  crainte  et  sans  façon  il  (le  \iti- 
culteur)  enfonçait  un  sarment  dans  la  terre  meuble  ou  le  ro- 
cher, et  dès  le  troisième  automne  un  jus  sucré  blond  ou  vermeil 
remplissait  sa  cuve1...  ».  Aujourd'hui,  avec  ces  difficultés  de 
premier  établissement,  ces  travaux  de  culture  plus  nombreux 

i.  Couilloux,  Étude  sur  la  reconstitution  îles    Vignobles  char  entais. 


LA    SAINTONGE   NOUVELLE.  191 

et  plus  pénibles  :  labours  profonds,  hersages  fréquents,  tra- 
vaux à  la  bêche  pour  compléter  celui  de  la  charrue,  épam- 
prages,  luttes  contre  les  maladies  cryptogamiques,  la  viticul- 
ture est  devenue  une  véritable  culture,  avec  toutes  les  diffi- 
cultés, mais  aussi  tous  les  avantages  sociaux  de  la  culture.  11  en 
est  résulté  une  sélection  dans  le  personnel  agricole.  Les  effets 
sociaux  de  ces  changements  peuvent  être  des  plus  importants 
dans  l'avenir.  Il  semble  bien  en  effet  que  le  phylloxéra,  en  dé- 
truisant les  anciennes  vignes,  ait  détruit  du  même  coup  ce  type 
de  petit  vigneron  assez  faible  et  assez  peu  progressif,  ce  vi- 
gneron amoureux  de  ses  aises,  ennemi  du  travail  intense,  dont 
la  grande  occupation  consistait  clans  quelques  promenades  au 
milieu  de  ses  vignes  livrées  à  des  maîtres  domestiques.  Or,  à 
l'heure  actuelle,  la  plus  grande  partie  du  vignoble  français  a  été 
détruit,  puis  reconstitué;  celle  qui  est  restée  indemne  semble 
destinée  à  son  tour  à  disparaître  rapidement.  On  comprend  dès 
lors  toute  l'importance  du  contre-coup  social  que  le  phyl- 
loxéra peut  amener  en  France. 

D'un  grand  mal  pourra  résulter  un  grand  bien,  car  la  Vigne, 
grâce  à  lui,  est  passée  en  général,  de  la  culture  extensive  à  la 
culture  intensive.  Et  il  semble  aussi  que  la  sélection  qui  s'est 
opérée  chez  le  vigneron,  soit  en  train  également  de  s'accomplir 
dans  le  commerce,  et  que  nous  assistions  à  l'élaboration  d'un 
type  nouveau. 

Une  autre  constatation  s'impose  avec  force,  aux  termes  de 
cette  étude  :  c'est  l'extrême  rapidité  des  transformations  qui  se 
sont  opérées  dans  ce  petit  pays  de  Saintonge,  la  plasticité  extra- 
ordinaire des  phénomènes  sociaux,  et  l'aptitude  remarquable 
après  tout  de  nos  vignerons  à  se  plier  aux  conditions  nouvelles 
exigées  par  leur  produit,  l'eau-de-vie.  N'a-t-on  pas  été  frappé 
de  la  rapidité  avec  laquelle  cette  question  de  la  fabrication  de 
l'eau-de-vie  changeait  de  face,  et  l'effort  évident  de  nos  gens 
pour  satisfaire  les  exigences  nouvelles  du  marché.  Nous  les  avons 
vus  passer,  en  quelques  années,  du  type  de  bouilleur  de  cru  à 
celui  de  simple  vigneron,  se  contentant  de  vendre  son  vin,  puis 
revenir  bientôt  après  à  l'ancien  système  du  vigneron  bouilleur 


192  LE   TYPE    SAINTONGEAIS. 

de  cru,  mais  avec  une  différence,  et  une  différence  formidable, 
pour  qui  connaît  l'esprit  de  nos  gens  :  le  vigneron  se  soumettant 
bénévolement  à  l'exercice  de  la  Régie.  Que  sera-t-il  demain, 
notre  Saintongeais?  Nul  ne  le  sait;  mais  ce  que  nous  pouvons 
dire,  c'est  qu'il  suit  avec  intérêt  toutes  les  lois  qu'on  vote  pour 
réprimer  la  fraude,  et  qu'il  est  prêt  à  tout  ce  qu'on  exigera  de 
lui  pour  l'arrêter,  qu'il  est  prêt  aussi  à  toutes  les  évolutions 
qu'on  peut  raisonnablement  lui  demander. 

N'est-ce  pas  là  la  preuve,  comme  nous  le  disions,  qu'il  était 
un  vigneron  vraiment  supérieur,  plus  affiné,  plus  intelligent, 
plus  apte  à  se  retourner  et  à  se  débrouiller  que  le  vigneron  or- 
dinaire. Il  ne  lui  a  manqué  qu'une  chose,  plus  d'énergie,  de 
volonté,  et  aussi  d'aptitude  au  travail.  Est-il  téméraire  de  pen- 
ser que  ces  qualités-là,  la  Vigne  nouvelle,  aidée  des  beurreries 
coopératives,  soit  capabte  de  les  lui  donner? 

En  tous  cas,  la  facilité  de  son  évolution  suivant  les  conditions 
souvent  si  difficiles  du  travail  moderne  n'est  point,  pour  nous, 
une  maigre  consolation,  ni  un  petit  espoir.  Notre  modeste  con- 
tribution à  l'histoire  moderne  de  la  Saintonge  n'aurait-elle  eu 
que  ce  résultat,  qu'elle  trouverait  sa  justification.  Quand  l'ho- 
rizon semble  particulièrement  noir,  quand  le  flot  est  hou- 
leux, quand  la  route  que  suit  le  navire  est  incertaine  et 
semée  d'écueils,  il  est  le  bienvenu,  le  coup  de  sonde  qui  montre 
qu'on  est  dans  la  bonne  direction,  qu'il  y  a  encore  de  l'espoir, 
disons  toute  notre  pensée,  beaucoup  d'espoir. 

Maurice  Blues. 


V Administrateur-Gérant  :  Léon  Gaxgloff. 


Typographie  Firniiu-Didot  et  C".  —  Paris. 


BIBLIOTHÈQUE   DE   LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


LA  SCIENCE  SOCIALE 


ET 


SA    METHODE 


PAR 


Robert   PINOT 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,     RUE    JACOB,    56 
Juin    1908 


SOMMAIRE 


I.  —  Quel  est  l'objet  de  la  Science  Sociale?  P.  :!. 

II.  —  La  Science  Sociale  a-t-elle  une  méthode  qui  lui  soit  propre?  P.  15. 

III.  —  La  monographie  de  Famille  Ouvrière,  ses  résultats  scientifiques. 

P.  25. 

IV.  —   La  monographie  de   Famille   Ouvrière,  sa  valeur  scientifique. 

P.  50. 


LA  SCIENCE  SOCIALE 


ET 


SA   METHODE 


QUEL  EST  L'OBJET  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE? 

La  Science  Sociale  est-elle  une  science? 

Cette  question,  pour  qui  veut  réfléchir,  vaut  la  peine  qu'on  s'y 
arrête.  Elle  ne  tend  à  rien  moins  qu'à  introduire  dans  le  do- 
maine des  sciences  un  ordre  de  faits,  qui  a  paru  jusqu'à  présent 
complètement  rebelle  à  l'action  des  méthodes  scientifiques. 

Pour  êlrc  en  état  de  répondre  avec  clarté  et  précision  à  cette 
question,  il  est,  tout  d'abord,  nécessaire  de  s'être  mis  d'accord 
sur  une  autre  question  que  celle-là  suppose  résolue. 

Voici  quelle  est  cette  question  préalable  : 

Qu'est-ce  qu'une  science? 

Une  science,  tout  le  monde  le  sait,  est  la  connaissance  d'un 
ordre  d'objets  ou  de  phénomènes  déterminés. 

La  zoologie,  par  exemple,  est  la  connaissance  des  animaux, 
tandis  que  la  physiologie  est  la  connaissance  de  la  vie  et  des 
fonctions  par  lesquelles  la  vie  se  manifeste. 

Mais  comment  arrive-t-on  à  la  connaissance  de  cet  ordre  <l  <>li- 
jets  ou  de  phénomènes? 

Comment  une  science  se  constitue-t-elle? 

Il  est  d'observation  courante  que  L'espril  humain  n'est  pas  assez 


4  T.A    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    METHODE. 

puissant  pour  saisir  d'un  seul  coup  clans  leurs  détails  et  dans 
leurs  rapports  un  grand  ensemble  de  faits.  Les  vues  trop  larges 
lui  sont  interdites;  à  mesure  que  s'étend  son  champ  de  vision,  la 
perception  des  détails  lui  échappe. 

L'homme  a  donc  été  amené,  toutes  les  fois  cru 'il  a  voulu  acqué- 
rir la  connaissance  d'un  ordre  d'objets  ou  de  phénomènes  déter- 
minés, à  considérer  ces  phénomènes,  ces  objets,  les  uns  après  les 
autres,  A  les  étudier  séparément.  Cette  première  opération  tei- 
minée,  cette  première  connaissance  acquise,  il  s'esl  toujours 
efforcé  de  ranger  ces  objets  ou  ces  phénomènes  dans  une  série, 
qui  indiqua  immédiatement,  par  la  place  que  chacun  y  occu- 
pait, quels  étaient  ses  rapports  avec  les  objets  ou  les  phénomènes 
du  même  ordre. 

En  un  mot,  une  science  se  constitue  par  l'application  progres- 
sive de  l'analyse  et  de  la  classification  à  l'ordre  d'objets  ou  de 
phénomènes  dont  on  veut  acquérir  la  connaissance. 

Par  l'analyse  on  acquiert  la  connaissance  de  chaque  objet  ou 
de  chaque  phénomène. 

Par  la  classification  onacqniert  la.  connaissance  des  rapports 
qui  existent  entre  l'objet  ou  le  phénomène  analysé  el  ceux  qui 
appartiennent  au  même  ordre. 

Par  L'analyse  j'arrive,  par  exemple  en  zoologie,  à  connaître  la 
structure  de  chaque  animal  ;  par  la  classification  j'arrive  à  placer 
chaque  animal  dans  la  série  des  êtres  vivants,  de  telle  manière 
que  la  seule  connaissance  de  la  place  qu'il  occupe  dans  cette 
série  me  révèle  immédiatement  quels  sont  ses  rapports  de 
structure  avec  les  autres  animaux. 

La  Science  Sociale  sera  donc  une  science,  s'il  est  démontré  que 
l'on  peut  arriver  à  la  connaissance  de  son  objet  par  l'application 
progressive  de  l'analyse  et  de  la  classification. 

Sans  celle  démonstration  toutes  les  affirmations  du  monde 
seront  sans  valeur,  et  tant  qu'elle  ne  sera  pas  l'aile,  la  Science 
Sociale  n'aura  pas  droit  de  cité  parmi  les  sciences. 

Pour  démontrer  «pic  l'on  peut  appliquer  aux  phénomènes  so- 
ciaux, dont  la  connaissance  constitue  la  Science  Sociale,  la  mé- 
thode de  l'analyse  et  de  la  classification,  il  tant,  tout  d'abord, 


QUEL   EST    L  OBJET    DE    LA   SCIENCE    SOCIALE?  5 

savoir  exactement  ce  qu'on  entend  par  phénomène   social;   il 
faut  préciser  et  déterminer  l'objet  de  la  Science  Sociale. 

Quel  est  l'objet  de  la  Science  Sociale? 

La  Science  Sociale  a  pour  objet  la  connaissancerde  la  société. 
C'est  là  un  point  sur  lequel  tout  le  monde  est  d'accord,  car  c'est 
là  un  objet  que  le  terme  même  de  «  Science  Sociale  »  implique. 

Mais  il  faut  avouer  que,  par  son  ampleur  même  et  sa  com- 
plexité, ce  mot  de  «  Société  »  est  peu  révélateur;  et,  s'il  est  ca- 
pable tout  au  plus  d'indiquer  l'objet  de  la  Science  Sociale,  il  est 
radicalement  insuffisant  pour  déterminer  cet  objet. 

Nous  sommes  donc  ainsi  amené  nécessairement,  au  début  de 
cette  étude,  à  nous  demander  ce  que  c'est  que  la  Société. 

Nous  aurions  pu,  comme  bien  d'autres  Tout  fait  avant  nous, 
donner,  sans  plus  tarder,  une  définition  de  la  Société,  quitte, 
cette  définition  une  fois  posée,  à  en  illustrer  et  à  en  justifier  les 
ternies  par  une  série  d'exemples  heureusement  choisis.  Ce  pro- 
cédé, à  peine  toléra ble  dans  l'enseignement  d'une  science  cons- 
tituée de  longue  date,  serait  complètement  inacceptable  pour 
l'exposition  d'une  science  née  d'hier,  encore  inconnue  de  l'im- 
mense majorité  du  public.  Aussi  nous  a-t-il  semblé  préférable 
de  faire  faire  à  nos  lecteurs  le  travail  que  nous  avons  l'ait  nous- 
mème,  et  de  rechercher  avec  eux  ce  qu'est  une  société,  ce  qui 
la  constitue  essentiellement. 

Lorsqu'on  observe  tous  les  faits  et  tous  les  phénomènes  qui  se 
produisent  chaque  jour  dans  un  milieu,  dans  un  pays  déterminé, 
on  se  rend  compte  immédiatement  que  tous  ces  faits,  que  tous 
ces  phénomènes  n'ont  pas  la  même  importance.  Qui  oserait  pré- 
tendre, par  exemple,  que  l'agitation  qui  sort  des  cénacles  litté- 
raires de  Paris  a  la  même  influence  sur  l'existence  et  la  conti- 
nuité de  la  race  française,  que  tous  les  faits  qui  relèvent  de 
l'organisation  et  du  fonctionnement  du  travail  national?  Qui 
mettrait  en  comparaison  au  point  de  vue  de  leur  influence 
sociale,  le  commerce  et  L'armée  de  l'Angleterre?  Il  j  a  plus. 
lorsqu'on  compare  entre  eux  différents  milieux,  différents  pays, 


li  l.\    SCIENCE   SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

on  est  tout  étonné  de  voir  que  tel  fait  qui,  dans  tel  endroit .  sem- 
blait d'importance  capitale,  n'apparaît  même  pas  dans  tel  autre, 
où  sont  les  Parlements  de  l'Asie?  Que  reste-t-il,  chez  le  chef  de 
famille  européen,  du  paterfamilias  de  l'ancienne  Rome? 

Aussi  est-on  amené  à  se  demander  quels  sont,  parmi  tous  les 
faits  et  les  phénomènes  qui  se  produisent  chaque  jour  dans  la 
Société,  ceux  qu'il  faut,  retenir,  et  dont  on  doit  entreprendre 
l'étude  pour  arriver  à  la  connaissance  d'une  Société. 

Il  est  évident  que,  si  l'on  peut  arriver  à  déterminer  dans 
toutes  les  Sociétés,  quelles  qu'elles  soient,  un  ordre  particulier  de 
phénomènes  présentant  ce  caractère  spécial,  d'apparaître,  d'é- 
voluer, de  disparaître  avec  la  Société;  d'être  de  telle  nature  qu'il 
soit  tout  aussi  impossible  de  les  concevoir  et  de  les  observer  en 
dehors  de  la  Société,  que  de  concevoir  et  d'observer  la  Société 
sans  eux,  on  pourra  affirmer,  en  toute  certitude,  qu'on  se  trouve 
en  face  de  phénomènes  essentiellement  sociaux,  qu'on  est  arrivé 
à  discerner  l'ordre  de  phénomènes  constitutif  de  toute  Société. 

Beaucoup  se  sont  essayés  dans  cette  voie,  ont  tenté  d'atteindre 
ce  but.  Je  ne  passerai  pas  en  revue  les  différents  ordres  de  faits 
que  les  différentes  écoles  ont  indiqués  jusqu'à  présent  comme 
présentant  ce  caractère  essentiel,  comme  constitutifs  de  la  Société. 
A  quoi  bon  nous  attarder  dans  des  réfutations,  qui  seraient  aussi 
longues  qu'inutiles.  L'établissement  d'une  vérité  a  toujours  été 
dans  toutes  les  sciences  la  meilleure  et  la  seule  réfutation  des 
erreurs  qui  lui  étaient  opposées. 

D'ailleurs  il  est  impossible  à  tout  esprit  scientifique,  cherchant 
quel  est  l'ordre  de  phénomènes  sociaux,  essentiels,  constitutifs 
de  la  Société,  de  reconnaître  dans  l'un  quelconque  de  ces  ensem- 
bles, mis  en  avant  par  les  différentes  écoles,  quel  que  soit  l'intérêt 
qu'ils  présentent,  ce  caractère  très  simple  et  très  net  que  nous 
avons  dit,  d'apparaître,  d'évoluer  et  de  disparaître  avec  la  So- 
ciété, d'être  aussi  incompréhensibles  qu'inexistants  en  dehors  de  la 
Société.  <pie  la  Société  serait  incompréhensible  et  inexistante  «m 
dehors  d'eux. 

Je  ne  saurais  mieux  faire,  pour  amener  chacun  à  concevoir 
quel  est  l'ordre  de  phénomènes  essentiels,  constitutifs  de  toutes 


QUEL   EST   L'OBJET   DE    LA    SCIENCE    SOCIALE?  7 

Sociétés,  pour  arriver  à  déterminer  par  conséquent  d'une  façon 
précise  quel  est  l'objet  de  la  Science  Sociale,  que  de  citer  une 
page  d'un  des  créateurs  de  la  Science  Sociale.  Elle  mettra  la  réa- 
lité sous  les  yeux  de  tous,  bien  mieux  que  ne  saurait  la  faire  toute 
dissertation  et  tout  raisonnement. 

«  Un  jeune  homme  touchait  à  cette  période  de  la  vie  où  s'élè- 
vent dans  l'âme  les  grands  problèmes  livrés  à  la  dispute  des 
hommes.  Jusque-là,  il  avait  usé  de  la  société  humaine  comme 
de  tout  le  reste,  d'une  manière  inconsciente  et  irréfléchie.  Ce  qui 
lui  venait  de  cette  prodigieuse  source  de  biens  lui  semblait  aussi 
spontané  que  la  lumière  du  soleil,  aussi  élémentaire  que  l'air 
respirablc. 

«  Cependant,  un  jour,  brusquement  soustrait  à  l'activité  et  à  la 
préoccupation  de  ses  études,  il  vint  habiter  une  solitaire  de- 
meure plantée  au  flanc  abrupt  de  la  montagne;  et  là,  comme 
retiré  en  lui-même  et  élevé  au-dessus  de  l'agitation  du  monde,  il 
vit  à  ses  pieds,  dans  la  plaine,  le  spectacle  de  cette  société 
humaine  dont  il  venait  de  se  séparer  :  une  ville  animée,  une 
industrieuse  campagne,  s'étendaient  sous  ses  regards,  il  suivait 
aisément  des  yeux  les  mouvements  de  la  foule  à  travers  ks  rues 
et  les  champs;  le  murmure  de  la  vie  montait  de  tout  l'horizon 
jusqu'à  lui  et,  pour  la  première  fois,  s'éleva  dans  son  cœur  le 
sentiment  de  la  grande  œuvre  divine  au  milieu  de  laquelle  il 
avait  vécu. 

«  Captivé  par'  cette  émotion,  il  se  mit  à  considérer  curieusement 
les  allures  de  ce  camp  de  travail,  se  demandant  la  raison  de  ces 
évolutions  en  apparence  si  confuses,  au  fond  toutes  dirigées 
sans  doute  par  quelque  dessein.  Et  le  premier  trait  qui  le  frappa 
fut  de  voir  qu'avant  toute  action,  avant  le  travail  à  l'atelier, 
avant  le  travail  aux  champs,  avant  le  travail  à  l'école,  avant  le 
repos  du  soir  en  famille,  avant  l'achat  des  denrées  au  marché, 
avant  la  prière  aux  églises,  les  i;ens  se  cherchaient  Les  uns  les 
autres  pour  se  grouper  suivant  le  besoin  particulier  de  l'action 
à  laquelle  ils  voulaient  s'adonner.  Le  matin,  groupement  des 
hommes  valides  aux  ateliers,  groupement  des  enfants  aux  écoli  -, 
groupement  des  femmes  aux  échoppes  de  vente;  midi  venu  et 


8  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

tous  ces  groupes  dispersés,  réunion  des  familles  en  chaque  de- 
meure pour  le  repas  du  jour;  et  ainsi  du  reste,  jusqu'à  ce  que 
le  soir  vint  surprendre  toute  action  et  arrêter  tout  mouvement.  Le 
fait  était  flagrant,  les  hommes  pour  agir  paraissent  avoir  inces- 
samment hesoin  de  se  réunir  en  des  sociétés  de  formes  très  diffé- 
rents1. » 

Pas  de  Société  sans  groupements,  pas  de  groupements  sans 
Société.  C'est  avec  les  groupements  que  forment  les  hommes 
qu'apparaît  la  Société  ;  c'est  avec  eux  et  par  eux  qu'elle  se  modi- 
fie, c'est  avec  eux  et  parleur  désorganisation  qu'elle  disparaît. 

Avec  le  premier  et  le  plus  simple  des  groupements,  l'associa- 
tion de  l'homme  et  de  la  femme  pour  la  vie  commune,  apparaît 
la  première  et  la  plus  simple  des  Sociétés,  la  Société  primitive. 

Avec  le  dernier  et  le  plus  compliqué  des  groupements,  alors 
que  tous  ceux  qu'il  présuppose  et  sur  lesquels  il  s'appuie  ont 
disparu  ou  se  sont  transformés,  avec  l'État  disparait  une  Société. 

L'histoire  de  la  Société  française,  depuis  sa  formation  jusqu'à 
nos  jours,  n'est-elle  pas  celle  de  l'évolution  des  différents  grou- 
pements qui  la  composent.  Ce  ne  fut  qu'à  partir  du  moment  où 
les  historiens  commencèrent  à  se  demander  quels  furent,  à  cha- 
que époque,  l'Organisation  du  Travail,  de  la  Propriété,  de  la 
Famille,  du  Commerce,  des  Classes  privilégiées,  des  Paroisses,  des 
Communes,  de  la  Royauté  que  Ton  commença  à  entrevoir  notre 
histoire  nationale.  Et  ce  ne  fut  que  lorsque  les  érudits  mirent  au 
jour  les  documents  où  étaient  décrits  ces  groupements  qu'é- 
taient :  les  communautés  paysannes,  les  corporations,  les  guildes, 
la  société  féodale;...  le  comté,  le  duché,  la  maison  du  capétien. 
et  dans  leur  organisation  primitive  et  dans  leurs  phases  succes- 
sives, que  l'on  put  écrire  cette  histoire. 

Le  phénomène  du  groupement  est  si  nettement  et  si  entière- 
ment le  phénomène  social  essentiel,  que  non  seulement  aucune 
Société  ne  peut  se  constituer  et  fonctionner  sans  lui,  mais  qu'il 
est  impossible  à  l'homme,  je  ne  dirai  pas  de  se  perpétuer,  cela  est 
trop  évident,  mais  même  «le  vivre  sa  vie  de  tous  les  jours,  sans 

i.  Henri  de  Tourville,  La  Science  Sociale,  Revue,  I.  I,  page  18. 


QUEL    EST    L'OBJliT    DE   LA    SCIENCE    SOCIALE?  9 

faire  partie  d'un  certain  nombre  de  groupements.  Rien,  ni  le 
génie,  ni  la  fortune,  ni  la  volonté  qu'ils  en  auraient  ne  peut 
dispenser  les  hommes  de  celte  obligation.  Bien  plus,  c'est  en  pro- 
portion même  de  l'intensité  avec  laquelle  les  forces  dont  ils  dis- 
posent paraissent  agir  pour  les  rendre  indépendants,  que  s'accroît 
la  dépendance  où  ils  sont  de  la  Société.  Comptez  le  nombre  des 
groupements  sociaux  que  présuppose  ce  que  nécessite  l'existence 
du  Raphaël,  ou  d'un  milliardaire  américain  et  comparez  ce  chif- 
fre avec  celui  des  groupements  qu'exige  la  vie  d'un  paysan  !  Nous 
nous  trouvons  là  en  face  d'une  obligation  qui  est  si  bien  la  résul- 
tante de  la  constitution  essentielle  de  l'humanité,  que  l'ermite  au 
désert,  comme  Robinson  dans  son  ile,  ne  peuvent  y  échapper.  Si 
l'un  et  l'autre  ne  périssent  pas  du  jour  au  lendemain,  s'ils  peuvent 
voir  se  continuer  leur  misérable  existence,  c'est  parce  qu'ils  fu- 
rent, l'un  dans  la  fiction,  l'autre  en  réalité,  d'une  famille,  d'un 
pays,  d'une  société  déterminée;  c'est  parce  qu'ils  apportèrent 
dans  leur  solitude  toutes  les  connaissances  qu'ils  avaient  acquises 
dans  les  différents  groupements  qu'ils  avaient  traversés. 

Le  groupement  est  donc  bien  le  phénomène  social  essentiel,  le 
phénomène  constitutif  de  toute  Société. 

Nous  arrivons  ainsi  à  tirer  de  l'observation  même  des  faits  la 
définition  de  la  Société  : 

La  Société,  disons-nous,  est  V ensemble  des  groupements  à  l'aide 
desquels  il  est  pourvu  totalement  à  l'existence  et  à  la  perpétuité  de 
la  race.  En  d'autres  termes,  c'est  le  groupement  général  com- 
prenant l'ensemble  des  groupements  spéciaux  à  l'aide  desquels 
une  race  humaine  se  suffit  à  elle-même,  trouve  le  moyen  de 
vivre  et  de  se  perpétuer,  sans  avoir  besoin  de  recourir  à  une 
autre  partie  de  l'humanité.  C'est  là  ce  qui  fait  une  Société  com- 
plète. 

Le  problème  social,  le  problème  à  résoudre  par  toute  Société 
complète,  est  précisément  celui-ci  :  l'existence  de  la  race,  la  con- 
servation de  l'espèce.  Là  où  ce  problème  est  mal  résolu,  là  où 
la  Société  csl  mal  constituée,  la  race  dépérit,  diminue,  cl  fina- 
lement disparait.  Là  où  ce  problème  est  bien  résolu,  là  où  la 
Société  est  bien  constituée,  la  race  vil,  s'accroil  et  prospère.  Les 


10  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

conditions  d'organisation  et  de  fonctionnement  de  la  Société  sont 
pour  la  race  humaine  les  conditions  mêmes  de  son  existence. 
L'espèce  humaine  ne  peut  ni  exister,  ni  subsister  en  dehors  de  la 
Société,  et  elle  existe  plus  ou  moins  bien,  subsiste  plus  ou  moins 
facilement  d'après  la  valeur  de  sa  constitution  sociale. 

Pour  atteindre  ce  double  but,  pour  assurer  l'existence  de  la 
race  et  la  conservation  de  l'espèce,  les  hommes  organisent,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu,  une  série  de  groupements  :  groupements 
du  Travail,  groupements  de  la  Propriété,  groupements  de  la 
Famille,  groupements  du  Patronage,  du  Commerce,  des  Cultures 
intellectuelles, de  la  Religion,  etc.,  groupements  des  Associations 
libres,  groupements  des  Pouvoirs  publics.  Et  chaque  Société, 
étant  précisément  constituée  par  l'ensemble  des  groupements  qui 
sont  nécessaires,  à  l'endroit  où  elle  pose,  pour  atteindre  ce  double 
but,  chaque  Société  prend  naturellement  sa  forme  particulière, 
sa  physionomie  spéciale,  du  nombre,  du  genre,  et  du  mode  de 
ces  groupements. 

On  est  donc  amené  à  conclure  que,  puisque  la  Société  est  cons- 
tituée essentiellement  par  l'ensemble  des  groupements  à  l'aide 
desquels  les  hommes  pourvoient  totalement  à  l'existence  et  à  la 
perpétuité  de  la  race,  il  est  nécessaire  et  suffisant  d'acquérir  la 
connaissance  de  ces  groupements,  pour  obtenir  celle  de  la  So- 
ciété. 

L'objet  de  la  Science  Sociale  se  trouve  ainsi  très  nettement  dé- 
terminé; il  est  délimité  et  précisé  à  la  connaissance  des  diffé- 
rents groupements  dont  se  compose  la  Société. 

Ici  une  question  se  pose,  ou  plutôt  un  l'ail  apparaît  qui,  par 
son  évidence  même,  révèle  d'un  seul  coup  toute  la  haute  portée 
scientifique,  tout  l'intérêt  pratique  de  la  Science  Sociale. 

Si  le  groupement  est  la  condition  nécessaire  de  toute  action 
sociale,  il  n'est  pas  la  condition  suffisante  de  sa  réussite.  La  vie 
de  tous  les  jours  nous  montre,  ;i  côté  les  unes  des  autres,  des 
familles  en  pleine  prospérité  et  des  familles  en  pleine  décadence, 
des  usines  retentissantes  de  mouvement  et  de  vie  et  des  usines 
où  le  travail  s'arrête  peu  à  peu  et  qu'abandonne  leur  popula- 


QUEL   EST    L'OBJET    DE    LA    SCIENCE    SOCIALE?  11 

tion  ouvrière,  des  organisations  de  la  propriété  assurant  à  tous 
le  bien-être,  tandis  que  d'autres  engendrent  la  misère  où  l'op- 
pression. Ici  l'on  peut  voir  des  pouvoirs  publics  garantissant  à 
tous  les  citoyens  la  liberté  et  la  paix,  et  là  apparaît  la  tyrannie. 
Pourquoi  ces  réussites,  pourquoi  ces  échecs? 

C'est  que,  si  les  hommes  sont  obligés  de  constituer  des  groupe- 
ments pour  exister  et  pour  vivre  en  Société,  aucune  révélation  di- 
vine, aucune  tradition  humaine  ne  leur  enseigne  quelle  est,  dans 
chaque  cas  particulier,  la  meilleure  forme,  la  meilleure  organisa- 
tion à  donner  à  ces  groupements.  C'est  par  leurs  efforts,  c'est  par 
le  judicieux  usag^  qu'ils  font  des  expériences  que  fournit  à  leur 
observation  leur  propre  vie  et  celle  des  autres,  qu'ils  acquièrent, 
tout  d'abord  d'une  façon  empirique,  la  connaissance  de  la  meil- 
leure organisation  qu'il  faut  donner  à  tous  ces  groupements  que 
nécessitent  et  qui  sont  :  la  Famille,  le  Travail,  la  Propriété, 
le  Commerce,  la  Religion...  les  Pouvoirs  publics. 

Est-il  possible  de  connaître  et  de  déterminer  d'une  façon  scien- 
tifique les  lois  de  ces  groupements?  est-il  possible  de  passer  de 
l'empirisme  à  la  Science? 

Y  a-t-il  une  Science  Sociale? 

Nous  n'hésitons  pas  à  répondre  catégoriquement  par  l'affir- 
mative. 

Il  y  a  une  Science  Sociale;  et  son  objet  se  trouve  maintenant 
complètement  défini  : 

La  Science  Sociale  a  pour  objet  d'analyser  et  de  classer  les 
différents  groupements  que  les  hommes  forment  pour  assurer 
l'existence  et  la  perpétuité  de  la  race,  et  d'en  déterminer  les  lois. 

Avant  de  montrer  comment  la  Science  Sociale  a  été  constituée 
par  L'application  progressive  de  l'analyse  et  de  la  classification 
aux  différents  groupements  dont  se  compose  la  Société,  il  esl 
nécessaire,  pour  bien  assurer  notre  marche,  d'écarter  tout  d'a- 
bord une  confusion  très  ordinaire  d'idées,  qui  esl  de  nature  ;'i 
embarrasser  l'esprit,  avant  qu'il  se  soit  rendu  compte,  par  la  pra- 
tique môme,  de  la  méthode  de  la  Science  Sociale. 

Voici  quelle  est  cette  confusion  que  l'on  l'ai!  naturellement, 


12  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

c'est  en  même  temps  une  des  plus  grosses  objections  de  l'igno- 
rance contre  la  Science  Sociale  : 

Si  on  arrive,  dit-on,  à  déterminer  des  lois  sociales,  il  n'y  a 
plus  de  liberté  humaine. 

Cest  là  un  pur  sophisme,  comme  celui  de  l'homme  qui  niait  le 
mouvement;  il  joue  sur  le  mot  «  lois  »  qu'on  prétend  opposer  à 
la  «  liberté  ». 

On  appelle  loi  d'un  fait  ou  d'un  phénomène,  tout  le  monde  le 
sait,  les  rapports  nécessaires  que  ce  fait  a  avec  d'autres  faits. 
Mais  ces  rapports  nécessaires  n'empêchent  pas  qu'il  y  ait  aussi 
des  rapports  libres;  c'est  ce  qu'on  oublie. 

Prenons  un  exemple  dans  une  science  connue  depuis  long- 
temps dans  la  physique.  Un  phénomène  physique  a  ses  rapports 
nécessaires  avec  d'autres  phénomènes,  et  c'est  ce  qui  constitue  sa 
loi.  Ainsi  la  fusion  de  tel  métal,  la  liquéfaction  de  tel  gaz  onl 
lieu  dans  des  conditions  absolument  déterminées;  pour  tel  métal 
il  faut  tant  de  calories,  pour  tel  gaz  tant  d'atmosphères.  Mais  ce 
même  phénomène  physique  a  aussi  ses  rapports  libres,  et  c'est  ce 
qui  fait  qu'il  n'est  pas  purement  fatal  et  n'exclut  pas  la  libelle. 
Je  suis  libre  de  mettre  ou  de  ne  pas  mettre  tel  métal  en  contact 
avec  un  foyer  qui  dégagera  le  nombre  de  calories  nécessaires  à 
sa  fusion,  (l'est  là  un  rapport  libre,  il  dépend  de  moi.  Je  puis 
ainsi  faire  que  tel  métal  fonde  ou  ne  fonde  pas,  suivant  ma  guise, 
à  ma  volonté. 

11  en  va  de  même  des  phénomènes  sociaux.  La  centralisation 
administrative,  appliquée  dans  les  groupements  de  la  vie  publi- 
que, est,  par  exemple,  un  phénomène  social  qui  a  ses  rapports 
nécessaires  avec  d'autres  phénomènes  sociaux.  Elle  amène  néces- 
sairement :  le  développement  du  fonctionnarisme,  l'augmentation 
des  dépenses  de  l'État,  l'insouciance  et  l'inaptitude  des  citoyens 
pour  la  gestion  des  affaires  et   des  intérêts  dont  ils  ne  sont  plus 

les  maîtres,  la  disparition  des  inllucnces  et  de  la  vie  locale,  etc. 
Cette    même  centralisation  a  aussi  ses  rapports  libres;  le   légis- 
lateur est  libre  de  faire  des  lois  centralisatrices  ou  des  lois  décen- 
tralisatrices. 
Mais  de  même  (pie  lorsque  je  refroidis  et  lorsque  je  maintiens 


QUEL   EST    LOB.IET   DE    LA    SCIENCE    SOCIALE?  1  ){ 

de  l'eau  au-dessous  de  0°,  je  ne  puis  empêcher  qu'elle  se  con- 
gèle parce  qu'il  y  a  là  un  rapport  nécessaire;  de  même,  lorsque 
le  législateur  fait  une  loi  centralisatrice,  il  ne  peut  empêcher  les 
conséquences  que  nous  venons  de  dire  parce  qu'il  y  a  là  un 
rapport  nécessaire.  Les  lois  physiques,  si  rigoureuses  qu'elles 
soient,  n'excluent  pas  la  liberté  de  l'homme,  et  tout  le  monde  est 
d'avis  que  ce  serait  faire  un  sophisme  que  de  dire  qu'il  ne  peut 
y  avoir  de  science  physique,  parce  qu'alors  tout  serait  fatal  dans 
l'action  matérielle  de  l'homme.  Eh  bien  !  c'est  là  le  sophisme  que 
l'on  fait,  quand  on  prétend  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  Science  Sociale 
parce  qu'alors  tout  serait  fatal  dans  l'action  sociale  de  l'homme. 
Entre  les  phénomènes  sociaux,  comme  entre  les  phénomènes 
physiques,  comme  entre  tous  les  phénomènes,  il  y  a  des  rapports 
qui  sont  nécessaires,  et  d'autres  qui  sont  libres,  il  y  a  des  lois, 
et  ces  lois  ne  suppriment  pas  la  liberté  qui  a  sa  part. 

Il  y  a  plus,  on  peut  remarquer  que  non  seulement  les  lois  des 
phénomènes  ne  suppriment  pas  la  liberté,  non  seulement  les  lois 
sociales  ne  suppriment  pas  la  liberté,  mais  c'est  grâce  à  ces  lois 
rigoureuses  que  la  liberté  peut  s'exercer. 

Comment  pourrais-je,  en  effet,  disposer  de  la  fusion  du  fer  et  la 
diriger  à  mon  gré,  s'il  n'y  avait  pas  des  lois  rigoureuses  à  cette 
fusion?  si,  en  jetant  le  minerai  dans  les  hauts  fourneaux,  tantôt  il 
fondait,  tantôt  il  ne  fondait  pas,  cela  capricieusement  et  sans  loi, 
où  en  serait  ma  liberté  de  fondre  du  fer?  elle  n'existerait  pas. 

Gomment  un  législateur,  comment  un  monarque  absolu,  pour- 
rait-il venir  à  bout  des  énergies  locales,  diminuer  la  vie  provin- 
ciale, restreindre  l'indépendance  et  l'autonomie  de  ces  groupe- 
ments de  la  vie  publique,  qui  sont  :  la  Commune  et  la  Province, 
s'il  n'y  avait  pas  des  lois  rigoureuses  à  la  centralisation;  si,  en 
mettant  les  communes  en  tutelle  et  supprimant  les  assemblées 
provinciales,  en  créant  les  intendants,  en  couvrant  le  pays  des 
agents  du  pouvoir  central,  la  vie  locale,  le  pouvoir  et  L'influence 
des  grands  propriétaires  du  sol,  l'indépendance  des  groupements 
inférieures  de  la  vie  publique,  allaient  tantôt  se  développant, 
tantôt  se  restreignant,  <>ù  serait  pour  l'homme  la  liberté  de  cen- 
traliser? 


44  LA    SCIENCE   SOCTALF.   F.T    SA    MÉTHODE. 

C'est  parce  que  les  faits  ont  entre  eux  certains  rapports  néces- 
saires que. la  liberté  de  l'homme  existe;  c'est  parce  qu'il  est  cer- 
tain en  posant  celui-ci  d'amener  celui-là,  que  sa  liberté  existe. 
Tant  que  l'homme  est  dans  l'ignorance  des  rapports  nécessaires 
que  les  phénomènes  ont  entre  eux,  c'est-à-dire  de  leurs  lois,  il 
n'est  pas  libre,  il  est  le  jouet  du  hasard,  il  est  ;\  la  merci  des  for- 
ces inconnues;  vérité  dans  l'ordre  naturel,  vérité  dans  l'ordre  so- 
cial, vérité  dans  toutes  les  sciences.  Et  si,  dansée  siècle,  l'homme 
a  vu  sa  liberté  augmenter  dans  des  proportions  inouïes  dans 
l'ordre  matériel;  s'il  a  la  liberté  et,  par  conséquent,  le  pouvoir 
d'employer,  dans  la  mesure  et  pour  les  usages  qu'il  veut,  les 
forces  de  la  vapeur,  de  l'électricité,  les  actions  cbimiqucs,  etc.... 
il  est  tout  aussi  évident  que  sa  liberté,  et  par  conséquent  son  pou- 
voir social,  s'augmenteront  dans  la  juste  proportion  où,  pas^imt 
du  domaine  de  l'empirisme  à  celui  de  la  science,  il  connaîtra 
exactement  quelles  sont  les  lois  de  constitution  et  de  fonctionne- 
ment des  différents  groupements,  qu'il  est  obligé  de  former  et 
d'employer  pour  vivre  en  société. 

L'objet  de  la  Science  Sociale  étant  ainsi  déterminé,  il  nous  faut, 
pour  acquérir  la  connaissance  scientifique  des  différents  groupe- 
ments dont  se  compose  la  Société  et  des  lois  qui  les  régissent, 
appliquer  à  leur  élude  le  double  procédé  de  toutes  les  sciences 
d'observation  :  l'analyse  et  la  classification. 

Comment  devra  se  faire  cette  analyse,  comment  s'opérera  cette 
classification,  en  un  mot,  quelle  est  la  méthode  de  la  Science 
Sociale?  Telle  est  la  question  qu'il  nous  tant  maintenant  examiner. 


II 


LA  SCIENCE  SOCIALE  AT  ELLE  UNE  MÉTHODE 
QUI  LUI  SOIT  PROPRE? 


Une  science  n'est  pas  encore  constituée  lorsque  son  objet  a  été 
déterminé.  Elle  ne  le  devient  que  lorsque  la  recherche  de  la  con- 
naissance de  cet  objet  a  été  organisée  d'une  façon  méthodique. 

En  fait,  comme  le  remarque  très  justement  Condorcet  :  «  on 
ne  doit  dater  l'origine  d'une  science  que  du  temps  où  la  méthode 
d'y  découvrir  la  vérité  y  a  été  développée  ». 

Ce  qui  a  empêché  jusqu'à  présent  la  Science  Sociale  d'être  réel- 
lement classée  parmi  les  sciences,  ce  ne  fut  pas  seulement  l'in- 
détermination de  son  objet,  ce  fut  encore  et  surtout  l'absence 
de  toute  méthode  qui  lui  fût  propre.  Ce  n'était  là  d'ailleurs,  on 
le  comprend  facilement,  que  la  conséquence  nécessaire  et  immé- 
diate de  l'indétermination  de  son  objet. 

Si  on  voulait  faire,  aujourd'hui,  l'histoire  de  l'œuvre  des  diffé- 
rents penseurs,  et  des  différentes  écoles  qui  se  sont  réclamés,  jus- 
qu'à nos  jours,  de  la  Science  Sociale,  on  remarquerait  ceci. 
Comme  chacun,  suivant  ses  tendances  et  ses  origines  scientifi- 
ques, envisageait  la  Société  d'après  le  point  de  vue  qui  lui  parais- 
sait le  plus  intéressant,  qui  lui  était  le  plus  familier;  chacun, 
sans  y  prendre  garde,  poursuivait  son  étude  d'après  la  méthode 
qui  lui  était  habituelle,  qu'il  apportait  du  champ  d'activité  intel- 
lectuelle d'où  il  provenait!  Ce  fut  ainsi  que,  personne  n'ayant 
su  déterminer  exactement  L'objet  de  la  Science  Sociale,  les 
uns  crurent  pouvoir  étudier  la  Société  en  se  servani  «le  la  nu'' 


16  LA    SCIENCE    SOCIALE   ET    SA    5IKTIIODE. 

thode  historique,  les  autres  de  la  méthode  juridique;  certains 
tentèrent  l'emploi  de  la  méthode  philosophique,  d'autres  de  la 
méthode  des  sciences  exactes...  Quelques-uns  enfin,  et  non  les 
moins  célèbres,  poursuivirent  et  achevèrent  une  œuvre  considé- 
rable en  appliquant  à  la  Société  humaine  la  méthode  des  sciences 
naturelles. 

Mais,  malgré  tout  l'intérêt  que  présentent  ces  travaux,  malgré 
tous  les  efForts  et  l'ingéniosité  qu'ils  ont  coûtés  à  leurs  auteurs, 
la  discordance  de  ces  écoles  rivales,  la  marque  et  l'influence  trop 
manifeste  qu'elles  ont  conservées  de  leurs  origines,  ont  engendré 
chez  la  plupart  un  grand  scepticisme  sur  la  valeur  de  leurs  ré- 
sultats. 

C'est  qu'en  effet  il  est  évident,  pour  tout  homme  qui  sait  ce 
que  c'est  qu'une  science,  que  la  connaissance  d'un  objet,  sous  un 
point  de  vue  déterminé,  ne  peut  être  obtenue  par  vingt  procédés 
différents. 

Si  l'esprit  humain  a  des  procédés  nécessaires  pour  acquérir 
la  connaissance  de  n'importe  quel  ordre  de  phénomènes,  si 
l'homme  est  forcé,  par  la  constitution  et  le  fonctionnement 
même  de  son  cerveau,  de  décomposer  et  de  recomposer  les 
choses,  de  les  analyser  et  de  les  classer,  il  faut  bien  remarquer 
cependant  que  ces  procédés  nécessaires  de  l'esprit  humain  ne  se 
manifestent  jamais  d'une  façon  générale.  Ils  ne  peuvent  se  ma- 
nifester sans  objet,  et,  dès  qu'ils  s'appliquent  à  un  objet,  ils  se 
concrétisent,  et  ils  le  font  d'après  les  conditions  qu'impose  a  la 
recherche  de  sa  connaissance  la  nature  même  de  cet  objet.  C'est 
ainsi  que  chaque  science  détermine  sa  méthode  spéciale  d'après 
la  nature  même  de  son  objet . 

Voulez-vous  des  exemples,  ils  abondent!  Si  l'analyse  est  un 
procédé  nécessaire  de  l'esprit  humain,  tout  le  monde  reconnaî- 
tra qu'on  n'analyse  pas  une  charte  comme  un  composé  chimique, 
un  astre  comme  un  texte  de  loi,  un  animal  vivant  comme  un 
phénomène  delà  pensée.  El  cela  parce  que  chacun  de  ces  objets 
impose,  par  sa  nature  même,  «les  conditions  particulières  et  des 
procédés  spéciaux  à  l'analyse.  Ce  <|iii  revienl  à  dire  que,  parle 
seul  fait  que  les  sciences  historiques,  chimiques,  astronomiques, 


LA    SCIENCE   SOCIALE    A-T-ELLE    UNE    MÉTHODE    QUI   LUI   SOIT    PROPRE?   17 

juridiques,  zoologiques,  philosophiques,  ont  des  objets  parfaite- 
ment distincts  et  déterminés,  elles  ont  des  méthodes  parfaite- 
ment distinctes  et  déterminées.  Pour  chaque,  science,  sa  mé- 
thode .":</  constituée  par  les  conditions  spéciales  qu  impose  aux 
procédés  généraux  et  nécessaires  de.  l'esprit  humain  la  nature 
même  de  son  objet. 

Ce  point  admis,  il  s'en  suit  nécessairement  que  si  deux  sciences 
avaient,  pouvaient  employer  la  même  méthode,  c'est  qu'elles 
auraient  le  même  objet,  et  que,  par  conséquent,  elles  ne  feraient 
en  réalité  qu'une  seule  et  même  science. 

C'est  précisément  ce  qui  est  arrivé  à  la  Science  Sociale.  Comme 
elle  n'asu,  jusqu'à  présont,  constituer  aucune  méthode  qui  lui  fût 
propre,  comme  elle  a  usé  sueccessivement  des  méthodes  des 
autres  sciences,  beaucoup  de  bons  esprits  en  sont  arrivés  à  con- 
clure qu'elle  n'avait  pas  d'objet  propre.  Il  n'y  aurait  pas,  sui- 
vant eux,  de  Science  Sociale,  mais  des  sciences  sociales;  et  ils  ne 
verraient  dans  ce  nom  qu'un  nouveau  qualificatif,  qu'une  expres- 
sion générique  qui  pourrait  être  donné  aux  sciences  historiques, 
juridiques,  économiques,  politiques,  etc. 

Aussi  donc,  puisque  nous  avons  déterminé  l'objet  de  la  Science 
Sociale,  il  nous  est  possible  de  conclure,  de  la  détermination 
même  de  cet  objet,  que  la  Science  Sociale  doit  avoir  et  a  une 
méthode  qui  lui  est  propre.  Une  méthode  qui  n'est  celle  d'aucune 
autre  science,  une  méthode  qui  procède  directement  des  condi- 
tions spéciales  qu'impose  à  l'esprit  humain  la  recherche  de  la 
connaissance  de  son  objet 

Mais  il  faut  remarquer  que  si  on  avait,  voulu,  pour  constituer 
la  méthode  de  la  Science  Sociale,  rechercher  à  priori  quelles 
sont  les  conditions  qu'impose  aux  procédés  généraux  et  néces- 
saires de  l'esprit  humain  la  poursuite  de  la  connaissance  de 
l'objet  de  la  Science  Sociale,  du  groupement,  on  aurait  été  au 
devant  d'un  échec  certain,  on  n'aurai!  pasmême  pu  commencer 
•  elle  étude. 

C'est    qu'en    effet,   en    Science   Sociale,   comme    dans   toutes    les 

sciences  d'observation,  objet  et  méthode  se  déterminent  simulta- 
nément, par  une  série  d'opérations  qui  réagissent  les  nues  sur 

2 


18  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

les  autres;  si  bien  qu'à  une  plus  grande  connaissance  de  l'objet, 

correspond  une  plus  grande  perfection  de  la  méthode,  et  réci 
proquement,  pour  qu'enfin  à  un  objet  complètement  déterminé 
corresponde  une  méthode  parfaitement  appropriée. 

Aussi  faire  l'histoire  de  la  méthode  d'une  science,  des  perfec- 
tionnements qu'elle  a  subis,  c'est  faire  l'histoire  de  cette  science, 
des  progrès  qui  ont  été  réalisés  dans  la  détermination  de  la  con- 
naissance de  son  objet. 

11  nous  faut  donc  maintenant,  pour  démontrer  que  la  Science 
Sociale  a  une  méthode  qui  lui  est  propre,  exposer  comment 
cette  méthode  s'est  peu  à  peu  constituée  par  la  précision  pro- 
gressive de  l'objet  même  de  la  Science  Sociale,  et  comment 
d'un  objet  plus  nettement  connu  est  sortie  une  méthode  plus  par- 
faite. 

On  verra  tout  d'abord  Le  Play,  ayant,  par  une  rencontre  de 
génie,  entrevu  l'objet  de  la  Science  Sociale,  employer  à  la 
détermination  et  à  la  connaissance  de  cet  objet  une  méthode 
empruntée  à  une  autre  science;  puis  de  la  connaissance  plus 
précise  qu'il  en  obtint,  s'appliquer  au  perfectionnement  de  sa 
méthode,  à  son  adaptation  plus  complète  à  son  nouvel  objet. 

A  ce  degré  de  perfectionnement,  la  méthode  de  Le  Play  cor- 
respondit à  un  état  de  connaissance  de  la  Science  Sociale,  qui 
ne  devait  plus  progresser  jusqu'au  jour  où  Henri  de  Tourville, 
dégageant  définitivement  l'instrument  de  travail,  légué  par  Le 
Play,  de  tout  ce  qu'il  avait  encore  d'emprunté  de  la  Science  qui 
l'avait  fourni,  dota  la  Science  Sociale  d'une  méthode  qui  lui 
fût  propre,  et  fit  faire,  par  cela  même,  à  cette  Science  son  pas 

décisif. 

On  pourra  ainsi,  en  suivant  pas  ;\  pas  une  œuvre  qui  s'étend 
aujourd'hui  sur  plus  d'un  demi-siècle,  en  voyant  quels  lurent 
les  tâtonnements  du  début,  les  erreurs,  et  les  heureuses  rencon 

très,  se  rendre  compte  de  la  difficulté  que  la  Science  Sociale  a 
eue,  elle  aussi,  à  déterminer  son  objet,  à  constituer  sa  méthode. 
On  verra  en  même  temps  quels  furent  les  efiorts  des  créateurs  de 
la  Science  Sociale  el  on  pourra  déterminer  quelle  fut  la  pari  <le 
chacun  dans  l'œuvre  commune. 


LA    SCIENCE    SOCIALE    A-T-ELLE    UNE   MÉTHODE    QUI    LUI    SOIT    PROPRE  '    lit 

Tout  le  monde  sait,  à  l'heure  actuelle,  que  Le  Play  fut  un  des 
créateurs  de  la  Science  Sociale,  mais  ce  qu'on  sait  moins,  c'est 
en  quelle  mesure  et  sur  quels  points  il  fut  un  initiateur,  tant  son 
œuvre  de  savant,  a,  malheureusement  pour  sa  gloire,  disparu 
derrière  son  œuvre  de  réformateur  social. 

Admis,  comme  élève,  à  l'École  royale  des  Mines  en  1827-28, 
Le  Play  se  trouva  entrer  dans  la  vie  d'homme,  alors  qu'une  des 
plus  grandes  révolutions  qu'ait  vues  l'humanité  faisait  sentir  ses 
premiers  effets. 

Ce  fut  durant  cette  longue  période  de  paix,  qui  s'étend  du  début 
de  la  Restaura tion  à.  la  chute  de  la  monarchie  de  Juillet,  que 
l'application  de  la  machine  à  vapeur  au  service  de  l'industrie, 
l'invention  et  le  perfectionnement  des  métiers  à  tisser  cl  des 
premières  machines-outils  vinrent  bouleverser  le  monde  du  tra- 
vail, en  ruinant  d'une  façon  définitive  l'antique  édifice  où  maî- 
tres et  ouvriers  avaient  trouvé  pendant  des  siècles  un  puissant 
abri  aussi  bien  qu'une  efficace  organisation. 

On  vit  alors  la  machine  substituer  à  peu  près  partout  la  grande 
usine  au  petit  atelier  patronal,  et  appeler  de  tous  les  points  de 
l'horizon,  pour  les  entasser  dans  les  villes,  ces  familles  ouvrières, 
qui,  jusque-là  disséminées  par  petits  groupes,  avaient  vécu  soit 
de  l'heureuse  combinaison  des  travaux  de  la  campagne  et  de 
ceux  de  l'industrie,  soit  de  l'exploitation  du  monopole  de  la 
clientèle  locale  que  leur  garantissait  le  régime  corporatif.  Et  cela 
se  fit  sous  le  régime  de  la  libre  concurrence,  alors  que  les  bar- 
rières douanières  s'abaissaient,  les  moyens  de  transports  se  per- 
fectionnaient, alors  que  la  lutte  industrielle,  la  lutte  pour  la 
conquête  des  marchés  se  faisait  sentir  de  province  à  province,  de 
nation  à  nation. 

Ce  fut  à  cette  époque,  qu'enfantés  par  cette  révolution,  appa- 
rurent tous  les  grands  problèmes,  toufes  les  questions  sociales 
dont  la  solution  a  agité  le  siècle  dernier  et  tourmente  si  pro 
fondement  le  nôtre  :  question  du  salaire,  question  du  droit 
de  grève  et  de  coalition,  question  de  la  journée  de  travail,  «pies 
tion  du  travail  des  femmes  et  des  enfants,  question  de  l'habi- 
tation ouvrière,  question  de   L'alimentation  populaire,  question 


il)  LA    SCIENCE    SOCIALE   ET   SA    MÉTHODE. 

de  l'invalidité,   de  la   vieillesse,    question  des   accidents,    etc. 

Pour  la  première  fois  depuis  <le  longs  siècles,  rien  ou  presque 
rien  de  ce  qui  avait  été  l'ancienne  organisation  du  monde  du 
travail  ne  pouvait  servir  à  rétablissement  de  la  nouvelle  orga- 
nisation, que  la  révolution  qui  s'était  produite  dans  la  méthode 
de  travail,  imposait  nécessairement.  Tout  est  à  reprendre,  tout 
est  à  reconstruire,  et  cela  dans  des  conditions  particulière- 
ment difficiles;  car,  comme  il  arrive  dans  la  plupart  des  révolu- 
lions,  on  manque  de  recul. 

Aussi,  tandis  que  les  hommes  pratiques,  et  chargés  du  poids  du 
jour,  s'efforcent  d'étayer  celles  des  constructions  qui  ne  se  sont 
pas  encore  écroulées,  les  théoriciens  n'apercevant  pas,  avec 
leurs  yeux  tournés  au  fond  de  leur  cerveau,  les  nouvelles  fon- 
dations que  la  force  des  choses  fait  sortir  de  côté  et  d'autre, 
construisent  à  grand  renfort  d'imagination  les  plans  les  plus 
magnifiques  et  les  plus  extraordinaires  de  rénovation  sociale. 

Frappés  des  découvertes  splendides  et  des  transformations 
prodigieuses  que  l'esprit  humain  avait,  par  sa  faculté  inventive, 
faites  et  apportées  dans  les  sciences  physiques  et  chimiques  et 
dans  leurs  applications  industrielles,  les  contemporains  de  Le 
Play  pensèrent  que  c'était  encore  à  cette  faculté  inventive  qu'il 
fallait  demander  la  nouvelle  organisation  du  monde  du  travail. 
Ce  fut  alors  qu'apparut  cette  extraordinaire  poussée  de  réforma- 
teurs sociaux,  ce  fut  durant  cette  période  que  les  Saint-Simon, 
les  Fourrier,  les  Bûchez,  les  Pierre  Leroux,  les  Prudhon,  les 
Cabet,  les  Louis  Blanc,  etc.,  conçurent  et  lancèrent  dans  le 
monde  leurs  différents  systèmes  sociaux. 

Formé  à  la  méthode  des  sciences  d'observation  par  son  séjour 
à  l'École  des  Mines.  Le  Play  ne  crut  pas  «pie  l'on  pouvait,  dans 
ce  nouveau  domaine,  se  dispenser  de  suivre  la  méthode  qui  avait 

été   reconnue  nécessaire   pour  toutes  les  autres    sciences,    el    qui 

avait  permis  leurs  progrès. 

Il   pensa  (pie  dans  la  Science  de  la  Société  comme  dans  toutes 

les  sciences,  l'esprit  de  combinaison,  l'esprit  inventeur  de 
l'homme  ne  pouvait  s'exercer  utilement  qu'à  partir  des  laits,  et 
sur  les  faits   que  seule   L'observation    rigoureuse   pouvait    lui 


LA    SCIENCE   SOCIALE    A-T-ELL1.    UNE    MÉTHODE    QUI    LUI    SOIT    PROPRE?   21 

fournir.  Aussi,  au  lieu  de  forger  de  toutes  pièces,  grâce  à  sa  fa- 
culté imaginative,  un  nouveau  système  social,  comme  le  firent  la 
plupart  de  ses  contemporains,  il  se  mit  à  observer  les  faits 
consciencieusement,  sans  parti  pris,  persuade  qu'ils  lui  fourni- 
raient d'eux-mêmes  les  solutions  utiles. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  graves  préoccupations  et  dans  cet 
état  d'esprit  que  le  jeune  élève-ingénieur  des  mines  partit 
en  18-2î>,  pour  faire  en  Allemagne  son  premier  grand  voyage 
d'étude.  A  cette  époque,  comme  cela  se  pratique  encore  aujour- 
d'hui, les  élèves  de  l'École  des  Mines  devaient  faire,  au  cours 
de  leur  séjour  à  l'École,  un  grand  voyage  en  France  ou  à  l'étran- 
ger, pour  étudier  sur  place,  au  point  de  vue  technique,  les  in- 
dustries minières  et  métallurgiques.  Le  Play  et  son  camarade  et 
ami  Jean  Keynaud  choisirent,  comme  centre  d'études,  cette  cé- 
lèbre région  du  Hartz,  si  réputée  alors,  et  depuis,  pour  la  perfec- 
tion de  ses  produits,  la  valeur  de  ses  méthodes  de  travail,  et 
1  excellence  de  l'organisation  de  son  personnel. 

Devenu  ingénieur,  et  arrivé  rapidement  à  une  grande  réputa- 
tion comme  technicien,  Le  Play  fut,  dans  le  quart  de  siècle  qui 
suivit,  chargé  des  plus  importantes  missions  à  l'étranger,  et 
appelé  en  qualité  d'ingénieur-conseil  dans  les  plus  grandes 
exploitations  métallurgiques  de  l'Europe.  C'est  ainsi  qu'il  visita 
successivement  l'Allemagne,  l'Espagne,  L'Angleterre,  l'Autriche- 
Hongrie,  la  Suède  et  la  Norvège  et  la  Russie.  Au  cours  de  ses 
voyages,  il  fut  toujours  amené  à  s'inquiéter  de  la  condition  ma- 
térielle et  morale  des  populations  ouvrières  adonnées  aux  indus 
tries  qu'il  étudiait,  comme  de  l'élément  essentiel  de  la  prospérité 
de  ces  industries  '. 


1.  «  Livré  depuis  vingt  ans  environ  à  une  suite  d'études  concernant  L'extraction  i  i 
l'élaboration  des  métaux  usuels,  j'ai  été  naturellement  conduit  à  observer  la  condi- 
tion des  ouvriers  attachés  aux  usines  métallurgiques  et  subsidiairemenl  celle  des 
agriculteurs  parmi  Lesquels  ces  ouvriers  se  recrutent  ou  qui  entreprennent,  pour  le 
service  des  mines  ci  des  usines,  le  transport  des  combustibles,  des  minerais  el  des 
autres  matières  premières.  Le  prix  de  revient  des  métaux  se  compose  en  effet,  pour 
la  majeure  partie,  des  Irais  qu'entraîne  la  subsistance  de  ce  pei  sonnel.  L'économie  îles 
ateliers  métallurgiques,  je  dirai  même  le  principe  des  procédés  te<  tinique  qu'on  \  em- 
ploie ne  sauraient  être  étudiés  d'une  manière  philosophique,  à  moins  que  l'on  n'ait 
préalablement  déterminé  les  conditions  essentielles  de  l'existence  des  populal s 


22  I,\    SCI]   «I  E    SOCIALE    ET    S\    MU  BODE. 

Esprit  vigoureux  et  méthodique,  Le  Play  consacra  dix  années 
à  constituer  son  instrument  de  travail,  et  ce  ne  fut  qu'en  1K37 
que  le  cadre  de  la  monographie  de  famille  ouvrière  fut  détini- 
tivement  tracé.  A  partir  de  cette  époque,  il  avança  avec  plus  de 
sûreté  dans  son  enquête,  et  il  commença  à  avoir  la  claire  vue 
de  ce  que  devait  être  la  Science  de  la  Société,  la  Science  So- 
ciale ;  et  cela  moins  grâce  à  la  valeur  scientifique  de  son  instru- 
ninil  de  travail,  de  la  monographie  de  famille  ouvrière  qui  con- 
tenait, ainsi  que  nous  allons  le  démontrer,  d'incontestables  et 
d'irrémédiables  défauts,  que  grâce  à  deux  heureuses  rencontres 
qu'il  lui  avait  été  donné  de  faire  au  cours  de  ses  enquêtes. 

Conduit  par  sa  prolession  d'ingénieur  à  s'enquérir  de  la  situa- 
tion matérielle  et  morale  des  familles  ouvrières  comme  de  l'élé- 
ment essentiel  de  la  prospérité  de  l'industrie,  il  avait,  ainsi  que 
nous  le  montrerons,  trouvé,  comme  par  hasard,  avec  la  Famille 
Ouvrière,  le  point  de  départ  de  l'analyse  sociale,  que  bien  long- 
temps avant  lui  cherchèrent  en  vain  les  esprits  les  plus  puis- 
sants, les  Platon  et  les  Montesquieu,  pour  ne  citer  que  le 
premier  et  le  dernier  de  cette  longue  série.  Appelé  sur  les 
confins  de  la  Sibérie  comme  ingénieur-conseil,  il  avait  eu,  avec  la 
famille  des  Bachkirs  demi -nomades  la  claire  vue  de  tous  les 
éléments  dont  se  compose  la  Société,  alors  qu'ils  existent  encore 
à  l'état  embryonnaire  dans  la  famille  patriarcale. 

Cependant,  comparée  aux  procédés  d'études  employés  jusqu'a- 
lors par  les  hommes  qui  se  préoccupaient  des  questions  sociales, 
la  valeur  de  la  méthode  créée  par  Le  Play  était  tellement  supé- 
rieure, que  lorsque  la  première  édition  des  Ouvriers  européens 
parut  en  1855  sous  le  patronage  de  l'Académie  des  Sciences,  elle 
provoqua  chez  l'élite  intellectuelle  une  profonde  cl  légitime 
admiration. 

Mais,  si  tous  ces  faits,  impartialement  observés  dans  toutes  le^- 
contrées  de  l'Europe,  et  consciencieusement  décrits,  avaient  par 
leur  seule  juxtaposition  une  haute  valeur  instructive;  il  faut 
avouer  que  le  cadre  même  où  ils  étaient  enfermés,  en  même 

attachées  à  ces  travaux.      LePlay,  Les  Ouvriers  européens,  i'  édition,  Grand  Atlas, 
l'.iris,  1855.  Avertissement 


LA    SCIENCE    SOCIALE    A-T-ELLE     UNE    METHODE    QUI   LUI    SOIT   PROPRE.''    23 

temps  que  le  soin  que  Le  Play  avait  eu  de  rejeter  dans  un  appen- 
dice les  quelques  conclusions  qu'il  avait  cru  pouvoir  en  tirer, 
en  dérobait  toute  la  valeur  scientifique  et  toute  la  portée  sociale 
à  la  masse  du  grand  public. 

De  tous  côtés,  on  demanda  alors  à  Le  Play  de  bien  vouloir 
développer  les  conclusions  qu'il  avait  si  sobrement  indiquées, 
de  faire  œuvre  de  chef  dans  cette  grande  tâche  de  réforme 
sociale  que  l'on  voulait  entreprendre.  Impatients  d'agir,  ayant 
confiance  dans  la  base  scientifique  sur  laquelle  s'appuyaient 
ses  conclusions,  ses  amis  lui  demandèrent  d'indiquer  seulement 
quelles  étaient  les  réformes  à  faire,  et  de  parler  cette  fois  pour 
le  grand  public.  Ce  fut  sous  l'influence  de  ces  circonstances 
que  Le  Play  commença  son  œuvre  de  réformateur  social,  qui, 
si  elle  ne  lui  mérita  pas  un  renom  scientifique  pareil  à  celui  que 
lui  avait  valu  les  Ouvriers  européens,  lui  assura  au  moins  devant 
la  postérité  celui  d'un  grand  citoyen.  La  Réforme  sociale  en 
France,  Y  Organisation  du  Travail,  Y  Organisation  de  la  Un- 
mille,  la  Constitution  de  l'Angleterre,  la  Constitution  essentielle 
de  VHuman Reparurent  successivement  comme  des  programmes 
de  plus  en  plus  concis  des  réformes  qu'il  importait  d'entre- 
prendre. 

Je  n'ai  pas  à  rechercher  quelles  purent  être  les  causes  d'ordre 
scientifique  ou  d'ordre  politique  qui  entravèrent  l'œuvre  de  ré- 
forme sociale  entreprise  par  Le  Play,  œuvre  que  continuèrent 
après  lui,  et  que  continuent  encore  aujourd'hui,  tant  d'hommes 
si  justement  réputés  pour  leur  dévouement  au  bien  publie. 
Peut-être  que  la  critique  que  nous  allons  faire  de  l'œuvre  scien- 
tifique  même  de  Le  Play,  fera  comprendre  l'impossibilité  où 
il  fut  toujours  de  sortir  de  la  pure  affirmation  et  (h;  gagner 
l'adhésion  du  monde  savant,  lorsqu'il  s'agissait  de  la  constitu- 
tion de  la  Société,  alors  que  cependant  nul  avant  lui  n'avail  fail 
une  pareille  et  meilleure  récolte  de  faits. 

Peut-être  aussi  que  l'on  se  rendra  compte,  par  celle  seule 
critique  d'une  méthode  scientifique,  pourquoi  ef  comment 
I  l  cole  qu'il  avait  fondée  était  fatalement  vouée  à  abandonna  r 
peu  ,i  peu  l'œuvre  scientifique  du  créateur  de  la  S<  ien<  e  So<  ial< 


24  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA   METHODE. 

pour  donner  toute  sou  action  et  tout  son  dévouement  à  l'œuvre 
de  réforme  sociale  entreprise  par    le  .Maître. 

Pour  continuer  L'œuvre  scientifique  de  Le  Play,  il  fallait, 
comme  cela  se  pratique  dans  toutes  les  sciences,  revoir  La  mé- 
thode, l'instrument  de  travail  qu'il  avait  erré,  la  rectifier,  la 
perfectionner. 

Pour  continuer  son  œuvre  de  réformateur  social,  il  suffisait  de 
donner  son  temps  et  son  zèle  à  la  propagation  de  ses  idées;  de 
là,  ;i  renfermer  ses  conclusions  dans  des  formules  invariables, 
il  n'y  avait  qu'un  pas,  et  certains  de  ses  disciples  l'ont  franchi. 


-eoi-o-ïoï- 


III 

LA    MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE     OUVRIÈRE 
SES  RÉSULTATS    SCIENTIFIQUES 

«  La  Méthode,  créée  par  Le  Play  pour  l'étude  des  Sociétés 
humaines,  consiste  essentiellement,  nous  dit-il,  à  établir,  pour 
chaque  famille  soumise  à  l'observation,  un  budget  annuel  com- 
posé de  deux  parties,  dont  le  cadre  reste  invariable  pour  toutes 
les  localités  et  toutes  les  catégories  d'ouvriers.  Le  budget  est 
précédé  d'une  introduction  où  sont  définies  d'une  manière  sys- 
tématique toutes  les  conditions  d'existence  de  la  famille;  il  est 
suivi  de  documents  et  de  notes  comprenant  tous  les  détails  im- 
portants de  technologie  et  d'économie  domestique  et  toutes  les 
considérations  générales  qui  n'auraient  pu  entrer  dans  le  cadre 
même  de  l'introduction  et  du  budget  sans  en  détruire  l'har- 
monie et  la  simplicité.  La  méthode  présente  implicitement  les 
moyens  de  contrôler  les  faits  et  elle  se  prête  facilement  aux 
applications  que  l'on  peut  en  faire.  L'observateur  se  trouve 
obligé,  en  effet,  de  poursuivre  ses  recherches  aussi  longtemps 
qu'il  n'a  pas  constaté  une  concordance  parfaite  entre  les  recettes 
etles  dépenses  de  chaque  ménage,  dette  vérification,  également 
applicable  aux  quantités  et  aux  valeurs  des  objets  produits  ou 
consommés,  offre  les  mêmes  garanties  d'exactitude  qui  se  ren 
contre  dans  la  comptabilité  et  dans  les  calculs  de  la  chimie  ana- 
l\  tique '.  » 

i.    Le  1*1  »  y .    Les   Ouvriers  européens,    r    édition.   Grand    Alla-.  Introduction, 
page 


26  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

Nous  avons  tenu  à  emprunter  à  Le  Play  lui-même  la  définition, 
de  la  méthode  qu'il  a  créée.  Nulle  définition  ne  pouvait  être  plus 
exacte  et  plus  complète  que  la  sienne,  et  il  était  de  la  plus 
élémentaire  probité  scientifique  d'aller  lui  demander  cette  dé- 
finition de  sa  méthode,  alors  que  nous  nous  proposons  d'en  faire 
la  critique  au  point  de  vue  scientifique. 

L'idée  maitresse  de  Le  Play,  l'idée  maîtresse  de  la  méthode 
de  la  monographie  de  Famille  Ouvrière,  est  que,  pour  arriver  à 
la  connaissance  d'une  Société,  il  suffit  d'acquérir  celle  des  Va- 
milles  Ouvrières  gui  en  font  partie  \  et  que,  pour  connaître  ces 
Familles  Ouvrières,  il  faut  en  dresser  le  budget  •'. 

Il  n'est  personne  aujourd'hui,  s'occupanl  tant  soit  peu  des 
questions  sociales,  ou  se  préoccupant  de  savoir  sur  quels  fonde- 
ments scientifiques  repose  la  Science  Sociale,  qui  n'ait  plus  ou 
moins  étudié  ou  tout  au  moins  feuilleté  quelques-unes  de  ces 
Monographies  de  Famille  Ouvrière  dressées  par  Le  Play.  Elles 
paraissent  et  elles  sont  à  beaucoup  de  points  de  vue,  le  triomphe 
de  l'esprit  de  méthode.  Leur  cadre  invariable  quel  que  soit 
l'objet,  la  famille  analysée  se  compose  essentiellement  de  trois 
parties. 

La  première  Partie  donne  :  Le  Titre  principal  de  la  Mono- 
graphie.  En  fait,  comme  ce  titre  a  pour  but  de  définir  en  quel- 


1.  On  pourrait  croire,  à  première  vue,  que  l'étude  d'une  Société,  répartie  sur  un 
vaste  territoire,  ne  saurait  être  ramenée  à  l'observation  méthodique  d'un  pelii  nom- 
bre de  ramilles  adonnées  à  la  pratique  des  principales  sortes  de  travaux  manuels... 
Cette  prévision  n'est  point  justifiée  par  les  faits.  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens, 
2e édition, t.  I".  page 210.    -Voir  d'ailleurs,  sur  ce  sujet,  tout  le  cbapitreviu. 

2.  On  peut  taire  entrevoir  la  justesse  du  principe  sur  lequel  repose  celle  méthode 
en  constatant  que  les  actes  de  la  vie  humaine  sur  lesquels  doit  se  diriger  l'atten- 
tion de  L'économiste  et  de  l'homme  d'Etat,  se  résume  presque  toujours  en  une  dé- 
pense de  temps,  en  une  production  et  en  une  consommation.  Il  arrive  même  souvent 
que  les  détails  dont  se  préoccupent  plus  particulièrement  les  moralistes,  s'expri 
ment  par  le  relevé  des  recettes  et  des  dépenses  avec  une  précision  aussi  énergique, 
on  pourrait  dire  aussi  éloquente,  que  par  le  discours.  On  peut  donc  appliquer  aux 
existences  modestes  qui!  s'agit  de  décrire  l'axiome  que  plusieurs  économistes  ont 
énoncé  d'une  manière  plus  générale  en  remarquant  qu'un  budget  bien  établi  renferme 
implicitement  la  plus  exacte  appréciation  de  la  richesse,  de  la  puissance  et  du  génie 
particulier  de  chaque  nation.  —  Le  Play,  Les  Ouvriers  <  rope'ens,  i  édition,  in- 
troduction, page  23.  —  Voir  aussi  dan$  la  î'  édition  des  Ouvriers  i  uropéens,  t.  l'\ 
page  225,  §  3    sur  les  garanties  d'exactitude  donnée-  par  les  monographies. 


la  monographie  de  famille  ouvrière.  -21 

ques  mots,  d'une  façon  aussi  nette  que  concise,  la  famille  ouvrière 
observée,  pour  permettre  de  la  classer,  par  sa  définition  même, 
parmi  les  autres  familles  déjà  observées,  cette  première  partie 
constitue  l'œuvre  ultime  de  l'opération,  et  ne  peut  être  faite  que 
lorsque  la  famille  en  question  a  été  complètement  analysée. 

La  deuxième  Partie  comprend  :  La  Monographie  "proprement 
dite,  c'est-à-dire  le  budget  des  recettes  et  des  dépenses,  ce  que 
Le  Play  a  si  bien  appelé  l'analyse  financière  des  Moyens  d'Exis- 
tence et  du  Mode  d'Existence  de  la  Famille  ouvrière. 

Le  Budget  des  Recettes  comprend  quatre  sections  : 

Section  I  :  Propriétés  possédées  par  la  Famille  et  Revenus  de 
ces  Propriétés. 

Section  II  :  Subventions  reçues  par  la  Famille  et  Produits  de 
ces  Subventions. 

Section  III  :  Travaux  exécutés  par  la.  Famille  et  Salaires  af- 
férents à  ces  Travaux. 

Section  IV  :  Industries  entreprises  par  la  Famille  (à  son 
propre  compte)  et  Bénéfices  de  ces  industries. 

Le  Budget  des  Dépenses  comprend  cinq  sections  : 

Section  I.  Dépenses  concernant  la  Nourriture; 

Section  II.  Dépenses  concernant  l'Habitation; 

Section  III.  Dépenses  concernant  les  Vêtements; 

Section  IV.  Dépenses  concernant  les  Besoins  moraux,  les 
Récréations  et  le  Service  de  santé; 

Section  V.  Dépenses  concernant  les  Industries,  les  Dettes,  les 
Impôts  elles  Assurances. 

Ces  deux  budgets  sont  complétés  par  une  série  de  ('amples 
annexes,  qui  comprennent  et  font  ressortir  une  série  de  détails 
qui  auraient  surchargé  le  budget  et  qui  y  figurent  seulement 
par  leurs  totaux. 

Enfin  le  budget  se  solde  par  un  excédent  ou  un  déficit  qui 
indique,  par  son  chiffre  même,  la  situation  où  se  Irouve  la  Famille 
(>u\  rière  '. 


i.  Le  résultat  le  plus  important  qui  se  puisse  déduire  de  la  comparaison  des  deux 
budgets  des  recettes  et  Mes  dépenses,  est  de  constate)  s'ils  se  balancent  sur  un  di  Si  il 
ou  un  excédent.  En  disposant  ces  budgets  d'après  les  bases  indiquées  dans  tes  deux 


28  l.\    SCIENCE   SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

La    rROisiÈMÉ  Partie  présente  deua   textes  complétant  le  bud- 
get domestique.  Lorsque  la  méthode  «les  monographies  de  famille 

l'ut  créée  et  que  Le  Play  en  eut  coord< •  tous  les  détails  dans 

le  budget,  il  s'aperçut,  par  l'expérience  quotidienne  qu'il  fai- 
sait de  sa  méthode,  que  «  certain.es  particularités  échappaient 
à  cette  analyse  financière  de  la  vie  humaine  ou  ne  s'j  manifes- 
taient pas  d'une  manière  assez  marquée. 

Aussi  eut-il  l'idée  de  grouper,  en  tête  de  chaque  monogra- 
phie, un  certain  nombre  A! Observations  préliminaires,  qui  dé- 
finissent en  quelque  sorte  la  famille  et  le  milieu  social  où  elle 
vil  et  qui,  en  même  temps,  servenl  d'introduction  aux  budgets 
des  recettes  et  des  dépenses1  ».  Subdivisées  en  13  paragra- 
phes, ces  Observations  préliminaires  exposent  la  nature  des 
lieux,  l'organisation  du  travail  dans  la  localité,  et  surtout  les 
caractères  spéciaux  de  la  famille  décrite.  Elles  développent  en 
suite  les  traits  généraux  des  recettes  et  des  dépenses,  ou,  en 
d'autres  ternies,  les  Moyens  et  le  Mode  d'Existence.  Le  dou- 
zième paragraphe  présente  une  histoire  de  la  famille  et  dans  les 
Phases  principales  de  son  existence  et  dans  les  mœurs  et  les  ins 
lilutions  qui  assurent  son  bien-être  moral  et  physique.  Comme 
on  peut  s'en  rendre  compte  par  ce  qui  vient  d'être  dit,  ces  obser- 
vations préliminaires  constituent,  au  même  titre  que  le  budgel 
lui  même,  une  analyse  systématique  de  la  famille  ouvrière. 

Le  second  texte  qui  suit,  cette  fois,  le  budget  n'a  pas  ce  carac 
1ère,  il  n'appartient  pas  au  corps  de  la  monographie,  il  lui  est 
annexé  comme  un  complément  final.  Sous  le  titre  A'Ëléments 
divers  de  la  Constitution  sociale,  l'observateur  peut  men- 
tionner et  grouper  ici  tous  les  phénomènes  sociaux  qui  lui 
paraissent  intéressants,  devanl  lesquels  l'ouvrier  est  simple- 
ment passif,  et  dont  les  conséquences,  bonnes  ou  mauvaises,  ne 
peuvent   lui  être  attribuées2.   En    fait,    comme  on    peul    déjà 

chapitres  précédents,  on  s'est  proposé  surtout  de  mettre  en  relief  celte  conséquence 
qui,  mieux  que  tout  autre,  caractérise  la  condition  physique  de  chaque  famille  el 
surtout  le  niveau  moral  auquel  elle  s'esl  élevée,  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens, 
i"  édition,  p.   ".. 

i.  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens^  1"  édition.  Grand  Allas,  Introduction. 

2,  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens,  '   édition,  1. 1,  p.   '.;s. 


LA   MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE  2!» 

l'entrevoir,  et  comme  nous  le  démontrerons  en  faisant  la  cri- 
tique de  la  valeur  scientifique  de  la  monographie,  c'est  ici, 
c'est  sous  cette  rubrique,  que  tous  les  groupements  dont  se 
compose  la  Société,  à  l'exception  de  la  Famille  Ouvrière  qui 
\  ion t  d'être  analysée,  pourront  être  décrits,  et  cela  sans  ordre 
sans  méthode,  au  seul  gré  de  la  curiosité  de  l'observateur,  et 
sous  l'unique  garantie  de  ses  dons  naturels. 

En  résumé,  comme  nousFavons  dit,  et  comme  nous  venons  de 
le  démontrer,  l'idée  maîtresse  de  Le  Play,  l'idée  maîtresse  de  la 
méthode  de  la  monographie  ouvrière  est  que  :  pour  arriver  à  la 
connaissance  d'une  'Société,  il  suffit  d'acquérir  celle  des  Familles 
Ouvrières  qui  en  font  partie ,  et  que,  pour  connaître  ces  Familles 
Ouvrières,  il  faut  en  dresser  le  budget. 

Quel  est  le  degré  d'exactitude  de  cette  proposition? 

En  d'autres  termes,  quelle  est  la  valeur  scientifique  de  la  mé- 
thode créée  par  Le  l'lay? 

Tout  d'abord,  est-il  vrai  que,  pour  arriver  à  la  connaissance 
d'une  Société,  il  suffira  d'acquérir  celle  des  Familles  Ouvrières  qui 
en  font  partie? 

Il  nous  faut  répondre  sans  hésitation  que,  si  cette  connais- 
sance est  nécessaire,  elle  n'esl  pas  suffisante.  Car  la  Famille 
Ouvrière  n'est  que  l'un  des  groupements  dont  l'ensemble  com- 
pose la  Société. 

Est-il  vrai  aussi  que,  pour  connaître  une  Famille  Ouvrière,  il 
faut  en  dresser  le  budget? 

dette  seconde  proposition  est  aussi  inexacte  que  la  première. 
L'analyse    financière    de   la   Famille  Ouvrière,  poursuivie    par 
l'établissemenl    de   son    budget,    est    essentiellement     impro 
pre    ;'i   donner    la  connaissance  de   celle  famille,   parce  qu'elle 
déforme    les     faits    pour     les    faire    entrer    dans    le     cadre    du 

budget. 

Comme  nous  le  prouverons  bientôt  en  établissant  la  valeui 
scientifique  de  la  méthode  créée  par  Le  Play,  la  méthode  de 
l,i  monographie  de  Famille  Ouvrière  n'est  pas  plus  capable 
d'apporter  à  l'observateur  la   connaissance  de    la   Société  tout 


,'ÎO  LA   SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

entière,  que  celle  d'une  Famille  Ouvrière,  et  cela  pour  une  raison 
très  simple. 

C'est  que  cette  méthode  ne  présente  pas  ce  caractère  essen- 
tiel, qui  pour  un  ordre  déterminé  de  connaissances  permet  de 
reconnaître  que  l'on  est  bien  en  possession  du  véritable  pro- 
cédé pour  y  découvrir  la  vérité.  Elle  ne  présente  pas.  elle  n'est 
pas  l'adaptation  particulière!  des  procédés  généraux  et  néces- 
saires de  l'esprit  humain  à  l'objet  que  l'on  étudie.  En  fait, 
la  méthode  de  la  monographie  de  Famille  Ouvrière  est  une 
méthode,  qui  provient  d'une  autre  science,  qui  ne  résulte  pas 
des  conditions  spéciales  qu'impose  aux  procédés  généraux  e1 
nécessaires  de  l'esprit  humain,  lu  connaissance  de  l'objet  même 
de  la  Science  Sociale,  du  groupement. 

A  quoi  sert-il  alors  de  s'arrêter  plus  longtemps  sur  l'œuvre  de 
Le  Play?  son  échec  n'est  pas  plus  intéressant  que  ceux  de  tant 
d'autres  qui  l'ont  précédé  et  suivi! 

Bien  que  Le  Play  n'ait  pas  réussi  à  créer  la  méthode  de  la 
Science  Sociale,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  demeurera 
comme  un  des  fondateurs  de  la  Science  Sociale,  parce1  qu'il 
résulte  de  son  oeuvre  deux  propositions,  d'une  importance  capi- 
tale, qu'il  a  suffi  de  reprendre  et  mettre  au  point  pour  créer  la 
méthode. 

Ces  deux  propositions  sont  les  suivantes  : 

I.  —  Toute  observatio?i  sociale  doit  commencer  par  celle  des 
Familles  Ouvrières  oui  font  partie  de  la  Société  étudiée. 

II.  —  //  y  a  nue  modalité  imposée  aux  groupements  dont  se 
compose  la  Société,  en  vertu  de  la  constitution  même  de  son 
groupement  primordial,  dn  groupement  de  la  Famille  Ouvrière. 

Exposons  et  développons  ces  deux  propositions.  Elles  nous 
donneront,  tout  d'abord,  dégagés  des  erreurs  qui  les  enve- 
loppent dans  l'œuvre  de  Le  Play,  les  résultats  scientifiques  de 
celle  œuvre.  Elles  nous  initieront,  en  même  temps,  d'une  ma- 
nière aussi  profitable  (pie  facile,  à  la  connaissance  de  deux  des 
lois  les  plus  importantes  de  la  Science  Sociale,  et  nous  permet- 
tront enfin  d'aborder  en  de  meilleures  conditions  la  critique  de 
la  valeur  scientifique  de  la  Méthode  créée  par  Le  Play. 


LA    MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  31 

Toute  observation  sociale,  disons-nous  tout  d'abord,  doit  com- 
mencer par  celle  des  Familles  ouvrières,  qui  font  partie  de  la 
Société  étudiée. 

Bien  avant  Le  Play,  les  plus  grands  penseurs  avaient  cherché 
le  système  du  inonde  social,  et  s'étaient  demandé,  sans  parvenu 
à  le  découvrir,  par  quel  côté  il  fallait  aborder  ce  système,  par 
quel  phénomène  on  devait  commencer  l'analyse  sociale  pour 
voir  se  dérouler  après  lui,  comme  dans  un  écheveau  dont  on  a 
saisi  le  fil,  tous  les  autres  phénomènes  dont  se  compose  la 
Société. 

Les  uns  s'étaient  imaginé  que  chaque  Société  reçoit  sa  cons- 
titution de  ses  pouvoirs  publics,  qu'en  organisant  l'État  on  orga- 
nisait la  république;  et  certains  en  avaient  conclu  que  c'était 
en  pénétrant  l'esprit  de  ses  lois  qu'on  arriverait  à  connaître  une 
Société.  D'autres  pensèrent  qu'une  Société  s'organise  d'après  ses 
croyances  religieuses  et  cherchèrent  dans  le  culte  des  ancêtres 
la  clef  de  la  cité  antique.  Ceux-ci,  assimilant  la  Société  à  un 
organisme,  acceptèrent  toute  une  méthode  d'une  comparaison 
inexacte  et  constituèrent  de  pièces  et  de  morceaux  empruntés  à 
toutes  les  civilisations  contemporaines,  une  société  primitive, 
pour  reconstituer  l'organisme  embryonnaire  dont  ils  voulaient 
suivre  l'évolution.  Tous  étaient  partis  d'une  idée  à  priori,  et  leur 
étude,  commencée  à  faux,  ne  put  les  conduire,  malgré  la 
puissance  de  leur  esprit,  à  une  connaissance  exacte  de  la 
Société. 

Or,  il  se  trouva  qu'en  faisant  son  métier  d'ingénieur,  qu'en 
se  préoccupant  des  conditions  de  vie  de  l'ouvrier,  connue  d'un 
facteur  essentiel  à  la  prospérité  de  l'industrie,  Le  Play  était 
présisément  tombé  sur  le  point,  à  partir  duquel  se  déroule  toute 
la  connaissance  de  la  Société. 

Il  s'en  aperçut;  ce  fut  là  son  génie. 

Pourquoi  la  Famille  Ouvrière  est-elle  le  point  de  départ  de 
l'analyse  sociale,  et  comment,  à  partir  d'elle  et  au  travers  d'elle, 
voit-on  se  dérouler  tout  le  plan  delà  Société? 

Nous  allons  essayée  de  le  démontrer. 

Le  premier  trait  qui  trappe  dans  cette  proposition,  esl  que  la 


32  LA    SCIENCE   SOCIALE   ET   SA   MÉTHODE. 

connaissance  de  la  Société  commence  à  partir  de  la  connaissance 
de  la  Famille. 

Que  la  connaissance  de  la  Société  ne  commence  pas  avec  celle 
de  l'individu,  que  l'unité  sociale  ne  soit  pas  l'individu,  mais  le 
groupe,  c'est  là  un  fait  qui,  pour  Le  Play,  ne  fut  que  la  conclu- 
sion de  l'expérience,  mais  qui,  pour  nous,  doit  avoir  maintenant 
et  a  toute  la  force  d'une  proposition  nécessaire  par  elle-même, 
toute  l'évidence  d'un  axiome.  Comme  nous  l'avons  établi,  en 
déterminant  l'objet  môme  de  la  Science  Sociale,  la  Société  ne 
commence  qu'avec  le  groupe;  jusque-là  elle  n'existe  pas,  et  si 
on  l'étudié  en  dehors  du  groupe,  on  l'étudié  en  dehors  d'elle- 
même,  en  dehors  de  son  objet. 

Mais  si  la  connaissance  de  la  Société  ne  consiste  que  dans 
celle  des  groupes  qui  la  composent,  pourquoi  cette  connais- 
sance commence-t-ellc  avec  celle  de  la  famille? 

C'est  qu'en  effet  la  famille  est  le  groupe  premier,  le  groupe 
élémentaire,  le  groupe  fondamental. 

J'oserai  presque  dire  que  c'est  là  un  l'ait  dont  la  réalité  s'im- 
pose d'elle-même,  et  qu'affaiblit  tout  essai  de  démonstration. 

Il  est  aujourd'hui  reconnu,  en  chimie,  que  les  masses  cristal- 
lines déterminent  leurs  arêtes  d'après  celles  de  leurs  éléments; 
ainsi  peut-on-dire  que  chaque  société  détermine  toutes  ses 
institutions,  tousses  groupements  d'après  la  constitution  même 
de  son  groupement  familial. 

Remarquez,  tout  d'abord,  que  la  Société  ne  reçoit  ei  n'emploie 
que  ce  que  lui  fournit  la  famille;  celle-ci  est  la  matrice  d'où 
sortent  tous  les  êtres  humains.  Et  si  nul  n'entre  que  par  elle 
dans  la  Société,  nul  n'entre  dans  tous  ces  groupements  qui  com- 
posent cette  Société,  groupement  du  Travail,  groupement  de  la 
Propriété,  groupement  du  Commerce,  de  la  Religion  et  groupe- 
ments des  Pouvoirs  publics;  nul  n'entre  dans  tous  ces  groupe- 
ments, qu'après  avoir  subi  chez  elle  une  formation  première; 
soit  qu'elle  façonne  ses  produits  d'une  façon  vigoureuse  et  leur 
imprime  un  tour  indestructible,  soit  qu'elle  les  laisse  échapper, 
à  peine  dégrossis,  ou  souvent  même  détonnes. 

Et  c'est   ce  que   la  famille  n'a  pas  l'ait  ou  ne  fait  pas,    soit 


LA    MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE   OUVRIÈRE.  33 

par  incapacité  propre,  soit  par  inaptitude  relative,  pour  rendre 
les  hommes  aptes  à  vivre  en  Société,  pour  assurer  leur  vie  en 
Société  qui  est  précisément  l'œuvre,  la  fonction  et  la  raison  d'être 
des  autres  groupements.  Ceux-ci  ne  sont  donc  que  le  complé- 
ment ou  le  supplément  de  celui-là,  et  leur  naissance,  leur  dé- 
veloppement et  leur  action  se  mesure  pour  chaque  Société,  à 
l'espace  vide  qu'a  laissé  la  famille? 

Ainsi  donc  l'analyse  sociale  doit  partir  de  l'observation  de  la 
famille;  mais  de  quelle  espèce  de  famille? 

De  la  Famille  Ouvrière,  parce  que  :  la  vie  de  l'ouvrier  est  essen- 
tiellement propre  à  présenter  la  forme  la  plus  élémentaire  et 
la  plus  simplifiée  de  l'existence  dans  une  Société. 

Avec  la  Famille  Ouvrière,  nous  rencontrons  par  conséquent 
le  véritable  point  de  départ  de  l'analyse  sociale,  puisqu'on  Science 
Sociale,  comme  dans  toutes  les  sciences  d'observation,  la  mé- 
thode veut  qu'on  procède  du  simple  au  composé. 

Point  n'est  besoin  de  longue  démonstration  pour  établir  que 
dans  la  vie  de  la  Famille  Ouvrière,  tout  tend  à  se  restreindre  au 
plus  juste,  à  l'essentiel.  Les  faits  de  tous  les  jours  sont  là  pour 
prouver  que  c'est  par  les  moyens  les  plus  simples,  par  les  pro- 
cédés les  plus  économiques  que  l'ouvrier  pourvoit  à  sa  vie,  et 
la  force  des  choses  le  ramène  sans  cesse  à  cette  commune  me- 
sure qu'il  ne  peut  dépasser,  d'une  façon  continue,  qu'en  s'élevant 
à  une  condition  supérieure,  en  cessant  d'être  ouvrier. 

Dans  quoique  région  que  l'économiste  conduise  son  enquête, 
l'explorateur  ses  études,  c'est  toujours  chez  l'homme  du  peuple 
qu'ils  iront,  lorsqu'ils  voudront  connaître  une  contrée,  ses  res- 
sources, son  travail  et  ses  moeurs.  C'est  dans  la  maison  du  pay- 
san et  de  l'ouvrier  qu'il  faut  entrer,  c'est  dans  leurs  champs  et 
leurs  ateliers  qu'il  faut  les  suivre,  pour  se  rendre  compte  des  in- 
dustries nourricières  de  la  région,  du  pays  dont  ils  sont;  c'est 
là  qu'on  apprendra  les  conditions  que  le  climat  et  le  travail  im- 
posent à  la  nature  et  au  régime  de  la  nourriture,  de  l'habitation, 
du  vêtement  et  de  l'hygiène.  Traditions  et  organisation  de  la  fa- 
mille, système  de  l'éducation  et  de  l'instruction,  action  de  l'au- 
torité privée  ou  publique,  croyances  et  pratiques  religieuses, 

3 


34  LA.   SCIENCE    SOCIALE    ET   SA    MÉTHODE. 

action  du  commerce,  influence  des  classes  supérieures,  divertisse- 
ments et  arts  nationaux,  tout  se  rencontre  au  foyer  de  l'ouvrier, 
tout  y  aboutit  dans  les  formes  les  plus  simples  et  par  l'action  la 
plus  profonde.  Combien  ce  procédé  n'apparaît-il  pas  encore  plus 
vrai  et  plus  efficace,  lorsqu'on  lui  oppose  le  procédé  contraire; 
qui  irait  à  Versailles,  dans  le  palais  des  rois,  pour  se  rendre  compte 
des  conditions  de  l'habitation  en  France  qui  s'assoirait  à  la 
table  d'un  lord  pour  s'enquérir  du  régime  de  l'alimentation  en 
Angleterre? 

L'observation  des  différents  groupements  dont  se  compose  une 
Société  doit  donc  commencer  par  l'étude  du  groupement  fami- 
lial ouvrier. 

Ainsi  déterminé,  le  point  de  départ  de  l'analyse  sociale  est-il 
suffisamment  précis? 

Non,  car  il  y  a  bien  des  sortes  de  Familles  Ouvrières.  Il  y  en 
a  qui  s'élèvent  et  sont  sur  le  point  de  cesser  d'être  ouvrières; 
il  y  en  a  qui  succombent,  s'enfoncent  de  jour  en  jour  dans  la 
misère,  et  cessent  peu  à  peu  de  demander  leur  pain  quotidien 
au  travail  pour  le  recevoir  de  la  charité;  il  en  est  d'autres, 
enlin,  qui  se  maintiennent  en  leur  condition.  A  laquelle  de 
ces  trois  catégories  faut-il  s'adresser? 

En  Science  Sociale,  comme  dans  toutes  les  sciences  d'obser- 
vation, il  ne  suffit  pas  d'observer  un  élément  simple;  il  faut 
encore,  pour  que  l'observation  soit  efficace,  que  cet  élément  soit 
judicieusement  choisi,  qu'il  soit  bien  constitué,  qu'il  ne  présente 
aucune  anomalie,  aucune  difformité,  aucun  manque;  il  faut,  en 
un  mot,  que  cet  élément  simple  soit  normal. 

Que  dirait-on,  pour  ne  justifier  cette  règle  que  par  un  seul 
exemple,  (pie  dirait-on  d'un  anthropologiste  qui  étudierait  des 
manchots,  des  boiteux,  des  bossus,  des  aveugles  pour  trouver 
les  lois  de  la  structure  humaine! 

Quelles  sont  les  conditions  qui  permettent  de  reconnaître  que 
cet  élément  simple  se  trouve  dans  ses  conditions  normales?  Ici 
chaque  science  apportera  sa  réponse. 

La  Science  Sociale  axant  pour  objet  la  connaissance  des  diffé- 
rents   groupements    dont    se    compose    la    Société,    et    chaque 


LA    MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  X\ 

groupement  étant  formé  par  les  hommes  en  vue  d'atteindre 
un  but  déterminé,  qui  ne  saurait  être  atteint  par  aucun  des 
autres  groupements  déjà  existants,  on  pourra  reconnaître 
que  l'élément  social,  le  groupement,  est  dans  son  état  normal, 
lorsqu'il  est  constitué  et  fonctionne  de  telle  façon  qu'il  peut  at- 
teindre et  remplir  le  but  qui  est  sa  raison  d'être,  qu'il  est  en 
état  de  répondre  à  sa  cause  constitutive. 

A  mesure  que  nous  aborderons  l'étude  particulière  de  chacun 
des  groupements  dont  se  compose  la  Société,  nous  détermi- 
nerons et  nous  établirons  sa  cause  constitutive  ;  nous  ne  pouvons 
donc  pour  le  moment  que  procéder  par  voie  d'affirmation,  en 
disant  que  la  cause  constitutive  de  groupement  familial  est 
l'éducation  des  jeunes  générations.  Il  s'ensuit  que  le  grou- 
pement familial  sera  clans  son  état  normal  lorsqu'il  com- 
prendra les  agents  actifs  et  passifs  de  cette  éducation  et  qu'il 
possédera  des  moyens  d'existence  suffisants  pour  assurer  la  vie 
de  ses  membres.  Une  Famille  Ouvrière,  dans  son  état  normal, 
sera  donc  une  famille  composée  d'un  père,  d'une  mère  et  d'en- 
fants, une  famille  ayant,  de  par  son  travail,  des  moyens  d'exis- 
tence suffisants  pour  pourvoir  à  leur  vie  quotidienne.  Une  telle 
Famille  Ouvrière  est  une  Famille  Ouvrière  prospère 

Voilà,  ce  semblerait,  notre  point  de  départ  complètement  dé- 
terminé :  l'analyse  sociale  doit  commencer  par  l'étude  d'une 
Famille  Ouvrière  prospère.  Mais  une  dernière  question  se  pose. 
Comment  se  fait  cette  étude?  Il  y  a  là,  il  faut  y  prendre  garde, 
plus  (pi' une  question  de  métier  ;  nous  ne  nous  préoccupons  pas, 
en  ce  moment,  de  donner  des  conseils  pratiques  aux  observateurs; 
il  s'agit  ici  d'une  question  de  méthode. 

Pour  bien  connaître  la  Famille  Ouvrière  prospère,  point  de  dé- 
part de  toute  analyse  sociale,  suffit-il  de  prendre  à  travers  les 
pays  des  renseignements  généraux  sur  la  façon  dont  elle  esl 
communément  constituée?  Peut-on  emprunter  un  trait  à  telle 
famille,  un  trait  à  toile  autre;  observer  ici  un  ouvrier,  là  une 
mère  de  famille,  s'enquérir  du  travail  auprès  d'un  patron,  ou 
d'un  chef  de  syndicat,  visiter  les  enfants  à  l'école,  interroger  le 
ministre  du  culte  sur  les  croyances  et  les  pratiques  <\r  ses   fi 


36  LA   SCIENCE    SOCIALE   ET   SA    MÉTHODE. 

dèles?  Suffit-il  de  consulter  des  moyennes,  de  supputer  des  sta- 
tistiques? 

Que  penserait-on  du  naturaliste  qui,  voulant  étudier  le  cheval, 
observerait  le  squelette  du  percheron,  le  système  musculaire  du 
pur  sang'  anglais,  les  conditions  d'alimentation  du  cheval  arabe? 
C'est  un  même  sujet  qu'il  faut  considérer,  et  c'est  en  lui  qu'il 
faut  étudier  toutes  ses  parties  constitutives,  mesurer  leurs 
actions  combinées,  et  discerner  leurs  actions  réciproques.  Il  est 
d'ailleurs  reconnu  aujourd'hui  que  les  sciences  d'observation 
n'ont  progressé  que  du  jour  où  elles  se  sont  adonnées  à  l'étude 
complète  et  détaillée  d'un  seul  et  môme  objet. 

Cette  précision  et  cette  limitation  du  point  de  départ,  imposée 
par  l'expérience,  ne  restreint  pas  plus  les  résultats  de  l'observa- 
tion en  Science  Sociale,  qu'elle  ne  les  restreint  dans  les  autres 
sciences.  Tous  ceux  qui  ont  pratiqué  une  science  quelconque, 
savent  la  force  de  pénétration  et  la  puissance  d'extension  que 
donne  au  savoir  humain  l'examen  approfondi  d'un  objet  ainsi 
choisi.  Toutes  les  sciences  aujourd'hui  usent  de  la  monographie, 
comme  de  leur  procédé  le  plus  certain  et  le  plus  fécond,  depuis 
la  minéralogie  et  la  botanique  qui  s'appliquent  toujours  à  dé- 
crire, avant  tout,  tel  minerai  ou  telle  plante  trouvées  en  tel  en- 
droit, jusqu'aux  sciences  historiques  qui  estiment  qu'aucune 
institution  n'est  connue  réellement  tant  que  sa  connaissance 
n'aura  pas  été  établie  sur  l'histoire  spéciale  de  telle  seigneurie, 
de  telle  corporation,  de  telle  abbaye.  Remontez  au  point  de  dé- 
part de  toutes  les  grandes  découvertes,  recherchez  l'origine 
scientifique  de  toutes  les  lois  qui  sont  marquées  comme  les 
étapes  successives  des  progrès  des  sciences,  et  vous  trouverez 
toujours  comme  point  de  départ  un  observateur  consacrant  des 
jours,  des  mois  et  souvent  même  des  années  à  l'étude  méthodique 
et  complète  d'un  seul  et  même  objet. 

Quelle  que  soit  l'espèce  de  groupement  que  vous  observiez  en 
Science  Sociale,  groupement  de  la  Famille,  groupement  du 
Commerce,  groupement  du  Travail,  etc.,  comment  pourrez-vous 
arriver  à  vous  rendre  compte  de  la  nature  et  «les  éléments  de  ce 
groupement,  de  leurs  fonctions  spéciales  et  de  leurs  actions  ré- 


LA   MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE   OUVRIÈRE.  37 

ciproques  si  vous  ne  posez  pas  votre  observation  au  sein  d'un 
groupement  déterminé? 

Qui  oserait  aujourd'hui,  parmi  les  véritables  historiens,  pré- 
tendre connaître  le  régime  féodal,  en  allant  étudier  dans  telle 
châtellenie  le  régime  de  la  tenure  servile,  dans  telle  autre  les 
obligations  et  les  droits  du  seigneur,  et  dans  une  autre  pro- 
vince les  obligations  et  les  prérogatives  du  suzerain?  Si  tout  le 
monde  s'accorde  aujourd'hui,  pour  déclarer  qu'une  telle  des- 
cription de  la  féodalité,  bien  que  faite  d'après  des  éléments  réels, 
serait  purement  composite,  et  par  conséquent  absolument  impro- 
pre à  donner  une  idée  exacte  de  la  constitution  de  ce  groupement 
particulier  de  la  Société  qu'était  le  régime  féodal  ;  qui  oserait 
soutenir  qu'une  méthode,  qui  est  nécessaire  lorsqu'il  s'agit  des 
groupements  que  le  passé  a  vu  naître  et  disparaître,  cesse  de 
l'être  lorsqu'il  s'agit  de  ceux  du  temps  présent;  et  que  l'on  peut,  à 
moins  d'être  un  ignorant  ou  un  amateur,  prétendre  connaître,  par 
exemple,  la  grande  propriété  terrienne  d'Angleterre  ou  de  l'Al- 
lemagne orientale,  en  faisant  une  course  rapide  à  travers  les 
terres  des  lords  ou  celles  des  seigneurs  allemands. 

Ainsi  il  est  établi,  nous  l'espérons  du  moins,  que  toute  ob- 
servation sociale  doit  commencer  par  celle  des  Familles  Ou- 
vrières qui  font  partie  de  la  société  étudiée. 

En  faisant  ces  monographies  de  Familles  Ouvrières,  Le  Play 
usa  pleinement  de  la  méthode  des  sciences  d'observation.  Il  en 
usa  si  bien,  qu'il  fit  plus  que  de  découvrir  le  point  de  dépari 
de  toute  analyse  sociale.  Il  remarqua,  et  c'est  la  seconde  propo- 
sition que  nous  voulons  établir,  qu'il  y  avait  une  modalité  im- 
posée  aux  autres  groupements,  dont  se  compose  la  Société,  m 
vertu  même  de  la  constitution  de  son  groupement  primordial, 
il  h  groupement  de  la  Famille  Ouvrihe. 

Ces  monographies  de  Familles  Ouvrières,  il  faut  le  remarquer, 
ne  donnèrent  pas  seulement  à  Le  Play,  el  ne  présenteni  pas  uni- 
quement à  ceux  qui  Les  étudient,  la  connaissance  du  type  nor- 
mal (juc  la  Famille  Ouvrière  offre  à  l'observateur  en  chaque  en- 
droit, en  chaque  pays.  Si  leur  valeur,  si  leur  rendement  scien- 


38  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE 

tifique  s'étaient  arrêtés  là,  si  elles  n'avaient  eu  d'autre  efficacité 
que  de  faire  connaître  ce  type  normal  de  la  Famille  Ouvrière, 
elles  n'auraient  servi  qu'à  constituer  la  science  de  la  famille. 
Flics  auraient  constitué  cette  science,  en  fournissant  le  point  de 
comparaison  à  partir  duquel  il  devenait  facile  de  connaître  mé- 
thodiquement les  familles  les  plus  compliquées,  et  les  familles 
décomplétées,  anormales,  ou  encore  les  familles  présentant 
quelque  monstruosité  de  constitution.  Ou  bien,  il  aurait  fallu 
pour  recevoir  de  leur  connaissance  celle  de  la  Société  tout 
entière,  que  la  Société  n'eût  d'autre  institution,  d'autre  groupe- 
ment que  la  famille  ;  il  aurait  fallu,  en  d'autres  termes,  que  la 
société,  que  le  genre  humain  tout  entier,  ne  fût  pas  autre  chose 
qu'une  aggrégation  de  familles  juxtaposées,  sans  autres  rap- 
ports entre  elles  que  ceux  de  ressemblance  ou  de  dissemblance. 
Mais  telle  n'était  pas  la  réalité. 

Aussi  la  Famille  Ouvrière  apparut  bientôt  à  Le  Play,  non  seule- 
ment comme  le  groupement  le  plus  simple  entre  tous  les  grou- 
pements familiaux,  mais  encore  comme  un  groupement  qui  était 
en  rapports  constants  et  nécessaires  avec  d'autres  groupements 
d'une  nature  différente,  avec  les  autres  groupements  dont  se 
compose  la  Société.  Les  monographies  de  Familles  Ouvrières 
lui  révélèrent  rapidement  qu'il  y  avait  entre  les  Familles  Ou- 
vrières, et  les  institutions  différentes  d'elles,  les  autres  groupe- 
ments sociaux,  bien  autre  chose  que  des  rapports  de  similitude 
ou  de  dissimilitude,  mais  des  rapports  de  dépendance,  d'action 
liée. 

En  poursuivant  par  toute  l'Europe  son  étude  de  la  Fa- 
mille Ouvrière,  Le  Play,  se  rendit  compte,  par  La  réalité  même 
des  faits,  qu'il  lui  était  impossible  de  saisir  et  de  décrire  le  fonc- 
tionnement d'une  Famille  Ouvrière,  sans  y  noter  et  sans  y  com- 
prendre les  actions  et  les  effets  produits  en  elle  et  sur  elle  par 
des  institutions,  par  des  groupements  constitués  en  dehors  d'elle, 
par  les  groupements  formés  par  les  patrons,  les  commerçants, 
les  écoles,  le  clergé,    les  associations,  les  autorités  publiques. 

Conduit  ainsi  par  l'étude  scientifique  de  la  Famille  Ouvrière  à 
analyser,  dans  chaque  cas  particulier,  ce  que  ce  groupement 


LA   MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  39 

primordial  demandait  et  recevait  des  autres  groupements,  des 
différentes  institutions  dont  se  compose  la  Société,  Le  Play 
entrevit  qu'observés  de  ce  point  de  vue  et  à  ce  point  de  vue,  ces 
autres  groupements,  ces  différentes  institutions,  révélaient  avec 
une  splendide  clarté,  et  leur  principale  raison  d'être  et  leur 
efficacité  sociale.  Aussi  prit-il  soin  de  consigner  après  chaque 
monographie,  dans  ces  magnifiques  Notes  additionnelles  dont 
nous  avons  parlé1  tout  ce  que  lui  apprenait,  sur  le  reste  de  la 
Société,  la  Famille  Ouvrière  qu'il  venait  d'observer. 

Suivant  le  hasara  des  rencontres,  ou  pour  parler  plus  exacte- 
ment, suivant  la  nature  même  de  la  famille  qu'il  étudiait.  Le 
Play  observa  et  décrivit  dans  leurs  effets  sur  la  Famille  Ouvrière, 
les  institutions  sociales,  les  groupements  les  plus  divers,  les 
plus  étendus. 

Mais  quelles  étaient  les  causes  constitutives  de  ces  groupe- 
ments, quelles  étaient  leurs  fonctions  spécifiques,  quels  étaient 
leurs  rapports  réciproques?  qu'était-ce,  en  un  mot,  qu'une  So- 
ciété? Voilà  ce  que  l'étude  de  la  Famille  Ouvrière  n'avait  pas 
encore  révélé  à  Le  Play. 

Ce  ne  fut  que  lorsque  les  occurrences  de  sa  carrière  d'ingé- 
nieur Famenèrent  sur  les  confins  de  l'Asie  qu'il  eut  la  vision 
de  ce  qu'était  une  Société. 

<(  Pendant  les  premières  années  que  je  consacrais,  dit-il,  à 
l'observation  méthodique  des  Sociétés,  je  n'aperçus  pas  aussi 
promptement  que  je  le  désirais  la  lumière  que  j'allais  chercher. 
Les  grands  phénomènes  sociaux  offraient  d'ailleurs  dans  leurs 
détails  une  diversité  infinie,  selon  la  tradition  des  races,  la  na- 
ture des  sols,  des  climats  et  des  productions  spontanées,  l'or- 
ganisation des  travaux  et  des  moyens  de  subsistance.  En  voyant 
cette  complication,  je  compris  que  la  méthode  scientifique,  appli- 
quée à  l'étude  des  Sociétés,  ne  pouvait  donner  les  prompts  résul- 
tais que  m'avait  fournis  son  application  à  l'étude  des  minéraux. 
Toutefois,  confiant  dans  la  méthode,  je  poursuivis  mon   analyse 

1.  Le  Play,  La  Constitution  essentielle  de  l'Humanité,  page  il  et  12. 


40  LA   SCIENCE    SOCIALE    ET   SA    MÉTHODE. 

sociale  avec  la  persuasion  que  la  lumière  se  ferait  tôt  ou  tard 
dans  mon  esprit.  Cet  espoir  ne  fut  pas  trompé. 

«  Les  doutes  que  mes  sept  premiers  voyages  m'avaient 
laissés  furent  même  levés  plus  tôt  que  je  ne  l'avais  prévu. 

«  Cette  transformation  commença  à  se  produire  dans  mes 
idées  en  1837,  quand  j'eus  abordé  les  contrées  orientales  de 
l'Europe  sur  les  frontières  de  l'Asie  contiguës  au  bassin  de  la 
Caspienne.  Elle  fut  ensuite  achevée  par  deux  autres  voyages 
accomplis  dans  le  pays  d'Oren bourg,  dans  les  monts  Ourals,  et 
dans  les  steppes  asiatiques  qui  s'étendent  vers  l'Orient 1.  » 

Jusqu'à  cette  époque,  en  effet,  Le  Play  n'avait  jamais  eu  la 
certitude  d'avoir  saisi  par  son  observation  une  Société  au  grand 
complet,  et  d'avoir  pu,  par  conséquent,  en  discerner  les  élé- 
ments constitutifs,  en  déterminer  les  groupements  fondamentaux. 

Dans  les  milieux  extraordinairement  compliqués  où  ses  études 
avaient  porté  jusqu'alors,  il  avait  en  chaque  pays,  et  pour  chaque 
Famille  Ouvrière,  relevé  pour  ainsi  dire  l'action,  partant  l'exis- 
tence d'une  nouvelle  institution,  d'un  nouveau  groupement. 
Cette  abondance  de  faits  nouveaux  et  l'extraordinaire  variété  de 
leurs  combinaisons  semblaient  défier  ou  tout  au  moins  rendre 
singulièrement  confuse  toute  vue  d'ensemble,  toute  intelligence 
de  ce  qu'est  une  Société,  des  groupements  qui  la  constituent 
essentiellement  et  de  leurs  actions  réciproques. 

Il  manquait  alors  à  Le  Play  d'avoir  rencontré  le  type  simple 
d'une  Société  complète,  comme  il  lui  avait  été  donné  de  rencon- 
trer, au  début  de  sa  carrière,  le  type  simple  de  la  famille.  Eh  bien, 
c'était  ce  type  simple  de  la  Société  complète  que  Le  Play  vif 
tout  à  coup  apparaître  devant  lui  quand  il  arriva  sur  les  confins 
de  l'Asie. 

Sur  le  versant  de  l'Oural,  il  rencontra  une  Société  constituée 
d'un  groupement  unique,  du  seul  groupement  de  la  Famille 
Ouvrière.  Une  Société,  où  toutes  les  institutions,  toutes  les  fonc- 
tions qui,  dans  nos  Sociétés  compliquées  de  l'Occident,  consti- 
tuent et  nécessitent  autant  de  groupements  séparés  et  distincts, 
se    trouvaient  comprises  dans  une   seule  institution,   se   trou- 

1  .  Voir  supra. 


LA    MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIERE.  41 

vaient  remplies  par  un  seul  groupement  :  la  Famille  Ouvrière. 

On  peut  se  rendre  compte  de  la  surprise  que  Le  Play  dut 
éprouver,  lorsqu'il  s'aperçut  qu'avec  la  monographie  de  la 
Famille  Ouvrière  de  la  steppe  asiatique,  il  avait  fait,  du  même 
coup,  celle  de  la  Société  patriarcale. 

Qu'y  avait-il  donc  dans  ces  familles  patriarcales,  qui  leur 
permit  de  se  suffire  à  elles-mêmes,  de  former  à  elles  seules  une 
société  complète  '  ?  Quelles  étaient  les  conditions  dans  lesquelles 
elles  se  trouvaient,  pour  qu'elles  pussent  ainsi  résoudre,  par  elles 
seules,  toutes  les  questions  qui  découlaient  pour  elles,  comme 
pour  toute  Société,  de  la  sécurité  de  l'existence  et  delà  perpé- 
tuité de  l'espèce?  Quelle  était  l'organisation  de  ce  groupement 
familial,  qui  se  passait  si  aisément  du  concours  de  tous  les  autres 
groupements  de  toutes  les  autres  institutions  qui,  dans  les  autres 
sociétés,  se  superposent,  pour  la  compléter,  à  la  Famille  Ouvrière. 

C'est  ce  que  révéla  à  Le  Play  l'observation  directe,  et  l'obser- 
vation comparée  de  la  famille  patriarcale. 

Par  X observation  directe  de  la  famille  patriarcale,  Le  Play 
vérifia,  dans  toute  son  amplitude,  une  loi,  dont  il  avait  déjà  dis- 
cerné maintes  fois  l'action.  Il  vit  l'organisation  du  groupement 
familial  sortir  tout  entière  et  comme  nécessairement,  des  con- 
ditions que  lui  imposaient  la  recherche  et  la  pratique  de  ses 
Moyens   d'Existence. 

Tout  le  monde  connaît  aujourd'hui  les  pages  célèbres  qui 
ont  fait  de  Le  Play  le  chantre  scientifique  de  la  grande  steppe 
d'Asie2.  En  décrivant  cette  immuable  et  merveilleuse  Terre 
des  Herbes,  en  montrant  dans  quelles  conditions  et  de  quelle 
manière  doit  s'exercer  et  s'exerce  l'art  pastoral,  il  nous  fait 
assister  à  la  naissance  et  à  l'organisation  de  la  famille  patriar- 
cale. Nous  voyons,  avec  lui,  la  communauté  de  famille  sortir 
de  la  communauté  de  propriété,  conséquence  naturelle  et 
forcée  de  la  communauté  de  travail,  imposée  elle-même  par 
les  conditions  intransformables  du  lieu. 

La   lâche  de  chacun  dans  le  labeur  commun,   les  droits  de 

1.   Voir  supra. 

')..  Le  Play,  Les  ouvriers  européens,  t.  1  et  II. 


42  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE, 

chacun  sur  la  propriété  commune,  la  situation  de  chacun  dans 
le  groupe  familial,  toutes  ces  choses  sont  relevées  et  expliquées 
par  l'observation  directe  que  Le  Play  fait  de  la  famille  patriar- 
cale, aussi  bien  que  les  questions  matérielles  et  morales  qui  se 
posent  à  cette  petite  société.  Grâce  à  ses  travaux,  nous  voyons 
apparaître  de  la  façon  la  plus  nette  la  grande  figure  du  pa- 
triarche, dans  ses  multiples  fonctions  de  directeur  du  travail, 
de  dispensateur  de  la  propriété,  de  chef  de  la  famille,  d'édu- 
cateur, de  juge,  de  prêtre  et  de  roi  de  la  société  patriarcale. 

Mais  si  intéressants  et  si  curieux  qu'ils  fussent,  ces  résultats 
de  l'observation  directe  n'étaient  rien,  en  comparaison  de  ceux 
que  l'observation  comparée  devait  fournir  à  Le  Play  pour  la 
constitution  de  la  Science  Sociale. 

Rapprochant  de  cette  famille  patriarcale,  qui  composait 
ainsi,  à  elle  seule,  une  société  tout  entière,  les  institutions,  les 
groupements  qui,  dans  les  sociétés  compliquées  de  l'occident,  se 
superposent  à  la  Famille  Ouvrière  pour  compléter  son  action,  on 
devait  voir  apparaître  immédiatement  ce  qui  supplée  à  ces  ins- 
titutions, ce  qui  remplit  les  fonctions  constitutives  de  ces  groupe- 
ments, dans  la  Société  patriarcale.  Là  se  trouvait  évidemment 
l'élément  le  plus  simple,  qui,  joint  à  la  Famille  Ouvrière,  en  fait 
une  société  complète  ;  là  devait  se  trouver  l'équivalent  le  plus 
réduit  de  toutes  les  institutions,  de  tous  les  groupements  qui, 
en  dehors  et  au-dessus  de  la  Famille  Ouvrière,  complètent  ail- 
leurs la  Société. 

Bien  souvent,  tandis  qu'il  se  livrait  à  l'observation  des 
familles  ouvrières  de  l'Occident,  Le  Play  avait  relevé  l'action 
décisive  du  chef  du  groupement  du  travail,  du  patron,  d'un 
homme  complètement  étranger  à  la  famille  de  l'ouvrier.  11  avait 
noté,  pour  ainsi  dire,  traits  par  traits,  sa  fonction  essentielle, 
qui  est  de  diriger  le  travail,  d'en  réunir  et  d'en  combiner  tous 
les  éléments,  de  le  commander,  de  le  contrôler,  de  lui  faire 
produire  tout  son  rendement  utile,  de  distribuer  à  chacun  la 
part  qui  lui  revient  dans  l'œuvre  commune.  Qui  remplissait 
cette  tâche,  qui  était  le  chef  du  groupement  du  travail  dans  la 
Société  patriarcale?  C'était  le  patriarche. 


LA    MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE    01  VH1EKE.  -43 

Dans  nos  sociétés  à  productivité  intense,  Le  Play  avait  eu 
mille  occasions  de  remarquer  combien  relativement  peu  nom- 
breuses étaient  les  familles  paysannes  capables  de  posséder 
leur  domaine,  combien  plus  rares  encore  étaient  les  familles 
ouvrières  capables  de  posséder  leur  atelier  industriel.  Et  cette 
incapacité,  très  loin  d'être  secourue  et  transformée  en  capacité 
croissante  par  le  progrès  des  méthodes  de  travail,  semblait  au 
contraire  s'accroître  à    chaque  nouvelle  invention. 

Aussi,  en  observant  les  Familles  Ouvrières,  il  y  relevait 
constamment  l'action  d'institutions,  de  groupements  étrangers 
qui  avaient  pour  but  de  suppléer  à  leur  incapacité.  C'est  ainsi 
que  Le  Play  eut  successivement  l'occasion  de  rencontrer,  et 
d'étudier  dans  leur  action  sur  les  Familles  Ouvrières,  le  régime 
du  servage  en  Russie,  celui  de  la  féodalité  en  Hongrie,  la  pro- 
priété collective  en  Suisse  et  clans  les  Pyrénées,  la  grande 
propriété  en  France  et  en  Angleterre.  C'est  ainsi  qu'au  cours 
de  ses  enquêtes  ouvrières,  il  releva  l'existence  du  régime  de  la 
propriété  industrielle,  depuis  le  petit  atelier  patronal  jusqu'à 
la  Société  anonyme. 

Qu'est-ce  qui  remplissait  dans  la  Société  patriarcale  la  fonc- 
tion de  ces  institutions,  de  ces  groupements  si  nombreux,  si 
divers?  Qu'est-ce  qui  était  le  chef  du  groupement  de  la  Pro- 
priété, qui  avait  la  charge  de  la  disposition  de  la  propriété?  Le 
Patriarche,  encore  le  Patriarche. 

Est-il  besoin  de  donner  encore  quelques  exemples?  Examinez 
successivement  les  groupements  si  divers,  que  fontnaitre,  dans 
toutes  les  Sociétés  compliquées,  la  satisfaction  des  besoins  qui 
dérivent  du  Commerce,  des  Cultures  intellectuelles,  de  la  Reli- 
gion, etc.,  et  comparez  tous  ces  groupements  si  divers  avec  la 
famille  patriarcale.  Vous  constaterez  toujours  que,  dans  la 
société  pastorale,  ces  questions  sont  de  telle  nature  et  se  posent 
de  telle  fa<;on,  que  le  Patriarche  est  homme  à  les  résoudre,  et 
que  le  ^roupemont  de  la  Famille  patriarcale  reste  suffi- 
sant. 

Il  y  a  plus,  tandis  que,  partout  ailleurs,  on  voit  les  groupe- 
ments de  la  vie  publique,  les  plus  divers  et  les  plus  compliqués, 


44  LA   SCIENCE   SOCIALE    ET    SA    METHODE. 

se  succéder  depuis  la  petite  agglomération  rurale  jusqu'à  l'État, 
et  engendrer,  avec  un  luxe  parfois  inouï,  une  série  de  spécia- 
listes, de  fonctionnaires;  tous  les  intérêts  constitutifs  de  ces 
groupements,  le  maintien  de  la  paix  publique  et  de  l'indépen- 
dance nationale,  sont  parfaitement  satisfaits  dans  la  Société 
pastorale  par  le  Patriarche.  C'est  lui  qui  condamne  et  qui  châtie, 
c'est  lui  qui  négocie  les  alliances  et  conduit  les  prises  d'armes  ; 
il  est  juge,  il  est  prince,  comme  il  est  instituteur  et  pontife, 
commerçant  et  patron. 

Ainsi  en  passant  successivement  en  revue  les  ditlerentes  fonc- 
tions sociales  qui,  dans  les  Sociétés  compliquées,  sortent  du 
cadre  de  la  Famille  Ouvrière,  et  nécessitent  des  groupements 
spéciaux,  on  les  voit  dans  les  Sociétés  pastorales  se  résumer 
toutes  à  une  même  institution  à  toutes  fins,  le  Patriarcat,  se 
confondre  dans  un  même  et  unique  groupement,  la  Famille 
patriarcale. 

Par  l'observation  directe  Le  Play  avail  vu  la  Famille  patriar- 
cale sortir  toute  organisée  de  lu  pratique  de  l'art  pastoral.  ( lit- 
servant,  dès  leur  origine,  toutes  les  questions  qu'amenait  pour  la 
Société  patriarcale  la  permanence  de  ses  moyens  d'existence  et 
la  continuité  de  la  race,  il  s'était  rendu  compte  pourquoi  et  com- 
ment le  patriarche  était  homme  à  les  résoudre. 

Par  l'observation  comparée  Le  Play  avait  trouvé  avec  le  Pa- 
triarcat l'institution  qui,  dans  la  Société  pastorale,  suppléait  à 
la  fonction  e\  à  l'action  de  ces  institutions,  de  ces  groupements 
qu'il  avait  rencontrés  si  nombreux  et  si  compliqués  dans  les 
sociétés  de  l'Occident. 

Il  avait  découvert  une  famille  qui  constituait  à  elle  seule  une 
Société  complète;  il  avait  donc  bien  rencontré  le  type  simple  de 
la  Société. 

De  quelle  utilité  allait  être  cette  découverte?  Comment  la  con- 
naissance du  type  simple  de  la  Société  pouvait-il  faire  voir  à  Le 
Play  qu'il  y  avait  chez  les  Sociétés  compliquées  une  modalité 
imposée  aux  groupements  dont  se  composent  ces  Sociétés,  en 
vertu  de  la  constitution  particulière  de  la  Famille  Ouvrière? 


LA   MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIERE.  45 

Chacun  sait  que,  dans  toutes  les  sciences  d'observation,  laprin- 
cipale  utilité  qui  résulte  de  la  détermination  des  types  simples, 
est  la  possibilité  de  classer  les  types  complexes  par  comparaison 
avec  eux  et  à  partir  deux. 

Ce  fut  précisément  ce  que  fit  Le  Play.  En  revenant  d'Orient 
en  Occident  il  classa,  non  pas  les  Sociétés,  puisqu'il  ne  les  avait 
observées  ni  directement  ni  complètement,  mais  les  Familles 
Ouvrières,  dont  il  avait  dressé  des  monographies  si  complètes.  Il 
les  classa  par  rapport  à  la  Famille  patriarcale,  qui  formait  à  elle 
seule  une  Société  complète,  dans  l'ordre  où  elles  allaient  s'éloi- 
gnant  de  plus  en  plus  de  ce  type  simple,  dans  l'ordre  où,  se  suf- 
fisant de  moins  en  moins  à  elles  seules,  elles  réclamaient  de  plus 
en  plus  des  institutions  complémentaires,  des  groupements  su- 
perposés. 

Il  vit  ainsi,  en  descendant  des  monts  Ourals,  à  travers  la  Rus- 
sie, jusqu'au  cœur  de  l'Europe  centrale,  qu'à  mesure  que,  sous 
l'empire  de  causes  diverses,  la  nécessité  d'une  production  plus 
intense  amenait  des  complications  dans  l'organisation  des 
Moyens  d'Existence  de  la  race,  le  groupement  de  la  famille 
patriarcale  était  de  moins  en  moins  capable  de  les  résoudre.  Des 
ruines  du  Patriarcat  sortaient,  aussi  bien  pour  l'organisation  du 
Travail  que  pour  celle  de  la  Propriété,  de  nouveaux  groupements, 
de  nouvelles  institutions  :  le  mir,  la  zadruga,  les  artels...  Cha- 
cune, correspondant  à  un  degré  différent  d'intensité  dans  le  tra- 
vail, réunissait  ses  membres,  choisissait  ses  autorités,  fixait  ses 
lois  en  raison  même  du  but  qu'il  lui  fallait  atteindre,  du  service 
qu'il  lui  fallait  rendre.  En  même  temps,  sous  l'empire  de  la  même 
cause,  et  de  la  même  manière,  une  série  de  fonctions  qui,  dans 
la  Société  pastorale,  avaient  été  remplies  par  le  patriarche, 
échappaient  à  la  Famille  Ouvrière  et  demandaient  pour  être 
assurées  des  groupements  spéciaux  et  des  autorités  particulières. 
Le  Commerce,  les  Cultures  intellectuelles,  le  service  du  Culte, 
les  Pouvoirs  publics  s'orgauisaient,  se  développaient. 

El  tandis  qu'on  pouvait  suivre,  de  régions  en  régions,  la  nais- 
sance et  le  développement  successifs  de  ces  groupements  en 
raison  même  de  la  complexité  croissante  des  problèmes  que  la 


Ï6  l.\    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

complication  de  plus  en  plus  grande  des  Moyens  d'Existence, 
posait  à  la  Famille  Ouvrière,  on  remarquait  ceci.  Tous  ces  grou- 
pements, toutes  ces  institutions  de  la  vie  privée  et  de  la  vie  pu- 
blique n'avaient  pas  seulement  pour  cause  originelle  l'inapti- 
tude de  la  Famille  Ouvrière  et  du  Patriarcat,  mais  ils  se  consti- 
tuaient, s'organisaient  et  se  développaient  précisément  en  vue  de 
suppléer  à  cette  inaptitude,  et  dans  la  mesure  de  celte  inapti- 
tude. Il  y  avait  plus  encore  :  à  examiner  ces  groupements,  on 
voyait  qu'ils  avaient  comme  membres,  les  membres  mêmes  des 
familles  ouvrières,  et  comme  chefs,  des  individualités,  désignées. 
il  est  vrai,  par  leurs  qualités  personnelles,  mais  provenant  de  ces 
mêmes  familles  ou  qui  en  étaient  antérieurement  sortis. 

Les  groupements  qui  constituent  la  Société,  paraissaient  donc 
bien,  du  moins  pour  les  Sociétés  de  l'Europe  Orientale,  présenter 
une  modalité  en  raison  même  de  la  constitution  spéciale  du 
groupement  de  la  Famille  Ouvrière. 

Revenu  dans  l'Europe  Occidentale,  Le  Play  se  demanda  si  la 
loi  qu'il  venait  de  découvrir  en  Orient  s'appliquait  aussi  aux 
sociétés  de  l'Occident. 

En  France  comme  en  Angleterre,  il  avait  eu  cent  fois  l'occa- 
sion de  noter,  en  faisant  des  monographies  de  Familles  Ouvrières, 
l'action  qu'exerçaient  sur  ces  familles  les  groupements  destinés  à 
assurer  la  vie  matérielle,  intellectuelle  et  morale  de  la  Société. 
Mais  ces  groupements  étaient  si  nombreux,  si  compliqués,  d'or- 
dres si  divers,  ils  se  superposaient  à  des  Familles  Ouvrières  si 
réduites,  parfois  si  désorganisées,  toujours  si  éloignées  du  type 
que  devait  présenter  une  Famille  Ouvrière  se  suffisant  à  elle- 
même,  constituant  à  elle  seule  une  Société,  que  la  vérification 
était  fort  difficile.       • 

L'observateur  n'avait  pas  pour  l'Europe  Occidentale,  la  bonne 
fortune  qui  s'était  offerte  a.  lui  dans  l'Europe  Orientale.  11  ne 
pouvait  relever  par  étapes  successives,  de  région  en  région,  les 
différents  états  que  présentait  la  Famille  Ouvrière,  depuis  l'état 
simple,  jusqu'à  l'état  le  plus  compliqué. 

Le  Play  remarqua  tout  d'abord  que  si  les  différents  groupe- 


LA    MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  47 

ments  qui  apparaissaient  dans  les  Sociétés  Occidentales,  au-dessus 
de  la  Famille  Ouvrière  avaient  avec  leurs  analogues  de  l'Europe 
Orientale  des  traits  communs,  ils  en  avaient  beaucoup  plus  de 
différents.  En  Orient  comme  en  Occident,  les  mêmes  nécessités, 
amenées  parla  complication  progressive  des  Moyens  d'Existence, 
avaient  enlevé  successivement  à  la  Famille  Ouvrière  la  direction 
du  Travail,  l'entière  disposition  de  la  Propriété.  En  Orient  comme 
en  Occident,  le  Commerce,  les  Cultures  intellectuelles,  la  Reli- 
gion, les  Pouvoirs  publics  s'étaient  constitués,  en  dehors  de  la 
Famille  Ouvrière,  à  l'état  de  groupements  séparés,  d'institutions 
distinctes;  mais  rien  ne  ressemblait  moins  aux  groupements  ei 
aux  institutions  russes  que  les  groupements  et  institutions  fran- 
çaises, parce  que  rien  ne  ressemblait  moins  à  la  Famille  Ouvrière 
russe  que  la  Famille  Ouvrière  française.  Il  n'était  donc  pas  pos- 
sible de  considérer  la  Famille  patriarcale  de  la  steppe  asiatique 
comme  le  type  simple  de  la  Famille  Ouvrière  occidentale. 

En  continuant  ses  comparaisons,  sur  les  Familles  Ouvrières 
qu'il  avait  observées  en  France  et  en  Angleterre  et  sur  les  insti- 
tutions, les  groupements,  dont  ces  familles  lui  avaient  révélé 
l'existence,  Le  Play  se  rendit  compte  qu'il  y  avait  entre  la  Société 
française  et  la  Société  anglaise  des  différences  aussi  considéra- 
bles qu'entre  les  Sociétés  orientales  et  les  Sociétés  occidentales. 
Il  fut  ainsi  amené  à  rechercher  quel  était  ou  quel  avait  dû 
être  pour  la  Société  française  et  pour  la  Société  anglaise  le  type 
simple  de  Famille  Ouvrière,  le  type  simple  de  Famille  Ouvrière 
constituant  à  lui  seul  une  société  complète,  d'où  étaient  sorties 
en  se  compliquant  ces  deux  Sociétés. 

Pour  la  Société  anglaise,  Le  Play  pensa  avoir  réellement  ren- 
contré ce  type  simple  de  famille  avec  la  famille  des  pêcheurs 
intiers  de  la  nier  du  Nord. 

Pour  la  Société  française,  bien  (pic  Le  Play  déclarait  très  net- 
tement que  la  Famille  Ouvrière  de  l'ancien  régime  provenait  du 
développement  de  l'ancienne  communauté  paysanne,  il  pensa 
que  l'état  d'instabilité,  où  lavaient  jetée  définitivement  les  lois 
successorales  de  la  Révolution,  était  tel  que  tout  se  passai!  chez 
elle  comme  si  elle  provenait  de  \&  famille  instable  des  chasseurs. 


48  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    METHODE. 

Pour  la  Société  française  comme  pour  la  société  anglaise,  il  vé- 
rifia à  partir  de  ces  deux  types  simples  de  famille,  qu'il  nomma 
Famille-souche,  et  Famille  instable ,1a  loi  de  modalité.  Il  démon- 
tra théoriquement  que  tous  les  groupements,  qui  constituent  à 
l'heure  actuelle  la  Société  anglo-saxonne,  comme  tous  les  grou- 
pements qui  composent  la  Société  française,  sont  nés  des  défor- 
mations successives  que  la  complication  des  Moyens  d'Existence  a 
fait  subir  au  type  simple  de  la  Famille-souche,  et  au  type  simple 
de  la  Famille  instable.  Etablissant,  par  là  même,  le  rapport  cons- 
tant, qu'il  y  a,  pour  chacune  de  ces  Sociétés,  entre  la  constitu- 
tion et  l'organisation  delà  Famille  Ouvrière,  et  celles  des  autres 
groupements  dont  se  compose  la  Société,  il  donna  ainsi  une 
nouvelle  démonstration  de  la  loi  de  modalité  qu'il  avait  décou- 
vert en  Orient. 

Aussi  toutes  les  personnes  qui  ont  lu  l'œuvre  de  Le  Play,  com- 
prendront l'extrême  importance  qu'il  attache  aux  trois  types  dif- 
férents de  la  famille,  qui  de  lui  reçurent  les  noms,  bien  connus 
aujourd'hui,  de  Famille  patriarcale,  Famille-souche  et  de  Fa- 
mille instable. 

Elles  constituent,  d'après  lui,  les  trois  Sociétés  simples  des 
Pasteurs,  des  Pêcheurs  côtiers  et  des  Chasseurs,  et  c'est  de  ces 
trois  Sociétés  simples  que  procèdent,  dans  la  théorie  de  Le  Play, 
toutes  les  Sociétés  contemporaines. 

C'est  ainsi  que  Le  Play  trouva  cette  loi  de  modalité,  suivant 
laquelle  tous  les  groupements  dont  se  compose  une  Société 
vont  se  constituant  d'après  la  forme  qu'a  reçu  le  groupement 
premier,  le  groupement  familial;  loi  analogue  à  celle  de  Cu- 
vier  sur  la  corrélation  des  formes. 

Telle  est,  en  résumé,  l'œuvre  scientiliquc  de  Le  Play;  elle  est 
aussi  belle,  aussi  iéconde  que  celle  des  plus  grands  génies  dont 
s'honore  l'humanité.  Tout  le  reste  de  ses  ouvrages  relève  uni- 
quement de  son  action  comme  réformateur  social. 

Cette  œuvre  scientifique  consiste  essentiellement  dans  les 
deux  lois  que  nous  venons  de  démontrer,  dans  ces  deux  lois  qui 
procédèrent  pour  Le  Play,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  de  deux 


LA   MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  49 

heureuses  rencontres,  de  la  rencontre  de  la  Famille  Ouvrière,  et 
de  celle  de  la  Famille  Pastorale  de  la  grande  steppe  asiatique. 

Pourquoi  Le  Play  n'alla-t-il  pas  plus  loin? 

Pourquoi,  après  avoir  découvert  avec  la  Famille  Ouvrière  le 
point  de  départ  de  l'analyse  sociale,  ne  continua-t-il  pas  cette 
analyse?  Pourquoi  ne  fit-il  pas  l'analyse  directe  des  autres 
groupements  dont  se  compose  la  Société? 

Pourquoi,  après  avoir  entrevu  cette  loi  de  modalité  qui  veut 
que  les  groupements  dont  se  compose  la  Société  soient  cons- 
titués et  organisés  d'après  la  constitution  et  l'organisation  du 
groupement  primordial,  de  la  Famille  Ouvrière,  pourquoi  n'ar- 
riva-t-il  pas  à  faire  l'analyse  directe  de  ces  groupements,  à 
déterminer  l'ensemble  des  rapports  qu'ils  ont  entre  eux? 
Pourquoi  n'arriva-t-il  pas  à  les  classer? 

C'est  ce  que  nous  allons  démontrer  maintenant  en  entrepre- 
nant la  critique  de  la  valeur  scientifique  de  sa  Méthode,  de  la 
méthode  de  la  monographie  de  la  Famille  Ouvrière. 


IV 

LA  MONOGRAPHIE  DE  FAMILLE  OUVRIÈRE 
SA    VALEUR    SCIENTIFIQUE 

L'idée  maîtresse  de  la  méthode  de  la  monographie  de  Fa- 
mille Ouvrière,  telle  que  l'a  créée  Le  Play,  est,  nous  l'avons 
établi,  que  :  pour  arriver  à  la  connaissance  d'une  Société,  il 
suffit  d'acquérir  celle  des  Familles  Ouvrières  qui  en  font  partie, 
et  que  pour  connaître  ces  Familles  Ouvrières,  il  faut  en  dresser  le 
budget. 

Reprenons  l'une  après  l'autre  ces  deux  propositions. 

Tout  d'abord  est-il  exact  que  :  pour  connaître  une  famille 
ouvrière  il  faille  en  dresser  le  budget? 

Voilà,  par  excellence,  une  question  de  méthode!  Etant  donnée 
la  Famille  Ouvrière,  quelle  est  la  véritable  méthode  à  employer 
pour  en  acquérir  une  connaissance  certaine  au  point  de  vue 
social? 

Comment  Le  Play  a-t-il  été  amené  à  penser  que  la  seule 
méthode  scientifique  pour  acquérir  la  connaissance  de  la  Fa- 
mille Ouvrière  était  d'en  dresser  le  budget,  et  quel  est  le  degré 
d'exactitude  de  cette  méthode?  Nous  allons  essayer  de  nous 
en  rendre  compte. 

Il  est  absolument  impossible  de  comprendre  le  caractère 
spécial  que  le  budget  donne  à  la  monographie  de  Famille  Ou- 
vrière, si  on  ne  se  rappelle  pas  ce  que  nous  avons  dit  et  sur  les 
circonstances  particulières  qui  amenèrent  Le  Play  ;\  s'occuper 


•LA    MONOGRAPHIE    DE    KAMILLE    OUVRIÈRE.  .'il 

de  la  condition  des  ouvriers,  et  sur  la  formation  personnelle 
qu'il  avait  reçue  des  sciences  qu'il  avait  étudiées  jusqu'alors1. 
A  une  époque  où  tous  les  hommes  éclairés  se  préoccupaient 
du  sort  des  classes  laborieuses,  Le  Play  fut  amené,  ainsi  qu'il 
le  raconte  lui-même2,  par  sa  profession  d'ingénieur-conseil,  à 
observer  la  condition  des  ouvriers  attachés  aux  industries  qu'il 
étudiait,  comme  étant  l'un  des  facteurs  essentiels  dans  l'éta- 
blissement du  prix  de  revient  des  produits  fabriqués. 

Formé,  d'autre  part,  à  la  méthode  des  sciences  exactes, 
Le  Play  voulut  établir  et  calculer  ce  facteur  d'après  les  pro- 
cédés les  plus  certains  des  sciences  mathématiques. 

Le  budget,  pour  qui  sait  voir,  est  sorti  tout  entier  de  la  ren- 
contre de  ces  deux  faits. 

Que  la  condition  de  l'ouvrier  fût  un  des  facteurs  essentiels 
dont  on  devait  tenir  compte  pour  l'établissement  du  prix  de 
revient  d'une  exploitation,  c'était,  il  faut  le  reconnaître,  une 
conception  aussi  nouvelle  qu'originale,  à  l'époque  où  Le  Play 
l'émettait. 

Avant  comme  après  lui,  il  était  classique  que  le  salaire  de 
l'ouvrier  était  l'un  des  facteurs  constitutifs  de  ce  prix  de  re- 
vient. Pour  le  connaître,  point  n'était  besoin  d'analyser  la  vie 
de  l'ouvrier,  il  suffisait  seulement  d'ouvrir  les  livres  du  patron. 
Mais,  en  observant  les  conditions  de  l'industrie  et  des  classes 
laborieuses  dans  les  différentes  contrées  de  l'Europe,  Le  Play 
avait  remarqué  que  ce  salaire  n'entrait  la  plupart  du  temps 
que  pour  une  part,  souvent  même  secondaire,  dans  l'ensemble 
des  Moyens  d'Existence  des  Familles  Ouvrières.  A  côté  des  dif- 
férentes espèces  de  salaires,  salaires  en  nature,  ou  salaires  en 
argent,  calculés  sur  le  travail  eflectué  par  l'ouvrier,  il  avait 
relevé  d'autres  ressources  souvent  considérables,  fournies  à  la 
famille  ouvrière  a  titre  de  subventions.  Et,  chose  curieuse,  ces 
subventions  n'étaient  pas  re<;ues  en  raison  d'un  travail  fait  par 
l'ouvrier,  mais  en  raison  des  besoins  éprouvés  par  la  famille 
dont  il  était  le  chef. 

1.  V.  supra,  p.  21. 

2.  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens,  i"  édit.  Avertisseinrnl. 


t>Z  LA   SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    METHODE. 

Lorsqu'elles  émanaient  du  patron,  ces  subventions  ne  lais- 
saient la  plupart  du  temps  aucune  trace  dans  ses  livres;  dans 
les  ateliers  agricoles,  elles  étaient  une  charge  traditionnelle  de 
la  propriété  patronale  ;  dans  les  ateliers  industriels,  elles  pa- 
raissaient le  plus  souvent  connue  la  manifestation  coutumière 
des  rapports  qui  existaient  entre  patrons  et  ouvriers.  Souvent 
môme  ces  subventions  provenaient  d'antiques  corporations,  de 
quelque  vieille  Bourgeoisie,  de  quelque  ancienne  abbaye,  sou- 
vent elles  étaient  le  bénéfice  attaché  à  la  résidence  locale  par 
les  communes  héritières  et  détentrices  des  anciens  biens  com- 
munaux. 

Il  était  évident  que  l'importance  de  ces  subventions  n'allait 
pas  sans  avoir  une  très  grande  intluence  sur  le  montant  des 
salaires.  Mais,  cette  fois,  pour  se  rendre  compte  de  ces  Moyens 
d'Existence  particuliers,  qui  n'avaient  plus  pour  origine  et  pour 
mesure  le  travail  de  l'ouvrier,  qui  variaient  avec  les  besoins 
de  sa  famille,  il  fallait  bien  venir  poser  son  enquête  au  sein  de 
cette  Famille  Ouvrière. 

Il  y  avait  plus.  Si  l'enquête  directe  auprès  des  Familles  Ou- 
vrières était  nécessaire  pour  connaître  la  nature  et  l'importance 
des  charges  qui  pesaient  sur  la  culture  ou  sur  l'industrie  pour 
fournir  des  Moyens  d'Existence  aux  Familles  Ouvrières,  pour 
établir,  en  fin  de  compte,  le  prix  de  revient  des  produits,  cette 
enquête  était  tout  aussi  nécessaire  pour  juger  de  l'avenir  de 
ces  mêmes  industries. 

La  Famille  Ouvrière  peut-elle  vivre,  et  comment  vit-elle?  Les 
Moyens  d'Existence  qui  lui  sont  offerts  sont-ils  constitués  et  or- 
ganisés de  telle  façon  que  la  race  puisse  se  développer  au  point 
de  vue  physique  comme  au  point  de  vue  moral,  ou  ne  peuvent- 
ils  être  obtenus  que  dans  des  conditions  aussi  déprimantes 
physiquement  que  moralement?  Grave  question  s'il  en  fut!  In- 
dispensable à  connaître  pour  juger  de  la  valeur  d'une  indus- 
trie dans  le  présent  et  de  ses  chances  de  prospérité  dans  l'a- 
venir. C'est  (jue  de  tous  les  facteurs  qui  concourent  à  établir  le 
prix  de  revient  des  produits  d'une  industrie  dans  Le  présent,  et 
qui  servent  à  décider  de  sa  valeur  pour  L'avenir,  le  fadeur  re- 


LA    MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  .")3 

présenté  par  l'ouvrier  est  le  facteur  essentiel,  c'est  le  facteur 
humain  ! 

Aussi  on  comprend  pourquoi  Le  Play,  lorsqu'il  fut  sollicité 
de  donner,  à  un  point  de  vue  purement  technique,  son  avis 
sur  la  situation  présente  d'une  industrie  et  sur  le  développe- 
ment qu'elle  pouvait  prendre,  s'inquiéta  de  ce  facteur  humain, 
et  comment  il  fut  amené  à  porter  son  enquête  au  sein  même  de 
la  Famille  Ouvrière,  comme  dans  le  seul  endroit  d'où  il  pou- 
vait obtenir  la  lumière  complète  sur  cette  question. 

L'ouvrier  avait-il,  de  par  son  salaire  et  les  différentes  sub- 
ventions qu'il  recevait,  des  Moyens  d'Existence  suffisants  pour 
vivre  et  faire  vivre  sa  famille? 

Ces  Moyens  d'Existence  étaient-ils  organisés  de  telle  sorte, 
et  l'emploi,  que  la  Famille  Ouvrière  en  faisait  pour  son  Mode 
d'Existence,  était-il  réglé  de  telle  manière  que  la  race,  sûre  du 
présent,  fût  dans  les  meilleures  conditions  pour  se  développer 
et  se  perpétuer? 

En  un  mot  comment  étaient  constitués  les  Moyens  et  le  Mode 
d'Existence  de  la  Famille  Ouvrière? 

Telles  étaient  les  deux  questions  que  Le  Play,  s'élevant  aux 
considérations  les  plus  élevées  et  les  plus  scientifiques  de  son 
art,  se  posait,  comme  ingénieur-conseil,  au  seuil  de  l'étude 
de  la  Famille  Ouvrière. 

Si  les  Moyens  d'Existence  étaient  tels  qu'ils  fournissent  aux 
nécessités  imposées  par  le  Mode  d'Existence,  la  Famille  Ouvrière 
pouvait  vivre,  et  l'industrie  se  trouvait,  pour  le  présent,  dans 
des  conditions  normales  quant  à  ce  facteur  spécial. 

Si  les  Moyens  et  le  Mode  d'Existence  étaient  organisés  de  telle 
façon  qu'ils  permettaient  aux  Familles  Ouvrières  de  se  conserver 
saines  et  fortes,  l'industrie  se  trouvait,  toujours  à  ce  point  de  vue 
particulier,  dans  les  meilleurs  conditions  d'avenir. 

Tout  revenait  donc  à  établir  les  conditions  et  les  rapports  res- 
pectifs des  Moyens  et  du  Mode  d'Existence  des  Familles  Ouvrières. 
Tout  aboutissait,  comme  par  une  nécessité  logique,  à  calculer 
comment  se  balançaient  les  recettes  et  les  dépenses  <1<"  la  Fa- 
mille Ouvrière. 


54-  LA    SCIENCE    SOCIALE   ET    SA    MÉTHODE. 

Le  Play  avait  été  ainsi  amené,  comme  malgré  lui,  par  les  con- 
ditions mêmes,  où  sa  haute  science  et  ses  larges  vues  d'ingénieur- 
conseil  l'avaient  placé,  à  concevoir  et  à  établir  le  budget  comme 
l'instrument  parfait  de  l'analyse  de  la  Famille  Ouvrière. 

Aussi,  quelle  satisfaction  et  quel  degré  de  certitude  son  esprit 
formé  à  la  méthode  des  sciences  exactes  ne  dût-il  pas  rencon- 
trer dans  cette  analyse  où  tout,  en  fin  d'observation,  abou- 
tissait à  un  chiffre. 

Il  faut  l'entendre  célébrer  la  haute  valeur  scientifique  et  les 
puissants  moyens  de  contrôle  que  présente  cette  analyse  finan- 
cière  de  la  vie  humaine.  Par  cette  méthode,  «  l'observateur, 
dit-il,  se  trouve  obligé  de  poursuivre  ses  recherches  aussi 
longtemps  qu'il  n'a  pas  constaté  une  concordance  parfaite  entre 
les  recettes  et  les  dépenses  de  chaque  ménage.  Cette  vérifi- 
cation, également  applicable  aux  quantités  et  aux  valeurs  des 
objets  produits  ou  consommés,  offre  les  mêmes  garanties 
d'exactitude  qui  se  rencontre  dans  la  comptabilité  et  les  calculs 
de  la  chimie  analytique1  ». 

Aussi  lorsque,  après  avoir  reçu  des  observations,  qu'il  avait 
faites  comme  technicien,  les  révélations  d'un  nouvel  ordre  de 
connaissances,  il  voulut,  pour  constituer  la  Science  Sociale, 
établir  sa  méthode;  il  pensa  qu'il  ne  pouvait  la  doter  d'un  ins- 
trument d'analyse  plus  parfait  que  celui  qu'il  avait  fabriqué 
avec  tant  de  peine  et  qui  présentait  de  telles  conditions  de 
certitude. 

Le  budget  devint  ainsi  la  maîtresse  pièce  de  la  monographie 
deFamille  Ouvrière,  l'essence  même  de  la  méthode.  Pour  l'adapter 
complètement  au  nouveau  service  qu'on  lui  demandait  de  rem- 
plir, pour  lui  faire  exprimer  en  plus  de  la  valeur  technique  de  la 
Famille  Ouvrière,  loute  sa  valeur  sociale.  Le  Play  imagina,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit-'  de  le  compléter  par  deux  séries  d'obser- 
vations qui  devaient  commenter  le  chiffre  et  en  expliquer  toute 
la  valeur. 


i.  Le  Play,  Les  Ouvriers  européens,  Grand  Atlas,  page  22 
2.  Voir  supra ,  pa^c  :>8. 


LA    MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIERE.  .).) 

Eh  bien,  toute  l'erreur  de  Le  Play,  au  point  de  vue  de  la  cons- 
titution de  la  méthode  de  la  Science  Sociale,  est  là! 

C'est  pour  avoir  emprunté  à  un  autre  ordre  de  connaissances 
une  méthode,  qui  avait  été  constituée  spécialement  en  vue  de 
l'objet  même  de  cet  ordre  de  connaissances,  que  Le  Play 
ne  put  arriver  à  la  connaissance  complète  de  l'objet  de  la 
Science  Sociale. 

La  méthode  de  la  monographie  de  la  Famille  Ouvrière  prove- 
nait directement  de  l'application  des  procédés  généraux  de 
l'analyse  à  l'objet  que  Le  Play  cherchait  à  connaître  comme 
technicien,  comme  ingénieur-conseil,  et  qui  était,  on  le  sait  :  la 
valeur  de  l'ouvrier  comme  élément  constitutif  du  prix  de  re- 
vient du  produit   récolté   ou  fabriqué. 

Mais  la  connaissance,  que  l'esprit  en  quête  de  la  science  de  la 
Société  veut  acquérir,  lorsque,  se  plaçant  devant  la  Famille  Ou- 
vrière, premier  des  groupements  sociaux,  il  se  met  à  l'analyser, 
n'est  pas  de  savoir  quelle  est  la  valeur  de  l'ouvrier  comme 
élément  constitutif  du  prix  de  revient  du  produit  récolté  ou  fa- 
briqué! Ce  qu'il  veut  connaître,  c'est  comment  est  constitué  et 
organisé  ce  groupement.  Ce  qu'il  veut  savoir,  c'est  quelle  est  sa 
fonction  propre  et  quelle  est  son  action  sur  les  autres  groupe- 
ments dans  la  poursuite  de  la  fin  de  toute  Société  :  la  conserva- 
tion et  la  perpétuité  de  la  race. 

Envisagée  à  ce  point  de  vue  spécial,  qui  est  le  point  de  vue  de 
la  Science  Sociale,  la  méthode  de  la  monographie  de  Famille 
Ouvrière,  constituée  essentiellement  par  le  budget,  est  radicale- 
ment impropre  à  donner  à  l'observateur  la  connaissance  du  pre- 
mier des  groupements  dont  se  compose  la  société,  la  connaissance 
de  la  Famille  Ouvrière. 

Et  cela  pour  trois  raisons. 

On  remarquera  tout  d'abord  qu'une  estimation  en  argent 
donne  nécessairement  une  représentation  inexacte  des  faits. 

Quels  faits  plus  importants,  et  qu'il  importe  de  mieux  con- 
naître dans  tous  leurs  éléments,  que  ceux  qui  se  rapportent,  par 
exemple,  aux  Moyens  d'Existence  de  la  Famille  Ouvrière.  Voyons 


56  LA    SCIENCE    SOCIALE   ET    SA    MÉTHODE. 

ce  que  donne  et  ce  que  néglige  la  représentation  numérique  de 
ces  faits. 

Tous  les  faits  relatifs  aux  Travaux  exécutés  par  la  famille  sont 
exprimés  dans  le  budget  par  le  montant  des  salaires  y  afférents. 
Que  révéleront  au  lecteur  de  ces  monographies  ces  chiffres  sur 
l'objet  de  ces  travaux,  l'outillage  qu'ils  demandent,  les  ateliers 
qu'ils  nécessitent,  la  conduite  des  différentes  opérations  qu'ils 
comportent!  Et,  cependant,  c'est  d'après  les  conditions  parti- 
culières qu'impose  cette  méthode  de  travail  que  le  personnel  est 
obligé  de  s'organiser.  Ce  sont  ces  conditions  qui  créent  ici  la 
grande  usine  et  qui  maintiennent  là  l'atelier  domestique,  qui 
assurent,  dans  tel  métier,  à  l'ouvrier  spécialiste,  alors  môme 
qu'il  est  isolé,  une  bonne  situation  vis-à-vis  de  son  patron,  tandis 
qu'elles  poussent  les  déspécialisés  à  s'unir  en  de  grandes  asso- 
ciations pour  discuter  avec  leur  employeur.  Ce  sont  toujours 
ces  mômes  conditions,  qui  permettent  dans  telle  profession 
l'accès  du  patronat  aux  ouvriers  habiles  et  capables,  et  qui  dans 
telles  autres  leur  en  interdisent  môme  l'idée. 

Toutes  ces  questions  si  intéressantes  et  si  nécessaires  à  étudier 
pour  connaître  l'action  qu'ont  sur  les  différents  membres  de  la 
Famille  Ouvrière  les  groupements  du  travail  dont  ils  font  partie, 
tous  ces  faits  disparaissent  derrière  un  autre  fait  d'une  nature 
toute  différente  :  le  salaire.  Et  encore  de  ce  salaire  nous  ne  con- 
naissons que  le  montant ,  le  budget  reste  muet  sur  les  condi- 
tions dans  lesquelles  cette  propriété  latente  de  l'ouvrier,  sa  force 
physique,  sa  dextérité  professionnelle,  est  engagée.  Que  de 
chose  sous  ce  chiffre  qu'il  importerait  de  savoir!  Et  la  seule  re- 
présentation qu'on  nous  en  donne,  «  le  chiffre  »,  est  de  toutes  les 
représentations  la  plus  inexacte! 

Que  représente  de  capacité  déployée,  de  travail  effectué,  de 
valeur  réelle,  de  puissance  acquisitive  un  salaire  de  7  francs  en 
France  et  en  Angleterre,  en  Hussie  et  en  Australie?  En  France, 
dans  le  môme  pays,  que  représente  un  salaire  de  .">  francs  à  Paris 
et  dans  les  Vosges,  dans  la  culture  et  dans  l'industrie?  Que 
représentait  un  salaire  de  :t  lianes  il  \  a  cinquante  ans,  il 
y  a  seulement  dix   ans?  Autant  de  questions  qui   désespèrent 


LA   MONOGRAPHIE    DE   FAMILLE    OUVRIÈRE.  57 

les   économistes,   et  qui   devraient   torturer    les    statisticiens! 

Mais  si  nous  laissons  les  phénomènes  relatifs  au  Travail ,  pour 
nous  occuper  de  ceux  qui  concernent  la  Propriété.  Que  nous  ap- 
prennent les  chiffres  qui  traduisent  la  valeur  des  propriétés 
possédées  parles  familles  et  les  revenus  qu'elles  donnent,  au  sujet 
de  ces  questions  si  intéressantes  qui  sont  :  la  composition  de 
ces  biens,  le  mode  de  leur  possession,  les  subventions  qu'ils 
procurent  et  celles  qu'ils  reçoivent,  le  régime  de  leur  transmis- 
sion !  Quels  renseignements  ces  chiffres,  si  précis  qu'ils  soient, 
nous  apportent-ils  sur  les  capacités  spéciales  qu'exige,  pour 
être  possédée  utilement,  telle  ou  telle  espèce  de  propriété!  Rien, 
toujours  rien!  Et  «  l'analyse  financière  »  de  la  Famille  Ouvrière 
se  poursuit  ainsi  de  plus  en  plus  imprécise  par  la  précision 
même  de  sa  méthode  ! 

Cette  estimation  en  argent  ne  donne  pas  seulement  une  re- 
présentation inexacte  des  faits,  elle  est  inapte  pour  indigner  la 
relation  que  ces  faits  ont  entre  eux. 

Prenez  la  monographie  la  mieux  faite,  une  monographie  faite 
par  Le  Play  lui-même,  et  cherchez  dans  les  colonnes  du  budget 
des  recettes,  dans  celles  du  budget  des  dépenses,  aussi  bien  que 
dans  les  comptes  annexés  qui  les  accompagnent,  ce  qui  est  dit, 
ou  ce  qu'il  est  même  possible  d'entrevoir  à  ce  sujet. 

Que  signifiera  par  exemple  le  chiffre  indicatif  du  salaire  d'un 
ouvrier  par  rapport  à  la  connaissance  des  causes  et  des  consé- 
quences du  travail  auquel  il  se  livre?  Pourquoi  pratique- t-on  ici 
une  culture  industrielle?  pourquoi  fait-on  là  de  l'élevage? 

Quelles  sont  les  causes  qui  ont  maintenu  dans  telle  région  le 
tissage  dans  l'atelier  domestique,  et  l'ont  établi  dans  telle  autre 
en  d'immenses  usines  ?  Pour  quelles  raisons  telle  industrie  pro- 
duit à  perte  et  succombe  dans  telle  province,  prospère  et  se  déve- 
loppe dans  toile  autre  !  Le  chiffre  du  salaire  de  l'ouvrier  restera 
forcément  muet  sur  toutes  ces  questions.  Et  cependant  en  est-il 
de  plus  intéressantes  et  de  plus  nécessaires  à  connaître  pour  se 
rendre  compte  de  la  constitution,  de  l'organisation,  des  chances 
de  durée  du  travail  auquel  l'ouvrier  que  l'on  étudie,  demande 
ses  moyens  d'existence  ! 


58  LA    SCIENCE   SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

Mais  ce  mémo  travail,  une  fois  établi  et  organisé,  en  un 
endroit,  pour  des  causes  déterminées,  ne  va  pas  Lui-même  sans 
produire  un  certain  nombre  de  conséquences.  Il  fera  naitre 
des  questions,  et  cela  de  telle  façon  qu'il  déterminera,  par  la 
façon  même  dont  il  les  posera,  la  forme  et  l'organisation  spé- 
ciale que  devront  prendre  les  groupements  que  les  hommes 
constitueront  pour  les  solutionner. 

Quelle  forme  de  la  propriété  demandera  et  amènera  tel  genre 
de  travail,  et  quelle  part  en  donnera-t-il  à  la  Famille  Ouvrière! 

Quelle  organisation  commerciale  faudra-t-il  créer  pour  servir 
telle  industrie,  et  quelle  facilité  ou  quelle  gêne  en  recevra  la 
Famille  Ouvrière  pour  l'organisation  de  son  Mode  d'Existence? 
Autant  de  questions  sur  lesquelles  il  est  impossible  de  trouver  le 
moindre  indice  dans  les  chiffres  du  budget,  et  cependant  pour- 
quoi observer  les  faits  si  ce  n'est  pour  en  connaître  les  causes 
et  les  conséquences  ! 

Découvrirons-nous  davantage,  en  supputant  les  chiffres  du 
budget  des  dépenses,  pourquoi  telle  Famille  Ouvrière  a  organisé 
sa  vie  de  telle  façon  et  non  pas  de  telle  autre  !  A  quoi  me  sert 
de  connaître,  aux  centimes  près,  les  dépenses  concernant  la 
nourriture,  si  on  ne  me  dit  pas  quelles  sont  les  causes  qui  ont 
réglé  de  telle  façon  la  distribution  des  repas  dans  la  journée  et 
qui  en  ont  fixé  la  composition  ;  d'où  proviennent  les  aliments 
consommés  dans  la  famille,  comment,  sont  pris  les  repas,  le  rôle 
de  chacun  autour  de  la  table,  les  conversations  qui  y  sont  tenues, 
l'éducation  que  les  enfants  y  reçoivent?  Graves  questions  qui 
ont  aussi  leur  valeur  ! 

Quelles  connaissances  me  donneront  sur  la  vie  matérielle  et 
morale  de  la  famille  la  sèche  nomenclature  des  dépenses  qu'elle 
fait  pour  son  Habitation,  ses  Vêtements,  son  Hygiène,  ses  Ré- 
créations! 

Non  seulement  tous  ces  chitl'res  nous  enlèvent  la  vue  réelle  et 
complète  des  faits,  et  font  disparaître,  sous  le  vêtement  numé- 
rique dont  ils  les  revêtent,  toutes  leurs  originalités  de  forme  et  de 
constitution,  mais  encore  ils  nous  les  montrent  isolés,  séparé> 
du  milieu  qui  les  constituent  et  où  ils  opèrent.   Il  semblerait 


LA    MONOGRAPHIK    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  59 

qu'après  s'être  produits  sans  cause,  ces  faits  sont  incapables 
d'engendrer  la  moindre  conséquence! 

Cependant  pour  qui  sait  voir,  quels  faits  parurent  jamais  plus 
fertiles  en  remarquables  conséquences  !  C'est  par  la  façon  parti- 
culière dont  les  parents  s'y  prennent  pour  apprendre  à  leurs 
enfants  à  se  nourrir,  à  user  d'une  habitation,  à  se  vêtir,  à 
prendre  soin  de  leur  corps,  à  se  servir  que  se  fait  l'éducation, 
l'éducation  morale,  tout  aussi  bien  que  l'éducation  physique. 
C'est  par  l'incessante  répétition  de  mille  actes  en  apparence 
insignifiants  de  ce  Mode  d'Existence,  que  les  hommes  se  trou- 
vent être  d'une  famille,  d'un  pays,  d'une  race  déterminée! 
Et  sur  tout  cela,  sur  ces  relations  si  curieuses  et  si  importantes 
que  les  faits  ont  entre  eux,  les  chiffres  du  budget  demeurent 
désespérément  muets. 

Il  y  a  plus  encore,  non  seulement  cette  estimation  en  argent 
donne  une  représentation  inexacte  des  faits,  est  incapable  d'en 
indiquer  les  relations  réciproques  ;  mais,  dans  bien  des  cas,  elle 
est  impuissante  à  donner  une  représentation  quelconque  des 
faits. 

Combien  de  faits  d'ordre  matériel  se  trouvent,  tantôt  pour 
une  cause,  tantôt  pour  une  autre,  en  dehors  de  toute  estima- 
tion vénale.  Dans  une  de  ses  plus  célèbres  monographies,  celle 
du  Balikir  demi-nomade  de  l'Oural,  Le  Play  s'est  évertué  à  éta- 
blir la  valeur  vénale  des  propriétés  de  la  Famille  Ouvrière.  Il  a 
représenté  par  le  chiffre  de  565  fr.  29  la  valeur  des  terres,  qui, 
en  fait,  appartiennent  à  la  communauté  pastorale,  et  que  la 
famille  en  question  occupe  chaque  année  pendant  quelques 
mois,  des  semailles  aux  récoltes,  jusqu'à  ce  qu'intervienne  une 
nouvelle  répartition.  Ce  chiffre  de  565  fr.  29  n'offre-t-il  pas,  dans 
ce  cas,  le  maximum  de  l'inexactitude,  puisqu'il  représente  uni- 
quement par  sa  valeur  une  chose  qui  précisément  n'en  a  pas! 
Les  exemples  de  cette  sorte  se  rencontrent  souvent  dans  les 
monographies  de  Le  Play. 

N  est-ce  pas  encore  la  tyrannie  du  cadre  systématique,  que 
le  budget  lui  imposait,  qui  l'a  amené  à  exprimer  par  leur 
seule  valeur  vénale  tous  les  travaux  que  font  sur  leurs  propres 


60  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

domaines  les  petits  paysans  propriétaires?  Or,  pour  qui  connaît 
les  choses  de  la  campagne,  toute  l'économie  du  régime  de  la 
petite  propriété  paysanne  consiste  précisément  en  ce  que  le  pay- 
san n'attribue  aucune  valeur  à  son  travail  et  à  celui  des  mem- 
bres de  sa  famille.  S'il  lui  fallait  prendre  plusieurs  journaliers 
pour  remplacer  ses  enfants  absents,  il  ne  pourrait  tenir.  Alors 
que  signifient  ces  chiffres,  ces  salaires  supposés  !  Belle  manière 
de  nous  faire  connaître  un  fait,  que  de  nous  en  donner  uue 
représentation  radicalement  erronée! 

Le  vice  éclate  encore  plus  fortement  quand  de  l'ordre  ma- 
tériel nous  passons   à    l'ordre  intellectuel    et   à  Tordre  moral. 

Que  contient  de  science  acquise,  de  connaissances  utiles,  le 
chiffre  de  la  dépense  que  les  parents  peuvent  faire  pour  en- 
voyer leurs  enfants  à  l'école?  Je  n'insisterai  pas  sur  le  cas,  au- 
jourd'hui et  autrefois  très  fréquent,  où  l'école  est  gratuite. 
Mais  admettons  même  qu'elle  soit  payante,  est-ce  la  somme 
que  les  parents  déboursent  à  ce  propos  qui  est  intéressanle  à 
connaître!  Que  nous  dira-t-clle  sur  les  motifs  qui  poussent  les 
parents  à  faire  instruire  leurs  enfants,  sur  les  aptitudes  de 
ceux-ci,  sur  les  capacités  et  les  connaissances  que  réclament 
la  vie  qu'ils  auront  à  vivre,  la  profession  qui  sera  la  leur? 
Que  nous  dira-t-elle  sur  la  façon  dont  l'école  est  organisée 
pour  servir  ces  besoins,  sur  les  idées,  les  préjugés,  les  pas- 
sions qui  dominent  et  vicient  le  système  scolaire;  sur  le  bé- 
néfice réel  qu'en  retirent  les  enfants?  Rien,  absolument  rien. 
Il  y  a  des  choses  que  les  chiffres  ne  peuvent  exprimer! 
Pourront-ils  davantage,  par  la  dépense  que  la  famille  fait  ou 
ne  fait  pas  pour  le  service  du  culte,  vous  donner  la  moindre 
idée  de  la  religion  ou  des  habitudes  morales  de  la  Famille 
Ouvrière.  L'influence  d'une  confession  se  manifeste  beaucoup 
plus  parla  règle  morale  qu'elle  donne  a  ses  fidèles,  que  par  les 
secours  qu'elle  distribue  ou  les  offrandes  qu'elle  reçoit  !  lTn 
chiffre,  quelle  expression  inexacte,  détestable  <-t  impuissante  dans 
sa  matérialité  même,  pour  des  faits  qui  sont  de  la  conscience 
même  de  l'homme,  qui  révèlent  sa  formation  morale,  le  senti- 
ment qu'il  a  de  ses  devoirs,  la  conception  qu'il  se  fait  de  la  vie  ! 


LA   MONOGRAPHIE    DE    KAMILLE    OL'VKIÈRE.  01 

Ajouterai-je  encore  que  les  personnes  qui  composent  cette 
famille  ne  sont  pas  tombées  du  ciel  toutes  formées,  tout  édu- 
quées,  dans  le  cadre  du  budget?  Avant  de  constituer  ce  groupe- 
ment qu'on  analyse,  elles  ont  fait  partie  d'autres  groupements, 
elles  ont  été  élevées  dans  une  famille,  elles  ont  travaillé  dans 
des  ateliers,  etc. 

Eh  bien,  ce  furent  précisément  ces  groupements  antérieurs, 
originaires,  qui  agirent,  dans  la  plupart  des  cas,  pour  consti- 
tuer ces  personnes  telles  qu'elles  sont.  Et  si,  au  travers  de 
l'observation  actuelle,  on  les  voit  agir  d'une  façon  et  non  d'une 
autre,  c'est  la  plupart  du  temps  dans  leurs  antécédents,  dans 
l'histoire  de  leur  famille  qu'il  faut  en  chercher  l'explication. 
Voilà  encore  tout  un  ordre  d'idées  inaccessible  au  chiffre  et 
qui  ne  peut  rentrer  d'aucune  manière,  et  à  aucun  titre,  dans 
le  cadre  du  budget. 

Mais  à  quoi  bon  nous  attarder  dans  une  pareille  démonstra- 
tion quand  nous  avons  l'aveu  môme  de  Le  Play. 

Lorsque  Le  Play  voulut  passer  de  l'économie  industrielle 
qu'il  avait  constituée  à  la  Science  Sociale  qu'il  avait  décou- 
verte, il  s'efforça  de  doter  aussi  cette  nouvelle  science  d'une 
méthode.  Les  calculs  rigoureux,  le  cadre  systématique  du  bud- 
get ne  lui  avaient-ils  pas  donné  plus  qu'il  leur  avait  demandé, 
plus  que  la  part  de  l'ouvrier  dans  le  calcul  des  prix  de  re- 
vient des  produits  à  l'industrie,  plus  que  la  connaissance  d'un 
des  éléments  primordiaux  pour  juger  des  chances  de  prospé- 
rité et  d'avenir  d'une  industrie  !  Nulle  méthode  ne  pouvait  donc 
mieux  convenir  à  la  Science  Sociale  que  celle  qui  lui  avait,  à 
la  fois,  révélé  des  faits  si  précis,  et  ouvert  de  si  larges  hori- 
zons. Mais  comme  il  s'était  rendu  compte  que,  dans  bien  des 
circonstances,  les  chiffres  ne  lui  avaient  dit  tant  de  choses  que 
parce  qu'il  avait  su  les  interroger,  que  parce  qu'il  avait  ob- 
servé les  faits  dont  ils  étaient  la  figuration,  il  voulut  forcer  les 
observateurs,  qui  devaient  le  suivre,  à  rechercher  ce  que  ces 
chiures  signifiaient,  et  ce  que,  souvent  même,  ils  ne  pouvaient 
représenter  d'aucune  manière. 


62  LA    SCIENCE   SOCIALE    ET    SA    METHODE. 

C'est  ainsi  qu'il  compléta  le  budget,  devenu  la  maîtresse 
pièce  de  la  monographie  de  Famille  Ouvrière  par  les  deux 
textes  dont  nous  avons  déjà  parlé  l.  Ils  devaient  servir  comme 
deux  réceptacles  spéciaux  où  les  observateurs  pourraient  dé- 
verser le  surplus  de  la  récolte  qu'ils  avaient  faite  en  voulant 
approvisionner  le  budget. 

Le  malheur  est  que  le  premier  de  ces  textes  complémen- 
taires, le  seul  d'ailleurs  dont  nous  ayons  à  nous  préoccuper 
maintenant,  puisque  seul  il  est  destiné  à  compléter  la  descrip- 
tion de  la  Famille  Ouvrière,  le  malheur,  dis-je,  est  que  ce  texte 
complémentaire  présente,  comme  le  budget,  un  cadre  rigide. 

11  se  compose  d'une  série  de  compartiments,  isolés  les  uns 
des  autres,  disposés  dans  un  ordre  systématique,  où  les  faits, 
déjà  déformés  pour  figurer  dans  le  cadre  du  budget,  subis- 
sent, pour  y  entrer,  une  nouvelle  violence  presque  aussi  grave 
que  la  première. 

Pourquoi,  par  exemple,  le  rang  de  la  famille,  qui  semblerait 
en  bonne  analyse  devoir  être  la  résultante  finale  de  l'observa- 
tion de  la  Famille  Ouvrière,  détermine-t-il  la  cinquième  de  ces 
cases?  Pourquoi  la  description  de  la  religion  et  des  habitudes 
morales  de  la  famille,  vient-elle  en  troisième  lieu,  alors  qu'on  ne 
connaît  encore  de  cette  famille  que  son  état  civil,  et  quelques 
généralités  sur  l'état  du  sol,  de  l'industrie  et  de  la  population  ? 
Pourquoi  les  paragraphes  relatifs  aux  propriétés  de  la  famille  et 
aux  subventions  qu'elle  reçoit  précèdent-ils  celui  qui  énumère  et 
explique  les  travaux  et  industries  auxquels  elle  se  livre;  alors 
qu'il  ressort  clairement  de  toutes  les  monographies  que  le  régime 
de  la  propriété  et  des  subventions  s'organise  en  chaque  endroit 
d'après  les  conditions  mêmes,  qu'impose  le  régime  du  travail? 
etc.  Tout  cela  est  parfaitement  incompréhensible  !  Bien  loin 
d'être  méthodique,  la  disposition  relative  des  treize  paragra- 
phes, qui  composent  les  observation*  préliminaires  définissant 
la  condition  des  divers  membres  de  la  famille,  est  purement 
et  uniquement  systématique!  Loin  de  corriger  les  défauts  que 

1.  Voir  supra,  page  28. 


LA    MONOGRAPHIE   DE   FAMILLE    OUVRIÈRE.  63 

le   budget  présentait   au  point  de  vue   de   la  Science  Sociale, 
ces  observations  préliminaires  les  aggravent  singulièrement. 

En  voulant  analyser  la  Famille  Ouvrière  par  le  moyen  du 
budget,  par  le  moyen  d'un  instrument  construit  pour  la  pour- 
suite d'un  autre  ordre  de  connaissances,  Le  Play  ne  put,  non 
seulement  atteindre  le  but  qu'il  se  proposait,  arriver  à  la  con- 
naissance de  la  famille,  mais  il  s'engagea  dans  un  impasse  d'où 
il  lui  fut  impossible  de  sortir. 

L'observation  de  la  Famille  Ouvrière  n'est  intéressante,  en 
Science  Sociale,  que  parce  que,  donnant  la  connaissance  du 
premier  des  groupements  dont  se  compose  la  société,  elle  per- 
met, en  fixant  le  point  de  départ  de  l'analyse,  de  poursuivre 
cette  analyse,  d'entreprendre  l'observation  directe  et  suc- 
cessive des  différents  groupements  dont  se  compose  la  So- 
ciété. 

La  Famille  Ouvrière  analysée,  comment  Le  Play  allait-il  s'y 
prendre  pour  continuer  son  observation  et  atteindre  la  connais- 
sance de  la  Société  tout  entière? 

La  méthode  de  la  monographie  de  la  Famille  Ouvrière,  lui 
enleva  la  claire  vue  des  choses.  Après  avoir  posé  en  principe 
que,  pour  connaître  la  Famille  Ouvrière,  il  fallait  en  dresser  le 
budget,  il  affirma  que,  pour  arriver  à  la  connaissance  de  la 
Société,  il  suffisait  d'acquérir  celle  des  Familles  Ouvrières  qui 
la  composent. 

C'est  là  la  seconde  proposition  sur  laquelle  repose  toute  la 
méthode  de  Le  Play;  nous  allons  l'examiner  avec  le  même 
soin  que  la  précédente, 

Est-il  vrai  que,  pour  arriver  à  la  connaissance  de  la  Société, 
il  suffit  d'acquérir  celle  des  Familles  Ouvrières  gui  la  compo- 
sent ? 

Il  y  a,  dans  cette  affirmation,  une  erreur  encore  plus  grave 
que  la  précédente.  Mise  en  pratique,  la  théorie  qu'elle  contient 
ne  tend  à  rien  moins  qu'à  limiter  l'analyse  de  tous  les  groupe- 
ments dont  se  compose  la  Société  au  seul  groupement  de  la 
Famille  Ouvrière,  et  aboutit  en  fin  de  compte;,  si  l'on  excepte  le 


04  LA    SCIENCE   SOCIALE   ET    SA   MÉTHODE. 

groupement  de  la  famille,  à  l'observation  indirecte  de  la  Société, 
alors  que  l'on  a  si  fortement  et  si  justement  proclamé  le  néces- 
sité de  l'observation  directe.  Cette  erreur  était  d'ailleurs,  il  faut 
bien  le  reconnaître,  la  conséquence  nécessaire  de  l'impropriété 
de  la  méthode  constituée  par  Le  Play. 

Établi  tout  d'abord  pour  donner  la  connaissance  de  la  Famille 
Ouvrière  à  un  point  de  vue  spécial,  le  budget  ne  pouvait  donner 
directement  autre  chose  que  cette  connaissance  spéciale.  Cela 
est  de  toute  évidence.  Mais  alors  même  que,  changeant  de  point 
de  vue,  et  laissant  de  côté  la  recherche  de  la  part,  qui  pro- 
vient du  chef  de  la  Famille  Ouvrière,  dans  l'établissement  du 
prix  de  revient  des  produits  d'une  industrie,  pour  se  préoccuper 
uniquement  de  l'étude  du  groupement  de  la  Famille  Ouvrière 
au  point  de  vue  social,  Le  Play  pouvait-il  avancer  une  pareille 
affirmation? 

Pouvait-il  prétendre  que  la  connaissance  de  la  Famille  Ou- 
vrière, telle  qu'elle  résultait  de  ce  budget  perfectionné,  qu'est 
la  monographie  de  Famille  Ouvrière,  devait  lui  donner  celle 
de  la  Société  tout  entière?  Il  y  a  plus  encore,  en  admettant 
même  que  Le  Play  eût  été  en  possession  de  la  véritable  mé- 
thode d'analyse  sociale,  aurait- il  pu  soutenir  et  prouver  une 
thèse  pareille  ?  Non,  mille  fois  non.  Et  cela  pour  une  raison  très 
simple. 

Il  n'est  pas  une  science  qui,  après  avoir  défini  son  objet,  dé- 
terminé les  éléments  dont  il  se  compose  et  mené  à  bonne  fin 
l'observation  directe  d'un  de  ces  éléments,  s'arrête  comme  sa- 
tisfaite, et  déclare  que  pour  tous  les  autres  éléments  l'observa- 
tion directe  est  inutile,  que  la  connaissance  que  l'on  a  de  l'un 
d'entre  eux  suffit  pour  connaître  les  autres.  Si  une  science  pou- 
vait, sans  erreur,  avancer  une  pareille  affirmation,  il  s'en  sui- 
vrait nécessairement  que  son  objet  serait  précisément  limité  au 
seul  élément  en  question,  et  que  tous  les  autres  n'en  seraient 
que  des  variétés  plus  ou  moins  distinctes. 

Ce  qui  permit  à  Le  Play,  qui  se  connaissait  en  science  aussi 
bien  qu'homme  de  son  époque,  de  se  faire  une  pareille  illusion, 
ce  lut  l'heureuse  fortune  qui  lui  arriva,  lorsqu'il  commença   lob- 


LA    MONOGRAPHIE   DE   FAMILLE    OUVRIÈRE.  Oo 

servation  de  la  Société  par  celle  de  la  Famille  Ouvrière.  Ce  qui 
l'empêcha  d'en  sortir,  fut  précisément  l'impropriété  de  la  mé- 
thode qu'il  employa  pour  analyser  cette  Famille  Ouvrière. 

Nous  avons  déjà  dit,  et  avec  assez  de  détails  pour  nous  dispenser 
de  revenir  sur  ce  sujet,  pourquoi  l'observation  de  la  Famille 
Ouvrière  est,  etdoit  être  le  point  de  départ  de  l'observation  de  la 
Société.  Nous  avons  démontré  aussi  pourquoi  et  comment  tous 
les  autres  groupements  dont  se  compose  la  Société  ont  précisé- 
ment comme  cause  originelle  et  comme  fonction  principale,  d'ai- 
der et  de  compléter  l'action  de  la  Famille  Ouvrière  et  même  de 
suppléer  dans  certains  cas  à  cette  action. 

En  observant  la  Famille  Ouvrière,  Le  Play  se  trouvait  donc 
placé,  comme  par  une  heureuse  rencontre,  dans  le  meilleur 
endroit  qu'il  y  eût  pour  saisir  l'action  de  tous  les  groupements 
qui  lui  sont  extérieurs,  de  toutes  les  institutions,  qui,  tantôt  pour 
une  raison,  tantôt  pour  une  autre,  lui  prêtent  leur  concours.  Aussi 
bien  posé  pour  juger  du  rôle  et  de  l'efficacité  de  ces  institutions, 
de  ces  groupements,  pour  pénétrer  de  l'extérieur  leur  constitution, 
Le  Play  en  profita  largement  et  utilement.  C'est  au  soin  qu'il  prit 
de  relever  tout  ce  que  lui  apprenait  sur  les  groupements,  sur 
les  institutions  dont  se  compose  la  Société,  en  dehors  de  la 
Famille  Ouvrière,  l'observation  directe  de  cette  môme  Famille 
Ouvrière  que  nous  devons  ces  magnifiques  notes  sur  les  Éléments 
divers  de  Constitution  sociale  qui  se  trouvent  à  la  fin  de  chaque 
monographie. 

Dans  cette  troisième  partie,  qu'il  ajouta  au  budget  lorsqu'il 
constitua  la  monographie  de  la  Famille  Ouvrière,  nous  ne  retrou- 
vons plus  ces  divisions  et  ces  cadres  systématiques  qui,  dans  les 
deux:  premières  parties,  broyent  et  défigurent  les  faits.  Suivant 
les  heureuses  circonstances  où  il  se  trouve,  suivant  la  nature  des 
institutions,  des  groupements  que  la  condition  spéciale  de  la 
Famille  Ouvrière  a  fait  naître  ou  développés,  l'observateur  peut 
opérer  librement,  sans  contrainte,  décrire  ce  qui  lui  parait  le 
plus  digne  d'être  relevé.  C'est  ainsi  que,  pour  les  quarante-cinq 
monographies  que  renferme  la  deuxième  édition  des  Ouvriers 
européens,  Le  Play  a  donné  dans  deux  cent  soixante-six  notes, 


66  LA   SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

(jui  s'étendent  sur  plus  de  la  moitié  de  l'ouvrage,  les  renseigne- 
ments les  plus  curieux  et  les  plus  intéressants  sur  toutes  les  ins- 
titutions sociales.  Tantôt,  à  propos  du  mineur  du  Hartz,  il  décrit 
le  système  du  patronage  pratiqué  par  la  corporation  des  mines 
du  Hartz  ;  tantôt,  au  sujet  du  métayer  de  la  Vieille-Castille,  il 
donna  de  longs  détails  sur  le  régime  des  biens  communaux.  Avec 
le  mineur  de  Pongibaud  et  le  paysan  basque  du  Labour,  il  étudie 
deux  régimes  très  différents  d'émigration;  avec  le  tisserand  de 
Mamers  et  celui  des  Vosges,  il  décrit  les  eiléts  de  la  concurrence 
commerciale,  l'organisation  des  cités  ouvrières  et  des  sociétés  de 
Secours  mutuels.  A  propos  des  couteliers  de  Londres  et  de  Shef- 
field,  il  aborde  les  questions  du  paupérisme,  de  l'influence  so- 
ciale de  la  religion,  des  unions  ouvrières.  Le  pécheur  de  Marken 
lui  donne  l'occasion  d'observer  l'administration  communale  de 
la  Hollande,  et  la  Champagne  pouilleuse  l'influence  des  grands 
travaux  publics  entrepris  pour  l'État. 

Nous  n'en  Unirions  pas  si  nous  voulions  noter  toutes  les  ins- 
titutions dont  Le  Play  a  relevé  l'action  au  sujet  de  la  Famille 
Ouvrière  ou  ;\  son  propos.  Organisation  du  Travail  et  de  la  Pro- 
priété, de  la  Famille  et  du  Patronage,  organisation  du  Commerce 
et  desGultures  intellectuelles,  action  sociale  de  la  Religion,  Asse 
dations  privées,  Institutions  et  Pouvoirs  publics,  il  entrevoit  tout 
de  l'observatoire  où  il  s'est  si  heureusement  placé,  parce  que 
tout  y  converge,  tout  y  aboutit. 

Mais,  et  nous  ne  saurions  trop  le  faire  remarquer,  en  se  can- 
tonnant ainsi  dans  la  Famille  Ouvrière,  en  n'observant  cet  im- 
mense surplus  social  aux  multiples  éléments  que  suivant  les 
occasions  que  lui  fournissent  les  familles  ouvrières  el  en  rai- 
son de  leur  action  sur  ces  familles,  il  ne  perçoit  ces  éléments,  ces 
groupements  (/ne  par  leur  extérieur,  il  ne  les  saisit  que  dans  la 
mesure  et  dans  les  circonstances  où  ils  agissent  sur  ces  familles 
ouvrières. 

A  un  moment,  quand,  par  suite  de  cette  seconde  heureuse 
rencontre  qui  décidait  de  la  valeur  scientifique  «le  son  œuvre,  il 
se  trouve  en  face  de  la  famille  patriarcale  de  la  grande  steppe 
asiatique,  on  se  prend  à  espérer  qu'une  Lumière  complète  vase 


LA   MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE   OUVRIÈRE.  67 

faire  dans  son  esprit.  On  peut  croire  que,  se  trouvant  face  à  face 
avec  cette  famille  qui  compose  à  elle  seule  une  Société  complète, 
il  va  suivre  dans  leur  croissance  tous  les  éléments  renfermés 
dans  cette  Société  simple,  à  mesure  qu'ils  iront  se  détachant  de 
la  Famille  Patriarcale,  et  exigeront,  pour  remplir  leur  rôle,  la 
constitution  de  groupements  spéciaux.  A  ce  moment,  il  n'y  avait 
plus  qu'un  pas  à  faire  pour  arriver  à  l'observation  directe  de 
tous  les  groupements  dont  se  compose  la  Société  ! 

Mais  ce  pas,  il  ne  put  le  franchir,  embarrassé  qu'il  était  par 
les  entraves,  que  lui  imposait  un  instrument  d'observation  fa- 
briqué pour  la  seule  connaissance  de  la  Famille  Ouvrière. 

De  toutes  ses  études  indirectes  des  différents  groupements,  qui 
dans  chaque  Société  se  superposent  à  la  Famille  Ouvrière,  de  sa 
rencontre  avec  le  type  simple  de  la  Société,  Le  Play  ne  sut  tirer 
autre  chose  que  cette  loi  de  modalité  dont  nous  avons  parlé.  Il 
constata  seulement  et  uniquement,  qu'il  y  avait  une  modalité 
imposée  aux  groupements  dont  se  compose  la  Société  en  vertu 
de  la  constitution  même  de  son  groupement  primordial,  du 
groupement  de  la  Famille  Ouvrière.  Et  cependant  de  cette  vue 
si  incomplète  de  la  Société,  telle  qu'elle  devait  résulter  néces- 
sairement d'une  observation  aussi  imparfaite,  que  d'aperçus 
profonds,  que  de  constatations  définitives  n'en  sont  pas  résultés. 
Chez  Le  Play  la  puissance  de  l'observateur  suppléait  en  maintes 
occasions  à  la  défectuosité  de  la  méthode. 

Combien  il  est  facile  de  s'expliquer  maintenant  l'allure  apos- 
tolique et  les  formules  dogmatiques  que  l'on  relève  à  chaque 
page  de  La  Ré forme  sociale  en  France  et  des  autres  ouvrages  de 
vulgarisation  de  l'auteur  si  précis  et  si  documenté  des  Ouvriers 
européens.  Comme  les  prophètes  de  la  Bible,  il  semblerait  que 
Le  Play,  après  avoir  eu  la  claire  vision  de  la  vérité,  ait  été  aveu- 
glé par  sa  splendeur,  et  ne  put,  en  revenant  au  milieu  des  mor- 
tels, trouver  le  mot  capable  de  rendre  ce  qu'il  lui  avait  été 
donné  de  contempler.  Aussi  sommes-nous  obligés,  aujourd'hui, 
pour  juger  sou  œuvre  au  point  de  vue  scientifique,  d'aller  re- 
chercher, au  travers  de  cette  énorme  production,  fruit  naturel  de 
L'infirmité    humaine,  conséquence  forcée  d'une    méthode   dé- 


I)S  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

fcctuousc,  les  pages  qui  sont  véritablement  d'inspiration  divine, 
qui  résultent  d'une  bonne  observation. 

Je  ne  crois  pas  avoir  besoin,  après  ce  que  nous  venons  de 
dire,  de  donner  beaucoup  de  raisons  pour  établir  la  nécessité 
de  procéder  à  l'observation  directe  de  tous  les  groupements 
dont  se  compose  la  Société.  Les  motifs  qui  ont  été  capables 
de  déterminer  à  l'observation  directe  de  la  Famille  Ouvrière, 
sont  tout  aussi  agissants  et  concluants  quand  il  s'agit  d'un 
autre  'quelconque  des  groupements  sociaux.  Je  me  bornerai 
donc  à  livrer  à  la  réflexion  d'un  chacun  les  trois  considérations 
suivantes. 

Au  point  de  vue  même  de  la  connaissance  de  la  Famille  Ou- 
vrière, il  est  évident  que,  pour  bien  comprendre  l'action  qu'exerce 
sur  cette  famille  les  autres  institutions,  les  autres  groupements, 
tels  que  le  Patronage,  le  Commerce,  etc.,  les  Pouvoirs  publics, 
il  ne  suffit  pas  d'analyser  les  conséquences  de  leur  action  sur 
la  Famille  Ouvrière. 

Il  faut  encore  connaître  la  cause  et  le  mode  de  cette  action. 
Or,  cette  connaissance  n'est  pas  entièrement  obtenue  par  l'obser- 
vation de  l'objet  auquel  cette  action  s'applique,  parce  que, 
bien  que  se  trouvant  déterminée  par  cet  objet,  elle  est  cepen- 
dant organisée  d'après  la  constitution  intrinsèque  de  l'objet 
dont  elle  émane.  S'il  est  exact,  par  exemple,  que  le  Patro- 
nage est  déterminé  par  les  besoins  mêmes  qu'accuse  la  Famille 
Ouvrière,  et  que  c'est  dans  cette  famille  qu'on  en  pourra  obser- 
ver l'action  la  plus  directe,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  pour 
bien  comprendre  cette  action,  pour  en  pénétrer  la  cause  dans 
sa  plénitude,  et  le  mode  dans  toutes  ses  manifestations,  il  faut 
procéder  à  l'observation  directe  du  Patronage  lui-même. 

Mais  il  importe  de  remarquer,  et  c'est  là  notre  seconde  consi- 
dération, que  si  les  institutions,  les  groupements  superposés  à 
la  Famille  Ouvrière,  ont  trouvé  dans  cette  famille  leur  cause  déter- 
minante, il  est  d'observation  courante  qu'à  côté  de  l'action  qui  leur 
esl  imposée  parcelle  cause  efficiente,  ils  ont  une  action  propre. 
Si,  pour  conserver  notre   exemple,  le  Patronage   esl  déterminé. 


LA   MONOGRAPHIE   DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  69 

quant  à  sa  naissance  et  ses  principales  fonctions,  par  les  besoins 
mêmes  de  la  Famille  Ouvrière,  il  suffit  d'ouvrir  les  yeux  pour  voir 
qu'il  a  aussi  ses  fonctions  propres.  Le  Patron  ou  le  groupe  pa- 
tronal n'a  pas  pour  unique  mission  de  patronner  la  Famille  Ou- 
vrière dans  son  travail  en  le  dirigeant,  dans  sa  propriété  en 
mettant  à  sa  disposition  celle  quelle  n'est  pas  capable  de  possé- 
der, dans  les  phases  de  son  existence  en  la  mettant  à  même  de 
les  surmonter  soit  par  un  aide  direct,  soit  par  des  institutions  spé- 
ciales; il  a  aussi  sa  fonction  propre,  qui  est  d'être  l'organisateur 
responsable  des  moyens  d'existence  de  la  Société.  Quand  on  ob- 
serve sa  fonction  sociale,  on  remarque  que  le  Patron  ne  fournit 
pas  seulement,  des  moyens  d'existence  aux  Familles  Ouvrières 
qu'il  emploie,  qu'il  n'assure  pas  seulement,  comme  par  un  com- 
plément naturel,  la  vie  de  sa  propre  famille,  mais  encore  et 
surtout,  qu'il  garantit,  par  la  productivité  et  l'objet  de  son 
industrie,  la  vie  de  tous  ceux,  ouvriers  comme  non  ouvriers, 
qui  se  reposent  sur  lui  du  soin  de  pourvoir  la  Société  de  cet 
objet.  Grâce  à  lui,  grâce  à  sa  fonction  d'organisateur  respon- 
sable des  moyens  d'existence  de  la  race,  chacun  peut  vaquer 
en  toute  sécurité  à  sa  profession,  sachant  parfaitement  que  rien 
ne  manquera  de  ce  dont  la  Société  a  besoin  pour  vivre.  Eh 
bien  !  comment  pourriez-vous  connaître  cette  fonction  propre  du 
Patronage,  aussi  bien  que  la  fonction  propre  de  tous  les  autres 
groupements  sociaux,  si  vous  ne  les  abordiez  pas  par  l'observa- 
tion directe  ! 

Enfin,  et  nous  en  arrivons  ainsi  à  notre  troisième  et  dernière 
considération,  ces  fonctions,  fonctions  propres  aussi  bien  que  fonc- 
tions spéciales,  ces  groupements  ne  les  remplissent  pas  comme 
isolés  les  uns  des  autres.  Mais,  au  contraire,  ils  agissent  en  vertu 
d'une  action  liée,  s'aident  ou  se  contrarient,  s'influencent  et  se 
pénètrent  par  des  actions  réciproques.  Pour  patroner  la  Famille 
Ouvrière,  aussi  bien  que  pour  pourvoir  aux  moyens  d'existence 
de  la  Société,  pour  remplir  sa  fonction  propre  aussi  bien  que 
sa  fonction  spéciale,  le  Patron  n'agit  pas  tout  seul,  pas  plus  qu'il 
n'opère  sur  une  terre  vacante.  Il  a  des  aides  et  des  auxiliaires,  <l<s 
concurrents  et  des  rivaux.  Voyez  ce  que  pourrait  faire  un  patron 


70  LA    SCIENCE    SOCIALE    ET    SA    MÉTHODE. 

sans  les  ingénieurs  et  les  contremaîtres  qui  dirigent  l'exécution 
de  ses  travaux,  les  commerçants  qui  lui  procurent  ses  matières 
premières  et  vendent  les  produits  de  sa  fabrication,  les  banquiers 
qui  assurent  son  crédit,  les  hommes  de  loi  qui  fixent  ses  contrats... 
sans  les  pouvoirs  publics  qui  maintiennent  la  paix  et  la  sécurité 
publiques?  Mais  ce  groupement  patronal  n'a  pas  seulement  que 
des  rapports  d'aide  mutuelle,  d'action  concordante  avec  les  au- 
tres groupements;  il  a  aussi  à  lutter  contre  ceux  qui,  soit  appar- 
tenant à  la  même  espèce,  veulent  le  supplanter,  soit  appartenant 
à  d'autres  espèces,  veulent  le  remplacer.  11  a  affaire  aux  autres 
groupements  patronaux  qui  veulent  lui  prendre  sa  clientèle,  aux 
autres  groupements  sociaux  :  Associations  ouvrières  ou  autres, 
Pouvoirs  publics,  qui  veulent  se  substituer  à  lui  dans  la  direc- 
tion du  travail,  la  dispositionde  la  propriété,  etc. 

Il  en  va  de  même  pour  chaque  groupement.  Il  suffit  de  les 
observer  quelques  instants,  pour  se  rendre  compte  des  actions 
qu'ils  exercent  les  uns  sur  les  autres,  des  influences  qu'ils  subis- 
sent. Comment  prétendre  alors  à  la  connaissance  complète  de 
tous  ces  groupements,  si  on  ne  les  suit  pas  dans  la  manifestation 
de  leurs  actions  réciproques? 

Nous  sommes  donc  amenés  ainsi  à  conclure  que  Y  observation 
directe  et  méthodique  de  chacun  des  groupements  dont  se  cotn- 
pose  la  Société  est  chose  absolument  indispensable  pour  <jui 
veut  connaître  la  Société. 

Que  reste-t-il  maintenant  des  deux  propositions  qu'avançait 
Le  Play,  des  deux  propositions  sur  lesquelles  repose  toute  sa 
méthode? 

Nous  venons  de  voir  combien  il  était  inexact  de  prétendre 
que,  pour  arriver  à  la  connaissance  d'une  Société,  il  suffisait  d'ac- 
quérir celle  des  Familles  Ouvrières  qui  en  font  partie. 

Nous  avons  vu  aussi  combien  la  monographie  de  Famille  Ou- 
vrière, constituée  essentiellement  par  le  budget,  était  impropre 
à  donner  la  connaissance  de  cette  famille. 

Et  comme  toute  la  méthode  de  Le  Play,  toute  la  méthode  de 
la  monographie  de    lui  mille  Ouvrière  trouve  tout  son  fonde- 


LA   MONOGRAPHIE    DE    FAMILLE    OUVRIÈRE.  71 

nient  sur  ces  deux  points,  il  faut  reconnaître  quelle  s'écoule 
avec  eux.  C'est  là,  nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  la  consé- 
quence nécessaire  et  inévitable  de  l'impropriété  de  cette  mé- 
thode, par  rapport  à  l'objet  même  de  la  Science  Sociale.  Cons- 
truite de  main  de  maître  pour  donner  la  connaissance  de  la  part 
qui  provient  du  chef  de  l'ouvrier,  dans  l'établissement  du  prix  de 
revient  des  produits  de  l'industrie,  cette  méthode  ne  pouvait, 
nous  l'avons  déjà  dit,  donner  autre  chose,  que  cette  connais- 
sance. Détournée  de  son  objet,  appliquée  à  la  recherche  de  la 
connaissance  de  la  Société,  elle  demeura,  malgré  les  perfection- 
nements que  Le  Play  lui  fit  subir,  aussi  incapable  de  permettre 
l'observation  complète  de  la  Famille  Ouvrière,  qu'impropre  à 
assurer  l'observation  directe  des  autres  groupements  dont  se 
compose  la  Société. 

Si  la  valeur  scientifique  de  la  méthode  de  la  monographie  de 
Famille  Ouvrière  mérite  un  pareil  jugement,  pourquoi,  pour- 
rait-on nous  dire,  vous  êtes-vous  attardé  autant  à  l'exposition  et 
à  la  critique  d'une  méthode  si  radicalement  inexacte?  A  ce  titre, 
elle  ne  paraîtrait  pas  mériter  plus  d'attention  que  toutes  celles 
qui  l'ont  précédée  et  suivie. 

Nous  avons  cru  utile  d'entreprendre  cette  exposition  et  cette 
critique  pour  les  deux  raisons  suivantes  : 

Toute  impropre  que  fût  la  méthode  créée  par  Le  Play  pour 
l'observation  des  Sociétés,  il  n'est  que  trop  juste  de  reconnaître 
qu'elle  a  constitué  jusqu'alors  le  meilleur  instrument  mis  à  la 
disposition  des  observateurs.  Et  cela  par  suite  de  deux  faits  qui, 
bien  que  compris  dans  cette  méthode,  n'en  font  pas  partie  subs- 
tantiellement. Seule  entre  toutes  les  méthodes  qui  l'ont  précé- 
dée ou  suivie,  la  méthode  créée  par  Le  Play  présuppose  déter- 
miné l'objet  de  la  Science  Sociale,  et  établit  le  point  de  départ  de 
l'analyse  sociale.  Nous  nous  sommes  assez  longuement  étendu 
sur  l'importance  de  ces  deux  découvertes  lorsque  nous  avons 
mis  en  lumière  la  valeur  scientifique  de  l'œuvre  de  Le  Play, 
pour  n'être  pas  obligé  d'y  revenir.  Toujours  est-il  que,  telle  était 
leur  puissance,  elle  neutralisa  en  partie  les  extrêmes  défec- 
tuosités de   la   méthode   et    permit   à    Le  Play   d'entrevoir,    le 


72  LA    SCIENCE   SOCIALE    ET   SA   MÉTHODE. 

premier,    comment    se  constitue    et    s'organise    une     Société. 

Mais,  si  Le  Play  fut  le  premier  à  entrevoir  l'objet  de  la  Science 
Sociale,  il  ne  sut  ni  découvrir,  ni  établir  la  méthode  de  cette 
nouvelle  science,  celle  qui  seule  était  capable  de  donner  la  con- 
naissance de  son  objet.  A  ce  titre  encore,  la  critique  de  la  mé- 
thode de  la  monographie  de  Famille  Ouvrière  devait  nous  être 
profitable.  En  précisant  les  causes  de  son  échec,  en  nous  mon- 
trant pourquoi  et  comment  cette  méthode  ne  présente  pas  la 
juste  et  réelle  application  des  procédés  généraux  et  nécessaires  de 
l'esprit  humain  à  la  recherche  de  la  connaissance  de  l'objet 
même  de  la  Science  Sociale,  cette  critique  nous  faisait  faire  un 
grand  pas  vers  la  détermination  de  la  véritable  méthode. 

Il  nous  faut,  maintenant  que  le  but  que  nous  voulons  atteindre 
est  parfaitement  défini,  que  notre  point  de  départ  est  nettement 
déterminé,  que  notre  route  est  débarrassée  de  tout  ce  qui  l'en- 
combrait, faire  œuvre  positive. 

L'objet  de  la  Science  Sociale  étant  connu,  le  point  de  dé- 
part de  l'analyse  sociale  fixé,  la  question  qui  se  pose  est  tirs 
simple  :  Comment  devons-nous  nous  y  prendre  pour  arriver  à  la 
connaissance  de  la  Société,  c'est-à-dire  des  différents  groupe- 
ments qui  la  composent.  Quelle  est,  en  un  mot,  la  véritable  mé- 
thode de  la  Science  Sociale? 

Robert  Pinot. 


L  Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


Typographie  Firuiiu-Didot  et  C".  —  Taris. 


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M..STORKX 


ECOLE  DES  ROCHES 

VERNEUIL-SUR-AVRE   (Eure) 
Juillet  1908 


Chaque  livraison  :  2  fr. 


N°  14. 


SOMMAIRE 


I.  —  Vie  générale  de  l'École.  P.  117. 

La  Vie  générale  de  l'École,  par  M.  Paul  de  Rousiers.  —  L'année  scolaire  1907- 
1908,  par  M.  Georges  Bertier.  —  Le  personnel  de  l'École.  —  Liste  des  élèves. 

—  Les  stages  à  l'étranger,  par  M.  Paul  Thiry.  —  L'École  allemande  de  Bieber- 
stein,  par  M.  Zentzytzki.  —  La  Vie  à  la  Guichardière,  par  R.  C.  Coulthard.  — 
La,  nouvelle  chapelle  de  l'École,  par  M.  Storez.  —  Fête  de  l'École,  par  J.  Des- 
feuille. —  L'Exposition  annuelle.  --  Les  résultats  aux  examens. 

IL  —  Vie  intellectuelle.  P.  505. 

La  classe  des  tout  petits.  —  La  science  sociale  et  la  classe  de  septième,  par 
jypic  Valentine  Sainte-Marie.  —  Mon  année  grecque,  par  M.  René  des  Granges. 

—  L'enseignement  du  latin  en  4e,  par  M.  A.  Gardelli.  —  L'enseignement  de 
l'italien,  par  M.  A.  Gardelli.  —  A  jungle  in  India,  par  A.  Cintra.  —  Les  scien- 
ces naturelles  à  l'École,  par  M.  Fleury.  —  Le  Cours  de  science  sociale,  par 
M.  Descamps.  — L'art  à  l'École,  par  M.  des  Granges.  —  Le  dessin  à  l'École  des 
Roches,  par  M.  Storez.  —  Leçon  de  perspective,  par  M.  Grunder.  —  Les 
séances  artistiques  et  littéraires,  par  M.  Mentré.  —  La  musique,  par  M.  Parent. 

III.  —  Vie  physique.  P.  561. 

Games,  par  M.  Bell.  — Le  service  dentaire  a  l'École,  par  le  D'  Lemerle. 

IV.  —  Nos  œuvres.  P.  571. 

Colonies  de  vacances,  par  M.  Trocmé.  —  Visite  des  pauvres  à  Verneuil.  — 
Jardins  ouvriers,  par  M.  l'abbé  Gamble.  —  Pour  la  Caisse  des  retraites  des 
vieux  professeurs;  la  fête  du  24  mai,  par  J.  Desfeuille. 

V.  —  Nos  anciens  Élèves.  P.  577. 

Liste  des  Anciens.  —  La  fête  des  Anciens  Élèves,  par  G.  de  Toytot.  Nos 
Anciens  aux  Instituts  de  Nancy,  par  0.  Mentré.  —  Quelques  lettres  d'anciens 
(Bouts,  Planquette,  Snyers).  —  Lettres  d'Amérique,  par  Jules  Demolins. 


IM.   I. 


m 


PI.  II. 


LA  VIE  GEAERALE  DE  L'ECOLE 

En  janvier  1900,  trois  mois  après  la  création  de  Y  École  des 
Roches,  Edmond  Demolins  écrivait  en  tête  du  «  Journal  de 
l'École  »  ces  lignes  dans  lesquelles  perce  une  émotion  contenue  : 
«  Ma  première  pensée  est  pour  remercier  Dieu  qui  nous  a  per- 
mis de  mener  à  bien,  pendant  ces  trois  mois,  notre  grande  et 
patriotique  entreprise  ». 

Depuis  lors,  l'École  a  grandi  et  prospéré.  Elle  a  rencontré  des 
difficultés  sur  sa  route;  elle  les  a  surmontées,  non  sans  de  vi- 
goureux eilbrts;  elle  est  sortie  de  ces  épreuves  avec  plus  d'ex- 
périence et  aussi  avec  plus  de  confiance  dans  le  but  poursuivi. 
Elle  a  connu  le  sort  des  entreprises  qui  ont  la  vie  en  elles  ;  elle 
a  soulevé  la  contradiction,  niais  elle  a  continué  de  s'affirmer. 
Et  lorsque,  l'an  dernier,  une  disparition  prématurée  vint  la 
priver  de  son  fondateur,  personne  ne  songea  que  son  existence 
fût  mise  en  péril.  Dans  le  malheur  qui  la  frappait,  et  qui  fut 
cruellement  ressenti  par  tous  les  collaborateurs  d'Edmond  De- 
molins, il  y  avait  pour  elle  comme  une  sorte  de  consécration. 
Il  apparaissait  clairement  que  YÉcole  des  Roches  n'était  pas 
une  création  éphémère,  soutenue  par  le  seul  éclat  du  nom  de 
son  fondateur,  mais  une  œuvre  d'avenir  redevable  à  ce  fonda- 
teur d'un  service  plus  rare  encore,  celui  de  l'avoir  établie  sur 
des  bases  durables,  de  lui  avoir  donné  le  don  de  vie. 

Aujourd'hui  nous  devons  à  notre  tour  remerciée  Dieu  d'avoir 
suscité  le  savant  et  l'homme  de  bien  qui,  ayant  discerné  avec 


448  LE    JOURNAL 

précision  les  conditions  nouvelles  de  l'éducation  française,  a 
consacré  ses  forces  et  son  énergie  à  les  réaliser  à  l'École  des 
Roches. 

C'est  là,  au  surplus,  une  belle  leçon  de  science  sociale. 

Nous  avons  tous  connu  quelqu'une  de  ces  entreprises  qui 
naissent  au  milieu  de  l'approbation  générale.  Elles  répondent 
si  exactement  aux  conceptions  couramment  admises  et  si  direc- 
tement aux  besoins  ressentis  par  tous,  que  personne  ne  veut  leur 
demeurer  étranger.  Les  Comités  de  patronage  qui  leur  servent 
de  parrains  devant  le  public  sont  composés  de  noms  estimés, 
quelques-uns  même  retentissants;  les  concours  financiers  les 
plus  avantageux  leur  sont  assurés  ;  des  dévouements  plus  pré- 
cieux encore  leur  sont  acquis.  Cependant,  il  arrive  fréquemment 
qu'au  bout  d'une  certaine  période,  les  concours  financiers  se 
lassent  et  que  les  dévouements  s'épuisent  en  présence  de  la 
médiocrité  des  résultats  obtenus.  Seuls,  les  Comités  de  patronage 
demeurent,  leur  rôle  n'exigeant  pas  de  sacrifices.  Pourquoi  ces 
échecs?  Ce  n'est  certes  pas  faute  de  soutiens  matériels  ni  de 
soutiens  moraux;  c'est  simplement  faute  de  vie. 

La  vie,  c'est  la  correspondance  au  milieu;  c'est  le  développe- 
ment en  fonction  des  conditions  du  milieu;  c'est  la  concordance 
avec  les  réquisitions  du  milieu,  mais  avec  ses  réquisitions 
réelles  et  non  apparentes,  profondes  et  non  superficielles,  du- 
rables et  non  passagères.  Une  entreprise  manque  de  vie  lors- 
qu'elle satisfait  uniquement  à  des  nécessités  momentauées  qui 
s'évanouissent  à  mesure  que  le  temps  marche  ;  elle  manque  de 
vie  aussi  lorsqu'elle  ne  satisfait  pas  aux  nécessités  nouvelles 
qui  se  font  sentir.  C'est  pourquoi  les  hommes  ne  fondent  rien 
de  durable  et  de  fécond  qu'à  la  condition  de  découvrir  à  l'avance 
ce  qui  sera  réclamé  plus  tard  par  tous,  de  saisir  l'importance 
future  de  besoins  encore  latents,  de  voir  dès  aujourd'hui  ce  que 
tout  le  monde  verra  demain. 

Edmond  Demolins  a  eu  précisément  ce  rare  mérite  de  distin- 
guer nettement  ce  que  les  plus  avisés  entrevoyaient  un  peu 
obscurément  dans  notre  éducation  française.  Il  s'est  rendu 
compte  que  nous  élevions  nos  enfants  en  vue  du  passé  alors  qu'il 


de  l'école  des  roches.  449 

fallait  les  élever  en  vue  de  l'avenir.  Et  il  a  trouvé  dans  une  obser- 
vation scientifique  du  présent  des  indications  positives  sur  ce 
que  cet  avenir  prochain  réclamerait.  Aussi  le  temps  contribue-t- 
il  à  fortifier  son  œuvre  en  réalisant  ses  prévisions.  Tous  ceux 
qui,  à  un  degré  quelconque,  participent  à  cette  œuvre  ne  sau- 
raient assez  dire  combien  la  concordance  fondamentale  entre  le 
but  quelle  poursuit  et  les  exigences  de  plus  en  plus  pressantes 
de  notre  société  moderne  donne  de  fécondité  à  leurs  efforts. 

Il  n'y  a  pas  là  seulement  un  phénomène  personnel  et  isolé. 
Sans  doute,  chacun  de  nos  collaborateurs  peut  se  rendre  compte 
que  la  somme  de  travail  et  de  dévouement  dépensée  par  lui  pro- 
duit des  résultats  d'autant  plus  appréciables  qu'elle  se  trouve 
mieux  utilisée.  Toute  force  mal  employée  est  une  force  perdue. 
Toute  force  appliquée  en  mécanique  conformément  aux  règles 
de  cette  science  donne,  au  contraire,  son  maximum  de  rende- 
ment. En  science  sociale  aussi,  une  force  a  son  maximum  de 
rendement  quand  on  l'applique  conformément  aux  règles  de 
cette  science,  c'est-à-dire  avec  la  connaissance  de  la  société  sur 
laquelle  on  agit.  Mais  aucune  force  sociale  ne  peut  s'isoler. 
Elle  doit  forcément  se  conjuguer  pour  l'action  avec  beaucoup 
d'autres  et  cela  se  vérifie  à  Y  École  des  Roches  comme  dans  tout 
autre  groupement. 

La  concordance  fondamentale  que  je  signalais  tout  à  l'heure 
n'a  donc  pas  fécondé  les  seuls  efforts  individuels  du  Directeur  de 
l'École,  des  chefs  de  maison,  des  professeurs.  Elle  a  fécondé 
encore  leur  effort  collectif,  je  dirais  volontiers  leur  effort  de 
groupe,  par  l'unité  de  direction  qu'elle  lui  a  assuré.  Ceux  qui  ont 
connu  l'École  à  ses  débuts  et  qui  la  voient  aujourd'hui  ne  peu- 
vent pas  manquer  de  relever  une  différence  bien  caractéristique 
entre  ces  deux  époques  de  sa  vie.  Dès  le  début,  elle  s'était  attiré 
des  concours  très  appréciables.  Beaucoup  de  maîtres  étaient 
venus  à  elle  parce  qu'ils  discernaient  plus  ou  moins  clairement 
en  elle  quelque  chose  de  nouveau  et  de  généreux  qui  sortait  de 
la  routine  et  de  la  médiocrité.  Mais  tous  ne  venaient  pas  pour 
la  môme  cause,  de  telle  sorte  que  leur  réunion  ne  constituait 
pas  un  groupe  homogène.  E'Ecolc  comptait  des  professeurs  dis- 


i.jl)  LE    JOURNAL 

tinguôs,  animés  de  sentiments  élevés;  elle  n'avait  pas  un  corps 
professoral  constitué.  Aujourd'hui,  ce  résultat  est  atteint.  Il  ne 
se  manifeste  pas  seulement  par  une  stabilité  toute  matérielle, 
par  le  fait  que  les  professeurs  s'attachent  à  l'école  d'une  façon 
plus  durable.  Il  s'affirme  surtout  par  l'unité  morale  qui  règne 
parmi  eux.  Désormais  ils  savent  pertinemment  pourquoi  il  y  a 
une  École  des  Hoches  et  ils  réalisent  dans  la  pratique,  suivant 
la  mesure  de  leurs  forces  et  aussi  suivant  la  difficulté  des  obsta- 
cles qu'ils  rencontrent,  le  plan  d'éducation  qu'ils  conçoivent 
avec  netteté.  Ceux  mômes  qui  arrivent  du  dehors  ont  une  con- 
naissance assez  exacte  de  ce  plan;  ils  savent  les  sacrifices  que 
sa  réalisation  nécessite  de  leur  part,  le  dévouement  soutenu 
qu'elle  réclame;  ils  savent  aussi  les  récompenses  qu'elle  com- 
porte et  quelle  douceur  cela  est  de  constater  les  progrès  phy- 
siques, intellectuels  et  moraux  d'un  enfant  auquel  on  s'est  attaché, 
de  voir  se  développer  des  qualités  dont  on  avait  à  peine  soup- 
çonné d'abord,  puis  découvert  le  germe.  Aussi,  dès  que  ces 
nouveaux  collaborateurs  viennent  donner  leur  concours  à  l'œuvre 
commune,  sont-ils  promptement  assimilés  par  le  milieu.  Et  le 
corps  professoral  se  fortifie  par  leur  adjonction,  bien  loin  de 
perdre  sa  caractéristique  propre. 

Chez  les  élèves  aussi  il  y  a  une  unité  très  marquée,  un 
<(  esprit  de  l'École  ».  Inutile  de  dire  que  la  direction  l'assure 
tout  d'abord  par  une  grande  fermeté  et  ne  recule  jamais  de- 
vant l'exclusion  nécessaire  d'un  élément  reconnu  «  peu  désira- 
ble ».  Edmond  Demolins  avait  posé,  dans  le  langage  pittoresque 
qu'il  affectionnait,  une  règle  à  laquelle  nous  restons  exactement 
fidèles  :  «  La  porte  étroitement  ouverte  pour  l'entrée,  et  très 
largement  pour  la  sortie  ».  Mais  cette  sévérité  indispensable  ne 
suffirait  pas  à  assurer  l'esprit  de  l'École.  Elle  permet  sim- 
plement d'éviter  sa  prompte  décadence.  L'esprit  de  l'école  ne 
s'obtient  que  grâce  ;\  un  concours  d'éléments  divers  au  premier 
rang  desquels  se  place  l'affection  des  enfants  pour  leur  école.  Le 
premier  devoir  des  maîtres  est  de  faire  aimer  l'école  aux  en- 
fants. Si  les  enfants  n'aiment  pas  l'école  avec  la  pointe  d'exagé- 
ration juvénile  que  comporte  leur  âge,  il    ne   peut  pas  y  avoir 


DE    1,'ÉCOLE   DES   ROCBES-  451 

d'  «  esprit  de  l'école  »,  et  si,  par  impossible,  on  parvenait  à 
le  constituer,  les  enfants  ne  désireraient  pas  lavoir.  Cepen- 
dant, ici  comme  ailleurs,  l'intention  ne  suffit  pas;  il  faut  qu'elle 
se  réalise,  et  pour  cela,  tout  d'abord,  qu'elle  prenne  corps, 
qu'elle  détermine  son  objet.  Une  école  ne  peut  avoir  d'esprit 
véritable  que  si  elle  se  propose  un  but  particulier.  Certains 
établissements  sont  renommés  par  les  succès  de  leurs  élèves 
dans  une  branche  spéciale  du  savoir;  d'autres  poursuivent 
principalement  la  formation  religieuse  des  enfants;  d'autres 
recherchent  leur  développement  physique.  A  défaut  de  ces 
caractères  positifs,  les  élèves  trouvent  dans  les  conditions  de 
leur  recrutement,  dans  les  circonstances  qui  accompagnent 
leur  entrée  dans  le  monde  au  sortir  du  collège,  la  base  d'un 
«  esprit  »  pour  leur  école.  Je  pourrais  citer  telle  d'entre  elles 
—  du  temps  où  j'étais  écolier  —  qui  se  distinguait  par  une 
aptitude  générale  de  ses  anciens  élèves  à  vivre  sans  rien  faire. 
V  «  esprit  de  l'école  »  préparait  très  exactement  à  cette  car- 
rière. 

Aux  Roches,  l'esprit  de  l'École  est  guidé  et  conditionné  par 
la  volonté  éclairée  qui  a  présidé  à  sa  fondation.  On  a  voulu 
faire  des  hommes  utiles,  «  bien  armés  pour  la  vie  »,  comme  le 
proclame  notre  devise.  Le  succès,  c'est  d'avoir  fait  passer  dans 
la  tête  des  élèves  la  conviction  ferme  de  l'excellence  de  ce  but 
et  dans  leur  cœur  le  désir  ardent  de  le  réaliser.  Il  n'est  pas 
réputé  «  chic  »  à  l'école  de  mener  une  existence  d'oisif,  d'être 
blasé  sur  l'intérêt  de  la  vie.  Il  est  chic,  au  contraire,  de  tra- 
vailler, de  se  débrouiller,  d'entreprendre,  de  lutter  contre  la 
difficulté,  de  persévérer  dans  son  dessein,  de  vivre  énergique- 
ment,  en  un  mot.  Et  il  est  sous-entendu,  il  est  hors  de  ques- 
tion, il  est  élémentaire  en  quelque  sorte,  d'être  loyal,  sincère, 
véridique,  de  n'avoir  pas  peur,  d'être  soi-même,  de  respecter 
de  toutes  façons  sa  personnalité. 

Tout  cela  est  excellent.  Ce  n'est  pas  encore  tout  cependant. 
La  vie  contemporaine  exige  impérieusement  quelque  chose  de 
plus.  Nous  traversons  une  crise  morale  très  grave,  o  la  crise 
morale  des  temps  nouveaux  ».   La  sociélé,  dans  son  ensemble, 


'i*')2  LE    JOl  RNAL 

est  hésitante  sur  le  devoir  moral.  Elle  ne  sait  plus  munie  très 
positivement  s'il  y  a  un  devoir  moral.  Beaucoup  d'esprits 
clairvoyants  se  rendent  compte  qu'il  faut  au  plus  vite  constituer 
une  morale,  la  faire  accepter;  que  le  problème  moral  n'est 
pas  de  ceux  dont  on  puisse  différer  la  solution,  cette  solution 
devant  éclairer  la  vie  de  chacun  et  chacun  ne  vivant  qu'une 
vie;  mais  ils  ne  savent  où  trouver  la  base  de  cette  morale. 
Celles  qu'ils  imaginent  s'écroulent  sous  le  poids  qu'ils  veulent 
lui  faire  supporter  et  la  crise  morale  se  prolonge  et  s'aggrave. 
A  coup  sûr,  les  jeunes  hommes  qui  arrivent  à  l'Age  de  l'in- 
dépendance et  de  l'activité  sans  être  fixés  d'une  manière  iné- 
branlable sur  le  problème  moral  qui  se  dresse  devant  eux 
quotidiennement  sont  bien  mal  armés  pour  la  vie.  Car  il  faudra, 
bon  gré  mal  gré,  qu'ils  résolvent  ce  problème.  Ils  le  résoudront 
bien  ou  mal,  héroïquement,  ou  lâchement,  ou  médiocrement: 
mais  ils  ne  peuvent  pas  le  négliger,  le  laisser  de  côté,  le  traiter 
par  l'indifférence  ;  car  c'est  un  problème  vital  au  sens  propre 
du  mot. 

Dès  sa  fondation,  V École  des  Roches  a  pris  parti  catégori- 
quement sur  cette  question.  Elle  a  fonde  la  inorale  «le  son 
éducation  sur  la  conviction  religieuse.  Malgré  des  divisions 
confessionnelles,  la  morale  est  essentiellement  la  même  dans 
ses  origines,  dans  ses  obligations  et  dans  ses  sanctions  pour  tous 
les  chrétiens.  Et  cotte  base  invariable,  qui  a  traversé  les  siècles, 
sert  de  soutien  aux  applications  variables  que  la  différence  des 
temps  et  des  lieux  peut  requérir.  Car  la  morale  varie  dans  ses 
applications.  Nous  n'honorons  plus  notre  père  et  notre  mère 
comme  les  tils  des  patriarches  de  la  Bible,  ni  comme  les 
Orientaux  d'aujourd'hui,  ni  même  comme  nos  ancêtres  français. 
Et  les  Américains  ont  d'autres  façons  que  nous  de  remplir  ce 
devoir.  Mais  dans  les  sociétés  patriarcales  anciennes  et  mo- 
dernes, et  chez  les  Français  du  dix-septième  siècle,  et  chez 
nous  aujourd'hui,  et  chez  nos  contemporains  des  Etats-Unis, 
le  même  devoir  essentiel  a  existé  et  demeure.  Ces  mis  y  man- 
quent, les  autres  l'ohservent  et  c'est  la  marque  évidente  que  le 
devoir  a  trouvé  son  expression  précise  dans  chacun  de  ces  milieux. 


de  l'école  des  roches.  153 

C'est  à  découvrir  puis  à  appliquer  cette  expression  de  la 
morale  chrétienne  en  fonction  des  données  des  temps  nou- 
veaux que  V École  des  Roches  consacre  le  meilleur  de  son  effort, 
celui  qui  aboutira  à  armer  les  élèves  pour  la  vie  morale.  Mais 
elle  ne  réussira  complètement  dans  cette  tâche  indispensable 
qu'avec  l'entier  concours  des  parents  qui  veulent  bien  lui  con- 
fier leurs  enfants.  Certains  d'entre  eux  se  rencontrent  encore 
qui  s'adressent  à  nous  parce  que  nous  sommes  en  bon  air,  à 
la  campagne,  ou  parce  que  les  enfants  sont  bien  soignés,  ou 
parce  qu'ils  font  du  sport,  ou  parce  qu'ils  parlent  bien  anglais, 
ou  parce  qu'ils  passent  leurs  examens  avec  succès,  ou  pour 
tout  autre  avantage  accessoire.  Nous  sommes  fermement  résolus 
à  maintenir  tous  ces  avantages  et  plusieurs  autres,  mais  nous 
ne  les  considérons  que  comme  des  éléments  de  formation. 
L'essentiel  est  de  former  des  hommes.  Il  est  nécessaire  que 
tous  les  parents  d'élèves  joignent  leurs  efforts  aux  nôtres  en  vue 
de  ce  résultat.  Et  il  faut  commencer  dès  la  naissance  de  l'enfant. 

Paul  de  Bousiers. 


L'ANNÉE    1907-1908 


A  la  fin  de  cette  année  scolaire,  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
dire  un  reconnaissant  merci  à  tous  les  amis  de  l'École,  à  ceux  du 
dehors  et  à  ceux  du  dedans,  à  M.  de  Rousiers  et  aux  membres  du 
Conseil,  aux  parents  de  nos  élèves,  à  mes  collègues,  à  nos  «  an- 
ciens ». 

J'avoue  humblement  avoir  ressenti  quelque  crainte  en  pre- 
nant en  mains  le  gouvernail  à  la  mort  de  M.  Demolins.  Ayant 
vu  de  plus  près  qu'aucun  autre  ce  qu'il  était  pour  l'Ecole,  je 
sentais  plus  vivement  combien  notre  perte  était  grande  et  irré- 
parable. La  Providence  a  bien  voulu  nous  aider.  Et  les  amis  de 
notre  œuvre  ont  compris  qu'ils  devaient,  plus  que  jamais,  se 
rapprocher  de  nous.  Ils  nous  ont  prodigué  leurs  conseils  et  leur 
concours.  L'année  qui  vient  de  linir  marque  encore  un  pas  dans 
le  sens  du  progrès.  L'École,  ébranlée  par  la  mort  de  son  fonda- 
teur, a  repris  toute  sa  vie  et  toute  sa  vigueur,  et  M.  Demolins 
qui  voit  son  œuvre  continuer  à  grandir,  à  s'affirmer  et  à  s'im- 
poser, peut  s'appliquer  ce  mot  qu'il  aimait  à  redire  :  «  l'œuvre 
vraiment  grande  est  celle  qui  continue  à  vivre  quand  celui  qui 
l'a  créée  n'est  plus  ». 

El  nous  «lirons,  nous  :  cet  homme  fut  vraiment  grand  qui  eut 
ce  rare  courage  de  tout  disposer  dans  san  œuvre  pour  la  rendre 
indépendante  de  lui,  el  pour  lui  permettre  de  durer  après  sa 
mort.  Il  n'a  pas  fait  seulement  une  critique  décisive  de  la  centra- 
lisation et  de  l'autoritarisme  français;  il  a  créé  une  œuvre  bien 
français*'  où  circule  une  sève  féconde  d'initiative  et  de  liberté. 


LE   JOURNAL   DE    L'ÉCOLE   DES   ROCHES.  158 

Nous  ferons  tous  nos  efforts  pour  maintenir  aux  Roches  ces  tra- 
ditions qui  donnent  à  notre  École  une  bonne  partie  de  sa  valeur 
et  qui  assureront  sa  durée. 

Nous  parlions  tout  à  l'heure  du  progrès  réalisé  cette  année, 
nous  allons  l'étudier  successivement  dans  les  trois  stades  de  l'é- 
ducation :  physique,  intellectuelle  et  morale. 


Vie  physique. 

Pour  la  première  fois  peut-être  nos  jeunes  arbres  nous  ont 
donné  l'impression  d'avoir  des  branches  et  des  feuilles;  je  sais 
qu'ils  ont  réjoui  les  yeux  de  maint  visiteur. 

Jeux.  Nos  champs  de  jeux  sont  devenus  très  bons,  celui 
de  foot-ball,  grâce  au  drainage,  celui  do  cricket, 
grâce  à  des  soins  minutieux  :  les  Chinois,  à  coup  sûr,  n'en  don- 
nent pas  plus  ;i  leur  riz.  Autour  du  champ  de  cricket,  se  dessine 
maintenant  une  bonne  piste  pour  la  course  à  pied,  et  comme 
la  route  en  France  a  créé  l'auto,  ainsi  la  piste  a  donné  des 
muscles  et  du  souflle  à  nos  coureurs.  On  a  plus  et  mieux  couru 
cette  année  et  nos  vainqueurs  ont  eu  des  temps  très  honorables. 
Le  foot-ball  et  la  course  ont  fait,  naturellement,  des  progrès 
simultanés  et  unis;  notre  première  équipe  s'est  montrée  vrai- 
ment excellente,  en  particulier  dans  son  second  match  avec  le 
Collège  de  Normandie  et  dans  le  match  avec  Petersfield  au 
Parc-des-Princes. 

Je  suis  très  heureux  de  féliciter  ici  nos  trois  professeurs  anglais 
et  notre  équipe.  Merci  encore  aux  professeurs  qui  ont  bien  voulu 
encourager  nos  joueurs  en  jouant  eux-mêmes  souvent  à  leurs 
côtés  :  M.  Jenart  et  M.  Grundcr.  Nous  n'obtenons  pas  encore  le 
même  entrain  pour  le  cricket  que  pour  le  foot-ball  :  le  calme, 
l'attention  constante,  la  patience  ne  sont  pas  encore  les  qualités 
maîtresses  de  nos  petits  Français.  Les  matchs  de  maison  ont  été 
accueillis  pourtant  avec  plus  que  de  l'intérêt,  par  un  réel  enthou- 
siasme. 


'»:;6 


LE    JOURNAL 


Gymnastique.  Le  jour  do  la  Fête  de  l'École,  nous  avons  eu  quel- 
ques mouvements  d'ensemble  et  quelques  jolies 
évolutions  des  garçons  de  l'Enseignement  préparatoire  :  la  gym- 
nastique fait  chez  nous  des  progrès  —  un  peu  trop  lents  à  mon 
gré,  mais  de  bon  augure.  J'ai  dit  l'an  dernier  que  toutes  les 
méthodes  avaient  leur  place  à  l'École  et  en  quel  sens  nous 
étions  éclectiques  :  je  n'y  reviens  pas. 

Boxe,  escri-      M.  Perret  a  eu  des  résultats  plus  probants  dans 
me,  canne.      ces  trois  sports,   et,  au  21  mai  à  Paris,  comme 
au  28  juin  à  l'École,  nous  avons  eu  de  forts  in- 
téressants duels.  Ce  n'est  pas,  certes,  que  nous  préparions  au 


le  ON    D'ESCRIME     PROF,    M.   PERR1  I   . 


duel  nos  élèves  —  nous  jugeons  très  sévèremenl  le  duel;  ce 
n'est  pas  non  plus  que  nous  approuvions  les  vilains  matches 
de  boxe  qui  font  courir  tout  Paris  —  presque  tout  Paris  du 
moins.  Mais  ces  sports  sont  excellents  et  pour  former  les  mus- 
cles, et  pour  enseigner  la  maîtrise  de  soi  et  la  présence  d'es- 
prit. 


DE    L  ÉCOLE   DES    ROCQES.  loi 

Equitation.  On  nous  affirme  que  l'équitation  compléterait  à 
merveille  cette  éducation  physique  et  nous  le 
croyons  volontiers.  Nous  avons  pu,  cette  année,  louera  Verneuil 
quelques  chevaux  et  permettre  à  plusieurs  de  nos  élèves  de 
monter  à  cheval.  Le  24  mai,  nous  avions  même,  au  concours 
hippique,  plusieurs  concurrents  qui  s'étaient  entraînés  ici.  Mais 
pour  organiser  sérieusement  et  utilement  ce  sport,  il  nous  fau- 
drait un  certain  nombre  d'adhésions.  Nous  les  sollicitons  et  nous 
les  recevrons  bien  volontiers  pendant  les  vacances. 

Carnets  de  Toute  cette  éducation  physique  gagne  beaucoup 
santé.  à  être  suivie  de  près  et  contrôlée.  Nous  exami- 
nerons nos  élèves  avec  plus  de  rigueur  que  nous 
ne  le  faisons  actuellement;  à  cet  égard,  nous  sommes  mieux 
organisés  que  n'importe  quelle  autre  école,  mais  nous  avons 
une  conscience  très  nette  du  progrès  que  nous  avons  encore  à 
faire.  Nos  carnets  de  santé  sont  en  plein  fonctionnement;  les 
parents  peuvent,  pendant  leurs  visites  à  l'École,  les  consulter  à 
l'Infirmerie. 

Piscine.  Nous  aurions  bien  voulu,  les  administrateurs  de 
l'École  et  moi,  leur  donner  une  autre  joie,  celle 
de  voir,  entre  Pins  et  Vallon  ou  à  la  Guichardière,  une  piscine 
où  s'ébattraient  nos  boys  une  bonne  partie  de  l'année.  Nos  étu- 
des, consciencieusement  faites  avec  des  hommes  compétents, 
n'ont  pas  encore  abouti  :  nous  voilà  encore  pour  un  an,  deux 
ans  peut-être,  obligés  de  nous  coutenter  de  l'Iton.  Il  n'y  a  d'ail- 
leurs d'autre  inconvénient  que  notre  éloignement  relatif  de 
Bourth,  et  grâce  à  nos  fées  bicyclettes,  les  bains  de  rivière  sont 
très  fréquents. 

Travaux  ma-      Ici,   nous  n'avons  rien  d'urgent    à   créer;  mais 
miels.      nous  perfectionnons  sans  cesse.  Cette  année,  l'a- 
telier  de    menuiserie  de  la   Guichardière    s'est 
ouvert    sous  La   direction  de  M.   Storez,  avec   le   concours  d'un 
maltre-menuisier  de  Verneuil,  M.    Beaugrand.  Nous  comptons 


4-")S  LE    JOURNAL 

beaucoup  sur  cette  bonne  organisation  pour  obtenir  des  jeunes 
ouvriers  non  seulement  un  travail  énergique,  mais  encore  dans 
leurs  œuvres  une  évidente  intention  d'art. 

Puisque  je  me  laisse  aller,  en  cet  article,  à  dire  tout  haut  mes 
désirs  et  à  donner  à  mes  collaborateurs  quelques  idées  direc- 
trices, j'insisterai  sur  la  nécessité  de  demandera  nos  garçons  des 
elibrts  plus  intenses  —  il  y  a  progrès,  surtout  depuis  l'obliga- 
tion du  costume  de  jeu  — ,  de  les  mêler  plus  souvent  aux  travaux 
de  la  ferme,  d'exiger  d'eux  une  emploi  utile  et  viril  de  leurs 
temps  libres.  Ils  jouent  avec  entrain  et  avec  adresse,  c'est  bien; 
ils  lisent  plus  et  mieux  qu'autrefois,  parfait  —  mais  j'aimerais  à 
les  voir  amasser  avec  plus  de  soin  ces  miettes  de  leur  temps  d'éco- 
lier; elles  sont  d'une  inestimable  valeur.  A  les  bien  employer, 
l'enfant  apprend  à  connaître  le  prix  du  temps,  à  mettre  en  œuvre 
toute  son  initiative,  il  se  révèle  à  lui-même  et  il  montre  à  ses 
maîtres  ses  secrètes  tendances  et  ses  aptitudes;  il  nous  donne 
ainsi  de  précieuses  indications  sur  son  avenir.  Et  nous  aimerions 
à  voir  l'avenir  de  nos  élèves  se  dessiner  avant  leurs  années  d'exa- 
mens. 

Vie  intellectuelle. 

Les  baccalau-  En  1907,  les  baccalauréats  furent  très  satislai- 
rêats.  sants.  Voilà,  j'espère,  qui  est  bien  entendu  et  qui 
peut  être  considéré  comme  acquis  :  les  Roches 
préparent  aux  examens  aussi  bien  et  mieux  —  je  vais  dire 
pourquoi  —  que  n'importe  quelle  autre  école.  Nous  pouvons 
avoir,  nous  aurons  certains  échecs.  Dans  chacune  de  ces  der- 
nières années,  par  exemple,  un  <le  nos  meilleurs  élèves  s'esl  vu 
refusé  en  juillet.  C'est  un  de  ces  aléas  de  la  vie  auquel  nul  ne 
peut  rien.  Il  est  possible  qu'une  année  soit  moins  bonne  au 
point  de  vue  examens,  par  suite  d'une  classe  moins  forte  <>u 
de  malechances  combinées.  Mais  la  démonstration  est  faite  : 
nos  élèves  valent,  à  cet  égard  même,  ceux  des  écoles  les  plus 
réputées,  les  reines  du  «  chauffage  ».  Et  si  l'on  veut  bien  y 
réfléchir  un  peu,  cette  supériorité  est  assez  facile  ;i  comprendre 


PI.  III. 


Tripj  i,  élève  aux  Ans  décoratifs.       Croquis. 


PI.    IV. 


f^îsoos  oofes  «  viornes  v,pooo 


•  POC^oif. 


M.  Charpentier,  élève  îles  Arts  décoratifs. 

Frise.  —  Cette  frise  sera  exécutée  dans  rime  des  nouvelles  salles 
du  Bâtiment  des  classes. 


MBy$l  l?e,f?,sf^  .^otoe. 
I 


^^^^5 


M,  i'ii  vKPi  ntier.  —  Frise. 


de  l'école  des  roches.  459 

et  ne  tient  pas  du  miracle  :  nous  avons  peu  d'élèves  dans  chaque 
classe,  nous  avons  par  suite  beaucoup  de  professeurs  (un  pro- 
fesseur par  quatre  élèves  '),  nous  vivons  constamment  avec  nos 
garçons,  nous  travaillons  souvent  avec  eux  en  dehors  même 
des  classes,  nous  les  suivons  de  très  près,  un  peu  comme  s'ils 
étaient  nos  iils,  nous  nous  ingénions  à  leur  faire  bien  com- 
prendre tout  ce  qii3  nous  leur  enseignons,  nous  veillons  à 
fortifier  leurs  points  faibles  :  en  deux  mots,  le  petit  nombre 
de  nos  élèves  et  notre  vie  d'amitié  avec  eux  les  amènent  tout 
naturellement  au  succès. 

Ce  succès  n'est  point  du  au  chauffage,  au  gavage,  à  ce  répu- 
gnant et  malfaisant  système  qui  consiste  à  farcir  la  tète  du  candi- 
dat de  formules  et  de  lieux  communs,  à  le  munir  de  «  trucs  » 
et  de  «  ficelles  »  qui  frisent  parfois  la  déloyauté.  Rien  de  pareil 
ici  :  des  cours  compris,  soigneusement  revus  en  fin  d'année,  et 
jusqu'au  dernier  moment,  un  enseignement  intelligent  et  vrai- 
ment éducateur.  Le  baccalauréat  est,  chez  nous,  le  couronne- 
ment d'études  bien  faites.  Il  ne  nous  fait  jamais  perdre  de  vue  le 
but  de  l'éducation  qui  est  la  vie  et  non  pas  l'examen. 

Les  philosophes,  par  exemple,  ont  jusqu'au  dernier  jour,  étudié 
les  grands  problèmes  que  peut  se  poser  l'homme  comme  des 
questions  graves,  angoissantes  parfois,  capitales  toujours  pour 
la  conduite  et  non  pas  seulement  comme  des  questions  d'examens. 
Sous  la  direction  de  M.  Coulthard,  ils  ont  commencé  à  traduire 
Beincj  and  doing,  un  excellent  recueil  de  pensées  fortes  et  élevées. 
Ils  ont  fait  ainsi,  comme  autrefois  avec  la  Psychologie  de  James, 
un  triple  travail  d'anglais,  de  français  et  de  philosophie. 

inspections.      C'est  M.   Baudin,   professeur  à  Stanislas,  qui   a 
inspecté  la  classe  de    philosophie  au  début   de 
l'année  :  les  élèves  de  mathématiques  répondirent  mieux  que 
les  purs  philosophes. 

C'est  également  au  premier  terme  que  M.  Maluski,  professeur 
de  mathématiques  spéciales  au  lycée  de  Versailles,  vint  inter- 

1.   I  ii)  élèves  présents  à  l'Ecole  en  juillet  1(J08.  —  35  professeurs. 


'•()  LE    JOURNAL 

roger  nos  classes  de  lre,  de  2e  et  de  Mathématiques.  Elles  se 
sont  montrées  toutes  trois  solides  et  sérieuses,  particulièrement 
la  Seconde. 

M.  l'abbé  Ballu,  un  vieil  ami  de  l'École,  est  venu  passer  au 
milieu  de  nous  plusieurs  jours,  qu'il  a  consacrés  en  bonne 
partie  à  des  visites  de  classes.  Sa  «  tournée  d'inspection  »  a  eu 
un  résultat  inattendu  de  lui  et  de  nous  :  celui  d'établir  entre 
l'Ecole  de  jeunes  filles  do  Planchoury  dont  il  est  second  aumônier 
et  l'Ecole  des  Roches  des  rapports  amicaux  et  utiles  à  tous 
deux.  Un  professeur  de  Planchoury  fait  en  ce  moment  un  stage 
d'études  aux  Roches.  Je  compte  aller  moi-même  bientôt  à 
Planchoury. 

L'inspection  la  plus  importante  de  l'année  fut  celle  de  M.  Car- 
tault,  professeur  à  la  Sorbonne,  qui  est  venu  interroger  en  latin 
les  classes  de  lre,  2e,  3e,  V,  et  nous  faire  sur  la  prononciation  du 
latin  une  conférence  qui  fut  une  merveille  de  documentation 
et  de  précision.  La  prononciation  normale  est  actuellement 
enseignée  en  3',  et,  sauf  quelques  inexactitudes,  en  V  '.  Elle  sera 
désormais  la  prononciation  officielle  et  obligatoire  à  l'École  des 
Roches.  Je  dois  un  merci  tout  spécial  à  M.  l'abbé  Gamble  qui  a 
bien  voulu  l'adopter  immédiatement  et  l'appliquer  avec  une 
constance  et  une  exactitude  rares  au  chant  de  la  chapelle.  Nos 
oreilles  y  sont  tout  à  fait  acclimatées,  et  nul  d'entre  nous  ne 
s'aviserait  plus  de  la  trouver  barbare.  Combien  l'on  est  plus 
doux  que  Vu  et  le  v  qu'il  remplace,  et  comme  l'accentuation  est 
mélodieuse  !  Mais  il  nous  faut  un  entraînement  ;  il  faut  que  toutes 
nos  lectures,  tous  nos  travaux  en  latin  nous  servent,  il  nous  faut 
les  accentuer  correctement  et  les  prononcer  mentalement;  c'esl 
un  peu  long  au  début,  mais  l'habitude  se  crée  et  notre  pro- 
nonciation française  qui  ne  respecte  ni  l'harmonie,  ni  l'histoire, 
devient  alors  un  vrai  scandale. 


I.  Caractères  principaux  de  la  prononciation  normale  :  élévation  de  la  voix  sur  la  syl- 
labe accentuée,  "  el  v  prononcés  ou;  absence  de  nasales  :  ensis  se  prononce  ennsis  . 
dans  les  diphtongues  on  fait  entendre  les  deux  voyelles,  mais  dans  une  seule  émis- 
sion de  voix  rosa  se  prononce  rosai  .  <•.  </,/.  sonl  durs  :  Kaésar  pour  Ceesar,  pre- 
lium  et  non  presiuw:  j  a  la  valeur  de  t. 


de  l'école  des  roches.  461 

Concours  de      Le  regretté  M.  Ragon  défendit  autrefois  la  pro- 
l'Enseigne-      nonciation  du  latin  dans  Y  Enseignement  chère- 
ment libre.      tien.  Je  serais  heureux  d'apprendre  quel  succès 
eut  sa  campagne. 

M.  Mouchard,  directeur  de  cette  revue,  a  hien  voulu  accueillir 
encore  les  copies  de  nos  élèves  :  ils  ont  eu  la  moyenne  en  ma- 
thématiques et  en  philosophie,  mais  sans  nomination. 

Jean  de  Pourtalès  a  été,  par  contre,  1er  en  anglais  et  ie  ex  aequo 
avec  Edouard  Adler,  en  allemand.  Nous  aimerions  à  concourir 
aussi  avec  les  lycées  d'Etat,  mais  nous  n'avons  pu  jusqu'à  présent 
obtenir  cette  faveur. 

Enseignement  Nous  pouvons  cependant,  grâce  à  nos  inspec- 
primaire.  tcurs,  aux  parents  de  nos  élèves,  à  d'aimables 
amis,  comparer  nos  classes  à  celles  des  autres 
collèges  et  en  élever  sans  cesse  le  niveau.  Nous  ne  voulons  pas 
seulement  faire  aussi  bien  qu'ailleurs,  mais  mieux.  Lisez  l'ar- 
ticle de  Mlle  Sainte-Marie  et  dites-moi  si  vous  savez  une  classe 
de  7e  où  l'enseignement  de  l'histoire  et  la  géographie  soit  supé- 
rieur à  celui-là.  Venez  voir  la  classe  de  géographie  de  la  France 
de  M.  Ouinet  et  vous  me  direz  si  vous  savez  une  méthode  plus 
sûre,  plus  serrée,  plus  complète,  qui  utilise  à  la  fois  des  cartes 
postales  et  des  photographies,  des  lectures  intéressantes,  le 
raisonnement  de  l'enfant,  le  dessin  d'une  carte,  etc.  Inventions 
ingénieuses  qui  tiennent  sans  cesse  en  éveil  l'attention  de  l'en- 
fant, méthode  rigoureuse  et  précise,  qui,  comme  celle  de  Des- 
cartes, divise  les  difficultés  et  les  résout  l'une  après  l'autre  sans 
en  laisser  passer  aucune,  voilà  ce  qu'il  faut  savoir  unir  et  que 
nos  professeurs  unissent. 

Enseigne-      Nos   Probestundeii  (classes  types    laites   par  un 
ment  secon-      professeur   devant  ses  collègues)    ont  continué, 
daire.      Commj2  l'année  passée,  dans  les  deux  enseigne- 
ments. 
Celles  de  dessin  furent  les  plus  remarquées  et  les  plus  utiles. 
Successivement  M.  Dupire,  M.  Grunder  el  M.  Storez  Brenl  leur 

3  ■ 


462 


LE   JOURNAL 


classe  devant  nous,  puis  nous  nous  réunimcs  et  discutâmes  lon- 
guement les  trois  méthodes;  enfin  j'essayai  — non  pas  seulement 
de  mettre  tout  le  monde  d'accord,  mais  d'unir  en  une  synthèse 
tout  ce  que  les  méthodes  différentes  contenaient  d'excellent.  Je 
publie  plus  loin  les  notes  que  j'ai  remises  à  mes  professeurs  de 
dessin.  Je  prie  mes  lecteurs  de  n'y  voir  que  des  notes,  de  brèves 


IV   CLASSE   DE  1"   Al    LABORATOIRE   DE   CHIMIE  (PROFESSEUR    M.   MOULINS 


indications;  elles  ont  du  moins  ce  premier  intérêt  d'être  libé- 
rales et  de  respecter  l'initiative  du  maître,  et  ce  second  d'avoir 
été  acceptées  volontiers  par  mes  trois  professeurs. 

L'an  prochain  nous  inaugurerons  définitivement  L'enseigne- 
ment du  dessin  graphique  en  seconde;  il  sera  obligatoire  pour 
le  premier  cours  de  mathématiques.  Dès  cette  année,  M.  bauge 
a  fait  avec  ses  élèves  do  premiers  essais  tout  à  fait  intéressants. 

Nous  essaierons  de  faire  l'année  prochaine,  pour  les  mathé- 
mathiques  et  pour  les  langues,  ce  que  nous  avons  fait  pour  le 
dessin.  Les  Probestunden  ainsi  groupées  et  dirigées  nous  sem- 
blent avoir  leur  maximum  d'utilité. 

Pourquoi  n'organiscrions-nous  pas  aussi  des  Probestunden  de 


de  l'école  des  roches.  4G3 

travaux  pratiques?  Ce  ne  seraient  ni  les  moins  intéressantes,  ni 
les  moins  utiles. 

Nous  avons,  cette  année,  pour  les  travaux  pratiques  de 
sciences,  divisé  autant  que  possible  les  élèves  par  classes.  Nous 
affirmerons  encore  plus  nettement  cette  division  l'année  pro- 
chaine et  ferons  passer  les  élèves,  dans  la  même  année,  par 
l'histoire  naturelle,  la  chimie  et  la  physique.  Ils  resteront  libres, 
cela  va  sans  dire,  dans  le  choix  des  travaux  pratiques  pour  les 
deux  autres  jours.  Je  n'insiste  pas  sur  les  avantages  de  ce  grou- 
pement nouveau;  ils  sautent  aux  yeux. 

M.  Bodé,  qui  s'est  tant  dévoué  à  toute  l'installation  électrique 
de  l'Ecole,  et  à  qui  dynamos,  téléphone  et  lampes  voudraient 
pouvoir  crier  merci,  a  fait  avec  le  moteur  de  Turckheim  un 
essai  des  plus  intéressants.  Aidé  par  G.  de  Toytotet  J.  deBoisanger, 
il  a  d'abord  mis  en  état  le  moteur,  vérifié  les  plus  petites  pièces, 
puis,  devant  quelques  élèves  de  Mathématiques  et  de  Première, 
il  a  étudié,  à  l'aide  d'une  dynamo  obligeamment  prêtée  par  la 
maison  Amelin  etBenaud,  la  consommation  et  le  rendement  du 
moteur.  Voilà  une  leçon  de  choses  excellente,  qui,  je  l'espère, 
sera,  sous  cette  forme  ou  sous  une  autre,  répétée  l'an  prochain. 

M.  Bodé  prépare,  sur  les  indications  deM.Grard,  deux  postes  de 
télégraphie  sans  fil  et  un  petit  laboratoire  pour  études  micros- 
copiques des  métaux,  et,  sur  ma  demande,  une  petite  station 
météorologique  qui  fonctionnera  dès  le  début  de  l'an  prochain. 

Histoire  des  On  comprend  d'autant  mieux  les  sciences,  comme 
sciences.  toutes  choses  d'ailleurs,  qu'on  en  connaît  mieux 
l'histoire.  M.  Montré  a  bien  voulu  commencer 
cette  année  un  cours  d'histoire  des  sciences  dont  on  peut  dire, 
sans  exagération,  qu'il  était  impatiemment  attendu  par  beau- 
coup. Il  nous  a  dit  les  origines  de  la  géométrie  et  de  l'arith- 
métique, de  l'astronomie  et  de  la  médecine,  étudiant  surtout 
les  Égyptiens,  les  Chaldéens  et  les  Grecs.  Il  nous  a  expliqué 
clairement  pourquoi  la  science  est  née  en  Ionie,  et  nous  a  l'ait 
partager  son  admiration  pour  nos  ancêtres  intellectuels,  1rs 
Grecs.   Mais  nous  n'avons  pas  goûté  à  son  cours  que  des  joies 


464  LE    JOURNAL 

de  l'intelligence;  je  me  rappelle  qu'un  jour  nous  avons  ri  de 
tout  cœur  à  rémunération  des  remèdes  extraordinaires  des 
Égyptiens  d'autrefois.  Non,  vraiment  nos  remèdes  de  «  bonnes 
femmes  »  les  plus  bizarres  sont  encore  loin  de  compte  avec 
ceux-là. 

Histoire  delà  C'est  encore  d'histoire  que  nous  a  parlé  M.  Rau- 
musique.  gel.  On  se  rappelle  avec  quelle  joie  furent  ac- 
cueillies ses  conférences  de  l'an  dernier  sur 
l'histoire  de  la  musique.  11  avait  surtout  étudié  les  grands 
auteurs,  en  les  situant  toujours  dans  leur  milieu  social.  Cette 
année,  il  a  fait  l'histoire  des  instruments  :  de  délicieuses  con- 
férences-concerts furent  successivement  consacrées  :  1°  au  vio- 
lon, 2°  à  l'alto  et  à  la  viole  d'amour,  3°  et  V  au  violoncelle, 
5°  à  la  flûte,  6°  à  l'orchestre.  M.  Parent  avait  bien  voulu  nous 
prêter  son  concours  pour  la  première,  M.  Félix  Kaugel  pour  la 
seconde.  C'est  encore  M.  Parent  qui  voulut  bien  diriger  l'or- 
chestre à  la  dernière  conférence.  Et  je  n'ai  pas  besoin  de 
redire  le  plaisir  que  nous  donnent  toujours  la  pureté  et  la  per- 
fection rares  de  son  jeu,  comme  aussi  l'autorité  intelligente  et 
calme  de  sa  direction. 

Nous  voyons  nettement  le  progrès  fait  depuis  deux  ans  par 
nous  tous,  maîtres  et  élèves,  dans  l'intelligence  des  œuvres  mu- 
sicales et  nous  savons  que  nous  le  devons,  en  bonne  partie 
aux  soirées  organisées  par  M.  Kaugel  avec  une  science  très  sûre 
et  un  sentiment  profond  de  son  art.  Qu'il  veuille  bien  recevoir 
ici  l'expression  de  notre  gratitude. 

Science  so-  M.  Raugel  a  donné  à  la  Fête  des  Anciens 
ciaie.  Élèves  une  très  intéressante  causerie  sur  la 
Mitsiijiic  et.  la  Science  sociale,  dont  le  seul  dé- 
faut fut  d'être  plus  calme  et  plus  profonde  que  ne  l'étaient, 
ce  jour-là,  les  âmes  des  Anciens,  et,  par  sympathie,  celles 
des  Nouveaux.  Acceptez  avec  sérénité  cette  remarque,  amis 
lecteurs.  Il  vous  était  permis,  ce  jour-là.  d'être  gais  et  les 
Anciens,   nous  le  savons,    avaient    beaucoup   de  choses    à    se 


de  l'école  des  roches.  465 

dire.  Les  esprits  des  auditeurs  étaient  prêts  à  goûter  la  Chan- 
son Napolitaine  de  Casella.  Et,  grâce  au  talent  de  M.  Cor- 
busier,  elle  fut  bissée  unanimement.  M.  Raugel  a  donc  introduit 
la  science  sociale  dans  ses  conférences,  comme  M.  Mentré  dans 
les  siennes,  comme  M11"  Sainte-iMarie,  M.  des  Granges,  M.  Ouinet 
dans  leur  enseignement.  Il  y  a  des  prophètes  de  malheur  qui 
annonçaient,  au  début  de  cette  année,  la  disparition  définitive 
de  la  science  sociale  à  l'École  des  Roches.  Or,  on  peut  dire  avec 
vérité  qu'elle  n'a  jamais  été  plus  en  honneur.  Grâce  à  M.  de 
Rousiers,  à  M.  Descamps,  à  la  bonne  volonté  de  tous,  elle  pé- 
nètre et  pénétrera  de  plus  en  plus  tout  notre  enseignement.  Le 
cours  de  M.  Descamps  est  suivi  par  un  bon  groupe  de  très 
fidèles  disciples  auxquels  il  peut  rendre  ce  témoignage  qu'ils 
s'intéressent  et  comprennent.  Plusieurs  professeurs  ont  préparé 
leurs  cours  avec  son  aide;  dans  tous  les  cours,  la  science  sociale 
apporte  sa  lumière.  Et  nous  en  sommes  heureux,  non  pour 
donner  un  démenti  aux  prophètes  de  malheur,  mais  parce  que 
l'intelligence  et  le  caractère  de  nos  élèves  y  gagneront,  parce 
qu'ils  comprendront  mieux  maintenant  les  lois  de  la  géographie 
et  de  l'histoire  et  plus  tard  les  lois  de  la  vie. 

Vie  morale. 

C'est  à  les  préparer  directement  à  la  vie  que  tendent  nos 
lectures  du  soir  et  les  causeries  que,  chaque  quinzaine,  je 
fais  à  l'École  réunie,  dans  le  Bâtiment  des  classes.  Pour  nos 
«  appels  »  du  soir,  nous  nous  sommes  beaucoup  servis, 
dans  toutes  les  maisons,  des  recueils  de  lectures  morales  pu- 
bliés récemment  dans  toutes  les  grandes  librairies  françaises. 
Le  Recueil  de  Chatel  nous  a  été  particulièrement  utile.  Nous 
avons  lu  aussi  bon  nombre  de  chapitres  de  l'excellent  livre  du 
Pasteur  Wagner  :  Pour  les  petits  et  les  grands.  Nous  n'avons 
garde  de  négliger  la  source  éternelle  de  la  vie  religieuse  et 
morale  qui,  depuis  des  milliers  d'années,  coule  de  la  Bible  dans 
les  cœurs  des  hommes  pour  les  consoler,  les  encourager,  les 
guérir  et  les  enthousiasmer  pour  le  Bien.  Nous  avons  lu  aussi 


166  I,E   JOURNAL 

quelques-unes  des  majestueuses  méditations  de  Bossuet,  comme 
aussi  certaines  pages  de  B.  Coure  et  d'E.  Naville.  Le  P.  Gratry 
et  Ollé-Laprune  nous  ont  donné  ou  des  lectures,  ou  des  pensées 
fortes  que  nous  commentions  en  quelques  mots  très  simples. 
Quelques  pages  de  Beincj  and  doing  nous  ont  rendu  et  nous  ren- 
dront le  même  service,  comme  certaines  pensées  brillantes  et 
profondes  de  Pascal  ou  des  grands  moralistes. 

Tous  les  quinze  jours,  j'ai  parlé  à  l'École  réunie.  J'avais, 
chaque  fois,  à  donner  quelques  avis,  à  louer  ou  à  critiquer  des 
faits  de  la  quinzaine.  Mais  de  plus  j'ai  abordé,  dans  chacune  de 
mes  courtes  causeries  (10  minutes  environ),  l'élude  d'un  des 
devoirs  les  plus  importants  de  l'enfant  dans  son  éducation 
physique,  intellectuelle  et  morale.  Avec  l'aide  de  mes  collègues, 
j'espère  arriver  ainsi  à  créer  un  esprit  d'École,  esprit  agissant 
et  puissant,  qui  rendra  indiscutés  tous  les  ordres,  plus  faciles 
tous  les  devoirs,  qui  nous  unira  tous  plus  étroitement  dans  la 
poursuite  de  notre  but  :  le  maximum  de  réel  uni  au  maximum 
d'idéal,  la  vie  la  plus  intense  unie  à  la  moralité  la  plus  haute. 

Nos  capitaines  d'École  ont  une  très  nette  conception  de  la  fin 
que  nous  nous  proposons  et  des  devoirs  qu'elle  entraine  pour 
eux.  J'ai  éprouvé,  dans  les  réunions  auxquelles  je  les  ai  conviés, 
une  profonde  satisfaction  à  voir  leur  bonne  volonté,  leur  amour 
du  bien,  leur  activité.  Ils  ne  se  contentent  pas  d'exiger  de  leurs 
camarades  le  respect  de  la  loi  morale  et  des  règles  de  l'École, 
ils  créent  autour  d'eux  de  l'énergie  morale. 

Puissent  tous  les  capitaines  de  maisons  avoir  une  aussi  haute 
idée  de  leur  mission  et  s'appliquer  à  donner  constamment  le 
bon  exemple,  à  faire  partout  respecter  l'ordre  dans  le  sens  le 
plus  humble  de  ce  mot  comme  dans  le  sens  le  plus  élevé; 
puissent-ils  aussi  être  constamment  prêts  à  donner  ces  conseils 
amicaux  et  discrets  qui  ont  souvent  plus  d'influence  sur  leurs 
camarades  que  l'éloge,  le  blâme  ou  l'avis  d'un  homme  mûr. 

Les  Anciens      A  voir  nos  Anciens,   nous  avons   compris  <|u'ils 
Élèves,      pourraient  exercer,  eux  surtout,   cette  bienfai- 
sante   influence    sur    nos    élèves    actuels.    Nous 


de  l'école  des  roches.  467 

sommes  heureux  de  leur  réuniou  de  cette  année  et  nous  les 
félicitons  de  rester  fidèles  à  l'Ecole,  non  seulement  en  l'aimant 
et  en  lui  prouvant  leur  affection,  mais  en  Avivant  ses  principes. 
Ils  travaillent,  se  dévouent,  gardent  intacte  la  dignité  de  leur 
vie,  et  s'ils  cherchent  à  gagner  de  l'argent,  ils  n'ont  fait  que 
rendre  plus  forte  la  droiture  d'âme  que  nous  leur  connaissions 
ici. 

C'est  sur  eux  que  nous  complons  pour  répandre  partout  le 
bon  renom  de  l'École,  et  nous  savons  que  notre  confiance  est 
bien  placée. 

Georges  Bertier. 

Le  dessin  à  l'École  des  Roches. 

(Note  de  M.  Bertier  aux  professeurs  de  dessin). 

But.  —  Le  dessin  aux  Roches  a  pour  but  : 

1"  D'apprendre  à  V élève  à  observer: 

A  observer  la  fin,  la  fonction  et  la  forme  des  objets,  les  détails  et 
le  sens  des  détails,  les  proportions,  les  couleurs,  etc.. 

Observer  la  nature  et  les  œuvres  de  l'art,  voir  et  comprendre. 

2°  D'apprendre  à  l'élève  à  exprimer: 

A  exprimer  ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  imagine,  ses  sensations,  ses 
impressions,  ses  inventions. 

Critérium.  —  Tout  élève  sortant  de  l'École  doit  pouvoir  faire  un 
croquis  en  blanc  et  noir  ou  un  petit  tableau  en  couleur  soit  d'un 
paysage,  soit  d'un  meuble,  soit  d'un  projet  à  exécuter,  soit  d'une 
scène  d'imagination  pure. 

Méthode.  —  Le  blanc  et  noir  ou  la  couleur  : 

Les  ('lèves  qui  feront  du  blanc  et  noir  devront  pourtant,  de  temps 
en  temps,  manier  la  couleur  et  connaître  les  lois  de  valeur,  de  com- 
position des  couleurs. 

Les  élèves  qui  feront  de  la  couleur  devront  connaître,  tout  comme 
les  autres,  les  lois  de  perspective,  do  proportion,  etc. 

Les  objets  seront  pris  dans  la  nature  ou  dans  l'art,  le  professeur 
restant  libre  d'aider  les  élèves  à  en  simplifier  les  formes. 

On  ne  copiera  pas  de  dessins  et  en  particulier  pas  de  dessins  d'ar- 
chitecture. 

Progression.  On  prendra,  autant  que  possible,  des  objets  adaptés 
à  l'âge  des  enfants  el  à  leurs  aptitudes. 


468  LE   JOURNAL 

La  progression  se  fera  du  simple  au  complexe,  de  l'imprécis  ou 
précis,  de  l'à-peu-près  à  l'exact. 

Mais  p;is  nécessairement  de  l'objet  simple  et  facile  à  l'objet  com- 
plexe et  difficile. 

Le  même  objet  ou  des  objets  analogues  pourront  être  dessinés 
plusieurs  fois  par  le  même  élève,  mais  chaque  fois  ou  lui  demandera 
une  perfection  plus  grande. 

La  progression  sera  beaucoup  plus  dans  la  perfection  de  l'œuvre 
que  dans  la  difficulté  du  modèle. 

Exceptions.  —   1"  Préparation  aux  Beaux-Arts,  etc. 

Les  élèves  candidats  aux  Beaux-Arts,  aux  Arts  décoratifs,  etc.,  à 
qui  on  demandera  ce  qui  précède,  et  de  plus  des  dessins  d'après  le 
plâtre  et  toute  une  préparation  spéciale. 

2°  Préparation  des  futurs  ingénieurs. 

(2e,   lre,  Mathématiques  élémentaires.) 

Entente  entre  professeurs  de  mathématiques  et  tic  dessin;  dessin 
graphique  et  épures; 

Cette  préparation  est  indispensable  et  1res  importante  pour  ces 
jeunes  gens. 

LE  PERSONNEL  DE  L'ÉCOLE 

Fondateur  :  M.  Edmond  Demolins. 

Conseil  d 'Administration . 

MM. 
Paul  de  Rousiers,  secrétaire  général  des  Armateurs  de  France, 

président. 
Maurice  Boris,  avocat,  administrateur  délégué. 
Alexandre  André,  industriel. 
Le  V10  Cii.  dk  Calan,  chargé  de  cours  à  la  Faculté  des  Lettres 

de  Caen. 
A.  Desplanches,  magistrat. 
Louis  Monnier,  banquier. 
Emile  Pikkiu  i ,  publiciste. 
Auguste    Tuurneyssen,    administrateur    de  la   Compagnie    des 

chemins  de  fer  du  Midi. 
Docteur  Triroulet,  médecin  des  hôpitaux  de  Paris. 
Alherl   dé  Bary,  ancien  officier,  industriel. 


de  l'école  des  roches.  469 

Directeur. 

M.  Georges  Bertier,  directeur,  licencié  es  lettres,  chef  de  la 
Maison  du  Coteau. 

Chefs  de  maison. 
MM. 
Bernard  Bell,  gradué  (B.-A.)   de   l'Université  de  Cambridge, 

chef  de  la  Maison  des  Pins. 
B.  C.  Coulthard,  gradué  (M.  A.)  de  l'Université  d'Oxford,  chef 

de  la  Maison  de  la  Guichardière. 
Paul   Jenart,  ingénieur-agronome,   ancien  élève    de    Y  Institut 

agronomique,  chef  de  la  Maison  du  Vallon. 
Henri  Trocmé,  licencié  es  lettres,  chef  de  la  Maison  des  Sablons 

Maîtresses  de  maison. 

MMmcs 

Edmond  Demolins,    maîtresse    de    maison  de  la  Guichardière. 
Georges  Bertier,  maîtresse  de  maison  du  Coteau. 
Bernard  Bell,  maîtresse  de  maison  des  Pins. 
Paul  Jenart,  maîtresse  de  maison  du  Vallon. 
Henri  Trocmé,  maîtresse  de  maison  des  Sablons. 

Aumônier  :  M.  l'abbé  Gamble,  licencié  en  droit,  ancien  direc- 
teur à  l'École  Fénelon. 

Pasteur  :  M.  Jean  Monmer,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie 
protestante  de  Paris. 

Médecin  :  M.  le  Dr  Carcopino. 

Professeurs. 
MM1Ie" 
Berthe  Derousseau,  1er  prix  du  Conservatoire  royal  de  Bruxelles 

et  de  l'École  de  musique  de  Vcrviers. 
Valentine  Sainte-Marie,    diplômée    du  brevet  supérieur  et  du 

certificat  d'aptitude  pédagogique. 
Anna   DE  VlRGINE. 


470  LE   JOURNAL 

MM. 

Bodé,  licencié  ès-sciences,  ingénieur  électricien  de  l'Institut 
électrotechnique  de  Nancy,  ex-préparateur  de  la  Faculté  de 
Nancy. 

L.  Boxjeax,  1er  prix  du  Conservatoire  royal  de  Bruxelles  et  de 
l'École  de  musique  de  Verviers. 

0.  Corblsier,  1er  prix  du  Conservatoire  royal  de  Liège  et  de 
l'École  de  musique   de  Verviers. 

E.  Cuxv,  ancien  élève  de  l'Institut  philologique  de  Saint-Pé- 
tersbourg, professeur  de  russe. 

R.  des  Granges,  licencié  es  lettres. 

Deslaxdres,  professeur  de  photographie. 

P.  Descamps,  ingénieur  de  l'École  des  mines  de  Mons. 

G.  Dupire,  ancien  élève  de  l'École  des  Arts  décoratifs. 

E.  Fleurv,  docteur  es  sciences  naturelles. 

A.  Gardelli,  docteur  en  philosophie,  ancien  directeur  de  l'Ecole 
Berlitz,  à  Milan. 

F.  Grunder,  diplômé  du  certificat  d'aptitude  de  l'enseignement 
secondaire. 

M  Jungné,  licencié  es  sciences,  professeur  de  l'Université. 

G.  Lange,  licencié  es  sciences,  ancien  professeur  de  l'Univer- 
sité. 

IL  Marty,  licencié  es  lettres. 

A.  Massoitié,  licencié  es  sciences. 

Méline,  licencié  es  lettres  et  en  droit. 

F.  Mextré,  licencié  es  lettres,  professeur  de  l'Université. 

G.  Moulins,  licencié  es  sciences,  ingénieur  chimiste. 
.1.  Oddes,  licencié  es  lettres  et  philosophie. 

M.  Ouinet,  professeur  de  l'Université,  en  congé,  diplôme  du 
brevet  supérieur  et  du  certificat  d'aptitude  pédagogique. 

A.  Parent,  chef  du  «  Quatuor  Parent  »,  chevalier  de  la  Lé- 
gion d'honneur. 

A.  Raugel,  ancien  élève  de  la  Schola  cantorum. 

M.   Store/,  architecte  diplômé  du  Gouvernement. 

P.  Thirv,  licencié  es  lettres  (langues  vivantes  chargé  du  service 
des  stages. 


de  l'école  des  roches.  47J 

Hugh   Wilson,  gradué  (B.-A.)  de  l'Université  de  Cambridge. 
Économe  :  M.  Champenois. 
Comptable  :  M.  Brédy. 
Infirmier  :  M.  Minier. 

Capitaine  général  :  Robert  de  Séréville. 

LISTE  DES  ÉLÈVES 

I.  —  Maison  du  Coteau. 

1.  Jean  Brieder,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 

2.  Jean  Castax,  a  passé  six  mois  en  Angleterre  et  trois  mois  en  Al- 

lemagne 

3.  José  Comaléras,  a  fait  deux  stages  de  deux  mois  en  Angleterre  et 

parle  espagnol. 

4.  Pierre  Cousin,  a  fait  un  stage  de  six  mois  en  Angleterre. 

5.  Adrien  Charlier,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

(i.  Eugène  Daiprat,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

7.  Thierry  Faure,  parle  assez  bien  anglais  et  allemand. 

8.  Gabriel    Filleul-Broy,  a  passé   six   mois  en  Angleterre   et    un 

mois  et  demi  en  Allemagne. 

9.  Jacques  Filleul-Broy,  a  passé  six  mois  en  Angleterre  et  un 

mois  et  demi  en  Allemagne. 

10.  Pierre  Foissey,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

11.  Christian  Glaenzer,  parle  assez  bien  allemand. 

12.  Robert  Glaenzer,  a  passé   trois   mois   en   Angleterre,  et  deux 

mois  en  Allemagne. 

13.  Pierre  Garreau,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre  et  cinq  mois 

en  Allemagne. 
li.  Eudoxe  Grigorovitza,  a  fait  six  ans  d'études  en  Allemagne  et 

passé  un  mois  en  Angleterre, 
l.'i.   Pierre  Lyautey,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 
10.  Noël  Martin,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

17.  Maxime  OberlÉ,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 

18.  André  Priei  r,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

10.  Raymond  Prieur,  a  passé  un  mois  en  Angleterre  et  six  mois  en 
Allemagne. 

20.  Louis  Si'RAUEL,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

21.  Paul  Sauvaire-Jourdan,  a  fait  un  stage  d'un  an  en  Angleterre. 


472  LE   JOURNAL 

22.  Robert  TIiibaud,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

23.  Henri  de  Turckheim,  parle  anglais  et  assez  bien  allemand. 

24.  Henri  Vincens,  parle  assez  bien  anglais. 

2.">.  .John  Waddington,  parle  anglais  et  allemand. 

II.  —  Maison  de  la  Guichardière. 

1.  Robert  Benoit,  a  passé  quatre  mois  en  Angleterre. 

2.  Etienne  Boussod. 

3.  Constantin  Capscha,  parle  russe  et  anglais. 

4.  Jean  Demelle,  parle  anglais. 

5.  André  Ferrand,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  parle  russe. 

0.  Marcel  Ferrand,  a  passé  trois  mois  on  Angleterre,  parle  russe. 

7.  Léon  Forestier,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

8.  François  Gall. 

9.  Robert  Gillet,  a  passé  six  mois  en  Allemagne. 

10.  Georges  Gomy,  ;i  passé  un  an  en  Angleterre. 

11.  Nicolas  KoBOiLOEF,  parle  russe. 

12.  Alexandre  Krijanowski,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  parle 

russe  et  allemand. 

13.  Jacques  Laciiapelle. 

14.  René  Loubet,  a  passé  un  an  en  Angleterre. 

15.  Ivan  de  Maicret. 

16.  René  Martin,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

17.  Roger  Riom,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne,  parle  anglais. 

18.  Ernest  Romei  . 

19.  Jean  Steiner,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

20.  Maxime  Tassi  . 

21.  Maurice  Vacher. 

22.  Raymond  Vacher. 

23.  ^'aldemar  Zentzytzki,  parle  allemand  et  anglais. 

III.  —  Maison  des  Pins. 

1.  André    BOUCHARD. 

2.  Pedro  Campos,  a  passé  un  mois  en  Angleterre1  et  parle  portugais. 

3.  Guy  CaRROJN  DE  LA  CARRIÈRE. 

I.  Louis  CHARONNAT,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

,"').  André  ClNTRA,  a  passé  huit  mois  en  Angleterre  et   deux  mois  en 
Allemagne,  parle  portugais. 

6.  Antoine  CoRTADA,  parle  espagnol. 

7.  Jacques  Dupas,  a  passé  oeuf  mois  en  Angleterre,  et  six  mois  en 

Allemagne, 


de  l'école  des  roches.  473 

8.  Dudley  Ellis,  stage  en  Angleterre  et  un  mois  en  Allemagne. 

9.  Washington  de  Fiuuereido,  a  passé  un  mois  et  demi  en  Angle- 

terre et  parle  portugais. 

10.  Emile  de  Freitas,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  et  parle  por- 

tugais. 

11.  Hervé  Gauthier-Villars,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

12.  Ulysse  Hocotz,  parle  anglais  et  allemand. 

13.  Louis  Hucuard,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

14.  Paul  Lambert,  a  passé  un  an  en  Angleterre. 

15.  André  Laurent-Barrailt. 

16.  Pierre  Leplat,  a  passé  six  mois  en  Angleterre  et  six  mois   en 

Allemagne. 

17.  Jean  Machemin. 

18.  Roger  de  Madariaga,  parle  allemand  et  espagnol. 

19.  André  Mélikoff. 

20.  Louis  Nozal,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

21.  Arthur  O'Neill,  parle  anglais. 

22.  Gabriel  Pauthonnier. 

23.  Paul  Plisson,  a  passé  un  mois  en  Angleterre. 

21.  Jean  de  Pourtalès,  a  passé  deux  mois  en  Allemagne  et  parle 
anglais. 

25.  Mariano  Procopio,  parle  anglais  et  portugais. 

26.  Paul  Procopio,  id. 

27.  Pierre  Pusinelli,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

28.  Raymond  Sciilumberger,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

29.  Maurice  Tailiiades,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

30.  Albert  Thiébaut,  a  passé  six  mois  en  Allemagne,  et  trois  mois  en 

Angleterre,  parle  espagnol. 

31.  William  Walcker,  parle  anglais. 

32.  Georges  Wàtel,  a  passé  neuf  mois  en  Angleterre  et  six  mois  en 

Allemagne. 

IV.  —  Maison  des  Sablons. 

1.  Edouard  Adleh,  neuf  mois   en  Angleterre,  un  an  et  demi  en 

Allemagne. 

2.  Max  Auzépy,  parle  anglais. 

.'!.   Edmond  Badin,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

\.   Maurice  DE  BaRRAU,  trois  mois  en   Angleterre,    parle   allemand. 

5.  Etienne  de  Bary,  six  mois  en  Angleterre,  parle  allemand. 

6.  Robert  de  Bary,  Irois  mois  en  Angleterre,  parle  allemand. 

7.  Robert  Delmas,  trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en  Allemagne. 


¥i  \  LE   JOURNAL 

8.  Pierre  Guiraud,  six  mois  en  Angleterre. 

9.  Hervé  Labussière,  cinq  mois  en  Allemagne,  parle  anglais. 

10.  René  Lagier,  quatre  mois  en  Allemagne,  parle  russe. 

11.  Jean  Langer,  quatre  mois  en  Angleterre. 

12.  Etienne  Martin,  parle  anglais  et  allemand. 

13.  Henri  Merlin,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

14.  Wassili  Mestchérine,  parle  russe. 

15.  Pierre  Monnier,   trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois   en  Alle- 

magne. 

16.  Jean  Morssv,  trois  mois  en  Allemagne,  parle  russe. 

17.  Pierre    Moussy,    trois  mois   en   Angleterre,   parle   allemand   et 

russe. 

18.  Pierre  Petit,  trois  mois  en  Allemagne. 

19.  Marcel  Plissonnier,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

20.  Robert  Réquédat,  n'a  pas  encore  fait  de  stage. 

21.  Marcel  Rougeault,  six  mois  en  Angleterre. 

22.  Charles  Siou,  trois  mois  en  Angleterre,  parle  russe. 

23.  Ludomir  de  Smorczewsm,  parle  anglais  et  allemand. 

24.  Jean  Thiercelin,  six  mois  en  Angleterre. 

25.  Jean  Thuret,  trois  mois  en  Angleterre. 

V.  —  Maison  du  Vallon. 

1.  Maurice  Aubry,  a  passé  un  an  en  Angleterre. 

2.  Lucien  Bertiikt. 

3.  Jean  Biesiekercki,  parle  anglais  et  allemand. 

4.  Maurice  BrroizÉ,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

5.  Jean  de  Boisanger,  a  passé  six  mois  en  Angleterre  el  trois  mois 

en  Allemagne. 

6.  André  Bourgeois,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

7.  Pierre  Bouthillier,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  parle  alle- 

mand. 

8.  Jean  Colin,  a  passé  cinq  mois  en  Angleterre. 

9.  Marcel  COURTADE,  parle  anglais  et  allemand. 

I(>.   Raymond  Decauville,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 
II.  Charles  Delhruck,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  parle  alle- 
mand. 
1-2.   Louis  Farra,  parle  espagnol  et  italien. 
13.  Adam  de  Gizycki,  a  passe  un  an  en  Angleterre. 
IL  Jean  GaïCO,  a  passé  six  mois  en  Allemagne. 

15.  Olivier  Glaenzer,  parle  allemand. 

16.  Henri  GoETZ,  parle  allemand. 


DE    L  ECOLE    DES    ROCHES.  4  , .) 

17.  Marcel  Japy,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  parle  allemand. 

18.  Henri  de  La  Bruyère,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

19.  Paul  Lebouteux,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

20.  Edgardo  de  Magalhaès,  parle  anglais  et  portugais. 

21.  Jean  de  Mareuil,  parle  anglais  et  allemand. 

22.  Frédéric  Mason,  a  passé  cinq  mois  en  Allemagne,  et  parle  an- 

glais. 

23.  Pierre  Matras,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  et  parle  alle- 

mand. 

24.  Paul  Morln. 

25.  Jacques  Mottdeau. 

26.  Jean  Petersen,  parle  allemand. 

27.  Henri  Pingusson,  a  passé  six  mois  en  Allemagne. 

28.  Robert  de  Séréville,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  et  six  mois 

en  Allemagne. 

29.  Simon  de  Vaulchier,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  parle  alle- 

mand. 

30.  José  de  Vigo,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  parle  italien  et 

espagnol. 

31.  Jean  Wetzel,  a  passé  six  mois  en  Allemagne,  parle  allemand. 

VI.  —  Élèves  a  l'étranger. 

1.  Jean  Bertrand,  à  Herehen-sur-Sieg. 

2.  Charles  Brueder,  à  Bischofstein. 

3.  Jacques  de  la  Bruyère,  à  Haubinda. 

4.  Guy  Caron,  à  Bournemouth. 

5.  Jean  Cousin,  à  Bromley. 

(>.  Jean  Coi  sin,  à  Eastbourne. 

7.  Robert  Cousin,  à  Heathfield. 
S.  Paul  Deriidi.n,  à  Eastbourne. 

8.  Jean  Fabra,  à  Haubinda. 

10.  Xavier  Fias,  à  Coblenz. 

11.  Paul  Fiusy,  à  Pangbourne. 

12.  Léon  Gardères-Roux,  à  Hove. 

13.  Paul  Giraud- Jordan,  à  Cochem-sur-Moselle. 
1  \.  André  Grange,  à  Ilsenburg. 

15.  Marcel  Grange,  à  Ilsenburg. 

16.  Maurice  Lagier,  à  Saint-Léonard's-on-Sea. 

17.  Marcel  Langer,  à  Dulwich. 

18.  Francisco  l.i  ro,  à  Eastbourne. 
L9.  José  Luitn,  à  Eastbourne. 


476 


LE   JOURNAL 


20.  Henri  Musnier,  à  Caterham- Valley. 

21.  Robert  Patino,  à  Eastbourne. 

22.  Maurice  Petsche,  à  Hove. 

23.  Lucien  Riom,  à  Herchen-sur-Sieg. 

24.  Louis  Rucher,  à  Rhyl. 

23.  Edouard  Sauler,  à  Safîron-Walden. 

26.  Jean  de  Saint-Maur,  à  Brighton. 

27.  Georges  Scapini,  à  Swanage. 

28.  René  Scapini,  à  Godesber 
2i).  Henri  Seyrig,  à  Eastbourne. 

30.  Gilbert  Triboulet,  à  Tring. 

31.  Francis  Triboulet,  à  'lring. 


LES  STAGES  A  L'ÉTRANGER 

Nous  avons  eu  pendant  la  dernière  année  scolaire  et  indé- 
pendamment de  22  stages  de  vacances  : 


En  Angleterre.    .  .  . 
En  Allemagne  .... 

TERME 
d'automne 

TERME 
d'hiver 

TERME 

DE   PRINTEMPS 

14  garçons. 
•>        

16  garçons. 
3 

21  garçons. 
10        — 

soit  en  tout  66  trimestres. 

Ces  chiffres,  les  plus  forts  qui  aieut  été  atteints  depuis  la 
fondation  de  l'École,  témoignent  non  seulement  du  dévelop- 
pement toujours  croissant  d'une  de  nos  institutions  fondamen- 
tales, mais  encore  du  souci  toujours  plus  grand  des  parents  et 
dos  maîtres  de  mettre  à  la  disposition  des  garçons  cet  excellent 
instrument  de  formation  qu'est  la  vie  intense  à  l'étranger. 

Bien  supérieurs  aux  caravanes  scolaires,  où  forcément  l'élé- 
ment français  n'est  pas  assez  fondu,  amalgamé  à  l'élément 
étranger,  nos  séjours  en  Angleterre  e1  en  Allemagne  permet- 
tent à  nos  garçons  de  se  mêler  isolément  et  intimement  à 
leurs  camarades  anglais  et  allemands,  les  amènent  à  juger  et 


DE    L  ECOLE    DES    ROCHES.  \  I  t 


à  comparer  par  eux-mêmes,  dissipent  bien  des  préjugés  et 
développent,  en  môme  temps  que  la  faculté  d'adaptation  an 
milieu  et  l'initiative  personnelle,  l'esprit  de  tolérance  et  la  lar- 
geur de  vues. 

Si  l'Angleterre  a,plusque  jamais,  les  préférences  des  familles, 
l'Allemagne  a  vu  son  chiffre  de  stagiaires  s'augmenter.  Non 
contents  d'envoyer  nos  jeunes  élèves  sur  les  bords  du  Rhin,  et 
soucieux  d'éviter  la  fréquentation  unique  d'écoles  et  de  familles 
toujours  les  mêmes,  nous  avons  voulu  élargir  notre  champ 
d'action.  En  mai  dernier,  après  avoir  abandonné  leurs  cama- 
rades rhénans  à  Metz,  nos  jeuues  voyageurs  ont  pris,  les  uns, 
la  ligne  de  Francfort  et  se  sont  avancés  jusqu'en  pleine  forêt 
de  ThuriDge,  à  Haubinda  ;  les  autres,  prenant  le  chemin  de 
Berlin,  se  sont  arrêtés  à  la  lisière  du  Harz,  à  Ilsenburg. 

Deux  noms  à  retenir  ;  car  c'est  de  ces  deux  modestes  loca- 
lités que  sont  partis  les  efforts  les  plus  marqués  du  champion 
des  Land-Erziehungsheime  (Dr.  Lietz),  en  faveur  de  la  réorga- 
nisation, sur  des  bases  nouvelles,  de  la  pédagogie  allemande. 
Je  laisse  à  une  voix  plus  autorisée  le  soin  de  déterminer  ce 
que  l'idéal  des  Hoches  peut  trouver  là-bas.  Qu'il  me  suffise  de 
dire  que  nos  jeunes  garçons  se  sont  vile  sentis  dans  un  milieu 
ami,  et  qu'ils  ont  retrouvé,  malgré  de  légères  divergences  de 
méthode,  un  système  d'instruction  et  d'éducation  bien  adapté  à 
leur  tempérament. 

Aussi,  tout  nous  fait  espérer,  qu'après  un  essai  loyal  de  trois 
mois,  les  L.  E.  H.  verront  longtemps  encore  s'acheminer  nos 
jeunes  stagiaires  au  milieu  de  leurs  forêts  et  de  leurs  montagnes. 
Notre  expérience  y  gagnera  et  nos  garçons  rapporteront  de  ce 
pays  lointain  d'excellentes  impressions  et  de  fortifiants  exemples. 

P.  Thiry. 

Extraits  d'une  lettre  de  M.  G.  après  un  stage  de  trois  mois  de  -<>n 
iils  en  Angleterre  : 

Cher  Monsieur, 

.le  pense  vous  intéresser  en  vous  disant,  combien  j'ai  été  satisfait 
des  résultats  du  trimestre  passé  par  mon  Iils  à  Eastbourne.  D'abord 

33 


i"8  LE   JOURNAL 

il  y  a  été  très  heureux  et  toutes  ses  lettres  reflétaient  ce  bonheur  qui 
tenait,  je  crois,  d'une  part  à  l'ambiance,  et  d'autre  part  à  l'entrain 
avec  lequel  P.  s'est  mis  au  cricket. 

Au  point  de  vue  moral,  je  l'ai  trouvé  au  retour  très  amélioré.  Il 
était  devenu  beaucoup  moins  exubérant,  plus  calme,  plus  énergique 
et  plus  débrouillé... 

Au  point  de  vue  de  la  langue  anglaise,  j'ai  mené  P.  chez  Berlitz  le 
jour  môme  de  son  arrivée  et  l'ai  fait  examiner.  Voici  les  notes  don- 
nées :  «Lit  bien,  bon  accent;  écrit  très  bien  sous  la  dictée;  com- 
prend bien  quand  on  lui  parle;  parie  assez  bien,  niais  avec  des  fautes. 
—  Pour  un  séjour  de  trois  mois,  résultat  très  satisfaisant.  » 

.lu  suis  en  somme  enchanté  de  l'influence  de  ce  séjour  en  Angle- 
terre. 

Schloss  Bieberstein  D.  L.  E.  H.  ' 

Gern  folge  icli  der  Aufforderung  Herrn  B's.  den  «  Kochern  »  etwas  iiber 
Schloss  Bieberstein  zu  erzàhlen.  Lange  liabe  ich  gesclnvankt  ob  ich  es 
in  franzosischer-oder  in  meiner  Mutter-sprache  tun  solle.  Abcr  ich  bin 
nicht  so  unbescheiden  jede  Gelegenheit  etwas  zu  lernen  fur  mich  zu  bean- 
spruchen,  und  so  habe  ich  mich  entschlossen,  meinen  hiesiegen  Kameraden, 
indem  ich  deutsch  schreibe,  eine  harte  Nuss  zu  knacken  zu  geben. 

Ich  spreche  zu  denen,  die  sich,  ohne  von  ihrer  eigencn  Nation  alitât  zu 
verlieren,  fur  fremdes  Sein,  und  Wesen  interessieren,  und  die  das,  was  voni 
Ausland  konunt  vorurteilslns  und  ^erecht  beurteilen. 


Mit  schwer  arbeitender  Maschine  kommtder  ans  Kulda  fallige  Frùhzug  das 
"  Biebertal  "  herauf.  Je  nach  Beschaffenheit  der  Stellen  die  er  passiert  klingt 
uns  das  Schnauf'en  der  Lokomntive  hell  oder  hohl.  Ebcn  bat  er  die  gTÔsste 
Steigung  iiberwunden,  und  jetzt  rollt  er  langsam  vor  das  kleine  gelbe  Bahn- 
hofsgebiiudeder  Station  "  Bieberstein  ".  Ein  weil  bin  h<">rbare^  Quietschen 
der  Bremsen  benachrichtigtuns  von  dieseni  Augenblick,  und  dieser  undjener, 
der  es  ini  Halbscblaf  vernoinmen  liât,  legtsich  gâhnend  zum  lelzten  Mal  auf  die 
andereSeite,  denner  weiss:  "  Gleich  wird  eslâuten".  I)a  ertônen  auch  schon 
die  Glocken;  erst  unten  im  Hof,  und  dann  feierlicb,  doppelt,  auf  dein  Turm. 

Kiniege  Augmblicke,  und  die  bisher  so  stillen  Gange  sind  von  frôhlichem 
beben  erfùllt. 

Manche  kommen  aus  ihren  Stuben  (Schlafsàle  giebt  es  auf  Bieberstein 
nicht),  und  begeben  sich  in  die  gcgeniiberlicgenileii  Holzverschlâge,  uni  sicb 
dort  einer  eingehenden  l'nterbaltung  mit  Wasser,  und  Seife  binzugeben. 
Andcre,  denen  ein  Waschtisch  in  ihren  Zimmern  nicht  stôrend  erscheint,  tun 

i.  d.  i,.  E.  ii.  Deutsches  Land-Erzfchungs-Heim. 


de  l'école  des  roches.  479 

dort  dasselbe.  Hier  und  da  laufen  einiege,  nur  in  Badetùcher  gehùllt,  zurn 
Douschraum,  und  dort  kehren  mehrere,  die  zu  diesem  Zweck  elwas  friiher 
aufgestanden  sind  von  einem  erfrischenden  Bad  aus  dem  Garten  zurûck. 
Lange  Zeit  braucht  man  zur  "  Toilette  "  nicht,  denn  der  Anzug  ist  iiussers 
einfach,  und  ganz  dem  Leben  auf  dem  Lande  angepasst.  Er  besteht  aus  : 
Sandalen,  kurzen  Striimpfen  (Socken),  offenen,  bis  an  das  Knie  reichenden, 
blauen  Tuchhosen,  weissem,  baumwollenem  Sweater  oder  Hemd,  und  einer 
Faltenjacke  mit  Giirtel.  Stehkragen,  lange  Hosen,  Handschuhe,  Spazierstock , 
steife  oder  weiche  Filzhiite  giebt  es  in  Bieberstein  nicbt. 

Um  6U  ist  erstes  Frûlistùck,  zu  dessen  Anfang  der  Direktor  von  Bieberstein 
Herr  L.,  oder  dessen  Stellvertreter  Herr  W.  einen  kurzen  Abschnitt  aus  dem 
Leben  Jesu,  oder  dessen  Anhàngern  vorliesst.  63u  Anfang  des  Unterrichts. 

Folgen  wir  zunâehst  einer  Geschichtsstunde  bei  Herrn  L.  Draussen,  vor  der 
Einfahrt  zum  Schlosshof,  unter  schônen,  schattengewâhrenden  Bàumen,  ist 
die  Klasse  versammelt.  Ein  jeder  hat  gleich  nach  dem  Frùhstiick  fur  Stuhl, 
Tinte,  und  Feder  gesorgt.  Herr  L.  hat  auf  der,  denSchlossgarlen  umgeben- 
den,  nach  aussen  hin  steil  abfallenden,  Mauer  Platz  genommen,  redits  von 
sich  einem  Stoss  geschichtlicher  Werke,  unter  sorgfiiltigster  Vermeidung  irgend 
eines  Grundrisses,  links  auf  einem  Stânder,  oder  an  einem  Baum  befestigt. 
eine,  der  betreffenden  Zeit  entsprechende,  Karte.  Auf  seine  Aufforderung 
hin  hait  ein  Schiiler  einen  geschlossenen,  freien  Vortrag  ùber  das  in  der 
voriegen  Stunde  Besprochene.  Wenn  er  dem  Wunsche  des  Lehrenden  gemàss 
gearbeitet  hat,  so  begniigt  er  sich  nicht  mit  derWiedergabe  des  in  der  Stunde 
Dargestellten,  sondern  er  fiigt  Resultate  eigener,  freiwilliger  Arbeit  hinzu. 
Der  Vortragende  wird  weder  vom  Lehrer,  noch  von  Schiilern  unterbrochen; 
erst  wenn  er  vom  "  Rednerplatze  ,,  wieder  auf  seinen  Stuhl  zurùckgekehrt 
st,  beginnt  die  Kritik.  Die  Zuhôrer  haben  sich,  die  wâhrend  des  Vortrags 
bemerkten  Fehler,  und  Lùcken  notiert,  und  melden  sich  jetzt  zur  Ergànzung. 
Erst  wenn  niemand  mehr  etwas  zu  bemerken  hatfàhrt  man  fort,  soi  es  mit 
Wiederholung,  sei  es  mit  Durchnahme  von  neuem  Stoff.  Solche  Vortrage 
(inden  an  jedem  Tage  an  dem  ùberhaupt  Geschichte  betrieben  wird  statt, 
und  zwar  so,  dass  sich  das  Durchgenommene,  und  Bearbeitete  auf  Vortrâge 
von  ungefiihr  3  Schiilern  verteilt.  Jeder  Vortrag  nimmt  mit  Ergànzung  und 
Kritik  durchschnittlich  1/4  Stunde  in  Anspruch. 

Da  in  Bieberstein  keine  Unterichts-Stunde  langer  als  45  Minuten  dauert, 
so  wird  der  l'neingeweihte  erstaunt  fragen  :  "  wo,  wenn  alleindie  Wiederho- 
lung 4b  Minuten  in  Anspruch  nimmt,  die  Zeit  zur  Durchnahme  des  neuen 
Stoffes  bleibt  ".  Die  Antwort  ist  :  "  dass  man  in  Bieberstein  nicht  wie  ein 
SchmeHcrling  von  Blume  zu  Blume  fliegt,  sondern  dass  man  vorzieht  liingere 
Zeit  bei  ein  und  demselben  Stoff  zu  verweilen  ".  Stets  hat  man  mindestens  2, 
mcistens  aber  S  Geschichtsstunden   hintereinandcr. 

Die  erste  Stunde ^  ist  voniber,  und  es  làutet  zur  Pause  (1/4  Stunde).  Sic 
wird  dazu  verwandt  die  Betten  zu  machen,  und  im  Brunnenhaus  aus  dem 
alten,  und  schr  tiefen  Brunnen  Wasser  zu  schôpfen. 


I.  srliul-Stunde  a  r;  Minuten. 


480  LE   JOURNAL 

Manchmal,  wenn  man  gerade  mit  der  Behandlung  besonders  interessanter 
Ereignisse  oder  Charactere  beschàftigt  ist,  ist  dièse  Unterbrechung  wenig 
erwiinscht,  und  aile  Mimmen  dem  Vorschlag  des  Herrn  L.  bei,  fur  diesmal  das 
Bettmachen  auf  die  michste  Pause  zu  verschieben. 

Wenn  die  Wiederholung  beendet  ist,  beginnt  der  eigentliche  Unterrichl.  in 
Form  eines  darstellend-entwickelnden  Vortrags  von  Dr.  L.  Auf  die  Karte 
wird  so  oft  als  moglich  Bezug  genommen,  so  dass  Geschiclite  und  Géographie 
in  engen  Zusammenhang  kommen.  Der  Vortrag  handelt  nicbt  nur  von  rein 
geschichtlichen  Ereignissen,  sondera  debnt  sieb,  besonders  was  die  alten 
Vdlker  anbetrifft,  auf  Sitten,  Gobrauche,  und  kulturelle  Entwicklung  aus. 
Dièse  lernen  wir  am  besten  aus  Werken  von  Mànnern  der  betreffenden 
Période  kennen.  Die  Cbaractere  beurteilt  man  nach  den  Taten  des  Tràgers, 
unbeeinflusst  vonmehr  oder  wenieger  verzerrten  Uberliefcrungen.  Die  Schil- 
ler haben  sich  wâhrend  des  Vortrags  kurze  Notizen  gemacht.  die  ilinen  spâter 
zur  schriftliclien  Ausarbeitung  des  Gehdrten  dienen.  Dièse  Arbeiten  werden 
in  ein  besonderes  Heft  geschrieben,  das  am  Ende  eines  jeden  Quarlals  dem 
Direktor  Herrn  L.  zur  Durchsicbt  iibergeben  wird  (in  den  l'nter-und  Mittel- 
klassen  auch  dfters  am  Anfang  der  Stunde).  Der  deutsche  und  religions- 
geschiclitliche  Unterricht,  ebenfalls  von  Herrn  L.  erteiit,  verlauft  in  derselben 
Art  und  Weise. 

Doch  in  meinem  Eifer  babe  ich  unsere  Klasse  3  Stunden  olme  t'nterbre- 
chung  abbalten  lassen,  und  wir  sind  jetzt  sclion  bei  der  dritten,  der  Fnili- 
stùckspause  (1/2  Stunde)  angelangt.  Aber  lassen  wir  Kakao,  Brot,  Butter, 
Marmelade,  und  Rase  nocb  etwas  warlen,  und  kehren  wir  zu  der  zweiten 
Pause  (1/2  Stunde)  zuriick. 

Aile  Schiller  sind  im  inneren  Schlosshof  zum  Dauerlauf  angetreten.  Es 
giebt  zwei  Abteilungen;  die  eine  unter  Kiihrung  von  Herrn  L.  selbst,  die 
andere  unter  der  des  Herrn  J.  Man  kdnnte  den  Uinstand  dieser  Teilung  durch 
aùsserliche  Grande  leicht  erklaren,  doch  es  liegt  ihm  eine  tiefere  Idée  zu 
Grande.  Aber  ich  schlage  vor,  dass  wir,  bevor  wir  auf  jene  eingehen,  unsere 
ungeduldig  wartenden  Lâufer  erst  den  Dauerlauf  erledigen  lassen,  zumal 
"  Uoland  ",  der  die  Wartenden  ungeduldig  umkreisende  L.  E.  H.  Hund, 
durch  lautes  Bellen  jede  Untertaltung  unmiiglich  macht. 

Erst  geht  es  in  miissigem  Tempo  um  das  Schloss  herum,  durch  den  Torw  >~^. 
an  den  Tennisplatzen  vorbei  zum  "  Kugelberg  "  und  von  dort  in  scharfem 
Lauf  die  <k  Lerchen-Allee  "  hinab.  Durch  einen  schattiegen  Waldpfad  gelan- 
gen  wir  auf  den  "  Hofbieberer  weg  "  der  uns  langsam  ansteigend  wieder 
zum  Ausgangspunkt  zurùckfiihrt.  Sommer,  und  Winter,  in  Hegen,  und 
Schnce  macht  man  diesen  ungefahr  3  lvilometer  langen  Lauf;  nur  manchmal, 
wenn  im  Winter  die  Schneeverhaltnisse  gut  sind,  fiillt  er  zu  Gunsten  des 
Wintcrs portes  (Ski-,  Bodel-,  und  Bobsleigh-fahrein  ans. 

Die  Post  ist  angekommen;  wiihrend  die  Scinder  den  l'est  der  Pause  dazu 
benutzen  Karten  und  Briefe  zu  lesen,  kdnnen  wir  zu  jener  geheimnisvollen 
Idée,  deren  \N  irkung  uns  zum  ersten  mal  beim  Antritt  zum  Dauerlauf 
bemerkhar  wurde,  zuriickehren.  Man  ist  in  Bieberstein  weder  in  einer 
Kaserne,   noch  in  einer  "  Anstalt  ",  sondera,  wie  schon  der  Name  sagt  in 


de  l'école  des  roches.  'iSI 

einem  Heim.  Aile  Formalitàten,  die  den  Character  eines  Heimes  beeintrach- 
tigen  kônnten,  wie  Apelle,  Namenaufzâhlungen,  Xotenhefte  usw.  usw. 
fallen  fort,  und  man  sucht  ein  Famdienleben  ohne  jedes  Schéma,  und  mit 
grosst-moglichster  Berùcksichtigung  der  Individualitaten  herzustellen.  Kapi- 
tane  giebt  es  niclit;  jeder  soll  sein  eigener  Kapitan  sein,  oder  werden.  Uber- 
haupt  jeder  Zwang  Fii Lit  so  weit  als  irgend  môglich  fort,  und  an  seine  Stelle 
tritt  Anregung  zu  freiwilliger,  und  erst  dadurch  wahrhaftmenschenxuirdiger, 
und  fruchtbarer  Arbeit.  Leider  ist  es  bei  einer  so  grossen  Gemeinschaft 
wie  auf  Bieberstein  nicht  vermeicibar  dass  Elemente  darunter  sind  die  sich 
noch  nicht  zu  einer  solchen  Anschauung  iiber  Pfiichterfùllung  aufschwingen 
konnen,  und  dies  ist  auch  der  Grund  der  zwei  Abteilungen  beim  Dauerlauf. 
Herr  Dr.  L.,  dem  aile  Zwangsmittel  zuwider  sind,  nimmt  nur  solche  in  seine 
Abteilung,  die  auch  ohne  Apell  oder  Abzahlung  Tag  fiir  Tag,  pûnktlich  am 
Dauerlauf  teilnehmen.  Andere,  die  dazu  nicht  fâhig  sind  laufen  in  der 
zweiten  Abteilung,  bei  der  von  Zeit  zu  Zeit  Abzahlung  stattfindet.  Fâllt  dièse 
dfters  schlecht  aus,  so  erteilt  Herr  L.  am  Abend  eine  allgemeine  Ermahnung. 

Nach  dem  zweiten  Friihstùck  finden  noch  zwei  Unterrichtsstundcn  stalt. 
Franzôsische,  und  englische  Sprache  bei  je  zwei  Lehrern  ;  und  zwar  Gram- 
matick,  und  schriftliche  Ubersetzungen  bei  einem  deutschen-,  Lecture,  Kon- 
versation,  Aussatz  bei  einem-Herren  des  betreffenden  Landes. 

Naturwissenschaftlicher  Unterricht  wird  nur  einmal  in  der  Woche  erteilt, 
dannaber  wird  der  ganze  Vormittag  auf  ihn  verwandt.  Chemieund  Physik 
wechseln  in  der  Weise  mit  einander  ab  dass  in  beiden  Fachern  immer  ein 
zusammengehoriger  Abschnitt  beendigt  werden  kann.  Die  erste,  zweite, 
éventuel!  auch  dritte  Stunde  wird  dazu  benutzt  durch  Vortrag,  und  experi- 
mentieren  Herrn  W.'s  die  Stoffe  teoretisch  kennen  zu  lernen.  Es  wird,  —  auch 
wieder  durch  freie  Vortriige,  —  das  schon  Behandelte  wiederhohlt.  Fer- 
ner  ùbt  man  sich  im  Darstellen  der  Einwirkung  verschiedener  Stoffe  auf 
einander  mittelst  Formeln.  Ein  Projections-apparat  ist  stets  in  Bereitschaft 
gehalten,  um  dannt  allen  Schûlern  gleichzeitig  Aufklarung  iiber  technische 
Apparate,  Ausgrabungen,  Funde  usw.,  zu  erteilen.  Auch  client  er  zu  ver- 
gn'isserter  Projection  mikroskopischer  Preparatc.  Schwarze,  in  Schienen 
laufcnde,  lichtsichere  Vorhange  ermoglichen  es  den  Raum  in  einiegen  Augen- 
blicken  zu  verdunkeln.  So  ist  mit  derartiegen  Projections-vorlragen  fast 
kein  Zeitverlust  verbunden,  und  sie  finden  daher  hàufig  statt.  Die  beiden 
letzten  Stunden  verbringt  man  in  dem  gerâumiegen  Laboratorium,  in  dem 
jeder  Schiller  seinen  Platz,  mit  Bunsen-brenner,  und  verschliessbarem 
Schrank,  bat.  Der  Neuling  bal  zunâchst  biten,  Glas  formen,  und  blasen  zu 
lernen;  erst  wenn  er  f'ahig  ist  chemische  Apparate  selbstanzuferligen,  geht 
es  ans  eigentliche  Lxperimentieren.  So  lernt  man  indein  man  mit  den  Stof- 
fen  umgeht  spielend  ihreEigenschaften  kennen.  Auch  in  diesem  Fâche  sucht 
man  Anregung  zu  eiwilliger  Arbeit  zu  geben,  und  wie  gut  es  geliu^l  bewei- 
sen  die  zahlreichen  Pracktikanden  die  ihre  ganze  Freizeit  zu  Arbeiten  im  La- 
boratorium, Werkstàtte,  und  Biologie-Zimmer  verwenden.  lier  Unterrichl 
\sir-l  um  1 1  :i  i-  l  hr  beendet,  und  es  ist  bis  2  l'hr  Freizeit,  in  die  noch  um 
i  i  1 1 1  das  Mittagessen,  die  Hauptmahlzeit  fâllt.    Alcoholische  Getrànke  giebl 


182  LE   JOURNAL 

es  nicht  da  sowolil  Alkohol,  als  auch  Nikotin  in  jeder  Form  auFs  aiisserste 
bekiimpft  werden. 

Von  2-4  findi-'ii  practische  Arbeiten  statt.  Die  Schiller  entscheiden  sich  ain 
Anfang  eines  Quartals,  nach  ihrem  Belieben  fiir  die  Beschàftigung  an  den 
betreffenden  Nachmittagen.  Als  practische  Arbeiten  giebt  es  :  Gartenbau, 
ïischlerei,  Schmiede,  Arbeit  in  der  Werkstatt  fiir  Mechanik.  Zeichnen  und 
Modellage.  Ausnahmsweise  wird  es  anch  diesem  oder  jenem,  dem  die 
Kreizeit  zur  Erledigung  einer  uml'angreichen,  freiwilligen  Arbeit  nicht genùgt, 
gestattet,  sich  dieser  auch  wâhrend  der  Zeit  fiir  practische  Arbeit  zu  widmen. 
So  zum  Beispiel  fiir  die  Ausiibung  wissenschaftlicher  Photographie,  wie  Her- 
stellung  vonProjections-diapositiven,  die  spàter  imUnterricht  alsAnschauungs 
mittel  verwandt  werden  ;  ferner  fiir  naturwissenschafUiehe  Arbeiten  aller  Art. 
Ein  Hauptzweig  der  pracktischen  Arbeiten  ist  der  Gartenbau,  da  aile  in  der 
Kùche  gebrauchten  Gemùse,  inbegriffen  Kartolïeln,  von  Schiilern  gebaut  wer- 
den. Herr  Dr.  L.  selbst  leitet  die  Arbeiten,  und  ist  tiiglich  dort  anwesend. 
Man  ist  so  leicht  als  moglich  gekleidet,  und  es  steht  einem  jeden  frei  nur  in 
einer  kurzen  Spielhose,  ohne  Jacke,  Strùmpfe  und  Ilemd  zu  arbeiten.  Aile, 
die  einfachsten,  fiir  den  Augenblick  schmutzigsten  Arbeiten  werden  von  Schii- 
lern verrichtet.  Niemand  darf  sich  scheuen  die  Arbeit  zu  tun  die  er  anderen 
Menschenzutraut.  So  sind  die  Gartenbaustunden,  Stunden  ernsler,  sclnverer, 
und  daher  die  kdrperlichc  Entwicklung  fiirdernder  Arbeit. 

Noch  schnell  ein  Bad,  in  dem  zum  Teil  selbst  gegrabenen  Schwimmbassin, 
und  dann  hinauf  zum  Schloss,  um  sich  durch  Briidchen.  kakao,  oder  Citro- 
nenlimonade  zu  erfrischen.  Wâhrend  wir  unten  im  Garten  ^  eilten,  waren 
andere  in  der  ïischlerei  beschafligt.  um  ihre  ZimmercinrichUing  durch  einen 
Tisch,  Schrank,  usw.  zu  vervollslandigen.  Andere  arbeilelen  unter  Fiihrung 
von  Herrn  W.  an  der  Vervollstandigung  der  Gasleitung.  So  liât  fast  jede 
Arbeit  eincn  dauerenden  Xutzen.  Zweimal  wôchentlicb,  Mittwochs,  und 
Sonnabends,  fallen  die  pract.     Arbeiten  aus,  und   die  Schiller  haben,  von 

11  3/4-1/2  y  Uhr,  Freizeit.  Das  Mittagessen  wird  an  diesen  Tagen  schon  um 

12  Uhr  eingenommen,  so  dass  der  ganze  Nachmiltag  zu  Auslliigen  aller  Art 
benutzt  werden  kann.  Schnell  werden  die  Hàder,  aus  dem  extra  fiir  sie  her- 
gerichteten  Schuppen,  in  dem  jeder  seineneigenen,  verschliessbaren  Verschlag 
liât,  geholt,  und  dann  geht  es  so  schnell  als  moglich  den  steilen  Schlosslterg, 
bis  an  die  scharfe  Kurve,  die  schon  manches  Opfer  gekostet  bat,  h ina b.  .le 
nach  Geschicklichkeil  des  Fahrers  wird  sie  mehr  oder  weniger  gui  ûberwun- 
den,  und  dann  weiler,  am  Bahnhof  vorbei,  ûber  Schackau  nach  Kleinsassen 
und  Milseburg.  Auf  "  Danswiesen  ",  einem  kleinen,  zum  Schloss  gehô- 
rigen  Gehôft,  kocht  man  iiber  einem  Holzfeuer  im  Freien  Kaffee.  I huile 
allerdings  bat  man  nicht  so  lange  Zeit  als  das  letzte  Mal.  Da  uar  man  Smi- 
nabend  Nachmittag  gekommen,  und  erst  Sonntag  Mittag  \\  ieder  fort  gefahren. 
Ihs  spiit  in  die  Nacht  waren  wir  um  ein  belles  Feuer  versammelt  und  erst  als 
dièses  verlôscht  war,  und  die  Kâlte  der  Nacht  sich  fûhlbar  machte,  suchten 
wir  auf  dem  gerâumigen  Beuboden  einen  passenden  Schlafplatz. 

Docli  es  ist  Zeii  die  Rùckfahrt  auzutreten.     In  langer  Reihe,  die  Kôpfe 
dicht  auf  die  Lenkstange  gebeugt,  fâhrt  man  mit  aùsserster  Geschwindig- 


de  l'école  des  bogues.  4S.'{ 

keit  die  "  Milseburg  "  hinab,  gilt  es  doch  bis  4-  1/2  Uhr,  zum  Anfang  der 
Arbeitsstumle,  das  Schloss  zu  erreichen.  —  Wieallewirklichenkorperlichen 
Ubungen,  so  spielt  auch  vernùnftiges  Radfahren,  und  Wandern  im  bieber- 
steiner  Leben  eine  grosse  Rolle.  Zwei  mal  im  Jahr,  zu  Pfingsten,  und  Anfang 
October,  finden  griissere  Radfahrten,  und  Wanderugen  in  mehrere  Teile  des 
deutschen  Vaterlandes  statt.  iNach  ihrem  Belieben  konnen  sich  die  Schiiler 
diesem  oder  jenem  der  Lehrer  anschliessen,  manchen,  zuverliissigen,  die  es 
gerade  auf  eine  besondere  Gegend  "  abgesehen  "  haben  ist  es  auch  ge- 
slattet,  allein,  oder  nur  mit  Kameraden  zu  fahren.  UieFerien  dauern  lOTage- 
Durch  gute  Gewohnung  sind  auch  die  jùngsten,  und  kleinsten  Scinder  fiihig, 
laglich,  durchschnittlich  100  km  zurùckzulegen.  Die  grossen  Stàdte  wer- 
den  so  weit  als  moglich  vermieden.  Auch  Hotels,  und  Restaurants  sind 
uns  entbehrlich.  Draussen  im  Waldeschlàgt  man  sein  Lager  auf;  eine  frische 
Quelle  liefert  uns  Wasser  zum  kochen,  und  ein  gesundes  Getrànk.  So  weit 
es  die  Witterung  erlaubt  schlaft  man  im  Freien.  Nur  wenn  es  zu  kalt,  oder 
feucht  ist,  suchen  wir  einen  Gasthof  auf,  begniigen  uns  eventuell  auch  gern 
mit  einem  gemeinsamen  Rett,  in  Form  eines  Heubodens.  Abgesehen  von  der 
Entwicklung  der  Selbststandigkeit  lernt  man  auf  solchen  Fahrten  Land  und 
Leute  kennen,  wird  unabhangig,  und  geniigsam.  Nach  Ablauf  der  Zeit  kehren 
aile  gesund,  und  wohl,  mit  der  Gewissheit  nach  Hause  zurûck  auf  dieser 
Fahrt  mehr  geschen,  und  gelernt  zu  haben,  als  auf  einer  Reise  mit  der 
Eisenbahn  bis  an  die  Riviera.  Die  Sommerferien  kann  man,  indemman  sich 
Herrn  Dr.  L.,  event.  auch  einem  der  anderen  Ilerren  anschliesst,  benutzen, 
weitere  Teile  Europas  auf  D.  L.  E.  H.  Weise  Kennen  zu  lernen. 

So  wurden  in  verllossenen  Jahren,  zum  grossten  Teil  per  Rad,  oder  zu  Fuss, 
Italien,  Schweiz  (Bergbesteigungen),  Oestreich,  Norwegen,  und  Griechenland 
esucht. 

Doch  kehren  wir  nach  Bieberstein  zurûck.  Um  4  1/2  Uhr  beginnt  die 
Arbeitsstundo.  Einjeder  arbeitetauf  seincmZimmer;  nur  die,welche  hïngere 
Zeit  ihre  Hausarbeiten  nicht  zur  Zufriedenheit  erledigl  haben,  miissen  an 
einer  gemeinsamen  Arbeitsstundo,  unter  Aufsiclit  eines  Lehrers,  teilnehmen. 
Ihre  Zahl  ist  aber  nur  sehr  beschr;'inkt,  da  sowohl  Lehrer,  als  auch  Schiiler 
hr  Moglichstes  tun  sic  stets  zu  vermindern.  Àlteren,  Zuverliissigen,  ist  es 
auch  gestattet  draussen  im  Schlossgarten,  oder  im  Walde  zu  arbeiten. 

Zwei  Mal  wôchentlich  findet  von  51/2-7  Uhr  l{ugby-Fussballspiel  statl. 
"  Rugby  "  bat  vor  "  Association  "  den  Vorzug,  dass  es  mehr,  und  gleich- 
miissiger  aile  Muskeln  betiitigt,  ferner  erlaubt  es,  durch  zahlreiche  Vorder- 
spieler  die  Zahl  derjeweiligen  Teilnehmer  zu  erhi'ihen.  Oit  wird  der  Einwand 
gemacht,  dass  Rugb\  ein  zu  gefiihrliches  Spicl  sei.  Ich  glaube  nach  den 
Brobachtungen  die  ich  in  Bieberstein  gemacht  habe  (es  kain  wàhrend 
nieinem  zweijiihrigen  Aufenthall  kein  einzieger  ernster  Unfall  beim  Rugby 
vor)  sagen  zu  dûrfen,  dass  Rugby,  wenn  es  gut  gespielt  wird,  in  keiner 
Weise  gefiihrlicher  ist  als   Association,  cher  das  Gegenteil.  Kaum  hat 

es  /um  Ende  der  Arheitsstundc  geliiutet,  so  kommen  die  Spieler  aus  ihren 
Slulicii.  Sic  tragen,  je  nach  der  Seite  auf  der  sie  spielen,  rote,  "der  blaue 
Spielhose,  und  weissen  baumwollenen  Sweater. 


484  LE   JOURNAL 

Einsteiler  Fussweg  fùhrt  don  Schlossberg  hinunter  zur  Fussballwiese.  Er 
wird  halb  fallend,  halb  springend  zurùckgelegt.  Nachdem  man  noch  eine 
kurze  Strecke,  durch  abwechselnd  Wald,  und  Wiese,  gelaufen  ist  kommt 
man  auf  die  Spielwiese.  Hohe  Stangen,  sie  bilden  die  "  goals  ",  verraten 
uns  schon  von  weitem  die  Bestimmung  des  Blatzes.  Ungefâhr  3/4  Stunden 
wird  mit  wechselndem  Erfolge  gekâmpft,  bis  endlich  eine  Seite  den  ent- 
scheidenden  Sieg  davongetragen  bat.  Er  ruft  Zufriedenbeit  bei  der  sieg- 
reichen,  iiusserste  Kraftanstrengung  fur  das  nàchste  Mal,  bei  der  gescblagenen 
Partei,  hervor.  Das  Kugby-spiel  verlangt  absolute  Unterordnungdereigenen 
Person.  Niemand  darf  darauf  ausgehen  durch  persônliche  Erfolge  zn  glanzen. 
und  jeder  wahre  Spieler  muss  stets  dazu  bereit  sein,  auf  eigenen  Ruhm,  zu 
Gunsten  der  Allgenieinbeit,  zu  verzichten.  Nach  einem  Bad  in  dem  neben 
der  Wiese  iliessenden  "  Bieberbacli  "  geht  es  wieder  zum  Schloss  hinauf, 
weit  langsamer  als  vorher  herrunter. 

Wettspiele  gegen  Mannschaften  von  auswârls  geben  Gelegenbeit  die  eige- 
nen Krâfte  zu  messen.  Neben  practischen  Arbeiten  und  Fussball  wird  als 
Spiel  resp.  Sport  noch  Tennis,  und  ferner  im  Winter.  Ski-,  Bodel-,  und 
Bobsleigh-fahren  betrieben.  Ist  im  Winter  die  AYitterung  zu  ungniistig  um 
Fussball  zu  spielen,  und  erlaubcn  die  Schneevcrhàltnisse  nicht  Wintersporl 
zu  betreiben,  so  finden  in  der  Turnhalle  Ëbungen  aller  Art  statt.  Man  zieht 
es  aber  bei  weitera  vor  sich  auf  natùrlichere  Weise  kôrperJiche  Ubungen  zu 
verschaffen.  Es  versteht  sich  von  selbst  dass  in  Bieberstein  der  Sporttrei- 
bende  nicht  nach  Anzug,  Ausstattung,  Alliiren.  und  technisch-fremd- 
spracblichen  Ausdrûcken,  sondern  nur  nach  sein  en  wirklichen  Leistungeo 
beurtéilt  wird.  Leider  giebt  er  zu  hàufig  'k  Spoitsmen  "  deren  einzieger, 
mit  Sport  in  Verbindung  stehender  Wert,  durch  ihre  Schneider-,  Schuster-, 
usw.  Beclmung  feslzustellen  ist,  Von  diesem  Wesen  bat  man  sich  auf 
Bieberstein  stets  ferngehalten. 

Nachdem  um  3/4  7  Uhr  das  Abemlessen  eingenommen  ist,  babcn  wir  noch 
bis  8  Uhr  Zeit  unsern  jeweiligen  [nteressen  nachzugehen.  Dann  findet  eine 
sogenannte  "  kapelle  ",  eine  Vereinigung  von  Lehrern,  Schùlern,  und  zum 
Teil  Handwerkern  des  Schlosscs,  im  gemeinsamen  Wohnzimmer,  statt. 

Ein  jeder  bat  seincn  Spiel-oder  Arbeitsanzuj;,  in  einen  zur  rmgebung 
passenden,  vertauscht.  Die  Schùler  der  beiden  hôchsten  lvlasscn,  Ober-,  und 
Unter-Prima  babcn  in  der  Mitte  der  Baumes,  an  dem  schweren,  eichenen 
Tisch,  Platz  genommen  :  rund  herum,  auf  Stûhlen  und  Bânken  sitzen  die  jûn- 
geren.  Beim  Eintritt  llerrn  Dr.  L'es  verstumml  das  bisher  noch  leise 
gefùhrle  Gespràch.  Berr  (;.,  der  allwôchentlichauf  vier  Tage  von  Frankfurt 
zu  uns  nach  Bieberstein  kommt,  spielt  auf  dem  etwaserhôht  stehenden  Flûgel 
einen  Sai/.  ans  den  Meisterwerken  eines  Wagener,  v.  Beethoven,  Brahms, 
Mozart  oder  Hayden.  An  manchen  Abenden,  wenn  vielleichl  Herr  (..  nicht 
anwesend  ist,  spielt  dasSchûlei  Orchester,  oder  Quartett. 

Nach  Schlnss  des  Vorspiels  begiunl  Herr  I..  eine  Vorlesung,  von  meisl 
dichterischem  [nhalt.  Wir  hôrten  in  dem  letzten  labre  unter  anderem 
Homers  Odvssec,  und  [lias,  ferner  Aschylos,  und  Euripides  Dramen,  Goethes 
Tasso.und  [phigenie.    Manchmal werden auch  Schriften  aus  politischem,  und 


de  l'école  des  roches.  485 

socialethischem  Gebiet  verlesen.  Deu  Schluss  der  Kapelle  bildet  ein  zweiter 
musikalischer  Vortrag,  dcn  man  nach  Môglichkeit,  der  durch  die  Yorlesung 
hervorgerufenen  Slimniung,  anpasst. 

Herr  L.  bat  sich  erhoben,  und  nachdem  sich  die  Lehrer  von  ihtn  ver- 
abschiedet  haben,  stehen  auch  die  Schùler  auf.  Einer  nach  dem  anderen 
wûnschl  gute  Nacht.  An  diesen  und  jenen  richtet  Herr  L.  einiege  Worte, 
erkundigt  sich  nach  seinem  Ergehen,  und  seinen  Wùnschen,  crteilt  eventuell 
auch  Ermahnung. 

Xoch  eine  halbe  Stunde  istFreizeit,  und  dann  ertont  die  Glocke  zur  Schwei- 
gestunde.  Um  9  1/2  Uhr  sind  die  Lichter  mit  wenigen  Ausnalimen  geldscht. 
Hier  und  da  arbeilet  auf  seiner  Stube  noch  freiwillig  ein  altérer  Schùler, 
aber  bald  begiebt  auch  er  sich  zur  ttuhe. 

Die  Menschen  schlafen,  —  da  erwacht  eine  zauberchafte  Natur.  Langsam 
steigt  der  Mond  ùber  der  Milseburg  empor.  —  Uberall  herrscht  Iautlose  Stille, 
nur  manchmal  vom  Quietschen  der  Wetterfahnen,  und  dem  trauriegen  Ruf 
der  Kàuzchen,  unterbrochen.  Aus  dem  Tal  steigt  feiner  Nebel  auf.  Ein 
kiihler  Nachtwind  triigt  von  Zeit  zu  Zeit  ein  letztes,  leises  Gerâusch,  aus 
einem  der  nahen  Diirfer  zu  uns  herauf. 

Die  Gipfel  der  Baume  schwanken  im  Mondlicht,  ihr  Rauschen  klingt  uns 
wië  Sagen  aus  der  Vergangenheit. 

Hofi'en  wir  dass  die  Idée  der  Land-Erziehungsheime,  und  neuen  Schulen 
immer  weitere  Kreise  far  sich  gewinnen,  und  endlich  siegreich  iiber  dar  alte 
System  triumphieren  wird.  Tragen  wir  nach  Krii.fi  en  dazu  bei ,  —  nicht  in  lokal- 
patriotischer  Weise  jeder  nur  in  seinem  Lande — ,  sondern  folgen  wir  diesem 
Idéal,  und  dienen  wir  ihm,  wo  es  auch  immer  sei.  Dann  werden  wir  geistig. 
und  kôrperlich  frisclie  Menschen  werden,  und  bekommen,  bei  denen  Kôrper, 
[ntellekt,  Seele  und  Gemiit,  in  schoner  Harmonie  entwickelt  sind.  Dann 
werden  wir  fàhig  sein  im  modernen,  nationalen,  undsocialen  Leben  unseren 
Mann  zu  stehen,  und  ruhiger  als  bisher  kann  man  der  Zukunft  entgegen- 
sehen,  in  festem  Vertrauen  auf  eine  hôhere,  edlere,  und  vollkommenere 
Gliickseligkeit. 

Hans-Waldemar  Zentzytzki. 

LA  VIE  A   LA  GUICHARDIÈRE 

A  cin<[  cents  mètres  du  Bâtiment  des  Classes  se  trouve  la 
maison  de  la  Guichardière,  retraite  choisie  et  profondément 
aimée  de  notre  très  regretté  fondateur,  M.  Edmond  Demolins. 
La  maison  est  entourée  d'un  parc  riant,  riche  de  (mis  les  agré- 
ments que  peut  donner  la  nature.  Ses  murs  sont  couverts  de 
roses  grimpantes  de  toutes  couleurs,  qui,  à  l'époque  de  la  florai- 
son font  vibrer  de  joie  tous  ceux  qui  savent  goûter  les  bonnes  cho- 
ses de  la  vie. Devanl  la  maison  s'étendent  des  pelouses,  plantées 


480  LE   JOURNAL 

d'arbres  de  toutes  espèces,  qui,  pendant  les  jours  d'été,  versent 
leur  ombre  sur  les  élèves  qui  jouent.  Le  petit  bois  qui  se  trouve 
par  derrière  est  recherché  de  ceux  qui  préfèrent  passer  une 
demi-heure  le  livre  à  la  main.  Sur  l'Iton  se  promènent  les  ama- 
teurs de  voyages  d'exploration  :  «  la  pelle  »  à  la  main,  glissant 
sur  la  surface  de  l'eau  dans  leur  bateau  plat,  ils  remontent  ou 
descendent  le  courant,  pour  visiter  le  monde  féerique  d'oiseaux, 
de  rats  d'eau,  d'insectes  et  de  fleurs,  qui  peuple  les  berges  de 
ce  fleuve  en  miniature. 

La  propriété  de  La  Guichardière  forme  un  véritable  petit 
village,  aux  maisons  éparses  dans  la  verdure.  C'est  tout  d'abord 
la  maison  principale,  où  se  trouve  la  salle  à  manger;  puis 
l'Annexe,  comprenant  l'étude  et  la  salle  de  lecture  ;  le  Pavillon, 
aménagé  pour  cinq  grands  élèves  ;  enfin,  plus  loin,  sur  une  bande 
de  terre  louée  par  l'École,  la  maisonnette  de  l'Iton  et  le  Chalet 
normand,  où,  dans  une  retraite  studieuse,  habitent  quelques 
professeurs  et  quelques  élèves  :  village  modèle,  où  tous  les 
habitants  vivent  en  bons  voisins,  caractérisés  dans  chaque  mai- 
sonnette par  quelques  traits  distiuctifs,  mais  étroitement  Liés 
les  uns  aux  autres  par  les  mêmes  règles  et  les  mêmes  coutumes, 
les  mêmes  occupations  et  les  mêmes  divertissements. 

On  verra  tout  de  suite  par  cette  description  du  «  lieu  »,  com- 
bien la  vie  ordinaire  de  nos  élèves  doit  être  différente  de  celle 
de  leurs  camarades  groupés  en  un  seul  bâtiment.  On  objectera 
peut-être  que  les  difficultés  de  l'organisation  au  point  de  vue  de 
la  discipline  seront  presque  insurmontables.  Cette  objection 
pourrait  être  très  fondée,  mais,  se  rendant  bien  compte  de  ce 
danger,  les  professeurs  et  les  élèves,  par  leurs  efforts  suivis,  sont 
arrivés  à  l'écarter,  et  à  former  d'une  façon  durable  un  bon 
esprit  de  conscience  et  de  devoir  :  ayant  vaincu  I  obstacle,  Loin 
d'être  affaiblis,  nous  nous  trouvons  donc  plus  torts.  C'est  sur 
cette  conscience  que  nous  comptons  pour  obtenir  une  bonne 
réputation  quant  au  travail  et  à  La  conduite,  pour  stimuler  l'ini- 
tiative   individuelle   de   tous. 

Un  élève  de  La  Guichardière  se  trouve  vraiment  privilégie,  il 
obtient  d'excellents  résultats  dans  ses  études,    et  conserve  ton- 


]je  l'école  des  rocues.  W7 

jours  un  délicieux  souvenir  de  la  maison  qu'il  aime  presque 
autant  que  son  home. 

Les  jeux  et  les  divertissements  sont  nombreux  :  en  hiver  c'est  le 
foot-ball  qui,  sur  la  pelouse,  devant  la  maison,  rencontrcle  plus 
grand  succès  :  les  petits  admirent  l'adresse  des  grands,  espérant 
qu'un  jour  ils  seront  admis  à  disputer  la  Coupe  pour  leur  mai- 
son :  les  grands  s'entraînent  afin  de  la  conserver.  Quelquefois 
l'étang  glacé,  mis  à  notre  disposition  par  l'amabilité  de  M.  Mioc- 
que  attire  les  nombreux  fervents  du  patinage  :  malheureusement 
ce  n'est  qu'à  des  intervalles  assez  rares. 

Le  soir  des  assauts  de  boxe  animés  mettent  à  l'épreuve  l'en- 
durance et  le  courage  des  combattants. 

En  été,  nos  deux  tennis,  dont  le  nouveau  près  de  l'Iton  a  été 
organisé  par  l'initiative  de  Forestier,  sont  continuellement  en 
usage  :  ceux  qui  n'y  trouvent  pas  de  place  improvisent  des 
tennis  imaginaires  dans  les  allées,  où  ils  jouent  avec  tout  au- 
tant d'enthousiasme  que  sur  les  tennis  bien  montés.  Dernière- 
ment, le  jeu  de  hockey  s'est  introduit  dans  les  soirées  où  il 
fait  trop  humide  pour  le  tennis  :  on  le  transforme  quelquefois 
en  polo  à  bicyclette,  sport  qui  demande  beaucoup  d'adresse 
et  d'expérience.  Dans  le  potager  derrière  la  maison  quelques 
élèves,  unisant  «  l'utile  à  l'agréable  »,  cultivent,  d'après  leurs 
propres  idées  de  petits  jardins  :  c'est  un  exemple  que  nous 
aimerions  voir  suivi  par  beaucoup. 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  tout  cela  que  les  sports  seuls 
sont  en  honneur  à  la  maison  :  la  musique  y  compte  aussi  de 
nombreux  adeptes  qui  toujours  réunissent  autour  d'eux  un 
public  capable  d'en  goûter  les  charmes.  Sur  ce  chapitre  je 
n'ai  qu'à  citer  les  soirées  passées  chez  Mme  Deinolins,  et  les 
efforts  du  Concert  Rouge  qui  a  fait  son  début  dans  «  La  Bévue 
de  La  (iuichc  ».  Dans  le  domaine  littéraire,  la  «  divine  »  fer- 
veur de  M.  lioujol,  dont  la  mémoire  est  toujours  chère  aux 
élèves  qui  Tout  connu,  a  trouvé  un  écho  chez  un  de  nos  capi- 
taines qui,  le  dimanche  soir,  lit  à  un  auditoire  enthousiasmé  les 
meilleurs  morceaux  du  théâtre  moderne. 

En  lin  de  compte,  je  l'affirme  sans  aucune  hésitation,  bien 


ÏHH  LE   JOURNAL 

que  nos  bâtiments  ne  soient  pas  aménagés  avec  autant  de 
luxe  que  les  maisons  plus  modernes  de  l'École,  il  n'y  a  pas 
d'élève  qui  ne  voue  à  sa  Guichardière  un  sentiment  d'afl'ection 
profonde,  et  qui,  lorsque  l'heure  sonne  où  il  faut  la  quitter, 
ne  jette  derrière  lui  un  regard  où  se  lit  beaucoup  de  mélan- 
colie et  beaucoup  de  regrets.  Au  jeune  homme,  qui  vase  lancer 
dans  la  vie,  le  souvenir  de  sa  maison  sera  toujours  réconfor- 
tant :  je  lui  souhaite  de  rester,  au  milieu  des  hommes  et  des 
affaires,  un  vrai  «  garçon  de  La  Guiche  ». 

K.    C.  GOULTHARD. 
LA  NOUVELLE  CHAPELLE  DE  L'ÉCOLE 

■ 

Il  est  toujours  assez  difficile  à  un  auteur  de  juger  son  ou- 
vrage. Il  lui  est  plus  facile  de  l'expliquer,  et  c'est  en  emprun- 
tant la  tournure  d'esprit  d'un  écrivain  expliquant  dans  sa  pré- 
face le  livre  qu'il  présente  à  ses  lecteurs,  que  je  me  permets 
ici  de  parler  de  la  chapelle  de  l'École.  Il  est  d'ailleurs  à  re- 
marquer qu'en  littérature,  les  préfaces  sont  souvent  ce  qu'il  y 
a  de  plus  intéressant  à  lire  de  l'ouvrage  tout  entier.  C'est  que, 
en  effet,  l'auteur  peut  y  exprimer  les  idées  qui  lui  sont  les  plus 
chères,  et  dont  souvent  son  oeuvre  n'est  qu'un  pâle  reflet,  il 
peut  y  indiquer  l'idéal  jamais  atteint. 

De  tous  temps,  et  à  notre  époque  plus  qu'à  toute  autre,  il  a 
été  demandé  â  l'architecte  beaucoup  de  choses  pour  peu  d'ar- 
gent. Loin  de  moi  l'idée  de  m'en  plaindre,  je  pense  que  c'esl 
à  cette  exigence  que  nous  devons  les  progrès  magnifiques  de 
notre  époque.  C'est  l'économie  de  temps  (partant  d'argent  i  qui 
est  le  grand  levier  de  l'industrie  moderne.  Il  serait  facile  de  le 
démontrer.  Cependant  si  l'économie,  eu  un  mot,  conduit  au 
progrès,  elle  peut  quand  elle  est  exagérée,  conduire  l'artiste  à 
employer  des  subterfuges,  des  faux-semblants  qui  sont  égale- 
ment la  plaie  de  notre  époque. 

Disposant  d'une  somme  assez  faible  pour  répondre  aux  exi- 
gences des  nombreux  catholiques  de   l'Ecole,  et   d'autre  part  ne 


de  l'école  des  roches.  i89 

voulant  pas  employer  les  faux-semblants  qui  sont  la  tentation 
de  l'architecte  moderne,  je  me  suis  senti  au  début  assez  em- 
barrassé. Si  j'ajoute  à  cela  qu'une  esquisse  faite  trop,  vite 
semblait  me  lier  à  une  forme  déterminée,  je  donnerai  assez 
exactement  toutes  les  raisons  de  cet  embarras. 

Je  me  plaçai  cependant  bien  en  face  de  la  difficulté,  et  je 
me  mis  à  étudier  une  à  une  les  données  de  ce  problème 
complexe. 

Il  fallait  une  salle  au  moins  égale,  en  superficie,  au  hall 
actuel  du  bâtiment  des  classes,  c'est-à-dire  une  salle  pouvant 
contenir  au  maximum  200  à  250  personnes.  Un  vestiaire  pour 
les  vêtements  des  enfants,  une  sacristie,  enfin  une  place  réservée 
au   chant. 

J'oublie  de  mentionner  et  j'ai  tort  :  les  exigences  esthéti- 
ques, religieuses  ou  utilitaires  de  M.  l'abbé  Gamble,  de  mon 
ami  Des  Granges,  de  MM.  les  Administrateurs,  des  profes- 
seurs, particulièrement  des  musiciens,  etc.,  etc.,  enfin,  pourquoi 
ne  pas  le  dire,  de  mes  propres  exigences,  qui  devaient  être, 
quoiqu'on  pense,  les  plus  difficiles,  les  plus  impossibles  à  satis- 
faire. 

Je  ne  rappelle  que  pour  mémoire,  qu'une  des  principales 
données  du  problème  était  la  somme  atteinte  par  la  souscrip- 
tion. 

Je  cherchai  donc  d'abord  à  résoudre  cette  première  diffi- 
culté, et  cela  me  conduisit  à  étudier  le  mode  le  plus  écono- 
mique pour  couvrir  un  espace  relativement  assez  important 
puisque  le  nombre  de  places  exigées  m'avait  incliné  à  adopter 
la  largeur  de  9  mètres  par  à  peu  près  le  double  en  longueur, 
19  mètres  à  20  mètres,  et  je  me  rappelais  avoir  vu  à  Nancy  une 
maison  d'un  des  architectes  les  plus  modernes  et  les  plus  actifs 
de  cette  ville,  M.  André,  que  par  économie  il  avait  couverte 
par  une  charpente  composée,  de  cerces  en  bois  de  faible  épais- 
seur assemblées  à  couvre- joints  et  constituant  un  axe  de  0,18  c. 
d'épaisseur,  léger,  économique,  assez  facile  à  couvrir  et  ne 
demandant  pas  à  l'ouvrier  des  connaissances  bien  particulières. 
J'avais  été  frappé  en  demandant  des  explications  à  M.  André, 


490  LE  JOURNAL 

de  la  grande  simplicité  du  système,  connu  d'ailleurs  depuis 
longtemps,  mais  rarement  employé,  sans  doute  à  cause  de  la 
routine  qui  sévit  en  architecture  plus  que  partout  ailleurs  l. 
Partant  donc  d'un  système  de  construction  (je  ne  saurais  trop 
le  répéter),  j'aboutissais  assez  rapidemment  à  un  premier  projet, 
qui  n'eut  pas  le  don  de  plaire  à  ceux  qui  le  virent  à  son  éclo- 
sion.  Certains  détails  qui  n'étaient  pas  au  point  choquèrent  avec 
raison  les  yeux  d'amateurs  expérimentés  et  il  me  fut  demandé  un 
nouveau  projet  où  le  système  de  construction  adopté  devait  être 
remplacé  par  un  système  plus  connu,  plus  économique,  croyait- 
on,  plus  conforme  en  tous  cas  à  la  tradition  d'une  chapelle. 
Il  me  fut  facile  heureusement  de  prouver  que  ce  second  projet 
coûterait  plus  cher  que  celui  présenté  primitivement,  et  dési- 
reux de  satisfaire  aux  critiques  qui  avaient  été  adressées  à  ce 
projet  premier,  je  remis  sur  le  métier  le  projet  qui  m'était 
cher  et  auquel  j'apportai  plusieurs  modifications  de  détails 
qui  eurent  pour  effet  d'emporter  l'adhésion  de  presque  tous. 

Je  conservais  le  système  des  cercles  qui  me  permettait  d'éta- 
blir une  construction  demandant  peu  de  maeonnerie  (3m,50 
depuis  le  niveau  de  l'Église),  une  charpente  légère  qu'un  me- 
nuisier pouvait  facilement  établir,  enfin  je  n'avais  aucune  tra- 
verse horizontale  ou  verticale,  venant  gêner  la  vue  comme  il 
est  d'usage  dans  les  églises  à  charpente  apparente.  Le  jour  où 
le  Conseil  d'administration  de  l'École  m'autorisa  à  employer 
ce  système  de  construction  fut  pour  moi  un  jour  heureux  et 
je  tiens  à  remercier  ici  M.  l'abbé  Gamble,  fort  opposé  d'abord 
à  ce  projet,  de  m'avoir  autorisé  à  tenter  l'aventure. 

Ce  système,  en  effet,  semble  à  première  vue  hardi,  mais  il 
me  fut  heureusement  possible  de  montrer  quelque  temps  au- 
paravant à  mon  ami  M.  Bertier,  une  bergerie  aux  environs  de 
Vcrneuil,  couverte  au  moyen  de  cette  charpente,  ayant  sensibie- 

1.  Les  architectes  ne  sont  pas  seuls  responsablcsde  cette  routine.  Les  clients,  même 
les  plus  éclairés,  exigent  de  leur  architecte  {a  copie  de  styles  catalogués  par  les  gram- 
mairiens d'art.  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  celte  notion  simpliste  des  «  sl\les  . 
si  commodeaux  amateurs  pour  leur  permettre  de  distinguer  une  commode  louis  \\  ! 
d'une  commode  Empire  mais  qui.  néfaste  en  architecture,  a  conduit  certains  artistes. 
<|ui  voulaient  répondre  A  ces  exigences,  à  créer  de  toutes  pièces  le  «  modem  style  ». 


de  l'école  des  hoches.  491 

ment  les  mêmes  dimensions  que  celles  que  j'espérais  donner  à 
la  future  chapelle  et  que  les  années  (quatre-vingts  ans  environ) 
n'avaient  nullement  endommagée.  Tant  il  est  vrai  qu'il  faut  à 
toute  œuvre  nouvelle  une  tradition  si  mince  soit-elle,  et  que 
pouvais-je  trouver  de  mieux  pour  couvrir  dignement  et  écono- 
miquement la  demeure  de  l'enfant-Dieu,  que  le  toit  d'une 
étable  ? 

Ce  système  de  construction  adopté,  tout  se  déduisit  normale- 
ment, et  le  travail  se  fit  gaiement.  Quelques  modifications  de 
détail  venant  du  terrain  choisi  complétèrent  peu  à  peu  la 
silhouette  que  quelques-uns  purent  voir  sur  la  maquette  exposée 
au  salon  de  l'École  des  Roches. 

D'aucuns  me  firent  là  certaines  critiques  auxquelles  il  me  fut 
facile  de  répondre  en  invoquant  les  principes  qui  m'avaient 
pour  ainsi  dire  donné  une  forme  dont  je  n'étais  pas  absolument 
responsable.  Comme  me  disait  spirituellement  un  ami  en  m'en- 
tendant  défendre  passionnément  non  pas  le  résultat  obtenu 
mais  le  principe  rationnel  qui  pouvait  l'expliquer  :  «  Votre  cha- 
pelle n'est  pas  démontable,  mais  démontrable  ». 

Rien  ne  pouvait  me  faire  plus  de  plaisir,  car  ce  qui  m'im- 
porte le  plus  de  défendre  dans  cette  tentative  d'architecture,  c'est 
non  pas  le  résultat  qui  sera  fatalement  dépendant  de  la  main 
inhabile  qui  a  conçu  le  projet,  de  celles  qui  le  réaliseront, 
mais  bien  le  principe  rationnel  qui  l'a  fait  naître,  et  qui  ne  dé- 
pend pas  de  moi  ou  d'un  autre,  mais  de  la  Vérité  à  laquelle 
nous  devons  toutes  nos  forces  et  qui  est  essentiellement  objec- 
tive. 

Je  demande  donc  à  ceux  qui  critiqueront  cette  œuvre,  i\ 
laquelle  il  semble  que  j'attache  bien  de  l'importance,  de  se 
placer  au  môme  point  de  vue  rationnel. 

S'il  était  possible  de  faire  admettre  ce  point  de  vue  par  tous, 
il  serait  enfin  possible  de  «  discuter  des  goûts  et  des  couleurs  » 
et  d'arriver  à  s'entendre.  Au  lieu  de  juger  d'un  phénomène 
artistique  au  point  de  vue  purement  subjectif  et  personnel,  ou 
se  déciderait  enliu  à  se  placer  au  point  de  vue  objectif  et  im- 
personnel, en   un  mot  à   un  point  de  vue  proprement  scienti- 


4!I2  LE    JOURNAL 

fique,  la  Science  ou  plutôt  les  méthodes  employées  en  sciences 

étant  seules  capables  de  nous  faire    voir  des  parcelles  de   l;i 

Vérité,  Vérité  devant   laquelle  le  sentiment  personnel  est  tenu 

de  s'incliner. 

M.  Storez. 

LA  FÊTE  DE  LÉCOLE. 

Il  était  écrit  que  durant  le  terme  de  printemps,  dont  la  coque- 
luche fit  le  plus  long' de  Tannée,  les  fêtes  se  suivraient  à  de  très 
courts  intervalles,  sans  aucunement  se  ressembler. 

La  fête  du  28  juin  venant  peu  après  celle  des  anciens  et  la 
solennité  de  la  Première  Communion  n'en  fut  pas  moins  préparée 
avec  un  zèle  et  une  bonne  volonté  qui  donnent  la  mesure  de  la 
vitalité  de  l'École. 

Il  serait  parfaitement  superflu  d'insister  sur  le  nombre  des 
répétitions  durant  lesquelles,  inlassablement,  MM.  Montré.  Mas- 
soutié  et  Moulins  détaillèrent  aux  futurs  acteurs  les  beautés  de 
la  pièce  qui  devait  être  jouée,  non  plus  que  sur  la  fièvre  de  tra- 
vail qui  circula  dans  les  laboratoires  et  les  ateliers  de  travaux 
pratiques  :  le  simple  compte  rendu  des  résultats  permettra  de 
s'en  faire  une  idée. 

Le  dimanche,  28  juin,  aussitôt  la  grand'messe  terminée, 
commença  le  défilé  sympathique  des  parents  et  des  amis  de 
l'École. 

Le  hall  central  du  bâtiment  et  les  classes  avaient  été  pour  ce 
jour-là  transformés  en  salles  d'exposition.  Dans  une  première 
pièce,  s'étageaient,  coquets  et  blancs  comme  neige,  les  travaux 
de  menuiserie  exécutés  dans  le  cours  de  cette  année,  sous  la 
direction  de  MM.  Storez,  Beaugrand  et  Richard,  en  même  temps 
que  ceux  de  la  forge,  moins  nombreux,  dune  note  plus  som- 
bre, mais  aussi  plus  forte,  dus  à  l'habileté  technique  des 
élèves  de  M.  Ouinet. 

Dans  une  autre  salle  étaient  exposées  des  cartes,  des  gravures 
et  des  photographies  ayant  servi  aux  cours  de  MM.  Trocmé,  Des 
Granges,  et  Ouinet. 


de  l'école  des  hoches.  Ï93 

Plus  loin,  on  pouvait  admirer  les  petits  chefs-d'œuvre  d'ingé- 
niosité et  de  goût  exécutés  dans  les  classes  de  cartonnage  de 
M"c  Sainte-Marie  et  de  M.  Ouinet. 

Enfin,  réunis  dans  une  salle  ad  hoc,  à  la  disposition  des  visi- 
teurs, se  trouvait  une  collection  do  cartes,  decahiers  et  de  devoirs, 
donl  certains,  ceux  de  la  classe  de  Sixième,  ceux  de  Leplat, 
André  Ferrand  et  Charles  Siou,  furent  particulièrement  remar- 
qués. 

On  fut  d'ailleurs  à  peu  près  unanime  à  reconnaître  que  les 
attractions  les  plus  originales  de  cette  exposition  se  trouvaient 
réunies  au  premier  étage.  Les  exposants  qui  s'y  étaient  volontai- 
rement relégués,  avaient  pourtant  nettement  conscience  de  l'ef- 
fort qu'ils  sollicitaient  de  leurs  visiteurs  ;  aussi  éprouvèrent-ils 
le  besoin  d'attirer  leur  attention  et  de  provoquer  leur  curiosité 
par  des  affiches  vastes  et  voyantes,  sinon  artistiques  et  même, 
—  Dieu  que  nous  sommes  modernes  aux  Roches!  —  par  des 
garçons  sandwichs,  lancés  dans  la  propriété,  dûment  munis  de 
panneaux  portant  des  réclames  circonstanciées. 

Inutile  de  dire  que  si  l'on  cédait  à  ces  multiples  sollicitations, 
on  n'avait  pas  lieu  de  le  regretter.  D'un  côté,  les  maquettes  des 
décorations  exécutées  par  M.  Dupire  au  cours  de  cette  année, 
étaient  habilement  disposées  dans  une  salle  éclairée  électrique- 
ment par  les  soins  de  M.  Bodé.  Il  y  avait,  il  est  vrai,  à  accomplir 
une  formalité  qu'un  esprit  chagrin  —  il  n'y  en  a  pas  à  l'école  — 
auraitpu  qualifier  de  fâcheuse  ;  mais  on  vous  remettait  en  échange 
de  votre  piécette  de  cinquante  centimes  perçue  à  l'entrée,  un 
ticket  si  artistique  et  d'un  bleu  si  tendre  que  tout  le  monde  a  été 
unanime  à  louer  l'excellente  initiative  de  l'habile  exposant  qu'est 
M.  Dupire. 

En  face,  s'ouvrait  la  salle  des  sciences  naturelles,  disposée 
par  MM.  Fleury  et  Moulins,  où  l'on  voyait  exposés  cote  à  côte  des 
grenouilles  à  toutes  les  phases  de  leur  développement,  toute  la 
faune  et  toute  la  flore  de  l'Iton,  des  loirs  de  deux  semaines,  des 
produits  agricoles  et  une  série  de  tubes  contenant  des  corps  chi- 
miques aux  couleurs  mirifiques,  aux  formes  étranges,  le  tout 
complété  par  un  volcan  miniature  qui  poussait  la  complaisance 


494  LE   JOURNAL 

jusqu'à  t'unier  lorsqu'on  introduisait  dans  ses  flancs  des  rouleaux 
de  papier  d'Arménie. 

Les  parois  intérieurs  du  bâtiment  étaient  garnies  de  pho- 
tographies, la  plupart  ayant  trait  à  l'École,  exécutées  par 
MM.  Barrier,  Deslandres  et  quelques  élèves  Mairas,  Cintra,  Zent- 
zytzki). 

Le  soir,  la  séance  artistique  réunit  dans  la  grande  salle  du  bâ- 
timent desclasses,  bon  nombre  de  parents  et  presque  tout  ce  que 
nous  comptons  d'amis  à  Vcrncuil. 

Elle  débuta  par  l'audition  de  la  symphonie  en  sol  mineur,  de 
Mozart,  très  bien  exécutée  par  l'orchestre  sous  la  direction  de  M.  Pa- 
rent. Puis,  alors  que  l'auditoire  était  encore  sous  le  charme  des  der- 
nières mesures  de  musique,  le  rideau  se  leva  sur  un  charmant 
décor  brossé  par  M.  Dupire,  pour  la  représentation  des  Plaideurs, 
de  Racine.  Tout  le  inonde  connaît  cette  pièce  d'un  comique  à 
la  lois  si  franc  et  si  tin  :  elle  fut  représentée  à  la  perfection,  avec 
un  brio  fort  réjouissant  par  Loubet,  un  Dandin  intensément 
hilare  ;  E.  Martin  et  P.  Guiraud,  qui  tinrent  avec  une  préciosité 
charmante  les  rôles  de  Léandre  et  d'Isabelle  ;  et  M.  Massoutié 
que  l'intelligence  de  ses  auteurs,  et  peut-être  aussi  un  peu  d'ob- 
servation locale,  transformèrent  pour  des  instants  trop  courts  en 
un  Chicaneau  des  plus  suggestifs,  G.  Gomy,  E.  Adler  et  R.  Lagier 
surent  mettre  une  bonhomie  délicieuse  dans  leurs  rôles  de  Petit- 
Jean,  de  l'Intimé  et  du  Souffleur.  P.  Sauvaire-Jourdan  réalisa  ce 
tour  de  force  de  nous  apparaître  sous  les  traits  de  la  comtesse, 
ayant  féminisé  non  seulement  son  aspect,  mais  encore  sa  voix  et 
son  allure  avec  la  virtuosité  d'une  jeune  première... 

La  représentation  terminée,  ceux  des  spectateurs  qui  ne 
restèrent  pas  au  Bâtiment  pour  achever  d'y  visiter  ou  \  revoir 
l'exposition  se  transportèrent  au  préau  de  gymnastique,  puis  à 
la  salle  d'escrime  où  se  déroula  pendant  près  de  deux  heures  un 
spectacle  des  plus  attachants. 

Ce  furent  d'abord  une  suite  de  mouvements  d'ensemble  exé- 
cutés avec  une  précision  gracieuse  par  les  jeunes  élèves  du  cours 
de  gymnastique.  Puis,  se  disputèrent  une  série  de  championnats, 
sauten  hauteur,  lutte,  boxe,  escrime,  saut  à  la  perche,  qui  mi- 


DE    L  ECOLE    DES    ROCHES. 


195 


rent  en  relief  les  belles  qualités  sportives  que  l'enseignement  de 
M.  Perret  excelle  à  développer  chez  ses  élèves. 


lïmin  de  r.it\E    M.  Perrei  . 

Avant  de  quitter  les  Roches,  beaucoup  de  nos  visiteurs  tinrent 
à  nous  exprimer  toute  leur  admiration  :  par  la  liste  et  les  illus- 
trations qui  suivent,  nos  lecteurs  pourront  juger  dans  quelle 
mesure  elle  était  justifiée. 

.1.  DesfkuiIle. 


EXPOSITION  ANNUELLE 

(Cette  exposition  a  en  lieu  le  jour  de  la  fête  de  l'Ecole. 

I.  —  Exposition  d'agriculture. 


Tassi    :  Vue  d'ensemble  d'une  cidrerie.  Plan  de  batteuse  mécanique 
Cintra  :  Coupe  d'un  sabot  de  cheval.  Ferrure. 
Tin  ri  i  :  Schéma  «l'une  installation  de  pisciculture 
Labussière  :  Aménagement  d'un  parc  à  volailles 
Bbnoii  :  Coupe  d'un  silo  h.  grains. 


490  LE   JOURNAL 

Riom  :  Parties  caractéristiques  d'un  coq. 

De  Vaulchier  :  Plan  d'assainissement  d'un  terrain.  Modèle  de  jardin  potager. 

De  Boisanger  :  Greffe  en  écusson. 

De  Mareuil  :  Instruments  de  jardinage,  en  réduction,  exécutés  en  hois  et 

métal. 

Il F/.  :  Pleurs. 

Bitouzé  :  Collection  de  blés. 

Devoirs  d'agriculture  de  Tassut,  Riom,  Thurel,  Muent/.  d(   Vaulchier,  Labus- 

sière. 


II.  —  Exposition  de  Sciences  naturelles. 

1°  Botanique. 

1.  Étude  de  la  feuille  :  formes,  espèces,  nervures  :  H.  de  Labruyère,  M.  Oberlé, 
Chr.  Glaenzer,  M.  Procopio,  1$.  Thibaud. 

2.  Diagrammes  de  Heurs  étudiées  :   rosacées,  papavéracées   :  A.   Ferrand, 
P.  Moussy,  Siou. 

3.  Types  des  principales  familles  de  dialypétales  :  .1.  Waddinglon. 

4.  Herbiers  :  M.  Vacber,  Garreau,  Delbruck. 

;'».  Collections  de  graines  :  Bitouzé,  J.  Waddington. 

6.  Appareils  montrant  les  fonctions  de  la  plante  :  transpiration,  absorption, 
respiration  :  E.  Boussod,  Capselia,  Hitouzé. 

7.  Carte  des  flores  naturelles  :  Forestier. 

s.  Aquarium,  characées,   lemnacées,   algues,   etc.  Capscba,   M.    Vacber  cl 
('•lèves  des  travaux  pratiques  de  botanique. 

2"  Zoologie. 

1.  Anatomie  du  Triton  :  J.  Waddinglon. 

2.  Embryons  de  cobaye  :  Ellis. 

3.  Jeunes  loirs,  dont  un  vivant  de  10  à  12  jours  :  E.  F. 

4.  Œufs  d'insectes  :  Hucbard. 

fi.  Aquariums  :  a)  Mollusques  et  poissons  :  Capscba,  Metschérine,  Gizycki, 
Lebouteux,  Réquédat. 

b)  Tritons  :  M.  Vacber. 

c)  Grenouilles  aux  divers  stades  de  leurs  mélamorpboses.  Elèves  des  tra- 
vaux pratiques  de  zoologie. 

6.  Collections  :  à)  d'insectes  :  E.  de  Bary.  h)  de  mollusques  :  J.  Waddington. 

7.  Reproductions  et  caries  :  a    Squelette  de  la  grenouille  :  M.  Tassu. 

b)  Anatomie  du  porc  :  M.  Tassu. 

c)  Evolution  des  membres  chez  les  ancêtres  du  cheval  :  H.  de  Bary,  Rou- 
geault. 

<h  Carte  des  faunes  naturelles  :  Forestier. 


de  l'école  des  roches.  i97 


3°  Géologie* 

1.  Reproduction  en  modelage  d'un  volcan  :  Élèves  des  travaux  pratiques  de 
géologie. 

2.  Travail  des  eaux  sur  le  sable  :  R.  Prieur. 

3.  Profils  mécaniques  montrant  la  formation  des  montagnes  :  plis  réguliers, 
irréguliers,  isoclynanx,  déjetés,  chevauchés,  en  éventail  :  Capscha,  R.  Prieur, 
Courtade,  Bitouzé,  Lambert. 

i.  Profils  géologiques  :  a)  En  modelage  :  Massif  cristallin  :  de  Vigo;  stratifi- 
cation discordante  :  Lambert. 
b)  dessinés  :  à  travers    les  Alpes  :  R.    Riom,  de    Rarrau;  à  travers  le 
Jura  :  G.  Gomy. 

0.  Reproduction  des  terres  d'empreintes  fossiles  :  Élèves  des  travaux  pratiques 
de  géologie. 

6.  Collections  :  a)  Paléontologie  :  R.  Delmas. 
b)  Géologie  :  R.  Prieur,  H.  de  Labruyère. 
T.  Cartes  géologiques  :  Thiercelin. 

i"  Géographie  générale. 

1.  France  hydrographique  :  Lachapelle. 

2.  France  physique  : 

3.  Distribution  géographique  des  volcans  :  Krijanowski. 

4.  Explorations  du  Pôle  Sud  :  Benoit. 

5.  Le  Léman  :  coupes  et  courbes  de  niveau  :  Cintra. 
t..  Les  courants  marins  :  Matras. 

III.  —  Exposition  de  chimie. 

Fabrication  de  matières  colorantes  minérales  et  organiques  (40  diverses  ma- 
tières). 

Essais  de  teinture  sur  coton,  laine  et  soie  (écheveaux  et  tissus). 

Divers  sels  de  mercure,  manganèse,  bismuth,  cobalt,  potassium  |  10). 

Différents  produits  organiques  (lb)  tels  qu'éther  ordinaire,  étheréthylacétique, 
acide  acétique,  acide  oxalique,  nitrobenzine,  savon. 

Différents  cristaux  d'alun  de  chrome,  alun  de  potassium,  sulfate  de  cuivre, 
azotate  de  potassium  (20). 

i  n  oursin  métallique. 

Un  arbre  de  Saturne. 

IV.  Exposition  de  dessin. 

Élèves  '/<■  M.  Dupirj  . 

Berthei  :  Chimère  Renaissance,  feuilles  de  lierre,  feuilles  de  in  fl 
Wetzej  :  Étude  de  seau,  ornement,  feuille  de  laurier. 


v.m 


LE    .lui  H  VU. 


Lambert  :  Études  de  fleurs  d'après  nature  et  d'objets  usuels. 
Japy  :  Ornement.  Fleurs  et  fruit?. 

Lachapelle  :  Éludes  des  bustes  de  Dante,  Voltaire,  tète  d'enfant,  consoles 
gothique  et  renaissance. 


IMIOTOCJlt  W'IIII      lil      MM  II  \>. 


Posinelli  :  Paysages  d'après  nature  et  objets  divers. 

Thiercelin  :  Console  gothique  et  objets  divers  d'après  nature.  Études  de  fleurs. 

De  Maigrei  :  Objets  divers,  canif  et  objets  de  dessin. 

Siou  :  Articles  de  fumeurs  et  différents  croquis  d'atelier. 


Elèves  de  M.  Storez. 

Pingi  sson  et  C.  Glaenzer  :  Boules  de  neige. 

II  de  LÀ  Bri  miu:  :  L'ours  et  l'amateur  des  jardins. 

III  M\i.  ILHAÈS  :    lîateau. 

Vases  décorés  par  Prieur,  Langer,  .1.  de  la  Bruyère,  Laurent-Barrault, 
M.  de  Turckheim,  Thibaud,  Comaléras,  Brueder,  ('..  Glaenzer.  de  Magalhaès. 
Mafras,  de  Pourtalès,  Mestchérine. 

Gillet  :  Vase  contenant  des  œillets. 

Siou  :  Papillon. 

Brueder  :  Lapin. 

Lyai  n>  :  Lapin. 


DE    I,  ECOLE   DES    ROCHES. 


499 


Siou  :  Poupée  et  branche  de  gui. 

Tassu  :  Fleurs  de  pommier. 

Mason  :  Marguerite. 

Noël  Martin  :  Genêts. 

De  St-Maur,  de  Magalhaès,  Mestchkrine  et  Berthet  :  Lettres  ornées. 

De  Magalhaès,  Valenzuela  et  Langer  :  Paysages. 

M.  de  Turckheim  et  Langer  :  Brouettes. 

Langer  et  de  Magalhaès  :  Bicyclettes. 

M.  de  Turckheim  et  J.  de  St-Maur  ;  Ballons  de  foot-bail. 


\  nui  R   m     Miini.iu.i 


500  LE    JOURNAL 


V.  —  Exposition  de  modelage. 

Enseignement  préparatoire. 

Machemin  :  Chapiteau  gothique,  ornement  renaissance,  lète  d'enfant. 
Dei  auville  :  Fruits,  feuilles  de  lierre,  ornement. 
Magalhaès  :  Tète  d'enfant,  ornement,  console  gothique  et  renaissance. 
Wetzel  :  Feuilles  de  trèlle,  ornement,  feuilles  de  laurier. 

Enseignement  secondaire. 

B.  Glaenzer  :  Guirlande  Louis  XVI,  console  (gothique),  Chimère  renaissance, 

élude  de  taureau. 
Mason  :  Composition  décorative,  garniture  de  bureau  renaissance  (encrier. 

cachet  et  cendrier). 
PiNGUSsoN  :  Composition  décorative,  une  garniture  de  bureau  gothique,  encrier, 

cachet  et  cendrier. 


VI.  —  Exposition  d'aquarelles. 

Trente  et  une  aquarelles  faites  par  les  élèves  de  M.  Cm  xder  :  Valen/uela,  10; 
Cortada,  10;  llocotz,  7;  de  Vaulchier,  3;  Moussv,  1. 

VII.  —  Exposition  de  menuiserie. 

1"  Cours  île  M.  Beaugrand. 

Benoit  :  Armoire  fermée. 

I)i  Bar*  cl  Bougeauli  :  Caisse  à  compartiments. 

Boi  chard  :  Un  petit  casier  rond. 

Carron  de  la  Carrière  el  Hocotz  :  Étagère  à  angles  arrondis. 

2m  Cours  de  M.  Richard. 

Oberlé  :  'fable  à  ouvrage  Louis  XV  à   double  plateau.  Sellette.  Classeur. 

Tabouret. 
Thoret  :  Bureau  à  casier  et  tiroirs.  Banc  photométrique  pour  le  cabinet   de 

physique. 
Garreau  :  Étagère  à  fleurs  rectangulaire  à  i  plateaux.  Étagère  demi-ciotrée 

à  i  plateaux.  Tabouret.  Équerre  de  menuisier. 
Labussière  :  Guéridon  chêne  cire,  pied  tourné  à  :?  patins.  Porte-couverts. 
Koboi  lofï  :  Niveau  de  maçon  carré,  rable  Louis  \\  à  double  plateau. 
\\  ujdington  :  Petite  armoire  à  compartiments. 
Ili  i  EIARD  :  Vide  poches.  Kscahcau  à  9  marches. 


de  l'école  des  roches.  ><>1 

Japï  :  Etagère  découpée  a  2  rayons. 

Lambert  :  Une  étagère  de  support. 

Machemin  :  Une  étagère  de  support. 

Charlier  :  Une  lable  pliante. 

Thihai  d  :  Porte-couverts.  Équerre  de  menuisier.  Boite  à  épices. 

Plisson  :  Tabouret  chêne  à  barrettes. 

De  St-Maur  :  Tabouret  chêne  à  barrettes.  Boîte  à  ouvrage  en  sapin. 

Jean  Càstan  :  Boîte  à  ouvrage  chêne  ciré. 

J.  Moussy  :  Sellette. 

Langer  :  Porte-potiche.  Tabouret  de  piano. 

Brueder  :  Classeur. 

Guiratid  :  Table  carrée  avec  tiroir. 

G.  Filleul-Brohy  :  Niveau  triangulaire.  Caisse  à  fleurs. 

Méi.ikoff  :  Chevalet  de  bûcheron.  Casier  à  livres.  Étagère  à  console. 

Derihon  :  Caisse  à  fleurs. 

Patino  :  Classeur.  Etagère  à  console. 

Bertrand  :  Classeur.  Étagère  à  console. 

Elus  :  Étagère  à  support.  Équerre. 

Foisy  :  Porte-allumettes.  Tabouret. 

Boussod  :  Tabouret. 

H.  de  Labruyère  :  Échelle. 

Bitouzé  :  Liseur.  Tabouret. 

Bourgeois  :  Banc  de  jardin.  Étagère  à  support. 

VIII.  —  Exposition  de  photographie. 

Mat;  vs  :  2  épreuves  au  charbon  ayant  figuré  au  salon  de  l'École  1908,  por- 
trait et  paysage  :  Portrait  d'élève  (Bouthillier).  Portrait  d'enfant.  Passage 
(avant  l'orage).  Jeu  de  cricket.  Les  élèves  au  modelage. 

Ci  sut  a  :  3  portraits  de  professeur  et  élèves. 

Boi  ïHii.i.iKK  :  i  panneaux  du  Salon  1908. 

Petersen  :  2  paysages  de  Suisse. 

IX.  —  Exposition  des  objets  fabriqués  à  l'atelier  du  fer. 

1°  Travail  n  /</  lime,  nu  bwin,  an  bédane. 

Va  iikh  :  Un  pointeau  façonné  à  8  pans.  Un  presse-papier.  Y^nc  équerre  à  cha- 
peau. 

PÉTKiisiA  :  Un  pointeau  façonné  à  s  pans,  lue  équerre  à  chapeau.  Un  parai  - 
lélipipèdc  avec  saignées  à  mi-épaisseur  au  bédane. 

in  Maigrei  :  l  u  pointeau  façonné  à  s  pans.  1  ne  re^le  plaie  avec  chanfrein. 
I  ne  pièce  d'ajustage  a  glissière. 

Gall  :  Un  pointeau  façonné  as  pans.  Un  parallélipipède  avec  îaignées  .i  un 
épaisseur  au  bédane. 


.ri02  LE   JOURNAL 

Et.  de  Baky  :  Un  pointeau  façonné  à  8  pans.  Une  tige  filetée  avec  écrou.  Une 

règle.  Une  équerre  ordinaire. 
Schlumberger  :  Un  pointeau  façonné  à  8  pans.  Une  entrée  de  boîte  à  lettres. 

2°  Forge. 

Vacher,  Pétersen,  de  Maigret  :  Ornements  et  consoles  en  fer  forgé. 
Travail  exécuté  par  l'ensemble  des  élèves  :  École  des  Hoches.  Lettres  en  fer 
de  4  m/m  d'épaisseur. 


X.  —  Exposition  de  cartonnage. 

I.  Coins  de  M.  On.NET 

Enseignement  collectif  :  Exposition  des  meilleurs  travaux  de  Robert  Thibaud, 
Laurent-Barrault,  Georges  Watel,  Emile  de  Freitas,  Christian  Glaenzer, 
Thierry  Faure,  André  Prieur,  élèves  de  la  classe  de  Sixième. 

Pliages  variai). 

Pliages  de  bandelettes  :  Tissages.  Pliages  représentant  des  objets  usuels. 

Motifs  d'ornement. 

Pliages  dérivés  du  carré  :  Pliages  dérivés  du  rectangle.  Pliages  dérivés  du 
triangle  équilatéral. 

Objets  i'ii  ce rlon. 

Vide-poche,  par  A.  Prieur.  Solides  géométriques.  Cube.  Solides  géométriques 
Parallélipipède  droit,  par  E.  de  Freitas. 

Tissage. 

Rond  de  serviette,  par  R.  Thibaud. 

Boite  et  son  couvercle,  par  R.  Thibaud. 

Porte-allumettes,  par  L.  Barrault. 

Paniers,  par  R.  Thibaud,  L.  Barrault. 

Cadres  à  photographie  (tissage),  par  U.  Barrault,  G.  Watel. 

Pliage  en  accordéon.  Abat-jour,  par  R.  Thibaud,  Th.  Faure,  L.  Barrault. 

Chr.  Glaenzer. 
Lanterne  vénitienne,  par  l.aurent-Barrault. 
Panier  en  fil  de  fer,  par  R.  Thibaud. 

J.  Cours  de  M11''  Ste-Marie. 

Ai  nit v  :  Boite  à  mouchoirs.  Porte-journaux.  Plan  d'un  camp  retranché. 
3  cadres  en  papier.  Une  auto  en  carton.  Une  pelote  à  épingles.  Animaux 


DE    [/ÉCOLE    DES   ROCHES.  303 

en  papier  découpé  et  plié.  Un  vase  doré.  Passe-boule  en  carton.  Abat-jour. 
Aubry  et  Gizycki  :  Château  fort.  Assemblage. 
Lebouteux,  Gizycki  :  Villa  moderne.  Assemblage. 
Charonnat  :  Ballon  dirigeable.  Violon  en  carton.  Seau  et  baquet  en  carton. 

Boîte  à  mouchoirs.  Pelote  à  épingles.  Moulins  à  vent.  Toupies. 
Plisson  :  Buvard.  Pelote.  Boîte  à  mouchoirs.  Vide-poche.  Un  vase  doré.  Fleurs 

en  papier.  Boîtes  en  carte  à  jouer.  Porte-montre.  Toupies.  Moulins  à  vent. 
Daui'hat  :  Boîte  à  mouchoirs.  Vase  doré.  Abat-jour.  Dessus  de  porte.  Aiguille 

en  carton  brodé. 
Pauthonnier,  Plissonnier,  Procopio,  Campos,  Badin,  Mottheau,  Auzépy,  La- 

gier  :  Découpages.  Pliages.  Assemblages. 


CONCOURS  DE  GYMNASTIQUE 

Championnat  de  saut  en  hauteur:  1er  Gabriel  Filleul-Brohy;  2e  Mestchérine; 
3e  Jacques  Filleul-Brohy  ;  4e  Watel. 

Championnat  de  lutte  :  1er  Oberlé;  2e  Gaïco;  3°  Gœtz;  4e  Plissonnier;  oe  Glaen- 

zer;  6''  Badin. 
Boxe  :  poids  extra-plume  :  1"  Glaenzer  (H.);  2''  de  Vigo. 

—  poids  extra-léger  :  1er  Thiébault;  2''  de  Vaulchier. 

—  poids  léger  :  1er  Mason;  2''  Sprauel. 

—  poids  lourd  :  1er  Schlumberger. 
Escrime  :  1"  Fabra;  2e  A.  Cortada. 
Canne  :  1er  Cintra;  2e  A.  Cortada. 
Assaut  de  lu  perche  :  P  de  Freitas. 


RÉSULTATS  DES  EXAMENS 
Session   1907. 

Certificat  de  mathématiques  générales.  Un  candidat  reçu, 
(iuy  Thurnkysskn;  mention  assez  bien. 

Baccalauréat  es  sciences.  5  candidats,  5  reçus. 

Jacques  Mkrvky. 

René  Lorillon. 

Octave  Mentré,  mention  bien  et  félicitations  du  jury. 

Jacques  Musnier. 

Marcel  Planquette,   mention  assez  bien 


504  LE  JOURNAL    DE    L'ÉCOLE    DES    ROCHES. 

Baccalauréat    de  Philosophie.  6  candidats,   .">  reçus. 

Louis  Rémérés. 

J.ean  Desplanches,  mention  assez  bien. 

Robert  Firmin-Didot. 

Olivier  Pillet. 

Christian  Schlumberger. 

Baccalauréat,  première  par  lie. 

Première  A  (latin-grec).   1   candidat,  reçu. 
Eudoxe  Grigorovitza,  mention  bien. 

Première  />'  (latin-langues  vivantes).  5   candidats,  V  reçus. 

Pierre  Bouthïllier. 

Pierre  Foissey. 

Eudoxe  Grigorovitza  . 

Pierre  Monnier;  mention  bien. 

Première  C  (latin-sciences  .  1  candidat,  reçu. 
Pierre  Monnier;   mention  assez   bien. 

Première  D  (sciences-langues  vivantes].    :)  candidats,    -2  reçus. 

Pierre  Bouthïllier;  mention  assez  bien. 
Robert  Uelmas. 

Examens  passés  :  -21\   réceptions  :    19;  moyenne  :  ,X(>  -,  , 
mentions  8. 

P.  S.       -    Se  sont  présentés  seuls,   sans  avoir  sui\i    tous  Les 
cours  de   première.    ï  candidats,  1   reçus. 
Maurice  CRONIER. 
^  ves  Pilon-Fleury. 


II 


L.A   VIE    l\  i  I  i,I.D.<    i  I   I  I.I.! 


LA    CLASSE    DES    TOUT    PETITS 

Sur  de  petits  bancs  de  poupée  sont  assis,  en  ordre,  parrang d'âge, 
Yvonne  .lenart,  .'i  ans,  Robert  Minier,  Marie-Rose  Bertier,  Charles 
Trocmé  4  ans,  puis  deux  très  grands  et  vieux  élèves,  Marie-Anne 
Trocmé  et  Antoine  Bertier,  5  ans  :  c'est  la  plus  belle  classe  de  l'École! 
On  y  est  très  sérieux,  on  y  vient  avec  enthousiasme,  on  écoute  avec 
religion,  on  boit  les  paroles  de  MUe  Sainte-Marie.  Quelle  est  la  baguette 
magique  qui  transforme  chaque  jour  nos  petits  diables  en  person- 
nages si  studieux?  Ce  sont  toutes  ces  belles  choses  nouvelles  et  lumi- 
neuses qui  vont  passer  devant  leurs  yeux  :  de  grandes  images, 
grandes  comme  le  mur  de  la  chambre,  sur  lesquelles  on  pourra  mon- 
trer, en  montant  sur  une  chaise,  tous  les  animaux  d'un  village,  tous 
les  outils  d'un  boulanger  ou  d'un  forgeron,  ou  bien  encore  ce  beau 
port  de  mer  où  on  a  appris  à  nommer  tant  de  choses  nouvelles!  des 
quais,  des  phares,  des  usines;  qui  donc  avait  jamais  vu  rien  de  sem- 
blable avant  d'aller  en  classe!  Mais  ou  change  déjà  d'exercice  avant 
que  la  fatigue  vienne.  Chacun  est  à  sa  place,  les  bras  croises  on 
regarde  avec  intérêt  ce  que  Mademoiselle  sort  de  son  tiroir.  Pour 
aujourd'hui  ce  sont  des  jetons  multicolores  dont,  à  tour  de  rôle,  nous 
prendrons  une  poignée,  une  toute  grosse  poignée,  en  écartanl  nos 
petits  doigts,  tan I  que  notre  main  peut  en  contenir.  Et  maintenant  il 
faut  dire;  combien  nous  en  avons  pris,  les  additionner.  2  verts  et 
.'{  bleus  et  I  rouge,  combien  cela  fait-il?  Puis  les  diviser,  nous  sommes 
5  combien  faut-il  en  donner  à  chacun?  Tout  à  l'heure,  avec  d'autres 
poignées,  nous  pourrons  multiplier.  Ah!  comme  c'est  amusanl  el 
comme  nous  aurions  en  du  mal  à  inventer  un  aussi  joli  jeu!  Cepen- 
dant le  devoir  nous  appelle  et  il    faut  quitter  cel  exercice  pour  faire 


oOti  LE    JOURNAL 

remuer  nos  petites  jambes  qui  ne  s'aperçoivent  pas  encore  de  leur 
immobilité;  mais  qui  pourraient  s'en  douter  tout  à  l'heure  :  nous 
voici  donc  à  la  gymnastique.  Antoine  est  nommé  pour  un  jour  capi- 
taine, il  place  donc  son  équipe  à  distance  réglementaire,  passe  la 
revue  des  talons,  les  pieds  sont-ils  bien  joints?  les  bras  bien  en 
place?  attention!  faites,  tous  comme  moi!  et  la  petite  troupe  repro- 
duit fidèlement  les  mouvements  d'assouplissement  les  plus  simples 
de  la  gymnastique  suédoise.  Ensuite  il  faut  chanter  pour  que  notre 
petite  oreille  se  forme,  puis  chacun  dira  sa  petite  récitation  et  c'est 
à  qui  aura  la  meilleure  mémoire.  Le  timbre  sonne!  est-ce  possible? 
Faut-il  déjà  partir?  Chacun  voudrait  bien  que  la  classe  durât  toute 
la  journée;  on  emporte  chez  soi  un  beau  hou  point  et  on  l'a  bien 
mérité,  il  n'y  a  pas  eu  une  minute  d'inattention!  Nous  apprenons 
par  les  bons  points  à  connaître  tous  les  animaux  car  ce  sont  de  jolies 
images,  fort  bien  faites  et  dont  nous  classons  en  rentrant  la  collec- 
tion nous  pouvons  même  raconter  qu'ils  représentent  des  palmipèdes. 
des  quadrupèdes  ou  des  carnivores  et  ces  mots  superbes,  tout  neufs, 
jamais  entendus  sonnent  à  nos  oreilles  comme  de  la  monnaie  nou- 
velle. J'aurais  bien  voulu  encore  raconter  les  débuts  en  géographie  : 
comment  on  a  fait  des  montagnes,  des  collines  et  des  vallons  avec  du 
sable,  comment  on  a  dessiné  les  fleuves,  la  mer,  les  lacs,  les  presqu'- 
îles, etc..  mais  il  faut  que  nous  regardions  aussi  ce  que  les  enfants 
n'ont  point  vu  et  qui  est  le  plus  beau  résultat  de  la  classe  :  l'influence 
morale  et  l'amélioration  de  leur  caractère. 

Sans  paraître  faire  une  leçon  exprès,  sans  gronder  les  enfants. 
M"'  Sainte-Marie  sait  très  bien  redresser  leurs  mauvaises  tendances 
et  leurs  petits  défauts;  par  une  comparaison  adroite  avec  l'histoire 
qu'on  raconte.  Par  une  petite  chanson  morale  bien  expliquée  elle 
saura  leur  faire  désirer  le  bien  et  changer  d'eux-mêmes  ce  qui  en 
eux  est  imparfait.  Des  notions  élevées  passent  aussi  dans  leur  petit 
cerveau,  très  claires  et  très  précises  à  la  faveur  des  explications 
données  sur  de  simples  mots.  Ainsi  un  jour  ai-je  été  émerveillée 
par  une  charmante  petite  leçon  de  patriotisme  faite  à  propos  de  la 
petite  flamme  que  portent  les  navires  au  bout  de  leur  mât. 

En  résumé,  entrer  dans  l'esprit  de  l'enfant  en  éveillant  l'intérêl  cl 
en  soutenant  perpétuellement  la  curiosité;  entrer  dans  son  aine  à  la 
laveur  de  l'intérêl  éveillé  ici  le  est  la  base  de  la  méthode  de  Mlle  Sainte- 
Marie.  Pour  le  reste  elle  m'  passe  rien  :  tout  ce  qui  esl  corporel, 
machinal  presque,  doit  être  bien  fait  dès  le  premier  jour.  Elle  sail 
que  l'habitude  commence  avec  les  premiers  actes.  On  ne  doit  pas 
parler  en  classe,  on  le  sail.  et  on  n'essaye  même  pas.  Ces  lout  petits 
ont  une  discipline  exemplaire;  la  mauvaise  tenue,  même  d'un  bras 


de  l'école  des  roches.  507 

ou  d'une  jambe,  môme  une  attitude  nonchalante  n'est  pas  admise. 
C'est  en  cela  que  les  bébés  apprennent  à  «  se  contrôler  »  comme 
disent  les  Anglais,  à  se  maîtriser,  et  c'est  vraiment  l'effort  le  plus 
efficace  qu'on  puisse  demander  à  leur  petite  nature.  Plus  tard,  ils 
apprendront  l'effort  intellectuel,  plus  pénible,  mais  le  premier  essai 
fait  pour  se  vaincre  profitera  au  second. 

Il  est  bien  nécessaire  de  ne  demander  à  l'enfant  que  ce  qu'il  a  la 
force  de  fournir;  de  proportionner  l'effort  aux  ressources  de  son 
âge;  le  reste  doit  être  obtenu  pour  ainsi  dire  par  habileté  :  à  la 
faveur  de  la  curiosité  si  vivace  chez  les  petits. 

Aussi  M"e  Sainte-Marie  a-t-elle  bien  employé  son  temps  :  les  nou- 
veautés qu'elle  a  fait  découvrir  à  ses  pupilles  cette  année  les  ont 
tellement  mis  en  appétit  que  les  classes  exercent  sur  eux  une  vive 
fascination,  toucher  les  machines  de  M.  Bodé  ou  savoir  ce  qu'on  fait 
dans  le  laboratoire  de  M.  Moulins  leur  semble  le  comble  du  bonheur; 
c'est  avec  joie  qu'ils  vont  au-devant  des  années  d'étude  et,  s'ils  con- 
tinuent, il  sera  bien  bon  pour  eux  d'être  de  vrais  élèves  de  Y  Ecole 
des  Roches. 


LA  SCIENCE  SOCIALE  ET  L'ENSEIGNEMENT  DE  L'HISTOIRE 
ET  DE  LA  GÉOGRAPHIE   DANS  LES  PETITES  CLASSES 

Je  me  suis  étendue  si  longuement  l'année  dernière  sur  les 
travaux  de  mes  petits  élèves,  que  ce  n'est  pas  sans  difficultés 
que  je  me  suis  résolue  à  en  parler  encore.  Je  tâcherai  de  le  faire 
brièvement,  m 'excusant  non  seulement  des  redites  qui  vont 
certainement  se  produire,  mais  encore  et  surtout  de  remettre 
sur  le  tapis  une  question  que  j'ai  déjà  épuisée  à  peu  près. 

Je  ne  parlerai  pas  des  études  de  français  et  de  mathématiques 
dont  j'ai  été  satisfaite.  Le  cours  d'histoire  naturelle  m'a  per- 
mis de  joindre  à  l'étude  de  la  zoologie  quelques  notions  pra- 
tiques d'hygiène,  l'explication  brève  des  maladies  les  plus  con- 
nues des  organes  éfudiés.  ce  qui  a  semblé  intéresser  les 
enfants. 

Au  programme  de  cette  année  figuraient  l'étude  de  l'histoire 
romaine,  et  la  géographie  de  l'Europe. 

C'est   en  me  basanl  sur  la  science  sociale,  que  j'ai   l'ail  tes 


.')08  LE    JOURNAL 

cours,   et  je  suis  heureuse  de  pouvoir  signaler  les  excellents 
résultats  obtenus. 

Il  est  vrai  que  je  n'aurais  pas  osé  entreprendre  seule  cette 
tâche,  mais  M.  Descamps  a  bien  voulu  s'y  intéresser,  et  ses  con- 
seils m'ont  beaucoup  aidée. 

Je  n'entrerai  pas  ici  dans  le  détail  du  plan  que  j'ai  adopté 
en  histoire  ;  peut-être  pourrait-il  cependant  servir  à  la  rédac- 
tion d'un  manuel  utile  aux  études  des  commençants.  Je  signa- 
lerai seulement  la  façon  dont  j'ai  procédé. 

Les  élèves  de  T  voient  pour  la  première  fois  l'histoire  ro- 
maine. Ils  l'étudieront  de  nouveau  et  plus  en  détail  en  i".  Il  est 
donc  important,  pour  le  moment,  de  leur  donner  une  base 
solide,  de  former  une  charpente  bien  établie  sur  laquelle  s'ap- 
puieront leurs  études  ultérieures. 

Aussi  n'avons-nous  accordé  qu'une  très  faible  attention  aux 
récits  légendaires,  nous  efforçant  de  comprendre  comment  cette 
poignée  d'individus  expulsés  de  leurs  cités  respectives,  réfugiés 
dans  un  marais  insalubre  et  inculte,  avaient  pu  créer  ce  peu- 
ple de  paysans  vigoureux,  travailleurs  opiniâtres,  disciplinés, 
héroïques,  dont  les  conquêtes  méthodiques  et  raisonnées  s'éten- 
dront sur  le  monde  connu  par  une  domination  prodigieuse. 

J'ai  divisé  mon  cours  en  six  parties. 

/re  partie  :  Étude  raisonnée  des  peuples  occupant  l'Italie  au 
moment  de  la  fondation  de  Rome.  Cette  étude  comprend  celle 
du  lieu,  du  climat,  des  productions  naturelles  et  moyens  d'exis- 
tence. Organisation  de  la  famille,  de  la  société.  Habitation, 
propriété.  Causes  habituelles  des  guerres  les  plus  fréquentes. 
Principes  de  faiblesse  ou  de  force. 

2e  partie  :  Fondation  de  Rome.  —  Les  conditions  dans  les- 
quelles Rome   se  fonde  créent   le  type  romain.  —  Famille.  - 
Religion.  —  Société.  —  Les  Rois. 

3° partie  :  Causes  sociales  déterminant  la  proclamation  de  la 
République.  —  Conquêtes  en  Italie.  —  Guerres  extérieures. 

/''  partie  :  Transformation  du  type  du  vieux  Romain  au  type 
du  Romain  classique.  —  Passage  de  la  petite  à  la  grande  pro- 
priété. —  Guerres  civiles  :  .Marins,  Svlla,  Pompée,  César. 


de  l'école  des  roches.  509 

5e  partie  :  Triumvirats.  — -  Empire.  —  Organisation  de  l'em- 
pire. 

6e  partie  :  Le  Christianisme  :  Persécutions.  —  Triomphe  du 
christianisme.  — Partage  de  l'empire. 

Cette  énumération  bien  sèche  résume  très  succinctement  le 
travail  de  l'année.  Les  enfants  y  ont  mis  beaucoup  d'ardeur  et 
de  bonne  volonté.  Le  cours  d'histoire  est  accueilli  avec  joie  ; 
une  classe  d'histoire  supplémentaire  est  ma  meilleure  récom- 
pense à  donner. 

Les  cours  faits  sont  résumés  d'abord  oralement  par  un  élève; 
puis  j'écris  au  tableau  noir  une  sorte  de  plan  que  les  enfants 
copient  dans  leurs  cahiers,  et  qu'ils  ont  la  permission  de  con- 
sulter avant  l'interrogation  de  la  classe  suivante,  sans  avoir 
jamais  l'obligation  de  l'étudier.  Ce  système  d'enseignement  sans 
livre  et  presque  sans  leçons  à  apprendre,  provoquera  plus  d'un 
sourire  sceptique  sur  le  succès  bien  aléatoire  d'une  semblable 
méthode.  Pourtant,  que  l'on  réfléchisse  à  l'impression  que  pro- 
duit sur  un  enfant  un  récit  un  peu  frappant,  vif,  curieux,  en- 
chaîné d'une  façon  absolument  lumineuse  et  rationnelle  à  ce 
qui  précède  et  à  ce  qui  suit,  grâce  aux  lumières  apportées  par 
la  science  sociale,  et  que  l'on  se  rende  compte  au  contraire  des 
difficultés  d'une  leçon  apprise  dans  un  livre,  répondant  plus  ou 
moins  aux  aptitudes  spéciales  de  l'enfant,  le  distrayant  sans 
cesse  du  sujet  particulier  de  son  étude  par  l'effort  de  la  lecture, 
plus  considérable  qu'on  ne  le  croit  chez  la  plupart  des  enfants 
capables  de  vous  raconter  avec  tous  ses  détails  un  conte  de  fée 
entendu  une  seule  fois  deux  ans  auparavant,  et  ne  pouvant 
retenir  dix  lignes  de  leçon  répétées  vingt  fois  dans  un  livre. 
Pour  ajouter  le  poids  de  l'expérience  pratique  à  cette  théorie 
que  beaucoup  ne  voudront  point  admettre,  que  l'on  me  permette 
de  citer  quelques  chiffres.  La  classe  a  compté  17  ou  18  élèves 
pendant  l'année  :  Quoique  sévère  dans  l'appréciation  des  notes 
méritées,  j'ai  eu  trois  notes  inférieures  à  la  moyenne  depuis  la 
rentrée  d'octobre.  De  plus,  je  me  suis  souvent  amusée,  lorsque 
des  visiteurs  sont  venus  assister  à  la  classe,  à  faire  interroge)'  les 
enfants  par  un  de  leurs  camarades,  sur  toute   l'histoire  étudiée 


510  LE    JOURNAL 

pondant  l'année.  Ces  interrogations  tout  à  fait  improvisées  n'ont 
jamais  déconcerté  les  enfants,  et  leurs  réponses  ont  toujours 
été  satisfaisantes  et  très  personnelles. 

Deux  compléments  de  cet  enseignement  me  servent  énormé- 
ment :  je  veux  parler  des  discussions  qui  terminent  les  classes, 
et  des  conférences  dans  lesquelles  un  des  garçons  présente  à  ses 
camarades,  d'après  des  recherches  personnelles  dans  des  docu- 
ments mis  à  sa  disposition,  une  série  de  détails  nécessaires  à 
connaître,  mais  qui  arrêteraient  ou  troubleraient  le  cours  du 
professeur.  Je  signalerai  entre  autres  une  très  intéressante  con- 
férence de  Maurice  Aubry  sur  l'armée  romaine,  et  une  autre  de 
Robert  Réquédat  sur  l'habitation,  l'ameublement  et  le  costume. 
Les  conférenciers  ont  joint  à  leurs  descriptions  des  dessins  et 
des  plans  très  intéressants,  Rien  que  très  satisfaite  de  tous  mes 
élèves,  je  suis  heureuse  de  féliciter  de  leur  assiduité  Maurice 
Aubry,  Robert  Réquédat  et  Edgardo  de  Magalhaès  qui  ont 
fourni  un  travail  de  raisonnement  et  de  rétlexion  supérieur  à 
leur  âge.  Adam  de  Gizyeki,  Jean  Machemin  et  Louis  Charonnat 
m'ont  aussi  fait  bien  plaisir  par  une  attention  très  soutenue,  un 
travail  régulier  et  intelligent.  Entin  je  félicite  tout  particulière- 
ment Paul  Morin,  qui,  arrivé  seulement  à  Pâques,  a  prisa  cœur 
de  refaire  à  lui  seul  les  études  auxquelles  ses  camarades  avaient 
consacré  les  deux  premiers  termes,  et  de  leur  sacrifier  une 
partie  de  ses  temps  libres. 

Maintenant,  voici  ces  enfants  parvenus  à  la  moitié  du  cycle 
de  leurs  études  historiques  que  j'ai  commencées  avec  eux  l'an 
dernier.  Ils  me  semblent  aptes  à  poursuivre  avec  fruit  ce  travail 
qui  les  passionne.  Je  souhaite  que  la  bienfaisante  lumière  de  la 
Science  sociale  éclaire  pour  eux  «  la  nuit  »  traditionnelle  et  fausse 
du  moyeu  âge  qu'ils  vont  étudier  à  la  rentrée  prochaine. 


Rasée  également  sur  les  données  de   la    science  sociale,  le 
cours  de  géographie  a  été  assez  facilité  pour  les  enfants,  quoique 


de  l'école  des  roches.  511 

plus  développé  qu'on  ne  le  fait  ordinairement  en  7e.  Nous  avons 
commencé  par  les  pays  de  l'Europe  les  plus  simples  pour  ter- 
miner par  les  plus  compliqués. 

Voici  comment  se  font  les  cours. 

Sur  une  carte  physique  muette  du  pays  à  étudier,  nous  nous 
efforçons  d'établir  des  régions  déterminées  par  la  nature  du  sol, 
le  climat,  les  cours  d'eau  ou  les  mers  avoisinantes. 

Puis  les  enfants  cherchent  quelle  est  la  race  qui  peut  s'y  dé- 
velopper et  y  vivre,  quelles  y  seront  les  cultures,  élevage  et  in- 
dustrie. Nous  nommons  alors  les  fleuves,  les  montagnes.  Les 
enfants  discutent  et  raisonnent  l'emplacement  probable  des 
villes  que  nous  indiquons  sur  la  carte;  si  leurs  suppositions  sont 
réellement  réalisées,  nous  nommons  d'abord  ces  villes  par  la 
cause  ou  les  causes  qui  ont  dû  déterminer  leur  fondation  :  marché 
de  blé,  commerce  de  fourrures,  port  de  pêche,  croisement  de 
routes  importantes,  etc.  Enfin  nous  terminons  par  l'application 
aux  villes  de  leurs  noms  propres  qui  ne  sont  plus  qu'une  éti- 
quette à  poser  sur  ce  que  les  enfants  ont  l'impression  d'avoir 
découvert  eux-mêmes.  Alors,  nous  indiquons  les  bornes,  les 
divisions  politiques,  les  lignes  de  chemin  de  fer  du  pays  étudié. 
Le  résumé  des  cours  se  fait  sous  forme  de  plans  ou  de  tableaux 
que  les  enfants  copient  clans  leurs  excellents  cahiers  de  géogra- 
phie :  (E.  Sieurin,  classe  de  4e).  Sur  la  carte  physique  ils  indi- 
quent les  bornes,  fleuves,  montagnes,  divisions  naturelles.  En 
regard  le  tableau  de  chaque  région  avec  la  culture,  l'élevage, 
la  propriété,  les  produits  naturels,  le  commerce,  l'industrie, 
l'organisation  de  la  famille,  le  type  et  le  caractère  de  la  race. 
Sur  la  carte  politique  les  bornes,  les  divisions  politiques,  les 
villes,  les  chemins  de  fer.  En  regard  le  tableau  de  ces  villes 
avec  leur  commerce,  leur  industrie,  leur  spécialité. 

Pour  que  cette  étude  qui  déjà  intéresse  les  enfants  soit  de 
plus  en  plus  concrète,  j'ai  prié  plusieurs  de  leurs  camarades 
étrangers  ou  français  vivant  à  L'étranger  de  vouloir  bien  leur 
luire  des  conférences  sur  leur  pays  d'origine,  ce  qu'ils  onl  accepté 
avec  beaucoup  de  bonne  grAce  et  de  simplicité. 

Jean    Moussy,  de  V,  nous  u  donné  de  très  intéressants  détails 


512  LE    JOURNAL 

sur  Moscou  et  la  Russie  du  nord,  en  nous  en  montrant  de  nom- 
breuses photographies. 

Jean  de  Biesiekerski,  de  6e,  nous  a  parlé  de  la  Pologne  avec 
une  clarté  et  une  précision  que  sa  timidité,  au  début  de  la  con- 
férence, ne  nous  faisait  pas  espérer. 

Puis,  c'est  un  grand  élève  de  philosophie,  Eudoxe  Grigoro- 
vitza  qui  a  bien  voulu  exposer  à  ses  petits  camarades  ce  que 
pouvait  être  l'avenir  de  sa  patrie  :  la  Roumanie. 

Avec  beaucoup  d'entrain  et  de  bonne  humeur,  Ulysse  Hocotz, 
de  4°,  nous  a  parlé  de  la  Turquie,  et  grâce  à  ses  nombreuses 
cartes  postales  et  ses  plans  fort  bien  établis,  nous  a  fait  visiter 
Constantinople  d'une  manière  extrêmement  complète  et  agréa- 
ble. 

M.  Dupire  est  venu  nous  faire  un  récit  aussi  amusant 
qu'instructif  de  son  voyage  en  Italie  ;  mais  je  doute  fort  qu'après 
l'avoir  entendu  l'un  d'entre  nous  conserve  encore  des  illusions 
sur  la  probité  des  gondoliers  de  Venise,  de  si  poétique  mémoire 
pourtant. 

Albert  Thiébaut,  de  5e,  nous  a  vivement  intéressés  par  sa  con- 
férence sur  l'Espagne  et  sa  jolie  description  des  courses  de  tau- 
reaux. Après  lui,  José  de  Vigo,  également  de  5',  nous  a  parlé  de 
Rarcelone  en  nous  faisant  une  peinture  peu  engageante  des  en- 
gins explosifs  que  les  anarchistes  se  plaisent  à  y  fabriquer  et 
trop  souvent  à  y  faire  éclater.  Un  3e  élève  de  5e  est  enfin  venu 
nous  parler  du  Pays  Rasque  et  du  Réarn;  les  ruses  des  contre- 
bandiers-muletiers dont  il  nous  a  raconté  les  audacieux 
exploits  n'ont  plus  de  secrets  pour  nous,  et  les  photographies 
que  Léon  Gardères-Roux  nous  a  expliquées  pendant  sa  confé- 
rence, ont  été  très  admirées  de  ses  camarades. 

Dudley  Ellis,  de  5e,  nous  a  fait  visiter  la  Suisse  en  touriste,  nous 
indiquant  non  seulement  les  plus  jolis  points  de  vue,  les  excur- 
sions les  plus  pittoresques,  mais  nous  recommandant  encore  les 
meilleurs  hôtels  et  les  pAtisseries  dont  il  a  gardé  un  bien  fidèle 
souvenir! 

M.  Grunder  vient  ensuite  compléter  son  récit  en  parlant 
des  ressources  de  la  Suisse,  de  son  commerce,  de  ses  libertés, 


de  l'école  des  roches.  5131 

de  l'instruction  et  de  l'armée.  Les  photographies  montrées  au 
cours  de  la  conférence  ont  laissé  un  excellent  souvenir  aux 
enfants. 

A  son  tour,  Maurice  Aubry,  de  7e,  parla  à  ses  camarades  de 
classe  de  la  Savoie,  de  ses  glaciers,  de  ses  rapports  avec  la 
Suisse.  11  nous  a  beaucoup  intéressés  et  a  terminé  en  nous  re- 
commandant la  cure  d'air  à  Chamonix  en  attendant  que  nous  y 
puissions  faire...  la  cure  d'eau! 

Pierre  Petit,  de  4e,  avec  beaucoup  de  verve,  d'esprit,  et  une 
petite  pointe  de  malice  fit  une  très  jolie  causerie  sur  la  Belgique, 
Bruxelles  et  ses  monuments,  et  termina  par  un  parallèle  très 
amusant  entre  les  Flamands  et  les  Wallons. 

L'ouvrage  si  intéressant  de  M.  Paul  Bureau  sur  les  fjords 
de  Norvège  me  fournit  le  sujet  d'une  causerie  qui  sembla  inté- 
resser mes  garçons. 

Enfin  M,  Grunder  consacra  à  l'Angleterre  deux  soirées,  dont 
les  enfants  tirèrent  grand  profit. 

Je  puis  affirmer  que  les  résultats  ont  été  aussi  satisfaisants 
pour  la  géographie  que  pour  l'histoire.  Les  enfants  possèdent 
bien  ce  qu'ils  ont  appris  avec  entrain,  goût  et  application. 

Près  d'eux,  hélas,  ma  tâche  est  terminée.  Ce  n'est  pas  sans  un 
sentiment  de  regret  très  profond  que  je  les  quitte,  mes  chers 
petits  élèves,  après  avoir  eu  la  joie  de  les  suivre  pendant  deux 
ans,  et  de  mètre  efforcée  de  leur  donner  le  meilleur  de  moi- 
môme.  Mais  n'est-ce  pas  notre  rôle  d'éducateurs?  S'il  nous  confie 
le  labeur  parfois  pénible,  souvent  très  doux,  toujours  très  grand, 
du  semeur,  il  ne  nous  réserve  pas  les  joies  de  la  récolte. 
Malgré  l'abnégation  qu'elle  exige,  et  les  sacrifices  qu'elle  nous 
impose,  notre  tâche  reste  pourtant  bien  belle,  bien  consolante, 
bien  attachante,  tant  que  nous  avons  assez  de  lumière  pour  la 
comprendre,  assez  d'énergie  pour  la  réaliser. 

Valentine  Sainte-Marie. 


514 


LE    JOUBNAI. 


«   MON  ANNEE  GRECQUE  » 

L'effort  particulier  de  cette  année  scolaire  a  été  d'introduire 
dans  mon  enseignement  encore  plus  d'unité.  Cette  tache  m'a 
d'ailleurs  été  rendue  facile  par  la  direction  de  l'Ecole  et  mes 
petits  élèves  ont  parfaitement  compris  ce  à  quoi  je  voulais  les 
conduire.  Mon  vœu  le  plus  ardent  serait  qu'il  leur  restât,  de  ce 


LA    CLASSE   DK   4°    (PROF.    M.    DES  CHANGES). 


travail  commun,  un  souvenir  aussi  frais  et  aussi  vivifiant  que 
celui  que  j'en  conserverai  moi-même. 

Il  avait  été  préludé  à  ce  que  je  veux  appeler  «  mon  année 
grecque  »  par  la  mise  en  scène  à'Allkestis,  dont  il  a  été  dit 
un  mot,  dans  le  Journal  de  Tannée  dernière.  Qu'il  me  soit 
permis  d'y  revenir.  Monter  in-extenso  une  œuvre  d'Euripide 
n'était  pasun  mince  travail;  mais  j'avais  rencontré  tant  de  bonne 
volonté  chez  mes  collègues  et  chez  les  élèves,  que  ce  travail 
s'était  accompli  dans  la  joie.   Depuis,  au  bord  des  golfes  de  la 


de  l'école  des  roches.  515 

Grèce  elle-même  et  sur  les  remparts  de  Tirynthe,  il  m'a  été 
donné  de  me  remémorer  le  joli  décor  de  M.  Dupire,  son  platane, 
son  temple,  son  golfe  d'Iolcos  et  la  mâle  énergie  des  cris  de 
M.  Oddes.  Vraiment  les  métopes  d'Olympie  n'exprimèrent  pas 
mieux  le  héros!  Ajoutons  à  cela  une  admirable  et  douce  sé- 
lection de  Gluck,  faite  par  les  soins  de  M.  Parent  et  le  jeu  des 
enfants  parcourant  toute  la  lyre  du  pathétique  au  tendre.  Nous 
eûmes  vraiment  l'impression  de  ne  pas  avoir  trop  défiguré  la 
Grèce,  aux  yeux  de  nos  petits  auditeurs. 

Cette  tentative  synthétique  me  donna  le  désir  d'aller  à  l'ana- 
lyse. Je  demandai  la  classe  d'histoire  grecque!  Il  s'agissait, 
dans  l'espèce,  de  la  quatrième  qui  me  fut  assurée,  pour  la  ren- 
trée suivante.  C'était  une  classe  que  je  connaissais  et  que 
j'aime  particulièrement.  Des  enfants  de  treize  ans,  très  ardents, 
très  vivants,  vous  dévorant  des  yeux  et  réagissant  sous  le  mors. 
J'ai  la  sainte  horreur  des  classes  mortes.  L'art  d'un  bon  pro- 
fesseur est  une  équitation.  Il  faut  pouvoir  enlever  et  faire 
sauter  sa  classe,  quitte  à  risquer  parfois  des  ruades  ou  du  bruit; 
il  n'y  a  de  plaisir  qu'à  cela  et  si  l'animal  est  de  bonne  race 
il  est  vite  remis  dans  le  sentier,  ou  si  vous  préférez  d'autres  com- 
paraisons, je  veux  être  un  peu  chef  d'orchestre,  déchaîner  à 
plaisir  la  tempête  des  cuivres,  faire  tout  retomber  au  silence, 
puis  faire  sortir  du  silence  la  voix  d'un  premier  violon. 

J'avais,  en  quatrième,  tous  ces  éléments-là... 

Mais  pour  bien  parler  de  la  Grèce,  ne  faut-il  pas  connaître  la 
Grèce?  C'était  mon  très  vif  désir  et  ce  fut  l'avis  de  M.  Bertier. 
Or,  si  je  la  connaissais  dans  Leconte  de  Lisle,  en  fait  je  ne  la 
connaissais  pas.  Et  je  voudrais  que  l'on  admirât,  ici,  avec 
moi,  la  souplesse  de  notre  mécanisme  scolaire,  à  l'Ecole  des 
Roches.  Nous  formons  vraiment  une  «  École  »,  c'est-à-dire  un 
groupe  d'esprits  préférant  mille  fois  à  renseignement  livresque 
le  bel  enseignement  de  la  vie.  L'un  de  ces  esprit  est  porté  vers 
les  études  archéologiques.  Le  réprimera-t-on?  —  Non,  on  le  favo- 
rise et  ce  que  je  ferais  moi-même  pour  un  élève,  mon  directeur 
trouve  bon  de  le  faire  pour  moi.  11  sut  faciliter  ainsi,  de  toutes 
manières,  le  voyage  désiré  en  Grèce  et  grâce  ;'i   L'obligeance  de 


M6  LE   JOURNAL 

collègue  à  collègue,  je  pus  ne  revenir  à  l'École,  sans  la  moindre 
arrière-pensée,  que  quinze  jours  après  la  rentrée  En  serait-il 
de  même  dans  l'Université  ? 

Ce  que  fut  ce  voyage  «  aux  sanctuaires  de  la  Grèce  »  accompli 
sur  Y  Ile-de-France,  dans  une  admirable  croisière  de  la  Revue 
Générale  des  Sciences,  ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  l'énumérer 
en  détail.  Qu'il  me  suffise  de  dire  que  ce  fut  réellement  une 
fête  continuelle  des  yeux  et  de  l'esprit,  depuis  les  clairs  rochers 
étincelants  de  Delphes  jusqu'au  cratère  encore  sulfureux  de 
Santorin. 

Mais  dans  quelles  dispositions  pense-t-on  que  j'aie  pu  revenir, 
sinon  avec  un  zèle  nouveau  rallumé  au  foyer  d  Apollon  Délien, 
si  bien  exploré  par  la  France  et  avec  le  très  vif  désir  de  rendre 
largement  à  mes  petits  auditeurs  et  de  toute  mon  âme.  la  mon- 
naie de  cette  pièce,  de  ce  beau  «  talent  »  d'or  que  l'École  m'avait 
avancé.  Un  voyage  qui  était  une  sorte  de  mission  devait  m'inciter 
à  mieux  faire  ! 

Je  reprends  donc  ma  chaire,  j'attaque  l'histoire  ancienne;  j'en 
viens  à  l'histoire  de  la  Grèce.  Trois  conférences  publiques  ne  me 
semblent  pas  trop  pour  donner  idée  de  mon  voyage  et,  ici.  je 
suis  heureux  de  pouvoir  remercier  bien  affectueusement  M.  et 
Mme  Jenart  de  la  gentille  libéralité  avec  laquelle  ils  ont  bien 
voulu  nie  prêter  le  plus  beau  local  de  l'École,  la  salle  à  manger 
du  Vallon.  J'ai  beaucoup  à  remercier  aussi  mes  auditeurs  venus 
en  si  grand  nombre  à  ces  causeries  abstraites  dont  j'avais 
écarté  systématiquement  les  vues  photographiques;  trois  heures 
de  parole  libre  et  non  interrompue  ne  me  semblant  pas  exces- 
sives pour  peindre  à  grands  traits,  mon  voyage. 

Nous  nous  sommes  donc  promenés,  tranquilles  et  nouveaux 
Argonautes,  partout  où  avait  atterri  V Ile-de-France;  nous  avons 
visité  Olympie,  émergeant  des  boues  de  l'Alphée  el  VU  les  sou- 
bassements de  la  statue  de  Zeus  revenus  à  la  lumière  du  jour, 
nous  avons  embrassé,  de  l'Agora  de  Mycénes.  l'Argolide  tout  en- 
tière, toute  résonnante  encore  du  nom  d'Agamcmnon  et  nous 
sommes  montés,  dans  des  tilets  tremblants,  aux  couvents  ortho- 
doxes des  Météores. 


de  l'école  des  roches.  517 

Après  d'aussi  rudes  travaux ,  je  devais  à  mes  auditeurs  une 
compensation.  C'est  M.  Raugel  qui  m'aida  à  la  leur  donner 
abondante. 

L'exemple  des  chœurs  à'Alkestis  nous  avait  démontré  com- 
bien l'union  de  la  poésie  et  de  la  musique  est  agréable  et  nous 
savons  d'ailleurs  à  quel  point,  elle  fut  conforme  au  génie  grec. 
Voici  en  conséquence  ce  que  nous  disposâmes  : 
Un  châssis  de  projections  élevé  sur  des  marches,  pris  sous  un 
fronton  grec,  entouré  de  plantes  vertes,  se  voilant  d'un  rideau. 
À  droite  et  à  gauche  de  ces  marches,  comme  se  tiennent  au  Lou- 
vre Ylliade  et  l'Odyssée,  dans  Y  Apothéose  d'Homère,  deux  fi- 
gures drapées,  deux  jeunes  choéphores.  Une  salle  dans  la  pé- 
nombre, des  musiciens  cachés.  Voilà  que  le  rideau  se  réveille  et 
s'entr'ouvre  et  que  les  vues  défdent,  brièvement  commentées. 
Une  de  nos  choéphores  se  lève,  s'anime  un  peu,  s'appuie  à  la 
colonne  et  ce  sont  des  vers  de  Chénier;  puis  de  Hérédia,  des 
idylles  de  Samain;  chaque  pièce  est  adaptée  au  mirage  qui 
passe;  devant  le  trésor  même  des  Athéniens,  à  Delphes,  où  il 
fut  retrouvé,  dans  le  marbre  meurtri,  le  très  antique  hymne 
à  Apollon  est  exécuté  et  Mme  Trocmé  pousse  la  bonne  grâce  jus- 
qu'à évoquer  devant  nous  la  grande  plainte  orphique,  devant 
les  rochers  thessaliens. 

Rien  ne  peut  nous  montrer  davantage  quel  microcosme  nous 
formons,  à  l'École  des  Roches,  que  l'organisation  d'une  pareille 
séance.  Comme  les  passagers  d'un  navire  nous  devons  nous  suf- 
fire à  nous-mêmes.  C'est  une  solidarité  charmante  et  à  combien 
d'obscures  bonnes  volontés  est  dû  le  succès  d'un  moment!  celle 
des  professeurs  de  sciences  qui  derrière  le  rideau,  manœuvrent 
la  lanterne,  celle  des  professeurs  de  musique  qui  fraternellement 
collaborent,  celle  du  menuisier  enfin  sans, lequel  nul  châssis  ne 
se  tiendrait  debout.  Il  y  a  là,  une  petite  image  de  la  vie. 

...  Après  ces  séances  générales,  la  besogne  des  classes  journa- 
lières, dans  notre  gentille  Quatrième,  devait  être,  grâce  aux  ma- 
nuels, de  revenir  en  détail  sur  les  points  effleures;  ce  furent  des 
classes  claires  et  joyeuses  et  grâce  aux  documents  que  j'ai  rap- 
portés de  Grèce,  l'ornementation  matérielle  n'avait  jamais  été 


518 


LE    JOURNAL 


amenée  aussi  loin;  photographies  et  cartes  postales,  collections 
allemandes  et  françaises,  plans  agrandis  et  panoramiques,  tout 
fut  mis  à  contribution. 

Tout  cela  exposé,  non  simultanément,  car  l'enfant  se  blase  et 
se  lasse  quand  il  a  déjà  vu  ou  qu'il  ne  sait  point  voir,  mais,  suc- 
cessivement, et  dirai-je,  goutte  à  goutte,  rien  n'apparaissant  sur 
le  mur  qui  n'ait  été  d'abord  commenté  avec  soin  par  le  profes- 
seur et  qui  ne  puisse  devenir  un  sujet  de  devoir.  Et  pour  rap- 
procher davantage  encore  cette  vie  du  passé,  de  bonnes  photo- 
graphies harmonieuses  et  vivantes  de  Mounet-Sully  dans  Oreste 
ou  dans  Œdipe-Roi,  photos  devant  lesquelles  je  lirai  l'œuvre 
même  et  qui  la  camperont  dans  la  vie  et  ces  beaux  paysages 
grecs  de  René  Ménard,  qui  renferment  pour  moi  l'essentiel  et 
le  suc  de  la  beauté  antique,  mirée  en  des  yeux  d'aujourd'hui. 

L'image  n'est  pas  assez  :  j'avais  ambitionné  de  donner  aux 
enfants  la  sensation  directe  de  l'objet  authentique  et  de  leur 
inspirer  le  respect  attendri  des  frêles,  jeunes  et  vieilles  choses 
que  nous  a  rendues  le  passé.  La  création  voulue  d'un  musée  de 
la  classe  a  réalisé  mon  désir.  Non  pas  un  musée  permanent, 
mais  une  petite  vitrine  d'expositions  roulantes  et  alimentées  par 
des  prêts,  grâce  à  la  sympathie  et  à  la  bonne  obligeance  de  tous 
ceux  qui  détiennent  une  parcelle  du  Beau.  Certain  de  mes  élèves 
m'écrivait  en  vacances  :  «  Je  songe  au  musée  de  la  classe!  je 
vous  rapporterai  quelque  chose  ».  L'idée  a  donc  pris  corps;  nous 
avons  pu  montrer  de  petites  poteries  antiques  que  les  enfants 
prenaient  respectueusement  en  mains  et  qui  réintégraient  leur 
demeure  de  verre,  un  beau  Kratèr  très  pur  et  toute  une  théorie 
de  gracieuses  «  Tanagras  ».  On  jugera  simplement  parle  devoir 
ci-dessous,  à  peine  retouché,  qui  est  dû  à  Demelle  comment 
elles  ont  été  comprises. 

Grâce  à  tous  ces  détails,  mes  garçons  aiment  leur  classe  et  ont 
le  grand  souci  de  la  maintenir  propre,  sa  propreté  étant  la  base 
de  sa  beauté.  N'avons-nous  pas  déjà,  et  les  seuls  de  l'École,  ob- 
tenu sur  nos  murs  une  frise  au  pochoir?  Jamais  nul  accident 
aux  images  exposées  et  si  quelque  nouveau  n'étant  pas  au  courant 
écrivit  son  nom  sur  les  murs,  une  réprobation  unanime  sut  vite 


de  l'école  des  roches.  519 

lui  montrer,  en  l'espace  de  deux  jours,  quelle  est  notre  opinion 
sur  ces  coutumes-là. 

Au  point  de  vue  littéraire,  j'ai  gardé  la  méthode,  exposée  na- 
guère ici-même  :  pas  un  seul  sujet  de  devoirs,  de  lecture,  de  le- 
çon, de  dictée,  d'entretien,  qui  sorte  du  courant  de  nos  études 
grecques.  Toujours  moderniser  d'ailleurs  mon  enseignement  et 
parler  du  présent  pour  aller  au  passé,  se  souvenir  que  Phocée 
est  la  mère  de  Marseille  :  tel  combat  homérique  devient  étourdis- 
sant, conté  sur  l'accent  marseillais  :  je  ne  craignais  pas  de  le  faire 
pour  que  l'enfant  criât  «  Oh  !  que  cela  est  près  !  »  ;  faire  connaître 
plutôt  de  grands  et  beaux  ensembles,  des  chants  entiers  d'Ho- 
mère, des  tragédies  totales  que  de  nous  attacher  aux  infiniment 
petits,  éveiller  les  esprits,  cultiver  ce  précieux  monopole  de 
l'homme,  seul  des  êtres  créés  dont  l'esprit  soit  curieux  du  passé 
de  sa  race,  faire  goûter,  faire  aimer. 

J'entends  deux  objections  : 

Tout  cela  est  très  bon;  mais  pourquoi  attacher,  dans  une  école 
moderne,  une  importance  si  grande  aux  choses  du  passé,  lorsque 
ces  petits  esprits  vont  se  trouver  orientés  par  la  force  du  temps 
et  vos  méthodes  mêmes,  plutôt  vers  l'avenir? 

Je  réponds  à  cela  :  nous  sommes  en  Quatrième  ;  il  s'agit  là 
d'enfants  et  nous  leur  racontons  de  belles  et  vraies  histoires  : 
celles  de  l'enfance  des  hommes.  J'ajouterai  encore  :  qu'on  ne  s'il- 
lusionne pas;  le  fragment  du  programme  que  je  viens  d'étudier 
dans  l'ensemble  du  plan  n'occupe  qu'un  professeur  pendant  cinq 
mois  d'études,  et  ce  n'est  pas  beaucoup.  Et  s'il  reste  certain  que 
tout  en  préparant  au  baccalauréat  du  cycle  latin-grec  nous  n'y 
incitons  pas  aussi  vivement  qu'ailleurs,  ne  devons- nous  pas  néan- 
moins —  plus  nous  développerons  l'esprit  mathématique,  dé- 
velopper l'esprit  de  finesse.  Certes  notre  idéal  ne  saurait  être, 
aux  Roches,  de  créer  des  esthètes  ;  non  pas  :  tout  au  plus  des 
«  Mécènes  ».  C'est  déjà  quelque  chose!  Notre  idéal  aux  Hoches 
c'est  le  «  Roi  de  l'Acier  »  qui  se  délasse  à  couper  le  volume  d'un 
poète  ou  à  regarder  sur  son  mur  une  paysannerie  de  Millet; 
c'est  l'extraordinaire  M.  Croult  gagnant  une  fortune  énorme 
dans  les  pâtes  alimentaires  et  en  prélevant  une  partie  pour  s'é- 


fi  20  LE   JOURNAL 

lever  l'esprit,  dans  un  sursaut  snhit,  au-dessus  de  ses  livres  de 
compte,  par  la  contemplation  de  ses  Reynolds  et  de  ses  Turner. 
Mais  qu'il  est  difficile  de  contenter  tout  le  monde  :  j'entends 
une  autre  voix,  celle  du  vieux  classique,  qui  me  dit  à  l'oreille  : 
«  Vous  aurez  vu  trop  vite,  cette  belle  épopée  grecque  et  l'ayant 
vue  trop  vite  vous  n'en  aurez  rien  vu  ».  —  Non,  rassurez-vous, 
cher  classique,  certes  nous  n'aurons  pas  moisi  sur  un  vieux  texte 
mais  est-il  nécessaire?  Nos  garçons,  je  suppose,  à  la  fin  de  l'an- 
née, n'auront  pas  à  brûler,  en  barbare  feu  de  joie,  leur  poudreux 
Démosthènes;  ils  auront  le  regret  d'avoir  passé  trop  vite  et  vu 
des  côtes  de  Grèce  un  peu  ce  qu'on  en  voit  par  la  fente  d'un  hu- 
blot. Mais  c'était  si  joli,  au  soleil  de  treize  ans,  qu'ils  garderont 
sans  doute  —  et  n'est-ce  pas  la  victoire?  —  ce  souvenir  de  Grèce  : 
«  C'est  un  peu  la  patrie;  et  nous  y  reviendrons  !  » 

Mené  Des  Granges. 

P.  .S.  —  Cette  année  «  grecque  »  s'est  terminée  par  une  visite  à 
l'École  des  Beaux-Arts  et  au  Louvre.  L'auteur  de  l'article  me  par- 
donnera de  dire  ici  combien  j'en  fus  ravi.  Et  je  ne  fais  pas  allusion 
seulement  à  la  chaude  parole  et  au  sympathique  enthousiasme  de  notre 
guide,  mais  surtout  à  l'étonnante  formation  qu'il  a  su  donner  à  ses 
élèves  de  douze  ans;  ils  allaient  droit  aux  plus  belles  choses  de 
l'antiquité,  les  regardaient  de  leurs  grands  yeux  humides,  trou- 
vaient un  mot  charmant  pour  dire  une  émotion  qu'on  sentait  vraie 
et  ajoutaient  souvent  un  petit  commentaire  historique  tout  à  fait 
exact.  Le  lendemain,  ils  racontaient  en  classe  leur  voyage  sans  rien 
oublier  d'essentiel  —  et  avec  une  joie  et  un  entrain  qui  devaient 
être  pour  leur  maître  la  meilleure  des  récompenses.  Qui  d'entre 
nous  n'a  pas  à  envier  ces  enfants? 

(i.  IL 

Tanagras. 

1.  Penthalis  se  rend  au  marché,  mais  toul  «l'un  coup,  patatras  : 
voilà  sa  bourse  qui  tombe.  Quel  malheur!  D'un  geste  prompt,  la 
jeune  femme  se  baisse  pour  recueillir  les  pièces.  Elle  est  accroupie, 
une  main  en  avant  pour  ramasser  ci  baisse  l'autre  par  derrière,  pour 
faire  contre-poids  à  son  corps  qui  est  très  en  avant.  Penthalis  est  nu 


de  l'école  des  rociies.  521 

peu  gauche  et  lourde.  Ses  bras  sont  un  peu  gros.  Elle  n'a  rien  sur 
la  tête.  Son  khitôn  est  court  et  relevé  à  la  ceinture.  Ses  cheveux  sont 
noués  simplement. 

II.  Assise  solitaire,  sur  un  banc,  au  milieu  des  tombes,  de  pierre 
sculptée  pour  les  riches  ou  de  pierre  brute  pour  les  pauvres,  une 
femme  est  là  qui  pleure  en  songeant  à  celui  qu'elle  a  perdu,  à  son 
compagnon  de  vie  qui  est  parti  dans  le  sombre  Hadès.  Elle  a  ramené 
son  grand  voile  sur  sa  figure  pour  oublier,  un  instant,  les  choses  de 
ce  monde  et  ne  penser  qu'à  ce  cher  disparu.  Sa  tunique  traîne -élé- 
gamment par  terre.  D'une  main,  elle  tient  son  voile  et  laisse  pendre 
l'autre  lamentablement.  J'aperçois  un  de  ses  pieds  chaussés  de  san- 
dales. En  regardant  bien,  nous  distinguons  son  visage  triste.  Elle  a 
les  traits  fins.  Il  reste  encore  sur  sa  figure  les  traces  d'une  colora- 
tion; mais  sur  le  reste  du  corps,  elle  a  complètement  disparu  :  le 
bandeau  qui  retient  ses  cheveux  se  distingue  à  peine. 

III.  Timécrate  est  prête  à  sortir.  Elle  franchit  le  seuil  de  sa  maison. 
Tout  est  bien  en  ordre.  Elle  a  recommandé  à  sa  fille  de  surveiller 
les  servantes  et  de  tisser  la  laine.  Ainsi,  tout  ira  bien.  Timécrate  va 
se  diriger  vers  le  marché.  Elle  a  mis  son  khitôn;  par-dessus,  son 
Inanition  lui  recouvre  la  tête  et  les  épaules,  de  façon  qu'elle  pourra 
l'abaisser  sur  sa  figure  pour  se  protéger  des  regards  indiscrets.  Elle 
a  le  visage  fin,  les  traits,  le  nez,  les  lèvres  élégants;  mais  le  soleil 
est  fort  et  son  chapeau  pointu,  aux  larges  bords,  ne  lui  sera  pas 
inutile.  Elle  se  fait  la  raie  au  milieu  et  ses  cheveux  s'en  vont  par 
touffes  des  deux  côtés.  Son  pied  est  chaussé  de  bottines  et  non  plus 
de  sandales.  A  la  main,  elle  tient  son  bel  éventail  bleu,  en  forme  de 
lotus.  Elle  s'en  va  tranquillement  à  ses  affaires... 

.1.  Demelle. 

(13  ans.  Classe  de  Quatrième.) 


L'ENSEIGNEMENT  DU  LATIN  DANS  LA  CLASSE 
DE  QUATRIÈME. 

Je  suis  arrivé  aux  Hoches  persuadé  qu'on  avait  tort  de  ne  pas 
appliquer  à  l'étude  des  langues  mortes  et  en  particulier  du  latin 
la  méthode  moderne,  dite  directe,  à  peu  près  universellement 
adoptée  pour  l'étude  des  langues  vivantes. 

Les  expériences  faites  par  moi  dans  les  Écoles  Berlitz  me  fai- 
saient désirer  vivement  de  tenter  cette  expérience  et  M.  Bertiernon 


522  LE   JOURNAL 

seulement  me  donna  l'autorisation  nécessaire,  mais  encore  m'en- 
couragea dans  cette  voie  et  me  soutint  souvent  par  ses  approba- 
tions et  ses  conseils. 

Il  me  semblait  que  ce  serait  une  aide  précieuse  pour  L'élève 
que  de  pouvoir  employer  verbalement  le  latin  dans  des  conver- 
sations très  simples  se  rapportant  aux  événements  quotidiens 
de  la  vie  d'écolier. 

Le  plan  d'études  que  je  dressai,  et  auquel  j'estime  que  l'on 
devrait  s'astreindre  pour  retirer  de  la  méthode  directe  tout  ce 
qu'elle  peut  donner  d'excellent,  est  le  suivant. 

En  premier  lieu,  faire  de  la  salle  de  classe  un  milieu  qui  re- 
flète et  reproduise  la  vie  latine  privée  et  publique,  agreste  et 
urbaine,  civile  et  militaire,  commerciale,  artistique,  coloniale. 
On  obtiendra  ce  résultat  en  peuplant  la  salle  de  classe  d'objets, 
dessins,  photographies,  cartes  géographiques,  cartes  postales, 
illustrations  de  toutes  sortes  et  inscriptions  rappelant  le  plus 
immédiatement  possible  la  vie  latine  dans  ses  manifestations 
les  plus  diverses. 

Une  fois  l'ambiance  créée,  on  peut  aborder  sans  autre  préam- 
bule l'étude  linguistique  proprement  dite  en  employant  la 
méthode  directe  :  création  progressive  du  vocabulaire  en  s'ai- 
dant  des  éléments  concrets  fournis  par  les  objets  énumérés 
plus  haut,  puis  initiation  également  progressive  aux  différentes 
notions  concernant  les  déclinaisons  et  les  conjugaisons  au  moyen 
de  phrases  d'abord  très  courtes  et  très  simples,  et  peu  à  peu  plus 
longues  et  plus  complexes  impliquant  des  données  de  syntaxe 
qui.  seraient  fournies  au  fur  et  à  mesure  par  le  profes- 
seur. 

Une  fois  les  élèves  capables  de  se;  faire  comprendre,  une  voie 
de  perfectionnement  illimité  se  trouve  ouverte  par  le  moyen  de 
lectures  de  textes  soigneusement  choisis  et  gradués,  de  commen- 
taires explicatifs,  de  recherches  effectuées  dans  des  textes  diffé- 
rents à  propos  de  variantes  ou  de  ponctuations  différentes.  Avoir 
soin  toujours  de  concrétiser  le  plus  possible  et  de  figurer  à 
l'aide  desobjets  que  contient  la  classe  le  milieu  historique  et  les 
données  matérielles  concomitantes  aux  événements  relatés  au 


de  l'école  des  roches.  .">23 

cours  des  lectures  faites  ou  des  idées  personnelles  émises  par 
l'auteur.  On  choisira  de  préférence  des  textes  de  géographie, 
d'histoire,  d'agriculture  et  même  de  jeux,  comme  étant  plus 
aptes  à  fournir  des  éléments  objectifs  destinés  à  stimuler  la 
curiosité  et  l'intérêt  de  l'élève. 

C'est  en  partie  seulement  qu'il  me  fut  donné  de  réaliser  ce 
plan  dont  la  pratique  m'a  permis  d'ailleurs  de  préciser  bien 
des  points  et  d'arrêter  d'une  façon  plus  précise  les  grandes 
lignes. 

La  première  difficulté,  celle  qui,  à  mon  sens  fut  la  plus  grande 
résidait  dans  ce  fait  que  les  élèves  qui  me  furent  donnés  avaient 
été  déjà  partiellement  initiés  au  latin  suivant  la  méthode  tradi- 
tionnelle. Sans  parler  de  l'inconvénient  qu'il  y  a  toujours  à  chan- 
ger de  méthode  en  cours  d'étude,  je  fis  bien  vite  l'expérience 
que  mes  élèves  en  savaient  trop  et  trop  peu  tout  ensemble  pour 
constituer  le  groupe  qu'il  m'auraitfallu  pour  appliquer  intégrale- 
ment mon  programme. 

Je  rencontrai  une  seconde  difficulté  lorsqu'il  s'agit  pour  moi 
de  réunir  les  objets  dont  j'ai  fait  l'énumération  plus  haut;  je 
m'aperçus  vite  d'ailleurs  qu'il  m'était  facile  de  suppléera  la  plu- 
part et  de  me  contenter  dans  les  débuts  d'un  petit  nombre.  Je 
trouvai  dans  l'énumération  des  différentes  parties  du  corps,  des 
travaux  ordinaires,  des  jeux,  des  constructions  dans  l'explica- 
tion du  calendrier  et  de  la  division  du  temps  une  abondante 
matière  à  exercices. 

Un  peu  décontenancés  les  premiers  jours,  mes  élèves  compri- 
rent vite  ce  que  ce  système  avait  de  plus  attrayant,  de  plus  vivant, 
et  je  ne  crois  pas  exagérer  en  affirmant  qu'ils  trouvent  cette  mé- 
thode appliquée  à  l'étude  du  latin  d'un  usage  aussi  normal  que 
s'il  s'agissait  d'une  langue  vivante. 

Pour  ma  part,  cet  essai  a  pleinement  confirmé  L'hypothèse 
que  j'ai  formulé  au  commencement  de  ce  petit  compte  rendu.  Je 
suis  entièrement  convaincu  que  la  méthode  directe  appliquée  à 
l'étude  des  langues  mortes  est  à  la  fois  plus  normale  ef  plus  fruc- 
tueuse, et  les  résultats  constatés  par  M.  Cartault,  professeur  de 
latin  à  la  Sorbonne,  viennent  confirmer  ce  que  j'avance.    Au 


524  LE    JOURNAL 

cours  de  la  visite  faite  dans  ma  classe  par  ce  professeur,  un  de 
mes  élèves  interrogé  sur  les  diverses  parties  du  corps  humain  a 
pu  en  désigner  en  latin  correct  une  vingtaine  environ. 

M.  Bertier  a  bien  bien  voulu  me  dire  qu'il  était  satisfait  du  ré- 
sultat obtenu  :  qu'il  soit  ici  remercié  de  ses  encouragements  et 
de  ses  conseils  qui  m'ont  été  d'un  secours  précieux,  dans  cette 
expérience  que  je  suis  heureux  d'avoir  faite  et  qui  ouvrira  je 
l'espère  la  voie  à  une  réforme  utile  au  développement  intellec- 
tuel de  nos  garçons. 

Amedeo   Gardelli. 


LINSEGNAMENTO    DELL    ITALIANO 

1  fratelli  Fabras  e  de  Vigo  furonoi  miei  prinii  allievi  d'italiano 
e  formarono  un  gruppo  veramente  omogeneo.  Essi  mostrarono 
fin  dal  principio  di  interessarsi  molto  allô  studio  délia  lingua 
che  più  ha  affinità  colla  loro,  la  spagnuola;  e  poiché  già  cono- 
sccvano  l'italia  ed  erano  entusiasti  di  tutto  quanto  essa  ha  di 
bello  e  di  caratteristico,  cosi  mi  riusci  facile  di  dar  loro, 
presto,  unabase  di  conosçenza  anche  teorica  délie  forme  gram- 
maticali,  pur  allargando  costantemcnte  il  vocabolario,  intro- 
dotto  ed  usato  per  mezzo  di  continuo  dialogo.  La  descrizione 
de'  viaggi  da  loro  fatti  in  Italia,  la  dcttatura  e  lo  studio  del 
testo  d'arie  c  pezzi  musicali  preferiti,  ci  gïovarono  molto  a 
rend  ère  più  nutrito  e  variato  il  nostro  dialogo,  fino  a  prender 
talvolta  caratterc  di  conversazione  libéra. 

De  Barrau  c  Adler  furono  sempre  troppo  occupati  per  poter 
dedicare  più  tempo  e  maggior  volontà  allô  studio  dcll'  italiano, 
che  per  loro  riusci  un  esercizio  e   insieme  un  passa  tempo. 

Più  seriamente  studio  P.  Sauvairc-.lourdan  che  si  propose  di 
applicarsi  tanto  da  riuscire  asuperare  gli  esami  d'italiano  alla 
licenza  liceale,  a  fine  luglio  ed  avère  délia  lingua  una  tal  cono- 
sçenza do  servirsene  anche  più  tardi  per  la  lettura  e  gli  studi 
di  materia  artistica,  che  sono  la  sua  principale  passione. 

Noi  non  usanimo  che  l'italiano  :  dalle  prime  Lezioni  oggetlive 


de  l'école  des  rocues.  525 

si  passô  gradatamente,  a  tutti  gli  argomenti  più  svariati  : 
i  numeri  edi  conti,  le  cose  circostanti,  i  dati  geometrici,  le 
misure,  gli  alimenti,  il  corpo  umano,  le  azioni  délia  vita 
ordinaria,  gli  animali,  le  funzioni,  il  tempo,  i  mestieri,  la  casa, 
i  viaggi,  la  città,  la  campagna,  le  professioni,  i  negozi,  gli 
studi,  le  industrie,  le  scienze,  le  arti,  la  corrispondenza  ecc.  : 
il  nostro  procedimento  fu  quello  délia  continua  domanda  e 
risposta  e  dcll'  impiego  di  elementi  già  noti  ail'  allievo  per 
fargli  intuire  termini  o  nozioni  teoriche  nuove  :  il  principio  fu 
qucllo  di  contare  molto  sull'  esercizio  paziente  e  ben  fatto,  e 
meno  sulla  teoria.  Appena  fatta  una  série  di  domande,  invertii 
le  parti,  facendo  far  lo  stesso  dall'  allievo  a  me  ;  cosi  corne  moite 
coso  dette  al  présente,  si  ridicevano  al  passato  ed  alfuturo,  poi 
in  costruzione  dipendente,  ipotetica,  condizionale  ecc. 

Sauver  potè  leggere  e  studiare  anche  due  opère  :  «  Le  vite  » 
di   G.  Vasari  e  «  L'autobiografia  »  di  Benvenuto  Cellini. 

Il  Signor  Prof  Grunder  conosceva  già  l'italiano  e  le  mie 
lezioni  ebbero  lo  scopo  di  fargliene  fare  la  revisione,  colman- 
done  le  eventuali  lacune  e  perfezionandolo  dove  oceorresse. 

Egli  lavorù  molto  anche  in  iscritto  e  da  solo,  facendo  letture, 
riassunti  e  componimenti.  La  buona  conoscenza  che  il  Prof 
Grunder  aveva  clell1  italiano  ed  il  suo  serio  metodo  di  studio 
mi  resero  questc  lezioni  facili  e  interessanti  :  tanto  più  che, 
presto,  ci  riducemmo  entrambi  —  corne  su  terreno  preferito 
—  aile  canversazioni  d'argomento  pedagogico. 

A.  Gardelli. 


A  JUNGLE  IN  INDIA 

It  is  midday.  The  sky  is  cloudless  and  of  a  paie  blue 
shade.  The  sun  is  shilling  and  the  température  is  warm,  very 
warm. 

Not  a  souud  is  to  bc  heard,  not  even  the  humming  of  ;iu 
insecl  !  The  brook  is  ûowing  slowly,  as  if  gliding,  and  its 
murmur  can  hardly  bc  heard.     The  wind  is  as  ifslackened  by 

3G 


•")^<i  LE   JOURNAL 

the  beat.  On  the  horizon  very,  very  far  away  lise  the  high 
snow  crowned  peaks  of  the  Himalayas,  reflecting  as  diamonds 
the  rays  of  the  sun.  By  moments  the  faintsinging  of  a  solitary 
bird,  or  the  écho  of  a  falling  branch  carried  by  the  wind  can 
be  heard.  The  trading,  creepers  and  ])ushes,  suspended  on  the 
high  branches  of  the  trees,  overhang  the  murmuring  brook, 
and  form  a  beautiful  green  arch.  Everything,  animais  and 
insects,  are  sleeping  during  the  heat  of  the  day. 

The  sun  is  low  on  the  horizon;  the  western  side  of  the  sky  is 
getting  a  darker  shade,  some  ciouds  corne  up  which  the  sun 
colours  blue  or  red  or  orange. 

The  jungle  begins  to  be  alive  :  the  birds  begin  to  sing,  the 
brook  as  ifwakingup  from  its  lonu  drowsiness,  scems  to  ilow 
quicker,  the  wind  is  stronger,  the  air  is  fresher.  Some  insects 
with  strange  metallic  tints,  blue  or  red  pass  humming  through 
the  air,  the  buzling  of  the  small  mosquitoes  is  becoming 
stronger.  Every  animal  wakes  up  to  eat  and  to  drink.  It  is 
dusk. 

The  sky  is  of  a  deep  blue  shade,  common  to  equatorial  coun- 
tries,  some  light  ciouds  corne  up  and  disappear  as  they  came. 
The  stars  peep  through  the  trees.  The  full  moon  rises  up  whose 
pale  beams  shine  over  the  living  jungle. 

The  tiger  growls  in  the  dark  paris  of  the  jungle,  and  some 
bird  frightenedby  the  noise  llics  through  the  trees.  But  slowly 
the  noise  dies  away  and  every  animal  gets  in  its  den  ornest. 

The  jungle  is  sleeping.  Suddenly  the  écho  of  the  clamour  of 
an  animal  caught  by  a  tiger  is  heard  and  the  frightened  animais 
move  in  the  dark  for  a  moment,  but  soon  relapse  into  silence 
The  brook  murmurs  the  whole  night,  reflecting  the  moon's  rays 
in  sparks  of  light  likc  tiny  precious  stoncs.  Ail  is  hushed  in 
the  jungle  :  it  is  midnighl  ! 

A.    S.    DA    SlLVEIRA    ClNTRA, 

Secondi   moderne. 


de  l'école  des  roches.  527 


Les  Sciences  naturelles  à  l'École. 

Les  rapports  insérés  annuellement  dans  ce  Journal  disent  très 
clairement  ce  qu'a  été  jusqu'ici  à  l'École,  l'enseignement  des  sciences 
naturelles.  Je  pourrais  dès  lors  me  borner  à  constater  que  durant 
cette  année,  des  efforts  sérieux  ont  été  faits  pour  maintenir  tout  au 
moins  les  positions  acquises,  s'il  n'y  avait  lieu  de  mentionner  quel- 
ques transformations  récemment  inaugurées  après  entente  avec 
M .  Bertier,  toujours  soucieux  des  améliorations  possibles. 

Comme  par  le  passé  ,  l'enseignement  comprend  :  la  zoologie,  la 
botanique,  la  géologie  et  en  outre,  depuis  le  début  de  cette  année, 
la  géograpbie  générale.  Les  cours  sont  partagés  en  deux  cycles  et 
ainsi  répartis  : 

r   zoologie  :  classe  de  7e 

Ier  Cycle  )  botanique  :  6e 

(  géologie  :  — ■        5e 

/  zoologie  :  —        4° 

botanique  :  'Ae 

géologie  et  géographie 

générale  :  —        2e 


2"  Cycle 


Un  cours  d'anatomie  et  de  physiologie  animales  et  végétales  des- 
tiné aux  élèves  des  classes  de  Philosophie  et  de  Mathématiques 
Elémentaires  complète  et  termine  la  série. 

L'enseignement  est  essentiellement  pratique,  démonstratif  ou 
expérimental,  dans  la  mesure  du  possible  et  cherche  à  donner  à  l'é- 
lève une  éducation  scientifique  intelligente,  raisonnée  et  complète, 
plutôt  qu'exclusivement  mnémonique.  Il  comprend  des  cours  el  îles 
travaux  .pratiques;  mais  de  plus  en  plus  ces  derniers  sont  considérés 
comme  un  complément  utile  aux  cours  et  non  plus  comme  pouvant 
les  remplacer. 

Les  transformations  qui  viennent  d'être  signalées  ont  précisément 
pour  avantage  de  rendre  l'enseignement  plus  méthodique,  plus  ra- 
tionnel, plus  complet.  Les  cours  des  premiers  cycles  qui  font  l'ini- 
tiative du  débutant  doivent  l'habituera  l'observation,  toul  en  le  fa- 
miliarisant avec  les  expressions  scientifiques,  les  seules  précises.  El 
comme  les  mots  nouveaux  correspondent  à  des  choses  qu'il  peul 
voir  et  observer,  il  les  apprendra  sans  trop  de  difficultés  el  sans  être 
rebuté. 

far  l'observation,  il  arrivera  facilement  au  raisonnement,  parce 


528 


LE   JOlliNAL 


que  bientôt,  pour  pou  que  sa  curiosité  soit  bien  dirigée  et  intelli- 
gemment soutenue,  il  ne  se  contentera  plus  de  voir,  il  voudra  savoir 
comment  sont  les  choses  et  pourquoi  elles  sont  ainsi.  Dès  lors,  l'élève 
s'intéressera,  le  goût,  l'amour  du  travail  seront  chez  lui  les  consé- 
quences de  sa  curiosité,  de  son  besoin  de  savoir  ou  de  comprendre. 
Pendant  les  années  du  second  cycle,  il  pourra  alors  aller  plus 
avant,  aborder  des  questions  plus  théoriques,  ardues  même  ou  ré- 
putées telles.  Ainsi,  il  progressera  rationnellement,  augmentant  ses 


I.  V   SALLE    I)  IIISToild.    \  Il  l  l!l  II  I 


connaissances  el  surtout  acquérant  de  précieuses  qualités,  en  même 
temps  qu'une  formation  intelligente  et  des  connaissances  solides 
basées  sur  des  faits  bien  observés  el  bien  compris. 

Il  pourra  paraître  étrange  peut-être,  que  la  géographie  générale 
soit  actuellement  rattachée  aux  sciences  naturelles.  Ce  l'ait  n'est  ce- 
pendant que  rationnel  el  se  justifie  très  facilement  par  les  rapports 
nombreux  et  étroits  qui  relient  celte  science  avec  la  géologie  notam- 
ment. Par  ailleurs,  il  est  conforme  aux  conceptions  géographiques 
actuelles  très  développées  en  Allemagne,  en  Amérique  el  si  admira- 
blement vulgarisées  en  France  par  E.  Reclus  el  M.  de  l. apparent. 

Dans  son  orientation  actuelle,  la  géographie  générale  esl  une  science 

complètement  rajeunie:  d'abstraite  el  sèche  qu'elle  était,  elle  est  de- 


de  l'école  des  roches.  529 

venue  explicative  et  raisonnée;  elle  se  place  désormais  à  côté  des 
sciences  d'observations,  de  la  géologie  surtout  dont  elle  est  devenue 
une  branche  :  la  gA&morphogénie. 

Toutes  ces  considérations  qui  sont  plutôt  de  simples  réflexions 
pourront  paraître  puériles  peut-être,  cependant  elles  prêtent  à  con- 
fusion parfois  et  pour  bien  des  personnes  encore,  les  sciences  na- 
turelles n'ont  d'autre  valeur,  que  de  satisfaire  aux  exigences  des 
programmes  ou  de  faire  passer  plus  ou  moins  agréablement  quelques 
instants.  Toutefois,  depuis  quelques  années,  ces  opinions  sont  un  peu 
moins  générales  et  les  sciences  naturelles  sont  de  mode  et  reçues 
dans  les  salons,  comme  la  philosophie  l'était  jadis.  En  insistant  ici, 
sur  ce  sujet,  j'ai  simplement  voulu  bien  faire  ressortir  la  valeur  édu- 
catrice  d'un  enseignement  basé  sur  l'observation  rigoureuse  et  pré- 
cise et  visant  chez  l'élève  le  développement  de  l'intérêt  scientifique 
et  du  travail  personnel. 

La  situation  de  l'École  en  pleine  campagne  est  des  plus  favorables 
à  l'enseignement  des  sciences  naturelles  et  au  travail  personnel  des 
élèves^  La  région  est  excellente  pour  les  collections  de  botanique  et 
de  zoologie  :  la  flore  et  la  faune  sont  relativement  riches  et  variées. 
Elles  ont  été  étudiées  en  des  excursions  nombreuses  et  par  des 
pêches  ou  des  dragages  parfois  très  fructueux.  Les  échantillons  re- 
cueillis sont  en  général  déterminés  par  les  élèves  eux-mêmes  soit 
directement  par  analyse,  par  exemple,  au  moyen  des  Flores  de 
Bonnier  pour  les  plantes,  soit  par  comparaison  aussi,  à  l'aide  des 
ouvrages  illustrés  des  diverses  bibliothèques  des  Naturalistes. 

Pour  la  géologie  et  la  paléontologie  nous  sommes  moins  bien  fa- 
vorisés :  l'argile  à  silex,  produit  d'altération  de  la  craie  par  les  eaux 
superficielles  est  très  monotone  et  assez  pauvre,  elle  nous  a  cepen- 
dant livrés  d'excellents  échantillons  d'échinodermes  et  de  spongiaires 
de  la  craie.  Il  est  absolument  nécessaire  que  les  élèves  visitent  les 
terrains  plus  anciens  de  l'ouest  ou  du  nord,  comme  aussi  les  forma- 
lions  plus  récentes  et  si  intéressantes  du  bassin  de  Paris  et  il  faudra 
organiser  des  excursions  régulières  pour  les  classes  de  géologie. 
Au  début  de  l'année  les  élèves  des  classes  supérieures  ont  visité  les 
riches  collections  du  Muséum  de  Paris,  particulièrement  les  galeries 
de  zoologie  et  de  paléontologie. 

Les  collections  de  l'Ecole  sont  en  général  suffisantes.  Avec  quelques 
élèves  nous  avons  commencé  leur  classement.  Quelques  séries  spnl 
incomplètes  et  il  faudra  acheter  quelques  échantillons. 

Pour  l'an  prochain,  les  collections  seront  classées  el  complètement 
déterminées,  lejardin  botanique  sera  régulièrement  organisé  el  enfin 
un  cours  de  cartographie  pratique  complétera  l'enseignemenl  général. 


o,'J0  LE   JOURNAL 

En  lerminant  ces  pages,  je  ne  puis  m'empècher  de  dire  un  mot 
du  «  laboratoire  »,  hélas!  encore  futur  et  cependant  si  ardemment 
désiré  depuis  bien  longtemps.  De  plus  en  plus  la  salle  actuelle  est 
insuffisante  et  une  réorganisation  s'impose  :  un  laboratoire  avec  salle 
de  cours  et  salle  de  travail  bien  organisées  pouvant  grouper  les 
collections  et  l'outillage  de  travail  faciliterait  beaucoup  l'enseigne- 
ment et  ne  contribuerait  pas  peu  à  développer  chez  les  élèves,  le 
goût  du  travail  personnel.  Je  veux  espérer  que  ce  vœu  est  exprimé 
pour  la  dernière  fois  dans  ce  journal  et  que,  Tan  prochain,  l'histoire 
naturelle  aura  enfin  comme  la  chimie  et  la  physique  son  «  chez  soi.  » 

E.  Fleury. 


LE  COURS   DE    SCIENCE    SOCIALE 

A  la  suite  de  la  perte  que  nous  pleurons  encore,  j'ai  été 
amené  à  enseigner  la  science  sociale,  dans  le  cours  même  où, 
les  années  précédentes,  je  m'étais  assis  en  qualité  de  simple 
élève,  écoutant  la  chaude  parole  du  maître. 

Edmond  Demolins  avait  le  talent,  non  seulement  d'intéresser 
les  élèves,  mais  de  les  associer  à  ses  travaux.  Il  les  mettait  au 
courant  de  ses  projets,  et  les  faisait  collaborer,  d'uue  façon  ou 
d'une  autre,  à  son  œuvre. 

Ne  pouvant  prétendre  à  un  tel  résultat,  je  ne  me  dissimulais 
pas,  en  inaugurant  mon  enseignement,  les  difficultés  de  la  tâ- 
che que  j'entreprenais;  mais  une  idée  me  soutenait  :  être  le 
lien  entre  les  nouveaux  élèves  et  L'œuvre  de  l'ancien  maître 
l'œuvre  non  pas  telle  qu'elle  était,  mais  telle  qu'elle  devait  être 
continuée!  11  ne  m'eût  pas  pardonné  d'agir  autrement,  celui  qui 
répétait  sans  cesse  :  «  On  n'honore  pas  les  ouvriers  en  respectanl 
ce  qu'ils  ont  fait,  mais  en  continuant  ce  qu'ils  voulaient  l'aire!  » 

Edmond  Demolins  associait  les  jeunes  gens  à  son  travail,  à  la 
confection  d'un  manuel  de  science  sociale.  Le  plan  de  ce  manuel 
existait  :  je  ne  pouvais  donc  m'égarer  en  roule,  d'autant  plus 
qu'il  ne  s'agissait  en  somme,  que  d'assembler,  dans  ee  cadre, 
les  résultats  amassés  par  les  travaux  publiés  jusqu'à  ce  jour, 
dans  la  Science  sociale.  Sans   doute,  il  ne  suffisait  pas  de  les 


de  l'école  des  rocues.  •">.'>  1 

amasser  en  bloc,  il  fallait  en  extraire  les  répercussions,  mais  là 
encore  je  n'étais  pas  sans  guide,  puisque,  avant  sa  mort,  il  put 
achever  le  Répertoire  des  répercussions  sociales. 

En  résumé,  le  manuel  comprenait  trois  parties  différentes  : 

La  première,  l'explication  de  la  méthode,  était  exposée  dans 
la  Si  ience  sociale,  dans  une  série  d'articles  publiés  par  M.  Ro- 
bert Pinot.  Je  n'avais  qu'à  puiser. 

La  seconde,  le  Répertoire  des  répercussions  me  paraissait  ma- 
tière trop  ardue  pour  faire  l'objet  d'un  enseignement  à  de  jeu- 
nes esprits.  Ce  Répertoire  pouvait  être  consulté  plus  tard  par 
ceux  d'entre  eux  qui  continueraient  à  s'occuper  de  science  so- 
ciale. Mais,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  ce  répertoire  devait  m'ai- 
der  grandement  à  l'élaboration  de  la  dernière  partie. 

Celle-ci  comprend  l'exposé  des  principaux  types  sociaux  con- 
nus. Là  devaient  porter  mes  efforts  :  il  s'agissait  d'appliquer  la 
méthode  des  répercussions  aux  Grandes  routes  des  peuples,  en 
tenant  compte  des  autres  études  faites,  telles  que  celles  de  Paul 
Bureau  sur  les  ïartares  Kulkhas  et  les  fjords  de  la  Norvège,  celle 
de  Paul  de  Rousiers  sur  les  Peaux-Rouges,  celle  de  M.  de  Préville 
sur  les  sociétés  africaines,  de  Robert  Pinot  sur  les  Chinois,  sur 
le  Jura,  et  surtout  en  m'inspirant  du  grand  travail  d'Henri  de 
Tourville,  Y  Histoire  de  la  formation  particulariste.  Je  m'appli- 
quais aussi,  suivant  la  tradition  qui  m'était  léguée,  à  tirer  tout 
ce  qui  était  possible  des  monographies  publiées  dans  les  Ou- 
r ricrs  Européens  et  dans  les  Ouvriers  des  Deux  Mondes. 

Tout  cela  forme  un  ensemble  imposant  où  il  n'y  a  qu'à  pui- 
ser. Le  seul  travail  est  d'extraire  les  répercussions,  de  les  for- 
muler et  de  les  classer.  Le  résultat  de  tout  cela  doit  être  la  clas- 
sification des  sociétés  humaines  par  les  répercussions ,  cette 
classification  qu'Edmond  Demolins  avait  tant  rêvé  de  voir!... 

Le  cours  de  science  sociale  devait  donc  comprendre  deux  par- 
ties :  l'exposé  de  la  méthode  et  celui  de  la  classification.  Pour  la 
première  partie,  la  besogne  était  toute  mâchée,  et  le  premier 
terme,  celui  d'automne,  lui  fut  consacré. 

Pendantce  temps,  je  commençais  à  mettre  sur  pied  la  seconde 
partie,  mais  au  début  même  du  cours,  une  complication  surgit  : 


532  LE   JOURNAL 

quelques  professeurs  manifestèrent  le  désir  de  suivre  le  cours 
de  science  sociale.  Il  me  parut  impossible  de  faire  un  cours  ap- 
proprié à  la  fois  à  des  esprits  en  formation  et  à  des  esprits  mûrs. 
Il  me  fallut  donc  faire  deux  cours  :  le  premier  celui  des  élèves, 
comprend,  chaque  semaine,  une  heure  d'enseignement  et  une 
heure  d'interrogation;  le  second  est  plutôt  une  série  de  réu- 
nions intimes,  car  M.  Bertier  a  bien  voulu  lui  donner  l'hospita- 
lité dans  le  salon  du  Coteau.  Ces  réunions  ont  lieu  deux  fois  par 
mois,  après  le  dîner,  et  la  libre  discussion  y  est  admise.  Les 
deux  cours  marchent  à  peu  près  parallèlement,  mais  les  leçons 
sont  présentées  d'une  façon  un  peu  différente,  comme  il  est  aisé 
de  le  concevoir. 

L'explication  de  la  Nomenclature  m'a  paru  un  peu  ardue  pour 
les  élèves,  et  je  ne  sais  pas  s'il  ne  conviendra  pas,  dans  la  suite, 
d'en  abandonner  l'exposé,  ou  tout  au  plus  de  ne  le  faire  qu'à  la 
fin. 

Au  contraire,  la  classification  des  sociétés  humaines  (c'est-à- 
dire  les  résultats  de  la  science)  m'a  paru  plus  assimilable.  Il  m'a 
semblé  que,  pour  les  débuts  tout  au  moins,  le  meilleur  ordre  à 
suivre  était  celui  du  Travail  dominant.  Le  second  terme,  celui 
d'hiver,  a  été  ainsi  consacré  aux  sociétés  vivant  de  la  simple 
récolte,  et  le  dernier  terme,  aux  peuples  cultivateurs. 

Pour  la  Simple  récolte,  j'ai  pris  les  types  suivants  : 

1°  Art  pastoral  nomade  : 

a)  Le  Pasteur  des  steppes  riches  :  famille  patriarcale  pure  (Mon- 
gols); 

b)  Le  Pasteur  des  toundras  :  famille  patriarcale  (Samoyèdes  ; 

c)  Le  Pasteur  des  steppes  pauvres  :  famille  patriarcale  divisée 
Arabes). 

2°  Pèche  : 

Le  Pêcheur  de  phoques    Esquimaux). 

il"  (liasse  : 

a)  Le  chasseur  au  petit  gibier  (Indiens,  Australiens,  Bushmen  ; 

I))  Le  chasseur  an  £ros  gibier   Peaux-rouges  : 
V    Cueillette  ou  arboriculture  associée  à  la  pèche  ou  à  la  chasse 

(Polynésiens,  Mombouttous,  Bangalas,  etc.). 


de  l'école  des  roches  533 

Pour  l'Extraction,  j'ai  distingué  soigneusement  la  période 
primitive  ou  de  transition  (dans  laquelle  on  s'appuie  encore  en 
partie  sur  Lin  travail  de  simple  récolte),  de  la  culture  propre- 
ment dite.  J'ai  dû  remettre  l'art  des  forêts  et  l'art  des  mines  à 
l'année  prochaine.  J'ai  envisagé  cette  année  les  types  suivants  : 

Dans  la  Période  de  transition,  la  culture  se  fait  à  l'aide  de 
l'effort  humain  seul,  et  par  le  procédé  dit  culture  par  friches 
ou  culture  du  sol  vierge  jusqu'à  épuisement.  Ce  procédé  n'est 
applicable  que  là  où  le  sol  disponible  est  très  abondant.  Ce  sol 
disponible  permet  aux  populations  de  se  livrer  à  des  travaux 
accessoires  de  simple  récolte.  Généralement  l'homme  se  réserve 
le  travail  de  simple  récolte  et  contraint  la  femme  à  la  culture, 
à  moins  qu'il  n'ait  des  esclaves  à  sa  disposition.  J'ai  distingué 
les  types  suivants  : 

ai  Le  Pasteur-cultivateur  (Nègres  du  Soudan  ,■  type  qui  vient  de 
nous  être  révélé  par  les  études  de  M.  Tauxier,  et  auquel  on  peLit 
comparei-  les  anciens  Gernjains  et  les  anciens  Celtes. 

b)  Le  Pêcheur-cultivateur.  (Papouas,  Dayaks,  etc.).  J'ai  cru  bon  de 
décrire  ici  le  Norvégien  primitif  vivant  de  la  pèche  du  saumon  et 
de  la  culture  des  céréales,  et  vivant  en  familles  particularistes,  con- 
trairement aux  autres  pécheurs-cultivateurs  qui  vivent  en  commu- 
nautés de  famille  ou  de  village,  ce  qui  ne  peut  être  expliqué  que  par- 
la dissémination  des  parcelles  cultivables  dans  les  fjords  de  la  Nor- 
vège. 

c)  Le  Chasseur-cultivateur  (Iroquois,  Congolais,  etc. s,  type  dans 
lequel  le  régime  du  double  atelier  a  donné  naissance  à  l'institution 
du  matriarcat. 

Dans  la  période  de  Culture  proprement  dite,  on  emploie  le 
secours  de  la  force  animale  et  de  la  charrue  pour  pouvoir 
labourer  le  sol  plus  profondément.  Elle  est  caractérisée  par 
l'existence  d'un  capital  cultural,  le  cheptel,  et  le  même  sol  est 
cultivé  en  suivant  un  assolement  régulier  ininterrompu. 

Le  passage  de  la  culture  rudimentaire  à  la  culture  proprement 
dite  demande  une  contrainte,  analogue  à  celle  qui  a  été  néces- 
saire pour  passer  de  la  simple  récolte  à  la  culture  rudimentaire. 
Si  cette  contrainte  est  exercée  par  un  organisme  patronal  exté- 
rieur, elle  prend  la  forme  de  l'esclavage  ou  du  servage.  Si  elle 


534  LE   JOURNAL 

résulte    de   la  force  des  choses,   du   cantonnement   sur  un  sol 
limité,  elle  prend  la.  forme  des  liens  libres. 
Les  principaux  types  sont  donc  : 

1"  Culture  par  esclaves  : 
a    Patronage  de  l'Ëtat-irrigateur   Egypte.  Incas  : 
b)  Patronage  privé  (Grecs,  Empire  romain  . 
2°  ('allure  par  servage  : 

Patronage  sur  une  classe  paysanne  déjà  dressée  à  la  culture 
(Java,  Inde,  Japon,  Sparte,  Europe  du  moyen  âge  . 
3°  Pasteurs-cultivateurs  cantonnés  dans  un  pays  limité   Bachkirs, 
Oasis,  Pélasges,  Sud-Slaves  . 

Il  nous  restera  à  étudier  les  peuples  ayant  définitivement 
évolué  vers  la  culture,  les  Chinois  communautaires  d'une  part, 
les  Européens  particularistes  d'autre  part. 

J'espère,  par  ces  leçons,  montrer  aux  élèves  comment  chaque 
société  se  moule  sur  le  travail  qui  la  fait  vivre,  et  leur  démon- 
trer ainsi  l'inanité  des  réformes  sociales  ne  tenant  pas  compte 
des  nécessités  de  ce  travail.  En  second  lieu,  elles  leur  feront 
connaître  les  groupements  sociaux  divers  avec  certains  desquels 
ils  auront  plus  tard  à  compter  d'une  façon  ou  l'autre.  Enfin  elles 
sont  de  nature  à  développer  le  sens  d'analyse,  et  à  habituel'  l'es- 
prit de  recherche  des  liens  de  cause  à  effet. 

P.  Descamps. 


L'ART  A  L'ÉCOLE 

L'École  des  Hoches  a  été  représentée,  au  premier  congrès 
national  de  l'  «  Art  à  l'École  »,  tenu,  ce  printemps  même,  à  Lille. 
Et  ce  n'était  là  que  justice  !  Notre  place  au  Congrès  n'était  point 
usurpée  :  car,  si  nous  avions  l'impression  de  pouvoir  apprendre 
passablement,  par  les  discussions  des  comités  et  les  visites,  a 
portes  ouvertes,  aux  établissements  scolaires  «le  l'État,  nous 
avions  conscience  également  d'avoir  apporté  dans  notre  do- 
maine, à  la  question  de  l'«  Art  à  l'Ecole  »,  un  juste  et  nécessaire 
appoint,  L'Ecole  nouvelle,  fondée  par  .M.  Demolins,  pourêtre  un 


HE    I.  ECOLE    DES    ROCHES 


335 


champ  d'essai  à  des  méthodes  d'éducation  plus  rationnelles, 
n'était  pas  restée  en  arrière,  en  tout  ce  qui  concerne  V éducation 
du  goût. 

Ce  sont  nos  efforts,  en  ce  sens,  en  récapitulant  tout  ce  qui  fut 
tenté,  depuis  la  fondation  des  Roches,  que  je  voudrais  condenser 
ici,  brièvement,  et  comme  en  un  sec  mémento,  car  dressant 
loyalement  le  bilan  de  notre  ouvrage,  dans  tous  les  sentiers  artis- 


L'ATELIER    DE    PEINTURE    DE    M.    Dll'llii:. 


tiques,  nous  n'en  verrons  que  mieux  l'état  de  nos  progrès  et  le 
chemin  qui  nous  reste  à  faire. 

Et  tout  d'abord,  il  no  nous  semble  pas  que  l'Art  doive  se 
renfermer,  en  pédagogie,  dans  un  domaine  à  part;  nous  ten- 
dons, à  l'École,  à  le  mêler  à  tout. 

Notre  milieu  de  campagne  n'est  pas  indifférent  ;  nous  vivons 
m  pleins  champs,  et  bien  que  le  pays  n'ait  pas  été  traite,  il  !';iuf 
bien  l'avouer,  en  tils  privilégié  par  la  nature,  un  petit  fiançais 
élevé  au  milieu  des  sillons,  des  buissons  et  des  prés,  ne  de- 
vient-il pas  forcément,  un  peu  participant  de  la  beauté  «le  La 
terre,  du    retour   des  saisons,  des    effets    de  lumière  créés  au 


536  LE   JOURNAL 

crépuscule  et  de  l'immense  féerie  annuelle  des  haies  en  fleurs. 

Et  réciproquement,  une  œuvre  d'art  humaine  prend  infini- 
ment plus  de  valeur,  transportée  pieusement  dans  une  maison 
des  champs,  que  dans  l'entassement  des  musées  et  dans  la  satiété 
des  villes. 

Professeurs  de  l'École,  nourris  de  science  sociale,  nous  goû- 
tons hautement  l'influence  du  milieu,  mais  nous  avons  aussi  trop 
souvent  constaté  l'influence  du  home,  en  terre  anglo-saxonne, 
pour  ne  pas  désirer  que  les  maisons  elles-mêmes,  exhalent,  au- 
tour des  garçons,  un  familial  et  doux  parfum  d'intimité. 

Il  faut  avouer,  ici,  que  les  premiers  architectes  de  l'École 
auraient  pu  accomplir  leur  besogne  plus  élégamment  et 
rendre  la  notre  plus  facile.  Mais  le  temps  bienfaisant  amortit 
toutes  choses,  il  donne  un  petit  coup  d'élégante  patine  fut-ce 
au  «  Casino  de  la  Plage  ».  Les  arbres  chansonnés  poussent  des 
branches  nouvelles  et  la  vigne-vierge  de  l'infirmerie  est  en 
passe  de  faire  de  nous  un  petit  Oxford. 

Pénétrons  maintenant  dans  le  cœur  des  maisons.  Les  halls 
sont  décorés.  De  grandes  et  belles  estampes  allemandes  de 
Teubner,  encadrées  avec  goût,  ont  animé  le  haut  vestibule  du 
Vallon  et  changé  les  salles  d'étude.  Les  pièces  originales  ne  man- 
qucntpas  non  plus;  témoin  les  émouvants,  les  très  mélancoliques 
fusains  de  M.  Dupirc,  les  vigoureuses  et  lumineuses  peintures  de 
M.  Grunder.  Quant  à  M.  Storcz,  roi  de  nos  élégances,  non  content 
de  nous  consoler  des  architectures  précédentes  par  sa  nouvelle 
chapelle  que  nous  voyons  surgir,  et  dont  la  moindre  Ligne,  les 
moindres  éléments  ont  été,  je  le  sais,  conçus  avec  amour,  il  a 
su  imposer,  A  toutes  choses  de  l'École,  fût-ce  à  la  simple  typo- 
graphie d'une  carte  d'invitation  ou  d'un  programme,  le  cachet 
de  son  imagination  charmante  et  de  son  bon  goût. 

Signalerai-je  ici  son  aménagement  de  la  salle  de  lecture  des 
élèves,  au  Coteau,  et  l'arrangement  des  études  :  cadres  mobiles, 
avec  expositions  roulantes  ;  estampes  historiques  che/  M.Troemé  : 
photographies  de  bustes  anciens  chez  .M.  Bertier  et.  dans  le  sa- 
lon du  Coteau,  des  meubles  de  L'École  moderne  de  .Nancy  et  de 
belles  eaux-fortes  en  couleur. 


de  l'école  des  roches.  o.'J" 

Les  dortoirs  ont,  de  môme,  leur  décoration  ;  et  là,  nous 
devons  réagir  contre  les  fantaisies  surchargées  des  élèves.  Cer- 
taines affiches  anglaises  si  amusantes,  si  claires,  qui  sont  collées 
au  mur  peuvent  excellemment,  semble-t-il,  les  pousser  vers  la 
jolie  simplicité  décorative.  Mais  l'idéal  serait,  en  de  belles 
fresques  calmes,  évocatrices  de  paix  et  de  sérénité. 

Une  mention  toute  spéciale  pour  le  hall  des  Sablons.  Ici  nous 
avons  un  ensemble.  Salon,  salle  à  manger  étaient  déjà  parfaits 
niais  le  trait  d'union  les  achève.  Le  grand  et  modeste  talent 
d'une  amie  de  l'école,  de  passage,  Mlle  xVnna  de  Virgine,  laissera 
un  souvenir  charmant  :  banderolles  et  sujet  d'enfantine 
épopée,  si  délicatement  traités  nous  feront  dire  d'elle,  quand 
elle  sera  de  retour  en  sa  chère  Suède  natale,  au  pays  des  longs 
crépuscules  :  transiit  benefaciendo. 

Beauté  de  la  nature,  beauté  de  la  maison,  tels  sont  les  pre- 
miers éléments  auxquels  nous  voudrions  rendre  l'enfant  sen- 
sible. Qu'est-il  de  plus  doux  pour  ses  yeux,  au  retour  de  ses  jeux, 
courses  ou  promenades  qu'une  branche  d'aubépine  élégamment 
posée,  dans  un  vase  de  grès  chatoyant,  en  zig-zag,  à  la  japonaise! 

Je  commente,  d'autre  part,  l'arrangement  de  ma  classe,  mais 
je  signale,  ici,  le  très  heureux  parti  que  M.  Ouinet  a  tiré  de  ses 
tableaux  de  cartes  postales;  le  défilé  d'histoire  vivante  et  co- 
lorée dont  M.  Trocmé  fut  l'imprésario  précis,  et  l'art,  très  cer- 
tainement s'alliant  à  la  science,  dans  les  aménagements  dus  à 
M.  Fleury. 

J'en  viens  à  notre  «ours  d'HiSTOiRE  ni:s  Beaux-Arts. 

Monnicr,  l' année  dernière,  en  a dit  quelque  &mots.  Ce  fut  un  cours 
vraiment  libre  et  facultatif  et  s'adressant  seulement  aux  plus 
hautes  divisions,  une  sorte  d'entrée  en  matière,  de  classification 
d'ensemble.  Gomme  il  avait  atteint  tous  nos  plus  grands  élèves,  et 
comme  ces  tentatives  tirent  un  grand  attrait  de  leur  intermit- 
tence même,  nous  avons  jugé,  cette  année,  opportun  de  ne  pas 
nous  imposer  encore  à  La  bienveillante  attention  de  nos  audi- 
teurs. J'ajouterai,  d'un  mot,  que  nous  avions  tenté,  M.  SI. irez  et 
moi,  de  l'illustrer,  aussi  abondamment  que  possible,  par  l'ap- 


O.'JS  LE   JOURNAL 

port  de  bibelots,  d'ornements  et  photos  qui  nous  appartenaient 
en  propre.  Des  excursions  en  groupes,  notamment  à  Versailles, 
un  Versailles  inconnu,  dont  M.  l'abbé  Gamble  possède  le  «  Sé- 
same »  en  furent  un  commentaire  partait. 

L'enseignement  du  dkssin  est  intimement  lié  à  ce  cours  d'his- 
toire des  Beaux-Arts,  et  je  le  considère  comme  d'autant  plus 
brillant,  à  l'École  des  Roches,  qu'il  y  est  appuyé  sur  deux 
méthodes  rivales  :  source  continuelle  de  vive  émulation.  Que 
Zeuxis  et  Apelles  nie  préservent,  du  haut  de  leur  demeure  der- 
nière, de  prendre  parti  dans  cette  lutte,  de  me  ranger  du  coté  du 
caractère  et  des  valeurs  ou  du  côté  du  dessin  libre.  J'admire,  de 
toutes  parts,  d'excellents  résultats  et  mon  incompétence  me  pré- 
serve de  prendre  parti.  D'ailleurs,  je  sens  pointer  à  l'horizon 
des  arts  des  prodromes  de  conciliation  et  surtout  j'aime  à  voir 
ces  deux  «  frères  ennemis  »  plus  heureux  que  ne  furent  Ingres 
et  Delacroix  se  porter  mutuellement  une  si  vive  sympathie  :  ils 
se  sont  insultés  sans  doute,  mais  ils  s'adorent! 

Le  Salon  de  l'École,  pour  sa  deuxième  année,  délicieusement 
compris  et  ouvert  grandement  aux  habitants  de  Yerneuil,  a  rem- 
porté un  joli  succès.  Je  n'ai  pas  à  en  faire  ici  le  compte  rendu, 
mais  je  veux  exprimer  un  regret,  celui-ci:  c'est  que  nos  grands 
garçons,  trop  déliants  d'eux-mêmes,  ne  se  soient  pas  lancés  à 
donner  davantage.  N'importe,  la  bouture  a  pris  de  bonnes  ra- 
cines! Ils  savent  que  le  jury  est  des  plus  libéraux  ;  les  organisa- 
teurs, bien  français  en  cela,  admettraient  volontiers  même  leurs 
caricatures,  pour  peu  qu'elles  fussent  spirituelles... 

Notre  «  Salon  »  annuel  pour  être  la  plus  jeune,  est  une  de  nos 
fêtes.  Nous  nous  sommes  efforcés  de  conserver  à  toutes  un  carac- 
tère bien  net  détenue  artistique;  et,  si  vous  voulez  un  exemple, 
de  réagir  en  particulier  contre  les  déguisements,  quelquefois 
trop  vulgaires,  que  l'imagination  des  enfants  peut  leur  suggérer 
à  l'occasion  des  jours  gras  et  de  la  mi-carême,  (ne  fête,  si 
joyeuse  qu'elle  soit,  doit  conserver  son  caractère  de  distinction  et 
rester  d'une  utilité  éducative.  Je  rappellerai,  ici,  les  jolis  cotil- 
lons et  les  réunions  au  Vallon  et  les  expositions  de  la  fête  de 
l'École  auxquelles  l'art  n'est  pas  étranger. 


de  l'école  des  hoches.  539 

Quant  aux  Séances  de  comédie,  nous  les  avons  voulues  plus 
rares  et  plus  parfaites  qu'au  début  de  l'Ecole,  et  je  ne  pense  pas 
que  nous  ayons  occasion  de  nous  en  repentir.  M.  Dupire  a  réalisé, 
sur  notre  petit  théâtre,  le  véritable  tour  de  force  d'obtenir  des 
changements  quasi  instantanés  ;  ses  décors  sont  toujours  d'un  très 
puissant  attrait  et  il  nous  a  donné  récemment  une  exposition  de 
ses  maquettes.  Des  déguisements  charmants  ont  été  établis  par 
l'inépuisable  obligeance  de  Mme  Labussière  et,  quant  au  choix  des 
pièces,  nous  préférons  maintenant  interpréter  des  œuvres  en- 
tières, des  œuvres  de  tenue,  des  œuvres  en  costumes,  évoquant 
un  milieu.  Nous  renonçons  ainsi,  chaque  jour  de  plus  en  plus, 
au  Labiche  et  au  Courteline  qui,  quand  ils  ne  sont  pas  pleinement 
excellents,  frisent  parfois  la  niaiserie  ou  la  vulgarité.  Nous  pré- 
férons monter  avec  quelques  retouches  :  Gringoire  ou  le  Luthier 
de  Crémone,  les  Plaideurs  ou  Fantasio,  voire  les  Romanesques 
ou,  dans  sa  pureté,  quelque  belle  tragédie  grecque. 

.Nous  ne  sommes  pas  ennemis,  pourtant,  de  lagaité  etnous  con- 
servons le  souvenir  de  ce  feu  d'artiiice  d'esprit  que  fut  la  Revue 
<lc  la  <iukh(>  qui  avait  résolu  ce  merveilleux  problème  :  nous  faire 
rire,  pendant  une  heure,  de  nous-mêmes  et  sans  nous  offenser. 

Parmi  nos  plus  glorieuses  séances,  évidemment,  se  placent 
les  séances  de  Musique.  La  musique  a  toujours  été,  vous  le  savez, 
en  très  grand  honneur  à  l'Ecole.  Comment  en  pourrait-il  advenir 
autrement  sous  la  direction  émérite  de  M.  Parent  et  de  ses  infa- 
tigables collaborateurs? 

Autant  dans  l'arrangement  de  son  cabinet  de  travail  que  dans 
l'ordonnancement  général  des  offices,  notre  aumônier,  M.  l'abbé 
Gamble,  est  un  homme  de  goût.  Ses  très  beaux  ornements  d'église, 
à  la  romaine,  contribuent  à  donner,  à  nos  cérémonies  une  sim- 
plicité de  haut  ton  et,  d'accord  avec  lui,  le  maître  de  chapelle 
tend  à  l'exécution  intégrale  du  plain-chant.  Mm0  Demolins  nous 
a  toujours  gâtés  avant  les  tristesses  de  son  deuil,  en  nous  i';iis;inl 
entendre  les  maîtres  classiques  et  modernes  et  la  plus  délicieuse 
des  musiques  de  chambre,  aux  «  Samedis  »  de  la  Guichardière  ; 
l'orchestre  mi-partie  professeurs  et  élèves  demeurée  la  hauteur 
de  sa  réputation  en  exécutant  du  Beethoven. 


540  LE    JOURNAL 

A  tout  cet  ensemble  artistique,  se  sont  ajoutées,  depuis  deux 
ans,  les  Conférences-Concerts  de  M.  Baugel.  Heureuse  innovation 
dont  j'attends  le  retour,  tendant  à  faire  vibrer  chez  de  petits 
auditeurs,  au  fond  de  leurs  âmes  enfantines,  ce  qui  sommeille 
encore,  de  plus  harmonieux,  de  plus  mystérieux  et  de  plus  pur. 

En  ce  qui  me  concerne  je  vise  à  fusionner  poésie  et  musique, 
le  plus  intimement  qu'il  se  peut ,  dans  nos  réunions  artistiques 
et  je  rêve,  pour  l'hiver  prochain,  si  c'est  possible,  des  récita- 
tions poétiques  sur  le  type  de  celles  qui  ont  été  données,  cette 
saison  dernière,  au  théâtre  de  l'Odéon... 

Je  fus  y  assister,  comme  je  pars  en  voyage,  avec  cette  pensée 
que  pour  être  le  bon  professeur  de  1'  «  Ecole  »,  je  dois  me  tenir 
au  courant  de  toutes  les  manifestations  intéressantes  de  vie, 
tenter  d'en  apporter  le  fruit  à  mes  élèves,  abeille  intellectuelle 
répandue  aux  vacances  sur  la  superficie  du  monde,  butinant, 
exprimant  des  arômes  nouveaux  de  toutes  les  fleurs  étrangères. 
Lisons  beaucoup,  toujours,  et  sachons  beaucoup  voir!  Nous 
n'avons  pas  «  appris  »,  jadis,  une  fois  pour  toutes;  il  faut  assi- 
miler bravement  l'Univers!  Songeons  que,  par  rapport  à  ces 
jeunes  esprits,  maintenus  très  sainement  dans  l'éloignement  des 
villes,  nous  sommes  le  point  de  contact  avec  la  vaste  Vie. 

Faisons  voir  aux  enfants,  dans  la  vie  coutumière,  (pie  toutes 
choses  au  monde,  fussent-elles  des  plus  simples,  objet  de  chaque 
jour  ou  travail  d'artisan,  doivent  être  conçues,  en  France,  avec 
bon  goût;  apprenons  leur  à  jouir  d'une  harmonie  qui  passe; 
orientons  leur  esprit  vers  les  arts  de  leur  temps,  vers  les  formes 
qui  naissent,  peu  à  peu  dégagées  des  matériaux  nouveaux  et  «les 
nécessités  nouvelles.  Disons  leur  que  le  Beau  peut  s'allier  à  tout 
et  qu'ingénieurs,  plus  tard,  ou  directeurs  d'usines  ils  auront  à 
créer  des  machines  admirables  aussi  fines  et  logiques  qu'un  beau 
cheval  de  race  et  qu'ils  ne  devront  pas,  c'est  un  devoir  social,  s'ils 
construisent  quelque  jour  pour  leurs  subordonnés, des  cités  ou- 
vrières, proscrire  de  ces  enceintes  —  et  fût-ce  même  une  dépense! 
—  les  formes  esthétiques  et  l'Idée  de  Beauté. 

René  des  Gb  vnges. 


de  l'école  des  rocues.  541 

Le  dessin  à  l'École  des  Roches. 

(Cours  de  M.  Storez). 

Cette  année  1908  nous  a  permis  d'affermir  en  profitant  de  l'expé- 
rience acquise,  la  méthode  inaugurée  par  nous,  il  y  a  bientôt  quatre 
ans. 

De  plus  en  plus  persuadé  que  la  meilleure  manière  d'apprendre 
quoi  que  ce  soit  à  un  enfant,  consiste  surtout  à  laisser  faire  le  maxi- 
mum d'efforts  à  l'enfant,  nous  lui  avons  donné  plus  de  liberté  qu'au- 
paravant, surtout  dans  le  mode  d'exécution  des  travaux  que  nous 
exigions  de  lui  :  limitant  seulement  cette  liberté  dans  le  choix  du 
sujet  proposé;  le  généralisant  autant  que  possible,  pour  ne  pas 
perdre  le  bénéfice  énorme  de  l'émulation. 

Nous  avons  donc  usé  beaucoup  du  système  des  compositions  avec 
récompenses  à  l'appui  (surtout  pour  les  petits)  divisant  à  peu  près  le 
terme  en  trois  parties. 

1°  Élude  d'un  objet  usuel  (bicyclette,  brouette,  ballon  de  foot-ball, 
ou  feuilles,  fleurs,  fruits)  préalablement  étudié,  disséqué  par  le 
professeur. 

2°  Sujet  de  pure  imagination  choisi  aux  voix  par  les  élèves  (conte, 
fable,  courses  de  bicyclettes,  etc.  . 

3°  Composition  décorative,  où  entre  en  jeu  soit  l'objet  étudié  dans 
une  précédente  composition  ou  le  sujet  d'imagination  vu  en  second 
lieu,  l'un  ou   l'autre  étant  seul  obligatoire. 

Ex,  :  Un  vase  à  décorer  avec  la  feuille  de  lierre  étudiée  au  com- 
mencement du  terme,  puis,  le  reste  de  la  décoration  «  ad  libitum». 

De  plus,  pour  Forcer  l'enfant  à  perfectionner  sa  vision,  chacune 
de  ces  compositions  est  faite  à  deux  degrés.  Une  première  épreuve 
appelée  ébauche.  Correction  de  l'ébauche  par  les  élèves  et  le  profes- 
seur, vote  et  classement.  2°  Épreuve  finale,  où  il  est  possible  de  voir  si 
l'enfant  a  profité  des  corrections  laites  par  ses  camarades  et  le  profes- 
seur,   nouvelle  correction,    vole  et  classement. 

Grâce  à  ce  système,  nous  proliions  Ions  de  cet  enseignenieni  mu- 
tuel. Ceux  d'entre  nous  qui  ne  sont  pas  habiles  dans  L'exécution,  peu- 
vent cependant  nous  faire  profiter  de  leurs  observations.  Tous  ne 
naissent  pas  poètes  ou  artistes,  mais  ions  doivent  sentir  et  compren- 
dre les  poètes  et  les  artistes;  el  comment  apprendrons-nous  mieux 
notre  métier  de  véritable  amateur,  qu'en  commençant  <\r^  I  enfance  à 
critiquer  l'œuvre  de  camarades  plus  habiles;  critique  d'ailleurs  n'im- 

37 


542  LE   JOURNAL 

pliquant  pas  obligatoirement  blâme.  Nous  apprendrons  ainsi  à  mo- 
tiver notre  critique,  car,  chez  nous,  il  ne  suffil  pas  de  dire  :  «  telle 
œuvre  est  unecroûte  »,  il  faut  encore  dire  pourquoi. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  les  avantages  du  «  dessin  libre  »  :  la 
lutte  commencée  par  les  Guérin,  Quénioux,  etc.,  contre  la  méthode 
Guillaume  touche  à  sa  fin.  Les  conversions  se  font  nombreuses;  nous 
serions  donc  bienheureux  de  sentir  la  victoire  prochaine,  si  nous  ne 
savions,  hélas!  que  l'étranger  nous  devance  encore  de  beaucoup. 
M.  Bertier  toujours  à  l'affût  de  ce  qui  peul  intéresser  chacun  d'entre 
nous,  me  communiquait  récemment  un  superbe  livre  publié  en  Alle- 
magne, Die  Entwickelung  der  Zeichnerischen  Begabung,  par  le  doc- 
teur Georg  Kerschensteiner,  professeur  de  la  ville  de   Munich. 

Résultat  laborieux  de  sept  années  d'observations  faites  sur  500.000 
dessins  d'enfants.  Ce  professeur  de  l'Allemagne  nouvelle  nous  indique 
dans  sa  préface  le  but  qu'il  s'est  proposé,  et  vous  me  permettrez 
de  terminer  cet  article  en  me  mettant  à  l'abri  de  cette  compétence 
incontestable puisqu'elle  nous  vient  de  la  docte  et  sérieuse  Alle- 
magne. 

Donc,  M.  Georg  Kerschensteiner  se  demande  au  début  de  son 
livre  comment  se  développera  spontanément  chez  l'enfant,  et  sans 
influence  de  systèmes,  la  traduction  graphique  de  sa  pensée  jusqu'à 
l'expression  artistique?  L'enfant  peut-il,  par  sa  propre  imagination, 
produire  une  œuvre  méritant  d'être  mentionnée,  ou  son  expression 
graphique  ne  sera-t-elle  que  le  résultai  de  sa  mémoire?  A  quel  âge 
l'enfant  aura-t-il  atteint  la  maturité  nécessaire  pour  traiter  certains 
sujets?  Comment  l'enfant  s'imagine-t-il  l'art  décoratif,  el  comment 
se  représentc-l-il  l'espace;  enfin,  la  traduction  de  mémoire  ou  l'in- 
fluence directe  de  la  nature  a-t-elle  une  plus  grande  importance  à 
un  certain  âge? 

J'ai  indiqué  sommairement  le  liul  (pie  se  propose  d'atteindre  Tau- 
leur  de  ce  livre  fort  intéressant;  j'y  renvoie  ceux  de  nos  lecteurs  qui 
voudraient  approfondir  la   question. 

Ils  feraient  l'acquisition  d'un  Fort  joli  livre  qui  ce  manquerait  pas 
d'intéresser  vivement  par  ses  illustrations,  les  petits  enfants  qui  le 
regarderaient. 

Passons  donc  aux  conclusions  qui  ne  peuvent  manquer  de  nous 
éclairer  ou  de  nous  confirmer  dans  la  voie  poursuivie. 

De  multiples  observations  conduisent  l'auteur  à  conclure  que  le 

pays  d'origine,    le    milieu   social,   l'éducation,  ne    sont    pas  les  seuls 

éléments  à  considérer;    le   caractère    el    le    tempérament   jouent    un 

rôle  important  et  accentuent  encore  les  différences. 

«  Dans  une  classe  de  cinquante  élèves,  tous  à  peu  près  du  même 


DE  l'école  des  rocdes.  543 

âge,  de  la  même  éducation,  du  même  milieu,  quelles  profondes  dif- 
férences !... 

«  El  à  tous  ces  tempéraments  divers,  nous  demanderions  les  mêmes 
efforts,  les  mêmes  progrès?  » 

Et  Fauteur  conclut  qu'il  faut  classer  les  enfants  suivant  leurs 
aptitudes. 

«  Il  est  certain  qu'en  faisant  suivre  à  une  masse  d'enfants  di- 
«  vers  les  mêmes  méthodes  d'enseignement  on  empêche  les  uns 
«  d'avancer  comme  ils  le  pourraient,  tandis  que  les  autres,  se  trai- 
te riant  péniblement  en  arrière,  vont  trop  vite  encore  au  gré  de 
«  leurs  capacités. 

«  Il  paraît  donc  indispensable  de  faire  des  classements  parmi 
«  les  élèves  et  de  mettre  à  part  ceux  qui,  chaussant  les  bottes  de 
«  sept  lieues,  pourront  dévorer  l'espace,  et  à  part  ceux  dont  l'intel- 
v  ligence  plus  lente  a  besoin  de  soutien  et  d'encouragements. 

«  Tels  les  éleveurs  anglais  qui  ne  mettront  jamais  dans  le  même 
«  pré  et  au  même  régime  les  purs-sangs  de  course  et  les  chevaux  de 
«   labour.   » 

L'auteur  proclame  aussi  l'utilité  de  l'effort  personnel  de  l'enfant. 

«  Nous  connaissons  beaucoup  de  livres  dans  lesquels,  pendant 
«  deux  cents  pages  on  apprendra  aux  enfants  la  méthode  pour 
«  compter  convenablement  de  1  à  20.  Ces  méthodes  sont  respec- 
te tables,  mais  elles  tuent  chez  l'enfant  les  forces  productrices.  Il  ne 
«  doit  y  avoir  qu'uni'  seule  méthode,  celle  tendant  à  développer  l"ex- 
«  périence  personnelle  et  l'initiative  particulière,  tandis  que  jusqu'à 
«  présent  on  a  fait  usage  de  méthodes  faisant  profiter  l'enfant  de 
«  l'expérience  des  générations  précédentes. 

«  Le  professeur  va  de  Vacant,  l'enfant  suit,  le  professeur  expé- 
a  rimente,  l'enfant  regarde,  le  professeur  cherche  le  chemin,  l'enfant 
«  va  par  derrière,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  développer  la  force  chez 
«  l'enfant  lui-même,  afin  qu'il  puisse  chercher  sa  route  seul?  » 

Pour  cela  l'auteur  conclut  <{u'il  faut  des  classes  peu  nombreuses, 
mais  ceci  ne  fait  pas  question  à  l'école  des  Roches;  cependant  l'au- 
teur ajoute  : 

«  Il  est  certain  que  quelques  maîtres  plus  dévoués  onl  déjà  tenté 
«  le  mouvement,  mais  on  pourrait  le  tain;  dans  bien  d'autres  cir- 
«  constances;  de  même,  on  pourrait  agir  sur  toutes  les  branches  de 
«  L'instruction,  laboratoires  de  physique  et  chimie,  jardins  d'élèves, 
c  aquariums  etc.  » 

Ceci  non  plus  ne  peut  faire  question  à  l'École  de-  Roches,   mais 
ii  est-il  pas   curieux  qu'en  Allemagne,  pays  -i  eu  avance  sur  beau 
coup  de  points,  un  jeune  professeur  croie  utile  de  demander  des 


544  LE   JOURNAL 

efforts  semblables  à  ceux  que  nous  pourrions  souhaiter  voir  réalisés 
dans  notre  pays? 

«  Avec  une  éducation  semblable,  reprend  notre  auteur,  les  enfants 
«  sauraient  peut-être  moins,  mais  ils  pourraient  davantage,  ils  ne 
«  seraient  plus  des  lexiques  sur  deux  jambes  (Zweibeinige  Conversa- 
«  tionslexica) ,  mais  des  hommes  disant  :  «Je  ne  sais  pas  encore, 
«  mais  je  vois  le  moyen  de  m'aider  moi-même.  » 

Ces  mots  ne  sont-ils  pas  dignes  d'un  .disciple  de  Demolins,  ne 
voit-on  pas  par  là,  que  le  dessin,  si  malheureusement  considéré 
comme  secondaire,  peut,  lui  aussi,  revendiquer  une  place  dans  l'é- 
ducation morale  de  nos  enfants. 

Oui,  il  faut  habituer  nos  petits  Français  à  penser  par  eux-mêmes, 
et  cela  le  plus  tôt  possible.  Le  dessin  est  une  langue,  ne  l'oublions 
pas,  il  ne  doit  pas  faire  de  nous  des  «  copistes  ».  Dessin  s'écrivait 
autrefois  comme  dessein  (intention),  et  je  regrette  pour  ma  part  qu'on 
ait  cru  nécessaire  d'en  changer  l'orthographe  :  d'abord,  cela  créait 
une  occasion  de  moins  de  faire  une  faute,  mais  surtout  il  avait  alors 
son   véritable  sens. 

L'important  est  que  l'enfant  comprenne  ce  qu'il  veut  rendre  par 
le  dessin.  Son  dessin  doit  être  le  résultat  d'une  réflexion,  d'une  in- 
tention, autrement  à  quoi  peut-il  servir  :  la  photographie  ne  sera- 
t-elle  pas  toujours  supérieure  au  dessin,  quant  à  l'exactitude? 

Que  dit  encore  notre  professeur  allemand?  Bien  des  choses  inté- 
ressantes, mais  il  faudrait  traduire  tout  le  volume,  et  je  ne  puis  indé- 
finiment abuser  de  la  complaisance  des  amis  qui  m'ont  si  aimable- 
ment aidé  dans  ce  travail  en  traduisant  de  longs  passages  de  ce  gros 
livre. 

En  ce  qui  concerne  le  dessin,  il  y  a  danger  à  laisser  l'enfant 
copier  comme  une  machine. 

Il  faut  étudier  l'objet  à  dessiner,  étudier  les   maîtres  du  passé, 
mais  laisser  entièrement   l'initiative  de  l'enfanl  se  développer  ; 
Apprendre  à  économiser  les  matériaux  :  papier,  fusains,  etc.; 
Donner  à  dessiner  aux    enfants  des  ensembles    non   «les  détails 
(la  forêl  et  non  un  arbre,  etc/  ; 

Circonscrire  le  dessin  dans  un  cadre  donné  (ceci  esl  tout  à  fait 
exael  :  j'ai  remarqué  qu'il  valait  mieux  donner  aux  enfants  des  feuilles 
de  papier  de  dimension); 

Donner  une   raison    d'être  au  dessin,  (jue    l'enfant   ail    un  but    en 
dessinant  (assiette,    couverture   de   livre,  faire  un   projet  de  meu- 
ble, etc.  . 
Enfin,     -  et  cela  n'esl  pas  ■-ans  intérêt  à  notre  époque  où  quelques 

penseurs  veulent    faire   de   l'Art    un  idéal  quasi    religieux  el    morali- 


de  l'école  des  roches.  545 

sateur,  —  l'auteur  émet  quelques  opinions  qui  nous  éloignent  un  peu 
du  sujet  de  cet  article  mais  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  citer. 

«  On  prêche  beaucoup  à  notre  époque  la  nécessité  de  l'éducation 
artistique  du  peuple  pour  élever  son  esprit.  Nous  n'avons  pas  ici 
pour  objet  de  dire  dans  quelle  mesure  cette  élévation  est  possible, 
il  est  suffisant  de  dire  qu'avant  tout,  il  faut  un  don  naturel.  De 
plus,  il  n'est  pas  encore  prouvé  que  l'éducation  artistique  ait  une 
influence  moralisatrice.  Les  artistes  ne  sont  ni  meilleurs  ni  pires 
que  les  autres  hommes.  Si,  par  hasard,  l'un  d'eux  dépasse  comme- 
homme  la  moyenne  générale,  ce  n'est  pas  l'influence  de  l'Art,  mais 
que  les  Dieux  se  penchant  sur  son  berceau  lui  ont  départi  des  dons 
spéciaux  pour  d'autres  vertus  ou  talents. 

«  Nous  espérons  cependant  que  l'éducation  artistique  ira  se  dé- 
veloppant, et  que  l'on  donnera  la  préférence  aux  arts  ne  pouvant 
produire  qu'une  bonne  influence  plutôt  qu'à  ceux  qui  ne  recherchent 
que  la  forme  extérieure. 

«  Avant  tout,  habituons  nos  élèves  à  chercher  dans  ce  qu'ils  pro- 
duisent, l'expression  de  la  loyauté  avec  les  moyens  les  plus  simples 
et,  dans  les  écoles  d'arts  et  métiers,  obtenons  que  toutes  les 
œuvres  soient  sincères,  logiques,  exécutées'  en  bons  matériaux.  De 
celte  façon,  nous  aiderons  les  retardataires  à  gravir  quelques  degrés 
de  l'échelle,  tandis  que  les  plus  avancés  atteindront  à  la  perfection 
artistique.  Nous  ferons  ainsi  non  seulement  l'éducation  artistique, 
mais  aussi  l'éducation  morale  de  notre  peuple.  » 

Ainsi  s'exprime,  en  terminant,  ce  jeune  professeur  allemand.  Com- 
ment ne  pas  s'associer  à  cette  belle  conclusion?  La  France  fut,  avant 
la  Renaissance,  le  pays  de  l'art  probe  et  sincère,  nous  ne  ferions  que 
renouer  la  vraie  tradition  en  faisant  de  nos  enfants  des  artistes,  oui, 
des  «  artistes  »,  mais  aussi  des  hommes  mettant  au-dessus  de  tout 
la  sincérité  et  la  loyauté  dans  la  production  artistique. 

M.  Store/.. 


LEÇONS  DE  PERSPECTIVE 

Le  but  de  renseignement  du  dessin  est  d'obliger  l'enfant  à 
bien  observer  ce  qu'il  voit  et  à  se  servir  de  ses  yeux.  Le  dessin 
même  est  donc  secondaire,  il  n'est  que  lemoyen  d'arriver  à 
ce  but;  par  conséquent,  on  n'y  attachera  que  relativement  peu 
d'importance;  on  n'aura  pas  le  souci  de  faire  l'aire  de  jolis  petits 


546  LE    JOURNAL 

dessins  que  l'on  puisse  montrer  à  tout  le  monde,  en  demandant 
à  l'enfant  des  corrections  continuelles,  qui  finissent  par  le  dé- 
sintéresser à  jamais  du  dessin.  L'exactitude  des  dessins  augmen- 
tera avec  la  pratique. 

Pour  habituer  l'enfant  à  voir  juste,  il  faut  évidemment  lui 
donner  quelques  notions  de  perspective  élémentaire  «  popu- 
laire »,  qui  sont  à  la  portée  même  des  plus  petits.  Quel  enfant 
n'aurait  pas  trouvé  par  son  observation  spontanée  que  les 
objets,  tout  en  restant  identiques  à  eux-mêmes  semblent  changer 
si  on  les  regarde  de  différents  points  de  vue? 

On  dira  donc  aux  élèves  que  la  perspective  apprend  à  dessi- 
ner les  choses  telles  qu'elles  nous  apparaissent  et  non  telles 
qu'elles  sont  en  réalité. 

Au  moyen  de  questions  bien  choisies,  les  enfants  pourront 
être  amenés  à  faire  les  observations  suivantes  : 

1)  Les  poteaux  télégraphiques  à  droite  et  à  gauche  d'une  route 
droite  ou  d'une  ligne  de  chemin  de  fer,  les  personnes,  les  arbres 
de  la  même  bauteur  dans  une  allée,  nous  apparaissent  de  plus 
en  plus  petits  à  mesure  qu'ils  s'éloignent. 

1)  Les  rails,  les  bords  des  routes,  quoique  parallèles,  sem- 
blent se  rapprocher  de  plus  en  plus  et  linalement  se  confondre 
avec  les  derniers  poteaux  télégraphiques  réduits  à  de  simples 
points. 

3)  Dans  une  rue  étroite  et  longue,  la  ligne  joignant  les  toits 
des  maisons  semble  descendre,  les  bords  de  la  rue  au  contraire, 
semblent  monter,  et  tout  parait  se  rencontrer  en  un  point  plus 
ou  moins  éloigné  de  l'horizon. 

11  reste  à  tirer  profit  de  ces  observations  :  La  grande  question 
est  maintenant  de  trouver  ce  point  merveilleux,  où  tout  semble 
se  concentrer. 

Dans  ce  but,  nous  mettons  une  ficelle  dans  un  livre  dont  le 
dos  est  parallèle  au  dessinateur,  comme  la  figure  1  nous  le 
montre.  En  fermant  l'œil  gauche  et  en  appliquant  les  deux 
bouts  sur  AH  et  CD,  nous  constatons  que  les  prolongements  se 
rencontrent  au  point  P,  et  en  niellant  le  livre  dans  des  positions 
différentes,  un  peu  à  droite,  à  gauche  ou  en  avant,  qous  verrons 


DE   L  ECOLE    DES    ROCHES. 


547 


que  le  point  P  reste  toujours  à  la  même  place,  vis-à-vis  de  Vœil 
droit  du  dessinateur.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  point  de  vue  ou 
mieux  :  le  point  principal  de  fuite,  en  supposant  toujours  que 


Horizon 


riG.  1. 


les  lignes  parallèles  entre  elles  soient  verticales  par  rapport  au 
tableau,  c'est-à-dire  à  un  plan  dressé  devant  le  dessinateur.  On 
fera  remarquer  aux  enfants,  que  le  point  de  fuite  se  trouve 
toujours  sur  l'horizon,  | c'est-à-dire  sur  la  ligne  qui  sépare  la 


.  ? 


P 


terre  du  ciel  !  et  que  l'horizon  se  lève  et  se  luiisse  avec  notre 
œil,  ce  que  l'on  peut  constater  facilement  sur  le  carreau  d'une 
fenêtre. 

Maintenant,  les  enfants  comprendront  aisément  qu'un  carré  de 
carton  placé  légèrement  à  gauche  ou  à  droite  du  dessinateur. 
se   présentera  sous  les  formes  indiquées  par  les  Bgures  1  et  :;, 


548 


LE   JOURNAL 


de   même  un  cube   (un  dé  supposé  en    matière   transparente  . 
comme  la  figure  4  nous  le  montre  : 


Horizon 


Ce  cube  ne  nous  oii're  rien  de  nouveau  :  Les  carrés  du  cube 
parallèles  au  dessinateur  ne  changent  pas  de  forme,  seulement 
le  plus  éloigné  nous  parait  plus  petit.  Les  autres  carrés  se  pré- 
sentent sous  des  aspects  qui  nous  sont  familiers  d'après  les  figures 
précédentes. 

La  ligure  5,  un  prisme  en  perspective,  se  présente  comme 
deux  cubes  de  mêmes  dimensions  juxtaposés. 


hoi'iion 


.Nous  pourrons  déjà  procéder  à  des  découpages  imaginaires, 


DE    L  ECOLE    DES    ROCHES. 


549 


ayant  pour  base  le  cube  suivant  les  données  des  figures  6,  7, 
8  et  9.  Les  élèves  se  débrouilleront,  en  général,  tout  seuls  au 
tableau  noir,  et  leurs  camarades  trouveront  très  vite  ce  qui  man- 
quera, une  fois  donnée  cette  introduction. 


FIG.   7. 


Ki.    X 


Passons  à  l'application  de  ces  principes  dans  des  croquis  ra- 
pides : 

La  figure  10,  un  long  corridor  de  collège,  nous  introduit  dans 
l'intérieur  d'un  prisme,  où  toutes  les  lignes  verticales  au  tableau 
se  dirigent  vers  le  point  P. 


550 


LE   JOURNAL 


La  figure  11  nous  montre  une  autre  application  des  lois  déjà 
connues,  qui  seront  encore  constatées  à  l'aide  de  ce  dessin  fait 
rapidement  sur  le  tableau  noir. 


PIC.    11. 


DE    L  ECOLE    DES   ROCHES. 


55  l 


La  figure  1*2  nous  fournit  l'occasion  de  trouver  un  fait  nou- 
veau : 


Comment  constater,  si  les  poteaux  télégraphiques  sont  vrai- 


ment à  égale  distance  les  uns  des  autres? 


T 


E 


v  y 


/ 


3 
i  m..  13. 


Dans  le  plan,  c'est  facile  (fig.  13). 

Soit  B  le  milieu  du  poteau  1.  Le  prolongement  de  Ali  nous 
donne  C,  la  place  du  troisième  poteau,  le  prolongemeni  de  DE,  le 
point  F,  etc.,  etc.  Les  mêmes  régies  s'appliquent  à  'a  perspec- 
tive, parce  (pie  le  milieu  du  poteau  reste  invariable,   quoique 


552 


LE    JOURNAL 


la  hauteur  diminue  avec  la  distance  la  figure  li  représente  la 
ligure  13  en  perspective  : 


^  -  c 

y 

-    F 

y 

; 

-     1 

p 

y 

* 

/r 

Z 

H 

/ 

La  figure  15  nous  montre  un  cube,  qui  ne  présente  pas  de 
carré  parallèle  au  dessinateur;  on  aura  donc  deux  points  de 


i  IG.   15. 


fuite,  qu'on  trouvera  en  appliquant  une  aiguille  à  tricoter  aux 
côtés  parallèles  entre  eux,  P,  et  P,  se  trouvent  naturellement  sur 
l'horizon. 

Reste  encore  à  indiquer  brièvement  la  perspective  du  cercle. 
Pour  ne  pas  compliquer  les  choses,  nous  supposons  que  le  cercle 
n'est  ni  trop  à  gauche  ni  trop  a  droite.  En  montrant  aux  élèves 
un  cercle  découpé  en  carton,  qui  est  baissé  ou  haussé  dans  un 
sens  toujours  parallèle  à  lui-même,  ils  trouveront  que  ce  cercle 
se  rapproche  de  plus  en  plus  de  la  ligne  droite  à  mesure  qu'il 
se  rapproche  de  l'horizon,  comme  le  montre  la  figure  IG. 


DE    L  ÉCOLE    DES    ROCHES. 


553 


Si  donc  on  veut  dessiner  des  verres,  des  bouteilles,  etc.,  il  faut 
se  rappeler  que  plus  un  cercle  est  au-dessus  ou  au-dessous  de 


i IG.   17. 


'horizon,  plus  les  lignes  de  l'ovale  aperçu  sont  courbées;  et  que 


55  \ 


I.E    JOl'RNAL 


Je  cercle  ne  se  présente  jamais  comme  figure  avec  deux  angles, 
mais  toujours  comme  un  ovale. 

Imaginons  un  chapeau  de  paille  tout  à  fait  rond  et  transpa- 
rent, parce  qu'il  sera  plus  instructif  pour  nous.  Il  apparaîtra 
comme  la  ligure  17  nous  le  montre. 


no.  19. 


Notez  bien  que  a  et  b  ne  sont  pas  raccourcis,  ce  qui  est  le 
cas  pour  c  et  encore  plus  pour  f/,  qui  est  plus  éloigné.  Le  même 
fait  présente  dans  le  bord  du  verre,  figure  19. 

Il  serait  inutile  d'encombrer  la  mémoire  de  l'enfant  de  notions 
plus  détaillées.  Celles  qui  viennent  d'être  exposées,  suffisent  à 
guider  son  observation,  et  elles  se  complètent  par  la  pratique  : 
des  dessins  de  chaises,  de  tables,  de  portes,  ouvertes  et  fermées, 
de  maisons,  etc.,  où  les  mômes  règles  sont  proposées  jusqu'à  ce 
qu'elles  deviennent  tout  à  l'ait  familières. 

A  notre  avis,  ce  n'est  pas  commettre  une  faute  que  d'enseigner 
celte  perspective  «  populaire  »  dès  le  début  des  Leçons  de  dessin 
et  d'y  revenir  de  temps  en  temps.  En  expliquant  toutes  sortes  de 
gravures  et  de  photographies  au  point  de  vue  de  la  perspective, 
les  enfants  finiront  par  pouvoir  dessiner  sans  commettre  de  très 
graves  fautes  de  perspective.  Si  pourtant  ils  en  faisaient,  il  n'y 
aurait  pas  lieu  de  le  déplorer  autrement  :  elles  disparaîtront 
avec  la  pratique,  car  «  c'est  en  forgeant  qu'on  devient  forge- 
ron ». 

F.  Grunder. 


DE    L ECOLE    DES   ROCHES. 


LES   SÉANCES  ARTISTIQUES  ET  LITTÉRAIRES 
ET  LES  CONFÉRENCES 

Cette  année,  les  Roches  ont  porté  le  deuil  de  leur  fondateur. 
Aussi,  les  représentations  dramatiques  furent-elles  réduites  au 
minimum  :  il  n'y  en  eut  que  deux,  Tune  au  mardi  gras,  l'autre 
à  la  fête  de  l'École1. 

De  la  seconde,  ne  parlons  point,  puisque  les  Plaideurs  de 
J.  Racine  n'affronteront  la  rampe  que  le  28  juin.  Au  mardi 
gras,  nous  eûmes  Fantasio  de  A.  de  Musset.  A  signaler  particu- 
lièrement les  costumes  dus  aux  doigts  de  fée  de  Mme  Labussière, 
l'éclairage  habilement  ménagé  par  MM.  Rodé  et  Moulins,  et  les 
charmants  décors  de  M.  Dupire.  Cette  fois,  notre  inlassable  or- 
ganisateur de  fêtes  avait  brossé  jusqu'à  trois  décors  :  une  rue 
de  Munich,  le  jardin  du  Roi,  et  une  prison.  Les  changements 
de  décor  furent  extrêmement  rapides,  et  dans  les  courts  en- 
tr'actcs,  nous  ouïmes  de  la  musique  de  scène  de  Mozart.  Évi- 
demment, il  y  a  un  progrès  technique  marqué  sur  les  années 
précédentes. 

La  pièce  même  est  spirituelle  et  pleine  de  fantaisie  :  un  étu- 
diant mélancolique,  à  la  recherche  d'inédit,  entre  comme 
bouffon  chez  le  roi  de  Bavière,  et  brise  par  ses  gamineries  un 
mariage  qui  déplaisait  à  la  tille  de  son  prince.  M.  des  Granges 
avait  déployé  toute  son  activité  pour  organiser  la  séance.  Il  fut 
récompensé  de  ses  efforts  spécialement  par  le  jeu  de  P.  Guiraud 
(la  Princesse  Elsbeth)  et  de  R.  de  Séréville  (le  roi  de  Ravièrc). 
On  vit  apparaître  aussi  un  gracieux  page  qui  lit  la  révérence  de 
l'air  le  plus  naturel  du  monde  :  il  avait  nom  Roger  Labussière. 
Mais  ce  genre  de  pièces,  tout  en  nuances,  convient  peu  à  nos  ac- 
teurs  qui  ont  décidément  la  vocation  comique. 

Si  la  scène  chôma  quelque  peu,  les  conférenciers  se  succédè- 

1  Cependant,  on  organisa  dans  les  maisons  des  soirées  récréatives  :  mie  maison  en 
Invitait  une  autre  qui  avaii  à  cœur  de  rendre  l'invitation.  Ces  échanges  de  bons 
procèdes  sont  à  recommander... 


:;5(»  LE  JOURNAL 

rent  nombreux  devant  notre  public  mêlé,  mais  toujours  avide 
d'apprendre  et  prêt  à  applaudir  toute  parole  sincère.  Comme  il 
convenait,  la  séance  d'ouverture  fut  grave,  presque  solennelle. 
Au  lendemain  de  la  rentrée,  le  13  octobre,  M.  de  Rousiers  nous 
parla  avec  une  émotion  contenue,  une  grande  élévation  de 
pensée  et  une  belle  maîtrise  de  langage,  de  celui  que  nous 
avions  quitté  en  pleine  activité  au  mois  de  juillet  et  qui,  quelques 
jours  après,  n'était  plus.  Dans  son  oraison  funèbre,  M.  de  Rou- 
siers détacha  de  la  vie  d'Edmond  Dcsmolins  des  leçons  de  géné- 
rosité, d'amour  du  vrai,  et  d'infatigable  énergie. 

Ensuite,  ce  fut,  à  intervalles  irréguliers,  un  défilé  de  confé- 
renciers de  tous  pays  et  de  tous  âges,  il  y  eut  de  longues  cause- 
ries, et  il  y  en  eut  de  brèves,  il  y  en  eut  de  scientifiques  et 
d'artistiques,  il  y  en  eut  aussi  de  charité  et  de  philanthropie  et 
ce  ne  furent  pas  les  moins  goûtées  :  toutes  furent  intéressantes 
et  nous  laissèrent  plus  instruits  ou  plus  vaillants.  Gomme  nous 
aurions  peine  à  assigner  des  rangs,  suivons  l'ordre  chronolo- 
gique. 

C'est  d'abord  lcLV  Magalhaès,  de  San  Paolo,  qui,  le  15  octobre, 
vint  nous  entretenir  de  son  immense  et  belle  patrie,  le  Brésil. 
Il  nous  détaille  ses  aspects  variés,  ses  ressources  abondantes,  et 
ses  richesses  inexploitées,  son  développement  prodigieusement 
rapide,  et  il  nous  révèle  en  termes  émus  l'amour  du  Brésil  pour 
la  France.  Notre  grande  sœur  latine  d'outre-mer  attirera  peut- 
être  un  de  nos  futurs  colons  :  M.  Magalhaès  n'aura  pas  à  re- 
gretter sa  leçon  de  géographie  illustrée  par  de  vivantes  pro- 
jections. 

Le  7  novembre,  MM.  Bonjean,  père  et  lils.  qui  dirigent  avec 
tant  de  dévouement  l'orphelinat  d'Orgeville  entretinrent  lon- 
guement nos  jeunes  amis  de  leur  oeuvre  et  de  ses  résultats.  De- 
puis, nous  parcourons  quelquefois  le  Fanion,  L'organe  de  M.  Bon- 
jean. 

Notre  collègue,  M.  des  Granges,  avait  employé  la  tin  de  ses 
vacances,  à  visiter  la  Grèce,  mère  des  sciences  et  des  arts,  dans 
une  croisière  organisée  parla  lie\ue  Générale  des  Sciences.  Il 
voulut  faire  profiter  les  Boches  de  >es  impressions  de  touriste  et 


de  l'école  des  rociies.  557 

d'esthète.  Après  deux  agréables  causeries  sur  son  itinéraire,  il 
essaya,  le  14  décembre,  de  présenter  une  sorte  de  synthèse  de 
lame  grecque  envisagée  sous  ses  différents  aspects  :  musique, 
poésie,  défilé  de  paysages,  tout  contribua  à  nous  pénétrer  de 
l'eurythmie  hellénique.  Songez  que  nous  eûmes  le  régal  de 
l'hymne  à  Apollon,  le  seul  fragment  authentique  de  musique 
grecque  que  nous  possédions,  récemment  découvert  et  restitué. 
On  nous  lut  des  extraits  de  Sophocle,  d'Euripide,  de  Théocrite  : 
ah!  cette  divertissante  procession  des  Panathénées!  Matras  et 
Guiraud  surent  nous  redire  les  morceaux  les  plus  grecs  de  notre 
poésie  française  :  du  Chénier  et  du  Samain,  du  Leconte  de 
Lisle  et  du  J.-M.  de  ïlérédia. 

Les  conférences  du  deuxième  terme  débutèrent  comme  celles 
du  premier,  par    une    causerie   géographique.  On  nous  parle 
généralement  de  pays  neufs  capables  de  tenter  les  jeunes  appé- 
tits. Le  27  janvier,  le  P.  Voisin,  ancien  professeur  à  Tinchebray, 
et  missionnaire  dans  l'ALberta  (Canada)  depuis  quelques  années, 
nous  dit  tant  de  bien  de  sa  seconde  patrie,  où  régnent  la  sécurité, 
la  vraie  liberté,  l'indépendance  vis-à-vis  du  Gouvernement,  que 
sur  le  moment  plusieurs  ont  fait  le  projet  de  visiter  un  jour  le 
Canada.  Le  P.  Voisin,  faisant  défiler  sous  nos  yeux  de  jolies  vues, 
les  commente  avec  simplicité,  et  il  raconte  sans  orgueil  ni  fausse 
modestie  ce  qu'il  a  fait  là-bas,  ce  que  les  autres  et  spécialement 
les  Français  y  ont  fait.  Avec  lui,  nous  vivons  la  rude  et  saine 
existence  du  ranch,  nous  nous  apitoyons  sur  le  sort  des  Peaux 
Rouges  en  train  do  disparaître   devant  l'invasion  des  civilisés. 
Nous  apprenons  comment  une  ville  sort  de  terre  comme  un 
champignon,  comment  on  construit  une  maison  ou  une  chapelle. 
Finalement,  il  nous  expose  son  dessein  de  fonder  là-bas  une  sorte 
d'École  des  Hoches  pour  développer  l'initiative  des  jeunes  gens. 
Le  22  mars,  M.  G.  Martin,  un  dos  militants  les  plus  actifs  et 
les  plus  ardents  de  l'antialcoolisme  nous  dit  pourquoi  et  o mi- 
ment il    fallait  combattre   l'alcool,  ce  fléau  de  la  société  con- 
temporaine  et  de  la  France.  Ce  fut  mieux  qu'une  conférence, 
car  il   sut  faire  passer  en   nous  quelque  chose  de  ses  convic- 
tions, <-t  il  ;i  formé  ;'■  l'École  de  véritables  apôtres. 

18 


■  )^H  LE   JOURNAL 

Nous  arrivons  au  mois  de  mai.  Nous  avons  eu  la  bonne  for- 
tune d'entendre  alors  deux  hommes  dont  nous  ne  perdrons 
pas  de  longtemps  le  souvenir  :  M.  Matruchot,  professeur  à 
l'École  normale  supérieure,  et  M.  Grard.  M.  Matruchot,  directeur 
des  fouilles  d'Alésia,  nous  prouva  qu'un  homme  de  cœur  sait 
surmonter  toutes  les  difficultés  pour  arriver  à  ses  fins.  Il  est 
parvenu  à  ressusciter  une  partie  de  la  citadelle  de  Vercingé- 
torix  qui  fut,  comme  on  sait,  l'âme  de  la  résistance  gauloise,  et 
à  faire  d'Alésia  une  sorte  de  pèlerinage  national.  Quel  plaisir 
de  voir  les  monuments  et  les  maisons,  les  ustensiles,  les  vête- 
ments, les  armes,  tout  le  décor  familier  de  nos  pères  avant  1ère 
chrétienne!  A  noter  parmi  les  trouvailles  une  flûte  de  Pan  qui 
est  unique  en  son  genre. 

Le  31  mai,  M.  Grard,  par  une  heureuse  innovation,  nous  lit 
deux  causeries  distinctes  sur  la  métallurgie,  l'une  plus  techni- 
que, réservée  aux  grands  garçons,  l'autre  qui  s'adressait  à  toute 
l'École.  Le  matin,  il  parla  des  causes  qui  ont  produit  les  cen- 
tres métallurgiques,  puis  des  fers,  aciers  et  fontes  étudiés  selon 
la  méthode  micrographique.  Quel  merveilleux  moyen  pour 
s'enquérir  sûrement  de  la  valeur  d'un  acier  :  un  examen  au 
microscope  décèle  la  contexture  du  métal  et  les  ligues  de  fai- 
ble résistance.  Le  soir,  il  nous  entretint  des  principaux  procédés 
de  la  métallurgie  moderne,  et  à  la  sortie,  un  de  nos  grands 
élèves  connu  pour  sa  compétence  en  mécanique,  disait  qu'il 
avait  beaucoup  appris  à  écouter  M.  Grard. 

Pour  être  complet,  il  faut  ajouter  à  la  liste  des  conférences 
les  lectures  du  dimanche  faites  au  salon  du  Coteau  devant  un 
public  d'élite  par  .M.  des  Granges  dont  on  connaît  le  talent  de 
diction.  Quelle  pièce  délicieuse  que  La  Samaritaine  d'K.  Ros- 
tand! Quelle  pièce  vigoureuse  que  Les  affaires  x<>nt  les  affaires 
de  (i.  Mirbeau!  Quelle  pièce  magnifique  que  Le  Duel  de  11.  La- 
vedan!  Les  auditeurs  n'ont  eu  qu'un  regret,  celui  de  voir  se  clore 
si  tôt  la  série  des  lectures,  .le  ne  sais  si  la  Scie  an-  Sociale  me 
pardonnera  de  la  faire  entrer  dans  un  compte  rendu  kaléi- 
doscopique,  mais  jusqu'ici  je  n'ai  encore  pu  appliquer  sa  no- 
menclature au  récit  de  nos   séances   artistiques   et  littéraires. 


de  l'école  des  rocues.  5.'>9 

Donc,  je  vais  commettre  l'hérésie  de  la  présenter  sans  façon  : 
aussi  bien,  elle  a  su  revêtir  cette  année  une  forme  attrayante 
pour  venir  à  nous,  M.  de  Rousiers  a  eu  l'heureuse  idée  de 
faire  traiter  le  dimanche,  à  peu  près  chaque  15  jours,  devant 
les  professeurs  et  les  grands  élèves  quelques  problèmes  con- 
temporains par  des  membres  qualifiés  de  la  science  sociale. 
M.  de  Rousiers  a  tenu  à  ouvrir  lui-même  ces  entretiens  par  une 
causerie  sur  les  caractères  de  la  science  sociale,  sur  son  histoire 
et  sur  la  solution  qu'elle  fournit  du  problème  de  la  liberté.  Là- 
dessus,  l'observation  des  émigrants  du  Far-West  nous  en  ap- 
prend plus  long  que  la  recherche  métaphysique.  M.  de  Rou- 
siers n'a  pas  étudié  seulement  l'Amérique;  il  veut  relever 
notre  marine  marchande,  et  il  s'est  livré  à  une  minutieuse 
enquête  sur  les  grands  ports.  Le  1er  décembre,  il  choisit  Ham- 
bourg comme  type  du  port  de  commerce.  Il  nous  montra  sur 
la  carte  sa  merveilleuse  position,  nous  conta  les  phases  curieuses 
de  son  histoire;  avant,  pendant  et  après  l'Acte  de  navigation, 
et  analysa  les  éléments  de  ce  vaste  organisme  qu'est  un  port 
moderne.  Un  grand  port  n'est  pas  seulement  le  point  de  jonc- 
tion de  lignes  de  commerce  maritimes  (ce  qu'il  était  autrefois, 
par  exemple  sous  la  Ligue  Hanséatique),  il  est  aussi  un  carrefour 
de  voies  fluviales  et  terrestres,  il  dessert  un  arrière-pays.  La 
discussion  qui  suivait  quinze  jours  après,  prouva  combien  maî- 
tres et  élèves  avaient  profité  de  ce  suggestif  exposé. 

Le  mois  de  janvier  nous  apporta  une  causerie  de  Mon- 
sieur Durieu  sur  la  méthode  de  la  Science  Sociale  comparée  à 
celle  de  M.  Durckheim.  11  y  a,  dans  les  Règles  de  la  Méthode 
sociologique,  des  remarques  précieuses  et  justes;  mais  la  Science 
Sociale  dispose  d'une  méthode  autrement  rigoureuse  et  féconde. 

Puis,  ce  fut  le  tour  de  M.  R.  Pinot  qui,  dans  deux  conférences 
,  successives  (16  février  et  1er  mars),  analysa  méthodiquement 
l'organisme  de  la  Cité.  Comment  se  sont  produits  les  centres 
urbains?  Chaque  ville  a  sa  raison  constitutive  (phénomènes  de 
travail,  d'échange,  de  religion,  etc.),  mais  une  foisétablie,  elle 
donne  naissance  à  des  phénomènes  généraux  qui  résultent  de, 
l'agglomération  (voirie,  paix   publique,  édilité,  etc  .   Les  pro- 


obO  LE   JOURNAL 

blêmes  qu'ils  soulèvent  reçoivent  des  solutions  différentes  suivant 
le  caractère  de  la  race  qui  a  créé  la  ville,  ou  qui  l'occupe  momen- 
tanément. M.  Pinot  a  éclairé  cette  analyse  par  la  comparaison 
de  quatre  types  de  cités  :  le  type  patriarcal  (la  Rome  antique), 
le  type  particulariste  (Londres),  le  type  quasi-patriarcal  (cité 
du  moyen  âge),  et  enfin  une  cité  moderne  instable  (Paris). 

La  science  sociale  n'étudie  pas  seulement  les  groupements 
humains;  elle  s'occupe  aussi  des  phénomènes  qui  résultent  de 
ces  groupements.  31.  P.  Bureau  a  scruté  avec  prédilection  les 
phénomènes  moraux  de  notre  société  actuelle.  L'auteur  de  la 
Crise  morale  croit  qu'il  y  a  actuellement  une  crise  de  la  mora- 
lité rcconnaissable  à  deux  signes  :  d'une  part,  la  société  a  subi 
de  profondes  transformations  qui  ont  progressivement  émancipé 
l'individu;  d'autre  part,  les  contemporains  cherchent  à  tatous  la 
doctrine  qui  résoudra  les  problèmes  moraux  posés  par  ces 
nouvelles  conditions  sociales.  Nous  assistons  à  la  démolition  de 
tous  les  systèmes,  et  la  société  n'a  pas  encore  trouvé  son  assiette 
morale,  l'équilibre  entre  ses  besoins  et  ses  idées.  Le  15  mars, 
M.  Bureau,  grâce  à  son  merveilleux  talent  de  conférencier,  nous 
fit  toucher  du  doigt  la  crise  de  la  morale  théorique.  Le  17  mai, 
il  montra  les  effets  de  cette  crise  sur  le  domaine  pratique  ou  des 
devoirs.  Les  devoirs  varient  suivant  les  lieux  et  les  temps,  mais 
le  devoir  reste  partout  et  toujours  identique  à  lui-même. 
Parmi  les  devoirs  que  réclame  notre  société,  il  n'est  pas  de  plus 
nécessaires  et  de  plus  opportuns  que  la  sincérité,  la  sincérité 
qui  réalise  l'accord  de  la  vie  avec  les  idées,  que  la  force  seule 
capable  de  soutenir  l'individu  isolé,  que  le  sens  de  la  solidarité 
qui  nous  révèle  la  loi  des  destinées  humaines.  Ainsi,  la  science 
sociale  a  tour  à  tour  meublé  notre  intelligence  et  enrichi  notre 
cœur.  Nous  souhaitons  que  cet  essai  qui  a  fait  ses  preuves,  soit 
continué  l'an  prochain. 

Il  nous  resterait  à  parler  des  conférences-concerts  et  des 
leçons  sur  l'histoire  des  sciences;  mais  un  autre  chroniqueur 
s'en  acquittera  mieux  que  nous. 

F.  Mentré. 


de  l'école  des  roches.  501 


LA  MUSIQUE. 

Un  des  maîtres  de  la  musique  moderne,  M.  Vincent  d'Indy,  a 
bien  voulu  me  dire,  lors  d'une  conférence  qu'il  fit  sur  ma  de- 
mande à  l'École,  il  y  a  trois  ans,  que  l'enseignement  musical,  chez 
nous,  était  compris  d'une  manière  vraiment  rationnelle. 

J'espère  que  le  maître  reviendra  bientôt  parmi  nous,  et  que 
non  seulement  son  opinion  sera  ratifiée  par  les  résultats,  mais 
encore  qu'il  aura  quelque  fierté  à  constater  qu'ici  comme  à 
notre  chère  Schola  Cantorum  de  Paris,  nous  cherchons  à  faire 
quelque  chose  de  ce  qu'il  a  si  bien  su  réaliser  rue  St-Jacques  : 
c'est-à-dire  faire  des  musiciens  intelligents  qui  comprennent, 
aiment  et  raisonnent,  et  non  des  acrobates  de  la  virtuosité. 

Naturellement,  nous  devons  avoir  assez  de  technique  pour 
exécuter  toutes  les  œuvres  écrites  par  nos  grands  musiciens, 
mais  il  faut  avant  tout  que  le  mécanisme  soit  l'humble  serviteur 
de  la  pensée  du  compositeur  et  non  le  but. 

La  virtuosité,  c'est  du  métier  accessible  à  la  plupart  des  ca- 
ractères tenaces. 

L'interprétation  seule  est  de  l'art. 

Cette  année,  beaucoup  plus  que  les  précédentes,  la  partie 
musicale  a  pris  à  l'École  un  développement  du  meilleur  au- 
gure 

Il  reste  évidemment  encore  bien  des  lacunes  que  l'on  pour- 
rait combler;  par  exemple,  à  l'instar  des  écoles  anglaises,  pour- 
quoi ne  consacrerait- on  pas  trois  fois  par  semaine  dans  chaque 
maison  vingt  minutes  au  chant?  Les  mélodies  ou  chœurs  appris 
ainsi,  seraient  chantés  par  toute  l'École  une  fois  par  mois  et 
sous  ma  direction. 

11  existe  des  chants  populaires  de  tous  les  pays,  qui  seraienl 

pour  les  élèveset  les  professeurs  une  source  de  renseignements 

sur  les  caractères  des  diverses  nations,  et  qui  leur  inculqueraient 

le  sentiment  de  la  mélodie  et  celui  du  rythme. 

Lorsque  nos  élèves  seront  eu  âge  de  suivre  imites  les  mani- 


.')62  LE    JOURNAL 

festations  musicales,  ils  pourront  par  l'éducation  qu'ils  auront 
reçue,  s'intéresser  plus  vivement  aux  œuvres  fortes.  Dans  ce  but, 
je  n'ai  jamais  permis  aux  élèves  de  jouer  de  la  «  mauvaise  mu- 
sique ».  Quant  aux  œuvres  qu'ils  entendent,  elles  ne  peuvent  que 
les  encourager  dans  l'amour  du  beau.  Pour  arriver  à  cet  idéal, 
nous  avons  cette  année  plus  particulièrement  apporté  tous  nos 
soins  aux  classes  de  solfège. 

Voici  ce  que  je   propose  pour  l'année  prochaine  : 

1°  Conférences-concerts  (suite). 

2°  Conférences  sur  l'histoire  de  la  musique. 

3°  Chant  général  dans  chaque  maison  trois  fois  par  semaine. 

V  Répétitions  générales  une  fois  par  mois  sous  ma  direction. 

5°  Faire  exécuter  en  public  et  le  plus  souvent  possible  par 
les  élèves  les  œuvres  classiques  (piano  et  violon)  (piano  et  vio- 
loncelle) (piano,  violon  et  violoncelle). 

0°  Donner  quelques  notions  d'harmonie. 

Les  trois  cycles  de  Conférences-concerts  ont  obtenu  un  réel 
succès. 

Il  était,  en  effet,  très  instructif  d'apprendre  aux  jeunes  gens 
l'histoire  des  instruments  à  archet  et  de  leur  faire  connaître  la 
littérature  de  chaque  instrument  depuis  le  \vue  siècle  jusqu'à 
nos  jours. 

M.  A.  Raugel  s'est  acquitté  de  cette  tâche  tout  à  son  honneur  : 
je  l'en  remercie. 

L'orchestre  qui  est  très  en  progrès,  a  donné  des  programmes 
d'une  tenue  d'art  toujours  irréprochable.  On  peut  en  juger  par 
les  œuvres  exécutées  au  concert  du  25  mars  : 

Haydn  :  Symphonie  en  ré  majeur. 

Mozart  :  Symphonie  en  sol  mineur. 

Beethoven  :  Symphonie  en  ut  mineur. 

Nous  donnons  plus  bas  le  programme  des  morceaux  de  mu- 
sique exécutés  le  jour  de  la  Première  Communion,  et  nous  nous 
permettons  de  penser  que  peu  de  collèges  en  France  pourraient 

avec  leurs  propres  cléments  donner  des  œuvres  aussi  artistiques. 

• 

Armand  Parent. 


de  l'école  des  roches.  563 


Première   Communion   1908. 

1 .  Entrée.  Adagio  du  trio  en  ut  mineur. 

Orchestre Mendelsohn. 

2.  0  saint  autel,  cantique  à  4  voix. 

3.  Adagio,  violon Corelli. 

4.  Verbum  caro,  à  3  voix : Roland  de  Lassus 

5.  Adagio,  violon Corelli. 

6.  Sortie,  allegro  de  la  symphonie  en  ré  majeur. 

Orchestre • .  . . .     Beethoven-. 

Orchestre. 

1.  Entrée.  Adagio,   de. Ph.  Em.  Bach. 

2.  Sacris  Solemniis. 
■i.  Magnificat. 

4.  Aria,  orchestre G.  S.  Bach. 

5.  Adoremus  te,  à  4  voix Costi. 

6.  Ave  Maria,  à  4  voix Piel. 

7.  Oremus  pro  Pontificc. 

s.  Tantum  ergo,  à  4  voix .     Palestrina. 

!).  Te  lucis  ante  terminuni. 
10.  Sortie.  Adagio  de  la  .\\mphonie. 

Orchestre Schuman  \. 


III 

LA    VIE  PHYSIQUE 

GAME  S 


COMMITTEE 

Comaléras  (captain),  Cintra,  Delmas,  Gillet,  8011111111101-,  M.  Bell, 
M.  Coulthard. 

Football 

In  reviewing  Ihe  season,  we  cannot  say  lhat  we  hâve  won  ail  our 
matches,  but  we  can  say  lhat  we  hâve  only  lost  four.  Ont  of 
sevenleen  matches  we  hâve  won  twelve,  drawn  one,  and  lost  four. 
Our  first  defeat  was  against  the  "  Collège  de  Normandie  ".  We 
were  beaten,  badly  beaten,  by  7  goals  to  I.  The  belter  team  eer- 
tainly  won,  but  we  were  to  a  certain  extent  taken  by  surprise;  we 
expected  to  win  and  after  having  2  goals  scored  against  us,  we  lost 
hope  and  played  badly.  We  had  also  becn  playing  against  loo  weak 
teams  and  winning  too  easily  and  so  we  thought  lhat  we  were 
stronger  than  we  actually  were.  This  defeat  was  certainlj  good  for 
the  team,  it  showed  us  what  a  lot  we  still  had  to  learn  and  made  us 
train  more  seriously.  In  the  24th  May,  we  played  at  Paris,  al  the 
Parc  des  Princes,  against  an  English  team  from  Hampshire,  arrangea 
by  a  master  from  Bedales  near  Petersfield.  Altéra  good  game  we 
lost  by  one  goal  (4-5). 

Our  team  was,  on  the  whole,  good,  and  I  think  we  arc  ail  satisûed 
with  the  results.  Our  forwards  were  rallier  light  and  often  lost 
their  heads  in  front  of  goal  however  thev  improved  wery  much  al 
the  end  of  the  season.  Coinalcwas,  <1<>  Rourtalès  played   well  as  hall 


LE  JOURNAL  DE  L ECOLE  DES  ROCHES. 


565 


back,  —  Comaléras  sometimes  brilliantly  —  and  Langer  saved  many 
good  shots  at  goal. 

In  the  house  matches  "  La  Guichardière  "  was  again  victorious, 
easily  beating  ail  Ihe  other  houses. 


Winning  Louse 

Pins 

v.  Sablons 

Pins 

Guichardière 

v.   Pins 

Guichardière 

Sablons 

v.  Vallon 

Sablons 

Vallon 

v.  Pins 

Pins 

Coteau 

v.  Guichai'd 

ière 

Guichardière 

Sablons 

v.  Guichardi 

ère 

Guichardière 

MATCHES    lst 

XI 

20  Oct.  —  L'union  vélocipédiqne  de  St-Maur 
10  Nov.  —  Stade  Français  (3e  B.j 
17  Nov.  —  Union  sportive  de  Dreux 

1  Dec.  —  L'Union  vélocipédique  de  Clichy 
5  Dec.  —  Racing  Club  de  France  (lst-2ndj 

8  Dec.  —  Collège  de  Normandie 

26  Jan.  —  Ass.  d'éducation  physique  et  morale 

2  Feb.  —  Stade  Français  (l8t) 

9  Feb.  —  Union  sportive  Argentillaise 

23  Feb.  —  Collège  de  Normandie 

\  Mardi.  —  Union  Sportive  de  Dreux 
8  March.  —  Collège  de  Rotrou 
26  March.  —  XIV0  Arrondissement 

24  May.  —  Petersfield,  England 


won 

10-1 

won 

16-2 

won 

8-0 

won 

9-0 

won 

3-2 

lost 

1-7 

won 

7-2 

lost 

2-3 

won 

5-3 

drawn 

5-5 

won 

7-1 

won 

8-1 

lost 

ï-5 

lost 

'<-:; 

and 


\l 


2'(  Nov.  —  Collège  de  Rotrou 

1  Dec.  —  L'Union  vélocipédique  de  St-Maur 

2  Feb.  —  L'Eloile  Vernolienne. 


won  8-1 
won  'i-.'i 
won     i-3 


CHARACTERS 

Langer    goal    :  Played  brilliantly  at  times,  al   others  weakly.     He 

improved  as  the  seasons  went  on.     Kicks  well. 
Pabra    lcft  back;  :  was  a  useful  back.     With  more  pace  would  be 

good. 
Delmas  right  back   :  (iood  kick  and  good  tackler  but  too  slow,  fell 

off  towards  the  end  <>r  Un-  season. 


o()6  LE  JOURNAL 

Bouthillier  (left  half)  :  Sometimes  useful but  very  slow.     A  drsap- 

pointing  lialf. 
Comaléras  (centre  half)  :  The  captain  of  the  team,  a  hard  working 

and  energetic  half,  played  really  well  several  times,  should  keep 

his  place  more  and  not  tire  himself  out  too  much  during  te  first 

half. 
de   Pourtant    right  half)   :  A  sound,  useful  half,  lias  made  more 

progress  than  any  one  else  in  the  team. 
Castan  (outside  right  :  Fast  and  sometimes  centres  well,  must  learn 

to  play  more  with  his  inside  man. 
Procoito  (inside  right)  :  Has  the  making  of  a  good  player.     Dribbles 

well,  sometimes  too  much;  should  try  and  improve  his  shooting. 
Cintra  (centre  forward)  :  Keen  and  energetic  with  plenty  of  "  dash  ". 

Must  learn  lo  keep  cooler  on  the  field. 
Gillet  (inside  left)  :  An  erratic  player;  easily  discouraged,  has  shot 

some  good  goals  and  missed  many  easy  ones. 
(ioMY  (outside  left)  :  Fast  and  keen,  centres  badly;  always  plays  up 

hard  till  the  end  of  the  game,  will  improve. 

ATHLETIC    SPORTS 

The  sports  thisyearwere  heldonSunday  March  c2-2nd  in  wretched 
weather,  and  owing  to  this,  some  of  the  events  had  to  be  postponed. 
The  two  best  races  were  perhaps  the  kilomètre  and  the  400  mètres. 
won  by  Comaléras  and  Gomy  while  hoth  de  Séréville  and  Cintra, 
distinguished  themselves,  the  former  in  the  long  jump  and  the  latter 
in  the  bundle  race.  1  should  like  to  sec  more  boys  enter  for  the 
différent  events.  This  year,  boys  would  not  enter  unlessthey  thought 
Ihere  was  a  good  chance1  of  winning  a  prize. 

EVENTS 

I.  —  L00  mètres  (open  . 
I .    De  Séréville  2.  Gomy 

II.  —  1  kilomètre    handicap  . 
1  .  Comaléras  2.  Castan 

III.  —  l()()  mètres  (under  12  . 

I.  Mestchérine  2.  H.  de Labruyère 

IV.  -     Higli  jump. 
I.  De  Pourtalès  2.  Delmas 


DE    L.'ÉCOLE    OES    ROCHES.  567 

V.  —  Long  jump. 
1.  De  Se t-é ville  2.  Bouthillier 

YI.  —  400  mètres  (under  14). 
1.  Vacher  2.  C.  Glaenzer 

VII,  —  iOO  mètres  [handicap). 
1.  (iomy  2.  Castan 

VIII.  —  100  mètres  (under  10). 
1.  O'Neill  2.   Pauthonier 

IX.  —  60  mètres  (under  (i  . 
1.  Antoine  Bertier  2.  Bernard  Bell 

X.  —   100  mètres    under  1  ï  . 
1.  Sprauel  2.  Vacher 

XI.  —  Throwing  the  cricket  bail  (openi. 
1.  Krijanowsky  2.  Castan 

XII.     -  Hurdle  race  (under  14): 
1.  Thiébaut  2.  Steiner. 

XIII.  —  Hurdle  race  (open). 
1.  Cintra  2.  Bouthillier 

XIV.  —  Pôle  jump  (open). 

1.  Comaléras  2.  Forestier 

XV.  —  ;{  kilomètres  (handicap  . 

1.  Tassn  2.   Waddington 

XVI.  —  Tug  ôf  war  (between  the  five  houses). 

Guicharilière. 

XVII.   —  Consolation  race, 
liillet. 

CRICKET 

Al  présent  we  hâve  only  played  one  match  againsl  "  Tin'  United 
whieh  wc  won  fairly  easily;  we  still  hâve  to  plaj  againsl  the  Sian- 
dardand  probably  againsl  the  "  Collège  «le  Normandie     and  then 
there  are  the  honse  matches  wich  we  hâve  oot  yel  begun. 

The  j^round  i>  better  this  year  and  there  seems  more  keenness  on 


568 


LE   JOIRXAL 


the  field  than  usual.  Oui-  batting  is  weak,  but  Ihe  boys  seem  to  do 
their  best  and  that,  after  ail,  is  the  greal  thing. 

Castan  is  a  very  fair  médium  bowler  and  the  team,  on  the  whole. 
fields  well,  particulary  Gillet. 

The  following  is  the  only  match  \ve  hâve  played  as  yet. 

School  v.  The  United. 


The  Unit 

*A. 

Walker 

bowled  II.  Ferrand 

5 

Hamburg 

:er 

Ibw.  1)  Sommervell 

3 

Mainwaring 

b  H.  Ferrand 

4 

Mallett 

b  H.  Ferrand 

21 

Windsor 

rnn  out       — 

3 

Thorpe 

ri  Comaléras  h   II.  Ferrand 

2 

Smiles 

b  Castan 

0 

Heading 

b   II.  Ferrand 

0 

Barker 

c  and  b    II.  Ferrand 

2 

Wynn 

st  b.  Bell  H.  Ferrand 

7 

Parsons 

nol  ont 

2 

Extras 

ScJioqI. 

Total 

5 

M.  Sommervell  et  Walker 

bM 

ainwaring 

\  h  Mallett 

0 

Gillet 

ctWynne 

bM; 

lin  waring 

1    Did  not  bal 

0 

M.  Wilson 

h  Mallett 

7   b  Mainwaring 

(l 

Comaléras 

b  Mainwaring 

1 

0  li  Ibw  b  Mallett 

(i 

Castan 

ctHeadin 

g  Mainwaring' 

0   li  Mainwaring 

\ 

M.  Bell 

not  out 

— 

32  not  oui     — 

1 

Dupas 

cl  Wynne 

Walker 

Il  b  Mallel 

o 

Kirkley 

b  Walker 

1  ctMainwaringbMalletl 

0 

H.  Ferrand 

b  Walker 

3  Ibwh  Mainwaring 

(1 

Washington 

h  Walker 

(i  b  Mallett 

8 

A.  Ferrand 

h  Thorpe 

C>  hld  Mainwaring 

0 

Extras 

T 

otal 

L2  Extras 

79                Total     .  .  . 

24 

Bernard  Bell. 

DE    l.'ÉCOLE    DES    ROCHES.  569 


Organisation  et  fonctionnement  du  service  dentaire 
de  1  infirmerie  de  l'École  des  Roches. 

La  Direction  de  l'École  des  Roches  nous  a  fait  l'honneur,  au  mois 
de  décembre  dernier,  de  nous  charger  du  service  dentaire  à  son  in- 
lirinerie.  Nous  nous  proposons,  à  la  fin  de  Tannée  scolaire,  d'exa- 
miner le  fonctionnement  de  ce  service  et  les  résultats  obtenus  par 
son  mode  d'organisation. 

Installation.  —  Notre  confrère,  le  Dr  Carcopino,  a  bien  voulu 
nous  céder  aimablement  une  salle  de  son  infirmerie.  Cette  pièce,  bien 
éclairée  par  une  large  baie,  convenait  parfaitement  à  l'aménagement 
d'une  salle  d'opération  dentaire.  Convaincu  de  l'impossibilité  de 
faire  de  bonne  dentisterie  sans  une  instrumentation  suffisante, 
nous  y  avons  placé  un  fauteuil  dentaire  muni  de  ses  accessoires, 
crachoir,  tablette,  etc.  Un  tour  à  fraiser  et  un  meuble  spécial  destiné 
à  contenir  les  divers  instruments  et  les  médicaments  nécessaires  à 
notre  spécialité,  complètent,  avec  un  bureau  et  un  lavabo,  l'instal- 
lation de  notre  salle  d'opération. 

Fonctionnement.  —  D'accord  avec  M.  le  Directeur,  nous  avons 
pensé  que  notre  rôle  ne  devait  pas  se  borner  à  soulager  les  enfants 
qui  se  présentaient  à  notre  consultation  parce  qu'ils  souffraient. 
Il  importe,  en  effet,  de  soigner  une  carie  dentaire  dès  son  début, 
sans  attendre  que,  par  son  extension,  elle  ait  occasionné  des  dou- 
leurs et  des  lésions  parfois  assez  avancées  pour  entraîner  la  perte  de 
la  dent. 

Dans  ce  but,  au  commencement  de  chaque  trimestre,  nous  exami- 
nons systématiquement  un  certain  nombre  d'élèves,  et  nous  établis- 
sons pour  chacun  d'eux  une  fiche  dentaire  sur  laquelle  nous  indi- 
quons le  siège,  le  nombre  et  la  nature  des  lésions  que  notre  examen 
nous  a  révélées.  La  copie  de  cette  fiche  est  adressée  aux  parents  de 
l'élève  avec  la  mention  des  frais  que  peut  occasionner  le  traitement 
nécessaire.  Lorsque  les  parents,  informés  de  l'état  de  la  bouche  de 
leur  tils,  l'autorisent  à  se  faire  soigner,  nous  exécutons  au  cours  des 
consultations  suivantes,  les  opérations  que  nous  avions  indiquées  au 
moment  de  notre  premier  examen.  Avec  celte  méthode,  nous  n'inter- 
venons jamais  sans  le  consentement  des  parents,  et  nous  évitons  de 
laisser  évoluer  des  caries  pendant  tout  un  trimestre  sans  qu'ils  en 
soient  prévenus.  Déplus,  cet  examen  systématique  nous  permet  de 
constater  si  chaque  élevé  prend  les  soins  d'hygiène  nécessaires  pour 
l'entretien  de  sa  bouche,  et  nous  signalons  au  Directeur  les  enfants 
qui  nous  paraissent  user  insuffisamment  de  la  brosse  à  dents. 


570  LE    JOURNAL   DE    L'ÉCOLE    DES    HOCHES. 

Statistique.  ■ —  Le  service  dentaire  de  l'École  des  Roches  fonc- 
tionne régulièrement  depuis  six  mois;  il  a  donné  les  résultats  sui- 
vants :  (»8  élèves  ont  été  examinés,  G  seulement  possédaient  des 
dents  indemnes  de  toute  carie,  14  n'ont  pas  été  autorisés  par  leurs 
parents  à  se  faire  soigner.  Nous  avons  donc  traité  48  élèves  aux- 
quels nous  avons  fait  diverses  opérations  dentaires.  Parmi  ces  der- 
nières, les  obturations  de  caries  simples,  non  compliquées,  ont  été 
de  heaucoup  les  plus  nombreuses  (222  obturations  simples).  Les  ca- 
ries compliquées  se  sont  rencontrées  plus  rarement  (12  pulpectomics 
et  G  traitements  de  caries  pénétrantes  infectées  dont  3  ûstulisées  . 
Nous  n'avons  fait  aucune  extraction  de  dent  permanente  et  3  extrac- 
tions seulement  de  dents  temporaires. 

Enfin,  grâce  à  nos  examens  du  début  de  chaque  trimestre,  nous 
avons  pu  reconnaître  un  gros  kyste  radiculo-dentaire  dont  l'énucléa- 
tion  a  pu  être  heureusement  pratiquée. 

En  dehors  des  Élèves  de  l'École,  nous  avons  eu  l'occasion  de 
donner  nos  soins  à  quelques  membres  du  corps  enseignant  ou  à 
leur  famille  (pour  10  malades,  nous  avons  fait  19  obturations  simples, 
7  pulpectomies,  5  traitements  de  caries  pénétrantes  infectées  et  lli  ex- 
tractions). Ces  chiffres  fournis  par  10  adultes,  sont  intéressant  a 
comparer  avec  ceux  fournis  par  18  élèves.  Les  premiers  ne  sont 
venus  nous  trouver  que  parce  qu'ils  souffraient;  porteurs  de  lésions 
dentaires  trop  avancées,  ils  ont  dû  subir  de  nombreuses  extradions. 
Les  seconds,  au  contraire,  soumis  à  une  surveillance  dentaire  mé- 
thodique, n'ont  présenté  qu'un  petit  nombre  de  caries  compliquées, 
et  il  a  été  toujours  possible  d'exécuter  chez  eux  un  traitement  con- 
servateur, puisqu'aucune  extraction  de  dent  permanente  n'a  été  né- 
cessaire. 

Conclusions.  —  De  cette  petite  étude  nous  croyons  pouvoir 
tirer  les  conclusions  suivantes  :  Un  service  dentaire  organisé  dans 
une  École  doit  avoir  pour  objet,  non  pas  de  soulager  seulement 
quelques  accidents  aigus,  indices  de  lésions  avancées,  mais  au  con- 
traire, d'éviter  la  formation  de  ces  dernières.  Il  importe  donc  de  dé- 
pister la  carie  dentaire  avant  qu'elle  n'ait  attiré  L'attention  par  des 
phénomènes  subjectifs. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  est  nécessaire  d'examiner  la  bouche  de 
Ions  les  ('lèves  de  façon  régulière  afin  de  pouvoir  signaler  toute  carie 
quel  que  soit  le  degré   de   son   évolution. 

Grâce  à  une  surveillance  dentaire  assidue,  il  doit  être  possible 
dans  une   Kcole,    non    seulement    d'éviter  des   accidents   nécessitant 

l'extraction,  mais  encore  d'écarter  la  formai  ion  de  caries  compli- 
quées dont,  après  traitement ,  Le  moindre  inconvénient  est  de  mutiler 
gravement  la  couronne  des  dents  et  d'en  compromettre  la  durée. 

Docteur  Gi  orges  Lemerle, 

Professeur  suppléant  ;i  l'Ecole  dentaire  do  Paria. 


IV 

NOS  ŒUVRES. 

NOS  COLONIES  DE  VACANCES 

Les  Colonies  de  Vacances  restent  Y  œuvre  de  prédilection  des 
élèves  de  l'École  des  Roches-,  l'occasion  par  excellence,  pour  ces 
privilégiés  du  grand  air,  de  faire  dès  leur  enfance  acte  de  soli- 
darité humaine.  Voilà  la  sixième  année1  qu'ils  répondent  joyeu- 
sement à  notre  appel,  pendant  ce  terme  d'été  où  ils  peuvent  ap- 
précier la  vie  aux  champs,  et  qu'ils  envoient  un  peu  de  leur 
argent  de  poche  à  Y  Association  pour  le  développement  des  Colo- 
nies de  Vacances. 

En  1907,  ils  ont  établi  leur  record  :  891  fr.  .50.  Cette  somme 
a  été  affectée  spécialement  à  l'œuvre  de  Versailles,  que  nous 
soutenons  depuis  trois  ans,  et  a  suffi  à  payer  environ  les  deux 
tiers  de  ses  frais. 

«  Les  Colonies  de  Vacances  de  Versailles,  dit  le  Rapport  de 
l'Association,  n'ont  eu,  cette  année,  que  M  pupilles,  dont  6,  il 
est  juste  de  le  rappeler,  sont  restés  à  la  campagne  pendant 
deux  mois  au  lieu  d'un.  Les  Versaillais  se  sont  montrés  moins 
généreux  que  l'année  dernière,  et  plus  de  La  moitié  des  ressour- 
ces de  l'œuvre  Versaillaise  lui  ont  été  fournies  par  la  générosité 
très  large,  de  plus  en  plus  large  même,  des  élèves  de  l'Ecole 
des  Roches.  11  est  regrettable  qu'en  une  ville  riche  comme  Ver- 
sailles, une  œuvre  de  Colonies  de  Vacances  n'arrive  pus  ,ï  trouver 
sur  place  des  ressources  suffisantes,  car  les  neuf  Itillels  Meus  de 

I.  V   Journal  de  V École  des  Hoches,  juillet  1906,  p.  297;  juillet  1907,  p.    130 


o7i  LE    JOURNAL 

l'École  des  Roches,  répartis  en  trois  groupes  de  vingt  demi- 
bourses  à  15  francs,  auraient  pu  servir  à  mettre  en  train  trois 
œuvres  nouvelles  :  il  ne  faut  pas  souvent  autre  chose  qu'une 
semblable  offre  de  demi-bourses  pour  faire  éclore  des  Colonies 
de  Vacances  dans  une  ville  qui  n'en  possédait  pas... 

<(  Sur  les  31  colons  Versaillais,  7  ont  été  envoyés  chez  des  pa- 
rents habitant  la  campagne  ;  les  24  autres  ont  été  confiés  à  l'œuvre 
parisienne  de  la  Chaussée  du  Maine,  qui  les  a  placés,  comme 
l'année  dernière,  dans  le  Loiret.  Une  fillette  un  peu  souffrante, 
un  garçon  qui  s'était  légèrement  blessé,  ont  été  vite  remis  sur 
pied,  et  les  enfants  ont,  dans  l'ensemble,  profité  de  leur  séjour 
de  la  façon  la  plus  satisfaisante...  » 

Henri  Trocmé. 


VISITE  DES  PAUVRES.   -   JARDINS  OUVRIERS 

Chaque  dimanche,  à  l'issue  de  l'oftice  du  matin,  aussi  bien 
chez  les  protestants  que  chez  les  catholiques,  des  grands  font 
la  quête.  L'argent  ainsi  recueilli  sert  à  secourir  quelques  fa- 
milles de  braves  gens  de  Verneuil  qui  n'ont  pas  les  moyens  de 
vivre,  à  cause  de  leur  âge,  ou  de  leur  santé  ou  du  nombre 
de  leurs  enfants.  Ce  sont  aussi  les  grands  qui  vont  les  voir  ; 
chaque  famille  est  adoptée  par  un  groupe  de  deux  ou  trois 
élèves  qui  s'inquiètent  de  ses  besoins  et  se  chargent  de  deman- 
der, s'ils  le  jugent  nécessaire,  un  supplément  de  secours. 

Deux  ou  trois  fois  par  terme,  ont  lieu  dans  l'une  des  maisons 
de  l'École  des  réunions,  où  chacun  expose  devant  les  autres 
l'état  de  la  famille  qu'il  va  visiter,  et  où  est  réglée  la  réparti- 
lion  des  secours. 

Il  a  été  ainsi  distribué  dans  le  courant  de  l'année  un  peu  plus 
•de  onze  cents  lianes.  Les  visites  ont  été    faites  aussi   fréquem- 
ment que  l'ont  permis  les  règles  de  l'Ecole  et  l'état  sanitaire  de 
la  ville. 

Au  mois  de  juillet  lî)07.  comme  les  ressources  avaient  été 
plus    abondantes  et   les    besoins  des  familles  pauvres   moins 


de  l'école  des  roches.  573 

pressants,  il  restait  au  moment  du  départ  en  vacances  trois  cents 
francs  disponibles.  On  décida  de  ne  pas  thésauriser.  Alors  on 
en  fit  trois  parts.  On  donna  cent  francs  à  un  ami,  curé  dans 
l'Oise,  qui  a  adopté  une  vingtaine  de  petits  orphelins.  On  re- 
mit cent  francs  au  patronage  d'écoliers  et  d'apprentis  de  Ver- 
neuil. 

Enfin,  on  envoya  cent  francs  à  l'orphelinat  de  Villiez-Champ- 
Dominel,  qui  est  à  la  charge  de  plusieurs  personnes  charitables 
d'Évreux  et  qui  est  situé  à  une  trentaine  de  kilomètres  des 
Roches.  C'est  là  que  dans  le  courant  de  l'hiver  sont  expédiés 
d'énormes  ballots,  contenant  chaussures,  linge  et  vêtements 
hors  d'usage,  que  les  bonnes  sœurs,  avec  leurs  doigts  de  fées, 
rajeunissent  pour  leurs  pauvres  petits. 

Mais  dans  les  réunions  de  cet  hiver,  il  a  été  question  aussi 
d'une  œuvre  très  belle  et  qui  donne,  là  où  elle  est  établie,  comme 
à  Sedan  et  à  Saint-Étienne,  des  résultats  très  remarquables 
pour  le  soutien  moral  des  ouvriers  et  de  leurs  familles.  C'est 
celle  des  jardins  ouvriers. 

Pierre  Bouthillier,  à  la  réunion  du  mois  de  décembre,  fit 
sur  ce  sujet  une  conférence,  à  la  suite  de  laquelle  une  douzaine 
des  assistants  décidèrent  de  créer  à  Verneuil  un  groupe  de  ces 
jardins,  et  s'engagèrent  à  verser  pour  cela  une  cotisation  de 
vingt  francs. 

Dès  la  rentrée  de  janvier,  on  se  mit  donc  à  étudier  la  réalisa- 
tion de  ce  projet,  et  l'on  usa  abondamment  des  conseils  de  ceux 
qui  déjà,  depuis  plusieurs  années,  ont  établi  à  Verneuil,  dans 
d'excellentes  conditions,  un  groupe  d'une  trentaine  de  jardins. 
Malheureusement,  aux  portes  de  Verneuil,  le  terrain  est  rare. 
Malgré  plusieurs  tentatives,  le  projet  n'a  pas  encore  abouti  ; 
mais  personne  n'a  perdu  l'espoir  de  le  voir  aboutir  bientôt. 

M.  G. 


30 


574  LE    JOURNAL 


POUR  LA   CAISSE  DES  RETRAITES   DES   VIEUX   PROFES 
SEURS.  —  FÊTE  INTERSCOLAIRE  DU  24  MAI   1908. 

Quand  on  veut  être  «  bien  armé  pour  la  vie  »,  une  épreuve 
sportive  internationale  en  plein  Paris  n'est  pas  faite  pour  inti- 
mider. Nos  garçons  l'ont  bien  prouvé  le  2i  mai  dernier. 

L'idée  de  cette  fête  interscolaire  avait  été  suggérée  à  notre 
Directeur  par  le  Président  de  la  Caisse  Mutuelle  des  Professeurs 
de  l'Enseignement  libre.  Proposer  aux  élèves  des  Roches  de 
mettre  au  service  de  cette  œuvre  si  éminemment  opportune  leur 
agilité  et  leur  endurance  sportives,  leur  formation  artistique  et 
leur  bonne  volonté,  c'était  simplement  les  inviter  à  faire  preuve 
de  reconnaissance  et  d'attachement  vis-à-vis  de  leurs  profes- 
seurs. Ils  l'ont  parfaitement  compris,  et  l'entrain  qu'ils  ont  mis 
à  préparer  cette  fête  le  témoigne  assez. 

L'École  des  Roches  fut  chargée  d'organiser  la  partie  sportive 
de  la  fête  :  elle  acceptait  ainsi  une  tâche  assez  méritoire,  car 
notre  éloigne  ment  de  Paris  rendait  certains  arrangements  assez 
malaisés. 

l'n  certain  nombre  d'écoles  libres,  parmi  lesquelles  nous  ci- 
terons l'École  Sainte-Geneviève,  l'École  d'Électricité  de  la  rue 
Violet,  l'École  des  Travaux  Publics  d'Arcueil,  l'École  Massillon, 
l'École  Saint-Joseph  des  Tuileries,  avaient  accepté  de  prendre 
part  à  notre  fête  intcrscolaire,  et  M.  Rertier  avait  obtenu  que 
l'équipe  anglaise  de  Petersfield  (Hauts)  vint  à  Paris  faire 
un  match  de  foot  bail  Association  avec  l'équipe  première  des 
Roches. 

Le  dimanche  24  mai,  dès  dix  heures  du  matin, .une  douzaine 
de  nos  professeurs  se  trouvaient  au  Vélodrome  du  Parc  des  Primes. 
avec  cinquante  élèves  environ,  reconnaissables  au  milieu  de  tous 
à  leur  culotte  courte,  leur  costume  beige  foncé,  leur  col  blanc  et 
leur  cravate  rouge. 

A  midi,  une  série  de  victoires  étaient  inscrites  déjà  à  notre 
actif.  Étaient  classés  premiers  :  de  Mareuil,  boxe  (poids  extra- 


DE   L ECOLE    DES    ROCHES. 


légers)  ;  Schlumberger,  boxe  (poids  lourds)  ;  Comaléras,  fleuret 
(juniors);  Gillet  et  Tassu  (tennis). 

Lorsque  l'épreuve  reprit,  vers  deux  heures  de  l'après-midi, 
le  public  était  nombreux;  nous  ajouterions  «  sélect  »  si  nous  ne 
craignions  de  paraître  flatteur  à  l'égard  des  amis  que  nous  comp- 
tions là.  L'abondance  des  épreuves  inscrites  au  programme  obli- 
gea les  organisateurs  à  partager  la  vaste  piste  du  Vélodrome  et 
à  faire  disputer  simultanément  un  certain  nombre  d'épreuves 
différentes,  «  comme  chez  Barnum  »,  dit  un  plaisant.  Et  c'é- 
tait assez  cela.  On  put  voir  ainsi  dans  le  même  moment  dans  les 
airs  de  prestigieux  diabolos,  sauter  en  hauteur  et  en  longueur, 
jeter  le  disque  et  le  poids,  se  disputer  les  finales  de  boxe  et 
d'escrime  :  chaque  spectateur  put  consacrer  son  attention  à  son 
sport  favori,  jusqu'au  moment  où,  sur  le  tableau  noir  de  la  piste, 
s'étalèrent  en  lettres  immenses  les  deux  mots  HANTS  et  ROCHES- 
Le  match  international  de  foot  hall  allait  commencer,  et, 
comme  par  enchantement,  le  silence  se  faisait  dans  les  vastes 
tribunes,  tandis  que  sur  la  piste  complètement  libre  restaient 
seulement  le  team  de  Petersfield  et  celui  des  Roches.  La  partie 
était  arbitrée  par  M.  Bell.  Elle  s'engagea  à  fond  dès  les  premières 
minutes,  et  les  deux  premiers  goals  furent  marqués  pour  l'équipe 
anglaise,  malgré  l'admirable  jeu  de  nos  élèves,  applaudis  à 
chaque  passe  heureuse  par  les  spectateurs  des  tribunes.  L'en- 
tente cordiale  n'empêchait  pas  tout  ce  public  français  de  souhai- 
ter ardemment,  j'allais  dire  passionnément,  la  victoire  française. 

Nous  n'eûmes  pas  la  victoire  :  les  Anglais  l'emportèrent  par 
cinq  points  contre  quatre.  Mais  l'équipe  de  l'École  s'était  mer- 
veilleusement comportée,  opposant  un  jeu  admirablement  souple 
et  précisa  des  adversaires  mieux  entraînés,  ayant  plus  de  fond 
et  sensiblement  plus  âgés. 

Il  est  des  défaites  aussi  honorables  que  des  victoires  :  tous  les 
spectateurs  furent  de  cet  avis,  et  les  Roches  bénéficièrent  d'une 
véritable  ovation. 

A  ce  moment  apparurent,  du  côté  des  tribunes,  une  suite  de 
groupes  gentiment  costumés,  parmi  Lesquels  celui  des  élèves  de 
l'École,  en  robes  de  couleurs  délicieusement  tendres.  6guraien1 


576  LE  JOURNAL  DE  LEC0LE  DES  HOCHES. 

les  jeunes  Israélites  de  chœurs  d'Athalie.  Tous  les  costumes 
étaient  dus  aux  mains  agiles  de  quelques  dames  de  l'Ecole.  Et 
les  couturiers  parisiens  n'auraient  pas  fait  mieux... 

Le  défilé  terminé,  les  chœurs  d'Athalie  furent  exécutés  sous 
la  direction  de  M.  Corbusier  et  soutenus  par  le  piano  de  Made- 
moiselle des  Rousseaux  et  l'harmonium  de  M.  Raugel.  On  voulut 
bien  louer  les  voix  des  élèves,  dont  nos  professeurs  de  musique 
avaient  su  faire  un  ensemble  vraiment  plein  de  charme.  D'au- 
cuns remarquèrent  une  belle  voix  grave  et  prétendirent  avoir 
reconnu,  sous  les  traits  d'un  des  «  seniors  »,  le  sympathique 
M.  Bonjean. 

Puis  la  fête,  déjà  longue,  se  termina  par  un  concours  hippique 
très  remarqué,  dont  le  lauréat  fut  John  \\addington. 

L'École  des  Roches  toute  la  journée  avait  été  à  l'honneur  au- 
tant qu'à  la  peine  :  nos  garçons  sont  rentrés  heureux,  contents 
d'eux-mêmes,  très  désireux  de  recommencer  l'année  prochaine. 

Ils  s'étaient  montrés  hardis  et  joyeux  dans  l'accomplissement 
d'une  bonne  œuvre  sociale  :  ils  avaient  fait,  avec  bonne  humeur 
et  entrain,  tout  leur  devoir. 

.1.   Dkskeulle. 


V 

NOS  ANCIENS  ÉLÙ\ ES 

SOCIÉTÉ  DES  ANCIENS   ÉLÈVES 

Serge  André,   École  Fénelon   et   Lycée   Condorcet    (rue   d'Agues- 

seau,  20,  Paris). 
Marcel  Aube,  fait  son  service  militaire  à  St-Mihiel  (avenue  Victor  - 

Hugo,  81,  Paris). 
Henri  Barbier,   dans  l'industrie  de   son  père  (rue  de  Bretagne,  61» 

Paris). 
André  Bessaxd,  École  Alsacienne  (rue  du  Pont-Neuf,  2  bis,  Paris). 
Jean  Bessand,  fait  son  service  militaire  au  2e  hussards,  Senlis  (Oise) 

(rue  du  Pont-Neuf,  2  bis,  Paris). 
Philippe  Binger,  va  partir  au  Canada  pour  y  faire  de  l'agriculture  et 

s'y  établir  (av.  de  l'Ouest,  3,  St-Maur,  Seine). 
André  Bochanoff,   étudie  le  droit  à  l'Université  d'Odessa  (Grande- 
Fontaine,  villa  Bochanoff,  Odessa  . 
Jean  de  Boisanger,  élève  de  la  section  spéciale  agriculture)  à  l'École 

des  Boches. 
Maurice  Bosquet,   à  l'Institut  électrotechnique    de    Nancy    rue  du 

Bastion,  8,  Nancy). 
Henri  BôuJard,    École  de  Guyenne  (place   de  la  Sous-Préfecture,   à 

YMIefranche,   Rhône). 
Maurice  Bouts  (av.  Ste-Foy,  24,  Neuilly,  Seine). 
Pierre  Bouts,  même  adresse,  se  destine  à  l'agriculture. 
\maléric  Lombard  de  Buffières,  prépare  l'École  navale  à  Massillon 

eue  Bassano,  ï-\,  Paris  . 
Enguerrand  de  Caix,  Paris. 
Paul  Caron,  agenl  de  la  Coopérative  Vinicole  générale    Libourne). 


578  LE   JOURNAL 

André  Charpentier,  stagiaire  agricole,  ferme  deBeuzeville  le  Guérard 
par  Ourville,  Seine-Inférieure  (avenue  Herbillon ,  64,  St-Mandé, 
Seine). 

Marcel  Charpentier,  élève  de  l'École  des  Arts  décoratifs  [même 
adressse  ,  travaille  en  même  temps  chez    un  menuisier. 

Jean  Colle,  à  l'Institut  agricole  de  Béarnais  (boul.  des  Deux-Villes, 
Mézières-Charleville,  Ardennes). 

Abel  Corbin  de  Manooux,  fait  son  service  militaire  à  Bourges,  à  la 
Ie  Cie  d'artificiers. 

Roger  Corbin  de  Mangoux,  stagiaire  dans  le  commerce  à  Londres. 
Connaught  Club,  Connaught  House,  Marble  Arch.  W". 

Armand  Davel.  Avenida  Manuel,  356,  Quintana,  BuenOs-Aires,  Ar- 
gentine. 

Jules  Demolins,  licencié  es  sciences,  anc.  profess.  aux  Rocbes,  l'ait 
un  stage  d'études  et  d'enseignement  aux  États-Unis. 

Robert  Derviel,  diplômé  de  l'École  des  Hautes  Études  Commer- 
ciales, à  Bourges,  Cher. 

Jean  Desplanches,  stage  de  commerce  à  Londres. 

Léon  Despret,  se  prépare  au  diplôme  d'ingénieur  chimiste  bras- 
seur (Ath,  Belgique). 

Robert  Didsbury,  travaille  sous  la  direction  du  peintre  Karl  ('.ailier 
(Chaussée-d'Antin,  2,  Paris  . 

Henri  Duval,  fait  son  service  militaire  à  .Nantes  ^rue  de  Paris,  'ri. 
Asnières,  Seine). 

Maurice   Di  val,    élève   à  l'École  des    Hautes  Études  Commerciales 
même  adresse). 

Gaston  Eysseric,  élève  à  l'École  des  Beaux-Arts,  section  d'architec- 
ture (rue  Censier,  29,  Paris  . 

Georges  Ferrand,   agent  à  Moscou    des   Automobiles    de  Dietrich 
rue  Lalo,  18,  Paris).  Moscou,  chez  M.  Brocart,  usines  Jacquot. 

Henri  Ferrand,  étudiant    même  adresse,  Paris  . 

Robert  Firmin-Didot,  étudiant  en  droit  boni.  St-Germain,  272, 
Paris). 

Ernest  Franzoni,  étudiant  à  l'École  industrielle  de  Lausanne  Pension 
de  Bournisien,  avenue  Juste  Olivier,  Lausanne,  Suisse  . 

Gaétan  Gallieni,  élève  à  l'Institut  électromécanique  Bréguel  Square 
Lagarde,  •'{,  Paris  . 

Jean  de  Gasparin,  étudiant  en  droit,  licencié  es  lettres,  à  Paris. 

Jacques  Gauthier-Villars,  fait  un  stage  en  Angleterre   rue  «le  Cour- 

celles,  177  bis,  Paris  . 

Jean-Jacques  Gerin,  étudiant    rue  de  Bassano,  37,  Paris  . 
René  Gerson,  Janson  de  Sailly   rue  de  Marbeuf,  38,  Paris  . 


de  l'école  des  roches.  579 

Louis  Glaenzer,  brigadier  au  39e  d'artillerie,  Toul  (rue  Daru,  13, 
Paris). 

René  Guillon,  étudiant  (quai  Flesselles,  3  bis,  Nantes). 

Franck  Haviland,  étudiant  à  la  Schola  Cantorum  (av.  de  Villiers,  29, 
Paris  . 

Philippe  d'HAUTEViLLE,  sous-officier  au  3e  dragons,  à  Nantes. 

Jacques  Hervey,  étudiant  à  l'École  d'Agriculture  de  Gembloux,  Bel- 
gique boul.  Haussmann,  108,  Paris). 

Paul  Izarx,  prépare  la  section  architecture  aux  Beaux-Arts  (rue  de 
Seine,  72,  Paris). 

Henri  Jéquier,  industriel,  Carthagène,  Espagne.. 

Léon  Kensinger,  industriel,  Villebceuf,  St-Étienne,  Loire. 

Guillaume  Krafft,  22,  boul.  St-Michel,  Paris. 

Louis  Landru,  lycée  Carnot  (boul.  Malesherbes,  92,  Paris  . 

Mario  de  La  Rocoa,  étudiant  (rue  Pierre-Charron,  13,  Paris). 

Etienne  Landrin,  École  nouvelle  de  la  Suisse  Romande,  Chailly-sur- 
Lausanne,  Suisse. 

Georges  Lecointre,  prépare,  à  l'Institut  Chimique  de  Nancy,  le  di- 
plôme d'Ingénieur  chimiste  (rue  Lepois,  19,  Nancy). 

Marcel  l'Épine,  étudiant  rue  Le  Tasse,  7,  Paris). 

Bernard  Malan,   négociant,  Chalet  Mérindol  (boul.  Guillemin,  Pau). 

Bernard  Marotte,  étudiant  en  droit  à  Nantes  (Le. Mont  Hymette, 
Redon). 

Henri  Mead,  étudiant  6016  Jackson  Park  Avenue,  Chicago,  111.  U. 
S.A.). 

Octave   Mentré,  étudiant  à  l'Institut  électrotechnique   de    Nancy)1. 

René  Millet,  fait,  comme  officier,  sa  seconde  année  de  service  mi- 
litaire à  Épernay  (boul.  Flandrin,  14,  Paris). 

François  Millet,  élève  à  l'École  Centrale  (même  adresse). 

Jacques  Munier,  élève  à  la  Municipal  School  of  technology,  Man- 
chester «  Woôdhurst  »  172,  Wilmslow  Road,  Followfîeld,  Man- 
chester). 

Jacques  Musnier,  prépare  l'École  Centrale  (Faub.  St-Honoré,  240, 
Paris  . 

Emile  Noetinger,  prépare  l'École  Centrale  (boul.  St-Michel,  81, 
Paris). 

Léonce  Pelleray,  commerçant  av.  du  Prado,  60,  Marseille  . 

Olivier  Pillet,  étudiant  en  médecine  (La  Benestière-Jarzé,  Maine- 
et-Loire). 


i     Vient  d'être  reçu  l"  à  la  licence  es  sciences   (certificat  de  raathém.  générales) 
ave<  la  mention  Très  llien.  —  N.  I).  L.  D. 


580  LE   JOURNAL 

Marcel  Planchette,  employé  au  Crédit  Lyonnais   rue  Jeanne-d  An  . 

18,  Arras). 
André  Plocque,  fait  son  service  militaire  au  29e  chasseurs  à  St-Mi- 

hiel,  Meuse   rue  d'IIauteville,  1,  Paris). 
André  Pochet,  élève  à  la  Municipal  School  of  technology,  Manchester. 
Jacques  Pochet,  élève  de  l'École   Pigier  à  Paris    rue   de  la  Gare, 

Dreux). 
Pierre  Pochet,  en  stage  à  l'Université  Cornell,  puis  dans  une  ferme 

au  Canada,  actuellement  en  France,  Dreux. 
Francis  Prieur,  élève  à  l'institut  de  Chimie  appliquée,    rue  d'Assas, 

52,  Paris). 
André   Pusinelli,    élève  de  la   «    llôhere   llandelsschule    »   Dresde. 

(77  bis,  rue  de  Montivilliers,  Le  Havre). 
Pierre  Regràffe,  industriel    fabrique  de  pressoirs  ,  Bédarieux    Hé- 
rault). 
Hubert  de  Rigaùx,  diplômé  de  Pitman's  School,  industriel  (rue  de  Hi- 

voli,  36  bis,  Paris.) 
Pierre  de  Rousiers,  étudiant   à  l'Institut    chimique  de  Nancy    rue 

Poirel,  4,  Nancy). 
Paul  Saillard,  élève  de   l'École  Centrale  (rue   de  Courcelles,    117, 

Paris). 
St-Clair  Delacroix,  termine  ses  études   rue  St-Jacques,  (>(i,  Chàlons- 

sur-Marne). 
René  Saquet,  étudiant  en  médecine  irue  de  la  Poissonnerie,  25, 

.Nantes. 
Maurice  Siliiol,  licencié  es  lettres,  étudiant  en  droit  (av.  Vel&squez, 

3,  Paris). 
Albert  Snyers,  dans  un  shipping  office  (Louisville  road.  27,  Balham, 

Londres,  S.  W). 
Tony    Snyers,  élève    de   l'École   de    commerce    de    Liège1    (même 

adresse). 
Albert  Ternynck,  négociant  rue  de  Lille,  25,  Roubaix  . 
Guy  Thurneyssen,  Institut  électrotechnique,    Nancj     rue   de    Mon- 
ceau, 29.  Paris). 
Louis  Tripêt,  élève  à  l'École  des  arts  décoratifs  (rue  de  Compiègne, 

2,  Paris). 
Guy  de  Tovtot,  prépare  sa  Licence  es  sciences    cert.  math,  gén.]  à 

l'École  des    Hoches. 

Guy  de  Vautibault,  l'ail  un  stage  en  Allemagne  (château  de  Chaine- 
de-Cœur,  près  Le  Mans). 

1.  OÙ  il  aété  reçu   1"  l'an  dernier. — N.  I).  L.  1>. 


de  l'école  des  roches.  581 

Jean  Verdet,  rue  Claude-Bernard,  62,  Paris. 

Jean  Vignard,  fait  son  service  militaire  au  25e  d'artillerie,  Châlons- 

sur-Marne  (passage  St-Yves,  16,  Nantes). 
Jacques  Vincent,  lycée  Janson  deSaillyirue  Yvon-Villarceau,3,Paris). 
Paul  Watel,  fait  son  service  militaire  à  Toul  (avenue  Hoche,  3,  Paris). 
Alexandre  Zanné   (rue   des  Valmeux,  6,  Vernon,  Eure). 
Alfred  Zïndkl,    étudiant    à   l'Institut   électrotechnique,    rue    Bailly, 

H  bis,  Nancy. 


FÊTE  DES  ANCIENS  ÉLÈVES 

Les  Anciens,  en  leur  assemblée,  ont  décidé — parmi  beaucoup 
d'autres  choses  —  qu'ils  n'auraient  point  d'organe  où  conter 
leurs  exploits.  C'est  au  Journal  de  l'Ecole  qu'ils  veulent  demander 
l'hospitalité,  lorsqu'ils  auront  à  dire  quelque  chose. 

Il  est  permis  de  trouver  bon  ce  rapprochement  facile  entre 
l'Ecole  et  ses  Anciens,  et  de  croire  que  ceux  qui  lisent  le  Journal 
et  s'intéressent  aux  élèves  actuels  des  Roches,  seront  satisfaits 
d'entendre  aussi  parler  des  Anciens  Élèves. 

Je  veux  donc  leur  dire,  comme  à  tous  les  vieux  camarades 
qui  n'ont  pu  venir,  ce  qu'a  été  notre  première  réunion. 

Chacun  sait  qu'elle  devait  avoir  lieu  avant  Pâques  :  le  licen- 
ciement précipité  de  l'École,  à  l'apparition  de  la  coqueluche,  en 
fit  reporter  la  date  à  la  Pentecôte.  Ce  fut  un  grand  désappointe- 
ment pour  notre  excellent  ami  Jules  Demolins,  promoteur  et 
organisateur,  de  partir  au  début  de  mai  pour  les  Étals-Unis  — 
où  il  va  faire  un  stage  d'enseignement  —  sans  avoir  vu  le 
résultat  de  ses  efforts. 

Je  ne  pouvais  mieux  faire,  me  trouvant  en  séjour  à  l'École,  sur 
une  aimable  invitation  de  M.  Bertier,  que  de  reprendre  la  tâche 
interrompue,  et  ceci  vous  explique  pourquoi  je  vous  en  rends 
compte  aujourd'hui. 

Les  vacances  de  Pentecôte  ne  permettaient  pas  plus  de  deux 
jours  de  réunion  :  presque  tous  sont  restés  du  samedi  soir  au 
lundi  soir  (6.  7  et  8  juin  '. 

(1)  Le  jour  de  la  Pentecôte  nous  étions  vingt-six   :  A.   Bessand,   <!'•   Boisanger, 


582  LE   JOURNAL 

Le  samedi,  il  y  eut  petite  soirée  dans  les  maisons,  chaque 
Ancien  étant  reçu  dans  la  sienne,  comme  on  le  fera  toutes  les 
fois  que  ce  sera  possible. 

Dimanche,  après  la  messe,  séance  de  travail.  Nous  y  étions  une 
vingtaine.  L'Association  n'avait  encore  jamais  pris  corps,  ni 
confié  à  personne  ses  pouvoirs.  D'où  la  première  opération  : 
élection  d'un  comité  directeur  composé  de  cinq  membres,  nom- 
mant eux-mêmes  leur  président. 

Quelques  votes  m'avaient  été  envoyés  par  correspondance.  Le 
dépouillement  répartit  les  voix  dans  cet  ordre  :  Jules  Demolins, 
de  Toytot,  Eysséric,  Jean  Bessand,  Pierre  de  Rousiers. 

Jules  Demolins  est  acclamé  président. 

Suit  un  bref  aperçu  des  comptes  de  l'Association  depuis  trois 
ans  :  stupéfaction  profonde  sur  divers  bancs,  puis  murmure 
approbateur  suivi  dune  explosion  joyeuse. 

Vous  ne  voyez  pas  pourquoi?  Oh!  c'est  assez  simple.  Mais  ils 
peuvent  se  vanter  d'être  armés  pour  la  vie,  nos  Anciens!  Oyez 
plutôt. 

Ils  croyaient  —  d'une  quasi-certitude  —  que  les  comptes 
n'existaient  pas,  et  que  les  cotisations...  ma  foi...  n'avaient  pas 
dû  arriver  souvent  jusqu'à  la  caisse.  Voilà  comme  nous  sommes... 
et  nous  nous  en  trouvons  bien  :  on  n'a  ainsi  que  de  bonnes  sur- 
prises. Pour  celle-ci,  nous  pouvons  remercier  M.  Brédy. 

On  examine  les  dépenses.  Le  Journal  de  l'École,  que  tous 
doivent  recevoir,  est  facturé  bien  cher.  Nous  demanderons  une 
remise. 

On  décide  la  création  d'un  Annuaire,  qui  sera  imprimé  bientôt, 
et  donnera  brièvement  toutes  les  indications  recueillies  sur 
chacun. 

L'économie  est  posée  en  principe. 

Si  l'on  peut,  l'Annuaire  ne  sera  pas  refondu  tous  les  ans.  on  se 
contentera  d'envoyer  une  feuille  de  corrections  et  additions.  De 
même  est  repoussée  l'idée  d'avoir  un  périodique   à  nous,  qui 

M.  Bouts,  I'.  Bouts.  A.  Charpentier,  M.  Charpentier,  Davel.  Eysséric,  Firmin-Didot, 
il.  FerranddeGasparin.F.  Haviland,  Kirckley,  Landru,  Lecointre.  Lorillon,  Rlusnier, 
Nœlinger,  Planquelte,  0.  Pillet,  P.  Poehet,  Saquet,  Silhol,  de  Toytot,  Tripet,  Watel. 


DE   L  ECOLE   DES   ROCHES. 


383 


coûterait  cher  et  ne  pourrait,  à  beaucoup  près,  valoir  le  Journal 
de  l'École. 

Ces  importantes  décisions,  je  les  saisis  au  vol,  lorsque  Tripet, 
dont  la  voix  puissante  tour  à  tour  soulève  le  tumulte  et  l'apaise, 
m'accorde  une  brève  accalmie. 

A  mains  levées  est  voté  l'achat  d'une  sonnette  pour  le  prési- 
sident  de  séance.  Quel  soulagement  pour  l'année  prochaine  ! 


UN    CROIPE    D  ANCIENS    ELEVES    \    I.I.IR    PREMIERE    FETE 


Une  photographie  avant  que  l'on  se  sépare,  et  l'on  va  dé- 
jeuner. 

L'après-midi  se  passe  bien  vite  :  voir  le  salon,  si  joliment  orga- 
nisé par  M.  Dupire  et  M.  Storez,  assister  au  match  de  cricket 
contre  «  The  United  »  qui  furent  battus  par  79  points  à  5i, 
jouer  au  tennis,  fureter  dans  tous  les  vieux  coins  que  l'on  a 
connus,  retrouver  ses  amis,  causer  de  passé,  de  présent,  d'avenir, 
c'est  plus  qu'on  n'en  peut  faire  en  quelques  heures.  Mais  quelle 
joie  on  y  prend  !  Et  le  soir,  la  plus  franche  gaieté  règne,  au 
dîner,  où  M.  Berliera  voulu  réunir  tousses  Anciens  et  leurs  chefs 
de  maison. 

Au  Champagne,  en  quelques  mots,  M.  Bertier  précise  h'  sens 


oH\  LE   JOURNAL 

de  notre  fête,  qui  peut  contribuer  beaucoup  à  resserrer  les  liens 
de  bonne  camaraderie  et  d'amitié,  si  désirables  et  si  faciles 
entre  jeunes  gens  qui  ont  reçu  la  mémo  formation,  qui  ont  les 
mêmes  aspirations  élevées.  Tous,  avec  lui,  nous  ressentons  pro- 
fondément le  sentiment  qu'il  exprime  à  Madame  Demolins  :  un 
regret  ému  que  le  fondateur  de  notre  École  ne  soit  plus  parmi 
nous,  qu'il  ne  soit  pas  là  ce  soir,  donnant  de  sa  parole  entraî- 
nante, les  conseils  et  les  encouragements. 

A  8  h.  1/2,  il  y  a  séance  au  Bâtiment  des  classes.  Les  petits, 
qui  attendent,  signalent  bruyamment  que  l'heure  est  passée.  Ils 
ont  raison,  nous  courons  les  rejoindre,  car  le  programme  est 
très  fourni.  N'empêche  que  les  applaudissements  ont  duré 
d'un  bout  à  l'autre!  Il  n'est  pas  de  meilleur  éloge,  et  je  n'y 
puis  ajouter  que  mes  remerciements  sincères  à  toutes  et  à  tous 
qui  voulurent  bien  m'aider,  en  payant  de  leur  personne. 

Lundi,  picknick  à  Bourth,  bain,  cela  va  sans  dire,  et  notre 
troupe  bizarre  de  cyclistes  d'occasion  se  retrouve  à  3  heures  au 
Bâtiment.  Une  intéressante  conférence-audition  est  faite  par 
M.  Baugel,  avec  le  concours  de  MUe  Derousseau,  de  M.  Bonjean 
et  de  M.  Corbusier. 

En  surprise,  B.  Loubet  chante  «  l'Avenir  de  l'Kcole  »,  et  l'on 
entonne  le  couplet  final  de  la  Bévue  de  la  Guiche  : 

Nous  sommes  à  l'Ecole  des  Roches, 
Nous  sommes  des  types  épatants 

Et  déjà  on  pense  au  départ  et  on  fait  ses  adieux.  Au  train  du 
soir,  c'est  une  débandade  générale.  Que  c'est  vite  fini!  Pourquoi 
faut-il  sitôt  reprendre  le  collier?  C'est  le  sort  commun. 

Mes  chers  amis,  à  l'année  prochaine,  revenez  plus  nombreux 
encore  si  c'est   possible. 

G.    DE   TOYTOT. 


de  l'école  des  roches.  585 


NOS  ANCIENS  ÉLÈVES  AUX  INSTITUTS 

DE  NANCY. 

Depuis  une  vingtaine  d'années,  les  Facultés  de  sciences  subis- 
sent une  bienfaisante  évolution.  Autrefois  l'enseignement  était 
presque  exclusivement  théorique  :  les  étudiants  étaient  assez 
rares,  et,  tandis  que  leurs  maîtres  français  édifiaient  de  super- 
bes théories,  les  Allemands  et  les  Anglais  utilisaient  leurs  re- 
cherches abstraites  par  des  inventions  pratiques.  De  nos  jours, 
les  futurs  ingénieurs  et  industriels  viennent  en  grand  nombre 
dans  les  Facultés  de  sciences  pour  y  acquérir  non  seulement  les 
connaissances  théoriques,  mais  encore  une  sérieuse  formation 
pratique. 

La  science  et  l'industrie,  après  s'être  pendant  longtemps  défiées 
l'une  de  l'autre,  se  sont  enfin  prêté  un  mutuel  appui  :  toutes 
deux  ont  déjà  largement  profité  de  cette  union.  La  France  se 
prépare  à  rivaliser  au  point  de  vue  pratique  avec  ses  voisins 
d'outre-Rhin  et  d'outre-Manche;  elle  a  déjà  pu  étonner  le  monde 
par  ses  automobiles  et  ses  dirigeables. 

C'est  avec  joie  que  l'École  des  Roches  constate  cette  transfor- 
mation de  la  science  française,  car  elle  applaudit  à  tout  ce  qui 
peut  contribuer  à  préparer  la  supériorité  du  Français.  C'est  avec 
un  intérêt  tout  particulier,  nous  le  savons,  qu'elle  veut  bien 
suivre  les  études  de  sa  petite  colonie  de  Nancy  qui  garde  des 
Roches  le  meilleur  souvenir. 

La  capitale  de  la  Lorraine  possède  une  Université  des  plus 
renommées.  Placée  au  centre  d'une  région  industrielle,  la  Fa 
culte  des  Sciences  devait  de  bonne  heure  y  offrir  son  précieux 
concours  à  l'industrie.  Dès  1888,  on  commença  la  construction 
de  très  vastes  bâtiments  et  des  nombreux  laboratoires  de  l'Ins- 
titut chimique.  Les  industriels  répondirent  alors  généreusement 
au  vibrant  appel  de  M.  Haller,  premier  directeur.  Depuis  ce 
moment  la  chimie  et  l'industrie  lorraine  ont  continué  de  s'entr'ai- 
der.  L'Institut  chimique,  grâce  à  l'activité  et  au   dévouement 


586  IE   JOURNAL 

de  son  directeur  actuel,  M.  Arth,  jouit  d'une  renommée  crois- 
sante non  seulement  en  France,  mais  encore  à  l'étranger.  Après 
trois  années  d'études,  les  anciens  élèves,  ingénieurs  chimistes  et 
souvent  licenciés  es  sciences,  se  placent  dans  les  diverses  indus- 
tries du  fer,  de  la  soude,  des  explosifs  et  des  matières  colo- 
rantes... 

Mais,  dès  1890,  le  doyen  d'alors,  M.  Bichat,  sentit  la  nécessité 
de  créer  des  cours  de  physique  appliquée  et  organisa  un  ensei- 
gnement complémentaire  d'électrotechnique.  Bientôt  les  mathé- 
matiques appliquées  furent  enseignées  sous  forme  de  mécanique. 
La  Faculté  fut  dotée  de  plusieurs  laboratoires  d'électrotechnique 
et  de  mécanique  où  se  font  des  essais  de  dynamos  et  de  moteurs 
hydrauliques  ou  thermiques  des  industriels  de  la  région,  (iràce 
au  zèle  infatigable  de  M.  Vogt,  l'Institut  d'Électrotechnique  et 
de  Mécanique  appliquée  peut  rivaliser  avec  les  écoles  analogues 
de  France,  de  Belgique  ou  de  Suisse.  Après  avoir  reçu,  en  pre- 
mière et  seconde  année,  une  excellente  formation,  surtout  théo- 
rique, en  mathématiques  et  physique  pures,  les  élèves  consacrent 
leur  troisième  année  à  compléter  leur  formation  pratique  et  à 
devenir  des  ingénieurs  tout  à  fait  au  courant  des  applications 
industrielles.  Us  auront  la  science  des  élèves  de  nos  grandes 
écoles  jointe  à  l'habileté  des  meilleurs  ouvriers. 

Voilà,  en  quelques  mots,  l'excellent  enseignement  que  re- 
çoivent, d'une  part,  à  l'Institut  chimique,  Lccointre  et  de  Bou- 
siers; d'autre  part,  à  l'Institut  électrotechniquo,  en  deuxième 
année,  Thurneyssen,  de  ïoytot  et  Bosquet,  et  en  première  année, 
Montré.  Ces  anciens  élèves  sont  venus  à  Nancy  en  grande  partie 
sur  les  conseils  de  M.  Bertier  :  bien  préparés  à  ce  nouvel  ensei- 
gnement, ils  espèrent  faire  honneur  aux  Koches  par  leurs  succès. 

Nous  continuons  à  Nancy  la  bonne  camaraderie  née  en  Ire 
nous  aux  Koches;  nous  formons  un  petit  groupe  bien  uni  dont 
nous  osons  dire  qu'il  travaille  et  qu'il  vit  dès  maintenant  une  vie 
énergique  et  pleine.  Nous  faisons  appel  à  nos  camarades  plus 
jeunes  :  ils  ne  regretteront  pas  d'être  venus  travailler  à  Nancy. 

0.  Mentré. 


de  l'école  des  roches.  b87 


Extraits  de  lettres  adressées  à  M.  Trocmé. 

...  Pardonnez-moi  de  ne  pas  vous  avoir  remercié  plus  tôt  du  bon 
accueil  que  vous  et  tous  mes  camarades  m'avez  fait  dernièrement. 
Je  ferai  certainement  l'impossible  chaque  année  pour  être  de  la  réu- 
nion des  Anciens  Elèves  et  me  trouver  dans  cette  grande  famille  des 
Sablons  dont  j'ai  fait  partie  pendant  trois  ans  et  dont  je  suis  encore 
membre,  au  moins  de  pensée  et  de  cœur. 

Vous  le  savez,  je  pars  définitivement  pour  la  Bretagne.  Après 
avoir  passé  les  vacances  avec  ma  famille,  je  deviendrai  habitant 
de  Saint-Pol-de-Léon  pour  faire  mon  apprentissage  d'agriculteur. 
Chaque  jour,  j'irai  travailler  chez  les  meilleurs  fermiers  des  environs. 
Vous  savez  qu'il  y  a  deux  sources  de  richesse  dans  ce  pays.  D'a- 
bord la  culture  intensive  des  légumes,  notamment  celle  des  pommes 
de  terre,  des  oignons,  des  choux-fleurs  et  des  artichauts.  Voilà  qui 
est  bien  prosaïque,  direz-vous?  Point  du  tout,  cher  Monsieur,  et  je 
vous  assure  que  les  braves  gens  qui  élèvent  leur  famille,  souvent 
nombreuse,  avec  le  produit  des  pommes  de  terre,  des  artichauts  et 
des  choux-fleurs,  finissent  par  trouver  de  la  poésie  à  la  culture  de 
ces  légumes  savoureux  qui  leur  procurent  l'indépendance  et  quel- 
quefois l'aisance.  Aussi  la  terre  est-elle  devenue  très  chère  aux  en- 
virons de  Saint-Pol.  Il  n'est  plus  rare  de  la  voir  louer  400  francs  et 
même  500  francs  l'hectare. 

J'aj  donc  l'intention  d'entreprendre  la  même  industrie  dans  la 
région  deLannion,  où  les  conditions  du  sol  et  du  climat  sont  sensi- 
blement les  mêmes  et  où  le  loyer  de  la  terre  est  meilleur  marché. 

La  seconde  source  de  richesse  du  pays  est  l'élevage  du  Norfolk 
Breton;  cette  race  de  chevaux,  qui  est  encore  jeune,  possède  de 
très  grandes  qualités  de  force  et  de  rusticité:  elle  a,  je  crois,  un  bel 
avenir,  si  l'on  en  juge  par  les  succès  aux  expositions  hippiques  de 
Paris.  J'ajoute  que  si  le  type  postier  du  Norfolk  Breton  est  trouvé, 
celui  du  cheval  de  Irait  lannionnais  a  besoin  encore  de  beaucoup 
d'améliorations. 

Mon  stage  à  Sainl-Pol-de-Léon  sera  de  trois  ans;  il  suffira  sans 
doute  à  m'apprendre  mon  métier.  Puis  je  ferai  mou  service  mili- 
taire, et  enfin  le  jour  sera  arrivé  pour  moi  de  cultiver  et  d'élever 
pour  mou  propre  compte.  Alors  ce  sera  la  lutte  pour  la  vie.  .le  pense 
que  je  vais  prendre  assez  de  forces  pour  la  soutenir  vaillamment. 
Ce  jour-là  me  (tarait  encore  bien  loin,  mais  je  suis  sûr  que,quand 
je  l'aurai   atteint,  je   trouverai    que   le   temps  aura    passé   trop  vite. 


o88  LE    JOURNAL 

J'espère  bien  n'avoir  jamais  à  me  repentir  de  m'être  voué  à  l'a- 
griculture. Cette  vie-là  n'est-elle  pas  plus  saine  et  plus  naturelle 
que  celle  de  la  ville,  où  il  est  d'usage  de  faire  de  la  nuit  le  jour  et  du 
jour  la  nuit?  Et  puis,  d'ailleurs,  comme  a  dit  J.-J.  Rousseau,  l'agri- 
culture est  le  premier  métier  de  l'homme,  c'est  le  plus  honnête,  le 
plus  utile  et  par  conséquent  le  plus  noble  que  l'on  puisse  exercer. 
N'est-ce  pas  aussi  celui  où  l'influence  de  l'instruction  et  l'exem- 
ple moral  peuvent  le  plus  utilement  agir  sur  les  moins  heureux  de 
ce  monde?  Mon  ambition  n'est  pas  seulement  de  faire  pousser  des 
choux-fleurs,  mais  aussi  de  cultiver  les  intelligences  et  les  âmes 
que  la  Providence  aura  placées  autour  de  moi.  C'est  là  que  le  sou- 
venir des  Sablons  et  de  mes  maîtres  me  sera  bien  utile... 

Pierre  Bouts. 


Après  avoir  passé  mon  examen  de  mathématiques,  je  pris  quel- 
ques mois  de  repos,  ignorant  totalement  à  quel  travail  je  me  met- 
trais ensuite.  Entrerais-je  immédiatement  dans  le  commerce  ?  dans 
l'industrie?  ferais-je  une  école?  J'étais  tout  à  fait  indécis,  vous  le 
savez.  Poursuivre  des  études  ne  me  souriait  guère;  je  préférais  en- 
trer tout  de  suite  dans  la  vie  active.  Au  mois  d'octobre,  un  ami  de 
mon  père  me  propose  une  place  au  Crédit  Lyonnais;  j'accepte  im- 
médiatement, et  au  début  de  novembre  je  prenais  le  travail.  La 
vie  du  bureau  me  fut  assez  pénible  au  début  :  toujours  entériné, 
toujours  assis,  toujours  courbé  sur  les  paperasses,  et  je  me  prenais 
à  regretter  ma  bonne  vie  des  Roches  au  grand  air.  ses  exercices  et 
ses  sports...  Je  me  trouvais  d'ailleurs  très  tenu.  Le  directeur  m'avait 
dit  en  arrivant  :  Désirez-vous  entrer  en  amateur  on  en  employé?  En 
amateur,  on  vous  acceptera  par  complaisance,  mi  vous  laissera  fu- 
reter un  peu  partout,  mais  on  ne  s'occupera  pas  de  vous,  et,  je  vous 
avertis,  vous  ne  comprendrez  pas  grand'chose  et  vous  n'apprendre/. 
rien;  si  au  contraire  vous  entrez  régulièrement  connue  employé  vous 
serez  initié  aux  différents  services,  on  vous  en  donnera  même  un 
à  tenir;  mais  dans  ce  cas  il  faut  naturellement  que  Ion  puisse 
compter  sur  vous  et  que  vous  vous  soumettiez  au  règlement  des 
heures  d'entrée  et  de  sortie.  C'est  dans  ers  conditions  que  je  suis 
entré,  et  c'était  bien  la  bonne  méthode.  J'arrive  le  matin  à  S  h.  I  2 
et  travaille  jusqu'à  midi  ;  le  soir,  delh.  I  -2  à...  on  m'avait  dit  :6  heures 
mais  je  me  suis  aperçu  que  c'était  plus  souvent  7  et  quelquefois  8  heu- 
res, les  jours  de  fortes  échéances.  C'est  un  peu  longtemps  assis,  et  mal- 
gré le  secourable  rond  de  cuir,  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  a  en  pren- 
dre l'habitude.  On  me  mil  au  service  des  litres,   où  l'on  me  donna 


de  l'école  des  hoches.  .v>89 

un  emploi  à  la  comptabilité;  la  place  était  très  bonne  pour  un  dé- 
butant, car  tous  les  titres  qui  entrent  et  sortent  delà  banque  pas- 
sent par  nos  mains;  nous  avions  à  les  enregistrer  sur  des  livres 
différents  suivant  leurs  destinations  (achat  et  vente,  régularisa- 
tion, etc..  >,  à  en  prendre  les  numéros  et  la  jouissance.  Je  me  familiari- 
sai rapidement  avec  les  titres,  et  au  bout  de  quelques  mois,  je  recon- 
naissais à  première  vue  à  distance  les  titres  les  plus  courants  ;  j'en 
connaissais  aussi  de  mémoire  les  jouissances.  Le  travail  étant  assez 
irrégulier,  je  profitais  des  moments  de  loisir  pour  jeter  un  coup 
d'oeil  sur  les  autres  services  et  m'efforçais  il  en  comprendre  le  mé- 
canisme: j'avais  pour  voisin  un  employé  assez  «  flémard  »  qui  s'oc- 
cupait du  service  Bourse,  je  l'aidais  de  temps  en  temps,  et  il  m'ap- 
prit beaucoup  de  choses. 

An  mois  de  février,  à  la  suite  du  départ  de  deux  employés,  je  fus 
chargé  d'un  emploi  important  dans  le  service  Bourse  :  inscription 
des  ordres,  réception  des  exécutions,  leur  application,  établisse- 
ment des  bordereaux,  report  au  grand-livre,  chiffrier,  virement 
aux  comptes...  enfin  je  devins  très  occupé;  je  montais  en  grade.  Je 
me  mis  assez  rapidement  au  courant,  grâce  aux  connaissances  que 
j'avais  acquises  ici  et  là  en  aidant  mon  voisin;  si  bien  que  le  mois 
suivant   on  me  chargea  en  plus  d'un  guichet. 

Mon  travail  m'intéresse  beaucoup.  Je  suis  trèsbien  placé  pour  me 
rendre  compte  des  affaires,  voir  les  valeurs  sur  lesquelles  on  se  porte 
le  plus,  el  puis  je  n'ai  plus  l'impression  d'être  la  cinquième  roue  du 
char,  j'ai  la  responsabilité  d'un  service,  je  me  sens  un  organe  utile 
au  bon  fonctionnemenl  de  la  machine.  Le  contact  avec  les  clients, 
tout  nouveau  pour  moi,  m'instruit  beaucoup;  il  faut  être  souple, 
discuter  souvent,  répondre  aux  grincheux  et,  passez-moi  l'expres- 
sion, les  remettre  à  leur  place,  donner  parfois  des  conseils,  ce  qui 
oblige  à  travailler  spécialement  certaines  valeurs  qui  vous  semblent 
intéressantes. 

Je  pense  cependant  quitter  le  Lyonnais  fin  août,  car  je  n'ai  pas 
l'intention  de  rester  dans  la  banque;  je  préfère  le  commerce,  où  la 
vie  est,  plus  active,  plus  libre,  et  aussi  l'initiative  plus  grande.  Je 
me  félicite  pourtant  de  celle  année,  car  je  crois  qu'avant  de  se  spé- 
cialiseril  est  utile  d'acquérir  une  vue  générale  des  affaires,  et  il  me 
semble  que  pour  cela  on  ne  peut  être  mieux  placé  que  dans  la  ban- 
que. J'ai  l'intention  d'aller  en  Angleterre  et  je  reprends  mes  vieux 
projets  d'apprentissage  commercial  à  Londres.  Je  ne  sais  dans 
quelle  branche  j'entrerai  mais  peu  importe  :  le  principal  est  de  de- 
venir un  «  business  man  ••  et  de  mettre  en  pratique  les  bonnes  le- 
çons reçues  aux    Uoches. 

iO 


590  LK  JOURNAL 

Je  vais  me  mettre  dès  maintenant  en  quête  d'une  place,  car  c'est 
parfois  long  et  difficile.  Puisque  vous  avez  toujours  eu  la  bonté  de 
vous  intéressera  moi,  je  vous  serais  reconnaissant,  dans  le  cas  où 
vous  trouveriez  une  occasion,  de  me  la  signaler. 

Marcel  PLANQUETTE. 


Lettre  d'Albert  Snyers  à  Mn"  Demolins 

27,  Louisville  Road  Balliam.  London.  S.  \\ . 
11  juillet  1908. 

Chère    Madame, 

J'ai  rencontré  hier  Corbin  dans  la  Cité,  et  il  me  dit  que  l'on  ré- 
clame de  mes  nouvelles  aux  Hoches.  C'est  avec  le  plus  grand  plaisir 
que  je  les  donne,  d'autant  plus  que,  bien  que  j'aie  quitté  l'École  de- 
puis longtemps,  je  tiens  à  montrer  que  je  ne  l'oublie  pas  et  que  j'ai 
toujours  un  bon  souvenir  des  jours  passés  à  Verneuil  ainsi  que 
de  mes  anciens  professeurs  et  amis.  Je  regrette  que  ma  situation 
m'empêche  de  prendre  les  vacances  nécessaires  pour  aller  vous 
revoir. 

Mais  les  affaires  sont  les  affaires  et  Londres  est  loin  des  Roches 
et  de  Liège.  Quand  j'ai  des  vacances,  mes  parents  me  réclament  en 
Belgique,  et  ainsi  je  dois  toujours  remettre  mon  voyage  à  l'École  à 
plus  tard.  Aussi  toutes  les  nouvelles  que  je  reçois  me  font  toujours 
le  plus  grand  plaisir  et  me  donnent  le  plus  grand  désir  d'aller  vous 
revoir. 

Je  commence  à  devenir  tout  à  l'ait  londonien.  Il  est  vrai  que 
voilà  bientôt  trois  ans  que  je  suis  à  Londres,  et  je  vous  avouerai 
que  je  ne  m'y  ennuie  pas  le  moins  du  monde.  Je  suis  toujours  dans 
un  bureau  d'affaires  maritimes  el  je  m'y  plais  excessivement.  Par- 
fois la  besogne  est  dure  et  le  patron  de  mauvaise  humeur,  mais  ce 
ne  sont  t]ue  des  détails,  et  j'aime  mon  travail.  Je  connais  maintenant 
l'affaire  à  fond  et  je  ne  peux  que  me  féliciter  d'être  entré  dans  celle 
voie.  C'esl  une  excellente  préparation  aux  affaires.  Je  me  suis  aussi 
créé  beaucoup  de  relations,  surtout  par  le  Club  belge.  Je  connais 
une  grande  partie  des  membres  de  la  colonie,  el  je  vous  assure  que 
j'ai  trouvé  parmi  eux  de  lions  camarades.  In  jour  je  suis  invité 
chez  l'un,  le  dimanche  suivant  chez  l'autre,  je  reçois  mes  amis 
chez  moi,  et  tout  ce  réseau  de  relations  atténue  beaucoup  l'éloigné- 

ment   du    pays, 


de  l'école  des  roches.  .">î»1 

L'an  dernier,  je  vous  annonçais  la  création  du  Club  belge.  Cette 
année  j'ai  le  plaisir  de  pouvoir  dire  que  notre  société  a  continué  à 
bien  aller  et  que  nous  allons  sous  peu  disposer  d'un  local  perma- 
nent. Ne  nous  contentant  pas  d'un  but  d'agrément,  nous  nous  som- 
mes occupés  de  poursuivre  aussi  un  but  utilitaire,  et  notre  entreprise 
a  été  couronnée  de  succès.  Nous  avons  des  délégués  dans  les  prin- 
cipales villes  de  Belgique,  nous  allons  en  avoir  dans  les  grands 
centres  du  Royaume-Uni  et  j'espère  bien  aussi  un  jour  dans  les  colo- 
nies anglaises.  Nous  sommes  en  outre  en  rapports  avec  d'autres 
sociétés  belges  qui  ont  des  correspondants  dans  le  monde  entier.  Si 
bien  que  nous  allons  pouvoir  former  une  vaste  union,  mettant  en 
quelque  sorte  en  pratique  notre  devise  belge  «  l'Union  fait  la  force  ». 
Ainsi  nos  compatriotes  n'auront  plus  de  difficultés  pour  sortir  du 
pays  et  pour  se  décommûnautariser,  si  cela  leur  est  nécessaire. 

Nous  centralisons  toutes  les  informations  possibles  et,  par  l'en- 
tremise de  nos  correspondants,  les  Belges  qui  désirent  venir  en 
Angleterre  ou  ailleurs,  peuvent  obtenir  sur  place  toutes  les  indica- 
tions qui  leur  sont  utiles  et  trouver  à  leur  arrivée  quelqu'un  qui 
peut  s'occuper  de  les  aider. 

Tout  cela  donne  beaucoup  de  travail  et  j'en  ai  une  bonne  part,  car 
je  suis,  depuis  la  fondation  du  Club,  secrétaire  de  la  section  utili- 
taire. Mais  c'est  un  travail  très  intéressant,  et  je  préfère  cela,  car  je 
n'ai  pas  le  temps  de  m'ennuyer  à  ne  rien  faire. 

Mais  je  m'aperçois  que  j'allonge  ma  lettre  et  que  j'oublie  de  vous 
parler  d'une  chose  qui  pourrait  intéresser  les  dirigeants  de  notre 
Société  d'Anciens  Élèves.  Je  pense  que  l'on  pourrait  donner  à  notre, 
groupement  une  grande  extension.  Voici.  Depuis  que  l'École  existe 
nombre  d'élèves  ont  quitté  Verneuil,  et  il  y  en  a  sans  doute  clans  les 
quatre  coins  du  monde.  S'ils  n'y  sont  pas  encore,  ils  y  arriveront. 
Nous  pourrions  profiter  de  cela  pour  nous  rendre  mutuellement 
service.  Créons  des  correspondants  partout  où  il  y  a  un  Ancien  et 
que  celui-ci  soit  à  la  disposition  des  Jeunes  qui  désirent  se  rendre 
à  l'étranger.  Les  correspondants  pourraient  faire  des  rapports  sur 
leurs  sections  et  donner  ainsi  un  intérêt  nouveau  au  Bulletin  des 
Anciens  Élèves  si  l'on  en  crée  un.  Le  Comité  central,  qu'il  se  trouve 
à  Paris  ou  à  Verneuil,  centraliserai!  les  nouvelles  et  communiqués 
([ne  lui  transmettraient  les  correspondants,  et  les  intéressés  pour- 
raient donc  facilement  obtenir  les  informations  qu'il  désirent  ainsi 
que  de  1res  utiles  conseils.  Avant  de  partir  ils  sauraient  à  qui  s'adres- 
ser a  leur  arrivée,  et  je  suppposc  que  les  correspondants,  en  leur 
qualité  d'Anciens  Élèves  prendraienl  à  cœur  d'aider  dans  la  mesure 
du  possible  les  Anciens  ou  Jeunes  qui  arriveraient  dans  leur  section. 


•>!>2  LE   JOURNAL 

Aussi  le  but  nouveau  que  suivrait  noire  société  d'Anciens  Élèves 
aurait  l'avantage  de  montrer  clairement  la  route  à  suivre,  et  les 
parents  sauraient  au  moins  comment  et  clans  quelles  conditions 
ils  peuvent  envoyer  leurà  fils  à  l'étranger  el  sauraient  que  ceux-ci  pour- 
raient toujours  trouver  auprès  du  correspondant  un  ami  qui  ne  peut 
que  leur  être  utile. 

Mais  ma  lettre  s'allonge,  s'allonge,  et  je  dois,  à  mon  grand  regret, 
la  terminer.  Je  vous  demanderai  de  bien  vouloir  me  rappeler  au 
bon  souvenir  de  mes  anciens  professeurs  et  amis  et  de  me  croire 
votre  bien  respectueusement  dévoué. 

A.  Snyers. 


Extraits  des  lettres  de  M.  Jules  Demolins. 

M.  .Iules  Demolins  fait  en  ce  moment,  comme  professeur,  un  stage 
eu  Amérique.  Nos  amis  seront  heureux  de  lire  les  extraits  de  ses 
lettres,  si  simples,  si  évidemment  vraies,  si  pleines  d'observations 
justes.  Et  je  pensais,  en  les  lisant,  à  la  joie  que  M.  Demolins  eût 
éprouvée  à  les  recevoir... 

/:;  mai.  Description  tir  New-York.  —  Ici,  tout  le  monde  connaît 
l'œuvre  de  mon  père  et  on  a  beaucoup  lu  ses  ouvrages.  Cela  m'aide 
naturellement:  je  suis  «  quelqu'un  ».  Mes  diplôme  font,  je  crois,  bon 
effet  également,  ainsi  que  ma  connaissance  de  l'anglais. 

Que  vous  dirai-je  de  New- York  qui  n'ait  pas  déjà  été  dit  cent  lois  ? 
Imaginez-vous  une  ville  énorme  en  longueur  et  en  hauteur,  que  par- 
courent tout  le  temps  plusieurs  lignes  de  chemins  de  fer  aériens;  ces 
derniers  sont  quelquefois  à  une  hauteur  de  sixième  étage;  de  très 
nombreuses  lignes  de  tramways  dans  les  rues,  et,  sous  terre,  un  che- 
min de  fer  électrique  ayant  quatre  voies,  deux  pour  les  expie—  ci 
deux  pour  les  trains  omnibus.  Des  trains  parlant  toutes  les  trois  mi- 
nutes et  t\rs  tramways  à  10,  20  ou  .'{()  mètres  l'un  de  l'autre  suivant 
les  avenues.  L'énorme  pont  suspendu  de  Brooklyn  a  1.500  mètres  de 
long;  il  y  a  dessus  un  chemin  pour  les  piétons,  un  pour  les  voitures, 
un  pour  les  tramways  et  quatre  lignes  de  chemin  de  1er  :  deux  aller  et 
deux  retour.  Aux  heures  de  presse,  tout  cela  est  bondé  et  les  trams  se 
suivent  tout  près.  Dans  les  rues,  c'est  un  grouillement  effarant.  Au 
milieu  de  la  ville,  un  parc  avec  des  arbres  superbes  :  il  a  4  kilom.  800 
de  long  sur  800  mètres  de  large.  La  population  est  très  cosmopolite, 
les  Français  y  sont  en  petit  nombre,  environ  18.000.  et  parmi  eux  il  y 
a  beaucoup  de  garçons  de  calé.  Ce  sera  ma  dernière  ressource... 


w.  l'école  mes  roches.  593 

25  mai.  Description  des  /{rôles.  —  En  attendant,  je  passe  mon 
temps  à  visiter  les  Écoles  et  à  assister  à  des  classes.  M.  Manny,  très 
dévoué,  me  donne  beaucoup  de  conseils  et  d'introductions,  il  vam'en- 
voyer  visiter  des  Écoles  dans  les  environs  de  New-York  et  en  Con- 
necticut.  Ce  qui  est  merveilleux  ici,  c'est  la  splendeur  des  établisse- 
ments scolaires,  tant  gratuits  et  appartenant  à  la  ville,  que  payants. 
Il  y  a  des  Écoles  fondées  avec  des  dons  et  par  des  sociétés,  mais  il  y 
en  a  aussi  beaucoup  qui  sont  fondées  uniquement  par  la  ville,  entre- 
tenues par  elle  et  absolument  gratuites.  Je  n'ai  pas  encore  la  liste, 
mais  il  y  en  a  pour  garçons,  pour  filles  et  pour  les  deux  ensemble. 
Lesélèvessont  instruits  gratuitement  et  ont  droit  chacun  à  huit  dollars 
de  livres  par  an.  Ici  les  filles  suivent  les  mêmes  cours  que  les  garçons 
el  sont  peu l-è Ire  plus  nombreuses.  Il  y  a  plus  de  professeurs  femmes  que 
d'hommes  ;  les  hommes  sont  dans  les  affaires.  Il  y  a  quelques  Écoles 
dans  le  pays  qui  cherchent  à  faire  des  progrès  dans  le  sens  des  ^coles 
nouvelles,  mais  le  plus  grand  nombre  ne  s'occupe  que  d'enseignement, 
el  surtout  d'enseignement  de  classe.  Au  dire  de  tout  le  monde,  il  y  a  eu 
depuis  longtemps  une  très  forte  influence  allemande.  On  s'en  aper- 
çoit en  visitant  les  classes,  mais  je  vous  rappellerai  cela  plus  tard. 

J'ai  bon  espoir  pour  l'année  prochaine  et  j'aimerai  beaucoup  la  vie 
à  l'Université. 

30  mai.  Suite  de  la  description  des  Ecoles  de  Neiv-York.  —  Les 
écoles  sont  absolument  remarquables  comme  bâtiments  et  comme  or- 
ganisation. La  ville  de  New-York  possède  une  série  de  High-Schools 
ou  Écoles  secondaires,  pour  garçons  et  pour  filles,  qui  sont  de  pre- 
mier ordre  comme  installation,  et  gratuites.  Chaque  école  possède 
une  grande  et  belle  salle  de  réunion  et  un  grand  gymnase,  situé  gé- 
néralement en  haut.  La  culture  physique  est  très  pratiquée  ici. 

Au-dessus  des  Iligh-Schools,  il  y  a  le  collège,  qui  est  entre  nos 
écoles  secondaires  et  nos  universités.  Celui  de  la  cité  de  New- York 
comprend  une  demi-douzaine  d'énormes  bâtiments  distincts.  Il  est 
fréquenté  par  6.000  étudiants,  et  on  ne  peut  pas  se  faire  idée  de  la 
richesse  d'installation. 

Les  laboratoires  sont  tellement  beaux  qu'on  ne  doit  pas  pouvoir 
faire  mieux.  In  bâtiment  spécial  estaffecté  âla  culture  physique,  avec 
gymnase,  salles  pour  tous  les  exercices,  bains,  douches,  et  une  grande 
piscine  de  natation.  Dans  un  autre  bâtiment,  il  y  a  une  salle  de 
réunion  grande  comme  une  église.  Il  y  a  là  un  orgue  dont  le  clavier 
se  transporte  comme  un  piano  el  n'est  relié  à  l'instrument  que  par 
un  faisceau  <lc  fils  élecl  riques. 

Bien  entendu  des  ascenseurs,  des  restaurants  au-dessus  el  au-des- 


594  LE   JOURNAL 

sous.  Je  ne  parle  pas  du  nombre  des  salles  de  classes  qui  est  colossal. 
L'instruction  est  encore  gratuite  ici.  Dans  ce  pays,  lout  homme 
peut  donc  faire  des  études  complètes  gratuitement,  et  possède  tons 
les  moyens  de  s'élever  s"il  le  mérite. 

Ajoutez  à  cela  la  grande  facilité  qu'il  y  a  ensuite  à  gagner  de  l'ar- 
gent et  à  changer  de  métier,  à  s'élever  en  un  mot;  cela  fait  le  pays  le  plus 
vraiment  démocratique  du  monde.  C'est  tellement  vrai,  que  lorsque 
des  fils  de  riches  hommes  d'affaires  ne  sont  pas  à  la  hauteur  de  leur 
tâche,  les  journaux  en  parlent,  et  demandent  ce  qu'on  pourra  bien 
faire  des  fils  de  millionnaires. 

3  I  mai.  Visite  à  une  Ecole  nouvelle  et  à  une  vieille  École.  — 
Comme  je  vous  l'ai  écrit,  je  suis  allé  en  Connecticul,  lundi  dernier, 
et  j'y  ai  passé  deux  journées,  visitant  deux  Écoles  avec  M.  Manny. 
Le  pays  est  merveilleux  de  collines,  de  forêts,  de  puissante  végéta- 
tion; il  est  d'ailleurs  mauvais  pour  la  culture,  car  le  sol  est  trop 
rocheux.  Autrefois  les  fermiers  faisaient  de  l'engraissement,  mais  ils 
n'ont  pas  pu  résistera  la  concurrence  de  Chicago.  Ils  se  sont  rejetés 
sur  le  lait.  Il  paraît  que  la  culture  ne  rapporte  pas  en  Nouvelle-Angle- 
terre. 

La  première  École  que  j'ai  visitée,  «  the  Sandford  School,  »  existe 
depuis  trois  ans;  elle  est  située  à  la  campagne,  à  six  milles  d'une 
gare;  on  n'y  arrive  que  par  de  mauvaises  routes.  ÎS'ous  avons  trouvé 
le  Directeur  à  la  gare,  il  nous  attendait  avec  une  sorte  de  «  boghei 
Codirecteur  a  visité  Bedalesen  1808,  après  avoir  Iules  «  Anglo-Saxons 
et  >■  l'Éducation  nouvelle  »  qu'il  fuit  lire  à  ses  professeurs.  C'est  vous 
dire  qu'il  tient  en  grande  estime  ces  deux  livres  et  qu'il  nous  a 
bien  reçus.  Je  me  trouvais  à  Hedales  lorsqu'il  y  est  venu  et  je  figure 
an  milieu  d'une  photographie  publiée  par  lui  dans  un  article  de 
Revue.  Son  École  marche,  lentement  il  est  vrai,  sur  les  traces  des 
Écoles  nouvelles  qu'il  admire  beaucoup.  On  y  fait  des  travaux  pra 
tiques  el  des  sports  l'après-midi;  les  élèves  travaillent  aux  champs 
et  ont  aidé  à  construire  des  parties  de  l'École.  C'est  d'ailleurs  relati- 
vement simple,  car  il  n'y  a  pas  une  seule  maison  en  pierres  ou  en 
briques  dans  la  campagne  américaine  que  j'ai  vue;  tout  est  en  bois. 
Toutes  les  maisons  ont  une  véranda  qui  en  l'ait  le  loue  et  elles  sont 
peintes  très  souvent  de  couleurs  claires.  Celte  école  me  semble 
encore  un  peu  inorganisée  ;  j'ai  assisté  à  des  classes  et  le  Directeur 
n'a  pas  hésité  à  bouleverser  son  horaire  à  cause  de  notre  visite. 
L'après-midi  du  second  jour,  il  a  tenu  à  nous  faire  voir  une  autre 
École  dans  le  voisinage.  Nous  sommes  allés  prendre  le  train  avec  la 
même  petite  voilure,  et  nous  sommes  arrivés  à  la  Curtis  School,  une 


de  l'école  des  roches.  595 

vieille  École,  celle-là,  d'une  trentaine  d'années  d'existence  et  ne  gar- 
dant les  élèves  qu'en  dessous  de  quinze  ans.  Le  Directeur  m'a 
semblé  un  homme  à  poigne  et  très  original.  Il  a  inventé  tout  un 
système  pour  apprendre  à  ses  élèves  à  gagner  de  l'argent,  à  tenir 
leurs  comptes,  à  se  servir  de  la  banque,  et  tout  cela  avec  l'argent  de 
poche  qu'on  leur  donne  ou  qu'ils  gagnent.  L'idée  semble  juste,  car 
en  Amérique  on  gagne  beaucoup,  il  est  vrai  ;  mais  M.  Curtis  déplore 
qu'on  dépense  à  tort  et  à  travers  et  qu'on  gaspille  son  argent.  II 
va  même  beaucoup  plus  loin,  en  disant  que  le  mode  d'emploi  de 
l'argent  indique  le  caractère  de  l'homme.  Il  a  été  en  correspondance 
avec  M.  Badley  et  le  rencontrera  cet  été  en  Angleterre.  Le  mouve- 
ment des  Écoles  nouvelles  est  suivi  avec  intérêt  ici  ;  il  est  certaine- 
ment en  avance  sur  les  Écoles  d'Amérique,  qui  sont  généralement 
des  Écoles  d'externes  et  sous  l'influence  allemande  au  point  de  vue 
des  études.  Ce  dernier  point  m'a  été  confirmé  par  plusieurs  per- 
sonnes, et  moi-même,  sauf  sur  des  points  de  détail,  je  n'ai  pas 
trouvé  autant  de  nouveautés  que  je  le  pensais. 

8  juin.  Description  tir  Côney-Island.  —  J'ai  été  hier  à  Coney- 
Island  en  bateau,  promenade  de  deux  heures,  la  moitié  sur  l'Hudson, 
et  j'ai  eu  une  très  belle  vue  de  la  ville  et  des  sky  scrapers  qui  vont 
jusqu'à  35  et  40  étages.  Coney  Island  est  une  foire  permanente,  une 
fête  de  Neuilly,  où  tous  les  New-Yorkais  vont  se  détendre  le  dimanche. 
Ils  s'amusent  d'assez  peu  de  chose  et  préfèrent  ce  qui  donne  du 
mouvement,  comme  des  montagnes  russes  d'un  genre  spécial  inventé 
par  eux  où  on  vous  découvre  les  paysages  les  plus  connus  de  la 
Suisse,  ou  les  plus  sombres  gorges  de  l'Enfer.  En  somme,  ils  sem- 
blent heureux  et  peu  raflinés  dans  leurs  goûts.  Ce  qu'on  voit  de 
plus,  ce  sont  des  jeunes  gens  par  couples,  qui  passent  toute  la  jour- 
née  du  dimanche  ensemble.  En  dehors  de  cela,  je  remarque  beau- 
coup de  choses  que  je  note;  je  vous  en  fais  grâce,  sans  cela,  je  ne 
Unirais  pas 

J'apprécie  de  plus  en  plus  le  livre  de  M.  de  Rousiers,  il  est  aussi 
exact  que  je  puis  le  remarquer,  et  c'est  le  seul  ouvrage  scientifique 
sur  l'Amérique... 

23  Juin.  Camp  d'été  tic  West-Point.  —  La  grosse  et  heureuse  nou- 
velle de  celte  semaine,  vous  le  saurez  déjà  quand  vous  receviez  celle 
lettre,  c'estqueje  vais  au  camp  d'été  du  l)r  Henderson  ;  j'j  serai  lundi 
prochain  29  juin,  et  je  vous  donne  iiioii  adresse.  La  chance  m'esl 
arrivée  de  plusieurs  côtés,  car  j'ai  reçu  en  même  temps  une  proposi- 
tion   pour  aller  «  passer  de  1res   agréables  vacances    »  dans  une 


.">%  LE   JOURS  \i. 

famille  de  Chicago;  j'ai,  bien  entendu,  préféré  le  camp  d'été,  où  je 
serai,  pendant  juillet  et  août,  nourri  et  logé  :  je  recevrai  100  dollars. 

De  plus,  je  serai  tout  près  de  M.  Gérin,  que  j'irai  voir  au  commen- 
cement de  septembre.  Je  vais  peut-être  m'acheter  un  appareil  de 
photographie;  je  pourrai  ainsi  vous  envoyer  des  photos  du  camp. 
Je  vous  donnerai  des  détails  dès  que  j'y  serai. 

M""'   Clément  et  MrS   Brooks  sont   très  aimables  pour   moi.  Nous 

sommes   allés  visiter  jeudi,  avec  M Clément,  l'école  militaire  de 

West-Point,  sous  la  direction  d'un  professeur.  West-Point  se  trouve 
sur  la  rive  droite  de  lTIudson,  c'est  l'affaire  de  deux  heures  et  demie 
en  bateau.  Les  bords  du  fleuve  présentent  un  des  paysages  les  plus 
grandioses  elles  plus  variés  que  j'aie  vus,  et  West-Point  se  trouve  an 
plus  bel  endroit  ;  le  fleuve  coule  cidre  deux  murailles  de  montagnes 
recouvertes  de  forêts  qui  semblent  n'avoir  pas  encore  été  touchées. 
.le  trouve  cela  supérieur  au  Rhin  dont  les  coteaux  sonl  maintenant 
recouverts  de  vignobles.  Malheureusement  dans  ce  pays  on  ne  sait 
pas  combien  de  temps  cela  durera;  déjà  il  y  a  dr^,  entreprises  qui 
exploitent  la  pierre...  J'ai  fait  pas  mal  de  musique  avec  M'  Brooks; 
je  dîne  chez  elle  jeudi  prochain.  M.  Brooks  m'a  emmené  voir  un 
match  de  hase-bail,  mercredi  dernier.  C'esl  le  jeu  national,  le  cricket 
des  Américains.  Personnellement,  je  préfère  le  cricket,  qui  a  plus  de 
style  el  île  tenue,  me  semble-t-il;  néanmoins  le  base-hall  est  un 
bon  jeu.  Je  vais  me  mettre  à  travailler  les  méthodes  d'enseignement 
du  fiançais;  je  n'aurai  pas  de  difficulté,  je  crois.  J'ai  lu  beaucoup 
de  science  sociale,  ces  derniers  temps,  el  j'en  ai  parlé  à  plusieurs 
personnes.  Je  vais  lâcher  de  faire  la  monographie  d'un  ouvrier  suisse 
établi  ici  depuis  une  vingtaine  d'années,  el  qui  travaille  dans  une 
maison  suisse  de  boiles  à  musique. 

29  Juin.  Description  d'un  hôtel1.       Vous  serez  peut-être  étonnée 

de  me  voir  logé  à  renseigne  ci-dessus,  .le  me  rends  au  camp  d'été 
du  l)r  llenderson,  mais  je  sui>  obligé  de  passer  la  nuit  ici  pour  avoir 

manqué  une  correspondance  de  train.  La  ville  de  Worcester,  où  .je 

suis  échoué,  est  a  une  heure  de  chemin  de  fera  loues!  de  Boston,  cl 
c'est  la  seconde  ville  de  l'État  de  Massachusets;  l'Ile  a  plus  de  cent 
mille  habitants.  Elle  n'a  d'ailleurs  rien  de  bien  remarquable  pour  le 

touriste;  toutes  les  \  il  les  d'ici  se  ressemblent.  Il  y  a  cependant  une  h  ni 
belle  gare  de  chemin  de  1er.  d'une  architecture  toute  nouvelle  el  que 
je  trouve  originale.  —  L'hôtel  OÙ  je  suis  descendu,  sans  être  cher,  est 
du  dernier    confortable,   les  chambres    sont    parfaites,  e;iu   froide  el 

1.  The  Warrcn.  Européen  Plan.  Worcesler  Mass. 


de  l'école  des  hoches.  597 

eau  chaude  aux  robinets,  téléphone  partout,  même  dans  les  W.  C, 
cela  semble  le  comble.  C'est  encore  dépassé  à  New-York,  puisque 
dans  beaucoup  de  restaurants  il  y  a  un  appareil  téléphonique  par 
place;  il  y  a  même  un  coiffeur  qui  en  a  fait  mettre  un  par  fauteuil! 

J'ai  vu  beaucoup  de  monde  cette  semaine  et  fait  connaissance  avec 
plusieurs  personnes. 

En  somme,  j'ai  à  peine  eu  un  moment  à  moi,  je  suis  sorti  à  peu 
près  tous  les  soirs,  j'ai  même  dû  refuser  certaines  invitations,  étant 
déjà  retenu.  J'ai  fait  plusieurs  fois  de  la  musique  avec  Mmc  B...,  et 
lui  ai  confié  mon  violon  pendant  mes  vacances.  J'ai  reçu  plusieurs 
personnes  déjà  connues  et  j'ai  fait  la  connaissance  de  plusieurs 
amis  des  familles  C.  et  B.,  mais  je  ne  vous  parlerai  que  de  ce  qui 
m'a  le  plus  intéressé. 

J'ai  entrepris  cette  semaine  la  monographie  d'un  ouvrier  suisse 
et  je  crois  avoir  plusieurs  choses  intéressantes.  Je  suis  allé  trois  fois 
chez  lui,  il  m'a  même  invité  à  dîner  (Mmc  B...  le  connaissait  et  m'a- 
vait fait  introduire)  ;  il  a  été  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimable  et  de 
plus  complaisant,  répondant  à  mes  questions  avec  intelligence.  Il 
serait  très  intéressé  par  les  Anglo- Saxons  et  je  voudrais  lui  en  don- 
ner un  exemplaire.  Pourriez-vous  m'en  faire  envoyer  un? 

Je  suis  allé  voir  hier  un  professeur  à  la  Ethkal  Culture  School 
avec  l'intention  de  lui  parler  de  la  science  sociale.  J'avais  déjà  fait 
sa  connaissance  et  il  m'avait  prié  d'aller  le  voir.  Il  a  longuement 
discuté  avec  moi  et,  sans  encore  bien  comprendre,  a  été  très  inté- 
ressé. Je  dois  retourner  le  voir  à  mon  retour  et  il  s'arrangera  pour 
que  je  discute  la  chose  avec  les  professeurs  de  son  École.  Je  me 
suis  surtout  attaché  à  lui  montrer  qu'il  y  a  là  une  science  cons- 
tituée; il  ne  peut  d'ailleurs  pas  comprendre  cela  de  suite.  Cela  ne 
pourra  que  me  faire  du  bien,  me  faire  connaître  et  m'ouvrir  des 
portes. 

J'ai  reçu  une  réponse  de  M.  Gérin  à  qui  j'avais  écrit  et  qui  est  en- 
core à  Ottawa;  il  me  dit  d'aller  voir  à  Claircfontaine  dès  que  je  le 
voudrai,  et  même  d'aller  à  Ottawa  maintenant  ;  je  compte  lui  rendre- 
visite  après  le  camp,  au  commencement  de  septembre,  y  rester  une 
semaine  et  revenir  à  New- York  par  Buffalo  et  les  chutes  du  Nia- 
gara. Le  camp  d'été  de  Marienfeld  n'es!  pas  loin  de  la  frontière  ca- 
nadienne; Coaficooke  en  est  tout  près,  ce  ne  sera  pas  une  grosse 
dépense.  Je  me  suis  acheté  un  bon  kodak  d'occasion  réalisant  une 
économie  de  six  ou  sept  dollars.  Cela  me  permettra  de  rapporter  de 
précieux  souvenirs. 

...  Hier  matin,  à  neuf  heures,  j'ai  pense  qu'il  «Mail  deux  heures 
aux  Roches  el  qu'on  devail  commencer   les  premières  notes  de  la 

ii 


598  LE    JOURNAL    DE    L'ÉCOLE    DES   ROCHES. 

symphonie  en  sol  mineur;  j'étais  à  la  messe.  J'espère  que  vous 
aviez  beau  temps  pour  la  fête  de  l'École.  Il  fait  une  chaleur  torride 
depuis  quinze  jours;  il  y  a  heureusement  des  intermittences.  Ra- 
contez-moi la  fête  de  l'École  ou  faites-la  écrire  par  quelqu'un.  Com- 
ment étaient  les  travaux  pratiques? 

C'est  demain  le  30,  bonne  fête  à  Hélène;  il  n'y  a  rien  de  tel  que 
d'être  éloigné  pour  faire  penser  aux  absents  et  rappeler  les  dates. 

Je  vous  souhaite  de  finir  le  terme  comme  vous  l'avez  commencé 
et  d'avoir  d'excellentes  vacances  en  Bretagne. 

Quant  à  moi,  je  pense  m'amuser  et  profiter  beaucoup  là-bas;  mon 
petit  voyage  final  au  Canada  sera  une  excellente  clôture,  même  au 
point  de  vue  du  travail,  car  je  compte  causer  avec  M.  Gérin. 


U Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff. 


rYPOGRAPHIR    KIKMIN  1)111(11    KT  Cl°.    —    PARIS 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


LE 


NOIR  DE  GUINEE 


PAR 


L.    TAUXIER 

0-1 


PARIS 

BUREAUX    DE  LA   SCIENCE  SOCIALE 

:>*'.,    iuje   jacob,   50 

Septembre-Octobre  1908 


SOMMAIRE 


I.  Le  Travail  dans  la  Haute  Guinée.  P.  3. 

La  culture  (riz  de  montagne,  riz  d'eau,  mil,  fonio,  arachide,  maïs,  manioc, 
igname,  patate,  haricots,  haricots  du  Kissi,  coton,  tabac,  arboriculture).  L'arl 
pastoral.  —  Lâchasse.  —  La  pêche.  —  La  cueillette.  —  Extraction  des  métaux. 

—  Fabrication  (l'outillage:  1rs  métiers).       Le  commerce.       C :lusions  sur  le 

travail  du  noir  de  Haute  Guinée. 

II.  La  Propriété  chez  le  noir  de  Haute  Guinée.  P.  51. 

Immeubles  (sols  de  cueillette,  de  pêche  et  de  chasse,  de  pâturage,  d'arbori- 
culture, de  culture,  habitation).  —  Biens  mobiliers  (animaux  domestiques, 
instruments  de  travail,  mobiliers  meublant  et  personnel,  les  femmes  et  les 
esclaves).  —  Familles  de  Karf a  Kamara;  de  Savon  Kamara;  -de  Mamadi 
Mara.  —  L'Épargne. 

III.  La  Famille  et  l'Héritage  dans  la  Haute  Guinée  en  particulier  et 
dans  l'Afrique  occidentale  en  général.  P.  88. 

L'héritage  chez,  les  Malinkés,  les  Gueiv.es.  les  Bambaras,  les  Mandés-Dnoulas, 
les  Kroumen,  les  Koniankés,  les  Diarankés,  les  Foulahs,  les  Yolofs,  les  Landou- 
mans.  —  Exemples  de  familles  malinkée,  dialonkée,  bambara.  --  La  famille 
chez  les  Habès.  —  Résumé. 

IV.  Les  Pouvoirs  publics  dans  la  Guinée  française.  P.  117. 
Le  village.  --  Le  royaume.  —  L'Etat. 

V.  Les  Races  de  la  Guinée  française.  P.  150. 

Les  Primitifs.  —  Les  Pré-Mandingues  inférieurs  et  supérieurs.  —  Les  Man- 
dingues.       Les  Foulahs. 


LE  NOIR  DE  GUINÉE 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  HAUTE  GUINEE 

En  général,  la  culture  et  l'arboriculture  dominent  à  la  côte, 
la  culture  et  la  pâture  dans  le  Fouta-Djallon,  la  culture  presque 
pure  dans  la  Haute  Guinée.  C'est  dans  cette  dernière  région  que 
nous  avons  étudié  le  travail  du  noir  quand  nous  étions  sur 
place.  Aussi  les  notes  qui  suivent  ne  valent- elles  strictement  que 
pour  la  Haute  Guinée. 

La  Culturk.  —  C'est  le  riz  qui  est  la  culture  dominante  du 
noir  de  Haute  Guinée,  et  non  seulement  du  noir  de  Haute 
Guinée,  mais  encore  du  noir  de  Guinée  française  en1  général, 
du  noir  du  Sierra-Leone,  'de  noir  de  Libéria  et  du  noir  de  la 
Cote  d'Ivoire.  Au  contraire,  dans  le  Sénégal,  chez  les  Yolofs, 
et  dans  le  Soudan,  chez  les  Bambaras,  c'est  le  mil  qui  domine. 
Le  mil  domine  encore  dans  tout  le  Congo  français  depuis  le 
lac  Tchad,  au  nord,  jusqu'à  la  zone  montagneuse  qui  précède 
la  forêt  équatoriale,  au  sud,  zone  où  commence  le  manioc.  On 
peut  donc  dire  que  le  mil  et  le  riz  se  partagent  la  domi- 
nation dans  l'Afrique  occidentale,  le  mil  régnant  au  Sénégal 
chez  les  Yolofs,  les  Sérères,  les  Toucouleurs,  etc.),  au  Soudan 
chez  les  Bambaras),  dans  la  légion  du  Tchad  et  toul  le  nord  du 
Congo  français.  Le  riz  domine,  en  revanche,  dans  la  Casa- 
mance,   la  Guinée   portugaise,    la  Guinée  française,  la  Sierra- 


LE   NOIR    DE    GUINEE. 


Leone,  le  Libéria,  la  Côte  d'Ivoire  occidentale,  etc.  Pourtant,  il 
faut  ajouter  que  l'igname  semble  régner  sur  la  côte,  depuis 
la  Côte  d'Ivoire  orientale  jusqu'au  Dahomey,  et  que  le  maïs 
domine  dans  ce  dernier  pays.  Ainsi,  suivant  les  régions,  telle  ou 
telle  culture  domine.  Dans  la  Guinée  en  général,  et  dans  la 
Haute  Guinée  en  particulier,  c'est  le  riz.  Voyons  donc  d'abord 
cette  culture,  puisqu'elle  est  la  plus  importante. 

Le  riz  de  montagne.  —  H  y  a  deux  espèces  de  riz  cultivées 
en  Guinée  française.  Le  riz  d'eau  et  le  riz  de  montagne.  Le  riz 
de  montagne  est  le  plus  répandu  (sauf  sur  la  côte  même), 
pour  la  bonne  raison  que,  dans  l'ensemble  de  la  Guinée,  les 
rizières  naturelles  qui  se  trouvent  le  long  des  fleuves  cl  des 
marigots,  sans  être  précisément  rares,  n'ont  pas  naturellement 
l'étendue  qu'offrent  les  autres  terrains  de  brousse,  soit  en  plat, 
soit  le  long  des  collines.  C'est  donc  le  riz  de  montagne  qui  est 
le  plus  répandu. 

C'est  en  février  qu'on  commence  les  travaux  préparatoires  à 
sa  culture.  Ou  bien  le  terrain  sur  lequel  on  va  le  semer  a  été 
cultivé  les  années  d'avant,  ou  bien  c'est  un  terrain  nouveau 
choisi  dans  la  brousse.  Dans  ce  cas  il  a  été  désigné  par  les 
chasseurs  du  village  qui,  tout  en  poursuivant  les  bêtes,  remar- 
quent les  bons  terrains  et  les  désignent  aux  chefs  de  carrée.  Ils 
indiquent  ceux  où  les  arbres  sont  gros  et  forts  et  où  l'herbe 
pousse  dru.  Le  chef  de  carrée  qui  a  choisi  le  terrain  y  envoie 
pour  débroussailler  tout  ce  qu'il  a  de  monde  dans  sa  carrée, 
hommes  libres  et  esclaves.  (La  carrée  est  l'ensemble  des  cases 
entourée  d'une  palissade  où  habite  une  famille  entière.  Cette 
famille  est  patriarcale,  comme  nous  le  verrons,  et  comprend  gé- 
néralement plusieurs  ménages.)  —  Si  c'est  un  petit  chef  de 
carrée,  il  surveille  lui-même  le  travail;  si  c'est  un  gros  chef  de 
carrée  qui  possède  de  nombreux  parents  et  de  nombreux  esclaves, 
il  l'ait  surveiller  par  son  chef  de  village  de  culture,  sorte  d'in- 
tendant choisi  parmi  les  esclaves.  Tous,  parents  et  captifs,  tra- 
vaillent sous  le  commandement  de  celui-ci  au  débroussaillement. 
Quelquefois  le  travail  se  t'.iit  en  musique. 

Donc,   pour  le  riz  de   montagne,   on   a  choisi,  en   général,  un 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE    GUINEE.  5 

emplacement  en  pente  sur  une  colline.  Les  herbes  du  terrain 
sont  couchées  et  foulées  aux  pieds,  à  l'aide  d'un  système  de  bâtons 
liés  avec  des  cordes,  sur  lesquels  le  pied  appuie  comme  sur 
une  pédale.  Quant  aux  arbres,  on  les  coupe  à  environ  50  centi- 
mètres du  sol  avec  des  matchettes  et  des  haches.  Autrefois, 
c'étaient  les  forgerons  qui  avaient  le  tâche  exclusive  de  couper 
les  arbres,  probablement  pour  des  raisons  religieuses,  mais 
maintement  on  les  fait  couper  par  les  travailleurs  de  la  carrée. 

Une  ibis  les  arbres  jetés  à  terre  on  les  brûle  peu  à  peu  et  on 
débarrasse  ainsi  le  terrain.  Quant  aux  souches,  s'élevant  jusqu'à 
50  et  60  centimètres  de  hauteur,  on  les  laisse  là  telles  quelles.  Il 
vaudrait  mieux  évidemment  les  déterrer,  mais  ce  serait  un 
ouvrage  trop  dur  pour  le  noir  de  Guinée. 

Tout  ce  travail  d'arrangement  du  terrain  se  poursuit  pen- 
dant environ  deux  mois  (février,  mars).  Le  travail  commence  à 
7  heures  du  matin  et  finit  à  4  heures  de  l'après-midi.  On 
travaille  tous  les  jours  de  la  semaine,  sauf  le  lundi.  Cela  fait, 
on  attend  que  deux  pluies  soient  tombées  (ce  qui  nous  met  à 
avril).  Quand  elles  sont  survenues,  on  sème.  Le  riz  à  semer  est 
apporté  dans  des  pagnes  (grandes  pièces  d'étoffe  servant  de 
vêtement  aux  femmes)  et  est  jeté  sur  le  sol.  Alors  on  prend  le 
daba  (sorte  de  petite  pioche  à  manche  court,  à  fer  oblique  et 
rond,  le  seul  et  unique  instrument  agricole  que  connaissent  les 
noirs  et  qui  remplace  à  la  fois  la  charrue,  la  pioche,  la  bêche 
et  l'on  retourne  la  terre.  Ces  graines  de  riz  se  trouvent  ainsi 
mélangées  au  sol.  Ce  travail  dure  environ  treize  jours,  me  ditle 
chef  de  carrée  Dialonké  qui  me  donne  ces  renseignements. 

Le  riz  une  fois  semé,  on  fait  surveiller  les  champs  par  les 
bilakoros  (garçons,  enfants,  jeunes  gens)  pour  que  les  oiseaux 
ne  mangent  pas  le  riz  nouveau,  cela  jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint 
•20  centimètres  (c'est  trois  jours  après  les  semailles  que  le  riz 
sort  de  terre  s'il  a  plu).  Au  bout  d'un  mois  environ,  il  a  25  cen- 
timètres de  haut.  Alors  on  envoie  les  femmes,  de  temps  en  temps, 
d;ms  le  champ  pour  arracher  les  mauvaises  herbes.  Aucun  autre 
travail  pour  le  moment.  Il  n'y  a  qu'à  laisser  faire  les  pluies  qui 
tombent  dru  en  août,  septembre,  octobre. 


<>  LE    NOIB    DE    GUINEE. 

En  novembre,  la  tige  de  riz  a  atteint  sa  taille  la  plus  haute; 
(environ  50  centimètres)  et  le  grain  est  formé.  Il  est  mùr  vers  le 
20  novembre  et  c'est  à  partir  de  ce  moment  qu'on  commence 
la  récolte,  qui  se  poursuit  pendant  tout  le  cours  de  décembre  et 
de  janvier.  En  général,  toute  la  carrée  y  prend  part,  hommes, 
femmes  et  esclaves.  On  coupe  le  riz  avec  des  couteaux  recour- 
bés, on  l'attache  par  poignées,  puis  on  le  met  sécher  sur  de 
grands  échafaudages  en  bois  qu'on  dirait  faits  pour  faire  sécher 
des  grappes  de  raisin  et  on  l'y  laisse  deux  mois  (n'oublions  pas 
que  nous  sommes  en  ce  moment-ci  dans  la  saison  sèche).  Cela 
fait,  on  détache  le  riz,  on  le  bat  à  coups  de  bâtons  et  on  brûle  la 
paille.  Quant  au  grain,  il  est  mis  soit  dans  de  grandes  jattes  de 
terre  cuite  qui  sont  dans  les  cases  d'habitation,  soit  dans  des 
cases  minuscules  ad  hoc  portées  sur  pilotis  et  construites  à  côté 
des  cases  d'habitation.  C'est  de  là  que  l'intendant  le  tirera  tous 
les  jours,  pendant  la  saison  qui  vient,  pour  le  distribuer  aux 
femmes  qui  le  prépareront.  Mais  nous  reviendrons  plus  loin 
sur  cette  préparation  culinaire. 

Le  riz  d'eau.  —  On  le  sème  auprès  des  marigots  ou  des  tleuves, 
les  premières  pluies  tombées,  après  avoir  fait  subir  au  terrain, 
s'il  est  vierge,  la  même  opération  que  pour  le  riz  de  mon- 
tagne. On  prend  exactement  les  mêmes  soins  pour  le  riz  d'eau 
que  pour  l'autre,  mais  on  ne  le  récolte  qu'un  mois  après  celui-ci 
(fin  décembre  au  lieu  de  fin  novembre). 

Le  mil.  —  On  sème  celui-ci  généralement  dans  les  champs  de 
riz.  On  en  met  un  peu  avec  le  riz.  Mais  on  fait  aussi  des  champs 
de  mil  à  part.  Dans  ce  dernier  cas,  on  sème  environ  dix  jours 
avant  le  riz.  Si  le  terrain  est  vierge,  on  le  débroussaille,  comme 
il  a  été  dit  plus  haut,  on  sème  et  on  remue  la  terre  avec  les 
dabas.  M;iis,  en  plus  de  ce  qu'on  fail  pour  le  riz,  on  l'ail  des 
monticules  de  terre  pour  le  mil.  On  laisse  lever  Le  grain  el  on 
fait  arracher  les  mauvaises  herbes  par  les  femmes.  On  récolte 
au  bout  de  trois  mois  :  on  coupe  les  tiges  du  mil  avec  les  cou- 
teaux du  pays,  on  les   rassemble  el   on    les  entasse   telles  quelles 

dans  les  petits  magasins  spéciaux  construits  sur  pilotis  à  côté 
des  cases  d'habitation.  Quand  on  veut  manger  Le  mil,  on  sorl 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE  GUINEE.  7 

les  tiges  séchées  du  magasin,  et  on  les  met  telles  quelles  clans 
les  auges  à  piler  le  riz  où  les  femmes  les  battent  de  leurs  lourds 
pilons  de  bois.  Puis  on  vanne  le  produit  et  le  grain  reste.  Alors 
on  les  prépare  pour  la  consommation,  nous  verrons  plus  loin 
comment.  En  résumé,  le  mil  pousse  plus  vite  que  le  riz  et  on  n'en 
opère  le  battage  (c'est-à-dire  la  séparation  du  grain  et  de  la 
tige)  qu'au  moment  de  le  consommer. 

Le  fonio.  —  Le  fonio  est  ainsi  décrit  par  M.  Auguste  Cheva- 
lier Une  mission  au  Sénégal,  1900.  Partie  botanique)  :  «  Le  fo- 
nio (mot  bambara,  malinké  et  dialonké),  Paspalum  longiflo- 
rum,  Retz,  Panicum  longiflorum,  Hooker  (Franchet),  est  une 
petite  graminée  à  tiges  s'élevant  à  peine  à  deux  ou  trois  déci- 
mètres de  hauteur  et  terminées  chacune  par  deux  ou  trois  épis 
longs  et  grêles  couverts  de  petites  graines  grisâtres.  On  le  ren- 
contre à  l'état  spontané  dans  la  bouche  du  Niger,  mais  on  le 
cultive  en  grand  dans  presque  tout  le  Soudan,  dans  la  Haute 
Gambie,  la  Haute  Casamance  et  le  Fouta-Djallon.  Son  rende- 
ment est  faible,  mais  le  couscous  qu'il  donne  est  agréable,  et 
les  Européens  eux-mêmes  mangent  le  fonio  en  semoule.  » 

Ajoutons  que  le  fonio  se  cultive  clans  toute  la  Guinée  fran- 
çaise. 

Il  est  d'une  grande  utilité  pour  les  indigènes.  Tandis  que  le 
mil  [kendé]  forme  pour  ainsi  dire  double  emploi  avec  le  riz 
et  se  récolte  généralement  avec  lui,  puisque,  la  plupart  du 
temps,  on  le  sème  dans  les  champs  de  riz,  le  fonio  a  une  récolte 
tout  à  fait  à  part,  bien  antérieure  à  celle  du  riz  (juillet,  août).  Il 
est  du  plus  grand  secours  pour  les  noirs  de  Guinée  qui,  souvent, 
n'ayant  pas  semé  assez  de  riz  l'année  précédente  ou  ayant  fait 
une  mauvaise  récolte  en  décembre,  janvier,  se  trouvent  souf- 
frir de  la  famine  au  milieu  de  l'année. 

Le  fonio  se  sème  en  avril  dès  les  premières  pluies.  On  le  met 
généralement  dans  les  terrains  à  riz  la  troisième  année,  c'est- 
à-dire  quand  ces  terrains  ont  déjà  donné  deuv  récoltes  de  riz. 
Il  esl  mûr  vers  le  1.")  juillet  et  on  le  récolte  dès  ci;  moment-là 
lin  juillet,  août  et  première  quinzaine  de  septembre. 

On  coupe  ri  on  fait  sécher  les  liges  de  fonio  comme  les  tiges 


S  LE    NOIR    DE   GUINEE. 

de  riz.  Quant  au  battage,  on  l'opère  en  écrasant  les  tiges  de 
fonio  sous  les  pieds.  On  ramasse  les  grains  et  Ion  jette  la  paille. 

L'arachide.  —  Passons  maintenant  à  l'arachide,  culture  très 
importante,  puisqu'elle  fournit  l'assaisonnement,  si  le  riz,  le  mil, 
le  fonio  forment  le  fond  de  la  nourriture.  Tout  le  monde  sait 
ce  que  c'est  que  l'arachide.  Qui  n'en  a  mangé  les  graines  fraî- 
ches ou  sèches  sous  le  nom  bien  parisien  de  cacahouettes?  On 
tire  de  l'arachide  une  huile  qui  peut  servir  à  de  nombreux 
usages  (on  en  fait  même  à  Bordeaux  du  fromage  de  gruyère  ou 
de  Hollande  à  l'usage  des  coloniaux). 

On  sème  l'arachide  au  moment  des  premières  pluies  (avril  ou 
mai).  Ilya  deux  manières  d'arranger  les  champs  d'arachides  : 
ou  bien  on  fait  des  monticules  de  terre,  plats  au  sommet,  de 
forme  ronde  ou  quadrangulaire,  et  on  sème  l'arachide  sur  ces 
rangées  de  monticules  séparés  par  de  très  larges  rigoles,  ou 
bien  on  n'arrange  aucunement  le  terrain  et  on  retourne  seule- 
ment le  sol  avec  le  daba,  comme  pour  le  riz.  Cette  manière-ci 
est  plus  rapide  et  moins  fatigante,  mais  la  première  est  meil- 
leure pour  obtenir  une  riche  récolle  d'arachides.  Un  mois  après 
les  semailles,  on  arrache  les  herbes;  puis,  au  bout  de  trois  mois, 
on  opère  la  récolte,  avec  les  dabas  on  déterre  les  pieds  d'ara- 
chide. 

Les  graines  sont  séchées  au  soleil,  puis  mises  dans  des  jarres 
de  terre  ou  dans  les  petites  cases  surélevées  habituelles.  On  les 
en  sort  pour  les  écraser  et  extraire  l'huile  qu'elles  contiennent. 

Avec  l'arachide,  nous  en  finissons  avec  les  cultures  princi- 
pales, mais  il  en  reste  un  certain  nombre  d'accessoires  qu'il 
nous  faut  aussi  examiner. 

Le  /nais.  —  Le  noir  aime  beaucoup  les  tètes  de  maïs  qu'il 
consomme,  soit  vertes  et  grillées,  soit  mûres  et  séchées  el  ré- 
duites en  farine.  Il  le  cultive  tout  autour  de  ses  cases,  si  bien 
qu'aux  mois  de  juillet,  août,  septembre,  octobre.  les  énormes 
tiges  de  maïs  forment  de  hautes  masses  vertes  autour  des  car- 
rées, et  comme  des  ceintures  et  des  remparts  autour  des  villages. 
Mais  inutile  de  dire  que  le  maïs  ne  forme  pas  le  fond  de  la 
nourriture  du  noir  de  Guinée.  La  tète  de  maïs  n'est   pour  lui 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  HALTE  GUINEE.  9 

qu'une  friandise,  du  reste  très  prisée,  un  dessert  ou  un  goûter. 
On  sait  qu'au  Dahomey,  au  contraire,  le  maïs  est  le  fond  de  la 
nourriture  de  la  population,  «  le  soutien  du  peuple  ». 

C'est  aux  premières  pluies  qu'on  s'occupe  du  maïs.  Une  fois 
le  sol  débroussaillé,  on  creuse  des  trous  à  50  centimètres 
environ  les  uns  des  autres.  On  met  deux  graines  dans  chaque 
troLi,  puis  on  rebouche.  Au  bout  de  trois  jours,  la  tige  nais- 
sante sort  de  terre;  au  bout  de  trois  mois,  on  peut  commen- 
cer à  récolter  le  maïs,  mais  on  attend  généralement  davan- 
tage et  souvent  on  ne  fait  la  récolte  qu'en  décembre.  On  coupe 
les  grandes  tiges  du  maïs  avec  des  couteaux  et  on  les  fait  sé- 
cher, puis  on  coupe  les  têtes  ou  épis  et  on  les  fait  sécher  en- 
core au  soleil.  Cela  fait,  on  pend  ces  épis  par  bottes  à  la  toiture 
intérieure  des  cases,  ou  bien  on  les  attache  aux  argamases, 
sortes  de  planchers  suspendus  dans  les  cases. à  l'",70  du  sol. 
Le  feu  qu'on  fait  journellement  dans  la  case  sèche  ces  bottes  et 
les  jaunit.  Une  fois  la  tête  de  maïs  bien  sèche,  on  enlève  les 
grains,  on  les  met  tremper  dans  l'eau,  on  les  pile  dans  les  auges 
à  riz  et  on  les  réduit  en  farine.  Enfin,  on  délaie  cette  farine 
dans  l'eau  bouillie,  de  façon  à  en  faire  des  gâteaux  qu'on  mange 
avec  une  sauce  d'arachides. 

Comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  on  mange  aussi  quelquefois  les 
tètes  de  maïs  aussitôt  cueillies,  vertes.  En  ce  cas,  on  les  fait 
griller  sur  des  charbons  et  on  en  croque  les  grains.  Mais  c'esl 
en  gAteaux  de  farine  qu'on  consomme  le  plus  usuellement  le 
maïs. 

Le  manioc.  —  Le  manioc  non  plus  n'est  pas  inconnu  des  noirs 
de  la  Guinée  française.  On  le  sème  aux  premières  pluies  sur  des 
monticules  de  terre  arrondis,  dressés  artistement  comme  ceux  que 
l'on  fait  pour  les  arachides.  On  met  en  terre  des  morceaux  de  fcige 
fie  manioc  coupée.  On  laisse  pousser  pendant  deux  mois,  puis 
on  arrache  les  mauvaises  herbes.  Au  bout  de  quatre  mois  le 
manioc  est  mûr.  On  arrache  de  terre  les  tubercules  à  l'aide; 
•  les  dabas,  puis  on  les  gratte  avec  le  couteau;  ensuite  <>n  les 
met  sécher.  I  ne  l'ois  secs,  on  les  range  dans  les  petites  cases  habi- 
tuelles, et  on  ne  les  en  retire  qu'au  fur  et  à  mesure  des  besoins. 


10  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

On  écrase  ces  tubercules  pour  les  réduire  en  farine  et  avec  cette 
farine  délayée  dans  de  l'eau  bouillante,  on  fait  des  gâteaux 
mous  qu'on  consomme . 

L'igname.  —  Le  noir  de  Guinée  sème  l'igname  (diabéré) 
aux  premières  pluies,  sur  des  monticules  de  terre  faits  comme 
ceux  des  arachides  ou  du  manioc.  Quand  l'igname  a  poussé, 
on  arrache  les  mauvaises  herbes.  Au  bout  de  quatre  mois,  on 
peut  récolter.  On  arrache  de  terre  les  tubercules  et  on  les  net- 
toie. Cela  fait,  ils  sont  empilés  dans  les  cases  ad  hoc.  Quand  on 
veut  manger  l'igname,  on  pile  le  tubercule  et  on  le  fait  bouil- 
lir dans  l'eau.  On  le  mange  ainsi. 

Notons  que  les  noirs  cueillent  souvent  les  feuilles  des  ignames 
avant  la  récolte  des  tubercules.  Us  emploient  ces  feuilles  à 
faire  des  sauces  diverses. 

La  patate  (en  malinké  :  ousson;  en  dialonké  :  larabinà). 
—  On  sème  la  patate  de  deux  manières  différentes  :  ou  bien 
sur  des  monticules  de  terre  arrondis,  ou  bien  sur  de  longs  qua- 
drilatères surélevés.  On  y  sème  les  feuilles  prises  dans  un  autre 
champ  de  patates.  Au  bout  d'un  mois  et  demi,  on  enlève  les 
mauvaises  herbes.  Le  troisième  mois  achevé,  on  retire  les  pa- 
tates de  terre,  à  la  main  ou  à  coups  de  daba.  On  gratte  la 
patate  avec  un  couteau  pour  la  nettoyer  de  la  terre  qui  y  ad- 
hère et  on  la  coupe  en  tranches  qu'on  fait  sécher  au  soleil. 
Une  fois  séchées.  on  mange  ces  franches  telles  quelles  ou  bien 
on  les  écrase.  Dans  ce  dernier  cas,  on  les  pile  soigneusement 
dans  les  auges  à  riz.  On  prend  la  farine  on  la  l'ait  bouillir  dans 
l'eau  et  on  en  fait  des  gâteaux  mous  et  chauds  qui  doivent 
être  consommés  immédiatement. 

Les  haricots.  —  Ils  sont  gros  et  ont  une  saveur  sucrée  qui 
leur  est  donnée  par  L'humidité  du  sol.  On  les  sème  dans  les 
champs  de  riz.  Tandis  que  la  tige  de  celui-ci  s'élève,  la  tige  du 
haricot  rampe  a  terre  et  ne  gène  pas  l'autre.  Le  riz  récolté,  OD 
attend  dix  ou  quinze  jours  encore  axant  de  récolter  les  haricots. 
Une  l'ois  cueillis,  ou  t'ait  sécher  les  gousses  au  soleil,  puis  on  les 
enferme  dans  les  cases  à  grains.  Quand  on  veut  consommer 
les  haricots,  on  les  mange   bouillis  cl  salés,  ou  bien  on  les  fait 


LE    TRAVAIL  DANS    LA    HAUTE  GUINEE.  11 

cuire  avec  du  beurre  de   karité,  ou  encore  on  les  consomme 
avec  de  la  viande. 

Les  haricots  du  Kissi.  —  Ces  haricots  sont,  comme  le  montre 
leur  nom,  cultivés  surtout  par  les  Kissiens,  peuplade  de  racé 
mandingue  habitant  au  sud-est  de  la  Guinée  (cercle  de  Kissidou- 
gou).  Mais  de  là  cette  culture  a  passé  chez  les  Malinkés  et  les 
Dialonkés  qui  ne  l'exercent,  du  reste,  qu'en  petit.  Ils  se  con- 
tentent de  semer  les  haricots  kissiens  à  côté  des  arbres,  de 
façon  que  la  tige  puisse  grimper  le  long  et  ils  font  le  semis  à 
l'époque  des  premières  pluies.  Au  bout  de  trois  mois,  le  haricot 
arrive  à  maturité.  Dans  le  Kissi,  on  fait  de  vrais  champs  do  ha- 
ricots. 

Les  Kissiens  plantent  dans  la  terre  des  morceaux  de  bois  de 
3  ou  k  mètres  de  haut,  et  très  gros.  La  tige  du  haricot  s'en- 
roule autour  du  morceau  de  bois  et  monte  jusqu'au  haut.  Les 
haricots  mûrissent  en  trois  mois. 

Ce  sont  les  enfants,  les  jeunes  gens  qui  font  la  cueillette  des 
gousses  mûres.  Ils  grimpent  après  les  morceaux  de  bois,  cueil- 
lent les  gousses  et  les  mettent  dans  la  musette  qu'ils  portent  en 
bandoulière. 

Ensuite  on  écosse  les  haricots  et  on  les  fait  bouillir  deux  fois, 
à  cause  de  leur  goût  naturel  amer,  puis  on  les  mange. 

Nous  venons  de  passer  en  revue  les  cultures  alimentaires  du 
noir  de  Guinée.  Mais  celui-ci  n'a  pas  que  des  cultures  alimen- 
taires. Il  lui  faut  se  vêtir  comme  se  nourrir,  et  il  aime  aussi  à 
fumer.  De  là  les  cultures  du  coton  {koroni  ou  korondï)  et  celle 
du  labac  (yamba). 

Le  colon.  —  Autrefois,  avant  l'arrivée  des  commerçai) fs 
européens,  la  culture  du  coton  était  une  des  grandes  cultures 
de  la  Guinée  et  ne  le  cédait  en  importance  qu'à  celle  du  riz. 
Mais,  depuis  l'installation  dans  le  pays  des  commerçants 
blancs  vendant  a  vil  prix  des  cotonnades  anglaises,  la  culture 
du  colon  a  beaucoup  reculé  el  s'est  anéantie  en  bien  des  points. 
ou  ne  la  trouve  plus  guère  que  dans  le  sud-est  chez  les  To- 
nnas, par  exemple),  dans  les  pays  où  les  Européens  n'ont  pas  en- 
core  pénétré  en  nombre  et  où,  par  conséquent,  la  cotonnade 


12  LE    SOIR    DE    G\  IM:'.E. 

anglaise  n'a  pas  pu  venir  encore  faire  une  concurrence  désas- 
treuse et  écrasante  à  la  cotonnade  indigène.  Celle-ci  est  très 
bonne  et  très  solide,  quoique  simple,  mais  elle  revient  bien  plus 
cher  que  la  cotonnade  européenne  :  de  là  son  recul  fatal  de- 
van  I  celle-ci  et,  en  conséquence,  la  destruction  progressive  de 
la  culture  du  coton  en  Guinée.  Cependant  les  gens  riches  ei 
attachés  aux  vieux  usages  préfèrent  encore  la  cotonnade  qui 
est  la  leur,  et,  en  conséquence,  on  fait  encore,  ici  et  là.  de 
rares,  de  très  rares  champs  de  coton.  Voici  comment  on  cul- 
tive ou  plutôt  comment  on  cultivait  le  coton.  C'était  dans  les 
champs  de  fonio  qu'on  le  semait.  Aussitôt  le  fonio  coupé  (juillet- 
août),  on  arrangeait  le  sol,  on  formait  des  carrés  de  terre  élevés, 
et,  avec  les  deux  doigts  écartés,  on  y  faisait  des  trous  deux  par 
deux.  On  mettait  deux  grains  de  coton  dans  chaque  trou,  puis 
on  rebouchait.  Au  bout  de  trois  jours,  la  plante  sortait  de 
terre;  au  bout  d'un  mois,  on  procédait  à  l'arrachage  des  mau- 
vaises herbes.  Au  bout  de  trois  mois,  le  coton  avait  poussé  et 
la  gousse  se  fendillait.  On  cueillait  les  gousses,  ou  en  retirait 
les  graines  et  le  coton,  qu'on  mettait  chacun  de  son  côté.  C'é- 
taient les  femmes  qui  accomplissaient  cette  besogne  en  s'aida  ut 
d'un  petit  instrument  de  fer  appelé  néri.  Le  coton  amassé,  les 
femmes  le  passaient  sur  des  cardes  de  fer  et  obtenaient  des  fils 
qu'on  donnait  à  la  fileuse.  Chaque  carrée,  chaque  famille  avait 
sa.  fdeuse.  Celle-ci  étirait  les  fils,  les  allongeait  sur  des  piquets, 
puis  les  tordait  ensemble  et  remettait  le  tout  au  tisserand  pour 
qu'il  fabriquât  l'étoffe. 

J'ai  dit  plus  haut  qu'on  semait  le  coton  dans  les  champs  de 
fonio,  parce  qu'on  avait  remarqué  qu'il  y  poussait  mieux. 
L'année  suivante,  dans  le  même  champ,  on  faisait  de  L'arachide. 

Le  tabac.  —  Le  noir  l'aime  extrêmement,  mais  pour  le  chi- 
quer ou  le  priser  surtout.  Néanmoins  il  ne  dédaigne  pas  de  le 
fumer  aussi  et,  sous  L'influence  européenne,  cette  dernière  ha- 
bitude s'étend  de  plus  en  plus. 

Les  noirs  font  cette  culture  autour  de  Leurs  cases,  à  l'en- 
droit où  l'on  jette  les  cendres  et  les  ordures.  Ils  sèment  là 
leurs  graines  de  tabac;   puis,   quand  celui-ci  est  en  herbe,  ils 


LE   TRAVAIL   DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  I .'{ 

préparent  plus  loin  un  autre  petit  champ  avec  des  monticules 
de  terre  :  on  repique  les  pieds  de  tabac  sur  ces  monticules,  on 
arrose  chaque  matin  et  chaque  soir.  Au  bout  d'un  mois,  la 
tige  a  un  mètre  de  haut  et,  au  bout  d'un  mois  et  demi,  on 
peut  récolter.  J'ai  oublié  de  dire  qu'on  fait  les  semailles  pour 
le  tabac,  non  pas  au  commencement,  mais  à  la  fin  de  la  saison 
des  pluies,  c'est-à-dire  en  novembre. 

On  le  récolte  en  janvier,  pendant  la  saison  sèche  et  froide. 
On  commence  par  enlever  les  feuilles  les  plus  basses,  puis  on 
remonte  peu  à  peu  vers  le  haut  de  la  tige. 

Les  feuilles  récoltées,  on  les  laisse  sécher  en  tas  dans  les  cases, 
puis  on  les  lie  par  l'y  ou  30  et  on  les  met  au  soleil.  Cela  fait, 
on  les  fait  griller  sur  le  feu  et  on  les  pile  dans  de  petites 
auges.  On  ajoute  du  beurre  et  on  remue  le  mélange.  On  ajoute 
aussi  les  cendres  d'un  certain  bois  qu'on  découvre  dans  la 
brousse  et  qui  sont,  au  dire  des  indigènes,  «  fortes  comme  du 
piment  ».  On  met  de  ces  cendres  dans  l'auge  et  on  remue  en- 
core Quand  le  tout,  bien  séché,  est  devenu  poudre,  une  poudre 
d'un  blond  jaunâtre,  on  le  met  dans  la  tabatière.  Le  chef  de 
carrée  en  distribue  à  toute  sa  familia. 

Souvent  ce  sont  les  vieilles  femmes  qui  fabriquent  le  tabac 
pour  se  procurer  un  peu  d'argent.  Elles  achètent  des  grappes 
de  feuilles  de  tabac  et  fabriquent  le  tabac.  Puis,  elles  vont 
le  vendre  sur  le  marché  où  une  grande  cuiller  de  tabac  vaut 
deux  sous. 

A  Faranah,  c'est  le  chef  de  carrée  Lansina  Kamara  qui  fait 
le  plus  de  tabac.  Il  conserve  ce  qu'il  lui  faut  pour  sa  consom- 
mation personnelle,  c'est-à-dire  pour  la  sienne  propre  et  celle 
de  toute  sa  carrée  el  en  vend,  de  plus,  pour  50  francs  par  an, 
en  feuilles,  aux  dioulas  (colporteurs,  commerçants  du  pays)  et 
aux  vieilles  femmes. 

Les  boules  ou  grappes  de  feuilles  de  tabac  \  aient  ."><>  cen- 
times pendant   la    saison  sèche,   un  franc    pendant   la   saison  des 

pluies*. 

Nous  en  avons  fini  avec,  la  culture  du  tabac  el  avec  les  cul- 
tures non  alimentaires  (coton,  tabac    comme  avec  les  cultures 


14  LE    NOIR    DE    CUIN'ÉE. 

alimentaires  (riz,  mil,  arachides,  etc.).  Celles-ci  constituent  de 
beaucoup  le  plus  important  des  travaux  nourriciers  du  noir  de 
Guinée  française,  mais  pas  le  seul.  Aussi  maintenant  nous 
faut-il  voir  les  autres  (arboriculture,  pâture,  chasse,  pèche, 
cueillette). 

L'arboriculture .  —  Il  est  probable  qu'anciennement,  c'est 
l'arboriculture  qui  a  mené  le  noir  à  la  culture  proprement  dite. 
D'autre  part  l'arboriculture  se  rattache  étroitement  à  la  cueil- 
lette :  le  noir  et  l'homme  primitif,  en  général,  ont  dû  commen- 
cer parla  simple  cueillette  des  fruits  naturels,  puis  ils  ont  dû 
passer  de  là  aux  soins  à  donner  aux  arbres,  à  la  replantation, 
somme  toute  à  une  arboriculture  plus  ou  moins  scientifique 
qui,  elle-même,  lésa  préparés  et  menés  à  la  culture. 

Nous  savons  déjà  que  le  noir  de  Haute  Guinée  se  livre  à  peine 
à  l'arboriculture,  ce  pays  n'étant  pas  propice  au  palmier  à 
huile  et  au  kolatier  (sauf  dans  l'extrême  sud).  C'est  à  peine 
s'il  possède  quelques  papayers  dans  sa  carrée,  quelques  ko- 
la tiers  au  dehors,  quelques  bouquets  de  bananiers  çà  et  là.  .Mais 
sur  la  côte  de  Guinée,  l'arboriculture  fleurit.  Ces  palmiers  à 
huile  ou  élœis  y  ont  été  plantés  par  les  ancêtres  des  noirs  qui 
recueillent  maintenant  leurs  fruits,  et  c'est  pour  cela  que  leurs 
possesseurs,  tout  en  laissant  perdre  des  amandes  de  palme  en 
quantité,  font  les  plus  grandes  difficultés  pour  permettre  aux 
et  rang-ers  établis  dans  le  pays  de  profiter  de  celles-ci.  De  même 
les  kolatiers  du  pays  baga  sont  dus  à  l'arboriculture. 

Voici  comment  on  procède  si  on  veut  planter  un  kolatier  : 
on  l'ait  un  trou,  on  y  met  un  kola  et  on  rebouche  avec  de 
la  terre.  Cela  fait,  on  arrose  à  intervalles  réguliers  jusqu'à  ce 
que  la  tige  sorte  de  terre.  11  faut  attendre  sept  ans  pour  qu'un 
kolatier  produise;  il  peut  alors  donner  jusqu'à  un  millier  de 
cosses  par  an,  et  chaque  cosse  contient  neuf  ou  dix  noix  de 
kola.  En  moyenne  pourtant,  il  ne  faut  guère  compter  que  deux 
cents  cosses  annuelles,  ce  qui,  à  un  sou  la  noix,  représente  en- 
core   une  valeur  d'une   centaine    de    francs   par    an. 

L'art  pastoral.  —  L'art  pastoral  est  certainement   un  tra- 


LE    TRAVAIL   DANS    LA   HAUTE  GUINÉE.  15 

vail  plus  ancien  pour  les  noirs  de  la  Guinée  française  que  la 
culture.  Les  Foulahs  particulièrement  étaient  presque  de  purs 
pasteurs  encore,  quand  ils  vinrent,  dans  le  courant  du 
xvin'  siècle,  s'installer  dans  le  Fouta-Djallon.  Je  dis  presque, 
car  ils  avaient  déjà  sans  doute  des  esclaves  noirs  pour  leur 
faire  une  culture  primitive,  mais  néanmoins,  c'est  l'art  pastoral 
qui  l'emportait  chez  eux  sur  l'art  cultural.  Depuis  qu'ils  se 
sont  établis  dans  le  Fouta-Djallon,  c'est  le  contraire  qui  s'est 
produit  à  cause  de  la  multiplication  sur  place  de  la  population 
et  la  culture  chez  eux  l'emporte  maintenant  et  tend  de  plus  en 
plus  à  l'emporter  sur  la  pAture.  Néanmoins  la  pâture  tient  tou- 
jours une  place  considérable  clans  leur  existence.  Si  la  culture, 
par  exemple,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  représente  ici 
4-5  p.  100  de  l'art  nourricier  total,  la  pâture  représente  bien 
4.0  [).  100. 

Quant  aux  Mandingues,  pour  être  bien  plus  engagés  actuelle- 
ment dans  la  culture  que  les  Foulahs,  ils  n'en  sont  pas  moins 
venus  également  en  Guinée  et  au  Soudan,  de  l'est,  à  une  épo- 
que plus  ancienne  que  ces  derniers,  mais  qu'on  peut  tîxer  : 
ainsi  les  Soussous  et  les  Dialonkés  ont  envahi  la  Guinée  au 
\ni  et  au  xiv  siècle,  les  Malinkés  au  xv'' siècle.  Les  premiers 
étaient  des  pasteurs  cavaliers  venus,  croit-on,  du  sud  de  l'Egypte, 
terribles  aux  populations  sédentaires  et  dévastateurs  de  la  boucle 
nigérienne.  Ils  s'établirent  dans  le  Fouta-Djallon,  beau  champ 
de  pâturage  pour  leurs  troupeaux.  Quant  aux  seconds,  ils 
étaient  sans  doute  au  xv  siècle,  mi-pasteurs,  mi-cultivateurs 
déjà.  Les  uns  et  les  autres  une  fois  cantonnés  en  Guinée,  de- 
venus sédentaires,  maintenus  de  toutes  parts  par  la  résistance 
des  populations  environnantes,  augmentant  en  nombre  sur 
place,  durent  se  mettre,  les  uns  à  la  culture,  les  autres  à  une 
culture  plus  intense.  Ainsi  l'art  pastoral  a  perdu  de  plus  en 
plus  de  son  importance  chez  eux,  mais  actuellement  encore,  ils 
ont  des  restes  de  leur  état  primitif  dans  la  possession  de 
beaux  troupeaux  et  dans  l'attachement  très  grand  qu'ils  leur 
portent. 

Ce  sont  évidemment   les  Foulahs,  derniers   cantonnés,    qui 


16  LE   NOIR    DE   GUINÉE. 

possèdent  les  plus  beaux  troupeaux  de  la  Guinée  française  et 
ceux-ci  donnent  lieu,  comme  nous  le  verrons,  à  un  commerce 
avec  le  sud,  et  à  une  exportation  d'animaux  vivants  et  de  peaux 
brutes  qui  est  importante  pour  la  colonie,  mais  les  Malinkés, 
c'est-à-dire  la  Haute  Guinée,  possèdent  aussi  de  nombreux 
animaux,  quoique  leurs  troupeaux,  en  voie  de  reconstitution 
actuellement,  aient  été  dévastés  par  Samory.  —  Les  noirs  du 
sud-est  (Kissiens,  Tomas,  Guerzés,  etc.)  n'en  sont  pas  privés 
non  plus,  et  même  ces  Manons  anthropophages,  situés  encore 
plus  au  sud,  clans  la  forêt  équatoriale  même  du  Libéria  et  de 
la  Côte  d'ivoire,  qui  ne  veulent  pas,  du  reste,  toucher  à  leurs 
bêtes  et  aiment  mieux  manger  la  chair  de  l'homme  que  la 
chair  de  leurs  bœufs.  Quant  aux  Soussous  de  la  Basse  Guinée 
(les  Soussous  furent  chassés  au  xvm'  siècle  du  Fouta-Djallon 
par  les  Foulahs  et  refoulés  vers  la  côte),  ils  possèdent.  eux  aussi, 
des  troupeaux,  qui  alimentent  en  viande  Konakry,  Bokô  et  tous 
les  petits  centres  européens  de  la  côte.  Ainsi  partout  il  \  a  «lu 
bétail  en  Guinée. 

Donnons  maintenant  quelques  détails  précis  sur  l'art  pastoral 
tel  qu'il  se  pratique  en  Haute  Guinée,  chez  les  Malinkés  et  les 
Dialonkés.  Ge  sont  les  bilakoros  (c'est-à-dire  les  enfants  et  lesjeunes 
gens,  esclaves  ou  libres)  qui  gardent  les  bestiaux.  A  Karanah. 
chaque  chef  de  carrée  fait  garder  son  troupeau  par  un  gar- 
dien particulier.  A  Kankan,  au  contraire,  les  chefs  de  carrée  se 
réunissent  pour  payer  un  vacher.  Ils  lui  donnent  lô  francs  par 
mois  et  sa  ration  de  riz  pour  la  nourriture  journalière.  Us  se 
partagent  les  dépenses  au  prorata  du  nombre  de  bêtes  gardées. 
Chaque  vacher  choisit  son  endroit  dans  la  brousse  autour  du 
village  pour  faire  pâturer  son  troupeau.  11  n'y  a  jamais  de  dis- 
putes à  ce  sujet,  puisqu'il  y  a  surabondance  de  terrains  de 
pàlure. 

Les  vaches  sont  détachées  le  matin  de  leurs  piquets  dans  la 
la  cour  de  la  carrée,  assez  tard  pour  éviter  le  brouillard  ma- 
tinal qui  rend  le  pâturage  humide  et  qui  le  l'ail  mauvais  aux 
bêtes.  A  8  ou  i)  heures,  quand  h*  soleil  a  pompe  toute  l'humidité, 
elles  gagnent  Les  environs  du  village  sous  la  conduite  de  leurs 


LE    TRAVAIL    DAN*   LA    HAUTE  (iLINÉE.  17 

petits  bergers  et  y  restent  jusqu'à  5  ou  6  heures  du  soir. 
A  ce  moment-là,  les  vaches  et  les  bœufs  regagnent  le  village, 
toujours  sous  la  conduite  des  jeunes  bilakoros.  Parmi  ceux-ci. 
les  uns  marchent  gravement  derrière  le  troupeau,  nus,  une 
musette  en  bandoulière  et  jouant  de  la  flûte.  Les  autres  cou- 
rent derrière  les  bêtes  en  les  faisant  galoper  et  en  leur  jetant 
leurs  bâtons  à  travers  les  jambes.  C'est  un  assez  joli  spectacle 
au  soleil  déclinant  que  celui-là.  La  flûte  résonne  en  airs  mé- 
lancoliques dans  la  splendeur  et  la  grande  tristesse  du  soleil 
couchant. 

Une  fois  dans  le  village,  les  vaches  et  les  bœufs,  poursuivis 
au  galop,  rentrent  en  courant  dans  leur  carrée  qu'ils  connais- 
sent bien.  Les  bilakoros  les  attrapent  par  surprise  par  le  col, 
leur  passent  un  lacet  aux  cornes  et  les  attachent  chacune  à 
leur  piquet.  Quand  l'ombre  tombe,  les  bêtes  se  couchent  à  terre 
et  passent  ainsi  la  nuit  en  plein  air,  exposées  à  toutes  les  in- 
tempéries. Le  noir  ne  connaît  pas  l'étable  et  n'en  construit  pas 
pour  ses  bêtes.  Pourtant,  dans  les  villages,  il  y  a  quelquefois  des 
cases  non  habitées  et  non  entretenues  appartenant  au  chef  ou 
à  quelque  riche  propriétaire.  Ces  cases  sont  alors  abandonnées 
aux  bêtes  qui  viennent  s'y  coucher  le  soir.  Ce  sont  des  établcs 
primitives  et  mal  nettoyées. 

Dans  certains  pays  de  Haute  Guinée,  il  y  a  des  parcs  à  bœufs 
cl  à  vaches  aux  environs  des  villages.  J'en  ai  vu  dans  le 
Djenné,  province  du  cercle  de  Kankan  située  au  sud-est  de 
cette  ville.  Ces  parcs  sont  carrés  et  assez  grands.  On  y  renferme 
le  soir  les  bêtes,  qui  y  passent  la  nuit. 

Le  noir  de  Cuinée  ne  tue  jamais  une  bête  jeune,  c'est-à-dire 
un  veau  ou  une  génisse.  Quant  à  ses  bœufs  mêmes,  il  les  tue, 
rarement,  pour  quelque  circonstance  solennelle  seulement  : 
mariage,  sacrifice,  offrande  à  un  grand  chef,  à  un  Européen. 
Mais  depuis  que  les  Français  sont  installés  dans  le  pays,  ceux-ci 
font  tuer  ;i  jour  fixe  dans  les  centres  où  ils  sont  installés, 
pour  avoir  de  la  viande  fraîche,  soit  tous  les  jours  a  Kankan  . 
ou  trois  fois  par  semaine  à  l'.iranah  .  Ici  ce  sont  les  chefs  de 
province  qui  sont  chargés,  chacun  à  leur  tour,  d'amener  la  bête 

2 


1S  LE    NOIR    T)E    GUINÉE. 

à  tuer.  A  Kankan  où  il  y  a  vingt-cinq  Européens  et  une  agglo- 
mération de  dix  mille  noirs,  il  y  a  un  boucher  indigène  qui 
achète  lui-même  et  tue  tous  les  jours.  Mais  avant  que  les  Euro- 
péens fussent  là,  on  tuait  beaucoup  moins  de  bêtes  et  elles 
servaient  surtout  d'épargne  familiale  employée  à  acheter  des 
femmes  aux  garçons,  à  marier  et  à  faire  des  munilicences  dans 
les  cas  exceptionnels. 

Actuellement  une  vache  vaut  100  francs  dans  la  Haute  Guinée, 
une  vache  pleine  120  francs,  un  taureau  ou  un  bœuf  75  francs. 
In  grand  commerce  s'en  fait  vers  le  Sierra-Leone  qui  est  privé 
de  bêtes  à  cornes  (le  noir  y  étant  surtout  cultivateur  et  arbori- 
culteur) et  où  l'administration  française  a  interdit  l'exportation 
des  vaches  de  Guinée  pour  que  ce  pays  reste  toujours  tributaire 
de  nos  troupeaux.  Les  dioulas  vont  donc  acheter  des  bœufs  au 
Fouta-Djallon  et  les  emmènent  par  le  cercle  de  Faranah  en 
pays  anglais.  En  revanche,  ils  reviennent  avec  des  objets  manu- 
facturés et  des  cotonnades  anglaises  ou  même  avec  des  coton- 
nades indigènes  que  le  Sierra-Leone  fabrique  encore  en  grande 
quantité.  Quant  aux  peaux  de  bœufs,  elles  sont  exportées  en 
grand  nombre  du  Fouta  vers  l'Europe  par  le  Sierra-Leone  et 
surtout  par  Konakry. 

J'ai  déjà  dit  que  la  vache  de  Guinée  française,  petite  et  jolie 
clans  sa  robe  café  au  lait,  douce,  les  mamelles  exiguës,  ne 
donnait  pas  plus  de  deux  litres  de  lait  par  jour.  Les  indigènes 
consomment  ce  lait  frais  ou  caillé,  mais  ne  savent  pas  l'aire  de 
fromage.  En  revanche  ils  savent  faire  du  beurre,  mais  ils  le  font 
mal  et  mauvais.  Si  L'Européen  veut  avoir  du  beurre  frais  man- 
geable, il  faut  qu'il  le  fasse  fabriquer  |>ar  son  cuisinier.  Notons 
pourtant  que  les  Foulahs  savent  mieux  le  l'aire  que  les  autres 
indiuènes. 

En  dehors  des  bœufs  el  vaches,  nous  avons  dit  aussi  que  le 
noir  de  Guinée  possède  des  moulons,  d'une  chair  d'ailleurs 
exécrable  pour  l'Européen,  mais  très  estimée  par  le  noir  lui- 
même.  Un  des  grands  plaisirs  que  peut  faire  un  Européen  en 
voyage  à  ses  porteurs  est  de  leur  acheter  un  mouton.  Celui-ci 
vaut  de   •">  francs  à  12  francs  d'après  sa  grosseur. 


LE   TRAVAIL   DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  19 

En  résumé,  c'est  l'art  pastoral  qui  est,  en  Guinée  française,  le 
grand  adjuvant  de  la  culture,  et  qui  tient,  après  celle-ci,  la 
première  place  dans  l'art  nourricier  total.  L'arboriculture  lui 
fait  concurrence,  mais  n'existant  guère  que  dans  la  Basse 
Guinée  et  assez  peu  autre  part,  elle  n'a  pas  tout  à  fait  la  même 
importance.  —  Pour  la  Haute  Guinée  dont  nous  nous  occupons 
principalement  ici,  nous  avons  évalué  l'importance  de  l'art 
pastoral  à  15  p.  100  de  Fart  nourricier  total  et  l'arboriculture 
à  5  p.  100  seulement. 

Venons-en  maintenant  aux  arts  nourriciers  primitifs  (chasse, 
pèche,  cueillette)  et  commençons  par  le  plus  important  :  la 
chasse. 

La  Chasse.  —  Le  métier  de  chasseur  n'est  pas  rare  en  Guinée 
française,  mais  il  y  a  deux  espèces  de  chasseurs  à  distinguer  : 
le  chasseur  indépendant  qui  ne  relève  que  de  lui-même,  et  le 
chasseur  dépendant  d'un  chef  de  province,  d'un  chef  de  village 
ou  simplement  d'un  gros  chef  de  carrée. 

Voici  un  exemple  du  premier  type  de  chasseur.  C'est  Salou 
Kamara,  chef  de  carrée,  demeurant  à  Souleymania  (cercle  de 
Faranah).  11  est  marié,  possède  trois  femmes,  cinq  enfants,  et 
un  esclave  chasseur  comme  lui,  marié  comme  lui  et  ayant  aussi 
des  enfants.  En  tout  une  quinzaine  de  personnes  dans  la  carrée. 

Salou  Kamara,  accompagné  de  son  esclave,  chasse  surtout 
l'éléphant.  Il  va  le  chercher  du  côté  de  Sansanbou  (vallée  du 
Niger).  Lorsqu'il  en  a  abattu  un,  il  appelle  tous  les  gens  des 
environs  pour  prendre  la  viande.  Il  se  réserve  les  deux  pieds 
de  la  bête  qui  se  trouvent  ne  pas  toucher  le  sol.  Quant  à  l'ivoire, 
une  dent  revient  de  droit  au  chef  de  la  province  où  Télé  plia  ni  a 
été  tué  et  l'autre  est  pour  Salou.  La  trompe,  la  queue,  les  oreil- 
les sont  également  pour  ce  dernier.  En  résumé,  le  chasseur 
peut  avoir  pour  50  à  70  francs  de  viande  et  pour  400  ou  500 
francs  d'ivoire. 

Il  «liasse  aussi  l'hippopotame  dans  le  Niger,  le  Balé,  etc. 
Quand  il  en  a  tué  un.  il  prend  pour  lui  les  testicules  considérés 
comme   un    morceau   de   choix,    le  cœur,    les  deux   jambes  de 


20  LE   NOIR    DE   GUINÉE. 

devant,  les  quatre  pieds,  les  défenses.  Le  reste  est  pour  les  gens 
des  environs.  11  chasse  aussi  le  buffle.  Quand  il  en  a  abattu  un.  il 
coupe  une  cuisse  pour  l'offrir  au  chef  de  son  village.  Quant  au 
reste  il  est  à  lui  seul  et  il  le  vend.  On  peut  évaluer  à  05  francs 
ce  que  lui  rapporte  la  bête. 

Il  chasse  aussi  la  biche  et  l'antilope,  l'antilope  sou.  par  exem- 
ple. Il  en  offre  une  cuisse  au  chef  de  son  village  et  le  reste  est 
pour  lui.  De  môme  pour  l'antilope  tsine-tsine,  grosse  comme  un 
cheval.  Celle-ci  peut  lui  rapporter  de  55  à  00  francs.  Pour  la 
biche  mioa,  qui  peut  lui  rapporter  10  francs,  il  en  est  encore 
de  même. 

Si  le  chasseur  tue  un  porc-épic,  il  lui  appartient  entière- 
ment. Le  porc-épic  vaut  de  5  à  10  francs,  d'après  sa  grosseur. 

Pour  les  cochons  sauvages  et  les  phacochères,  le  chasseur 
donne  le  pied  de  derrière  de  la  bète  tuée  à  son  chef  de  village. 
Un  cochon  sauvage  vaut  20  francs,  un  sanglier  25  francs. 

Quant  au  petit  gibier  qu'il  peut  tuer  (outardes,  canards,  pin- 
tades, perdrix,  etc.)  le  chasseur  le  garde  entièrement  pour  lui. 

Notons  que  Sanoy  Kamara  fait  aussi  des  champs  comme  les 
autres  noirs,  ou  plutôt  en  fait  faire  par  ses  femmes  et  ses  enfants. 
Mais  son  métier  de  chasse  lui  rapporte  beaucoup  plus  que  son  mé- 
tier de  culture. 

Dans  tous  les  villages,  il  y  a  des  chasseurs  indépendants  :  à 
Souleymania,  par  exemple,  qui  a  1.200  habitants,  il  yen  a  une 
vingtaine.  A  Faranah,  sur  les  000  habitants  dialonkés  il  y  a 
aussi  des  Malinkés)  il  y  a  une  dizaine  de  chasseurs  indépendants 
(qui  avec  leur  famille  représentent  environ  150  habitants  sur 
000).  Tous  font  des  lougans  (champs  .  mais  la  chasse  est  leur 
métier  principal. 

Voyons  maintenant  les  chasseurs  dépendants.  Karfa  Kamara, 
chef  de  la  province  dialonkée  du  Firia  cercle  de  Faranah  .  en 
possède  cinq  à  son  compte  : 

1°  Moussa  Mansaré,  qui  est  un  de  ses  esclaves; 

2°  Maka  kamara.  qui  est  un  homme  libre; 

;'»    Ouali  Kamara.  neveu  de  Karfa; 

V   Bokari  Kamara.  autre  neveu  : 


LE   TRAVAIL  DANS   LA    HAUTE  GUINÉE.  "21 

5°  Yanko  Mara,  esclave. 

Ils  sont  tous  jeunes  et  non  mariés  encore.  Karfa  les  nourrit 
et  leur  fournit  à  chacun  un  fusil.  Ils  chassent  l'hippopotame,  le 
buffle,  les  diverses  espèces  d'antilopes  et  de  biches,  petites  ou 
grosses,  les  diverses  espèces  d'oiseaux  comestibles,  enfin  les 
singes,  les  pythons,  les  poissons  (pour  ces  derniers,  les  indigènes 
les  tirent  en  effet  souvent  avec  l'arc). 

Pour  se  procurer  de  la  poudre,  ces  chasseurs  vont  dans  la 
brousse  récolter  du  caoutchouc  qu'ils  vendent  aux  commerçants 
européens  :  avec  le  produit  de  la  vente,  ils  achètent  leur  pou- 
dre. Quand  ils  tuent  une  bête  quelconque,  ils  donnent  l'épaule  et 
la  cuisse  à  Karfa  et  conservent  le  reste  pour  le  consommer  ou 
le  vendre.  Quant  à  Karfa,  il  fait  couper  les  morceaux  qui  lui 
reviennent  et,  après  s'en  être  réservé  une  part,  les  fait  distribuer 
aux  personnes  de  sa  carrée. 

Notons  que  ces  chasseurs  de  Karfa  n'ont  dans  la  chasse  qu'un 
métier  annexe  :  ils  ne  chassent  que  le  lundi  et  le  jeudi;  les  au- 
tres jours,  ils  travaillent  pour  Karfa  aux  travaux  ordinaires  des 
champs.  De  plus,  ils  font  du  caoutchouc  dans  la  brousse,  non 
seulement  pour  s'acheter  de  la  poudre,  mais  encore  comme 
métier  indépendant.  En  ce  cas,  ils  doivent  à  Karfa  la  moitié  du 
caoutchouc  qu'ils  récoltent. 

Au  cas  où  ces  chasseurs  voudraient  se  marier,  c'est  Karfa 
Kamara  qui  doit  leur  procurer  une  femme  et  payer  la  dot. 
Karfa,  quand  le  moment  en  sera  venu,  leur  achètera  une  femme, 
dans  les  200  ou  250  francs.  Quant  aux  vêtements,  ce  sont  eux- 
mêmes,  chasseurs,  qui  doivent  se  les  procurer.  Pour  les  grigris 
de  chasse,  c'est  Karfa  qui  leur  paye  le  premier,  mais  les  autres, 
c'est  a.  eux  de  les  acheter.  Quant  aux  bijoux,  bagues,  cela  ne 
regarde  qu'eux. 

Quand  ils  chassent  les  poissons  à  la  flèche,  ils  donnent  les 
gros  à  Karfa  et  ne  conservent  pour  eux  que  les  petits. 

La  Pêche.  —  Les  pêcheurs  sont  infiniment  moins  nombreux 
que  1rs  chasseurs  en  Guinée  française.  Nous  venons  de  voir  que 
pour  le  chasseur,  il  existait  deux  types:  celui  du  chasseur  indé- 


11  LE    NOIR    DE    GUTNEE. 

pendant  et  celui  du  chasseur  dépendant  ;  pour  la  poche  .  il 
n'existe  qu'un  seul  type,  celui  du  pêcheur  indépendant. 

Prenons  comme  exemple  Tessa  Bokary.  marié,  ayant  deux 
femmes,  trois  enfants,  pas  d'esclaves.  Trois  de  ses  parents,  non 
mariés,  vivent  avec  lui,  ce  qui  fait  neuf  personnes  dans  la 
carrée. 

Tessa  construit  des  barrages  avec  des  bambous  dans  les  ma- 
rigots. 11  laisse  une  ouverture  étroite  à  chaque  extrémité  et  en 
face  de  chacune  il  place  une  longue  nasse  en  rotin  où  viennent 
se  prendre  les  poissons. 

Tous  les  matins  et  tous  les  soirs,  Tessa  va  visiter  ses  nasses.  Il 
emplit  deux  grands  paniers  de  poissons  attrapés,  donne  le  plus 
gros  des  poissons  au  chef  du  village,  met  de  côté  ce  qu'il  lui  faut 
pour  sa  nourriture  et  celle  de  sa  carrée  et  vend  le  reste.  Tessa 
attrape  certains  jours  pour  jusqu'à  iO  francs  de  poisson.  En 
revanche,  d'autres  jours  il  n'attrape  rien.  En  moyenne,  il  se 
fait  de  J  ô  à  20  francs  par  jour.  C'est  beaucoup  plus  que  la  chasse 
ne  rapporte  à  aucun  chasseur.  Aussi  Tessa  est-il  riche  et  ne  fait-il 
pas  faire  de  champs  à  sa  famille.  La  pèche  lui  rapporte  suffi- 
samment pour  qu'il  puisse  se  passer  de  tout  travail  accessoire. 
Le  revers  de  la  médaille  est  que  son  métier  est,  parait-il.  dange- 
reux, difficile  et  fatigant. 

Quant  aux  grigris  et  aux  recettes  pour  la  pèche,  c'est  aux 
anciens  pêcheurs  que  les  nouveaux  les  demandent. 

La  Cueillette.  —  La  cueillette  existe  pour  ainsi  dire  à  peint 
en  Guinée  française,  actuellement.  Pourtant  il  faut  dire  un  mot 
des  embryons  de  cueillette  que  nous  pouvons  y  trouver. 

Nous  connaissons  déjà  Le  néré  dont  nous  avons  parlé  an  cha- 
pitre, précédent.  C'est  une  grande  ressource  pour  les  noirs  au 
moment  des  famines.  Il  y  a  aussi  dans  la  brousse  des  tubercules 
poussant  à  L'état  sauvage  et  que  les  vieilles  femmes  vont  cher- 
cher et  déterrer,  toujours  à  cette  époque  critique  qui  précède 
la  récolte  du  fonio,  c'est-à-dire  juin  ei  la  première  quinzaine  de 
juillet. 

Nous  ne  parlerons  pas  ici  «lu  palmier  à  huile,  du  kolatier  et 


LE   TRAVAIL   DANS   LA    HAUTE   GUINÉE.  23 

du  bananier.  En  effet,  ces  arbres  étant  plantés  ou  soignés  parles 
noirs,  leur  récolte  relève  non  de  la  cueillette,  mais  de  l'arbori- 
culture. Il  n'y  a  cueillette  que  d'éléments  produits  par  des 
plantes  poussant  spontanément  dans  la  brousse  et  ni  culti- 
vées, ni  soignées,  ni  plantées.  C'est  le  cas  du  néré  en  Guinée 
française,  du  nénuphardans  le  Moyen  Niger,  et  de  bien  d'autres 
produits  de  pure  cueillette  dans  toute  l'Afrique  ;  mais  ce  n'est 
pas  le  cas  ni  du  palmier  à  huile,  ni  du  kolatier,  ni  du  bananier, 
ni  du  papayer,  ni  de  bien  d'autres  arbres  utiles,  au  moins 
maintenant. 

Je  dis  :  au  moins  maintenant,  car  ce  n'est  pas  l'homme  qui  a 
créé  ces  arbres  utiles  et  il  a  dû  jadis  les  trouver  à  l'état  spontané. 
Il  les  a  sans  doute  exploités  d'abord  par  la  pure  cueillette  et  ce 
n'est  qu'ensuite  et  peu  à  peu  qu'il  a  passé  de  là  à  leur  donner 
des  soins,  à  les  replanter,  etc.  Cette  évolution  a  dû  être  lente, 
mais  enfin  le  noir  d'Afrique  l'a  accomplie  pour  les  plus  précieux 
de  ces  arbres  utiles. 

Résumé  pour  le  travail  nourricier.  —  En  résumé,  la  culture 
est,  pour  conclure,  le  grand  art  nourricier  de  la  Guinée  française 
et  surtout  de  la  Haute  Guinée.  Puis  viennent,  par  ordre  d'impor- 
tance, pour  l'ensemble  de  la  Guinée  française  :  la  pâture, 
l'arboriculture,  la  chasse,  la  pêche  et  enfin  la  cueillette.  Pour  la 
Haute  Guinéedonf  nous  nous  occupons  proprement  ici,  cet  ordre 
doit  être  ainsi  modifié  :  la  pâture,  la  chasse,  la  pêche,  l'arbori- 
culture et  enfin  la  cueillette. 

Travaux  non  nourriciers.  —  Après  avoir  passé  en  revue  les 
travaux  nourriciers,  il  nous  reste  à  voir  les  travaux  non  nour- 
riciers que  nous  rangerons  en  trois  catégories  : 

1°  L'art  des  mines; 

2°  L'industrie  ou  fabrication  ; 

3°  Le  commerce  et  les  transports. 

Extraction  des  .métaux.  —  Commençons  par  l'extraction  des 
métaux.  Les  noirs  de  Guinée  ne  connaissaient  ni  L'argent,  ni  le 
cuivre  ;iv;mi  l'arrivée  des  Européens.  Ce  sont  les  pièces  anglaises 


24  LE   NOIR    DE    GUINEE. 

du  Sierra-Leone  qui  leur  ont  fait  connaître  l'argent  ;  mais  ils  ont 
connu  et  extrait  de  tout  temps  l'or  et  le  fer.  L'extraction  et  le 
travail  du  fer  se  font  un  peu  partout  en  Guinée  française. 
Quant  à  l'extraction  de  l'or,  elle  ne  se  fait  que  dans  les  parties 
privilégiées  du  pays  où  l'or  existe,  et  en  fait,  il  ne  se  trouve  que 
dans  le  Bouré  (nord-est  de  la  Guinée  française  ,  cercle  de 
Siguiri).  L'extraction  de  l'or  est  donc  l'occupation  spéciale  de 
certains  noirs  d'une  province  unique.  Quant  à  l'extraction  du  fer 
qui  se  fait  partout,  nous  allons  commencer  par  elle. 

Extraction  du  fer.  —  Ce  sont  les  forgerons  du  pays  qui  se 
réunissent  pour  la  faire.  Ils  cherchent  la  terre  rouge  spéciale 
qui  contient  le  minerai,  construisent  un  four  en  terre  d'un  mètre 
et  demi  de  haut  et  d'autant  de  diamètre.  Ils  entassent  le  charbon 
au  fond  du  four,  puis  posent  des  blocs  de  minerai,  empilent  une 
nouvelle  couche  de  charbon,  puis  encore  du  minerai,  etc. 
Quand  c'est  fini,  ils  ferment  le  haut  du  four,  mettent  le  feu  à 
l'intérieur  et  font  brûler  pendant  trois  jours.  Le  minerai  en 
fusion  coule  par  les  portes  ménagées  le  long  du  four,  dans  les 
fosses  creusées  au  bas,  et  on  jette  de  l'eau  dessus. 

Quand  le  fer  est  refroidi,  on  le  casse,  à  l'aide  de  gros  mar- 
teaux, en  morceaux  de  la  grosseur  du  poing;  puis  on  remet  ces 
morceaux  dans  le  four  et  on  les  l'ait  fondre  de  nouveau.  On 
casse  pour  la  seconde  fois  le  fer  obtenu  et  les  forgerons  pré- 
sents s'en  partagent  les  morceaux. 

Pour  activer  le  feu,  les  forgerons  pendant  la  cuisson  du 
minerai  soufflent  à  l'intérieur,  à  l'aide  de  soufflets  en  peau  de 
chèvre  ou  de  mouton.  Ces  soufflets  ont  été  fabriqués  mi-partie 
par  les  cordonniers,  mi-partie  par  les  forgerons  eux-mêmes. 

Les  forgerons  traitent  ainsi  le  minerai  de  fer  trois  ou  quatre 
fois  par  an.  Pour  cette  opération  ils  se  mettent  au  moins  quatre, 
au  plus  trente,   formant  une  associât/')/)  ouvrière  momentanée. 

Extraction  de  l'or  (sani  «-n  malinké,  kémana  on  dialonké).  — 
C'est  dans  le  Bouré,  comme  je  l'ai  dit,  qu'on  se  livre  à  cette 
extraction. 

Dans  10  ou  50  villages,  c'est  le  travail  dominant.  Par  exemple, 
dans  chacun,  sur  100  familles  70  se  consacrenl  à  1  or,  30  seule- 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    JIAl  TE  GUINEE.  iio 

ment  font  des  champs,  et  ce  sont  les  familles  qui  extraient  For 
qui  deviennent  les  plus  riches. 

Les  gens  de  ces  villages  creusent  donc  des  puits  dans  la 
brousse  avec  leurs  dabas.  Ils  les  creusent  n'importe  où,  jusqu'à 
une  profondeur  de  5  à  6  mètres,  puis  font  des  galeries  dans  la 
ferre.  Tout  cela  constitue  un  dur  métier.  Quand  ils  ont  trouvé 
une  veine  d'or,  c'est-à-dire  une  veine  de  terre  mélangée  d'or,  ils 
lavent  cette  terre  et  la  passent  dans  des  étoffes,  dans  leurs 
pagnes.  Souvent  ils  recueillent  ainsi  de  petits  morceaux  d'or. 
Ce  sont  les  femmes  qui  sont  chargées  spécialement  de  l'opéra- 
tion du  lavage,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  manier  aussi  le 
daba  pour  creuser  les  puits  . 

Une  fois  l'or  recueilli,  on  le  donne  au  forgeron  pour  qu'il  en 
fasse  de  grosses  bagues  tournées.  Pour  chaque  bague  d'or  faite, 
le  forgeron  reçoit  1  franc.  Quant  à  la  bague,  elle  vaut  de  70  à 
75  francs.  Un  chercheur  d'or  peut  gagner  en  moyenne,  dit-on, 
175  francs  par  mois,  plus  sa  nourriture  et  celle  de  sa  famille.  Il 
peut  mettre  une  centaine  de  francs  de  côté  par  mois. 

Notons  que  les  femmes  des  villages  à  or  du  Bouré,  après  avoir 
balayé  et  nettoyé  leurs  cases,  lavent  les  saletés  et  les  passent  à 
la  passoire  pour  y  trouver  de  l'or.  L'or,  une  fois  mis  sous  forme 
d'anneaux,  est  vendu,  soit  aux  commerçants  européens,  soit  aux 
dioulas  indigènes  qui  le  revendent  avec  gros  bénéfice  dans  le 
reste  de  la  Guinée  française.  L'indigène  aime  beaucoup  l'or  et 
n'hésite  pas  à  le  payer  jusqu'à  i  francs  le  gramme,  alors  que  le 
commerçant  européen  l'achète  à  2  fr.  90  sur  place.  Aussi  le 
commerçant  français  acheteur  d'or  peut-il  réaliser  de  gros  béné- 
fices en  le  revendant  dans  le  reste  de  la  Guinée.  De  même  le 
dioula  indigène. 

La  Fabrication.  —  Passons  maintenant  à  l'industrie  du  noir 
de  Guinée  française.  Cette  industrie,  est-il  besoin  de  le  dire, 
est  rudimcntaire  et  ne  compte  qu'un  petit  nombre  de  métiers, 
ceux  de  forgeron,  de  cordonnier,  de  tisserand  principalement. 
Néanmoins  elle  doit  être  examinée  avec  d'autant  plus  de  soin 
que  le  type  est  plus  primitif  (ce  sont  les  types  primitifs  uni  sont 


26  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

en  science  les  pins  intéressants  et  les  plus  instructifs).  Pour  cet 
examen,  nous  procéderons  de  deux  manières  : 

1"  .Nous  déterminerons  toute  la  série  des  objets  à  fabriquer  et 
nous  les  passerons  en  revue  dans  leur  ordre  naturel,  en  disant 
qui  les  fabrique  ; 

2°  Nous  ferons  la  monographie  de  tous  les  métiers  industriels 
existant  en  Guinée,  celui  du  forgeron,  celui  du  cordonnier,  etc. 

Nomenclature  des  objets  fabriqués.  —  Au  premier  point  de 
vue  nous  distinguerons  les  objets  fabriqués  concernant  : 

1°  Le  travail  (arts  nourriciers  :  pêche,  chasse,  pâture,  culture. 
arts  non  nourriciers  :  extraction  des  métaux,  industrie,  com- 
merce); 

2°  Le  mode  d'existence  i nourriture,  habillement,  parure,  habi- 
tation, mobilier,  chauffage  et  éclairage); 

3°  Les  pouvoirs  publics  (guerre  . 

Outillage  de  la  pêche.  —  Voyons  d'abord  les  objets  fabriqués 
concernant  le  travail,  et  commençons  par  ceux  concernant  la 
pèche.  Ce  sont  : 

1°  Les  fdets.  Ils  sont  faits  par  le  pécheur  lui-même; 

2"  L'arc  et  les  flèches.  L'arc  est  fait  par  le  pêcheur  ainsi  que  le 
corps  de  la  flèche  qui  est  en  jonc.  Quant  aux  pointes  des  flèches 
qui  sont  en  fer,  elles  sont  faites  par  le  forgeron  ; 

3°  Les  nasses,  paniers,  etc.  Ils  sont  faits  par  le  pêcheur  avec  des 
joncs; 

V  Les  barrages  (établis  dans  les  marigots,  les  rivières).  Ils  sont 
faits  par  le  pêcheur  lui-même. 

Outillage  de  la  chasse.  —  1"  Les  fusils.  Ceux-ci  sont  de  fabri- 
cation européenne.  Les  forgerons  peux  mit  les  réparer  et  même, 
au  besoin,  transformer  un  fusil  à  pierre  non  rayé  en  un  fusil  à 
piston,  mais  ils  ne  peuvent  pas  les  fabriquer  ; 

2"  Les  couteaux  de  chasse.  Ce  sont  de  longs  couteaux  fabriqués 
par  les  forgerons; 

3"  Les  grigris  pour  la  chasse,  lis  peuvent  être  comptés  au 
nombre  des  instruments  pour  prendre  le  gibier,  puisque  les 
chasseurs  prétendent  que,  sans  eux,  ils  n'en  prendraient  pas.  Les 
grigris  des  chasseurs  sont   coupés  dans   les  racines  d'arbres  qui 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  27 

traversent  souvent  les  sentiers.  On  prend  une  de  ces  racines,  on 
la  coupe  en  petits  morceaux  et  on  enroule  autour  de  chacun  de 
ces  morceaux  des  fils  de  coton  de  fabrication  indigène.  Le  chas- 
seur offre  chaque  matin  du  kola  à  son  grigri.  Il  le  met  par 
terre  en  face  de  lui,  prend  un  kola,  le  partage  en  deux  mor- 
ceaux, en  offre  un  au  grigri  et  mange  l'autre.  Cela  fait,  il  re- 
prend celui  qu'il  a  offert  au  grigri,  le  mange  aussi,  mais  crache 
sur  le  grigri  un  peu  de  ce  kola.  Le  chasseur  accomplit  cette 
cérémonie  tous  les  jours  où  il  va  à  la  chasse. 

Les  grigris  sont  fabriqués  par  les  vieux  chasseurs  qui  les 
vendent  aux  jeunes  et  les  leur  font  payer  3  francs,  i  francs, 
7  fr.  50,  15  francs,  etc.  Le  jeune  chasseur,  avant  d'entrer  en  pos- 
session du  grigri,  doit  en  outre  travailler  un  peu  pour  le  vieux. 
Il  va  lui  chercher  dans  la  brousse  du  bois  pour  se  chauffer,  lui 
offre  des  kolas,  etc. 

i  Les  hamacs  que  les  chasseurs  emportent  dans  la  forêt  et 
attachent  aux  arbres.  Ils  se  couchent  dedans  pour  attendre  à 
l'affût  les  bêtes  qu'ils  guettent,  les  biches  par  exemple.  C'est  le 
chasseur  lui-même  qui  fabrique  ce  hamac. 

5°  Le  bonnet  de  chasseur.  C'est  un  bonnet  spécial  généra- 
lement fait  en  peau  de  bête.  Il  y  en  a  parfois  de  très  curieux 
en  peau  de  buffle  et  en  forme  de  dôme,  ou  bien  avec  des  ailes 
par-devant  rappelant  les  casques  en  fer  des  cavaliers  gaulois. 
La  plupart  sont  ornés  sur  tout  leur  pourtour  de  petites  glaces 
d'un  sou,  ou  deux  sous,  européennes.  D'autres  portent  des 
cornes,  des  oreilles  de  biches,  etc.  Ces  glaces,  ces  oreilles  sont 
destinées,  comme  la  plupart  des  grigris  que  le  chasseur  a  sur 
lui,  à  le  rendre  invisible  au  gibier.  Naturellement  les  bonnets 
de  chasseur  sont  fabriqués  parle  chasseur  lui-même. 

Outillage  de  l'art  pastoral.  —  Il  est  très  réduit  :  il  y  a  les 
pieux  auxquels  on  attache  les  bestiaux  pendant  la  nuit  dans  la 
cour  des  carrées,  il  y  a  les  calebasses  dans  lesquelles  on  trait 
les  vaches.  La  calebasse,  du  reste,  joue  un  rôle  de  premier 
ordre  chez  les  noirs  comme  instrument  domestique,  et  nous  la 
retrouverons  tout  à  l'heure. 

Pour  faire   le    beurre,    un    remue    le    lait    recueilli    dans   une 


28  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

grande  calebasse  avec  une  calebasse  plus  petite.  Tout  ceci, 
pieux,  calebasse,  est  de  fabrication  domestique. 

Outillage  de  la  culture.  —  Le  grand  instrument,  l'unique  du 
reste,  est  le  daba.  Nous  en  avons  déjà  parlé.  C'est  une  petite 
pioche  dont  le  manche  peut  avoir  GO  centimètres  de  long  et 
dont  le  fer  est  relevé,  arrondi  et  évasé.  C'est  avec  le  daba  que 
le  noir  fait  toute  sa  culture.  Il  est  fabriqué  par  le  forgeron. 

Notons  encore  des  couteaux  spéciaux,  recourbés,  pour  couper 
le  riz,  le  fonio,  le  maïs,  etc.  Ces  couteaux  sont  également  fabri- 
qués par  le  forgeron. 

Enfin  signalons  des  matehettes  [no unaka  en  malinké,  habouna 
en  dialonké)  pour  couper  le  bois,  les  arbres.  Matehettes  et  haches 
sont  fabriquées  par  le  forgeron. 

Outillage  de  l'extraction  des  métaux.  —  Nous  en  avons  parlé 
plus  haut  au  sujet  de  l'extraction  elle-même. 

Outillage  de  la  fabrication  ou  industrie.  Nous  passerons  en 
revue  les  instruments  : 

1°  Du  forgeron; 

2°  Du  cordonnier; 

3°  Du  tisserand,  etc.,  etc. 

Outillage  du  forgeron.  —  L'outillage  du  forgeron  se  compose 
en  gros  : 

1°  D'une  masse  de  fer  servant  d'enclume; 

2°  D'un  gros  morceau  de  fer  servant  de  marteau; 

3°  De  soufflets  en  peau  de  chèvre; 

h"  De  pelles  en  fer  primitives; 

5°  De  tenailles  en  1er; 

6°  De  ciseaux  pour  couper  le  fer; 

7°  D'une  machine  primitive  à  percer  le  bois  ou  le  fer; 

8"  De  couteaux  de  fer  de  différentes  tailles; 

9°  De  couteaux  en  1er  pour  travailler  le  bois. 

Tous  ces  instruments,  c'est  le  forgeron  qui  les  fabrique  lui- 
même,  sauf  les  soufflets  qui  sonl  laits  par  le  cordonnier,  étant 
en  peau  de  chèvre.  l)n  reste,  tout  ce  qui  est  peau  est  travail  du 
(ordonniez',  tout  ce  qui  est  métal  et  bois  est  travail  du  forgeron . 

Outillage  du  cordonnier.  —  Les  cordonniers  ont  d'abord  des 


LE   TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE    GUINÉE.  29 

couteaux  spéciaux  qui  sont  fabriqués  par  le  forgeron,  des  poin- 
tons, des  alênes  en  fer  également  fabriqués  par  celui-ci.  Ils 
ont  des  instruments  de  bois  pour  travailler  le  cuir,  des  tables 
en  bois  pour  étendre  les  peaux,  des  vaisseaux  en  bois  pour  les 
mettre  tremper.  Tout  cela  est  fabriqué  par  le  forgeron. 

Outillage  du  tisserand.  —  Les  peignes  en  bois  pour  faire 
passer  les  tils  de  coton  sont  de  fabrication  du  forgeron.  Quant 
à  l'appareil  à  tramer  avec  sa  pédale,  il  est  fait  par  le  tisserand 
lui-même. 

Outillage  des  pleurs  et  fileuses.  —  Nous  avons  vu  que  c'est  là 
une  industrie  domestique.  L'outillage  est  également  de  fabrica- 
tion domestique. 

Outillage  des  tailleurs.  —  Leurs  ciseaux,  leurs  aiguilles 
grandes  et  petites  en  fer  sont  de  la  fabrication  du  forgeron. 
Ils  ont,  en  outre,  des  dés  en  peau  fabriqués  par  le  cordonnier. 

Outillage  des  faiseurs  de  chapeaux  de  paille.  —  Ils  n'ont  be- 
soin que  de  poinçons  en  fer  qui  leur  sont  fabriqués  par  le  for- 
geron. Leurs  chapeaux,  fabriqués  en  fibres  de  feuilles  de  ban, 
valent  1  franc  ou  1  fr.  50.  Avec  les  ornements  en  cuir  ajoutés 
par  le  cordonnier,  ces  mêmes  chapeaux  valent  de  7  à  10  francs. 

Outillage  des  fabricants  de  nattes.  —  Ceux-ci  n'ont  besoin 
que  de  petits  couteaux  spéciaux  pour  enlever  les  saletés  de  la 
paille.  Ces  petits  couteaux  sont  fabriqués  par  le  forgeron. 

Outillage  des  fabricants  de  hamacs.  —  Ils  se  servent  de  cou- 
teaux pour  couper  les  lianes  (bama)  avec  lesquelles  ils  font  leurs 
hamacs  :  donc  fabrication  du  forgeron. 

Voilà  pour  l'outillage  de  la  fabrication. 

Outillage  du  commerce.  —  11  nous  reste  à  dire  un  mot  de 
l'outillage  du  commerce  :  il  consiste  en  paniers  allongés  ou 
plutôt  en  vaisseaux  allongés  faits  de  rotin  que  les  dioulas  por- 
tent sur  leur  tête  après  y  avoir  empilé  les  objets  qu'ils  trans- 
portent. Ils  les  fabriquent  eux-mêmes.  Il  en  est  également  ainsi 
•  les  hottes  portées  sur  les  épaules  et  sur  le  cou,  qui  sont  en  usage 
parmi  les  dioulas  du  Kissi  et  du  pays  toma. 

I'.issons  maintenant  ;'i  L'outillage  du  mode  d'existence  et 
d'abord  à  l'outillage  de  l'alimentation. 


.*{0  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

Outillage  de  V alimentation.  —  Il  y  a  d'abord  les  auges  et 
les  pilons  à  riz  qui  sont  aussi  importants,  aussi  indispensables 
au  noir  pour  son  alimentation  que  les  dabas  pour  sa  culture. 
Les  auges  à  riz  sont  de  grands  vases  en  bois,  allonges,  verti- 
caux,  massifs,  d'une  hauteur  de  .">0  centimètres  environ.  Dans 
ces  lourds  vases,  d'une  solidité  et  d'une  massivité  à  toute 
épreuve,  qu'on  laisse  traîner  devant  les  cases,  dans  les  carrées, 
les  femmes  font  jouer  le  pilon,  grand  morceau  de  bois  de  deux 
mètres  de  long,  gros  comme  le  poing.  A  coups  de  pilon  soulevé 
à  deux  mains,  elles  écrasent  dans  l'auge  le  riz  et  les  autres 
grains.  C'est  là  un  exercice  fatigant  et  bruyant  dont  retentissent 
les  villages  de  Guinée  et  du  Soudan  matin  et  soir.  Auges  et 
pilons  sont  fabriqués  par  le  forgeron.  L'auge  s'appelle  kaulo 
en  malinké,  et  ou  lia  en  dialonké. 

Mais  il  faut  des  marmites  pour  faire  cuire  la  nourriture.  Les 
marmites  sont  de  grands  pots  noirs  en  terre  fabriqués  par  les 
femmes  des  forgerons  :  celles-ci  ont  la  spécialité  de  la  fabrica- 
tion de  la  poterie.  Elles  la  font  avec  une  terre  spéciale,  la  met- 
tent sécher  au  soleil  pendant  une  journée,  puis  la  cuisent  dans  de 
grands  feux  de  paille  pendant  vingt-quatre  heures  consécutives. 

Signalons  aussi  les  «  canaris  »,  énormes  vases  en  terre,  noirs, 
destinés  à  contenir  l'eau  pour  qu'elle  rafraîchisse.  Ces  «  canaris  » 
(ainsi  appelés  parce  qu'ils  sont  sans  doute  originaires  des  îles) 
sont  fabriqués  de  la  même  manière  et  sont  surtout  employés 
par  les  Européens  installés  dans  le  pays. 

.N'oublions  pas  les  calebasses,  aussi  importantes  que  les  auges, 
les  pilons  et  les  marmites.  Si  on  pile  les  grains  dans  les  pre- 
mières, si  on  les  l'ait  enire  dans  les  secondes,  c'est  dans  les  cale- 
basses qu'on  les  sert  pour  la  consommation.  La  calebasse,  en 
tant  que  plante,  se  sème  dans  les  champs  de  riz.  Une  fois  la 
courge  parvenue  à  maturité,  on  la  cueille,  on  la  fend  en  deux, 
on  creuse  ces  moitiés  et  on  obtient  ainsi  la  calebasse,  instrument 
domestique  où  l'on  mange,  où  L'on  sert  le  riz,  les  grains,  les 
sauces,  avec  Lequel  on  va  chercher  de  l'eau,  dans  Lequel  on  lave 
le  linge,  on  Irait  les  vaches,  etc..  etc.  C'est  donc  une  pièce  de 
premier  ordre  dans  L'outillage  domestique. 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE   GUINÉE.  ol 

Comme  outils  accessoires,  signalons  les  vans  faits  par  les 
vanniers,  certaines  calebasses  en  bois,  plus  solides  que  les  cale- 
basses ordinaires  et  fabriquées  par  les  forgerons,  des  plats 
pour  griller  le  riz  avant  de  le  piler,  quand  on  n'a  pas  eu  le 
temps  de  le  faire  sécher  au  soleil,  et  aussi  pour  griller  les  ara- 
chides, dos  cuillers  en  bois  longues  de  30  à  40  centimètres  et 
fabriquées  par  les  forgerons.  Elles  servent  à  remuer  le  riz  dans 
la  marmite  où  il  cuit  et  à  le  transférer  de  là  dans  les  calebasses 
où  il  est  mangé. 

Quant  aux  cuillers  ordinaires  pour  chaque  personne,  elles 
n'existent  pas  ici,  pas  plus  que  les  fourchettes.  Le  noir  mange 
avec  ses  doigts  ou  plutôt  avec  ses  mains,  comme  nous  le  verrons 
plus  loin. 

Enfin  n'oublions  pas  le  couteau  ordinaire  en  fer,  que  le  noir 
de  condition  inférieure  porte  attaché  à  sa  ceinture,  dans  une 
large  gaine  de  cuir  orné  d'un  pompon  de  petites  lanières  de 
cuir.  Le  couteau  est  fabriqué  parle  forgeron,  l'étui  et  le  pompon 
par  le  cordonnier. 

Habillement.  —  Nous  aurons  à  revenir  plus  loin  au  mode 
et  phases  de  l'existence  sur  les  objets  d'habillement.  Nous  les 
décrirons  alors  en  détail.  Pour  le  moment,  nous  nous  bornerons 
à  les  énumérer.  en  disant  qui  les  fabrique.  La  culotte  (koufsi) 
est  faite  par  le  tailleur.  Le  boubou  (vêtement  de  l'homme  pour 
la  partie  supérieure  du  corps)  également.  Les  bonnets 
d'homme,  idem.  Remarquons  que  la  plupart  du  temps,  les  noirs 
se  passent  de  tailleurs  pour  tous  ces  objets,  et  alors  ceux-ci  ren- 
trent dans  la  fabrication  domestique.  Il  en  est  de  même  des 
vèteinenls  de  femmes  ou  pagnes. 

Quant  aux  sandales  ou  samaras,  elles  sont  faites  par  le  cor- 
donnier. Les  chapeaux  de  paille  pointus  et  tombant  bas  sur  le 
visage,  chapeaux  de  voyage  et  de  guerre,  ne  sont  pas  non  plus 
de  fabrication  domestique;  ils  sont  faits  par  des  fabricants 
spéciaux  appelés  nimita-sorona  (fabricants  de  chapeaux  . 

Objets  de  parure.  —  Les  bracelets  pour  les  mains  ou  I  ss  che- 
villes, les  bagues,  les  colliers,  les  épingles  à  cheveux,  lis  bijoux 
de  toute  sorte  en  un  mot,  sont  faits  par  le  forgeron.  Quant  aux 


'A2  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

ceintures,  bandeaux  de  perles,  ils  sont  faits  par  les  femmes 
elles-mêmes  avec  les  perles  de  verre  que  procure  le  commer- 
çant européen. 

Habitation.  —  Pour  construire  une  case,  les  noirs  se  servent 
de  leurs  dabas  pour  faire  le  mortier,  de  leurs  matchettes  et  ha- 
ches pour  couper  le  bois  nécessaire,  de  grosses  calebasses  en 
bois  pour  apporter  l'eau.  Tout  cela,  nous-le  savons,  est  de  la  fa- 
brication du  forgeron.  Il  en  est  de  même  des  baramines,  longues 
barres  de  fer,  lourdes,  terminées  en  pointe,  de  la  grosseur  du 
poing  à  peu  près,  qui  servent  à  faire  des  trous  dans  la  terre.  De 
même  le  forgeron  fabrique  les  boumbolas,  qui  sont  de  grosses 
claquettes  en  bois  faites  pour  frapper  sur  le  mortier,  sur  la  terre, 
sur  le  sol,  pour  égaliser. 

Mobilier  meublant.  —  Voici  d'abord  les  taras  ou  lits  primitifs 
en  bambou.  Ils  sont  fabriqués  par  n'importe  qui,  c'est-à-dire 
rentrent  dans  la  fabrication  domestique.  Voici  ensuite  les 
chaises.  Elles  sont  assez  originales,  les  quatre  pieds  écartés, 
basses,  le  dos  large  et  arrondi,  en  bois  noir  brillant,  souvent 
incrustées  de  cuivre.  C'est  une  des  œuvres  d'art  du  pays.  Ce 
sont  les  forgerons  qui  les  fabriquent  et  les  vendent  10  francs 
pièce. 

Les  tabourets  sont  des  cubes,  formés  de  petites  planches 
carrées,  légères,  clouées  les  unes  par-dessus  les  autres.  Les  for- 
gerons les  fabriquent  aussi  et  les  vendent  1  ou  2  francs. 

Les  nattes  sont  fabriquées  par  des  artisans  spéciaux.  Chaque 
noir  en  possède  au  moins  une.  ('/est  sur  cette  natte  qu'il  couche 
ou  bien  sur  une  peau  de  bœuf,  car  le  tara  ou  lit  primitif  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  n'est  possédé  que  par  les  gens  très 
riches. 

La  natte  de  paille  ou  la  peau  de  bœuf  est  donc  le  vrai  lit  du 
noir.  Les  hamacs  sont  assez  répandus,  du  inoins  chez  les 
riches,  chez  les  chasseurs,  chez  les  porteurs  permanents.  Us 
sont  faits  par  des  fabricants  spéciaux  qui  les  vendent  .">  francs 
pièce. 

Les  malles  en  bois  (kankéras  son!  fabriquées  parle  forgeron. 
Elles  sont  en  bois  noir  poli,   brillant,    souvent    incrustées    «le 


LE   TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE   GUINÉE.  .'!.'! 

cuivre  et  présentent  une  certaine  beauté  artistique.  Les  petites 
valent 5  francs,  les  moyennes  8  francs,  les  grandes  15  francs. 

Il  y  a  souvent  encore  dans  les  cases  des  paniers  :  grands 
paniers  en  bambou  avec  couvercle  qu'on  suspend  an  plafond, 
après  y  avoir  mis  de  petits  objets  et  qui  sont  de  fabrication 
domestique  —  paniers  pour  la  viande  qu'on  veut  faire  sécher, 
qu'on  suspend  au  plafond,  exposés  à  la  fumée,  toujours  de 
fabrication  domestique. 

Les  serrures  des  portes  qui  sont  grandes  et  en  bois  et  se  com- 
posent d'un  loquet  jouant  sur  une  pièce  de  bois  —  souvent  de 
bois  noir  travaillé  et  représentant  grossièrement  un  crocodile, 
un  lézard  —  sont  de  la  fabrication  du  forgeron.  Ce  sont  des 
pièces,  souvent  curieuses,  de  l'art  du  pays. 

Outillage  de  chauffage.  —  Il  n'existe  pas.  Les  femmes,  les 
esclaves  ou  les  enfants,  vont  chercher  du  bois  dans  la  brousse 
et  on  le  brûle  au  milieu  de  la  case,  au  centre,  là  où  un  rond  ou 
deux  ronds  concentriques,  tracés  clans  la  terre  séchée,  battue 
et  durcie  et  ayant  pris  l'apparence  de  la  pierre,  indiquent  l'en- 
droit du  foyer. 

Outillage  île  l'éclairage.  —  Les  noirs  riches  ont  de  petites 
lampes  en  fer  fabriquées  par  le  forgeron  et  dans  lesquelles  ils 
mettent  du  beurre  de  Karité  avec  une  mèche  de  coton.  Ces 
lampes  valent  I  franc  la  pièce.  Les  gens  peu  fortunés  qui  n'ont 
pas  de  lampe,  font  simplement  du  feu  la  nuit  pour  s'éclairer. 

Outillage  de  guerre.  Les  fusils.  —  Ils  sont  d'importation  euro- 
péenne. Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  les  forgerons  noirs 
ne  savent  pas  les  faire,  mais  seulement  les  réparer. 

Les  ans  et  les  flèches.  —  Actuellement  les  noirs  ne  s'en  ser- 
vent plus  que  pour  la  pèche  à  l'arc  et  ce  sont  les  enfants  qui  la 
font.  Les  pointes  des  flèches  en  fer  sont  faites  par  le  forgeron. 
L'arc  lui-même  et  le  corps  de  la  flèche,  en  roseau,  sont  de  fabri- 
cation domestique. 

Les  fanées.  —  Elles  sont  fabriquées  par  le  forgeron  et  valent 
5  francs  pièce.  Le  cordonnier  peut  les  enjoliver  de  peau  de  pan- 
thère et  de  pompons  de  cuir,  ce  qui  les  rend  plus  belles  et  pln^ 
chères. 

3 


'M  LE    SOIF    DE    Gl  [NÉE. 

Du  reste,  elles  ne  sont  plus  depuis  longtemps  qu'un  objet 
ornemental  destiné,  soit  aux  chefs  qui  les  tiennent  en  main 
dans  les  grandes  cérémonies,  soit  aux  Européens  amateurs. 

Les  sabres  (sélékas).  —  Les  lames  recourbées  et  la  tige  de  la 
poignée  en  sont  fabriquées  par  le  forgeron,  mais  le  fourreau 
en  cuir,  orné  de  multiples  pompons  de  cuir  et  la  peau  de  cro- 
codile ou  de  python  qui  souvent  recouvre  la  poignée  sont  de 
l'industrie  du  cordonnier  —  Un  sabre  ainsi  orné  peut  valoir  de 
1  .">  à  20  francs. 

Les  poignards  souvent  jolis  avec  leur  poignée  en  bois  noir 
ornée  de  cuivre,  valent  1  franc  la  pièce.  Ils  sont  fabriqués  par  le 
forgeron. 

Les  haches  de  guerre.  — Il  n'y  en  a  plus  actuellement  dans  le 
pays,  sauf  les  haches  de  fantaisie  faites  avec  des  manches  de 
bois  cerclés  de  cuivre  et  la  lame  en  fer  et  en  cuivre,  par  les 
forgerons  pour  les  Européens  qui  en  demandent. 

Les  boucliers.  —  Ils  existaient  jadis,  mais  ils  ont  disparu 
maintenant,  au  point  qu'on  n'en  voit  plus.  Ils  étaient  faits, 
paraît-il,  en  peau  de  bœuf  par  le  cordonnier.  Ils  ont  disparu 
quand  le  fusil  a  pénétré  en  abondance. 

Il  faut  en  dire  autant  des  cuirasses  en  peau.  Il  n'en  reste 
même  plus  d'anciennes  maintenant  :  c'étaient  les  cordonniers 
(|iii  les  fabriquaient.  Ainsi  des  casques  en  peau  de  bœuf,  que 
l'on  ne  trouve  plus  non  plus. 

Lrs  selles  des  chevaux.  —  Elles  sont  fabriquées  moitié  parle 
forgeron  qui  fait  la  partie  en  bois,  moitié  par  le  cordonnier  qui 
fait  la  partie  en  cuir,  et  valent  lô  francs.  Les  mors  sont  fabri- 
qués par  le  forgeron,  les  brides  par  le  cordonnier. 

Les  métiers.  —  Nous  venons  de  passer  en  revue  toute  la  série 
des  objets  A  fabriquer,  en  disant  qui  les  fabrique.  Ce  faisant,  nous 
avons  vu  que  les  métiers  les  plus  importants  en  Guinée  fran- 
çaise sont  ceux  de  forgeron,  de  cordonnier,  de  tisserand.  Même 
il  faut  ajouter  que,  dans  la  plus  grande  partie  de  la  Guinée,  ce 
sont  là  les  métiers  uniques.  Les  tailleurs,  les  fabricants  de 
chapeaux  n'existent  que  dans  la  partie  nord-est  vers  Kankan, 
Siguirî  .  chez  les  Malinkés  voisins  des  Bambaras  du  Soudan. 


LE   TRAVAIL    DANS    LA    HAT  TE    GUTNÉE.  35 

Pour  les  fabricants  de  nattes  ou  de  hamacs  on  peut  en  rencon- 
trer un  peu  partout,  mais  très  rares,  et  leur  industrie  ne  cons- 
titue pour  eux  qu'un  métier  accessoire.  Une  reste  donc,  comme 
métiers  irremplaçables  et  émergeant  tout  à  fait  au-dessus  de  la 
fabrication  familiale,  que  celui  du  forgeron  (métal  et  bois), 
celui  du  cordonnier  (peau)  et  celui  du  tisserand  (coton).  Et 
encore  ce  dernier  est-il  en  train  de  disparaître  devant  l'invasion 
des  commerçants  français  et  de  la  cotonnade  européenne.  Fina- 
lement le  métier  primordial  me  semble  être  celui  du  forgeron, 
car  il  est  encore  plus  facile  de  travailler  les  peaux  de  bète  dans 
le  cercle  familial  que  d'y  extraire  le  minerai  de  fer,  de  fondre 
le  1er  et  de  travailler  le  métal.  Le  second  métier  qui  a  dû  appa- 
raître comme  métier  distinct,  a  été  sans  doute  celui  du  peaussier 
ou  cordonnier  et  enfin,  en  dernier  lieu,  celui  du  tisserand. 

Le  forgeron.  —  Nous  allons  donner  d'abord  une  monographie 
rapide  du  forgeron  noir.  Voici,  par  exemple,  Fodé  Kamara, 
forge  l'on  indépendant  habitant  à  Faranah.  Il  a  deux  femmes, 
deux  lils,  cinq  filles,  un  esclave  qui  est  marié  et  père  de  famille  : 
en  tout  une  quinzaine  de  personnes  dans  sa  carrée.  Il  n'exerce 
pas  du  reste  que  le  métier  de  forgeron.  Il  a  des  bœufs,  des 
vaches,  des  taureaux,  des  moutons.  Il  a  également  des  champs 
pour  la  culture  desquels  il  se  fait  aider  par  ses  voisins.  Il  les 
paye  en  outils  de  sa  fabrication.  Ajoutons  que  ses  femmes  font 
de  la  poterie,  comme  nous  l'avons  déjà  indiqué  pour  les  femmes 
de  forgerons  en  général.  Mais  c'est  son  métier  de  forgeron  qui  lui 
rapporte  le  plus  :  150  ou  200  francs  par  mois,  parait-il. 

Fodé  Kamara  travaille  d'abord  For,  et  l'or  principalement. 
Les  clients  lui  apportent  le  métal  :  il  prend  5  francs  pour  une 
valeur  d'or  de  100  Francs  quand  il  fait  un  bijou.  Quand  il  s'agit 
simplement  de  fabriquer  une  de  ces  bagues  grossières  sous  la 
forme  desquelles  on  met  dans  le  pays  l'or  marchand,  il  ne  prend 
qu'un  franc  pour  une  valeur  de  100  francs.  Il  travaille  aussi 
l'argent  :  il  prend  :{  francs  pour  faire  une  bague  ordinaire 
valant  20  francs,  5  francs  pour  faire  une  bague  mosquée  va- 
l.nil  la  même  somme,  I  franc  pour  f^ire  des  épingles  à  cheveux 
valant  <>  francs. 


36  LE   iXOTR    DE    GUINÉE. 

Comme  on  le  voit,  c'est  le  travail  à  façon  qui  est  pratiqué 
ici.  Le  client  fournit  la  matière  première,  le  forgeron  la  tra- 
vaille. 

Pour  le  cuivre  [coporo)  il  en  est  de  même  :  Fodé  prendra 
10  francs  de  façon  pour  100  francs  de  cuivre,  0  IV.  50  pour 
faire  une  bague  de  1  franc.  Quant  au  fer,  le  travail  est  tantôt  à 
façon  ,  tantôt  non.  Ainsi,  Fodé  a  des  dabas  tout  faits  qu'il 
vendrai  franc  pièce.  Gela  ne  l'empêchera  pas,  si  on  lui  apporte 
un  morceau  de  fer  pour  faire  un  daba,  de  le  prendre  et  de  le 
travailler,  et  il  fera  payer  0  fr.  50  pour  cette  fabrication.  C'est 
là,  du  reste,  le  cas  le  plus  rare  et  si  l'or,  l'argent,  le  cuivre  sont 
surtout  travaillés  à  façon  par  lui,  pour  le  fer,  en  revanche,  il 
fournit  presque  toujours  la  matière  première  et  cela  se  com- 
prend du  reste  puisque  nous  avons  vu  que  c'étaient  les  forge- 
rons qui  extrayaient  le  minerai,  le  fondaient  et  fabriquaient 
le  fer. 

Autrefois  il  existait  des  forgerons  qui  ne  travaillaient  que 
celui-ci  :  ils  le  coulaient  en  morceaux  ronds  pesant  environ 
•1  kilos  et  le  vendaient  aux  autres  forgerons  et  à  toute  personne 
qui  en  voulaient,  moyennant  1  franc  le  morceau.  Ces  morceaux  de 
1er  servaient  même  de  monnaie,  avant  l'arrivée  des  Européens 
dans  le  pays.  On  les  appelait  poumpourous.  Les  forgerons  fai- 
saient aussi  de  longues  flèches  de  fer  appelées  guenzés  et  valant 
0  fr.  10  chacune.  Le  guenzé  est  d'ailleurs  encore  en  usage  ou 
l'était,  il  \  a  encore  très  peu  de  temps,  dans  l'extrême  sud  de  la 
Guinée  française  (chez  les  Kissiens,  les  Tomas,  les  Guerzés).  J'ai 
eu  un  guenzé  entre  les  mains  et  il  n'est  pas  difficile  de  s'en 
procurer.  Quant  au  poumpourou.  c'est  autre  chose  :  les  for- 
gerons qui  travaillaient  exclusivement  le  1er  ont  disparu  avec 
rétablissement  des  Européens  dans  le  pays.  Nos  pièces  d'argent 
ont  tué  le  poUmpourou  et  on  ne  peut  plus  en  trouver. 

Fodé  Kamara,  pour  en  revenir  à  lui.  donne  de  temps  en 
temps  des  dabas,  des  haches  au  chef  du  village.  Kn  revanche, 
celui-ci  lui  donne  des  culottes,  des  boubous.  Ces  échanges  de 
cadeaux  n'ont  rien  de  lixe  et  se  font  tout  à  fait  de  bonne 
volonté,  l'ode  Kamara  travaille  dans  une  case  spéciale  qu'il  a 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    BAUTE    GUINÉE.  31 

dans  sa  carrée.  Le  toit  s'y  appuie  non  sur  un  mur  plein  comme 
dans  les  autres  cases,  mais  sur  de  gros  pieux  qui  sont  fixés  eux- 
mêmes  dans  un  petit  mur  de  20  centimètres  de  haut  qui  fait  le 
lour  de  la  case.  Ainsi  la  case  est  ouverte  sur  tout  son  pourtour 
et  le  jour  y  entre  de  partout  entre  le  petit  mur  de  soutènement 
et  le  toit  assez  abaissé.  Il  y  a  deux  portes  naturellement  aux 
deux  extrémités.  Là,  le  forgeron  travaille  avec  toute  sa  mai- 
sonnée mâle,  lils.  frères,  neveux,  esclaves,  etc.  En  nomencla- 
ture tourvillienne,  c'est  de  la  fabrication  à  la  main  en  industrie 
domestique  principale . 

Si  un  forgeron  a  beaucoup  de  travail,  plus  qu'il  n'en  peut 
l'aire  lui-même,  il  demande  aux  forgerons  les  plus  voisins  de 
vouloir  bien  venir  travailler  avec  lui  pour  un  jour,  jamais  pour 
plus.  Il  leur  fait  fête,  leur  donne  largement  nourriture  et 
boisson,  mais  ne  les  paie  pas  :  c'est,  du  reste,  à  charge  de  re- 
vanche. 

A  côté  du  type  du  forgeron  indépendant,  nous  avons  main- 
tenant le  type  du  forgeron  dépendant  qu'il  faut  examiner  à  son 
tour.  Prenons,  par  exemple,  Kekouta  Kamara,  habitant  le 
village  de  Faranah. 

C'est  un  ancien  captif  de  case  du  chef  de  province  Karfa 
Kamara.  Il  est  libre  maintenant,  étant  forgeron,  mais  n'en 
reste  pas  moins  l'homme,  l'affranchi  de  son  ancien  maître, 
auquel  le  tiennent  encore  les  rapports  que  nous  allons  voir. 

Kekouta  Kamara  a  quarante  ans  environ  :  il  a  une  femme, 
deux  garçons,  une  fille.  Un  frère  qui  a  femme  et  enfant  habite 
avec  lui  :  en  tout  huit  personnes. 

Kekouta  est  surtout  forgeron,  mais  il  possède  aussi  des  res- 
sources accessoires  :  ainsi  il  possède  un  petit  troupeau  (un 
taureau,  deux  vaches,  treize  chèvres).  M  envoie  un  de  ses  gar- 
çons le  garder. 

Il  fait  aussi  des  champs,  avec    l'aide  de  ses  voisins  qu'il  paie 
en  produits  de  son  métier  :  ainsi  le  jour  du  débroussaillement 
d'un  nouveau  champ,  il  fait  à  ses  voisins  une  distribution  g-éhé 
raie    de  dabas.   de  haches,   de  calebasses   de    bois.    Chacun    des 
\oisins  reçoit  un  de  ces  objets,  d'une  valeur  de  un  franc,  et   eu 


.'{H  LE    m 'lll    DE    GUINÉE. 

revanche  lui  doit  une  journée  de  travail  payée  sur-le-champ  : 
aussi  le  même  jour,  le  forgeron,  sa  famille,  ses  \oisins  vont-ils 
tous  ensemble  débroussailler  l'endroit  choisi  pour  y  faire  un 
champ.  Pour  l'ensemencement  et  les  travaux  subséquents  jus- 
qu'à la  récolte,  la  famille  du  forgeron  suffit.  Mais  pour  cette 
dernière,  Kekouta  distribue  deux  faucilles  à  chacun  de  ses  voi- 
sins et  ils  vont  tous  taire  la  récolte  ensemble  en  un  seul  jour. 
—  Pour  rentrer  le  riz,  Kekouta  donne  trois  paniers  à  chacun 
de  ceux  qui  l'aident  et  tous  ensemble  rentrent  le  riz  et  t'ont  Le 
battage. 

Mais  c'est  surtout  son  métier  principal  qui  rapporte  à  Kekouta 
Kamara.  Karfa  estime  qu'il  peut  se  faire  150  francs  par  mois. 
Chaque  fois  que  Kekouta  va  dans  la  brousse  avec  d'autres 
forgerons  pour  extraire  le  minerai  de  fer  et  le  taire  fondre 
au  fourneau,  Karfa,  en  qualité  de  patron,  lui  donne  un 
mouton  ou  une  chèvre,  trois  calebasses  de  riz  préparé  el 
cuit,  trois  paniers  de  riz  non  décortiqué,  cent  kolas,  du  tabac 
en  poudre  plein  une  tabatière.  C'est  là  une  première  alloca- 
tion. 

Ensuite  Karfa  loge  Kekouta  Kamara  et  sa  famille  el  lui  fait 
prendre  sa  part  de  toutes  les  distributions  extraordinaires  qu'il 
l'ait  aux  personnes  de  sa  carrée.  En  revanche.  Kekouta  a  des 
devoirs  envers  Karfa;  d'abord  il  fournit  des  dabas  à  toutes  les 
personnes  de  Karfa  Kamara  qui  travaillent  aux  champs.  En- 
suite il  doit  lui  faire  dix  haches  par  an  pour  remplacer  les 
usées.  Enlin,  si  Karfa  fait  construire  une  nouvelle  case,  c'est 
Kekouta  qui  doit  lui  faire  les  portes.  En  dehors  <le  ces  presta- 
tions diverses,  celui-ci  travaille  à  son  profil  exclusif. 

Il  travaille  le  fer,  l'or,  l'argent,  le  cuivre  comme  le  forgeron 
indépendant  que  nous  avons  vu  plus  haut,  de  la  même  manière 
cl  aux  mêmes  conditions. 

Le  cordonnier.  Le  mot  cordonnier  est  évidemment  un  moi 
impropre  pour  désigner  ce  métier  et  nous  ne  le  désignons 
ainsi  que  faute  d'un  ternie  plus  approprié.  En  Europe,  le  cor- 
donnier fait  des  chaussures  et  pas  autre  chose.  En  Guinée,  le 
cordonnier  l'ail    aussi    des  chaussures,  au    moins    des   sandales, 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    11 A l  TE    GUINÉE.  ■'>!> 

mais  ce  n'est  là  qu'une  infime  partie  de  sa  tache.  En  fait  il 
travaille  tout  ce  qui  est  peau,  comme  le  forgeron  travaille  tout 
ce  qui  est  bois  ou  métal.  C'est  donc  en  réalité  un  peaussier 
dont  le  métier  va  de  la  tannerie  à  la  cordonnerie  ;  somme  toute . 
le  métier  le  plus  important  et  le  plus  étendu  chez  le  noir  de 
(iuinée,  après  celui  de  forgeron. 

Prenons,  par  exemple,  Dieli  Mon  Kourouma  demeurant  à 
Faranah.  Il  a  dans  sa  carrée  quatre  femmes,  dix  enfants,  deux 
neveux  pas  mariés  et  deux  esclaves  mâles. 

Il  n'est  pas  exclusivement  cordonnier.  D'abord  il  possède  un 
troupeau  (sept  bœufs  et  vaches,  quinze  chèvres).  Il  fait  en- 
suite des  champs  avec  sa  famille  (riz,  fonio,  arachides,  patates). 
Mais  c'est  son  métier  principal  qui  lui  rapporte  le  plus  :  géné- 
ralement il  ne  travaille  pas  à  façon,  mais  se  procure  directe- 
ment la  matière  première  qu'il  met  en  œuvré.  Il  achète  aux 
gens  du  village  les  peaux  disponibles  au  prix  de  2  francs  pour 
la  peau  de  bœuf,  1  franc  pour  la  peau  de  mouton,  1  franc 
pour  la  peau  de  chèvre.  Quant  aux  objets  qu'il  fabrique,  ce 
sont,  par  ordre  d'importance  :  les  sandales  ou  samaras;  les 
unes  primitives,  faites  pour  les  porteurs  ou  les  gens  de  peu, 
se  composent  d'une  mince  lame  de  peau  de  bœuf  et  d'un  sys- 
tème de  cordons  de  cuir  qui  s'emboîtent  entre  le  pouce  et  le 
doigt  suivant  du  pied.  Elles  valent  50  centimes  la  paire. 
Les  autres,  plus  belles,  épaisses,  riches,  ornées  d'un  gros 
bouton  de  cuir  peint  où  se  relient  les  cordonnets,  valent  de  I 
à  5  francs  la  paire  et  même  quelquefois  10  et   15  francs. 

Le  cordonnier  fait  aussi  des  fourreaux  pour  sabres,  fourreaux 
ornés  de  houppettes  de  cuir  et  les  vend  12  f'r.  50  la  pièce.  Il 
fait  des  musettes  de  cuir,  soit  simples,  soit  coloriées  et  ornées, 
et  les  vend  de  2  à  ">  francs.  Il  l'ail  des  sacs  en  peau  de  boue 
1)0111"  le  transport  du  riz.  dont  quelques-uns  valent  jusqu'à 
">  Francs.  Il  fait  aussi  les  sachets  carrés  en  cuir  qui  servenl  de 
grigris,  les  colliers  qui  groupeni  ces  sachets  autour  du  cou, 
les  bracelets  eu  cuir  semblables  à  des  ronds  de  serviettes  que 
les  noirs  portent  an\  bras  et  qui  leur  servent  aussi  de  grigris. 
Mais,  pour  ces  dernières  choses,  ce  qui  est  le  plus  cher,  ce  n'est 


ÏO  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

pas  le  travail  du  cordonnier,  c'est  ce  que  le  marabout  met  dans 
le  sachet  ou  dans  le  bracelet  pour  le  rendre  fétiche.  IMi  reste. 
nous  reviendrons  plus  loin  là-dessus.  Le  cordonnier  l'ait  encore 
des  malibolo  (mot  à  mot  :  peau  d'hippopotame,  cravaches  en 
peau  d'hippopotame).  La  peau  de  cet  animal,  du  reste,  et  la 
peau  de  l'éléphant  aussi,  ne  coûtent  rien  au  cordonnier,  le 
chasseur  qui  a  tué  une  de  ces  bêtes  distribuant  la  peau 
gratuitement  à  tous  ceux  qui  lui  en  demandent.  Au  contraire, 
pour  la  peau  d'antilope  ou  de  biche,  comme  pour  la  peau  de 
bœufel  de  mouton,  le  cordonnier  l'achète  et  la  paye  5  francs 
s'il  s'agit  de  celle  d'une  antilope  tsin-tsin,  2  francs  s'il  s'agil 
de  celle  d'un  antilope  son,  2  francs  s'il  s'agit  d'une  biche  lila- 
nisi,  etc. 

Le  cordonnier  ne  doit  rien  au  chef  de  village,  mais  par 
déférence  il  lui  fait  payer  moins  cher  qu'à  un  client  ordinaire. 
Le  chef,  de  son  côté,  pour  reconnaître  ce  bon  procédé,  quand  il 
l'ait  tuer  un  bœuf  ou  un  mouton,  en  donne  la  peau  pour  rien 
au  cordonnier. 

Diéli  Mori  Kourouma  peut  gagner  50  francs  par  mois  avec 
son  métier  de  cordonnier.  Il  n'est  pas,  du  reste,  le  seul  cordon- 
nier du  village  de  Faranah;  il  y  en  a  deux  autres,  donc  trois 
en  tout  pour  un  population  de  1.200  habitants.  Ces  deux  au- 
tres cordonniers  sont  :  Manké  Kamara  et  Fanfodé  Doumbouya. 
Ce  dernier,  le  plus  achalandé,  peut  se  l'aire  des  mensualités 
d'une  centaine  de  francs. 

Le  tisserand.  —  Le  métier  de  tisserand,  très  important  jadis, 
est  actuellement  un  métier  qui  s'en  va,  tué  par  les  Européens. 
Aussi  le  tisserand  indépendant  n'cxiste-l-il  presque  plus  main 
tenant  et,  pour  le  trouver,  il  faut  aller  dans  le  nord-est  de  la 
Guinée  française,  à  Kankan  par  exemple ,  où  il  y  a  une  agglo- 
mération exceptionnelle  de  10  à  12.000  noirs,  la  plus  Forte  de 
toute  la  Guinée  française. 

Jadis  un  tisserand  indépendant  pouvait  gagner  75  francs  par 
mois.  Quelques-uns  avaient  des  troupeaux  et  tous  faisaient  des 
champs.  Mais  la  culture  étaii  pour  eus  accessoire,  el  c'était  leur 
métier  de  tisserand  qui  leur  rapportait  lé  plus. 


LE   TRAVAIL   DA.NS    L\    HAUTE    GUINÉE.  41 

Ils  travaillaient  à  façon  :  le  client  apportait  le  fil  de  coton 
que  ses  femmes  lui  avaient  filé  clans  sa  carrée  et  qu'elles 
avaient  roulé  autour  de  morceaux  de  bambou.  Une  fois  en 
possession  du  fil,  le  tisserand  le  tramait  en  bandes  larges  d'une 
dizaine  de  centimètres. 

A  Kankan,  il  y  a  toujours  des  tisserands  indépendants, 
mais  ils  achètent  leur  fil  aux  commerçants  européens  et  font 
de  l'étoffe  avec.  Du  reste,  le  fil  européen  est  meilleur  que  le  fil 
indigène.  Cette  étoffe  faite,  ils  la  vendent  à  leurs  compatriotes. 
Ainsi  les  tisserands  indépendants,  qui  existent  encore,  sont  passés 
du  travail  à  façon  au  travail  qui  ne  dépend  plus  du  client  pour 
la  matière  première. 

Le  type  du  tisserand  dépendant  a  mieux  résisté,  mais  le 
métier  est  devenu  ici  accessoire.  Prenons  par  exemple  Keman 
Kamara,  âgé  de  trente-sept  ans,  habitant  dans  la  carrée  de  Karl'a 
kamara.  chef  du  Firia,  à  Faranah.  Il  a  deux  femmes,  trois 
enfants,  trois  frères  célibataires,  en  tout  une  dizaine  de  per- 
sonnes. 

Il  fait  d'abord  des  champs,  lui  et  sa  famille,  et  ces  champs 
lui  rapportent  plus  que  son  métier  de  tisserand  qu'il  n'exerce 
que  deux  ou  trois  fois  par  an  et  qui  ne  lui  rapporte  guère  plus 
de  :{  francs  par  mois.  Il  est  vrai  qu'il  est  payé  bien  plus  en 
nourriture  qu'en  argent,  comme  nous  allons  le  voir. 

Il  travaille  à  façon  :  on  lui  apporte  les  fils  de  coton  qu'il 
doit  tramer.  De  plus,  l'étoffe  faite,  il  confectionne  le  vêtement 
qu'on  lui  demande  el  joint  ainsi  la  profession  de  tailleur  à  celle 
de  tisserand,  l'ouï-  la  confection  d'un  boubou,,  on  lui  donnera 
1  francs;  pour  celle  d'une  culotte  ou  pour  celle  d'un  pagne,  on 
lui  donnera  seulement  la  nourriture  pendant  tout  le  temps 
qu'il  travaillera.  Avant  l'invasion  des  cotonnades  européennes, 
le  tisserand  dépendant  pouvait  se  taire  une  dizaine  de  francs 
par  mois,  sans  compter  la  nourriture.  Le  tisserand  dépendant 
a  certaines  obligations  envers  son  patron  :  il  lui  transforme  en 
étoffe  son  lil  de  colon  sans  recevoir  d'espèces.  Mais  le  patron 
lui  doit  une  nourriture  abondante,  pendant  tout  le  temps  qu'il 
travaille  pour  lui  :  il  lui  donnera,  par  exemple,  dix  kolas  quanc] 


LE    Nulli    DE    U  [NEE. 


le  travail  commencera,  puis  du  riz,  des  poulets,  des  œufs,  du 
lait,  etc. 

Nous  en  avons  fini  avec  les  métiers  les  plus  importants  chez 
le  noir  de  Guinée,  ceux  de  forgeron,  cordonnier,  tisserand;  mais 
il  nous  reste  maintenant  à  passer  en  revue  quelques  métiers 
accessoires  qui  n'existent  pas  du  reste  dans  la  plus  grande 
partie  de  la  Guinée  française,  mais  qui  émergent  cependant 
ici  et  là  de  l'industrie  domestique.  Ils  continuent  donc  à.  faire 
partie  de  celle-ci  dans  la  plus  grande  partie  du  pays,  mais  pas 
partout  ainsi  le  métier  de  tailleur,  ainsi  le  faiseur  de  cha- 
peaux). Quant  aux  fabricants  de  nattes  et  de  hamacs,  leur  in- 
dustrie plus  difficile,  semble-t-il,  est  plus  répandue  et  existe 
dans  presque  toute  la  Guinée,  mais  elle  ne  constitue  qu'un  mé- 
tier accessoire,  et  même  très  accessoire,  pour  celui  qui  l'exerce. 

Le  fabricant  de  nattes.  — Prenons,  par  exemple,  le  fabricant 
de  nattes  ou  plutôt  le  faiseur  de  nattes,  le  mot  fabricant  étant 
trop  ambitieux  ici.  Il  y  en  a  un  à  Faranah,  Ansou  Kourouma, 
homme  de  quarante  ans,  pauvre,  n'ayant  qu'une  femme, 
sans  enfants  et  sans  esclaves.  —  C'est  un  homme  libre,  mais 
il  est  sous  le  patronage  de  Karfa  Kamara  et  habite  dans  le 
village  de  culture  de  celui-ci  aux  environs  de  Faranah.  Il  l'ait 
des  champs,  et  .ses  champs  lui  rapportent  plus  que  son  métier 
de  nattier.  Il  donne  du  riz  et  du  miel  à  Karfa  et  celui-ci  lui 
donne,  en  revanche,  des  boubous  de  temps  en  temps.  Ansou 
Kourouma,  en  dehors  de  son  travail  des  champs,  l'ait  tics  nattes 
qu'il  vend  50  centimes  la  pièce.  Il  travaille  dix  jours  par  mois 
à  celles-ci  et  fabrique  dix  nattes  en  ses  dix  jours.  Sa  fabrication 
lui  rapporte  donc  .">   francs  par  mois. 

Voici  un  autre  type  de  fabricant  de  nattes,  <le  Kankan  celui- 
ci,  Morikc  Kondé.  Au  commencement  de  la  saison  sèche  il 
vient  du  Kouradougou  (province  du  cercle  de  Kankan  s'installer 
à  la  ville  pour  y  exercer  son  métier  et,  en  mai.  au  moment  de 
la  saison  des  pluies,  il  retourne  chez  lui  faire  de  la  culture.  Il 
loge  chez  un  chef  de  quartier,  qui  ne  lui  l'ail  payer  aucun 
loyer  en  espèces,  le  loyer  étant  du  reste  totalement  inconnu 
chez  le  noir.  Moriké  offre  seulement  une  natte,  comme  cadeau, 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE    GUINEE.  Id 

à  son  logeur.  Il  fabrique  des  nattes  de  qualité  supérieure,  qu'il 
vend  de  2  à  10  francs.  11  peut  gagner  ainsi  40  francs  par  mois. 
Pendant  tout  son  séjour  à  Kankan,  il  ne  fait  que  cela,  mais 
aux  premières  pluies,  comme  je  l'ai  dit,  retourne  chez  lui  et  y 
reste  de  mai  à  novembre.  Ainsi  il  consacre  cinq  mois  par  an 
aux  nattes,  et  sept  mois  aux  champs.  Le  métier  est  donc  ici 
encore  accessoire. 

Le  faiseur  de  hamacs.  —  Passons  au  faiseur  de  hamacs.  11 
y  en  a  un  à  Souleymania  (province  duFiria,  cercle  deFaranah). 
C'est  Makan  Konalr,  âgé  de  quarante-sept  ans,  qui  a  deux  fem- 
mes, trois  enfants,  ni  frères,  ni  neveux,  ni  esclaves.  Il  n'a  pas 
de  troupeau,  mais  fait  des  champs,  et  ceux-ci  lui  rapportent  bien 
plus  que  sa  fabrication  de  hamacs.  Il  n'en  fait  du  reste  que  sur 
commande  ou  bien  en  vue  d'offrir  un  hamac  digne  de  lui,  à  tel 
chef  généreux  qui  l'en  récompensera  largement.  Makan  vend 
5  francs  un  hamac  ordinaire  et  10  francs  un  beau  hamac.  Il 
peut  gagner  ainsi  10  francs  par  mois  au  plus. 

Les  autres  fabricants  de  hamacs  offrent  le  môme  type  que 
lui.  Leurs  champs  leur   rapportent  plus  que  leur  fabrication. 

C'est  avec  des  lianes  qu'il  va  chercher  dans  la  brousse  que 
le  fabricant  de  hamacs  fait  sa  ficelle  ;  il  fend  ces  lianes  en 
menus  brins,  puis  tresse  ceux-ci  et  obtient  ainsi  la  ficelle. 
Quand  il  en  a  assez,  il  commence  le  hamac  et  en  deux  jours, 
parait-il.  peut  le  parfaire.  Il  tresse  celui-ci  à  la  main,  sans  le 
secours  d'aucun  instrument. 

Disons  maintenant  un  mot  des  (ailleurs  et  des  fabricants  de 
chapeaux. 

Le  tailleur.  —  Le  tailleur  cela  se  dit  karella  en  malinké,  don- 
rjoudéléna  en  dialonké)  existe  à  Kankan  et,  en  général,  dans  le 
nord-est  de  la   Cuinée    française,    dans  la  Guinée   soudanaise 

Ceux  de  Kankan  ne  font  pas  de  champs  et  n'ont  pas  <lc  mé- 
tier accessoire.  Ils  achètent  l'étoffe  européenne  ou  indigène  cl 
la  transforment  en  vêtements.  Souvent  aussi  ils  reçoivent  l'étoffe 
du  client  cl  travaillent  à  façon.  Ils  ornenl  les  boubous  vête- 
menl  <le  dessus  des  hommes  avec  des  lils  de  couleurs  euro- 
péens,  achetés  ;m\  commerçants   français,   Autrefois   ils  ache- 


\  \  LE    NOIR    DE    Gl  fNÉE. 

taient  des  iils  indigènes  blancs  et  les  teignaient  eux-mêmes  en 
bleu,  en  noir  ou  en  jaune  (ils  no  connaissaient  ni  la  teinture 
verte,  ni  la  rouge).  Pour  faire  leur  teinture,  ils  allaient  dans  la 
brousse  prendre  les  feuilles  d'un  certain  arbre  connu  d'eux  ; 
ces  feuilles  étaient  mises  dans  l'eau,  pilées  et  remuées,  puis  on 
mettait  les  fils  tremper  plus  ou  moins  longtemps  dans  cette 
mixture,  suivant  la  couleur  bleue  ou  noire  qu'on  voulait  obtenir: 
il  fallait  laisser  tremper  deux  semaines  pour  obtenir  la  couleur 
noire.  Pour  avoir  du  jaune,  on  pilait  des  kolas  et  on  ajoutait  de 
l'eau.  Mais  maintenant  les  tailleurs  préfèrent  acheter  des  fils  tout 
teints  aux  commerçants  européens. 

Les  tailleurs  font  tous  les  objets  d'habillement  :  pagnes  et  mou- 
choirs des  femmes,  culottes,  bonnets,  boubous  des  hommes.  Ils 
font  pour  les  gens  riches  et  pour  les  chefs  ces  grands  boubous 
blancs  musulmans,  si  aimés  des  Poulahs,  qui  tombent  jusqu'à 
terre  et  ont  une  poche  en  travers  sur  la  poitrine.  Ces  grands 
boubous  sont  d'un  blanc  de  neige  et  ont  de  l'allure.  Les  tailleurs 
fabriquent  aussi  des  caftans  généralement  jaune  d'or,  avec  de 
larges  bords  très  ornés,  qui  peuvent  valoir  de  7">  à  150  francs. 
Le  métier  de  tailleur  est  donc  un  bon  métier,  là  du  moins  où  il 
peut  exister,  et  les  tailleurs  de  Kankan  se  l'ont  jusqu'à  des 
mensualités  de  200  francs,  ce  qui  est  énorme  ici. 

En  résumé,  l'industrie  du  tailleur  est  restée  familiale  <l<ins  la 
•plus  grande  "partie  de  la  Guinée  française,  mais  elle  est  devenue 
un  métier  distinct  flans  les  pays  riches  et  populeux  du  Soudan 
gitinéen,  chez  les  Bas  Malinkés  comme  chez  les  Bambaras, 
à  Kankan  et  à  Siguiri  comme  à  Bammako.  Autre  part,  ce  sont 
les  femmes  qui  font  les  vêtements,  dans  la  famille. 

Le  fabricant  de  chapeaux  de  paille.  —  Il  n'y  en  a  pas  dans  le 
sud  et  l'ouest  de  La  Guinée  française,  mais,  comme  les  tailleurs, 
on  en  trouve  dans  le  Soudan  guinéen. 

En  voici  un  de  Kankan  qui  a  trois  femmes  et  trois  enfants,  pas 
d'esclaves.  —  Son  installation  familiale  est,  <lu  reste,  aux  envi- 
rons de  Bammako,  mais  au  commencement  de  la  saison  sèche,  il 
vient  s'installer,  seul,  à  Kankan.  Il  demande  à  un  riche  chef  de 
carrée   la  permission  d'habiter  une  de  ses  cases  libres,  ce  qui 


LE  TRAVAIL  DANS  LA  HALTE  GUINEE.  10 

lui  est  accorde  sans  difficulté  et  sans  loyer.  Cependant,  si  le 
chef  de  carrée  a  besoin  de  chapeaux  de  paille,  le  fabricant  lui 
en  fera  pour  rien,  pour  reconnaître  l'hospitalité  qu'on  lui  donne. 

Le  faiseur  de  chapeaux  les  fait  avec  du  roseau,  des  fibres 
de  feuille  de  ban.  Il  les  vend  de  1  à  3  francs.  Dans  une  journée 
il  peut  en  fabriquer  trois,  mais  à  la  condition  d'avoir  sous  la 
main  la  matière  première  qu'il  va  chercher  d'abord  lui-même 
dans  la  brousse.  Il  peut  gagner  100  francs  par  mois  en  moyenne, 
ce  qui  est  beaucoup.  Aux  premières  pluies  avril  ou  mai),  il 
retournera  chez  lui  pour  travailler  à  ses  champs. 

Conclusion  sur  l'industrie.  —  Nous  en  avons  fini  avec  la 
fabrication  guinéenne  :  en  gros,  elle  est  généralement  familiale 
et  il  n'y  a  spécialisation  sérieuse  et  absolue  que  pour  l'art  du 
forgeron,  du  peaussier  et  du  tisserand.  Pour  le  reste,  la  fabri- 
cation familiale  subsiste  généralement  et  il  n'y  a  spécialisa- 
tion qu'ici  et  là,  dans  les  parties  les  plus  riches  et  les  plus 
peuplées  du  pays.  Maintenant  si  nous  voulons  définir,  on 
termes  de  la  nomenclature,  ce  qu'est  la  fabrication  du  for- 
geron, du  cordonnier  et  du  tisserand  guinéens,  nous  dirons  que 
c'est  une  fabrication  à  la  main,  en  industrie  domestique  prin- 
cipale. Quant  à  la  fabrication  du  fabricant  de  nattes  et  du  fabri- 
cant de  hamacs,  elle  est  également  à  la  main,  en  industrie 
domestique  accessoire.  Le  tailleur,  quand  il  existe,  est  en  indus- 
trie domestique  principale  (et  même  unique  puisqu'il  ne  fait 
que  cela)  et  le  fabricant  de  chapeaux  est  en  industrie  domes- 
tique accessoire.  Du  reste,  tout  cela  est  à  la  main  et  la  main  est 
l'unique  moteur  connu  en  Guinée. 

On  le  voit,  l'atelier  patronal  n'existe  pas  ici,  même  le  plus 
petit,  même  le  petit  atelier  patronal,  car  cet  atelier  suppose, 
sous  les  ordres  du  patron,  des  ouvriers  qui  n'appartiennent  pas 
à  sa  famille.  Or,  le  noir  de  Guinée  ne  connaît  comme  ouvriers 
que  les  membres  de  sa  famille  et  jamais  une  personne  du 
dehors.  Ces!  pour  cela  que  la  nomenclature  appelle  cette 
industrie  :  industrie  domestique,  et  suivant  qu'elle  constitue  la 
plus  forte  partie  ou  la  moins  forte  partie  <ln  travail  nourricier 
de    la    famille,    industrie    domestique    principale   <>n    industrie 


Mi  LE    NOIR    HE    (il  IM  I  . 

domestique  accessoire.  L'industrie  guinéenne,  en  résumé,  est 
donc  surtout  restée  non  spécialisée  et  conservée  dans  le  cercle  de 
la  famille,  donc  familiale,  spécialisée  seulement  pour  un  petit 
nombre  de  métiers  et,  même  en  ce  cas,  à  la  main,  domestique 
et  ne  constituant  jamais  d'atelier  patronal. 

Le  commerce.  —  11  nous  reste  maintenant  à  examiner  la  der- 
nière branche  du  travail  :  à  savoir  le  commerce  et  les  trans- 
ports. 

Nous  allons  faire  d'abord  la  monographie  d'une  famille  com- 
merçante et  pour  cela  nous  choisirons,  à  Faranah.  celle  de  Séri- 
fouké  Touré.  C'est  un  homme  riche,  âgé  de  trente-six  ans.  qui  a 
cinq  femmes,  trois  enfants,  des  esclaves,  plus  un  frère  cadet  et 
toute  la  famille  de  celui-ci  (quatre  femmes,  six  {ils et  six  esclaves  . 
La  carrée  de  Sérifouké  comprend  donc  en  tout  trente  six  per- 
sonnes. 

Serifouké  possède  un  petit  troupeau  (quatre  taureaux  et  trois 
vaches).  Sa  famille  fait  un  peu  de  culture,  mais  pas  beaucoup. 
Le  travail  principal  est  ici  le  commerce,  et  de  beaucoup. 

Serifouké  fait  d'abord  chercher  dans  la  brousse  du  caout- 
chouc par  sa  famille  et  ses  esclaves.  Quand  il  en  a  réuni  un 
nombre  respectable  de  boules  (500  par  exemple),  il  s'en  va  à 
Konakry  avec  ses  esclaves  et  ses  parents,  portant  des  charges 
de  30  ou  35  kilogrammes,  souvent  plus.  Lui-même  porte  aussi. 
Souvent  il  prend  «1rs  porteurs  étrangers,  des  gens  qui  ne  sont 
pas  de  sa  famille  et  auxquels  il  alloue  -25  francs  une  fois  donnés, 
plus  la  nourriture  journalière,  pour  faire  le  voyage  de  Faranah 
à  Konakry  et  retour.  A  Konakry,  Serifouké  vend  son  caoutchouc 
aux  maisons  européennes  et  avec  le  produit  de  cette  vente 
achète  des  cotonnades,  des  fusils  à  pierre,  de  la  [madré,  de 
l'ambre  faux,  des  perles  <!<■  verre,  dît  pe'trole,  etc.  Il  revient  vers 
Faranah  avec  ce  chargement,  tâchant  de  l'écouler  en  route  el 
se  faisant  payer  en  caoutchouc.  Revenu  à  Faranah.  il  envoie  ses 
porteurs  dans  les  environs,  surtout  dans  le  sud,  vendre  le  reste, 
toujours  contre  du  caoutchouc.  Lui-même  tien!  boutique  ouverte 
à  Faranah.  Avec  ce  commerce  Serifouké  peut  gagner  jusqu'à 


LE    TRAVAIL    DANS    LA    HAUTE    GUTNÉE.  47 

300  francs  par  mois.  11  doit  acquitter  à  l'administration  française 
une  patente  de  30  francs  par  semestre  ou  60  francs  par  an. 

Le  commerce  de  Serifouké  est  basé,  nous  venons  de  le  voir, 
sur  le  caoutchouc  et  les  produits  d'importation  européens. 
Mais  il  pourrait  le  baser  aussi  sur  les  kolas  dont  on  va  faire 
commerce  dans  le  sud.  En  ce  cas,  le  dioula  prend  avec  lui  des 
étoiles,  des  fusils,  de  la  poudre,  des  perles,  de  l'absinthe,  etc. 
Il  va  vers  Boola  ou  vers  Gouecké  et  échange  à  ces  grands  mar- 
chés, contre  des  kolas,  tout  son  chargement.  Cela  fait,  il  remonte 
vers  le  nord  et  va  vendre  ceux-ci  à  Kankan  par  exemple.  A 
Boola  il  a  eu  150  kolas  pour  1  franc.  A  Kankan,  il  les  revend 
20  pour  1  franc,  c'est-à-dire  sept  ou  huit  fois  plus  cher  qu'il  ne 
les  a  achetés.  Ces  kolas  du  reste,  ne  restent  pas  à  Kankan,  au 
moins  la  plus  grande  quantité.  D'autres  dioulas  les  transportent 
de  là  jusqu'au  Sénégal  où  le  kola,  dit-on,  se  vend  excessive- 
ment cher.  On  voit  l'énorme  bénéfice  qui  peut  se  faire  sur  ce 
commerce.  Du  reste,  ce  bénéfice  se  trouve  réparti  en  fait  sur 
bien  des  intermédiaires,  de  la  forêt  de  la  Côte  d'Ivoire  au 
Maroc,  aucun  commerçant  noir,  même  le  plus  riche,  n'osant 
accomplir  de  longs  voyages. 

Avec  le  caoutchouc  et  les  kolas,  un  autre  commerce  rémuné- 
rateur est  celui  qui  se  fait  du  Fouta-Djallon  au  Sierra-Leone  et 
qui  consiste  à  conduire  des  bestiaux  du  premier  pays  dans  le 
second.  Le  Sierra-Leone,  pays  de  culture  et  d'arboriculture, 
manque  de  bestiaux  et,  l'exportation  des  vaches  y  étant  défen- 
due, semble  devoir  en  manquer  toujours.  C'est  donc  un  métier 
lucratif  que  d'y  conduire  des  bœufs,  des  taureaux  on  des  veaux, 
et  bien  des  dioulas  après  avoir  été  de  la  Haute  Guinée  à  la  côte, 
ne  manquent  jamais  en  revenant  d'acheter,  en  passant  dans  le 
Fouta-Djallon,  des  bètes  à  cornes  qu'ils  iront  revendre  en  Sierra- 
Leone.  Ils  en  ramèneront,  en  revanche,  des  produits  industriels 
anglais  (cotonnades,  marmites  de  fonte)  ou  des  tissus  indigènes 
car  le  Sierra-Leone  produit  beaucoup  de  coton  et  ils  les  écou- 
lent dans  leur  pays. 

En  résumé,  caoutchouc,  kolas,  bestiaux,  produits  européens, 
voilà  sur  quoi  se  base  le  commerce  indigène  de  \a  Guinée  Iran- 


Ï8  LE    NOIR    DE    Gl  IXl'.l  . 

raisc  Nous  ne  parlerons  pas  ici  du  commerce  très  important  du 
sel  et  des  moutons  du  Soudan,  ce  commerce  étant  entre  les 
mains  des  Maures. 

En  résumé,  le  commerce  du  non-  de  Guinée  se  fait  générale- 
ment en  famille,  quelquefois  'pour  les  plus  riches  commerçants 
—  ainsi  Serifouké  —  avec  des  parleurs  salariés.  Le  salariat,  qui 
n'existe  pas  dans  l'industrie  guinéenne,  apparaît  donc  dans  le 
commerce  guinéen;  Quant  à  la  façon  dont  se  fait  le  transport, 
il  se  fait  à  tète  d'homme,  à  tète  de  femme,  à  tète  d'enfant,  les 
noirs  n'ayant  su  on  n'ayant  pu  domestiquer  le  bœuf  de  façon  à 
le  rendre  porteur  pas  plus  qu'ils  n'ont  su  ou  pu  le  domestiquer 
de  façon  à  le  rendre  propre  à  la  culture.  Aussi  à  chaque  ins- 
tant dans  la  brousse,  sur  les  routes  ou  plutôt  dans  les  sentiers 
de  la  Guinée  française,  rencontre-t-on  des  dioulas  avec  leur  ber- 
ceau d'osier  sur  la  tète,  tenu  en  équilibre  par  deux  ficelles,  l'une 
attachée  à  droite  du  vaisseau,  l'autre  à  gauche  et  tombant  de 
chaque  côté.  Le  porteur  tient  ces  deux  ficelles  l'une  de  la  main 
droite,  l'autre  de  la  main  gauche  et  les  manœuvre  de  façon  à 
tenir  sa  charge  en  bonne  position.  Souvent  aussi  il  a  un  grand 
bâton  à  la  main,  sur  lequel  il  s'appuie  en  marchant.  Quand  il 
est  fatigué,  il  choisit  un  arbre  dont  les  branches  font  fourche  à 
hauteur  de  sa  tête  et  il  va  3  appuyer  L'extrémité  de  sa  charge 
ou  bien  l'y  poser  tout  entière,  s'il  le  peut.  S'il  ne  le  peut  pas,  il 
calera  l'autre  extrémité  de  la  charge  avec  sou  bâton  et  sera 
ainsi  libre  de  s'asseoir  quelques  instants.  Le  dioula,  du  reste, 
aime  beaucoup  les  haltes  fréquentes  et  prolongées.  Il  veut 
marcher  à  son  heure,  capricieusement,  et  s'arrêter  quand  cela 
lui  fait  plaisir.  Du  reste,  tout  porteur  noires!  dans  ce  cas  et  il 
est  difficile  de  lui  imposer  une  discipline  régulière  de  la  mar- 
che. Les  vaisseaux  d'osier  allongés  dans  lesquels  les  dioulas 
portent  leurs  marchandises  s'appellent  /calas  ou  /taras  et  sont 
fabriqués  par  les  dioulas  eux-mêmes.  Dans  le  pays  toma  les 
dioulas  aiment  mieux  porter  sur  le  dos  et  sur  If  cou  que  sur 
la  tète  et  ont  à  cet  effet  des  hottes  longues  qu'ils  nomment 
kokalàs. 

Les  charges  (pie  portent  les  noirs  sur  leur  tète  sont  quelque- 


LE    TRAVAIL    PANS   LA    HAUTE  GUINÉE.  49 

fois  énormes.  Un  commandant  de  cercle  qui  s'est  amusé  à  en 
peser,  en  a  trouvé  fréquemment  de  40  kilogrammes,  quelquefois 
de  00.  Avec  cela  le  noir  fait  30  kilomètres  par  jour.  Les  femmes, 
les  enfants  portent.  Rien  de  plus  fréquent  que  de  rencontrer 
dans  la  brousse  un  dioula  avec  sa  charge  sur  la  tête  et  sa  longue 
robe  serrée  à  la  ceinture,  devant  lequel  une  femme,  le  torse 
nu  et  la  tète  rejetée  en  arrière  par  le  poids  de  la  charge,  mar- 
che. Devant  la  femme  est  souvent  une  petite  tille,  portant,  elle 
aussi,  un  petit  garçon. 

Si  nous  faisions  ici  un  tableau  général  du  commerce  de  la 
Guinée  française,  nous  devrions  parler  :  1°  du  commerce  euro- 
péen; 2°  du  commerce  maure  dans  le  pays,  mais  nous  n'avons  à 
voir  pour  le  moment  que  le  commerce  du  noir  de  Guinée,  son 
travail  commercial.  Nous  retrouverons  plus  loin  le  commerce 
européen  et  maure  et  nous  n'avons  pas  à  nous  en  préoccuper 
pour  l'instant.  Notons  seulement  que  c'est  la  présence  des  Euro- 
péens et  de  leurs  stocks  de  marchandises  qui  a  surexcité  le  com- 
merce du  noir,  dans  le  pays.  Jadis  celui-ci  ne  faisait  guère  le 
colporteur  et  laissait  ce  soin  aux  Maures,  aux  Sarakholés  du 
nord,  aux  dioulas  de  la  Côte  d'Ivoire.  Mais,  depuis  que  la  pré- 
sence des  Européens  à  la  côte  a  amené  dans  le  pays  des  quan- 
tités de  marchandises  recherchées  du  noir,  certains  de  ceux-ci 
naturellement,  préférant  au  travail  pénible  et  assujettissanl  de 
La  culture  le  travail  moins  dur  et  plus  libre  des  transports,  se 
sont  fait  dioulas,  d'autant  que  les  bénéfices  sont  très  grands 
(ainsi  une  bouteille  d'absinthe  Pernod,  achetée  0  francs  à  Kona- 
kry  par  le  dioula.  est  revendue  par  lui  15  ou  20  francs  dans 
l'extrême  sud,  au  pays  toma  par  exemple).  On  peut  donc  dire 
que  si  le  colportage  du  noir  de  Guinée  a  toujours  existé,  au 
moins  eu  petit,  la  présence  des  Européens  Ta  au  moins  consi- 
dérablement augmenté  et  surexcité.  Du  reste,  il  ne  me  semble 
pas  que  ce  soit  une  lionne  chose  :  il  vaudrait  mieux  que  l<-  noir 
s'enfonçât  profondément  dans  la  culture  que  de  faire  un  métier 
qui  développe  infiniment  moins  l'aptitude  au  travail  intense. 

Conclusion  sur  le  hiavail  du  noib  de  Haute  Guinée.  — Nous 


oO  LE   NOIR    DE   GUINÉE. 

voici  à  la  fin  de  notre  analyse  du  travail  du  noir  de  Haute  Gui- 
née, travail  nourricier  ou  travail  annexe.  Nous  avons  vu  que  ce 
noir  est  avant  tout  un  cultivateur  e(  un  cultivateur  de  riz.  Il 
est  devenu  tel  après  avoir  été  peut-être  un  pasteur,  et  à  la 
suite  d'un  cantonnement  forcé  vers  les  sources  du  Niger,  au 
bout  de  la  route  des  invasions,  dans  le  cul-de-sac  que  forme  la 
concavité  de  l'Afrique  occidentale. 

Ancien  pasteur  ou  arboriculteur,  devenu  cultivateur  de  riz, 
telle  me  semble  donc  cire  la  formule  essentielle  qui  caractérise 
le  noir  de  Hante  Guinée  au  point  de  vue  du  travail  de  la  race. 

Passons  maintenant  à  la  propriété. 


II 

LA  PROPRIÉTÉ  CHEZ  LE  NOIR  DE  HAUTE  GUINÉE 


Il  y  a  beaucoup  d'objets  très  différents  qui  sont  suscepti- 
bles d'appropriation.  11  s'a.uit  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans 
ce  chaos  et  de  distinguer  des  classes  d'objets  appropriables, 
suivant  l'ordre  le  plus  naturel  possible.  La  nomenclature  tour- 
villienne  nous  donne  un  ordre  qu'on  peut  suivre  :  elle  dis- 
tingue d'abord  deux  sortes  de  propriétés,  la  propriété  immo- 
bilière qu'elle  classe  sous  la  rubrique  C,  et  à  laquelle  elle 
donne  le  nom  propre  de  Propriété  sans  épithète;  et  la  pro- 
priété mobilière  qu'elle  classe  sous  la  rubrique  D  et  à  laquelle 
elle  donne  le  nom  de  Biens  mobiliers.  En  lisant  le  contenu  de  la 
première  rubrique,  on  voit  que  la  propriété  immobilière  com- 
prend la  maison,  le  jardin,  le  champ  cultivé,  l'atelier,  le  pâtu- 
rage; etc.  Quant  k  la  propriété  mobilière,  elle  comprend  les 
animaux  domestiques,  les  instruments  de  travail,  le  mobilier 
meublant,  le  mobilier  personnel. 

On  pourrait,  à  mou  avis,  établir  une  autre  classification  des 
propriétés.  Ce  serait  une  classification  historique  ou  chronologi- 
que qui  rangerait  les  objets  susceptibles  d'appropriation  dans 
L'ordre  probable  où  l'homme  les  a  appropriés  :  ainsi,  on  sait 
en  science  sociale  que  la  maison  s'approprie  toujours  avant  la 
terre  cultivée  et  la  terre  cultivée  avant  le  pâturage.  De  même  la 
propriété  des  vêtements  et  des  objets  personnels  que  l'on  porte 
sur  soi  a  dû  précéder  colle  (le  la  maison  cl  du  mobilier  meublant 


:\-2  LE    NOIR    DF.    GUINÉE. 

(In  pauvre  sans  feu  ni  lieu,  unchemineau,  possède  au  moins  quel- 
ques nippes  qu'il  a  sur  le  corps  et  les  objets  qu'il  peut  porter  sur 
lui.  Ainsi  on  pourrait,  à  côté  du  classement  des  propriétés 
que  donne  la  nomenclature  tourvillieune.  concevoir  un  autre 
classement  fondé  sur  l'histoire  sociale.  Mais,  pour  le  moment, 
nous  nous  constentcrons  de  la  première  en  ajoutant  simplement 
aux  espèces  de  biens  mobiliers  que  donne  la  nomenclature  ces 
deux  espèces  qu'elle  a  oubliés  :  1°  la  femme,  2°  les  esclaves.  — 
La  femme  peut  être  considérée  comme  une  propriété,  et 
en  est  certainement  une  pour  le  noir  qui  l'achète  en  l'épou- 
sant, et  quant  à  l'esclave,  inutile  de  démontrer  qu'il  est  bien  une 
propriété  pour  son  maître. 

Nous  allons  donc  passer  en  revue  les  dill'érentes  espèces  de 
propriétés,  au  regard  de  la  façon  dont  se  les  approprie  le  noir 
de  Haute  (minée  et  nous  allons  commencer  par  les  immeubles. 

Immeubles.  — Nous  les  examinerons  dans  l'ordre  qui  va  de  la 
non-appropriation  à  l'appropriation,  ou  plutôt  du  moins  d'appro- 
priation et  de  l'appropriation  la  plus  générale  au  plus  d'appro- 
priation et  à  l'appropriation  la  plus  particulière. 

Sols  de  cueillette  et  objets  producteurs  tir  cueillette.  —  Les 
sols  et  ces  objets  ne  sont  pas  appropriés  par  la  famille  ni  par 
l'individu  isolé,  mais  ils  sont  appropriés  par  le  village  et  par  la 
tribu.  Le  sol  de  la  liante  Guinée  française  est  actuellement  di- 
visé en  cercles.  Ces  cercles  contiennent  un  certain  nombre  «le 
provinces  qui  contiennent  elles-mêmes  un  grand  nombre  de  villa- 
ges. Autrefois,  il  y  avait  de  petits  royaumes  qui  contenaient  un 
certain  nombre  de  cantons,  Lesquels  contenaient  eux-mêmes  un 
certain  nombre  de  villages  :  d'où  propriété  de  tribu  on  de  ro\  aume 
indépendant,  propriété  de  cantons el  propriété  de  \  i liages.  Le  ter- 
ritoire du  petil  état  était  divisé  entre  les  cantons,  et  le  territoire 
de  chaque  canton  était  divisé  entre  les  villages.  Chaque  village 
avait  donc  son  territoire  naturel  (cl  du  reste  la  encore  aux  limi- 
tes indiquées  par  la  configuration  même  du  lieu,  montagnes 
vallées,  fleuves,  marigots,  etc.  Il  \  avait  donc,  et  il  y  a  encore, 
nie  appropriation  de  la  brousse  cl  des  sois  de  cueillette  et    des 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ   LE    NOIR    DE    II  AI  TE  GUINÉE.  53 

objets  producteurs  de  cueillette  qu'elle  contient,  par  la  tribu,  le 
canton,  le  village.  Mais  dans  le  territoire  du  village  la  brousse 
n'est  appropriée  ni  par  la  famille  ni  par  l'individu  isolé.  Ainsi 
cueille  qui  veut  le  néré,  cet  arbre  qui  produit  la  pousse  comes- 
tible dont  nous  avons  parlé. 

Sols  et  objets  producteurs  de  pêche  et  de  chasse.  —  Les  sols  de 
pêche  ce  sont  les  eaux  (marigol s,  rivières,  fleuves,  mares,  etc.).  Les 
sols  de  chasse,  c'est  toute  la  brousse.  Tout  cela  est  approprié  ou 
était  approprié  par  la  tribu,  le  canton,  le  village,  mais  ne  l'est 
pas  par  la  famille  ni  par  l'individu  isolé.  Le  chasseur,  il  est  vrai, 
a  le  droit  d'aller  chasser  partout  où  il  veut,  même  sur  les  terri- 
toires des  autres  villages,  des  autres  cantons,  des  autres  tribus, 
mais  s'il  tue  un  gros  animal,  un  éléphant  par  exemple,  il  doit 
une  partie  de  la  proie  au  chef  du  pays  (une  défense  pour  l'élé- 
phant). L'usage  veut  aussi  qu'il  abandonne  une  grosse  partie  de 
la  viande  aux  habitants  des  environs.  Il  y  a  une  reconnaissance 
du  droit  de  propriété  collective  du  village,  du  canton  et  de  la 
tribu.  Cette  appropriation  ne  va  pas  jusqu'à  repousserle  chasseur 
étranger,  mais  va  jusqu'à  lui  faire  payer  une  redevance  pour  la 
chasse  dans  le  pays. 

Sols  de  pâturage.  —  Ceux-ci  sont  appropriés,  comme  les  précé- 
dents, par  tribus,  cantons  et  villages.  Ils  ne  sont  pas  appropriés 
par  familles,  mais  il  y  a  une  sorte  de  coutume  qui  fait  que  cha- 
que chef  de  carrée  envoie  toujours  ses  bestiaux  paître  au  même 
endroit  et  n'empiète  pas  sur  l'endroit  du  voisin.  Quand  il  y  a 
des  associations  de  chefs  de  carrée  pour  faire  surveiller  leur 
bétail  par  un  même  pâtre,  il  en  est  de  même,  et  les  différentes 
associations  n'empiètent  pas  sur  les  sols  de  pâturage  les  unes 
des  autres.  En  résumé,  il  y  a  des  lieux  d'usage  de  pâturage  pour 
chaque  famille  ou  pour  chaque  association,  et  il  ne  s'élève  ja- 
mais aucune  contestation  à  ce  sujet.  Du  reste,  la  brousse  inoccu- 
pée est  vaste  et  offre  bien  plus  de  pâturages  qu'il  n'en  est  besoin. 
Donc  pas  d'appropriation  définit  ive,  mais  une  sorte  de  possession 
usa -ère,   commençant  et  finissant  avec  l'usage. 

Arboriculture.  —  Ici,  nous  entrons  dans  la  possession  junn 
Haie.  Ainsi  les  petits  bois  de  kolas  qui  existent  dans  le  Kouranko, 


LE    NOIR    DE    GUINÉE. 


le  Sankaran,  le  Soliman  français,  sont  la  possession  do  certaines 
familles  rie  chefs.  Dougoutigui,  chef  de  la  province  du  Sankaran, 
dans  le  cercle  de  Faranah,  possède  aussi  quelques  bois  de  kola- 
tiers  qu'il  a  fait  visiter  à  différents  fonctionnaires.  De  même  le 
chef  du  Soliman  français.  Les  bouquets  de  bananiers  qui  existent 
souvent  auprès  des  villages  de  la  Haute  Guinée  sont,  soit  la  pos- 
session d'une  famille,  soit  celle  du  village.  —  Ici,  il  faut  du  reste 
distinguer  entre  le  sol  même ,  propriété  collective  du  village,  et  les 
arbres  gui  le  couvrent,  ces  derniers  seuls  étant  propriété  fami- 
liale . 

Champs  cultivés ,  sol  arable.  —  Pour  les  champs  cultivés,  nous 
arrivons  à  la  possession  même  du  sol  par  la  famille,  mais  à  une 
possession  simplement  temporaire.  En  effet,  quand  un  chef  de 
carrée  veut  se  faire  un  champ,  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien, 
et  c'est  ce  qu'il  fait  communément,  il  débroussaille  dans  le  ter- 
ritoire du  village  auquel  il  appartient  un  endroit  vierge  et  cet 
endroit  lui  appartiendra  désormais  ^ou  plutôt  à  la  famille  qu'il 
représente)  tant  qu'il  le  cultivera,  tant  que  celle-ci  le  cultivera. 
Ce  champ,  tant  qu'il  sera  cultivé,  restera  donc  dans  la  famille  et 
passera  par  héritage  du  chef  de  famille,  quand  il  mourra,  à  sod 
successeur,  nouveau  représentant  de  la  famille.  Ou  bien —  et  ceci 
du  reste  ne  se  produit  presque  jamais  à  cause  de  l'abondance 
de  terrains  vierges  dans  le  territoire  communal  —  il  choisil  un 
champ  cultivé  jadis,  mais  maintenant  abandonné.  En  ce  cas,  il 
lui  faut,  pour  le  cultiver,  l'autorisation  de  celui  qui  L'exploitait 
auparavant.  Le  chef  dialonké  du  cercle  de  Faranah.  qui  me 
donne  ces  renscignemcnls,  ajoute  du  reste  (pie  cette  autorisation 
ne  se  refuse  jamais  et  que  la  demander  est  une  simple  foi  nul- 
lité. 

Ainsi,  sur  le  terrain  communal,  la  terre  est  à  la  famille  qui  la 
défriche  et  qui  la  cultive,  tant  qu'elle  la  cultive  généralement 
pendant  huit  ou  neuf  ans).  La  culture  cessée,  la  famille  conserve 
un  vague  droit  théorique  sur  cette  terre,  sans  doute  parce  que 
c'est  elle  qui  l'a  défrichée  jadis  (ce  que  les  noirs  considèrent 
comme  très  important  à  cause  de  la  difficulté  du  défrichement, 
mais  ce  droit  se  cède   aisément,  sur  demande,  quand  une  autre 


LA  PROPRIETE  CHEZ  LE  NOIR  DE  HALTE  GUINEE.  DO 

famille  veut  prendre  la  suite  de  la  culture  sur  cette  terre  main- 
tenant abandonnée. 

En  résumé,  on  pourrait  dire  que  la  nue  propriété  du  sol  cultivé 
reste  au  village,  la  propriété  usufruitière  à  la  famille  qui  cultive, 
tant  qu'elle  cultive  et  rien  de  plus.  Insistons  du  reste  sur  la 
surabondance  du  sol  vierge  cultivable,  en  Haute  Guinée,  sura- 
bondance qui  domine  toute  la  question. 

Il  faut  ajouter  qu'avec  la  culture  commence  non  seulement  la 
possession  usugère  du  sol  par  la  famille,  mais  la  possession  usa- 
gère  dit  sol  par  l'individu  même.  En  effet,  dans  chaque  famille, 
il  y  a  d'abord  les  champs  de  la  famille,  puis  il  y  a  des  lopins  de 
terrain  cultivés,  qui  par  une  femme  de  la  famille,  qui  par  une 
autre  femme,  qui  par  un  frère,  qui  par  un  esclave.  Les  femmes 
choisissent  généralement  de  petits  terrains  autour  de  la  carrée, 
i\  proximité  des  cases,  dans  les  sols  vagues  du  village  qui  ont 
été  débroussaillés  jadis  quand  le  village  s'est  établi  et  où  on 
jette  les  ordures.  Quant  aux  esclaves,  aux  frères,  aux  neveux  qui 
veulent  se  créer  des  revenus  indépendants,  un  petit  pécule  en 
foncier,  ils  débroussaillent  et  défrichent,  pendant  le  jour  libre 
qu'ils  ont  par  semaine,  quelques  petits  champs  autour  des  grands 
champs  familiaux.  Chacun  a  la  possession  individuelle  de  ce 
champ  tant  qu'il  le  cultive.  Ainsi  s'établit  la  possession  cul- 
turale  du  sol,  non  seulement  par  la  famille,  mais  encore  par 
l'individu,  la  possession  proprement  individuelle  du  sol  cultivé, 
comme  la  possession  du  sol  cultivé  par  la  communauté  de  fa- 
mille. Cent  le  défrichement  qui  crée  le  titre  de  possession,  et 
c'est  l'exploitation  qui  le  conserve,  en  l'un  et  l'autre  cas. 

J'ajouterai  que  dans  le  Fouta-Djallon  et  dans  la  Basse  Guinée, 
la  propriété  semble  autrement  assise.  Quoique  nous  ne  nous 
occupions  ici  que  de  la  Haute  Guinée,  je  vais  citer  à  ce  sujet  quel- 
ques lignes  d'André  Arcin,  tirées  de  son  copieux  et  excellent 
livre  sur  la  Guinée  française  :  «  Supposons,  dit-il,  page  359,  une 
famille  arrivant  dans  le  pays  et  s'y  installant  soit  de  force,  soit 
avec  l'autorisation  des  aborigènes.  La  terre  du  village,  est  di\  isée 
parle  patriarche  en  un  nombre  de  lots  égal  au  nombre,  plus  un, 
d'années  nécessaires  pour  l'assolcmenl  du  terrain;  s'il  doit  rester 


56  LE    NOIR    DE   GUINÉE. 

quatre  ans  en  jachères,  cinq  lots  sont  désignés  et  ils  sont  défri- 
chés à  tour  de  rôle.  Ensuite,  dans  ces  lots,  chacun  des  chefs  de  fa- 
mille secondaires  reçoit  sa  part.  Au  début  surtout,  lorsque  le 
clan  avait  toute  sa  cohésion,  il  est  possible  que  le  partage  n'ait 
pas  été  stable.  Le  chef  politique  et  religieux  de  la  tribu  donnait 
à  ses  enfants  ce  qu'il  lui  plaisait  et  il  pouvait  faire  des  divisions 
nouvelles  après  chaque  récolte,  comme  le  chef  des  communautés 
germaines  et  grecques.   Mais,  peu  à  peu,  les  chefs  des  familles 
partielles  devenaient  plus  indépendantes.  Chaque  partage  ame- 
nait des  discussions  et  des  luttes,  si  bien  que  cette  opération 
devint  de  plus  en  plus  rare  et  que  les  familles  partielles  con- 
sidérèrent le  terrain  primitivement  désigné  comme  leur  étant  ac- 
quis définitivement  à  titre  particulier.  Ce  n'est  plus  que   dans 
les  cas  de  force  majeure  que  l'on  fait  aujourd'hui  un  nouveau 
partage.    Chaque   famille   a  ses   fétiches    protecteurs   dans  sa 
parcelle  et  elle  leur  sacrifie  tous  les  ans  avant  d'ensemencer 
el  do  récolter.  »  André  Arcin  devrait  dire  :  dans  ses  parcelles, 
puisque  chaque   famille  a  une  parcelle  dans  chacun  des  cinq 
lots  du  terrain  communal  établis  primitivement;  en  résumé,  là, 
le  sol  cultivé  semble  être  devenu  la  propriété  définitive  de  chaque 
famille,  et  la  propriété  familiale  absolue  du  sol  cultivé  s'être 
créée  aux  dépens  de  la  propriété  communale.  Pourtant  il  y  a 
le  cas  de  force  majeure  qui  peut  amener  quelque  nouvelle  ré- 
partition. André  Arcin  dit  autre  pari  (page 3-25)  au  sujet  du  chef 
de  village  dans  la  Basse  Guinée  :  «  Quelquefois  il  préside  au 
partage  des  terres  de  la  communauté,  jouant  le  rôle  de  l'agri- 
mensor  romain.  —  Il  porte  alors  en  soso  le  nom  de  Sétakhounyi 
(celui  qui  partage  les  terres).  C'est  encore  lui  qui  désigne  cha- 
que  année  quelle  partie  de  la  terre   communale  sera  défrichée 
(c'esl    une    formalité,   car  toutes  les   familles   savent    dans  quel 
ordre   les  lots  se  succèdent.   Cet  ordre  ne  peut  être  changé  que 
pour  (h1  graves  motifs).  En  effet,  par  suite  du  mode  de  culture  en 
jachères,  le  périmètre  cantonal  communal)  est  divisé  «mi  un  cer- 
tain  nombre  de  lots  où  chaque  famille  a  sa  propriété  désignée 
d'avance.  Ce   nombre  de  ces  luis  est  proportionnel  au   nombre 
d'années  pendant  lesquelles  chacun  d'eux  restera  inculte.  » 


I.A    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR    DE    HAUTE  GUINÉE.  57 

En  résumé,  ici  la  terre  semble  ne  pas  surabonder,  sans  doute 
à  cause  de  la  densité  de  la  population,  plus  grande  qu'en  Haute 
Guinée.  C'est  dans  celte  direction,  je  crois,  qu'il  faudrait  chercher 
la  différence  du  régime  d'appropriation  foncière  familiale  en 
Haute  et  en  Basse  Guinée. 

Signalons  qu'encore  plus  à  l'ouest,  sur  la  côte  même  de  Gui- 
née, chez  les  Bagaforé,  il  n'y  a  de  propriété  familiale  que  la 
case,  le  jardin  qui  l'entoure,  et  le  produit  des  palmiers  récoltés 
par  chaque  famille.  Toutes  les  cultures  se  font  en  communauté 
de  village  et,  par  conséquent,  le  sol  cultivé  est  la  propriété  com- 
mune, indivise  de  tout  le  village.  Le  riz  est  la  principale  culture 
et  la  récolte  en  est  partagée  entre  les  familles,  au  prorata  du 
nombre  des  membres  de  chaque  famille. 

Pour  en  revenir  à  la  Haute  Guinée,  quand  un  champ  est  appro- 
prié soit  par  le  défrichement  du  sol  vierge,  soit  par  l'autorisation 
de  l'ancien  possesseur,  on  le  cultive  généralement  pendant  neuf 
ans.  Ainsi,  la  première  année,  on  y  sèmera  du  riz,  la  seconde 
aussi,  la  troisième  du  fonio,  la  quatrième  du  riz,  la  cinquième  du 
riz,  la  sixième  des  arachides,  la  septième  et  la  huitième  du  fonio, 
la  neuvième  du  riz,  puis  le  champ  sera  abandonné  et  son  pos- 
sesseur ira  choisir  un  autre  endroit  pour  remplacer  par  un  sol 
vierge  un  sol  épuisé. 

L'habitation.  —  Chaque  chef  de  carrée  possède  sa  carrée  compo- 
sée de  cases  généralement  rangées  en  cercle  autour  de  la  cour 
et  entourées  d'un  enclos,  en  bambou  et  en  nattes,  appelé  ta- 
pade.  Chaque  carrée  est  ainsi  isolée  des  autres  et  d'autant  plus 
que  deux  tapades  ne  doivent  jamais  se  toucher.  Dans  ces  cases, 
le  chef  de  carrée  loge  toute  sa  famille  et  tout  son  personnel  et 
généralement  il  dispose  de  ses  cases  comme  il  veut  et  à  sou  gré, 
Cependant,  quelquefois,  telle  case  peut  appartenir  en  particulier 
;\  tel  membre  de  la  famille  :  ainsi  nous  verrons  plus  loin  que  Karfa 
Kamara,  grand  chef  de  carrée,  possède  un  très  grand  nombre  de 
cases  dans  sa  carrée  et  dans  son  village  de  culture.  Mais  à  côté 
des  eases  qui  sont  à  lui  et  à  lui  seul,  il  y  en  a  quelques-unes  qui 
appartiennent  proprement  à  des  membres  de  sa  famille  <>u  même 
à  des  esclaves  parce  que  ce  sont  ces  derniers  qui  les  ont  construites, 


58  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

tandis  que  les  cases  familiales  ont  été  construites  à  l'origine  de  la 
carrée  par  toute  la  famille  sous  la  direction* de  son  chef.  Ainsi 
les  cases  sont  généralement  propriété  du  chef  de  carrée  (c'est-à- 
dire  propriété  familiale  puisqu'il  possède  pour  toute  la  famille), 
mais  elles  peuvent  être  aussi  quelquefois  pécule  d'un  individu 
membre  de  la  carrée,  propriété  particulière  de  cet  individu.  — 
Quant  à  la  cour  qui  est  au  centre  des  cases,  elle  est  propriété  de 
toute  la  carrée,  propriété  familiale,  cela  va  sans  dire. 

Biens  mobiliers.  —  Nous  avons  fini  avec  les  biens  immeubles. 
Passons  maintenant  aux  biens  mobiliers. 

Animaux  domestiques.  —  Us  sont,  pour  la  plus  grande  part, 
propriété  du  chef  de  famille,  co-propriété  familiale,  mais  ils 
sont  susceptibles,  et  encore  mieux  que  les  cases  et  plus  générale- 
ment, d'appropriation  péculiairc  ou  individuelle.  Ainsi  Karfa 
Kamara,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  a  un  troupeau,  mais 
quelques-unes  de  ses  nombreuses  femmes  possèdent  aussi,  qui  une 
vache,  qui  un  mouton,  qui  quelques  tètes  de  bétail  données  par 
le  mari  lui-même  par  exemple.  Notons  que  le  chef  de  carrée 
peut  posséder  lui-même  péculiairement  du  bétail  en  tant  qu'indi- 
vidu privé  et  c'est  sur  ce  bétail  qui  est  particulièrement  à  lui  qu'il 
pont  faire  des  dons  à  ses  femmes  ou  à  d'autres.  Quant  au  bétail 
familial,  il  ne  le  possède  qu'en  tant  que  représentant  de  la  fa- 
mille et  ne  peut  on  disposer  de  la  même  manière,  ne  devant 
l'employer  que  dans  l'intérêt  de  la  famille  tout  entière  et  non 
dans  son  intérêt  propre,  ainsi  pour  acheter  des  femmes  aux 
garçons  en  âge  d'être  mariés.  —  Ainsi  le  bétail  est  absolument 
approprié  et  de  deux  manières  :  par  propriété  familiale,  c'est-à- 
dire  de  tonte  la  famille,  et  par  propriété  péculiaire  de  tel  ou 
tel  membre  de  la  famille.  Notons  que  c'est  avec  le  bétail.  que 
commence  la  propriété  absolue  et  définitive  pour  la  famille  et 
pour  I" individu.  Elle  n'existait  pas  pour  les  terres,  comme  nous 
l'avons  vu,  puisque  le  sol  revient  à  la  communauté  de  village 
quand  ces  terres  sont  abandonnées.  Elle  n'existait  pas  non  plus 
pour  les  cases,  puisque  le  sol  sur  lequel  elles  sont  bâties  revient, 
si  la  carrée  est  abandonnée  et  les  cases  détruites,  au  territoire 


LA  PROPRIÉTÉ  CHEZ  LE  NOIR  DE  HAUTE  GUINÉE.  59 

commun  du  village,  mais  elle  existe  pour  le  bétail  qui  ne  sou- 
tient aucun  rapport  avec  le  sol. 

Instruments  de  travail.  —  Ils  sont  propriété  du  chef  de 
carrée,  c'est-à-dire  propriété  familiale,  ou  propriété  particu- 
lière des  membres  de  la  famille  et  des  esclaves.  C'est  ici  que 
les  deux  propriétés  s'équilibrent  en  importance,  car  il  y  a 
autant  d'instruments  de  travail  possédés  péculiairement  que 
d'instruments  de  travail  possédés  familialement,  ce  qui  n'était 
pas  encore  le  cas  ni  pour  le  troupeau  dont  la  plus  grande  quan- 
tité appartient  le  plus  souvent  à  la  famille.  Quant  au  détail  de  la 
possession  des  instruments  de  travail,  nous  le  verrons  plus  loin. 

Mobilier  meublant.  —  Il  y  a  encore  ici  partage  entre  la  pro- 
priété de  la  famille  et  la  propriété  péculiaire,  soit  du  chef  de  la 
famille  lui-même  en  tant  que  membre  individuel  de  la  famille, 
soit  de  ses  autres  membres.  Les  femmes  d'un  chef  de  carrée 
riche  ont  souvent  chacune  leur  malle.  Elles  peuvent  avoir 
un  hamac,  une  chaise,  un  tara,  etc.  Nous  verrons  le  détail  plus 
loin. 

Mobilier  personnel.  —  Le  mobilier  personnel,  ce  sont  les 
vêtements,  bijoux,  grigris,  amulettes,  etc.,  toutes  choses  que 
l'on  porte  sur  soi.  Évidemment  ici  la  propriété  péculiaire  l'em- 
porte sur  la  propriété  familiale  ou  même  reste  seule  debout,  car 
les  vêtements,  les  bijoux  que  possède  le  chef  de  famille  lui- 
même,  il  les  possède  péculiairement,  c'est-à-dire  pour  son  uti- 
lité ou  son  agrément  personnels  et  non  plus  pour  l'utilité  ou 
pour  l'agrément  de  toute  la  famille.  Ainsi  la  propriété  péculiaire 
subsiste  seule. 

C'est  donc  le  mobilier  personnel  qui  est  le  plus  approprié, 
le  plus  absolument  approprié  pourrait-on  dire,  et  c'est  pour  cela 
que,  dans  un  classement  historique  des  propriétés,  il  devrait 
figurer  en  première  ligne  ou  plutôt  tout  de  suite  après  les  objets 
immédiatement  consommables.  En  effet,  la  première  chose  que 
l'homme  ait  possédé  en  propre,  c'est  d'abord  le  fruit  qu'il  vient 
de  cueillir  et  qu'il  porte  à  sa  bouche,  le  poisson  qu'il  vient  de 
pêcher  et  qu'il  va  dévorer,  le  gibier  qu'il  vient  d'attraper,  mais 
ensuite  et  tout  de  suite  après,  la  seconde  propriété  bien  à  lui 


60  LE    MUR    DE    GUINÉE. 

qu'il  ait  eue,  c'est  l'embryon  de  costume  qu'il  porte,  le  grigri 
qui  le  préserve  des  esprits,  la  pierre  pour  lui  précieuse  qui 
constitue  sa  richesse,  en  un  mot  le  mobilier  personnel,  tout  cela 
est  antérieur  comme  appropriation  à  la  case,  au  mobilier  meu- 
blant, aux  animaux  domestiques,  aux  esclaves,  aux  sols  de 
culture  et  de  pâturage,  etc. 

N'oublions  pas,  pour  finir  cette  revue  des  propriétés,  deux  caté- 
gories de  biens  qui  ne  figurent  pas  dans  la  nomenclature  totir- 
villiennc  et  qui  semblent  devoir  être  rangées  parmi  les  biens 
meubles  :  les  femmes  et  les  esclaves. 

1°  Les  femmes.  —  Les  femmes  sont  propriété  péculiaire. 
Le  chef  de  famille  a  les  siennes,  mais  pour  son  usage  à  lui  et 
non  pas  pour  l'usage  de  toute  sa  famille,  et  ses  parents  et  ses 
esclaves  ont  les  leurs,  toujours  comme  propriété  péculiaire. 
Du  reste,  historiquement,  il  n'en  a  probablement  pas  été  tou- 
jours ainsi.  Dans  la  bande  primitive,  les  femmes  devaient  être 
communes,  puis  les  chefs  ont  dû  s'en  approprier  certaines,  puis 
le  droit  à  la  propriété  individuelle  de  la  femme  a  dû  passer 
des  chefs  à  tous.  Ce  qui  semble  le  prouver,  outre  de  nombreux 
textes  historiques  notant  des  survivances  d'un  étal  de  choses 
antérieur  analogue,  c'est,  par  exemple,  ce  que  racontent 
MM.  d'Hostainë  et  d'Ollone  dans  le  livre  relatant  leur  voyage  île 
la  Côte  d'Ivoire  à  la  Guinée.  Si  vous  avez  des  relations  avec  une 
fille  non  mariée  de  certains  villages  de  la  foret,  ce  n'est  pas  le 
père  qui  a  le  droit  de  venir  vous  demander  une  indemnité,  mais 
tous  les  hommes  du  village.  Si  elle  est  mariée,  c'est  le  mari  seul. 
Ainsi  il  semble  que  la  jeune  fille  soit,  ou  plutôt  ail  été  jadis  ici, 
propriété  commune  du  village  et  qu'elle  no  devienne  propriété 
individuelle  qu'une  fois  mariée.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  femme, 
actuellement,  esl  devenue  universellement  propriété  individuelle 
et  péculiaire. 

2°  Lesesclaves.  — Les  esclaves  appartiennent  généralement  au 
chef  de  famille,  c'est-à-dire  à  la  famille  qu'il  représente,  mais 
il  n'est  pas  rare  aussi  qu'ils  soient  propriété  péculiaire,  puisque 
chaque  membre  de  la  famille  et  même  chaque  esclave  peut  avoir 
ses  esclaves  à  lui.  Sous  ce  rapport,  il  en  est  des  esclaves  comme 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE   NOIR   DE    HAUTE    GUINÉE.  61 

des  bestiaux  qui  sont  généralement  propriété  familiale,  mais  qui 
sont  quelquefois  à  telle  femme,  à  tel  neveu,  à  tel  esclave. 

En  résumé,  l'esclave  est  le  plus  souvent  propriété  familiale, 
mais  il  est  parfois  aussi  propriété  pëculiaire. 

Famille  de  Karfa  Kamara  au  point  de  vue  de  la  propriété. 
—  Nous  avons  fini  maintenant  de  passer  en  revue,  théorique- 
ment, les  différentes  espèces  de  propriété,  mais  pour  mieux 
faire  saisir  ce  qui  est  propriété  absolue  et  propriété  temporaire, 
propriété  familiale  et  propriété  péculiaire,  nous  allons  prendre 
un  exemple  concret  et  passer  en  revue  ce  que  j>ossède  un  riche 
chef  de  carrée,  ainsi  que  ce  que  possèdent  toutes  les  personnes 
qui  font  partie  de  sa  carrée.  Prenons,  par  exemple,  Karfa 
Kamara,  dialonké,  chef  de  la  province  du  Fria,  dans  le  cercle 
deFaranah.  Nous  allons  le  prendre  en  tant  que  chef  de  carrée 
et  propriétaire  et  énumérer,  dans  l'ordre  suivi  plus  haut,  tout  ce 
qu'il  possède  et  tout  ce  que  possèdent  les  membres  de  sa  carrée. 
Ce  sera  un  peu  long  sans  doute,  mais  ce  ne  sera  pas  sans 
utilité. 

Cueillette.  —  Karfa  ne  possède  rien  de  ce  chef  puisque  les 
sols  de  cueillette  et  les  objets  producteurs  de  cueillette  sont  seu- 
lement appropriés  par  tribus,  cantons  et  villages. 

Pêche  et  chasse.  —  Idem.  Notons  que  Karfa,  mais  alors  en 
tant  que  chef  de  province,  a  un  certain  droit  sur  tout  ce  qui  se 
tue  dans  sa  province,  particulièrement  sur  l'ivoire  des  éléphants. 

Sols  de  pâturage.  Karfa  Kamara  a  un  endroit  déterminé 
où  il  fait  conduire  son  troupeau,  et  cet  endroit,  quoiqu'il  n'en 
soit  pas  proprement  propriétaire,  ne  lui  est  jamais  disputé  par 
les  autres  chefs  de  carrée  qui  ont  chacun  h;  leur. 

Sol  et  objets  d'arboriculture.  —  Karfa  Kamara  possède  seule- 
ment trois  kolatiers,  au  bord  du  Niger.  Il  n'en  replante  pas  et 
par  conséquent  ne  l'ait  pas  d'arboriculture,  l'n  kolatier  vaut  eu 
moyenne  150  ou  200  francs,  c'est-à-dire  le  prix,  d'un  captif. 
Du  reste,  un  kolatier  ne  se  vend  jamais,  mais  quand  <>n  a  une 
dette  et  qu'on  ne  peut  la  payer  autrement,  on  peut  donner  un 
Kolatier   en   paiement.   Muant    aux  dots  de   mariage,  on   peut   les 


02  LE    NOIR    DR   GUINÉE. 

paver  en  kolas  si  Ton  veut,  mais  jamais  en  kolatiers.  Karfa  ne 
possède  ni  bananiers,  ni  palmiers. à  huile. 

Champs  cultivés.  — Karfa  en  possède  un  premier  tout  près  de 
Faranah  :  c'est  un  champ  de  fonio  et  d'arachides.  Karfa  le  fait 
cultiver  depuis  sept  ans  et  le  fera  cultiver  encore  pendant  trois 
ans,  puis  il  prendra  une  autre  place.  Quand  le  champ  sera 
abandonné,  n'importe  qui  pourra  s'y  installer  après  permission 
demandée  à  Karfa. 

Il  en  possède  un  deuxième  auprès  du  village  de  Koudébou. 
C'est  un  champ  de  riz.  Il  est  cultivé  depuis  six  ans  et  le  sera 
encore  pendant  trois  ans.  La  première  année.  Karfa  y  a  semé 
du  riz,  la  deuxième  encore  du  riz,  la  troisième  du  fonio, 
la  quatrième  du  riz,  la  cinquième  du  riz,  la  sixième  des  ara- 
chides. La  septième,  il  y  sèmera  des  patates  ou  du  fonio,  la  hui- 
tième du  mil  ou  du  fonio,  la  neuvième  du  riz. 

Le  troisième  champ  de  Karfa  est  situé  sur  le  bord  du  Niger, 
derrière  Koudébou.  C'est  un  champ  de  riz  d'eau  que  Karfa  fait 
cultiver  depuis  quatre  ans.  Cette  année-ci,  il  ne  le  sèmera  pas  et. 
l'année  prochaine,  choisira  un  autre  endroit  à  la  place  de  celui- 
là.  Pendant  les  quatre  années  où  il  l'a  cultivé,  Karfa  n'y  a  lait 
que  du  riz  d'eau  (1903,  1904,  1905  et  1906). 

Karfa  possède  un  quatrième  champ,  de  riz  de  montagne,  auprès 
de  Koudébou.  11  le  cultive  depuis  sept  ans,  l'ensemencera 
encore  une  année,  puis  l'abandonnera.  Cela  fera  donc  eu  tout 
huit  ans  de  culture.  Voici  ce  qu'il  y  a  semé  depuis  le  commen- 
cement :  la  première  année,  du  riz  de  montagne,  la  deuxième 
du  riz  tic  montagne,  la  troisième  du  fonio,  la  quatrième  du  riz 
de  montagne,  la  cinquième  du  fonio,  la  sixième  des  arachides 
et    du   manioc,  la  septième  du  riz  de  montagne. 

Cette  année  (1907),  il  y  sèmera  du  fonio.  L'année  prochaine,  il 
abandonnera  ce  champ  et  ira  choisir  un  autre  endroit. 

Habitation.  —  Karfa  Kamara  a  sa  carrée  d'habitation  à  Fara- 
nah. Elle  comprend  25  cases. 

La  première  case,  grande  et  large,  est  à  lui  seul.  La  seconde  lui 
seif  d'habitation  pour  lui  et  sa  femme  préférée.  Les  deux  cases 
suivantes  sont  à  la  première  femme  épousée  par  Karfa  qui.  en 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR    DE    HAUTE  GUINÉE.  63 

cette  qualité,  a  le  pas  sur  les  autres.  Quatorze  cases  servent  à 
logerles  autres  femmes  de  Karfa  et  leurs  enfants.  La  dix-neuvième 
et  la  vingtième  servent  de  logement  à  deux  neveux  de  Karfa  que 
nous  retrouverons  plus  loin,  et  à  leur  famille.  La  vingt  et  unième 
sert  de  cuisine,  la  vingt-deuxième  aux  palabres,  la  vingt-troi- 
sième de  magasin,  Karfa  y  met  son  riz,  ses  arachides,  son  sel, 
son  néré,  etc.  La  vingt-quatrième  et  la  vingt-cinquième  sont  les 
.  cases  d'entrée  et  de  sortie  de  la  carrée.  On  a  agrandi  leurs  portes 
pour  en  faire  des  sortes  de  petites  poternes  donnant  accès  à 
l'intérieur  de  la  cour.  Karfa  Kamara  possède  encore  une  carrée 
à  Souleymania,  village  du  Firia,  situé  à  peu  de  distance  de  Fa- 
ranah,  et  un  village  de  culture. 

La  carrée  de  Souleymania,  Karfa  ne  la  possède  guère  que  théo- 
riquement. Elle  est  composée  de  deux  cases  seulement,  dans  l'une 
desquelles  vit  la  mère  de  Karfa,  encore  existante  avec  un  de  ses 
petits-enfants  qu'elle  élève.  Dans  l'autre  logent  deux  femmes  de 
Karfa  et  leurs  quatre  enfants.  Or,  la  première  case  appar- 
tient spécialement  à  la  mère  de  Karfa  et  la  seconde  aux  deux 
femmes. 

Quant  au  village  de  culture  de  Karfa,  il  s'appelle  Koudébou- 
Karfa  et  est  situé  au  nord-ouest  de  Faranah,  à  13  kilomè- 
tres. Il  contient  en  tout  neuf  carrées.  Parmi  ces  carrées  il  y  en 
a  qui  appartiennent  en  pleine  propriété  à  Karfa  Kamara,  tan- 
dis que  d'autres,  au  contraire,  ayant  été  construites  par  ses  ne- 
veux et  par  ses  esclaves,  appartiennent  en  fait  à  ceux-ci.  Alors 
Karfa  Kamara  n'a  plus  que  la  propriété  du  sol  sur  lequel  sont 
construites  ses  cases. 

La  première  carrée  contient  neuf  cases.  Là-dessus  deux  sont 
réservées  à  Karfa  pour  ses  passages  à  son  village  de  culture.  Elles 
servent  aussi  à  loger  les  Européens  de  passage. 

La  troisième  case  est  le  logement  d'une  femme  de  Karfa  et  de 
ses  deux  enfants.  Les  six  autres  servent  ù  loger  des  esclaves  de 
Karfa. 

La  deuxième  carrée  comprend  trois  cases,  une  qui  appartient 
à  un  neveu  de  Karfa  qui  a  sa  principale  habitation  à  Faranah, 
mais  qui  vient  quelquefois  au  village  de  culture,  les  deux  au- 


64  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

très  servant  à  loger  cinq  esclaves  de  Karfa.  La  case  du  neveu 
appartient  spécialement  à  celui-ci  qui  pourrait  la  détruire  s'il 
le  voulait  sans  que  Karfa  pût  y  trouver  quelque  chose  à  redire. 

La  troisième  carrée  a  trois  cases  qui  servent  à  loger  un  neveu 
de  Karfa  et  sa  famille,  neveu  habitant  exclusivement  ce  vil- 
lage. Toute  la  carrée  appartient  péculiairement  au  neveu. 

La  quatrième  carrée  a  quatre  cases.  Elle  est,  comme  la  troi- 
sième, habitée  par  un  neveu  de  Karfa  qui  la  possède  en  propre 
et  y  loge  sa  famille  :  ses  deux  femmes,  ses  trois  enfants,  son 
frère  et  ses  six  esclaves. 

La  cinquième  carrée  a  cinq  cases  :  dix-neuf  esclaves  de  Karfa 
y  habitent,  dont  cinq  hommes,  six  femmes,  deux  garçons  et 
six  filles.  Cette  carrée  appartient  en  propre  aux  esclaves  qui 
l'habitent. 

La  sixième  carrée  a  quatre  cases.  C'est  le  forgeron  de  Karfa, 
nommé  Krekoura  Kamara.  qui  y  habite  et  qui  la  possède.  Il  y 
loge  sa  femme,  ses  trois  enfants,  son  frère,  la  femme  et  l'enfant 
de  celui-ci. 

La  septième  carrée  a  deux  cases  où  logent  des  personnes 
libres  qui  sont  de  la  clientèle  de  Karfa  :  deux  hommes,  deux 
femmes,  un  garçon  et  trois  filles.  Cette  carrée  appartient  en 
propre  à  ces   personnes. 

La  huitième  carrée  a  cinq  cases  où  habitent  d'autres  per- 
sonnes libres  de  la  clientèle  de  Karfa  :  deux  hommes,  quatre 
femmes,  quinze  garçons  et  filles.  La  carrée  leur  appartient. 
La  neuvième  carrée  comprend  deux  cases  et  est  habitée  par 
Kéman  Kamara,  un  neveu  de  Karfa.  qui  y  loge  avee  sa  famille, 
c'est-à-dire  ses  deux  femmes  et  trois  frères  non  mariés.  La  carrée 
lui  appartient. 

En  résumé,  Karfa  Kamara  possède  lliéoriquemenl  onze  carrées 
et  un  nombre  énorme  de  cases.  Mais  on  voit  qu'en  l'ail,  pas  mal 
de  ces  carrées  el  de  ces  cases  sont  l,i  propriété  péculiaire  de 
ceux  qui  les  habitent  el  ne  relèvent  de  Karfa  qu'indirectement. 
En  revanche,  il  y  en  a  aussi  pas  mal  qui  lui  appartiennent 
directement,  surtout  les  cases  de  sa  principale  carrée,  celle 
de  l'ara na b. 


LA  PROPRIÉTÉ  CHEZ  LE  NOIR  DE  HAUTE  GUINÉE.  65 

Animaux  domestiques.  —  Karfa  possède  seize  bêtes  à  corne 
(quatre  taureaux,  sept  vaches,  cinq  génisses)  et  neuf  moutons, 
pas  de  chèvres,  une  vingtaine  de  poules  et  une  dizaine  de  ca- 
nards. 

Instruments  de  travail.  —  Karfa  donne  des  dabas  aux  per- 
sonnes qui  travaillent  pour  lui,  membres  de  sa  famille,  esclaves, 
clients,  etc.  Il  donne  un  daba  par  an  à  chaque  membre  mâle  de 
sa  famille,  la  même  chose  à  chacun  de  ses  esclaves  mâles,  un 
daba  par  an  pour  deux  ou  trois  hommes  libres  de  sa  clientèle 
travaillant  pour  lui.  Mais  ceux-ci,  parents,  esclaves  clients,  pos- 
sèdent aussi  des  dabas  à  eux  pour  travailler  spécialement  pour 
eux.  Ceux  que  Karfa  leur  donne  pour  travailler  pour  lui,  sont 
à  lui,  donc  propriété  familiale. 

Les  instruments  pour  faire  la  cuisine  (auges,  pilons  à  riz, 
marmites,  calebasses,  etc.)  sont  donnés  par  Karfa  à  ses  femmes 
pour  qu'elles  puissent  faire  la  cuisine  ;  mais  une  fois  donnés,  ils 
sont  possédés  en  propre  par  chaque  femme  et  deviennent  ainsi 
propriété  péculiaire  et  non  plus  familiale  :  ceci  sans  doute  pour 
qu'il  y  ait  non  pas  responsabilité  collective  des  femmes  vis-à-vis 
de  l'attirail  de  cuisine,  mais  responsabilité  particulière  de  telle 
ou  telle  femme  vis-à-vis  de  chaque  pièce  de  cet  attirail. 

Mobilier  meublant.  —  Karfa  Karnara  possède  un  tapis  va- 
lant 15  francs;  deux  malles,  une  de  40  fr.,  l'autre  de  25  fr.,  huit 
chaises  européennes,  un  fauteuil  européen,  un  hamac,  deux 
nattes,  quatre  couvertures.  Les  chaises  valent  10  francs,  le  fau- 
teuil 15  francs,  le  hamac  10  francs,  les  deux  nattes  12  fr.  50  cha- 
cune, et  les  quatre  couvertures  12  francs  l'une. 

Remarquons  que  ce  mobilier  meublant  est  à  l'usage  exclusif 
de  Karfa  et  ne  constitue  pas,  en  somme,  une  propriété  fan ii- 
liale,  mais  bien  une  propriété  péculiaire  du  chef  de  famille.  Il 
pourrait  en  être  autrement  en  théorie,  mais  en  fait  ce  n'est  pas 
le  cas  ici. 

Mobilier  personnel.  —  Karfa  Kamara  possède  un  paire  de 
bottes  valant  10  francs,  cinq  culottes  d'une  valeur  de  2  fr.  50  cha- 
cune, cinq  boubous  valant  de  20  à  50  fr.  pièce,  trois  caftans  dont 

deux  de  15  francs  et  le  troisième  de  200  francs,  trois  bonnets  de 

:. 


66  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

5  francs  chacun,  deux  paires  de  pantoufles  de  5  francs  cha- 
cune ;  deux  paires  de  sandales,  l'une  de  15  francs,  l'autre  de 
20  francs.  Il  possède  de  nombreux  grigris  très  chers  et  des 
bijoux. 

Avec  le  mobilier  personnel  nous  sommes  naturellement  en 
plein  dans  la  propriété  péculiaire. 

Instruments  d'attaque  et  de  défense.  —  Nous  entrons  là  dans 
une  catégorie  de  biens  mobiliers  oubliés  par  la  nomenclature 
[instruments  d'attaque  et  de  défense,  femme,  esclaves,  espèces). 

Karfa  possède  deux  sabres,  l'un  valant  10  fr.,  l'autre  5  fr., 
un  fusil  à  piston  qu'il  estime  120  francs,  une  lance  qui  vaut 
15  francs. 

Je  mettrai  dans  la  même  catégorie,  un  cheval  que  Karfa  es- 
time 600  francs,  deux  selles,  dont  l'une  vaut  15  francs,  l'autre 
100  francs,  deux  mors  et  bridons  valant  ensemble  25  francs,  un 
collier  de  cheval  valant  50  francs,  etc. 

Tout  cela  est  propriété  péculiaire  du  chef  de  famille. 

Femmes.  —  Karfa  en  possède  trente-quatre,  qui  lui  ont  donné 
à  elles  toutes  quarante  enfants.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que 
c'est  là  de  la  propriété  péculiaire,  au  premier  chef. 

Esclaves.  —  Karfa  en  possède  une  quarantaine,  mais  il  ne 
les  possède  paspéculiairement.  Ici,  c'est  en  tant  que  représentant 
de  la  famille  qu'il  a  ces  esclaves  :  ils  sont  donc  propriété  fami- 
liale. Nous  verrons  plus  loin,  en  plus  de  ceux-ci,  ceux  qui  sont 
à  côté  d'eux,  propriété  péculiaire  de  tel  membre  de  la  famille. 

Espèces.  —  Karfa  Kamara  possède  environ  200  francs  d'ar- 
gent, en  espèces  monnayées  françaises. 

Divers.  —  Enfin  il  faut  noter  la  clientèle  de  Karfa  Kamara  : 
d'abord  deux  familles  d'hommes  libres,  cultivateurs  habitant 
son  village  de  Koudébou  et  faisant  trente  personnes,  puis  le 
griot  (espèce  de  musicien  bouffon)  et  le  forgeron  de  Karfa  Ka- 
mara. Griot  et  forgeron  sont  des  hommes  libres,  mais  Karfa 
est  leur  patron,  et  eux  sont  ses  clients.  La  famille  du  griol  compte 
quatre  personnes,  celle  du  forgeron  huit,  ce  <  j n i  fail  en  toui  nue 
clientèle  de  quaraiitre-.leu\  personnes. 

La  clientèle  peut  être  considérée  comme  une  espèce  de  pro- 


LA    PROPRIÉTÉ   CHEZ   LE   NOIR   DE    HALTE   GUINÉE.  67 

priété  pour  le  patron  et  sa  famille.  En  ce  cas,  c'est  une  propriété 
familiale  et  non  une  propriété  péculiaire  du  chef  de  famille. 

Nous  venons  de  passer  en  revue  les  biens  immobiliers  et  les 
biens  mobiliers  de  Karfa  Kamara  en  notant  ce  qui  est  d'un  côté 
propriété  familiale  et  de  l'autre  propriété  péculiaire  du  chef  de 
famille  :  il  nous  reste  à  voir  ce  que  possèdent  les  membres  de  la 
familia  ou  plutôt  de  la  familia  tout  entière  de  Karfa,  en  com- 
mençant par  sa  mère  et  en  finissant  par  ses  esclaves. 

Nous  allons  donc  passer  en  revue  les  biens  de  toute  espèce  : 

1°  De  sa  mère; 

2°  De  ses  femmes  ; 

3°  De  ses  fils  ; 

4°  De  ses  filles  ; 

5°  De  ses  frères  ; 

6°  De  ses  neveux  ; 

7°  De  ses  cousins; 

8°  De  ses  esclaves; 

9e  De  ses  clients. 

Biens  de  la  mère.  —  Elle  s'appelle  Toromba  Oularé  et  de- 
meure à  Souleymania  dans  la  carrée  qui,  dans  son  ensemble,  est 
nominalement  à  son  fils;  elle  y  possède  les  deux  cases  qui  for- 
ment son  habitation.  Elle  a  de  plus  deux  esclaves,  un  homme  et 
un  femme,  valant  400  francs  à  eux  deux,  un  petit  troupeau  qui 
se  compose  de  deux  vaches  (255  fr.  la  paire),  un  veau  (25  fr.), 
une  brebis  (15  francs).  Elle  a,  en  plus,  dix  poules  et  coqs. 

Elle  possède  encore  dix  pagnes  valant  G5  francs  à  eux  tous, 
une  couverture  valant  25  francs,  trois  petites  chaises,  un  hamac, 
dois  malles,  trois  marmites,  deux  chaudrons  et  quatre  cale- 
basses. Tout  ce  quelle  possède  peut  s'évaluer  878  francs. 

Biens  des  femmes.  —  La  première  femme  de  Karfa,  Manau 
Farimau  Kondé,  possède  trois  vaches  qui  lui  ont  été  données 
par  son  fils  aîné  (300  francs),  trois  chèvres  qu'elle  s'est,  achetées 
(45  francs),  deux  anneaux  d'or  donnés  par  son  fils  revenant 
d'être  tirailleur  (150  francs),  quarante  pagnes  qui  lui  ont  été 
donnés  par  Karfa  (400  francs),  deux  bracelets  en  argent 
100 francs),  uncollierdepcrles (15 francs),  trois  nattes    15  francs  , 


68  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

cinq  malles  (75  francs),  six  marmites  (22  francs),  et  six  cale- 
basses (18  francs).  Tout  cela  fait  une  valeur  de  1.140  francs. 

Boudian  Kondé,  deuxième  femme  <le  Karfa,  ne  possède  pas  de 
troupeau.  Elle  a  huit  pagnes  (55  francs),  qui  lui  ont  été  donnés 
par  Karfa,  deux  anneaux  d'or  (60  francs)  également  donnés 
par  celui-ci,  deux  bracelets  d'argent  (80  francs)  idem,  un  collier 
de  perles  (10  francs)  idem.  Elle  a  en  plus  trois  nattes  (9  francs), 
une  malle  (10  francs),  trois  marmites  (15  francs),  cinq  calebasses 
(5  francs).  Tout  cela  lui  a  été  donné  par  son  mari,  sauf  les 
calebasses  qu'elle  a  achetées  elle-même. 

Latau  Kamara  possède  cinq  pagnes  (35  francs),  une  ceinture 
de  perles  (7  fr.  50),  une  malle  (15  francs),  deux  marmites 
(12  fr.  50),  et  un  chaudron  (10  francs).  Tout  cela  lui  a  été 
donné  par  Karfa,  sauf  deux  pagnes  et  la  ceinture  de  perles 
quelle  a  achetés  elle-même. 

Marama  Oularé  possède  trois  pagnes  (15  francs),  une  ceinture 
de  perles  (3  francs),  une  marmite  et  un  chaudron  10  francs). 
Karfa  a  donné  le  tout,   sauf  la  ceinture  de  perles. 

Mantané  Mara  a  six  pagnes  (30  francs),  une  marmite  et  trois 
calebasses  valant  8  francs.  Tout  a  été  donné  par  le  mari,  sauf 
un  pagne  acheté  par  la  femme  et  trois  calebasses. 

Koumba  kissi  possède  quatre  pagne  (20  francs),  une  mar- 
mite et  quatre  calebasses  (7  francs).  Tout  a  été  donné  par  Karfa 
sauf  un  pagne  et  les  quatre  calebasses  achetées  par  la  femme. 

Tenin  Kamara  possède  cinq  pagnes  (25  francs  ,  deux  marmites 
et  trois  calebasses  (8  francs).  Les  calebasses  ont  été  achetées 
par  la  femme,  le  reste  donné  par  Karfa  Kamara. 

Kalou  Kanko  kera  possède  six  pagnes  (30  francs  ,  deux  anneaux 
d'or  (95  francs),  un  bracelet  d'argent  (30  francs),  un  chau- 
dron (10  francs).  Tout  cela  a  été  donné  par  Karfa. 

Bomba  Kamara  possède  trois  pagnes  (8  francs)  donnés  par 
karfa  et  une  ceinture  de  perles  (1  franc)    qu'elle  s'est  achetée. 

Deloba  Yora  possède  quatre  pagnes  (2.0  francs  et  deux  anneaux 
d'or  (100  francs).  Tout  cela  donné  par  karfa. 

koria  Koudé  possède  six  pagnes  (30  francs)  et  quatre  anneaux 
d'or  (100  francs),  donnés  par  Karfa. 


LA   PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR   DE    HAUTE   GUINÉE.  69 

Boulou  Yaï  Mansaré  possède  une  vache  et  un  veau  (185  francs), 
sept  pagnes  (35  francs),  deux  anneaux  d'or  (60  francs),  une  cein- 
ture de  perles  (3  francs),  deux  bracelets  d'argent  (40  francs), 
deux  marmites  (8  francs).  Tout  cela  a  été  donné  par  Karfa,  sauf 
la  ceinture  de  perles  et  les  bestiaux.  Boulou  Yaï  Mansaré  s'est 
procurée  ceux-ci  en  faisant  un  petit  champ  de  riz  pour  elle- 
même,  en  dehors  du  temps  de  travail  qu'elle  doit  à  son  mari, 
et  en  en  vendant  le  produit.  Avec  ce  produit,  elle  s'est  achetée 
une  vache  qui  lui  a  donné  un  veau. 

Finada  Oularé  possède  cinq  pagnes  (25  francs),  un  anneau 
d'or  (45  francs),  un  chaudron  et  un  marmite  (15  francs).  Les 
pagnes  ont  été  achetés  par  la  femme,  le  reste  donné  par  Karfa. 

Manti  Samoura  possède  quatre  pagnes  (26  francs),  une  ceinture 
do  perles  (3  francs),  un  chaudron  et  une  marmite  (13  francs).  Tout 
cela  a  été  donné  par  Karfa,  sauf  deux  pagnes  et  la  ceinture  de 
perles  achetés  par  la  femme. 

Madina  Samoura  possède  six  pagnes  valant  30  francs,  une 
épingle  d'argent  (5  francs),  une  ceinture  de  perles  (5  francs), 
un  bandeau  de  perles  (4  francs).  Tout  cela  a  été  donné  par  Karfa, 
sauf  les  perles. 

Foré  Kondé  possède  d'abord  un  troupeau  :  deux  vaches,  un 
veau,  un  bouc,  une  brebis  (en  tout  320  francs)  qui  lui  ont  été 
donnés  par  sa  mère.  Ensuite  elle  a  huit  pagnes  (40  francs), 
deux  anneaux  d'or  (60  francs),  quatre  bracelets  d'argent 
(100  francs),  une  ceinture  et  un  bandeau  de  perles  (7  francs), 
une  épingle  d'argent  (5  francs),  trois  marmites  et  huit  calebas- 
ses (qui  font  31  francs),  enfin  elle  possède  aussi  un  petit  esclave 
qui  lui  a  été  donné  par  sa  mère,  valant  200  francs. 

L'esclave  et  les  bestiaux  proviennent  donc  de  la  mère  de  Foré 
Kondé;  les  bijoux  d'or  et  d'argent  de  Karfa.  La  femme,  elle, 
s'est  acheté  cinq  pagnes  (25  francs),  les  perles  (7  francs)  et  les 
calebasses  (8  francs),  soit  une  propriété  totale  de  703  francs. 

Tacouba  Yora  possède  cinq  pagnes  (17  fr.  50),  deux  anneaux 
d'or  (60  francs),  une  filière  d'ambre  (40  francs),  une  ceinture  ri 
un  bandeau  de  perles  (7  francs),  une  marmite,  un  chaudron  et 
six  calebasses  (20  francs).  Toutaété  donné  par  Karfa,  sauf  dois 


70  LE    NOTR    DE    GUINÉE. 

pagnes  achetés  par  la  femme  (7  fr.  50),  ainsi  que  les  perles 
(7  francs)  et  les  calebasses  (6  francs).  Valeur  totale  des  biens 
de  Tacouba  Yora  :  14-4  fr.  50. 

Ariéné  Daramé  est  la  fille  du  cbei  de  village  de  Médina  (c'est 
un  homme  riche,  et  sa  fille  est  une  des  plus  riches  femmes 
de  Karfa).  Elle  possède  deux  petits  esclaves,  valant  chacun 
200  francs.  Ils  avaient  été  donnés  dans  la  dot  par  Karfa  au  père 
de  la  jeune  fille,  et  celui-ci  les  a  donnés  à  sa  fille.  Elle  pos- 
sède ensuite  vingt  pagnes  valant  120  francs,  huit  ont  été 
donnés  par  Karfa  et  douze  achetés  par  la  femme.  Elle  a  quatre 
anneaux  d'or  valant  en  tout  170  francs,  deux  ont  été  donnés 
par  Karfa,  deux  achetés  par  Ariéné  Daramé  elle  même,  deux 
bracelets  d'argent  (100  francs)  donnés  par  Karfa,  trois  bagues 
d'argent  (15  francs)  dont  une  donnée  par  Karfa  «H  les  deux 
autres  achetées  par  la  femme  ;  une  paire  de  chaînettes  en 
argent  se  mettant  à  la  cheville  et  valant  00  francs;  une  de 
ces  chaînettes  a  été  donnée  par  Karfa,  l'autre  achetée  par  la 
femme;  un  bandeau  de  perles  (5  francs)  acheté  par  la  lemme, 
une  ceinture  de  perles  (5  francs)  achetée  par  la  femme,  cinq 
mouchoirs  de  soie  (25  francs),  dont  deux  donnés  par  Karfa  et 
achetés  par  la  femme,  une  somme  de  150  francs  en  espèces  que 
la  femme  s'est  procurée  (déshonnètement)  pendant  une  absence 
de  Karfa,  quatre  malles  valant  70  francs  données  par  Karfa, 
cinq  marmites  (20  francs)  données  par  Karfa,  trois  calebasses 
(9  francs)  dont  une  donnée  par  Karfa  et  deux  achetées  par  la 
femme.  Cela  fait  en  tout  une  valeur  de  1.150  francs. 

Patounia  Touré  est  pauvre.  Elle  possède  trois  pagnes 
(15  francs),  un  bandeau  de  perles  (4  francs)  et  un  chaudron 
(10   francs),   tout  cela  donné  par  Karfa. 

Kali  Kamara  possède  cinq  pagnes  I  17  IV.  50  .  deux  anneaux 
d'or  (80  francs),  une  ceinture  de  perles  l  franc).  Là-dessus, 
elle  a  acheté  un  pagne  (2  IV.  50)',  un  des  anneaux  d'or  (20  francs] 
et  la  ceinture  de  perles  (1  liane.  Le  reste  lui  a  été  donné  par 
Karfa. 

Patouma  Kamara  possède  cinq  pagnes  (25  francs),  deux 
anneaux    d'or  (00   francs  .    trois  bagues  en    argent    (15  francs  , 


LA   PROPRIÉTÉ    CHEZ   LE   NOIR    DE    HAUTE    GUINÉE.  71 

un  bandeau  de  perles  (4  francs),  une  ceinture  de  perles 
(1  franc)  et  une  malle  (5  francs).  Sur  les  cinq  pagnes,  trois 
ont  été  donnés  par  Karfa  et  deux  par  le  père  de  Fatouma  Ka- 
mara  à  sa  fille.  Sur  les  deux  anneaux  d'or,  un  a  été  donné 
par  Karfa  et  un  par  le  père.  Les  bagues  en  argent  et  le  ban- 
deau de  perles  ont  été  donnés  par  Karfa,  la  malle  par  le  père. 
Enfin  la  ceinture  de  perles  (1  franc)  a  été  achetée  parla  femme. 

Tenin  Kamara  possède  trois  pagnes  (15  francs),  deux  brace- 
lets d'argent  (30  francs),  une  bandeau  de  perles  (4  francs),  une 
ceinture  de  perles  (1  franc),  un  chaudron  (10  francs),  deux 
marmites  (8  francs),  cinq  calebasses  (5  francs).  Cela  fait  une 
valeur  totale  de  73  francs  sur  laquelle  15  francs  d'objets  ont 
été  achetés  par  la  femme  et  le  reste  donné  par  Karfa. 

Dalafî  Kamara  est  actuellement  la  femme  favorite  de  Karfa. 
Elle  possède  un  petit  troupeau  :  deux  vaches (575  francs),  une  gé- 
nisse (50  francs),  un  veau  (25  francs)  et  neuf  moutons  (95  francs). 
Tout  cela  lui  a  été  donné  par  son  premier  mari  qui  était  un 
Européen.  Après  le  départ  de  celui-ci,  elle  épousa  Karfa  Kamara. 
Elle  possède  neuf  pagnes  (45  francs)  dont  cinq  donnés  par 
le  premier  mari  et  quatre  par  Karfa,  deux  anneaux  d'or,  dont 
un  de  60  francs,  donné  par  le  premier  mari  et  un  de  40  francs 
donné  par  le  second,  quatre  bracelets  en  argent  (80  francs) 
donnés  par  le  premier  mari,  un  collier  en  argent  (30  francs) 
idem,  deux  bagues  d'argent  et  deux  épingles  d'argent  (22  francs) 
données  par  Karfa,  un  collier  de  perles  (10  francs)  et  un  bandeau 
de  perles  (4  francs)  donnés  par  Karfa,  une  malle  (15  francs) 
donnée  par  le  premier  mari,  une  chaudron  (10  francs)  donné 
par  Karfa. 

Tout  cela  fait  une  valeur  totale  de  76!  francs. 

Nous  voici  au  bout  de  l'analyse  de  ce  que  possèdent,  comme 
propriété  particulière,  les  femmes  de  Karfa.  Il  en  résulte  que  les 
femmes  peuvent  posséder  en  pécule  des  esclaves,  du  bétail,  des 
objets  meublants,  des  bijoux,  sans  compter  Irurs  ustensiles  de 
cuisine  ri,  leurs  vêtements.  Les  plus  riches  femmes  de  Karfa  pos- 
sèdent  (oui  cela,  les  plus  pauvres  onl  au  moins  leurs  vêtements, 
quelques  malheureux  bijouv  en  perles  de    verre   par  exemple 


72  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

et  leurs  outils  pour  faire  la  cuisine.  Quant  à  la  façon  dont  elles 
se  procurent  ces  divers  objets,  nous  avons  vu  que  c'est  le  mari 
qui  leur  en  donne  la  plus  grande  partie,  objets  chers  ou  objets 
usuels.  La  famille  de  la  femme,  quand  elle  est  riche,  la  dote 
aussi  parfois  au  moment  du  mariage,  mais  généralement  en 
prenant  cela  sur  ce  qu'a  payé  le  futur,  si  bien  que  c'est  encore 
le  mari  qui,  en  définitive,  a  donné  ici.  Enfin  quelques  femmes, 
plus  courageuses  que  les  autres,  prennent  de  temps  en  temps 
sur  leur  repos  pour  faire  un  petit  champ  de  riz  ou  de  tabac  et, 
avec  le  produit,  elles  s'achètent  des  bestiaux  ou  de  l'or.  Quelques 
autres  doivent  une  richesse  relative  à  une  cause  accidentelle,  à 
un  premier  mariage  par  exemple,  ou  bien  même  à  une  con- 
duite déshonnète  pendant  l'absence  du  mari,  conduite  qui  leur 
permet  d'amasser  de  l'argent.  Mais  finalement  les  deux  sources 
principales  du  pécule  pour  la  femme  mariée  sont,  par  ordre 
d'importance  :  1°  les  cadeaux  du  mari;  2°  le  travail  qu'opère  la 
femme  par  elle-même  à  ses  moments  perdus.  Quant  à  la  con- 
duite déshonnète  de  la  femme  pour  se  procurer  de  l'argent, 
elle  est  rare,  car  le  mari  trompé  a  le  droit  de  battre  sa  femme 
et  de  la  renvoyer  à  sa  famille,  en  se  faisant  restituer  la  dot 
qu'il  a  payée  pour  l'épouser.  Néanmoins  le  cas  se  produit  quel- 
quefois sans  que  h;  mari  punisse  la  femme. 

11  nous  faudrait  maintenant  examiner  le  pécule  des  enfants. 
fils  et  tilles  de  Karfa  Kamara,  du  moins  des  plus  nues  qui,  seuls, 
sonl  en  mesure  d'en  posséder  :  ainsi  un  des  fils  de  Karfa  a  été 
tirailleur  et  s'est  enrichi  puisqu'il  a  pu  faire  cadeau  à  sa  mère 
de  têtes  de  bétail  et  de  bijoux,  mais  cette  énumération  devien- 
drai! fastidieuse,  et  il  suffit  de  dire  que  lils  cl  lilles  peuvent 
posséder  tout  ce  qui  constitue  un  pécule. 

Passons  aux  frères  cl  aux  neveux  :  Karfa  Kamara  ne  possède 
plus  «le  frères,  ils  sont  tous  morts,  mais  il  a  des  neveux  qui 
habitent  dans  sa  carrée  de  l'aranah  cl  dans  son  village  de  cul- 
ture et  fout  partie  de  sa  communauté  familiale,  pas  tous  ses 
neveux  du  reste.  car  quelques-uns  se  sont  établis  à  pari  e1 
vivenl  indépendants,  —  mais  la  plupart.  Examinons  la  propriété 
péculiaire  de  ces  derniers. 


LA  PROPRIÉTÉ  CHEZ  LE  NOIR  DE  HAUTE  GUINÉE.         73 

Faisons  d'abord  cette  remarque,  c'est  que  ces  neveux,  s'ils 
font  partie  de  la  communauté  familiale  de  Karfa,  ne  font  pas 
partie  de  la  communauté  de  travail  de  la  famille.  En  effet,  nous 
allons  voir  qu'ils  ont  leurs  ressources  indépendantes  de  Karfa  et 
ne  doivent  sur  ses  champs  que  dix-huit  jours  de  travail  par  an. 
C'est  là  la  différence,  très  importante,  qui  sépare  les  Dialonkés 
(Karfa  est  un  Dialonké)  des  Malinkés  et  des  Kissiens.  Tandis 
que  chez  ces  derniers  tous  ceux  qui  font  partie  du  cercle  fami- 
lial (frères,  fils,  neveux,  femmes  esclaves),  en  un  mot  tous,  sauf 
les  clients,  doivent  cinq  jours  sur  six  de  travail  à  la  famille, 
aux  champs  familiaux  et,  en  revanche,  sont  nourris  et  entre- 
tenus par  celle-ci  ;  chez  les  Dialonkés,  le  lien  qui  lie  les  neveux 
et  les  esclaves  à  la  famille  semble  beaucoup  plus  relâché.  Les 
neveux,  par  exemple,  devront  dix-huit  jours  de  travail  seulement 
par  an  à  Karfa  et  à  la  famille,  mais,  d'autre  part,  devront  se 
procurer  eux-mêmes  leur  nourriture  et  leur  entretien.  Les 
esclaves  ne  devront  que  trois  jours  de  travail  par  semaine  à 
Karfa,  mais  en  revanche  vaqueront  eux-mêmes  à  l'obtention  de 
leur  nourriture  et  à  leur  entretien.  En  un  mot,  neveux  et  es- 
claves chez  les  Dialonkés  sont  traités  comme  les  Malinkés  et 
les  Kissiens  ne  traitent  que  leurs  clients  qui  se  rattachent  à  la 
famille  par  le  lien  de  la  clientèle,  mais  doivent  se  nourrir  et 
s'entretenir  eux-mêmes.  Les  neveux  de  Karfa  sont  donc  placés 
plutôt  sous  le  régime  de  la  clientèle  que  sous  celui  de  la  famille, 
tandis  que  ses  femmes  et  ses  fils,  eux,  lui  doivent  leur  cinq 
jours  de  travail  sur  six,  comme  chez  les  Malinkés  et  les  Kissiens. 

Voici  d'abord  Kanda  Kamara  qui  occupe  au  village  de  culture 
de  Karfa  une  case  qui  lui  a  été  prêtée,  mais  non  donnée  par 
celui-ci.  Kanda  Kamara  fait  le  métier  de  dioula.  Actuellement  il 
est  parti  pour  Konakry  avec  six  cents  boules  de  caoutchouc.  Il 
a  deux  femmes,  trois  enfants  et  un  esclave  homme. 

Samba  Kamara  habite  à  Faranah,  dans  la  carrée  principale 
de  Karfa  et  il  occupe  une  case  qui  appartient  à  celui-ci.  C'est  mi 
cultivateur.  Il  va  au  village  de  culture  de  Karfa  pour  travailler 
la  terre,  il  travaille  ses  propres  champs  et  aussi  ceux:  de  Karfa 
sur  lesquels  il  doit  dix-huit  jours  de  travail   par  an   en  six  t'ois. 


7  4  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

c'est-à-dire  trois  jours  chaque  fois.  Les  dix-huit  jours  de  travail, 
c'est  sa  redevance  au  chef  de  famille  qui  le  loge.  Samba Kamara 
a  quatre  enfants,  quatre  femmes,  trois  esclaves  hommes,  un 
esclave  femme  et  deux  esclaves  enfants.  Malgré  cela,  Karfa  dit 
qu'il  est  obligé  de  le  nourrir  souvent,  lui  et  sa  famille,  car  il 
n'arrive  pas  à  se  suffire  et  quand  ils  n'ont  plus  de  riz  ils  vien- 
nent lui  en  demander  et  il  est  obligé  de  leur  en  donner  (voilà  les 
avantages  de  la  clientèle).  Ce  Samba  Kamara  est  le  fils  d'un 
frère  aîné  de  Karfa  et  de  la  première  femme  de  Karfa  qui  a 
d'abord  été  la  femme  de  son  frère  aîné. 

Moussa  Kamara,  troisième  neveu,  habite  dans  la  carrée  de 
Karfa  à  Faranah.  Sa  femme  est  morte.  Il  a  quatre  enfants  dont 
un  malade  et  pas  d'esclaves.  Il  n'est  pas  riche.  C'est  un  cultiva- 
teur. Il  travaille  pour  se  nourrir.  Il  travaille  quelquefois  pour 
Karfa,  qui  alors  lui  donne  la  nourriture  pendant  tout  le  temps 
que  dure  ce  travail. 

Keman  Kamara,  quatrième  neveu,  habite  le  village  de  cul- 
ture de  Karfa  à  Koudébou.  Il  y  occupe  trois  cases  qui  sont  à  lui. 
Il  a  trois  femmes  et  trois  enfants,  pas  d'esclaves.  C'est  un  cultiva- 
teur et  il  travaille  la  plupart  du  temps  pour  lui.  Pourtant  il 
doit  à  Karfa  dix-huit  jours  de  travail  par  an  en  six  fois. 
Keman  Kamara,  en  revanche,  participe  à  la  distribution  géné- 
rale de  riz  et  de  viande  de  bœuf  que  fait  Karfa,  quand  il 
fait  commencer  annuellement  le  travail  aux  champs.  De  plus,  il 
est  nourri  lui  et  sa  famille  pendant  les  dix-huit  jours  qu'il 
travaille  avec  celle-ci  pour  Karfa. 

Karfa  Kamara,  cinquième  neveu,  portant  le  même  nom  que 
son  oncle,  habite  le  village  de  Koudébou,  où  il  occupe  quatre 
cases  qui  lui  appartiennent.  11  a  deux  femmes,  quatre  enfants, 
deux  esclaves  hommes,  deux  esclaves  femmes,  deux  jeunes  filles 
esclaves.  Il  possède  un  cheval.  C'esl  un  cultivateur  qui  l'ail  ses 
champs,  à  part  ceux  de  Karfa,  sauf  les  dix-huit  jours  de  travail 
qu'il  doit  à  celui-ci  par  an  avec  sa  famille  cl  ses  esclaves.  Pen- 
dant ces  jours-là,  ils  sont  tous  nourris  par  Karfa  et  reçoivent 
même  des   kolas  et    du    tabac 

Baudiongou  Kamara,  sixième  neveu,  habite  le  village  de  Kou- 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE   NOIR    DE   HAUTE   GUINEE.  !■') 

débou  où  il  occupe  une  case  qui  lui  appartient  en  propre.  Il  a 
une  femme  et  une  fille,  pas  d'esclaves.  C'est  un  cultivateur  qui 
doit  à  Karfa  les  dix-huit  jours  de  travail  par  an,  aux  mêmes 
conditions  que  les  autres  neveux. 

Binti  Kali  Mara,  fils  d'une  sœur  de  Karfa,  a  quatre  femmes, 
deux  filles,  deux  frères  dont  l'un  est  célibataire  et  dont  l'au- 
tre a  une  femme  et  une  fille.  —  Il  possède  aussi  deux  esclaves 
femmes  :  en  tout  treize  personnes  dans  sa  carrée.  C'est  un  cul- 
tivateur qui  habite  à  Koudébou  et  y  occupe  trois  cases  qui 
sont  à  lui.  Il  doit  à  Karfa  le  travail  six  fois  par  an,  avec  toute 
sa  famille,  mais  seulement  un  jour  chaque  fois,  soit  six  jours 
en  tout  et  non  plus  dix-huit  jours.  Cela  vient  de  ce  qu'étant 
seulement  fils  de  sœur  de  Karfa  et  non  pas  fils  de  frère,  il  n'est 
pas  considéré  comme  un  parent,  mais  comme  un  simple  client. 
Dès  lors,  il  rentre  dans  le  droit  de  ceux-ci.  Du  reste,  pendant  ses 
six  jours  de  travail  avec  toute  sa  familia  sur  les  terres  de  Karfa, 
celui-ci  le  nourrit,  lui  et  ses  travailleurs. 

Passons  maintenant  aux  esclaves  de  Karfa  et  à  leur  propriété 
péculiaire.  —  Nous  serons  amenés,  en  traitant  cette  propriété,  à 
traiter  aussi  de  la  question  du  salaire.  Du  reste,  cette  question  a 
commencé  à  être  traitée  avec  la  famille  même  de  Karfa,  avec  ses 
neveux,  dont  nous  venons  de  voir  les  obligations  et  les  droits. 
Elle  va  se  poser  plus  fortement  encore  avec  les  esclaves. 

Karfa  possède  une  quarantaine  d'esclaves  en  trois  familles  : 
la  première  est  celle  de  Manti  Karfa  qui  est  un  captif  de  case.  — 
Il  faut  dire  tout  de  suite  que,  chez  le  noir  de  Guinée,  il  y  a  deux 
espèces  d'esclaves,  le  captif  dit  de  case  et  le  captif  dit  de  guerre 
ou  de  traite.  Le  captif  de  traite  est  le  captif  nouveau,  le  captif 
qu'on  vient  d'acheter.  Il  peut  être  revendu  par  son  maître,  tan- 
dis que  le  captif  de  case  qui  est  fils  du  captif  de  traite  ou  d'un 
captif  de  case  ne  peut  être  vendu.  —  A  la  première  génération 
le  captif  de  traite  devient  donc  captif  de  case.  C'est  là  un  point 
important.  Ajoutons  que  le  captif  de  case  est  considéré  comme 
faisant  partie  de  la  famille  et,  comme  tel,  est  généralement  très 
bien  traité.  Il  vit  du  reste,  quand  son  maître  n'est  pas  un  gros 
chef,  absolument  de  la  même  vie  que  celui-ci, 


76  LE   NOTR   DE   GUINEE. 

Donc  Manti  Karfa  est  un  captif  de  case,  ou  esclave  de  premier 
rang.  Il  demeure  dans  le  village  de  culture  de  Karfa  à  Koudé- 
bou  et  y  occupe  six  cases  qui  sont  à  lui. 

Sa  famille  comprend  huit  personnes,  deux  femmes,  trois  en- 
fants, sa  mère,  un  esclave  homme.  Ainsi,  comme  nous  l'avions 
déjà  dit,  un  esclave  peut  posséder  lui-même  des  esclaves, 
comme  il  possède  un  troupeau,  des  champs,  de  l'argent,  etc. 
—  De  plus,  Karfa  lui  a  confié  pour  les  faire  travailler  sept  es- 
claves nouveaux  de  traite  ou  captifs  que  nous  retrouverons  tout 
à  l'heure. 

Manti  Karfa  est  un  cultivateur.  Il  possède  d'abord  un  petit 
troupeau  (deux  bœufs,  une  vache,  cinq  chèvres),  puis  ses  champs. 

Il  travaille  trois  jours  par  semaine  pour  Karfa.  C'est  là  sa  re- 
devance d'esclave  (cent  cinquante-six  jours  par  an).  Naturelle- 
ment, ces  jours-là,  il  travaille  pour  Karfa  avec  toute  sa  fami- 
lia.  Les  quatre  autres  jours  de  la  semaine,  il  travaille  pour 
lui-même,  pour  se  procurer  sa  nourriture  et  celle  de  ses  gens. 
Karfa  Kamara  ne  lui  doit  rien  pour  celle-ci,  puisqu'il  lui  laisse 
le  temps  de  travailler  pour  se  nourrir.  Mais  il  lui  donne  de 
temps  en  temps  un  vêtement. 

La  condition  des  esclaves  cultivateurs,  on  le  voit,  n'est  donc 
pas  dure,  pas  plus  que  celle  des  captifs  de  case  non  cultivateurs. 
C'est  du  reste  parmi  ses  captifs  de  case  et  non  parmi  les  membres 
de  sa  famille  que  Karfa  choisit  son  intendant  général. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  les  captifs  de  case  ne  peuvent 
être  vendus  et  ainsi  rejetés  hors  de  la  famille  qui  les  possède. 
En  revanche,  la  loi  indigène  ne  permet  ni  aux  captifs  de  traite 
m  aux  captifs  de  case,  —  c'est-à-dire  en  général  a  aucun  esclave 
—  de  se  racheter,  quel  que  soit  le  degré  de  richesse  auquel  il 
puisse  être  parvenu.  Mais  les  Français  ont  changé  cela  et  dé- 
sormais tout  captif  peut  quitter  son  maître  avec  ou  sans  rachat. 
Cependant  la  jurisprudence  actuelle  des  commandants  de  cercle 
admet  généralement  que  l'esclave  qui  veut  quitter  son  maître 
sans  en  être  maltraité  ol  sans  avoir  aucune  raison  spéciale  à 
fournir,  doit  indemniser  celui-ci  et  lui  verser  sa  valeur  (150 
ou  -200  francs).  Ainsi  les  Français,  en  même  temps  qu'ils  ont  pro- 


LA  PROPRIÉTÉ  CHEZ  LE  NOIR  DE  HAUTE  GUINÉE.         77 

hibé  par  les  peines  les  plus  sévères  le  trafic  des  esclaves  (vente  ou 
achat),  ont  fait  passer  dans  les  mœurs  indigènes  le  droit  pour 
celui-ci  de  se  racheter  —  et  ont  môme  en  fait  imposé  souvent  aux 
maîtres  la  libération  de  leurs  esclaves  sur  simple  demande  de 
ceux-ci,  sans  aucune  indemnité. 

La  deuxième  famille  d'esclaves  que  possède  Karfa  Kamara  est 
celle  de  Néguc  Limba.  —  C'est  un  captif  de  case  qui  demeure 
au  village  de  culture  de  Karfa  et  y  occupe  deux  cases  qui  sont 
à  lui.  Il  a  une  femme,  un  fils  et  un  frère  marié  mais  sans  en- 
fants —  en  tout  une  carrée  de  cinq  personnes.  Une  possède  pas 
de  bétail,  mais  fait  des  champs.  Il  travaille  trois  jours  par  semaine 
pour  son  maître  et  quatre  jours  pour  lui-même,  comme  le  pré- 
cédent, et  doit  subvenir  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  sa  famille. 

La  troisième  famille  d'esclaves  que  possède  Karfa  est  celle  de 
Biana  Moussa  qui  habite  à  Koudébou  et  y  occupe  cinq  cases  qui 
sont  à  elle.  Biana  Moussa  a  deux  femmes,  deux  fils,  six  lilles, 
deux  frères  mariés,  mais  sans  enfants.  Enfin  quatre  autres  escla- 
ves de  Karfa,  dont  deux  vieilles  femmes,  habitent  avec  lui,  ce 
qui  fait  dix-neuf  personnes. 

Biana  Moussa  est  un  cultivateur.  Il  n'a  pas  de  bétail.  Il  doit  à 
Karfa  ses  trois  jours  de  travail  par  semaine  avec  toute  sa  famille. 
C'est  du  reste,  dit  Karfa  Kamara,  un  paresseux. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  Karfa  Kamara  possédait  sept  cap- 
tifs de  traite  ou  esclaves  nouveaux  acquis  par  lui  avant  l'arrivée 
des  Français  dans  le  pays  (c'est-à-dire  avant  1893)  et  qu'il  les 
avait  confiés  pour  les  faire  travailler  à  un  captif  de  case,  Manti 
Karfa.  Ils  font  partie  de  la  carrée  de  celui-ci  et  comme  tels  tra- 
vaillent trois  jours  par  semaine  pour  Karfa  Kamara  avec  Manti 
Karfa  et  sa  famille.  Les  quatre  autres  jours,  ils  travaillent  pour 
Manti  Karfa,  qui  en  revanche  doit  les  nourrir  et  les  habiller  et 
peut  lesmariei  entre  eux. 

Ces  captifs  de  traite  ont  à  eux  péculiairement  : 

1"  Les  habits  qu'on  leur  a  donnés  ; 

2°  Leurs  grigris,  bracelets  en  cuir,  bagues  en  cuivre,  cou- 
teaux, ceintures,  musettes,  sacs,  etc.; 

3°  Leurs  femmes,  quand  ils  sont  mariés. 


/O  LE   NOIR   DE   GUINEE. 

Quant  aux  cases  où  ils  habitent,  elles  appartiennent  à  Manti 
Karfa.  Il  y  a  parmi  ces  esclaves  un  couple  marié  sans  enfants 
et  cinq  hommes  célibataires. 

De  même,  parmi  les  quatre  esclaves  de  Karfa  qui  habitent 
avec  Biana  Moussa,  il  y  en  a  deux  qui  sont  des  captifs  de  traite  : 
ce  sont  deux  hommes  âgés,  un  veuf  et  un  célibataire.  Ils  font 
partie  de  la  carrée  de  Biana  Moussa,  travaillent  avec  celui-ci 
trois  jours  par  semaine  pour  Karfa  Kamara  et  trois  jours  pour 
Biana  Moussa  et  sont  entretenus  par  celui-ci. 

J'ai  dit  plus  haut  que,  d'après  la  coutume  indigène,  les  cap- 
tifs de  traite  pouvaient  être  revendus.  Mais  les  Français,  en  pro- 
hibant la  vente  et  l'achat  des  esclaves,  ont  mis  en  fait  les  cap- 
tifs de  traite  sur  le  même  pied  que  les  captifs  de  case  qui,  eux, 
ne  peuvent  être  revendus. 

Nous  en  avons  fini  avec  les  esclaves  et  leur  propriété,  mais 
il  nous  reste  à  voir  celle  des  hommes  libres  qui  sont  sous  la 
clientèle  de  Karfa  Kamara.  Karfa  possède,  dans  son  village  de 
culture  de  Koudebou,  deux  familles  d'hommes  libres,  ses  clients, 
qui  y  habitent. 

Il  y  a  d'abord  celle  de  Soulé  Diakitc,  cultivateur.  Il  occupe 
cinq  cases  et  a  vingt  personnes  avec  lui.  Bokary,  chef  de  la 
deuxième,  a  trois  femmes  et  cinq  fils.  C'est  un  cultivateur.  Il 
occupe  trois  cases;  il  n'a  ni  esclaves,  ni  bétail. 

Les  cases  occupées  par  ces  familles  sont  à  elles  et  non  ;\ 
Karfa,  car  elles  les  ont  construites.  Soulé  DiaUité  et  Bokary  doi- 
vent à  Karfa  le  travail  sur  ses  champs  avec  toute  leur  carrée 
six  fois  par  an,  mais  un  jour  seulement  chaque  fois,  ce  qui  ne 
fait  que  six  jours  en  tout.  Karfa  les  nourrit  pendant  ces  jours 
de  travail,  leur  donnant  du  riz,  de  la  viande,  du  sel,  des  kolas, 
du  tabac,  etc.  En  dehorsde  cela,  ils  travaillent  pour  eux-mêmes 
et  ne  doivent  rien  d'autre  à  Karfa. 

Notons  que  Binti  Kali  Mara,  (ils  de  sœur  de  Karfa,  que  nous 
avons  vu  plus  haut,  considéré  non  comme  un  parent  de  celui-ci, 
mais  comme  un  simple  client,  prend  place  à  côté  de  Soulé 
Diakoté  et  de  Bokary. 

En  résumé,  la  carrée  de  Karfa  offre,  au  point  de  vue  du  travail 


LA   PROPRIÉTÉ   CHEZ   LE   NOIR   DE   HAUTE   GUINÉE.  79 

sur  les  champs  familiaux,  trois  catégories  de  personnes  :  1°  les 
femmes  et  les  enfants  de  Karfa  qui  doivent  cinq  jours  de  travail 
sur  six  au  chef  de  famille  et  sont,  eu  revanche,  complètement 
entretenus  par  celui-ci;  2°  les  esclaves,  qui  doivent  trois  jours  de 
travail  sur  six  aux  champs  familiaux,  mais  se  nourrissent  et  s'en- 
tretiennent eux-mêmes,  grâce  à  leur  travail  des  trois  autres 
jours;  3"  les  proches  parents  ou  neveux,  fils  de  frères  qui  tra- 
vaillent seulement  dix-huit  jours  par  anpourluietnesontnourris 
que  pendant  ces  dix-huit  jours;  4°  les  clients,  parents  éloignés  ou 
étrangers,  qui  ne  travaillent  que  six  jours  par  an  pour  Karfa  et 
ne  sont  nourris  que  pendant  ces  six  jours. 

En  réalité,  il  n'y  a  que  la  première  catégorie  qui  fasse  partie 
de  la  carrée  aussi  bien  au  point  de  vue  travail  qu'au  point  de 
vue  familial.  Les  trois  autres  catégories  (esclaves,  neveux,  clients) 
ont  leur  travail  principal  et  leurs  ressources  alimentaires  en 
dehors  de  la  carrée  et  en  font  partie  au  point  de  vue  familial 
seulement. 

Nous  avons  déjà  dit  qu'il  n'en  était  pas  de  même  chez  les 
Malinkés  et  les  Kissiens  et  nous  les  verrons  en  détail  plus  loin. 
Là,  les  femmes,  les  fils,  les  frères,  les  neveux,  les  esclaves  tra- 
vaillent cinq  jours-  sur  six  sur  les  champs  familiaux  et,  en 
revanche,  sont  complètement  entretenus  par  la  famille.  Les 
clients  seuls,  tout  en  en  faisant  partie  au  point  de  vue  familial, 
ont  leurs  ressources  alimentaires  en  dehors  d'elle. 

Avant  de  quitter  la  carrée  de  Karfa  Kamara,  ajoutons  encore 
qu'il  a  dans  sa  clientèle  un  forgeron  et  un  griot.  Pour  le  for- 
geron nous  avons  analysé  sa  situation,  au  chapitre  Travail, 
comme  forgeron  dépendant,  et  nous  n'avons  pas  à  y  revenir. 
Quant  au  griot,  il  s'appelle  Mamadi  Kéli.  Il  habite  à  Faranah 
dans  une  carrée  indépendante'.  Célibataire,  il  vit  avec  sa  mère 
et  deux  frères  également  non  mariés.  Il  possède  un  petit  trou- 
peau (deux  bœufs,  une  vache)  et  ne  fait  pas  de  champs.  Il 
n'exerce  donc  que  son  métier  de  griot  qu'il  fait,  avec  ses  frères. 

Karfa  leur  donne  la  nourriture  et  L'habillement.  Tous  les 
jours  ils  viennent  manger  chez  lui  à  ses  côtés.  En  revanche,  ils 
lui  l'ont  de  la  musique  toutes  les  fois  qu'il  le  désire  et  quand  il 


80  LE    NOIR    DE   GUINÉE. 

est  en  voyage,  raccompagnent  en  jouant  du  balafeu  ou  de  la 
guitare. 

En  dehors  de  ces  rapports  avec  Karfa,  ils  vont  faire  ce  qu'ils 
appellent  des  salutations  aux  gens  riches  du  pays,  aux  gros 
chefs  de  carrées.  Celui  qui  est  ainsi  salué  accepte  la  musique, 
donne  un  mouton  et  des  kolas.  Quelquefois  il  se  récuse.  Le  mé- 
tier, paraît-il,  rapporte  beaucoup. 

Les  griots  servent  aussi  aux  commissions  de  leur  patron, 
comme  le  forgeron. 

Nous  avons  fini  de  passer  en  revue  les  personnes  dépendant 
de  Karfa  Kamara,  faisant  partie  de  sa  carrée,  avec  leur  pro- 
priété particulière.  Mais  nous  savons  déjà  que  tous  les  parents 
de  Karfa  ne  dépendent  pas  de  lui  :  ainsi  un  de  ses  neveux. 
fils  de  frère,  Zoumani  Kamara,  a  quitté  Karfa,  Tannée  dernière, 
pour  fonder  une  carrée  à  part  à  Faranah  et  y  vivre  indépendant. 
Il  a  avec  lui  cinq  femmes,  trois  fils,  deux  filles,  un  frère  céli- 
bataire qui  l'a  suivi,  une  esclave  femme,  soit  en  tout  treize  per- 
sonnes. Le  seul  désir  de  l'indépendance,  le  seul  vouloir  d'être 
chef  de  carrée  à  son  tour,  a  poussé  Zoumani  Kamara  à  cet  éta- 
blissement. D'autres  parents  de  Karfa  Kamara,  proches  ou 
éloignés,  sont  dans  le  même  cas.  Néanmoins  la  carrée  de  Karfa 
Kamara  groupe  encore  deux  cent  dix-sept  personnes.  Il  est  vrai 
que  c'est  celle  d'un  chef  de  province. 

Famille  de  Sayon  Kamara,  au  point  de  vue  de  la  propriété. 
—  Nous  allons  maintenant  examiner,  au  même  point  de  vue 
de  la  propriété,  quelques  familles  autres  que  celles  de  Karfa 
Kamara.  Cet  examen,  en  effet,  nous  donnera  quelques  détails 
nouveaux  sur  la  situation  des  choses  et  des  gens  en  Guinée 
française.  Prenons,  par  exemple,  la  carrée  de  Sayon  Kamara. 
Sayon  Kamara  est  un  Dialonké  comme  Karfa  Kamara,  chef  de 
carrée  à  Faranah.  Nous  allons  examiner  ses  propriétés  e\  celles 
des  personnes  de  sa  carrée. 

Sayon  Kamara  a  sept  femmes,  cinq  enfants,  deux  esclaves 
(un  homme  Agé  et  une  jeune  tille),  enfin  un  frère  marié  sans 
enfants. 


I.A    PROPRIETE    CHEZ    LE    NOIR    DE    HAUTE    GUINEE.  81 

Sayon  ne  possède  ni  kolatiers,  ni  orangers.  Il  avait  un  trou- 
peau, mais  il  Ta  donné  à  sa  mère  qui  ne  demeure  pas  avec  lui, 
appartenant  à  une  autre  carrée.  Il  fait  des  champs.  Il  en  pos- 
sède deux  au  bord  du  Niger,  un  où  il  sème  cette  année  du  fonio, 
un  autre  où  il  sème  du  riz.  Sayon  Kamara  fait  travailler  à  ces 
champs  toutes  ses  femmes  (moins  sa  favorite)  et  ses  deux 
esclaves.  Quand  tout  le  monde  est  aux  champs,  c'est  Sayon  Ka- 
mara qui  dirige  lui-même  et  surveille  le  travail,  mais  quand  il 
n'est  pas  là,  c'est  le  vieil  esclave  Samba  Kourouma  qui  le  rem- 
place; notons  ce  trait  de  mœurs  :  Sayon  ne  se  fait  pas  rem- 
placer comme  directeur  du  travail  par  la  plus  âgée  de  ses 
femmes,  mais  par  le  plus  ancien  de  ses  esclaves.  De  même,  chez 
Karfa  Kamara  nous  avons  vu  que  l'intendant,  surveillant  de  la 
culture  et  distributeur  des  grains,  était  un  esclave. 

Sayon  Kamara  a  des  ressources  accessoires  :  d'abord  il  sert 
de  représentant  au  chef  de  province,  Karfa  Kamara,  dont  il 
n'est  du  reste  pas  parent  et  cette  fonction  lui  rapporte  de  beaux 
cadeaux.  Ensuite,  au  moment  du  paiement,  de  l'impôt  à  l'admi- 
nistration française  (février,  mars),  il  envoie  son  frère  et  ses 
esclaves  recueillir  du  caoutchouc  dans  la  brousse.  Il  les  y  envoie 
même  encore  une  autre  fois  dans  l'année,  cela  pendant  vingt 
jours  de  suite  chaque  fois.  Cette  cueillette  lui  rapporte  05  francs 
chaque  fois,  soit  130  francs  annuellement.  Du  reste,  presque 
tous  les  indigènes  s'y  livrent  au  moment  de  l'impôt.  Ils  ne  le 
faisaient  pas  jadis,  mais  depuis  que  le  caoutchouc  est  recherché 
avec  une  telle  avidité  et  payé  à  si  haut  prix  par  les  commer- 
çants européens,  on  va  le  récolter  usuellement  dans  la  brousse 
pour  payer  l'impôt. 

Voilà  les  ressources  de  Sayon  Kamara  et  ses  propriétés.  Exa- 
minons maintenant  celles  de  chaque  personne  de  sa  carrée. 

Teni  Tatara  la  première  femme  de  Sayon  Kamara,  possède 
cinq  pagnes  (50  francs),  des  bijoux  d'or  (25  francs)  et  d'argenl 
(20  francs),  une  filière  d'ambre  (45  francs),  un  bandeau  de 
perles  (3  francs),  une  malle  (15  francs),  une  marmite  et  un  chau- 
dron    -25  francs),  trois  poules  (3  francs). 

Les  pagnes,  le  bracelel  d'argent,  la  filière  d'ambre,  le  ban 


S2  LE    \<>lli    DE    GUINÉE. 

cleau  de  perles,  la  marmite  et  le  chaudron  lui  oni  été  donnés 
par  son  mari,  mais  c'est  elle-même  qui  a  acheté  son  anneau 
d'or,  sa  malle  et  ses  poules  (en  tout  V3  francs).  Elle  l'a  fait  en 
cultivant  pour  elle  un  petit  champ  d'arachides,  non  loin  de  la 
carrée  et  en  allant  vendre  au  marché  sa  récolte.  Elle  a  fait 
aussi  un  petit  champ  de  coton  dont  elle  a  fait  filer  le  produit 
par  le  tisserand  et  elle  a  donné  l'étoile  à  sou  mari,  pour  qu'il 
s'en  fasse  un  boubou.  D'après  Savon,  les  femmes  dialonkées 
doivent  à  leurmaricinq  jours  de  travail  sur  six.  Le  sixième  jour, 
elles  peuvent,  à  leur  choix,  se  reposer  ou  travailler  pour  leur 
compte. 

Au  sujet  des  pagnes  (grandes  pièces  d'étoffe  qui  servent  de 
vêtement  aux  femmes)  Sayon  Kamara  en  fait  une  distribution 
à  ses  femmes  aux  trois  grandes  fêtes  de  l'année,  au  Ramadan, 
à  la  fête  Douki  et  à  la  fête  Dioubendé.  A  chacune  de  ces  fêtes, 
il  donne  quatre  pagnes  à  chaque  femme.  Chacune  de  celles-ci 
en  reçoit  donc  12  par  an.  Les  pagnes  de  Teni  fatara  proviennent 
de  ces  distributions. 

Pore  Samoura,  seconde  femme  de  Savon,  possède  cinq  pagnes 
55  francs),  dont  trois  donnés  par  le  mari  et  deux  acquis  par  elle, 
un  bracelet  d'argent  (15  francs),  une  filière  d'ambre  de  35  francs. 
un  grosse  perle  ronde  de  5  francs,  un  collier  et  un  bandeau  de 
perles  faisant  7  francs,  un  mouchoir  de  tète  «le  •!  francs,  une 
malle  de  10  francs,  une  marmite  et  un  chaudron  (15  francs  . 
cinq  calebasses  (10  francs),  quatre  poules  (4  francs).  Tout  cela 
fait  une  valeur  de  158  francs.  Là-dessus  elle  a  acheté  pour 
32  francs  et  son  mari  lui  a  fait  cadeau  du  reste.  Pore  Samoura 
Ira  vaille  un  peu  pour  elle  :  elle  fait  quelques  arachides  et  un 
peu  de  riz  à  part. 

Koria  Oulari  possède  à  peu  près  la  même  chose  que  les  relû- 
mes précédentes  :  des  pagnes  pour  :{5  francs,  des  bijoux  pour 
09  francs,  une  malle  de  15  francs,  des  ustensiles  de  cuisine 
pour  15  francs,  deux  poules  1  francs),  en  tout  139  francs.  Là- 
dessus  elle  a  acheté  elle-même  pour  V9  francs  de  ces  objets.  Elle 
l'ail  de  petits  champs  de  patates,  de  ri/,  d'eau,  d'arachides  et 
presque   toutes  les  femmes  dialonkées.  dit  Saxon,    l'ont  comme 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR    DE    MAI  TE    GUINÉE.  N3 

elles.  Quant  aux  femmes malinkées, elles  ont  la  spécialité  de  faire 
de  petits  jardins  où  elles  font  pousser  fies  oignons  et  des  épi- 
nards  quelles  vendent  au  marché. 

Minata  Samoura  possède  pour  86  francs  d'objets. 

Moussokoura  Samoura  en  possède  pour  236  francs.  Elle  a  été  la 
femme  d'un  Européen  avant  d'être  celle  de  Sayon  Kamara  et  son 
premier  mari  lui  a  laissé  pour  160  francs  de  bijoux  d'or  et  d'ar- 
gent. Elle  fait  aussi  de  petits  champs  pour  elle-même. 

Minata  Oulari  possède  pour  201  francs  d'objets.  Elle  en  a 
acheté  pour  45  francs,  avec  son  argent. 

Diendi  Samoura  n'en  possède  que  pour  76  francs.  Elle  aussi 
fait  de  petits  champs. 

Passons  aux  esclaves.  Samba  Kourouma,  le  vieil  esclave,  pos- 
sède à  lui  les  deux  cases  où  il  loge  et  qu'il  a  construites  auprès 
des  champs  de  son  maitre.  Il  a  des  vêtements  dont  Sayon  évalue 
la  valeur  à  25  francs.  Parmi  ces  vêtements,  les  uns  lui  ont  été 
donnés  par  son  maitre,  les  autres  ont  été  achetés  par  lui-même. 
Il  possède  en  outre  quelques  poules  qu'il  s'est  achetées,  un  pe- 
tit champ  de  manioc,  un  petit  champ  de  riz  et  un  petit  champ  de 
foins  qu'il  sest  fait.  La  récolte  de  ces  trois  champs  peut  valoir 
anuellement  3.")  francs 

Samba  Kourouina  travaille  cinq  jours  sur  six  pour  Sayon.  Le 
sixième  jour  il  se  repose  ou  travaille  pour  lui-même.  En  revanche. 
c'est  Sayon  qui  nourrit  Samba  :  celui-ci  vient  deux  fois  par  jour 
à  Faranah  pour  manger  avec  son  maître.  Quanta  l'habillement, 
Sayon  en  fournit  la  moitié.  En  plus,  si  Sayon  tue  un  bœuf,  il  doit 
en  donner  la  tête  à  Samba;  —  il  lui  doit  encore  un  fusil  à  pierre 
pour  surveiller  et  protéger  ses  champs,  chasser  les  voleurs  et  les 
singes,  un  sabre,  une  hache,  une  matchctte,  un  daba  par  an. 
M, us  tous  ces  objets  fournis  par  le  maitre  doivent  servir  seule- 
ment pour  les  cultures  du  maitre.  Pour  ses  cultures  à  lui.  Samba 
Kourouma  doit  se  procurer  ses  outils. 

Enfin  Sayon  doit  fournir  une  femme  à  son  esclave  ei  payer  sa 
dol.  Généralement  on  achète  une  captive  de  150  ou  200  francs 
qu'on  donne  à  l'esclave.  Les  enfants  qui  peuvent  survenir  seronl 
«api  i  fs  de  case  et  appartiendront    à  Savon. 


Si  l  i:    VOIB    DE   GUINÉE. 

En  revanche,  Samba  Kourouma  doit  apporter  le  bois  sec  qui 
est  nécessaire  à  la  carrée  de  son  maître  pour  faire  la  cuisine  et 
chauffer.  Si  Sayon  fait  une  construction,  Samba  est  tenu  de  venir 
y  travailler.  Il  fait  les  commissions  de  Sayon.  S'il  tue  une  bête,  il 
en  donne  une  cuisse  à  son  maître.  S'il  tue  un  éléphant,  il  lui  doii 
les  deux  défenses. 

En  résumé,  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'esclave  de  Sayon  et 
ceux  de  Karfa  Kamara,  c'est  que  ceux-ci  ne  doivent  à  leur 
maître  que  trois  jours  de  travail  sur  six,  ont  trois  jours  de  travail 
à  eux,  mais  doivent  se  procurer  leur  nourriture.  L'esclave  de 
Sayon  doit  cinq  jours  de  travail  sur  siw  n'a  qu'un  jour  libre 
à  lui,  mais  est  nourri  par  son  maître.  C'est-donc  la  coutume  ma- 
linkée  qui  domine  chez  Sayon  Kamara  quoiqu'il  soit  lui-même 
Dialonké. 

Quant  à  la  jeune  fille  esclave,  Fatouma  Kamara,  Sayon  l'a 
donnée  à  sa  mère,  mais  elle  lui  reviendra  à  la  mort  de  celle-ci. 
En  attendant,  Fatouma  sert  lanière  qui  l'habille  et  la  nourrit. 

Voyons  maintenant  la  situation  du  frère  que  Sayon  Kamara  a 
chez  lui.  Ce  Solë'mani  Kamara  est  cultivateur,  il  travaille  pour 
lui-même  :  il  fait  du  riz,  des  arachides,  du  fonio,  du  manioc, 
des  patates,  ce  qui  lui  permet  de  se  nourrir  avec  sa  femme. 
Sayon  ne  lui  donne  que  le  logement  et  quelques  habits.  Tout  ce 
que  Solémani  Kamara  et  sa  femme  doivent  à  Sayon,  c'est  d'aller 
lui  chercher  du  caoutchouc  dans  la  brousse  une  fois  par  an.  Ils 
lui  en  rapportent  pour  30  ou  'îô  francs.  Savon  leur  donne  de  la 
viande  quand  il  tue  un  bœuf.  Il  prête  un  fusil  à  son  frère  pour 
que  celui-ci  apprenne   à   chasser. 

En  résumé,  Sayon  ne  donne  guère  à  sou  frère  que  l'habita- 
tion et  celui-ci  le  paye  en  caoutchouc  recueilli  dans  la  brousse. 
Ce  sont  là  des  relations  de  travail  encore  moins  étroites  que 
celles  de  Karfa  Kamara  et  de  ses  neveux  qui  au  moins  travaillent 
dix-huit  jours   par  an  sur    ses    champs. 

Famille  de  Mamaim  M  ara.  —  Examinons  encore,  toujours  au 
point  de  vue  de  la  propriété,  une  dernière  famille,  celle  de  Ma- 
madi  Mara  chef  du  petit  village  de  liberté  de  Confluent,  et  Kis- 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR    DE    BALTE   GUINJ  l  .  Sri 

sien  d'origine.  MamadîMara  ati-ois  femmes,  trois  fils,  trois  Frères 
mariés,  trois  clients  hommes  libres,  pas  d'esclaves. 

Les  frères  de  Mamadi  Mara  sont  Mainadi  Kourenna  qui  a  une 
femme  et  un  fils,  KaléfaBérésé  quia  une  femme  et  trois  enfants. 
Moussa  Amara  qui  aune  femme  et  pas  d'enfants.  Mamadi  Mara 
me  dit  que  chez  les  Kissiens  la  règle  esl  que  les  frètes  et  les  ne- 
veux travaillent  cinq  jours  sur  six  pour  le  frère  aine,  le  chef  dr  la 
carrée  et  de  la  famille,  et  en  revanche  sont  nourris  par  celui-ci. 
Mais  quant  à  lui,  Mamadi  Mara,  il  laisse,  dit-il,  ses  frères  travail- 
ler comme  et  quand  ils  veulent  sur  ses  champs.  Il  reconnaît 
cependant  que  le  travail  qu'ils  lui  donnent  constitue  bien 
en  fait  leur  principal  travail.  Les  jours  où  ils  ne  travaillent 
pas  pour  lui,  les  frères  de  Mamadi  Mara  font  de  petits  champs  à 
côté  des  siens.  Le  produit  de  ces  champs  leur  sert  à  s'habiller,  à 
acheter  des  fusils,  à  acheter  des  bijoux  pour  leurs  femmes,  etc. 
Quant  à  leur  nourriture  et  à  celle  de  leur  famille,  elle  est  assu- 
rée, nous  l'avons  vu,  par  le  chef  de  la  carrée. 

Mamadi  Mara  a  également  trois  hommes  libres  chez  lui  comme 
clients.  CesontVarfa  Kandé  quia  une  femme  et  un  fils,  Mamadou 
Si,  marié,  sans  enfants,  Violadia  Kourouna  idem.  Ces  trois  hom- 
mes, qui  ne  sont  pas  riches,  travaillent  pour  eux-mêmes  et  doi- 
vent se  nourrir.  Mamadi  Mara  ne  leur  donne  que  le  logement  et 
eux  ne  lui  doivent  que  de  petits  services,  comme  de  l'aider  s'il 
vient  un  passager,  d'aller  couper  de  la  paille  quand  il  veut  recou- 
vrir ses  cases,  de  lui  apporter  du  bois  etc.  Si  le  commandant  du 
cercle  demande  des  porteurs  à  Mamadi  Mara,  en  tant  que  chef 
de  village,  il  choisira  pour  sa  part  personnelle,  familiale,  parmi 
ces  clients. 

Il  est  à  noter  pourtant  qu'ils  lui  doivent  un  jour  de  travail 
par  an,  mais  comme  le  reste  du  village.  En  effet,  en  qua- 
lité de  chef  de  village,  Mamadi  Mara  a  droit  à  ce  qu'un  jour 
par  an  tous  les  habitants  du  village  viennenl  travailler  sur 
ses  champs.  Ce  jour-là,  du  reste,  Mamadi  Mara  nourri!  bien 
ces  travailleurs  :  il  lue  un  bœuf,  une  chèvre  ou  un  mouton  el 
distribue  du  riz 

Quant  aux  femmes,   celle  des  frères  de  Mamadi  Mara,  comme 


86  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

les  siennes  propres,  ce  sont  elles  qui  l'ont  les  arachides,  car  Ma- 
madi  Mara,  de  son  coté,  etses  frères,  de  l'autre, ne  cultivent  que 
le  riz  et  le  fonio.  Les  femmes  de  Mamadi  Mara  cultivent  ses  ara- 
chides et  font  la  sauce  et  les  femmes  de  ses  frères  cultivent  les 
arachides  de  ceux-ci  et  font  leur  sauce.  De  même,  quand  Mamadi 
Mara  veut  des  graines  d'arachides  à  manger,  il  en  demande  à  ses 
femmes  qui  doivent  lui  en  fournir  et  quand  ses  frères  en  veulent . 
ils  en  demandent  aussi  à  leurs  femmes.  Ces  femmes,  ici.  doivent 
donc  fournir  tout  ce  qui  est  assaisonnement. 

Résumé.  —  En  résumé,  nous  vouons  devoir  d'autres  conditions 
des  parents,  des  esclaves  en  Haute  Guinée.  Le  principe  le  plus 
général,  celui  des  Malinkés,  des  Kissiens,  c'est  que  les  frères,  les 
neveux,  les  esclaves  fassent  partie  de  la  famille  au  point  de  vue 
travail;  ils  doivent  à  celle-ci  tout  leur  temps,  sauf  le  jour  de 
repos  général  et,  en  revanche,  sont  complètement  entretenus  par 
elle.  Le  principe  dialonké,  au  contraire,  semble  être  de  traiter  les 
frères,  les  neveux  comme  de  simples  clients,  rattachés  au  travail 
delà  famille  par  un  lien  très  lâche  (dix-huit  jours  de  travail  par 
an).  De  même  ici  les  esclaves  sont  de  simples  clients,  mais  doivent 
un  assez  lourd  prélèvement  de  travail  à  la  famille  à  laquelle  ils 
appartiennent  (trois  jours  de  travail  sur  six,  c'est-à-dire  la  moitié 
de  leur  temps).  En  un  mot,  on  observe  chez  les  Dialonkés  une  sorte 
de  relâchement  des  liens  de  la  la  mille,  qui  n'existe  p;is  plus  à  l'est 
chez  les  Malinkés. 

Nous  avons  passé  en  revue  toute  la  propriété  du  noir  de 
Haute  Guinée,  la  propriété  immobilière  et  la  propriété  mobi- 
lière, la  propriété  familiale  et  la  propriété  péculiaire,  le  salaire, 
etc.  et  nous  avons  vu  en  même  temps,  et  par  conséquence  la 
situation  des  différentes  classes  de  gens  au  point  de  vue  du  tra 
vail  et  au  point  de  vue  de  la  propriété,  femmes,  frères,  ne- 
veux,  esclaves,  clients,  etc.  Nous  en  avons  donc  fini  avec  |,i 
propriété  entière  et  toutes  ses  conséquences.  Nous  terminerons 
le  chapitre  en  disant  quelques  mots  de  l'épargne. 

L'épargne.         C'est  en  bestiaux  que  le  noir  aime  surtout  à 
mettre  ses  économies.  Quand  il  a  un  excès  de  produit  ou  qu'il 


LA    PROPRIÉTÉ    CHEZ    LE    NOIR    1»E    HAUTE  Gl  IM  I  .  S7 

s'est  procuré  de  l'argent  par  la  vente  de  l'ivoire  provenant  de 
la  chasse,  il  achète  immédiatement  des  têtes  de  bétail  et  on 
comprend  qu'il  aime  ce  genre  d'épargne,  puisque  c'est  de  l'é- 
pargne qui  fructifie  et  se  reproduit  d'elle-même.  G  est  grâce 
à  ce  bétail  que  le  chef  de  famille  pourra  acheter  des  femmes 
à  ses  fils  et  qu'il  pourra  distribuer  de  la  viande  à  toute  sa 
carrée  les  jours  de  grande  fête.  Quelquefois  l'argent  disponible 
est  mis  en  or.  Le  noir  aime  beaucoup  en  effet  ces  anneaux 
d'or  grossièrement  tordus,  sous  la  forme  desquels  ce  métal  es!, 
ici,  mis  dans  le  commerce,  et  en  achète  volontiers  même  à  des 
prix  très  élevés.  Néanmoins  le  grand  placement  de  l'épargne 
du  noir  de  Haute  Guinée  en  particulier  et  de  Guinée  française 
eu  général,  est  encore,  par-dessus  toutes  choses,  le  bétail. 

Maintenant  que  nous   avons  vu  la  propriété,    passons   à   sa 
transmission   et  à  la  famille. 


III 


LA  FAMILLE  ET  L'HÉRITAGE  DANS  LA  HAUTE  GUINÉE 
EN  PARTICULIER  ET  DANS  L  AFRIQUE  OCCIDENTALE 
EN  GÉNÉRAL. 


Nous  mettons  ensemble  la  transmission  de  la  propriété  el 
la  famille,  parce  que  la  transmission  de  la  propriété  la  plus 
importante,  en  Guinée  française  comme  partout  ailleurs,  est 
l'héritage,  et  parce  que  l'héritage  est  une  des  caractéristiques  les 
plus  essentielles  du  genre  de  famille.  Elle  est  si  essentielle  que 
c'est  d'après  elle  que  Le  Play  a  distingué  ses  trois  espèces  de 
familles.  Actuellement  la  science  sociale  cherche  dans  le  mode 
d'éducation  une  autre  caractéristique  fondamentale  pour  le 
classement  des  familles  et  des  sociétés,  mais  L'héritage  n'en 
reste  pas  moins  une  caractéristique  de  tout  premier  ordre  puni' 
ce  classement,  et  c'est  pour  cela  que  nous  allons  traiter  dans 
lé  même  chapitre  de  l'Héritage  et  de  la  Famille. 

On  a  déjà  pu  s'apercevoir,  d'après  ce  qui  a  été  dit  eu  passant 
aux  chapitres  précédents  frères  \ivanl  ensemble  avec  leurs 
familles  respectives  sous  la.  direction  de  l'aine,  neveux  vivant 
avec  r<mcle  paternel  ,  que  la  famille  du  noir  de  Guinée  fran- 
çaise est  patriarcale.  Il  nous  faut  insister  sur  ce  point  juste- 
ment parce  qu'un  collaborateur  du  plus  grand  mérite  de  la 
science  sociale.  M.  Armand  de  Préville,  a,  dans  ses  belles 
éludes   sur    les  populations    africaines,    rangé"   la    famille    noire 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  8U 

flans  le  genre  instable.  Certes  les  études  de  M.  Armand  de  Pré- 
ville sur  l'Afrique  sont  magistrales  et  restent  un  solide  point 
de  départ  à  quiconque  voudra  étudier  l'ensemble  géographico- 
social  du  continent  africain,  mais  le  défaut  en  est  que  M.  Ar- 
mand de  Pré  ville  a  travaillé  sur  les  récits  des  voyageurs,  sans 
aller  lui-même  en  Afrique.  Une  base  d'études  aussi  fragile  ne 
donne  que  plus  de  mérite  aux  résultats  obtenus,  mais  explique 
aussi  Terreur  dans  laquelle  est  tombé  l'éminenfc  sociologue 
au  sujet  du  classement  de  la  famille  noire.  Comme  l'opinion 
de  M.  Armand  de  Préville  sur  ce  point  a  été  adoptée  par  la 
science  sociale,  à  défaut  d'affirmations  contradictoires  et  d'é- 
tudes surplace,  il  importe  d'autant  plus  d'insister  sur  la  pa- 
triarcalité  de  la  famille  du  noir  de  Haute  Guinée  en  particu- 
lier, de  Guinée   française  et  d'Afrique  occidentale  en  général. 

Parlons  d'abord  de  l'héritage,  et  voyons  comment  il  est  réglé 
chez  le  noir  de  Haute  Guinée.  Nous  allons  passer  en  revue  à 
ce  sujet  les  différentes  races  de  la  Haute  Guinée,  plus  quelques- 
unes  du  reste  de  la  Guinée  française  et  même  de  l'Afrique 
occidentale  sur  lesquelles  nous  avons  des  renseignements. 

L'héritage  chez  le  Malinké.  —  Chez  le  Malinké,  qui  occupe 
toute  la  Haute  Guinée,  l'héritage  familial  va  au  premier  frère 
puîné  du  défunt;  donc  à  l'homme  le  plus  âgé  de  la  carrée  après 
lui.  S'il  n'y  a  pas  de  frères,  l'héritage  familial  va  au  fils  aîné 
du  défunt.  S'il  n'y  a  pas  de  fils,  il  passe  aux  neveux  fils  de  frères. 
S'il  n'y  a  pas  de  neveux,  l'héritage  va  au  plus  proche  des  pa- 
rents éloignés  du  défunt.  S'il  n'y  en  a  pas,  il  passe  au  chef  de 
village. 

Quant  aux  biens  péculiaires  et  particuliers  du  défunt,  ils  vonl 
par  parts  égales  à  chacun  de  ses  fils. 

Kn  résumé,  l'héritage  familial,  les  biens  patrimoniaux  pas- 
scnl  au  plus  âgé  de  la  carrée.  Quant  aux  biens  péculiairesj 
infiniment  moins  importants,  ils  passent  par  parts  égales  aux 
fils. 

Telle  est  la  règle.  Il  l'a  ni  ajouter  toutefois  qu'il  y  a  quelque- 
lois  dis|)iile  entre  le  frère  héritier  légitime  el  le  fils  aine  du 
défupt,  surtout  si  celui-ci  est  en  âge  de  s'établir  et  trop  auloii- 


'.)()  LE    N'OIR    ItE    GUINÉE. 

taire  pour  vivre  sous  le  commandement  de  son  oncle.  En  ce 
cas,  le  fils  aine  se  sépare  de  la  carrée.  Il  emmène  ses  frères  et 
avec  eux  les  bestiaux,  les  esclaves,  les  espèces.  Pour  l'oncle,  il 
reste  dans  la  carrée  en  possession  de  celle-ci.  des  cases,  du 
mobilier  meublant,  des  femmes  du  défunt  et  de  ses  armes. 
S'il  y  a  des  chevaux,  on  les  partage  également  entre  l'oncle  et 
le  neveu.  S'il  n'y  en  a  qu'un,  c'est  le  fils  aîné  qui  remmène. 
Ajoutons,  du  reste,  que  cette  séparation  de  la  famille  en  deux 
est  rare  chez  le  Malinké  et  que,  la  plupart  du  temps,  elle  reste 
unie  sous  l'autorité  du  frère  puîné  du  défunt. 

L'héritage  chez  les  Kissiens.  —  Les  Kissiens  occupent,  au  sud 
de  la  Guinée  française,  le  cercle  de  Kissidagou  (mot  à  mot  : 
ville,  forteresse  des  Kissiens),  le  secteur  militaire  de  Bamba  et 
aussi  la  province  du  Séradou,  au  sud-est  du  cercle  de  Faranah. 
Ils  sont  environ  100.000  dans  le  cercle  de  Kissidougou,  125.000 
dans  le  secteur  de  Bamba,  3.000  dans  le  cercle  de  Faranah.  Ce 
sont  d'excellents  cultivateurs  comme  les  Malinkés  et  les  Bam- 
baras.  Ils  l'ont  principalement  du  riz  et  cultivent  aussi  le 
coton  pour  leur  habillement.  Chez  eux,  c'est  le  frère  puîné  du 
défunt,  l'aîné  de  tous  les  frères  qu'il  laisse,  qui  hérite  de  tout 
le  bien  patrimonial.  A  défaut  de  frères,  le  fils  aine  du  défunt 
hérite  de  ce  bien,  comme  chez  les  Malinkés.  A  défaut  de  lils, 
les  neveux. 

L'héritage  chez  les  Guerzés.  —  Les  Guerzés  occupent  le  sud- 
est  du  cercle  de  Beyla,  donc  l'extrême  sud-est  de  toute  la 
Guinée  française.  Ce  sont  des  cultivateurs  qui  font  surtout  du 
riz  et  du  coton.  Mais  ils  ne  font  pas  d'arachides,  parce  qu'ils 
ont  chez  eux  et  surtout  dans  la  grande  forêt  du  Libéria  et  (h' 
la  Côte  d'Ivoire,  au  sud  de  leur  territoire,  de  l'huile  de  palme  en 
quantité.  Pour  l'héritage,  c'est  le  premier  frère  puîné  du  défunt 
qui  hérite  du  bien  patrimonial.  Quand  il  n'y  a  pas  de  frères, 
c'est  le  fils  aîné;  quand  il  n'y  a  pas  de  tils,  c'est  l'aîné  des  ne- 
veux. Quand  il  n'y  a  ni  frères,  ni  fils,  ni  neveux,  le  gargara  (roi 
du  pays)  fait  appeler  le  plus  proche  des  parents  éloignés  et  lui 
remet  L'héritage.  S'il    n'y  en  a  pas.  c'est  lui  qui  hérite. 

Quant  aux   biens  péculiaires  du   défunt     qu'il  faut    toujours 


LA   FAMILLE    ET    [/HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  91 

distinguer  avec  soin  des  biens  patrimoniaux,  du  bien  familial), 
ils  vont  à  ses  fils,  mais  non  par  parts  égales  :  l'aîné  a  le  plus, 
puis  le  suivant,  puis  cela  descend  ainsi  jusqu'au  dernier. 

Ainsi  les  biens  patrimoniaux  au  frère  puiné,  les  bien  pécu- 
liaires  aux  fils. 

Quelquefois,  à  la  mort  du  chef  de  famille,  si  son  fils  aine  est 
grand,  il  ne  peut  s'entendre  avec  son  oncle  qui  hérite.  Alors 
il  va  fonder  une  carrée  à  part  et  s'y  établir  avec  ses  frères, 
emmenant  une  partie  de  l'héritage  (bestiaux,  esclaves,  etc.).  Mais 
c'est  rare,  car  les  Guerzés  ont  le  sentiment  familial  et  l'esprit 
de  discipline  familial  très  développé. 

L'héritage  chez  les  Bambaras.  —  Les  Bambaras  sont  une  po- 
pulation do  race  mandé  plus  connue  que  les  Malinkés  et  depuis 
plus  longtemps.  11  y  en  a  très  peu  en  Haute  Guinée  française. 
Leur  masse  habite  le  Soudan  français,  qui  forme  actuellement 
la  colonie  du  Haut  Sénégal-Niger.  Les  Bambaras  ou  Bamanas 
sont  importants  comme  représentants  significatifs  de  la  famille 
mandé,  et  quoiqu'ils  n'intéressent  pas  terri torialement la  Guinée 
française,  nous  allons  dire  un  mot  de  la  façon  dont  se  fait  chez 
eux  l'héritage. 

Notons  d'abord  que  les  Bambaras  sont  des  cultivateurs  pres- 
que purs,  comme  les  xMalinkés.  Ils  font  surtout  du  mil,  du  gros 
mil  (bimbirî)  et  du  petit  mil  (sanion).  Ce  mil  est  supérieur  à  celui 
qu'on  cultive  en  Guinée  française  et  qu'on  appelle  kendé.  Les 
Bambaras  font  aussi  un  peu  de  riz  et  en  outre  du  maïs,  du  manioc 
et  des  patates.  Ils  font  aussi  beaucoup  d'arachides  dont  ils 
extraient  l'huile  avec  laquelle  ils  confectionnent  leurs  sauces. 

Quant  à  l'héritage,  voici  ce  qui  en  est  :  quand  un  chef  de 
carrée  meurt,  c'est  le  frère  puiné  qui  hérite  du  bien  patrimonial, 
qu'il  doit  gérer  du  reste  comme  représentant  de  la  famille  et 
flans  l'intérêt  de  tous. 

Quand  il  n'y  a  pas  de  frères,  le  fils  aîné  hérite  :  il  hérite  de 
tout  le  bien  patrimonial,  sauf  des  bestiaux  et  des  espèces  qui  sont 
divisés  également  entre  tous  les  tils  et  viennent  grossir  la  pro- 
priété péculiaire  de  chacun.  Du  reste,  cela  revient  au  môme  que 
si  bestiaux  et  espèces  restaient  au  tils  aîné  en  sa  qualité  de  che| 


92  LE    N0I1!    DE    GUINÉE. 

de  famille.  En  effet,  s'ils  lui  restaient,  il  les  emploierait  à  acheter 
des  femmes  à  ses  frères.  Comme  ils  ne  lui  restent  pas  et  vont 
directement  à  ceux-ci.  ce  sont  eux  aussi  qui  paient  directement 
leurs  femmes. 

Quant  aux  femmes  du  défunt,  elles  sont  également  partagées. 
Ihéoriquement.  entre  tous  les  fils.  Mais  comme  il  serait  déshon- 
nète  qu'elles  allassent  réellement  aux  fils,  c'est-à-dire  à  leurs 
fils,  on  les  partage  entre  les  petits-tils  de  la  carrée  (fils  du  fils 
aine  et  fils  des  fils  cadets). 

Ajoutons  que  si,  avant  sa  mort,  le  chef  de  carrée  veut  qu'une 
de  ces  jeunes  femmes  passe  à  son  iils  aîné,  il  emploie  le  moyen 
de  la  vente  pour  la  lui  donner. 

Enfin  quand  c'est,  faute  d'un  frère  du  défunt,  le  fils  aîné  qui 
hérite,  les  fils  cadets,  s'ils  sont  en  âge  de  s'établir,  se  séparent 
souvent  de  lui  et  vont  foncier  chacun  une  carrée  indépendante. 
Ils  les  établissent  non  loin  de  la  carrée  quittée  el  même  généra- 
lement se  groupent  autour,  si  c'est  possible,  mais  ils  sont  indé- 
pendants. En  revanche,  cela  ne  se  produit  pas  quand  il  y  a  un 
frère  puîné  du  défunt  et  qu'il  prend  le  commandement  :  alors 
on  reste  dans  la  carrée  sous  son  autorité.  En  résumé,  il  résulte 
de  ceci  que  l'essaimage  de  la  famille  se  fait  seulement  quand  il 
n'y  a  plus  de  frères  du  défunt  et  quand,  en  conséquence,  c'esl 
le  fils  aine  qui  hérite. 

Ainsi  chez  les  Malinkés,  Kissiens,  Gucrzés  et  Bambaras,  nous 
trouvons  le  môme  système  successoral  :  la  transmission  totale 
des  biens  familiaux  de  frère  aine  à  frère  puîné  et,  a  défaut  de 
frères,  à  lils  aine.  Du  reste,  ce  système  successoral  n'est  pas  parti- 
culier à  la  Haute  Guinée  française.  Nous  le  retrouvons  dans 
tout  le  nord  et  l'ouest  de  la  Côte  d'Ivoire. 

Vhèritage  chez  1rs  Mandés-Dyoulas  de  Séguéla.  —  Chez,  les 
Mandés-Dyoulas  de  Séguéla  c'est  le  frère  le  plus  âgé  parmi  les 
frères  puînés  du  défunt  qui  hérite;  à  défaut  de  frères,  ce  sont  les 
lils  en  commençant  par  le  plus  âgé.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
curieux  ici,  e'esl  que,  s'il  n'y  a  ni  frère,  ni  (ils.  ce  n'est  pas  le 
neveu  lils  de  frère  le  plus  âgé  qui  hérite.  Il  y  a  division  de 
l'héritage  :  les  biens  péculiaires  d\\  défunt  vont  ;'i  ses  filles  par 


I.A    FAMILLE    ET   L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE    GUINÉE.  !K{ 

parts  égales  et  les  biens  patrimoniaux  sont  partagés  entre  les 
neveux. 

L'héritage  au  pays  de  Kong  et  de  Djimini.  —  Chez  les 
Mandé-Dyoula  du  pays  de  Kong  et  de  Djimini,  «  à  la  mort  du  chef 
de  famille,  dit  le  capitaine  Delacou,  c'est  l'aîné  de  ses  frères 
(c'est-à-dire  le  plus  âgé)  qui  lui  succède  comme  chef  de  famille, 
et  tous  lui  doivent  obéissance.  Cette  autorité  passe  ensuite  au 
second  frère,  puis,  à  la  mort  du  dernier  des  frères  au  plus  âgé 
des  fils  du  premier  frère,  et  ainsi  de  suite.  Tous  ceux  qui  restent 
compris  dans  ce  groupe  sont  parents;  ceux  qui  en  sortent 
perdent  cette  qualité  et  forment  une  nouvelle  famille  ».  — 
Quand  il  n'y  a  pas  d'héritiers,  les  biens  reviennent  au  chef  du 
pays.  —  Notons  que  l'héritier  du  défunt,  son  frère  puîné,  laisse 
aux  enfants  de  celui-ci  la  plus  grande  partie  des  biens  mobi- 
liers, c'est-à-dire  des  biens  péculiaires  du  définit. 

Vhéritage  chez  les  Mandé-Dyoula  de  Bouna.  —  Chez  les 
Mandés-Dyoulas  de  Rouna.  c'est  l'atné  des  frères  du  défunt  qui 
hérite  des  biens  de  la  famille  et  du  commandement  de  celle-ci, 
c'est-à-dire  le  premier  de  ses  frères  puînés.  Il  hérite,  entre  autres 
choses,  de  toutes  les  femmes  du  défunt  dont  il  devient  le  mari. 

Au  cas  où  il  n'y  a  pas  de  frères,  c'est  le  fils  aîné  de  la  première 
femme  du  défunt  qui  hérite.  Les  enfants  de  cette  première  femme 
ont  la  priorité,  quel  que  soit  l'âge  des  enfants  des  autres 
femmes. 

Les  femmes  n'héritent  jamais  des  biens  patrimoniaux  (comme 
du  reste  dans  toutes  les  populations  vues  précédemment).  Elles 
disposent  simplement  de  leur  bien  péculiaire. 

«  A  défaut  d'enfants  légitimes,  dit  le  lieutenant  Creigcrt, 
l'héritage  revient  aux  non  légitimes;  dans  ce  cas,  il  peut  y  avoir 
partage  des  biens.  Enfin,  à  défaut  d'enfants  illégitimes,  l'héritage 
peut  être  partagé  entre  les  maris  des  filles  du  défunt.  » 

Les  Mandés-Dyoulas  de  Boudoukou.  — Chez  les  Mandés-Dyoulas 
de  Boudoukou,  dit  le  capitaine  Benquey,  la  famille  est  patriar- 
cale. Le  commandement  de  celle-ci  se  transmet  de  frère  aîné  ;'i 
livre  puîné.  Le  plus  vieux  commande. 

r.Vsl  l'aîné  des  frères  du  défunt  qui  hérite,  c'est-à-dire  le  plu» 


94  LE   NOIR    DE   G1  [NÉE. 

âgé  de  ses  frères  puînés.  S'il  n'y  a  plus  de  frères,  c'est  l'aîné 
des  fds  de  tous  les  frères  qui  hérite,  c'est-à-dire  le  plus  âgé  en- 
core. Les  femmes  n'héritent  pas. 

Les  biens  péculiaires  du  défunt  vont  à  ses  fds,  suivant  la  dis- 
tinction que  nous  retrouvons  presque  partout  entre  les  biens  de 
la  famille  et  los  biens  péculiaires  de  chaque  membre  de  la 
famille. 

Si  nous  passons  du  nord  de  la  Cote  d'Ivoire,  habité  par  les 
Dyoulas  de  race  mandé,  à  l'ouest  de  cette  colonie  nous  retrouvons 
encore  la  même   famille  et  la  même  transmission  héréditaire. 

Les  Kroumen  delà  Passandra.  —  Chez  les  Kroumen  de  la  Pas- 
sandra,  dit  M.  Thomann.  administrateur  des  colonies,  les  indi- 
vidus issus  d'un  même  père  habitent  un  même  village.  L'aïeul 
a  autour  de  lui  ses  frères,  ses  fils  et  ses  neveux. 

L'héritier  est  le  plus  âgé  des  frères  du  défunt.  A  défaut  de 
frères,  le  fils  aîné  hérite  s'il  est  majeur,  sinon  c'est  l'aîné  des 
neveux  (fils  des  frères  du  défunt).  Enfin,  s'il  n'y  a  aucun  héritier 
majeur,  l'usufruit  appartient  de  droit  au  chef  de  la  tribu.  Les 
femmes  ne  peuvent  pas  hériter  des  biens  familiaux. 

Les  Kroumen  du  Cacally.  —  «  Chez  les  Kroumen  du  Cavally. 
dit  le  lieutenant  lîichard,  le  chef  de  la  famille  est  le  plus  âgé. 
A  sa  mort,  son  autorité  passe  à  ses  frères  par  ordre  de  prinio- 
géniturc  ;  puis  aux  tils  dans  le  même  ordre. 

«  S'il  n'y  a  ni  frères,  ni  fils,  ni  neveux,  l'héritage  passe  à  la 
famille  de  la  mère,  ou  l'on  remarie  la  veuve  du  défunt  dans  le 
village  même,  et  la  succession  passe  au  nouveau  mari.  » 

«  Chez  les  Cavalliens,  dit  à  son  tour  M.  Villamur,  administra- 
teur des  colonies,  d'après  des  renseignements  fournis  par  un  tra- 
vail de  M.  Pénal,  administrateur  en  chef,  les  successions  ont 
lieu  dans  la  ligne  collatérale  de  frère  en  frère.  L'aîné  chef  de  la 
communauté  des  frères  et  de  leurs  familles  a  pour  héritier  le 
frère  le  plus  ancien  après  lui.  La  ligne  des  frères  épuisée,  la 
succession  est  recueillie  par  l'aîné  des  tils  qu'ils  ont  laissés. 
Celui  qui  devient  ainsi  chef  de  la  communauté  n'a  droit  cepen- 
dant qu'aux  biens  restés  indivis  dans  la  'famille  et,  sur  la  suc- 
cession personnelle  du  défunt,  qu'à  la  /dus  forte  part    r'est-à 


LA    FAMILLE    ET    l/llÉKITAGE    DANS    LA    MAI  TE  Gl  INÉE.  95 

dire  il  a  la  direction  et  la  gestion  de  tous  les  biens  familiaux 
sans  exception  ei,  de  plus,  il  hérite,  péculiairement,  de  la  plus 
grande  partie  des  biens  péculiaires  et  particuliers  du  défunt). 
Le  surplus  de  ces  biens  péculiaires  est  partagé  entre  les  fds  du 
dr  eu  jus.  Les  captifs  sont  exclus  du  partage,  c'est-à-dire  qu'ils 
sont  biens  familiaux  et  que  môme  ceux  possédés  à  titre  individuel 
parle  défunt  sont  considérés,  à  sa  mort,  comme  passant  dans  les 
biens  familiaux  et  devenant  tels.  S'ils  sont  nombreux  le  nou- 
veau chef  de  famille  en  donne  un  au  frère  venant  après  lui.  Les 
femmes  du  décédé  sont  réparties  entre  les  héritiers,  suivant  le 
choix  qu'elles  ont  fait,  à  l'exception  de  la  première  qui  reste 
avec  l'héritier  principal,  mais  sans  devenir  son  épouse.  Elle 
seule  reçoit  quelques  objets  provenant  de  la  succession  du  dé- 
funt de  ses  biens  péculiaires.  Les  autres  sont  écartées  du  par- 
tage des  biens  héréditaires,  non  seulement  du  partage  des  biens 
héréditaires  qui,  n'existe  pas,  mais  même  du  partage  des  biens 
péculiaires,  qui  lui,  existe.  Seule  la  première  femme,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  est  admise  au  partage  des  biens  péculiaires.  » 
La  façon  dont  on  dispose  ici  des  femmes  appelle  quelques 
réflexions.  En  principe,  chez  les  noirs,  les  femmes  du  défunt  sont 
propriété  péculiaire  et  non  propriété  familiale  et,  comme  telles, 
doivent  passer  par  parts  égales  au  fils  du  défunt  et  non  en  tota- 
lité au  frère  successeur  et  nouveau  chef  de  famille.  Seulement 
une  difficulté  existe,  une  difficulté  morale  :  il  n'est  pas  décent 
que  les  femmes  d'un  père  passent  à  ses  fils,  c'est-à-dire  à  leurs 
fils.  On  aura  beau  tourner  la  difficulté  en  donnant  à  chaque  iils 
la  femme  qui  n'est  pas  sa  mère,  et  chaque  femme  au  fils  dont 
elle  n'est  pas  la  mère,  il  y  a  là  quelque  chose  qui,  en  général, 
choque  l'esprit  du  noir.  —  Aussi,  bien  des  noirs,  comme  nous 
l'avons  vu  précédemment,  font  passer  toutes  les  femmes  au  frère 
du  défunt,  en  bloc,  comme  si  elles  étaient  propriété  familiale.  — 
Elles  ne  le  sont  pas  réellement,  mais  ils  les  font  telles  par  décence. 
.Mais  ce  n'est  pas  la  seule  solution  adoptée.  Nous  avons  vu  que, 
chez  les  Bambaras,  on  donne  les  femmes  aux  petits-fils  pour  ne 
pas  les  donner  aux  fils.  Ici  le  principe  que  la  femme  est  bien 
péculiaire  prévaut,  niais.  p;ir  décence,  ce  ne  snul  p;is  le-*  (ils  qu'on 


96  LE    SOIS    DE    GUINÉE. 

fait  bénéficiaires,  mais  les  petits-fils.  Enfin  chez  les  Cavalliens 
dont  nous  parlent  MM.  Villamuret  Penel.  on  adopte  une  autre 
solution.  Les  femmes  sont  partagées  entre  les  fils  héritiers  légi- 
times sauf  la  première  femme  du  défunt  qui  suit  le  frère,  baro- 
tier  et  chef).  Mais  ces  femmes  choisissent  le  fils  avec  lequel  elles 
iront  et  il  est  bien  certain  évidemment  qu'elles  choisissent  pour 
époux  les  fils  de  leurs  compagnes  et  non  leurs  propres  fils.  Ici 
c'est  le  chassé-croisé  dont  je  parlais  plus  haut  qui  résout  In  dif- 
ficulté. 

Les  Kroumen  du  Bas  Cavally.  —  Enfin,  et  pour  en  finir  avec 
la  succession  à  la  Côte  d'Ivoire,  M.  Jules  Repiquet,  dans  le  Bulle- 
tin du  Comité  de  l'Afrique  française  de  novembre  1903,  dit  des 
Kroumen  du  Bas  Cavally  :  «  La  famille  est  l'élément  constitutif 
de  la  Société  indigène  dans  le  Bas  Cavally  français.  Le  pater- 
familias  est  ici,  comme  dans  la  Borne  antique,  maître  absolu 
de  ses  femmes  et  de  ses  descendants.  Son  autorité  s'étend  sur 
ses  frères  plus  jeunes  et  sur  les  enfants  de  ceux-ci.  Il  doit  à 
tous  assistance  et  protection  et  c'est  à  lui  qu'incombe  l'adminis- 
tration des  biens  familiaux. 

«  Meurt-il?  La  puissance  paternelle  éckuil  à  ses  frères  puînés 
par  ordre  de  primogéniture  et,  à  la  mort  de  ceux-ci,  à  ses  fils 
dans  le  même  ordre. 

«  A  défaut  de  tuteur  naturel,  la  tutelle  légale  est  attribuée 
par  le  chef  de  village  à  un  chef  de  famille  qui  doit  prendre 
soin  des  orphelins  en  bas  âge,  jusqu'à  ce  que  l'aîné  des  enfants 
mâles  ait  atteint  sa  majorité.  S'il  n'y  a  que  des  filles,  elles  sont 
remises  à  la  famille  de  la  mère. 

«  Les  règles  qui  président  à  la  dévolution  héréditaire  sont  scru- 
puleusement observées,  et  ne  donnent  jamais  lieu  à  difficulté.    » 

M.  Repiquet  fait  plus  loin  la  distinction  des  biens  patrimo- 
niaux appartenant  à  toute  la  famille,  mais  gérés  et  adminis- 
trés en  pleine  autorité  par  son  chef,  et  des  biens  péculiaires  de 
celui-ci  ou  de  tel  autre  membre  delà  famille.  Mais  ce  qu'il  y  a 
de  curieux  dans  le  Bas  Cavally,  c'est  que  les  biens  péculiaires 
du  défunt  passent  à  son  frère,  nouveau  chef  «le  famille,  et  non  à 
ses  (ils.  C'est  là  évidemment  la  coutume  la  plus  patriarcale  que 


LA    FAMILLE   ET    L'HÉRITAGE    DANS    LA   HAUTE   GUINÉE.  97 

nous  ayons  rencontrée  jusqu'ici  puisque  les  biens  péculiaires 
eux-mêmes  du  défunt  sont  traités  comme  les  biens  familiaux. 
Il  y  a  là,  dit  M.  Repiquet  «  les  biens  patrimoniaux  dont  le 
chef  de  famille  a  l'administration  et  qui  passent  à  sa  mort  de 
ses  mains  dans  celles  du  nouveau  chef  de  famille.  Ces  biens 
consistent  surtout  (sans  compter  la  carrée  et  les  champs)  en 
bœufs,  vaches,  cabris  et  captifs  destinés  à  former  l'apport  total 
des  jeunes  hommes  à  marier. 

«  2°  Les  biens  personnels,  qui  comprennent  la  ou  les  femmes, 
les  objets  mobiliers,  et  le  pécule  appartenant  en  propre  à  l'indi- 
gène adulte  du  sexe  masculin.  En  cas  de  mort,  ces  biens  vont, 
par  dévolution,  au  frère  du  défunt.  » 

M.  Repiquet  ajoute  que  la  femme  n'hérite  jamais. 
En  résumé,  dans  toute  la  Côte  d'Ivoire  septentrionale  (Mandés- 
Dyoulas)  comme  dans  la  Côte  d'Ivoire  occidentale  (Kroumen, 
Repos,  peuplades  du  Cavally,  de  la  Sassandra,  noirs  de  la  côte 
et  de  la  foret),  la  famille  et  le  mode  d'héritage  sont  absolument 
semblables  à  ce  qu'ils  sont  dans  la.  Haute  Guinée  :  la  famille 
est  patriarcale,  basée  sur  la  tige  paternelle,  et  l'héritage  se  fait 
de  frère  à  frère  tant  qu'il  y  en  a.  Quand  il  n'y  en  a  plus,  les  fils 
héritent. 

L'héritage  sur  le  Plateau  central  nigérien.  —  Du  reste,  la 
même  famille  et  le  môme  mode  d'héritage  se  rencontrent  aussi 
sur  une  partie  du  Plateau  central  nigérien.  Le  lieutenant  Des- 
plagnes,  dans  son  beau  livre  récent  (1907)  sur  le  Plateau  central 
nigérien,  distingue  à  ce  sujet  deux  régions  :  «  Dans  les  régions 
montagneuses  de  l'est,  le  Tombo,  le  Tingue,  Oualo,  le  fils  aîné 
du  chef  de  famille  reste  l'héritier  incontesté  des  terres  de  I" 
communauté  avec  le  devoir  de  nourrir  et  d'habiller  les  vieil- 
lards, les  femmes  et  les  enfants,  de  diriger  le  travail  et  «l'assu- 
rer l'existence  de  tous.  Bans  l'ouest,  pays  nonouLr,  Vhéritier 
de  lu  communauté  est  l'homme  le  plus  âgé,  frère,  /ils  ou  neveu 
du  défunt  ».  Ainsi  dans  l'ouest  du  Plateau  central  nigérien,  il 
en  est  comme  en  Haute  Guinée,  comme  dans  I"  Soudan  bam- 
bara,  comme  dans  la  Côte  d'Ivoire  septentrionale,  comme  dans 

la  Côte  d'Ivoire  occidentale. 

: 


98  LE    NOIR   DE    GUINÉE. 

«  Chaque  hameau  ajoute  le  lieutenant  Desplagnes,  ouvrage 
cité,  page  209;  n'est  formé  le  plus  souvent  que  par  les  mem- 
bres d'une  même  famille,  exploitant  une  propriété  commune. 
Le  chef,  en  général  le  plus  âgé,  répartit  les  tâches,  distribue  le 
pain,  la  viande,  le  lait  et  préside  avec  les  vieillards  aux  travaux 
des  champs. 

«  Chaque  membre  (de  la  famille  doit  dans  sa  jeunesse,  s'il 
veut  profiter  des  bienfaits  et  des  produits  de  la  communauté 
(familiale),  cinq  jours  de  travail  sur  six  pendant  la  saison  des 
cultures  (c'est-à-dire  de  mai  à  décembre).  Toutes  les  autres  pé- 
riodes de  l'année  (c'est-à-dire  de  janvier  à  avril),  ainsi  que  la 
journée  laissée  libre  pendant  la  semaine,  restent  à  la  disposi- 
tion de  chacun,  hommes,  enfants,  femmes  ou  captifs  pour  l'em- 
ployer à  leur  profit  personnel,  soit  pour  cultiver  un  champ 
particulier,  soit  pour  aller  à  la  chasse,  à  la  pèche,  faire  de 
l'élevage,  du  tissage,  de  l'exploitation  du  fer,  de  l'industrie  ou 
du  commerce  avec  le  secours  des  associations.  Tous  les  béné- 
fices de  ces  travaux  exécutés  en  dehors  de  la  communauté  sont 
personnels  et  avec  eux  l'indigène  se  procure  les  vêtements, 
objets   de  luxe,  parures,  chevaux,    etc.   » 

Ainsi  nous  retrouvons  encore  ici  la  distinction,  du  reste  com- 
mune chez  le  noir,  du  travail  familial  et  du  travail  péculiaire 
et,  en  conséquence,  de  la  propriété  familiale  et  de  la  propriété 
péculiaire. 

Le  lieutenant  Desplagnes  donne  d'autres  renseignements  inté- 
ressants sur  la  famille  du  plateau  central  nigérien,  ainsi  que  sur 
son  essaimage  :  «  Quand  une  des  jeunes  filles  se  marie  page  209) 
et  quitte  définitivement  la  maison  paternelle,  son  père  lui  l'ait 
cadeau  de  tètes  de  bétail  ou  d'arbres  fruitiers,  comme  L'usage 
en  existe  aux  environs  de  Bandiagara,  chez  lesNdogom,  Kambé, 
Nonouké.  De  même,  lorsqu'un  des  jeunes  garçons  quitte  la  corn,' 
munauté  pour  aller  s'établir  dans  la  plaine,  ce  qui  arrive  fré- 
quemment de  nos  jours,  il  reçoit  un  cadeau  proportionné  au 
travail  qu'il  a  fourni  dans  la  maison  paternelle.  »  Ainsi  subven- 
tions sérieuses  an  jeune  homme  et  même  à  la  jeune  fille  qui 
s'établisseni  en  dehors  de  la  famille. 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE   DANS   LA   HAUTE   GUINÉE.  90 

«  Si  la  justice  est  rendue  —  ajoute  le  lieutenant  Desplagnes, 
page  210  —  dans  le  village  et  dans  le  canton  par  le  biogon 
(chef  religieux  des  villages  et  des  cantons  sur  le  Plateau  central 
nigérien),  responsable  de  l'ordre  et  chargé  de  trancher  les  dif- 
férends, le  chef  de  la  communauté  (familiale)  a  pour  devoir  de 
régler  les  dissentiments  et  discussions  de  la  famille.  Toutefois 
il  perd  tout  droit  sur  ses  membres,  même  sur  ses  fils  habitant  le 
même  village  qui  ne  travaillent  pas  aux  champs  communs  et  ne 
profitent  pas  des  récoltes.  »  Ainsi  font  partie  de  la  famille  ceux 
qui  travaillent  pour  elle  et  en  conséquence  sont  nourris  par 
elle,  et  n'en  font  plus  partie  ceux  qui  travaillent  pour  eux  et  en 
conséquence  se  nourrissent  eux-mêmes.  Il  en  va  de  même  du 
reste  dans  tout  le  pays  noir. 

Nous  venons  de  passer  en  revue  la  famille  et  le  mode  d'héri- 
tage tels  qu'ils  se  présentent  dans  la  plus  grande  partie  de  la 
Haute  Guinée  française  et  aussi  dans  les  pays  adjacents  (Sou- 
dan, Côte  d'Ivoire,  ouest  du  Plateau  central  nigérien,  etc.), 
mais  il  existe  aussi  dans  une  petite  partie  de  la  Haute  Guinée 
(Dialonkés  du  cercle  de  Faranah,  Koniankés  du  cercle  de 
Beyla,  etc.)  et  dans  les  régions  voisines  (Fouta-Djallon  guinéen, 
Sénégal,  etc.)  un  autre  mode  d'héritage.  Ce  n'est  pas  l'héritage 
tel  que  nous  venons  de  le  voir  dans  l'est  du  Plateau  central  ni- 
gérien où  tous  les  biens  patrimoniaux  passent  au  tils  aîné  du 
défunt,  en  écartant  les  frères  de  celui-ci  (c'est-à-dire  les  plus 
Agés  de  la  famille),  pour  mettre  celle-ci  du  reste,  dans  toute  son 
extension  patriarcale,  sous  le  commandement  d'un  homme  plus 
jeune  et  plus  vigoureux.  Ce  genre  de  famille  n'est  pas  rare  du 
reste  en  pays  noir  et  se  rencontre  au  Dahomey,  concurremment 
avec  la  famille  où  l'héritage  passe  en  premier  lieu  aux  frères  puî- 
nés (Voir  à  ce  sujet,  Brunet  et  Gickilen,  Dahomey  et  dépen- 
dances, 1000,  p.  'Vil.  328  et  330),  mais  ce  n'est  pas  de  celui-là 
que  nous  avons  à  parler  ici.  C'esl  d'une  autre  combinaison,  très 
répandue  aussi  en  Afrique  occidentale  cl  où  L'héritage  m-  par- 
tage entre  le  frère  puîné  du  défunt  et  le  lils  aîné  de  celui-ci. 
.Nous  le  trouvons  chez  les  Dialonkés  H  les  Koniankés  en  Haute 
Guinée,  chez  les  Diarankés  et  les  Poulahs  dans  le  Fouta  DjaUon, 


100  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

chez  les  Yolofs   au  Sénégal.   Commençons    par   les  Dialonkés. 

Les  Dialonkés.  —  Chez  les  Dialonkés.  si  le  fils  aine  du  défunt 
est  encore  petit,  c'est  le  frère  puîné  qui  a  tout  l'héritage,  au 
moins  pour  le  moment,  car  trois  ans  après  la  circoncision  du 
fils  aine,  on  partagera  l'héritage  entre  les  deux.  Si  le  fils  aîné 
est  grand,  on  partage  tout  de  suite.  Le  frère  puîné  hérite  de  la 
carrée,  des  cases,  du  mobilier  meublant,  des  champs,  des  kola- 
tiers  et  des  orangers,  des  femmes  du  défunt.  Il  a  également 
dans  sa  part  l'habillement  de  celui-ci,  ses  armes,  ses  chevaux, 
la  moitié  de  l'or  et  des  bijoux,  les  2/5  des  espèces.  Quant  au  fils 
aîné,  il  a  le  bétail,  les  esclaves,  la  moitié  de  l'or  et  des  bijoux, 
les  3/5  des  espèces.  S'il  y  a  du  riz  et  des  grains  en  magasin,  on 
les  partage  par  parties  égales.  Une  fois  le  partage  fait,  on  se 
sépare.  Le  fils  aîné  s'en  va  avec  sa  part  de  l'héritage,  emme- 
nant ses  frères,  et  construit  une  autre  carrée.  Si  ces  frères  sont 
petits,  ils  restent  avec  lui.  S'ils  sont  grands,  ou  bien  ils  restent 
avec  lui,  ou  bien,  souvent,  se  construisent,  eux  aussi,  des  carrées 
indépendantes. 

Dans  le  cas  qui  se  présente  parfois  où  le  l'ivre  puîné  du  défunt 
qui  est  resté  comme  chef  dans  la  grande  carrée  familiale,  meurt 
à  son  tour  sans  frère  héritier,  le  fils  aîné  abandonne  la  carrée 
qu'il  a  fondée  pour  revenir  prendre  le  commandement  de  la 
carrée  familiale  dont  il  est  alors  le  légitime  héritier.  S'il  ne  le 
t'ait  pas,  c'est  le  fils  aîné  du  frère  puîné  qui  vient  de  mourir 
qui  hérite. 

On  voit  <jue.  chez  les  Dialonkés,  l'héritage  ne  va  plus  à  une 
seule  personne,  comme  chez  les  Malinkés,  les  Kissiens,  lesGuer- 
zés,  les  Bambaras  etc.,  mais  à  deux  à  la  fois,  au  frère  puîné  et 
au  fils  aine  du  défunt,  ce  qui  ne  se  passe  qu'exceptionnellement 
chez  les  premiers,  grand-oncle  et  neveu  ne  peuveni  pas  s'enten- 
dre, devient  ici  la  règle.  Néanmoins  il  faut  remarquer  que 
même  ici,  c'est  encore  le  frère  puîné  qui  reste  le  maître  de  la 
carrée  familiale. 

Les  Koniankés.  —  Les  Konians  ou  Koniankés  ou  Koniankas 
habitent  tout  le  cercle  de  Beyla,  sauf  trois  provinces.  Ce  son!  des 
cultivateurs.  Us  font  surtout  du  riz.  ensuite  du  fonio,  du  manioc, 


LA    FAMILLE    ET    LUERITAGE   DANS   LA   HAUTE   GUINÉE.  101 

des  ignames,  des  patates,  un  peu  de  maïs.  Ils  font  très  peu  de 
milet,  quand  ils  en  font,  le  sèment  avec  le  riz.  Ils  ont  des  bestiaux, 
mais  assez  peu. 

Si  le  fils  aine  du  défunt  est  en  bas  âge,  c'est  le  frère  puîné  qui 
hérite  de  tout,  mais  une  fois  le  premier  arrivé  à  majorité,  on  fera 
le  partage.  Si  le  fils  aîné  est  grand  au  moment  de  la  mort  de 
son  père,  on  partage  immédiatement.  Le  frère  puîné  a  la  car- 
rée, les  champs,  les  femmes.  Le  fils  aîné  a  les  bestiaux,  les  bi- 
joux, les  espèces.  Quant  aux  esclaves,  ils  sont  partagés  également 
entre  le  frère  puîné  et  le  fils  aîné.  Une  fois  le  partage  fait,  ce 
dernier,  emmenant  avec  lui  ses  frères,  va  fonder  une  carrée  à 
part.  Celui  qui  me  donne  ces  renseignements  ajoute  qu'il  y  a 
souvent  des  difficultés  pour  l'héritage. 

Passons  au  Fouta-Djallon. 

Diarankés.  —  Chez  lesDiarankés  ou  Diakankés,  Diarankas  ou 
Diakankas,  qui  habitent  le  nord-ouest  du  cercle  de  Timbo,  on 
partage  l'héritage  comme  chez  lesDialonkés,  entre  le  frère  puîné 
et  le  fils  aîné.  Ce  frère  puîné  a  la  carrée,  les  cases,  les  champs,  les 
femmes.  Le  fils  aîné  a  le  bétail,  les  esclaves,  les  bijoux,  les  es- 
pèces. Si  par  hasard  le  fils  aîné  veut  rester  dans  la  carrée  fami- 
liale, il  est  sous  le  commandement  de  son  oncle,  mais  cela 
arrive  rarement  et  presque  toujours  on  partage.  Après  le  par- 
tage, le  fils  aîné  va  s'établir  à  part  avec  ce  qui  lui  revient. 

Les  Diarankés  font  très  peu  de  riz.  Ils  font  surtout  du  mil  et 
encore  plus  du  fonio  [findo).  Ils  fout  beaucoup  d'arachides  et 
en  vendent.  Ils  ont  du  reste  des  bestiaux  comme  tous  les  autres 
noirs  de  Guinée  française.  Ils  parlent  la  même  langue  que  les 
Malinkés  et  la  prononciation  seule  varie. 

Les  Diarankés  sont  un  îlot  mandé  resté  dans  le  Fouta-Djallon 
au  milieu  des  Foulahs  conquérants. 

Les  Foulahs.  —  Nous  savons  déjà  que  ceux-ci  présentent  une 
différence  ethnique  et  une  différence  sociale  sérieuse  avec  les 
Mandés.  D'une  part,  ils  sont  d'origine  nubio-éthiopienne ;  d'autre 
part,  l'art  pastoral  est  bien  plus  important  chez  les  Mandés. 

Ceci  dit,  examinons  leur  mode  d'héritage. 

(.liez  les  Foulahs  on  partage  entre  le  frère  puîné  el  le  lils  aîné 


102  LE   NOIB    DE    (.1  [NÉE. 

du  défunt.  Le  frère  puiné  a  l'habitation,  le  mobilier  meublant, 
les  champs,  les  femmes  du  défunt,  son  habillement,  ses  armes, 
ses  chevaux,  ses  bijoux.  Il  a  également  les  arbres  fruitiers  (oran- 
gers, etc.)  qui,  du  reste,  ne  se  distinguent  pas  de  l'habitation  dans 
la  cour  de  laquelle  ils  sont  plantés.  Le  fils  aine  a  le  bétail,  les 
esclaves,  les  espèces,  mais  tout  parmi  ceci  n'est  pas  pour  lui, 
car  on  partage  entre  lui  et  ses  frères  cadets,  en  tenant  compte 
de  l'âge.  Ainsi  sur  les  captifs,  lui,  fils  aine,  en  aura  trois,  le  se- 
cond fils  deux,  le  troisième  et  les  autres  un  seul.  De  même  pour 
le  troupeau  :  le  fils  aine  aura  trois  vaches,  le  second  deux,  les 
autres  chacun  une.  De  même  pour  l'argent  :  le  fils  aîné  aura  trois 
parts,  le  second  fils  deux,  les  autres  fils  une  part. 

Le  partage  fait,  le  fils  aine,  s'il  est  jeune,  restera  ainsi  que  ses 
autres  frères  dans  la  carrée  familiale,  sous  le  commandement 
de  son  oncle.  Mais  arrive  l'âge  du  mariage.  L'oncle  arrange  le 
mariage,  en  qualité  de  chef  de  carrée,  après  avoir  consulté  le 
goût  de  son  neveu  et  lui  avoir  fait  verser  la  dot.  Une  fois  le 
mariage  fait,  le  fils  aine  va  généralement  fonder  une  carrée  à 
part,  emmenant  avec  lui  ses  frères  et  ce  qu'il  possède.  —  Mais  il  a 
le  droit  de  rester,  s'il  lui  plaît,  dans  la  carrée  familiale,  sous 
l'autorité  de  son  oncle,  et  quelquefois  il  le  fait.  S'il  a  quitté  la 
carrée  et  fondé  une  carrée  à  part,  ses  frères,  à  mesure  qu'ils  ar- 
rivent A  majorité  et  se  marient,  quittent  à  leur  tour  ou  peuvent 
quitter  la  nouvelle  carrée  et  vont  ionder.  avec  leur  part  d'hé- 
ritage, des  carrées  indépendantes. 

En  résumé,  nous  trouvons  chez  les  Foulahs  le  partage  ordi- 
naire entre  le  frère  puiné  et  le  fils  aine,  avec  pourtant  une  nou- 
velle complication  provenant  d'une  part  faite  aux  fils  cadets  sur 
la  portion  d'héritage  de  l'aine. 

A  noter  un  fait  intéressant  :  j'ai  dit  plus  haut  que,  dans  le 
partage  entre  le  frère  du  défunl  et  le  lils  aîné,  les  bestiaux  al- 
laient à  ce  dernier.  Pourtant  ce  n'est  pas  absolument  vrai,  car  si 
le  bétail  esl  depuis  longtemps  dans  la  famille,  il  reste  au  frère 
puiné;  ce  n'est  que  si  c'est  le  défunt  lui-même  qui  la  gagné 
qu'il  revient  à  son  fils  aine.  En  un  mot,  le  bétail  familial 
reste  au  frère  puiné;  le  bétail,  propriété  péculiaire  du  défunt. 


LA    FAMILLE   ET   L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE   GUINÉE.  ICK5 

va  seul  à  son  fils  ou  plutôt  à  ses  fils.  Cela  diffère  de  ce  que  nous 
avons  vu  chez  les  Dialonkés,  les  Dianankés  et  les  Diarankés  où 
tout  le  bétail  (qu'il  soit  bien  familial  ou  bien  propriété  parti- 
culière du  défunt)  passe  à  son  fils.  D'où  vient  donc  la  diffé- 
rence? Nous  verrons  plus  loin  que  la  raison  qui  fait  donner  le 
bétail  au  iils  est  qu'il  emmène  avec  lui  ses  frères  et  qu'il  a  be- 
soin du  bétail  pour  leur  acheter  des  femmes,  pour  les  marier, 
tandis  que  le  frère  puiné  qui  reste  dans  la  carrée  avec  les  fem- 
mes, les  filles,  n'a  pas  besoin  de  bétail  pour  doter  ces  derniè- 
res, mais  au  contraire  en  recevra  quand  il  les  donnera  en  ma- 
riage et  se  reconstituera  ainsi  un  troupeau.  Cette  raison,  qui 
semble  l'explication  la  plus  plausible  du  fait  que  le  bétail  va 
au  fils,  étant  donnée,  pourquoi  chez  les  Foulahs  le  bétail  pécu- 
liaire  seul  du  défunt  va-t-il  à  son  fils  ou  plutôt  à  ses  fils?  La  seule 
raison  que  je  voie,  c'est  que  le  bétail  est  très  abondant  chez 
les  Foulahs  et  en  conséquence  le  bétail  péculiaire  du  défunt  doit 
pouvoir  généralement  à  lui  seul  suffire  à  acheter  des  femmes  à 
tous  ses  fils.  Dans  ces  conditions,  on  a  laissé  le  bétail  familial  au 
frère  puiné.  Du  reste,  pour  l'argent,  il  en  est  de  même,  et  cela 
prouverait  l'abondance  de  l'argent  (fruit  du  commerce  du  bétail) 
dans  le  Fouta-Djallon  :  l'argent  familial  reste  cà  la  famille  en  la 
personne  du  frère  du  défunt  et  l'argent  péculiaire  du  défunt  va  à 
son  fils  aine  et  à  ses  autres  fils,  suivant  la  règle  de  partage  que 
nous  avons  dite.  Les  armes  sont  aussi  partagées  entre  le  frère 
puîné  et  le  lils  aîné,  probablement  toujours  selon  la  même  dis- 
tinction de  ce  qui  est  bien  familial  et  propriété  péculiaire  du 
défunt.  Nous  sortons  maintenant  du  Fouta-Djallon  et  passons 
en  Basse  Guinée. 

Soussous.  —  Les  Soussous  sont  des  Mandés  installés  au  sud 
du  Fouta-Djallon,  de  la  mer  jusqu'au  territoire  dialonké.  L'hé- 
ritage se  fait,  paraît-il,  chez  eux  comme  chez  les  Foulahs.  par 
lesquels   ils  ont  été  influencés.  Passons  maintenant  aux  Yolofs. 

Yolofs.  —  Avec  les  Yolofs  ou  Oualofs  nous  sortons  de  nouveau 
de  la  Guinée  française  puisqu'ils  habitent  le  Sénégal.  Ils  ne 
sont  pas  tirs  différents  des  Mandingues,  au  point  de  vue  social. 
Ce  sont  comme  eux  de  grands  cultivateurs,  taisant  surtout  du 


104  LE  NOIR   DE    GUINÉE. 

mil  et  des  arachides.  Chez  les  Yolofs.  on  partage  l'héritage 
entre  le  frère  puîné  du  défunt  et  son  lils  aîné.  Le  premier  a 
l'habitation,  les  champs,  les  femmes.  Le  second  a  le  bétail, 
les  esclaves,  les  bijoux,  les  espèces,  exactement  comme  chez  les 
Dialonkés,  Diarankés,  etc. 

Nous  avons  gardé  pour  la  fin  les  Tomas  qui  habitent  la  Haute 
Guinée,  comme  les  Dialonkés,  Koniankés,  etc.,  mais  nous  les 
avons  mis  en  queue  parce  que  leur  mode  d'héritage  diffère, 
quoiqu'ils  partagent  entre  le  frère  puiné  et  le  fils  aîné,  de  tout 
ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici.  En  effet,  c'est  ici  le  fils  aine  et 
non  le  frère  puiné  qui  prend  la  carrée,  les  champs,  les  femmes 
de  son  père  (ce  qui  est  une  monstruosité  pour  les  Malinkés,  les 
Bambaras,  les  Kissiens,  etc.).  C'est  le  frère  puiné.  en  revanche, 
qui  hérite  des  bestiaux,  de  l'argent,  des  armes.  Ine  fois  le  par- 
tage fait,  le  fils  aine  distribue  quelques-unes  des  femmes  de  son 
père  aux  autres  fils,  c'est-à-dire  à  ses  frères  cadets. 

L'héritage  en  Basse  Guinée.  —  Il  serait  intéressant  de  savoir 
comment  se  fait  l'héritage  dans  la  Basse  Guinée;  ainsi  chez  les 
Teudas,  Tolas,  Bagas,  Bagaforès,  etc.  Malheureusement  je  n'ai 
pas  de  renseignements  à  ce  sujet. 

Les  Landoumans.  —  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que,  chez  les 
Landoumans,  la  parenté  s'établit  par  la  tige  maternelle  au  con- 
traire de  tout  ce  que  nous  venons  de  voir  jusqu'ici.  —  L'héritier 
n'est  ni  le  frère  de  père  du  défunt,  le  plus  âgé  après  lui,  ni  le  lils 
aîné  du  défunt,  ni  l'un  et  l'autre,  c'est  le  lils  aîné  de  la  sœur 
aînée.  Ce  n'est  pas  là,  évidemment,  la  pure  famille  matriarcale 
et  polyandrique  où  la  femme  est  tout  et  commande,  comme  nous 
la  trouvons  chez  certaines  tribus  très  curieuses  de  L'Inde,  mais 
c'est  la  famille  matriarcale  comme  elle  existe  chez  les  Touareg 
(comme  le  savent  les  lecteurs  de  la  Science  sociale*  et  comme 
elle  existe  dans  une  grande  partie  de  L'Afrique  nègre,  ce  <[iii 
est  généralement  moins  connu.  On  retrouve,  en  effet,  ce  type  de 
famille  chez  les  Sérères  du  Sénégal,  les  Balantes  de  la  Casa- 
manec,  les  Landoumans  de  Guinée  française,  les  Avilis  et  les 
peuplades  des  lagunes  de  la  Côte  d'Ivoire,  les  Achanlis  de  la 
Côte-de-1'Or,  les  populations  du  Bas  Congo  fiançais  ou  Gabon. 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE   DANS    LA    HAUTE-GUINÉE.  105 

C'est  donc  un  type  excessivement  répandu.  André  Arcin  dit 
(ouvrage  cité,  page  367)  qu'il  existe  aussi  chez  certains  Foulahs 
pasteurs.  Il  appelle  népotisme  ce  genre  d'héritage. 

André  Arcin  signale  aussi  dans  la  Basse  Guinée  française, 
malheureusement  sans  préciser  et  sans  attribuer  ces  coutumes 
successorales  à  telle  tribu  donnée,  que  chez  certains  noirs  le 
frère  de  mère  le  plus  âgé  hérite  du  défunt,  à  son  défaut  les  fils 
ou  les  neveux.  Nous  retrouvons  là  encore  la  préférence  donnée 
à  la  tige  maternelle,  puisque  c'est  le  frère  puiné  de  mère  qui 
hérite  en  premier  lieu  et  non  le  frère  puîné  de  père  comme 
chez  les  patriarcaux.  Dans  une  autre  partie  du  pays,  l'héritage 
revient  au  fils  aine  du  défunt  s'il  est  pubère,  sinon  au  frère 
puiné  de  même  mère  du  défunt,  et  ainsi  de  suite  en  prenant  les 
parents  les  plus  proches  et  les  plus  âgés  jusqu'au  troisième  ou 
quatrième  degré  au  plus.  C'est  tout  ce  que  nous  pouvons  dire 
pour  la  Basse  Guinée,  qui  mériterait  une  étude  spéciale  à  ce  sujet. 

Pour  en  revenir  au  noir  de  la  Haute  Guinée  française  qui 
fait  spécialement  le  sujet  de  cette  monographie,  ces  deux  types 
d'héritage  que  nous  avons  rencontrés  chez  lui  sont  ceux-ci  :  ou 
bien  le  frère  puiné  du  défunt  (frère  puiné  du  père  bien  entendu) 
hérite  de  tous  les  biens  patrimoniaux  (c'est  ce  que  nous  avons  vu 
chez  les  Malinkés,  Kissiens,  Guerzés,  Bambaras,  etc.)  ou  bien 
l'héritage  est  partagé  entre  le  frère  puîné  et  le  fils  aîné  (c'est 
ce  que  nous  avons  vu  chez  les  Dialonkés,  Diarankés,  Koniankés, 
Volofs,  etc.) 

Ces  deux  modes  d'héritage  sont  patriarcaux.  Le  premier  l'est 
essentiellement  et  profondément.  Le  second  l'est  aussi,  quoique 
moins.  Il  n'y  a  pas  en  tout  cas  d'instabilité  familiale,  même  on 
ce  second  cas.  La  famille  primitive  se  divise  en  doux  nouvelles 
familles,  niais  le  partage  égal  qui  s'applique  à  tout  et  qui 
dissout  les  patrimoines  et  les  exploitations,  n'existe  pas  ici. 

On  ne  peut  nier  pourtant  qu'il  n'y  ait  un  progrès  <l<1  l'indi- 
vidualisme et  de  l'instabilisme,  si  l'on  me  permet  ce  mot,  du 
premier  modo  d'héritage  au  second.  L'espril  individualiste 
commence  à  faire  son  apparition  au  sein  de  la  famille  patriar- 
cale, avec  la  séparation  en  deux  de  cette  famille. 


106  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

On  peut  se  demander  pourquoi,  dans  le  cas  où  le  frère  puîné 
et  le  fils  aîné  du  défunt  héritent,  également  tous  deux,  le  fils 
aîné,  en  s'en  allant,  emmène  avec  lui  le  bétail  et  les  esclaves.  La 
raison  parait  être  celle-ci  :  Le  fils  aîné  en  s'en  allant  emmène 
avec  lui  ses  frères  et  non  ses  sœurs  qui  restent  avec  leurs  mères 
et  avec  le  frère  puîné  du  défunt.  Il  aura  donc  des  dots  à  payer 
pour  acheter  des  femmes  à  ses  frères  et  aucune  dot  à  recevoir 
n'ayant  pas  avec  lui  de  filles.  Au  contraire,  le  frère  puîné  resté 
avec  les  femmes  et  les  filles  du  défunt  n'aura  que  des  dots  à 
percevoir  et  aucune  à  fournir.  Or.  le  bétail  familial  est  destiné 
principalement  à  l'achat  des  femmes  pour  les  jeunes  gens  de  la 
famille  à  pourvoir  d'épouses.  Comme  c'est  Je  fils  aîné  du  défunt 
qui,  s'en  allant  avec  ses  frères,  a  à  acheter  des  femmes  et  non  à 
en  vendre,  c'est  à  lui,  en  bonne  justice,  que  doit  aller  le  bétail 
familial.  Telle  paraît  être  la  raison  du  fait  qu'il  emmène  ce 
bétail  avec  lui.  Quant  au  frère  puîné  du  défunt  et  à  la  carrée 
familiale,  elle  ne  sera  pas  longtemps  privée  de  bétail,  le  ma- 
riage des  filles  devant  en  faire  rentrer  en  quantité  à  brève 
échéance. 

Quant  aux  esclaves,  le  fils  aine  les  emmène  pour  une  raison 
analogue  :  la  vieille  carrée  qu'il  quitte  a  des  champs  tout  dé- 
frichés et  en  pleine  activité  d'exploitation.  Au  contraire,  la  nou- 
velle carrée  n'a  pas  encore  de  champs  et  va  être  obligée  de  se 
les  créer  en  défrichant  une  portion  de  la  brousse.  Or.  pour  ce 
défrichement,  il  faut  être  aussi  nombreux  que  possible  et  les 
esclaves  sont  d'un  grand  secours.  Les  esclaves  sont  donc  la  part 
du  (ils  aîné  à  cause  de  la  nécessité  de  création  de  nouveaux 
champs.  Ajoutons,  du  peste,  que  les  esclaves  comme  le  bétail 
s'acquièrent  en  vendant  les  tilles  et  se  perdent  en  les  achetant. 
La  vieille  carrée  recouvrera  «loue  des  esclaves,  comme  du  bétail, 
en  mariant  les  filles  qu'elle  a.  toutes  conservées,  tandis  (pic 
la  nouvelle  carrée,  au  contraire,  est  plutôt  exposée  à  les  aliéner 
pour  se  procurer  des  fejnmes  :  nouvelle  raison  pour  que  le  fils 
aine  emmène  les  esclaves. 

Exemples  de  familles.  —  Nous  en   avons  fini  avec  le  mode 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE  GUINÉE.  107 

d'héritage  en  Haute  Guinée  française  et  dans  les  ï>ays  adjacents. 
Maintenant  nous  allons  prendre  au  hasard  et  examiner  diverses 
familles  noires  appartenant  à  des  populations  de  la  Haute  Guinée 
et  nous  verrons  le  caractère  patriarcal  de  cette  famille  noire  res- 
sortir plus  encore  de  cet  examen. 

Type  de  famille  malinkée.  —  Prenons  d'abord  une  famille 
malinkée  de  Kouroussa,  celle  des  Konyaté.  Elle  comprend  : 

1°  Mfali  Konyaté,  le  chef  de  la  carrée,  qui  a  sa  mère,  trois 
femmes  et  dix  eufants;  2°  Salia  Konyaté,  son  frère,  qui  a  sa 
mère,  un  femme  et  un  enfant. 

Cela  fait  en  tout  dix-neuf  personnes  réunies  dans  la  même 
carrée,  sous  l'autorité  du  fils  aîné.  De  plus,  cette  famille  compte 
deux  autres  frères,  l'un  Mamadou  Konyaté,  actuellement  mili- 
cien à  Faranah,  qui  a  trois  femmes  et  deux  enfants.  Mamadou 
Konyaté,  quand  il  ne  sera  plus  milicien,  a  l'intention  de  reve- 
nir s'établir  dans  la  carrée  de  son  frère  aîné  Mfali  Konyaté,  ce 
qui  portera  cette  carrée  à  vingt-quatre  personnes.  Le  dernier 
frère,  Kamba  Konyaté,  est  boutiquier  à  Kankan  :  il  a  deux 
femmes  et  deux  enfants.  Quand  il  ne  sera  plus  boutiquier,  il 
reviendra  dans  la  carrée  familiale,  ce  qui  portera  le  nombre  des 
habitants  de  celle-ci  à  trente. 

Nous  avons  donc  là  une  famille  patriarcale  au  premier  chef, 
avec  ces  ménages  de  frères  groupés  sous  l'autorité  du  frère  aine. 
De  plus,  notons  cet  esprit  patriarcal  qui  fait  que  les  frères  qui 
ont  dû  se  séparer  de  la  famille  pour  gagner  leur  vie,  ne  songent 
qu'à  y  revenir,  une  fois  fortune  laite  et  quand  ils  pourront  y 
faire  figure.  Du  reste,  en  général,  le  noir  quittera  bien  la  carrée 
familiale  pour  aller  gagner  sa  vie  au  dehors,  mais  très  souvent 
il  ne  s'en  va  qu'avec  l'idée  d'y  revenir  une  fois  que,  suivant  son 
expression  pittoresque,  il  «  aura  gagné  femmes  »>,  «  il  aura  gagné 
bœufs  »,il  «  aura  gagné  argent». 

Type  (h-  famille dialonkée.  —  Prenons  maintenant  une  famille 
dialonkée,  par  exemple  une  dont  nous  nous  sommes  déjà  occu- 
pés. ;'i  propos  de  la  propriété,  celle  de  Say on  Kamara,  demeu 

ranl  ;'i  tara na li. 


108  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

Savon  Kamara  a  sept  femmes,  cinq  enfants,  deux  esclaves. 
Déplus,  il  a  avec  lui  un  frère.  Sulémani  Kamara,  marié,  sans 
enfants.  La  famille  dont  faisait  partie  Savon  Kamara  demeure 
à  Kébéléya  (cercle  de  Faranah).  Savon  Kamara  y  a  demeuré 
pendant  son  enfance  et  son  adolescence,  jusqu'au  jour  où  Kéman 
Kamara,  le  chef  de  la  famille,  a  ordonné  à  Savon,  son  jeune 
frère,  de  quitter  la  carrée  familiale  et  d'aller  s'établir  à  Faranah, 
en  carrée  indépendante,  à  côté  du  chef  de  province  Karfa  Ka- 
mara, pour  servir  à  celui-ci  d'homme  de  confiance.  Savon  a 
obéi  à  son  grand  frère  et  est  devenu  ainsi  chef  de  carrée  à 
Faranab.  Kéman,  du  reste,  avant  de  lui  prescrire  cette  installa- 
tion, lui  avait  acheté  trois  femmes  :  la  première  Téné  Tatara, 
payée  550  francs  (un  captif  :  150  francs,  et  quatre  vaches  :  V00 
francs;  ;  la  seconde,  PoréSamoura,  payée  600  francs  (six  vaches)  ; 
la  troisième,  Koria  Oularé,  payée  300  francs  (deux  vaches,  un 
taureau  et  des  petits  cadeaux).  Ainsi  Sayon  Kamara  tient  ses 
trois  premières  femmes  de  son  frère  aîné,  son  ancien  chef  de 
famille,  qui  a  payé  leur  dot. 

D'autre  part,  Karfa  Kamara,  dont  Sayon  Kamara  venait  pour 
être  l'homme  de  confiance,  lui  a  fait  construire  une  carrée 
comprenant  cinq  cases.  Sayon  a  augmenté  depuis  celles  ci  de 
deux  cases. 

Mais  Kéman  Kamara  ne  s'est  pas  contenté  des  allocations  pré- 
cédentes à  son  frère  :  il  lui  a  encore  acheté  une  quatrième  femme, 
Minata  Saumura,  qu'il  a  payée  550  fr.  (trois  vaches  =  300  francs, 
espèces  =  150  francs,  trois  moutons  =  '1-5  francs,  deux  sacs  de 
sel  =  30  francs,  et  quelques  pagnes  en  étoffe  du  p;i\s  . 

Il  lui  a  également  payé  la  cinquième,  Diendi  Samoura,  Bile 
d'un  chef  de  village  d'Amanian  (province  du  Solmian,  cercle  de 
Faranah).  Kéman  Kamara  a  payé  pour  celle-ci  cinq  vaches 
;>0()  lianes),  quatre  taureaux  à  75  francs  l'un,  soit  300  francs, 
100  francs  en  espèces,  cinq  marmites  européennes  en  Ponte,  à 
10  francs  l'une,  soit  50  francs  pour  les  cinq,  des  étoffes,  etc., 
soit  environ  un  millier  de  francs. 

Enfin,  quand  Kéman  Kamara  est  mort,  la  eance  <lc  Kabéléya 
est  passée  à  Kabélé  Kamara,  frère  puîné  de  Kéman  et  frère  aîné 


LA    FAMILLE   ET   L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE   GUINÉE.  109 

de  Sayon,  mais  on  a  donné  quelque  chose  en  pécule,  sur  l'héri- 
tage, à  Sayon,  à  savoir  deux  jeunes  femmes  de  Kéman  Kamara, 
Moussokoura  Samara  et  Minata  Oularé. 

Quant  aux  deux  esclaves  que  possède  Sayon,  il  a  eu  l'un  par 
achat  (quatre  taureaux  =  300  francs)  ;  quant  à  l'autre,  il  lui  a  été 
donné  par  Karfa  Kamara,  le  chef  de  province  dont  il  est  le 
représentant. 

On  voit  quel  rôle  a  joué  ici,  dans  l'installation  de  Sayon  Ka- 
mara en  carrée  séparée,  la  carrée  familiale  et  son  représentant, 
le  frère  aîné  de  Sayon,  Kéman  Kamara.  Celui-ci  a  acheté  à  son 
jeune  frère  toutes  ses  femmes  et  lui  a  proprement  constitué 
ainsi  son  installation.  Nous  sommes  donc  bien  en  présence  de 
familles  patriarcales  au  premier  chef  où  l'entr'aide  est  énorme. 

Type  de  famille  bambara.  —  Prenons  maintenant  une  famille 
bambara,  celle  à  laquelle  appartient  Baïo  Kouloubaly,  boy  à 
mon  service  en  Guinée.  Le  père  de  Baïo  habitait  à  Nioro,  dans 
la  carrée  dirigée  par  son  frère  aine  Demba  Kouloubaly.  Il  se 
maria  avec  une  Toucouleur  et  en  eut  deux  fils,  Boïan  et  Baïo 
Kouloubaly.  Il  aurait  dû  succéder  à  Demba  Kouloubaly  dans 
le  commandement  de  la  famille,  mais  il  mourut  avant  celui-ci. 
A  sa  mort,  ses  deux  iils  réclamèrent  le  partage  de  l'héritage, 
contrairement  du  reste  à  tout  droit.  Naturellement  Demba  Kou- 
loubaly refusa  tout  partage,  et  eux,  de  dépit,  abandonnèrent  la 
carrée.  Notons  qu'ils  le  firent  volontairement  et  qu'ils  auraient 
pu,  malgré  leur  dissentiment  avec  leur  oncle,  continuer  à  vivre 
dans  la  carrée,  s'il  leur  eût  plu  :  le  chef  de  famille,  malgré 
leur  prétention  injustifiée,  ne  pouvait  les  en  chasser,  n'en  avait 
pas  le  droit.  Actuellement  encore,  ils  pourraient  y  retourner 
sans  autre  explication.  Mais  Baïo  ne  veut  pas  le  faire  avant 
d'avoir  ramassé  quelques  économies  (femmes,  bétail),  car  ce 
sérail  une  honte  pour  lui,  pcnse-t-il,  ayant  quitté  la  carrée 
familiale  par  dépit,  d'y  rentrer  pauvre.  Du  reste,  il  a  bien  l'in- 
tention formelle  d'y  rentrer,  niais  quand  il  aura  gagné  deux 
ou  trois  femmes  et  cinq  ou  six  tètes  de  bétail.  Alors  il  pourra  y 
revenir  la  tète  haute.  En  attendant,  il  exerce  le  métier  de  l»o> . 
Quant  à  son  frère.  Boïan  Kouloubah .  il  est  dans  les  mêmes  inten- 


410  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

tions  que  lui  :  à  son  départ  de  la  carrée  familiale,  il  a  été  s'éta- 
blir dans  le  cercle  de  Rayes  avec  sa  mère,  sa  femme  et  ses 
deux  enfants.  Il  est  cultivateur.  Quand  il  se  sera  enrichi,  il  retour- 
nera dans  la  carrée  qu'il  a  quittée.  Ajoutons  que  cette  dernière, 
la  carrée  familiale  dirigée  par  Demba  Kouloubaly,  comprend  les 
huit  femmes  de  celui-ci,  ses  treize  enfants,  puis  vingt  esclaves 
hommes,  treize  esclaves  femmes,  seize  esclaves  garçons  et  filles, 
en  tout  soixante  et  onze  personnes.  C'est  donc  une  riche  carrée, 
et  l'on  comprend  le  désir  des  deux  neveux  de  partager  avec- 
leur  oncle. 

On  voit  que  la  patriarcalité  de  la  famille  noire  se  marque 
encore  ici,  en  ce  que  des  neveux  qui  ont  fui  la  famille,  n'ont 
qu'une  intention,  celle  d'y  rentrer,  quand  ils  pourront  le  faire 
décemment. 

Type  de  famille  du  Kissi.  —  Voici  maintenant  une  famille 
kissienne,  celle  de  Mamadi  Mara,  chef  du  petit  village  de 
liberté  de  Confluent.  On  appelle  village  de  liberté,  en  Guinée 
française,  un  village  peuplé  d'anciens  captifs  auxquels  les  Fran- 
çais ont  donné  la  liberté  et  qu'ils  ont  réuni  en  groupe  en  un 
endroit.  Mamadi  Mara,  lui-même,  est  un  ancien  captif  kissien. 
délivré  par  nous  en  1893,  et  amené  à  Confluent  avec  sa  famille 
qui  se  composait  alors  de  trois  femmes  sans  enfants  et  de  trois 
frères  dont  deux  mariés,  mais  sans  enfants.  Cela  faisait  donc  neuf 
personnes. 

Actuellement,  Mamadi  Mara  a  chez  lui  ses  trois  femmes  et 
trois  fils  qu'elles  lui  ont  donné.  Il  a  toujours  ses  frères  :  le  pre- 
mier, Mamadi  Kourouma.  a  une  femme  et  un  fils;  le  deuxième, 
Kalifa  Bérésé,  aune  femme  et  trois  ('niants:  Le  troisième,  Moussa 
Amara.  a  une  femme,  mais  pas  d'enfants.  Cela  t'ait  en  tout  dix- 
sept  personnes  et  quatre  ménages  groupés  smis  le  commande- 
nient  du  frère  aîné.  En  plus.  Mamadi  Mara  a  trois  clients  qui 
habitent  dans  sa  carrée  :  Karfa  Kondé  qui  a  une  femme  cl  un 
fils,  Mamadou  Si  marié,  sans  enfants,  et  Kobadia  Kourouma.  idem. 
Avec  ces  clients,  la  carrée  esl  de  vingt-quatre  personnes. 

Voici  maintenant  une  famille  soussou,  celle  de  Bokary  Mau- 
saré  ou  Bokary  Souma.  Elle  habite  le  village  de  Tonkéré,  dans 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE    GUINÉE.  111 

la  Basse  Guinée,  sur  la  côte,  non  loin  de  Konakry.  Bokary  Man- 
saré  est  un  cultivateur  qui  a  quatre  femmes,  quatre  fils  et  trois 
tilles.  Sa  mère  vit  avec  lui.  Il  y  a  trente-neuf  esclaves  dont  dix- 
huit  hommes,  six  femmes,  huit  garçons  et  sept  filles.  Cela  fait 
donc  une  carrée  de  cinquante-deux  personnes.  Il  a  en  outre  six 
frères,  dont  cinq  habitent  avec  lui  actuellement.  Le  premier, 
Bokary  Souma,  est  un  cultivateur  qui  a  deux  femmes  et  un  fils. 
C'est  son  grand  frère  qui  lui  a  acheté  sa  première  femme.  Le 
second  Momo  Souma,  est  laptot  (piroguier,  passeur  de  bac)  dans 
le  village.  Il  a  une  femme  qui  lui  a  été  achetée  par  le  chef  de 
famille  et  un  fils.  Le  troisième,  Kedi  Souma,  est  un  cultivateur 
non  marié.  Le  quatrième.  Ali  Souma,  est  cultivateur;  il  a  deux 
femmes  et  deux  enfants;  sa  première  femme  lui  a  été  donnée 
par  le  chef  de  famille.  Le  cinquième,  Tomassi  Souma,  est  me- 
nuisier et  possède  une  femme  et  une  fille.  Son  grand  frère  doit 
lui  acheter  une  autre  femme,  car  celle  que  possède  actuellement 
Tomassi  Souma,  il  se  l'est  procurée  lui-même  et  a  toujours  droit 
à  celle  que  doit  donner  chez  les  Soussous.  à  ses  frères  puînés, 
le  chef  de  famille.  Enfin  le  sixième  est  Amara  Souma,  cuisinier 
à  Faranah.  Celui-ci  a  quitté  sa  famille  pour  aller  tenter  fortune 
au  dehors.  Mais  il  y  retournera  pour  que  son  grand-père  lui 
donne  la  femme  à  laquelle  il  .a  droit.  Là,  la  tendance  patriar- 
cale se  manifeste  donc  particulièrement  dans  l'octroi  d'une 
femme  parle  chef  de  famille  à  tous  ses  frères  cadets.  Au  fond, 
c'est  la  carrée  familiale  qui  forme  tous  les  jeunes  mariages,  les 
conserve  chez  ello  ou  les  installe  au  dehors. 

Il  est  inutile  de  pousser  plus  loin  ces  analyses  de  familles, 
que  je  pourrais  multiplier.  Ce  qui  en  ressort,  c'est  l'intense  pa- 
triarcalité  des  familles  noires  de  la  Haute  Guinée  française  en 
particulier  et  de  l'Afrique  occidentale  en  général  (Sénégal, 
Soudan,  Guinée,  Sierra-Leone,  Libéria,  Côte  d'Ivoire.  Dahomey, 
etc.).  Tous  les  traits  caractéristiques  de  la  Camille  patriarcale 
se  trouvent  ici  :  succession  au  plus  Agi-,  au  frère  puîné,  de  tout 
l'héritage,  ou  bien  partage  de  cet  héritage  entre  le  frère  puîné 
(il  le  iils  aine  seulement.  Vie  en   commun  des  frères,  le  plus 


112  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

généralement,  sous  l'autorité  du  frère  aiué,  donc  nombreux 
ménages  groupés  dans  la  même  carrée;  désir  de  retourner  dans 
la  carrée  familiale  de  ceux  qui  l'ont  quittée  de  leur  propre  vo- 
lonté; soutien  donné  par  la  famille-mère  à  ceux  qui  doivent 
légitimement  fonder  des  carrées  indépendantes  et  même  à  ceux 
qui  restent  chez  elle  :  tous  les  traits  que  l'on  peut  désirer  y  sont. 

Quant  à  savoir  si  cette  famille  patriarcale  forme  le  fond  de 
la  population  noire  africaine  en  général,  ou  bien  n'est  qu'une 
exception  limitée  à  l'Afrique  occidentale,  la  question  ne  pourra 
être  complètement  résolue  que  par  des  observations  sur  place, 
portant  notamment  sur  le  Congo.  Je  me  permets  donc  ici  de 
faire  appel  à  toutes  les  personnes  au  courant  de  la  science  so- 
ciale qui  se  trouvent  en  Afrique.  Rien  ne  leur  est  plus  facile  que 
d'observer  la  famille  noire  autour  d'eux  et  de  dire  ce  qu'elle 
est. 

J'ajouterai  cependant  que,  d'après  tous  les  renseignements 
que  j'ai  pu  avoir  jusqu'ici,  la  famille  noire  semble,  dans  l'Afrique 
entière,  être  patriarcale  ou  matriarcale,  c'est-à-dire  toujours 
communautaire  et  nullement  instable. 

La  famille  chez  les  Habès  du  Macina.  —  Cependant  le  capi- 
taine Meuvielle  [Notice  générale  sur  le  Soudan  français,  pu- 
bliée par  ordre  dii  colonel  de  Tqensinian,  181)!).  Partie  ethnolo- 
gique) croit  avoir  découvert  la  famille  instable  chez  les  Habès 
du  Macina.  «  Quant  aux  Habès,  dit-il,  la  question  de  leur  origine 
mandée  est  plusdouteuse.  Si  on  les  interroge,  ils  se  disent  .Mandés, 
mais  n'ont  aucune  tradition  se  rapportant  à  leur  origine  et  à 
leur  arrivée  dans  le  Macina  dont  ils  ignorent  l'époque  même 
approximative.  Ni  leur  langage,  ni  leurs  noms  de  famille  ne  se 
rapprochent  de  ceux  des  Bambaras. 

«  Ils  sont,  comme  ces  derniers,  fétichistes  et  grands  buveurs 
de  dolo,  mais  leurs  coutumes  sont  différentes,  surtout  dans  l'or- 
ganisation de  la  famille.  Tandis  que,  chez  les  Bambaras,  il  n'y  a 
qu'un  seul  héritier,  le  frère  puîné  du  défunt,  ou,  à  défaut  de 
frère,  son  fils  aine,  chez  les  Habès  les  lils.  ;'i  la  mort  du  père,  se 
partagent  sa  fortune  par  parts  égales.  » 

Ainsi  chez  les  Habès,  il  y  aurait  partage  et  par  conséquent 


LA    FAMILLE    ET   l'hÉRITAGE    DANS    LA    HAUTE    GUINÉE.  113 

famille  instable.  Si  cela  est  vrai,   la  famille    patriarcale  chez 
certains  noirs  se  serait  décomposée,  et  de  patriarcale  serait  de- 
venue instable.  Mais  cette  observation  demanderait  à  être  bien 
confirmée,  car  le  lieutenant  Desplagnes,  qui  vient  de  consacrer 
un  gros  volume  aux  Habès  du  Plateau  central  nigérien,  ignore 
chez  eux  la  famille   instable  et  ne  parle  que  de  la  famille  pa- 
triarcale, comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  soit  que  l'héritage 
passe  au  frère  puiné  du  défunt  (Manonkés  ouest  du  Plateau  cen- 
tral nigérien)  soit  qu'il  passe  à  son  fils  aine  (Habès  de  l'est). 
Ainsi,  sans  nier  a  priori  que  les  Habès  du  Macina  (ouest  du  Pla- 
teau central  nigérien)  soient  en  famille  instable  et  sans  vou- 
loir affirmer  à  toute  force  que  le  capitaine  Meuvielle  s'est  trompé 
et  qu'il  a  pris  la  dévolution  des  biens  péculiaires   du  défunt 
pour  la  dévolution  des   biens  de   la  famille,  il   serait  prudent 
d'attendre  confirmation  de  son  observation  pour  faire  fond  sur 
elle   et  pour  affirmer  absolument  que  la  famille  instable  existe 
dans  la  partie  occidentale  du  Plateau  central  nigérien. 

En  résumé,  la  famille  noire  de  la  Haute  Guinée  française  et 
des  contrées  adjacentes  est  patriarcale,  cela  ne  peut  plus  faire 
de  doute  pour  le  lecteur  maintenant.  Toutefois,  cette  famille 
patriarcale  diffère  par  un  certain  côté  des  familles  patriarcales 
décrites  jusqu'ici  par  la  Science  sociale. 

Nous  avons  vu,  en  effet,  que  chez  le  noir  de  Guinée,  la  pro- 
priété péculiaire  foncière  existe  ou  peut  exister  pour  chacun  «les 
membres  de  la  famille.  Au  contraire,  chez  les  paysans  patriar- 
caux de  Europe,  la  propriété  péculiaire  foncière  n'existe  géné- 
ralement pas,  mais  seulement  la  propriété  péculiaire  mobilière. 
La  différence  tient  à  ceci  qu'il  est  relativement  facile  pour  le 
noir  de  Haute  Guinée  de  créer  un  petit  champ  à  côté  du  champ 
familial.  Il  n'a  besoin  pour  cela  que  de  son  daba.  Au  contraire, 
en  Europe,  où  l'on  cultive  à  l'aide  d'un  outillage  compliqué  et 
difficile  à  manier  charrue,  bœufs,  etc.),  il  est  pour  ainsi  dire 
impossible  à  un  individu  d<'  se  créer  un  champ,  à  lui,  à  côté 
du   champ  familial. 

Nous   pouvons  nous  demander,  en   terminant,   qu'est-ce  qui 

s 


I  I  5  LE    NOIR    DE    M  [NÉE. 

maintient  le  noir  en  famille  patriarcale  m  Haute  Guinée  el 
clans  les  contrées  adjacentes,  el  nous  pouvons  répondre  que. 
1res  probablement,  c'est  la  difficulté  du  défrichement,  qui  se 
fait  partout  en  Afrique  par  les  hommes  el  non  par  les  femmes, 
el  en  groupe  familial  et  non  par  individus  isolés  même  chez  les 
populations  les  moins  avancées,  comme  par  exemple  chez  les 
Balantes  de  la  Casamance).  A  ce  sujet .  nous  livrons  aux  lecteurs 
les  considérations  suivantes  : 

Le  noir  demande  pour  travailler  vigoureusement  autant  qu'il 
le  peut)  à  être  entouré,  encadré,  soutenu  moralement,  dirigé. 
Sa  vanité,  d'autre  part,  l'ait  qu'il  travaille  bien  plus  sous  les 
yeux  des  autres,  que  tout  seul.  Un  noir  en  simple  ménage  ou 
complètement  isolé  pourra  à  la  rigueur  défricher,  mais  il  le 
fera  mal  et  peu,  et  tout  juste  pour  ne  pas  mourir  de  faim.  Les 
noirs,  en  grand  nombre,  défricheront  facilement  et  joyeuse- 
ment et  feront  largement  ce  qu'il  faut.  En  réalité,  maigre 
l'arithmétique,  si  le  travail  d'un  noir  isolé  vaut  dix,  le  travail 
de  dix  noirs  groupés  ne  vaudra  pas  100,  mais  125  ou  150.  Cela 
explique  que  les  carrées  nombreuses  soient  les  seules  riches 
chez  les  noirs.  Remarquez  qu'il  n'y  a  aucune  raison  mathéma- 
tique pour  qu'il  en  soit  ainsi,  car  une  carrée  de  vingt  travail- 
leurs et  de  soixante  bouches  à  nourrir  ne  devrait  pas.  mathé- 
matiquement parlant,  être  plus  riche  qu'une  carrée  de  deux- 
travailleurs  et  de  six  bouches  à  nourrir.  La  proportion,  dans  le 
premier  cas,  est  dix  fois  plus  grande  pour  les  travailleurs,  elle 
est  aussi  dix  fois  plus  grande  pour  les  bouches  à  nourrir,  et  ceci 
évidemment  compense  cela.  Mais  en  fait  pourtant,  les  carrées 
les  plus  nombreuses  son!  les  plus  riches,  parce  que  la  difficulté 
du  travail  cultural  du  noir  en  général  cl  surtout  celle  dit  <!>'- 
■  frichement  '/ni  est  h'  plus  dur  île  ce  travail  cultural  diminue 
en  raison  plus  que  mathématique  de  l'accroissement  numéri- 
que du  groupe  qui  défriche.  Le  défrichement,  en  un. mot,  de- 
mande une  collectivité  d'individus  tra\aillanl  ensemble  et  aussi 
d'individus  forts,  puisque  la  femme  ne  le  l'ail  pas  . 

De  là  L'utilité,  pour  le  noir,  de  la  famille  patriarcale  :  elle 

donne    la    culture    en    commun,    le   défrichement    en    commun, 


LA    FAMILLE    ET    L'HÉRITAGE    DANS    LA    II A I   II,   GUIXÉE.  LIS 

qui  n'est  pas,  si  l'on  veut,  strictement  et  absolument  indispen- 
sable, mais  qui  facilite  énormément  ce  défrichement,  fait  donner 
son  rendement  maximum  au  travail  du  noir,  créée  seule  les 
belles  cultures,  les  cultures  plus  que  suffisantes,  et  en  consé- 
quence les  familles  riches.  La  communauté,  en  un  mot,  fait  le 
noir  prospère  et  c'est  cet  intérêt  de  prospérité,  de  vie  large  et  de 
richesse  qui  maintient  la  communauté.  Il  y  a,  chez  les  noirs,  de 
simples  ménages,  des  individus  isolés,  des  instables  sortis  par 
mauvais  caractère  de  la  communauté,  mais  ils  tirent  toujours  le 
diable  par  la  queue,  si  l'on  me  passe  cette  expression  vulgaire, 
et  n'ont  rien  de  plus  pressé,  pour  sortir  de  leur  misère  chro- 
nique, que  d'aller  s'agréger  à  une  famille  riche,  de  devenir  ses 
clients,  pour  participer  tant  soit  peu  à  sa  vie  large.  L'esclavage 
volontaire  existe  même  en  certaines  parties  de  l'Afrique  occi- 
dentale, ainsi  chez  les  JNgoulangos  ou  Rakhàllas  de  la  Cote 
d'Ivoire.  Ainsi  ces  isolés  (individus  ou  ménages)  tachent  de  ren- 
trer dans  la  communauté.  Qu'est-ce  qui  les  y  pousse?  La  misère 
chronique,  la  faim  toujours  menaçante.  A  la  rigueur,  ils  pour- 
raient continuer  de  vivre  isolés  comme  ils  le  font  depuis  plus  ou 
moins  longtemps,  mais  ils  continueraient  à  pâtir.  Pour  éviter 
cela,  ils  recourent  à  une  communauté  extra-familiale,  celle  de  la 
clientèle,  ou  même  à  celle  créée  par  l'esclavage. 

En  résumé,  c'est  la  difficulté  du  défrichement  qui  maintient  la 
famille  communautaire.  Elle  n'est  pas  suffisante  pour  empêcher 
toute  sécession,  mais  elle  est  suffisante  pour  empêcher  toute 
sécession  heureuse. 

La  propriété  péculiaire  foncière,  qui  existe  chez  le  noir,  n'est 
pas  une  objection.  Les  femmes  qui  font  un  petit  champ  de  tabac 
ou  d'oignons  en  travail  particulier,  le  font  autour  des  carrées, 
sur  les  terrains  vagues  du  village  qui  ont  été  défrichés  par  tous 
au  moment  de  rétablissement  de  celui-ci.  Les  cultures  pécu 
liaires  des  frères,  des  neveux  ou  des  esclaves,  nourris  par  la 
famille,  ne  sont  que  de  petites  annexes  des  champs  familiaux. 
Quant  aux  clients,   quant  aux  parents   proches   traités  comme 

des     clients,     quant      à      ces     esclaves     qui     se     nourrissent     eUX- 

niènies  et  oui  leurs  champs  et  la  liberté  d\  travailler  la  moitié 


416  LE    NOTR    DR    GUINÉE. 

de  la  semaine,  tous  ces  gens-là  ont,  il  est  vrai,  une  importante 
propriété  et  des  cultures  assez  étendues  à  eux,  mais  ce  n'est 
plus  là  de  la  propriété  péculiaire,  mais  de  la  propriété  princi- 
pale. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus,  au  sujet  de  ce  qui  maintient 
le  noir  de  Haute  Guinée  en  famille  patriarcale,  que  le  patro- 
nage du  groupe  permet  à  l'individu  qui  en  fait  partie  de  sui- 
m  on  ter  plus  facilement  les  phases  de  l'existence.  Enfin,  avec 
le  mode  de  succession,  chacun  peut  espérer  arriver  chef  de 
famille  à  son  tour  et  avoir  les  bénéfices  et  le  prestige  moral  qui 
résultent  de  cette  situation. 

En  résumé,  en  même  temps,  qu'elle  facilite  l'opération  labo- 
rieuse du  défrichement,  la  communauté  familiale  pu  in  m  ne  les 
individus  qui  en  font  partie.  Là  sans  doute  est  la  cause  de  sou 
maintien  sur  tous  les  points  où  nous  venons  de  la  rencontrer. 


IV 

LES  POUVOIRS  PUBLICS  DANS  LA  GUINÉE  FRANÇAISE 


Avant  d'aborder  les  pouvoirs  publics  eux-mêmes,  il  nous  faut 
dire  un  mot  des  relations  de  voisinage  et  des  associations  chez 
le  noir  de  Guinée  française. 

Nous  savons  déjà  que  l'unité  de  foyer  chez  celui-ci  est  non 
pas  la  case,  mais  la  carrée  :  la  carrée,  c'est-à-dire  une  certaine 
étendue  de  terrains  sur  laquelle  sont  construites  plusieurs 
cases  et  qui  est  délimitée  par  une  tapade,  c'est-à-dire  par  un 
mur  en  nattes  de  2  mètres  de  haut  environ.  Chaque  carrée 
est  donc  cachée  aux  regards  voisins  d'une  façon  absolument 
stricte  dans  les  gros  et  les  riches  villages.  Dans  les  petits  vil- 
lages pauvres,  la  tapade  est  toujours  indiquée  et  à  tout  le 
moins  à  moitié  existante,  mais  elle  n'est  pas  entretenue  soigneu- 
sement. 

Les  carrées  dans  les  villages  malinkés,  dialonkés,  kissiens, 
soussiens,  etc.,  bref  dans  les  villages  mandés  sont  donc  placées 
les  unes  à  côté  des  autres.  Seul  un  étroit  espace  de  1  mètre 
ou  2  les  sépare  (car  le  noir  n'admet  pas  le  mur  mitoyen  ou 
plutôt  la  tapade  mitoyenne.  Il  faut  que  les  carrées  ne  se  touchent 
|),is  et  qu'un  espace,  si  petit  soit-il,  les  sépare  les  unes  des  antres). 
Ce  sont  ces  distances  entre  les  carrées  qui  forment  les  étroites 
rues  du  village,  rues  qui,  en  général,  suffisent  juste  au  passage 
d'un  individu,  quelquefois  à  celui  d'un  hamac.  Ces  ruelles 
courent  entre  les    carrées,  dominées  de  chaque    côté    par  les 


LE    Miin    DE    i,l  IMI. 


papayers  qui  s'élèvenl  le  long-  des  tapades,  à  L'intérieur  de 
chac  ne  de  celles-ci.  Au  centre  du  village  est  une  place  plantée 
ordinairement  de  deux  énormes  fromagers  qui  opposent  leurs 
branches  étendues  et  leur  masse  prodigieuse  de  verdure  aux 
rayons  du  soleil.  A  l'ombre  de  ces  fromagers  est  construit  très 
souvent  une  sorte  de  grand  tréteau  porté  sur  pieux  :  les  gens  du 
village  qui  n'ont  rien  à  faire  viennent  s'y  asseoir  les  jambes  pen- 
dantes pour  y  farnienter  à  l'ombre  et  y  causer  à  leur  aise.  C'est 
une  sorte  de  lieu  de  réunion.  Généralement  la  carrée  du  chef  du 
village  est  non  loin  de  cette  grande  place  et  donne  sur  une  place 
plus  petite  au  milieu  de  laquelle  est  fixé,  entre  deux  pieux,  le 
gros  tambour  qui  sert  à  convoquer  les  habitants.  Telle  est  l'or- 
ganisation générale  des  villages  de  Guinée,  dû  moins  chez  les 
Mandingues. 

Les  Foulahs,  eux,  n'ont  pas  de  villages  agglomérés  de  cette 
sorte,  saut  la  missidi  ou  village  paroisse  qui  groupe  autour  de  sa 
mosquée  des  cases  ou  de  petites  carrées  appartenant  à  toutes  les 
familles  libres  de  la  campagne  environnante,  mais  ces  cases  ou 
ces  carrées  sont  seulement  des  habitations  de  passage,  des  mai- 
sons de  ville  où  l'on  vient  le  vendredi  pour  assister  au  service  à 
la  mosquée  et  régler  les  affaires  politiques  et  où  l'on  ne  reste 
que  la  journée. 

Le  Foulali,  en  effet,  n'habite  pas  la  missidi  :  il  habite  sa 
marga  ou  sa  maison  de  campagne  ou  bien  il  est  à  son  roundé, 
c'est-à-dire  au  village  de  culture  habité  par  ses  esclaves.  Or,  la 
marga  des  Foulahs  ou  carrés  d'habitation  habituelle  ne  tonnent 
pas  des  villages  comme  les  carrées  mandingues.  Elles  sont  dis- 
persées c;i  et  là  dans  la  campagne,  l'une  au  Fond  d'une  vallée. 
l'autre  à  liane  de  colline,  l'autre  plus  Loin.- Chacune  est  en- 
tourée soigneusement  non  d'une  tapade  en  nattes,  mais  d'une 

haie  épaisse  el  louH'ue,  et  les  cases  elles-mêmes,  dans  ces  carrées, 

ne  sonl  pas  les  unes  à  côté  des  autres,  mais  dispersées  aux  quatre 
coins  de  la  carrée,  aucun  obstacle  du  reste  ne  les  séparant. 
Quand  on  esl  en  pays  foulah,  Le  spectacle  de  ces  habitations  est 
1res  joli  et  très  pittoresque.  On  en  aperçoit  une  à  mi-hauteur  de 
la  petite  colline  verdoyante  en  bas  de  laquelle  on  passe,  puis  ou 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    l.\    GUINÉE    FRANÇAISE.  II!» 

en  aperçoit  une  autre  en  portant  ses  regards  plus  loin  et  il  \  en 
a  ainsi  de  dispersées  à  travers  toute  la  campagne,  donnant  l'im- 
pression que  nul  coin  n'est  absolument  inhabité  et  inculte,  mais 
«pie  partout  se  cachent,  dans  une  solitude  et  une  indépendance 
presque  parfaites,  des  hommes  et  leur  famille. 

Quant  aux  villages  de  culture  fouiah,  ce  ne  sont  pas  non  plus 
des  villages  au  sens  exact  du  mot,  ce  sont  des  carrées  habitées 
par  les  esclaves  et  dispersées  aussi,  loin  les  unes  des  autres,  à 
travers  la  campagne.  Somme  toute,  le  village  n'existe  pas  en 
pays  fouiah,  sauf  la  missidi  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

Tout  ceci  semble  en  contradiction  avec  une  observation  de  la 
Science  sociale  d'après  laquelle  les  pasteurs  qui  se  mettent  à  la 
culture  se  grouperaient  tout  de  suite  en  villages,  observation 
faite  à  propos  des  populations  orientales  d'Europe.  Le  phéno- 
mène s'est  passé  autrement  dans  le  Fouta-Djallon.  Notre  Fouiah 
cherche  d'abord  à  conserver  son  indépendance  complète  et  à 
habiter  seul  avec  sa  famille,  loin  des  autres  familles,  comme  il 
le  faisait  quand  il  était  nomade. 

Puis,  plus  tard,  la  culture  devient  plus  intense;  la  nécessité 
de  se  rapprocher  a  raison  peu  à  peu  de  la  répugnance  qu'on  a 
à  le  faire  et  c'est  alors  que  les  carrées  se  rapprochent,  se 
groupent  et  finissent  par  former  des  villages.  C'est  là  le  stade 
où  en  sont  les  Mandingues  en  Guinée  et  en  Afrique  occidentale. 

En  résumé,  le  groupement  en  villages  agglomérés,  caractéris- 
tique de  la  culture  en  famille  patriarcale,  n'est  pas  forcément  le 
premier  stade.  Il  n'est  quelquefois  que  le  second,  et  délinitif  du 
reste,  qui  a  été  précédé  par  rétablissement  en  carrées  dispersées 
el  indépendantes.  C'est  ce  que  les  Foulahs  nous  font  toucher, 
pour  ainsi  dire,  du  doigt. 

Quels son(  les  rapports  de  voisinage  entre  les  noirs  de  Guinée 
française?  Ils  sont  très  intenses,  comme  nous  avons  déjà  pu  le  voir 
plus  haut  en  analysant  le  travail.  Nous  avons  dit,  paï  exemple, 
(pie  les  forgerons  pour  cultiver  leurs  champs  recouraient  à  leurs 
voisins,  moyennant  une  distribution  d'outils  fabriqués  par  eux. 
(les  échanges  de  services  mutuels  entre  carrées  sont  nombreux. 
Les   noirs  se    donnent    de  perpétuels  coups   de   main     les    mis 


I  _!0  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

aux  autres,  pour  la  culture,  moyennant  la  nourriture.  Un  chef 
dialonké  intelligent  me  disait  un  jour  que  le  noir  travaillait  beau- 
coup mieux  sur  les  terres  du  voisin  que  sur  les  siennes  propres, 
et  comme  je  lui  demandais  pourquoi,  il  me  répondit  que  le 
noir,  quand  il  est  chez  un  autre,  pour  montrer  de  quoi  il  est 
capable,  par  vanité,  se  donne  beaucoup  do  mal  et  abat  force 
ouvrage  (ou  fait  les  contorsions  de  celui  qui  l'abat).  Du  reste, 
ce  n'est  qu'an  jour  à  travailler  dur,  et  le  noir  est  capable  d'un 
coup  de  chien,  tandis  qu'il  est  incapable  d'un  effort  intensif 
soutenu.  Le  lendemain  donc,  il  se  reposera,  sur  ses  champs  à 
lui,  de  la  fatigue  qu'il  s'est  donnée  la  veille,  et  paressera  à 
l'aise  sur  son  langan.  Tout  cela,  aide  fréquente  donnée  au  voi- 
sin, amour  du  travail  en  commun,  tendance  à  exagérer  par  la 
mimique  l'effort  réellement  donné,  inaptitude  au  travail  long 
et  soutenu,  effort  par  saccades,  dénote  l'intensité  de  la  forma- 
tion communautaire.  Un  fait  que  je  n'ai  pas  signalé  au  cha- 
pitre Travail,  mais  qui  peut  prendre  sa  place  ici,  le  dénote 
encore  :  le  noir  aime  beaucoup  à  travaille!'  en  musique,  et,  en 
fait,  travaille  souvent  au  son  des  instruments.  Aussi,  quand 
je  montai  en  Guinée,  en  avril  1905,  parle  chemin  de  fer  Kona- 
Ury-Nigcr,  je  vis  à  une  des  stations  des  noirs  qui  rempierraient 
la  voie.  A  côté  d'eux,  une  flûte  et  un  tambour  jouaient  inces- 
samment et  mélancoliquement  et  soutenaient  ainsi  le  travail.  Une 
autre  fois,  me  promenant  aux  environs  de  Faranah,  j'entends 
une  musique  un  peu  lointaine,  venant  de  la  brousse,  où  se  mê- 
laient les  sons  du  tamtam  et  du  balafo.  C'était  un  riche  chef 
de  famille  qui  avait  réuni  sa  carrée  et  ses  voisins  pour  le  dé- 
broussaillement  d'un  champ  et  qui  faisait  travailler  tout  ce 
monde  en  musique,  au  son  d'une  musique  monotone,  frénéti- 
que et  sans  fin,  mais  non  dépourvue  de  charme.  Au  fond,  le 
travail  en  musique  est  le  seul  moyen  d'obtenir  du  noir  à  défaut 
delà  trique)  un  travail  relativement  intense  el  soutenu.  On  voit 
donc  que  l'idée  préconisée  par  Fourier  pour  Le  travail  en  har- 
monie n'est  pas  nouvelle.  Seulement  ce  que  Fourier  ne  dit  pas 
et  ne  sait  pas,  c'est  que  ce  travail  en  musique  est  le  t'ait  de 
populations    qui   sont    parmi   les  plus   indolentes  et   les  moins 


LES    P01  VOIRS    PUBLICS    BANS   LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  121 

travailleuses  du  globe  et  ne  convient  qu'à  elles.  Le  paysan 
anglo-saxon  n'a  pas  besoin  de  musique,  et  c'est  lui  qui  représente 
le  vrai  progrès.  Le  travail  en  musique,  c'est  le  travail  primitif, 
le  travail  du  primitif,  depuis  longtemps  laissé  en  arrière  par 
l'Europe  occidentale.  C'est  donc,  en  fin  de  compte,  de  la  régres- 
sion. Il  en  est  de  même,  disons-le,  en  passant,  du  frugivo- 
risme  de  Fourier  qui  semble  à  quelques  esprits  une  si  belle 
découverte.  Le  frugivorisme,  c'est  l'état  dépopulations  qui  vi- 
vraient exclusivement  de  la  cueillette  ou  de  l'arboriculture.  Or, 
ces  stades  sociaux  sont  parmi  les  plus  bas  de  tous;  nous  y  ra- 
mener serait  un  recul  énorme  en  arrière,  du  reste  impossible. 
Tout  cela  donne  la  note  générale  du  système  de  Fourier  qui, 
comme  toute  autre  socialisme  du  reste,  constitue  un  simple  mé- 
canisme de  régression  morale. 

Pour  en  revenir  au  noir  de  Guinée,  nous  voyons  que  chez  lui 
les  rapports  de  voisinage  sont  très  importants;  mais,  en  revan- 
che, l'association  proprement  dite  (c'est-à-dire  le  groupement 
qui  réunit  individuellement  sur  une  grande  surface  de  terri- 
toire des  individus  appartenant  à  des  familles  différentes  et  à 
des  groupes  sociaux  différents),  n'existe  pas  du  tout,  ce  qui, 
du  reste,  se  comprend  facilement.  Chez  le  noir  de  Guinée,  la 
famille  patriarcale  est  très  nombreuse  et  très  forte.  D'autre 
part,  les  rapports  de  voisinage  sont  importants,  comme  nous 
venons  de  le  voir.  Famille  et  voisinage  suffisent  donc  à  «les 
services  auxquels  ne  suffira  pas  la  famille,  dans  les  sociétés  par- 
ticularistes  ou  instables.  En  outre,  le  noir,  avec  sa  famille  et  ses 
voisins,  n'a  pas  besoin  d'associations,  c'est-à-dire  de  groupe- 
ments extrinsèques  à  la  famille  et  au  voisinage,  tandis  que  le 
particulariste  ou  l'instable,  avec  leurs  familles  réduites  et  buis 
rapports  de  voisinage  plutôt  maigres,  ont  besoin  de  l'aide  de 
l'association.  En  définitive,  on  peut  établir  cette  loi  sociale  :  plus 
dans  une  société  la  famille  est  étendue  et  les  rapports  de  voisi- 
sonl  forts,  moins  elle  a  besoin  de  l'association;  plus  La 
famille  est  réduite  et  plus  les  rapports  du  voisinage  sont  fai- 
bles, plus  elle  a    besoin  de  l'association. 

Et,  en  fait,  celle-ci  est  pratiquée  surtout  dans  l'Europe septen- 


I  21  LE    NOIR    DE    M  IM  I  . 

trionale  et  occidentale  chez  des  particularistes  et  des  instables 
Angleterre,  Scandinavie,  Allemagne,  France)  et  infiniment 
moins  chez  les  communautaires  de  l'Europe  orientale  ou  mé- 
ridionale. Il  faut  ajouter  que,  si  les  instables  ont  autant  besoin 
de  l'association  que  les  particularistes,  ceuv-ci  savent  s'asso- 
cier, tandis  que  les  instables  ne  le  savent  pas  ou  le  savent 
beaucoup  moins. 

Pour  en  finir  avec  les  rapports  de  voisinage,  il  faut  dire  un 
mot  de  l'hospitalité  noire.  Elle  est,  comme  on  peut  s'y  attendre 
de  la  part  d'une  race  communautaire,  très  généreuse  et  très 
large.  Quand  un  étranger  se  présente  dans  la  carrée,  il  est  non 
seulement  logé  de  droit,  mais  prend  part  aux  repas  comme  un 
membre  de  la  famille,  cela  sans  aucune  espèce  de  rétribution. 
Cette  hospitalité  est  donc  tout  à  fait  «  écossaise  »  et  a  du  reste 
les  mêmes  causes  que  cette  dernière,  l'intense  formation  com- 
munautaire. De  même  l'hospitalité  orientale  ou  antique. 

Pourtant  il  faut  noter  que  celte  tendance  hospitalière  a  ses 
bornes,  et  quelquefois  la  haine  de  race  l'emportera  sur  elle. 
Ainsi  tout  noir  de  Guinée  recevra  admirablement  tout  Mandin- 
gue  ou  tout  Foulah,  mais  il  laissera  mourir  de  faim  sur  la 
route,  plutôt  que  de  lui  donner  une  poignée  de  riz.  un  Tonia 
ou  un  Guerzé  du  sud.  Le  cas  s'est  produit  quelquefois,  et  tout 
récemment  encore. 

En  résumé,  large  et  généreuse  hospitalité  en  règle  générale, 
mais  dans  la  limite  des  races  parentes  ou  connues.  Au  delà  l'hos- 
tilité naturelle  pour  les  étrangers  prend  le  dessus. 

Disons,  en  tinissant,  que  c'est  par  l'hospitalité  que  les  noirs 
résolvent,  au  moins  en  partie,  la  question  de  l'assistance  pu- 
blique. Du  reste  cette  question  ne  se  pose  pas  d'une  façon  pres- 
sante chez  eux  avec  leur  vie  pauvre,  simple,  patriarcale,  où  le 
riche  vit  à  peu  près  comme  celui  qui  ne  l'es!  pas,  et  où  le 
captif  de  case  s'habille  et  se  nourrit  à  peu  près  comme  son 
maître. 

Notons,  d'autre  part,  que  la  vie  hygiénique  «les  noirs,  leur 
nourriture  qui  consiste  en  ri/,  leur  boisson  qui  consiste  en  eau. 
leur  vie  au  grand  air.  tout  cela  les  préserve  d'infirmités  qu'on 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  123 

rencontre  fréquemment  en  Europe.  Ils  n'ont  pas,  pour  ainsi 
dire,  de  bossus,  d'estropiés,  de  boiteux,  de  culs-de-jatte.  De 
même  chez  le  noir,  les  individus  gras,  obèses,  n'existent  pas. 
Cette  déformation  humaine,  causée  par  les  nécessités  de  vie  ar- 
tificielle de  nos  civilisations  compliquées,  l'abus  des  nerfs,  une 
trop  grande  sédentarité,  n'existe  pas  ici.  En  résumé,  la  ques- 
tion de  l'assistance  publique  ne  se  pose  pas  d'une  façon  intense 
et  les  noirs  la  solutionnent  sans  difficulté,  d'abord  par  le  déve- 
loppement de  la  famille  patriarcale  qui  retient  dans  son  sein  un 
très  grand  nombre  de  personnes  parmi  lesquelles  les  faibles, 
les  incapables,  les  impotents;  ensuite  par  l'institution  de  la 
clientèle  ou  du  patronage  que  nous  connaissons  déjàet  qui  groupe, 
autour  des  riches  chefs  de  carrée,  les  ménages  pauvres  qui 
ont  besoin  d'un  soutien  et  de  petites  subventions,  enfin  par  cette 
hospitalité  intensive  qui  fait  que  l'hôte  est  considéré  comme  de 
la  famille  et  logé  et  nourri  comme  tel.  En  un  mot,  c'est  la  for- 
mation patriarcale  qui  solutionne  chez  le  noir  la  question  de 
l'assistance  publique. 

Passons  maintenant  aux  pouvoirs  publics  et  disons  tout  de 
suite  que  le  noir  ne  connaît  guère,  au-dessus  de  la  famille, 
que  deux  étages  de  pouvoirs  publics  : 

1"   Le  village  ; 

2"  La  province  ou   le  petit  royaume. 

Quant  à  l'état,  au  grand  état,  nous  verrons  que  les  noirs 
sont  incapables  de  le   former. 

Le  village.  —  Le  grand  groupement  ici,  c'est  le  village.  Il 
constitue  In  cellule  sociale  dans  l'ordre  public,  comme  la  fa- 
mille patriarcale  constitue  la  cellule  sociale  dans  l'ordre  privé. 
Le  village  est  plus  ou  moins  important  :  il  \  a  des  villages  de  50, 
100  personnes.  Il  y  en  a  de  500,  de  1.000  de  1.200  âmes. 
Mais  ces  derniers  sont  déjà  de  gros  villages,  et  par  exemple,  dans 
le  cercle  de  Faranah  qui  comptait  51 .000  habitants  en  1906,  Le 
plus  fort  village  en  avait  1.700  seulement.  Ainsi  on  peut  dire 
que  le  village  noir  de  Guinée  française  groupe  «le  .">(>  à  2. oui»  ha- 
bitants. Je  n'en  connais  que  deux  dans   toute   la   Guinée   qui 


124  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

dépassent  ce  chiffre  :  Konakry  qui  a  de  6.000  à  8.000  noirs,  et 
Kankan  qui  en  a  de  10.000  à  12.000. 

Le  village  est  gouverné  par  le  chef  de  village,  mais  non  avec 
un  pouvoir  absolu.  D'abord  le  chef  est  soumis  à  l'élection  et  est 
nommé  par  les  habitants  du  village.  Sont  exclus  du  droit  de 
vote  les  esclaves  naturellement.  Tous  les  hommes  libres,  en  re- 
vanche, prennent  part  à  l'élection,  mais  parmi  ceux-ci  il  n'y  a 
de  véritables  électeurs  que  les  chefs  de  carrées,  car  les  fils, 
frères,  neveux,  votent  toujours  comme  le  chef  de  famille  et  ne 
forment  en  fait  qu'une  voix  avec  lui.  Ainsi,  ce  qui  nomme  le 
chef,  ce  sont  en  fait  les  chefs  de  carrée.  Du  reste,  les  plus  riches 
d'entre  eux,  ceux  qui  ont  derrière  eux  la  parenté  la  plus  nom- 
breuse, la  familia  la  plus  étendue,  ont  plus  d'influence  que  ceux 
qui  sont  pauvres  et  à  la  tête  seulement  d'une  chétive  carrée. 
En  résumé,  ce  sont  les  gros  chefs  de  famille  qui  ont  en  main 
l'élection  du  chef  de  village. 

D'ailleurs  il  y  a  deux  limites  à  ce  droit  de  vote  :  d'abord,  il 
faut  que  le  chef  de  village  soit  reconnu  par  le  chef  de  province 
ou  bien  par  le  roi  cela  autrefois,  maintenant  par  le  comman- 
dant de  cercle),  et,  d'autre  part,  en  principe,  c'est  l'héritier  du 
chef  défunt,  c'est-à-dire  son  frère  puîné  ou,  à  défaut,  son  fils 
aine  qui  a  droit  au  poste  de  chef  de  village. 

En  résumé  il  y  a  trois  conditions  qui  sont  à  remplir  et  pour 
que  quelqu'un  devienne  chef  de  village  d'une  façon  parfaite, 
inattaquable,  il  faudrait  qu'il  les  remplisse  toutes  les  trois  :  qu'il 
soit  d'abord  l'héritier  légitime  du  ebef  défunt,  ensuite  qu'il  soit 
nommé  par  le  village,  enfin  que  le  chef  de  province  ou  le  roi 
jadis),  l'administrateur  (maintenant),  ratifient  son  élection.  En 
fait,  ces  trois  conditions  ne  peuvent  pas  toujours  être  remplies 
ensemble  et  le  plus  souvent  une  transaction  s'établit  entre  les 
forces  qui  les  représentent. 

Une  fois  nommé,  le  chef  de  village  commande,  mais  pas 
d'une  façon  absolue,  car  il  consulte  toujours  quand  il  y  a  quel- 
que décision  importante  à  prendre,  les  anciens  du  village,  les 
chefs  de  carrée.  Au  fond,  c'est  presque  autant  un  pouvoir  aristo- 
cratique (les  anciens)    qui    gouverne  les  villages  noirs   qu'un 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  125 

pouvoir  monarchique,  ou,  si  Ton  veut,  c'est  une  monarchie 
aristocratique.  Le  gouvernement  est  tout  patriarcal  du  reste  et 
s'exerce  par  persuasion  plutôt  que  par  force.  Le  noir  en  effet  n'est 
ni  énergique,  ni  dur.  Il  aime  beaucoup  le  partage,  le  palabre, 
respecte  les  vieillards,  aime  la  tradition.  Le  gouvernement  des 
chefs  de  village  est  donc,  en  général,  excessivement  patriarcal. 

La  paix  publique  est  assurée  par  le  chef  de  village,  aidé  des 
chefs  de  carrée.  Dans  chaque  carrée  ces  derniers  assurent  la  paix. 
Dans  l'ensemble  du  village,  c'est  le  chef  de  village.  L'organe  de 
la  paix  publique,  ce  sont  les  hommes  mêmes  du  village  convo- 
qués par  le  tambour  du  chef.  Il  y  a  quelquefois  aussi  des  sortes 
d'agents  de  police  coiffés  de  chapeaux  de  paille  pointu  et 
bas  et  ayant  au  côté  le  sabre  large  et  recourbé  du  pays.  Us 
appartiennent  sans  doute  à  la  parenté  ou  à  la  familia  du 
cl)  cf. 

Enfin  le  chef  de  village  est  juge  ou  plutôt  était  juge,  assisté 
par  son  tribunal  d'anciens,  de  toutes  les  contestations  impor- 
tantes. On  pouvait  en  appeler,  du  reste,  de  ses  décisions  au 
chef  de  province  ou  au  roi.  Aujourd'hui,  c'est  à  l'administrateur 
qu'on  en  appelle,  et,  seules,  les  contestations  de  très  minime 
importance  sont  restées  au  jugement  du  chef  de  village. 

L'homicide  est  rare  chez  le  noir  de  Guinée.  Aussi  en  quinze 
mois,  dans  le  cercle  de  Faranah,  qui  comprend  51.000  habitants, 
il  n'y  a  eu  qu'un  homicide  et,  encore  par  imprudence.  Les  viols 
de  petites  filles  sont  un  peu  moins  rares,  sans  être  pour  cela 
très  fréquents.  Les  crimes  et  délits  de  beaucoup  les  plus  nom- 
breux sont  les  vols  :  vols  de  bestiaux,  vols  de  femmes  mariées. 
Ces  derniers  sont  plutôt  d'ailleurs  des  détournements ,  car  ils 
se  font  généralement  avec  la  complicité  de  la  femme  et  ne 
s'opèrent  que  par  son  consentement.  Restent  les  vols  ordinaires, 
qui  sont  le  grand  délit  du  noir. 

Avant  l'arrivée  des  Français  dans  le  pays,  l'homicide  était 
puni,  soit  de  la  peine  de  mort,  soit  du  paiement  d'une  forte 
amende  à  la  famille  de  l'assassiné.  Les  noirs  ont  toujours  admis, 
comme  les  barbares  du  v  siècle,  le  principe  de  la  composition 
en  cas  d'homicide.  La  famille  du  défunt,  pensaient-ils,  quand 


I  26  LE    \'.>!i;    DE    '.I  [NÉE. 

elle  ;i  été-  désintéressée  par  des  dommages  et  intérêts  conve- 
nables, n'a  plus  rien  à  réclamer. 

Quant  au  vol,  bien  plus  fréquent,  les  noirs  le  punissaient  très 
sévèrement.  .le  ne  sais  pas  au  juste  les  peines  exactes  qui  étaient 
portées  contre  lui  en  Guinée  française,  mais  chez  les  Yolofs  du 
Sénégal,  par  exemple,  on  coupait  le  poing-  gauche  du  voleur  à 
son  premier  vol,  le  poing  droit  au  second.  On  s'explique  la 
dureté  de  ces  peines  en  réfléchissant  à  la  propension  au  vol  de 
ces  populations  indolentes  et  peu  travailleuses.  La  dureté  de  la 
peine  était  proportionnée  à  la  force  de  la  tendance  et  s'était 
assez  sagement  arrangée. 

Les  noirs  appliquaient,  avant  l'arrivée  des  Français,  des  châ- 
timents corporels,  les  coups  de  corde  ou  de  rotins  donnés,  soit 
le  coude  au  corps,  soit  à  toute  volée,  la  mise  aux  fers  ou  la  barre 
du  coupable,  et   aussi  la  torture  pour  obtenir  l'aveu. 

Aujourd'hui,  comme  je  l'ai  dit,  les  chefs  de  village  n'ont  plus 
le  jugement  des  crimes,  ni  des  vols,  ni  même  des  instances  en 
divorce  ou  des  procès  en  contestation  d'héritage,  tout  cela  est 
porté  devant  le  commandant  de  cercle  qui  le  juge,  comme  nous 
le  verrons  plus  loin.  Mais  les  chefs  de  village  ont  encore  la 
police  du  village  et  le  jugement  des  cas  que  les  parties  veu- 
lent bien  porter  devant  eux  et  pour  lequel  elles  ne  font  pas 
appel.  Il  faut  ajouter  que  c'était  l'habitude,  chez  les  noirs  en 
instance  de  procès,  de  donner  des  cadeaux  aux  juges  pour  les 
disposer  favorablement.  De  là  souvent  des  injustices. 

En  résumé,  avant  notre  arrivée,  le  chef  de  village,  assisté 
des  anciens,  rendait  la  justice  dans  le  village,  comme  il  en  avait 
la  police.  Cette  justice  avait  des  qualités  efficacité  .  mais  de 
graves  défauts  (la  vénalité  et  l'habitude  des  jugements  de  Dieu  . 

Au  sujet  de  ces  jugements  de  Dieu,  je  renvoie  au  livre  très 
documenté  de  M.  Arcin  et,  en  général,  à  tous  les  livres  publiés 
sur  l'Afrique  occidentale.  On  faisait  boire  au  prévenu  un  poison, 
le  tali,  extrait  (h'  l'arbre  du  même  nom.  Si  le  poison  était 
rejeté,  c'est  que  l'accusé  était  innocent.  S'il  ne  l'était  pas,  c'est 
qu'il  était  coupable.  L'esprit  du  tali,  en  effet,  dans  la  croyance 
du  noir,  savait  distinguer  le  coupable  de  l'innocent;  il  accablait 


LES    POUVOIRS'   PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE'.  I  21 

le  premier  et  se  laissait  au  contraire  mettre  dehors  sans  résis- 
tance par  l'esprit  de  l'homme  innocent.  Ajoutez  que  les  noirs, 
surtout  les  primitifs  de  la  côte,  ne  s'expliquaient  pas  la  mort 
naturelle  au  mal  et  souvent  ne  se  l'expliquent  même  pas  encore. 
De  là  la  tendance  à  attribuer  toute  mort,  même  de  vieillard, 
même  de  malade,  à  un  crime,  et  l'habitude  de  faire  boire  le 
tali  aux  gens  soupçonnés  pour  une  cause  ou  pour  une  autre  de 
l'avoir  provoquée.  Cette  difficulté  à  comprendre  la  mort  comme 
une  loi  naturelle  a  été  la  cause  de  bien  des  hécatombes  de  gens 
parfaitement  innocents.  Mais  notons,  je  le  répète,  qu'on  ne 
trouve  cette  tendance,  comme  vraiment  forte  et  ayant  des  effets 
désastreux,  que  chez  certaines  peuplades  du  Sénégal,  de  la  Gui- 
née portugaise  et  de  la  (minée  française  habitant  la  côte,  infé- 
rieures et  primitives. 

Ceci  dit  sur  la  justice  noire,  revenons  aux  attributions  du 
chef  de  village,  à  celles  qu'il  avait  avant  notre  mainmise  sur 
la  Guinée  française  :  il  percevait  les  impôts  pour  lui,  pour  le 
chef  de  province  et  pour  le  roi.  Nous  énumérerous  plus  loin  ces 
impôts.  Contentons-nous,  pour  le  moment,  de  dire  un  mot  des 
corvées  auxquelles  étaient  astreints  les  hommes  du  village.  Il  y 
avait  d'abord  celle  pour  là  construction  du  mur  d'enceinte  et 
de  défense  qui  autrefois  entourait  la  plupart  des  villages  de 
Guinée  française.  Il  existe  encore  des  débris  de  ces  murs  d'en- 
ceinte autour  des  villages  du  sud  de  la  Haute  Guinée  française. 

Ils  entouraient  tout  le  village,  hauts  de  2m,50  environ  et 
épais  de  0m,50.  Us  étaient  faits,  comme  les  cases,  en  banque, 
c'est-à-dire  en  terre  spéciale  battue  et  séchée,  et  percés  de 
meurtrières.  On  trouve  encore  de  ces  enceintes  debout,  géné- 
ralement par  morceaux,  rarement  en  entier  dans  la  région  que 
je  viens  d'indiquer  et  qui  a  été  dévastée  par  Samory.  Il  est  évi- 
dent que  ces  fortitica lions  primitives  qui  n'arrêtèrent  pas  le 
conquérant  noir  étaient  construites  par  tout  le  village,  sous  la 
direction  du  chef,  et  par  conséquent  par  corvées.  Chaque  corvée 
était  sans  doute  taxée  à  huit  de  travailleurs  d'après  le  nombre 
de  ses  hommes  et  ces  travailleurs  réunis  construisaient  l'enceinte. 
Ces  corvées   pour   fortifier   le  village    oui    dû    exister   un    peu 


tv28  LE   NOIR   DE   GUINÉE. 

partout,  par  exemple  dans  le  Séradou  (province  prussienne  du 
cercle  de  Faranah)  où  les  villages  sont  perchés  sur  le  haut  des 
petites  montagnes  du  pays.  Avant  d'arriver  au  village,  il  y  a 
une  énorme  porte  de  bois  et  de  pierre  qu'on  a  placée  sur  la 
pente,  dans  les  bois,  auprès  d'un  torrent,  dans  un  endroit  par- 
ticulièrement étroit,  resserré  entre  les  rocs,  facile  à  défendre. 
Ces  portes-fortifications  ont  évidemment  été  construites  par  tout 
le  village  sous  la  direction  du  chef. 

En  résumé,  le  chef  noir  gouvernait  le  village  avec  l'aide  des 
anciens  et  des  chefs  de  carrée.  11  avait  la  police,  rendait  la 
justice,  faisait  rentrer  l'impôt,  ordonnait  et  dirigeait  les  cor- 
vées, etc. 

Avant  de  quitter  le  village  noir,  insistons  encore  sur  ce  qu'il 
est  la  plus  importante  unité  sociale  publique  chez  le  noir  de 
Guinée.  Le  village  noir  forme  un  tout  complet  qui  se  suffît  à  lui- 
même,  qui  est  quelquefois  cité  indépendante,  qui  n'a  pas  beau- 
coup de  relations  avec  les  villages  voisins,  quia  ses  marigots,  ses 
vallées,  ses  collines,  ses  montagnes,  son  organisation  sociale 
primitive,  il  est  vrai,  mais  complète.  Au  delà  du  village  le 
noir  n'a  pu  créer  qu'une  seule  chose,  et  encore  pas  toujours  : 
la  province  ou  le  petit  royaume. 

Ajoutons  que,  même  dans  ce  cadre  restreint  du  village,  l'or- 
ganisation publique  noire  n'est  pas  sans  rencontrer  des  obsta- 
cles et  des  difficultés.  Le  noir  est  individualiste,  sécessioniste 
dans  l'âme.  Une  des  principales  difficultés  qu'éprouvent  en  Guinée 
et  sans  doute  dans  toute  l'Afrique  les  administrateurs  européens 
est  celle-ci  :  ils  reçoivent  souvent  des  demandes  instantes  de  la 
part  de  familles  ou  de  groupes  de  famille  de  tel  ou  tel  village, 
pour  qu'on  les  autorise  à  le  quitter  et  à  aller  s'établir  dans  la 
brousse,  autre  part.  Souvent  aussi,  ils  ne  demandent  pas  l'auto- 
risation, mais  s'en  vont.  Quand  on  leur  demande  pourquoi  ils 
veulent  s'en  aller,  ils  allèguent  généralement  des  raisons  peu 
convaincantes,  se  plaignent  de  l'injustice  du  chef,  disent  que 
celui-ci  leur  en  veut,  qu'il  a  été  nommé  irrégulièrement,  qu'il 
commet  des  exactions,  qu'il  les  bat.  etc.  —  La  vérité  est  la  plu- 
part du  temps  que  ces  gens  forment  un  parti  hostile  au  chef  de 


LES    POUVOIRS    PUBLICS   DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  129 

village  actuel  et  en  raison  de  leur  hostilité,  en  butte  aussi  à  l'hos- 
tilité de  ce  dernier.  De  là  des  griefs  qui  souvent  sont  exacts, 
souvent  aussi  exagérés  par  le  parti  pris  ou  inventés.  De  là,  les 
demandes  d'aller  habiter  ailleurs,  d'aller  former  un  village 
dans  la  brousse.  On  comprend,  quand  on  a  vu  cela  de  près,  les 
difficultés  qu'avaient  jadis  les  Espagnols  aux  Philippines,  à  rete- 
nir les  noirs  dans  les  gros  bourgs  fermés  où  ils  voulaient  les 
maintenir  :  l'instinct  sécessionniste  et  fuyard  de  ceux-ci  s'exer- 
çait là  comme  en  Afrique. 

Ajoutons  les  dissensions  causées  souvent  dans  les  villages  par 
l'ambition,  quelquefois  dans  la  famille  même  du  chef,  quand 
celui-ci  est  vieux  et  faible  et  quand  un  de  ses  neveux,  par  exem- 
ple, veut  s'emparer  dupouvoir  et  est  à  la  tête  d'un  parti  puissant 
qu'il  allèche  par  ses  promesses  et  qu'il  soudoie. 

En  général,  les  administrateurs  répugnent  à  accorder  ces  au- 
torisations de  quitter  le  village  et  de  s'en  aller  ailleurs.  La  rai- 
son en  est  aisée  à  comprendre  :  la  transmission  rapide  des  or- 
dres, leur  exécution  prompte,  la  facilité  du  recensement,  du  re- 
couvrement de  l'impôt,  tout  cela  s'accommode  beaucoup  mieux 
de  gros  villages  importants  que  d'une  quantité  de  petits  villages 
dispersés  à  travers  la  brousse.  Cependant,  quoique  décidés  en 
principe  à  tenir  la  main  à  ce  qu'il  n'y  ait  pas  de  sécession,  les 
administrateurs  sont  bien  obligés  parfois  de  céder  à  la  force  des 
choses  et  à  laisser  un  village  se  dédoubler  en  deux.  C'est  dire 
que,  capables  déformer  le  village,  de  s'élever  jusqu'à  lui,  les 
noirs  ne  sont  pas  capables  d'éviter  les  dissensions  intestines  à 
l'intérieur  de  celui-ci  et  les  sécessions  qui  en  découlent.  —  Le 
noir  arrive  à  créer  le  village,  mais  il  n'arrive  pas  à  créer  le  vil- 
lage partout  paisible,  ordonné  et  uni. 

Mais,  dira-t-on,  comment  se  fait-il  que  le  noir  si  profondément 
patriarcal,  communautaire,  soit  en  môme  temps  ainsi  individua- 
liste, sécessionniste?  Les  deux  tendances  ne  sont-elles  pas  con- 
tradictoires? Non  et,  à  mou  avis,  ces  deux  tendances,  pour  peu 
qu'on  \   réfléchisse,  se  concilient  parfaitement,  \otons  d'abord 

ceci  :  en  Europe,  ce  sont  les  pays  à  formation  le  plus  profondé ni 

communautaire  qui  sont  en  même;  temps  les  plus  individualistes, 

9 


130  LE    iNOIH   DE    GUINÉE. 

au  même  sens  du  mot)  les  plus  indisciplinés,  les  plus  anarchi- 
ques,  ceux  qui  demandent  la  police  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
dure.  Voyez  l'Espagne  et  l'Italie.  Leur  formation  communautaire 
est  plus  profonde  assurément  que  celle  de  la  France  ou  de  l'Alle- 
magne (l'une  qui  a  été  particulariste  jadis,  l'autre  qui  l'est  en- 
core maintenant  dans  le  nord).  Or,  l'Espagne  et  l'Italie  sont  en 
même  temps  plus  indisciplinées,  plus  anarchiques,  moins  ca- 
pables de  discipline  sociale  naturelle  que  ces  deux  derniers  pays. 
Ainsi,  en  Europe,  une  profonde  formation  communautaire  va  de 
pair  avec  une  tendance  plus  accentuée  à  l'indiscipline  et  à  l'a- 
narchie. Cela  explique  que,  chez  le  noir  de  Guinée  française,  la 
formation  communautaire  s'allie  à  une  tendance  individualiste, 
sécessionniste. 

L'explication,  du  reste,  n'est  pas  difficile  à  trouver  :  ce  qui 
caractérise  la  formation  patriarcale,  c'est  la  faiblesse  du  travail, 
l'inaptitude  au  travail  intense,  l'absence  de  cette  discipline  rude 
et  forte  que  donne  le  contact  brutal  avec  la  vie  et  la  nécessite 
de  trouver  sa  nourriture  sans  aucun  soutien,  parmi  une  âpre 
concurrence.  En  un  mot,  la  formation  communautaire,  malgré 
toutes  ses  apparences  autoritaires,  discipline  faiblement  les  indi- 
vidus et  laisse  subsister  fortement  en  eux  l'individualisme  inné 
cœur  de  l'homme,  comme  de  tout  être.  Au  contraire,  la  forma- 
tion sociale  particulariste  discipline  bien  plus  fortement  et  bien 
plus  à  fond  les  gens,  avec  son  âpre  lutte  pour  la  vie.  A  la  disci- 
pline extérieure  de  la  famille  et  des  vieillards,  elle  substitue  la 
discipline  bien  plus  efficace  de  la  vie  dure  et  Apre.  Elle  semble 
moins  autoritaire,  et  elle  l'est  moins  à  l'extérieur,  mais  au  tond 
elle  donne  A  l'homme  un  maître  plus  rude  et  plus  dur  (pie  la 
discipline  patriarcale.  De  là  son  efficacité  civilisatrice;  de  là  son 
aptitude  à  faire  vivre  dans  la  paix  sociale  d'immenses  popula- 
tions travailleuses  et  énergiques,  comme  en  Angleterre,  aux 
États-Unis,  en  Scandinavie,  en  Hollande  et  dans  L'Allemagne  i\\i 
Nord. 

En  résumé,  le  communautarisme  du  noirn'empèche  pas  L'indi- 
vidualisme, individualisme  qui,  d'une  part,  trouble  les  villages, 
de  l'autre  empêche  de  tonner  de  grands  (dais  et  des  pouvoirs 


LES    POUVOIRS    BUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  131 

publics  puissants,  et   ainsi  livre  le  noir  pieds  et  poings  liés  à 
l'exploitation  des  négriers  koushites  et  sémites. 


Le  Royaume.  —  Passons  maintenant  à  la  province  et  au  petit 
royaume.  Le  noir  de  Guinée,  étant  comme  tout  autre  noir,  inca- 
pable de  former  un  grand  État  (sauf  le  Foulah  que  nous  verrons 
plus  loin  et  qu'il  faut  mettre  tout  à  fait  en  dehors  de  cette  ana- 
lyse), a  toujours  formé  une  multitude  de  provinces  ou  de  petits 
royaumes  indépendants. 

Les  Malinkés  appellent  ou  plutôt  appelaient  leurs  rois  Annasa 
ou  Anassa  et  Fama.  Les  Soussous  et  les  Dialonkés  les  appelaient 
Maugné.  Les  Koniaguis  les  appellent  Tchikaré,  Sokaf,  enfin  les 
Bassari  les  appellent  Mounelli  (André  Arcin,  la  Guinée  française, 
1907,  page  326).  Comment  les  rois  étaient-ils  nommés? 

En  droit,  c'est  l'héritier  du  roi  défunt  qui  devait  lui  succéder, 
et  comme  cet  héritier  est  généralement  le  frère  puîné,  ou,  à  son 
défaut,  le  fils  aîné,  c'est  le  frère  puiné  ou  le  fils  aine  du  roi  défunt 
qui  lui  succédaient.  Mais  il  y  avait  en  même  temps  élection  par 
l'assemblée  générale  des  chefs  de  village  du  petit  royaume,  ou 
des  chefs  de  village  et  de  province  quand  le  royaume  compor- 
tait des  provinces.  Cette  élection  représentait  les  droits  du  peu- 
ple ou  plutôt  de  L'aristocratie  qui  venaient  se  heurter  à  la  cou- 
tume d'hôréditarité.  «  La  règle  s'établit  de  plus  en  plus,  dit 
M.  André  Arcin,  »  opère  cilato,  p.  328,  que  le  fils  aine  ait  la 
saisine  de  la  succession,  mais  le  frère  aîné  utérin  (c'est-à-dire 
le  frère  puiné  du  défunt  qui  devient,  par  la  mort  de  son  aine, 
frères  aîné  des  autres  frères  du  défunt)  en  a  l'administration, 
est  le  tuteur.  C'est  donc  ce  dernier  qui  est  presque  toujours 
nommé  par  l'assemblée,  la  coutume  étant  rarement  enfreinte. 
A  l'origine  surtout,  cette  élection  avait  pour  but  de  faire  sentir 
au  nouveau  chef  qu'il  n'avait  pas  une  autorité  sans  limite  et 
qu'il  n'était   que  le  représentant  des  patriciens.    Il  était  rare 


i.  Utérin  dans  les  pays  où  la  parenté  .s'établit  par  la  lige  maternelle  en  liasse 
Guinée,  mais  frère  puîné  de  père  dans  les  pays  où  la  parenté  s'établit  par  la  lige 
paternelle,  c'est-à-dire  en  Haute  Guinée 


1,'}2  LE    NOIR    DE   GUINEE. 

cependant  que    l'assemblée    dérogeât   aux  usages  s'il    ne   se 
produisait  un    coup    de  force;   il  n'était  pas  possible  qu'elle 
portât  sur  le  pavois  un  homme  qui  ne    fût  pas   de    la  famille 
royale.  Remarquons    en  passant  que,  dans  les  pays  où  l'usage 
des  boissons  alcooliques  est  autorisé   ou  toléré    (comme  chez 
presque  tous  les  fétichistes  et  surtout  les  Malinkés,  les  Bagas 
et  certains  Soussous)  cet  ordre  de  succession,  loin  d'être  favora- 
ble aux  intérêts  du  peuple  en  mettant  sur  le  trône  un  homme 
d'expérience,  donne  le  pouvoir  à  «  des  vieillards  abrutis,  ivro- 
gnes et  sans  énergie  »  (Dr  Ranzon).  Aussi  l'élection  est-elle  deve- 
nue dans  certains  pays  plus  sérieuse  que  jadis.  S'il   y  a  des 
charges  contre  la  moralité  de  l'héritier  présomptif  qui  le  fassent 
qualifier  d'indigne,  le  pouvoir  peut  être  donné  à  un  autre  des 
frères  ou  à  l'un  des  neveux  ou  fils  du  décédé.  On  peut  même  lui 
préférer  un  des  membres  de  sa  famille  pour  la  seule  raison  que 
son  intelligence  n'est  pas  suffisante  pour  exercer  convenablement 
le  pouvoir.  C'est  ainsi  que,  peu  à  peu  dans  beaucoup  d'états, 
V autorité  se  transmet  de  père  en  fils.  Mais  nous  retrouvons  en- 
core ici  les  principes  de  la  tradition  familiale  :  le  roi  nommé 
dans  ces  conditions,  bien  que  paraissant  seul  en  public  et  por- 
tant la  parole  dans  les  assemblées,  ne  peut  rien  faire,  aussi  bien 
pour  l'administration  du  bien  public  que  pour  celle  du  patri- 
moine familial,  sans  avoir  consulté  celui  qui  est  resté  malgré 
tout  le  chef  de  sa  famille.  Rarement  refuse-t-il  de  s'incliner  de- 
vant un  veto  absolu.  Il  est  même  obligé  d'obéir  lorsqu'il  s'agit 
des  biens  familiaux.  Enfin  lorsqu'un  roi  ou  chef  est  reconnu  in- 
capable ou  perd  la  raison,  on  lui  laisse  le  titre,  mais  on  lui  ad- 
joint un coadjuteur,  un   régent  généralement  héritier  présomp- 
tif qui  gouverne  réellement.  Ainsi,  en  principe  pur,  c'est  bien 
l'hérédité  familiale  qui  prévaut  ici,  le  frère  puîné  du  définit  lui 
succède  ou  doit  lui  succéder.  Mais  souvent,  pour  éviter  un  chef 
trop  âgé  et  incapable,  on  le  remplace  parle  fils  aîné  du  défunt, 
l'oncle  conservant  cependant  la  direction  des  biens  familiaux  et 
une  sorte  de   suprématie  honorifique.  Enfin  quelquefois,  pour 
cause  grave,  l'assemblée  générale  du  petit  royaume  écarte  le  fils 
aine   comme   le    frère  puîné,  mais   est    obligée  de  leur  choisir 


LES    POUVOIRS   PUBLICS   DANS    LA   GUINÉE    FRANÇAISE.  133 

un  remplaçant  exclusivement  dans  la  famille  royale  parmi  les 
frères,  fils  et  neveux  du  défunt. 

Mb  André  Arcin  donne  également  des  détails  curieux  sur  la 
façon  dont  se  fait  l'élection.  «  Il  y  a  toujours,  dit-il,  page  327, 
interrègne  plus  ou  moins  long  avant  cette  élection.  C'est  alors 
le  premier  ministre,  le  confident,  généralement  un  parent  du 
roi  défunt,  qui  administre  d'abord  au  nom  du  potentat  décédé, 
puis  au  nom  du  roi  futur.  Il  est  en  effet  d'usage  de  n'annoncer 
la  mort  du  souverain  que  plusieurs  jours,  quelquefois  plusieurs 
semaines  après  le  décès.  Souvent  cette  déclaration  est  faite  dans 
une  assemblée  plénière  des  chefs,  qui  se  réunissent  pour  cons- 
tater le  décès  et  échanger  des  vues  préliminaires  pour  l'élec- 
tion. La  déclaration  faite  au  peuple  est  le  signal  de  lamentations 
et  de  rites  publics.  Les  hommes,  armés  en  guerre,  tirent  des 
coups  de  fusils;  les  femmes  se  lamentent.  Un  repas  funèbre,  le 
sadaka,  termine  la  cérémonie. 

«  Les  frais  sont  supportés  par  l'héritier  présomptif.  Noblesse 
oblige.  D'ailleurs,  celui-ci  espère  bien  rentrer  ultérieurement 
flans  ses  fonds.  La  deuxième  assemblée  pour  procéder  à  l'élec- 
tion n'a  lieu  que  longtemps  après.  La  décision  relative  à  la 
date  est  remise  au  bon  vouloir  des  chefs,  et  au  bon  plaisir  du 
ministre  qui  travaille  à  faire  triompher  ses  vues,  s'il  s'est  aperçu 
dans  le  premier  meeting  qu'il  y  avait  dissentiment. 

«  Interrègne  de  troubles,  de  luttes  intestines... 

«  L'élection  se  fait  à  la  majorité  des  voix  et  chaque  chef  a  le 
droit  d'expliquer  son  vote,  droit  dont  il  ne  manque  jamais 
d'user,  ce  qui  prolonge  indéfiniment  ces  réunions.  Chacun  de- 
mande une  faveur  au  prétendant  qui  doit  en  outre  nourrir,  pen- 
dant tout  le  temps  que  dure  la  conférence,  la  suite  toujours  très 
nombreuse  de  ses  futurs  vassaux.  C'est  un  tissu  d'intrigues,  de 
ruses,  dans  lesquelles  les  noirs  sont  passes  maîtres.  L'élection 
terminée,  a  lieu  le  couronnement,  suivant  des  rites  particuliers 
à  chaque  région.  Ils  sont  très  variés  :  au  Saloum,  le  POÎ  est  placé 
tout  nn  sur  u m  tas  de  sable,  au  milieu  de  ses  notables  qui  l'ha- 
billent ensuite. 

«  Chez  les  Landoumans,  le  couronnement  est  l'ail  à  Ouakaria, 


134  LE    NOIR    DE    CL'INKI'. 

par  une  femme  prêtresse  des  Smio  ;  chez  les  Bambaras,  le  roi  est 
porté  en  triomphe  sur  une  peau  de  bœuf  par  des  forgerons 
(usage  similaire  à  celui  du  pavois  chez  les  Germains).  » 

Il  est  inutile  d'insister,  après  ce  que  nous  venons  de  dire, 
sur  ce  fait  que  le  roi  ou  plutôt  le  roitelet  noir  n'a  pas  un  pou- 
voir absolu.  11  n'a  pas  plus  un  pouvoir  absolu  dans  son  petit 
état  que  le  chef  de  village  n'a  un  pouvoir  absolu  dans  son  vil- 
lage. La  royauté  nègre  est  monarchico-aristocratique  (du  moins 
en  Guinée),  et  l'aristocratie  des  chefs  de  village  et  dos  chefs  de 
province,  en  un  mot  l'aristocratie  du  pays,  contre-balance  son 
pouvoir.  Du  reste,  le  souverain,  s'il  est  énergique,  intelligent  et 
despote,  peut,  quelquefois  par  un  coup  de  force,  établir  un  pou- 
voir dictatorial.  Mais  c'est  très  peu  fréquent  et  en  contradiction 
avec  la  coutume. 

Le  roi  ne  nomme  pas  les  chefs  de  village,  il  les  agrée  seule- 
ment, comme  nous  l'avons  vu.  Cependant  quelquefois,  c'est  lui 
qui  les  nomme,  mais  alors  ce  sont  les  villages  qui  les  agréent. 
«  II  est  impossible  au  souverain,  dit  André  Arcin,  op.  rit.. 
p.  323,  d'imposer  de  vive  force  un  protégé  que  n'agréerait  pas 
le  village.  De  nombreux  exodes  n'ont  pas  eu  d'autre  motif...  Ils 
(les  chefs  de  village)  reçoivent,  le  jour  où  ils  sont  agréés  du 
monarque,  le  tabélé  (ou  tabala),  tambour  dont  ils  restent  dépo- 
sitaires, tant  que  durent  leurs  fonctions,  et  à  l'aide  duquel  ils 
réunissent  les  hommes  du  village  dispersés  dans  les  champs. 
C'est  l'insigne  de  leur  autorité  et  ils  doivent  toujours  en  être 
accompagés,  quand  ils  sortent  de  leur  village  pour  aller  an 
devant  d'un  de  leurs  suzerains.  »  En  résumé,  le  roi  agrée1,  mais 
ne  nomme  pas,  on.  s'il  nomme,  les  villages  agréent. 

C'est  le  roi  qui  convoque  les  assemblées  plénières  et  qui  les 
préside.  «  Le  roi...  dit  André  Arcin,  page  334-,  prend  rarement 
la  parole  dans  une  assemblée  plénière.  Après  l'avoir  consulté, 
ses  ministres  parlent  pour  lui,  ce  qui  lui  permet  de  se  tenir  en 
dehors  des  luttes  oratoires;  de  leur  côté,  les  notables  répondent 
par  l'intermédiaire  du  plus  ancien  d'entre  eux,  porte-parole 
(feiùs),  qui  accepte  et  rejet  le,  au  nom  de  tous,  les  propositions 
du  souverain.  Dans  les  états  noirs,  l'honneur  de   présider  l'as- 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA   GUINÉE   FRANÇAISE.  135 

semblée  est  toujours  dévolue  au  roi  qui  réunit  l'assemblée  et 
trône  en  grand  apparat  :  turban  en  tète,  vêtu  de  ses  plus  beaux 
costumes  brodés  d'or  et  soutachés,  assis  sur  une  chaise  spéciale, 
une  canne  singulièrement  ornementée  ou  une  queue  d'éléphant 
à  la  main.  Près  de  lui,  le  tabélé  pour  appeler  les  retardataires  ; 
les  feiiïs  ou  orateurs,  les  hérauts  pour  imposer  silence;  les  sofa 
ou  koroba  (soldats);  les  ministres...  Devant  lui,  en  hémicycle, 
se  groupent  les  patriciens  et  les  hommes  libres.  Ils  se  tiennent 
tous  accroupis  sur  la  peau  de  mouton  servant  au  Salam,  pressés 
étroitement  les  uns  contre  les  autres,  leurs  longues  cannes 
dressées.  Les  feins  ne  doivent  jamais  s'emporter.  Ils  se  répon- 
dent point  par  point  avec  une  précision  étonnante.  Le  public 
approuve  ou  désapprouve  par  des  mots  sacramentels  comme  «  a 
noudi  »,  «  fomié  »,  en  soussou;  et  le  roi  met  fin  au  palabre 
par  la  formule  «  A  to  »  (fini),  en  peulh  «  modji  »  (c'est  bien)  ». 

Voici  maintenant  comment  M.  Arcin  décrit  les  fonctions  du 
roi  :  <(  Il  donne  des  ordres  conformes  à  la  coutume.  Ils  doivent 
être  exécutés  sans  retard,  sous  peine  d'amende  ou  de  châ- 
timent corporel.  Il  répartit  l'impôt,  chaque  village  ayant  à 
fournir  un  contingent,  et  leurs  chefs  étant  chargés  de  la  per- 
ception; c'est  lui  qui  fixe  les  prestations,  donne  les  droits  d'usu- 
fruit, d'usage  ou  de  location  sur  les  terres  du  royaume  aux 
étrangers;  mais  seulement  lorsqu'il  s'agit  de  superficies  empié- 
tant sur  les  terrains  de  plusieurs  villages  et  encore  à  condition 
qu'il  y  ait  consentement  unanime  des  notables.  Agissant  au 
contentieux,  il  veille  à  ce  que  les  coutumes  soient  respectées 
par  les  chefs,  sert  d'arbitre  dans  les  différends  de  village  à  vil- 
lage ou  de  province  à  province;  enfin  il  règle  les  principales 
questions  commerciales,  fixe  la  place  des  marchés,  assure  la 
sécurité  (\c>  routes  H  rend  La  justice  en  dernier  ressort  »  [op. 
cit.,  pages  335  et  336). 

C'est  cette  dernière  fonction  qui  était  la  principale.  «  Le  roi, 
dit  André  Arcin  page  340,  jugeaif  aux  jours  cl  lieux  déterminés 
par  l'usage  avec  le  concours  de  quelques  vieux  conseillers. 
Dans  certains  pays,  et  si  le  roi  u'exige  pas  qu'il  en  soil  autre- 
ment, on  peut  plaider  par  procureur  membre  de  la  même  geni 


13()  LE    NOIR   DE   GUINÉE. 

que  la  partie  représentée.  Le  souverain,  juge  suprême,  peut 
frapper  d'amende  le  non  comparant  ou  le  faire  saisir  de  force. 
Les  juges  noirs  connaissent  les  renvois  à  longue  échéance  et  en 
usent,  surtout  lorsque  les  plaideurs  ont  quelque  fortune.  Quand 
le  jugement  sera  rendu,  ce  sera  la  ruine  :  outre  les  cadeaux  au 
roi  ou  au  chef,  son  entourage  se  charge  de  dépouiller  les  parties 
sous  le  prétexte  de  recommandation.  »  En  tout  cas,  l'usage  des 
épices  faisait  que  la  justice  était  la  principale  source  de  revenu 
du  roi. 

La  maison  était  assez  importante.  «  La  suite  d'un  roi  puissant, 
dit  André  Arcin,  page  336,  est  considérable.  A  côté  dos  mem- 
bres de  sa  famille,  de  ses  ministres,  de  ces  marabouts  et  secré- 
taires, de  ses  émissaires  et  courriers,  de  ses  artisans,  de  ses 
nombreuses  femmes,  il  a  encore  ses  guerriers,  sofas  ou  bien 
mercenaires,  dont  le  chef  a  une  grande  influence,  ses  griots  et 
ses  esclaves,  sans  compter  les  corporations  ouvrières  qui  ne 
travaillent  que  pour  sa  famille.  Tout  ce  monde  est  entretenu 
par  lui  ou  plutôt  par  ses  sujets,  car  le  travail  que  ses  seuls 
serviteurs  peuvent  lui  donner,  est  loin  d'être  suffisant  pour  sub- 
venir à  ses  dépenses.  D'autant  qu'en  arrivant  au  pouvoir,  il  se 
trouve  presque  ruiné  par  les  frais  énormes  qu'il  a  dû  faire  pour 
son  élection.  » 

Les  impôts  pouvaient  se  ramener  à  six  chefs  différents  :  il  y 
avait  d'abord  la  dîme  de  tous  les  produits  du  sol,  payée  au  chef 
du  village  qui  en  remettait  une  partie  au  chef  de  province 
(quand  il  y  en  avait)  et  au  roi. 

Il  y  avait  ensuite  la  corvée  de  culture.  Tous  les  habitants 
devaient  travailler  une  fois  par  semaine  sur  les  terres  du  chef 
de  village.  Le  chef  de  canton  ou  de  province  désignai!  les  vil- 
lages les  uns  après  les  autres  pour  remplir  celte  corvée  sur  ses 
propres  terres.  Chaque  village  devait  trois  jours  par  an  an  chef, 
un  pour  semer,  un  pour  sarcler,  un  pour  moissonner.  Le  roi 
faisait  de  même. 

Ensuite  venait  le  droit  sur  les  successions.  Mous  avons  déjà 
vu  que,  quand  il  n'y  a  pas  d'héritiers  du  tout,  la  succession  re- 
vient au  chef  du  village  ou  au  roi  <lu  pays  (ainsi,  pour  ce  der- 


LES   POUVOIRS    PUBLICS   DANS    LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  137 

nier  cas,  chez  les  Guerzés).  En  dehors  de  cela,  il  y  avait  le 
droit  du  chef  sur  toute  succession.  D'après  André  Arcin,  chez 
les  Soussous,  la  part  du  chef  était  du  dixième  de  la  succession, 
niais  quand  il  n'y  avait  que  des  parents  éloignés,  elle  s'élevait 
au  quart  (op.   cit.,  page  338). 

Il  y  avait  aussi  les  droits  des  chefs  sur  les  produits  de  la 
chasse.  Du  reste,  ces  droits  existent  encore  et  la  coutume  s'en  est 
conservée.  Quand  un  éléphant  était  abattu  sur  son  territoire,  le 
chef  avait  droit,  et  a  encore  droit,  à  une  des  défenses  de  la  bête. 
Ce  sont  actuellement  les  chefs  de  province  qui  perçoivent  ce 
droit  de  chasse.  Jadis  il  revenait  aux  roitelets  du  pays. 

Un  autre  impôt,  c'était  les  êpices  de  justice  dont  nous  avons 
déjà  parlé.  C'était  la  principale  source  de  revenu  des  rois,  dit 
André  Arcin.  Du  reste,  les  épices  qui  étaient  un  usage  admis,  ne 
signifiaient  pas  absolument  par  elles-mêmes  prévarication  et 
fausse  justice  ;  cependant  elles  poussaient  à  cela,  et  l'homme 
étant  ce  qu'il  est,  les  abus  devaient  être  nombreux. 

Enfin,  il  y  avait  les  réquisitions  forcées  dont  nous  parlerons 
plus  amplement  quand  nous  en  serons  à  l'État  foulah.  Les  pa- 
rents du  prince  allaient  parfois  vivre  sur  l'habitant  et  le  pil- 
laient. Quant  aux  exactions  des  soldats  du  roi,  elles  devaient 
être  continuelles,  puisque  c'est  à  peine  si,  à  l'heure  actuelle, 
nous  pouvons,  nous-mêmes,  empêcher  les  exactions  de  nos  tirail- 
leurs. 

L'État.  —  Nous  venons  de  voir  les  provinces  et  les  petits 
royaume  noirs.  Venons-en  maintenant  à  l'État. 

L'État,  le  véritable  État,  a  toujours  été  importé  du  dehors 
chez  les  noirs.  Actuellement,  qu'est-oe  qui  forme  l'État  en 
Guinée?  En  Guinée  française,  c'est  la  France;  en  Guinée  portu- 
gaise, c'est  le  Portugal,  et  il  en  est  ainsi  dans  toute  l'Afrique 
occidentale  et  même  dans  toute  l'Afrique  actuellement:  là,  ce 
sont  les  Anglais;  là,  ce  sont  les  Français;  là,  ce  sont  les  Alle- 
mands; la,  ce  sont  les  Belges;  là,  ce  sont  les  Portugais;  là.  cesont 
les  Espagnols  qui  dominent,  mais  nulle  part  nous  ne  trouvons 
de  grand  royaume  noir  indépendant. 


l.'Jtt  .  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

Mais,  dira-t-on  peut-être,  si  nous  n'étions  pas  venus  en  Gui- 
née, un  noir,  Samory,  allait  conquérir  le  pays  et  y  fonder  un 
grand  royaume  :  c'est  vrai,  mais  Samory  était  un  noir  sémitisé 
moralement.  Il  avait,  pour  accomplir  sa  conquête,  un  point 
d'appui  extérieur  au  monde  noir  qui  lui  était  fourni  par  la  civi- 
lisation sémitique.  Ce  point  d'appui,  sans  lequel  il  eût  été  im- 
puissant, était  le  fanatisme  musulman,  l'idée  d'un  seul  Dieu,  le 
prétexte  de  le  faire  reconnaître  par  le  fer  et  par  le  feu  à  tous 
les  fétichistes  noirs.  Quant  aux  royaumes  importants,  foulalis, 
toucouleurs,  que  nous  avons  rencontrés  devant  nous  lors  de 
notre  action  au  Soudan  et  en  Guinée,  ils  ont  été  constitués  par 
des  métis  de  Foulhés  et  de  Mandingues  chez  lesquels  le  sang 
foulbé  dominait.  Or,  les  Foulhés  sont,  non  pas  une  race  noire, 
mais  une  race  rouge,  non  pas  une  race  nigritienne,  mais  une 
race  éthiopio-nubienne  ou  koushite.  Ainsi  le  grand  Etat  chez 
les  noirs  a  toujours  été  une  importation  du  dehors. 

Du  reste,  les  grands  royaumes  noirs  ainsi  ceux  fondés  au 
commencement  du  moyen  âge  sur  le  Moyen  Niger)  ne  durèrent 
généralement  pas.  Fondés  par  une  race  supérieure  par  exemple 
les  Songhaï),  sous  la  conduite  d'un  homme  de  génie,  maintenus 
par  une  aristocratie  inférieure  en  nombre,  ils  se  morcellent  vite 
quand  cette  aristocratie  a  été  absorbée  par  la  race  inférieure  el 
quand  l'instinct  sécessioniste  du  noir  peut  reprendre  le  dessus. 
C'eût  été  probablement  le  sort  des  empires  fondés  par  les  Ton- 
couleurs,  les  Foulahs  et  Samory  si  nous  ne  les  avions  pas  écra- 
sés de  notre  choc  dans  leur  pleine  vigueur  entre  187,")  et  1900. 
Sans  celte  destruction  inattendue  et  rapide,  ils  seraienl  re- 
tournés lentement,  après  une  époque  plus  ou  moins  glorieuse. 
au  morcellement  noir. 

Actuellement,  dans  la  Guinée  française,  c'est  la  France  ou 
plutôt  une  administration  française  qui  forme  l'Etat.  Nous  allons 
examiner  ce!  État,  mais  auparavant  il  nous  faut  dire  un  mol 
des  Foulahs,  qui  seuls  axaient  pu  former  un  Étal  en  Guinée 
française  avant  notre  arrivée. 

C'est  dans  la  seconde  moitié  du  wnr  siècle  que  cet  État  fut 
formé,  nous  verrons  plus  tard  (au  chap.  :  c<  Races  de  la  Guinée  ») 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  139 

comment  les  Foulahs  vainquirent  les  Dialonkés  et  les  Soussous 
établis  avant  eux  dans  le  Fouta-Djallon  et  les  chassèrent  ou  les 
réduisirent  en  servitude.  Nous  savons  déjà  comment  ils  sont 
installés  dans  le  pays  par  margas  (maisons  de  campagne),  roun- 
dis  i  villages  de  culture)  et  missidis  (paroisses).  C'est  la  missidi 
qui  est  la  première  circonscription  politique  de  l'État  foulali. 
Il  y  a  un  chef  de  missidi  qui  correspond  à  l'ordinaire  chef 
de  village  noir  et  il  y  a  aussi  un  corps  de  notables  qui  corres- 
pond à  l'assemblée  des  chefs  de  carrée  des  villages  mandingues 
ou  pré-mandingues.  Au-dessus  de  la  missidi  est  la  province  ou 
dinal.  La  province  possède  un  chef  et  aussi  une  assemblée  des 
principaux  habitants,  patriciens,  notables,  etc.  Au-dessus  des 
diwals  qui  étaient,  au  moment  de  la  conquête  (1785),  au  nombre 
de  neuf,  et  lors  de  l'occupation  française  (1890)  étaient  montés 
à  dix-sept,  il  y  a  la  royauté  foulah,  organisée  d'une  façon  assez 
compliquée,  comme  nous  Talions  voir,  dans  le  but  de  la  contenir 
et  de  laisser  le  pouvoir  réel  à  l'aristocratie  foulah. 

11  y  a  deux  rois  et  deux  familles  royales,  celles  des  Alfaya  et 
celle  des  Soya.  Chaque  famille  fournit  son  roi,  qui,  tous  les 
deux  ans,  remplace  le  roi  de  l'autre  à  la  tête  du  peuple  foulah. 
Ainsi,  tous  les  deux  ans,  le  roi  Alfaya  prend  la  place  du  roi  Sorya 
(et  réciproquement)  et  quitte  Timbo,  capitale  politique  du  Fou- 
la,  pour  se  retirer  dans  ses  terres,  à  sa  maison  de  campagne. 
Le  roi  Sorya  le  remplace  et,  deux  ans  après,  lui  cédera  à  son 
tour  la  royauté.  En  plus,  en  dehors  des  familles  Alfaya  et  Sorya, 
il  \  a  une  troisième  famille  prépondérante  qui  réside  à  Fou- 
koumba.  Cette  famille  ne  peut  pas  fournir  de  rois,  mais  elle 
fournit  la  première  puissance  spirituelle  du  pays,  le  grand-prê- 
tre et  grand  juge  sans  la  continuation  religieuse  duquel  nul  roi 
du  Fouta,  nul  almamy  n'est  légitime  (Almamy  est  le  terme  <|iii 
désigne  les  rois  des  Foulahs.  11  vient  de  l'arabe  Al  Meumenim 
et  signifie  par  conséquent  commandeur  des  croyants  . 

Ainsi  le  pouvoir  suprême  est  pour  ainsi  dire  partagé  entre 
trois  personnes  :  les  deux  almamys  Alfaïa  et  Sorya  et  le  grand- 
prêtre  de  Foukoumba.  De  plus,  il  y  a  L'assemblée  générale  des 
Foulahs  qui  représente  l'aristocratie  cl  la  bourgeoisie  du  pays 


liO  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

tout  entier  et  qui  détient  en  principe  le  pouvoir  suprême.  Cette 
assemblée  se  tient  à  Foukoumba  et  non  à  Timbo,  c'est-à-dire  à 
la  capitale  religieuse  des  Foulahs  et  non  à  leur  capitale  po- 
litique, et  elle  est  présidée  généralement  par  le  grand-prêtre. 
Ce  n'est  que  dans  les  moments  critiques  que  l'almamy  qui  règne 
à  ce  moment-là,  préside  l'assemblée. 

Comment  se  fait  la  succession  au  trône  dans  les  familles  Al- 
faïa  et  Sorya?  Elle  se  fait  de  père  en  fils  aîné  et  non  pas  de  frère 
aîné  à  frère  puîné  :  cela  vient  sans  doute  de  ce  que,  pour  com- 
mander et  pour  faire  la  guerre,  les  Foulahs  préfèrent  ou  plutôt 
préféraient  un  homme  jeune  à  un  vieillard.  Quant  aux  biens 
patrimoniaux  de  la  famille  royale,  ils  se  partagent  suivant  la 
règle  ordinaire  des  Foulahs,  entre  l'oncle  et  le  neveu.  Du  reste, 
le  principe  d'hérédité  royale  n'empêche  pas  l'élection,  comme 
chez  les  autres  noirs  de  Guinée  française,  ou  du  moins  une  cé- 
rémonie élective.  Cette  cérémonie  est  destinée  à  montrer  qu'en 
principe  le  peuple  foulah  (entendez  l'aristocratie)  est  au-des- 
sus de  ses  rois  et  peut  les  faire  et  les  défaire,  et  quoique,  en 
général,  la  coutume  familiale  soit  respectée  par  l'assemblée,  il 
n'y  en  a  pas  moins  tenue  solennelle  et  élection  en  règle.  Après 
l'élection,  on  procède  au  sacre  solennel  du  roi.  dans  la.  mos- 
quée de  Foukoumba. 

Dès  qu'un  almamy  a  pris  ou  repris  le  pouvoir,  après  les  deux 
ans  d'exercice  de  son  confrère,  la  première  chose  qu'il  fait  gé- 
néralement est  de  révoquer  dans  les  diwals  tous  les  chefs  exis- 
tants et  de  créer  de  nouveaux  chefs  de  province  pris  dans  des 
familles  attachées  à  son  parti.  A  leur  tour,  ces  nouveaux  chefs 
de  province  révoquent  les  chefs  de  missidi  et  en  nomment 
d'autres  pris  dans  les  familles  qui  leur  sont  dévouées.  Ainsi  il  y  a 
épuration  de  fonctionnaires  de  bas  en  haut,  depuis  le  diwal  jus- 
qu'au tékou  et  à  la  missidi.  Notons  ici  que  chez  les  Foulahs,  le  chef 
de  village  n'est  pas,  comme  chez  les  autres  noirs  de  la  Guinée, 
nommé  par  les  habitants,  mais  par  Le  chef  de  province  et  que 
celui-ci  n'est  pas  nommé  par  les  habitants  de  la  province,  mais 
par  l'almamy.  C'est  donc  une  organisation  centralisée  et  des- 
potique. 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS   LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  1  il 

Du  reste,  il  y  a  souvent  lutte  entre  les  deux  almamys  au  mo- 
ment où  l'un  d'eux,  à  l'expiration  de  ses  deux  années  d'exercice, 
doit  quitter  le  pouvoir  et  se  retirer  dans  ses  terres.  Quelquefois 
il  ne  veut  pas  résigner  ses  fonctions  et  il  fait  appel  à  la  force 
des  armes.  De  là  des  luttes  sanglantes  entre  l'usurpateur  et 
l'autre  almamy  soutenu  par  le  grand-prêtre  de  Foukoumba. 
Ajoutez  à  cela  que  dans  les  provinces  il  y  a  souvent  lutte  (ou 
plutôt  il  y  avait  souvent  lutte)  entre  l'assemblée  de  la  province 
et  son  chef,  nommé  ou  imposé  par  l'almamy.  L'assemblée  de  la 
province  portait  ses  doléances  à  l'assemblée  générale  des  Foulabs 
à  Foukoumba  et  aussi  à  l'almamy,  auprès  duquel  elle  était  tou- 
jours représentée.  L'almamy  soutenait  son  chef  de  province,  l'as- 
semblée générale  de  Foukoumba  soutenait  l'assemblée  de  la 
province,  de  telle  façon  qu'il  y  avait  conflit.  Ajoutez  encore  les 
conflits  dans  le  missidi,  entre  le  chef  nommé  par  le  chef  de  pro- 
vince et  l'assemblée  de  la  missidi  et  l'on  se  rendra  compte  que 
cette  organisation  politique  foulah,  si  bien  arrangée  et  si  bien 
balancée  en  principe  pour  établir  un  pouvoir  exécutif  fort,  tout 
en  limitant  le  pouvoir  royal  et  tout  en  laissant  le  pouvoir  su- 
prême au  peuple  foulah  représenté  par  son  aristocratie,  n'abou- 
tissait souvent  en  fait  qu'à  la  lutte  et  à  l'anarchie.  Deux  cas  se 
produisaient  généralement  :  ou  un  des  almamys  était  un  homme 
énergique,  intelligent,  despote,  et  alors  il  exerçait  son  despo- 
tisme sur  tous,  sur  l'autre  almamy,  sur  le  grand-prêtre,  sur 
l'assemblée  générale,  sur  les  chefs  de  province,  etc.,  et  profitait 
de  son  droit  de  nommer  ceux-ci,  qui  à  leur  tour  nommaient  ses 
créatures  dans  les  missidis  pour  tenir  tout  le  pays  dans  sa  main, 
puis  il  prorogeait  outrageusement  son  temps  de  commandement 
en  empêchant  par  la  force  l'autre  almamy  de  prendre  le 
gouvernement  à  l'époque  légale.  Ou  bien  les  deux  almamys 
étaient  également  faibles  et  alors  les  chefs  de  province  deve- 
naient tout-puissants,  terrorisaient  les  missidi,  résistaient  à  l'al- 
mamy, dominaient  dans  l'assemblée  générale  de  Foukoumba  et 
formaient  une  sorte  d'oligarchie  absolutiste.  C'est  ce  dernier 
cas  qui  se  trouvait  réalisé  au  moment  où  nous-mêmes  mettions 
la  main  sur  le  pays.  M.  André  Arcin,  dans  son  bel  <>u\  page  coin- 


142  LE    NOIR   DE   GUINÉE. 

pact  et  copieux  sur  la  Guinée  française  que  nous  avons  déjà 
cité  (Paris,  Challemel,  1907;,  dit  à  ce  sujet  :  «Au  Fouta,  devenus 
indépendants  de  l'almamy,  les  chefs  de  diwal  n'avaient  comme 
conseillers  que  des  marabouts  étrangers,  et  les  chefs  de  village 
étaient  brisés  sur  un  simple  caprice.  Ils  faisaient  de  certains 
chefs  de  missidi  de  véritables  chefs  de  sous-diwal.  Ils  nom- 
maient lamdo-tékou  leurs  favoris  qui  surveillaient  ainsi  plu- 
sieurs missidi  et  étaient  les  instruments  de  leurs  exactions. 
D'autre  part,  leur  responsabilité  vis-à-vis  de  l'almamy  était  no- 
minale lorsque  les  Français  survinrent,  et  ils  ne  craignirent  pas 
de  prendre  les  armes  contre  lui  »  (p.  326). 

Donnons  une  explication  en  passant  sur  ces  lamdo-tékou  dont 
parle  ici  M.  André  Arcin.  Lamdo  veut  dire  chef  et  lamdo-tékou 
chef  de  tékou.  Le  tékou  est  une  circonscription  foulah  qui  était 
exclusivement  financière  à  l'origine  et  faite  pour  le  recou\  re- 
nient des  impôts.  Elle  groupait  plusieurs  missidi.  Nous  voyons 
que  les  chefs  de  province  avaient  fini  par  en  faire  une  sorte  de 
division  politique,  de  sous-préfecture,  dont  ils  nommaient  le 
chef  et  qui  leur  servait  à  mieux  tenir  en  main  les  missidi  de 
leur  diwal. 

Il  est  vrai  que  le  cas  contraire  se  produisait  aussi,  comme  je 
l'ai  dit  plus  haut,  et  la  constitution  foulah  aboutissait  encore 
plus  souvent  à  l'absolutisme  de  l'almamy  qu'à  l'oligarchie  des 
chefs  de  province.  C'est  ce  qu'indique  André  Arcin,  dans  une 
note,  page  333.  «  Les  almamys  du  Fouta,  dit-il,  avaient  fini  par 
exaspérer  leurs  sujets.  Boker  Biro  mit  le  comble  à  leur  colère. 
C'est  ainsi  qu'il  reçut  à  Bouria  une  maîtresse  volée  et  n'eut  que 
le  temps  de  s'enfuir,  les  Dialdials  accusant  ses  sofas  (soldats 
d'avoir  détruit  des  cultures.  »  André  Arcin  dit  encore,  page  335  : 
«  Nous  avons  dit  que  le  souverain  avait  comme  premier  privilège 
la  nomination  des  chefs  de  village  de  son  diwal  ou  de  sa  pro- 
vince. Le  roi  ne  peut  en  principe  imposer  sa  créature1,  mais  il 
peut  se  refuser  à  accepter  le  candidat  des  notables.  Cette  pra- 
tique amena  de  nombreux  abus,  les  notables  sinclinanl  devant 
la  volonté  d'un  despote  et  celui-ci  désignant  qui  payait  le  plus 
ou  satisfaisait  ses  désirs.  Ce  n'est  un  mystère  pour  personne  que 


LES   POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  143 

la  haine  des  chefs  de  diwal  contre  l'almamy  Boker  Biro  venait 
de  ses  exigences  inouïes.  Il  avait  mis  en  vigueur  le  droit  de  jam- 
bage. Ses  luttes  avec  les  vassaux  et  principalement  la  haine  que 
lui  voue  le  chef  de  Foukuumba  n'eurent  pas  une  autre  origine.  » 

Ainsi  la  constitution  monarchico-aristocratique  des  Foulahs 
aboutissait  en  fait  soit  au  despotisme  de  l'almany,  soit  à  l'oligar- 
chie absolutiste  des  chefs  de  province,  soit  à  l'anarchie  des  luttes 
intestines.  Il  y  avait  bien  un  État  foulah  et,  tel  qu'il  était,  il 
progressait  tous  les  jours  sur  les  petits  royaumes  noirs  qui  l'en- 
touraient et  qu'il  écrasait  —  parce  que  tout  de  même  il  était  un 
État  et  non  un  royaume-province  —  mais  il  n'était  pas  cepen- 
dant bien  organisé  et  n'assurait  pas  la  sécurité  des  personnes 
comme  il  aurait  dû  le  faire. 

De  plus,  l'État  foulah,  qui  oscillait  du  despotisme  à  l'anarchie 
et  de  l'anarchie  au  despotisme,  était  très  fiscal,  comme  on  peut 
s'y  attendre,  et  les  impôts  y  étaient  nombreux  et  lourds.  Il  y 
avait  d'abord  l'impôt  de  succession.  André  Arcin  dit,  page  338, 
et  sans  doute  avec  exagération  :  «  Au  Fouta  l'impôt,  [de  succes- 
sion], qui  était  en  principe  de  un  quart  ou  un  demi,  n'avait  en  fait 
aucune  fixité.  Le  chef,  si  les  héritiers  lui  déplaisaient  ou  n'osaient 
se  défendre,  prenait,  sinon  la  terre,  du  moins  la  totalité  des 
meubles  et  des  captifs.  »  Il  dit  plus  loin  (page  339)  :  «  Le  houdia 
était  encore  un  impôt  de  succession.  Il  consistait  en  un  droii 
de  -2.")  p.  100  environ  sur  les  biens  du  défunt  et  était  dévolu  au 
marabout  qui  sanctionnait  la  division  entre  les  chefs  de  famille 
co-héritiers.  Il  recevait  en  outre  un  captif  ou  un  bœuf,  sacrilice 
pour  le  repos  du  décédé.  On  lui  donnait  aussi  tout  ce  qui  ne 
pouvait  être  divisé  en  parties  égales.  »  —  Tout  cela  est  très  pro- 
bablement exagéré,  car  on  ne  voit  pas,  en  ajoutant  l'un  à  l'autre 
ces  deux  impôts  de  succession,  ce  qui  aurait  pu  rester  aux  hé- 
ritiers, mais  il  faut  en  retenir  que  L'impôt  sur  les  successions 
était  lourd  au  Fouta.  Cet  impôt  ou  coumbab'itr  a  été  supprime 
par  les  Français,  les  abus  des  chefs  ayant  jeté  sur  lui  une  grande 
défaveur.  «  Laooumbabité  était  exigible  cinq  mois  après  le  décès 
cl  perçu  parles  chefs  [de  province  ou  diwal]  ou  les  lamdo-tékou 
chefs  de  tékou  j  »  (p.  338). 


144  LE    NOIK    DE    GUINÉE. 

Il  y  avait  ensuite  les  dîmes  ou  cadeaux  religieux  tels  que 
l'assaka  ou  plutôt  saka  ou  farila.  Le  farila  était  un  don  au  chef 
de  village  comme  aumône  (Arcin,  page  337). 

Il  y  avait  aussi  des  taxes  sur  les  transactions  commerciales 
(oussourou),  «  1/10  sur  toutes  les  marchandises  en  transit.  Sou- 
vent c'était,  au  Fouta,  une  pièce  de  Guinée  (c'est-à-dire  de  coton- 
nade) par  charge  d'âne  et  une  demi-pièce  par  charge  d'homme, 
soit  20  francs  et  10  francs.  Pour  être  plus  sûrs  de  ne  rien  laisser 
échapper,  les  chefs  faisaient  déposer  les  marchandises  chez  eux 
et  les  délivraient  à  l'acheteur,  si  elles  étaient  vendues  sur  place, 
après  entente  sur  le  prix  »  (Arcin,  page  337,  en  note). 

11  y  avait  aussi  une  taxe  sur  les  funérailles,  puis  les  contri- 
butions des  provinces.  Les  habitants  de  chaque  missidi  don- 
naient au  chef  de  missidi  la  dime  de  tous  les  produits  du  sol.  Ce 
dernier  en  remettait  une  partie  au  chef  de  diwal.  «  De  plus,  tous 
les  habitants  devaient  une  fois  par  semaine  travailler  sur  les 
terres  du  chef  de  village.  Le  chef  de  canton  ou  de  province 
désigne  les  villages  les  uns  après  les  autres  pour  remplir  cette 
corvée  sur  ses  propres  terres.  Chaque  village  doit  trois  jours 
par  an  au  chef  [de  province],  un  pour  semer,  un  pour  sarcler, 
un  pour  moissonner  »  (Arcin.  page  338). 

Entin  il  y  avait  les  réquisitions  forcées  ou  «  paule  ».  Voici 
comment  André  Arcin  décrit  celles-ci  :  «...  Tout  était  prétexte  à 
fiscalité  avant  notre  intervention;  le  pillage  était  quelquefois 
organisé  par  des  bandes  démuselées,  sortes  de  grandes  compa- 
gnies vivant  sur  le  pays.  C'était  souvent  les  fils  et  les  neveux  du 
prince  qui  les  conduisaient,  des  «  Kelé  Massa  »  pressurant  les 
habitants,  pillant  les  caravanes.  Cela  faisait  partie  du  noble 
métier  des  armes.  Le  roi  accueillait  les  réclamations,  admones- 
tait pro  forma  ses  parents,  payait  pour  eux  quand  il  ne  pouvait 
faire  autrement.  Mais  il  ne  gardait  pas  rancune  aux  coupables. 
Il  se  souvenait  que  lui-môme  en  avait  fait  autant  dans  sa  jeunesse: 
ce  sont  jeux  de  princes!  D'ailleurs,  le  roi  lui-même,  Lorsque  le 
trésor  était  en  baisse,  organisait  une  «  promenade  »,  charmant 
euphémisme!  C'était  la  mise  en  coupe  réglée  <lu  pays  traversé. 
Pour  n'en  donner  qu'un  exemple,  le  droit   réservé  aux  chefs  de 


LES    POUVOIRS   PUBLICS    DANS    LA   GUINÉE    FRANÇAISE.  L4û 

missidi,  au  Fouta.  d'enlever  les  sandales  do  Talmamy  qui,  en 
voyage,  entrait,  à  la  mosquée,  coûtait  le  prix  fixe  de  300  francs. 
A  son  départ,  on  lui  donnait  un  fonda  ou  cadeau  d'adieu.  »  (Arcin, 
page  337.  ^ 

Ajoutez  les  revenus  tirés  de  la  justice  qui  étaient  sans  contre- 
dit les  plus  gros,  puis  le  butin  de  guerre  et  les  tributs  payés  aux 
Foulahs  par  les  peuples  de  la  côte  de  Guinée  (Soussous  et  au- 
tres i.  «...  Un  des  gros  revenus  des  chefs  du  Fouta,  dit  André  Ar- 
cin, page  339,  était  le  1/5  de  tout  butin  de  guerre  et  les  tributs, 
ou  sakhalé  ,  des  peuples  côtiers  leurs  vasseaux.  Une  importante 
députation  peuhl  se  rendait,  chaque  année,  dans  les  rizières 
pour  les  percevoir.  Elle  se  faisait  entretenir  le  plus  longtemps 
possible,  recevait  les  cadeaux  des  commerçants  européens  pour 
obtenir  l'ouverture  de  routes  commerciales,  etc.,  des  «  Mangue  », 
elle  touchait  les  redevances  fixées  à  l'avance  ou  des  cadeaux.  Les 
chefs  des  Timbi,  du  Labé  et  de  Foukoumba  étaient  chargés  de 
razzier  les  fétichistes  de  la  côte  ». 

On  voit  combien  l'Etat  foulah  était  iiscal.  Si  nous  nous  rap- 
pelons en  outre  combien  il  parvenait  peu  à  faire  vivre  en  paix 
ses  divers  pouvoirs  et  assurer  la  sécurité  à  ses  sujets,  nous  en 
conclurons  que  c'était  bien  un  État,  mais  peu  sain  et  peu  solide. 
En  fait,  il  n'a  pas  offert  la  moindre  résistance  aux  Français  et 
nous  avons  l'ail  la  conquête  du  pays  sans  coup  férir. 

Il  faut  donc  en  venir  à  l'État  français  qui  a  brisé  en  Guinée 
l'État  de  Samory,  l'État  foulah  et  les  petits  royaumes  ou  pro- 
vinces mandingues  ou  pré-mandingues,  et  qui  maintenant 
règne  sur  toute  la  Guinée  française.  Nous  dirons  comment  il  est 
organisé  après  avoir  dit  un  mot  de  la  façon  dont  il  s'est  établi. 

Longtemps  la  France  ne  posséda  en  Guinée  que  la  côte  qui 
s'étend  au  sud  (h;  la  Guinée  portugaise  jusqu'au  Sierra-Leone  et 
qu'on  désignait  sous  le  nom  de  Rivière  du  Sud.  Ce  fut  en  1850 
qu'elle  fonda  ses  droits  sur  cette  côte,  qui  dépendit  dès  lois  du 
Sénégal  et  l'ut  administrée  par  le  gouverneur  de  cette  colonie. 
En  1881.  la  France  songea  à  mettre  le  Fouta-Djallon  sous  notre 
protectorat  el  y  envoya  la  mission  Bayol-Noiraud .  Les  Foulahs 
acceptèrent  notre  protectorat  qui  fut  renouvelé  en  1888  el  de- 


146  LE    NOIR    DE   GUINÉE. 

vait  être  transformé  quelques  années  plus  tard  en  administra- 
tion directe.  En  1880,  la  colonie  de  la  Guinée  française  fut  cons- 
tituée, comprenant  la  côte  et  le  Foula-Djallon. 

Cependant,  d'autre  part,  dés  1878,  le  Sénégal  commençait  sa 
poussée  militaire  vers  le  Haut  Sénégal,  le  Niger  et  Tombouctou. 
En  1878,  nous  prenions  Sabouciré,  en  1880  nous  nous  établissions 
à  Kita,  en  1883  nous  arrivions  à  Bammako  sur  le  Niger.  Eu 
I88.">,  nous  occupions  Niagassola,  eu  remontant  vers  la  Haute  Gui- 
née et  en  1880,  nous  nous  heurtions  à  Samory,  en  train  de  se 
tailler  un  empire  dans  ce  qui  constitue  actuellement  La  Guinée 
orientale ,  le  nord  du  Sierra-Leone,  du  Libéria  et  de  la  Gùte 
d'Ivoire.  Ce  premier  choc  se  termina  par  le  traité  de  Bissoudou- 
gou  (1887),  qui  faisait  reculer  le  conquérant  noir.  —  En  1888. 
nous  nous  établissions  à  Siguiri  et  par  conséquent  entamions 
décidément  ce  qui  est  maintenant  la  Haute  Guinée  française. 
En  1800,  le  lieutenant-colonel  Archinard  se  heurtait  à  l'em- 
pire toucouleur  d'Ahmadou  et  le  brisait.  Le  Ie"  janvier  1801.  il 
entrait  à  Nioro,  en  février  il  était  à  Nyamina,  puis  à  Diena.  - 
En  même  temps,  il  faisait  reprendre  à  nos  colonnes  la  lutte 
contre  Samory.  Kankan  tombait  entre  nos  mains  le  7  avril 
1801  et  le  Dinguirayc  était  annexé  le  23  mai  de  la  même  an- 
née. —  Lu  1802,  nous  occupions  Bissoudougou,  Kérouané.  Kou- 
loussa,  etc.  En  1803,  nous  occupions  Faranah,  llérimakono,  les 
sources  du  Niger,  Guéléba.  sur  la  limite  actuelle  du  cercle  Kan- 
kan et  de  la  Côte  d'Ivoire  —  c'est-à-dire  le  Sankaran,  le  Kou- 
ranko,  le  kissi.  Samory  était  rejeté  dans  le  sud,  hors  de  la  Guinée 
française  actuelle. 

Lu  résumé,  à  la  fin  de  1803,  la  Haute  Guinée  était  conquise. 
Elle  fit  d'abord  partie  du  Soudan  fiançais,  mais  celui-ci  ayant 
été  disloqué  en  1800,  elle  l'ut  rattachée  à  la  Guinée  française 
constituée  ainsi  définitivement  par  elle,  par  les  rivières  du  Sud 
et  par  le  Fouta-Djallon.  —  Samory  avait  été  pris  en  1808  dans  la 
Haute  Côte  d'Ivoire  et  La  tranquillité  de  la  colonie  assurée  dans 
le  sud-est.  D'autre  part,  nous  avions,  entre  1891  et  1899,  substi- 
tué dans  le  Eouta  notre  administration  directe  au  protectorat. 
On   peut  donc  dire  ([lie   la  colonie  de  la  Guinée  française  a  été. 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  L47 

en  résumé,  formée  de  1850  à  1899  de  trois  morceaux  différents 
au  point  de  vue  géographique,  comme  aussi  au  point  de  vue 
ethnologique,  et  au  point  de  vue  de  l'acquisition  :  la  Côte  ou  les 
rivières  du  Sud,  le  Fouta-Djallon,  et  la  Haute  Guinée  ou  Guinée 
orientale. 

La  Guinée  a,  à  sa  tète,  un  lieutenant-gouverneur  qui  relève  du 
gouverneur  général  de  l'Afrique  occidentale  française.  Il  ré- 
side à  Konakry,  ville  fondée  en  1890,  port  situé  sur  la  côte,  dans 
une  ancienne  île  transformée  en  presqu'île.  Konakry  groupe 
0.000  noirs  et  :{00  Européens  environ,  dont  la  plupart  sont  des 
Français;  il  y  a  aussi  des  Anglais  et  des  Allemands.  —  Le  lieute- 
nant-gouverneur est  assisté  d'un  secrétaire  général  et  de  diffé- 
rents chefs  de  service,  chacun  à  la  tête  d'une  direction  parti- 
culière, et  de  bureaux  qui  les  aident.  —  Quant  à  l'intérieur  du 
pays,  il  est  divisé  en  circonscriptions  administratives  appelées 
cercles,   dont  voici  la  liste  : 

Il  y  a  d'abord  les  cercles  de  la  Côte  qui  sont  ceux  du  Rio-Nu- 
nez,  du  Rio-Longo,  de  Dubréka,  de  Konakry  et  de  Mellacorée. 

Il  y  a  ensuite  ceux  du  Fouta-Djallon  qui  sont  ceux  de 
Kindia,  de  Timbo.  de  Labé,  de  Ditinn,  de  Koïn,  de  Kadé  ou  de 
Touba,  des  Timbi  ou  de  Pita,  des  Koniagui  et  de  Yambéring. 

Ensuite  il  y  a  les  cercles  de  la  Haute  Guinée  qui  sont  ceux  de 
Dinguiraye,  de  Kouroussa,  de  Siguiri,  de  Kankan,  de  Beyla,  de 
Faranah  ,  de  Kissidougou  et  de  Sampouyara  (ce  dernier  est 
un  secteur  militaire  commandé  par  un  capitaine),  en  tout  vingt- 
deux  circonscriptions  territoriales,  groupant  1.400.000  habitants, 
soit  04.000  âmes  par  cercle. 

A  la  tète  de  chacun  de  ces  cercles  est  placé  un  commandant  de 
cercle  qui  est,  suivant  l'importance  de  celui-ci,  soit  un  admi- 
nistrateur en  chef,  soit  un  administrateur  adjoint,  soït  même 
simplement  un  fonctionnaire  des  affaires  indigènes.  Le  comman 
dant  de  cercle  gouverne  son  cercle  sous  la  surveillance  du  lieu- 
tenant-gouverneur avec  lequel  il  est  en  rapport  par  les  cour- 
riers mensuels  et  par  le  télégraphe.  H  a  généralement  auprès 
de  lui.  pour  l'ailler,  nu  adjoint  au  cercle,  unagent  spécial  chargé 
delà  caisse,  du   maniement  de  l'argent,  de  la  comptabilité  eu 


1  48  LE    NOIR    DE    GUINEE» 

deniers,  et  un  magasinier  chargé  des  vivres  et  du  magasin.  Enfin 
chaque  chef-lieu  de  cercle  comporte  en  outre  la  présence  d'un 
agent  des  postes  et  télégraphes  et  d'un  instituteur.  Quelquefois, 
quand  le  cercle  est  important,  il  y  a.  en  plus,  un  médecin  de  l'as- 
sistance publique  indigène  et  un  agent  de  culture.  Tous  ces 
fonctionnaires  sont  des  Européens.  Ajoutez  un  interprète  noir, 
quelquefois  deux,  attachés  au  cercle  et  vous  aurez  l'ensemble  du 
personnel  administratif. 

Dans  les  secteurs  militaires,  c'est  un  capitaine  qui  commande  ; 
il  a  sous  ses  ordres  des  lieutenants  pour  commander  les  secteurs 
annexes,  un  lieutenant  comme  adjoint  et  des  sous -officiers  qui 
sont  magasiniers,  comptables,  employés  aux  écritures,  etc. 

Le  commandant  de  cercle  réunit  en  sa  personne  à  peu  près 
tous  les  pouvoirs.  D'abord,  il  est  administrateur  du  cercle  divisé 
en  un  certain  nombre  de  provinces  à  la  tête  de  chacune  des- 
quelles i!  y  a  un  chef  de  province  ;  ce  chef  de  province  qui  est 
un  indigène,  est  désigné  ou  accepté  par  le  commandant  dé  cercle 
qui  tient  compte  et  de  la  coutume  familiale,  et  de  l'avis  des 
principaux  delà  province  et  de  la  capacité  de  la  personne,  pour 
l'agréer  et  le  présenter  au  lieutenant-gouverneur  qui  le  nomme 
définitivement. 

Au-dessous  îles  chefs  de  province,  sont  les  chefs  de  village. 
Ceux-ci  sont  choisis,  en  tenant  compte  de  la  coutume  familiale, 
par  les  habitants  du  village,  mais  doivent  être  agréés  par  le 
commandant  de  cercle  qui  les  nomme  définitivement.  Celui- 
ci  doit  tenir  compte,  comme  pour  les  chefs  de  province,  de  leur 
capacité  aussi  bien  que  de  la  coutume  et  de  l 'agrément  du  vil- 
lage. Ainsi  le  cercle  est  divisé  en  provinces  et  la  province  en 
villages.  Le  commandant  de  cercle  a  sous  ses  ordres  les  chefs 
de  province;  et  ceux-ci  ont  sous  leurs  ordres  les  chefs  de  village. 

Le  commandant  de  cercle  a  comme  première  attribution  la 
police  et  le  commandement  de  la  force  armée  du  cercle.  Celle- 
ci  se  compose  généralement  d'une  vingtaine  de  miliciens  indi- 
gènes commandés  par  un  caporal  ou  un  sergent  indigènes. 
Les  attributions  de  police  du  commandant  de  cercle  lui  donnent 
droit  A  quinze  jours  de  prison  el  à  loo  francs  d'amende  au  maxî- 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  I  iO 

mum  sur  tout  indigène,  pour  contravention  à  un  certain  nombre 
de  prescriptions  soigneusement  fixées  regardant  la  voirie,  l'hy- 
giène, la  rentrée  des  impôts,  l'exécution  des  ordres  donnés,  etc. 

Le  commandant  de  cercle  a  comme  seconde  attribution  la 
justice.  Il  est  de  droit,  président  du  tribunal  de  cercle,  formé 
par  lui  et  par  deux  assesseurs  indigènes.  Le  secrétaire  de  ce 
tribunal  est  l'adjoint  au  cercle.  Le  tribunal  de  cercle  connaît 
des  crimes  (homicides,  viols,  rapts  de  femmes  ou  d'enfants,  vente 
ou  achat  de  captifs,  etc.)  qui  sont  commis  dans  le  cercle.  Il  con- 
naît aussi  des  appels  qui  peuvent  être  faits  des  jugements  des 
tribunaux  de  province.  Le  tribunal  de  cercle  peut  mettre  jusqu'à 
cinq  ans  do  prison  sans  appel.  Au  delà  les  jugements  vont  au 
tribunal  d'homologation  de  Dakar,  cour  de  cassation  pour  l'Afri- 
que occidentale  française.  Là,  le  jugement  est  examiné  au  point 
de  vue  forme  et  est  homologué  (c'est-à-dire  approuvé,  rendu 
définitif  i  ou  cassé.  A  la  troisième  cassation  le  tribunal  d'homo- 
logation peut  évoquer  l'affaire  devant  lui  et  juger  au  fond. 

Au-dessous  du  tribunal  de  cercle  sont,  dans  chaque  cercle, 
des  tribunaux  de  province  composés  du  chef  de  province  et 
d'assesseurs.  Ces  tribunaux  connaissent  des  délits  :  vols  de  toutes 
sortes,  coups  et  blessures,  instances  en  divorce,  procès  pour 
héritage,  etc.  Il  peut  être  fait  appel  de  leur  jugement  devant  le 
tribunal  de  cercle. 

Bien  entendu,  cette  organisation  judiciaire  ne  regarde  que 
les  conflits  des  indigènes  entre  eux.  Quand  l'affaire  est  entre 
Européens  ou  même  entre  un  Européen  et  un  indigène,  elle 
échappe  à  la  juridiction  des  commandants  de  cercle  et  est  portée 
devant  la  justice  de  paix  à  compétence  étendue.  En  Guinée,  il 
y  avait  récemment  deux  justices  de  paix  de  cette  sorte,  l'une  à 
Kankan,  l'autre  à  Kindia.  C'étaient  lés  commandants  de  cercle 
<le  ces  deux  villes  qui  étaient  chargés  de  remplir  les  fonctions 
de  juges  de  paix  à  compétence  étendue.  Comme  tels,  ils  tou- 
chaient  une  indemnité  particulière,  avaient  un  ministère  public, 
un  greffier,  un  huissier,  foutes  charges  exercées  par  les  fonc- 
tionnaires ordinaires  du  cercle  touchant  une  indemnité  spéciale. 
Ainsi  l'adjoint  au  cercle  était   ministère  public,  l'agent  spé<  ial 


150  LE    NOIR    TiE    GUINÉE. 

greffier,  le  magasinier  huissier,  etc.  On  peut  faire  appel  des 
décisions  de  ces  justices  de  paix  à  eompétence  étendue  à  un  tri- 
bunal d'appel  qui  siège  à  Konakry. 

Voilà  en  gros  l'organisation  de  La  justice  en  Guinée  française. 
Ce  sont  les  commandants  de  cercle  qui  ont  en  main  la  justice 
criminelle,  sauf  homologation  de  la  cour  de  Dakar  qui  se  montre 
en  général  très  sévère  pour  les  décisions  de  ceux-ci.  Au-dessous 
des  commandants  de  cercle,  les  tribunaux  de  province  jugent 
les  délits  et  les  ail'aires  civiles.  Enfin  il  y  a  une  juridiction  spé- 
ciale pour  les  Européens  et  pour  les  alla  ires  entre  Européens  et 
indigènes. 

Le  commandant  de  cercle  a  pour  troisième  fonction  le  recou- 
vrement de  l'impôt.  Les  Français  en  arrivant  en  Guinée,  ont 
supprime  tous  les  anciens  impôts  du  pays,  toutes  les  anciennes 
redevances  aux  chefs,  en  laissant  à  ceux-ci  en  revanche  une  cer- 
taine part  sur  l'impôt  nouveau,  comme  nous  le  verrons  plus 
loin.  11  ne  suhsiste  donc  des  anciennes  prestations  que  les  corvées 
de  culture  sur  les  terres  des  chefs,  qui  sont  restées  dans  la  cou- 
tume et  les  droits  de  chasse.  En  remplacement  des  impôts  dé- 
truits, nous  avons  établi  un  impôt  de  eapitation  qui  était  d'abord 
de  10  francs  par  case  (quel  que  fût  le  nombre  d'habitants  qu'a- 
britât cette  case),  puis  que  nous  avons  porté  à  :?  francs  par  tête. 
Cet  impôt  est  perçu  actuellement  en  argent,  sauf  dans  le  sud 
(cercle  de  Kissidougou,  secteur  militaire  de  Sampouyara]  où  il 
est  moindre  et  où  on  le  perçoit  encore  en  nature.  Là  il  varie  de 
0  fr.  50  à  .'{  francs  par  tête  et  est  acquitté  en  bandes  de  coton 
du  pays,  en  kolas,  en  riz,  en  fonio,   en  mil,  en  bestiaux,  etc. 

Pour  recueillir  l'impôt,  les  commandants  de  cercle  font  un 
recensement  des  habitants  du  cercle,  recensement  qu'ils  renou- 
vellent tous  les  ans.  soi!  totalement,  soit  partiellement.  Le  recen- 
sement d'une  année  sert  de  hase  a  l'impôl  de  L'année  suivante, 
et  ainsi  de  suite. 

L'impôt  est  généralement  perçu  au  commencement  de  chaqui 
année,  de  février  à  juillet.  Quand  il  est  recouvré,  on  donne  aux 
chefs  de  village  et  aux  chefs  de  province  La  part  qui  leur  revient. 
Cela  se  l'ait  par  exemple  au  14  juillet.  Les  chefs  de  village  lou 


LES    POUVOIRS    PUBLICS   DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  loi 

client  ô  p.  100  de  l'impôt  de  leur  village.  Quant  aux  chefs  de 
province,  ils  ne  touchent  que  comme  chefs  de  village,  comme 
chefs  du  village  où  ils  sont  établis.  Dans  d'autres  cercles,  le  chef 
de  village  touche  5  p.  100  de  l'impôt  de  son  village  et  le  chef 
de  province  ô  p.  100  de  l'impôt  de  sa  province. 

En  dehors  de  cet  impôt  direct,  nous  avons  établi  des  impôts 
indirects.  Les  commerçants  européens  payent  une  patente  qui 
v;irie  suivant  l'importance  de  leur  maison  de  200  à  000  francs 
par  an.  Les  dioulas  indigènes  payent,  soit  une  patente  de  00  francs 
par  an,  soit  un  droit  de  caravane  de  2  francs  par  charge  de 
30  kilos,   c'est-à-dire  de  2  francs  par  porteur. 

Enfin  il  y  a  les  droits  de  douane.  Nous  avons,  en  effet,  établi 
une  ligne  de  douanes  le  long  de  la  frontière  sud.de  la  Guinée, 
le  long  du  Sierra-Leone  et  du  Libéria.  Ces  postes  de  douane  sont 
commandés  par  des  douaniers  français  qui  ont  sous  leurs  ordres 
des  préposés  indigènes. 

Le  commandant  de  cercle  a  encore  dans  ses  attributions  les 
routes  et  immeubles  de  son  cercle. 

Avant  l'arrivée  des  Français  en  Guinée,  il  n'y  avait  pas  de 
routes  proprement  dites,  il  n'y  avait  que  des  sentiers  tracés  à 
travers  la  brousse,  établis  par  le  passage  des  piétons.  —  Il  est  à 
remarquer  que  les  indigènes  marchent  toujours  en  file  indienne, 
les  uns  derrière  les  autres,  et  jamais  les  uns  à  côté  des  autres, 
de  telle  façon  que  les  sentiers  établis  par  ce  mode  de  marche 
sont  très  étroits  et  juste  suffisants  pour  une  seule  personne.  C'est 
pour  remédier  à  cet  inconvénient  que  les  Allemands,  dans 
L'Afrique  orientale,  forcent  actuellement  les  indigènes  à  marcher 
plusieurs  de  front  dans  la   brousse. 

Ce  qui  s'impose  donc  aux  commandants  de  cercle  en  Guinée 
française,  c'esf  d'élargir  ces  sentiers  au  moins  au  point  que  le 
hamac  européen  qui  est  presque  le  seul  mode  de  transport  usité 
dans  la  colonie,  puisse  ypasser  librement  avec  ses  quatre  por- 
teurs noirs.  Pour  faire  ces  travaux  de  transformation  de  sentiers 
en  routes  plus  ou  moins  régulières,  chaque  commandant  de 
cercle  dispose  de  crédits  ('environ  -ion  francs  pai  an  et  par  cercle) 
qui  sont  destinés  .i   rétribuer  le  travail   des  indigènes  réquisi- 


152  LE   >"OIR    DE   GUIN1  I 

tionnés  pour  ces  travaux.  Cette  rétribution  consiste  en  la  nour- 
riture, plus  un  salaire  de  0  fr.  50  par  jour,  ce  qui  est  le  taux 
habituel  du  travail  noir  en  Guinée.  On  rétribue  donc  quand  il 
s'agit  d'une  transformation  de  sentier  en  route,  mais  en  dehors 
de  cela,  les  chefs  des  villages  du  cercle  sont  chargés  d'entre- 
tenir,  par  corvée,  les  routes  une  fois  faites  et  les  sentiers,  et  de 
les  nettoyer  de  la  végétation  qu'y  font  pousser  les  pluies  d'hi- 
vernage. 

De  même  les  commandants  de  cercle  font  construire  (ou  en- 
tic  tenir)  des  ponts,  soit  en  bois,  soit  en  lianes,  sur  les  fleuves,  les 
rivières  et  les  marigots.  Ils  rétribuent  des  passeurs  de  bacs  (là 
où  on  ne  peut  pas  établir  de  pont,  le  fleuve  étant  large)  sur  les 
fonds  administratifs,  font  nettoyer  les  pistes  télégraphiques,  etc., 
en  un  mot  veillent  aux  moyens  de  communication. 

Ils  ont  ensuite  à  prendre  soin  des  immeubles  du  poste  du 
cercle,  à  faire  construire  ou  réparer  les  grandes  cases  quadran- 
gulaires  où  logent  les  Européens,  où  sont  les  bureaux,  les 
magasins,  la  prison,  etc. 

Tous  les  ans,  pendant  la  saison  sèche,  il  faut  l'aire  remplacer 
L'épaisse  toiture  de  paille  de  ces  cases  et  faire  mettre  de  la  paille 
neuve.  Pour  ces  travaux,  un  crédit  de  -2.000  francs  environ  par 
an  est  alloué  à  chaque  cercle  et  sert  à  rétribuer  les  travailleurs 
indigènes  réquisitionnés  pour  les  effectuer.  Ces  immeubles  de 
la  côte  ou  des  postes  de  l'intérieur  de  la  Guinée  augmentent 
de  plus  en  plus  chaque  année  avec  l'accroissement  même  du 
personne]  administratif,  et  leur  entretien  ou  leur  construction 
est  un  des  soucis  du  commandant  de  cercle. 

Enfin  celui-ci  a  encore  une  autre  fonction  importante  :  assurer 
les  transports;!  travers  son  cercle,  et  ce  n'est  pas  peu  de  chose. 

Il  ya  d'abord  le  transport  du  courrier  qui,  à  l'heure  actuelle  , 
l'ait  en  chemin  de  1er  la  route  de  Konakry  a  Souguéta  '2-20  kilo- 
mètres .  Delà  il  s'en  va  à  tète  d'homme,  et  rapidement,  de  Sou- 
guéta  à  Faranah,  puis  de  Faranah  à  Kouroussa,  à  Kankan,  à 
Siguiri.  Des  embranchements  relient  Timbo  à  Souguéta,  Kis>i- 
dougou  et  Sampouyara  à  Faranah,  etc.  Il  J  a  trois  courriers 
montants  par  mois  et  trois  descendants 


LES    POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  153 

Mais  le  transport  du  courrier  n'est  rien  :  il  y  a  le  transport 
du  personnel  administratif  et  militaire,  le  transport  du  matériel 
administratif  et  militaire,  le  transport  des  commerçants  et  de 
leurs  marchandises.  En  théorie,  ce  dernier  transport  devrait  être 
assuré  par  les  commerçants  eux-mêmes,  mais  la  mauvaise  vo- 
lonté dos  indigènes  fait  cpic  l'administration  est  obligée,  en  l'ait, 
de  s'en  charger,  moyennant  remboursement  des  frais  par  les 
commerçants. 

Tous  ces  transports  constituent  une  lourde  charge  pour  l'in- 
digène et  une  source  de  soucis  pour  le  commandant  de  cercle. 
Ce  sont  des  indigènes  réquisitionnés  dans  chaque  cercle  qui  assu- 
rent ces  transports  :  ils  transportent  25  ou  30  kilogrammes  chacun 
et  font  en  moyenne  une  trentaine  de  kilomètres  par  jour.  En 
revanche,  ils  touchent  la  nourriture  et  50  centimes  par  jour, 
quand  ils  sont  chargés,  la  nourriture  et  30  centimes  par  jour 
quand  ils  reviennent  à  vide. 

(les  derniers  temps,  on  tend  à  remplacer  en  Guinée  française 
les  porteurs  fournis  par  réquisition  par  des  porteurs  de  métier, 
enrégimentés,  ne  faisant  que  cela  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre, 
et  qu'on  lâche  le  plus  possible  de  se  procurer  de  bonne  volonté. 
Ces  porteurs  sont  nourris  et  touchent  de  hautes  payes  :  1  franc 
par  jour  quand  ils  sont  chargés,  50  centimes  quand  ils  revien- 
nent à  vide.  En  fait,  quelques-uns  en  effet  sont  des  volontaires, 
mais  cCst  l'infime  minorité.  En  gros,  ils  sont  réquisitionnés  dans 
les  cercles  et  l'ont  leur  métier  comme  ils  iraient  au  service  mi- 
litaire. Ces  équipes  permanentes  sont  formées  en  novembre, 
fonctionnent  pendant  toute  la  saison  sèche  (qui  est  la  saison  de 
traite  ou  saison  commerciale)  jusqu'au  15  juin  environ.  A  cette 
date  la  saison  commerciale  finit,  les  pluies  commencent  à  se 
faire  fréquentes,  le  stock  des  charges  du  commerce  commence  à 
désencombrer  les  postes.  On  réduit  donc  les  équipes  et  on  renvoie 
chez  eu\  une  bonne  moitié  des  porteurs. 

\  oilà  pour  les  transports. 

La  dernière  fonction  <ln  commandant  de  cercle  esl  de  veiller 
A  l'approvisionnement  en  grains  de  son  magasin.  Cm  conçoit 
qu'avec  les  transports  que  nous  venons  de   voir,   le   passage 


154  LE    NOIR    HK    (il  IM-.I  . 

incessant  de  porteurs  dans  les  postes,  chacun  de  ceux-ci  ait 
besoin  d'être  amplement  muni  du  riz,  du  mil,  du  fonio,  du  sel 
qui  est  nécessaire  à  la  nourriture  de  ces  caravanes,  Cénérale- 
•  ment  le  ravitaillement  de  chaque  poste  est  assuré  (sauf  pour  le 
sel)  par  les  cultures  mêmes  du  cercle.  Chaque  province,  par 
exemple,  fournit  en  janvier  tant  de  riz,  en  août  tant  de  fonio 
au  magasin  du  poste. 

Le  riz  est  pa  yé  5  ou  G  sous  le  kilogramme  aux  indigènes  et  le  fonio 
;J  sous.  Il  faut  remarquer  que  c'est  un  véritable  prix  de  vain- 
queurs que  nous  avons  fixé  là  et  qu'il  ne  paie  pas  la  valeur  vé- 
ritable des  grains  fournis.  Pour  que  cette  valeur  fût  payée  à 
son  vrai  taux,  il  faudrait  que  nous  donnions  au  moins  12  sous 
du  kilogramme  de  riz  et  6  sous  du  kilogramme  de  fonio.  Quand 
la  famine  viendra  au  printemps  (comme  elle  vient  presque  cha- 
que année),  les  indigènes  s'achèteront  les  uns  aux  autres  le  kilo- 
gramme de  riz  1  franc  ou  75  centimes  ou  devront  l'acheter  ce 
prix-là  chez  les  commerçants  européens.  Alors  le  riz  qu'ils  nous 
ont  cédé  quelques  mois  auparavant  à  30  centimes  leur  fera 
quelque  peu  défaut.  Kn  réalité,  cette  réquisition  de  grains,  pour 
garnir  les  magasins  des  postes,  est  un  véritable  impôt  indirect. 

Du  reste,  la  Guinée  ne  suffit  pas  à  approvisionner  tous  ses 
postes,  et  d'année  en  année  l'administration  l'ail  venir  d'Indo- 
Chine  des  quantités  de  riz  de  plus  en  plus  considérable,  des  cinq 
cents  tonnes  qui  lui  reviennent  à  0  fr.  30  le  kilogramme  rendu 
en  port  de  Konakry.  Ce  riz  sert  à  approvisionner  les  postes  dé- 
munis et  principalement  ceux  situés  sur  la  grande  artère  com- 
merciale Konakry-Kankan  par  Kindia,  Souguéta,  Timbo,  Tou- 
mania  et  Kouroussa.  Ce  sont  surtout  Kindia.  Souguéta,  Timbo, 
Toumania  qui,  à  l'heure  actuelle,  «  mangent  »  une  énorme 
quantité  de  riz. 

Voilà  les  principales  fonctions  des  commandants  de  cercle 
guinéens  administration,  police,  justice,  impôts,  recensement, 
routes,  immeubles,  transports,  approvisionnements).  Ils  en  ont 
bien  d'autres  encore,  mais  moins  importantes  et  qu'on  peut 
passer  sous  silence  (réservistes  indigènes,  état  <i\il  des  Euro- 
péens, réglementation  du  port  des  armes  à  feu,  etc.).  Disons  en 


POUVOIRS    PUBLICS    DANS    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  L53 

terminant  que  le  commandant  de  cercle  adresse  tous  les  mois 
au  lieutenant-gouverneur,  outre  sa  comptabilité  en  deniers  et 
sa  comptabilité-vivres,  un  rapport  politique  sur  l'état  du  cercle 
et  un  rapport  sur  les  travaux  (routes,  immeubles)  et  tous  les 
trois  mois,  un  rapport  agricole  et  un  rapport  commercial.  Enfin 
il  envoie  au  chef-lieu,  soit  mensuellement,  soit  trimestriellement, 
soil  semestriellement,  toutes  pièces  concernant  la  police,  la  jus- 
tice, l'impôt,  le  recensement,  etc.  Du  reste,  il  a,  pour  l'aider  en 
tout  cela,  les  fonctionnaires  qui  sont  sous  ses  ordres  et  dont  j'ai 
donné  la  liste  plus  haut.  Ces  fonctionnaires  lui  sont  assez  lar- 
gement départis  et.  somme  toute,  il  y  en  aurait  plutôt  trop  que 
pas  assez,  suivant  la  coutume  française. 

En  résumé.  l'État  en  Guinée  française  est  représenté  par  un 
lieutenant-gouverneur,  aidé  d'une  vingtaine  de  commandants 
de  cercle.  Le  territoire  i;uinéen  est  ainsi  administré,  en  détail, 
par  administration  directe.  Les  rouages  indigènes  ont  été  en 
partie  conservés  et  se  composent  des  chefs  de  province  et  des 
chefs  de  village  soumis  du  reste,  en  tout  et  pour  tout,  au  com- 
mandant de  cercle.  Finalement,  administration  directe  et  non 
pas  protectorat,  nombreux  personnel  administratif,  superstruc- 
ture gouvernementale  assez  lourde,  voilà  l'État  que  les  hasards 
de  la   conquête  ont  instauré  en  Guinée. 


LES  RACES  DE  LA  GUINÉE  FRANÇAISE 

Nous  abordons  maintenant  l'étude  de  la  race  ou  plutôt  des 
races  de  la  Guinée  française.  Nous  donnerons  d'abord  une  clas- 
sification de  ces  populations  avec  leurs  principales  caractéris- 
tiques, puis  nous  examinerons  le  problème  de  leur  origine. 
Mais,  tout  d'abord,  il  nous  est  nécessaire  de  dire  quelques  mots 
de  l'antiquité  de  l'homme  en  Guinée.  Celle-ci  a  sa  préhistoire. 

«  On  a  trouvé  dans  la  grotte  de  KaUimbo  (exploration  de 
MM.  Mouth  et  Roux),  dit  André  Arcin  page  V13,  une  grande 
quantité  de  pierres  taillées  et  polies  et  des  polissoirs,  etc.,  d'un 
travail  surprenant.  Depuis,  l'on  a  procédé  à  l'exploration  de 
quelques-unes  des  innombrables  grottes  qui  bordcnl  le  mur  du 
plateau  FoutadialonUé  et  on  y  a  fait  des  découvertes  intéres- 
santes... A  Inkiliso  ou  Inglisi,  près  de  Maoba  Sana  (Kébou  . 
M.  Noirot  a  remarqué  des  entassements  de  rocs  que  le  hasard 
n'a  certainement  pas  rassemblés  de  la  sorte...  Le  lieutenant 
Desplagnes  signale  au-dessus  de  la  grotte  de  Pétié  Bounoudié, 
sur  un  plateau  rocheux,  les  vestiges  d'un  ancien  mur  d»  dé- 
fense... Au  Foula,  M.  Guébhardt  a  étudié  1  atelier  du  bowal  de 
Oualia,  sur  la  route  de  Maoba  Sana  à  Télimélé.  Les  éclats  ou 
instruments  observés  sont  tirés  d'une  roche  bleu-verdatre  qui 
se  trouve  dans  les  vallées  inférieures,  et  tranche  vivement  avec 
le  rouge-brun  de  la  latérite  du  bowal.  L'outil  caractéristique 
est  un  instrument  discoïde,  rappelant  assez  bien  une  huître.  On 
a  trouvé  aussi  «  d'admirables  couteaux  incurvés  en  croissant, 
taillés  sur  les  deux  faces  et  rappelant  les  instruments  de  sacri- 
fice égyptiens  ».  Dans  les  grandes  grottes  et  abris  de  Pétié  Bou- 


LES    RACES    DE   LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  KJT 

noudié,  «  pierres  de  la  hyène  »  (Kébou)...  on  trouve  de  nom- 
breux instruments  et  des  poteries...  Sur  le  haut  plateau,  dans 
les  abris  de  Pétié  Tomité,  il  y  a  des  outils  remarquables  et  des 
poteries  très  décorées,  ce  qui  prouve  que  le  plateau  a  toujours 
été  habité  par  des  races  plus  civilisées  qui  rejetaient  les  barbares 
au  delà  des  contreforts.  »  (Rapport  du  lieutenant  Desplagnes.) 
J'ai  vu  moi-même  en  passant  à  Konakry,  en  fin  septembre  1907, 
les  collections  de  haches  préhistoriques,  recueillies  dans  les 
grottes  du  Fouta,  de  M.  Guébhardt,  administrateur  adjoint.  Il  y 
aurait  la  matière  d'étude  pour  un  spécialiste. 

Ainsi  la  Guinée  a  été  habitée,  à  des  époques  très  reculées,  par 
des  races  possédant  une  civilisation  relativement  avancée.  Ces 
statuettes  du  Kissi  dont  j'ai  déjà  parlé,  en  sont  encore  une 
preuve.  Du  reste,  pour  le  moment,  c'est  tout  ce  que  nous  savons 
;'i  ce  sujet.  Espérons  qu'un  jour  ou  l'autre  une  étude  sérieuse 
de  la  préhistoire  de  la  Guinée  verra  le  jour. 

Venons-en  donc  aux  races  actuelles  du  pays  et  disons  tout  de 
suite  que  la  question  de  leur  classification  est  encore  un  peu  la 
bouteille  à  l'encre  :  on  est  d'accord,  il  est  vrai,  au  sujet  des 
races  supérieures  des  pays  (Foulahs  et  Man dingues),  mais  la 
difficulté  est  grande  pour  tous  les  Pré-Mandingues  et  Primitifs. 
Pour  donner  une  idée  de  ces  difficultés,  nous  allons  donner 
quelques-unes  de  classifications  les  plus  récentes  et  montrer 
leurs  oppositions. 

Voici,  par  exemple,  la  classification  proposée  par  M.  Madrolle 
dans  son  livre  :  En  Guinée.  Il  distingue  cinq  bans  dépopulations  : 

Le  premier  ban  comprendrait  :  les  Jolas  et  les  Bagas,  auxquels  il  ajoute 
des  populations  qui  n'habitent  pas  la  Guinée  française;  ainsi  les  Sérères  du 
Sénégal  et  les  Bijougots  des  îles  Bissagos. 

Le  deuxième  ban  comprendrait  :  les  Yolofs  du  Sénégal,  les  Balantes  de  la 
Guinée,  portugaise,  les  Biafades  du  même  pays,  les  Limbas  ou  Limbans  de  la 
Guinée  française  et  du  Sierra-Lcone. 

Le  troisième  ban  comprendrait  :  les  Landoumans  et  les  Khassoubés  de 
Guinée  française,  les  Timénés  du  Sierra-Leone. 

Le  quatrièmebanserait  composé  des  Mandingueset  le  cinquième  desFoulahs. 

J'ajouterai  tout  de  suite  que  cette  classification  est  -\  la  fois 
très  incomplète  el  très  rudimentaire. 


158  I.F.    NOIR    DE    GUINÉE. 

Voici  maintenant  celle  de  M.  Machat  [Les  rivières  du  Sut/  et  le 
Foula-Djallon,  1906). 

Celui-ci  distingue  cinq  groupes  : 

I  /.es  nigritiens  primitifs  comprenant  :  les  Balantes,  les  Biafades  (Gui- 
née portugaise);  les  Teudas,  les  Iolas,  les  Tiapys,  les  koniaguis  et  Bassaris 
(Guinée  française);  les  Bullonis  (Sierra-Leone). 

2°  Les  nigritiens  probablement  apparentes  aux  Mandés  ;  Bagas  Ruinée  fran- 
çaise); Nalous  (Guinée  portugaise  et  Guinée  française);  Landouman-  Guinée 
française);  Timénés  (nord  du  Sierra-Leone  . 

:i"  Les  Mandés  ou  Mandingues:  Bambaras  (Soudan  français) ; Malinkés (Gui- 
née française);  Soninkés  (Soudan  et  Guinée);  Dialonkés,  Sou-sou-  Guinée 
française). 

't°  Hameau  sëmito-nubien,  Foulbés. 

5°  \Iétis  de  Foulbés  et  de  nuits,  Eoulahs  Foulbés  et  .Mandingues' :  Toucou- 
leurs  (Foulbés  et  OuolofFs);  Kbassonkés  (Foulbés  et  Mandingues). 

Cette  classification  est  déjà  plus  sérieuse,  mais  elle  ne  fait 
pas  entrer  en  ligne  de  compte  les  populations  du  sud-est,  c'est-à- 
dirc  celle  de  la  foret  du  Libéria  et  de  la  Cote  d'Ivoire.  La  classi- 
fication  de  M.  André  Arcin  nous  fait  faire  ce  nouveau  progrès. 
Voici  ce  classement  : 

1°  Races  aborigènes:  Nalous,  Volas  (côte  de  Guinée  française);  Guércs, 
Guio.s,  Bérés,  Manons,  Guandis,  Guénés,  Falonkos  et  Lélés  (peuples  de  la  forêt 
du  sud-est). 

2"  l\accs  autochtones  :  les  Landoumans,  les  Baga-Foré,  les  Bagas  proprement 
dits,  les  Mandingues  (côte  de  Guinée  française);  les  Timénés  Sierra-Leone); 
les  Waélé,  les  Teudas,  les  Badiàvraukés,  le-  Koniaguis,  les  Bassaris  (Guinée 
française). 

.!"  La  rare  mandée,  qui  se  divise  en  deux  branches,  lu  branche  tir  S<>  com 
prenant  :  les  Soninkés  ou  Sarakbolés  (Soudan  et  Guinée);  les  Losos  ou  Sous- 
sous,  les  Dialonkés  (Guinée  française);  les  Dioulas (Guinée  cl  Côte  d'Ivoire); 
hs  Vei  et  les  Lokos  (Sierra-Leone),  et  la  branche  de  Ma  comprenant  :  les 
Malinkés,  le-  Maniankasj  les  Kouiankas  (Guinée  française);  les  Bamanas  ou 
Bambaras  (Soudan);  les  Ouassouloukés,  les  kissiens  et  les  Tomas  (Guinée 
française). 

4°  Les  Foulahs  qui  se  divisent  :  en  Foutadialonkés  ou  Foulabs  proprement 
dits,  Houbbous  ou  Foulabs  dissidents,  Toucouleurs  (Soudan  français). 

Enfin  M.  Arcin  ajoute  une  cinquième  division  comprenait  les 
mulâtres,  ainsi  que  ceux  de  Portugais  el  de  noirs. 

Parmi  toutes  ces  classifications,  quelle  esl  la  définitif  e?  \ucune, 
encore  qu'il  faille  faire  surtout  état  des  Acux  dernières,  celles 


LES    RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  159 

de  MM.  Machat  et  Arcin.  Je  suis  d'ailleurs  d'avis  qu'on  ne  pourra 
arrivera  cette  classification  que  le  jour  où  les  savants  en  science 
sociale  d'une  part,  les  anthropologïstes  de  l'autre,  auront  été 
étudier  sur  place  les  peuples  de  la  côte  guinéenne  et  ceux  de  la 
forèl  équatoriale  pour  en  donner,  les  uns,  l'échelle  anthropo- 
logico-zoologique,  les  autres  l'échelle  sociale.  Je  vais  pourtant 
proposer  à  mon  tour  une  classification  qui  sera  sans  doute  meil- 
leure que  celle  de  mes  devanciers,  puisque  je  profite  de  leurs 
travaux,  mais  qui  n'est  évidemment  nullement  définitive.  Je  nie 
baserai  du  reste  pour  l'établir,  non  sur  les  données  anthropo- 
logiques, mais  sur  les  données  sociales  que  je  puis  recueillir. 
Ces  données  ne  sont  pas  aussi  nombreuses  que  je  le  désirerais, 
car  je  n'ai  pas  résidé  moi-même  sur  la  côte  guinéenne  ou  dans 
la  forêt  de  la  Côte  d'Ivoire,  et  je  les  emprunte  aux  livres  de  mes 
devanciers  qui,  n'étant  pas  instruits  de  la  méthode  de  la  science 
sociale,  n'ont  pu  observer  à  ce  point  de  vue  avec  la  précision  et 
la  profondeur  désirables.  Pourtant  elles  existent  çà  et  la,  ces 
données,  ou  du  moins  quelques-unes  d'entre  elles  et  leurs  indi- 
cations peuvent  servir  au  classement  social.  Ainsi,  par  exemple, 
les  populations  où  on  indique  que  le  stade  de  la  famille  n'a  pas 
été  dépassé  et  qui  n'atteignent  même  pas  au  village  sont  infé- 
rieures à  celles  qui  sont  parvenues  à  ce  groupement.  De  même 
celles  qui  n'ont  pas  constitué  de  pouvoirs  publics  supérieurs  au 
village  sont  inférieures  à  celles-ci  qui  ont  constitué  ces  pouvoirs 
publics  supérieurs.  La  résistance  aux  ennemis  du  dehors  est  ici 
un  critérium  de  force  et  de  supériorité  sociale. 

Du  reste,  il  se  l'amène  au  précédent  puisqu'il  n'\  a  que  les 
sociétés  qui  onl  pu  constituer  des  pouvoirs  publics  solides  et 
vigoureux  qui  sont  en  mesure  détenir  tète  à  leurs  voisins.. 

En  résumé,  nous  avons  dans  l'examen  des  groupements  pu- 
blics et  dans  l'examen  de  l'histoire  des  populations  noires  de 
Guinée  un  critérium  qui  peut  m. us  guider  dans  un  essai  ^\i-  clas- 
sification sociale.  Les  éléments  de  classement  ne  sont  |>;is  suffi- 
sants, à  vrai  dire,  pour  arriver  ù  quel  «pic  chose  de  définitif;  mais. 
tels  qu'ils  sont,  ils  peuvent  permettre  un  classement  provisoire. 

Je  distinguerai  donc  cinq  groupes  (\<-  population  en  Guinée 


100  LE    NOIR    D1-.    GUINÉE. 

française  :  d'abord  les  primitifs,  ou  les  relativement  primitifs, 
car  les  primitifs  absolus,  où  sont-ils?  Je  mettrai  dans  cette  caté- 
gorie :  les  Teudas,  les  Iolas,  les  Tiapys  Guinée  française;;  les 
Balantes,  les  Biafades  (Guinée  portugaise);  les  Bérés,  etc.  (ïorêt 
équatoriale). 

Dans  ma  seconde  division  je  comprendrai  les  Pré-Mandingues 
inférieurs,  c'est-à-dire  ces  races  dont  certains  auteurs  font  un 
ban  de  Mandingues,  en  choisissant  parmi  elles  les  inférieures,  les 
vaincues,  celles  qui.  à  cause  de  leur  manque  d'organisation 
politique  et  d'entente  sociale,  ont  été  sans  cesse  écrasées  et 
refoulées  par  les  autres. 

Parmi  ces  Pré-Mandingues  inférieurs  je  mettrai  :  lesBaga-Foré, 
les  Bagas  (cote  de  Guinée  française);  les  Timénés  (Sierra-Leone  ; 
lesMendésou  Mendényi,  lesWaéte,  etc.  (côte  de  Guinée  française». 

Ma  troisième  division  comprendra  les  Pré-Mandingues  supé- 
rieurs, parmi  lesquels  je  mettrai  :  les  Nalous.  les  Landoumans 
(côte  de  Guinée  française)  ;  les  Koniaguis,  les  Bassaris,  les  Badia- 
roukés  (intérieur  de  la  Guinée  française);  les  Manons,  les  Guérés 
ou  Gons,  lesGuandi,  les  Lélés  (forêt  équatoriale)  ;  lcsGuerzés,  les 
Tomas  (au  nord  de  la  forêt). 

Je  range  les  Nalous  et  les  Landoumans  dans  les  Pré-Man- 
dingues supérieurs  parce  qu'ils  ont  été  influencés  fortement  par 
les  Mandingues  et  les  Foulahs,  ce  dont  leur  constitution  poli- 
tique s'est  ressentie.  Les  Koniaguis  et  les  Bassaris  figurent  de 
droit  dans  cette  classe,  puisque  malgré  leur  nombre  ridiculement 
dérisoire  et,  enclavés  dans  le  territoire  l'oulah,  ils  ont  résisté  vic- 
torieusement ;i  toutes  les  attaques  «les  almamys  et  ont  conservé 
leur  indépendance  jusqu'à  notre  arrivée  en  Guinée  française. 

Enfin  les  Tomas  etlesGuerzés  et  les  peuplades  de  la  forêt  sont 
des  populations  vigoureuses  et  relativement  bien  constitues  : 
aussi  figurent-ils  dans  les  Pré-Mandingues  supérieurs  à  plus 
juste  titre  que  parmi  les  Pré-Mandingues  inférieurs. 

Ma  quatrième  division  comprendra  les  Mandés  ou  Mandingues 
parmi  Lesquels  je  distinguerai  :  les  Bambaras  Soudan  français  : 
les  Malinkés.  les  Dialonkés,  les  Soussous,  les  kissiens  (Guinée 
française     les  Khassonkés   Soudan  français). 


LES   RACES   DE   LA   GUINÉE    FRANÇAISE.  101 

Enfin  ma  cinquième  division  comprendra  les  Foulait*  qui  se 
divisent  : 

1°  En  Foulbés  ou  Foulahs  purs  ; 

2°  En  Foulahs  proprement  dits  qui  sont  des  métis  de  Foulbés 
et  de  Ma n dingues; 

3°  En  Toucouleurs,  métis  de  Foulbés  et  de  Yolofs; 

V°  En  Sarakbolés.  métis  de  Foulbés  et  de  Mandingues. 

Après  ces  cinq  divisions  nous  pourrions  en  faire  une  sixième, 
qui  comprendrait  les  Maures,  qui  sont,  eux,  des  blancs  et  des 
Sémito-Berbères  :  ils  n'habitent  pas,  il  est  vrai,  la  Guinée,  fran- 
çaise, mais  ils  viennent  y  commercer  si  souvent  que  nous  serons 
forcés  d'en  dire  un  mot  à  propos  de  la  Guinée. 

Oci  dit,  passons  maintenant  en  revue,  en  détail,  les  popula- 
tions que  nous  avons  déjà  distinguées.  Nous  caractériserons 
socialement,  du  mieux  que  nous  pourrons,  chacun  de  ces 
groupes  et  chacune  des  populations  qu'ils  contiennent. 

Les  Primitifs.  —  Nous  ne  dirons  qu'un  mot  des  Balantes  qui 

appartiennent   à  la  Casamance   française  et  non  à    la   Guinée 

française  et  sur  lesquels,  du  reste,  les  renseignements  donnés 

parles  auteurs  sont  contradictoires.   D'après  le  docteur  Lasoel 

Une  mission  au  Sénégal,  1900  ,  les  Râlantes  se  livreraient  : 

1"  A  la  culture; 

■1  Au  pâturage; 

3°  yl  r arboriculture  ouplutôt  à  la  cueillette; 

\"  A  la  chasse  ; 

5°  Aa  vol    chez  leurs  voisins  Mandés  ou  Koniankas  ; 

0.1  la  pêche. 

C'est  la  pêche  qui  aurait  le  moins  d'importance  parmi  ces 
arts  nourriciers.  —  Pour  la  culture,  voici  ce  que  dit  le  docteur 
Lasnet  (page  182!  :  «  Ils  cultivent  peu.  Quand  la  saison  est  arri- 
vée, ils  préparent  leslongans  pour  le  mil  et  les  sillons  pour  les 
rizières.  Ce  sonl  1rs  femmes  qui  font  le  reste.  »  Aussi  1»'  défri- 
chement et  la  préparation  des  champs  sont  le  fait  des  hommes, 
les  semailles,  l'entretien  des  champs  et  la  récolte  incombent 
aux  femmes. 

il 


1G2  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

Les  plus  grandes  occupations  des  Balantes.  ajoute  le  docteur 
Lasnet  (même  page)  sont  la  chasse,  la  rapine,  et  la  récolte  de 
vin  de  palme.  «  A  lâchasse  ils  sont  assez  habiles  et  ne  craignent 
pas  d'attaquer  le  fauve  et  l'éléphant.  Tous  possèdent  des  fusils 
qu'ils  décorent  avec  des  cauris  ou  des  boutons  de  porcelaine. 
Le  ma  lin,  ils  quittent  leur  case  et  vont  dans  la  brousse  récolter  le 
fin  <li>  palme  ou  chasser;  ils  se  réunissent  pour  boire  et  man- 
ger le  gibier  qu'ils  ont  tué;  jamais  ils  ne  se  préoccupent  des 
leurs;  ils  rentrent  seulement  le  soir,  souvent  ivres,  pour  manger 
et  dormir.  »  Le  docteur  Lasnet. dit  encore  (page  181  i  :  «  Les  Ba- 
lantes sont  pillards  et  voleurs,  toujours  disposés  à  la  rapine, 
profitant  des  nuits  obscures  ou  des  tornades  d'hivernage  pour 
dévaster  et  piller  les  villages  mandingues  et  koniankas  du  voi- 
sinage. Ils  ne  font  pas  de  captifs.  Ce  sont  les  bœufs  qu'ils  enlè- 
vent le  plus  volontiers.  D'ordinaire  ils  opèrent  par  groupes  de 
quatre  :  deux  armés  de  fusil  montent  la  garde  et  deux  autres, 
le  corps  enduit  d'huile  de  palme,  complètement  nus,  un  cou- 
teau entre  les  dents,  pénètrent  dans  la  case  et  enlèvent  le  butin. 
Le  comble  de  l'habileté  pour  un  Balantc  est  de  s'introduire 
(Luis  une  case  et  d'enlever  à  une  chienne  ses  petits  sans  faire  le 
moindre  bruit  ni  réveiller  personne.  »  Ajoutons  que,  pour  qu'un 
jeune  homme  puisse  se  marier  (page  186),  il  faut  qu'il  ail  montré 
son  habileté  dans  le  vol  et,  s'il  n'a  déjà  eu  l'occasion  de  se  dis- 
tinguer dans  quelque  expédition  nocturne,  il  doit  subir  une 
véritable  épreuve  :  par  une  nuit  obscure  et  accompagné  de  deux 
témoins,  il  va  dans  un  village  étranger,  pénètre  dans  une  case 
et  commet  un  vol;  les  deux  témoins  assistent,  niais  n'intervien- 
nent jamais,  pas  même  s'il  \   a  danger  de  mort. 

Quant  au  pâturage,  les  Balantes  possédaient  autrefois  de 
nombreux  troupeaux,  mais  depuis  qu'une  épizootie  a  sévi  sur 
ceux-ci,  il  ne  leur  reste  plus  que  quelques  bœufs. 

Au  point  de  vue  politique,  ajoutons  que  les  Balantes  n'ont  pas 
de  captifs.  Quant  aux  villages,  ils  ont  deux  chefs,  celui  des 
jeunes  et  celui  des  vieux,  ('/est  ce  dernier  qui  a  en  réalité  la 
direction  des  affaires,  mais  dans  tous  les  cas  les  jeunes  doivent 
être  consultés.  Le  chef  des  vieux  es!  le  plus  âgé,  celui  des  jeunes 


LES   RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  103 

le  plus  habile  au  vol  et  le  plus  audacieux.  Les  villages  sont 
indépendants  les  uns  dos  autres  et,  souvent  hostiles,  ne  se  réu- 
nissent guère  que  dans  un  but  de  pillage. 

Au  fond,  ce  qui  caractérise  les  Bâtantes,  c'est  l'importance  chez 
eux  —  au  moins  relative  —  de  la  chasse  et  du  vol.  Cela  influe  sur 
la  famille  et  sur  l'organisation  politique.  Pourtant  ce  sont  au  fond 
des  communautaires  comme  les  populations  de  la  Guinée  fran- 
çaise, connaissant  la  culture,  la  pâture,  l'arboriculture  ou  la 
cueillette,  etc. 

Passons  au  Teuda  (Guinée  française).  Voici  ce  qu'en  dit  M.  An- 
dré Arcin  page  190)  :  «  Les  Teudas  sont  des  cultivateurs  et 
d'habiles  chasseurs  aussi  bien  sur  les  bords  du  Compony  qu'au 
nord  de  Consagui  où  ils  parcourent  les  terres  désertes  de  Ouli. 
Leurs  villages  sonl  sales  et  puants.  Ils  s'enivrent  trop  fréquem- 
ment et  vivent  dans  l'abrutissement.  La  femme  y  est  assez  libre, 
mais  elle  est  chargée  de  tout  le  travail.  Leur  costume  est  des 
plus  sommaires  et  les  jeunes  filles  sont  nues  jusqu'au  moment 
du  mariage.  Il  y  a  des  chefs,  niais  sans  autorité  :  tout  le  monde 
commande.  Ils  ne  reconnaissent  d'autorité  politique  que  dans  les 
pays  où  ils  se  trouvent  soumis  aux  Foulahs  ». 

Quant  aux  Yolas,  voici  ce  qu'en  dit  le  même  auteur  (page  174)  : 
«  Les  Volas  se  sont  réfugiés,  au  nombre  de  2  à  3.000,  sur  les 
rives  du  Compony,  aux  environs  de  Bassia,  venant  de  Foréa... 
Ils  forment  trois  villages  :  N'Tinquandé,  résidence  du  chef, 
M'Tioula,  et  Compony  qui  donne  son  nom  à  l'estuaire  sur  lequel 
il  est  situé  ». 

Quant  aux  Tiapys,  «  ils  vivent,  dit  M.  Machat,  ouvrage  cité, 
page  230,  comme  les  noirs  du  Teuda,  dans  des  huttes  de  paille. 
sans  presque  faire  de  cultures  et  réduits  à  une  organisation 
politique  rudiment  aire  ». 

Passons  aux  primitifs  de  la  forêl  équatoriale.  ><  Les  Bérés  se- 
raient des  hommes  très  petits,  atteignant  à  peine  lm, 50,  ayant 
une  forte  carrure  et  devenant  très  gros  parfois.  '  \icin,  page 
1~r».  On  peut  se  demander  s'il  ne  faudrait  pas  voir  dans  ces 
Bérés  des  restes  de  ces  P\  armées  qui  occupaient  jadis  en  Afrique 
nue  aire  beaucoup  plus  étendue  que  maintenant. 


164  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

Nous  en  avons  fini  avec  le  groupe  des  primitifs  qui  est  carac- 
térisé par  l'importance  que  la  chasse  occupe  chez  eux  parmi  les 
différents  arts  nourriciers.  Ils  vivent  généralement  en  villages 
anarchiques,  n'ont  pas  d'esclaves  et  peu  de  bétail.  Ils  font  faire 
la  culture  par  leurs  femmes,  et  ne  font  que  le  défrichement  (qui 
est,  il  est  vrai,  le  travail  le  plus  dur;  et  préfèrent  évidemment 
la  cueillette  et  la  chasse. 

Les  Pré-Mandingues.  —  Quelle  est  l'origine  des  Pré-Mandin- 
gues?  Les  uns  en  font  un  premier  ban  de  Mandingues  venus  de 
l'est  comme  le  dernier  ban.  Les  autres  en  font  une  race  à  part  : 
les  «  Guinéens  ».  Ce  dernier  avis  est  celui  de  l'Anglais  Matthews, 
(dont  les  observations  remontent  à  1788ï.  C'est  aussi  celui  du 
D1'  Lièvre  (1888),  de  M.  Vigne  d'Octon  (1890),  du  Dr  Maclaud  (190:5 ,. 
L'opinion  qui  en  fait  des  Mandingues  primitifs  est  celle  du 
D1'  Carra,  de  M.  Binger  {Du  Niger  au  golfe  de  Guinée),  du 
D1  Drevon  (1894). 

Pré -Mandingues  inférieurs.  —  Quoiqu'il  en  soit,  parlons 
d'abord  des  Pré-Mandingues  inférieurs  et  commençons  parles 
Baga-Foré  ou  Baga  noirs,  dits  encore  Stein  Baga  ou  Vieux  Baga. 
Ces  Baga-Foré  sont  environ  dix  mille  qui  habitent  la  côte,  entre 
le  l.io-Compony  et  le  Rio-Pongo. 

Les  Baga-Foré  ont  de  très  nombreux  palmiers  et  kolatiers. 
Ils  font  aussi  du  riz.  Ils  fout  donc  de  la  culture,  mais  autant  d'ar- 
boriculture-cueillette,   ce   qui  est  plus  facile  et  moins  fatigant. 

«  Les  hommes,  dit  André  Àrcin,  sont  grands  buveurs  et  par- 
leurs. Ce  sont  en  outre  de  grands  guerriers  [quoique  toujours 
battus;.  Aussi,  ayanl  conscience  de  leur  valeur,  ils  s'arrogent 

le  droit  d'être  paresseux.  Ils  ne  se  chargent  que  de  bâtir  les 
Cases,    de   préparer   le    SOI  des  rizières,    de    COUper    les   palmistes 

(amandes  de  palme),  de  tirer  le  vin  de  palme  et  de  récolter  les 
kolas.  C'est  lafemmequi  fait  tout  le  reste  et  elle  s'acquitte  avec 
une  activité  surprenante  de  sou  écrasante  tâche  :  semer,  repi- 
quer, recoller  le  riz,  pagayer,  pêcher,  fabriquer  la  poterie,  l'aire 
le  portage,  s'occuper  des  enfants  el  de  tous  les  soins  du  ménage. 


LES   RACES    DE    LA    GUINEE    FRANÇAISE.  165 

Le  soir,  tandis  que  son  mari  s'étend  dans  [un  lit  orné  d'un 
moustiquaire,  la  femme  s'oint  d'huile  de  palme  pour  éloigner 
les  insectes  et  couche  sur  le  sol  de  la  case  enveloppée  d'une  natte 
(page  183).  » 

Ainsi  l'homme  fait  le  défrichement  du  sol  en  fait  de  cul- 
ture, et  s'occupe  de  l'arboriculture-cueillette.  La  femme  sème, 
soigne  1rs  champs,  récolte  et  pêche,  sans  compter  les  soins  pro- 
prement féminins. 

Naturellement  ce  travail  de  la  femme,  supérieur  à  celui  de 
l'homme,  amène  là  ses  résultats  ordinaires  :  «  la  femme  est  très 
libre,  dit  André  Arcin,  page  182,  et  commande  souvent  dans  la 
maison.  Bien  quelle  soit  presque  toujours  nue,  on  peut  dire 
qu'elle  porte  culotte.  Elle  passe  pour  avoir  un  très  mauvais 
caractère  ». 

Du  reste  ces  Baga-Foré  sont  exploités  par  des  étrangers, 
des  Baga  insulaires  qui  sont  venus  s'établir  chez  eux,  au  nom- 
bre de  1.600.  «  Ces  traitants,  dit  André  Arcin  (page  182),  ne  sont 
accueillis  cependant  que  sous  certaines  restrictions  :  ainsi  on  ne 
leur  laisse  récolter  les  palmistes  que  pendant  l'hivernage,  c'est- 
à-dire  après  que  les  Bagas  ont  pris  leur  part.  Les  élœis  étant  très 
nombreux,  une  grande  quantité  de  régimes  se  perd  quand  l'hi- 
vernage est  arrivé.  Les  étrangers  ont  fortement  protesté  en  19015, 
maintenant  qu'ils  nous  sentent  derrière  eux.  Ils  se  vengent,  d'ail- 
leurs, en  exploitant  les  malheureux  Bagas,  leur  revendant  très 
cher  à  la  fin  de  la  saison  sèche,  le  riz  qu'ils  leur  ont  acheté 
pour  rien  quelques  mois  avant.  » 

Quant  aux  pouvoirs  publics,  ils  sont  vraiment  médiocres.  «  Ils 
sont  très  indépendants  et  n'ont  aucune  solidarité,  »  dit  André 
Arcin,  page  181 ,  des  Baga-Foré.  «  Quelques  villages  qui  ont  des 
traditions  communes  marchent  d'accord  :  tels  Katako  et  Katon- 
goro.  D'autres  villages,  comme  Mare,  sont  partagés  entre  trois 
familles  qui  se  considèrent  coin  nie  indépendantes  les  unes  des 
autres,  lien  est  de  même  pour  Taïbé.  »  Ainsi,  à  peine  les  Baga- 
l ''on  réalisent-ils  ici  e1  là  une  union  de  villages.  Quelquefois 
an  me,  ils  n'arrivent  pas  seulement  à  l  unité  de  commandemenl 
dans  mi  seul  et  même  n  illa 


166  le   NOiP  rir.  guinée. 

Au  physique  «  les  Baga-Foré  sont  grands,  bien  bâtis,  musclés. 
Ils  se  taillent  les  dents  en  pointe  »  (André  Arcin,  page  183). 

Après  les  Baga  Foré,  les  Bacja  proprement  dits.  Us  sont  actuel- 
lement fortement  mélangés  de  Soussous,  c'est-à-dire  de  Man- 
dingues. 

«  Le  Baga,  dit  André  Arcin,  page  185,  est  devenu  par  néces- 
sité marin  et  pêcheur.  A  l'époque  des  grandes  marées,  tous  les 
villages  d'un  même  district  se  réunissent  pour  faire  une  grande 
pêche.  Le  poisson  recueilli  est  desséché  ensuite  au  soleil.  Mais 
ce  peuple  est  avant  tout  cultivateur  ou  plutôt  arboriculteur... 
Les  kolas  bagas  sont  très  estimés  et  il  se  produit  beaucoup 
d'huile  de  palme  dans  le  pays.  Les  Bagas  étaient  autrefois  de 
grands  chasseurs  qui  pourvoyaient  d'ivoire  les  traitants  euro- 
péens, mais  ils  n'ont  plus  l'occasion  d'exercer  leur  adresse, 
les  éléphants  étant  devenus  très  rares  dans  la  région  côtière  ». 

M.  Machat  dit,  de  son  côté  (ouvrage  cité,  page  240).  «  Les 
Bagas,  quoique  allant  naguère  encore  presque  nus,  paraissent 
avoir  beaucoup  dépassé  le  niveau  où  ils  se  seraient  trouvés 
quand  René  Caillié  constata  qu'ils  se  nourrissaient  surtout  de  pois 
sons  secs,  de  serpents,  de  lézards,  de  singes  et  de  vin  de  palme. 
Déjà  à  cette  époque  ils  étaient  bons  pécheurs  et  navigateurs. 
possédaient  des  animaux  domestiques,  travaillaient  ou  plutôt 
faisan  ut  travailler  la  terre  par  leurs  femmes,  avec  une  cer- 
taine méthode.  Ils  savent  maintenant  obtenir  le  sel  en  évapo- 
rant l'eau  de  mer  et  s'en  servent  pour  conserver  le  poisson; 
ils  fabriquent  «  l'huile  de  palme,  des  poteries,  des  objets  de 
vannerie,  des  pirogues  assez  remarquables.  La  culture  a  atteint 
chez  eux  une  importance  attestée  par  Le  soin  qu'ils  mettent  à 
édifier,  au  centre  de  leurs  cases,  des  gares-magasins  pour  le 
riz.  Ils  pourvoient  même  les  Lamloumans  et  une  partie  des  Ni- 
ions moins  avancés  qu'eux,  de  sel,  do  riz  et  d'huile.  » 

Ce  qui  résulte  de  tous  ces  renseignements,  c'est  que  Les  Bagas 
étaient  déjà  ,  à  l'époque  de  René  Caillié  [1828),  à  la  lois  chas- 
seurs, pêcheurs,  pratiqueurs  de  cueillette  el  arboriculteurs, 
pasteurs  et  cultivateurs  Pour  La  culture,  il  es!  probable  que. 
comme  chez  les  Baga-Foré,  les  hommes  font  le  défrichemenl  et 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  167 

la  préparation  du  terrain  et  les  femmes  le  reste.  Actuellement, 
c'est  la  chasse  qui  est  de  tous  les  arts  nourriciers  des  Baga-Foré 
celui  qui  a  le  moins  d'importance,  celui  qui  a  le  plus  diminué, 
à  cause  de  la  disparition  même  de  l'objet  de  cette  chasse,  les  élé- 
phants. En  revanche,  la  culture  semble  avoir  pris  de  plus  en 
plus  d'importance  et  actuellement  les  Bagas  sont  surtout  cul- 
tivateurs et  arboriculteurs  (riz  et  palmier  à  huile). 

Quant  aux  pouvoirs  publics,  ils  sont  très  médiocrement  cons- 
titués chez  eux.  De  là  l'écrasement  incessant  des  Bagas  par  les 
Soussous  dans  les  luttes  pour  la  possession  du  Fouta-Djallon 
où  les  Bagas  furent  établis  jadis  (avant  le  xin  siècle  de  notre 
ère),  bien  avant  les  Soussous  qui  les  chassèrent  et  à  fortiori  bien 
avant  les  Foulahs  qui  chassèrent  à.  leur  tour  ceux-ci. 

Les  Soussous,  pasteurs  cavaliers,  mieux  organisés  politiquement 
et  plus  disciplinés,  les  battirent  sans  cesse  et  les  expulsèrent 
du  Fouta  au  xin    ou  xiv1  siècle. 

On  peut  se  demander  ce  qu'étaient  à  cette  époque  les  Bagas  : 
ils  n'étaient  sans  doute  pas  encore  cultivateurs,  ni  arboricul- 
teurs, ni  pécheurs  non  plus,  puisque  le  Fouta-Djallon  ne  se 
prête  pas  à  ces  deux  derniers  arts  nourriciers.  En  revanche,  ces 
étendues  se  prêtent  merveilleusement  à  la  pâture  et  aussi  à  la 
chasse.  D'autre  part,  nous  avons  vu  que  les  Bagasse  livrent  encore 
actuellement  sur  la  côte  à  l'art  pastoral,  au  moins  à  un  art  pas- 
toral diminué  (puisqu'ils  possèdent  du  gros  bétail  .  C'étaient 
donc  probablement  des  chasseurs  et  des  pasteurs  quand  ils  re- 
çurent le  choc  des  Soussous.  Ils  furent  rejetés  du  Fouta-Djallon, 
refoulés  sur  la  côte  où  ils  habitent  actuellement.  Mais  la  même 
ils  ne  trouvèrent  pas  la  tranquillité  désirée,  car  quand  les  Sous- 
sous curent  été  expulsés  à  leur  tour  du  Fouta,  ils  vinrent  de 
nouveau  presser  à  la  côle  les  Bagas.  Notre  arrivée  a  mis  fin  ;ï 
ces  luttes. 

Les  Timénés  habitent  le  nord-est  du  Sierra-Leone ;  il  n'y  en  a 
plus  actuellement  en  Guinée  française. 

Ce  son!  des  arboriculteurs  (les  kolas  timénés  sont    liés  re 
nommés,  comme  ceux  des  Bagas]  el  des  cultivateurs. 

Voici  le  portrait  qu'en  fait  André   \nm,  page  187:  «  Comme 


L68  LE    NOIR    HE    GUINÉE. 

Le  Baga,  le  Tiniéné  est  de  moyenne  taille,  fortement  charpenté. 
Il  afacelargeet,  somme  toute,  est  plutôt  laid.  C'est  un  travailleur 
renommé  dans  toutes  les  rivières  où  il  vient  louer  ses  bras. 
Mais  chez  lui  il  suit  les  habitudes  de  ses  pères  et  laisse  presque 
toute  la  besogne  à  la  femme,  véritable  bête  de  somme.  Comme 
le  Baga,  il  aime  immodérément  la  boisson,  est  hâbleur  et  expan- 
sif.  Les  villages,  semblables  à  ceux  des  Bagas,  sont  indépen- 
dants les  uns  des  autres;  cependant  ils  reconnaissent  des  rois, 
auxquels  ils  donnent  le  nom  de  «  Beï  ».  L'autorité  de  ces  mo- 
narques est  d'ailleurs  à  peu  près  nulle,  chaque  chef  de  village 
agissant  à  sa  guise.  Guerriers  intrépides,  ils  ont  formé  de  nom- 
breuses cohortes  de  mercenaires  à  la  solde  des  Sosos  qui  ve- 
naient les  recruter  chez  eux  et  l'histoire  de  la  Basse  Guinée 
retentit  de  leur  nom.   » 

Les  Mendényi.  —  Les  Mendés  ou  Mendényi,  dit  André  Arcin, 
page  18(>,  occupaient  tout  le  versant  sud-ouesl  du  Fouta-Djalon 
d'où  ils  lurent  en  partie  expulsés  à  la  suite  du  refoulement  géné- 
ral des  Bagas  du  nord  vers  la  mer.  Luttant  éperdùmeut  contre 
les  Sosos  pour  leur  indépendance,  ils  se  firent  finalement  repous- 
ser par  les  Limibanyi  qui  s'emparèrent  du  Tanusso,  puis  par 
les  Sosos  de  Lest  qui  leur  enlevèrent  successivement  le  Benna  et 
la  Mellacorée  actuelle.  —  Une  partie  des  Mendés  se  mélangea  aux 
vainqueurs,  mais   une  fraction   resta  irréductible.  Uejctée  dans 
les  teiies  basses  du  Lamo  où  elle  se  maintenait  victorieusement, 
elle  fut  enfin  soumise,  grâce  ;>  l'appui  moral  prêté  aux  Sosos  par 
les  Français.  Il  y  eut  là  des  massacres  effroyables.  A  la  suite  de 
ces  exécutions  soin  maires,  les  habitants  affolés  s'enfuirent  dans 
les  des  vaseuses  où  ils  se  laissaient  encore  récemment  enlever 
comme  captifs  par  les  Sosos,  sans  essayer  désormais  de  résister. 
Ils  vivenl   terrorisés  dans  de  petites  cases  misérables,  perdues 
dans  la  tourbe  et  les  palmeraies  des  marécages.  On  les  trouve 
surtout  dans  l'Ile  Kabak  où  ils  ont  établi  de  magnifiques  cultu- 
res.  \u  Samo,  ils  ont  pu  se  maintenir  encore  en  groupe  a^sez 
compact,  surtout  vers  la  frontière  anglaise  où  ils  étaient  soute- 
nus par  les  Timénés.  »  Là  s'élève  le  village  de  Compa,  qui  est 
V  chef-lieu  de  ce  district,  tandis  que  Benty  esl  le  chef-lieu  du 


r.ES    RACES    J)E   LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  169 

Samo  septentrional.  »  André  Arcin  ajoute  (page  187)  :  «  Nous 
n'avons  que  des  renseignements  très  vagues  sur  les  Mendényi  au 
point  de  vue  ethnographique.  Nous  savons  seulement  que  ce 
sont  des  parents  des  Bagas  et  que  leur  langage  est  dérivé  du  dia- 
lecte de  cette  famille.  Nous  savons  aussi  qu'ils  sont  arrivés  des 
mêmes  points  que  les  Bagas,  c'est-à-dire  du  Soulima  actuel  ». 

Les  Waëlés  (au  singulier  Baïlo)  seraient  de  petits  groupes 
bagas  restés  dans  le  Foutah  après  l'expulsion  de  la  masse  par 
les  Dialonkés  et  les  Soussous.  Les  Waëlés  sont  planteurs  de  pal- 
miers et  bons  forgerons  et  potiers.  On  les  trouve  également 
dans  la  Dinguiraye,  c'est-à-dire  au  nord-est  du  Fouta-Djallon.  — 
Voir  à  leur  sujet  André  Arcin,  ouvrage  cité,  pages  188  et  189. 

Pré-Mandingues  supérieurs.  —  Nous  en  avons  fini  avec  les  Pré- 
Mandingues  inférieurs.  Passons  maintenant  aux  Pré-Mandingues 
supérieurs  et  parlons  d'abord  des  Landoumans  et  des  Nalous 
qui  semblent  proches  parents  des  Bagas  au  point  de  vue  ethno- 
logique, mais  qui,  influencés  par  les  Mandingues  et  les  Foulahs, 
sont  arrivés  à  une  organisation  politique  supérieure. 

Les  Landoumans  ou  Landoumanis  habitent  entre  les  Foulahs 
du  Fouta-Djallon  et  les  Bagas  de  la  côte.  La  ville  principale  du 
pays  est  actuellement  Boké,  grande  place  de  commerce,  fondée 
par  les  Européens.  Les  Landoumans  sont  fortement  mélangés 
de  Soussous  el  oui  aussi  subi  l'influence  foulah.  Ils  se  sont 
même  approprié  des  traditions  et  des  prétentions  foulah  en 
même  temps  que  les  coutumes  politiques  de  ceux-ci. 

M.  André  \rcin  dit  à  ce  sujet,  ouvrage  cité,  page  180  :  «  C'est  à 
Ouakaria  que  réside  le  roi  Landouma.  (.'est  là  que  sont  enterrés 
les  souverains  et  où  se  faisaient  les  exécutions  capitales.  » 

La  forme  monarchique  de  gouvernement  avec  des  vassaux 
chefs  de  province  ou  de  districts,  les  noms  Maudi  que  prennent 
les  familles  de  celte  peuplade,  l'appellation  de  Missira  donnée  à 
l'un  de  leurs  villages  et  la  légende  <|iii  les  fait  venir  de  Missira 
Médina,  près  de  Maka  (textuellement  Médine  d'Egypte,  près  de 
la  Mecque  permettent  de  constater  qu'ils  sont  mélangés  dans  de 
fortes  proportions  aux  Sosos  dont  la  langue  se  répand  de  plus  en 


170  LE    NOIB    DE    GUINÉE. 

plus  dans  tout  le  pays.  Cependant,  bien  que  reconnaissant  la 
suzeraineté  des  Foutauké  (gens  du  Foutah,  Foulahs),  et  quoique 
payant  tribu  au  chef  du  Labé,  ils  ont  conservé  une  partie  de 
leurs  antiques  coutumes...  »  —  Ils  ont  conservé  surtout  leur  or- 
ganisation religieuse  des  Simo,  que  trouva  intacte  M.  Noviot, 
quand  il  passa  en  1881  dans  le  pays  et  que  nous  avons  décrite 
plus  haut. 

Les  Landoumans  font  à  la  l'ois  de  la  culture  et  de  l'arboricul- 
ture palmiers  et  kolatiers).  Ce  sont  de  grands  buveurs  de  taré 
ou  vin  de  palme. 

Les  Nalons.  —  Ils  habitent  surtout  la  Guinée  portugaise  et  ne 
sont  pas  plus  de  k  à  5.000  en  Guinée  française.  Ils  ont  été  forte- 
ment influencés  par  les  Mandingues  et  les  Foulahs  et  cette  in- 
fluence avait  amené  chez  eux  l'organisation  d'un  gouvernement 
despotique  et  centralisé,  celui  de  Dinah  Salifou,  qui  se  faisait 
appeler  avec  aplomb  Roi  des  Rois,  Commandeur  des  croyants! 
Dinah  Salifou  était  de  sang  mandé  et  lit  en  France,  il  y  a  une 
vingtaine  d'années,  un  voyage  retentissant.  Depuis,  il  a  été 
déposé  et  exilé  par  nous. 

Les  Badiarankés,  dit  André  Arcin,  page  190,  ont  été  briève- 
ment étudiés  par  le  capitaine  Bouchez  (Revue  coloniale,  jan- 
vier 1903).  Us  sont  «  de  taille  moyenne,  d'un  noir  foncé,  sans 
tatouages...  ».  «  Leur  idiome  guttural  ne  ressemble  pas  au 
malinké  qu'ils  apprennent  cependant  facilement.  Leurs  villages 
sont  importants.  Les  cases  ressemblent  aux  huttes  malinké  es  et 
sont  «  pressées  les  unes  contre  les  autres.  »  Chaque  soir,  un  chef 
de  case  offre  le  dolo  à  la  population  et  l'on  s'enivre  toute  la 
nuit  au  bruit  du  taina  (tambour  à  deux  peaux  .  Ils  ne  connais- 
sent que  deux  choses  :  boire  du  dolo  et  cultiver.  «  Les  champs 
sont  bien  soignés.  On  y  remarque  presque  exclusivement  du 
gros  mil.  » 

Après  les  Landoumans,  les  Nalous,  Les  Badiarankés,  je  mettrai 
parmi  les  Mandingues  supérieurs  les  peuplades  de  la  grande 
forêt  de  la  Côte  d'Ivoire  et  du  Libéria  qu'on  appelle  Guérés  ou 
Cous  en  Côte  d'Ivoire  et  Manous  en  Libéria. 

Les  Marions  (je  tiens  ces  renseignements  de  M.  le  comman- 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  171 

dant  Mouri'in  qui  a  enlevé  la  position  fortifiée  de  Boussédou  aux 
Toraasen  1907).  —  Les  Manons,  qu'on  appelle  encore Mano,  Mana, 
Manons  ou  Man,  vivent  surtout  de  la  culture  du  riz  et  font  aussi 
du  coton  en  abondance.  Ce  sont  donc  des  agriculteurs.  Pour- 
tant ils  ne  font  pas  d'arachides,  ayant  chez  eux  des  palmiers  dont 
ils  extraient  l'huile  (arboriculture-cueillette)  et  remplaçant  par 
celle-ci  l'huile  d'arachide  pour  l'assaisonnement  de  la  nourriture. 

Ils  ont  aussi  des  bestiaux  ,  mais  ne  les  mangent  pas  pour  ainsi 
aire,  préférant  la  chair  humaine  et  du  reste  s'en  servant  pour 
acheter  des  femmes  à  leurs  garçons.  Une  curieuse  coutume  donne 
chez  eux  trois  jours  pour  guérir  à  tout  malade  atteint  griève- 
ment. S'il  n'est  pas  guéri  au  bout  de  ces  trois  jours,  on  le  tue 
et  on  le  passe  à  la  moitié  adverse  du  village.  De  son  côté,  cette 
moitié  adverse  fait  la  même  chose.  Cette  division  de  tout  village 
million  en  deux  parties  est  faite  pour  éviter  l'impiété  de  manger 
des  morts,  parents  ou  amis  :  grâce  à  elle,  on  peut  consommer  de 
la  chair  humaine  sans  irréligion.  Du  reste,  les  Guerzés  et  les 
Tomas  qui  sont  au  nord  des  Manons,  quand  ils  ont  des  femmes 
rétives  ou  des  esclaves  dont  ils  ne  peuvent  rien  faire,  les  ven- 
dent à  leurs  voisins  du  sud.  Ceux-ci  mettent  l'homme  ou  la 
femme  achetées  à  la  culture,  mais  s'ils  voient  qu'ils  sont  trop 
difficiles  à  mener,  ils  les  tuent  et  les  mangent. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  cette  anthropophagie  des  Manons, 
qui  se  concilie  du  reste  avec  une  grande  douceur  de  mœurs  ha- 
bituelle, soit  une  exception  dans  la  forêt  et  même  dans  les  ré- 
gions adjacentes.  Il  n'y  a  pas  si  longtemps  que  les  Guerzés  et  les 
Tomas  étaient  anthropophages.  C'est  notre  établissement  dans 
le  pays,  seul,  qui  a  détruit  cette  habitude.  Il  n'y  a  pas  de  doute 
qu'elle  ne  cesse  aussi  quand  nous  serons  établis  chez  les  Manons. 

Quant  aux  Guérès  ou  Gons,  je  n'ai  pas  de  renseignements 
personnels  sur  eux.  Voieice  qu'en  dit  M.  A.odré  Arcin,  page  1750  : 
LesGuérés  ou  N'Guérés  ou  Gons  sont  divisés  en  nombreux  groupes 
donl  les  plus  rapprochés  de,  la  région  soudanaise  sont  les  Honni 
el  l«'s  Bhoné  qui  occupent  le  district  du  \'zo.  Ils  sont  situés  au 
nord  desVaya.  Leurs  coutumes,  la  construction  d<-  leurs  villages 
souvent  importants,  entourés  de  haies  de  bananiers  el  <\r  ver- 


172  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

gers  de  kolatiers,  leurs  vêtements,  les  différencient  des  peuples 
soudanais.  Le  commandant  de  Lartigue  note  que  «  ces  gens-là 
marchent  toujours  courbés,  avec  une  vitesse  rare  malgré  cette 
position  et  leurs  sentiers  n'ont  guère  plus  de  lm,30  de  haut  ». 
La  brousse  compacte,  de  nombreux  marigots,  rendent  les  routes 
de  ce  pays  presque  impraticables.  Cependant  ils  sont  anthro- 
pophages, à  ce  qu'assure  le  capitaine  d'Allanc  :  villages  princi- 
paux :  Danané,  Blon,  Honné,  Doulomnou. 

Les  Guandi  et  les  Lélés  :  M.  André  Arcin  dit  aussi  quelques 
mots  des  Guandi  (page  170)  :  «  Les  Guandi,  village  principal  Kaba- 
orala,  important  marché  de  captifs  où  certaines  tribus  s'appro- 
visionnent de  chair  humaine.  Une  colonne  anglaise  y  fut  en- 
voyée sans  succès.  »  Quant  aux  Lélés,  ils  «  forment  une  enclave 
dans  le  Kissi  et  ont  adopté  les  mœurs  des  Kissiens.  Ils  ont  con- 
servé leur  langue  très  mêlée  cependant  de  mandé  »  Arcin,  page 
176).  M.  Arcin  ajoute  (même  page)  au  sujet  de  l'origine  des  Ma- 
rions, Guérés,  Guandi,  Lélés,  etc.  :  «  Nous  n'avons  que  quelques 
vocabulaires,  assez  restreints  d'ailleurs,  qui  permettent  de  faire 
dériver  ces  dialectes  de  la  langue  mandé.  On  y  trouve  les  mêmes 
racines,  mais  les  mots  deviennent  monosyllabiques.  Faut-il  voir 
en  ces  peupladesdes  Mandés  primitifs  ou  des  dégénères  ?  L'avenir 
nous  l'apprendra  peut-être  ». 

En  résumé,  les  Marions,  les  Guérés,  les  Guandi,  les  Lélés,  sem- 
blent, tant  au  point  de  vue  linguistique  qu'au  point  de  vue  social ', 
des  Mandingues  primitifs,  des  Proto-Mandingues.  —  Une  faut 
pas  que  leurs  coutumes  anthropophagiques  nous  fassent  illusion 
et  nous  poussent  à  les  reléguer  aux  derniers  degrés  de  l'échelle 
sociale.  Ces  affreuses  pratiques  proviennent,  dit  très  bien  le  ca- 
pitaine d'Allanc.  «de  coutumes immémorialesetsans qu'on  \  voie 
rien  de  mal;  elles  n'empêchent  pas  les  gens  d'être  (Mitre  eux 
très  humains,  ni  d'avoir  une  bonne  foi  qui  permet  aux  dioulas 
de  venir  sans  danger  dans  quelques  lieux  déterminés  pour 
acheter  les  kolas  «  apporter  les  étoffes,  le  sel,  les  bœufs,  les  cap- 
tifs On  peut  tout  espérer  d'hommes  intelligents  et  capables  de 
tenir  leur  parole  ». 

\\,int  d'en  finir  a\<c  ces  population--  de  la  forêt  (\r  la    Côte 


LES    RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  17.'» 

d'Ivoire  et  du  Libéria  (partie  nord  de  la  forêt),  notons  les  rela- 
tions de  race  qui  semblent  les  unir  aux  populations  de  la  Côte 
guinéenne  (Bagas,  etc.).  Les  traditions  des  Bagas,  rapporte  André 
Arcin,  page  178,  les  font  venir  primitivement  de  la  forêt  équa- 
toriale.  De  là  ils  seraient  passés  dans  le  Souliman  (au  sud-est  du 
Fouta-Djallon  ,  puis  de  là  dans  le  Fouta  même.  C'est  là  qu'ils 
furent  attaqués  au  xme  siècle  par  les  Soussous  et  les  Dialonkés 
et  rejetés  à  la  côte.  «  L'on  trouve  parmi  les  peuplades  de  la  forêt, 
dit  André  Arcin, page  179,  de  nombreuses  dénominations  rappe- 
lant le  nom  des  Bagas,  des  Baïlo,  puis  les  Vagas,  les  Baéjo,  les 
Babés,  les  «  Bao,  lesBoo.  De  plus,  il  est  au  moins  curieux  de  no- 
ter que  les  mots  :  toi,  vous,  il,  se  disent  Manon  en  baga,  mot  qui 
désigne  également  une  peuplade  de  la  forêt  dense...  Les  anciens, 
navigateurs  qui  les  ont  trouvés  sur  la  côte  [les  BagasJ  les  appe- 
laient Vagres  ou  Bagos.  Ils  les  divisaient  en  tribu...  Sapé,  Zapa 
ou  Soumba.  Comparer  Zapa  au  district  de  N'Zapa  dans  le  pays 
toma.  N'oublions  pas  de  dire  qu'il  existe,  au  dire  des  Bagas,  beau- 
coup de  descendants  de  Toma  parmi  eux.  » 

Il  résulte  de  ceci  que  les  rapports  les  plus  étroits  re- 
lient les  peuplades  de  la  forêt  et  même  du  nord  de  la  forêt 
(Tomas)  aux  Bagas  de  la  Côte.  —  Comme  ces  peuplades  de  l'a 
forêt  sont  non  seulement  des  Pré-Mandingues,  mais  encore  des 
Proto-Mandingues,  comme  nous  venons  de  le  voir  plus  haul  au 
sujet  des  Cuandi  et  des  Lélés,  il  est  probable  que  les  Bagas  de  la 
côte,  leurs  parents,  sont  aussi  des  Proto-Mandingues,  des  Proto- 
Mandés,  et  c'est  un  argument  très  sérieux  en  faveur  de  ceux  qui 
font  des  gens  que  j'ai  classés  sous  le  nom  de  Pré-Mandingues 
(inférieurs  ou  supérieurs)  non  pas  des  >>  Guinéens  »,  non  pas  une 
race  détruite  anthropologique  ment  et  ethnologiquement  des 
Mandés,  mais  simplement  des  Mandés  primitifs,  un  premier  ban 
antique  de  Mandés. 

Quoi  qu'il  en  soit  exactement  des  Bagas,  il  n'est  pas  niable  en 
tout  cas  qu'une  grande  partie  des  Pré-Mandés  soit  bien  «les  Proto- 
Mamlés  :  ainsi  les  Manons,  lesGuérés,  les  Cuandi,  les  Lélés  <lo  la 
forêl  que  nous  venons  de  voir,  ainsi  1rs  Guerzés  el  les  Tomas 
donl  nous  allons  parler,  ainsi  les  Koniaguis  el  les  Bassaris,  don! 


1  i\  LE    NOIR    DE    GUINEE. 

il  va  être  question  après  eux  —  et  il  y  a  de  grandes  chances 
qu'il  soit  ainsi  des  Bagas,  des  Baga-Foré  de  la  côte. 

Venons-en  maintenant  aux  Guerzés  et  aux  Tomas. 

Les  Guerzés  habitent  à  Test  des  Tomas,  à  l'extrême  sud-est 
delà  Haute  Guinée  et  de  toute  la  Guinée  française.  Ils  occupent 
Guéasso,  Gouécké  et  Boola  qui  est  le  plus  gros  marché  de  kolas 
de  l'Afrique  orientale,  au  débouché  de  la  Côte  d'Ivoire  et  du 
Libéria.  —  Ce  sont  des  cultivateurs  qui  font  du  riz  et  du  coton. 
A  leur  tête  est  un  roi  non  encore  dépouillé  actuellement  de  son 
autorité  par  nous  et  qui  traite  presque  de  puissance  à  puissance 
avec  l'administrateur  du  cercle  de  Beyla. 

Les  Tomas  ou  Lomas,  dil  André  Arcin.  page  -1-21,  semblent  être 
des  Mandés  primitifs. 

Ils  ont  été  soumis,  à  un  moment  donné,  par  les  Dialonkés  donl 
il  reste  de  nombreux  «  représentants  dans  le  pays  ». 

Ces  Tomas  sont  de  grands  cultivateurs  de  riz  et  de  coton. 
Leurs  villages  sont  très  rapprochés  et  installés  en  pleine  forêt, 
à  3  ou  Y  kilomètres  les  uns  des  autres  seulement.  Tout  au- 
tour ils  font  de  magnifiques  cultures  après  avoir  défriché  par 
le  l'eu,  et,  de  l'avis  de  tous  ceux  qui  viennent  de  parcourir  ce 
pays,  il  est  bien  plus  riche  en  hommes  et  en  riz,  en  population 
dense  et  en  belles  cultures  que  les  pays  dialonkés  ou  haut  malin- 
kés  même,  que  les  cercles  de  Faranah  et  de  Kouroussa 
(qui  ont  été,  il  est.  vrai,  dévastés  il  y  a  vingt  ans  par  Sainon  . 
A  ces  aptitudes  agricoles  remarquables,  les  Tomas  joignent  le 
courage  guerrier  et  le  souci  de  leur  indépendance.  De  la  les 
luttes  (pie  nous  xenons  de  soutenir  contre  eux  et  qui  se  termi- 
neront prochainement  par  h'  rattachement  de  tout  le  pays 
toma  à  la  Guinée  française.  Ce  sera  là  une  excellente  acquisition 
pour  celle-ci,  le  Toma  étant  discipliné,  travailleur,  courageux,  de- 
vant nous  fournir,  une  fois  soumis,  une  excellente  main-d'oem  re. 

Le  costume  toma  de  travail  consiste  en  un  caleçon  pour  les 
hommes.  Au-dessus  on  met  le  boubou,  pour  être  bien  habillé. 
Les  Tomas  ignorent  donc  la  large  culotte  à  coulisse,  le  koursi 
des  Mandingues.  Quaul  aux  femmes,  elles  on!  le  pagne  ordinaire 
des  négresse^ 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  175 

Les  Koniaguis  et  les  Bassaris  sont  deux  petits  peuples  restés  in- 
dépendants au  milieu  des  Foulahs  du  Fouta  septentrional.  Ils  ont 
résisté  successivement  à  toutes  les  attaques  de  ceux-ci  et  des 
Mandingues  pour  les  soumettre,  quoique  très  inférieurs  en 
nombre  à  leurs  agresseurs.  En  1903,  ils  mettaient  à  mort  le 
lieutenant  français  Moncorgé.  Il  fallut  une  colonne  pour  les 
écraser.  «  Ils  se  défendirent  sauvagement  en  nous  infligeant  des 
pertes  sérieuses,  et  encore  une  partie  de  ce  petit  peuple  s'était- 
elle  ralliée  à  nous  avant  l'action.  » 

«  Les  Koniaguis,  dit  André  Arcin,  page  191 ,  sont  divisés  en 
deux  familles  :  les  Sokoli  Gounda  et  les  Biaye  Counda.  Les  pre- 
miers sont  commandés  par  un  sokaf,  les  autres  par  un  tchi- 
karé,  deux  termes  qui  veulent  dire  roi.  Le  sokaf  semblait  être 
plus  influent  que  le  Tchikaré,  au  temps  de  Hanzon.  Ce  dernier 
aurait  reconnu  son  autorité. 

Les  Bassari  sont  divisés  en  quatre  groupes  :  les  Kurottis 
alliés  des  Koniaguis,  les  Koté,  les  Akoul  et  les  Terrien,  amis  du 
Labé.  A  leur  tète  est  un  monnelli  (roi)  qui  réside  à  Kéniéri  Sara. 
«  Chez  ces  deux  peuplades  nous  trouvons  des  coutumes  absolu- 
ment identiques,  et  l'on  pourrait  les  confondre  si  leur  langage 
n'était  pas  absolument  différent.  Le  problème  linguistique  dont 
le  docteur  Ranzon  demandait  la  solution  en  189'*  n'a  pas  encore 
été  étudié... 

«  Dans  Tune  comme  dans  l'autre  confédération,  nous  voyons 
des  rois  dont  J'autorité  est  très  limitée  et  qui  sont  plutôt  des 
chefs  de  guerre.  Ils  ne  reçoivent  aucun  impôt,  mais  sont  ce- 
pendant nourris  par  les  jeunes  gens  non  mariés  qui  composent 
leur  garde.  11  n'y  a  pas  de  captifs.  La  femme  y  est  libre  et  a 
même  le  choix  de  son  époux.  Enfin  leur  costume,  si  j'ose  dire, 
est  le  même  ou  à  peu  de  chose  près;  pour  l'homme  un  simple 
étui  en  roseau,  pour  la  femme  un  petit  tablier  carré  qui  pend 
à  la  ceinture  et  que  Ton  fait  tourner  pour  s'asseoir  dessus  ». 

D'après  M.  Arcin,  les  Koniaguis  et  les  Bassaris  représenteraient 
L'ancienne  race  malinkée  ou  bambara,  c'est-à-dire  L'ancienne  race 
mandingue.  «  Cette  hypothèse  est  confirmée,  dit-il,  par  l'examen 
de  leurs  caractères  anthropologiques,  bien  que  ce!  examen  soif 


I  /ti  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

très  superficiel.  D'autre  part,  elle  concorde  avec  l'origine  orien- 
tale que  se  donnent  les  indigènes  et  avec  les  traditions  que 
nous  rapporte  Ranzon.  » 

Nous  en  avons  fini  avec  les  Pré-Mandingues  supérieurs.  Ces 
Pré-Mandingues  supérieurs  sont  caractérisés,  en  face  des  Pré- 
Mandinguës  inférieurs,  par  la  formation  de  petits  Etats  bien 
constitués  ou  de  confédérations  solides,  comme  nous  en  trouvons 
chez  les  Tomas,  les  Koniaguis,  les  Bassaris,  les  Manons,  etc.  Chez 
les  Landoumans  et  les  Nalous,  l'état  est  égalemenl  tort,  quoique 
petit,  mais  chez  ces  deux  derniers  peuples,  c'est  sans  nul  doute 
l'influence  foulah  qui  a  produit  ce  résultai. 

Les  Mandingues.  —  Nous  en  arrivons  maintenant  aux  Man- 
dingues  ou  Mandés.  C'est  là  une  immense  race  allant  de  ïoni- 
bouctou  et  de  la  boucle  du  Niger,  jusqu'au  Sénégal,  à  l'Océan 
Atlantique,  à  la  forêt  de  la  Côte  d'Ivoire  et  du  Libéria,  .le  di- 
viserai ce  groupe  puissant  en  deux  sous-groupes  :  celui  de 
l'ouest  et  celui  de  l'est. 

Dans  le  groupe  de  l'ouest,  il  faut  mettre  les  Soussous  et  les 
Dialonkés;  dans  le  groupe  de  l'est  les  Malonkés,  les  Kissiens. 
lesKrousankés,  les  Bambaras,  les  Mandés-Dyoulas  de  la  Cote  d'I- 
voire, les  Mandingues  du  Manding,  etc.  Commençons  par  les 
Main  lis  de  l'ouest. 

Soussous  et  Dialonkés.  —  Quelle  est  L'origine  des  Soussous  el 
des  Dialonkés?  La  question  est  obscure  et  nous  n'y  insisterons 
pas.  Ce  qu  il  \  a  de  certain,  c'est  qu'au  xnr  et  au  \iv  siècle  de 
notre  ère,  les  Soussous  semblent  des  envahisseurs  dans  l'Afrique 
occidentale.  Auxiii6  siècle,  on  les  voit  déjà  sur  le  Haut  Sénégal 
et  de  là  ils  descendirent  sur  le  Fouta-Djallon  et  le  Haut  Niger. 
Ils  firent  la  conquête  du  Fouta-Djallon  sur  les  Bagas  qu'ils 
rejetèrent  à  la  côte  et  s'établirent  aussi  dans  le  Dinguiraye,  le 
Sankaran,  même  dans  le  pays  toma.  En  fin  de  compte,  ils  cou- 
vrirent un  moment  presque  toute  la  Guinée  française.  Mais, 
après  avoir  été  des  envahisseurs,  ils  furent  à  leur  tour  victimes 
de  nouvelles  invasions.  Ainsi  ils  durent  abandonner  le  Haut 
Sénégal  d'où  les  chassèren!  les  nomades  déniankés   sans  doute 


LES  RACES  DE  LA  GUINÉE  FRANÇAISE.  177 

des  Foulbés  ou  des  métis  de  Foulbés),  cela  au  xve  siècle.  Puis  ils 
furent  chassés  du  Dinguiraye  et  du  Sankaran  au  xvie  siècle,  par 
les  premières  bandes  envahissantes  des  Malinkés.  Ces  Tomas  à  leur 
tour  les  expulsèrent  de  leurs  pays  ou  du  moins  rendirent  leur 
domination  nominale.  Finalement  ils  conservèrent  seulement  le 
Fouta-Djallon  dont  ils  prirent  le  nom  ou  auquel  ils  donnèrent 
le  leur  (Djallon,  Djallonkés  :  hommes  du  Djallon). 

Cependant  dans  la  première  moitié  du  xvme  siècle,  les  Foulahs 
s'établissaient  d'abord  pacifiquement  dans  le  Fouta,  en  y 
payant  tribut  aux  maîtres  des  pays  soussous  et  dialonkés.  Mais 
quand  l'empire  foulah  fut  constitué  (vers  1750),  les  Foulahs 
entreprirent  leur  grande  croisade  guerrière  et  religieuse  contre 
les  fétichistes.  Les  Soussous  et  les  Dialonkés  furent  chassés  du 
Fouta  et  rejetés  au  sud  et  au  sud-ouest  du  massif  montagneux, 
les  Dialonkés  dans  le  Firia  et  le  Soliman  (cercle  de  Faranah), 
les  Soussous  vers  la  côte  où  ils  se  retrouvèrent  en  contact  avec 
leurs  anciens  ennemis,  les  Bagas.  Les  Dialonkés  s'établirent  so- 
lidement dans  leur  nouvelle  position  et  formèrent  entre  eux  une 
légère  défensive  sérieuse  dont  le  centre  était  Falaba  (nord-est 
du  Sicrra-Leone  actuel),  pour  éviter  un  nouvel  écrasement. 
Les  Foulahs,  au  commencement  du  xix°  siècle,  les  poursuivirent 
jusque-là,  mais  ayant  subi  une  grosse  défaite,  ne  renouvelèrent 
pas  leur  tentative. 

Notons  que  les  Soussous  et  les  Dialonkés  eurent  aussi  à  souf- 
frir des  Malinkés.  Nous  avons  vu  ceux-ci  les  chasser  de  la  Haute- 
Guinée  au  xvie  siècle,  mais  ils  ne  s'en  tinrent  pas  là  et,  descen- 
dant vers  la  côte,  renouvelèrent  leurs  attaques  au  cours  du 
xixf  siècle.  M.  Machat,  ouvrage  déjà  cité,  page  244,  dit  à  ce 
sujet:  «  Sans  l'intervention  des  Français  en  1878-1882  et  en  1887, 
lors  des  guerres  du  Moréah  et  du  Kaloum,  les  Soussous  auraient 
dû  céder  la  place  aux  sofas  (soldats)  timénés  conduifs  par  des 
chefs  mandingues  (Malinkés),  comme  ils  l'avaient  déjà  fait  en 
1850  dans  le  Kissi  et  dans  une  partie  du  Moréah.  quand  étaient 
arrivés  les  «  Tourélakaï  ». 

Au  point  de  vue  physique,  «  le  Soussou-Dialonké,  <lil  M.  André 
Arcin,  page  -208,  est  assez  maigre,  de  taille  moyenne,  souvent 

12 


178  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

grand  (lm,72  à  l'",7i  environ),  adroit  et  alerte;  il  est  bien  pro- 
portionné avec  cependant  des  membres  un  peu  longs;  il  a  les 
attaches  fines,  les  pieds  et  les  mains  petits,  les  os  menus.  Il  est 
sous-dolichocéphale  ;  les  bosses  frontales  sont  moins  développées 
que  chez  le  Malinké  ou  le  Bamana;  la  nuque  est  proéminente. 
La  forme  de  la  figure  est  d'un  bel  ovale  qui  la  rend  très 
agréable.  Cependant  le  Soso  du  nord,  très  métissé  de  Baga,  est 
moins  grand  et  plus  trapu,  quelquefois  gras.  Il  est  dolichocé- 
phale, sa  face  est  moins  large,  ses  bosses  frontales  moins  sail- 
lantes. Le  menton  est  peu  accusé  et  le  prognathisme  est  très 
modéré,  tandis  que  le  nez  est  souvent  bien  dessiné.  Les  pom- 
mettes sont  assez  saillantes  ainsi  que  les  arcades  sourcilières. 
Le  docteur  Drevon  qui  nous  en  a  donné  une  excellente  descrip- 
tion, ajoute  : 

«  L'œil  est  vif,  de  couleur  marron  foncé,  aux  sclérotiques 
toujours  jaunâtres,  paraissant  plus  petit  que  chez  nous  parce 
qu'il  est  légèrement  bridé  à  l'angle  externe,  ce  qui  donne  au 
faciès  de  quelques-uns  un  cachet  asiatique  marqué.  » 

«  Les  cheveux  sont  laineux,  le  front  découvert  et  surtout  dans 
l'angle  fronto-temporal.  La  barbe  est  assez  fournie  chez  les 
hommes  d'âge  mûr.  La  peau  a  une  couleur  marron  peu  foncée. 
à  reflets  cuivrés.  » 

Quant  à  c  qui  est  de  la  civilisation  soussou  ou  dialonkée,  je 
n'en  dirai  rien  ici  :  je  renvoie  à  tous  mes  chapitres  antérieurs 
sur  le  noir  de  Guinée  française,  chapitres  où  j'ai  étudié  spécia- 
lement le  Malinké  et  le  Dialonké,  tout  au  long. 

Passons  maintenant  aux  Mandés  de  l'est  et  voyons  d'abord  les 
Bambaras. 

Les  Bambaras  sont  bien  connus;  M.  Armand  de  Préville  en 
a  parlé  dans  ses  études  sur  le  noir  d'Afrique.  A  l'encontre  îles 
Malinkés  qui  font  surtout  du  riz,  eux  font  surtout  du  mil.  Ils 
utilisent  le  petit  mil  pour  leur  nourriture  et  le  gros  mil  pour 
celle  de  leurs  chevaux.  Ils  font  aussi  du  coton,  taudis  que  les 
Malinkés  n'en  font  plus.  Ce  sont  d'excellents  cultivateurs.  Ils 
possèdent  aussi  des  bestiaux. 

Au  point  de  vue  historique,  les  Bambaras  semblent  avoir  été 


LES    KACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  J7!) 

soumis  à  l'empire  de  Mali  pendant  le  moyen  âge.  Puis  entre 
1600  et  1050,  ils  quittèrent  leur  habitat  dans  la  Haute  Guinée 
(le  Toron,  le  Torodougou,  dans  le  sud  du  cercle  de  Kankan),  et 
s'ébranlèrent  vers  le  nord.  Ils  firent  la  conquête  de  l'endroit  où 
ils  habitent  actuellement  (Soudan  méridional).  Au  xixc  siècle, 
les  Toucouleurs  leur  firent  une  guerre  à  mort,  mais  ne  par- 
vinrent pas  à  les  chasser  du  pays. 

((  Les  Bambaras,  dit  André  Arcin,  ouvrage  cité,  p.  220,  peu- 
vent être  classés  entre  les  So  (Soussous,  Dialonkés,  etc.)  et  les 
Malinkés  comme  race  et  comme  langage.  Mais  le  dialecte  ba- 
mana  indique  un  degré  de  civilisation  moins  avancé  que  celui 
des  deux  autres  divisions.  Il  est  plus  sourd,  plus  dur  et  tend  au 
monosyllabisme.  »  Il  est  difficile  de  décrire  les  Bamanas.  «  Il  n'y 
a  en  effet  aucun  type  national  ->  (capitaine  Pérignoni.  La  vérité 
est  qu'il  y  a  eu  de  tels  métissages  entre  eux  et  les  autres  races 
mandé  ou  autochtones  qu'il  est  impossible  de  les  distinguer.  La 
confusion  »  est  d'autant  plus  grande  que  le  terme  de  Barnana 
ou  Bambaraa  été  appliqué  à  quantité  de  peuplades  non  bamanas. 
Mais  on  peut  dire  que  le  vrai  Bamana  est  en  général  plus  grand, 
plus  fortement  charpenté  que  les  autres  Mandés.  On  trouve  chez 
lui  des  mollets  bien  faits,  ce  qui  est  rare  chez  le  nègre.  Comme 
chez  le  Malinké,  on  peut  distinguer  deux  races,  l'une  supérieure, 
aux  traits  asiatiques  presque  fins,  à  la  taille  élancée,  l'autre 
plus  petite,  à  la  physionomie  stupide  et  bestiale. 

Les  Malinkés  se  nomment  eux-mêmes  Malinnkas  et  non 
Malinkés,  ce  qui  est  leur  nom  déformé  par  les  Européens.  De 
même,  les  Dialonkés  se  nomment  eux-mêmes  Dialonnkas  et 
non  Dialonkés. 

Les  Malinkés  occupent  presque  toute  la  Haute  Guinée.  Ils 
forment  la  majeure  partie  de  la  population  dans  les  cercles  de 
Siguiri,  Kankan,  Kouroussa  et  Faranah.  Dans  ce  dernier  cercle, 
ils  peuplent  les  provinces  du  Sankaran,  du  Kouranko  el  •  1 1 1 
Houré.  Notons  d'ailleurs  que  le  Sankaran  et  le  Kouranko  ne  se 
trouvent  pas  seulement  dans  le  cercle  de  Faranah.  Ces  provinces 
s  ('tendent  aussi  au  sud  du  cercle  de  Kouroussa  et  le  sud  ouest  du 
cercle  de  Kankan.  On  pourrait  du  reste  appeler  les  Malinkés  du 


180  LE    NOIR   DE    GUINEE. 

Sankaran  et  du  Kouranko,  Haut  Malinkés  par  opposition  aux 
Malinkés  du  milieu  et  du  nord  des  cercles  de  Kouroussa  et  de 
Kankan  et  de  tout  le  cercle  de  Siguiri  qui  seraient  les  Bas 
Malinkés. 

Quant  au  Ouassoulou  qui  forme  l'est  du  cercle  de  Kankan,  il 
est  aussi  peuplé,  sinon  de  Malinkés,  tout  au  moins  de  Mandés, 
parmi  lesquels  il  y  a  peut-être  quelques  Foulahs.  Mais  c'est  une 
grande  erreur  que  de  faire  des  habitants  du  Ouassoulou  des 
Foulahs,  comme  l'ont  fait  certains  auteurs.  Le  Ouassoulouké, 
comme  l'habitant  du  Bambouk.  est  un  vrai  Mandé  et  pas  autre 
chose.  Si  l'on  veut  s'en  convaincre,  il  n'y  a  qu'à  aller  dans  le  pays 
et  à  ouvrir  les  yeux. 

Nous  ne  dirons  rien  sur  les  Malinkés  sinon  que  ce  sont  sur- 
tout des  cultivateurs  et  des  cultivateurs  de  riz,  pacifiques,  tra- 
vailleurs et  soumis,  du  moins  actuellement.  Autrefois  ils  devaient 
être  batailleurs  et  guerriers  sans  pouvoir  s'élever  au-dessus  du 
groupement  en  provinces  ou  en  petits  royaumes.  Gomme  nous 
les  avons  étudiés  longuement  dans  toute  notre  étude,  basée  sur 
eux  et  les  Dialonkés  particulièrement,  nous  n'ajouterons  rien  ici 
à  tout  ce  que  nous  en  avons  dit  déjà. 

Nous  donnerons  seulement  le  portrait  ethnologique  qu'en  fait 
André  Arcin,  p.  21 G  :  «  Le  Malinké  de  race  supérieure  est  grand, 
bien  fait,  maigre.  Les  jambes,  généralement  grêles,  laissent  à 
désirer.  La  figure,  d'un  bel  ovale,  est  intelligente.  Mais  les  traits 
*ont  plus  heurtés  que  chez  les  hommes  de  So.  Le  teint  peut 
être  comparé  à  celui  du  tabac  en  feuilles.  Le  front  est  relative- 
ment large,  le  crâne  dolichocéphale  ou  sous-dolichocéphalc 
Les  yeux  grands  et  à  fleur  de  tète,  plissés  dans  les  angles,  Leur 
donnent  parfois  le  cachet  asiatique  de  toutes  les  races  supé- 
rieures de  L'Afrique  occidentale.  Au  contraire,  le  Malinké  infé- 
rieur que  l'on  trouve  répandu  un  peu  partout,  niais  surtout  au 
sud,  est  de  taille  peu  élevée,  mal  proportionnée;  le  Iront  est 
étroit,  la  tète  petite  et  dolichocéphale  très  allongée,  les  cheveux 
crépus.  Les  os  de  la  face  sont  projetés  en  avant  et  le  progna- 
thisme de  la  bouche  est  très  accusé  incisives  obliques  .  tandis 
que  le  nez  est  aplati  entre  les  pommettes  et  que  le  menton  fuit. 


LES    RACES   DE    LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  181 

Le  front  est  souvent  sillonné  de  rides  profondes.  Les  lèvres  sont 
épaisses,  les  yeux  sans  expression,  bien  que  fréquemment  assez 
grands.  » 

Avant  de  quitter  les  Malinkés,  il  faut  dire  un  mot  de  leur  his- 
toire. Au  xvi"  siècle,  ils  vinrent  s'établir,  en  remontant  le  cours 
du  fleuve,  sur  le  Haut  Niger.  Ils  trouvèrent  là  des  Dialonkés  et 
des  Soussous  établis  depuis  le  xive  siècle  et  les  refoulèrent  vers 
l'ouest,  au  sud  du  Fouta-Djallon.  Quand  les  Foulahs  eurent 
chassé  les  Soussous  et  les  Dialonkés  du  Fouta  (1750-1780),  les 
Malinkés  ne  furent  pas  atteints  par  l'expansion  foulah  qui  ne  se 
dirigeait  pas  vers  l'est,  vers  eux,  mais  vers  l'ouest,  vers  la  côte. 
Leur  mouvement,  à  eux  Malinkés,  vers  celle-ci  ne  fut  donc  pas 
ralenti.  «  Ils  parurent  certainement  sur  les  Scarcies,  en  1800, 
ayant  contourné  le  Solima  par  le  Kouranko.  C'est  à  cette  date  de 
1800,  dit  Th.  \Yinterbottons  (1803),  qu'une  pauvre  nation,  ap- 
pelée mandingue  »  s'établit  sur  la  rivière  Vrissi  entre  les  Sous- 
sous et  les  Bulloms. 

En  1800  encore,  un  chef  malinké  venu  de  Kouroussa  avec  les 
Tourélakaï  attaqua  les  Soussous  de  Benna,  inaugurant  ainsi,  dans 
le  sud  des  Rivières,  ces  guerres  incessantes  dans  lesquelles  les 
Timénés  figurèrent  comme  sofas  (comme  soldats,  à  la  solde  des 
Malinkés)  et  qui  n'ont  pris  fin  qu'avec  notre  domination.  D'un 
autre  côté,  les  Sonniankés,  arrivés  à  la  Casamance  avant  1825,  y 
sont  suivis  aussitôt  et  soumis  par  les  Malinkés,  avec  l'appui  des 
Foulbés  déjà  établis  dans  la  Guinée  portugaise  à  l'état  de  tribus 
plus  ou  moins  putes  Foulah-Pretes,  etc.).  Enfin  Brosselard-Fai- 
dherbe  a  écrit  que  l'expansion  des  Mandés  dans  cette  région  n'a 
pris  fin  qu'en  18G0,  arrêtée  par  les  Balantes  et  les  Peuls  du 
Firdou  »  (Machat,  ouvrage  cité,  p.  253  et  254).  On  voit  donc 
que  les  Malinkés,  après  leur  établissement  dans  la  Haute  Guinée, 
ont  essayé,  du  moins  de  petits  groupes  d'entre  eux,  de  gagner 
la  côte  guinéenne  par  le  sud  du  Fouta-Djallon.  Ce  n'est  que 
l'occupation  française  qui  a  mis  tin  complètement  à  ces  tenta- 
tives guerrières. 

Après  les  Malinkés,  il  faut  parler  «les  Konians  ou  Koniankés 
qui  forment  la  majeure  partie  de  la  population  dans  le  cercle 


182  LE    NOIR    DE   GUINÉE. 

de  Beyla  et  qui  sont  probablement  des  Dialonkés.  Ils  l'ont  du  co- 
ton et  parlent  un  dialecte  mandé. 

«  Ils  sont  disséminés,  dit  André  Arcin,  ouvrage  cité,  page  218, 
le  long  de  la  frontière  sud-est  de  la  Guinée  et  pénètrent  dans  le 
Libéria  où  ils  touchent  les  Véï.  Ils  se  disent  Dialonkés.  origi- 
naires du  Fouta  et  leur  domination  sur  les  Tomas  n'est  plus 
que  nominale.  »  Les  Maniankés  sont  proches  parents  des 
Koniankés. 

Les  Kissiens  doivent  être  rangés  aussi  parmi  les  Mandés  de  l'est, 
les  Kissiens  qui  possèdent  des  coutumes  familiales  tout  à  fait 
semblables,  nous  l'avons  vu,  à  celles  des  Malinkés.  Ces  Kissiens 
occupent  le  cercle  de  Kissidougou  où  ils  ont  leur  centre.  Au 
nord  ils  habitent  encore  le  Seradou,  petite  province  du  cercle 
de  Faranah,  où  ils  sont  3.000  environ  et  au  sud  le  secteur  mili- 
taire de  Bamba  où  ils  seraient  L20.000.  Cela  ferait  200.000  Kis- 
siens en  tout.  Les  Kissiens  sont  des  cultivateurs  de  riz  comme 
les  Malinkés.  Ils  sont  travailleurs  et  soumis.  Jadis  ils  devaient 
être  cultivateurs  et  guerriers,  comme  le  sont  en  général  les 
Mandés.  André  Arcin  dit  à  leur  sujet  :  «  Les  Kissiens  semblent 
être  d'une  origine  voisine  de  celle  des  Tomas.  Néanmoins  ils  ont 
un  dialecte  particulier  et  on  les  assimile  assez  souvent  aux  Ma- 
linkés. Ils  seraient  installés  dans  leur  pays  depuis  environ  deux 
cents  ans,  venant,  disent-il,  du  Fouta.  Ils  sont  de  taille  moyenne, 
robustes.  Leur  caractère  est  plutôt  doux  et  ils  ressemblent  en 
tous  points  aux  Malinkés  »  (page  224). 

Les  Diarankés  on  Diarankas,  Diakankés  on  Diakankas,  sont 
des  Mandes  qui  habitent  une  partie  du  Fouta-Djallon  avec 
les  Foulahs.  Us  semblent  être  venus  du  nord  a  ver  ceux-ci. 
M.  André  Arcin  en  fait  des  Mandés-Dioulas,  grands  commer- 
çants comme  ceux-ci.  r<  Vers  le  nord,  dit-il  page  214),  répan- 
dus dans  le  Niocolo,  le  Dentilia.  le  Koïn,  le  kita.  le  Zabé  sont 
des  hommes  venus  du  Diaka  sénégambien  qu'ils  avaient  quitté 
à  la  suite  de  la  conquête  de  leur  pays  par  l'almamy  du  Boun- 
dou.  Ils  ont  reçu  de  ce  l'ait  le  nom  de  Diakankés  Hommes 
(Uké)  du  Diaka].  En  réalité,  ce  sont  des  Dioulas  qui  sont,  comme 
eux,  musulmans  pratiquants  et  marchands  rusés.  Réputés  grands 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  I  S.'{ 

marabouts,  ils  ont  été  partout  exemptés  du  service  de  la  guerre. 
Ils  ont  créé  en  Guinée  des  centres  importants  et  prospères.  Ri- 
ches, possédant  de  nombreux  esclaves  qu'ils  mènent  durement, 
ils  ont  une  réputation  de  cultivateurs  émérites  [grâce  justement 
à  ces  nombreux  esclaves  qu'ils  mènent  durement].  Aussi  les  Dia- 
kankés  Toubakaï  hommes  de  Toula)  ont-ils  obtenu  des  Lan- 
doumans  l'autorisation  de  cultiver  les  terres  qu'ils  laissaient  en 
friche.  Touba,  fondé  par  un  Diabi  Gassama  nommé  Diako-Lay, 
est  actuellement  un  gros  village  enclavé  dans  la  province  de 
Binani  avec  sa  dépendance  Toubaudi.  Le  chef  est  un  marabout 
réputé  qui  attire  autour  de  lui  de  nombreux  adeptes,  ce  qui  sert 
à  la  fois  sa  réputation  de  sainteté  et  le  mercantilisme  de  sa 
famille.  Médina  Kouta  de  nouveau  Médinei  est  un  autre  grand 
centre  musulman  et  commerçant  dans  le  nord  du  Labé.  Enfin, 
dans  le  Koïn,  ils  occupent  de  nombreux  villages,  Kakoun,  Ké- 
lila,  etc.  On  en  trouve  môme  dans  le  cercle  de  Timbo  (N'DÏrë 
Fadama)  et  dans  le  N'Gabou  (le  Doumbouïa).   » 

Les  Dioutas  ou  Youlès  paraissent  se  rattacher  étroitement  aux 
Dialonkés  et  aux  Soussous.  C'est  aussi  l'avis  de  M.  André  Arcin 
qui  dit,  page  212  :  «  Remarquons...  que  les  Dioulas,  d'après 
leurs  noms  de  famille  et  leurs  traditions,  semblent  être  (Sous- 
sou,  Dialonkés,  etc.)  plus  fortement  métissés  de  Malinkés  que 
leurs  frères  ».  Ils  formeraient  donc  la  transition  ethnologique 
entre  les  Dialonkés  et  les  Malinkés. 

Actuellement  le  mot  dioula  signiiie  dans  toute  la  Guinée  fran- 
çaise :  commerçant,  colporteur.  Cela  vient  de  ce  que  nos  Dioulas 
de  race  ont  montré  des  aptitudes  spéciales  et  extraordinaires 
pour  le  commerce,  au  moins  relativement  aux  autres  Man- 
dingues.  Peut-être  au  moment  où  les  Soussous-Dialonkés,  encore 
pasteurs  ou  peu  cultivateurs,  débordaient  sur  la  Guinée  fxiiï- 
\i\  siècle),  puis  ayant  conquis  La  terre,  se  mettaient  ;'i  la  culture, 
Les  Dioulas  se  sont-ils  mis  au  commerce,  exploitant  commerciale- 
ment les  populations  du  sud-ouest  et  du  siul-est.  Lis  auraient  gagné 
ainsi  cette  renommée  de  commerçants  par  excellence  qui  t'ait  que 
désormais  le  terme  de  dioula  es!  synonyme  en  Guinée  de  celui 
de  traitant,  colporteur.  Je  propose,  du  moins,  cette  explication. 


1»4  LE    NOIR    DE   GUINEE. 

Voyons  où  habitent  actuellement  les  Dioulas  de  race.  «  On  les 
rencontre  en  groupes  compacts,  dit  André  Arcin,  page  212,  dans 
le  Diéni,  à  San,  le  Macina,  le  Mossi,  le  Kouroudougou,  le  Ouoro- 
dougou,  le  pays  de  Kong,  etc.  En  Guinée,  ils  sont  représentés 
par  une  fraction  assez  nombreuse  dans  la  Mellacorée  où  ils  sont 
appelés  Youla  (pluriel  :  Youlé).  Vers  les  frontières  du  nord,  chez 
les  Koniaguis,  Bassaris,  etc.,  ils  forment,  d'après  Ranzon,  un  cin- 
quième de  la  population,  dite  malinkée,  de  ces  régions.  »  «  Les 
Youlè  de  Mellacorée,  ajoute  André  Arcin,  page  213,  se  disent 
à  l'heure  actuelle  Soso.  Ils  en  ont  pris  toutes  les  habitudes,  d'ail- 
leurs très  voisines  de  celles  qu'ils  avaient  eux-mêmes.  Mais  ils 
semblent  avoir  perdu,  à  la  suite  des  luttes  terribles  qu'ils  ont  eu 
à  soutenir,  une  partie  des  qualités  de  leur  race.  L'insécurité  du 
pays,  les  alertes  constantes  ont  atténué  les  aptitudes  commer- 
ciales que  nous  leur  voyons  par  ailleurs.  En  certains  endroits, 
ils  sont  devenus  apathiques  comme  d'ailleurs  leurs  voisins  dia- 
lonkés.  Leurs  villages  sont  à  demi  ruinés,  les  cultures  à  peine 
suffisantes  pour  les  besoins,  et  quelquefois  il  règne  famine  dans 
le  pays.  Néanmoins,  dans  les  parties  les  plus  rapprochées  de  la 
côte,  on  les  retrouve  avec  leurs  qualités  natives,  et  c'est  à  eux 
que  l'on  doit  la  fondation  des  gros  villages  commerçants  de  Fa- 
récaria,  de  Malikouré  (qui  devient  par  suite  Farmoréa),  de  Bé- 
reiré...  » 

On  trouve  aussi  des  Dioulas  dans  la  forêt  équatoriale.  Ce  sont 
sans  doute  un  premier  ban,  antique,  de  la  race.  Ils  s'appellent 
ici  Dioulas,  Guio  ou  Mahou.  «  Ces  Dioulas  ou  Guio  ou  Mahou,  dit 
André  Arcin,  page  175,  qui  peuplaient  le  Mahou,  ont  conservé 
au  cour  de  ce  pays  un  groupe  peu  important  dans  le  massif  de 
Gouan.  Refoulés  par  les  Métés  dont  l'origine  nous  est  inconnue 
(probablement  des  Mandés  .  puis  par  les  Dio mandés,  ils  se  sont 
réfugiés  dans  la  forêt.  Lue  de  leurs  familles,  les  Ouabés,  es!  dans 
la  zone  d'influence  du  cercle  de  Touba  (Côte  d'Ivoire  i.  les  Gouro 
forme  une  autre  de  leurs  familles.  D'où  le  nom  de  Gouro-Dioula 
qu'on  leur  donne  parfois.  La  route  de  Doué  à  Man  où  se  trouvent 
les  Diomandés  est  la  seule  fréquentée.  Le  reste  du  pays  est  inex- 
ploré.  »  <«  Les  Dioulas,  ajoute  André   Arcin,  page  213,  sont  dits 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  183 

anthropophages.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils  parlent  un  dia- 
lecte mandé  appelé  Guio  (comparer  au  mot  Guioula  par  lequel 
les  Dioulas  se  désignent  entre  eux).  Les  Dioulas  les  appellent 
Koro  ou  Gouro  Dioula,  les  vieux  Dioulas  ». 

Enfin  les  Véï  du  Sierra-Leone  sont  aussi  des  Dioulas.  «  Les  Véï, 
dit  André  Arcin,  page  212,  sont  en  effet  des  Dioulas  qui  se  sont 
séparés  depuis  longtemps  de  la  souche  principale.  On  les  appelle 
parfois  Térébé  Ugyiela,  Dioulas  de  l'Occident,  du  couchant...  Il 
est  très  facile  de  se  rendre  compte  qu'il  y  a  une  étroite  parenté 
entre  les  langues  soso,  soninké,  dioula  et  véï,  sans  parler  des 
ressemblances  ethnographiques.  Mais  les  Veï  accuseraient  dans 
ce  groupe  les  dissemblances  les  plus  marquées...  Les  Veï  qui 
sont  répandus  dans  le  sud  de  la  colonie  de  Sierra-Leone,  se 
distinguent  par  une  intelligence  vive  et  de  grandes  aptitudes 
commerciales.  On  sait  que  c'est  le  seul  peuple  nègre  qui  ait  à 
l'heure  actuelle  une  écriture  spéciale  imaginée  par  lui.  » 

Enfin  «  les  Nigouy  de  la  région  de  Touba  (Côte  d'Ivoire)  et  les 
Ligbi  (Kari  dioula  ou  dioula  de  la  lune)  de  la  Volta  noire,  seraient 
apparentés  aux  Veï  »  (André  Arcin,  page  213).  Ils  complètent  le 
cycle  des  populations  dioulas  dont  la  grande  extension  géogra- 
phique  est  sans  doute  due  au  commerce. 

N'oublions  pas  que  ce  sont  les  Dioulas  qui  ont  fondé  Kong  dans 
le  nord  de  la  Côte  d'Ivoire,  dans  la  partie  soudanaise  du  pays, 
au  dessus  de  la  forêt.  Us  en  firent  une  grande  ville  commerciale 
qui  tirait  l'or  du  pays  dos  Achantis  (côte  de  l'Or),  les  kolas  de  la 
forêt  et  les  esclaves  d'un  peu  partout.  Aujourd'hui  Kong  a  en- 
core une  grande  importance  commerciale. 

Avec  les  Dioulas  nous  en  avons  fini  avec  les  Mandingues  orien- 
taux. Ce  n'est  pas  qu'il  n'existe  des  Mandés  encore  plus  loin 
vers  l'est,  ainsi  ceux  du  Macina  et  de  la  partie  occidentale  du 
Plateau  central  nigérien.  «  Les  Mandingues,  dit  le  lieutenanl 
Gatelel  Histoire  de  la  conquête  du  Soudan  français,  1901)  se 
tiennent  dans  la  contrée  montagneuse  du  Manding,  au  sud  du 
Dirgo,  entre  le  GadougOU  et  le  Niger;  cultivateurs  d'un  caractère 
ombrageux  et  rapacc,  ils  détestent  les  Européens... 

«  Sur  la  rive  droite  du   Niger  ils   couvrent  de  vastes  espaces 


1<S()  LE    NOIR    DE   GUINÉE. 

et  prennent,  suivant  les  lieux,  des  dénominations  différentes  : 
Sénoufos  dans  les  États  de  Tiéba,  Mandés  au  Macina  et  au 
Mossi.  » 

Nous  en  avons  fini  avec  les  Mandés  de  l'est,  et  ayant  vu  aupa- 
ravant les  Mandés  de  l'ouest,  avec  toutes  les  populations  nian- 
dingues  par  conséquent. 

Àupoint  de  vue  social,  les  Mandés  ne  sont  guère  à  mettre  au- 
dessus  des  Pré-Mandingues  supérieurs  que  nous  avons  vus  plus 
haut.  M.  Machat,  après  avoir  parlé  de  quelques  Etats  mandés  assez 
étendus  et  assez  bien  organisés  (et  où  du  reste  l'élément  foulbé 
et  métis  est  très  important  à  côté  de  l'élément  mandé  .  aussi  le 
royaume  de  Bondon,  ajoute  :  «  xMais  un  type  d'état  intérieur 
aux  précédents  et  fréquent  en  pays  mandé  est  celui  offert  par 
les  petits  royaumes  formés  seulement  de  quelques  villages  que 
la  mission  Oberdorf-Plat  a  traversés  dans  son  itinéraire  de  Ba- 
foulabé  à  Dinguiraye;  confédérations  minuscules  à  liens  très 
lâches  et  dont  chacune  correspond  peut-être  à  un  essaim  de  la 
migration.  Tels,  à  peu  près,  se  présentent  encore  les  groupe- 
ments mandingues  de  la  Casamance  et  ceux  du  Bambouk.  Les 
premiers  sont  «  divisés  en  plusieurs  royaumes,  quelques-uns 
sans  chef  principal  »  ou  en  petites  républiques  avec  un  almamy 
et  un  alcati.  Et  quant  au  Bambouk,  Lamartine  y  comptait  plu- 
sieurs états  malinkés;  ces  étals,  au  nombre  de  neuf  au  temps  des 
missions  Galliéni,  conservent,  même  les  plus  petits,  une  auto- 
nomie jalouse. 

«  Ces  petites  confédérations  peuvent  n'être  que  temporaires 
et.se  désagrègent  facilement.  Au  Bambouk,  Pascal  avait  constaté 
avant  Lamartine  que  chaque  village  mandé,  entouré  de  palis- 
sades ou  de  murs  en  pisé,  constitue  un  véritable  i«  tala  »  et  forme 
une  république  indépendante;  et  quand  les  colonnes  du  colonel 
Galliéni  parcoururent  la  contrée,  la  guerre  était  à  l'état  per- 
manent de  village  à  village  dans  le  même  royaume.  Il  semble 
même    et   ce  serait  là  leur  infériorité  par  rapport  an.r    TotiCOU- 

leurs  et  aux  Foulalis)  que  les  Mandés  retombent  facilement  ou 

se  maintiennent  dans  cette  situation  d'anarchie  quand  n'agit 
pas  nue  cause  quelconque  de  groupement,   présence  des  métis 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  187 

guidés  par  les  marabouts,  péril  commun  ou  nécessité  d'ex- 
ploiter les  voisins.  Aussi  beaucoup  de  villages  mandingues,  entre 
le  Baoulé  et  le  Falémé,  n'entrent  dans  aucune  organisation. 
Ainsi  encore  les  Malinkés  du  Niocolo  offrent  au  point  de  vue  poli- 
tique «  le  gâchis  par  excellence  »  (Ranzon). 

Ainsi  nous  retrouvons  chez  le  Mandé  l'inaptitude  générale  et 
endémique  du  noir  à  former  de  grands  États  bien  constitués. 

Les  Foulahs.  —  Nous  voici  maintenant  arrivés  à  la  race  foulah 
si  importante  en  Afrique  occidentale. 

Les  Foulahs  proprement  dits  ne  sont  pas  une  race  pure.  Ils 
sont  le  produit  d'un  métissage  des  Foulbés  pasteurs  avec  les 
noirs  sédentaires  et  cultivateurs.  De  ce  métissage  sont  sortis  : 

1°  Les  Foulahs; 

■1   Les  Toucouleurs  : 

3°  Les  Sarracolets. 

Notons  que  les  Toucouleurs  sont  un  mélange  de  Yolofs  et  de 
Foulbés  et  non  de  Mandés  et  de  Foulbés  comme  les  Foulahs. 
Mais  comme  les  Yolofs  sont  une  forte  race  noire  cultivatrice 
égale  aux  Bambaras  et  aux  Malinkés,  les  Toucouleurs  ne  sont 
pas  inférieurs  aux  Foulahs,  au  contraire. 

Nous  parlerons  successivement  : 

1  Des  Foulbés  qui  sont  la  race  pure,  mère  de  tous  ces  métis- 
sages, la  souche  d'où  elles  proviennent; 

2°  Des  Foulahs,  des  Sarracolets  et  des  Toucouleurs  qui  sont 
sortis  du  métissage  des  Foulbés  et  des  purs  noirs. 

Les  Foulbés.  —  C'est,  de  tous  les  auteurs  que  j'ai  consultés, 
M.  Mâchai  quia  le  mieux  étudié  les  Foulbés  dans  son  ouvrage  déjà 
cité  Les  rivières  du  sud  et  le  l:<mlji-l)/allon,  pages  -2(>7  à  275  . 
Aujourd'hui,  dit-il,  page  268,  il  n'est  pas  un  canton  de  la 
Guinée  au  nord  du  10°,  où  les  explorateurs  n'aient  l'occasion  de 
rencontrer  ces  nomades  ('pars  au  milieu  des  noirs.  Ils  y  sonl 
même  beaucoup  plus  accessibles  que  leurs  frères  du  Soudan 
central  dépeints  naguère  encore  par  Passarge,  connue  des  ber- 
gers mystérieux  qui  gardent  leurs  troupeaux  à  L'écart,  armes 
d'arcs  <■(  de  Mèches... 


188  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

«  Les  cartes  et  les  récits  de  voyage  du  xvne  siècle  portent  déjà 
de  nombreuses  mentions  de  groupes  foulbés  sur  la  Casamance 
et  sur  la  Gambie,  de  ces  foulacoundas  (établissements  de  Fou- 
lahs  de  Xubi-Berbères  que  l'on  peut  voir  aujourd'hui  «  en  longue 
traînée  »  du  Darfour  au  Bas  Sénégal  et  de  ce  pays  au  Bas  Niger 
et  au  Cameroun  »  (page  270). 

M.  Machat  note  toutes  les  transformations  des  Foulbés  depuis 
ceux  restés  pasteurs  purs  jusqu'à  ceux  qui  ajoutent  au  travail 
pastoral  soit  le  commerce,  soit  l'industrie,  soit  une  culture 
rapide.  C'est  un  intéressant  chapitre  de  science  sociale  que  celui 
de  ces  transformations  successives. 

Voici  d'abord  les  pasteurs  purs,  décrits  ainsi  par  M.  Mizon 
{Annales  de  géographie,  1894-1895)  :  «  Au  milieu  des  noirs 
errent  les  Foulbés  pasteurs,  poussant  devant  eux  leurs  trou- 
peaux de  zébus,  plantant  leurs  tentes  partout  où  croit  l'herbe, 
sur  les  plateaux  pendant  les  pluies,  sur  le  bord  des  rivières 
quand  le  vent  d'harmattan  a  desséché  les  prairies.  Ils  payent 
aux  maîtres  de  la  terre  la  dîme  de  leurs  troupeaux  et  échangent 
le  surplus  de  leur  lait  et  de  leur  beurre  contre  les  produits  de 
l'industrie  des  Haoussas.  »  M.  Machat  dit,  à  son  tour,  page  271  : 
«  Dochard  parle  des  Foulbés  «  errants  »  de  la  Basse  Gambie, 
Mollien  de  ceux  rencontrés  près  de  Kadé,  village  mandé:  René 
Caillié  des  diverses  bandes  avec  lesquelles  il  entra  en  rapport 
entre  le  Bio-Nuncz  et  le  Haut  Loyon  (vers  Oréoussa  par  exem- 
ple .  comme  d'indigènes  presque  exclusivement  pasteurs.  •  «  Ils 
vivent,  dit  René  Caillié,  loin  de  toute  société,  se  nourrissant  de 
riz  et  de  lait  et  s'abrilanl  dans  des  huttes.  »  Thomson  a  ren- 
contré aussi  des  campements  de  Foulbés  pasteurs  dans  le  Ta- 
misso,  Bertrand-Bocandé  dans  la  Guinée  portugaise,  la  «  Basse 
Gambie,  llecquard  dans  l'ouest  du  Foulah,  près  du  Tominé, 
M.  Boucher (1903)  dans  le  Badias.  Enfin  M.  leDr  Maclaud  a  caracté- 
risé les  campements  des  «  Pouls-Bourouré  »  de  la  brousse  .  chas- 
seurs et  bergers,  visités  par  lui  près  de  Touba  H  dans  le  Bauvé  ». 

Voici  maintenant  des  Foulbés  joignant  le  commerce  à  l'ait 
pastoral,  u  Dès  1800,  dit  M.  Machat,  p.  -271.  M.  Winterbottom 
décrivit    des    marchands    foulbés    descendus    des   environs    de 


LES    RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  189 

Timbo  aux  rivières  du  sud  :  ils  trafiquent,  dit-il,  des  esclaves, 
des  dents  d'éléphants,  du  riz,  du  bétail,  contre  du  poivre,  des 
kolas,  des  armes,  des  vêtements  et  du  tabac.  Ils  forment  des 
groupes  qui  ne  se  mêlent  pas  avec  les  noirs,  qui  séjournent  dans 
des  huttes  élevées  à  l'arrivée  :  un  chef  traite  au  nom  de  tous.  » 

D'autres  fabriquent  une  partie  des  objets  qu'ils  échangent,  ou 
plus  exactement  font  fabriquer  ces  objets  par  leurs  laobés  ou 
forgerons.  Là  la  fabrication  s'ajoute  au  commerce. 

Enfin  les  Foulbés  en  viennent  même  à  l'agriculture  et  à  une 
dcmi-sédentarité.  «  Mungo-Park,  dit  Machat,  page  274,  le  pre- 
mier Européen  qui  vit  de  près  les  Foulbés  du  Soudan  occidental 
(dans  le  Boudou),  note  que  ce  sont  des  demi-nomades  attachés 
à  la  fois  à  la  vie  pastorale  et  agricole.  «  Ils  se  sont  répandus, 
dit-il,  dans  plusieurs  royaumes  de  la  côte,  où  ils  payent  tribut 
pour  être  bergers  et  laboureurs.  »  Dans  certains  pays  du  Fouta- 
Djallon  ils  ne  vivent  pas  seulement  comme  ceux  vus  par  F.  Du- 
bois, au  sud  du  Tamisso,  des  produits  de  leurs  troupeaux  et  de 
la  vente  des  objets  fabriqués  par  les  laobés;  mais  ce  sont  eux 
encore,  comme  au  commencement  du  siècle  dernier.  «  qui  cul- 
tivent la  plus  grande  partie  du  grain  qui  se  recueille  ».  Sans 
doute,  les  détails  que  l'on  trouve,  à  leur  sujet,  dans  la  plupart 
des  récits  de  voyages,  se  rapportent  surtout  à  la  vie  pastorale. 
On  nous  les  montre  experts  à  soigner  les  troupeaux,  à  conserver 
et  à  traiter  le  lait.  On  indique  qu'ils  ont  propagé  les  zébus  au 
Soudan,  qu'ils  n'ont  d'autres  relations  avec  les  noirs  que  pour 
leur  vendre  du  lait,  du  beurre,  des  peaux,  qu'ils  possèdent 
assez  souvent  de  bons  chevaux.  Mais  voici  les  Foulbés  de  la  Ca- 
samance,  par  exemple,  qui  non  seulement  élèvent  des  bœufs  et 
cultivent  la  terre,  mais  encore  chassent  l'éléphant  et  travaillent 
le  coton  :  «  C'est  à  proportion  du  nombre  des  Foulbés  établis  que 
le  chef  du  village  mandé  a  puissance,  richesses  et  considéra- 
tion ».  Si  ces  indigènes  se  déplacent  souvent,  cela  tient  à  l;i 
nécessité  de  changer  de  pâturage,  à  l'habitude  de  vivre  isolé, 
à  l'oppression  qui  pèse  sur  eux.  » 

En  résumé,  nous  voyons  les  Foulbés,  répandus  de  la  Nubie  au 
Sénégal,  passer  (le  la  pâture  pure  à  la  pâture  soutenue  par  le 


11)0  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

commerce  et  l'industrie,  et  de  la  pâture  soutenue  par  le  commerce 
et  l'industrie  à  tout  ceci  soutenu  par  la  culture.  Au  point  d'ar- 
rivée, les  Foulbés  de  nomades  purs  sont  devenus  à  demi  séden- 
taires. Un  pas  de  plus  encore,  et  du  mélange  de  ces  demi-séden- 
taires avec  les  Mandingues,  cultivateurs  et  sédentaires,  naîtront 
les  Foulahs  et  les  Toucouleurs  dont  nous  allons  nous  occuper 
maintenant.  Donnons,  en  terminant,  la  description  anthropolo- 
gique que  M.  Machat  fait  des  Foulbés,  ouvrage  cité,  p.  -272. 
«  Seuls  les  Foulbés,  nomades  ou  demi-nomades,  présentent  en 
Guinée,  dit-il,  des  colorations  claires  de  la  peau  distinctes  des 
noirs  mats  ou  cuivrés  que  l'on  rencontre  chez  les  Mandés  et 
chez  les  métis,  «  teint  café  légèrement  brûlé  »,  «  couleur  jaune 
tirant  sur  le  rouge  »,  parfois  des  tons  presque  blancs.  La  svel- 
tesse, la  finesse  des  membres,  la  régularité  des  traits  et  même 
leur  beauté,  les  cheveux  lisses  et  tressés  en  nattes  (chez  les 
hommes  comme  chez  les  femmes),  la  barbe  au  menton,  sont 
des  caractères  moins  spéciaux  qu'offrent  par  exemple  aussi  les 
Toucouleurs,  les  Kassonkhés  et  même  les  Sonninkés.    » 

Passons  maintenant  aux  Foulahs. 

Les  Foulahs.  —  Nous  avons  distingué  soigneusement  les 
Foulahs  des  Foulbés  purs,  mais  il  ne  faudrait  pas  confondre, 
comme  on  tend  trop  à  le  faire  maintenant,  les  Foulahs  avec  les 
Mandingues.  La  vérité  est  que  Foulahs  et  Mandingues  sont  très 
différents  et  physiquement  et  moralement.  Chez  les  uns  on  re- 
trouve très  fortement  imprimée  une  influence  pastorale  et  no- 
madique  encore  récente;  chez  les  autres,  cette  influence  ances- 
trale  nomadique  et  pastorale,  si  elle  a  jamais  existé,  est  tout  à 
fait  effacée  maintenant.  Les  uns  ont  les  caractères  physiques  et 
moraux  de  gens  qui  étaient  —  il  y  a  encore  peu  de  généra- 
tions —  des  pasteurs  et  des  nomades,  tandis  que  les  Mandés 
ont  les  caractères  physiques  et  moraux  de  gens  qui  sont  devenus 
depuis  longtemps  tout  à  fait  cultivateurs  et  sédentaires.  Joigne/ 
à  cela  les  différences  anthropologiques  sur  lesquelles  nous  au- 
rons a  revenir  plus  loin  et  nous  conclurons  qu'il  y  a  encore 
plus  de  différences  entre  les  Foulahs  et  les  Mandés  qu'entre  les 
Foulbés  et  les  Foulahs. 


LES   RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  191 

J  ai  été  à  même,  dans  le  cercle  de  Faranah,  en  1906-07,  de 
comparer  longuement  les  Mandés  du  cercle  avec  les  Foulahs- 
Houbbous  qui  occupent,  dans  le  nord  de  celui-ci,  la  province 
du  Fitaba.  Or,  le  Foulah-Houbbou  est  physiquement  petit,  ma- 
lingre, chétif,  avec  des  membres  grêles.  Un  Mandé  en  vaut  bien 
deux  comme  force  musculaire.  Tandis  que  les  porteurs  malinkés 
ou  diaJonkés,  soussous  ou  kissiens  portent  facilement  sur  leur 
tête  25  ou  30  kilos  pendant  des  étapes  journalières  de  30  kilo- 
mètres, les  Foulahs  peuvent  à  peine  en  porter  12  ou  15  dans 
les  mêmes  conditions.  Aussi,  si  on  les  fait  porter,  ils  s'enfuient  ; 
si  on  pouvait  parvenir  par  la  force  à  les  empêcher  de  s'enfuir 
(ce  qui  d'ailleurs  est  impossible),  ils  mourraient.  Du  reste,  ils 
ont  la  même  horreur  et  la  même  inaptitude  pour  le  travail  de 
terrassement  que  pour  le  portage  :  tandis  que  le  Mandé  fait 
un  bon  terrassier  pour  les  travaux  du  chemin  de  fer  Konakry- 
Niger  et  tandis  qu'on  n'a  pas  plus  de  10  p.  100  de  déserteurs  à 
compter  chez  lui,  on  a  100  p.  100  de  déserteurs  à  compter  chez 
les  Foulahs,  quand  on  les  envoie  à  ces  travaux.  J'en  ai  fait  moi- 
même  l'expérience.  Et  cette  inaptitude  à  tout  travail  dur  est  la 
même  chez  tous  les  Foulahs.  chez  le  Houbbou  du  cercle  de 
Faranah,  comme  chez  le  Foulah  ordinaire  du  cercle  de  Timbo. 
Seulement  il  faut  noter  ici  une  différence  physique  :  le  Foulah 
de  Timbo  est  plus  grand  que  le  Foulah  du  Fitaba.  Il  est  long 
et  maigre,  tandis  que  le  Houbbou  est  petit  et  maigre;  mais,  en 
définitive,  il  n'est  pas,  je  crois,  beaucoup  plus  fort. 

Même  différence  morale  entre  le  Foulah  et  le  Mandé.  Le  Foulah 
est  rusé  et  double  :  à  l'extérieur  il  montrera  une  soumission  dé- 
férente, obséquieuse  même,  à  l'autorité  française,  mais  au  de- 
dans il  aura  la  résolution  bien  arrêtée  de  ne  rien  faire  de  ce 
qu'on  lui  commande.  Il  promettra  toujours  et  ne  tiendra  ja- 
mais. Au  contraire,  le  noir  ordinaire  obéit  et.  une  fois  qu'il  a 
promis,  tiendra  plus  facilement  parole.  S'il  ne  le  fait  pas,  ce 
sera  par  indolence  et  paresse,  plutôt  que  par  mauvaise  volonté 
et  désir  bien  arrêté  de  ne  pas  obéir.  En  un  mot,  le  (Mandé  sup- 
porte mieux  notre  autorité  que  le  Foulah  et  nous  rend  plus  de 
services. 


19:2  LE    NOIR   DE    GUINÉE. 

Il  faut  ajouter  aussi  que,  si  le  Mandé  est  plus  travailleur, 
plus  fort  physiquement,  plus  courageux  moralement  et  enfin 
plus  soumis  à  nous  que  le  Foulah,  à  certains  autres  égards 
ce  dernier  l'emporte  de  beaucoup  sur  le  Mandingue  :  il  est 
plus  intelligent  et  plus  lettré  d'abord,  ce  qui  vient,  à  mon  avis, 
de  la  supériorité  du  sang  et  de  l'influence  nordique.  Ensuite  il 
est  plus  autoritaire  et  sait  commander  dans  sa  famille  et  dans 
l'état  :  ce  Foulah,  en  effet,  qui  supporte  si  mal  notre  autorité 
à  nous  Français,  est  très  autoritaire  chez  lui,  aime  l'apparat  et 
la  règle  rigide,  et  sait  mener  durement  ses  femmes  et  ses 
esclaves,  voire  ses  administrés.  C'est  cette  qualité  qui  a  rendu 
les  Foulahs  capables  de  fonder  un  petit  empire  dans  le  Fouta- 
Djallon  et  qui  les  a  fait  dominer  guerrièrement  et  politiquement 
sur  les  Mandés  voisins.  Les  Mandés,  eux,  sont  bons  cultivateurs 
et  même  bons  guerriers,  mais  ils  ont  trop  de  laisser-aller, 
trop  de  tendance  à  l'individualisme  pour  bien  commander  et 
bien  obéir.  Ne  sachant  pas  commander  et  ne  sachant  pas  non 
plus  obéir  ou  plutôt  n'obéissant  pas  à  des  chefs  qui  ne  savent 
pas  le  commander,  il  devient  la  proie  des  Foulahs  ou  des  Tou- 
coulcurs. 

Remarquons  que  ce  qui  manque  au  Mandé,  comme  du  reste 
au  Pré-Mandé,  au  primitif,  ce  «  n'est  pas  tant  de  savoir  obéir 
que  de  savoir  commander.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  le  noir 
obéit  admirablement  aux  gens  de  race  blanche  :  témoin  les  ti- 
railleurs sénégalais,  bambaras,  malinkés  qui.  bien  encadrés,  sont 
soumis,  disciplinés,  courageux,  excellents  ».  Le  noir  sait  donc 
obéir  quand  on  sait  le  commander,  mais  il  n'obéit  pas  quand 
on  ne  sait  pas  le  commander.  Or,  c'est  généralement  ce  que  le 
chef  noir  ne  sait  pas  faire.  Le  noir  offre  matière  au  commande- 
ment, mais  il  n'a  pas  en  lui-même  de  quoi  constituer  un  sé- 
rieux commandement  politique. 

En  résumé,  le  Mandé  el  1<-  Foulah  diffèrent  d'une  façon  très 
sérieuse  et  au  point  de  vue  physique  et  au  point  de  vue  moral,  et 
on  aurait  tort  de  trop  assimiler  le  Foulah  au  Mandé  par  réac- 
tion contre  la  vieille  tendance  qu'on  pouvait  avoir  en  184-0  de 
faire  des  Foulahs  un  peuple  très  supérieur  à  tous  les  noirs,  d'o- 


LES   RACES   DE    LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  193 

rigine  tout  à  fait  autre  et  les  dominant  de  loin.  La  vérité  n'est, 
à  mon  avis,  dans  aucun  de  ces  deux  extrêmes. 

Ceci  dit,  nous  pouvons  nous  demander  où  a  eu  lieu  cette  fu- 
sion des  Foulbés  et  des  Mandés  qui  a  donné  le  Foulah. 

D'abord,  il  y  a  eu,  semble-t-il,  une  descente  de  métis  de 
Foulbés  et  de  Mandés  ou  de  Foulbés  et  de  Yolofs  du  nord  séné- 
galien  vers  le  Fouta-Djallon  guinéen.  Puis  il  y  a  eu  beaucoup 
plus  récemment  une  invasion  de  Foulbés,  non  absolument  purs, 
du  moins  beaucoup  plus  purs,  qui  est  venue  de  Test,  de  la  bou- 
cle du  Nig-cr,  du  Macina.  Cette  invasion  dernière,  qui  a  déter- 
miné la  création  de  l'empire  foulah,  s'est  faite  en  plusieurs 
fois  pendant  la  seconde  moitié  du  xvne  siècle  et  le  xvme  siècle. 

Sur  le  premier  point,  voici  les  principaux  témoignages  :  «  Mol- 
lien,  dit  M.  Machat,  page  277,  se  prononce  pour  une  pénétration 
de  Toucouleurs  partis  du  nord.  »  «  Il  n'est  pas  douteux,  dit  encore 
M.  le  Dr  Toutain,  d'après  ses  propres  observations  et  sur  l'auto- 
rité de  Faidherbe  et  de  Barth,  que  c'est  de  la  Sénégambie  que 
sont  partis  les  Foulbés,  ou  mieux  leur  métis  Khassonkés,  Fou- 
lahs-Sénégalais,  Toucouleurs,  qui  dominent  les  deux  tiers  du 
Soudan  ».  Il  faut  d'ailleurs  supposer  par  cela,  comme  le  fait 
M.  Madrolle,  [poursuit  M.  Machat],  que  le  Fouta  sénégalais  a  été 
le  point  extrême  d'aboutissement  des  émigrations  peules,  le 
centre  où  le  métissage  s'est  opéré  entre  Foulbés  (venus  de  l'est 
ou  du  nord)  et  les  Ouolofs  et  les  Mandés,  et  duquel  les  Foulahs 
sont  ensuite  repartis  en  sens  inverse  pour  soumettre  le  Boun- 
dou.  le  Fouta-Djallon,  puis  le  pays  de  la  boucle  (Macina  et 
autres).  Bécomment  M.  Lasnet  s'est  rangé  à  cette  opinion.  Pour 
lui,  la  migration  des  Foulbés.  très  ancienne,  antérieure  à  l'Is- 
lam, s'est  d'abord  faite  de  l'est  à  l'ouest  et  continue  dans  ce 
sens;  mais  elle  a  abouti  d'abord  à  la  fondation  des  États  du 
Fouta  sénégalais,  d'où  sont  partis  les  émigrants  venus  au  Boun- 
dou  et  au  Fouta-Djallon.  » 

Le  second  point  est  certainement  encore  mieux  établi.  Des 
Foulbés  pasteurs  sont  venus  au  Fouta-Djallon  des  pays  delà  bou- 
cle du  Niger  et  principalement  du  Macina.  «  C'est  notamment, 
dit  M.  Machat,  page  277.  la  manière  de  voir  de  M.  Bayol  «t  Noi- 

13 


194  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

rot,  et  le  premier  fixe  même  à  la  fin  du  xvue  siècle  l'exode  des 
bergers  et  des  troupeaux  du  Macina,  conduits  par  deux  ou  trois 
puissantes  familles  (Seri,  Saïdi,  etc.  )  ». 

Du  reste  les  deux  théories  ne  sont  pas  contradictoires,  quoi- 
que les  tenants  de  chacune  d'elles  semblent  les  considérer  géné- 
ralement comme  telles.  Elles  peuvent  se  concilier  au  contraire 
sans  difficulté.  «  M.  Fameehon  (dit  Manchat,  page 278),  dont  la 
notice  sur  la  Guinée  Française  s'inspire  peut-être  de  documents 
inédits,  admet  que  l'invasion  post-mandée  s'est  faite  en  deux 
fois  dans  la  colonie  :  des  Foulacoundas  (Foulbés.  Khassonkés, 
Tarodos)  fétichistes  se  sont  établis,  sous  un  certain  Colipouli. 
dans  le  Labé,  venus  du  nord,  et,  d'autre  part,  des  Foulbés  du 
Macina  (métis)  ,  déjà  «  en  relation  avec  les  musulmans  » . 
ont  pénétré  dans  la  région  de  Timbo,  précédés  par  des  ma- 
rabouts et  conduits  par  quelques  familles  (Séri,  Saïdi;.  Ils  sont 
arrivés  par  le  Tinkisso  et,  «  tolérés  par  les  Dialonkés  »,  se  sont 
vus  assigner  un  district...  ». 

C'est  à  cette  opinion  mixte  que  semble  se  ranger  M.  Machat 
Lui-même.  Au  contraire.  M.  Arcin  ne  veut  pas  entendre  parler 
de  l'envahissement  du  Fouta-Djallon  par  les  Foulahs  autrement 
que  parle  nord  et  le  nord-ouest.  Pour  moi.  je  nie  rallie  à  l'o- 
pinion mixte,  mais  si  on  peut  admettre  que  des  métis  de  Foul- 
bés et  de  noirs  se  sont  établis  antérieurement  dans  le  Fouta- 
Djallon,  venus  du  nord  et  du  nord-ouest,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  la  fondation  même  de  l'empire  foula  h  que  nous  con- 
naissons, vers  1  ".")(),  l'ut  due  a  l'arrivée  de  colonnes  foui  bées 
venant  de  l'est  en  droite  ligne.  Elles  trouvèrent  probablement 
un  terrain  déjà  préparé  par  des  infiltrations  de  métis  venus  du 
nord-ouesl  sénégalien,  mais,  sans  elles,  ces  métis  n'auraient 
formé  aucun  empire  et  n'eussent  pas  expulsé  du  Fouta-Djallon 
les  Soussous  dominateurs. 

Les  premiers  foulahs  (pie  nous  connaissons  qui  s'établirent 
au  Fouta  le  firent  entre  U>50  el  1694  (MM.  Madrolle  et  Noirot). 
Venaient-ils  du  nord-ouest  ou  au  contraire  de  l'est?  On  ne  sait. 
En  1700,  plusieurs  milliers  de  Foulahs  (d'après  Cordon  Laing. 
cité  par  M.  Machat.  page  282),  conduits  par  un  noniiné  Malima- 


LES    RACES    DE   LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  19o 

dou  Saïdi,  arrivèrent  au  Fouta  et 'demandèrent  aux  Dialonkés 
la  permission  de  s'y  établir  ;  ceux-ci  y  consentirent ,  sous  con- 
dition de  la  reconnaissance  de  leur  suzeraineté.  «  Gordon  Laing, 
dit  Machat,  p.  282  (en  note),  expose  les  rapports  entre  les  alma- 
mys  et  les  rois  de  Falaca  (Dialonkés)  de  1730  à  175ï,  notamment 
les  expéditions  en  commun  pour  les  razzias  dans  le  Limba  et 
dans  le  Sankaran,  puis  les  première  guerres  entre  les  vassaux 
foulahs  et  leurs  suzerains.  »  En  effet,  la  situation  de  vassalité 
ne  pouvait  pas  durer  longtemps.  M.  Binger  signale  un  important 
mouvement  de  Foulbés  qui  eut  lieu  de  175i  à  1787  de  la  boucle 
du  Niger  jusque  dans  les  pays  bambaras,  puis  au  sud.  Le  mouve- 
vement  renforça  sans  doute  l'élément  pasteur  et  musulman  dans 
le  Fouta-Djallon,  comme  aussi  au  Sénégal  dans  le  Fouta-Toron. 
En  effet,  au  Fouta-Toron,  l'empire  des  Toucouleurs  semble 
s'être  constitué  de  même  et  au  même  moment  qu'au  Fouta- 
Djallon  l'empire  foulah.  Dans  le  Fouta-Toron  qui  avait  aussi 
reçu  sans  doute  auparavant  des  métis  du  Sénégal,  une  colonne. 
venue  de  lest,  s'était  fait  donner  des  terres  en  1709  par  le  roi 
des  Sonninkés  (infidèles).  Pienforcée  sans  doute  par  le  grand 
mouvement  des  Foulbés  (1751  à  1787).  elle  établit  en  1770  sa 
suprématie  et  organisa  l'empire  toucouleur.  La  chose  venait  de 
se  passer  de  même  au  Fouta-Djallon.  En  effet  Ibrahimo-Kara- 
mokho  fonde  Timbo  en  175.4  ou  1755.  Il  fait  l'unité  religieuse 
du  pays  foulah  et  prêche  la  guerre  sainte  contre  les  infidèles  : 
entre  1755  et  1763,  les  Dialonkés,  souverains  depuis  le  xiv  siècle 
du  Fouta-Djallon,  sont  battus  et  mis  sous  le  joug.  Mais  une  im- 
portante coalition,  comprenant  les  Dialonkés  du  sud  Soliman. 
etc.),  se  forme  contre  les  vainqueurs  et  Timbo  est  pris  et  détruil 
par  les  coalisés  (1763).  Ce  désastre  n'abattit  pas  cependant  les 
Foulahs  et  Ibrahimo-Karamokho  reprit  l'avantage  et  rejeta  les 
Dialonkés  au  sud  et  les  Malinkés  à  l'est.  Il  devint  fou  au  mont 
Dantégué  après  sa  victoire  de  Talansan  et  ce  fut,  semble-t-il,  le 
conseil  des  marabouts  de  Foukoumba  qui  hérita  .le  son  pouvoir. 
Mais  ce  conseil  se  rendit  intolérable  et  Ibrahimo-Sor\  qui  re- 
présentait l'élément  laïque  el  guerrier,  les  chefs.  «  profita  d'une 
citation  devant  ce  conseil    à    propos  d'une  guerre  contre  les 


196  l.E    NOIR    DE    GUINÉE. 

Tiapys)  pour  en  mettre  à  mort  les  membres.  Une  assemblée  de 
guerriers  lui  donna  le  titre  d'almamy;  il  augmenta  le  conseil 
(recruté  désormais  sans  doute  parmi  les  chefs)  et  s'établit  avec 
lui  à  Timbo  »  (Machat,  page  281).  C'est  de  cette  époque  que  date 
l'alternance  royale  des  Soryas  et  des  Alphayas,  les  Soryas  étant 
les  descendants  d'Ibrahimo-Sory.  et  les  Alphayas  les  descendants 
de  Karamokho-Alphas  qui  était  le  principal  marabout  au  moment 
où  le  conseil  des  Treize  de  Foukoumba  fut  dépossédé  de  son 
pouvoir.  Cette  révolution  d'Ibrahimo-Sory  ou  d'Ibrahim-Seuris 
eut  lieu  entre  1780  et  1789.  M.  Famechon  place  cet  événement 
en  1780,  Lambert  en  1787,  Madrolle  en  1788,  Bayol  en  1789. 
Nous  pouvons  prendre  la  date  intermédiaire  de  1785  pour  fixer 
le  moment  qui  fondait  la  grandeur  définitive  de  l'empire  foulah. 

Nous  avons  déjà  dit  qu'en  1770,  le  Fouta-Toron  ou  empire  des 
Toucouleurs  s'était  organisé  au  nord  contre  les  purs  nomades 
d'une  part  (Déniankés),  contre  les  Mandés  infidèles  de  l'autre, 
grâce  au  grand  marabout  Abdou-el-Kadcr.  Et  en  même  temps 
encore,  l'ancien  royaume  mandé  de  Boundou  se  réorganisait  de 
la  même  manière  par  la  conversion  forcée  de  son  roi  sous  la 
pression  d'un  certain  Ibrahima,  Toucouleur  ou  Foulah  de  race, 
venu  du  Fouta-Djallon. 

Pour  en  revenir  aux  Foulahs,  la  révolution  de  1785  donna 
un  nouvel  élan  à  leur  œuvre  victorieuse.  Mais,  au  sud,  ils  se 
heurtaient  à  la  confédération  Dialonké-Soussou  du  Solivian. 
qui  avait  fait  de  Falaba  une  redoutable  place  de  guerre  fortifiée 
contre  eux.  A  l'est  ils  se  heurtaient  à  l'expansion  malinkée, 
moins  forte  que  la  leur,  parce  que  pas  organisée,  mais  encore 
redoutable.  C'est  doue  à  l'ouest  surtout,  vers  la  côte  qu'ils  tour- 
nèrent leur  soif  de  conquèlc. 

«  On  sait  (dit  Machat,  page  285),  d'après  les  témoignages 
directs  de  Mollien  et  de  H.  Cailiié,  que  vers  18.10  le  Labé  (beau- 
coup moins  étendu  qu'aujourd'hui  ,  les  Timbi.  les  Niocolo,  le 
Baudeïa,  le  Koïu,  le  Kolladé  obéissaient  à  l'Almainy.  Son  pouvoir 
s'étendait  vers  lé  sud  jusqu'au  Hio-Nunez  supérieur,  au  Timbo, 
au  Solmia.  Sans  doute  plusieurs  des  pays  gouvernés  par  lui 
étaient  plutôt  vassaux  ou  protégés  que  sujets:  ils  étaient  proba- 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  197 

blement  dans  la  situation  décrite  un  peu  plus  tard  par  Hecquard 
pour  le  Kautora,  l'alniamy  nommant  le  chef  et  protégeant  les 
caravanes  moyennant  redevance.  Mais  les  Fouiahs  avaient  déjà 
émigré  dans  toutes  ces  régions.  Lalmamy  avait  en  outre  comme 
tributaires,  selon  R.  Caillié,  les  Landoumans  et  les  Nalous. 

Chacune  des  relations  de  voyage  postérieures  jusqu'à  l'établis- 
sement du  protectorat  français  au  Fouta-Djallon  (1888  et  défi- 
nitivement 1896-1897)  permet  d'enregistrer  de  nouvelles  étapes 
de  la  conquête  foulahne...  D'après  Hecquard,  c'est  en  18V0  que 
les  Fouiahs,  aidés  par  les  Mandés  musulmans,  commencent  à  sou- 
mettre les  «  Sonniquais  »  fétichistes  de  la  Casamance.  Et  lors 
de  sa  mission  (1851  ),  il  constata  que  les  Bauvés  étaient  «  devenus 
des  provinces  »  du  Fouta-Djallon,  que  l'almamy  «  avait  des  repré- 
sentants »  auprès  des  chefs  tiapys  (dont  le  pays  était  pour  lui 
un  terrain  de  razzia  et  un  lieu  de  passage)  que  les  Fouiahs  «  pro- 
tégeaient »  les  villages  mandingues  entre  les  rivières  Mana  et 
Koli,  que  Kade  était  devenue  tributaire,  que  l'Almamy  avait  même 
des  résidences  dans  les  foulacoundas  fondées  sur  la  Gambie  et  sur 
la  Casamance,  à  côté  des  écoles  tenues  par  les  marabouts  fouiahs. 
Vers  la  mémo  époque  (1842),  Cooper-Thonison,  venu  à  Timbo 
par  le  sud,  englobe  dans  le  Fouta-Djallon  certains  pays  sous- 
sous,  le  Tamisso,  le  Kinsam,  et  fait  aller  le  royaume  de  Timbo 
jusqu'au  Benna. 

Aimé  Olivier  trouve  en  1879-1880  le  Foréah  compris  et  les 
Fouiahs  déjà  installés  au  Bio-Nunez  et  M.  le  docteur  Bayol  (1881) 
présente  tous  les  pays  soussous  comme  tributaires.  D'un  autre 
côté,  le  Dinguiraye  où  beaucoup  de  Fouiahs  avaient  émigré  de 
la  Haute  Faleiné  (Firia)  fut  cédé  en  partie  à  l'almamy  par  Fl- 
Hady-Omo  le  grand  souverain  toucouleur). 

Ainsi  l'expansion  de  l'empire  foulah  ,  représentant  de  l'Islam, 
se  continuait  encore  en  1880,  plus  d'un  siècle  après  le  début  de 
cette  expansion.  Malheureusement  pour  ce  royaume,  les  Français 
survinrent.  C'est  en  1881  qu'eut  lieu  le  voyage  de  MM.  Bayol  et 
Mirot,  qui  obtinrent  un  premier  traité  de  protectorat.  En  I8H8.  il 
fut  renouvelé  et  rendu  effectif.  Enfin,  en  1890-97,  l'administra- 
tion directe  était  substituée  au  protectorat,  sans  secousse  et  sans 


198  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

aucune  résistance  de  la  part  des  Foulahs,  et  depuis  cette  époque, 
le  Fouta  n'est  qu'une  partie,  la  plus  grande  et  la  plus  peuplée, 
mais  une  partie  seulement  de  la  colonie  de  la  Guinée  française. 
L'empire  toucouleur  du  Fouta-Toron,  lui,  nous  avait  au  moins 
offert  une  résistance  armée. 

Avant  de  quitter  les  Foulahs.  il  nous  faut  dire  un  mot  de  leur 
caractère  anthropologique.  Nous  les  avons  décrits  ,  du  moins 
les  Foulahs  ordinaires,  les  Foulahs  «  noirs  »,  aussi  noirs  de 
peau  que  les  Mandés  ou  les  Pré-Mandés,  mais  plus  longs,  plus 
faibles,  plus  frêles,  d'apparence  plus  féminine  avec  leurs  lon- 
gues cadenettes  de  cheveux  tressés  leur  tombant  autour  de  la 
tête.  Mais  à  côté  des  Foulahs  noirs  qui  sont  l'immense  majorité, 
il  y  a  quelques  Foulahs  rouges  qui  eux  sont  des  métis  au  premier 
degré  seulement  de  Foulbés  et  de  Mandés,  tandis  que  le  Foulah 
ordinaire  est  métis  au  deuxième  degré.  M.  Mâchai  dit  à  ce  sujet 
(ouvrage cité,  page  292  :  «  Doelter.. .  sépare  du  Foulbé  :  1°  les  Fou- 
lahs  rouges  (Fouta-Fouls,  etc.  des  Portugais)  à  la  peau  rouge  brun, 
qui  sont,  dit-il,  des  métis  au  premier  degré  ;  2°  les  Foulahs  noirs. . . 
métis  de  Foulahs  rouges  et  de  Mandés,  de  Piafades,  «  dont  je  ne 
doute  pas,  écrit-il,  qu'ils  sont  de  purs  nègres  très  semblables 
aux  Mandés...  »  Lambert...  fut  reçu  à  ïimbo  par  les  deux  chefs 
Sorga  et  Alphaïa  et  il  les  présente  comme  tout  A  l'ail  différents 
l'un  de  l'autre  :  l'almamy  au  pouvoir  Sory-Ibrahimo,  «  de  sang 
peul  presque  pur  a  le  teint  rouge  comme  celui  de  certaines 
statues  égyptiennes  »,  les  cheveux  lisses  et  nattés;  il  est  obèse. 
Omar,  lils  et  petit-fils  de  Pialonkés.  est  au  contraire  noir  et 
svelte  comme  les  Mandés  ». 

Il  faut  retenir  de  ceci  qu'en  niellant  menu1  à  part  les  Foulbés, 
il  y  a  quelques  Foulahs  rouges  au  milieu  de  l'ordinaire  masse 
foulai  i. 

La  langue  parlée  par  les  Foulahs  es!  celle  des  Foulbés,  avec 
quelques  particularités. 

Nous  ne  dirons  rien  de  la  civilisation  générale  des  Foulahs,  ni 
de  leur  organisation  politique  :  nous  avons  déjà  mi  tout  cela  en 
son  lieu.  Nous  en  avons  fini  avec  eux.  Passons  maintenant  aux 
llouhhous.  qui  sont  des  Foulahs  dissidents. 


LES    RACES   DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  199 

Les  Houbbous.  —  Les  Houbbous  habitent  le  Fitaba  qui  est 
une  province  au  nord  du  cercle  de  Faranah,  ayant  pour  capitale 
Boketto.  Ce  sont  des  dissidents  religieux  qui  furent  détachés  de 
la  croyance  foulah,  commence  vers  18VT-1818  par  la  prédica- 
tion du  conquérant  toucouleur  El-Hadj-Omar  qui  était  venu 
prêcher  dans  le  Dinguiraye  (appartenant  alors  aux  Toucou- 
leurs).  Un  certain  nombre  de  Foulahs  adoptèrent  donc  les 
idées  religieuses  de  ceux-ci,  firent  sécession,  se  révoltèrent  et 
pillèrent  Timbo  en  1850.  L'almamy  Omar  les  établit  dans  le 
Fitaba  en  1852.  Là,  ils  eurent,  vers  1875,  à  combattre  une  ex- 
pédition dirigée  contre  eux  par  l'almamy  Ibrahimo.  Ils  écra- 
sèrent son  armée  à  la  bataille  de  Boketto  et  tuèrent  l'almamy 
h  coups  de  bâton,  par  crainte  de  ne  pouvoir  le  tuer  à  coups 
de  sabre,  ou  à  coups  de  fusil.  Mais  une  vingtaine  d'années  après 
(vers  1893i,  quand  Samory,  refoulé  par  nous  essaya  de  se  frayer 
une  route  vers  le  Sierra-Leone .  il  rencontra  les  Houbbous  sur 
son  passage  et  sur  l'invite  de  l'almamy  de  Timbo,  brûla  leur 
capitale  Boketto  et  fit  couper  en  morceaux  leur  chef  Abal. 

Depuis,  Boketto  a  été  reconstruit  et  le  nombre  des  Houbbous 
augmente  rapidement.  Ils  étaient  .3.500  en  1900.  En  1907.  ils 
sont  4.500.  Comme  les  autres  Foulahs,  ils  font  à  la  fois  de  la 
culture  et  de  l'élevage.  Ce  sont  eux  qui  fabriquent  le  meilleur 
beurre  de  tout  le  cercle  de  Faranah  et  qui  savent  le  mieux 
soigner  le  bétail.  Ils  sont  petits  et  maigres,  comme  je  l'ai  déjà 
•  lit,  faibles  de  membres  au  point  qu'on  dirait  des  garçonnets. 
Leur  chef  actuel  Moktar  Kaba,  petit  et  bien  pris,  avec  de  beaux 
yeux  noirs  d'enfant  sérieux,  musulman  convaincu  et  rigide,  est 
très  intelligent  et  instruit  d'une  façon  peu  commune  pour  un  noir. 
Il  écrit  l'arabe  et  compte  remarquablement.  Il  tient  ses  Houb- 
bous d'une  main  ferme  et  sérieuse.  Je  me  demande  où  M.  Mâ- 
chât a  pris  les  renseignements  d'après  lesquels  il  représente 
(page  290,  ouvrage  cité)  les  Houbbous  comme  retombés  an  féti- 
chisme, au  nomadisme  et  au  banditisme.  Il  est  vrai  qu'il  y  a 
quelques  bandits  un  peu  plus  bas  que  le  Fitaka,  mais  ce  sonl 
des  indigènes  sierra-leonais  qui  viennent  voler  des  bestiaux 
et  des  femmes  en  territoir(>  français,  où  les  Malinkés  dégénérés 


•200  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

du  Houré  (d'ailleurs  nullement  nomades,  niais  islamisés,  pa- 
resseux et  pillards)  et  les  Houbbous  n'ont  aucun  rapport  avec 
eux. 

Passons  maintenant  aux  Sarracolets  qui  habitent  pour  la  plu- 
part le  Sénégal  et  le  Soudan,  mais  dont  il  y  a  quelques  repré- 
sentants en  Guinée  française,  par  exemple  dans  le  cercle  de 
Faranali. 

Les  Sarracolets.  —  Je  fais  des  Sarracolets  des  métis  de  Foul- 
bés  et  de  noirs  comme  les  Foulabs  et  les  Toucouleurs,  et  non 
des  Mandés  purs,  comme  le  fait  M.  André  Arcin.  J'estime,  en 
effet,  que  les  Sarracolets  ont  les  caractères  1°  physiques,  2°  so- 
ciaux, des  métis  de  Foulbés.  Du  reste,  la  plupart  des  auteurs  se 
rendent  compte  que  ce  ne  sont  pas  des  Mandés  et  se  gardent 
de  les  identifier  à  ceux-ci. 

Les  Sarracolets,  me  dit  quelqu'un  qui  les  a  vus,  sont  plus 
petits  et  encore  plus  maigres  que  les  Foulahs.  Ils  cultivent,  ou 
plutôt  font  cultiver  par  leurs  esclaves,  le  riz  et  surtout  le  mil. 

Ils  ont  plus  de  troupeaux  (bœufs,  vaches,  moutons,  chè- 
vres, etc.)  que  les  Mandés,  un  peu  moins  que  les  Foulahs.  En 
revanche,  ils  ont  beaucoup  de  chevaux,  beaucoup  plus  que  ces 
derniers,  et  les  nourrissent  de  gros  mil.  Ils  se  livrent  donc  à  l'é- 
levage et  surtout  à  l'élevage  du  cheval  que  les  lecteurs  de  la 
Science  sociale  savent  être  l'élevage  commercial  par  excel- 
lence. 

Mais  surtout  ils  font  du  commerce.  C'est  là  leur  grand  art 
nourricier,  leur  grande  renommée  extérieure.  On  les  appelle 
aussi  les  Juifs  de  l'Afrique,  et  on  prétend  que  ce  sont  eux  qui 
ont  appris  aux  noirs  à  faire  les  dioulas.  Ce  serait  vrai,  si  le  peu- 
ple dioula,  de  race  mandé,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  ne 
les  avait  pas  précédés  dans  cette  voie,  mais  les  Sarracolets 
venus  plus  tard  ont  éclipsé  leurs  prédécesseurs  par  le  dévelop- 
pement qu'ils  ont  donné  à  leurs  opérations  commerciales.  Du 
reste,  les  Maures  les  dépassent  à  leur  tour  dans  cette  voie. 

Kn  résumé,  tandis  que  les  Foulbés  restaient  pasteurs,  tandis 
que  les  Toucouleurs  et  les  Foulahs  choisissaient  la  conquête  et 
la  culture,  leurs  frères,  les  Sarracolets,  choisissaient  surtout  le 


LES   RACES   DE   LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  201 

commerce  comme  moyen  d'existence  et  l'élevage  le  plus  com- 
mercial qu'il  y  ait,  celui  du  cheval.  Cela  complète  le  cycle  des 
aptitudes  des  Foulbés  et  de  leurs  métis. 

Les  Sarracolets  faisaient  surtout  jadis  la  traite  des  esclaves. 
Les  Français,  en  empêchant  celle-ci,  ont  porté  un  coup  sensible  à 
leur  commerce.  Les  Maures  ont  pu  résister,  employant  l'âne 
pour  leurs  transports,  mais  non  les  Sarracolets,  qui  n'emploient 
que  le  porteur  humain.  De  plus,  la  présence  des  Européens 
dans  les  pays  du  sud  (Guinée,  etc.)  a  excité  au  commerce  les  noirs 
de  ces  pays  (Soussous,  Dialonkés,  etc.),  si  bien  qu'une  concur- 
rence très  forte  est  née  là  pour  les  Sarracolets.  De  là  la  déca- 
dence actuelle  de  leur  commerce,  décadence  qui  ne  peut  que 
s'accentuer  à  cause  de  la  concurrence  européenne,  maure  et  de 
celle  des  dioulas  locaux.  Les  Sarracolets  seront  donc  forcés  de 
se  réfugier  dans  l'élevage  et  la  culture,  comme  les  Foulahs  et  les 
Toucouleurs. 

Nous  allons  dire  un  mot  des  Khassonkés  et  des  Toucouleurs 
quoiqu'ils  n'habitent  pas  la  Guinée  française,  mais  cela  complé- 
tera les  notions  du  lecteur  de  cette  étude  sur  les  populations 
métisses  de  Foulbés. 

Les  Khassonkés  sont  des  métis  de  Foulbés  et  de  Mandés  :  du 
moins  c'est  ainsi  que  les  considèrent  la  plupart  des  auteurs. 
D'autres  en  font  des  Mandés  purs. 

Les  Khassonkés  font  du  riz  et  du  coton,  me  dit  quelqu'un 
qui  les  a  vus,  parlent  un  dialecte  malinké  et  vivent  comme  les 
Malinkés.  En  ce  cas,  ce  seraient  plutôt  des  Mandés  purs  qu'un 
mélange  de  Foulbés  et  de  Mandés. 

Les  Toucouleurs.  — Les  Toucouleurs  sont  les  Foulahs  du  Fouta- 
Toron,  comme  les  Foulahs  sont  les  Toucouleurs  du  Fouta-Djal- 
lon,  en  un  mot  les  uns  (Toucouleurs)  sont  les  Foulahs  orientaux, 
les  autres  (Foulahs |  sont  les  Foulahs  occidentaux.  N'oublions 
pas  pourtant  que  les  Toucouleurs  proviennent  d'un  croisement 
de  Foulbés  et  de  Yolols,  tandis  que  les  Foulahs  proviennent 
d'un  croisement  de  Foulbés  et  de  Mandés.  Nous  avons  vu  plus 
haut,  en  parlant  de  l'établissement  de  L'empire  foulah  com- 
ment s'était  établie  la  même  époque  L'empire  toucouleur  L709- 


202  LE    NOIR   DE    GUINÉE. 

1770).  Cet  empire  fut  augmenté  par  le  grand  conquérant  tou- 
001116111*  El-Hadj-Omar,  du  Macina  (1861),  mais  à  la  mort  de 
El-Hadj-Omar,  l'empire  toucouleur  et  le  Macina  formèrent  deux 
royaumes  séparés.  C'est  en  1889  que  nous  nous  heurtâmes  au 
premier  dans  notre  marche  conquérante  vers  l'est.  Ségou  est 
pris  en  1890,  Konakry  la  même  année,  Xioro  en  1891  par  le  co- 
lonel Archinard.  L'empire  toucouleur  tombait  donc  entre  nos 
mains  et  Ahmadou,  son  chef,  se  réfugiait  au  Macina.  En  1893. 
nous  l'y  suivons.  Djenné  est  pris  le  12  avril,  Mopti  le  17  avril, 
Bandiagara  le  28  avril.  En  mai  1893,  tout  le  Macina  était  con- 
quis et  Ahmadou  reprenait  sa  fuite  vers  l'est.  En  un  mot,  de  1889 
à  1893.  tout  l'empire  toucouleur,  y  compris  le  Macina,  conquis 
par  El-Hadj-Omar,  tombait  entre  nos  mains  sous  l'effort  du  co- 
lonel Archinard. 

Los  Toucouleurs  se  sont  en  tout  cas  défendus  plus  sérieusement 
contre  nous  que  ne  l'ont  fait  les  Eoulahs.  Du  reste,  ils  étaient 
musulmans  plus  fanatiques  et  surtout  guerriers  plus  enragés. 
Avant  que  nous  ne  brisions  leur  puissance,  c'étaient  les  ex- 
ploiteurs par  excellence  des  Nègres  et  des  Mandés.  On  peut  croire 
que  si  les  Européens  n'étaient  pas  intervenus  en  Afrique  occiden- 
tale, c'aurait  été  l'empire  toucouleur  qui  aurait  pris  le  dessus 
sur  tous  les  autres  et  nul  plus  que  lui  n'avait  do  force  d'expan- 
sion. 

Nous  eu  avons  tini  maintenant  avec  les  Foulbés  cl  Leurs  métis 
Foulahs,  Toucouleurs,  Sarracolets,  etc.,  avec  tous  ces  peuples 
que  M.  de  Préville  a  désignés  sous  le  nom  de  pasteurs  vachers  et 
qui  sont  les  Koushites  de  l'ancienne  histoire,  ces  Koushites  qui 
formèrent  les  premières  civilisations  des  bords  occidentaux  de 
L'Inde  aux  bords  orientaux  de  L'Ethiopie,  à  une  époque  où  Les 
civilisations  égyptiennes  et  chaldéennes  n'étaient  pas  encore 
nées,  c'est-à-dire  plus  de  5.000  ans  avant  Jésus-Christ. 

11  nous  reste  à  dire  un  mot  maintenant,  pour  relier  cette  étude 
aux  résultats  déjà  acquis  en  science  sociale,  des  populations 
qui  sont  au  nord  de  ces  pasteurs  vachers,  c'est-à-dire  des  Maures 
et  des  Touareg.  Pour  les  Maures,  nous  devons  encore  en  parler 
pour  une  autre  raison  :  c'est  qu'ils  commercent  en   (minée  Iran- 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  203 

çaise  et  que  les  passer  sous  silence  serait  rendre  incomplète- 
ment la  physionomie  de  ce  dernier  pays. 

Les  Maures.  —  Au  point  de  vue  anthropologique,  ce  sont 
des  blancs  de  race  se mito- berbère.  Le  fond  du  peuple  maure 
est  berbère,  mais  son  aristocratie  est  arabe,  c'est-à-dire  tout  à 
fait  sémite.  Nous  sortons  donc  avec  lui  des  races  noires  ou  rouges. 
nègres,  négroïdes  ou  koushites.  Ce  n'est  pas  à  dire  du  reste  que 
les  Maures  n'aient  pas  du  tout  do  sang  noir  dans  les  veines. 
Quelques-uns,  fils  de  femmes  noires,  sont  vraiment  des  noirs 
ou  du  moins  sont  très  métissés  de  sang  noir,  mais  c'est  une  pe- 
tite minorité  et  des  gens  de  la  basse  classe  seulement.  Il  en 
est  de  môme  du  reste  chez  les  Touareg. 

Au  point  de  vue  social,  les  Maures  appartiennent  à  cette  classe 
que  M.  Armand  de  Préville  a  appelée,  à  tort,  à  mon  avis,  pas- 
teurs chevriers,  et  qu'il  place  géographiquemént  au  nord  des 
pasteurs  vachers  et  au  sud  des  pasteurs  chameliers  (Touareg), 
ce  qui  n'est  pas  non  plus  très  exact.  En  effet,  les  Maures  ne  sont 
pas  au  sud  dos  Touareg,  mais  aussi- à  l'ouest  de  ceux-ci.  Au  nord, 
ils  atteignent  le  Maroc,  à  l'est  les  Touareg,  à  l'ouest  l'Atlantique, 
et  au  sud  les  Yolofs,  les  Toucouleurs  et  les  Foulahs.  Quant  à  la 
désignation  de  pasteurs  chevriers,  je  la  trouve  mal  choisie  parce 
que,  si  on  veut  désigner  ces  populations  par  l'animal  qui  est 
le  plus  nombreux  dans  leurs  troupeaux,  il  faut  les  appeler  pas- 
teurs de  moutons,  étant  donné  qu'ils  ont,  on  moyenne,  150  mou- 
lons pour  70  ou  80  chèvres.  Si,  au  contraire,  on  veut  les  carac- 
tériser, non  par  l'animal  qui  tient  le  plus  de  place  dans  leurs 
troupeaux,  mais  par  celui  qui  leur  sert  le  mieux  d'aide  et  d'ins- 
trument dans  leur  travail  (comme  Armand  de  Préville  appelle 
pasteurs  cavaliers  les  Arabes  nomades  qui  gardent  d'immenses 
troupeaux  de  moutons  avec  leurs  chevaux,  ou  pasteurs  chame- 
liers les  Touareg  qui  font  des  chameaux  leur  instrument  do 
transports,  de  commerce,  de  guerre  et  qui  ont  du  reste  Anus 
leurs  troupeaux  beaucoup  d'autres  espèces  d'animaux  souvent 
plus  nombreux  que  leurs  chameaux),  il  faudra  appeler  les  Maures 
pasteurs,  âniers- parce  que  c'est  l'âne  qui  est  leur  grand  instru- 
ment de  transport  et  de  commerce,  .le  propose  donc  celle  rec 


20 \  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

tification,  et  demande  qu'on  appelle  les  Maures  de  l'Afrique  oc- 
cidentale et  les  Groupes  sociaux  analogues  qui  se  trouvent  dans 
l'Afrique  orientale,  pasteurs  âniers  et  non  pas  pasteurs  chevriers. 
Ce  mot  de  pasteurs  àniers  les  caractérisera  à  fond  comme  celui 
de  pasteurs  chameliers  caractérise  à  fond  les  Touareg. 

Les  Maures  font  deux  choses,  au  point  de  vue  du  travail  nour- 
ricier :  ce  sont  d'abord  des  pasteurs  nomades  allant  des  rives 
du  Sénégal,  au  nord  et  à  l'est  du  pays,  à  la  recherche  de  pâtu- 
rages frais.  Au  pâturage  lesMaures  ajoutent  la  cueillette  :  ils  ont, 
en  effet,  des  dattiers  et  la  datte  constitue  une  partie  importante 
de  leur  alimentation.  Ils  cueillent  aussi  la  gomme  qui  est  un  pro- 
duit commercial  qu'ils  iront  revendre  sur  la  côte  aux  Européens. 

L'autre  grande  ressource  des  Maures  est  le  commerce  :  ils  le 
font  soit  à  la  côte  sénégalaise  ou  sur  le  fleuve  avec  les  Euro- 
péens, soit  dans  le  sud  avec  les  Mandingu.es.  Pour  faire  ce  der- 
nier commerce,  ils  s'aident  de  leurs  Anes  qu'ils  chargent  jusqu'à 
80  kilogrammes  de  marchandises  et  sur  la  croupe  duquel  ils 
se  hissent  souvent  en  surplus,  assis  tout  à  fait  sur  l'arrière  de 
la  bète  et  brandissant  une  branche  d'arbre.  Ces  caravanes  de 
Maures,  ne  comprenant  que  des  hommes,  on  les  rencontre  à 
chaque  instant  en  Cuinéc.  Elles  se  composent  de  sept  ou  huit 
individus  et  d'une  douzaine  d'ânes  généralement  chargés  de 
barres  de  sel  gemme  :  chaque  àne  en  porte  deux ,  l'une  à 
droite,  l'autre  à  gauche,  les  Maures  sont  venus  ainsi,  de  la  rive 
droite  du  Sénégal  à  travers  le  Soudan.  De  Bammako  ils  gagnent 
Siguiri,  KanUan,  Kouroussa  et  de  là  remontent  à  Konakry.  Quel- 
ques-uns même  se  risquent  dans  le  sud,  à  lie  via,  Faranah,  llé- 
rimakono,  sur  la  frontière  sierra -léonaise. 

En  dehors  du  sel,  les  Maures  amènent  en  Guinée  de  grands 
troupeaux  de  moutons  et  quelquefois  aussi  des  troupeaux  de 
bœufs  à  bosse  du  Soudan.  Les  moutons  maures  sont  grands, 
maigres,  hauts  sur  pattes,  avec  une  grosse  tête  forte,  maigre  et 
bête.  Les  Maures  les  vendent  de  ô  à  15  francs  pièce.  La  viande 
en  est  détestable,  au  moins  pour  un  Européen,  mais  les  indi- 
gènes, moins  difficiles  qui*  nous,  les  achètent  et  en  font  même 
quelquefois  la  revente. 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  205 

Quant  aux  bœufs  à  bosse,  j'en  ai  vu  des  troupeaux  à  Kankan. 
Les  bêtes  arrivent  de  leur  traversée  du  Soudan,  exténuées,  sai- 
gnantes, couvertes  de  blessures  et  de  plaies,  dans  le  plus  piteux 
état.  On  commence  par  les  faire  reposer,  puis  on  les  vend  aux 
Malinkés. 

En  résumé,  commerce  du  sel,  commerce  des  moutons,  com- 
merce des  bœufs  à  bosse,  voilà  en  quoi  consiste  le  commerce 
maure  en  Guinée. 

Quant  au  commerce  maure  au  Sénégal  avec  les  Européens, 
le  colonel  Frey  nous  donne  sur  lui  des  renseignements  intéres- 
sants dans  son  livre  :  la  Cote  occidentale  d'Afrique,  1890. 
«  Sur  la  rive  droite  du  Sénégal  habitent,  dit-il  (pages  99  et  sui- 
vantes), les  Maures  qui  occupent  la  partie  du  Sahara  comprise 
entre  le  fleuve  au  sud,  les  Touareg  à  l'est,  le  Maroc  au  nord. 

«  De  race  berbère,  présentant  parfois  des  types  remarquables 
par  leur  beauté,  les  Maures  ne  nous  semblent  posséder  que  de 
bien  rares  qualités.  Par  contre,  leurs  défauts  sont  nombreux. 
Rebelle  à  toute  conciliation,  possédant  à  un  degré  inouï  la  haine 
du  chrétien  et  de  l'infidèle,  le  Maure  est  d'ordinaire  profondé- 
ment immoral,  fourbe,  astucieux,  pillard,  voleur,  cruel  à  l'oc- 
casion et  peu  hospitalier.  Il  sait  supporter  la  faim,  sauf  à  se 
montrer  d'une  gloutonnerie  inimaginable  lorsqu'il  rencontre  «le 
quoi  satisfaire  son  appétit.  En  général,  les  Maures  sont  braves, 
infatigables  et  cavaliers  éniérites. 

Essentiellement  nomades,  les  Maures  vivent  sous  leurs  tentes 
en  tissu  de  poils  de  chèvre  et  de  chameau.  Vagabondant  à  tra- 
vers les  espaces  immenses  où  ils  régnent  en  maitres,  on  les 
voit,  pendant  la  saison  sèche,  amener  aux  pacages  des  bords  du 
fleuve  leurs  innombrables  troupeaux.  Ils  campent,  décampent, 
allant  d'un  pâturage  à  l'autre,  selon  les  ressources  que  présen- 
tent les  contrées  dans  lesquelles  ils  se  trouvent. 

«  Ce  sont  les  Maures  qui  fournissent  les  caravanes,  qui, 
chaque  année,  apportent  à  nos  escales  la  gomme  qu'elles  re- 
cueillent dans  de  vastes  bois  d'acacias  situés  à  huit  ou  dix  jours 
de  marche  du  fleuve.  Les  Maures  emploient  à  ce  travail,  réputé 
très  pénible,  des  captifs  qui  sont,  pour  la  plupart ,  le  produit  des 


20C>  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

rapines  incessantes  exercées  par  eux  contre  les  malheureuses 
populations  indigènes  qu'ils  pillent  et  rançonnent  à  toute  occa- 
sion... » 

Le  docteur  Bérenger-Féraud.  dans  son  ouvrage  sur  les  peuples 
de  la  Sénégambie,  dit  à  son  tour  :  «  Rien  n'est  intéressant 
comme  d'observer  la  manière  dont  le  Maure  est  traité  a  l'escale 
par  le  marchand  avant  ou  après  la  vente  de  sa  gomme;  et,  en 
effet,  au  début,  le  traitant  envoie  au  loin  un  ou  plusieurs  émis- 
saires appelés  maîtres  de  langue,  qui  tachent  de  décider  le 
Maure  avenir  chez  son  patron.  Le  Maure,  interpellé  par  le  maître 
de  langue,  est  hautain,  fier,  grossier  même,  mais  ses  boutades 
ne  parviennent  pas  à  éloigner  l'intéressé,  qui  est  généralement 
vêtu  d'un  beau  coussabe  (manteau)  et  porte  divers  objets 
voyants  sur  lui.  Le  Maure  regarde-t-il  le  coussabe.  le  maître  de 
langue  le  lui  offre;  manil'este-t-il  un  désir,  le  maitre  de  langue 
s'empresse  de  le  satisfaire,  et  ils  arrivent  ainsi  jusque  chez  le 
traitant  qui  a  mille  amabilités  pour  l'étranger.  C'est  de  la  mé- 
lasse mise  à  profusion  dans  l'eau  de  sa  boisson;  c'est  un  énorme 
plat  de  couscous  qui  lui  est  offert;  bref,  on  va  au-devant  de 
ses  désirs  de  la  manière  la  plus  empressée.  Pendant  ce  temps, 
le  marché  se  conclut,  les  boulons  de  gomme  sont  pesés  et  enfin 
enfermés  dans  l'arrière-magasin.  Alors  la  scène  change  tout  à 
coup  :  le  Maure  veut-il  une  pierre  à  fusil,  on  la  lui  refuse  bru- 
talement. 

«  Demande-t-il  à  boire,  on  lui  répond  d'aller  à  la  rivière;  et 
s'il  ne  se  hâte  pas  de  vider  les  lieux,  il  est  violemment  expulsé 
de  la  demeure  où  il  avait  été  reçu  primitivement  avec  tant  de 
démonstrations  d'amitié.  » 

En  résumé,  le  Maure  est  donc  : 

t"  Un   pasteur; 

2"  l'n  commerçant. 

Autrefois  il  ajoutait,  au  commerce  de  la  gomme,  du  sel.  des 

moulons  el    des  bœufs   à   bosse,   celui   des  esclaves,    mais  l'oCCU- 

pation  française  lui  a  supprimé  cette  ressource. 

Actuellement  le  gouvernement  français  de  l'Afrique  occiden- 
tale  a  mis  la    main   sur  la  Mauritanie,  cl   cela  nous  a  mis  en 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE    FRANÇAISE.  207 

guerre  avec  les  tribus  maures  les  plus  guerrières  et  les  plus 
éloignées;  aussi,  après  avoir  usé  sans  succès  du  gouvernement 
civil  en  ces  régions,  avons-nous  dû  installer  le  gouvernement 
militaire,  ceci  tout  récemment  (1907). 

Les  Touareg.  —  Nous  ne  parlerons  pas  ici  des  Touareg  que 
les  noirs  appellent  Bourdaines  ou  Gourâmes,  d'une  part  parce 
qu'ils  sont  bien  en  dehors  de  la  Guinée  française  et  ne  soutien- 
nent avec  celle-ci  aucun  rapport,  et  d'autre  part  parce  que  la 
Science  sociale  les  a  copieusement  étudiés. 

Tandis  que  les  Maures  représentent  les  pasteurs  chevriers  de 
M.  Armand  de  Préville,  les  Touareg  représentent  les  pasteurs 
chameliers.  Au-dessus  il  y  a  les  Arabes  nomades  ou  pasteurs  de 
moutons  (qu'Armand  de  Préville  appelle  pasteurs  cavaliers)  et 
enfin,  au  nord  encore,  les  Arabes  «  de  l'argile  »  ou  Arabes 
sédentaires  et  cultivateurs,  ceux  qui  ont  sinon  fondé,  du  moins 
été  le  vrai  soutien  et  le  fondement  réel  de  l'empire  arabe  du 
moyen  âge,  aussi  bien  que  des  anciens  empires  sémites  dr 
Chaldée  et  d'Assyrie. 

Telle  est  la  gamme  des  populations  qui  s'étagent  du  nord  de 
la  Guinée  française  jusqu'à  la  Méditerranée. 

Origine  de  ces  races.  —  Nous  venons  de  passer  en  revue 
toutes  les  races  qui  habitent  la  Guinée  et  toutes  celles  môme 
qui  l'intéressent  plus  ou  moins.  Maintenant,  il  nous  reste  une 
grosse  question  à  traiter  :  celle  de  l'origine  de  ces  races. 

Nous  allons  l'examiner  en  commençant  par  le  nord,  c'est-à- 
dire  par  les  Foulbés,  Toucouleurs,  Foulahs,  etc.,  à  cause  delà 
moindre  difficulté  du  problème  de  l'origine  ici:  puis  nous  passe- 
rons à  celle  des  Mandingues  et  des  Pré-Mandingues  qui  est  évi- 
demment plus  difficile  et  plus  obscure. 

Commençons  donc  par  les  Foulbés. 

M.  Mâchai  ouvrage  déjà  cité,  page  27:5  .  dit  ;'i  ce  sujet  : 
«  M.  le  IV  Toutain  avait  déjà  fait  quelques  mensurations  sur  des 
Foulbés  vivants,  sur  des  crânes  (le  provenance  authentique,  et  in- 
diqué scientifiquement ,  le  premier,- un  rapport  avec  les  popu- 
lations «le  la  Haute  Egypte  e1  de  la  Nubie,  constatation  d'ailleurs 


208  LE    NOIR    DE    GUINÉE. 

d'accord  avec  les  légendes  foulahnes  reproduites  par  Hecquard 
et  Olivier  de  Sauderval. 

Ce  résultat  a  récemment  été  confirmé.  M.  le  Dr  Verneau, 
étudiant  des  crânes  rapportés  du  Fouta-Djallon  par  MM.  Miquel 
et  Machaud,  a  pu  reconnaître  en  eux  les  deux  mêmes  types  que 
ceux  que  présentent  ceux  des  Éthiopiens  et  des  anciens  Égyp- 
tiens, ancêtres  des  Fellahs  actuels;  c'est  bien  par  l'est,  selon  lui, 
que  les  Foulbés  sont  venus  peu  à  peu  jusqu'au  Sénégal.  Le  lin- 
guiste Millier  a,  de  son  côté,  rattaché  la  langue  des  Foulbés  (le 
foulfouldé)  au  nouba  que  parlent  les  habitants  du  Kordofan.  Et 
ainsi  se  trouve  fermée  la  porte  aux  hypothèses  souvent  gratuites 
émises  sur  l'origine  de  ces  tribus.  Du  Moyen  Nil  à  la  Séné- 
gambie,  puis  à  la  Guinée  et  dans  les  pays  de  la  boucle  du  Ni- 
ger, on  peut,  au  reste,  suivre  la  migration  des  Foulbés  à  la 
trace...  » 

Ainsi  les  Foulbés  seraient  des  Éthiopiens,  des  Nubiens,  des 
Koushites.  Mais  qu'est-ce  au  juste  que  ces  Ethiopiens-Koushites? 

Maspéro  [Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient  1878, 
page  145)  en  fait  le  portrait  suivant  :  «  Les  Koushites  avaient 
la  taille  petite,  le  corps  élancé  et  bien  fait,  la  chevelure  abon- 
dante ,  souvent  frisée  ,  mais  jamais  crépue  comme  celle  du 
nègre,  le  teint  foncé  variant  du  brun  clair  au  noir,  les  traits, 
réguliers,  parfois  délicats;  le  front  droit,  étroit,  suffisamment 
élevé;  le  nez  long,  mince  et  fin,  d'une  saillie  moins  accusée 
que  le  nez  d'un  Arien;  seule  la  bouche  était  défectueuse,  munie 
de  lèvres  épaisses  et  charnues.  » 

Maspéro  nous  présente  ici  la  race  koushite  comme  une  race  à 
part,  différente  à  la  fois  des  nègres  et  des  Sémites,  mais,  par  la 
suite,  il  semble  moins  affirmatif  et  semble  tantôt  présenter 
les  Koushites  comme  une  race  proto-sémite,  tantôt  au  contraire 
comme  une  race  négroïde. 

Actuellement  on  l'ail  généralement  des  Koushites  une  race 
rouge,  la  race  nubio-élhiopienne,  tout  ;\  l'ait  distincte  à  la  fois 
des  blancs  sémites  et  des  noirs  (pygmées,  nègres,  etc.  .  M.  Ar- 
cin  (ouvrage  cité,  page  159),  dit  de  cette  raie  rouge  :  «  C'est 
l'antique  race  égyptienne,   celle  des   entants   de  Misr.   C'est  la 


LES   RACES   DE   LA   GUINÉE   FRANÇAISE.  209 

race  koushite,  les  Éthiopiens  orientaux  et  occidentaux  qui  vin- 
rent se  superposer  en  Europe,  en  Asie  et  en  Afrique  à  la  race 
nègre  ».  Anthropologiquement  cette  race  serait  donc  bien  dis- 
tincte des  Sémites  et  des  noirs,  au  moins  originairement. 

Je  dis  «  au  moins  originairement  »,  car  il  est  plus  que  pro- 
bable que  les  Koushites,  au  contact  d'un  côté  au  sud  avec  les 
noirs  qu'ils  exploitaient,  de  l'autre  avec  les  Sémites  qui  les 
pressaient  au  nord,  ne  vont  pas  aller  de  l'Afrique  orientale  à 
l'Afrique  occidentale,  sans  se  mêler  plus  ou  moins  avec  ces  der- 
nières races. 

Au  sujet  du  mélange  avec  les  Sémito-Berbères  d'abord,  M.  Mâ- 
chât dit,  ouvrage  cité  (page  273,  en  note)  :  «  D'après  F.  Dubois 
(Tombouctoii  la  mystérieuse,  page  152),  les  Foulbés  n'auraient, 
contrairement  aux  Sourhaï,  aucun  rapport  avec  les  Fellahs  :  il 
faudrait  les  regarder,  conformément  au  Tarik-es-Soudan,  comme 
des  Arabo-Berbères,  très  analogues  aux  Touareg  et  venus  du 
Sahara  occidental.  C'est  aussi  la  théorie  de  Passarge,  adoptée 
par  Constantin  Meyer;  ils  ont,  dit-il,  un  caractère  berbère 
«  atténué...  ».  Il  y  a  certainement  dans  cette  doctrine  une  part 
de  vrai,  car  la  migration  s'est  faite  d'abord  d'est  en  ouest,  dans 
les  pays  de  la  lisière  du  Sahara,  puis  du  nord-ouest  au  sud-est  à 
travers  le  Soudan... 

«  M.  Deniker  concilie  les  deux  opinions  en  disant  :  que  les 
Peuls  sont  des  métis  d'Ethiopiens  pénétrés  de  sang  arabo-ber- 
bère.  »  En  résumé,  les  Foulbés  contiennent  une  certaine  quan- 
tité de  sang  sémito-berbère  à  côté  de  leur  sang  fondamental 
rouge. 

Mais  il  est  plus  que  probable  aussi  que  ces  Foulbés  ont  du 
sang  noir  (nègre  ou  pygmée)  en  assez  grande  quantité  dans 
les  veines.  En  effet,  quand  on  réfléchit  que  les  Maures  et  les 
Touareg,  qui  sont  eux  des  Sémito-Berbères  purs,  ont  pourtant 
quelque  sang  noir  dans  les  veines,  à  cause  de  leurs  femmes 
noires  et  de  leurs  négresses  esclaves,  il  faut  bien  concluiv  qu'à 
plus  forte  raison  les  Koushites  qui  ont  vécu  à  travers  Les  siècles 
de  l'exploitation  dos  noirs  et  perpétuellement  mêlé  leur  sang  à 
celui  des  femmes  noires,  en  ont  aussi  et  encore  plus.    Ils  en  ont 

14 


210  LE   NOIR    DE    GUINÉE. 

probablement  autant  que  de  sang  arabo-berbère.  Ainsi,  pour 
fixer  les  idées  et  sans  donner  aucune  valeur  absolue  à  ces  chif- 
fres, nous  pouvons  admettre  qne  les  Kousbites  ont  50  p.  100  de 
sang  rouge,  d'origine,  dans  les  veines,  30  p.  100  de  sang  arabo- 
berbère,  et  20  p.  100  de  sang  noir. 

Quant  aux  Foulahs  et  aux  Toucouleurs  qui  sont  des  métis  de 
Foulbés  et  de  Mandés,  il  faut,  pour  fixer  ce  qu'ils  sont  au  point 
de  vue  ethnologique,  voir  d'abord  ce  que  sont  les  Mandés  eux- 
mêmes. 

Mais  ici  nous  sommes  en  présence  des  plus  graves  difficultés. 
D'une  part,  les  Mandés  ne  sont  pas  des  nègres  purs  et  pourtant 
se  rattachent  plutôt  au  type  nigritien.  D'autre  part,  quelle  est 
l'origine  des  Mandés?  Viennent-ils  de  l'est  et  seraient-ils  d'an- 
ciens pasteurs  transformés  en  cultivateurs,  des  Foulahs  plus 
avancés  dans  leur  évolution  sociale  par  exemple,  mais  où  le 
sang  noir  aurait  pris  définitivement  le  dessus?  Cette  opinion 
suppose  du  reste  des  nègres  autochtones  avec  lesquels  se  seraient 
mélangés  les  pasteurs  venus  de  Test.  Ou  bien  sont-ils  un  mé- 
lange de  nègres,  d'une  part,  de  tribus  nègres  originaires  du 
sud,  et  de  Garamantes,  d'autre  part,  venus  du  nord-est,  ces 
Garamantes  qui  eux-mêmes  sont  un  mélange  de  nègres,  de 
rouges  et  d'Argano-Lybiens?  C'est  l'opinion  de  M.  André  Arcin. 
Entin  les  Mandés  viennent-ils  de  la  forêt  de  la  Côte  d'Ivoire 
et  du  Libéria,  comme  le  lieutenant  Desplagnes  le  soutient  dans 
son  livre  tout  récent  sur  le  Plateau  central  nigérien?  —  Le  lieute- 
nant Desplagnes  montre  que  les  populations  garamantiques  ou 
influencées  par  les  Garamantes  celles  mêmes  du  Plateau  central 
nigérien,  les  Ilabès),  ont  une  architecture  en  pierre  très  cu- 
rieuse et  bien  au-dessus  de  la  construction  nègre.  Il  montre 
également  que  ces  populations  se  servenl  de  meules  dormantes 
en  pierre  pour  l'écrasement  des  graviers,  tandis  que  le  nègre 
ordinaire  venu  de  la  forêt  se  sert  de  l'auge  en  bois  cylindrique 
dans  laquelle  joue  le  pilon),  commune  à  toutes  les  populations 
de  la  forêt,  de  la  Guinée  et  du  Soudan,  primitives,  Pré-Man- 
dinguês  ou  Mandingucs.  —  Ainsi  les  Pambaras  viendraient  de  la 
forêt  de  la  Côte  d  M  voire  et   du  Libéria  et  n'auraient  guère  été 


LES    RACES    DE    LA    GUINÉE   FRANÇAISE.  211 

influencés  par  des  invasions  venues  du  nord.  Mais,  ceci  s'ap- 
plique aux  Malinkés  et  à  tous  les  autres  Mandés  ;  leur  origine 
serait  donc  à  chercher  dans  le  sud.  Au  reste,  ce  qui  confirmerait 
cette  vue,  c'est  que  les  Pré-Mandés  (ainsi  les  Bagas),  se  disent 
venus  de  la  forêt  de  la  Côte  d'Ivoire. 

En  résumé,  les  trois  opinions  ont  quelque  chose  de  commun  : 
le  fond  de  la  population  mandé  viendrait  du  sud  et  appartien- 
drait au  type  nigritien.  Mais  ces  Mandés  ont  fait  partie  d'em- 
pires plus  au  nord  (ainsi  l'empire  de  Mali)  qui  les  ont  plus  ou 
moins  soumis  et  qui  leur  ont  donné  leur  nom  ;  les  empires  du 
nord  non  seulement  ont  soumis  les  tribus  nigritiennes  du  sud  et 
leur  ont  imposé  leur  nom,  mais  encore  ont  probablement  modifié 
un  peu  le  type  noir  pur.  De  là  vient  que  le  Mandé  n'est  pas  un 
pur  nègre,  tout  en  appartenant  surtout  au  type  nigritien. 

Naturellement  les  Pré-Mandés  se  rapprochent  encore  plus  du 
type  nègre  pur  que  les  Mandés  et  les  primitifs  que  les  Pré- 
Mandés. 

.Nous  pouvons  nous  demander  maintenant  ce  que  sont,  au  point 
de  vue  ethnologique,  les  Foulahs  et  les  Toucouleurs  et  autres 
métis  de  Foulbés  et  de  Mandés,  puisque  nous  venons  d'examiner 
les  deux  races  composantes. 

Dans  ce  mélange,  leMandingueadonné  sa  couleur  foncée  noire 
ou  chocolat,  mais  non  sa  force  de  corps.  Le  Foulah  est  long  et 
mince,  le  Foulbé  petit  et  mince  et  il  en  est  de  même,  dit-on, 
des  Toucouleurs. 

Moralement  aussi  le  Foulah,  le  Toucouleur,  ressemblent  plus 
au  Foulbé  qu'au  Mandé  ou  qu'au  Pré-Mandé.  Ainsi  il  semble  que 
Le  sang  rouge  renforcé  de  quelque  sang  arabo-berbère  l'ait  em- 
porté ici  sur  le  sang  noir.  On  pourrait  donc  dire,  pour  fixer  les 
idées,  que  le  Foulah  a  V.*>  p.  100  do  sang  rouge  dans  les  veines, 
40  p.  100  de  sang  nègre  et  15  p.  100  de  sang  arabo-berbère. 

Il  nous  reste  à  nous  demander  s'il  n'y  a  pas  en  Guinée  fran- 
çaise de  noirs  purs,  sans  métissage,  c'est-à-dire  soit  des  nègres, 
soil  des  Pygmées.  Pour  les  nègres  purs,  s'il  y  en  a,  ils  sont  bien 
peu.  Le  nègre  pur  n'est  fourni  ni  par  le  Mandé,  ni  par  le  Pré- 
Mandé  el  pour  les  primitifs  <!<■  la  Guinée  française,  je  n'affir- 


212  LE    NOIR   DE    GUINÉE. 

merai  rien  à  leur  sujet.  «  Le  domaine  des  vrais  nègres,  écrit 
M.  André  Arcin,  p.  157,  est  de  plus  en  plus  restreint.  On  les 
découvre  disséminés  dans  quelques  parties  de  la  forêt  vierge  ou 
dans  les  vases  de  la  côte.  »  Quant  aux  Pygmées,  il  n'y  en  a  plus 
en  Guinée  française,  mais  il  en  existait  probablement  jadis. 
Hérodote  rapporte  en  effet  qu'au  dire  des  Nasamons,  des  peuples 
de  Pygmées  habitaient  près  des  rives  du  Niger.  Ils  ont  dû  être 
refoulés  peu  à  peu  au  sud  par  les  invasions  venues  de  l'est  et  du 
nord.  Peut-être  en  reste-t-il  quelques  débris  dans  la  forêt  de  la 
Côte  d'Ivoire  et  du  Libéria.  Ainsi  ces  Bérés  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  «  qui  seraient  des  hommes  très  petits,  atteignant  à  peine 
lm,50,  ayant  une  forte  carrure  et  devenant  très  gros  parfois  » 
(André  Arcin,  ouvrage  cité,  p.  175),  mais  c'est  là  tout  ce  que  je 
vois  à  ce  sujet. 

Je  rejoins  avec  les  Pygmées  les  belles  études  publiées  en 
1899,  dans  la  Science  sociale,  par  M.  Picard,  de  même  que  j'avais 
rejoint,  en  étudiant  les  Foulahs,  les  Foulbés  et  les  Maures,  les 
belles  études  publiées  par  M.  Armand  de  Préville  sur  le  nord  de 
l'Afrique.  Mon  travail  se  raccorde  donc  de  toutes  parts  avec  des 
études  antérieures  publiées  par  la  Science  sociale  et  se  range 
naturellement  parmi  celles-ci. 

L.  Tauxier. 


L' Administrateur-Gérant  :  Léon  Ganglofp. 


TYPOGRAPHIE  HioiiN-ninor  ET  c" 


BIBLIOTHÈQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

FONDATEUR 

EDMOND    DEMOLINS 


LA  FORMATION  PARTICULARITE  PAR  LE  COMMERCE 


LE  TYPE  FRISON 


PAR 


Paul  ROUX 


PARIS 

BUREAUX   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

56,    in  i:   j  \<  <>i;.    56 

Novembre  1908 


SOMMAIRE 


Avant-Propos. 

I.  —  Le  Lieu.  P.  8. 

1°  Le  lieu  primitif. 

2°  Le  lieu  actuel.  —  Le  sol  et  les  eaux.  —  Les  travaux  hydrauliques.  —  Les 
productions  naturelles. 

II.  —  Le  Bétail  et  le  Lait.  P.  20. 

La  Frise. 

1"  Le  pâturage  pur.  —  Le  «  greidstreek  ».  —  Une  ferme  à  pâturage.  —  Les  lai- 
teries.—  Le  fermage  et  le  propriétaire  absentéiste.  —  Les  associations.  —  La 
famille  et  le  mode  d'existence. —  Les  cultures  intellectuelles  et  la  religion.  — 
Les  organismes  de  la  vie  publique. 

2n  La  culture  associée  au  pâturage.  —  Le  <•  Kleiboden  ».  L'industrie  laitière 
et  la  culture.  —  La  main-d'œuvre.  —  Le  propriétaire  cultivateur.  —  Le  déve 
loppement  de  l'instruction  agricole.  —  La  commercialisation  de  la  culture. 
3°  Le  petit  paysan  de  la  région  sablonneuse.  —  Le  colportage.—  Les  in- 
fluences extérieures.  —  La  petite  propriété.  —  Saxons  et  Frisons. 

III.  —  La  culture  spécialisée.  P.  74. 

Les  fermes  à  céréales.  —  La  spécialisation  commerciale.  Le  «  beklemrecht  ••. 
—  L'évolution  de  l'agriculture  en  Groningue.—  La  ville  de  Groningue. 

IV.  —  La  culture  maraîchère.  P.  92. 

La  Frise  occidentale.  —  Les  choux  de  Brœk-op-Langendijk.  —  Les  groseil- 
les de  Zwaag.  —  L'organisation  commerciale. 

V.  —  Conclusions.  P.  103. 

Les  variétés  el   l'évolution  du  type  frison.   —  Les  origines.  —  La  formation 
particularistc  par  le   commerce. 


LA  FORMATION  PARTICULARISTE  PAR  LE  COMMERCE 


LE  TYPE  FRISON 


Il  n'est  peut-être  pas  inutile,  au  début  de  cette  étude,  d'expli- 
quer comment  j'ai  été  amené  à  faire  une  enquête  sur  le  type 
frison  et  pourquoi  la  Société  internationale  dé  Science  sociale 
a  bien  voulu  me  confier  une  mission  dans  les  Pays-Bas. 

Dès  sa  constitution,  en  1904,  la  Société  de  Science  sociale 
eut  la  pensée  de  faire  entreprendre  l'étude  méthodique  des 
populations  particularistes  de  l'Allemagne  et  de  la  Scandi- 
navie sur  lesquelles  nous  n'avions  que  des  observations  anciennes 
antérieures  à  la  nomenclature  sociale.  M.  Paul  Bureau  fut  chargé 
d'une  enquête  sur  la  Norvège,  d'où  il  rapporta  sa  remarquable 
étude  :  Le  jiaysan  des  Fjords  de  Norvège,  Vers  la  même  épo- 
que, je  profitai  d'un  séjour  en  Allemagne  pour  recueillir  des 
observations  sur  le  type  saxon  du  Lunebourg.  Entre  autres  faits, 
je  remarquai  que,  grâce  au  développement  des  transports  et  à 
l'intensification  de  la  culture  qui  en  résulte,  la  population  s'ac- 
croît actuellement  sur  place.  Aussitôt  une  question  se  posait  : 
où  s'était  faite  jadis  l'expansion  de  la  race  qui  peuple  encore 
aujourd'hui  les  parties  sablonneuses  du  Hanovre  et  la  West- 
phalie?  N'avait-elle  pas  peuplé  la  région  littorale,  les  fertiles 
terres  d'alluvions  qui  bordent  la  mer  du  Nord?  Je  le  croyais,  et 
c'est  pour  vérifier  cette  hypothèse,  et  voir  ce  qu'était  devenu  le 
type  saxon  dans  ce  milieu  nouveau  et  différent  de  l'ancien  à  bien 
des  points  de  vue,  que  je  lis  un  séjour  dansles  Marschendu  lit- 
toral en  juillet-août  1 0 o ."> .  Toul  d'abord,  je  crus  mon  li>  pothèse 


LE    TYPE    FHISn.N. 


confirmée  :  dans  "le  pays  de  Hadeln,  près  de  Cuxhaven,  je  trouvai 
bien  des  Saxons  modifiés,  il  est  vrai,  mais  parfaitement  recon- 
naissais. Je  voulus  avoir  d'autres  preuves:  de  nouveaux  son- 
dages sur  les  bords  de  la  Weser  et  dans  la  province  de  la  Frise 
orientale  me  démontrèrent  qu'il  existait  là  un  type  différent 
du  Saxon,  peut-être  le  type  frison,  plus  probablement  un  type 
mixte  dû  à  des  mélanges  ou  à  des  influences  réciproques.  Il 
était  difficile  de  noter  la  part  des  deux  types  fondamentaux 
dans  le  type  observé,  car  nous  ne  connaissions  pas  le  type  fri- 
son pur.  L'idée  me  vint  donc,  tout  naturellement,  d'aller  étu- 
dier ce  dernier  dans  le  pays  où  il  est  resté  le  plus  à  l'abri  des 
mélanges  et  des  influences  étrangères,  c'est-à-dire  dans  la  Frise 
néerlandaise. 

Je  fus  confirmé  dans  mon  dessein  par  un  autre  fait.  Ne  trouvant 
pas  sur  le  littoral  une  expansion  caractérisée  du  type  saxon,  je 
pensai  la  trouver  peut-être  dans  les  tourbières;  mais  là,  nouvelle 
déconvenue  :  je  constatai  partout  que  les  nouveaux  colons 
viennent  presque  tous  des  anciennes  colonies,  et  que  celles-ci 
ont  été  peuplées  à  l'origine  par  des  Hollandais.  Un  petit  pays, 
jadis  marécageux,  le  Sagterland,  qui  s'enfonce  comme  un  coin 
en  pays  de  langue  saxonne,  est  habité  par  une  population  de 
langue  frisonne  qui  a  mis  le  terrain  en  culture.  Il  semble  bien 
que  l'influence  frisonne  soit  prépondérante  dans  le  peuplement 
des  tourbières.  Il  était  donc  indiqué  d'aller  voir  comment  les 
Frisons  s'y  sont  pris  dans  leur  pays  d'origine  '. 

Voilà  comment  une  étude  méthodique  de  la  Plaine  saxonne 
m'a  conduit  des  landes  du  Lunebourg  aux  vastes  prairies  de  la 
Frise.  Je  n'ai  pas  toujours  trouvé  ce  que  je  cherchais;  bien 
au  contraire,  j'ai  dû  généralement  réformer  mes  hypothèses 
primitives.  Cela  prouve  que  L'enquête  entreprise  n'était  pas 
inutile. 

En  [n'acheminant  vers  la  Hollande  à  la  fin  de  mai  1907,  j'avais 
l'intention  d'étudier  le  type  frison  par  opposition  avec  le  type 
saxon.  J'ai  reconnu  très  vite  que  le  frison   des  Pays-Bas  et  le 

1.  Cf.  Se.  Ssoc,  i">c  fasc. 


LE   TYPE    FRISON.  •> 

Saxon  du  Lunebourg  étaient  à  deux  stades  trop  différents  de 
leur  évolution  pour  qu'une  comparaison  entre  eux  fût  instruc- 
tive. Il  existe  aussi  desSaxons  dans  les  Pays-Bas,  dans  la  Twenthe, 
mais  ils  sont  au  même  point  que  les  Bauern  du  Lunebourg, 
avec  qui  ils  ont  des  ressemblances  nombreuses  et  profondes. 

La  différence  de  développement  du  type  frison  et  du  type 
saxon  tient  à  la  situation  géographique  du  lieu  occupé  par 
chacune  de  ces  deux  races.  La  seconde  peuple  des  landes  sablon- 
neuses isolées  où  les  transports  ne  se  sont  développés  que  dans  le 
dernier  tiers  du  xixe  siècle.  La  première,  au  contraire,  établie 
sur  les  rivages  de  la  mer  et  du  Zuiderzée,  dans  un  pays  coupé  et 
recoupé  par  les  voies  d"eau  navigables,  a  été  très  fortement  tou- 
chée par  les  transports  et  soumise  de  bonne  heure  à  l'influence 
du  commerce.  Les  caractères  primitifs  de  la  race  se  sont  donc 
profondément  modifiés;  à  certains  égards  même  ils  ont  perdu 
de  leur  originalité.  On  ne  peut  donc  pas  plus  comparer  le  Saxon 
du  Lunebourg  ou  de  la  Twenthe  au  Frison  de  Frise  que  le  dia- 
lecte du  paysan  à  la  langue  de  l'homme  cultivé;  nous  laisse- 
rons donc  de  côté  les  Saxons  pour  ne  nous  occuper  que  des  popu- 
lations frisonnes. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  faut  s'attendre  à  ren- 
contrer en  Frise  l'influence  des  transports  et  du  commerce  à  un 
haut  degré.  E.  de  Laveleye  écrivait  en  18(>5  que  la  Hollande, 
jadis  pays  commercial,  était  devenu  un  pays  agricole  :  «  La 
Néerlande,  ajoutait-il,  qui  ne  vivait  jadis  que  par  le  trafic,  est 
devenue  une  des  nations  agricoles  les  plus  avancées  de  l'Europe, 
et  celle  qui  relativement  exporte  le  plus  de  produits  de  son  sol  ». 
Cette  phrase  précise  la  vérité  :  l'agriculture  hollandaise  a  une 
allure  tout  à  fait  commerciale,  elle  est  une  des  formes  sous 
lesquelles  le  Hollandais  manifeste  ses  aptitudes  commerciales. 
Si  elle  a  pris,  au  xixc  siècle,  un  grand  essor,  c'est  que  l'instru- 
ment du  commerce,  les  transports  se  sont  perfectionnés,  sont 
devenus  nombreux,  économiques  et  rapides. 

Tant  que  les  transports  sont  compliqués,  longs  et  coûteux, 
le  commerce  ne  porte  que  sur  des  denrées  de  grande  valeur  : 
étoffes  de  luxe,  épices,  objets  précieux,  C'esl  l'époque  des  disettes 


0  LE   TYPE    FRISON. 

et  des  famines  parce  qu'il  n'est  pas  économiquement  possible  de 
transporter  du  blé  d'une  province  à  l'autre,  d'un  pays  dans  le 
pays  voisin.  C'est  le  règne  de  la  culture  intégrale  et  ménagère  : 
l'agriculteur  vit  sur  sa  terre,  tout  au  plus  alimente-t-il  le 
marché  voisin. 

Dès  que  les  transports  deviennent  peu  dispendieux,  on  échange 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre  des  matières  lourdes,  encom- 
brantes, de  faible  valeur  :  charbon,  bois,  blé,  etc..  Lorsque  les 
transports  se  perfectionnent  et  s'accélèrent,  on  peut  exporter  des 
produits  périssables,  mais  de  valeur  élevée  :  viande,  légumes, 
fruits,  beurre,  etc. ..  Aujourd'hui  les  œufs  et  les  beurres  de  Sibérie 
envahissent  le  marché  anglais,  et  les  primeurs  de  Provence 
et  d'Algérie  arrivent  facilement  aux  halles  de  Londres  et  de 
Berlin.  C'est  l'époque  de  la  spécialisation  agricole  :  l'agricul- 
teur se  soucie  peu  de  satisfaire  à  sa  propre  consommation;  il 
songe  surtout  à  obtenir  des  produits  excellents,  qui  se  vendent 
cher  sur  des  marchés  souvent  très  éloignés.  La  connaissance  de 
ces  marchés,  la  bonne  utilisation  des  transports  ont  pour  lui 
autant  d'importance  que  la  science  des  procédés  techniques. 

Un  commerçant,  un  peuple  à  aptitudes  commerciales  sont 
donc  très  aptes  à  profiter  des  nouvelles  conditions  économiques 
que  le  développement  des  transports  fait  à  l'agriculture.  C'est 
pourquoi  la  Hollande  occupe  maintenant  un  des  premiers  rangs 
dans  l'agriculture  européenne;  c'est  pourquoi  aussi,  dans  les 
Pays-Bas,  l'essor  agricole  a  commencé  dans  la  zone  littorale  plus 
fortement  influencée  par  la  formation  commerciale.  Et  dans  la 
zone  littorale,  c'est  en  Frise  qu'est  née,  sous  l'influence  du  lieu , 
la  spécialisation  agricole  qui  caractérise  aujourd'hui  la  Néer- 
lande,  à  savoir  la  production  du  lait.  C'est  de  la  Frise  que  l'in- 
dustrie beurrière  s'est  répandue  peu  à  peu  dans  toutes  les 
autres  provinces.  On  peut  donc  dire  que,  dans  les  conditions 
actuelles  du  travail,  c'est  le  Frison  qui  est  le  type  social  domi- 
nant dans  les  Pays-Bas.  C'est  aussi  en  Frise  que  nous  trouvons 
deux  autres  spécialisations  qui  ne  sont  pas  sans  importance  : 
la  culture  intensive  des  céréales  el  de  certaines  plantes  indus- 
trielles, et   la  culture  maraîchère. 


LE    TYPE    FRISON.  / 

Nous  étudierons  donc  successivement  : 

1°  Le  lieu  ; 

"2°  Les  conditions  générales  du  travail  :  industrie  laitière, 
cultures  spécialisées,  cultures  maraîchères,  et  leurs  répercussions 
sur  le  type  social1. 

1.  Je  dois  faire  remarquer  ici  que  je  n'ai  pas  pu  pousser  mon  enquête  aussi  à 
tond  que  je  l'eusse  désiré  à  cause  de  mon  ignorance  de  la  langue  hollandaise.  Les 
gens  cultivés  parlent  partout  le  français  ou  l'allemand,  beaucoup  de  fermiers  même 
peuvent  lire  l'une  de  ces  deux  langues,  mais  ils  ne  les  parlent  pas  faute  de  pratique  ; 
quant  aux  ouvriers  et  petits  paysans,  ils  ne  connaissent  que  leur  langue  maternelle. 
C'est  dire  que  je  n'ai  pas  pu  prendre,  avec  les  habitants  des  Pays-Bas,  le  contact 
intime  qui  est  nécessaire  pour  bien  pénétrer  la  manière  de  vivre  des  gens,  leurs  idées, 
leurs  aspirations.  Le  côté  psychologique  du  caractère  frison  m'a  donc  forcément, 
presque  entièrement  échappé,  ou  du  moins  n'en  ai-je  pas  eu  connaissance  par  l'ob- 
servation personnelle  directe.  11  m'aurait  même  été  difficile  de  mener  à  bien  mon 
enquête  sans  l'aide  obligeante  de  M.  E.  Molenaar  qui  a  bien  voulu  m'accompagner 
dans  mon  voyage  et  me  servir  de  guide  et  d'interprète  avec  une  complaisance  in- 
lassable dont  je  le  remercie  bien  sincèrement.  Partout  d'ailleurs,  j'ai  trouvé  l'accueil 
le  plus  courtois  et  l'empressement  le  plus  sincère  à  répondre  à  mes  questions  auprès 
des  personnes  auxquelles  je  me  suis  adressé. 


LE  LIEU 


LE    LIEU    PRIMITIF. 


On  a  dit  que  la  Hollande  était  une  sorte  de  compromis  entre 
la  terre  et  la  mer,  une  région  amphibie  que  se  disputent  le 
continent  et  l'océan.  Ce  qu'était  le  pays  tel  que  l'avait  fait  la 
nature,  on  peut  se  le  figurer  par  la  description  suivante  qu'on 
donne  E.  de  Amicis  :  «  La  Hollande  était  un  pays  presque  inha- 
bitable. Ce  n'étaient  que  vastes  lacs,  agités  comme  la  mer, 
qui  se  touchaient  l'un  l'autre.  Les  marais  succédaient  aux 
marais,  les  landes  aux  landes.  D'immenses  forêts  de  pins,  de 
chênes  et  d'aulnes  étaient  parcourues  par  des  bandes  de  chevaux 
sauvages.  Des  golfes  profonds  portaient  jusque  dans  le  cœur  du 
pays  la  furie  des  tempêtes  boréales.  Des  provinces  entières  dis- 
paraissaient une  fois  l'an  sous  les  eaux  de  la  mer;  c'étaient  des 
plaines  fangeuses,  ni  terre  ni  eau,  sur  lesquelles  on  ne  pouvait 
ni  marcher  ni  naviguer.  Les  grands  fleuves,  qui  n'avaient  pas 
une  inclinaison  suffisante  pour  descendre  à  la  nier,  erraient  çà 
et  là  comme  incertains  de  la  voie  à  suivre  et  s'endormaient  en 
formant  de  grandes  lagunes  dans  les  sables  de  la  cùte.  C'était 
un  pays  sinistre,  battu  par  des  vents  furieux,  fouetté  par  des 
pluies  obstinées,  voilé  d'une  brume  perpétuelle,  où  l'on  n'en- 
tendait que    le    mugissement    des    Ilots  et   les  cris  des    bêtes 


LE    LIEU.  U 

sauvâmes  et  des  oiseaux  marins.  Les  premiers  peuples  qui  eurent 
le  courage  d'y  planter  leurs  tentes  durent  élever  de  leurs  mains 
des  monticules  de  terre  pour  se  soustraire  aux  débordements 
des  fleuves  et  aux  inondations  de  la  mer.  Ils  vivaient  sur  ces 
hauteurs  comme  des  naufragés  sur  des  iles  solitaires,  en  des- 
cendant lorsque  les  eaux  se  retiraient  pour  chercher  leur  sub- 
sistance dans  la  pèche  et  dans  la  chasse  et  recueillir  les  œufs 
déposés  sur  le  sable  par  les  oiseaux  marins.  César,  le  premier, 
nomme  ces  peuples  incidemment.  Les  autres  historiens  latins 
parlent  avec  une  pitié  respectueuse  de  ces  barbares  intrépides 
qui  vivent  sur  des  terres  flottantes,  exposés  aux  intempéries 
d'un  ciel  inclément  et  aux  colères  de  la  mystérieuse  mer  du 
Nord.  L'imagination  se  plait  à  évoquer  les  soldats  romains  qui, 
du  haut  des  dernières  citadelles  de  l'empire  battues  par  les 
flots,  contemplaient,  avec- tristesse  et  étonnement,  les  peuplades 
qui  erraient  dans  ces  terres  désolées,  comme  une  race  maudite 
du  ciel.  » 

Si  poétique  que  soit  le  tableau,  il  n'en  donne  pas  moins  une 
image  exacte  de  ce  que  devaient  être  les  Pays-Bas  avant  que 
l'homme  n'en  eût  entrepris  la  conquête.  La  géologie  nous 
apprend,  en  effet,  que  l'ossature  du  pays  est  formée  par  un 
diluvium  glaciaire  provenant  de  l'Europe  centrale,  apporté  par 
les  fleuves  et  recouvert  en  partie  par  le  diluvium  des  glaciers 
Scandinaves  qui  ont  couvert  le  sol  de  blocs  erratiques.  Ce  dilu- 
vium est  constitué  surtout  par  des  sables  qui,  poussés  par  les 
vents  du  large,  ont  donné  naissance  à  la  ligne  de  dunes  qui, 
bordait  tout  le  rivage  depuis  Dunkerque  jusqu'à  l'Elbe  et  qui 
percée  plusieurs  fois  par  les  flots,  subsiste  encore  en  Hollande 
et  dans  le  cordon  d'îles  littorales  qui  occupe  l'emplacement  de 
l'ancien  rivage.  Dans  cette  plaine  basse  et  horizontale  les 
fleuves  coulaient  paresseusement.  Arrêtés  par  les  dunes,  ils 
ont  formé  des  marécages  qui  sont  devenus  des  tourbières.  Eu 
même  temps,  sur  les  rives  des  cours  d'eau  et  sur  le  littoral  de 
la  mer  se  déposaient  des  alluvions  <!<'  ras/-  argileuse  qui 
augmentaient   d'épaisseur    d'année    en  année,    forma  ni    ainsi 

une  ceinture  de  terrains  riches  autour  des  landes  el   des  marais 


10  LE   TYPE    FRISON. 

de  l'intérieur.  C'est  cette  zone  littorale  qui  est  peuplée  par  les 
Frisons  ;  c'est  elle  que  nous  étudierons. 

Mais,  depuis  l'époque  à  laquelle  sont  arrivés  les  premiers 
hommes  dans  cette  contrée  si  déshéritée,  de  grands  change- 
ments sont  survenus  dus,  les  uns  à  la  puissance  dévastatrice 
des  flots,  les  autres  à  la  patience  et  au  travail  de  l'homme  qui 
a  transformé  le  sol  primitif,  l'a  protégé  contre  la  mer,  l'a  dé- 
barrassé des  eaux  intérieures,  et  ainsi,  peu  à  peu,  s'est  constitué 
le  lieu  actuel  que  nous  allons  examiner  maintenant. 


II.    —    LE    LIEU    ACTUEL. 

Le  sol  et  les  eaux.  —  Nous  venons  de  voir  comment  s'est 
formé  le  sol  des  Pays-Bas.  Il  en  résulte  trois  natures  de  terrain 
bien  différentes  :  la  zone  sablonneuse,  la  zone  argileuse  et  la 
zone  tourbeuse.  Ces  trois  zones  s'enchevêtrent  souvent  assez 
intimement. 

La  zone  sablonneuse  s'étend  surtout  à  l'est  et  dans  le  sud  du 
royaume,  dans  la  Drenthe,  l'Over-Yssel,  la  Veluwe,  le  lirabant 
et  le  Limbourg.  Elle  est  coupée  eà  et  là  par  des  alluvions  de 
rivières  et  par  les  tourbières;  on  la  retrouve  dans  les  dunes  du 
littoral. 

La  zone  argileuse  est  formée  par  les  terrains  d'alluvions 
marines  ou  fluviales.  Elle  borde  tout  le  pays,  de  l'Escaut  au 
Dollard  et  s'étend  largement  dans  la  Vetuwc,  sur  les  bords  du 
Rhin  et  de  la  Meuse. 

Enfin  la  zone  tourbeuse  couvre  de  grands  espaces  dans  Les 
deux  Hollandes,  occupe  la  partie  centrale  et  méridionale  de 
la  Frise,  et  enfin  couvre  de  tourbières  hautes  plusieurs  districts 
de  la  Drenthe  et  la  partie  du  sud-est  de  la  Groningue. 

Remarquons  que  la  province  «le  frise  qui  nous  occupe  plus 
spécialement,  est  formée  de  terrains  d'alluvion  dans  sa  partie 
nord  et  ouest,  de  terrains  tourbeux  couverts  de  pâturages  au 
centre  et  au  sud,  et  enfin  de  terrains  sablonneux,  entrecoupés 
de  tourbières  basses  Le  long  des  rivières,  à  L'est.  Nous  avons 


LE   LIEU.  11 

donc,  en  Frise,  une  réduction  de  l'aspect  général  des  Pays-Bas,  de 
même  que  ceux-ci  ne  font  que  reproduire  la  constitution  de  la 
grande  Plaine  saxonne  entre  le  Rhin  et  l'Elbe. 

La  zone  sablonneuse  occupe  naturellement  les  parties  les 
plus  élevées  du  pays.  En  Frise,  on  note  un  sommet  de  12  mètres 
dans  le  Gaasterland,  près  de  Stavoren,  et  des  altitudes  de  (>  à 
7  mètres  dans  la  partie  est  de  la  province.  La  Yeluwe  possède 
doux  ou  trois  points  qui  atteignent  100  mètres.  Le  Limbourg 
s'honore  d'un  pic  de  320  mètres;  c'est  le  point  culminant  des 
Pays-Bas. 

La  zone  argileuse  et  la  zone  tourbeuse  présentent  au  con- 
traire une  horizontalité  parfaite  et  ont  une  altitude  souvent 
négative.  Sauf  la  ligne  des  dunes,  les  deux  Hollandes  sont 
situées  au-dessous  du  niveau  de  la  mer.  Une  bonne  partie  de 
la  Frise  est  dans  le  même  cas,  et  le  reste  ne  dépasse  pas 
2  mètres  d'altitude  (dans  le  Bildt).  On  estime  que  38  %  du  sol 
des  Pays-Bas  sont  situés  au-dessous  du  niveau  de  la  mer. 

La  nalure  de  ces  terrains  diffère  beaucoup  :  les  sols  sablonneux 
sont  légers,  faciles  à  travailler;  ils  s'accommodent  à  peu  près  de 
toutes  les  cultures,  mais  ils  sont  peu  fertiles,  exigent  des 
amendements  et  des  engrais,  notamment  de  la  chaux  et  de 
l'acide  phosphorique;  le  fumier  de  ferme  leur  est  aussi  néces- 
saire pour  les  enrichir  en  humus.  Les  sols  argileux  sont,  au 
contraire,  riches  et  fertiles;  ils  renferment  souvent  une  forte 
proportion  de  carbonate  de  chaux  et  d'acide  phosphorique, 
mais  ils  sont  compacts  et  difticiles  à  travailler  à  cause  de  l'hu- 
midité. Quant  aux  terrains  tourbeux,  ils  sont  riches  en  humus, 
mais  cette  richesse  même  les  rend  acides  et  naturellement  peu 
propres  à  la  culture.  Cependant  les  tourbières  basses  se  couvrent 
souvent  d'une  végétation  herbacée  qui  donne  un  foin  abondant 
sinon  de  très  bonne  qualité. 

Ce  qui  caractérise  la  plus  grande  partie  du  sol  uéerlandais, 
c'est  l'excès  d'eau.  Plus  d'un  tiers  du  pays  serait  submergé 
chaque  jour  par  les  Ilots  si  les  digues  m-  s'opposaient  pas  à 
l'invasion  de  la  mer.  Les  Meuves  tendent  sans  <tsm'  à  déborder 
dans  la  campagne,  car  leurs    alluvions  exhaussent  constamment 


12  LE    TYPE    FRISON. 

leur  lit.  Les  lacs  intérieurs  sont  nombreux,  surtout  en  Frise; 
jadis  il  y  en  avait  aussi  beaucoup  en  Hollande.  Les  eaux  pluviales 
enfin  ne  peuvent  pas  s'écouler  à  cause  du  manque  de  pente  et 
de  la  chaîne  de  dunes  qui  barre  l'accès  de  la  mer.  Celle-ci  vient 
du  reste  périodiquement  envahir  les  terres.  Il  est  impossible 
d'énumérer  toutes  les  inondations  qui  ont  dévasté  les  Pays-Bas; 
il  en  faut  cependant  mentionner  quelques-unes.  La  tradition 
garde  le  souvenir  d'une  grande  inondation  en  Frise  au  vie  siècle. 
Au  xiue  siècle,  une  tempête  creuse  le  Dollard  et  engloutit  trente 
villages;  une  série  d'inondations  sépare  la  Frise  actuelle  de 
la  Nord-Hollande,  agrandit  le  lac  Flévo  et  en  forme  le  Zuider- 
zée;  cette  modification  de  la  carte  coûte  la  vie  à  80.000  per- 
sonnes. En  1421,  la  Meuse  submerge  75  villages  du  Biesboch 
avec  100.000  habitants.  En  1532,  une  centaine  de  villages  sont 
détruits  en  Zélande.  En  1570,  la  Zélande,  l'Ftrecht  et  la  Hol- 
lande sont  envahis  par  les  eaux  et  20.000  personnes  périssent 
en  Frise.  Tout  porte  à  croire  que  des  affaissements  du  sol  ont 
facilité  les  envahissements  de  la  mer  ;  en  Zélande,  on  a  retrouvé 
les  ruines  d'un  temple  à  quelques  pieds  sous  l'eau;  en  Frise, 
entre  Harlingen  et  Tcrschelling,  un  banc  de  sable,  visible  à  marée 
basse,  marque  l'emplacement  de  l'ancienne  ville  de  Griend. 

Tant  que  les  eaux  ont  été  livrées  à  elles-mêmes,  les  Pays-Bas 
ont  été  une  région  désolée,  incultivable,  habitable  seulement 
par  de  misérables  peuplades  de  pêcheurs.  Les  hommes-  ont  donc 
dû  songer  de  bonne  heure  à  se  protéger  contre  ces  eaux  enne- 
mies. Comment  s'y  sont-ils  pris?  Quels  travaux  ont-ils  exécutés? 
A  quels  résultats  sont-ils  arrivés? 

Les  travaux  hydrauliques.  —  Les  eaux  se  présentaient  sous 
trois  formes  différentes  :  la  mer,  les  lacs,  les  fleuves.  Les 
Hollandais  ont  emprisonné  les  fleuves,  desséché  les  lacs  et  re- 
poussé la  mer.  Celle-ci  était  de  beaucoup  L'ennemi  le  plus  re- 
doutable,  puisque  chaque  jour  la  marée  venait  envahir  le  sol  et 
exposait  les  habitants  à  être  uoyés. 

Les  terpes. —  L'idée  la  plus  simple  el  qui  devait  naturellement 
se  présenter  à  l'esprit  était  d'élever  des  monticules  assez  hauts 


LE    LIEU.  13 

pour  que  la  marée  ne  les  recouvrit  pas.  C'est,  en  effet,  ce  que 
firent  les  premières  populations  de  la  Frise.  Toute  la  partie  oc- 
cidentale et  septentrionale  de  cette  province  est  couverte  de 
mamelons  plus  ou  moins  élevés  et  plus  ou  moins  étendus  ap- 
pelés terp  (pi.  terperi);  actuellement  on  en  connaît  quatre  cents 
dans  la  province  de  Frise  ;  il  y  en  a  aussi  en  Zélande  et  sur  les 
bords  du  Rhin.  On  en  retrouve  en  Groningue  sous  le  nom  de 
wierden  et  sur  tout  le  littoral  de  la  mer  du  Nord  jusqu'en 
Danemark,  sous  différents  noms. 

Tous  les  anciens  villages  ainsi  que  beaucoup  de  fermes  sont 
installés  sur  des  terpes  *.  Aujourd'hui  on  exploite  la  terre  des 
terpes  comme  engrais  surtout  pour  les  terrains  sablonneux. 
Cette  terre  renferme  beaucoup  de  débris  organiques  :  à  Hooge- 
beintum,  j'ai  senti  une  forte  odeur  d'hydrogène  sulfuré.  On 
trouve  à  toutes  les  profondeurs  des  couches  noirâtres  et  des 
restes  de  cuisine,  ce  qui  prouve  que  ces  monticules  n'ont  pas 
été  édifiés  d'un  seul  coup,  mais  ont  été  surélevés  peu  à  peu.  Ceci 
confirmerait  l'hypothèse  d'un  affaissement  progressif  du  sol.  Les 
objets  archéologiques  qu'on  rencontre  dans  les  terpes  sont  très 
précieux  pour  l'histoire  des  populations  primitives  de  la  Frise. 
On  croit  pouvoir  affirmer  qu'il  existait  déjà  des  terpes  400  ans 
avant  Jésus-Christ. 

Il  est  bien  évident  que,  si  les  terpes  offraient  aux  hommes  et 
aux  animaux  un  asile  et  un  refuge  contre  les. invasions  de  la 
mer,  elles  laissaient  à  celle-ci  le  champ  libre  dans  la  campagne 
environnante.  Il  n'y  avait  donc  pas  de  culture  possible;  les  pâ- 
turages eux-mêmes  devaient  être  souvent  dévastés  et  les  trou- 
peaux parfois  engloutis.  Le  besoin  d'une  protection  plus  efficace 
se  faisait  donc  sentir. 

Les  digues.  —  A.  quelle  époque  furent  construites  les  premières 
digues?  On  l'ignore.  On  croit  cependant  pouvoir  affirmer  qu'il 
en  existait  déjà  au  x6  siècle.  Il  est  possible  qu'à  un  certain  mo- 

i.  On  no  trouve  tir  terpes,  sur  !<■  territoire  occupé  jadis  par  le  Middelzée,  golfo 
situé  an  centre  de  la  Frise,  que  <lans  la  partie  sud  qui  se  combla  la  première,  an 
\i\  siècle;  la  partie  centrale  el  septentrionale,  endiguée  en  1505,  n'en  renferme  pas. 
On  peut  donc  dire  qu'à  partir  du  sv*  siècle,  <>n  n'a  plus  élevé  de  terpes, 


14  LE   TYPE    FRISON. 

ment  le  besoin  s'en  soit  fait  sentir  d'une  façon  plus  urgente  par 
suite  d'un  affaissement  du  sol.  Il  y  eut  d'abord  des  digues  par- 
tielles édifiées  par  des  associations  libres  ou  par  des  monastères. 
car  les  moines  possédaient,  au  moyen  âge,  plus  du  tiers  du 
pays,  et  y  ont  joué  un  rôle  considérable.  On  retrouve  encore 
dans  la  campagne  les  restes  de  ces  anciennes  digues  qui,  perdues 
au  milieu  des  terres,  sont  aujourd'hui  inutiles.  Plus  tard,  lorsque 
les  Frisons  perdirent  leur  indépendance,  les  princes  ordonnèrent 
de  réunir  toutes  ces  digues  ensemble  de  façon  à  former  contre  la 
mer  une  ligne  de  défense  continue.  A  Ilarlingen,  un  monument 
élevé  à  Gaspard  de  II <> blés,  gouverneur  espagnol,  rappelle  qu'il 
aplanit  des  difficultés  survenues  entre  deux  associations  voisines 
et  qu'il  fit  beaucoup  pour  la  construction  de  digues  en  Frie. 

On  se  contenta  d'abord  de  protéger  le  sol  existant;  puis,  les 
alluvions  se  déposant  de  plus  en  plus,  on  s'avisa  de  les  con- 
quérir sur  la  mer  et  on  exécuta  des  endiguements  de  polders. 
Cette  œuvre  ne  commença  guère  qu'au  x\  T  siècle.  En  Frise, 
on  conquit  de  la  sorte  tout  une  mer  intérieure,  le  Middelzée, 
qui  coupait  ia  province  en  deux,  baignait  Bolsward,  Sneek, 
Leeuwarden  et  s'ouvrait  vers  le  nord.  Cette  nier  commença  à 
se  vider  petit  à  petit  à  partir  du  xivc  siècle;  on  s'empara  des 
terrains  qu'elle  abandonnai  et  au  xvï  siècle  on  endigua  son 
embouchure  qui  forme  le  Bildt.  Beaucoup  de  golfes  et  de  bras 
de  mer  furent  ainsi  gagnés  sur  la  mer  en  Zélande  et  en  Hol- 
lande. On  estime  que,  depuis  les  temps  historiques,  les  Hollandais 
ont  perdu  081.3:53  hectares  et  qu'ils  en  ont  reconquis  363.507  '. 
Actuellement  toute  la  cote  des  Pays-Bas,  sauf  la  partie  où  existent 
des  dunes,  est  protégée  par  une  digue.  Autrefois,  les  digues 
étaient  construites  en  pilotis  venant  de  Norvège  dans  lesquels 
on  enfonçait  des  clous  pour  les  protéger  contre  les  tarets; 
aujourd'hui  elles  sont  en  terre  revêtue  d'un  enrochement  de 
basalte  venu  d'Allemagne. 

On  ne  s'est  pas  contenté  d'endiguer  le  littoral  maritime  ;  il  a 
fallu  aussi  élever  un  double  rempart   de  digues  le  long   des 

1.  Vivien  de  Sainl  Martin. 


LE   LIEU.  15 

fleuves  dont  le  lit  s'exhausse  constamment  par  suite  du  ralentis- 
sement de  leur  cours  et  qui,  à  la  moindre  crue,  envahiraient  la 
campagne. 

Les  dessèchements. — •  Après  s'être  mis  à  l'abri  des  incursions 
de  la  mer  et  des  débordements  des  fleuves,  les  Hollandais  entre- 
prirent de  se  débarrasser  des  eaux  intérieures  qui  couvraient  de 
grands  espaces  et  constituaient  un  danger  pour  le  voisinage 
lorsque,  à  la  suite  de  pluies,  le  niveau  des  eaux  montait.  Dans 
le  cours  des  siècles,  un  grand  nombre  de  lacs  furent  desséchés 
en  Frise  et  en  Hollande;  leur  emplacement  est  occupé  aujour- 
d'hui par  de  gras  pâturages.  Rien  n'est  instructif  à  cet  égard 
comme  la  comparaison  d'une  carte  du  xvic  siècle  avec  une  carte 
de  l'époque  actuelle.  Cependant  les  plus  grands  de  ces  lacs  n'ont 
été  mis  en  culture  que  de  nos  jours  à  cause  des  difficultés  d'épuise- 
ment qui  n'ont  pu  être  surmontées  que  grâce  à  des  pompes 
puissantes  mues  par  la  vapeur.  C'est  ainsi  qu'on  a  desséché  le 
ljpolder  et  la  mer  de  Harlem.  Celle-ci  couvrait  18.500  hectares; 
les  travaux  d'endiguement  commencèrent  en  1839;  les  pompes 
fonctionnèrent  pendant  trois  ans,  de  18V9  à  1852;  la  dépense 
totale  s'éleva  â  près  de  vingt  millions.  De  1008  à  1012,  on  avait 
desséché  le  Beemster,  de  plus  de  V.000  hectares,  avec  des  pompes 
actionnées  par  quarante  moulins  à  vent.  On  estime  que,  pen- 
dant les  trois  derniers  siècles,  plus  de  80.000  hectares  ont  été 
ainsi  rendus  à  la  culture,  et  on  songe  aujourd'hui  à  dessécher  le 
Zuiderzée. 

L 'assainissement  et  les  canaux.  —  Dessécher  un  lac  est  une 
entreprise  exceptionnelle,  mais  ce  qui  est  une  œuvre  de  tous  les 
jours  et  qui  nécessite  une  organisation  permanente,  c'est  l'éva- 
cuation des  eaux  de  pluie  qui,  en  séjournant  dans  les  terres,  les 
auraient  bien  vite  ramenées  à  leur  ancien  état  de  marécages. 
Pour  cela  on  a  creusé  de  nombreux  fossés  aboutissant  à  «1rs 
canaux  qui  portent  les  eaux  à  la  mer.  La  digue  littorale  est  percée 
d'une  écluse  qui  se  ferme  à  marée  haute  pour  empêcher  que  L'eau 
salée  ne  soit  refoulée  dans  les  canaux.  Si  les  terrains  à  assainir 
sont  situés  trop  bas  pour  que  l'écoulement  des  eaux  se  fasse  na- 
turellement, on  a  recours  aux  moulins  à  vent;  ceux-ci  l'ont  partie 


1(i  LE    TYPE    FRISON. 

intégrante  du  paysage  hollandais:  ils  sont  aussi  nombreux  et 
aussi  variés  que  les  arbres.  L'eau  des  fossés  est  alors  refoulée  par 
les  pompes  dans  un  canal  situé  à  un  niveau  plus  élevé;  parfois 
même  il  faut  franchir  un  second  degré.  Si,  pour  une  raison  quel- 
conque, on  ne  peut  pas  faire  aboutir  le  canal  principal  à  une  écluse, 
de  puissantes  pompes  rejettent  l'eau  par-dessus  la  digue.  L'en- 
semble des  fossés  et  des  canaux  communiquant  ensemble  cons- 
titue un  boezem;  le  niveau  de  l'eau  doit  être  maintenu  constant 
dans  chaque  boezem.  Nous  verrons  plus  loin  à  qui  incombe  cesoin. 
Les  canaux  ne  servent  pas  seulement  à  évacuer  les  eaux  qui, 
sans  cela,  submergeraient  les  terres;  ils  ont  une  autre  utilité  : 
ce  sont  des  voies  de  communication.  En  Frise,  il  n'est  pas  de 
village,  pas  de  ferme  même  qui  ne  soit  desservie  par  un  canal. 
En  certains  endroits  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  transport  que 
le  bateau  et  la  barque;  les  chemins  passent  au  second  plan,  ils 
sont  parfois  terminés  en  cul-de-sac  ou  coupés  par  un  canal  ; 
celui-ci  est  la  voie  normale. 

Le  climat.  —  L'assainissement  est  d'autant  plus  nécessaire 
que  le  climat  est  très  pluvieux.  La  moyenne  des  jours  de  pluie 
est  de  187  pour  les  Pays-Bas,  mais  en  Frise  ce  chiffre  est  dépassé 
sensiblement,  il  atteint  218.  C'est  juin  qui  compte  le  moins  de 
jours  de  pluie,  12  d'après  les  statistiques.  J'ai  eu  le  regret  d'y 
noter  presque  chaque  jour  plusieurs  averses,  car,  en  été  du 
moins,  le  temps  est  très  variable:  les  nuages  filent  dans  le  ciel 
à  des  vitesses  d'automobile,  et  on  ne  sait  jamais  quel  temps  il 
fera  une  heure  plus  tard.  A  Leeuwarden  il  tombe  annuellement 
782 '"/,„  d'eau,  surtout  en  juillet,  août,  septembre  et  octobre; 
les  mois  d'hiver  sont  relativement  secs. 

Si  la  pluie  apporte  de  l'eau  en  excès,  les  vents  fort  heureuse- 
ment en  facilitent  l'épuisement  par  les  moulins  à  vent.  Ce  sont 
surtout  Les  vents  d'ouest  qui  dominent;  ils  sont  parfois  très  vio- 
lents, au  point  d'empêcher  un  bicycliste  d'avancer;  c'est  ce 
•  lui  explique  que,  dans  ce  pays  plat,  on  trouve  beaucoup  de 
machines  à  changement  de  \ilesse.  Les  jours  sans  \enl  sont 
une  rare  exception. 


LE   LIEU.  17 

Les  Pays-Bas  jouissent  naturellement  d'un  climat  maritime, 
c'est-à-dire  très  humide  mais  assez  doux.  Si  le  ciel  est  presque 
toujours  couvert  et  l'atmosphère  souvent  brumeuse,  du  moins 
les  grands  froids  sont-ils  assez  rares.  Les  grandes  fêtes  sur  la 
glace,  comme  en  représentent  les  vieux  peintres  hollandais, 
deviennent  maintenant  une  exception.  A  Leeuwarden  la  tempé- 
rature moyenne  varie  de  1°  8  en  janvier  à  17°  9  en  juillet. 

Les  prodiguons  naturelles.  —  A  vrai  dire,  elles  n'ont  peut- 
être  pas  beaucoup  d'importance  dans  un  pays  soumis  àla  culture 
intensive  ;  cependant,  comme  elles  sont  sous  la  dépendance  étroite 
du  climat  et  de  la  nature  du  sol,  elles  indiquent  assez  nettement 
dans  quelle  direction  devra  s'orienter  l'agriculture,  si  elle  veut 
utiliser  au  maximum  les  forces  naturelles  au  lieu  de  les  contre- 
carrer. 

La  zone  sablonneuse  livrée  à  elle-même  produit  surtout  de  la 
bruyère  qui  est  pâturée  par  des  moutons  de  petite  taille  à  crois- 
sance lente  mais  à  chair  extrêmement  savoureuse.  Les  arbres 
de  diverses  essences  viennent  bien  aussi,  lorsque,  toutefois,  le 
le  sol  est  assez  profond,  car  il  existe  souvent  à  une  faible  pro- 
fondeur un  banc  dur  absolument  imperméable  aux  racines.  Il 
est  nécessaire  de  le  rompre  avant  de  faire  une  culture. 

La  zone  tourbeuse  fournit  de  la  tourbe  sur  laquelle  croissent 
des  plantes  paludéennes,  de  la  bruyère  et  des  végétaux  donnant 
un  foin  grossier.  Cette  flore  est  susceptible  de  s'améliorer  par  un 
traitement  rationnel. 

La  zone  argileuse  entin  produit  naturellement  de  l'herbe  qui, 
en  raison  de  la  richesse  du  sol  donne  un  fourrage  de  bonne 
qualité.  Elle  peut  donc  nourrir  du  gros  bétail.  Nous  ne  nous 
attarderons  pas  à  dénombrer  les  poissons  des  lacs  et  des  canaux 
non  plus  que  les  oiseaux  marins  ou  aquatiques  qui  abondent,  et 
dont  La  capture  facilite  L'existence  de  certaines  gens.  Signalons 
cependant  les  canardset  les  kibits  dont  les  œufs  très  estimés  sont 
recueillis  au  printemps  par  les  femmes  et  les  enfants,  pendant 
une  période  déterminée. 

En  résumé,  on  peut  caractériser  les  Pays-Bas  :  une  plaine 

2 


18  LE   TYPE    FRISON. 

basse  et  humide  entrecoupée  de  nombreux  canaux  et  couverte  de 
pâturages. 

Nous  n'avons  pas  grand'peine  à  comprendre  qu'un  tel  lieu 
doit  favoriser  hautement  Vart  pastoral  intensif  :  Fart  pastoral, 
par  suite  de  la  prédominance  des  productions  herbacées,  intensif 
et  par  là  même  spécialisé  et  commercial  par  suite  de  la  facilité 
des  transports.  C'est,  en  effet,  ce  que  nous  allons  constater,  dans 
la  province  de  Frise  surtout. 

Mais  il  faut  nous  rappeler  aussi  que,  depuis  trois  siècles,  les 
Frisons  ont  ajouté  à  leur  pays  primitif  de  nouvelles  terres  con- 
quises sur  la  mer.  Ces  terres  vierges  sont  extrêmement  riches  en 
principes  minéraux;  elles  sont  donc  très  fertiles  et  susceptibles 
de  porter  des  récoltes  exceptionnelles,  parfois  même  sans  fumure. 
Au  lieu  de  les  mettre  en  pâturage,  il  est  plus  avantageux  de  les 
consacrer  à  des  cultures  spécialisées  :  lin,  pommes  de  terre1, 
céréales,  etc..  Mais  là  encore,  la  spécialisation  est  une  consé- 
quence de  la  facilité  des  transports,  comme  nous  le  verrons 
dans  la  province  de  Croningue. 

Enfin  une  autre  forme  de  culture  intensive  et  spécialisée  s'est 
développée  dans  certains  districts  des  Pays-Bas,  en  particulier 
dans  la  Hollande  septentrionale,  qu'on  appelle  encore  quelquefois 
la  Frise  occidentale  (West-Friesland) i  :  je  veux  parler  de  la 
culture  maraîchère.  Le  sol  riche  et  humide  lui  est  très  favorable 
et  le  voisinage  des  anciennes  villes  de  commerce  lui  a  donné 
naissance.  Le  développement  moderne  des  transports  lui  a 
permis  de  prendre  un  grand  essor. 

A  ce  propos,  nous  devons  encore  insister  ici  sur  la  situation 
géographique  des  Pays-Bas,  qui  sont  placés  entre  trois  pays 
industriels  et  par  conséquent  grands  consommateurs  de  produits 
agricoles  :  l'Angleterre,  la  Belgique  et  L'Allemagne.  Londres,  le 
grand  marché  anglais,  l'ait  l'ace  aux  rivages  néerlandais,  el  la 
légion  industrielle  de  la   Prusse   rhénane  est  toute  voisine  de  la 


i.  La  irise,  lato  sensu,  s'étend,  le  long  de  la  mer  du  Nord,  du  Rhin  au  Julland. 
Dans  celle  élude  nous  ne  nous  occuperons  que  du  littoral  compris  entre  l'Ij  el  l'Ems. 
Lorsque  nous  viserons  la  province  «V  Frise  chef-lieu  Leeuwarden),  nous  aurons 
toujours  soin  de  le  spécifier,  à  moins  que  le  contexte  ne  l'explique  suffisamment. 


LE    LIEU.  19 

Hollande  à  laquelle  elle  est  reliée  par  le  Rhin,  plusieurs  canaux 
et  des  chemins  de  fer.  En  réalité,  toute  l'agriculture  néerlan- 
daise est  orientée  vers  l'exportation,  et  a  en  vue  l'approvisionne- 
ment de  ces  marchés.  C'est  une  conséquence  des  transports. 
Ceux-ci  exercent  donc  sur  le  travail  une  influence  dominante  qui 
se  répercute  sur  tous  les  faits  de  la  vie  sociale.  C'est  ce  que  nous 
allons  essayer  démontrer  en  étudiant  successivement  l'industrie 
laitière  dans  la  province  de  Frise,  la  culture  des  céréales  en 
Croningue  et  la  culture  maraîchère  dans  la  Hollande  septen- 
trionale. 


II 


LE  BÉTAIL  ET  LE  LAIT 


La  Frisk.  —  La  province  de  Frise,  que  nous  avons  unique- 
ment en  vue  actuellement,  présente  les  trois  natures  de  terrain 
qui  se  partagent  les  Pays-Bas.  On  y  trouve  des  districts  sablon- 
neux, des  terres  riches  et  compactes,  des  sols  humides  et  bas. 
Ces  derniers  qui  forment  le  «  greidstreek  »  (districtdu  pâturage) 
occupent  tout  le  centre  et  le  sud  de  la  province.  Les  terres 
d'alluvions  récentes  propres  à  la  culture  bordent  le  littoral 
depuis  Bolsward  jusqu'au  Lauwcrszée  sur  une  largeur  qui  varie 
un  peu  mais  ne  dépasse  jamais  12  à  13  kilomètres.  Ce  qui 
domine  actuellement,  ce  qui  existait  seul  autrefois,  avant  les 
endiguements,  ce  sontles  terrains  compacts,  très  humides,  faci- 
lement submergés  par  la  mer  ou  1rs  eaux  de  pluie.  Dans  le 
sud  de  la  province  se  trouvent  de  grands  lacs  :  Sneeker  meer, 
Tjeuke  meer,  Sloter  meer,  Fluesser  meer,  etc..  qui  débordent 
à  la  moindre  pluie. 

Dans  ces  conditions  la  culture  est  impossible  ou  du  moins  très 
difficile.  Il  est  naturel  de  songer  à  utiliser  le  sol  par  le  pâturage; 
c'est  donc  l'exploitation  du  bétail  qui  sera  le  travail  unique 
dans  certains  districts,  dominant  dans  d'autres  où  la  culture 
est  devenue  possible  aujourd'hui.  On  peu!  exploiter  le  bétail  de 
plusieurs  façons  :  faire  naître  les  jeunes,  les  élever  jusqu'à 
l'âge  adulte,  engraisser  ou  enfin  entretenir  des  vaches  en  vue 


LE    BÉTAIL    ET   LE   LAIT.  21 

delà  production  du  lait.  C'est  cette  dernière  industrie  qui  a  été 
favorisée,  imposée  presque  par  le  climat.  Une  température  égale 
et  assez  douce,  une  atmosphère  très  humide,  un  ciel  couvert, 
une  herbe  gorgée  d'eau  sont  des  conditions  très  favorables  à  la 
sécrétion  mammaire  ;  le  lait  n'est  peut-être  pas  très  riche  en 
matières  grasses,  mais  il  est  très  abondant. 

Produit  spécialisé,  le  lait  ne  satisfait  pas  directement  aux 
besoins  de  l'agriculteur;  il  faut  le  vendre,  ce  qui  donne  nais- 
sance au  commerce.  Denrée  périssable,  il  ne  peut  être  conservé 
à  l'état  naturel  ;  il  faut  le  transformer  en  beurre  ou  en  fromage, 
ce  qui  développe  la  fabrication. 

Si  donc  le  type  frison  nous  apparaît  un  peu  instable  et  assez 
compliqué,  nous  n'en  serons  pas  autrement  surpris,  puisque 
nous  savons  que  le  commerce  engendre  souvent  l'instabilité,  et 
l'industrie  la  complication. 

Nous  allons  passer  en  revue  d'abord  la  région  du  pâturage 
pur,  parce  que  c'est  celle  où  la  spécialisation  est  le  plus  accen- 
tuée, et,  par  conséquent,  celle  où  les  caractères  fondamentaux 
du  type  frison  sont  le  plus  marqués,  puis  la  région  de  la  cul- 
ture associée  au  pâturage,  et  enfin  la  région  sablonneuse  qui 
est  sous  la  dépendance  étroite  des  deux  premières. 


I.    —    LE    PATURAGE    PCR. 

Le  «  (MŒinsTREEK  ».  —  Pour  avoir  de  cette  région  une  idée 
exacte,  suivons  la  ligne  de  Meppel  à  Leemvarden,  ou  mieux 
encore  prenons  le  tramway  de  lleerenveen  à  Sneek.  Si  ce  jour-là 
est  pluvieux,  fût-ce  à  la  tin  de  juin,  nous  aurons  du  greidslreck 
(région  du  pâturage)  l'impression  la  plus  exacte.  Aussi  loin  que 
porte  La  vue  s'étend  la  plaine  immense,  monotone,  de  laquelle 
émerge  de  lieue  en  lieue  un  clocher  d'église  ou  un  toit  de  ferme 
au  milieu  d'un  bouquet  d'arbres;  partout  des  prairies,  rien  que 
de  l'herbe  verte;  partout  aussi  des  fossés  et  des  canaux  avec  <;à 
et  là  des  moulins  à  vent.  S'il  a  plu  les  jouis  précédents,  et 
c'est  le  cas  le  plus  général,  l'eau  gonfle  dans  ces  fossés,  elle  les 


22  LE   TYPE    FRISON. 

remplit  jusqu'au  bord,  envahit  môme  les  prairies,  et  les  moulins 
ont  beau  tourner,  ils  n'arrivent  pas  à  lutter  de  vitesse  avec  la 
pluie  du  ciel;  lorsque  celle-ci  s'arrêtera,  si  le  vent  continue, 
et  il  n'y  manquera  sans  doute  pas,  alors  le  niveau  baissera  petit 
à  petit  sous  Faction  des  pompes.  Le  vent  permet  ici  d'atténuer 
les  inconvénients  de  la  pluie.  En  hiver,  l'eau  monte  partout  et 
les  prairies  sont  transformées  en  lacs.  Ceux-ci  sont  nombreux 
d'ailleurs  dans  la  région;  en  approchant  de  Sneek,  on  en  voit  à 
droite  et  à  gauche  de  la  route.  Quelques-uns  d'entre  eux  sont 
immenses  et  on  leur  donne  le  nom  de  mers.  Ils  débordent  pen- 
dant la  saison  des  pluies  et  envahissent  la  campagne  ;  aussi  les 
villages  sont-ils  situés  sur  des  petits  monticules,  sur  des  terpes. 
En  hiver,  on  n'y  accède  qu'en  bateau  et,  même  en  été,  c'est  sou- 
vent le  seul  mode  de  communication  possible.  Ces  villages  ne 
sont  pas  nombreux  et  les  fermes  sont  très  espacées;  on  parcourt 
parfois  plusieurs  kilomètres  sans  en  apercevoir.  Pour  établir 
une  habitation  dans  cette  contrée  aquatique,  il  faut,  en  effet, 
choisir  un  endroit  où  on  ait  chance  d'échapper  aux  inondations; 
or  ces  endroits-là  sont  rares.  En  1825,  à  la  suite  d'une  tempête 
et  d'une  grande  marée,  les  eaux  de  la  mer  ont  envahi  les  fermes 
au  sud  de  Leemvarden,  au  centre  de  la  province. 

Le  sol  est  constitué,  soit  par  du  limon  argileux,  soit  par  du 
terrain  tourbeux,  mais  il  est  recouvert  d'herbe  partout.  Les 
prairies  n'ont  pas  toutes  la  même  valeur;  du  tramway  on  eii 
voit  qui  sont  baignées  par  l'eau  et  dont  le  foin  jaune  et  grossier 
est  mêlé  de  joncs  et  de  plantes  aquatiques.  Ajoutez  à  cela  que 
le  fanage  est  une  opération  longue  et  délicate  sur  ce  sol  toujours 
imbibé  d'eau,  sous  ce  ciel  brumeux  et  sous  ces  averses  conti- 
nuelles. Les  difficultés  sont  accrues  par  l'éloignenient  des  ter- 
mes, conséquence  de  la  uature  du  sol  ;  il  y  a  des  prairies  qui  sont 
situées  à  deux  heures  de  la  maison:  aussi  voit-on  les  ouvriers 
camper  sous  la  tente  pendant  la  saison  des  t'oins:  plusieurs  de 
ceux  avec  qui  nous  voyageons  se  plaignent  de  lièvres  et  de  rhu- 
matismes. En  beaucoup  d'endroits  la  fauchaison  doit  se  faire  à 
la  main,  car  le  soi  tourbeux  est  trop  imprégné  d'eau,  trop  peu 
consistant  pour  permettre  l'emploi  de  machines  tirées  par  des 


LE    BÉTAIL    ET    LE   LAIT.  23 

chevaux.  Pour  la  même  raison,  il  faut  renoncer  à  faire  pâturer 
certaines  prairies;  on  en  retire  seulement  du  foin  et  d'assez  mé- 
diocre qualité.  Ce  foin  est  rentré  en  bateau,  il  n'y  a  pas  de  che- 
mins, mais  les  fossés  et  les  canaux  abondent  et  permettent 
d'aller  directement  partout  où  l'on  veut.  Aussi  les  communica- 
tions sont-elles  difficiles  pour  le  piéton  ou  le  voiturier  et  faciles 
pour  le  batelier.  A  Sneek,  le  jour  du  marché,  je  vois  de  nom- 
breux bateaux  à  vapeur  qui  font  le  service  des  villages;  quel- 
ques-uns vont  même  jusqu'à  Rotterdam. 

Dans  les  eaux  des  lacs  et  des  canaux  vivent  des  poissons  qui 
sont  particulièrement  abondants  dans  le  voisinage  de  la  tourbe. 
Aussi  une  petite  partie  de  la  population  vit-elle  exclusivement 
de  la  pêche  et  beaucoup  d'ouvriers  y  trouvent-ils  des  ressources 
accessoires  pendant  la  morte  saison. 

Une  ferme  a  pâturage.  —  Il  suffit  d'avoir  traversé  une  seule 
fois  le  greidstreek  pour  se  rendre  compte  que  toute  culture  est 
impossible  dans  cette  contrée  et  qu'on  n'y  peut  songer  qu'à  une 
chose  :  utiliser  l'herbe  et  l'eau.  Les  habitants  de  la  région  des 
lacs  se  trouvent  à  peu  près  dans  la  même  situation  que  les  habi- 
tants de  tout  le  littoral  avant  la  construction  des  digues  :  ils 
doivent  vivre  de  la  pêche  et  du  pâturage  Nous  négligerons  la 
pêche,  dont  le  domaine  et  l'importance  relative  diminuent  de 
jour  en  jour,  et  nous  porterons  toute  notre  attention  sur  le  pâtu- 
rage qui  prend  une  place  de  plus  en  plus  grande  dans  l'économie; 
rurale  de  la  Néerlande. 

[daard  :  petite  station  perdue  au  milieu  des  prairies  à  une 
dizaine  de  kilomètres  au  sud  de  Leeuwarden.  On  aperçoit  dans 
un  rayon  de  quelques  lieues  plusieurs  clochers;  nous  nous  in- 
formons :  le  plus  rapproché  est  celui  d'Idaard.  Nous  nous  di- 
rigeons alors  vers  les  maisons  qu'on  nous  indique.  A  vrai  dire, 
c'est  à  peine  un  village  :  l'église  et  deux  fermes  s'élèvent  sur 
dois  terpes  voisines  ;  la  maison  du  pasteur,  l'école  e(  une  épicerie 
complètent  l'agglomération  avec  deux  ou  trois  maisonnettes  d'ou- 
vriers. La  plupart  des  villages  du  greidstreek  sont  sur  ce  type. 
Nous  sommes  ici  sur  la  limite  <le  l'argile  et  du  terrain  tourbeux: 


24  LE    TYPE    FRISON. 

vers  l'est,  en  effet,  s'étendent  à  perte  de  vue  les  prairies  basses, 
humides,  au  milieu  desquelles  on  ne  voit  ni  maison  ni  chemin. 

La  ferme  de  M.  Wirdum  compte  13  hectares  dont  12  situés 
autour  de  la  maison  ;  le  reste  est  plus  éloigné.  Il  n'y  a  pas  un 
champ  de  culture,  je  ne  me  rappelle  même  pas  avoir  vu  de 
jardin.  Je  ne  serais  pas  étonné  que  le  fermier  achetât  ses  légumes 
aux  colporteurs  qu'on  rencontre  si  nombreux  sur  les  routes  de 
la  Frise.  Les  deux  tiers  du  domaine  sont  fauchés  pour  constituer 
la  provision  de  foin  de  l'hiver  ;  le  surplus  est  exclusivement  réservé 
au  pâturage.  La  nature  du  sol  et  la  situation  relative  des  tène- 
ments  influent  sur  le  mode  d'exploitation;  ce  sont  les  prairies 
éloignées  situées  sur  le  sol  mouvant  de  la  tourbière  basse  qui 
sont  fauchées  tous  les  ans,  car  on  ne  peut  pas  les  utiliser  pour 
le  pâturage.  Dans  les  Marschen  de  la  Weser,  pays  de  pâturage 
exclusif  également,  le  groupement  du  domaine  et  l'homogénéité 
du  terrain  permettent,  au  contraire,  de  faucher  alternativement 
tous  les  herbages,  ce  qui  les  maintient  en  meilleur  état1. 

A  ldaard,  il  y  a  trente  vaches.  En  général,  les  veaux  mâles 
sont  vendus  à  la  boucherie  ;  cependant  M.  Wirdum  élève  tous 
ses  animaux  et  les  vend  comme  reproducteurs  :  il  a  vendu  de 
jeunes  taureaux  jusqu'à  1.000  et  1.800  florins2.  C'est  en  effet 
la  Frise  qui  approvisionne  les  autres  provinces  des  Pays-Bas,  et 
en  particulier  la  Hollande,  de  vaches  laitières  et  de  taureaux  : 
ceci  est  une  conséquence  de  la  spécialisation  intense  vers  laquelle 
elle  a  été  orientée  de  très  bonne  heure,  on  pourrait  même  dire 
de  tout  temps,  par  les  conditions  naturelles  du  lieu.  Adonné 
exclusivement  à  la  production  du  lait,  il  était  naturel  que  le  Fri- 
son sélectionnât  dans  ce  sens  son  bétail  et  possédai  ainsi  de- 
vaches  laitières  supérieures  à  celles  des  autres  provinces;  on 
reproche  môme  parfois  au  bétail  frison  d'être  trop  affiné.  Il 
existe  aussi  un  grand  nombre  de  sous-variétés;  car  presque  chaque 
ferme  a  son  type  de  vaches  :  cela  tient  à  une  longue  sélection  et 
à  une  consanguinité  persistante. 


I.   Cf.  Se.  SOC,    ■'!•">'  fasc.  p.   11. 

:>.  Le  florin  =  2  l'r.  m  c. 


LE    BÉTAIL    ET    LE    LAIT.  25 

L'entretien  de  ces  trente  vaches  et  des  jeunes  bêtes  n'exige 
pas  un  personnel  très  nombreux  :  deux  valets,  un  jeune  garçon 
et  une  servante  suffisent  à  la  traite  et  au  pansage.  Un  valet  se 
paie  environ  250  florins  par  an;  les  gages  tendent  à  augmenter, 
quoiqu'il  y  ait  peu  de  demande  de  main-d'œuvre  dans  la  région, 
car  les  jeunes  gens,  ne  trouvant  pas  facilement  à  s'employer 
sur  place,  vont  en  Allemagne  comme  vachers  :  en  Westphalie,  il 
y  en  a  beaucoup,  si  bien  que  le  mot  «  hollandais  »  est  employé 
comme  synonyme  de  vacher.  Ils  reviennent  presque  tous  avec 
leurs  économies  et  achètent  un  lopin  de  terre  dans  la  région 
sablonneuse  voisine.  Les  filles  vont  souvent  se  placer  comme  ser- 
vantes dans  les  villes  de  Hollande  où  elles  se  marient. 

En  somme,  la  région  des  lacs  et  du  pâturage  est  relativement 
peu  peuplée  et  lorsque  vient  l'époque  des  fenaisons,  il  s'agit  de 
trouver  ailleurs  la  main-d'œuvre  nécessaire.  Pendant  toute  la 
période  des  foins,  M.  Wirdum  emploie  quatre  ouvriers  originaires 
de  la  Groningue;  ce  sont  les  mêmes  qui  reviennent  tous  les  ans; 
ils  reçoivent  11  à  12  florins  par  semaine,  plus  le  logement  et  la 
nourriture.  Ils  conduisent  les  machines  dont  l'emploi  ne  s'est 
généralisé  que  depuis  trois  ans,  sous  l'influence  delà  hausse 
persistante  des  salaires  qui  ont  augmenté  de  50  p.  100  depuis  dix 
ans. 

Ainsi  donc,  la  spécialisation  dans  le  pâturage  pur,  en  restrei- 
gnant les  besoins  de  main-d'œuvre,  provoque  une  émigration 
temporaire  des  ouvriers  locaux  et  une  immigration  périodique 
d'ouvriers  venant  de  provinces  voisines  :  Groningue,  Drenthe, 
Over-Yssel  et  de  la  région  sablonneuse.  Cette  situation  tend  à 
accentuer  la  hausse  des  salaires. 

Les  laiteries.  —  La  vache  hollandaise  est  une  vraie  fontaine 
à  lait;  elle  doit  ses  qualités  au  climat  et  à  une  longue  sélection, 
en  vue  de  la  production  laitière.  Mais  le  laitue  se  conserve  pas; 
il  faut  donc,  de  toute  nécessité,  le  transformer  eu  beurre  ou  en 
fromage.  Or,  si  la  Hollande  est  le  pays  du  fromage,  la  Frise 
semble  être  plutôt  celui  du  bourre.  Il  y  a  évidemment  à  cela 
des  raisons.   Si   la  fabrication  du  fromage  s'est  développée  en 


26  LE    TYPE    FRISON. 

Hollande  depuis  long-temps,  cela  tient  probablement  au  voisinage 
des  grands  ports  où  fréquentaient  de  nombreux  navires.  Le  fro- 
mage hollandais  qui  se  conserve  très  longtemps,  devait  être  pour 
les  marins  un  aliment  précieux,  lorsque  les  traversées  étaient 
longues  et  que  les  conserves,  en  usage  actuellement,  n'étaient  pas 
encore  inventées.  En  Frise,  au  moment  de  la  grande  prospérité 
de  la  marine  hollandaise,  les  villes  de  commerce  étaient  déjà 
déchues;  en  outre,  cette  province,  avons-nous  dit,  remonte  toutes 
les  étables  des  Pays-Bas;  or,  pour  élever  des  veaux,  il  faut  du 
lait,  et  si  le  lait  écrémé  est  encore  très  nourrissant,  par  contre, 
le  petit  lait  de  fromage  n'a  presque  plus  aucune  valeur  nutri- 
tive. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  fait  beaucoup  de  beurre  en  Frise.  Jadis 
il  était  fabriqué  sur  la  ferme  même.  «  C'est  surtout  dans  la  con- 
fection du  beurre,  écrivait  E.  de  Laveleye  en  1864,  que  la  fer- 
mière frisonne  peut  déployer  cette  propreté  exquise,  ce  soin  des 
détails  qui  la  caractérisent.  Ne  pénètre  pas  qui  veut  dans  la  cave 
à  lait  :  c'est  un  sanctuaire  d'où  est  exclu  le  profane  qui,  par 
quelque  émanation  fâcheuse,  pourrait  faire  aigrir  la  crème. 
Quand  on  est  admis  dans  cette  cave,  toujours  située  au  nord, 
et  qui  est  l'été  d'une  délicieuse  fraîcheur,  on  voit,  rangée  régu- 
lièrement, toute  une  légion  de  vases  plats,  en  cuivre  rouge, 
pleins  jusqu'au  bord  du  lait  fraîchement  trait  que  recouvre  déjà 
une  couche  épaisse  de  crème.  Généralement,  La  baratte  est  mise 
en  mouvement  par  un  cheval  qui  tourne  dans  un  manège1.  « 
Aujourd'hui,  on  entre  très  facilement  dans  la  cave  à  lait  et  on  y 
voit  bien  encore  les  anciens  vases,  mais  ce  qu'on  ne  voit  plus, 
c'est  le  lait  et  la  crème,  car,  aussitôt  après  la  traite,  le  matin  el 
le  soir,  le  lait  est  livré  à  la  laiterie 

C'est  en  1879  que  s'installa  la  première  laiterie,  bientôt  suivie 
de  plusieurs  autres.  C'étaient  d'abord  des  entreprises  privées, 
mais  Lorsque  les  fermiers  virent  que  L'affaire  était  bonne,  ils  se 
groupèrent  en  coopératives  qui,  depuis  1890,  se  sont  extraordi- 
nairement  développées.  Dans  tous  les  Pays-Bas,  on  en  compte 

i.  La  Néerlande. 


LE   BÉTAIL   ET   LE   LAIT.  27 

actuellement  plus  de  700,  et  229  fabriques  privées;  la  Frise  seule 
possède  129  laiteries  dont  115  à  vapeur,  83  coopératives.  Les 
petites  laiteries  sont  surtout  nombreuses  dans  les  provinces  du 
sud,  habitées  par  de  petits  paysans;  en  Frise,  pays  de  gros 
fermiers,  elles  sont  montées  sur  un  plus  grand  pied.  Il  en  est 
dont  l'installation,  munie  des  derniers  perfectionnements,  a 
coûté  150.000  francs;  elles  peuvent  fabriquer  annuellement 
plusieurs  milliers  de  tonnes  de  beurre.  Les  laiteries  de  Frise 
fournissent,  chaque  année,  plus  de  11  millions  de  kilogrammes 
de  beurre,  c'est-à-dire,  le  tiers  de  la  production  totale  des  Pays- 
Bas,  tandis  que,  dans  la  même  province,  le  beurre  de  ferme 
n'atteint  pas  deux  millions  de  kilogrammes,  sur  26  millions 
pour  l'ensemble  du  royaume  l. 

La  coopérative  de  Uoordahuizen  compte  52  membres;  on  voit, 
en  effet,  52  pipes  accrochées  au  râtelier,  dans  la  salle  où  se 
réunissent  les  sociétaires.  Elle  a  été  fondée  en  1890  et  traite 
chaque  jour  13.000  litres  de  lait  provenant  de  1.350  vaches. 
Le  lait  est  payé  11  centimes  aux  fermiers  à  qui  on  rend  le  petit 
lait  de  fromage,  car  on  fait  aussi  du  fromage  pour  utiliser  le 
lait  écrémé  :  les  éleveurs  ne  trouveraient  pas  l'emploi  de  tout 
ce  dernier,  car  ils  n'entretiennent  pas  de  porcs,  n'ayant  ni  grains 
ni  pommes  de  terre  à  leur  donner.  C'est  surtout  dans  ces  der- 
nières années  que  la  fabrication  du  fromage  a  pris,  en  Frise,  un 
grand  essor.  Le  fromage  frison  est  un  fromage  maigre  qui  se 
consomme  surtout  dans  le  pays,  mais  qui  est  aussi  maintenant 
très  demandé  dans  les  Indes  néerlandaises,  à  cause  de  sa  facilité 
de  conservation.  La  production  des  laiteries  de  Frise  atteint  plus 
de  20  millions  de  kilogrammes  de  fromage. 

Le  lait  traité  à  la  laiterie  de  Uoordahuizen  dose  3,15  p.  100  de 
matières  grasses;  étant  donné  la  race  et  le  climat,  c'est  une 
moyenne  honorable.  Depuis  la  fondation  delà  coopérative,  on 
constate  d'ailleurs  une  augmentation  dans  le  rendement  du  lait, 
en  quantité  et  en  qualité.  On  cite  une  vache  qui  a  donné,  dans 


i.  Cf.   Verslag over  den    Landbouw  in  Nederland  over  t905  (statistique  de  la 
Direction  tic  l' Agriculture). 


28  LE   TYPE    FRISON. 

l'année,  9.760  litres  do  lait,  dosant  3,09  p.  100.  ce  qui  fait  une 
production  de  301  kilogrammes  de  beurre.  C'est,  en  effet,  un 
des  résultats  de  la  constitution  des  laiteries  d'avoir  pousse  très 
vivement  les  éleveurs  dons  la  voie  du  progrès.  Par  suite  des  né- 
cessités de  la  comptabilité,  on  sait  très  exactement  la  quantité 
de  lait  fourni  par  chaque  adhérent,  et  sa  richesse  en  beurre.  Il 
en  résulte  une  émulation  entre  les  fermiers;  chacun  s'ingénie  à 
obtenir  de  plus  hauts  rendements  et  une  teneur  en  matières 
grasses  plus  élevée.  La  laiterie  cherche  aussi  à  faire  connaître 
les  meilleures  méthodes  pour  la  nourriture  des  animaux  et  la 
production  du  lait. 

C'est  depuis  la  fondation  des  coopératives  que  se  sont  dévelop- 
pées les  sociétés  de  contrôle  que  nous  avons  déjà  rencontrées  en 
Allemagne  '.  Ainsi,  le  Contrôle  vereeniging  de  Zurich  compte 
24  membres  avec  500  vaches:  un  contrôleur,  assisté  d'un  aide, 
passe  deux  fois  par  mois  dans  chaque  étable  où  il  pèse  et  analyse 
le  lait  fourni  par  chaque  vache  en  2i  heures.  Les  résultats  sont 
inscrits  sur  deux  registres  dont  l'un  reste  entre  les  mains  du 
fermier  qui  a  ainsi  des  éléments  certains  pour  juger  la  valeur  de 
ses  animaux  et  éliminer  les  moins  bons.  Il  se  rend  compte  aussi 
de  l'influence  de  la  nourriture;  à  l'établc,  par  exemple,  on 
obtient  2,90  p.  100  de  matières  grasses  et  au  pâturage  3,33 
p.  100.  Le  contrôleur  et  son  assistant  sont  patentés  par  l'autorité 
administrative  agricole  de  la  province,  et  rétribués  par  la  société. 
Les  Irais  s'élèvent  en  moyenne  à  1  florin  50  (3  lï.  15  c.)  par 
vache  et  par  an;  c'est  peu  de  chose,  en  raison  des  services  que 
rend  ce  contrôle. 

La  laiterie  coopérative  de  Zurich,  quoique  située  sur  le  littoral 
danslazone  argileuse,  ne  diffère  eu  rien  de  celles  du  greidstreek. 
Elle  a  coûté  100.000  francs  qui  ont  été  fournis  par  un  emprunt 
hypothécaire.  Lors  delà  répartition  des  bénéfices,  on  retient  une 
certaine  somme  pour  L'amortissement;  cette  retenue  e^t  natu- 
rellement plus  forte  pour  les  nouveaux  membres.  Le  lait  est 
payé  d'après  la   teneur  en  matières   grasses,  ce  qui  est  un  en- 

1.  Cf.  Se.  suc.  :!.V   l'asc,  p.  I  \. 


LE    BÉTAIL   ET   LE   LAIT.  29 

couragement  au  progrès.  Le  transport  du  lait,  dont  le  prix  est 
déterminé  d'après  la  distance,  est  à  la  charge  des  fermiers;  la 
laiterie  employait  autrefois  huit  chevaux  ;  elle  n'en  a  plus  que 
deux  actuellement,  caria  multiplicité  des  canaux  lui  permet  de 
faire  presque  tout  son  service  avec  des  bateaux  et  des  remor- 
queurs. 

Elle  expédie  presque  toute  sa  production  en  Angleterre,  par 
le  port  de  Harlingen.  Le  développement  urbain  de  l'Angleterre, 
au  cours  du  xixe  siècle,  a  certainement  été  pour  la  Frise  une 
cause  de  prospérité,  et  agrandement  favorisé  son  essor,  mais  les 
Frisons  ont  très  bien  su  profiter  de  cette  situation.  Ainsi  à 
Zurich,  pour  faciliter  la  vents  à  l'exportation,  on  a  adopté  les 
poids  anglais  pour  les  pains  de  beurre  et  les  boites  ;  les  étiquettes 
sont  aussi  rédigées  en  anglais. 

C'est,  en  effet,  un  des  résultats  les  plus  heureux  du  dévelop- 
pement des  laiteries,  d'avoir  beaucoup  augmenté  les  exportations 
de  beurre,  en  offrant  à  l'étranger  un  produit  non  fraudé,  de 
qualité  constant*1  et  garantie.  L'Angleterre  absorbe  17  millions 
de  kilogrammes,  l'Allemagne  7  millions  et  la  Belgique  3  millions 
et  demi.  La  vente  directe  par  les  laiteries  isolées  ou  associées  a 
ainsi  remplacé  les  marchés  locaux,  et  les  intermédiaires  ont  été 
en  partie  supprimés. 

Une  autre  conséquence  de  l'organisation  des  laiteries,  c'est 
d'avoir  diminué  le  travail  des  femmes.  C'est  à  la  fermière  qu'in- 
combait jadis  le  soin  défaire  le  beurre;  aujourd'hui,  elle  n'a 
plus  à  s'occuper  que  de  son  ménage  et  de  l'éducation  de  ses 
enfants.  En  soi,  ce  nouvel  état  de  choses  est  un  bien  et  ne  devrait 
avoir  que  d'heureux  effets;  quelques  esprits  chagrins  craignent 
cependant  que  les  fermières  n'emploient  aujourd'hui  leurs  loisirs 
à  se  créer  des  besoins  factices,  et  qu'elles  ne  témoignent  d'un 
goût  trop  vif  pour  la  toilette  et  les  déplacements. 

Enfin,  la  conséquence  la  plus  importante  des  laiteries,  sur 
laquelle  nous  reviendrons,  dans  l'étude  de  la  région  de  la  cul- 
ture, mais  qui  se  l'ait  aussi  sentir  un  peu  dans  la  région  du 
pâturage,  c'est  la  multiplication  des  petits  domaines  et  des 
domaines  fragmentaires. 


30  LE    TYPE    FRISON. 

Le  fermage  et  le  propriétaire  aksentéiste.  —  Les  formes  à 
pâturage  ont,  en  général,  de  30  à  35  hectares.  C'est  l'étendue 
qui  convient  le  mieux  au  mode  d'exploitation  imposé  par  le 
lieu  :  sur  les  bords  de  la  Wéser,  dans  des  conditions  analogues, 
c'est  aussi  l'étendue  qu'ont  les  domaines.  Les  bâtiments  se 
réduisent,  ordinairement,  à  une  seule  grange,  basse,  large  et 
longue,  couverte  en  chaume  et  en  roseaux,  qui  sert  à  emma- 
gasiner le  foin,  et  sur  un  coté  de  laquelle  se  trouve  l'étable. 
Celle-ci  est  vide  pendant  l'été,  puisque  les  bêtes  sont  au  pâturage 
nuit  et  jour;  elle  a  été  lavée,  frottée,  brossée  d'un  bout  à  l'autre, 
à  la  Pentecôte;  de  petits  rideaux  blancs  en  ornent  les  fenêtres, 
et  des  tapis  couvrent  le  carrelage;  elle  sert  alors  de  chambre 
aux  ouvriers  venus  pour  les  foins.  Les  vaches,  en  hiver,  y  sont 
attachées  deux  par  deux,  dans  des  stales  surélevées  et  très  courtes 
de  façon  que  la  fiente  tombe  directement  dans  une  rigole  large 
et  profonde,  et  qu'ainsi,  l'animal  ne  souille  jamais  sa  robe  en 
se  couchant;  pour  comble  de  précaution,  l'extrémité  de  la 
queue  est  relevée  et  fixée  au  plafond  par  une  licelle. 

La  ferme,  bâtie  ordinairement  sur  une  terpe  plus  ou  moins 
élevée,  estenvironnée^d'un  large  fossé  plein  d'eau,  qui  fait  office 
de  clôture,  et  entourée  de  quelques  arbres,  dont  le  vert  plus 
foncé  tranche  sur  le  vert  tendre  des  prairies.  Tout  l'ensemble 
respire  l'ordre,  la  propreté  et  l'aisance;  parfois  même  une 
certaine  coquetterie  se  manifeste  par  des  allées  sablées  et  quel- 
ques corbeilles  de  fleurs  :  c'est  le  «.  frieschc  hiem  »,  le  home 
frison. 

Il  est  rare  que  l'habitant  de  ce  home  en  soit  le  propriétaire. 
Dans  la  région  des  lacs  presque  ions  les  éleveurs  sont  fermiers. 
La  terre  appartient  en  général  à  des  propriétaires  absentéistes, 
dont  un  grand  nombre  même  résilient  en  dehors  de  la  pro- 
vince. 

Cet  état  de  choses  n'est  pas  nouveau  :  en  1511,  dans  le  dis- 
trict de  Leeuwarden,  85,4  %  de  la  terre  était  affermé.  A  cette 
époque,  l'Église   possédait    18,4         du   sol.  et  les  monastères 
•27},  5  '■„ .  dans  la  même  district.  Il  ne  restait  doue  que  56,1 
du  territoire  aux  propriétaires  privés  :  parmi  ceux-ci,  36  seule- 


LE    BÉTAIL   ET    LE    LAIT.    -  31 

ment  possédaient  plus  de  30  hectares  et  9  plus  de  cent.  La  pro- 
priété la  plus  grande,  indivise  entre  plusieurs  héritiers,  comptait 
299  hectares.  Ces  45  grands  (?)  propriétaires  possédaient  32,  2  % 
du  sol,  il  restait  donc  seulement  23,  9  %  de  la  superficie  totale 
pour  les  propriétaires  possédant  moins,  de  30  hectares1. 

On  voit  que  l'Eglise  et  les  monastères  détenaient  près  de  la 
moitié  du  pays.  Cela  est  dû  sans  doute  à  l'absence  d'une  féo- 
dalité, car  les  Frisons  ont  maintenu  leur  indépendance  effective 
jusqu'au  commencement  du  xvi  siècle.  L'Église  s'est  donc 
trouvée  la  seule  force  puissante  et  riche  s'élevant  au-dessus  des 
paysans  :  ainsi  s'explique  qu'elle  soit  arrivée  à  posséder  une 
grande  partie  du  sol  de  la  province.  En  raison  de  sa  permanence 
et  de  sa  richesse,  elle  a  pu  entreprendre  des  travaux  de  défri- 
chement qui  ont  encore  augmenté  son  domaine;  enfin,  du 
xme  siècle  au  xv'  siècle,  les  monastères  ont  puissamment  contri- 
bué au  progrès  agricole.  C'est  cette  situation  qui  a  dû  probable- 
ment développer  le  fermage,  car  le  servage  est  resté  à  peu  près 
inconnu  chez  les  libres  Frisons.  En  1511,  sur  100  cultivateurs, 
on  comptait  13  propriétaires  et  87  fermiers  dans  le  district  de 
Leeuwarden2.  En  190V,  sur  1.000  exploitations,  342  étaient 
exploitées  par  leurs  propriétaires,  dans  toute  la  province  de 
Frise3. 

La  Réforme,  qui  amena  la  disparition  des  ordres  monastiques, 
ne  modifia  pas  sensiblement  l'état  de  la  propriété  foncière;  une 
partie  des  biens  sécularisés  fut  affectée  à  des  établissements  de 
bienfaisance,  ou  fit  retour  à  l'État,  c'est-à-dire  à  la  Province; 
une  autre  partie  fui  vendue.  Mais,  tandis  qu'en  Hollande,  le  sol 
fut  acheté  par  les  commerçants  enrichis,  en  Frise,  où  les  villes 
de  commerce  étaient  alors  moins  riches  et  moins  nombreuses, 
les  domaines  vendus  furent  acquis  par  de  riches  paysans,  qui 
constituèrent  alors  une  aristocratie  locale.  Toutefois,  ils  aban- 
donnèrent peu  à  peu  la  culture,  pour  aller  vivre  de  leurs  rentes 


i.  Cf.  T.-J.  de  Bocr,  De  friesche grond    in  t5il,ovevdrukuit hislorischeavon- 
den,  Groningen   bij  J.-B.  Wolters,  1907. 
■    i.-.i.  de  Boer,  op.  cil. 
:;.    Verslag  over  den  Landbouw  in  Nederland,  1905. 


,'}2  LE    TYPE    FRISON. 

dans  les  villes  du  voisinage,  et  ils  affermèrent  leurs  propriétés. 
Cette  aristocratie  du  xvie  siècle  n'est  plus  représentée  aujour- 
d'hui que  par  quelques  familles,  et  encore,  celles-ci  ont-elles 
abandonné  la  Frise,  pour  se  lixer  en  Hollande  ou  dans  d'autres 
provinces,  depuis  qu'en  18-V8,  la  bourgeoisie  libérale  est  arrivée 
au  pouvoir. 

L'absentéisme  des  propriétaires  s'est  encore  accentué  pendant 
la  crise  agricole,  entre  1880  et  1895,  car,  à  cette  époque,  les 
impôts  communaux  étaient  en  augmentation  croissante,  ce  qui 
détermina  beaucoup  de  gens  à  quitter  la  province.  Ce  mouve- 
ment est  un  peu  enrayé  depuis  une  dizaine  d'années. 

Pour  que  le  fermage  et  l'absentéisme  se  soient  développés,  au 
point  d'être  un  fait  absolument  général,  il  faut  qu'ils  soient  fa- 
vorisés par  les  conditions  économiques  locales.  En  effet,  d'une 
part,  l'œil  du  maître  est  beaucoup  moins  nécessaire  sur  une 
ferme  à  pâturage,  où  les  bâtiments  sont  relativement  peu  consi- 
dérables, où  toute  la  terre  est  consacrée  à  un  produit  unique 
et  spontané  comme  l'herbe  :  les  travaux  d'entretien  sont  réduits 
au  minimum,  et  l'épuisement  du  sol  par  le  fermier  est  presque 
impossible1.  Aussi,  ce  genre  de  propriété  est-il  très  recherché 
des  capitalistes2.  D'autre  part,  en  raison  des  aléas  moins 
considérables  que  présente  l'exploitation  des  herbages,  les  fer- 
miers consentent  des  prix  de  ferme  plus  élevés,  et  Le  capital  se 
trouve  ainsi  plus  largement  rémunéré.  Il  s'en  suit  que,  lorsqu'un 
domaine  est  en  vente,  il  est  immédiatement  acheté  par  un 
urbain. 

D'abondants  capitaux  existent,  en  eltet,  dans  les  villes  de 
commerce  des  Pays-Bas.  Pour  les  négociants  riches,  la  terre  est 
un  placement  ;  le  domaine  n'est  pas  pour  eux  un  bien  de  famille 
auquel  on  est  attaché,  et  que  l'on  lient  à  conserver.  En  eus  de 

1.  Ceci  a'esl  vrai  que  par  comparaison  avec  une  ferme  de  culture.  Je  ne  prétends 
pas  que,  pour  une  ferme  d'herbe,  l'absentéisme  et  le  fermage  vaillent  mieux  que  la 
résidence  el  le  l'aire  valoir. 

2.  Notons  ici  qu'en  Auvergne,  les  domaines  de  montagne,  consacrés  à  l'élevage, 
sont  exploités  sons  le  régime  «lu  fermage  el  donnent  toute  satisfaction  à  leurs  pro- 
priétaires, qui  voient  leurs  revenus  rentrer  avec  régularité,  et  dont  les  soins  d'ad- 
ministration sont  réduits  au  minimum. 


LE   BÉTAIL   ET   LE   LAIT.  33 

succession,  les  fermes  sont  facilement  vendues.  La  propriété  est 
donc  instable;  c'est  un  effet  indirect  du  commerce. 

Si  le  cultivateur  est  propriétaire,  le  domaine  passe  à  sa  mort 
à  l'un  de  ses  enfants,  qui  désintéresse  ses  cohéritiers;  sinon,  le 
bien  est  vendu,  mais  il  n'est  pas  partagé,  car  sa  valeur  comme 
atelier  de  travail,  en  serait  diminuée.  La  petite  propriété  ne 
peut  donc  pas  se  constituer  par  le  morcellement  des  grandes 
fermes. 

De  ce  que  la  terre  est  concentrée  entre  les  mains  des  capita- 
listes, il  résulte  que  l'agriculteur  professionnel,  le  fermier,  se 
trouve  dans  la  dépendance  étroite  des  propriétaires  qui  détien- 
nent l'instrument  indispensable  du  travail  agricole,  le  sol.  Il 
est  disposé  à  payer  cher  pour  en  avoir  la  disposition  et,  comme 
les  Frisons  affectionnent  leur  coin  de  terre,  la  concurrence  est 
vive  entre  les  fermiers,  et  les  prix  de  location  montent  d'année 
en  année.  Les  laiteries,  en  facilitant  la  vente  des  produits  du 
lait,  contribuent  aussi  à  la  hausse  des  prix  de  ferme.  Actuelle- 
ment, on  paie  200  à  250  francs  par  hectare  sur  l'argile,  et  la 
moitié  environ  sur  les  terrains  tourbeux.  Les  propriétaires  pro- 
fitent de  cet  état  de  choses,  et  font  des  baux  à  court  terme,  cinq 
ans  dans  la  région  du  pâturage.  Certains  d'entre  eux  pratiquent 
même  l'affermage  aux  enchères,  et  comme  ils  n'ont  aucun  lien 
personnel  avec  le  fermier,  ils  donnent  leurs  domaines  au  plus 
offrant1.  D'autres  cherchent  à  conserver  le  même  fermier, 
mais  tout  en  profitant  de  la  hausse  générale.  On  voit  par  là  que 
l'instabilité  de  la  propriété  a  pour  conséquence  l'instabilité  des 
fermiers  et  leur  situation  précaire.  Grâce  à  l'absentéisme,  l'ar- 
gent provenant  de  l'agriculture  sert  en  grande  partie  à  ali- 
menter le  luxe  des  villes.  La  cause  première  de  cet  état  de 
choses  est  l'abondance  des  capitaux  créés  par  le  commerce  c'et- 
ù-dirc  parles  transports.  Ils  semblerait  donc,  au  premier  abord, 
que  leurs  effets  soient  funestes,  tandis  qu'au  contraire  leur  pôle 
est  en  définitive  bienfaisant,  puisqu'ils  permettent  de  tirer  parti 
d'un  sol  qui,  sans  eux  et  sans  les  capitaux  qu'ils  créent,  sciait 

1.  Nous  avons  déjà  signalé  les  mêmes  phénomènes  dun«  la  Frise  allemande  [St . 

soc.    :*.".'   fasc,  ,  p.  52). 

3 


-iï  LE   TYPE   FRISON. 

resté  inutilisable.  Nous  verrons  d'ailleurs  que,  si  certains  de 
leurs  effets  sont  fâcheux,  ils  le  sont  précisément  dans  la  mesure 
où  le  lieu  est  resté  intransformable. 

Les  associations.  —  Pour  être  transformé  et  utilisé,  le  lieu 
primitif  exigeait  deux  choses  :  des  capitaux  et  des  associations. 
Construire  des  digues  et  creuser  des  canaux,  sont  des  opérations 
coûteuses,  que  ne  sauraient  mener  à  bien  ceux  qui  ne  dispo- 
sent que  de  leurs  bras  ;  ce  sont  aussi  des  entreprises  longues  et 
vastes,  dont  l'exécution  dépasse  souvent  les  facultés  d'un  particu- 
lier, et  demande  des  efforts  poursuivis  pendant  plusieurs  géné- 
rations. 

Les  capitaux  ont  été  fournis,  sans  doute,  par  la  navigation  et  le 
commerce,  et  probablement  aussi  par  V Eglise  et  les  monastères. 
qui  étaient  les  plus  grands  et  les  plus  riches  propriétaires  du 
pays;  leur  puissance  leur  venait  précisément  de  ce  qu'ils  consti- 
tuaient des  collectivités,  des  associations  étendues  et  durables. 
De  nos  jours,  leur  rôle  est  rempli  par  des  associations  libres  de 
propriétaires  et,  dans  une  certaine  mesure,  par  les  pouvoirs  pu- 
blics. Nous  sommes  ici  sur  la  terre  classique  de  l'association, 
parce  qu'elle  est  imposée  par  la  nature  même  du  lieu  :  les  ha- 
bitants d'un  pays  exposé  aux  dévastations  continuelles  de  la  nier 
doivent  coordonner  leurs  efforts,  comme  des  matelots  sur  une 
barque. 

L'association  s'est  manifestée  d'abord  dans  la  construction  des 
terpes,  sur  lesquellesse  sont  installées  les  habitations;  cette  pre- 
mière association  a  dû  être  temporaire,  et  sans  forme  fixe  :  c'é- 
tait plutôt  une  ;tide  de  voisinage.  Plus  tard,  la  construction  des 
digues  a  exigé  des  efforts  communs  de  plus  longue  durée,  et  une 
association  permanente  pour  la  surveillance  et  L'entretien  :  enfin, 
le  creusement  des  canaux  et  l'aménagement  des  eaux  exigent 
une  association  permanente  e\  continuellement  agissante.  Chaque 
progrès,  dans  l'utilisation  rationnelle  du  sol,  a  donc  amené  un 
renforcement  des  associations;  cependant,  nous  de\  mis  constater. 
et  ceci  est  un  caractère  essentiel  du  type  frison,  qu'il  n'est  point 
fait  appel  à  l'État,  sauf  dans  des  cas  tout  à  fait  exceptionnels. 


LE    BÉTAIL   ET   LE   LAIT.  35 

Les  particuliers  comptent  ici  sur  leurs  propres  efforts,  et,  tout  au 
plus,  sur  l'aide  de  leur  groupement  local,  sur  la  Province. 

Les  associations  hydrauliques  s'appellent  polders  ou  water- 
schapcn.  Etymologiquementle  mot  polder  signifie  terre  endiguée  ; 
en  fait,  on  l'emploie  aujourd'hui  pour  désigner  une  certaine 
étendue  de  terres  entourées  de  digues,  ou  soumises  à  un  aména- 
gement hydraulique,  et  pour  désigner  l'association,  la  personne 
morale,  qui  a  charge  d'entretenir  cette  portion  du  terri- 
toire. 

Lorsque  des  terres  sont  susceptibles  d'être  assainies,  ou  doi- 
vent être  protégées  contre  la  mer,  les  propriétaires  s'entendent 
entre  eux  pour  constituer  un  polder,  dont  ils  rédigent  les  statuts 
en  toute  liberté.  Ils  nomment  un  président  et  un  conseil  d'admi- 
nistration chargés  des  affaires  ordinaires.  Les  travaux  à  exécuter 
et  les  emprunts  à  contracter  doivent  être  approuvés  par  l'assem- 
blée générale.  Le  plan  des  travaux  projetés  doit  être  soumis  à 
l'approbation  technique  des  ingénieurs  du  Waterstaat,  ministère 
qui  a  dans  ses  attributions  tout  ce  qui  concerne  le  service  des 
eaux  dans  les  Pays-lias.  D'après  ce  que  nous  savons  du  lieu,  nous 
pouvons  nous  faire  une  idée  de  son  importance  :  c'est  une  armée 
toujours  on  campagne,  et  dont  la  moindre  défaillance  pourrait 
avoir  pour  la  Hollande  des  conséquences  désastreuses.  L'entre- 
tien des  polders,  l'amortissement  des  emprunts  sont  couverts 
par  des  contributions  levées  spur  les  membres  de  l'association 
proportionnellement  aux  services  qu'ils  reçoivent,  c'est-à-dire, 
qu'ils  paient  non  seulement  d'après  l'étendue  de  leurs  terres, 
mais  aussi,  d'après  le  niveau  de  celles-ci.  Un  champ  plus  bas  est 
imposé  plus  fortement  (pie  son  voisin  plus  élevé,  car  il  aurait 
plus  à  souffrir  de  l'excès  d'eau. 

Les  digues  principales  qui  bordent  le  littoral,  ou  bien  font 
partie  d'un  polder,  oubien  sontdivisécs  en  sections  dont  chacune 
;i  son  administration  autonome,  à  la  tête  de  Laquelle  est  place  le 
dijkgraaf  nommé  par  la  reine  parmi  les  fermiers  du  voisinage. 
Il  est  chargé,  sous  le  contrôle  du  Waterstaat,  de  la  surveillance 
de  la  digue,  dont  l'entretien  ordinaire  incombe  aux  intéressés, 
qui  paient  des  taxes  spéciales  à  cet  effet.  En  cas  de  désastre,  on 


36  LE   TYPE    FRISON. 

si  des  travaux  trop  dispendieux  sont  nécessaires,  l'Etat  intervient, 
en  accordant  une  subvention,  et  c'est  justice  puisque  l'intérêt 
général  est  enjeu.  Les  digues  comme  les  polders  jouissent  donc 
de  l'autonomie  la  plus  complète;  chaque  association  a  sa  person- 
nalité propre,  ses  statuts;  les  usages  varient  d'une  province  à 
l'autre.  On  sent  dans  ces  organismes,  des  réalités  vivantes  qui 
se  sont  constituées  naturellement  et  peu  à  peu,  pour  répondre 
à  des  besoins  particuliers  et  nettement  définis.  L'État,  n'ayant 
pas  eu  à  intervenir,  n'a  pas  pu  faire  passer  sur  ces  associations 
son  joug  niveleur  et  paralysant. 

Lorsque  les  propriétaires  d'un  pays  sont  trop  pauvres  ou  trop 
timides  pour  former  un  polder,  il  arrive  que  cette  initiative  soit 
prise  par  des  étrangers.  Par  exemple,  à  Midsland,  dans  l'Ile  do 
Terschelling,  il  existe  un  polder  appartenant  à  l'Église,  qui  a  été 
endigué  en  1827  par  une  association  de  capitalistes  de  Texel,  qui 
ont  pris  à  leur  charge  tous  les  frais  d'aménagement,  moyen- 
nant un  droit  de  jouissance  de  00  ans.  Le  sol,  préparé  pour  la 
culture,  a  été  affermé  à  des  cultivateurs  qui  n'ont  pas  fait  de  très 
bonnes  affaires  ;  aussi  le  polder  était-il  très  négligé,  ce  qui  a  incité 
l'Église  à  racheter  sa  concession  au  bout  de  vingt  ans.  Malgré 
la  somme  déboursée,  elle  n'y  a  pas  perdu;  car,  depuis  que  le 
polder  est  mieux  entretenu,  la  culture  est  devenue  plus  intensive, 
et  sos  revenus  ont  décuplé.  On  voit  par  cet  exemple  combien 
est  important  le  double  rôle  des  capitaux  et  des  associations, 
dans  la  mise  en  valeur  du  sol. 

Lorsqu'il  s'agit  de  constituer  un  polder,  il  peut  arriver  que 
quelques-uns  des  intéressés  refusent  d'entrer  dans  l'association. 
Leur  refus  pourrait  faire  échouer  toute  tentative  d'amélioration. 
si,  par  exemple,  leurs  terres  se  trouvent  au  milieu  de  celles  des 
voisins.  Ceux-ci  ont  alors  une  ressource  :  ils  demandent  aux 
Étals  provinciaux  l'autorisation  de  constituer  une  Waterschap 
dont  les  statuts  sont,  après  enquête,  approuvés  par  L'autorité 
compétente.  Les  récalcitrants  sont  alors  obliges  de  s'incliner 
devant  une  majorité  des  deux  tiers,  et  de  l'aire  partie  de  l'asso- 
ciation. Cela  ressemble  aux  syndicats  forcés  que  nous  avons  en 
France  dans  certains  cas.  Mais  le  respect  dos  droits  particuliers 


LE    BÉTAIL   ET    LE    LAIT.  37 

est  poussé  très  loin.  Je  me  rappelle  avoir  été  très  étonné  de 
voir,  en  Groningue,  entre  deux  polders,  une  étroite  bande  de 
terre  qui  n'était  pas  endiguée  et  que  la  mer  recouvrait  libre- 
ment jusqu'à  l'ancienne  digue.  On  m'expliqua  que  ce  terrain 
appartenait  à  un  propriétaire  qui  n'avait  pas  voulu  entrer  dans 
l'association;  comme  ses  terres  se  trouvaient  à  une  extrémité,  on 
n'avait  pas  eu  le  droit  de  l'y  contraindre,  son  abstention  rom- 
pant seulement  la  symétrie  de  la  ligne,  mais  ne  faisant  pas  obs- 
tacle à  l'exercice  du  droit  des  voisins. 

On  conçoit  bien  que  des  gens,  habitués  depuis  des  siècles  à 
s'associer  pour  la  protection  et  l'aménagement  de  leurs  terres, 
soient  tout  prêts  à  s'associer  dans  d'autres  buts,  s'il  est  néces- 
saire. Cela  n'a  pas  manqué  d'arriver.  Nous  en  avons  déjà  eu  un 
exemple  avec  les  coopératives  de  laiterie  et  les  sociétés  de  con- 
trôle pour  les  vaches  laitières.  Les  laiteries  se  sont  syndiquées 
entre  elles  dans  le  double  but  d'organiser  le  contrôle  du  beurre 
qu'elles  fabriquent  et  la  vente  de  leurs  produits  sous  la  garantie 
de  ce  contrôle.  A  cet  effet,  le  syndicat  accorde  à  ses  adhérents 
une  marque  spéciale  sur  papier  de  soie  très  fragile  qu'on  colle 
sur  les  pains  de  beurre  et  qui  ne  peut  pas  être  enlevée  sans 
déchirure.  L'État  a  même  ajouté  sa  garantie  à  celle  du  syndicat 
par  le  contrôle  officiel  auquel  celui-ci  s'est  soumis  spontané- 
ment afin  de  jouir  de  l'étiquette  nationale  «  Beurre  néerlan- 
dais ». 

Enfin  il  existe  des  syndicats  agricoles  pour  la  province  et 
pour  la  commune.  Ils  se  sont  surtout  développés  depuis  la  crise 
agricole,  car  le  besoin  de  l'association  s'est  alors  fait  sentir  plus 
vivement.  Cependant,  en  Frise  et  spécialement  dans  la  région 
du  pâturage,  ils  sont  moins  nombreux  et  moins  actifs  que  dans 
le  sud  des  Pays-Bas  ou  dans  la  région  sablonneuse.  Il  y  a  à  cela 
deux  raisons:  la  première,  c'est  que  le  pâturage  pur  exige  moins 
d'achats  d'engrais,  de  semences,  de  machines,  etc..  que  la  cul- 
ture; la  seconde,  c'est  que  les  fermiers  frisons  sonl  ordinaire- 
ment des  cultivateurs  assez  riches  pour  faire  «les  achats  impor- 
tants, et  assez  instruits  pour  les  faire  dans  1rs  meilleures 
conditions,  ce  qui  nVsl  pas  le  cas  des  petits  palans  qui  vivent 


38  LE   TYPE    FRISON. 

sur  le  sable.  Il  convient  de  remarquer  ici  que  les  syndicats 
agricoles  sont  purement  patronaux  ;  nulle  part  je  n'ai  noté 
l'existence  du  syndicat  mixte  que  nous  connaissons  en  France, 
et  où  propriétaires,  fermiers,  métayers  et  ouvriers  confondent  et 
harmonisent  leurs  intérêts.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les 
associations  sont  très  largement  développées  et  très  solidement 
constituées  en  Frise. 

La  famille  et  le  mode  d'existence.  —  Les  associations,  nous 
l'avons  vu,  sont  une  conséquence  de  la  nature  du  lieu  qui 
impose  aux  hommes  l'obligation  de  resserrer  leurs  groupements 
naturels  pour  lutter  contre  les  éléments.  Par  là  le  type  frison 
semble  être  retenu  dans  la  formation  communautaire;  l'ait 
pastoral  dont  la  pratique  exige  peu  d'initiative  et  peu  d'efforts 
agit  aussi  dans  le  même  sens,  mais  la  nécessité  de  se  protéger 
par  une  lutte  opiniâtre  et  continuelle  contre  les  eaux  de  la  mer 
ou  de  l'intérieur  développe,  au  contraire,  à  un  haut  degré,  l'éner- 
gie et  l'esprit  d'entreprise.  De  là,  dans  le  type  frison,  deux  ten- 
dances dont  l'une  ou  l'autre  tend  à  dominer,  suivant  les  circons- 
tances. 

La  tendance  patriarcale  et  communautaire  est  très  nette  dans 
la  région  du  pâturage.  Les  relations  de  voisinage  y  sont  ren- 
forcées par  le  groupement  des  habitations  sur  des  tcrpes 
étroites.  Certains  villages  du  district  des  lacs  sont  très  éloignés 
les  uns  des  autres,  très  isolés,  séparés  même  du  reste  du 
monde  par  les  eaux  pendant  l'hiver.  Tous  les  habitants  sont 
parents,  ils  se  marient  entre  eux,  et  n'ont  guère  de  rapports 
avec  les  villages  voisins.  Il  éclate  parfois  des  querelles  suivies  de 
rixes  entre  jeunes  gens  de  villages  différents.  L'isolement  vient 
ici  renforcer  les  idées  traditionnelles  dont  s'accommode  bien 
d'ailleurs  l'art  pastoral.  La  conséquence  est  facile  à  prévoir  : 
les  entants,  peu  nombreux  d'ailleurs  chez  les  fermiers,  cherchent 
à  rester  dans  le  voisinage  de  leur  famille;  ils  prennent  une 
ferme  à  proximité  et  n'hésitent  pas  à  la  payer  forl  cher,  s'enle- 
vant  ainsi  la  possibilité  de  faire  des  bénéfices  et  de  s'élever  par 
l'acquisition    d'un  domaine,  ("eux  qui  ne  restent   pas   dans    la 


LE   BÉTAIL   ET   LE    LAIT.  39 

culture  vont  volontiers  clans  les  carrières  libérales,  ou  recher- 
chent les  fonctions  publiques,  ou  quelque  place  d'employé. 
L'attachement  au  groupe,  la  formation  communautaire,  pour 
tout  dire,  fait  donc  obstacle  à  l'élévation  du  type.  Ces  gens-là 
sont  tout  prêts  à  redevenir  des  pasteurs  purs  et  des  patriarcaux 
si  la  steppe  indéfinie  s'ouvre  devant  eux  :  c'est  ce  qui  est  advenu 
dans  l'Afrique  australe  aux  émigrants  boers. 

L'exemple  des  Boers  montre  bien  quelle  action  décisive  exerce 
le  lieu  sur  la  formation  d'un  type  social,  lorsque  ce  type  n'a  pas 
reçu  antérieurement  une  empreinte  très  forte,  quasi  définitive  : 
les  mêmes  éléments  ethniques,  assez  bigarrés  d'ailleurs,  ont 
donné  l'Afrikander  particulariste  (probablement)  et  le  Boer  com- 
munautaire. En  Europe,  nous  noterons  les  mêmes  effets  diver- 
gents de  la  culture  et  de  l'art  pastoral;  cependant,  dans  les 
Pays-Bas,  les  éleveurs  frisons  ont  été  retenus  dans  la  voie  de 
la  régression  communautaire  par  la  nécessité  de  lutter  contre 
les  eaux,  parl'étendue  limitée  de  leur  territoire  qui  les  a  poussés 
à  rendre  leur  art  pastoral  plus  intensif  et  enfin  par  les  trans- 
ports qui  les  ont  mis  en  concurrence  avec  le  reste  du  inonde, 
leur  ont  offert  de  vastes  débouchés  et  les  ont  amenés  à  déve- 
lopper les  qualités  d'initiative  et  d'énergie  qui  étaient  en  eux. 
Mais  ils  sont  restés  paysans  égalitaires;  à  aucun  moment  ils 
n'ont  constitué  une  aristocratie.  Ceux  des  leurs  qui  sont  arrivés 
à  la  richesse  se  sont  presque  aussitôt  détachés  du  sol  pour  émi- 
grer  dans  les  villes.  Il  n'y  a  pas  ici  de  classe  rurale  supé- 
rieure, il  n'y  a  guère  entre  eux  d'autres  différences  que  celles 
que  fait  naître  la  possession  de  l'argent. 

On  s'explique  par  là,  à  la  fois,  leur  simplicité  de  rie  et  leur 
amour  du  faste.  Au  musée  de  Leeuwarden  ou  voit  de  très  nom- 
breuses pièces  d'orfèvrerie  et  de  riches  habillements.  Il  y  a 
encore  peu  d'années,  les  bijoutiers  et  les  horlogers  faisaient 
fortune  en  Frise,  et  on  voit  encore  chez  les  riches  fermiers,  des 
armoires  remplies  de  vaisselle  fine  et  d'argenterie.  Ces!  de  la 
parade,  c'est  l'affirmation    de   leur  richesse,  car  leur  train   de 

vie  est  resté    simple. 

Dans  les  fermes,  la  maison  d'habitation,  adossée  au  bâtiment 


•40  LE    TYPE    FRISON. 

principal,  dont  elle  occupe  un  des  petits  côtés,  est  ordirairement 
recouverte  de  tuiles  noires  et  communique  directement  par  une 
porte  avec  la  grange  et  l'étable.  On  y  accède  du  dehors  par 
une  série  de  petits  paillassons  qui  invitent  le  visiteur  à  s'essuyer 
soigneusement  les  pieds;  le  fermier  laisse  ordinairement  ses 
chaussures  à  la  porte  et  vous  reçoit  en  chaussettes.  Sa  femme, 
si  elle  a  dépassé  la  quarantaine,  est  coiffée  d'un  casque  d'or 
enserrant  la  tète,  qu'elle  recouvre  le  dimanche  d'un  bonnet  de 
dentelle;  lorsqu'elle  sort,  elle  surmonte  le  tout  d'une  horrible 
petite  capote  noire.  Ce  chapeau,  tout  laid  qu'il  soit,  est  la  marque 
d'une  situation  sociale  déjà  un  peu  relevée,  car  les  femmes 
d'ouvriers  ne  le  portent  pas,  en  quoi  elles  font  preuve  de 
goût.  Le  climat,  froid  et  humide,  oblige  à  vivre  beancouji  à 
l'intérieur  des  maisons;  aussi  remarque-t-on,  môme  chez  les 
plus  petites  gens,  une  grande  propreté  et  une  certaine  re- 
cherche du  confort  et  de  l'élégance  dans  les  appartements.  Les 
fenêtres  sont  grandes;  c'est  nécessaire,  scmble-t-il,  dans  un 
pays  brumeux  pour  avoir  plus  de  lumière  dans  la  maison. 
Malheureusement  ces  grandes  fenêtres  sont  obstruées  par  des 
rideaux,  par  des  stores,  par  d'immenses  pots  garnis  de  plantes 
vertes  qui  entretiennent  dans  la  pièce  une  obscurité  discrète.  Il  m'a 
semblé  qu'on  se  gardait  du  soleil  comme  d'un  ennemi  ;  cepen- 
dant, là  où  va  le  soleil,  ne  va  pas  le  médecin,  dit  le  proverbe 
italien.  En  fait,  c'est  un  désinfectant  énergique  et  un  grand  mi- 
crobicide;  aussi  partout  où  il  est  rare  doit-on  redoubler  de  soins 
et  de  propreté,  et  ainsi  s'explique  la  manie  de  récurage  et  de 
lavage  des  femmes  hollandaises.  Car  c'est  une  véritable  manie, 
et  tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  la  Hollande  ont  consacré  de 
longues  pages  aux  nettoyages  du  samedi  et  aux  raffinements 
de  l'astiquage.  Il  en  résulte  que  Les  Hollandais  sont  soigneux, 
caries  femmes,  à  qui  incombent  les  soins  de  propreté,  fonl  bonne 
garde  etregardent  d'un  mauvais  œil  les  profanes  négligents. 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  confondre  nettoyage  avec 
hygiène;  je  crains  que  la  propreté  soit  ici  plus  extérieure  que 
réelle,  qu'on  ail  moins  d'égards  pour  Le  corps  que  pour  la  façade 
de  la  maison  ou  les  appartements.  Certains  détails  sont  traités 


LE    BÉTAIL    ET    LE    LAIT.  41 

d'une  façon  très  rudimentaire,  même  dans  les  hôtels  les  plus- 
récents.  L'aération  m'a  toujours  parue  insuffisante.  Les  fenêtres 
à  guillotine  ne  peuvent  guère  se  relever  de  plus  de  30  centi- 
mètres; l'air  frais  arrive  donc  en  petite  quantité  et  par  en  basr 
ce  qui  est  un  mode  d'aération  défectueux.  J'ai  constaté  que,  le 
plus  souvent,  tout  était  hermétiquement  clos;  aussi  les  chambres 
quoique  très  propres,  ont-elles,  une  odeur  désagréable;  l'at- 
mosphère y  est  lourde  et  humide.  On  dort  dans  des  lits  clos,  et 
clos  de  portes  en  bois  formant  placard.  C'est  très  commode  : 
pendant  la  journée,  la  chambre  a  des  allures  de  salon,  mais 
l'aération  des  lits  laisse  à  désirer.  Certaines  gens  d'ailleurs, 
ferment  les  portes  pour  dormir;  comment  ne  sont-ils  pas 
asphyxiés?  Mystère.  Le  lit  de  plume  est  encore  d'un  usage 
courant.  Dans  les  auberges  de  village  où  j'ai  logé,  et  où  pour- 
tant les  salles  du  rez-de-chaussée  étaient  presque  élégantes,  les 
chambres  étaient  souvent  misérables  et  la  table  à  toilette  d'une 
insuffisance  notoire  :  dans  ce  pays  où  l'eau  coule  à  flots  sur  les 
façades,  elle  est  mesurée  parcimonieusement  au  voyageur. 

De  la  nourriture  nous  retiendrons  seulement  qu'elle  est  assez 
monotone,  étant  donné  que  les  produits  du  sol  sont  peu  variés. 
Les  tartines  de  pain  beurré  tiennent  dans  l'alimentation  une 
très  grande  place,  trop  grande  même  pour  les  estomacs  français  l 
Il  n'y  a  pas  en  Frise  de  boisson  nationale  :  le  vin  ne  parait  que 
sur  la  table  des  riches,  la  bière  est  aussi  assez  chère,  l'eau  est 
détestable.  Le  Frison  n'a  d'autre  ressource  que  d'améliorer  cette 
eau  avec  du  thé  ou  du  café;  aussi  entend-on  toute  la  journée 
la  cafetière  ou  la  théière  chanter  sur  la  table.  Depuis  quelque 
temps,  le  chocolat  s'est  aussi  fort  répandu.  Malheureusement, 
ces  boissons  assez  fades  ne  satisfont  pas  les  rudes  gosiers  des 
travailleurs  qui  demandent  alors  à  l'alcool  des  sensations  plus 
fortes.  On  ne  voit  nulle  part  absorber  autant  de  petits  verres  et 
avec  autant  de  dextérité  que  dans  un  cabaret  frison.  Par  réac- 
tion, les  ligues  antialcooliques  font  fureur  et  on  note  en  ce 
moment-ci  un  mouvement  de  tempérance  assez  marqué. 

Le  Frison  doit  sans  doute  à  sa  tendance  communautaire 
•  I  .limer  les  réunions  joyeuses  et  de  fréquenter  assidûment  les 


42  LE   TYPE    FRISON. 

marchés.  Le  vendredi,  les  routes  qui  mènent  à  Leeuwarden  sont 
couvertes  de  cabriolets  et  de  bicyclettes;  les  rues  de  la  ville  son! 
animées  par  le  va-et-vient  des  fermiers  qui  emplissent  aussi  les 
restaurants;  on  vient  au  marché  un  peu  pour  ses  affaires,  mais 
surtout  pour  retrouver  ses  amis  et  connaissances.  Le  soir,  la 
journée  tinie,  les  ouvriers  ruraux  se  promènent  en  devisant 
joyeusement  dans  la  grande  rue  du  village,  et  le  dimanche, 
en  été,  c'est  toute  la  population  qui  est  dehors  et  qui  fait 
«  corso  »  jusqu'à  la  nuit  tombée.  Lorsque  la  saison  s'y  prête, 
les  fêtes  sur  la  glace  sont  l'occasion  de  divertissements  nombreux 
et  jadis  les  courses  de  chevaux  de  Leeuwarden  étaient  le  grand 
événement  de  l'année.  , 

Les  cultures  intellectuelles  et  la  religion.  —  C'est  aussi 
sans  doute  à  l'influence  communautaire,  à  l'isolement  sur  les 
terpes,  et  à  la  vie  pastorale,  que  le  Frison  doit  bien  des  traits  de 
son  caractère.  L'isolement  en  groupe  maintient  les  idées  tradi- 
tionnelles et  les  superstitions.  Le  Frison  lui  doit  sans  doute  une 
certaine  tendance  à  la  routine  et  à  la  défiance.  Il  y  a  quelques 
années,  un  marchand  d'instruments  agricoles  avait  amené  une 
faucheuse  aux  environs  de  Sneek  pour  l'essayer  et  en  montrer 
le  fonctionnement  aux  paysans;  ceux-ci  s'enfuirent  épouvantés, 
déclarant  que  c'était  là  une  invention  diabolique.  Plusieurs 
fois,  au  cours  de  nos  enquêtes  auprès  des  fermiers,  nous  avons 
rencontré  une  défiance,  explicable  au  premier  abord,  mais  qui 
parfois  persistait  et  rendait  toute  conversation  impossible  ou 
du  moins  inutile. 

La  vie  pastorale  porte  à  la  méditation  et  à  l'abstraction  : 
l'exemple  de  la  Frise  continue  cette  loi.  L'instruction  scolaire 
est  relativement  moins  développée  dans  la  région  du  pâturage 
que  dans  celle  de  la  culture,  car  l'éleveur  n'éprouve  pas  le 
besoin  d'une  science  très  grande  pour  l'exercice  de  son  métier 
qui,  à  beaucoup  d'égards,  est  une  affaire  d'expérience  el  de 
pratique^  Les  fils  de  fermiers  vont  à  L'école  primaire  jusqu'à 
treize  ou  quatorze  ans;  ils  y  travaillent  sérieusement  et  parfois 
même  y  étudient  une  Langue  vivante,  français,  anglais  ou  aile- 


LE   BÉTAIL    ET   LE    LAIT.  Ï3 

mand1;  néanmoins,  ils  n'en  sortent  pas  avec  un  bagage 
littéraire  ou  scientifique  bien  considérable,  mais  les  loisirs 
isolés  de  la  vie  pastorale  leur  permettent  de  compléter  leur 
instruction.  Les  Frisons  sont  en  effet  des  autodidactes,  dont  les 
connaissances  sont  souvent  encyclopédiques  et  dépassent  de 
beaucoup  le  cadre  de  leur  vie  journalière.  Ils  s'intéressent  à 
ce  qui  se  passe  à  l'étranger;  tel  d'entre  eux  m'interroge  de 
façon  très  judicieuse  sur  les  troubles  du  Midi  de  la  France  et 
sur  la  crise  viticole  ;  tel  autre,  est  au  courant  de  l'Anerbenrecht 
et  des  coutumes  successorales  allemandes.  Ces  aptitudes  intel- 
lectuelles expliquent  le  penchant  de  beaucoup  de  fils  de  fermiers 
pour  les  carrières  libérales. 

L'aptitude  à  l'abstraction  explique  l'esprit  mathématique 
très  répandu  chez  les  Frisons.  On  montre  à  Franeker  un  plané- 
tarium construit  par  un  berger  ;  au  musée  de  Leeuwarden,  on 
voit  deux  horloges  très  compliquées  construites  par  un  fabricant 
de  meubles  et  son  tils.  De  nos  jours,  un  boulanger  a  employé 
ses  loisirs  à  reviser  les  calculs  de  l'observatoire  d'Utrecht, 
et  y  a  relevé  des  erreurs.  On  m'a  cité  une  jeune  fille  qui  s'est 
mise,  avec  succès,  à  l'étude  des  mathémathiques  pour  aider  son 
fiancé  dans  la  préparation  d'un  examen.  Il  est  possible  que  les 
nécessités  de  la  navigation  au  long  cours  aient  contribué  à  déve- 
lopper le  goût  des  études  astronomiques. 

La  tendance  à  la  méditation  et  à  la  rêverie  a  favorisé  le  déve- 
loppement des  théories  socialistes  et  antimilitaristes.  Pourtant, 
chose  curieuse,  les  Frisons  sont  les  meilleurs  soldats  de  l'armée 
néerlandaise.  Elle  a  aussi  amené  l'éclosion  d'un  grand  nombre 
de  sectes  religieuses.  Dans  la  région  des  lacs  où  la  vie  pastoral*4 
domine  exclusivement,  on  est  très  conservateur,  très  attaché  à 
la  religion  orthodoxe;  sur  le  littoral,  on  est  plus  libéral.  1rs 
modernes  ont  là  plus  de  partisans.  C'est  de  Vittmarsum,  près  de 
Harlingen,  qu'est  originaire  Simon  Menno,  le  fondateur  de  la 
secte  des  Mennonites,  qui  compte  plus  de  50.000  membres.  Ce 


1.  Tous  les  employés  des  postes  doivent  parler  ces  trois  langues;  beaucoup  d'em- 
ployés «lus  chemins  de  fer  les  comprennent. 


4  4  LE    TYPE    FRISON. 

même  village  est  aussi  un  centre  catholique,  ce  qui  est  une  rareté 
en  Frise. 

Il  n'est  pas  rare  de  trouver  dans  les  plus  petits  villages,  à  coté 
de  l'ancienne  église  qui  appartient  à  la  secte  principale,  à  celle 
qui  a  la  majorité  dans  la  paroisse,  deux  ou  trois  petites  églises 
pour  les  dissidents.  A  Midsland,  dans  l'île  de  Terschelling,  on 
trouve  des  orthodoxes,  des  modernes,  des  anabaptistes  et  des 
mennonites.  Dans  l'ensemble  du  royaume,  les  statistiques 
accusent  douze  cultes  différents. 

Cette  multiplicité  des  sectes,  qui  est  surtout  remarquable  en 
Frise  dans  les  campagnes,  prouve  combien  le  Frison  a  l'esprit 
porté  vers  les  spéculations  philosophiques  et  religieuses,  et 
combien  aussi  son  individualisme  est  accentué.  Il  se  fait  volon- 
tiers sa  religion  à  lui,  et  est  profondément  dédaigneux  de  toutes 
formes.  Certains,  qui  s'affirment  chrétiens  et  vivent  comme  tels, 
ne  font  partie  d'aucune  église  et  souvent  ne  sont  même  pas 
baptisés,  cela  par  conviction  religieuse  môme.  On  comprend 
qu'avec  de  tels  esprits,  on  ne  puisse  pas  exiger  un  credo  très 
explicite  pour  admettre  un  fidèle  dans  lacommunauté  religieuse  : 
on  se  contente  souvent  de  lui  demander  d'avoir  suivi  l'enseigne- 
ment du  pasteur  pendant  deux  ans  et  de  croire  en  Dieu  et  en 
Jésus-Christ;  on  n'exige  même  pas  qu'il  soit  baptisé. 

Cette  façon  si  personnelle  d'envisager  la  religion  amène  sou- 
vent des  discussions  très  vives  lorsque,  ce  qui  arrive  rarement, 
la  conversation  tombe  sur  la  question  religieuse.  La  lutte  se 
poursuit  d'ailleurs  sur  le  terrain  pratique,  dans  la  même  com- 
munauté, pour  le  choix  des  pasteurs  qui  sont  soumis  à  l'élection 
des  fidèles.  Par  bonheur  pour  la  paix  publique, l'excès  de  divisions 
porte  en  soi  un  remède,  car  il  impose  à  l'Etal  une  neutralité  abso- 
lue, et  à  chaque  citoyen  une  grande  tolérance  vis-à-vis  de  ses 
semblables.  Sans  cela,  la  vie  serait  impossible.  Vers  L830,  il  y 
eut  une  scission  dans  l'église  réformée  officielle,  et  peut-être 
quelque  petite  persécution  à  ce  sujet;  il  en  résulta  une,  émigra- 
tion assez  considérable  de  paysans  frisons  pour  L'Amérique. 

Conservalisme  traditionnel  et  individualisme  accentué  sont 
deux  traits  bien  marqués  du  caractère  frison.  Si  le  premier  est 


LE    BÉTAIL    ET    LE   LAIT.  4» 

dû,  très  probablement,  à  l'influence  patriarcale,  le  second  doit-il 
être  attribué  à  un  ébranlement  de  la  formation  communautaire 
et  à  une  évolution  vers  l'instabilité,  ou  plutôt  à  un  particula- 
risme latent  qui,  par  suite  de  circonstances  favorables,  s'est 
affirmé  d'abord  dans  l'ordre  intellectuel?  Malgré  la  réserve  que 
nous  nous  sommes  imposée  sur  le  terrain  psychologique,  nous 
inclinerions  vers  la  seconde  hypothèse. 

Les  organismes  de  la  vie  publique.  —  L'esprit  d'autonomie 
qui  anime  le  Frison  dans  le  domaine  religieux,  se  fait  jour  éga- 
lement dans  l'organisation  de  la  vie  publique  ;  ou,  plus  exacte- 
ment, il  semble  que  le  Frison  ait  négligé  d'organiser  les  pouvoirs 
publics.  L'éleveur  de  la  région  des  lacs  vit  dans  l'isolement  ;  les 
associations  libres  qu'il  constitue  suffisent  à  ses  besoins.  Le  plus 
urgent  de  tous  est  de  se  défendre  contre  les  eaux  :  il  y  a  pourvu 
lui-même  directement  par  le  polder.  La  nature  même  du  lieu 
le  protège  contre  les  ennemis  extérieurs  ;  il  n'éprouve  donc  pas 
le  besoin  de  créer  de  grands  pouvoirs  publics.  Ses  paysanneries 
ont  tenu  en  échec  les  comtes  de  Hollande  pendant  des  siècles,  et 
leur  vieux  code  affirme  que  «  les  Frisons  seront  libres  aussi 
longtemps  que  les  vents  souffleront  dans  les  nuages  ».  En  fait, 
ils  sont  restés  indépendants  jusqu'en  1522  :  leurs  magistrats 
élusse  réunissaient  près  d'Aurich  (Frise  allemande)  pour  traiter 
les  affaires  de  la  confédération. 

«  Les  Frisons  qui,  dès  l'époque  de  Tacite,  passaient  pour  le 
peuple  le  plus  puissant  de  la  Germanie  septentrionale,  ont  formé 
au  moyen  Age,  sur  toute  l'étendue  de  leur  côte,  une  longue  bande 
de  petits  états  à  peu  près  autonomes  dont  les  paysanneries  fidè- 
les à  leur  divise  :  «  Plutôt  morts  qu'esclaves  !  »  défendirent  pen- 
dant des  siècles  leur  liberté  républicaine  contre  les  prétentions 
féodales  des  princes  ecclésiastiques  et  laïques  de  l'intérieur  des 
terres,  en  s'abritant  derrière  leurs  digues  et  leurs  canaux  et  en 
appelant  même,  au  besoin,  l'inondation  à  leur  secours  »  '. 

Lorsqu'au  xvi°  siècle  ils  acceptèrent  des  gouverneurs  allemands 

i.  A.  Iiimly,  Histoire  de  la  formation  territoriale  de  l'Europe. 


'iti  LE    TYPE    FRISON. 

puis  espagnols,  ils  continuèrent  néanmoins  à  régler  eux-mêmes 
leurs  affaires  propres,  et  leur  adhésion  à  l'Union  d'Utrecht  ne 
diminua  pas  leur  autonomie.  On  sait  que  la  République  des 
Provinces-Unies  était  une  fédération  et  qu'aux  États  généraux 
les  décisions  étaient  prises  à  l'unanimité.  A  plus  forte  raison, 
chaque  province  était-elle  souveraine  pour  ses  affaires  intérieu- 
res et  la  Frise  fut,  plus  que  tout  autre,  jalouse  de  son  indépen- 
dance, car.  tandis  que  la  plupart  des  autres  provinces  choisis- 
saient comme  stathouder  le  prince  d'Orange,  elle  eut  presque 
toujours  son  stathouder  particulier. 

Ces  traditions  d'autonomie  se  sont  conservées  au  xix°  siècle, 
depuis  la  formation  du  royaume  des  Pays-Bas.  autant  du  moins 
qu'elles  sont  compatibles  avec  les  nécessités  actuelles.  Les  États 
provinciaux  ont  encore  un  rôle  prépondérant  et  qui  dépasse  de 
beaucoup  celui  de  nos  conseils  généraux.  Ce  sont  eux,  en  outre. 
qui  élisent  les  membres  de  la  chambre  haute  et  ainsi  les  influen- 
ces locales  se  font  sentir  dans  le  gouvernement  du  pays.  Jadis. 
les  villages  avaient  une  autonomie  administrative  presque  com- 
plète ;  elle  n'existe  plus  que  pour  l'Eglise,  à  cause  des  biens  qui 
lui  sont  affectés.  Dans  d'autres  provinces,  comme  FOver-Yssel  el 
la  Drenthc  où  les  villages  possèdent  encore  parfois  des  biens  com- 
munaux, celte  autonomie  s'est  conservée,  relativement  à  L'admi- 
nistration de  ces  biens.  ^lais  en  Frise,  c'est  un  fait  assez  remar- 
quable que  la  propriété  communale  n'existe  pas  et  qu'elle  n'a 
pas  existé,  ou  du  moins,  si  elle  a  jadis  existé,  qu'elle  a  disparu 
depuis  un  temps  immémorial.  Il  est  probable  que  c'est  une 
conséquence  de  la  défense  contre  les  eaux  ;  pour  que  des  particu- 
liers consentissent  à  faire  les  frais  considérables  des  travaux 
d'endiguement  et  d'assainissement,  il  fallait  qu'ils  y  eussent  un 
intérêt  {puissant,  que  donne  seule  la  propriété  privée.  Dans  la 
région  de  Meppel,  enOvcr-Yssel,  où  dominait  la  propriété  collec- 
tive, ces  travaux  ont  été  très  négligés  et  le  pays  est  encore  exposé 
à  de  fréquentes  inondations1. 

Les  communes  actuelles  sont,  en  général,  très  xa^tes:  il  n'\  en 

i.  cf.  E.  de  Laveleye,  i.a  Néerlande,  |>.  .">:.. 


LE    BÉTAIL    ET    LE    LAIT.  47 

a  que  V3  pour  toute  la  province  de  Frise.  Telle  d'entre  elles  ren- 
ferme 27  paroisses  ;  ces  dernières  ne  comptent  d'ailleurs,  parfois, 
que  trois  ou  quatre  cents  habitants.  L'organisation  administra- 
tive remonte  à  l'époque  de  la  domination  française;  les  cadres 
en  sont  donc  analogues  à  ceux  que  nous  possédons  en  France, 
mais  l'autonomie  locale  est  beaucoup  plus  respectée.  Les  chemins 
appartiennent  presque  tous  à  la  commune  et  celle-ci  ne  se  fait 
pas  faute  d'y  interdire  la  circulation  des  automobiles  :  le  fer- 
mier frison  qui  va  à  bicyclette  ou  en  voiture,  n'entend  pas  être 
dérangé  dans  ses  habitudes.  L'école  est  aussi  sous  l'autorité 
presque  absolue  du  conseil  municipal  qui  nomme  et  révoque  les 
instituteurs  ;  ceux-ci  sont  bien  rétribués,  en  partie  du  moins,  par 
l'Ktat  qui  leur  assure  une  retraite,  mais  ils  ne  sont  pas  fonction- 
naires du  gouvernement,  qui  ne  s'engage  pas  à  leur  donner  un 
emploi.  Il  s'agit  donc,  pour  eux,  de  remplir  leurs  fonctions  de 
façon  à  satisfaire  les  pères  de  famille.  L'Etat  n'intervient  que 
par  des  subventions  accordées  aux  écoles  libres  aussi  bien 
qu'aux  écoles  publiques,  et  par  une  surveillance  générale. 

lui  résumé,  le  Frison  de  la  région  du  pâturage  nous  apparaît 
un  peu  comme  un  prisonnier  de  son  milieu,  précisément  parce 
que  ce  lieu  physique  n'est  que  partiellement  transformable.  Le 
mode  de  travail  est  sous  la  dépendance  étroite  du  sol  et  du  cli- 
raat,  dont  l'un,  est  immuable  et  l'autre  à  peine  améliorable.  Dans 
ces  conditions,  on  comprend  sans  peine  le  côté  un  peu  routinier 
et  arriéré  du  caractère  frison,  tandis  que  ses  tendances  commu- 
nautaires s'expliquent  par  l'isolement  en  groupes  qui  lui  est  im- 
posé par  le  lieu. 

Pourtant  tout  n'est  pas  routine  et  immobilité  en  Frise.  Nous 
avons  vu  qu'on  avait  su  y  accentuer  la  spécialisation  laitière  coni- 
mandée  parle  lieu,  grâce  à  une  utilisation  intelligente  et  intense 
de  l'association  et  des  transports.  Si  l'art  pastoral  favorise  la 
routine  traditionnelle,  le  commerce  au  contraire  développe  l'ini- 
tiative. Le  Frison  a  donc  tout  un  côté  de  son  esprit  tourné  vers 
le  progrès,  l'ell'ort,  l'adaptation  aux  conditions  actuelles.  Cette 
aptitude  se  manifeste  précisémenl  dans  le  domaine  commercial 
où  le  sol  intransformable  n'intervienl  pas.  Elle  a  certainement 


48  LE    TYPE    FRISON. 

été  conservée  et  accrue  par  la  nécessité  permanente  de  lutter 
avec  constance,  peine  et  intelligence  contre  les  eaux  et  contre 
la  mer. 

D'ailleurs,  nous  allons  étudier  maintenant  le  Frison  sur  un  sol 
transformable  et  nous  constaterons  que  le  côté  particulariste  de 
son  caractère  prend  alors  le  dessus  sur  le  côté  communautaire. 


II.  —  LA  CULTURE  ASSOCIEE  AU  PATURAGE. 

Le  «  kleiboden  ».  —  Le  littoral  nord  et  nord-ouest  de  la  Frise 
est  bordé  d'une  zone  d'alluvions  argileuses  conquises  peu  à  peu 
sur  la  mer  et  dont  la  fertilité  rend  la  culture  très  avantageuse  ; 
c'est  ce   qu'on  appelle  le  kleiboden. 

Ces  alluvions  marines  sont  fertiles  :  elles  renferment  du 
calcaire  qui  rompt  la  compacité  du  sol,  et  sont  assez  riches  en 
acide  phosphorique;  l'azote  y  est  abondant  à  cause  des  débris 
organiques  contenus  dans  la  vase. 

Ces  alluvions  sont  moins  humides  que  les  terres  de  l'intérieur 
car,  leur  altitude  est  un  peu  plus  élevée.  C'est  là  un  fait  qui 
surprend  au  premier  abord,  mais  qui  est  général  :  les  polders 
les  plus  récents  sont  à  un  niveau  plus  élevé  que  les  anciens. 
On  donne  do  ce  phénomène  plusieurs  explications  :  actuelle- 
ment, les  alluvions  sont  plus  abondantes  qu'autrefois  à  cause  de 
la  diminution  progressive  des  fonds  et  des  courants,  ou  bien,  parce 
que  les  endiguements  se  font  plus  tardivement  pour  avoir  une 
couche  de  limon  plus  épaisse  ;  le  sol  nouvellement  conquis  ren- 
ferme beaucoup  de  débris  organiques  qui  se  décomposent,  se 
résorbent,  et  ainsi,  avec  le  temps,  il  se  produit  un  tassement: 
enfin,  les  alluvions  reposent  souvent  sur  une  couche  de  tourbe 
qui  s'affaisse  et  se  tasse  sous  le  poids  du  sol  situé  au-dessus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  situation  rend  ces  terres  beaucoup 
plus  saines;  dans  les  polders  récents,  on  a  pu  prendre  toutes 
les  précautions  voulues  pour  que  l'assainissement  soit  parfait. 
Le  sol  est  donc  transformable  par  la  culture:  l'herbe  n'est  plus 
le  seul  produit  possible.  La  fertilité  des  terres  pousse  en  outre 


LE    BETAIL    ET   LE    LAIT.  49 

à  la  culture  intensive  et  rémunère  largement  le  cultivateur  de 


■■-' 


ses  peines  et  de  ses  avances. 

Dans  cette  zone,  il  importe  d'indiquer  encore  des  subdivisions, 
ou  du  moins,  de  distinguer  entre  l'ancien  sol  protégé  par  les 
digues  et  le  sol  des  polders  conquis  à  une  époque  plus  récente. 
D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  on  prévoit  que  l'ancienne 
terre  est  plus  humide,  plus  compacte  et  moins  fertile;  aussi  les 
pâturages  naturels  y  occupent-ils  encore  une  place  importante. 
On  comprend  sans  peine  qu'il  est  impossible  d'en  indiquer  la 
proportion,  car  elle  change  d'un  point  à  un  autre  ;  cependant, 
nous  avons  visité  plusieurs  fermes  de  cette  région,  où  les  prairies 
et  les  cultures  se  partagent  le  sol  par  moitié.  Dans  les  polders 
récents,  au  contraire,  les  prairies  naturelles  font  complètement 
défaut  :  tout  le  sol  est  consacré  aux  cultures.  Cela  est  surtout 
remarquable  dans  le  Bildt,  région  au  nord  de  Leeuwarden  qui 
occupe  l'emplacement  de  l'ancien  golfe  du  Middelzée  et  qui  a 
été  endiguée  par  portions  successives,  au  cours  des  trois  derniers 
siècles.  Ici  le  pâturage  n'est  représenté  que  par  les  digues  et  les 
terrains  en  voie  d'alluvionnement  situés  au  delà  des  digues  et 
qu'on  nomme  Kwelders.  Les  kwelrlers  sont  parfois  protégés 
par  une  petite  digue  extérieure,  qui  empêche  la  mer  d'envahir 
le  pâturage  pendant  l'été,  mais  en  hiver  elle  est  souvent  sub- 
mergée. L'eau  des  fossés  étant  salée,  même  en  été,  on  doit 
aménager  des  abreuvoirs  d'eau  douce  pour  les  animaux  ;  ces 
abreuvoirs  ont  la  forme  de  cratères  surélevés  pour  recueillir 
l'eau  de  pluie;  ici,  chevaux  et  vaches  montent  à  l'abreuvoir. 

L'industrie  laitière  et  la  culture.  —  Le  caractère  commun 
de  toutes  les  fermes  de  cette  région  est  l'association  de  la 
culture  au  pâturage;  mais  l'exploitation  du  bétail  reste  bien 
la  source  principale  des  revenus  agricoles  :  la  culture  la  rend 
plus  intensive.  On  eslime  qu'une  ferme  divisée  par  moitié  en 
pâturage  et  en  culture,  peut  nourrir  autant  d'animaux  que  si 
elle  était  tout  entière  en  pâturage.  Ceci  s'explique  aisément, 
les  produits  de  la  culture  venant  compléter  le  foin  en  quantité 
et  en  qualité;  les  engr;iis  qu'exigent  les  cultures  apportent  (\r* 

i 


oO  LE   TYPE    FRISON. 

éléments  nutritifs  qui  font  défaut  dans  le  sol  et  qui  se  retrouvent 
dans  les  produits  consommés  par  le  bétail.  En  outre,  les  exi- 
gences de  la  culture  intensive  dressent  l'agriculteur  à  l'emploi 
des  procédés  industriels  ou  scientifiques,  et  la  façon  dont  il  traite 
son  bétail  se  ressent  très  heureusement  de  ces  habitudes.  Il  va 
sans  dire  que  le  bétail  est  ici  exploité,  surtout  en  vue  de  la  pro- 
duction du  lait,  comme  dans  la  région  du  pâturage.  Les  vaches 
y  sont  cependant  gardées  moins  longtemps  et  vendues  adultes 
aux  fermiers  de  Hollande  qui  ne  font  pas  d'élevage.  C'est  une 
conséquence  du  progrès  des  méthodes  qui  a  pour  effet  un  mou- 
vement commercial  plus  intense.  Cependant,  la  spécialisation 
est  alors  moins  marquée,  puisqu'une  plus  forte  proportion  du 
troupeau  est  constituée  par  déjeunes  bêtes  qui  ne  donnent  pas 
encore  de  lait.  Cette  pratique  est  favorisée  par  la  culture,  (/ai 
permet  d'obtenir  un  développement  des  jeunes  animant  plu* 
rapide;  dans  le  greidstreek  elle  ne  serait  pas  absolument  sans 
inconvénient,  car  on  a  remarqué  que  les  prairies  où  pâturent  les 
jeunes  animaux  s'appauvrissent  peu  à  peu  en  principes  miné- 
raux, et  qu'au  bout  de  quelques  années  l'élevage  s'en  ressent. 
Tant  que  les  éleveurs  de  la  région  de  l'herbe  ne  se  seront  pas 
mis  à  l'emploi  courant  des  engrais  chimiques,  ils  feront  mieux 
de  s'en  tenir  à  leur  pratique  actuelle.  La  culture  marque  donc  un 
progrès  de  l'élevage,  et  cela  est  dû  à  une  possibilité  <l<>  transforma- 
tion du  sol. 

La  main-d'œuvre.  —  L'homme  n'est  cependant  pas  absolument 
maître  du  sol;  car,  en  raison  de  l'humidité,  il  est  astreint  à 
observer  certains  procédés  de  culture.  Ainsi,  les  billons  étroits 
(2m,50  à  3  mètres)  sont  une  nécessité  qui  exclut  à  peu  près 
complètement  l'emploi  des  machines.  Les  travaux  devant  se 
faire  (i  la  main,  le  cultivateur  a  intérêt  à  obtenir  des  produits 
riches;  la  fertilité  du  sol  s'y  prête  bien  d'ailleurs;  aussi  voyons- 
nous  peu  de  céréales  .  eà  et  là  un  champ  d'avoine  .  niais  partout 
des  pommes  de  terre,  du  lin,  du  colza,  des  lèves,  des  betteraves. 
Or,  ces  cultures  sarclées  exigent  beaucoup  de  main-d'œuvre, 
surtout  lorsque  l'emploi  de  la  houe  à  cheval  est  impossible.  Les 


LE    BÉTAIL   ET   LE   LAIT.  51 

fermes  occupent  donc  beaucoup  d'ouvriers  :  à  Zurich,  M.  X..., 
au  mois  de  juin,  paie  300  francs  de  salaires  par  semaine,  au  taux 
de  3  francs  par  jour.  Le  fermier  Peter  qui  possède  36  hectares, 
dont  16  en  pâturages,  occupe  4  ouvriers  en  hiver  et  12  en  été. 
Cette  énorme  disproportion  entre  le  travail  d'hiver  et  le  travail 
d'été  est  une  conséquence  des  cultures  sarclées  et  des  prairies 
qui  réclament  beaucoup  de  main-d'œuvre  pendant  quelques 
mois  seulement. 

lien  résulte  que  le  nombre  des  domestiques  de  ferme  est  rela- 
tivement faible;  ce  nombre  tend  à  décroître  de  plus  en  plus, 
parce  que  les  jeunes  gens,  trouvant  plus  facilement  du  travail, 
aiment  mieux  rester  journaliers  que  d'accepter  la  sujétion  d'une 
place  de  valet.  Les  jeunes  tilles,  de  leur  côté,  se  refusent  de  plus 
en  plus  à  prendre  part  aux  travaux  agricoles;  elles  veulent 
se  confiner  dans  les  soins  du  ménage.  Il  est  vrai  qu'une  fois 
mariées,  elles  sont  moins  rebelles  au  travail  des  champs  :  on 
voit  beaucoup  de  femmes  sarcler  et  désherber  le  lin. 

Les  domestiques  sont  remplacés  par  des  ouvriers  permanents 
qui  reçoivent  12  à  16  francs  par  semaine  et  ont  la  jouissance 
gratuite  d'une  maison,  d'un  lopin  de  terre,  et  le  droit  d'entre- 
tenir un  mouton  avec  ceux  du  fermier.  Le  matin,  à  'i  heu- 
res, ils  viennent  traire  et  reçoivent  alors  une  tasse  de  thé  et 
un  morceau  de  pain;  ils  prennent  les  autres  repas  chez  eux. 
La  question  de  la  traite  est,  en  certains  cas,  an  obstacle  à  la 
(■/•ration  des  pâturages.  Beaucoup  de  fermiers  seraient  enclins 
à  étendre  leurs  prairies  pour  avoir  moins  de  soucis,  mais  alors, 
il  faut  augmenter  le  troupeau:  les  animaux  doivent  être  pansés 
et  les  vaches  traites,  le» dimanche  comme;  en  semaine;  or,  les 
ouvriers  se  montrent  de  plus  en  plus  partisans  résolusdu  repos 
dominical. 

A  côté  des  ouvriers  fixes,  nous  trouvons  les  journaliers 
employés  et  payés  à  la  journée.  Les  meilleurs  sont  assurés  de 
trouver  du  travail  toute  l'année,  les  moins  bons  pendant  les 
grands  travaux  seulement.  Ils  logent  dans  les  villages  voisins, 
locataires  des  maisons  qu'ils  habitent.  Jadis,  leur  soit  était  assez 
misérable,  beaucoup  devaient  émigreren  Amérique,  et  presque 


5:2  LE    TYPE    FRISON. 

tous  étaient  sans  travail  une  partie  de  l'année.  Aujourd'hui,  la 
situation  a  changé  du  tout  au  tout,  quoique  la  population  soit  plus 
dense  qu'autrefois.  Il  y  a  soixante  ans,  me  dit  un  vieillard,  il  n'y 
avait  à  Stiens  qu'une  école  avec  80  enfants  en  été,  etl20  en  hiver; 
aujourd'hui,  les  trois  écoles  en  comptent  près  de  700.  Les  progrès 
de  la  culture  intensive  et  surtout  les  cultures  sarclées  ont  augmenté 
les  besoins  de  main-d'œuvre  en  été.  Pour  s'assurer  des  ouvriers 
pendant  la  belle  saison,  les  fermiers  ont  été  amenés  à  élever  un 
peu  les  salaires  et  surtout  à  rechercher  les  moyens  d'éviter  le 
chômage  pendant  l'hiver;  un  de  ces  moyens  est  la  culture  du 
lin,  dont  la  préparation  occupe  les  ouvriers  pendant  les  mois 
d'hiver.  Plusieurs  cultivateurs  m'ont  avoué  qu'ils  n'avaient  aucun 
profit  à  cultiver  le  lin,  qu'ils  le  faisaient  uniquement  en  vue 
d'assurer  la  stabilité  de  leur  main-d'œuvre. 

Parmi  les  progrès  agricoles  de  ces  trente  dernières  années, 
nous  avons  signalé  les  laiteries  coopératives  ou  privées.  La 
«  zuivel  fabriek  »  a  été  une  bénédiction  pour  la  classe  ou- 
vrière :  en  quelque  province  que  ce  soit,  on  constate  les  mêmes 
etfets  bienfaisants.  La  laiterie  permet  en  effet  au  producteur 
d'une  faible  quantité  de  lait  d'en  tirer  un  parti  aussi  avanta- 
geux que  le  gros  fermier  son  voisin;  le  litre  de  lait  est  payé  le 
même  prix  à  l'un  et  à  l'autre,  tandis  que,  lorsque  le  beurre  est 
fait  à  la  maison,  le  petit  producteur,  obligé  d'attendre  plu- 
sieurs jours  pour  avoir  une  quantité  suflisante  de  crème,  ne 
fabrique  qu'un  beurre  de  qualité  inférieure;  il  n'est  pas  outillé 
d'ailleurs  pour  faire  un  beurre  marchand.  Cela  est  si  vrai  que 
le  beurre  de  ferme  qui,  dans  l'ensemble  des  Pays-Bas,  égale 
presque  en  quantité  le  beurre  de  fabrique,  est  consommé  en- 
tièrement sur  place  :  il  n'est  pas  exporté1.  Les  laiteries  ont  mis 
sur  le  même  pied  In  rai  lie  du  pauvre  et  celle  du  riche  :  l'avan- 
tage du  grand  atelier  a  donc  disparu  au  point  de  vue  particu- 
lier de  la  production  du  lait.  On  a  vu  alors  beaucoup  d'ouvriers 

1.  Production  du  beurre  en  1903 

Fermes.  Fabriques. 

Pays-Bas.  .  .  26.180.000  kil.  10  B50.000  kil. 

Frise  seule  .  1.900.000  kil.  11.680.000  kil. 


LE    HÉTAIL    ET   LE   LAIT.  .*).'{ 

acheter  une  vache,  quelquefois  deux,  dont  leur  femme  prend 
soin,  pendant  qu'ils  travaillent  à  la  ferme.  Pour  nourrir  cette 
vache,  le  fermier  leur  cède  l'herbe  des  fossés  et  des  talus;  ils 
achètent  celle  qui  pousse  sur  les  bas-côtés  des  chemins  et  des 
routes,  ils  louent  quelques  parcelles  de  terre  sur  lesquelles  ils 
cultivent  des  betteraves,  des  pommes  de  terre,  des  fèves,  etc. 
Leur  famille  trouve  ainsi  à  s'occuper,  et  leurs  ressources  aug- 
mentent. Aussi  a-t-on  vu  le  fermage  parcellaire  se  développer 
beaucoup  dans  ces  dernières  années.  Les  prix  sont  naturelle- 
ment très  élevés;  le  fermier  qui  sous-loue,  réalise  parfois 
60  francs  de  bénéfice  par  hectare;  en  outre,  il  a  l'avantage  de 
fixer  solidement  dans  le  pays  des  ouvriers  dont  il  a  besoin 
pendant  l'été.  Ceux-ci  voient  leur  situation  se  relever;  ils  ne 
sont  plus  uniquement  des  salariés,  il  leur  faut  faire  preuve  de 
prévoyance  et  de  capacité.  Un  élément  éducatif  s'est  introduit 
dans  l'organisation  sociale  du  pays  avec  le  fermage  parcel- 
laire. 

Quoique  l'émigration  ait  cessé,  et  (pie  la  population  soit  assez 
dense  dans  la  région  de  la  culture,  les  journaliers  locaux  ne 
suffisent  pas  à  exécuter  tous  les  travaux  agricoles,  surtout  les 
sarclages  et  les  fauchaisons  qui  doivent  être  exécutés  à  épo- 
ques fixes  et  sans  délai.  Fort  heureusement,  les  provinces  voi- 
sines fournissent  une  immigration  temporaire  abondante  :  de 
la  Drcnthe  et  de  la  Groningue,  viennent,  en  mai  et  juin,  de 
nombreux  ouvriers.  Grâce  à  une  légère  différence  de  climat,  les 
travaux  de  sarclage  et  de  fenaison  se  font  un  peu  plus  tôt  en 
Frise  qu'on  Groninguo,  ce  qui  permet  aux  ouvriers  de  cette 
province  de  venir  en  Frise.  Lorsque  les  sarclages  sont  terminés, 
ils  repartent  accompagnés  par  des  ouvriers  frisons,  qui  vont 
travailler  en  Groninguc;  ils  reviennent  quelques  semaines  plus 
tard  faire  les  foins  et  retournent  chez  eux,  suivis  de  nouveau 
des  Frisons,  pour  faire  les  moissons.  On  observe  le  même  phé- 
nomène d'émigration  temporaire,  par  périodes  successives,  pen- 
dant l'été,  dans  les  pays  de  montagne;  la  même  cause,  diffé- 
rence de  climat,  produit  le  même  effet. 


•  >  <  LE   TYPE    FRISON. 

Le  propriétaire-cultivateur.  —  La  culture  favorise  donc 
l'accroissement  de  la  population  ouvrière  rurale,  et  contribue 
à  l'amélioration  de  son  sort.  Elle  favorise  aussi  la  conservation 
de  la  propriété  entre  les  mains  du  cultivateur;  plus  exac- 
tement, elle  est  moins  favorable  au  développement  de  la  pro- 
priété absentéiste,  car  celle-ci  reste  néanmoins  la  règle  générale. 
Toutefois,  les  domaines  à  cultures  sont  moins  recherchés  des  ca- 
pitalistes que  les  domaines  à  pâturages  :  ils  exigent  un  peu  plus 
de  surveillance,  car  le  fermier  peut  mésuser  des  terres.  Les 
prix  de  ferme  sont  élevés,  environ  200  francs  par  hectare;  ce- 
pendant, la  culture  donne  une  marge  de  bénéfices  plus  considé- 
rables, car  elle  est,  plus  que  le  pâturage,  susceptible  d'intensi- 
fication. Certains  cultivateurs,  d'aptitudes  supérieures,  peuvent 
donc  s'enrichir  et  acheter  des  domaines  ou  conserver  ceux  qu'ils 
possèdent.  En  fait,  on  constate  que,  dans  les  districts  de  culture, 
la  proportion  des  propriétaires  cultivateurs  est  un  peu  plus  forte 
que  dans  la  région  du  pâturage.  Cette  situation  n'est  pas  nou- 
velle :  en  1511,  la  proportion  des  propriétaires  cultivateurs 
était  de  17,5  %  dans  le  district  de  Ferwerd  (culture),  et  seule- 
ment de  12,0  %  dans  celui  de  Lecuwarden  (pâturage).  Les 
terres  soumises  à  l'exploitation  directe  représentaient  -27  %  de 
la  superficie  totale  à  Ferwerd  et  14,  0  %  à  Leeuwarden  '.  Au 
commencement  du  xix''  siècle,  il  y  eut  une  crise  de  la  propriété 
foncière  :  les  prix  de  ferme  tombent  à  25  francs  l'hectare  ;  on 
ne  trouve  plus  de  fermiers,  car  ceux-ci  sont  ruinés  et  manquent 
des  capitaux  les  plus  indispensables  pour  exploiter.  Les  pro- 
priétaires absentéistes  cherchent  alors  à  vendre  leurs  domaines 
qui  sont  achetés  A  bas  prix  par  des  commerçants,  des  indus- 
triels, des  artisans,  des  fermiers  aisés  ;  ainsi  s'est  tonnée  la 
la  classe  actuelle  des  propriétaires-cultivateurs. 

Les  domaines  ont  actuellement  de  20  à  00  hectares,  niais 
se  tiennent,  en  général,  plus  près  du  premier  chiffre  que  du 
second.  Depuis  151 1,  on  peut  noter  une  diminution  dès  sensi- 
ble des  domaines  moyens  (5  à  30  hect.),  une  augmentation  con- 

1.  Cf.  T.-J.  de  Boer,   Defriesche  Grond  in  1511. 


LE    BÉTAIL   ET   LE    LAIT.  5") 

sidérable  des  petits  domaines  (1  à  5  hect.)  et  un  accroissement 
très  marqué  du  nombre  des  domaines  de  plus  de  30  hect.  C'est  là 
une  conséquence  de  la  culture  intensive  qui  permet  aune  famille 
de  paysans  de  vivre  sur  une  surface  plus  restreinte,  surtout 
depuis  l'installation  des  laiteries,  mais  qui  exige  que  les  fermes 
où  on  emploie  des  salariés,  soient  plus  étendues  afin  de  dimi- 
nuer les  frais  généraux.  C'est  pour  cette  raison  que  certains 
domaines  sont  vendus  en  détail;  les  propriétaires  des  fermes 
voisines  achètent  des  parcelles  pour  s'arrondir,  et  le  vendeur 
retire  ainsi  de  sa  terre  un  prix  plus  élevé. 

Cependant,  la  transmission  intégrale  est  facilitée  par  le  petit 
nombre  des  enfants.  Le  fermier  frison  n'a  pas  une  famille  nom- 
breuse; peut-être  en  faut-il  faire  remonter  la  cause  à  l'habi- 
tude de  bien  vivre  et  au  goût  du  faste  qui  sont  une  consé- 
quence de  l'agriculture  rémunératrice.  Les  ouvriers,  en  revan- 
che, n'hésitent  pas  à  assumer  la  charge  de  sept  ou  huit  enfants; 
aussi  ont-ils  généralement  une  période  de  quelques  années 
très  difficile  à  traverser.  A  leur  mort,  leur  succession  est  par- 
tagée entre  tous  leurs  enfants,  et  s'ils  possèdent  quelque  bien, 
maison  ou  champ,  ce  bien  est  licite  et  acquis  soit  par  un 
étranger,  soit  par  un  des  cohéritiers.  C'est  aussi  ce  qui  se 
passe  pour  les  domaines  :  un  des  enfants  garde  le  domaine 
paternel  et  désintéresse  ses  frères  et  sœurs.  Les  bénéfices  delà 
culture  spécialisée  permettent,  en  effet,  la  constitution  d'une 
fortune  mobilière  dont  l'existence  facilite  le  règlement  de  la 
succession. 

Le  développement  di:  l'instruction  agricole.  —  Les  enfants 
qui  n'héritent  pas  de  La  ferme  se  pourvoient  ailleurs:  les  plus 
favorisés  épousent  une  héritière,  les  autres  afferment  un  domaine 
<•<•  qui  est  relativement  facile,  étant  donné  le  grand  nombre 
des  propriétaires  absentéistes.  Très  peu  désertent  lu  culture  gui 

reste  pour  eu./    In  /-arrière  m, r mule  et  préférée:  elle    paie  bien, 

en  effet,  et  offre  des  perspectives  d'avenir  à  ceux  qui  y  sont  bien 
préparés.  <>r,  les  Mis  de  fermiers  reçoivent  presque  tons  l'ins- 
truction professionnelle  dans  l'école  d'agriculture  de  Leeuwar- 


.')()  LE    TYPE   FRISON. 

dcn,  dont  les  cours  ont  lieu  en  hiver;  pendant  la  belle  saison, 
ils  reviennent  sur  la  ferme  paternelle  prendre  part  aux  travaux 
d'été  et  contrôler  ainsi  parla  pratique  l'enseignement  théorique 
qu'ils  ont  reçu.  C'est  encore  là  un  effet  de  la  culture  commer- 
cialisée de  développer  l'instruction  professionnelle.  Nous  avons 
dit  que  le  Frison  était  autodidacte,  mais  lorsqu'il  devient  cul- 
tivateur, il  se  rend  compte  de  la  nécessité  d'un  enseignement 
plus  mélhodique  reçu  sous  la  direction  de  spécialistes.  C'est 
un  fait  à  noter  que  presque  tous  les  élèves  de  l'école  de  Leeu- 
warden  proviennent  des  districts  de  la  culture.  Lorsque,  dans  le 
travail,  l'action  de  l'homme  sur  le  lieu  devient  prépondérante, 
la  nécessité  se  fait  sentir  d'une  science  technique  plus  appro- 
fondie, qui  permette  à  l'homme  de  donner  à  son  action  le 
maximum  d'effet  utile.  La  commercialisation  de  la  production 
développe  l'instruction;  ainsi,  on  a  fondé  à  lîolsward  une  école 
de  laiterie  qui  a  pour  but  de  former  un  personnel  de  spécia- 
listes pour  la  direction  des  fabriques  de  beurre.  On  se  rend 
compte  que,  pour  transformer  le  lait  en  beurre  et  en  fromage 
et  pour  obtenir  de  cette  transformation  les  meilleurs  résultats 
possibles,  la  vieille  routine  traditionnelle  n'est  plus  de  mise 
et  qu'il  faut  appeler  à  son  aide   la  chimie  et  la  mécanique. 

Si,  aux  yeux  du  greidbocr,  l'entretien  d'un  troupeau  de  vaches 
laitières  semble  jusqu'ici  exiger  plus  d'expérience  pratique  que 
de  science  technique,  science  que  notre  autodidacte  peut  d'ail- 
leurs s'assimiler  facilement  pendant  ses  longs  loisirs  d'éleveur 
étroitement  spécialisé,  le  cultivateur  du  kleiboden,  aux  prises 
avec  les  difficultés  d'une  culture  variée,  se  rend  compte  que  la 
science  agricole,  envisagée  sous  ses  différents  aspects,  est  pour 
lui  une  condition  sine  qua  non  du  succès.  Il  est  tenu  de  laisser 
dans  son  esprit  moins  de  place  au  rêve  et  aux  spéculations  abs- 
traites et  d'accorder  plus  d'attention  aux  faits  et  aux  réalités  po- 
sitives. Il  en  résulte  une  modification  du  caractère  intellectuel 
du  Frison  :  il  acquiert  plus  d'ouverture  d'esprit,  il  est  moins 
idéaliste,  il  devient  plus  réaliste. 

Le  besoin  de  L'instruction  professionnelle  se  l'ait  aussi  sentir 
dans  la  classe  ouvrière  et  pour  les  mêmes  raisons.  Depuis  sur 


LE    BETAIL    ET    LE    LAIT. 


tout  que  le  journalier  s'est  élevé  au  rang  de  fermier  parcellaire, 
depuis  qu'il  assume  l'exploitation  d'un  champ  pour  nourrir  sa 
vache,  il  est  avide  de  connaître  les  meilleures  méthodes  pour 
rendre  son  champ  le  plus  productif  possible.  Dans  ces  dernières 
années,  l'enseignement  agricole  s'est  largement  diffusé  dans  les 
villages  des  Pays-Bas  et  précisément  dans  la  mesure  où  les 
paysans  ont  part  à  la  jouissance  directe  du  sol  en  qualité  de 
propriétaires  ou  de  fermiers.  Ce  sont  les  instituteurs  qui,  après 
avoir  reçu  la  formation  nécessaire  par  les  soins  du  professeur 
provincial  d'agriculture,  sont  chargés  de  faire  les  cours  pour 
l'instruction  des  adultes. 

La  commercialisation  de  la  culture.  —  Grâce  à  la  diffusion 
de  la  science  technique,  la  Frise  est  arrivée  au  premier  rang 
parmi  les  provinces  de  culture  intensive.  Cela  est  d'autant  plus 
frappant  que  le  progrès  agricole  s'y  est  manifesté  seulement  à 
une  époque  toute  récente.  On  me  racontait  qu'un  fermier  gro- 
ninguois,  venu  dernièrement  aux  environs  de  Stiens,  constatait 
avec  étonnement  que  l'agriculture  frisonne  n'avait  rien  à  envier 
à  l'agriculture  de  Groningue  dont  la  réputation  n'est  plus  à 
faire.  Cette  culture  vise,  en  partie,  à  compléter  le  pâturage  pour 
^élevage  intensif  des  jeunes  animaux  et  la  production  du  lait. 
C'est  dans  cette  région  où,  par  suite  de  la  nourriture  plus  co- 
pieuse et  plus  riche,  le  bétail  est  plus  fort,  que  viennent  se 
remonter  les  fermiers-fromagers  de  la  Hollande,  tandis  que  les 
éleveurs  du  greidstreek  vendent  plutôt  leurs  vieilles  vaches  aux 
engraisseurs  du  Brabant.  Toute  proportion  gardée,  il  y  a  sur  le 
bétail  un  mouvement  commercial  plus  considérable  dans  la  ré- 
gion de  la  culture  que  dans  la  région  du  pâturage,  parce  que 
l'élevage  petit  y  être  conduit  d'une  façon  plus  intensive.  Ainsi 
le  cultivateur  se  trouve  plus  orienté  vers  le  comment-  que  le 
pasteur  pur  parce  que  sa  culture  lui  permet  d'exercer  à  un  degré 
plus  intense  le  mode  de  travail  de  celui-ci. 

Mais  il  y  a  une  autre  cause  du  développement  des  aptitudes 
commerciales  chez  le  cultivateur  frison,  c'est  qu'il  consacre  1rs 
soles  que  Laissent  libres  les  plantes  fourragères  à  la  culture  de 


LE    TYPE    FKISON. 


produits  spécialisés  :  le  lin  dont  la  production  se  réduit  actuel- 
lement, le  colza  soumis  à  des  fluctuations  fréquentes,  le  carvi 
et  surtout  la  pomme  de  terre  de  table  en  vue  de  l'exportation  en 
Angleterre.  La  proximité  de  Londres  et  le  voisinage  du  port  de 
Harlingen  explique  suffisamment  pourquoi  le  Frison  vise  le 
marché  anglais.  Le  climat,  assez  doux  au  printemps,  favorise 
la  précocité  des  pommes  de  terre  de  Frise  et  leur  permet  d'at- 
teindre des  prix  élevés  :  ce  sont  en  quelque  sorte  des  primeurs. 
Il  importe  donc  que  cette  culture  soit  menée  avec  grand  soin 
puisqu'un  écart  de  quelques  jours  dans  la  récolte  influe  beau- 
coup sur  les  prix;  mais  il  importe  encore  plus  que  la  vente 
s'exécute  rapidement  au  fur  et  à  mesure  de  la  récolte.  C'est 
pourquoi,  pendant  la  saison,  il  y  a  plusieurs  fois  la  semaine  des 
ventes  aux  enchères.  Dans  le  Bildt,  à.  Saint-Jacobi,  à  Sainte-Anna, 
on  voit,  contigu  à  la  gare,  un  bâtiment  sur  lequel  on  lit  :  Vei- 
lings  gebonw  ;  c'est  là  qu'ont  lieu  les  ventes  et  que  les  pommes 
de  terre  sont  déposées  provisoirement. 

Le  nombre  des  courtiers  et  des  commissionnaires  est  considé- 
rable dans  tout  le  pays.  B***,  quand  il  s'est  marié,  à  vingt-deux 
ans,  pensait  déjà  au  commerce;  cependant  il  est  resté  fermier 
dix-huit  ans,  ce  qui  prouve  qu'il  a  dû  trouver  dans  la  culture  de 
fréquentes  occasions  de  satisfaire  ses  goûts.  Il  a  gagné  assez  d'ar- 
gent pour  se  faire  bâtir  un  petit  cottage  près  de  la  gare  de 
Stiens  où  il  s'est  installé  comme  commissionnaire  en  machines 
agricoles,  en  pommes  de  terre  et  en  bétail.  Cette  année  (1907), 
il  a  vendu  56  faucheuses  Mac  Cormick  sur  500  qui  sont  entrées 
aux  Pays-Bas.  Me  prenant  sans  doute  pour  un  acheteur  éventuel, 
il  m'explique  longuement  qu'un  étranger  ne  peut  pas  se  hasarder 
à  traiter  seul  des  affaires  soit  aux  marchés,  soit  dans  les  Pennes, 
qu'il  faut  s'adresser  à  quelqu'un  du  pays  qui  ait  vu  pousser  le> 
pommes  de  terre,  qui  connaisse  le  bétail  de  chaque  ferme,  etc.. 
Quoique  le  fermier  frison  ne  manque  pas  un  marché,  les  prin- 
cipales transactions  se  font  sur  les  domaines  où  viennent'  les 
marchands  dont  quelques-uns  font  de  l'exportation.  Ces  relations 
commerciales  avec  les  pays  voisins  expliquent  pourquoi  le  Frison. 
comme  tous  ses  compatriotes  d'ailleurs,  manifeste  tant  d'intérêt 


LE    BÉTAIL   ET    LE    LAIT.  59 

pour  les  choses  de  l'étranger  et  se  montre  si  au  courant  de  ce  qui 
s'y  passe.  Pour  ses  affaires  il  a  besoin  de  le  savoir  et  les  journaux 
veillent  à  satisfaire  ses  besoins  et  ses  désirs.  De  Amicis  cite  avec 
étonnement  un  fermier  rencontré  en  chemin  de  fer  qui  n'a 
jamais  vu  une  montagne  ni  même  une  colline,  mais  qui  parle 
français  et  qui  est  documenté  sur  la  question  scolaire  en  Italie. 
Pareille  chose  nous  est  arrivée  maintes  fois,  mais  notre  étonne- 
ment a  été  moins  grand,  car  la  science  sociale  nous  donnait  l'ex- 
plication de  ce  fait. 

Ainsi  la  culture  intensive,  par  ses  besoins  de  main-d'œuvre, 
favorise  l'accroissement  de  la  population,  relève  la  situation  des 
ouvriers  agricoles  par  le  fermage  parcellaire,  développe  l'initia- 
tive et  la  capacité  de  la  classe  patronale  par  l'instruction  profes- 
sionnelle et  multiplie  les  aptitudes  du  fermier  frison  par  l'orga- 
nisation commerciale  qu'elle  impose.  Grâce  à  elle,  le  Frison  est 
poussé  dans  la  voie  du  progrès  matériel  et  du  développement 
intellectuel;  il  fait  preuve  d'une  souplesse  que  nous  n'aurions 
pas  soupçonnée  par  la  seule  étude  de  l'éleveur  de  la  région  du 
pâturage  pur. 

La  transformabilité  du  lieu,  en  permettant  le  progrès  des 
méthodes,  peut  donc  être  éducative  de  types  sociaux  en  les  ar- 
rachant à  l'immobilité  et  à  la  routine;  elle  sert  également  de 
pierre  de  touche  pour  reconnaître  la  plus  ou  moins  grande  fa- 
culté d'adaptation  de  ces  mêmes  types.  Il  n'est  donc  pas  surpre- 
nant de  voir  les  populations  souples  et  progressives  le  devenir 
sans  cesse  davantage. 

11  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  les  transformations  du  lieu 
sont  rendues  possibles,  à  notre  époque  surtout,  par  le  dévelop- 
pement des  transports.  L'étude  du  type  de  la  zone  sablonneuse 
va  précisément  nous  montrer  comment  le  Frison  a  su  utiliser  les 
avantages  que  lui  offraient  les  transports  pour  sortir  d'une  con- 
dition misérable  et  arriver  au  bien-être  en  s'aidant  du  commerce 
et  en  s'appuyant  sur  les  contrées  voisines  plus  avancées  dans 
Leur  développement  économique. 


60  LE   TYPE   FRISON. 

III.    —    LE    PKTIT    PAYSAN    DE    LA    RÉGION    SABLONNEUSE. 

Le  colportage.  —  Prenons  le  chemin  de  fer  de  Leeuwarden  à 
Groningue  el  arrêtons-nous  à  la  station  Zxvaagwesteinde.  Nous 
allons  avoir  le  spectacle  curieux  d'un  pays  neuf  dans  la  vieille 
Europe  et  l'exemple  instructif  d'une  colonisation  à  ses  débuts 
dans  les  Pays-Bas  surpeuplés.  On  comprend  que  les  hommes 
n'aient  guère  été  attirés  par  ce  sol  sablonneux  couvert  de 
bruyères  et  entrecoupé  de  marécages.  Qu'on  veuille  le  livrer  à  la 
culture  ou  le  convertir  en  pâturage,  il  faut  exécuter  de  pénibles 
travaux  de  défrichement,  et  de  coûteux  aménagements  pour 
l'évacuation  des  eaux.  C'est  hasarder  beaucoup  pour  un  maigre 
résultat,  car  ce  terrain  est  naturellement  peu  fertile.  Aussi  est-il 
resté  jusqu'à  nos  jours  à  l'état  de  landes  stériles  parsemées  çà 
et  là  de  bouquets  de  bois.  On  s'explique  sans  peine  que  ces  ter- 
rains vagnes  peu  recherchés  par  les  cultivateurs  soient  restés 
biens  communaux,  et  c'est  en  effet  le  seul  endroit,  en  Frise,  où 
nous  ayons  rencontré  la  propriété  communautaire  :  trois  villages 
se  partagent  ces  landes. 

De  tous  temps  et  en  tous  pays,  les  terrains  non  appropriés  ou 
non  utilisés  par  leurs  propriétaires  servent  de  lieu  de  refuge  aux 
misérables,  aux  vagabonds,  aux  «  outlaws  •>.  A  Zwaagwesteiude, 
quelques  individus  sans  feu  ni  lieu  s'étaient  construits  des  huttes 
de  branchages  et  de  mottes  de  bruyères,  et  vivaient  là,  un  peu  de 
la  fabrication  de  menus  objets  en  bois  et  beaucoup  de  rapines  et 
de  maraude.  Les  villages  propriétaires  des  terrains  eurent  alors 
l'idée  d'en  tirer  parti  en  les  concédant  aux  occupants  par  bail 
héréditaire  avec  faculté  d'achat.  Le  chemin  de  fer  était  proche. 
on  créa  des  routes;  attirés  par  ces  conditions  avantageuses  et  ces 
facilités  d'établissement,  beaucoup  de  nouveaux  venus  s'installè- 
rent à  Zwaagwesteinde.  11  en  vient  encore  tous  les  jours;  ce  sont 
de  pauvres  gens  du  voisinage  sans  autre  ressource  que  leurs  bras 
et  quelques  outils  rudim entai res. 

Entrons  chez  l'un  d'eux.  Son  installation  est  misérable;  c'est 
une  mauvaise  cabane  de  bois  et  de  terre  dont  L'unique  pièce  n'a 


LE   BÉTAIL   ET    LE    LAIT.  61 

que  quelques  pieds  carrés;  cependant  le  sol  de  terre  battue  est 
recouvert  d'un  mauvais  tapis  et  des  rideaux  blancs  ornent  les 
minuscules  fenêtres;  une  table,  un  petit  poêle  délabré,  six  chai- 
ses et  un  fauteuil  d'osier  tout  neuf,  dont  nous  verrons  tout  à 
l'heure  la  provenance,  forment  tout  l'ameublement,  car  des  portes 
formées  de  planches  mal  jointes  dissimulent  les  placards  dans 
lesquels  se  trouvent  les  lits.  Sur  la  table,  dans  un  plat  de  fer 
émaillé,  nagent  des  haricots  dans  une  sauce  brunâtre;  une  soupe 
d'orge  et  des  pommes  de  terre  complètent  le  menu  du  repas  de 
midi. 

Nous  sommes  reçus  par  la  maîtresse  de  maison,  une  grande 
femme  blonde  et  robuste,  resplendissante  de  santé  et  de  jeunesse 
et  dont  l'aspect  fait  un  curieux  contraste  avec  le  milieu  misérable . 
dans  lequel  elle  vit.  Elle  est  mariée  depuis  quinze  ans  et  a  eu 
neuf  enfants  dont  six  sont  encore  vivants.  Cette  masure  constitue 
avec  une  chèvre  et  quelques  moutons  tout  le  bien  du  ménage. 
Alentour  des  pommes  de  terre  et  des  légumes,  mais  la  terre  est 
peu  fertile  et  le  rendement  faible;  aussi  le  mari  doit-il  chercher 
ailleurs  des  moyens  d'existence  pour  sa  famille.  En  ce  moment, 
il  est  dans  la  région  de  la  culture  pour  les  travaux  de  la  fenaison. 
11  est  absent  presque  tout  l'été,  allant  chercher  du  travail  partout 
où  il  y  en  a,  en  Frise  et  en  Croningue.  L'émigration  périodique 
est  une  nécessité  pour  les  habitants  pauvres  de  cette  région  peu 
fertile  où  la  culture  intégrale  ne  peut  pas  suffire  à  l'entretien 
d'une  famille  nombreuse,  même  au  prix  d'un  labeur  assidu,  car 
le  travail  manuel  seul  est  impuissant  à  transformer  le  lieu  :  il  y 
faut  des  capitaux. 

La  zona  sablonneuse  est  donc  sous  la  dépendance  économique 
des  réf/ions  voisines  d'où  elle  tire  ses  moyens  d'existence  soit 
par  les  salaires  agricoles  soit  par  le  commerce  de  colportage.  En 
hiver,  le  propriétaire  de  la  cabane  où  nous  sommes  entrés  fait  du 
commerce  comme  tous  ses  voisins;  beaucoup  même  y  consacrent 
toute  L'année,  peu  soucieux  d'aller  peiner  sur  l<*s  rennes  pendant 
les  longs  jours  d'été.  Ce  colportage  tire  son  origine  des  produc- 
tions spontanées  du  pays  :  bois  et  bruyère.  Dans  une  sorte  de 
bazar  nous  trouvons  des  balais  de  bruyère,  des  liens  de  paille 


62  LE    TYPE    FRISON. 

pour  les  toits  de  chaume,  des  nattes  de  joncs,  des  objets  de  van- 
nerie et  des  ustensiles  de  bois.  Beaucoup  de  ces  articles  viennent 
maintenant  d'autres  provinces  ou  de  l'étranger,  car,  par  suite  des 
progrès  de  la  culture  dans  la  région  sablonneuse,  la  fabrication 
domestique  a  beaucoup  diminué.  Après  avoir  fait  le  commerce 
des  produits  locaux,  les  colporteurs  se  sont  mis  à  trafiquer  des 
objets  d'étain  et  de  fer-blanc  et,  depuis  une  vingtaine  d'années, 
c'est  la  mercerie  et  le  fromage  qui  forment  la  base  de  leur  né- 
goce. Les  laiteries  leur  vendent  du  fromage  par  petites  quantités 
(200  kilos)  et  ils  vont  de  ferme  en  ferme,  de  village  en  village, 
un  panier  à  chaque  bras,  offrir  leur  marchandise  ;  les  plus  huppés 
ont  une  petite  voiture  traînée  par  un  chien,  quelquefois  même 
par  un  petit  cheval.  On  les  rencontre  sur  toutes  les  routes  des 
Pays-Bas;  ils  vont  ainsi  à  l'autre  bout  du  royaume,  restant  ab- 
sents plusieurs  semaines.  Ces  colporteurs  forment  un  des  éléments 
caractéristiques  de  la  vie  néerlandaise  ;  on  les  rencontre  non 
seulement  dans  les  campagnes,  mais  aussi  dans  les  villes  et  jus- 
qu'à Amsterdam  où  ils  vont  de  porte  en  porte  offrir  du  lait, 
des  légumes,  de  l'épicerie  ou  du  poisson.  Aussi,  dans  les  villes  de 
Hollande,  les  ménagères  ne  vont-elles  pas  au  marché;  elles  at- 
tendent chez  elles  le  passage  des  fournisseurs  ou  des  colporteurs. 
A  propos  des  jardiniers  de  Hollande  nous  verrons  les  inconvé- 
nients de  ces  habitudes  des  ménagères,  mais  signalons  dès  main- 
nant  un  des  effets  fâcheux  du  colportage  des  denrées  alimentaires  : 
il  favorise  le  vol.  Ces  petits  marchands  ambulants  qui  donnent 
aux  villes  des  Pays-Bas  une  physionomie  si  pittoresque,  sont  bien 
souvent  tentés  de  s'approprier  le  bien  d'autrui  :  les  maraîchers  de 
banlieue  les  accusent  de  dévaliser  leurs  jardins  et.  si  un  magasin 
est  cambriolé,  c'est  sur  eux  que  se  portent  tout  d'abord  Les  soup- 
çons. Les  colporteurs  de  Zwaagwesteinde  ne  jouissent  guère  d'une 
meilleure  réputation  :  au  dire  de  leurs  voisins,  ce  sont  des  pillards 
et  des  maraudeurs.  Leur  métier  leur  rend  facile  l'écoulement  des 
objets  volés  et  leur  vie  nomade  les  soustrait  au  contrôle  de  l'opi- 
nion publique,  en  fait  des  déracinés  et  «les  indisciplinés  et  sur- 
tout rend  impossible  l'éducation  des  enfants.  Pendant  que  le  père 
court  les  chemins  et  que  la  mère  est  absorbée  par  les -.oins  des 


LE   BÉTAIL   ET    LE    LAIT.  63 

derniers  nés,  les  plus  grands  des  enfants  sont  livrés  à  eux-mêmes 
et  mènent  une  existence  oisive  puisque  aucun  travail  régulier 
n'existe  dans  ces  petites  borderies  :  le  jardin  occupe  tout  au  plus 
quelques  journées  par  an.  D'ailleurs,  dès  que  les  enfants  attei- 
gnent une  dizaine  d'années,  ils  accompagnent  leur  père  et  font, 
sous  sa  direction,  l'apprentissage  du  coolportage,de  l'alcolisme  et 
de  la  maraude.  Cet  apprentissage  est  vite  terminé,  et,  très  jeunes 
encore,  les  enfants  se  soustraient  à  la  tutelle  des  parents,  car  il 
leur  est  facile  de  s'établir  colporteurs;  cela  n'exige  pas  de 
grands  capitaux,  surtout  si  le  vol  remplace  l'achat  des  marchan- 
dises. Ce  que  sont  ces  hommes  qui  n'ont  reçu  aucune  éducation, 
on  peut  se  l'imaginer.  A  Zwaagwesteinde  on  se  marie  jeune  à 
cause  des  facilités  d'établissement,  ou  du  moins,  le  plus  souvent, 
on  ne  se  marie  pas  :  les  colporteurs  ne  voient  pas  l'utilité  de 
cette  formalité.  Les  familles  sont  nombreuses;  car,  passées  les 
premières  années,  les  enfants  ne  sont  plus  à  charge;  le  colpor- 
tage leur  permet  de  gagner  leur  vie.  La  misère  d'ailleurs  est 
la  règle,  car  l'alcoolisme  est  une  habitude  invétérée  chez  ces 
nomades. 

En  définitive,  le  colportage,  conséquence  complexe  de  la  pau- 
vreté du  sol  et  du  voisinage  de  régions  plus  riches,  de  la  ten- 
dance au  moindre  effort  et  aux  spéculations  commerciales  qui 
est  un  des  traits  du  caractère  frison  dû  à  l'art  pastoral,  le  col- 
portage  aboutit  à  la  désorganisation  de  la  famille  et  à  l'abaisse- 
ment de  la  moralité. 

Les  influences  extérieures.  — Livrés  à  eux-mêmes,  les  habi- 
tants de  Zwaagwesteinde  seraient  de  véritables  sauvages  dé- 
sorganisés, trafiquant  avec  des  voisins  agriculteurs,  les  pillant 
même  à  l'occasion.  Cependant,  de  l'aveu  de  tous,  cette  population 
est  en  marche  vers  la  prospérité  matérielle  et  le  progrès  moral  ; 
celte  évolution  est  due  aux  influences  extérieures  auxquelles 
elle  est  soumise,  influences  qui  souvent  doivenl  revêtir  la 
forme  de  La  contrainte,  comme  on  le  comprend  sans  peine. 

Ce  milieu  social,  en  effet,  ne  produit  pas  de  patrons  naturels. 
Ce  coin  de  terré  a  été  peuplé  uniquemenl  par  <le  petites  gens 


!>'<  LE   TYPE    FRISON. 

sans  envergure  adonnés  au  petit  colportage  '.  Pour  les  raisons 
que  nous  avons  vues,  la  plupart  d'entre  eux  mènent  une  exis- 
tence misérable.  Quelques-uns,  par  exception,  plus  laborieux  et 
moins  buveurs,  font  des  économies;  l'un  d'eux,  qui  vivait  depuis 
dix  ans  dans  une  hutte,  fait  actuellement  construire  une  belle 
maison  de  briques  où  il  installera  un  magasin.  Il  sera  le  pour- 
voyeur des  marchands  ambulants.  Ça  n'est  peut-être  pas  pour 
lui  le  commencement  de  la  fortune.  Notre  guide,  en  effet,  est 
lui-même  un  de  ces  commerçants  chez  qui  se  fournissent  les 
colporteurs;  il  habite  dans  le  voisinage  et  a  succédé  à  son  père 
qui,  parti  de  rien,  vient  de  se  retirer  en  lui  laissant  son  bazar. 
Or,  notre  homme  est  dans  une  situation  embarrassée,  caries  col- 
porteurs lui  achètent  à  crédit  et  oublient  souvent  de  le  payer; 
il  est  amené  à  accorder  des  délais,  à  prendre  des  hypothèques 
sur  des  immeubles  sans  grande  valeur,  si  bien  qu'on  lui  doit 
plus  de  7.000  florins  et  que  cela  n'est  pas  sans  le  gêner  singu- 
lièrement. 11  espère  toutefois  s'en  tirer  s'il  peut  tenir  encore 
quelques  années,  car  la  situation  des  petits  marchands  s'améliore 
un  peu.  Ce  commerçant  joue  donc  ici  inconsciemment  un  rôle 
patronnant  en  fournissant  des  denrées  qui  sont  des  objets  de 
travail,  et,  par  le  crédit  qu'il  accorde,  souvent  malgré  lui,  il  fait 
jouir  de  la  propriété  des  individus  qui  sans  cela  s'adonneraient 
au  vol.  Mais  il  n'est  pas  un  patron  au  sens  complet  du  mot. 

L'absence  de  patrons  naturels  amène  presque  toujours  l'éclo- 
sion  du  patronage  artificiel  exercé  par  des  philanthropes  ou  par 
les  pouvoirs  publics.  Les  uns  et  les  autres  ont  marqué  leur  ac- 
tion à  Zwaagwesteinde. 

Nous  avons  dit  que  la  fabrication  locale  avait  presque  entière- 
ment  disparu.  Il  ne  subsiste  guère  que  l'industrie  de  la  van- 
nerie qui  prend  actuellement  un  nouvel  essor  sous  l'impulsion 
d'un  atelier-école  fondé  par  une  société  socialiste  dirigée  par 
L'instituteur.  Cette  société  date  de  cinq  ans;  les  capitaux  ont  été 
fournis  par  des  offrandes  volontaires;  on  a  construit  un  petit 
bâtiment  de  briques  où  travaillent  six  ouvriers  et  quelques en- 

i.  Presque  tous  les  lots  de  terrain  .-oui  aujourd'hui  occupés  et,  depuis  quelques 
années,  la  valeur  du  sol  a  triplé. 


LE   BÉTAIL    ET    LE   LAIT.  (>5 

fants.  J'ai  été  frappé,  en  visitant  cette  fabrique,  de  voir  que 
tous  les  travaux  s'y  font  à  la  main  avec  des  outils  rudimentaires 
et  que  le  même  ouvrier  exécute  toutes  les  opérations  de  la  fa- 
brication :  il  n'y  a  aucune  division  du  travail.  Un  fauteuil  se  vend 
\  fr.  50  ;  un  bon  ouvrier  peut  en  faire  deux  dans  sa  journée;  du 
prix  de  vente  il  faut  défalquer  les  achats  de  matières  premières, 
nattes  de  Chine  et  du  Japon,  osiers  de  France  et  de  Belgique. 
Nous  entrevoyons  déjà  là  l'influence  des  transports  dans  le  relè- 
vement du  pays.  Pour  diminuer  les  prix  de  revient,  la  société 
a  acheté  un  terrain  qu'on  vient  de  transformer  en  oseraie  et  qui 
fournira  une  partie  de  la  matière  première.  L'industrie  de  la 
vannerie  est  assez  répandue  dans  les  régions  pauvres  de  la  Frise  ; 
on  la  retrouve  à  Fernwoude  et  surtout  à  Noordwolde,  qui  exporte 
en  France  les  quatre  cinquièmes  de  sa  production. 

En  fondant  cette  petite  fabrique  de  Zwaagwesteinde  l'institu- 
teur et  la  société  socialiste  dont  il  est  le  directeur  ont  eu  en  vue 
non  seulement  la  formation  technique  d'ouvriers  vanniers  et  le 
développement  d'un  moyen  d'existence  pour  la  population,  mais 
ils  ont  surtout  désiré  travailler  à  son  amélioration  morale.  Aux 
murs  de  l'atelier  nous  voyons  des  gravures  moralisatrices  et 
nous  lisons  des  maximes  tirées  de  l'Evangile.  Nous  apprenons 
qu'après  expérience,  on  n'accepte  plus  d'ouvriers  adonnés  à  la 
boisson  et  que,  pour  favoriser  l'abstinence,  la  société  a  ouvert  à 
côté  de  la  fabrique  un  café  de  tempérance  d'où  sont  exclues 
toutes  les  boissons  alcooliques.  Sous  ce  rapport  la  situation  est 
meilleure  aujourd'hui  à  Zwaagwesteinde  :  on  y  est  plus  sobre 
que  jadis  ou  plutôt  moins  ivrogne. 

L'action  moralisatrice  exercée  par  l'association  socialiste  a  été 
favorisée  par  l'action  de  l'État  qui  a  imposé  l'instruction  obliga- 
toire. L'école,  installée  depuis  dix  ans.  est  maintenant  fréquentée 
par  tous  les  enfants  qui  autrefois  couraient  les  grands  chemins 
et  on  peut  compter  sur  l'instituteur  actuel  pour  leur  inculquer 
l'horreur  fie  l'alcool  et  l'amour  du  travail.  Malheureusement  la 
désorganisation  «les  familles  ne  donne  pas  à  son  influence  toute 
la  portée  désirable.  Cependant,  toute  imparfaite  qu'elle  soit,  l'é- 
ducation 'les  nouvelles  générations  vaut  mieux  que  l'inéducation 


(ifi  LE    TYPE    FRISON. 

complète  d'autrefois,  conséquence  du  vagabondage  et  de  la  vie 
nomade  des  enfants. 

Enfin,  l'État  intervient  dans  l'intérêt  de  l'hygiène  par  une  loi 
sur  les  habitations.  Je  me  hâte  de  dire  que  son  intervention  est 
ici  parfois  maladroite  et  aboutit  alors  à  un  résultat  opposé  à  ce- 
lui qu'on  voulait  atteindre.  Les  maisons  récentes  ou  anciennes 
doivent  répondre  à  certaines  conditions  d'hygiène  et  de  salubrité. 
En  conséquence,  les  misérables  huttes  que  nous  connaissons  ne 
sont  plus  de  mise  et  doivent  disparaître.  Fort  bien,  mais  alors 
voilà  nos  gens  sans  abri.  C'est  le  spectacle  assez  révoltant  auquel 
nous  avons  assisté  dans  un  village  des  environs  de  Harlingen. 
Sur  le  bord  de  la  route,  des  meubles,  des  lits,  des  vêtements  et 
du  linge  :   c'était   le  mobilier  des  pauvres  gens  qu'on  venait 
d'expulser  de  leur  logis  et  dont  on  démolissait  séance  tenante  la 
maison  pauvre  assurément,  mais  qui  n'avait  rien  d'un  taudis.  Le 
mieux  est  quelquefois  ennemi  du  bien.  A  Zwaagwesteinde  le 
nombre  des  masures  est  trop  considérable  pour  qu'on  songe  à 
mettre  toute  la  population  à  la  belle  étoile  et  puis...  ces  colpor- 
teurs ne  se  laisseraient  peut-être  pas  faire.  La  crainte  étant  le 
commencement  de  la  sagesse,  on  les  laisse  tranquilles.  Mais  on 
fait  en  sorte  que  les  nouvelles  maisons  répondent  aux  exigences 
de  la  loi,  ce  qui  oblige  le  propriétaire  à  quelque  dépense.  C'est 
le  commerçant  en  gros,  notre  guide,  qui  en  subit  les  conséquen- 
ces, car  le  colporteur  endetté  par  sa  maison  ne  le  paie  pas.  Le 
voilà  encore  malgré  lui  patron  de  la  propriété.  Il  tâche  de   se 
couvrir  par  une  hypothèque,  si  bien  qu'il  pourrait,  s'il  voulait. 
être  demain  le  propriétaire  Légal  de  presque  tout  le  pays  1. 

Tout  compte  fait,  le  patronage  artificiel  de  l'État,  s' ajoutant 
à  celui  des  associations  philanthropiques  et  coïncidant  avec  l'ac- 
croissement des  moyens  d'existence,  contribue  certainement  au 
relèvement  social  de  la  population. 

La  petite  propriété.  —  Ce  relèvement  s'achèvera  par  le  tra- 

t.  Nous  avons  constaté  le  même  phénomène  de  la  mainmise  du  commerçant  sur  la 
propriété  foncière,  dans  les  tourbières  allemandes  .1  Augustfehn.  Cf.  Se.  soc,  i.v  fasc, 
p.  60. 


LE   BÉTAIL   ET   LE    LAIT.  67 

vail  régulier  et  stable  et  surtout  par  la  culture  et  le  développe- 
ment de  la  petite  propriété.  Mais  dans  cette  évolution  les  in- 
fluences extérieures,  agissant  par  l'intermédiaire  des  transports, 
sont  encore  prépondérantes. 

Le  commerce,  si  les  profits  n'en  sont  pas  gaspillés,  favorise  l'ac- 
cession à  la  propriété,  puisque  ceux  des  colporteurs  qui  réussis- 
sent achètent  le  terrain  qu'ils  avaient  à  bail  et  se  construisent 
une  maison.  L'émigration  temporaire  aboutit  au  même  résultat  ; 
partout  dans  la  zone  sablonneuse,  on  rencontre  de  nouveaux 
défrichements  et  on  voit  des  maisons  neuves  dont  les  possesseurs 
ont  passé  bien  des  étés  dans  les  fermes  de  la  Frise  ou  de  la  Gro- 
ningue,  ou  encore  ont  été  vachers  en  Allemagne.  C'est  ce  qui 
explique  que  les  petits  paysans  soient  si  nombreux  sur  le  sable  :  la 
terre  moins  fertile  y  a  moins  de  valeur,  mais  est  plus  facile 
à  travailler  que  sur  le  limon  ;  le  cultivateur  n'a  pas  besoin 
de  grands  capitaux  et  peut  y  faire  de  la  culture  intégrale.  Si 
les  produits  de  celle-ci  sont  insuffisants  il  laisse  à  la  maison  sa 
femme  et  ses  enfants  et  va  lui-même  amasser  quelques  florins 
dans  les  grandes  fermes  de  la  région  riche. 

Dans  les  environs  de  Veouwouden  (entre  Zwaagwesteinde  et 
Leeuw  arden) ,  il  n'y  a  plus  de  landes;  tout  le  pays  est  mis  en  cul- 
ture depuis  logtemps  ;  les  champs  et  les  pâturages  sont  entourés 
d'un  fossé  bordé  d'une  haie  d'arbres.  Le  pays  parait  ainsi  très 
boisé  et  ne  ressemble  en  rien  à  la  plaine  chauve  dugreidstreek  ou 
du  kleiboden.  Le  sol  sablonneux  repose  sur  le  lœhm  qui  entre- 
tient l'humidité  et  permet  d'avoir  à  volonté  des  terres  arables  ou 
des  pâturages.  La  nature  du  sol  n'impose  pas  ainsi  le  maintien 
d'une  unité  culturalc  de  dimensions  fixes,  aussi  trouve-t-on  des 
propriétés  d'étendue  très  variable,  mais  parmi  lesquelles  do- 
minent le  petit  domaine  et  le  domaine  fragmentaire,  résultais  de 
partages  successifs.  Le  partage  en  nature  est  facilité,  d'une  part, 
par  l'émigration  périodique;  d'autre  paît,  par  les  progrès  tech- 
niques de  la  culture.  Grâce  aux  engrais  chimiques,  en  effet,  les 
rendements  onl  beaucoup  augmenté,  la  culture  intensive  est 
devenue  possible.  Ainsi  à  Kruisweg  près  de  Veenwouden,  on 
cultive  beaucoup  de  chicorée;  <»u  a  essayé  récemment  la  culture 


68  LE   TYPE    FRISON. 

des  asperges  et  des  betteraves  à  sucre,  aussi  la  valeur  de  la 
terre  a-t-elJe  subi  une  forte  hausse  :  elle  varie  de  1.600  à 
3.200  francs;  les  prix  de  ferme  sont  en  moyenne  de  200  francs 
par  hectare. 

Mais,  ici  surtout,  c'est  la  laiterie  qui  a  été  le  levier  puissant 
du  progrès;  nous  avons  déjà  signalé  ses  bienfaits  à  l'égard  des 
ouvriers  de  la  région  limoneuse  ;  sur  le  sable,  ces  bienfaits  s'é- 
tendent à  tous  puisque  la  population  est  presque  exclusivement 
composée  de  petits  paysans  et  debordiers.  Jadis,  on  faisait  alter- 
ner tous  les  sept  ans  les  pâturages  avec  les  terres  arables;  aujour- 
d'hui, grâce  aux  engrais,  on  suit  un  assolement  régulier  et  on 
tend  à  augmenter  les  herbages  pour  profiter  des  laiteries.  Ce 
pays  de  culture  intégrale  évolue  ainsi  vers  la  spécialisai  ion  géné- 
rale de  la  Frise,  vers  la  production  laitière,  et  cela  sous  l'in- 
fluence, au  moins  indirecte,  du  développement  des  transports.  La 
spécialisation  est  donc  non  seulement  à  la  portée  du  petit  paysan 
dont  elle  augmente  le  bien-être,  mais  elle  favorise  même  la 
petite  propriété  et  la  propriété  fragmentaire  en  les  rendant  plus 
productives.  Il  y  a  une  foule  de  bordiers  igardeniers)  qui  possè- 
dent un  ou  deux  hectares,  plus  ou  moins  hypothéqués,. et  qui,  avec 
quelques  champs  affermés,  se  suffisent  entièrement,  sans  même 
avoir  recours  à  l'émigration.  Bien  plus,  la  laiterie,  en  poussant  à 
l'extension  des  pâturages,  diminue  le  travail  et  les  hommes  peu- 
vent ainsi  aller  en  été  gagner  de  gros  salaires  dans  les  régions 
voisines  *;  on  voit  la  suite  de  répercussions  qui  convergent 
finalement  vers  plus  de  bien-être  pour  la  classe  ouvrière2. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  le  tableau  soit  sans  ombre 
et  que  le  fait  d'être  propriétaire  soit  une  garantie  de  prospérité. 
Il  est  à  remarquer  au  contraire  que  dans  les  régions  où  la  petite 
propriété  domine,  l'endettement  des  paysans  est  presque  tou- 
jours considérable.  Cela  tient,  entre  autres  causes,  à  leur  amour 

1.  L'émigration  est  parfois  définitive  :X...  est  allé  en  Amérique  pendant  cinq  ans; 
il  est  revenu  avec  2.000  francs  d'économies  pour  épouser  sa  Gancée,  mais  ses  quatre 
frères  sont  restés  aux  États-Unis. 

2.  Dans  le  Brabant  cl  le  Limbourg,  régions  sablonneuses  el  pays  de  petite  propriété, 
les  petites  laiteries  coopératives  ont  poussé  comme  des  champignons  sous  l'impul- 
sion du  clergé  catholique. 


LE    BÉTAIL   ET    LE   LAIT.  09 

immodéré  de  la  terre  et  à  leur  vanité,  qui  les  pousse  à  dissimuler 
leur  gêne  et  les  empêche  d'employer  les  moyens  propres  à  y 
mettre  fin. 

Cette  vanité  n'existe  peut-être  pas  à  Veenwouden  puisque  nous 
voyons  les  paysans  chercher  dans  rémigration  périodique  un 
complément  de  ressources,  mais  elle  existe  dans  d'autres  régions 
des  Pays-Bas  où  les  paysans  aiment  mieux  payer  de  gros  inté- 
rêts à  des  prêteurs  voraces  plutôt  que  de  s'adresser  à  la  caisse 
rurale,  de  peur  de  faire  connaître  leurs  besoins  d'argent  aux 
administrateurs  leurs  voisins.  Cependant,  ces  organismes  de 
patronage  artificiel,  caisses  rurales,  sociétés  de  secours  mutuels, 
associations  de  tous  genres,  sont  très  largement  développés 
dans  les  régions  sablonneuses.  Quelques  personnes  veulent  y 
voir  une  preuve  de  l'esprit  plus  ouvert  des  habitants  et  de  leur 
aptitude  plus  grande  à  s'associer.  En  réalité,  si  ces  institutions 
sont  plus  nombreuses  dans  la  zone  sablonneuse,  c'est  qu'elles  y 
répondent  à  un  besoin  qui  dérive  de  l'état  social.  Petits  proprié- 
taires et  bordiers  manquent  de  capitaux  et  d'instruction.  Isolés 
et  livrés  à  eux-mêmes,  ils  sont  condamnés  à  la  médiocrité.  Qu'une 
individualité  supérieure  paraisse  au  milieu  d'eux  et  leur  montre 
dans  l'association  le  moyen  d'augmenter  leur  force  et  d'accroître 
leur  bien-être,  ces  paysans,  qui  ne  sont  pas  des  sots  et  qui  ont 
l'esprit  pratique,  utilisent  volontiers  ce  moyen  de  suppléer  à 
à  leur  faiblesse  individuelle.  C'est  ainsi  qu'à  Kruisweg,  un  pro- 
priétaire important,  possesseur  d'une  sécherie  de  chicorée,  a 
fondé  une  société  dont  le  but  est  de  donner  à  cheptel  des  mou- 
tons aux  ouvriers,  leur  fournissant  ainsi  les  capitaux  qui  leur 
manquent  et  retirant  de  ces  capitaux  un  large  profit.  Il  a  orga- 
nisé de  môme  une  société  d'assurances  mutuelles  contre  la  mor- 
talité du  bétail  et  contre  l'incendie.  Il  existe  aussi  des  syndicats 
agricoles  nombreux  pour  l'achat  des  engrais1. 

Ainsi,  la  zone  sablonneuse,  à  cause  de  la  pauvreté  de  son  sol, 
n'a  pas   donné  naissance  à  une  classe  patronale;  la  petite  pro- 

i.  C'est  dans  les  provinces  du  sud  ei  de  l'esl  où  dominent  la  petite  propriété  que 
les  associations  d<;  toute  nature  sont  le  plus  développées.  Le  clergé  a  pris  une 
grande  part  a  ce  mouvement. 


70  LE    TYPE    FRISON. 

priété  à  tous  les  degrés  s'y  est  librement  développée,  avec  l'appui 
subsidiaire  du  petit  commerce  et  de  rémigration  temporaire.  Les 
paysans  ont  suppléé  à  leur  incapacité  l  individuelle  par  des  asso- 
ciations qui  leur  permettent  de  rendre  leur  culture  intensive  et 
de  l'orienter  vers  la  spécialisation,  caractéristique  de  la  Frise  : 
la  production  du  lait.  Cette  spécialisation,  loin  de  mettre  obstacle 
à  la  diffusion  de  la  propriété,  lui  est  au  contraire  favorable.  Elle 
est  rendue  possible  par  les  progrès  techniques  réalisés  dans  les 
fabriques  et  par  le  développement  des  transports  qui  ont  permis 
aux  laiteries  d'accroître  considérablement  leur  production.  C'est 
également  parce  que  les  transports  ont  augmenté  la  productivité 
des  régions  voisines  que  le  paysan  des  sables  y  trouve  soit  des 
salaires  rémunérateurs,  soit  les  profits  du  colportage  qui  lui 
permettent  de  s'élever  à  la  dignité  de  propriétaire.  En  défini- 
tive, il  semble  bien  que  ce  soit  l'habitant  de  la  zone  sablonneuse 
qui  ait  le  plus  profité  des  progrès  de  révolution  actuelle. 

Saxons  et  Frisons.  —  Nous  avons  dit,  au  début  de  cette  étude, 
qu'une  comparaison  suivie  entre  Saxons  et  Frisons  n'était  guère 
possible  et  serait  peu  instructive.  Néanmoins  il  peut  être  intéres- 
sant d'opposer  rapidement  les  principaux  caractères  du  type 
saxon  du  Lunebourg  à  ceux  du  type  frison  des  sables.  Nous  ne 
ferons  pas  au  Bauer  saxon  l'affront  de  le  comparer  au  colpor- 
teur désorganisé  de  Zwaagwesteinde,  mais  la  comparaison  est 
permise  et  honorable  avec  le  petit  paysan  de  Vcenw  ouden  et  de 
L'ensemble  de  lazone  sablonneuse. 

En  Frise,  le  sol  sablonneux  est  actuellement,  après  les  travaux 
hydrauliques,  plus  fertile  que  dans  la  lande  du  Lunebourg 
et,  en  raison  du  climat,  il  n'a  pas  à  redouter  la  sécheresse. 

Ces  conditions  du  lieu  permettent  un  travail  plus  spécialise  — 
la  production  du  lait —  tandis  que  le  Saxon  est  encore,  malgré 
ses  efforts,  presque  complètement  retenu  dans  la  culture  inté- 
grale. Cependant  Lunebourgeois  et   Frisons  ont   sn   égalemenl 

1.  Nous  savons  ce  que  signifie  le  mot  incapacité  en  science  sociale;  comme  dans 
le  langage  juridique,  il  doit  être  pris  dans  son  sens  primitif  et  n'entratne  avec  lui  au- 
cune appréciai  ion  morale. 


LE   .BETAIL    ET    LE    LAIT. 


bien  utiliser  le  développement  des  transports  pour  rendre  leur 
culture  plus  intensive  et  plus  productive. 

En  Lunebourg,  la  propriété  est  peu  divisée,  assez  étendue, 
très  stable;  c'est  le  domaine  plein,  conséquence  delà  coutume 
de  la  transmission  intégrale.  En  Frise,  la  propriété  est  morcelée, 
petite  et  instable;  c'est  le  domaine  fragmentaire,  conséquence 
de  la  coutume  du  partage  égal. 

Il  en  résulte  que  la  famille  frisonne  est  elle-même  assez  ins- 
table et  que,  ne  trouvant  pas  sur  son  domaine  restreint  par  le 
partage  des  moyens  d'existence  suffisants,  elle  doit  demander 
un  supplément  de  ressources  au  petit  commerce  de  colportage 
ou  à  l'émigration  temporaire.  La  famille  saxonne,  au  contraire, 
solidement  établie  sur  son  domaine  plein,  peut  suffire  aux  be- 
soins de  tous  ses  membres,  et  ceux-ci  n'ont  recours  à  l'émigra- 
tion —  définitive  —  que  pour  se  créer  un  établissement  indé- 
pendant. L'expansion  de  la  race  se  fait  alors  d'une  façon 
régulière  et  par  le  moyen  d'éléments  sains  et  vigoureux,  pro- 
duits de  l'éducation  forte  et  soignée  que  la  famille  stable  et 
aisée  peut  donner  aux  enfants. 

Il  résulte  de  la  forte  constitution  de  la  famille  saxonne  que 
les  divers  organismes  de  patronage  lui  sont  inutiles,  ou  du  moins 
elle  se  patronne  elle-même,  et  les  associations  libres  que  nous 
avons  observées  en  Lunebourg  fonctionnent  surtout  au  profit  des 
éléments  inférieurs  de  la  population.  Il  n'en  est  pas  de  même 
en  Frise  où  tous  profitent,  largement  des  institutions  de  patro- 
nage, souvent  importées  de  l'extérieur,  mais  qui  aujourd'bui 
sont  presque  indispensables  à  la  vie  des  paysans. 

Par  contre,  la  famille  saxonne,  solidement  assise  sur  son 
domaine,  a  su  constituer  des  groupements  autonomes  qui 
pourvoient  presque  complètement  aux  services  publics  et  assu- 
rent ainsi  l'indépendance  de  la  race,  tandis  que  la  famille  fri- 
sonne instable  et  sans  point  d'appui  vis-à-vis  du  pouvoir  subit 
largement  l'ingérence  et  la  contrainte  de  l'Étal. 

En  résumé,  le  type  saxon  de  Lunebourg  constitue  une  société 
simple,  autonome  et  complète;  le  type  frison  des  sables,  au 
contraire,  ne  peut   pas  se  concevoir  isolé,  il   n'est    qu'un  des 


72  LE    TYPE    FRISON. 

éléments  d'une  société  plus  complexe  qui  lui  offre  son  appui 
mais  lui  impose  sa  contrainte.  Et  cela  parce  que,  chez  le  pre- 
mier, la  famille  fortement  constituée  et  stable  sur  son  domaine 
plein  suffit  à  remplir  certaines  fonctions  essentielles  de  la  vie 
sociale,  tandis  que,  chez  le  second,  la  famille  ébranlée  par  l'ins- 
tabilité du  domaine  a  dû  réduire  le  nombre  de  ses  attributions 
qui  sont  alors  remplies  par  des  institutions  extérieures. 

Cherchons,  sans  plus  tarder,  à  dégager  quelques  conclusions 
partielles  de  nos  observations  dans  la  province  de  Frise. 

Nous  constatons  que  l'industrie  laitière,  imposée  par  les  con- 
ditions générales  du  lieu,  y  est  le  travail  dominant  et  que  cha- 
cune des  régions  s'y  adapte  avec  des  modalités  diverses  variant 
d'après  la  nature  du  sol.  Pour  le  greidbocr  l,  la  spécialisation 
laitière  est  le  moyen  d'utiliser  directement  les  produits  du  sol  ; 
pour  le  kleiboer,  c'est  la  façon  la  plus  avantageuse  de  transfor- 
mer les  produits  de  sa  culture;  pour  le  zandboer,  c'est  la  possi- 
bilité de  tirer  parti  d'un  sol  pauvre  et  de  s'acheminer  vers  la 
culture  intensive.  Tandis  que  cette  spécialisation,  sous  la  dé- 
pendance étroite  d'un  sol  intransformable,  maintient  l'éleveur 
du  greidstreek  dans  une  sorte  de  routine  traditionnelle  et  quasi 
communautaire,  elle  pousse,  au  contraire,  le  cultivateur  de  la 
zone  argileuse  dans  la  voie  du  progrès  intense  et  provoque 
l'épanouissement  de  toutes  ses  facultés;  enfin  elle  sonne  le 
réveil  des  populations  pauvres  et  attardées  des  régions  sablon- 
neuses, en  supprimant  les  causes  d'infériorité  provenant  de  la 
pauvreté  de  leur  sol,  et  en  leur  ouvrant  le  chemin  de  la  pros- 
périté. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  remarquer  que  la  région  quia  été 
le  moins  transformée  par  la  spécialisation  Laitière  est  précisé- 
ment celle  où  elle  a  pris  naissance.  Celle,  au  contraire,  qui  en  a 
retiré  les  plus  grands  avantages  est  celle  où  elle  a  été  importée 
du  dehors  de  toutes  pièces.  Et  ici,  il  faut  reconnaître  l'in- 
fluence  prépondérante   des    transports    qui,    supprimant    dans 

i.  Greidboer  =  cultivateur  de  la  région  du  pâturage;  Kleiboer  —  cultivateur  de 
la  régiou  argileuse;  Zandboer  —  cultivateur  de  la  région  sablonneuse. 


LE   BÉTAIL   ET    LE    LAIT.  73 

une  large  mesure  les  monopoles  naturels,  rétablissent  l'égalité 
des  chances  entre  les  hommes,  leur  laissant  le  soin  et  la  res- 
ponsabilité d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible.  C'est  aux  trans- 
ports qu'est  due  la  transformation  économique  de  la  Frise 
dans  le  dernier  tiers  du  xixe  siècle,  et  la  façon  dont  ils  ont  été 
utilisés  par  les  producteurs  de  lait  prouve  que  les  Frisons  ne 
manquent  ni  d'énergie  persévérante  ni  de  souplesse.  Nous  allons 
retrouver  ces  mêmes  qualités  chez  les  cultivateurs  de  la  Gro- 
ningue  et  chez  les  jardiniers  de  la  Hollande. 


III 


LA  CULTURE  SPÉCIALISÉE 


Si  la  production  du  lait  est  la  spécialisation  qui  domine 
actuellement  toute  l'économie  rurale  des  Pays-Bas,  elle  n'est 
pas  la  seule;  môme  sur  le  littoral  frison,  qui  nous  occupe  uni- 
quement, ici  nous  trouvons  diverses  cultures  spécialisées.  Sans 
parler  du  lin  et  du  colza  qui  sont  un  peu  en  décroissance,  nous 
nous  avons  déjà  signalé  la  culture  des  pommes  de  terre  el  celle 
de  la  chicorée.  Dans  la  province  de  Groningue  '  nous  nous 
trouvons  en  présence  d'une  spécialisation  qui  paraîtra,  à  beau- 
coup de  gens,  surprenante  dans  un  pays  d'Kurope  libre-échan- 
giste :  la  culture  des  céréales.  A  dire  vrai,  la  surface  qui  lui 
est  consacrée  n'occupe  peut-être  qu'une  faible  partie  de  la  pro- 
vince, mais  ce  mode  d'exploitation  suffit  à  donner  à  toute 
l'agriculture  groninguoise  une  physionomie  particulière,  el 
l'étude  d'une  ferme  à  céréales  sera  pour  nous  l'occasion  de 
noter  quelques-uns  des  traits  principaux  du  caractère  gronin- 
guois. 

Les  FERMES  à  CÉRÉALES.  —  Prenons  le  petit  chemin  de  1er  qui 
dessert  le  nord  de  la  province  el  descendons  à  la  station  d'Uil  - 
huizenmeeden.  Aux  pâturages  des  environs  de  Groningue  ont 
succédé  bientôt  les  champs  de  cultures:  pois,  fè\es.  lin   et  sur- 

I.  Rappelons  que  la  Frise,  au  point  de  \ue  social.  B'étend  sur  (oui  le  littoral  de  la 
nier  du   Nord. 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE  ~0 

tout  céréales.  On  ne  voit  pas  ici  les  petits  billons  étroits  que 
nous  avons  rencontrés  en  Frise  ;  les  fossés  sont  moins  nombreux, 
moins  larges  et  l'eau  y  est  moins  abondante.  Évidemment,  le 
sol  est  ici  moins  humide,  plus  sain,  plus  propre  par  conséquent 
à  la  culture  et  plus  facile  à  travailler  quoique  assez  compact.  Le 
système  hydraulique  de  la  province  et  l'aménagement  des 
canaux  sont  ici  meilleurs  qu'en  Frise  ;  cela  permet  de  cultiver 
beaucoup  de  terres  qui  sans  cela  devraient  rester  en  pâturages. 
Toute  la  partie  nord  de  la  Groningue  est  formée  de  riches 
terres  d'alluvions  progressivement  endiguées  et  assainies.  Au 
XVIe  siècle,  il  y  avait  encore  beaucoup  de  marécages  et  l'art 
pastoral  était  le  seul  mode  du  travail  agricole;  aujourd'hui, 
près  d'Uithuizenmeeden,  on  ne  voit  pas  une  seule  prairie,  mais 
d'immenses  champs  de  céréales  :  beaucoup  d'orge  >  d'avoine  et 
de  blé. 

M.  W...  possède  deux  fermes  d'une  soixantaine  d'hectares  cha- 
cune; l'une  d'elles,  toute  récente,  ne  remonte  pas  à  plus  d'une 
vingtaine  d'années  ;  elle  a  été  construite  après  un  endiguement 
qui  a  constitué  un  nouveau  polder.  Il  arrive  ainsi  parfois  qu'à 
la  suite  d'accroissement  progressif,  le  môme  propriétaire  pos- 
sède deux  ou  trois  fermes  à  la  suite  les  unes  des  autres.  M.  \V... 
qui  est  membre  des  États  provinciaux  et  qui  s'occupe  très  acti- 
vement des  atfaires  d'intérêt  général,  a  renoncé  à  l'exploitation 
directe  de  ses  domaines  et  les  a  affermés.    * 

L'architecture  des  bâtiments  est  la  même  qu'en  Frise;  peut- 
être  la  partie  consacrée  à  l'habitation  est-elle  un  peu  plus  soi- 
gnée; niais  ce  qui  frappe  dès  l'abord,  c'est  l'existence  de  deux 
granges  juxtaposées.  C'est  une  conséquence  de  la  culture  inten- 
sive des  céréales  et  de  l'emploi  des  engrais  chimiques;  depuis 
que  l'usage  du  nitrate  de  soude  s'est  généralisé,  la  quantité  de 
paille  a  beaucoup  augmenté,  et  il  faut  loger  les  gerbes  qui  seront 
battues  en  hiver.  Vers  le  milieu  du  \i\  siècle,  on  brûlait  la 
paille,  car  elle  était  sans  valeur  :  le  fumier  étant  inutile  dans 
ces  terres  presque  vierges,  on  n'entretienl  pas  de  bétail.  Aujour- 
d'hui elle  est  vendue  à  des  fabriques  de  carton  dont  l'existence 
se  révèle  au  loin  par  la  présence  de  grandes  meules  de  bottes 


71»  LE   TYPE    FRISON. 

de  paille  pressées  disposées  aux  alentours  :  par  les  canaux,  les 
transports  sont  faciles  et  peu  coûteux.  L'appoint  fourni  par  la 
vente  de  la  paille  rend  ainsi  plus  rémunératrice  la  culture  des 
céréales.  M.  W***  n'a  pas,  cependant,  exclu  tout  bétail  de  ses 
fermes;  on  y  trouve  une  trentaine  de  vaches  dont  le  lait  va 
naturellement  à  une  laiterie,  une  quinzaine  de  chevaux  et 
cinq  poulains.  La  Groningue  est,  en  effet,  une  des  provinces  où 
l'élevage  du  cheval  a  quelque  importance  ;  l'ancien  cheval  frison, 
si  prisé  jadis,  a  fait  place  a  la  race  d'Oldenbourg-.  Cependant 
cette  branche  de  la  production  agricole  est  presque  négligeable 
dans  les  Pays-Bas,  sauf  peut-être  en  Zélande  et  en  Flandre  où 
on  produit  le  cheval  de  gros  trait  qui  s'exporte  en  Allemagne. 
Enfin,  sur  les  digues  et  les  kwelders,  où  on  ne  peut  envoyer  les 
animaux  lourds  qui  défonceraient  le  sol,  pâturent  deux  cents 
moutons,  presque  tous  de  race  anglaise. 

Le  long  de  la  digue  s'échelonnent  quelques  maisons  dont  les 
habitants  doivent  veiller  sur  les  moutons  à  la  marée  montante  ; 
c'est  là  qu'habitent  les  ouvriers  permanents  [vastearbeiders]  qui 
travaillent  toute  l'année  sur  le  domaine,  moyennant  un  salaire 
de  4-00  à  V50  florins  (800  à  900  francs)  auquel  s'ajoutent  le  loge- 
ment gratuit  et  la  jouissance  d'un  jardin.  Les  autres  ouvriers  se 
trouvent  au  village;  en  juin,  ils  gagnent  k  francs  environ-,  en 
hiver,  ils  sont  occupés  par  la  préparation  du  lin,  qui  est  ici  cultivé 
sur  une  assez  grande  échelle.  Au  moment  de  la  récolte,  la  main- 
d'œuvre  supplémentaire  est  fournie  par  des  émigrants  temporaires 
venus  de  la  Frise.  Les  ouvriers  propriétaires  de  leur  maison  et 
d'une  pièce  de  terre  sont  assez  rares;  la  plupart  sont  locataires 
de  leur  habitation  et  d'un  petit  champ  qui  fournit  à  la  consom- 
mation familiale  et  à  L'entretien  de  quelques  brebis.  En  été.  on 
voit  beaucoup  de  femmes  employées  aux  sarclages  el  au  désher- 
bage  du  lin. 

On  note,  en  ce  moment-ei,  dans  la  Groningue,  un  certain 
mécontentement  parmi  les  ouvriers  ruraux,  qui  estiment  que 
leurs  salaires  ne  sont  pas  en  rapport  avec  les  bénéfices  que 
réalisent  les  fermiers.  Dans l'Oldambt, pays  qui  bordele  Dollard, 
une  grève  a  même  éclaté  en  juin  190";  cependant,  les  ouvriers 


LA   CULTURE   SPÉCIALISÉE.  77 

de  cette  région  ne  sont  pas  de  purs  prolétaires  puisqu'ils  sont 
généralement  fermiers  de  quelques  parcelles  de  terre,  ce  qui 
fait  que  l'usage  général  s'est  introduit  de  terminer  la  journée  à 
deux  heures.  C'est  peut-être  là  le  nœud  de  la  question;  à  journée 
réduite,  salaire  réduit  ;  or,  il  est  probable  que  beaucoup  d'ou- 
vriers ne  trouvent  pas  dans  leur  culture  parcellaire  l'équivalent 
du  supplément  de  salaire  qu'ils  recevraient  pour  la  journée 
entière;  il  est  probable  aussi  que  les  ouvriers  qui  ne  sont  j»;is 
fermiers  souffrent  de  ce  salaire  insuffisant  et  que  c'est  parmi 
eux  que  se  recrutent  les  agitateurs.  Il  faut  remarquer  aussi  que. 
dans  l'Oldambt,  les  ouvriers  ont  une  organisation  propre  qui  fait 
défaut  ailleurs  et  cela  peut  être  dû  à  la  richesse  du  pays  qui  a 
amené  la  formation  de  deux  classes  sociales  très  tranchées;  les 
fermiers  de  l'Oldambl  passent  pour  plus  fiers  que  leurs  voisins  '. 
La  population  ouvrière  rurale  de  La  province  de  Groningue  a 
évidemment  des  aspirations  qu'elle  ne  peut  satisfaire  sur  place 
et  qui  la  poussent  à  émigrer.  On  constate,  en  effet,  environ 
30  naissances  pour  1ô  décès  et  cependant,  le  chiffre  de  la  popula- 
tion reste  stationnaire ;  preuve  évidente  d'un  courant  d'émigra 
tion  qui  se  constate  d'ailleurs  très  nettement.  Les  émigrants  se 
recrutent  parmi  l'élite  des  ouvriers  ruraux:  ce  sont  ceux  qui 
aspirent  à  devenir  propriétaires  qui  passent  l'Océan.  Ils  partent 
à  tout  âge,  même  une  fois  mariés,  des  qu'ils  ont  fait  quelques 
économies  leur  permettant  de  s'installer  comme  farmers  en 
Amérique2.  S'ils  possèdent  ici  une  maison,  ils  la  vendent,  ce  qui 
prouve  bien  que  ce  n'est  pas  la  gêne  qui  les  pousse  à  émigrer, 
mais  le  désir  de  devenir  indépendants.  Nous  avions  déjà  noté 
le  même  fait  sur  la  rive  allemande  du  Dollard  ;:  les  causes  en 
sont  les  mêmes  dans  les  deux  p;i\s  :  impossibilité  à  la  petite 
propriété  de  se   constituer  ;'i   cause    des  nécessités  de  la  culture 


i .  Nous  avons  déjà  signalé  dans  la  Frise  allemande  la  journée  de  ir.i\ail  réduite. 
Cf.  Se.  soc.  3.v  fasc  |>.  59.  —  Les  circonstances  ne  nous  enl  malheureusement  pas 
pi  rmis  de  faire  une  enquête  personnelle  Bur  k->  causes  el  les  péripéties  de  I  • 
de  I  Oldambt. 

2  M  W.,  an  (mnx  .|  un  voyage  aui  États-Unis  a  retrouvé  là-bas  beaucoup  de  les 
compatriotes  originaires  de  la  FrUe  et  delà  Gronfi  s 

•  if.,  p.   7". 


78  LE    TYPE   FRISON. 

intensive.  C'est  au  contraire  une  tendance  de  l'époque  actuelle 
d'augmenter  l'étendue  des  fermes  jusqu'à  GO  et  70  hectares  pour 
diminuer  les  frais  généraux.  D'autre  part,  la  coutume  du  partage 
égal  rend  vaine  toute  tentative  de  constituer  un  petit  domaine, 
puisqu'à  chaque  génération  il  est  démembré.  En  outre,  les  gros 
profits  réalisés  par  la  culture  intensive  ont  fait  monter  le  prix 
des  terres  à  un  chiffre  à  peu  près  inabordable  pour  des  ouvriers 
qui  gagnent  un  salaire  assez  médiocre  et  qui  ont  la  charge  d'une 
famille  nombreuse. 

On  peut  se  demander  pourquoi  il  n'en  est  pas  de  même  dans 
la  province  de  Frise  où  l'agriculture  est  également  très  floris- 
sante. C'est  sans  doute  parce  que  la  densité  de  la  population 
rurale  y  est  beaucoup  moindre  qu'en  Croningue  K  En  outre, 
l'essor  agricole  de  la  Frise  étant  récent,  la  situation  des  ouvriers 
ruraux  va  sans  cesse  s'améliorant  ef  elle  est  très  bonne  au  regard 
de  ce  qu'elle  était  il  y  a  vingt  ans.  En  Croningue,  cette  situation 
est  stationnaire  depuis  longtemps,  quoique  les  salaires  aient 
haussé  dans  ces  dernières  années;  la  prospérité  agricole  date 
ici  du  milieu  du  xix'  siècle.  Il  ne  faut  pas  non  plus  oublier  qu'en 
Frise  l'émigration  existe  encore,  quoique  faible,  et  qu'elle  a  été 
très  importante  avant  la  période  actuelle  de  progrès  et  de  pros- 
périté. Enfin,  la  raison  qui  pousse  les  aspirants  propriétaires  de 
la  Croningue  à  partir  pour  l'Amérique,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  à 
leur  porte  les  facilités  d'établissement  qu'offre  la  région  sablon- 
neuse à  leurs  voisins  de  la  Frise. 

Ceci  expliquerait  pourquoi  nous  ne  voyons  pas  de  fils  de 
fermiers  émigrer,  quoique  la  plupart  d'entre  eux  restent  dans  la 
culture.  Il  existe,  en  effet,  dans  le  sud-est  de  la  province  et  dans 
les  provinces  de  Drenthe  et  d'Over-Yssel,  le  long  de  la  frontière 
allemande,  des  territoires  tourbeux  qui  sont  actuellement 
exploités  et  mis  en  valeur;  or,  les  colons  qui  viennent  s'ins- 
taller  dans    les  tourbières   comme  cultivateurs  sont    presque 

i.  D'après  les  statistiques  citées  par  l'rost  (  igrarverfassung  und  Landruirtscfiaft 
m  dru  Niederlanden,  p.  ici  6),  la  Groningue  compte  128  hab.  par  kilomètre  carré 
dont  2.!  adonnes  à  ['agriculture,  el  la  Frise  103,  dont  :  seulement  agriculteurs.  M 
es!  évident  qu'il  y  a  en  Frise  des  différences  considérables  suivant  les  régions;  a 
cel  égard,  la  Groningue  esl  beaucoup  plus  homogène. 


LA    CULTURE    SPECIALISEE.  79 

tous  originaires  de  la  Groningue,  mais  ce  ne  sont  pas  des  ou- 
vriers, car  pour  mettre  la  tourbière  en  culture,  il  faut  des  ca- 
pitaux assez  importants.  Ces  colons  sont  précisément  des  fils  de 
fermiers  groninguois  auxquels  leurs  familles  peuvent  avancer 
des  fonds  L  Ceux  qui  ne  restent  pas  dans  la  culture  vont  aux 
carrières  libérales,  un  petit  nombre  au  commerce.  Ainsi  donc,  la 
classe  patronale  fait  son  expansion  dans  les  Pays-Bas  mêmes;  la 
classe  ouvrière  fait  la  sienne  en  Amérique  à  cause  des  facilités 
d'établissement  plus  grandes. 

La  spécialisation  commerciale.  —  Le  Westpolder  occupe 
l'extrémité  occidentale  du  littoral  groninguois;  il  borde  à  l'est 
le  Lauwerszée  qui  sépare  la  Groningue  de  la  Frise.  A  Ulrum, 
point  terminus  du  tramway,  de  grandes  meules  de  paille  si- 
gnalent l'existence  dune  fabrique  de  carton  au  bord  du  canal; 
cinq  maisons  doubles  en  construction  indiquent  que  le  pays  est 
en  voie  de  développement.  Nous  avons  d'ailleurs  vu  dans  les 
villages  que  nous  avons  traversés  d'élégantes  petites  villas  ;  elles 
sont  habitées  par  des  fermiers  retirés  des  affaires.  Dans  un  de 
ces  villages  nous  remarquons  même  deux  banques.  Les  maisons 
sont  coquettes  et  les  jardins  soignés  :  tout  respire  le  bien-être. 

Nous  rendons  visite  dans  le  Westpolder  à  M.  Mansholt,  un 
agriculteur  qui  s'est  spécialisé  dans  la  production  et  le  commerce 
des  graines  pour  semences;  il  en  exporte  beaucoup  en  Belgique, 
en  Suisse  et  en  Allemagne.  Sa  ferme  offre  donc  l'exemple  d'une 
culture  aussi  industrialisée  que  possible.  Cette  ferme  est  récente 
puisque  le  Westpolder  date  seulement  de  1875  :  le  grand-père 
du  propriétaire  actuel  habitait  derrière  la  troisième  digue;  c'est 
son  père  qui  a  construit  la  ferme  actuelle.  Les  dépenses  (rentre- 
tien  du  polder  s'élèvent  à  55  florins  par  hectare  (115  fr.  50); 
comme  il  ;i  5:5(i  hectares  d'étendue,  il  jouit  du  bénéfice  de  la 
nouvelle  loi  qui  a  prorogé  de  dix  ans  la  durée  d'exemption 
d'impôt  des  terres  nouvellement  endiguées,-  durée  qui  se  trouve 
ainsi  portée  ;i  'i(>  ans  pour  les  polders  <le  plus  de  500  hectares. 

I.  Cf.  Se  SOC,  Î.V  fasc.  p.   i2. 


80  LE    TYPE    FRISON. 

Les  terrains  sont  ici  plus  élevés  que  le  niveau  de  la  marée  basse, 
ce  qui  permet  d'écouler  les  eaux  par  un  déversoir  naturel.  Ce 
mode  d'assainissement  est  cependant  insuffisant  et  on  va  pro- 
chainement installer  un  grand  moteur  à  vent  de  douze  mètres 
de  diamètre;  ces  dépenses  seront  couvertes  par  rémission  d'obli- 
gations amorties  progressivement. 

Les  alluvions  de  ce  polder  ont  mis  70  ans  à  se  déposer,  puisque 
la  seconde  digue  date  de  1805.  Aujourd'hui,  le  travail  d'endiguc- 
ment  subit  un  peu  partout  un  certain  ralentissement,  car  le  prix 
de  la  main  d'oeuvre  est  plus  élevé  que  jadis  et  le  bénéfice  réalisé 
par  la  création  d'un  polder  devient  souvent  aléatoire,  à  cause 
des  grands  frais  de  construction  et  d'entretien.  Un  polder  voisin 
paie  65  florins  de  contributions  par  hectare  pour  l'entretien,  soit 
136  fr.  50  '.  C'est  pourquoi  les  kwelders  sont  assez  étendus 
et  les  moutons  très  nombreux  ;  le  lait  des  brebis  sert  à  la  con- 
sommation domestique  à  l'état  frais,  et  sous  forme  de  beurre  et 
de  fromage.  M.  Mansholt  n'a  que  cinq  vaches  pour  utiliser  la 
paille.de  colza  et  de  pois. 

La  spécialisation  de  la  ferme  est  très  étroite  puisqu'elle  ne 
porte  que  sur  la  semence  de  pois  et  de  froment.  J'y  ai  vu  un 
champ  de  pois  issu  originairement  d'une  seule  fleur.  Sur  une 
pareille  exploitation  la  partie  vraiment  importante  et  intéres- 
sante, c'est  le  champ  d'expérience.  Il  y  en  a  ici  plusieurs  :  les 
premières  sélections  et  les  croisements  se  font  sous  l'œil  du 
maître,  à  proximité  de  l'habitation;  puis  les  variétés  obtenues 
sont  essayées  en  grande  culture;  beaucoup  d'entre  elles  sont 
rejetées;  enfin  celles  qui  sont  retenues  sont  cultivées  en  vue  de 
la  vente. 

Un  pareil  genre  de  culture  exige  une  main-d'œuvre  abon- 
dante; les  ouvriers  nécessaires  se  trouvent  dans  les  villages 
voisins.  Ils  gagnent  en  juin  •!  IV.  60,  pour  dix  heures  de  tra- 
vail effectif;  à  L'époque  des  moissons  ils  travaillent  à  prix  fail 
mais  ne  font  pas  la  journée  plus  longue;  seuls  les  ouvriers  ve- 
nus de  la  Frise  à  ce  moment-là  travaillent  jusqu'à  treize  heures. 

1.  D'ailleurs,  sur  ce  littoral,  les  courants  qui  se  forment  dans  l'estuaire  rétréci  de 
l'Ems  ne  permettent  plus  le  uYpol  de- alluvions. 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE.  81 

De  la  région  d'I'lrum  comme  de  celle  d'Uithuizenmeeden  part 
une  émigration  continuelle  des  meilleurs  ouvriers  pour  l'Amé- 
riques  elle  est  cependant  moins  forte  qu'autrefois. 

La  spécialisation  intense  dans  la  culture  exige  non  seulement 
un  personnel  ouvrier  nombreux  et  des  capitaux  abondants,  mais 
aussi  une  instruction  technique  très  forte,  aussi  nulle  part  l'en- 
seignement agricole  n'est-il  aussi  développé  qu'en  Groningue. 
L'école  d'hiver  qui  fonctionne  sous  la  direction  du  professeur 
provincial  d'agriculture1  est  fréquentée  par  de  nombreux  élè- 
ves. Nous  retrouvons  ici,  à  un  degré  plus  intense,  le  môme  fait 
que  nous  avons  signalé  dans  la  région  de  la  culture  en  Frise. 
M.  Mansholt  a  fait  ses  études  à  l'école  supérieure  de  Wagenin- 
gen,  l'Institut  agronomique  des  Pays-Bas,  et  a  complété  son  ins- 
truction par  des  voyages  en  Allemagne. 

Le  Groninguois  n'a  presque  plus  rien  conservé  de  la  tournure 
d'esprit  philosophique  du  Frison  de  Frise.  Il  a,  au  contraire, 
l'esprit  pratique  et  minutieux,  le  goût  des  faits  positifs;  cette 
tendance  se  retrouve  aussi  chez  les  intellectuels  urbains  qui, 
parmi  nos  romanciers,  ont  une  prédilection  particulière  pour 
Zola  à  cause  de  l'accumulation  de  faits  qui  caractérise  les  œu- 
vres de  cet  écrivain  2.  L'esprit  critique  est  éveillé  et  ne  laisse 
aucune  prise  au  bluff,  mais  lorsqu'on  prend  parti,  c'est  souvent 
avec  passion.  Cependant  les  observateurs  notent  parfois  un  cer- 
tain snobisme  qui  serait  dû  à  l'existence  de  castes  très  tranchées, 
déterminées  surtout  par  la  fortune.  Ceci  est  le  propre  d'un 
pays  commerçant  où  la  richesse  est  souvent  la  marque  d'apti- 
tudes supérieures.  Dès  le  milieu  du  xix  siècle,  E.  de  Laveleye 
et  plus  tard  E.  de  Amicis  notent  l'opulence  des  fermiers  gro- 
ninguois et  leur  dédain  pour  les  autres  classes  de  la  société. 
Ce  dédain  est  peut-être  moins  accentué  aujourd'hui  où  les  con- 
tacts sont  plus  fréquents  et  plus  étendus,  mais  on  m'affirme  que 
beaucoup  de  iillcs  de   fermiers  préfèrent  le   célibat   à  un  ma- 

i.  M.  Ihiilema.  à  qui  nous  devons  exprimer  notre  reconnaissance  pour  l'aide  obli- 
geante qu'il  nous  a  donnée. 

2.  A  ce  point  de  vue,  il  sérail  intéressant  de  faire  une  étude  sur  l'exportation  de 
notre  littérature  chez  les  différents  peuples. 

6 


82  LE    TYPE.  FRISON. 

riage  modeste,  qu'elles  considéreraient  comme  une  déchéance. 

Le  «  beklemrecht  ».  —  On  a  attribué  la  prospérité  agricole  de 
la  Groningue  et  l'existenec  d'une  classe  de  fermiers  riches  et 
puissants  à  un  mode  de  tenure  du  sol.  le  beklemrecht,  qui  est 
particulier  à  la  Groningue.  «  Le  beklemrecht  est  le  droit  d'occu- 
per un  bien,  moyennant  le  paiement  d'une  rente  annuelle  que 
le  propriétaire  ne  peut  jamais  augmenter.  Ce  droit  passe  aux 
héritiers,  aussi  bien  en  ligne  collatérale,  qu'en  ligue  directe. 
Le  tenancier,  le  beklemdemeier ,  peut  le  léguer  par  testament,  le 
vendre,  le  louer,  le  donner  même  en  hypothèque  sans  le  con- 
sentement du  propriétaire  ;  mais  chaque  fois  que  le  droit  change 
de  main  par  héritage,  ou  par  vente,  il  faut  payer  au  proprié- 
taire la  valeur  d'une  ou  deux  années  de  fermage.  Les  bâtiments 
qui  garnissent  le  fonds  appartiennent  d'ordinaire  au  tenancier, 
qui  peut  réclamer  le  prix  des  matériaux,  si  son  droit  vient  à  s'é- 
teindre. C'est  celui-ci  qui  paie  toutes  les  contributions;  il  ne  peut 
changer  la  forme  de  la  propriété,  ni  en  déprécier  la  valeur.  Le 
beklemrecht  est  indivisible  ;  il  ne  peut  jamais  reposer  que  sur 
l.i  tête  d'une  seule  personne,  de  sorte  qu'un  seul  des  héritiers 
doit  le  prendre  dans  son  lot;  mais  en  payant  le  canon  stipulé 
en  cas  de  changement  de  main,  les propinen,  le  mari  peut  faire 
inscrire  sa  femme,  et  la  femme  son  mari,  et  alors  l'époux  sur- 
vivant hérite  du  droit.  Quand  le  fermier  est  ruiné,  où  qu'il  est 
en  retard  dans  le  paiement  du  fermage  annuel,  le  beklemrecht 
ne  s'éteint  pas  de  plein  droit;  les  créanciers  ont  la  faculté  de  le 
taire  vendre  ;  mais  celui  qui  l'achète  doit  d'abord  payer  au  pro- 
priétaire tous  les  arriérés  '.  » 

On  reconnaît  là  une  variété  de  la  tenure  à  cens  de  notre  an- 
cien droit.  Il  semble  bien,  on  etfet,  que  le  beklemrecht  remonte 
au  moyen  Age;  il  aurait  été  appliqué  pour  la  première  fois  pai- 
lles monastères  à  des  terrains  incultes,  peut-être  même  à  des 
terres  qu'il  s'agissait  d'endiguer.  Cela  n'a  rien  de  surprenant, 
car  les  couvents  étaient  fondés  par  des  moines  francs  qui  ont 

1,  E.  de  Layeleye,  i.a  Néer lande.  Paris,  1866,  p.  I  i 2. 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE.  83 

dû  être  enclins  à  introduire  les  coutumes  féodales  dans  ce  pays- 
ci  où  elles  étaient  inconnues.  Un  contrat  agraire  presque  iden- 
tique existait  dans  la  Plaine  saxonne  allemande,  c'était  le  Meier- 
rcc/it.  si  voisin  par  ses  effets  pratiques  de  Y Anerbenrecht,  qu'on 
a  cru  parfois  que  le  second  dérivait  du  premier.  Cependant  c'est 
vers  le  xvne  et  le  xvine  siècle  que  le  beklemrecht  semble  s'être 
généralisé  par  révolution  du  fermage  ordinaire  en  fermage 
héréditaire.  Deux  choses  sont  remarquables  :  c'est  d'abord  que 
le  beklemrecht  n'a  existé  qu'en  Groningue,  car  si  on  en  relève 
des  traces  en  Frise  et  en  Drenthe,  c'est  à  l'état  d'exceptions  au- 
jourd'hui disparues;  c'est  ensuite  qu'il  s'est  maintenu  en  Gro- 
ningue, qu'il  s'y  est  développé  et  qu'il  s'y  étend  encore  tous 
les  jours. 

Il  serait  certainement  très  intéressant  de  savoir  pourquoi  le 
beklemrecht  a  existé  en  Groningue  et  pas  en  Frise,  mais  cela 
exigerait  une  étude  historique  que  nous  ne  sommes  pas  en  état 
d'entreprendre.  Il  nous  semble  cependant  que  la  connaissance 
des  faits  actuels  va  nous  permettre  d'expliquer  pourquoi  le 
beklemrecht  s'est  maintenu  et  développé  en  Groningue,  si  bien 
qu'aujourd'hui  beaucoup  de  maisons  neuves  y  sont  soumises.  Le 
contrat  de  beklem  est  une  sorte  d'hypothèque  perpétuelle,  il 
aboutit  à  un  dédoublement  du  droit  de  propriété  en  domaine 
éminent  et  domaine  utile.  Chacun  de  ces  domaines  est  distinct 
et  aliénable.  Il  s'en  suit  qu'avec  un  capital  relativement  faible 
un  agriculteur  peut  acquérir  le  domaine  utile  d'une  ferme  et 
jouir  ainsi  pratiquement  de  tous  les  avantages  et  profits  du 
propriétaire,  puisqu'il  bénéficie  exclusivement  des  améliora- 
tions qu'il  fait.  Au  point  de  vue  social  le  beklemrecht  a  donc  en 
définitive  pour  résultat  de  mettre  la  propriété  entre  les  mains 
du  cultivateur  et  cela  à  peu  de  fiais;  on  comprend  donc  que  les 
fermiers  aient  été  favorables  au  maintien  de  ce  régime.  Celui-ci 
est  même  tellement  avantageux  pour  les  agriculteurs,  qu'ils 
l'établissent  souvent  sur  des  terres  qui  en  étaient  jusque-là 
exemptes  :  c'est  pour  eux  un  moyen  de  se  procurer  de  l'argent, 
soit  pour  des  améliorations  foncières,  soit  pour  désintéresse] 
un  cohéritier,  soit  même  pour  eut  reprendre  quelque  affaire  in- 


84  LE   TYPE   FRISON. 

dustrielle,  car  le  beklem  se  capitalise  à  3  %  ,  tandis  qu'une 
hypothèque  seulement  à  h  % .  Ceci  prouve  que  les  préférences 
des  capitalistes  vont  au  premier.  Il  est  possible  qu'au  point  de 
vue  légal,  il  offre  plus  de  sécurité;  en  outre,  il  est  négociable  et 
le  détenteur  touche  des  propinen  à  chaque  changement  de  titu- 
laire, profite  des  terpes  qui  viennent  à  être  exploitées,  des  allu- 
vions  qui  accroissent  la  propriété  primitive,  et  a  une  chance  de 
voir  le  beklemdemeier  déchu  de  son  droit;  cette  dernière  hy- 
pothèse est  d'ailleurs  toute  théorique.  Le  beklem  est  donc  un 
placement  qui  a  tous  les  avantages  d'un  placement  immobilier 
et  qui  participe  de  la  facilité  de  négociation  des  valeurs  mo- 
bilières ;  on  conçoit  donc  qu'il  ait  été  très  en  faveur  auprès  dos 
capitalistes  commerçants.  Or,  Groningue  a  été  pendant  tout  le 
moyen  âge  une  ville  de  commerce  très  importante;  elle  était 
fort  riche  au  xvir9  siècle  puisque,  à  cette  époque,  elle  acheta 
d'immenses  terrains  dans  les  tourbières  du  voisinage.  Si  nous 
voyons  le  beklemrecht  se  généraliser  au  xvu°  et  au  xvmB  siècle, 
peut-être  la  cause  en  doit-elle  être  recherchée  dans  le  ralentisse- 
ment des  affaires  du  port  de  Groningue.  Des  capitaux  se  sont 
alors  trouvés  disponibles  et  ont  pu  s'engager  de  façon  avanta- 
geuse et  sûre  dans  les  contrats  de  beklem. 

Le  chiflre  de  la  redevance  par  hectare  varie  beaucoup,  d'après 
la  date  de  la  lettre  de  beklem,  et,  par  là  même,  le  prix  que  doit 
payer  un  cultivateur  pour  acquérir  le  beklemrecht  sur  une 
ferme  est  aussi  très  variable.  Lorsqu'un  propriétaire  constitue 
aujourd'hui  un  beklemrecht  sur  sa  terre,  il  n'a  pas  avantage  à 
la  grever  d'une  trop  forte  redevance  dans  le  vain  espoir  de  ven- 
dre son  droit  de  propriété  plus  cher,  car  il  déprécierait  alors 
son  droit  de  jouissance  :  on  conçoit,  en  effet,  qu'un  cultiva- 
teur soit  peu  disposé  à  acheter  un  beklemrecht  dont  la  rede- 
vance absorberait  la  majeure  partie  des  revenus  de  la  terre  et 
les  surpasserait  parfois  dans  les  mauvaises  années.  Lorsque  des 
proportions  convenables  sont  observées  dans  le  dédoublement 
du  droit  de  propriété,  on  arrivée  retirer  plus  d'argent  de  la  vente 
séparée  des  deux  droits  que  de  la  vente  de  la  pleine  propriété. 

Voilà  quelques-unes  des  raisons   qui  ont   pu  contribuer  au 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE.  85 

maintien  du  beklemrecht;  il  y  faut  ajouter  un  fait  psychologique 
qui  n'est  pas  sans  importance.  La  féodalité  n'a  jamais  existé  sur 
le  littoral  frison  :  les  couvents,  grands  possesseurs  de  beklem- 
rechten,  ont  été  supprimés  à  l'époque  de  la  Réforme  et  leurs 
biens  ont  fait  retour  à  l'État,  ou  du  moins  à  la  Province.  Dans 
l'esprit  des  fermiers,  le  beklemrecht  n'implique  donc  aucune 
idée  de  dépendance  personnelle,  de  subordination  sociale,  et 
aucune  idée  fausse  n'a  pu  s'introduire  sur  l'origine  et  la  nature 
vraie  de  cette  institution  puisque,  chaque  jour,  on  voit  se  former 
de  nouveaux  contrats  de  beklem.  A  l'époque  de  la  Révolution 
on  n'a  donc  pas  eu  l'idée  de  ranger  le  beklemrecht  au  nombre 
des  droits  féodaux  et  d'en  réclamer  la  suppression.  C'est  ainsi 
que  ce  vestige  du  moyen  âge  subsiste  à  la  satisfaction  générale, 
précisément  dans  un  pays  qui  n'a  pas  connu  le  régime  féodal1. 

L'évolution  de  l'agriculture  en  Groningue.  —  Est-ce  vraiment 
au  beklemrecht  que  l'agriculture  groninguoise  doit  sa  prospé- 
rité? E.  de  Laveleye  et  presque  tous  les  économistes  néerlandais 
sont  très  affirmatifs  à  cet  égard.  Nous  le  serons  moins.  Si  vrai- 
ment le  beklemrecht  est  le  facteur  essentiel  de  la  prospérité  de 
la  Groningue,  nous  devons  retrouver  son  action  bienfaisante  et 
prépondérante  à  toutes  les  époques;  or,  ce  que  nous  savons  de 
l'histoire  de  l'agriculture  en  Groningue  nous  prouve  que  cette 
province,  comme  tant  d'autres,  a  passé  par  des  alternatives  de 
misère  et  de  bien-être,  de  pauvreté  et  de  richesse. 

Au  xvi"  siècle,  une  grande  partie  de  la  Groningue  était  encore 
inculte  et  déserte.  On  construisit  alors  beaucoup  de  digues,  mais, 
au  siècle  suivant,  la  Groningue  était  encore  une  province  pauvre 
dont  la  contribution  aux  dépenses  de  la  République  était  moitié 
de  celle  de  la  Frise  et  douze  fois  moindre  que  celle  de  la  Hol- 
lande2. C'était  encore  un  pays  de  pâturage  où  les  cultures  n'oc- 
cupaient qu'une  faible  partie  du  sol;  elles  s'étendirent  un  peu  à 

1.  On  sait  qu'en  Allemagne  les  redevances  et  rentes  de  l'ancien  droit  ont  été  ra- 
chetées au\  seigneurs  et  aux  propriétaires  par  la  Rentenbank,  qui  les  perçoit  et  les 
amortit  et  auprès  de  laquelle  on  peut  se  libérer  par  un  paiement  anticipe 

2.  Actuellement  c'csl  une  des  provinces  le->  plus  riches  du  royaume. 


86  LE   TYPE    FRISON. 

la  fin  du  xvme  et  au  commencement  du  xixc  siècle,  à  la  suite  d'é- 
pidémies qui  décimèrent  le  bétail  '.  En  1808,  pâturages  et  terres 
arables  se  partageaient  également  la  partie  orientale  de  la  pro- 
vince, mais  dans  le  centre,  le  nord  et  l'ouest,  on  comptait  encore 
5/8  d'herbages2.  Actuellement,  pour  toute  la  province,  les  terres 
arables  représentent  55  %  de  la  superficie  et  les  prairies  per- 
manentes seulement  25  %  .  Ce  renversement  dans  les  propor- 
tions est  dû  en  faible  partie  à  de  nouveaux  endigue  m  ents,  en  plus 
grande  partie  à  des  défrichements,  mais  surtout  à  des  transfor- 
mations d' herbages  en  terres  arables,  ainsi  qu'il  ressort  nettement 
des  statistiques.  Au  milieu  et  à  la  fin  du  xix'  siècle,  en  maints  dis- 
tricts, les  fermiers  tenaient  pour  ruineux  d'entretenir  du  bétail. 
A  quoi  tient  donc  cette  évolution  de  l'art  pastoral  vers  la 
culture  intensive  en  Groningue  pendant  le  xixe  siècle?  A  l'utili- 
sation précoce  des  transports,  aune  époque  où  l'exploitation  du 
bétail  n'avait  pas  encore  fait  assez  de  progrès  pour  en  profiter 
avantageusement;  chacun  sait,  en  elfet,  qu'en  zootechnie  les 
progrès  sont  forcément  plus  lents  qu'en  culture.  Or,  dans  le  der- 
nier siècle,  le  développement  de  l'industrie  a  créé  d'immenses 
marchés  dont  les  fermiers  groninguois  ont  voulu  profiter  immé- 
diatement. Nous  constatons  que,  déjà  sous  la  domination  fran- 
çaise, le  colza  s'exporte  dans  les  autres  provinces,  l'orge  en  Bel- 
gique, les  pommes  de  terre  à  Brème  et  à  Hambourg,  l'avoine 
en  Angleterre.  La  facilité  des  transports,  due  aux  canaux  et  à 
l'existence  d'un  port  comme  Groningue,  situé  au  cœur  du  pays, 
nssurc  aux  denrées  agricoles  des  débouchés  et  leur  donne 
une  plus  grande  valeur.  Mais  les  transports  ne  sont  encore  ni 
assez  rapides  ni  assez  perfectionnés  pour  que  les  produits  du 
bétail  en  profitent  dans  la  môme  mesure  que  les  autres  produits. 
Il  n'est  donc  pas  d'une  économie  bien  entendue  d'employer  ces 
derniers  à  la  nourriture  d'animaux  qui  n'ont  pas  d'ailleurs 
atteint  alors    le  perfectionnement    auquel  ils  sont  arrivés  de- 


i.  Nous  avons  signalé  ces  mêmes  épidémies  dans  la  province  voisine  de  la  Frise 
allemande.  Cf.  Se.  soc.  :!.">"  fasc,  |>.  55. 

2.  Cf.  T.-J.  de  Boer,  Overzicht  mu  den  groningscfn  u  Landbouw,  Groningue, 
1901. 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE.  87 

puis  :  ce  sont  encore  des  machines  dont  le  coefficient  de  rende- 
ment est  faible.  Vers  1820,  l'agriculture  groninguoise  subit 
une  crise  et  un  certain  nombre  de  domaines  passent  entre  les 
mains  des  usuriers.  Puis,  de  1840  à  1875,  c'est  l'âge  d'or  pour  les 
fermiers  :  on  voit  apparaître  des  féculeries,  des  distilleries,  des 
fabriques  de  carton  qui  donnent  un  essor  plus  grand  à  la  cul- 
ture. Les  produits  agricoles  s'exportent  en  Angleterre,  et  on 
peut  dire  qu'alors  la  prospérité  de  l'agriculture  en  Groningue 
est  liée  au  sort  de  l'industrie  anglaise.  La  Groningue  prend  alors 
la  tête  de  l'agriculture  néerlandaise  :  c'est  à  cette  époque  qu'E- 
mile de  Laveleye  la  visite  et  en  revient  émerveillé.  Cependant,  le 
sort  de  la  classe  ouvrière  ne  semble  pas  avoir  été  en  rapport 
avec  la  prospérité  des  fermiers.  Entre  1865  et  1870,  on  note  une 
forte  émigration  vers  l'Amérique;  cette  émigration  reprend  très 
intense  de  1880  à  1893,  au  moment  de  la  crise  agricole  :  certaines 
années,  plus  de  mille  personnes  quittent  la  province1.  Depuis, 
grâce  aux  progrès  de  la  technique  agricole  et  aux  changements 
survenus  dans  la  situation  économique  mondiale,  la  prospérité 
est  revenue  et  la  spécialisation  dans  la  culture  s'est  accentuée  : 
la  pomme  de  terre  domine  dans  les  tourbières  du  sud-est,  et  les 
céréales  couvrent  presque  exclusivement  la  plaine  du  nord.  Leur 
production  totale  a  augmenté  dans  de  fortes  proportions  :  de 
1860  à  1905,  la  surface  consacrée  aux  céréales  a  passé  de  58.240 
hectares  à  66.714  ;  les  emblavures  de  froment  se  sont  élevées  de 
4.940  hectares  à  9.652;  celles  d'avoine  de  22.480  hectares  à 
30.2602.  Les  rendements  ont  suivi  la  même  marche  ascendante  : 
dans  le  même  laps  de  temps  ils  ont  passé,  pour  le  froment,  de 
21  hectolitres  à  39;  pour  l'orge  d'hiver,  de  38  hectolitres  à  50; 
pour  l'avoine,  de  42  hectolitres  à  60. 

Il  n'est  pas  niable  que  le  beklemrecht,  en  assurant  â  bon  compte 
au  cultivateur  les  avantages  de  la  propriété,  lui  ait  permis  de 
réaliser  les  améliorations  nécessaires  à  l'évolution  vers  la  culture 


1.  Cf.  T.-J.  de  Boer,  op.  cil,  p.  3i5. 

2.  Ces  chiffres  varient  d'ailleurs  d'une  année  à  l'autre,  suivant  l'état  du  marché 
et  les  conditions  climatériques.  C'est  un  des  caractères  de  la  culture  spécialisée  de 
s'adapter  aux  nécessités  du  moment  et  de  savoir  se  retourner. 


SS  LE   TYPE    FRISON. 

intensive.  Cette  évolution  ne  se  serait-elle  pas  produite  sans  le 
beklemrecht?  A  cette  question  E.  de  Laveleye  répondait  par 
l'exemple  de  la  Frise,  qui,  à  cette  époque,  se  trouvait  dans  une 
situation  très  inférieure  à  celle  de  la  Groningue.  Cet  argument 
n'a  plus  de  valeur  aujourd'hui.  La  région  de  la  culture,  en  Frise, 
fait  l'admiration  de  tous  les  agronomes  et  ne  le  cède  en  rien  à 
la  Groningue.  Si,  pour  l'ensemble  de  la  province,  les  statistiques 
enregistrent  une  diminution  des  céréales  et  des  plantes  indus- 
trielles (colza,  lin),  elles  accusent  pour  les  plantes-racines 
9.070  hectares  en  1860  et  20.579  en  1905,  dont  les  quatre  cin- 
quièmes sont  occupés  par  les  pommes  de  terre.  Le  rendement 
du  blé  a  passé  de  22  hectolitres  à  42,  celui  de  l'orge  d'hiver  de 
39  hectolitres  à  53,  celui  de  l'avoine  de  38  hectolitres  à  H.  La 
spécialisation  est  une  conséquence  des  conditions  du  lieu  et  du 
développement  des  transports;  le  fermier  frison  s'y  est  adapté 
aussi  bien  que  le  fermier  groninguois;  tout  au  plus  pent-on 
admettre  que  le  beklemrecht  ait  permis  à  ce  dernier  de  prendre 
une  certaine  avance  dans  cette  évolution. 

On  fait  aussi  remarquer  que  le  beklemrecht  maintient  l'u- 
nité du  domaine  et  s'oppose  au  morcellement.  C'est  une  appa- 
rence. La  conservation  d'une  unité  culturale  étendue  est  ici  une 
conséquence  des  nécessités  techniques  et  économiques.  En  Frise, 
les  fermes  ne  sont  pas  davantage  morcelées  ou.  si  elles  le  sont, 
c'est  an  profit  des  domaines  voisins  qui,  sous  l'influence  de  la 
culture  intensive,  tendent  à  s'agrandir;  nous  avons  signalé  la 
môme  tendance  en  Groningue.  Le  beklemrecht  a  été  impuis- 
sant à  sauvegarder  la  petite  propriété  :  on  constate»,  en  Gro- 
ningue comme  en  Frise,  une  diminution  marquée  du  nombre 
des  domaines  de  5  à  20  hectares.  Les  raisons  en  sont  les  mêmes 
dans  les  deux  provinces;  elles  sont  purement  économiques.  S'il 
était  avantageux  de  morceler  les  fermes,  le  beklemrecht  ne 
serait  pas  un  obstacle,  la  preuve  en  est  que,  chaque  jour,  on  voit 
propriétaire  et  fermier  s'entendre  pour  modifier  leur  contrat  et 
subdiviser  un  domaine  devenu  trop  grand  par  suite  d'alluvions 
nouvelles. 

Que  le  beklemrecht  présente  des  avantages,  c'est  évident  et 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE.  89 

nous  ne  les  avons  pas  dissimulés;  en  particulier,  il  obvie  très 
heureusement  à  l'absentéisme  des  propriétaires.  Mais  il  serait 
exagéré  de  lui  rapporter  l'honneur  de  tout  ce  qui  s'est  fait  de 
bien  dans  l'agriculture  en  Groningue  ;  les  institutions  sont  ce 
que  les  font  les  hommes;  il  ne  faut  pas  voir  en  elles  une  panacée 
universelle  ni  un  ressort  automatique. 

La  ville  de  Groningue.  —  Le  beklemrecht  seul  ne  saurait 
donc  suffire,  à  nos  yeux,  pour  expliquer  l'avance  considérable 
qu'ont  prise  les  fermiers  groninguois  sur  leurs  voisins.  Je  pense 
qu'il  faut  chercher  la  cause  de  leur  supériorité  dans  V influence 
de  la  ville  de  Groningue.  Cette  ville  a  été  une  place  de  com- 
merce importante  dès  le  haut  moyen  âge;  elle  fut  plus  tard  une 
des  cités  principales  de  la  ligue  hanséatique.  Elle  était  en  rela- 
tion avec  les  pays  du  nord,  la  Scandinavie,  la  Russie  et  l'Alle- 
magne; elle  échangeait  les  bois  de  Norvège,  le  goudron  de 
Suède,  les  cuirs  et  les  fourrures  de  Russie,  contre  les  tissus  des 
Flandres  et  les  épiées  de  la  Méditerranée. 

Sa  situation  même  en  faisait  alors  un  centre  de  commerce. 
Elle  occupe  la  dernière  hauteur  de  la  chaîne  du  Hondsrug  et 
se  trouve  ainsi  à  l'extrémité  septentrionale  du  plateau  de  Drenthe, 
auquel  elle  appartient  géographiquement,  et  au  commencement 
de  la  plaine  du  nord  à  travers  laquelle  le  Reitdiep  la  relie  à  la 
mer.  C'est  sur  son  marché  que  les  cultivateurs  du  plateau  ap- 
portent l'excédent  de  leurs  grains,  et  ainsi,  les  céréales  consti- 
tuent une  partie  importante  de  son  commerce.  On  s'explique 
par  là  que  les  fermiers  de  la  plaine  se  soient  adonnés  à  la 
production  d'une  denrée  dont  ils  avaient  à  proximité  la  vente 
assurée.  Groningue  est  encore  actuellement  le  grand  marché 
de  céréales  des  Pays-Bas;  on  voit  dans  son  port  de  nombreux 
elevators;  elle  exporte  beaucoup  de  blé  ;ï  Hambourg.  Entre  un 
pays  de  sables  pauvres,  la  Drenthe.  et  un  pays  riche  mais  in- 
culte et  marécageux,  le  littoral  du  nord,  Groningue  apparaît 
comme  un  trait  d'union,  comme  un  foyer  d'activité  commer- 
ciale et  un  centre  de  richesses  :  la  ville  devait  naturellement 
prendre  l'ascendant  sur  Le  voisinage  <-t  étendre  sa  domination 


90  LE    TYPE    FRISON. 

sur  le  plateau  et  sur  la  plaine,  c'est  ce  qui  est  arrivé.  Mais  son 
action  s'est  fait  sentir  très  inégalement.  La  Drenthe,  pays  pauvre 
et  intransfonnable,  ne  pouvait  pas  être  longtemps  d'un  grand 
secours  à  la  cité  enrichie,  tandis  que  la  riche  plaine  du  nord 
pouvait  alimenter  son  commerce  presque  indéfiniment  et  lui 
fournir  une  clientèle  nombreuse  et  opulente.  Les  monastères 
avaient  commencé  la  mise  en  valeur  de  cette  région  ;  il  est  à 
croire  que  les  commerçants  de  Groningue  ont  continué  leur 
œuvre.  D'après  ce  qu'a  fait  la  ville  dans  les  tourbières,  nous 
pouvons  soupçonner  ce  que  firent  les  particuliers  '.  Ces  mar- 
chands ne  se  montrent  pas  d'ailleurs  uniquement  préoccupés 
d'intérêts  matériels,  puisqu'ils  fondent  une  Université  bientôt 
florissante,  qui  vaut  à  leur  cité  le  surnom  d'Athènes  du  Nord. 
Une  fois  de  plus  s'accuse  ici  le  patronage  des  commerçants. 

La  ville  a  donc  été  de  bonne  heure  le  centre  économique, 
politique  et  intellectuel  de  tout  le  pays  voisin  sur  lequel  elle  a  mis 
son  empreinte.  A  elle  le  campagnard  doit  sans  doute  son  apti- 
tude pour  les  affaires  qui  lui  fait  traiter  l'agriculture  comme  une 
industrie.  A  elle,  il  doit  aussi  le  culte  de  la  richesse  qui  fait 
qu'au  xixe  siècle,  il  s'est  senti  le  roi  du  pays,  puisque  après  la  dé- 
cadence commerciale  de  Groningue,  il  s'est  trouvé  le  détenteur 
de  cette  richesse,  grâce  à  sa  culture  progressive.  A  elle  enfin,  il 
doit  sa  langue  et  ses  lois.  Au  xve  siècle,  les  chroniques  de  la  ré- 
gion du  nord  sont  encore  écrites  en  frison;  au  xvn°  siècle,  c'est 
le  dialecte  de  Groningue  qui  domine  partout.  Ce  dialecte  se  rat- 
tache au  saxon;  il  est  parlé  en  Allemagne,  dans  la  Frise  orien- 
tale où  on  l'appelle  frison,  parce  qu'il  est  distinct  des  vrais  dia- 
lectes saxons.  Sans  entrer  dans  ces  subtilités  linguistiques. 
retenons  seulement  que  la  ville  de  Groningue  a  imposé  sa 
langue  et  ses  lois  à  la  plaine  du  nord  où  régnaient  au  moyen 
âge  les  lois  et  la  langue  frisonnes.  Il  s'est  ici  passé  le  même  l'ait 
que  dans  la  Frise  allemande  où  les  coutumes,  les  mœurs  et  la 
langue  saxonnes  ont  reculé  devant  les  coutumes  et  la  langue 
dites  frisonnes  -.  Dans  les  deux  cas.  c'est  la  langue  et  la  législa- 

1.  Cf.  Se.  soc.  i.v  fasc,  p.  35  et  *eq. 

2.  Cf.  Se.  SOC,  35°  fasc,  p.  60. 


LA    CULTURE    SPÉCIALISÉE,  91 

tion  des  villes  de  commerce  qui  ont  dominé  et  se  sont  imposées  : 
cela  se  conçoit  très  bien. 

La  population  rurale  du  nord  de  la  province  de  Groningue 
est  donc  frisonne  —  c'est  pourquoi  nous  l'étudions  ici;  —  l'his- 
toire en  fait  foi,  comme  la  forme  des  noms  propres.  Quelle  est 
l'origine  ethnique  de  la  ville?  La  question  n'est  pas,  croyons- 
nous,  complètement  élucidée.  Il  est  fort  possible,  probable 
même,  que  divers  éléments  aient  contribué  à  former  le  type 
urbain  groninguois  :  la  population  d'un  port  est  toujours  plus 
ou  moins  mélangée.  Nous  avons  dit  que  Groningue  était  le 
peuplement  le  plus  septentrional  de  la  Drenthe  et  que,  pendant 
longtemps,  elle  avait  conservé  toutes  les  caractéristiques  d'un 
village  drenthois.  Les  Drenthois  :  ces  gens-là  n'ont  de  saxon  que 
la  maison.  En  Groningue,  je  dus  convenir  aussi  que  le  fonds  de 
la  population  rurale  est  frison.  Reste  qu'il  existe,  m'a-t-on  dit,  des 
indices  de  peuplement  saxon  dans  l'est  de  la  province.  Mais  cela 
ne  suffit  pas  pour  nous  autoriser  à  voir  dans  la  ville  de  Gro- 
ningue, l'influence  saxonne  régénérant  la  province  et  galvani- 
sant le  type  frison. 

Une  fois  de  plus,  nous  constaterons  que  la  réalité  n'est  pas  aussi 
simple  qu'on  le  voudrait.  Nous  laisserons  de  côté  la  belle  an- 
tithèse :  Saxons-Frisons,  et  nous  nous  contenterons  d'enregis- 
trer que  la  ville  de  Groningue,  par  son  activité  commerciale 
et  sa  richesse,  a  joué  vis-à-vis  de  la  campagne,  dont  la  nature  du 
lieu  avait  retardé  le  développement,  le  rôle  d'un  patron  actif 
et  bienfaisant. 

Grâce  à  elle,  grâce  à  son  patronage  commercial,  le  type  fri- 
son a  donné  naissance  en  Groningue  à  une  variété  de  cultivateur 
d'ordre  supérieur,  très  attaché  à  sa  profession  parce  qu'elle  lui 
assure  l'indépendance  et  lui  promet  la  richesse,  très  fier  de 
lui-même  parce  qu'il  se  sent  l'ouvrier  indispensable  de  la  pros- 
périté de  son  pays. 


IV 


LA  CULTURE  MARAICHERE 


La  Frise  occidentale.  —  La  région  septentrionale  de  la  Hol- 
lande porte  le  nom  de  Frise  occidentale  (West-Friesland),  carelle 
a  été  peuplée  jadis  par  les  Frisons  qui  ont  occupé  tout  le  pays 
jusqu'à  l'Ij.  Plus  tard,  des  éléments  d'origines  diverses.  Francs, 
Celtes,  Espagnols  se  sont  mêlés  à  la  population  primitive,  de 
sorte  qu'on  rencontre  dans  cette  région  des  types  ethniques 
variés.  A  côté  du  Frison  grand,  élancé,  au  visage  effilé,  au 
teint  rose  et  clair  et  à  la  chevelure  blonde  et  frisée,  on  trouve 
le  Hollandais  trapu,  au  teint  mat,  à  la  face  plate  et  aux  che- 
veux foncés.  Avant  le  xmc  siècle,  époque  de  la  formation  du 
Zuiderzée,  ce  pays  faisait  corps  avec  la  province  actuelle  de 
Frise  dont  il  présente  les  mêmes  caractéristiques  de  lieu  :  sol 
bas,  humide,  protégé  par  des  digues,  climat  pluvieux. 

Les  anciennes  cartes  indiquent  dans  cette  contrée  un  grand 
nombre  de  lacs  et  de  bras  de  mers,  ou  plutôt,  un  archipel  qui, 
par  des  endiguements  et  des  dessèchements  successifs,  a  été 
réuni  en  une  seule  terre.  Le  dernier  grand  lac  de  la  Hollande, 
la  mer  de  Harlem,  a  été  desséché  au  milieu  du  xix'  siècle.  La 
Frise  occidentale  est  donc,  de  tous  points,  comparable  à  la 
région  des  lacs  de  la  province  de  Frise,  avec  cette  différence 
que,  la  richesse  plus  grande  et  plus  ancienne,  et  la  densité 
plus  considérable  de  la  population  ont  été  la  cause  d'un  amé- 
nagement des  eaux   plus  parfait  et    d'un  assainissement  plus 


LA    CULTURE   MARAICBÈRE.  93 

complet.  Cependant,  quoique  les  travaux  hydrauliques  y  soient 
portés  à  un  rare  degré  de  perfection,  en  bien  des  endroits,  l'œil 
aperçoit  plus  d'eau  que  de  terre  tant  les  fossés  sont  nombreux 
et  remplis.  De  place  en  place,  une  échelle  hydrométrique  indi- 
que le  niveau  de  l'eau  dans  le  boezem  et  un  signe  apparent  y 
marque  celui  qu'elle  ne  doit  pas  dépasser.  Les  maisons  s'alignent 
le  long  de  la  route  briquetée,  souvent  doublée  d'un  canal,  au- 
dessus  duquel  se  courbe  l'arc  des  passerelles.  Celles-ci,  comme 
les  maisons,  sont  peintes  des  plus  vives  couleurs  :  l'amour  du 
bleu  va  même  jusqu'à  y  vouer  les  troncs  d'arbres  dont  la  tète 
savamment  taillée  forme  rideau  devant  les  fenêtres  des  habita- 
tions. Les  abords  de  celles-ci  sont  nets  et  peignés  comme  s'il 
s'agissait  d'un  hameau  de  Trianon.  La  nature  disparaît  ici  sous 
les  artifices  des  hommes.  En  les  obligeant  à  la  vaincre  pour 
vivre  en  ce  lieu,  elle  a  préparé  son  asservissement  et  c'est  à  peine 
si  l'herbe  qui  pousse  dans  les  prairies  rectangulaires  rappelle 
la  vie  libre  des  plantes.  Il  ne  saurait  être  question  ici  de  se  pro- 
mener à  travers  champs  ;  clôtures,  fossés  et  canaux  s'y  oppo- 
sent. Ils  sont  également  un  obstacle  à  l'établissement  facile  des 
chemins  :  aussi,  presque  tous  les  transports  se  font-ils  par  eau; 
le  foin  est  rentré  en  barque,  et  c'est  une  barque  aussi  qui  ra- 
mène le  lait  à  la  ferme. 

Les  choux  de  Broek-op-Langendijk.  —  Malgré  leur  richesse, 
les  fermiers  de  la  Nord-Hollande  sont  souvent  évincés  par 
d'humbles  concurrents,  les  maraîchers.  La  spécialisation  lai- 
tière est  parfois  détrônée  par  une  spécialisation  plus  intense, 
la  production  des  légumes  et  des  fruits  '. 

A  quelques  kilomètresau  nord  d'Alkmaarsc  trouvent  les  deux 
villages  de  Saint-Pankras  et  de  Broek-op-Langendijk,  qui  sont  le 
centre  de  la  production  des  choux  dans  les  Pays-Bas.  Il  y  a 
plus  de  deux  siècles  qu'on  fait  de  la  culture  maraîchère  à 
Saint-Pankras,  mais  c'est  seulement  depuis  une  trentaine  d'an- 

1.  En  Hollande,  le  lait  est  ti ansformé  en  fromage.  La  fabrication  se  fail  à  la  ferme 
el  la  production  est  énorme.  On  évalue  l'exportation  totale  à  15  millions  de  kilo- 
grammes. 


!>'i  LE   TYPE    FRISON. 

nées  qu'elle  s'est  beaucoup  développée.  Il  y  a  vingt-cinq  ans, 
tous  les  environs  de  Broek  étaient  en  pâturage;  on  voit  encore 
aujourd'hui  au  milieu  des  maisons  du  village,  les  anciennes 
fermes  qui  se  distinguent  par  leurs  dimensions  plus  grandes. 
Actuellement,  le  pays  se  présente  sous  l'aspect  d'un  immense 
étang  au  milieu  duquel  de  nombreux  rectangles  de  terre  émer- 
gent de  50  centimètres  à  1  mètre.  On  peut  se  faire  une  idée 
assez  exacte  du  pays  par  les  hortillonnages  d'Amiens  qui  en 
offrent  une  image  réduite.  Dans  un  bateau,  un  jardinier  recueille 
la  vase  des  canaux  et  la  répand  ensuite  sur  les  terres.  Le  si  il 
est  donc  riche,  constitué  en  grande  partie  par  des  débris  orga- 
niques, il  est  continuellement  imbibé  d'eau,  la  pluie  est  fré- 
quente :  la  conséquence  en  est  que  le  maraîcher  hollandais  n'a 
pas  le  souci  et  la  peine  de  l'arrosage.  On  voit  par  là  l'avantage 
énorme  qu'il  retire  des  conditions  du  lieu.  Il  est  également 
favorisé  sous  le  rapport  des  engrais  et  des  transports.  Tous  les 
détritus,  il  les  jette  dans  le  canal.  A-t-il  besoin  de  fertiliser 
ses  terres,  il  prend  dans  ce  même  canal  de  la  vase  qu'il  met 
sur  son  champ.  Il  n'y  a  donc  pour  lui,  ni  perte  de  temps,  ni 
dépense  d'argent  ;  s'il  veut  du  fumier,  les  fermes  du  voisinage 
lui  en  fourniront  à  bon  compte,  qui  arrivera  par  bateau  sans 
rompre  charge  de  Fétable  à  son  jardin,  l'our  porter  ses  légu- 
mes au  marché,  il  charge  sa  barque  qui  arrive  sans  heurt  et 
sans  fatigue  à  l'embarcadère  du  chemin  de  fer  où  se  fait  la 
vente.  Toutes  ces  conditions  favorables  expliquent  la  possibilité 
du  développement  de  la  culture  maraîchère  en  Nord-Hollande 
et  spécialement  à  Broek,  mais  elles  ne  suffisent  pas  à  expliquer 
pourquoi  précisément  elle  s'y  est  développée. 

Il  est  bien  certain  que  le  maraîchage  doit  ici  son  origine  au 
voisinage  des  centres  urbains  où  vit  agglomérée  une  population 
nombreuse:  Amsterdam,  Alkmaar,  Hooin.  Knkhuizen.  N'ou- 
blions pas  ((lie,  beaucoup  de  ces  villes  aujourd'hui  déchues 
avaient,  autrefois,  une  population  considérable.  Si  cependant, 
la  culture  maraîchère  n'a  pris  tout  son  développement  qu'à  la 
fin  du  xix'  siècle,  c'est  qu'à  ce  moment-là  seulement,  les 
transports  ont    été   suffisamment   multipliés    et    perfectionnés 


LA    CULTURE   MARAÎCHÈRE.  95 

pour    permettre    l'exportation    des    fruits    et    légumes    frais. 

Le  jardinier  à  qui  on  nous  a  adressé,  nous  déclare  qu'il  est 
trop  occupé  pour  s'amuser  avec  nous,  mais  que  son  voisin  ne 
demandera  pas  mieux  que  de  nous  répondre.  Nous  franchissons 
le  canal  qui  sépare  les  deux  maisons,  en  sautant  de  barque  en 
barque,  et  nous  abordons  le  voisin  qui  est  commerçant  et  fait 
l'exportation  des  choux.  On  cultive  ici  des  choux  de  toutes 
sortes,  tout  le  long-  de  l'année,  choux-fleurs,  choux  rouges, 
choux  blancs  pour  la  choucroute.  L'Allemagne  achetait  beau- 
coup de  ces  derniers,  mais  la  vente  en  a  baissé  depuis  l'élé- 
vation des  droits  de  douane.  C'est  la  France  actuellement  qui 
règle  les  prix;  aussi,  les  jardiniers  de  Broek  sont-ils  très  au 
courant  de  l'état  de  la  récolte  des  choux  en  France  et  spécia- 
lement dans  les  environs  de  Nancy.  On  exporte  aussi  en  An- 
gleterre et  en  Belgique,  et  aux  choux  s'ajoutent  quelques  autres 
légumes,  pommes  de  terre,  carottes,  oignons.  La  culture  ma- 
raîchère n'est  donc  pas  une  culture  de  tout  repos;  elle  est 
soumise  à  de  nombreux  aléas  auxquels  il  n'est  pas  toujours  en 
son  pouvoir  de  se  soustraire. 

C'est  en  février-mars  que  les  choux  atteignent  les  plus  hauts 
prix,  aussi,  cherche-t-on  à  les  conserver  pendant  l'hiver;  cette 
pratique  a  l'heureux  eilét  de  supprimer  le  chômage  pendant 
la  mauvaise  saison.  La  conservation  des  choux  se  fait  dans  une 
grande  pièce  revêtue  de  planches  dans  laquelle  un  petit  poêle 
maintient  une  température  constante...  Les  choux  sont  em- 
pilés; tous  les  dix  jours  environ,  il  faut  les  manipuler  pour 
enlever  les  parties  de  feuilles  qui  commencent  à  se  gâter.  On 
estime  qu'un  homme  peut  ainsi  soigner  dix  mille  choux.  Il 
est  à  remarquer  à  ce  sujet  que,  ni  en  été,  ni  en  hiver,  les 
femmes  ne  prennent  part  aux  travaux.  Lorsque  nous  nous  som- 
mes présentés  chez  le  jardinier  de  Broek,  sa  femme  et  sa  fille 
étaient  occupées  à  de  menus  travaux  d'aiguille,  quoiqu'on  fût 
aune  époque  de  travaux  pressants.  La  raison  en  est  sans  doute 
que  ces  travaux  sont  assez  pénibles.  Pendant  l'été,  le  maraîcher 
ne  connaît  presque  pas  le  sommeil;  il  faut  être  debout  avant 
l'aube  pour  que  les  légumes  soient  arrachés  et  portés  à  la  vente 


'.)()  LE    TYPE    FRISON. 

de  bonne  heure  le  matin;  il  y  a  souvent  une  seconde  vente 
l'après-midi.  Lorsque  le  jardinier  ne  peut  suffire  à  sa  tache, 
il  prend  un  ouvrier.  Les  salaires  ont  doublé  depuis  vingt- 
cinq  ans;  on  paie  9  à  10  florins  par  semaine;  c'est  une  consé- 
quence de  la  culture  maraîchère  qui  exige  beaucoup  de  main- 
d'œuvre  et  qui  tend  à  la  rendre  rare  à  cause  des  facilités 
d'établissement  qu'elle  offre  aux  jeunes  gens.  Aussi  favorise- 
t-elle,  de  ce  chef,  l'accroissement  de  la  population  sur  place, 
mais  vice  versa  la  forte  densité  de  la  population  contribue 
à  la  développer  et  à  l'étendre. 

Elle  demande  surtout  du  travail,  du  soin  et  une  certaine  com- 
pétence qui  s'acquiert  par  l'apprentissage.  11  n'est  pas  néces- 
saire d'avoir  de  grands  capitaux,  car  on  trouve  facilement  à  af- 
fermer des  terres  à  400  francs  l'hectare.  Beaucoup  d'ouvriers 
ont,  à  bail,  un  petit  champ  qui  les  occupe  la  moitié  du  temps. 
La  plupart  des  jardiniers  sont  locataires,  les  autres  possèdent 
des  jardins  variant  de  1  à  7  hectares.  A  Saint-Pankras,  nous  visi- 
tons un  propriétaire  qui  possède  11  hectares;  c'est  le  gros 
bonnet  du  pays,  il  est  à  la  tète  de  l'association  des  jardiniers 
et,  malgré  sa  cotte  bleue,  il  ne  semble  pas  l'aire  dans  sa  vie  une 
très  large  part  au  travail  manuel;  il  est  vrai  qu'il  a  un  fils  qui 
le  remplace  à  la  tête  de  ses  ouvriers,  pendant  qu'il  s'occupe 
plus  spécialement  du  côté  commercial  de  sou  exploitation. 

Beaucoup  de  ces  petites  propriétés  sont  hypothéquées  et  ne 
sont  libérées  qu'au  bout  de  bien  des  années,  à  cause  du  prix 
élevé  qu'elles  ont  été  payées.  Le  jardinage,  en  permettant  à 
la  population  de  s'accroître  sur  place,  fait  hausser  le  prix  de 
la  terre  et,  par  suite,  provoque  le  morcellement  des  fermes  au 
profit  de  la  petite  propriété  et  du  petit  fermage.  Si,  par  suite 
des  facilités  d'établissement,  l'indépendance  est  plus  grande, 
l'aisance  n'est  pas  toujours  le  lot  du  maraîcher  hollandais,  car 
il  a  à  payer  de  gros  prix  de  ferme  ou  d'assez  forts  intérêts  s'il 
a  acheté  son  jardin  à  crédit.  Comme  le  revenu  de  sa  culture  est 
soumis  à  de  grandes  fluctuations,  il  ne  se  lire  d'affaire  souvent 
<{iie  par  une  grande  simplicité  de  vie.  favorisée  d'ailleurs  par 
sa  profession  qui  exige  un  labeur  assidu  et  opiniâtre.  Le  résul- 


LA    CULTURE    MARAICHERE.  97 

tat  le  plus  net  de   la  culture  maraîchère  à  Broek  est  d'accroî- 
tre beaucoup  le  nombre  des  petits  patrons. 

Les  groseilles  de  Zwaag.  —  En  Nord-Hollande,  dans  la  spé- 
cialisation maraîchère,  il  existe  encore  des  spécialisations  par- 
ticulières à  chaque  région.  A  Broek,  ce  sont  les  choux,  à  Be- 
vervijk  les  fraises,  à  Zwaag"  les  groseilles.  Les  groseilles  sont, 
paraît-il,  le  fruit  préféré  des  Hollandais  qui,  dès  qu'il  parait  sur 
le  marché,  n'en  mangent  pas  d'autre. 

Nous  sortons  de  Hoorn  par  la  route  d'Enkhuizen,  une  route 
comme  il  y  en  a  en  Hollande,  bordée  de  gazon  vert  et  ombragée 
d'arbres  magnifiques.  Bientôt,  nous  nous  trouvons  au  milieu  des 
vergers;  à  droite,  un  Kersenboomgaard  où  les  promeneurs 
viennent  manger  les  cerises.  C'est  le  seul  verger  de  cerisiers 
du  pays  ;  le  propriétaire  se  promène  en  agitant  une  crécelle  et 
en  tirant  des  coups  de  fusil  pour  éloigner  les  étourneaux  qui 
abondent.  Après  quelques  détours  au  milieu  des  vergers  touffus 
coupés  de  fossés  pleins  d'eau,  nous  arrivons  chez  M.  Hoog. 
Devant  sa  porte  s'étend  au  loin  le  pâturage;  son  exploitation 
est,  en  effet,  récente,  elle  date  de  sept  ans  à  peine  et  a  été 
constituée  sur  une  ferme  morcelée.  Ici  aussi,  nous  constatons 
que  la  spécialisation  laitière  recule  devant  une  culture  plus  in- 
tensive. Le  jardin  de  M.  Hoog  a  G  hectares;  au-dessus  des 
groseillers  et  des  cassis  qui  couvrent  le  sol,  s'étalent  des  poi- 
riers dont  beaucoup  sont  des  espèces  françaises,  car  on  tend  de 
plus  en  plus  à  produire  les  qualités  les  plus  fines  qui  se  ven- 
dent plus  cher.  Nous  reconnaissons  là  un  des  effets  de  la  spé- 
cialisation. 

Pendant  que  nous  visitons  le  jardin,  dix-huit  personnes, 
qu'on  aperçoit  à  peine,  tant  la  végétation  est  touffue,  sont 
occupées  à  la  cueillette  des  groseilles.  Beaucoup  d'enfants 
parmi  elles,  car  à  Zwaag  on  place  les  vacances  à  l'époque  des 
groseilles.  Malgré  cela,  la  main-d'œuvre  commence  à  être  rare 
et  M.  Hoog,  qui  vend  25.000  kilogr.  de  groseilles  par  an, 
songe  à  remplacer  une  bonne  partie  de  ses  groseilliers  par  des 
fraisiers.  Il  a  déjà  commencé  :  les  fraises  qu'il  me  fait  goûter 

7 


98  LE   TYPE   FRISON. 

sont  fort  belles  et  très  grosses,  mais  n'ont  pas  beaucoup  de 
parfum,  elles  paraissent  plutôt  destinées  à  faire  des  confitures. 
En  effet,  on  en  exporte  beaucoup  en  Angleterre  et  depuis  quel- 
que temps,  il  s'est  monté  à  Bevervijk  (près  de  Harlem)  des  fa- 
briques de  conserves  de  fruits.  M.  Hoog  emploie  habituelle- 
ment sept  ouvriers  qu'il  dirige  lui-même.  Au  moment  de  notre 
arrivée,  il  était  occupé  à  éclàircir  grain  par  grain  les  grappes 
des  ceps  de  vigne  qu'il  a  plantés  récemment  sous  verre  ;  cette 
culture  de  raisins  de  serre,  encore  à  ses  débuts  à  Zwaag,  est 
appelée  à  s'étendre1. 

Nous  sommes  bien  ici  en  présence  d'un  type  supérieur  d'hor- 
ticulteur très  attentif  aux  conditions  dans  lesquelles  s'exerce 
son  métier  et  très  apte  à  s'y  adapter.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'en  être 
autrement  surpris.  Nous  avons  vu  que  la  culture  maraîchère 
tend  à  élever  le  niveau  social  de  la  population,  en  favorisant 
l'établissement  d'un  grande  nombre  de  petits  patrons.  La  culture 
des  fruits  a  sensiblement  les  mêmes  conséquences,  mais  comme 
elle  exige  des  capitaux  un  peu  plus  considérables  (à  cause  des 
arbres  et  des  arbustes)  et  des  connaissances  techniques  plus 
approfondies  (les  arbres  fruitiers  sont  des  plantes  vivaces,  la 
moindre  erreur  peut  donc  avoir  des  conséquences  durables  et 
lointaines),  elle  aboutit  à  un  type  de  patron  plus  capable. 
Presque  tous  les  jardiniers  de  Zwaag  sont  propriétaires:  M.  Hoog 
semble  être  parmi  ces  patrons  une  individualité  supérieure  qui 
entraine  les  autres.  Gomme  tous  les  enfants  du  pays,  il  a  fré- 
quenté l'école  primaire  ;  plus  tard  il  a  suivi  les  cours  d'hiver 
qui  se  faisaient  au  village  sur  l'arboriculture;  encore  aujour- 
d'hui, bien  qu'il  approche  de  la  quarantaine,  il  suit  des  cours 
d'anglais  et  d'allemand,  car  il  sent  la  nécessilé  de  connaître  ces 
langues  pour  la  bonne  marche  de  ses  affaires  et  pour  la  vente 
de  ses  produits.  Nous  retrouvons  là  le  Frison  autodidacte  et 
commerçant. 

1.  C'est  le  Frank  en  thaï  qui  est  cultivé  comme  raisin  de  table;  en  septembre,  il 
se  vend  0  IV.  00  la  livre.  On  sait  que  nos  exportations  de  raisins  de  laide  en  Alle- 
magne et  en  Angleterre  ont  beaucoup  augmenté  ces  dernières  années.  [1  pourrai! 
sans  doute  en  être  de  même  dans  les  Pays-Bas,  à  condition  de  satisfaire  les  ^oilts  du 
consommateur. 


LA    CULTURE    MARAÎCHÈRE.  99 

L'organisation  commerciale.  —  M.  Hoog.  en  effet,  ne  se  con- 
tente pas  de  perfectionner  sans  cesse  ses  méthodes  de  culture 
pour  obtenir  les  fruits  les  meilleurs  et  les  plus  beaux,  il  s'occupe 
aussi  très  activement  de  la  vente  des  produits  du  pays,  et  c'est 
en  cette  matière  que  se  manifeste  son  activité  et  son  dévoue- 
ment pour  la  chose  publique.  Il  me  répète  plusieurs  fois,  que 
l'organisation  commerciale  delà  vente  du  fruit  est  bien  inférieure 
aux  procédés  culturaux  employés  pour  les  produire.  C'est  pour 
y  remédier  qu'il  a  créé  un  syndicat  de  vente,  qui  a  englobé 
cinq  associations  anciennes.  Ce  syndicat  ne  prétend  pas  mono- 
poliser la  vente  des  fruits;  chaque  particulier,  comme  aussi 
chacune  des  associations,  reste  libre  de  vendre  ses  produits 
comme  bon  lui  semble,  mais  le  syndicat  s'est  réservé  l'organisa- 
tion et  le  contrôle  exclusif  du  marché  local,  ou  plus  exactement 
des  ventes  aux  enchères  qui,  depuis  trois  ans,  ont  lieu  à  Zwaag 
plusieurs  fois  la  semaine.  Actuellement  les  fruits  sont  vendus 
sous  le  nom  du  producteur;  l'an  prochain,  on  les  vendra  sous 
l'étiquette  sociale  avec  la  garantie  du  syndicat,  comme  cela  se 
fait  pour  le  beurre. 

Ces  ventes  aux  enchères  sont  aujourd'hui  extrêmement  déve- 
loppées dans  les  Pays-Bas,  surtout  dans  les  régions  de  culture 
maraîchère  ou  de  petite  culture.  Ainsi  à  Maestricht,  il  y  a  le 
fameux  «  Mijn  »  du  beurre,  car  en  Lim bourg,  il  n'existe  guère  que 
de  petites  laiteries  qui  ne  peuvent  pas  organiser  elles-mêmes  un 
service  d'exportation  ;  en  Frise,  nous  avons  trouvé  des  ventes  de 
pommes  de  terre;  à  Broek,  à  Hoogkarspel,  à  Bevcrvijk  ce  sont 
des  ventes  de  légumes,  etc..  Souvent  ces  ventes  ont  lieu  sur  un 
canal,  les  barques  chargées  de  légumes  ou  de  fruits  défilent  suc- 
cessivement, et  leur  chargement  est  adjugé  par  les  soins  d'un  em- 
ployé du  syndicat.  Parfois,  et  c'est  le  dernier  cri,  il  existe,  comme 
à  Maestricht,  un  dispositif  électrique  qui  permet  aux  opérations 
de  se  dérouler  en  silence  et  sans  contestation  possible.  Sur  un 
cadran  placé  face  aux  acheteurs  sont  marqués  des  prix  par  ordre 
décroissant;  une  aiguille  se  ment  lentement  dans  Le  même  sens, 
un  bouton  placé  devant  chaque  acheteur  permet  à  celui  qui 
s»'  porte  adjudicataire  d'arrêter  l'aiguille   lorsqu'elle  arrive  ^m- 


100  LE    TYPE    FRISON. 

le  chiffre  indiquant  le  prix  qu'il  est  disposé  à  payer;  en  même 
temps  apparaît  un  numéro  correspondant  à  la  place  occupée  par 
l'acheteur  dans  la  salle.  Ce  mécanisme  simplifie  heaucoup  la 
vente  et  la  rend  très  rapide  :  en  une  après-midi,  il  peut  passer 
aux  enchères  jusqu'à  quatre  cents  petits  bateaux.  Les  achats  sont 
ensuite  réglés  entre  les  mains  de  l'employé  qui  répartit  l'argent 
entre  les  ayants  droit. 

Ce  système  de  ventes  publiques  où  viennent  s'approvisionner 
les  marchands  et  les  commissionnaires  a  jusqu'ici  donné  de 
meilleurs  résultats  que  les  essais  d'exportation  et  de  ventes 
directes  sur  les  marchés  urbains.  M.  Hoog  a  essayé  d'organiser 
la  vente  au  détail  des  fruits  frais  à  Amsterdam  :  cette  tentative 
a  échoué,  car  en  Hollande  les  ménagères  ne  vont  pas  elles- 
mêmes  au  marché,  elles  attendent  chez  elles  le  passage  des 
revendeurs.  Les  jardiniers  déplorent  ces  habitudes  qui  les 
empêchent  de  supprimer  des  intermédiaires  qu'ils  jugent  inu- 
tiles, mais  ils  ne  se  sont  pas  obstinés,  et  s'appliquent  surtout  à 
améliorer  les  conditions  de  leurs  ventes  publiques.  A  cet  effet, 
le  représentant  du  syndicat  est  autorisé  à  se  porter  adjudicataire, 
s'il  constate  un  accord  des  marchands  pour  avilir  les  prix  :  on 
écoule  alors  les  denrées  d'une  autre  façon.  Le  syndicat  s'applique, 
en  outre,  à  créer  des  débouchés  et  à  développer  ceux  qui 
existent,  en  se  renseignant  sur  les  desiderata  de  la  clientèle  étran- 
gère et  sur  les  conditions  des  marchés  :  c'est  pour  cela  que 
M.  Hoog  apprend  l'anglais  et  l'allemand,  et  que  le  syndicat  de 
Brock  et  Saint-Pankras  a  envoyé  des  produits  à  l'exposition  hor- 
ticole de  Mannlieim  en  1907 '. 

Aussi  est-on  surpris,  en  causant  avec  ces  horticulteurs,  de  voir 
combien  ils  sont  au  courant  de  la  situation  des  pays  étrangers. 
Quoiqu'ils  ne  fassent  à  peu  près  pas  d'affaires  avec  la  France, 
ils  n'ignorent  pas  ce  qui  s'y  passe,  car  nous  sommes  pour  eux  des 
concurrents  sur  le  marché  anglais,  et  il  n'est  pas  indifférent  de 
surveiller  ses  concurrents. 

1.  Rappelons  ace  sujet  la  ]>arl  active  qu'a  prise  la  ("  P.-L.-M.  a  cette  exposition, 
en  y  envoyant  des  fruits  français,  des  raisins  notamment,  dans  des  emballages  spé- 
ciaux qui  leur  assurent  une  longue  conservation.  Le  P.-L.-M.  a  organisé  plusieurs 
concours  d'emballage,  notamment  à  Marseille. 


la  culture  maraîchère.  101 

Il  est  donc  bien  manifeste  que  les  cultures  maraîchères  néces- 
sitent une  organisation  commerciale  qui  se  traduit  par  des 
associations  dont  le  rôle  est  très  actif.  L'existence  et  la  vie  de 
ces  syndicats  prouvent  évidemment  un  développement  intellec- 
lectuel  très  notable  chez  les  jardiniers.  Cela  est  dû,  sans  aucun 
doute,  au  mode  de  travail  qui  fait  d'eux  des  spécialistes,  qui,  à 
l'énergie  et  à  la  persévérance,  doivent  joindre  des  connaissances 
techniques  approfondies.  C'est  d'ailleurs  là  une  conséquence 
générale  de  la  spécialisation  commerciale,  mais  encore  faut-il 
que  la  masse  de  la  population  soit  apte  à  subir  efficacement 
l'influence  du  travail  dans  ce  sens. 

De  l'art  pastoral  intensif  mais  exclusif,  nous  avons  passé  à 
l'art  pastoral  combiné  avec  la  culture,  puis  à  la  grande  culture 
exclusive  et  intensive  et  enfin  à  la  petite  culture  jardinière,  où 
l'action  de  l'homme  sur  le  lieu  se  fait  prépondérante  par  le 
travail,  le  capital  et  l'intelligence.  Si  le  développement  moderne 
des  transports  explique  l'essor  de  ces  spécialisations  différentes, 
il  ne  suffit  pas  cependant  à  rendre  compte  des  progrès  que  fait 
la  culture  maraîchère  aux  dépens  de  l'art  pastoral  en  Hollande; 
le  voisinage  de  grandes  villes  ne  suffit  pas  non  plus.  Il  en  faut 
chercher  la  cause  immédiate  dans  l'accroissement  continu  de 
la  population  des  Pays-Bas  '.  Cette  population  n'a  pas,  comme 
en  Allemagne,  une  industrie  en  plein  développement  pour  em- 
ployer ses  bras;  il  n'y  a  pas  non  plus  d'émigration  agricole 
considérable;  il  en  résulte  que  la  densité  de  la  population  rurale 
augmente.  Les  agriculteurs  ont  donc  à  leur  disposition  une  main- 
d'œuvre  abondante  et  bon  marché,  ce  qui  leur  a  permis  de 
réaliser  les  améliorations  que  nous  avons  vues  et  d'intensifier 
leur  culture.  Plus  la  culture  est  intensive,  plus  elle  exige  de 
bras  et  plus  elle  en  emploie,  car  ses  bénéfices  lui  permettent  de 
les  payer.  Or,  de  toutes  les  cultures  la  plus  intensive  est  bien  la 
culture  maraîchère;  elle  présente  en  outre  cet  avantage  d'être 

1.  En  1899:  5.104.137  habitants,  soit  157  nab.  par  kmq.;  en  L902  ;  5.347.181  liai». 
L'accroissement  <:st  donc  proportionnellement  presque    trois  lois  plus  t'ori  que 
celui  de  la  population  de  l'empire  d'Allemagne. 


102  LE    TYPE    FRISON. 

à  la  portée  des  petites  gens.  Ceux-ci.  désireux  de  devenir  pro- 
priétaires ou  tout  au  moins  patrons,  et  obligés  de  payer  fort  cher 
pour  cela  à  cause  de  la  concurrence  qu'ils  se  font  entre  eux,  se 
tournent  alors  vers  la  culture  qui  est  susceptible  de  leur  donner 
les  plus  gros  bénéfices  et  ils  trouvent  dans  le  jardinage  la  so- 
lution du  problème. 

La  culture  maraîchère  a  donc  pour  résultats  :  d'augmenter 
l'indépendance  de  la  famille  ouvrière  par  les  facilités  d'établis- 
sement qu'elle  offre,  et  de  développer  le  petit  fermage  et  la  petite 
propriété;  par  son  caractère  intensif  elle  favorise  le  progrès  des 
méthodes  et  développe  les  cultures  intellectuelles  résultant  des 
conditions  de  vie;  enfin,  par  le  caractère  périssable  des  denrées 
qu'elle  produit,  elle  porte  au  plus  haut  point  le  développement 
de  l'esprit  commercial  et  des  organisa i ions  qui  en  sont  issues. 

Le  jardinier  de  la  Frise  occidentale  avec  son  esprit  minutieux, 
positif,  constamment  actif  et  en  éveil,  est  loin  de  l'éleveur  du 
greidstreek  de  la  province  de  Frise,  qui,  en  écoutant  chanter  sa 
théière  et  en  fumant  sa  pipe  laisse  sa  pensée  errera  sa  fantaisie 
dans  les  régions  du  rôve  et  de  l'abstraction.  C'est  à  peine  si  le 
développement  moderne  des  moyens  de  transport  a  modifié  sa 
tournure  d'esprit,  tandis  que  nous  pouvons  constater  à  quelle 
profondeur  il  a  agi  sur  le  maraîcher  de  la  Nord-Hollande  pour 
transformer  jusqu'à  son  caractère  psychologique. 


CONCLUSIONS 

Nous  sommes  allés  dans  les  Pays-Bas  pour  étudier  le  type 
frison.  L'y  avons-nous  trouvé?  Peut-on  parler  du  type  frison? 
Comment  peut-on  le  définir?  Quelles  sont  ses  origines? 

Sur  le  littoral  qui  s'étend  des  bords  de  l'Ij  à  ceux  de  l'Ems  nous 
avons  rencontré  des  populations  qui  présentent  des  caractères 
bien  tranchés,  des  différences  bien  profondes.  Le  maraîcher  de 
Brockne  ressemble  guère  au  fermier  de  la  Groningue  et  celui-ci 
est  bien  distinct  de  l'éleveur  de  la  Frise. 

Le  premier,  petit  propriétaire  et  petit  cultivateur  intensif,  re- 
présente une  race  laborieuse,  active,  progressiste  qui  trouve  en 
elle-même,  par  l'association,  les  moyens  d'affronter  la  concur- 
rence étrangère  et  d'en  triompher.  C'est  une  démocratie  agis- 
sante et  vivace. 

Le  second,  grand  patron  agricole,  entreprenant  et  progres- 
siste, commande  à  des  ouvriers  qui  aspirent  à  la  propriété  sans 
pouvoir  y  atteindre;  lui-même  n'a  le  plus  souvent  sur  sa  terre 
qu'un  droit  incomplet  et  se  trouve  par  là  dans  une  certaine 
dépendance  du  capital  urbain. 

L'éleveur  enfin,  détenteur  précaire  de  la  ferme  où  il  entre- 
tient son  troupeau,  est  à  la  merci  du  capitaliste  absentéiste.  Il 
utilise  au  jour  Le  jour  les  productions  spontanées  du  sol  avec 
lequel  il  n'a  que  des  attaches  fragiles,  malgré  son  amour  pour 
son  pays.  Le  lieu  en  partie  intransformable  le  maintient  dans 
ses  habitudes  traditionnelles  et  un  peu  routinières. 


104  LE   TYPE    FRISON. 

A  première  vue  on  répugne  à  ranger  ces  trois  sortes  d'hommes 
dans  le  même  type.  Cependant  les  uns  et  les  autres  habitent  un 
pays  qui  a  des  caractères  géographiques  bien  définis.  Us  font, 
partie  d'un  même  groupe  ethnique  distinct  par  sa  langue,  son 
histoire  et  ses  liens  politiques.  Mais  surtout,  on  peut  constater 
qu'ils  dérivent  l'un  de  l'autre,  et  ceci  est  pour  la  science  sociale 
d'une  importance  capitale.  On  peut  dire  qu'il  existe  actuelle- 
ment  à  peu  près  tous  les  types  intermédiaires  entre  l'éleveur  du 
greidstreek  et  le  maraîcher  de  la  Nord-Hollande.  En  Frise,  nous 
notons  le  passage  de  l'art  pastoral  pur  à  la  culture;  puis,  en 
Croningue  et  même  en  certains  districts  de  la  province  de  Frise, 
nous  voyons  cette  culture  s'intensifier  et  se  spécialiser  au  point 
d'être  en  somme  de  la  grande  culture  maraîchère.  Cette  évolu- 
tion que  nous  constatons  aujourd'hui  d'une  région  à  l'autre,  se 
constate  aussi  dans  le  temps  d'après  les  données  historiques. 
Nous  savons  que  la  culture  n'a  guère  fait  son  apparition  en 
Frise  que  vers  le  xvc  ou  le  xvic  siècle;  que  c'est  seulement  au 
xixc  qu'elle  y  a  pris  de  l'importance;  qu'en  Groningue,  jusqu'au 
xvie  siècle,  le  pays  était  occupé  par  des  pâturages  marécageux  ; 
qu'au  commencement  du  xix°  siècle,  la  culture  n'y  occupait  en- 
core à  peine  que  la  moitié  du  sol  et  que  c'est  seulement  à  notre 
époque  qu'elle  s'est  généralisée.  En  Hollande,  nous  voyous 
chaque  jour  les  jardins  maraîchers  prendre  la  place  des  fermes 
â  pâturage  et  nous  savons  que  cette  transformation  rapide  date 
seulement  des  trente  dernières  années.  Nous  savons  que  ces 
modifications  dans  le  travail  dérivent  des  conditions  du  lieu 
dont  l'influence  a  été  portée  à  sa  plus  haute  puissance  par  le 
développement  des  transports. 

Que  conclure  de  cela,  sinon  que  le  type  frison  existe  et  qu'il 
possède  assez  de  souplesse,  une  faculté  d'adaptation  assez  grande 
pour  se  plier  aux  conditions  économiques  changeantes  et  en 
tirer  profit? 

Si  la  souplesse,  si  la  faculté  d'adaptation  est  la  pierre  de  touche 
de  la  formation  particulariste,  nous  ne  devons  pas  hésiter  à 
classer  le  type  frison  parmi  les  types  particularistes.  Mais  ici  se 
dressent  deux  objections. 


CONCLUSIONS.  lOo 

D'abord  certains  traits  nettement  communautaires  que  nous 
avons  relevés  chez  l'éleveur  du  greidstreek.  Il  faut  donc 
admettre  que  les  Frisons,  originairement  communautaires  plus 
ou  moins  atténués,  ont  pu  évoluer  ensuite  vers  la  formation 
particulariste,  assurément  sous  l'influence  de  causes  extérieures, 
de  causes  agissantes,  comme  le  développement  des  transports 
et  du  commerce,  mais  cependant  par  eux-mêmes  et  sans  avoir 
subi  l'influence  éducative  d'une  autre  race. 

En  second  lieu,  ces  particularistes  ne  sont  pas  organisés  en 
famille-souche,  avec  la  stabilité  du  domaine  à  transmission  inté- 
grale et  il  ne  semble  pas  qu'ils  aient  jamais  passé  par  ce  stade 
d'évolution,  ce  qui  les  distingue  profondément  des  Saxons. 
Ceux-ci  sont  fortement  enracinés  au  sol  par  la  culture,  les  Fri- 
sons restent  flottants,  et  s'ils  font  précisément  leur  évolution 
vers  le  particularisme  par  la  culture  ;  c'est  dans  des  conditions 
qui  ne  rappellent  en  rien  le  domaine  plein,  mais  qui  déno- 
tent l'influence  du  commerce.  Il  nous  faut  donc  admettre  que 
les  Frisons  n'ont  pas  eu  la  même  formation  originaire  que 
les  Saxons,  qu'ils  n'ont  pas  suivi  la  même  route,  ou  du  moins 
qu'ils  n'ont  pas  passé  par  les  fjords  de  Norvège;  la  transmis- 
sion intégrale  est  en  effet  un  produit  des  petits  plateaux  mon- 
tagneux1. 

Nous  sommes  donc  acculés  à  ce  dilemme  :  ou  bien  une  popu- 
lation pastorale  d'origine  et  de  tendances  communautaires  peut, 
sous  l'influence  des  transports,  évoluer  rapidement  vers  la  for- 
mation particulariste;  ou  bien,  les  Frisons,  malgré  leurs 
tendances  communautaires,  portaient  déjà  en  eux  le  germe 
de  la  formation  particulariste.  Ils  auraient  reçu  cette  ébauche 
à  L'état  latent  dans  un  de  leurs  précédents  habitats.  Peut-être 
encore  seraient-ils  d'anciens  particularistes  ayant  subi  une 
régression  duc  à  l'art  pastoral  et  à  la  grande  importance  des 
associations. 

Ici,  se  pose  la  question  des  origines  frisonnes.  Le  problème  esl 
malaisé  à  résoudre  et  nous  ne  saurions  prétendre   en  donner 

1.  Cf.  A.  de  Préville,  Les  Sociétés  africaines. 


106  LE    TYPE    FRISON. 

une  solution  définitive.  Cependant,  il  convient  d'enregistrer 
quelques  observations  à  ce  sujet. 

On  est  généralement  d'accord  pour  admettre  que  les  Frisons 
sont  venus  de  la  Scandinavie  ;  il  reste  donc  à  déterminer  la 
région  d'où  ils  sont  partis. 

Pour  les  raisons  indiquées  plus  haut,  nous  devons  écarter  la 
Norvège,  ou  du  moins  si  des  Norvégiens  ont  abordé  sur  la  cote 
frisonne,  c'est  en  petit  nombre  et  ils  ont  été  noyés  dans  le  reste 
de  la  population1. 

Par  contre,  il  semble  possible  d'admettre  que  la  Suède  méri- 
dionale, l'ancienne  Gothie,  soit  le  berceau  de  la  race  frisonne.  Les 
anthropologistes  reconnaissent  une  grande  analogie  entre  les 
Frisons  et  les  Suédois.  D'autre  part,  de  toutes  les  langues  actuelles. 
le  frison  est  celle  qui  se  rapproche  le  plus  du  norse  d'où  sont 
sortis  tous  les  dialectes  Scandinaves.  On  remarque  aussi  que 
le  vieux  frison  et  le  vieil  anglais  sont  presque  identiques  :  ils 
dériveraient  l'un  et  l'autre  de  l'anglo-frison2;  ce  qui  conduit 
à  admettre  comme  habitat  primitif  des  Frisons  le  Schleswig3. 
Cette  hypothèse  n  est  pas  incompatible  avec  la  ressemblance 
ethnographique  avec  les  Suédois,  car  les  Danois  étaient  très 
proches  parents  de  ceux-ci,  beaucoup  plus  qu'ils  ne  l'étaient 
des  Norvégiens  et  que  les  Norvégiens  ne  l'étaient  des  Suédois. 
Au  moyen  âge,  les  différences  linguistiques  étaient  insigni- 
fiantes entre  le  danois  et  le  suédois,  tandis  qu'elles  étaient  déjà 
tissez  grandes  entre  le  suédois  et  le  norvégien  :  la  frontière 
entre  ces  deux  dernières  langues  passait  vers  (ioteborg  et  Lin- 
koning'1.  Il  est  donc  vraisemblable  d'admettre  que  les  Frisons 
sont  venus  de  la  Gothie  à  travers  le  Danemark,  ou  se  sont 
détachés  auparavant,  dans  le  Schleswig,  du  courant  migratoire 
qui,  par  les  îles  danoises,  allait  peupler  la  Suède. 

Mais  ce  sont  là  des  hypothèses.  Ce  qui  est  certain,   c'est  que 

1.  Il  existe  des  preuves  irréfutables  d'incursions  de  pirates  norvégiens;  il  est  pro- 
bable que  certains  d'entre  eux  se  sont  fixés  dans  le  pays. 

2.  Cf.  Otto  Bremer,  Ethnographie  der  germanischen  Stâmtne.  Strasbourg,  1904, 

p.  109. 

3.  lbuL.  p.   11'.'. 
..  Ibid.,  p.  '.•:>. 


CONCLUSIONS,  107 

les  Frisons  n'ont  jamais  occupé  que  le  littoral  de  la  mer,  tandis 
que  les  Saxons  ont  pénétré  dans  l'intérieur  des  terres,  sur  la 
Geest.  Séparés  du  continent  par  des  marais,  ils  ont  pu  maintenir 
intactes  pendant  longtemps  leur  langue  et  leur  indépendance, 
et  ne  se  sont  pas  mélangés  aux  autres  peuples.  Us  se  sont  avancés 
jusqu'en  Flandre  d'où  ils  ont  été  repoussés  par  les  Francs,  et  au 
ixe  siècle,  sous  la  conduite  de  Rurik,  ils  ont  repris  le  chemin  par 
où  ils  étaient  venus  et  ont  conquis  le  Schleswig.  Us  ont  en 
somme,  peuplé  tout  le  littoral  de  la  mer  du  Nord  depuis  le  Jut- 
land  jusqu'au  Rhin,  à  part  quelques  petites  enclaves  occupées 
par  les  Saxons  :  Dithmarschen  du  Holstein,pays  de  Hadeln.  Plus 
tard,  sous  le  nom  de  Hollandais,  ils  ont  été  appelés  par  plusieurs 
princes  allemands  pour  coloniser  des  marécages,  et  nous  savons 
qu'ils  sont  les  premiers  artisans  de  la  mise  en  valeur  des  tour- 
bières. Us  ont  aussi  peuplé  le  comté  de  Kent,  dont  les  paysans 
comprennent,  parait-il,  la  langue  frisonne.  Il  serait  intéressant 
de  savoir  ce  qu'ils  sont  devenus  sur  le  sol  anglais. 

Mais  nous  savons  que  l'exploitation  des  tourbières  a  été  d'a- 
bord une  exploitation  commerciale  ;  que  c'est  seulement  au  cours 
du  xixe  siècle  que  la  culture  s'est  développée  en  Frise  et  qu'elle 
y  a  un  caractère  éminemment  commercial  ;  que  les  endigue- 
ments,  la  construction  des  canaux,  l'assainissement  du  pays  sont 
en  grande  partie  dus  à  l'initiative  des  commerçants.  Cantonnés 
sur  un  rivage  inhospitalier,  les  Frisons  ne  pouvaient  pas  de- 
mander à  l'agriculture  leurs  moyens  d'existence,  il  leur  fallait 
se  retourner  vers  la  mer  par  laquelle  ils  étaient  venus  et  vivre 
d'elle  par  la  navigation  et  le  commerce.  C'est  au  commerce  qu'ils 
ont  dû  les  capitaux  qui  leur  ont  permis  de  transformer  leur 
pays;  c'est  à  lui  qu'ils  doivent  la  classe  supérieure,  la  classe 
patronale  nécessaire  à  toute  race  pour  évoluer  et  pour  pro- 
gresser. 

En  résumé,  grâce  au  commerce,  le  particularisme  tend  à 
reparaître,  après  avoir  été  étouffé  par  une  longue  période 
pastorale. 

Ainsi  s'expliquent  les  différences  qui  les  séparent  des  Saxons 
Ceux-ci   sont    des  particularistes    formés    par  la   culture   dans 


LOS  LE    TYPE    FRISON. 

l'isolement  du  domaine  rural;  les  Frison*  sont  des  particu- 
laristes  formés  par  le  commerce,  et  chez  lesquels  l'influence  de 
la  ville  a  été  prépondérante.  On  comprend  maintenant,  pourquoi 
l'essor  du  type  frison  a  été  si  rapide  et  si  brillant,  le  jour  où  le 
développement  des  moyens  de  transport  lui  a  permis  de  mani- 
fester pleinement  ses  aptitudes  commerciales. 

Paul  Roux. 


U Administraleur-Géranl  :  Léon  Gangloff, 


TYPOGRAPHIE    FIRMIN-DIDOl     il    t.1  '.  PARIS 


LA  CIVILISATION  DE  L'ETAIN 
III 


LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON 
EN  FRANCONIE 


l'Ai: 


Louis  ARQUÉ 


SOMMAIRE 


I.  La  production  du  houblon  en  Franconie.  Ses  causes  et  ses  réper- 
cussions sociales.  P.  ~M9. 

1.  Spalt.  Le  paysage  houblonnier . 

2.  Un  type  de  cultivateur  de  houblon  à  Spalt  :  Wilhelm  Scheuerlein  et 
s;i  famille.  Les  «  jardins  »  du  houblonnier. 

3.  Le  travail  du  houblonnier  franconien  est,  comme  celui  du  faiseur  de 
jouets,  un  minutieux  travail  manuel  exécuté  par  de  petits  producteurs. 

1.  La  main-d'œuvre  :  Les  «  Zupfer  »  de  Bohême. 

5.  L'outillage  :  Les  perches;  les  toits  des  maisons  aménagés  en  séchoirs. 

6.  Le  budget  du  houblonnier.  Dépenses  incompressibles,  profit  essen- 
tiellement variable  et  aléatoire.  La  servitude  par  l'hypothèque. 

7.  Le  mode  d'existence  du  houblonnier. 

8.  Un  autre  houblonnier  de  Spalt  :  August  Wersinger. 

9.  Les  origines  et  les  conditions  de  la  culture  houblonnière  en  Franconie. 
Causes  sociales  et  naturelles  de  son  développement  :  c'est  une  vrai  petite 
industrie  surajoutée  aux  autres. 

II.  Le  grand  commerce  du  houblon  à  Nuremberg.  Sa  position  à  l'égard 
de  la  culture.  Son  rôle  à  l'égard  de  la  Brasserie  allemande  et  étran- 
gère. Ses  conditions  et  répercussions  sociales.  P.  261. 

1.  Un  «  nid»  de  courtiers  juifs  :  Georgensgmùnd. 

2.  Les  grands  négociants  et  expoi^tateurs  israélites  à  Nuremberg. 

3.  La  domination  des  grands  négociants  envisagée  sous  son  aspect 
industriel  :  Le  triage  et  l'assortiment,  le  séchage  au  feu  et  le  soufrage, 
la  compression  du  houblon  et  l'emballage  en  cylindres  métalliques. 

1.  La  domination  des  grands  négociants  envisagée  sous  son  aspect  com- 
mercial :  Le  houblon,  «  article  de  spéculation  »  par  excellence.  Caractère 
international  du  marché  des  houblons  à  Nuremberg.  Causes  et  conditions 
du  monopole  des  grands  marchands  juifs. 

5.  L'évolution  de  la  Brasserie.  —  A  :  La  production  de  la  Bière.  — 
Influence  des  transports  sur  l'essor  de  la  Brasserie  bavaroise.  Centralisation  île 
la  fabrication. 

G.  L'évolution  de  la  Brasserie.  —  B  :  Le  débit  de  la  Bière.  —  Les  taver- 
niers,  •>  verseurs  >•  des  grandes  brasseries. 

?.  La  domination  des  grands  négociants  en  houblon  envisagée  sous  son 
aspect  financier  :  l'Ouverture  de  crédits  aux  Brasseries. 

S.  Le  mode  d'existence  des  grands  négociants  en  houblon. 

Conclusion  des  2"  et  3   fascicules  de  la  «  Civilisation  de  1  Étain  ».  P.  323. 

Survivance  dans  la  population  franconienne  des  caractères  imprimés  par 
l'ancienne  civilisation  de  rétain.  Substitution  tin  grand  patronat  desnégo- 
ciants et  exportateurs  israélites  à  l'ancien  patronat  caravanier  et  métallurge 
îles  patriciens  nurembergeois. 


LA  CIVILISATION  DE  L'ETAIN 
III 


LES 


CULTIVATEURS  DE  HOUBLON 

EN  FRANCOME 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 
SES    CAUSES    ET    SES    RÉPERCUSSIONS    SOCIALES 


I.  —  S1WLT.  LE    PAYSAGE  HOUBLONN1ER. 

Quel  aspect  à  peu  près  constant  s'offre  au  voyageur  qui  s'é- 
carte un  moment  des  villes  pour  parcourir  les  étendues  franco- 
niennes1? Celui  d'une  succession  de  forêts  de  pins  aux  fûts 
rectilignes,  dont  le  défilé  s'interrompt  seulement  pour  laisser 
apparaître,  hérissant  au  loin  la  campagne,  les  longues  perches  ver- 
ticales des  houblonnières. 

La  culture  du  houblon  est  en  effet  aujourd'hui  l'un  <\v*  phé- 

1.  Il  est  question  ici  de  la  Franconie  Centrale  et  d'une  partie  de  la  Haute  Iran 
conie.  La  Basse  Franconie  (avec  sa  ville  principale  :  Wûrzbourg),  qu'arrose  le  Main 
déjà  urandi,  (orme  une  région  de  sol  et  de  configuration  différents;  on  y  exploite  des 
vignobles  assez,  estimés. 


220         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

aomenes  caractéristiques  de  la  région.  Dans  la  Franconie  Cen- 
trale, il  n'y  a  pas  moins  de  10.7V;}  hectares  consacrés  à  cette 
culture. 

Sur  une  certaine  portion  du  territoire  le  paysan  n'est  cepen- 
dant point  un  pur  houblonnier;  en  travaillant  le  sol  sablonneux, 
il  fait  venir  aussi  tant  bien  que  mal  quelques  céréales,  des 
pommes  de  terre,  des  plantes  fourragères.  Ces  produits  sont  uti- 
lisés par  lui  pour  la  satisfaction  directe  d'une  partie  de  ses 
modestes  besoins  et  pour  l'alimentation  du  bétail. 

Il  faut  se  rendre  par  exemple  à  Spalt,  où  croissent  les  hou- 
blons les  plus  renommés  d'Allemagne,  pour  trouver  la  spéciali- 
sation à  peu  près  totale  et  pour  rencontrer  des  paysans  voués 
pour  ainsi  dire  à  la  culture  du  houblon.  La  qualité  rare  du  pro- 
duit a  entraîné  ici  l'élimination  presque  complète  des  autres 
cultures.  Désireux  d'observer  le  phénomène  là  où  il  est  le  plus 
intense,  nous  choisîmes  Spalt  pour  y  monographier  un  houblon- 
nier franconien. 

Le  chemin  de  fer  ne  mène  pas  directement  de  Nuremberg  à 
Spalt.  Avant  de  s'engager  sur  la  ligne  secondaire  qui  dessert 
cette  dernière  localité,  on  doit  effectuer  un  arrêt  de  trois  quarts 
d'heure  à  (Jeorgensgmiind.  Ce  bourg,  malgré  sa  mine  de  simpli- 
cité, respire  une  certaine  joie  de  vivre;  l'on  ne  peut  s'empêcher 
d'être  immédiatement  sensible  à  l'expression  en  quelque  sorte 
satisfaite  de  ses  petites  villas.  Différents  signes  révélateurs  :  la 
grille  lourde  d'un  petit  jardin,  un  lustre  entrevu  par  une  fenêtre 
ouverte,  la  démarche  nonchalante  d'une  promeneuse,  évoquent 
des  visions  de  confort  et  de  prospérité.  Déjà  l'on  est  porté  à  en 
tirer  les  meilleures  présomptions  relativement  à  la  situation  des 
houblonniers  d'alentour.  L'on  verra  plus  tard  que  ce  présage 
est  trompeur,  et  d'où  provient  l'illusion. 

A  mesure  que  le  train  approche  de  Spalt,  l'attention  du  voya- 
geur est  vivement  sollicitée  par  les  dimensions  extraordinaires 
des  tuteurs  à  houblon,  hauts  souvent  de  plus  de  0  mètres.  Beau- 
coup sont  réunis  au  sommet  par  des  poutres  transversales;  et 
l'ensemble  est  relié  par  des  réseaux  de  til  de  1er.  Sur  quelques  ac- 
cidents de  terrain,  ces  armatures  prennent  l'aspect  tourmenté 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  221 

du  gibet  de  Montfaucon  dans  les  vieilles  gravures.  L'insolite  vi- 
gueur des  plantes  n'est  pas  moins  saisissante.  En  plusieurs  en- 
droits les  houblons  sont  extrêmement  rapprochés  les  uns  des 
autres  et  la  trame  serrée  de  leurs  feuillages  confondus  offre  une 
apparence  presque  forestière.  La  terre  est  argilo-sableuse;  son 
grain  est  menu  et  sa  couleur  vaguement  rosée.  L'altitude 
moyenne  est  de  369  mètres.  Le  sol  est  d'un  relief  assez  mouve- 
menté 'et  offre  des  saillies  et  vallonnements  nombreux.  Quant  au 
sous-sol,  il  est  constitué,  comme  dans  toute  la  Franconie,  par  les 
assises  du  terrain  jurassique. 

Spalt  étonne  au  premier  abord  par  ses  toits  immenses.  Les 
maisons  n'ont  pour  la  plupart  qu'un  rez-de-chaussée.  Le  grand 
toit  à  angle  aigu,  recouvert  de  tuiles  moussues,  les  encapuchonné  ; 
il  a  la  hauteur  de  deux  ou  trois  étages.  Ces  toits  n'ont  plus  seu- 
lement ici  pour  but  de  favoriser  l'écoulement  des  neiges.  Après 
avoir  été  surpris  de  leur  hauteur  démesurée,  on  est  frappé  de  les 
voir  bâiller  sur  les  deux  côtés  par  plusieurs  rangées  de  fentes 
longitudinales.  Disons  tout  de  suite  que  les  toits  de  Spalt  abritent 
les  sécheries  de  houblon.  Les  boulangers,  les  merciers  et  les 
maréchaux  ferrants  du  lieu  sont  eux-mêmes  houblonniers  par 
surcroit,  et  leurs  boutiques  arborent,  elles  aussi,  à  leur  sommet 
l'énorme  chapeau  des  toitures  ajourées,  qui  est  comme  la  haute 
coiffure  d'ordonnance  des  maisons  du  pays  de  Spalt. 


II.    —    UN    TYPE    DE    CULTIVATEUR    DE  HOUBLON    A    SPALT    :    WILUELM 
SCIIEUERLE1N    ET    SA    FAMILLE.    LES    «    JARDINS   »    DU    HOUBLONNTER. 

Après  avoir  infructueusement  essayé  de  forcer  le  seuil  de  plu- 
sieurs cultivateurs  de  houblon,  nous  fûmes  recommandé  parla 
direction  des  Caisses  Raifieisen  à  M.  Alois  Weiss,  leur  représen- 
tant à  Spalt.  Il  nous  a  assisté  avec  complaisance  et  dévouement 
dans  notre  enquête.  Il  chercha  parmi  les  houblonniers  de  situa- 
tion moyenne  quelqu'un  qui  fut  dispose  à  répondre  à  nos  ques- 
tions. Il  nous  mit  finalement  en  rapport  avec  Wilhelm  Schcuer- 
lein.  Celui-ci  est  né  à  Spall  même.  Quand  on  vient  de  la  gare,  sa 


222  LES    CULTIVATEURS   DE   HOUBLON    EN   FRANCONIE. 

maison  est  située  à  l'autre  extrémité  du  bourg;  elle  se  trouve 
après  le  pont  jeté  sur  la  Rézat,  petit  affluent  de  la  Rednitz  qui 
arrose  Spalt.  Comme  toutes  les  autres,  la  demeure  de  Scheuerlein 
est  bâtie  en  grès  et  ne  comporte  qu'un  rez-de-chaussée.  Le  toit 
gigantesque  bâille,  à  l'instar  des  toits  environnants,  par  de  lon- 
gues ouïes  latérales  ayant  pour  fonction  de  provoquer  un  appel 
d'air  et  d'assurer  ainsi  le  séchage  des  cônes  de  houblon  étalés  on 
nappes  à  l'intérieur;  au-dessus  de  chaque  fente,  la  couverture 
de  tuiles  se  relève  en  saillie  et  forme  un  petit  auvent  destiné  à 
empêcher  la  pénétration  de  la  pluie.  L'humble  jardinet  qui  pré- 
cède la  maison  est  orné  de  fleurs  et  a  un  air  plaisant;  ainsi  que 
sur  plusieurs  autres  façades,  on  voit  se  tordre  le  long  du  mur 
bas  les  maigres  sarments  d'une  petite  treille  de  raisins. 

Examinons  avec  Scheuerlein  sur  son  extrait  du  plan  cadastral 
l'étendue  de  sa  propriété.  Notre  hôte  possède  trois  «  jardins  de 
houblon  »  (Hopfengàrteri),  comme  on  dit,  situés  dans  le  voisi- 
nage immédiat  de  sa  maison.  Ils  prennent  leur  place  sur  le  pla- 
teau élevé,  de  relief  accidenté,  qui  constitue  le  «  pays  de  Spalt  ». 
Le  houblon  semble  avoir  rencontré  une  terre  d'élection  dans  le 
sol  argilo-sableux  de  ce  plateau  sec.  Il  y  jouit  des  longues  cha- 
leurs d'été  dont  il  a  besoin  pour  arriver  à  maturité.  La  grande 
préoccupation  des  cultivateurs  est  même  qu'il  pleuve  assez  pen- 
dant l'été;  et  tandis  qu'ailleurs  le  houblon  risque  de  ne  pas  avoir 
suffisamment  de  chaleur,  il  court  ici  le  danger  de  manquer  d'eau'. 
Le  premier  «  jardin  »  de  Scheuerlein  est  grand  d'un  «  journal  »  - 
et  demi.  Placé  en  contre-bas,  il  se  distingue  des  autres  en  < •«■ 
(jue  son  sol  est  un  peu  plus  gras  et  plus  riche  en  humus.  Le 
second  jardin,  disposé  sur  le  haut  d'une  pente,  comprend 
3  journaux;  le  sol  en  présente  la  composition  moyenne  argilo- 
sableuse  qui  règne  dans  le  pays.  Le  troisième  jardin  est  grand 
de  1  journal,  2;  l'élément  sableux  l'emporte  dans  une  de  ses  par- 
ties,  et  dans  l'autre,   c'est    l'élémenl  argileux   qui   prédomine. 


i.  Hauteur  pluviomélrique  à  Lauf-Herabruck  :  615  mm.;  à  Schwabach  :  <;os  mm.;  à 
Spalt  :  585  mm. 

2.  Le  «  Tagwerk  »  ou  jour  de  travail  est  équivalent  à  noire  a  journal  »  de  cer- 
laioes  provinces  françaises  el  vaut  33  ares. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  223 

Scheuerlein  est  aussi  propriétaire  de  deux  journaux  de  prairies. 
Il  possède,  d'autre  part,  un  bois  de  pins  d'un  demi-journal. 
La  mort  d'un  oncle  de  sa  femme  l'a  enfin  mis  tout  récemment 
en  possession  d'un  autre  morceau  de  bois  de  pins,  dont  la  super- 
ficie est  de  k  journaux  environ.  Ce  petit  héritage  a  été  un  évé- 
nement opportun  pour  notre  hôte  :  il  l'a  aidé  à  sortir  d'une  si- 
tuation qui  devenait  difficile.  La  propriété  avait  une  valeur  de 
12.000  marks  avant  l'héritage;  elle  en  vaut  maintenant  à  peu 
près  14.000. 

Les  houblonniers  de  Franconie  sont  presque  tous,  comme 
Scheuerlein,  de  petits  propriétaires1.  Leur  besogne  est  essen- 
tiellement, et  plus  encore  que  le  travail  du  vigneron,  avec  le- 
quel elle  a  beaucoup  d'analogie  (tout  en  étant  infiniment  plus 
absorbante),  un  travail  à  la  main.  Elle  est  extrêmement  minu- 
tieuse et  exige  les  soins  les  plus  patients.  Le  régime  delà  petite 
propriété  s'adapte  très  bien,  comme  l'on  sait,  à  ce  genre  de  tra- 
vail. Méticuleux, très  variable  d'ailleurs  suivant  les  circonstances 
diverses  de  terrain  et  de  température,  malaisé  à  contrôler  et  ne 
se  sanctionnant  que  par  des  effets  lointains,  le  travail  du  hou- 
blonnier  est  exécuté  avec  une  efficacité  toute  spéciale  par  le 
maître  lui-même,  se  donnant  de  la  peine  en  vue  de  son  profit 
personnel.  On  ne  peut  s'empêcher  d'être  frappé  de  certaines 
ressemblances  qui  apparaissent  dès  l'abord  entre  l'activité  mise 
en  jeu  par  cette  culture  et  l'activité  qu'exerce  l'artisan  faiseur 
de  jouets. 

Voici  la  composition  de  la  famille  Scheuerlein  : 

Wilhelm  Scheuerlein,  chef  de  famille,  il  ans; 

Thérésia  Scheuerlein,  sa  femme,  :i8ans; 

Barbara,  fille  aînée,  14  ans; 

Thérésia,  seconde  fille,  11  ans; 

Johann,  fils  aîné,  10  ans; 

Clara,  troisième  fille,  7 ans; 

Wilhelm,  fils  cadet,  :{  ans; 

l.  Quelques  brasseries  franconiennes  ont  bien  essayé  de  faire  cultiver  le  houblon 
sur  de  grands  domaines,  mais  ce  sont  la  jusqu'à  présent  des  tentatives  isolées. 

En  Bohême,  l'on  rencontre  des  biens  nobles  d'une  surface  étendue  qui  sonl  exploi 
tés  comme   boublonnières.   Mais  les  exploitations  parcellaires  prédominent  égale- 
ment. 


22 \  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    ERANCOME. 

Anna,  la  dernière  née,  6  mois; 

Anna  Scheuerlein,    la  sœur  de  Scheuerlein,  âgée  de  i52  ans  (qui 

porte  le  même  prénom  que  sa  nièce  .  Cette  sœur  de  Scheuerlein 

est  sourde  et  muette. 


Comme  son  mari,  Thérésia  Scheuerlein  est  née  à  Spalt;  son 
père  y  était  houblonnier,  lui  aussi.  Le  nombre  des  enfants  du 
ménage  est  normal  pour  une  famille  de  cultivateurs  franco- 
niens. 

Scheuerlein  est  un  homme  de  taille  moyenne,  blond,  aux 
yeux  bleu  clair,  au  front  dégarni.  La  parole  est  douce  et  lente. 
L'expression  du  visage  est  pacifique  et  résignée.  La  figure  de  la 
femme,  Thérésia,  a  la  même  expression  d'acceptation  tranquille; 
le  regard  est  seulement  un  peu  moins  vif  et  le  masque  est 
comme  uniformisé  par  la  succession  d'occupations  toujours  iden- 
tiques. Les  enfants  sont  blonds  et  ont  des  figures  aimables,  où 
s'expriment  le  sérieux  et  l'attention.  Nous  avons  souvent  observé 
ce  genre  de  types  et  de  physionomies  parmi  les  ouvriers  franco- 
niens. Anna,  la  sourde  et  muette,  s'emploie  avec  un  soin  labo- 
rieux, tandis  que  nous  interrogeons  le  houblonnier,  à  des  tra- 
vaux de  nettoyage.  Elle  pénètre  la  pensée  de  Scheuerlein  en 
regardant  le  mouvement  des  lèvres  de  son  frère  et  manifeste 
par  un  rire  silencieux  qu'elle  a  compris. 

Wilhelm  Scheuerlein  avait  un  frèro  aine  appelé  Heinrich.  Son 
père,  qui  était  lui-même  cultivateur  de  houblon,  devait  donc, 
suivant  le  cours  habituel  des  choses,  cédera  Heinrich  la  hou- 
blonnière.  Il  n'y  était  pas  d'ailleurs  obligé.  Quand  un  houblon- 
nier de  Spalt  se  trouve  avancé  en  âge,  el  qu'il  a  des  garçons  ou 
des  tilles  déjà  grandis,  il  cède  son  bien.  Ordinairement  c'est  au 
filsaîné.  Mais  il  peut  arriver  aussi  que  la  propriété  échoit-  à  un 
plus  jeune  tils,  quand  par  exemple  le  lils  aine  passe  pour  un 
garçon  trop  léger  ;  ou  bien  quand  les  parents  étaient  encore 
assez  verts  au  moment  où  l'aîné  a  voulu  s'établir,  et  qu'alors  ils 
ont  continué  de  cultiver  la  houblonnière  jusqu'à  ce  qu'il  se  trou- 
vât un  plus  jeune  fils  ou  une  tille  en  âge  de  se  marier. 

En  tout  cas,  celui  qui  prend  le  bien  c>t  oblige  :  1"  de  prendre 
en  même  temps  à  son  compte  toutes  les  hypothèques  et  toutes 


LA   PRODUCTION    Dl     HOUBLON    EN    FRANCONIE.  -J:T) 

les  charges  grevant  la  propriété,  et  cela  aux  conditions  arrêtées 
précédemment;  2°  d'assurer  à  ses  père  et. mère,  ou  à  ceux  qui 
lui  cèdent  le  bien,  le  logement  et  la  nourriture  pendant  leur 
vie  durant,  et  de  leur  donner  en  outre  une  petite  part  de  la 
récolte  de  houblon  ou  de  leur  verser  chaque  année  une  soniine 
correspondante  '  ;  3°  de  constituer  aux  autres  frères  et  sœurs  ce 
qu'on  appelle  le  «  bien  de  mariage  »  (Heiratsgut),  consistant 
ordinairement  en  argent.  Les  père  et  mère  fixent  le  montant  de 
ce  «  bien  de  mariage  »  ;  il  est  inscrit  au  livre  des  hypothèques 
après  les  autres  dettes  hypothécaires  ;  et  le  nouveau  possesseur  du 
bien  en  répond  personnellement  ainsi  que  de  la  propriété.  Mais, 
nous  écrivait  M.  Weiss,  «  s'il  y  a  tellement  d'hypothèques  ou  de 
dettes  courantes  que  le  nouveau  propriétaire  du  bien  puisse 
arriver  tout  juste  à  pourvoir  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  sa  famille, 
alors  les  autres  frères  et  sœurs  ne  reçoivent  rien  du  tout  ;  et, 
dans  ces  derniers  temps,  les  mauvaises  années  houblonnières 
ont  fait  que  cela  a  été  bien  souvent  le  cas  2.  » 

1.  Nous  tenions  à  savoir  si,  comme  dans  nos  pays  de  vignes,  où  ce  système  de  do- 
nation est  également  en  vigueur,  les  vieux  parents  ne  se  voient  pas  bientôt  en  butte 
aux  mauvais  traitements  de  leurs  enfants.  Nous  avons  appris  que  des  débats  pénibles 
éclatent  souvent  en  effet  entre  enfants  et  parents  à  propos  de  l'exécution  des  con- 
ventions. D'ailleurs,  si  les  enfants  reprochent  quelquefois  avec  cynisme  aux  vieillards 
leur  inaction  forcée  et  cherchent  impudemment  à  éluder  les  obligations  assumées  en- 
vers eux,  les  vieux  parents  ne  manquent  pas,  assure-t-on,  d'en  réclamer,  de  leur  côté, 
aprement  l'exécution  intégrale,  protestant  qu'ils  n'ont  pas  reçu  la  part  de  houblon 
stipulée  dans  l'acte,  que  leur  provision  de  pommes  de  terre  n'est  pas  complète,  ou 
qu'  «  il  leur  manque  un  œuf  ». 

?..  Le  Code  civil  allemand  uniué,  entré  en  vigueur  au  1"  janvier  1900.  a  fait  ren- 
trer Spall  dans  le  droit  général  de  l'Empire,  sans  apporter  pour  cela  d'obstacles  sé- 
rieux au  maintien  des  traditions  locales  qui  déterminent  le  régime  successoral.  Nous 
faisons  suivre  ici  les  passages  essentiels  d'une  lettre  du  conseiller  de  justice  Vollhardt, 
de  Nuremberg,  en  date  du  29  mai  1905  : 

«  Avant  l'entrée  en  vigueur,  qui  a  eu  lieu  au  1"  janvier  1900,  du  nouveau  Code 
civil  allemand,  c'est  le  droit  provincial  d'Eischstœdt,  complété  par  le  droit  commun 
(romain),  qui  régnait  à  Spalt;  mais  il  a  été  complètement  abrogé  depuis  le  1"  jan- 
vier 1900,  en  sorte  qu'aujourd'hui,  à  Spalt  comme  partout  dans  l'Empire  alle- 
mand, tout  le  monde,  le  propriétaire  agriculteur  aussi  bien  que  les  autres,  doit  se 
régler  exclusivement  d'après  les  prescriptions  du  Code  civil.  Aux  termes  de  ces 
prescriptions,  le  propriétaire  d'un  bien  se  trouve  entièrement  libre,  soit,  en  prévision 
de  son  décès,  d'arranger  les  choses  selon  son  sentiment  au  moyen  d'un  contrat 
dressé  de  son  vivant,  soit  d'instituer  par  testament  pour  héritier  de  sa  propriété  un 
seul  de  ses  descendants  en  sauvegardant  les  droits  légaux  des  autres  héritiers 
naturels.  Si   la  transmission  des  biens  n'a  été  effectuée  déjà  du  \ivant  du  proprié- 


220         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  UN  FRANCONIE. 

Incapables  désormais  de  poursuivre  le  travail  manuel  qui 
constitue  la  culture  houblonnière,  et  n'ayant  guère  de  conseils  à 
donner  pour  une  besogne  que  les  fils  ont  eu  le  temps  de  s'assi- 
miler pleinement,  les  vieux  paysans  se  voient  ainsi  contraints 
par  la  force  des  choses  de  se  dessaisir  de  la  propriété  et  de 
passer  au  second  plan.  C'est  ce  qu'ils  appellent  :  «  se  mettre  sur 
la  part  des  vieux  »  [sich  auf  den  alten  Teil  setzen).  Dans  l'acte  de 
donation,  qui  est  dressé  par  devant  notaire,  l'on  détermine  en 
effet  avec  précision  quelle  pièce  de  la  maison  les  vieux  parents 
devront  habiter;  quelle  quantité  de  légumes,  d'oeufs  et,  à 
certains  jours,  de  viande  de  porc  sera  affectée  à  leur  consomma- 
tion ;  quelle  part  sera  prélevée  à  leur  profit  sur  la  récolte  hou- 
blonnière. 

Quand  le  père  Scheuerlein  l'ut  arrivé  à  un  âge  avancé,  il  céda 
lui  aussi,  conformément  à  la  tradition  la  plus  commune,  la 
partie  principale  de  son  bien  à  son  fils  aîné  Heinrich,  qui  allait 


taire,  et  si,  d'autre  part,  aucun  testament  n'a  été  rédigé,  alors  c'est  la  loi  successorale. 
qui  décide;  d'après  elle,  tous  les  enfants  héritent  de  parts  égales.  En  ce  dernier 
cas,  la  répartition  de  l'héritage  peut  naturellement  revêtir  telle  forme  que,  par 
exemple,  l'un  des  enfants  prenne  pour  lui  la  propriété  foncière,  tandis  que  les  autres 
reçoivent  leur  part  d'héritage  en  argent. 

«En  général,  l'habitude  est  que,  de  leur  vivant,  les  parents  cèdent  leur  bien  au 
lils  aîné;  mais  cependant  il  ne  saurait  être  question  d'un  «  droit  couturoier  »  en  ce 
sens. 

«  Une  seule  institution  de  l'ancien  droit  importante  pour  le  régime  successoral  des 
biens  de  paysans  n'a  été  ni  supprimée  ni  modifiée  par  les  dispositions  du  Code 
civil,  c'est  l'institution  des  «  Biens  agricoles  héréditaires  »,  avec  les  dispositions  de 
1  Ancrbenrechl  qui  s'y  rattachent:  celte  malien' a  été  réglée  pour  toute  la  Bavière, 
et  pourSpalt  aussi  par  conséquent,  parla  loi  du  22  février  1855  relative  aux  «  Biens 
agricoles  héréditaires  »  ;  les  termes  de  ladite  loi  ont  été  mis  en  harmonie  avec  le 
nouveau  Droit  par  l'article  152  de  la  loi  bavaroise  executive  promulguant  le  Code 
civil.  Dans  le  cas  donc  où  un  bien  foncier  a  une  certaine  [étendue,  le  propriétaire 
peut  provoquer  la  qualification  de  ce  bien  comme  «  bien  héréditaire  »,  après 
appréciation  du  tribunal  et  mention  portée  au  livre  des  hypothèques;  mais  dans  ce 
cas-là  aussi  l'article  12  de  la  loi  du  22  février  1855  assure  au  propriétaire  le  libre 
choix  de  son  héritier  parmi  ses  enfants,  En  Bavière,  on  n'a  encore  profité  de  cette 
législation  spéciale  que  de  façon  tout  à  l'ait  exceptionnelle;  à  Spall  et  dans  leN 
environs,  l'on  n'y  recourt  jamais,  parce  que  la  propriété  esl  beaucoup  trop  mor- 
celée. 

Ku  ce  qui  concerne  les  héritages  a  Spall.  j'ajoute  que  le  voisinage  d'une  grande 
ville  et  la  mauvaise  situation  financ  ière  des  habitants  du  pays  de  Spall  fout  que  les 
(ils  vont  souvent  chercher  ailleurs  des  moyens  d'existence  et  qu'ils  rejettent  de 
prime  abord  la  perspective  de  prendre  a  leur  compte  le  bien  paternel...  » 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  227 

s'établir.  Mais  le  vieillard  garda  pour  lui  une  autre  petite  pro- 
priété qu'il  possédait;  et,  se  sentant  encore  valide,  il  continua 
d'y  cultiver  du  houblon.  Au  lieu  de  stipuler  dans  l'acte  de  dona- 
tion que  son  fds  Heinrich  aurait  à  le  loger  et  à  le  nourrir,  il 
avait  imposé  à  celui-ci  l'engagement  de  verser  une  somme  de 
3.000  marks.  Heinrich  devait  être  victime  des  aléas  nombreux  et 
des  difficultés  multiples  qui  sont  inhérents  à  la  culture  hou- 
blonnière;  non  seulement  il  ne  put  tenir  l'engagement  pris  envers 
son  père,  mais  encore  il  laissa  vendre  le  bien  par  autorité  de  jus- 
tice. Quelques  «innées  après,  le  père  Scheuerlein,  devenu  très 
vieux,  «  vendit  »  la  petite  propriété  qui  lui  restait  à  son  cadet 
Wilhelm  pour  10.000  marks;  déduction  fut  faite  des  1.000 marks 
de  «  bien  de  mariage  »  qui  avaient  été  reconnus  à  Wilhelm  au 
moment  de  la  donation  à  Heinrich  et  que  l'ainé  n'avait  jamais 
versés;  la  petite  propriété  fut  donc  grevée  d'une  hypothèque  de 
9.000  marks,  dont  3.000  en  faveur  du  père  de  Scheuerlein  et 
0.000  en  faveur  du  premier  vendeur.  Le  vieux  houblonnier 
n'avait  en  effet  jamais  pu  achever  d'acquitter  le  prix  d'achat 
du  petit  bien.  Soit  qu'elles  n'aient  pas  encore  été  payées  aux 
vendeurs,  soient  qu'elles  répondent  pour  des  emprunts  contractés 
lors  des  mauvaises  années,  on  peut  dire  d'ailleurs  que  toutes  les 
terres  de  Spalt  sont  surchargées  d'hypothèques. 

La  petite  maison  étant  trop  exiguë  pour  le  loger,  lui  et  la 
famille  de  son  fils,  le  vieux  paysan  avait  l'ait  construire,  au 
moment  de  la  vente,  une  petite  chambre  en  prolongement  du 
coté  gauche;  il  s'était  réservé  le  droit  d'habiter  cette  nouvelle 
partie  de  la  demeure,  qui  ouvrait  au  dehors  par  une  porte  spé- 
ciale. C'est  là  qu'il  a  passé  ses  derniers  jours,  jusqu'au  moment 
où  une  attaque  de  paralysie  est  venue  l'emporter.  11  est  pro- 
bable que  Wilhelm  n'a  jamais  pu  lui  remettre  les  3.000  marks 
qu'il  s'était  engagé  à  lui  compter;  en  revanche,  il  a  dû  sans 
doute  lui  servir  régulièrement  des  subventions  en  nature. 

Wilhelm  Scheuerlein  a  augmenté  la  petite  propriété  qu'il 
avait  reçue  de  son  père.  Il  a  acheté  un  «  jardin  de  houblon  » 
supplémentaire;  en  outre,  il  a  agrandi  de  nouveau  la  maison. 

Non  seulement   il  n'a   pas  été  en  mesure  de  purger  L'hypo- 


228         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  KRANCONIE. 

thèque  dont  le  bien  se  trouvait  initialement  grevé,  mais  encore, 
ne  pouvant  payer  ses  acquisitions  ultérieures,  il  a  dû  consentir 
à  ce  que  les  vendeurs  prissent  de  nouvelles  inscriptions.  Obligé 
de  servir  les  intérêts  de  toutes  ces  hypothèques  avant  de  pourvoir 
à  ses  besoins  matériels,  Scheuerlein  a  traversé  des  années  ter- 
ribles. Enfin,  à  force  d'économie  et  de  privations,  il  est  arrivé, 
dans  ces  derniers  temps,  à  diminuer  le  chiffre  de  sa  dette.  Mais 
il  n'a  réussi  à  atteindre  ce  résultat  qu'en  faisant  des  journées  de 
travail  sur  les  propriétés  de  ses  voisins  ;  il  a  même  offert  ses  bras 
en  hiver  à  la  Brasserie  de  Spalt  pour  aller  chercher  de  la  glace 
dans  la  rivière. 


III.  —  LE  TRAVAIL  DU  HOUBLONNIER  FRANCONIEN  EST,  COMME  CELUI 
DU  FAISEUR  DE  JOUETS,  UN  MINUTIEUX  TRAVAIL  MANUEL  EXÉCUTÉ 
PAR    DE   PETITS    PRODUCTEURS. 

Le  houblon  de  Spalt  est  élevé,  suivant  l'expression  de  Ï.-L» 
Pfahler1,  «  comme  un  enfant  gâté  ».  Le  travail  du  houblonnier 
est  extrêmement  minutieux.  Ce  travail  occupe  sans  relâche  la 
famille  Scheuerlein  de  janvier  à  décembre.  Il  s'effectue  entiè- 
rement à  la  main.  Au  début  de  la  saison,  il  faut  replanter  en 
terre  les  nombreux  tuteurs  qui  avaient  été  mis  en  faisceaux 
pendant  les  mois  d'hiver.  Sur  une  grande  étendue  de  la  pro- 
priété, d'autres  tuteurs,  beaucoup  plus  gros  et  beaucoup  plus 
longs,  restent  fichés  d'une  façon  permanente;  le  houblon  ne 
doit  pas  grimper  autour  de  ces  grands  poteaux,  réunis  au  som- 
met par  des  poutres  transversales  et  des  fils  de  fer;  mais  il 
faut,  chaque  saison,  attacher  aux  fils  de  fer  horizontaux  des 
fils  de  fer  perpendiculaires  au  sol,  le  long  desquels  les  hou- 
blons s'enrouleront;  en  certains  endroits,  au  lieu  de  fils  de 
fer,  on  tend  et  on  accroche  de  grandes  ficelles.  Chaque  pied 
de  houblon,  Jiprès  avoir  été  d'abord  butte,  est  mis  à  nu  au 
printemps,  et  l'on  procède  alors  ;\  l'opération  très  délicate   de 

1.  J.-L.  Pfahler,  Ver  Spalter  Bopfenbau,  «  La  Culture  houblonnière  à  Spall  », 
Nuremberg,  18G7,  page2C. 


LA    PRODUCTION   DU    HOUBLON    EN   FRANCONIE.  220 

l'ablation  des  premières  pousses,  qui  ne  doivent  pas  arriver  à 
maturité;  cette  opération,  analogue  à  la  taille  de  la  vigne, 
requiert  la  plus  grande  dextérité;  elle  varie,  en  outre,  selon 
l'aspect  des  pieds  et  est  susceptible,  en  quelque  cas  déterminés, 
de  modifications  importantes.  Les  labours  et  les  fumures  sont 
respectivement  au  nombre  de  quatre.  Tous  les  labourages  se 
font  à  la  bêche.  La  première  façon  est  donnée  en  automne 
après  la  récolte.  Il  y  a  ensuite  deux  labours  de  printemps  et  enfin 
un  labour  d'été  avant  la  récolte  nouvelle.  La  première  des 
quatre  fumures  est  remplacée  sur  certaines  houblonnières  par 
un  apport  de  scories  de  déphosphoration  ;  mais  beaucoup 
de  paysans  nourrissent  un  préjugé  contre  les  engrais  chimi- 
ques et  les  accusent  d'épuiser  la  terre  ;  l'excellence  du  sol  de 
Spalt  fait  d'ailleurs  que,  dans  ce  pays,  on  recourt  moins  aux 
engrais  artificiels  que  dans  les  autres  localités.  Les  deux  fu- 
mures suivantes  sont  exécutées  avec  du  fumier  de  ferme.  La 
dernière,  qui  a  pour  but  de  provoquer  l'occlusion  de  la  fleur 
et  d'éviter  ainsi  la  dissémination  de  la  fine  farine  jaune 
(Hop/cnmehl),  cause  de  l'arôme  du  houblon,  est  opérée  sou- 
vent avec  des  engrais  de  vidange.  A  mesure  que  le  houblon 
grimpe  autour  des  tuteurs,  des  fils  de  fer  et  des  ficelles,  il  faut 
monter  sur  des  échelles  pour  lier  çà  et  là  solidement  les  tiges; 
comme  il  éclate  parfois  des  orages  au  moment  de  la  maturation, 
il  est  nécessaire  qu'elles  puissent  offrir  de  la  résistance1.  Après 
la  récolte,  il  faut  déplanter  les  petits  tuteurs;  on  doit  aussi  dé- 
barrasser les  fils  de  fer  des  tiges  de  houblon  qui  se  sont 
tordues  autour  et  ont  formé  d'inextricables  réseaux.  Ces  opé- 
rationsse  répètent  ainsi  pour  chaque  pied.  Et  il  y  a  10.000  pieds 
sur  les  jardins  de  Scheuerloin.  Après  la  mort  des  pieds  de  hou- 
blon, qui  vivent  environ  dix  ans,  les  cultivateurs  doivent  pro- 
céder à  la  plantation  des  pieds  nouveaux.  Elle  s'effectue    par 

1.  A  la  suite  d'un  violent  orage,  les  boublonnières  présentent  un  aspect  d'un  déso- 
lant pittoresque  :  les  longues  perches,  tout  à  l'heure,  encore  «  au  port  d'arme  »  dans 
leur  verticalité  rigide,  forment  maintenant  par  endroits  avec  le  sol  des  angles  plus 
ou  moins  aigus;  les  houblonniers,  anxieux,  courent  se  rendre  compte  du  dégât;  et 
on  les  voit  enjamber  tout  à  coup  quelque  grand  tuteur  fracassé  qui,  plus  rudement 
atteint  que  les  autres,  est  couché  tout  de  son  long  en  travers  du  chemin. 


230         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

boutura.sc,  et  l'on  utilise  pour  cet  objet  quelques-unes  des 
pousses  qui  ont  été  élaguées  au  printemps1  ;  les  pieds  nouveaux 
peuvent  commencer  à  produire  dès  la  seconde  année. 

N'oublions  pas  que  le  houblonnier  est  obligé  de  s'employer 
par  ailleurs  dans  ses  bois  de  pins,  qui  lui  fournissent  une 
partie  de  ses  tuteurs  ;  dans  ses  prairies,  qui  lui  donnent  du 
fourrage  pour  ses  vaches,  et  auprès  de  ses  vaches,  qui  lui 
procurent  du  fumier  pour  ses  houblonnières. 

Scheuerlein,  sa  femme,  sa  sœur  Anna  la  sourde  et  muette, 
et  sa  fdle  aînée,  en  peinant  toute  l'année  sans  répit,  arrivent 
à  se  passer  de  valet  et  même  de  journalier.  Ils  économisent 
ainsi  la  nourriture  et  les  gages  annuels  du  valet,  qui  seraient 
de  120  marks  environ,  et  épargnent  des  salaires  de  journa- 
liers qui  se   monteraient   à  1  m.  50  environ  par  tête. 

Labeur  de  toutes  les  minutes  !  Besogne  toujours  recom- 
mencée! L'on  comprend  la  vérité  du  mélancolique  dicton  qui 
a  cours  au  «  pays  de  Spalt  »  :  «  A  Spalt,  les  gens  n'ont  le 
temps  ni  d'être  malades  ni   même  de  mourir  ». 


IV.  —  LA  MAIN-D  OEUVRE    :    LES    «   ZUPFER  »   DE  BOHEME 

Il  est  cependant  une  opération  capitale  en  culture  houblon- 
nière  pour  l'accomplissement  de  laquelle  Scheuerlein,  pas  plus 
que  ses  émules,  ne  peut  se  passer  d'un  concours  étranger  : 
c'est  la  cueillette.  Ce  travail  méticuleux,  accompagné  d'un  pre- 
mier triage,  doit  être  exécuté  avec  la  plus  grandi*  rapidité;  et 
cela,  non  pas  seulement  par  crainte  de  la  pluie,  niais  parce  que 
le  houblon,  une  fois  mûr,  perdrait  sur  pied  une  partie  de  ses 
qualités.  En  outre,  le  paysan  risquerait,  si  la  cueillette  s'etléc- 
tuait  trop  lentement,  de  se  trouver  en  retard  et  de  se  voir 
supplanté  par  ses  rivaux  sur  le  marché.  Il  est  donc  de  toute 
nécessité  que  la  récolte  soit  opérée  simultanément  par  un  grand 
nombre  de  bras.  La  location  du  concours   des    cueilleurs  ou 

I.  On  sait  que  le  houblon  esl  une  piaule  dîoïque  et.  que  la  culture  élève  seulement 
les  pieds  femelles. 


LA    PRODICTION    DU   HOUBLON    EN    FRANCONiE.  231 

Zupfer  est   la   cause  des    plus    grandes    dépenses    que   doive 
s'imposer  le  houblonnier. 

La  main-d'œuvre  manque  absolument  dans  le  pays,  parce 
que  les  habitants  sont  eux-mêmes  propriétaires  de  houblon- 
nières  et  ont  fort  à  faire  chacun  de  son  côté.  C'est  de  l'ex- 
térieur qu'elle  doit  venir.  Vers  la  fin  d'août,  Spalt  est  envahi 
par  une  population  bigarrée.  On  y  voit  des  paysans  de  Souabe, 
qui,  n'ayant  pas  eux-mêmes  de  houblon  à  soigner  chez  eux, 
profitent  d'un  temps  de  répit  dans  la  culture  des  céréales  pour 
venir  gagner  quelques  pièces  d'argent.  On  y  rencontre  des 
travailleurs  du  Haut  Palatinat,  où  la  main-d'œuvre  agricole  ne 
manque  pas,  parce  que  ce  pays,  de  sol  très  différent,  pratique 
surtout  la  culture  industrielle  des  pommes  de  terre  et  des 
betteraves.  Mais  c'est  la  Bohème  qui  envoie  le  plus  fort  contin- 
gent ' . 

Quelques  jours  avant  la  récolte,  sur  une  route  déserte  dans 
la  campagne  franconienne,  quel  est  cet  homme  aux  yeux 
flamboyants,  à  la  peau  bronzée,  à  la  barbe  noire  broussail- 
leuse, qui  nous  interpelle  de  loin?  Lui-même  va  nous  le  dire. 
Il  est  Bohémien  et  «  faiseur  d'allumettes  ».  Chaque  année  il  a 
coutume  de  venir  cueillir  le  houblon  à  Spalt.  Cette  fois  encore 
il  s'est  mis  en  route.  Enveloppé  dans  un  long  manteau  brun 
qui  cache  insuflisammentla  chemise  déchirée,  il  marche  depuis 
quatre  jours,  la  besace  au  dos  et  le  bâton  à  la  main.  11  de- 
mande quelques  pfennigs  et  questionne  au  sujet  de  la  dis- 
tance à  laquelle  se  trouve  le  prochain  village.  Et  nombreux 
sont  les  congénères  de  ce  pèlerin  qui,  comme  lui,  se  rendent 
en  ce  moment  vers  Spalt  a  grandes  enjambées. 

D'autres  Bohémiens  viennent  en  roulottes.  Et  l'on  aperçoit 
parfois,  au  temps  de  la  récolte,  quelqu'un  de  ces  véhicules 
amarré  au  milieu  d'une  rue  de  Spalt  :  le  petit  tuyau  fume  au- 

1.  Ce  fait  peut  paraître  étonnant,  puisque  la  Bohème]est  elle-même  grande  produc- 
trice de  houblon.  Mais  il  faut  observer  que  la  récolte  bohémienne  a  lieu  un  peu 
plus  tôt  que  la  récolte  franconienne.  D'autre  pari,  les  salaires  payés  aux  Zupfer  en 
Franconic.  si  chichement  mesurés  qu'ils  soient,  sont  encore  supérieurs  aux  salaires 
donnés  en  Bohême.  Fnlin  peut-être  y  a-til  plus  de  main-d'œuvre  disponible  en 
Bohême  qu'en  Franconie. 


Î232  LES    CULTIVATEDBS   DE   HOUBLON    EN    I  RANCONIE. 

dessus  de  la  voiture  ;  des  enfants  déguenillés  sont  assis  dans  la 
poussière;  une  femme  à  la  peau  brunie  descend  chercher  de 
l'eau  à  la  Rézat... 

Plusieurs  Zupfer  arrivent  enfin  de  Bohême  en  wagon.  L'admi- 
nistration des  chemins  de  fer  bavarois,  pour  faciliter  l'adjonction 
de  ce  renfort  indispensable,  accorde  des  réductions  de  tarif. 

Parmi  les  Zupfer  bohémiens  ou  allemands,  quelques-uns  sont 
des  paysans  ou  des  journaliers  agricoles;  d'autres,  des  gagne- 
petit  ambulants.  Beaucoup  sont  des  Handiverksburschen  (jeunes 
artisans)  désireux  de  voir  du  pays  et  en  train  de  faire  leur  «  tour 
d'Allemagne  ».  Mais  il  se  ramasse  aussi  à  Spalt,  tombés  d'on  ne 
sait  où,  une  tourbe  de  rôdeurs  et  de  chemineaux  qu'a  attirés  l'ap- 
pât d'un  salaire  et  de  quelques  fortes  rasades  de  bière. 

Le  houblonnier  donne  aux  Zupfer  une  rémunération  de  un 
mark  par  jour;  il  les  loge  dans  son  hangar  ;  il  les  nourrit  de 
soupe  à  l'eau,  de  riz,  de  pommes  de  terre,  et,  deux  fois  par  se- 
maine, d'un  peu  de  viande  de  porc.  La  police  a  disposé  que  les 
Zupfer  ne  quitteraient  l'ouvrage,  le  soir,  qu'après  la  fermeture 
des  cabarets.  Et  les  cabaretiers  ne  doivent  ouvrir  boutique  le 
matin  qu'après  le  commencement  des  travaux. 

Quand  on  parcourt,  au  moment  de  la  récolte,  le  plateau  acci- 
denté de  Spalt,  on  aperçoit  dans  chaque  «  jardin  de  houblon  », 
sur  les  différents  plans  du  paysage,  les  Zupfer  assis  à  terre  au 
milieu  du  hérissement  des  perches  ;  accroupis  en  cercles,  ils 
cueillent  et  trient  le  houblon  sur  leurs  genoux  l,  en  entonnant 
des  chansons,  qui  sont  souvent  des  chansons  bohémiennes.  A 
mesure  qu'un  de  ces  chants  s'atténue  et  meurt  derrière  lo  pro- 
meneur, un  autre  s'élève  en  grandissant  du  «  jardin  »  dont  on 
s'approche.  Toute  la  campagne  houblonnière  (liante  ainsi  au 
pied  des  tuteurs  dépouillés,  tandis  que  les  cônes  amers  jonchent 
le  sol. 

Schcuerlein  et  les  paysans  en  général,  tout  en  regrettant  les 
calaires  qu'ils  versent  aux  Zupfer,  ne  se  plaignent  pas  trop  de 
ses  auxiliaires,  qui  sont  d'ailleurs  payés  aux  pièces  et  soumis  à 

1.  La  tige  de  houblon  a  été  d'abord  abattue,  il  n'y  a  plus  qu'à  en  détacher  soi 
uneusement  les  fruits. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  233 

un  contrôle  rigoureux.  Il  ne  parait  même  pas  que  les  pommiers, 
qui  poussent  sur  quelques  coteaux  de  Spalt,  aient  à  souffrir  de 
leurs  déprédations. 

L'invasion  des  Zupfer  se  produit  chaque  année  dans  toute  la 
Moyenne  Franconie.  Mais  c'est  à  Spalt  qu'elle  donne  lieu  aux 
scènes  les  plus  caractéristiques.  Un  jour  a  été  accordé  aux  Zupfer 
pour  s'ébattre  librement  dans  Spalt.  C'est  une  véritable  fêter 
célébrée  suivant  un  rite  ancien.  On  l'appelle  le  Saitmarkt  (Mar- 
ché aux  Truies),  sans  doute  en  raison  delà  date  où  elle  avait  lieu 
primitivement.  Elle  tombe  vers  le  commencement  de  septembre. 
C'est  un  spectacle  d'une  gaieté  sinistre.  Des  gendarmes,  revolver 
à  la  ceinture,  se  tiennent  en  permanence  devant  la  mairie.  Les 
Zupfer,  la  branche  de  houblon  au  chapeau,  se  répandent  dans 
les  rues  et  emplissent  les  sordides  cabarets  du  lieu.  Quelques 
individus  ont  des  violons  et  jouent  des  airs  bohémiens.  Le  plus 
grand  nombre  crient  et  gesticulent.  Une  bousculade  se  produit 
lorsqu'on  annonce  le  «  cortège  royal  »  ;  car  les  cueilleurs  élisent 
chaque  année  un  roi  et  une  reine.  Et  ceux-ci  se  promènent  à. 
cheval,  entourés  d'un  orchestre  improvisé  et  barbare.  Nous 
voyons  apparaître  le  Roi  Cari,  tout  de  noir  habillé,  monté  sur 
son  cheval  Bouc.  La  Reine  Zenzi,  vêtue  de  blanc,  chevauche  à 
son  côté;  elle  porte  un  diadème  fait  de  cônes  de  houblon.  Elle 
recueille  avec  un  sourire  les  «  impôts  »  volontaires  des  specta- 
teurs. A  l'observance  de  vieux  rites,  se  mêlent  toujours,  chez 
ces  Bohémiens,  les  artifices  d'une  mendicité  sournoise.  Us  vont 
donner  une  aubade  à  la  brasserie  de  Spalt,  afin  d'en  obtenir 
l'octroi  de  quelques  cruches  de  bière. 

L'intérieur  des  misérables  cabarets  du  bourg  offre  un  aspect 
fantastique  l'après-midi  du  Saumarkl.  Des  grappes  d'hommes 
sont  accrochées  aux  tables,  sur  lesquelles  s'étale  souvent  en  nap- 
pes la  bière  de  chopes  renversées.  On  aperçoit  parmi  les  assis- 
tants des  figures  énigmatiques  et  terribles.  Il  est  notoire  que  pas 
mal  de  Zupfer  ont  des  forfaits  sur  la  conscience;  certains  n'onl 
pas  encore  purgé  les  peines  auxquelles  ils  ouf  été  condamnés,  el 
la  police  trouve  parfois  l'occasion  d'arrêter  à  Spalt  des  inalfai- 

16 


234  LES    Cl  LTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

teurs  recherchés  depuis  longtemps  :  un  curieux  instinct  les  a 
conduits,  au  mépris  de  la  prudence,  à  ce  rendez-vous  des  vaga- 
bonds et  des  routiers.  Assis  à  côté  de  nous,  est  un  homme  de  solide 
carrure,  à  la  moustache  rousse  relevée  et  aux  yeux  d'un  singulier 
éclat.  Dans  l'expression  complexe  de  sa  physionomie,  il  y  a  à 
la  fois  quelque  chose  d'enfantin,  de  doux  et  de  violemment  pas- 
sionné. Tout  à  coup  un  besoin  de  parler  délie  sa  langue.  Au  mi- 
lieu du  vacarme,  il  raconte  sa  vie.  Il  est  Berlinois.  Il  avait  un 
emploi  au  chemin  de  fer.  Un  entraînement  l'a  conduit  à  voler. 
D'aventure  en  aventure,  le  voici  à  Spalt,  où  il  était  passé  un  jour 
dans  sa  jeunesse  en  spectateur,  bien  loin  de  se  douter  alors  qu'il 
serait  lui-même  Zupfer  plus  tard.  Et  cet  homme  qui,  dans  sa 
déchéance,  a  visiblement  conservé  des  habitudes  de  propreté, 
dit  que,  pour  avoir  la  force  de  manger,  il  ferme  souvent  les  yeux 
de  manière  à  ne  pas  apercevoir  le  plat  commun  où  lui  et  ses 
camarades,  ceux-ci  s 'interrompant  parfois  pour  priser,  saisissent 
directement  avec  les  doigts  leur  pitance  misérable  '. 

1.  Le  libraire  de  Spalt.  Fuchs.  publie  chaque  année,  à  l'occasion  du  Saumarkt, 
un  journal  spécial  :  Le  Pauvre  Diable  (Der  Arme  Teufel).  Conçue  en  vue  de  plaire 
surtout  aux  Zupfer,  cette  feuille  contient  l'écho  de  leurs  plaisanteries  amères,  et, 
comme  on  dit  en  Allemagne,  de  leur  humour  delà  potence.  (Galgenhumor).  L'idée 
des  gendarmes  chargés  de  maintenir  l'ordre  pendant  la  fête  et  de  la  vieille  tour  où 
l'on  emprisonne  les  délinquants  reparait  comme  une  obsession  dans  tous  les  articles. 
On  la  retrouve  jusqu'à  la  dernière  page,  où  s'étale  cette  annonce  :  Comme  purgatif 
se  recommandent  à  vous,  en  cas  de  nécessité,  les  gendarmes  de  spalt. 

Le  programme  du  cortège  royal,  contresigné  :  Fainéant,  Ministre  du  Travail. 
règle  les  préséances.  Les  dignitaires  qui  n'ont  pas  de  bottines  sont  invités  à  se  noircir 
les  pieds  avec  du  cirage.  Il  est  sévèrement  interdit  au  public  de  jeter  des  pommes 
pourries  sur  les  souverains.  Les  différents  arrêts  en  Espagne  et  en  Portugal  (c'est 
ainsi  que,  nous  ne  savons  pourquoi,  se  nomment  ce  jour-là  la  rive  gauche  et  la  rive 
droite  de  la  Rézat)  sont   soigneusement   prévus,  sans  oublier  les  haltes  au  cabaret. 

Un  collaborateur  du  Pauvre  Diable  consacre  un  poème  épique  à  narrer  l'odyssée 
d'un  Zupfer  qui  est  allé  successivement  vider  des  chopes  dans  chacune  îles  tristes 
tavernes  de  Spalt.  Une  histoire  merveilleuse  :  De  cueilleur  de  houblon  devenu  ren- 
tier, verse  l'illusion  divine  dans  le  sein  des  Zupfer.  Une  chanson  fort  poétique  est 
celle  de  l'Invalide  de  Spalt,  qui  exprime  le  vœu  d'être  enseveli  dans  un  linceul  de 
Ileurs  de  houblon. 

La  complainte  des  Vagabonds  offre  des  formules  tragiques  à  ceux  des  cueil- 
leurs  en  qui  gronde  l'esprit  de  revendication  : 

Nous  partagerions  volontiers  le  poids 

Qui  pèse  lourdement  sur  VOS  épaules,  ô  ouvriers! 

Nous  voudrions  bien  forger,  marteler,  limer. 

Mais  il  parait  qu'il  n'\  a  point  de  travail  pour  nous. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  235 

A  mesure  que  le  soir  tombe,  les  visages  se  congestionnent,  les 
^paroles  deviennent  rauques,  les  poings  se  serrent  et  frappent 


Nous  marchons  à  grands  pas  sur  nos  semelles  déchirées, 
Contraints  à  un  vagabondage  éternel. 
Nous  mangeons  en  cachette  du  pain  volé. 
La  misère  ronge  notre  force. 

L'humanité  nous  a  rejetés. 

Elle  ne  nous  donne  ni  pain  ni  travail. 

Oui,  l'on  condamne  sans  recours  ceux  qui  n'ont  plus  d'asile. 

Le  devoir  de  compassion  ne  s'exerce  jamais  envers  eux. 

Aa  gaîté  reprend  ses  droits  dans  la  chanson  du  Saumarkt  : 

Au  petit  matin  du  Seigneur  Dieu, 
La  gaité  commence  à  régner  déjà; 
Tout  le  monde  est  sur  pied 
Et  s'en  donne  à  cœur  joie. 
Tout  le  monde  crie  :  «  Hurrah  ! 
Le  Saumarkt  est  là!  » 
Toute  la  confrérie 
Est  réunie. 


A  peine  douze  heures  ont-elles  sonné 
Qu'arrivent,  sans  poser  de  longues  questions, 
.Les  Bavarois,  les  Hessois,  les  Palatins, 
Les  Souabes,  les  Saxons,  les  Berlinois, 
Les  Busses,  les  Turcs  et  les  Croates, 
Et  tout  ce  qui  cueille  du  houblon, 
Au  Saumarkt,  au  Saumarkt! 
Ils  viennent  au  Saumarkt! 

Au  cabaret  de  l'Étoile  est  le  rendez-vous. 

Ensuite,  on  va  à  Y  Aigle. 

Puis  on  monte  chez  le  tavernier  du  Cerf. 

On  entre  au  Cheval,  où  il  va  un  jeu  de  quilles. 

L'on  ne  manque  pas  non  plus 

D'aller  en  Portugal  ; 

Car,  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  comme  ici, 

L'on  peut  boire  un  bon  verre  de  bière. 

Tous  les  corps  de  métiers  sont  assemblés  : 

Maçons,  charpentiers, 

Ramoneurs,  meneurs  de  bœufs, 

Gens  ayant  été  aux  écoles  et  écrivassiers, 

Bons  compagnons,  à  gauche,  à  droite, 

Et  aussi  valets  de  ferme. 

La  bonne  gaîté  règne  seule. 

Nul  ne  songe  à  des  querelles. 

A  peine  dou/.f  heures  ont-elles  sonné,  et< . 


236         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONTE. 

des  coups  terribles  sur  les  tables.  Il  n'est  pas  rare  que  la  fête  soit 
couronnée  par  des  rixes  sanglantes  '. 


V.    —  L  OUTILLAGE  :    LES    PERCHES,    LES    TOITS    DES    MAISONS 
AMÉNAGÉS    EN    SÉCHOIRS. 

Parmi  les  principaux  outils  du  houblonnier  sont  les  perches. 
Les  bois  de  pins  du  pays  en  fournissent  un  certain  nombre.  Mais 
beaucoup  de  ces  perches  viennent  aujourd'hui  de  Bohême  et 
quelquefois  du  Wurtemberg-;  on  préfère  le  Fichtenholz  de 
Bohême  au  Fohrenholz  de  Franconie. 

Les  tuteurs  communs,  autour  desquels  le  houblon  s'enroule 
directement,  valent  en  moyenne  60  pfennigs  pièce.  Les  grands 
poteaux,  qui  servent  à  tendre  les  fils  de  fer,  atteignent  le  pris 
de  2  marks  et  plus. 

A  Hersbruck,  à  Lauf  et  à  Altdorf,  on  emploie  presque  unique- 
ment les  perches.  Dans  le  pays  de  Spalt,  où  les  pieds  de  hou- 
blon sont  plus  rapprochés,  on  diminue  le  nombre  des  tuteurs 


A  quatre  heures  et  demie, 

Commence  l'allégresse. 

En  voici  là-bas  un  qui  crie  un  peu  trop. 

On  lui  ferme  la  bouche  (exactement  :  «  <lcn  Missel  «). 

11  s'échauffe. 

11  pique  avec  son  petit  couteau, 

Car  il  n'est  pas  patient. 

Une  donzcllc  est  !a  cause  de  l'affaire. 

Mais  voici  la  gendarmerie, 

Qui  les  empoigne,  lui  et  elle, 

Et  les  jette  dans  la  Tour  ; 

Là,  le  tumulte  s'apaise. 

L'autre  regagne  en  clopinant  la  maison, 

Four  aller  cuver  >a  bière. 

C'est  ainsi  que  les  choses,  mon  garçon, 

Se  passent  au  Saumarkt. 

A  peine  douze  heures  ont-elles  sonne,  tic. 

I.  En  Angleterre,  dans  le  comté  d'Esscx  par  exemple,  la  cueillette  du  houblon  et 
la  cueillette  des  pois  donnent  lieu  à  des  m  en»  qui  présenteraient,  nous  dit-on, 
quelque  analogie  avec  celles  qui  viennent  d'être  rapidement  décrites. 


LA    PRODUCTION    DU   HOUBLON    EN    FRANCONIE.  237 

nécessaires  en  combinant  leur  usage  avec  celui  des  fils  de  fer 
et  de  la  ficelle  maintenus  par  de  grands  poteaux  l. 

La  durée  moyenne  des  tuteurs  communs  est  de  huit  ans.  Cha- 
que année,  leur  extrémité  inférieure  pourrit.  On  retire  les  tu- 
teurs du  sol,  on  en  retaille  la  pointe,  puis  on  les  met  en  fais- 
ceaux; au  printemps,  on  les  repique  en  terre.  Il  arrive  un 
moment  où,  devenues  trop  courtes,  les  perches  ne  sont  plus 
bonnes  qu'à  faire  du  feu. 

Les  grands  poteaux,  qui  peuvent  rester  fichés  d'une  façon  per- 
manente, durent  sensiblement  plus  longtemps. 

A  l'instant  de  la  récolte,  on  tranche,  à  une  petite  distance  du 
sol,  la  tige  des  houblons  enroulés  autour  des  tuteurs.  Armé  d'un 
crochet  de  forme  spéciale,  le  cultivateur  sectionne  la  plante 
par  une  incision  brusque;  puis  le  crochet,  habilement  manœu- 
vré, soulève  d'un  seul  coup  la  tige  et  les  rameaux  pesants  qui 
la  chargent  :  le  tuteur  se  trouve  soudainement  dépouillé  et  dé- 
coiffé. Plus  tard  seulement  il  sera  lui-même  jeté  bas. 

Au  contraire,  les  fils  de  fer  et  ficelles  perpendiculaires  sus- 
pendus aux  fils  de  fer  horizontaux  sont  seulement  détachés  au 
sommet,  en  sorte  que  les  tiges  enroulées  autour  d'eux  sont  sim- 
plement précipitées  sur  le  sol,  sans  perdre  leur  communication 
avec  les  racines.  Les  paysans  de  Spalt  assurent  que  cette  façon 
de  procéder  est  préférable  :  la  cueillette  des  cônes  s'effectue 
ainsi  sur  les  rameaux  vivants. 

Il  est  à  noter  que  tiges  et  feuilles  sont  enlevées  à  leur  tour  quel- 
que temps  après  la  récolte  des  cônes.  Les  premières  sont  des- 
tinées «à  fournir  des  liens.  Les  secondes  trouvent  leur  emploi 
dans  l'alimentation  du  bétail. 

L'autre  élément  important  de  l'outillage,  c'est  le  séchoir,  qui 
fait,  comme  nous  l'avons  vu,  partie  intégrante  de  la  maison. 
Il  est  constitué,  chez  Scheuerloin,  par  les  trois  étages  superpo- 
sés de  la  vaste  toiture.  Les  fentes  latérales,  à  travers  lesquelles 
l'air  pénètre  pendant  le  jour,  sont  fermées  la  nuil  au  moyen  de 

l.  II  existe  toute  une  littérature  au  sujet  des  mérites  <'t  défaits  réciproques  des 
tuteurs  et  des  (ils  de  fer. 


238  LES    CULTIVATEURS    DE   HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

volets.  A  l'intérieur,  de  nombreuses  claies,  disposées  les  unes 
au-dessus  des  autres,  multiplient  la  surface  disponible.  Au 
moyen  de  râteaux,  on  remue  fréquemment  la  nappe  des  cônes 
de  houblon  gisant  sur  les  planchers.  Avec  les  mêmes  râteaux, 
on  frappe  les  claies  par-dessous,  afin  d'imprimer  un  mouve- 
ment intérieur  au  houblon  qu'elles  contiennent.  Des  trappes 
ménagées  dans  le  plancher  permettent  défaire  couler  le  houblon 
sec  dans  des  sacs  maintenus  béants  à  l'étage  inférieur;  souvent, 
c'est  l'acheteur  qui  apporte  les  sacs,  le  paysan  n'en  possédant 
point.  Des  balances  pour  les  pesées  et  des  ardoises  pour  les 
calculs  complètent  l'équipement  des  greniers. 

Le  séchage  par  l'air  est  subordonné  aux  aléas  de  la  tempéra- 
ture, dont  on  ne  peut  se  rendre  indépendant  que  parla  pratique 
du  séchage  au  feu.  En  outre,  le  séchage  par  l'air  est  presque 
toujours  imparfait.  Mais  les  appareils  de  séchage  par  le  feu 
(Darren)  sont  assez  coûteux  et  les  cultivateurs  ne  paraissent 
guère  empressés  d'y  recourir.  On  y  songe  encore  moins  à  Spalt 
que  dans  les  autres  localités  houblonnières  :  nous  n'avons  pu 
observer  aucune  tentative  individuelle  ou  collective  dans  ce 
sens.  Plusieurs  houblonniers  de  Spalt  accusent  le  séchage  au  feu 
de  compromettre  la  finesse  du  houblon.  Peut-être  est-ce  là  une 
accusation  dictée  par  les  mêmes  mobiles  qui  leur  inspirent  une 
attitude  hostile  à  l'égard  des  engrais  artificiels  :  ne  voulant  ou 
ne  pouvant  acquérir  l'un  et  L'autre,  ils  en  contestent  la  va- 
leur t.  En  1905,  la  récolte  ayant  été  considérable,  nous  avons 
vu  un  cultivateur  de  Spalt  enlever  les  meubles  de  sa  pauvre  salle 
à  manger,  la  remplir  de  houblon,  bourrer  son  poêle  et  allumer 
un  grand  feu.  Essai  grossier,  qui  risquait  d'abîmer  la  marchan- 
dise. 

i.  La  plus  grande  partie  du  houblon  vendu  par  les  cultivateurs  de  Franconie 
contient  encore  dés  traces  d'humidité.  Les  commerçants  le  soumettent  au  Bêchage 
par  le  feu  avant  de  le  revendre. 


LA   PRODICTION    DU    DOUBLON    EN    FRANCONIE.  239 


VI.  —  LE  BUDGET  DU  1IOUBLONNIER.  DEPENSES  INCOMPRESSIBLES, 
PROFIT  ESSENTIELLEMENT  VARIABLE  ET  ALÉATOIRE.  LA  SERVI- 
TUDE   PAR    L'HYPOTHÈQUE. 

Les  recettes  en  argent  de  la  famille  Scheuerlein  proviennent 
presque  uniquement  de  la  vente  du  houblon.  Comme  notre 
hôte  est  un  homme  très  soigneux,  il  a  noté  sur  un  calepin, 
depuis  une  quinzaine  d'années,  le  rendement  de  ses  houblon- 
nières  et  le  produit  de  la  vente. 

Le  rendement  est  très  variable,  parce  que  le  houblon  est  une 
plante  fort  irrégulière  ;  extrêmement  susceptible,  elle  se  déve- 
loppe de  façon  très  diverse  selon  le  hasard  des  successions  de 
la  température. 

La  qualité  varie  autant  que  le  rendement. 

Les  cours  sont  essentiellement  changeants ] ,  car  les  prix 
sont  impressionnés  par  le  résultat  quantitatif  et  qualitatif  non 
seulement  des  récoltes  de  Franconie,  de  la  Bavière  du  Sud  et 

1.  Les  oscillations  des  pri\  du  houblon  ont  toujours  été  violentes.  Le 
«  centner  »  (50  kilos)  de  houblon  d  Hersbruck  a  valu  : 

En  1765,    entre    75    et    200  florins  (le  florin  valant  1   mark  70). 


En  1767, 

—   32 

et 

55 

En  1768, 

18 

et 

32 

En  1771, 

—   15 

et 

30 

En  1775. 

—   14 

et 

18 

En  1776, 

—   50 

et 

100 

En  1793, 

—   70 

et 

90 

D'une  manière  générale,  le  prix  moyen  du   «  centner  »     50  kilos)   de  houblon  a 
été  : 

En  1800,  de  2o0  florins  (le  llorin   valant  1  mark  70). 

En  1808,  —    30 

En  1816,  —  100 

En  1828,  —    20  — 

En  1832,  —  220 

En  1847,     -     10 

En   1851,         170 

En    1868,  20 

En  1870.  —  300 

En  1877,  50 

En  1882,  —  250 


240 


LES   CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCOME. 


du  reste  de  l'Allemagne,  mais  aussi  par  celui  des  récoltes 
étrangères,  avant  tout  par  le  résultat  de  la  récolte  bohémienne. 
Et  les  prix  sont  impressionnés  encore  par  les  besoins  plus  ou 
moins  grands  de  la  brasserie. 

La  grande  mobilité  est  donc  le  trait  caractéristique  du  budget 
des  recettes  de  Scheuerlein.  Nous  transcrivons  ce  budget  d'après 
son  carnet  : 


Rendement  en  «  centners  » 

Produit  de  la  ^ente 

Années. 

de  .'>0  kilos. 

en  marks  l. 

1890 

15,70 

1.008  marks. 

1891 

12,00 

1.692 

— 

11,07 

1 .922 

— 

1893    .    . 

2,05 

655 

— 

1894 

18,22 

1.822 

— 

189b 

13,26 

1.672 

— 

1896 

20,  If. 

737 

— 

1897 

16,61 

1.948 

— 

1898 

14,73 

3.082 

— 

1899 

11,79 

1 .  V.\  1 

— 

1900 

19,07 

2.551 

— 

1901 

12,78 

1.710 

— 

1902 

20,54 

2.430 

— 

1903 

13,64 

2.700 

— 

1904 

11,94 

2.  W0 

— 

De  1890  à  1900,  le  rendement  moyen  a  été  de  12  centners  55. 
Pendant  la  même  période,  les  recettes  moyennes  ont  été  de 
1.663  marks.  Et  le  prix  moyen  du  centner  a  été  de  132  mks  '*0. 

On  observera  le  faible  rendement  de  l'année  1893;  le  hou- 
blon se  vendit  d'ailleurs  à  des  prix  élevés  ;  mais  l'exercice  fut 
tout  à  fait  désastreux  parce  que  les  fourrages  manquèrent. 
L'année  1890  donna  un  rendement  considérable,  mais  l'abon- 
dance de  la  récolte  universelle,  dont  la  qualité  était  plutôt 
mauvaise,  entraîna  une  chute  des  prix,  et  Scheuerlein  dut  dé- 
bourser une  forte  somme  pour  payer  la  nombreuse  équipe  de 
Zupfer  qu'il  occupa. 

Constatons  qu 'une  récoite  abondante,  lorsque  les  prix  sont  bas, 
peut  être  ruineuse  j>our  le  houblonnier,  puisque  le  coût  de  la 

1.  Le  mark  vaut  environ  1  fr.25. 


LA    PRODUCTION   DU   HOUBLON    EN    FRANCONIE.  2U 

main-d'œuvre  employée  à  la  cueillette  pèse  alors  encore  bien 
plus  lourdement  que  d'ordinaire  sur  ses  épaules. 

C'est  l'année  1898  qui  a  laissé  à  notre  hôte  les  meilleurs  sou- 
venirs. 

Au  produit  de  la  vente  du  houblon,  il  convient  d'ajouter  celui 
de  la  vente  d'une  certaine  quantité  de  bois,  qu'on  peut  évaluer 
à  75  marks,  celui  de  la  vente  de  deux  veaux,  qu'on  peut  estimer 
70  marks,  celui  de  la  vente  du  lait  et  de  quelques  œufs1,  qu'on 
peut  fixer  à  35  marks  environ,  et  celui  de  la  vente  de  salade  de 
houblon,  qui  peut  se  monter  à  20  marks;  cette  salade,  très 
g-oûtée  en  Allemagne,  est  constituée  par  certaines  des  jeunes 
pousses  élaguées  au  printemps.  Il  faut  enfin  porter  en  compte 
Jes  produits  consommés  en  nature.  Une  certaine  quantité  de 
lait  et  d'œufs  sont  utilisés  directement  pour  les  besoins  du  mé- 
nage. La  chair  des  porcs  et  des  chevreaux  entre  aussi  dans  l'ali- 
mentation de  la  famille.  En  quelques  endroits  de  sa  propriété, 
Scheucrlein  fait  venir,  dans  l'interstice  des  pieds  de  houblon, 
des  haricots,  des  pommes  de  terre  et  des  betteraves  fourragères. 
Les  bois  de  pins  fournissent  du  combustible  pour  la  maison  et 
un  certain  nombre  do  tuteurs  pour  les  houblonnières.  Les 
prairies  livrent  des  fourrages  qui  sont  absorbés  par  les  deux 
vaches.  Les  feuilles  de  houblon  servent  à  compléter  la  pâture 
des  deux  vaches  et  de  la  chèvre.  Les  tiges  de  houblon  sont  em- 
ployées comme  liens. 

En  regard  du  budget  des  recettes  de  Scheuerlein,  dressons 
maintenant,  d'après  son  livre  de  comptes  et  ses  explications  ver- 
bales, le  budget  des  dépenses.  Malheureusement  pour  notre 
hôte,  il  ne  dépend  pas  de  lui  de  donner  à  ce  budget  l'élasticité 
qui  pourrait  former  une  correspondance  à  la  mobilité  du  bud- 
get des  recettes.  La  plupart  desdépenses —  impôts,  intérêts  des 
hypothèques,  achat  de  denrées,  salaires  des  Zupfer,  acquisi- 
tion de  perches  et  d'outils  —  sont  incompressibles.  Nous  com- 
mençons par  là  ;'i  entrevoir  ce  que  la  situation  de  Scheuerlein, 

i.  Indépendamment  de  ses  vaches,  Scheuerlein  élève  i ihèvre,  deux  porcs  el  quel- 
ques poules. 


242         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

comme  celle  de  ses  congénères,  a  de  précaire   et  de  toujours 
menacé. 

Impositions  d'État  et  assurance  contre  les  accidents. . .  20  mark-. 

Impôts  communaux 9  — 

Farine 1  et  pain 250  — 

Viande  - 240  — 

Café,  sucre,  épices 40  — 

Bière 160  — 

Vêtements  et  souliers 350 

Eclairage 3 10  — 

Salaires  ^un  mark)  de  13  Zupfer  pendant  14  jours. . .  182  — 

Renouvellement  de  perches  et  (ils  de  fer 100  — 

Ficelle 50  — 

Achat  de  divers  outils 20  — 

Engrais  pour  les  prairies 30  — 

Litière  pour  les  vaches 30  — 

Livres  et  droits  d'école 23  — 

Intérêts  des  hypothèques 585 

Total  des  dépenses 2.101  marks. 

La  dernière  rubrique,  consacrée  aux  intérêts  des  hypothèques, 
mérite,  par  son  importance  capitale,  de  retenir  tout  spéciale- 
ment notre  attention.  Scheuerlein,  comme  la  plupart  dos  hou- 
blonniers  de  Spalt,  a  son  bien  grevé  pour  plus  de  la  moitié  de 
la  valeur.  On  a  vu  plus  haut  que  la  propriété  paternelle  n'était 
pas  libérée  au  moment  où  il  l'a  acquise,  et  que  lui-même 
n'a  pu  désintéresser  le  premier  vendeur  ou  ses  ayants  droit;  il 
n'a  pu  non  plus  achever  de  payer  le  nouveau  «  jardin  de  hou- 
blon »  qu'il  a  acheté  ultérieurement.  A  force  de  travail  et  de 
privations,  notre  hôte  est  arrivé  à  diminuer  légèrement  le  poids 
de  toutes  ces  hypothèques.  Mais  le  résultat,  si  minime  qu'il  soit. 
dénote  chez  le  hôublonnier  des  vertus  d'épargne  et  de  persé- 
vérance exceptionnelles,  Lu  règle  semble  être  en  effet)  à  Spalt, 
que  les  propriétés  demeurent  chargées  d'inscriptions  pour  la  plus 
haute  somme  dont  elles  puissent  répondre. 

1.  Scheuerlein  cuit  lui-même  tous  les  mois,  dans  un  pelil  four  attenant  à  sa  mai- 
son, une  partie  du  pain  de  la  famille. 

2.  Les  dépenses  en  pain  et  en  viande  ne  sont  pas  occasionnées  seulement  par  les 
besoins  de  la  famille,  mais  aussi  par  l'entretien  îles  Zupfer. 

3.  Les  l>ois  de  pins  fournissent  le  combustible  pour  le  chauffage. 


LA    PRODUCTION    DU    HOUBLON    EN    FRANCOME.  243 

Tantôt  les  houblonniers  de  Spalt  ont  hérité  de  biens  déjà 
grevés,  et  ils  n'ont  pu  réussir  aies  dégager.  Tantôt  ils  ont  eux- 
mêmes  acheté  et  ils  n'ont  pu  payer.  Tantôt  enfin,  lorsque  lapro- 
priété  était  plus  ou  moins  nette,  ils  n'ont  pas  tardé,  lors  d'une 
mauvaise  année,  à  l'offrir  en  gage  aux  prêteurs.  Ce  sont  les  mau- 
vaises années  houblonnières  qui, presque  automatiquement,  font 
remonter  toujours  le  niveau  des  hypothèques  à  la  plus  grande 
hauteur  qu'il  puisse  atteindre.  Ce  sont  elles  qui  ont  obligé  les 
pères  à  emprunter  jadis.  Ce  sont  elles  qui,  le  plus  souvent,  ont 
empêché  les  enfants  de  s'acquitter  ou  qui  les  ont  incités  à  con- 
sentir de  nouvelles  inscriptions1. 

Rendons-nous  bien  compte  que  le  houblonnier  de  Spalt,  par 
cela  même  qu'il  s'est  spécialisé  presque  exclusivement  dans  la 
culture  du  houblon,  est  forcé  d'acheter  un  grand  nombre  de  pro- 
duits indispensables  :  céréales,  farine,  pain,  paille.  Beaucoup 
de  cultivateurs  doivent  acheter  aussi  une  partie  de  leurs  légumes, 
une  partie  des  pommes  de  terre  nécessaires  à  l'élevage  de  leurs 
porcs  ;  ils  doivent  acheter  également  du  bois  supplémentaire 
pour  le  chauffage.  Une  mauvaise  récolte  ou  une  année  de  cours 
défavorables  sont  donc  pour  le  houblonnier  un  véritable  désas- 
tre, parce  que  le  houblon  représente  pour  lui  en  valeur  la  plu- 
part des  produits  de  consommation  nécessaire,  sans  parler  de  la 
rémunération  des  Zupfer,  du  prix  des  nouvelles  perches  et  du 
prix  des  engrais. 

En  résumé,  nous  pouvons  dire  que  deux  circonstances  princi- 
pales combinent  leur  action  pour  livrer  le  petit  cultivateur 
houblonnier  à  la  servitude  par  L'hypothèque  :  1°  la  grande 
variabilité  du  rendement  des  houblonnières  et  de  la  qualité  de 
leurs  produits,  ainsi  que  les  grandes  variations  des  cours  sur 


1.  Lorsque,  à  Spalt,  on  acheté  un  bien,  un  délai  assez  court  est  généralement  fixé 
pour  le  payement.  Mais,  comme  l'acheteur  n'est  presque  jamais  en  mesure  de  se  libé- 
rer, l'hypothèque  est  passée,  au  moment  de  l'échéance,  au  compte  d'un  préteur  ou 
d'une  banque.  Elle  devient  alors  une  hypothèque  auf  Annuitttt,  c'est-à-dire  que, 
indépendamment  de  l'intérêt,  qui  est  actuellement  de  4  %,  le  débiteur  B'engage  en 
core  à  payer  par  exemple  2  '/,  à  litre  d'amortissement;  dans  ce  cas,  il  devrait  ainsi 
se  libérer  en  50  ans. 


244         LES  CULTIVATEURS  DE  DOUBLON  EN  FRANCGNIE. 

le  marché  mondial  du  houblon;  2°  la  spécialisation  du  houblon- 
nier  dans  une  seule  culture  et  l'obligation  qui  en  résulte  pour 
lui  de  dépenser  toujours,  même  quand  il  ne  réalise  pas  de 
bénéfice.  Cet  exemple  montre  que  la  spécialisation,  dont  les 
effets  peuvent  être  si  avantageux  pour  un  grand  propriétaire 
disposant  de  capitaux  suffisants,  est  parfois  périlleuse  pour  le 
petit  cultivateur  pauvre,  lorsque  la  récolte  est  aléatoire  et  que 
les  cours  sont  soumis  à  de  grandes  fluctuations  *. 

Remarquons  aussi  en  passant  tout  ce  qu'il  y  a  de  singulier 
dans  la  situation  gênée  d'un  cultivateur  qui  produit  un  article 
méritant  la  qualification  «  d'article  de  luxe  »,  puisque  le  houblon 
de  Spalt  est,  parmi  les  houblons  allemands,  le  plus  réputé  et  le 
plus  cher. 

On  peut  dire  que  Spalt  jette  chaque  année  son  va-tout  sur  la 
culture  du  houblon.  C'est  pour  cette  contrée  une  sorte  de  loterie 
dramatique,  où  son  existence  est  sans  cesse  remise  en  jeu  2. 
Aussi  est-ce  avec  anxiété  que  chacun,  au  moment  de  la  récolte, 
s'enquiert  des  quantités,  des  qualités  et  des  prix.  Dans  les 
wagons  du  chemin  de  fer  local  qui  unit  Spalt  et  Ceorgcnsgmund, 
s'engagent  des  colloques  à  voix  basse  ;  on  s'interroge,  on  essaie 
de  se  deviner,  on  élude  les  questions  par  des  réponses  évasives. 
L'on  voit  même  le  gendarme  commandé  pour  la  surveillance  des 
Zupfer,  fils  ou  frère  de  houblonnier  peut-être,  se  départir  de  sa 
raideur  militaire  et  se  mêler  passionnément  aux  conversations. 

1.  11  serait  à  souhaiter  que  des  monographies  de  houblonniers  pussent  élre  éta- 
blies dans  les  autres  pays  où  la  culture  lioublonniére  est  aussi  très  développée  et  où 
elle  se  présente  sans  doute  dans  des  conditions  différentes  :  en  Bohême,  en  Angle- 
terre, en  Amérique. 

2.  Une  psychologie  du  houblonnier  de  Spalt  ferait  encore  ressortir  d'autres 
mobiles.  J.-L.  Pfahler  [op.  cit.,  page  8)  <lii  que  la  culture  du  célèbre  houblon  est 
pour  l'habitant  une  «  question  d'honneur  ».  La  fierté  de  mettre  au  jour  un  produit 
exceptionnel,  qui  ne  peut  arriver  à  sa  perfection  que  grâce  aux  soins  minutieux  et  à 
l'habileté  du  producteur,  est  un  sentiment  qui  soutient  le  houblonnier.  Par  là  le 
cultivateur  de  Spalt  ressemble  aussi  au  faiseur  de  jouets  de  Nuremberg.  Tous  deux 
sont  un    peu   des  artistes,  tiers    o!e   ce  qu'ils  Font,  parce   que,  dans  ce  qu'ils  font,  il> 

mettent  quelque  chose  d'eux-mêmes.  El  nos  deux  producteurs  se  ressemblent  encore 
en  ce  qu'ils  escomptent  la  chance.  —  l'un  d'une  recuite  avantageuse,  l'autre  du 
succès  d'un  ingénieux  joujou. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  245 

«  Comment  est-il?  Que  vaudra-t-«/?  »  Le  houblon,  jamais  nommé, 
fait  le  fond  de  tous  les  propos.  Il  est  le  personnage  capricieux 
et  muet  autour  de  qui  toute  Faction  du  drame  social  évolue. 


VII.  LE    MODE    D  EXISTENCE  DU   1101  BLONNIER. 

Visitons  la  maison  de  Scheuerlein.  A  droite  en  entrant,  se 
trouve  l'humble  salle  à  manger,  chauffée  en  hiver  par  un  poêle 
de  fonte.  Le  plafond  est  blanchi  à  la  chaux  ;  les  murs  sont  badi- 
geonnés, suivant  une  mode  en  faveur  dans  les  villages  franco- 
niens, d'une  couche  de  peinture  vert  clair.  Une  table  en  sapin, 
des  chaises,  des  bancs  et  une  huche  composent  le  mobilier.  Sur 
une  étagère  sont  rangés  les  pelotes  de  laine  et  les  tricots  de 
Thérésia  Scheuerlein.  Un  petit  bénitier  est  fixé  à  la  porte  d'en- 
trée. Aux  murs  sont  accrochées  une  profusion  d'images  reli- 
gieuses. Scheuerlein,  comme  tous  les  habitants  de  Spalt,  est 
catholique.  Spalt,  qui  a  longtemps  continué  d'appartenir  à 
l'évêque  d'Eichstaedt  l,  est  pour  cette  raison  demeuré  fidèle  à 
la  religion  romaine,  tandis  que  les  environs,  qui  étaient  placés 
sous  l'autorité  du  margrave  d'Ansbach,  embrassaient  avec  lui  la 
cause  de  la  Réforme.  Il  n'y  a  pas  moins  de  six  crucifix  dans  la 
petite  salle  à  manger  de  Scheuerlein;  le  plus  grand  mesure  près 
d'un  mètre  de  hauteur.  Douze  gravures  sur  bois  en  couleurs, 
données  autrefois  en  prime  par  une  publication  religieuse  de 
Regensbourg,  s'alignent  ;  elles  représentent  les  scènes  de  la  Vie 
du  Christ;  un  parent  de  la  femme  de  Scheuerlein,  qui  est 
vitrier,  les  a  encadrées.  Une  statuette  en  plâtre  colorié,  dressée 
dans  une  encoignure,  figure  la  Vierge  Noire  d'Altœtting,  très 
vénérée  en  Bavière. 

A  gauche  de  l'entrée  de  la  maison,  s'ouvre  la  chambre  des 
époux.  Deux  petits  lits  de  bois  blancs  accostés,  sur  chacun  desquels 
se  trouve  le  gros  «  coussin  de  lit  »  (Bettkisseri),  tenant  lieu  de 
drap  de  dessus  en  Allemagne,  en  forment  L1  ameublement  prin- 

1.  Rappelons  que  les  trois  évôcliés  franconiens  étaient  :  Wùrzbourg,  Bamberg  et 
Eiclistaedt. 


"dïQ  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRÀNCONIE. 

cipal;  les  «  coussins  de  lit  »  sont  recouverts  de  taies  d'indienne 
à  raies  rouges.  Au  pied  des  deux  lits,  un  berceau  ou  plutôt  une 
espèce  de  coffre  en  bois  pour  le  dernier  né.  La  pièce  est  ornée, 
elle  aussi,  d'une  quantité  de  chromolithographies  reproduisant 
des  sujets  religieux  ;  l'œil  est  attiré  surtout  par  une  grande  image 
de  saint  Antoine  de  Padoue.  Une  petite  cage  découpée,  d'après 
un  modèle,  en  bois  de  pommier  et  de  cerisier,  par  Scheuerlein 
lui-même,  est  suspendue  au  plafond;  cette  cage,  surmontée  d'un 
curieux  sommet  en  forme  de  clocheton  d'église,  mérite  qu'on  ne 
passe  pas  devant  elle  avec  indifférence  :  elle  atteste  le  goût  per- 
sistant du  Franconien  pour  le  travail  du  bois,  qui  a  été  l'une  des 
industries  primitives  du  pays. 

La  façade  de  gauche  se  prolonge  par  un  petit  bureau.  C'était 
autrefois  la  chambre  habitée  par  le  père  Scheuerlein.  On  y  voit 
un  petit  secrétaire  ;  le  canapé  et  les  cinq  chaises  sont  rembourrés 
en  crin  végétal  et  recouverts  d'une  étoffe  mi-coton;  un  petit 
buffet  à  porte  vitrée  contient  quelques  chopes  à  bière  en 
grès  et  quelques  assiettes  à  fleurs.  11  y  a  aux  murailles  du 
papier  peint  à  bon  marché.  Une  foule  d'images  saintes  les 
illustrent. 

Sur  le  flanc  droit  de  la  maison,  sont  placées  les  chambres  des 
enfants,  meublées  simplement  de  petits  lits  à  apparence  de  cof- 
fres. Le  môme  luxe  d'images  pieuses  s'y  déploie.  Dans  un  coin 
est  dressé  un  petit  autel  enfantin  consacré  à  saint  Michel. 

Sur  le  côté  gauche  encore,  on  rencontre  une  sorte  de  cellule 
blanchie  à  la  chaux,  nue  et  dépourvue  de  poêle  ;  c'est  là  que 
couche  dans  un  petit  lit  Anna,  la  sourde  et  muette.  De  très 
vieilles  images  de  saints,  jaunies  et  presque  effacées,  couvrent 
l'indigence  du  mur.  Là  se  trouve  aussi  un  établi  sur  Lequel  sont 
rangés  des  outils. 

Sur  le  même  côté  de  la  maison  est  établi  le  four  à  pain. 

Au  fond  du  bâtiment,  est  installée  la  pauvre  cuisine;  elle 
est  tout  enfumée,  basse  de  plafond  et  encombrée  d'ustensiles: 
de  toutes  les  pièces,  c'est  celle  qui  parait  tenue  avec  le  moindre 
soin. 

Derrière,   s'ouvre  l'étable,   où    nous  voyons  les  deux  vaches, 


LA.  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  247 

une  chèvre  et  un  chevreau,  que  Scheueriein  appelle  avec  un 
gros  rire  «  son  rôti  de  Noël  » . 

Derrière  l'étable  elle-même,  s'étend  en  prolongement  un 
hangar,  où  sont  remisés  une  charrette,  des  échelles,  du  bois, 
des  perches  à  houblon  et  des  instruments  agricoles. 

Un  escalier  raide,  continué  à  sa  partie  supérieure  par  des 
échelles,  conduit  aux  trois  greniers  superposés  sur  le  parquet  des- 
quels le  houblon,  après  la  récolte,  est  étendu  en  nappes,  afin 
d'être  séché  par  l'air  pénétrant  à  travers  les  fentes  de  la  toiture. 

Après  le  hangar,  vient  une  cour,  où  Scheueriein  a  planté 
quelques  pommiers.  La  fosse  à  fumier  est  creusée  sur  l'un  des 
côtés.  De  l'autre  côté,  on  entend  les  deux  porcs  grogner  dans 
leur  étable.  Un  petit  jardin  potager  forme  une  annexe  à  la 
cour. 

Plus  loin,  une  grande  barrière  donne  accès  au  premier  «  jar- 
din de  houblon  »,  où  les  tuteurs  géants  se  dressent  à  perte  de 
vue.  Ils  paraissent  plus  démesurés  encore  lorsqu'on  se  trouve  à 
leur  pied  et  semblent  le  hérissement  des  lances  d'une  armée 
fantastique.  Et,  en  se  retournant,  on  revoit  derrière  soi,  toute 
paisible,  la  petite  maison  de  grès,  avec  le  croisillement  de  ses 
poutres  noires  affleurant  au  dehors  et  avec  son  immense  toit 
de  tuiles  brunies  qui  baille  largement  par  des  ouïes  latérales. 

De  la  nourriture  des  Scheueriein,  où  le  café  au  lait,  les  «  sou- 
pes à  l'eau  »,  le  chou,  les  pommes  de  terre  et  de  temps  à  autre 
le  porc  conservé  tiennent  la  place  essentielle,  l'on  peut  se 
faire  une  idée  déjà  en  séjournant  dans  les  misérables  auberges 
du  pays,  où  il  est  impossible  de  trouver  autre  chose  que  la 
saucisse  au  sang  (Blutwurst)  et  la  saucisse  au  foie  (Leberwurst) . 
La  bière  même  est  considérée  par  le  houblonnier  comme  un 
aliment  précieux,  réservé  surtout  au  chef  de  famille.  Quand 
Scheueriein  énonçait  la  somme  consacrée  par  lui  à  ce  chapitre, 
M.  Weiss  croyait  devoir  ajouter  doucement  comme  une  sorte 
d'excuse  :  «  Un  homme  a  besoin  de  bière  quand  il  travaille  ». 

Le  crédit  affecté  à  la  rubrique  du  vêtement  est  également 
réduit  au   strict  minimum.  C'est  l'achat  des  chaussures  qui   j 


248         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

jette  le  plus  d'ombre.  Un  habit  de  drap  commun  sert  à  l'homme 
pendant  un  certain  nombre  d'années  pour  ses  dimanches.  La 
paysanne  de  Franconie  n'a  garde  de  songer  à  sa  toilette  une 
fois  qu'elle  est  mariée.  Quant  aux  enfants,  ils  doivent  ménager 
le  plus  possible  leurs  vêtements  de  grosse  laine  pour  l'hiver  et 
leurs  habits  de  toile  de  coton  à  bon  marché  (Kattun)  pour  la 
saison  chaude. 

Scheuerlein  ne  lit  presque  jamais  de  journal.  Au  moment  de 
la  récolte,  il  se  fait  prêter  le  Bulletin  de  l'Union  des  Houblon- 
niers  pour  se  renseigner  sur  les  cours.  Nous  n'avons  pas  décou- 
vert de  livres  dans  sa  maison. 

De  voyages,  ni  lui  ni  sa  famille  n'en  font.  Les  enfants  ont 
été  une  seule  fois  à  Nuremberg.  «  Qu'est-ce  qui  t'a  frappé  le 
plus  à  Nuremberg  ?  »  dcmandé-je  à  Johann,  âgé  de  dix  ans.  Et 
le  garçon,  après  avoir  rougi  d'embarras,  de  répondre,  en  vrai 
Franconien  accessible  surtout  aux  petits  cotés  extérieurs  des 
choses,  que  son  plus  vif  souvenir  est  celui  d'un  ours  mécanique, 
placé  dans  la  vitrine  d'un  magasin,  et  qui  hochait  la  tête  tout 
en  tirant  la  langue. 

Scheuerlein  ne  voit  pas  d'événement  saillant  à  signaler  dans 
le  cours  de  son  existence  passée.  Son  service  militaire  à  In- 
golstadt  en  a  été  la  péripétie  la  plus  notable.  «  J'ai  été  sous-offi- 
cier  »,  observe-t-il  avec  une  certaine  fierté.  Au  point  de  vue 
financier,  l'héritage  de  l'oncle  de  sa  femme  a  été  la  conjoncture 
la  plus  importante.  Mentionnons  pour  mémoire  la  mort  acci- 
dentelle d'une  vache,  calamité  qui  impressionne  toujours  dou- 
loureusement le  budget  d'un  petit  paysan. 

Scheuerlein  a  conscience  de  la  situation  précaire  où  les  hou- 
blonniers  sont  réduits.  Il  se  plaint  sur  un  ton  tranquille  de  la 
tyrannie  des  commerçants  et  déplore  que  tous  les  bénéfices  s'en 
aillent  dans  leurs  mains.  Mais  une  sorte  de  résignation  douce 
et  mélancolique,  unie  à  une  volonté  de  travail  patient  et  de 
privations  courageuses,  semble  être  le  fond  de  sa  mentalité. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  249 

Il  ne  parait  pas  songer  que  Johann  et  Wilhelm  puissent  faire 
autre  chose  que  des  cultivateurs  de  houblon.  Il  souhaiterait 
cependant  de  leur  voir  apprendre  un  métier  d'artisan,  comme 
celui  de  charpentier  ou  de  cordonnier  par  exemple,  afin  qu'ils 
eussent  plusieurs  cordes  à  leur  arc  l. 

Notre  hôte,  n'étant  âgé  que  de  quarante-trois  ans  et  ayant 
l'espoir,  s'il  se  porte  bien,  d'exploiter  lui-même  ses  «  jardins  » 
jusqu'à  l'âge  de  soixante  à  soixante-cinq  ans,  n'a  pas  encore 
réfléchi  à  la  manière  dont  il  transmettra  la  propriété. 

Le  houblonnier  supporte  quelques  frais  d'école  afin  que  ses 
filles  fréquentent  l'établissement  tenu  à  Spalt  par  les  sœurs. 
Nous  avons  visité  cette  école,  à  laquelle  est  annexée  une  salle  de 
garde  pour  les  enfants  en  bas  âge.  La  Supérieure  nous  assurait 
que  ses  élèves  apportaient  beaucoup  de  bon  vouloir  à  tâcher 
de  résoudre  les  problèmes  de  calcul  relatifs  à  la  vente  du  hou- 
blon. 

A  la  faveur  et  au  respect  qui  entourent  l'école  des  sœurs  on 
peut  mesurer  la  ferveur  du  catholicisme  des  habitants  de  Spalt. 
Mais  cette  ferveur  s'affirme  aussi  sur  le  chemin,  où  nous  ren- 
controns des  paysans  qui  suivent  le  convoi  d'un  enfant  en  chan- 
tant les  psaumes  tout  d'une  seule  voix.  La  même   dévotion  se 

1.  Il  est  intéressant  de  savoir  ce  que  sont  devenus  les  frères  et  sœurs  de 
Scbeuerlein.  Le  père  de  notre  hôte  avait  six  enfants  :  1°  l'aînée,  Franziska,  morte  de 
bonne  heure;  2°  Anna,  la  sourde  et  muette,  aujourd'hui  servante  chez  son  frère 
Wilhelm;  3"  Walburga,  qui  avait  épousé  un  tonnelier,  aujourd'hui  décédé  ;  elle  est 
restée  avecquatre  enfants,  et  parvient  à  subsister  grâce  au  secours  de  la  caisse  d'assu- 
rance d'État  contre  les  accidents;  4°  Heinrich,  qui  avait  reçu  la  plus  grande  des 
deux  propriétés  paternelles;  l'exploitation  ne  lui  a  pas  réussi,  et  le  bien  a  été 
vendu  par  autorité  de  justice;  ce  même  bien  a  été  d'ailleurs  revendu  plusieurs  fois 
depuis.  Heinrich  est  aujourd'hui  petit  maître  menuisier;  sa  situation  matérielle  est 
inférieure  à  celle  de  son  frère  Wilhelm  le  houblonnier;  5"  Wilhelm  :  6°  Babetta,  ma- 
riée à  un  petit  relieur;  le  ménage  se  trouve  dans  une  situation  à  peu  près  équi- 
valente à  celle  de  Wilhelm. 

D'une  manière  générale,  quand  les  «  cadets  »  de  Spalt  quittent  le  pays,  voici  les 
professions  auxquelles  ils  s'adonnent  : 

Les  garçons  deviennent  habituellement  artisans  :  ils  se  font  cordonniers,  tailleurs, 
tourneurs,  menuisiers,  charpentiers,  maçons,  quelquefois  aussi  ouvriers  brasseurs; 
d'autres  choisissent  l'état  de  garçons  de  tavernes. 

Les  filles  vont  en  condition  comme  bonnes  d  enfants,  servantes,  ou  se  font  «  ver- 
seuses »  de  tavernes  [Kellnerinnen). 

17 


250  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON   EN    FRANCOME. 

manifeste  jusque  dans  les  sentiers  qui  traversent  les  houblon- 
nières  :  on  y  voit  se  dresser  de  distance  en  distance  de  grands- 
crucifix  et  même,  sur  certains  points,  de  petites  chapelles  avec 
des  prie-Dieu.  Une  croix,  érigée  au  milieu  d'un  «  jardin  de  hou- 
blon »,  attire  notre  attention.  Elle  porte  cette  inscription  : 

•  Dieu  est  grand  dans  la  Nature. 
Sa  présence  magnifique  y  éclate. 
Veux-tu  qu'il  t'apparaisse  encore  plus  grand? 

Arrête-toi  devant  la  Croix. 
(Élevé  par  Joseph  niess,  maître  boulanger.  1892)  '. 


V11I.  —  UN  AUTRE  HOUBLONNIER  DE  SPALT  \  AUGUST  WERSINGER. 

11  était  intéressant  de  vérifier,  en  approchant  un  autre  hou- 
blonnier  de  situation  analogue,  les  indications  recueillies  auprès 
de  Scheuerlein.  M.  Alois  Weiss  nous  mena  chez  un  second  cul- 
tivateur, August  Wersinger.  Celui-ci  a  son  habitation  au  centre 
de  Spalt,  tout  près  de  l'église.  Il  est  né  dans  le  bourg  et  est  âgé 
aujourd'hui  de  trente-deux  ans.  Sa  propriété  se  compose,  outre 
la  maison,  des  terres  suivantes  :  plusieurs  «  jardins  de  houblon  » 
disséminés,  représentant  une  surface  totale  de  3  journaux  85  ; 
deux  prairies  équivalant  à  1  journal  70,  et  des  pièces  de  bois 
atteignant  une  surface  globale  de  9  journaux  52.  La  valeur  de  la 
propriété  est  estimée  18.000  mk.  Wersinger  a  un  peu  moins  de 
houblonnièrcs  que  Scheuerlein;  il  a  plus  de  bois  que  lui  et  à  peu 
près  autant  de  prairies. 

1.  Nous  n'avions  pas  revu  Scheuerlein  depuis  plusieurs  mois  lorsque,  en  septem- 
bre Utor>,  nous  lui  finies  visite.  Le  houblonnier  a  perdu,  il  y  a  quelque  temps,  sa 
plus  jeune  fille,  Anna,  morte  des  suites  d'une  affection  pulmonaire. 

Scheuerlein  a  acquis  dernièrement  une  nouvelle  prairie. 

La  récolte  de  1905  a  été  extrêmement  abondante;  les  greniers  île  Scheuerlein  sont 
pleins.  Mais  il  a  fallu  effectuer  de  gros  débours  pour  payer  les  Zupfer.  VA  l'abon- 
dance de  la  récolle  entraine  la  baisse  des  rouis.  Le  houblonnier  ne  saura  pas  avant 
la  lin  de  la  campagne  s'il  a  lieu  de  se  réjouir  on  de  s'affliger. 

La  lumière  électrique  a  clé  installée  récemment  à  Spalt,  On  la  rencontre  d'ail- 
leurs autour  de  Nuremberg  dans  des  localités  moins  importantes  que  Spalt.  Néan- 
moins la  présence  des  lampes  à  incandescence  à  quelques  mètres  du  seuil  de 
Scheuerlein  ne  laisse  pas  de  former  un  contraste  curieux  avec  les  conditions  écono- 
miques arriérées  dans  lesquelles  travaille  et  \il  le  houblonnier. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  251 

Le  ménage  Wersinger  a  quatre  fils  :  Xavier,  neuf  ans;August, 
six  ans;  Otto,  quatre  ans,  et  Hugo,  trois  ans. 

Le  père  de  Wersinger  était  à  la  fois  cultivateur  de  houblon  et 
petit-maitre  teinturier;  il  est  mort  depuis  quinze  ans;  son  fils 
n'a  pas  songé  à  continuer  l'industrie,  parce  que  les  petits 
ateliers  ne  peuvent  plus  lutter  contre  les  grandes  teintureries. 
La  mère  de  Wersinger  vit  auprès  d'une  fille;  notre  hôte,  qui  a 
reçu  la  propriété  des  mains  de  sa  mère,  lui  sert  une  rente. 

La  femme  de  Wersinger,  Marie-Véronique,  est  née  comme  lui 
à  Spalt  et  est  âgée  de  trente-trois  ans.  Sa  mère  est  morte;  le 
père  est  lui  aussi  cultivateur  de  houblon. 

Wersinger,  comme  Scheuerlein,  tient  bien  ses  comptes.  Ces 
habitudes  d'ordre  ne  sont  malheureusement  pas  la  règle  à  Spalt. 
Notre  hôte  a  noté,  pour  les  sept  dernières  années,  sa  récolte  en 
houblon,  le  prix  moyen  du  centner  de  50  kilos  et  le  produit 
total  de  la  vente.  Voici  ces  résultats  : 

Prix  moyen  du  «  centner  »  Produit 

Années.  Récolte.  de  50  kilos.  de  la  vente. 

1898 14  «  centners  »  23  livres  220  mark-  3.130  marks  70 

1899 10  53  120  1.263  — 

1900 20  2S  —  130  —  2. 639  — 

1901 13  69  135  —  1.888  — 

1902 17  39  —  110  —  2.012  —     90 

1903 L4  59  —  220  —  3.209  — 

1904.    ...  13  74  —  200  —  2.773  — 

Wersinger  nous  renseigne  également  au  sujet  des  recettes  ac- 
cessoires pendant  l'année  190i  : 

Janvier 7    marks  15 

Février 4  —  22 

Mars 12  —  38 

Avril 29  —  43  (y  compris  la  vente  de  salade  de  houblon). 

Mai 4  —  00 

Juin 74  25  ly  compris  la  vente  d'un  veau  cl  la  vente 

Juillet 14  -  84                                                  [de  lait). 

Août .  4  —  56 

Septembre....  8  —  33 

Octobre 45  —  80  (y  compris  la  vente  d'un  veau). 

Novembre. ...  t  i-  —  07 

Décembre  ....  40  —  43    y  compris  la  vente  de  bois  . 

Totai 2:i'.i    marks  46 


2o2  LES    <U  LTIYATEURS   DE    HOUBLON  EN   FRANCONIE. 

En  face  du  budget  des  recettes,  se  dresse  maintenant  le  budget 
des  dépenses  : 

Impôts  d'État 2G    marks 

Impôts  communaux  ' 28        —      9b 

Pain 275 

Viande - 270        — 

Pommes  de  terre 75        — 

Choux  à  choucroute 25 

Légumes  divers  - 30        — 

Café  et  épices r 55 

Bière 170 

Vêtements  et  chaussures 350        — 

Eclairage 10        — 

Perches  à  houblon,  outils  et  coût  de  réparations.  120 
Salaires    des    Zupfer    (15     hommes     pendant 

20  jours) 300        — 

Engrais 280 

Assurance  contre  la  grêle 00        — 

Assurance  contre  le  feu 8        —      00 

Assurance  du  bétail 1  i        — 

Intérêts  des  hypothèques 280 

Rente  de  la  mère 1 70        — 

Total 2.5*7    marks   55 

La  situation  hypothécaire  de  Wersinger  est  pour  l'instant  plus 
favorable  que  celle  de  Scheuerlein.  Wersinger  dépense  plus  que 
Scheuerlein  pour  les  assurances.  Il  consacre  des  sommes  sensi- 
blement plus  élevées  à  l'achat  des  engrais;  c'est  peut-être  pour- 
quoi, tout  en  ne  disposant  que  d'une  superficie  de  houblonnières 
moins  étendue,  il  obtient  des  récoltes  à  peu  près  égales  en 
quantité  à  celles  de  son  congénère.  Los  sommes  inscrites  au 
chapitre  de  L'alimentation  sont  plus  considérables  dans  le  budget 
de  Wersinger  (pie  dans  celui  de  Scheuerlein;  mais  il  faut  tenir 
compte  de  ce  que  notre  hôte,  pendant  le  dernier  exercice,  a  en- 
tretenu plus  de  Zupfer  que  son  voisin  et  pendant  un  temps 
plus  long. 

1.  Dans  les  impôts  communaux  sonteompris  les  tlroils  que  Wersinger,  étant  assez 
éloigné  de  la  Rézat,  paye  pour  l'usage  d'une  canalisation  d'eau. 

2.  Dans  les  chifl'res  relatifs  à  l'alimentation  sont  comprises  les  sommes  afférentes 
a  l'entretien  des  Zupfer. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  253 

Wersinger  est  petit  et  trapu.  Ses  cheveux  sont  plus  foncés 
que  ceux  de  Scheuerlein;  ses  traits  sont  plus  énergiques;  son  re- 
gard est  plus  vif  et  plus  mobile.  Notre  hôte  se  rattache  à  un  type 
physique  que  l'on  rencontre  souvent  en  Franconie,  à  côté  du 
type  blond  et  rêveur  dont  Scheuerlein  est  un  représentant  ca- 
ractéristique. Si  cette  seconde  variété  se  distingue  de  la  première 
par  une  vie  extérieure  plus  animée,  elle  ne  semble  pas  en  dif- 
férer sensiblement  par  la  vie  intérieure.  On  sait  que  les  Franco- 
niens résultent  de  plusieurs  mélanges  :  les  éléments  francs  s'y 
sont  fondus  avec  les  éléments  slaves  et  avec  certains  élé- 
ments bavarois.  Mais  les  influences  permanentes  du  lieu  et  du 
travail  ont,  par  leur  action  prolongée,  uniformisé  peu  à  peu, 
sinon  les  caractères  physiques,  du  moins  les  caractères  men- 
taux. 

Visitons  la  maison.  Un  petit  bénitier  est  accroché  à  l'entrée; 
et  il  y  a  des  crucifix  dans  toutes  les  pièces.  Sans  faire  montre 
d'une  piété  aussi  ardente  que  Scheuerlein,  Wersinger  est,  comme 
presque  tous  les  houblonniers  de  Spalt,  un  catholique  très 
fervent.  Dans  la  «  chambre  d'habitation  »  (W ohnzimmer) , 
nous  voyons  aux  fenêtres  de  jolis  rideaux  fraîchement  repassés. 
Une  table  de  bois  blanc,  des  chaises,  un  canapé  rembourré  en 
crin  végétal,  et  une  commode  surmontée  d'un  pupitre  pour  écrire 
composent  l'ameublement.  Au  mur  est  fixée  une  photographie 
représentant  Wersinger  parmi  les  memhres  d'une  société  chorale 
dont  il  fait  partie  ;  ces  images  collectives  sont,  comme  on  sait, 
extrêmement  fréquentes  dans  les  intérieurs  franconiens.  Dans 
les  autres  pièces,  il  n'y  a  guère  que  les  lits  en  bois  blanc  où 
couche  la  famille.  De  grandes  couronnes  de  paille  teinte  en  vert 
ornent  un  mur. 

Une  pièce  située  en  contre-bas  servait  autrefois  d'atelier  de 
teinturerie  au  père.  Elle  contient  à  présent  des  outils  et  des 
instruments  agricoles.  A  côté,  se  trouve  l'étable  où  sont  enfer- 
mées les  deux  vaches;  un  petit  guichet  ouvrant  sur  la  crèche 
permet  aux  enfants  de  distribuer  La  nourriture  aux  animaux. 
Un  escalier  raide  conduit  enfin  à  la  partie  supérieure  de    la 


254  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON   EN    FRANCONIE. 

maison,  c'est-à-dire  aux  trois  étages  de  sécheries  superposées. 

De  1887  à  1890  —  il  avait  alors  seize  ans  —  Wersinger  est  allé 
en  Amérique,  avec  sa  sœur  Franziska.  Il  y  rejoignait  la  sœurainée 
Karolina,  qui  l'y  avait  précédé  dans  des  circonstances  que  notre 
hôte  ne  parait  pas  désireux  de  préciser.  Johann,  le  frère  aine, 
et  Marie,  une  autre  sœur,  lui  avaient  donné  l'exemple  quelque 
temps  auparavant  en  allant  retrouver  Karolina.  Johann  était 
ouvrier  dans  la  célèbre  fabrique  de  montres  de  Waterbury  ("Con- 
necticut).  Auguste  y  rentra  à  son  tour1.  Il  y  est  resté  près  d'un 
an  et  demi.  Dans  la  fabrique,  nous  dit-il,  étaient  occupés  beau- 
coup d'Allemands  de  la  Forêt  Noire,  qu'on  avait  appelés  à  exer- 
cer là,  avec  le  secours  d'un  outillage  nouveau,  leur  vieux  métier 
traditionnel.  Après  avoir  quitté  l'usine  pour  des  raisons  qu'il 
n'explique  point,  Wersinger  fut  garçon  de  salle  à  manger  sur  un 
navire.  Finalement  il  est  revenu  en  Franconie.  Nous  le  prions 
de  nous  dire  pourquoi  il  n'est  pas  demeuré  au  Nouveau  Monde. 
«  Le  père  et  la  mère  écrivaient  avec  insistance,  répond-il. 
Ils  réclamaient  ma  présence  pour  continuer  l'exploitation  de 
la  houblonnière.  »  Toutefois,  bien  que  la  mort  de  son  père  fût 
survenue,  Wersinger,  de  retour  en  Allemagne,  ne  regagna  pas 
Spalt  immédiatement.  Il  fut  deux  ans  conducteur  de  tramways 
à  Nuremberg.  Pendant  ce  temps,  la  vieille  mère  poursuivait  la 
culture  de  la  houblonnière  avec  l'aide  d'un  valet.  En  dernier  lieu, 
le  Franconien  s'est  décidé  à  se  marier  et  à  aller  de  nouveau  cul- 
tiver la  vieille  terre  de  Spalt. 

En  vain  nous  multiplions  les  questions  pour  obtenir  de  lui  qu'il 
porte  un  jugement  sur  ce  qu'il  a  vu  en  Amérique.  Ou  bien  il  ne 
s'est  pas  formé  d'opinion,  ou  bien  il  ne  sait  comment  l'expri- 
mer. «  Surprenante,  dit-il  enfin,  est  la  poussée  fiévreuse  dans  les 

1.  Karolina  épousa  ensuite  un  serrurier.  Elle  mourut  peu  de  temps  après  son  mariage, 

Johann,  qui  s'était  marie  avec  la  sœur  île  M.  Alois  YVeiss.  a  quitté  la  fabrique  de 
montres  et  est  aujourd'hui  employé  à  Waterbury  dans  mie  maison  de  commerce  de 
papiers. 

Marie  a  pris  pour  mari  un  Américain  et  tient  une  taverne. 

Franziska,  la  troisième  sœur  de  Wersinger,  quiarail  accompagné  son  (Yere.  a  épousa 
en  Amérique  un  garçon  coiffeur  de  nationalité  allemande. 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  255 

affaires  par  comparaison  avec  l'Allemagne.  »  Nous  insistons. 
«  Quand  on  veut  beaucoup  travailler,  dit  encore  le  Franconien, 
on  peut  gagner  beaucoup.  »  Et  il  ajoute  :  «  Si  un  homme  était 
économe  et  qu'il  résistât  aux  tentations  de  dépense,  il  pourrait 
mettre  de  côté  une  bonne  partie  des  gros  salaires  qu'on  gagne 
là-bas  et  revenir  vivre  paisiblement  en  Allemagne.  » 

Wersinger  vante  le  bon  marché  de  la  viande  en  Amérique, 
mais  se  plaint  de  la  cherté  des  vêtements.  Il  manifeste  son  dé- 
plaisir de  la  coutume  des  «  tournées  »  dans  les  cabarets  améri- 
cains (on  sait  que  cet  usage  n'existe  pas  en  Allemagne,  où  chacun 
paye  son  écot).  Il  blâme  les  abus  de  boissons  dont  il  a  été  témoin, 
dit-il,  au  Nouveau  Monde  ;  ses  camarades  irlandais  donnaient,  à 
l'entendre,  le  plus  fâcheux  spectacle.  Gomme  nous  pressons  notre 
interlocuteur  de  nous  rapporter  encore  quelque  chose  de  ses  im- 
pressions d'Amérique,  il  se  met  à  sourire  malicieusement.  Il  nous 
parle  alors  d'une  taverne  américaine  où  il  était  permis  de  con- 
sommer gratuitement  des  sandwichs  et  où  l'on  avait  seulement  à 
payer  la  boisson  ;  il  se  fait  gloire  d'avoir  profité  des  sandwichs 
et  d'avoir  été  ensuite  dans  un  autre  établissement  se  désaltérer 
à  moins  de  frais,  suivant  son  goût.  Il  se  réjouit  encore  de  ce  bon 
tour  et  en  rit  avec  satisfaction.  Nous  ne  pouvons  tirer  de  lui 
autre  chose. 

Il  a  été  dit  au  début  que  la  spécialisation  complète  se  rencon- 
tre surtout  chez  les  houblonniers  de  Spalt,  producteurs  du  hou- 
blon le  plus  réputé.  Les  houblonniers  d'Altdorf,  de  Lauf, 
d'Hersbruck  et  autres  lieux,  font  venir  en  même  temps  un  peu 
de  seigle  et  de  pommes  de  terre.  Les  observations  recueillies 
sur  place  montrent  que  ces  houblonniers,  sans  être  dans  une  si- 
tuation florissante  —  il  s'en  faut  —  sont  un  peu  moins  malheu- 
reux que  leurs  confrères  de  Spalt.  Certes,  on  se  trouve  toujours 
dans  la  môme  contrée  de  médiocres  ressources.  Dans  les  auberges 
indigentes,  au  plafond  desquelles,  en  été,  un  papier  huilé  est 
accroché  pour  attraper  les  mouches,  le  môme  Wirl  »>  incivil 
vous  sert,  sans  retirer  de  sa  bouche  la  pipe  en  porcelaine,  la 
Blutwurst  ou   la    Leberwurst  à   l'aspect   rien  moins  qu'enga- 


2oG         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

géant.  Mais  on  s'aperçoit  que  le  pays  est  un  peu  moins  à  la  merci 
du  hasard  des  saisons.  Les  petites  prairies  de  la  vallée  de  la  Pe- 
gnjtz  s'étalent  au  pied  des  coteaux  escaladés  par  les  houblon- 
nières.  Ici  la  moindre  spécialisation  laisse  espérer  aux  habitants 
que,  dans  une  certaine  mesure,  leurs  humbles  besoins  seront 
toujours  à  peu  près  satisfaits. 


IX.  LES    ORIGINES  DE    LA    CULTURE    HOURLOXNIERE    EN    FRANCONIE. 

CAUSES  SOCIALES  ET   NATURELLES    DE  SON    DÉVELOPPEMENT    :    c'ëST 
UNE  VRAIE    PETITE  INDUSTRIE    SURAJOUTÉE    AUX   AUTRES. 

On  a  soutenu  que  Charlemagne,  qui  dirigea  avec  génie  l'ex- 
ploitation de  ses  grandes  propriétés,  avait  eu  une  part  dans  les 
premiers  essais  de  culture  du  houblon  en  Allemagne  ;  en  tout 
cas  les  couvents,  dont  la  multiplication  fut  son  œuvre,  contri- 
buèrent à  la  diffusion  de  cette  culture  et  accomplirent  ainsi  un 
acte  notable  de  patronage.  L'usage  du  houblon  était  du  reste 
assez  restreint  en  ces  premiers  temps,  car  l'on  se  servait  de  di- 
verses autres  substances  pour  préparer  la  bière  (écorce  de  chêne, 
feuilles  de  frône,  baies  de  genévrier,  herbes,  racines).  Sainte  Hil- 
degarde  (xnc  siècle)  mentionne  pour  la  première  fois  expressé- 
ment les  propriétés  conservatrices  et  aromatiques  de  la  plante  l. 

La  culture  houblonnière  avait  été  connue  plus  tôt  par  les 
Slaves,  qui  la  pratiquèrent  de  bonne  heure  en  Bohème.  Aujour- 
d'hui encore  la  Bohème,  avec  ses  plantations  célèbres  et  son 
«  emporium  »  de  Saaz,  est  la  grande  rivale  de  la  Franconie 
pour  la  production  des  houblons  fins.  Puis  le  houblon  apparut  en 
Finlande,  dans  le  Brandebourg,  dans  le  Mecklcmbourg. 

C'est  par  leurs  voisins  de  l'est,  les  Slaves  de  Bohème,  que  la 
plante  amère  semble  avoir  été  introduite  parmi  les  habitants  de 
la  Franconie  et  de  la  Bavière  du  Sud.  Un  premier  centre  se  cons- 
titua dans  le  Ilallertau  (en  Bavière  du  Sud),  région  de  sol  ana- 

1.  Quelques  historiens  admettent  que  le  houblon  était  cultivé  au  milieu  du 
ix°  siècle  dans  l'abbaye  de  Freising  (Bavière)  et  qu'il  l'était  déjà  au  début  du 
j\«  siècle  à  Paris,  dans  l'abbaye  de  St-Germain  des  Près. 


LA    PRODUCTION    DU   HOUBLON   EN   FRANCONIE.  2o7 

logue  au  sol  franconien;  à  l'heure  actuelle,  le  Hallertau  est 
encore  renommé  pour  ses  houblons  fins  *.  Un  second  centre 
se  forma  à  Spalt,  en  Franconie  2.  De  proche  en  proche,  la 
culture  se  propagea  ensuite  à  travers  le  Jura  franconien  3. 
Après  Spalt,  la  ville  universitaire  franconienne  d'Altdorf  se  voua 
à  la  culture  du  houblon;  l'Université,  par  les  expériences  de  son 
jardin  d'essai,  y  fut  l'initiatrice  et  la  patronne  de  cette  nouvelle 
exploitation.  Puis  Lauf  et  Hersbruck  s'en  mêlèrent  4.  Mais  la 
guerre  de  Trente  ans  ruina  de  fond  en  comble  les  exploitations. 
La  culture  houblonnière  franconienne  se  releva  au  xviii0  siècle. 
Au  xixe  enfin,  elle  prit  une  extension  inattendue. 

Les  pouvoirs  publics  avaient  contribué  pour  une  part  aux  pre- 
miers succès  des  Cultures  en  Franconie  et  dans  la  Bavière  du 
Sud  (célèbre  loi  bavaroise  de  1516  défendant  de  faire  la  bière 
avec  autre  chose  que  le  houblon,  l'orge  et  l'eau;  partages  des 
«  terres  communes  »  entre  les  cultivateurs  de  bonne  volonté; 
exemptions  temporaires  d'impôts,  etc.)  5. 

Au  xvme  siècle,  la  propagande  d'une  grande  association  s'eni- 


1.  Sepp  croit  que  le  houblon  y  fut  apporté  par  les  prisonniers  que  Thassilos  II, 
vainqueur  des  Wendes,  avait  envoyés  dans  la  Haute  Bavière. 

2.  La  légende  prétend  qu'un  chanoine  bohémien  planta  le  houblon  à  Spalt  après 
avoir  été  frappé  des  analogies  existant  entre  ce  lieu  et  Saaz,  sa  ville  natale. 

3.  Mummenhoff,  Geschichtliches  ueber  die  landwirtschaftlichen  Verhaeltnisse 
der  Umgegeud  von  Nucrnberg,  signale  la  présence  de  houblonnières  à  Eschenau 
(1358),  à  Simonshofen  (1375;.  à  Uttenreut  (1383). 

4.  Sur  l'histoire  des  cultures  houblonnières,  on  peut  consulter  :  E.  Braungart. 
Études  hisloriqv.es  sur  le  Houblon  (Geschichtliches  ueber  den  Hopfen);  Ulmes, 
Chronique  d'Hersbruck  [Chronik  von  Hersbruck),  etc. 

Diverses  circonstances  historiques,  en  favorisant  l'influence  de  la  Bohême  sur  la 
Franconie,  ont  pu  aider  à  la  propagation  des  cultures  houblonnières  dans  ce  dernier 
pays.  Charles  IV,  empereur  d'Allemagne  (1345-1378)  et  roi  de  Bohême,  avait  étendu 
ses  domaines  propres  jusqu'aux  portes  de  Nuremberg,  d'où  l'on  pouvait  voir,  à  l'ho- 
rizon, sur  le  château  de  Rothenberg,  flotter  les  drapeaux  de  la  maison  de  Luxem- 
bourg. Ce  prince  s'intéressa  beaucoup  à  l'agriculture  et  en  particulier  à  l'exploitation 
houblonnière. 

5.  Celte  protection  des  pouvoirs  publics  ne  s'exerça  pas  sans  hésitations  nom- 
breuses et  même  s'interrompit  quelquefois  pour  faire  place  à  des  mesures  restricr 
tives.  Les  municipalités  notamment  s'effrayèrent  souvent  de  la  spécialisation  agricole 
qui  se  dessinait  et,  en  appréhendant  les  dangers,  cherchèrent  à  l'enrayer.  A  Spalt,  où, 
en  raison  des  conditions  exceptionnellement  favorables,  le  phénomène  se  manifesta 
de  bonne  heure,  différentes  mesures  témoignèrent  de  ['inquiétude  des  autorités  en 
présence  de  la  disparition  des  champs  de  céréales  el  des  prairies, 


258         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EX  FRANGONIE. 

ploya  à  encourager  les  cultivateurs.  C'était  la  «  Société  Natio- 
nale d'Agriculture  »  (  Vaterlaendische  Landwirthschafts-Ge- 
sellschaft),  fondée  en  1765  à  Altœtting-  (Haute  Bavière)  par  le 
conseiller  von  Hoppenbichl,  et  qui  fut  soutenue  par  l'Électeur 
de  Bavière  Maximilien-Joseph.  En  1708.  la  Société  mit  au  con- 
cours cette  question  :  «  Le  houblon  bavarois  est-il  ég'al  en  va- 
leur au  houblon  bohémien?  »  Ce  fait  dénote  bien  que  les  houblon* 
bavarois  et  franconiens  ne  sont  arrivés  qu'à  une  date  relativement 
récente  à  se  placer  sur  le  même  pied  que  les  houblons  de  Bohême. 

C'est  surtout  au  xixe  siècle  en  effet  que  les  houblonnières  se 
sont  multipliées  en  Bavière  et  tout  particulièrement  en  Fran- 
conie.  Les  progrès  de  la  culture  avaient  toujours  été  de  pair 
avec  ceux  de  la  brasserie  dans  ces  pays  ;  il  y  avait  eu  action  ré- 
ciproque de  l'une  sur  l'autre.  Or,  c'est  au  siècle  dernier  que  la 
brasserie,  grâce  à  la  transformation  de  sa  technique  et  au  déve- 
loppement des  transports,  est  devenue  une  grande  industrie 
exportatrice.  Les  besoins  croissants  des  brasseries  franconiennes 
et  bavaroises,  et  aussi  ceux  des  brasseries  allemandes  et  étran- 
gères, excitèrent  violemment  la  production. 

Mais  celle-ci  n'a  elle-même  si  bien  réussi  en  Franconie  et  n'y 
a  trouvé  une  de  ses  terres  d'élection  que  parce  que  des  causes 
naturelles  et  aussi,  senible-t-il,  des  causes  sociales  ont  combiné 
leur  action  pour  favoriser  son  succès  :  1°  Le  sol  et  le  climat 
s'appropriaient  d'une  façon  remarquable  à  la  culture  houblon- 
nière;...  2°  Les  dispositions  forcées  et  les  aptitudes  acquises 
des  habitants  se  prêtaient  apparemment  d'une  façon  éminenteau 
travail  méticuleux  requis  par  ladite  culture.  Ces  exploitants 
d'un  sol  pauvre,  réduits  depuis  longtemps,  pour  vivre,  à  pratiquer 
par  supplément  de  petits  métiers  patients,  -e  sont  très  facilement 
plies  aux  exigences  de  cette  autre  espèce  de  métier  minutieux 
qu'est,  elle  aussi,  lu  culture  houblonnière.  Elle  a  été  vraiment  une 

petite  industrie  supplémentaire  qui  est  venue  s'ajouter  à  toutes 
les  autres  petites  industries  du  pays  ou  remplacer  certaines 
d'entre  elles  qui  avaient  dépéri  ou  succombé '*. 

i.  Bauder,  maire  d'Altdorf,  dans  son  Cour!  Traité  de  la  meilleure  manière  de 
cultiver  le  houblon  {Kurze  Abkandlung  von  der  besten  Art  den  ffopfen  su  er- 


LA  PRODUCTION  DU  HOUBLON  EN  FRANCONIE.  259 

Même  dans  les  localités  où  le  houblon  a  été  le  plus  ancienne- 
ment cultivé,  comme  à  Spalt,  cette  culture  parait  avoir  étendu 
son  empire  en  détrônant  de  petites  industries  préexistantes  l. 

A  Spalt,  les  petites  draperies  et  teintureries  ont  été  très  nom- 
breuses autrefois  2.  Encore  au  xvme  siècle  beaucoup  de  gens  ne 
faisaient  du  houblon  qu'accessoirement  et  le  conseiller  Barth 
nous  parle  de  cette  culture  comme  d'un  bon  «  exercice  hygié- 
nique du  soir3  ». 

Dans  les  lieux  qui  ont  attendu  plus  longtemps  que  Spalt  pour 
se  couvrir  de  houblonnières,  il  semble  que,  au  xix°  siècle,  il  y 
ait  eu  également  en  bien  des  cas  éviction  progressive  d'anciens 
petits  métiers  et  remplacement  de  ceux-ci  par  une  culture  qui 
mettait  en  œuvre  des  facultés  analogues  d'application  et  de  mi- 
nutie. 

Cependant  il  n'eût  pas  suffi  des  qualités  du  lieu  ni  des  dispo- 
sitions des  habitants,  jointes  à  l'extension  considérable  des 
débouchés  offerts  par  la  brasserie,  pour  déterminer  la  générali- 
sation de  la  culture  du  houblon  dans  une  grande  partie  de  la 
Franconie.  //  a  été  par  surcroit  nécessaire  que  la  possibilité  fût 
créée  d'exporter  le  houblon  lui-même  en  tous  pays.  Cette  possibi- 

bauen),  Altdorf,  f  777,  indique  bien  les  conditions  préalables  de  la  culture  du  hou- 
blon :  «  Le  cultivateur  manque-l-il  d'application  laborieuse  et  d'adresse?  Alors 
le  houblon  ne  portera  pas  de  fruits  abondants  ;  et  les  fruits  n'atteindront  />as  le 
degré  de  finesse  nécessaire  pour  communiquer  à  la  bière  une  saveur  bonne  et 
agréable.  Mais  tout  ne  dépend  |>as  absolument  de  ces  qualités,  et  le  climat  doit 
aussi  apporter  sa  contribution.  Le  houblon  est  ami  d'une  température  modérée,  d'un 
air  pur  et  d'un  bon  sol  sec.  Par  suite,  ne  pourront  guère  prétendre  à  se  livrer  à  cette 
culture  les  pays  qui  sont  très  montagneux,  ou  qui  sont  exposés  en  été  à  des  nuits 
glaciales  ou  froides,  ou  dont  le  sol  est  humide  ou  marécageux;  pas  plus  que  ceux 
où  passent  de  grands  fleuves,  ou  ceux  qui  contiennent  de  nombreux  lacs,  des  marais 
et  des  étangs  ». 

1.  Les  coteaux  sablonneux  de  la  Franconie  n'ayant  jamais  nourri  qu'une  agricul- 
ture médiocre,  la  spécialisation  culturale  dans  le  sens  des  cultures  houblonnières  ne 
s'est  donc  pas  manifestée  au  sein  d'un  état  où  les  divers  produits  habituels  de  la 
terre  auraient  été  tout  d'abord  exploités  harmonieusement.  Mais  celte  spécialisation 
dans  le  sens  d'une  culture  industrielle  particulièrement  bien  appropriée  aux  condi- 
tions naturelles  et  sociales  s'est  réalisée  au  milieu  d'un  état  de  production  mixte 
dans  lequel  l'agriculture  indigente  se  trouvait,  des  L'origine,  complétée  forcément  par 
les  petits  métiers. 

■>,.  Voir  l'ouvrage  cité  de  J.-L.  Pfahler. 

3.  Vaterlaendische  Wonalschrift  du  Geheimral  Barth,  manuscrit  des  Archives 
de  l'ordinariat  d'Eichslaedt. 


2G0         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

lité  a  découlé,  comme  la  possibilité  d'exporter  la  bière,  de  la  sur- 
gie  des  modernes  engins  de  transport.  Mais  elle  a  été  aussi  con- 
ditionnée par  les  recherches  intelligentes  et  les  expériences 
heureuses  d'où  est  sortie  la  méthode  de  soufrage  du  houblon; 
cette  opération  permet  au  produit  de  subir  de  longs  transports 
et  de  conserver  tout  son  arôme.  (D'abord  vivement  attaqué  et 
même  prohibé,  l'usage  de  soufrer  le  houblon  fut  définitivement 
admis  après  les  démonstrations  décisives  de  Liebig1.) 

Enfin  la  possibilité  d'exporter  n'aurait  pas  agi  par  sa  propre 
vertu  sur  une  population  de  petits  producteurs  peu  entreprenants 
en  général  et  dépourvus  de  moyens  d'action.  Il  a  fallu  que 
s'exerçât  la  vigoureuse  initiative  de  grands  négociants  expor- 
tateurs qui  ont,  à  la  fois,  tiré  parti  du  milieu  géographique  et 
social  en  surexcitant  la  production  houblonnière,  et  mis  à  profit 
les  facilités  nouvelles  d'écoulement  en  distribuant  avec  habileté 
le  houblon  à  la  brasserie  allemande  et  en  le  dirigeant  sur  les 
places  de  consommation  étrangères. 

Il  nous  reste  avoir  comment  et  par  quels  organes  le  houblon 
est  ainsi  vendu  et  exporté.  Nous  allons  passer  à  cet  examen  en 
inspectant  d'abord  les  fibres  élémentaires  qui  innervent  les  cou- 
ches profondes  de  la  production  et  en  faisant  ensuite  remonter 
l'investigation  jusqu'aux  centres  nerveux  du  grand  commerce. 

I.  Le  célèbre  chimiste  hessois  Liebig  a  longtemps  professé  à  Munich. 


II 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.  —  SA 
POSITION  A  L'ÉGARD  DE  LA  CULTURE.  —  SON  ROLE  A 
L'ÉGARD  DELA  BRASSERIE  ALLEMANDE  ET  ÉTRANGÈRE . 
r—  SES  CONDITIONS  ET  RÉPERCUSSIONS  SOCIALES. 


I.    —    UN    «    NID    »     DE    COURTIERS    JUIFS    :    GEORGENSGMUND. 

Dans  la  salle  d'attente  de  la  gare  de  Spalt,  nous  sommes  abordé 
par  un  grand  vieillard  à  barbe  blanche  ;  il  a  le  nez  busqué,  est 
vêtu  d'une  houppelande  marron  et  porte  des  boucles  d'oreilles. 
Il  se  plaint  de  la  marche  des  transactions  et,  se  méprenant  sur 
le  but  de  notre  présence,  nous  dit  d'un  air  où  ia  curiosité  se 
déguise  en  rondeur  bienveillante  :  «  Avez-vous  fait  de  bonnes 
affaires  au  moins?  »  Durant  le  trajet,  il  continue  de  blâmer 
les  exigences  des  cultivateurs,  qu'il  qualifie  de  déraisonnables. 
A  (ieorgensgmûnd,  il  nous  quitte,  étant  arrivé  à  destination. 
Les  jours  suivants,  nous  nous  informons  de  divers  côtés.  Nous  ap- 
prenons bientôt  que  la  plupart  des  acheteurs  intermédiaires  et 
courtiers  en  rapports  avec  Spalt  demeurent  à  Georgensgmiind, 
et  que  presque  tous  sont  Israélites. 

Nous  nous  rappelâmes  alors  l'aspect  de  prospérité  de  ce  petit 
bourg,  qui  nous  avait  séduit  lors  de  notre  premier  passage.  Dès 
ce  moment,  nous  retournâmes  souvent  à  Georgensgmiind.  Nous 
liâmes  plus  ample  connaissance  avec  le  vieillard  â  boucles 
d'oreilles.  Il  représentait  une  grande  maison  de  houblons  de 
Nuremberg  et  emmagasinait  dans  un  dépôt  qu'elle  avait  édifié 


262         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

à  Georgensgmiïnd  même  les  marchandises  achetées  par  lui  à 
Spalt  pour  le  compte  de  cette  maison1. 

La  porte  de  l'habitation  du  courtier  déroutait  au  premier  abord 
par  cette  inscription  :  «  Commerce  de  Farine  »  [Mehlhandlung). 
Nous  ne  tardâmes  pas  à  savoir  que  les  acheteurs  intermédiaires 
et  courtiers  en  houblon  s'occupent  aussi  très  souvent  d'approvi- 
sionner le  pays  de  Spalt  en  grains  et  en  farine.  Et  l'on  conçoit 
que  c'est  là  un  commerce  très  important,  puisque  Spalt,  spécia- 
lisé dans  le  houblon,  ne  récolte  pas  de  céréales! 

M.  était  veuf  et  déjà  âgé.  Il  avait  trois  enfants,  deux  fils  mariés 
et  une  fille  de  vingt  ans.  Il  vaquait  à  son  commerce  avec  ses  fils. 
L'un  des  deux  jeunes  ménages  habitait  un  appartement  dans  une 
maison  neuve  construite  à  quelque  distance.  M.,  sa  fille  et  le 
second  ménage  demeuraient  dans  la  maisonnette  où  nous  nous 
trouvions,  et  qui  était  la  propriété  du  père.  Derrière  l'immeuble 
s'étendait  une  petite  cour.  Au  fond  de  la  cour  se  trouvait  une 
écurie,  où  logeait  un  grand  vieux  cheval  encore  robuste,  mon- 
ture d'artillerie  achetée  après  réforme.  Dans  un  autre  petit  corps 
de  bâtiment  latéral  étaient  emmagasinés  les  sacs  de  farine.  Nous 
aperçûmes  également  une  grande  provision  de  tourteaux.  M.,  en 
même  temps  que  de  la  farine,  vendait  en  effet  aux  houblonniers- 
des  aliments  pour  leur  bétail. 

Bien  que  la  famille  M.  fût  une  famille  de  pauvres  trafiquants 
subalternes  et  à  moitié  campagnards,  la  petite  demeure  n'avait 
pas  mauvais  air.  Une  aspiration  au  confort,  impuissante  encore 
mais  véhémente,  s'y  manifestait.  L'humble  salon  plaisait  par  ses 
sièges  de  cuir  et  ses  images  aux  cadres  «  modem  style  ».  Dans  les 
chambres,  les  lits  de  noyer  étaient  recouverts  de  dentelles  à  la 
main  achetées,  nous  dit-on,  lors  d'un  voyage  à  Dessau.  La  cuisine 
était  spacieuse  et  abondamment  garnie  d'ustensiles.  L'électricité 
était  installée  dans  toutes  les  pièces.  Les  deux  jeunes  femmes 
parlaient  avec  une  nostalgie  presque  douloureuse  des  quelques 
représentations  théâtrales  auxquelles  elles  avaient  pu  assister  à 

1.  C'est  l'habitude  dos  grands  négociants  en  houblon  de  Nuremberg  d'avoir  ainsi  sur 
les  lieux  de  production  do  depuis  provisoires  où  leurs  courtiers  el  agents  niellent 
le  houblon. 


LE   GRAND    COMMERCE   DU    HOUBLON    A    NUREMBERG.  263 

Nuremberg;  les  drames  de  Sudermann  et  la  Salomé  d'Oscar 
Wilde,  quelles  avaient  vu  jouer  kï  Intimes  Theater,  avaient  pro- 
duit sur  elles  une  violente  impression. 

La  vie  domestique  et  l'état  desprit  de  ces  trafiquants  ruraux, 
arrivés  à  la  phase  où  le  dénuement  fait  place  à  un  humble  com- 
mencement de  bien-être,  eussent  pu,  à  maints  égards,  prêter  à 
d'intéressantes  observations  de  psychologie  sociale.  Nous  n'avions 
pas  le  loisir  de  nous  y  livrer.  Et  nous  ne  pouvons  même  ici 
évoquer,  dans  leur  signification  curieuse,  des  gestes,  des  pa- 
roles, des  accents  qui,  lors  de  nos  visites  chez  le  courtier, 
captivèrent  notre  attention  et  se  fixèrent  dans  notre  mémoire. 
Nous  revoyons  encore  le  jour  où  la  famille  voulait  atteler  le 
vieux  cheval  pour  nous  emmener  faire,  du  côté  de  Spalt,  une 
promenade  en  voiture  ;  nous  eûmes  grand'peine  à  éviter  cette 
expédition,  qui  n'eût  pas  manqué  de  provoquer  la  méfiance 
du  brave  Scheuerlein,  auprès  de  qui  nous  poursuivions  à  ce 
moment  notre  enquête.  Dans  nos  souvenirs  se  dresse  aussi 
l'image  du  grand  vieillard  placide  critiquant  la  règle  sévère 
qui  ferme  aux  bruits  du  monde  les  nombreux  couvents  d'Au- 
triche; et  brusquement,  l'idée  de  la  valeur  et  de  la  richesse 
primant  toute  autre  considération,  sa  voix  se  faisait  plus  vi- 
brante pour  dire  :  «  Ah  !  si  l'on  pouvait  estimer  la  somme  que 
valent  tous  les  objets  précieux  qui  sont  enfermés  dans  ces 
cloîtres  !  »  Nous  apercevons  encore  la  fille  du  vieux  courtier, 
un  soir  qu'elle  se  préparait  à  aller  au  pauvre  bal  de  Georgensg- 
nii'ind  ;  elle  était  costumée  en  Bohémienne;  elle  avait  dénoué 
ses  cheveux  noirs,  et,  couverte  de  paillons  dorés,  elle  tenait 
dans  ses  doigts  L'obligatoire  tambourin;  le  vieillard,  attendri,  la 
contemplait  en  souriant;  mais  elle  demeurait  silencieuse  et  af- 
fligée avec,  au  fond  du  regard,  le  mépris  de  l'indigente  fête  à 
laquelle  elle  se  rendait;  du  moins  voyait-elle  peut-être  en 
imagination  les  réjouissances  plus  somptueuses  auxquelles, 
grâce  aux  froids  calculs  et  au  Labeur  acharné  des  hommes.  La 
suivante  génération  de  la  famille  avait  chance  de  participer. 
Mais  nous  devons  suivre  notre  propos  et  revenir  au  rôle  des 
courtiers  de  Georgensgmûnd  dans  le   commerce  du   houblon. 


264         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EX  FRANCONIE. 

Plusieurs  courtiers  et  petits  acheteurs  intermédiaires  ne  se 
contentent  pas  d'acheter  le  houblon  aux  cultivateurs  de  Spalt 
et  de  leur  vendre  la  farine,  le  grain  et  les  tourteaux.  Ils  leur 
débitent  aussi  des  tuteurs,  du  fil  de  fer  et  delà  ficelle.  Voici  qui 
est  mieux.  Certains  courtiers  négocient,  paraît-il,  des  prêts  en 
faveur  des  houblonniers.  Et  ceux-ci  accusent  leurs  voisins,  à 
tort  ou  à  raison,  d'abuser  de  la  situation,  lorsque  les  intérêts 
ne  sont  pas  payés  à  échéance,  pour  exiger  que  le  houblon 
soit  cédé  à  vil  prix  !  En  même  temps,  les  hypothèques  s'accu- 
mulent sur  les  biens,  et  il  n'est  pas  rare  qu'ils  finissent  par 
être  vendus  judiciairement.  Enfin,  quand  la  récolte  houblon- 
nière  a  été  bonne,  les  avisés  Juifs  de  Georgensgmûnd  promè- 
nent souvent  dans  le  pays  de  Spalt  des  articles  d'habillement 
et  de  nouveauté.  Tous  ces  genres  de  négoce  ne  se  trouvent  pas 
nécessairement  réunis  chez  le  même  individu  ;  mais  chacun  en 
exerce  plusieurs  et  est  capable  de  les  pratiquer  tous  ;  et  les 
différentes  spéculations  peuvent  se  partager  entre  les  mem- 
bres d'une  même  famille. 

Georgensgmûnd  est  le  camp,  le  quartier  général,  ou,  comme 
nous  disait  un  houblonnier  de  Spalt,  le  «  nid  »  des  courtiers  et 
petits  commerçants  juifs  adonnés  à  ces  opérations  multiples1. 
Soit  pour  un  motif  soit  pour  un  autre,  il  ne  se  passe  pas  de 
journée  sans  que  plusieurs  de  ces  trafiquants  aillent  voir  leurs 
«  clients  »  de  Spalt.  Prêts  à  accepter  le  moindre  profit  qui 
s'offre,  on  voit  certains  d'entre  eux  entrer  chez  le  paysan  et, 
après  un  débat  plus  ou  moins  long,  en  ressortir  portant  sur  le 
dos  une  simple  balle  de  houblon.  Les  cultivateurs  de  Spalt, 
tout  en  ne  pouvant  se  passer  d'eux  et  en  faisant  continuelle- 
ment appel  à  leurs  offices,  parlent  de  leurs  industrieux  voisins 
avec  quelque  amertume.  Ils  ne  se  résolvent  pas  à  trouver  na- 
turel que  tels  d'entre  eux,  ayant  débuté  par  ramasser  les  os  et 
les  chiffons,  possèdent  aujourd'hui  de  petites  villas. 

De  nombreuses  raisons  amènent  les  houblonniers  de  Spalt  à 

1.  Non  loin  de  la  localité  houblonnière  de  Lauf,  l'on  trouve,  à  Oltensoos.  une 
colonie  de  marchands  juifs  qui  jouent,  à  l'égard  des  houblonniers  du  pays,  le  môme 
rôle  que  les  courtiers  de  Gcorgensgimind  à  l'endroit  des  houblonniers  de  Spalt. 


LE    GRAND    COMMERCE   DL"   HOUIîLON   A    NUREMBERG.  26o 

céder  sans  trop  de  discussions  une  bonne  partie  de  leurs  pro- 
duits aux  courtiers.  L'on  a  eu  plus  haut  l'occasion  de  faire 
connaissance  avec  quelques-unes  de  ces  raisons,  qui  ont  trait 
au  genre  de  travail,  au  régime  de  propriété ,  à  l'exploitation  et  à 
l'outillage. 

1°  Les  houblonniers  de  Spalt  sont  de  chétifs  producteurs, 
spécialisés  dans  la  culture  d'un  produit  qui  n'entre  en  rien  dans 
leur  consommation;  ils  ont  absolument  besoin  d'argent  pour 
acheter  du  pain  ou  de  la  farine,  pour  subvenir  aux  autres  né- 
cessités de  la  vie  et  pour  rentrer  dans  les  débours  occasionnés 
par  une  exploitation  et  un  mode  de  récolte  onéreux. 

2°  Ils  ont  également  un  pressant  besoin  d'argent  pour  payer 
les  intérêts  des  hypothèques  que,  en  raison  de  l'irrégularité 
du  rendement  et  des  profits,  ils  ont  dû  contracter  lors  des 
mauvaises  années. 

3°  Ajoutons  que  les  houblonniers  sont  d'autant  plus  faci- 
lement réduits  à  merci  par  le  courtier  que  celui-ci  est  parfois 
leur  prêteur. 

k°  Les  houblonniers,  qui  ne  peuvent  supporter  les  frais 
d'installation  de  sécheries  à  feu,  ne  pourraient  non  plus  faire 
face  aux  dépenses  qu'entraîne  V établissement  des  ateliers  de 
soufrage  où  le  houblon  doit  recevoir  le  traitement  propre  à  lui 
permettre  de  subir  de  longs  transports  sans  s'altérer. 

Une  autre  raison  très  grave,  qui  a  trait  à  l'instabilité  du 
produit,  vient  resserrer  les  liens  de  sujétion  du  producteur  : 

5°  En  effet,  le  houblon  ne  se  conserve  pas  longtemps1.  Il 
perd  rapidement  de  sa  qualité  et,  par  suite,  de  sa  valeur.  Si  les 
cultivateurs  peuvent  caresser  l'espoir,  en  attendant  un  peu,  de 
voir  monter  les  cours,  ils  éprouvent  à  un  degré  bien  plus  vif  la 
crainte  d'en  arriver,  s'ils  attendaient  trop,  à  vendre  à  bas  prix 
ou  même  à  ne  point  vendre.  Cette  angoisse  se  traduit  dans  dif- 
férents proverbes  :  «  Le  houblon  est  une  marchandise  dange- 
reuse dans  le  grenier  du  producteur».  «  Ne  laisse  partir  personne 

1.  Son  huile  essentielle  se  résinilie.  Au  bout  d'un  an,  l'alléralion  esl  très  avancée. 
En  raison  de  cette  instabilité  de  lu   marchandise,  le  commerce  du  houblon   a  des 
rapports  avec  le  commerce  des  fruits. 

18 


266         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

sans  lui  vendre   quelque  chose  ».   Et  la  vieille   admonition  : 

«  Der  Hopf 

Ist  ein  Tropf! 

Und  wer  ihm  traut, 

Den  nimmt  cr  beim  Schopf!  » 

c'est-à-dire  : 

«  Le  houblon 

Est  un  mauvais  garçon  ! 

Si  vous  vous  fiez  à  lui, 

Il  vous  empoignera  par  la  perruque.  '  » 

Une  autre  raison  encore  a  trait  à  l'extrême  variabilité  des 
cours  et  à  l'impuissance  du  petit  producteur  à  apprécier  tous 
les  facteurs  qui  en  influencent  le  jeu. 

6°.  En  effet,  il  n'est  pas  facile  de  se  faire  une  juste  idée  du 
résultat  qu'entraînera  la  pression  combinée  des  différentes  ré- 
coltes; le  succès  ou  l'insuccès  de  la  récolte  de  Saaz  en  Bohême, 
celui  de  la  récolte  du  Hallertau  bavarois  ont  une  répercussion 
directe  sur  les  prix  du  houblon  de  Spalt  ;  toutes  les  autres  ré- 
coltes allemandes,  celles  du  Wurtemberg-,  de  Bade,  d'Alsace, 
de  Posen,  ainsi  que  les  récoltes  autrichiennes  et  hongroises  pè- 
sent d'un  certain  poids  sur  les  cours  des  houblons  franconiens; 
enfin  les  grandes  récoltes  étrangères,  surtout  celles  d'Angleterre 
et  d'Amérique,  exercent  une  vigoureuse  poussée;  malgré  la  va- 
riété et  l'individualité  des  crus,  la  masse  des  houblons  de  tous 
pays  se  distribue  dans  les  vases  communicants  du  grand  com- 
merce mondial,  et  il  faut  un  regard  singulièrement  perçant  pour 
juger,  au  spectacle  de  son  agitation  tumultueuse,  du  niveau  ap- 
proximatif auquel  s'établira  l'équilibre  de  cette  masse.  Les  nou- 
velles, tantôt  vraies,  tantôt  fausses  ou  tendancieuses,  arrivent  de 
tous  côtés;  leur  contenu  est  sans  cesse  remis  en  question  par  les 
changements  de  la  température  durant  les  jours  de  la  maturation 
et  ceux  de  la  cueillette.  Le  cultivateur  houblonnier  ne  dispose  ni 


1.  Le  houblonnier,  durant  les  jours  qui  suivent  la  récolle,  a  l'esprit  pour  ainsi  dire 
écartelé  par  ces  deux  sentiments  contradictoires  :  espoir  de  profiter  d'une  hausse  en 
attendant  quelque  temps,  désir  ardent  de  vendre  le  plus  tôt  possible.  Salier  a  très 
bien  analysé  cet  état  d'esprit. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        267 

des  moyens  d'information  ni  des  moyens  de  critique  nécessaires 
pour  y  voir  clair  au  milieu  de  ce  tourbillon1.  Naïf  et  timoré,  il 
se  laisse  aisément  dominer  par  les  paniques.  La  difficulté  de  l'ap- 
préciation est  encore  accrue  par  la  rapidité  avec  laquelle,  en 
raison  de  l'instabilité  du  produit,  se  déroulent  les  transactions. 
Enfin  les  résultats  des  diverses  récoltes  ne  sont  pas  les  seuls 
facteurs  à  l'action  desquels  soient  soumis  les  cours.  Ces  diffé- 
rents facteurs  composent  l'offre*  La  demande  n  exerce  jtas  une 
influence  moindre  et  n  est  pas  le  produit  de  forces  composantes 
moins  nombreuses.  Elle  est  déterminée  par  les  besoins,  les  dis- 
positions et  les  prévisions  de  la  brasserie.  Et  ces  dispositions  et 
prévisions  dépendent  elles-mêmes  de  conditions  changeantes  ou 
peu  faciles  à apprécier  :  prix  de  l'orge,  température,  prospérité 
de  la  classe  ouvrière,  etc. 

En  dernier  lieu,  des  raisons  très  graves,  relatives  au  mode  de 
préparation  et  d'écoulement  du  produit,  achèvent  de  juguler  le 
houblonnier  : 

7°  Les  cultivateurs  ne  peuvent  la  plupart  du  temps  songer 
à  offrir  leur  houblon  aux  brasseries,  parce  que  les  grandes  bras- 
series modernes,  telles  qu'elles  sont  organisées,  ne  peuvent  pas 
payer  comptant  et  même  exigent  des  crédits  prolongés.  Le  temps 
est  passé  où  le  producteur  allait  à  la  porte  de  la  petite  brasserie 
pour  présenter  sa  marchandise 2. 


1.  Le  Deutscher  Ho/ifenbau  Verein  (Union  Allemande  pour  la  Culture  du  Hou- 
blon) se  donne  une  peine  louable  pour  dissiper  un  peu  les  ombres  qui  enveloppent 
le  houblonnier.  Cette  société  existe  depuis  trente-cinq  ans,  mais  elle  a  été  réorganisée  en 
1883.  M.  Rautius,  conseiller  agricole,  propriétaire  à  Carlshof,  a  eu  la  plus  grande  part 
dans  cette  œuvre.  L'Union  compte  actuellement  2.000  membres,  producteurs,  bras- 
seurs, etc.  La  cotisation  est  de  3  marks.  Elle  donne  droit  au  service  du  journal. 
C'est  par  ce  journal  que  s'exerce  surtout  l'action  de  la  société,  qui  a  pour  bu I  : 
1°  de  renseigner  les  membres  sur  les  méthodes  d'engrais  et  de  fumure;  2°  de  les 
tenir  au  courant  des  fluctuations  du  marché.  Des  dépêches  spéciales  rendant  compte 
des  trois  grands  marchés  de  la  semaine  à  Nuremberg  sont  en  outre  régulièrement 
expédiées  pendant  la  période  intense  des  transactions.  Le  Deutscher  Ilopfenbau 
Verein  possède  en  Allemagne  1 43 jardins  d'expériences.  Ses  principales  ressources  se 
composent  des  subventions  servies  par  les  gouverncmen'.s  des  différents  Etats  alle- 
mands. Le  budget  des  recettes  est  de  18.000  marks.  Le  siège  de  l'Union  est  à  Nu- 
remberg. 

2.  Quelques  brasseries  locales  achètent  leur  houblon  aux  producteurs  de  leur  voi- 
sinage. Quelques  grands  brasseurs  visitent  aussi   ou  font  visiter  les  contrées  hou- 


268  LES   CULTIVATEURS   DE   HOUBLON    EN    1  RANC0NIE. 

8°  Les  houblonniers  ne  peuvent  penser  à  profiter  des  faci- 
lités d'écoulement  du  produit  sur  les  marchés  lointains,  parce 
qu'ils  n'y  ont  pas  de  relations  et  ne  possèdent  pas  à  ce  sujet  la 
moindre  orientation.  Ils  sont  réduits  à  vendre  dans  le  voisinage 
ou  à  qui  se  présente  à  eux  en  personne.  Tout  au  plus  quelques-uns 
d'entre  eux  peuvent-ils  dans  certains  cas  porter  leur  houblon  sur 
le  marché  voisin  à  Nuremberg-,  où  d'ailleurs,  pour  la  raison  qui 
précède,  ils  n'ont  pas  souvent  chance  d'avoiraffaireaux  brasseurs, 
mais  tombent  ordinairement  dans  les  mains  des  commerçants. 

9°  Enfin  les  cultivateurs  seraient  fort  empêchés  d'exporter 
leur  marchandise ,  parce  que  non  seulement  ils  n'ont  pas  d'ateliers 
de  séchage  au  feu  et  de  soufrage,  mais  encore  ne  disposent  pas  de 
l'outillage  coûteux  nécessaire  à  l'emballage  (presses  à  comprimer 
et  cylindres  de  métal). 

II.    —    LES    GRANDS  NÉGOCIANTS    ET    EXPORTATEURS    ISRAÉLITES 
A    NUREMBERG. 

A  Georgensgmiind,  l'on  traverse  la  couche  sociale  immédiate- 
ment superposée  aux  houblonniers,  celle  des  courtiers  etipetits 
acheteurs  intermédiaires1.  C'est  à  Nuremberg  que  s'étale  l'assise 
supérieure,  celle  des  grands  négociants  et  exportateurs.  Il  y  a  à 
Nuremberg  et  à  Fûrth  une  centaine  de  grandes  maisons  de  hou- 
blon; sauf  trois  exceptions,  tous  les  propriétaires  en  sont  israé- 
lites.  (Encore,  sur  les  trois  exceptions  signalées,  ne  trouve-t-on 
qu'un  chef  de  maison  qui  soit  de  souche  vraiment  indigène  ;  les 
deux  autres  sont  issus,  l'un  d'une  famille  d'origine  anglaise, 
l'autre  d'une  famille  d'origine  autrichienne.)  Ces  grands  négo- 
ciants et  exportateurs  israélites  jouent,  à  l'égard  de  la  production 
du  houblon,  le  môme  rôle  que  leurs  congénères  les  grands  expor- 

blonnières.  Mais  cela  n'est  pas  l'ordre  habituel  des  choses.  Pour  des  raisons  techni- 
ques et  financières,  la  brasserie  s'approvisionne  en  'général  auprès  des  grands  négo- 
ciants. 

1.  Insérés  entre  la  culture  houblonnièreet  le  grand  commerce,  ces  intermédiaires 
accomplissent  une  fonction  analogue  à  celle  des  directeurs  de  petites  fabriques  de 
Jouets  à  indépendance  fictive  qui  servent  de  tampon  entre  la  production  artisane  et  les 
grands  commissionnaires  en  bimbeloterie.  (Voir  :  Les  Faiseurs  de  Jouets.) 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.         269 

tateurs  de  bimbeloterie  à  l'égard  de  l'industrie  du  jouet  et  des  au- 
tres petites  industries  franconiennes.  Ils  réalisent  de  plus  grosses 
fortunes  encore  que  leurs  émules,  car  ils  traitent  des  affaires  de 
plus  grande  ampleur.  Ils  sont  les  Rois  du  Houblon.  Il  n'y  a  pas 
d'ailleurs  de  cloison  de  séparation  étanche  entre  les  exportateurs 
de  bimbeloterie  et  les  exportateurs  du  houblon;  les  uns  et  les 
autres  forment  à  Nuremberg  au  point  de  vue  économique  une 
seule  et  môme  classe  dirigeante  ;  parfois  l'on  rencontre,  parmi 
les  membres  d'une  môme  famille,  le  type  du  grand  négociant  en 
houblon  et  celui  du  grand  négociant  en  bimbeloterie. 

Donc  c'est  entre  les  mains  de  ces  grands  marchands  juifs  que 
la  récolte  houblonnière  finit  par  se  concentrer  peu  à  peu.  Pompée 
par  une  force  d'aspiration  irrésistible,  elle  s'engouffre  à  peu  près 
tout  entière  dans  l'ombre  de  leurs  vastes  entrepots  de  houblon 
{Hopfenlàger). 

Pour  comprendre  le  mécanisme  de  cette  action  dominatrice 
des  négociants  juifs,  il  convient  de  Y  analyser  en  l'envisageant 
successivement  sous  ses  trois  aspects  :  l'aspect  industriel,  l'aspect 
commercial  et  l'aspect  financier. 

III.  —  LA  DOMINATION  DES  GRANDS  NÉGOCIANTS  ENVISAGÉE  SOUS  SON 
ASPECT  INDUSTRIEL  :  LE  TRIAGE  ET  LASSORTIMENT,  LE  SÉCHAGE  ET 
LE  SOUKRAGE,  LA  COMPRESSION  DU  HOUBLON  ET  L'EMBALLAGE  EN 
CYLINDRES  MÉTALLIQUES. 

Voici  le  houblon  emmagasiné  dans  les  grands  Hopfenlàger. 
Il  y  va  subir  une  très  importante  manutention.  Les  balles  sont 
ouvertes  et  le  houblon  est  précipité  en  tas  pyramidaux  sur  les 
planchers.  On  le  porte  alors  sur  des  espèces  de  tamis  à  mouve- 
ment mécanique,  lesquels  ne  laissent  passer  que  les  cônes  bien 
cueillis;  ceux  qui  l'ont  été  imparfaitement  sont  l'objet  d'une 
opération  corrective  L  Le  houblon  de  chaque  provenance  est 
ensuite  trié  selon  les  degrés  de  qualité. 

1.  Les  houblons  des  crus  célèbres  (Spalt,  Saaz),  qui  ont  été  cueillis  avec  un  soin 
extrême  et  enfermés  en  sacs  scellés  sous  le  contrôle  des  municipalités,  n'ont  pas 
besoin  d'être  criblés  et  ne  subissent  pas  en  général  ce  traitement. 


270         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  PRANCONIE. 

Le  houblon  de  chaque  provenance,  même  trié  en  qualités, 
demeure  tout  d'abord  séparé  des  houblons  d'autres  provenances. 
Dans  bien  des  cas  cette  séparation  n'est  que  momentanée.  Lors- 
qu'il ne  s'agit  pas  de  «  provenances  »  célèbres  ou  nettement 
individualisées,  le  négociant  mélange  des  houblons  d'origines 
diverses,  mais  de  qualités  et  de  caractères  analogues.  Ou  même 
il  fond  ensemble  des  produits  différents,  mais  qu'il  juge  opportun 
de  «  couper  »  les  uns  avec  les  autres.  Le  négociant  se  met  ainsi 
en  état  de  fournir  aux  brasseries,  quand  elles  n'exigent  pas  un 
houblon  de  «  provenance  »  déterminée,  le  «  type  »  de  produit 
qui  convient  le  mieux  à  leurs  besoins.  Ou  bien,  si  le  hou- 
blon de  la  «  provenance  »  qu'elles  préfèrent  a  été  récolté  cette 
année-là  en  quantité  insuffisante,  le  négociant  s'arrange  pour 
donner  du  moins  aux  brasseries  un  «  type  »  qui  s'en  rap- 
proche1. 

Plus  ou  moins  vite  et  selon  l'aspect  qu'ils  présentent,  les  hou- 
blons doivent  être  soumis  au  séchage  par  le  feu  dans  les  appa- 
reils appelés  Darren,  qui  sont  chauffés  au  charbon  de  bois 
et  émettent  une  chaleur  mesurée  et  régulière2.  lTn  grand 
nombre  de  houblons,  notamment  ceux  destinés  à  l'exportation, 
doivent  par  surcroit  être  soufrés3.  A  cet  effet  une  certaine 
quantité  de  fleur  de  soufre  est  jetée  dans  le  foyer  quelque  temps 
après  le  commencement  de  l'opération  du  séchag-e,  et  des  dispo- 
sitifs appropriés  permettent  aux  vapeurs  d'acide  sulfureux  d'agir 
sur  le  houblon.  Grâce  au  séchage  par  le  feu  et  au  soufrage,  le 
houblon  se  trouve  parfaitement  séché  et  est  mis  en  état  de  ré- 
sister aux  parasites.  Le  soufrage  a  en  outre  pour  résultat  d'amé- 


1.  Dans  le  commerce  des  houblons  la  ligne  de  démarcation  est  d'ailleurs  très  Im- 
précise entre  le  mélange  légitime  et  la  fraude.  11  ne  manque  pas  de  voix  pour  affir- 
mer que  l'ombre  des  Hopfenl/igcr  couvre  des  opérations  de  transformation  auda- 
cieuses et  que  le  houblon  y  subit  les  plus  surprenants  changements  d'état  civil. 

2.  La  nécessité  du  séchage  par  le  feu  et  du  soufrage,  comme  l'urgence  d'y  procé- 
der plus  ou  moins  rapidement  sont  appréciées  par  le  chef  du  Ilopfenhïger.  Cette 
nécessité  et  cette  opportunité  varient  selon  la  qualité  du  houblon,  selon  sa  destina- 
tion, selon  le  temps  qu'il  devra  attendre  son  emploi,  selon  le  degré  d'humidité  de 
l'été,  etc.. 

3.  Sur  la  manutention  du  houblon,  voir  :  Fruwirth,  Hopfenbau  und  Hopfenbe- 
handlung  (Culture  et  Préparation  du  Houblon).  Thaer-liibliotheh,  Berlin.  1888. 


LE    GRAND   COMMERCE   DU   HOUBLON   A   NUREMBERG.  271 

liorer  l'aspect  de  la  marchandise  et  de  lui  donner  une  couleur 
uniforme1. 

Le  houblon  d'exportation  doit  enfin  être  comprimé  énergi- 
quement  et  introduit  dans  des  cylindres  de  métal ,  sur  les- 
quels on  visse  des  couvercles  qui  les  ferment  hermétique- 
ment2. 

Toutes  ces  opérations  industrielles  sont  assumées  par  les 
commerçants,  et  la  technique  en  a  été  d'ailleurs  peu  à  peu  créée 
par  leur  intelligente  initiative.  Les  petits  producteurs  seraient 
fort  en  peine  de  se  charger  de  cette  manutention,  car  l'outillage 
qu'elle  nécessite  est  des  plus  coûteux.  Les  Hopfenlùger,  vastes 
édifices  à  cinq  ou  six  étages,  représentent  déjà  une  valeur  con- 
sidérable. Les  appareils  de  séchage  et  de  soufrage  agencés  à 
l'intérieur  valent  aussi  des  sommes  très  importantes.  Tels  qu'ils 
sont,  les  Hopfenlager,  avec  les  longues  cheminées  rondes  ou 
quadrilatérales  qui  les  couronnent,  et  par  où  s'échappent  la  fu- 
mée du  charbon  et  les  vapeurs  de  l'acide  sulfureux,  prennent  le 
caractère  d'usines.  Les  presses  mécaniques  à  comprimer  le  hou- 
blon y  tiennent  encore  une  place  éminente.  Les  cylindres  métal- 
liques, dont  le  coût  est  fort  élevé,  sont  en  outre  la  propriété  du 
négociant  et  sont  seulement  prêtés  par  lui  aux  brasseries.  Tout 
ce  matériel  représente  donc  un  capital  imposant.  La  possibilité  de 
l'acquérir  marque  de  prime  abord  une  différence  énorme  entre 
le  grand  commerçant  capitaliste  et  le  petit  producteur  indigent. 
Enfin  la  possession  de  cet  outillage  par  le   négociant  contribue  à 


1.  Aussi  accuse-t-on  les  négociants  de  profiter  du  soufrage  pour  masquer  les  mé- 
langes illégitimes  (houblons lourds  et  légers,  jeunes  et  vieux,  etc.).  Ce  fut  même  long- 
temps un  motif  supplémentaire  de  défiance  contre  le  soufrage.  En  tout  cas,  il  est 
acquis  aujourd'hui  que,  si  le  soufrage  peut  aider  à  dissimuler  la  fraude,  il  constitue 
en  lui-même  une  opération  utile;  et  les  négociants,  en  la  mettant  en  pratique,  ont  réa- 
lisé un  important  progrès  technique. 

2.  Non  seulement  les  cylindres  de  houblon  comprimé  permettent  de  transporter 
au  loin  la  marchandise  dans  les  meilleures  conditions,  mais  encore  ils  facilitent  sa 
conservation  dans  les  brasseries.  Les  brasseurs  emmagasinenl  les  cylindres  dans  leurs 
caves  frigorifiques.  (11  est  à  noter  que  plusieurs  maisons,  dont  l'une  des  trois  mai- 
sons non  juives,  revendiquent  l'honneur  d'avoir  eu  l'initiative  du  procédé.) 

A  l'heure  actuelle,  on  comprime  le  houblon  dans  des  sacs,  et  l'on  enfonce  les  sacs 
dans  le  cylindre.  Il  est  facile  ensuite  aux  ouvriers  de  la  brasserie  d'extraire  les  sacs 
au  moyen  d'un  crochet. 


272         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

affermir  le  monopole  de  celui-ci  et  aggrave  la  dépendance  du 
houblonnier. 

Au  retour  des  «  jardins  de  houblon  »  où  travaillent  Scheuer- 
lein  et  ses  émules,  il  est  curieux  de  pénétrer  dans  un  de  ces 
Hopfenlàger  dont  le  caractère  mixte  participe  à  la  fois  de  l'en- 
trepôt et  de  l'usine1.  Nous  revoyons  celui  des  Gebrùder  Y...  L'un 
des  frères,  qui  s'occupe  spécialement  à  Nuremberg  de  la  partie 
commerciale  de  l'entreprise,  quitte  avec  nous  son  bureau  et  va 
frappera  la  lourde  porte  du  Liiger.  Un  autre  frère,  préposé  à  la 
direction  de  l'entrepôt2,  crie  un  ordre  de  l'intérieur.  Après  un 
moment  d'attente,  la  porte  s'ouvre.  L'on  a  presque  l'impression 
de  voir  s'abaisser  le  pont-levis  d'une  sorte  de  château  fort  com- 
mercial. Le  chef  du  Làger  nous  guide  à  travers  son  empire.  Une 
ombre  relative  y  règne.  Un  silence  presque  absolu  y  plane.  L'on 
discerne  la  cage  de  l'ascenseur  électrique,  qui  porte  sans  bruit 
les  balles  de  houblon  à  tous  les  étages.  Nous  passons  devant  la 
chambre  de  fumigation  où  s'opère  le  soufrage.  Et,  plus  loin, 
travaille  sourdement  la  presse  électrique,  puissante  et  silencieuse 
ouvrière  acharnée  à  comprimer  sans  fin  le  houblon.  A  travers 
les  espaces  obscurs,  parmi  l'odeur  amère,  le  chef  du  Làger 
marche  d'un  pas  ferme.  C'est  un  type  de  Sémite  vigoureux,  à  la 
barbe  courte  et  drue,  au  regard  énergique,  au  front  altier.  Un 
désir  le  prend  de  montrer  les  profondeurs  cachées  de  son  petit 
royaume  et  de  mettre  au  jour  les  forces  dissimulées  qu'il  recèle. 
Il  appuie  sur  des  boutons,  fait  jaillir  des  clartés.  «  Que  fais-tu?  » 
dit  l'autre  frère,  d'un  ton  mi-étonné  mi-rieur.  Mais  le  premier 
n'écoute  point,  continue  de  presser  les  boutons  et  d'illuminer 


1.  L'on  pourrait  faire  un  parallèle  entre  les  fonctions  industrielles  assumées  par 
les  grands  négociants  en  houblon  et  les  fonctions  industrielles  exercées  en  l'ranconie 
par  les  grands  négociants  en  bimbeloterie  (montage,  assemblage,  groupement  des 
jouets,  etc.). 

2.  Un  troisième  frère  est  établi  à  New-York,  où  il  dirige  la  succursale  de  la  mai- 
son. 

Dans  les  familles  de  grands  marchands  de  houblon,  il  arrive  ainsi  très  fréquent-' 
ment  que  l'un  des  frères  se  consacre  à  la  partie  technique  de  l'entreprise  (gouverne- 
ment du  Hopfenlàger),  tandis  qu'un  second  s'occupe  à  Nuremberg  de  la  partie 
commerciale  et  que  d'autres  frères  assurent  la  vente  a  l'étranger  ou  dirigent  les  suc- 
cursales étrangères. 


LE    GRAND    COMMERCE    DU    HOUBLON    A    NUREMBERG.  273 

des  coins  sombres.  Et  partout  des  rangées  de  balles  de  houblon 
surgissent,  comme  les  alignements  de  mystérieux  régiments  de 
réserve  —  embusqués  en  attendant  leur  heure  —  et  qu'on  lancera 
dans  l'action  à  l'instant  décisif,  l'instant  de  la  hausse  des  cours. 


IV.    LA  DOMINATION   DES  GRANDS  NEGOCIANTS  ENVISAGEE  SOUS  SON 

ASPECT  COMMERCIAL  :  LE  HOUBLON,  «  ARTICLE  DE  SPÉCULATION  » 
PAR  EXCELLENCE.  CAUSES  ET  CONDITIONS  DU  MONOPOLE  DES  GRANDS 
MARCHANDS    JUIFS. 

Dans  ces  grands  Hopfenldger  de  Nuremberg  (dont  beaucoup 
contiennent,  au  mois  de  septembre,  pour  plus  d'un  million  et 
demi  de  marks  de  marchandises),  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
balles  de  houblons  franconiens  proprement  dits  ou  bavarois  qui 
s'alignent.  Il  s'y  accumule  aussi  des  houblons  bohémiens  et  des 
houblons  des  autres  régions  productrices  de  l'Autriche-Hongrie. 
Il  s'y  entasse  des  houblons  russes.  Il  s'y  amoncelle  enfin  et  sur- 
out,  à  côté  des  houblons  du  pays,  des  houblons  du  Wurtemberg, 
de  Bade,  d'Alsace  et  delà  province  prussienne  de  Posen.  Nurem- 
berg n'est  pas  seulement  le  centre  géographique  du  commerce 
des  houblons  de  la  Franconie  et  de  la  Bavière,  principales  et 
plus  célèbres  régions  de  culture  du  houblon  allemand.  Nuremberg 
est  davantage.  Il  est  le  grand  centre  du  commerce  des  houblons 
allemands  en  général^.  Les  conditions  toutes  particulières  de 
la  culture,  la  dispersion  extraordinaire  des  places  d'écoulement 
et  les  formes  infiniment  variées  sous  lesquelles  la  demande  se  pro- 
duit de  la  part  des  brasseries  appelaient  nécessairement  la  consti- 
tution d'un  vigoureux  organe  central  de  commerce.  Cette  sorte  de 
cerveau  du  commerce  des  houblons  allemands  s'est  peu  à  peu  dé- 
veloppé à  Nuremberg .  Là  les  houblons  sont  rassemblés,  emma- 
gasinés,  triés,   assortis,  séchés,  soufrés,  comprimés,    emballés, 

1.  Sur  le  commerce  des  houblons,  voir  :  von  Saher,  La  Cul  hue  et  le  Commerce 
pratiques  des  Houblons  {Der  Praktische  Hopfenbau  und  Hopfenhandel),  Tro- 
witzsch  et  fils,  édit.,  Francfort-  aur-I'Oder,  1861...  et  tout  particulièrement  :  Emil 
struve,  Le  Commerce  des  Houblons  (Der  Hopfenhandel),  Paul  Parey,  édit.,  Berlin, 
1891...  etc. 


-1~<\  LES    CULTIVATEUR      DE   U0UBL0N    EN    FRANCOME. 

transformés  en  marchandise  appropriée  aux  convenances  du  client 
et  immédiatement  utilisable.  Et  de  là  les  houblons  sont  dirigés 
en  tout  sens  sur  les  brasseries.  Cela  n'empêche  point,  bien  en- 
tendu, qu'il  s'accomplisse  des  transactions  importantes  sur  les 
places  de  production  et  que  beaucoup  de  houblons  quittent  les 
houblonnières  pour  aller  directement  dans  les  brasseries  du  voi- 
sinage. Mais,  si  l'on  considère  l'ensemble  des  phénomènes,  la 
centralisation  du  commerce  des  houblons  à  Nuremberg  n'en  est 
pas  moins  un  fait  considérable  et  des  plus  saisissants1.  Effective- 
ment, dans  la  majorité  des  cas,  le  houblon  allemand  passe  par 
Nuremberg,  et  décrit  ainsi  bien  souvent  un  grand  circuit,  pou;- 
aller  des  «  jardins  de  houblon  »  jusqu'aux  cuves  du  brasseur. 
Tels,  par  exemple,  ces  houblons  de  Posen  qui  viennent  se  ven- 
dre à  Nuremberg  pour  aller  ensuite  aromatiser  le  moût  des  bras- 
seurs berlinois.  L'on  conçoit  que  cette  circulation  territoriale  du 
houblon,  ces  mouvements  de  convergence  vers  le  centre  du  né- 
goce, puis  de  rayonnement  vers  les  places  de  consommation, 
ajoutent  leur  effet  à  celui  des  autres  circonstances  pour  accen- 
tuer le  caractère  du  produit  comme  grand  article  de  commerce. 
Le  royauté  de  Nuremberg  sur  le  commerce  houblonnier 
s'est  constituée  sous  l'action  combinée  des  conditions  naturelles 
et  de  l'initiative  d'individualités  capables  et  énergiques.  Cette 
domination  s'exerça  d'abord  sur  les  houblons  franconiens  et  ba- 
varois. Puis  elle  s'étendit  graduellement  aux  houblons  d'autres 
provenances.  Dès  que  le  courant  se  dessina,  les  pouvoirs  publics, 
de  commune  et  d'État,  intervinrent  avec  empressement  pour  s'ef- 
forcer de  le  régler  et  de  le  canaliser  selon  leurs  conceptions  nor- 
matives. Mais  cette  intervention,  bien  que  renouvelée  avec  obsti- 
nation et  par  des  moyens  divers,  se  heurta  à  des  obstacles 
inattendus  et  excessivement  résistants.  Finalement  les  pouvoirs 
publics  durent    céder    et  abandonner    les    transactions  à    leur 

1.  Voir  le  graphique  frappant  d'Emile  Struve  dans  son  llopfvnhandel.  En  repré- 
sentant la  production  des  différents  centres  lioublonnicrs  par  des  cercles  de  Surface 
proportionnelle,  et  en  figurant  les  mouvements  de  convergence  des  marchandises  sur 
Nuremberg  par  des  tlèches  de  diverses  largeurs,  l'auteur  a  rendu  sensible  ce  rôle 
absolument  prépondérant  de  la  grande  ville  franconienne  dans  le  commerce  des 
houblons  allemands. 


LE    (iRAND    COMMERCE   DU    HOUBLON   A    NUREMBERG.  Zi> 

libre  cours.  Il  n'y  a  rien  de  plus  curieux  que  la  suite  de  ces  com- 
bats entre  l'esprit  de  réglementation  et  les  énergies  créatrices  de 
la  réalité  et  de  la  vie  :  le  premier,  animé  des  meilleures  inten- 
tions, mais  échouant  à  vouloir  prévoir  les  contre-coups  des  faits; 
les  secondes,  procédant  avec  une  sombre  logique  à  demi  incons- 
ciente et  très  différente  en  tout  cas  de  la  logique  rationnelle,  et 
développant  leurs  œuvres  farouches  et  grandioses  par  une  irré- 
sistible succession  de  démarches  inattendues.  L'objectif  des 
pouvoirs  publics  fut,  dès  la  première  heure,  la  constitution  d'un 
marché  réglementé.  En  1833,  l'État  bavarois  consulte  toutes  les 
municipalités  du  bassin  de  la  Rézat  sur  l'opportunité  d'instituer 
des  marchés  houblonniers.  En  1844,  dans  la  province  du  Haut 
Palatinat,  voisine  de  la  Franconie,  la  ville  d'Amberg,  devançant 
Nuremberg,  veut  organiser  un  marché  des  houblons.  Les  pres- 
criptions essentielles,  qui  se  répéteront  deux  ans  plus  tard  dans 
l'Ordonnance  du  marché  de  Nuremberg,  sont  :  défense,  faite  à 
plusieurs  lieues  à  la  ronde,  de  traiter  des  affaires  ailleurs  que  sur 
le  marché;  limitation  de  la  faculté  de  revendre  plusieurs  fois  la 
même  marchandise;  publication  officielle  des  prix;  assujettisse- 
ment de  toutes  les  opérations  au  contrôle  municipal  ;  interdiction 
du  soufrage,  etc.,  etc..  Après  Amberg,  la  ville  de  Bamberg 
(Haute  Franconie)  songe  aussi  à  fonder  un  marché  des  houblons. 
C'est  alors  que  Nuremberg  se  décide  à  entrer  en  scène.  La  Dé- 
légation des  commerçants  delà  ville  se  prononce,  sous  certaines 
réserves,  pour  l'institution  d'un  marché.  Il  en  est  de  même  de 
la  Chambre  de  commerce  de  Moyenne  Franconie,  qui  siégeait  en 
ce  temps-là  à  Ansbach.  Mais,  très  judicieusement,  la  Chambre 
met  la  municipalité  en  garde  contre  des  réglementations  trop 
étroites  :  «  Plus  vous  lui  laisserez  de  liberté,  d'autant  mieux  le 
commerce  du  houblon  fleurira,  étant  donnée  surtout  la  brièveté 
de  la  période  annuelle  pondant  laquelle  ses  phases  se  déroulent.  >j 
La  contrainte  imposée  aux  acheteurs  nurembergeois  d'indiquer 
les  prix  payés  par  eux  pour  des  acquisitions  de  houblon  effectuées 
en  d'autres  localités,  provoque  les  critiques  de  la  Chambre  de 
commerce.  Elle  objecte  la  mobilité  incessante  des  cours.  Quoi 
qu'il  ensuit,  le  Marché  est  organisé  en  1846.  On  a  édicté  les  mè- 


276  LES    CULTIVATEURS    DU.    HOUBLON    EN    FRANCON'IE. 

mes  défenses  qu'à  Amberg  ;  il  a  été  en  outre  rigoureusement  in- 
terdit de  soufrer  et  de  mélanger  les  houblons.  Le  1er  septembre, 
a  lieu  le  premier  marché.  Le  3  septembre,  l'officier  de  police 
constate  mélancoliquement  l'insuccès  pratique  de  l'ordonnance. 
Tous  les  marchands  ont  déclaré  unanimement  ne  pouvoir  faire 
connaître  les  prix  payés  par  eux.  Un  expert  de  Bamberg  a  fait 
remarquer  que  les  producteurs  apportent  très  rarement  eux- 
mêmes  leur  houblon  sur  le  marché.  Hic  jacet,  inscrit  en  marge 
du  rapport  le  crayon  d'un  conseiller  de  ville.  Fort  embarrassée, 
la  municipalité  consulte  encore  la  Délégation  des  commerçants. 
Celle-ci  émet  des  appréciations  presque  ironiques.  Struve  ob- 
serve que  les  termes  de  cette  réponse  montrent  combien  le  grand 
négoce  du  houblon  s'était  déjà  développé  à  Nuremberg  et  quelle 
importance  il  avait  prise  au  sein  de  la  Délégation.  L'intérêt  du 
producteur  comme  de  l'acheteur,  affirment  les  délégués,  est  de 
tenir  les  prix  secrets.  Ah  !  vous  aviez  cru,  disent-ils  en  substance, 
que  les  cultivateurs  allaient  convoyer  leurs  produits  sur  le  mar- 
ché et  que  les  brasseurs  allaient  s'y  rassembler  pour  couvrir  leurs 
besoins!  Ne  savez- vous  donc  pas  que  le  brasseur  aisé  va  choisir 
son  houblon  sur  les  lieux  de  production?  Quant  au  petit  brasseur, 
ignorez-vous  qu'il  ne  peut  acheter  qu'à  crédit  et  ne  paraît  point 
sur  le  marché  ?  Les  délégués  font  ressortir  vivement  cette  circons- 
tance que  le  marché  attire  à  lui  seulement  les  houblons  des  en- 
virons immédiats  de  Nuremberg,  qui  ne  sont  point  les  meilleurs 
houblons.  Spalt,  voire  Hersbruck  et  Altdorf-Ville  ne  se  montrent 
pas.  Le  marché  n'est  donc  visité  que  par  les  négociants  qui  re- 
cherchent les  sortes  ordinaires  ;  et  cela  devrait  suffire  pour  dé- 
couvrir le  danger  de  publier,  afin  qu'ils  servent  de  point  de  départ 
à  des  conclusions  erronées,  les  prix  pratiqués  sur  la  place. 

Après  quelques  années  de  contlits,  non  seulement  toutes  ces 
tentatives  de  réglementation  avaient  avorté,  mais  encore  elles 
avaient  eu  pour  résultat  imprévu  de  hâter  l'évolution  d'où  est 
sortie  la  domination  des  grands  négociants  en  houblon.  Inquié- 
tés dans  la  liberté  de  leurs  mouvements,  ceux-ci  avaient  en  effet 
rassemblé  leurs  forces  et  déployé  une  activité  étonnante.  Ils 
s'étaient   fait  de  plus  en  plus  représenter  sur  les  lieux  de  pro- 


LE    GRAND   COMMERCE   DU    HOUBLON   A    NUREMBERG.  277 

duction,  y  avaient  ouvert  des  dépôts  pour  emmagasiner  la  mar- 
chandise, avaient  enveloppé  la  culture  dans  des  fdets  savam- 
ment tendus.  A  Nuremberg,  ils  avaient  commencé  d'édifier  leurs 
Loger,  et,  dans  l'intérieur  de  ceux-ci,  travaillé  avec  une  ap- 
plication infatigable  à  améliorer  la  technique  du  séchage  et 
de  l'emballage.  Aussi  n'exagérions-nous  pas  tout  à  l'heure  en 
évoquant,  à  propos  des  Hopfenlager,  l'idée  de  forteresses. 
Ils  furent  vraiment  les  places  fortes  où  le  grand  négoce  se  bas- 
tionna.  Fort  de  son  expérience,  de  ses  relations,  de  ses  capitaux 
et  de  sa  connaissance  de  la  nature  des  choses,  il  put  braver, 
tout  en  s'en  amusant  par  instants,  l'agitation  réglementatrice 
que  les  agents  des  pouvoirs  publics  étalaient  sur  la  Halle  aux 
Houblons  de  plus  en  plus  délaissée  et  solitaire.  En  même  temps, 
les  négociants  mettaient  à  profit  le  développement  des  trans- 
ports. Ils  étendaient  le  champ  de  leurs  entreprises  à  toute  la 
production  allemande  et  autrichienne.  Et  ils  se  servaient  des 
chemins  de  fer  et  des  bateaux  à  vapeur  pour  amorcer  l'expor- 
tation en  tous  pays.  Ils  ouvraient  le  souple  éventail  de  leurs 
agences  commerciales.  Enfin,  par  cela  même,  ils  fondaient  les 
marchés  en  un  seul;  démolissant  l'idéal  administratif  d'un 
marché  national,  ils  lâchaient  sur  les  cours  de  la  récolte  bava- 
roise, toute  vive,  la  pression  des  récoltes  étrangères.  Et,  der- 
rière ce  négoce  de  premier  plan,  à  l'allure  déjà  dominatrice, 
tout  un  commerce  accessoire  de  Juifs  secondaires  pullulait,  dont 
les  manœuvres  donnaient  lieu  à  des  commentaires  sans  fin  et 
dont  les  abus  soulevaient  parfois  des  protestations  véhémentes. 
L'on  s'indignait  d'apprendre  que,  dans  les  tavernes  de  la  Caro- 
linenstrasse,  les  affaires  clandestines  brassées  par  ces  trafiquants 
fussent  plus  importantes  que  les  transactions  officielles  du  Mar- 
ché. Mais  ni  les  clameurs  ni  les  mesures  de  répression  n'y 
changeaient  rien.  Il  semblait  que  le  commerce  juif  du  houblon 
se  développât  avec  la  marche  régulière  et  irrésistible  d'un 
grand  phénomène  de  la  nature.  La  tourbe  des  trafiquants  mi- 
nuscules ne  contribuait  pas  pour  une  part  négligeable  à  cette 
invincible  propagation.  Leur  opération  collective  paraissait 
manifester  quelque  chose  de  puissant  et  de  fatal,  rappelant  les 


^78         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

ouvrages  de  certaines  colonies  animales.  Par  une  force  destruc- 
tive de  termites,  ils  ruinaient  l'échafaudage  de  la  réglementa- 
tion. Et,  au  contraire,  par  une  sorte  d'activité  madréporaire,  ils 
édifiaient  lentement  les  assises  du  grand  commerce.  Même  ils 
s'organisaient  peu  à  peu  dans  son  plan,  coordonnaient  leur  ac- 
tion avec  la  sienne.  Ils  lui  fournissaient  des  instruments  de  re- 
lation pénétrants  et  tenus.  Ils  prolongeaient  sa  vigilance  jusque 
dans  les  profondeurs  et  se  constituaient  à  son  usage  en  innom- 
brables tentacules  exploratrices. 

En  1855,  l'État  bavarois  demanda  brusquement  à  la  munici- 
palité de  Nuremberg  de  le  renseigner  sur  la  manière  dont  la 
réglementation  du  marché  était  assurée.  La  municipalité  ré- 
pondit sans  ambages  :  «  L'expérience  a  montré,  déclara-t-elle, 
que  Von  ne  peut  prescrire  au  commerce  du  houblon  des  chemins 
obligatoires.  Depuis  plusieurs  années,  il  n'y  a,  à  proprement 
parler,  plus  eu  de  marché.  Le  commerçant  va  au-devant  du 
producteur;  par  conséquent,  l'on  ne  sent  plus  le  besoin  d'un 
marché...  Le  commerçant  préfère  se  bâtir  ses  propres  greniers 
plutôt  que  d'utiliser  ceux  de  la  Halle.  Il  vend  directement,  de 
son  Làger  même,  à  des  acheteurs  qui,  selon  les  cas,  se  trouvent 
sur  la  place  ou  en  dehors  ».  L'État  consentit  à  quelques  modifi- 
cations, mais  persista,  sur  le  fond,  dans  sa  manière  de  voir.  En 
1856,  la  municipalité  demanda  son  avis  au  Conseil  de  Com- 
merce de  la  ville.  Celui-ci  émit  une  opinion  mitigée.  De  leur 
coté,  les  négociants  en  houblon  avaient  élevé  très  haut  la  voix 
dans  une  pétition  à  la  municipalité  où  ils  rappelaient  leurs 
services  et  se  réclamaient  de  la  doctrine  du  Laissez  faire.  La 
municipalité  conféra  longuement  avec  les  principaux'  de  ces 
grands  marchands  houblonniers,  avec  les  Scharrer,  les  Kohn, 
les  Strumpf  et  les  Mayer.  Après  mûre  réflexion,  elle  formula  la 
conclusion  qu'un  marché  obligatoire  n'était  possible  que  s'il 
était  —  chose  bien  difficile  à  réaliser  — pourvu  d'immenses  gre- 
niers et  muni  de  l'outillage  et  du  personnel  technique  néces- 
saires pour  pratiquer  le  séchage,  la  compression,  l'emballage 
et  le  camionnage.  La  municipalité  avouait  aussi  que  les  prix 
du  houblon  étaient  par  essence  infiniment  changeants  et  qu'ils 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        279 

variaient  en  outre  selon  les  conditions  de  paiement.  Conformant 
sa  conduite  à  son  jugement,  la  municipalité,  par  une  conclusio 
plenis,  décida  donc  l'abolition  du  marché  obligatoire1. 

L'examen  approfondi  auquel  ils  s'étaient  cette  fois  livrés 
avait  fait  beaucoup  réfléchir  les  conseillers  de  ville.  Dans  l'ex- 
posé des  motifs,  ils  exprimaient  des  vues  perçantes  sur  la  na- 
ture manifestée  peu  à  peu  par  les  affaires  en  houblons  :  «  Les 
transactions  en  houblons  portent  sur  une  marchandise  qui 
souvent,  en  l'espèce,  a  une  valeur  purement  subjective  et  seu- 
lement peu  ou  point  de  valeur  intrinsèque.  Par  conséquent, 
elles  ne  peuvent  être  a/faires  de  marché  que  là  où  l'on  vend  di- 
rectement au  consommateur  et  où  la  valeur  intrinsèque  repa- 
rait. Mais  là  où,  comme  à  Nuremberg,  la  valeur  subjective 
passe  au  premier  plan,  les  transactions  en  houblons  ne  s'accom- 
modent plus  du  régime  du  marchr,  mais  sont  au  contraire  ap- 
propriées au  régime  de  la  Bourse.  La  très  grande  mobilité  des 
cours  est  la  condition  du  commerce  des  houblons,  qui  s'appa- 
rente par  des  rapports  multiples  au  commerce  des  actions  et 
papiers.  » 

Les  conseillers  de  ville  avaient  cette  fois  mis  le  doigt  sur  l'un 
des  points  centraux  du  problème.  La  variabilité  extrême  des 
cours  du  houblon!  Nous  avons  déjà  fait  ressortir  plus  haut  toute 
la  portée  de  cette  circonstance,  et  nous  avons  montré  quelle 
est  engendrée  elle-même  par  la  multiplicité,  la  mobilité  et  la 
contingence  des  facteurs  qui  agissent  sur  la  culture  et  la  consom- 
mation du  houblon  (influence  décisive  des  conditions  atmos- 
phériques pendant  les  jours  précédant  immédiatement  la  cueil- 
lette, quantité  et  qualité  très  différentes  chaque  année  des  ré- 
coltes des  divers  pays,  persistance  de  stocks  inconnus  dans  les 
chambres  de  réserve  des  brasseries,  auspices  tirés  de  l'ardeur 
plus  ou  moins  vive  de  la  température  et  de  la  situation  plus  ou 

1.  En  1858,  l'État  manifesta  à  la  municipalité  son  mécontentement  de  la  décision 
prise.  Néanmoins  il  masqua  bientôt  sa  retraite  en  ouvrant  une  nouvelle  enquête  de 
durée  indéterminée. 

Le  marclié  obligatoire  se  trouvait  définilivemenl  aboli.  Quelque  temps  auparavant, 
avait  été  abolie  l'obligation  de  publier  les  prix.  Enfin  l'interdiction  de  soufrer 
lui  limitée  désormais  aux  houblons  destinés  à  la  brasserie  nationale. 


280         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  KRANC0NIE. 

moins  prospère  des  classes  laborieuses  en  vue  de  préjuger  de 
l'importance  probable  de  la  consommation  de  la  bière,  etc.,  etc. 
L'impossibilité  de  fixer  à  aucun  moment  un  niveau  au  flot 
ondoyant  et  capricieux  que  forment  les  prix  du  houblon,  voilà 
ce  qui  rend  si  aiguë  cette  question  du  houblon,  laquelle,  dans 
les  pays  où  ce  genre  de  culture  est  particulièrement  développé, 
constitue,  comme  le  dit  Struve,  un  sérieux  morceau  de  la  ques- 
tion sociale.  C'est  de  l'écart  considérable  existant  souyent  entre 
le  prix  consenti  au  cultivateur  par  le  négociant  et  le  prix 
finalement  payé  au  négociant  par  la  brasserie  que  se  plaignent 
les  houblonniers  avec  une  régularité  douloureuse  et  monotone. 
Et  c'est  afin  de  diminuer  cet  écart  eu  mettant  en  contact  les  cul- 
tivateurs et  les  brasseurs  que  les  pouvoirs  publics,  animés  des 
meilleures  intentions  du  monde,  s'étaient  obstinés  dans  la  lutte 
où  nous  les  avons  vus  épuiser  leur  bon  vouloir  et  leurs  moyens 
de  contrainte.  Nous  apercevons  maintenant  pourquoi  la  force 
des  règlements  devait  s'évertuer  en  vain  à  régler  un  tour- 
billon aussi  compliqué  et  aussi  déconcertant. 

Cette  mobilité  et  cette  fluidité  des  cours  incitaient  violemment 
à  la  spéculation.  Et  c'est  justement  là  une  des  raisons  principales 
qui  permettent  de  comprendre  pourquoi  les  Juifs  se  sont  si  forte- 
ment intéressés  au  commerce  des  houblons  et  pourquoi  ils  y  ont 
si  brillamment  réussi.  Le  houblon  est  vraiment  un  grand  «  article 
de  spéculation  »,  comme  les  pierres  précieuses,  les  plumes  d'au- 
truche, etc.  Seulement,  ce  qui  donne  au  cas  un  caractère  très 
grave  et  très  dramatique,  c'est  que  le  houblon  (comme  élément 
de  la  bière)  est  en  même  temps  dans  les  pays  du  Nord  un  article 
de  grande  consommation  et  môme,  peut-on  dire,  un  article 
essentiel  d'alimentation. 

Comme,  en  raison  de  l'instabilité  du  produit,  l'activité  des 
transactions  se  trouve  resserrée  et  en  quelque  façon  ramassée 
dans  le  champ  réduit  d'une  courte  période  de  temps,  les  ascen- 
cions,  les  chutes  et  les  rebondissements  des  cours  s'en  trouvent 
encore  précipités  et  les  sautes  des  prix  s'en  l'ont  sentir  d'une  ma- 
nière encore  plus  violente.  Stamni  écrivait,  à  une  date  déjà 
lointaine,  «  que  les  transactions  s'opèrent  avec  la  même  rapi- 


LE    GRAND    COMMERCE    DL"    IJOL'BLON    A    NUREMBERG.  281 

dite  et  la  même  passion  qu'à  une  table  de  jeu  »'.  Qu'eût- il  dit 
aujourd'hui? 

Merveilleux  spectacle!  Ces  cônes  de  houblon,  si  laborieuse- 
ment mais  si  paisiblement  cultivés  par  Scheuerlein  et  ses  émules, 
les  voilà ,  dès  qu'ils  sont  envolés  des  tiges  et  qu'ils  ont  quitté  les 
mornes  campagnes,  les  voilà  qui  revêtent  le  caractère  fantasti- 
que de  valeurs  de  Bourse,  les  voilà  qui  se  transfigurent  inces- 
samment à  la  lumière  changeante  des  cours,  les  voilà  qui  entrent 
pour  y  tournoyer  dans  la  sarabande  terrible  de  la  spéculation  ! 

Les  négociants,  tirant  parti  de  cette  rapidité  extrême  des 
transactions,  contribuent  encore,  par  leurs  manœuvres  tour 
à  tour  savantes  ou  hardies,  à  rendre  les  cours  plus  instables. 
Par  là  ils  réduisent  le  petit  cultivateur  à  une  situation  encore 
plus  précaire,  car,  si  celui-ci  est  impressionné  dans  son  budget 
par  les  fluctuations  des  prix,  le  résultat  final  se  traduit  bien 
rarement  pour  lui  par  un  bénéfice  appréciable2.  Toujours  à 
court  d'argent,  il  n'a  guère  la  possibilité,  malgré  son  véhé- 
ment désir  de  profiter  d'une  hausse,  d'attendre  ni  de  saisir  l'oc- 
casion favorable.  Les  choses  s'ordonnent  de  telle  manière  qu'il 
doit  habituellement  se  contenter  de  la  portion  congrue.  Retenu 
par  des  attractions,  des  pesanteurs  et  des  servitudes  invisibles, 
il  retombe  lourdement  au  zéro  de  l'échelle  le  long  de  laquelle 
les  négociants  jouent.  L'échiné  courbée  du  pauvre  houblon- 
nicr  n'est  que  le  tremplin  sur  lequel  le  démon  de  la  spéculation 
prend  son  élan  (pour  accomplir  des  sauts  qui  méritent  du  reste 
le  nom  de  sauts  périlleux,  car  les  marchands  risquent  parfois 
de  se  ruiner  au  cours  de  ces  opérations  toujours  hasardeuses). 
Portant  aux  pieds  les  fers  de  l'hypothèque,  paralysé  par  un  be- 
soin d'argent  chronique,  le  cultivateur  ne  peut  remuer  et  doit  se 
borner  à  fournir,  aux  évolutions  vertigineuses  des  spéculateurs, 

1.  Fernand  Slamm,  L<   livre  du  Houblon  (pris  Buch  vom  Hopferi),  Saaz.  I85i. 

2.  Aux  environs  de  1882,  c'est-à-dire  au  moment  où  se  dessina  le  grand  essor  de 
la  brasserie  bavaroise  et  où  l'exportation  de  la  bière  et  du  houblon  prit  une  grande 
extension,  les  producteurs  purent  bénéficier  des  mouvemeuts  de  hausse;  il  y  cul 
notamment  quelques  beaux  jours  pour  les  habitants  de  Spalt.  Puis  le  grand  com- 
merce  se  développa  avec  tous  ses  organes  intermédiaires,  et  les  honblonniers  se  trou- 
vèrent de  moins  en  moins  à  même  de  profiter  des  fluctuations  des  cour*. 

19 


282         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  KRANCONIE. 

la  base  résignée  et  immobile  de  son  labeur  minutieux  et  maigre- 
ment rétribué. 

A  peine  la  récolte  terminée,  les  jeux  épiques  de  la  spéculation 
commencent.  Se  mettent  à  la  hausse  les  négociants  qui  ont  déjà 
fait  leurs  emplettes  et  une  foule  de  petits  acheteurs  qui  se  sont 
pourvus  de  marchandises  sur  les  lieux  de  production.  Nos  haus- 
siers adjurent  le  houblonnier  de  se  réserver;  d'une  manière 
ostentative,  ils  concluent  à  des  prix  élevés  quelques  transactions1. 
Prennent  position  à  la  baisse  les  commerçants  qui  n'ont  pas 
encore  terminé  leurs  acquisitions  et  aussi  les  intermédiaires  qui 
ont  vidé  leur  provision  plus  tôt  qu'ils  ne  s'y  attendaient.  Le 
pauvre  houblonnier  franconien,  effaré,  se  trouve  pris  entre  deux- 
feux  et  ne  sait  où  donner  de  la  tête.  L'élan  véhément  de  son  âme 
le  porterait  à  se  ranger  sous  l'étendard  du  parti  de  la  hausse. 
Mais  il  a  besoin  d'argent;  il  craint  que  sa  marchandise  ne  se  dé- 
tériore; parfois  il  a  déjà  dû  par  avance  enchaîner  sa  liberté:  et, 
quelque  envie  qu'il  en  ait,  il  n'a  plus  le  loisir  de  rallier  le  canon 
des  haussiers.  Les  expressions  propres  à  la  peinture  des  combats 
viennent  d'elles-mêmes  sous  la  plume  lorsque  l'on  veut  retracer 
ces  mêlées.  C'est  qu'en  effet  ce  sont  des  sortes  de  batailles,  dans 
lesquelles  il  faut,  pour  triompher,  être  capable  de  décision  sûre 
et  rapide.  Non  seulement  l'on  doit  apprécier  vite  et  en  détail 
tous  les  houblons  présentés,  mais  en  même  temps  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  un  seul  instant  la  situation  générale  du  marché  et 
il  est  nécessaire  de  faire  front  immédiatement  par  l'exécution  de 
plans  nouveaux  aux  combinaisons  de  la  contre-spéculation.  Et 
l'on  a  par  surcroît  à  déterminer  constamment  l'importance  pro- 
bable des  besoins  de  la  brasserie  (au  moyen  d'inductions  diverses, 
comme  par  exemple  celles  qui  sont  basées  sur  le  nombre  de 
cylindres  vides  retournés  par  les  brasseurs  étrangers,  etc.,  etc.). 

L'un  des  moyens  les  plus  efficaces  employés  par  les  négociants 
en  houblons  pour  aider  au  succès  de  leurs  plans,  c'est  la  publi- 
cation de  nouvelles.  Elle  se  manifeste  sous  la  forme  de  bruits 
habilement  répandus,  et  d'une  profusion  de  rapports  imprimés  : 

1.  Voir  Struve,  op.  cil.,  liage  83. 


LE   GRAND    COMMERCE   DU    HOUBLON   A    NUREMBERG.  -N.'5 

articles  de  journaux,  bulletins,  dépèches,  circulaires.  Struve  a 
dessiné  avec  finesse  les  «  schémas  »  de  cette  publicité  tendan- 
cieuse. Avant  la  récolte,  les  rapports  ont  un  caractère  de  préci- 
sion botanique  et  météorologique;  ils  décrivent  l'état  des  plan- 
tations dans  les  divers  pays.  Volontiers   «  ils  font  sonner  aux 
oreilles  du  houblonnier  une  note  pessimiste  ».  La  qualité  de  son 
houblon  laissera  à  désirer  cette  année,  lui  assure-t-on!  La  ré- 
colte des  autres  pays,  notamment  celle  de  la  Bohême,  s'annonce 
comme  très  abondante  !  Et  d'ailleurs  les  brasseries  n'ont  pas  de 
grands  besoins,  car  leurs  stocks  sont  encore  considérables.  Toute 
cette  musique  a  pour  but  de  convaincre  le   houblonnier  qu'il 
devra  s'estimer  heureux  de  pouvoir  sans  tarder  se  débarrasser  de 
la  marchandise  au  plus  juste  prix.  Dès  que  les  houblons  sortent 
des  greniers  du  producteur,   un    autre   leit  motiv   retentit   à 
l'orchestre  :  le  produit  a  été  mal  séché,  il  se  présente  dans  de 
mauvaises  conditions.  Cependant  les  Loger  des  commerçants 
commencent  à  se  remplir.  Alors  ceux-ci  font  signe  à  leurs  instru- 
mentistes d'attaquer  d'autres  airs.  Le  concert  s'adresse  cette  fois 
aux  brasseurs.  Il  s'agit  de  leur  donner  à  penser  que  c'est  le  mo- 
ment d'acheter  ou  jamais.  «  L'Angleterre  et  l'Amérique  envoient 
des  ordres  multipliés  et  menacent  de  nettoyer  la  place.  »  «  En 
particulier,  les  sortes  fines  vont  manquer.    »   L'orchestre   des 
haussiers  a  ordre  de  couvrir  de  ses  fanfares  les  bruits  de  baisse, 
jusqu'à  que  ceux-ci  deviennent  malgré  tout  perceptibles.  Les 
sonneurs  de  trompes  se  résolvent  alors  à  admettre  la  baisse,  mais 
affirment  de  la  façon  la  plus  tonitruante  qu'elle  se  limite  aux 
sortes  de  houblon  inférieures.  «  Les  bons  houblons  verts,  cla- 
ment-ils en  chœur,  sont  plus  que  jamais  recherchés;  ils  con- 
tinuent d'être  payés  de  hauts  prix,  et  d'ailleurs  commencent  ;ï 
se  raréfier.  »  Les  négociants  juifs  mettent  en  œuvre  avec  une 
incomparable  maestria  toutes  ces  ressources  de  la  publicité,  qui 
apparaissent  entre  leurs  mains,  ainsi  que  l'observait  assez  juste- 
ment un  de  leurs  adversaires,  comme  quelque  chose  d'analogue 
aux  artifices    de   l'ancienne  sorcellerie.   Craintes  évoquées,  es- 
poirs allumés,  obsession  peu  à  peu  invincible  des  affirmations 
obtenue  par  la  répétition  obstinée,  il  y  ;i  là  en  effet  une  espèce 


284  LES    CULTIVATEURS    DE   U0U15L0N    EX    FRANCONIE. 

de  sorcellerie  psychologique  qui  vise  à  subjuguer  l'homme  en 
impressionnant  sa  suggestibilité  et  en  profitant  de  la  faiblesse  de 
sa  mémoire  et  de  son  jugement  pour  magnétiser  ses  passions  in- 
téressées et  pour  aimanter  son  vouloir. 

Il  va  de  soi  que  les  combinaisons  des  spéculateurs  sont  infi- 
niment moins  simples  qu'il  n'apparaîtrait  d'après  le  résumé  qui 
précède;  nous  nous  bornons  ici  à  caractériser  les  phénomènes  à 
grands  traits.  Tels  négociants  trouvent  leur  avantage  à  ne  com- 
pléter leurs  achats  qu'après  avoir  recueilli  d'avance  un  certain 
nombre  de  commandes  auprès  de  la  brasserie1.  Tels  spéculateurs 
jouent  à  la  fois  à  la  hausse  et  à  la  baisse  et  pratiquent  des  sortes 
d'opérations  à  cheval  en  prenant  des  positions  diverses  à 
l'égard  des  diverses  sortes  de  houblons.  Dans  le  commerce  des 
houblons  aussi  bien  qu'à  la  Bourse  des  valeurs,  le  sombre  et  ma- 
gnifique génie  de  la  spéculation  rencontre  un  espace  suffisant 
pour  déployer  largement  toute  l'envergure  de  ses  robustes  ailes. 


Cependant  les  négociants  en  houblon,  en  même  temps  qu'ils 
sont  de  grands  spéculateurs,  sont  aussi,  il  ne  faut  pas  l'oublier, 
de  grands  commerçants  dans  toute  la  force  du  terme.  C'est  seu- 
lement d'une  manière  provisoire  que  le  produit  se  transforme 
à  leurs  yeux  en  quelque  chose  d'abstrait  analogue  aux  valeurs 
de  Bourse.  Assurément  il  existe  un  certain  nombre  de  négo- 
ciants intermédiaires  et  de  revendeurs  qui  pratiquent  à  peu  près 
uniquement  le  «  commerce  de  place  »  et  se  contentent  de  spé- 
culer sans  jamais  entrer  en  rapport  avec  la  brasserie.  Mais  toutes 
les  grandes  maisons  sont  représentées  sur  les  lieux  de  produc- 
tion et  d'autre  part  visitent  directement  les  brasseurs.  Le  hou- 
blon, au  moment  de  l'achat  à  la  culture,  comme  au  moment  de 
la  vente  à  la  brasserie,  est  bien  envisagé  avant  tout  par  les 
grands  négociants  comme  l'ingrédient  destiné  à  la  fabrication 
de  la  bière. 

Des  «  acheteurs  »  de  métier,  homme  de  confiance  des  mandes 
maisons,  parcourent  les  villages  houblonniers  et  traitent  avec 

l.  Voir  Struve,  op.  cil.,  j>.  110. 


LE    GRAND    COMMERCE   DU    HOUBLON   A   NUREMBERG.  28o 

les  cultivateurs.  La  plupart  du  temps  ces  «  acheteurs  »  profes- 
sionnels sont  établis  à  demeure  depuis  plusieurs  années  au  centre 
de  la  circonscription  dans  laquelle  ils  manœuvrent.  Ils  connais- 
sent à  merveille  le  climat,  le  sol,  les  plantations,  les  habitants. 
Il  est  du  reste  indispensable  qu'un  chef  de  maison  sache  aussi 
acheter  lui-même.  V  «  école  des  acheteurs  »  est  la  première 
formation  par  où  le  futur  négociant  doit  passer.  C'est  une  école 
des  plus  difficiles.  Elle  met  en  jeu  des  connaissances  à  la  fois 
techniques  et  psychologiques.  L'on  tire  profit,  dit  Struve,  «  de 
toutes  les  particularités  que  présentent  les  producteurs  de  hou- 
blon dans  leurs  habitudes,  dans  leurs  mœurs  et  dans  leurs 
jouissances  afin  d'obtenir  la  marchandise  au  plus  bas  prix  et  le 
plus  vite  possible  ».  Nous  avons  pu  entrevoir,  en  nous  arrêtant 
à  Georgensgmund,  les  mailles  serrées  du  filet  qui  enveloppe 
d'ailleurs  les  houblonniers  et  qu'ils  ont  été  contraints  de  tisser 
pour  ainsi  dire  peu  à  peu  eux-mêmes  en  faisant  appel  aux  cré- 
dits et  aux  avances.  —  Les  maisons  ont  aussi  des  «  voyageurs  » 
ou  acheteurs  circulants  qui  parcourent  les  communes  houblon- 
nières.  —  Souvent  encore  l'un  des  chefs  de  la  maison,  tandis 
qu'un  autre  fait  marcher  les  bureaux  et  qu'un  troisième  gou- 
verne le  Làqer,  voyage  en  personne  pour  acheter   du  houblon. 

Le  négociant  demeuré  à  Nuremberg  se  tient  du  reste  cons- 
tamment en  rapports  télégraphiques  et  téléphoniques  avec  ses 
délégués  permanents  ou  occasionnels  sur  les  principales  places  de 
production.  Il  excite  ou  modère  leur  ardeur  selon  les  nouvelles 
qui  arrivent  à  chaque  instant  de  toutes  les  autres  directions. 

Il  va  de  soi  que  les  négociants  en  houblon  ne  se  fournissent 
pas  seulement  auprès  des  producteurs,  mais  qu'ils  achètent 
aussi  à  des  marchands  intermédiaires.  A  cet  égard  le  marche  de 
Nuremberg,  qui  tout  d'abord  avait  été  négligé  par  le  grand 
commerce,  est  devenu,  à  mesure  que  les  transactions  ont  pris 
une  allure  de  plus  en  plus  précipitée,  le  siège  d'une  grande  ac- 
tivité, et  s'est  développé  comme  un  organe  secondaire,  mais  1res 
utile,  du  négoce  des  houblons1. 

1.  Il  est  difficile  de  classer  les  espèces  Je  maisons  selon  la  manière  «lont  elles  s'ap- 


2<St)  LES    CULTIVATEURS    DE   HOUBLON    EX    FRÀNCONIE. 

L'on  a  vu  aussi  d'une  manière  éclatante  que  les  marchands 
ne  traitent  pas  uniquement  le  houblon  comme  une  valeur  abs- 


provisionnent  et  dont  elles  écoulent  la  marchandise.  «  En  général,  dit  Struve,  le 
langage  fait  une  différence  suivant  les  points  de  vue  auxquels  on  se  place,  entre  les 
grands  et  les  petits  marchands; —  les  commerçants  de  place  et  les  commer- 
çants de  clientèle  (Platzhaendler  et  Kundschaflshaendler),  en  distinguant 
encore  parmi  ces  derniers  ceux  qui  s'occupent  surtout  de  l'exportation,  —entre  les 
négociants  indépendants  et  les  négociants  dépendants,  —  entre  les  négociants  opérant 
en  sous-main  ou  négociants  intermédiaires  et  les  vrais  propriétaires  de  firmes.  Les 
deux  dernières  divisions  ne  se  laissent  pas  préciser  plus  exactement,  mais  ce  sont  les 
plus  connues  et  celles  qui  reviennent  le  plus  souvent.  Comme  il  est  facile  de  le  voir 
au  premier  coup  d'œil,  presque  toutes  ces  catégories  se  recouvrent  les  unes  les  autres 
dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  Le  grand  marchand,  le  propriétaire  de  lirme,  le  négo- 
ciant indépendant  et  le  «  commerçant  de  clientèle  »  sont  tout  un  dans  bien  des  cas 
et  s'opposent  au  petit  marchand,  au  négociant  dépendant,  au  «  commerçant  de  place  », 
aunégociant  intermédiaire  et  au  négociant  opérant  en  sous-main.  Cène  sont,  la  plupart 
du  temps,  que  désignalions  diverses  s'appliquant  aux  mêmes  personnes  suivant  les  mar- 
chés particuliers  que  l'on  a  en  vue.  Mais  à  côté  de  cela,  répétons-le,  ces  catégories 
se  pénètrent  de  plusieurs  façons  les  unes  les  autres,  en  ce  sens  qu'un  petit  marchand 
peut  être  un  propriétaire  de  firme  indépendant,  traitant  des  affaires  «  de  clientèle  >>. 
et  qu'un  «  commerçant  de  place  »  peut  être  aussi  un  grand  marchand  ou  un  «  com- 
merçant de  clientèle  »■  Par  contre,  les  concepts  de  grand  marchand  et  de  négociant 
intermédiaire  ou  travaillant  en  sous-main  s'excluraient  l'un  l'autre,  de  même  que  les 
concepts  de  petit  marchand  et  de  négociant  exportateur. 

«  L'on  fera  ressortir  le  mieux  possible  l'harmonie  de  l'organisation  du  commerce  du 
houblon  avec  le  caractère  de  ses  fonctions  économiques  si,  par-dessus  tout,  l'on  dis- 
lingue les  négociants  indépendants,  c'est-à-dire  les  propriétaires  de  firmes,  et  les  né- 
gociantsdépendants,  c'est-à-dire  la  majorité  des  négociants  intermédiaires  et  négociants 
travaillant  en  sous-main,  et  des  agents  et  commissionnaires,  et  si,  en  second  lieu,  l'on 
groupe  tous  ces  négociants,  selon  leur  champ  principal  «l'activité,  en  «  commerçants 
déplace  »  et  «commerçants  de  clientèle  ».  Remarquons  cependant  tout  de  suite,  que. 
par  commissionnaires  ou  négociants  intermédiaires,  l'on  ne  doit  entendre  ici.  à  peu 
près  exclusivement,  que  des  gens  travaillant  pour  le  compte  de  «  commerçants  de 
clientèle  ».  De  commissionnaires  qui  agiraient  uniquement  pour  le  compte  des  produc- 
teurs ou  pour  celui  des  consommateurs,  il  n'en  existe  pour  ainsi  dire  pas  dans  le 
comment' des  houblons.  Ou  bien  ces  personnes  font  par  surcroît  des  affaires  pour 
leur  propre  compte  —  comme  c'est  en  général  le  cas  —  ou  bien  elles  travaillent  en 
même  temps  pour  des  «  commerçants  de  clientèle ». 

[Cette  non-existence  de  purs  commissionnaires  s'explique  par  la  nécessite  de  traiter 
industriellement  le  houblon  avant  de  le  livrer  à  la  brasserie  et  aussi  par  la  nécessité 
de  consentir  des  crédits  aux  brasseurs.  Le  commissionnaire  qui  a  les  moyens  de  remplir 
eetle  double  fonction,  industrielle  et  financière,  a  plus  de  profit  à  devenir  lui-même 
un  négociant  proprement  dit  et  prend,  par  la  force  des  choses,  les  caractères  du  négo- 
ciant. ! 

«  ...Communément,  l'on  entend  par  n  commerce  déplace  v>(PJatzhaendel)  les  Iran 
sactions  avec  le  producteur  sur  les  places  de  production  ou  sur  le  marché,  c  esl-à-dire 
les  opérations  consistant  en  achats  de  houblons.  Mais,  dans  un  sens  plus  étendu,  ce 
terme  désigne  toutes  les  affaires  conclues  sur  le  marché,  même  si  elles  ne  sont  traitées 
qu'entre  négociants.  Quant  au    a  commerce  de  clientèle  •■.   ce  sont  les    transactions 


LE    GRAXD    COMMERCE   DU    HOUBLON   A    NUREMBERG.  287 

traite,  puisque  ce  sont  eux  qui,  par  le  triage,  l'assortiment,  le 
séchage  au  feu  et  le  soufrage,  le  mettent  en  état  d'être  utilisé 
directement  par  les  brasseurs.  Et  l'on  a  vu  encore  que,  par  la 
compression  mécanique  et  l'introduction  en  cylindres  de  métal, 
ce  sont  eux  qui  l'emballent  de  façon  à  lui  permettre  d'arriver 
intact  aux  portes  des  brasseries  les  plus  lointaines1. 

Enfin  la  plupart  des  grandes  maisons  pratiquent  par-dessus 
tout  le  «  commerce  de  clientèle  »,  c'est-à-dire  qu'elles  appro- 
visionnent directement  les  brasseries.  Ce  sont  les  grands 
négociants  qui  ont  ouvert  peu  à  peu  les  débouchés.  Ce  sont  eux 
qui  ont  percé  dans  tous  les  sens  de  nouvelles  voies  et  qui,  écar- 
tant ou  trouant  les  obstacles,  ont  dégagé  les  grandes  avenues 
de  l'exportation. 

Les  'problèmes  commerciaux  à  résoudre  étaient  tellement  com- 
plexes que  l'on  conçoit  facilement  les  raisons  pour  lesquelles  le 
petit  producteur,  mal  préparé  par  sa  formation  sociale,  n'a  pu 
les  aborder.  Au  contraire,  les  négociants  sémites  ont  trouvé  dans 
le  commerce  du  houblon  une  carrière  magnifiquement  propice 
au  déploiement  de  leurs  exceptionnelles  capacités. 

S'il  était  indispensable  d'avoir  de  grandes  capacités  commer- 
ciales pour  réussir  dans  le  négoce  du  houblon,  de  gros  capi- 
taux n'étaient  pas  moins  nécessaires. 

Ils  l'étaient  pour  pouvoir  payer  comptant  le  houblon  aux 
cultivateurs,  qui  ne  sont  pas  en  état  d'attendre  leur  argent,  ou 
pour  acheter  la  marchandise  aux  revendeurs,  qui  sont  égale- 
ment fort  pressés. 

conclues  avec  le  consommateur;  elles  rentrent  presque  toujours  dans  le  cadre  des 
relations  commerciales  privées  et  se  déroulent  rarement  sur  le  marché.  S'il 
s'agit  de  commerce  d'exportation,  l'on  distingue  à  côté  du  «  commerce  de  clientèle  » 
proprement  dit,  qui  repose,  dans  la  majorité  des  cas,  sur  des  relations  directes, 
le  «  commerce  de  consignation  »  (Konsignationsgeschaeft),  dans  lequel  les 
affaires  se  traitent  avec  des  négociants  importateurs  étrangers  ».  (Struve.  op.  cit., 
pages  72  et  73.) 

1.  Comme  les  cylindres  métalliques,  ainsi  qu'il  a  été  dit,  permettent,    en  outre, 
aux  brasseurs  de  conserver  le  houblon  en  cave  pendant  plus  longtemps,    les   négo 
ciants,  en  s'avisant  de  cette  innovation,  ont  rendu  ainsi  possible  l'utilisation  du  pro- 
duit jusqu'à  la  récolte  suivante  et  ont,  par  la.  contribué  a  rétablir   la  stabilité  (pie. 
leurs  spéculations  compromettent  d'autre  part. 


288         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

Us  Fêtaient  pour  pouvoir  mobiliser  des  bataillons  d'acheteurs 
professionnels  et  d'agents  et  pour  les  soutenir  dans  leurs  opé- 
rations astucieuses  de  crédit  et  d'avances.  Us  l'étaient  pour  ou- 
vrir des  magasins  provisoires  sur  les  places  de  production. 

Ces  gros  capitaux  étaient  plus  nécessaires  encore  pour  se 
livrer  avec  succès  aux  spéculations  qui,  comme  on  l'a  vu,  rendent 
le  commerce  des  houblons  particulièrement  rémunérateur. 

Ils  l'étaient  pour  organiser  des  services  d'informations  per- 
sonnelles dont  les  conditions  primordiales  sont  la  rapidité  et  la 
sûreté.  Us  l'étaient  pour  faire  fonctionner  en  même  temps  à 
l'usage  du  public  des  officines  de  nouvelles  tendancieuses. 

Us  l'étaient  à  un  haut  degré  pour  installer  les  Làger,  les 
ateliers  de  séchage  au  feu,  de  soufrage  et  de  compression.  Us 
l'étaient  pour  se  pourvoir  du  matériel  assez  coûteux  des  cylin- 
dres. 

Ces  puissants  moyens  financiers  étaient  indispensables  par- 
dessus tout  pour  pouvoir  faire  des  crédits  étendus  aux  brasseries. 

Us  l'étaient  enfin  pour  établir  des  représentants  au  dehors  et 
pour  y  créer  des  succursales. 

Cette  nécessite  de  gros  capitaux  ri  a  pas  peu  contribué  à  écar- 
ter les  Franconiens  du  commerce  des  houblons.  Au  contraire,  elle 
a  favorisé  la  réussite  des  négociants  sémites,  gui  disposent  d'une 
rare  puissance  de  crédit.  Il  va  de  soi  d'ailleurs  que  si  la  nature 
des  choses  facilitait  aux  grands  capitalistes  la  domination  du 
commerce  des  houblons,  les  négociants  juifs  ont  déployé  tous 
leurs  artifices  afin  de  fortifier  de  plus  en  plus  cette  tendance 
naturelle  du  commerce  houblonnier  et  en  vue  de  la  consolider 
de  manière  à  en  tirer  parti  pour  constituer  a  leur  protit  une 
sorte  de  monopole. 


Outre  des  capacités  commerciales  éminentes  et  de  gros  capi- 
taux, il  a  fallu  que  les  négociants  en  houblon,  pour  réussir, 
possédassent  des  relations  internationales  ou  l'aptitude  à  s'en 
créer.  En  etret,  l'un  des  traits  essentiels  du  grand  commerce  des 
houblons  allemands,   centralisé  à  Nuremberg,  l'un    des  traits 


LE    GRAND   COMMERCE    DU    DOUBLON   A    NUREMBERG.  289 

qui  se  sont  Je  plus  accusés  en  lui  au  moment  de  son  essor,  est 
celui  qui  le  caractérise  comme  grand  commerce  d'exportation1. 
Quels  que  soient  les  besoins  de  l'Allemagne,  elle  ne  consomme 
en  moyenne  qu'un  peu  plus  de  la  moitié  de  sa  récolte  2. 

Quoique  ces  pays  soient  eux-mêmes  grands  producteurs,  les 
principaux  pays  acheteurs  sont  l'Angleterre  et  les  États-Unis3. 

Beaucoup  de  grandes  maisons  d'exportation  de  Nuremberg  se 
spécialisent  dans  l'exportation  de  tel  ou  tel  pays.  Les  unes  tra- 
vaillent surtout  avec  l'Angleterre.  D'autres  traitent  principa- 
lement avec  les  États-Unis.  D'autres  encore  expédient  le  plus 
souvent  dans  les  pays  Scandinaves.  D'autres  enfin  approvi- 
sionnent la  Russie. 

Le  commerce  d'exportation  du  houblon  est  ordinairement, 
comme  on  l'a  dit  déjà,  un  «  commerce  de  clientèle  »,  c'est- 
à-dire  que  les  négociants  de  Nuremberg  vendent  en  général 
directement  aux  brasseries  étrangères.  C'est  le  système  qui 
domine  dans  les  transactions  avec  l'Angleterre  et  les  États  Scan- 
dinaves. Dans  les  affaires  avec  la  Russie,  qui  présentent  cer- 
taines difficultés  pratiques,  et  dans  les  affaires  avec  les  Etats- 
Unis,  les  négociants  importateurs  de  ces  pays  jouent  aussi  un 
rôle.  Mais  les  plus  notables  négociants  exportateurs  de  Nurem- 
berg sont  eux-mêmes  représentés  sur  ces  places  ou  y  ont  de 
grands  dépôts. 

Un  pareil  système  de  transactions  directes  ne  peut  fonctionner 
que  parce  que  les  exportateurs  connaissent  à  fond  les  places 

1.  Tandis  que,  sur  le  marché  intérieur,  certains  brasseurs  entrent  en  rapports 
directs  avec  la  production,  l'approvisionnement  des  marchés  étrangers  est  l'œuvre  à 
peu  près  exclusive  du  négociant. 

2.  Pour  plus  de  détails  et  pour  des  précisions  statistiques  sur  le  commerce  et 
l'exportation  du  houblon,  voir  :  Les  rapports  de  M.  Le  Costé  publiés  en  suppléments 
au  Moniteur  officiel  du  Commerce  des  31  janvier  1901,  27  février  1902,  5  lévrier 
1903  et  14  juin  1906,  et  ses  nombreux  bulletins  de  quinzaine  publiés  dans  le  corps 
du  journal  de  1900  à  1908;  nos  rapports  publiés  en  suppléments  au  Moniteur  offi- 
ciel du  Commerce,  des  18  février  1904  et  30  mars  1905;  le  rapport  de  M.  de  Font- 
nouvelle  publié  dans  le  corps  du  Moniteur  officiel  du  Commerce  du  18  juin  1908. 

3.  Nous  avons  vu,  dans  la  deuxième  partie  de  cette  étude,  Les  Faiseurs  de  Jouets 
que  l'Angleterre  et  les  États-Unis  sont  aussi  les  principaux  pays  acheteurs  pour  la 
bimbeloterie  franconienne.  Les  Anglo-Saxons  se  manifestent  ainsi  comme  les  meil- 
leurs clients  de  ces  Franconiens  dont  les  aptitudes  productrices  sont  si  différentes 
des  leurs. 


2!»((  LES   CULTIVATEURS   DE   HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

étrangères  et  ont  su  y  nouer  dos  relations  étendues  et  sûres. 

L'organisation  de  ce  grand  commerce  d'exportation  du  hou- 
blon est  des  plus  remarquables.  Dans  les  villes  allemandes 
voisines  des  frontières  ou  de  la  mer,  à  Strasbourg,  àMannheim, 
à  Hambourg,  à  Francfort,  les  exportateurs  de  Nuremberg  ont 
de  vastes  magasins  où  le  houblon  peut  séjourner  jusqu'à  l'heure 
opportune  de  son  départ  pour  l'étranger.  Dans  les  ports  bel- 
ges et  hollandais,  les  exportateurs  de  Nuremberg  ont  toujours 
dans  les  entrepôts  de  transit  des  expéditeurs  des  cargaisons  de 
houblon  prêtes  à  être  embarquées  au  premier  signal.  Enfin  à 
Londres,  à  Christiania,  à  New-York  se  trouvent  les  grandes  suc- 
cursales, tenues  souvent  par  les  frères  ou  les  parents  des  négo- 
ciants établis  en  Franconie. 

Tout  ce  solide  réseau  d'exportation  a  été  édifié  et  est  main- 
tenu en  fonctionnement  par  l'intelligence,  les  ressources  et 
l'effort  des  grands  marchands  sémitiques.  Ils  ont  su  tirer  un  ren- 
dement maximum  des  houblonniers  allemands  et  surtout  des 
houblonniers  franconiens  en  leur  ouvrant  des  débouchés  en  tous 
pays.  Pour  cela  ils  se  sont  servis  des  nouveaux  moyens  de  com- 
munication et  ont  mis  en  œuvre  la  puissance  du  capital  et  de 
talents  commerciaux  éminents.  Mais  il  a  fallu  par  supplément, 
répétons-le,  l'appoint  de  relations  internationales  ou  l'aptitude 
à  s'en  créer  '. 

Indépendamment  de  son  effet  propre  et  direct,  cette  œuvre  a 
eu  des  contre-coups  d'une  portée  considérable .  Car,  en  soudant 
les  places  de  production  et  de  consommation  universelles  en  un 
seul  marché  international,  elle  a  multiplié  encore  les  facteurs  si 
variables  qui  agissaient  déjà  sur  les  cours  du  houblon  et  elle  a 
achevé  de  donner  à  celui-ci  son  caractère  d'article  <!<•  grande 
spéculation-.  Ces  effets  n'ont  pas  été  sans  provoquer,  à  maintes 

1.  Ces  relations  s'amorcent  fréquemment,  comme  on  la  vu.  par  l'installation  à 
l'étranger  de  frères  de  l'exportateur.  L'un  des  industrieux  Gebrûder  s'établit  a 
Nuremberg,  tandis  que  les  autres  ouvrent  des  succursales  à  New-York  el  à  Londres. 

».  Les  récoltes  étrangères  sont-elles  bonnes?  Le  boublonnier  franconien  se  voit 
objecter  la  concurrence  qu'elles  vont  lui  faire.  Les  récoltes  étrangères  sonl-ellcs  mau- 
vaises? Le  brasseur  allemand  se  trouve  alors  en  concurrence  avec  la  demande  des 
brasseries  étrangères. 


LE    (JRAND   COMMERCE   Dl     HOUBLON   A    NUREMBERG.  291 

reprises,  les  protestations  des  défenseurs  de  la  culture  et  de 
la  brasserie  allemandes,  qui  demandaient  avec  insistance 
que,  par  des  mesures  douanières,  on  assurât  au  producteur 
indigène  une  rémunération  honorable  el  à  la  brasserie  natio- 
nale une  quantité  de  matière  première  suffisante  à  des  prix 
avantageux1.  Mais  il  est  malaisé  de  porter  la  main  sur  ce 
faisceau  nerveux  si  enchevêtré  et  si  irritable  du  grand  com- 
merce houblonnier  sans  provoquer  des  perturbations  dange- 
reuses! Les  pouvoirs  publics  ne  perdent  pas  de  vue  que  le 
commerce  allemand  du  houblon,  par  le  fait  même  qu'il  est  es- 
sentiellement un  commerce  à' exportation,  prend  forcément  un 
caractère  international2. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'on  na  pas  de  peine  à  concevoir  que  les 
négociants  sémites,  ces  «  cosmopolites  »  par  essence,  aient  été 
aidés  par  toutes  leurs  aptitudes  foncières  à  se  mettre  à  la  tète 
de  ce  grand  commerce  d'exportation  international  du  houblon. 
Au  contraire,  les  minuscules  producteurs  franconiens,  enserrés 
dans  un  petit  horizon  recroquevillé,  eussent  été  fort  embarrassés 
de  nouer  des  relations  directes  avec  les  brasseurs  lointains. 


Résumant  ce  chapitre,  l'on  peut  dire  que  les  houblonniers 
franconiens  n'ont  pu  songer  à  assurer  eux-mêmes  l'écoulement 
de  leurs  produits  et  qu'ils  ont  été  conduits  au  contraire  à  de- 
venir plus  ou  moins  les  serfs  économiques  de  grands  commer- 


1.  Durant  ces  dernières  années,  l'effort  des  protectionnistes  s'est  surtout  attaché  à 
réclamer  une  élévation  du  droit  protecteur  contre  les  houblons  autrichiens  |  hou- 
blons de  Bohême,  etc.). 

Les  négociations  de  Nuremberg  ont  énergiquement  protesté  en  signalant  l'utilité 
pour  le  maintien  de  la  qualité  des  houblons  allemands  de  la  concurrence  pressante 
des  houblons  bohémiens  propres  à  la  fabrication  des  bières  claires  (à  quoi  les  protec- 
tionnistes répondaient  en  assurant  que  le,  houblon  allemand  convenait  à  cet  usage  et 
en  accusant  les  négociants  de  fabriquer  souvent  de  faux  houblon  bohémien  avec  du 
houblon  wùrttembergeois). 

Finalement  le  droit  protecteur  a  été  légèrement  augmenté  clans  le  Nouveau 
Tarif. 

'.  L'Allemagne  a  d'autant  plus  d'intérêt  à  conserver  ses  débouchés  étrangers  que 
ceuv-ci  absorbent  (les  Allemands  n'eu  font  pas  mystère, el  Rœsike  l'avouait  dans  un 
discours)  les  produits  inférieurs  de  la  récolte. 


292         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

çants  dominateurs  :  1°  parce  que  leur  séculaire  formation  so- 
ciale rendait  ces  petits  producteurs  peu  aptes  à  un  commerce 
aussi  difficile;  2°  parce  que  leur  condition  actuelle  de  petits 
cultivateurs  chétifs  renforçait  encore  cette  inaptitude  ;  3°  Parce 
qu'ils  étaient  démunis  de  capitaux  pour  l'exercice  d'un  commerce 
qui  en  exige  de  gros;  k"  parce  que,  loin  d'avoir  des  capitaux, 
ils  se  trouvaient,  en  tant  que  cultivateurs  très  pauvres  et  très 
spécialisés,  toujours  à  court  d'argent;  5"  parce  que,  même,  la 
servitude  de  l'hypothèque  les  conduisait  souvent  à  vendre  par 
avance  leur  récolte;  6°  parce  que,  enfermés  dans  un  horizon 
rabougri,  ils  étaient  loin  de  posséder  ou  de  pouvoir  se  créer 
les  relations  internationales  qu'exige  le  commerce  des  hou- 
blons l.  Ces  faiblesses  et  ces  imperfections  étant,  par  suite  dune 
formation  commune  à  l'ensemble  de  la  population  franco- 
nienne, présentes  à  un  degré  plus  ou  moins  haut  chez  la  plu- 
part des  représentants  de  celle-ci,  l'on  s'explique  aussi,  dans 
une  certaine  mesure,  qu'elle  n'ait  pas  réussi  à  faire  sortir  de 
son  sein  un  grand  patronat  indigène  capable  de  prendre  en 
mains  le  commerce  des  houblons. 

Maintenant,  que  cette  fonction  directrice  ait  été  assumée  par 
un  patronat  sémitique,  cela  se  conçoit  assez  aisément  quand 
l'on  considère  que  les  Juifs  avaient  précisément,  à  un  degré 
éminent,  tout  ce  qui  manquait  aux  Franconiens  et  était  parti- 
culièrement nécessaire  pour  bien  réussir  dans  le  commerce 
des  houblons  :  1"  de  hautes  capacités  commerciales  ;  2°  des  rcla- 

l.  Les  houblonniers  de  Saaz.  en  Bohême,  sans  être  capables  d'entreprendre  l'écou- 
lement de  leurs  produits,  paraissent  s'être  élevés  à  un  niveau  supérieur  à  celui 
des  houblonniers  franconiens  en  ce  sens  que,  avec  l'aide  de  leurs  municipalités, 
ils  sont  arrivés  à  sécher  et  à  préparer  eux-mêmes  une  partie  de  leurs  produits. 
(Voir,  sur  la  production  du  houblon  à  Saaz,  l'Appendice  II  du  HopfcnUandcl  de 
struve).  Les  conditions  géographiques  et  la  concentration  des  houblonnières  sur  un 
même  point  paraissent  d'ailleurs  avoir  rendu  aux  cultivateurs  bohémiens  la  coopé- 
ration plus  facile. 

Les  houblonniers  anglais  et  américains  livrent  aussi  une  marchandise  prêle  à  être 
utilisée.  (Voir  Struve,  op.  cil.,  page  118). 

Répétons  qu'il  sérail  intéressant  de  monographier  des  houblonniers  d'autres  pays 
<\ne  la  Franconie.  Les  différences  apparaissant  dans  la  situation  de  ces  houblonniers 
étrangers  feraient  sans  doute  ressortir  que  ce  n'est  pas  le  fait  même  de  cultiver  du 
houblon  qui  maintient  les  cultivateurs  franconiens  dans  une  position  dépendante, 
mais  que  cette  dépendance  a  aussi  des  couses  sociales. 


LE    GRAND    COMMERCE    DU    DOUBLON    A   NUREMBERG.  293 

lions  internationales  ou  l'aptitude  à  s'en  créer;  3°  de  grands 
capitaux  ou  la  puissance  de  s'en  procurer;  4°  par  suite,  les 
moyens,  —  en  même  temps  que  le  goût  naturel,  —  de  se  livrer 
à  ces  spéculations  hardies  auxquelles  l'extrême  mobilité  des 
cours  du  houblon  incitait  et  qui  devaient  en  rendre  le  commerce 
singulièrement  fructueux 1 . 


Tel  est  à  peu  près  le  mécanisme  psychologique,  économique 
et  social  du  grand  commerce  des  houblons  à  Nuremberg.  Si 
l'on  veut  maintenant  apercevoir  quelque  chose  des  transac- 
tions et  s'en  fixer  sur  la  rétine  une  image  partielle  mais  vive, 
on  peut  aller  sur  la  place  du  Marché.  Négligé  autrefois  parles 
négociants,  à  l'heure  où  l'autorité,  en  l'instituant,  avait  pré- 
tendu le  rendre  obligatoire  et  en  faire  le  truchement  de  la 
culture  et  de  la  brasserie,  il  est  devenu,  sous  le  régime  de  la 
liberté,  un  organe  important  du  commerce2. 


1.  Les  ennemis  des  négociants  juifs  prétendent  qu'une  autre  raison  encore  a  attiré 
ces  derniers  vers  le  commerce  des  houblons  :  c'est  que  cette  marchandise  se  prête 
à  de  fructueuses  supercheries.  (Comparer  :  le  commerce  des  pierres  précieuses,  des 
plumes,  des  fourrures,  etc.) 

2.  «  Aucune  maison  ne  saurait  opérer  convenablement  ses  achats  si  elle  rompait 
les  relations  avec  le  commerce  intermédiaire.  En  effet,  les  intérêts  de  chaque  maison 
sont  impressionnés  par  la  marche  des  achats  en  général:  et  chaque  négociant  doit 
observer  sans  cesse  les  tendances  qui  régnent  sur  le  Marché,  car  elles  sont  sympto- 
matiques  de  la  situation  du  commerce  des  houblons  prise  dans  son  ensemble.  Les 
conditions  qui  déterminent  les  prix  du  houblon  sont  elles-mêmes  en  relation  trop 
étroite  avec  l'activité  et  l'attitude  des  commerçants  intermédiaires  pour  que  le 
grand  négociant  puisse  ou  désire  détourner  son  attention  de  la  conduite  de  ceux-ci. 
Si  distinct  que  le  Marché,  terrain  d'opérations  par  excellence  du  petit  commerce  et 
du  commerce  intermédiaire,  soit  du  cliamp  d'activité,  sélendant  ordinairement  à 
l'intérieur  des  «  comptoirs  »,  dés  grandes  maisons  pourvues  de  succursales  et  d'ate- 
liers de  préparation  du  houblon,  et  si  petit  que  puisse  paraître  son  rayon  par  rap- 
port à  celui  du  grand  négoce  opérant  directement  et  par  ses  moyens  propres,  de.s 
échanges  pénétrants  d'activité  s'accomplissent  pourtant  d'une  façon  constante  entre 
tous  les  deux.  C'est  seulement  en  appréciant  la  portée  de  ces  échanges  fonctionnels 
entre  le  commerce  intermédiaire  et  les  grandes  Urines,  entre  le  Marché  et  les 
«  comptoirs  »,  aussi  bien  pour  l'achat  que  pour  la  vente  du  houblon,  que  1  on  ar- 
rive a  débrouiller  la  complication  des  facteurs  qui  agissent  sur  la  formation  des 
prix,  à  comprendre  dans  leur  totalité  les  formes  que  prend  le  commerce  houblonniei 
a  chaque  minute  et  à  se  rendre  compte  du  jeu  de  la  spéculation.  »  (Struve,  op. 
Cit.,  p.  73.) 


20  i         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

Depuis  1873,  il  ne  se  trouve  plus  à  Carolinenstrasse,  mais  sur 
l'ancienne  place  du  Marché  aux  Grains  ou  Kornmarkt.  Les  ma- 
gasins provisoires  des  négociants  intermédiaires  et  des  commis- 
sionnaires l'avoisinent.  Plusieurs  grands  Hopfenhïger  sont 
également  situés  dans  les  rues  adjacentes. 

Seuls,  les  cultivateurs  des  environs  immédiats,  qui  produisent 
des  houblons  ordinaires  désignés  sous  le  nom  de  «  houblons  de 
campagne  »  (Landhopfen),  apportent  eux-mêmes  des  marchan- 
dises sur  la  place.  Les  houblons  tînsde  Spalt,  du  Hallertau  et  des 
autres  régions  de  production  allemande  arrivent  par  chemin  de 
1er  et  appartiennent  déjà  à  des  négociants  revendeurs  ou  «  com- 
merçants de  place  ».  Beaucoup  des  houblons  de  ces  prove- 
nances ne  paraissent  pas  d'ailleurs  sur  le  marché,  car  ils  ont 
été  acquis  directement  sur  les  lieux  de  culture  par  les  «  ache- 
teurs »  des  grandes  maisons. 

«  Pour  apprécier,  dit  Struve,  la  signification  du  marché, 
il  faut  l'envisager  en  deux  sens.  D'abord,  il  sert  de  débouché 
aux  nombreuses  localités  houblonnières  de  la  banlieue  pro- 
duisant le  Landhopfen.  Ensuite,  —  et  ici  le  champ  des  phéno- 
mènes se  prolonge,  par  des  transitions  insensibles,  do  la  place 
publique  du  Marché  jusque  dans  l'intérieur  des  «  comptoirs  »,  — 
il  est  le  point  de  rassemblement  pour  les  houblons  des  districts 
de  production  lointains  qui  ont  été  expédiés  par  voie  ferrée  et 
qui  vont  s'engouffrer  dans  les  dépôts  dos  commerçants  inter- 
médiaires installés  pour  la  plupart  aux  alentours  du  Marché. 

«  Tandis  que,  dans  le  premier  cas,  on  achète  ordinairement 
de  première  main,  ce  sont  surtout  dans  le  second  cas  les  com- 
merçants qui  entrent  en  scène  et  qui  se  trouvent  placés  respec- 
tivement face  à.  face  comme  vendeurs  ou  comme  acheteurs.  A  cet 
égard  l'on  ne  peut  établir,  bien  entendu,  de  limites  permanentes 
de  démarcation.  Par  cette  concentration  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande, par  cette  publicité  relative  du  trafic  do  marché,  par 
cette  manifestation  pour  la  première  fois  perceptible  dos  transac- 
tions, par  cotte  juxtaposition  et  ce  croisement  dos  achats  c<  des 
ventes  à  la  clientèle  et  par  ce  conflit  animé  qui  en  résulte  entre 
le  parti  de  la  hausse  et  le  parti  de  la  baisse  mis  en  présence,  le 


LE    GRAND    COMMERCE   DU    HOUBLON    A    NUREMBERG.  295 

Marché  de  Nuremberg  est  comme  le  point  local  du  commerce.  Il 
est  révélateur  de  la  marche  que  prennent  les  affaires  en  général. 
Toutes  les  mesures  tactiques  et  toutes  les  manœuvres  du  négoce 
en  vue  de  dominer  la  situation,  et  tout  particulièrement  la  publi- 
cation systématique  de  nouvelles  relatives  aux  cours,  ont  là  leur 
point  d'origine.  Par  exemple,  il  y  a  presque  continuellement 
deux,  trois  groupements  d'intérêts,  et  même  plus,  formés  entre 
les  négociants  pratiquant  exclusivement  les  affaires  de  marché  et 
le  commerce  de  place.  Le  «  syndicat  »  de  l'Union  des  commission- 
naires en  houblon  de  Nuremberg,  qui  n'est  pas  constitué  régu- 
lièrement et  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  les  annuaires,  est  un 
de  ces  plus  anciens  groupements  libres  d'intérêts.  Le  qualificatif 
d'  «  officiel  »,  accolé  par  le  «  syndicat  »  au  bulletin  des  cours 
qu'il  publie,  a  provoqué,  en  son  temps,  des  protestations.  Au 
moment  où  nous  écrivons,  il  existe  également  un  autre  groupe- 
ment de  commissionnaires  qui  publie  un  bulletin  des  cours 
présenté  aussi  par  lui  comme  «  officiel  *  » . 

Des  baquets  et  des  chariots  à  ridelles  apportent  les  sacs  de 
houblon  sur  le  Kornmarkt.  Les  balles,  se  tenant  en  équilibre  par 
leur  masse,  se  dressent  debout  à  la  file  sur  le  pavé  de  la  Place. 
Des  négociants,  des  brasseurs,  des  revendeurs,  des  commission- 
naires, des  experts  circulent,  s'approchent,  examinent.  L'on 
défait  la  couture  du  sac  sur  une  certaine  longueur  ;  l'acheteur 
éventuel  plonge  les  mains  dans  la  balle,  retire  du  houblon,  en 
déchire  attentivement  les  cônes,  les  écrase  dans  ses  paumes;  il 
palpe,  il  flaire  ;  il  étale  les  fruits  sur  des  palettes  de  couleur  bleu 
foncé,  afin  de  discerner  si  le  houblon  est  d'un  beau  vert  ou  s'il 
ne  tire  pas  trop  sur  le  jaune.  Des  enfants  pieds  nus  recueillent 
sur  le  pavé  ces  débris  de  cônes  sacrifiés,  qui,  après  avoir  été 
lavés  à  l'eau  chaude,  sont  ensuite  revendus  par  de  pauvres  gens. 

Le  décor  de  la  place  du  Marché  se  prolonge  par  des  arrière- 
plans  singuliers.  Les  magasins  des  «  commerçants  de  place  »  l'en- 
vironnent. Et,  plus  loin  encore,  des  Hopfenlàger  apparaissent. 
L'œil  surprend  l'essor  des  balles  de  houblon  qui,  saisies  parles 

1.  Snu  \i..  op.  cit.,  pages  81  et  82. 


L2lM\  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

cordes  des  poulies,  grimpent  le  long  des  murs.  Ou  bien  les  sacs, 
jetés  dans  les  wagonnets,  glissent  sur  des  rails,  s'enfoncent  dans 
l'intérieur  des  entrepôts,  roulent  jusqu'aux  cages  des  ascenseurs. 
Par  les  porches  béants,  l'on  entrevoit  des  silhouettes  de  ba- 
lances, des  chatoiements  de  cartes  géographiques,  le  bleu  des 
océans,  le  jaune  et  le  rouge  des  continents,  toute  une  polychromie 
évocatrice  d'exportations  lointaines.  Un  immense  parfum  amer 
s'épand  et  charge  l'air.  Sur  les  toits  des  Loger,  surgissent,  cou- 
ronnées de  fumée,  les  longues  cheminées  rondes  ou  quadrilaté- 
rales des  sécheries  à  feu  et  des  soufreries. 

Et  le  pittoresque  s'augmente  de  ce  que  le  Marché  des  Houblons 
est  à  l'orée  des  anciens  quartiers,  et  de  ce  que  les  acres  et 
amères  vapeurs  se  sont,  à  la  longue,  amalgamées  aux  vieilles 
façades  croisillées  de  poutres,  les  ont  brunies  et  patinées  davan- 
tage encore,  leur  ont  communiqué  un  parfum  puissant.  On  dirait 
que  ces  odeurs  d'amertume,  ces  effluves,  ces  vapeurs,  ces  fumées 
font  encourir  leur  chimie  à  la  conservation  prodigieuse  du  vieux 
Nuremberg.  Elles  l'enveloppent,  elles  le  pénètrent.  Elles  sem- 
blent l'imprégner,  l'injecter  de  leurs  essences.  Elles  l'embau- 
ment en  quelque  sorte  dans  sa  grâce  préservée  de  puérilité 
vénérable  et  dans  son  charme  intact  de  très  ancienne  enfance. 


V. L  ÉVOLUTION  DELA  BRASSERIE.  — A  :  LA  PRODUCTION  DE  LÀ  BIERE  : 

L'ESSOR    DE   LA   BRASSERIE    BAVAROISE.     LA    CONCENTRATION    DE    LA 
FABRICATION. 

En  montrant  l'action  des  grands  négocian  ts  on  houblon  comme 
spéculateurs,  nous  n'avons  envisagé  qu'une  partie  de  leur  rôle 
financier.  Nous  devons  achever  d'exposer  ce  pôle.  Mais  aupara- 
vant il  est  indispensable  d'intercaler  quelques  mots  relatifs  à 
l'évolution  de  la  brasserie  ' . 

Cela  nous  fournira  en  même  temps  l'occasion  de  signaler  l'in- 

1.  Nous  ne  pouvons  considérer  la  brasserie  que  dans  ses  rapports  avec  la  produc- 
tion et  le  commerce  du  houblon.  Mais  il  y  aurait  une  élude  sociale  intéressante  a 
faire  sur  la  brasserie  elle-même,  en  particulier  sur  la  brasserie  bavaroise  et  la  bras- 
serie bohémienne. 


LE  GRAND  COMMERCE  DE  HOUBLON  A  NUREMBERG.        297 

fluence  de  la  brasserie  sur  la  culture  houblonnière,  dont  nous 
avons  fait  jusqu'à  présent  abstraction. 

La  brasserie  bavaroise  n'a  supplanté  que  tardivement  la  bras- 
serie de  l'Allemagne  du  Nord.  —  Si  l'on  brassait  déjà  beaucoup 
en  Bavière  au  moyen  Age,  la  bière  de  ce  pays  n'était  nullement 
la  plus  renommée.  Les  bières  de  l'Allemagne  du  Nord  étaient 
bien  plus  célèbres.  La  Hanse  les  exportait.  Vivement  recherchées 
étaient  notamment  les  bières  de  Rostock,  de  Liibeck. 

En  remontant  aux  origines  de  la  production,  il  apparaît  que 
les  couvents,  —  qui  furent,  comme  il  a  été  dit,  les  initiateurs  de 
la  culture  houblonnière,  —  s'adonnèrent  aussi  de  bonne  heure  à 
la  brasserie,  et  beaucoup  continuèrent  d'ailleurs  longtemps  de  s'y 
livrer1.  Mais,  en  ce  qui  touche  les  petits  cultivateurs  de  houblon, 
la  fabrication  de  la  bière  de  houblon  dut  assez  vite  se  séparer 
de  la  culture.  Et  si  la  culture  du  houblon  ressemble  en  partie  à 
la  culture  de  la  vigne,  elle  s'en  distingua  sans  doute  fort  tôt  et 
toujours  plus  nettement  en  ce  sens  que,  tandis  que  le  vigneron 
fait  généralement  du  vin,  le  houblonnier  cessa  de  plus  en  plus 
de  faire  lui-même  de  la  bière,  à  cause  de  la  pluralité  des  maté- 
riaux avec  lesquels  se  fait  la  bière  ;  le  houblon  n'en  est  qu'un 
élément  ;  un  autre  élément  essentiel  est  l'orge.  Or,  le  cultiva- 
teur de  houblon  est  souvent  empêché  d'être  cultivateur  d'orge 
et  ne  peut  toujours  s'en  procurer  dans  de  bonnes  conditions. 

Une  raison  bien  plus  puissante  de  cette  division  du  travail  se 
trouve  dans  la  complexité  de  la  fabrication  de  la  bière  ; 
et  la  complexité  alla  sans  cesse  en  augmentant  avec  les 
progrès  delà  technique;  déplus  en  plus,  il  fut  nécessaire,  pour 
brasser,  d'être  bon  praticien.  Ce  caractère  'précocement  industriel 
de  la  fabrication  de  la  bière  explique  qu'elle  n'ait  pas  tardé  à  se 
transporter  en  grande  partie  dans  les  villes.  Et,  de  fait,  la  bras- 
serie fut  une  des  principales  sources  de  la  prospérité  publique 
pour  certaines  villes  du  moyen  Age  dans  l'Allemagne  du  Nord  et 

1.  Quant  aux  bières  primitives,  antérieures  à  la  bière  de  houblon,  elles  étaient  un 
objet  de  fabrication  domestique;  les  femmes  des  anciens  Germains  préparaient  le 
breuvage  «lu  guerrier. 

!0 


±)H  LES    CI  I  TIVATEI  RS    DE    HOUBLON    EN    FBANCONIE. 

dans  les  pays  septentrionaux.  Les  corporations  de  brasseurs 
(Brauergilden)  jouèrent  un  grand  rôle  social  dans  les  pre- 
miers temps  des  cités.  Il  suffit  de  rappeler  la  place  d'un  Jacques 
d'Artevelde  dans  l'histoire  de  la  Flandre  et,  plus  tard,  celle  de 
quelques  grands  brasseurs  dans  l'histoire  d'Angleterre  au  mo- 
ment où  se  prépara  la  domination  de  Cromwell. 

Tandis  que  les  brasseries  bourgeoises  fleurissaient  dans  les 
cités,  beaucoup  de  brasseries  monacales  continuaient  de  prospérer 
dans  les  couvents.  Plusieurs  nobles,  propriétaires  de  grands 
biens  fonciers,  entreprenaient  aussi  avec  succès  sur  leurs  exploi- 
tations la  pratique  de  la  brasserie  :  c'est  l'origine  de  diverses 
brasseries  seigneuriales  l. 

Les  dangers  des  bières  mal  faites  amenèrent  de  bonne  heure 
les  pouvoirs  publics  à  réglementer  le  droit  de  brasserie'1,  à  en 
faire  un  objet  de  concession3.  En  même  temps  la  prospérité  de 
cette  industrie  et  le  caractère  de  généralité  de  la  consommation 
du  produit  désignaient  la  brasserie  comme  une  excellente  ma- 
tière à  impôts. 

Des  municipalités  trouvèrent  encore  plus  avantageux  d 'entre- 
prendre elles-mêmes  la  fabrication  de  la  bière  ;  c'est  l'origine 
des  «  caves  municipales  »  (liatskeller),  si  répandues  en  Allema- 
gne et  qui  ont  été  maintenues  dans  le  sous-sol  des  modernes 
hôtels  de  ville4. 

1.  Ainsi  la  brasserie  prit  en  quelques  endroits  un  caractère  d'industrie  noble, 
comme  autrefois  la  verrerie  dans  certains  pays. 

2.  Voir  von  Moshamm,  Le  Droit  de  brasserie  [Ueber  das  Bierbraurecht). 

3.  Un  chapitre  aussi  pittoresque  qu'amusant  de  l'histoire  de  la  brasserie  est  celui 
des  mesures  prises  par  les  municipalités  pour  surprendre  et  punir  les  fraudeurs. Des 
experts  en  bière  (Bierkieser) exerçaient  dans  plusieurs  cités  un  contrôle  vigilant  ;  ils 
n'avaient  pasà  souffrirde  la  soit,  dit  ta  chronique.  A  Nuremberg,  un  valet  du  bourreau, 
désigné  sous  l'appellation  de  LcBive  le  lion),  saisissait  la  mauvaise  bière el  allait. 
au  son  du  (ambour,  la  jeter  à  la  rivière. 

Non  moins  originales  étaient  les  épreuves  auxquelles  des  magistrats  municipaux 
ne  dédaignaient  pas  de  procéder  pour  s'assurer  de  la  bonne  qualité  de  la  bière.  Les 
historiens  de  la  bière  rapportent  qu'à  Bernau,  près  Beaiin,  les  conseillers,  «  culottés 
de  cuir  de  bouc»,  s'asseyaient  sur  des  bancs  qu'on  avait  préalablement  arroses  de 
bière  nouvelle.  La  bièreétait-elle  réussie?  elle  devait  adhérer  aux  culottes  desconseil- 
lers,  et  par  conséquent  ceux-ci.  en  se  levant,  devaient  soulever  avec  eux  les  bancs 
sur  lesquels  ils  s'étaient  assis. 

i.  Les  Ratskeller  sont  aujourd'hui  en  gênerai  des  restaurants  de  luxe,  qui  ne  débi- 
tent plus  que  du  vin. 


LE    GRAND    COMMERCE    DU    HOUBLON    A    NUREMBERG.  299 

L'État  lui-même  s'en  mêla  en  Bavière  lorsqu'il  fonda,  en  1589, 
la  Hofbrauerei  {Brasserie  de  la  Cour)  '.  C'est  la  fameuse  Bras- 
serie Boyale,  qui  subsiste  toujours,  et  qui  est  demeurée  l'un  des 
attraits  de  Munich.  La  Brasserie  de  la  Cour  à  Munich  allait 
être  une  sorte  de  modèle  qui  piqua  d'émulation  les  brasseries 
bavaroises,  dont  la  réputation  devait  devenir  plus  tard  si  grande. 

Toutefois,  au  moyen  âge,  à  l'époque  de  la  Renaissance  et 
même  pendant  toute  la  durée  des  xvne  et  xvme  siècles2,  les 
brasseries  de  l'Allemagne  du  Nord  continuèrent  d'être  beaucoup 
plus  connues  que  les  brasseries  bavaroises  et  franconiennes. 
Ces  bières  de  l'Allemagne  du  Nord  étaient  extrêmement  di- 
verses; étant  donné  le  caractère  encore  empirique  de  la  fabri- 
cation, et  aussi  les  variations  que  chaque  pays  introduisait,  les 
différences  de  saveur  étaient  considérables.  Certain  chroniqueur 
de  Leipzig  énumère  1.730  espèces  de  bières.  Une  faveur  toute 
particulière  entourait  celle  d'Einbeck  (dans  le  Hanovre)3.  Quel- 
ques bières  originales  ont  prolongé  leur  existence  jusqu'à  nos 
jours  et  sont  encore  fabriquées  selon  la  tradition.  Telles  sont,  par 
exemple,  la  Mumme  de  Brunswick  et  la  Gose  de  Goslar  (cette 
dernière  se  prépare  aujourd'hui  à  Leipzig)'1. 

Essor  de  la  brasserie  bavaroise  au  xixt  siècle.  Influence  des 
transports  sur  ce  phénomène  r>.  —  Les  historiens  allemands  ont 


1.  Louis  le  Sévère  avait  déjà  au  \nr  siècle,  a  Munich,  une  brasserie  lui  appar- 
tenant. 

2.  Il  e^tà  noter  que  l'introduction  du  thé,  du  café  et  du  chocolat  ralentit  pendant 
assez  longtemps  le  développement  de  la  brasserie. 

3.  Le  mot  bock  vient  d'Einbeck  (par  chute  de  la  première  syllabe  et  altération  de 
la  voyelle  de  la  seconde  syllabe). 

i.  Les  bières  portaient,  en  général,  des  noms  réalistes  faisant  \iolemment  allusion 
à  leurs  effets  divers  sur  l'humeur  du  buveur.  On  trouve  une  série  de  ces  dénominations 
assez  crues  dans  le  n°  23  fannée  1907)  de  Wissen,  Berlin  W.  GG,  Mauerstrasse 
8G  88. 

:..  Voir  :  Struvc.  Le  Développement  de  lu  Brasserie  Bavaroise  au  XIX*  siè- 
cle (Die  Enlxoichlung  des  Bayerischen  Braugewerbes  im  neunzehnten  Jahrhun- 
Uert),  ouvrage  compris  dans  le  tome  XII  des  Enquêtes  de  Science  solitique  et  po- 
ciale  [Staats-und  Sozialwissenschaftliche  Forschungen  .  publiées  par  Gustave- 
Schmoller,  Leipzig,  18'.i3,  Duncker  et  Humblot,  éditeurs. 

Voir  aussi  l'abondante  documentation  contenue  dans  la  collection  du  grand  <|uoii- 
dien  spécial  publié  à  Nuremberg:  Allgemeine  Brauer-und ffopfenteilung. 


300  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

l'habitude  de  beaucoup  insister  sur  la. part  de  l'État  bavarois  dans 
le  développement  de  la  brasserie  bavaroise.  Cette  part  a  été  en 
effet  très  grande.  Quelque  éclipsée  que  fût  longtemps  la  brasserie 
bavaroise  par  la  brasserie  de  l'Allemagne  du  Nord,  elle  acquit 
de  bonne  heure,  en  partie  grâce  à  l'action  de  l'État,  des  qualités 
qui  la  préparaient  à  remplir  son  rôle  futur.  Très  tôt  le  droit  de 
brasser  fut  considéré  comme  un  droit  conféré  par  l'État.  Il 
était  accordé  aux  religieux,  aux  nobles  et  aux  bourgeois  «  ayant 
droit  de  marché  » . 

En  créant  la  Brasserie  de  la  Cour,  destinée  à  fabriquer 
les  bières  fines  que  l'on  faisait  venir  jusque-là  de  Bohême  ou  de 
Einbeck  (Hanovre),  l'État  aiguillonna  l'amour-propre  des  pro- 
ducteurs. 

Mais  son  action  avait  déjà  commencé  de  s'exercer  par  une 
série  de  mesures  législatives.  Nous  ne  pouvons  rappeler  que 
les  plus  connues.  En  1516.  une  loi  célèbre  interdit  d'introduire 
dans  la  bière  autre  chose  que  de  l'orge,  du  houblon  et  de  l'eau. 
L'on  explique  souvent  par  cette  loi  l'excellence  de  la  bière  bava- 
roise. Cependant  les  municipalités  des  villes  du  Nord  avaient 
déjà  édicté  des  prescriptions  identiques.  Struve  fait  ressortir 
que  si  la  défense  eut,  en  Bavière,  un  effet  particulièrement  puis- 
sant, c'est  justement  qu'elle  était  formulée  par  le  plus  haut  pou- 
voir. En  raison  de  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  brasser  de  bonne 
bière  pendant  les  temps  chauds,  une  loi  de  1553  ordonna  de  ne 
fabriquer  la  bière  qu'en  hiver.  Cette  loi  stimula  la  fabrication, 
parce  qu'elle  obligea  à  préparer  d'avance  la  bière  pour  la  con- 
sommation des  mois  d'été,  et  elle  releva  aussi  la  qualité  du 
produit,  car  les  brasseurs  durent  s'appliquer  à  obtenir  une 
bière  suffisamment  stable.  D'autres  lois  imposèrent  un  temps 
d'apprentissage  avant  l'exercice  pratique  de  l'art.  D'autres  dis- 
positions favorisèrent  la  transmission  des  caves  et  ateliers  et 
assurèrent  ainsi  la  conservation  et  le  perfectionnement  régulier 
de  l'outillage. 

Indépendamment  de  l'action  législative,  d'autres  conditions 
sociales  contribuèrent  à  faire  progresser  la  brasserie  bavaroise. 
Nous  avons  vu  que  dans  l'Allemagne  du  Nord  l'art  de  la  brasse- 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        301 

rie  s'était  surtout  développé  dans  les  villes.  Il  arriva  que  les 
corporations  de  brasseurs,  qui  avaient  été  animées  tout  d'abord 
d'un  esprit  vif  et  entreprenant,  s'engourdirent  peu  à  peu  sous 
l'armature  d'une  réglementation  rigide.  En  Bavière,  au  con- 
traire, les  brasseries  seigneuriales,  établiessur  de  grands  domai- 
nes agricoles,  étaient  fort  nombreuses.  Les  propriétaires  de  ces 
domaines  montrèrent  plus  de  ténacité  que  les  brasseurs  urbains 
à  perfectionner  la  fabrication;  ils  firent  plus  d'expériences  et 
avec  plus  de  suite;  ils  s'efforcèrent  toujours  d'améliorer  le  pro- 
duit. 

Avant  tout,  des  circonstances  tenant  au  lieu  favorisaient  la 
brasserie  bavaroise.  On  disposait  dans  ce  pays  d'excellentes 
caves  creusées  dans  les  rochers  ;  la  fermentation  de  la  bière  s'y 
accomplissait  d'une  manière  particulièrement  satisfaisante,  et 
la  bière  elle-même  s'y  conservait  admirablement.  En  outre, 
beaucoup  de  personnes  admettent  encore  aujourd'hui  que,  si  la 
bière  bavaroise  possède  les  qualités  qui  la  distinguent,  certaines 
conditions  atmosphériques  et  même  quelques  propriétés  de  Veau 
du  pays  n'y  sont  pas  étrangères. 

Mais  il  est  une  autre  condition  du  milieu  dont  l'action  eut 
une  importance  capitale.  Les  historiens  de  la  brasserie,  qui 
montrent  avec  tant  de  détails  les  mérites  de  l'action  adminis- 
trative, se  contentent  en  général  de  signaler  brièvement,  sans 
doute  parce  que  l'influence  leur  en  paraît  évidente  par  elle- 
même,  la  présence  efficace  de  ce  dernier  facteur,  qui  n'est  autre 
que  la  culture  des  houblons  fins  de  Bohême ,  de  Bavière  et  de 
Franconie.  Si,  de  la  voisine  BoI?ême,  la  culture  houblonnière 
se  propagea  de  bonne  heure  en  Bavière  et  en  Franconie,  nous 
avons  vu  que  les  plantations  ne  prirent  pas  tout  de  suite  une 
grande  extension  '.  Cependant  les  progrès  de  la  brasserie  ba- 
varoise et  franconienne  ont  été  parallèles  à  ceux  de  la  culture. 
Ou  plutôt,  pour  s'exprimer  justement,  il  faut  dire  qu'il  y  eut 
réaction  de  l'une  sur  l'autre.   La  qualité  rare  des  produits  de  la 

1.  Les  Bavarois  importèrent  tort  tôt  le  houblon  bohémien  pour   la  brasserie.  On 
en  irouve  le  témoignage  dans  ce  vers  d'un  vieux  poème  : 

Clatovia  lupulum  colit,  quem  pnesto  Bavarus  au  fer  t. 


302  LES    CULTIVATEURS    DU    DOUBLON    EN    FRANCONIE. 

culture  a  aidé  à  l'essor  de  la  brasserie  en  Bavière  et  en  Fran- 
conie,  et,  à  son  tour,  la  brasserie  du  pays,  en  grandissant,  a 
assuré  toujours  plus  largement  aux  houblonniers  des  débouchés 
immédiats  et  a  ainsi  provoqué  le  développement  des  «  jardins  de 
houblon  ». 

L'influence  des  lois,  l'esprit  progressif  des  brasseurs,  l'excel- 
lence des  caves  rocheuses  du  pays  et  enfin  surtout,  semble -t-il, 
la  valeur  éminente  des  houblons  bohémiens,  franconiens  et 
bavarois,  toutes  ces  conditions  agissaient  de  concert  en  Bavière 
pour  déterminer  l'élaboration  dune  bière  parfaite.  Et  pourtant, 
répétons-le,  les  bières  bavaroises  n'ont  connu  la  gloire  que  du- 
rant la  dernière  partie  du  xixe  siècle,  alors  que  les  bières  du 
Nord,  déjà  convoyées  jadis  par  la  Hanse,  jouissaient  d'un  renom 
plusieurs  fois  séculaire.  C'est  le  développement  des  chemins  de 
fer  et  des  modernes  moyens  de  transport  et  de  communication 
qui,  manifestement,  a  permis  éi  la  brasserie  bavaroise  de  réaliser 
toutes  ses  belles  virtualités .  Là  comme  ailleurs,  c'est  grâce  aux 
transports  que  la  grande  spécialisation  a  pu  se  produire. 

Il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  que  les  chemins  de  fer  rendent 
aux  modernes  brasseries  bavaroises,  qui  ne  se  chauffent  plus  au 
bois  comme  les  anciennes  petites  brasseries,  le  service  de  leur 
apporter  du  charbon.  L'on  appréciera  la  valeur  de  ce  service 
en  songeant  que  le  sol  bavarois  ne  contient  pas  de  charbon  et 
en  pensant  au  rôle  considérable  du  chauffage  dans  la  brasserie 
nouvelle. 

Tout  d'abord,  ce  que  l'on  est  porté  à  oublier  généralement, 
c'est  en  Franconie  que  la  brasserie  de  l' Allemagne  du  Sud  com- 
mença à  prendre,  au  xix*  siècle,  la  mine  imposante  d'une  in- 
dustrie exportatrice  '.  La  brasserie  utilisa,  dans  le  pays  franco- 
nien, ce  merveilleux  courant  d'exportation  que  l'activité  des 

1.  La  brasserie  était  pratiquée  dés  le  moyen  àj;e  à  Nuremberg.  L'on  possédée  ce 
sujet  de  nombreuses  ordonnances  du  liât.  En  140'.»,  le  liai  édifia  lui-même  une 
brasserie  municipale  sur  la  place  lici  Hisserlein.  Deux  fois  brûlée,  elle  fut  re- 
construite «n  1671.  Et  comme  l'on  y  fabriqua  à  ce  moment  de  la  bière  de  froment, 
elle  prit  en  dernier  lieu  le  nom  de  Waisenbrûuhaus.  Ce  vieux  balimcnl  appar- 
tient aujourd'hui  a  la  Hrasscrie  Tucher. 


LE    r.RAND    COMMERCE    M    HOUBLON    A   NUREMBERG.  303 

grands  commerçants  nurembergeois  avait  amorcé  au  moyen  âge 
et  auquel  les  engins  modernes  donnaient  une  vigueur  accrue  l. 
Encore  aux  environs  de  1880,  Nuremberg  exportait  plus  de  bière 
que  Munich.  En  1879,  en  effet,  Nuremberg  exportait  274.010 
hectolitres  et  Munich  seulement  63.155.  En  1880,  Nuremberg 
exportait  172.828  hectolitres  et  Munich  103.513.  Ce  n'est  qu'a- 
près 1882  que  la  proportion  se  renverse  brusquement  en  faveur 
de  Munich. 

La  brasserie  bavaroise  n'a  vraiment  commencé  son  ascension 
triomphale  qu'au  début  des  vingt  dernières  années  du  xixe  siè- 
cle. Elle  l'a  poursuivie  avec  une  foudroyante  rapidité.  Les  grands 
établissements  surgirent,  se  constituèrent  vigoureusement,  pri- 
rent des  proportions  d'une  ampleur  inconnue.  La  brasserie  nu- 
rembergeoise,  au  contraire,  s'attarda  quelque  temps,  resta  un 
moment  emmaillotée  dans  le  système  des  petits  établissements2. 
Cela  n'a  rien  qui  doive  nous  étonner,  après  ce  que  nous  avons 
vu  de  la  formation  sociale  des  Franconiens. 

En  tout  cas,  un  événement  politique  de  grande  portée  avait 
permis  d'avance  au  mouvement  ascensionnel  de  la  brasserie  de 
Munich  d'agir  d'une  façon  immédiate  sur  la  culture  houblonnièrc 
en  Franconie.  En  1800,  Napoléon  avait  réuni  Nuremberg  et  la 
Franconic  à  la  Bavière  proprement  dite.  La  Franconie  formait 
dorénavant  la  Bavière  du  Nord3. 


1.  Sur  ce  point,  voir  Struve,  Brasserie  bavaroise,  pages  79  et  80. 

La  petite  ville  franconienne  de  Rurgfarrnbach  (que  nous  avons  eu  l'occasion  de 
signaler,  en  étudiant  l'industrie  du  jouet,  comme  le  centre  de  la  fabrication  des  sabres 
d'enfants),  vit  prospérer  anciennement  une  brasserie  dont  les  dimensions  étonnaient 
les  contemporains. 

La  ville  universaire  franconienne  d'Erlangen  a  eu  une  grande  part,  durant  les 
deux  premiers  tiers  du  \i\"  siècle,  dans  l'exportation  de  la  bière.  L'on  prétend  que 
les  étudiants  de  l'Allemagne  du  Nord,  en  fréquentant  l'université  d'Erlangen,  apprirent 
à  aimer  les  bières  de  l'Allemagne  du  Sud  et  contribuèrent,  par  la  suite,  à  en  propager 
le  goût  dans  la  région  septentrionale. 

2.  Sur  ce  point,  voir  Struve,  Brasserie  bavaroise,  page  71. 

Les  petites  brasseries  étaient  très  nombreuses  en  Franconie,  par  exemple  dans  les 
villes  de  Seliwabacb,  Rolhenbourg,  Dinkelsbuebl.  etc. 

Dans  les  environs  de  Bamberg  il  a  été  possible  de  voir,  jusqu'à  la  fin  du, siècle  der- 
nier, se  perpétuer  le  type  du  brasseur  minuscule  débitant  toute  sa  bière  dans  une 
annexe  de  l'atelier  où  il  brassait. 

:{.  Le  développement  des  transports  à,  en  résumé,  favorisé  de  deux  façons  la  cul- 


304  les  cultivateurs  de  houblon  en  franc.0nie. 

La  concentration  de  la  production.  Celle-ci  a  pris  au  plus 

HAUT    DEGRÉ    LE     CARACTÈRE    CAPITALISTE.     —    Comme     Celles   des 

autres  industries,  les  énergies  de  la  brasserie  ont  été  surexci- 
tées par  le  développement  des  transports.  L'extension  in- 
définie des  débouchés  la  amenée  à  intensifier  sa  production, 
surtout  là  où  les  conditions  naturelles  et  sociales  se  prêtaient  à 
l'élaboration  d'un  produit  particulièrement  remarquable. 

Le  mouvement  général  de  découvertes  et  d'explications  scien- 
tifiques, d'où  sont  sortis  en  particulier  les  modernes  engins  de 
transport,  a  permis  en  môme  temps  à  la  brasserie,  comme  aux 
autres  industries,  de  perfectionner  ses  moyens  techniques  et  d'ac- 
croitre  sa  puissance  de  fabrication. 

La  possibilité  d'exporter  toujours  davantage  et  plus  loin,  grâce 
aux  transports,  de  conquérir  de  nouveaux  marchés,  de  refouler 
et  d'évincer  les  concurrents,  engageait  d'ailleurs  les  producteurs 
à  ne  jamais  s'arrêter  dans  la  voie  des  perfectionnements,  à  amé- 
liorer constamment  et  à  chercher  sans  cesse. 

Le  règne  de  la  concurrence  s'était  en  effet  peu  à  peu  établi  à 
mesure  que  se  réalisait  la  liberté  industrielle1,  elle-même  inévi- 
tablement nécessitée  par  la  fusion,  sous  l'action  des  transports, 
des  marchés  de  consommation  locaux  en  un  seul  marché  de  con- 
sommation mondial. 

Nulle  industrie  n'a  été,  autant  que  la  brasserie,  révolutionnée 
par  la  science  moderne.  Réciproquement,  par  les  chances  d'ap- 
plications lucratives  qu'elle  offrait,  la  brasserie  a  été  un  admi- 
rable stimulus  pour  les  recherches  scientifiques. 

C'est  à  partir  de  1840  que  les  procédés  mécaniques  se  mettent 
à  gouverner  la  brasserie  bavaroise.  Mais  ils  avaient  été  adoptes 
par  la  brasserie  anglaise  dès  le  début  du  xix° siècle.  Le  célèbre 
brasseur  Sedlmayr2  (qui  avait  déjà  en  1818  remplacé  l'ancienne 

ture  houblonnière  en  Franconic  :  1"  on  permettant  d'exporter  le  houblon  au  loin  ; 
2"  en  permettant  d'exporter  la  bière  au  loin.  et.  par  suite,  en  augmentant  indéfini- 
ment les  besoins  en  houblon  de  la  brasserie. 

1.  Abolition  en  Bavière  des  corporations  obligatoires  (180i>.  Liberté  des  métiers 
1868). 

2.  Sedlmayr  (mort  en  1890)  a  laissé  des  Mémoires.  La  Brasserie  Sedlmayr  est  au- 
jourd'hui la  fameuse  Brasserie  de  la  liéclie  [Zum  Spaten),  l'une  des  plus  considéra- 
bles de  Munich. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  DOUBLON  A  NUREMBERG.        305 

étuve  par  la  touraille  anglaise),  fit  un  grand  voyage  en  Angle- 
terre vers  1832  el  en  revint  animé  d'un  infatigable  esprit  de 
progrès.  Il  fut  pour  ainsi  dire  le  père  de  la  nouvelle  brasserie 
bavaroise.  En  1840,  il  introduit  la  machinerie  à  vapeur  pour  le 
brassage  et  la  cuisson  du  moût;  cette  application  fut  longtemps 
très  critiquée.  L'utilité  des  transmissions  mécaniques  se  manifesta, 
au  contraire,  avec  évidence  et  elles  ne  tardèrent  point  à  faire 
circuler  le  mouvement  dans  les  brasseries.  A  partir  de  1850,  les 
appareils-leviers,  les  conduites  automatiques  et  les  moyens  de 
transport  mécanique  pour  le  service  intérieur  des  établissements 
commencent  à  se  généraliser.  Puis  les  moulins  à  égruger  le  malt 
sont  mis  en  service.  D'une  manière  générale,  les  métaux  (fer, 
étain  et  cuivre)  se  substituent  au  bois  et  à  la  pierre  aussi  bien 
dans  la  structure  des  bâtiments  que  dans  celle  des  ustensiles  et 
récipients. 

L'une  des  conquêtes  de  la  physique  moderne  qui  a  le  plus 
profité  à  la  brasserie  est  la  production  artificielle  du  froid.  Les 
premières  installations  frigorifiques  furent  expérimentées  par  des 
brasseurs  américains.  Sedlmayr  ne  tarda  pas  à  établir  à  Munich 
une  cave  réfrigérante.  La  technique  des  appareils  frigorifiques 
fit  des  progrès  extrêmement  rapides.  Le  temps  était  loin  où  l'on 
avait  dû  interdire  aux  brasseurs  d'opérer  l'été!  Désormais,  grâce 
aux  appareils  de  Linde,  qui  se  répandirent  dans  toutes  les  gran- 
des brasseries  bavaroises,  le  moût  put  fermenter  en  toute  saison 
dans  des  caves  de  température  froide,  et  la  bière  put  être  con- 
servée à  l'abri  de  la  chaleur. 

Lu  production  rationnelle  de  la  chaleur  ne  fut  pas  organisée 
dans  les  brasseries  d'une  manière  moins  remarquable  que  la  pro- 
duction du  froid.  Les  degrés  de  température  furent  mesurés  avec 
la  plus  minutieuse  précision  et  les  opérations  de  thermométrie 
prirent  en  brasserie  une  importance  de  premier  ordre1.  Dans  ce 

1.  Parmi  les  nouvelles  méthodes  de  mesure  usitées  en  brasserie,  il  faudrait,  à 
d'autres  égards,  citer  encore,  après  l'emploi  des  aréomètres,  la  saccliaiimi Irte  el 
les  méthodes  optiques.  C'est  également  en  Angleterre  <|ue  la  succharimétric  l'ut  in- 
troduite pour  la  première  fois  dans  les  brasseries.  —  Sedlmayr  a  eu  le  mérite  de 
faire  profiter  l'industrie  bavaroise  de  toutes  ces  innovations. 

En   Bohème,  Drehcrajoué  à  l'égard  de  la  brasserie  bohémienne  un  rôle  analogue 


306  LES   CULTIVATEURS   DE   HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

domaine  encore,  la  brasserie  anglaise  avait  d'ailleurs  donné 
l'exemple  à  la  brasserie  bavaroise.  Si  complexe  est  la  question  de 
la  thermique  dans  les  brasseries  nouvelles  qu'elle  forme  la  ma- 
tière d'une  science  déterminée  et  occupe  des  ingénieurs  spécia- 
listes. 

Mais  la  science  a  transformé  la  brasserie  dans  sa  substance 
même,  dans  son  opération  fondamentale.  De  façon  plus  saisis- 
sante que  dans  aucune  autre  industrie,  elle  a  transfiguré  ici  le 
procédé  empirique  en  utilisation  intelligente  de  lois  désormais 
connues  et  formulées.  Le  phénomène  sur  lequel  repose  la  fabri- 
cation de  la  bière  — la  fermentation  —  est  très  complexe,  étant 
d'ordre  physiologique.  Les  vieux  brasseurs  n'en  soupçonnaient 
pas  la  nature.  Ils  provoquaient  des  fermentations  comme  M.  Jour- 
dain faisait  de  la  prose.  Assurément  il  leur  semblait  bien  y  avoir 
quelque  chose  de  ténébreux  dans  l'opération;  ils  prétendaient 
même  parfois  que  le  Diable  s'en  mêlait  !  Mais  ils  se  résignaient  à 
ignorer.  Les  travaux  de  Pasteur  et  sa  brillante  polémique  contre 
Liebig1  devaient  mettre  en  lumière  le  rôle  des  levures  dans  la 
conversion  en  alcool  et  acide  carbonique  du  sucre  et  de  la  dextrine 
résultant  eux-mêmes  du  dédoublement,  opéré  par  la  diastase, 
de  l'amidon  inclus  dans  l'orge.  Les  conséquences  pratiques  de  la 
découverte  du  savant  français  (culture  méthodique  des  diil'é  rentes 
sortes  de  levures,  prophylaxie  des  maladies  de  la  bière,  stérili- 
sation ou  «  pasteurisation  »  de  la  bière  et  exportation  de  la  bière 
en  flacons  dans  les  pays  chauds)  ont  été  incalculables  pour  les 
destins  de  la  brasserie,  et  en  particulier  de  la  brasserie  bava- 
roise2. 


à  celui  que  Sedlmax  r  remplissait  envers  la  brasserie  bavaroise.  Dreber  a  apporté  luj 
aussi  en  Bohême  les  méthodes  anglaises.  Le  développement  de  la  brasserie  bohémien  ne, 
dont  l'étude  détaillée  serait  fort  intéressante,  a  suivi  une  courbe  analogue  à  celle  du 
développement  de  la  brasserie  bavaroise. 

1.  L'on  sait  que  Liebig  attribuait  la  fermentation  àdes agents  purement  chimiques, 
tandis  que  Pasteur  l'attribuait  à  des  être8  rivants.  En  l'ait,  elle  est  provoquée  par 
des  agents  chimiques  dont  l'existence  est  le  résultat  de  la  vie  fonctionnelle  des 
levures. 

2.  Ce  caractère  hautement  scientifique  de  la  brasserie  a  déterminé  la  multiplica- 
tion des  écoles  et  laboratoires.  L'Etat  s'y  est  d'autant  plus  intéressé  que  la  brasseï  ie 
offre  une  plus  grande  source  de  revenus  pour  le  lise. 


LE  GKAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        307 

De  son  côté,  la  malterie  a  bénéficié  de  perfectionnements 
continuels1.  L'étude  des  orges  de  brasserie  est  devenue  un 
ordre  de  recherches  déterminé,  auquel  des  travailleurs  ont  con- 
sacré toute  leur  assiduité.  Des  appareils  ingénieux  ont  été  in- 
ventés pour  trier    et  pour  éprouver  automatiquement  l'orge. 

Tous  ces  beaux  progrès  entraînaient  une  complication  consi- 
dérable et  souvent  nécessitaient  un  renouvellement  rapide  de 
l'appareil  et  de  l'outillage.  Et  de  pareilles  circonstances  étaient 
bien  faites  pour  hâter  dans  la  brasserie  le  processus  de  la  con- 
centration industrielle.  Certes  plusieurs  des  perfectionnements 
réalisés  étaient  susceptibles,  immédiatement  ou  sous  certaines 
conditions,  d'être  mis  à  profit  par  les  petites  brasseries.  Mais 
beaucoup  d'autres  conquêtes  étaient  moins  facilement  accessi- 
bles. L'outillage  était  fort  coûteux.  Si  donc  le  désir  était  éveillé 
naturellement  déjà,  chez  ceux  qui  le  pouvaient,  de  fabriquer 
le  plus  possible  afin  de  tirer  parti  des  débouchés  nouveaux,  ce 
désir  s'augmenta  en  considération  de  l'avantage  qu'il  y  avait  à 
diluer  et  à  noyer  le  coût  du  matériel  dans  la  masse  d'une  pro- 
duction toujours  plus  abondante.  Enfin  l'éperon  aigu  de  la  con- 
currence excitait  à  diminuer  le  prix  de  la  bière2  et,  afin  de 
pouvoir  obtenir  ce  résultat  d'une  manière  rationnelle,  à  fabri- 


1.  L'Angleterre  avait  également  ouvert  la  voie  dans  ce  domaine.  Sedlmayr  et  Dre- 
her  allèrent  chercher  de  l'autre  côté  du  détroit,  avec  tout  le  reste,  de  meilleurs  pro- 
cèdes de  maltage.  (Il  n'est  pas  inutile,  pour  préciser  cette  part  de  l'étranger  dans  la 
constitution  des  méthodes  de  la  brasserie  moderne,  de  rappeler  encore  l'invention  du 
maltage  pneumatique  par  le  Français  Galland,  de  Marseille;. 

La  malterie  a  pris  figure  d'industrie  spéciale;  et  un  très  grand  nombre  d'établisse- 
ments, dont  beaucoup  appartiennent  à  des  sociétés  par  actions,  s'y  livrent  exclusi- 
vement. 

Lesorges  de  Bavière  sont  loin  de  suffire  par  leur  quantité  à  couvrir  les  besoins  de 
la  brasserie  bavaroise.  Leur  qualité  actuelle  est  bien  souvent  aussi  l'objet  de  criti- 
ques fvoir  à  ce  sujet  le  discours  du  D'  Jodlbauer  au  Congrès  des  brasseurs  à  Angs- 
bourg  en  l'J03).  L'Autriche  (dont  les  orges  mûrissent  plus  tôt,  et  qui  se  procure  a 
bon  compte  le  combustible  pour  ses  fabriques),  exporte  en  Bavière  les  orges  et  les 
malts  de  Hongrie,  de  Bohême  et  de  Moravie. 

2.  L'État  a  longtemps  considéré  qu'il  avait  mission  de  régler  les  prix  de  la  bière 
et  de  veiller  notamment  à  ce  que  les  concurrents  ne  fussent  entraînés  a  abaisser  ces 
prix  dans  une  proportion  de  nature  à  compromettre  le  bénéfice  du  brasseur.  Tel 
était  l'esprit  du  fameux  Regulaliv  de  1811  qui  en  établissant  un  prix  minimum  et 
eu  garantissant  le  bénéfice,  protégea  pendant  de  longues  années  les  petits  brasseur-, 
contre  les  établissements  plus  importants  <'l  contraria  les  progrès  techniques. 


308  LES   CULTIVATEURS   DE    EOUBLON    EN    FRAKCOME. 

quer  davantage.  La  concentration  était  par  conséquent  chose 
inévitable.  Les  modifications  de  la  législation  fiscale  en  Bavière 
contribuèrent  à  accélérer  le  mouvement  qui  s'était  dessiné  dans 
ce  sens.  Au  xixe  siècle,  l'ancien  impôt  sur  la  bière  avait  été  rem- 
placé par  un  droit  sur  le  malt1.  Après  avoir  été  remanié  une  pre- 
mière fois  en  1868,  cet  impôt  fut.  en  1879,  élevé  de  50  %.  Le 
produit  de  l'impôt  sur  le  malt  allait  désormais  jouer  un  rôle  pré- 
pondérant dans  le  budget  des  recettes  de  la  Bavière.  Mais  l'éléva- 
tion de  taux  adoptée  en  1879  porta  un  coup  terrible  aux  petites 
brasseries.  Les  grands  établissements,  au  contraire,  ne  chance- 
lèrent qu'un  instant,  puis  se  ressaisirent,  et  poursuivirent  alors 
avec  une  remarquable  ténacité  la  diminution  de  leurs  frais  de 
revient  par  l'utilisation  encore  plus  rationnelle  du  houblon  et  de 
l'orge.  Ils  parvinrent  à  obtenir,  sans  compromettre  la  qualité, 
beaucoup  plus  de  bière  en  traitant  la  même  quantité  de  ces 
deux  éléments.  Pendant  ce  temps,  les  petits  établissements  s'é- 
puisaient en  une  lutte  désespérée,  fléchissaient  et  finissaient  peu 
à  peu  par  disparaître,  déblayant  le  terrain. 

Alors  grandirent  davantage  encore  et  s'amplifièrent  à  vue 
d'oeil  ces  grandes  brasseries  munichoises  qui  allaient  devenir 
célèbres  dans  le  monde  entier  et  dont  les  plus  notoires  sont  :  la 
Brasserie  de  Gabriel  Scdlmayr  ou  Brasserie  de  la  Bêche  (Zum 
Spalcn),  la  Brasserie  Pschorr,  la  Brasserie  du  Lion  [Lcewen- 
bràu),  la  Brasserie  de  Josef  Sedlmayr  ou  Brasserie  des  Fran- 
ciscains, le  Paulanerbrdu,  etc. 

En  Franconie,  l'évolution  fut  un  peu  plus  lente  et  moins 
accentuée.  Mais  elle  s'accomplit  bientôt.  Les  grands  établisse- 
ments surgirent  à  l'horizon  de  Nuremberg  et  de  Fi'irth  :  Brasse- 
rie baronnale  de  Tacher- ,  Brauhaus  Nuernberg ,  Brasserie  <h>^ 
Frères  Lederer,  Brasserie  Henninger,  Brasserie  Humbser,  Bras- 
serie Evora  et  Meyer.  A  Kulmbach,  se  développaient  des  bras- 

1.  Cet  impôt,  différent  dans  son  principe  de  ceux,  déjà  Ires  divers,  auxquels  donne 
lieu  l'industrie  de  la  brasserie  dans  les  autres  pays,  est  calculé  dans  chaque  établisse 
ment  à  l'aide  d'un  appareil  enregistreur  lixé  aux  moulins  à  broyer  le  malt  et  dont  le 
premier  modèle  fut  fourni  par  Riedinger. 

2.  Les  Tucher  sont  une  famille  survivante  d'anciens  patriciens  du  Jtat.  (Voir  Pu 
mière  partie,  Les  Industries  de  l'Étain,  page  108,  note  1,  et  page  10',». 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        300 

séries  travaillant  spécialement  en  vue  de  l'exportation  '. 
Dans  ces  grands  établissements,  qui,  sauf  quelques  rares 
exceptions,  furent  vite  constitués  en  brasseries  par  actions,  le 
capital  s'était  mis  à  l'œuvre,  en  manifestant  au  plus  haut  degré 
tous  les  caractères  propres  à  son  action  spécifique2.  Non  seule- 
ment, grâce  à  son  pouvoir  de  réalisation,  il  opérait,  en  met- 
tant à  profit  les  découvertes  de  la  science,  la  transformation 
des  moyens  de  production,  mais  encore,  avide  de  se  récupérer 
et  de  se  multiplier  en  bénéfices,  il  transformait  aussi  les  moyens 
pratiques  d'écoulement  du  produit3. 

La  façon  d'écouler  les  produits  a  également  pris  le  ca- 
ractère d'entreprise  capitaliste  le  plus  accusé.  —  Le  capi- 
tal n'attend  pas  la  demande.  Il  la  cherche.  Il  la  dispute  violem- 
ment aux  concurrents.  Il  sollicite  les  besoins  et  les  passions 
dont  cette  demande  procède.  Il  leur  ménage  l'occasion  de  se 
satisfaire  de  la  manière  la  plus  agréable  et  la  plus  entraînante. 

Mais,  pour  bien  comprendre  cette  démarche  de  la  brasserie 
nouvelle  et  les  importantes  répercussions  qui  en  sont  résultées, 
il  nous  faut  un  instant  observer  de  près  les  rouages  du  méca- 
nisme social  par  le  jeu  desquels  est  assuré  aujourd'hui  le  débit 
de  la  bière. 


VI.   —  L  ÉVOLUTION  DE   LA  BRASSERIE.   B    :    LE  DÉBIT  DE  LA  BIÈRE  : 

LES  TAVERMERS,    «    VERSEURS    »    DES   GRANDES    BRASSERIES 

L'ancienne  réglementation  des  métiers  et  du  commerce  au 
moyen  âge  avait  pour  suprême  objectif  de  garantir  la  subsis- 

1.  Le  caractère  de  spécialistes  très  capables  des  ouvriers  participant  directement  à 
la  fabrication  de  la  bière  a  rendu  plus  lent  parmi  eux  le  cheminement  des  revend] 
cations  socialistes  et  égalitalrcs.  Cette  observation  ne  s'applique  pas  au  nombreux  per- 
sonnel employé  au  remplissage  des  bouteilles,  à  la  tonnellerie,  au  charroi,  etc.. 

2.  Voir  Karl  Marx.  Le  Capital  (Das  Kapital);  Sombart,  Le  Capitalisme  l)er  Ka- 
pitalismus),  et  La  Vie  économique  allemande  an  XI  \ e  siècle  |  Die  Deutsche  Volks- 
Wirtschaft  im  XIX  Jahrhundert). 

:î.  Comme  l'essor  des  autres  industries  allemandes  à  la  lin  du  \i\  siècle,  celui  de 
la  brasserie  ne  s'expliquerait  pas  complètement  sans  l'impulsion  donnée  à  la  vie  géné- 
rale du  pays  par  le  versement  des  cinq  milliards  de  la  France.  Voir  Strnve,  Bras- 
serie bavaroise,  chapitre  iv.) 


;{]()  Li:>    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

tance  de  chacun.  La  production  devait  en  chaque  lieu  s'adres- 
ser aux  seuls  besoins  locaux  et  en  prendre  exactement  la  me- 
sure. Les  grands  moyens  de  transport  n'étaient  pas  créés;  et, 
par  suite,  la  grande  concurrence,  avec  ses  cruels  inconvénients 
et  ses  magnifiques  avantages,  ne  s'était  pas  encore  manifestée. 
Nul  producteur  ne  songeait  à  agrandir  sa  production  et  sa 
clientèle  pour  accroître  son  bénéfice;  en  dehors  de  la  pratique 
du  commerce  d'importation  de  quelques  produits  rares,  il  n'y 
avait  pas  moyen  de  s'enrichir  en  fabriquant  ni  en  vendant. 
L'autorité  avait  beau  jeu  de  réaliser  tant  bien  que  mal,  dans 
chaque  petite  cellule  territoriale,  son  idéal  d'un  système  har- 
monieux et  clos,  son  rêve  d'une  vie  économique  équilibrée  et 
calme  (bouleversée  seulement  de  temps  à  autre  par  le  phéno- 
mène des  disettes  et  des  pénuries). 

En  particulier  l'on  avait  tâché  d'assurer  dans  les  meilleures 
conditions  le  débit  de  la  bière  en  rattachant  par  des  liens  for- 
cés à  toute  brasserie  un  certain  nombre  de  taverniers  établis 
dans  son  voisinage  plus  ou  moins  immédiat.  Ils  étaient  les 
'Awangwirte  (taverniers  obligatoires)  de  cette  brasserie.  Il  leur 
était  expressément  interdit  de  vendre  la  bière  d'un  autre  bras- 
seur. Ainsi  le  débit  s'opérait  sans  trop  d'à-coups  dans  les  caba- 
rets des  villes  et  dans  ceux  qui  s'élevaient  sur  1rs  lieux  de  pas- 
sage des  caravanes  marchandes1. 

Les  modernes  brasseries  ont  également  besoin  des  taverniers 
[Wirte)  pour  débiter  leur  bière.  Et,  comme  elles  ne  produisent 
plus  pour  la  consommation  locale  2  d'une  petite  ville,  mais  pour 
la  consommation  de  plusieurs  grandes  cités  populeuses*  d'une 

1.  L'histoire  des  auberges  et  tavernes  présenterait  un  vif  intérêt  au  point  de  vue 
social.  Elle  se  trouverait  liée,  dans  ses  débuts,  à  l'étude  du  phénomène  social  de 
l'hospitalité,  si  important  chez  les  peuples  primitifs. 

2.  Comme  beaucoup  de  brasseries  d'autrefois,  les  grandes  brasseries  modernes 
n'ont  garde  d'ailleurs  de  négliger  l'occasion  de  vente  qui  s'offre  sur  le  lieu  même  de 
fabrication.  Elles  y  construisent  de  vastes  halls  on  les  buveurs  viennent  s'abreuver  a 
la  source  même.  On  connaît  les  halls  immenses  de  Munich  où  les  consommateurs 
de  toute  condition,  le  haut  dignitaire  comme  l'artisan,  s'asseoient  fréquemment  cote 
à  côte.  Les  rangs  sociaux  y  sont  un  instant  abolis  devanl  la  majesté  de  la  bière. 

:!.  Le  développement  de  la  grande  industrie  et  des  transports  n'a  pas  agi  sur  là 
brasserie  seulement  en  augmentant  ses  moyens  de  production  et  en  lui  donnant  la 
possibilité  d'exporter  au  loin.  L'évolution  industrielle,  en  provoquant  la  croissance 


LE    GRAND    COMMERCE    DU    HOUBLON    A    NUREMBERG.  311 

région  et  même  pour  l'extérieur,  elles  visent  à  approvisionner 
le  plus  de  Wirte  possible.  Elles  se  les  sont  arrachés  les  unes  aux 
autres.  Elles  ont  entrepris  de  les  assujettir,  de  se  les  rendre 
tributaires.  Elles  les  ont  en  quelque  sorte  domestiqués  par  les 
liens  du  crédit.  Elles  leur  ont  fait  régulièrement  des  avances  de 
fonds  au  commencement  de  chaque  «  campagne  ».  Bien  plus, 
elles  ont  mis  les  taverniers  dans  leurs  meubles,  fournissant 
tables,  chaises  et  verres  à  bière.  Les  Wirte  sont  ainsi  devenus, 
selon  l'expression  de  Yollmar,  les  verseurs  {Schenkkellner)  des 
grandes  brasseries.  L'indépendance  des  taverniers,  rétablie  avec 
la  liberté  des  métiers,  aura  donc  été  de  courte  durée.  Par  un 
curieux  phénomène  de  transformisme  social,  les  Zwangwirte 
d'autrefois  ont  reparu  sous  une  forme  plus  moderne. 

Cet  effort  énorme  des  grandes  brasseries  pour  embrigader 
les  taverniers  eut  vraiment  un  caractère  tragi-comique.  Bruta- 
lement, mais  d'une  façon  topique,  Prager  écrivait  dans  la  Nuen- 
chener  Allgerneine  Zeitung  (Voir  année  1888,  n"  257,  et  année 
1889,  n"  h)  que  les  brasseurs  ne  pouvaient  apercevoir  derrière 
une  maison  un  de  ces  endroits  où  les  buveurs  de  bière  vont  pé- 
riodiquement, pour  parler  la  langue  de  Rabelais,  éliminer  le 
«  trop-plein  »  de  la  boisson,  sans  induire  aussitôt  l'existence 
d'une  taverne  du  côté  de  la  façade  et  sans  se  mettre  incontinent 
en  quête  du  Wirt  pour  tâcher  de  lui  donner  l'investiture. 

Désormais  tout  taverniera  une  brasserie  pour  suzeraine.  Il  en 
est  l'homme-lige,  le  féal,  ou,  si  l'on  préfère,  le  commandité. 
Pourquoi  l'écriteau  jaune  portant  ces  mots  :  Brauhaas  Nuern- 
berg,  fixé  aux  murs  et  aux  fenêtres  de  cette  taverne?  Est-ce  une 
réclame?  Non,  cela  est  davantage.  C'est  l'étendard  sous  lequel 
1<-  Wirt  fait  campagne.  Envoyant  cet  écriteau,  vous  apprenez 
que  le  tavernier  est  soutenu  par  la  brasserie  en  question  et  qu'il 
s'est  engagé  à  ne  point  débiter  d'autre  bière  que  la  sienne.  In 

des  cités  el  la  sargie  des  classes  prolétariennes,  a,  pour  des  raisons  connues  (travail 
au  dehors,  liants  salaires,  etc.),  étendu  la  clientèle  îles  cabarets  en  général.  En  Aile 
magne  e1  dans  les  pa\s    du  Nord   hnlainmcnt,   1rs  débits  de  bière  ont  vu  de  plus  en 
plus  affluer  les  consommateurs.  Quelle  que  SOil  la  laveur  dont  jouissent  leseaux-de 
vie  de  grains  auprès  de  certains  ouvriers,  la  bière  esl  vraiment  la  boisson-reine,  celle 
qui  verse  le  réconfort  et  aussi  l'ivresse  aux  multitudes  ouvrières. 


312  )-ES    CULTIVATEURS   DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

peu  plus  loin,  un  autre  tavernier  arbore  les  armes,  à  l'effigie  du 
Nègre,  de  la  Brasserie  «  baronnale  »  de  Tucherx.  Un  autre  encore 
exhibe  le  crocodile  vert  des  Frères  Lederer.  Mais  tous  ont  leur 
emblème,  tous  portent  le  signe  de  leur  sujétion.  Les  brasseries 
les  ont  tous  marqués  du  sceau  de  la  dépendance2. 

Il  y  a  dans  toutes  les  villes  allemandes  de  grands  établisse- 
ments, comprenant  un  parc  pour  l'été  et  une  vaste  salle  pour 
l'hiver,  où  la  population,  avide  de  plaisirs  en  commun,  a  cou- 
tume de  s'entasser.  Tantôt  l'immeuble  appartient  à  la  ville, 
tantôt  à  une  société  ou  à  un  particulier.  Mais,  quel  qu'en  soit  le 
propriétaire,  chacun  de  ces  importants  établissements  est  af- 
fermé à  un  Wirt  de  la  grande  espèce,  qui,  comme  ses  petits  con- 
frères, marche  avec  le  concours  d'une  grosse  brasserie.  Le 
dimanche  et  plusieurs  fois  par  semaine,  des  concerts  ont  lieu  en 
plein  air  ou  dans  la  salle.  Souvent  ce  sont  de  grands  concerts 
symphoniques,  à  programme  classique.  Ecoutez.  L'orchestre 
joue  la  «>me  Ouverture  de  Léonore.  Ses  magnifiques  harmonies 
rêveuses  semblent  abolir  un  instant  toute  réalité  vulgaire.  Mais 
regardez  là-bas  dans  un  coin.  Le  sommelier  aux  bras  nus,  armé 
d'un  vilebrequin,  se  tient  à  l'affût,  attendant  que  la  dernière 
mesure  ait  retenti  pour  mettre  un  nouveau  tonneau  en  perce. 
C'est  pour  arriver  à  ce  résultat  final  que  le  concessionnaire  du 
Parc  a  organisé  le  concert.  Et  c'est  grâce  aux  crédits  ouverts  par 
la  Brasserie  qu'il  a  pu  payer  les  musiciens. 

Dans  leur  furieuse  «  course  à  l'hectolitre  »,  les  brasseries 
explorent  la  campagne  pour  y  embaucher  les  Wirte  ruraux.  Elles 

1.  L'on  sait  que  cette  ligure  de  nègre  symbolisait  probablement  les  anciennes  rela- 
tions commerciales  nouées  par  les  Tucher  avec  les  pays  exotiques.  (Voir  première 
Partie  :  Les  Indus/nés  de  l'Êtain,  page  108.  note  1). 

2.  C'est  un  type  social  curieux  que  le  moderne  tavernier  ou  Wirt  en  Bavière  et. 
d'une  manière  générale,  en  Allemagne.  Il  est  parfois  le  propriétaire  nominal  de  la 
grande  maison  de  logements  ouvriers  au  rez-de-chaussée  de  laquelle  sa  taverne  est 
installée;  mais  comme  il  n'a  payé,  en  réalité,  qu'une  partie  infime  du  prix  et  que  le 
reste  est  inscrit  en  hypothèques  au  profit  d'une  banque  ou  de  «  spéculateurs  du  bâti- 
ment »,  le  tavernier  joue  à  proprement  parler  le  rôle  de  concierge  et  de  percepteur  des 
loyers  dans  ces  pays  où  il  n'y  a  pas  de  concierges  proprement  dits.  Le  Wirt  est  aussi 
quelquefois  agent  électoral.  —  En  général,  il  ne  vit  pas  vieux  et  est  emporte  de 
bonne  heure  par  des  maladies  organiques  résultant  de  la  vie  sédentaire  et  de  l'abus 
de  la  bière. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        313 

plantent  leur  drapeau  dans  les  lieux  de  villégiature  où  l'Alle- 
mand va  respirer  la  Sommer frische.  Elles  escaladent  les  alti- 
tudes où  il  va  faire  des  «  cures  d'air  »  et  clouent  leur  pavillon 
au  fronton  des  Kurrestaurants  et  des  Kurhotels. 

Les  brasseries  mettent  encore  en  scène  dans  les  grandes 
villes  bavaroises  et  franconiennes  ces  fêtes  populaires  (  Volks- 
fcstè),  véritables  kermesses  où  la  bière  coule  littéralement  à 
torrents.  Chaque  brasserie  dresse  une  immense  tente  pavoisée. 
Un  Wirt  spécial  de  fête  (Festwirt)  préside  aux  libations.  Des  mu- 
siciens costumés  en  Tyroliens1  ou  en  Oberlaender  des  monta- 
gnes bavaroises  jouent  avec  acharnement.  Les  chants  bachiques 
ou  plutôt  gambriniens  alternent  avec  les  chants  patriotiques  ; 
l'on  vend  les  textes  à  l'entrée,  afin  que  le  public  puisse  repren- 
dre en  chœur.  Les  verseuses,  bras  nus,  vêtues  du  court  jupon 
tyrolien,  circulent  à  travers  les  bancs.  La  fumée  barbare  des  rô- 
tisseries de  harengs  emplit  l'air.  Les  détonations  des  tirs  voi- 
sins mêlent  leur  explosion  à  la  musique.  Et  la  bière  coule  sans 
fin,  débitée  cette  fois  en  chopes  de  grès  d'un  litre  de  capacité. 
Elles  sont  lavées  sommairement  dans  de  grands  baquets  d'un 
aspect  affreux.  Une  licence  surprenante  caractérise  les  propos, 
les  restes  et  les  attitudes  des  buveurs.  Ce  sont  des  visions  de 
Téniers  amplifiées  et  élargies  aux  proportions  que  peuvent  leur 
donner  les  grands  faubourgs  ouvriers  de  l'Allemagne  moderne. 
Ce  sont  des  tableaux  de  Breughel  creusés  encore  en  profondeur, 
avec  des  batteries  d'instruments  de  cuivre  remplaçant  les  mai- 
gres violons  et  avec  des  lampes  à  arc  au  lieu  des  chandelles2. 

Les   orgies    de  la  fameuse  bière   dite  Salvator,  au  mois  de 


1.  Il  a  été  déjà  indiqué  combien  les  choses  du  Tyrol  sont  populaires  en  Franconie 
et  en  Bavière  (Voir  deuxième  Parlie  :  Les  Faiseurs  de  Jouets,  page  171,    notel). 

2.  Bavarois  et  Franconiens  font  de  la  bière  un  usage  effréné.  Quelqu'un  a  pu  dire 
que  «  la  bière  est  le  5"  élément  en  Bavière  ».  L'abus  de  cette  boisson  exerce  certai- 
nement à  la  longue  une  influence  très  fâcheuse  sur  l'organisme  (affections  du  cœur 
et  des  reins).  En  même  temps  il  rend  l'esprit  somnolent  et  paresseux. 

L'usage  immodéré  de  la  bière  favorisé  par  l'air  sec  des  hauts  plateaux  franco- 
nien et  bavarois  a  certainement  exercé  une  action  sur  le  type  franconien  /ten- 
dant la  deuxième  partie  du  \l.\~  siècle.  Il  n'a  pas  contribué  à  développer  en  lui 
l'initiative.  Par  un  contraste  d'ailleurs  digne  de  remarque,  les  négociants  Israélites, 
qui  sont  à  la  tête  du  commerce  de  Franconie,  ne  boivent  presque  pas  de  bière. 

21 


314  LES    CULTIVATEURS    DE   HOUBLON    EN    FRANCO.ME. 

mars,  sont  méthodiquement  organisées  et  provoquées  de  la  môme 
manière  *. 

Tels  sont  les  procédés  coûteux  que  doivent  employer  les  bras- 
series pour  écouler  leur  bière  en  Allemagne.  Elles  n'ont  pas 
à  effectuer  de  moindres  débours  pour  assurer  l'exportation. 
Tout  d'abord,  il  leur  faut  faire  construire  ces  wagons  frigoriii- 
ques,  que  chacun  a  pu  voir  circuler  sur  les  lignes  de  chemins 
de  fer,  reconnaissables  à  la  couleur  blanche  dont  ils  sont  peints 
afin  de  repousser  la  chaleur  solaire.  Puis  les  brasseries  ont  à 
entretenir  dans  les  villes  étrangères  des  caves  frigorifiques  et 
des  dépôts-succursales.  Enlinlcurs  représentants  doivent,  comme 
elles  le  font  elles-mêmes  en  Allemagne,  aller  au-devant  de  la 
consommation,  la  provoquer,  la  séduire  et  la  capter.  Ils  s'em- 
ploient à  multiplier  et  à  tenir  sous  leur  coupe  les  tavernes.  Ils 
s'ingénient  à  les  approprier  aux  convenances  des  différents  mi- 
lieux sociaux.  Tantôt  la  taverne  sera  d'une  sévère  élégance,  avec 
de  sobres  ornements  noir  et  or.  Tantôt  elle  sera  truculente  et 
polychrome,  avec  des  images  violentes  de  reitres  et  de  moines, 
et  elle  invitera  au  culte  bruyant  du  bon  roi  Gambrinus  '.  Kl 
dans  tous  ces  établissements  l'on  veillera  à  ce  que  la  cuisine 
fasse  sa  partie  dans  l'ensemble  :  plantureuses  choucroutes'1  ex- 
citant la  soif,  mets  savoureux  mais  suffisamment  épicés  et  lourds. 
La  «  blonde  bière  »  pourra  alors  couler  à  flots  écumeux  '. 


1.  Pour  distribuer  la  bière  aux  tavernes  du  voisinage  et  pour  la  transporter  au\ 
gares,  les  brasseries  ont  besoin  d'un  matériel  de  traction  d'une  importance  considé- 
rable. En  1903,  on  évaluait  la  «  cavalerie  »  des  brasseries  allemandes  à  41.000  che- 
vaux, représentant,  à  eux  seuls  un  capital  de  i9  millions  de  marks. 

2.  Originairement  le  duc  Jean  Primus  de  Brabant.  Il  avait  accepté  d'être  membre 
d'honneur  de  la  «  gilde  »  des  brasseurs  de  Bruxelles.  Sur  cette  question  et  sur  une 
foule  d'autres  questions  relatives  a  la  bière,  voir:  Max  Bauer,  La  Soif  allemande 
[Def  Deutsche  Durs/),  Leipzig,  1903. 

n.  En  Allemagne  même,  la  choucroute  joue  dans  l'alimentation  un  rôle  bien  moins 
grand  qu'on  ne  se  le   ligure  à  L'étranger. 

i.  L'exportation  de  la  bière,  allemande  a  certainement  été  favorisée  par  le  succès 
des  armes  allemandes  en  1870.  Le  goût  des  choses  allemandes  s'esl  alors  répandu  par 
suite  d'une  sorte  de  suggestion  facile  à  expliquer  psychologiquement.  Le  génie  de 
commerçants  avisés  a  tiré  an  merveilleux  parti  de  celle  suggestion,  l'a  aidée  à  se 
développer  el  l'a  fructueusement  cultivée. 

La  crise  phylloxérique  et  les  falsifications  des  vins  ont  été,  en  outre,  une  circons- 
tance adjuvante  qui  a  facilite  aux  bières  germaniques  la  conquête  des  pa>s  vinicoles. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        31S 

De  même  qu'en  Allemagne  elles  s'attachent  à  mettre  la  main 
sur  les  parcs  et  salles  de  concerts,  les  brasseries  pénétreront  à 
l'étranger  dans  les  grands  établissements  du  genre  particulier 
à  chaque  pays.  Et  si  c'est,  par  exemple,  le  «  café-concert  »,  eh! 
bien,  elles  chercheront  à  faire  rentrer  dans  leur  orbite  le  res- 
taurant et  le  débit  de  boissons  qui  constituent  le  noyau  essen- 
tiel de  l'entreprise.  Que  ce  soit  la  3*  Ouverture  de  Lèonore  ou 
la  Cabane  Bambou  qui  retentisse,  peu  importe,  pourvu  que  les 
gosiers  des  auditeurs  soient  altérés  et  que  les  chopes  succè- 
dent interminablement  aux  chopes! 

Et  tandis  que  les  tonneaux  de  bière  allemande  sont  ainsi  mis 
en  perce  dans  toutes  les  villes  d'Europe,  les  navires  portent  par 
millions  de  kilos  la  bière  en  flacons  pasteurisés  vers  les  rivages 
delà  Chine,  du  Sud-Africain  britannique,  deMalacca,  de  l'Austra- 
lie, de  l'Inde  britannique,  etc. 

L'on  vient  de  voir  à  quels  moyens  onéreux  les  brasseries  sont 
obligées  d'avoir  recours  pour  assurer  le  débit  de  la  bière  en 
Allemagne  et  à  l'étranger.  Le  capital  engagé  dans  l'exploitation 
a  déjà  dû  pourvoir  à  l'acquisition  de  l'outillage.  Il  est  impuissant 
à  fournir  les  énormes  avances  nécessitées  par  la  conquête  des 
débouchés.  C'est  à  une  autre  force  capitaliste  plus  puissante  qu'il 
fait  très  souvent  appel  pour  suffire  aux  extraordinaires  difficultés 
de  la  tâche  entreprise.  La  conduite  financière  des  opérations, 
entamées  avec  emportement  par  l'armée  de  choc  des  taverniers 
et  par  les  lignes  impétueuses  des  brasseurs,  se  trouve  reportée 
en  partie  sur  un  état-major  invisible  de  stratèges  plus  froids  et 
plus  résistants.  Qui  sont-ils?  Nous  allons  les  considérer  enlace 
en  revenant  à  nos  marchands  de  houblon  et  en  envisageant 
maintenant  la  domination  de  ceux-ci  sous  l'aspect  proprement 
financier. 


316  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 


VII.  —  LA  DOMINATION  DES  GRANDS  NÉGOCIANTS  EN  HOUBLON  EN- 
VISAGÉE SOUS  SON"  ASPECT  FINANCIER  :  LOUVERTURE  DE  CRÉDITS 
AUX    BRASSERIES. 

En  même  temps  qu'ils  empruntaient  à  l'Angleterre  de  nou- 
veaux procédés  techniques,  Sedlmayr  et  Dreher  en  rapportaient 
de  meilleures  méthodes  commerciales. 

Mais  les  agents  actifs  qui  ont  rénové  le  côté  commercial  et 
financier  de  la  brasserie  allemande  durant  la  seconde  partie  du 
xixe  siècle,  ce  sont  les  grands  Juifs  marchands  de  houblon. 
Grâce  à  leur  puissance  de  crédit,  ces  négociants,  voyant  se  des- 
siner, par  la  force  des  choses,  la  lutte  cyclopéenne  des  grandes 
brasseries  pour  la  conquête  des  débouchés,  lui  ont  donné  encore 
plus  d'ampleur  et  ont  mis  à  la  disposition  des  établissements,  au 
début  de  chaque  «  campagne  »,  les  avances  nécessaires  aux 
opérations.  On  peut  dire  qu'aujourd'hui  il  ne  se  conclut  guère 
de  vente  de  houblon  importante  sans  que  le  négociant  vendeur 
ne  consente  à  la  brasserie  une  grosse  avance  de  fonds  *. 

Une  partie  assez  notable  des  actions  de  brasseries  a  en  outre, 
aussi  bien  à  Nuremberg  qu'à  Munich,  passé  dans  le  portefeuille 
des  Israélites.  Et  c'est  par  le  mécanisme  du  crédit  que  ce  passage 
;i  été  assuré.  Les  actions  ont  d'abord  été  données  en  gage.  Puis 
elles  ont  fini  par  rester  dans  les  mains  du  créancier. 

Si  donc  les  brasseries  peuvent  enrégimenter  les  taverniers  et 
les  ranger  en  bataille,  c'est  parce  que  les  grands  négociants  en 
houblon  ont  fourni  le  nerf  de  la  guerre.  Si  les  Wirte,  armés  de 
pied  en  cap,  peuvent  se  mettre  en  campagne,  c'est  parce  que 
ces  grands  négociants  ont  procuré  les  munitions  et  l'équipement. 

Bonnes  populations  des  villes  allemandes,  répandez-vous  dans 
les  parcs  et  salles  de  concert  où  les  parents  peuvent  boire  et 
deviser,  tandis  que  les  jeunes  gens  circulent  et  ébauchent  des 
amourettes.    Ouvrez  vos  oreilles   et  vos   âmes  aux  harmonies 

1.  Les  principaux  négociants  qui  fournissent  l'orge  à  la  brasserie  sont  également  des 
Israélites. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMERG.         317 

d1  Obéron  ou  aux  accents,  qui  paraissent  vous  toucher  davantage, 
du  Trompette  de  Saeckingen,  en  même  temps  que  vous  ouvrez 
vos  estomacs  au  flot  caressant  de  la  bière.  Le  «  dieu  qui  vous  a 
fait  ces  loisirs»,  c'est  le  grand  marchand  de  houblon. 

Tumultueux  étudiants  aux  casquettes  de  couleurs  qui,  si  vous 
ne  possédez  pas  un  local  à  vous,  avez  adopté  la  salle  hospita- 
lière de  quelque  instauration  où  vous  tenez  régulièrement  vos 
Commers,  riez,  chantez  en  chœur,  engloutissez,  au  commande- 
ment du  sabre  levé,  le  contenu  d'innombrables  chopes.  Ce  lieu 
où  vous  célébrez  les  rites  transmis  par  les  vieilles  Universités  et 
où  l'on  croirait  voir  Faust  et  Méphistophélès  planer,  c'est  en  réa- 
lité Fesprit  froid  du  grand  marchand  de  houblon  qui  en  est  le 
génie  tutélaire. 

Foules  enivrées  des  Volksfeste,  grisez-vous  de  bière,  criez, 
pâmez-vous  aux  musiques  des  orchestres  tyroliens  et  exaltez 
vos  cœurs  en  de  brutales  idylles  sous  les  tentes  immenses  où 
s'abrite  l'orgie.  Ce  décor  où  monte  votre  délire  joyeux  et  où  vous 
sentez  vos  âmes  fondre  à  mesure  que  la  hière  soyeuse  flatte  plus 
insidieusement  vos  gosiers  et  distend  plus  voluptueusement  vos 
estomacs  bienheureux,  c'est  le  négociant  en  houblon  qui  l'anime 
et  c'est  lui  qui  est  derrière  la  toile   de  fond. 

Il  est  le  deus  ex  machina  de  tout  le  grand  drame  social  du 
houblon  et  de  la  bière.  Il  préside  à  toutes  ses  péripéties.  Par  la 
puissance  du  crédit,  il  en  soutient  fortement  toute  la  trame. 

En  étudiant  dans  le  détail  les  fonctions  commerciales  rem- 
plies par  les  grands  Juifs  marchands  de  houblon,  l'on  avait  pu 
se  rendre  compte  que  la  difficulté  de  leur  tâche  athlétique 
est  bien  propre  à  écarter  de  la  lice  les  petits  cultivateurs  hou- 
blonniers,  déjà  si  faibles  et  si  désarmés  quand  on  les  envisage 
simplement  en  eux-mêmes.  En  mesurant  maintenant  l'audace  du 
tour  de  force  financier  que  les  grands  négociants  en  houblon 
accomplissent  par  surcroit,  l'on  se  fait  encore  une  plus  juste  idée 
de  l'écart  immense  qui  existe  entre  eux  et  les  petits  producteurs. 
Si  ces  derniers  sont  impuissants  à  atteindre  les  débouchés  loin- 
tains, à  plus  forte  raison  les  malheureux  ne  sauraient-ils  entrer 


318         LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FRANCONIE. 

en  ligne  lorsqu'il  s'agit  non  pas  seulement  d'attendre  pendant 
toute  une  campagne  le  paiement  du  houblon  (ce  ne  serait  que 
le  moindre  problème),  mais  de  procurer  aux  brasseries  les 
avances  de  fonds  considérables  dont  elles  ont  besoin. 

Inversement,  le  développement  suivi  par  le  grand  commerce  du 
houblon,  en  mettant  de  plus  en  pins  enjeu  les  facultés  financières 
et  banquières,  a  par  cela  même  de  plus  en  plus  qualifié  les  Israé- 
lites pour  l'exercice  de  ce  genre  de  négoce1. 

Si  d'ailleurs  les  conditions  intrinsèques  de  la  culture  et  l'évo- 
lution technique  de  la  brasserie,  en  même  temps  que  la  trans- 
formation des  moyens  d'échange,  tendaient  fortement  à  donner 
au  commerce  du  houblon  l'attitude  et  l'orientation  qu'il  a  prises 
de  nos  jours,  il  n'est  pas  moins  vrai  de  dire  que  les  Juifs,  en  pro- 
fitant de  cette  inclinaison  naturelle,  l'ont  accentuée  de  tout  leur 
pouvoir,  se  sont  efforcés  de  la  rendre  invincible  et  définitive. 

Ils  ont  ainsi  peu  à  peu  consolidé  leur  monopole  en  le  forti- 
fiant par  des  étais  presque  inébranlables.  Concrètement,  ils  lui 
ont  donné  pour  support  tous  ces  Ldger  et  ces  sécheries  dont  la  va- 
leur matérielle  représente  déjà  un  capital  imposant.  Abstraite- 
ment,  mais  par  un  enveloppement  plus  durement  efficace,  ils 
ont  su,  afin  de  les  assujettir  toutes  les  deux,  encastrer  la  culture 
el  la  brasserie  dans  une  robuste  armature  de  crédits  et  de  solida- 
rités d'intérêts.  Le  monopole  des  grands  Juifs  marchands  de  hou- 
blon a  pris,  dans  la  vie  économique  des  pays  houblonniers,  un 
caractère  en  quelque  sorte  organique.  Il  semble  qu'en  attentant 
à  ce  monopole,  on  risquerait  de  frapper  de  mort  le  corps  entier. 

L'étude  de  cette  organisation  compliquée  du  commerce  du  hou- 
blon permet  aussi  de  comprendre  pourquoi,  non  moins  que  les 
timides  velléités  des  particuliers,  les  efforts  collectifs  (laisses  Uail- 
feisen,  Entrepôts  agricoles,  etc/  ont  à  peu  près  échoué  en  vou- 
lant résister  aux  grands  Juifs  marchands  de  houblon.  Il  sut'lit  de 
faire  ressortir  quelques-unes  des  raisons  de  cet   échec.  D'abord 

i.  Celle  raison  esi  venue  s'ajouter  à  toutes  celles  précédemment  définies  (lalenis 
commerciaux,  génie  de  la  spéculation,  possession  des  capitaux,  relations  internatio- 
nales) pour  livrer  le  commerce  boublonnierà  la  domination  juive. 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMRERG.        319 

le  houblon,  produit  délicat  et  variable,  ne  se  prête  pas  bien 
à  être  traité  et  soufré  dans  un  grand  entrepôt  centralisé  ;  il 
se  laisr>e  mieux  manutentionner  dans  des  ateliers  individuels. 
Puis  le  houblon,  en  raison  de  son  caractère  périssable,  ne  peut 
être  pratiquement  warranté.  Enfin,  surtout,  les  Caisses  Raiffeisen 
et  les  Entrepôts  agricoles,  de  quelques  ressources  qu'ils  dispo- 
sent, ne  peuvent  s'appuyer  sur  la  puissance  de  crédit  formidable 
qu'ont  à  leur  service  les  négociants  juifs.  Caisses  et  Entrepôts  se- 
raient hors  d'état  de  satisfaire  aux  exigences  des  brasseries.  Beau- 
coup de  celles-ci  sont  d'ailleurs  liées  à  leur  fournisseurs  habi- 
tuels par  des  solidarités  malaisées  à  rompre1. 

Los  «  Rois  du  houblon  »  paraissent  donc  bien  difficiles  à  ren- 
verser du  trône  altier  où  les  ont  élevés  leur  esprit  d'entreprise, 
leur  génie  de  spéculation  et  leurs  moyens  financiers.  C'est 
un  Patriciat  nouveau  qui  règne  sur  Nuremberg  et  la  Franconie. 
Il  a  remplacé  l'ancien  Patriciat  des  Imhof,  des  Holzschuher 
et  des  Pirkheimer,  dont  Durer  fixa  la  haute  mine  et  la  physio- 
nomie d'une  clairvoyance  aiguë.  Par  l'allure,  différents  des  Pa- 
triciens d'autrefois,  les  nouveaux  Patriciens  de  Nuremberg  ne 
se  révèlent  pas  moins  grandioses  pour  qui  cherche  à  dégager 
les  Lignes  caractéristiques  de  leur  silhouette,  le  sens  général  de 
leur  mouvement  et  l'expression  maîtresse  de  leur  personnalité. 


VIII.    —    LE    31 0 1> I :  I»  EXISTENCE    l>KS  GRANDS  NEGOCIANTS  EN   1IOIULON. 

On  voit  se  dresser  à  Nuremberg  les  hôtels  et  les  demeures 
particulières  des  grands  négociants  en  houblon  dans  ce  quartier 
du  Marient  or,  où  habitent  également  beaucoup  d'exportateurs 
de  bimbeloterie,  leurs  congénères  et  souvent  leurs  parents.  Ces 

1.  Les  brasseries  américaines  sont,  dit-on  (Voir  notamment  Struve,  Hopfenhan- 
ilel,[>.  119),  bien  moins  dépendantes  du  commerce,  el  elles  forment  par  exemple  de 
grandes  associations  coopératives  d'achat  pour  acquérir  le  houblon.  Si  l'on  étu- 
diai) de  près  la  position  de  ces  brasseries  étrangères,  les  différences  apparaissant 
dans  leur  situation  feraient  sans  doute    ressortir  que  ce  ne    son!    pas    les  conditions 

techniques  seules  qui  rendent  les  brasseries  allemandes  el  surtout  les  brasseries  fran- 
coniennes et  bavaroises  dépendantes  du  négoce,  mais  que  cette  dépend, nue  a   aussi 

des  causes  sociales. 


.■{20  LES   CULTIVATEURS   DE   HOUBLON   EN    FRANCONIE. 

demeures,  construites  ordinairement  en  grès  rose  du  pays,  sont 
conçues  dans  un  style  massif,  que  viennent  alléger  des  vérandas 
et  des  portiques  à  colonnes.  Ce  style  fut  à  la  mode  au  moment 
où  s'édifia  le  quartier  du  Marientor.  Néanmoins  il  semble  que 
le  génie  particulier  des  grands  négociants  juifs  ait  voulu  qu'il 
s'affirmât  dans  leurs  habitations  avec  un  caractère  accentué  de 
force  tranquille  et  comme  ramassée  sur  elle-même.  Elles  ont 
l'air  de  s'appuyer  solidement  à  la  terre,  pour  en  prendre  posses- 
sion et  pour  exiger  de  celle-ci  toutes  les  satisfactions  qu'elle  peut 
donner.  Les  conditions  les  plus  modernes  du  confort  s'y  trouvent 
réunies;  mais  parfois  l'ornementation  insolite  d'un  fronton,  la 
forme  orientale  d'un  lampadaire  produisent  tout  à  coup  une 
étrange  impression  de  continuité  têtue  et  de  tradition  orgueilleuse, 
s'affirmant  jusque  dans  l'adaptation  la  plus  hardie  aux  nouveaux 
temps.  Les  longues  cheminées  des  sécheries  et  des  ateliers  de 
soufrage,  fréquemment  situés,  ainsi  que  les  bureaux,  derrière 
les  habitations,  rappellent  à  l'esprit  du  spectateur  l'inlassable 
activité  qui  alimente  ce  luxe  et  soutient  cette  puissance. 

Pénétrons  dans  le  cabinet  de  travail  d'un  des  «  Rois  du  hou- 
blon ».  F...  est  assis  à  son  bureau.  De  lourds  rideaux  rouges 
arrêtent  en  partie  la  lumière,  dont  un  rayon  intrépide  vient 
pourtant  se  jouer  sur  la  marqueterie  du  parquet.  Un  lustre  doré 
descend,  dont  les  branches,  en  forme  de  rameaux  de  chêne, 
supportent  les  ampoules  électriques.  Sur  une  table,  un  grand 
Mercure  de  bronze,  ses  pieds  ailés  tendus  pour  une  course 
éperdue,  semble  symboliser  l'élan  du  commerce  d'exportation 
pour  porter  en  temps  opportun  le  houblon  sur  tous  les  points  du 
monde.  Aux  murs,  quatre  toiles  aux  larges  cadres  conservent  les 
traits  du  père  dunégocianl  el  de  ses  frères  décédés.  L'un  d'eux, 
mort  jeune,  a  un  visage  distingué  et  rêveur,  encadré  de  favoris 
noirs;  et  l'on  retrouve,  dans  la  physionomie  de  ce  jeune  Sémite, 
quelque  chose  de  la  grande  mélancolie  hautaine  d'un  Mendels- 
sohn-IJartholdy.  Les  autres  ont  des  figures  glacées  el  des  regards 
coupants;  l'on  se  souvient  ton!  à  coup  d'avoir  été  traversé  par 

de  pareils  regards  dans  les  grandes  Bourses  européennes.  F 

Le  patron  actuel  de  la  maison,  diffère  de  ses  frères  par  l'aspect, 


LE  GRAND  COMMERCE  DU  HOUBLON  A  NUREMBERG.        321 

mais  procure  une  impression  de  même  sorte.  Des  cheveux  blancs 
encadrent  son  front  lucide  ;  ses  yeux  bleus  froids  et  clairs  parais- 
sent, en  fixant  les  objets,  les  dépouiller  sans  effort  de  leurs 
qualités  sensibles  pour  isoler  un  seul  caractère  :  la  valeur 
d'échange. 

Les  bureaux  ténébreux  des  exportateurs  de  bimbeloterie, 
établis  dans  la  triste  ville  de  Fûrth,  nous  avaient  révélé,  à  mesure 
que  nous  les  considérions  avec  plus  d'attention,  une  poésie  sin- 
gulière. De  là  partent,  pour  enchanter  tous  les  enfants  de  la 
terre,  les  joujoux  façonnés  patiemment  par  les  artisans  de  Fran- 
conie.  De  là  s'échappent  les  articles  de  clinquant  qui  feront  le 
bonheur  naïf  des  peuplades  sauvages.  De  là  sortent  les  images 
de  saints  à  encadrement  de  dentelle  qui  se  glisseront  dans  le 
missel  des  communiantes,  et  les  veilleuses  qui  éclaireront  les 
icônes  en  Moscovie,  et  les  papiers  dorés  et  la  poudre  d'or  par 
qui  resplendiront  les  pagodes.  Fùrth,  avec  ses  bureaux  d'expor- 
tation de  bimbeloterie,  c'est  la  sombre  cornue  où  les  modernes 
alchimistes  juifs  transmutent  le  rêve  franconien  en  d'autres 
rêves. 

Une  poésie  non  moins  puissante  émane  du  bureau  de  notre 
«  Roi  du  houblon  ».  Cet  homme  spécule  mathématiquement  sur 
les  goûts  et  les  passions  des  autres  hommes.  Il  met  paisiblement 
en  scène  les  décors  propices  où  ces  passions  et  ces  goûts  pourront 
se  satisfaire  avec  véhémence,  tout  en  assurant  son  profit  à  lui. 
C'est  grâce  aux  crédits  et  aux  avances  consentis  par  lui  que,  dans 
des  milliers  de  Wirlscliaften  des  faubourgs  industriels,  des  foules 
innombrables  d'ouvriers  vont  aller  ce  soir  boire  des  chopes 
écumantes  en  commentant  avec  un  farouche  enthousiasme  les 
articles  du  journal  socialiste.  C'est  grâce  à  son  appui  que  à  la 
sortie  des  théâtres  parisiens,  mainte  taverne  élégante  conviera 
les  soupeursaux  dégustations  de  bière  fraîche  et  de  choucroutes 
garnies.  C'est  de  son  cerveau  calculateur  que  sortira  demain, 
tout  équipé,  le  barbare  décor  de  quelque  monstrueuse  Volks- 
fest,  avec  ses  immenses  t<vnles  résonnant  de  chants  patriotiques, 
avec  ses  tirs,  avec  ses  rôtisseries  <!<'  harengs,  avec  ses  escadrons 
volants  de  «verseuses  »  tyroliennes  dispensant  l'ivresse  aux  muL 


3-2Ï  LES  CULTIVATEURS  DE  HOUBLON  EN  FHANCONIE. 

titudes  en  délire.  C'est  par  lui  que  telle  salle  de  concert  allemande, 
soutenue  surtout  parla  vente  de  la  boisson  nationale,  va  s'allumer 
tout  à  l'heure  pour  que  la  mélodie  du  Trompette  de  Sàckingen 
émeuve  la  sensibilité  des  familles  attablées  autour  des  chopes 
de  bière.  Et  c'est  par  lui  également  que  là-bas,  sur  les  bords  de 
la  Seine,  tel  café-concert,  intéressé  de  son  côté  pour  des  raisons 
vitales  au  débit  des  «  bocks  »,  fera  resplendir  ses  girandoles  afin 
d'inviter  le  public  à  venir  entendre  quelque  chanteur  blafard 
dire  ses  couplets  gouailleurs  et  désabusés. 

Pendant  que  F...  calcule  et  médite,  sa  jeune  femme,  dans  la 
lourde  maison  de  grès  rose,  songe,  elle  aussi.  In  peu  fatiguée 
d'avoir  essayé  des  robes  de  Paris,  elle  se  repose  en  rêvant  dans 
la  véranda  fleurie.  Elle  ne  s'embarrasse  guère  de  soins  ménagers, 
à  l'encontre  des  femmes  allemandes  qui,  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  remplissent  toujours  plus  ou  moins  l'idéal  de  la 
Hausfrau  et  poudrent  volontiers  leurs  bras  de  la  farine  des 
grosses  pâtisseries  domestiques.  La  femme  juive,  elle,  reste  la 
belle  indolente,  l'épouse  glorieuse  et  parée.  Aussi,  parmi  les 
palmiers  de  la  véranda,  la  femme  du  Roi  du  houblon  peut-elle  se 
laisser  aller  tranquillement  à  ses  pensées  et  songer,  sans  crainte 
qu'on  l'importune,  à  la  prochaine  «  saison  »  du  Caire.  Elle  esl 
vraiment  la  reine  de  sa  somptueuse  et  confortable  demeure.  Que 
disons-nous?  Elle  est  une  des  reines  de  la  Eranconie,  —  puisque 
son  luxe  est  dû  à  l'intelligente  mise  en  valeur  de  la  patience  et 
du  labeur  franconiens  épais  à  l'horizon.  Justement  une  voiture 
surmontée  de  balles  de  houblon  traverse  la  Marienstrassc  I  n 
effluve  chargé  de  l'odeur  de  la  plante  a  pénétré  par  un  carreau 
ouvert  de  la  véranda,  et  la  narine  de  la  belle  indolente  a  légè- 
rement frémi.  C'est  comme  un  encens  amer  qui  monte  vers  la 
souveraine,  émanant  des  sacs  de  petits  fruits  jaunes  qui  ont  peul- 
être  été  cueillis  par  les  lamentables  Zupfer  dans  les  «  jardins  a 
du  bon  Scheuerlein. 


CONCLUSION  DE  LA  SECONDE  ET  DE  LA 
TROISIÈME    PARTIES 

SURVIVANCE  DANS  LA  POPULATION  FRANCONIENNE  DES  CARACTÈRES 
IMPRIMÉS  PAU  L'ANCIENNE  CIVILISATION  DE  LÉTAIN.  SUBSTITUTION 
1)1  PATRONAT  DES  GRANDS  NÉGOCIANTS  ET  EXPORTATEURS  ISRAÉ- 
LITES A  L'ANCIEN  PATRONAT  CARAVANIER  ET  MÉTALLURGE  DES 
«    PATRICIENS    »    NUREMBERGEOIS. 


L'étude  micrographique  des  artisans  du  jouet1  et  des  houblon- 
niers  dans  la  Franconic  actuelle  semble  révéler  suffisamment  la 
survivance,  chez  la  population  franconienne,  des  caractères 
imprimés  par  l'ancienne  civilisation  dont  les  petites  industries 
de  l'étain2  nous  ont  paru  être  l'expression  la  plus  significative  : 
habitude  du  travail  au  foyer  ;  pratique  patiente,  adroite  et  ingé- 
nieuse des  arts  manuels;  résignation  aux  petits  salaires  et  à  la 
vie  étroite;  imagination  visuelle  reproductrice,  avec  tendance  à 
une  sorte  de  réalisme  plaisant  et  drolatique  ;  inaptitude  à  l'abs- 
traction, au  calcul,  et  au  commerce  à  longues  rues. 

L'ancien  patronat  caravanier  et  métallurge  des  Patriciens 
nurembergeois  a  disparu  depuis  longtemps,  après  l'épuisement 
des  vieilles  industries  de  l'étain,  du  cuivre  rouge,  du  laiton  et 
du  bronze  qui  avaient  été  l'une  des  sources  nourricières  de  sa 
fortune,  et  après  le  déclin  du  commerce  <!«•  transil  entre  Venise 
et  les  Flandres,  qui  avait  été  l'autre  principe  actif  (\i-  sa  gran- 
deur. 

1.  Voir  deuxième  Partir:  Les  Faiseurs  de  Jouets. 

2.  Voir  première  Partie  :  Les  Industries  de  l'Étain. 


324  LES    CULTIVATEURS    DE   HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

Mais,  comme  on  vient  de  le  rappeler,  les  aptitudes  développées 
dans  la  population  par  les  vieilles  industries  de  l'étain  et  autres 
industries  similaires  sont  demeurées  vivantes,  en  même  temps 
que  continuait  de  s'exercer  l'action  de  certaines  conditions  per- 
manentes du  lieu,  lequel  est  essentiellement  constitué  par  un 
haut  plateau  sablonneux  couvert  de  bois  de  pins  et  très  peu 
fertile.  Et,  d'autre  part,  la  création  de  moyens  de  communication 
rapides,  leur  extension  à  tous  pays  et  leur  organisation  en  ser- 
vices publics  et  réguliers  ont  ouvert  des  possibilités  d'échange 
universel,  dénature  à  profiter  surtout  aux  contrées  qui,  comme 
la  Franconie ,  sont  vouées  par  les  conditions  du  lieu  à  l'exporta- 
tion de  produits  fabriqué* . 

Alors  a  surgi  un  patronat  nouveau,  qui  a  utilisé  à  la  fois 
les  aptitudes  persistantes  de  la  population  et  les  possibilités 
nouvelles  d'écouler  en  tous  pays  les  produits  du  travail  de  cette 
population  très  peu  exigeante  et  accoutumée  de  longue  date  aux 
minutieuses  besognes. 

Ce  patronat  a  exploité  les  dispositions  invétérées  et  les  quali- 
tés traditionnelles  de  la  race  en  développant  ou  en  aidant  à  se 
développer  dans  la  Franconie  moderne  toutes  les  industries  qui 
mettent  encore  en  jeu  la  patience •,  le  soin,  l'adresse  manuelle  et 
l'imagination  visuelle  reproductrice  des  formes,  et  en  multipliant 
surtout,  parmi  ces  industries,  celles  qu'il  y  a  grand  avantage  à 
pouvoir  faire  pratiquer  par  une  main-d'œuvre  à  bas  prix  et  celles 
dont  les  produits  s'adressent  <i  des  besoins  généraux  et  univer- 
sels. 

il  a  favorisé  en  même  temps,  en  lui  ouvrant  avec  vigueur  des 
débouchés  et  en  soutenant  en  Bavière  comme  au  dehors  l'indus- 
trie transformatrice  du  produit  cultivé,  une  culture  qui  d'abord 
s'harmonisait  au  lieu,  niais  qui  de  plus,  par  les  qualités  qu'elle 
requiert,  ressemble  à  une  petite  industrie  méticuleuse  :  la  cul- 
ture houblonnière .  Il  a  d'ailleurs  assumé  lui-même  la  charge 
.le  procéder  en  grand  atelier  aux  opérations  difficiles  à  la  suite 
desquelles  le  houblon  prend  définitivement  le  caractère  d'une 
marchandise  utilisable. 


CONCLUSION   DE   LA    SECONDE   ET   DE    LA    TROISIÈME   PARTIES.  325 

Dans  le  domaine  des  petites  industries  anciennes  ou  nouvelles 
(jouets,  ustensiles  de  ménage,  couleurs  de  bronze,  etc.),  le  pa- 
tronat nouveau  n'a  pas  hésité  davantage  à  intervenir  activement, 
dès  que  cela  lui  paraissait  profitable,  pour  compléter  l'œuvre 
de  la  fabrication  manuelle.  Lorsque  les  énergies  mécaniques 
s'acquittaient  décidément  à  plus  bas  prix  de  certaines  fonctions, 
il  n'a  pas  hésité  à  introduire  lui-même  les  machines.  Il  a  con- 
tribué ainsi  à  édifier  la  structure  d'un  système  mixte,  dans  lequ3l 
les  assises  superposées  de  la  fabrication  en  atelier  centralisé 
masquent  parfois  à  la  vue  la  couche-mère  sous-jacente,  qui 
demeure  constituée  par  la  fabrication  familiale  et  la  fabrication 
artisane.  Par  une  appropriation  incessante  aux  conditions  exter- 
nes de  la  technique  et  de  la  production,  et  par  une  judicieuse 
mise  en  équilibre  avec  les  forces  antagonistes  de  la  concur- 
rence, la  part  d'activité  des  machines  et  celle  des  doigts  de 
l'artisan  sont  en  quelque  sorte  combinées  dans  une  propor- 
tion dont  la  formule  varie  avec  le  temps,  et  elles  se  trouvent  do- 
sées de  manière  à  assurer  aux  commerçants  et  entrepreneurs  le 
plus  grand  bénéfice  qu'il  soit  possible  d'obtenir  à  chaque  moment. 

Et  le  patronat  nouveau  a  mis  à  profit  les  possibilités  d'expor- 
tation internationale  en  plaçant,  d'une  façon  générale,  en  tous 
pays  les  articles  et  produits  franconiens,  et  en  dirigeant  son  ob- 
jectif, d'une  façon  particulière,  vers  les  pays  où  une  main-d'œu- 
vre semblable  à  la  main-d'œuvre  franconienne  n'existe  guère 
(marchés  anglo-saxons),  ainsi  que  vers  les  pays  primitifs  des 
régions  méridionales  et  extrême-orientales  où  les  articles  de 
verre  et  de  clinquant  franconiens  sont  susceptibles  d'un  écou- 
lement avantageux. 


Le  nouveau  patronat  est  constitué  à  peu  près  exclusivement 
par  des  négociants  et  exportateurs  Israélites*. 

i.  Observons  qu'il  n'existe  pas,  dans  la  masse  de  la  population  franconienne,  île 
mouvemenl  «  antisémite  ».  Quand  le-  socialistes  dirigent  île-  attaques  personnelles 
contre  les  grands  patrons  du  i»a>s  il-  s'en  prennent  ordinairement  aux  patrons  in 


326  LES    CULTIVATEURS   DE   HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

Pour  pratiquer  le  grand  commerce  d'exportation  des  produits 
franconiens,  il  faut  nécessairement  :  de  gros  capitaux,  des  re- 
lations internationales ,  de  grandes  aptitudes  commerciales.  Les 
producteurs  franconiens  sont  tout  à  fait  dénués  de  ces  moyens 
d'action.  Même  les  classes  supérieures  de  la  population  autoch- 
tone participent,  jusqu'à  un  certain  degré,  à  cette  caractéristique 
infériorité.  Les  commerçants  Israélites  ont  au  contraire  largement 
à  leur  disposition  les  instruments  essentiels  dont  nous  venons  de 
parler.  Cela  explique  comment  le  nouveau  patronat  juif  s'est 
imposé  à  la  moderne  Franconie.  La  supériorité  de  leurs  ressour- 
ces et  de  leurs  talents,  la  complexité  des  problèmes  qu'ils  résolvent 
chaque  jour,  établissent  une  ligne  de  démarcation  profonde 
entre  les  grands  commerçants  israélites  et  l'humble  multitude 
des  producteurs.  Il  n'y  a  point  là  une  division  du  travail  en  ce 
sens  que  les  uns  produiraient  et  les  autres  vendraient .  Il  y  a  là 
une  domination  en  règle  exercée  par  les  négociants  sur  les  pro- 
ducteurs. 

Le  moderne  patronal  des  commerçants  et  exportateurs  israé- 
lites a  été,  de  plus,  aide'  dans  son  ascension  par  ses  grandes  ap- 
titudes financières .  Il  s'est  intéressé  passionnément  au  commerce 
du  houblon  parce  que  ce  produit,  en  raison  de  la  variabilité 
chronique  des  cours,  est  un  «  article  de  spéculation  »  au  premier 
chef.  D'autre  part,  les  négociants  juifs  ont  su  résoudre  magistra- 
lement différents  problèmes  de  crédit  posés  par  le  développe- 
ment de  la  production,  de  l'exportation  et  aussi  de  la  consom- 
mation de  divers  articles.  Non  seulement,  tout  en  s'exposant 
d'ailleurs  à  des  risques,  ils  se  sont  ouvert  par  là  la  possibilité  de 
plus  grands  prolits;  mais  encore  ils  ont  achevé  ainsi  de  subjuguer 
la  production.  Par  des  avances  et  des  commandites,  ils  ont  tissé 
autour  des  producteurs  un  réseau  serré  qui  enlevait  à  ceux-ci 
toute  indépendance  de  mouvements  (entretien  sur  les  lieux  de 
production  d'  «  acheteurs  »  de  houblon  et  de  courtiers  experts 
à  enchaîner  le  houblonnier,  aide  prêtée  à  l'établissement  des 

dustriels  de  la  grande  industrie  mécanique  (dont  il  sera  question  dans  la  dernière 

partie  de  cette  étude). 


"conclusion  de  la  seconde  et  de  la  troisième  parties.       327 

patrons  indigents  dans  l'industrie,  création  de  fabriques  dépen- 
dantes du  commerçant,  ouverture  de  pseudo-fabriques  ayant 
pour  fonction  de  coordonner  le  travail  des  artisans  dispersés, 
avances  de  matières  premières  ou  d'argent,  achat  à  bas  prix  de 
«  modèles  »  imaginés  par  des  artisans  besogneux,  etc.).  Par  des 
avances  et  commandites  bien  plus  larges,  ils  soutiennent  d'une 
façon  permanente  une  grande  industrie  (la  brasserie),  consomma- 
trice d'un  produit  important  du  labeur  franconien  (le  houblon), 
et  lui  fournissent  les  moyens  de  multiplier  partout  les  organes 
de  vente  au  détail  {les  tavernes)  du  produit  définitif  (la  bière)  ; 
et  ils  aident  aussi  de  même  façon  au  développement  des  sociétés 
qui  multiplient  les  grandes  maisons  de  vente  au  détail  (les 
bazars)  de  la  plupart  des  produits  manufacturés  du  pays  : 
jouets,  vannerie,  ustensiles  déménage ,  articles  de  bureau ,  crayons 
et  compas  communs,  etc. 

La  maestria  avec  laquelle  le  patronat  nouveau  des  commer- 
çants et  exportateurs  israélites  accomplit  des  opérations  d'une 
telle  ampleur,  et  le  vasselage  économique  où  se  trouve  réduite 
à  leur  égard  la  foule  obscure  des  producteurs  indigènes,  carac- 
térisent ces  grands  négociants,  d'une  manière  vraiment  saisis- 
sante, comme  une  forme  ressuscitée  du  patriciat  nurembergeois 
d'autrefois. 

Les  rares  survivants  des  familles  patriciennes  (qui,  sauf  deux  ou 
trois  exceptions,  sont  adonnés  aux  professions  libérales),  doivent 
avoir,  du  fond  de  leurs  antiques  demeures,  où  ils  contemplent 
parfois  au  mur  quelques-unes  de  ces  vieilles  armoiries  si  chères 
aux  émules  des  Imliof  et  des  Holzschuher,  le  sentiment,  en 
voyant  fumer  la  cheminée  de  la soufrerie  du  négociant  en  houblon 
d'en  face  ou  en  entendant  le  fracas  des  caisses  qu'on  cloue  chez 
l'exportateur  do  bimbeloterie  d'à  côté,  que  l'âme  de  feu  des 
ancêtres  a  vraiment  émigré  dans  le  corps  de  ces  Sémites  entre- 
prenants et  infatigables. 

Si  Albert  Durer  pouvait  revoir  Nuremberg,  avec  quelle  atten- 
tion il  les  regarderait  vivre  et  faire  effort!  Avec  quel  soin  ce 
grand  curieux  des  expressions  <le  la  v  ie  se  plairait  à  scruter  leurs 


•  5iH  LES    CULTIVATEURS    DE    HOUBLON    EN    FRANCONIE. 

visages  supputateu'rs  !  C'est  eux  qu'il  voudrait  portraicturer 
maintenant,  et  non  pas  pour  l'or  qu'ils  pourraient  lui  offrir,  mais 
pour  l'attrait  violent  des  énergies  qui  flambent  en  eux! 

Nous  n'avons  pas  épuisé  la  définition  de  la  Franconie  actuelle. 
Nuremberg,  sa  métropole,  est  une  sorte  de  ville-Janus,  à  la  fois 
tournée  vers  le  passé  et  vers  l'avenir.  Non  seulement  la  fabri- 
cation mécanique  a  fait  brèche  sur  divers  points  dans  le  vieux 
bloc  de  la  fabrication  manuelle  et  artisane.  Non  seulement,  dans 
l'industrie  du  jouet,  plusieurs  grands  établissements  se  sont 
constitués.  Mais  encore  toute  une  banlieue  de  grande  industrie 
mécanique  a  enveloppé  et  comme  investi  le  vieux  Nuremberg 
d'un  anneau  incandescent  de  vie  ardente  et  neuve. 

Il  nous  reste  à  examiner  quel  est  le  rôle  social  de  cette  grande 
industrie;  à  quels  obstacles  elle  se  heurte  et  quels  appuis  elle 
rencontre  ;  quels  changements  elle  a  apportés  et  quelles  trans- 
formations ultérieures  elle  est  en  train  de  préparer. 

Louis  Arqué. 


L'Administrateur-Gérant  :  Léon  Gangloff, 


fYI EUPHIE   HKM1N-1>I1H)T    El    C10.    —   PARIS 


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