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SCENES
DE LA
VIE INTIME
EMILE SOUVESTRE
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PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES -ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1852
EVARISTE BOULAYPATY.
LE MÉDECIN DES AMES.
Le soleil à son déclin scintillait sur les toits ardoi-
sés de la petite ville de Mamers ; on entendait tinter à
la grande église les derniers coups de F Angélus et les
vaches qui revenaient des friches commençaient à re-
gagner leurs étables à travers les faubourgs \ les croi-
sées des maisons les plus opulentes récemment ou-
vertes à la fraîcheur du soir laissaient apercevoir
quelques jeunes filles brodant près de leurs mères
tandis que les portes des plus pauvres demeures se
garnissaient de femmes, de vieillards et d'enfants.
Quelque disgracié qu'on le suppose, chaque lieu a,
comme chaque visage, son heure de charme sinon de
beauté. Ces riantes lueurs du soleil couchant, ces
1
2 SCÈNES DE LA VIE INTIME,
fenêtres et ces seuils subitement peuplés, les chants
des fileuses, les meuglements des troupeaux, tout don-
nait, dans ce moment, à la petite ville sarthoise, je ne
sais quel air de sérénité agreste. Mais si ce caractère
frappait dans l'ensemble du tableau, il se faisait encore
bien plus remarquer dans un de ses épisodes que ca-
chait alors les haies vives d'un jardin situé au bout du
faubourg. Là, sous une tonnelle de vignes entrelacées
aux clématites et aux roses du Bengale était assis un
homme d'environ trente-cinq ans. L'étude avait ar-
genté sa chevelure sur les tempes -, mais aucune ride
ne plissait son front, aucun affaissement ne se trahissait
dans les lignes de son visage. Une de ses mains tenait
un livre à demi refermé, l'autre s'était appuyée sur le
bras d'une femme plus jeune que lui de quelques
années. La même sérénité se reflétait sur tous les
traits de cette dernière, mais avec une nuance de len-
teur et, pour ainsi dire, de passivité. Chez l'un la pla-
cidité semblait le résultat de la nature même, chez
l'autre de la réflexion. Ici, on devinait l'intelligence
restreinte dont le nid avait été bâti entre les sillons du
réel; là, l'esprit au vol puissant qui s'était élevé une
forteresse de principes du haut de laquelle il dominait
là vie. S'il eût fallu enfin représenter par une image
LE MÉDECIN DES AMES. Z
ces deux âmes également mais différemment paisibles,
on eût pu comparer celle de la femme aux sources lim-
pides et peu profondes qui brillent encadrées dans les
roches mousseuses de la forêt et celle diï mari à ces
grands lacs apaisés dont les eaux transparentes laissent
voir jusqu'au fond.
Tous deux regardaient depuis quelques instants ui*
petit garçon et une petite fille à genoux près de l'entrée
de la tonnelle et sérieusement occupés à planter dans
le sable des fleurs qu'ils venaient de cueillir.
— Yois, Élie, vois le beau jardin, s'écria la petite
fille qui achevait d'aligner ses tiges de narcisses et
d'hyacinthes.
— Regarde, Adrienne, répondait le pelit garçon,
j'ai une forêt de lilas et de genêts printanniers.
— Chacun de mes plans est un bouquet!
— Mes arbres ne portent que des fleurs!
— Il faudra les arroser tous les jours.
— Au moins deux fois.
— Nous défendrons qu'on y touche.
— Et nous les garderons jusqu'à l'hiver!
— C'est cela ! c'est cela ! cueillons encore d'autres
fteurs.,.
* SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Tous deux se relevèrent avec des cris de joie pour
courir vers le parterre.
— Pauvres enfants qui ne savent pas que demain
tout sera fané, dit la mère avec un sourire presque
attendri.
— Laissez-les en faire l'expérience, Marcelle, ré-
pliqua le père; il faut qu'ils apprennent de bonne heure
à se défier dès jardins et des forêts où il n'y a que des
fleurs! c'est faute de le comprendre que tant d'hommes
imitent l'imprévoyance de ces enfants. Au lieu de lais-
ser les joies de la vie s'épanouir sur leurs tiges, ils les
cueillent toutes à la fois, ils les plantent dans le sable
stérile et ils s'étonnent de les trouver mortes le len-
demain!
— Ah ! si Élie et Adrienne devaient un jour en faire
autant! dit Marcelle avec cet effroi prématuré des
mères.
— Pourquoi le craindre, reprit le mari, ne sommes-
nous point là pour leur apprendre que le bonheur est
une plante dont il faut surtout cultiver la racine.
— Ah ! tu as raison, Maxime, s'écria la jeune femme,
en penchant la tête sur l'épaule de son mari avec une
naïve confiance; s'ils se trompent, tu les éclaireras ;
LE MÉDECIN DES AMES. 5
s'ils souffrent , tu les guériras ! n'es-tu pas le médecin
des âmes?
Maxime sourit et effleura de ses lèvres les cheveux
de Marcelle. Ce titre de médecin des âmes d'abord
donné par un ami qu'il avait sauvé du désespoir, puis
confirmé par plusieurs autres, avait insensiblement
prévalu parmi ceux qui le connaissaient. En voyant
son bonheur sans trouble, les malheureux recouraient
à lui comme les gens ruinés recourent aux riches.
S'agissait-il d'une passion à combattre, d'un courage
à remettre debout, d'une blessure intérieure à fermer,
on lui demandait conseil ou remède. 11 avait insensi-
blement usurpé les fonctions dévolues aux prêtres et
que, dans notre siècle deshérité de foi, le prêtre ne peut
ni ne sait plus remplir. Semblable à ces guérisseurs
de village qui, sans diplômes, remettent les membres
rompus de leurs voisins, il pansait les cœurs brisés de
ses amis, sans autre titre que leur choix.
Ces cures plusieurs fois renouvelées avaient inspiré
à Maxime une singulière confiance dans ses principes;
aucune occasion de la démentir ne s'était d'ailleurs
offerte et il pouvait toujours les appuyer de son exemple.
Son bonheur les justifiait, car ce bonheur n'était
point à sos yeux un don, mais un salaire, et, au lieu de
1*
G SCÈNES DE LA VIE INTIME.
l'accepter avec reconnaissance, il le montrait comme
une conquête.
Plusieurs causes avaient contribué à cette erreur.
Élevé par sa mère au fond d'un manoir de l'Anjou,
Maxime Bailleul crut d'abord voir des épreuves dans
les vulgaires tentations de la jeunesse, et, fier d'y avoir
échappé il imita les jeunes soldats qui prennent leurs
premières escarmouches pour des batailles. Plus tard,
il traversa ces langueurs qui entrecoupent toujours les
études solitaires et les confondit avec les mortelles
angoisses du début. Il ne se dit pas que sa tente était
dressée à l'écart de la mêlée humaine, et, qu'à vrai
dire, il ne cherchait pas dans la vie une route, mais
une promenade; vainqueur de quelques découra-
gements, il s'imagina avoir surmonté des obstacles.
Enfin , lorsque la mort de sa mère le laissa dans l'iso-
lement, une circonstance imprévue le conduisit vers
Marcelle qui s'éprit la première et lui offrit l'amour au
moment où il allait l'appeler. Ainsi tout avait réel-
lement prévenu ses désirs. Il n'avait eu à franchir que
des rêves, à vaincre que des fantômes et il se trouvait
tout à coup revêtu des gloires du triomphe sans avoir
été exposé aux périls d'un combat.
Une fois entré dans le cercle endormeur et charmant
LE MÉDECIN DES A MB S. 7
de la vie domestique, tous les boitillements de la jeu-
nesse s'étaient naturellementapaisés en lui. Bridant ses
passions parles habitudes, il vit ces cavales ardentes se
transformer en un paisible attelage qui lepromenait sans
cahots à travers les heures et les jours. En tout cela, il
y avait une petite part de tempérament, une plus
grande part de volonté, une part immense de hasard !
Mais si Bailleul s'était arrêté sur les frontières de ce
qu'on appelle le monde, il n'avait point cessé d'y
regarder du fond de sa retraite et il devait à cette étude
une expérience trompeuse. Ce qui est au dehors de
nous n'existe que par rapport à nous-même : notre
esprit regarde à travers notre sensation comme par un
verre coloré qui répand sa teinte sur tout ce qu'il nous
permet de voir. Aussi le mari de Marcelle n'avait-il
pu comprendre, au milieu de sa tranquilité, la turbu-
lence des passions humaines. Debout sur la terre
ferme, et ne sentant ni le roulis du vaisseau, ni les
atteintes de la. vague, il regardait, avec une surprise
quelque peu dédaigneuse, l'agitation effrénée des mate-
lots et il lui semblait qu'un avertissement bien donné
eût suffi pour les ramener au calme dont il jouissait
lui-même; car ce qu'il devait surtout à sa position, il
croyait le devoir uniquement à sa raison.
8 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Malheureusement son erreur était entretenue par
l'opiniâtreté de son bonheur et par l'adoration fervente
de Marcelle. Tout ce qu'elle-même faisait de bien, elle
le rapportait à Maxime, tout ce qu'elle éprouvait d'heu-
reux, elle en remerciait Maxime ; Maxime était à ses
yeux l'intelligence suprême qui distribuait le soleil ou
la rosée sous lesquels la moisson de joie devait mûrir.
Non que cette foi eût les apparences de l'exaltation !
l'exaltation suppose un effort de notre nature qui s'é-
lève momentanément au-dessus d'elle-même, et il n'y
avait dans la confiance de Marcelle aucun effort. Ame
trop simple pour songer même à s'interroger, elle
croyait, elle aimait, elle se dévouait sans penser qu'il
pût en être autrement.
Cependant l'entretien s'était prolongé entre elle et
Bailleul. Ramené à ses idées favorites, ce dernier
avait commencé une poétique improvisation qu'elle
écoutait la tête penchée sur son épaule. Elle fut subi-
tement interrompue par la voix de Gatienne qui accou-
rait en appelant sa maîtresse.
Gatienne était une servante dont la présence, dans
cet heureux ménage, semblait compléter la destinée
exceptionnelle des deux époux. Pour elle, le travail
n'avait point de fatigue, l'obéissance point d'ennuis, la
LE MÉDECIN DES AMES. 9
tristesse ou l'humeur point de contagion. Tout ce qui
entrait dans sa vie devenait gaîté ; c'était l'oiseau fa-
milier du logis, toujours alerte, gazouillante et prenant
toutes les saistns pour le printemps.
Elle arriva en courant jusqu'à la tonnelle, remit à
Maxime une lettre qui venait d'arriver, embrassa les
enfants au passage et s'enfuit en chantant comme une
allouette.
La lettre , qui portait le timbre d'Angers, était du
conseiller Noël, de cet ami que Bailleul avait autrefois
*
consolé. Après une longue convalescence, il s'était
enfin repris au monde et y avait accepté sa place,
mais comme ces suicidés dont la pâleur atteste éter-
nellement la résurection.
Maxime qui avait brisé le cachet lut à demi-
voix.
« Tu m'as répété souvent, ami, que toutes les dou-
ce leurs avaient droit à tes sympathies, et ce qui vaut
« mieux, tu me l'as prouvé ! Je viens donc t'implorer
« encore, non pour moi-même, mais pour une parente
or qui n'a plus d'espoir que dans les cœurs miséri-
« cordieux. »
« Tu connais, au moins de nom, Madame Berthe de
« Ramière dont le mari a longtemps occupé notre pro
fO SCENES DE LA VIE INTIME.
g vince de ses ruineuses folies ; tu sais comment la
« malheureuse femme, livrée à toutes les amertumes
« de l'abandon, a cru trouver ailleurs l'appui qui lui
« manquait. Le bruit de sa fuite avec le%>mte de Rau-
« court, il y a bientôt deux ans, a dû arriver jusqu'à
g ton paradis.
« Mais en brisant violemment les jougs convenus,
« Berthe n'avait tenu compte ni de l'inflexibilité des
9 choses, ni delà flexibilité des hommes. A quoi bon
a te raconter pour la centième fois ce roman bannal
« toujours terminé par le même dénouement? Rejeté
et du monde, obligé de se suffire à lui-même, de vivifier
a deux âmes dans une atmosphère trop étroite et où
« aucun air ne venait du dehors, le couple fugitif a
« bien vite épuisé ses forces; l'ennui est venu , puis
a l'impatience, pui's le regret. Que te dirai-je enfin ?
« Il y a trois jours j'ai vu arriver une femme trem-
« blante qui est presque tombée à mes pieds; c'était
« ma cousine Berthe, avec laquelle M. de Raucourt
« avait rompu et qui venait me prier de la conduire à
a quelque couvent où elle pût s'ensevelir à ja-
a mais.
a J'ai d'abord tout promis, mais une fois la première
« émotion apaisée, nous avons discuté ensemble son
IE MÉDECIN DES AMES. Il
s projet. Je lui ai prouvé sans peine que pour profiler
ce des consolations du cloitre, il fallait accepter la
« foi qui les donne , se laisser endormir sans ré-
« volte au murmure des prières et au mouvement
« monotone d'une existence amoindrie, regarder enfin
« la solitude comme un port et non comme une
a prison. Elle a senti que le couvent, loin de la séparer
« du monde l'y ramènerait par une réaction inévitable,
a et que pour supporter la retraite il fallait la vouloir
a moins austère. C'est alors que nous avons parlé de
« toi et que j'ai décidé Berthe à s'établir assez près de
« ton hermitage pour respirer l'air qui avait passé sur
o ton paisible bonheur. J'ai pensé que celui-ci pourrait
« se communiquer à la longue et que tu donnerais un
« peu de ta santé à cette âme frisonnante,
ce J'aurais voulu te conduire moi-même la malade,
« mais des devoirs impérieux me retiennent ici pour
« plusieurs semaines ; il eût fallu la faire attendre et la
« nouvelle de son retour déjà répandue dans notre
« ville y réveillait toutes les curiosités mauvaises; je
a n'ai pas voulu la garder plus longtemps exposée à ce
« pilori, je l'ai engagée à partir et elle arrivera aussitôt
« que ma lettre.
c< Sois pour elle ce que tu as été pour moi et pour
12 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
a tant d'autres ! Maxime, je ne la recommande pas à
« tes prières, comme le ferait un fidèle, mais à tes con-
« seils, à tes actions ! Laisse-la s'asseoir quelques ins-
« tants chaque jour entre toi et Marcelle ; qu'elle
a puisse apprendre ce que c'est que vivre en vous re-
« gardant ; montre-lui enfin ce qu'elle n'a jamais vu,
<c le mouvement dans le calme et le devoir dans l'a-
ce mour. »
Noël.
Au moment où Bailleul achevait^cette lecture, Ga-
tienne reparut au bout du jardin avec une dame voilée
à qui elle désigna de loin la tonnelle; l'étrangère fit
seule quelques pas en avant, mais, à la vue de Marcelle
elle s'arrêta incertaine. Maxime se leva.
— Que madame de Ramière soit la bien venue, dit-
il, en s'avançant avec un empressement respectueux.
— Vous savez mon nom ? demanda l'étrangère d'un
air surpris.
Bailleul lui montra la lettre qu'il tenait encore ou-
verte.
— Ah! vous venez de lire... balbutia-t-el!e avec
émotion ; j'aurais dû sans doute ne me présenter qu'a-
près votre réponse.
LE MÉDECIN DES AMES. 13
— Nous attendions madame Berthe, dit doucement
Marcelle.
Madame de Ramière tressaillit sous son voile à cette
appellation d'une familiarité presque tendre.
— Berthe ! reprit-elle, vous m'appelez Berthe, ma-
dame...
— On me nomme Marcelle, ajouta en souriant la
jeune femme.
L'étrangère s'assit sans répondre; elle tremblait beau-
coup et semblait retenir ses larmes. Maxime qui avait
repris sa place sur le banc rustique lui parla de son
cousin pour lui laisser le temps de se remettre. Ma-
dame de Ramière ne tarda pas, en effet, à retrouver
assez de calme pour en venir aux motifs de son voyage.
Klle ne descendit à aucun de ces lieux communs plain-
tifs qu'affectionnent les douleurs vulgaires, mais après
avoir rappelé» sans appuyer, la pénible expérience
qu'elle avait faite de la société elle arriva sur-îe champ,
à son projet de retraite. Maxime fut frappé, malgré lui,
d'une pareille réserve. Habitué aux éclats de ces vic-
times bruyantes qui prennent publiquement le deuil à
chaque espérance trompée et tendent leur tristesse
comme des draperies mortuaires à toutes les portes de
la vie, il ne put se défendre d'un respect attendri pour
14. SCÈNES DE LA VIE INTIME.
une si courageuse affliction. Les misères qui se cachent
ont toujours je ne sais quelle noblesse attirante. Nous
nous y intéressons d'autant plus, qu'elles ne violentent
point notre pitié et nous en laissent tout le mérite à nos
propres yeux. Il se mit donc à interroger madame de
Ramière avec émotion sur ses résolutions.
— Toutes se réduisent à une seule, répondit- elle,
me fixer ici et y retrouver, si je puis, le courage. Je
compte pour cela, sur madame Marcelle et sur vous
d'abord, puis sur la ville elle-même.
— Vous la connaissez ?
— J'y suis venue autrefois , et, tout à-1'heure
encore, lorsque, pour y arriver, j'ai traversé vos cam-
pagnes monotones, je me suis dit qu'aucun lieu ne pou-
vait mieux convenir à l'état de mon esprit. Ici la sen-
sation n'est sollicitée ni par les hommes, ni par la
création. Aucune rumeur de forêt n'entretient nos
langueurs, la pensée ne se perd point sur l'infini de
l'océan, et nous ne pouvons promener nos songeries
dans les bleus lointains d'aucune montagne.
— C'est-à-dire que vous fuyez tout ce qui peut ré-
veiller la vie intérieure? fit observer Bailleur vous
cherchez pour votre âme le milieu terne, immobile et
silencieux d'unrf chambre de malade.
LE MÉDECIN DES AMES. 15
— Et je l'ai trouvé, reprit madame de Ramière qui
fit un effort évident pour remonter la pente mélancoli-
que sur laquelle glissait la conversation; il ne me reste
plus qu'à m'assurer du médecin.
Maxime s'inclina.
— Vous ne pouvez mettre en doute sa bonne vo-
lonté, dit-il, en suivant son interlocutrice dans son
changement de ton; peut-être seulement comptez-vous
trop sur son habileté.
— Désespérerait-il déjà de la guérison ?
— Non, si vous le secondez.
— Me voici prête à suivre toutes ses prescriptions.
— Vous êtes arrivée seule à Mamers ?
— Seule.
— Et comment comptez-vous vous y établir?
— Je ne sais encore; j'attendais vos conseils.
Marcelle et Maxime se regardèrent -, une même pen-
sée venait de traverser leur esprit et ils se comprirent
du regard.
— Pour conseiller, il faudrait connaître les désirs
de madame de Ramière, dit celui-ci avec un peu d'hé-
sitation.
— Mes désirs! répéta vivement la jeijne femme-, je
n'en ai point d'autre que d'habiter aussi près de vous
16 SCÈNES DE LA- VIE INTIME.
qu'il me sera permis, de vous voir et de vous entendre
aussi souvent que je le pourrai, de rompre enfin avec
tout moi-même pour revivre de la vie que vous me
donnerez !
— Alors la chambre de madame Berthe est prépa-
rée, interrompit résolument Marcelle ; qu'elle vienne
avec moi, je vais la lui montrer.
Elle s'était levée et tendait la main à l'étrangère qui
tressaillit.
— Ma chambre ! répéta-t-elle saisie ; ma chambre
ici?. . . c'est impossible I
— Est-ce là l'obéissance promise, fit observer Bail-
leul en souriant, et faut-il déjà rappeler nos conven-
tions?
— Je vais envoyer Gatienne réclamer les bagages,
interrompit rapidement Marcelle.
— Voici Élie et Adrienne qui se chargeront de l'a-
vertir.
Les deux enfants venaient, en effet, de paraître au
détour d'une allée, debout sur un pied, la tête penchée
comme l'oiseau qui écoute et jetant vers la tonnelle un
regard de curiosité inquiète. Marcelle leur fit un signe :
ils s'approchèrent avec hésitation, demi-souriants et
demi-effarouchés.
LE MÉDECIN DES AMES. H
— Venez dit la jeune femme en les prenant par la
main, venez saluer madame Berthe et ne craignez rien,,
c'est une amie.
Le petit garçon et la petite fille s'étaient arrêtés ti-
midement devant madame de Ramière, elle les attira
contre ses genoux avec une tendre vivacité et leva son
voile pour les embrasser.
Jusqu'alors Bailleul n'avait aperçu que le bas de son
visage dont les lignes n'avaient rien de particulier,
mais lorsqu'il put en saisir l'ensemble, il resta frappé
de son charme inattendu. 11 y avait dans sa pâleur vi-
vante une douceur qui s'harmonisait avec un sourire
demi attendri et de grands yeux veloutés dont le re-
gard communiquait aux plus indifférents je ne sais
quelle vibration intérieure. Ses cheveux d'un brun
clair et retombant en larges boucles estompaient ses
traits de molles ombres, tandis que son cou un peu
long ondulait comme celui du cygne qui fend les eaux.
Au total, madame de Ramière était plus que jolie, plus
que belle : elle était touchante.
Les enfants eux-mêmes parurent subir son influence.
Au bout d'un instant ils répondaient sans contrainte
aux questions de Berthe; ils lui faisaient leurs plus in-
times confidences et voulaient l'entraîner au fond du
18 SCENES DE LA VIE INTIME.
jardin pour lui montrer leurs plus belles fleurs ; enfin
lorsque Marcelle vint l'arracher à cette familiarité su-
bite en proposant de la conduire à l'appartement qui
lui était destiné , Elie et Adrienne la prirent par la
main et lui montrèrent eux-mêmes le chemin.
II.
L'arrivée de madame de Ramière ne pouvait manquer
d'être un grave événement dans la solitude qu elle
venait partager. Il fallait l'initier à des habitudes nou-
velles, deviner des goûts dont elle refusait l'aveu,
chercher des distractions auxquelles sa tristesse pût
se prêter sans effort. La famille entière n'eut plus
d'autre préoccupation, c'étaient toujours et partout les
mômes questions :
— Où est madame Berthe? A quoi pense madame
Berthe? Que pourrait -on faire pour madame Berthe?
Bailleul lui-même était sorti de sa flère quiétude.
Un nouvel élément de sensations venait d'être intro-
20 SCENES DS LA VÏE INTIME.
duit dans sa vie et il l'expérimentait avec une sorte
d'étonnement curieux.
Marcelle avait pu lui apprendre ce qu'était une femme
livrée aux seules inspirations du cœur ; mais il ne sa-
vait rien de la femme versée dans cette science com-
pliquée de la métaphysique mondaine. Ici tout devenait
nouveau pour lui. La grâce n'était plus un don mais
un art, la passion un entraînement mais une gymnas-
tique intérieure ! La douleur même avait ses rafine-
ments et ses conventions. Cette âme machinée comme
un théâtre, cachait mille fausses trappes par lesquelles
tout pouvait se montrer ou disparaître subitement.
C'était un perpétuel spectacle d'éternelle surprise sans
que l'artifice pût être soupçonné; tout cela paraissait
plus naturel que la nature, plus vrai que la vérilé.
Madame de Ramière n'y mettait, en réalité, nulle
intention, elle se montrait telle que l'éducation l'avait
faite. Sincèrement désireuse de se confondre avec ce
qui l'entourait, elle s'était même efforcée de rompre avec
tout ce qui pouvait rappeler trop visiblement la vie
élégante d' autrefois; la femme du monde avait pris la
robe d'ermite ; mais on eût dit une de ces belles pé-
cheresse dont l'humilité et les mortifications ne peu-
vent effacer les grâces dangereuses. Il y avait toujours
LE MÉDECIN DES AMES. 21
dans sa marche plus souple, dans les caresses de sa
voix et jusque dans les parfums étrangers qu'exhalai t son
approche je ne sais quoi d'enivrant qui étonnait
Maxime et le troublait.
Berthe avait, du reste, tenu sa promesse. Elle le
consultait sur toutes ses agitations, lui confiait tous
ses scrupules et obéissait à toutes ses prescriptions.
Jamais médecin 'des âmes n'avait eu de plus douce
malade. La tristesse delà jeune femme n'avait d'ailleurs
rien de farouche. Elle écoutait les consolations et n'y
opposait de résistance qu'autant qu'il le fallait pour
tenir en haleine le consolateur : car si l'éloquence de
ce dernier soulageait ses misères, elle amusait encore
plus son ennui ; c'était un spectacle auquel elle con-
viait son esprit et dont sa curiosité tirait autant de
profit que sa douleur. Mais Maxime, qui ne voyait que
l'attention avec laquelle on fécoutait, redoublait de
zèle et sacrifiait insensiblement tous ses autres devoirs
pour prolonger ses entretiens avec madame de Ra-
mière.
Marcelle avait d'abord été appelée à y prendre part,
mais les obligations du ménage venaient toujours l'y
arracher. Elle interrompait les plus poétiques impro-
visations de Bailleul par un ordre domestique ou par
2*2 SCENES DE LA VIE INTIME.
une réprimande maternelle; chaque fois que ce
dernier recommençait à dresser vers le ciel son échelle
de Jacob, une vulgaire sortie de Marcelle la renversait !
Maxime s'en indignait sans comprendre qu'il subis-
sait une des conditions de toute existence humaine.
Il oubliait qu'à mesure ^ue les devoirs s'étendent, le
loisir manque, hélas ! aux épanchements. L'amour est
un de ces luxes qu'on ne peut se permettre que dans
la jeunesse, quand le temps n'a point encore trouvé son
emploi. Plus tard, viennent les exigences du monde
et de la famille, inévitable réseau dans lequel demeu-
rent pris tous les oiseaux chanteurs des belles années.
Alors plus de longs rêves faits à deux, plus d'enivran-
tes contemplations, plus d'entretiens sans but ! la vie
positive réclame toutes nos journées, et, sur ce cadran
où la nécessité conduit les heures, c'est à peine si le
cœur peut glaner quelques minutes oubliées !
Bailleul avait autrefois accepté cette chaîne , mais
tout fut changé par l'arrivée de madame de Ramière.
Libre de soins, celle-ci pouvait le suivre dans ses pro-
menades, prolonger avec lui les lectures sous la ton-
nelle fleurie, s'oublier dans ces confidences où toutes
les chimères de l'âme défilent successivement et se
mêlent comme des troupes amies, prendre enfin le rôle
LE MÉDECIN DES AMES, 23
que Marcelle, absente ou préoccupée, avait cessé de
remplir.
Aussi l'intérêt de Maxime pour sa malade semblait-
il grandir chaque jour. Enorgueilli de ses fonctions de
guide, il errait avec elle sur les sommets les plus
mystérieux de l'affliction et de l'amour; il franchissait,
à ses côtés, tous les sentiers et regardait au fond de
tous les abîmes sans se demander s'il n'avait, pour
lui-même, rien à craindre du vertige.
Un soir qu'il avait été retenu par plusieurs lettres
indispensables à écrire, il descendit au salon assez
tard et aperçut madame de Ramière, seule devant le
piano. Une robe blanche dessinait vaporeusement sa
taille au milieu de l'obscurité transparente, et la brise
chargée de senteurs de réséda, se jouait dans les lon-
gues boucles de ses cheveux. Plongée dans un de ces
recueillements où l'âme en extase voit passer pêle-
mêle ses craintes, ses espérances et ses souvenirs
comme les nuages que le vent balaie dans un ciel ora-
geux, elle ne s'était point aperçue de l'arrivée progres-
sive de la nuit : ses doigts se promenaient sur le cla-
vier, tantôt avec une agitation fiévreuse, tantôt avec
une plaintive nonchalance. Maxime s'était arrêté à
quelques pas sans qu'elle l'eût entendu, et son impro-
2i SCÈNES DE LA VIE INTIME.
visation continuait de plus en plus sombre et convul-
sive ; mais, tout à coup, ses mains s'affaisèrent sur les
touches et se levant avec un sanglot, elle s'élança dans
l'obscurité et vint heurter Maxime qui, pour prévenir
une chute, la reçut dans ses bras !
Madame de Ramière poussa d'abord un cri d'effroi ;
puis, reconnut son hôte.
— Vous étiez là ? balbutia-t-elle.
— J'arrive; mais, au nom du ciel ! que s'est-il passé ?
qu'avez-vous ?
Elle essaya en vain de répondre; les larmes un
instant comprimées se firent passage et elle tomba
sur un fauteuil en cachant sa tête dans ses mains.
Pendant quelques instants on n'entendit que ses sou-
pirs saccadés et la voix de Bailleul qui s'efforçait de
l'apaiser. Enfin, lorsqu'elle parut se calmer, il renou-
vela ses questions.
— Mon Dieu! que vous dirai -je? balbutia Berthe
qui s'efforçait de tarir ses larmes -, rien que vous ne
connaissiez déjà comme moi-même ; mais je ne sais à
quel propos tous les souvenirs du passé me sont reve-
nus ce soir.
— Encore ces regards jetés en arrière, dit douce-
ment Maxime ; ne voulez-vous donc point boire l'eau
LE MÉDECIN DES AMES. 25
du Lethé? Pourquoi fouiller toujours dans ce cimetière
d'espérances mortes ?
— Et pourquoi n'ont-elles pas vécu? interrompit
madame de Ramière avec une violence qui fit tressail-
lir son consolateur ; pourquoi tout s'est-il tourné con-
tre moi? Ah ! ma paiience est lasse , mes forces sont
à bout; j'ai trop longtemps accepté le pain amer de
la résignation, il me faut enfin ma part de joie.
— Que ne puis-je vous la donner ! reprit Maxime
attendri de cette explosion de désespoir ; hélas ! j'avais
espéré que vous partageriez la nôtre.
— Moi aussi, je l'avais cru, dit Berthe; mais je ne
connaissais pas l'avidité égoïste de l'àme humaine : ce
bonheur auquel vous m'aviez généreusement convié
et qui devait réveiller chez moi l'espérance, n'a réveillé
que l'envie. Condamnée à glaner dans la moisson des
autres, je me suis demandé pourquoi je n'avais pas
aussi mon champ et j'ai pensé que si tous les liens de
l'amitié et de la famille s'étaient successivement dé-
noués sous ma main, c'est que je n'avais sans doute
reçu aucun des dons qui sollicitent les cœurs ou les re-
tiennent.
— - Vous!
— Ah ! j'en ai fait une cruelle expérience ï la plus mi-
5
26 SCENES DE LA VIE INTIME.
sérable femme trouve, d'ordinaire, un cœur qui l'aime
selon ses forces, qui s'attache à elle et lui donne ce
qu'il peut ; mais, moi, où est l'affection sur laquelle
j'aie pu m'appuyer? par qui n'ai-je point été trahie?
qui m'a aimée enfin? Non, non, je n'en puis douter
maintenant ; si Dieu accorde aux unes le charme qui
attire ; aux autres il inflige la disgrâce qui repousse...
— Et vous pensez être de celles-là? s'écria Maxime ;
ah ! pour croire à votre sincérité j'ai besoin de voir vos
larmes. Vous, disgraciée de Dieu ! mais vous ne savez
donc pas qu'il suffit de vous regarder pour vous appar-
tenir?
— Et cependant je suis seule ! objecta sourdement
madame de Ramière.
— Parce que vous avez cherché dans le monde ce
qu'il ne pouvait vous donner, reprit Maxime avec vi-
vacité; mais faut-il désespérer du but parce qu'on s'est
trompé de chemin ? Quand le bonheur n'est pas une
conquête, il peut être une rencontre ; laissez-le vous
venir, faites-lui place dans votre âme, et, surtout, ne
soyez plus ingrate envers Dieu ! est-ce donc à la fleur
de désirer le parfum ?
. Berthe secoua la tête, mais ne répondit pas. Les pa-
roles de Maxime venaient de pénétrer au plus vif de ses
LE MÉDECIN DES AMES. 27
angoisses, car telle est l'âme humaine qu'au fond même
de ses afflictions, c'est encore l'orgueil blessé qui se
plaint le plus haut. Un malheur a l'air d'une défaite,
et nous prouver que nous ne le mériton^pas c'est pres-
que nous avoir consolés. La douleur de madame de
Ramière était d'ailleurs une de ces crises violentes
mais fugitives dont les femmes seules ont le privilège,
— orages d'été que forme dans leurs cœurs l'isolement
ou le dépit et qui, après avoir éclaté comme s'ils devaient
tout détruire, vont s'éteindre doucement dans une on-
dée de larmes.
Arrivée à ce point, Berthe donna le champ libre à
son consolateur : elle écouta tout ce qu'il voulut lui
dire, se laissa chasser pied à pied de tous ses déses-
poirs, et vaincue enfin par la vérité, sortie lentement de
son linceuilen ressucitée qui consent à s'aider un peu,
11 ne lui resta plus que la confusion d'avoir trahi les
secrètes angoisses de son âme. Désormais Bailleul
allait y lire sans obstacles, et pourrait traduire le geste
le plus fugitif, le moindre tressaillement ; elle cessait
pour ainsi dire de s'appartenir à elle seule et venait
de perdre la possession exclusive de sa douleur ,
cette gloire suprême du désespéré î Enfin, après beau-
coup de soupirs, de rougeurs, de regrets, elle parut
28 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
pourtant se rendre aux assurances réitérées de Maxime;
un sourire incertain reparut sur ses lèvres et la
dernière larme venait d'être essuyée au moment où les
deux enfants rentrèrent avec leur mère.
Berthe et Bailleul firent un geste par lequel ils se
recommandaient en même temps la discrétion.
Une convention tacite venait de se conclure à l'insu
de Marcelle, et de l'exclure des confidences jusqu'alors
partagées.
A partir de ce jour, les libres consultations se trans-
formèrent en confessions mystérieuses. Il y eut entre
Maxime et Berthe mille secrets à garder, mille pré-
cautions à prendre, mille complicités innocentes qui
leur firent un monde à demi séparé de la famille. Ma-
dame de Ramière trouvait un plaisir tout nouveau à
faire, avec son guide, le tour d'un passé presque ou-
blié. A chaque pénible souvenir, celui-ci était là pour
arrêter le nuage de tristesse ou opposer l'admiration
aux regrets, et, sûre d'être louée chaque fois qu'elle
s'accusait, la jeune femme imitait ces enfants trop
chéris qui se laissent tomber pour que leur mère les
relève.
Quant à Bailleul, livré tout entier à une fascination
qu'il prenait pour l'attrait du devoir, il étudiait avec
LE MÉDECIN DES AMES. 29
une curiosité ardente les agitations qu'il avait promis
d apaiser, sans prendre garde à celle qui commençaient
à gronder en lui. L'œil fixé sur cette âme, comme le
pécheur sur le gouffre où chantent les syrènes, il en
suivait toutes les ondulations, il en écoutait tous les
murmures, et, attiré par une attraction invincible, il
se penchait de plus en plus.
Depuis l'arrivée de madame de Ramière, on avait
souvent projeté une visite à la forêt de Perseigne,
seule excursion qui pût être proposée dans le voisi-
nage de Mamers. L'automne était venu; les feuilles
des acacias commençaient à jaunir et annonçaient
une chute prochaine; on ne pouvait ajourner plus
longtemps la promenade convenue elle fut enfin déci-
dée. Gatienne avertie la veille poussa des cris de joie.
Elle allait passer une journée en plein ciel, comme au
temps où elle menait paître les vaches dans les
brandes; elle pourrait courir sur l'herbe avec ses
deux chérubins et cueillir des graines de cochènes (î)
pour leur faire des chapelets ! Folle de cet espoir,
elle se mit à parcourir la maison, sous prétexte de
hâter les préparatifs, en lutinant les deux enfants,
(1) Sorbiers des oiseaux.
30 SCENES DE LA VIE INTIME.
éclatant de rire à tous propos et chantant encore plus
haut que d'habitude. Enfin, au moment du départ, lors-
que la patache s'arrêta devant la porte du logis, elle
parut sur le seuil chargée d'autant de paquets, de
boites et de jeux, qu'en eût pu transporter la diligence
d'Alençon, Examen fait, il se trouva seulement qu'elle
avait oublié les provisions ! Marcelle lui fit réparer le
mieux possible cet oubli et la patache partit enfin, aux
cris de triomphe des enfants qui embrassaient à cha-
che instant leur mère et Gatienne.
Le soleil commençait à se dégager des brumes du
matin et à illuminer l'horizon d'une lueur rosée. C'était
un de ces premiers jours d'octobre ou l'air plus vivi-
fiant semble réveiller la vie engourdie par les lan-
gueurs de l'été. On voyait les charrues sillonner les
champs hérissés de chaumes et les troupeaux se rendre
aux friches encore blanches de rosée. Les grelots
des attelages mêlaient leurs timbres d'argent aux sif-
flements cadencés du pâtre et aux murmures profonds
de la forêt. Arrivés à la montée du buisson, nos voya-
geurs descendirent pour s'enfoncer, à pied, dans le
bois; la patache devait aller les attendre près de l'écluse
du grand étang.
Les enfants, devenus libres, s'élancèrent à travers
LE MÉDECIN DES AMES. 31
les taillis et se mirent à cueillir des grappes de cochè-
nés et des touffes de bruyère fleurie , tandis que
Gatienne prenait les devants avec les provisions. Lors-
que les promeneurs parvinrent enfin au lieu du ren-
dez-vous, ils la trouvèrent déjà occupée à mettre le
couvert sous un sureau.
De belles feuilles d'érable tenaient lieu d'assiettes et
Gatienne avait trouvé deux glands gigantesques qu'elle
avait creusés en gobelets pour les enfants. La gaîté
bruyante de ces derniers finit par se communiquer à tout
ïe monde. Chaque recherche dans la corbeille aux provi-
sions amenait, d'ailleurs, quelque risible surprise. L'é-
trange prévoyance de Gatienne avait partout négligé
l'indispensable pour veiller au superflu. On trouva un
cornet de quatre épices sans pouvoir découvrir de pain 5
trois paquets de cure-dents et pas de couteaux ! on eût dit
des naufragés auxquels la vague ignorante apportait
au hasard, les débris d'un vaisseau. Chaque nouvel
oubli constaté était le signal d'un nouvel applaudisse-
ment; les embarras se traduisaient en plaisanterie et
les privations en éclats de rire. Aussi quand on quitta
la table, c'est-à-dire le tertre de gazon qui en avait tenu
lieu, tous les cœurs étaient-ils ouverts et rayonnants.
Cependant le soleil avait déjà atteint les deux tiers
32 SCENES DE LA VIE INTIME.
de sa course, et la patachen était point arrivée. Bailleul
commença à craindre qu'elle ne se fut égarée dans la
forêt, et proposa d'aller à sa recherche par les deux
routes qu'elle avait pu suivre. Gatienne devait prendre
Tune avec les enfants, tandis qu'il suivrait l'autre
avec Berthe et Marcelle. Celle-ci accepta d'abord 5
mais une réflexion l'arrêta tout-à-coup et elle laissa
aller le bras de Maxime qu'elle avait déjà saisi.
— Je ne puis abandonner ainsi Adrienne et Élie,
dit-elle d'un accent de regret.
— Que peux-tu craindre ici pour eux ? demanda
Bailleul.
— Je ne sais,répliqua-t-elle ; mais s'il arrivait, par
hasard, quelque malheur en mon absence je ne pour-
rais me le pardonner et je me répéterais éternellement
que ma place était à leurs côtés.
— C'est-à-dire qu'elle n'est point aux miens ? ob-
jecta Maxime, blessé de voir encore des scrupules ma-
ternels rompre un projet qui souriait à sa fantaisie.
— Mon Dieu, je ne dis pas cela, mon ami, répliqua
la jeune femme dont les yeux se mouillèrent de larmes ;
j'ai tort, sans doute, mais ne m'en veuillez pas; ne
pouvons-nous prendre tous la route de l'étang.
— Et si la patache arrive par celle du fourré? dit
brièvement Bailleul.
LE MÉDECIN DES AMES. 33
— Ah ! vous avez raison, reprit Marcelle troublée 5
j'avais oublié les deux routes... le plus sûr alors est
de nous séparer, j'accompagnerai les enfants tandis
que vous suivrez le taillis.
— Seul? demanda Maxime.
— Pourquoi cela? interrompit madame de Ramière,
qui, jusqu'à ce moment avait évité de prendre part au
débat, ne suis-je point libre, moi, et ne savez-vous pas
que j'ai le triste privilège de n'avoir personne à con-
duire ni à surveiller ; je puis vous tenir compagnie.
Bailleul accepta avec empressement et Marcelle la
remercia d'un sourire contraint. Les enfants impatients
avaient déjà pris la route de l'étang avec Gatienne,
elle les rejoignit en se retournant plusieurs fois pour
jeter de longs regards à Maxime et à Berthe qui ve-
naient de s'engager dans un des chemins de traverse
de la forêt.
Ceux-ci, animés par le repos, par la marche et par
les parfums fortifiants qu'exhalait autour deux la sève
mourante, échangeaient déjà leurs impressions avec
une vivacité expansive.
Madame de Ramière excellait, comme toutes les
femmes, dans ces improvisations dialoguées où l'ima-
gination prend l'entretien sur ses ailes et le promène,
34 SCENES DE LA VIE INTIME.
au hasard, à travers tous les sentiments et toutes les
choses. Bailleul en demeurait fasciné. C'était la pre-
mière fois qu'il voyait briller une de ces natures que
le monde et le caprice ont taillé à mille facettes, espèce
de feux folets du sentiment et de l'intelligence qui
scintillent tour-à-tour sur les eaux, sur les bois, sur
les abîmes et que notre œil ravi ne peut ni saisir ni
quitter.
Madame de Ramière, qui avait quitté le bras de son
conducteur, marchait à côté de lui, tête nue et les che-
veux à demi défaits par la brise. Quelquefois, au milieu
d'une confidence, elle s'interrompait tout-à-coup pour
courir vers quelque pâle fleurette aperçue dans l'herbe
fine des clairières. Alors, souvent une ronce arrêtée
dans les plis de sa robe blanche montrait, tout-à-coup,
une jambe charmante, quelque branche qui barrait
le passage la forçait à se rejeter de côté, en dessinant
sa taille cambrée, et Maxime éperdu sentait mille
troubles inconnus s'éveiller en lui. Son cœur plein
d'une ivresse douloureuse se gonflait à se briser ,
sa respiration devenait plus pressée, il avait froid
dans les cheveux ! Ses regards enveloppaient ma-
dame de Ramière comme des flammes, et, quand elle
revenait haletante, les joues empourprées, la chevelure
LE MÉDECIN DES AMES. 35
Boitante, il se sentait près de tomber à ses pieds et
d'embrasser ses genoux.
Perdu dans ce délire, il n'avait plus conscience du
reste ! il marchait devant lui sans songer aux heures
qui s'écoulaient ni au rendez-vous dont il s'éloignait
toujours davantage, le ciel s'était insensiblement cou-
vert d'épaisses nuées et il n'avait rien vu ! Le ton-
nerre commençait à gronder sourdement et il n'avait
rien entendu ! ce fut madame de Ramière qui remar-
qua la première les annonces de l'orage et qui l'en
avertit. Maxime ne parut point comprendre; il se
contenta de serrer contre sa poitrine le bras qu'elle
était revenue poser sur le sien.
— Il faudrait retourner sur nos pas ! dit-elle, en
tressaillant à la lueur d'un éclair qui avait subitement
traversé l'ombre de la forêt.
— Retournons ! murmura Bailleul, insensible à
toute autre chose qu'au contact de cette main gantée
qui reposait sur son cœur. !
— Nous nous sommes oubliés, reprit Berthe qui
entendait de larges gouttes de pluie tomber sur le
dôme de feuillée, je crains que nous ne puissions re-
joindre la patache avant l'orage.
— Qu'importe ! répliqua Maxime, d'un accent en-
*
36 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
trecoupé, ne sommes-nous pas ensemble? ou pour-
rions-nous être mieux ?
— : Voici la nuit ! interrompit madame de Ramière,
plus surprise qu'effrayée.
— Appuyez-vous sur moi, laissez-vous conduire,
dit Bailleul qui l'enveloppa d'un de ses bras.
Elle fit d'abord un léger mouvement pour se dégager;
puis se laissa aller sans résistance. La tempête avait
grandi rapidement : son souffle grondait dans les ar-
bres qui tordaient, en gémissant, leurs branches éche-
velces. On entendait la foudre retentir à la fois sur
trois points opposés. Les éclairs qui se croisaient dans
tous les sens illuminaient la forêt d'une clarté d'incen-
die et toutes les cataractes du ciel s'étaient ouvertes !
Maxime éperdu et ébloui entraînait madame de Ra-
mière dont les cheveux caressaient sa joue et dont
l'haleine se mêlait à la sienne. Ses pieds ne sen-
taient plus la terre. Les tendres encouragements, les
soupirs, les cris de joie se pressaient sur ses lèvres
sans qu'il y prît garde ; c'était une sorte d'égarement
enchanté jusqu'alors inconnu, je ne sais quelle ivresse
de l'âme surexcitée par l'ivresse des sens, et dontBer-
the elle-même ressentait la contagion. Seulement,
maîtresse de son trouble, elle ne s'y livrait qu'à demi
LE MÉDECIN DES AMES. 37
et effleurait la sensation avec une curiosité hésitante
sans s'y abandonner tout entière. Le flot emportait
Maxime tandis qu'elle s'y jouait, plutôt émue que sub-
juguée.
Deux cris poussés, en même temps, au milieu de
l'orage, l'arrachèrent la première à son extase; elle re-
leva la tête en écartant les boucles de ses cheveux
épars et reconnut la patache qui accourait à leur ren-
contre.
Madame de Ramière fit un brusque mouvement
pour échapper à l'étreinte de son conducteur, mais
celui-ci n'avait rien vu et la retint pressée contre sa
poitrine.
— Laissez-moi, les voici ! dit rapidement Berthe.
— Qui cela? demanda-t-il.
— Marcelle et les enfants.
Maxime tressaillit et laissa retomber le bras qui
entourait madame de Ramière, ces deux mots venaient
de l'éveiller en sursaut !
Il jeta autour de lui un regard effaré et aperçut enfin
la patache qui venait de s'arrêtera quelques pas. Mar-
celle et Gatienne les appelaient avec des cris et des la-
mentations. Lorsqu'ils eurent atteint la voiture, ils pri-
rent place sur le premier banc ; tous deux ruisselaient de
4
38 SCENES DE LA VIE INTIME.
phiie. On proposa d'abord de gagner la maison du
garde-chasse pour y sécher leurs vêtements; mais
elle était encore éloignée, la nuit descendait et l'on
finit par penser qu'il valait mieux reprendre la route
de Marner s. Gatienne se dépouilla de ses vêtements
les moins nécessaires pour les donner à madame
de Ramière, tandis que, de son côté, Marcelle prodi-
guait mille soins à Maxime. Celui-ci se prêta à tout
sans résistance, mais sans paraître y prendre garde.
Brusquement arraché à son rêve par la rencontre de
la patache, il était resté depuis dans la vague torpeur
d'un homme qui ne peut reprendre ni l'ivresse d'un
sommeil interrompu, ni la lucidité de la veille. A la
fougue excitée par le trouble des sens, l'ardeur de la
course et le bruit de l'orage venait de succéder un
abattement qui augmentait de minute en minute. Un
réseau de glace semblait l'envelopper, tout flottait de-
vant ses yeux, la voix arrivait à son oreille comme
un bruit confus ; il n'avait plus conscience que d'un
malaise intérieur entremêlé de sourdes douleurs au
cerveau.
En arrivant, il eut peine à descendre de voiture
pour se mettre au lit. La fièvre quil'avait saisi s'aggrava
encore pendant la nuit, et, lorsque le médecin fut ap-
LE MÉDECIN DES AMES. 39
pelé le lendemain, il reconnut les premiers simptômes
d'une sérieuse maladie.
Marcelle l'avait déjà deviné sans en rien dire, car il
y a entre nous et l'être aimé une communication mys-
térieuse qui nous révèle tout ce qu'il éprouve -, à
force de regarder en lui nous le savons par cœur ; c'est
comme un air connu dont on ne peut changer une seule
note sans nous faire tressaillir. Aussi, envoyant la ré-
volution qui s'étaitopérée chez Bailleul, la jeune femme
avait- elle compris sur-le-champ retendue du péril ;
mais renonçant à des éclaircissements inutiles, elle
demanda des forces à son amour et vint s'asseoir
près du malade, le front calme et souriant. Le mal eut
beau se prolonger et grandir, le dévouement de Mar-
celle grandit et se prolongea à mesure. En soutenant
la tête brûlante de Maxime, sa main restait ferme, car
il eût pu la sentir trembler; en contemplant ce visage
ravagé par la fièvre, ses regards restaient sereins car
il eût pu voir leur émotion. Renfermant son esprit dans
le cercle étroit du devoir accompli, elle n'ouvrait point
de porte aux consolations de peur de laisser entrer à
leur place le désespoir ; elle n'interrogeait point l'a-
venir, trouvant le fardeau du présent assez lourd.
Toujours tranquille dans l'épreuve et égale dans la foi,
40 SCENES DE LA V!E INTIME.
elle rappelait ces vierges chétiennes au front des-
quelles la couronne du martyre reposait aussi douce-
ment que le bandeau de fiancée !
Madame de Ramière avait d'abord voulu partager
ses fatigues ; mais elle n'avait pas cet invincible cou-
rage qui se renouvelle sans cesse aux sources vives
du cœur : brisée dès les premiers jours, elle se laissa
persuader, sans trop de peine, que ses forces ne pou-
vaient suffire à une pareille tâche. Marcelle rappelait
seulement dans les rares moments de calme que le
mal laissait à Bailleul afin qu'elle pût l'encourager et
le distraire. Cette espèce de partage qui donnait à l'une
les longues heures d'angoisses et de terreur, à l'autre
les rapides intervalles de soulagement et d'espoir, pro-
duisit sur le malade un effet singulier mais explicable.
Par une confusion involontaire, la présence de Marcelle
s'allia fatalement, dans son esprit, à tous les souvenirs
de souffrance, tandis que celle de Berthe se rattachait
à toutes les idées de soulagement, l'une se transfor-
mait en ange de miséricorde envoyé dans son enfer,
l'autre en ange de châtiment préposé à son supplice.
Cette sensation, vague au premier instant, devint
chaque jour plus distincte, plus arrêtée. Le mal vaincu
• à force de courage et de soins commençait à décroître,
LE MÉDECIN DES AMES. 41
et, comme il arrive d'habitude, les désirs du malade
s'éveillaient avant ses besoins.
Fidèle aux prescriptions du médecin, Marcelle leur
opposa une douce mais invincible résistance. Après
avoir , comme Orphée , ramené Tètre qu'elle aimait
du fond de la mort , elle ne voulait point le perdre ,
comme lui, faute de patience! Berthe au contraire,
était toujours prête à céder , car on garde moins
sévèrement le trésor pour lequel on a moins tremblé.
C'était elle qui recevait toutes les confidences de
Bailleul, qui appuyait ses prières et finissait par
arracher au docteur une permission longtemps refusée.
Tandis que Marcelle exagérait les précautions par
tendresse et n'apportait au lit du malade que des remè-
des, des conseils ou des refus, madame de Ramière
s'y présentait toujours, comme la colombe de l'arche,
avec le rameau vert de l'espérance! Aussi Maxime
n'avait-il de sourire que pour elle , elle seule était
mise de moitié dans ses projets ; il ne respirait à Taise
qu'en la voyant assise à son chevet, ses grands yeux
noirs fixés sur les siens. Alors l'épuisement de la
maladie se transformait en une ineffable langueur ;
les paupières demi-closes, il entrevoyait dans une
sorte de nuée le doux visage de madame de Ramière ;
42 SCENES DE LA VIE INTIME.
il entendait sa voix comme une musique merveilleuse,
il sentait le parfum connu qu'exhalaient ses cheveux,
et, bercé par ces carressantes impressions, il passait,
sans s'en apercevoir, de l'extase au sommeil !
Enfin, sa convalescence commença. Marcelle com-
plètement rassurée, pensa à sa maison et à ses enfants
si longtemps négligés, et, forcée de reprendre le joug
des devoirs domestiques, laissa le ressuscité à la sur-
veillance deBerthe. Ce fut cette dernière qui lui rou-
vrit, l'une après l'autre, toutes les portes de la vie.
Elle lui cueillit le premier bouquet, lui fit la première
lecture, aida ses premiers efforts pour venir regarder
le ciel près de la fenêtre ouverte ; Maxime qui se sen-
tait renaître par elle et près d'elle, lui rapportait tous
les enchantements de cette renaissance, il l'associait,
dans son enivrement, à la lumière du jour, au bruit
du vent, aux parfums des dernières fleurs, à tout ce
qui était enfin pour lui une nouveauté et une caresse.
Par malheur, tout favorisait cet entraînement. La
convalescence, en réveillant chez Bailleul les ardeurs
d'un sang renouvelé, lui laissait encore les privilèges
de la faiblesse 5 son bras pouvait toujours s'appuyer
sur l'épaule de madame de Ramière, sa main serrer
une main qui continuait à le guider, ses genoux ef-
LE MÉDECIN DES AMES. 43
fleurer des genoux qui soutenaient le livre dans le-
quel il voulait lire. Renfermé jusqu'alors dans la chas-
teté monotone du mariage , il se trouvait ainsi livré ,
pour la première fois, aux jouissances dérobées et in-
terrompues qui sont comme les parfums de la volupté
et la nouveauté même de la sentation lui donnait une
irrésistible attrait !
Puis il était arrivé à cet âge où l'homme qui atteint
le sommet de la vie, regarde avec incertitude la pente
qu'il a montée et celle qu'il va descendre. Déjà dépouillé
de ses plus belles illusions, il se demande avec inquié-
tude s'il a suivi la meilleure route et remet en ques-
tion tous les principes jusqu'alors acceptés pour lois.
Dans la jeunesse, le choix n'est ni définitif, ni irré-
médiable; mais arrivé à l'automne de la vie, le soleil
commence à baisser, les plaisirs vont s'effeuiller sur
leurs tiges, le temps presse si l'on veut les cueillir ;
dans quelques jours les regrets seront inutiles. Ah î
pour qui a toujours vécu dans les étroites limites de la
règle, combien alors de tentations suprêmes ! debout
aux bornes qui séparent deux existences, on entend,
une dernière fois, le doux appel des passions ; on voit
passer leurs troupes, comme un chœur de riantes Bac-
chantes ; on respire, dans la brise, la flamme de leurs
44 SCENES DB LA VIE INTIME.
haleines et les parfums de leurs couronnes effeuillées !
Continuera-t-on son chemin sans s'être mêlé, au moins
une fois, à leur ivresse? descendra-t-on la pente tour-
née vers le couchant sans connaître ce qui fait le bon-
heur de tant d'autres? et si on s'est trompé! si le
monde n'a point de meilleure joie ! si on arrive à la
mort sans avoir goûté à la vie ! — problême décevant et
redoutable qu'on laisse rarement résoudre à la raison !
Près de quitter les régions fleuries, on veut emporter
aussi sa couronne ! Alors toutes les vérités acceptées
sont remises en question, les scrupules s'évanouissent ;
plus le passé a été austère, plus le présent se montre
avide; on lui demande son arriéré de jouissance, et le
long effort de nos vertus enfin subjuguées ne sert qu'à
donner plus d'élan à notre délire.
Maxime en était là : emporté par mille curiosités
inassouvies, il se livrait à ses nouvelles émotions avec
l'ignorance d'un enfant et l'ardeur d'un jeune homme;
seulement, par un de ces derniers subterfuges de
conscience qu'emploient toutes les passions à leur
début, il changeait les mots pour suivre plus librement
les choses; il ne parlait à madame de Ramière que de
sa reconnaissance et de son amitié, mais il en parlait
avec un accent troublé, des étreintes brûlantes et de
LE MÉDECIN DES AMES. 45
folles larmes. Quant à madame de Ramière, elle écou-
tait et répondait d'un air de réserve qui pouvait prou-
ver également la froideur ou la prudence. Depuis quel-
ques jours surtout elle était devenue plus silencieuse -,
une pensée pénible semblait la préoccuper, elle avait
reçu, coup sur coup, plusieurs lettres et y avait répondu
longuement, mais sans en parler.
Un jour, Maxime la trouva assise sous la tonnelle de
clématites, le front baissé,, la tête appuyée au treillage
et roulant avec distraction entre ses doigts un papier
qu'elle venait de lire. La petite Adrienne et son frère
jouaient à ses pieds.
Il s'arrêta à rentrée de la tonnelle, sans qu'elle l'a-
perçut et fut frappé du nuage qui assombrissait son
front.
— Qu'avez-vous, Berthe ? demanda-t-il enfin en
se montrant.
Madame de Ramière tressaillit.
— Moi, rien, dit-elle, avec un effort-, je regardais
ces enfants.
— Et leur vue vous rendait soucieuse ?
— Parce que leurs jeux me rappelaient la vie.
Maxime tourna les yeux vers la petite fille et le petit
garçon qui lui sourirent.
46 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Je viens d'épouser Adrienne , s'écria ce dernier
d'un air triomphant; nous préparons la fête de noces,
— Pauvres innocents ! dit Bcrthe, avec un faible
sourire, ils regardent encore le mariage comme une
fête !.. Ah ! plus tard, l'expérience viendra et il faudra
bien qu'ils apprennent...
— Quoi donc? demanda Maxime.
— Que le plus souvent, le jour où notre sort a été
lié à un autre sort tout est fini pour nous; que les
étoiles du matin s'éteignent, que les palais de fées se
referment et qu'il faut descendre à jamais des hautes
régions !
— Ah ! ne dites point cela i interrompit Bailleul d'un
accent douloureux.
— Ce n'est pas moi qui parle, c'est l'expérience,
reprit la jeune femme; quelles joies avez- vous vu résis-
ter au monotone frottement de la règle ? Toutes ces
flammes des cieux qui illuminent nos premières années
ne s'éteignent-elles point dans le ménage faute d'air
et d'espace. Hélas ! nous y entrons toujours par la
porte des illusions ! Amoureux des fleurs de.la jeunesse,
nous faisons de notre intérieur un parterre, et au bout
de quelques mois, la réalité en a fait un potager.
— Eh bien ! qui nous empêche de chercher ailleurs
LE MÉDECIN DES AMES. 47
la moisson qui ne peut s'épanouir près de nous? s'écria
Maxime ; une moitié de notre vie appartient fatalement
à de vulgaires esclavages, ne pouvons-nous réserver
l'autre moitié à nos aspirations? Ce joug du mariage
pèse en vain sur notre tête ; l'âme n'a-t-elle point des
ailes qui peuvent l'emporter plus haut?
— Peut-être, dit madame de Ramière pensive; mais
ces ailes s'alanguissent si vite dans l'atmosphère
domestique.
— Ne croyez pas cela ! non, non, si le devoir en-
chaîne nos actes dans un cercle étroit, le champ reste
libre à nos sentiments, à nos pensées. Qu'importe le
lien grossier qui unit officiellement les destinées, si
les esprits faits pour s'entendre peuvent se révéler l'un
à l'autre et s'associer par leurs élans.
— Le peuvent-ils? demanda madame de Ramière
doucement, je voudrais être sûre que, dans cette triste
prison du mariage, toutes les fenêtres ne sont point
closes et qu'il en reste quelques-unes par lesquelles on
peut voir la verdure et le ciel.
— Oh! croyez-le, croyez-le! Non, tout bonheur
n'est point perdu tant que les battements de notre cœur
peuvent éveiller d'autres battements. Quand la réalité
opprime, pourquoi ne point fuir dans l'idéal ? s'il y a
48 SCENES DE LA VIE INTIME.
des parentés de choix qui remplacent celles du sang,
ne peut -il y avoir des mariages d'âmes qui dédomma-
gent de ceux consacrés par la loi? La vie doit avoir
deux parts, l'une pour les nécessités journalières, l'au-
tre pour nos rêves. C'est de la confusion de ces deux
parts que naissent tant de désordre et de misère !
Berthe le regarda.
— Ahl vous avez raison, dit-elle; tout le mal, peut-
être, vient de ce que nous ne savons pas faire fleurir
la poésie à côté du vulgaire ; le cousin Noël me le dit
aussi dans sa lettre.
— Noël vous a écrit à ce sujet? répéta Bailleul
étonné.
— Plusieurs fois depuis quelques jours, dit madame
de Ramière ; il me recommandait même d'avoir recours
à vos conseils et de vous soumettre un projet qui peut
changer tout mon avenir... mais j'hésitais encore...
Elle s'arrêta embarrassée; Maxime la regarda d'un
air interrogateur.
— Continuez, au nom du ciel ! dit-il inquiet, quel
est ce projet ? je veux tout savoir.
— Eh bien! vous saurez tout! reprit-elle, en parais-
sant se décider ; aussi bien le moment est venu de
LE MÉDECIN DES AMES. 49
parler, ne fut-ce que pour vous prévenir d'une visite
prochaine et inattendue.
— D'une visite?...
— Cette lettre vous apprendra tout.
Elle lui tendait le papier qu'elle avait jusqu'alors
roulé entre ses doigts ; il le saisit, regarda la suscrip-
tion dans laquelle il reconnut l'écriture de Noël et se
préparait à lire, lorsque la porte s'ouvrit tout à coup ;
Gatienne parut sur le seuil, un bras en avant et la
mine effarée.
— Qu'y a-t-il? demanda Maxime avec impatience.
— M. le comte de Ramière ! annonça la servante.
Berthe pâlit et Bailleul poussa un cri.
— Le comte répéta-t-il stupéfait, elle a dit le comte !
— C'est la visite que je voulais vous annoncer!
balbutia la jeune femme.
— Quoi ! M. de Ramière?...
— Le voici !
Le comte venait, en effet, de franchir le seuil. C'était
un homme de quarante-cinq ans dont la grande tour-
nure révélait la race. Ses traits fins et nettement accu-
sés avaient cette expression d'indifférence, de hauteur
ironique et de politesse convenue qui forme ce qu'on
appelle la distinction. Rien n'annonçait, d'ailleurs, les
50 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
désordres du passé sur ce visage où les passions n'a-
vaient laissé aucune ride $ sa froideur élégante imitait
la sérénité.
Il portait un riche costume de voyage dont la com-
position merveilleusement appropriée à sa personne
révélait, de prime-abord, l'homme du monde habitué à
donner la mode et non à la subir. Sa main, si étroite-
ment gantée qu'on pouvait deviner les muscles à tra-
vers la peau glacée, tenait un jonc à pomme d'or dont
les ciselures délicates étaient couronnées d'une pierre
précieuse. A tout prendre, l'ensemble du personnage
trahissait le grand seigneur mal déguisé sous notre
moderne apparence de bourgeoisie.
11 s'avança en saluant, sans avoir l'air de remar-
quer rembarras de Berthe ni le trouble de Maxime.
Celui-ci s'était levé avec une exclamation de sur-
prise, qu'il sembla prendre pour un salut de bienvenue;
il y répondit sur un ton d'aisance polie et s'excusa de
se présenter seul.
— J'espérais avoir pour introducteur M. le conseil-
ler Noël, ajouta-t-il *, une affaire imprévue l'a retenu à
Angers et j'ai dû venir sans autre protection que sa
recommandation et votre bienveillance.
Maxime s'inclina légèrement.
LE MÉDECIN DES A3IES. 51
— Ailleurs une visite serait peut-être une indiscré-
tion, continua-t-il; ici j'ose croire qu'elle sera excusée
en faveur du motif... qui doit vous être connu?
— Je le cherche, dit Maxime, dont la voix tremblait
malgré lui.
Le comte fit un mouvement.
— M. de Bailleul n'a-t-il donc reçu de madame de
Ramière aucune confidence, reprit il? j'espérais le trou-
ver averti de la négociation entreprise par le conseiller.
— M. le comte oublie qu'il parle à un convalescent,
interrompit Berthe vivement; je n'ai point voulu trou-
bler son retour à la santé par mes hésitations et mes
angoisses ; aujourd'hui seulement j'allais parler quand
M. le comte est entré...
— Ainsi, M. de Bailleul ignore?...
— Tout, interrompit Maxime, anxieux; mais qu'y
a-t-il enfin, que se passe-t-il?
— Mon Dieu ! rien que de très-simple, reprit le
comte avec une sorte de nonchalance ; il s'agit d'une
affaire toute personnelle. En sa qualité de magistrat,
M. le conseiller Noël aime naturellement les lois pra-
tiquées et les positions régulières ; il m'a fait obser-
ver que madame la comtesse et moi habitions bien
52 SCENES DE LA T1E INTIME.
loin l'un do l'autre pour des gens conjoints par le
code civil.
— Comment!
— Alors, il a mis en avant un projet de réconcilia-
tion.
— Que dites-vous? s'écria Bailleul saisi.
— Ah ! je conçois votre surprise ! dit le comte en
souriant-, vous ne pouvez comprendre que l'on ait
même eu l'idée de me proposer un acte de raison, à
moi, que de mauvais plaisants ont surnommé le Sar-
danapale de Maine-et-Loire ! Mais, que voulez-vous,
les pécheurs les plus endurcis finissent par se conver-
tir.... à leurs dépens. Après avoir essayé de tout, j'ai
trouvé, comme Salomon, que tout était vanité, et je
suis revenu à la sagesse par dégoût de la folie.
— Une réconciliation! répéta Maxime, dont les
regards éperdus s'étaient tournés vers la jeune femme.
— Votre ami a déjà plaidé ma cause, reprit le
comte, et il m'a fait espérer votre appui. Les voyages
à travers la fantaisie sont le privilège des jeunes
années ; on regarde alors les passions comme des
hôtelleries où le cœur s'arrête tant qu'il s'y plait et
dont il part dès que se montre l'ennui ; mais il arrive
une heure où l'on sent la nécessité de retourner au
LE MÉDECIN DES AMES, 53
bon sens comme au domicile légal ; cette heure est
arrivée et je viens offrir mon bras à madame la
comtesse pour que nous puissions rentrer ensemble.
— Et elle y consent? demanda Bailleul dont l'an-
goisse semblait grandir.
— Madame la comtesse connaît trop le monde pour
ne pas se rendre, répondit le comte avec intention;
elle a compris, je l'espère, qu'une plus longue sépa-
ration compromettrait l'avenir sans profiter au présent.
Du reste, la chaîne à reprendre pèsera légèrement
pour tous deux-, nous n'avons pas besoin de la sentir,
il suffit que les autres la voient! le testament de
M. de Rovelle n exige point d'avantage.
Maxime tressaillit, il commençait à comprendre.
— Le baron de Rovelle est mort! s'écria-t-il vive-
ment.
— Depuis un mois, répondit M. de Ramière.
— En laissant ses biens à M. le comte ?
— Et à Mme la comtesse.
— A condition d'un rapprochement?
— Sans lequel Mme la comtesse perd un million I
— Et voilà la cause du changement de M. de Ra-
mière? s'écria Bailleul, c'est une conversion arithmé-
tique !
64 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Testamentaire , monsieur , répliqua le comte
tranquillement, c'est le testament qui m'a éclairé. J'y
tiens d'autant plus qu'il me permet de réparer mes
fautes. Grâce à lui, je pourrai rendre à madame la
comtesse la grande existence que mes prodigalités lui
ont fait perdre. Cette fois mes précautions sont prises
pour lui éviter tout fâcheux retour de fortune , et
j'apporte un acte rédigé par le conseiller lui-même.
— Et M. le comte espère le faire accepter? dit
Maxime qui se contenait à peine.
— M. Bailleul aurait-il quelque motif pour souhaiter
le contraire? demanda le comte avec hauteur.
— Qui peut vous le faire croire? interrompit vive-
ment madame de Ramière qui s'inquiétait visiblement
du ton pris par la conversation.
— Mais ce que j'entends, dit le comte sérieusement.
La réconciliation demandée par monsieur de Rovelle ,
semble trouver ici peu de sympathies et je me suis
évidemment mépris en comptant sur un concours...
— Que vous aviez obtenu avant de le solliciter,
acheva précipitamment la jeune femme; car, à l'instant
même, on combattait ici mes doutes, on rassurait mes
scrupules.
' — Qui cela?
LE MÉDfCCIH DES AMES. 55
— Celui même que vous accusez.
Maxime fit un geste de surprise.
— Grâce à lui, continua madame de Ramière avec
intention, je me suis moins effrayée de rentrer dans
des liens depuis longtemps dénoués et j'ai compris que
Ton pouvait, sous tous les jougs, réserver l'indépen-
dance de l'âme.
— Qui en doute? s'écria le comte charmé.
— Il m'a fait sentir, continua Berthe, en appuyant
sur les mots, qu'il fallait prendre la vie telle qu'elle
était faite, ne pas croire tout perdu parce qu'elle ne
répondait point à toutes nos chimères et se résigner à
la diviser en deux parties : l'une pour le réel, l'autre
pour l'idéal.
— Et madame la comtesse s'est résignée au partage,
demanda M. de Ramière.
— Lorsque M. le comte est entré j'étais à bout
d'objections...
— Alors je suis accepté avec le réel, acheva-t-il
vivement; madame la comtesse sait que je n'en de-
mande point davantage ; je laisse à son goût le soin de
faire la part de l'idéal ; il est clair seulement que j'ai
été injuste envers M. Baiîleul et je le prie de recevoir
mes excuses.
56 SCENES DE LA VIE INTU1E.
Il s'était tourné vers Maxime en s'inclinant, mais
celui-ci demeura immobile ! le sens inattendu donné
à ses paroles par madame de Ramière l'avait étourdi.
Esprit facile à surprendre et d'une seule pièce comme
tous ceux que la pratique du monde n'a pu assouplir,
il n'eut point d'abord nettement conscience de cette
stratégie féminine par laquelle on tournait contre lui
ses propres bataillons. Flottant entre la pensée d'un
malentendu, d'une précaution, ou d'une perfidie, il
regardait tour à tour ses deux interlocuteurs sans bien
comprendre. A peine entendit-il que le comte proposait
de lui soumettre le projet d'arrangement formulé par
Noël et que madame de Ramière suppliait de lui épar-
gner cette fatigue. 11 lui sembla qu'il y avait ensuite
des explications échangées puis interrompues, sous
prétexte de l'ennui qu'elles devaient lui causer ; qu'en-
fin le comte prenait congé et sortait, reconduit par
madame de Ramière ! mais tout cela fut rapide et con-
fus comme une vision. Lorsqu'il reprit complètement
possession de lui-même il se trouva seul !
11 porta d'abord les deux mains à son front pour
s'assurer qu'il n'était point trompé par un rêve ; puis
il se redressa avec le cri du blessé qui sort de son
évanouissement et sent enfin le coup qui l'a frappé !
LE MÉDECIN DES AMES. 57
pour la première fois il voyait clair dans 1 ame de la
comtesse. Une intelligence p-us vulgaire eût depuis
longtemps entrevu la vérité ; mais les esprits philo-
sophiques occupés à examiner l'être en général, savent
rarement étudier les êtres en particulier : ce sont des
géomètres qui n'ont jamais opéré sur le terrain; ils
connaissent tous les principes de la science et n'en-
tendent rien au plus simple arpentage.
Tout à coup éclairé, Maxime passa de l'adoration
sans mesure à tous les excès du dépit. Au lieu de voir
dans madame de Ramière l'egoïsme d'une nature mon-
daine dont il avait pris les curiosités pour des ardeurs,
il ne supposa plus partout que manège et fausseté. La
comtesse n'était évidemment venue vers lui que
pour se jouer de sa crédule sympathie ! Depuis six
mois il avait été pour elle un sujet d'expérience ironi-
que! ses confidences, ses tristesses, étaient autant
de pièges! elle avait seulement voulu occuper ses loi-
sirs pendant que l'on négociait sa réconciliation avec
le comte!
Et s' exaltant à cette dernière pensée, il tordait avec
rage la lettre de Noël, il accablait Berthe de sourdes
malédictions ; il cherchait, avec une rancune furieuse,
58 SCÈNES PE LA VIE INTIME.
les moyens de se venger de tant de mensonges par
assez de mépris!
Mais ce transport dura peu : en réalité , la colère de
Maxime n'était qu un masque ; il essayait de faire du
bruit autour de sa faiblesse comme les poltrons qui
menacent pour se rassurer; mais, au fond, celle qu'il
accablait de ses mépris dominait son cœur, toujours
triomphante! Aussi, la première fougue apaisée, l'idole
remonta- t-elle lentement sur son autel? un reste de
dignité luttait en vain dans le cœur de Bailleul; à
toutes les objections de la raison, l'image de madame
de Ramière opposait quelque irrésistible fascination.
C'était tantôt son sourire mystérieux, tantôt l'éclat
voilé de ses regards, sa taille fluide dont toutes les ondu-
lations étaient une grâce ! A chacun de ces souvenirs,
l'orgueil vaincu semblait s'amolir et descendre douce-
ment comme ces glaçons que le soleil détache des
hautes cimes ; l'esprit avait à peine eu le temps de
commencer une justification que le cœur l'interrompait
pour adorer.
Mais avec cette adoration revenait le désespoir !
Madame de Ramière partie, qu'allait faire Maxime?
Depuis son arrivée il avait concentré en elle toutes ses
LE MÉDECIN DES AMES. 59
préoccupations et toutes ses activités-, si elle disparais-
sait de sa vie, tout disparaissait en même temps. Bien
plus cruelle que le démon du conte allemand, elle ne
lui emportait pas son ombre, elle lui emportait la
lumière et le mouvement î
À force de suivre cette pensée, l'esprit de Bailleul
s'échauffa : la nuit était descendue depuis longtemps,
la maison endormie venait de retomber dans le silence
et l'obscurité : une seule fenêtre encore éclairée prou-
vait que madame de Ramière prolongeait la veille;
Maxime prit une résolution folle et soudaine î il sortit
sans bruit, traversa le long corridor qui le séparait de
l'appartement de Berthe, arriva à sa porte et l'ouvrit
doucement.
La comtesse entassait à la hâte des papiers et des
livres dans une malle ouverte près de plusieurs pa-
quets achevés. Au bruit que fit Bailleul, elle se
retourna, pâlit et laissa tomber les livres qu'elle
tenait.
Maxime était resté appuyé à la porte, immobile et
les mains pendantes.
— C'est donc vrai ! ' dit-il, avec une expression
d'abattement qui fit tressaillir madame de Ramière,
c'est donc bien vrai, vous partez?
60 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Ali! pourquoi êtes- vous venu? s'écria-t-elle
d'un accent affligé, je voulais vous épargner la tristesse
de ces préparatifs.
— Ainsi votre résolution est définitive ! répéta
Bailleul les yeux fixés sur les apprêts de départ; vous
avez accepté les conditions du comte et vous le suivez?
— Je cède au conseil du plus dévoué de mes parents
et du plus ancien de mes amis, répliqua Berthe em-
barrassée, de celui-là même auquel j'ai dû votre pro-
tection, et ce seul souvenir suffirait pour le faire
écouter. Jusqu'ici j'ai marché hors des voies tra-
cées et en guerre avec le monde; mais, à la longue,
les forces manquent, le courage se lasse; je sens qu'il
est temps de revenir à la règle pour trouver le repos.
— Oui, dit Maxime, vous allez rentrer dans la
foule, et le changement vous sera facile et doux, car
vous trouverez là-bas tous les plaisirs qui occupent,
tous les triomphes qui consolent. Reine détrônée, on
vous retire d'une chaumière pour vous rendre votre
royaume! mais avez -vous pensé à ceux qui restent
après vous dans cette solitude dépeuplée? Vous êtes-
vous demandé ce qu'ils deviendraient quand vous ne
seriez plus là?
— Vous voulez me donner de l'orgueil, dit Berthe
LE MÉDECIN DES AMES. 61
en s'efforçant de sourire pour détourner l'entretien du
courant passionné qu'elle lui voyait prendre; mais je
connais heureusement trop bien la solitude dont vous
parlez pour plaindre ceux que j'y laisse.
— Alors pourquoi la quitter? demanda Bailleul plus
vivement.
— Je croyais avoir expliqué mes motifs , objecta
madame de Ramière.
— Ah ! vous n'y croyez pas vous-même , interrom-
pit Maxime, en se laissant emporter ; non, vous ne
pouvez avoir oublié vos propres anathèmes sur ces
honteuses transactions qui accouplent les êtres comme
des chiffres! Etait-ce donc là que devaient aboutir tant
de scrupules de. cœur, tant d'aspirations sublimes, tant
de délicates théories sur l'amour? N'avez- vous si sou-
vent chanté les merveilles du poème, que pour en dé-
chirer ensuite les feuillets? Pourquoi vos actes font-ils
mentir vos paroles ! Cet homme, que vous avez fui autre-
fois comme un ennemi, qu'a-t-il fait pour racheter
ses torts? quel sacrifice accompli? quelle grande action
essayée? N'est-ce plus le lâche indifférent qui vous a
laissé tomber sans tendre même la main pour vous
retenir ? et vous retournez à lui librement: vous accor-
6
62 SCENES DE LA VIE INTIME.
dez le pardon et vous l'acceptez ! Ah ! descendez alors
des hauteurs que votre âme affectait de rechercher,
rabaissez vos regards des étoiles aux lâchetés humai-
nes ; soyez enfin aussi sincère que le comte,'et avouez
que votre clémence est un marché !
L'œil de madame de Ramière, jusqu'alors baissé,
se releva en lançant un éclair; l'emportement de
Maxime venait de la faire passer subitement du rôle
de prévenue à ce rôle d'insultée, toujours si beau pour
les faibles ; elle sentit que c'était une issue inespérée
qui s'ouvrait pour la tirer d'embarras.
— M. Bailleul permettra que nous rompions là,
dit-elle, avec une dignité si haute, que son interlocu-
teur s'arrêta court ; il est des accusations qu'on ne doit
point entendre parce qu'il serait humiliant de les
repousser, et je tiens trop à ma reconnaissance pour
l'exposer à des injures qui ne pourraient se pardonner.
En prononçant ces mots, elle s'avança vers la porte
qui conduisait à la seconde pièce de son appartement.
Ce mouvement de retraite fut comme un coup de
foudre pour Maxime et changea subitement son in-
dignation en épouvante. Tremblant à la pensée que
Berthe fuyait mortellement offensée, il se jeta au-
devant d'elle avec une exclamation de repentir et de
LE MEDECIN DES A3IES. 63
prière qui n'eut point suffi pour arrêter la jeune
femme, mais qu'il rendit irrésistible en lui saisissant
les deux mains.
— Ah ! ne prenez point garde à mes paroles, s'écria-
t— il ; excusez-moi, pardonnez-moi; ne voyez-vous point
que je suis fou ? Mon Dieu ! mais que dire, que faire
pour vous retenir? faut-il changer ici notre manière
de vivre? Ordonnez, tout sera facile! mais ne parlez
point de nous quitter. Vous, absente, qui m'écouterait,
qui me répondrait ? Voulez-vous donc, après m'avoir
ouvert le Paradis, me rejeter dans l'enfer! le comte
n'a pas besoin de vous, tandis que moi j'ai fait de
votre présence une condition de mon bonheur et de
ma vie.
— Ne croyez point cela, dit madame de Ramière
précipitamment ; votre amitié s'exagère les tristesses
d'une séparation devenue nécessaire. Pour remplir ici
le vide que fera mon départ, ne vous reste-t-il point
l'activité d'une intelligence qui sait tout saisir? Qu'est-
ce qu'une image de moins dans ce merveilleux miroir
qui peut refléter le monde?
— Et si cette image absorbe tout le reste ? répliqua
Bailleul éperdu, si l'éloignement ni le temps ne peu-
64 SCENES DE LA VIE INTIME.
vent l'effacer, si vous m'êtes devenue aussi nécessaire
que le jour! Si je vous aime, enfin !
— Que dites-vous !
— Eh bien ! oui, oui ! voilà ce que je n'osais avouer,
ce que j'ai longtemps ignoré moi-même ; mais enfin la
crainte de vous perdre m'a éclairé, et, vous le voyez,
j'ai fini par parler malgré moi ! Ah ! maintenant je
sais que je vous aime depuis le premier moment où je
vous ai vue. Et cependant je ne vous ai jamais rien
demandé, je ne vous demande rien! non, rien que de
vous sentir dans l'air que je respire afin que cet air
puisse me faire vivre. Oh ! ne me refusez pas, Berthe;
ayez pitié de moi 5 restez, je vous^en conjure, dites que
vous resterez !
Il était tombé à deux genoux, les mains jointes et la
tête rejetée en arrière dans tout l'égarement de la sup-
plication. Madame de Ramière saisie voulut le calmer;
mais il ne pouvait plus l'entendre et continuait à répé-
ter à travers ses sanglots : — Dites que vous restez !
Dites que vous restez ! — Berthe voyant l'impossibilité
de se faire écouter, lui prit la main pour le forcer à se
relever ; mais alors, hors de lui, il l'enveloppa de ses
deux bras en mêlant ses prières d'étreintes et de bai-
sers. La jeune femme poussa un cri, se dégagea avec
LE MÉDECIN DES AMES. 65
peine et s'élança dans la pièce voisine où il voulut la
poursuivre ; mais la porte refermée résista à tous ses
efforts. Enfin, vaincu par la multiplicité des émotions
il sentit ses forces l'abandonner, glissa sur le parquet et
s'évanouit.
6*
UI.
L'orsque Bailleul revint à lui, il se trouva couché
dans son alcôve et reconnut Marcelle debout aux pieds
de son lit. Elle était très pâle et avait les yeux rougis
par les larmes.
Il voulut se rappeler, mais tout était ténèbres dans
sa mémoire. Une fièvre sourde faisait battre ses ar-
tères, mille images confuses flottaient devant ses yeux.
Livré au roulis de sensations douloureuses il ne pou-
vait ni retrouver le fil de ses pensées ni l'abandonner.
Ce fut seulement aux premières lueurs de l'aube que son
agitation se calma et qu'il put s'endormir.
Lorsqu'il se réveilla, d'ardents rayons glissant à
travers les persiennes refermées annonçaient que le
LE MÉDECIN DES AMES 67
soleil était levé depuis long-temps et Marcelle rassurée
s'était retirée.
Cette fois le souvenir revint à Maxime aussi prompt
et aussi lumineux que le jour lui-même. Il quitta le lit,
s'habilla à la hâte et descendit en chancelant*
11 allait traverser la cour lorsqu'il aperçut une calè-
che arrêtée devant la porte cochère. Un frisson le par-
courut tout entier. Adrienne qui venait de l'apercevoir
courut à lui pour l'embrasser,
— Quelle est cette voiture ? lui demanda Bailleul
d'une voix altérée.
— Ah ! tu ne sais pas, dit l'enfant, on vient cher-
cher notre bonne amie.
— Madame de Ramière ?
— Regarde plutôt.
Un domestique venait de paraître au haut du perron
portant la malle que Bailleul avait vu commencer la
veille. Berthe se montra bientôt elle-même avec le
comte et Marcelle.
— Vois-tu, ils vont partir ! reprit Adrienne en les
montrant de loin. Madame Berthe te demandait tout-
à-1'heure, je vais lui dire que tu es là.
Et sans écouter la voix de son père qui voulait la
68 SCENES DE LA VIE INTIME,
retenir Tentant s'élança vers la maison avec un rire
folâtre.
Maxime entrevit sur-le-champ ce qui allait se passer,
et la perspective de ces adieux en présence de mon-
sieur de Ramière et de Marcelle, lui causa un tel effroi
qu'il se précipita dans le jardin comme un fou, ouvrit
la porte qui donnait sur la campagne et se mit à fuir à
travers les friches.
Il alla d'abord au hasard et devant lui, sans autre
volonté que d'échapper à ceux qui le cherchaient,
jusqu'à ce qu'il eût vu disparaître le toit de sa demeure.
Alors haletant il se jeta dans un taillis où il se laissa
tomber sur le gazon.
11 resta là les deux coudes sur ses genoux et le front
caché dans ses mains, jusqu'à ce qu'un bruit de roues
et de chevaux vint l'arracher à son abattement. La
grande route passait à quelques pas de la lisière du
fourré et une voiture venait d'y paraître. Maxime re-
connut celle du comte. Madame de Ramière occupait
seule le fond, jouant avec une fleur d'héliotrope qu'elle
égrenait d'un doigt distrait.
Maxime se dressa au milieu des cépées et tendit
les bras vers le chemin avec un cri étouffé. Berthe
l'aperçut sans doute car elle tressaillit et se re-
LE MÉDECIN DES AMES. 60
tourna; mais, au même instant, les chevaux qui
avaient atteint le sommet de la montée, partirent
d'un brusque élan et la calèche, rapidement emportée,
passa devant Bailleul qui n'eut que le temps de voir la
main de la comtesse s'étendre et la branche d'hélio-
trope tomber !
Il franchit le fossé d'un bond, courut la relever et
rentra dans le taillis.
Hélas ! de tant d'heureuses journées et de si riantes
espérances il ne lui restait que cette fleur relevée dans
la poussière du chemin ! C'était l'adieu de Berthe, le der-
nier souvenir qu'elle lui jetait par pitié et en partant !
L'amertume de ces pensées coula jusqu'au fond du
cœur de Maxime. Les lèvres collées à la branche
d'héliotrope il en aspirait le parfum comme un mortel
poison ; il cachait son visage au milieu des herbes
touffues, afin de dérober ses larmes ; il pressait ses
mains sur ses lèvres pour y étouffer les sanglots ; il
appuyait son cœur sur la terre nue en lui criant d'en
apaiser les battements ! Plusieurs heures s'écoulèrent
ainsi sans qu'il s'en aperçut. Enfin l'excès même de
la crise amena une pause ; les larmes se tarirent, et>
vers le déclin du jour, il reprit le chemin de sa de-
meure.
70 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Il y trouva Marcelle éplorée qui le faisait chercher
partout depuis le matin. A sa vue elle poussa un grand
cri de joie et vint se jeter dans ses bras-, mais elle ne
lui fit ni questions, ni reproches ; elle écarta seulement
les enfants, l'aida à remonter dans son appartement,
et, après avoir préparé tout ce dont il pouvait avoir
besoin, elle se retira.
Il en fut de même le lendemain et les jours suivants.
Veillant autour de Bailleul en fée muette et invisible,
elle lui laissa la seule joie permise au malheureux,
celle de souffrir en silence !
Libre dans sa douleur, Maxime put donc s'y établir
et en savourer toutes les amertumes ; car il est des
tortures auxquelles le cœur se plaît , des blessures
qu on aime à faire saigner. Acharné alors à notre pro-
pre martyre nous tressons, avec une sorte de furie,
notre couronne d'épines et nous cultivons notre mal-
heur comme d'autres le feraient de leurs joies. Bail-
leul avait le champ libre pour tous ces raffinements du
désespoir. Le départ de madame de Ramière avait
enlevé, pour ainsi dire, tout motif à son existence; il
ne savait plus que faire de son temps, ni de ses pen-
sées. Le seul interlocuteur qui put l'entendre avait
LB MÉDECIN DES AMES. 71
disparu, la vie n'était désormais pour lui qu'un mono-
logue monotone et désolé.
Sa douleur, insensiblement, se transforma en une
incurable langueur. Cette âme qui s'était arrêtée dans
sa morne affliction comme un vaisseau dans les calmes
plats du tropique, s'y laissa consumer lentement et
sans résistance. Ce n'était pas un mal violent mais
une croissante impuissance , une sorte d'inaptitude à
vouloir et à vivre, Marcelle toujours aussi active dans
son calme multipliait en vain ses soins, la vie semblait
décroitre en lui comme l'eau fuyante dans un vase
dont on n'aperçoit point la fêlure.
Un soir que la sérénité du ciel invitait à la prome-
nade, la jeune femme vint l'engager à descendre sous
les tilleuls de la terrasse. Il accepta et voulut se lever
mais, au premier pas, ses genoux fléchirent. Marcelle
tendit les bras pour le soutenir et reçut sa tête sur
son épaule.
— Ah ! c'est trop longtemps souffrir, s'écria-t-elle,
avec une explosion de larmes ; il faut que vous par-
tiez, Maxime !
— Partir ! bégaya le malade étonné et pourquoi ?
— Pour aller la voir,
Baiîleul devint pâle.
72 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Oh ! ne craignez rien, ajouta- t-elle, en s'age-
nouillant près de son fauteuil; voilà longtemps que je
sais tout. Le soir où vous avez voulu la retenir et où
vous vous êtes trahi, moi-même je venais lui parler et,
arrêtée derrière cette porte,, j'ai tout entendu...
Maxime étendit les mains avec un gémissement.
— Ne le regrettez pas, continua-t-elle ; la vérité
vaut toujours mieux que le mensonge... même quand
elle vous brise le cœur. Du moins, on voit clair dans
son devoir ! Quand j'ai su que le bonheur ne pouvait
plus vous venir de moi, j'ai bien pleuré, mais je n'ai
songé qu'à votre guérison. J'espérais encore un peu
du temps, de l'absence, de mes soins, maintenant je
vois que rien n'y fait et qu'elle seule peut vous sauver.
— Pardon, Marcelle, pardon! murmura Bailleul
étouffé de sanglots.
Elle lui prit les deux mains qu'elle baisa.
— Vous pardonner! dit elle, croyez-vous donc qu'il
y ait dans mon cœur des reproches ou de la colère?
est-ce votre faute si vous n'avez point trouvé en moi
tout ce que vous trouviez en elle et si la comparaison
vous a fait comprendre combien j'étais peu de chose.
Hélas ! la bonne volonté et le dévouement ne suffisent
pas pour être aimée, il faut avoir les charmes de ses
LE MÉDECIN DES AMES. 73
mérites, et, moi, je n'en avais que les disgrâces ï Ah !
ce serait à moi, Maxime, de vous demander pardon.
Bailleul découvrit son visage et un éclair brilla dans
ses yeux noyés de pleurs.
— Ange ! murmura-t-il, en regardant Marcelle.
— C'est à elle qu'il faut donner ce nom, répliqua la
jeune femme, puisqu'elle a le pouvoir de vous rendre
le goût de la vie. Ah ! c'est vers elle qu'il faut aller.
— Et crois-tu donc qu'elle me reçoive, dit Maxime
avec un peu d'égarement ; ne l'as-tu pas vu nous
quitter pour suivre l'homme qu'elle méprisait ? que
lui importe que je vive ou que je meure ? Ah ! je la
connais maintenant cette femme dont les mouvements
de cœur ne sont que des subtilités d'intelligence ; je la
connais et cependant je reste à sa merci! son souvenir
fatal me possède, m'enveloppe, c'est la tunique empoi-
sonnée d'Hercule! Ah ! ne me parlez pas de la revoir !
je veux rester ici 5 oui, Marcelle, ici, près de vous.
Maintenant qu'il n'y a plus de secret entre nos cœurs,
vous me consolerez, vous m'encouragerez, et si je ne
me reprends pas assez vite à l'espérance, eh bien, vous
serez indulgente, vous penserez qu'il en est de la joie
pour les cœurs malades comme du soleil pour les jours
d'hiver 5 qu'il faut lui laisser le temps de se lever.
7
74 SCÈNES DE LA ViE INTIME.
Il avait attiré à lui la jeune femme qui appuya sa joue
sur sa tête penchée. Tous deux restèrent longtemps
ainsi,mêlant leurs larmeset parlant d'espérance, de gué-
rison. Hélas ! ni l'un ni l'autre ne soupçonnait la profon-
deur du mal. Dans la jeunesse l'amour est une tempête
toujours grondant à l'horizon -, il bouleverse et passe
vite 5 dans lage mur il est plus rare, moins bruyant,
mais s'il entre une fois au cœur, le cœur le retient à
jamais 5 c'est le chêne refermé sur le bras de Milon !
Quoique fit Bailleul, l'image de madame de Ramière
continuait à l'obséder ; elle flottait devant lui comme
l'ombre de son éternelle pensée, il ne vivait que par
elle et pour elle I Marcelle le comprit bien vite et loin
de repousser ce qui rappelait son heureuse rivale elle
en entoura Maxime. Elle fit plus, invincible dans son
dévouement elle voulut aider aux illusions du malade.
Un jour celui-ci, en l'apercevant dans la demi-obs-
curité du soir, l'avait prise pour Berthe; à partir de ce
moment elle eut soin de se vêtir comme madame de
Ramière, de prendre ses habitudes, de chanter à demi-
voix ses airs favoris. Railleul enseveli dans sa fié-
vreuse somnolence se laissait alors tromper à moitié;
la tête renversée et les yeux demi-clos, il écoutait, il
regardait, comme dans un nuage, et, arrivé à croire
LE MÉDECIN DES A?,IES. 75
que Berthe était là, il sentait son cœur se détendre
dans un court épanouissement.
Cependant les progrès de la maladie étaient visibles
et rapides; le médecin rappelé les reconnut, mais es-
saya vainement de les combattre. Désormais les jours
de Bailleul étaient évidemment comptés, lui-même le
sentit, et cette découverte amena dans tout son êtro
une révolution inattendue. Certain de n'avoir que peu
de temps à porter son fardeau, le mourant voulut
rendre doux, à ceux qui l'entouraient, la soirée de sa
vie. Pareil au voyageur fatigué qui reprend courage
en apercevant le terme de sa course, il retrouva la force
d'aimer et de sourire. Les enfants, depuis longtemps
tenus à l'écart, furent rappelés; il voulut juger de leurs
progrès, écouter leurs causeries, former pour eux,
commeautrefois, des projets d'avenir. Marcelle se prê-
tait à tout avec docilité. Eclairée sur le malheur qui l'at-
tendait, elle cachait l'agonie de son cœur sous une séré-
nité sublime et pleurait en dedans toutes ses larmes.
Son courage alla jusqu'au bout. Quand les dernières
forces de Maxime l'abandonnèrent et qu'il dut garder
le lit, elle vint s'asseoir à son chevet et continua à lui
annoncer le retour de la santé pour le retour du prin-
temps. Bailleul feignait de croire et souriait ?
76 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Enfin il atteignit ce terme suprême où toutes les
tendresses et toutes les crédulités doivent déposer leurs
illusions. L'agonie commença l Alors, dans son demi-
délire, il ne sembla plus s'occuper que d'Adrienne et
d'Elie; il adressait à Marcelle des prières et des
conseils.
— Ne leur faites point une existence à part du
monde, murmurait-il ; les plantes qui ont vieilli abri-
tées, succombent au premier orage.... Dites-leur de
ne pas se croire sages, de peur de gagner le mal qu'ils
voudraient guérir. Ah ! je le sais maintenant, il n'y a
que Dieu qui peut être le Médecin des Ames !
Il parla ainsi en phrases entrecoupées et toujours plus
courtes , ju squ'à ce que sa voix s'éteignit. Alors il chercha
sur sa poitrine une petite fleur d'héliotrope desséchée,
la présenta à Marcelle, replia la tête et mourut,
; Aujourd'hui les rosiers du Bengale fleurissent tou-
jours sur la tonnelle de clématites, mais personne ne
vient plus s'asseoir à leur ombre; deux enfants vêtus
de noir traversent encore parfois le parterre, mais
ils ne plantent plus d'hyacinte ni de jonquilles dans le
sable des allées ; Gatienne travaille comme autrefois,
mais elle a perdu le rire et il n'y a plus que les oiseaux
qui chantent dans la maisonnette isolée du faubourg.
SAVENIÈRES.
A M. CHARLES ARVON.
J'ai reçu la lettre dans laquelle vous m'annonciez
votre projet de mariage, Charles. Vous me parlez
longuement des avantages de cette union arrangée
par votre oncle, et, quoique vous connaissiez à peine
la femme qu'on vous destine, vous paraissez décidé à
l'accepter. J'ai balancé longtemps à vous répondre.
Du haut de mes Vosges, où je vis seul, regardant la
lune à travers les clairières de sapins , et écoutant le
bruissement des ruisseaux sous les genévriers , je
m'efforce d'oublier le monde et les hommes. Que
m'importent, en effet, maintenant, les orages de la
mer et les dangers des matelots, à moi, vieux Crusoé
résolu à mourir dans mon île déserte ?
7*
78 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Mais vous, Charles, je vous ai eu trois mois pour
compagnon de ma solitude; vous avez été mon Ven-
dredi , et je n'ai pu l'oublier. Pour vous, enfant , je me
suis repris quelques instants à la société. Quand vous
êtes arrivé un jour sur mes montagnes, à l'heure du
soleil couchant, le regard en feu et le front échevelé,
involontairement j'ai baissé les yeux vers les vallées
inférieures d'où m'arrivait ce jeune aigle. Que de
grandes choses vous m'apprîtes alors !
Mais depuis toutes vos nobles espérances se sont
éteintes, et, tombé du ciel, vous avez dédaigneusement
accepté les petitesses delà terre; croyances, morale
du cœur, poésie, vous avez tout foulé aux pieds, et,
semblable à Apollon chassé de l'Olympe, vous avez
détaché de votre front l'auréole, pour être reçu parmi
les gardiens des troupeaux.
Vous faites ce que tous ont fait, Charles ; mais pre-
nez garde de ne l'avoir pas fait aussi complètement.
Vous comprenez la vie maintenant, dites- vous ; vous
savez que les bonheurs vulgaires sont les seuls qui
existent. Prenez garde, ô berger du roi Admète, de
retrouver fîàr instant sur vos lèvres le goût de Tarn-
SÀVENIÈUE3. 79
broisie ; prenez garde que les lyres sacrées ne réson-
nent encore dans vos rêves ; ô pasteur ! n'allez point
vous rappeler que vous avez été dieu !
Ce que vous êtes aujourd'hui, Charles, je l'ai été
comme vous; ce que vous faites, je l'ai fait : le récit
que je joins ici vous apprendra quelles en furent les
suites pour moi. J'ai passé plus d'un jour sans travail
sous mes sapins, plus d'une nuit sans sommeil dans
mon ermitage, avant de me décider à vous écrire ce
récit ; vous saurez combien je vous aime en le lisant,
car vous comprendrez combien il a dû me coûter.
Pardonnez-lui des lacunes et des longueurs. Dans
la confession la plus sincère, il est des choses que la
langue ni la plume ne peuvent dire, d'autres qu'elles
voudraient redire toujours. J'ai tâché pourtant de ra-
conter chaque fait par ordre et comme je le connus à
l'époque où il se passa, non comme je le compris plus
tard. 11 m'a fallu de grands efforts pour reprendre
ainsi cette histoire à sa naissance, et pour en suivre
le cours en tâchant d'oublier le dénouement.
Et pourtant, pourquoi le cacher ? en même temps
que ces souvenirs m'ébranlaient douloureusement,
j'éprouvais une sorte de charme cuisant à les rap-
peler. J'étais comme ces vieux soldats dont les blés-
80 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
sures se rouvrent en entendant le bruit du canon, et
qui cependant en tressaillent de joie.
Et si ces pages, écrites pour vous, arrivent trop,
tard; si vous êtes déjà le mari de votre fiancée incon-
nue, alors, adieu ! ô mon Charles que j'avais connu et
qui serez mort ! La dernière étoile se sera éteinte dans
mon ciel terrestre, et je n'aurai plus qu'à fermer les
yeux.
Henri de Puineuf.
II.
11 était déjà tard lorsque je quittai la grande route
pour prendre le petit chemin qui devait me conduire à
Savenières. Le mois d'octobre était sur son déclin : on
était arrivé à cette saison grise, maladive où les feuil-
les achèvent de tomber et où le ciel s'enveloppe de
brouillards glacés. Je commençais à reconnaître les
lieux que je traversais et à remarquer les tristes chan-
gements que cinq années y avaient apportés. Les
grands arbres qui bordaient la route avaient été abat-
tus ; leurs souches déracinées étaient encore éparses
çà et là. Je cherchai la maisonnette blanche que l'on
apercevait naguère sur la gauche, et qui me servait à
82 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
reconnaître le chemin ; elle était brûlée. On avait ar-
raché les vignes, et le moulin à vent dont on voyait
autrefois l'aile blanche tourner derrière les arbres,
maintenant abandonné, tombait en ruines.
Cette dévastation de tout ce que javais connu, jointe
à l'influence d'un froid humide, me rendit triste mal-
gré moi. Mes nerfs se détendirent : je laissai aller la
bride sur le cou démon cheval, qui, n'étant plus sol-
licité par l'éperon, ralentit le pas, et je commençai à
ne plus désirer aussi vivement d'arriver.
Savais- je en effet ce qui m'attendait à Savenières?
Ma position était assez étrange pour justifier des crain-
tes. Marié depuis cinq ans à une jeune fille que j'avais
vue pour la première fois quelques jours avant notre
union, et que j'avais quittée le surlendemain, je revenais
vers elle moins comme un mari que comme un étranger.
J'étais aussi incertain de la réception qui me serait
faite que de la manière dont je devais me présenter.
Les trois jours que j'avais passés près d'Ernestine,
entièrement consacrés à des fêtes, n'avaient pu me
rien apprendre sur son caractère, et les courtes lettres
qu'elle m'avait écrites au régiment, m'avaient tout au
plus fait soupçonner qu'elle était spirituelle. Mais
quelle impression mon retour allait-il lui faire ? Le
SAVEKIÈRES. 83
désirait-elle ? devais-je lui plaire ? Toutes ces questions
que Ton s'adresse d'habitude avant la première entre-
vue avec la jeune fille dont on veut demander la main,
moi je me les adressais au sujet d'une femme qui
portait mon nom depuis cinq ans, et qui m'avait déjà
donné un fils!
j'étais tourmenté pour la gaucherie d'une situation
qui n'avait pas même le charme du romanesque. Peu
à peu les dispositions mélancoliques dans lesquelles
m'avaient jeté la saison et l'aspect du pays, rendirent
mes réflexions plus sombres. Je m'effrayai à la pensée
de ces liens que j'allais retrouver et dont je n'avais pas
encore expérimenté le poids. Je n'arrivais ni comme
un fiancé que Ton brûle de connaître, ni comme un
mari que Ton connaît. Je n'étais ni une nouveauté, ni
une habitude, et pendant mon absence on avait pu se
lasser de moi. La question n'était point de savoir si
Ernestine m'aimait, mais si elle pourrait m' aimer. J'i-
gnorais même quelle impression ma courte apparition
lui avait laissé. Y avait-il d'ailleurs entre nous quel-
que sympathie? était-elle susceptible d'attachement,
et, dans ce cas, étais je celui que son cœur désirait?
qui sait même si elle n'en aimait point un autre ?
A ce doute j'arrêtai court mon cheval. — N'en
84 SCÈÎÎES DE LA VIE INTIME.
aimait -elle point un autre? — Qui pouvait me l'assu-
rer en effet? Elle m'avait épousé sans me connaître,
et je savais que le mariage, privé de la sauvegarde de
l'amour, n'était qu'un péril de plus pour une femme.
À défaut de principes, le manque d'occasion et l'igno-
rance défendent la jeune fille ; mais les libertés que
Ton accorde à l'épouse ne favorisent -elles pas toutes
les faiblesses et toutes les surprises ?
Une fois engagé dans ces incertitudes douloureuses
je m'y attachai avec persistance; je déroulai dans ma
pensée les affligeantes conséquences d'un mariage
improvisé suivi d'une si longue absence. Mon imagina-
tion tint à honneur de m'inventer des craintes, et le
doute que j'avais d'abord soulevé comme une possi-
bilité invraisemblable devint une probabilité. 11 s'opéra
dans tout mon être une surexcitation douloureuse que
je regardai comme un pressentiment. Bientôt, la nuit
et le froid aidant, ce qui n'était qu'une probabilité
devint une certitude ; toutes les scènes de ce roman
que je venais d'entrevoir se développèrent à mes yeux 5
j'étais comme l'auteur qui a trouvé son idée et qui
travaille à en tirer le plan de son œuvre.
Je ne sais jusqu'où j'aurais poussé mes supposi-
tions si un bruit de pas ne m'eût arraché à ma rêverie,
SAVENIÈRES. 85
Deux paysans qui portaient des lanternes s'avancèrent
vers moi, et m'ayant demandé mon nom, m'apprirent
que Mme de Puineuf les avait envoyée à ma rencontre,
afin que j'évitasse les fondrières d'une traverse en
réparation. L'un d'eux me jeta sur les épaules un
manteau qu'Ernestine lui avait donné pour moi. J'ap-
pris de plus en cheminant que Mme de Puineuf, in-
quiète de ne point me voir arriver, venait d'envoyer
un domestique à Angers pour s'informer des causes
de mon retard.
Ces précautions, toutes pleines d'une attention
soigneuse et presque tendre, s'accordaient si peu avec
mes terreurs qu'elles les dissipèrent à l'instant. J'eus
honte de m'ètre laissé entraîner à des suppositions
offensantes, et au bout d'un quart d'heure de marche,
j'étais aussi sûr de trouver Ernestine prête à m'aimer
ou m'aimant déjà que je l'étais, peu auparavant, du
contraire. — Ne riez pas de cette mobilité, Charles ; c'est
la plus belle faculté de l'homme, car c'est le signe de
sa vie intérieure. Quand les influences du dehors n'a-
gissent plus sur nous et ne font plus monter ou des-
cendre notre âme, nous sommes devenus des baromè-
tres immobiles qui ne marquent rien.
Lorsque nous aperçûmes la grille du château, mes
8
86 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
guides me précédèrent pour la faire ouvrir. Dans ce
moment, j'entendis le sourd galop d'un cheval sur la
terre humide, et un cavalier, tournant brusquement
un des sentiers du bois, passa à quelques pas de moi.
A mon aspect il s'arrêta court et se détourna ; mais je
ne fis qu'entrevoir son visage, qui me parut fort pâle,
car il repartit aussitôt et se perdit dans le bois. Mes
guides n'avaient rien vu et ne purent rien me dire de
ce cavalier mystérieux.
Cependant la grille avait été ouverte et nous entrâ-
mes. Au bas du perron, j'aperçus deux jeunes femmes
avec un domestique portant un flambeau. Soit que je
fusse troublé, soit que la demi-obscurité me trompât,
je ne reconnus pas au premier abord Mme de Puineuf.
Elles s'aperçurent sans doute de mon hésitation, car
je vis l'une sourire ; je m'avançai vivement vers l'autre
en rougissant : c'était Ernestine. Je lui tendis les deux
mains et je la baisai au front. Elle tremblait beau-
coup.
— Vous avez bien tardé, me dit-elle d'une voix
basse.
J'expliquai brièvement la cause de mon retard.
Comme j'achevais, nous entrions au salon où tout avait
SAYENIÈRES. 87
été préparé pour me recevoir. Un petit garçon de qua-
tre ans se tenait debout devant le foyer.
— Arthur ! criai-je.
L'enfant se détourna vers nous, il échangea un re-
gard avec sa mère et vint à moi le front baissé ; je
l'enlevai dans mes bras et le serrai sur ma poitrine.
Trop préoccupé de la réception qui me serait faite par
madame de Puineuf, j'avais peu songé à mon fils
pendant la route ; mais, en me trouvant tout à coup
devant cet enfant déjà si grand qui m'entourait de ses
bras et m'appelait son père, je fus saisi à l'improviste
d'une émotion inconnue ; il se passa en moi quelque
chose de douloureux , d'enivrant, et deux larmes jail-
lirent de mes yeux.
Tenant Arthur sur un seul bras, je me détournai
vers Ernestine, qui, muette, nous regardait, et je lui
tendis l'autre main ; elle la prit avec une vivacité con-
vulsive et la porta à ses lèvres. Ce geste, à la fois
humble et tendre, me toucha profondément. Je l'attirai
contre moi; elle cacha son visage sur mon sein, et je
m'aperçus qu'elle sanglotait.
Dans ce moment, la jeune femme que j'avais ren-
contrée sur le perron entra; elle vint à nous, prit la
main d'Ernestine et l'appela d'un ton plaintivement
88 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
caressant. Celle-ci releva la tête en essuyant ses larmes
et me dit :
— C'est Hortense de Moëlan.
Nous nous saluâmes: je savais qu'Hortense de
Moëlan était la parente et l'amie la plus chère de ma-
dame de Puineuf ; je me rappelai l'avoir entrevue à
l'époque de notre mariage.
Nous nous mîmes à table presque aussitôt, et Er-
nestine se plaça vis-à-vis de moi. Jusqu'alors la pre-
mière émotion m'avait empêché de l'examiner avec
attention. Le changement, qui s'était opéré en elle
depuis cinq ans était singulièrement remarquable.
Jamais elle n'avait été si belle 5 mais sa beauté avait
tellement dépouillé tout caractère terrestre, qu'elle me
causa une sorte d'épouvante ; on eût dit un des anges
de Flaxman. La frêle élégance de ses formes s'était
changée en je ne sais quelle délicatesse qui n'était pas
de la maigreur, mais une sorte de fluidité ineffable ;
ses yeux, sans cesser d'être brillants, s'étaient voilés
d'une flottante langueur, et son teint, rosé naguère,
avait revêtu une de ces pâleurs transparentes et pres-
que lumineuses qui semblent le reflet d'une flamme
intérieure. Rien n'annonçait la destruction dans cet
ensemble merveilleux, et cependant on se sentait pris,
SAVErUÉRES. 89
en regardant, d'une espèce de pitié craintive ; ce n'é-
tait point la mort, ce n'était point la vie : la sève man-
quait à cette beauté.
Je fus arraché à l'admiration mélancolique avec
laquelle je la contemplais par l'arrivée de mon fils, qui
venait, demi-nu et porté par sa nourrice, nous donner
le baiser du soir. Cet épisode de la vie domestique,
vulgaire pour tout autre, était pour moi une nouveauté
touchante. J'entrais en possession d'une famille au
sortir de la garnison, et sans y avoir été préparé par
les habitudes du ménage. Je pris Arthur dans mes
bras et je l'embrassai avec amour ; mais, lui, tendait
ses petites mains vers sa mère : je le portai à Ernes-
tine, et il s'élança à son cou en riant. A voir cet enfant
vivace suspendu aux lèvres de cette femme si frêle
si pâlissante, on eût dit une abeille enfoncée au calice
d'une fleur et en pompant tout le suc dans ses baisers.
Une fois Arthur emporté, nous nous rapprochâmes
du foyer; la conversation s'engagea. Madame deMoëlan
me parut spirituelle et causeuse, mais je m'efforçai vai-
nement "de faire parler Ernestine ; elle resta muette,
inattentive. Son silence distrait me causait une gêne
inexprimable. Il était aisé de voir qu'il ne venait ni de
l'agitation ni du recueillement ; ce n'était point pour
8*
90 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
me regarder qu'elle se taisait, ses yeux étaient baissés
comme ses lèvres muettes ! Lui importait-il donc si
peu de me connaître? Je cherchai à surmonter les
tristes impressions qui me revenaient, et je m'efforçai
d'être gai. Madame de Moëlan me fit beaucoup de
questions. Je racontai mon voyage, mes sensations en
approchant de Savenières, mes craintes de n'y avoir
laissé aucun souvenir et d'y être reçu en étranger. Ce
récit laissa Ernestine à sa distraction souriante, mais
il parut amuser madame de Moëlan.
— Au fait, me dit-elle, quand j'eus achevé, Ernes-
tine pouvait ne pas vous reconnaître -, il eût été pi-
quant pour un mari d'être obligé de constater son
identité.
— J'aurais présenté mon passeport, répondis-je en
riant.
— Et qui eût prouvé qu'il vous appartînt réelle-
ment? Savez-vous, monsieur, qu'il eût suffi de vous
tuer en route et de prendre vos papiers pour se pré-
senter à votre place ?
— En vérité, je suis désolé de n'y avoir pas songé
pendant le voyage, madame; cela m'eût distrait.
— D'autant que la route de Savenières n'est pas
très sûre ; n'avez-vous rencontré personne?
SAVES1ÉRBS. 91
— Vous me rappelez ; un cavalier mystérieux a tra-
versé l'avenue devant moi et s'est perdu dans le bois.
— Un cavalier dans l'intérieur du parc! s'écria
Ernestine.
— Un cavalier enveloppé d'un manteau garni de
rouge et monté sur un cheval blanc: c'est tout ce que
j'ai pu remarquer.
Les deux femmes gardèrent le silence -, mais peu
après, madame de Moëlan se leva, et dit :
— Vous paraissez souffrir, Ernestine.
Je me détournai vivement. En effet, ma femme était
fort pâle.
— Vous avez besoin de repos, reprit Hortense, tou-
tes ces émotions vous ont troublée.
Je me joignis aux prières de madame de Moëlan, et
Ernestine consentit à se coucher. Peu après un do-
mestique me conduisit dans la chambre qui m'était
destinée.
Toute cette soirée avait été si étrange, que je me
trouvai heureux d'être seul pour me reconnaître et me
consulter. J'avais déjà éprouvé depuis mon arrivée
tant d'émotions différentes, que j'ignorais moi-même
si j'étais triste ou gai, content ou désappointé. La vue
de mon fils et les soins d'Ernestine m'avaient d'abord
92 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
vivement touché; mais j'avais ensuite été frappé de la
contrainte que ma présence avait paru causer ; je
crus sentir vaguement que l'on me faisait une place
dans cette famille, mais qu'elle ne m'y avait point été
gardée. Rien n'avait manqué à la réception qui m'a-
vait été faite, si ce n'est plus d'entraînement. Entouré
de moins de prévenances, elle eût peut-être satisfait
davantage mon cœur.
J'ai déjà dit combien mes impressions étaient rapides
et mobiles -, une fois excité en moi, le doute grandit
promptement. Je me mis à fouiller ma joie elle-même
et à y chercher des veines douloureuses. Les atten-
tions de madame de Puineuf commencèrent à m'ef-
frayer. Ne m'avait-on pas traité comme un hôte auquel
on voulait faire bon accueil ? Une femme tendre eût
été plus occupée de mon arrivée, moins de ma récep-
tion ; tous ces soins prouvaient la liberté d'une âme
sans trouble qui n'attendait point de moi son bonheur
ou son infortune. Puis ne m'avaient-ils pas été rendus
avec plus de prévenance que de tendresse? N'avais-je
pas trouvé une femme vertueuse là où je n aurais désiré
qu'une femme aimante ?
Ah! qu'allaient devenir toutes mes chimères d'intimité
heureuse ? Fallait-il donc me résigner à une union vide
SAVENIÈRES. 93
d'affection ? Je n'ignorais pas ce que pèsent les chaî-
nes sculptées en guirlandes qui paraissent des fleurs
pour ceux qui regardent, mais que l'on sait de mar-
bre lorsqu'il faut les porter ! Cependant que faire pour
les éviter? étais-je donc condamné aune de ces exis-
tences où il n'y a qu'une fissure, trop petite pour
qu'on la voie, assez grande pourtant pour que tout le
bonheur s'écoule?
Il m'eût été difficile de dire sur quels faits j'ap-
puyais toutes ces craintes, et cependant je les sentais
raisonnables ; j'éprouvais une sorte de mauvaise hu-
meur de l'âme qui m'avertissait que mon repos courait
des dangers. J'avais d'ailleurs espéré une autre fin à
cette soirée pendant laquelle je n'avais pu parler inti-
mement à Ernestine. L'indisposition subite qui nous
avait séparés m'attristait et m'irritait tout à la fois.
Madame de Puineuf avait beau en être innocente de-
vant mon esprit elle ne l'était pas devant ma passion ;
car ce qui nous fait souffrir est toujours un crime en-
vers notre bonheur.
Cependant je ne pouvais ni ne voulais me coucher
sans la voir, sans m'informer d'elle ; je ne savais où
la trouver, et je ne pouvais me faire à la ridicule idée
de demander le chemin de sa chambre à un laquais.
94 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Il est des natures hardies ou peu délicates qui ne con-
naissent point ces puériles embarras ; mais la vie des
camps n'avait pu me guérir de mes minutieuses timi-
dités, et de tout temps j'avais trouvé plus difficile d'en-
trer dans un salon que de monter à la tranchée. Enfin,
après avoir fait vingt fois le tour de la chambre, je me
décidai à sonner ; un domestique parut :
— Faites demander à madame de Puineuf si elle
peut me recevoir, lui dis-je.
Je n'avais rien trouvé de mieux que cet expédient
de prince. Le domestique revint peu après en me di-
sant que madame m'attendait. Je me fis conduire chez
Ernestine, que je trouvai couchée ; madame de Moëlan
était assise à son chevet, et un lit de sangle avait été
dressé près de l'alcove. Je compris tout de suite que
l'amie s'était établie garde-malade. Je fus blessé de la
pensée que ce droit m'eût été enlevé sans que Ton
eût même paru se souvenir qu'il m'appartînt. Ernes-
tine me tendit la main et me remercia de ma visite.
— Ne l'attendiez-vous donc pas? lui demandai-je.
— Je craignais que vous ne fussiez fatigué.
La conversation devint indifférente j Ernestine
paraissait absorbée et fermait les yeux. Ma position
était intolérable. Quoiqu' aucun mot, quoiqu'aucun
SAVENIERES. 95
geste ne me le dit, je comprenais que j'étais là comme
un étranger. On recevait ma visite le mieux possible ;
mais c'était une visite. Je me levai ; Ernestine me
tendit de nouveau la main en me disant bonsoir, et je
rentrai chez moi, plus triste encore que je n'en étais
sorti. Comme je me trompais de porte :
— Monsieur ne reconnaît-il point sa chambre ? me
dit le domestique -, c'est celle qu'il a occupée lors de
son mariage.
Je ne m'en étais point aperçu. Et pourquoi, en effet,
l'aurais-je remarqué ? Chambre nuptiale sans avenir
et sans passé, il lui manquait ce qui fait aimer les
lieux et ce qui les rappelle : des souvenirs du cœur!
J'en fis le tour, et je l'examinai d'un œil froid. Elle
était élégante ; tout y avait été préparé pour moi ; rien
n'y manquait... que la femme et le berceau d'enfant
qui l'eussent rendue si belle !... Hélas ! je commen-
çais à craindre que cette chambre ne fut le symbole
de ma vie !
L'indisposition d'Ernestine n'eut point de suites.
Madame de Moëlan partit, et enfin nous nous trouvâ-
mes seuls.
J'avais attendu ce moment avec impatience, espé-
96 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
rant que la gêne qui s'était maintenue entre nous
disparaîtrait dans une intimité plus complète ; mais je
m'étais trompé. Madame de Puineuf demeura, à peu
de chose près, ce qu'elle avait été dès les premiers
instants; il s'établit entre nous des rapports bienveil-
lants, mais point d'habitudes. J'eus beau vouloir me
poser à Savenières dans une attitude aisée, je conser-
vai la position d'un hôte passager. On s'adressait à
moi, mais comme à un maître qui ignore ses affaires ;
et, en effet, malgré mon désir ardent de perdre mon
air de nouveau-venu, j'étais presque toujours forcé de
tout renvoyer à Ernestine. Plusieurs fois je voulus
me mettre au courant 5 madame de Puineuf répondait
à toutes mes questions, mais sans jamais aller au-delà
de ce que je demandais. De telles enquêtes pouvaient
bien me rendre l'administrateur de la communauté,
jamais le chef de la famille 1
Et comment l'aurais-je été? rien n'aboutissait à moi,
rien ne venait de moi, je ne tenais en main aucun des
fils imperceptibles et déliés qui forment la diplomatie
du ménage. Je ne connaissais ni les qualités ni les dé-
fauts de ceux qui m'entouraient ; je ne savais point
leur histoire, et ils ne savaient pas la mienne. Souve-
nirs, espérances, promesses, rien ne nous était corn-
SAVEKIERES 97
mun -, ma maison entière était une hôtellerie où j'étais
arrivé la veille.
Ernestine seule eût pu me tirer de cette situation
pénible en m'initiant à tous les secrets de l'intérieur
qui m'était nouveau; mais il eût fallu pour cela que
nos deux existences se mêlassent davantage, car tous
ces minutieux détails ne pouvaient être donnés que
dans les causeries confidentielles du foyer. Il est de
ces heures où, seuls près du feu qui s'éteint, le père
et la mère de famille échangent leurs plus fugitives
pensées, où toutes les portes de l'âme s'ouvrent et où
les coins les plus cachés du cœur s'illuminent ; mais
d'Ernestine à moi il n'y avait jamais eu, il ne devait
jamais y avoir de ces révélations familières. Entre nous
tout était grave, logique, sans élan. L'habitude, ce
doux laisser-aller de la vie, n'avait pu trouver place
dans notre intérieur; nous étions toujours comme des
amis du grand monde, qui, au moment de se tendre
la main, se ravisent par politesse et s'arrêtent pour
mettre leur gants.
Je fis d'abord des efforts afin de briser la barrière
de glace élevée entre nous, mais inutilement. Peut-
être avais-je été trop longtemps un simple nom dans
la vie de madame de Puineuf, pour y devenir jamais
9
98 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
autre chose. Je n'avais point su me l'attacher quand
je l'aurais pu ; car, dans les unions les plus mal assor-
ties, il est un instant ( un seul souvent) pour se faire
aimer -, c'est ce premier moment de surprise et d'eni-
vrement où le mari le plus vulgaire peut séduire l'Eve
la plus rebelle avec les fruits de l'arbre de la science.
Du reste, la gêne dominait encore plus que la froi-
deur dans les rapports qui s'étaient formés entre
madame de Puineuf et moi. Il y avait même des ins-
tants où elle semblait se reprocher sa réserve ; alors
javais à subir des crises d'une tendresse convulsive qui
m'embarrassaient autant que son indifférence habi-
tuelle. La vie pratique a besoin par-dessus tout de
suite et d'harmonie -, les soubresauts la troublent, de
quelque nature qu'ils soient. Le bonheur lui-même,
pour être senti, demande certaines préparations -, trop
subit, il produit l'effet d'un coup de foudre et torpéfie
le cœur. D'ailleurs ces intermittences d'affection sui-
vaient d'ordinaire quelque discussion pénible et trou-
vaient mon âme encore trop vibrante d'affliction pour
les accueillir. L'a -propos du repentir est peut-être la
marque la plus sûre de l'amour, car lui seul donne le
. tact pour ces retours j la maladresse du cœur prouve
toujours son indifférence.
SAVENIÈRES. 29
De part et d'autre, nous faisions pourtant des efforts
dans le but de nous rapprocher 5 mais je ne sais quelle
fatalité les rendait inutiles. J'aurais donné la moitié
de ma vie pour connaitre les moyens de plaire à
Ernesîine, de la réintéresser à l'existence, et rien ne
me réussisait. Je tournais vainement autour de ce
cœur, tâchant de découvrir quelque point d'attache
pour le lier au mien ; ce cœur était fermé et ne laissait
aucune prise. Manquant de centre commun, nous
ne pouvions nous rencontrer sur aucune route. Le jour
où j'étais gai, Ernestine était triste, et si je devenais
triste à mon tour, elle tâchait de s'égayer pour me dis-
traire. Nos âmes semblaient courir l'une après l'autre,
mais sans espoir de se réunir, car elles n'avaient pas
de rendez-vous convenu.
Mon caractère s'aigrissait de plus en plus dans cette
situation contraire à ma nature et à tous mes pen-
chants. Vous aurez peine à me croire, Charles, mais
jamais les douleurs que je connus plus tard, ne me
firent éprouver une torture aussi envenimée. Ces dou-
leurs du moins avaient un corps, je les voyais, je
pouvais les maudire, tandis qu'ici ma blessure était
quelque chose d'insaisissable; c'était la maladie du
malheur. Par instant je devenais furieux de ce ma!
100 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
auquel je ne pouvais donner un nom : en me sentant
tué comme le lion par un moucheron qui bourdonnait
autour de moi et que je ne pouvais même apercevoir,
je m'indignais de mourir ainsi sous un aiguillon invi-
sible ; j'appelais le fantôme, je devenais fou, j'allais
demander à Ernestine, avec colère, pourquoi nous
n'étions pas heureux ? Elle pleurait sans me répondre,
ses pleurs redoublaient mon irritation, et je la mau-
dissais.
Quoique ces scènes affligeantes fussent suivies
de repentirs cuisants et que j'obtinsse toujours mon
pardon, elles laissaient dans l'esprit de madame
de Puineuf une sorte d'effroi, et dans tout son être une
susceptibilité nerveuse que le moindre mouvement
éveillait. Bientôt il suffit d'un geste, d'une parole, pour
la faire tressaillir ; elle trembla au son de ma voix, et
mon regard arrêté sur elle fit venir des larmes dans
ses yeux. Cette affreuse punition de mes emportements
fut pour moi un supplice dont rien ne peut donner
idée. J'eus tout sacrifié au monde pour être aimé
d'Ernestine, pour la rendre heureuse, et je la voyais
prendre vis-à-vis de moi la pose d'une victime devant
son tyran ! Ma tête se perdait à cette pensée, je m In-
dignais d'être ainsi méconnu; j'accablais Ernestine de
SAVEMÈUES. 101
reproches amers; puis, oubliant ma colère, je l'adju-
rais à mains jointes, avec des cris et des larmes. Mais
ces transports, loin de lui inspirer plus de confiance,
l'effrayaient davantage.
Les tristes suites de pareils éclats m'engagèrent à
me maîtriser, et cette retenue que je m'imposai devint
un nouvel élément de gêne. Silencieusement occupés
à nous étudier l'un l'autre, nous prîmes insensible-
ment, et à notre insu, l'attitude de deux ennemis qui
s'observent. Les troubles les plus dangereux d'un
ménage sont ceux qui ne se montrent pas et qu'on
laisse fermenter sourdement au fond des cœurs et des
choses. Chaque jour le vide qui avait existé entre
Ernestine et moi devenait plus grand. Maintenant
nous n'étions plus seulement des étrangers l'un pour
l'autre -, nous avions le cœur gros de toutes les que-
relles évitées, de tous les reproches retenus, de toutes
les douleurs cachées. Le calme de nos cœurs ressem-
blait à celui de l'antre d'Eole : il n'était formé que de
tempêtes entassées.
Dans les commencements de mon séjour à Save-
nières, j'avais voulu m'occuper de mon fils; mais cet
enfant était comme le reflet d'Ernestine, il semblait
faire partie de son être, et l'on eût dit que la sympathie
9*
102 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
qui lie la mère au fils avant sa naissance continuait à
exister pour lui, tant il recevait d'elle ses impressions.
Toutes les répulsions que mon amour avait rencon-
trées dans l'âme de madame de Puineuf, je les trouvai
donc dans la sienne plus frémissantes et plus ingé-
nues. Arthur devint ainsi pour moi une nouvelle cause
de chagrins, et* repoussé dans cette seconde affection,
je m'en trouvai plus mécontent, plus isolé. Bientôt
même ma tendresse méconnue se transforma en
une sorte d'éloignement ; je cessai de songer à cet
enfant, et voyant que ses sympathies ou ses aversions
étaient les ombres des sympathies ou des aversions
de sa mère, je reportai sur celle-ci toute ma préoccu-
pation.
Cependant les jours, les mois, les années s'écou-
laient ainsi au sourd murmure d'orages renfermés.
Notre vie tranquille à la surface, devenait tou-
jours plus sombre au fond. On eût dit une de ces
soirées humides d'automne où les oiseaux soupirent
dans les mousses, où les dernières fleurs s'inclinent
sur les buissons, où toutes les feuilles tremblent aux
arbres: mélancoliques journées où rien n'est encore
détruit, mais où tout menace ruine.
Les distraclions de la ville eussent peut-être fait
sàveïuères. 103
diversion à la monotonie attristante de notre intérieur ;
à Savenières rien ne pouvait nous la faire oublier. Dès
les premiers mois de mon arrivée, j'avais commencé
de grands travaux d'exploitation, espérant occuper
ainsi mon esprit et l'empêcher de creuser trop avant ;
mais cette entreprise n'eut d'autres résultats que de me
retenir à la campagne, en y rendant ma présence
indispensable. J'essayai du moins d'égayer notre
solitude-, je visitai quelques personnes, je les invitai
à venir nous voir. Ces nouvelles connaissances , loin
de devenir un moyen de distraction, furent bientôt
pour moi une calamité.
Il est de tradition que les liaisons doivent se former
plus facilement à la campagne et que les voisins qui
se fréquentent deviennent aussitôt des amis. En con-
séquence je fus accablé de visites. 11 était impossible
desceller ma porte comme je l'eusse fait à la ville et
de renvoyer des hôtes importuns, car la liberté des
champs, ce lieu commun inventé par les oisifs, auto-
risait toutes les indiscrétions . Il me fallut donc supporter
le débordement d'amis qui firent irruption à Savenières.
Mon temps et mon repos furent mis au pillage ; ma
retraite devint le rendez-vous de tous les chasseurs et
de tous les bavards du canton. Des familles entières
104 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
venaient s'établir chez moi pour parler de la dernière
vinée et de la baisse des fourrages. Trop heureux
encore si ces vulgaires ennuis avaient pu faire diver-
sions à mes soucis ; mais ma demeure se remplit d'a-
gitation sans devenir plus gaie -,| c'était du bruit autour
de ma tristesse et rien de plus. Bientôt je ne pus trou-
ver un seul jour de loisir pour me livrer à mes pen-
sées, et au milieu de ces allées et de ces venues reten-
tissantes, je cessai d'entendre les murmures de ma vie
intérieure que j'avais jusqu'alors écoutés comme les
bruits souterrains d'une mine qui sapait mon bonheur.
N'ayant plus à moi les longues heures de solitude pen-
dant lesquelles j'étudiais Ernestine en cherchant à trou-
ver les joints de son cœur pour y pénétrer, je renonçai
à tout espoir de me faire comprendre d'elle, et j'ac-
ceptai la position de bienveillance tranquille qu'elle
semblait m'avoir offerte. Mais cette résolution à la-
quelle je tâchai de conformer ma conduite, garda l'ap-
parence d'un dépit, 11 était aisé de voir tout ce que
mon désappointement m'avait laissé d'amertume au
fond du cœur ; comme le gladiateur frappé dans l'arène,
je niais ma blessure par orgueil, et je la cachais de la
main, mais, ma'gré moi, le sang ruisselait entre mes
doigts.
SàVEï* 1ER es. 105
Quant à madame de Puineuf, rien ne sembla changé
pour elle : elle supporta l'ennui de nos habitudes nou-
velles comme elle avait supporté notre solitude, avec
l'air de douce résignation qui m'avait tant de fois navré.
Cette prise de possession de Savenières par les voisins
n'accrut ni ne diminua son indifférence mélancolique.
J'acquis ainsi la preuve que la vie n'avait plus aucune
valeur pour cette âme, soit qu'elle eût renoncé à la joie,
soit qu'elle l'eût placée dans une spère plus élevée :
cruelle certitude qui m'était tout espoir d'être quelque
chose dans une existence que Ton paraissait souffrir
à regret !
Un jour qu'une société nombreuse se trouvait réu-
nie au château, quelqu'un dit :
— 31. Alfred Clermont arrive demain.
Je me rappelais avoir beaucoup entendu parler de ce
jeune médecin lié autrefois avec la famille d'Ernestine,
mais que l'on avait cessé de voir vers l'époque de mon
mariage, sans quej'en eusse jamais connu au juste le
motif. Je demandai quelques renseignements à son
sujet et l'on m'apprit qu'il venait, tous les ans, pas-
ser l'été chez un de ses oncles dont la propriété était
peu éloignée. Je me promis de profiter de ce voisinage
pour faire la connaissance de M. Clermont, et trouver
106 SCÈNES DE LA ViE INTIME.
dans sa société un dédommagement aux liaisons que
j'avais si imprudemment formées.
Huit jours après, m'étant assuré de l'arrivée de
M. Clermont, je montai à cheval, et je me rendis chez
son oncle pour marchander un bouquet d'arbres qu'il
désirait vendre. Dans la conversation, je témoignai à
M. Moirand le désir de connaître son neveu, dont on
m'avait vanté l'amabilité et les talents.
— Oh ! il est en course depuis le point du jour, me
répondit-il -, d'habitude nous ne le voyons guère que
le soir; il passe toutes ses journées à herboriser dans
les prairies, à lire dans les bois, ou à dessiner quel-
ques vieux puits couverts de lierre. C'est un rêveur
et un sauvage. Il est possible que vous le rencontriez
en route -, vous le reconnaîtrez facilement à sa cas-
quette de paille, à son fusil en bandouilîère, qu'il ne
décharge pas tous les mois, et à sa carnassière pleine
de livres ou de fleurs des champs.
— Dites-lui tout mon désir de le connaître, et faites-
moi l'honneur de me l'amener demain à Savenières ;
nous vous attendrons à dîner.
M. Moirand accepta pour son neveu et pour lui.
Cependant , le lendemain , je le vis arriver seul ;
SAVEXIÈRES. 107
M. Clermont avait eu des affaires à la ville, et me
priait de l'excuser. Quelques jours après, je sus, en
rentrant, qu'il s'était présenté pour me voir, et avait
laissé une carte. Contrarié de n'avoir pu le rencontrer,
je lui écrivis en lui témoignant tous mes regrets, et
le priant de diriger parfois ses promenades vers Save-
nières. 11 me répondit une lettre polie, mais vague,
dans laquelle il ne faisait aucune promesse.
Quelques démarches nouvelles que je tentai n'eurent
pas plus de succès ; et, malgré l'habileté avec laquelle
les refus et les empêchements se trouvèrent présentés,
il me fut bientôt prouvé que M. Clermont se refusait
à faire ma connaissance. J'en fus piqué ; ma position
de fortune et de famille m'avait habitué à regarder
mes avances comme ayant quelque valeur. J'exprimai
devant Ernestine mon dépit et la résolution de faire
expliquer M. Clermont à ce sujet; mais je n'en eus
pas le temps. Le surlendemain, il se présenta au châ-
teau pendant mon absence, et me laissa un billet avec
quelques brochures nouvelles que je désirais connaître.
Cette démarche dissipa en partie mon mécontente-
ment, mais me laissa singulièrement surpris de ce
mélange de froide réserve et de prévenance amicale.
Enfin le hasard vint mettre un terme à cet étrange
108 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
colin-maillard, que depuis un mois M. Clermont et
moi semblions jouer avec intention.
Engagée par l'aspect d'une belle soirée, Ernestine
s'était décidée à sortir. Depuis quelque temps elle
était plus faible, plus souffreteuse, sans que je susse
à quelle cause attribuer ce changement. Espérant que
la marche et l'air odorant des prairies pourraient la
ranimer, je la pris par la main comme une enfant, et
nous côtoyâmes la lisière du bois. La nuit commençait
à descendre; la brise était tiède, les oiseaux faisaient
entendre leurs derniers gazouillements dans les haies,
et les vaches, qui revenaient à l'étable, embaumaient
les sentiers d'un parfum de lait. Ernestine paraissait
jouir du calme vivant et harmonieux qui nous entou-
rait ; des couleurs plus vives éclairaient son visage,
sa démarche était plus active, un vague sourire rayon-
nait autour de ses lèvres refleurics. Je pris son bras
et je lui demandai si elle se trouvait mieux. Avant
qu'elle eût pu me répondre, un coup de feu partit à
quelques pas de nous, et un chien s'élança du taillis,
suivi d'un jeune chasseur. Ma femme jeta un cri en
chancelant : je n'eus que le temps de la recevoir sur
mon sein. A notre vue, le jeune homme s'arrêta et
devint pâle.
SAVENIÈRES. 109
— Mon Dieu ! qu'est-il arrivé ? demanda-t-il d'une
voix effrayée.
Ernestine revenait à elle.
— Ce n'est rien5 murmura-t-elle... j'ai eu peur
seulement...
Le jeune chasseur s'approcha en se découvrant, et
le front baissé :
— Veuillez me pardonner, madame, dit-il d'un
accent très ému, cet endroit est écarté, et je me croyais
seul.
Puis se tournant vers moi :
— Je suis coupable de toute façon, ajouta-t-il, car
je n'aurais point dû chasser ici.
— Il est heureux, en effet, monsieur, que vous
nous ayez rencontrés au lieu du garde forestier.
— En vérité, je ne sais comment cela m'est arrivé;
il a fallu que le gibier vint se jeter sur mon passage,
car je ne me sers pas de mon fusil une fois en huit
jours.
Je le regardai ; la casquette de paille et la carnas-
sière pleine de fleurs me frappèrent.
Puis-je me permettre de demander à qui j'ai l'hon-
neur de parler ?
— Alfred Clermont.
iô
110 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Pardi eu ! m'écriai-je , le harsard m'a mieux
servi que tous mes efforts. Je désespéraisjle vous
voir, monsieur ; mais puisque vous avez eu l'impru-
dence de vous livrer à ma merci, j'userai de mon droit.
Il ne s'agit plus ici d'invitations-, je vous ai trouvé
braconnant dans mon parc, et je vous somme de me
suivre à Savenières.
— Mille remerciements, monsieur; mais on m'at-
tend chez mon oncle.
— Je le ferai avertir.
— J'ai des lettres à écrire.
— On les enverra porter.
— Vous avez sans doute du monde à Savenières*
et je ne puis me présenter en habit de chasse.
— Nous n'avons personne.
Toutes ces objections avaient été faites par M. Cler-
mont avec un embarras croissant ; toutes mes réponses
avec une insistance de plus en plus péremptoire ; je
voulais savoir définitivement à quoi m'en tenir. Il y
eut un moment de silence.
— Ainsi vous venez? repris-je.
— Excusez-moi; en vérité je ne le puis.
Je le regardai fixement : une résistance si soutenue
commençait à me paraître injurieuse.
SAVEHIÈRES. 111
— J'ignore, monsieur, lui dis-je, ce qui a pu nous
mériter ces refus répétés ; mais tant de répugnance à
accepter des avances loyalement faites, doit avoir sans
doute quelques motifs ; quoi qu'il puisse y avoir de
ridicule ou d'inusité dans ma demande, je vous
prierai de me les faire connaître. Quand un homme
d'honneur tend sa main à un autre homme et que
celui-ci la refuse, il a droit d'en savoir la raison.
J'avais prononcé ces mots avee une émotion mal
déguisée ; je sentis le bras d'Ernestine trembler sur
le mien.
— Quelle raison pourrait avoir monsieur de ne
point venir à Savenières? interrompit-elle; j'espère
qu'il ne résistera pas plus longtemps à nos prières.
— Oh ! non, madame, non, s'écria- t-il vivement.
Et se reprenant tout à coup ;
— Je vous jure sur l'honneur, monsieur, que vous
m'avez mal compris.
Il me tendit la main :
— Laissez-moi vous quitter ce soir ; demain j'irai
vous remercier de vos bontés.
— Soit*, mais rappelez-vous que je vous deman-
derai compte de votre longue résistance.
— Je tâcherai de vous la faire oublier.
112 SCÉKES DE LA VIE INTIME.
Il s'inclina profondément devant madame de Puineuf,
me serra encore la main et partit.
Le lendemain je l'attendis jusqu'au milieu du jour;
il arriva un peu après madame de Moëlan. Il me parut
que l'espèce de reproche que je lui avais adressé la
veille l'embarrassait, car il se montra timide et presque
honteux. Je tâchai de le mettre à l'aise en évitant
toute allusion à ce qui s'était passé.
Quant à Ernestine, elle était plus animée que d'or-
dinaire; mais son animation avait quelque chose de
maladif. Elle me témoignait une affection inaccou-
tumée,, s'occupait de moi, me souriait avec une ten-
dresse presque égarée : cette exaltation m'effraya et
me fit redouter quelque crise. En effet, vers le soir,
la fièvre la prit-, elle fut plusieurs jours dans un état
alarmant, qui, en se dissipant, fit place à une lan-
gueur presque aussi effrayante.
Ces indispositions continuelles de madame de Pui-
neuf et son dépérissement visible étaient pour moi,
outre toutes les causes que j'ai déjà signalées, une
source intarissable de tourments. A force de vanter
le haut prix de la santé, on en a rendu l'éloge ridicule ;
mais pour sentir son importance, il faut avoir concen-
tré toute son affection sur quelque tête débile toujours
SAVENIÈRES. ïiS
prête à s'incliner au moindre souffle -, il faut avoir
connu cette tristesse que la maladie jette dans une
demeure, ce silence sinistre, ces questions faites à
voix basse, ces rideaux fermés, cette perte de toute
sécurité et de toute solitude ; il faut avoir vécu en
voyant sans cesse l'être que l'on chérit sur la brèche
de la vie et attendant le coup qui peut le tuer ! Oh !
comme alors on aime la santé 1 comme on voudrait
voir son vermillon vulgaire sur le visage de la femme
adorée ! comme on hait cette pâleur touchante et cette
fatale beauté que l'on admirait naguère.
M. Clermont revint me voir plusieurs fois, mais sans
que l'espèce de gêne qu'il avait témoignée lors de sa
première visite semblât disparaître. Quant à Ernes-
tine, elle continuait à se tenir vis-à vis de lui sur un
ton de réserve qui me choquait. Elle écouta en silence
les reproches que je lui fis à ce sujet, mais ne changea
rien à ses manières.
Cette persistance m'exaspéra. J'ai toujours éprouvé
un invincible éloignement pour l'entêtement paisible
que l'on appelle douceur chez certaines femmes, et
qui a pour résultat de vous forcer à faire immanqua-
blement leur volonté. J'étais d'ailleurs tellement privé
depuis quelque temps de toutes relations affectueuses,
10*
M4 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
ou seulement distrayantes, que je ressentais un indi-
cible besoin de former une liaison intime qui pût
occuper un peu l'oisiveté de mon cœur. Malgré la
retenue de M. Clermont, j'avais pu entrevoir qu'il
existait entre nous de grands rapports de sentiments
et d'idées 5 aussi voulais-je à tout prix en faire un ami
ou du moins un habitué de Savenières. La froideur
répulsive d'Ernestine dérangeait donc tous mes projets.
Cependant je m'indignais vainement de sa résistance ;
j'usais ma colère contre l'immobilité de cette volonté
qui refusait de donner ses] raisons. Il est rare que
l'impuissance ne rende pas méchant. Furieux de ne
pouvoir maîtriser un caprice, je m'en vengeai par
d'amères railleries; mais plus j'étais dur, plus le
calme résigné d'Ernestine augmentait, et mon irrita-
tion avec lui. J'aurais au moins voulu éveiller en elle
un signe de vie, l'entendre jeter un cri de grâce ou de
colère. Mais, semblable aux martyrs chrétiens qui
joignaient les mains et priaient silencieusement tandis
qu'on les lapidait, elle courbait la tête sous mes sar-
casmes et s'en laissait percer sans plainte. Cette pa-
tience me rendait honteux, et j'en voulais à Ernestine
de mes torts.
' Enfin, pourtant, bien sûr que la violence morale ne
SAVESIÈUES. 115
pouvait avoir aucune prise sur elle, et réfléchissant
que ces persécutions dont IL Clermont était la cause
indirecte ne pouvaient que le rendre plus désagréable,
je changeai de tactique. Je venais d'éprouver pour la
centième fois que la force n'obtient rien de ces carac-
tères mous en apparence, mais tenaces, qui résistent
au choc d'une autre volonté à la manière des sacs de
terre qu'on oppose aux boulets ; je tâchai donc de
tourner les préventions de madame de Puineuf, ne
pouvant les vaincre de front.
Vous me pardonnerez si je passe rapidement sur
les mille ruses auxquelles j'eus recours pour dissiper
la froideur d'Ernestine, et lui faire accepter la pré-
sence de M. Clermont ; à ces souvenirs je sens encore
se rouvrir à moitié une blessure que vingt années
n'ont pu cicatriser. Qu'il vous suffise de savoir que je
réussis à rendre les visites du jeune médecin plus fré-
quentes, et bien que madame de Puineuf se montrât
presque aussi réservée envers lui, elle parut s'accou-
tumer à sa vue. Seulement, M. Ciermont continua à
ne venir à Savenières que lorsqu'il savait m'y trouver,
et je n'avais pu encore l'y retenir un jour entier. Je
me promis bien de saisir la première occasion pour
mettre fin à cette discrétion exagérée.
fT6 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Un jour que je me préparais à une excursion dans
mes taillis les plus éloignés, j'appris que notre voisin
venait d'arriver, et j'aperçus son cheval qu'un domes-
tique allait faire conduire aux écuries. Ma course
devait être longue et je ne pouvais la remettre ; prier
Clermont de m' attendre eût été inutile; j'avais plu-
sieurs fois vainement essayé de le laisser seul avec
madame de Puineuf; l'idée me vint de l'y forcer!
C'était d'ailleurs le seul moyen de le garder à Save-
mères où je ne devais être de retour que vers le soir,
et de l'obliger par suite à y passer la nuit. Je dis à
mon groom d'avertir M. Clermont que j'avais eu
besoin de son cheval, et, le montant, sans plus atten-
dre, je partis au galop.
Retenu fort tard par les ouvriers, je ne pus revenir
qu'à la nuit close. En arrivant, ma première pensée
fut de demander des nouvelles de notre visiteur.
— 11 est parti ! me répondit le groom.
— Parti... et comment?...
— A pied....
— Y a-t-il longtemps ?
— Une heure au plus !
. — Où est madame de Puineuf?
SAVEMÈRES. HT
— Elle s'est retirée dans sa chambre peu après le
départ de M. Clermont.
Je n'en entendis pas davantage ; mon désappointe-
ment était complet. J'avais espéré que le long tête-à-
tête auquel j'avais obligé Ernestine et le jeune mé-
decin aurait fait disparaître la contrainte qui existait
entre eux, que j'allais les retrouver joyeux et bons
amis 5 au lieu de cela, mon hôte était parti et ma
femme malade ! De plus, en forçant M. Clermont à
s'en retourner à pied, ma plaisanterie que j'espérais
faire pardonner à mon retour prenait l'air d'une liberté
de mauvais ton. J'écrivis sur-le-champ un billet d'ex-
plication, et je fis partir un domestique pour ramener
le cheval.
M. Clermont revint le lendemain , je lui renou-
velai mes excuses. Je remarquai bientôt qu'il nous
visitait plus souvent et que les manières (TErnestine
étaient devenues moins réservées.
A peu près dans le même temps mes rapports avec
madame de Puineuf changèrent entièrement. Elle
commença à veiller à la satisfaction de mes moindres
fantaisies avec une ardeur et une perspicacité que les
femmes seules savent apporter à ces détails. Habitué
jusqu'alors à l'uniformité mécanique des soins que
118 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
l'on achète, ce fut pour moi une nouveauté aussi inat-
tendue qu'enivrante. Je connus à mon tour la douceur
de ces existences surveillées qui ne vous laissent que
la peine de vivre, véritables palais de fées où votre
simple désir devient comme une baguette magique
qui transfigure tout autour de vous et porte sous votre
main chaque objet souhaité.
Une seule chose me semblait bizarre ; bien qu'Ernes-
tine mît dans les soins qu'elle me prodiguait une
sorte de passion, elle se refusait à toute expression de
reconnaissance. Mes remerciements lui causaient des
angoisses et des impatiences inexplicables ; on eût dit
qu'elle croyait faire trop peu et que mes éloges lui
paraissaient une ironie. Enfin si ma gratitude deve -
nait plus tendre, je la voyais trembler et pâlir sous
mes caresses; ses yeux se fermaient,, ses mains se
joignaient comme pour une prière muette. Vainement
j'avais recours aux plus affectueux épanchements; à
chaque baiser ses lèvres devenaient plus froides.
J'avais beau serrer sur mon sein cette femme qui
fléchissait sous chaque étreinte, j'avais beau l'aimanter
de mon regard, la brûler de mon haleine, je n'avais
entre mes bras qu'un cadavre au supplice.
Cette insensibilité me jetait quelquefois dans d'inex-
SAVEN1ÈRES. 119
primables accès de désespoir. Je repoussais Ernestine,
et je courais comme un insensé à travers la campagne,
cherchant de l'air, de l'espace, jusqu'à ce que je tom-
basse accablé au pied de quelque vieux hêtre du
coteau. Je m'y endormais de lassitude, et quand je me
réveillais au chant des oiseaux, la fraîcheur des fouil-
lées avait coulé de mes sens jusqu'à mon âme, j'étais
calme et presque heureux. Alors je reprenais le chemin
de Savenières; je retrouvais Ernestine les yeux en-
core gonflés de larmes, et, honteux d'avoir causé sa
douleur, je lui tendais ma main qu'elle baisait.
Je m'accoutumai^ ainsi peu à peu à regarder sa froi-
deur comme une sorte d'infirmité qu'il fallait plaindre,
non accuser, et ne pouvant trouver une femme chez
madame de Puineuf, j'en fis une sœur intime et chérie.
Cette chaste affection ne conservait point cependant
toujours sa sérénité. Souvent encore des bouffées de
feu me montaient au cœur; mais le regard triste et
suppliant cTErnestine m'arrêtait; je renfermais en moi
ces tumultueuses ardeurs, je refoulais dans mon sein
avec une sourde rage tous mes désirs révoltés; je
détournais la tète avec colère des excitantes images
qui s'élevaient devant moi, et, chassé du paradis terres-
tre, je m'efforçais de lui jeter un coup d'œil de mépris.
120 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Quoique cette situation puisse vous paraître ridi-
cule, Charles, oserai-je le dire, elle avait pour moi un
charme inexplicable. Ce qu'il y a de plus doux après
le bonheur, c'est son attente. Ainsi penché sur la
source des voluptés sans y boire, je la voyais sans
cesse, j'en sentais de loin la fraîcheur ; je gardais ma
soif, mais n'était-ce point elle qui rendait la source si
désirable et si belle? Ma position près d'Ernestine
était devenue celle d'un amant près de l'enfant qu'il
espère un jour pour épouse. Nous faisions ensemble
tous les soirs de longues promenades en regardant les
étoiles et en écoutant les rossignols dans les tilleuls.
Parfois , dans le calme harmonieux de ces nuits , et
tandis que nous marchions à travers les clairières, un
hautbois se faisait entendre tout à coup du côté du
bourg perdu dans l'ombre; ravis, nous nous arrêtions
en penchant l'oreille vers les sons qui tremblaient sur
la brise du soir, et souvent à la note qui m'avait touché
je sentais le bras d'Ernestine peser doucement sur le
mien comme pour m'avertir. L'autres fois nous mar-
chions le long des saulaies, regardant au loin la Loire
baignée de pâles lueurs et enveloppant de ses blonds
replis les îles et les rives. Ernestine était presque
toujours silencieuse, et je n'osais interroger sa rêve-
SAVEN1ÈRES. 121
rie; j'aimais à croire que j'y étais mêlé avec tout ce
qui nous entourait, et, heureux de cette foi j'évitais
de m'éclairer davantage.
Peut-être même ne doutais-je pas?... Au milieu de
cette poésie de la création, nos deux âmes étaient
frappées en même temps comme deux touches harmo-
nieuses ; comment douter de leur accord en reconnais-
sant la communauté de leur émotion? Ce qui manquait
à ces révélations réciproques, je l'attribuais aux pre-
mières habitudes d'une union mal formée ; mais avec
le temps j'espérais faire disparaître cette retenue.
Jusqu'alors j'avais agi comme le mari d'Ernestine; je
pris la résolution de ne plus être que son prétendant.
Je supposai brisé le nœud hâtif et imprudent qui l'avait
attachée à moi, et je me préparai à le refaire lentement,
aidé par elle-même, et abdiquant ainsi mes droits
pour les regagner.
Je ne sais si madame de Puineuf comprit mon projet ;
mais le changement de mes manières parut la toucher.
Ne craignant plus les exigences de l'époux, elle se
montra plus libre et plus tendre. Je me laissai prendre
à ce premier succès, et j'espérai que son affection gran-
dirait insensiblement jusqu'à l'amour; mais j'attendis
vainement C3 progrès. La tendresse de madame de
11
122 SCENES DE LA VIE INTIME.
Puineuf ne dépassa point les limites d'une amitié re-
connaissante , et je m'aperçus bientôt que j'avais
détrôné le mari sans aucun profit pour l'amant.
Ainsi tous les moyens se brisaient successivement
entre mes mains, et le cœur d'Ernestine m'était fermé
sans espoir. Froideur, colère, amour, j'avais tout es-
sayé vainement. J'avais eu beau frapper sur ce rocher,
il n'avait point d'entrée. Le désespoir s'emparait de
moi à cette pensée; puis, au moindre retour de madame
de Puineuf, toute ma douleur s'évanouissait Un geste
plus familier, un regard moins sévère, un mot plus
doux, et je croyais encore à la possibilité de me faire
aimer; car l'âme humaine est ainsi faite ; elle vogue,-
toujours incertaine, entre le sourire du ciel et la me-
nace de l'Océan.
J'ignore combien de temps aurait duré cette situation
si un événement inattendu n'était venu précipiter le
dénouement.
On parlait de contagion depuis quelques jours, et
elle avait déjà frappé plusieurs victimes dans le voisi-
nage de Savenières. J'appris, un matin, en me levant,
que madame de Puineuf avait été malade toute la nuit ;
j'entrai chez elle, et la trouvai dans un état effrayant.
J'allais monter à cheval moi-môme pour chercher un
SAVENIERES. 123
médecin, lorsque M. Clermont arriva. Je le conduisis
aussitôt à la chambre d'Ernestine.
Elle était plongée dans une somnolence à demi déli-
rante, et le reconnut à peine. Le jeune médecin l'exa-
mina, et pâlit tout à coup ; sa main, qui tenait le bras
de madame de Puineuf, trembla ; il se pencha vers elle
avec épouvante ; puis, tournant vers moi son visage
bouleversé :
— C'est le choléra, monsieur ! me dit-il d'une voix
étouffée.
J'eus peine à retenir un cri. Depuis que j'entendais
parler de rapproche du fléau, j'avais souvent pensé
qu'il pourrait nous atteindre à Savenières ; mais, pour
avoir prévu un malheur, on ne s'étonne pas moins de
son arrivée. J'entraînai M. Clermont dans l'embrasure
d'une fenêtre, et lui demandai s'il y avait quelque
danger.
— Je le crains, me répondit-il.
— Mais vous la sauverez pourtant? m'écriai-je.
— Je l'espère, monsieur.
Le ton avec lequel ces mots étaient prononcés me
glaça. Je levai les yeux sur M. Clermont. Ses lèvres
étaient tremblantes et ses regards baissés, comme s'il
124 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
eût craint de rencontrer les miens. Je me laissai tom-
ber sur un fauteuil en poussant un gémissement.
La journée entière se passa sans apporter aucun
changement à l'état d'Ernestine, mais vers le soir les
accidents de la maladie se multiplièrent avec une ef-
frayante rapidité. Jusqu'alors je m'étais raidi contre le
désespoir, mais enfin mes forces m'abandonnèrent.
A chaque nouvelle crise, je sentais quelque chose de
mon courage et de ma raison qui me quittait. Je passai
la nuit dans des alternatives de douleur et d'abatte-
ment impossibles à rendre. Succombant par instants à
l'inquiétude et à la fatigue, je perdais conscience de
ma vie et je demeurais immobile dans une sorte d'ex-
tase affaissée. Je ne savais plus si ce qui m'entourait
était de la réalité ou un rêve. J'entendais bien encore
autour de moi un bruit de pas, un râle, des sanglots*,
j'entrevoyais bien des femmes qui s'empressaient au-
tour d'un lit, et le visage pâle d'un homme debout au
chevet ; mais tout cela était confus comme une vision 7
tout flottait dans je ne sais quelle atmosphère doulou-
reuse. Je me débattais en vain contre cette hallucina-
tion poignante; je n'en pouvais sortir. J'étais comme
le noyé qui, luttant à travers la vague, entrevoit les
formes du rivage, la voile d'un navire, et qui roule
SAVENIERES. 125
de flot en flot sans pouvoir rien distinguer ni rien
saisir.
Parfois cependant une crise plus forte m'arrachait à
cette espèce de somnambulisme douloureux. Alors la
vie se réveillait en moi si profondément , le sentiment
de la réalité me saisissait avec tant de vivacité, que je
courais au balcon tout égaré, et que j'y tombais à genoux
les mains jointes avec des pleurs et des sanglots ;
puis, au milieu de mon désespoir, la voix d'Ernestine
parvenait à mon oreille ; si j'entendais un mouvement
près de son alcôve, je me relevais en tressaillant! elle
avait besoin de moi peut-être!... Je rappelais tout mon
courage-, je serrais mes mains sur mes yeux pour y
refouler les larmes; je les pressais sur mes lèvres
pour y étouffer les soupirs; et quand j'avais réussi
à tout faire rentrer dans mon cœur, je m'appro-
chais du lit de la malade avec des yeux humides qui
s'efforçaient d'être sereins, et des lèvres tremblantes
qui tâchaient de sourire ! — Oh ! il ne doit point par-
ler de souffrance celui qui n'a pas veillé la femme qu'il
aimait pendant son agonie ! il n'a point senti les an-
goisses de toute une vie résumée en quelques heures;
il n'a point bu à cette coupe amère de toutes les amer-
tumes ; il ne connaîtra jamais une de ces nuits où
126 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
chaque minute est une année, chaque geste un événe-
ment, chaque soupir un désastre ; où penché sur une
tête échevelée, épiant la vie ou la mort de son bon-
heur, on compte les pulsations d'une artère, espérant
toujours que Ton s'est trompé ; on écoute une respi-
ration sifflante qui, bientôt, semble plus libre ; on
attend quelques traces de sueur sur le front, que Ton
finit par humecter de sa propre haleine !.... — O nuits
suprêmes 1 enfers où j'ai passé, et qui n'avez de nom
dans aucune langue, je ne haïrai jamais assez pour
souhaiter vos tortures à mon ennemi !
La tension dans laquelle mon âme fut maintenue
par les retours successifs d'espérance et de désolation,
devint à la longue impossible à supporter. Vers le
matin, mon irritation fiévreuse s'était tellement exal-
tée, que je fus pris d'une rage impatiente ; l'incerti-
tude du malheur m'était intolérable; j'étais pressé
d'avoir une douleur entière, dans l'espoir qu'elle me
tuerait ; mon cœur la cherchait avec une avidité fu-
rieuse ; je ne demandais plus au ciel la vie d'Ernes-
tine, j'avais épuisé tous mes espoirs et toutes mes
prières ; je demandais sa mort et je me révoltais de ce
qu'elle n'arrivât pas. Je m'indignais que Dieu tentât
de me tromper par un leurre d'espérance. Je Faccu-
SAVENIERES. 127
sais de me condamner au supplice de l'attente, moi
qui étais sûr qu'elle mourrait et qui n'attendais que
cette heure pour mourir aussi.
Car Ernestine perdue, à quoi bon l'existence? On
survit à la femme qui fut seulement une chose gra-
cieuse dans nos jours ; on survit à celle qui part en
avant, après nous avoir fait connaître un amour en-
tier; la première laisse un vide qui se remplit; la se-
conde des souvenirs qui donnent du courage -, mais
moi, je n'avais ni habitude à refaire, ni souvenirs à
caresser. Ernestine morte, rien ne me restait pour me
consoler. J'étais en marche, à moitié route, vers le
bonheur, et, tout à coup, on m'enlevait le but; comme
à Icare, mes ailes s'étaient fondues après avoir quitté
la terre et avant que je fusse arrivé au ciel. Que
pouvais-je faire au monde après cet attachement in-
terrompu? que pouvais-je désirer maintenant qu'on
avait brisé entre mes mains cette coupe si longtemps
désirée au moment où j'allais y goûter? Oh! je le
sentis vivement alors, Charles, ce qui dégoûte de la
vie ce n'est point une pleine et loyale douleur, ce sont
les joies qui avortent, les espérances qui fleurissent
sans porter de fruits, les amours qui, prêtes à s'en-
voler au ciel, se trouvent n'avoir point d'ailes î
128 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Vers huit heures du matin, on fit venir un prêtre
pour Ernestine :je ne pus soutenir ce spectacle; je
descendis au jardin. M. Clermont s'y était rendu peu
avant moi ; nous nous rencontrâmes au bout d'une
allée... Il se jeta sur mon sein en sanglottant. Je le
serrai dans mes bras sans rien dire; je ne pouvais
plus pleurer : cette nuit avait tari mes larmes. Après
un moment de silence :
— Combien peut-elle encore vivre? lui deman-
dai-je.
— - Une heure, peut-être.
Je ne m'attendais pas à ce que le délai donné fut si
court, et j'en éprouvai un saisissement terrible : arrivé
à ces extrémités, tout semble important. Je savais
bien qu'Ernestine devait succomber, mais je n'avais
point encore, dans mon esprit, fixé le moment de sa
perte, et maintenant voilà que l'on me marquait les
limites de sa vie. Une heure, mon Dieu, une heure
encore... et PErnestine que j'aimais ne serait plus
qu'une chose inerte et horrible à voir !...
Je courus vers sa chambre les bras tendus en avant,
chancelant et la tête perdue... En entrant j'entendis
des cris... Arthur était à genoux près du lit de sa
mère, tenant une de ses mains qu'il baisait. J'allai
SAVENIERES. 129
me placer de l'autre côté, et je m'agenouillai en pre-
nant l'autre main de la mourante. Madame de Puineuf,
que les gémissements de l'enfant avaient paru rani-
mer, se souleva ; son regard erra un instant d'Arthur
à moi, et s'arrêta enfin sur son fils. Elle me retira la
main que je tenais pour les porter toutes deux sur la
tête brune de l'enfant; mais, comme si elle eût regretté
subitement cette préférence, elle me rendit cette main
moite et tremblante, se tourna vers moi, sourit... et
se laissa retomber sur son oreiller. Un instant après
j'entendis, au chevet, les sanglots de la jeune fille qui
la soignait ; je me soulevai d'un bond et me penchai
sur Ernestine... Elle n'était plus.
Je ne vous dirai rien de ma première douleur :
quels mots pourraient la rendre? Plusieurs heures
s'écoulèrent dans des crises de désespoir suivies de
profonds abattements. Mais enfin vint ce calme ins-
tinctif qui naît de l'impossibilité de souffrir plus long-
temps. Tous les ressorts de mon cœur semblèrent se
replier en même temps, et je me laissai retomber dans
mon affliction avec un nonchalant abandon de moi-
même.
Tout le monde a passé par cet état sans nom, suite
des grands orages de l'âme, qui n'est ni du bien-être,
130 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
ni de la souffrance, mais un affaissement poignant et
doux à la fois. Des pensées qui, quelques heures au-
paravant, m'auraient déchiré, je m'y arrêtais mainte-
nant avec complaisance, je cherchais les objets qui me
rappelaient le malheur dont j'avais été frappé, je trou-
vais une volupté étrange à manier la couronne d'épine
sous laquelle mon front saignait.
Ces entretiens intimes avec ma douleur me la
rendaient même insensiblement précieuse. J'arrivais à
m' attendrir sur mon propre sort, et j'y trouvais du
charme. Il est si rare de pouvoir s'aimer soi-même, si
doux de pouvoir se pleurer. On ne sait point, dans les
premiers moments, tout ce que les douleurs pures et
saintes apportent de forces avec leurs tourments. Pa-
reilles à cette lance d'or des temps fabuleux, qui don-
nait la guérison en faisant la blessure, elles ne nous
abattent d'abord que pour nous relever bientôt. Sou-
tenus par elles, nous mettons le pied sur la vie, nous
laissons tomber nos passions charnelles comme un
vêtement usé, et notre âme exaltée grandit jusqu'au
ciel. C'est surtout dans ces moments de désolation que
l'on arrive à sentir ce que l'on vaut. 11 nous semble
alors qu'en nous frappant, Dieu a déclaré que nous
étions quelque chose; notre mal nous est glorieux;
SAVENIERES 131
nous nous sentons plus importants, plus dignes d'es-
times : nous nous honorons de notre malheur comme
le soldat de la cicatrice qu'il aura à montrer après la
guerre.
La nuit était venue, et j'étais seul. Je fus saisi d'un
invincible désir de revoir la chambre d'Ernestine. Je
sortis sans bruit de la mienne, et je m'avançai à travers
le corridor obscur. Arrivé à la porte, je la poussai avec
une sorte d'attente frémissante !... La morte avait été
emportée ailleurs ; l'appartement était vide, et la lune
y jetait ses lueurs.
Du reste, tout y était encore dans le même état
qu'au moment où je l'avais quittée, et son désordre
n'avait rien de lugubre. La maladie d'Ernestine avait
été si courte, que sa chambre n'avait point eu le temps
de perdre son paisible aspect. Le choléra y était venu
à l'improviste, et avait emporté sa proie sans laisser
de trace. Des fleurs, une broderie commencée, un lit
défait, une robe blanche jetée sur un fauteuil, tout
semblait indiquer le lever récent d'une jeune fille plu-
tôt qu'une agonie.
Je m'arrêtai tremblant au milieu de cette chambre.
Jusqu'alors je ne l'avais jamais vue que dans un arran-
gement froid et méthodique, fidèle image de ma vie
132 SCENES DE LA VIE INTIME.
monotone ; pour la surprendre dans ce désordre joyeux,
qui ressemblait presque à celui de la volupté, il avait
fallu que la mort m'y précédât !
Je promenai autour de moi des regards noyés de
larmes ; je cherchai dans chaque coin de cet appar-
tement quelque chose qui me rappelât Ernestine;
j'aurais voulu reconnaître ses places accoutumées ;
mais rien ne m'était familier dans ce sanctuaire, où
la liberté de l'amour compris m'avait toujours manqué.
Oh! heureux qui peut repeupler l'intérieur vide,
heureux qui a pu attacher à chaque objet quelque
douce réminiscence ! En partant, l'être aimé laissera
du moins son empreinte et ses attitudes ; son ombre
flottera sur les murs, se reflétera dans les miroirs ;
chaque heure, en sonnant, évoquera le doux fantôme
pour quelque occupation ordinaire et connue ; le temps,
l'espace seront gardiens de ces souvenirs sacrés;
ce sera comme une âme dont on n'aura perdu que le
corps.
La fenêtre était restée ouverte; je m'en approchai
pour regarder la campagne et la nuit étoilée. La perte
d'Ernestine était si nouvelle, que je n'avais pu encore
en accepter l'idée-, l'habitude protestait en moi contre
l'évidence. A chaque instant il me semblait entrevoir
SAVENIERÈS. 133
long des charmilles du jardin, sa forme aérienne ;
je croyais entendre, dans le corridor, son pas furtif,
je m'attendais sans cesse à voir la porte de la chambre
s'ouvrir et Ernestine paraître. Je sentais bien une
grande désolation, j'entendais bien en moi un son lu-
gubre et monotone, qui, semblable aux tristes balan-
cements d'une horloge pendant la nuit, allait de ma
tête à mon cœur en répétant : morte ! morte ! morte !...
Mais ce n'était qu'un bruit confus ! Tout parlait d'elle
autour de moi, tout m'avertissait qu'elle venait de par-
tir à peine. Je touchais ses travaux de femme , son
piano encore ouvert devant la romance préférée, ses
gants encore embaumés du parfum qu'elle aimait !...
Comment croire que son absence n'était point une
absence ordinaire? comment ne pas espérer son re-
tour?...
Je parcourais lentement cette chambre adorée,
m'efforçant d'entretenir mon illusion, et cherchant
partout les traces laissées par Ernestine. J'arrivai
ainsi au secrétaire de citronnier où elle avait coutume
d'écrire et je l'ouvris.
Le livre qu'elle avait commencé y était encore, et
le couteau d'ivoire marquait la page où elle s'était
arrêtée. A côté se trouvaient des feuilles éparses sur
12
134 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
lesquelles elle avait jeté quelques fugitives pensées,
quelques citations de ses récentes lectures. Je feuilletai
avec un saint attendrissement ces papiers confidents
de ses admirations cachées. Hélas! ce quelle avait
choisi partout, c'étaient des expressions de tristesse
et d'amour, les confessions des cœurs malades ou bri-
sés ! Je relus plusieurs fois ces notes mélancoliques
qui révélaient son âme : puis, comme si j'avais espéré
entendre la fin d'une confidence commencée, je me
mis à chercher de nouveau. A quoi bon, en effet, une
plus longue discrétion? Ces papiers n'avaient plus de
maîtres, ces secrets n'appartenaient plus à personne \
ils étaient passés du monde réel à celui des ombres :
tout cela n'était plus une histoire, mais un roman !
Je trouvai, dans une cassette de bois de rose dont
je lui avais fait présent autrefois, les lettres que je lui
avais écrites pendant ma longue absence; elles étaient
confondues avec des actes de naissance et la copie de
notre contrat^ de mariage ; un autre tiroir contenait
son bouquet d'oranger, un bandeau de roses blanches
conservé depuis sa première communion sans doute,
et quelques lauriers jaunis, innocentes couronnes rap-
portées du couvent. Je contemplais toutes ces choses
avec un frémissement intérieur, je les touchais; je
SAVEXIERES. 135
leur parlais à voix basse et avec larmes. Papiers,
fleurs, lauriers flétris, tout m'était précieux.
J'avais cherché jusqu'aux recoins les plus cachés;
j'avais tout vu et j'étais prêt à recommencer cet
examen cher et cruel, lorsqu'une lettre froissée attira
mes regards. Je connaissais cette écriture : c'était
celle de M. Clermont.
Pardon, mon ami, j'ai été obligé de m'inter-
rompre. Arrivé à ce moment horrible de mon récit, ma
plume s'est arrêtée d'elle-même, et la douleur du sou-
venir a été plus forte que mon courage. Prévoyant
combien devaient me coûter ces dernières confidences,
je les reculais toujours, et, comme un condamné qui
marche vers l'échafaud, je multipliais les détours afin
de retarder le supplice ; mais, malgré tout, le moment
est venu.
Voici la lettre dont j'avais reconnu l'écriture. — Pour
vous la copier, Charles, j'ai tâché de fermer les yeux
de mon âme, et d'écrire sans comprendre les mots que
ma main traçait!... Il m'a fallu trois jours pour
cela!
« Ne craignez rien, Ernestine, je refuserai toutes
les invitations. Qu'irais-je chercher à Savenières ? Les
souvenirs de joies perdues, d'espérances fauchées!
136 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Ah ! non, je ne veux point jeter de regard dans ce pa-
radis dont je suis chassé à jamais.
« Madame deMoëlan m'a longuement parlé de vous;
je sais que vous êtes aussi heureuse que vous pouvez
l'être désormais sur la terre!... Que m'importe le
reste ? Je ne veux point compromettre, par une im-
prudence, votre honneur et votre repos.
« Qu'aurais-je à vous dire, d'ailleurs? ne sommes-
nous pas sûrs l'un de l'autre? ne craignez de ma part
aucune démarche hasardée ; vous le savez, mon amour
n'est point une de ces passions égoïstes et folles qui
veulent se satisfaire à tout prix. Quand je suis venu
dans ce pays,, c'était pour vous voir une fois seulement
et je vous ai vue!... Le plongeur revient un instant
sur les flots pour trouver de l'air, puis il retourne
aux abîmes ; ainsi de moi. J'ai respiré quelques minutes ;
j'ai aperçu le ciel; maintenant je puis me replonger
dans la vie.
a Une prière cependant : quand j'ai vu l'enfant
chez madame de Moëlan, bien que votre cousine sût
tout, j'ai à peine osé le serrer dans mes bras. De
grâce, envoyez-le jouer quelquefois dans le grand bois
de maronniers ; j'y serai, je pourrai faire sa connais-
sance, lui parler... 11 ne verra en moi qu'un chasseur
SAVENIERES. 137
qui se repose, et nos entretiens n'auront rien de dan-
gereux.— Oh ! si vous saviez combien j'ai envie de
le connaître, de le serrer sur mon sein ! — Ernestine,
aimez bien l'enfant, aimez-le bien; c'est maintenant
le seul lien entre nos cœurs, le seul lieu du rendez-
vous donné à nos amours.
« Adieu ï j'ai recommencé plusieurs fois cette lettre ;
je voulais être calme et ne pas réveiller chez vous de
trop cuisants regrets. Vous comprendrez cette froi-
deur, n'est-ce pas ? Vous saurez qu'il faut bien souf-
frir pour se faire si tranquille ! O Ernestine î Ernes-
tine, pourquoi ne sommes-nous pas morts ensemble,
il y a dix ans, ce soir ou vous étiez si pâle à la soirée
de votre sœur et où vous me dites en sortant. On veut
me marier! Que de soucis nous nous serions épargné
en quittant la vie alors !
c< Adieu, priez pour nous.
or Alfred. »
Il y a des heures où l'on a l'instinct de son infor-
tune. Rien ne m'avait préparé au coup qui me frappait;
aucune crainte, aucun soupçon, et pourtant ce malheur
ne me trouva point incrédule,, je sentis qu'il m'appar-
tenait. A l'instant même et d'une seule pensée, je
compris tout ; la tristesse d^Ërnestine, sa réserve, les
12*
138 SCENES DE LÀ VIE INTIME.
premières froideurs de M. Germon t à recevoir mes
avances ; puis enfin ses assiduités mieux reçues.
Ainsi j'avais été trompé ! Cette femme que je croyais
si pure et que mes caresses faisaient trembler, sortait
des bras d'un autre! cet enfant que j'avais bercé sur
ma poitrine en lui donnant le nom de fils, n'était pas
le mien ; j'avais été trompé et je n'avais pas su le dé-
couvrir, et j'avais moi-même ramené, dans ma de-
meure, l'amant qui s'en éloignait ; j'avais joué entre
Ernestine et lui le rôle d'entremetteur ! Je m'étais avili
à leurs yeux par le ridicule!
Oh ! que de plaisanteries faites par moi en leur pré-
sence, dont le souvenir seul me faisait rougir mainte-
nant ! O honte ! n'avoir rien deviné, rien vu, avoir été
aveugle, sourd et stupide ! être resté des heures, des
j ours, des mois en butte à leur mépris ou à leur pitié ! . . .
Et c'était elle qui m'avait ainsi joué,, elle que j'avais
adorée comme une sainte et que je respectais plus que
je n'aurais respecté ma mère !
Cette pensée me rendit fou d'indignation et de colère.
Ma lettre à la main, je courus dans le corridor, tout
égaré, en demandant où était la morte. Un domestique
Semblant me montra du doigt la chambre funèbre ;
SAVENIERES. 139
je m'y précipitai 5 Arthur, à genoux et baigné de
larmes, était au pied du cercueil.
— Emmenez l'enfant lemmenezl' enfant! m'écriai-je.
Et je le jetai dans les bras du prêtre, qui s'écarta
avec épouvante. Alors face à face avec le cadavre, je
me mis à lui parler comme s'il eût pu m'entendre ; je
lui demandai compte de ma confiance trompée, je
l'accablai de malédictions. Puis, l'insensibilité de la
morte augmentant ma fureur, je foulai aux pieds les
fleurs qui ornaient son suaire, j'arrachai de son doigt
la bague d'alliance, j'enlevai le crucifix posé sur son
cœur, et, le brisant sur la bière , je lui criai que Dieu
n'écoutait point les adultères. J'ignore, du reste, com-
bien de temps dura cette scène de délire dont je n'ai
gardé qu'un souvenir confus, et à la suite de laquelle
je m'évanouis. Lorsque je revins à moi, j'étais au
lit, une fièvre violente m'avait ôté la raison pendant
douze heures.
La première impression distincte qui me frappa au
sortir de cette crise fat la vue de la lettre fatale que
ma main tenait toujours dans une pression convuîsive.
Elle me rappela à l'instant le coup dont j'avais été
frappé, et les souvenirs me revinrent avec une telle
abondance, que je sentis le délire qui me gagnait de
J40 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
nouveau. Je me redressai dans mon séant et je pris
mon front à deux mains comme pour comprimer mes
pensées. Au milieu de leur confusion pourtant, une
idée nouvelle commençait à se faire jour. Dans le
premier élan de surprise et de désespoir, je n'avais
songé qu'à Ernestine5 car entre deux trahisons celle
de l'être aimé est la plus cruelle ; mais mon second
mouvement fut de courir à son complice pour me ven-
ger. Je voulus me lever sur-le-champ, mes forces me
trahirent; je fus pris d'un long évanouissement et
l'on fut obligé de me reporter au lit.
J'appris le soir même que M. Clermont, atteint du
choléra quelques heures après la mort d'Ernestine,
n'avait pu quitter Savenières et qu'il y était mourant.
Je ne vous détaillerai point tout ce qui se passa en
moi pendant une courte convalescence. Dès que je pus
marcher, je me rendis à la chambre de mon rival;
mais l'amélioration passagère que l'on avait remarquée
dans son état venait déjà de faire place à des symptô-
mes dont on s'effrayait. Je le trouvai sans force, sans
voix et sans regard. Vers le soir pourtant, il se ranima,
et l'on conçut quelques espérances qui s'évanouirent
bientôt pour renaître de nouveau à la fin du second
jour. Je suivais toutes ces crises de guérison et d'à-
SA VENIERES. 141
gonie avec une inquiétude avide. Depuis que j'avais
vu Clerrtiont, ma soif de vengeance avait redoublé.
Obligé de la cacher, je la sentais s'accroître. Je m'ir-
ritais de l'impassibilité du mourant devant ma rage
mal contenue; j'aurais voulu lui faire comprendre une
malédiction ou une injure, trouver en lui quelque point
sensible que je pusse faire saigner. Oh! vous ne savez
pas, Charles, combien le goût du mal devient fort
dans un cœur ulcéré ; vous ne savez pas comme la
haine occupe prompiement tous les vides que laisse
l'amour en s'en allant! Vous n'avez jamais connu la
violence de ces ressentiments silencieux qui gran-
dissent dans les ténèbres de l'âme; vers solitaires
dont on sent perpétuellement la morsure au fond de
ses entrailles.
Plus je pensais à ma haine, plus elle prenait pos-
session de moi. Grâce à l'ingénieuse éloquence de la
passion,, je trouvais à chaque instant quelque nouvelle
raison à ma colère. Tout me rappelait l'injure que
j avais reçue; la maladie même dont le mourant était
atteint, ne l'avait-il pas gagnée en donnant des soins
à Ernestine? C'était comme une dernière trace de
leur amour ; il semblait vouloir mourir du même mal
qui l'avait tuée elle-même.
142 SCENES DE LA VIE INTIME,
Et s'il mourait, je n'avais plus personne à qui je
pusse demander compte de mes tortures. Lui, il n'aurait
eu rien à souffrir, pas même la douleur de survivre,
et moi, j'allais rester seul sans avoir pu le faire rou-
gir. Cette pensée me mettait hors de moi.
O Charles ! quelles journées et quelles nuits s'écou-
lèrent près de cette triste couche ! Que j'interrogeai de
fois ce souffle sur le point de s'arrêter; comme
je demandai à Dieu avec ferveur de faire vivre cet
homme assez de temps seulement pour que je pusse
l'insulter et le tuer ! Mais chaque jour je voyais cette
espérance décroître ; je le regardais mourir heure par
heure... mourir tranquillement!... Tranquillement,
mon Dieu ! — En vain je suppliais à mains jointes les
médecins de le sauver; les médecins secouaient la
tête et soupiraient. Penché à son chevet, j'épiais quel-
que révolution inespérée, j'attendais qu'un éclair de
vie jaillît de ses yeux presque éleints ; je l'appelais par
son nom; je secouais sa main... et ses regards res-
taient morts, ses oreilles sourdes, sa main insensible !
Oh f s'il eût pu du moins se ranimer un instant pour
me voir et m'entendre ! s'il eût pu revivre assez pour
souffrir d'un outrage ! Safaiblesse nem'eût point retenu.
Que m'importait en effet d'être méchant et lâche ?
V E>' IÊRE5. 143
Je voulais sa douleur, tout le reste n'était rien pour
moi 1
Dieu me refusa cette honteuse joie, Clerrnont mou-
rut à Savenières sept jours après Ernestine.
Sa mort me causa un désespoir sauvage, mais sans
apaiser ma colère, et ce fut peut-être ce qui me sauva.
Ma haine seule me soutenait ; c'était le dernier res-
sort de mon être ; lui brisé, je n'aurais plus été qu'un
cadavre qui serait retombé sur lui-même.
Depuis ma fatale découverte, l'idée du suicide m'était
plusieurs fois venue, mais sans que je m'y arrête
Ces désertions furtives m'avaient toujours déplu,
moins par principe que par instinct. Trop de vitalité
débordait en moi pour que j'acceptasse une mort s
lutte et sans action. Je pouvais chercher le dan
pour périr, mais non rn'assassiner froidement. Le
désespoir même est logique chez l'être fort, et le
suicide m'avait toujours paru un non-sens.
Dans ma situation, d'ailleurs, je me fis un point
d'honneur de vivre. Ma mort eût fait croire que je n'a-
vais pu supporter la perte d'Ernestine, et mon sang
eût écrit sur sa tombe une 'épitaphe glorieuse. Je ne
voulus point lui rendre cet hommage menteur. Vivre
144 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
c'était protester contre sa mémoire , je voulus vivre
pour prouver mon indifférence.
N'ayant pu éviter la blessure ni la venger, j'essayais
ainsi de la nier. Comme tous ceux qu'occupe une seule
pensée, il me semblait que tout le monde avait les yeux
sur moi. Je voilai donc ma douleur sous un masque de
sérénité ; mais comment ne pas exagérer ce que l'on
feint? 11 eût fallu supporter mes tortures sans me
plaindre, je voulus les supporter en chantant. Je repris
mes travaux, je reçus des visites, je me montrai partout
souriant, désoccupé, et étonnant tous les regards de
ma tranquillité joyeuse.
Mais il me fut impossible de braver ainsi longtemps
la douleur et l'opinion. Je n'atteignais rien dans ces
combats à vide dont tous les coups retombaient sur
moi-même. Je sentis bientôt ce rire à fleur de lèvres
s'éteindre, et la colère, que j'avais voulu refouler au
fond de mon cœur, remonter comme une lave, J'éprou-
vai le besoin de décharger sur quelque chose ce qu'il y
avait en moi d'amertume. Ne pouvant plus atteindre
les personnes, je reportai sur les choses ma froideur et
mes mépris.
Le séjour de Savenières m'était devenu insuportable;
décidé à m'en défaire et à quitter le pays, j'annonçai un
SAVENIEKES. 145
encan public de tout ce que renfermait le château, et
j'y assistai moi-même. Faut -il vous avouer ces peti-
tesses de la haine, Charles ? j'éprouvai une poignante
joie à fouler ainsi aux pieds les souvenirs de la femme
parjure et à l'insulter dans ce qui avait été à elle. Je
jetai moi-même entre les mains sordides des juifs ac-
courus à la vente toutes les saintes reliques qui me la
rappelaient : parures de mariée , vêtements de bal ,
tout fut vendu, tout jusqu'aux oiseaux qu'elle nourris-
sait dans sa volière, jusqu'aux fleurs qu'elle cultivait
sur sa fenêtre. Ah 1 que ne ponvais-je prendre aussi son
fils dans mes bras, et crier à ces gens :
— Qui veut l'acheter ?
Que ne pouvais-je vendre mes souvenirs avec ce
qui lui avait appartenu ; vendre mes quinze années
d'amour, mes rêves de bonheur, mes espérances insen-
sées, mes joies trompeuses ! mon passé tout entier, 6
mon Dieu I qui voulait m' acheter mon passé ! Hélas î
à quoi me servait de dépouiller mon temple domes-
tique, d'en renverser tous les autels et de briser dans
la boue les signes de mon adoration ; je faisais vaine-
ment le vide autour de moi; pouvais-je oublier la foi
perdue et la divinité profanée?
Quand j'eus épuisé tous les moyens de rompre avec
13
14G SCÈNES DE LA VIE INTIME.
le passé, et que mon indignation se fut satisfaite autant
qu'elle le pouvait, je tombai dans un abattement pro-
fond. Cette demeure dévastée réveillait plus doulou-
reusement mes souvenirs; chaque vide m'y rappelait
l'objet absent plus vivement que ne l'eût fait sa pré-
sence. Je me hâtai d'achever mes affaires afin de
pouvoir quitter Savenières.
Enfin tout se termina, et je partis pour Angers où
une voiture m'attendait.
C'était un soir d'automne : l'air était froid, et le
ciel avait cette sérénité sévère plus triste que le
brouillard lui-même. La bise soufflait dans les bois,
et des tourbillons de feuilles mortes couraient devant
mon cheval dans l'avenue déserte. Je me rappelai que
j'avais déjà parcouru le même chemin à la même
époque de l'année et par un temps à peu près pareil ;
mais alors je venais, le cœur palpitant et plein d'es-
pérances, chercher à Savenières du repos, de l'amour,
une femme et un enfant adorés ! Cinq ans s'étaient
écoulés, et je reprenais la même route, le cœur à
jamais vide d'espoir, lassé de tout, veuf et sans fils !
Ainsi ma vie entière, ma véritable vie avait duré seu-
lement cinq années! cinq années de lutte, d'incerti-
tude, de joie provisoire, pendant lesquelles j'avais
SAVENIERES, (17
toujours marché les yeux fixés sur l'avenir, et qui
avaient abouti au néant ! Sorti un instant du monde
tumultueux qui m'avait ballotté silongtemps J'y rentrais
donc encore malgré moi, le front plus chauve et l'âme
plus vieille ! Ma retraite à Savenières n'avait été qu'un
rêve de cinq ans , écoulé entre deux tristes jours
d'automne !
J'arrêtai mon cheval, et je regardai autour de moi
d'un œil désolé. On eût dit que Savenières effeuillait
aussi ses dernières espérances et ses restes de jeu-
nesse. Les campagnes étaient abandonnées et silen-
cieuses ; les grands arbres laissaient pendre sur l'ave-
nue leurs rameaux déjà dépouillés, et les prairies
inondées récemment déroulaient au loin une verdure
rare et souillée.
Cette tristesse des lieux, si bien en harmonie avec
la mienne, me toucha ; je m'arrêtai pour contempler
cette belle campagne que je ne devais plus revoir, et
où j'avais poursuivi tant de délicieuses chimères ! Un
attendrissement profond descendit en moi à cette vue.
Ma fermeté haineuse se fondit comme un glaçon qui
se serait formé sur le cœur, et l'orgueil de ma dou-
leur s'abîma dans les larmes.
Alors, tendant les bras vers cet Eden dont une Eve
148 SCENES DE LA VIE INTIME.
m'avait aussi chassé , je dis adieu aux bois où je
m'étais reposé à ses pieds, adieu aux vallées où l'en-
fant poursuivait des papillons tandis que je cueillais
des marguerites pour elle , adieu aux fontaines où
je l'avais fait boire dans ma main, adieu aux nuages
que nous regardions ensemble, adieu aux haies fleu-
ries, adieu aux oiseaux, adieu à tout ce qu'elle avait
aimé et que j'avais aimé à cause d'elle ! Puis, jetant
un dernier regard sur ces lieux où j'avais tant souffert,
tant espéré et dont je ne gardais rien , je pensai
en pleurant combien était heureux celui qui pouvait,
comme Énée sauvant ses dieux des flammes de Troie,
emporter son passé dans les bras à travers les ruines
de sa destinée.
UNE ÉTRANGÈRE,
i.
Parmi les petites villes que Ton rencontre presque
à chaque pas dans la Bretagne comme témoignage de
la civilisation et de l'importance primitive du vieux
duché, il n'en est point dont l'aspect soit à la fois plus
coquet, plus paisible et plus doux que Kemperlé. Née
d'une abbaye, cette gracieuse bourgade semble avoir
conservé la sérénité du cloître. Seulement, les cellules
se sont insensiblement transformées en maisonnettes
riantes où chaque famille vit à part, d'une existence
silencieuse et murée.
Dans les grandes villes, la nécessité de réunir plu-
sieurs ménages sous le même toit a nécessairement
établi entre eux une communauté d'habitudes. A force
de se rencontrer dans le même escalier, on arrive à se
13*
150 SCENES DE LA VïE INTIME.
connaitre au moins de visage ; on cesse d'être une
gêne l'un pour l'autre; le voisin devient le témoin
d'une partie de nos actions, une chose du logis à la-
quelle nous ne prenons plus garde. Mais dans les
petites villes, l'isolement crée à la longue une sorte de
monotonie, de mystère, qui descend aux actes les plus
vulgaires de la vie. L'idée qu'on est vu suffit pour tout
empoisonner. Le regard du voisin est une véritable
épée de Damoclès qui empêche de manger, de rire, de
marcher. Aussi rien ne coûte -t-il pour y échapper;
on élève les murs, on double les jalousies, on dépolit
les vitres ; chacun semble uniquement occupé de se
cacher ; on dirait une population de faux monnayeurs !
Or, la curiosité croît nécessairement en proportion
des difficultés qu'elle trouve à se satisfaire. Moins on
veut être vu, plus on désire voir, et comme la surveil-
lance la plus patiente est souvent mise en défaut, on
devine ce qu'on n'a pu découvrir, on invente ce qu'on
n'a pu deviner ; l'oisiveté se met au service de la mal-
veillance. De là cette méchanceté traditionnelle des
petites villes où, faute d'avoir autre chose à faire, l'on
égorge tranquillement une réputation entre chaque
repas.
C'était sans doute pour échapper à cet espionnage
UNE ÉTRANGÈRE. 151
de tous les instants que madame veuve Desbarres oc-
cupait, dans le quartier le plus solitaire de Kemperlé,
une maison entre cour et jardin, fortifiée contre les
tentatives des curieux avec autant de soins qu'un
manoir du moyen-âge aurait pu l'être contre les atta-
ques des routiers. Une haute muraille à chaperons
hérissés de verre enceignait toute la propriété et ne
laissait paraître que le toit du logis. Le grand portail à
claires-voies, qui ouvrait autrefois une percée sur la
cour, avait été soigneusement garni de planches, et
Ton entrait maintenant par une petite porte à guichet
que les habitués seuls savaient ouvrir. Les fenêtres
du rez-de-chaussée étaient en outre défendues, jus-
qu'au tiers de leur hauteur, par des persiennes fixes,
et les croisées des autres étages avaient toutes de
petits rideaux d'une mousseline épaisse, collés aux
vitres de manière à ne laisser rien voir du dehors.
Quant aux voisins, madame Desbarres n'en avait
point à craindre. Elle avait soutenu deux procès, l'un
pour faire condamner les seules ouvertures qui eussent
vue sur son jardin, l'autre pour obtenir l'exhausse-
ment d'un mur mitoyen, et elle les avait gagnés tous
deux en première instance et en appel.
Nul, du reste, ne s'en était étonné, car madame
152 SCENES DE LA VIE INTIME.
Desbarres passait à Kemperlé pour une femme enten-
due en affaires et à qui tout réussissait. L'opinion pu-
blique attribuait même à son influence la meilleure
partie de la fortune acquise dans le commerce par feu
M. Desbarres. La vérité était que celui-ci avait seul
conçu et conduit les opérations dans lesquelles il
s'était enrichi ; mais timide et silencieux, il avait laissé
tout l'honneur de son habileté retourner à madame
Desbarres. Ce qu'il faisait tout bas, elle le disait tout
haut, et, une fois le succès obtenu, on attribuait à elle
seule Tidée de l'entreprise parce qu'elle avait été la
seule à en parler. Elle-même finit par se le persuader.
Nature dominatrice et absorbante, elle s'était insensi-
blement accoutumée à regarder son mari comme un
serviteur dont le travail lui apppartenait. Elle s'empa-
rait des projets de M. Desbarres aussitôt qu'il les lui
avait communiqués, exigeait à grand bruit leur exé-
cution, comme si l'initiative fût venue d'elle, la résis-
tance de lui , et triomphait publiquement après la
réussite, en répétant quelle F avait bien prédit.
Tout autre que l'honnête marchand de bois se fût
révolté contre cette espèce de confiscation de sa per-
sonnalité ; mais lui, il y avait été préparé de longue
main. Né d'une famille dans laquelle s'étaient produits
UNE ÉTRANGÈRE. 153
autrefois plusieurs cas d'aliénation mentale, il avait,
pour ainsi dire, grandi sous le poids de ce passé. Dès
son enfance, on s'était étudié à lui persuader qu'il ne
pouvait prétendre à se conduire seul. Au moindre élan
de jeunesse, il voyait tout le monde pâlir comme si
l'on eût aperçu les symptômes du mal héréditaire. On
cherchait à l'apaiser, à l'engourdir, en redoublant
autour de lui le calme et le demi-jour. Cette éducation
eut nécessairement pour résultat d'énerver une vo-
lonté qui eût demandé, au contraire, à être fortifiée
par l'exercice. Celle de l'enfant eut le sort de ces
membres toujours emprisonnés et soutenus qui ne
peuvent se développer. Il arriva à l'âge d'homme,
habitué à ne sentir que sauf approbation et à n'exé-
cuter que sous la responsabilité des autres. Le manie-
ment des affaires eût pu modifier à la longue cette
nature; mais, marié jeune, il passa de a tutelle de sa
mère sous celle de sa femme, et acheva ainsi de
s'annuler.
Du reste, ce qui eût été un joug pour tout autre ne
lui sembla, à lui, qu'un point d'appui. Madame Des-
barres possédait précisément au plus haut degré la
qualité qui lui manquait, une volonté confiante. Ce
qu'elle avait commencé, elle le continuait et l'achevait
154 SCENES DE LA VIE INTIME.
avec cette persistance aveugle des esprits bornés qui
ont la vue trop courte pour voir les obstacles, et arri-
vent souvent parce qu'ils ne les ont pas vus. Son mari
comprit de quels secours pouvait être pour lui un pa-
reil caractère. Heureux, dans sa timidité, de n'avoir
point à faire acte d'existence, il s'effaça derrière ma-
dame Desbarres, et se laissa emporter dans sa des-
tinée comme dans un char ami que Ton n'a point
l'embarras de conduire. Tout entier à son commerce,
il ne faisait rien qu'au nom de son mentor, et avait
le plaisir de l'action sans en avoir la responsabi-
lité.
Sa vie s'écoula ainsi dans une tranquillité occupée.
Il ne sentait point les chaînes de sa servitude volon-
taire, il ne haïssait rien, il ne demandait rien j il se
laissait simplement être heureux, et lorsque vint pour
lui l'heure de la mort, il put regretter la terre où son
humble place lui avait été douce parce qu'il l'avait
acceptée sans révolte.
11 laissait un fils sur lequel madame Desbarres re-
porta toute son affection, c'est -à-dire toute son auto-
rité ; mais Sulpice n'accepta qu'avec répugnance cet
héritage de soumission. Quelques gouttes du sang de
sa mère réchauffaient ses veines. Défiant et indécis
CNE ETRANGERE. 155
comme son père, il avait, de plus que lui, la honte de
cette indécision et de cette défiance. Il faisait effort
pour les combattre -, il s'exerçait à la fermeté ; il es-
sayait, par instants, de repousser la domination que
Ton voulait lui faire subir ; mais l'emportement avec
lequel il engageait toujours la lutte le faisait ressem-
bler à ces poltrons qui crient bien haut pour s'exciter
eux-mêmes au courage. Au fond de toutes ces insur-
rections on sentait clairement la faiblesse impatiente ,
douloureuse, indignée, mais incapable de résister long-
temps.
Madame Desbarres ne s'y trompa point. Sûre de
dompter ces fougues de jeune coursier, elle n'y ré-
pondit qu'en serrant le frein, et Sulpice, qui vit que
ses révoltes n'aboutissaient jamais qu'à d'humiliantes
capitulations, devint plus circonspect.
Cependant les débats entre la mère et le fils se re-
nouvelaient par intervalles et furent connus. On com-
mença à parler dans la ville des folles désobéissances
de ce dernier, de ses caprices, de ses goûts bizarres.
Snlpice vivait, en effet, d'une manière étrange pour
Kemperlé. Il ne fréquentait aucun des jeunes gens de
son âge, ne visitait personne, et partageait ses jour-
nées entre le bureau de la mairie (où sa mère avait
156 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
exigé qu'il travaillât,) de longues promenades solitaires
dans la campagne et des lectures sous les arbres. Le
bruit se répandit même qu'on l'avait vu des tablettes
à la main dans les sapinières de Kermor, et qu'il com-
posait un poème ! A cette nouvelle, les vieilles gens
échangèrent des regards et répétèrent d'un air pro-
fond : — que les Desbarres avaient toujours eu la tête
faible.
Au milieu de ce blâme universel, un homme pour-
tant essayait de défendre Sulpice, et semblait n'avoir
point perdu toute espérance pour son avenir ; c'était le
secrétaire de la mairie, Honoré Vallin, ancien ami de
la veuve Desbarres dont il faisait la partie de piquet
tous les soirs, et chez laquelle il soupait tous les mer-
credis depuis vingt ans ; car, en province, tout se régu-
larise, et l'on fonde un souper comme ailleurs une
rente, à perpétuité ! Or, selon M. Yallin, les bizarre-
ries de conduite de Sulpice ne tenaient qu'à l'isole-
ment, et le seul remède qui pût l'en guérir était le
mariage. Si Desbarres aimait tant à parcourir les bois,
s'il perdait son temps à apprendre des vers, s'il ne
voyait personne, c'est que rien ne l'empêchait de sui-
vre ses goûts en toute chose. Une femme devait né-
cessairent lui faire perdre cette dangereuse habitude.
ÏNE ETRANGERE. 157
Avec une femme, Sulpice serait obligé de se promener
dans les rues, de ne lire que le journal, de faire des
visites, de vivre enfin comme un homme raisonnable.
Là était pour lui le seul moyen de salut. Quant à la
personne dont on devait faire choix pour lui, M. Vallin
la savait par cœur. Il fallait une jeune fille du pays,
dont on connût la famille, les antécédents, le caractère.
Il ne disait rien de la dot, par plusieurs raisons qu'il
s1 abstenait de développer et qu'il prétendait résumer
dans cet axiome sentimental à l'usage des refrains de
romances :
L'argent ne vaut pas le bonheur !
Mais il déclarait important qu'elle fût jolie, vive, en-
tendue, capable enfin d'arracher le jeune homme à ses
rêveries et de le pousser en avant.
L'honnête fonctionnaire municipal eût pu ajouter
que ce portrait était, de tous points, celui de sa nièce,
mademoiselle Henriette Riollet, petite brune à qui son
nez retroussé, son œil rond et ses lèvres vermeilles
avaient fait une réputation d'esprit qu'elle tâchait de
soutenir en riant à tout sans jamais répondre à rien.
Elle avait été élevée par M. Vallin, qui, pendant qu'elle
était enfant, n'avait cessé de se plaindre de son indoci-
lité, de son ignorance, de sa tyrannie ; mais par un
li
158 SCENES DE LA VIE INTIME.
prodige étrange et pourtant ordinaire, l'âge nubile avait
subitement transformé tous ces défauts en vertus i
L'indocilité s'appelait maintenant de l'indépendance,
l'ignorance de la simplicité, la tyrannie de la force
d'esprit ; le démon était enfin devenu un ange ! un
ange à marier !
Henriette soupait tous les mercredis avec son oncle
chez madame Desbarres, et y voyait Sulpice. Ces
rencontres fréquentes avaient établi entre les deux
jeunes gens une familiarité précoce qui, loin de con-
duire à une intimité plus tendre y met presque tou-
jours obstacle. Ils pouvaient se voir à loisir, se parler
à toute heure, s'aimer sans contrainte ; aussi n'y pen-
sèrent-ils pas. Chacun d'eux d'ailleurs regardait à un
point différent de l'horizon . Tandis que Sulpice mar-
chait ivre et éperdu au milieu des fantômes de la jeu-
nesse, comme le dieu de Berecinthe au milieu de son
cortège échevelé, Henriette ne sortait point de ce cer-
cle de petits intérêts, de maigres vanités et de puérils
plaisirs, qui occupent les existences vulgaires. Celui-là
cherchait le fil d'or dans la magique quenouille des
fées, celle-ci brodait point par point, le grossier canevas
de la réalité. Le moyen qu'ils pussent se rencontrer et
se plaire ? Henriette ne comprenait rien aux sauvage-
UNE ÉTRANGÈRE. 159
ries de Sulpice, à ses enthousiasmes, à ses abatte-
ments ; tout ce qu'elle avait remarqué de lui, c'est
qu'il se montrait moins aimable que la plupart des
jeunes gens de son âge.
Mais c'était surtout lorsque la jeune fille le com-
parait à son cousin Alexandre Béfort, qu'elle demeu-
rait frappée de son infériorité. A la vérité, Alexandre
était le héros de la fashion kemperloise. Il avait
trente ans, une figure passable, une fortune suffi-
sante, et se faisait habiller à Paris. C'était, de plus,
un de ces hommes doués d'une aptitude générale,
parce qu'ils n'en ont pas de particulière, et qui ac-
quièrent, presque sans peine, les rudiments de toute
chose ; espèce de princes de la médiocrité auxquels
appartiennent les royautés infimes de l'art ou de la
mode, et dont l'empire ne dépasse point les bureaux
d'octroi de leur commune. Alexandre savait chasser,
danser, monter à cheval, chanter la romance, jouer
des charades ; il avait eu quelques duels heureux et
plusieurs aventures scandaleuses : c'était, en un mot,
le Ducrou, le Garât, le Saint-George et le Lovelace de
Kemperlé.
Les mères de famille le traitaient bien de mauvais
sujet, mais les jeunes filles ramenaient toujours son
160 SCENES DE LA VIE INTIME.
nom dans leurs entretiens. Elles s'informaient de ce
qu'il avait fait, de ce qu'il avait dit. Lorsqu'il parais-
sait dans la rue on criait : — e C'est lui ! » et toutes
les aiguilles demeuraient en l'air, toutes les têtes s'a-
vançaient à la fenêtre pour le voir passer. Henriette
avait d'autant moins pu échapper à cette préoccupa -
tion générale, qu'elle était parente de Béfort, et que
cette parenté lui valait une sorte de reflet de célébrité.
On disait à Kemperlé : — C'est la cousine de M. Alexan-
dre, du ton que prit autrefois le commissaire de la Cité
pour dire à Piron qu'il était frère de l'auteur de
Manlius.
Malheureusement la jeune fille voyait rarement son
cousin. M. Vallin, qui le soupçonnait de vouloir plaire
à sa nièce , et qui avait mille motifs pour préférer
l'alliance des Desbarres, n'avait jamais encouragé ses
visites, si bien que Henriette était réduite à parler
d'Alexandre, quand elle le pouvait, avec ses amies, et
à y penser lorsqu'elle était seule.
Elle se trouvait précisément dans ce dernier cas au
moment où commence notre récit. Assise sous une
des tonnelles de madame Desbarres, d'où elle aperce-
vait les toits du pavillon habité par son cousin, elle
repassait dans son souvenir tout ce qu'il lui avait dit
UNE ÉTRANGÈRE- 161
à sa dernière visite, lorsqu'un grincement de cordes à
harmonie douteuse retentit dans le jardin voisin :
c'était un prélude de guitare. Henriette releva la tète,
prêta l'oreille, et bientôt la voix d'Alexandre lui-même
se fit entendre.
Il chantait une romance nouvelle qui passait pour le
chef-d'œuvre du moment.
Adieu, couronnes de la gloire,
Fracas des camps chers aux guerriers ;
Adieu, déesses de mémoire,
Je ne veux plus de vos lauriers.
Je ne veux plus de vos lauriers!...
Ici la guitare continua seule deux mesures d'accom-
pagnement, comme pour appuyer le congé donné par
le chanteur à toutes les vanités martiales -, puis la voix
reprit :
Au son bruyant de la trompette,
l'accompagnement de guitare imita le son de la trom-
pette,
Au bruit terrible du canon,
un gros mi retentit tout seul pour reproduire le bruit
de l'artillerie,
Je préfère tendre musette,
la guitare devint champêtre comme un galoubet,
Et le tambourin du vallon.
162 SCENES DE LA VIE INTIME.
La guitare joua du tambourin et termina l'air par trois
magnifiques accords en arpèges.
Henriette, ravie, ne put s'empêcher de battre des
mains.
A cet applaudissement inattendu, l'instrument, qui
avait repris le prélude du second couplet, s'arrêta
court.
— Comment ! vous m'écoutiez , ma voisine ? de-
manda Alexandre de l'autre côté du mur.
La jeune fille comprit que son cousin la prenait pour
la veuve, et, voulant entretenir l'erreur, elle répondit
par un : — Oui, de sa plus grosse voix ; mais Béfort
reconnut sans peine la supercherie.
— Ce n'est pas madame Desbarres ! s'écria-t-il.
Henriette ne répondit que par un éclat de rire com-
primé.
— Pardieu! je saurai qui se moque de moi, reprit
le chanteur.
Il y eut une pause. La jeune fille, rassurée par le
mur, prêtait l'oreille en continuant à rire tout bas.
Elle entendit d'abord un bruit de pas, puis un froisse-
ment d'espalier, enfin l'extrémité d'une échelle se
montra au-dessus du chaperon mitoyen, et, presqu'au
même instant, Alexandre lui-même parut au milieu
UNE ÉTRANGÈRE. 1G3
des pampres de la vigne, en habit d'été, en chapeau
de paille, le col rabattu et la guitare à la main. On
eût dit un Collin du temps de l'empire faisant son en-
trée dans un opéra de Paul et Virginie.
Henriette, éblouie de cette apparition galante, poussa
une exclamation de surprise.
— Quoi ! c'est vous, ma cousine ? s'écria Béfort en
saluant ; je ne croyais pas avoir un si charmant au-
diteur !
Henriette rit et rougit.
— Et si je ne me suis trompé, reprit le jeune
homme, vous avez même applaudi ! . . .
— Cette romance est si jolie ! fit observer la cousine.
— Désirez-vous l'entendre de plus près ? demanda
Alexandre en posant le pied sur la crête du mur.
— Non, non! vous allez tomber! s'écria la jeune
fille.
— Ne craignez rien.
— Je vous en prie, ne descendez pas -, madame Des-
barres se fâcherait...
— Et elle aurait raison, interrompit un nouvel inter-
locuteur.
Henriette se détourna et parut déconcertée en re-
connaissant son oncle,
16i SCENES DE LA YIE INTIME.
— Tiens! c'est le cousin, dit Béfort, qui ne se
dérangea point; comment cela va-t-il, papa Vallin?
— Mais comme vous voyez, monsieur, répondit le
fonctionnaire municipal d'un ton gourmé en appuyant
sur le dernier mot.
Le jeune homme ne parut point y prendre garde.
— Parbleu., vous arrivez à propos, reprit-iL
— C'est ce que je vois, répliqua Vallin, qui lança
à sa nièce un regard sévère.
— Maintenant, je puis escalader la muraille.
— Comment!
— Dès que vous êtes là, il n'y a plus d'inconve-
nance; vous serez censé m'avoir invité à visiter le
jardin de madame Desbarres.
— Je n'ai point l'habitude de faire les honneurs
chez les autres, répliqua Vallin d'un ton sec; l'heure
de la promenade est d'ailleurs passée.
Et s'adressant à sa nièce qui faisait tourner son
dé au bout de ses ciseaux pour se donner une con-
tenance :
— Je suis étonné que vous n'ayez pas entendu ma-
dame Desbarres vous appeler, continua-t-il; vous étiez
sans doute trop occupée?...
Henriette voulut s'excuser ; il l'interrompit d'un
UNE ÉTRANGÈRE. 165
ton absolu, et lui ordonna de rentrer à la maison. La
jeune fille, naturellement peu soumise, allait répliquer ;
mais se rappelant à temps le principe d'éducation qui
ordonne l'obéissance devant les jeunes gens à marier,
elle prit une attitude de victime résignée, ramassa sa
broderie, et se retira la tête basse*
Lorsqu'elle fut partie, Alexandre se pencha vers
l'oncle, qui était demeuré debout à la même place.
— Est-ce à madame Desbarres ou à son fils que
vous l'envoyez, cousin? demanda-t-il ironiquement.
— Comment ! à son fils ! répéta le secrétaire d'un
air qu'il tâcha de rendre surpris, et qui n'était que
contrarié.
— Ne faites donc pas l'ignorant, reprit Béfort, tout
le monde sait que vous en voulez aux douze mille li-
vres de rentes de la veuve.
— Moi!
— Et que vous élevez Sulpice à la brochette pour
votre nièce.
— Allons, interrompit Vallin, qui s'efforça de rire ,
c'est encore une de vos suppositions bouffonnes.
— Dites mortifiantes ï
— Pourquoi cela?
— Parce que j'avais moi-même des intentions.
166 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Vous ! reprit le vieux commis avec une inquié-
tude mal déguisée -, laissez donc , vaurien, on vous
connaît. Le diable n'est pas encore assez vieux pour
se faire ermite. Eh ! eh ! eh! D'ailleurs, quand le goût
du mariage vous viendra, ce ne sera pas pour épouser
une petite fille sans dot 5 vous vous adresserez aux
plus riches héritières de l'arrondissement , et vous
savez bien qu'aucune ne vous refusera.
— Peut-être, dit Alexandre d'un ton d'indifférence
magnifiquement impertinent ; mais ma cousine a des
yeux si vifs !
— Et l'humeur donc ! Ah ! je ne conseille pas à son
mari d'avoir une volonté.
— Et c'est pour cela que vous la destinez au jeune
Desbarres.
— Mon Dieu! je vous répète que je n'y pense pas
plus que lui.
— Pour lui, je crois que vous avez raison, dit Bé-
fort ; il est occupé ailleurs.
— Qui? Sulpice ! Allons donc 5 c'est un sauvage qui
passe sa vie dans les bois.
— Surtout dans ceux de Kermor,
. — Parce qu'ils appartiennent à sa mère,
— Et parce que madame de Révol habite le manoir.
UNE ÉTRANGÈRE. 167
— L'étrangère? Mais Sulpice ne la connaît pas.
— Hier encore il était chez elle.
— C'est impossible !
— Je l'ai vu sortir, reconduit par la Parisienne, et
le petit pâtre de la ferme ma dit qu'il allait tous les
jours au manoir»
Vallin dressa la tête et regarda le jeune homme en face.
— Vous ne plaisantez pas, au moins,, Alexandre ?
dit-il avec une sorte d'effroi.
—Ce serait une plaisanterie bien fade, objectaBéfort.
— Mais comment Sulpice connaît-il cette femme?
pourquoi n'avoir rien dit de ses visites ?
— C'est ce que vous pouvez lui demander. Du
reste, que vous importe, puisque vous n'avez aucun
projet pour votre nièce?
— C'est-à-dire... non, certainement, bégaya Je
secrétaire-, aussi ne s'agit-il point de moi; mais des
convenances , de l'intérêt du jeune homme. Car Dieu
sait où une pareille connaissance pourrait le conduire !
Vous avez bien fait de m'avertir, Alexandre, et je vous
en remercie... pour madame Desbarres. Je vais m'oe-
cupper de tout éclaircir.
A ces mots, M. Vallin prit congé du cousin et se
dirigea vers la maison.
11.
Le bureaucrate trouva sa nièce occupée à enve-
lopper deux chandelles dans des bobèches de papier
découpé, tandis que madame Desbarres comptait les
jetons.
— Eh bien! où restez-vous donc, monsieur Vallin?
dit la veuve avec une certaine impatience, il est déjà
sept heures et quart !
— Pardon ! belle dame, répliqua le secrétaire préoc-
cupé , je me promenais dans votre jardin , et comme
je ne voyais point de lumière au salon...
— Parce qu'on vous attendait, reprit la veuve;
allumez les flambeaux, Henriette, et cherchez le jeu
de piquet.
— Un moment, cela me regarde, dit Vallin en tirant
UNE ÉTRANGÈRE. 169
de sa poche un paquet soigneusement enveloppé dans
un fragment de journal. Je suis entré au café avant de
venir...
— Et vous apportez des cartes neuves?
— Qui n'ont servi qu'une fois; regardez. Je les ai
choisies à points roses , comme vous les aimez.
Le ton de madame Desbarres se radoucit.
— Eh bien! nous allons voir si elles me porteront
bonheur, dit-elle. Avancez un fauteuil à votre oncle,
Henriette, et commençons.
M. Vallin posa sur la table sa tabatière d'or, salua,
et s'assit vis-à-vis de la veuve.
— A qui sera première encartes? dit celle-ci, qui
avait coupé et montrait un huit de trèfle.
— Madame doit être partout la première, et c'est
évidemment à moi de donner, reprit M. Vallin en
s'emparant des cartes.
La veuve répondit à cette galanterie invariablement
répétée tous les soirs depuis vingt ans, par un sou-
rire également invariable, et la partie commença.
Les cartes ont l'immense mérite d'occuper sans faire
penser. Avec elles, on s'oublie dans un cercle d'évo-
lutions bornées et de sensations prévues. Ce sont
15
170 SCENES DE LA VIE INTIME.
toujours les mêmes faits amenant les mêmes réflexions 5
toujours les mêmes plaisanteries excitant le même rire î
chacun a appris par cœur, avec les règles du jeu, tous
les traits d'esprit qu'il peut se permettre; les cartes
réalisent enfin cette sainte égalité qui force l'intelli-
gence et la sottise à tourner de compagnie dans la
roue d'écureuil de la routine.
Madame Desbarres et Vallin étaient de trop anciens
joueurs pour ne point connaître, en détail, toutes les
ressources de conversation qu'offrent les différents in-
cidents d'une partie de piquet. Le bureaucrate se
plaignit plusieurs fois d'être obligé de mettre son
cœur sur le carreau, et la veuve ne manqua jamais,
à chaque partie gagnée, de consoler le vieux céliba-
taire en lui rappelant que le malheur au jeu prouvait
le bonheur en ménage; enfin tous deux venaient de se
réunir pour proclamer l'axiome rimé :
Qui a quinte et quatorze avec le point,
Gagne la partie et ne paie point.
lorsqu'un jeune homme en redingote brune et en cha-
peau de paille fine ouvrit doucement la porte du salon.
Henriette leva les yeux, mais son visage ne trahit au-
cune émotion.
UNE ÉTRANGÈRE. 171
— Qui vient là? demanda madame Desbarres, qui
tournait le dos à la porte.
— C'est M. Sulpice, répliqua la jeune fille en
rapprochant tranquillement l'aiguille de son feston.
Sulpice salua par leurs noms M. Vallin, Henriette
et madame Desbarres. Sa voix avait cette douceur un
peu chantante particulière aux Bretons, mais on y
sentait, en outre, une timidité d'autant plus frappante,
que rien ne semblait la justifier. La fatuité eût été plus
facile à comprendre. La taille du jeune homme avait,
en effet, des proportions élégantes et élevées, ses
traits une expression d'intelligence, et ses mouvements
cette souplesse cadencée qui est la grâce de la vigueur.
Cependant, en étudiant de plus près ces riches appa-
rences, on était pris de doute sur leur réalité. Ces
membres arrondis semblaient renfermer plus de
lymphe que de sang, ces cheveux d'un blond pâle
révélaient une sorte de mollesse maladive, et dans l'œil,
or cette ouverture qui laisse voir au dedans , » flottait
je ne sais quelle expression de volonté vacillante qui
faisait craindre que les muscles ne manquassent en
même temps à l'âme et au corps.
Après quelques questions de politesse adressées à
Henriette, il s'était assis près de madame Desbarres
172 SCENES DE LA VIE INTIME.
qui, tout en continuant la partie commencée , lui de-
manda [à quoi il avait employé sa soirée. Soit qu'il
ne crût nécessaire d'avoir égard à la forme de la
question, soit qu'il voulût l'éluder, Sulpice répondit
qu'il venait de rapporter chez le commissionnaire les
livres que lui envoyait toutes les semaines un libraire
de Lorient. Madame Desbarres hocha la tête.
— Vous lisez beaucoup trop, dit-elle, ce sont toutes
ces lectures qui vous rendent sauvage et triste. Est-ce
qu'un garçon de votre âge ne devrait pas mieux em-
ployer son temps ?
— Que pourrais-je faire? demanda timidement
Sulpice.
— Mais ce que font les autres, vous promener,
chasser, voir un peu le monde ; montrer enfin que
vous êtes un homme ; tandis que vous vivez comme
un ours,, toujours le nez dans vos livres! C'est se
rendre ridicule à plaisir.
— Et nuire à sa santé, ajouta sérieusement Vallin.
Il n'y a rien de plus malsain que les lectures prolon-
gées; le cerveau se fatigue.
— Les digestions se font mal, ajouta madame Des-
barres. '
-— Voyez plutôt comme les gens de la campagne,
UNE ÉTRANGÈRE. 17
qui ne savent ni lire ni écrire, se portent bien
— Oui, oui, reprit la veuve d'un air profond, si le
gouvernement faisait son devoir, il ne permettrait point
l'établissement de ces cabinets litéraires.
— D'autant plus qu'ils excitent à lire comme les
cabarets excitent à boire, ajouta spirituellement le bu-
reaucrate.
— Et quels livres encore?
— Des romans sur l'histoire d'Ecosse.
— Par un auteur dont on ne peut pas prononcer le
nom.
— Walter-Scott.
7- Tout juste ; comme ce doit être amusant î
— C'est de mode à Paris, madame.
— Ah ! comme vous dites, monsieur Vallin ! On a
cette manie maintenant ; il faut que tout vienne de
Paris, les chapeaux, les gants, les chaussures.
— Et même les héroïnes de roman.
— Comment, les héroïnes ?
— Avez-vous déjà oublié votre belle locataire de
Kermor ;
— Ah ! r étrangère ?
— Madame Lia de Révol, dit Vallin en jetant un
regard vers Sulpice qui s'était troublé.
15*
174 SCENES DE LA VIE INTIME.
— C'est cela ! reprit la veuve, Lia, encore un nom
que je ne puis retenir.
— Il est effectivement aussi extraordinaire que celle
qui le porte 5 savez-vous à quoi elle passe son temps
à Kermor?
— Non.
— jJL.se promener nu-tête dans les bois, et à tra-
verser la petite rivière à la nage.
— Qu'est-ce que vous dites? elle sait nager !
— Et manier les armes à feu! On l'a entendue
tirer le pistolet dans son jardin.
— Ah i mon Dieu 1 s'écria madame Desbarres, mais
c'est donc une aventurière!
— Pourquoi cela, ma mère? demanda Sulpice, dont
les traits avaient tour à tour exprimé l'embarras et
l'impatience pendant que Vallin parlait.
— Pourquoi? répéta la veuve, mais parce que ce
ne sont point là les manières d'une personne bien
élevée. A-t-on jamais vu une femme qui se respecte
tirer du pistolet et nager ?
— C'est comme votre ancienne voisine, la marquise
de Launay, ajouta Vallin.
— La marquise de Launay était une femme perdue,
UNE ÉTRANGÈRE . 175
dit vivement Sulpice, et rien n'autorise à lui comparer
madame de Révol.
— Parce que nous ne connaissons point sa vie.
— De quel droit la juger alors, et pourquoi cette
ignorance serait-elle une présomption contre elle?
Faut-il donc préjuger le mal, et ne demander de preu-
ves que pour le bien?
— Ah ! parbleu ! si l'on veut des preuves, il n'en
manque pas, reprit Vallin, il suffit de rapprocher les
circonstances. Qui connaît cette dame Lia de Révol,
d'abord? Elle arrive ici, il y a six mois, sans autre
lettre d'introduction qu'un passeport, ce qui indique
assez qu'elle n'avait aucun moyen de se faire recom-
mander. Au lieu de prendre un logement à la ville,
chose d'autant plus naturelle que je lui faisais offrir
mon petit pavillon neuf, elle va habiter la campagne,
comme quelqu'un qui se cache; elle ne parle à per-
sonne de ce qui l'amène, sans doute parce qu'elle n'a
rien à leur dire de bon ; elle continue à vivre dans
l'isolement, et repousse les avances que lui font quel-
ques personnes plus bienveillantes que sages,, évidem-
ment dans la crainte de se faire voir de trop près ;
enfin, elle affecte mille habitudes bizarres. On la voit
parcourir les prairies de Kermor avec un chapeau de
176 SCENES DE LA VIE INTIME.
grosse paille orné d'herbes et de coquelicots ; elle
reste sur les grèves pendant les orages, et revient
seule de nuit par les bruyères. Si ce ne sont point là
les allures d'une aventurière, je ne m'y connais plus.
— C'est-à-dire, s'écria Sulpice avec une ironique
amertume, que tout ce qui sort de nos habitudes bour-
geoises doit exciter le soupçon ; quiconque ne vit point
comme nous et avec nous n'a droit à aucune estime.
Nous interprétons contre lui ses actions les plus in-
différentes. S'il tait ce que nous voudrions savoir,
c'est qu'il se sent coupable ; s'il nous fuit, c'est qu'il
se cache; s'il veille quand nous dormons, c'est qu'il
médite quelque crime. Nous ne lui permettons point
d'avoir plus d'élévation, plus de goût, plus de curiosité
plus de courage que nous. Et qu'importe donc que
madame de Révol ait préféré la campagne au pavillon
que vous vouliez lui louer ; qu'elle n'ait raconté son
histoire à personne, qu'elle aime les fleurs des champs
et les orages sur la mer ! Sont-ce là des motifs suffi-
sants de défiance et de mépris? Quand les causes
vous échappent , pourquoi les supposer honteuses ?
Quelle preuve avez-vous que l'étrangère, comme on
l'appelle, n'est point digne de tous vos respects, et
• qui pourrait citer un seul fait qui l'accusât!
UNE ÉTRANGÈRE. 177
Sulpice s'était laissé emporter à un élan si impé-
tueux, que sa mère en demeura d'abord muette de
surprise ; mais elle l'interrompit enfin avec autorité.
— - Eh bien ! eh bien ! oubliez-vous à qui vous par-
lez, monsieur? dit- elle, que signifie ce ton?.. Préten-
driez-vous, par hasard, donner des leçons à M. Yallm?
— Je ne donne point de leçon, ma mère, répondit
le jeune homme d'un accent animé, je repousse une
attaque injuste.
— Et qui vous en a chargé ? depuis quand êtes-
vous l'avocat delà Parisienne?
— Ma mère...
— Il serait curieux de vous voir prendre le parti-
d'une étrangère contre nous.
— Mais ce n'est point contre vous...
— Pardonnez-moi, monsieur, je ne souffrirai pas
que vous manquiez de respect aux amis de la famille,
M. Vallin est d'âge à savoir ce qu'il dit.
— Je n'ai point prétendu...
— Et quand il exprime une opinion, vous devez
garder le silence.
Sulpice parut hésiter un instant, puis se leva brus-
quement, et étendit la main vers son chapeau.
— Que faites-vous? demanda madame Desbarres.
178 SCENES DE LA VÏE INTIME.
— Je m'en vais, ma mère, répondit le jeune homme
d'une voix altérée.
— Pourquoi cela ?
— Parce que je ne pourrais me taire en entendant
insulter une femme absente.
— Restez, monsieur, je le veux, restez, vous dis-je !
Mais Sulpice s'élança hors du salon sans rien en-
tendre. Madame Desbarres demeura à demi retournée
sur son fauteuil immobile et stupéfaite.
— Il est parti, s'éeria-t-elle enfin, en entendant la
porte se refermer avec violence; est-ce bien possible ?
malgré mon ordre !
— J'en étais sûr, murmura Vallin, qui venait de
jeter ses cartes sur la table.
— Sûr ? dit la veuve en le regardant, sûr de quoi ?
Il porta mystérieusement un doigt à ses lèvres,
jeta un regard oblique sur Henriette, qui avait assisté
à toute cette scène sans quitter son feston, prit un des
flambeaux d'argent, et invitant d'un geste solennel
madame Desbarres à le suivre, il passa avec elle
dans la pièce voisine.
Nous le laisserons répéter à la veuve les soupçons
communiqués par Alexandre Béfort, et que semblait
confirmer la singulière chaleur avec laquelle Sulpice
UNE ÉTRANGÈRE. 179
avait défendu V étrangère, pour suivre le jeune homme
dans la chambre où il venait de se renfermer.
Cette pièce, située au second étage et éclairée par
une seule fenêtre ouvrant sur le jardin, était encom-
brée d'objets disparates qui lui donnaient un aspect
particulier. C'était là que tous les meubles inutiles,
incommodes ou éclopés de la maison, trouvaient suc-
cessivement leurs invalides. On y voyait un lit carré
dépouillé de ses rideaux en camayeu, près d'un secré-
taire du temps de l'empire, dont les rampes de cuivre
avaient été arrachées ; un bahut gothique, aux sculp-
tures écornées, s'appuyant sur une console Louis XV ;
des glaces troubles, des gravures sans verres, des
chaises privées de leurs barreaux, et deux tables à
marbre fêlé.
Mais au milieu de cet entassement de meubles divers,
il était facile de distinguer ceux que Sulpice avait
adoptés pour son usage. Le jeune homme s'était fait,,
pour ainsi dire, une petite chambre dans la grande ; il
avait choisi pour cela le coin le plus rapproché de la
fenêtre. Tandis qu'ailleurs tout semblait poudreux,
triste, délabré, là tout était vie et lumière.
Sous une bibliothèque en sapin garnie de livres
sans reliures, se dressait un bureau couvert de bro-
180 SCENES DE LA VIE INTIME.
chures entassées et de notes éparses; un album ou-
vert sur une chaise de jonc laissait voir une esquisse
de paysage à demi-crayonnée -, une flûte d'ébène était
accrochée au-dessus d'un pupitre chargé de musique;
enfin, sur une petite table à portée de la main et du
regard, était posée une coupe en opale dans laquelle
baignait une seule églantme. Ce vase, dont l'élégance
coquette formait un singulier contraste avec le reste de
l'ameublement avait sans doute un grand prix pour
Sulpice, car il occupait seul la grande table que l'on
avait repoussée dans l'encoignure la plus abritée et
dont on avait écarté les autres meubles, afin d'éviter
tout choc. On eût dit un objet sacré exposé à l'adora-
tion sur un autel.
Après avoir vivement refermé la porte de sa cham-
bre, comme s'il eût craint d'être poursuivi, le jeune
homme s'approcha du coin que nous venons de décrire,
qui seul était véritablement à lui dans cette espèce de
garde-meuble, et se laissa tomber sur le fauteuil placé
devant le bureau. Sa colère avait déjà fait place à l'a-
battement. Il promena quelque temps ses regards
avec une tristesse découragée sur tout ce qui l'en-
tourait; mais, les arrêtant enfin sur la coupe et sur
l'églantine, il parut s'émouvoir-, une lOgère rougeur
UNE ETRANGERE. 181
colora son visage, ses paupières devinrent humides,
ses lèvres s'entr'ouvrirent pour prononcer un nom.
Enfin, appuyant sa tête sur ses deux mains, il tomba
dans une profonde rêverie pendant laquelle tout ce
qui lui était arrivé depuis deux mois repassa succes-
sivement devant son âme en images confuses.
16
111-
L'apparition d'une personne étrangère dans une pe-
tite ville n'est pas seulement un événement qui occupe,
c'est une bonne fortune pour toutes les malveillances
oisives et affamées. Quelque soin que l'on mette à
surveiller ses voisins, à commenter leurs paroles, à
analyser leurs actes,, c'est un sujet bien vite épuisé.
La moisson des ridicules et des vices une fois faite, on
ne peut plus compter que sur quelques glanes. On se
connaît d'ailleurs trop bien pour que la malignité ait
le champ libre; la réalité, que Ton coudoie, arrête
l'imagination dans ses élans. Avec un étranger, au con-
traire, tout est supposable, tout est possible. La mé-
disance prend son vol, comme le Satan deMilton, dans
UNE ÉTRANGÈRE. 183
les immensités de l'infini. L'étranger n'est connu de
personne; il n'a, dans le pays, ni famille, ni intérêts ;
sa réputation est une épave que nous apporte le hasard
et que nous pouvons dépecer sans danger.
Madame de Révol en fit l'épreuve à Kemperlé. Elle
avait d'abord été accueillie avec une défiance malveil-
lante \ le soin qu'elle mit à éviter toute relation, des
habitudes inconnues en province et quelques caprices
d'artiste, ne tardèrent pas à justifier tous les soupçons.
Sulpice lui-même, sans partager les préventions gé-
nérales, avait vu avec chagrin l'étrangère s'établir
dans le manoir de sa mère. Les bois deKermor étaient
sa promenade accoutumée -: là, il n'avait à craindre ni
dérangement, ni rencontres -, il était chez lui et maitre
de sa solitude. Or, la présence de madame de Révol
troublait ces plaisirs. Les sapinières du rivage ne lui
appartenaient plus, il ne pouvait désormais prolonger
ses courses jusqu'au manoir, se promener dans les
chambres désertes, rester accoudé à quelque fenêtre
élevée, les yeux sur la mer et l'âme dans ses songes.
Kermor avait un nouveau maitre à qui appartenaient
la vue de l'Océan et l'isolement des bois.
Il essaya de porter ailleurs ses rêveries, mais ailleurs
ses pieds ne trouvaient pas d'eux-mêmes les sentiers,
184 SCENES DE LA VIE INTIME,
ses yeux ne connaissaient point chaque coin d'horizon
encadré dans les arbres, son oreille ne devinait point
de quelle source venait le murmure, son odorat de
quelles landes arrivait le parfum. 11 fallait écouter, re-
garder, se conduire-, l'esprit, à chaque instant éveillé,
interrompait ses songes, et, au milieu de ces involon-
taires distractions, Sulpice essayait en vain de pour-
suivre ses chimères.
Il fallut donc revenir aux lieux connus et accoutu-
més. Le jeune homme évita seulement le voisinage
du manoir; il choisit pour ses promenades les allées
les plus écartées, pour ses repos les fourrés les plus
inaccessibles. Deux ou trois fois pourtant il aperçut, à
travers le feuillage, la taille svelte de l'étrangère; mais,
connaissant tous les détours de ce labyrinthe de ver-
dure, il put éviter sa rencontre et se persuader qu'il
avait même échappé à son regard.
Un soir, en regagnant la ville après une longue pro-
menade, il s'aperçut qu'il n'avait plus le livre qu'il
emportait toujours pour compagnon de route, et, se
rappelant une longue station à l'entrée de la prairie,
il rebroussa chemin dans l'espoir d'y retrouver le vo-
lume oublié. Il venait de tourner le taillis de noisetiers,
et son œil cherchait déjà les touffes d'aubépines sous
UNE ÉTRANGÈRE. 185
lesquelles il s'était assis, lorsqu'il se trouva tout à
coup à quelques pas de l'étrangère, qui s'avançait vers
lui son livre à la main.
Occupée de sa lecture, elle n'aperçut point d'abord
Sulpice, mais un mouvement de celui-ci l'avertit;
elle releva la tête avec une exclamation, tandis que
le jeune homme, surpris et confus, s'était arrêté en
saluant.
Un regard involontaire qu'il jeta sur le volume, fit
tout comprendre à madame de Révol.
— Ce livre vous appartient, monsieur ? dit-elle en
rougissant.
Sulpice répondit affirmativement
— Je dois alors m'excuser de l'avoir pris et d'y avoir
regardé, reprit l'étrangère avec grâce; je pourrais
vous dire, pour me justifier, que je cherchais le nom
de son propriétaire, mais la vérité est que les livres
exercent toujours sur moi une sorte de fascination,
et que je ne puis en apercevoir un sans l'ouvrir invo-
lontairement.
— J'ai toujours éprouvé la même chose, dit Sulpice
étonné d'entendre exprimer une de ses sensations les
plus familières.
— Je le sais, reprit madame de Révol en souriant
186 SCENES DE LA VIE INTIME.
bien que je n'aie vu madame votre mère que deux fois,
elle vous a dénoncé à moi comme un lecteur incorri-
gible.
— Quoi! interrompit Sulpice honteux, elle vous a
dit...
— Ce dont j'ai pu m'assurer moi-même en vous
voyant tous les jours, un livre à la main, dans nos
bois.
— C'est une indiscrétion dont je dois m'excuser, dit
timidement le jeune homme.
— Comment donc? un propriétaire n'a-t-il pas le
droit de visiter son domaine ? Je crains au contraire
d'avoir souvent troublé vos promenades sans le vou-
loir, car j'ai cru observer que ma rencontre vous faisait
fuir...
Sulpice voulut protester.
— Oh ! ne vous en défendez pas, reprit l'étrangère
avec une vivacité charmante ; c'est une discrétion dont
je dois vous savoir d'autant plus de gré que vos compa-
triotes m'y ont peu habituée. Aussi votre réserve m'a-
t-elle sérieusement touchée, et je suis heureuse que le
hasard me permette de vous en remercier... et de
vous engager à ne point la pousser trop loin.
Sulpice s'inclina.
l\NE ETRANGERE. 187
— Kermor est assez grand pour deux promeneurs,
continua la jeune femme ; nous pouvons nous partager
les bois, et, puisque vous aimez le silence et l'ombre,
vous aurez à vous seul votre royaume de soli-
tude.
— Et si j'allais en oublier les limites ? objecta Sul-
pice enhardi par la franchise gracieuse de madame
de Révol.
— Ah ! vous vous exposeriez à des représailles.
— La menace est peu effrayante.
— Plus que votre politesse ne permet de l'avouer.
Pour ma part, je ne voudrais point que l'on m'arrachât
à la compagnie dont vous jouissiez aujourd'hui.
— Ce livre... vous le connaissez donc?
— Non, mais il est d'un de mes poètes préférés.
— Si vous désiriez le parcourir ?...
— Je n'osais vous le demander, dit madame de Ré-
vol avec un embarras souriant; mais puisque vous
allez au devant de mon souhait, j'accepte. Moi qui ai
toujours été grande liseuse, je suis ici depuis trois
mois sans ressources, et, en apercevant tout à l'heure
votre volume dans l'herbe, j'ai tressailli comme Achille
à la vue des armes apportées à Scyros.
188 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Je suis fâché de n'avoir pu connaître plus top
cette disette de livres.
— Mille grâces, monsieur ! je ne voudrais point
revenir à mes habitudes exagérées de lecture ; elles
empêchent de regarder autour de soi. À force de cau-
ser bas avec les livres, on finit par ne plus savoir par-
ler haut avec les hommes, et les liseurs ressemblent
tous, plus ou moins, à ces hallucinés sans cesse occu-
pés d'un monde invisible.
Sulpice allait répondre, lorsque l'étrangère s'arrêta ;
ils étaient arrivés à la grande avenue qui conduisait
au manoir. Le jeune homme comprit qu'il était temps
de se séparer ; il s'inclina pour prendre congé.
— J'espère ne vous séparer que peu de temps de
votre poète, dit madame de Révol, et dans quelques
jours le livre vous sera rapporté.
— N'en prenez point souci ,. répliqua rapidement
Sulpice, qui craignait les conjectures auxquelles un
pareil renvoi ne pouvait manquer de donner lieu ; je
le reprendrai à la première rencontre.
— Sur nos frontières, car je tiens à les établir.
— Quand vous l'ordonnerez.
— Eh bien4 après-demain.
— Après-demain.
UNE ÉTRANGÈRE. 189
La jeune femme répondit avec grâce au profond
salut de Desbarres, et disparut dans l'allée de mé-
lèzes.
Sulpice rentra chez sa mère tout agité. Le hasard
qui venait de le rapprocher inopinément de l'étrangère
était, dans sa vie monotone, une sorte d'aventure. Il
avait d'ailleurs trop souvent entendu parler de l'habi-
tante de Kermor pour que sa curiosité n'eût point été
excitée. Les mille suppositions dont elle avait été l'objet
1 entouraient d'avance, pour lui, d'une espèce d'atmos-
phère romanesque qui rendait son apparition plus sai-
sissante. Aussi rimagination inoccupée du jeune homme
en fut-elle profondément remuée. Il se mit à repasser
dans sa mémoire, comme à son insu, tous les traits,
toutes les paroles, tous les gestes de madame de Ré vol -,
il se rappelait jusqu'aux plus fugitives nuances de ses
regards, jusqu'aux plus légères inflexions de sa voix,
et il trouvait dans ces inflexions, dans ces nuances, je
ne sais quel charme tout nouveau pour lui.
Le surlendemain, il se rendit à Kermor. Lorsqu'il
arriva, l'étrangère était près du bosquet d'aubépines,
tenant son livre qu'elle lui présenta en souriant. Elle
l'avait lu, et en parla au jeune homme avec une ex-
pansion attendrie. Tout ce qu'elle dit, Sulpice l'avait
190 SCENES DE LA VIE INTIME.
senti, mais ses propres jugements lui semblaient nou-
veaux en passant par la bouche de madame de Ré vol.
Elle leur donnait cet accent féminin qui est à lui seul
toute une poésie. Aussi se trouvait-il dans la même
position que le compositeur qui entend une voix suave
traduire ses inspirations, et demeure lui-même en-
chanté de leur pénétrante douceur.
Jusqu'alors il n'avait connu de la femme que l'uti-
lité vulgaire et la beauté contrainte ; il n'avait vu que
des mères de famille parlant ménage ou des filles à
marier ne parlant de rien ; c'était la première fois
qu'il trouvait l'intelligence cultivée unie aux grâces
libres et décentes. Cette révélation de la femme dans
la plénitude de ses prestiges lui causa une sorte d'é-
blouissement. Ce qu'il avait lu se trouvait ainsi jus-
tifié ; les héroïnes de ses livres favoris n'étaient plus
de vains fantômes ; les sentiments qu'il croyait éprou-
ver seul faisaient battre d'autres cœurs ; le monde des
poètes, qu'il avait pris pour un monde de fées, exis-
tait réellement -, il le voyait, il le touchait ; comme
Colomb, il avait découvert son Amérique !
. On comprend quels durent être l'étonnement et
l'extase de Sulpice. Il ne pouvait se lasser de regarder
UNE ÉTRANGÈRE. 191
l'étrangère. Il avait souvent entendu nier sa beauté,
et lui-même n'en avait point été frappé à la première
vue ; mais depuis qu'elle parlait, il ne pouvait com-
prendre cet aveuglement. Madame de Révol, pourtant,
n'était point belle. Ses traits manquaient d'harmonie,
son teint de fraîcheur, sa taille de proportions et de
développements ; mais dans cet ensemble imparfait,
le mouvement tenait lieu de jeunesse et la douceur de
régularité. Quant au manque d'ampleur des formes,
il eût été difficile de dire si c'était, chez l'étrangère,
un défaut ou une grâce. La fragilité de cette nattire
appauvrie faisait mieux ressortir l'énergie du geste et
la vitalité profonde du regard ; tout ce que l'être phy-
sique avait perdu semblait retourné au profit de l'âme,
et cette espèce de transposition ouvrait un champ
illimité aux suppositions sentimentales.
L'entrevue de Sulpice et de madame de Révol se
prolongea près de deux heures. Celle-ci, qui persis-
tait dans son projet de partager les bois de Kermor
entre elle et le jeune homme, s'occupa d'établir les
frontières de leurs solitudes respectives; le massif
d'aubépines fut laissé en dehors des limites, comme
un asile neutre où l'on pourrait à l'occasion, se ren-
contrer.
192 SCENES DE LA VIE INTIME.
L'étrangère mit dans cet enfantillage tant de grâce
et de gaieté, que Desbarres revint à la ville complète-
ment subjugué.
11 retourna les jours suivants à Kermor, mais sans
voir madame de Révol ; elle s'était enfermée dans ses
bois. Sulpice fut obligé d'errer sur la frontière qui les
séparait de son propre domaine, comme une ombre
sans sépulture à l'entrée des Champs-Elysées. Enfin,
le quatrième jour, il aperçut une robe blanche qui
glissait entre les buissons. Il accourut, et trouva l'é-
trangère assise sous les aubépines ; sur ses genoux
était éparpillé un énorme bouquet de fleurs sauvages
dont elle s'occupait à faire une guirlande. Elle salua
à peine Sulpice.
— Voyez, s'écria-t-elle avec une joie d'enfant,
voyez, monsieur, la riche moisson !
— J'aurais voulu prévoir cette rencontre, dit Sul-
pice, pour y joindre les fleurs de mon domaine.
— Aujourd'hui, je n'aurais su qu'en faire, mais
une autrefois vous m'apporterez de grandes margue-
rites et des glaïeuls; on n'en trouve que dans la ravine,
au dessous du vieux saule creux.
— Vous connaissez donc la place où se cueille cha-
que fleur ?
UNE ÉTRANGÈRE. 193
— J'ai tant parcouru vos bois depuis que j'habite
Kermor ! Songez que jamais auparavant je n'avais
quitté Paris; je ne connaissais la. création que par
ouï-dire ; aussi, quand je suis arrivé ici, tout m'était
nouveau : vos landes, vos champs de blé noir, vos
lins fleuris, vos dunes couvertes de sapins, votre Océan
surtout! J'abordais un nouveau monde.
— Et vous l'avez aimé ?
— Avec folie, vous le voyez, car je ne puis plus
vivre qu'ici, en plein air, au milieu de ces parfums de
genêts ou de sauges marines. Parfois la honte me
prend de perdre ainsi mes journées entières en pro-
menades d'écolier, je veux m'enfermer au manoir ;
mais je me sens aussitôt saisie d'un ennui désespéré.
L'air de ma chambre m'étouffe, le soleil qui brille à
travers les vitrages me semble sans lumière, sans
chaleur. Alors, si j'ouvre ma fenêtre, les chants d'oi-
seaux, les rumeurs de feuillages, les soupirs de la
mer m'appellent, et, malgré moi, j'abandonne la mai-
son pour me replonger dans les bois.
— Et dans cette solitude vous n'avez jamais regretté
Paris?
— Jamais, jusqu'à présent. Vous vous étonnerez
sans doute du charme qu'a pour moi cette vie déjeune
17
194 SCENES DE LA VIE INTIME.
fille qui ne devrait plus être la mienne ; mais j'ai tou-
jours pensé que Dieu nous donnait en germe les goûts
, de chaque âge, et que, lorsque ces goûts ne pouvaient
se développer en leur temps, les germes restés dans
nos âmes, comme une semence enfouie, s'épanouis-
saient plus tard, au premier soleil favorable. N'ayant
pu suivre les fantaisies de l'adolescence, je les re-
trouve en moi maintenant que l'adolescence s'est
enfuie, et je reviens sur le passé pour reprendre les
joies qui ne m'avaient point été payées.
— Ah ! je comprends ces retours, dit Sulpice avec
émotion ; car, moi aussi , je retrouve souvent dans mon
cœur les désirs non satisfaits d'un autre âge. Souvent je
voudrais être assis, comme un enfant, aux pieds de ma
mère, la tête appuyée sur ses genoux, et lui disant
sans contrainte tout ce qui traverse ma pensée! Mais...
Il s'arrêta ; madame de Révol releva brusquement
la tète, et le regarda comme si elle eût attendu la fin
de sa phrase :
— Mais ce sont de courtes folies, reprit Sulpice
après un instant d'hésitation; je finis toujours par
me rappeler qu'outre les germes qui s'épanouissent
hors de saison, ainsi que vous le disiez tout à l'heure,
il y a ceux qui ne s'épanouissent jamais. Comment
UNE ETRANGERE. 195
compter sur l'arriéré de bonheur que nous doifc le
passé, alors que l'on obtient si peu du présent même?
Desbarres accompagna ces mots d'un sourire mé-
lancolique dont madame de Révol parut frappée ; elle
réunit avec une vivacité charmante toutes les fleurs
qu'elle avait sur ses genoux , les rejeta dans la cor-
beille placée près d'elle, et se levant légèrement :
— Mon Dieu, pourquoi regarder la vie de si près?
dit-elle d'un accent tendrement plaintif; je suis folle de
vous conter ainsi toutes mes superstitions! Laissons
là ces rêveries, et puisque vous voilà, faites-moi
passer vos frontières pour aller au ravin cueillir des
marguerites.
Cette promenade fut suivie de plusieurs autres qui
achevèrent d'établir une sorte d'intimité entre le jeune
homme et l'étrangère. D'abord ils parurent se rencon-
trer par hasard ou pour échanger les livres que prê-
tait Sulpice ; mais , insensiblement, leurs entrevues
se régularisèrent ; en se quittant chaque soir, ils se
donnaient rendez-vous pour le lendemain.
Cette heure passée avec madame de Révol était
devenue le but de la vie du jeune homme. Il s'y pré-
parait tout le jour; il cherchait le moyen de varier la
promenade qu'elle ferait avec lui; il pensait aux lec-
196 SCENES DE LA VIE INTIME.
tures qu'il pourrait lui proposer, aux choses qu'il
devrait lui dire. Son naïf désir de plaire avait les raf-
finements delà séduction la plus exercée; tout en
s' étudiant à montrer chaque fois un esprit aussi
aimable, aussi neuf , il contenait l'expansion de ses
sentiments, mettant à dévoiler son cœur cette
espèce de pudeur morale qui, comme l'autre, est un
aiguillon.
Madame de Révol suivait tous les développements
de cette nature charmante sans y deviner un premier
amour, et sans prévoir pour elle-même les dangers de
son intérêt curieux. C'est un aveuglement ordinaire
aux intelligences aiguisées de prendre pour une sim-
ple occupation de l'esprit ce qui est déjà un entraîne-
ment. Tout entiers au plaisir d'observer, nous ne nous
apercevons pas que notre analyse se passionne insen-
siblement, que notre sujet d'examen prend possession
de nous-mêmes , et qu'en ne croyant poursuivre
qu'une étude , nous tressons silencieusement autour
de notre cœur un réseau de séductions qui assure sa
captivité.
Sulpice avait d'abord paru à madame de Révol un
.enfant dont la timidité devait lui ôter toute crainte ;
elle l'avait accueilli par suite de ce besoin de commu-
UNE ÉTRANGÈRE. 197
nication qu'éveille une solitude prolongée; puis, en le
voyant de plus près , elle s'y était intéressée , et avait
fini par accepter sa périlleuse intimité.
Quelques troubles indicateurs commençaient bien à
Fagiter, elle s'étonnait bien parfois de ses battements
de cœur à l'arrivée du jeune homme , de ses découra-
gements lorsqu'elle se retrouvait seule , de son épou-
vante dès que sa pensée se reportait sur le passé ou
sur l'avenir \ mais elle avait traversé de trop cruelles
épreuves pour prêter beaucoup d'attention à ces
symptômes. lien est des maladies de l'âme comme de
celles du corps, elles nous déshabituent de la santé,
et le souvenir de nos anciennes souffrances nous em-
pêche de prendre garde- à quelques tressaillements
douloureux.
L'inexpérience de Sulpice , au contraire y devait le
rendre attentif à toute sensation nouvelle. Il était
d'ailleurs à cet âge où le cœur attend l'amour, le
cherche sans cesse et croit partout le reconnaître.
Aussi ne tarda-t-il point à voir clair en lui-même ;
mais , loin de s'effrayer de sa passion naissante , il
l'accueillit comme un ange consolateur. Sa vie avait
enfin un intérêt , il sortait de cette prosaïque histoire
es habitudes journalières pour commencer le ?oman
198 SCENES DE LA VIE INTIME.
de la jeunesse , toujours si prestigieux au début , sou-
vent si triste au dénoumenU
Le moyen , d'ailleurs , de résister aux mille mérites
de madame de Révol? Outre la supériorité de son es-
prit, de sa sensibilité, de ses grâces, n'avait-elie pas
lattrait suprême de l'isolement? N'était-elle pas en
butte à une sorte de persécution occulte? N'avait-on
pas, en l'aimant, la joie de braver l'opinion publique;
séduction si irrésistible pour la jeunesse !
A ces charmes déjà si puissants, Sulpice joignit le
mystère. Il avait gardé le silence sur ses premières
relations avec l'étrangère sans autre but que d'é-
chapper à l'ennui des questions. Il persista plus tard
dans la même réserve, sur la prière même de madame
de Révol, qui désirait éviter le .renouvellement des
importunités qu'elle s'était vue forcée de repousser
lois de son arrivée. Elle n'avait, en effet, trouvé alors
d'autre moyen de se délivrer des invitations et des vi-
sites faites par curiosité qu'en transformant le manoir
en une sorte de lazaret fermé à tout le monde. Encore
le cordon sanitaire établi autour de sa solitude n avait-
il pu la mettre à l'abri de certaines poursuites ni de
lettres amoureuses , dont elle avait mieux aimé rire
que s'offenser. Elle en avait même communiqué
UNE ETRANGERE. 199
quelques-unes à Desbarres, qui avait cru reconnaître
l'écriture. Or, elle craignait qu'en apprenant la qua-
rantaine levée pour Sulpice , les plus hardis ne se
crussent autorisés à recommencer des avances gê-
nantes ou injurieuses, et ce fut pour l'éviter qu'elle
recommanda le silence au jeune homme.
Leurs entrevues avaient d'abord eu lieu dans les
bois où Sulpice se rendait tous les soirs avec ses pis-
tolets sous prétexte de s'exercer au tir (car dès que ses
promades avaient eu un but, il s'était persuadé qu'on
devait les soupçonner)-, mais la santé de la jeune
femme la força, tout à coup, à garder la maison, et ils
se virent alors au manoir. Lia se tenait habituellement
dans une petite pièce du rez-de-chaussée qu'elle ap-
pelait sa cellule, et qui avait une porte particulière
sur les bois-, Desbarres venait tous les jours y frapper
et restait là jusqu'à la nuit, causant ou lisant avec la
jeune femme que ses visites semblaient ranimer. Ces
causeries et ces lectures avaient pourtant presque
toujours quelque chose de mélancolique, et finissaient,
le plus souvent, par de plaintives réflexions sur la
vie. Depuis qu'elle souffrait, madame de Révol s'é-
tait assombrie, son âme avait perdu cette élasticité
qui la sauvait autrefois de toute longue amertume et
200 SCENES DE LA VIE INTIME.
la faisait, pour ainsi dire, rebondir de la tristesse dans
la joie. Les demi-confidences qui lui échappaient par
instant, sans apprendre à Sulpice quel avait été son
passé, lui firent comprendre que de cruelles épreuves
l'avaient traversé, et qu'elle pouvait en craindre de
nouvelles. Son indisposition se transforma d'ailleurs
insensiblement en une langueur entrecoupée de souf-
frances aiguës, et qui la forcèrent à appeler un mé-
decin. Le docteur Robert, que lui désigna Sulpice,
était un homme habile et bon, mais d'une brusque
simplicité. 11 déclara sur-le-champ à madame de Révol
que son état demandait plus de précautions qu'elle ne
l'avait jusqu'alors supposé, l'interrogea longuement,
parut incertain sur l'appréciation de quelques symp-
tômes, et finit par lui interdire l'exercice du cheval et
les bains de mer que Lia avait jusqu'alors cru salu-
taires.
Les choses en étaient là lorsqu'eut lieu la scène rap-
portée dans le chapitre précédent.
IV.
Le lendemain, Sulpice dormait encore lorsque la
porte de sa chambre s'ouvrit lentement en criant sur
ses gonds^ et le réveilla en sursaut. II se redressa sur
son séant, écarta les rideaux qui enveloppaient son
lit, et aperçut la servante de sa mère portant une
tasse de faïence jaune sur une assiette.
A la vue de Sulpice les yeux encore à demi clos par
le sommeil., celle-ci. s'arrêta.
— Jésus ! je vous ai réveillé, mon maître ! s' écria -
t-elle avec un accent de regret.
— Bonjour, Dinorah, dit Sulpice amicalement; est-
il donc déjà si tard ?
— Sept heures, et j'apportais le lait de chèvre;
mais je reviendrai.
202 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Non, donne.
11 tendit la main, prit la tasse et se mit à boire à
petits coups, tandis que la Bretonne, les yeux fixés
sur lui, semblait suivre tous ses mouvements avec une
sorte d'intérêt inquiet. C'était une femme d'environ
trente ans, grande, forte, et d'une beauté mâle. Elle
portait ce leste costume de Saint-Pol, à la taille souple,
à la coiffe écourtée, aux manches plates laissant voir
le bras nu, et son allure en paraissait plus énergique
et plus libre. Cependant il n'eût fallu juger la paysanne
ni sur cette allure ni sur ce costunje, car sous ces
apparences hardies se cachait l'âme la plus soumise,
Pliée de bonne heure à la servitude domestique, Di-
norah y avait mis son orgueil. Ceux qu'elle servait
étaient pour elle ce qu'est pour le vieux soldat le régi-
ment qu'il n'a jamais quitté-, leur gloire était sa gloire^
leur deuil son deuil. Elle ne vivait plus en elle-même,
mais en ceux qu'elle appelait ses maîtres ; à eux seuls
appartenaient sa force, son intelligence, son adresse ;
c'était pour eux qu'elle se réjouissait d'être bien por-
tante et jeune ; elle faisait partie de leur existence
comme ces humbles plantes qui croissent au sommet
des vieux édifices et qui doivent vivre et périr avec
eux. Cependant son dévouement absolu aux Desbarres
UNE ÉTRANGÈRE. 203
avait ses distinctions : elle respectait la veuve et lui
eût donné sa vie sans balancer; mais elle montrait
pour Sulpice cette espèce de servilité passionnée et
heureuse d'elle-même, qui est la dernière expression
de l'attachement.
Ainsi que nous l'avons déjà dit , elle était restée de-
bout à quelques pas de son jeune maître, le regardant
avec une tendresse hésitante. Enfin , après un long
silence, elle dit à demi-voix et d'un accent triste :
— C'est donc vrai, monsieur Sulpice, que vous avez
fâché votre mère hier soir?
— Qui te l'a dit? demanda le jeune homme étonné.
— N'avez-vous point quitté le salon avant le sou-
per ? Puis M. Vallin a emmené madame dans le cabinet
rouge, et ils ont causé longtemps tout seuls.
— Après mon départ?
— Oui. Quand ils sont revenus, votre mère avait
3'air toute saisie.
— Que dis-tu !
— Si saisie, qu'elle n'a rien mangé, et ce matin
elle n'est point encore descendue !... Comprenez-vous,
monsieur Sulpice ? à sept heures !
— Elle n'est point malade? demanda Desbarres
vivement.
204 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Non, je l'ai entendue se promener dans sa
chambre-, mais il faut qu'il y ait quelque chose, et
quelque chose de triste.
— Que veux-tu qu il y ait?
— Je ne sais pas , mais j'ai comme des avertisse-
ments; le sang me tourne autour du cœur.
— Allons, encore tes superstitions.
— Écoutez! interrompit la servante en tressaillant*,
on a appelé.
— C'est ma mère.
— Dinorah ! répéta une voix sur l'escalier.
— Maîtresse? répondit la Saint-Polaise en courant
à la porte.
— Priez M. Sulpice de descendre.
— Dinorah se retourna vers le jeune homme d'un
air consterné.
— Avez-vous entendu? murmura- t-elle.
— Eh bien ! elle veut me parler , et je vais m'ha-
biller.
— Elle a dit : Monsieur Sulpice :
— Et cela t'épouvante?
— Elle a dit de vous prier de descendre !
*— Fallait-il donc me l'ordonner?
UNE ÉTRANGÈRE. 205
La Bretonne jeta sur son jeune maître un regard
plein de sollicitude 5 puis, secouant la tête :
— Que Dieu nous garde ! reprit-elle ; pour sûr", il
y a un mauvais air sur la maison.
Et, reprenant la tasse, elle sortit.
Malgré sa tranquillité apparente , Sulpice avait re-
marqué les circonstances relevées par l'instinct de
Dinorah, et en était demeuré également frappé. L'en-
trevue demandée par madame Desbarres sous cette
forme et à cette heure, sortait trop évidemment de ses
habitudes pour ne point annoncer quelque chose de
sérieux. Le jeune homme , pris d'une crainte vague ,
se mit à chercher ce que ce pouvait être , et s'oublia
sans doute dans cette recherche, car sa toilette n'était
point encore entièrement achevée , lorsque madame
Desbarres entra brusquement.
Son visage [avait cette expression de mécontente-
ment inflexible que son fils connaissait trop bien. 11
ne put se défendre d'un mouvement de surprise.
— J'étais lasse d'attendre, fit observer la veuve; je
me suis décidée à monter.
Sulpice voulut s'excuser.
— Achevez de vous habiller, interrompit-elle ; nous
nous expliquerons ensuite.
18
206 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Il se hâta de passer un habit , tandis que madame
Desbarres regardait autour d'elle. Toutàcotip ses yeux
s'arrêtèrent sur l'élégante coupe d'opale où baignait l'é-
glantine épanouie. Elle s'approcha de la table afin de
l'examiner de plus près , la souleva ; puis , se retour-
nant vers Sulpice :
— C'est sans doute un cadeau de cette femme ? dit-
elle d'un ton méprisant*
Sulpice pâlit.
— Un cadeau... de quelle femme, ma mère?
Madame Desbarres reposa la coupe sur la table et
s'approcha de son fils.
— Je sais que vous voyez l'étrangère tous les
jours, monsieur, dit-elle sévèrement; notre voisin
Béfort vous a surpris avec elle, et il a appris à la
ferme que l'on vous recevait depuis longtemps au
manoir. Ne cherchez donc pas à nier.
— Pourquoi le nierais-je ? interrompit le jeune
homme, qui s'efforça de conserver son assurance ; le
hasard m'a fait rencontrer, en effet, madame de
Révol, que j'ai revue depuis.
— A mon insu ! acheva la veuve, car vous ne m'avez
jamais parlé ni de cette connaissance ni de cette ren-
contre; la Parisienne vous l'avait sans doute défendu.
UNE ÉTRANGÈRE. 207
— Qui peut vous faire penser...
— Oui, oui, nous voyons clair, nous autres, et c'est
gênant pour les intrigantes.
— Que dites-vous, ma mère ? s écria Sulpice.
— On a mieux aimé avoir affaire à un écolier, con-
tinua la veuve en élevant la voix ; on a pensé qu'il se-
rait facile de tourner une pauvre tête vide comme la
vôtre, et vous ne vous en êtes même pas aperçu, dupe
que vous êtes ! A quoi cela vous sert-il alors d'avoir
eu des prix dans vos classes, de lire toute la journée
et de faire le savant? Vous ne voyez donc rien? vous
ne comprenez donc rien ?
— Rien, en effet, de ce que vous me dites, reprit
Sulpice avec un calme que démentait le tremblement
de sa voix ; non, je ne comprends point qu'une femme
mérite vos injures pour m' avoir reçu avec bienveil-
lance; non, je ne me vois pas dupe quand je suis
l'obligé.
— L'obligé!... Ainsi, vous n'avez pas deviné pour-
quoi l'étrangère vous faisait bonne mine?
— Pardonnez-moi, ma mère -, j'ai deviné qu'elle me
savait gré de ne lui avoir point, comme les autres, fait
des flétrissures de mes soupçons et des crimes de
mes calomnies. J'ai pensé qu'en trouvant tant de gens
208 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
méchants, injustes et menteurs, elle avait du être
reconnaissante de me savoir seulement indifférent.
— C'est-à-dire, répondit madame Desbarres, qui ne
comprenait pas toute l'amertume des paroles de Sul-
pice, mais qui voulait arriver à son but ; c'est-à-dire
que cette femme vous a ensorcelé, et qu'à vos yeux
c'est une sainte.
— Dont on essaie de faire une martyre, ma mère.
— Eh bien ! martyre ou sainte, je ne veux pas que
vous soyez de son paradis, reprit résolument la veuve,
et j'exige que vous cessiez de la voir.
-Moi?
— Vous, monsieur. C'est une connaissance qui ne
vous vaut rien, et je vous défends de retourner à Ker-
mor.
L'ordre était tellement inattendu et donné d'un ton
si impérieux, que le jeune homme tressaillit comme un
cheval qui sent tout à coup l'éperon. Son amour et son
orgueil , réveillés en même temps, se révoltèrent ; il
releva la tête, rougît, puis devint pâle.
— Vous révoquerez cette défense, ma mère, dit-il
d'un accent altéré ; une pareille rupture, que rien ne
justifierait aux yeux de madame de Révol, est impos-
sible.
UNE ÉTRANGÈRE. 209
Vous dites ? interrompit madame Desbarres en
le regardant fixement.
— Je dis, reprit Sulpice, plutôt excité qu'effrayé par
ce regard provocateur, que je ne puis soumettre mes
répulsions ou mes sympathies aux préventions des au-
tres. Avec la responsabilité vient l'indépendance, et
mon âge doit enfin me donner le droit de choisir mes
relations.
— Ah ! tu le prends sur ce ton !. s'écria la mère sur-
prise et irritée ; tu veux faire le maître ici maintenant ;
C'est encore là, sans doute, le résultat des conseils de
la Parisienne ?
— Ma mère, de grâce...
— Tu as le droit!... C'est elle qui t'aura dicté cette
phrase-là; elle t'aura conseillé de me braver.
— Mais c'est de la folie ! s'écria Sulpice exaspéré.
— Comment, dit madame Desbarres, qui devint
rouge de colère , vous osez me traiter de folle , mon-
sieur !
— Pardon, ma mère : je n'ai point voulu dire...
— ■ Folle I parce que je veille à ce que vous ne soyez
point dupe. Voilà la reconnaissance des enfants! Vous
ne vous seriez jamais permis un pareil manque de
respect avant d'avoir fait la connaissance de cet t
aventurière.
210 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Au nom de Dieu, écoutez-moi, ma mère !
— C'est inutile, s'écria la veuve, qui s'était exaltée
en parlant ; vous n'êtes pas encore arrivé à me faire
interdire, monsieur; ma volonté sera faite, malgré
toutes les coquettes qui peuvent nous venir de Paris,
et je saurai bien vous forcer à m'obéir.
— Ne l'espérez pas, dit Sulpice poussé à bout.
Elle s'approcha brusquement et lui saisit le bras.
— De sorte que tu es décidé à te révolter ? dit-elle
d'une voix tremblante de colère.
— Je suis décidé à défendre ma liberté.
— Et tu ne veux point promettra de ne plus retour-
à Kermor?
— J'y retournerai, ma mère.
— C'est ce qu'il faudra voir ! s'écria madame Des-
barres en ouvrant la porte pour sortir. Tu veux que
nous luttions ? eh bien ! soit. Un bon fils eut fait sur-le-
champ la promesse que j'exigeais, lors même qu'il
n'eût pas dû la tenir ; mais toi, tu es un orgueilleux ;
tu ne veux pas avoir l'air de céder. Eh bien ! nous ver-
rons qui l'emportera ; je connais un sûr moyen de
t'cmpêcher de voir la Parisienne.
— Lequel?
Madame Desbarres, qui était sur le seuil, ne répon-
* ' '* lft >9
UNE ÉTRANGÈRE. 211
dit rien ; mais elle fit un pas au dehors, tira brusque-
ment la porte, et tourna la clé.
— Que faites-vous? s'écria Sulpice.
— Je t'enferme, répondit-elle.
— Ouvrez, ma mère, ouvrez sur-le-champ.
— Quand tu m'auras promis ce que je te demande.
Elle fit tourner la clé une seconde fois, la retira, et
Sulpice l'entendit redescendre Fescalier.
Il demeura d'abord comme frappé de stupeur; puis
doutant de ce qu'il avait entendu, il courut à la porte
pour essayer de la rouvrir \ mais elle était bien réelle-
ment fermée.
Quelque accoutumé qu'il pût être aux actes tyran-
niques de sa mère, celui-ci dépassait tous ceux qu'il
avait subis jusqu'alors. Il révélait , en outre , trop
ouvertement le mépris que Ton faisait de sa volonté,
et les âmes faibles s'irritent surtout de ce qui leur
rappelle leur faiblesse : en ne paraissant point les
juger susceptibles de résistance, on les pousse infail-
liblement à résister.
Aussi Sulpice passa-t-il, presque en un instant, de
la stupeur à la colère. Il se précipita furieux contre la
porte, qu'il essaya d'ébranler ; mais elle était à Pé-
212 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
preuve de tous ses efforts. 11 recula en poussant un
cri.
— Enfermé! enfermé!
11 promena les yeux autour de lui, fou d'indignation
et de rage ; la chambre n'avait aucune autre issue.
Tout à coup son regard rencontra la fenêtre; il y
courut et l'ouvrit. C'était au second étage ; mais au-
dessous, à moitié de la hauteur, se dressait un hangar
servant de serre. En sautant sur le toit couvert de
chaume on se trouvait dans le jardin, dont la porte
donnait sur la campagne. A la vérité, on courait risque
de se briser un membre ou de se tuer ; mais dans la
disposition d'esprit où il se trouvait , Desbarres ne
pouvait regarder cette chance que comme un moyen
détourné de se venger de sa mère; aussi n'eut-il
aucune hésitation. 11 mesura encore une fois l'espace
qui le séparait du toit, et posa le pied sur le rebord
de la fenêtre.
Un cri venant de l'étage supérieur lui fit lever la
tête. Il aperçut Dinorah à la lucarne de sa mansarde.
— Sainte-Vierge! que voulez-vous faire? s'écria
la Bretonne épouvantée.
— On m'a enfermé, répondit rapidement Sulpice,
et je veux sortir.
UNE ÉTRANGÈRE. 213
— Par la croisée ?
— Oui.
— Mais vous allez vous tuer !
— La faute en sera à ma mère.
— Attendez, s'écria Dinorah, je vais lui parler.
— Je te le défends, interrompit virement Sulpice ;
je ne veux pas qu'on lui demande grâce pour moi;
je ne veux point la voir.
Il était monté sur le rebord delà -croisée; la ser-
vante étendit les bras vers lui.
— Au nom de Dieu, arrêtez ! dit-elle d'un accent
éperdu*
— Peux-tu ouvrir ma porte?
— Je n'ai point de clé.
— Alors laisse-moi.
— Non; écoutez, monsieur Sulpice : il vaudrait
mieux rester ; mais si vous êtes décidé à fuir par le
jardin...
— Décidé.
— Eh bien! alors, attendez.
Elle quitta la lucarne et y reparut presque aussitôt
avec une corde, qu'elle tendit au jeune homme.
— Vous l'attacherez au balcon, reprit-elle; mais
surtout prenez garde.
2ik SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Ne crains rien ; îl n'y a maintenant aucun dan-
ger, dit Sulpice en liant à la hâte la corde à la barre
d'appui.
— N'importe! faites encore un nœud. Jésus! que
va dire madame quand elle saura...? Si vous aviez
voulu me laisser lui parler, monsieur Sulpice; songez
qu'il est encore temps...
Elle s'interrompit tout à coup ; Desbarres avait saisi
la corde et commençait à descendre. Après être de-
meuré un instant suspendu dans le vide, il atteignit le
toit du hangar, et se laissa glisser dans le jardin.
— C'est fait, cria-t-il joyeusement àDinorah, im-
mobile à sa fenêtre.
— Et votre mère? balbutia la Bretonne, qui, ras-
surée sur Sulpice, revenait au souvenir de madame
Desbarres.
* — Tu lui [diras que je suis allé à Kermor, répliqua
Desbarres avec une résolution presque emphatique.
Puis, saluant Dinorah d'un signe amical, il gagna
la porte du jardin qui donnait sur les prairies.
V.
L'annonce de cette visite inaccoutumée au manoir
était pourtant une bravade bien plus que l'expression
d'un projet arrêté ; la pensée n'en était venue à Sul-
pice qu'après la question de Dinorah, et seulement
pour faire une réplique d'un effet convenable. Aussi,
lorsqu'il se trouva libre dans la campagne, demeura-
t-il incertain sur ce qu'il devait faire. Cependant, après
avoir longé quelque temps les prairies, il se décida à
ne point aller à Kermor, mais à prendre la route des
grèves, afin que l'on pût croire qu'il s'y rendait. De
cette manière, il conciliait à la fois sa faiblesse et son
orgueil; il évitait l'effort nécessaire pour la démarche
annoncée, et en acceptait néanmoins la responsabilité,
Contradiction ordinaire de ces natures qui ne peuveût
216 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
vouloir qu'à demi et ne savent jouir ni des avantages
de la soumission ni de ceux de l'indépendance.
Mais il était dit que tout se réunirait ce jour-là pour
le pousser en avant malgré lui-même.
Il avait pris un de ces chemins, tantôt ombreux,
tantôt arides, qui conduisent à la mer en côtoyant les
collines. Après avoir marché quelque temps sous une
voûte de noisetiers et de sureaux en fleurs, encore
tout festonnés de l'herbe parfumée qu'y avaient laissée
les charrettes en transportant aux fermes les foins de
la vallée, il atteignit la lisière du bois de Kermor. 11
allait tourner le dos au manoir et suivre le sentier qui
descendait vers la rivière, lorsqu'un chien de chasse
sortit du fourré, et, traversant rapidement le carre-
four, s'élança dans les bruyères. Presque au même
instant un sifflement d'appel se fit entendre, et Alexan-
dre Béforî parut, en costume de chasseur, au haut du
ossé de clôture.
En se trouvant face à face, Sulpice et lui firent en
même temps un geste de surprise.
— Par dieu ! je vous y prends cette fois ! s'écria
Alexandre en sautant dans le sentier.
— Je salue M. Béfort, dit Sulpice sans paraître
comprendre l'exclamation de son voisin.
UNE ÉTRANGÈRE. 217
— Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer,
mon cher? reprit celui-ci en ricanant.
— Trouver un chasseur dans les bruyères n'est pas
un événement impossible à prévoir, répliqua froide-
ment Desbarres.
— . Vraiment! reprit Alexandre; eh bien! moi, je
suis enchanté du hasard.
— En quoi puis-je être utile à M. Béfort?
Le chasseur guigna Sulpice.
— Comment se porte madame de Révol ? demanda-
t-il.
Cette question était faite de l'air ironiquement triom-
phant d'un homme qui s'attend à foudroyer son adver-
saire; mais Desbarres l'avait prévue et ne laissa
paraître aucune émotion.
— C'est ce dont je vais m'informer, monsieur, dit-il
tranquillement.
Ce fut à Alexandre de se montrer stupéfait.
— Ah ! vous ne cachez donc plus vos visites, main-
tenant? dit-il.
— Pourquoi les cacherais-je? demanda Sulpice.
— Pourquoi ? reprit Béfort, mais par la raison qui
vous a fait n'en rien dire jusqu'à présent. Il y a trois
jours que je les ignorais encore moi-même.
19
5X8 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Cela prouve seulement que monsieur Béfort ap-
porte plus de bonne volonté que de clairvoyance dans
ses observations, répliqua le jeune homme.
Béfort lui jeta un regard de côté.
— Comment donc ! dit-il d'un ton piqué qu'il vou-
lut rendre railleur; mais vous donnez tort bien la
réplique, mon cher ! On voit que madame de Révol
s'est occupée de votre éducation.
Sulpice fit un geste d'impatience aussitôt réprimé ;
un souvenir venait de traverser sa mémoire, il regarda
fixement Alexandre.
-— C'est une faveur dont je dois être d'autant plus
fier, que d'autres l'ont vainement sollicitée, répondit-il.
Béfort rougit.
— Est-ce madame de Révol qui vous a fait celle
confidence? demanda-t-il avec un peu de hauteur.
— En me montrant une lettre.
— Dont vous avez reconnu l' écriture ?
— Au premier coup d'œil.
Béfort se mordit les lèvres \ puis sembla prendre
résolument son parti :
— Eh bien ! mon cher, s'écria-t-il, en s' efforçant
de cacher son dépit par un éclat de rire,, cela prouve
que vous pourriez être, comme M. Prudhomme, expert'
UNE ÉTRANGÈRE. 21,9
juré devant les cours et tribunaux ! Vous avez deviné
juste ; la lettre est de moi. C'est une bouffonnerie dont
j'ai voulu me donner le plaisir. J'espérais intriguer
notre Parisienne, et je vois que j'ai réussi ! Ah! ah!
ah ! Je parie qu'elle a cru mon épître sérieuse !
— Sérieuse! non; mais elle Ta trouvée, comme
vous disiez tout à l'heure, fort bouffonne.
— Bouffonne ! répéta Alexandre, furieux d'être pris
au mot; ah! vraiment, elle vous a dit... ah! elle l'a
trouvée bouffonne [...Eh biçn ! à la bonne heure! Cela
a dû la rassurer; car, enfin, j'aurais pu avoir réelle-
ment des prétentions.
— Vous le pouvez encore, dit Sulpice.
— Vous me le permettez ? reprit Béfort, dont l'iro-
nie tournait de plus en plus à l'aigreur.
— Je fais plus, je vous y engage.
— Prenez garde , il ne faudrait point me pousser à
bout.
— Pourquoi donc?
— Parce que je suis un rival fort peu endurant.
— Vous prendriez des leçons de patience.
— Jusqu'à présent, je n'ai su qu'en donner, mon
cher.
220 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— 11 n'est jamais trop tard pour prendre une bonne
habitude, monsieur.
— Dites donc, s'écria Alexandre, qui, se sentant
le plus faible dans cette guerre de mots détournés, y
renonça le premier, on dirait que vous avez l'espé-
rance de faire vous-même cette conversion.
— Je pourrais au moins l'essayer.
— Vous ! reprit Béfort avec un éclat de rire dans
lequel vibrait la colère; eh bien ! ce sera du nouveau.
Je serais, parbleu ! curieux de jouer mon rôle dans un
pareil essai. Voyons, docteur, votre écolier attend ce
que vous avez à lui dire.
11 y avait une provocation évidente dans l'attitude
et dans l'accent du chasseur; mais Sulpice garda tout
son calme.
— Je n'ai à dire qu'une seule chose, monsieur, re-
prit-il fermement; c'est que, ne surveillant les dé-
marches de personne, je désire obtenir pour les
miennes la même discrétion 5 et que, respectant les
habitudes et les affections des autres, je veux être
également respecté dans mes affections et dans mes
habitudes. Jusqu'à présent, vous avez pu ne voir en
moi qu'un enfant avec lequel on s'exempte d'une ri-
goureuse justice; aussi ai-je dû vous rappeler mes
UNE ETRANGERE. 221
droits. Il n'y a, vous le voyez, rien d'injurieux dans
cet avertissement ; vous seul pouvez en faire une pro-
vocation, comme vous sembliez le désirer tout à
l'heure, et vous seul alors en aurez la responsabilité.
Dans tous les cas, nos explications ont été suffisa-
ient claires pour que vous me permettiez de ne point
les prolonger au-delà.
À ces mots, Sulpice salua et prit résolument le sen-
tier qui conduisait au manoir.
Béfort, qui s'était préparé à des paroles de défi,
demeura béant à la même place, comme un homme en
garde auquel arrive subitement , au lieu d'un coup ,
une bonne raison. Dévoyé dans son irritation, étourdi
par le sang-froid de son adversaire, il ne trouva rien
à répondre au premier moment, et ce fut seulement
lorsque Sulpice eut disparu dans le sentier tortueux,
qu'il reprit sa présence d'esprit. 11 fit un mouvement
pour courir après lui ; mais la honte le retint aus-
sitôt.
— C'est trop tard, pensa-t-il ; d'ailleurs, que lui
dire, maintenant qu'il a déclaré ne point vouloir me
provoquer? Je me mettrais dans mon tort. Et cepen-
dant il s'est moqué de moi ! Il a vu cette lettre que
F étrangère trouve bouffonne !... car c'est F étrangère
19*
222 SCENES DE LA VIE INTIME.
qui est cause de tout. Sans elle, je ne serais point dans
cette position ridicule. Aussi que je sois perdu de répu-
tation si je ne me venge !
Un peu consolé par cette généreuse résolution , Bé-
fort ramena son fusil à portée de sa main, siffla son
chien, et s'enfonça avec lui dans le taillis.
Cependant Sulpice s'avançait vers le manoir d'un
pas ferme, éprouvant cette satisfaction intérieure qui
suit toute épreuve dont le succès a pu nous constater
à nous-mème notre force et notre volonté. Cette
double révolte contre le despotisme de sa_ mère et
contre l'impertinence de Béfort l'avait relevé à ses
propres yeux.
Il était tout entier à son espèce d'ivresse, lorsqu'il
aperçut la vieille habitation de Kermor. Cette vue tem-
péra un peu sa confiance joyeuse. Il se demanda qui
l'avait conduit là, et ce qu'il venait y faire? Il était
trop matin pour rendre visite à madame de Révol, et
sa présence même à une pareille heure dans les bois
de Kermor l'exposait à des explications qu'il ne pou-
vait ni ne voulait donner. Cette pensée l'arrêta court
au moment où il allait atteindre l'esplanade de gazon,
et il se glissa avec précaution le long des charmilles
dont elle était entourée, afin de regagner le bois de
UNE ÉTRANGÈRE. 223
hêtres qui abritait le manoir du côté de la mer. Mais,
comme il atteignait une sorte de salon de verdure
placé à la lisière des bois, un léger froissement de pas
se fit entendre sur les mousses desséchées, une ombre
blanche se dessina à travers le feuillage, et madame
de Révol parut à rentrée opposée de la clairière. Elle
s'avançait lentement en relisant des lettres ouvertes
qu'elle tenait à la main.
Le premier mouvement de Desbarres, à sa vue,
avait été de se rejeter derrière la charmille pour l'évi-
ter-, mais il demeura immobile en remarquant sa
pâleur. La jeune femme releva la tête, le reconnut, et
un éclair de joyeuse surprise illumina ses traits.
— Vous ici, monsieur Sulpice ï s'écria-t-elle.
— Je me présente en effet à une heure où vous ne
pouviez m'attendre... dit le jeune homme embarrassé.
— On attend toujours ses amis, répliqua Lia en
souriant; soyez mille fois le bienvenu.
— Yous lisiez des lettres ?
— Qu'il vaut mieux oublier, reprit-elle en les frois-
sant convulsivement dans sa main, et en faisant un
effort visible pour secouer quelque douloureuse préoc-
cupation.
Sulpice fut frappé de ce geste.
224 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— J'espère que vous n'avez reçu aucune fâcheuse
nouvelle, demanda-t-il d'une voix inquiète.
Au lieu de répondre, madame de Révol s'approcha
du banc de gazon qui bordait la clairière , s'assit, et
montra une place à Desbarres. Celui-ci la prit ; il y eut
un assez long silence. L'étrangère effeuillait avec dis-
traction une renoncule des prés. Tout à coup elle se
redressa, regarda le jeune homme en face , et lui de-
manda brusquement :
— Avez-vous peur de mourir ?
Sulpice fit un geste de surprise.
— Moi! répéta-t-il; pourquoi cette question?
— Répondez-moi, de grâce, reprit madame de Révol;
si Ton venait vous annoncer dans ce moment que vos
jours sont comptés, recevriez- vous cette annonce avec
calme ou avec douleur?
— Dans ce moment, dit Sulpice en hésitant , je
trouverais peut-être qu'il est dur de quitter la vie sans
la connaître.
— Mais quand on Ta connue , continua l'étrangère
avec une vivacité saccadée ; quand on sait que tout se
réduit à poursuivre des mirages, à attendre des impos-
sibilités-, quand l'espérance vous a soudé au cœur
cette triste chaîne d'espérances trompées, d'affections
UNE ÉTRANGÈRE. 225
trahies et de dévouements stériles que vous traînez
partout, comme le forçat traîne ses fers, pourquoi
regretterait-on d'en finir avec le rêve terrestre?
— Au nom de Dieu î d'où vous viennent ces noires
pensées ? interrompit Sulpice effrayé.
La jeune femme lui jeta un regard mélancolique :
— Le docteur Robert paraissait ne pouvoir détermi-
ner la nature de ma maladie sans en connaître les an-
técédents, dit -elle; il a voulu écrire à mon ancien
médecin de Paris.
— Je le sais, répliqua Sulpice -, et la réponse ?...
— Est arrivée ce matin dans un pli à mon adresse ,
mais cachetée.
— Alors vous ne la connaissez point encore?
— Je l'ai ouverte... répondit madame de Ré vol im-
pétueusement; oh ! c'était mal, je le sais; mais je vou-
lais savoir la vérité...
— Et qu'avez-vous vu? demanda le jeune homme
palpitant.
— Qu'il me restait quelques mois à vivre !
Sulpice recula en poussant un cri.
— Ah ! cela m'a d'abord saisi comme vous , dit Lia
avec un sourire ineffable ; nous avons tous une ins-
226 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
tinctive épouvante de ce pays inconnu (Fou nul ne,
revient, mais ensuite j'ai réfléchi.
— Cela ne peut être! s'écria Desbarres; vous aurez
mal vu, mal compris !...
Pour toute réponse, V étrangère lui tendit la lettre
qu'elle tenait à la main. Sulpice en regarda la signature,
qui était celle d'un médecin célèbre, et commença à la
lire : elle racontait en détail l'origine et les progrès de
la maladie de madame de Révol , indiquait les traite-
ments qui avaient réussi à en retarder la marche, et
finissait par ces mots terribles : « En continuant à
faire suivre à votre malade ce régime , vous pourrez
gagner quelques mois. »
Sulpice laissa tomber la lettre et reporta sur madame
de Révol ses regards éperdus.
— Vous voyez que j'avais bien compris, dit-elle.
— Non, s'écria Desbarres ; cet homme se trompe ,
je ne le crois point.
— Parce qu'il me condamne? répliqua la jeune
femme doucement ; mais votre incrédulité n'est justi-
fiée que par votre désir, tandis que son arrêt est
fondé sur la science ; vous êtes en même temps, dans
cette question , le moins éclairé et le plus partial ;
l'erreur doit être de votre côté.
UNE ÉTRANGÈRE. 227
— Mais il ne vous a point vue depuis longtemps,
reprit Desbarres ; son avis n'a pour base que des sup-
positions ; interrogez un autre médecin.
— De grâce, ne ranimez point en moi des espéran-
ces qu'il faudrait bientôt étouffer! dit madame de
Révol; mieux vaut la certitude d'un malheur qu'une
déception. Sûr de ce qui nous attend, nous tâchons
d'y accoutumer insensiblement notre âme...
— C'est-à-dire que vous acceptez sans résistance
cette affreuse décision ! interrompit Sulpice avec une
douleur qui prenait presque les apparences de la co-
lère ; vous semblez aimer sa menace ; vous vous défen-
dez d'espérer ; on dirait que vous avez peur de vivre ï
— Ah! je le devrais, dit Lia ; oui, le plus sage serait
d'accueillir l'arrêt suprême comme une délivrance. La
résignation ôterait à l'agonie tous ses effrois -, je pren-
drais joyeusement ce qui me reste d'heures sans les
compter ni les pleurer.
— Mais moi ! s'écria le jeune homme éperdu.
— Vous ? répéta madame de Révol attendrie de son
émotion, vous m'aiderez à mourir sans y penser !...
Elle avait tendu une main à Desbarres, qui la saisit,
la pressa contre sa poitrine et se laissa glisser à ge-
noux près du banc de gazon.
228 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Non, dit-il avec une explosion de larmes ; non,
vous ne mourrez pas ! ne parlez point de résignation,
d'agonie ; si vous n'aimez plus la vie pour vous, que
ce soit pour les autres ; dites que vous voulez espérer,
que vous voulez guérir !
Il y avait dans l'accent de Sulpice quelque chose
de si passionné et de si naïf tout à la fois, que madame
de Révol en fut troublée jusqu'au fond du cœur. Elle
se pencha vers lui avec un élan de tendresse presque
involontaire, et s'écria :
— Sulpice! je vous en conjure, relevez-vous !...
— Ah ! promettez-moi de vivre, promettez-moi de
vivre! balbutia- t-il en appuyant son visage sur les
genoux de Lia.
— Au nom de Dieu ! mon ami, reprenez votre rai-
son!
— Ma raison ! cria-t-il en se redressant égaré ; ma
raison quand vous me parlez de mourir ! mais vous
n'avez donc point compris?... mais je vous aime,
moi!
A cet aveu jeté comme un cri, madame de Révol
recula en pâlissant.
— Vous ne pensez pas à ce que vous dites ? balbutia-
t-elle.
UNE ÉTRANGÈRE. 229
— Je vous aime, répéta Desbarres ; ne l'avez-vous
pas deviné depuis longtemps?
— C'est impossible ! vous vous trompez vous-
même...
Le regard de Sulpice s'attacha sur elle si extatique
et si brûlant, qu'elle s'interrompit. Une de ces subi-
tes lumières que le moindre choc fait parfois jaillir dans
notre âme l'éclaira rapidement, elle se rappela d'un
seul coup tous les détails de cette intimité de trois
mois et en comprit clairement le sens.
Effrayée de cette révélation, elle joignit les mains et
laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
— Ah ! que faut-il pour vous persuader ? demanda
Sulpice, trompé par ce mouvement.
— Hélas ! je vous crois, répondit sourdement ma-
dame de Révol ; oui, ce dernier malheur m'était dû,
et je reconnais la destinée qui me poursuit partout ;
notre intimité était trop douce, elle ne pouvait se pro-
longer !
— Que voulez-vous dire ?
Elle se leva pâle et chancelante :
— Vous le saurez.
— Ah ! je vous en conjure, parlez !
— Maintenant je ne pourrais, vous le voyez..., bal-
20
230 SCENES DE LA VIE INTIME.
butia-t-elle. Prenez pitié de moi, Sulpice ! j'ai besoin
de me recueillir; mais ce soir... oui... ce soir, au
vieux saule^ vous trouverez une lettre qui vous expli-
quera tout
Desbarres ne voulut point rentrer chez sa mère, et
résolut d'attendre le soir dans la campagne. Les émo-
tions qu'il avait éprouvées depuis le matin l'avaient
jeté dans une exaltation presque délirante. Agité d'un
frisson convulsif, le cœur serré, la tête en feu, il par-
courut les dunes, les landes, les bois, les prairies, sans
direction et sans but. Incapable de distinguer la nature
des objets qui passaient devant lui comme les visions
d'un rêve, il les associait à ses préoccupations, il leur
adressait tout haut la parole, et s'étonnait confusé-
ment de ne point les entendre répondre. 11 demandait
à l'oiseau d'aller porter à Dieu ses prières pour ma-
dame de Révol, aux plantes de lui fournir un remède
qui put la sauver , il criait aux flots de l'emporter
avec elle dans quelque région inacessible aux maladies
et à la méchanceté. Puis, revenant à la pensée de l'ex-
plication qu'il devait attendre jusqu'au soir, il disait
au soleil de précipiter sa marche afin qu'il pût retourner
au vieux saule. Deux en trois fois, rencontrant des
UNE ÉTRANGÈRE. 231
enfants qui gardaient les troupeaux dans les bruyères,
il les appela de loin pour leur demander l'heure, mais
ceux-ci, effrayés de son air égaré, s'enfuirent à son
approche.
11 arriva ainsi, à travers les fourrés et les ravins,
jusqu'au versant opposé où s'étendaient des terres cul-
tivées. Là, brisé de fatigue, il se coucha au bord d'un
champ de blé mûr. Le soleil était alors aux deux tiers
de sa course; le vent, qui commençait à s'élever, se-
couait en passant sur les collines ses senteurs de lait ;
les abeilles regagnaient leurs ruches en bourdonnant,
et Ton entendait gazouiller les allouetles dans les sil-
lons. Sulpice sentit ses nerfs se détendre. La fraîcheur
du soir et les parfums de la vallée semblèrent pénétrer
dans ses veines et apaiser la fièvre qui le dévorait.
La brise séchait la sueur sur son front, les épis se
balançaient autour de lui avec un murmure berceur ;
une langueur rafraîchissante coula doucement dans
tout son être, ses yeux se fermèrent, et il s'endormit.
Vers le soir du même jour, Alexandre Béfort, suivi
de son chien, revenait des landes qui bordent la baie
de Kemperlé.
Sa rencontre du matin lui avait porté malheur. Bien
232 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
qu'il eût chassa tout le jour, il rentrait, contre son
habitude, le carnier vide, et cet insuccès, joint à la
fatigue, à la faim, aux réflexions, avait porté au plus
haut degré son irritation contre Sulpice et l'étrangère.
Le coup porté à son orgueil était d'ailleurs devenu
plus douloureux depuis le matin, comme ces blessures
d'abord légères, mais qu'envenime un tempérament
malsain. Il cherchait à se rappeler toutes les expres-
sions de la lettre qu'il avait cru si passionnément
cavalière et que l'on avait trouvée bouffonne ; il se
demandait surtout par quel moyen il pourrait arracher
aux mains de madame de Révol cette preuve d'une
démarche toujours ridicule quand elle ne réussit pas ;
car, à la pensée qu'une femme inconnue et un écolier
pussent la garder ainsi impunément à leur discrétion,
il se sentait devenir féroce de honte et de colère.
Tout en s'avançant la tête basse et plongé dans ces
désagréables réflexions, il arriva à un carrefour du
bois d'où Ton apercevait les toits pointus du manoir.
Cette vue l'arracha à sa rêverie. C'était là qu'était son
ennemie ! Que faisait-elle maintenant ? Sulpice lui
avait-il parlé de leur entrevue du matin? Etait-il en-
.core à Kermor? 11 eut l'idée de s'en assurer. Dans
sa position, une surveillance active pouvait seule le
UNE ÉTRANGÈRE. 233
conduire à quelque découverte et lui fournir l'occasion
de prendre sa revanche. En conséquence, il quitta la
route frayée qu'il avait suivie jusqu'alors et se dirigea
vers le manoir à travers les fourrés.
Or, presque au même instant, madame de Révol
sortait, par une petite porte du jardin, pour se rendre
au vieux saule. Le jour était sur son déclin, et l'œil
ne pouvait rien distinguer sous les ombrages assom-
bris ; la jeune femme évita le sentier qui traversait
les bois. Elle côtoya la prairie, tourna la grande ravine
et arriva enfin à cette espèce de golfe fleuri encadré
par les taillis, et au milieu duquel s'élevait l'îlot d'au-
bépines. Là elle s'arrêta incertaine. Elle regarda aussi
loin que les lueurs mourantes du jour lui permet-
taient de voir ; la ravine, les bois,, la prairie étaient
déserts. Cette solitude l'enhardit. Elle s'approcha vive-
ment du vieux saule, laissa tomber une lettre dans le
tronc creusé, jeta encore autour d'elle un regard
effrayé ; puis, rebroussant chemin d'un pas précipité,
elle disparut au tournant du coteau.
Pendant quelques instants, tout demeura silencieux
et immobile dans la baie de verdure ; mais enfin les
branches s' entrouvrirent sur la lisière du taillis 7 et
Alexandre Béfort en sortit avec précaution. Après avoir
20*
234 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
successivement tourné ses regards du côté du manoir
et vers la vallée, il courut au saule, plongea la main
dans le vieux tronc, et en retira la lettre déposée par
l'étrangère.
VI.
Le manoir de Kermor, réparé et agrandi à différen-
tes époques, n'offrait depuis longtemps qu'un assem-
blage incohérent de constructions irrégulières, et,
pour la plupart, hors d'usage. Ainsi, tandis que l'an-
cien édifice se trouvait compris entre la cour et le
jardin, dont les murs le défendaient de toute approche
indiscrète, un corps de logis plus récemment bâti s'a-
vançait hors de leur enceinte jusque dans le bois,
dont les arbres effleuraient ses fenêtres. Bien que par
cette position toutes les pièces du rez-de-chaussée se
trouvassent exposées aux regards des promeneurs qui
pouvaient traverser les avenues de Kermor, cette par-
tie de ré lifice, étant la plus nouvelle, s'était trouvée
la seule habitable lorsque madame de Révol avait
236 SCENES DE LA VIE INTIME.
voulu louer le manoir, et c'était là qu'elle avait dû
s'établir.
En rentrant de sa course au vieux saule, elle se
réfugia dans ce qu'elle appelait sa cellule, et se jeta
sur son canapé de joncs avec un gémissement étouffé.
Obligée depuis le matin de se raidir contre tant de
douloureuses angoisses, elle en était arrivée à ce mo-
ment où toutes les forces intérieures vous abandonnent
à la fois comme une armée de transfuges, et où vous
passez brusquement d'un dernier effort de courage à
toutes les tortures du désespoir.
Cette crise eut d'abord quelque chose d'effrayant.
Madame de Révol demeura plus d'une heure la tête
cachée dans ses mains, poussant des sanglots, et tous
les membres agités de spasmes convulsifs qui sem-
blaient devoir la briser. Enfin, les forces manquèrent
à sa douleur comme elles avaient manqué à son cou-
rage; ses larmes épuisées cessèrent de couler, ses
gémissements s'éteignirent, et elle demeura dans la
même attitude, sans voix, sans mouvement, sans
pensée, et comme évanouie.
Cependant la nuit était venue. Au bruit des cloches
du village et des chants des pâtres regagnant les mé -
tairies, avaient succédé de plus confuses rumeurs, qui
UNE ÉTRANGÈRE. 237
arrivaient par la fenêtre ouverte avec les parfums pé-
nétrants de la forêt et les lueurs des étoiles. Madame
de Révol parut peu à peu sortir de sa torpeur ; elle rou-
vrit les yeux, se souleva lentement, rejeta en arrière ses
cheveux humides de larmes , et croisa les mains sur
ses genoux. Son regard, qui avait d'abord erré autour
de la cellule , s'arrêta enfin sur la fenêtre et se perdit
dans la profonde obscurité des bois comme s'il y eût
cherché quelque apparition lointaine.
Elle ne fut arrachée à cette espèce de contemplation
que par le bruit de la porte du salon , qui s'ouvrit.
Elle se déto urna en tressaillant et couvrit d'une main
ses yeux, blessés par l'éclat d'une subite lumière.
— Qu'y a-t-il? que voulez-vous? demanda-t-elle
vivement à la servante qui venait d'entrer.
— Monsieur Alexandre Béfort, annonça celle-ci.
Madame de Révol n'eut que le temps de se redres-
ser avec une exclamation de surprise ; Alexandre était
debout sur le seuil.
Revêtu de l'habit de chasse que nous avons déjà
décrit, il tenait d'une main son fusil et de l'autre sa
casquette tigrée. Ses traits , habituellement sans
autre caractère que la fatuité, avaient, cette fois, une
expression dure, résolue et ironique, dont madame de
238 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Révol fut frappée. Il s'inclina pourtant devant elle
avec une politesse affectée, s'excusant de se présenter
sous ce costume et à une pareille heure. La jeune
femme, qui était d'abord demeurée saisie, tâcha de se
remettre; elle fit signe à la servante, qui avança un
siège, puis se retira. Béfort s'inclina de nouveau,
appuya son fusil contre le mur, prit le fauteuil qu'on
avait approché, et s'assit.
Il y eut une assez longue pause. Encore brisée de
la crise qu'elle venait de subir, et tout étourdie d'une
visite aussi inattendue, Lia gardait le silence-, le
chasseur, de son côté, semblait l'observer et prolonger
à plaisir son incertitude. Enfin pourtant il se décida à
engager l'entretien .
— Madame de Révol ignore peut-être le motif qui
m'amène si tard à Kermor? dit-il.
— En effet, monsieur* répondit Lia embarrassée.
Béfort la regarda fixement.
— Il en est un pourtant qu'elle doit connaître ,
reprit-il avec intention.
— Un motif?
— Qui m'attire irrésistiblement vers le manoir.
— Je ne comprends point, monsieur.».
UNE ÉTRANGÈRE. 239
— Madame a-t-elle déjà oublié l'aveu que j'ai osé
lui écrire?
— Quoi! cette lettre? s'écria l'étrangère...
— Etait de moi, vous le savez, madame.
Lia voulut protester.
-— Oh ! ne vous en défendez pas, continua Béfort ;
je suis instruit de tout, même de son peu de succès.
Un rival plus heureux m'a appris que la rédaction
vous en avait paru bouffonne. .•
— A moi, monsieur ?
— Du reste , je ne viens point m'en plaindre , con-
tinua tranquillement Alexandre. Quelque humiliante
qu'ait été ma tentative épistolaire , j'ai su en prendre
mon parti. A la passion malheureuse j'ai substitué
une passion plus facile à satisfaire*, l'amant repoussé
s'est fait chasseur furieux. Seulement, un reste de
faiblesse, sans doute, m'a retenu dans les environs
de Kermor , dont je dépeuple depuis deux mois les
fourrés et les bruyères.
— C'est un droit que madame Desbarres pourrait
seule vous contester, répondit Lia, et je ne vois point
encore...
— Ce qui peut justifier ma visite ? Nous y arrivons,
madame. La chasse a des chances bizarres; tout en
240 SCENES DE LA VIE INTIME.
battant les taillis, on fait parfois des découvertes aussi
inattendues qu'embarrassantes.
— Que voulez-vous dire ?
— Que de tel endroit, par exemple, où nichent ha-
bituellement les oiseaux, peut s'envoler tout à coup un
papier satiné...
— Un papier...
— Renfermant autant de secrets que les feuilles
errantes sur lesquelles la sibylle écrivait ses oracles.
Lia pâlit et regarda Béfort avec inquiétude.
— Madame comprend qu'en pareil cas la position
devient embarrassante, continua celui-ci légèrement 5
les lumières d'une femme peuvent sembler néces-
saires, et c'est ce qui m'a enhardi à venir solliciter
un conseil.
— De moi, monsieur?
— De vous, madame, dit Béfort avec un calme fou-
droyant; seulement, je dois vous donner connaissance
de la lettre.
— Monsieur...
— Oh! ne craignez rien, elle est sans signature.,
comme la mienne, et ne peut, par conséquent, com-
promettre personne.
ÏNE ÉTRANGÈRE. 24[
En prononçant ces mots, il avait déployé le papier
qu'il tenait à la main, et lut ce qui suit :
(( SULPICE,
« Ce matin, vous vous êtes sans doute étonné de
ma fuite ; vous n'avez pu deviner pourquoi je refusais
de m'expliquer sur-le-champ; mais je n'en aurais eu
ni la force ni le courage. Maintenant même, en vous
écrivant, la plume tremble dans mes doigts -, je sens
un frisson dans mes cheveux, et mon cœur près de
défaillir!.. Cependant, il faut que vous sachiez tout;
il le faut pour vous et pour moi-même.
« Sulpice, mon nom n'est point celui que vous
connaissez, je n'ai point choisi volontairement la re-
traite que j'habite ; je ne suis point veuve : l'homme
dont je devrais porter le nom vit et continue à occuper
Paris de ses bruyants désordres; dans ce moment
même, je sais qu'il me cherche, non par regret de
mon absence, mais pour m' arracher les débris d'une
fortune détruite.
« Un jour, quand nous serons plus calmes tous
deux, je vous raconterai quelles tortures j'ai dû subir
pendant cinq années, et comment, pour y échapper,
j'ai préféré la fuite au scandale d'une séparation juri-
21
242 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
dique : aujourd'hui il suffit que vous sachiez sur moi
la vérité.
a Ah ! je le sens maintenant, j'aurais mieux fait de
vous la révéler plus tôt! Votre cœur averti ne se fût
point égaré dans des sentiments dangereux / Mais il
est encore temps de l'éclairer. Peut-être même l'avez-
vous mal interrogé. A votre âge, on s'exagère ce qu'on
éprouve ; parce qu'on désire l'amour, on croit le re-
connaître partout. Vous vous serez trompé, mon ami;
vous aurez pris la douce lueur d'une étoile pour l'au-
rore d'un soleil brûlant; oui, j'espère encore une
erreur; il faut que c'en soit une, Sulpice, car vous ne
voudriez point ajouter à mes propres souffrances le
spectacle d'une douleur que je ne pourrais consoler.
Ah! soyez fort pour vous; soyez généreux pour moi!
Ne m'enlevez pas le seul ami qui me reste, alors que
j'en ai le plus de besoin. Laissez-moi vous écouter
sans crainte, vous quiètes l'unique voix de ma soli-
tude : laissez-moi m'appuyer sur votre bras sans re-
mords, vous qui êtes mon dernier appui -, et, si c'est
un effort pénible, rappelez-vous, mon ami, qu'il doit
durer peu de temps ! »
Lorsque Béfort avait commencé la lecture de cette
•lettre, un nuage s'était étendu sur les yeux de madame
UNE ÉTRANGÈRE. 243
de Révol ; tout avait tourné autour d'elle, et le cœur
avait failli lui manquer ; mais, revenue de son premier
saisissement, elle secoua son trouble, se redressa pour
écouter, et à mesure que cette lecture avançait, une
sorte de transformation s'opérait dans tout son être.
Les sentiments qu'elle avait exprimés dans cette lettre
plus fermement peut-être qu'elle ne les avait éprou-
vés, réagissaient lentement sur elle, comme s'ils lui
eussent été inspirés d'ailleurs. Convaincue par ses
propres paroles, elle sentit son cœur se relever, et à
la crainte succéda un fier dédain pour celui qui avait
voulu l'humilier. Béfort, qui s'était tourné vers elle
afin de jouir de sa confusion, demeura frappé de la
sérénité résolue qui rayonnait dans tous ses traits.
— Je ne sais si madame a bien suivi? dit-il avec
une surprise désappointée.
— Et vous avez trouvé cette lettre? demanda Lia
sans lui répondre.
— Près du bosquet d'aubépines.
Elle le regarda fixement.
— Vous vous trompez, monsieur, dit-elle; cette
lettre est de moi, et vous l'avez prise dans le vieux
saule.
— Ainsi vous avouez? s'écria Alexandre stupéfait.
244 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— J'avoue, reprit vivement madame de Révol, qu'a-
près les importunités épistolaires, je ne savais pas en-
core devoir subir l'espionnage. Femme et désarmée,
je croyais ma faiblesse même une garantie ; car j'avais
toujours pensé qu'une attaque sans danger était une
attaque sans courage.
— Madame!... voulut balbutier Béfort confondu.
— Mais puisque j'ai si mal compris les lois de l'hon-
neur, continua l'étrangère, dont l'accent s'animait de
plus en plus, puisque vous vous êtes trouvé le droit,
monsieur, de violer un secret après l'avoir surpris ;
puisque vous n'avez point balancé à forcer ma retraite
pour venir me demander un conseil, voici celui que
j'ai à vous donner : prenez cette lettre si dignement
acquise, retournez sans retard à Kemperlé, publiez
partout qu'il y a dans le vieux manoir de Kermor une
femme qui se cache, qui souffre et qui va mourir.
Votre ville n'est point si mal peuplée, monsieur, que
vous n'y puissiez trouver quelques hommes de cœur
qui à cette nouvelle se joindront à vous pour venir in-
sulter à mon agonie.
En parlant ainsi, madame de Révol s'était levée
l'œil enflammé, les lèvres frémissantes, les narines gon-
flées d'une indignation hautaine ; elle s'avança vers la
UNE ÉTRANGÈRE. 245
petite porte qui donnait sur les bois, en tourna la clé,
et l'indiqua du regard à Béfort. Celui-ci, qui était de-
venu pâle, parut hésiter; mais il reprit enfin d'un ac-
cent dans lequel la colère le disputait à l'humiliation :
— Madame de Révol doit au moins être satisfaite
de ma patience. J'ai écouté sans l'interrompre des pa-
roles que nul autre qu'elle n'eût prononcées impu-
nément.
— C'est une épreuve qu'il était facile d'abréger, dit
froidement Lia.
— En me retirant, je le sais, madame ; mais je
tiens à prouver qu'il y a eu méprise.
— Ce serait une peine inutile.
— Non, s'écria Béfort avec emportement, je ne par-
tirai pas sans m'être expliqué !...
— Alors, c'est à moi de vous laisser le champ
libre, monsieur, interrompit vivement madame de
Révol.
Et, ouvrant la porte du salon, elle s'élança hors de
sa cellule.
Alexandre demeura un instant étourdi, puis poussa
une. exclamation de rage ;
— Eh bien, à la bonne heure! s'écria-t-il, puisqu'on
ne veut point m'écouter ici; j'irai parler ailleurs. Vos
21*
246 SCÈNES DE LA VIE INTIMEC
consei's seront suivis, madame de Révol -, vous avez
voulu la guerre; ce sera la guerre, et malheur à qui
se trouvera sur mon chemin !
A ces mots, il chercha des yeux son fusil, le saisit
brusquement, s'avança vers la petite porte de sortie et
la repoussa du pied, mais celle-ci, en s' ouvrant, laissa
voir Sulpice qui, debout au dehors, la tête penchée et
les bras pendants, semblait attendre.
A son aspect, Béfort recula.
— Vous étiez là? s'écria-t-il.
— Près de cette fenêtre, où j'ai tout entendu, ré-
pondit Sulpice.
— Et vous vouliez me parler?
— Pour vous demander votre heure et vos armes.
Un éclair féroce traversa les traits crispés de Bé-
fort.
— Enfin, murmura-t il sourdement, voici quelqu'un
qui paiera pour cette femme.
— Votre réponse, monsieur! demanda Sulpice avec
impatience.
Béfort le regarda de toute sa hauteur, sourit, et,
passant la bandoulière de son fusil à son épaule.
—Demain, à six heures, derrière Sainte-Croix, dit-
il; vous pourrez apporter vos armes.
vu.
Il est rare que nous puissions nous-mêmes connaître
au juste le fond de nos sentiments lorsqu'on nous voit
et lorsqu'on nous écoute. Excités par l'envie de pa-
raître noblement, nous nous raidissons contre la dou-
leur des blessures, nous nous grandissons au-delà de
notre hauteur, nous nous montrons ce que nous vou-
drions être, et nous croyons être ce que nous nous
montrons. Dès qu'il se sent en spectacle, l'homme le
plus vrai devient comédien à son insu, non par manque
de sincérité, mais par désir d'approbation. Aussi, pour
être sûrs nous-mêmes de notre générosité, de notre
courage, de notre dignité , avons-nous besoin, après
l'effet produit, de l'épreuve de la solitude.
Tant que madame de Révol s'était trouvée en face
248 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
de Béfort, l'indignation l'avait soutenue; la présence
de l'agresseur était une excitation, il lui donnait la ré-
plique, il entretenait son désir de vengeance, il l'en-
traînait à rendre coup pour coup, sans s'occuper des
suites que pourraient avoir les blessures faites ou re-
çues; mais lorsqu'elle se retrouva seule, l'élan décolère
qu'elle avait pris pour de la force tomba, et avec lui
disparut toute sa résolution.
Elle s'effraya de la victoire qu'elle venait de rem-
porter, en songeant que c'était le commencement d'une
guerre dont les chances ne pouvaient être prévues.
Cette lettre laissée aux mains de Béfort, faisait con-
naître à tous sa position équivoque; c'était un texte
authentique sur lequel la méchanceté allait s'exercer
sans contrainte. Qui sait si quelque indiscrétion perfide
ne découvrirait point sa retraite à celui dont elle fuyait
la recherche? Et personne pour la conseiller, pour la
défendre; personne que Sulpice, qui voudrait peut-
être la venger ! Cette crainte traversa son cœur comme
un fer aigu. Desbarres avait dû se rendre au vieux
saule, à l'heure indiquée : qu'avait-il pensé en n'y
trouvant point sa lettre ? comment lui cacher ce qui
était arrivé? comment empêcher qu'à la première occa-
sion il ne s'expliquât avec Béfort? Malgré sa vie retirée,
UNE ÉTRANGÈRE. 249
madame de Révol connaissait la redoutable réputation
de ce dernier; l'idée d'une rencontre entre lui et Sulpice
la fit frémir, et elle se dit que'lle devait l'empêcher à
tout prix.
Ce qui dominait chez Lia, comme on a déjà pu le
remarquer, c'était la spontanéité. Nature souple et vi-
vace, elle remontait, en un instant, du fond du déses-
poir au sommet du courage, et c'était toujours sous le
coup qui eût dû l'abattre qu'on la voyait se redresser.
A la pensée du danger qui menaçait Sulpice, tous ses
autres effrois disparurent. Seule, elle était la cause de
la lutte qui allait s'ouvrir ; tant qu'elle serait là, les
mêmes passions et les mêmes hostilités devaient ame-
ner les mêmes divisions ; l'unique moyen d'y couper
court était de quitter Kemperlé. Cette conclusion la
frappa au plus vif du cœur, mais, par cela même, elle
l'accepta sans discussion et pour ainsi dire les yeux
fermés, comme le malade qui, menacé d'une opération
cruelle, s'y soumet sur-le-champ, de peur de manquer
de courage à la réflexion.
Seulement, avant de partir, il fallait confier Sulpice
à quelqu'un qui pût le consoler, le surveiller, prévenir
tout débat, et nul autre que madame Desbarres ne
pouvait remplir ce rôle. Lia résolut de se rendre
250 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
chez elle dès le lendemain pour lui tout avouer.
Ce fut une décision subite, mais prise sans hésita-
tion. N'ayant vu la veuve que deux fois, madame de
^lévol ignorait ses préventions, et comptait sur ses
nstincts de femme et de mère. Elle n'ignorait pas ce
que sa démarche avait de hardi, mais elle comprenait
aussi ce qu'elle avait de noblement confiant ; et elle
se sentait capable de la justifier. Tout ce qu'elle devait
dire se présentait à la fois à son esprit. Se mettant à
la place de madame Desbarres, elle se parlait tout
bas, se persuadait et s'attendrissait elle-même. Les
réponses supposées de la mère de Sulpice aidaient à
ses confidences ; elle se voyait encouragée par son
geste, par son regard ; elle s'exaltait de cette approba-
tion imaginaire, et se sentait presque heureuse dans
sa douleur. — Singulière illusion d'une âme si sûre de
sa propre sincérité , et si forte de son bon vouloir ,
qu'elle ne peut même plus prévoir la résistance chez
les autres.
Or, pendant que la jeune femme se livrait à cette
confiance, madame Desbarres était en grande confé-
rence avec M. Vallin, à qui elle avait appris la révolte
et la fuite de Sulpice. Celui-ci n'était point encore de
retour, et quelle que fût l'indignation de la veuve, elle
UNE ÉTRANGÈRE. 251
était tempérée par l'inquiétude que lui inspirait cette
absence prolongée. Le secrétaire municipal lui-même
ne savait plus qu'en penser. En apprenant de quels
procédés violents madame Desbarres s'était servie
pour retenir le jeune homme, il avait craint quelque
résolution extrême, et chaque heure de retard aggra-
vait ses appréhensions. Il allait enfin proposer d'en-
voyer à la recherche de Sulpice , lorsque Dinorah
s'élança dans le salon, en criant qu'il venait de ren-
trer.
Cette nouvelle amena un véritable coup de théâtre.
Elle changea comme par enchantement la physionomie
des deux interlocuteurs, et tandis que les traits de
Vallin reprenaient leur calme habituel, ceux de la
veuve passaient spontanément de l'expression de Tin-
quiétude à celle du dépit.
— Ah! enfin le voilà! s'écria -t-elle en retrouvant
sa mauvaise humeur en même temps que sa tran-
quillité; je suis curieuse de savoir ce qu'il pourra
nous dire.
— M. Sulpice est monté dans sa chambre, répliqua
la servante.
— Sans entrer au salon ! dit madame Desbarres
blessée.
252 SCENES DE LA VIE INTIME.
— Il a Fair bien fatigué, maîtresse.
— Oui, il vient du manoir , sans doute ! 11 ne vous
a rien dit?
— Rien que : — Bonne nuit , Dinorah ! Mais il
avait une voix qui m'a donné envie de pleurer.
— Allons ! reprit aigrement madame Desbarres ,
n'est-ce pas lui qu'elle va plaindre maintenant? Vous
êtes une sotte, ma chère !
— Je sais bien, répondit la Bretonne d'un air sou-
mis.
— Retournez à votre quenouille.
Dinorah sortit.
— Et quant à M. Sulpice, continua la veuve en se
levant, puisqu'il n'a pas jugé à propos de venir me
souhaiter le bonsoir, j'irai le trouver, moi.
Vallin trembla à la pensée du nouveau débat qui
menaçait de s'élever, il chercha à retenir madame
Desbarres -, mais celle-ci avait besoin de se venger sur
quelqu'un des angoisses qu'elle venait de subir, elle
persista avec entêtement.
— Je veux savoir qui de nous deux est maître ici,
s'écria-t-elle. Ah! il s'enfuit par les fenêtres au risque
de se rompre le cou ; il passe la journée entière sans
aller à son bureau, il ne rentre point aux heures du
UNE ÉTRANGÈRE. 253
repas ! Eh bien ! il faut qu'il choisisse entre sa mère
et cette intrigante.
— Prenez garde, interrompit Vallin effrayé de l'al-
ternative posée par madame Desbarres ; il faudrait des
ménagements.
Je veux qu'il cède !
— Et si c'était lui, au contraire, qui vous forçait à céder?
— Par exemple, s'écria la veuve, moi céder à un
Desbarres ! Ah ! vous ne me connaissez pas, monsieur !
— Pardon, chère dame; je sais que rien ne vous
résiste quand vous le voulez ; mais je sais aussi com-
bien vous êtes bonne mère, et si votre fils attaque
votre sensibilité...
— Je n'écouterai rien !
— Allons ! madame Desbarres, allons, reprit Vallin
avec un sourire d'intelligence, ne vous faites donc pas
plus méchante que vous n'êtes. On sait que chez vous
le cœur vaut l'esprit, et c'est tout dire. On a eu assez
de preuves de votre dévouement, de votre bonté....
— Certainement, dit madame Desbarres flattée, je
ne suis pas une tigresse , mais ici je me montrerai
ferme. Du reste, il faut avant tout que je sache quels
sont les rapports de Sulpice avec la Parisienne, et je
veux Tinter roger.
22
25i SCENES DE LA VIE INTIME.
— Peut-être n'osera- 1— il pas vous répondre.
— Pourquoi cela ?
— Parce qu'il est certaines choses que l'on est em-
barrassé d'avouer à sa mère et dont on parle plus
librement à un étranger.
— Vous croyez? dit madame Desbarres [frappée de
cette idée; au fait, il vaudrait peut-être mieux que vous
le vissiez d'abord.
— Croyez-vous ? Je m'en rapporte entièrement à
votre perspicacité.
— 11 n'y a pas à balancer, dit la veuve , qui , en voyant
que le vieux commis lui laisser l'honneur de cet expé-
dient, le prit à cœur comme s'il eût été son œuvre ; vous
ne pouvez me refuser ce service, monsieur Vallin.
Vous allez monter tout de suite chez mon fils.
— Permettez, chère dame, permettez, dit le secré-
taire enchanté d'avoir déjà gagné la moitié de ce qu'il
voulait ; je suis prêt à faire, vous le savez, tout ce qui
peut vous plaire, mais je n'ai, moi, pour parler à Sul-
pice, ni votre autorité ni votre fermeté, et je vous
proposerai de remettre cette entrevue.
— Que dites-vous?
— La nuit nousporterait conseil à tous deux, et nous-
UNE ÉTRANGÈRE. 25â
préparerait, moi à mieux parler, votre fils à mieux en-
tendre.
— Comment ! il vous faut des préparations pour par-
ler à un écolier?
— Ah ! cela vous étonne, reprit le bureaucrate d'un air
patelin, vous qui avez toujours l'esprit si énergique et si
présent ! mais on doit être indulgent pour les infirmités
de ses amis. Il est d'ailleurs bientôt dix heures -, l'entre-
tien avec Sulpice pourrait se prolonger, et si Ton me
voyait sortir d'ici au milieu de la nuit, vous concevez...
— Allons donc, dit madame Desbarres en rougissant
un peu, mais intérieurement flattée qu'on la trouvât
encore d'âge à être compromise ; vous avez des idées,
monsieur Vallin... Du reste, nous pouvons remettre
cette explication à demain*
— Si vous jugez que ce soit le plus sage, dit le
secrétaire, passant, selon l'habitude, son idée à l'ordre
de la veuve.
— Et le plus sûr, ajouta celle-ci; vous viendrez
avant de vous rendre à la mairie.
— Soit.
— Et nous conviendrons de ce qu'il faudra lui dire.
— C'est cela.
— *A huit heures donc, monsieur Vallin.
256 SCENES DE LA VIE INTIME.
— À huit heures.
M. Vallin arriva le lendemain,, à l'heure convenue,
chez madame Desbarres, mais il trouva celle-ci désap-
pointée et furieuse. Sulpice était sorti dès la pointe du
jour sans avertir personne. La veuve, qui avait besoin
de décharger son mécontentement sur quelqu'un, s'en
prit au vieux commis ; c'était lui qui l'avait empêchée
de parler, la veille, à son fils ; sans lui, l'explication
serait maintenant terminée : tout ce qui avait lieu ve-
nait de lui et arrivait par sa faute.
Vallin laissa d'abord couler le torrent, mais voyant qu'il
grossissait toujours , il se mit à renchérir sur les accusa-
tionsde madameDesbarres, qui s'arrêta aussitôt, moitié
par générosité, moitié par esprit de contradiction, et re-
porta toute sa mauvaise humeur sur Sulpice. Elle nedou-
tait point qu'il ne se fût rendu à Kermor 1 et partit de là
pour s'indigner eontre madame deRévol. C'étaitelle qui,
sachant sans doute que les Desbarres avaient toujours eu
la tête faible, s'était efforcée d'attirer le jeune homme au
manoir afin de le séduire, de le dépouiller, de l'enlever !.. .
Madame Desbarres ne reculait devant aucune supposi-
tion ; n'était-ce pas une étrangère, une Parisienne ?
. — Heureusement que je suis là, ajouta-t-elle enfin-,
je ne laisserai pas mon fils se perdre ainsi 5 je frapperai
UNE ÉTRANGÈRE. 257
lès grands coups; il le faut, monsieur Vallin : j'irai à
Kermor.
— Vous?
— Et pas plus tard qu'aujourd'hui ! Ah ! je ne suis
pas une Desbarres, moi, on ne m'en fait point accroire,
et je lui dirai son fait à cette dame.
— La voici , maîtresse , interrompit Dinorah , qui
venait d'entrer.
— Qui ? demanda la veuve.
— Cette étrangère.
— Madame de Révol?
— Elle demande à vous voir.
En prononçant ces mots, la servante poussa la porte,
qui était restée entr'ouverte, et Lia se présenta.
Il y avait dans cette apparition inattendue un si
singulier à-propos, que madame Desbarres échangea
avec Vallin un regard de stupéfaction. L'étrangère, qui
avait fait quelques pas dans la chambre, s'aperçut du
trouble que causait son arrivée, et, sans en deviner
le motif, elle s'arrêta confuse.
— Je crains d'être importune, dit-elle timidement, vous
semblez occupée, madame, et j'interromps un entretien.
— Rien ne nous empêchera de le continuer, car
-lous parlions de vous, répondit la veuve, qui voulut
22*
258 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
sortir Rembarras en brusquant l'explication.
— De moi ? reprit madame de Révol étonnée.
— Et des visites de mon fils à Kermor.
Lia rougit ; elle avait cru ses relations avec Sulpice
ignorées de madame Desbarres, et elle se sentit con-
trariée d'être ainsi prévenue dans ses confidences. La
veuve s'aperçut de son trouble :
— Madame ne me savait pas sans doute instruite de
ces visites? reprit-elle ironiquement.
— Il est vrai, balbutia Lia.
— Les choses en sont pourtant venues à tel point
qu'il serait difficile de ne point les remarquer, fit obser-
ver madame Desbarres aigrement; le manoir est
maintenant le véritable domicile de mon fils, et madame
lui permet à peine de rentrer ici pour dormir...
— Moi ? interrompit la jeune femme ; il y a erreur,
madame, et vous avez été mal informée.
— Je n'ai point été mal informée, reprit la veuve ;
hier encore, Sulpice n'est revenu qu'après le couvre-feu
— Se peut-il ?
— Et cematin il est sorti au point du jour avec ses
armes.
— Que dites-vous? s'écria Lia saisie; M, Sulpice
est sorti avec des armes ?
UNE ÉTRANGÈRE. 259
— Sous prétexte de s'exercer au tir, comme d'habi-
tude ; mais je saurai au juste ce qu'il en est, car il a
rencontré M. Alexandre.
— Et il lui à parlé?
— Dinorah les a vus s'éloigner ensemble.
— Ah! madame, faites -le chercher, s'écria rapide-
ment Lia, atteinte d'un pressentiment funeste ; sachez
où ils sont; envoyez chez M. Béfort.
— Pourquoi cela ? demanda la veuve effrayée par
l'accent de madame de Révol ; que craignez-vous? que
se passe-t-il donc, madame ? mon fils courrait-il quel-
que danger?
Avant que Lia eût pu répondre, un grand bruit se
fit entendre à l'étage inférieur \ des pas précipités re-
tentissaient sur l'escalier, le nom de Sulpice était pro-
noncé par des voix étrangères au milieu desquelles
celle de Dinorah éclatait en exclamations douloureu-
ses. Madame de Révol, épouvantée, courut à la porte
et se trouva en face du docteur Robert, qui parut sur
le seuil la tête nue et les vêtements en désordre.
— Ah ! ils se sont battus ! s'écria-t-elle.
— Malgré moi, répliqua brusquement le docteur.
— Et mon fils? demanda madame Desbarres.
— Le voici.
260 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
Les témoins venaient en effet d'entrer, soutenant dans
leurs bras le jeune homme couvert de sang et évanoui.
A cette vue, les deux femmes poussèrent deux cris
qui partirent en même temps et se confondirent dans
une même expression de douleur -, mais Lia, foudroyée,
chancela et fut obligée de se soutenir au mur, tandis que
madame Desbarres, dont les nerfs étaient plus fermes,
s'élançait vers Sulpice. Il y eut un moment d'inexprima-
ble confusion. Dinorah avait aidé à placer le blessé sur
un lit ] madame Desbarres s'y précipita avec des excla -
mations entrecoupées et des appels mêlés de sanglots.
— Au nom de Dieu ! du courage , dit Vallin en lui
prenant la main et cherchant à l'arracher à cet affreux
spectacle.
— Laissez-moi, s'écria la veuve exaltée ; je veux
voir mon fils, je veux rester près de mon fils ! Si mon
fils meurt, je mourrai avec lui.
— 11 vivra, reprit le secrétaire, qui avait besoin de
se le persuader à lui-même ; le docteur le sauvera.
— Je tacherai, dit Robert.
— Ah! rendez-le-moi, mon cher monsieur Robert,
reprit madame Desbarres avec cette expansion bruyante
des douleurs vraies, mais vulgaires ; rendez-le-moi au
au prix de tout ce que je possède! Songez que c'est
UNE ÉTRANGÈRE. 261
mon unique enfant!... Et me l'avoir égorgé ! Oh ! je
poursuivrai son assassin, docteur ; oui, fallût-il tout
vendre pour obtenir justice ! Mais d'où est venue la
querelle? Pourquoi ce duel?
— Hélas ! pour moi ! murmure une voix brisée.
Madame Desbarres leva les yeux et aperçut Lia qui,
pâle comme une morte, la tête flottante et les mains
jointes, s'était laissée glisser à genoux de l'autre côté
du lit.
— Pour vous ? répéta-t-elle ; ah ! j'aurais dû le de-
viner. Oui, c'est ainsi que tout devait finir; voilà où
vous deviez le conduire!... Et vous osez rester là,
devant celui que vous avez fait égorger?
— Oh ! ne dites pas cela, madame ! balbutia Lia
éperdue ; non, ce n'est pas moi ; ce malheur, dont j'ai
été la cause involontaire, j'aurais donné ma vie pour
l'éviter !... Mais votre fils ne mourra pas, nos soins le
sauveront. Je ne le quitterai plus, madame, je veille-
rai avec vous près de lui.
Madame Desbarres releva la tête.
— C'est à moi seule de soigner mon fils,"dit-elle avec
une hauteur haineuse et en étendant les mains sur le lit
du blessé. Si, dans la force et la santé, vous avez pu me
le disputer, mourant, il m'appartient tout entier.
262 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Silence ! interrompit le docteur, le voilà qui se
ranime.
Madame Desbarres se pencha vers Sulpice avec une
exclamation de joie ; mais, en rencontrant le visage
éploré de madame de Révol près du sien, elle la re-
garda en face et s'écria :
— Je suis chez moi, madame!
Lia tressaillit ; une rougeur rapide traversa sa pâ-
leur, et elle fit un mouvement en arrière.
— Pardon, dit-elle ; j'avais cru que l'approche du
lit d'un mourant appartenait à tous ceux qui l'aimaient.
Puisque je me suis trompée, je me retire 5 je laisse
votre fils à vos soins. Ah 1 sauvez-le, madame, et je
vous remercierai à genoux!
Les larmes l'empêchèrent de continuer 5 elle fit un
pas vers le lit, regarda Sulpice, puis, pressant son
mouchoir sur ses lèvres pour étouffer ses sanglots,
elle s'élança égarée hors de la chambre.
Au moment d'atteindre l'escalier, elle sentit une
main s'appuyer sur son bras ; c'était Dinorah qui l'a-
vait suivie. La paysanne la regarda et lui dit :
— Revenez ce soir ; je vous donnerai de ses nou-
velles, moi.
VIII.
Lorsque Lia revint, elle apprit que Sulpice était dans
le transport de la fièvre, et que le médecin avait ex-
primé des craintes. Les jours suivants, son état ne fit
que s'aggraver. Cependant la jeune femme ne pouvait
perdre courage. En revenant chaque matin et chaque
soir, son cœur battait d'espérance. Du plus loin qu'elle
apercevait Dinorah, elle cherchait un sourire sur son
mâle visage, mais Dinorah secouait la tête et murmu*
rait toujours :
— Plus mal 1 plus mal !
Madame de Revol, qui, afin de se rassurer elle-
même, s'était dit que Dieu était trop juste pour laisser
mourir Sulpice, et qui avait pour ainsi dire intéressé
sa foi à cette guérison, commença à chanceler dans sa
264 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
croyance. Enfin, un jour qu'elle se rendait chez ma-
dame Desbarres , un tintement de clochette retentit
tout à coup derrière elle. Un enfant, tenant un cierge
allumé, parut au détour de la rue, suivi d'un prêtre
qui portait le viatique des agonisants, et elle eniendit
les femmes agenouillées sur son passage répéter à
demi- voix :
— C'est M. Sulpice Desbarres, qui va mourir !
Lia rebroussa chemin et arriva à Kermor, égarée de
désespoir.
Aucun signe apparent ne lui avait jusqu'alors révélé
le danger du jeune homme ; elle avait pu croire les crain-
tes exagérées et résister à une conviction que tous
ses désirs repoussaient; mais maintenant le doute même
était impossible : la cloche, le cierge allumé, le prêtre,
tous les symboles lugubres avaient frappé son oreille ou
ses yeux ; elle avait vu et écouté l'agonie de Sulpice !
Cette fatale lumière fut un coup de foudre qui brisa
toutes les barrières dont elle avait fortifié son âme.
Avec r espérance périt le courage, et avec le courage
toute garde d'elle-même. Tant qu'elle avait pu croire
que Sulpice vivrait, son devoir avait été de ne jamais
franchir pour lui les limites d'une amitié choisie, et de
répousser les confidences de son propre cœur ; mais
23
UNE ÉTRANGÈRE. 265
les bénéfices de cette longue réserve furent subite-
ment perdus; l'excès de sa douleur lui révéla l'excès
de sa tendresse. Elle aimait Sulpice, non pas en frère,
non pas en ami, mais de cette affection que rien n'i-
mite ni ne remplace. Elle pouvait se faire un pareil
aveu, maintenant qu'il s'agissait d'un mourant, car là
où l'amour est sans danger, il doit être aussi sans
crime. Que lui importait d'ailleurs d'être ou non con-
damnée ? L'expérience l'avait dégoûtée du devoir. A
quoi lui avait en effet servi jusqu'alors le respect des
lois imposées par Dieu et par les hommes? Les hom-
mes l'avaient flétrie, et Dieu permettait la mort d'un
innocent !
Plusieurs heures s'écoulèrent dans ces agitations
convulsives. Cependant au fond du désespoir de Lia
restait toujours ce fantôme des espérances perdues
qui, sans être une joie, laisse une sorte d'incertitude
à l'affliction. Elle voulut connaître toute l'étendue de
son malheur et retourna chez madame Desbarres.
Dinorah vint lui ouvrir, les cheveux à demi-épars
et le visage marbré de larmes .
— Eh bien ? demanda Lia d'un accent bref et éperdu.
— Le médecin attend une crise pour cette nuit, dit
la paysanne.
266 SCÈNES DE LA VIE INTIME.
— Je reviendrai cette nuit.
Elle tint parole. La crise avait, en effet, eu lieu, et,
contre toute attente, elle avait été favorable. Le lende-
main les symptômes les plus alarmants disparurent, et
quelques jours après le blessé était hors de danger.
Madame de Révol faillit succomber à la joie de ce
changement. Comme ces malades auxquels la fièvre
donne une vigueur factice, la douleur l'avait soutenue
jusqu'alors ; n'ayant plus à craindre, elle sentit ses
forces l'abandonner.
De nouvelles angoisses commençaient d'ailleurs
pour elle. Sortie du désespoir, elle retomba sous le
joug de ses anciens devoirs. L'épreuve qu'elle venait
de subir lui avait fait voir clair dans son propre cœur;
elle ne pouvait plus déguiser sous un faux nom le
penchant qui l'attirait vers Sulpice; en perdant son
ignorance, elle avait perdu la possibilité de se tromper
innocemment. Lors même qu'elle eût apaisé ses scru-
pules, que pouvait-elle attendre de cet amour? Toute
voie n'était-elle pas fermée au bonheur, toute espé-
rance même refusée? La fuite restait seule possible et
honorable. Lia le comprit, et revint au projet de dé-
part dont la blessure de Sulpice avait arrêté l'exécu-
tion. Elle écrivit en Vendée pour demander des rensei-
UNE ÉTRANGÈRE. 267
gnements, et fit ses préparatifs, mais lentement,
comme quelqu'un qui a peur de sa propre résolution.
Avant de quitter Kemperlé, elle voulait d'ailleurs que
la guérison de Sulpice fût complète, et elle continuait
à s'informer tous les jours des progrès de sa convales-
cence. Le jeune homme allait de mieux en mieux ; il
avait recouvré le souvenir du passé, et s'était informé
d'elle à Dinorah.
Un matin, celle-ci Farrêta après lui avoir donné des
nouvelles du malade, et ajouta à demi-voix :
— Il m'a encore parlé de vous !
— Lui ! interrompit Lia ; et que vous a-t-il dit ?
— Que vous couriez un grand danger.
— Comment?
— Hier soir, madame Desbarres causait avec
M. Vallin près du jeune maître qu'ils croyaient en-
dormi, et ils ont dit que le duc savait maintenant où
vous trouver.
— Dieu ! ils l'auront averti ! s'écria madame de
Ré vol.
— Et qu'il viendrait vous chercher ici.
La jeune femme pâlit. .
— Le duc ! répéta-t-elle, ah ! je ne l'attendrai pas.
Je partirai, oui, dès demain; il le faut.
2158 SCENES DE LA VIE INTIME.
— C'est ce que le jeune maître a dit, ajouta triste-
ment Dinorah; aussi a t-il pleuré longtemps,
— Et je partirai sans le voir ! murmura madame de
Ré vol, qui sentit à cette pensée des larmes monter à
ses paupières.
Dinorah s'assura qu'on ne pouvait l'entendre.
— Non, dit-elle vivement, il vous attend.
— Sulpice ! s'écria Lia.
— Madame Desbarres est sortie, et j'ai promis de
vous faire monter ; venez.
Madame de Révol, éperdue, se laissa conduire jus-
qu'à la chambre de la veuve, où le blessé avait été
porté; mais lorsqu'elle arriva vis-à-vis de l'alcôve, Di-
norah, qui avait pris les devants pour soulever le ri-
deau, se tourna vers elle en lui recommandant du doigt
le silence : elle se pencha palpitante et aperçut le jeune
homme endormi.
Un de ses bras pendait hors du lit, tandis que
sa tête s'appuyait sur son autre main repliée,
et que le long des rideaux glissait un rayon de
soleil. A la vue de ce visage amaigri et demi-voilé
par une longue chevelure, madame de Révol s'é-
tait arrêtée immobile. Elle ne reconnaissait point
Sulpice. 11 fallut que son œil interogeât tous les traits
UNE ÉTRANGÈRE. 269
du malade pour en retrouver l'expression connue.
Cette espèce d'hésitation l'épouvanta elle même.
Elle joignit les mains et s'agenouilla au chevet.
— Est-ce lui ? Est-ce bien lui ? murmura-t-elle
attérée.
— Remerciez Dieu de le voir ainsi, répondit Dina-
rah; il est vivant, et c'est assez ; avec le temps il re-
prendra sa force et sa beauté.
— Oui, mais moi je ne le verrai pas, dit madame
de Ré vol gagnée par les larmes ; c'est un éternel adieu
que je viens lui faire. Ah ! qu'il dorme, mon Dieu ! il
se réveillera toujours assez tôt; moi aussi j'espère
bientôt dormir.
Elle appuya sa tête sur le bord du lit en pleurant,
mais le bruit de ces pleurs parut arriver jusqu'à
Sulpice à travers son sommeil; il fit un mouvement.
— Prenez garde ! murmura Dinorah.
Madame de Ré vol essuya rapidement ses larmes.
Desbarres ouvrit les yeux et l'aperçut.
L'éclair qui illumina ses traits leur rendit un instant
toute leur expression d'autrefois, et ce fut seulement
alors que Lia le reconnut complètement. Il s'était relevé
avec un léger cri.
23*
270 SCENES DE LA VIE INTIME.
— C'est vous, enfin ! dit-il en étendant les mains
vers la jeune femme.
Elle prit les mains de Sulpice dans les siennes et
les pressa sur sa poitrine sans pouvoir répondre.
— C'est vous, répéta-t-il les yeux humides. Ah ! je
suis heureux de vivre, puisque je vous revois.
— Encore aujourd'hui! Encore une fois! balbutia
madame de Révol.
Le malade fit un mouvement, et la joie qui éclairait
son visage s'éteignit.
— Ah ! je l'avais oublié, s'écria-t-il ; c'est un adieu
que vous venez me dire.
— Il le faut, vous le savez !
— Oui, reprit le jeune homme amèrement, je sais
que vous devez cacher vos souffrances comme d'au-
tres cachent leurs crimes, et que celui qui vous pour-
suit va venir. Vous devez partir ; mais moi, que de-
viendrai-^ e sans vous ?
Il s'arrêta un instant comme accablé sous cette
pensée, puis se redressant :
— Mais qui m'oblige à rester? s'écria-t-il ; qui
m'empêche de vous suivre? Pourquoi ne m'ouvririez-
vous point votre nouvelle solitude comme vous m'avez
ouvert celle-ci?
UNE ÉTRANGÈRE. 271
— Parce que vous et moi nous ne sommes plus
l'un pour l'autre ce que nous étions autrefois, dit
madame de Revol tristement ; il faut nous séparer,
Sulpice; vous-même Pavez compris, car vous avez
deviné que je venais pour des adieux.
— Ainsi, reprit-il en joignant les mains avec déses-
poir, je ne vous aurai connue que pour vous perdre!
Vous serez venue vers moi comme ces anges qui enlè-
vent les âmes au feu du purgatoire, et après m'avoir
montré le ciel, vous me laisserez retomber dans l'a-
bîme.
— Ne le croyez pas, dit Lia-, vous retrouverez le
courage, et votre âme reprendra son essor.
— Non , répondit Sulpice avec abattement ; car
c'était vous qui fournissiez l'air à ses ailes. Vous par-
tie, il n'y a plus ici pour moi d'échange de pensées
ni d'émotions, et je rentre dans ce cercle de réalités
misérables qui font la vie de ceux qui m'entourent.
Ah! il fallait vous connaître plus tôt ou ne vous con-
naître jamais.
— Hélas! telle est la vie, dit, madame de Révol; le
hasard d'un lieu, d'une époque, d'une rencontre,
fait tout le bonheur et tout le malheur de chacun !
Desbarres ne put répondre, et tous deux pleurèrent
272 SCENES DE LA VIE INTIME.
longtemps en se tenant les mains. Enfin, le jeune
homme, épuisé par rémotion, se laissa retomber en
arrière et ferma les yeux. Dinorah, effrayée, le mon-
tra à Lia.
— Partez, madame, partez tout de suite, dit-elle à
voix basse; c'est trop de douleur pour lui.
— Oui, reprit l'étrangère, qui fit un effort suprême
pour réunir tout ce qui lui restait de courage ; mais
avant de nous séparer pour toujours, vos mains en-
core, Sulpice ! Encore une étreinte, encore un mot î
— Adieu ! bégaya le jeune homme presque évanoui.
Lia éplorée se pencha sur lui.
— Adieu donc ! reprit-elle avec exaltation, adieu
cher confident de mes dernières chimères, dernier
fantôme de ma jeunesse; adieu! Ah! je voudrais que
ce mot eût un pouvoir magique et qu'il appelât ici
toutes les joies. Soyez heureux longtemps, Sulpice, et
ne pensez jamais à moi, qui penserai toujours à vous.
Elle étendit ses deux mains vers le jeune homme
sans mouvement, déposa un baiser sur ses cheveux,
et s'élança hors de la chambre.
Le même jour, on apprit à Kemperlé que l'étrangère
était partie sans faire connaître la route qu'elle avait
prise.
IX.
Sulpice se rétablit ; mais la crise qu'il venait de
subir avait brisé le ressort de cette faible nature.
Après le départ de madame de Révol, son âme, ainsi
qu'il l'avait dit, ne trouva plus d'air pour son vol. et
retomba dans le vide. Madame de Révol avait à jamais
emporté sa force et sa volonté. Les énergies capri-
cieuses et fugitives qui l'avaient jusqu'alors plutôt
agité que soutenu firent place à une soumission muette.
Frappé d'une sorte de langueur craintive, il n'avait
même plus l'initiative nécessaire pour former un dé-
sir, A le voir invoquer toujours la volonté des autres
et s'y abandonner, on eût dit un de ces enfants qui ne
savent plus marcher après une maladie, et qui appel-
lent tous ceux qui passent pour se faire emporter dans
274 SCENES DE LA VIE INTIME,
leurs bras. La veuve s'aperçut de ce changement;
mais, loin de s'en affliger, elle le prit pour une amélio-
ration. Sulpice avait compris lui-même que les Des-
barres avaient la tête faible, et il consentait à se lais-
ser conduire. Elle se glorifia d'être enfin arrivée à son
but.
Quant à Vallin3 il profita également de cet abatte-
ment résigné du jeune homme pour tourner ses pensées
vers les purs et solides plaisirs du ménage ; mais ses
efforts furent longtemps inutiles. Sulpice l'écoutait en
silence multiplier les descriptions de ce paradis ter-
restre du mariage sans songer à lui en demander la clé.
Le vieux secrétaire pensa enfin que le seul moyen de
l'y faire entrer était de l'y conduire par la main. Hen-
riette venait justement d'apprendre le départ de son
cousin Alexandre avec une actrice de la troupe d'arron-
dissement qui desservait Kemper, et le dépit devait la
disposer à l'obéissance. Afin de la rendre encore plus
certaine, Vallin eut recours à la diplomatie. Il persuada
à sa nièce que Sulpice était secrètement amoureux
d'elle, tandis qu'il persuadait à Sulpice que sa nièce
était secrètement amoureuse de lui; puis, fort de ces
deux suppositions, il confia solennellement l'amour
réciproque des jeunes gens à madame Desbarres, qui,
UNE ÉTRANGÈRE. 275
trouvant le choix convenable,, s'attendrit, et déclara
quelle ne s'opposerait jamais au bonheur de son fils.
Le mariage fut célébré un mois après, avec tout l'é-
clat désirable. Quelques-uns des invités furent frappés
de la pâleur de Sulpice pendant la bénédiction nuptiale,
et la firent remarquer à Vallin ; mais celui-ci répondit
que c'était l'effet d'un grand bonheur sur les organi-
sations nerveuses.
Cependant, de retour à la maison, et tandis que les
parents et les amis embrassaient successivement la
mariée, selon l'usage, Sulpice aperçut tout à coup Di-
norah, qui s'était glissée parmi la famille pour porter
aussi à son jeune maître ses souhaits de bonheur. En
se trouvant face à face, Desbarres et la paysanne
tressaillirent ; le même souvenir venait de traverser
leur pensée. Cependant Dinorah fit un effort et dit :
— Que Dieu vous donne la joie, monsieur Sul-
pice!
Mais le jeune homme l'attira à lui , l'embrassa avec
un attendrissement comprimé , et répondit tout bas t
— Elle est partie !
FIN.
TABLE
DES CHAPITRES CONTENUS DANS CE VOLUME.
Pages.
Le Médecin des Ames 1
Savenières é 77
Une Étrangère 149
Clernaont (Oise).— Imp. A. Daix.
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Neutralizing agent: Magnésium Oxide
Treatment Date: Feb. 2008
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Cranberry Township, PA 16066
(724)779-2111
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