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Full text of "Scènes de la vie intime"

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SCENES 


DE     LA 


VIE   INTIME 


EMILE  SOUVESTRE 


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PARIS 

MICHEL   LÉVY   FRÈRES,    LIBRAIRES -ÉDITEURS 

RUE    VIVIENNE,     2     BIS 
1852 


EVARISTE  BOULAYPATY. 


LE  MÉDECIN  DES  AMES. 


Le  soleil  à  son  déclin  scintillait  sur  les  toits  ardoi- 
sés de  la  petite  ville  de  Mamers  ;  on  entendait  tinter  à 
la  grande  église  les  derniers  coups  de  F  Angélus  et  les 
vaches  qui  revenaient  des  friches  commençaient  à  re- 
gagner leurs  étables  à  travers  les  faubourgs  \  les  croi- 
sées des  maisons  les  plus  opulentes  récemment  ou- 
vertes à  la  fraîcheur  du  soir  laissaient  apercevoir 
quelques  jeunes  filles  brodant  près  de  leurs  mères 
tandis  que  les  portes  des  plus  pauvres  demeures  se 
garnissaient  de  femmes,  de  vieillards  et  d'enfants. 

Quelque  disgracié  qu'on  le  suppose,  chaque  lieu  a, 
comme  chaque  visage,  son  heure  de  charme  sinon  de 

beauté.  Ces  riantes  lueurs  du  soleil  couchant,  ces 

1 


2  SCÈNES    DE  LA  VIE    INTIME, 

fenêtres  et  ces  seuils  subitement  peuplés,  les  chants 
des  fileuses,  les  meuglements  des  troupeaux,  tout  don- 
nait, dans  ce  moment,  à  la  petite  ville  sarthoise,  je  ne 
sais  quel  air  de  sérénité  agreste.  Mais  si  ce  caractère 
frappait  dans  l'ensemble  du  tableau,  il  se  faisait  encore 
bien  plus  remarquer  dans  un  de  ses  épisodes  que  ca- 
chait alors  les  haies  vives  d'un  jardin  situé  au  bout  du 
faubourg.  Là,  sous  une  tonnelle  de  vignes  entrelacées 
aux  clématites  et  aux  roses  du  Bengale  était  assis  un 
homme  d'environ  trente-cinq  ans.  L'étude  avait  ar- 
genté sa  chevelure  sur  les  tempes  -,  mais  aucune  ride 
ne  plissait  son  front,  aucun  affaissement  ne  se  trahissait 
dans  les  lignes  de  son  visage.  Une  de  ses  mains  tenait 
un  livre  à  demi  refermé,  l'autre  s'était  appuyée  sur  le 
bras  d'une  femme  plus  jeune  que  lui  de  quelques 
années.  La  même  sérénité  se  reflétait  sur  tous  les 
traits  de  cette  dernière,  mais  avec  une  nuance  de  len- 
teur et,  pour  ainsi  dire,  de  passivité.  Chez  l'un  la  pla- 
cidité semblait  le  résultat  de  la  nature  même,  chez 
l'autre  de  la  réflexion.  Ici,  on  devinait  l'intelligence 
restreinte  dont  le  nid  avait  été  bâti  entre  les  sillons  du 
réel;  là,  l'esprit  au  vol  puissant  qui  s'était  élevé  une 
forteresse  de  principes  du  haut  de  laquelle  il  dominait 
là  vie.  S'il  eût  fallu  enfin  représenter  par  une  image 


LE     MÉDECIN     DES     AMES.  Z 

ces  deux  âmes  également  mais  différemment  paisibles, 
on  eût  pu  comparer  celle  de  la  femme  aux  sources  lim- 
pides et  peu  profondes  qui  brillent  encadrées  dans  les 
roches  mousseuses  de  la  forêt  et  celle  diï  mari  à  ces 
grands  lacs  apaisés  dont  les  eaux  transparentes  laissent 
voir  jusqu'au  fond. 

Tous  deux  regardaient  depuis  quelques  instants  ui* 
petit  garçon  et  une  petite  fille  à  genoux  près  de  l'entrée 
de  la  tonnelle  et  sérieusement  occupés  à  planter  dans 
le  sable  des  fleurs  qu'ils  venaient  de  cueillir. 

—  Yois,  Élie,  vois  le  beau  jardin,  s'écria  la  petite 
fille  qui  achevait  d'aligner  ses  tiges  de  narcisses  et 
d'hyacinthes. 

—  Regarde,  Adrienne,  répondait  le  pelit  garçon, 
j'ai  une  forêt  de  lilas  et  de  genêts  printanniers. 

— Chacun  de  mes  plans  est  un  bouquet! 

—  Mes  arbres  ne  portent  que  des  fleurs! 

—  Il  faudra  les  arroser  tous  les  jours. 

—  Au  moins  deux  fois. 

—  Nous  défendrons  qu'on  y  touche. 

—  Et  nous  les  garderons  jusqu'à  l'hiver! 

—  C'est  cela  !  c'est  cela  !  cueillons  encore  d'autres 
fteurs.,. 


*  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Tous  deux  se  relevèrent  avec  des  cris  de  joie  pour 
courir  vers  le  parterre. 

—  Pauvres  enfants  qui  ne  savent  pas  que  demain 
tout  sera  fané,  dit  la  mère  avec  un  sourire  presque 
attendri. 

—  Laissez-les  en  faire  l'expérience,  Marcelle,  ré- 
pliqua le  père;  il  faut  qu'ils  apprennent  de  bonne  heure 
à  se  défier  dès  jardins  et  des  forêts  où  il  n'y  a  que  des 
fleurs!  c'est  faute  de  le  comprendre  que  tant  d'hommes 
imitent  l'imprévoyance  de  ces  enfants.  Au  lieu  de  lais- 
ser les  joies  de  la  vie  s'épanouir  sur  leurs  tiges,  ils  les 
cueillent  toutes  à  la  fois,  ils  les  plantent  dans  le  sable 
stérile  et  ils  s'étonnent  de  les  trouver  mortes  le  len- 
demain! 

—  Ah  !  si  Élie  et  Adrienne  devaient  un  jour  en  faire 
autant!  dit  Marcelle  avec  cet  effroi  prématuré  des 
mères. 

—  Pourquoi  le  craindre,  reprit  le  mari,  ne  sommes- 
nous  point  là  pour  leur  apprendre  que  le  bonheur  est 
une  plante  dont  il  faut  surtout  cultiver  la  racine. 

—  Ah  !  tu  as  raison,  Maxime,  s'écria  la  jeune  femme, 
en  penchant  la  tête  sur  l'épaule  de  son  mari  avec  une 
naïve  confiance;  s'ils  se  trompent,  tu  les  éclaireras  ; 


LE    MÉDECIN    DES     AMES.  5 

s'ils  souffrent ,  tu  les  guériras  !  n'es-tu  pas  le  médecin 
des  âmes? 

Maxime  sourit  et  effleura  de  ses  lèvres  les  cheveux 
de  Marcelle.  Ce  titre  de  médecin  des  âmes  d'abord 
donné  par  un  ami  qu'il  avait  sauvé  du  désespoir,  puis 
confirmé  par  plusieurs  autres,  avait  insensiblement 
prévalu  parmi  ceux  qui  le  connaissaient.  En  voyant 
son  bonheur  sans  trouble,  les  malheureux  recouraient 
à  lui  comme  les  gens  ruinés  recourent  aux  riches. 
S'agissait-il  d'une  passion  à  combattre,  d'un  courage 
à  remettre  debout,  d'une  blessure  intérieure  à  fermer, 
on  lui  demandait  conseil  ou  remède.  11  avait  insensi- 
blement usurpé  les  fonctions  dévolues  aux  prêtres  et 
que,  dans  notre  siècle  deshérité  de  foi,  le  prêtre  ne  peut 
ni  ne  sait  plus  remplir.  Semblable  à  ces  guérisseurs 
de  village  qui,  sans  diplômes,  remettent  les  membres 
rompus  de  leurs  voisins,  il  pansait  les  cœurs  brisés  de 
ses  amis,  sans  autre  titre  que  leur  choix. 

Ces  cures  plusieurs  fois  renouvelées  avaient  inspiré 
à  Maxime  une  singulière  confiance  dans  ses  principes; 
aucune  occasion  de  la  démentir  ne  s'était  d'ailleurs 
offerte  et  il  pouvait  toujours  les  appuyer  de  son  exemple. 
Son  bonheur  les  justifiait,  car  ce  bonheur  n'était 
point  à  sos  yeux  un  don,  mais  un  salaire,  et,  au  lieu  de 

1* 


G  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

l'accepter  avec  reconnaissance,  il  le  montrait  comme 
une  conquête. 

Plusieurs  causes  avaient  contribué  à  cette  erreur. 

Élevé  par  sa  mère  au  fond  d'un  manoir  de  l'Anjou, 
Maxime  Bailleul  crut  d'abord  voir  des  épreuves  dans 
les  vulgaires  tentations  de  la  jeunesse,  et,  fier  d'y  avoir 
échappé  il  imita  les  jeunes  soldats  qui  prennent  leurs 
premières  escarmouches  pour  des  batailles.  Plus  tard, 
il  traversa  ces  langueurs  qui  entrecoupent  toujours  les 
études  solitaires  et  les  confondit  avec  les  mortelles 
angoisses  du  début.  Il  ne  se  dit  pas  que  sa  tente  était 
dressée  à  l'écart  de  la  mêlée  humaine,  et,  qu'à  vrai 
dire,  il  ne  cherchait  pas  dans  la  vie  une  route,  mais 
une  promenade;  vainqueur  de  quelques  découra- 
gements, il  s'imagina  avoir  surmonté  des  obstacles. 
Enfin ,  lorsque  la  mort  de  sa  mère  le  laissa  dans  l'iso- 
lement, une  circonstance  imprévue  le  conduisit  vers 
Marcelle  qui  s'éprit  la  première  et  lui  offrit  l'amour  au 
moment  où  il  allait  l'appeler.  Ainsi  tout  avait  réel- 
lement prévenu  ses  désirs.  Il  n'avait  eu  à  franchir  que 
des  rêves,  à  vaincre  que  des  fantômes  et  il  se  trouvait 
tout  à  coup  revêtu  des  gloires  du  triomphe  sans  avoir 
été  exposé  aux  périls  d'un  combat. 

Une  fois  entré  dans  le  cercle  endormeur  et  charmant 


LE    MÉDECIN     DES    A  MB  S.  7 

de  la  vie  domestique,  tous  les  boitillements  de  la  jeu- 
nesse s'étaient  naturellementapaisés  en  lui.  Bridant  ses 
passions  parles  habitudes,  il  vit  ces  cavales  ardentes  se 
transformer  en  un  paisible  attelage  qui  lepromenait  sans 
cahots  à  travers  les  heures  et  les  jours.  En  tout  cela,  il 
y  avait  une  petite  part  de  tempérament,  une  plus 
grande  part  de  volonté,  une  part  immense  de  hasard  ! 
Mais  si  Bailleul  s'était  arrêté  sur  les  frontières  de  ce 
qu'on  appelle  le  monde,  il  n'avait  point  cessé  d'y 
regarder  du  fond  de  sa  retraite  et  il  devait  à  cette  étude 
une  expérience  trompeuse.  Ce  qui  est  au  dehors  de 
nous  n'existe  que  par  rapport  à  nous-même  :  notre 
esprit  regarde  à  travers  notre  sensation  comme  par  un 
verre  coloré  qui  répand  sa  teinte  sur  tout  ce  qu'il  nous 
permet  de  voir.  Aussi  le  mari  de  Marcelle  n'avait-il 
pu  comprendre,  au  milieu  de  sa  tranquilité,  la  turbu- 
lence des  passions  humaines.  Debout  sur  la  terre 
ferme,  et  ne  sentant  ni  le  roulis  du  vaisseau,  ni  les 
atteintes  de  la.  vague,  il  regardait,  avec  une  surprise 
quelque  peu  dédaigneuse,  l'agitation  effrénée  des  mate- 
lots et  il  lui  semblait  qu'un  avertissement  bien  donné 
eût  suffi  pour  les  ramener  au  calme  dont  il  jouissait 
lui-même;  car  ce  qu'il  devait  surtout  à  sa  position,  il 
croyait  le  devoir  uniquement  à  sa  raison. 


8  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Malheureusement  son  erreur  était  entretenue  par 
l'opiniâtreté  de  son  bonheur  et  par  l'adoration  fervente 
de  Marcelle.  Tout  ce  qu'elle-même  faisait  de  bien,  elle 
le  rapportait  à  Maxime,  tout  ce  qu'elle  éprouvait  d'heu- 
reux, elle  en  remerciait  Maxime  ;  Maxime  était  à  ses 
yeux  l'intelligence  suprême  qui  distribuait  le  soleil  ou 
la  rosée  sous  lesquels  la  moisson  de  joie  devait  mûrir. 
Non  que  cette  foi  eût  les  apparences  de  l'exaltation  ! 
l'exaltation  suppose  un  effort  de  notre  nature  qui  s'é- 
lève momentanément  au-dessus  d'elle-même,  et  il  n'y 
avait  dans  la  confiance  de  Marcelle  aucun  effort.  Ame 
trop  simple  pour  songer  même  à  s'interroger,  elle 
croyait,  elle  aimait,  elle  se  dévouait  sans  penser  qu'il 
pût  en  être  autrement. 

Cependant  l'entretien  s'était  prolongé  entre  elle  et 
Bailleul.  Ramené  à  ses  idées  favorites,  ce  dernier 
avait  commencé  une  poétique  improvisation  qu'elle 
écoutait  la  tête  penchée  sur  son  épaule.  Elle  fut  subi- 
tement interrompue  par  la  voix  de  Gatienne  qui  accou- 
rait en  appelant  sa  maîtresse. 

Gatienne  était  une  servante  dont  la  présence,  dans 
cet  heureux  ménage,  semblait  compléter  la  destinée 
exceptionnelle  des  deux  époux.  Pour  elle,  le  travail 
n'avait  point  de  fatigue,  l'obéissance  point  d'ennuis,  la 


LE     MÉDECIN    DES    AMES.  9 

tristesse  ou  l'humeur  point  de  contagion.  Tout  ce  qui 
entrait  dans  sa  vie  devenait  gaîté  ;  c'était  l'oiseau  fa- 
milier du  logis,  toujours  alerte,  gazouillante  et  prenant 
toutes  les  saistns  pour  le  printemps. 

Elle  arriva  en  courant  jusqu'à  la  tonnelle,  remit  à 
Maxime  une  lettre  qui  venait  d'arriver,  embrassa  les 
enfants  au  passage  et  s'enfuit  en  chantant  comme  une 
allouette. 

La  lettre ,  qui  portait  le  timbre  d'Angers,  était  du 

conseiller  Noël,  de  cet  ami  que  Bailleul  avait  autrefois 

* 

consolé.  Après  une  longue  convalescence,  il  s'était 
enfin  repris  au  monde  et  y  avait  accepté  sa  place, 
mais  comme  ces  suicidés  dont  la  pâleur  atteste  éter- 
nellement la  résurection. 

Maxime  qui  avait  brisé  le  cachet  lut  à  demi- 
voix. 

«  Tu  m'as  répété  souvent,  ami,  que  toutes  les  dou- 
ce leurs  avaient  droit  à  tes  sympathies,  et  ce  qui  vaut 
«  mieux,  tu  me  l'as  prouvé  !  Je  viens  donc  t'implorer 
«  encore,  non  pour  moi-même,  mais  pour  une  parente 
or  qui  n'a  plus  d'espoir  que  dans  les  cœurs  miséri- 
«  cordieux.  » 

«  Tu  connais,  au  moins  de  nom,  Madame  Berthe  de 
«  Ramière  dont  le  mari  a  longtemps  occupé  notre  pro 


fO  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

g  vince  de  ses  ruineuses  folies  ;  tu  sais  comment  la 
«  malheureuse  femme,  livrée  à  toutes  les  amertumes 
«  de  l'abandon,  a  cru  trouver  ailleurs  l'appui  qui  lui 
«  manquait.  Le  bruit  de  sa  fuite  avec  le%>mte  de  Rau- 
«  court,  il  y  a  bientôt  deux  ans,  a  dû  arriver  jusqu'à 
g  ton  paradis. 

«  Mais  en  brisant  violemment  les  jougs  convenus, 
«  Berthe  n'avait  tenu  compte  ni  de  l'inflexibilité  des 
9  choses,  ni  delà  flexibilité  des  hommes.  A  quoi  bon 
a  te  raconter  pour  la  centième  fois  ce  roman  bannal 
«  toujours  terminé  par  le  même  dénouement?  Rejeté 
et  du  monde,  obligé  de  se  suffire  à  lui-même,  de  vivifier 
a  deux  âmes  dans  une  atmosphère  trop  étroite  et  où 
«  aucun  air  ne  venait  du  dehors,  le  couple  fugitif  a 
«  bien  vite  épuisé  ses  forces;  l'ennui  est  venu ,  puis 
a  l'impatience,  pui's  le  regret.  Que  te  dirai-je  enfin  ? 
«  Il  y  a  trois  jours  j'ai  vu  arriver  une  femme  trem- 
«  blante  qui  est  presque  tombée  à  mes  pieds;  c'était 
«  ma  cousine  Berthe,  avec  laquelle  M.  de  Raucourt 
«  avait  rompu  et  qui  venait  me  prier  de  la  conduire  à 
a  quelque  couvent  où  elle  pût  s'ensevelir  à  ja- 
a  mais. 

a  J'ai  d'abord  tout  promis,  mais  une  fois  la  première 
«  émotion  apaisée,  nous  avons  discuté  ensemble  son 


IE    MÉDECIN    DES    AMES.  Il 

s  projet.  Je  lui  ai  prouvé  sans  peine  que  pour  profiler 
ce  des  consolations  du  cloitre,  il  fallait  accepter  la 
«  foi  qui  les  donne ,  se  laisser  endormir  sans  ré- 
«  volte  au  murmure  des  prières  et  au  mouvement 
«  monotone  d'une  existence  amoindrie,  regarder  enfin 
«  la  solitude  comme  un  port  et  non  comme  une 
a  prison.  Elle  a  senti  que  le  couvent,  loin  de  la  séparer 
«  du  monde  l'y  ramènerait  par  une  réaction  inévitable, 
a  et  que  pour  supporter  la  retraite  il  fallait  la  vouloir 
a  moins  austère.  C'est  alors  que  nous  avons  parlé  de 
«  toi  et  que  j'ai  décidé  Berthe  à  s'établir  assez  près  de 
«  ton  hermitage  pour  respirer  l'air  qui  avait  passé  sur 
o  ton  paisible  bonheur.  J'ai  pensé  que  celui-ci  pourrait 
«  se  communiquer  à  la  longue  et  que  tu  donnerais  un 
«  peu  de  ta  santé  à  cette  âme  frisonnante, 

ce  J'aurais  voulu  te  conduire  moi-même  la  malade, 
«  mais  des  devoirs  impérieux  me  retiennent  ici  pour 
«  plusieurs  semaines  ;  il  eût  fallu  la  faire  attendre  et  la 
«  nouvelle  de  son  retour  déjà  répandue  dans  notre 
«  ville  y  réveillait  toutes  les  curiosités  mauvaises;  je 
a  n'ai  pas  voulu  la  garder  plus  longtemps  exposée  à  ce 
«  pilori,  je  l'ai  engagée  à  partir  et  elle  arrivera  aussitôt 
«  que  ma  lettre. 

c<  Sois  pour  elle  ce  que  tu  as  été  pour  moi  et  pour 


12  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

a  tant  d'autres  !  Maxime,  je  ne  la  recommande  pas  à 
«  tes  prières,  comme  le  ferait  un  fidèle,  mais  à  tes  con- 
«  seils,  à  tes  actions  !  Laisse-la  s'asseoir  quelques  ins- 
«  tants  chaque  jour  entre  toi  et  Marcelle  ;  qu'elle 
a  puisse  apprendre  ce  que  c'est  que  vivre  en  vous  re- 
«  gardant  ;  montre-lui  enfin  ce  qu'elle  n'a  jamais  vu, 
<c  le  mouvement  dans  le  calme  et  le  devoir  dans  l'a- 
ce mour.  » 

Noël. 

Au  moment  où  Bailleul  achevait^cette  lecture,  Ga- 
tienne  reparut  au  bout  du  jardin  avec  une  dame  voilée 
à  qui  elle  désigna  de  loin  la  tonnelle;  l'étrangère  fit 
seule  quelques  pas  en  avant,  mais,  à  la  vue  de  Marcelle 
elle  s'arrêta  incertaine.  Maxime  se  leva. 

—  Que  madame  de  Ramière  soit  la  bien  venue,  dit- 
il,  en  s'avançant  avec  un  empressement  respectueux. 

—  Vous  savez  mon  nom  ?  demanda  l'étrangère  d'un 
air  surpris. 

Bailleul  lui  montra  la  lettre  qu'il  tenait  encore  ou- 
verte. 

—  Ah!  vous  venez  de  lire...  balbutia-t-el!e  avec 
émotion  ;  j'aurais  dû  sans  doute  ne  me  présenter  qu'a- 
près votre  réponse. 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  13 

—  Nous  attendions  madame  Berthe,  dit  doucement 
Marcelle. 

Madame  de  Ramière  tressaillit  sous  son  voile  à  cette 
appellation  d'une  familiarité  presque  tendre. 

—  Berthe  !  reprit-elle,  vous  m'appelez  Berthe,  ma- 
dame... 

—  On  me  nomme  Marcelle,  ajouta  en  souriant  la 
jeune  femme. 

L'étrangère  s'assit  sans  répondre;  elle  tremblait  beau- 
coup et  semblait  retenir  ses  larmes.  Maxime  qui  avait 
repris  sa  place  sur  le  banc  rustique  lui  parla  de  son 
cousin  pour  lui  laisser  le  temps  de  se  remettre.  Ma- 
dame de  Ramière  ne  tarda  pas,  en  effet,  à  retrouver 
assez  de  calme  pour  en  venir  aux  motifs  de  son  voyage. 
Klle  ne  descendit  à  aucun  de  ces  lieux  communs  plain- 
tifs qu'affectionnent  les  douleurs  vulgaires,  mais  après 
avoir  rappelé»  sans  appuyer,  la  pénible  expérience 
qu'elle  avait  faite  de  la  société  elle  arriva  sur-îe  champ, 
à  son  projet  de  retraite.  Maxime  fut  frappé,  malgré  lui, 
d'une  pareille  réserve.  Habitué  aux  éclats  de  ces  vic- 
times bruyantes  qui  prennent  publiquement  le  deuil  à 
chaque  espérance  trompée  et  tendent  leur  tristesse 
comme  des  draperies  mortuaires  à  toutes  les  portes  de 
la  vie,  il  ne  put  se  défendre  d'un  respect  attendri  pour 


14.  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

une  si  courageuse  affliction.  Les  misères  qui  se  cachent 
ont  toujours  je  ne  sais  quelle  noblesse  attirante.  Nous 
nous  y  intéressons  d'autant  plus,  qu'elles  ne  violentent 
point  notre  pitié  et  nous  en  laissent  tout  le  mérite  à  nos 
propres  yeux.  Il  se  mit  donc  à  interroger  madame  de 
Ramière  avec  émotion  sur  ses  résolutions. 

—  Toutes  se  réduisent  à  une  seule,  répondit- elle, 
me  fixer  ici  et  y  retrouver,  si  je  puis,  le  courage.  Je 
compte  pour  cela,  sur  madame  Marcelle  et  sur  vous 
d'abord,  puis  sur  la  ville  elle-même. 

—  Vous  la  connaissez  ? 

—  J'y  suis  venue  autrefois ,  et,  tout  à-1'heure 
encore,  lorsque,  pour  y  arriver,  j'ai  traversé  vos  cam- 
pagnes monotones,  je  me  suis  dit  qu'aucun  lieu  ne  pou- 
vait mieux  convenir  à  l'état  de  mon  esprit.  Ici  la  sen- 
sation n'est  sollicitée  ni  par  les  hommes,  ni  par  la 
création.  Aucune  rumeur  de  forêt  n'entretient  nos 
langueurs,  la  pensée  ne  se  perd  point  sur  l'infini  de 
l'océan,  et  nous  ne  pouvons  promener  nos  songeries 
dans  les  bleus  lointains  d'aucune  montagne. 

—  C'est-à-dire  que  vous  fuyez  tout  ce  qui  peut  ré- 
veiller la  vie  intérieure?  fit  observer  Bailleur  vous 
cherchez  pour  votre  âme  le  milieu  terne,  immobile  et 
silencieux  d'unrf  chambre  de  malade. 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  15 

—  Et  je  l'ai  trouvé,  reprit  madame  de  Ramière  qui 
fit  un  effort  évident  pour  remonter  la  pente  mélancoli- 
que sur  laquelle  glissait  la  conversation;  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  m'assurer  du  médecin. 

Maxime  s'inclina. 

—  Vous  ne  pouvez  mettre  en  doute  sa  bonne  vo- 
lonté, dit-il,  en  suivant  son  interlocutrice  dans  son 
changement  de  ton;  peut-être  seulement  comptez-vous 
trop  sur  son  habileté. 

—  Désespérerait-il  déjà  de  la  guérison  ? 

—  Non,  si  vous  le  secondez. 

—  Me  voici  prête  à  suivre  toutes  ses  prescriptions. 

—  Vous  êtes  arrivée  seule  à  Mamers  ? 

—  Seule. 

—  Et  comment  comptez-vous  vous  y  établir? 

—  Je  ne  sais  encore;  j'attendais  vos  conseils. 

Marcelle  et  Maxime  se  regardèrent  -,  une  même  pen- 
sée venait  de  traverser  leur  esprit  et  ils  se  comprirent 
du  regard. 

—  Pour  conseiller,  il  faudrait  connaître  les  désirs 
de  madame  de  Ramière,  dit  celui-ci  avec  un  peu  d'hé- 
sitation. 

—  Mes  désirs!  répéta  vivement  la  jeijne  femme-,  je 
n'en  ai  point  d'autre  que  d'habiter  aussi  près  de  vous 


16  SCÈNES    DE    LA-  VIE    INTIME. 

qu'il  me  sera  permis,  de  vous  voir  et  de  vous  entendre 
aussi  souvent  que  je  le  pourrai,  de  rompre  enfin  avec 
tout  moi-même  pour  revivre  de  la  vie  que  vous  me 
donnerez  ! 

—  Alors  la  chambre  de  madame  Berthe  est  prépa- 
rée, interrompit  résolument  Marcelle  ;  qu'elle  vienne 
avec  moi,  je  vais  la  lui  montrer. 

Elle  s'était  levée  et  tendait  la  main  à  l'étrangère  qui 
tressaillit. 

—  Ma  chambre  !  répéta-t-elle  saisie  ;  ma  chambre 
ici?. . .  c'est  impossible  I 

—  Est-ce  là  l'obéissance  promise,  fit  observer  Bail- 
leul  en  souriant,  et  faut-il  déjà  rappeler  nos  conven- 
tions? 

—  Je  vais  envoyer  Gatienne  réclamer  les  bagages, 
interrompit  rapidement  Marcelle. 

—  Voici  Élie  et  Adrienne  qui  se  chargeront  de  l'a- 
vertir. 

Les  deux  enfants  venaient,  en  effet,  de  paraître  au 
détour  d'une  allée,  debout  sur  un  pied,  la  tête  penchée 
comme  l'oiseau  qui  écoute  et  jetant  vers  la  tonnelle  un 
regard  de  curiosité  inquiète.  Marcelle  leur  fit  un  signe  : 
ils  s'approchèrent  avec  hésitation,  demi-souriants  et 
demi-effarouchés. 


LE    MÉDECIN    DES     AMES.  H 

—  Venez  dit  la  jeune  femme  en  les  prenant  par  la 
main,  venez  saluer  madame  Berthe  et  ne  craignez  rien,, 
c'est  une  amie. 

Le  petit  garçon  et  la  petite  fille  s'étaient  arrêtés  ti- 
midement devant  madame  de  Ramière,  elle  les  attira 
contre  ses  genoux  avec  une  tendre  vivacité  et  leva  son 
voile  pour  les  embrasser. 

Jusqu'alors  Bailleul  n'avait  aperçu  que  le  bas  de  son 
visage  dont  les  lignes  n'avaient  rien  de  particulier, 
mais  lorsqu'il  put  en  saisir  l'ensemble,  il  resta  frappé 
de  son  charme  inattendu.  11  y  avait  dans  sa  pâleur  vi- 
vante une  douceur  qui  s'harmonisait  avec  un  sourire 
demi  attendri  et  de  grands  yeux  veloutés  dont  le  re- 
gard communiquait  aux  plus  indifférents  je  ne  sais 
quelle  vibration  intérieure.  Ses  cheveux  d'un  brun 
clair  et  retombant  en  larges  boucles  estompaient  ses 
traits  de  molles  ombres,  tandis  que  son  cou  un  peu 
long  ondulait  comme  celui  du  cygne  qui  fend  les  eaux. 
Au  total,  madame  de  Ramière  était  plus  que  jolie,  plus 
que  belle  :  elle  était  touchante. 
Les  enfants  eux-mêmes  parurent  subir  son  influence. 
Au  bout  d'un  instant  ils  répondaient  sans  contrainte 
aux  questions  de  Berthe;  ils  lui  faisaient  leurs  plus  in- 
times confidences  et  voulaient  l'entraîner  au  fond  du 


18  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

jardin  pour  lui  montrer  leurs  plus  belles  fleurs  ;  enfin 
lorsque  Marcelle  vint  l'arracher  à  cette  familiarité  su- 
bite en  proposant  de  la  conduire  à  l'appartement  qui 
lui  était  destiné ,  Elie  et  Adrienne  la  prirent  par  la 
main  et  lui  montrèrent  eux-mêmes  le  chemin. 


II. 


L'arrivée  de  madame  de  Ramière  ne  pouvait  manquer 
d'être  un  grave  événement  dans  la  solitude  qu  elle 
venait  partager.  Il  fallait  l'initier  à  des  habitudes  nou- 
velles, deviner  des  goûts  dont  elle  refusait  l'aveu, 
chercher  des  distractions  auxquelles  sa  tristesse  pût 
se  prêter  sans  effort.  La  famille  entière  n'eut  plus 
d'autre  préoccupation,  c'étaient  toujours  et  partout  les 
mômes  questions  : 

—  Où  est  madame  Berthe?  A  quoi  pense  madame 
Berthe?  Que  pourrait -on  faire  pour  madame  Berthe? 

Bailleul  lui-même  était  sorti  de  sa  flère  quiétude. 
Un  nouvel  élément  de  sensations  venait  d'être  intro- 


20        SCENES  DS  LA  VÏE  INTIME. 

duit  dans  sa  vie  et  il  l'expérimentait  avec  une  sorte 
d'étonnement  curieux. 

Marcelle  avait  pu  lui  apprendre  ce  qu'était  une  femme 
livrée  aux  seules  inspirations  du  cœur  ;  mais  il  ne  sa- 
vait rien  de  la  femme  versée  dans  cette  science  com- 
pliquée de  la  métaphysique  mondaine.  Ici  tout  devenait 
nouveau  pour  lui.  La  grâce  n'était  plus  un  don  mais 
un  art,  la  passion  un  entraînement  mais  une  gymnas- 
tique intérieure  !  La  douleur  même  avait  ses  rafine- 
ments  et  ses  conventions.  Cette  âme  machinée  comme 
un  théâtre,  cachait  mille  fausses  trappes  par  lesquelles 
tout  pouvait  se  montrer  ou  disparaître  subitement. 
C'était  un  perpétuel  spectacle  d'éternelle  surprise  sans 
que  l'artifice  pût  être  soupçonné;  tout  cela  paraissait 
plus  naturel  que  la  nature,  plus  vrai  que  la  vérilé. 

Madame  de  Ramière  n'y  mettait,  en  réalité,  nulle 
intention,  elle  se  montrait  telle  que  l'éducation  l'avait 
faite.  Sincèrement  désireuse  de  se  confondre  avec  ce 
qui  l'entourait,  elle  s'était  même  efforcée  de  rompre  avec 
tout  ce  qui  pouvait  rappeler  trop  visiblement  la  vie 
élégante  d' autrefois;  la  femme  du  monde  avait  pris  la 
robe  d'ermite  ;  mais  on  eût  dit  une  de  ces  belles  pé- 
cheresse dont  l'humilité  et  les  mortifications  ne  peu- 
vent effacer  les  grâces  dangereuses.  Il  y  avait  toujours 


LE     MÉDECIN     DES    AMES.  21 

dans  sa  marche  plus  souple,  dans  les  caresses  de  sa 
voix  et  jusque  dans  les  parfums  étrangers  qu'exhalai  t  son 
approche  je  ne  sais  quoi  d'enivrant  qui  étonnait 
Maxime  et  le  troublait. 

Berthe  avait,  du  reste,  tenu  sa  promesse.  Elle  le 
consultait  sur  toutes  ses  agitations,  lui  confiait  tous 
ses  scrupules  et  obéissait  à  toutes  ses  prescriptions. 
Jamais  médecin  'des  âmes  n'avait  eu  de  plus  douce 
malade.  La  tristesse  delà  jeune  femme  n'avait  d'ailleurs 
rien  de  farouche.  Elle  écoutait  les  consolations  et  n'y 
opposait  de  résistance  qu'autant  qu'il  le  fallait  pour 
tenir  en  haleine  le  consolateur  :  car  si  l'éloquence  de 
ce  dernier  soulageait  ses  misères,  elle  amusait  encore 
plus  son  ennui  ;  c'était  un  spectacle  auquel  elle  con- 
viait son  esprit  et  dont  sa  curiosité  tirait  autant  de 
profit  que  sa  douleur.  Mais  Maxime,  qui  ne  voyait  que 
l'attention  avec  laquelle  on  fécoutait,  redoublait  de 
zèle  et  sacrifiait  insensiblement  tous  ses  autres  devoirs 
pour  prolonger  ses  entretiens  avec  madame  de  Ra- 
mière. 

Marcelle  avait  d'abord  été  appelée  à  y  prendre  part, 
mais  les  obligations  du  ménage  venaient  toujours  l'y 
arracher.  Elle  interrompait  les  plus  poétiques  impro- 
visations de  Bailleul  par  un  ordre  domestique  ou  par 


2*2  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

une  réprimande  maternelle;  chaque  fois  que  ce 
dernier  recommençait  à  dresser  vers  le  ciel  son  échelle 
de  Jacob,  une  vulgaire  sortie  de  Marcelle  la  renversait  ! 
Maxime  s'en  indignait  sans  comprendre  qu'il  subis- 
sait une  des  conditions  de  toute  existence  humaine. 
Il  oubliait  qu'à  mesure  ^ue  les  devoirs  s'étendent,  le 
loisir  manque,  hélas  !  aux  épanchements.  L'amour  est 
un  de  ces  luxes  qu'on  ne  peut  se  permettre  que  dans 
la  jeunesse,  quand  le  temps  n'a  point  encore  trouvé  son 
emploi.  Plus  tard,  viennent  les  exigences  du  monde 
et  de  la  famille,  inévitable  réseau  dans  lequel  demeu- 
rent pris  tous  les  oiseaux  chanteurs  des  belles  années. 
Alors  plus  de  longs  rêves  faits  à  deux,  plus  d'enivran- 
tes contemplations,  plus  d'entretiens  sans  but  !  la  vie 
positive  réclame  toutes  nos  journées,  et,  sur  ce  cadran 
où  la  nécessité  conduit  les  heures,  c'est  à  peine  si  le 
cœur  peut  glaner  quelques  minutes  oubliées  ! 

Bailleul  avait  autrefois  accepté  cette  chaîne ,  mais 
tout  fut  changé  par  l'arrivée  de  madame  de  Ramière. 
Libre  de  soins,  celle-ci  pouvait  le  suivre  dans  ses  pro- 
menades, prolonger  avec  lui  les  lectures  sous  la  ton- 
nelle fleurie,  s'oublier  dans  ces  confidences  où  toutes 
les  chimères  de  l'âme  défilent  successivement  et  se 
mêlent  comme  des  troupes  amies,  prendre  enfin  le  rôle 


LE    MÉDECIN    DES    AMES,  23 

que  Marcelle,  absente  ou  préoccupée,  avait  cessé  de 
remplir. 

Aussi  l'intérêt  de  Maxime  pour  sa  malade  semblait- 
il  grandir  chaque  jour.  Enorgueilli  de  ses  fonctions  de 
guide,  il  errait  avec  elle  sur  les  sommets  les  plus 
mystérieux  de  l'affliction  et  de  l'amour;  il  franchissait, 
à  ses  côtés,  tous  les  sentiers  et  regardait  au  fond  de 
tous  les  abîmes  sans  se  demander  s'il  n'avait,  pour 
lui-même,  rien  à  craindre  du  vertige. 

Un  soir  qu'il  avait  été  retenu  par  plusieurs  lettres 
indispensables  à  écrire,  il  descendit  au  salon  assez 
tard  et  aperçut  madame  de  Ramière,  seule  devant  le 
piano.  Une  robe  blanche  dessinait  vaporeusement  sa 
taille  au  milieu  de  l'obscurité  transparente,  et  la  brise 
chargée  de  senteurs  de  réséda,  se  jouait  dans  les  lon- 
gues boucles  de  ses  cheveux.  Plongée  dans  un  de  ces 
recueillements  où  l'âme  en  extase  voit  passer  pêle- 
mêle  ses  craintes,  ses  espérances  et  ses  souvenirs 
comme  les  nuages  que  le  vent  balaie  dans  un  ciel  ora- 
geux, elle  ne  s'était  point  aperçue  de  l'arrivée  progres- 
sive de  la  nuit  :  ses  doigts  se  promenaient  sur  le  cla- 
vier, tantôt  avec  une  agitation  fiévreuse,  tantôt  avec 
une  plaintive  nonchalance.  Maxime  s'était  arrêté  à 
quelques  pas  sans  qu'elle  l'eût  entendu,  et  son  impro- 


2i  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

visation  continuait  de  plus  en  plus  sombre  et  convul- 
sive  ;  mais,  tout  à  coup,  ses  mains  s'affaisèrent  sur  les 
touches  et  se  levant  avec  un  sanglot,  elle  s'élança  dans 
l'obscurité  et  vint  heurter  Maxime  qui,  pour  prévenir 
une  chute,  la  reçut  dans  ses  bras  ! 

Madame  de  Ramière  poussa  d'abord  un  cri  d'effroi  ; 
puis,  reconnut  son  hôte. 

—  Vous  étiez  là  ?  balbutia-t-elle. 

—  J'arrive;  mais,  au  nom  du  ciel  !  que  s'est-il  passé  ? 

qu'avez-vous  ? 
Elle  essaya  en  vain  de  répondre;  les  larmes  un 

instant  comprimées  se  firent  passage  et  elle  tomba 
sur  un  fauteuil  en  cachant  sa  tête  dans  ses  mains. 
Pendant  quelques  instants  on  n'entendit  que  ses  sou- 
pirs saccadés  et  la  voix  de  Bailleul  qui  s'efforçait  de 
l'apaiser.  Enfin,  lorsqu'elle  parut  se  calmer,  il  renou- 
vela ses  questions. 

—  Mon  Dieu!  que  vous  dirai -je?  balbutia  Berthe 
qui  s'efforçait  de  tarir  ses  larmes  -,  rien  que  vous  ne 
connaissiez  déjà  comme  moi-même  ;  mais  je  ne  sais  à 
quel  propos  tous  les  souvenirs  du  passé  me  sont  reve- 
nus ce  soir. 

—  Encore  ces  regards  jetés  en  arrière,  dit  douce- 
ment Maxime  ;  ne  voulez-vous  donc  point  boire  l'eau 


LE    MÉDECIN     DES    AMES.  25 

du  Lethé?  Pourquoi  fouiller  toujours  dans  ce  cimetière 
d'espérances  mortes  ? 

—  Et  pourquoi  n'ont-elles  pas  vécu?  interrompit 
madame  de  Ramière  avec  une  violence  qui  fit  tressail- 
lir son  consolateur  ;  pourquoi  tout  s'est-il  tourné  con- 
tre moi?  Ah  !  ma  paiience  est  lasse  ,  mes  forces  sont 
à  bout;  j'ai  trop  longtemps  accepté  le  pain  amer  de 
la  résignation,  il  me  faut  enfin  ma  part  de  joie. 

—  Que  ne  puis-je  vous  la  donner  !  reprit  Maxime 
attendri  de  cette  explosion  de  désespoir  ;  hélas  !  j'avais 
espéré  que  vous  partageriez  la  nôtre. 

—  Moi  aussi,  je  l'avais  cru,  dit  Berthe;  mais  je  ne 
connaissais  pas  l'avidité  égoïste  de  l'àme  humaine  :  ce 
bonheur  auquel  vous  m'aviez  généreusement  convié 
et  qui  devait  réveiller  chez  moi  l'espérance,  n'a  réveillé 
que  l'envie.  Condamnée  à  glaner  dans  la  moisson  des 
autres,  je  me  suis  demandé  pourquoi  je  n'avais  pas 
aussi  mon  champ  et  j'ai  pensé  que  si  tous  les  liens  de 
l'amitié  et  de  la  famille  s'étaient  successivement  dé- 
noués sous  ma  main,  c'est  que  je  n'avais  sans  doute 
reçu  aucun  des  dons  qui  sollicitent  les  cœurs  ou  les  re- 
tiennent. 

— -  Vous! 

—  Ah  !  j'en  ai  fait  une  cruelle  expérience  ï  la  plus  mi- 

5 


26  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

sérable  femme  trouve,  d'ordinaire,  un  cœur  qui  l'aime 
selon  ses  forces,  qui  s'attache  à  elle  et  lui  donne  ce 
qu'il  peut  ;  mais,  moi,  où  est  l'affection  sur  laquelle 
j'aie  pu  m'appuyer?  par  qui  n'ai-je  point  été  trahie? 
qui  m'a  aimée  enfin?  Non,  non,  je  n'en  puis  douter 
maintenant  ;  si  Dieu  accorde  aux  unes  le  charme  qui 
attire  ;  aux  autres  il  inflige  la  disgrâce  qui  repousse... 

—  Et  vous  pensez  être  de  celles-là?  s'écria  Maxime  ; 
ah  !  pour  croire  à  votre  sincérité  j'ai  besoin  de  voir  vos 
larmes.  Vous,  disgraciée  de  Dieu  !  mais  vous  ne  savez 
donc  pas  qu'il  suffit  de  vous  regarder  pour  vous  appar- 
tenir? 

—  Et  cependant  je  suis  seule  !  objecta  sourdement 
madame  de  Ramière. 

—  Parce  que  vous  avez  cherché  dans  le  monde  ce 
qu'il  ne  pouvait  vous  donner,  reprit  Maxime  avec  vi- 
vacité; mais  faut-il  désespérer  du  but  parce  qu'on  s'est 
trompé  de  chemin  ?  Quand  le  bonheur  n'est  pas  une 
conquête,  il  peut  être  une  rencontre  ;  laissez-le  vous 
venir,  faites-lui  place  dans  votre  âme,  et,  surtout,  ne 
soyez  plus  ingrate  envers  Dieu  !  est-ce  donc  à  la  fleur 
de  désirer  le  parfum  ? 

.  Berthe  secoua  la  tête,  mais  ne  répondit  pas.  Les  pa- 
roles de  Maxime  venaient  de  pénétrer  au  plus  vif  de  ses 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  27 

angoisses,  car  telle  est  l'âme  humaine  qu'au  fond  même 
de  ses  afflictions,  c'est  encore  l'orgueil  blessé  qui  se 
plaint  le  plus  haut.  Un  malheur  a  l'air  d'une  défaite, 
et  nous  prouver  que  nous  ne  le  mériton^pas  c'est  pres- 
que nous  avoir  consolés.  La  douleur  de  madame  de 
Ramière  était  d'ailleurs  une  de  ces  crises  violentes 
mais  fugitives  dont  les  femmes  seules  ont  le  privilège, 
—  orages  d'été  que  forme  dans  leurs  cœurs  l'isolement 
ou  le  dépit  et  qui,  après  avoir  éclaté  comme  s'ils  devaient 
tout  détruire,  vont  s'éteindre  doucement  dans  une  on- 
dée de  larmes. 

Arrivée  à  ce  point,  Berthe  donna  le  champ  libre  à 
son  consolateur  :  elle  écouta  tout  ce  qu'il  voulut  lui 
dire,  se  laissa  chasser  pied  à  pied  de  tous  ses  déses- 
poirs, et  vaincue  enfin  par  la  vérité,  sortie  lentement  de 
son  linceuilen  ressucitée  qui  consent  à  s'aider  un  peu, 
11  ne  lui  resta  plus  que  la  confusion  d'avoir  trahi  les 
secrètes  angoisses  de  son  âme.  Désormais  Bailleul 
allait  y  lire  sans  obstacles,  et  pourrait  traduire  le  geste 
le  plus  fugitif,  le  moindre  tressaillement  ;  elle  cessait 
pour  ainsi  dire  de  s'appartenir  à  elle  seule  et  venait 
de  perdre  la  possession  exclusive  de  sa  douleur  , 
cette  gloire  suprême  du  désespéré  î  Enfin,  après  beau- 
coup de  soupirs,  de  rougeurs,  de  regrets,  elle  parut 


28  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

pourtant  se  rendre  aux  assurances  réitérées  de  Maxime; 
un  sourire  incertain  reparut  sur  ses  lèvres  et  la 
dernière  larme  venait  d'être  essuyée  au  moment  où  les 
deux  enfants  rentrèrent  avec  leur  mère. 

Berthe  et  Bailleul  firent  un  geste  par  lequel  ils  se 
recommandaient  en  même  temps  la  discrétion. 

Une  convention  tacite  venait  de  se  conclure  à  l'insu 
de  Marcelle,  et  de  l'exclure  des  confidences  jusqu'alors 
partagées. 

A  partir  de  ce  jour,  les  libres  consultations  se  trans- 
formèrent en  confessions  mystérieuses.  Il  y  eut  entre 
Maxime  et  Berthe  mille  secrets  à  garder,  mille  pré- 
cautions à  prendre,  mille  complicités  innocentes  qui 
leur  firent  un  monde  à  demi  séparé  de  la  famille.  Ma- 
dame de  Ramière  trouvait  un  plaisir  tout  nouveau  à 
faire,  avec  son  guide,  le  tour  d'un  passé  presque  ou- 
blié. A  chaque  pénible  souvenir,  celui-ci  était  là  pour 
arrêter  le  nuage  de  tristesse  ou  opposer  l'admiration 
aux  regrets,  et,  sûre  d'être  louée  chaque  fois  qu'elle 
s'accusait,  la  jeune  femme  imitait  ces  enfants  trop 
chéris  qui  se  laissent  tomber  pour  que  leur  mère  les 
relève. 

Quant  à  Bailleul,  livré  tout  entier  à  une  fascination 
qu'il  prenait  pour  l'attrait  du  devoir,  il  étudiait  avec 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  29 

une  curiosité  ardente  les  agitations  qu'il  avait  promis 
d  apaiser,  sans  prendre  garde  à  celle  qui  commençaient 
à  gronder  en  lui.  L'œil  fixé  sur  cette  âme,  comme  le 
pécheur  sur  le  gouffre  où  chantent  les  syrènes,  il  en 
suivait  toutes  les  ondulations,  il  en  écoutait  tous  les 
murmures,  et,  attiré  par  une  attraction  invincible,  il 
se  penchait  de  plus  en  plus. 

Depuis  l'arrivée  de  madame  de  Ramière,  on  avait 
souvent  projeté  une  visite  à  la  forêt  de  Perseigne, 
seule  excursion  qui  pût  être  proposée  dans  le  voisi- 
nage de  Mamers.  L'automne  était  venu;  les  feuilles 
des  acacias  commençaient  à  jaunir  et  annonçaient 
une  chute  prochaine;  on  ne  pouvait  ajourner  plus 
longtemps  la  promenade  convenue  elle  fut  enfin  déci- 
dée. Gatienne  avertie  la  veille  poussa  des  cris  de  joie. 
Elle  allait  passer  une  journée  en  plein  ciel,  comme  au 
temps  où  elle  menait  paître  les  vaches  dans  les 
brandes;  elle  pourrait  courir  sur  l'herbe  avec  ses 
deux  chérubins  et  cueillir  des  graines  de  cochènes  (î) 
pour  leur  faire  des  chapelets  !  Folle  de  cet  espoir, 
elle  se  mit  à  parcourir  la  maison,  sous  prétexte  de 
hâter  les  préparatifs,  en  lutinant  les  deux  enfants, 

(1)  Sorbiers  des  oiseaux. 


30  SCENES    DE     LA    VIE    INTIME. 

éclatant  de  rire  à  tous  propos  et  chantant  encore  plus 
haut  que  d'habitude.  Enfin,  au  moment  du  départ,  lors- 
que la  patache  s'arrêta  devant  la  porte  du  logis,  elle 
parut  sur  le  seuil  chargée  d'autant  de  paquets,  de 
boites  et  de  jeux,  qu'en  eût  pu  transporter  la  diligence 
d'Alençon,  Examen  fait,  il  se  trouva  seulement  qu'elle 
avait  oublié  les  provisions  !  Marcelle  lui  fit  réparer  le 
mieux  possible  cet  oubli  et  la  patache  partit  enfin,  aux 
cris  de  triomphe  des  enfants  qui  embrassaient  à  cha- 
che  instant  leur  mère  et  Gatienne. 

Le  soleil  commençait  à  se  dégager  des  brumes  du 
matin  et  à  illuminer  l'horizon  d'une  lueur  rosée.  C'était 
un  de  ces  premiers  jours  d'octobre  ou  l'air  plus  vivi- 
fiant semble  réveiller  la  vie  engourdie  par  les  lan- 
gueurs de  l'été.  On  voyait  les  charrues  sillonner  les 
champs  hérissés  de  chaumes  et  les  troupeaux  se  rendre 
aux  friches  encore  blanches  de  rosée.  Les  grelots 
des  attelages  mêlaient  leurs  timbres  d'argent  aux  sif- 
flements cadencés  du  pâtre  et  aux  murmures  profonds 
de  la  forêt.  Arrivés  à  la  montée  du  buisson,  nos  voya- 
geurs descendirent  pour  s'enfoncer,  à  pied,  dans  le 
bois;  la  patache  devait  aller  les  attendre  près  de  l'écluse 
du  grand  étang. 

Les  enfants,  devenus  libres,  s'élancèrent  à  travers 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  31 

les  taillis  et  se  mirent  à  cueillir  des  grappes  de  cochè- 
nés  et  des  touffes  de  bruyère  fleurie ,  tandis  que 
Gatienne  prenait  les  devants  avec  les  provisions.  Lors- 
que les  promeneurs  parvinrent  enfin  au  lieu  du  ren- 
dez-vous, ils  la  trouvèrent  déjà  occupée  à  mettre  le 
couvert  sous  un  sureau. 

De  belles  feuilles  d'érable  tenaient  lieu  d'assiettes  et 
Gatienne  avait  trouvé  deux  glands  gigantesques  qu'elle 
avait  creusés  en  gobelets  pour  les  enfants.  La  gaîté 
bruyante  de  ces  derniers  finit  par  se  communiquer  à  tout 
ïe  monde.  Chaque  recherche  dans  la  corbeille  aux  provi- 
sions amenait,  d'ailleurs,  quelque  risible  surprise.  L'é- 
trange prévoyance  de  Gatienne  avait  partout  négligé 
l'indispensable  pour  veiller  au  superflu.  On  trouva  un 
cornet  de  quatre  épices  sans  pouvoir  découvrir  de  pain  5 
trois  paquets  de  cure-dents  et  pas  de  couteaux  !  on  eût  dit 
des  naufragés  auxquels  la  vague  ignorante  apportait 
au  hasard,  les  débris  d'un  vaisseau.  Chaque  nouvel 
oubli  constaté  était  le  signal  d'un  nouvel  applaudisse- 
ment; les  embarras  se  traduisaient  en  plaisanterie  et 
les  privations  en  éclats  de  rire.  Aussi  quand  on  quitta 
la  table,  c'est-à-dire  le  tertre  de  gazon  qui  en  avait  tenu 
lieu,  tous  les  cœurs  étaient-ils  ouverts  et  rayonnants. 

Cependant  le  soleil  avait  déjà  atteint  les  deux  tiers 


32  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

de  sa  course,  et  la  patachen  était  point  arrivée.  Bailleul 
commença  à  craindre  qu'elle  ne  se  fut  égarée  dans  la 
forêt,  et  proposa  d'aller  à  sa  recherche  par  les  deux 
routes  qu'elle  avait  pu  suivre.  Gatienne  devait  prendre 
Tune  avec  les  enfants,  tandis  qu'il  suivrait  l'autre 
avec  Berthe  et  Marcelle.  Celle-ci  accepta  d'abord  5 
mais  une  réflexion  l'arrêta  tout-à-coup  et  elle  laissa 
aller  le  bras  de  Maxime  qu'elle  avait  déjà  saisi. 

—  Je  ne  puis  abandonner  ainsi  Adrienne  et  Élie, 
dit-elle  d'un  accent  de  regret. 

—  Que  peux-tu  craindre  ici  pour  eux  ?  demanda 
Bailleul. 

—  Je  ne  sais,répliqua-t-elle  ;  mais  s'il  arrivait,  par 
hasard,  quelque  malheur  en  mon  absence  je  ne  pour- 
rais me  le  pardonner  et  je  me  répéterais  éternellement 
que  ma  place  était  à  leurs  côtés. 

—  C'est-à-dire  qu'elle  n'est  point  aux  miens  ?  ob- 
jecta Maxime,  blessé  de  voir  encore  des  scrupules  ma- 
ternels rompre  un  projet  qui  souriait  à  sa  fantaisie. 

—  Mon  Dieu,  je  ne  dis  pas  cela,  mon  ami,  répliqua 
la  jeune  femme  dont  les  yeux  se  mouillèrent  de  larmes  ; 
j'ai  tort,  sans  doute,  mais  ne  m'en  veuillez  pas;  ne 
pouvons-nous  prendre  tous  la  route  de  l'étang. 

—  Et  si  la  patache  arrive  par  celle  du  fourré?  dit 
brièvement  Bailleul. 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  33 

—  Ah  !  vous  avez  raison,  reprit  Marcelle  troublée  5 
j'avais  oublié  les  deux  routes...  le  plus  sûr  alors  est 
de  nous  séparer,  j'accompagnerai  les  enfants  tandis 
que  vous  suivrez  le  taillis. 

—  Seul?  demanda  Maxime. 

—  Pourquoi  cela?  interrompit  madame  de  Ramière, 
qui,  jusqu'à  ce  moment  avait  évité  de  prendre  part  au 
débat,  ne  suis-je  point  libre,  moi,  et  ne  savez-vous  pas 
que  j'ai  le  triste  privilège  de  n'avoir  personne  à  con- 
duire ni  à  surveiller  ;  je  puis  vous  tenir  compagnie. 

Bailleul  accepta  avec  empressement  et  Marcelle  la 
remercia  d'un  sourire  contraint.  Les  enfants  impatients 
avaient  déjà  pris  la  route  de  l'étang  avec  Gatienne, 
elle  les  rejoignit  en  se  retournant  plusieurs  fois  pour 
jeter  de  longs  regards  à  Maxime  et  à  Berthe  qui  ve- 
naient de  s'engager  dans  un  des  chemins  de  traverse 
de  la  forêt. 

Ceux-ci,  animés  par  le  repos,  par  la  marche  et  par 
les  parfums  fortifiants  qu'exhalait  autour  deux  la  sève 
mourante,  échangeaient  déjà  leurs  impressions  avec 
une  vivacité  expansive. 

Madame  de  Ramière  excellait,  comme  toutes  les 
femmes,  dans  ces  improvisations  dialoguées  où  l'ima- 
gination prend  l'entretien  sur  ses  ailes  et  le  promène, 


34  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

au  hasard,  à  travers  tous  les  sentiments  et  toutes  les 
choses.  Bailleul  en  demeurait  fasciné.  C'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  voyait  briller  une  de  ces  natures  que 
le  monde  et  le  caprice  ont  taillé  à  mille  facettes,  espèce 
de  feux  folets  du  sentiment  et  de  l'intelligence  qui 
scintillent  tour-à-tour  sur  les  eaux,  sur  les  bois,  sur 
les  abîmes  et  que  notre  œil  ravi  ne  peut  ni  saisir  ni 
quitter. 

Madame  de  Ramière,  qui  avait  quitté  le  bras  de  son 
conducteur,  marchait  à  côté  de  lui,  tête  nue  et  les  che- 
veux à  demi  défaits  par  la  brise.  Quelquefois,  au  milieu 
d'une  confidence,  elle  s'interrompait  tout-à-coup  pour 
courir  vers  quelque  pâle  fleurette  aperçue  dans  l'herbe 
fine  des  clairières.  Alors,  souvent  une  ronce  arrêtée 
dans  les  plis  de  sa  robe  blanche  montrait,  tout-à-coup, 
une  jambe  charmante,  quelque  branche  qui  barrait 
le  passage  la  forçait  à  se  rejeter  de  côté,  en  dessinant 
sa  taille  cambrée,  et  Maxime  éperdu  sentait  mille 
troubles  inconnus  s'éveiller  en  lui.  Son  cœur  plein 
d'une  ivresse  douloureuse  se  gonflait  à  se  briser , 
sa  respiration  devenait  plus  pressée,  il  avait  froid 
dans  les  cheveux  !  Ses  regards  enveloppaient  ma- 
dame de  Ramière  comme  des  flammes,  et,  quand  elle 
revenait  haletante,  les  joues  empourprées,  la  chevelure 


LE    MÉDECIN  DES    AMES.  35 

Boitante,  il  se  sentait  près  de  tomber  à  ses  pieds  et 
d'embrasser  ses  genoux. 

Perdu  dans  ce  délire,  il  n'avait  plus  conscience  du 
reste  !  il  marchait  devant  lui  sans  songer  aux  heures 
qui  s'écoulaient  ni  au  rendez-vous  dont  il  s'éloignait 
toujours  davantage,  le  ciel  s'était  insensiblement  cou- 
vert d'épaisses  nuées  et  il  n'avait  rien  vu  !  Le  ton- 
nerre commençait  à  gronder  sourdement  et  il  n'avait 
rien  entendu  !  ce  fut  madame  de  Ramière  qui  remar- 
qua la  première  les  annonces  de  l'orage  et  qui  l'en 
avertit.  Maxime  ne  parut  point  comprendre;  il  se 
contenta  de  serrer  contre  sa  poitrine  le  bras  qu'elle 
était  revenue  poser  sur  le  sien. 

—  Il  faudrait  retourner  sur  nos  pas  !  dit-elle,  en 
tressaillant  à  la  lueur  d'un  éclair  qui  avait  subitement 
traversé  l'ombre  de  la  forêt. 

—  Retournons  !  murmura  Bailleul,  insensible  à 
toute  autre  chose  qu'au  contact  de  cette  main  gantée 
qui  reposait  sur  son  cœur. ! 

—  Nous  nous  sommes  oubliés,  reprit  Berthe  qui 
entendait  de  larges  gouttes  de  pluie  tomber  sur  le 
dôme  de  feuillée,  je  crains  que  nous  ne  puissions  re- 
joindre la  patache  avant  l'orage. 

—  Qu'importe  !  répliqua  Maxime,  d'un  accent  en- 


* 


36  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

trecoupé,  ne  sommes-nous  pas  ensemble?  ou  pour- 
rions-nous être  mieux  ? 

— :  Voici  la  nuit  !  interrompit  madame  de  Ramière, 
plus  surprise  qu'effrayée. 

—  Appuyez-vous  sur  moi,  laissez-vous  conduire, 
dit  Bailleul  qui  l'enveloppa  d'un  de  ses  bras. 

Elle  fit  d'abord  un  léger  mouvement  pour  se  dégager; 
puis  se  laissa  aller  sans  résistance.  La  tempête  avait 
grandi  rapidement  :  son  souffle  grondait  dans  les  ar- 
bres qui  tordaient,  en  gémissant,  leurs  branches  éche- 
velces.  On  entendait  la  foudre  retentir  à  la  fois  sur 
trois  points  opposés.  Les  éclairs  qui  se  croisaient  dans 
tous  les  sens  illuminaient  la  forêt  d'une  clarté  d'incen- 
die et  toutes  les  cataractes  du  ciel  s'étaient  ouvertes  ! 
Maxime  éperdu  et  ébloui  entraînait  madame  de  Ra- 
mière dont  les  cheveux  caressaient  sa  joue  et  dont 
l'haleine  se  mêlait  à  la  sienne.  Ses  pieds  ne  sen- 
taient plus  la  terre.  Les  tendres  encouragements,  les 
soupirs,  les  cris  de  joie  se  pressaient  sur  ses  lèvres 
sans  qu'il  y  prît  garde  ;  c'était  une  sorte  d'égarement 
enchanté  jusqu'alors  inconnu,  je  ne  sais  quelle  ivresse 
de  l'âme  surexcitée  par  l'ivresse  des  sens,  et  dontBer- 
the  elle-même  ressentait  la  contagion.  Seulement, 
maîtresse  de  son  trouble,  elle  ne  s'y  livrait  qu'à  demi 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  37 

et  effleurait  la  sensation  avec  une  curiosité  hésitante 
sans  s'y  abandonner  tout  entière.  Le  flot  emportait 
Maxime  tandis  qu'elle  s'y  jouait,  plutôt  émue  que  sub- 
juguée. 

Deux  cris  poussés,  en  même  temps,  au  milieu  de 
l'orage,  l'arrachèrent  la  première  à  son  extase;  elle  re- 
leva la  tête  en  écartant  les  boucles  de  ses  cheveux 
épars  et  reconnut  la  patache  qui  accourait  à  leur  ren- 
contre. 

Madame  de  Ramière  fit  un  brusque  mouvement 
pour  échapper  à  l'étreinte  de  son  conducteur,  mais 
celui-ci  n'avait  rien  vu  et  la  retint  pressée  contre  sa 
poitrine. 

—  Laissez-moi,  les  voici  !  dit  rapidement  Berthe. 

—  Qui  cela?  demanda-t-il. 

—  Marcelle  et  les  enfants. 

Maxime  tressaillit  et  laissa  retomber  le  bras  qui 
entourait  madame  de  Ramière,  ces  deux  mots  venaient 
de  l'éveiller  en  sursaut  ! 

Il  jeta  autour  de  lui  un  regard  effaré  et  aperçut  enfin 
la  patache  qui  venait  de  s'arrêtera  quelques  pas.  Mar- 
celle et  Gatienne  les  appelaient  avec  des  cris  et  des  la- 
mentations. Lorsqu'ils  eurent  atteint  la  voiture,  ils  pri- 
rent place  sur  le  premier  banc  ;  tous  deux  ruisselaient  de 

4 


38  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

phiie.  On  proposa  d'abord  de  gagner  la  maison  du 
garde-chasse  pour  y  sécher  leurs  vêtements;  mais 
elle  était  encore  éloignée,  la  nuit  descendait  et  l'on 
finit  par  penser  qu'il  valait  mieux  reprendre  la  route 
de  Marner  s.  Gatienne  se  dépouilla  de  ses  vêtements 
les  moins  nécessaires  pour  les  donner  à  madame 
de  Ramière,  tandis  que,  de  son  côté,  Marcelle  prodi- 
guait mille  soins  à  Maxime.  Celui-ci  se  prêta  à  tout 
sans  résistance,  mais  sans  paraître  y  prendre  garde. 
Brusquement  arraché  à  son  rêve  par  la  rencontre  de 
la  patache,  il  était  resté  depuis  dans  la  vague  torpeur 
d'un  homme  qui  ne  peut  reprendre  ni  l'ivresse  d'un 
sommeil  interrompu,  ni  la  lucidité  de  la  veille.  A  la 
fougue  excitée  par  le  trouble  des  sens,  l'ardeur  de  la 
course  et  le  bruit  de  l'orage  venait  de  succéder  un 
abattement  qui  augmentait  de  minute  en  minute.  Un 
réseau  de  glace  semblait  l'envelopper,  tout  flottait  de- 
vant ses  yeux,  la  voix  arrivait  à  son  oreille  comme 
un  bruit  confus  ;  il  n'avait  plus  conscience  que  d'un 
malaise  intérieur  entremêlé  de  sourdes  douleurs  au 
cerveau. 

En  arrivant,  il  eut  peine  à  descendre  de  voiture 
pour  se  mettre  au  lit.  La  fièvre  quil'avait  saisi  s'aggrava 
encore  pendant  la  nuit,  et,  lorsque  le  médecin  fut  ap- 


LE  MÉDECIN    DES     AMES.  39 

pelé  le  lendemain,  il  reconnut  les  premiers  simptômes 
d'une  sérieuse  maladie. 

Marcelle  l'avait  déjà  deviné  sans  en  rien  dire,  car  il 
y  a  entre  nous  et  l'être  aimé  une  communication  mys- 
térieuse qui  nous  révèle  tout  ce  qu'il  éprouve  -,  à 
force  de  regarder  en  lui  nous  le  savons  par  cœur  ;  c'est 
comme  un  air  connu  dont  on  ne  peut  changer  une  seule 
note  sans  nous  faire  tressaillir.  Aussi,  envoyant  la  ré- 
volution qui  s'étaitopérée  chez  Bailleul,  la  jeune  femme 
avait- elle  compris  sur-le-champ  retendue  du  péril  ; 
mais  renonçant  à  des  éclaircissements  inutiles,  elle 
demanda  des  forces  à  son  amour  et  vint  s'asseoir 
près  du  malade,  le  front  calme  et  souriant.  Le  mal  eut 
beau  se  prolonger  et  grandir,  le  dévouement  de  Mar- 
celle grandit  et  se  prolongea  à  mesure.  En  soutenant 
la  tête  brûlante  de  Maxime,  sa  main  restait  ferme,  car 
il  eût  pu  la  sentir  trembler;  en  contemplant  ce  visage 
ravagé  par  la  fièvre,  ses  regards  restaient  sereins  car 
il  eût  pu  voir  leur  émotion.  Renfermant  son  esprit  dans 
le  cercle  étroit  du  devoir  accompli,  elle  n'ouvrait  point 
de  porte  aux  consolations  de  peur  de  laisser  entrer  à 
leur  place  le  désespoir  ;  elle  n'interrogeait  point  l'a- 
venir, trouvant  le  fardeau  du  présent  assez  lourd. 
Toujours  tranquille  dans  l'épreuve  et  égale  dans  la  foi, 


40  SCENES    DE    LA    V!E    INTIME. 

elle  rappelait  ces  vierges  chétiennes  au  front  des- 
quelles la  couronne  du  martyre  reposait  aussi  douce- 
ment que  le  bandeau  de  fiancée  ! 

Madame  de  Ramière  avait  d'abord  voulu  partager 
ses  fatigues  ;  mais  elle  n'avait  pas  cet  invincible  cou- 
rage qui  se  renouvelle  sans  cesse  aux  sources  vives 
du  cœur  :  brisée  dès  les  premiers  jours,  elle  se  laissa 
persuader,  sans  trop  de  peine,  que  ses  forces  ne  pou- 
vaient suffire  à  une  pareille  tâche.  Marcelle  rappelait 
seulement  dans  les  rares  moments  de  calme  que  le 
mal  laissait  à  Bailleul  afin  qu'elle  pût  l'encourager  et 
le  distraire.  Cette  espèce  de  partage  qui  donnait  à  l'une 
les  longues  heures  d'angoisses  et  de  terreur,  à  l'autre 
les  rapides  intervalles  de  soulagement  et  d'espoir,  pro- 
duisit sur  le  malade  un  effet  singulier  mais  explicable. 
Par  une  confusion  involontaire,  la  présence  de  Marcelle 
s'allia  fatalement,  dans  son  esprit,  à  tous  les  souvenirs 
de  souffrance,  tandis  que  celle  de  Berthe  se  rattachait 
à  toutes  les  idées  de  soulagement,  l'une  se  transfor- 
mait en  ange  de  miséricorde  envoyé  dans  son  enfer, 
l'autre  en  ange  de  châtiment  préposé  à  son  supplice. 
Cette  sensation,    vague  au  premier  instant,  devint 
chaque  jour  plus  distincte,  plus  arrêtée.  Le  mal  vaincu 
•  à  force  de  courage  et  de  soins  commençait  à  décroître, 


LE   MÉDECIN    DES    AMES.  41 

et,  comme  il  arrive  d'habitude,  les  désirs  du  malade 
s'éveillaient  avant  ses  besoins. 

Fidèle  aux  prescriptions  du  médecin,  Marcelle  leur 
opposa  une  douce  mais  invincible  résistance.  Après 
avoir ,  comme  Orphée ,  ramené  Tètre  qu'elle  aimait 
du  fond  de  la  mort ,  elle  ne  voulait  point  le  perdre  , 
comme  lui,  faute  de  patience!  Berthe  au  contraire, 
était  toujours  prête  à  céder ,  car  on  garde  moins 
sévèrement  le  trésor  pour  lequel  on  a  moins  tremblé. 
C'était  elle  qui  recevait  toutes  les  confidences  de 
Bailleul,  qui  appuyait  ses  prières  et  finissait  par 
arracher  au  docteur  une  permission  longtemps  refusée. 
Tandis  que  Marcelle  exagérait  les  précautions  par 
tendresse  et  n'apportait  au  lit  du  malade  que  des  remè- 
des, des  conseils  ou  des  refus,  madame  de  Ramière 
s'y  présentait  toujours,  comme  la  colombe  de  l'arche, 
avec  le  rameau  vert  de  l'espérance!  Aussi  Maxime 
n'avait-il  de  sourire  que  pour  elle ,  elle  seule  était 
mise  de  moitié  dans  ses  projets  ;  il  ne  respirait  à  Taise 
qu'en  la  voyant  assise  à  son  chevet,  ses  grands  yeux 
noirs  fixés  sur  les  siens.  Alors  l'épuisement  de  la 
maladie  se  transformait  en  une  ineffable  langueur  ; 
les  paupières  demi-closes,  il  entrevoyait  dans  une 
sorte  de  nuée  le  doux  visage  de  madame  de  Ramière  ; 


42  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

il  entendait  sa  voix  comme  une  musique  merveilleuse, 
il  sentait  le  parfum  connu  qu'exhalaient  ses  cheveux, 
et,  bercé  par  ces  carressantes  impressions,  il  passait, 
sans  s'en  apercevoir,  de  l'extase  au  sommeil  ! 

Enfin,  sa  convalescence  commença.  Marcelle  com- 
plètement rassurée,  pensa  à  sa  maison  et  à  ses  enfants 
si  longtemps  négligés,  et,  forcée  de  reprendre  le  joug 
des  devoirs  domestiques,  laissa  le  ressuscité  à  la  sur- 
veillance deBerthe.  Ce  fut  cette  dernière  qui  lui  rou- 
vrit, l'une  après  l'autre,  toutes  les  portes  de  la  vie. 
Elle  lui  cueillit  le  premier  bouquet,  lui  fit  la  première 
lecture,  aida  ses  premiers  efforts  pour  venir  regarder 
le  ciel  près  de  la  fenêtre  ouverte  ;  Maxime  qui  se  sen- 
tait renaître  par  elle  et  près  d'elle,  lui  rapportait  tous 
les  enchantements  de  cette  renaissance,  il  l'associait, 
dans  son  enivrement,  à  la  lumière  du  jour,  au  bruit 
du  vent,  aux  parfums  des  dernières  fleurs,  à  tout  ce 
qui  était  enfin  pour  lui  une  nouveauté  et  une  caresse. 

Par  malheur,  tout  favorisait  cet  entraînement.  La 
convalescence,  en  réveillant  chez  Bailleul  les  ardeurs 
d'un  sang  renouvelé,  lui  laissait  encore  les  privilèges 
de  la  faiblesse  5  son  bras  pouvait  toujours  s'appuyer 
sur  l'épaule  de  madame  de  Ramière,  sa  main  serrer 
une  main  qui  continuait  à  le  guider,  ses  genoux  ef- 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  43 

fleurer  des  genoux  qui  soutenaient  le  livre  dans  le- 
quel il  voulait  lire.  Renfermé  jusqu'alors  dans  la  chas- 
teté monotone  du  mariage ,  il  se  trouvait  ainsi  livré , 
pour  la  première  fois,  aux  jouissances  dérobées  et  in- 
terrompues qui  sont  comme  les  parfums  de  la  volupté 
et  la  nouveauté  même  de  la  sentation  lui  donnait  une 
irrésistible  attrait  ! 

Puis  il  était  arrivé  à  cet  âge  où  l'homme  qui  atteint 
le  sommet  de  la  vie,  regarde  avec  incertitude  la  pente 
qu'il  a  montée  et  celle  qu'il  va  descendre.  Déjà  dépouillé 
de  ses  plus  belles  illusions,  il  se  demande  avec  inquié- 
tude s'il  a  suivi  la  meilleure  route  et  remet  en  ques- 
tion tous  les  principes  jusqu'alors  acceptés  pour  lois. 
Dans  la  jeunesse,  le  choix  n'est  ni  définitif,  ni  irré- 
médiable; mais  arrivé  à  l'automne  de  la  vie,  le  soleil 
commence  à  baisser,  les  plaisirs  vont  s'effeuiller  sur 
leurs  tiges,  le  temps  presse  si  l'on  veut  les  cueillir  ; 
dans  quelques  jours  les  regrets  seront  inutiles.  Ah  î 
pour  qui  a  toujours  vécu  dans  les  étroites  limites  de  la 
règle,  combien  alors  de  tentations  suprêmes  !  debout 
aux  bornes  qui  séparent  deux  existences,  on  entend, 
une  dernière  fois,  le  doux  appel  des  passions  ;  on  voit 
passer  leurs  troupes,  comme  un  chœur  de  riantes  Bac- 
chantes ;  on  respire,  dans  la  brise,  la  flamme  de  leurs 


44  SCENES    DB    LA    VIE    INTIME. 

haleines  et  les  parfums  de  leurs  couronnes  effeuillées  ! 
Continuera-t-on  son  chemin  sans  s'être  mêlé,  au  moins 
une  fois,  à  leur  ivresse?  descendra-t-on  la  pente  tour- 
née vers  le  couchant  sans  connaître  ce  qui  fait  le  bon- 
heur de  tant  d'autres?  et  si  on  s'est  trompé!  si  le 
monde  n'a  point  de  meilleure  joie  !  si  on  arrive  à  la 
mort  sans  avoir  goûté  à  la  vie  !  —  problême  décevant  et 
redoutable  qu'on  laisse  rarement  résoudre  à  la  raison  ! 
Près  de  quitter  les  régions  fleuries,  on  veut  emporter 
aussi  sa  couronne  !  Alors  toutes  les  vérités  acceptées 
sont  remises  en  question,  les  scrupules  s'évanouissent  ; 
plus  le  passé  a  été  austère,  plus  le  présent  se  montre 
avide;  on  lui  demande  son  arriéré  de  jouissance,  et  le 
long  effort  de  nos  vertus  enfin  subjuguées  ne  sert  qu'à 
donner  plus  d'élan  à  notre  délire. 

Maxime  en  était  là  :  emporté  par  mille  curiosités 
inassouvies,  il  se  livrait  à  ses  nouvelles  émotions  avec 
l'ignorance  d'un  enfant  et  l'ardeur  d'un  jeune  homme; 
seulement,  par  un  de  ces  derniers  subterfuges  de 
conscience  qu'emploient  toutes  les  passions  à  leur 
début,  il  changeait  les  mots  pour  suivre  plus  librement 
les  choses;  il  ne  parlait  à  madame  de  Ramière  que  de 
sa  reconnaissance  et  de  son  amitié,  mais  il  en  parlait 
avec  un  accent  troublé,  des  étreintes  brûlantes  et  de 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  45 

folles  larmes.  Quant  à  madame  de  Ramière,  elle  écou- 
tait et  répondait  d'un  air  de  réserve  qui  pouvait  prou- 
ver également  la  froideur  ou  la  prudence.  Depuis  quel- 
ques jours  surtout  elle  était  devenue  plus  silencieuse -, 
une  pensée  pénible  semblait  la  préoccuper,  elle  avait 
reçu,  coup  sur  coup,  plusieurs  lettres  et  y  avait  répondu 
longuement,  mais  sans  en  parler. 

Un  jour,  Maxime  la  trouva  assise  sous  la  tonnelle  de 
clématites,  le  front  baissé,,  la  tête  appuyée  au  treillage 
et  roulant  avec  distraction  entre  ses  doigts  un  papier 
qu'elle  venait  de  lire.  La  petite  Adrienne  et  son  frère 
jouaient  à  ses  pieds. 

Il  s'arrêta  à  rentrée  de  la  tonnelle,  sans  qu'elle  l'a- 
perçut et  fut  frappé  du  nuage  qui  assombrissait  son 
front. 

—  Qu'avez-vous,  Berthe  ?  demanda-t-il  enfin  en 
se  montrant. 

Madame  de  Ramière  tressaillit. 

—  Moi,  rien,  dit-elle,  avec  un  effort-,  je  regardais 
ces  enfants. 

—  Et  leur  vue  vous  rendait  soucieuse  ? 

—  Parce  que  leurs  jeux  me  rappelaient  la  vie. 
Maxime  tourna  les  yeux  vers  la  petite  fille  et  le  petit 

garçon  qui  lui  sourirent. 


46  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Je  viens  d'épouser  Adrienne ,  s'écria  ce  dernier 
d'un  air  triomphant;  nous  préparons  la  fête  de  noces, 

—  Pauvres  innocents  !  dit  Bcrthe,  avec  un  faible 
sourire,  ils  regardent  encore  le  mariage  comme  une 
fête  !..  Ah  !  plus  tard,  l'expérience  viendra  et  il  faudra 
bien  qu'ils  apprennent... 

—  Quoi  donc?  demanda  Maxime. 

—  Que  le  plus  souvent,  le  jour  où  notre  sort  a  été 
lié  à  un  autre  sort  tout  est  fini  pour  nous;  que  les 
étoiles  du  matin  s'éteignent,  que  les  palais  de  fées  se 
referment  et  qu'il  faut  descendre  à  jamais  des  hautes 
régions  ! 

—  Ah  !  ne  dites  point  cela  i  interrompit  Bailleul  d'un 
accent  douloureux. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  parle,  c'est  l'expérience, 
reprit  la  jeune  femme;  quelles  joies  avez- vous  vu  résis- 
ter au  monotone  frottement  de  la  règle  ?  Toutes  ces 
flammes  des  cieux  qui  illuminent  nos  premières  années 
ne  s'éteignent-elles  point  dans  le  ménage  faute  d'air 
et  d'espace.  Hélas  !  nous  y  entrons  toujours  par  la 
porte  des  illusions  !  Amoureux  des  fleurs  de.la  jeunesse, 
nous  faisons  de  notre  intérieur  un  parterre,  et  au  bout 
de  quelques  mois,  la  réalité  en  a  fait  un  potager. 

—  Eh  bien  !  qui  nous  empêche  de  chercher  ailleurs 


LE     MÉDECIN    DES    AMES.  47 

la  moisson  qui  ne  peut  s'épanouir  près  de  nous?  s'écria 
Maxime  ;  une  moitié  de  notre  vie  appartient  fatalement 
à  de  vulgaires  esclavages,  ne  pouvons-nous  réserver 
l'autre  moitié  à  nos  aspirations?  Ce  joug  du  mariage 
pèse  en  vain  sur  notre  tête  ;  l'âme  n'a-t-elle  point  des 
ailes  qui  peuvent  l'emporter  plus  haut? 

—  Peut-être,  dit  madame  de  Ramière  pensive;  mais 
ces  ailes  s'alanguissent  si  vite  dans  l'atmosphère 
domestique. 

—  Ne  croyez  pas  cela  !  non,  non,  si  le  devoir  en- 
chaîne nos  actes  dans  un  cercle  étroit,  le  champ  reste 
libre  à  nos  sentiments,  à  nos  pensées.  Qu'importe  le 
lien  grossier  qui  unit  officiellement  les  destinées,  si 
les  esprits  faits  pour  s'entendre  peuvent  se  révéler  l'un 
à  l'autre  et  s'associer  par  leurs  élans. 

—  Le  peuvent-ils?  demanda  madame  de  Ramière 
doucement,  je  voudrais  être  sûre  que,  dans  cette  triste 
prison  du  mariage,  toutes  les  fenêtres  ne  sont  point 
closes  et  qu'il  en  reste  quelques-unes  par  lesquelles  on 
peut  voir  la  verdure  et  le  ciel. 

—  Oh!  croyez-le,  croyez-le!  Non,  tout  bonheur 
n'est  point  perdu  tant  que  les  battements  de  notre  cœur 
peuvent  éveiller  d'autres  battements.  Quand  la  réalité 
opprime,  pourquoi  ne  point  fuir  dans  l'idéal  ?  s'il  y  a 


48  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

des  parentés  de  choix  qui  remplacent  celles  du  sang, 
ne  peut -il  y  avoir  des  mariages  d'âmes  qui  dédomma- 
gent de  ceux  consacrés  par  la  loi?  La  vie  doit  avoir 
deux  parts,  l'une  pour  les  nécessités  journalières,  l'au- 
tre pour  nos  rêves.  C'est  de  la  confusion  de  ces  deux 
parts  que  naissent  tant  de  désordre  et  de  misère  ! 

Berthe  le  regarda. 

—  Ahl  vous  avez  raison,  dit-elle;  tout  le  mal, peut- 
être,  vient  de  ce  que  nous  ne  savons  pas  faire  fleurir 
la  poésie  à  côté  du  vulgaire  ;  le  cousin  Noël  me  le  dit 
aussi  dans  sa  lettre. 

—  Noël  vous  a  écrit  à  ce  sujet?  répéta  Bailleul 
étonné. 

—  Plusieurs  fois  depuis  quelques  jours,  dit  madame 
de  Ramière  ;  il  me  recommandait  même  d'avoir  recours 
à  vos  conseils  et  de  vous  soumettre  un  projet  qui  peut 
changer  tout  mon  avenir...  mais  j'hésitais  encore... 

Elle  s'arrêta  embarrassée;  Maxime  la  regarda  d'un 
air  interrogateur. 

—  Continuez,  au  nom  du  ciel  !  dit-il  inquiet,  quel 
est  ce  projet  ?  je  veux  tout  savoir. 

—  Eh  bien!  vous  saurez  tout!  reprit-elle,  en  parais- 
sant se  décider  ;  aussi  bien  le  moment  est  venu  de 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  49 

parler,  ne  fut-ce  que  pour  vous  prévenir  d'une  visite 
prochaine  et  inattendue. 

—  D'une  visite?... 

—  Cette  lettre  vous  apprendra  tout. 

Elle  lui  tendait  le  papier  qu'elle  avait  jusqu'alors 
roulé  entre  ses  doigts  ;  il  le  saisit,  regarda  la  suscrip- 
tion  dans  laquelle  il  reconnut  l'écriture  de  Noël  et  se 
préparait  à  lire,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  tout  à  coup  ; 
Gatienne  parut  sur  le  seuil,  un  bras  en  avant  et  la 
mine  effarée. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Maxime  avec  impatience. 

—  M.  le  comte  de  Ramière  !  annonça  la  servante. 
Berthe  pâlit  et  Bailleul  poussa  un  cri. 

—  Le  comte  répéta-t-il  stupéfait,  elle  a  dit  le  comte  ! 

—  C'est  la  visite  que  je  voulais  vous  annoncer! 
balbutia  la  jeune  femme. 

—  Quoi  !  M.  de  Ramière?... 

—  Le  voici  ! 

Le  comte  venait,  en  effet,  de  franchir  le  seuil.  C'était 
un  homme  de  quarante-cinq  ans  dont  la  grande  tour- 
nure révélait  la  race.  Ses  traits  fins  et  nettement  accu- 
sés avaient  cette  expression  d'indifférence,  de  hauteur 
ironique  et  de  politesse  convenue  qui  forme  ce  qu'on 
appelle  la  distinction.  Rien  n'annonçait,  d'ailleurs,  les 


50  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

désordres  du  passé  sur  ce  visage  où  les  passions  n'a- 
vaient laissé  aucune  ride  $  sa  froideur  élégante  imitait 
la  sérénité. 

Il  portait  un  riche  costume  de  voyage  dont  la  com- 
position merveilleusement  appropriée  à  sa  personne 
révélait,  de  prime-abord,  l'homme  du  monde  habitué  à 
donner  la  mode  et  non  à  la  subir.  Sa  main,  si  étroite- 
ment gantée  qu'on  pouvait  deviner  les  muscles  à  tra- 
vers la  peau  glacée,  tenait  un  jonc  à  pomme  d'or  dont 
les  ciselures  délicates  étaient  couronnées  d'une  pierre 
précieuse.  A  tout  prendre,  l'ensemble  du  personnage 
trahissait  le  grand  seigneur  mal  déguisé  sous  notre 
moderne  apparence  de  bourgeoisie. 

11  s'avança  en  saluant,  sans  avoir  l'air  de  remar- 
quer rembarras  de  Berthe  ni  le  trouble  de  Maxime. 

Celui-ci  s'était  levé  avec  une  exclamation  de  sur- 
prise, qu'il  sembla  prendre  pour  un  salut  de  bienvenue; 
il  y  répondit  sur  un  ton  d'aisance  polie  et  s'excusa  de 
se  présenter  seul. 

—  J'espérais  avoir  pour  introducteur  M.  le  conseil- 
ler Noël,  ajouta-t-il  *,  une  affaire  imprévue  l'a  retenu  à 
Angers  et  j'ai  dû  venir  sans  autre  protection  que  sa 
recommandation  et  votre  bienveillance. 

Maxime  s'inclina  légèrement. 


LE    MÉDECIN    DES    A3IES.  51 

—  Ailleurs  une  visite  serait  peut-être  une  indiscré- 
tion, continua-t-il;  ici  j'ose  croire  qu'elle  sera  excusée 
en  faveur  du  motif...  qui  doit  vous  être  connu? 

—  Je  le  cherche,  dit  Maxime,  dont  la  voix  tremblait 
malgré  lui. 

Le  comte  fit  un  mouvement. 

—  M.  de  Bailleul  n'a-t-il  donc  reçu  de  madame  de 
Ramière  aucune  confidence, reprit  il?  j'espérais  le  trou- 
ver averti  de  la  négociation  entreprise  par  le  conseiller. 

—  M.  le  comte  oublie  qu'il  parle  à  un  convalescent, 
interrompit  Berthe  vivement;  je  n'ai  point  voulu  trou- 
bler son  retour  à  la  santé  par  mes  hésitations  et  mes 
angoisses  ;  aujourd'hui  seulement  j'allais  parler  quand 
M.  le  comte  est  entré... 

—  Ainsi,  M.  de  Bailleul  ignore?... 

—  Tout,  interrompit  Maxime,  anxieux;  mais  qu'y 
a-t-il  enfin,  que  se  passe-t-il? 

—  Mon  Dieu  !  rien  que  de  très-simple,  reprit  le 
comte  avec  une  sorte  de  nonchalance  ;  il  s'agit  d'une 
affaire  toute  personnelle.  En  sa  qualité  de  magistrat, 
M.  le  conseiller  Noël  aime  naturellement  les  lois  pra- 
tiquées et  les  positions  régulières  ;  il  m'a  fait  obser- 
ver que  madame  la  comtesse  et  moi  habitions  bien 


52  SCENES    DE    LA    T1E    INTIME. 

loin  l'un  do  l'autre  pour  des  gens  conjoints  par  le 
code  civil. 

—  Comment! 

—  Alors,  il  a  mis  en  avant  un  projet  de  réconcilia- 
tion. 

—  Que  dites-vous?  s'écria  Bailleul  saisi. 

—  Ah  !  je  conçois  votre  surprise  !  dit  le  comte  en 
souriant-,  vous  ne  pouvez  comprendre  que  l'on  ait 
même  eu  l'idée  de  me  proposer  un  acte  de  raison,  à 
moi,  que  de  mauvais  plaisants  ont  surnommé  le  Sar- 
danapale  de  Maine-et-Loire  !  Mais,  que  voulez-vous, 
les  pécheurs  les  plus  endurcis  finissent  par  se  conver- 
tir.... à  leurs  dépens.  Après  avoir  essayé  de  tout,  j'ai 
trouvé,  comme  Salomon,  que  tout  était  vanité,  et  je 
suis  revenu  à  la  sagesse  par  dégoût  de  la  folie. 

—  Une  réconciliation!  répéta  Maxime,  dont  les 
regards  éperdus  s'étaient  tournés  vers  la  jeune  femme. 

—  Votre  ami  a  déjà  plaidé  ma  cause,  reprit  le 
comte,  et  il  m'a  fait  espérer  votre  appui.  Les  voyages 
à  travers  la  fantaisie  sont  le  privilège  des  jeunes 
années  ;  on  regarde  alors  les  passions  comme  des 
hôtelleries  où  le  cœur  s'arrête  tant  qu'il  s'y  plait  et 
dont  il  part  dès  que  se  montre  l'ennui  ;  mais  il  arrive 
une  heure  où  l'on  sent  la  nécessité  de  retourner  au 


LE    MÉDECIN    DES    AMES,  53 

bon  sens  comme  au  domicile  légal  ;  cette  heure  est 
arrivée  et  je  viens  offrir  mon  bras  à  madame  la 
comtesse  pour  que  nous  puissions  rentrer  ensemble. 

—  Et  elle  y  consent?  demanda  Bailleul  dont  l'an- 
goisse semblait  grandir. 

—  Madame  la  comtesse  connaît  trop  le  monde  pour 
ne  pas  se  rendre,  répondit  le  comte  avec  intention; 
elle  a  compris,  je  l'espère,  qu'une  plus  longue  sépa- 
ration compromettrait  l'avenir  sans  profiter  au  présent. 
Du  reste,  la  chaîne  à  reprendre  pèsera  légèrement 
pour  tous  deux-,  nous  n'avons  pas  besoin  de  la  sentir, 
il  suffit  que  les  autres  la  voient!  le  testament  de 
M.  de  Rovelle  n  exige  point  d'avantage. 

Maxime  tressaillit,  il  commençait  à  comprendre. 

—  Le  baron  de  Rovelle  est  mort!  s'écria-t-il  vive- 
ment. 

—  Depuis  un  mois,  répondit  M.  de  Ramière. 

—  En  laissant  ses  biens  à  M.  le  comte  ? 

—  Et  à  Mme  la  comtesse. 

—  A  condition  d'un  rapprochement? 

—  Sans  lequel  Mme  la  comtesse  perd  un  million  I 

—  Et  voilà  la  cause  du  changement  de  M.  de  Ra- 
mière? s'écria  Bailleul,  c'est  une  conversion  arithmé- 
tique ! 


64  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Testamentaire ,  monsieur ,  répliqua  le  comte 
tranquillement,  c'est  le  testament  qui  m'a  éclairé.  J'y 
tiens  d'autant  plus  qu'il  me  permet  de  réparer  mes 
fautes.  Grâce  à  lui,  je  pourrai  rendre  à  madame  la 
comtesse  la  grande  existence  que  mes  prodigalités  lui 
ont  fait  perdre.  Cette  fois  mes  précautions  sont  prises 
pour  lui  éviter  tout  fâcheux  retour  de  fortune ,  et 
j'apporte  un  acte  rédigé  par  le  conseiller  lui-même. 

—  Et  M.  le  comte  espère  le  faire  accepter?  dit 
Maxime  qui  se  contenait  à  peine. 

—  M.  Bailleul  aurait-il  quelque  motif  pour  souhaiter 
le  contraire?  demanda  le  comte  avec  hauteur. 

—  Qui  peut  vous  le  faire  croire?  interrompit  vive- 
ment madame  de  Ramière  qui  s'inquiétait  visiblement 
du  ton  pris  par  la  conversation. 

—  Mais  ce  que  j'entends,  dit  le  comte  sérieusement. 
La  réconciliation  demandée  par  monsieur  de  Rovelle , 
semble  trouver  ici  peu  de  sympathies  et  je  me  suis 
évidemment  mépris  en  comptant  sur  un  concours... 

—  Que  vous  aviez  obtenu  avant  de  le  solliciter, 
acheva  précipitamment  la  jeune  femme;  car,  à  l'instant 
même,  on  combattait  ici  mes  doutes,  on  rassurait  mes 
scrupules. 

'  —  Qui  cela? 


LE    MÉDfCCIH    DES    AMES.  55 

—  Celui  même  que  vous  accusez. 
Maxime  fit  un  geste  de  surprise. 

—  Grâce  à  lui,  continua  madame  de  Ramière  avec 
intention,  je  me  suis  moins  effrayée  de  rentrer  dans 
des  liens  depuis  longtemps  dénoués  et  j'ai  compris  que 
Ton  pouvait,  sous  tous  les  jougs,  réserver  l'indépen- 
dance de  l'âme. 

—  Qui  en  doute?  s'écria  le  comte  charmé. 

—  Il  m'a  fait  sentir,  continua  Berthe,  en  appuyant 
sur  les  mots,  qu'il  fallait  prendre  la  vie  telle  qu'elle 
était  faite,  ne  pas  croire  tout  perdu  parce  qu'elle  ne 
répondait  point  à  toutes  nos  chimères  et  se  résigner  à 
la  diviser  en  deux  parties  :  l'une  pour  le  réel,  l'autre 
pour  l'idéal. 

—  Et  madame  la  comtesse  s'est  résignée  au  partage, 
demanda  M.  de  Ramière. 

—  Lorsque  M.  le  comte  est  entré  j'étais  à  bout 
d'objections... 

—  Alors  je  suis  accepté  avec  le  réel,  acheva-t-il 
vivement;  madame  la  comtesse  sait  que  je  n'en  de- 
mande point  davantage  ;  je  laisse  à  son  goût  le  soin  de 
faire  la  part  de  l'idéal  ;  il  est  clair  seulement  que  j'ai 
été  injuste  envers  M.  Baiîleul  et  je  le  prie  de  recevoir 
mes  excuses. 


56  SCENES    DE    LA    VIE    INTU1E. 

Il  s'était  tourné  vers  Maxime  en  s'inclinant,  mais 
celui-ci  demeura  immobile  !  le  sens  inattendu  donné 
à  ses  paroles  par  madame  de  Ramière  l'avait  étourdi. 
Esprit  facile  à  surprendre  et  d'une  seule  pièce  comme 
tous  ceux  que  la  pratique  du  monde  n'a  pu  assouplir, 
il  n'eut  point  d'abord  nettement  conscience  de  cette 
stratégie  féminine  par  laquelle  on  tournait  contre  lui 
ses  propres  bataillons.  Flottant  entre  la  pensée  d'un 
malentendu,  d'une  précaution,  ou  d'une  perfidie,  il 
regardait  tour  à  tour  ses  deux  interlocuteurs  sans  bien 
comprendre.  A  peine  entendit-il  que  le  comte  proposait 
de  lui  soumettre  le  projet  d'arrangement  formulé  par 
Noël  et  que  madame  de  Ramière  suppliait  de  lui  épar- 
gner cette  fatigue.  11  lui  sembla  qu'il  y  avait  ensuite 
des  explications  échangées  puis  interrompues,  sous 
prétexte  de  l'ennui  qu'elles  devaient  lui  causer  ;  qu'en- 
fin le  comte  prenait  congé  et  sortait,  reconduit  par 
madame  de  Ramière  !  mais  tout  cela  fut  rapide  et  con- 
fus comme  une  vision.  Lorsqu'il  reprit  complètement 
possession  de  lui-même  il  se  trouva  seul  ! 

11  porta  d'abord  les  deux  mains  à  son  front  pour 
s'assurer  qu'il  n'était  point  trompé  par  un  rêve  ;  puis 
il  se  redressa  avec  le  cri  du  blessé  qui  sort  de  son 
évanouissement  et  sent  enfin  le  coup  qui  l'a  frappé  ! 


LE    MÉDECIN   DES    AMES.  57 

pour  la  première  fois  il  voyait  clair  dans  1  ame  de  la 
comtesse.  Une  intelligence  p-us  vulgaire  eût  depuis 
longtemps  entrevu  la  vérité  ;  mais  les  esprits  philo- 
sophiques occupés  à  examiner  l'être  en  général,  savent 
rarement  étudier  les  êtres  en  particulier  :  ce  sont  des 
géomètres  qui  n'ont  jamais  opéré  sur  le  terrain;  ils 
connaissent  tous  les  principes  de  la  science  et  n'en- 
tendent rien  au  plus  simple  arpentage. 

Tout  à  coup  éclairé,  Maxime  passa  de  l'adoration 
sans  mesure  à  tous  les  excès  du  dépit.  Au  lieu  de  voir 
dans  madame  de  Ramière  l'egoïsme  d'une  nature  mon- 
daine dont  il  avait  pris  les  curiosités  pour  des  ardeurs, 
il  ne  supposa  plus  partout  que  manège  et  fausseté.  La 
comtesse  n'était  évidemment  venue  vers  lui  que 
pour  se  jouer  de  sa  crédule  sympathie  !  Depuis  six 
mois  il  avait  été  pour  elle  un  sujet  d'expérience  ironi- 
que! ses  confidences,  ses  tristesses,  étaient  autant 
de  pièges!  elle  avait  seulement  voulu  occuper  ses  loi- 
sirs pendant  que  l'on  négociait  sa  réconciliation  avec 
le  comte! 

Et  s' exaltant  à  cette  dernière  pensée,  il  tordait  avec 
rage  la  lettre  de  Noël,  il  accablait  Berthe  de  sourdes 
malédictions  ;  il  cherchait,  avec  une  rancune  furieuse, 


58  SCÈNES    PE    LA    VIE   INTIME. 

les  moyens  de  se  venger  de  tant  de  mensonges  par 
assez  de  mépris! 

Mais  ce  transport  dura  peu  :  en  réalité ,  la  colère  de 
Maxime  n'était  qu  un  masque  ;  il  essayait  de  faire  du 
bruit  autour  de  sa  faiblesse  comme  les  poltrons  qui 
menacent  pour  se  rassurer;  mais,  au  fond,  celle  qu'il 
accablait  de  ses  mépris  dominait  son  cœur,  toujours 
triomphante!  Aussi,  la  première  fougue  apaisée,  l'idole 
remonta- t-elle  lentement  sur  son  autel?  un  reste  de 
dignité  luttait  en  vain  dans  le  cœur  de  Bailleul;  à 
toutes  les  objections  de  la  raison,  l'image  de  madame 
de  Ramière  opposait  quelque  irrésistible  fascination. 
C'était  tantôt  son  sourire  mystérieux,  tantôt  l'éclat 
voilé  de  ses  regards,  sa  taille  fluide  dont  toutes  les  ondu- 
lations étaient  une  grâce  !  A  chacun  de  ces  souvenirs, 
l'orgueil  vaincu  semblait  s'amolir  et  descendre  douce- 
ment comme  ces  glaçons  que  le  soleil  détache  des 
hautes  cimes  ;  l'esprit  avait  à  peine  eu  le  temps  de 
commencer  une  justification  que  le  cœur  l'interrompait 
pour  adorer. 

Mais  avec  cette  adoration  revenait  le  désespoir  ! 
Madame  de  Ramière  partie,  qu'allait  faire  Maxime? 
Depuis  son  arrivée  il  avait  concentré  en  elle  toutes  ses 


LE    MÉDECIN   DES    AMES.  59 

préoccupations  et  toutes  ses  activités-,  si  elle  disparais- 
sait de  sa  vie,  tout  disparaissait  en  même  temps.  Bien 
plus  cruelle  que  le  démon  du  conte  allemand,  elle  ne 
lui  emportait  pas  son  ombre,  elle  lui  emportait  la 
lumière  et  le  mouvement  î 

À  force  de  suivre  cette  pensée,  l'esprit  de  Bailleul 
s'échauffa  :  la  nuit  était  descendue  depuis  longtemps, 
la  maison  endormie  venait  de  retomber  dans  le  silence 
et  l'obscurité  :  une  seule  fenêtre  encore  éclairée  prou- 
vait que  madame  de  Ramière  prolongeait  la  veille; 
Maxime  prit  une  résolution  folle  et  soudaine  î  il  sortit 
sans  bruit,  traversa  le  long  corridor  qui  le  séparait  de 
l'appartement  de  Berthe,  arriva  à  sa  porte  et  l'ouvrit 
doucement. 

La  comtesse  entassait  à  la  hâte  des  papiers  et  des 
livres  dans  une  malle  ouverte  près  de  plusieurs  pa- 
quets achevés.  Au  bruit  que  fit  Bailleul,  elle  se 
retourna,  pâlit  et  laissa  tomber  les  livres  qu'elle 
tenait. 

Maxime  était  resté  appuyé  à  la  porte,  immobile  et 
les  mains  pendantes. 

—  C'est  donc  vrai  !  '  dit-il,  avec  une  expression 
d'abattement  qui  fit  tressaillir  madame  de  Ramière, 
c'est  donc  bien  vrai,  vous  partez? 


60  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Ali!  pourquoi  êtes- vous  venu?  s'écria-t-elle 
d'un  accent  affligé,  je  voulais  vous  épargner  la  tristesse 
de  ces  préparatifs. 

—  Ainsi  votre  résolution  est  définitive  !  répéta 
Bailleul  les  yeux  fixés  sur  les  apprêts  de  départ;  vous 
avez  accepté  les  conditions  du  comte  et  vous  le  suivez? 

—  Je  cède  au  conseil  du  plus  dévoué  de  mes  parents 
et  du  plus  ancien  de  mes  amis,  répliqua  Berthe  em- 
barrassée, de  celui-là  même  auquel  j'ai  dû  votre  pro- 
tection, et  ce  seul  souvenir  suffirait  pour  le  faire 
écouter.  Jusqu'ici  j'ai  marché  hors  des  voies  tra- 
cées et  en  guerre  avec  le  monde;  mais,  à  la  longue, 
les  forces  manquent,  le  courage  se  lasse;  je  sens  qu'il 
est  temps  de  revenir  à  la  règle  pour  trouver  le  repos. 

—  Oui,  dit  Maxime,  vous  allez  rentrer  dans  la 
foule,  et  le  changement  vous  sera  facile  et  doux,  car 
vous  trouverez  là-bas  tous  les  plaisirs  qui  occupent, 
tous  les  triomphes  qui  consolent.  Reine  détrônée,  on 
vous  retire  d'une  chaumière  pour  vous  rendre  votre 
royaume!  mais  avez -vous  pensé  à  ceux  qui  restent 
après  vous  dans  cette  solitude  dépeuplée?  Vous  êtes- 
vous  demandé  ce  qu'ils  deviendraient  quand  vous  ne 
seriez  plus  là? 

—  Vous  voulez  me  donner  de  l'orgueil,  dit  Berthe 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  61 

en  s'efforçant  de  sourire  pour  détourner  l'entretien  du 
courant  passionné  qu'elle  lui  voyait  prendre;  mais  je 
connais  heureusement  trop  bien  la  solitude  dont  vous 
parlez  pour  plaindre  ceux  que  j'y  laisse. 

—  Alors  pourquoi  la  quitter?  demanda  Bailleul  plus 
vivement. 

—  Je  croyais  avoir  expliqué  mes  motifs ,  objecta 
madame  de  Ramière. 

—  Ah  !  vous  n'y  croyez  pas  vous-même ,  interrom- 
pit Maxime,  en  se  laissant  emporter  ;  non,  vous  ne 
pouvez  avoir  oublié  vos  propres  anathèmes  sur  ces 
honteuses  transactions  qui  accouplent  les  êtres  comme 
des  chiffres!  Etait-ce  donc  là  que  devaient  aboutir  tant 
de  scrupules  de.  cœur,  tant  d'aspirations  sublimes,  tant 
de  délicates  théories  sur  l'amour?  N'avez- vous  si  sou- 
vent chanté  les  merveilles  du  poème,  que  pour  en  dé- 
chirer ensuite  les  feuillets?  Pourquoi  vos  actes  font-ils 
mentir  vos  paroles  !  Cet  homme,  que  vous  avez  fui  autre- 
fois comme  un  ennemi,  qu'a-t-il  fait  pour  racheter 
ses  torts?  quel  sacrifice  accompli?  quelle  grande  action 
essayée?  N'est-ce  plus  le  lâche  indifférent  qui  vous  a 
laissé  tomber  sans  tendre  même  la  main  pour  vous 

retenir  ?  et  vous  retournez  à  lui  librement:  vous  accor- 

6 


62        SCENES  DE  LA  VIE  INTIME. 

dez  le  pardon  et  vous  l'acceptez  !  Ah  !  descendez  alors 
des  hauteurs  que  votre  âme  affectait  de  rechercher, 
rabaissez  vos  regards  des  étoiles  aux  lâchetés  humai- 
nes ;  soyez  enfin  aussi  sincère  que  le  comte,'et  avouez 
que  votre  clémence  est  un  marché  ! 

L'œil  de  madame  de  Ramière,  jusqu'alors  baissé, 
se  releva  en  lançant  un  éclair;  l'emportement  de 
Maxime  venait  de  la  faire  passer  subitement  du  rôle 
de  prévenue  à  ce  rôle  d'insultée,  toujours  si  beau  pour 
les  faibles  ;  elle  sentit  que  c'était  une  issue  inespérée 
qui  s'ouvrait  pour  la  tirer  d'embarras. 

—  M.  Bailleul  permettra  que  nous  rompions  là, 
dit-elle,  avec  une  dignité  si  haute,  que  son  interlocu- 
teur s'arrêta  court  ;  il  est  des  accusations  qu'on  ne  doit 
point  entendre  parce  qu'il  serait  humiliant  de  les 
repousser,  et  je  tiens  trop  à  ma  reconnaissance  pour 
l'exposer  à  des  injures  qui  ne  pourraient  se  pardonner. 

En  prononçant  ces  mots,  elle  s'avança  vers  la  porte 
qui  conduisait  à  la  seconde  pièce  de  son  appartement. 
Ce  mouvement  de  retraite  fut  comme  un  coup  de 
foudre  pour  Maxime  et  changea  subitement  son  in- 
dignation en  épouvante.  Tremblant  à  la  pensée  que 
Berthe  fuyait  mortellement  offensée,  il  se  jeta  au- 
devant  d'elle  avec  une  exclamation  de  repentir  et  de 


LE    MEDECIN    DES    A3IES.  63 

prière  qui  n'eut  point  suffi  pour  arrêter  la  jeune 
femme,  mais  qu'il  rendit  irrésistible  en  lui  saisissant 
les  deux  mains. 

—  Ah  !  ne  prenez  point  garde  à  mes  paroles,  s'écria- 
t— il  ;  excusez-moi,  pardonnez-moi;  ne  voyez-vous  point 
que  je  suis  fou  ?  Mon  Dieu  !  mais  que  dire,  que  faire 
pour  vous  retenir?  faut-il  changer  ici  notre  manière 
de  vivre?  Ordonnez,  tout  sera  facile!  mais  ne  parlez 
point  de  nous  quitter.  Vous,  absente,  qui  m'écouterait, 
qui  me  répondrait  ?  Voulez-vous  donc,  après  m'avoir 
ouvert  le  Paradis,  me  rejeter  dans  l'enfer!  le  comte 
n'a  pas  besoin  de  vous,  tandis  que  moi  j'ai  fait  de 
votre  présence  une  condition  de  mon  bonheur  et  de 
ma  vie. 

—  Ne  croyez  point  cela,  dit  madame  de  Ramière 
précipitamment  ;  votre  amitié  s'exagère  les  tristesses 
d'une  séparation  devenue  nécessaire.  Pour  remplir  ici 
le  vide  que  fera  mon  départ,  ne  vous  reste-t-il  point 
l'activité  d'une  intelligence  qui  sait  tout  saisir?  Qu'est- 
ce  qu'une  image  de  moins  dans  ce  merveilleux  miroir 
qui  peut  refléter  le  monde? 

—  Et  si  cette  image  absorbe  tout  le  reste  ?  répliqua 
Bailleul  éperdu,  si  l'éloignement  ni  le  temps  ne  peu- 


64  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

vent  l'effacer,  si  vous  m'êtes  devenue  aussi  nécessaire 
que  le  jour!  Si  je  vous  aime,  enfin  ! 

—  Que  dites-vous  ! 

—  Eh  bien  !  oui,  oui  !  voilà  ce  que  je  n'osais  avouer, 
ce  que  j'ai  longtemps  ignoré  moi-même  ;  mais  enfin  la 
crainte  de  vous  perdre  m'a  éclairé,  et,  vous  le  voyez, 
j'ai  fini  par  parler  malgré  moi  !  Ah  !  maintenant  je 
sais  que  je  vous  aime  depuis  le  premier  moment  où  je 
vous  ai  vue.  Et  cependant  je  ne  vous  ai  jamais  rien 
demandé,  je  ne  vous  demande  rien!  non,  rien  que  de 
vous  sentir  dans  l'air  que  je  respire  afin  que  cet  air 
puisse  me  faire  vivre.  Oh  !  ne  me  refusez  pas,  Berthe; 
ayez  pitié  de  moi  5  restez,  je  vous^en  conjure,  dites  que 
vous  resterez  ! 

Il  était  tombé  à  deux  genoux,  les  mains  jointes  et  la 
tête  rejetée  en  arrière  dans  tout  l'égarement  de  la  sup- 
plication. Madame  de  Ramière  saisie  voulut  le  calmer; 
mais  il  ne  pouvait  plus  l'entendre  et  continuait  à  répé- 
ter à  travers  ses  sanglots  :  —  Dites  que  vous  restez  ! 
Dites  que  vous  restez  !  — Berthe  voyant  l'impossibilité 
de  se  faire  écouter,  lui  prit  la  main  pour  le  forcer  à  se 
relever  ;  mais  alors,  hors  de  lui,  il  l'enveloppa  de  ses 
deux  bras  en  mêlant  ses  prières  d'étreintes  et  de  bai- 
sers. La  jeune  femme  poussa  un  cri,  se  dégagea  avec 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  65 

peine  et  s'élança  dans  la  pièce  voisine  où  il  voulut  la 
poursuivre  ;  mais  la  porte  refermée  résista  à  tous  ses 
efforts.  Enfin,  vaincu  par  la  multiplicité  des  émotions 
il  sentit  ses  forces  l'abandonner,  glissa  sur  le  parquet  et 
s'évanouit. 


6* 


UI. 


L'orsque  Bailleul  revint  à  lui,  il  se  trouva  couché 
dans  son  alcôve  et  reconnut  Marcelle  debout  aux  pieds 
de  son  lit.  Elle  était  très  pâle  et  avait  les  yeux  rougis 
par  les  larmes. 

Il  voulut  se  rappeler,  mais  tout  était  ténèbres  dans 
sa  mémoire.  Une  fièvre  sourde  faisait  battre  ses  ar- 
tères, mille  images  confuses  flottaient  devant  ses  yeux. 
Livré  au  roulis  de  sensations  douloureuses  il  ne  pou- 
vait ni  retrouver  le  fil  de  ses  pensées  ni  l'abandonner. 
Ce  fut  seulement  aux  premières  lueurs  de  l'aube  que  son 
agitation  se  calma  et  qu'il  put  s'endormir. 

Lorsqu'il  se  réveilla,  d'ardents  rayons  glissant  à 
travers  les  persiennes  refermées  annonçaient  que  le 


LE    MÉDECIN    DES    AMES  67 

soleil  était  levé  depuis  long-temps  et  Marcelle  rassurée 
s'était  retirée. 

Cette  fois  le  souvenir  revint  à  Maxime  aussi  prompt 
et  aussi  lumineux  que  le  jour  lui-même.  Il  quitta  le  lit, 
s'habilla  à  la  hâte  et  descendit  en  chancelant* 

11  allait  traverser  la  cour  lorsqu'il  aperçut  une  calè- 
che arrêtée  devant  la  porte  cochère.  Un  frisson  le  par- 
courut tout  entier.  Adrienne  qui  venait  de  l'apercevoir 
courut  à  lui  pour  l'embrasser, 

—  Quelle  est  cette  voiture  ?  lui  demanda  Bailleul 
d'une  voix  altérée. 

—  Ah  !  tu  ne  sais  pas,  dit  l'enfant,  on  vient  cher- 
cher notre  bonne  amie. 

—  Madame  de  Ramière  ? 

—  Regarde  plutôt. 

Un  domestique  venait  de  paraître  au  haut  du  perron 
portant  la  malle  que  Bailleul  avait  vu  commencer  la 
veille.  Berthe  se  montra  bientôt  elle-même  avec  le 
comte  et  Marcelle. 

—  Vois-tu,  ils  vont  partir  !  reprit  Adrienne  en  les 
montrant  de  loin.  Madame  Berthe  te  demandait  tout- 
à-1'heure,  je  vais  lui  dire  que  tu  es  là. 

Et  sans  écouter  la  voix  de  son  père  qui  voulait  la 


68  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME, 

retenir  Tentant  s'élança  vers  la  maison  avec  un  rire 
folâtre. 

Maxime  entrevit  sur-le-champ  ce  qui  allait  se  passer, 
et  la  perspective  de  ces  adieux  en  présence  de  mon- 
sieur de  Ramière  et  de  Marcelle,  lui  causa  un  tel  effroi 
qu'il  se  précipita  dans  le  jardin  comme  un  fou,  ouvrit 
la  porte  qui  donnait  sur  la  campagne  et  se  mit  à  fuir  à 
travers  les  friches. 

Il  alla  d'abord  au  hasard  et  devant  lui,  sans  autre 
volonté  que  d'échapper  à  ceux  qui  le  cherchaient, 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  vu  disparaître  le  toit  de  sa  demeure. 
Alors  haletant  il  se  jeta  dans  un  taillis  où  il  se  laissa 
tomber  sur  le  gazon. 

11  resta  là  les  deux  coudes  sur  ses  genoux  et  le  front 
caché  dans  ses  mains,  jusqu'à  ce  qu'un  bruit  de  roues 
et  de  chevaux  vint  l'arracher  à  son  abattement.  La 
grande  route  passait  à  quelques  pas  de  la  lisière  du 
fourré  et  une  voiture  venait  d'y  paraître.  Maxime  re- 
connut celle  du  comte.  Madame  de  Ramière  occupait 
seule  le  fond,  jouant  avec  une  fleur  d'héliotrope  qu'elle 
égrenait  d'un  doigt  distrait. 

Maxime  se  dressa  au  milieu  des  cépées  et  tendit 
les  bras  vers  le  chemin  avec  un  cri  étouffé.  Berthe 
l'aperçut  sans  doute  car  elle  tressaillit   et  se  re- 


LE    MÉDECIN    DES    AMES.  60 

tourna;  mais,  au  même  instant,  les  chevaux  qui 
avaient  atteint  le  sommet  de  la  montée,  partirent 
d'un  brusque  élan  et  la  calèche,  rapidement  emportée, 
passa  devant  Bailleul  qui  n'eut  que  le  temps  de  voir  la 
main  de  la  comtesse  s'étendre  et  la  branche  d'hélio- 
trope tomber  ! 

Il  franchit  le  fossé  d'un  bond,  courut  la  relever  et 
rentra  dans  le  taillis. 

Hélas  !  de  tant  d'heureuses  journées  et  de  si  riantes 
espérances  il  ne  lui  restait  que  cette  fleur  relevée  dans 
la  poussière  du  chemin  !  C'était  l'adieu  de  Berthe,  le  der- 
nier souvenir  qu'elle  lui  jetait  par  pitié  et  en  partant  ! 

L'amertume  de  ces  pensées  coula  jusqu'au  fond  du 
cœur  de  Maxime.  Les  lèvres  collées  à  la  branche 
d'héliotrope  il  en  aspirait  le  parfum  comme  un  mortel 
poison  ;  il  cachait  son  visage  au  milieu  des  herbes 
touffues,  afin  de  dérober  ses  larmes  ;  il  pressait  ses 
mains  sur  ses  lèvres  pour  y  étouffer  les  sanglots  ;  il 
appuyait  son  cœur  sur  la  terre  nue  en  lui  criant  d'en 
apaiser  les  battements  !  Plusieurs  heures  s'écoulèrent 
ainsi  sans  qu'il  s'en  aperçut.  Enfin  l'excès  même  de 
la  crise  amena  une  pause  ;  les  larmes  se  tarirent,  et> 
vers  le  déclin  du  jour,  il  reprit  le  chemin  de  sa  de- 
meure. 


70  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Il  y  trouva  Marcelle  éplorée  qui  le  faisait  chercher 
partout  depuis  le  matin.  A  sa  vue  elle  poussa  un  grand 
cri  de  joie  et  vint  se  jeter  dans  ses  bras-,  mais  elle  ne 
lui  fit  ni  questions,  ni  reproches  ;  elle  écarta  seulement 
les  enfants,  l'aida  à  remonter  dans  son  appartement, 
et,  après  avoir  préparé  tout  ce  dont  il  pouvait  avoir 
besoin,  elle  se  retira. 

Il  en  fut  de  même  le  lendemain  et  les  jours  suivants. 
Veillant  autour  de  Bailleul  en  fée  muette  et  invisible, 
elle  lui  laissa  la  seule  joie  permise  au  malheureux, 
celle  de  souffrir  en  silence  ! 

Libre  dans  sa  douleur,  Maxime  put  donc  s'y  établir 
et  en  savourer  toutes  les  amertumes  ;  car  il  est  des 
tortures  auxquelles  le  cœur  se  plaît ,  des  blessures 
qu  on  aime  à  faire  saigner.  Acharné  alors  à  notre  pro- 
pre martyre  nous  tressons,  avec  une  sorte  de  furie, 
notre  couronne  d'épines  et  nous  cultivons  notre  mal- 
heur comme  d'autres  le  feraient  de  leurs  joies.  Bail- 
leul avait  le  champ  libre  pour  tous  ces  raffinements  du 
désespoir.  Le  départ  de  madame  de  Ramière  avait 
enlevé,  pour  ainsi  dire,  tout  motif  à  son  existence;  il 
ne  savait  plus  que  faire  de  son  temps,  ni  de  ses  pen- 
sées. Le  seul  interlocuteur  qui  put  l'entendre  avait 


LB    MÉDECIN    DES    AMES.  71 

disparu,  la  vie  n'était  désormais  pour  lui  qu'un  mono- 
logue monotone  et  désolé. 

Sa  douleur,  insensiblement,  se  transforma  en  une 
incurable  langueur.  Cette  âme  qui  s'était  arrêtée  dans 
sa  morne  affliction  comme  un  vaisseau  dans  les  calmes 
plats  du  tropique,  s'y  laissa  consumer  lentement  et 
sans  résistance.  Ce  n'était  pas  un  mal  violent  mais 
une  croissante  impuissance ,  une  sorte  d'inaptitude  à 
vouloir  et  à  vivre,  Marcelle  toujours  aussi  active  dans 
son  calme  multipliait  en  vain  ses  soins,  la  vie  semblait 
décroitre  en  lui  comme  l'eau  fuyante  dans  un  vase 
dont  on  n'aperçoit  point  la  fêlure. 

Un  soir  que  la  sérénité  du  ciel  invitait  à  la  prome- 
nade, la  jeune  femme  vint  l'engager  à  descendre  sous 
les  tilleuls  de  la  terrasse.  Il  accepta  et  voulut  se  lever 
mais,  au  premier  pas,  ses  genoux  fléchirent.  Marcelle 
tendit  les  bras  pour  le  soutenir  et  reçut  sa  tête  sur 
son  épaule. 

—  Ah  !  c'est  trop  longtemps  souffrir,  s'écria-t-elle, 
avec  une  explosion  de  larmes  ;  il  faut  que  vous  par- 
tiez, Maxime  ! 

—  Partir  !  bégaya  le  malade  étonné  et  pourquoi  ? 

—  Pour  aller  la  voir, 
Baiîleul  devint  pâle. 


72  SCENES    DE    LA   VIE    INTIME. 

—  Oh  !  ne  craignez  rien,  ajouta- t-elle,  en  s'age- 
nouillant  près  de  son  fauteuil;  voilà  longtemps  que  je 
sais  tout.  Le  soir  où  vous  avez  voulu  la  retenir  et  où 
vous  vous  êtes  trahi,  moi-même  je  venais  lui  parler  et, 
arrêtée  derrière  cette  porte,,  j'ai  tout  entendu... 

Maxime  étendit  les  mains  avec  un  gémissement. 

—  Ne  le  regrettez  pas,  continua-t-elle  ;  la  vérité 
vaut  toujours  mieux  que  le  mensonge...  même  quand 
elle  vous  brise  le  cœur.  Du  moins,  on  voit  clair  dans 
son  devoir  !  Quand  j'ai  su  que  le  bonheur  ne  pouvait 
plus  vous  venir  de  moi,  j'ai  bien  pleuré,  mais  je  n'ai 
songé  qu'à  votre  guérison.  J'espérais  encore  un  peu 
du  temps,  de  l'absence,  de  mes  soins,  maintenant  je 
vois  que  rien  n'y  fait  et  qu'elle  seule  peut  vous  sauver. 

—  Pardon,  Marcelle,  pardon!  murmura  Bailleul 
étouffé  de  sanglots. 

Elle  lui  prit  les  deux  mains  qu'elle  baisa. 

—  Vous  pardonner!  dit  elle,  croyez-vous  donc  qu'il 
y  ait  dans  mon  cœur  des  reproches  ou  de  la  colère? 
est-ce  votre  faute  si  vous  n'avez  point  trouvé  en  moi 
tout  ce  que  vous  trouviez  en  elle  et  si  la  comparaison 
vous  a  fait  comprendre  combien  j'étais  peu  de  chose. 
Hélas  !  la  bonne  volonté  et  le  dévouement  ne  suffisent 
pas  pour  être  aimée,  il  faut  avoir  les  charmes  de  ses 


LE  MÉDECIN   DES  AMES.  73 

mérites,  et,  moi,  je  n'en  avais  que  les  disgrâces  ï  Ah  ! 
ce  serait  à  moi,  Maxime,  de  vous  demander  pardon. 
Bailleul  découvrit  son  visage  et  un  éclair  brilla  dans 
ses  yeux  noyés  de  pleurs. 

—  Ange  !  murmura-t-il,  en  regardant  Marcelle. 

—  C'est  à  elle  qu'il  faut  donner  ce  nom,  répliqua  la 
jeune  femme,  puisqu'elle  a  le  pouvoir  de  vous  rendre 
le  goût  de  la  vie.  Ah  !  c'est  vers  elle  qu'il  faut  aller. 

—  Et  crois-tu  donc  qu'elle  me  reçoive,  dit  Maxime 
avec  un  peu  d'égarement  ;  ne  l'as-tu  pas  vu  nous 
quitter  pour  suivre  l'homme  qu'elle  méprisait  ?  que 
lui  importe  que  je  vive  ou  que  je  meure  ?  Ah  !  je  la 
connais  maintenant  cette  femme  dont  les  mouvements 
de  cœur  ne  sont  que  des  subtilités  d'intelligence  ;  je  la 
connais  et  cependant  je  reste  à  sa  merci!  son  souvenir 
fatal  me  possède,  m'enveloppe,  c'est  la  tunique  empoi- 
sonnée d'Hercule!  Ah  !  ne  me  parlez  pas  de  la  revoir  ! 
je  veux  rester  ici 5  oui,  Marcelle,  ici,  près  de  vous. 
Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  de  secret  entre  nos  cœurs, 
vous  me  consolerez,  vous  m'encouragerez,  et  si  je  ne 
me  reprends  pas  assez  vite  à  l'espérance,  eh  bien,  vous 
serez  indulgente,  vous  penserez  qu'il  en  est  de  la  joie 
pour  les  cœurs  malades  comme  du  soleil  pour  les  jours 
d'hiver  5  qu'il  faut  lui  laisser  le  temps  de  se  lever. 

7 


74  SCÈNES    DE   LA   ViE   INTIME. 

Il  avait  attiré  à  lui  la  jeune  femme  qui  appuya  sa  joue 
sur  sa  tête  penchée.  Tous  deux  restèrent  longtemps 
ainsi,mêlant  leurs  larmeset  parlant  d'espérance,  de  gué- 
rison.  Hélas  !  ni  l'un  ni  l'autre  ne  soupçonnait  la  profon- 
deur du  mal.  Dans  la  jeunesse  l'amour  est  une  tempête 
toujours  grondant  à  l'horizon  -,  il  bouleverse  et  passe 
vite  5  dans  lage  mur  il  est  plus  rare,  moins  bruyant, 
mais  s'il  entre  une  fois  au  cœur,  le  cœur  le  retient  à 
jamais  5  c'est  le  chêne  refermé  sur  le  bras  de  Milon  ! 

Quoique  fit  Bailleul,  l'image  de  madame  de  Ramière 
continuait  à  l'obséder  ;  elle  flottait  devant  lui  comme 
l'ombre  de  son  éternelle  pensée,  il  ne  vivait  que  par 
elle  et  pour  elle  I  Marcelle  le  comprit  bien  vite  et  loin 
de  repousser  ce  qui  rappelait  son  heureuse  rivale  elle 
en  entoura  Maxime.  Elle  fit  plus,  invincible  dans  son 
dévouement  elle  voulut  aider  aux  illusions  du  malade. 
Un  jour  celui-ci,  en  l'apercevant  dans  la  demi-obs- 
curité du  soir,  l'avait  prise  pour  Berthe;  à  partir  de  ce 
moment  elle  eut  soin  de  se  vêtir  comme  madame  de 
Ramière,  de  prendre  ses  habitudes,  de  chanter  à  demi- 
voix  ses  airs  favoris.  Railleul  enseveli  dans  sa  fié- 
vreuse somnolence  se  laissait  alors  tromper  à  moitié; 
la  tête  renversée  et  les  yeux  demi-clos,  il  écoutait,  il 
regardait,  comme  dans  un  nuage,  et,  arrivé  à  croire 


LE   MÉDECIN    DES   A?,IES.  75 

que  Berthe  était  là,  il  sentait  son  cœur  se  détendre 
dans  un  court  épanouissement. 

Cependant  les  progrès  de  la  maladie  étaient  visibles 
et  rapides;  le  médecin  rappelé  les  reconnut,  mais  es- 
saya vainement  de  les  combattre.  Désormais  les  jours 
de  Bailleul  étaient  évidemment  comptés,  lui-même  le 
sentit,  et  cette  découverte  amena  dans  tout  son  êtro 
une  révolution  inattendue.  Certain  de  n'avoir  que  peu 
de  temps  à  porter  son  fardeau,  le  mourant  voulut 
rendre  doux,  à  ceux  qui  l'entouraient,  la  soirée  de  sa 
vie.  Pareil  au  voyageur  fatigué  qui  reprend  courage 
en  apercevant  le  terme  de  sa  course,  il  retrouva  la  force 
d'aimer  et  de  sourire.  Les  enfants,  depuis  longtemps 
tenus  à  l'écart,  furent  rappelés;  il  voulut  juger  de  leurs 
progrès,  écouter  leurs  causeries,  former  pour  eux, 
commeautrefois,  des  projets  d'avenir.  Marcelle  se  prê- 
tait à  tout  avec  docilité.  Eclairée  sur  le  malheur  qui  l'at- 
tendait, elle  cachait  l'agonie  de  son  cœur  sous  une  séré- 
nité sublime  et  pleurait  en  dedans  toutes  ses  larmes. 
Son  courage  alla  jusqu'au  bout.  Quand  les  dernières 
forces  de  Maxime  l'abandonnèrent  et  qu'il  dut  garder 
le  lit,  elle  vint  s'asseoir  à  son  chevet  et  continua  à  lui 
annoncer  le  retour  de  la  santé  pour  le  retour  du  prin- 
temps. Bailleul  feignait  de  croire  et  souriait  ? 


76  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

Enfin  il  atteignit  ce  terme  suprême  où  toutes  les 
tendresses  et  toutes  les  crédulités  doivent  déposer  leurs 
illusions.  L'agonie  commença  l  Alors,  dans  son  demi- 
délire,  il  ne  sembla  plus  s'occuper  que  d'Adrienne  et 
d'Elie;  il  adressait  à  Marcelle  des  prières  et  des 
conseils. 

—  Ne  leur  faites  point  une  existence  à  part  du 
monde,  murmurait-il  ;  les  plantes  qui  ont  vieilli  abri- 
tées, succombent  au  premier  orage....  Dites-leur  de 
ne  pas  se  croire  sages,  de  peur  de  gagner  le  mal  qu'ils 
voudraient  guérir.  Ah  !  je  le  sais  maintenant,  il  n'y  a 
que  Dieu  qui  peut  être  le  Médecin  des  Ames  ! 

Il  parla  ainsi  en  phrases  entrecoupées  et  toujours  plus 
courtes ,  ju  squ'à  ce  que  sa  voix  s'éteignit.  Alors  il  chercha 
sur  sa  poitrine  une  petite  fleur  d'héliotrope  desséchée, 
la  présenta  à  Marcelle,  replia  la  tête  et  mourut, 
;  Aujourd'hui  les  rosiers  du  Bengale  fleurissent  tou- 
jours sur  la  tonnelle  de  clématites,  mais  personne  ne 
vient  plus  s'asseoir  à  leur  ombre;  deux  enfants  vêtus 
de  noir  traversent  encore  parfois  le  parterre,  mais 
ils  ne  plantent  plus  d'hyacinte  ni  de  jonquilles  dans  le 
sable  des  allées  ;  Gatienne  travaille  comme  autrefois, 
mais  elle  a  perdu  le  rire  et  il  n'y  a  plus  que  les  oiseaux 
qui  chantent  dans  la  maisonnette  isolée  du  faubourg. 


SAVENIÈRES. 


A  M.  CHARLES  ARVON. 

J'ai  reçu  la  lettre  dans  laquelle  vous  m'annonciez 
votre  projet  de  mariage,  Charles.  Vous  me  parlez 
longuement  des  avantages  de  cette  union  arrangée 
par  votre  oncle,  et,  quoique  vous  connaissiez  à  peine 
la  femme  qu'on  vous  destine,  vous  paraissez  décidé  à 
l'accepter.  J'ai  balancé  longtemps  à  vous  répondre. 
Du  haut  de  mes  Vosges,  où  je  vis  seul,  regardant  la 
lune  à  travers  les  clairières  de  sapins ,  et  écoutant  le 
bruissement  des  ruisseaux  sous  les  genévriers ,  je 
m'efforce  d'oublier  le  monde  et  les  hommes.  Que 
m'importent,  en  effet,  maintenant,  les  orages  de  la 
mer  et  les  dangers  des  matelots,  à  moi,  vieux  Crusoé 
résolu  à  mourir  dans  mon  île  déserte  ? 

7* 


78  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

Mais  vous,  Charles,  je  vous  ai  eu  trois  mois  pour 
compagnon  de  ma  solitude;  vous  avez  été  mon  Ven- 
dredi ,  et  je  n'ai  pu  l'oublier.  Pour  vous,  enfant ,  je  me 
suis  repris  quelques  instants  à  la  société.  Quand  vous 
êtes  arrivé  un  jour  sur  mes  montagnes,  à  l'heure  du 
soleil  couchant,  le  regard  en  feu  et  le  front  échevelé, 
involontairement  j'ai  baissé  les  yeux  vers  les  vallées 
inférieures  d'où  m'arrivait  ce  jeune  aigle.  Que  de 
grandes  choses  vous  m'apprîtes  alors  ! 


Mais  depuis  toutes  vos  nobles  espérances  se  sont 
éteintes,  et,  tombé  du  ciel,  vous  avez  dédaigneusement 
accepté  les  petitesses  delà  terre;  croyances,  morale 
du  cœur,  poésie,  vous  avez  tout  foulé  aux  pieds,  et, 
semblable  à  Apollon  chassé  de  l'Olympe,  vous  avez 
détaché  de  votre  front  l'auréole,  pour  être  reçu  parmi 
les  gardiens  des  troupeaux. 

Vous  faites  ce  que  tous  ont  fait,  Charles  ;  mais  pre- 
nez garde  de  ne  l'avoir  pas  fait  aussi  complètement. 
Vous  comprenez  la  vie  maintenant,  dites- vous  ;  vous 
savez  que  les  bonheurs  vulgaires  sont  les  seuls  qui 
existent.  Prenez  garde,  ô  berger  du  roi  Admète,  de 
retrouver  fîàr  instant  sur  vos  lèvres  le  goût  de  Tarn- 


SÀVENIÈUE3.  79 

broisie  ;  prenez  garde  que  les  lyres  sacrées  ne  réson- 
nent encore  dans  vos  rêves  ;  ô  pasteur  !  n'allez  point 
vous  rappeler  que  vous  avez  été  dieu  ! 

Ce  que  vous  êtes  aujourd'hui,  Charles,  je  l'ai  été 
comme  vous;  ce  que  vous  faites,  je  l'ai  fait  :  le  récit 
que  je  joins  ici  vous  apprendra  quelles  en  furent  les 
suites  pour  moi.  J'ai  passé  plus  d'un  jour  sans  travail 
sous  mes  sapins,  plus  d'une  nuit  sans  sommeil  dans 
mon  ermitage,  avant  de  me  décider  à  vous  écrire  ce 
récit  ;  vous  saurez  combien  je  vous  aime  en  le  lisant, 
car  vous  comprendrez  combien  il  a  dû  me  coûter. 

Pardonnez-lui  des  lacunes  et  des  longueurs.  Dans 
la  confession  la  plus  sincère,  il  est  des  choses  que  la 
langue  ni  la  plume  ne  peuvent  dire,  d'autres  qu'elles 
voudraient  redire  toujours.  J'ai  tâché  pourtant  de  ra- 
conter chaque  fait  par  ordre  et  comme  je  le  connus  à 
l'époque  où  il  se  passa,  non  comme  je  le  compris  plus 
tard.  11  m'a  fallu  de  grands  efforts  pour  reprendre 
ainsi  cette  histoire  à  sa  naissance,  et  pour  en  suivre 
le  cours  en  tâchant  d'oublier  le  dénouement. 

Et  pourtant,  pourquoi  le  cacher  ?  en  même  temps 
que  ces  souvenirs  m'ébranlaient  douloureusement, 
j'éprouvais  une  sorte  de  charme  cuisant  à  les  rap- 
peler. J'étais  comme  ces  vieux  soldats  dont  les  blés- 


80  SCÈNES  DE  LA   VIE   INTIME. 

sures  se  rouvrent  en  entendant  le  bruit  du  canon,  et 
qui  cependant  en  tressaillent  de  joie. 

Et  si  ces  pages,  écrites  pour  vous,  arrivent  trop, 
tard;  si  vous  êtes  déjà  le  mari  de  votre  fiancée  incon- 
nue, alors,  adieu  !  ô  mon  Charles  que  j'avais  connu  et 
qui  serez  mort  !  La  dernière  étoile  se  sera  éteinte  dans 
mon  ciel  terrestre,  et  je  n'aurai  plus  qu'à  fermer  les 
yeux. 

Henri  de  Puineuf. 


II. 


11  était  déjà  tard  lorsque  je  quittai  la  grande  route 
pour  prendre  le  petit  chemin  qui  devait  me  conduire  à 
Savenières.  Le  mois  d'octobre  était  sur  son  déclin  :  on 
était  arrivé  à  cette  saison  grise,  maladive  où  les  feuil- 
les achèvent  de  tomber  et  où  le  ciel  s'enveloppe  de 
brouillards  glacés.  Je  commençais  à  reconnaître  les 
lieux  que  je  traversais  et  à  remarquer  les  tristes  chan- 
gements que  cinq  années  y  avaient  apportés.  Les 
grands  arbres  qui  bordaient  la  route  avaient  été  abat- 
tus ;  leurs  souches  déracinées  étaient  encore  éparses 
çà  et  là.  Je  cherchai  la  maisonnette  blanche  que  l'on 
apercevait  naguère  sur  la  gauche,  et  qui  me  servait  à 


82        SCÈNES  DE  LA  VIE  INTIME. 

reconnaître  le  chemin  ;  elle  était  brûlée.  On  avait  ar- 
raché les  vignes,  et  le  moulin  à  vent  dont  on  voyait 
autrefois  l'aile  blanche  tourner  derrière  les  arbres, 
maintenant  abandonné,  tombait  en  ruines. 

Cette  dévastation  de  tout  ce  que  javais  connu,  jointe 
à  l'influence  d'un  froid  humide,  me  rendit  triste  mal- 
gré moi.  Mes  nerfs  se  détendirent  :  je  laissai  aller  la 
bride  sur  le  cou  démon  cheval,  qui,  n'étant  plus  sol- 
licité par  l'éperon,  ralentit  le  pas,  et  je  commençai  à 
ne  plus  désirer  aussi  vivement  d'arriver. 

Savais- je  en  effet  ce  qui  m'attendait  à  Savenières? 
Ma  position  était  assez  étrange  pour  justifier  des  crain- 
tes. Marié  depuis  cinq  ans  à  une  jeune  fille  que  j'avais 
vue  pour  la  première  fois  quelques  jours  avant  notre 
union,  et  que  j'avais  quittée  le  surlendemain,  je  revenais 
vers  elle  moins  comme  un  mari  que  comme  un  étranger. 
J'étais  aussi  incertain  de  la  réception  qui  me  serait 
faite  que  de  la  manière  dont  je  devais  me  présenter. 
Les  trois  jours  que  j'avais  passés  près  d'Ernestine, 
entièrement  consacrés  à  des  fêtes,  n'avaient  pu  me 
rien  apprendre  sur  son  caractère,  et  les  courtes  lettres 
qu'elle  m'avait  écrites  au  régiment,  m'avaient  tout  au 
plus  fait  soupçonner  qu'elle  était  spirituelle.  Mais 
quelle  impression  mon  retour  allait-il  lui  faire  ?  Le 


SAVEKIÈRES.  83 

désirait-elle  ?  devais-je  lui  plaire  ?  Toutes  ces  questions 
que  Ton  s'adresse  d'habitude  avant  la  première  entre- 
vue avec  la  jeune  fille  dont  on  veut  demander  la  main, 
moi  je  me  les  adressais  au  sujet  d'une  femme  qui 
portait  mon  nom  depuis  cinq  ans,  et  qui  m'avait  déjà 
donné  un  fils! 

j'étais  tourmenté  pour  la  gaucherie  d'une  situation 
qui  n'avait  pas  même  le  charme  du  romanesque.  Peu 
à  peu  les  dispositions  mélancoliques  dans  lesquelles 
m'avaient  jeté  la  saison  et  l'aspect  du  pays,  rendirent 
mes  réflexions  plus  sombres.  Je  m'effrayai  à  la  pensée 
de  ces  liens  que  j'allais  retrouver  et  dont  je  n'avais  pas 
encore  expérimenté  le  poids.  Je  n'arrivais  ni  comme 
un  fiancé  que  Ton  brûle  de  connaître,  ni  comme  un 
mari  que  Ton  connaît.  Je  n'étais  ni  une  nouveauté,  ni 
une  habitude,  et  pendant  mon  absence  on  avait  pu  se 
lasser  de  moi.  La  question  n'était  point  de  savoir  si 
Ernestine  m'aimait,  mais  si  elle  pourrait  m' aimer.  J'i- 
gnorais même  quelle  impression  ma  courte  apparition 
lui  avait  laissé.  Y  avait-il  d'ailleurs  entre  nous  quel- 
que sympathie?  était-elle  susceptible  d'attachement, 
et,  dans  ce  cas,  étais  je  celui  que  son  cœur  désirait? 
qui  sait  même  si  elle  n'en  aimait  point  un  autre  ? 

A  ce  doute  j'arrêtai    court  mon  cheval.  —  N'en 


84  SCÈÎÎES  DE    LA  VIE   INTIME. 

aimait -elle  point  un  autre?  —  Qui  pouvait  me  l'assu- 
rer en  effet?  Elle  m'avait  épousé  sans  me  connaître, 
et  je  savais  que  le  mariage,  privé  de  la  sauvegarde  de 
l'amour,  n'était  qu'un  péril  de  plus  pour  une  femme. 
À  défaut  de  principes,  le  manque  d'occasion  et  l'igno- 
rance défendent  la  jeune  fille  ;  mais  les  libertés  que 
Ton  accorde  à  l'épouse  ne  favorisent  -elles  pas  toutes 
les  faiblesses  et  toutes  les  surprises  ? 

Une  fois  engagé  dans  ces  incertitudes  douloureuses 
je  m'y  attachai  avec  persistance;  je  déroulai  dans  ma 
pensée  les  affligeantes  conséquences  d'un  mariage 
improvisé  suivi  d'une  si  longue  absence.  Mon  imagina- 
tion tint  à  honneur  de  m'inventer  des  craintes,  et  le 
doute  que  j'avais  d'abord  soulevé  comme  une  possi- 
bilité invraisemblable  devint  une  probabilité.  11  s'opéra 
dans  tout  mon  être  une  surexcitation  douloureuse  que 
je  regardai  comme  un  pressentiment.  Bientôt,  la  nuit 
et  le  froid  aidant,  ce  qui  n'était  qu'une  probabilité 
devint  une  certitude  ;  toutes  les  scènes  de  ce  roman 
que  je  venais  d'entrevoir  se  développèrent  à  mes  yeux  5 
j'étais  comme  l'auteur  qui  a  trouvé  son  idée  et  qui 
travaille  à  en  tirer  le  plan  de  son  œuvre. 

Je  ne  sais  jusqu'où  j'aurais  poussé  mes  supposi- 
tions si  un  bruit  de  pas  ne  m'eût  arraché  à  ma  rêverie, 


SAVENIÈRES.  85 

Deux  paysans  qui  portaient  des  lanternes  s'avancèrent 
vers  moi,  et  m'ayant  demandé  mon  nom,  m'apprirent 
que  Mme  de  Puineuf  les  avait  envoyée  à  ma  rencontre, 
afin  que  j'évitasse  les  fondrières  d'une  traverse  en 
réparation.  L'un  d'eux  me  jeta  sur  les  épaules  un 
manteau  qu'Ernestine  lui  avait  donné  pour  moi.  J'ap- 
pris de  plus  en  cheminant  que  Mme  de  Puineuf,  in- 
quiète de  ne  point  me  voir  arriver,  venait  d'envoyer 
un  domestique  à  Angers  pour  s'informer  des  causes 
de  mon  retard. 

Ces  précautions,  toutes  pleines  d'une  attention 
soigneuse  et  presque  tendre,  s'accordaient  si  peu  avec 
mes  terreurs  qu'elles  les  dissipèrent  à  l'instant.  J'eus 
honte  de  m'ètre  laissé  entraîner  à  des  suppositions 
offensantes,  et  au  bout  d'un  quart  d'heure  de  marche, 
j'étais  aussi  sûr  de  trouver  Ernestine  prête  à  m'aimer 
ou  m'aimant  déjà  que  je  l'étais,  peu  auparavant,  du 
contraire.  — Ne  riez  pas  de  cette  mobilité,  Charles  ;  c'est 
la  plus  belle  faculté  de  l'homme,  car  c'est  le  signe  de 
sa  vie  intérieure.  Quand  les  influences  du  dehors  n'a- 
gissent plus  sur  nous  et  ne  font  plus  monter  ou  des- 
cendre notre  âme,  nous  sommes  devenus  des  baromè- 
tres immobiles  qui  ne  marquent  rien. 

Lorsque  nous  aperçûmes  la  grille  du  château,  mes 

8 


86  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

guides  me  précédèrent  pour  la  faire  ouvrir.  Dans  ce 
moment,  j'entendis  le  sourd  galop  d'un  cheval  sur  la 
terre  humide,  et  un  cavalier,  tournant  brusquement 
un  des  sentiers  du  bois,  passa  à  quelques  pas  de  moi. 
A  mon  aspect  il  s'arrêta  court  et  se  détourna  ;  mais  je 
ne  fis  qu'entrevoir  son  visage,  qui  me  parut  fort  pâle, 
car  il  repartit  aussitôt  et  se  perdit  dans  le  bois.  Mes 
guides  n'avaient  rien  vu  et  ne  purent  rien  me  dire  de 
ce  cavalier  mystérieux. 

Cependant  la  grille  avait  été  ouverte  et  nous  entrâ- 
mes. Au  bas  du  perron,  j'aperçus  deux  jeunes  femmes 
avec  un  domestique  portant  un  flambeau.  Soit  que  je 
fusse  troublé,  soit  que  la  demi-obscurité  me  trompât, 
je  ne  reconnus  pas  au  premier  abord  Mme  de  Puineuf. 
Elles  s'aperçurent  sans  doute  de  mon  hésitation,  car 
je  vis  l'une  sourire  ;  je  m'avançai  vivement  vers  l'autre 
en  rougissant  :  c'était  Ernestine.  Je  lui  tendis  les  deux 
mains  et  je  la  baisai  au  front.  Elle  tremblait  beau- 
coup. 

—  Vous  avez  bien  tardé,  me  dit-elle  d'une  voix 
basse. 

J'expliquai  brièvement  la  cause  de  mon  retard. 
Comme  j'achevais,  nous  entrions  au  salon  où  tout  avait 


SAYENIÈRES.  87 

été  préparé  pour  me  recevoir.  Un  petit  garçon  de  qua- 
tre ans  se  tenait  debout  devant  le  foyer. 

—  Arthur  !  criai-je. 

L'enfant  se  détourna  vers  nous,  il  échangea  un  re- 
gard avec  sa  mère  et  vint  à  moi  le  front  baissé  ;  je 
l'enlevai  dans  mes  bras  et  le  serrai  sur  ma  poitrine. 
Trop  préoccupé  de  la  réception  qui  me  serait  faite  par 
madame  de  Puineuf,  j'avais  peu  songé  à  mon  fils 
pendant  la  route  ;  mais,  en  me  trouvant  tout  à  coup 
devant  cet  enfant  déjà  si  grand  qui  m'entourait  de  ses 
bras  et  m'appelait  son  père,  je  fus  saisi  à  l'improviste 
d'une  émotion  inconnue  ;  il  se  passa  en  moi  quelque 
chose  de  douloureux ,  d'enivrant,  et  deux  larmes  jail- 
lirent de  mes  yeux. 

Tenant  Arthur  sur  un  seul  bras,  je  me  détournai 
vers  Ernestine,  qui,  muette,  nous  regardait,  et  je  lui 
tendis  l'autre  main  ;  elle  la  prit  avec  une  vivacité  con- 
vulsive  et  la  porta  à  ses  lèvres.  Ce  geste,  à  la  fois 
humble  et  tendre,  me  toucha  profondément.  Je  l'attirai 
contre  moi;  elle  cacha  son  visage  sur  mon  sein,  et  je 
m'aperçus  qu'elle  sanglotait. 

Dans  ce  moment,  la  jeune  femme  que  j'avais  ren- 
contrée sur  le  perron  entra;  elle  vint  à  nous,  prit  la 

main  d'Ernestine  et  l'appela  d'un  ton  plaintivement 


88  SCÈNES  DE   LA  VIE  INTIME. 

caressant.  Celle-ci  releva  la  tête  en  essuyant  ses  larmes 
et  me  dit  : 

—  C'est  Hortense  de  Moëlan. 

Nous  nous  saluâmes:  je  savais  qu'Hortense  de 
Moëlan  était  la  parente  et  l'amie  la  plus  chère  de  ma- 
dame de  Puineuf  ;  je  me  rappelai  l'avoir  entrevue  à 
l'époque  de  notre  mariage. 

Nous  nous  mîmes  à  table  presque  aussitôt,  et  Er- 
nestine  se  plaça  vis-à-vis  de  moi.  Jusqu'alors  la  pre- 
mière émotion  m'avait  empêché  de  l'examiner  avec 
attention.  Le  changement,  qui  s'était  opéré  en  elle 
depuis  cinq  ans  était  singulièrement  remarquable. 
Jamais  elle  n'avait  été  si  belle  5  mais  sa  beauté  avait 
tellement  dépouillé  tout  caractère  terrestre,  qu'elle  me 
causa  une  sorte  d'épouvante  ;  on  eût  dit  un  des  anges 
de  Flaxman.  La  frêle  élégance  de  ses  formes  s'était 
changée  en  je  ne  sais  quelle  délicatesse  qui  n'était  pas 
de  la  maigreur,  mais  une  sorte  de  fluidité  ineffable  ; 
ses  yeux,  sans  cesser  d'être  brillants,  s'étaient  voilés 
d'une  flottante  langueur,  et  son  teint,  rosé  naguère, 
avait  revêtu  une  de  ces  pâleurs  transparentes  et  pres- 
que lumineuses  qui  semblent  le  reflet  d'une  flamme 
intérieure.  Rien  n'annonçait  la  destruction  dans  cet 
ensemble  merveilleux,  et  cependant  on  se  sentait  pris, 


SAVErUÉRES.  89 

en  regardant,  d'une  espèce  de  pitié  craintive  ;  ce  n'é- 
tait point  la  mort,  ce  n'était  point  la  vie  :  la  sève  man- 
quait à  cette  beauté. 

Je  fus  arraché  à  l'admiration  mélancolique  avec 
laquelle  je  la  contemplais  par  l'arrivée  de  mon  fils,  qui 
venait,  demi-nu  et  porté  par  sa  nourrice,  nous  donner 
le  baiser  du  soir.  Cet  épisode  de  la  vie  domestique, 
vulgaire  pour  tout  autre,  était  pour  moi  une  nouveauté 
touchante.  J'entrais  en  possession  d'une  famille  au 
sortir  de  la  garnison,  et  sans  y  avoir  été  préparé  par 
les  habitudes  du  ménage.  Je  pris  Arthur  dans  mes 
bras  et  je  l'embrassai  avec  amour  ;  mais,  lui,  tendait 
ses  petites  mains  vers  sa  mère  :  je  le  portai  à  Ernes- 
tine,  et  il  s'élança  à  son  cou  en  riant.  A  voir  cet  enfant 
vivace  suspendu  aux  lèvres  de  cette  femme  si  frêle 
si  pâlissante,  on  eût  dit  une  abeille  enfoncée  au  calice 
d'une  fleur  et  en  pompant  tout  le  suc  dans  ses  baisers. 

Une  fois  Arthur  emporté,  nous  nous  rapprochâmes 
du  foyer;  la  conversation  s'engagea.  Madame  deMoëlan 
me  parut  spirituelle  et  causeuse,  mais  je  m'efforçai  vai- 
nement "de  faire  parler  Ernestine  ;  elle  resta  muette, 
inattentive.  Son  silence  distrait  me  causait  une  gêne 
inexprimable.  Il  était  aisé  de  voir  qu'il  ne  venait  ni  de 

l'agitation  ni  du  recueillement  ;  ce  n'était  point  pour 

8* 


90  SCÈNES   DE   LA  VIE   INTIME. 

me  regarder  qu'elle  se  taisait,  ses  yeux  étaient  baissés 
comme  ses  lèvres  muettes  !  Lui  importait-il  donc  si 
peu  de  me  connaître?  Je  cherchai  à  surmonter  les 
tristes  impressions  qui  me  revenaient,  et  je  m'efforçai 
d'être  gai.  Madame  de  Moëlan  me  fit  beaucoup  de 
questions.  Je  racontai  mon  voyage,  mes  sensations  en 
approchant  de  Savenières,  mes  craintes  de  n'y  avoir 
laissé  aucun  souvenir  et  d'y  être  reçu  en  étranger.  Ce 
récit  laissa  Ernestine  à  sa  distraction  souriante,  mais 
il  parut  amuser  madame  de  Moëlan. 

—  Au  fait,  me  dit-elle,  quand  j'eus  achevé,  Ernes- 
tine pouvait  ne  pas  vous  reconnaître  -,  il  eût  été  pi- 
quant pour  un  mari  d'être  obligé  de  constater  son 
identité. 

—  J'aurais  présenté  mon  passeport,  répondis-je  en 
riant. 

—  Et  qui  eût  prouvé  qu'il  vous  appartînt  réelle- 
ment? Savez-vous,  monsieur,  qu'il  eût  suffi  de  vous 
tuer  en  route  et  de  prendre  vos  papiers  pour  se  pré- 
senter à  votre  place  ? 

—  En  vérité,  je  suis  désolé  de  n'y  avoir  pas  songé 
pendant  le  voyage,  madame;  cela  m'eût  distrait. 

—  D'autant  que  la  route  de  Savenières  n'est  pas 
très  sûre  ;  n'avez-vous  rencontré  personne? 


SAVES1ÉRBS.  91 

—  Vous  me  rappelez  ;  un  cavalier  mystérieux  a  tra- 
versé l'avenue  devant  moi  et  s'est  perdu  dans  le  bois. 

—  Un  cavalier  dans  l'intérieur  du  parc!  s'écria 
Ernestine. 

—  Un  cavalier  enveloppé  d'un  manteau  garni  de 
rouge  et  monté  sur  un  cheval  blanc:  c'est  tout  ce  que 
j'ai  pu  remarquer. 

Les  deux  femmes  gardèrent  le  silence  -,  mais  peu 
après,  madame  de  Moëlan  se  leva,  et  dit  : 

—  Vous  paraissez  souffrir,  Ernestine. 

Je  me  détournai  vivement.  En  effet,  ma  femme  était 
fort  pâle. 

—  Vous  avez  besoin  de  repos,  reprit  Hortense,  tou- 
tes ces  émotions  vous  ont  troublée. 

Je  me  joignis  aux  prières  de  madame  de  Moëlan,  et 
Ernestine  consentit  à  se  coucher.  Peu  après  un  do- 
mestique me  conduisit  dans  la  chambre  qui  m'était 
destinée. 

Toute  cette  soirée  avait  été  si  étrange,  que  je  me 
trouvai  heureux  d'être  seul  pour  me  reconnaître  et  me 
consulter.  J'avais  déjà  éprouvé  depuis  mon  arrivée 
tant  d'émotions  différentes,  que  j'ignorais  moi-même 
si  j'étais  triste  ou  gai,  content  ou  désappointé.  La  vue 
de  mon  fils  et  les  soins  d'Ernestine  m'avaient  d'abord 


92  SCÈNES  DE  LA  VIE  INTIME. 

vivement  touché;  mais  j'avais  ensuite  été  frappé  de  la 
contrainte  que  ma  présence  avait  paru  causer  ;  je 
crus  sentir  vaguement  que  l'on  me  faisait  une  place 
dans  cette  famille,  mais  qu'elle  ne  m'y  avait  point  été 
gardée.  Rien  n'avait  manqué  à  la  réception  qui  m'a- 
vait été  faite,  si  ce  n'est  plus  d'entraînement.  Entouré 
de  moins  de  prévenances,  elle  eût  peut-être  satisfait 
davantage  mon  cœur. 

J'ai  déjà  dit  combien  mes  impressions  étaient  rapides 
et  mobiles -,  une  fois  excité  en  moi,  le  doute  grandit 
promptement.  Je  me  mis  à  fouiller  ma  joie  elle-même 
et  à  y  chercher  des  veines  douloureuses.  Les  atten- 
tions de  madame  de  Puineuf  commencèrent  à  m'ef- 
frayer.  Ne  m'avait-on  pas  traité  comme  un  hôte  auquel 
on  voulait  faire  bon  accueil  ?  Une  femme  tendre  eût 
été  plus  occupée  de  mon  arrivée,  moins  de  ma  récep- 
tion ;  tous  ces  soins  prouvaient  la  liberté  d'une  âme 
sans  trouble  qui  n'attendait  point  de  moi  son  bonheur 
ou  son  infortune.  Puis  ne  m'avaient-ils  pas  été  rendus 
avec  plus  de  prévenance  que  de  tendresse?  N'avais-je 
pas  trouvé  une  femme  vertueuse  là  où  je  n  aurais  désiré 
qu'une  femme  aimante  ? 

Ah!  qu'allaient  devenir  toutes  mes  chimères  d'intimité 
heureuse  ?  Fallait-il  donc  me  résigner  à  une  union  vide 


SAVENIÈRES.  93 

d'affection  ?  Je  n'ignorais  pas  ce  que  pèsent  les  chaî- 
nes sculptées  en  guirlandes  qui  paraissent  des  fleurs 
pour  ceux  qui  regardent,  mais  que  l'on  sait  de  mar- 
bre lorsqu'il  faut  les  porter  !  Cependant  que  faire  pour 
les  éviter?  étais-je  donc  condamné  aune  de  ces  exis- 
tences où  il  n'y  a  qu'une  fissure,  trop  petite  pour 
qu'on  la  voie,  assez  grande  pourtant  pour  que  tout  le 
bonheur  s'écoule? 

Il  m'eût  été  difficile  de  dire  sur  quels  faits  j'ap- 
puyais toutes  ces  craintes,  et  cependant  je  les  sentais 
raisonnables  ;  j'éprouvais  une  sorte  de  mauvaise  hu- 
meur de  l'âme  qui  m'avertissait  que  mon  repos  courait 
des  dangers.  J'avais  d'ailleurs  espéré  une  autre  fin  à 
cette  soirée  pendant  laquelle  je  n'avais  pu  parler  inti- 
mement à  Ernestine.  L'indisposition  subite  qui  nous 
avait  séparés  m'attristait  et  m'irritait  tout  à  la  fois. 
Madame  de  Puineuf  avait  beau  en  être  innocente  de- 
vant mon  esprit  elle  ne  l'était  pas  devant  ma  passion  ; 
car  ce  qui  nous  fait  souffrir  est  toujours  un  crime  en- 
vers notre  bonheur. 

Cependant  je  ne  pouvais  ni  ne  voulais  me  coucher 
sans  la  voir,  sans  m'informer  d'elle  ;  je  ne  savais  où 
la  trouver,  et  je  ne  pouvais  me  faire  à  la  ridicule  idée 
de  demander  le  chemin  de  sa  chambre  à  un  laquais. 


94  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

Il  est  des  natures  hardies  ou  peu  délicates  qui  ne  con- 
naissent point  ces  puériles  embarras  ;  mais  la  vie  des 
camps  n'avait  pu  me  guérir  de  mes  minutieuses  timi- 
dités, et  de  tout  temps  j'avais  trouvé  plus  difficile  d'en- 
trer dans  un  salon  que  de  monter  à  la  tranchée.  Enfin, 
après  avoir  fait  vingt  fois  le  tour  de  la  chambre,  je  me 
décidai  à  sonner  ;  un  domestique  parut  : 

—  Faites  demander  à  madame  de  Puineuf  si  elle 
peut  me  recevoir,  lui  dis-je. 

Je  n'avais  rien  trouvé  de  mieux  que  cet  expédient 
de  prince.  Le  domestique  revint  peu  après  en  me  di- 
sant que  madame  m'attendait.  Je  me  fis  conduire  chez 
Ernestine,  que  je  trouvai  couchée  ;  madame  de  Moëlan 
était  assise  à  son  chevet,  et  un  lit  de  sangle  avait  été 
dressé  près  de  l'alcove.  Je  compris  tout  de  suite  que 
l'amie  s'était  établie  garde-malade.  Je  fus  blessé  de  la 
pensée  que  ce  droit  m'eût  été  enlevé  sans  que  Ton 
eût  même  paru  se  souvenir  qu'il  m'appartînt.  Ernes- 
tine me  tendit  la  main  et  me  remercia  de  ma  visite. 

—  Ne  l'attendiez-vous  donc  pas?  lui  demandai-je. 

—  Je  craignais  que  vous  ne  fussiez  fatigué. 

La  conversation  devint  indifférente  j  Ernestine 
paraissait  absorbée  et  fermait  les  yeux.  Ma  position 
était  intolérable.    Quoiqu' aucun  mot,  quoiqu'aucun 


SAVENIERES.  95 

geste  ne  me  le  dit,  je  comprenais  que  j'étais  là  comme 
un  étranger.  On  recevait  ma  visite  le  mieux  possible  ; 
mais  c'était  une  visite.  Je  me  levai  ;  Ernestine  me 
tendit  de  nouveau  la  main  en  me  disant  bonsoir,  et  je 
rentrai  chez  moi,  plus  triste  encore  que  je  n'en  étais 
sorti.  Comme  je  me  trompais  de  porte  : 

—  Monsieur  ne  reconnaît-il  point  sa  chambre  ?  me 
dit  le  domestique  -,  c'est  celle  qu'il  a  occupée  lors  de 
son  mariage. 

Je  ne  m'en  étais  point  aperçu.  Et  pourquoi,  en  effet, 
l'aurais-je  remarqué  ?  Chambre  nuptiale  sans  avenir 
et  sans  passé,  il  lui  manquait  ce  qui  fait  aimer  les 
lieux  et  ce  qui  les  rappelle  :  des  souvenirs  du  cœur! 
J'en  fis  le  tour,  et  je  l'examinai  d'un  œil  froid.  Elle 
était  élégante  ;  tout  y  avait  été  préparé  pour  moi  ;  rien 
n'y  manquait...  que  la  femme  et  le  berceau  d'enfant 
qui  l'eussent  rendue  si  belle  !...  Hélas  !  je  commen- 
çais à  craindre  que  cette  chambre  ne  fut  le  symbole 
de  ma  vie  ! 

L'indisposition  d'Ernestine  n'eut  point  de  suites. 
Madame  de  Moëlan  partit,  et  enfin  nous  nous  trouvâ- 
mes seuls. 

J'avais  attendu  ce  moment  avec  impatience,  espé- 


96  SCÈNES  DE   LA   VIE  INTIME. 

rant  que  la  gêne  qui  s'était  maintenue  entre  nous 
disparaîtrait  dans  une  intimité  plus  complète  ;  mais  je 
m'étais  trompé.  Madame  de  Puineuf  demeura,  à  peu 
de  chose  près,  ce  qu'elle  avait  été  dès  les  premiers 
instants;  il  s'établit  entre  nous  des  rapports  bienveil- 
lants, mais  point  d'habitudes.  J'eus  beau  vouloir  me 
poser  à  Savenières  dans  une  attitude  aisée,  je  conser- 
vai la  position  d'un  hôte  passager.  On  s'adressait  à 
moi,  mais  comme  à  un  maître  qui  ignore  ses  affaires  ; 
et,  en  effet,  malgré  mon  désir  ardent  de  perdre  mon 
air  de  nouveau-venu,  j'étais  presque  toujours  forcé  de 
tout  renvoyer  à  Ernestine.  Plusieurs  fois  je  voulus 
me  mettre  au  courant  5  madame  de  Puineuf  répondait 
à  toutes  mes  questions,  mais  sans  jamais  aller  au-delà 
de  ce  que  je  demandais.  De  telles  enquêtes  pouvaient 
bien  me  rendre  l'administrateur  de  la  communauté, 
jamais  le  chef  de  la  famille  1 

Et  comment  l'aurais-je  été?  rien  n'aboutissait  à  moi, 
rien  ne  venait  de  moi,  je  ne  tenais  en  main  aucun  des 
fils  imperceptibles  et  déliés  qui  forment  la  diplomatie 
du  ménage.  Je  ne  connaissais  ni  les  qualités  ni  les  dé- 
fauts de  ceux  qui  m'entouraient  ;  je  ne  savais  point 
leur  histoire,  et  ils  ne  savaient  pas  la  mienne.  Souve- 
nirs, espérances,  promesses,  rien  ne  nous  était  corn- 


SAVEKIERES  97 

mun  -,  ma  maison  entière  était  une  hôtellerie  où  j'étais 
arrivé  la  veille. 

Ernestine  seule  eût  pu  me  tirer  de  cette  situation 
pénible  en  m'initiant  à  tous  les  secrets  de  l'intérieur 
qui  m'était  nouveau;  mais  il  eût  fallu  pour  cela  que 
nos  deux  existences  se  mêlassent  davantage,  car  tous 
ces  minutieux  détails  ne  pouvaient  être  donnés  que 
dans  les  causeries  confidentielles  du  foyer.  Il  est  de 
ces  heures  où,  seuls  près  du  feu  qui  s'éteint,  le  père 
et  la  mère  de  famille  échangent  leurs  plus  fugitives 
pensées,  où  toutes  les  portes  de  l'âme  s'ouvrent  et  où 
les  coins  les  plus  cachés  du  cœur  s'illuminent  ;  mais 
d'Ernestine  à  moi  il  n'y  avait  jamais  eu,  il  ne  devait 
jamais  y  avoir  de  ces  révélations  familières.  Entre  nous 
tout  était  grave,  logique,  sans  élan.  L'habitude,  ce 
doux  laisser-aller  de  la  vie,  n'avait  pu  trouver  place 
dans  notre  intérieur;  nous  étions  toujours  comme  des 
amis  du  grand  monde,  qui,  au  moment  de  se  tendre 
la  main,  se  ravisent  par  politesse  et  s'arrêtent  pour 
mettre  leur  gants. 

Je  fis  d'abord  des  efforts  afin  de  briser  la  barrière 
de  glace  élevée  entre  nous,  mais  inutilement.  Peut- 
être  avais-je  été  trop  longtemps  un  simple  nom  dans 
la  vie  de  madame  de  Puineuf,  pour  y  devenir  jamais 

9 


98  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

autre  chose.  Je  n'avais  point  su  me  l'attacher  quand 
je  l'aurais  pu  ;  car,  dans  les  unions  les  plus  mal  assor- 
ties, il  est  un  instant  (  un  seul  souvent)  pour  se  faire 
aimer  -,  c'est  ce  premier  moment  de  surprise  et  d'eni- 
vrement où  le  mari  le  plus  vulgaire  peut  séduire  l'Eve 
la  plus  rebelle  avec  les  fruits  de  l'arbre  de  la  science. 

Du  reste,  la  gêne  dominait  encore  plus  que  la  froi- 
deur dans  les  rapports  qui  s'étaient  formés  entre 
madame  de  Puineuf  et  moi.  Il  y  avait  même  des  ins- 
tants où  elle  semblait  se  reprocher  sa  réserve  ;  alors 
javais  à  subir  des  crises  d'une  tendresse  convulsive  qui 
m'embarrassaient  autant  que  son  indifférence  habi- 
tuelle. La  vie  pratique  a  besoin  par-dessus  tout  de 
suite  et  d'harmonie  -,  les  soubresauts  la  troublent,  de 
quelque  nature  qu'ils  soient.  Le  bonheur  lui-même, 
pour  être  senti,  demande  certaines  préparations  -,  trop 
subit,  il  produit  l'effet  d'un  coup  de  foudre  et  torpéfie 
le  cœur.  D'ailleurs  ces  intermittences  d'affection  sui- 
vaient d'ordinaire  quelque  discussion  pénible  et  trou- 
vaient mon  âme  encore  trop  vibrante  d'affliction  pour 
les  accueillir.  L'a -propos  du  repentir  est  peut-être  la 
marque  la  plus  sûre  de  l'amour,  car  lui  seul  donne  le 
.  tact  pour  ces  retours  j  la  maladresse  du  cœur  prouve 
toujours  son  indifférence. 


SAVENIÈRES.  29 

De  part  et  d'autre,  nous  faisions  pourtant  des  efforts 
dans  le  but  de  nous  rapprocher  5  mais  je  ne  sais  quelle 
fatalité  les  rendait  inutiles.  J'aurais  donné  la  moitié 
de  ma  vie  pour  connaitre  les  moyens  de  plaire  à 
Ernesîine,  de  la  réintéresser  à  l'existence,  et  rien  ne 
me  réussisait.  Je  tournais  vainement  autour  de  ce 
cœur,  tâchant  de  découvrir  quelque  point  d'attache 
pour  le  lier  au  mien  ;  ce  cœur  était  fermé  et  ne  laissait 
aucune  prise.  Manquant  de  centre  commun,  nous 
ne  pouvions  nous  rencontrer  sur  aucune  route.  Le  jour 
où  j'étais  gai,  Ernestine  était  triste,  et  si  je  devenais 
triste  à  mon  tour,  elle  tâchait  de  s'égayer  pour  me  dis- 
traire. Nos  âmes  semblaient  courir  l'une  après  l'autre, 
mais  sans  espoir  de  se  réunir,  car  elles  n'avaient  pas 
de  rendez-vous  convenu. 

Mon  caractère  s'aigrissait  de  plus  en  plus  dans  cette 
situation  contraire  à  ma  nature  et  à  tous  mes  pen- 
chants. Vous  aurez  peine  à  me  croire,  Charles,  mais 
jamais  les  douleurs  que  je  connus  plus  tard,  ne  me 
firent  éprouver  une  torture  aussi  envenimée.  Ces  dou- 
leurs du  moins  avaient  un  corps,  je  les  voyais,  je 
pouvais  les  maudire,  tandis  qu'ici  ma  blessure  était 
quelque  chose  d'insaisissable;  c'était  la  maladie  du 
malheur.  Par  instant  je  devenais  furieux  de  ce  ma! 


100  SCÈNES   DE  LA  VIE  INTIME. 

auquel  je  ne  pouvais  donner  un  nom  :  en  me  sentant 
tué  comme  le  lion  par  un  moucheron  qui  bourdonnait 
autour  de  moi  et  que  je  ne  pouvais  même  apercevoir, 
je  m'indignais  de  mourir  ainsi  sous  un  aiguillon  invi- 
sible ;  j'appelais  le  fantôme,  je  devenais  fou,  j'allais 
demander  à  Ernestine,  avec  colère,  pourquoi  nous 
n'étions  pas  heureux  ?  Elle  pleurait  sans  me  répondre, 
ses  pleurs  redoublaient  mon  irritation,  et  je  la  mau- 
dissais. 

Quoique  ces  scènes  affligeantes  fussent  suivies 
de  repentirs  cuisants  et  que  j'obtinsse  toujours  mon 
pardon,  elles  laissaient  dans  l'esprit  de  madame 
de  Puineuf  une  sorte  d'effroi,  et  dans  tout  son  être  une 
susceptibilité  nerveuse  que  le  moindre  mouvement 
éveillait.  Bientôt  il  suffit  d'un  geste,  d'une  parole,  pour 
la  faire  tressaillir  ;  elle  trembla  au  son  de  ma  voix,  et 
mon  regard  arrêté  sur  elle  fit  venir  des  larmes  dans 
ses  yeux.  Cette  affreuse  punition  de  mes  emportements 
fut  pour  moi  un  supplice  dont  rien  ne  peut  donner 
idée.  J'eus  tout  sacrifié  au  monde  pour  être  aimé 
d'Ernestine,  pour  la  rendre  heureuse,  et  je  la  voyais 
prendre  vis-à-vis  de  moi  la  pose  d'une  victime  devant 
son  tyran  !  Ma  tête  se  perdait  à  cette  pensée,  je  m  In- 
dignais d'être  ainsi  méconnu;  j'accablais  Ernestine  de 


SAVEMÈUES.  101 

reproches  amers;  puis,  oubliant  ma  colère,  je  l'adju- 
rais à  mains  jointes,  avec  des  cris  et  des  larmes.  Mais 
ces  transports,  loin  de  lui  inspirer  plus  de  confiance, 
l'effrayaient  davantage. 

Les  tristes  suites  de  pareils  éclats  m'engagèrent  à 
me  maîtriser,  et  cette  retenue  que  je  m'imposai  devint 
un  nouvel  élément  de  gêne.  Silencieusement  occupés 
à  nous  étudier  l'un  l'autre,  nous  prîmes  insensible- 
ment, et  à  notre  insu,  l'attitude  de  deux  ennemis  qui 
s'observent.  Les  troubles  les  plus  dangereux  d'un 
ménage  sont  ceux  qui  ne  se  montrent  pas  et  qu'on 
laisse  fermenter  sourdement  au  fond  des  cœurs  et  des 
choses.  Chaque  jour  le  vide  qui  avait  existé  entre 
Ernestine  et  moi  devenait  plus  grand.  Maintenant 
nous  n'étions  plus  seulement  des  étrangers  l'un  pour 
l'autre  -,  nous  avions  le  cœur  gros  de  toutes  les  que- 
relles évitées,  de  tous  les  reproches  retenus,  de  toutes 
les  douleurs  cachées.  Le  calme  de  nos  cœurs  ressem- 
blait à  celui  de  l'antre  d'Eole  :  il  n'était  formé  que  de 

tempêtes  entassées. 
Dans  les  commencements  de  mon  séjour  à  Save- 

nières,  j'avais  voulu  m'occuper  de  mon  fils;  mais  cet 
enfant  était  comme  le  reflet  d'Ernestine,  il  semblait 
faire  partie  de  son  être,  et  l'on  eût  dit  que  la  sympathie 

9* 


102  SCÈNES   DE   LA    VIE   INTIME. 

qui  lie  la  mère  au  fils  avant  sa  naissance  continuait  à 
exister  pour  lui,  tant  il  recevait  d'elle  ses  impressions. 
Toutes  les  répulsions  que  mon  amour  avait  rencon- 
trées dans  l'âme  de  madame  de  Puineuf,  je  les  trouvai 
donc  dans  la  sienne  plus  frémissantes  et  plus  ingé- 
nues. Arthur  devint  ainsi  pour  moi  une  nouvelle  cause 
de  chagrins,  et*  repoussé  dans  cette  seconde  affection, 
je  m'en  trouvai  plus  mécontent,  plus  isolé.  Bientôt 
même  ma  tendresse  méconnue  se  transforma  en 
une  sorte  d'éloignement  ;  je  cessai  de  songer  à  cet 
enfant,  et  voyant  que  ses  sympathies  ou  ses  aversions 
étaient  les  ombres  des  sympathies  ou  des  aversions 
de  sa  mère,  je  reportai  sur  celle-ci  toute  ma  préoccu- 
pation. 

Cependant  les  jours,  les  mois,  les  années  s'écou- 
laient ainsi  au  sourd  murmure  d'orages  renfermés. 
Notre  vie  tranquille  à  la  surface,  devenait  tou- 
jours plus  sombre  au  fond.  On  eût  dit  une  de  ces 
soirées  humides  d'automne  où  les  oiseaux  soupirent 
dans  les  mousses,  où  les  dernières  fleurs  s'inclinent 
sur  les  buissons,  où  toutes  les  feuilles  tremblent  aux 
arbres:  mélancoliques  journées  où  rien  n'est  encore 
détruit,  mais  où  tout  menace  ruine. 

Les  distraclions  de  la  ville  eussent  peut-être  fait 


sàveïuères.  103 

diversion  à  la  monotonie  attristante  de  notre  intérieur  ; 
à  Savenières  rien  ne  pouvait  nous  la  faire  oublier.  Dès 
les  premiers  mois  de  mon  arrivée,  j'avais  commencé 
de  grands  travaux  d'exploitation,  espérant  occuper 
ainsi  mon  esprit  et  l'empêcher  de  creuser  trop  avant  ; 
mais  cette  entreprise  n'eut  d'autres  résultats  que  de  me 
retenir  à  la  campagne,  en  y  rendant  ma  présence 
indispensable.  J'essayai  du  moins  d'égayer  notre 
solitude-,  je  visitai  quelques  personnes,  je  les  invitai 
à  venir  nous  voir.  Ces  nouvelles  connaissances ,  loin 
de  devenir  un  moyen  de  distraction,  furent  bientôt 
pour  moi  une  calamité. 

Il  est  de  tradition  que  les  liaisons  doivent  se  former 
plus  facilement  à  la  campagne  et  que  les  voisins  qui 
se  fréquentent  deviennent  aussitôt  des  amis.  En  con- 
séquence je  fus  accablé  de  visites.  11  était  impossible 
desceller  ma  porte  comme  je  l'eusse  fait  à  la  ville  et 
de  renvoyer  des  hôtes  importuns,  car  la  liberté  des 
champs,  ce  lieu  commun  inventé  par  les  oisifs,  auto- 
risait toutes  les  indiscrétions .  Il  me  fallut  donc  supporter 
le  débordement  d'amis  qui  firent  irruption  à  Savenières. 
Mon  temps  et  mon  repos  furent  mis  au  pillage  ;  ma 
retraite  devint  le  rendez-vous  de  tous  les  chasseurs  et 
de  tous  les  bavards  du  canton.  Des  familles  entières 


104  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

venaient  s'établir  chez  moi  pour  parler  de  la  dernière 
vinée  et  de  la  baisse  des  fourrages.  Trop  heureux 
encore  si  ces  vulgaires  ennuis  avaient  pu  faire  diver- 
sions à  mes  soucis  ;  mais  ma  demeure  se  remplit  d'a- 
gitation sans  devenir  plus  gaie  -,|  c'était  du  bruit  autour 
de  ma  tristesse  et  rien  de  plus.  Bientôt  je  ne  pus  trou- 
ver un  seul  jour  de  loisir  pour  me  livrer  à  mes  pen- 
sées, et  au  milieu  de  ces  allées  et  de  ces  venues  reten- 
tissantes, je  cessai  d'entendre  les  murmures  de  ma  vie 
intérieure  que  j'avais  jusqu'alors  écoutés  comme  les 
bruits  souterrains  d'une  mine  qui  sapait  mon  bonheur. 
N'ayant  plus  à  moi  les  longues  heures  de  solitude  pen- 
dant lesquelles  j'étudiais  Ernestine  en  cherchant  à  trou- 
ver les  joints  de  son  cœur  pour  y  pénétrer,  je  renonçai 
à  tout  espoir  de  me  faire  comprendre  d'elle,  et  j'ac- 
ceptai la  position  de  bienveillance  tranquille  qu'elle 
semblait  m'avoir  offerte.  Mais  cette  résolution  à  la- 
quelle je  tâchai  de  conformer  ma  conduite,  garda  l'ap- 
parence d'un  dépit,  11  était  aisé  de  voir  tout  ce  que 
mon  désappointement  m'avait  laissé  d'amertume  au 
fond  du  cœur  ;  comme  le  gladiateur  frappé  dans  l'arène, 
je  niais  ma  blessure  par  orgueil,  et  je  la  cachais  de  la 
main,  mais,  ma'gré  moi,  le  sang  ruisselait  entre  mes 
doigts. 


SàVEï*  1ER  es.  105 

Quant  à  madame  de  Puineuf,  rien  ne  sembla  changé 
pour  elle  :  elle  supporta  l'ennui  de  nos  habitudes  nou- 
velles comme  elle  avait  supporté  notre  solitude,  avec 
l'air  de  douce  résignation  qui  m'avait  tant  de  fois  navré. 
Cette  prise  de  possession  de  Savenières  par  les  voisins 
n'accrut  ni  ne  diminua  son  indifférence  mélancolique. 
J'acquis  ainsi  la  preuve  que  la  vie  n'avait  plus  aucune 
valeur  pour  cette  âme,  soit  qu'elle  eût  renoncé  à  la  joie, 
soit  qu'elle  l'eût  placée  dans  une  spère  plus  élevée  : 
cruelle  certitude  qui  m'était  tout  espoir  d'être  quelque 
chose  dans  une  existence  que  Ton  paraissait  souffrir 
à  regret  ! 

Un  jour  qu'une  société  nombreuse  se  trouvait  réu- 
nie au  château,  quelqu'un  dit  : 

—  31.  Alfred  Clermont  arrive  demain. 

Je  me  rappelais  avoir  beaucoup  entendu  parler  de  ce 
jeune  médecin  lié  autrefois  avec  la  famille  d'Ernestine, 
mais  que  l'on  avait  cessé  de  voir  vers  l'époque  de  mon 
mariage,  sans  quej'en  eusse  jamais  connu  au  juste  le 
motif.  Je  demandai  quelques  renseignements  à  son 
sujet  et  l'on  m'apprit  qu'il  venait,  tous  les  ans,  pas- 
ser l'été  chez  un  de  ses  oncles  dont  la  propriété  était 
peu  éloignée.  Je  me  promis  de  profiter  de  ce  voisinage 
pour  faire  la  connaissance  de  M.  Clermont,  et  trouver 


106  SCÈNES   DE   LA    ViE   INTIME. 

dans  sa  société  un  dédommagement  aux  liaisons  que 
j'avais  si  imprudemment  formées. 

Huit  jours  après,  m'étant  assuré  de  l'arrivée  de 
M.  Clermont,  je  montai  à  cheval,  et  je  me  rendis  chez 
son  oncle  pour  marchander  un  bouquet  d'arbres  qu'il 
désirait  vendre.  Dans  la  conversation,  je  témoignai  à 
M.  Moirand  le  désir  de  connaître  son  neveu,  dont  on 
m'avait  vanté  l'amabilité  et  les  talents. 

—  Oh  !  il  est  en  course  depuis  le  point  du  jour,  me 
répondit-il  -,  d'habitude  nous  ne  le  voyons  guère  que 
le  soir;  il  passe  toutes  ses  journées  à  herboriser  dans 
les  prairies,  à  lire  dans  les  bois,  ou  à  dessiner  quel- 
ques vieux  puits  couverts  de  lierre.  C'est  un  rêveur 
et  un  sauvage.  Il  est  possible  que  vous  le  rencontriez 
en  route  -,  vous  le  reconnaîtrez  facilement  à  sa  cas- 
quette de  paille,  à  son  fusil  en  bandouilîère,  qu'il  ne 
décharge  pas  tous  les  mois,  et  à  sa  carnassière  pleine 
de  livres  ou  de  fleurs  des  champs. 

—  Dites-lui  tout  mon  désir  de  le  connaître,  et  faites- 
moi  l'honneur  de  me  l'amener  demain  à  Savenières  ; 
nous  vous  attendrons  à  dîner. 

M.  Moirand  accepta  pour  son  neveu  et  pour  lui. 
Cependant ,   le  lendemain ,  je   le  vis   arriver  seul  ; 


SAVEXIÈRES.  107 

M.  Clermont  avait  eu  des  affaires  à  la  ville,  et  me 
priait  de  l'excuser.  Quelques  jours  après,  je  sus,  en 
rentrant,  qu'il  s'était  présenté  pour  me  voir,  et  avait 
laissé  une  carte.  Contrarié  de  n'avoir  pu  le  rencontrer, 
je  lui  écrivis  en  lui  témoignant  tous  mes  regrets,  et 
le  priant  de  diriger  parfois  ses  promenades  vers  Save- 
nières.  11  me  répondit  une  lettre  polie,  mais  vague, 
dans  laquelle  il  ne  faisait  aucune  promesse. 

Quelques  démarches  nouvelles  que  je  tentai  n'eurent 
pas  plus  de  succès  ;  et,  malgré  l'habileté  avec  laquelle 
les  refus  et  les  empêchements  se  trouvèrent  présentés, 
il  me  fut  bientôt  prouvé  que  M.  Clermont  se  refusait 
à  faire  ma  connaissance.  J'en  fus  piqué  ;  ma  position 
de  fortune  et  de  famille  m'avait  habitué  à  regarder 
mes  avances  comme  ayant  quelque  valeur.  J'exprimai 
devant  Ernestine  mon  dépit  et  la  résolution  de  faire 
expliquer  M.  Clermont  à  ce  sujet;  mais  je  n'en  eus 
pas  le  temps.  Le  surlendemain,  il  se  présenta  au  châ- 
teau pendant  mon  absence,  et  me  laissa  un  billet  avec 
quelques  brochures  nouvelles  que  je  désirais  connaître. 

Cette  démarche  dissipa  en  partie  mon  mécontente- 
ment, mais  me  laissa  singulièrement  surpris  de  ce 
mélange  de  froide  réserve  et  de  prévenance  amicale. 
Enfin  le  hasard  vint  mettre  un  terme  à  cet  étrange 


108  SCÈNES    DE    LA   VIE   INTIME. 

colin-maillard,  que  depuis  un  mois  M.  Clermont  et 
moi  semblions  jouer  avec  intention. 

Engagée  par  l'aspect  d'une  belle  soirée,  Ernestine 
s'était  décidée  à  sortir.  Depuis  quelque  temps  elle 
était  plus  faible,  plus  souffreteuse,  sans  que  je  susse 
à  quelle  cause  attribuer  ce  changement.  Espérant  que 
la  marche  et  l'air  odorant  des  prairies  pourraient  la 
ranimer,  je  la  pris  par  la  main  comme  une  enfant,  et 
nous  côtoyâmes  la  lisière  du  bois.  La  nuit  commençait 
à  descendre;  la  brise  était  tiède,  les  oiseaux  faisaient 
entendre  leurs  derniers  gazouillements  dans  les  haies, 
et  les  vaches,  qui  revenaient  à  l'étable,  embaumaient 
les  sentiers  d'un  parfum  de  lait.  Ernestine  paraissait 
jouir  du  calme  vivant  et  harmonieux  qui  nous  entou- 
rait ;  des  couleurs  plus  vives  éclairaient  son  visage, 
sa  démarche  était  plus  active,  un  vague  sourire  rayon- 
nait autour  de  ses  lèvres  refleurics.  Je  pris  son  bras 
et  je  lui  demandai  si  elle  se  trouvait  mieux.  Avant 
qu'elle  eût  pu  me  répondre,  un  coup  de  feu  partit  à 
quelques  pas  de  nous,  et  un  chien  s'élança  du  taillis, 
suivi  d'un  jeune  chasseur.  Ma  femme  jeta  un  cri  en 
chancelant  :  je  n'eus  que  le  temps  de  la  recevoir  sur 
mon  sein.  A  notre  vue,  le  jeune  homme  s'arrêta  et 
devint  pâle. 


SAVENIÈRES.  109 

—  Mon  Dieu  !  qu'est-il  arrivé  ?  demanda-t-il  d'une 
voix  effrayée. 

Ernestine  revenait  à  elle. 

—  Ce  n'est  rien5  murmura-t-elle...  j'ai  eu  peur 
seulement... 

Le  jeune  chasseur  s'approcha  en  se  découvrant,  et 
le  front  baissé  : 

—  Veuillez  me  pardonner,  madame,  dit-il  d'un 
accent  très  ému,  cet  endroit  est  écarté,  et  je  me  croyais 
seul. 

Puis  se  tournant  vers  moi  : 

—  Je  suis  coupable  de  toute  façon,  ajouta-t-il,  car 
je  n'aurais  point  dû  chasser  ici. 

—  Il  est  heureux,  en  effet,  monsieur,  que  vous 
nous  ayez  rencontrés  au  lieu  du  garde  forestier. 

—  En  vérité,  je  ne  sais  comment  cela  m'est  arrivé; 
il  a  fallu  que  le  gibier  vint  se  jeter  sur  mon  passage, 
car  je  ne  me  sers  pas  de  mon  fusil  une  fois  en  huit 
jours. 

Je  le  regardai  ;  la  casquette  de  paille  et  la  carnas- 
sière pleine  de  fleurs  me  frappèrent. 

Puis-je  me  permettre  de  demander  à  qui  j'ai  l'hon- 
neur de  parler  ? 

—  Alfred  Clermont. 

iô 


110  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

—  Pardi  eu  !  m'écriai-je ,  le  harsard  m'a  mieux 
servi  que  tous  mes  efforts.  Je  désespéraisjle  vous 
voir,  monsieur  ;  mais  puisque  vous  avez  eu  l'impru- 
dence de  vous  livrer  à  ma  merci,  j'userai  de  mon  droit. 
Il  ne  s'agit  plus  ici  d'invitations-,  je  vous  ai  trouvé 
braconnant  dans  mon  parc,  et  je  vous  somme  de  me 
suivre  à  Savenières. 

—  Mille  remerciements,  monsieur;  mais  on  m'at- 
tend chez  mon  oncle. 

—  Je  le  ferai  avertir. 

—  J'ai  des  lettres  à  écrire. 

—  On  les  enverra  porter. 

—  Vous  avez  sans  doute  du  monde  à  Savenières* 
et  je  ne  puis  me  présenter  en  habit  de  chasse. 

—  Nous  n'avons  personne. 

Toutes  ces  objections  avaient  été  faites  par  M.  Cler- 
mont  avec  un  embarras  croissant  ;  toutes  mes  réponses 
avec  une  insistance  de  plus  en  plus  péremptoire  ;  je 
voulais  savoir  définitivement  à  quoi  m'en  tenir.  Il  y 
eut  un  moment  de  silence. 

—  Ainsi  vous  venez?  repris-je. 

—  Excusez-moi;  en  vérité  je  ne  le  puis. 

Je  le  regardai  fixement  :  une  résistance  si  soutenue 
commençait  à  me  paraître  injurieuse. 


SAVEHIÈRES.  111 

—  J'ignore,  monsieur,  lui  dis-je,  ce  qui  a  pu  nous 
mériter  ces  refus  répétés  ;  mais  tant  de  répugnance  à 
accepter  des  avances  loyalement  faites,  doit  avoir  sans 
doute  quelques  motifs  ;  quoi  qu'il  puisse  y  avoir  de 
ridicule  ou  d'inusité  dans  ma  demande,  je  vous 
prierai  de  me  les  faire  connaître.  Quand  un  homme 
d'honneur  tend  sa  main  à  un  autre  homme  et  que 
celui-ci  la  refuse,  il  a  droit  d'en  savoir  la  raison. 

J'avais  prononcé  ces  mots  avee  une  émotion  mal 
déguisée  ;  je  sentis  le  bras  d'Ernestine  trembler  sur 
le  mien. 

—  Quelle  raison  pourrait  avoir  monsieur  de  ne 
point  venir  à  Savenières?  interrompit-elle;  j'espère 
qu'il  ne  résistera  pas  plus  longtemps  à  nos  prières. 

—  Oh  !  non,  madame,  non,  s'écria- t-il  vivement. 
Et  se  reprenant  tout  à  coup  ; 

—  Je  vous  jure  sur  l'honneur,  monsieur,  que  vous 
m'avez  mal  compris. 

Il  me  tendit  la  main  : 

—  Laissez-moi  vous  quitter  ce  soir  ;  demain  j'irai 
vous  remercier  de  vos  bontés. 

—  Soit*,  mais  rappelez-vous  que  je  vous  deman- 
derai compte  de  votre  longue  résistance. 

—  Je  tâcherai  de  vous  la  faire  oublier. 


112  SCÉKES   DE    LA   VIE   INTIME. 

Il  s'inclina  profondément  devant  madame  de  Puineuf, 
me  serra  encore  la  main  et  partit. 

Le  lendemain  je  l'attendis  jusqu'au  milieu  du  jour; 
il  arriva  un  peu  après  madame  de  Moëlan.  Il  me  parut 
que  l'espèce  de  reproche  que  je  lui  avais  adressé  la 
veille  l'embarrassait,  car  il  se  montra  timide  et  presque 
honteux.  Je  tâchai  de  le  mettre  à  l'aise  en  évitant 
toute  allusion  à  ce  qui  s'était  passé. 

Quant  à  Ernestine,  elle  était  plus  animée  que  d'or- 
dinaire; mais  son  animation  avait  quelque  chose  de 
maladif.  Elle  me  témoignait  une  affection  inaccou- 
tumée,, s'occupait  de  moi,  me  souriait  avec  une  ten- 
dresse presque  égarée  :  cette  exaltation  m'effraya  et 
me  fit  redouter  quelque  crise.  En  effet,  vers  le  soir, 
la  fièvre  la  prit-,  elle  fut  plusieurs  jours  dans  un  état 
alarmant,  qui,  en  se  dissipant,  fit  place  à  une  lan- 
gueur presque  aussi  effrayante. 

Ces  indispositions  continuelles  de  madame  de  Pui- 
neuf  et  son  dépérissement  visible  étaient  pour  moi, 
outre  toutes  les  causes  que  j'ai  déjà  signalées,  une 
source  intarissable  de  tourments.  A  force  de  vanter 
le  haut  prix  de  la  santé,  on  en  a  rendu  l'éloge  ridicule  ; 
mais  pour  sentir  son  importance,  il  faut  avoir  concen- 
tré toute  son  affection  sur  quelque  tête  débile  toujours 


SAVENIÈRES.  ïiS 

prête  à  s'incliner  au  moindre  souffle  -,  il  faut  avoir 
connu  cette  tristesse  que  la  maladie  jette  dans  une 
demeure,  ce  silence  sinistre,  ces  questions  faites  à 
voix  basse,  ces  rideaux  fermés,  cette  perte  de  toute 
sécurité  et  de  toute  solitude  ;  il  faut  avoir  vécu  en 
voyant  sans  cesse  l'être  que  l'on  chérit  sur  la  brèche 
de  la  vie  et  attendant  le  coup  qui  peut  le  tuer  !  Oh  ! 
comme  alors  on  aime  la  santé  1  comme  on  voudrait 
voir  son  vermillon  vulgaire  sur  le  visage  de  la  femme 
adorée  !  comme  on  hait  cette  pâleur  touchante  et  cette 
fatale  beauté  que  l'on  admirait  naguère. 

M.  Clermont  revint  me  voir  plusieurs  fois,  mais  sans 
que  l'espèce  de  gêne  qu'il  avait  témoignée  lors  de  sa 
première  visite  semblât  disparaître.  Quant  à  Ernes- 
tine,  elle  continuait  à  se  tenir  vis-à  vis  de  lui  sur  un 
ton  de  réserve  qui  me  choquait.  Elle  écouta  en  silence 
les  reproches  que  je  lui  fis  à  ce  sujet,  mais  ne  changea 
rien  à  ses  manières. 

Cette  persistance  m'exaspéra.  J'ai  toujours  éprouvé 
un  invincible  éloignement  pour  l'entêtement  paisible 
que  l'on  appelle  douceur  chez  certaines  femmes,  et 
qui  a  pour  résultat  de  vous  forcer  à  faire  immanqua- 
blement leur  volonté.  J'étais  d'ailleurs  tellement  privé 
depuis  quelque  temps  de  toutes  relations  affectueuses, 

10* 


M4  SCÈNES   DE   LA  VIE   INTIME. 

ou  seulement  distrayantes,  que  je  ressentais  un  indi- 
cible besoin  de  former  une  liaison  intime  qui  pût 
occuper  un  peu  l'oisiveté  de  mon  cœur.  Malgré  la 
retenue  de  M.  Clermont,  j'avais  pu  entrevoir  qu'il 
existait  entre  nous  de  grands  rapports  de  sentiments 
et  d'idées  5  aussi  voulais-je  à  tout  prix  en  faire  un  ami 
ou  du  moins  un  habitué  de  Savenières.  La  froideur 
répulsive d'Ernestine  dérangeait  donc  tous  mes  projets. 

Cependant  je  m'indignais  vainement  de  sa  résistance  ; 
j'usais  ma  colère  contre  l'immobilité  de  cette  volonté 
qui  refusait  de  donner  ses]  raisons.  Il  est  rare  que 
l'impuissance  ne  rende  pas  méchant.  Furieux  de  ne 
pouvoir  maîtriser  un  caprice,  je  m'en  vengeai  par 
d'amères  railleries;  mais  plus  j'étais  dur,  plus  le 
calme  résigné  d'Ernestine  augmentait,  et  mon  irrita- 
tion avec  lui.  J'aurais  au  moins  voulu  éveiller  en  elle 
un  signe  de  vie,  l'entendre  jeter  un  cri  de  grâce  ou  de 
colère.  Mais,  semblable  aux  martyrs  chrétiens  qui 
joignaient  les  mains  et  priaient  silencieusement  tandis 
qu'on  les  lapidait,  elle  courbait  la  tête  sous  mes  sar- 
casmes et  s'en  laissait  percer  sans  plainte.  Cette  pa- 
tience me  rendait  honteux,  et  j'en  voulais  à  Ernestine 
de  mes  torts. 

'  Enfin,  pourtant,  bien  sûr  que  la  violence  morale  ne 


SAVESIÈUES.  115 

pouvait  avoir  aucune  prise  sur  elle,  et  réfléchissant 
que  ces  persécutions  dont  IL  Clermont  était  la  cause 
indirecte  ne  pouvaient  que  le  rendre  plus  désagréable, 
je  changeai  de  tactique.  Je  venais  d'éprouver  pour  la 
centième  fois  que  la  force  n'obtient  rien  de  ces  carac- 
tères mous  en  apparence,  mais  tenaces,  qui  résistent 
au  choc  d'une  autre  volonté  à  la  manière  des  sacs  de 
terre  qu'on  oppose  aux  boulets  ;  je  tâchai  donc  de 
tourner  les  préventions  de  madame  de  Puineuf,  ne 
pouvant  les  vaincre  de  front. 

Vous  me  pardonnerez  si  je  passe  rapidement  sur 
les  mille  ruses  auxquelles  j'eus  recours  pour  dissiper 
la  froideur  d'Ernestine,  et  lui  faire  accepter  la  pré- 
sence de  M.  Clermont  ;  à  ces  souvenirs  je  sens  encore 
se  rouvrir  à  moitié  une  blessure  que  vingt  années 
n'ont  pu  cicatriser.  Qu'il  vous  suffise  de  savoir  que  je 
réussis  à  rendre  les  visites  du  jeune  médecin  plus  fré- 
quentes, et  bien  que  madame  de  Puineuf  se  montrât 
presque  aussi  réservée  envers  lui,  elle  parut  s'accou- 
tumer à  sa  vue.  Seulement,  M.  Ciermont  continua  à 
ne  venir  à  Savenières  que  lorsqu'il  savait  m'y  trouver, 
et  je  n'avais  pu  encore  l'y  retenir  un  jour  entier.  Je 
me  promis  bien  de  saisir  la  première  occasion  pour 
mettre  fin  à  cette  discrétion  exagérée. 


fT6  SCÈNES   DE  LA  VIE   INTIME. 

Un  jour  que  je  me  préparais  à  une  excursion  dans 
mes  taillis  les  plus  éloignés,  j'appris  que  notre  voisin 
venait  d'arriver,  et  j'aperçus  son  cheval  qu'un  domes- 
tique allait  faire  conduire  aux  écuries.  Ma  course 
devait  être  longue  et  je  ne  pouvais  la  remettre  ;  prier 
Clermont  de  m' attendre  eût  été  inutile;  j'avais  plu- 
sieurs fois  vainement  essayé  de  le  laisser  seul  avec 
madame  de  Puineuf;  l'idée  me  vint  de  l'y  forcer! 
C'était  d'ailleurs  le  seul  moyen  de  le  garder  à  Save- 
mères  où  je  ne  devais  être  de  retour  que  vers  le  soir, 
et  de  l'obliger  par  suite  à  y  passer  la  nuit.  Je  dis  à 
mon  groom  d'avertir  M.  Clermont  que  j'avais  eu 
besoin  de  son  cheval,  et,  le  montant,  sans  plus  atten- 
dre, je  partis  au  galop. 

Retenu  fort  tard  par  les  ouvriers,  je  ne  pus  revenir 
qu'à  la  nuit  close.  En  arrivant,  ma  première  pensée 
fut  de  demander  des  nouvelles  de  notre  visiteur. 

—  11  est  parti  !  me  répondit  le  groom. 

—  Parti...  et  comment?... 

—  A  pied.... 

—  Y  a-t-il  longtemps  ? 

—  Une  heure  au  plus  ! 

.  —  Où  est  madame  de  Puineuf? 


SAVEMÈRES.  HT 

—  Elle  s'est  retirée  dans  sa  chambre  peu  après  le 
départ  de  M.  Clermont. 

Je  n'en  entendis  pas  davantage  ;  mon  désappointe- 
ment était  complet.  J'avais  espéré  que  le  long  tête-à- 
tête  auquel  j'avais  obligé  Ernestine  et  le  jeune  mé- 
decin aurait  fait  disparaître  la  contrainte  qui  existait 
entre  eux,  que  j'allais  les  retrouver  joyeux  et  bons 
amis  5  au  lieu  de  cela,  mon  hôte  était  parti  et  ma 
femme  malade  !  De  plus,  en  forçant  M.  Clermont  à 
s'en  retourner  à  pied,  ma  plaisanterie  que  j'espérais 
faire  pardonner  à  mon  retour  prenait  l'air  d'une  liberté 
de  mauvais  ton.  J'écrivis  sur-le-champ  un  billet  d'ex- 
plication, et  je  fis  partir  un  domestique  pour  ramener 
le  cheval. 

M.  Clermont  revint  le  lendemain ,  je  lui  renou- 
velai mes  excuses.  Je  remarquai  bientôt  qu'il  nous 
visitait  plus  souvent  et  que  les  manières  (TErnestine 
étaient  devenues  moins  réservées. 

A  peu  près  dans  le  même  temps  mes  rapports  avec 
madame  de  Puineuf  changèrent  entièrement.  Elle 
commença  à  veiller  à  la  satisfaction  de  mes  moindres 
fantaisies  avec  une  ardeur  et  une  perspicacité  que  les 
femmes  seules  savent  apporter  à  ces  détails.  Habitué 
jusqu'alors  à  l'uniformité  mécanique  des  soins  que 


118  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

l'on  achète,  ce  fut  pour  moi  une  nouveauté  aussi  inat- 
tendue qu'enivrante.  Je  connus  à  mon  tour  la  douceur 
de  ces  existences  surveillées  qui  ne  vous  laissent  que 
la  peine  de  vivre,  véritables  palais  de  fées  où  votre 
simple  désir  devient  comme  une  baguette  magique 
qui  transfigure  tout  autour  de  vous  et  porte  sous  votre 
main  chaque  objet  souhaité. 

Une  seule  chose  me  semblait  bizarre  ;  bien  qu'Ernes- 
tine  mît  dans  les  soins  qu'elle  me  prodiguait  une 
sorte  de  passion,  elle  se  refusait  à  toute  expression  de 
reconnaissance.  Mes  remerciements  lui  causaient  des 
angoisses  et  des  impatiences  inexplicables  ;  on  eût  dit 
qu'elle  croyait  faire  trop  peu  et  que  mes  éloges  lui 
paraissaient  une  ironie.  Enfin  si  ma  gratitude  deve  - 
nait  plus  tendre,  je  la  voyais  trembler  et  pâlir  sous 
mes  caresses;  ses  yeux  se  fermaient,,  ses  mains  se 
joignaient  comme  pour  une  prière  muette.  Vainement 
j'avais  recours  aux  plus  affectueux  épanchements;  à 
chaque  baiser  ses  lèvres  devenaient  plus  froides. 
J'avais  beau  serrer  sur  mon  sein  cette  femme  qui 
fléchissait  sous  chaque  étreinte,  j'avais  beau  l'aimanter 
de  mon  regard,  la  brûler  de  mon  haleine,  je  n'avais 
entre  mes  bras  qu'un  cadavre  au  supplice. 

Cette  insensibilité  me  jetait  quelquefois  dans  d'inex- 


SAVEN1ÈRES.  119 

primables  accès  de  désespoir.  Je  repoussais  Ernestine, 
et  je  courais  comme  un  insensé  à  travers  la  campagne, 
cherchant  de  l'air,  de  l'espace,  jusqu'à  ce  que  je  tom- 
basse accablé  au  pied  de  quelque  vieux  hêtre  du 
coteau.  Je  m'y  endormais  de  lassitude,  et  quand  je  me 
réveillais  au  chant  des  oiseaux,  la  fraîcheur  des  fouil- 
lées avait  coulé  de  mes  sens  jusqu'à  mon  âme,  j'étais 
calme  et  presque  heureux.  Alors  je  reprenais  le  chemin 
de  Savenières;  je  retrouvais  Ernestine  les  yeux  en- 
core gonflés  de  larmes,  et,  honteux  d'avoir  causé  sa 
douleur,  je  lui  tendais  ma  main  qu'elle  baisait. 

Je  m'accoutumai^  ainsi  peu  à  peu  à  regarder  sa  froi- 
deur comme  une  sorte  d'infirmité  qu'il  fallait  plaindre, 
non  accuser,  et  ne  pouvant  trouver  une  femme  chez 
madame  de  Puineuf,  j'en  fis  une  sœur  intime  et  chérie. 

Cette  chaste  affection  ne  conservait  point  cependant 
toujours  sa  sérénité.  Souvent  encore  des  bouffées  de 
feu  me  montaient  au  cœur;  mais  le  regard  triste  et 
suppliant  cTErnestine  m'arrêtait;  je  renfermais  en  moi 
ces  tumultueuses  ardeurs,  je  refoulais  dans  mon  sein 
avec  une  sourde  rage  tous  mes  désirs  révoltés;  je 
détournais  la  tète  avec  colère  des  excitantes  images 
qui  s'élevaient  devant  moi,  et,  chassé  du  paradis  terres- 
tre, je  m'efforçais  de  lui  jeter  un  coup  d'œil  de  mépris. 


120  SCÈNES   DE   LA    VIE   INTIME. 

Quoique  cette  situation  puisse  vous  paraître  ridi- 
cule, Charles,  oserai-je  le  dire,  elle  avait  pour  moi  un 
charme  inexplicable.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  après 
le  bonheur,  c'est  son  attente.  Ainsi  penché  sur  la 
source  des  voluptés  sans  y  boire,  je  la  voyais  sans 
cesse,  j'en  sentais  de  loin  la  fraîcheur  ;  je  gardais  ma 
soif,  mais  n'était-ce  point  elle  qui  rendait  la  source  si 
désirable  et  si  belle?  Ma  position  près  d'Ernestine 
était  devenue  celle  d'un  amant  près  de  l'enfant  qu'il 
espère  un  jour  pour  épouse.  Nous  faisions  ensemble 
tous  les  soirs  de  longues  promenades  en  regardant  les 
étoiles  et  en  écoutant  les  rossignols  dans  les  tilleuls. 
Parfois ,  dans  le  calme  harmonieux  de  ces  nuits ,  et 
tandis  que  nous  marchions  à  travers  les  clairières,  un 
hautbois  se  faisait  entendre  tout  à  coup  du  côté  du 
bourg  perdu  dans  l'ombre;  ravis,  nous  nous  arrêtions 
en  penchant  l'oreille  vers  les  sons  qui  tremblaient  sur 
la  brise  du  soir,  et  souvent  à  la  note  qui  m'avait  touché 
je  sentais  le  bras  d'Ernestine  peser  doucement  sur  le 
mien  comme  pour  m'avertir.  L'autres  fois  nous  mar- 
chions le  long  des  saulaies,  regardant  au  loin  la  Loire 
baignée  de  pâles  lueurs  et  enveloppant  de  ses  blonds 
replis  les  îles  et  les  rives.  Ernestine  était  presque 
toujours  silencieuse,  et  je  n'osais  interroger  sa  rêve- 


SAVEN1ÈRES.  121 

rie;  j'aimais  à  croire  que  j'y  étais  mêlé  avec  tout  ce 
qui  nous  entourait,  et,  heureux  de  cette  foi  j'évitais 
de  m'éclairer  davantage. 

Peut-être  même  ne  doutais-je  pas?...  Au  milieu  de 
cette  poésie  de  la  création,  nos  deux  âmes  étaient 
frappées  en  même  temps  comme  deux  touches  harmo- 
nieuses ;  comment  douter  de  leur  accord  en  reconnais- 
sant la  communauté  de  leur  émotion?  Ce  qui  manquait 
à  ces  révélations  réciproques,  je  l'attribuais  aux  pre- 
mières habitudes  d'une  union  mal  formée  ;  mais  avec 
le  temps  j'espérais  faire  disparaître  cette  retenue. 
Jusqu'alors  j'avais  agi  comme  le  mari  d'Ernestine;  je 
pris  la  résolution  de  ne  plus  être  que  son  prétendant. 
Je  supposai  brisé  le  nœud  hâtif  et  imprudent  qui  l'avait 
attachée  à  moi,  et  je  me  préparai  à  le  refaire  lentement, 
aidé  par  elle-même,  et  abdiquant  ainsi  mes  droits 
pour  les  regagner. 

Je  ne  sais  si  madame  de  Puineuf  comprit  mon  projet  ; 
mais  le  changement  de  mes  manières  parut  la  toucher. 
Ne  craignant  plus  les  exigences  de  l'époux,  elle  se 
montra  plus  libre  et  plus  tendre.  Je  me  laissai  prendre 
à  ce  premier  succès,  et  j'espérai  que  son  affection  gran- 
dirait insensiblement  jusqu'à  l'amour;  mais  j'attendis 

vainement  C3  progrès.  La  tendresse  de  madame  de 

11 


122  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Puineuf  ne  dépassa  point  les  limites  d'une  amitié  re- 
connaissante ,  et  je  m'aperçus  bientôt  que  j'avais 
détrôné  le  mari  sans  aucun  profit  pour  l'amant. 

Ainsi  tous  les  moyens  se  brisaient  successivement 
entre  mes  mains,  et  le  cœur  d'Ernestine  m'était  fermé 
sans  espoir.  Froideur,  colère,  amour,  j'avais  tout  es- 
sayé vainement.  J'avais  eu  beau  frapper  sur  ce  rocher, 
il  n'avait  point  d'entrée.  Le  désespoir  s'emparait  de 
moi  à  cette  pensée;  puis,  au  moindre  retour  de  madame 
de  Puineuf,  toute  ma  douleur  s'évanouissait  Un  geste 
plus  familier,  un  regard  moins  sévère,  un  mot  plus 
doux,  et  je  croyais  encore  à  la  possibilité  de  me  faire 
aimer;  car  l'âme  humaine  est  ainsi  faite  ;  elle  vogue,- 
toujours  incertaine,  entre  le  sourire  du  ciel  et  la  me- 
nace de  l'Océan. 

J'ignore  combien  de  temps  aurait  duré  cette  situation 
si  un  événement  inattendu  n'était  venu  précipiter  le 
dénouement. 

On  parlait  de  contagion  depuis  quelques  jours,  et 
elle  avait  déjà  frappé  plusieurs  victimes  dans  le  voisi- 
nage de  Savenières.  J'appris,  un  matin,  en  me  levant, 
que  madame  de  Puineuf  avait  été  malade  toute  la  nuit  ; 
j'entrai  chez  elle,  et  la  trouvai  dans  un  état  effrayant. 
J'allais  monter  à  cheval  moi-môme  pour  chercher  un 


SAVENIERES.  123 

médecin,  lorsque  M.  Clermont  arriva.  Je  le  conduisis 
aussitôt  à  la  chambre  d'Ernestine. 

Elle  était  plongée  dans  une  somnolence  à  demi  déli- 
rante, et  le  reconnut  à  peine.  Le  jeune  médecin  l'exa- 
mina, et  pâlit  tout  à  coup  ;  sa  main,  qui  tenait  le  bras 
de  madame  de  Puineuf,  trembla  ;  il  se  pencha  vers  elle 
avec  épouvante  ;  puis,  tournant  vers  moi  son  visage 
bouleversé  : 

—  C'est  le  choléra,  monsieur  !  me  dit-il  d'une  voix 
étouffée. 

J'eus  peine  à  retenir  un  cri.  Depuis  que  j'entendais 
parler  de  rapproche  du  fléau,  j'avais  souvent  pensé 
qu'il  pourrait  nous  atteindre  à  Savenières  ;  mais,  pour 
avoir  prévu  un  malheur,  on  ne  s'étonne  pas  moins  de 
son  arrivée.  J'entraînai  M.  Clermont  dans  l'embrasure 
d'une  fenêtre,  et  lui  demandai  s'il  y  avait  quelque 
danger. 

—  Je  le  crains,  me  répondit-il. 

—  Mais  vous  la  sauverez  pourtant?  m'écriai-je. 

—  Je  l'espère,  monsieur. 

Le  ton  avec  lequel  ces  mots  étaient  prononcés  me 
glaça.  Je  levai  les  yeux  sur  M.  Clermont.  Ses  lèvres 
étaient  tremblantes  et  ses  regards  baissés,  comme  s'il 


124  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

eût  craint  de  rencontrer  les  miens.  Je  me  laissai  tom- 
ber sur  un  fauteuil  en  poussant  un  gémissement. 

La  journée  entière  se  passa  sans  apporter  aucun 
changement  à  l'état  d'Ernestine,  mais  vers  le  soir  les 
accidents  de  la  maladie  se  multiplièrent  avec  une  ef- 
frayante rapidité.  Jusqu'alors  je  m'étais  raidi  contre  le 
désespoir,  mais  enfin  mes  forces  m'abandonnèrent. 
A  chaque  nouvelle  crise,  je  sentais  quelque  chose  de 
mon  courage  et  de  ma  raison  qui  me  quittait.  Je  passai 
la  nuit  dans  des  alternatives  de  douleur  et  d'abatte- 
ment impossibles  à  rendre.  Succombant  par  instants  à 
l'inquiétude  et  à  la  fatigue,  je  perdais  conscience  de 
ma  vie  et  je  demeurais  immobile  dans  une  sorte  d'ex- 
tase affaissée.  Je  ne  savais  plus  si  ce  qui  m'entourait 
était  de  la  réalité  ou  un  rêve.  J'entendais  bien  encore 
autour  de  moi  un  bruit  de  pas,  un  râle,  des  sanglots*, 
j'entrevoyais  bien  des  femmes  qui  s'empressaient  au- 
tour d'un  lit,  et  le  visage  pâle  d'un  homme  debout  au 
chevet  ;  mais  tout  cela  était  confus  comme  une  vision  7 
tout  flottait  dans  je  ne  sais  quelle  atmosphère  doulou- 
reuse. Je  me  débattais  en  vain  contre  cette  hallucina- 
tion poignante;  je  n'en  pouvais  sortir.  J'étais  comme 
le  noyé  qui,  luttant  à  travers  la  vague,  entrevoit  les 
formes  du  rivage,  la  voile  d'un  navire,  et  qui  roule 


SAVENIERES.  125 

de  flot  en  flot  sans  pouvoir  rien  distinguer  ni  rien 
saisir. 

Parfois  cependant  une  crise  plus  forte  m'arrachait  à 
cette  espèce  de  somnambulisme  douloureux.  Alors  la 
vie  se  réveillait  en  moi  si  profondément ,  le  sentiment 
de  la  réalité  me  saisissait  avec  tant  de  vivacité,  que  je 
courais  au  balcon  tout  égaré,  et  que  j'y  tombais  à  genoux 
les  mains  jointes  avec  des  pleurs  et  des  sanglots  ; 
puis,  au  milieu  de  mon  désespoir,  la  voix  d'Ernestine 
parvenait  à  mon  oreille  ;  si  j'entendais  un  mouvement 
près  de  son  alcôve,  je  me  relevais  en  tressaillant!  elle 
avait  besoin  de  moi  peut-être!...  Je  rappelais  tout  mon 
courage-,  je  serrais  mes  mains  sur  mes  yeux  pour  y 
refouler  les  larmes;  je  les  pressais  sur  mes  lèvres 
pour  y  étouffer  les  soupirs;  et  quand  j'avais  réussi 
à  tout  faire  rentrer  dans  mon  cœur,  je  m'appro- 
chais du  lit  de  la  malade  avec  des  yeux  humides  qui 
s'efforçaient  d'être  sereins,  et  des  lèvres  tremblantes 
qui  tâchaient  de  sourire  !  —  Oh  !  il  ne  doit  point  par- 
ler de  souffrance  celui  qui  n'a  pas  veillé  la  femme  qu'il 
aimait  pendant  son  agonie  !  il  n'a  point  senti  les  an- 
goisses de  toute  une  vie  résumée  en  quelques  heures; 
il  n'a  point  bu  à  cette  coupe  amère  de  toutes  les  amer- 
tumes ;  il  ne  connaîtra  jamais  une  de  ces  nuits  où 


126  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

chaque  minute  est  une  année,  chaque  geste  un  événe- 
ment, chaque  soupir  un  désastre  ;  où  penché  sur  une 
tête  échevelée,  épiant  la  vie  ou  la  mort  de  son  bon- 
heur, on  compte  les  pulsations  d'une  artère,  espérant 
toujours  que  Ton  s'est  trompé  ;  on  écoute  une  respi- 
ration sifflante  qui,  bientôt,  semble  plus  libre  ;  on 
attend  quelques  traces  de  sueur  sur  le  front,  que  Ton 
finit  par  humecter  de  sa  propre  haleine  !....  —  O  nuits 
suprêmes  1  enfers  où  j'ai  passé,  et  qui  n'avez  de  nom 
dans  aucune  langue,  je  ne  haïrai  jamais  assez  pour 
souhaiter  vos  tortures  à  mon  ennemi  ! 

La  tension  dans  laquelle  mon  âme  fut  maintenue 
par  les  retours  successifs  d'espérance  et  de  désolation, 
devint  à  la  longue  impossible  à  supporter.  Vers  le 
matin,  mon  irritation  fiévreuse  s'était  tellement  exal- 
tée, que  je  fus  pris  d'une  rage  impatiente  ;  l'incerti- 
tude du  malheur  m'était  intolérable;  j'étais  pressé 
d'avoir  une  douleur  entière,  dans  l'espoir  qu'elle  me 
tuerait  ;  mon  cœur  la  cherchait  avec  une  avidité  fu- 
rieuse ;  je  ne  demandais  plus  au  ciel  la  vie  d'Ernes- 
tine,  j'avais  épuisé  tous  mes  espoirs  et  toutes  mes 
prières  ;  je  demandais  sa  mort  et  je  me  révoltais  de  ce 
qu'elle  n'arrivât  pas.  Je  m'indignais  que  Dieu  tentât 
de  me  tromper  par  un  leurre  d'espérance.  Je  Faccu- 


SAVENIERES.  127 

sais  de  me  condamner  au  supplice  de  l'attente,  moi 
qui  étais  sûr  qu'elle  mourrait  et  qui  n'attendais  que 
cette  heure  pour  mourir  aussi. 

Car  Ernestine  perdue,  à  quoi  bon  l'existence?  On 
survit  à  la  femme  qui  fut  seulement  une  chose  gra- 
cieuse dans  nos  jours  ;  on  survit  à  celle  qui  part  en 
avant,  après  nous  avoir  fait  connaître  un  amour  en- 
tier; la  première  laisse  un  vide  qui  se  remplit;  la  se- 
conde des  souvenirs  qui  donnent  du  courage  -,  mais 
moi,  je  n'avais  ni  habitude  à  refaire,  ni  souvenirs  à 
caresser.  Ernestine  morte,  rien  ne  me  restait  pour  me 
consoler.  J'étais  en  marche,  à  moitié  route,  vers  le 
bonheur,  et,  tout  à  coup,  on  m'enlevait  le  but;  comme 
à  Icare,  mes  ailes  s'étaient  fondues  après  avoir  quitté 
la  terre  et  avant  que  je  fusse  arrivé  au  ciel.  Que 
pouvais-je  faire  au  monde  après  cet  attachement  in- 
terrompu? que  pouvais-je  désirer  maintenant  qu'on 
avait  brisé  entre  mes  mains  cette  coupe  si  longtemps 
désirée  au  moment  où  j'allais  y  goûter?  Oh!  je  le 
sentis  vivement  alors,  Charles,  ce  qui  dégoûte  de  la 
vie  ce  n'est  point  une  pleine  et  loyale  douleur,  ce  sont 
les  joies  qui  avortent,  les  espérances  qui  fleurissent 
sans  porter  de  fruits,  les  amours  qui,  prêtes  à  s'en- 
voler au  ciel,  se  trouvent  n'avoir  point  d'ailes  î 


128  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Vers  huit  heures  du  matin,  on  fit  venir  un  prêtre 
pour  Ernestine  :je  ne  pus  soutenir  ce  spectacle;  je 
descendis  au  jardin.  M.  Clermont  s'y  était  rendu  peu 
avant  moi  ;  nous  nous  rencontrâmes  au  bout  d'une 
allée...  Il  se  jeta  sur  mon  sein  en  sanglottant.  Je  le 
serrai  dans  mes  bras  sans  rien  dire;  je  ne  pouvais 
plus  pleurer  :  cette  nuit  avait  tari  mes  larmes.  Après 
un  moment  de  silence  : 

—  Combien  peut-elle  encore  vivre?  lui  deman- 
dai-je. 
— -  Une  heure,  peut-être. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  que  le  délai  donné  fut  si 
court,  et  j'en  éprouvai  un  saisissement  terrible  :  arrivé 
à  ces  extrémités,  tout  semble  important.  Je  savais 
bien  qu'Ernestine  devait  succomber,  mais  je  n'avais 
point  encore,  dans  mon  esprit,  fixé  le  moment  de  sa 
perte,  et  maintenant  voilà  que  l'on  me  marquait  les 
limites  de  sa  vie.  Une  heure,  mon  Dieu,  une  heure 
encore...  et  PErnestine  que  j'aimais  ne  serait  plus 
qu'une  chose  inerte  et  horrible  à  voir  !... 

Je  courus  vers  sa  chambre  les  bras  tendus  en  avant, 
chancelant  et  la  tête  perdue...  En  entrant  j'entendis 
des  cris...  Arthur  était  à  genoux  près  du  lit  de  sa 
mère,  tenant  une  de  ses  mains  qu'il  baisait.  J'allai 


SAVENIERES.  129 

me  placer  de  l'autre  côté,  et  je  m'agenouillai  en  pre- 
nant l'autre  main  de  la  mourante.  Madame  de  Puineuf, 
que  les  gémissements  de  l'enfant  avaient  paru  rani- 
mer, se  souleva  ;  son  regard  erra  un  instant  d'Arthur 
à  moi,  et  s'arrêta  enfin  sur  son  fils.  Elle  me  retira  la 
main  que  je  tenais  pour  les  porter  toutes  deux  sur  la 
tête  brune  de  l'enfant;  mais,  comme  si  elle  eût  regretté 
subitement  cette  préférence,  elle  me  rendit  cette  main 
moite  et  tremblante,  se  tourna  vers  moi,  sourit...  et 
se  laissa  retomber  sur  son  oreiller.  Un  instant  après 
j'entendis,  au  chevet,  les  sanglots  de  la  jeune  fille  qui 
la  soignait  ;  je  me  soulevai  d'un  bond  et  me  penchai 
sur  Ernestine...  Elle  n'était  plus. 

Je  ne  vous  dirai  rien  de  ma  première  douleur  : 
quels  mots  pourraient  la  rendre?  Plusieurs  heures 
s'écoulèrent  dans  des  crises  de  désespoir  suivies  de 
profonds  abattements.  Mais  enfin  vint  ce  calme  ins- 
tinctif qui  naît  de  l'impossibilité  de  souffrir  plus  long- 
temps. Tous  les  ressorts  de  mon  cœur  semblèrent  se 
replier  en  même  temps,  et  je  me  laissai  retomber  dans 
mon  affliction  avec  un  nonchalant  abandon  de  moi- 
même. 

Tout  le  monde  a  passé  par  cet  état  sans  nom,  suite 
des  grands  orages  de  l'âme,  qui  n'est  ni  du  bien-être, 


130  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

ni  de  la  souffrance,  mais  un  affaissement  poignant  et 
doux  à  la  fois.  Des  pensées  qui,  quelques  heures  au- 
paravant, m'auraient  déchiré,  je  m'y  arrêtais  mainte- 
nant avec  complaisance,  je  cherchais  les  objets  qui  me 
rappelaient  le  malheur  dont  j'avais  été  frappé,  je  trou- 
vais une  volupté  étrange  à  manier  la  couronne  d'épine 
sous  laquelle  mon  front  saignait. 

Ces  entretiens  intimes  avec  ma  douleur  me  la 
rendaient  même  insensiblement  précieuse.  J'arrivais  à 
m' attendrir  sur  mon  propre  sort,  et  j'y  trouvais  du 
charme.  Il  est  si  rare  de  pouvoir  s'aimer  soi-même,  si 
doux  de  pouvoir  se  pleurer.  On  ne  sait  point,  dans  les 
premiers  moments,  tout  ce  que  les  douleurs  pures  et 
saintes  apportent  de  forces  avec  leurs  tourments.  Pa- 
reilles à  cette  lance  d'or  des  temps  fabuleux,  qui  don- 
nait la  guérison  en  faisant  la  blessure,  elles  ne  nous 
abattent  d'abord  que  pour  nous  relever  bientôt.  Sou- 
tenus par  elles,  nous  mettons  le  pied  sur  la  vie,  nous 
laissons  tomber  nos  passions  charnelles  comme  un 
vêtement  usé,  et  notre  âme  exaltée  grandit  jusqu'au 
ciel.  C'est  surtout  dans  ces  moments  de  désolation  que 
l'on  arrive  à  sentir  ce  que  l'on  vaut.  11  nous  semble 
alors  qu'en  nous  frappant,  Dieu  a  déclaré  que  nous 
étions  quelque  chose;  notre  mal  nous  est  glorieux; 


SAVENIERES  131 

nous  nous  sentons  plus  importants,  plus  dignes  d'es- 
times :  nous  nous  honorons  de  notre  malheur  comme 
le  soldat  de  la  cicatrice  qu'il  aura  à  montrer  après  la 
guerre. 

La  nuit  était  venue,  et  j'étais  seul.  Je  fus  saisi  d'un 
invincible  désir  de  revoir  la  chambre  d'Ernestine.  Je 
sortis  sans  bruit  de  la  mienne,  et  je  m'avançai  à  travers 
le  corridor  obscur.  Arrivé  à  la  porte,  je  la  poussai  avec 
une  sorte  d'attente  frémissante  !...  La  morte  avait  été 
emportée  ailleurs  ;  l'appartement  était  vide,  et  la  lune 
y  jetait  ses  lueurs. 

Du  reste,  tout  y  était  encore  dans  le  même  état 
qu'au  moment  où  je  l'avais  quittée,  et  son  désordre 
n'avait  rien  de  lugubre.  La  maladie  d'Ernestine  avait 
été  si  courte,  que  sa  chambre  n'avait  point  eu  le  temps 
de  perdre  son  paisible  aspect.  Le  choléra  y  était  venu 
à  l'improviste,  et  avait  emporté  sa  proie  sans  laisser 
de  trace.  Des  fleurs,  une  broderie  commencée,  un  lit 
défait,  une  robe  blanche  jetée  sur  un  fauteuil,  tout 
semblait  indiquer  le  lever  récent  d'une  jeune  fille  plu- 
tôt qu'une  agonie. 

Je  m'arrêtai  tremblant  au  milieu  de  cette  chambre. 
Jusqu'alors  je  ne  l'avais  jamais  vue  que  dans  un  arran- 
gement froid  et  méthodique,  fidèle  image  de  ma  vie 


132  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

monotone  ;  pour  la  surprendre  dans  ce  désordre  joyeux, 
qui  ressemblait  presque  à  celui  de  la  volupté,  il  avait 
fallu  que  la  mort  m'y  précédât  ! 

Je  promenai  autour  de  moi  des  regards  noyés  de 
larmes  ;  je  cherchai  dans  chaque  coin  de  cet  appar- 
tement quelque  chose  qui  me  rappelât  Ernestine; 
j'aurais  voulu  reconnaître  ses  places  accoutumées  ; 
mais  rien  ne  m'était  familier  dans  ce  sanctuaire,  où 
la  liberté  de  l'amour  compris  m'avait  toujours  manqué. 
Oh!  heureux  qui  peut  repeupler  l'intérieur  vide, 
heureux  qui  a  pu  attacher  à  chaque  objet  quelque 
douce  réminiscence  !  En  partant,  l'être  aimé  laissera 
du  moins  son  empreinte  et  ses  attitudes  ;  son  ombre 
flottera  sur  les  murs,  se  reflétera  dans  les  miroirs  ; 
chaque  heure,  en  sonnant,  évoquera  le  doux  fantôme 
pour  quelque  occupation  ordinaire  et  connue  ;  le  temps, 
l'espace  seront  gardiens  de  ces  souvenirs  sacrés; 
ce  sera  comme  une  âme  dont  on  n'aura  perdu  que  le 
corps. 

La  fenêtre  était  restée  ouverte;  je  m'en  approchai 
pour  regarder  la  campagne  et  la  nuit  étoilée.  La  perte 
d'Ernestine  était  si  nouvelle,  que  je  n'avais  pu  encore 
en  accepter  l'idée-,  l'habitude  protestait  en  moi  contre 
l'évidence.  A  chaque  instant  il  me  semblait  entrevoir 


SAVENIERÈS.  133 

long  des  charmilles  du  jardin,  sa  forme  aérienne  ; 
je  croyais  entendre,  dans  le  corridor,  son  pas  furtif, 
je  m'attendais  sans  cesse  à  voir  la  porte  de  la  chambre 
s'ouvrir  et  Ernestine  paraître.  Je  sentais  bien  une 
grande  désolation,  j'entendais  bien  en  moi  un  son  lu- 
gubre et  monotone,  qui,  semblable  aux  tristes  balan- 
cements d'une  horloge  pendant  la  nuit,  allait  de  ma 
tête  à  mon  cœur  en  répétant  :  morte  !  morte  !  morte  !... 
Mais  ce  n'était  qu'un  bruit  confus  !  Tout  parlait  d'elle 
autour  de  moi,  tout  m'avertissait  qu'elle  venait  de  par- 
tir à  peine.  Je  touchais  ses  travaux  de  femme ,  son 
piano  encore  ouvert  devant  la  romance  préférée,  ses 
gants  encore  embaumés  du  parfum  qu'elle  aimait  !... 
Comment  croire  que  son  absence  n'était  point  une 
absence  ordinaire?  comment  ne  pas  espérer  son  re- 
tour?... 

Je  parcourais  lentement  cette  chambre  adorée, 
m'efforçant  d'entretenir  mon  illusion,  et  cherchant 
partout  les  traces  laissées  par  Ernestine.  J'arrivai 
ainsi  au  secrétaire  de  citronnier  où  elle  avait  coutume 
d'écrire  et  je  l'ouvris. 

Le  livre  qu'elle  avait  commencé  y  était  encore,  et 
le  couteau  d'ivoire  marquait  la  page  où  elle  s'était 
arrêtée.  A  côté  se  trouvaient  des  feuilles  éparses  sur 

12 


134  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

lesquelles  elle  avait  jeté  quelques  fugitives  pensées, 
quelques  citations  de  ses  récentes  lectures.  Je  feuilletai 
avec  un  saint  attendrissement  ces  papiers  confidents 
de  ses  admirations  cachées.  Hélas!  ce  quelle  avait 
choisi  partout,  c'étaient  des  expressions  de  tristesse 
et  d'amour,  les  confessions  des  cœurs  malades  ou  bri- 
sés !  Je  relus  plusieurs  fois  ces  notes  mélancoliques 
qui  révélaient  son  âme  :  puis,  comme  si  j'avais  espéré 
entendre  la  fin  d'une  confidence  commencée,  je  me 
mis  à  chercher  de  nouveau.  A  quoi  bon,  en  effet,  une 
plus  longue  discrétion?  Ces  papiers  n'avaient  plus  de 
maîtres,  ces  secrets  n'appartenaient  plus  à  personne  \ 
ils  étaient  passés  du  monde  réel  à  celui  des  ombres  : 
tout  cela  n'était  plus  une  histoire,  mais  un  roman  ! 

Je  trouvai,  dans  une  cassette  de  bois  de  rose  dont 
je  lui  avais  fait  présent  autrefois,  les  lettres  que  je  lui 
avais  écrites  pendant  ma  longue  absence;  elles  étaient 
confondues  avec  des  actes  de  naissance  et  la  copie  de 
notre  contrat^  de  mariage  ;  un  autre  tiroir  contenait 
son  bouquet  d'oranger,  un  bandeau  de  roses  blanches 
conservé  depuis  sa  première  communion  sans  doute, 
et  quelques  lauriers  jaunis,  innocentes  couronnes  rap- 
portées du  couvent.  Je  contemplais  toutes  ces  choses 
avec  un  frémissement  intérieur,  je  les  touchais;  je 


SAVEXIERES.  135 

leur  parlais  à  voix  basse  et  avec  larmes.  Papiers, 
fleurs,  lauriers  flétris,  tout  m'était  précieux. 

J'avais  cherché  jusqu'aux  recoins  les  plus  cachés; 
j'avais  tout  vu  et  j'étais  prêt  à  recommencer  cet 
examen  cher  et  cruel,  lorsqu'une  lettre  froissée  attira 
mes  regards.  Je  connaissais  cette  écriture  :  c'était 
celle  de  M.  Clermont. 

Pardon,  mon  ami,  j'ai  été  obligé  de  m'inter- 

rompre.  Arrivé  à  ce  moment  horrible  de  mon  récit,  ma 
plume  s'est  arrêtée  d'elle-même,  et  la  douleur  du  sou- 
venir a  été  plus  forte  que  mon  courage.  Prévoyant 
combien  devaient  me  coûter  ces  dernières  confidences, 
je  les  reculais  toujours,  et,  comme  un  condamné  qui 
marche  vers  l'échafaud,  je  multipliais  les  détours  afin 
de  retarder  le  supplice  ;  mais,  malgré  tout,  le  moment 
est  venu. 

Voici  la  lettre  dont  j'avais  reconnu  l'écriture. — Pour 
vous  la  copier,  Charles,  j'ai  tâché  de  fermer  les  yeux 
de  mon  âme,  et  d'écrire  sans  comprendre  les  mots  que 
ma  main  traçait!...  Il  m'a  fallu  trois  jours  pour 
cela! 

«  Ne  craignez  rien,  Ernestine,  je  refuserai  toutes 
les  invitations.  Qu'irais-je  chercher  à  Savenières  ?  Les 
souvenirs  de  joies  perdues,  d'espérances  fauchées! 


136  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Ah  !  non,  je  ne  veux  point  jeter  de  regard  dans  ce  pa- 
radis dont  je  suis  chassé  à  jamais. 

«  Madame  deMoëlan  m'a  longuement  parlé  de  vous; 
je  sais  que  vous  êtes  aussi  heureuse  que  vous  pouvez 
l'être  désormais  sur  la  terre!...  Que  m'importe  le 
reste  ?  Je  ne  veux  point  compromettre,  par  une  im- 
prudence, votre  honneur  et  votre  repos. 

«  Qu'aurais-je  à  vous  dire,  d'ailleurs?  ne  sommes- 
nous  pas  sûrs  l'un  de  l'autre?  ne  craignez  de  ma  part 
aucune  démarche  hasardée  ;  vous  le  savez,  mon  amour 
n'est  point  une  de  ces  passions  égoïstes  et  folles  qui 
veulent  se  satisfaire  à  tout  prix.  Quand  je  suis  venu 
dans  ce  pays,,  c'était  pour  vous  voir  une  fois  seulement 
et  je  vous  ai  vue!...  Le  plongeur  revient  un  instant 
sur  les  flots  pour  trouver  de  l'air,  puis  il  retourne 
aux  abîmes  ;  ainsi  de  moi.  J'ai  respiré  quelques  minutes  ; 
j'ai  aperçu  le  ciel;  maintenant  je  puis  me  replonger 
dans  la  vie. 

a  Une  prière  cependant  :  quand  j'ai  vu  l'enfant 
chez  madame  de  Moëlan,  bien  que  votre  cousine  sût 
tout,  j'ai  à  peine  osé  le  serrer  dans  mes  bras.  De 
grâce,  envoyez-le  jouer  quelquefois  dans  le  grand  bois 
de  maronniers  ;  j'y  serai,  je  pourrai  faire  sa  connais- 
sance, lui  parler...  11  ne  verra  en  moi  qu'un  chasseur 


SAVENIERES.  137 

qui  se  repose,  et  nos  entretiens  n'auront  rien  de  dan- 
gereux.—  Oh  !  si  vous  saviez  combien  j'ai  envie  de 
le  connaître,  de  le  serrer  sur  mon  sein  !  —  Ernestine, 
aimez  bien  l'enfant,  aimez-le  bien;  c'est  maintenant 
le  seul  lien  entre  nos  cœurs,  le  seul  lieu  du  rendez- 
vous  donné  à  nos  amours. 

«  Adieu  ï  j'ai  recommencé  plusieurs  fois  cette  lettre  ; 
je  voulais  être  calme  et  ne  pas  réveiller  chez  vous  de 
trop  cuisants  regrets.  Vous  comprendrez  cette  froi- 
deur, n'est-ce  pas  ?  Vous  saurez  qu'il  faut  bien  souf- 
frir pour  se  faire  si  tranquille  !  O  Ernestine  î  Ernes- 
tine, pourquoi  ne  sommes-nous  pas  morts  ensemble, 
il  y  a  dix  ans,  ce  soir  ou  vous  étiez  si  pâle  à  la  soirée 
de  votre  sœur  et  où  vous  me  dites  en  sortant.  On  veut 
me  marier!  Que  de  soucis  nous  nous  serions  épargné 
en  quittant  la  vie  alors  ! 

c<  Adieu,  priez  pour  nous. 

or  Alfred.  » 

Il  y  a  des  heures  où  l'on  a  l'instinct  de  son  infor- 
tune. Rien  ne  m'avait  préparé  au  coup  qui  me  frappait; 
aucune  crainte,  aucun  soupçon,  et  pourtant  ce  malheur 
ne  me  trouva  point  incrédule,,  je  sentis  qu'il  m'appar- 
tenait. A  l'instant  même  et  d'une  seule  pensée,  je 
compris  tout  ;  la  tristesse  d^Ërnestine,  sa  réserve,  les 

12* 


138  SCENES    DE    LÀ    VIE    INTIME. 

premières  froideurs  de  M.  Germon  t  à  recevoir  mes 
avances  ;  puis  enfin  ses  assiduités  mieux  reçues. 

Ainsi  j'avais  été  trompé  !  Cette  femme  que  je  croyais 
si  pure  et  que  mes  caresses  faisaient  trembler,  sortait 
des  bras  d'un  autre!  cet  enfant  que  j'avais  bercé  sur 
ma  poitrine  en  lui  donnant  le  nom  de  fils,  n'était  pas 
le  mien  ;  j'avais  été  trompé  et  je  n'avais  pas  su  le  dé- 
couvrir, et  j'avais  moi-même  ramené,  dans  ma  de- 
meure, l'amant  qui  s'en  éloignait  ;  j'avais  joué  entre 
Ernestine  et  lui  le  rôle  d'entremetteur  !  Je  m'étais  avili 
à  leurs  yeux  par  le  ridicule! 

Oh  !  que  de  plaisanteries  faites  par  moi  en  leur  pré- 
sence, dont  le  souvenir  seul  me  faisait  rougir  mainte- 
nant !  O  honte  !  n'avoir  rien  deviné,  rien  vu,  avoir  été 
aveugle,  sourd  et  stupide  !  être  resté  des  heures,  des 
j ours,  des  mois  en  butte  à  leur  mépris  ou  à  leur  pitié  ! . . . 
Et  c'était  elle  qui  m'avait  ainsi  joué,,  elle  que  j'avais 
adorée  comme  une  sainte  et  que  je  respectais  plus  que 
je  n'aurais  respecté  ma  mère  ! 

Cette  pensée  me  rendit  fou  d'indignation  et  de  colère. 
Ma  lettre  à  la  main,  je  courus  dans  le  corridor,  tout 
égaré,  en  demandant  où  était  la  morte.  Un  domestique 
Semblant  me  montra  du  doigt  la  chambre  funèbre  ; 


SAVENIERES.  139 

je  m'y  précipitai  5  Arthur,  à  genoux  et  baigné  de 
larmes,  était  au  pied  du  cercueil. 

—  Emmenez  l'enfant  lemmenezl' enfant!  m'écriai-je. 

Et  je  le  jetai  dans  les  bras  du  prêtre,  qui  s'écarta 
avec  épouvante.  Alors  face  à  face  avec  le  cadavre,  je 
me  mis  à  lui  parler  comme  s'il  eût  pu  m'entendre  ;  je 
lui  demandai  compte  de  ma  confiance  trompée,  je 
l'accablai  de  malédictions.  Puis,  l'insensibilité  de  la 
morte  augmentant  ma  fureur,  je  foulai  aux  pieds  les 
fleurs  qui  ornaient  son  suaire,  j'arrachai  de  son  doigt 
la  bague  d'alliance,  j'enlevai  le  crucifix  posé  sur  son 
cœur,  et,  le  brisant  sur  la  bière ,  je  lui  criai  que  Dieu 
n'écoutait  point  les  adultères.  J'ignore,  du  reste,  com- 
bien de  temps  dura  cette  scène  de  délire  dont  je  n'ai 
gardé  qu'un  souvenir  confus,  et  à  la  suite  de  laquelle 
je  m'évanouis.  Lorsque  je  revins  à  moi,  j'étais  au 
lit,  une  fièvre  violente  m'avait  ôté  la  raison  pendant 
douze  heures. 

La  première  impression  distincte  qui  me  frappa  au 
sortir  de  cette  crise  fat  la  vue  de  la  lettre  fatale  que 
ma  main  tenait  toujours  dans  une  pression  convuîsive. 
Elle  me  rappela  à  l'instant  le  coup  dont  j'avais  été 
frappé,  et  les  souvenirs  me  revinrent  avec  une  telle 
abondance,  que  je  sentis  le  délire  qui  me  gagnait  de 


J40  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

nouveau.  Je  me  redressai  dans  mon  séant  et  je  pris 
mon  front  à  deux  mains  comme  pour  comprimer  mes 
pensées.  Au  milieu  de  leur  confusion  pourtant,  une 
idée  nouvelle  commençait  à  se  faire  jour.  Dans  le 
premier  élan  de  surprise  et  de  désespoir,  je  n'avais 
songé  qu'à  Ernestine5  car  entre  deux  trahisons  celle 
de  l'être  aimé  est  la  plus  cruelle  ;  mais  mon  second 
mouvement  fut  de  courir  à  son  complice  pour  me  ven- 
ger. Je  voulus  me  lever  sur-le-champ,  mes  forces  me 
trahirent;  je  fus  pris  d'un  long  évanouissement  et 
l'on  fut  obligé  de  me  reporter  au  lit. 

J'appris  le  soir  même  que  M.  Clermont,  atteint  du 
choléra  quelques  heures  après  la  mort  d'Ernestine, 
n'avait  pu  quitter  Savenières  et  qu'il  y  était  mourant. 

Je  ne  vous  détaillerai  point  tout  ce  qui  se  passa  en 
moi  pendant  une  courte  convalescence.  Dès  que  je  pus 
marcher,  je  me  rendis  à  la  chambre  de  mon  rival; 
mais  l'amélioration  passagère  que  l'on  avait  remarquée 
dans  son  état  venait  déjà  de  faire  place  à  des  symptô- 
mes dont  on  s'effrayait.  Je  le  trouvai  sans  force,  sans 
voix  et  sans  regard.  Vers  le  soir  pourtant,  il  se  ranima, 
et  l'on  conçut  quelques  espérances  qui  s'évanouirent 
bientôt  pour  renaître  de  nouveau  à  la  fin  du  second 
jour.  Je  suivais  toutes  ces  crises  de  guérison  et  d'à- 


SA  VENIERES.  141 

gonie  avec  une  inquiétude  avide.  Depuis  que  j'avais 
vu  Clerrtiont,  ma  soif  de  vengeance  avait  redoublé. 
Obligé  de  la  cacher,  je  la  sentais  s'accroître.  Je  m'ir- 
ritais de  l'impassibilité  du  mourant  devant  ma  rage 
mal  contenue;  j'aurais  voulu  lui  faire  comprendre  une 
malédiction  ou  une  injure,  trouver  en  lui  quelque  point 
sensible  que  je  pusse  faire  saigner.  Oh!  vous  ne  savez 
pas,  Charles,  combien  le  goût  du  mal  devient  fort 
dans  un  cœur  ulcéré  ;  vous  ne  savez  pas  comme  la 
haine  occupe  prompiement  tous  les  vides  que  laisse 
l'amour  en  s'en  allant!  Vous  n'avez  jamais  connu  la 
violence  de  ces  ressentiments  silencieux  qui  gran- 
dissent dans  les  ténèbres  de  l'âme;  vers  solitaires 
dont  on  sent  perpétuellement  la  morsure  au  fond  de 
ses  entrailles. 

Plus  je  pensais  à  ma  haine,  plus  elle  prenait  pos- 
session de  moi.  Grâce  à  l'ingénieuse  éloquence  de  la 
passion,,  je  trouvais  à  chaque  instant  quelque  nouvelle 
raison  à  ma  colère.  Tout  me  rappelait  l'injure  que 
j  avais  reçue;  la  maladie  même  dont  le  mourant  était 
atteint,  ne  l'avait-il  pas  gagnée  en  donnant  des  soins 
à  Ernestine?  C'était  comme  une  dernière  trace  de 
leur  amour  ;  il  semblait  vouloir  mourir  du  même  mal 
qui  l'avait  tuée  elle-même. 


142      SCENES  DE  LA  VIE  INTIME, 

Et  s'il  mourait,  je  n'avais  plus  personne  à  qui  je 
pusse  demander  compte  de  mes  tortures.  Lui,  il  n'aurait 
eu  rien  à  souffrir,  pas  même  la  douleur  de  survivre, 
et  moi,  j'allais  rester  seul  sans  avoir  pu  le  faire  rou- 
gir. Cette  pensée  me  mettait  hors  de  moi. 

O  Charles  !  quelles  journées  et  quelles  nuits  s'écou- 
lèrent près  de  cette  triste  couche  !  Que  j'interrogeai  de 
fois  ce  souffle   sur  le   point  de  s'arrêter;  comme 
je  demandai  à  Dieu  avec  ferveur  de  faire  vivre  cet 
homme  assez  de  temps  seulement  pour  que  je  pusse 
l'insulter  et  le  tuer  !  Mais  chaque  jour  je  voyais  cette 
espérance  décroître  ;  je  le  regardais  mourir  heure  par 
heure...  mourir  tranquillement!...  Tranquillement, 
mon  Dieu  !  —  En  vain  je  suppliais  à  mains  jointes  les 
médecins  de  le  sauver;  les  médecins  secouaient  la 
tête  et  soupiraient.  Penché  à  son  chevet,  j'épiais  quel- 
que révolution  inespérée,  j'attendais  qu'un  éclair  de 
vie  jaillît  de  ses  yeux  presque  éleints  ;  je  l'appelais  par 
son  nom;  je  secouais  sa  main...  et  ses  regards  res- 
taient morts,  ses  oreilles  sourdes,  sa  main  insensible  ! 
Oh f  s'il  eût  pu  du  moins  se  ranimer  un  instant  pour 
me  voir  et  m'entendre  !  s'il  eût  pu  revivre  assez  pour 
souffrir  d'un  outrage  !  Safaiblesse  nem'eût  point  retenu. 
Que  m'importait  en  effet  d'être  méchant  et  lâche  ? 


V  E>' IÊRE5.  143 

Je  voulais  sa  douleur,  tout  le  reste  n'était  rien  pour 
moi  1 

Dieu  me  refusa  cette  honteuse  joie,  Clerrnont  mou- 
rut à  Savenières  sept  jours  après  Ernestine. 

Sa  mort  me  causa  un  désespoir  sauvage,  mais  sans 
apaiser  ma  colère,  et  ce  fut  peut-être  ce  qui  me  sauva. 
Ma  haine  seule  me  soutenait  ;  c'était  le  dernier  res- 
sort de  mon  être  ;  lui  brisé,  je  n'aurais  plus  été  qu'un 
cadavre  qui  serait  retombé  sur  lui-même. 

Depuis  ma  fatale  découverte,  l'idée  du  suicide  m'était 
plusieurs  fois  venue,  mais  sans  que  je  m'y  arrête 
Ces  désertions    furtives   m'avaient  toujours   déplu, 
moins  par  principe  que  par  instinct.  Trop  de  vitalité 
débordait  en  moi  pour  que  j'acceptasse  une  mort  s 
lutte  et  sans  action.  Je  pouvais  chercher  le  dan 
pour  périr,  mais  non  rn'assassiner   froidement.  Le 
désespoir  même  est  logique  chez  l'être  fort,  et  le 
suicide  m'avait  toujours  paru  un  non-sens. 

Dans  ma  situation,  d'ailleurs,  je  me  fis  un  point 
d'honneur  de  vivre.  Ma  mort  eût  fait  croire  que  je  n'a- 
vais pu  supporter  la  perte  d'Ernestine,  et  mon  sang 
eût  écrit  sur  sa  tombe  une  'épitaphe  glorieuse.  Je  ne 
voulus  point  lui  rendre  cet  hommage  menteur.  Vivre 


144  SCÈNES    DE   LA  VIE    INTIME. 

c'était  protester  contre  sa  mémoire ,  je  voulus  vivre 
pour  prouver  mon  indifférence. 

N'ayant  pu  éviter  la  blessure  ni  la  venger,  j'essayais 
ainsi  de  la  nier.  Comme  tous  ceux  qu'occupe  une  seule 
pensée,  il  me  semblait  que  tout  le  monde  avait  les  yeux 
sur  moi.  Je  voilai  donc  ma  douleur  sous  un  masque  de 
sérénité  ;  mais  comment  ne  pas  exagérer  ce  que  l'on 
feint?  11  eût  fallu  supporter  mes  tortures  sans  me 
plaindre,  je  voulus  les  supporter  en  chantant.  Je  repris 
mes  travaux,  je  reçus  des  visites,  je  me  montrai  partout 
souriant,  désoccupé,  et  étonnant  tous  les  regards  de 
ma  tranquillité  joyeuse. 

Mais  il  me  fut  impossible  de  braver  ainsi  longtemps 
la  douleur  et  l'opinion.  Je  n'atteignais  rien  dans  ces 
combats  à  vide  dont  tous  les  coups  retombaient  sur 
moi-même.  Je  sentis  bientôt  ce  rire  à  fleur  de  lèvres 
s'éteindre,  et  la  colère,  que  j'avais  voulu  refouler  au 
fond  de  mon  cœur,  remonter  comme  une  lave,  J'éprou- 
vai le  besoin  de  décharger  sur  quelque  chose  ce  qu'il  y 
avait  en  moi  d'amertume.  Ne  pouvant  plus  atteindre 
les  personnes,  je  reportai  sur  les  choses  ma  froideur  et 
mes  mépris. 

Le  séjour  de  Savenières  m'était  devenu  insuportable; 
décidé  à  m'en  défaire  et  à  quitter  le  pays,  j'annonçai  un 


SAVENIEKES.  145 

encan  public  de  tout  ce  que  renfermait  le  château,  et 
j'y  assistai  moi-même.  Faut -il  vous  avouer  ces  peti- 
tesses de  la  haine,  Charles  ?  j'éprouvai  une  poignante 
joie  à  fouler  ainsi  aux  pieds  les  souvenirs  de  la  femme 
parjure  et  à  l'insulter  dans  ce  qui  avait  été  à  elle.  Je 
jetai  moi-même  entre  les  mains  sordides  des  juifs  ac- 
courus à  la  vente  toutes  les  saintes  reliques  qui  me  la 
rappelaient  :  parures  de  mariée ,  vêtements  de  bal , 
tout  fut  vendu,  tout  jusqu'aux  oiseaux  qu'elle  nourris- 
sait dans  sa  volière,  jusqu'aux  fleurs  qu'elle  cultivait 
sur  sa  fenêtre.  Ah  1  que  ne  ponvais-je  prendre  aussi  son 
fils  dans  mes  bras,  et  crier  à  ces  gens  : 

—  Qui  veut  l'acheter  ? 

Que  ne  pouvais-je  vendre  mes  souvenirs  avec  ce 
qui  lui  avait  appartenu  ;  vendre  mes  quinze  années 
d'amour,  mes  rêves  de  bonheur,  mes  espérances  insen- 
sées, mes  joies  trompeuses  !  mon  passé  tout  entier,  6 
mon  Dieu  I  qui  voulait  m' acheter  mon  passé  !  Hélas  î 
à  quoi  me  servait  de  dépouiller  mon  temple  domes- 
tique, d'en  renverser  tous  les  autels  et  de  briser  dans 
la  boue  les  signes  de  mon  adoration  ;  je  faisais  vaine- 
ment le  vide  autour  de  moi;  pouvais-je  oublier  la  foi 
perdue  et  la  divinité  profanée? 

Quand  j'eus  épuisé  tous  les  moyens  de  rompre  avec 

13 


14G  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

le  passé,  et  que  mon  indignation  se  fut  satisfaite  autant 
qu'elle  le  pouvait,  je  tombai  dans  un  abattement  pro- 
fond. Cette  demeure  dévastée  réveillait  plus  doulou- 
reusement mes  souvenirs;  chaque  vide  m'y  rappelait 
l'objet  absent  plus  vivement  que  ne  l'eût  fait  sa  pré- 
sence. Je  me  hâtai  d'achever  mes  affaires  afin  de 
pouvoir  quitter  Savenières. 

Enfin  tout  se  termina,  et  je  partis  pour  Angers  où 
une  voiture  m'attendait. 

C'était  un  soir  d'automne  :  l'air  était  froid,  et  le 
ciel  avait  cette  sérénité  sévère  plus  triste  que  le 
brouillard  lui-même.  La  bise  soufflait  dans  les  bois, 
et  des  tourbillons  de  feuilles  mortes  couraient  devant 
mon  cheval  dans  l'avenue  déserte.  Je  me  rappelai  que 
j'avais  déjà  parcouru  le  même  chemin  à  la  même 
époque  de  l'année  et  par  un  temps  à  peu  près  pareil  ; 
mais  alors  je  venais,  le  cœur  palpitant  et  plein  d'es- 
pérances, chercher  à  Savenières  du  repos,  de  l'amour, 
une  femme  et  un  enfant  adorés  !  Cinq  ans  s'étaient 
écoulés,  et  je  reprenais  la  même  route,  le  cœur  à 
jamais  vide  d'espoir,  lassé  de  tout,  veuf  et  sans  fils  ! 
Ainsi  ma  vie  entière,  ma  véritable  vie  avait  duré  seu- 
lement cinq  années!  cinq  années  de  lutte,  d'incerti- 
tude, de  joie  provisoire,  pendant  lesquelles  j'avais 


SAVENIERES,  (17 

toujours  marché  les  yeux  fixés  sur  l'avenir,  et  qui 
avaient  abouti  au  néant  !  Sorti  un  instant  du  monde 
tumultueux  qui  m'avait  ballotté  silongtemps  J'y  rentrais 
donc  encore  malgré  moi,  le  front  plus  chauve  et  l'âme 
plus  vieille  !  Ma  retraite  à  Savenières  n'avait  été  qu'un 
rêve  de  cinq  ans ,  écoulé  entre  deux  tristes  jours 
d'automne  ! 

J'arrêtai  mon  cheval,  et  je  regardai  autour  de  moi 
d'un  œil  désolé.  On  eût  dit  que  Savenières  effeuillait 
aussi  ses  dernières  espérances  et  ses  restes  de  jeu- 
nesse. Les  campagnes  étaient  abandonnées  et  silen- 
cieuses ;  les  grands  arbres  laissaient  pendre  sur  l'ave- 
nue leurs  rameaux  déjà  dépouillés,  et  les  prairies 
inondées  récemment  déroulaient  au  loin  une  verdure 
rare  et  souillée. 

Cette  tristesse  des  lieux,  si  bien  en  harmonie  avec 
la  mienne,  me  toucha  ;  je  m'arrêtai  pour  contempler 
cette  belle  campagne  que  je  ne  devais  plus  revoir,  et 
où  j'avais  poursuivi  tant  de  délicieuses  chimères  !  Un 
attendrissement  profond  descendit  en  moi  à  cette  vue. 
Ma  fermeté  haineuse  se  fondit  comme  un  glaçon  qui 
se  serait  formé  sur  le  cœur,  et  l'orgueil  de  ma  dou- 
leur s'abîma  dans  les  larmes. 

Alors,  tendant  les  bras  vers  cet  Eden  dont  une  Eve 


148  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

m'avait  aussi  chassé ,  je  dis  adieu  aux  bois  où  je 
m'étais  reposé  à  ses  pieds,  adieu  aux  vallées  où  l'en- 
fant poursuivait  des  papillons  tandis  que  je  cueillais 
des  marguerites  pour  elle ,  adieu  aux  fontaines  où 
je  l'avais  fait  boire  dans  ma  main,  adieu  aux  nuages 
que  nous  regardions  ensemble,  adieu  aux  haies  fleu- 
ries, adieu  aux  oiseaux,  adieu  à  tout  ce  qu'elle  avait 
aimé  et  que  j'avais  aimé  à  cause  d'elle  !  Puis,  jetant 
un  dernier  regard  sur  ces  lieux  où  j'avais  tant  souffert, 
tant  espéré  et  dont  je  ne  gardais  rien ,  je  pensai 
en  pleurant  combien  était  heureux  celui  qui  pouvait, 
comme  Énée  sauvant  ses  dieux  des  flammes  de  Troie, 
emporter  son  passé  dans  les  bras  à  travers  les  ruines 
de  sa  destinée. 


UNE  ÉTRANGÈRE, 


i. 


Parmi  les  petites  villes  que  Ton  rencontre  presque 
à  chaque  pas  dans  la  Bretagne  comme  témoignage  de 
la  civilisation  et  de  l'importance  primitive  du  vieux 
duché,  il  n'en  est  point  dont  l'aspect  soit  à  la  fois  plus 
coquet,  plus  paisible  et  plus  doux  que  Kemperlé.  Née 
d'une  abbaye,  cette  gracieuse  bourgade  semble  avoir 
conservé  la  sérénité  du  cloître.  Seulement,  les  cellules 
se  sont  insensiblement  transformées  en  maisonnettes 
riantes  où  chaque  famille  vit  à  part,  d'une  existence 
silencieuse  et  murée. 

Dans  les  grandes  villes,  la  nécessité  de  réunir  plu- 
sieurs ménages  sous  le  même  toit  a  nécessairement 
établi  entre  eux  une  communauté  d'habitudes.  A  force 
de  se  rencontrer  dans  le  même  escalier,  on  arrive  à  se 

13* 


150  SCENES    DE    LA    VïE    INTIME. 

connaitre  au  moins  de  visage  ;  on  cesse  d'être  une 
gêne  l'un  pour  l'autre;  le  voisin  devient  le  témoin 
d'une  partie  de  nos  actions,  une  chose  du  logis  à  la- 
quelle nous  ne  prenons  plus  garde.  Mais  dans  les 
petites  villes,  l'isolement  crée  à  la  longue  une  sorte  de 
monotonie,  de  mystère,  qui  descend  aux  actes  les  plus 
vulgaires  de  la  vie.  L'idée  qu'on  est  vu  suffit  pour  tout 
empoisonner.  Le  regard  du  voisin  est  une  véritable 
épée  de  Damoclès  qui  empêche  de  manger,  de  rire,  de 
marcher.  Aussi  rien  ne  coûte -t-il  pour  y  échapper; 
on  élève  les  murs,  on  double  les  jalousies,  on  dépolit 
les  vitres  ;  chacun  semble  uniquement  occupé  de  se 
cacher  ;  on  dirait  une  population  de  faux  monnayeurs  ! 

Or,  la  curiosité  croît  nécessairement  en  proportion 
des  difficultés  qu'elle  trouve  à  se  satisfaire.  Moins  on 
veut  être  vu,  plus  on  désire  voir,  et  comme  la  surveil- 
lance la  plus  patiente  est  souvent  mise  en  défaut,  on 
devine  ce  qu'on  n'a  pu  découvrir,  on  invente  ce  qu'on 
n'a  pu  deviner  ;  l'oisiveté  se  met  au  service  de  la  mal- 
veillance. De  là  cette  méchanceté  traditionnelle  des 
petites  villes  où,  faute  d'avoir  autre  chose  à  faire,  l'on 
égorge  tranquillement  une  réputation  entre  chaque 
repas. 

C'était  sans  doute  pour  échapper  à  cet  espionnage 


UNE    ÉTRANGÈRE.  151 

de  tous  les  instants  que  madame  veuve  Desbarres  oc- 
cupait, dans  le  quartier  le  plus  solitaire  de  Kemperlé, 
une  maison  entre  cour  et  jardin,  fortifiée  contre  les 
tentatives  des  curieux  avec  autant  de  soins  qu'un 
manoir  du  moyen-âge  aurait  pu  l'être  contre  les  atta- 
ques des  routiers.  Une  haute  muraille  à  chaperons 
hérissés  de  verre  enceignait  toute  la  propriété  et  ne 
laissait  paraître  que  le  toit  du  logis.  Le  grand  portail  à 
claires-voies,  qui  ouvrait  autrefois  une  percée  sur  la 
cour,  avait  été  soigneusement  garni  de  planches,  et 
Ton  entrait  maintenant  par  une  petite  porte  à  guichet 
que  les  habitués  seuls  savaient  ouvrir.  Les  fenêtres 
du  rez-de-chaussée  étaient  en  outre  défendues,  jus- 
qu'au tiers  de  leur  hauteur,  par  des  persiennes  fixes, 
et  les  croisées  des  autres  étages  avaient  toutes  de 
petits  rideaux  d'une  mousseline  épaisse,  collés  aux 
vitres  de  manière  à  ne  laisser  rien  voir  du  dehors. 

Quant  aux  voisins,  madame  Desbarres  n'en  avait 
point  à  craindre.  Elle  avait  soutenu  deux  procès,  l'un 
pour  faire  condamner  les  seules  ouvertures  qui  eussent 
vue  sur  son  jardin,  l'autre  pour  obtenir  l'exhausse- 
ment d'un  mur  mitoyen,  et  elle  les  avait  gagnés  tous 
deux  en  première  instance  et  en  appel. 

Nul,  du  reste,  ne  s'en  était  étonné,  car  madame 


152  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Desbarres  passait  à  Kemperlé  pour  une  femme  enten- 
due en  affaires  et  à  qui  tout  réussissait.  L'opinion  pu- 
blique attribuait  même  à  son  influence  la  meilleure 
partie  de  la  fortune  acquise  dans  le  commerce  par  feu 
M.  Desbarres.  La  vérité  était  que  celui-ci  avait  seul 
conçu  et  conduit  les  opérations  dans  lesquelles  il 
s'était  enrichi  ;  mais  timide  et  silencieux,  il  avait  laissé 
tout  l'honneur  de  son  habileté  retourner  à  madame 
Desbarres.  Ce  qu'il  faisait  tout  bas,  elle  le  disait  tout 
haut,  et,  une  fois  le  succès  obtenu,  on  attribuait  à  elle 
seule  Tidée  de  l'entreprise  parce  qu'elle  avait  été  la 
seule  à  en  parler.  Elle-même  finit  par  se  le  persuader. 
Nature  dominatrice  et  absorbante,  elle  s'était  insensi- 
blement accoutumée  à  regarder  son  mari  comme  un 
serviteur  dont  le  travail  lui  apppartenait.  Elle  s'empa- 
rait des  projets  de  M.  Desbarres  aussitôt  qu'il  les  lui 
avait  communiqués,  exigeait  à  grand  bruit  leur  exé- 
cution, comme  si  l'initiative  fût  venue  d'elle,  la  résis- 
tance de  lui ,  et  triomphait  publiquement  après  la 
réussite,  en  répétant  quelle  F  avait  bien  prédit. 

Tout  autre  que  l'honnête  marchand  de  bois  se  fût 
révolté  contre  cette  espèce  de  confiscation  de  sa  per- 
sonnalité ;  mais  lui,  il  y  avait  été  préparé  de  longue 
main.  Né  d'une  famille  dans  laquelle  s'étaient  produits 


UNE    ÉTRANGÈRE.  153 

autrefois  plusieurs  cas  d'aliénation  mentale,  il  avait, 
pour  ainsi  dire,  grandi  sous  le  poids  de  ce  passé.  Dès 
son  enfance,  on  s'était  étudié  à  lui  persuader  qu'il  ne 
pouvait  prétendre  à  se  conduire  seul.  Au  moindre  élan 
de  jeunesse,  il  voyait  tout  le  monde  pâlir  comme  si 
l'on  eût  aperçu  les  symptômes  du  mal  héréditaire.  On 
cherchait  à  l'apaiser,  à  l'engourdir,  en  redoublant 
autour  de  lui  le  calme  et  le  demi-jour.  Cette  éducation 
eut  nécessairement  pour  résultat  d'énerver  une  vo- 
lonté qui  eût  demandé,  au  contraire,  à  être  fortifiée 
par  l'exercice.  Celle  de  l'enfant  eut  le  sort  de  ces 
membres  toujours  emprisonnés  et  soutenus  qui  ne 
peuvent  se  développer.  Il  arriva  à  l'âge  d'homme, 
habitué  à  ne  sentir  que  sauf  approbation  et  à  n'exé- 
cuter que  sous  la  responsabilité  des  autres.  Le  manie- 
ment des  affaires  eût  pu  modifier  à  la  longue  cette 
nature;  mais,  marié  jeune,  il  passa  de  a  tutelle  de  sa 
mère  sous  celle  de  sa  femme,  et  acheva  ainsi  de 
s'annuler. 

Du  reste,  ce  qui  eût  été  un  joug  pour  tout  autre  ne 
lui  sembla,  à  lui,  qu'un  point  d'appui.  Madame  Des- 
barres possédait  précisément  au  plus  haut  degré  la 
qualité  qui  lui  manquait,  une  volonté  confiante.  Ce 
qu'elle  avait  commencé,  elle  le  continuait  et  l'achevait 


154  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

avec  cette  persistance  aveugle  des  esprits  bornés  qui 
ont  la  vue  trop  courte  pour  voir  les  obstacles,  et  arri- 
vent souvent  parce  qu'ils  ne  les  ont  pas  vus.  Son  mari 
comprit  de  quels  secours  pouvait  être  pour  lui  un  pa- 
reil caractère.  Heureux,  dans  sa  timidité,  de  n'avoir 
point  à  faire  acte  d'existence,  il  s'effaça  derrière  ma- 
dame Desbarres,  et  se  laissa  emporter  dans  sa  des- 
tinée comme  dans  un  char  ami  que  Ton  n'a  point 
l'embarras  de  conduire.  Tout  entier  à  son  commerce, 
il  ne  faisait  rien  qu'au  nom  de  son  mentor,  et  avait 
le  plaisir  de  l'action  sans  en  avoir  la  responsabi- 
lité. 

Sa  vie  s'écoula  ainsi  dans  une  tranquillité  occupée. 
Il  ne  sentait  point  les  chaînes  de  sa  servitude  volon- 
taire, il  ne  haïssait  rien,  il  ne  demandait  rien  j  il  se 
laissait  simplement  être  heureux,  et  lorsque  vint  pour 
lui  l'heure  de  la  mort,  il  put  regretter  la  terre  où  son 
humble  place  lui  avait  été  douce  parce  qu'il  l'avait 
acceptée  sans  révolte. 

11  laissait  un  fils  sur  lequel  madame  Desbarres  re- 
porta toute  son  affection,  c'est  -à-dire  toute  son  auto- 
rité ;  mais  Sulpice  n'accepta  qu'avec  répugnance  cet 
héritage  de  soumission.  Quelques  gouttes  du  sang  de 
sa  mère  réchauffaient  ses  veines.  Défiant  et  indécis 


CNE    ETRANGERE.  155 

comme  son  père,  il  avait,  de  plus  que  lui,  la  honte  de 
cette  indécision  et  de  cette  défiance.  Il  faisait  effort 
pour  les  combattre  -,  il  s'exerçait  à  la  fermeté  ;  il  es- 
sayait, par  instants,  de  repousser  la  domination  que 
Ton  voulait  lui  faire  subir  ;  mais  l'emportement  avec 
lequel  il  engageait  toujours  la  lutte  le  faisait  ressem- 
bler à  ces  poltrons  qui  crient  bien  haut  pour  s'exciter 
eux-mêmes  au  courage.  Au  fond  de  toutes  ces  insur- 
rections on  sentait  clairement  la  faiblesse  impatiente , 
douloureuse,  indignée,  mais  incapable  de  résister  long- 
temps. 

Madame  Desbarres  ne  s'y  trompa  point.  Sûre  de 
dompter  ces  fougues  de  jeune  coursier,  elle  n'y  ré- 
pondit qu'en  serrant  le  frein,  et  Sulpice,  qui  vit  que 
ses  révoltes  n'aboutissaient  jamais  qu'à  d'humiliantes 
capitulations,  devint  plus  circonspect. 

Cependant  les  débats  entre  la  mère  et  le  fils  se  re- 
nouvelaient par  intervalles  et  furent  connus.  On  com- 
mença à  parler  dans  la  ville  des  folles  désobéissances 
de  ce  dernier,  de  ses  caprices,  de  ses  goûts  bizarres. 
Snlpice  vivait,  en  effet,  d'une  manière  étrange  pour 
Kemperlé.  Il  ne  fréquentait  aucun  des  jeunes  gens  de 
son  âge,  ne  visitait  personne,  et  partageait  ses  jour- 
nées entre  le  bureau  de  la  mairie  (où  sa  mère  avait 


156  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

exigé  qu'il  travaillât,)  de  longues  promenades  solitaires 
dans  la  campagne  et  des  lectures  sous  les  arbres.  Le 
bruit  se  répandit  même  qu'on  l'avait  vu  des  tablettes 
à  la  main  dans  les  sapinières  de  Kermor,  et  qu'il  com- 
posait un  poème  !  A  cette  nouvelle,  les  vieilles  gens 
échangèrent  des  regards  et  répétèrent  d'un  air  pro- 
fond :  —  que  les  Desbarres  avaient  toujours  eu  la  tête 
faible. 

Au  milieu  de  ce  blâme  universel,  un  homme  pour- 
tant essayait  de  défendre  Sulpice,  et  semblait  n'avoir 
point  perdu  toute  espérance  pour  son  avenir  ;  c'était  le 
secrétaire  de  la  mairie,  Honoré  Vallin,  ancien  ami  de 
la  veuve  Desbarres  dont  il  faisait  la  partie  de  piquet 
tous  les  soirs,  et  chez  laquelle  il  soupait  tous  les  mer- 
credis depuis  vingt  ans  ;  car,  en  province,  tout  se  régu- 
larise, et  l'on  fonde  un  souper  comme  ailleurs  une 
rente,  à  perpétuité  !  Or,  selon  M.  Yallin,  les  bizarre- 
ries de  conduite  de  Sulpice  ne  tenaient  qu'à  l'isole- 
ment, et  le  seul  remède  qui  pût  l'en  guérir  était  le 
mariage.  Si  Desbarres  aimait  tant  à  parcourir  les  bois, 
s'il  perdait  son  temps  à  apprendre  des  vers,  s'il  ne 
voyait  personne,  c'est  que  rien  ne  l'empêchait  de  sui- 
vre ses  goûts  en  toute  chose.  Une  femme  devait  né- 
cessairent  lui  faire  perdre  cette  dangereuse  habitude. 


ÏNE    ETRANGERE.  157 

Avec  une  femme,  Sulpice  serait  obligé  de  se  promener 
dans  les  rues,  de  ne  lire  que  le  journal,  de  faire  des 
visites,  de  vivre  enfin  comme  un  homme  raisonnable. 
Là  était  pour  lui  le  seul  moyen  de  salut.  Quant  à  la 
personne  dont  on  devait  faire  choix  pour  lui,  M.  Vallin 
la  savait  par  cœur.  Il  fallait  une  jeune  fille  du  pays, 
dont  on  connût  la  famille,  les  antécédents,  le  caractère. 
Il  ne  disait  rien  de  la  dot,  par  plusieurs  raisons  qu'il 
s1  abstenait  de  développer  et  qu'il  prétendait  résumer 
dans  cet  axiome  sentimental  à  l'usage  des  refrains  de 
romances  : 

L'argent  ne  vaut  pas  le  bonheur  ! 
Mais  il  déclarait  important  qu'elle  fût  jolie,  vive,  en- 
tendue, capable  enfin  d'arracher  le  jeune  homme  à  ses 
rêveries  et  de  le  pousser  en  avant. 

L'honnête  fonctionnaire  municipal  eût  pu  ajouter 
que  ce  portrait  était,  de  tous  points,  celui  de  sa  nièce, 
mademoiselle  Henriette  Riollet,  petite  brune  à  qui  son 
nez  retroussé,  son  œil  rond  et  ses  lèvres  vermeilles 
avaient  fait  une  réputation  d'esprit  qu'elle  tâchait  de 
soutenir  en  riant  à  tout  sans  jamais  répondre  à  rien. 
Elle  avait  été  élevée  par  M.  Vallin,  qui,  pendant  qu'elle 
était  enfant,  n'avait  cessé  de  se  plaindre  de  son  indoci- 
lité, de  son  ignorance,  de  sa  tyrannie  ;  mais  par  un 

li 


158  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

prodige  étrange  et  pourtant  ordinaire,  l'âge  nubile  avait 
subitement  transformé  tous  ces  défauts  en  vertus  i 
L'indocilité  s'appelait  maintenant  de  l'indépendance, 
l'ignorance  de  la  simplicité,  la  tyrannie  de  la  force 
d'esprit  ;  le  démon  était  enfin  devenu  un  ange  !  un 
ange  à  marier  ! 

Henriette  soupait  tous  les  mercredis  avec  son  oncle 
chez  madame  Desbarres,  et  y  voyait  Sulpice.  Ces 
rencontres  fréquentes  avaient  établi  entre  les  deux 
jeunes  gens  une  familiarité  précoce  qui,  loin  de  con- 
duire à  une  intimité  plus  tendre  y  met  presque  tou- 
jours obstacle.  Ils  pouvaient  se  voir  à  loisir,  se  parler 
à  toute  heure,  s'aimer  sans  contrainte  ;  aussi  n'y  pen- 
sèrent-ils pas.  Chacun  d'eux  d'ailleurs  regardait  à  un 
point  différent  de  l'horizon .  Tandis  que  Sulpice  mar- 
chait ivre  et  éperdu  au  milieu  des  fantômes  de  la  jeu- 
nesse, comme  le  dieu  de  Berecinthe  au  milieu  de  son 
cortège  échevelé,  Henriette  ne  sortait  point  de  ce  cer- 
cle de  petits  intérêts,  de  maigres  vanités  et  de  puérils 
plaisirs,  qui  occupent  les  existences  vulgaires.  Celui-là 
cherchait  le  fil  d'or  dans  la  magique  quenouille  des 
fées,  celle-ci  brodait  point  par  point,  le  grossier  canevas 
de  la  réalité.  Le  moyen  qu'ils  pussent  se  rencontrer  et 
se  plaire  ?  Henriette  ne  comprenait  rien  aux  sauvage- 


UNE     ÉTRANGÈRE.  159 

ries  de  Sulpice,  à  ses  enthousiasmes,  à  ses  abatte- 
ments ;  tout  ce  qu'elle  avait  remarqué  de  lui,  c'est 
qu'il  se  montrait  moins  aimable  que  la  plupart  des 
jeunes  gens  de  son  âge. 

Mais  c'était  surtout  lorsque  la  jeune  fille  le  com- 
parait à  son  cousin  Alexandre  Béfort,  qu'elle  demeu- 
rait frappée  de  son  infériorité.  A  la  vérité,  Alexandre 
était  le  héros  de  la  fashion  kemperloise.  Il  avait 
trente  ans,  une  figure  passable,  une  fortune  suffi- 
sante, et  se  faisait  habiller  à  Paris.  C'était,  de  plus, 
un  de  ces  hommes  doués  d'une  aptitude  générale, 
parce  qu'ils  n'en  ont  pas  de  particulière,  et  qui  ac- 
quièrent, presque  sans  peine,  les  rudiments  de  toute 
chose  ;  espèce  de  princes  de  la  médiocrité  auxquels 
appartiennent  les  royautés  infimes  de  l'art  ou  de  la 
mode,  et  dont  l'empire  ne  dépasse  point  les  bureaux 
d'octroi  de  leur  commune.  Alexandre  savait  chasser, 
danser,  monter  à  cheval,  chanter  la  romance,  jouer 
des  charades  ;  il  avait  eu  quelques  duels  heureux  et 
plusieurs  aventures  scandaleuses  :  c'était,  en  un  mot, 
le  Ducrou,  le  Garât,  le  Saint-George  et  le  Lovelace  de 
Kemperlé. 

Les  mères  de  famille  le  traitaient  bien  de  mauvais 
sujet,  mais  les  jeunes  filles  ramenaient  toujours  son 


160  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

nom  dans  leurs  entretiens.  Elles  s'informaient  de  ce 
qu'il  avait  fait,  de  ce  qu'il  avait  dit.  Lorsqu'il  parais- 
sait dans  la  rue  on  criait  :  —  e  C'est  lui  !  »  et  toutes 
les  aiguilles  demeuraient  en  l'air,  toutes  les  têtes  s'a- 
vançaient à  la  fenêtre  pour  le  voir  passer.  Henriette 
avait  d'autant  moins  pu  échapper  à  cette  préoccupa  - 
tion  générale,  qu'elle  était  parente  de  Béfort,  et  que 
cette  parenté  lui  valait  une  sorte  de  reflet  de  célébrité. 
On  disait  à  Kemperlé  :  —  C'est  la  cousine  de  M.  Alexan- 
dre, du  ton  que  prit  autrefois  le  commissaire  de  la  Cité 
pour  dire  à  Piron  qu'il  était  frère  de  l'auteur  de 
Manlius. 

Malheureusement  la  jeune  fille  voyait  rarement  son 
cousin.  M.  Vallin,  qui  le  soupçonnait  de  vouloir  plaire 
à  sa  nièce ,  et  qui  avait  mille  motifs  pour  préférer 
l'alliance  des  Desbarres,  n'avait  jamais  encouragé  ses 
visites,  si  bien  que  Henriette  était  réduite  à  parler 
d'Alexandre,  quand  elle  le  pouvait,  avec  ses  amies,  et 
à  y  penser  lorsqu'elle  était  seule. 

Elle  se  trouvait  précisément  dans  ce  dernier  cas  au 
moment  où  commence  notre  récit.  Assise  sous  une 
des  tonnelles  de  madame  Desbarres,  d'où  elle  aperce- 
vait les  toits  du  pavillon  habité  par  son  cousin,  elle 
repassait  dans  son  souvenir  tout  ce  qu'il  lui  avait  dit 


UNE     ÉTRANGÈRE-  161 

à  sa  dernière  visite,  lorsqu'un  grincement  de  cordes  à 

harmonie  douteuse  retentit  dans  le  jardin  voisin  : 

c'était  un  prélude  de  guitare.  Henriette  releva  la  tète, 

prêta  l'oreille,  et  bientôt  la  voix  d'Alexandre  lui-même 

se  fit  entendre. 

Il  chantait  une  romance  nouvelle  qui  passait  pour  le 

chef-d'œuvre  du  moment. 

Adieu,  couronnes  de  la  gloire, 

Fracas  des  camps  chers  aux  guerriers  ; 

Adieu,  déesses  de  mémoire, 

Je  ne  veux  plus  de  vos  lauriers. 

Je  ne  veux  plus  de  vos  lauriers!... 

Ici  la  guitare  continua  seule  deux  mesures  d'accom- 
pagnement, comme  pour  appuyer  le  congé  donné  par 
le  chanteur  à  toutes  les  vanités  martiales  -,  puis  la  voix 

reprit  : 

Au  son  bruyant  de  la  trompette, 

l'accompagnement  de  guitare  imita  le  son  de  la  trom- 
pette, 

Au  bruit  terrible  du  canon, 
un  gros  mi  retentit  tout  seul  pour  reproduire  le  bruit 
de  l'artillerie, 

Je  préfère  tendre  musette, 
la  guitare  devint  champêtre  comme  un  galoubet, 

Et  le  tambourin  du  vallon. 


162  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

La  guitare  joua  du  tambourin  et  termina  l'air  par  trois 
magnifiques  accords  en  arpèges. 

Henriette,  ravie,  ne  put  s'empêcher  de  battre  des 
mains. 

A  cet  applaudissement  inattendu,  l'instrument,  qui 

avait  repris  le  prélude  du  second  couplet,  s'arrêta 
court. 

—  Comment  !  vous  m'écoutiez ,  ma  voisine  ?  de- 
manda Alexandre  de  l'autre  côté  du  mur. 

La  jeune  fille  comprit  que  son  cousin  la  prenait  pour 
la  veuve,  et,  voulant  entretenir  l'erreur,  elle  répondit 
par  un  :  —  Oui,  de  sa  plus  grosse  voix  ;  mais  Béfort 
reconnut  sans  peine  la  supercherie. 

—  Ce  n'est  pas  madame  Desbarres  !  s'écria-t-il. 
Henriette  ne  répondit  que  par  un  éclat  de  rire  com- 
primé. 

—  Pardieu!  je  saurai  qui  se  moque  de  moi,  reprit 
le  chanteur. 

Il  y  eut  une  pause.  La  jeune  fille,  rassurée  par  le 
mur,  prêtait  l'oreille  en  continuant  à  rire  tout  bas. 
Elle  entendit  d'abord  un  bruit  de  pas,  puis  un  froisse- 
ment d'espalier,  enfin  l'extrémité  d'une  échelle  se 
montra  au-dessus  du  chaperon  mitoyen,  et,  presqu'au 
même  instant,  Alexandre  lui-même  parut  au  milieu 


UNE    ÉTRANGÈRE.  1G3 

des  pampres  de  la  vigne,  en  habit  d'été,  en  chapeau 
de  paille,  le  col  rabattu  et  la  guitare  à  la  main.  On 
eût  dit  un  Collin  du  temps  de  l'empire  faisant  son  en- 
trée dans  un  opéra  de  Paul  et  Virginie. 

Henriette,  éblouie  de  cette  apparition  galante,  poussa 
une  exclamation  de  surprise. 

—  Quoi  !  c'est  vous,  ma  cousine  ?  s'écria  Béfort  en 
saluant  ;  je  ne  croyais  pas  avoir  un  si  charmant  au- 
diteur ! 

Henriette  rit  et  rougit. 

—  Et  si  je  ne  me  suis  trompé,  reprit  le  jeune 
homme,  vous  avez  même  applaudi  ! . . . 

—  Cette  romance  est  si  jolie  !  fit  observer  la  cousine. 

—  Désirez-vous  l'entendre  de  plus  près  ?  demanda 
Alexandre  en  posant  le  pied  sur  la  crête  du  mur. 

—  Non,  non!  vous  allez  tomber!  s'écria  la  jeune 
fille. 

—  Ne  craignez  rien. 

—  Je  vous  en  prie,  ne  descendez  pas  -,  madame  Des- 
barres se  fâcherait... 

—  Et  elle  aurait  raison,  interrompit  un  nouvel  inter- 
locuteur. 

Henriette  se  détourna  et  parut  déconcertée  en  re- 
connaissant son  oncle, 


16i  SCENES    DE     LA    YIE    INTIME. 

—  Tiens!  c'est  le  cousin,  dit  Béfort,  qui  ne  se 
dérangea  point;  comment  cela  va-t-il,  papa  Vallin? 

—  Mais  comme  vous  voyez,  monsieur,  répondit  le 
fonctionnaire  municipal  d'un  ton  gourmé  en  appuyant 
sur  le  dernier  mot. 

Le  jeune  homme  ne  parut  point  y  prendre  garde. 

—  Parbleu.,  vous  arrivez  à  propos,  reprit-iL 

—  C'est  ce  que  je  vois,  répliqua  Vallin,  qui  lança 
à  sa  nièce  un  regard  sévère. 

—  Maintenant,  je  puis  escalader  la  muraille. 

—  Comment! 

—  Dès  que  vous  êtes  là,  il  n'y  a  plus  d'inconve- 
nance; vous  serez  censé  m'avoir  invité  à  visiter  le 
jardin  de  madame  Desbarres. 

—  Je  n'ai  point  l'habitude  de  faire  les  honneurs 
chez  les  autres,  répliqua  Vallin  d'un  ton  sec;  l'heure 
de  la  promenade  est  d'ailleurs  passée. 

Et  s'adressant  à  sa  nièce  qui  faisait  tourner  son 
dé  au  bout  de  ses  ciseaux  pour  se  donner  une  con- 
tenance : 

—  Je  suis  étonné  que  vous  n'ayez  pas  entendu  ma- 
dame Desbarres  vous  appeler,  continua-t-il;  vous  étiez 
sans  doute  trop  occupée?... 

Henriette   voulut  s'excuser  ;  il  l'interrompit  d'un 


UNE    ÉTRANGÈRE.  165 

ton  absolu,  et  lui  ordonna  de  rentrer  à  la  maison.  La 
jeune  fille,  naturellement  peu  soumise,  allait  répliquer  ; 
mais  se  rappelant  à  temps  le  principe  d'éducation  qui 
ordonne  l'obéissance  devant  les  jeunes  gens  à  marier, 
elle  prit  une  attitude  de  victime  résignée,  ramassa  sa 
broderie,  et  se  retira  la  tête  basse* 

Lorsqu'elle  fut  partie,  Alexandre  se  pencha  vers 
l'oncle,  qui  était  demeuré  debout  à  la  même  place. 

—  Est-ce  à  madame  Desbarres  ou  à  son  fils  que 
vous  l'envoyez,  cousin?  demanda-t-il  ironiquement. 

—  Comment  !  à  son  fils  !  répéta  le  secrétaire  d'un 
air  qu'il  tâcha  de  rendre  surpris,  et  qui  n'était  que 
contrarié. 

—  Ne  faites  donc  pas  l'ignorant,  reprit  Béfort,  tout 
le  monde  sait  que  vous  en  voulez  aux  douze  mille  li- 
vres de  rentes  de  la  veuve. 

—  Moi! 

—  Et  que  vous  élevez  Sulpice  à  la  brochette  pour 
votre  nièce. 

—  Allons,  interrompit  Vallin,  qui  s'efforça  de  rire  , 
c'est  encore  une  de  vos  suppositions  bouffonnes. 

—  Dites  mortifiantes  ï 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  j'avais  moi-même  des  intentions. 


166  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Vous  !  reprit  le  vieux  commis  avec  une  inquié- 
tude mal  déguisée  -,  laissez  donc ,  vaurien,  on  vous 
connaît.  Le  diable  n'est  pas  encore  assez  vieux  pour 
se  faire  ermite.  Eh  !  eh  !  eh!  D'ailleurs,  quand  le  goût 
du  mariage  vous  viendra,  ce  ne  sera  pas  pour  épouser 
une  petite  fille  sans  dot  5  vous  vous  adresserez  aux 
plus  riches  héritières  de  l'arrondissement ,  et  vous 
savez  bien  qu'aucune  ne  vous  refusera. 

—  Peut-être,  dit  Alexandre  d'un  ton  d'indifférence 
magnifiquement  impertinent  ;  mais  ma  cousine  a  des 
yeux  si  vifs  ! 

—  Et  l'humeur  donc  !  Ah  !  je  ne  conseille  pas  à  son 
mari  d'avoir  une  volonté. 

—  Et  c'est  pour  cela  que  vous  la  destinez  au  jeune 
Desbarres. 

—  Mon  Dieu!  je  vous  répète  que  je  n'y  pense  pas 
plus  que  lui. 

—  Pour  lui,  je  crois  que  vous  avez  raison,  dit  Bé- 
fort  ;  il  est  occupé  ailleurs. 

—  Qui?  Sulpice  !  Allons  donc 5  c'est  un  sauvage  qui 
passe  sa  vie  dans  les  bois. 

—  Surtout  dans  ceux  de  Kermor, 

.  —  Parce  qu'ils  appartiennent  à  sa  mère, 

—  Et  parce  que  madame  de  Révol  habite  le  manoir. 


UNE    ÉTRANGÈRE.  167 

—  L'étrangère?  Mais  Sulpice  ne  la  connaît  pas. 

—  Hier  encore  il  était  chez  elle. 

—  C'est  impossible  ! 

—  Je  l'ai  vu  sortir,  reconduit  par  la  Parisienne,  et 
le  petit  pâtre  de  la  ferme  ma  dit  qu'il  allait  tous  les 
jours  au  manoir» 

Vallin  dressa  la  tête  et  regarda  le  jeune  homme  en  face. 

—  Vous  ne  plaisantez  pas,  au  moins,,  Alexandre  ? 
dit-il  avec  une  sorte  d'effroi. 

—Ce  serait  une  plaisanterie  bien  fade,  objectaBéfort. 

—  Mais  comment  Sulpice  connaît-il  cette  femme? 
pourquoi  n'avoir  rien  dit  de  ses  visites  ? 

—  C'est  ce  que  vous  pouvez  lui  demander.  Du 
reste,  que  vous  importe,  puisque  vous  n'avez  aucun 
projet  pour  votre  nièce? 

—  C'est-à-dire...  non,  certainement,  bégaya  Je 
secrétaire-,  aussi  ne  s'agit-il  point  de  moi;  mais  des 
convenances ,  de  l'intérêt  du  jeune  homme.  Car  Dieu 
sait  où  une  pareille  connaissance  pourrait  le  conduire  ! 
Vous  avez  bien  fait  de  m'avertir,  Alexandre,  et  je  vous 
en  remercie...  pour  madame  Desbarres.  Je  vais  m'oe- 
cupper  de  tout  éclaircir. 

A  ces  mots,  M.  Vallin  prit  congé  du  cousin  et  se 
dirigea  vers  la  maison. 


11. 


Le  bureaucrate  trouva  sa  nièce  occupée  à  enve- 
lopper deux  chandelles  dans  des  bobèches  de  papier 
découpé,  tandis  que  madame  Desbarres  comptait  les 
jetons. 

—  Eh  bien!  où  restez-vous  donc,  monsieur  Vallin? 
dit  la  veuve  avec  une  certaine  impatience,  il  est  déjà 
sept  heures  et  quart  ! 

—  Pardon  !  belle  dame,  répliqua  le  secrétaire  préoc- 
cupé ,  je  me  promenais  dans  votre  jardin  ,  et  comme 
je  ne  voyais  point  de  lumière  au  salon... 

—  Parce  qu'on  vous  attendait,  reprit  la  veuve; 
allumez  les  flambeaux,  Henriette,  et  cherchez  le  jeu 
de  piquet. 

—  Un  moment,  cela  me  regarde,  dit  Vallin  en  tirant 


UNE    ÉTRANGÈRE.  169 

de  sa  poche  un  paquet  soigneusement  enveloppé  dans 
un  fragment  de  journal.  Je  suis  entré  au  café  avant  de 
venir... 

—  Et  vous  apportez  des  cartes  neuves? 

—  Qui  n'ont  servi  qu'une  fois;  regardez.  Je  les  ai 
choisies  à  points  roses ,  comme  vous  les  aimez. 

Le  ton  de  madame  Desbarres  se  radoucit. 

—  Eh  bien!  nous  allons  voir  si  elles  me  porteront 
bonheur,  dit-elle.  Avancez  un  fauteuil  à  votre  oncle, 
Henriette,  et  commençons. 

M.  Vallin  posa  sur  la  table  sa  tabatière  d'or,  salua, 
et  s'assit  vis-à-vis  de  la  veuve. 

—  A  qui  sera  première  encartes?  dit  celle-ci,  qui 
avait  coupé  et  montrait  un  huit  de  trèfle. 

—  Madame  doit  être  partout  la  première,  et  c'est 
évidemment  à  moi  de  donner,  reprit  M.  Vallin  en 
s'emparant  des  cartes. 

La  veuve  répondit  à  cette  galanterie  invariablement 
répétée  tous  les  soirs  depuis  vingt  ans,  par  un  sou- 
rire également  invariable,  et  la  partie  commença. 

Les  cartes  ont  l'immense  mérite  d'occuper  sans  faire 
penser.  Avec  elles,  on  s'oublie  dans  un  cercle  d'évo- 
lutions bornées  et  de  sensations  prévues.  Ce  sont 

15 


170  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

toujours  les  mêmes  faits  amenant  les  mêmes  réflexions  5 
toujours  les  mêmes  plaisanteries  excitant  le  même  rire  î 
chacun  a  appris  par  cœur,  avec  les  règles  du  jeu,  tous 
les  traits  d'esprit  qu'il  peut  se  permettre;  les  cartes 
réalisent  enfin  cette  sainte  égalité  qui  force  l'intelli- 
gence et  la  sottise  à  tourner  de  compagnie  dans  la 
roue  d'écureuil  de  la  routine. 

Madame  Desbarres  et  Vallin  étaient  de  trop  anciens 
joueurs  pour  ne  point  connaître,  en  détail,  toutes  les 
ressources  de  conversation  qu'offrent  les  différents  in- 
cidents d'une  partie  de  piquet.  Le  bureaucrate  se 
plaignit  plusieurs  fois  d'être  obligé  de  mettre  son 
cœur  sur  le  carreau,  et  la  veuve  ne  manqua  jamais, 
à  chaque  partie  gagnée,  de  consoler  le  vieux  céliba- 
taire en  lui  rappelant  que  le  malheur  au  jeu  prouvait 
le  bonheur  en  ménage;  enfin  tous  deux  venaient  de  se 
réunir  pour  proclamer  l'axiome  rimé  : 

Qui  a  quinte  et  quatorze  avec  le  point, 
Gagne  la  partie  et  ne  paie  point. 

lorsqu'un  jeune  homme  en  redingote  brune  et  en  cha- 
peau de  paille  fine  ouvrit  doucement  la  porte  du  salon. 
Henriette  leva  les  yeux,  mais  son  visage  ne  trahit  au- 
cune émotion. 


UNE    ÉTRANGÈRE.  171 

—  Qui  vient  là?  demanda  madame  Desbarres,  qui 
tournait  le  dos  à  la  porte. 

—  C'est  M.   Sulpice,   répliqua  la  jeune  fille  en 
rapprochant  tranquillement  l'aiguille  de  son  feston. 

Sulpice  salua  par  leurs  noms  M.  Vallin,  Henriette 
et  madame  Desbarres.  Sa  voix  avait  cette  douceur  un 
peu  chantante  particulière  aux  Bretons,  mais  on  y 
sentait,  en  outre,  une  timidité  d'autant  plus  frappante, 
que  rien  ne  semblait  la  justifier.  La  fatuité  eût  été  plus 
facile  à  comprendre.  La  taille  du  jeune  homme  avait, 
en  effet,  des  proportions  élégantes   et  élevées,  ses 
traits  une  expression  d'intelligence,  et  ses  mouvements 
cette  souplesse  cadencée  qui  est  la  grâce  de  la  vigueur. 
Cependant,  en  étudiant  de  plus  près  ces  riches  appa- 
rences, on  était  pris  de  doute  sur  leur  réalité.  Ces 
membres  arrondis    semblaient    renfermer    plus  de 
lymphe  que  de  sang,  ces  cheveux  d'un  blond  pâle 
révélaient  une  sorte  de  mollesse  maladive,  et  dans  l'œil, 
or  cette  ouverture  qui  laisse  voir  au  dedans ,  »  flottait 
je  ne  sais  quelle  expression  de  volonté  vacillante  qui 
faisait  craindre  que  les  muscles  ne  manquassent  en 
même  temps  à  l'âme  et  au  corps. 

Après  quelques  questions  de  politesse  adressées  à 
Henriette,  il  s'était  assis  près  de  madame  Desbarres 


172  SCENES    DE    LA    VIE   INTIME. 

qui,  tout  en  continuant  la  partie  commencée ,  lui  de- 
manda  [à  quoi  il  avait  employé  sa  soirée.  Soit  qu'il 
ne  crût  nécessaire  d'avoir  égard  à  la  forme  de  la 
question,  soit  qu'il  voulût  l'éluder,  Sulpice  répondit 
qu'il  venait  de  rapporter  chez  le  commissionnaire  les 
livres  que  lui  envoyait  toutes  les  semaines  un  libraire 
de  Lorient.  Madame  Desbarres  hocha  la  tête. 

—  Vous  lisez  beaucoup  trop,  dit-elle,  ce  sont  toutes 
ces  lectures  qui  vous  rendent  sauvage  et  triste.  Est-ce 
qu'un  garçon  de  votre  âge  ne  devrait  pas  mieux  em- 
ployer son  temps  ? 

—  Que  pourrais-je  faire?  demanda  timidement 
Sulpice. 

—  Mais  ce  que  font  les  autres,  vous  promener, 
chasser,  voir  un  peu  le  monde  ;  montrer  enfin  que 
vous  êtes  un  homme  ;  tandis  que  vous  vivez  comme 
un  ours,,  toujours  le  nez  dans  vos  livres!  C'est  se 
rendre  ridicule  à  plaisir. 

—  Et  nuire  à  sa  santé,  ajouta  sérieusement  Vallin. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  malsain  que  les  lectures  prolon- 
gées; le  cerveau  se  fatigue. 

—  Les  digestions  se  font  mal,  ajouta  madame  Des- 
barres.     ' 

-—  Voyez  plutôt  comme  les  gens  de  la  campagne, 


UNE    ÉTRANGÈRE.  17 

qui    ne  savent  ni  lire  ni  écrire,  se  portent  bien 

—  Oui,  oui,  reprit  la  veuve  d'un  air  profond,  si  le 
gouvernement  faisait  son  devoir,  il  ne  permettrait  point 
l'établissement  de  ces  cabinets  litéraires. 

—  D'autant  plus  qu'ils  excitent  à  lire  comme  les 
cabarets  excitent  à  boire,  ajouta  spirituellement  le  bu- 
reaucrate. 

—  Et  quels  livres  encore? 

—  Des  romans  sur  l'histoire  d'Ecosse. 

—  Par  un  auteur  dont  on  ne  peut  pas  prononcer  le 
nom. 

—  Walter-Scott. 

7-  Tout  juste  ;  comme  ce  doit  être  amusant  î 

—  C'est  de  mode  à  Paris,  madame. 

—  Ah  !  comme  vous  dites,  monsieur  Vallin  !  On  a 
cette  manie  maintenant  ;  il  faut  que  tout  vienne  de 
Paris,  les  chapeaux,  les  gants,  les  chaussures. 

—  Et  même  les  héroïnes  de  roman. 

—  Comment,  les  héroïnes  ? 

—  Avez-vous  déjà  oublié  votre  belle  locataire  de 
Kermor  ; 

—  Ah  !  r étrangère  ? 

—  Madame  Lia  de  Révol,  dit  Vallin  en  jetant  un 

regard  vers  Sulpice  qui  s'était  troublé. 

15* 


174  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  C'est  cela  !  reprit  la  veuve,  Lia,  encore  un  nom 
que  je  ne  puis  retenir. 

—  Il  est  effectivement  aussi  extraordinaire  que  celle 
qui  le  porte  5  savez-vous  à  quoi  elle  passe  son  temps 
à  Kermor? 

—  Non. 

—  jJL.se  promener  nu-tête  dans  les  bois,  et  à  tra- 
verser la  petite  rivière  à  la  nage. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites?  elle  sait  nager  ! 

—  Et  manier  les  armes  à  feu!  On  l'a  entendue 
tirer  le  pistolet  dans  son  jardin. 

—  Ah  i  mon  Dieu  1  s'écria  madame  Desbarres,  mais 
c'est  donc  une  aventurière! 

—  Pourquoi  cela,  ma  mère?  demanda  Sulpice,  dont 
les  traits  avaient  tour  à  tour  exprimé  l'embarras  et 
l'impatience  pendant  que  Vallin  parlait. 

—  Pourquoi?  répéta  la  veuve,  mais  parce  que  ce 
ne  sont  point  là  les  manières  d'une  personne  bien 
élevée.  A-t-on  jamais  vu  une  femme  qui  se  respecte 
tirer  du  pistolet  et  nager  ? 

—  C'est  comme  votre  ancienne  voisine,  la  marquise 
de  Launay,  ajouta  Vallin. 

—  La  marquise  de  Launay  était  une  femme  perdue, 


UNE    ÉTRANGÈRE .  175 

dit  vivement  Sulpice,  et  rien  n'autorise  à  lui  comparer 
madame  de  Révol. 

—  Parce  que  nous  ne  connaissons  point  sa  vie. 

—  De  quel  droit  la  juger  alors,  et  pourquoi  cette 
ignorance  serait-elle  une  présomption  contre  elle? 
Faut-il  donc  préjuger  le  mal,  et  ne  demander  de  preu- 
ves que  pour  le  bien? 

—  Ah  !  parbleu  !  si  l'on  veut  des  preuves,  il  n'en 
manque  pas,  reprit  Vallin,  il  suffit  de  rapprocher  les 
circonstances.  Qui  connaît  cette  dame  Lia  de  Révol, 
d'abord?  Elle  arrive  ici,  il  y  a  six  mois,  sans  autre 
lettre  d'introduction  qu'un  passeport,  ce  qui  indique 
assez  qu'elle  n'avait  aucun  moyen  de  se  faire  recom- 
mander. Au  lieu  de  prendre  un  logement  à  la  ville, 
chose  d'autant  plus  naturelle  que  je  lui  faisais  offrir 
mon  petit  pavillon  neuf,  elle  va  habiter  la  campagne, 
comme  quelqu'un  qui  se  cache;  elle  ne  parle  à  per- 
sonne de  ce  qui  l'amène,  sans  doute  parce  qu'elle  n'a 
rien  à  leur  dire  de  bon  ;  elle  continue  à  vivre  dans 
l'isolement,  et  repousse  les  avances  que  lui  font  quel- 
ques personnes  plus  bienveillantes  que  sages,,  évidem- 
ment dans  la  crainte  de  se  faire  voir  de  trop  près  ; 
enfin,  elle  affecte  mille  habitudes  bizarres.  On  la  voit 
parcourir  les  prairies  de  Kermor  avec  un  chapeau  de 


176  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

grosse  paille  orné  d'herbes  et  de  coquelicots  ;  elle 
reste  sur  les  grèves  pendant  les  orages,  et  revient 
seule  de  nuit  par  les  bruyères.  Si  ce  ne  sont  point  là 
les  allures  d'une  aventurière,  je  ne  m'y  connais  plus. 
—  C'est-à-dire,  s'écria  Sulpice  avec  une  ironique 
amertume,  que  tout  ce  qui  sort  de  nos  habitudes  bour- 
geoises doit  exciter  le  soupçon  ;  quiconque  ne  vit  point 
comme  nous  et  avec  nous  n'a  droit  à  aucune  estime. 
Nous  interprétons  contre  lui  ses  actions  les  plus  in- 
différentes. S'il  tait  ce  que  nous  voudrions  savoir, 
c'est  qu'il  se  sent  coupable  ;  s'il  nous  fuit,  c'est  qu'il 
se  cache;  s'il  veille  quand  nous  dormons,  c'est  qu'il 
médite  quelque  crime.  Nous  ne  lui  permettons  point 
d'avoir  plus  d'élévation,  plus  de  goût,  plus  de  curiosité 
plus  de  courage  que  nous.  Et  qu'importe  donc  que 
madame  de  Révol  ait  préféré  la  campagne  au  pavillon 
que  vous  vouliez  lui  louer  ;  qu'elle  n'ait  raconté  son 
histoire  à  personne,  qu'elle  aime  les  fleurs  des  champs 
et  les  orages  sur  la  mer  !  Sont-ce  là  des  motifs  suffi- 
sants de  défiance  et  de  mépris?  Quand  les  causes 
vous  échappent ,  pourquoi  les  supposer  honteuses  ? 
Quelle  preuve  avez-vous  que  l'étrangère,  comme  on 
l'appelle,  n'est  point  digne  de  tous  vos  respects,  et 
•  qui  pourrait  citer  un  seul  fait  qui  l'accusât! 


UNE    ÉTRANGÈRE.  177 

Sulpice  s'était  laissé  emporter  à  un  élan  si  impé- 
tueux, que  sa  mère  en  demeura  d'abord  muette  de 
surprise  ;  mais  elle  l'interrompit  enfin  avec  autorité. 

— -  Eh  bien  !  eh  bien  !  oubliez-vous  à  qui  vous  par- 
lez, monsieur?  dit- elle,  que  signifie  ce  ton?..  Préten- 
driez-vous,  par  hasard,  donner  des  leçons  à  M.  Yallm? 

—  Je  ne  donne  point  de  leçon,  ma  mère,  répondit 
le  jeune  homme  d'un  accent  animé,  je  repousse  une 
attaque  injuste. 

—  Et  qui  vous  en  a  chargé  ?  depuis  quand  êtes- 
vous  l'avocat  delà  Parisienne? 

—  Ma  mère... 

—  Il  serait  curieux  de  vous  voir  prendre  le  parti- 
d'une  étrangère  contre  nous. 

—  Mais  ce  n'est  point  contre  vous... 

—  Pardonnez-moi,  monsieur,  je  ne  souffrirai  pas 
que  vous  manquiez  de  respect  aux  amis  de  la  famille, 
M.  Vallin  est  d'âge  à  savoir  ce  qu'il  dit. 

—  Je  n'ai  point  prétendu... 

—  Et  quand  il  exprime  une  opinion,  vous  devez 
garder  le  silence. 

Sulpice  parut  hésiter  un  instant,  puis  se  leva  brus- 
quement, et  étendit  la  main  vers  son  chapeau. 

—  Que  faites-vous?  demanda  madame  Desbarres. 


178  SCENES    DE    LA    VÏE    INTIME. 

—  Je  m'en  vais,  ma  mère,  répondit  le  jeune  homme 
d'une  voix  altérée. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  je  ne  pourrais  me  taire  en  entendant 
insulter  une  femme  absente. 

—  Restez,  monsieur,  je  le  veux,  restez,  vous  dis-je  ! 

Mais  Sulpice  s'élança  hors  du  salon  sans  rien  en- 
tendre. Madame  Desbarres  demeura  à  demi  retournée 
sur  son  fauteuil  immobile  et  stupéfaite. 

—  Il  est  parti,  s'éeria-t-elle  enfin,  en  entendant  la 
porte  se  refermer  avec  violence;  est-ce  bien  possible  ? 
malgré  mon  ordre  ! 

—  J'en  étais  sûr,  murmura  Vallin,  qui  venait  de 
jeter  ses  cartes  sur  la  table. 

—  Sûr  ?  dit  la  veuve  en  le  regardant,  sûr  de  quoi  ? 
Il  porta  mystérieusement  un  doigt  à  ses  lèvres, 

jeta  un  regard  oblique  sur  Henriette,  qui  avait  assisté 
à  toute  cette  scène  sans  quitter  son  feston,  prit  un  des 
flambeaux  d'argent,  et  invitant  d'un  geste  solennel 
madame  Desbarres  à  le  suivre,  il  passa  avec  elle 
dans  la  pièce  voisine. 

Nous  le  laisserons  répéter  à  la  veuve  les  soupçons 
communiqués  par  Alexandre  Béfort,  et  que  semblait 
confirmer  la  singulière  chaleur  avec  laquelle  Sulpice 


UNE    ÉTRANGÈRE.  179 

avait  défendu  V étrangère,  pour  suivre  le  jeune  homme 
dans  la  chambre  où  il  venait  de  se  renfermer. 

Cette  pièce,  située  au  second  étage  et  éclairée  par 
une  seule  fenêtre  ouvrant  sur  le  jardin,  était  encom- 
brée d'objets  disparates  qui  lui  donnaient  un  aspect 
particulier.  C'était  là  que  tous  les  meubles  inutiles, 
incommodes  ou  éclopés  de  la  maison,  trouvaient  suc- 
cessivement leurs  invalides.  On  y  voyait  un  lit  carré 
dépouillé  de  ses  rideaux  en  camayeu,  près  d'un  secré- 
taire du  temps  de  l'empire,  dont  les  rampes  de  cuivre 
avaient  été  arrachées  ;  un  bahut  gothique,  aux  sculp- 
tures écornées,  s'appuyant  sur  une  console  Louis  XV  ; 
des  glaces  troubles,  des  gravures  sans  verres,  des 
chaises  privées  de  leurs  barreaux,  et  deux  tables  à 
marbre  fêlé. 

Mais  au  milieu  de  cet  entassement  de  meubles  divers, 
il  était  facile  de  distinguer  ceux  que  Sulpice  avait 
adoptés  pour  son  usage.  Le  jeune  homme  s'était  fait,, 
pour  ainsi  dire,  une  petite  chambre  dans  la  grande  ;  il 
avait  choisi  pour  cela  le  coin  le  plus  rapproché  de  la 
fenêtre.  Tandis  qu'ailleurs  tout  semblait  poudreux, 
triste,  délabré,  là  tout  était  vie  et  lumière. 

Sous  une  bibliothèque  en  sapin  garnie  de  livres 
sans  reliures,  se  dressait  un  bureau  couvert  de  bro- 


180  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

chures  entassées  et  de  notes  éparses;  un  album  ou- 
vert sur  une  chaise  de  jonc  laissait  voir  une  esquisse 
de  paysage  à  demi-crayonnée  -,  une  flûte  d'ébène  était 
accrochée  au-dessus  d'un  pupitre  chargé  de  musique; 
enfin,  sur  une  petite  table  à  portée  de  la  main  et  du 
regard,  était  posée  une  coupe  en  opale  dans  laquelle 
baignait  une  seule  églantme.  Ce  vase,  dont  l'élégance 
coquette  formait  un  singulier  contraste  avec  le  reste  de 
l'ameublement  avait  sans  doute  un  grand  prix  pour 
Sulpice,  car  il  occupait  seul  la  grande  table  que  l'on 
avait  repoussée  dans  l'encoignure  la  plus  abritée  et 
dont  on  avait  écarté  les  autres  meubles,  afin  d'éviter 
tout  choc.  On  eût  dit  un  objet  sacré  exposé  à  l'adora- 
tion sur  un  autel. 

Après  avoir  vivement  refermé  la  porte  de  sa  cham- 
bre, comme  s'il  eût  craint  d'être  poursuivi,  le  jeune 
homme  s'approcha  du  coin  que  nous  venons  de  décrire, 
qui  seul  était  véritablement  à  lui  dans  cette  espèce  de 
garde-meuble,  et  se  laissa  tomber  sur  le  fauteuil  placé 
devant  le  bureau.  Sa  colère  avait  déjà  fait  place  à  l'a- 
battement. Il  promena  quelque  temps  ses  regards 
avec  une  tristesse  découragée  sur  tout  ce  qui  l'en- 
tourait; mais,  les  arrêtant  enfin  sur  la  coupe  et  sur 
l'églantine,  il  parut  s'émouvoir-,  une  lOgère  rougeur 


UNE    ETRANGERE.  181 

colora  son  visage,  ses  paupières  devinrent  humides, 
ses  lèvres  s'entr'ouvrirent  pour  prononcer  un  nom. 
Enfin,  appuyant  sa  tête  sur  ses  deux  mains,  il  tomba 
dans  une  profonde  rêverie  pendant  laquelle  tout  ce 
qui  lui  était  arrivé  depuis  deux  mois  repassa  succes- 
sivement devant  son  âme  en  images  confuses. 


16 


111- 


L'apparition  d'une  personne  étrangère  dans  une  pe- 
tite ville  n'est  pas  seulement  un  événement  qui  occupe, 
c'est  une  bonne  fortune  pour  toutes  les  malveillances 
oisives  et  affamées.  Quelque  soin  que  l'on  mette  à 
surveiller  ses  voisins,  à  commenter  leurs  paroles,  à 
analyser  leurs  actes,,  c'est  un  sujet  bien  vite  épuisé. 
La  moisson  des  ridicules  et  des  vices  une  fois  faite,  on 
ne  peut  plus  compter  que  sur  quelques  glanes.  On  se 
connaît  d'ailleurs  trop  bien  pour  que  la  malignité  ait 
le  champ  libre;  la  réalité,  que  Ton  coudoie,  arrête 
l'imagination  dans  ses  élans.  Avec  un  étranger,  au  con- 
traire, tout  est  supposable,  tout  est  possible.  La  mé- 
disance prend  son  vol,  comme  le  Satan  deMilton,  dans 


UNE     ÉTRANGÈRE.  183 

les  immensités  de  l'infini.  L'étranger  n'est  connu  de 
personne;  il  n'a,  dans  le  pays,  ni  famille,  ni  intérêts  ; 
sa  réputation  est  une  épave  que  nous  apporte  le  hasard 
et  que  nous  pouvons  dépecer  sans  danger. 

Madame  de  Révol  en  fit  l'épreuve  à  Kemperlé.  Elle 
avait  d'abord  été  accueillie  avec  une  défiance  malveil- 
lante \  le  soin  qu'elle  mit  à  éviter  toute  relation,  des 
habitudes  inconnues  en  province  et  quelques  caprices 
d'artiste,  ne  tardèrent  pas  à  justifier  tous  les  soupçons. 
Sulpice  lui-même,  sans  partager  les  préventions  gé- 
nérales, avait  vu  avec  chagrin  l'étrangère  s'établir 
dans  le  manoir  de  sa  mère.  Les  bois  deKermor  étaient 
sa  promenade  accoutumée  -:  là,  il  n'avait  à  craindre  ni 
dérangement,  ni  rencontres  -,  il  était  chez  lui  et  maitre 
de  sa  solitude.  Or,  la  présence  de  madame  de  Révol 
troublait  ces  plaisirs.  Les  sapinières  du  rivage  ne  lui 
appartenaient  plus,  il  ne  pouvait  désormais  prolonger 
ses  courses  jusqu'au  manoir,  se  promener  dans  les 
chambres  désertes,  rester  accoudé  à  quelque  fenêtre 
élevée,  les  yeux  sur  la  mer  et  l'âme  dans  ses  songes. 
Kermor  avait  un  nouveau  maitre  à  qui  appartenaient 
la  vue  de  l'Océan  et  l'isolement  des  bois. 

Il  essaya  de  porter  ailleurs  ses  rêveries,  mais  ailleurs 
ses  pieds  ne  trouvaient  pas  d'eux-mêmes  les  sentiers, 


184  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME, 

ses  yeux  ne  connaissaient  point  chaque  coin  d'horizon 
encadré  dans  les  arbres,  son  oreille  ne  devinait  point 
de  quelle  source  venait  le  murmure,  son  odorat  de 
quelles  landes  arrivait  le  parfum.  11  fallait  écouter,  re- 
garder, se  conduire-,  l'esprit,  à  chaque  instant  éveillé, 
interrompait  ses  songes,  et,  au  milieu  de  ces  involon- 
taires distractions,  Sulpice  essayait  en  vain  de  pour- 
suivre ses  chimères. 

Il  fallut  donc  revenir  aux  lieux  connus  et  accoutu- 
més. Le  jeune  homme  évita  seulement  le  voisinage 
du  manoir;  il  choisit  pour  ses  promenades  les  allées 
les  plus  écartées,  pour  ses  repos  les  fourrés  les  plus 
inaccessibles.  Deux  ou  trois  fois  pourtant  il  aperçut,  à 
travers  le  feuillage,  la  taille  svelte  de  l'étrangère;  mais, 
connaissant  tous  les  détours  de  ce  labyrinthe  de  ver- 
dure, il  put  éviter  sa  rencontre  et  se  persuader  qu'il 
avait  même  échappé  à  son  regard. 

Un  soir,  en  regagnant  la  ville  après  une  longue  pro- 
menade, il  s'aperçut  qu'il  n'avait  plus  le  livre  qu'il 
emportait  toujours  pour  compagnon  de  route,  et,  se 
rappelant  une  longue  station  à  l'entrée  de  la  prairie, 
il  rebroussa  chemin  dans  l'espoir  d'y  retrouver  le  vo- 
lume oublié.  Il  venait  de  tourner  le  taillis  de  noisetiers, 
et  son  œil  cherchait  déjà  les  touffes  d'aubépines  sous 


UNE     ÉTRANGÈRE.  185 

lesquelles  il  s'était  assis,  lorsqu'il  se  trouva  tout  à 
coup  à  quelques  pas  de  l'étrangère,  qui  s'avançait  vers 
lui  son  livre  à  la  main. 

Occupée  de  sa  lecture,  elle  n'aperçut  point  d'abord 
Sulpice,  mais  un  mouvement  de  celui-ci  l'avertit; 
elle  releva  la  tête  avec  une  exclamation,  tandis  que 
le  jeune  homme,  surpris  et  confus,  s'était  arrêté  en 
saluant. 

Un  regard  involontaire  qu'il  jeta  sur  le  volume,  fit 
tout  comprendre  à  madame  de  Révol. 

—  Ce  livre  vous  appartient,  monsieur  ?  dit-elle  en 
rougissant. 

Sulpice  répondit  affirmativement 

—  Je  dois  alors  m'excuser  de  l'avoir  pris  et  d'y  avoir 
regardé,  reprit  l'étrangère  avec  grâce;  je  pourrais 
vous  dire,  pour  me  justifier,  que  je  cherchais  le  nom 
de  son  propriétaire,  mais  la  vérité  est  que  les  livres 
exercent  toujours  sur  moi  une  sorte  de  fascination, 
et  que  je  ne  puis  en  apercevoir  un  sans  l'ouvrir  invo- 
lontairement. 

—  J'ai  toujours  éprouvé  la  même  chose,  dit  Sulpice 
étonné  d'entendre  exprimer  une  de  ses  sensations  les 
plus  familières. 

—  Je  le  sais,  reprit  madame  de  Révol  en  souriant 


186  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

bien  que  je  n'aie  vu  madame  votre  mère  que  deux  fois, 
elle  vous  a  dénoncé  à  moi  comme  un  lecteur  incorri- 
gible. 

—  Quoi!  interrompit  Sulpice  honteux,  elle  vous  a 
dit... 

—  Ce  dont  j'ai  pu  m'assurer  moi-même  en  vous 
voyant  tous  les  jours,  un  livre  à  la  main,  dans  nos 
bois. 

—  C'est  une  indiscrétion  dont  je  dois  m'excuser,  dit 
timidement  le  jeune  homme. 

—  Comment  donc?  un  propriétaire  n'a-t-il  pas  le 
droit  de  visiter  son  domaine  ?  Je  crains  au  contraire 
d'avoir  souvent  troublé  vos  promenades  sans  le  vou- 
loir, car  j'ai  cru  observer  que  ma  rencontre  vous  faisait 
fuir... 

Sulpice  voulut  protester. 

—  Oh  !  ne  vous  en  défendez  pas,  reprit  l'étrangère 
avec  une  vivacité  charmante  ;  c'est  une  discrétion  dont 
je  dois  vous  savoir  d'autant  plus  de  gré  que  vos  compa- 
triotes m'y  ont  peu  habituée.  Aussi  votre  réserve  m'a- 
t-elle  sérieusement  touchée,  et  je  suis  heureuse  que  le 
hasard  me  permette  de  vous  en  remercier...  et  de 
vous  engager  à  ne  point  la  pousser  trop  loin. 

Sulpice  s'inclina. 


l\NE     ETRANGERE.  187 

—  Kermor  est  assez  grand  pour  deux  promeneurs, 
continua  la  jeune  femme  ;  nous  pouvons  nous  partager 
les  bois,  et,  puisque  vous  aimez  le  silence  et  l'ombre, 
vous  aurez  à  vous  seul  votre  royaume  de  soli- 
tude. 

—  Et  si  j'allais  en  oublier  les  limites  ?  objecta  Sul- 
pice  enhardi  par  la  franchise  gracieuse  de  madame 
de  Révol. 

—  Ah  !  vous  vous  exposeriez  à  des  représailles. 

—  La  menace  est  peu  effrayante. 

—  Plus  que  votre  politesse  ne  permet  de  l'avouer. 
Pour  ma  part,  je  ne  voudrais  point  que  l'on  m'arrachât 
à  la  compagnie  dont  vous  jouissiez  aujourd'hui. 

—  Ce  livre...  vous  le  connaissez  donc? 

—  Non,  mais  il  est  d'un  de  mes  poètes  préférés. 

—  Si  vous  désiriez  le  parcourir  ?... 

—  Je  n'osais  vous  le  demander,  dit  madame  de  Ré- 
vol avec  un  embarras  souriant;  mais  puisque  vous 
allez  au  devant  de  mon  souhait,  j'accepte.  Moi  qui  ai 
toujours  été  grande  liseuse,  je  suis  ici  depuis  trois 
mois  sans  ressources,  et,  en  apercevant  tout  à  l'heure 
votre  volume  dans  l'herbe,  j'ai  tressailli  comme  Achille 
à  la  vue  des  armes  apportées  à  Scyros. 


188  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Je  suis  fâché  de  n'avoir  pu  connaître  plus  top 
cette  disette  de  livres. 

—  Mille  grâces,  monsieur  !  je  ne  voudrais  point 
revenir  à  mes  habitudes  exagérées  de  lecture  ;  elles 
empêchent  de  regarder  autour  de  soi.  À  force  de  cau- 
ser bas  avec  les  livres,  on  finit  par  ne  plus  savoir  par- 
ler haut  avec  les  hommes,  et  les  liseurs  ressemblent 
tous,  plus  ou  moins,  à  ces  hallucinés  sans  cesse  occu- 
pés d'un  monde  invisible. 

Sulpice  allait  répondre,  lorsque  l'étrangère  s'arrêta  ; 
ils  étaient  arrivés  à  la  grande  avenue  qui  conduisait 
au  manoir.  Le  jeune  homme  comprit  qu'il  était  temps 
de  se  séparer  ;  il  s'inclina  pour  prendre  congé. 

—  J'espère  ne  vous  séparer  que  peu  de  temps  de 
votre  poète,  dit  madame  de  Révol,  et  dans  quelques 
jours  le  livre  vous  sera  rapporté. 

—  N'en  prenez  point  souci ,.  répliqua  rapidement 
Sulpice,  qui  craignait  les  conjectures  auxquelles  un 
pareil  renvoi  ne  pouvait  manquer  de  donner  lieu  ;  je 
le  reprendrai  à  la  première  rencontre. 

—  Sur  nos  frontières,  car  je  tiens  à  les  établir. 

—  Quand  vous  l'ordonnerez. 

—  Eh  bien4  après-demain. 

—  Après-demain. 


UNE    ÉTRANGÈRE.  189 

La  jeune  femme  répondit  avec  grâce  au  profond 
salut  de  Desbarres,  et  disparut  dans  l'allée  de  mé- 
lèzes. 

Sulpice  rentra  chez  sa  mère  tout  agité.  Le  hasard 
qui  venait  de  le  rapprocher  inopinément  de  l'étrangère 
était,  dans  sa  vie  monotone,  une  sorte  d'aventure.  Il 
avait  d'ailleurs  trop  souvent  entendu  parler  de  l'habi- 
tante de  Kermor  pour  que  sa  curiosité  n'eût  point  été 
excitée.  Les  mille  suppositions  dont  elle  avait  été  l'objet 
1  entouraient  d'avance,  pour  lui,  d'une  espèce  d'atmos- 
phère romanesque  qui  rendait  son  apparition  plus  sai- 
sissante. Aussi  rimagination  inoccupée  du  jeune  homme 
en  fut-elle  profondément  remuée.  Il  se  mit  à  repasser 
dans  sa  mémoire,  comme  à  son  insu,  tous  les  traits, 
toutes  les  paroles,  tous  les  gestes  de  madame  de  Ré  vol  -, 
il  se  rappelait  jusqu'aux  plus  fugitives  nuances  de  ses 
regards,  jusqu'aux  plus  légères  inflexions  de  sa  voix, 
et  il  trouvait  dans  ces  inflexions,  dans  ces  nuances,  je 
ne  sais  quel  charme  tout  nouveau  pour  lui. 

Le  surlendemain,  il  se  rendit  à  Kermor.  Lorsqu'il 
arriva,  l'étrangère  était  près  du  bosquet  d'aubépines, 
tenant  son  livre  qu'elle  lui  présenta  en  souriant.  Elle 
l'avait  lu,  et  en  parla  au  jeune  homme  avec  une  ex- 
pansion attendrie.  Tout  ce  qu'elle  dit,  Sulpice  l'avait 


190  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

senti,  mais  ses  propres  jugements  lui  semblaient  nou- 
veaux en  passant  par  la  bouche  de  madame  de  Ré  vol. 
Elle  leur  donnait  cet  accent  féminin  qui  est  à  lui  seul 
toute  une  poésie.  Aussi  se  trouvait-il  dans  la  même 
position  que  le  compositeur  qui  entend  une  voix  suave 
traduire  ses  inspirations,  et  demeure  lui-même  en- 
chanté de  leur  pénétrante  douceur. 

Jusqu'alors  il  n'avait  connu  de  la  femme  que  l'uti- 
lité vulgaire  et  la  beauté  contrainte  ;  il  n'avait  vu  que 
des  mères  de  famille  parlant  ménage  ou  des  filles  à 
marier  ne  parlant  de  rien  ;  c'était  la  première  fois 
qu'il  trouvait  l'intelligence  cultivée  unie  aux  grâces 
libres  et  décentes.  Cette  révélation  de  la  femme  dans 
la  plénitude  de  ses  prestiges  lui  causa  une  sorte  d'é- 
blouissement.  Ce  qu'il  avait  lu  se  trouvait  ainsi  jus- 
tifié ;  les  héroïnes  de  ses  livres  favoris  n'étaient  plus 
de  vains  fantômes  ;  les  sentiments  qu'il  croyait  éprou- 
ver seul  faisaient  battre  d'autres  cœurs  ;  le  monde  des 
poètes,  qu'il  avait  pris  pour  un  monde  de  fées,  exis- 
tait réellement  -,  il  le  voyait,  il  le  touchait  ;  comme 
Colomb,  il  avait  découvert  son  Amérique  ! 

.     On  comprend  quels  durent  être  l'étonnement  et 
l'extase  de  Sulpice.  Il  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder 


UNE     ÉTRANGÈRE.  191 

l'étrangère.  Il  avait  souvent  entendu  nier  sa  beauté, 
et  lui-même  n'en  avait  point  été  frappé  à  la  première 
vue  ;  mais  depuis  qu'elle  parlait,  il  ne  pouvait  com- 
prendre cet  aveuglement.  Madame  de  Révol,  pourtant, 
n'était  point  belle.  Ses  traits  manquaient  d'harmonie, 
son  teint  de  fraîcheur,  sa  taille  de  proportions  et  de 
développements  ;  mais  dans  cet  ensemble  imparfait, 
le  mouvement  tenait  lieu  de  jeunesse  et  la  douceur  de 
régularité.  Quant  au  manque  d'ampleur  des  formes, 
il  eût  été  difficile  de  dire  si  c'était,  chez  l'étrangère, 
un  défaut  ou  une  grâce.  La  fragilité  de  cette  nattire 
appauvrie  faisait  mieux  ressortir  l'énergie  du  geste  et 
la  vitalité  profonde  du  regard  ;  tout  ce  que  l'être  phy- 
sique avait  perdu  semblait  retourné  au  profit  de  l'âme, 
et  cette  espèce  de  transposition  ouvrait  un  champ 
illimité  aux  suppositions  sentimentales. 

L'entrevue  de  Sulpice  et  de  madame  de  Révol  se 
prolongea  près  de  deux  heures.  Celle-ci,  qui  persis- 
tait dans  son  projet  de  partager  les  bois  de  Kermor 
entre  elle  et  le  jeune  homme,  s'occupa  d'établir  les 
frontières  de  leurs  solitudes  respectives;  le  massif 
d'aubépines  fut  laissé  en  dehors  des  limites,  comme 
un  asile  neutre  où  l'on  pourrait  à  l'occasion,  se  ren- 
contrer. 


192  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

L'étrangère  mit  dans  cet  enfantillage  tant  de  grâce 
et  de  gaieté,  que  Desbarres  revint  à  la  ville  complète- 
ment subjugué. 

11  retourna  les  jours  suivants  à  Kermor,  mais  sans 
voir  madame  de  Révol  ;  elle  s'était  enfermée  dans  ses 
bois.  Sulpice  fut  obligé  d'errer  sur  la  frontière  qui  les 
séparait  de  son  propre  domaine,  comme  une  ombre 
sans  sépulture  à  l'entrée  des  Champs-Elysées.  Enfin, 
le  quatrième  jour,  il  aperçut  une  robe  blanche  qui 
glissait  entre  les  buissons.  Il  accourut,  et  trouva  l'é- 
trangère assise  sous  les  aubépines  ;  sur  ses  genoux 
était  éparpillé  un  énorme  bouquet  de  fleurs  sauvages 
dont  elle  s'occupait  à  faire  une  guirlande.  Elle  salua 
à  peine  Sulpice. 

—  Voyez,  s'écria-t-elle  avec  une  joie  d'enfant, 
voyez,  monsieur,  la  riche  moisson  ! 

—  J'aurais  voulu  prévoir  cette  rencontre,  dit  Sul- 
pice, pour  y  joindre  les  fleurs  de  mon  domaine. 

—  Aujourd'hui,  je  n'aurais  su  qu'en  faire,  mais 
une  autrefois  vous  m'apporterez  de  grandes  margue- 
rites et  des  glaïeuls;  on  n'en  trouve  que  dans  la  ravine, 
au  dessous  du  vieux  saule  creux. 

—  Vous  connaissez  donc  la  place  où  se  cueille  cha- 
que fleur  ? 


UNE     ÉTRANGÈRE.  193 

—  J'ai  tant  parcouru  vos  bois  depuis  que  j'habite 
Kermor  !  Songez  que  jamais  auparavant  je  n'avais 
quitté  Paris;  je  ne  connaissais  la. création  que  par 
ouï-dire  ;  aussi,  quand  je  suis  arrivé  ici,  tout  m'était 
nouveau  :  vos  landes,  vos  champs  de  blé  noir,  vos 
lins  fleuris,  vos  dunes  couvertes  de  sapins,  votre  Océan 
surtout!  J'abordais  un  nouveau  monde. 

—  Et  vous  l'avez  aimé  ? 

—  Avec  folie,  vous  le  voyez,  car  je  ne  puis  plus 
vivre  qu'ici,  en  plein  air,  au  milieu  de  ces  parfums  de 
genêts  ou  de  sauges  marines.  Parfois  la  honte  me 
prend  de  perdre  ainsi  mes  journées  entières  en  pro- 
menades d'écolier,  je  veux  m'enfermer  au  manoir  ; 
mais  je  me  sens  aussitôt  saisie  d'un  ennui  désespéré. 
L'air  de  ma  chambre  m'étouffe,  le  soleil  qui  brille  à 
travers  les  vitrages  me  semble  sans  lumière,  sans 
chaleur.  Alors,  si  j'ouvre  ma  fenêtre,  les  chants  d'oi- 
seaux, les  rumeurs  de  feuillages,  les  soupirs  de  la 
mer  m'appellent,  et,  malgré  moi,  j'abandonne  la  mai- 
son pour  me  replonger  dans  les  bois. 

—  Et  dans  cette  solitude  vous  n'avez  jamais  regretté 
Paris? 

—  Jamais,  jusqu'à  présent.  Vous  vous  étonnerez 
sans  doute  du  charme  qu'a  pour  moi  cette  vie  déjeune 

17 


194  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

fille  qui  ne  devrait  plus  être  la  mienne  ;  mais  j'ai  tou- 
jours pensé  que  Dieu  nous  donnait  en  germe  les  goûts 
,  de  chaque  âge,  et  que,  lorsque  ces  goûts  ne  pouvaient 
se  développer  en  leur  temps,  les  germes  restés  dans 
nos  âmes,  comme  une  semence  enfouie,  s'épanouis- 
saient plus  tard,  au  premier  soleil  favorable.  N'ayant 
pu  suivre  les  fantaisies  de  l'adolescence,  je  les  re- 
trouve en  moi  maintenant  que  l'adolescence  s'est 
enfuie,  et  je  reviens  sur  le  passé  pour  reprendre  les 
joies  qui  ne  m'avaient  point  été  payées. 

—  Ah  !  je  comprends  ces  retours,  dit  Sulpice  avec 
émotion  ;  car,  moi  aussi ,  je  retrouve  souvent  dans  mon 
cœur  les  désirs  non  satisfaits  d'un  autre  âge.  Souvent  je 
voudrais  être  assis,  comme  un  enfant,  aux  pieds  de  ma 
mère,  la  tête  appuyée  sur  ses  genoux,  et  lui  disant 
sans  contrainte  tout  ce  qui  traverse  ma  pensée!  Mais... 

Il  s'arrêta  ;  madame  de  Révol  releva  brusquement 
la  tète,  et  le  regarda  comme  si  elle  eût  attendu  la  fin 
de  sa  phrase  : 

—  Mais  ce  sont  de  courtes  folies,  reprit  Sulpice 
après  un  instant  d'hésitation;  je  finis  toujours  par 
me  rappeler  qu'outre  les  germes  qui  s'épanouissent 
hors  de  saison,  ainsi  que  vous  le  disiez  tout  à  l'heure, 
il  y  a  ceux  qui  ne  s'épanouissent  jamais.  Comment 


UNE     ETRANGERE.  195 

compter  sur  l'arriéré  de  bonheur  que  nous  doifc  le 
passé,  alors  que  l'on  obtient  si  peu  du  présent  même? 
Desbarres  accompagna  ces  mots  d'un  sourire  mé- 
lancolique dont  madame  de  Révol  parut  frappée  ;  elle 
réunit  avec  une  vivacité  charmante  toutes  les  fleurs 
qu'elle  avait  sur  ses  genoux ,  les  rejeta  dans  la  cor- 
beille placée  près  d'elle,  et  se  levant  légèrement  : 

—  Mon  Dieu,  pourquoi  regarder  la  vie  de  si  près? 
dit-elle  d'un  accent  tendrement  plaintif;  je  suis  folle  de 
vous  conter  ainsi  toutes  mes  superstitions!  Laissons 
là  ces  rêveries,  et  puisque  vous  voilà,  faites-moi 
passer  vos  frontières  pour  aller  au  ravin  cueillir  des 
marguerites. 

Cette  promenade  fut  suivie  de  plusieurs  autres  qui 
achevèrent  d'établir  une  sorte  d'intimité  entre  le  jeune 
homme  et  l'étrangère.  D'abord  ils  parurent  se  rencon- 
trer par  hasard  ou  pour  échanger  les  livres  que  prê- 
tait Sulpice  ;  mais ,  insensiblement,  leurs  entrevues 
se  régularisèrent  ;  en  se  quittant  chaque  soir,  ils  se 
donnaient  rendez-vous  pour  le  lendemain. 

Cette  heure  passée  avec  madame  de  Révol  était 
devenue  le  but  de  la  vie  du  jeune  homme.  Il  s'y  pré- 
parait tout  le  jour;  il  cherchait  le  moyen  de  varier  la 
promenade  qu'elle  ferait  avec  lui;  il  pensait  aux  lec- 


196  SCENES    DE    LA   VIE    INTIME. 

tures  qu'il  pourrait  lui  proposer,  aux  choses  qu'il 
devrait  lui  dire.  Son  naïf  désir  de  plaire  avait  les  raf- 
finements delà  séduction  la  plus  exercée;  tout  en 
s' étudiant  à  montrer  chaque  fois  un  esprit  aussi 
aimable,  aussi  neuf ,  il  contenait  l'expansion  de  ses 
sentiments,  mettant  à  dévoiler  son  cœur  cette 
espèce  de  pudeur  morale  qui,  comme  l'autre,  est  un 
aiguillon. 

Madame  de  Révol  suivait  tous  les  développements 
de  cette  nature  charmante  sans  y  deviner  un  premier 
amour,  et  sans  prévoir  pour  elle-même  les  dangers  de 
son  intérêt  curieux.  C'est  un  aveuglement  ordinaire 
aux  intelligences  aiguisées  de  prendre  pour  une  sim- 
ple occupation  de  l'esprit  ce  qui  est  déjà  un  entraîne- 
ment. Tout  entiers  au  plaisir  d'observer,  nous  ne  nous 
apercevons  pas  que  notre  analyse  se  passionne  insen- 
siblement, que  notre  sujet  d'examen  prend  possession 
de  nous-mêmes ,  et  qu'en  ne  croyant  poursuivre 
qu'une  étude ,  nous  tressons  silencieusement  autour 
de  notre  cœur  un  réseau  de  séductions  qui  assure  sa 
captivité. 

Sulpice  avait  d'abord  paru  à  madame  de  Révol  un 
.enfant  dont  la  timidité  devait  lui  ôter  toute  crainte  ; 
elle  l'avait  accueilli  par  suite  de  ce  besoin  de  commu- 


UNE    ÉTRANGÈRE.  197 

nication  qu'éveille  une  solitude  prolongée;  puis,  en  le 
voyant  de  plus  près ,  elle  s'y  était  intéressée ,  et  avait 
fini  par  accepter  sa  périlleuse  intimité. 

Quelques  troubles  indicateurs  commençaient  bien  à 
Fagiter,  elle  s'étonnait  bien  parfois  de  ses  battements 
de  cœur  à  l'arrivée  du  jeune  homme ,  de  ses  découra- 
gements lorsqu'elle  se  retrouvait  seule ,  de  son  épou- 
vante dès  que  sa  pensée  se  reportait  sur  le  passé  ou 
sur  l'avenir  \  mais  elle  avait  traversé  de  trop  cruelles 
épreuves  pour  prêter  beaucoup  d'attention  à  ces 
symptômes.  lien  est  des  maladies  de  l'âme  comme  de 
celles  du  corps,  elles  nous  déshabituent  de  la  santé, 
et  le  souvenir  de  nos  anciennes  souffrances  nous  em- 
pêche de  prendre  garde-  à  quelques  tressaillements 
douloureux. 

L'inexpérience  de  Sulpice ,  au  contraire  y  devait  le 
rendre  attentif  à  toute  sensation  nouvelle.  Il  était 
d'ailleurs  à  cet  âge  où  le  cœur  attend  l'amour,  le 
cherche  sans  cesse  et  croit  partout  le  reconnaître. 
Aussi  ne  tarda-t-il  point  à  voir  clair  en  lui-même  ; 
mais ,  loin  de  s'effrayer  de  sa  passion  naissante ,  il 
l'accueillit  comme  un  ange  consolateur.  Sa  vie  avait 
enfin  un  intérêt ,  il  sortait  de  cette  prosaïque  histoire 
es  habitudes  journalières  pour  commencer  le  ?oman 


198  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

de  la  jeunesse ,  toujours  si  prestigieux  au  début ,  sou- 
vent si  triste  au  dénoumenU 

Le  moyen ,  d'ailleurs ,  de  résister  aux  mille  mérites 
de  madame  de  Révol?  Outre  la  supériorité  de  son  es- 
prit, de  sa  sensibilité,  de  ses  grâces,  n'avait-elie  pas 
lattrait  suprême  de  l'isolement?  N'était-elle  pas  en 
butte  à  une  sorte  de  persécution  occulte?  N'avait-on 
pas,  en  l'aimant,  la  joie  de  braver  l'opinion  publique; 
séduction  si  irrésistible  pour  la  jeunesse  ! 

A  ces  charmes  déjà  si  puissants,  Sulpice  joignit  le 
mystère.  Il  avait  gardé  le  silence  sur  ses  premières 
relations  avec  l'étrangère  sans  autre  but  que  d'é- 
chapper à  l'ennui  des  questions.  Il  persista  plus  tard 
dans  la  même  réserve,  sur  la  prière  même  de  madame 
de  Révol,  qui  désirait  éviter  le  .renouvellement  des 
importunités  qu'elle  s'était  vue  forcée  de  repousser 
lois  de  son  arrivée.  Elle  n'avait,  en  effet,  trouvé  alors 
d'autre  moyen  de  se  délivrer  des  invitations  et  des  vi- 
sites faites  par  curiosité  qu'en  transformant  le  manoir 
en  une  sorte  de  lazaret  fermé  à  tout  le  monde.  Encore 
le  cordon  sanitaire  établi  autour  de  sa  solitude  n  avait- 
il  pu  la  mettre  à  l'abri  de  certaines  poursuites  ni  de 
lettres  amoureuses ,  dont  elle  avait  mieux  aimé  rire 
que  s'offenser.   Elle   en  avait   même   communiqué 


UNE   ETRANGERE.  199 

quelques-unes  à  Desbarres,  qui  avait  cru  reconnaître 
l'écriture.  Or,  elle  craignait  qu'en  apprenant  la  qua- 
rantaine levée  pour  Sulpice ,  les  plus  hardis  ne  se 
crussent  autorisés  à  recommencer  des  avances  gê- 
nantes ou  injurieuses,  et  ce  fut  pour  l'éviter  qu'elle 
recommanda  le  silence  au  jeune  homme. 

Leurs  entrevues  avaient  d'abord  eu  lieu  dans  les 
bois  où  Sulpice  se  rendait  tous  les  soirs  avec  ses  pis- 
tolets sous  prétexte  de  s'exercer  au  tir  (car  dès  que  ses 
promades  avaient  eu  un  but,  il  s'était  persuadé  qu'on 
devait  les  soupçonner)-,  mais  la  santé  de  la  jeune 
femme  la  força,  tout  à  coup,  à  garder  la  maison,  et  ils 
se  virent  alors  au  manoir.  Lia  se  tenait  habituellement 
dans  une  petite  pièce  du  rez-de-chaussée  qu'elle  ap- 
pelait sa  cellule,  et  qui  avait  une  porte  particulière 
sur  les  bois-,  Desbarres  venait  tous  les  jours  y  frapper 
et  restait  là  jusqu'à  la  nuit,  causant  ou  lisant  avec  la 
jeune  femme  que  ses  visites  semblaient  ranimer.  Ces 
causeries  et  ces  lectures  avaient  pourtant  presque 
toujours  quelque  chose  de  mélancolique,  et  finissaient, 
le  plus  souvent,  par  de  plaintives  réflexions  sur  la 
vie.  Depuis  qu'elle  souffrait,  madame  de  Révol  s'é- 
tait assombrie,  son  âme  avait  perdu  cette  élasticité 
qui  la  sauvait  autrefois  de  toute  longue  amertume  et 


200  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

la  faisait,  pour  ainsi  dire,  rebondir  de  la  tristesse  dans 
la  joie.  Les  demi-confidences  qui  lui  échappaient  par 
instant,  sans  apprendre  à  Sulpice  quel  avait  été  son 
passé,  lui  firent  comprendre  que  de  cruelles  épreuves 
l'avaient  traversé,  et  qu'elle  pouvait  en  craindre  de 
nouvelles.  Son  indisposition  se  transforma  d'ailleurs 
insensiblement  en  une  langueur  entrecoupée  de  souf- 
frances aiguës,  et  qui  la  forcèrent  à  appeler  un  mé- 
decin. Le  docteur  Robert,  que  lui  désigna  Sulpice, 
était  un  homme  habile  et  bon,  mais  d'une  brusque 
simplicité.  11  déclara  sur-le-champ  à  madame  de  Révol 
que  son  état  demandait  plus  de  précautions  qu'elle  ne 
l'avait  jusqu'alors  supposé,  l'interrogea  longuement, 
parut  incertain  sur  l'appréciation  de  quelques  symp- 
tômes, et  finit  par  lui  interdire  l'exercice  du  cheval  et 
les  bains  de  mer  que  Lia  avait  jusqu'alors  cru  salu- 
taires. 

Les  choses  en  étaient  là  lorsqu'eut  lieu  la  scène  rap- 
portée dans  le  chapitre  précédent. 


IV. 


Le  lendemain,  Sulpice  dormait  encore  lorsque  la 
porte  de  sa  chambre  s'ouvrit  lentement  en  criant  sur 
ses  gonds^  et  le  réveilla  en  sursaut.  II  se  redressa  sur 
son  séant,  écarta  les  rideaux  qui  enveloppaient  son 
lit,  et  aperçut  la  servante  de  sa  mère  portant  une 
tasse  de  faïence  jaune  sur  une  assiette. 

A  la  vue  de  Sulpice  les  yeux  encore  à  demi  clos  par 
le  sommeil.,  celle-ci.  s'arrêta. 

—  Jésus  !  je  vous  ai  réveillé,  mon  maître  !  s' écria - 
t-elle  avec  un  accent  de  regret. 

—  Bonjour, Dinorah,  dit  Sulpice  amicalement;  est- 
il  donc  déjà  si  tard  ? 

—  Sept  heures,  et  j'apportais  le  lait  de  chèvre; 
mais  je  reviendrai. 


202  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Non,  donne. 

11  tendit  la  main,  prit  la  tasse  et  se  mit  à  boire  à 
petits  coups,  tandis  que  la  Bretonne,  les  yeux  fixés 
sur  lui,  semblait  suivre  tous  ses  mouvements  avec  une 
sorte  d'intérêt  inquiet.  C'était  une  femme  d'environ 
trente  ans,  grande,  forte,  et  d'une  beauté  mâle.  Elle 
portait  ce  leste  costume  de  Saint-Pol,  à  la  taille  souple, 
à  la  coiffe  écourtée,  aux  manches  plates  laissant  voir 
le  bras  nu,  et  son  allure  en  paraissait  plus  énergique 
et  plus  libre.  Cependant  il  n'eût  fallu  juger  la  paysanne 
ni  sur  cette  allure  ni  sur  ce  costunje,  car  sous  ces 
apparences  hardies  se  cachait  l'âme  la  plus  soumise, 
Pliée  de  bonne  heure  à  la  servitude  domestique,  Di- 
norah  y  avait  mis  son  orgueil.  Ceux  qu'elle  servait 
étaient  pour  elle  ce  qu'est  pour  le  vieux  soldat  le  régi- 
ment qu'il  n'a  jamais  quitté-,  leur  gloire  était  sa  gloire^ 
leur  deuil  son  deuil.  Elle  ne  vivait  plus  en  elle-même, 
mais  en  ceux  qu'elle  appelait  ses  maîtres  ;  à  eux  seuls 
appartenaient  sa  force,  son  intelligence,  son  adresse  ; 
c'était  pour  eux  qu'elle  se  réjouissait  d'être  bien  por- 
tante et  jeune  ;  elle  faisait  partie  de  leur  existence 
comme  ces  humbles  plantes  qui  croissent  au  sommet 
des  vieux  édifices  et  qui  doivent  vivre  et  périr  avec 
eux.  Cependant  son  dévouement  absolu  aux  Desbarres 


UNE    ÉTRANGÈRE.  203 

avait  ses  distinctions  :  elle  respectait  la  veuve  et  lui 
eût  donné  sa  vie  sans  balancer;  mais  elle  montrait 
pour  Sulpice  cette  espèce  de  servilité  passionnée  et 
heureuse  d'elle-même,  qui  est  la  dernière  expression 
de  l'attachement. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit ,  elle  était  restée  de- 
bout à  quelques  pas  de  son  jeune  maître,  le  regardant 
avec  une  tendresse  hésitante.  Enfin ,  après  un  long 
silence,  elle  dit  à  demi-voix  et  d'un  accent  triste  : 

—  C'est  donc  vrai,  monsieur  Sulpice,  que  vous  avez 
fâché  votre  mère  hier  soir? 

—  Qui  te  l'a  dit?  demanda  le  jeune  homme  étonné. 

—  N'avez-vous  point  quitté  le  salon  avant  le  sou- 
per ?  Puis  M.  Vallin  a  emmené  madame  dans  le  cabinet 
rouge,  et  ils  ont  causé  longtemps  tout  seuls. 

—  Après  mon  départ? 

—  Oui.  Quand  ils  sont  revenus,  votre  mère  avait 
3'air  toute  saisie. 

—  Que  dis-tu  ! 

—  Si  saisie,  qu'elle  n'a  rien  mangé,  et  ce  matin 
elle  n'est  point  encore  descendue  !...  Comprenez-vous, 
monsieur  Sulpice  ?  à  sept  heures  ! 

—  Elle  n'est  point  malade?  demanda  Desbarres 
vivement. 


204  SCÈNES  DE  LA  VIE  INTIME. 

—  Non,  je  l'ai  entendue  se  promener  dans  sa 
chambre-,  mais  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose,  et 
quelque  chose  de  triste. 

—  Que  veux-tu  qu  il  y  ait? 

—  Je  ne  sais  pas ,  mais  j'ai  comme  des  avertisse- 
ments; le  sang  me  tourne  autour  du  cœur. 

—  Allons,  encore  tes  superstitions. 

—  Écoutez!  interrompit  la  servante  en  tressaillant*, 
on  a  appelé. 

—  C'est  ma  mère. 

—  Dinorah  !  répéta  une  voix  sur  l'escalier. 

—  Maîtresse?  répondit  la  Saint-Polaise  en  courant 
à  la  porte. 

—  Priez  M.  Sulpice  de  descendre. 

—  Dinorah  se  retourna  vers  le  jeune  homme  d'un 
air  consterné. 

—  Avez-vous  entendu?  murmura- t-elle. 

—  Eh  bien  !  elle  veut  me  parler ,  et  je  vais  m'ha- 
biller. 

—  Elle  a  dit  :  Monsieur  Sulpice  : 

—  Et  cela  t'épouvante? 

—  Elle  a  dit  de  vous  prier  de  descendre  ! 
*—  Fallait-il  donc  me  l'ordonner? 


UNE  ÉTRANGÈRE.  205 

La  Bretonne  jeta  sur  son  jeune  maître  un  regard 
plein  de  sollicitude  5  puis,  secouant  la  tête  : 

—  Que  Dieu  nous  garde  !  reprit-elle  ;  pour  sûr",  il 
y  a  un  mauvais  air  sur  la  maison. 

Et,  reprenant  la  tasse,  elle  sortit. 

Malgré  sa  tranquillité  apparente ,  Sulpice  avait  re- 
marqué les  circonstances  relevées  par  l'instinct  de 
Dinorah,  et  en  était  demeuré  également  frappé.  L'en- 
trevue demandée  par  madame  Desbarres  sous  cette 
forme  et  à  cette  heure,  sortait  trop  évidemment  de  ses 
habitudes  pour  ne  point  annoncer  quelque  chose  de 
sérieux.  Le  jeune  homme  ,  pris  d'une  crainte  vague , 
se  mit  à  chercher  ce  que  ce  pouvait  être ,  et  s'oublia 
sans  doute  dans  cette  recherche,  car  sa  toilette  n'était 
point  encore  entièrement  achevée ,  lorsque  madame 
Desbarres  entra  brusquement. 

Son  visage  [avait  cette  expression  de  mécontente- 
ment inflexible  que  son  fils  connaissait  trop  bien.  11 
ne  put  se  défendre  d'un  mouvement  de  surprise. 

—  J'étais  lasse  d'attendre,  fit  observer  la  veuve;  je 
me  suis  décidée  à  monter. 

Sulpice  voulut  s'excuser. 

—  Achevez  de  vous  habiller,  interrompit-elle  ;  nous 

nous  expliquerons  ensuite. 

18 


206  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

Il  se  hâta  de  passer  un  habit ,  tandis  que  madame 
Desbarres  regardait  autour  d'elle.  Toutàcotip  ses  yeux 
s'arrêtèrent  sur  l'élégante  coupe  d'opale  où  baignait  l'é- 
glantine  épanouie.  Elle  s'approcha  de  la  table  afin  de 
l'examiner  de  plus  près ,  la  souleva  ;  puis ,  se  retour- 
nant vers  Sulpice  : 

—  C'est  sans  doute  un  cadeau  de  cette  femme  ?  dit- 
elle  d'un  ton  méprisant* 

Sulpice  pâlit. 

—  Un  cadeau...  de  quelle  femme,  ma  mère? 
Madame  Desbarres  reposa  la  coupe  sur  la  table  et 

s'approcha  de  son  fils. 

—  Je  sais  que  vous  voyez  l'étrangère  tous  les 
jours,  monsieur,  dit-elle  sévèrement;  notre  voisin 
Béfort  vous  a  surpris  avec  elle,  et  il  a  appris  à  la 
ferme  que  l'on  vous  recevait  depuis  longtemps  au 
manoir.  Ne  cherchez  donc  pas  à  nier. 

—  Pourquoi  le  nierais-je  ?  interrompit  le  jeune 
homme,  qui  s'efforça  de  conserver  son  assurance  ;  le 
hasard  m'a  fait  rencontrer,  en  effet,  madame  de 
Révol,  que  j'ai  revue  depuis. 

—  A  mon  insu  !  acheva  la  veuve,  car  vous  ne  m'avez 
jamais  parlé  ni  de  cette  connaissance  ni  de  cette  ren- 
contre; la  Parisienne  vous  l'avait  sans  doute  défendu. 


UNE   ÉTRANGÈRE.  207 

—  Qui  peut  vous  faire  penser... 

—  Oui,  oui,  nous  voyons  clair,  nous  autres,  et  c'est 
gênant  pour  les  intrigantes. 

—  Que  dites-vous,  ma  mère  ?  s  écria  Sulpice. 

—  On  a  mieux  aimé  avoir  affaire  à  un  écolier,  con- 
tinua la  veuve  en  élevant  la  voix  ;  on  a  pensé  qu'il  se- 
rait facile  de  tourner  une  pauvre  tête  vide  comme  la 
vôtre,  et  vous  ne  vous  en  êtes  même  pas  aperçu,  dupe 
que  vous  êtes  !  A  quoi  cela  vous  sert-il  alors  d'avoir 
eu  des  prix  dans  vos  classes,  de  lire  toute  la  journée 
et  de  faire  le  savant?  Vous  ne  voyez  donc  rien?  vous 
ne  comprenez  donc  rien  ? 

—  Rien,  en  effet,  de  ce  que  vous  me  dites,  reprit 
Sulpice  avec  un  calme  que  démentait  le  tremblement 
de  sa  voix  ;  non,  je  ne  comprends  point  qu'une  femme 
mérite  vos  injures  pour  m' avoir  reçu  avec  bienveil- 
lance; non,  je  ne  me  vois  pas  dupe  quand  je  suis 
l'obligé. 

—  L'obligé!...  Ainsi,  vous  n'avez  pas  deviné  pour- 
quoi l'étrangère  vous  faisait  bonne  mine? 

—  Pardonnez-moi,  ma  mère  -,  j'ai  deviné  qu'elle  me 
savait  gré  de  ne  lui  avoir  point,  comme  les  autres,  fait 
des  flétrissures  de  mes  soupçons  et  des  crimes  de 
mes  calomnies.  J'ai  pensé  qu'en  trouvant  tant  de  gens 


208  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

méchants,  injustes  et  menteurs,  elle  avait  du  être 
reconnaissante  de  me  savoir  seulement  indifférent. 

—  C'est-à-dire,  répondit  madame  Desbarres,  qui  ne 
comprenait  pas  toute  l'amertume  des  paroles  de  Sul- 
pice,  mais  qui  voulait  arriver  à  son  but  ;  c'est-à-dire 
que  cette  femme  vous  a  ensorcelé,  et  qu'à  vos  yeux 
c'est  une  sainte. 

—  Dont  on  essaie  de  faire  une  martyre,  ma  mère. 

—  Eh  bien  !  martyre  ou  sainte,  je  ne  veux  pas  que 
vous  soyez  de  son  paradis,  reprit  résolument  la  veuve, 
et  j'exige  que  vous  cessiez  de  la  voir. 

-Moi? 

—  Vous,  monsieur.  C'est  une  connaissance  qui  ne 
vous  vaut  rien,  et  je  vous  défends  de  retourner  à  Ker- 
mor. 

L'ordre  était  tellement  inattendu  et  donné  d'un  ton 
si  impérieux,  que  le  jeune  homme  tressaillit  comme  un 
cheval  qui  sent  tout  à  coup  l'éperon.  Son  amour  et  son 
orgueil ,  réveillés  en  même  temps,  se  révoltèrent  ;  il 
releva  la  tête,  rougît,  puis  devint  pâle. 

—  Vous  révoquerez  cette  défense,  ma  mère,  dit-il 
d'un  accent  altéré  ;  une  pareille  rupture,  que  rien  ne 
justifierait  aux  yeux  de  madame  de  Révol,  est  impos- 
sible. 


UNE  ÉTRANGÈRE.  209 

Vous  dites  ?  interrompit  madame  Desbarres  en 
le  regardant  fixement. 

—  Je  dis,  reprit  Sulpice,  plutôt  excité  qu'effrayé  par 
ce  regard  provocateur,  que  je  ne  puis  soumettre  mes 
répulsions  ou  mes  sympathies  aux  préventions  des  au- 
tres. Avec  la  responsabilité  vient  l'indépendance,  et 
mon  âge  doit  enfin  me  donner  le  droit  de  choisir  mes 
relations. 

—  Ah  !  tu  le  prends  sur  ce  ton  !.  s'écria  la  mère  sur- 
prise et  irritée  ;  tu  veux  faire  le  maître  ici  maintenant  ; 
C'est  encore  là,  sans  doute,  le  résultat  des  conseils  de 
la  Parisienne  ? 

—  Ma  mère,  de  grâce... 

—  Tu  as  le  droit!...  C'est  elle  qui  t'aura  dicté  cette 
phrase-là;  elle  t'aura  conseillé  de  me  braver. 

—  Mais  c'est  de  la  folie  !  s'écria  Sulpice  exaspéré. 

—  Comment,  dit  madame  Desbarres,  qui  devint 
rouge  de  colère ,  vous  osez  me  traiter  de  folle ,  mon- 
sieur ! 

—  Pardon,  ma  mère  :  je  n'ai  point  voulu  dire... 

— ■  Folle  I  parce  que  je  veille  à  ce  que  vous  ne  soyez 
point  dupe.  Voilà  la  reconnaissance  des  enfants!  Vous 
ne  vous  seriez  jamais  permis  un  pareil  manque  de 
respect  avant  d'avoir  fait  la  connaissance  de  cet  t 
aventurière. 


210  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

—  Au  nom  de  Dieu,  écoutez-moi,  ma  mère  ! 

—  C'est  inutile,  s'écria  la  veuve,  qui  s'était  exaltée 
en  parlant  ;  vous  n'êtes  pas  encore  arrivé  à  me  faire 
interdire,  monsieur;  ma  volonté  sera  faite,  malgré 
toutes  les  coquettes  qui  peuvent  nous  venir  de  Paris, 
et  je  saurai  bien  vous  forcer  à  m'obéir. 

—  Ne  l'espérez  pas,  dit  Sulpice  poussé  à  bout. 
Elle  s'approcha  brusquement  et  lui  saisit  le  bras. 

—  De  sorte  que  tu  es  décidé  à  te  révolter  ?  dit-elle 
d'une  voix  tremblante  de  colère. 

—  Je  suis  décidé  à  défendre  ma  liberté. 

—  Et  tu  ne  veux  point  promettra  de  ne  plus  retour- 
à  Kermor? 

—  J'y  retournerai,  ma  mère. 

—  C'est  ce  qu'il  faudra  voir  !  s'écria  madame  Des- 
barres en  ouvrant  la  porte  pour  sortir.  Tu  veux  que 
nous  luttions  ?  eh  bien  !  soit.  Un  bon  fils  eut  fait  sur-le- 
champ  la  promesse  que  j'exigeais,  lors  même  qu'il 
n'eût  pas  dû  la  tenir  ;  mais  toi,  tu  es  un  orgueilleux  ; 
tu  ne  veux  pas  avoir  l'air  de  céder.  Eh  bien  !  nous  ver- 
rons qui  l'emportera  ;  je  connais  un  sûr  moyen  de 
t'cmpêcher  de  voir  la  Parisienne. 

—  Lequel? 

Madame  Desbarres,  qui  était  sur  le  seuil,  ne  répon- 


*        '  '*  lft  >9 


UNE   ÉTRANGÈRE.  211 

dit  rien  ;  mais  elle  fit  un  pas  au  dehors,  tira  brusque- 
ment la  porte,  et  tourna  la  clé. 

—  Que  faites-vous?  s'écria  Sulpice. 

—  Je  t'enferme,  répondit-elle. 

—  Ouvrez,  ma  mère,  ouvrez  sur-le-champ. 

—  Quand  tu  m'auras  promis  ce  que  je  te  demande. 
Elle  fit  tourner  la  clé  une  seconde  fois,  la  retira,  et 

Sulpice  l'entendit  redescendre  Fescalier. 

Il  demeura  d'abord  comme  frappé  de  stupeur;  puis 
doutant  de  ce  qu'il  avait  entendu,  il  courut  à  la  porte 
pour  essayer  de  la  rouvrir  \  mais  elle  était  bien  réelle- 
ment fermée. 

Quelque  accoutumé  qu'il  pût  être  aux  actes  tyran- 
niques  de  sa  mère,  celui-ci  dépassait  tous  ceux  qu'il 
avait  subis  jusqu'alors.  Il  révélait ,  en  outre  ,  trop 
ouvertement  le  mépris  que  Ton  faisait  de  sa  volonté, 
et  les  âmes  faibles  s'irritent  surtout  de  ce  qui  leur 
rappelle  leur  faiblesse  :  en  ne  paraissant  point  les 
juger  susceptibles  de  résistance,  on  les  pousse  infail- 
liblement à  résister. 

Aussi  Sulpice  passa-t-il,  presque  en  un  instant,  de 
la  stupeur  à  la  colère.  Il  se  précipita  furieux  contre  la 
porte,  qu'il  essaya  d'ébranler  ;  mais  elle  était  à  Pé- 


212  SCÈNES  DE  LA   VIE   INTIME. 

preuve  de  tous  ses  efforts.  11  recula  en  poussant  un 
cri. 
—  Enfermé!  enfermé! 

11  promena  les  yeux  autour  de  lui,  fou  d'indignation 
et  de  rage  ;  la  chambre  n'avait  aucune  autre  issue. 
Tout  à  coup  son  regard  rencontra  la  fenêtre;  il  y 
courut  et  l'ouvrit.  C'était  au  second  étage  ;  mais  au- 
dessous,  à  moitié  de  la  hauteur,  se  dressait  un  hangar 
servant  de  serre.  En  sautant  sur  le  toit  couvert  de 
chaume  on  se  trouvait  dans  le  jardin,  dont  la  porte 
donnait  sur  la  campagne.  A  la  vérité,  on  courait  risque 
de  se  briser  un  membre  ou  de  se  tuer  ;  mais  dans  la 
disposition  d'esprit  où  il  se  trouvait ,  Desbarres  ne 
pouvait  regarder  cette  chance  que  comme  un  moyen 
détourné  de  se  venger  de  sa  mère;  aussi  n'eut-il 
aucune  hésitation.  11  mesura  encore  une  fois  l'espace 
qui  le  séparait  du  toit,  et  posa  le  pied  sur  le  rebord 
de  la  fenêtre. 

Un  cri  venant  de  l'étage  supérieur  lui  fit  lever  la 
tête.  Il  aperçut  Dinorah  à  la  lucarne  de  sa  mansarde. 

—  Sainte-Vierge!  que  voulez-vous  faire?  s'écria 
la  Bretonne  épouvantée. 

—  On  m'a  enfermé,  répondit  rapidement  Sulpice, 
et  je  veux  sortir. 


UNE   ÉTRANGÈRE.  213 

—  Par  la  croisée  ? 

—  Oui. 

—  Mais  vous  allez  vous  tuer  ! 

—  La  faute  en  sera  à  ma  mère. 

—  Attendez,  s'écria  Dinorah,  je  vais  lui  parler. 

—  Je  te  le  défends,  interrompit  virement  Sulpice  ; 
je  ne  veux  pas  qu'on  lui  demande  grâce  pour  moi; 
je  ne  veux  point  la  voir. 

Il  était  monté  sur  le  rebord  delà  -croisée;  la  ser- 
vante étendit  les  bras  vers  lui. 

—  Au  nom  de  Dieu,  arrêtez  !  dit-elle  d'un  accent 
éperdu* 

—  Peux-tu  ouvrir  ma  porte? 

—  Je  n'ai  point  de  clé. 

—  Alors  laisse-moi. 

—  Non;  écoutez,  monsieur  Sulpice  :  il  vaudrait 
mieux  rester  ;  mais  si  vous  êtes  décidé  à  fuir  par  le 
jardin... 

—  Décidé. 

—  Eh  bien!  alors,  attendez. 

Elle  quitta  la  lucarne  et  y  reparut  presque  aussitôt 
avec  une  corde,  qu'elle  tendit  au  jeune  homme. 

—  Vous  l'attacherez  au  balcon,  reprit-elle;  mais 
surtout  prenez  garde. 


2ik  SCÈNES   DE   LA  VIE  INTIME. 

—  Ne  crains  rien  ;  îl  n'y  a  maintenant  aucun  dan- 
ger, dit  Sulpice  en  liant  à  la  hâte  la  corde  à  la  barre 
d'appui. 

—  N'importe!  faites  encore  un  nœud.  Jésus!  que 
va  dire  madame  quand  elle  saura...?  Si  vous  aviez 
voulu  me  laisser  lui  parler,  monsieur  Sulpice;  songez 
qu'il  est  encore  temps... 

Elle  s'interrompit  tout  à  coup  ;  Desbarres  avait  saisi 
la  corde  et  commençait  à  descendre.  Après  être  de- 
meuré un  instant  suspendu  dans  le  vide,  il  atteignit  le 
toit  du  hangar,  et  se  laissa  glisser  dans  le  jardin. 

—  C'est  fait,  cria-t-il  joyeusement  àDinorah,  im- 
mobile à  sa  fenêtre. 

—  Et  votre  mère?  balbutia  la  Bretonne,  qui,  ras- 
surée sur  Sulpice,  revenait  au  souvenir  de  madame 
Desbarres. 

*     —  Tu  lui  [diras  que  je  suis  allé  à  Kermor,  répliqua 
Desbarres  avec  une  résolution  presque  emphatique. 
Puis,  saluant  Dinorah  d'un  signe  amical,  il  gagna 
la  porte  du  jardin  qui  donnait  sur  les  prairies. 


V. 


L'annonce  de  cette  visite  inaccoutumée  au  manoir 
était  pourtant  une  bravade  bien  plus  que  l'expression 
d'un  projet  arrêté  ;  la  pensée  n'en  était  venue  à  Sul- 
pice  qu'après  la  question  de  Dinorah,  et  seulement 
pour  faire  une  réplique  d'un  effet  convenable.  Aussi, 
lorsqu'il  se  trouva  libre  dans  la  campagne,  demeura- 
t-il  incertain  sur  ce  qu'il  devait  faire.  Cependant,  après 
avoir  longé  quelque  temps  les  prairies,  il  se  décida  à 
ne  point  aller  à  Kermor,  mais  à  prendre  la  route  des 
grèves,  afin  que  l'on  pût  croire  qu'il  s'y  rendait.  De 
cette  manière,  il  conciliait  à  la  fois  sa  faiblesse  et  son 
orgueil;  il  évitait  l'effort  nécessaire  pour  la  démarche 
annoncée,  et  en  acceptait  néanmoins  la  responsabilité, 
Contradiction  ordinaire  de  ces  natures  qui  ne  peuveût 


216  SCÈNES  DE  LA   VIE   INTIME. 

vouloir  qu'à  demi  et  ne  savent  jouir  ni  des  avantages 
de  la  soumission  ni  de  ceux  de  l'indépendance. 

Mais  il  était  dit  que  tout  se  réunirait  ce  jour-là  pour 
le  pousser  en  avant  malgré  lui-même. 

Il  avait  pris  un  de  ces  chemins,  tantôt  ombreux, 
tantôt  arides,  qui  conduisent  à  la  mer  en  côtoyant  les 
collines.  Après  avoir  marché  quelque  temps  sous  une 
voûte  de  noisetiers  et  de  sureaux  en  fleurs,  encore 
tout  festonnés  de  l'herbe  parfumée  qu'y  avaient  laissée 
les  charrettes  en  transportant  aux  fermes  les  foins  de 
la  vallée,  il  atteignit  la  lisière  du  bois  de  Kermor.  11 
allait  tourner  le  dos  au  manoir  et  suivre  le  sentier  qui 
descendait  vers  la  rivière,  lorsqu'un  chien  de  chasse 
sortit  du  fourré,  et,  traversant  rapidement  le  carre- 
four, s'élança  dans  les  bruyères.  Presque  au  même 
instant  un  sifflement  d'appel  se  fit  entendre,  et  Alexan- 
dre Béforî  parut,  en  costume  de  chasseur,  au  haut  du 
ossé  de  clôture. 

En  se  trouvant  face  à  face,  Sulpice  et  lui  firent  en 
même  temps  un  geste  de  surprise. 

—  Par  dieu  !  je  vous  y  prends  cette  fois  !  s'écria 
Alexandre  en  sautant  dans  le  sentier. 

—  Je  salue  M.  Béfort,  dit  Sulpice  sans  paraître 
comprendre  l'exclamation  de  son  voisin. 


UNE   ÉTRANGÈRE.  217 

—  Vous  ne  vous  attendiez  pas  à  me  rencontrer, 
mon  cher?  reprit  celui-ci  en  ricanant. 

—  Trouver  un  chasseur  dans  les  bruyères  n'est  pas 
un  événement  impossible  à  prévoir,  répliqua  froide- 
ment Desbarres. 

— .  Vraiment!  reprit  Alexandre;  eh  bien!  moi,  je 
suis  enchanté  du  hasard. 

—  En  quoi  puis-je  être  utile  à  M.  Béfort? 
Le  chasseur  guigna  Sulpice. 

—  Comment  se  porte  madame  de  Révol  ?  demanda- 
t-il. 

Cette  question  était  faite  de  l'air  ironiquement  triom- 
phant d'un  homme  qui  s'attend  à  foudroyer  son  adver- 
saire; mais  Desbarres  l'avait  prévue  et  ne  laissa 
paraître  aucune  émotion. 

—  C'est  ce  dont  je  vais  m'informer,  monsieur,  dit-il 
tranquillement. 

Ce  fut  à  Alexandre  de  se  montrer  stupéfait. 

—  Ah  !  vous  ne  cachez  donc  plus  vos  visites,  main- 
tenant? dit-il. 

—  Pourquoi  les  cacherais-je?  demanda  Sulpice. 

—  Pourquoi  ?  reprit  Béfort,  mais  par  la  raison  qui 
vous  a  fait  n'en  rien  dire  jusqu'à  présent.  Il  y  a  trois 
jours  que  je  les  ignorais  encore  moi-même. 

19 


5X8  SCÈNES   DE    LA  VIE   INTIME. 

—  Cela  prouve  seulement  que  monsieur  Béfort  ap- 
porte plus  de  bonne  volonté  que  de  clairvoyance  dans 
ses  observations,  répliqua  le  jeune  homme. 

Béfort  lui  jeta  un  regard  de  côté. 

—  Comment  donc  !  dit-il  d'un  ton  piqué  qu'il  vou- 
lut rendre  railleur;  mais  vous  donnez  tort  bien  la 
réplique,  mon  cher  !  On  voit  que  madame  de  Révol 
s'est  occupée  de  votre  éducation. 

Sulpice  fit  un  geste  d'impatience  aussitôt  réprimé  ; 
un  souvenir  venait  de  traverser  sa  mémoire,  il  regarda 
fixement  Alexandre. 

-—  C'est  une  faveur  dont  je  dois  être  d'autant  plus 
fier,  que  d'autres  l'ont  vainement  sollicitée,  répondit-il. 

Béfort  rougit. 

—  Est-ce  madame  de  Révol  qui  vous  a  fait  celle 
confidence?  demanda-t-il  avec  un  peu  de  hauteur. 

—  En  me  montrant  une  lettre. 

—  Dont  vous  avez  reconnu  l' écriture  ? 

—  Au  premier  coup  d'œil. 

Béfort  se  mordit  les  lèvres  \  puis  sembla  prendre 
résolument  son  parti  : 

—  Eh  bien  !  mon  cher,  s'écria-t-il,  en  s' efforçant 
de  cacher  son  dépit  par  un  éclat  de  rire,,  cela  prouve 
que  vous  pourriez  être,  comme  M.  Prudhomme,  expert' 


UNE     ÉTRANGÈRE.  21,9 

juré  devant  les  cours  et  tribunaux  !  Vous  avez  deviné 
juste  ;  la  lettre  est  de  moi.  C'est  une  bouffonnerie  dont 
j'ai  voulu  me  donner  le  plaisir.  J'espérais  intriguer 
notre  Parisienne,  et  je  vois  que  j'ai  réussi  !  Ah!  ah! 
ah  !  Je  parie  qu'elle  a  cru  mon  épître  sérieuse  ! 

—  Sérieuse!  non;  mais  elle  Ta  trouvée,  comme 
vous  disiez  tout  à  l'heure,  fort  bouffonne. 

—  Bouffonne  !  répéta  Alexandre,  furieux  d'être  pris 
au  mot;  ah!  vraiment,  elle  vous  a  dit...  ah!  elle  l'a 
trouvée  bouffonne  [...Eh biçn  !  à  la  bonne  heure!  Cela 
a  dû  la  rassurer;  car,  enfin,  j'aurais  pu  avoir  réelle- 
ment des  prétentions. 

—  Vous  le  pouvez  encore,  dit  Sulpice. 

—  Vous  me  le  permettez  ?  reprit  Béfort,  dont  l'iro- 
nie tournait  de  plus  en  plus  à  l'aigreur. 

—  Je  fais  plus,  je  vous  y  engage. 

—  Prenez  garde ,  il  ne  faudrait  point  me  pousser  à 
bout. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Parce  que  je  suis  un  rival  fort  peu  endurant. 

—  Vous  prendriez  des  leçons  de  patience. 

—  Jusqu'à  présent,  je  n'ai  su  qu'en  donner,  mon 
cher. 


220  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

—  11  n'est  jamais  trop  tard  pour  prendre  une  bonne 
habitude,  monsieur. 

—  Dites  donc,  s'écria  Alexandre,  qui,  se  sentant 
le  plus  faible  dans  cette  guerre  de  mots  détournés,  y 
renonça  le  premier,  on  dirait  que  vous  avez  l'espé- 
rance de  faire  vous-même  cette  conversion. 

—  Je  pourrais  au  moins  l'essayer. 

—  Vous  !  reprit  Béfort  avec  un  éclat  de  rire  dans 
lequel  vibrait  la  colère;  eh  bien  !  ce  sera  du  nouveau. 
Je  serais,  parbleu  !  curieux  de  jouer  mon  rôle  dans  un 
pareil  essai.  Voyons,  docteur,  votre  écolier  attend  ce 
que  vous  avez  à  lui  dire. 

11  y  avait  une  provocation  évidente  dans  l'attitude 
et  dans  l'accent  du  chasseur;  mais  Sulpice  garda  tout 
son  calme. 

—  Je  n'ai  à  dire  qu'une  seule  chose,  monsieur,  re- 
prit-il fermement;  c'est  que,  ne  surveillant  les  dé- 
marches de  personne,  je  désire  obtenir  pour  les 
miennes  la  même  discrétion  5  et  que,  respectant  les 
habitudes  et  les  affections  des  autres,  je  veux  être 
également  respecté  dans  mes  affections  et  dans  mes 
habitudes.  Jusqu'à  présent,  vous  avez  pu  ne  voir  en 
moi  qu'un  enfant  avec  lequel  on  s'exempte  d'une  ri- 
goureuse justice;  aussi  ai-je  dû  vous  rappeler  mes 


UNE     ETRANGERE.  221 

droits.  Il  n'y  a,  vous  le  voyez,  rien  d'injurieux  dans 
cet  avertissement  ;  vous  seul  pouvez  en  faire  une  pro- 
vocation, comme  vous  sembliez  le  désirer  tout  à 
l'heure,  et  vous  seul  alors  en  aurez  la  responsabilité. 
Dans  tous  les  cas,  nos  explications  ont  été  suffisa- 
ient claires  pour  que  vous  me  permettiez  de  ne  point 
les  prolonger  au-delà. 

À  ces  mots,  Sulpice  salua  et  prit  résolument  le  sen- 
tier qui  conduisait  au  manoir. 

Béfort,  qui  s'était  préparé  à  des  paroles  de  défi, 
demeura  béant  à  la  même  place,  comme  un  homme  en 
garde  auquel  arrive  subitement ,  au  lieu  d'un  coup , 
une  bonne  raison.  Dévoyé  dans  son  irritation,  étourdi 
par  le  sang-froid  de  son  adversaire,  il  ne  trouva  rien 
à  répondre  au  premier  moment,  et  ce  fut  seulement 
lorsque  Sulpice  eut  disparu  dans  le  sentier  tortueux, 
qu'il  reprit  sa  présence  d'esprit.  11  fit  un  mouvement 
pour  courir  après  lui  ;  mais  la  honte  le  retint  aus- 
sitôt. 

—  C'est  trop  tard,  pensa-t-il  ;  d'ailleurs,  que  lui 
dire,  maintenant  qu'il  a  déclaré  ne  point  vouloir  me 
provoquer?  Je  me  mettrais  dans  mon  tort.  Et  cepen- 
dant il  s'est  moqué  de  moi  !  Il  a  vu  cette  lettre  que 

F  étrangère  trouve  bouffonne  !...  car  c'est  F  étrangère 

19* 


222  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

qui  est  cause  de  tout.  Sans  elle,  je  ne  serais  point  dans 
cette  position  ridicule.  Aussi  que  je  sois  perdu  de  répu- 
tation si  je  ne  me  venge  ! 

Un  peu  consolé  par  cette  généreuse  résolution ,  Bé- 
fort  ramena  son  fusil  à  portée  de  sa  main,  siffla  son 
chien,  et  s'enfonça  avec  lui  dans  le  taillis. 

Cependant  Sulpice  s'avançait  vers  le  manoir  d'un 
pas  ferme,  éprouvant  cette  satisfaction  intérieure  qui 
suit  toute  épreuve  dont  le  succès  a  pu  nous  constater 
à  nous-mème  notre  force  et  notre  volonté.  Cette 
double  révolte  contre  le  despotisme  de  sa_  mère  et 
contre  l'impertinence  de  Béfort  l'avait  relevé  à  ses 
propres  yeux. 

Il  était  tout  entier  à  son  espèce  d'ivresse,  lorsqu'il 
aperçut  la  vieille  habitation  de  Kermor.  Cette  vue  tem- 
péra un  peu  sa  confiance  joyeuse.  Il  se  demanda  qui 
l'avait  conduit  là,  et  ce  qu'il  venait  y  faire?  Il  était 
trop  matin  pour  rendre  visite  à  madame  de  Révol,  et 
sa  présence  même  à  une  pareille  heure  dans  les  bois 
de  Kermor  l'exposait  à  des  explications  qu'il  ne  pou- 
vait ni  ne  voulait  donner.  Cette  pensée  l'arrêta  court 
au  moment  où  il  allait  atteindre  l'esplanade  de  gazon, 
et  il  se  glissa  avec  précaution  le  long  des  charmilles 
dont  elle  était  entourée,  afin  de  regagner  le  bois  de 


UNE     ÉTRANGÈRE.  223 

hêtres  qui  abritait  le  manoir  du  côté  de  la  mer.  Mais, 
comme  il  atteignait  une  sorte  de  salon  de  verdure 
placé  à  la  lisière  des  bois,  un  léger  froissement  de  pas 
se  fit  entendre  sur  les  mousses  desséchées,  une  ombre 
blanche  se  dessina  à  travers  le  feuillage,  et  madame 
de  Révol  parut  à  rentrée  opposée  de  la  clairière.  Elle 
s'avançait  lentement  en  relisant  des  lettres  ouvertes 
qu'elle  tenait  à  la  main. 

Le  premier  mouvement  de  Desbarres,  à  sa  vue, 
avait  été  de  se  rejeter  derrière  la  charmille  pour  l'évi- 
ter-, mais  il  demeura  immobile  en  remarquant  sa 
pâleur.  La  jeune  femme  releva  la  tête,  le  reconnut,  et 
un  éclair  de  joyeuse  surprise  illumina  ses  traits. 

—  Vous  ici,  monsieur  Sulpice  ï  s'écria-t-elle. 

—  Je  me  présente  en  effet  à  une  heure  où  vous  ne 
pouviez  m'attendre...  dit  le  jeune  homme  embarrassé. 

—  On  attend  toujours  ses  amis,  répliqua  Lia  en 
souriant;  soyez  mille  fois  le  bienvenu. 

—  Yous  lisiez  des  lettres  ? 

—  Qu'il  vaut  mieux  oublier,  reprit-elle  en  les  frois- 
sant convulsivement  dans  sa  main,  et  en  faisant  un 
effort  visible  pour  secouer  quelque  douloureuse  préoc- 
cupation. 

Sulpice  fut  frappé  de  ce  geste. 


224  SCÈNES  DE    LA   VIE   INTIME. 

—  J'espère  que  vous  n'avez  reçu  aucune  fâcheuse 
nouvelle,  demanda-t-il  d'une  voix  inquiète. 

Au  lieu  de  répondre,  madame  de  Révol  s'approcha 
du  banc  de  gazon  qui  bordait  la  clairière ,  s'assit,  et 
montra  une  place  à  Desbarres.  Celui-ci  la  prit  ;  il  y  eut 
un  assez  long  silence.  L'étrangère  effeuillait  avec  dis- 
traction une  renoncule  des  prés.  Tout  à  coup  elle  se 
redressa,  regarda  le  jeune  homme  en  face ,  et  lui  de- 
manda brusquement  : 

—  Avez-vous  peur  de  mourir  ? 
Sulpice  fit  un  geste  de  surprise. 

—  Moi!  répéta-t-il;  pourquoi  cette  question? 

—  Répondez-moi,  de  grâce,  reprit  madame  de  Révol; 
si  Ton  venait  vous  annoncer  dans  ce  moment  que  vos 
jours  sont  comptés,  recevriez- vous  cette  annonce  avec 
calme  ou  avec  douleur? 

—  Dans  ce  moment,  dit  Sulpice  en  hésitant ,  je 
trouverais  peut-être  qu'il  est  dur  de  quitter  la  vie  sans 
la  connaître. 

—  Mais  quand  on  Ta  connue ,  continua  l'étrangère 
avec  une  vivacité  saccadée  ;  quand  on  sait  que  tout  se 
réduit  à  poursuivre  des  mirages,  à  attendre  des  impos- 
sibilités-, quand  l'espérance  vous  a  soudé  au  cœur 
cette  triste  chaîne  d'espérances  trompées,  d'affections 


UNE     ÉTRANGÈRE.  225 

trahies  et  de  dévouements  stériles  que  vous  traînez 
partout,  comme  le  forçat  traîne  ses  fers,  pourquoi 
regretterait-on  d'en  finir  avec  le  rêve  terrestre? 

—  Au  nom  de  Dieu  î  d'où  vous  viennent  ces  noires 
pensées  ?  interrompit  Sulpice  effrayé. 

La  jeune  femme  lui  jeta  un  regard  mélancolique  : 

—  Le  docteur  Robert  paraissait  ne  pouvoir  détermi- 
ner la  nature  de  ma  maladie  sans  en  connaître  les  an- 
técédents, dit -elle;  il  a  voulu  écrire  à  mon  ancien 
médecin  de  Paris. 

—  Je  le  sais,  répliqua  Sulpice  -,  et  la  réponse  ?... 

—  Est  arrivée  ce  matin  dans  un  pli  à  mon  adresse , 
mais  cachetée. 

—  Alors  vous  ne  la  connaissez  point  encore? 

—  Je  l'ai  ouverte...  répondit  madame  de  Ré  vol  im- 
pétueusement; oh  !  c'était  mal,  je  le  sais;  mais  je  vou- 
lais savoir  la  vérité... 

—  Et  qu'avez-vous  vu?  demanda  le  jeune  homme 
palpitant. 

—  Qu'il  me  restait  quelques  mois  à  vivre  ! 
Sulpice  recula  en  poussant  un  cri. 

—  Ah  !  cela  m'a  d'abord  saisi  comme  vous ,  dit  Lia 
avec  un  sourire  ineffable  ;  nous  avons  tous  une  ins- 


226  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

tinctive  épouvante  de  ce  pays  inconnu  (Fou  nul  ne, 
revient,  mais  ensuite  j'ai  réfléchi. 

—  Cela  ne  peut  être!  s'écria  Desbarres;  vous  aurez 
mal  vu,  mal  compris  !... 

Pour  toute  réponse,  V  étrangère  lui  tendit  la  lettre 
qu'elle  tenait  à  la  main.  Sulpice  en  regarda  la  signature, 
qui  était  celle  d'un  médecin  célèbre,  et  commença  à  la 
lire  :  elle  racontait  en  détail  l'origine  et  les  progrès  de 
la  maladie  de  madame  de  Révol ,  indiquait  les  traite- 
ments qui  avaient  réussi  à  en  retarder  la  marche,  et 
finissait  par  ces  mots  terribles  :  «  En  continuant  à 
faire  suivre  à  votre  malade  ce  régime  ,  vous  pourrez 
gagner  quelques  mois.  » 

Sulpice  laissa  tomber  la  lettre  et  reporta  sur  madame 
de  Révol  ses  regards  éperdus. 

—  Vous  voyez  que  j'avais  bien  compris,  dit-elle. 

—  Non,  s'écria  Desbarres  ;  cet  homme  se  trompe , 
je  ne  le  crois  point. 

—  Parce  qu'il  me  condamne?  répliqua  la  jeune 
femme  doucement  ;  mais  votre  incrédulité  n'est  justi- 
fiée que  par  votre  désir,  tandis  que  son  arrêt  est 
fondé  sur  la  science  ;  vous  êtes  en  même  temps,  dans 
cette  question ,  le  moins  éclairé  et  le  plus  partial  ; 
l'erreur  doit  être  de  votre  côté. 


UNE    ÉTRANGÈRE.  227 

—  Mais  il  ne  vous  a  point  vue  depuis  longtemps, 
reprit  Desbarres  ;  son  avis  n'a  pour  base  que  des  sup- 
positions ;  interrogez  un  autre  médecin. 

—  De  grâce,  ne  ranimez  point  en  moi  des  espéran- 
ces qu'il  faudrait  bientôt  étouffer!  dit  madame  de 
Révol;  mieux  vaut  la  certitude  d'un  malheur  qu'une 
déception.  Sûr  de  ce  qui  nous  attend,  nous  tâchons 
d'y  accoutumer  insensiblement  notre  âme... 

—  C'est-à-dire  que  vous  acceptez  sans  résistance 
cette  affreuse  décision  !  interrompit  Sulpice  avec  une 
douleur  qui  prenait  presque  les  apparences  de  la  co- 
lère ;  vous  semblez  aimer  sa  menace  ;  vous  vous  défen- 
dez d'espérer  ;  on  dirait  que  vous  avez  peur  de  vivre  ï 

—  Ah!  je  le  devrais,  dit  Lia  ;  oui,  le  plus  sage  serait 
d'accueillir  l'arrêt  suprême  comme  une  délivrance.  La 
résignation  ôterait  à  l'agonie  tous  ses  effrois  -,  je  pren- 
drais joyeusement  ce  qui  me  reste  d'heures  sans  les 
compter  ni  les  pleurer. 

—  Mais  moi  !  s'écria  le  jeune  homme  éperdu. 

—  Vous  ?  répéta  madame  de  Révol  attendrie  de  son 
émotion,  vous  m'aiderez  à  mourir  sans  y  penser  !... 

Elle  avait  tendu  une  main  à  Desbarres,  qui  la  saisit, 
la  pressa  contre  sa  poitrine  et  se  laissa  glisser  à  ge- 
noux près  du  banc  de  gazon. 


228  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

—  Non,  dit-il  avec  une  explosion  de  larmes  ;  non, 
vous  ne  mourrez  pas  !  ne  parlez  point  de  résignation, 
d'agonie  ;  si  vous  n'aimez  plus  la  vie  pour  vous,  que 
ce  soit  pour  les  autres  ;  dites  que  vous  voulez  espérer, 
que  vous  voulez  guérir  ! 

Il  y  avait  dans  l'accent  de  Sulpice  quelque  chose 
de  si  passionné  et  de  si  naïf  tout  à  la  fois,  que  madame 
de  Révol  en  fut  troublée  jusqu'au  fond  du  cœur.  Elle 
se  pencha  vers  lui  avec  un  élan  de  tendresse  presque 
involontaire,  et  s'écria  : 

—  Sulpice!  je  vous  en  conjure,  relevez-vous  !... 

—  Ah  !  promettez-moi  de  vivre,  promettez-moi  de 
vivre!  balbutia- t-il  en  appuyant  son  visage  sur  les 
genoux  de  Lia. 

—  Au  nom  de  Dieu  !  mon  ami,  reprenez  votre  rai- 
son! 

—  Ma  raison  !  cria-t-il  en  se  redressant  égaré  ;  ma 
raison  quand  vous  me  parlez  de  mourir  !  mais  vous 
n'avez  donc  point  compris?...  mais  je  vous  aime, 
moi! 

A  cet  aveu  jeté  comme  un  cri,  madame  de  Révol 
recula  en  pâlissant. 

—  Vous  ne  pensez  pas  à  ce  que  vous  dites  ?  balbutia- 
t-elle. 


UNE    ÉTRANGÈRE.  229 

—  Je  vous  aime,  répéta  Desbarres  ;  ne  l'avez-vous 
pas  deviné  depuis  longtemps? 

—  C'est  impossible  !  vous  vous  trompez  vous- 
même... 

Le  regard  de  Sulpice  s'attacha  sur  elle  si  extatique 
et  si  brûlant,  qu'elle  s'interrompit.  Une  de  ces  subi- 
tes lumières  que  le  moindre  choc  fait  parfois  jaillir  dans 
notre  âme  l'éclaira  rapidement,  elle  se  rappela  d'un 
seul  coup  tous  les  détails  de  cette  intimité  de  trois 
mois  et  en  comprit  clairement  le  sens. 

Effrayée  de  cette  révélation,  elle  joignit  les  mains  et 
laissa  retomber  sa  tête  sur  sa  poitrine. 

—  Ah  !  que  faut-il  pour  vous  persuader  ?  demanda 
Sulpice,  trompé  par  ce  mouvement. 

—  Hélas  !  je  vous  crois,  répondit  sourdement  ma- 
dame de  Révol  ;  oui,  ce  dernier  malheur  m'était  dû, 
et  je  reconnais  la  destinée  qui  me  poursuit  partout  ; 
notre  intimité  était  trop  douce,  elle  ne  pouvait  se  pro- 
longer ! 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

Elle  se  leva  pâle  et  chancelante  : 

—  Vous  le  saurez. 

—  Ah  !  je  vous  en  conjure,  parlez  ! 

—  Maintenant  je  ne  pourrais,  vous  le  voyez...,  bal- 

20 


230  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

butia-t-elle.  Prenez  pitié  de  moi,  Sulpice  !  j'ai  besoin 
de  me  recueillir;  mais  ce  soir...  oui...  ce  soir,  au 
vieux  saule^  vous  trouverez  une  lettre  qui  vous  expli- 
quera tout 

Desbarres  ne  voulut  point  rentrer  chez  sa  mère,  et 
résolut  d'attendre  le  soir  dans  la  campagne.  Les  émo- 
tions qu'il  avait  éprouvées  depuis  le  matin  l'avaient 
jeté  dans  une  exaltation  presque  délirante.  Agité  d'un 
frisson  convulsif,  le  cœur  serré,  la  tête  en  feu,  il  par- 
courut les  dunes,  les  landes,  les  bois,  les  prairies,  sans 
direction  et  sans  but.  Incapable  de  distinguer  la  nature 
des  objets  qui  passaient  devant  lui  comme  les  visions 
d'un  rêve,  il  les  associait  à  ses  préoccupations,  il  leur 
adressait  tout  haut  la  parole,  et  s'étonnait  confusé- 
ment de  ne  point  les  entendre  répondre.  11  demandait 
à  l'oiseau  d'aller  porter  à  Dieu  ses  prières  pour  ma- 
dame de  Révol,  aux  plantes  de  lui  fournir  un  remède 
qui  put  la  sauver ,  il  criait  aux  flots  de  l'emporter 
avec  elle  dans  quelque  région  inacessible  aux  maladies 
et  à  la  méchanceté.  Puis,  revenant  à  la  pensée  de  l'ex- 
plication qu'il  devait  attendre  jusqu'au  soir,  il  disait 
au  soleil  de  précipiter  sa  marche  afin  qu'il  pût  retourner 
au  vieux  saule.  Deux  en  trois  fois,  rencontrant  des 


UNE    ÉTRANGÈRE.  231 

enfants  qui  gardaient  les  troupeaux  dans  les  bruyères, 
il  les  appela  de  loin  pour  leur  demander  l'heure,  mais 
ceux-ci,  effrayés  de  son  air  égaré,  s'enfuirent  à  son 
approche. 

11  arriva  ainsi,  à  travers  les  fourrés  et  les  ravins, 
jusqu'au  versant  opposé  où  s'étendaient  des  terres  cul- 
tivées. Là,  brisé  de  fatigue,  il  se  coucha  au  bord  d'un 
champ  de  blé  mûr.  Le  soleil  était  alors  aux  deux  tiers 
de  sa  course;  le  vent,  qui  commençait  à  s'élever,  se- 
couait en  passant  sur  les  collines  ses  senteurs  de  lait  ; 
les  abeilles  regagnaient  leurs  ruches  en  bourdonnant, 
et  Ton  entendait  gazouiller  les  allouetles  dans  les  sil- 
lons. Sulpice  sentit  ses  nerfs  se  détendre.  La  fraîcheur 
du  soir  et  les  parfums  de  la  vallée  semblèrent  pénétrer 
dans  ses  veines  et  apaiser  la  fièvre  qui  le  dévorait. 
La  brise  séchait  la  sueur  sur  son  front,  les  épis  se 
balançaient  autour  de  lui  avec  un  murmure  berceur  ; 
une  langueur  rafraîchissante  coula  doucement  dans 
tout  son  être,  ses  yeux  se  fermèrent,  et  il  s'endormit. 

Vers  le  soir  du  même  jour,  Alexandre  Béfort,  suivi 
de  son  chien,  revenait  des  landes  qui  bordent  la  baie 
de  Kemperlé. 

Sa  rencontre  du  matin  lui  avait  porté  malheur.  Bien 


232  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

qu'il  eût  chassa  tout  le  jour,  il  rentrait,  contre  son 
habitude,  le  carnier  vide,  et  cet  insuccès,  joint  à  la 
fatigue,  à  la  faim,  aux  réflexions,  avait  porté  au  plus 
haut  degré  son  irritation  contre  Sulpice  et  l'étrangère. 

Le  coup  porté  à  son  orgueil  était  d'ailleurs  devenu 
plus  douloureux  depuis  le  matin,  comme  ces  blessures 
d'abord  légères,  mais  qu'envenime  un  tempérament 
malsain.  Il  cherchait  à  se  rappeler  toutes  les  expres- 
sions de  la  lettre  qu'il  avait  cru  si  passionnément 
cavalière  et  que  l'on  avait  trouvée  bouffonne  ;  il  se 
demandait  surtout  par  quel  moyen  il  pourrait  arracher 
aux  mains  de  madame  de  Révol  cette  preuve  d'une 
démarche  toujours  ridicule  quand  elle  ne  réussit  pas  ; 
car,  à  la  pensée  qu'une  femme  inconnue  et  un  écolier 
pussent  la  garder  ainsi  impunément  à  leur  discrétion, 
il  se  sentait  devenir  féroce  de  honte  et  de  colère. 

Tout  en  s'avançant  la  tête  basse  et  plongé  dans  ces 
désagréables  réflexions,  il  arriva  à  un  carrefour  du 
bois  d'où  Ton  apercevait  les  toits  pointus  du  manoir. 
Cette  vue  l'arracha  à  sa  rêverie.  C'était  là  qu'était  son 
ennemie  !  Que  faisait-elle  maintenant  ?  Sulpice  lui 
avait-il  parlé  de  leur  entrevue  du  matin?  Etait-il  en- 
.core  à  Kermor?  11  eut  l'idée  de  s'en  assurer.  Dans 
sa  position,  une  surveillance  active  pouvait  seule  le 


UNE    ÉTRANGÈRE.  233 

conduire  à  quelque  découverte  et  lui  fournir  l'occasion 
de  prendre  sa  revanche.  En  conséquence,  il  quitta  la 
route  frayée  qu'il  avait  suivie  jusqu'alors  et  se  dirigea 
vers  le  manoir  à  travers  les  fourrés. 

Or,  presque  au  même  instant,  madame  de  Révol 
sortait,  par  une  petite  porte  du  jardin,  pour  se  rendre 
au  vieux  saule.  Le  jour  était  sur  son  déclin,  et  l'œil 
ne  pouvait  rien  distinguer  sous  les  ombrages  assom- 
bris ;  la  jeune  femme  évita  le  sentier  qui  traversait 
les  bois.  Elle  côtoya  la  prairie,  tourna  la  grande  ravine 
et  arriva  enfin  à  cette  espèce  de  golfe  fleuri  encadré 
par  les  taillis,  et  au  milieu  duquel  s'élevait  l'îlot  d'au- 
bépines. Là  elle  s'arrêta  incertaine.  Elle  regarda  aussi 
loin  que  les  lueurs  mourantes  du  jour  lui  permet- 
taient de  voir  ;  la  ravine,  les  bois,,  la  prairie  étaient 
déserts.  Cette  solitude  l'enhardit.  Elle  s'approcha  vive- 
ment du  vieux  saule,  laissa  tomber  une  lettre  dans  le 
tronc  creusé,  jeta  encore  autour  d'elle  un  regard 
effrayé  ;  puis,  rebroussant  chemin  d'un  pas  précipité, 
elle  disparut  au  tournant  du  coteau. 

Pendant  quelques  instants,  tout  demeura  silencieux 
et  immobile  dans  la  baie  de  verdure  ;  mais  enfin  les 
branches  s' entrouvrirent  sur  la  lisière  du  taillis  7  et 
Alexandre  Béfort  en  sortit  avec  précaution.  Après  avoir 

20* 


234  SCÈNES    DE   LA   VIE    INTIME. 

successivement  tourné  ses  regards  du  côté  du  manoir 
et  vers  la  vallée,  il  courut  au  saule,  plongea  la  main 
dans  le  vieux  tronc,  et  en  retira  la  lettre  déposée  par 
l'étrangère. 


VI. 


Le  manoir  de  Kermor,  réparé  et  agrandi  à  différen- 
tes époques,  n'offrait  depuis  longtemps  qu'un  assem- 
blage incohérent  de  constructions  irrégulières,  et, 
pour  la  plupart,  hors  d'usage.  Ainsi,  tandis  que  l'an- 
cien édifice  se  trouvait  compris  entre  la  cour  et  le 
jardin,  dont  les  murs  le  défendaient  de  toute  approche 
indiscrète,  un  corps  de  logis  plus  récemment  bâti  s'a- 
vançait hors  de  leur  enceinte  jusque  dans  le  bois, 
dont  les  arbres  effleuraient  ses  fenêtres.  Bien  que  par 
cette  position  toutes  les  pièces  du  rez-de-chaussée  se 
trouvassent  exposées  aux  regards  des  promeneurs  qui 
pouvaient  traverser  les  avenues  de  Kermor,  cette  par- 
tie de  ré  lifice,  étant  la  plus  nouvelle,  s'était  trouvée 
la  seule  habitable  lorsque  madame  de  Révol  avait 


236       SCENES  DE  LA  VIE  INTIME. 

voulu  louer  le  manoir,  et  c'était  là  qu'elle  avait  dû 
s'établir. 

En  rentrant  de  sa  course  au  vieux  saule,  elle  se 
réfugia  dans  ce  qu'elle  appelait  sa  cellule,  et  se  jeta 
sur  son  canapé  de  joncs  avec  un  gémissement  étouffé. 
Obligée  depuis  le  matin  de  se  raidir  contre  tant  de 
douloureuses  angoisses,  elle  en  était  arrivée  à  ce  mo- 
ment où  toutes  les  forces  intérieures  vous  abandonnent 
à  la  fois  comme  une  armée  de  transfuges,  et  où  vous 
passez  brusquement  d'un  dernier  effort  de  courage  à 
toutes  les  tortures  du  désespoir. 

Cette  crise  eut  d'abord  quelque  chose  d'effrayant. 
Madame  de  Révol  demeura  plus  d'une  heure  la  tête 
cachée  dans  ses  mains,  poussant  des  sanglots,  et  tous 
les  membres  agités  de  spasmes  convulsifs  qui  sem- 
blaient devoir  la  briser.  Enfin,  les  forces  manquèrent 
à  sa  douleur  comme  elles  avaient  manqué  à  son  cou- 
rage; ses  larmes  épuisées  cessèrent  de  couler,  ses 
gémissements  s'éteignirent,  et  elle  demeura  dans  la 
même  attitude,  sans  voix,  sans  mouvement,  sans 
pensée,  et  comme  évanouie. 

Cependant  la  nuit  était  venue.  Au  bruit  des  cloches 
du  village  et  des  chants  des  pâtres  regagnant  les  mé  - 
tairies,  avaient  succédé  de  plus  confuses  rumeurs,  qui 


UNE    ÉTRANGÈRE.  237 

arrivaient  par  la  fenêtre  ouverte  avec  les  parfums  pé- 
nétrants de  la  forêt  et  les  lueurs  des  étoiles.  Madame 
de  Révol  parut  peu  à  peu  sortir  de  sa  torpeur  ;  elle  rou- 
vrit les  yeux,  se  souleva  lentement,  rejeta  en  arrière  ses 
cheveux  humides  de  larmes ,  et  croisa  les  mains  sur 
ses  genoux.  Son  regard,  qui  avait  d'abord  erré  autour 
de  la  cellule ,  s'arrêta  enfin  sur  la  fenêtre  et  se  perdit 
dans  la  profonde  obscurité  des  bois  comme  s'il  y  eût 
cherché  quelque  apparition  lointaine. 

Elle  ne  fut  arrachée  à  cette  espèce  de  contemplation 
que  par  le  bruit  de  la  porte  du  salon  ,  qui  s'ouvrit. 
Elle  se  déto  urna  en  tressaillant  et  couvrit  d'une  main 
ses  yeux,  blessés  par  l'éclat  d'une  subite  lumière. 
—  Qu'y  a-t-il?  que  voulez-vous?  demanda-t-elle 
vivement  à  la  servante  qui  venait  d'entrer. 

—  Monsieur  Alexandre  Béfort,  annonça  celle-ci. 

Madame  de  Révol  n'eut  que  le  temps  de  se  redres- 
ser avec  une  exclamation  de  surprise  ;  Alexandre  était 
debout  sur  le  seuil. 

Revêtu  de  l'habit  de  chasse  que  nous  avons  déjà 
décrit,  il  tenait  d'une  main  son  fusil  et  de  l'autre  sa 
casquette  tigrée.  Ses  traits ,  habituellement  sans 
autre  caractère  que  la  fatuité,  avaient,  cette  fois,  une 
expression  dure,  résolue  et  ironique,  dont  madame  de 


238  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

Révol  fut  frappée.  Il  s'inclina  pourtant  devant  elle 
avec  une  politesse  affectée,  s'excusant  de  se  présenter 
sous  ce  costume  et  à  une  pareille  heure.  La  jeune 
femme,  qui  était  d'abord  demeurée  saisie,  tâcha  de  se 
remettre;  elle  fit  signe  à  la  servante,  qui  avança  un 
siège,  puis  se  retira.  Béfort  s'inclina  de  nouveau, 
appuya  son  fusil  contre  le  mur,  prit  le  fauteuil  qu'on 
avait  approché,  et  s'assit. 

Il  y  eut  une  assez  longue  pause.  Encore  brisée  de 
la  crise  qu'elle  venait  de  subir,  et  tout  étourdie  d'une 
visite  aussi  inattendue,  Lia  gardait  le  silence-,  le 
chasseur,  de  son  côté,  semblait  l'observer  et  prolonger 
à  plaisir  son  incertitude.  Enfin  pourtant  il  se  décida  à 
engager  l'entretien . 

—  Madame  de  Révol  ignore  peut-être  le  motif  qui 
m'amène  si  tard  à  Kermor?  dit-il. 

—  En  effet,  monsieur*  répondit  Lia  embarrassée. 
Béfort  la  regarda  fixement. 

—  Il  en  est  un  pourtant  qu'elle  doit  connaître  , 
reprit-il  avec  intention. 

—  Un  motif? 

—  Qui  m'attire  irrésistiblement  vers  le  manoir. 

—  Je  ne  comprends  point,  monsieur.». 


UNE    ÉTRANGÈRE.  239 

—  Madame  a-t-elle  déjà  oublié  l'aveu  que  j'ai  osé 
lui  écrire? 

—  Quoi!  cette  lettre?  s'écria  l'étrangère... 

—  Etait  de  moi,  vous  le  savez,  madame. 
Lia  voulut  protester. 

-—  Oh  !  ne  vous  en  défendez  pas,  continua  Béfort  ; 
je  suis  instruit  de  tout,  même  de  son  peu  de  succès. 
Un  rival  plus  heureux  m'a  appris  que  la  rédaction 
vous  en  avait  paru  bouffonne. .• 

—  A  moi,  monsieur  ? 

—  Du  reste ,  je  ne  viens  point  m'en  plaindre ,  con- 
tinua tranquillement  Alexandre.  Quelque  humiliante 
qu'ait  été  ma  tentative  épistolaire ,  j'ai  su  en  prendre 
mon  parti.  A  la  passion  malheureuse  j'ai  substitué 
une  passion  plus  facile  à  satisfaire*,  l'amant  repoussé 
s'est  fait  chasseur  furieux.  Seulement,  un  reste  de 
faiblesse,  sans  doute,  m'a  retenu  dans  les  environs 
de  Kermor ,  dont  je  dépeuple  depuis  deux  mois  les 
fourrés  et  les  bruyères. 

—  C'est  un  droit  que  madame  Desbarres  pourrait 
seule  vous  contester,  répondit  Lia,  et  je  ne  vois  point 
encore... 

—  Ce  qui  peut  justifier  ma  visite  ?  Nous  y  arrivons, 
madame.  La  chasse  a  des  chances  bizarres;  tout  en 


240  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

battant  les  taillis,  on  fait  parfois  des  découvertes  aussi 
inattendues  qu'embarrassantes. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Que  de  tel  endroit,  par  exemple,  où  nichent  ha- 
bituellement les  oiseaux,  peut  s'envoler  tout  à  coup  un 
papier  satiné... 

—  Un  papier... 

—  Renfermant  autant  de  secrets  que  les  feuilles 
errantes  sur  lesquelles  la  sibylle  écrivait  ses  oracles. 

Lia  pâlit  et  regarda  Béfort  avec  inquiétude. 

—  Madame  comprend  qu'en  pareil  cas  la  position 
devient  embarrassante,  continua  celui-ci  légèrement  5 
les  lumières  d'une  femme  peuvent  sembler  néces- 
saires, et  c'est  ce  qui  m'a  enhardi  à  venir  solliciter 
un  conseil. 

—  De  moi,  monsieur? 

—  De  vous,  madame,  dit  Béfort  avec  un  calme  fou- 
droyant; seulement,  je  dois  vous  donner  connaissance 
de  la  lettre. 

—  Monsieur... 

—  Oh!  ne  craignez  rien,  elle  est  sans  signature., 
comme  la  mienne,  et  ne  peut,  par  conséquent,  com- 
promettre personne. 


ÏNE    ÉTRANGÈRE.  24[ 

En  prononçant  ces  mots,  il  avait  déployé  le  papier 
qu'il  tenait  à  la  main,  et  lut  ce  qui  suit  : 

((   SULPICE, 

«  Ce  matin,  vous  vous  êtes  sans  doute  étonné  de 
ma  fuite  ;  vous  n'avez  pu  deviner  pourquoi  je  refusais 
de  m'expliquer  sur-le-champ;  mais  je  n'en  aurais  eu 
ni  la  force  ni  le  courage.  Maintenant  même,  en  vous 
écrivant,  la  plume  tremble  dans  mes  doigts  -,  je  sens 
un  frisson  dans  mes  cheveux,  et  mon  cœur  près  de 
défaillir!..  Cependant,  il  faut  que  vous  sachiez  tout; 
il  le  faut  pour  vous  et  pour  moi-même. 

«  Sulpice,  mon  nom  n'est  point  celui  que  vous 
connaissez,  je  n'ai  point  choisi  volontairement  la  re- 
traite que  j'habite  ;  je  ne  suis  point  veuve  :  l'homme 
dont  je  devrais  porter  le  nom  vit  et  continue  à  occuper 
Paris  de  ses  bruyants  désordres;  dans  ce  moment 
même,  je  sais  qu'il  me  cherche,  non  par  regret  de 
mon  absence,  mais  pour  m' arracher  les  débris  d'une 
fortune  détruite. 

«  Un  jour,  quand  nous  serons  plus  calmes  tous 
deux,  je  vous  raconterai  quelles  tortures  j'ai  dû  subir 
pendant  cinq  années,  et  comment,  pour  y  échapper, 
j'ai  préféré  la  fuite  au  scandale  d'une  séparation  juri- 

21 


242  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

dique  :  aujourd'hui  il  suffit  que  vous  sachiez  sur  moi 
la  vérité. 

a  Ah  !  je  le  sens  maintenant,  j'aurais  mieux  fait  de 
vous  la  révéler  plus  tôt!  Votre  cœur  averti  ne  se  fût 
point  égaré  dans  des  sentiments  dangereux  /  Mais  il 
est  encore  temps  de  l'éclairer.  Peut-être  même  l'avez- 
vous  mal  interrogé.  A  votre  âge,  on  s'exagère  ce  qu'on 
éprouve  ;  parce  qu'on  désire  l'amour,  on  croit  le  re- 
connaître partout.  Vous  vous  serez  trompé,  mon  ami; 
vous  aurez  pris  la  douce  lueur  d'une  étoile  pour  l'au- 
rore d'un  soleil  brûlant;  oui,  j'espère  encore  une 
erreur;  il  faut  que  c'en  soit  une,  Sulpice,  car  vous  ne 
voudriez  point  ajouter  à  mes  propres  souffrances  le 
spectacle  d'une  douleur  que  je  ne  pourrais  consoler. 
Ah!  soyez  fort  pour  vous;  soyez  généreux  pour  moi! 
Ne  m'enlevez  pas  le  seul  ami  qui  me  reste,  alors  que 
j'en  ai  le  plus  de  besoin.  Laissez-moi  vous  écouter 
sans  crainte,  vous  quiètes  l'unique  voix  de  ma  soli- 
tude :  laissez-moi  m'appuyer  sur  votre  bras  sans  re- 
mords, vous  qui  êtes  mon  dernier  appui  -,  et,  si  c'est 
un  effort  pénible,  rappelez-vous,  mon  ami,  qu'il  doit 
durer  peu  de  temps  !  » 

Lorsque  Béfort  avait  commencé  la  lecture  de  cette 
•lettre,  un  nuage  s'était  étendu  sur  les  yeux  de  madame 


UNE    ÉTRANGÈRE.  243 

de  Révol  ;  tout  avait  tourné  autour  d'elle,  et  le  cœur 
avait  failli  lui  manquer  ;  mais,  revenue  de  son  premier 
saisissement,  elle  secoua  son  trouble,  se  redressa  pour 
écouter,  et  à  mesure  que  cette  lecture  avançait,  une 
sorte  de  transformation  s'opérait  dans  tout  son  être. 
Les  sentiments  qu'elle  avait  exprimés  dans  cette  lettre 
plus  fermement  peut-être  qu'elle  ne  les  avait  éprou- 
vés, réagissaient  lentement  sur  elle,  comme  s'ils  lui 
eussent  été  inspirés  d'ailleurs.  Convaincue  par  ses 
propres  paroles,  elle  sentit  son  cœur  se  relever,  et  à 
la  crainte  succéda  un  fier  dédain  pour  celui  qui  avait 
voulu  l'humilier.  Béfort,  qui  s'était  tourné  vers  elle 
afin  de  jouir  de  sa  confusion,  demeura  frappé  de  la 
sérénité  résolue  qui  rayonnait  dans  tous  ses  traits. 

—  Je  ne  sais  si  madame  a  bien  suivi?  dit-il  avec 
une  surprise  désappointée. 

—  Et  vous  avez  trouvé  cette  lettre?  demanda  Lia 
sans  lui  répondre. 

—  Près  du  bosquet  d'aubépines. 
Elle  le  regarda  fixement. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  dit-elle;  cette 
lettre  est  de  moi,  et  vous  l'avez  prise  dans  le  vieux 
saule. 

—  Ainsi  vous  avouez?  s'écria  Alexandre  stupéfait. 


244  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

—  J'avoue,  reprit  vivement  madame  de  Révol,  qu'a- 
près les  importunités  épistolaires,  je  ne  savais  pas  en- 
core devoir  subir  l'espionnage.  Femme  et  désarmée, 
je  croyais  ma  faiblesse  même  une  garantie  ;  car  j'avais 
toujours  pensé  qu'une  attaque  sans  danger  était  une 
attaque  sans  courage. 

—  Madame!...  voulut  balbutier  Béfort  confondu. 

—  Mais  puisque  j'ai  si  mal  compris  les  lois  de  l'hon- 
neur, continua  l'étrangère,  dont  l'accent  s'animait  de 
plus  en  plus,  puisque  vous  vous  êtes  trouvé  le  droit, 
monsieur,  de  violer  un  secret  après  l'avoir  surpris  ; 
puisque  vous  n'avez  point  balancé  à  forcer  ma  retraite 
pour  venir  me  demander  un  conseil,  voici  celui  que 
j'ai  à  vous  donner  :  prenez  cette  lettre  si  dignement 
acquise,  retournez  sans  retard  à  Kemperlé,  publiez 
partout  qu'il  y  a  dans  le  vieux  manoir  de  Kermor  une 
femme  qui  se  cache,  qui  souffre  et  qui  va  mourir. 
Votre  ville  n'est  point  si  mal  peuplée,  monsieur,  que 
vous  n'y  puissiez  trouver  quelques  hommes  de  cœur 
qui  à  cette  nouvelle  se  joindront  à  vous  pour  venir  in- 
sulter à  mon  agonie. 

En  parlant  ainsi,  madame  de  Révol  s'était  levée 
l'œil  enflammé,  les  lèvres  frémissantes,  les  narines  gon- 
flées d'une  indignation  hautaine  ;  elle  s'avança  vers  la 


UNE    ÉTRANGÈRE.  245 

petite  porte  qui  donnait  sur  les  bois,  en  tourna  la  clé, 
et  l'indiqua  du  regard  à  Béfort.  Celui-ci,  qui  était  de- 
venu pâle,  parut  hésiter;  mais  il  reprit  enfin  d'un  ac- 
cent dans  lequel  la  colère  le  disputait  à  l'humiliation  : 

—  Madame  de  Révol  doit  au  moins  être  satisfaite 
de  ma  patience.  J'ai  écouté  sans  l'interrompre  des  pa- 
roles que  nul  autre  qu'elle  n'eût  prononcées  impu- 
nément. 

—  C'est  une  épreuve  qu'il  était  facile  d'abréger,  dit 
froidement  Lia. 

—  En  me  retirant,  je  le  sais,  madame  ;  mais  je 
tiens  à  prouver  qu'il  y  a  eu  méprise. 

—  Ce  serait  une  peine  inutile. 

—  Non,  s'écria  Béfort  avec  emportement,  je  ne  par- 
tirai pas  sans  m'être  expliqué  !... 

—  Alors,  c'est  à  moi  de  vous  laisser  le  champ 
libre,  monsieur,  interrompit  vivement  madame  de 
Révol. 

Et,  ouvrant  la  porte  du  salon,  elle  s'élança  hors  de 
sa  cellule. 

Alexandre  demeura  un  instant  étourdi,  puis  poussa 
une.  exclamation  de  rage  ; 

—  Eh  bien,  à  la  bonne  heure!  s'écria-t-il,  puisqu'on 

ne  veut  point  m'écouter  ici;  j'irai  parler  ailleurs.  Vos 

21* 


246  SCÈNES   DE   LA    VIE    INTIMEC 

consei's  seront  suivis,  madame  de  Révol  -,  vous  avez 
voulu  la  guerre;  ce  sera  la  guerre,  et  malheur  à  qui 
se  trouvera  sur  mon  chemin  ! 

A  ces  mots,  il  chercha  des  yeux  son  fusil,  le  saisit 
brusquement,  s'avança  vers  la  petite  porte  de  sortie  et 
la  repoussa  du  pied,  mais  celle-ci,  en  s' ouvrant,  laissa 
voir  Sulpice  qui,  debout  au  dehors,  la  tête  penchée  et 
les  bras  pendants,  semblait  attendre. 

A  son  aspect,  Béfort  recula. 

—  Vous  étiez  là?  s'écria-t-il. 

—  Près  de  cette  fenêtre,  où  j'ai  tout  entendu,  ré- 
pondit Sulpice. 

—  Et  vous  vouliez  me  parler? 

—  Pour  vous  demander  votre  heure  et  vos  armes. 
Un  éclair  féroce  traversa  les  traits  crispés  de  Bé- 
fort. 

—  Enfin,  murmura-t  il  sourdement,  voici  quelqu'un 
qui  paiera  pour  cette  femme. 

—  Votre  réponse, monsieur!  demanda  Sulpice  avec 
impatience. 

Béfort  le  regarda  de  toute  sa  hauteur,  sourit,  et, 
passant  la  bandoulière  de  son  fusil  à  son  épaule. 

—Demain,  à  six  heures,  derrière  Sainte-Croix,  dit- 
il;  vous  pourrez  apporter  vos  armes. 


vu. 


Il  est  rare  que  nous  puissions  nous-mêmes  connaître 
au  juste  le  fond  de  nos  sentiments  lorsqu'on  nous  voit 
et  lorsqu'on  nous  écoute.  Excités  par  l'envie  de  pa- 
raître noblement,  nous  nous  raidissons  contre  la  dou- 
leur des  blessures,  nous  nous  grandissons  au-delà  de 
notre  hauteur,  nous  nous  montrons  ce  que  nous  vou- 
drions être,  et  nous  croyons  être  ce  que  nous  nous 
montrons.  Dès  qu'il  se  sent  en  spectacle,  l'homme  le 
plus  vrai  devient  comédien  à  son  insu,  non  par  manque 
de  sincérité,  mais  par  désir  d'approbation.  Aussi,  pour 
être  sûrs  nous-mêmes  de  notre  générosité,  de  notre 
courage,  de  notre  dignité ,  avons-nous  besoin,  après 
l'effet  produit,  de  l'épreuve  de  la  solitude. 

Tant  que  madame  de  Révol  s'était  trouvée  en  face 


248  SCÈNES   DE   LA   VIE   INTIME. 

de  Béfort,  l'indignation  l'avait  soutenue;  la  présence 
de  l'agresseur  était  une  excitation,  il  lui  donnait  la  ré- 
plique, il  entretenait  son  désir  de  vengeance,  il  l'en- 
traînait à  rendre  coup  pour  coup,  sans  s'occuper  des 
suites  que  pourraient  avoir  les  blessures  faites  ou  re- 
çues; mais  lorsqu'elle  se  retrouva  seule,  l'élan  décolère 
qu'elle  avait  pris  pour  de  la  force  tomba,  et  avec  lui 
disparut  toute  sa  résolution. 

Elle  s'effraya  de  la  victoire  qu'elle  venait  de  rem- 
porter, en  songeant  que  c'était  le  commencement  d'une 
guerre  dont  les  chances  ne  pouvaient  être  prévues. 
Cette  lettre  laissée  aux  mains  de  Béfort,  faisait  con- 
naître à  tous  sa  position  équivoque;  c'était  un  texte 
authentique  sur  lequel  la  méchanceté  allait  s'exercer 
sans  contrainte.  Qui  sait  si  quelque  indiscrétion  perfide 
ne  découvrirait  point  sa  retraite  à  celui  dont  elle  fuyait 
la  recherche?  Et  personne  pour  la  conseiller,  pour  la 
défendre;  personne  que  Sulpice,  qui  voudrait  peut- 
être  la  venger  !  Cette  crainte  traversa  son  cœur  comme 
un  fer  aigu.  Desbarres  avait  dû  se  rendre  au  vieux 
saule,  à  l'heure  indiquée  :  qu'avait-il  pensé  en  n'y 
trouvant  point  sa  lettre  ?  comment  lui  cacher  ce  qui 
était  arrivé?  comment  empêcher  qu'à  la  première  occa- 
sion il  ne  s'expliquât  avec  Béfort?  Malgré  sa  vie  retirée, 


UNE    ÉTRANGÈRE.  249 

madame  de  Révol  connaissait  la  redoutable  réputation 
de  ce  dernier;  l'idée  d'une  rencontre  entre  lui  et  Sulpice 
la  fit  frémir,  et  elle  se  dit  que'lle  devait  l'empêcher  à 
tout  prix. 

Ce  qui  dominait  chez  Lia,  comme  on  a  déjà  pu  le 
remarquer,  c'était  la  spontanéité.  Nature  souple  et  vi- 
vace,  elle  remontait,  en  un  instant,  du  fond  du  déses- 
poir au  sommet  du  courage,  et  c'était  toujours  sous  le 
coup  qui  eût  dû  l'abattre  qu'on  la  voyait  se  redresser. 
A  la  pensée  du  danger  qui  menaçait  Sulpice,  tous  ses 
autres  effrois  disparurent.  Seule,  elle  était  la  cause  de 
la  lutte  qui  allait  s'ouvrir  ;  tant  qu'elle  serait  là,  les 
mêmes  passions  et  les  mêmes  hostilités  devaient  ame- 
ner les  mêmes  divisions  ;  l'unique  moyen  d'y  couper 
court  était  de  quitter  Kemperlé.  Cette  conclusion  la 
frappa  au  plus  vif  du  cœur,  mais,  par  cela  même,  elle 
l'accepta  sans  discussion  et  pour  ainsi  dire  les  yeux 
fermés,  comme  le  malade  qui,  menacé  d'une  opération 
cruelle,  s'y  soumet  sur-le-champ,  de  peur  de  manquer 
de  courage  à  la  réflexion. 

Seulement,  avant  de  partir,  il  fallait  confier  Sulpice 
à  quelqu'un  qui  pût  le  consoler,  le  surveiller,  prévenir 
tout  débat,  et  nul  autre  que  madame  Desbarres  ne 
pouvait  remplir  ce  rôle.  Lia   résolut  de   se  rendre 


250  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

chez  elle  dès  le   lendemain  pour  lui  tout  avouer. 

Ce  fut  une  décision  subite,  mais  prise  sans  hésita- 
tion. N'ayant  vu  la  veuve  que  deux  fois,  madame  de 
^lévol  ignorait  ses  préventions,  et  comptait  sur  ses 
nstincts  de  femme  et  de  mère.  Elle  n'ignorait  pas  ce 
que  sa  démarche  avait  de  hardi,  mais  elle  comprenait 
aussi  ce  qu'elle  avait  de  noblement  confiant  ;  et  elle 
se  sentait  capable  de  la  justifier.  Tout  ce  qu'elle  devait 
dire  se  présentait  à  la  fois  à  son  esprit.  Se  mettant  à 
la  place  de  madame  Desbarres,  elle  se  parlait  tout 
bas,  se  persuadait  et  s'attendrissait  elle-même.  Les 
réponses  supposées  de  la  mère  de  Sulpice  aidaient  à 
ses  confidences  ;  elle  se  voyait  encouragée  par  son 
geste,  par  son  regard  ;  elle  s'exaltait  de  cette  approba- 
tion imaginaire,  et  se  sentait  presque  heureuse  dans 
sa  douleur.  —  Singulière  illusion  d'une  âme  si  sûre  de 
sa  propre  sincérité ,  et  si  forte  de  son  bon  vouloir , 
qu'elle  ne  peut  même  plus  prévoir  la  résistance  chez 
les  autres. 

Or,  pendant  que  la  jeune  femme  se  livrait  à  cette 
confiance,  madame  Desbarres  était  en  grande  confé- 
rence avec  M.  Vallin,  à  qui  elle  avait  appris  la  révolte 
et  la  fuite  de  Sulpice.  Celui-ci  n'était  point  encore  de 
retour,  et  quelle  que  fût  l'indignation  de  la  veuve,  elle 


UNE   ÉTRANGÈRE.  251 

était  tempérée  par  l'inquiétude  que  lui  inspirait  cette 
absence  prolongée.  Le  secrétaire  municipal  lui-même 
ne  savait  plus  qu'en  penser.  En  apprenant  de  quels 
procédés  violents  madame  Desbarres  s'était  servie 
pour  retenir  le  jeune  homme,  il  avait  craint  quelque 
résolution  extrême,  et  chaque  heure  de  retard  aggra- 
vait ses  appréhensions.  Il  allait  enfin  proposer  d'en- 
voyer à  la  recherche  de  Sulpice ,  lorsque  Dinorah 
s'élança  dans  le  salon,  en  criant  qu'il  venait  de  ren- 
trer. 

Cette  nouvelle  amena  un  véritable  coup  de  théâtre. 
Elle  changea  comme  par  enchantement  la  physionomie 
des  deux  interlocuteurs,  et  tandis  que  les  traits  de 
Vallin  reprenaient  leur  calme  habituel,  ceux  de  la 
veuve  passaient  spontanément  de  l'expression  de  Tin- 
quiétude  à  celle  du  dépit. 

—  Ah!  enfin  le  voilà!  s'écria -t-elle  en  retrouvant 
sa  mauvaise  humeur  en  même  temps  que  sa  tran- 
quillité; je  suis  curieuse  de  savoir  ce  qu'il  pourra 
nous  dire. 

—  M.  Sulpice  est  monté  dans  sa  chambre,  répliqua 
la  servante. 

—  Sans  entrer  au  salon  !  dit  madame  Desbarres 
blessée. 


252  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Il  a  Fair  bien  fatigué,  maîtresse. 

—  Oui,  il  vient  du  manoir ,  sans  doute  !  11  ne  vous 
a  rien  dit? 

—  Rien  que  :  —  Bonne  nuit ,  Dinorah  !  Mais  il 
avait  une  voix  qui  m'a  donné  envie  de  pleurer. 

—  Allons  !  reprit  aigrement  madame  Desbarres , 
n'est-ce  pas  lui  qu'elle  va  plaindre  maintenant?  Vous 
êtes  une  sotte,  ma  chère  ! 

—  Je  sais  bien,  répondit  la  Bretonne  d'un  air  sou- 
mis. 

—  Retournez  à  votre  quenouille. 
Dinorah  sortit. 

—  Et  quant  à  M.  Sulpice,  continua  la  veuve  en  se 
levant,  puisqu'il  n'a  pas  jugé  à  propos  de  venir  me 
souhaiter  le  bonsoir,  j'irai  le  trouver,  moi. 

Vallin  trembla  à  la  pensée  du  nouveau  débat  qui 
menaçait  de  s'élever,  il  chercha  à  retenir  madame 
Desbarres  -,  mais  celle-ci  avait  besoin  de  se  venger  sur 
quelqu'un  des  angoisses  qu'elle  venait  de  subir,  elle 
persista  avec  entêtement. 

—  Je  veux  savoir  qui  de  nous  deux  est  maître  ici, 
s'écria-t-elle.  Ah!  il  s'enfuit  par  les  fenêtres  au  risque 
de  se  rompre  le  cou  ;  il  passe  la  journée  entière  sans 
aller  à  son  bureau,  il  ne  rentre  point  aux  heures  du 


UNE    ÉTRANGÈRE.  253 

repas  !  Eh  bien  !  il  faut  qu'il  choisisse  entre  sa  mère 
et  cette  intrigante. 

—  Prenez  garde,  interrompit  Vallin  effrayé  de  l'al- 
ternative posée  par  madame  Desbarres  ;  il  faudrait  des 
ménagements. 

Je  veux  qu'il  cède  ! 
— Et  si  c'était  lui,  au  contraire,  qui  vous  forçait  à  céder? 

—  Par  exemple,  s'écria  la  veuve,  moi  céder  à  un 
Desbarres  !  Ah  !  vous  ne  me  connaissez  pas,  monsieur  ! 

—  Pardon,  chère  dame;  je  sais  que  rien  ne  vous 
résiste  quand  vous  le  voulez  ;  mais  je  sais  aussi  com- 
bien vous  êtes  bonne  mère,  et  si  votre  fils  attaque 
votre  sensibilité... 

—  Je  n'écouterai  rien  ! 

—  Allons  !  madame  Desbarres,  allons,  reprit  Vallin 
avec  un  sourire  d'intelligence,  ne  vous  faites  donc  pas 
plus  méchante  que  vous  n'êtes.  On  sait  que  chez  vous 
le  cœur  vaut  l'esprit,  et  c'est  tout  dire.  On  a  eu  assez 
de  preuves  de  votre  dévouement,  de  votre  bonté.... 

—  Certainement,  dit  madame  Desbarres  flattée,  je 

ne  suis  pas  une  tigresse ,  mais  ici  je  me  montrerai 

ferme.  Du  reste,  il  faut  avant  tout  que  je  sache  quels 

sont  les  rapports  de  Sulpice  avec  la  Parisienne,  et  je 

veux  Tinter roger. 

22 


25i  SCENES    DE     LA    VIE    INTIME. 

—  Peut-être  n'osera- 1— il  pas  vous  répondre. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  qu'il  est  certaines  choses  que  l'on  est  em- 
barrassé d'avouer  à  sa  mère  et  dont  on  parle  plus 
librement  à  un  étranger. 

—  Vous  croyez?  dit  madame  Desbarres  [frappée  de 
cette  idée;  au  fait,  il  vaudrait  peut-être  mieux  que  vous 
le  vissiez  d'abord. 

—  Croyez-vous  ?  Je  m'en  rapporte  entièrement  à 
votre  perspicacité. 

— 11  n'y  a  pas  à  balancer,  dit  la  veuve ,  qui ,  en  voyant 
que  le  vieux  commis  lui  laisser  l'honneur  de  cet  expé- 
dient, le  prit  à  cœur  comme  s'il  eût  été  son  œuvre  ;  vous 
ne  pouvez  me  refuser  ce  service,  monsieur  Vallin. 
Vous  allez  monter  tout  de  suite  chez  mon  fils. 

—  Permettez,  chère  dame,  permettez,  dit  le  secré- 
taire enchanté  d'avoir  déjà  gagné  la  moitié  de  ce  qu'il 
voulait  ;  je  suis  prêt  à  faire,  vous  le  savez,  tout  ce  qui 
peut  vous  plaire,  mais  je  n'ai,  moi,  pour  parler  à  Sul- 
pice,  ni  votre  autorité  ni  votre  fermeté,  et  je  vous 
proposerai  de  remettre  cette  entrevue. 

—  Que  dites-vous? 

—  La  nuit  nousporterait  conseil  à  tous  deux,  et  nous- 


UNE    ÉTRANGÈRE.  25â 

préparerait,  moi  à  mieux  parler,  votre  fils  à  mieux  en- 
tendre. 

—  Comment  !  il  vous  faut  des  préparations  pour  par- 
ler à  un  écolier? 

— Ah  !  cela  vous  étonne,  reprit  le  bureaucrate  d'un  air 
patelin,  vous  qui  avez  toujours  l'esprit  si  énergique  et  si 
présent  !  mais  on  doit  être  indulgent  pour  les  infirmités 
de  ses  amis.  Il  est  d'ailleurs  bientôt  dix  heures  -,  l'entre- 
tien avec  Sulpice  pourrait  se  prolonger,  et  si  Ton  me 
voyait  sortir  d'ici  au  milieu  de  la  nuit,  vous  concevez... 

—  Allons  donc,  dit  madame  Desbarres  en  rougissant 
un  peu,  mais  intérieurement  flattée  qu'on  la  trouvât 
encore  d'âge  à  être  compromise  ;  vous  avez  des  idées, 
monsieur  Vallin...  Du  reste,  nous  pouvons  remettre 
cette  explication  à  demain* 

—  Si  vous  jugez  que  ce  soit  le  plus  sage,  dit  le 
secrétaire,  passant,  selon  l'habitude,  son  idée  à  l'ordre 
de  la  veuve. 

—  Et  le  plus  sûr,  ajouta  celle-ci;  vous  viendrez 
avant  de  vous  rendre  à  la  mairie. 

—  Soit. 

—  Et  nous  conviendrons  de  ce  qu'il  faudra  lui  dire. 

—  C'est  cela. 

— *A  huit  heures  donc,  monsieur  Vallin. 


256  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  À  huit  heures. 

M.  Vallin  arriva  le  lendemain,,  à  l'heure  convenue, 
chez  madame  Desbarres,  mais  il  trouva  celle-ci  désap- 
pointée et  furieuse.  Sulpice  était  sorti  dès  la  pointe  du 
jour  sans  avertir  personne.  La  veuve,  qui  avait  besoin 
de  décharger  son  mécontentement  sur  quelqu'un,  s'en 
prit  au  vieux  commis  ;  c'était  lui  qui  l'avait  empêchée 
de  parler,  la  veille,  à  son  fils  ;  sans  lui,  l'explication 
serait  maintenant  terminée  :  tout  ce  qui  avait  lieu  ve- 
nait de  lui  et  arrivait  par  sa  faute. 

Vallin  laissa  d'abord  couler  le  torrent,  mais  voyant  qu'il 
grossissait  toujours ,  il  se  mit  à  renchérir  sur  les  accusa- 
tionsde  madameDesbarres,  qui  s'arrêta  aussitôt,  moitié 
par  générosité,  moitié  par  esprit  de  contradiction,  et  re- 
porta toute  sa  mauvaise  humeur  sur  Sulpice.  Elle nedou- 
tait  point  qu'il  ne  se  fût  rendu  à  Kermor  1  et  partit  de  là 
pour  s'indigner  eontre madame  deRévol.  C'étaitelle  qui, 
sachant  sans  doute  que  les  Desbarres  avaient  toujours  eu 
la  tête  faible,  s'était  efforcée  d'attirer  le  jeune  homme  au 
manoir  afin  de  le  séduire,  de  le  dépouiller,  de  l'enlever  !.. . 
Madame  Desbarres  ne  reculait  devant  aucune  supposi- 
tion ;  n'était-ce  pas  une  étrangère,  une  Parisienne  ? 
.  —  Heureusement  que  je  suis  là,  ajouta-t-elle  enfin-, 
je  ne  laisserai  pas  mon  fils  se  perdre  ainsi  5  je  frapperai 


UNE    ÉTRANGÈRE.  257 

lès  grands  coups;  il  le  faut,  monsieur  Vallin  :  j'irai  à 
Kermor. 

—  Vous? 

—  Et  pas  plus  tard  qu'aujourd'hui  !  Ah  !  je  ne  suis 

pas  une  Desbarres,  moi,  on  ne  m'en  fait  point  accroire, 
et  je  lui  dirai  son  fait  à  cette  dame. 

—  La  voici ,  maîtresse ,  interrompit  Dinorah ,  qui 
venait  d'entrer. 

—  Qui  ?  demanda  la  veuve. 

—  Cette  étrangère. 

—  Madame  de  Révol? 

—  Elle  demande  à  vous  voir. 

En  prononçant  ces  mots,  la  servante  poussa  la  porte, 
qui  était  restée  entr'ouverte,  et  Lia  se  présenta. 

Il  y  avait  dans  cette  apparition  inattendue  un  si 
singulier  à-propos,  que  madame  Desbarres  échangea 
avec  Vallin  un  regard  de  stupéfaction.  L'étrangère,  qui 
avait  fait  quelques  pas  dans  la  chambre,  s'aperçut  du 
trouble  que  causait  son  arrivée,  et,  sans  en  deviner 
le  motif,  elle  s'arrêta  confuse. 

— Je  crains  d'être  importune,  dit-elle  timidement,  vous 
semblez  occupée,  madame,  et  j'interromps  un  entretien. 

—  Rien  ne  nous  empêchera  de  le  continuer,  car 
-lous  parlions  de  vous,  répondit  la  veuve,  qui  voulut 

22* 


258  SCÈNES  DE  LA  VIE  INTIME. 

sortir  Rembarras  en  brusquant  l'explication. 

—  De  moi  ?  reprit  madame  de  Révol  étonnée. 

—  Et  des  visites  de  mon  fils  à  Kermor. 

Lia  rougit  ;  elle  avait  cru  ses  relations  avec  Sulpice 
ignorées  de  madame  Desbarres,  et  elle  se  sentit  con- 
trariée d'être  ainsi  prévenue  dans  ses  confidences.  La 
veuve  s'aperçut  de  son  trouble  : 

—  Madame  ne  me  savait  pas  sans  doute  instruite  de 
ces  visites?  reprit-elle  ironiquement. 

—  Il  est  vrai,  balbutia  Lia. 

—  Les  choses  en  sont  pourtant  venues  à  tel  point 
qu'il  serait  difficile  de  ne  point  les  remarquer,  fit  obser- 
ver madame  Desbarres  aigrement;  le  manoir  est 
maintenant  le  véritable  domicile  de  mon  fils,  et  madame 
lui  permet  à  peine  de  rentrer  ici  pour  dormir... 

—  Moi  ?  interrompit  la  jeune  femme  ;  il  y  a  erreur, 
madame,  et  vous  avez  été  mal  informée. 

—  Je  n'ai  point  été  mal  informée,  reprit  la  veuve  ; 
hier  encore,  Sulpice  n'est  revenu  qu'après  le  couvre-feu 

—  Se  peut-il  ? 

—  Et  cematin  il  est  sorti  au  point  du  jour  avec  ses 
armes. 

—  Que  dites-vous?  s'écria  Lia  saisie;  M,  Sulpice 
est  sorti  avec  des  armes  ? 


UNE    ÉTRANGÈRE.  259 

—  Sous  prétexte  de  s'exercer  au  tir,  comme  d'habi- 
tude ;  mais  je  saurai  au  juste  ce  qu'il  en  est,  car  il  a 
rencontré  M.  Alexandre. 

—  Et  il  lui  à  parlé? 

—  Dinorah  les  a  vus  s'éloigner  ensemble. 

—  Ah!  madame,  faites -le  chercher,  s'écria  rapide- 
ment Lia,  atteinte  d'un  pressentiment  funeste  ;  sachez 
où  ils  sont;  envoyez  chez  M.  Béfort. 

—  Pourquoi  cela  ?  demanda  la  veuve  effrayée  par 
l'accent  de  madame  de  Révol  ;  que  craignez-vous?  que 
se  passe-t-il  donc,  madame  ?  mon  fils  courrait-il  quel- 
que danger? 

Avant  que  Lia  eût  pu  répondre,  un  grand  bruit  se 
fit  entendre  à  l'étage  inférieur  \  des  pas  précipités  re- 
tentissaient sur  l'escalier,  le  nom  de  Sulpice  était  pro- 
noncé par  des  voix  étrangères  au  milieu  desquelles 
celle  de  Dinorah  éclatait  en  exclamations  douloureu- 
ses. Madame  de  Révol,  épouvantée,  courut  à  la  porte 
et  se  trouva  en  face  du  docteur  Robert,  qui  parut  sur 
le  seuil  la  tête  nue  et  les  vêtements  en  désordre. 

—  Ah  !  ils  se  sont  battus  !  s'écria-t-elle. 

—  Malgré  moi,  répliqua  brusquement  le  docteur. 

—  Et  mon  fils?  demanda  madame  Desbarres. 

—  Le  voici. 


260  SCÈNES   DE   LA    VIE   INTIME. 

Les  témoins  venaient  en  effet  d'entrer,  soutenant  dans 
leurs  bras  le  jeune  homme  couvert  de  sang  et  évanoui. 

A  cette  vue,  les  deux  femmes  poussèrent  deux  cris 
qui  partirent  en  même  temps  et  se  confondirent  dans 
une  même  expression  de  douleur  -,  mais  Lia,  foudroyée, 
chancela  et  fut  obligée  de  se  soutenir  au  mur,  tandis  que 
madame  Desbarres,  dont  les  nerfs  étaient  plus  fermes, 
s'élançait  vers  Sulpice.  Il  y  eut  un  moment  d'inexprima- 
ble confusion.  Dinorah  avait  aidé  à  placer  le  blessé  sur 
un  lit  ]  madame  Desbarres  s'y  précipita  avec  des  excla  - 
mations  entrecoupées  et  des  appels  mêlés  de  sanglots. 

—  Au  nom  de  Dieu  !  du  courage ,  dit  Vallin  en  lui 
prenant  la  main  et  cherchant  à  l'arracher  à  cet  affreux 
spectacle. 

—  Laissez-moi,  s'écria  la  veuve  exaltée  ;  je  veux 
voir  mon  fils,  je  veux  rester  près  de  mon  fils  !  Si  mon 
fils  meurt,  je  mourrai  avec  lui. 

— 11  vivra,  reprit  le  secrétaire,  qui  avait  besoin  de 
se  le  persuader  à  lui-même  ;  le  docteur  le  sauvera. 

—  Je  tacherai,  dit  Robert. 

—  Ah!  rendez-le-moi,  mon  cher  monsieur  Robert, 
reprit  madame  Desbarres  avec  cette  expansion  bruyante 
des  douleurs  vraies,  mais  vulgaires  ;  rendez-le-moi  au 
au  prix  de  tout  ce  que  je  possède!  Songez  que  c'est 


UNE     ÉTRANGÈRE.  261 

mon  unique  enfant!...  Et  me  l'avoir  égorgé  !  Oh  !  je 
poursuivrai  son  assassin,  docteur  ;  oui,  fallût-il  tout 
vendre  pour  obtenir  justice  !  Mais  d'où  est  venue  la 
querelle?  Pourquoi  ce  duel? 

—  Hélas  !  pour  moi  !  murmure  une  voix  brisée. 
Madame  Desbarres  leva  les  yeux  et  aperçut  Lia  qui, 

pâle  comme  une  morte,  la  tête  flottante  et  les  mains 
jointes,  s'était  laissée  glisser  à  genoux  de  l'autre  côté 
du  lit. 

—  Pour  vous  ?  répéta-t-elle  ;  ah  !  j'aurais  dû  le  de- 
viner. Oui,  c'est  ainsi  que  tout  devait  finir;  voilà  où 
vous  deviez  le  conduire!...  Et  vous  osez  rester  là, 
devant  celui  que  vous  avez  fait  égorger? 

—  Oh  !  ne  dites  pas  cela,  madame  !  balbutia  Lia 
éperdue  ;  non,  ce  n'est  pas  moi  ;  ce  malheur,  dont  j'ai 
été  la  cause  involontaire,  j'aurais  donné  ma  vie  pour 
l'éviter  !...  Mais  votre  fils  ne  mourra  pas,  nos  soins  le 
sauveront.  Je  ne  le  quitterai  plus,  madame,  je  veille- 
rai avec  vous  près  de  lui. 

Madame  Desbarres  releva  la  tête. 

—  C'est  à  moi  seule  de  soigner  mon  fils,"dit-elle  avec 
une  hauteur  haineuse  et  en  étendant  les  mains  sur  le  lit 
du  blessé.  Si,  dans  la  force  et  la  santé,  vous  avez  pu  me 
le  disputer,  mourant,  il  m'appartient  tout  entier. 


262  SCÈNES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  Silence  !  interrompit  le  docteur,  le  voilà  qui  se 
ranime. 

Madame  Desbarres  se  pencha  vers  Sulpice  avec  une 
exclamation  de  joie  ;  mais,  en  rencontrant  le  visage 
éploré  de  madame  de  Révol  près  du  sien,  elle  la  re- 
garda en  face  et  s'écria  : 

—  Je  suis  chez  moi,  madame! 

Lia  tressaillit  ;  une  rougeur  rapide  traversa  sa  pâ- 
leur, et  elle  fit  un  mouvement  en  arrière. 

—  Pardon,  dit-elle  ;  j'avais  cru  que  l'approche  du 
lit  d'un  mourant  appartenait  à  tous  ceux  qui  l'aimaient. 
Puisque  je  me  suis  trompée,  je  me  retire  5  je  laisse 
votre  fils  à  vos  soins.  Ah  1  sauvez-le,  madame,  et  je 
vous  remercierai  à  genoux! 

Les  larmes  l'empêchèrent  de  continuer  5  elle  fit  un 
pas  vers  le  lit,  regarda  Sulpice,  puis,  pressant  son 
mouchoir  sur  ses  lèvres  pour  étouffer  ses  sanglots, 
elle  s'élança  égarée  hors  de  la  chambre. 

Au  moment  d'atteindre  l'escalier,  elle  sentit  une 
main  s'appuyer  sur  son  bras  ;  c'était  Dinorah  qui  l'a- 
vait suivie.  La  paysanne  la  regarda  et  lui  dit  : 

—  Revenez  ce  soir  ;  je  vous  donnerai  de  ses  nou- 
velles, moi. 


VIII. 


Lorsque  Lia  revint,  elle  apprit  que  Sulpice  était  dans 
le  transport  de  la  fièvre,  et  que  le  médecin  avait  ex- 
primé des  craintes.  Les  jours  suivants,  son  état  ne  fit 
que  s'aggraver.  Cependant  la  jeune  femme  ne  pouvait 
perdre  courage.  En  revenant  chaque  matin  et  chaque 
soir,  son  cœur  battait  d'espérance.  Du  plus  loin  qu'elle 
apercevait  Dinorah,  elle  cherchait  un  sourire  sur  son 
mâle  visage,  mais  Dinorah  secouait  la  tête  et  murmu* 
rait  toujours  : 

—  Plus  mal  1  plus  mal  ! 

Madame  de  Revol,  qui,  afin  de  se  rassurer  elle- 
même,  s'était  dit  que  Dieu  était  trop  juste  pour  laisser 
mourir  Sulpice,  et  qui  avait  pour  ainsi  dire  intéressé 
sa  foi  à  cette  guérison,  commença  à  chanceler  dans  sa 


264  SCÈNES   DE  LA   VIE   INTIME. 

croyance.  Enfin,  un  jour  qu'elle  se  rendait  chez  ma- 
dame Desbarres ,  un  tintement  de  clochette  retentit 
tout  à  coup  derrière  elle.  Un  enfant,  tenant  un  cierge 
allumé,  parut  au  détour  de  la  rue,  suivi  d'un  prêtre 
qui  portait  le  viatique  des  agonisants,  et  elle  eniendit 
les  femmes  agenouillées  sur  son  passage  répéter  à 
demi- voix  : 

—  C'est  M.  Sulpice  Desbarres,  qui  va  mourir  ! 

Lia  rebroussa  chemin  et  arriva  à  Kermor,  égarée  de 
désespoir. 

Aucun  signe  apparent  ne  lui  avait  jusqu'alors  révélé 
le  danger  du  jeune  homme  ;  elle  avait  pu  croire  les  crain- 
tes exagérées  et  résister  à  une  conviction  que  tous 
ses  désirs  repoussaient;  mais  maintenant  le  doute  même 
était  impossible  :  la  cloche,  le  cierge  allumé,  le  prêtre, 
tous  les  symboles  lugubres  avaient  frappé  son  oreille  ou 
ses  yeux  ;  elle  avait  vu  et  écouté  l'agonie  de  Sulpice  ! 

Cette  fatale  lumière  fut  un  coup  de  foudre  qui  brisa 
toutes  les  barrières  dont  elle  avait  fortifié  son  âme. 
Avec  r espérance  périt  le  courage,  et  avec  le  courage 
toute  garde  d'elle-même.  Tant  qu'elle  avait  pu  croire 
que  Sulpice  vivrait,  son  devoir  avait  été  de  ne  jamais 
franchir  pour  lui  les  limites  d'une  amitié  choisie,  et  de 

répousser  les  confidences  de  son  propre  cœur  ;  mais 

23 


UNE    ÉTRANGÈRE.  265 

les  bénéfices  de  cette  longue  réserve  furent  subite- 
ment perdus;  l'excès  de  sa  douleur  lui  révéla  l'excès 
de  sa  tendresse.  Elle  aimait  Sulpice,  non  pas  en  frère, 
non  pas  en  ami,  mais  de  cette  affection  que  rien  n'i- 
mite ni  ne  remplace.  Elle  pouvait  se  faire  un  pareil 
aveu,  maintenant  qu'il  s'agissait  d'un  mourant,  car  là 
où  l'amour  est  sans  danger,  il  doit  être  aussi  sans 
crime.  Que  lui  importait  d'ailleurs  d'être  ou  non  con- 
damnée ?  L'expérience  l'avait  dégoûtée  du  devoir.  A 
quoi  lui  avait  en  effet  servi  jusqu'alors  le  respect  des 
lois  imposées  par  Dieu  et  par  les  hommes?  Les  hom- 
mes l'avaient  flétrie,  et  Dieu  permettait  la  mort  d'un 
innocent  ! 

Plusieurs  heures  s'écoulèrent  dans  ces  agitations 
convulsives.  Cependant  au  fond  du  désespoir  de  Lia 
restait  toujours  ce  fantôme  des  espérances  perdues 
qui,  sans  être  une  joie,  laisse  une  sorte  d'incertitude 
à  l'affliction.  Elle  voulut  connaître  toute  l'étendue  de 
son  malheur  et  retourna  chez  madame  Desbarres. 

Dinorah  vint  lui  ouvrir,  les  cheveux  à  demi-épars 
et  le  visage  marbré  de  larmes . 

—  Eh  bien  ?  demanda  Lia  d'un  accent  bref  et  éperdu. 

—  Le  médecin  attend  une  crise  pour  cette  nuit,  dit 
la  paysanne. 


266  SCÈNES  DE   LA  VIE  INTIME. 

—  Je  reviendrai  cette  nuit. 

Elle  tint  parole.  La  crise  avait,  en  effet,  eu  lieu,  et, 
contre  toute  attente,  elle  avait  été  favorable.  Le  lende- 
main les  symptômes  les  plus  alarmants  disparurent,  et 
quelques  jours  après  le  blessé  était  hors  de  danger. 

Madame  de  Révol  faillit  succomber  à  la  joie  de  ce 
changement.  Comme  ces  malades  auxquels  la  fièvre 
donne  une  vigueur  factice,  la  douleur  l'avait  soutenue 
jusqu'alors  ;  n'ayant  plus  à  craindre,  elle  sentit  ses 
forces  l'abandonner. 

De  nouvelles  angoisses  commençaient  d'ailleurs 
pour  elle.  Sortie  du  désespoir,  elle  retomba  sous  le 
joug  de  ses  anciens  devoirs.  L'épreuve  qu'elle  venait 
de  subir  lui  avait  fait  voir  clair  dans  son  propre  cœur; 
elle  ne  pouvait  plus  déguiser  sous  un  faux  nom  le 
penchant  qui  l'attirait  vers  Sulpice;  en  perdant  son 
ignorance,  elle  avait  perdu  la  possibilité  de  se  tromper 
innocemment.  Lors  même  qu'elle  eût  apaisé  ses  scru- 
pules, que  pouvait-elle  attendre  de  cet  amour?  Toute 
voie  n'était-elle  pas  fermée  au  bonheur,  toute  espé- 
rance même  refusée?  La  fuite  restait  seule  possible  et 
honorable.  Lia  le  comprit,  et  revint  au  projet  de  dé- 
part dont  la  blessure  de  Sulpice  avait  arrêté  l'exécu- 
tion. Elle  écrivit  en  Vendée  pour  demander  des  rensei- 


UNE    ÉTRANGÈRE.  267 

gnements,  et  fit  ses  préparatifs,  mais  lentement, 
comme  quelqu'un  qui  a  peur  de  sa  propre  résolution. 
Avant  de  quitter  Kemperlé,  elle  voulait  d'ailleurs  que 
la  guérison  de  Sulpice  fût  complète,  et  elle  continuait 
à  s'informer  tous  les  jours  des  progrès  de  sa  convales- 
cence. Le  jeune  homme  allait  de  mieux  en  mieux  ;  il 
avait  recouvré  le  souvenir  du  passé,  et  s'était  informé 
d'elle  à  Dinorah. 

Un  matin,  celle-ci  Farrêta  après  lui  avoir  donné  des 
nouvelles  du  malade,  et  ajouta  à  demi-voix  : 

—  Il  m'a  encore  parlé  de  vous  ! 

—  Lui  !  interrompit  Lia  ;  et  que  vous  a-t-il  dit  ? 

—  Que  vous  couriez  un  grand  danger. 

—  Comment? 

—  Hier  soir,  madame  Desbarres  causait  avec 
M.  Vallin  près  du  jeune  maître  qu'ils  croyaient  en- 
dormi, et  ils  ont  dit  que  le  duc  savait  maintenant  où 
vous  trouver. 

—  Dieu  !  ils  l'auront  averti  !  s'écria  madame  de 
Ré  vol. 

—  Et  qu'il  viendrait  vous  chercher  ici. 
La  jeune  femme  pâlit. . 

—  Le  duc  !  répéta-t-elle,  ah  !  je  ne  l'attendrai  pas. 
Je  partirai,  oui,  dès  demain;  il  le  faut. 


2158  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  C'est  ce  que  le  jeune  maître  a  dit,  ajouta  triste- 
ment Dinorah;  aussi  a  t-il  pleuré  longtemps, 

—  Et  je  partirai  sans  le  voir  !  murmura  madame  de 
Ré  vol,  qui  sentit  à  cette  pensée  des  larmes  monter  à 
ses  paupières. 

Dinorah  s'assura  qu'on  ne  pouvait  l'entendre. 

—  Non,  dit-elle  vivement,  il  vous  attend. 

—  Sulpice  !  s'écria  Lia. 

—  Madame  Desbarres  est  sortie,  et  j'ai  promis  de 
vous  faire  monter  ;  venez. 

Madame  de  Révol,  éperdue,  se  laissa  conduire  jus- 
qu'à la  chambre  de  la  veuve,  où  le  blessé  avait  été 
porté;  mais  lorsqu'elle  arriva  vis-à-vis  de  l'alcôve,  Di- 
norah, qui  avait  pris  les  devants  pour  soulever  le  ri- 
deau, se  tourna  vers  elle  en  lui  recommandant  du  doigt 
le  silence  :  elle  se  pencha  palpitante  et  aperçut  le  jeune 
homme  endormi. 

Un  de  ses  bras  pendait  hors  du  lit,  tandis  que 
sa  tête  s'appuyait  sur  son  autre  main  repliée, 
et  que  le  long  des  rideaux  glissait  un  rayon  de 
soleil.  A  la  vue  de  ce  visage  amaigri  et  demi-voilé 
par  une  longue  chevelure,  madame  de  Révol  s'é- 
tait arrêtée  immobile.  Elle  ne  reconnaissait  point 
Sulpice.  11  fallut  que  son  œil  interogeât  tous  les  traits 


UNE    ÉTRANGÈRE.  269 

du  malade  pour  en  retrouver  l'expression  connue. 
Cette  espèce  d'hésitation  l'épouvanta  elle  même. 
Elle  joignit  les  mains  et  s'agenouilla  au  chevet. 

—  Est-ce  lui  ?  Est-ce  bien  lui  ?  murmura-t-elle 
attérée. 

—  Remerciez  Dieu  de  le  voir  ainsi,  répondit  Dina- 
rah;  il  est  vivant,  et  c'est  assez  ;  avec  le  temps  il  re- 
prendra sa  force  et  sa  beauté. 

—  Oui,  mais  moi  je  ne  le  verrai  pas,  dit  madame 
de  Ré  vol  gagnée  par  les  larmes  ;  c'est  un  éternel  adieu 
que  je  viens  lui  faire.  Ah  !  qu'il  dorme,  mon  Dieu  !  il 
se  réveillera  toujours  assez  tôt;  moi  aussi  j'espère 
bientôt  dormir. 

Elle  appuya  sa  tête  sur  le  bord  du  lit  en  pleurant, 
mais  le  bruit  de  ces  pleurs  parut  arriver  jusqu'à 
Sulpice  à  travers  son  sommeil;  il  fit  un  mouvement. 

—  Prenez  garde  !  murmura  Dinorah. 

Madame  de  Ré  vol  essuya  rapidement  ses  larmes. 
Desbarres  ouvrit  les  yeux  et  l'aperçut. 

L'éclair  qui  illumina  ses  traits  leur  rendit  un  instant 
toute  leur  expression  d'autrefois,  et  ce  fut  seulement 
alors  que  Lia  le  reconnut  complètement.  Il  s'était  relevé 
avec  un  léger  cri. 

23* 


270  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

—  C'est  vous,  enfin  !  dit-il  en  étendant  les  mains 
vers  la  jeune  femme. 

Elle  prit  les  mains  de  Sulpice  dans  les  siennes  et 
les  pressa  sur  sa  poitrine  sans  pouvoir  répondre. 

—  C'est  vous,  répéta-t-il  les  yeux  humides.  Ah  !  je 
suis  heureux  de  vivre,  puisque  je  vous  revois. 

—  Encore  aujourd'hui!  Encore  une  fois!  balbutia 
madame  de  Révol. 

Le  malade  fit  un  mouvement,  et  la  joie  qui  éclairait 
son  visage  s'éteignit. 

—  Ah  !  je  l'avais  oublié,  s'écria-t-il  ;  c'est  un  adieu 
que  vous  venez  me  dire. 

—  Il  le  faut,  vous  le  savez  ! 

—  Oui,  reprit  le  jeune  homme  amèrement,  je  sais 
que  vous  devez  cacher  vos  souffrances  comme  d'au- 
tres cachent  leurs  crimes,  et  que  celui  qui  vous  pour- 
suit va  venir.  Vous  devez  partir  ;  mais  moi,  que  de- 
viendrai-^ e  sans  vous  ? 

Il  s'arrêta  un  instant  comme  accablé  sous  cette 
pensée,  puis  se  redressant  : 

—  Mais  qui  m'oblige  à  rester?  s'écria-t-il ;  qui 
m'empêche  de  vous  suivre?  Pourquoi  ne  m'ouvririez- 
vous  point  votre  nouvelle  solitude  comme  vous  m'avez 
ouvert  celle-ci? 


UNE    ÉTRANGÈRE.  271 

—  Parce  que  vous  et  moi  nous  ne  sommes  plus 
l'un  pour  l'autre  ce  que  nous  étions  autrefois,  dit 
madame  de  Revol  tristement  ;  il  faut  nous  séparer, 
Sulpice;  vous-même  Pavez  compris,  car  vous  avez 
deviné  que  je  venais  pour  des  adieux. 

—  Ainsi,  reprit-il  en  joignant  les  mains  avec  déses- 
poir, je  ne  vous  aurai  connue  que  pour  vous  perdre! 
Vous  serez  venue  vers  moi  comme  ces  anges  qui  enlè- 
vent les  âmes  au  feu  du  purgatoire,  et  après  m'avoir 
montré  le  ciel,  vous  me  laisserez  retomber  dans  l'a- 
bîme. 

—  Ne  le  croyez  pas,  dit  Lia-,  vous  retrouverez  le 
courage,  et  votre  âme  reprendra  son  essor. 

—  Non ,  répondit  Sulpice  avec  abattement  ;  car 
c'était  vous  qui  fournissiez  l'air  à  ses  ailes.  Vous  par- 
tie, il  n'y  a  plus  ici  pour  moi  d'échange  de  pensées 
ni  d'émotions,  et  je  rentre  dans  ce  cercle  de  réalités 
misérables  qui  font  la  vie  de  ceux  qui  m'entourent. 
Ah!  il  fallait  vous  connaître  plus  tôt  ou  ne  vous  con- 
naître jamais. 

—  Hélas!  telle  est  la  vie,  dit,  madame  de  Révol;  le 
hasard  d'un  lieu,  d'une  époque,  d'une  rencontre, 
fait  tout  le  bonheur  et  tout  le  malheur  de  chacun  ! 

Desbarres  ne  put  répondre,  et  tous  deux  pleurèrent 


272  SCENES    DE    LA    VIE    INTIME. 

longtemps  en  se  tenant  les  mains.  Enfin,  le  jeune 
homme,  épuisé  par  rémotion,  se  laissa  retomber  en 
arrière  et  ferma  les  yeux.  Dinorah,  effrayée,  le  mon- 
tra  à  Lia. 

—  Partez,  madame,  partez  tout  de  suite,  dit-elle  à 
voix  basse;  c'est  trop  de  douleur  pour  lui. 

—  Oui,  reprit  l'étrangère,  qui  fit  un  effort  suprême 
pour  réunir  tout  ce  qui  lui  restait  de  courage  ;  mais 
avant  de  nous  séparer  pour  toujours,  vos  mains  en- 
core, Sulpice  !  Encore  une  étreinte,  encore  un  mot  î 

—  Adieu  !  bégaya  le  jeune  homme  presque  évanoui. 
Lia  éplorée  se  pencha  sur  lui. 

—  Adieu  donc  !  reprit-elle  avec  exaltation,  adieu 
cher  confident  de  mes  dernières  chimères,  dernier 
fantôme  de  ma  jeunesse;  adieu!  Ah!  je  voudrais  que 
ce  mot  eût  un  pouvoir  magique  et  qu'il  appelât  ici 
toutes  les  joies.  Soyez  heureux  longtemps,  Sulpice,  et 
ne  pensez  jamais  à  moi,  qui  penserai  toujours  à  vous. 

Elle  étendit  ses  deux  mains  vers  le  jeune  homme 
sans  mouvement,  déposa  un  baiser  sur  ses  cheveux, 
et  s'élança  hors  de  la  chambre. 

Le  même  jour,  on  apprit  à  Kemperlé  que  l'étrangère 
était  partie  sans  faire  connaître  la  route  qu'elle  avait 
prise. 


IX. 


Sulpice  se  rétablit  ;  mais  la  crise  qu'il  venait  de 
subir  avait  brisé  le  ressort  de  cette  faible  nature. 
Après  le  départ  de  madame  de  Révol,  son  âme,  ainsi 
qu'il  l'avait  dit,  ne  trouva  plus  d'air  pour  son  vol.  et 
retomba  dans  le  vide.  Madame  de  Révol  avait  à  jamais 
emporté  sa  force  et  sa  volonté.  Les  énergies  capri- 
cieuses et  fugitives  qui  l'avaient  jusqu'alors  plutôt 
agité  que  soutenu  firent  place  à  une  soumission  muette. 
Frappé  d'une  sorte  de  langueur  craintive,  il  n'avait 
même  plus  l'initiative  nécessaire  pour  former  un  dé- 
sir, A  le  voir  invoquer  toujours  la  volonté  des  autres 
et  s'y  abandonner,  on  eût  dit  un  de  ces  enfants  qui  ne 
savent  plus  marcher  après  une  maladie,  et  qui  appel- 
lent tous  ceux  qui  passent  pour  se  faire  emporter  dans 


274  SCENES    DE    LA   VIE    INTIME, 

leurs  bras.  La  veuve  s'aperçut  de  ce  changement; 
mais,  loin  de  s'en  affliger,  elle  le  prit  pour  une  amélio- 
ration. Sulpice  avait  compris  lui-même  que  les  Des- 
barres avaient  la  tête  faible,  et  il  consentait  à  se  lais- 
ser conduire.  Elle  se  glorifia  d'être  enfin  arrivée  à  son 
but. 

Quant  à  Vallin3  il  profita  également  de  cet  abatte- 
ment résigné  du  jeune  homme  pour  tourner  ses  pensées 
vers  les  purs  et  solides  plaisirs  du  ménage  ;  mais  ses 
efforts  furent  longtemps  inutiles.  Sulpice  l'écoutait  en 
silence  multiplier  les  descriptions  de  ce  paradis  ter- 
restre du  mariage  sans  songer  à  lui  en  demander  la  clé. 
Le  vieux  secrétaire  pensa  enfin  que  le  seul  moyen  de 
l'y  faire  entrer  était  de  l'y  conduire  par  la  main.  Hen- 
riette venait  justement  d'apprendre  le  départ  de  son 
cousin  Alexandre  avec  une  actrice  de  la  troupe  d'arron- 
dissement qui  desservait  Kemper,  et  le  dépit  devait  la 
disposer  à  l'obéissance.  Afin  de  la  rendre  encore  plus 
certaine,  Vallin  eut  recours  à  la  diplomatie.  Il  persuada 
à  sa  nièce  que  Sulpice  était  secrètement  amoureux 
d'elle,  tandis  qu'il  persuadait  à  Sulpice  que  sa  nièce 
était  secrètement  amoureuse  de  lui;  puis,  fort  de  ces 
deux  suppositions,  il  confia  solennellement  l'amour 
réciproque  des  jeunes  gens  à  madame  Desbarres,  qui, 


UNE    ÉTRANGÈRE.  275 

trouvant  le  choix  convenable,,  s'attendrit,  et  déclara 
quelle  ne  s'opposerait  jamais  au  bonheur  de  son  fils. 

Le  mariage  fut  célébré  un  mois  après,  avec  tout  l'é- 
clat désirable.  Quelques-uns  des  invités  furent  frappés 
de  la  pâleur  de  Sulpice  pendant  la  bénédiction  nuptiale, 
et  la  firent  remarquer  à  Vallin  ;  mais  celui-ci  répondit 
que  c'était  l'effet  d'un  grand  bonheur  sur  les  organi- 
sations nerveuses. 

Cependant,  de  retour  à  la  maison,  et  tandis  que  les 
parents  et  les  amis  embrassaient  successivement  la 
mariée,  selon  l'usage,  Sulpice  aperçut  tout  à  coup  Di- 
norah,  qui  s'était  glissée  parmi  la  famille  pour  porter 
aussi  à  son  jeune  maître  ses  souhaits  de  bonheur.  En 
se  trouvant  face  à  face,  Desbarres  et  la  paysanne 
tressaillirent  ;  le  même  souvenir  venait  de  traverser 
leur  pensée.  Cependant  Dinorah  fit  un  effort  et  dit  : 

—  Que  Dieu  vous  donne  la  joie,  monsieur  Sul- 
pice! 

Mais  le  jeune  homme  l'attira  à  lui ,  l'embrassa  avec 
un  attendrissement  comprimé ,  et  répondit  tout  bas  t 

—  Elle  est  partie  ! 


FIN. 


TABLE 

DES  CHAPITRES  CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 


Pages. 
Le  Médecin  des  Ames 1 

Savenières é        77 

Une  Étrangère 149 


Clernaont  (Oise).— Imp.  A.  Daix. 


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Treatment  Date:  Feb.  2008 

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