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Oh:^ ÂfMiAAMx/U
SELMOUR
DE FLOPxIAN,
COMEDIE
EN TROIS ACTES ET EN VERS,
leprésentée , pour la première fois , sur le théâtre Favart ,
par les Comédiens sociétaires du théâtre royal de l'Odéon,
le 3 juin 1818.
Par m. **\
A PARIS,
Chez DALIBON, Libraire, Palais-Royal, galerie de bois ;
n° 218.
PERSONNAGES.
M. PICKLE.
ELISA HARTLAY , sa belle-sœur , jeune
veuve promise à Selmours.
Le colonel ÉDOUx\RD SELMOURS, amant
de mistriss Hartlay.
MisTRiss FORWARD.
JENNY, sa nièce.
Sir ROBERT, fils de M. Pickle, amant de
miss Jenny.
PHRASIUS , son précepteur.
FANNY , femme -de -chambre de mistriss
Hartlay.
ACTEURS
M. ClIAZEL.
M'ie. Adeline*
M. Bouchez.
Mi'p. Delille.
M"e. Fleuby.
M. PÉLICIER.
M. Armand.
M"e. Adèle.
La scène se passe à Londres, dans un hôtel-garni.
( Au premier et au second acte , le théâtre représente une
terrasse; à droite de l'acteur, un pavillon; à gauche, un
cabinet avec une fenêtre grillée j dans le fond , un jardin.
Au troisième acte , il représente rap]*irtement de Sel-
mours).
SELMOURS DE FLORIAN.
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
M. PIKLE, ÉLISA, SELMOURS, FANNY.
( On est assis à une table de thé} Fanny est debout derrière. )
i«. pîciCLE, à Selmcurs.
Eh bien ! on vous a vu sortir dès le matin :
Dans Londres que dit-on ? Parlez , parlez enfin.
Jamais Anglais chez lui ne rentre sans nouvelle ,
Bonne ou mauvaise , vraie... au moins officielle;
Pour moi , je ne sais rien , je n'ai que les journau3^.
Voyons : le ministère ? et l'Inde ? et nos vaisseaux ?
N'est-il donc rien de neuf dans la vieille Angleterre?
Qu'est-ce que l'on marie, Ou qu'est-ce qu'on enterre?...
Point de réponse encor ?... Je vous l'ai dit , SelmourS ,
Vous avez un secret : négligeant vos amours ,
Depuis hier votre ton n'a plus la même aisance ;
Près d'épouser ma sœur , vous craignez sa présence ;
Ou vous avez le spleen ou quelque noir seçrei.
SELMOTJRS.
Monsieur, écoutez -moi...
M. T^ICt.fE,
Quelle autre cause au fuit
Pourriez-vous m' alléguer ? Depuis huit jours à Londre ,
Aux vœux de la famille empressé de répondre ,
Je suis venu hâter un hymen dont ma sœur
Ainsi que vous, Selmours , se promet la douceur;
Tous trois dans cet hôtel nous descendons , et vite,
^rangers et parens , chacun nous félicite ;
Vos vœux étaient comblés... Soudain, muets et froids,
On vous dirait vraiment époux depuis six mois.
SELMOURS.
Mais...
M. PICKLE.
Pensez-vous qu'encor je sois à voils connaître ?
Qwe je ne sache pas que vous êtes peut-être
De nos Anglais , qu*on voit en maint travers errer ,
Le plus ingénieux à vous désespérer ?
(M
SELMOURS.
J'en puis avoir sujet.
M. PICKLE.
Oui , ce n'est pas un conte :
Vous êtes fort à plaindre ! Hier , sur votre compte ,
Vous aurez entendu quelque mauvais bon mot
Tomber innocemment de la bouche d'un sot ;
Un fat peut-être aura blâmé votre conduite ,
( Ce qui n'est arrivé qu'à vous ) ; et tout de suite
Vcus voilà désolé , vous croyez tout perdu :
Car , pour un point d'honneur assez mal entendu ,
Tandis que sans raison chacun censurée et fronde.
Vous vous êtes promis de plaire à tout le monde.
SELMOURS.
Monsieur Pickle....
M. PICKLE se levant.
Eh ! morbleu , laissez là , mon ami ,
Ce beau projet que Dieu n'accomplît qu'à de^ni.
Bien fou qui , comme vous , dans le siècle où nous sommes ,
Va meltte son bonheur à la merci des hommes !
Vertus , tsprit , bon cœur , vous tenez tort du ciel ,
Tout , hors du caractère , et c'est l'essentiel :
EfTorcez-vous d'en prendre , et ne vous troublez guère
De tout ce que peut dire ou penser le vulgaire j
Montrez ce beau dédain , dont je fais vanité ,
Pour ce qu'oài nomme ici de l'amabilité.... J
Enfin imitcz-moi , je ne puis mieux vous dire. f
Les seuls chagrins du cœur ont sur moi quelque empire :
Sachez donc une fois quon se passe fort bien
Des suffrages du monde , alors qu'on a le mien.
SELMOURS.
S'agit-il de cela ? Votre esprit infaillible
Se trompe eu ce moment.
M. PICKLE
Je me trompe ! Impossible.
Pour être heufeux , mon cher , vous n'aviez qu'à vouloir;
Demain mistriss Hartlay couronnait votre espoir.
Du vieux baron mon frère , à vingt ans déjà veuve.
Elle est pleine d'esprit , de raison... et la preuve ,
C'est qu'elle me consulte en tout événement.
Quel serait donc l'objet d'un pareil changement ?
ÉLISA.
Quoi ! l'humeur de monsieur est pour vous un mystère ?
Moi , qui n'ai qu'un cœur droit et qu'un esprit vulgaiie,
J'ai tout deviné.
M. PICKLE.
Vous ?
SELMOURS.
Craignez (jue sur ce point ,
Madame...
(5)
ÉLISA.
Non , Monsieur , je ne m*abusc point ;
Je vois trop qu'un moment a suffi pour éteindre
Une ardeur que le temps ne devait pas atteindre.
SELMOURS.
Vous déchirez mon cœur.
ÉLISA.
Je réclaire.
M. PICKLE.
Arrêtez :
Qu^une femme croit vite aux infidélités !
ÉLISA.
Mais comment expliquer ce trouble , cette gêne ?
Parlez : la raconter , c'est adoucir sa peine.
SELMOURS.
Sachez tout.
M. PICKLE.
Fanny, sors.
SELMOURS.
Et pourquoi la chasser ?
M. PTCKLE.
Bon l jusqu'à miss Fanny qu'il tremble d'offenser.
FANNY.
Tout le monde n'a pas cette aimable manie,
Monsieur le baron.
M. PICKLE.
Paix ! — Avec sa baronnie...
SELMOURS.
Vous savez que je dois tout à sir Mékelfort ;
Il m'a servi de père et seul a fait mon sort.
J'ai , dans ces derniers jours , fait partir un message
Par lequel ]e priais cet ami tondre et sage
D'approuver le bonheur que j'allais obtenir.
Hier j'attends sa réponse...
M PICKLE.
Eh bien ?
SELMOURS.
Je vois venir
Un exprès , qui trompant ma plus chère espérance ,
Me donne de sa mort la funeste assurance :
Un prompt trépas , Monsieur , l'enlève à ses amis.
Cependant de sa part un papier m'est remis ;
Je l'ouvre avec respect... Quelle surprise extrême !
C'était son testament ,• et son ordre suprême
Me fait son légataire à titre universel.
M. PICKLE.
Voilà de vos chagrins le sujet si cruel ?
SELMOURS.
Vous allez voir : en outre , il a joint une lettre
Qu'entre mes seules maius l'exprès ymml^fdm remettre.
M. PICK.LE.
Mais...
SELMOURS.
La rpici : je veux, surmontant mes regrets,
Vous la lire à tous deux ; vous jugerez après.
« Mon cher Edouard ,
« Je vous laisse toute ma fortune. Depuis que je vous connais ,
« c'est h vous que je l'ai destinée, pe/so/i/iel/emen/ àvoi/sseul. Elle
« se monte à vingt mille livres sterliiigs de revenu. J'ai pris les
« précau ions nécessaires pour que personne ne put vous la dis-
<f puter : conime je ne la dois qu'a mes travaux , je pense qu'il
« m'est permis d'en disposer à mon gré Si votre extrême délica-
« tesse vous engageait à la refuser pour la laisser à ma famille ou
<f à qui que ce soit dans le inonde , je vous préviens, je vous
« déclare que vous contrediriez manifestement mes désirs et ma
<: volonté ; mon test;iment vous donne tous mes biens, sans au-
« cune condition. Celte lettre, mon ami, ne vous eu dictera
« point, elle ne contiendra qu'une prière.
« Je suis père d'une fille de dix-huit ans, que j'ai fait élever
« avec soin. Elie a mérité ma tendresse,- elle est belle, sage, ai-
« mable , et doit , j'en suis sûr , faire le bonheur d'un époux.
« Des obstacles , venus en partie d'un car^rlère violent et d'un
« esprit dissipateur, m'avnient empêché d épouser sa mère, qu'elle
« a per<Ui( depuis dix ans. M.« leniiy est confiée aux soins de mis-
« Iri. Foiward, sa tante maternelle, bonne femme, entichée
« de prétentions à la noblesse; toutes deux habitent auprès d'Ox-
« ford , dans 11 petite seii<neurie d'Owen , apanage qui compose
« à présent toute leur fortune, et que ]'ai cédé à la vanité de
« mistriss Forward.
« Je vou-> demande comme à mon ami , comme à mon fils
« ad<)i)lif, de réparer mes t«»rls envers nta fille, de lui rendre
ft un et it , un nom , que je n'ai pu lui df)nner , et d'acquitter
u ma dette env. rs elle, en l'élc vaut au rang de votre épouse. Je
« vous répète, njon cher Edouard , que cette prière n"est point
« un ordre, n'est point surtout une condition, qu'elle n'a nul
« rapport avec le.s biens que je vous laisse : c'est une grâce que
« je sollicite de mon ami , de mon fils, une grâce que j'attends
« de sa piété.
« Votre cousin ,
« Georges Mekelfort. »
M. ?ICKLj:.
Ah ! ah !
5ELMOURS.
Vous savez tout.
M. PICKLE,
Eh bien ! qu'allez-vous faire?
Je crains que votre cœur encor ne délibère.
SELMOURS.
Non, Monsieur j sur mou cœur prenez moins de soucis «
( 7 )
Je puis être affligé, mais non pas indécis.
M. PICKLE.
A la bonne lieure.
SELMOURS.
Oui ; quels que fussent d'avance
Les droits de mon tuteur à ma reconnaissance»
Il n'avait pas le droit , pour des biens superflus,
De disposer d'un cœur qui ne m'appartient plusw
Certe , à cet argument il n'est pas de réponse.
M. PICKLE.
Comment ?
SELMOURS.
An legs entier , dès ce jour je renonce.
Que m'importe un peu d'or ? avec ma pauvreté.
Je repreiuis mon amour , mes droits , ma bberté ;
Puis-je trop ijnmoler à ce bonheur fidèle,
Qu'Elisa seule doune et qui m'attend près d'elle.
énsA.
Selmours !
M. PICKLE.
Que dites-vous? N'avez- vous pas songé
Jusqu'à quel point, Monsieur , vous êtes engagé ?
Mékelfbrt vous dé end d'une manière expresse
De renoncer au legs que vous fiit sa tendresse ;
Trahirez-vous le vœu de votre bienfaiteur ?
Sa lettre si touchante est votre accusateur.
Il a compté sur vous pour épouser sa fille ,
N'aimant, ne distinguant que vous dans sa famille ,
Il vous fait héritier de tout son bien , non pas
A la condition d'épouser Dans ce cas,
Distinguons , vous pourriez souscrire ou non, n'importe;
Mais au refus d'abord il vous ferme la porte ;
Ensuite il vous demande une grâce en mourant.
Un service d'ami dont l'honneur est garant,
Et dont un cœur bien né d'autant moins se dispense»
Que rien ne l'y contraint que la reconnaissance J
Donc il a prétendu, comptant sur votre foi ,
Vous épargner. Monsieur, les devoirs d'une loi.
Pour vous en imposer de plus sacrés sans doute.
Qu'avant ses passions un honnête homme écoute.
ÉLISA.
Mais son honneur , mon frère , avant tous ces débats
S'est engagé. . . .
M. PICKLE.
Ma sœur, ne m'interrompez pas.
J'en suis fâché pour lui, pour vous, et pour moi-mêjne.
Mais, Monsieur, qu'allez-vous répondre à ce dilemme :
Si votre bienfaiteur était vivant encor ,
Et que vous lui dissiez : « Je désirerais fort,
« Mais en vain , resserrer nos liens de famille,
« J'aime ailleurs, et ne puis épouser votre iille ; »
(8)
Il est au moins douteux que pour quelque parent,
Plus docile que vous , ou moins indifférent,
Mékelfbrl ne cliangtât son vœu testamentaire :
Vous ne me nien z pas la majeure , j'espère ;
Auourd'liui q'i'il est mort pourra-t-il rien changef ?
Vous ne pouvez donc pas. Monsieur, vous dégager;
Il vous l'aul suivre en (oui ses vo ontés dernières ,
Il vous faut, comme un ordre, accomjjlir ses prières,
Et vous bien souvenir que Ihonneur, le devoir,
Comptent pour rien l'amour et son vain désespoir.
SELMOURS.
Cela peut être; mais l'amitié, je suppose ,
Doit , Monsieur, les compter encor pour quelque chose.
Et surtout s'exprimer avec moins d'âpreté ;
Je Je croyais.
M PICKLE.
Oh ! olî ! l'honneur, la probité,
Ne savent point , Monsieur , faire de belle phrase ;
Leur style est tout uni , sans fleurs et snns emphase.
Et ceux qui penseront autrement , je réponds
t^u'ils sont tous, plus ou moins , des sots ou des fripons.
SELMOURS.
Permetfpz-moi pourtant , malgré ma déférence
Et pour votre morale et pour votre prudence.
De croire qu'il existe encore en quelques lieux
Des <4(ns autant que vous sensés et vertueux;
Je les consulterai ,Mof)sieur , et je le jure:
S'ils sont de votre avis , d'une vertu si dure ,
La jnort m'affranchira,
M. PfCKl-F.
Vraiment , le beau moyen!
Vous aurez beau mourir , cela ne prouve rien ;
Allez-vous-en mourir comme un franc imbécile.
Sachez, Monsieur, qu'il e^t souvent moins difficile
De fi.ourir, que de vivre en faisant son devoir ;
Et comme à nos messieurs cent fois je l'ai fait voir....
SELVIOURS.
Madame, je reviens à l'instatjt ; je vais prendre
T/'avis de gens sensés qui voudront bien m'entendre ,
Et je suis à vos. pieds.
M. PTCKLE.
Des avis ! des avis !
Quels autres que les miens doivt ni être suivis ?
M'^is il part tout de bon.... C'est me faire une insulfe.
Parbleu , je veux les voir ces hommes qu'il consulte î
Je m'altqche ù ses pas ; nous jugerons comment
Tous ces beaux conseillers tournent un ar^Uiuent ;
Et vous, monsieur iSelmours , qui par!i(Z comme quatre.
Vous trouvez plus aisé de fuir que de combattre.
( // sorL )
Eh bien , Faiiny ?
(9)
SCÈNE II.
ÉLISA, FANNY.
ÉLISA.
FANNY.
Eh bien , Midanie ?
ELISA.
Plus d'espoir !
Voilà tout mon bonheur de'iruil.
PANNT.
Nous allons voir.
ÉLIS-4.
Je crains fort monsieur Pickie ; il m'a donné , ma chère,
Des conseils rigoureux ; je l'aime , il est mon frère....
FANNY
Oh ! suivez ses conseils ; cet oracle est fort bon :
Quand toujours on raisonne, on a toujours raison.
ÉLI3A.
Quoi ! Fanny , peux-tu bien , quand j'ai la mort dans l'âme.
Loin de me consoler , de pleurer..,.
FANNY.
Moi , Madame !
Je vous engage fort à la docilité ;
Voire cœur en sera long-lenips triste , agité ,
J'en conviens : dérogeant à son commun système.
L'hymen tous promettait la paix et l'amour même.
ÉLISA.
Ah ! Fanny !
FANNY.
Mais le ciel en ordonne autrement /
Et tout cela n'est rien auprès d'un testament.
FLISA.
Il doit être sacré.
FANNY.
Oui , Madame , il doit l'être ;
Et l'homme que , vivant, vous n'avez pu connaître ,
A tous les droits sur vous du moment qu'il est mort.
ÉLiSA , auec humeur.
Mon Dieu !
FANNY.
Puis-je parler ?
ÉLlSA.
Oui , parle.
FANNY.
Je crois fort
Que lord Selmours prendra cinquante avis ; et cerle ,
Lui qui veut plaire a tous et qu'un rien déconcerte y
Choisira d'autant moins qu'il en recevra plus ;
C'est k vous de fixer ses vœux irrésolus.
ÉLIS A.
Tu crois donc?...
FANNY.
Que la foi qu'd vous jura , Madame >
Le rend libre.
iLISA.
Et tu veux.... ^
FANNY.
Qu'il vous prenne pour femme >
Et garde l'héritage.
ÉLISA.
Eh! mais, miss Mékelfort?...
FANNY.
Eh bien ! qu'il le lui donne et vous épouse encor.
ÉLISA.
Il ne remplira pas la volonté suprême
De soti digne parent ; et ne faut-il pas même
Un époux à sa fille ? ,
FANNY.
Allons , Madame , soit ;
N'en parlons plus.
ÉLISA.
Hélas ! tu sais tout ce qu'il doit
A monsieur Mékelfort , au'soin de sa mémoire ;
Et d'ailleurs....
FANNY.
Monsieur Pickle ?... Oh ! c'est lui qu'il faut éroire i
Certes , pour la sagesse , à son âge , on est mûr.
:ÉLISA.
Il est sévère... oui; mais c'est un homme sûr.
-^V Fanny.
Oh ! fliMt sûr ; car lui-même il convient à voix haute
Ne s'être, en soixante ans , trouvé jamais en faute.
Uisputeur éternel I
ÉLISA.
Il a raison souvent.
FANNY.
Il parle le dernier.
ÉLISA.
Son cœur est excellent.
FANNY.
Et sa poitrine !
ÉLISA.
Au moins tant qu'a vécu sa femme ,
Il a fait son bonheur.
FANNY.
Oui ; mais la pauvre dame ^
Qu'il vous endoctrinait , prêchait à l'infini ,
A force d'écouter mourut sourde.
(II)
iLlSÀ.
Fanny !...
FINNY.
jEt ce pauvre Robert, son fils , ce bon jeune homme,
A l'université s'inslriiisant , Dieu sait comme ,
Qu'avec un précepteur, pensant [xui , parlant forti
Il veut jusqu'à trente ans confiner dans Oxford ?...
ÉLISA.
Que vous importe ?
FANNY.
Mais sir Robert, malgré Tordre,
Dans dix ans au latin voudra-t-il encor mordre?
ÉLISA.
Finirez-vous ?
FaNNY.
Encor monsieur Pickle veut-il y
Quand il l'aura tiré de son savant exil ,
Lui faire à la maison redoubler sa logique.
ÉLISA.
Laissez-moi.
FANNY.
Mais...
ÉLISA.
Sortez.
FANNY.
Pour un rien on se pique j»
Et je sors. Quel talent il faut en })areil cas.
Pour forcer d'être heureux des gens si détfcals-.
SCÈNE III.
ÉLIS A seule.
Hélas ! tout mon bonheur a donc fui comme un songe.
Selmours î... Dans quels tourmens son embarras me plonge!
Ali ! qui pourra , calmant mes trop justes regrets ,
Me payer le bonheur que je lui r-reparais?
Mais, friut-il renoncer. Est-il donc impossible
De trouver à sortir d'un état si pénible ,
Et de concilier , sans reproche , en ce jour
L'intérêt du devoir et celui de l'amour ?...
Puis-je d'un tel espoir flatter mou infortune?
Je craindrais de le perdre. — On vient ; tout m'importune^
SCÈNE IV.
ÉLISA, PHRASIUS, FANNY,
PHRASFUS àTauny.
Comment! il est sorti , charmante miss ?
(12)
FANNY
Eh oui !
Combien faut-il le dire ?
PHRASius h Elisa.
Ah ! il n'est pas chez lui ,
Madame ? '
ÉLISA.
Qui , Monsieur ?
PHRASIUS.
Eh ! vraiment, monsieur Pickïe.
ÉLISA.
Non, vous pouvez l'attendre.
PHRASIUS.
Oh ! c'est un autre article ,
L'attendre ! voyez- vous: c'est que, de mon endroit,
Pour un objet urgent j'arrive ici tout droit ;
D'abord il faut vous dire ... Eh ! non , il faut me taire ;
Car , sir Pickle excepté , ce doit èive un mystère
Pour tout le monde ^ encor lui-même il ne sait pas...
Suffit, il m'en voudrait si j'épargnais mes pas;
C'est clair. . . . ( fausse sortie ) .
FANNY.
Ecrivez-lui plutôt un bout de lettre,
Vous me le remettrez , et je puis vous promettre
Qu'il sera lu...
PHRASIUS.
Bien dit! écrivons... Moi présent,
Faut-il qu'il soit dehors ? cela n'est pas plaisant.
FANNY, riant.
Monsieur doit s*y connaître.
PHRASIUS.
Hein ?
FANNY, riant.
Ah! ah! l'imbécille !
PHRASIUS.
Comme on est jovial dans cette grande ville ?
Depuis le coche d'eau , d'où je sors tout botté ,
Je trouve autour de moi tout le monde en gaîté :
Votre nom? — Phrasius : c'est ainsi qu'on me nomme.
^ Votre état? — Précepteur. Le sournois de jeune homme*
En m'offrent mon ballot , l'a deux fois laissé cheoir ,
Et s'est caché loug-temps le nez dans son mouchoir j
Un long jokey , portant ma petite sacoche ,
M'accompagne , et chacun en passant me décoche
Un grand éclat de rire, au moins très-familier ;
J'entre ici, même accueil. C'est vraiment singulier i
Comme on est jovial dans cette grande ville.
FANNY.
Tout est prêt, vous pouvez déployer votre style.
( i3)
tHRAsius à EHsa.
Vous permettez....
ÉLISA.
Très-fort.
( Phrasius entre dans le cabinet , s'assied et écrit),
SCÈNE Y.
Les précédens , SELMOURS.
SEI.MOURS vivement.
C'est vous , chère Eiisa ,
De grâce écoutez-moi,
ÉLISA.
Quoi ! de retour déjà ,
Monsieur?
SELMOURS.
Que voulez- vous , je rassemblais à pein€
Quelques amis à qui je racontais ma peine ,
Que , toujours aux aguets et ne me quitlant pas ,
Monsieur Pickle est soudain arrivé sur mes pas ,
Et dans notre entretien s'ingérant tout de suite,
Il a pris la parole et moi j'ai pris la fuite.
ÉLISA.
. Et vous l'avez laissé...
SELMOURS.
Discutant, raisonnant.
Mais d'un autre embarras il s'agit maintenant....
Vous pouvez le finir.
ÉLISA.
Moi ? Non : qu'y puis-je faire ,
A l'univers entier si vous ne pouvez plaire ?
5ELM0URS,
Non, Elisa , mou cœur ne veut plaire qu'à vous ,
Et votre opinion fera celle de tous.
Sachez donc qu'en tenant sa démarclie secrète,
Mistriss Forward , pour Londre, a qutîé sa retraite;
Et que depuis hier elle est dans cet hôtel ,
Là , dans ce pavillon ; !e tait est trop réel :
Voila ce qu'à l'instant James vient de m'apprendra.
Maintenant, EHsa, quel parti faut-il prendre?
3'ignore quel dessein conduit mistriss Forw^ard,
Ou si ce voisinage est TefFet du hasard ;
Si miss Jenny connaît les ordres de son père,
Mais ce doute m'accable et tout me désespère.
C'est à vous d'assurer mes vœux mal affermis,
Et de guider un cœur que vous avez soumis.
ÉLISA.
Non , Selmours ; je ne peux expliquer ma pensée
(i4)
Sur un point où je suis si fort intéressëe.
Revoyez vos amis, et...
SELMOURS.
Non , je ne le puis ;
Disposez de mon sort; dans le trouble où je suis,
Voui> êtes mon espoir, mon unique refuge.
iLISA.
Vous obéirez donc T
SELMOURS.
Oh! oui; soyez mon juge.
Je promets tout , sinon d'épouser jniss Jenny.
ÉLISA.
Et peut-être est-ce là le plus sage parti !
SELMOURS.
C'est vous qui me donnez ce conseil ?
ÉLISA.
Mais... Je pense
Que la délicatesse et la reconnaissance....
SELMOURS.
EK bien ! je vais trouver mistriss Forward ; je cours
Immoler à sa nièce et mon cœur et mes jours ,
L'épouser pour sortir de tant d'inquiétudes.
( Fausse sortie^ )
ÉLISA.
Allons, car j'ai pitié de vos incertitudes;
Venez.... Si vous devez être un jour mon époux
Laissez-moi vous conduire et disposer de vous.
Une femme , Selmours, par fois pour elle-même
Peut manquer de raison , jamais pour ce qu'elle aime.
PHRASIU9 , écrivant.
Que de distractions me passent dans l'esprit!
FANNY.
Quoi ! vous en avez donc?
PHRASTUS.
Eh! oui, sans contredit,
Des distractions.
FAN NT.
Ah!
ÉLISA , à Selmours.
Ecoutez , le temps presse.
Qu'elle était , entre nous , l'intention expresse
î)e monsieur Mékelfort ? Il en eut deux, je crois;
L'une de reverser tous ses biens à la fois
Sur sa fille et sur vous, qu'il chérissait en père ;
L'autre d'unir Jenny , par un hymen prospère ,
Au sort d'un homme aimable et qui puisse l'aimet :
En faisant tout cela pourra-t-on vous blâmer ?
SELMOURS.
Non sans doute.
ÉLISA.
Eh bien donc partagez l'héritagô
( 15)
Comme »?ntre frère et sœur ; d'abord par ce partage
Voilà le premier point rempli : qu'en pensez-vou»?
SELMOURS.
Mais Je second ?
ÉLIS A.
Cherchez sans retard un ëpoux
Qui présente à Jenny ces qualités de l'anie ,
Qui îeront avec vous le bonheur d'une fe.nme :
Cela n'est pas aisé ; mais Jenny sur ce point
Verra par d'autres yeux , ne vous connaissant point.
Vous , jusqu'à ce moment, gardez en tuteur sage
La dot qu'elle devra touciier en mariage ;
Vous voyez, mon ami, si son père eût vécu ,
Qu'il n'aurait pas mieux fait.
SELMOURS.
♦ Oh ! non , je suis vaincu ;
Rien n'est persuasif, je l'éprouve moi-même ,
Autant que la raison dans la bouche qu'on aime.
ÉLISA.
De mon projet, je crois , le succès —
SELMOURS.
Est certain ;
El chez mislriss Forward j'irai dès ce matin.
Ainsi tout mon bonheur deviendra votre ouvrage.
ÉLISA.
Que la tante d'abord ait un riche avantage.
Avec cent mille écus de rente , miss Jenny
^e pourra ])as manquer d'avoir un bon mari ;
Elle le choisira , ce sont là nos systèmes j
Vous ferez deux heureux....
SELMOURS.
Nous le serons nous-mêmes.
Si mes offres pourtant ne lui convenaient pas ,
S'ilfaliaitL....
iLISA.
Terreur vaine !
SELMOURS.
Allons , dans tous les cas
J'aurai fait mon devoir ; dois-je en craindre la suite ?
Personne ne paurra reprendre ma conduite.
SCÈNE VI.
PHRASIUS, FANNY.
pHRAsius sortant du cabinet.
Voilà ma lettre à bout.
FANNY.
Ma patience aussi^
Donnez.
( i6)
PHRASIUS.
Ne faut-il pas que je pointe les I ,
Que je barre les T , je soigne les virgules ;
Le sljlc, euîin , le style ?...
FANNY.
Ah ! quels yeux ridicules
Vous me faites !
PHRASIUS , lisant.
(( Monsieur.... Ce petit air sournois
« M'enchante, et vous avez le plus piquant minois ,
<( L'œil le plus agaçant , oui , le diable m'emporte ,
K Si je
FANNY.
Vous écrivez des choses de la sorte
A monsieur Pickle ?
PHRASIUS*
Eli ! non , parbleu , je vous les dis^
Ange femelle , à vous, lose de Parjdis.
Ah ! çà , de ce logis vous êtes la maîtresse?
FANNY.
Non , je suis la soubrette.
PHRASIUS.
Eii bien ! enclianteresse ,
C'est égal; je vous aime, et mon cœur trop ardent....
Non , Eve n'était pas plus belle aux yeux: d'Adam.
FANNY.
Quel compliment î
PHRASIUS.
Puisé dans Milton , notre Homère;
Oh ! vous êtes vraiment fraîche comme la mère
Du genre humain.
FANNY.
Flatteur ! petit serpent !
PHRASIUS.
Voulez-vous m'épouser , Mademoiselle ?
FANNY.
Moi? Bon!
Non.
Vous allez vite au moins.
PHRASIUS.
Vovez , je ne m'informe
Ni si votre naissance à la mienne est conforme,
Ni si vous êtes riche , et sans rémission
Je vous enlève avec votre permission.
Vous verrez mon collège , et, reine dans ma classe ...
_, FANNY
Qui? moi ! pauvre ignorante! y serais- je h ma place ?
PHRAsius.
Laissez donc; lorsqu'avec quelqu'assiduité
Nous aurions fait ensemble un cours d'humanité...
FANNY.
Oh ! vous y perdriez votre latin.
(17 )
PHR^SIUS.
Peut-être
L'éoolicre bientôt eu montrerait au maître.
TANNY.
Mon cher monsieur, pour moi l'inte'rêt n'est d& rien.
Dans le choix d'un mari ; mais ma foi j'en convien ,
Je mettrais, si de vous j'acceptais pareille oîi're^
La dot...
PHRASIUS*
Où?
TANNY.
Dans mon Ut.
PHRASTUS.
Et l'époux?
FANNY.
Dans le coffre.
PHRASIUS.
oh! dans quel traquenard mon cœur s'est-il fourré!
FANNY.
Eh bien ! vous déchirez votre lettre ?
PHRASIUS, déchirant la lettre.
Ah ! c'est vrai.
Devine qui pourra.
FANNY.
Quel message est le vôtre?
Que dirai-je pour vous?
PHRASIUS.
Rien ; je cours après l'autre...
FANNY.
Après qui ?
PHRASIUS.
Oui, cherchez ! je vais chercher aussi.
Jeune homme inconséquent! des yeux comme en voici
T'auront tourné la tête , et ma disgrâce approche
L'amour — Moi qui croyais l'attraper par le coche.
Mais par où donc sortir ?
FANNY.
Quel embrouillé conteur !
Un jeune homme et mes yeux , le coche , un précepteur ,
Cette lettre — voilà pour troubler vingt cervelles.
Par ici, suivez-moi: sachons quelques nouvelles,
Car il est par ma foi si bête, qu'il m'a l'air
D'être le précepteur du pauvre sir Robert.
PHRASIUS.
Venez, courons, cherchons.... surtout, ma belle amie,
Ne vous mariez pas sans moi, je vous en prie !
riN DU PREMIER ACTE.
( tS)
»VV VVV MVVVVt/VVtft'VIM'MA^VVM^t^K/MVVVM/VVVV VV\ VVX'VV^'M/VMVVVVVVi'M^
ACTE SECOND.
SCENE PREMIERE.
MisTRiss FORWARD, JENNY.
( Elles sortent dit pavillon à droite),
MISTRISS FORWARD.
Non , Miss ; je ne veux point que , toujours solitaire ,
Avec un sot roman vous <;Jierchuz le mystère.
Quoi ! d'ennoblu- vos goûts n'e»t-il donc nul moyen ?
Vous lisez, vous pkuiiz comme les gens de rien j
Vous, Jenny, vous, ma nièce ?
JENNY.
Eh! laissez-moi, matante,
Charmer par ces écrits les longueurs de l'attente.
Une autre voudrait voir celte gr.aide cité j
Je suis fiile, et n'ai point de curiosité.
MISTRISS FORWARD.
Vous n'avez que malice et caprice dans l'âme.
JfiNNY.
Encor par quelque trait faut-ii que je sois femme.
MJSTRISS FORWARD.
Votre tête....
JENNY.
Ôli î voilk votre refrein fatal ;
Ma tête.... Mais chacun n'en juge pas si mal.
MISTRISS FORWARD.
J'ai passé, quand j'éta:s votre unique compagne.
Vos petits airs «^ouwjiun. , vostraveis lie campagne. ,
Vous entrez dans le monde où le- bourgeois ont tort j
Il vous faudra de Ion changer avec le sort.
Votr<^ père n'est pl;i;> ^ il vous a peu connue ,
Mais du moins sa boijté s'est de vous souvenue.
Il vous laisse uue dot . tt , je crois , de gr^ncis biens j
Un parent , qui lui tmtpar les plus forts liens ,
Un lord, doit accomplir ses vœux testamentaires ;
J'ai fait , pour le trouver , tous les pas nécessaires;
Il est à Londre , et peut , par tel événement ,
Nous remettre en état de vivre noblement.
JENNY.
Ces intérêts réglés, gagnons notre retraite.
( '9)
MTSTRIS8 FORWARÏ).
Ce n'est point mon dessein. Une allaire se traite ;
Ce prirent , qui d'un père a tous Jes droits sur vous,
Doit vous voir , et vous est destiné pour époux.
Je n'imagine pas quVn voire solitude ,
Près de vous enterré....
JENNY.
Ce sort n'est pas si rude.
Mais , ma tante , aurait-on disposé de ma main ?
MISTRISS FORWARD.
Votre père.
JENNY.
Il a pu , par un ordre inhumain ,
M'obliger de former des noeuds que je déteste ?
MISTRISS FORWARD.
Pourquoi les détester ? Selmours , jeune et modeste ,
Est un aimable riche , un seigneur plein d'esprit.
JENNY.
Ces phénomènes-là sont beaux , sans contredit ;
Mais il n'est qu'un objet où mon cœur s'intéresse,
Et de ce cœur enfin je ne suis pas maîtresse.
MISTRISS FORWARD.
Je vous entends. Robert , sir Robert , n'est-ce paa.
Vous tourne la cervelle et meurt pour vos appas.
Savez-vous à quel point vous êtes ridicule ?
Savez-vous , pauvre miss , que l'amour qui vous brûiô
Pour un jeune écolier entrevu dans Oxfbrt ,
Et je ne sais comment ; qui vous aime bien fort,
Et je ne sais pourquoi ; qui veut en téméraire
Vous obtenir de moi sans l'aveu de son père >
Est le plus sot calcul et la plus folle erreur?...
JENNY.
Ma tante....
MISTRISS FORWARD.
Onbliez-là cette frivole ardeur.
Je vois un sort brillant qui pour nous se prépare 5
Je ne souffrirai point que votre choix s'égare.
Sortons de cet état qui pèse à ma fierté ;
La fortune sourit : passons de son côté.
JENNY.
Vendre un cœur à l'hymen est un calcul commode j
Mais l'usage , ma tante , en a passé de mode.
MISTRISS FORWARD.
Plaît-il ?
JENNY.
Je vous respecte et vous chéris ; mais quoi ,
Ce sacrifice horrible est au-dessus de moi !
MISTRISS FORWARD
Fort bien. Disposez-vous, ma chère , avec prudence
A suivre les leçons de mon expérience.
( =0 ) _
Je rentre pour veiller h vos seuls intérêts.
Vous savt z si je souffre obstacle à mes projets :
A recevoir Selinours soyez donc préparée.
SCÈNE IL
JENNY seule, puis ROBERT.
JENNY.
îl ne tiendrait qu'à moi d'être désespérée :
La belle occasion ! mais je n'en ferai rien ;
IVon, je le sens. Mon père, bc quoi î se peut-il bien
Que vous aviez dicté ce testament sévère ?
Ab ! Tordre d'affliger vient-il jamais d'un père !
Et Robivlfdans Oxford sera-t-il seul resté ?
Ciel ! que d'indiflérence et de tranquillité !
Ne pas de mon départ deviner le mystère :
Il est vrai que ma tante , en partant de sa terre,
De ses brusques desseins n'a nuilement parlé;
( Robert parait dans le fond ) .
ROBERT, sans voir Jenny.
Me voici dans l'bôlel.
JENNY.
Que , toujours surveillé ,
Lui-même d'un pédant subit la dépendance.
ROBERT , à part.
Jenny seule î
JENNY.
Nous suivre en cette résidence ,
Impossible !... Esî-il rien d'impossible à l'amour?
Si Robert m'eût aimée, il aurait en un jour
Prévu tous les dangers, bravé tout, et peut-être
A mes yeux tout-k-coup je l'aurais vu paraître.
ROBERT , à part.
Le voilij.
.7ENNY.
J'aurais eu d'abord bien du courroux ;
Mais à de paveds îorîs, pardonner est si doux !
J'aurais, en li.' .paisatît , blâmé son imprudence.
Prescrit à Tindiocrit d'éviter ma présence —
Il n'en aurait rien lait ; et nous eussions tous deux
Concerté les movens d'éconduire un fâcheux.
Je ne puis seule ainsi faire tête à l'orage ;
Mais sa témérité m eût rendu mon courage;
II eiit pressé du moins la main qu'on lui ravit.
Quel bonheur de l'entendre , inguiet , interdit ,
Répéter à mes pieds : « Jenny , je t'aime encore ! »
(21)
SCÈNE III.
JENNY, ROBERT.
ROBERT.
Oui , j'en jure à vos pieds , Jeiitiy , je vous adore.
JEtVNY.
x\h , mon Dieu ! qu'est ce là ? Relirez-vous , Monsieur ,
Vous me faites mourir de trouble, de frayeur;
Fuyez , retirez-vous , sortez.
ROBFRT.
Prenez courage ',
Laissez-moi près de vous fcure têle à l'orage.
JENNY.
Imprudent! si ma tante avait surpris vos pas '•
ROBERT.
Cette main qu'à mes vœux on ne ravira pas ,
Laissez-la moi presser.
JETSriVY.
Fuyez : quel trouble extrême !
ROBERT.
Ah ! je n'en ferai rien : vous lavez dit vous-même.
JENNY
Je l'ai dit ; mais , Monsieur , qui vous devinait là ?
Je ne le dirai plus.
ROBERT.
Les femmes . les voilà ,
Désavouant soudain l'aveu qui leur écliappe.
JENNY,
N'ajoutez pas, Robert , au malheur qui me frappe.
Comment vaincre ou parer tous les maux de ce jour ?
Impossible.
" ROBERT.
Est-il rien d'impossible à l'amour ?
Je sais qu'à lord Edouard l'intérêt vous destine.
JENNY.
11 est vrai.
ROBERT.
Se peut- 11 que l'on vous détermine
A signer le bonheur d'un autre époiix que moi ?
JE1?(NY.
Non , Je mourrai plutôt q^ie de trahir ma foi.
ROBERT.
Je reconnais Jenny.
JENNY.
Mais j'ordonne sur l'heure
Que partant pour Oxford vous quittiez ma demeure ,
Et ne reparaissiez que nos périls passés.
Peut-être mes aveux réussiront assez
Pour dégoûter Selmours d'un hymen qui m'outra«>e.
POLFRT.
Ah ! VOUS lui pljiîrez trop. Moi , j'aur u's le courage
De vous abmdoiiiHT, et dans le jour fatal
Où peul-ètre un contrat vous Ivre à mou rival ?
JE\NY.
Votre présence ici peut nous êtie contraire.
ROBERT.
Je veux voir lord Selmours.
JENNY.
Qcw prétendez-vous faire ?
R OBI HT.
M'expliquer avec lui.
JENNY.
Quelqu'un vient.. Ah î Robert ,
Au nom du ciel , fuyez ; vous hertz découveri.
ROBERT.
Je sors , sans m'éloigner ; pour veiller avec zèle.
SCÈNE IV.
SELMOURS, JENNY.
SELMOURS , à Ivi-méme,
Voyons : mislriss Forward , m'a-t-on dit , est chez elle.
JENNY.
Je ne puis surmonter mon embarras.
SELMOURS , à Jenny.
Ici
Loge mistriss Forvyard ?
JENNY.
Ali .' sans doute voici
Celui dont ce matin me menaçait ma tante.
SELMOURS.
Je viens Tentrelenir d'une afT;ure importante,
JENNY.
A peine je respiie !
SELMOURS. ''
En son appartement....
JENNY-
Sir Robert a-t-il pu s'échapper prudemment ?
SELMOURS.
Mademoiselle....
JENNY.
Oui ; je m'en vais au plus vite
De Monsieur à ma tante annoncer la visite;
Elle viendra dans peu , daignez l'attendre ici.
(23)
SCÈNE V.
SELMOURS, seul.
Sa tante, ai-je entendu ? Serait-ce miss Jenny ?
J'ai cru voir quelque trouble en ft>on maintien para;îtcie;
Elle est loin de m'altondre et loin de mi* connaître.
Allons, préparons-nous à l'utile entretien
Où doit se décider et son sort et le mien.
SCÈNE VI.
MiSTRiss FORWARD, SELMOURS.,
MISTRISS FORWARD.
Quel buta l'entretien qu'ici Monsieur réclame?
SHIMOURS.
Je suis Edouard Selmours , l'un des pareiis, Madanie,
Et le fils adoptif de Georges Mékclfort :
Chargé des tristes bieis que ni'a l^iissé sa mort,
J'ai du , comme ua devair , accepter rbéritage.
Et viens à votre nièce en ofFru' le partage.
MISTRISS FORWARD.
Mylord. ..
SELMOURS.
Je n'ai nul droit a des lemercîmens.
Dans les bieus du défunt quelques arrangemens
M'ohligenl à garder les tonds de la tutelle,
Jusqu à i ijeure où Jenny, d'un époux digne d'elle.
Acceptera i«^s vœn\:. Je n'dttends que l'honneur
De me voir coniiullé sur le rbo(X de son cœur.
MiSTRiSS FORWARD.
Mais je ne comprends pas, iuylord , comment vous-même,
Qu'hono! a d u.i ami la coati^-ice extrême.
Qui reçûtes de lui cent marques de bonté,
Ignon z à ce point, ses vœux , sa v clouté?
Le projet favori qui l'occupa ^ans cesse?
SELMOURS , tiinidement.
Quel projet?
MISTRISS FORWARD.
C'est à vous qu'd destina it jua nièce,
A VOUS que d'un époux il confiait les droits.
Le jour où je le vis , pour la dernière fois !
Il m'e.itretint long temps de l'immense avantage
Qu'il vous lait en faveur de ce seul mariage.
Avant (iiie de répondre à vos offres, souhVez
( Vous de qui ly parole et l'honneur sont sacrés )
Souffrez que je m'adresse à votre conscience ,
( 24 )
Et dîtes si jamais vous eûtes connaissance
De ces intentions de votre l>irnrait( ur?
SELMOIJRS.
Je n';u' point l'inte'rêt d'un cnjjide imposteur :
l)e motisieur Mékelîbrt le lestamcnl n'jinpose
!NuUt condition , ne ])rvScrit nulle clause.
MISTRISS FORW-AHD.
J'ai peine à le penser,
SELMOURS.
Le voici : vous verrez
Que sans conditions ses biens sont assurés,-
Que (!e nia volonté' j'y suis laissé le niaîlre.
Je ne suis |)oinl Iiojnpeur, iii ne le veux paraître,-
Je n'ai Irahi personne, et surtout devant vous,
De cette véi ité je veux être jaloux.
MisTRiss FORWARD, après avo'ir parcuuiu l'écrit.
Vos biens et votre main sont à vo:is , je m'abuse.
SELMOURS.
Je renouvelle ici ToflYe....
MISTRISS FORWARD.
Je la refuse ;
Certaine que ma nièce en tout n^'approuvera.
Ces bienfaits, ma Jenny ne les acccpiera
Qi;e des mains d'un époux; si vous prétendez l'être,
Voire cœur deviendra plus tranquille pcut-êlrei '
Mais par un don ( si rien ne doit [)lus nous lier)
Vous n'avez pas le droit de nous humilier.
SELMOURS.
(h port) (hiiut)
Quel coup de foudre ! Eli ! mais quelle idée est la vôtre ,
Madame ? remarquez qu'inconnus l'un à l'autre ,
Votre nièce ni moi ne pouvons sans danger....
L'un de nous deux, d'ailleurs, n'a-t-il ])u s'engager?
MISTRTSS FORWARD.
Cela se peut... du moins nul ne dira j'espère,
Que ma nièce ait trahi les derniers vœux d'un père.
SELMOURS.
Cependant....
MISTRISS FORWARD.
Vous savez ma réponse.
SELMOURS.
Ecoulez...
Mes projets valent bien d'être un peu médités.
MlSTRlSS FORWARD.
A mûrir des ])rnjrls c'est moi qui vous invile :
Vous êtes gentilhomme, ayiz-eu la conduite;
Puissiez-vous mieux un jour et connaître et remplir
Les devoirs qu'un ami vous chargea d'accomplir.
( Elle sort ).
(25 )
SCÈNE VII.
SELMOURS.
Quel embarras criiel ! fatales circonstances !
Voilà donc quel succès obtiendront mes Instances?
Cette fennne sans doute a surpris mon secret;
Que vais-je devenir? Et que craindre en efl'et
De ses méchaus discours , si son relus s obstine ?
Je piévois l'avenu' que le sort me destine:
Bientôt de l'aventure on méùua partout ;
Les salons , les journaux enchériront sur tout.
A travers mille affronts naîtra la calomnie ;
Owen est près d'Oxford , là se tient réunie
Notre jeunesse anglaise à Tuniversité :
Comme un homme sans foi j'y vais être cité,
Dépeint comme un ingrat , déshonoré peut-être ,
Dans mon propre pays n'osant plus reparaître ,
Au désespoir réduit, et tous ces maux, pourquoi?-..
C est qu une femme fière, entêtée , a de moi.
Sans que riexi la fléchisse, à tout indifférente,
Refusé d'accepter cent mille écus de rente.
SCÈNE VIII.
SELMOURS, JENNY.
JENNY , à paj't.
Sel meurs est encor là.
SELMOURS.
Je n'ai plus nul espoir.
Mais miss Jenny.... du ilioins si je pouvais la voir,
Si de ses vœux secrets j'obtenais connaissance ?
Peut-être....
JENNY , à part.
Quelle crainte ou bien quelle espérance
D'un si court entretien me faut-il concevoir?
Sur le sort qui m'attend ne puis-je rien savoir?
Essayons d'approcher.
SELMOURS.
Je l'aperçois , c'est elle.
JENNY.
Si j'osais lui parler!
SELMOURS.
Parlons. Mademoiselle....
JENNY.
Monsieur ?
SELMOURS.
J'ai désiré tous voir seule un moment.
(26 )
JENNY.
De mon côté, monsieur , j'avais précisément
(à part)
Des choses... à vous dire. 11 double mes alarmes.
SELMOUR^ à part^
Voudrait-elle essayer le pouvoir de ses charmes.
JENNY , à part.
Veut-il me disposer ?
SELMOURS.
Je viens d'entretenir
Ici mistriss Forward ; et de votre avenir ,
De vous, du sort brillant qu'un père vous assure
Il s'agissait... Sans vous je ne veux rien conclure;
Heureux , quand je vous viens consulter sur ce point.
Si mon zèle empressé ne vous déplaisait point.
JENNY , à part.
Il prétend m'épouser , la chose est assez claire.
(haut)
Monsieur, vous méritez ma confiance entière ;
Vous êtes l'héritier de monsieur Mékeifort ,
Et l'ami de mon père a des droits sur mon sort.
SELMOURS, àjOrt/'A
Rien n'est moins équivoque. Ecartons sa pensée.
JENNY, à part.
Détruisons cet espoir dont son âme est bercée.
(haut)
Il est bien difficile à ce qu'on dit , Monsieur ,
De rencontrer la paix , de fixer le bonheur
Dans les liens qu'ici pour tous deux on prépare.
SELMOURS.
Et l'on a raison , Miss ; le bonheur est si rare F
Sur les torts des époux, sur leurs tourmens diversf,
L'expérience est vieille autant que l'univers.
JENNY.
Les femmes , je le sens rarenjcnt en partage
Ont les simples vertus qui font un bon ménage.
SELMOURS,
Les hommes, je le sens, sont si chagrins, si faux!
JENNY.
Je ne m'abuse point sur le peu que je vaux;
J'ai lieu de redouter mon fâcheux caractère.
SELMOURS.
J'ai peu de qualités.
JENNY.
Je suis vaine, légère.
SELMOURS.
Vous êtes franche au moins ; moi je suis dur , jaloux.
(h part)
Dieu ! qutlîe opinion prendra- t-elle de noua !
JENNY.
C'est au point que jamais , non, Monsieur , je vous jure »
Il n'est si léger tort que mon humeur endure,
Vii je ne sais comment, je le dis sans détour ,
( 27 )
On peut au même ohjct penser deux fois par jour.
SKL,MOURS.
Je suis vindicatif, niécontent
JENINY.
Moi de même.
SELMOURS.
Je gronde à tous propos.
JENNY.
C'ehl mon lionlipur suprême.
SELMOLRS, à part.
Pour s'attacher un cœiu' ses moyens sont nouveaux.
JENNY, à part.
Où veut-il en venir avec tous ses défauts ?
(liant)
Et puis... Quand nos parens de notre main disposent ,
Il advient si souvent...
SELMOURS.
Qu'aux regrets ils s'exposent;
Et que nous avons fait d'avance un choix.
JJBNNY.
C'est vrai.
C'est à peu près le cas oii je me trouverai.
SELMOURS.
Qu'entend-je ,Miss? ailleurs vous seriez engagée?
JENNY.
Eh ! mais... d'en convenir je me crois oblige'e.
SELMOURS.
Vous en aimez un autre ! ah ! vous comblez mes vœux.
Oui , des hommes, Jenny , je suis le plus heureux.
( // tombe à ses (genoux. )
JENNY.
Que dites-vous ?
SELMOURS. *
Que j'ai disposé de moi-même.
JENNY.
Vous ne m'épousez pas : mon dieu .' que je vous aime !
SELMOURS.
Mademoiselle...
JENNY.
Eh ! mais , Monsieur , vous m'enchantez î
Quoi ! vous ne voulez pas de moi ? Que de bontés !
SELMOURS.
Ainsi donc , notre hymen ..
JENNY.
M'inspirait l'épouvante ,
Et je vous haïssais de tout mon eœur.
SELMOURS.
Charmante!
Unissons nos efforts comme le sont nos vœux...
JENNY.
Pour qu'on ne puisse pas AOiis ^narier tous deux ,
N'est-ce pas ?
( 28 )
SELMOURS.
Si la tante à notre hymen s'obstine
Ou vous veut éloigner , venez , oui , ma cousine ,
Chercher dans cet hôtel asile au])ri's de moi ,
Près d'une femme à qui j'ai destiné ma loi ,
Qui déjà s'intéresse au sort de votre vie,
Et qui sans doute un jour deviendra votre amie.
Parent de votre père , ii fut mon bienfaiteur.
Et je suis aujourd'hui , Jeiiny , votre tuteur.
JENNY , auec embarras.
Mais il me faut, Monsieur, finir la confidence:
Un jeune homme...
SELMOURS.
De vous il est digne, je pense,
Puisqu'il a su vous plaire ; avec mistnss Forward
Je prétends m'expliquer, terminer sans retard ;
Je Ju! déclarerai quel parti j'ai su prendre
Irrévocablement.
JENNY.
Elle peut nous surprendre ;
Je me retire : adieu , mon espoir est en vous.
SELMOURS.
Ma;s, Miss, auparavant...
JENNY.
Je l'entends ! quittons-nou.
Ne pourrez-vous bientôt revenir ?
SEJLMOURS.
Je l'espère.
JENNY.
SELMOURS.
Adieu. ^
Comptez sur moi.
SCÈNE IX.
SELMOURS, auec enthousiasme,
: Le sort devient prospère
Certes , je reviendrai Si la tante prétend
M'enchaîner rnaîgré moi , sa nièce me déi'end;
L'intérêt de l'amour me répond de son zèle.
SCÈNE X.
SELMOURS, ROBERT,
ROBERT, à lui-même.
Pour protéger Jenny , je reviens auprès d'elle.
Que vois-je ? un étranger ?... Si c'était mon rivaL
( =9 )
sF.LMoiJRs , à part.
Je sortirai vainqueur d'un embarras làlal :
O fortune! une l'ois tu vas donc me sourire,
r.t je puis délier les jaloux; de nie ruiire.
Vers celle qui devra partager mon bonheur,
Courons ; et demandons à notre raisonneur ,
Si dans l'état présent où je connais son ame,
Il persiste à vouloir que Jeniiy soit ma femme.
Allons, de notre hymen , hâtons l'instant si doux.
ROBERT.
(h pnrt^ (haut)
Que dit-d de Jenny ? Monsieur
SELMOURS.
Désirez- vous
Quelque chose de moi?
ROBERT.
Par un bonheur extrême ,
Seriez- vous , je voits prie , Edouard Selniours ?
SELMOURS,
Lui-même.
ROBERT.
Parbleu! je suis, Monsieur, charme de le savoir-,
A Londres , tout exprès , j'arrive pour vous voir ,
Et de vous rencontrer j'avais impatience.
SELMOURS.
Je ne vous connais point.
Robert:
Nous ferons connaissance.
SELMOURS.
Quelle affaire auriez vous à me communiquer?
ROBERT.
Elle ne sera pas longue à vous expliquer.
SELMOURS.
Si nous passions chez moi , nous serions plus à l'aise.
ROBERT.
Ce n'est qu'un mot , vous dis-je , et tout retard me pèse :
J'aime ; il est près d'Oxford , nous le savons tous deux,
Une jeune beauté , digne de tous les vœux.
Sa tanie veut l'unir à je ne sais quel homme
De vos amis , dit-on , qui vient , on ne sait comme ,
D'hériter de grands biens....
SELMOURS.
Monsieur est dans ce cas
L'amant de miss Jenny ?
ROBERT.
Certe ! et je n'aime pas
Les héritiers, Monsieur; c'est une antipathie
Que je n'ai jamais pu surmonter de ma vie.
Ne pourrais-je un moment, à l'homme en question.
De ce défaut que j'ai déduire la raison ?
Faites-nous , s'il vous plaît, rencontrer tête-à-têle.
( ^^ )
âELMCURS.
(h part) (h mit)
Mon bonheur me l'adresse ; oh ! Tinstant qui s'apprête
ISfe sera pas , Monsieur , si st-rieiiY ma foi ;
Et quand vous entendrez quelques paroles...
Robert.
Moi?
Je ne suis point venu , Monsieur , pour des parolcii.
SELMOURS.
Vous avez très-grand tort.
Robert*.
-'■ Sublerfuges frivoleâ î
SELMOURS.
Ecoutez seulement , et vous yen ez.
ROBERT.
Je vois ;
Avant ceux de l'honneur _, vous mettez d'autre» droits ,
Kt les successions avant les têle-à lêtes.
Mais vous m'insultez?
Je veux vous obliger.
SELMOURS.
ROBERT.
Soit.
SEI^MOURS.
Aveugle que vous éles-ï
ROBERT.
Partez donc.
SELMOURS.
Imprudent.'
Savez-vous , pour Jenny , quel est mon zèle ai dent ?
Je puis vous expliquer.... Pourquoi lant se débattre ?
RnBJ Rï.
Quand on veut s'expliquer , on ne veut pas se battre,
SELMOURS.
C'est moi qui maintenant vous demande raison :
Je pourrais d'un seul mot vous tout apprendre... Non,
Je le refuserais à la plus vive instance.
ROBERT.
Fort bien : vous remplissez , ma foi , mon espérance.
SELMOURS.
Jeune homme, vous pouviez prévoir que j'aime assez
L'espèce d'entretien dont vous me menacez ;
C'est un goût naturel : quittons cette demeure ,
Votre vœu , juste ou non , sera rempli sur l'heure.
ROBERT
Touchez-là ; nous allons nous entendre une fois.
Des armes en marchant nous réglerons le choix.
( 5i )
SCÈNE XL ^
SELMOURS, ROBERT, PHRASIUS.
PHRASIUS.
Vous voila , beau sujcl de courses et d'alarmes !
Alle-là ! qu est ce encor que votre ciioix des armes ?
ROBERT,
Vous ici , Phrasius ? qui vous eut attendu ?
]?HRAS1US
Et j'arrive à propos, si j'ai biin entendu;
Monsieur le déserteur, à la tin on vous trouve:
Mais sous mon aile ici je vous ^arde et vous couve.
ROBERT.
(à Selmours)
Importun ! — Pardonnez
SELMOURS.
Pour vous en délivrer
Une heure suffira ; je vais tout préparer ,
Monsieur; dans Hide-Park nous nous joindrons ensuite.
( // sort ).
ROBERT.
J'y serai le premier.
PHRASIUS.
Nous verrons ; pas si vite !
Je ne souffrirai point qu'on aille ferrailler.
ROBERT.
Ça , monsieur Phrasius , voulez vous donc railler ?
Vous savez à quel point nous avons l'un pour l'autre
D'égards , de complaisance, et quel pacte est le Rotre.
A mon père jamais vous n'avez répété
Que j'ai fort peu de goût pour l'université;
Nous lui taisons toui deux le tort qui nous condamne,
Et je ne lui dis pas que vous êtes un âne ,
Que de m'endoctriner vous n'avez nul moyen ,
Car j'en sais plus que vous, moi seul qui ne sais rien ;
Je lui tais que par fois relui qui me gouverne,
Le soir obliquement revient de la t iverne.
D'une heure de silence accordez la faveur ;
Cette condescendance importe à mon honneur :
J'y compte , Phrasius.
PHRASIUS.
Il en faudra rabattre!
Et pour quelle raison voulez-vous donc vous battre ?
Vous ai-je donc appris à vous battre, moi ? Non.
El reconnaît- on la cette éducation
Où j'avais mis des soins particuliers ; car j*aime
A grclier les vertus que j'exerce moi-même.
ROBERT.
Save2;-vous, Phrasius, ce qu'ejt le point d'honneur?
( 52 )
riIEASîTJS.
Qui Yous Fa donc appris à Yous-meme , Monsieur ?
KO B EUT.
Deux maîtres plus que vous éloquens à mon âge. '
PHRASIUS.
Ces docteurs, quels sont-ils ?
ROBERT.
L'amour et mon courage.
PIIRASIUS.
Ces maîtres ne sont point clés quatre facultés.
ROBERT , à part.
Quel surcroît d'embarras et de diPùcultés!
PHRASIUS
Et c'est pour miss Jenny que vous voilà rebelle?
Quand un homme brutal nous dispute une belle ^
Monsieur, on la lui cède. Kh .' lisez Cicéron ,
Se'nèque et leurs trailés de niodératlon.
ROBERT.
Vous pensez en amour comme en philosophie;
Je vole au rendez- vous....
FHRASIUS.
Oh ! je vous en défie ;
Je préviens votre père et j'escorte vos pas*
^ ROBERT,
J'irai tout seul , pédant.
THRASIUS.
Goddam ! vous n'irez pas.
ROBERT , à paz-f.
Comment puis-je échapper à l'argus qui m'assomme ?
(hautj
Ecoutez , Phrasius, vous êtes un bon homme.
Et d'un ami prudent je sens qu'on a besoin.
Voulez-vous du combat vous-même être témoin ?
PHRASIUS.
Ai-je l'air d'un témoin , s'il vous plaît?
ROBERT.
L'éloquence
Peut tout concilier ; j'aime votre prudence,
Et m'en rapporte à vous ; je reviens vous chercher.
PHRASius , /e retenant.
Les gens que je tiens bien ne me font pas lâcher,
ROBERT.
J'ai réfléchi.
PHRAStUS.
Vraiment ?
ROBERT.
Quelle insigne folie
De risquer pour un mot les beaux jours de sa vie.
D'aventurer ainsi notre jeunesse !
PHRASIUS.
Eh ! oui ,
Notre jeunesse !
I
(33)
ROBERT.
Entrons dans ce cabinet-ci ;
Je crois qu'en écrivant vous-même à l'advcisaire,
Je trouverai moyeu de me tirer d'affaire.
PHRASIUS.
A la bonne heure : allons, je n'aurais aussi bien
Pu consentir jamais qu'un jeune homme de bien
Se commît pour les droits qu'un vaiii amour se l'orge ,
Et que pour son honneur, il se coupât la gorge.
Entrez donc.
ROBERT.
Après vous, mon très-cher précepteur.
PHRASIUS.
Non , je ne pouvais pas permettre ce malheur.
ROBERT , l'enfermant.
Ali ! tu ne pouvais pas !... je suis libre ; raisonne.
Pédant; je vafS agir, et le devoir l'ordonne ;
Au sortir du combat j'entendrai ton sermon.
l'HRASIUS.
Cette plaisanterie est fort hors de saison ,
Monsieur.
ROBERT.
Criez moins haut , car les rieurs, je gage ,
Ne seront pas pour vous, si l'on vous voit en cage.
PHRASIUS.
Oh ! je suis furieux !
ROBERT.
Relisez Cicéron,
Sénèque, et leurs traités de modération.
PHRASIUS.
Ouvrez donc !
ROBERT.
Il n'est pas , j'espère , d'autre issue
Qui le puisse avant moi conduire dans la rue^
Je suis sauvé!
( Il sort).
PHRASIUS.
Dans peu, je vous suivrai dehors :
Je vois un œil de bœuf oîi peut passer mou corps.
FIN DU SECOND .ACTE.
(3i)
MWWWWWW VV\«VVVtlVVWV«/VVMIV\lVVW M/VVVVVVVVWVWkAfVWV%«WV\/VfVv«VWVk/VVtiVVtVVWV«V
ACTE TROISIEME.
SCENE PREMIERE.
SELMOURS seul. ( // écrit deuant un secrétaire j à côté de lui
sont des pistolets. )
M
""-"•ONSIEUR Pickle et sa sœur ont appris sans retard
Mon fâcheux entretien avec mistriss Forward ;
^ais mon duel pour eux est encore un mystère.
Voici bientôt l'instant : je m'y rendrai , j'espère ,
Sans qu'on n'ait nul soupçon. Que me sert ma vertu ?
Pour Jenny Ton dira que je me suis battu ;
On croira que je suis un traître , un infidelle ;
Et mon Elisa même , ah ! que pensera- t-el le ?
Si je meurs , je ne puis prétendre à ses regrets ;
Si je triomphe , il faut m'éloigner pour jamais....
Que cette lettre au moins explique ma conduite !
( // cacheté la lettre. )
M. PiCKi.E , dans la coulisse.
Selmours !... Je veux le voir , lui parler tout de suite.
SCÈNE IL
SELMOURS, M. PICKLE.
M. PICKLE.
Seîmours , qu'esl-on venu me parler d'un duel ?
SELMOURS.
Parlez bas. '
M. PICKLE.
Vous suivez cet usage cruel î
Vous, colonel, pre'tendre à si mince victoire ?
Servez votre pays ; il n'est pas d'autre gloire.
Mais d'abord est-il sûr qu'on vous ait insulté ?
SELMOURS.
Oui , c'est un ïnco)inu , c'est un jeune éventé ,
L'amant de miss Jennv , qui ni*a cherché querelle ;
Je ne prétends en rien lui disputer sa belle.
Ma is^ l'affront eU connu , l'affaire a fait éclat ,
Et j'espère avant peu corriger notre fat.
M. PICKLE.
Le corriger , Monsieur ! ah ! j'entends , c'est-k-dire
Le tuer.
( 35)
SELMOURS;
Je frémis du danger (ju'il s'attire.
M. PTCKLE.
Et savez-voiis , Monsieur, quel est cet étourdi ?
SELMOrRS.
C'est , je l'ai dit déjà , l'anjant de niiss Jenny.
M. PI( KLE
C'est mon fils , malheureux , mon fils î et dans une heure
De votre propre main vous prétendez qu'il meure î
SELMOURS.
Ciel ! que m'avez- vous dit ? '
M. PICKLE.
Ce qu'au même moment
M'apprend son précepteur Laissons tout argument;
D'écorter la rBison vous n'êtes pas capable.
Ecoutez donc mon cœur : vous seriez bien coupable ,
Pour un vain préjugé, d'immoler sans pitié
Les liens les plus cbers , le sang et l'amitié ,
Et le respect qu'on doit aux cheveux blancs d'un père.
SELMOURS.
Monsieur....
M. PTCKLE.
Vous vous taisez ! votre cœur délibère !
Vous hésitez , Selmours , à me jurer ici
Que vous ne tuerez pas le fils de votre ami ?
Voilà donc la vertu dans le monde suivie !
L'homme qui , pour sauver sa maîtresse, sa vie,
Ne consentirait pas, dans un pressant danger,
A faire au bien d'autrui Je tort le plus léger ,
Esclave d'un honneur atroce et ridicule ,
Cet homme , se peut-il , ne se fait pas scrupule
De priver un vieillard , un père , du seul bien.
Qui lui reste , d'un fil« , sa joie et son soutien ;
Et cet homme , ou plutôt ce nii^urtrier , aspire
A l'estime du monde , et voudra qu'on l'admire.
SELMOURS.
Eh ! mais... je ne suis point l'agresseur.
M. PICKLE.
Je le sai-
Par Robert , sans motif, vous fûtes offensé ,
Dites-vous , son insulte est maintenant publique :
Eh bien ! ^e vous demande un pardon authentique.
Je le demanderais en présence de tous ,
Et ne rougirais pas d'embrasser vos genoux.
SELMOURS, troublé.
Gardez-vous-en , Monsieur.
M. PICKLE.
Promettez donc , barbare ,
Que ce n'est pas la mort qu'un ami me prépare.
SELMOURS.
Eh ! Monsieur , suis-je sourd à vos cris , à vos vœux ?
Cei usage insensé , nous le blâmons tous deux.
(36)
Nommez ce préjugé ridicule, féroce :
Oui , cet honneur est faux , sa folie est atroce ,
J'en conviens hautement ; mais j'y dois obéir.
Vous , qui me reprochez que mou plus cher désir
Est de flatter en tout l'opinion du monde ,
Esi-ce sur un tel point qu'il faut que je la fronde?
Ce duel , aujourd hui vous voulez l'empêcher :
Mais l'un l'autre demain nous irions nous chercher.
Votre fils , comme moi , ne veut rien d'équivoque ;
vS'il se désiste , eh bien ! c'est moi qui le provoque.
11 n'est donc qu'un moyen , vous n'avez qu'un espoir. ^
M. PICKLE.
Lequel ? parlez. Mon fils , dois-je encor le revoir ?
SELMOURS.
J'épargnerai ses jours , Monsieur ; je vous en donne
Ma parole d'honneur qui n'a trompé personne,-
Croyez à ma prudence , et que je fais ici
Tout ce que je puis faire en m'engageant ainsi.
M. PICKLE.
Le voilà cet ami comme il n'en est point d'autre !
SELMOURS.
Ma parole est à vous, mais il me faut la vôtre.
J'exjgc qu'étranger à ce fatal débat ,
Vous demeuriez ici jusqu'après le combat.
M. PICKLE.
Il faut....
SELMOURS.
Que vos discours ne fassent rien connaître.
Je vous demande une heure ; après , vous serez maître.
A moins d'un tel serment , je ne réponds de rien.
M. PICKLE.
Noble €t cruel ami... , je vous le donne.
SELlVtOURS.
Eh bien î
Vous serez content.
( // prend les pistoletsy.
M. PICKE.
Ciel î Moi , votre ami , son père.
SELMOURS.
Nous reviendrons bientôt tous les deux , je- l'espèx'e.
Si je ne reviens pas..., donnez à votre sœur
Ce billet qui contient le secret de mon cœur.
M. PICKLE.
Quoi !
SELMOURS.
Votre fils m'attend ; assuré qu'il doit vivre ,
N'exigez rien de plus , gardez-Tous de nous suivre.
M. PICKLE.
Embrassez-moi.
SELMOURS, montrant la lettre.
Songez que mon honneur est là.
Je pars j une heure encor trompez mon Elisa.
(37)
SCÈNE III.
M. PICKLE , seul. ( // tire sa montre ).
Pendant une heure absent ! D=<ns quel trouble il me laisse !
Faut-il qu'il ait raison d'oublier ia sagesse ?
Maudit amour ] Hélas , qu'un père est niaiheureux
De n'avoir qu'nn seul 111s , et qu'il soit amoureux !
L'étourdi , l'itnprudent , s'arroger privilège
Avant ses vingt-cinq ans , de sortir du collège !
Se battre , avant d avoir appris à disputer ^
Faire une passion , et sans ine consulter !
Qu'il vienne !... Mais tandis qu'ici je me dispose
Aie gronder, peut-être il s'escrime, il s'expose.
El Selmours , cet ami si grand, si généreux....
Ce combat , quel qu'il soit , compromet l'un d'entre eux }
'Jous deux également je sens que je les aime :
Le sauveur de mon fils m'est cher comme lui-même.
Renfermons mes chagrins , dévorons-les tout bas.
SCÈNE IV.
M. PICKLE, FANNY.
FANNYj gaîment.
Où donc esl lord Edouard ?
M. PICKLE.
Eh ! ne m'obsédez pas.
FANNY.
Pourquoi s'éloigne-t-il ? Une belle inconnue
Qui soupire et se plaint , pour le voir est venue \
Elle est là.
M. PICKLE.
Qu'on inc laisse.
PANNY.
Au lieu de lord Selmours ,
Monsieur la recevra ?
M. PICKLE.
Moi?
FANNY.
Parlez-lui toujours \
Vous la consolerez , vous dont l'âme est si bonne.
M. PICKLE.
je ne suis en état de consoler personne.
FANNY.
Essayez... — Entrez , Miss ; lord Edouard est sorti ;
Mais vous pourrez parler à son intime ami ,
Qui de vous recevoir va se faire une fête.
3*
(38 )
SCÈNE V.
Les précédens, JENNY.
M. PTCKLE.
Mais je n'ai point permis.... Allons , la chose est faite.
JENNY.
Ce- 1 à lord Edouard seul que je voulais parler,
Monsieur.
M. PICKLE.
Ma foi , Madame , à ne vous rien celer ,
Si j'ai rheur de vous voir, je n'en suis pas la cause ,
Et ne Cl ois pas pouvoir vous servir h grand chose.
(h pnrl)
Peste du contre-temps !
JENNY.
Ce monsieur n'a, je croi ,
Le temps ni le désir de s'occuper de moi.
FANNY , prenant La Lettre Laissée sur le secrétaire.
Je vous laisse. Monsieur ne m'en veut plus , sans doute ?
Je rejoins ma maîtresse.
( Elle sort ).
JENNY.
Ah ! Monsieur , je redoute
De vous importuner.
M. PICKLE:
(a part)
Madame.... A chaque instant
Mon angoisse s'accroît.
JENNY, à part.
Il ne voit ni n'entend.
M. PICKLE , à part.
Robert , monsieur Robert , je vous la garde bonne !
JENNY.
Vous parlez de Robert ?
M, PTCKLE.
Oui ; cela vous étonne ?
Vous m'en voyez , Madame , occupé maigre moi ,
Et je ii'-3n parle pas pour mon plaisir , ma foi.
C'est un franc étourcli , la plus mauvaise tête....
JENNY.
J'en sais un qui mérite un peu cette épithète.
Vous paraissez ému.
M. PICKLE.
N'en ai- je pas sujet ?
Que diriez- vous d'un fou qui , plein d'un seul objet ,
Se révolte au collège, un îoeau jour l'abandonne ,
Et court d'Oxford après une jeune personne ,
Une Jenny qu'il ose aimer sans mon avis.
JENNY.
Eh bien, Monsieur?
M. PICKLE.
Eh bien, ce fou là, c'est mon fils.
JENNY.
Totre fils ?
M. PICKLE.
Oui, pourquoi cette surprise extrême?
D*où vient qu'à votre tour. , .
JENNY.
Eh ! Monsieur , c'est moi-même,
Je ne puis le cacher, qui suis cette Jenny
Pour qui vous affligeant , Robert est trop puni.
M. PICKLE.
De monsieur Mékelfort, quoi ! vous êtes la fille !
JENNY.
Je venais confier des chagrins de famille
A SelmourS , mon tuteur.
M. PICKLE.
Ain^i donc c'est pour vous
Que Selmours , que Robert s'exposent , dites-nous ?
JENNY.
Qu'entends-je?
M. PICKLE.
Ils sont aux mains , tous deux , à l'instant même.
JENNY.
Pourquoi Selmours, qui sait quel est celui que j'aime,
N'a-t-il pas détrompé...
M. PICKLE.
L'on n'a rien négligé ;
Mais contre un amoureux, ou contre un enragé ;,
Qu'est-ce que la raison ?
JENNY.
Que je suis malheureuse !
M. PICKLE.
Et moi donc ?
JENNY.
Quand ma tante, hélas î trop rigoureuse;,
Veut m'éloigner d'ici , je viens vers lord Edouard,
Et j'apprends...
M. PICKLE.
Suivez-moi près de mistriss Forward.
Mais ne pleurez donc pas. '
JENNY, s' appuyant sur un fauteuil.
Mon iJieu , j'ai tant de peine !
M. PICKLE.
Vous changez de couleur, allez-vous perdre haleine ?
Mais je n'a' pas le temps !... ali ! maudit soit le jour
Où le diable inventa les femmes et l'amour !
L'un pour un quiproquo se fait casser la lêtP ,
L'autre s'évanouit , moi j'enrage et tempête....
Là, revenez, sortez de cet accès fatal,
De grâce, miss Jeuny, ne vous trouvez pas mal !
( ^io)
SCÈNE VI.
Les précédens , Mistriss FORWARD.
MISTRISS PbRWARD.
Ah î vous voilà, ma nièce, on ne m'a point trompée >
Et m'expliquera-t-on cette belle épu pée ?
Me quitter sans raison, pour vous réfugier
Chez^ûn homme inconnu, peut-être un roturier!
Ma
\ JENNY.
tante...
\
MISTRISS FORWARD.
' Et vous , Monsieur , avez- vous le courage ,
De faire encor des tours de la sorte, à votre âge!
Mais la justice est là. Le rapt est solennel.
M. PTCKLE.
Il ne me manquait plus qu'un procès criminel.
MISTRISS FORWARD.
Séducteur! ravisseur! perturbateur!
M. PICKLE
Madame ,
Je vous laissé pousser trois cris ; pour une femme ,
Ce n'est pas trop. Je suis monsieur Pickle : tout doux l
Vous êtes tante et nièce, eh bien! arrangez-vous".
J'ai, parbleu ! d'autres soins. Je ne dis qu'une chose :
Je maudissais l'hymen que mon fils se propose ;
Et maintenant, je sens, loin de m'en affliger j
Que j'y consentirais pour vous faire enrager.
Adieu.
( // pa sortir. )
JENNY.
Comment suffire à tout ce que j'éprouve.
SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENS, ELISA , FANNY.
ÉLISA.
Quoi ! c'est encof e ici , mon frère , qu'on vous trouve,
Quand les jours de Robert , d'Edouard sont menacés ?
M, PICKLE.
Voilà l'autre à présent! allons, en ai-je assez?
Et qui donc vous apprit?...
ÉLlSA.
Cette lettre funeste
Que Fanny m'a remise a l'instant.
M. PICKLE.
Oh ! la peste !
(4. )
JENNY.
Ah ! rendez-nous Robert!
ÉLISA.
Rendez-nous lord Edouard I
M PICKLE.
Eh î rendez-moi la paix. — Voilà mistriss Forward
Et Jenny.
ÉLISA.
Restez , Miss ; c'est ici la demeure
De vos amis. ' ,
M. PICKLE , à part.
Selmours n'a demandé qu'une heure.. -
La voilà qui s'écoule... on ne me retient plus , ^
Je suis libre !
ÉLISA, à Jenny.
Nos vœux seront-ils superflus?
M. PICKLE.
Mais on vient... ce sont eux ! faut-il que je le croie?
Je demeure interdit de surprise et de joie.
SCÈNE VIII.
Les précédens, SELMOURS, ROBERT.
ROBERT, à Selmours , sans voir les autres acteurs.
Prenez-vous donc plaisir à braver mon courroux ,
Monsieur ? je vous suivrai :
SELMOURS.
Fort bien!
( Pickle veut s^ élancer vers son fi/s ; Sebnours lui tend la
la lui presse } les femmes le retiennent en arrière. )
ROBERT.
Expliquez-vous :
Nous étions en présetice ; offensé ( c'est l'usage ) ,
De tirer le premier vous aviez l'avantage;
Vous refusez , je tire; et mon coup juste et prompt
Fait voler le chapeau qui vous couvrait le front.
Vous l'allez froidement relever I... puis encore ,
«Vous pouvez, dites-vous, recommencer. » J'ignore
Quels seraient les motifs d'un si cruel dédain.
Retournons à l'instant, Monsieur , sur le terrain,
Ou vous m'expliquerez quelle humeur est la vôtre.
SELMOURS.
Ou parler ou frapper , j'aime mieux l'un que l'autre ;
Ici je parlerai : vous êtes le seul fils
(le montrant)
De Pickle mon ami. J'ai reçu vos défis:
Vous vouliez m'enlever une jeune personne
(montrant Jenny)
A qui j'ai déclaré, comme l'honneur l'ordonne.
( 4= )
Qu'an autre engagement m'enchaînait pour toujours»
Il fallait m'exposer, non attaquer vos jours.
Mais comme ou a soumis par un étrange usage
La raison à l'erreur, le sang-froid à 1» rage,-.
Si vous rtes encore ou furieux, ou fou ,
Je coiisens à vous suivre et vous m'atteindrez... , ou
Si vous manquez le but, on m'entendra rtdire
Que vous tuer n'est pas un triomplie oii j'aspire,
Plus qu'à vous disputer le cœur de miss Jeuny.
M. PicKLE , à Robert.
Eh bien! écervelé ?.... ^
ROBERT.
Vous m'avez trop puni ,
Lord Edouard ; c'est à vous qu'appartient l'avantage ^
Je le sens ; et suis prêt à réparer l'outrage.
SELMOURS.
Eh bien ! j'accepterai la réparation ,
Et je n'y mets , Monsieur , qu'une condition.
ROBERT.
Laquelle? prononcez, parlez: que dois-je faire?
SELMOURS.
Tout Londre est informé du vœu testamentaire
Qui cause nos débats ; Madame a cru devoir
Prescrire à miss Jenny de ne rien recevoir
Que des mains d'un époux. Que Monsieur le devienne
Cet époux ; pour les torts dont il fiut qu il convienne.
J'exige qu'd accepte ici , sans nul rettrd ,
L'oiïre que j'ai sans fruit faite à mistriss Forward.
M. PICKLE.
C'est-à-dire , en un mot, cent mille écus de rente.
Quelle vengeance !
JENNY.
Edouard, quelle leçon touchante !
M. PICKLE, à Robert.
Çà, monsieur le coquin, c'est à inou tour, ma foi !
(le i-ffniiisxiinl )
Viens d'abord m'embrasser !... misérable ! c'est toi,
Qui de fuir ton collège a l'incroyable audace...,
ÉLISA.
En faveur du bonheur, accordez-lui sa grâce.
M. PICKLE.
(à mistriss Forward)
Soit. — Tout le monde ici , iVIadame , est amoureux ,
Excepté nous, pourtant; qu'ils soient tous quatre heureux.
Vous qui craiguez si fort et roture et scandale,
L'amour pour ces enfans plaide avec la morale.
MLS't'RlSS FORWARD.
Mais quel rang, votre tils?..
M. PrCKLE.
Eii ! a' il faut parler net»
Je ne m'en vantais pas , mais je suis î sronnet.
I
i
(43)
TOUS.
Ah Madame !
JEN]SY.
Ma tante , eh ! vous êtes si bonne!
Dites-moi d'être heureuse.
MISTRTSS FORWARD,
Allons , soyez baronne.
SCÈlNE IX.
Les pRÉcéDENS, PHRASIUS.
PHRAs'ius, poussant un cri.
Tout est prêt! Phrasius ne s'est point endo.mi.
Oh ! nous allons revoir Oxlord, mon bel ami.
Venez, j'ai retenu deux places au c=uosse ;
PICKLE.
Malencontreux !
PHRASIUS.
Marchons , tout est prêt.
ROBERT, montrant Jenny.
Pour la noce.
Voilà mon précepteur.
PIIRASIUS.
Comment ?
M. PICKLE.
Sir Phrasius ,
Je reprends votre élève, et vous n'en ferez plus.
^ PHRASIUS.
Eh ! mais... donénavant que faut -il que je fasse ?
M. PICKLE.
Dans mon château d'Incoln je vous fais garde-chasse.
PHRASIUS à lanny.
Et j'irai seul?
FANNY.
Tout seul.
M. PICKLE.
Eh bien ! mon cher Selmours^
Vous avez accordé l'honneur et vos amours ,
Poursuivez ; qu'en venus votre carrière abonde ,
Et ne vous flattez pas de plaire à tout le monde.
FIN.
DE L'IMPRIMEKIE DE DOUBLET , RUE GIT-LE-COEUR.
/^/^/m^-AX/w-^'^'^'^^*^^ ^^^^
"^i^Z^v^
RETOUR A PARIS
IMPRIMERIE DE AUGUSTE AUFFRAY,
PASSAGE DU CAIRE, ÎM' 5'j.
lUctont à pati0.
IVÉYÉLAÏION,
PAR
M. EMILE DESGHAMPS.
... Le cœur seul est poète.
André GuÉniek.
Que fais-tu donc, Paris, dans ton ardent foyer?
ÂLFRTîn DE YïONY.
iPiiîaiî^
^^
URBAIiN CAINEL ET AD. GUYOT , LIBRAIRES
RUE PU BAC , N' I04-
1852,
Ce poème avait été annoncé comme devant
paraître dans le troisième numéro du livre des
Cent-un. Une circonstance, indépendante de la
volonté de l'Editeur, en a empêché l'insertion.
Le Retour à Paris est détaché d'un recueil
intitulé : Réi^élations ^ qui sera publié dans le
courant de l'année. Ce seront des poésies tout-à-
fait intimes : joies d'enfance , extases de jeune
1
homme 5 folles amours, amères déceptions , noirci
pressentimens 5 blessures cachées... la vie mor-|
telle enfin !
Gomme ce poème a été écrit sous des émotions
toutes récentes , peut-être sa publication actuelle
en fera-t-elle passer quelques-unes dans Fesprit
de quelques lecteurs.
RETOUR A PARIS.
I.
Il faut que je vous parle aujourd'hui que je pleure,
Louise; à m'écouter voulez-vous perdre une heure?
On peut bien perdre une heure alors qu'on a sept ans. —
Oui, prêt à fuir, hélas! bien loin, pour bien long-temps,
Ces grands bois, ces grands monts, cette Auvergne chérie,
De mon cœur orphelin adoptive patrie ,
— 8 —
Et votre frais château, que d'avance j'aimais,
Qui sera déjà noir... si j'y reviens jamais.
Il faut que je vous parle; et vous, petite folle,
Comme au lit d'un mourant pesez chaque parole.
Je ne le voulais pas, mais c'est toujours ainsi.
Votre mère le veut et je le veux aussi.
Je ne le voulais pas; car j'ai l'ame si sombre.
Que c'est pitié vraiment qu'elle verse son ombre
Sur vos regards en feu, sur votre joue en fleur.
Vous demandez pourquoi je souffre, et quel malheur?...
Eh! mon Dieu! qui voudrait recommencer sa vie
Au prix des maux qui l'ont de jour en jour suivie !
Quel malheur?... Un destin manqué... Paris à voir...
Un chaos de pensers que nul ne doit savoir,
Vœux déçus , repentirs : lames empoisonnées ,
Couleuvres dans le cœur sans cesse retournées ;
Ou des rêves dorés , un fantôme charmant
Qu'emporte chaque aurore impitoyablement;
Ou des amis jetés loin de nous... quelque femme
Qui jouait un caprice à peine contre une ame;
Ou le mal lent et sourd d'un cœur qui se souvient
Des morts... ou bien peut-être est-ce l'âge qui vient!...
C'est tout cela. — Donc, moi, je suis sombre et morose,
Comme vous, mon enfant, vous êtes blanche et rose
Et puis, je ne suis pas de ces flatteurs d'enfans.
Qui se pâment d'un mot, et s'en vont, triomphans.
Le conter à la mère, en criant au miracle!...
Bien ! dix ans de Paris , et ce petit oracle
Sera quelque bégueule ou quelque fat musqué ,
Bons à parler herbaulty ou danseuse, ou jockei.
— {) —
Et que la mort, un jour, avec ses luains glacées,
Viendra prendre au milieu de ces graves pensées ! —
Mais, Louise, à nous deux : plusieurs vous apprendront
Que la grâce vous pose un diadème au front,
Et que, toute petite encore que vous êtes,
Il n'est guère de taille et de jambes mieux faites ;
Que vos yeux sont très-noirs et vos cheveux très-blonds
(Double et rare beauté!) ; que vos cils fins et longs
S'abaissent, palpitans, sur votre belle joue,
Comme un grand papillon qui dans ses fleurs se joue;
Que vous aurez bientôt la voix d'un rossignol;
Des pieds à rendre fou tout un bal espagnol ;
Et que Dieu mit en vous l'harmonieux mélange
D'un esprit de lutin avec le cœur d'un ange...
Que sais-je? Ces messieurs répandront sur vos pas
Mille douceurs encor... Moi, je n'en parle pas. —
Tous ces charmes, d'ailleurs, auréole éphémère,
Le beau miracle, étant fille de votre mère!
Ce dont il faut parler, c'est du futur emploi
D'une si riche dot : jurez, oh! jurez-moi
De ne la point user dans ce Paris profane ,
Où, comme la beauté, l'ame aux flambeaux se fane;
Où les hommes n'ont pas d'amis s'ils n'ont point d'or;
Où des femmes, niant la pudeur, leur trésor,
Vous diraient que, pourvu qu'on soit la plus jolie.
Aller s'inquiéter d'autre chose est folie ;
Où mille sots blasés se creusent, jours et nuits,
A chercher des plaisirs qui les changent d'ennuis...
Riez pourtant, dansez et bondissez de joie
Sur votre banc, sitôt que l'archet se déploie;
/^
— 10 —
Soyez reine d'un bal; c'est bien, j'applaudirai :
Ainsi que la douleur, le plaisir est sacré ;
Mais qu'il soit, à travers les devoirs et l'étude,
Une distraction, et non une habitude. —
Malheur à vous, heureux du siècle, je vous plains !^
Une fête vous prend d'une orgie encor pleins ;
Le reflux du rout vous berce et vous emporte;
Mais avec votre groom , le spleen est à la porte.
Quand le feu d'artifice est tiré , ce n'est plus
Qu'un échafaud, squelette aux bras noirs, vermoulus,
Qui devant nous se dresse horrible, et dont la tête
Se détache plus sombre aux lampions de la fête !
Et puis, qui sait? Votre ange, enfant, vous garde-t-il
Paris avec ses bals, ou l'ombre d'un exil?
Qui sait cela? — Comment serez-vous adorée?
Sur la verte pelouse, ou la moire dorée?
Belle en manteau de cour, ou belle en blanc corset,
Vous dirai-je : Princesse, ou Louise? — Qui sait?
Peut-être que le ciel, ainsi qu'à votre père,
(Qui ne fait dans ses bois qu'une halte, j'espère),
Vous prépare un destin orageux , des combats
D'où l'on ne sort plus grand que pour tomber plus bas;
Mais pour cueillir plus tard des palmes peu communes.
Si l'on a, comme lui, porté ses deux fortunes.
Savons-nous rien? sinon que tout est incertain;
Armez-vous de douceur et de force au matin
Pour tout le jour; c'est être heureux que d'être sage.
Que voulez-vous ? la vie est comme un paysage
Qui fuit, se transformant à l'oeil du voyageur;
C'est la lune. — Tantôt, dans sa pleine largeur.
— 11 —
Sur le bord d'un nuage elle s'arrête... et passe
Semblable au front d'un spectre égaré dans l'espace;
Tantôt, frêle croissant, elle se penche aux yeux
Comme un vaisseau d'argent échoué dans les cieux;
Ce soir, c'est une reine, écartant tous ses voiles.
Qui rassemble autour d'elle et tient sa cour d'étoiles ;
Hier, dans les brouillards, son disque s'est levé
Rouge, morne et sanglant, comme un grand œil crevé ;
Et demain elle aura , loin du ciel effacée ,
Caché sa honte, ainsi qu'une épouse chassée. —
Telle est la vie, avec ses retours inconstans,
Depuis le péché d'Eve, et surtout dans nos temps.
Où du monde vieilli précipitant les phases ,
Dieu laisse les méchans en ébranler les bases,
jEt s'arracher entre eux le saint manteau des rois ,
Et pour l'arbre de sang déraciner la croix....
Cependant que son souffle , amoncelant les nues,
Pousse du Gange au Rhin des pestes inconnues !
— Pourquoi les bons punis? pourquoi le mal vainqueur?
Mystères ! adorons , et vivons par le cœur,
Vivons par la vertu , vivons par la pensée ,
Triple don négligé de la foule insensée;
Force ^ amour et lumière^ humaine Trinité,
Symbole temporel de la Divinité!
Vous souriez, Louise, et sans doute vous dites
Que je tiens des discours bien forts pour des petites
De sept ans; mais toujours l'orgueil se glisse en nous,
Et c'est pour les mamans que sont les beaux joujoux.
Ah ! vivez par le cœur, tout le reste est fragile :
Ambition! colosse avec des pieds d'argile;
— 12 —
Vanité! faux brillant que le jour amortit,
Fruit de cire qui tente et trompe l'appétit;
Fortune! autre Feau-d' Or, déesse-courtisane,
Qui vend cher ses faveurs, nous énerve et nous damne;,
Sale idole debout sur tous nos saints débris,
Et, dans son temple grec, patrone de Paris!...
Ah! vivez pour aimer, aimer Dieu, la nature,
Les arts, passion chaste et sublime imposture,
La sainte poésie, au feu sombre ou vermeil.
Par qui l'ame s'épure et remonte au soleil ;
, Pour aimer les travaux, les fêtes domestiques,
Les fabuleux récits des merveilles antiques.
Et les jeux fraternels sous le large noyer
jQui défend des chaleurs et chauffe le foyer;
Pour aimer vos parens, si joyeux de leur fille.
Et leurs amis qui sont encore une famille ;
Et pour aimer aussi quelqu'un , de cet amour
Qu'il vous faudra connaître en l'inspirant un jour.
Mais l'amour idéal, jeune, exclusif, austère.
Qui traverse une vie et n'est pas de la terre.
D'abord faible et tremblant comme un astre qui point^
Bientôt comète ardente et qui ne s'éteint point;
L'amour enfin. — Et non cet amour des coquettes.
Volant qui rebondit sur toutes les raquettes.
Qui va, vient, tourbillonne, insensé de plaisir.
Comme un oiseau magique impossible à saisir.
Mais qui, lorsque le jeu se prolonge et s'alliuiie.
Se prend l'aile et toujours y laisse quelque plume.
Et d'ailleurs, dans ce monde étourdi, froid, moqueur^
Prenez-y garde, il peut se rencontrer un cœur;
-^ 15 —
Un seul regard de femme y verse un incendie ;
Ne jouez pas ainsi. C'est une maladie,
Un sort que vous jetez avec un front serein.
C'est ainsi que l'on brise un homme , et qu'un chagrin
Quand ses jours pâlissans commencent à décroître,
Le pousse à la folie, au crime, ou dans le cloître!....
Un exemple vaut mieux que tous les grands discours;
Je le prends à Paris, et presque de nos jours;
Vous entendrez partout crier à vos oreilles
Qu'on n'aime plus... propos de banquiers ou de vieilles :
Eh! quel homme aima plus une femme! c'était
Un amour frais , brûlant , qui souffre et qui se tait ;
Le feu long-temps caché qui grandit sous la cendre.
A force de se taire , il sut se faire entendre...
Vous dire son extase alors, un séraphin
Le pourrait ; — mais voilà ce qu'il lui dit enfin :
(c Oh ! vous m'avez placé sur un trône céleste !
Oh! j'ai pitié des rois, si votre cœur me reste!
Tout ce que j'ai perdu , tout ce que j'ai rêvé,
Vos yeux cherchent mes yeux , et tout est retrouvé !
Avais-je des chagrins? Je ne sais pas, j'oublie;
Avec mon avenir, je me réconcilie;
Comme Lazarre, un Dieu me vint toucher du doigt ^
Je renais !.. qu'il est beau le jour que l'on vous doit !
Mais parlez, ordonnez ; voulez-vous que le monde
Aux appels de ma voix par mille échos réponde?
J'occuperai le monde à répéter mon nom.
Ne le voulez-vous pas , mon amour? eh! bien non;
— 14 —
Pourvu que je vous serve et que je vous adore,
Et que je vous le dise et vous le dise encore ,
Toute autre gloire est folle, et mon nom ne m'est doux^
Qu'enchaîné près du vôtre et prononcé par vous. [
Comment c'est vous, c'est moi ! là, tous deux, loin des autres
Ces deux mains dans mes mains sont-elles bien les vôtres?
Dites ; est-ce bien vous? est-ce bien moi? — • J'ai peur.
Si tout n'était qu'un rêve, une ombre, une vapeur?...
Vous-même, oh! si jamais, pour un autre sensible,
Vous alliez de mon trône!.. oh! non c'est impossible,
N'est-ce pas ?» — Et déjà , sortant de leur linceul ,
Tous ses malheurs éteints, revivaient dans un seul.
Mais Elle souriait d'un langoureux sourire.
Comme elles font; et lui se reprenait à dire
Et redire : « Impossible, impossible!... pardon.
C'est que... ce qui suivrait de près votre abandon,
Ce qui suivrait de près... Dieu seul peut le connaître!
Vous m'aimez, dites-vous. C'est un péché peut-être ;
Si vous né m'aimiez plus... ah ! malédiction !
Je chargerais deux fois votre confession !
Je suis fou... Non...; je ris. — Ces beaux cheveux de soie.
Oh! oui, dénouez-les, que ma tête s'y noie!...
Vous pleurez, et pourquoi pleurez-vous, mes amours,
M'aimerez-vous long-temps ? » — « Je ne sais, mais toujours
Or, la première fois qu'il revit sa fidèle.
Un étranger marchait d'un certain air près d'elle;
Disons tout cependant, trois mois s'étaient passés!
Qui peut tromper des yeux d'amant ? c'en fut assez.
— 15 —
Le rêve en cauchemar bien vite dégénère,
Et la source en torrent ; l'arbre atteint du tonnerre
Tombe avec tous ses fruits qui ne mûriront pas.
C'en fut assez, vous dis-je; et se mourant tout bas.
Fort gai d'ailleurs , afin de n'égayer personne ,
Il jeta trois dés, puis... mais , c'est midi qui sonne,
Ma Louise, étes-vous gentille, et moi bavard !
Allez donc, vous saurez mon histoire plus tard;
Avec vos grands cheveux, allez, petite reine,
Secouer mes sermons au pont de la Garenne;
Mais songez-y , ce soir ; et priez le bon Dieu
Pour celui qui vous prêche et qui va dire adieu! !
Château de Chassaigne (Auvergne), ... septembre i83i,
II.
L'adieu fut prononcé. J'ai revu la grand' ville
Où la guerre étrangère et la guerre civile
Ont dressé tour à tour et traîné vingt drapeaux;
La ville sans raison , sans air et sans repos ,
Et sur qui, tous les ans, l'ange maudit secoue
Quatre mois de poussière après huit mois de boue.
M'y voilà cependant. — Oh! le sombre séjour.
Par une lin d'automne et vers la fin du jour!
— iO —
où sont mes rocs brûlans , mes fraîches promenades ^
Les cris de l'aigle à jeun , le fracas des cascades ,
• Les soupirs des forêts et des beaux lacs ! — au lieu
De ces grands bruits, qui sont comme la voix de Dieu,
C'est la voix des crieurs de la Bourse, Gomorrhe
Qu'il faudra bien qu^un jour le feu du ciel dévore!...
Le chagrin est plus noir dans la noire cité...
Et partout le brouillard, comme un crêpe, jeté!...
La pâle aurore touche au pâle crépuscule;
Ce monde est triste à voir, et le soleil recule...
Deuil au ciel!... Deuil au cœur!...
— Quel magique univers
Rejette, éblouissant, le linceul des hivers?
Pour un soleil mourant, des milliers de bougies.
Et splendides galas, et dansantes orgies.
Et fleurs de mousseline, et femmes de satin.
De leur nocturne joie insultant le matin;
Et musique de Naple, anglaises tragédies,
Bayadère de l'Inde, avec rage applaudies.
Et grands drames nouveaux, et systèmes changeans,
Pour qui , sans y rien voir, se battent tant de gens ;
Et les Diorama, Néorama... que sais-je?
Et le Musée ouvrant ses salles où Corrége
Revit avec Rubens , Rembrandt et Canova ,
Sous des noms, jeune espoir du vieux siècle qui va;
Et romans de l'enfer, céleste poésie.
Double ivresse de punch brûlant et d'ambroisie ;
Et tout le jour, ainsi qu'à Moscou, les traîneaux;
Comme à Gênes, les soirs, masques et dominos;
Et , dans les salons d'or, les longues causeries
D'aventures, de guerre et de galanteries...
— 17 —
Tous ces rires, ces pleurs, tous ces chants, tous ces cris,
Ce prisme, ce chaos harmonique... Paris!
Ce temple à mille dieux, ce bazar, cette fête,
Paris, la vie ainsi que les hommes l'ont faite.
Opposant, fils rivaux du monarque du ciel.
Leur monde fantastique à l'univers réel ,
Monde dont le Caprice enfanta la merveille,
Monde qui dans l'hiver et dans les nuits s'éveille ,
Monde qui vous fascine et l'ame et les regards ,
Car la nature est belle... un peu moins que les arts!
Car, bien que morne au bord de cette mer qui roule ,
Et muet dans ce bruit, et seul dans cette foule.
Tant de prestiges, tant d'éclat, de mouvement
Vous entoure , qu'il faut s'y mêler par moment ;
La vapeur du festin, malgré vous, vous enivre.
Et l'on croyait mourir, et l'on se prend à vivre!...
Salut , gouffre sauveur, Babylone du Nord ,
Toi, que je blasphémais, toi, l'orage et le port!
Salut! — Il n'est que deux séjours sur cette terre :
L'exil où saintement s'accomplit le mystère
De quelque belle amour cachée à tous les yeux.
Lieu, qu'en mourant, on quitte à regret pour les cieux;
Et Paris , grand foyer, lumineuse tempête ,
Où le cœur s'étourdit, où l'on vit par la tête.
Salut donc! de ton luxe et de tes arts pompeux
Réveille mes regards éteints, et, si tu peux.
Couvre de tous tes bruits , les cris d'une ame en peine.
Je regarde et j'écoute. — Allons, Paris, en scène!
Je veux du drame immense, aux huit cent mille acteurs,
Suivre Iqi marche , assis au banc des spectateurs :
— 18 —
Tristes soulagemens (rnn mal irrémédiable,
Passez , maux et douleurs des autres! — Et toi, Dial)Ie,
Qui, cent ans dans ta fiole est demeuré honteux,
Casse encor ta prison avec ton pied boiteux;
Jamais pays, jamais siècle ne fut plus digne
Du fouet étincelant de ta verve maligne ;
Sottise, vice heureux, faux amours, folles mœurs...
Tout est mieux qu'à Madrid! Sors, sors donc, ou tu meurs!
— Bien. — Il est nuit, partons. — D'un coup de ta béquille.
Des maisons , des palais , fais sauter la coquille ;
Etale devant moi les cœurs , la vie à nu ,
Et des types humains le revers inconnu;
Perce les murs épais, déchire les longs voiles.
Qu'au fond de tout, partout , l'œil ardent des étoiles
Plonge ; et dans ses comptoirs, au bal, aux clubs , au lit.
Prenons Paris entier comme en flagrant délit.
Viens, Démon ; tu seras le plus fêté des anges,
Si, parmi ces tableaux, ces mystères étranges,
Tu peux, sous la magie où tu vas me tenir,
De moi-même, un instant, m'ôter le souvenir ! !
/ Ça>'x^-~
DON JUAN,
®pcra v\ cinq actce.
^V^'. *,,. ^^ : ^
V* ...
^•
^
iHu6ique
DE MOZART,
DE M. CORALY.
ÏPccorattonsi
De mm. Ciceri, Léon Feuciière, Despléchi^j , Léger,
FiLASTRE ET CaMBON.
l!|HP. DE FEMX LOCQUIN ,
RUE N.-I>.-DFS-VICTOIRES, V" Xt.
DON JUAN
OPÉRA FN CINQ ACTES
DE MOZART.
KEPRÉSEÎ^TÉ , POUR LA PREMIERE FOIS,
SIR LE THÉÂTRE DE 1,'aCADÉMÎE ROYALE DE MUSIQUE,
LE 10 MARS 1834.
Oper der opcrn •'
E. T. A. Hoffmann.
AVEC UNE EAU FOr.TF, DE WASCHMUT.
PRIX : 4 FRANCS.
PARIS
ADOLPHE GIIYOÏ, j URBAIiV CAiXEL,
PLACE DU LOUVRE, 18. ) RUE DU BAC, 104,
SARBA, LIBRAIRE, PALATS-ROYAL.
La gloire est plus belle en France que partout ail-
leurs, et tous les grands hommes étrangers recher-
chent les suffrages de Paris, comme, dans les temps
antiques , on recherchait les suffrages d'Athènes. C'est
que, prise dans sa généralité^ la France est toujours
la reine des nations; c'est qu'elle donne à toutes le
mot d'ordre de la politique, de la philosophie^ de
VI PREFACE.
l'art et du goût; c'est que nulle part les succès ne font
autant de bruit; c'est qu'une jeunesse ardente et ins-
truite fermente sur les bancs de ses universités; c'est
qu'enfin, au milieu même de ses brillans salons, de
ce77ï07if/e qu'on croirait superficiel à force d'élégance,
on rencontre une foule choisie, femmes et hommes,
dont l'âme est aussi poétique et aussi rêveuse que
dans les montagnes de l'Ecosse ou sur les bords de
l'Arno, et qui ne possèdent pas moins cette prompti-
tude de conception, ce jugement sain, cette délica-
tesse de tact que rien n'égale et ne remplace chez les
autres peuples.
C'estsurtout lorsqu'il s'agit de musique et d'opéras,
que les célébrités étrangères sont avides de cette
sorte de consécration française. Il faut croire qu'à
toutes les époques ( et cela depuis Lulli) , les com-
positeurs ont trouvé dans les représentations de
notre grand théâtre lyrique , des ressources, un en-
semble, une convenance et une puissance drama-
tiques , qui compensent et au-delà tous les avantages
et quelques supériorités spéciales des autres théâtres
de l'Europe. Italiens ou Allemands , ils nous appor-
taient leur génie et leurs chefs-d'œuvre, et nous leur
donnions en échange notre scène et toutes ses ma-
gnificences, n«of;ro salle et tous ses échos.
PREFACE. VII
Celte gloire de naturalisation , Mozart est mort
trop jeune pour en jouir, comme avant lui Gluck,
Piccini etSacchîni, comme de nos jours Rossini et
Mever-Beer. Certes , il serait bizarre , aujourd'hui
qu'on en est venu enfin à la juste appréciation du génie
sans aucune prévention de nationalité , que notre
grand Opéra ne s'ouvrit pas à Mozart, comme le Lou-
vre s'est ouvert à Raphaël, comme le théâtre français
à Shakespeare.
II
Le temps des imitations est passé; il faut inventer
ou traduire. — C'est Don Juan qui paraît sur notre
scène, libre dans son allure , dépouillé de tous les
oripeaux dont on l'avait affublé, chantant la note de
Mozart, et tel qu'il est sorti du cerveau du grand
maître.
La division en cinq actes , devenue aujourd'hui
Tiii PREFACE.
presque indispensable dans toute grande composition
musicale, pourra d'abord sembler étrange à propos
d'une œuvre écrite en deux actes , il y a cinquante
ans. Mais, qui voudra examiner attentivement l'ordre
et le style des morceaux de musique et les situations
où ils sont placés , ainsi que la marche générale de
l'action , reconnaîtra que sous cette forme compacte,
adoptée en Italie, il en existe une autre plus svelte et
mieux proportionnée, et que les deux actes si pleins
du Don Juan se brisent d'eux-mêmes en quatre par-
ties, et cela sans rien perdre de leur unité première.
Quant à la partie ajoutée pour compléter la division
en cinq actes, la musique s'en^rouve dans Tappen-
dice de la partition allemande. Avec quelques uns de
ces fragmens peu connus , on a composé les premières
scènes du quatrième acte , qui du reste se termine
parle Duo dans l'Enceinte du Commandeur. — Dans
cet Appendice, tous les personnages reparaissent
après la catastrophe, et viennent s'entretenir de
projets d'amour ou de désespoir. Mais que peut-on
écouter après la mort et la damnation de Don Juan?
Aussi, cette espèce d'épilogue a-t-elle été supprimée
sur les théâtres même de l'Allemagne. Toutefois
l'esprit des spectateurs n'est pas satisfait, puisqu^il
ignore ce que sont devenus les plus intéressans per-
PREFAGi:. IX
sonnages. C'est pour obvier à ce double inconvénient
et tâcher de tout concilier, que Ton a transporté au
quatrième acte quelques situations de cet épilogue^,
qui jetteront de la clarté sur le nouveau dénoue-
ment.
Le texte de Mozart n'a subi aucun changement.
Tel il est exécuté dans les grandes villes d'Allemagne
et d'Italie, tel il va l'être au grand Opéra de Paris,
avec le concours de ces imposantes masses d'harmo-
nie, que les artistes appelaient depuis long-temps à
l'aide d'un pareil chef-d'œuvre^ et environné de tous
les prestiges qui peuvent faire à cette musique-reine,
uu cortège digne d'elle. Le respect dû à la mémoire
de l'illustre maître , n'a pas été un instant oublié dans
la mise en scèneduZ)o7i/i^<27zfrançais. On s'est inter-
dit la moindre altération comme un sacrilège; au
point que tous les récitatifs parlés ont été mainte^
nus au piano , comme ils sont écrits dans T original j
quoique cette bonne coutume des Italiens et des AU
lemands soit pour nous encore une innovation. L'art
et le plaisir gagneraient à l'adoption de cette méthode.
En effet, lorsqu'après un dialogue intime et familier,
soutenu par l'accord d'un seul instrument, l'orchestre
entonne à pleine voix sa ritournelle , le chant se
détache plus glorieux et plus magnifique de ce fond
X PREFACE.
simple et léger. Ce sont de beaux vers d'inspiration ^
.sonores et cadencés comme ceux de l'ancienne école,
qui jaillissent d'une scène écrite dans un rhythme jeu-
ne et vif, affranchi de la césure et tout indépendant.
C'est le poétique adieu du Maure à ses drapeaux,
qui monte noble et pur au milieu des ironies incisives
et des périodes brisées d'Iago. Le récitatif con tinuelle-
ment or^^e^^re alonge et alourdit un opéra, et il
étouffe les paroles du dialogue qui doivent au moins
servir à poser clairement les situations musicales.
D'ailleurs, Mozart en procédant comme il a fait, s^est
conformé au système des grands compositeurs qui
l'ont précédé; et Rossini,de nos jours,a suivi l'exemple
de Mozart. Qui pourrait dire que de pareils maîtres
n'ont pas eu conscience de ce qu'ils faisaient? et que
diraient-ils eux-mêmes, s'ils s'entendaient reprocher
des contrastes comme des dissonances , et des cho-
ses étudiées comme des négligences ou des dis-
tractions ?
Cependant Mozart est loin de bannir le grand réci-
tatif, mais il ne le prodigue pas. Il le réserve comme
un moyen puissant dont il se servira dans l'occasion.
— La fille reconnaît dans la nuit son père assassiné;
sa douleur se répand, sa furie éclate, la situation
devient solennelle et terrible : Mozart laisse le piano
PRÉI'ACI^. XI
et commande l'orchestre , et vous avez le premier
récitatif d'Anna. Plus tard , Anna découvre l'assassin,
et le désigne à la vengeance d'Otlavio; mêmes trans-
ports, même élévation, même récitatif". Mozart avait
trop profondément marqué les différences et les li-
mites de ces deux natures de récitatifs, pour qu'on
ne s'attachât pomt à suivre avec scrupule les indica-
tions de sa pensée dans la partie ajoutée au Don Gio-
vanni du théâtre italien. C'est ainsi que les dévelop-
pemens de quelques situations dramatiques ont exigé
de nouveaux récits^ dont l'intercalation ne sera pas
critiquée, puisqu'ils sont tous empruntés aux diffé-
rens motifs de l'ouvrage. Par exemple , le récit d'An-
na au quatrième acte n'est autre chose qu'un écho
deV introduction-^ comme celui de Bertram dans le
cinquième acte de l'opéra de Meyer-Beer.
Certes, si Mozart avait conduit les répétitions de
son Don Juan français, il n'aurait pas été remuer ses
diverses partitions, pour y chercher les airs de danse,
les entr'actes, les chœurs, les marches et tous les
accessoires que ne comportaient pas les formes lyri-
ques et les ressources théâtrales de son temps. La tête
de cet homme était assez fertile pour enrichir^ de
nouvelles beautés musicales , cette merveille déjà si
complète. Mais le vainqueur manque à son triomphe,
XII PREFACE.
et dans son absence, il a fallu demander à ses sym-
phonieSj à sa musique religieuse, à la Clémence de Ti-
tus^ à la Flûte enchantée ^etc, , toute cette harmonie
où nul, dans notre temps, n'aurait voulu s'aventurer.
Quel autre que Mozart oserait grossir d'un air la par-
tition de Don Juan? Quel autre que Raphaël ajouter
une tête à la Transfiguration?...
Le but qu'on se propose aujourd'hui est dç rendre
populaire en France la gloire de Mozart. Pour y ar-
river , le plus sûr moyen était de choisir dans la foule
de ses chefs-d'œuvre , l'opéra le plus complet^ le
plus élevé, le plus synthétique, Don Juan^ celui
qui, à la richesse d'harmonie, à la vigueur d'instru-
mentation, au luxe varié du chant, joint encore, par
bonheur, l'intérêt pittoresque d'un drame original,
et toujours^ dans ses situations les plus terribles^
comme dansses imbrogUosXes plus bouffons, conçu
et présenté à la manière des pièces de Shakespeare!
Donc, respect pour le poëme comme pour la mu-
sique. Indépendamment de ce que le style de Mozart
est approprié de telle sorte à chaque situation , à
chaque personnage^ qu'on ne peut jamais faire dire
à ses notes ce qu'elles ne disent pas, le libretto de
Casti est par lui-même une œuvre d'art qu'il eût été'
malséant de déranger ou d'arranger. Si l'on s'est per-
PUÈFACE. XIII
mis quelques développemens de scènes et de carac-
tères, ce n'est qu'avec la collaboration de E. T. A.
Hoffmann, dont personne ici ne récusera l'autorité,
surtout à propos de Don Juan.
C'est le poète allemand qui parle :
III
« On donne ce soir Don Juan^ du célèbre
Mozart.... »
(( La salle était spacieuse , décorée avec élégance
et magnifiquement éclairée. Le parterre et les loges
étaient chargés de monde. Les premiers accords de
l'ouverture me convainqmrent que l'orchestre était
XIV PREFACE.
excellent; et je m'attendais à toutes les jouissances
que promet le chef-d'œuvre. — Dans l'andante, les
épouvantemens du terrible et souterrain regno del
pianto s'emparèrent de moi , l'horreur pénétra dans
mon âme. La joyeuse fanfare_, placée à la septième me-
sure de l'allégro retentit comme les cris de plaisir d'un
criminel; je crus voir des démons menaçans sortir
de la nuit infernale , puis des figures animées par la
gaîté , danser avec folie sur la mince surface d'un
abyme sans fond. Le conflit de la nature humaine
avec les jouissances inconnues qui la circonviennent
pour la détruire , se présenta clairement à mon es-
prit. Enfin, la tempête s'apaisa, et le rideau fut
levé.
« Gelé et malcontent sous son manteau , Leporello
fait sentinelle sous le pavillon , par la nuit noire , et
commence : Notte e giorno fatigar. — Ainsi de
Vitalien^ me dis-je : Ah! che piacere ! je vais
donc entendre tous les airs, tous les récitatifs, tels
que le grand maître les a reçus dans son esprit et
tels qu'il nous les a transmis! — Don Juan se préci-
pite sur la scène, et derrière lui, dona Anna retenant
le coupable par son manteau. Quel aspect ! quelle
tôte ! des yeux d'où s'échappent, comme d'un point
électrique^ l'amour, la haine , la colère , le déses-
PREFACE. XV
poir ; des cheveux dont les noirs anneaux , volent sur
le cou brun d'une Andalouse; ce blanc négligé qui
recouvre et trahit à la fois des charmes qu'on ne vit
jamais sans danger. Encore soulevé par l'émotion ,
son sein s'abaisse et s'élève violemment. Et quelle
voix î écoutez-la chanter : Non sperar se non m'itc-
cidi. — A travers le tumulte des instrumens s'échap-
pent comme par éclairs, les accens infernaux; en
vain don Juan cherche à se débarrasser. Le veut-il
donc? pourquoi ne repousse -t- il pas d'une main
puissante cette faible femme? pourquoi ne prend-il
pas la fuite? le crime qu'il vient de commettre a-t-il
brisé ses forces , ou le combat que se livrent en lui
l'amour et la haine , lui ravit-il son courage? — Le
vieux père a payé de sa vie la folie qu'il a commise de
combattre dans la nuit ce terrible adversaire. Don
Juan et Leporello s'avancent ensemble sur le devant
de la scène. Don Juan se débarrasse de son manteau ,
et reste en costume de satin rouge richement brodé.
Une noble et vigoureuse stature! Son visage est
mâle , ses yeux perçans, ses lèvres mollement arron-
dies; le singulier jeu des muscles de son front lui
donne une expression diabolique^ qui excite une lé-
gère terreur, sans affaiblir la beauté de ses traits.
On dirait qu'il peut exercer la magie de la fascina-
AVI PRÉFACE.
tion j il semble que les femmes, dès qu'elles ont
subi son regard , ne puissent plus s'en détacher et
soient contraintes d'accomplir elles-mêmes leur per-
dition. — Long et délié , couvert d'une veste rayée
de rouge et de blanc, d'un petit manteau gris , d'un
chapeau blanc à plume rouge, Leporello arpente le
plancher ; les traits de son visage offrent un bizarre
mélange de bonhomie , de finesse, d'ironie et de
jovialité. On voit que le vieux coquin mérite d'être
le serviteur et le complice de don Juan. Ils ont heu-
reusement escaladé le mur , ils ont pris la fuite. —
Des flambeaux. Dona Anna et don Ottavio parais-
sent
Comme fiancé d'Anna, il demeure sans doute dans
la maison , pour qu'on ait pu l'appeler si prompte-
ment : il a entendu le bruit tout d'abord_, et il aurait
pu accourir et peut-être sauver le père ; mais il fallait
qu'il se parât et le beau jeune homme craint peut-
être la froideur de la nuit. — • « Ma quai mai^ o
Dei , spectacolo Junesto ogli occhi miei ! » Il y a
plus que du désespoir sur cet effroyable attentat^
dans les accens de ce duo et de ce récitatif.
« Dona Elvira , portant les traces d'une grande
beauté, mais d'une beauté pâlie, vient se plaindre
I
PRÉFACE. XVII
du traître don Juan , et le compatissant Leporcllo re-
marquait fort ingénieusement qu'elle parlait comme
un livre : parla corne un libro stampato ^ lorsque
je crus entendre quelqu'un derrière moi. On pouvait
facilement avoir ouvert la loge et s'être placé dans le
fond. Cela me chagrina singulièrement. Je m'étais
trouvé si heureux d'être seul dans cette loge, de
pouvoir entendre sans être troublé , le divin chef-
d'œuvre, si bien représenté; de me laisser saisir par
toutes les impressions qu'il porte et de m'abandonner
à moi-même! Un seul mot, un mot absurde m'eût
douloureusement arraché à mon enthousiasme ! Je
résolus de ne faire aucune attention à mon voisin, et
tout adonné à la représentation , d'éviter chaque
mot , chaque regard. La tête appuyée sur ma main ,
tournant le dos k mon compagnon , je dirigeai mes
yeux vers la scène. Tout y répondait à l'excellence
du début. La petite Zerline, vive et amoureuse,
consolait par des traits charmans le pauvre sot de
Masetto. Don Juan épanchait son mépris pour ses
semblables , dont il ne faisait que des instrumens de
plaisir, dans l'air brusque et coxx^è fin ch'han dal^
^ino. Le jeu de ses muscles exprimait admirablement
sa pensée. Les masques parurent. Leur trio était une
prière qui montait on accords purs vers le ciel. Le
XVIII PREFACE.
fond du théâtre s'ouvrit. La joie éclata; le choc des
verres retentit; les paysans et tous les masques attirés
par la fête de don Juan, dansaient et formaient des
groupes animés. — Les trois masques conjurés pour
la vengeance s'avancèrent. Tout devint solennel;
puis 5 on se remit à danser jusqu'au moment où Zer-
line est sauvée , et où don Juan s'avance courageu-
sement, l'épée haute, au-devant de son ennemi. Il
fait sauter l'épée des mains de son rival, et se fraie
un chemin à travers la multitude qu'il met en dés-
ordre.
(c Déjà depuis long-temps, je croyais entendre
derrière moi une haleine fraîche et voluptueuse , et
comme le frôlement d'une robe de soie; je soup-
çonnais la présence d'un être féminin; mais entière-
ment plongé dans le monde idéal que m'ouvrait
l'harmonie^ je ne me laissais pas distraire de mes
rêves. Quand le rideau se fut abaissé, je me retour-
nai. — Non , il n'est pas de paroles pour exprimer
mon étonnement. Dona Anna, entièrement ha-
billée comme je l'avais vue sur le théâtre^ se trou-
vait là et dirigeait sur moi son regard plein d'âme et
d'expression ! Je restai sans voix , la contemplant
d'un œil effaré ; sa bouche ( à ce qu'il me sembla du
moins) forma un sourire ironique et léger, dans
I
!■
ii
à
PREFACE. XIX
lequel je crus voir se refléchir ma figure stupide. Je
sentis la nécessité de lui parler, et cependant la
surprise, je dirai presque l'effroi, appesantissaient
ma langue et la rendaient immobile. Enfin, ces
mots s'échappèrent involontairement : comment se
fait-il, madame, que je vous voie ici? Elle me répon-
dit dans le plus pur toscan , que si je ne comprenais
pas l'italien, elle se verrait privée du plaisir de causer
avec moi , car elle n'entendait et ne parlait que celte
langue. Ses mots étaient pleins de douceur et réson-
naient comme du chant. En parlant , l'expression de
ses yeux, d'un bleu foncé, prenait plus de force ,
et chaque regard qui s'en échappait , faisait battre
mes artères. C'était dona Anna, sans nul doute. Il
ne me vint pas à la pensée de discuter la possibilité
de sa double présence, dans la salle et sur la scène.
Avec quel plaisir je rapporterais l'entretien qui eut
lieu entre la signora et moi, mais, en traduisant,
chaque mot me semble raide et pâle, chaque phrase
trop alourdie^ pour rendre la grâce et la légèreté
de l'idiome toscan.
(( Tandis qu'elle parlait de don Juan et de son
rôle , il me semblait que tous les trésors secrets de
ce chef-d'œuvre s'ouvraient à moi, et (jue je péné-
trais pour la première fois dans un monde étranger
XX
PREFACE.
•
Elle me dit que la musique était sa vie entière, et
que souvent elle croyait comprendre, en chantant,
mainte chose qui gisait ignorée en son cœur.
« — Oui , je comprends tout alors, dit-elle, l'œil
étincelant et la voix animée; mais tout reste froid et
mort autour de moi, et lorsque au lieu de me sentir,
de me deviner, on m'applaudit pour une roulade
difficile, ou pour une agvéshlejioritura, il me semble
qu'une main de fer vienne comprimer mon cœur î
— Mais vous, vous me comprenez, car je sais que ||
l'empire de l'imagination et du merveilleux, où se
trouvent les sensations célestes, vous est ouvert
aussi !
» — Quoi! femme divine!... tu... vous connais-
sez ?... »
(( Elle sourit, et prononça mon nom.
(( La clochette du théâtre retentit : une pâleur
rapide décolora le visage dépouillé de fard de dona
Anna; elle porta la main à son cœur^ comme si elle
eût éprouvé une douleur subite, et disant d'une voix
éteinte : « Pauvre Anna, voici tes momens les plus
terribles », elle disparut de la loge. j
« Le premier acte m'avait ravi; mais après* ce^nii-
raculeux incident, la musique opéra sur moi un effet
bien autrement puissant : c'était comme l'accomplis-
PRriFACE. XXI
sèment long-temps attendu de mes pressentimens les
plus secrets. Dans la scène de dona Anna, je me sentis
soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me ba-
lançait légèrement ; mes yeux se fermaient maigre
moi, et j'éprouvais comme la sensation d'un baiser
sur mes lèvres; mais ce baiser avait toute la ténuité
et la durée du son le plus harmonieux. — Le finale :
Gia la mensa èpreparata! s'exécuta avec lagaîté
la plus désordonnée. Don Juan était assis et coque-
tait entre les deux jeunes filles, faisant sauter les
bouchons les uns après les autres , et donnant libre
essor aux esprits impétueux qui frémissaient de leur
joug. C'était dans une chambre peu profonde, ter-
minée par une haute fenêtre gothique^ à travers la-
quelle on apercevait la nuit. Déjà, tandis qu'EIvire
rappelait à l'infidèle tous ses sermens, on vovait les
éclairs traverser le ciel^ et on entendait l'approche
sourde de l'orage. Enfin , on frappa violemment.
Elvire, les jeunes filles s'enfuirent, et au milieu des
accords effroyables des esprits infernaux, s'avança le
colosse de pierre , auprès duquel don Juan semblait
un pygmée. Le sol tremblait sous les pas tonnans du
géant. — Don Juan prononça à travers la tempête^
le tonnerre et les affreux hurlemens des démons, son
terrible no ! et l'heure de l'anéantissement est ar-
XXII PREFACE.
rivée. La statue disparaît, une épaisse vapeur rem-
plit la salle; elle se dissipe, et laisse voir des figures
épouvantables. Don Juan se démène au milieu des
tourmens de l'enfer, et on ne l'aperçoit plus que de
temps en temps parmi les démons. Tout k coup une
explosion effrayante. — Don Juan , les démons ont
disparu, on ignore comment. Leporello est étendu
sans mouvement dans un coin de la salle
« On vanta généralement les acteurs et le pres-
tige de leur chant; mais de petites observations
sarcastiques ^ jetées çà et là , me prouvèrent qu'aucun
des assistans ne soupçonnait même l'intention pro-
fonde de l'Opéra des opéras!
(( Maintenant , je suis plus maître de mes sensa-
tions, et me trouve en état, mon cher Théodore,
de t'indiquer ce que j'ai cru saisir dans l'admirable
composition du divin Mozart. — Le poète seul com-
prend le poète. Les âmes qui ont reçu la consécra-
tion dans le temple devinent seules ce qui reste
ignoré des profanes. — Si l'on considère le poème
de don Juan , sans en chercher la pensée intime, si
l'on ne s'attache qu'à la fable qui en fait \e sujet , on
i
PRÉFACE. xxui
doit à peine comprendre que Mozart ait conçu et
composé sur ce motif une pareille musique. Un bon
vivant qui aime outre mesure le vin et les filles,
qui invite follement à sa table la statue de pierre
d'un vieil homme qu'il a tué en défendant sa propre
vie!..,. En vérité, il n'y a pas là beaucoup de poésie,
et, il faut en convenir, un tel homme ne vaut guère
la peine que prennent les puissances infernales de
monter sur la terre pour venir se l'approprier. Il ne
mérite pas qu'une statue prenne une âme , et des-
cende tout exprès de son cheval de marbre dans
le dessein de l'avertir de la colère du ciel; enfin,
que la foudre gronde et qu'elle éclate à cause de
lui. —
« — Tu peux me croire, Théodore; la nature pour-
vut don Juan, comme le plus cher de ses enfans, de
tout ce qui élève l'homme au-dessus de la foule com-
mune, condamnée à souffrir et à travailler; elle lui
prodigua tous les dons qui rapprochent l'humanité de
l'essence divine : elle le destina à briller , à vaincre, à
dominer. Elle anima d'une organisation magnifique
ce corps vigoureux et accompli; elle fit tomber dans
cette poitrine une étincelle du feu céleste; il eut une
âme profonde^ une intelligence vive et rapide. — Mais
c'est une suite effroyable de notre origine, que l'en-'
XXIV PREFACE.
nemi de notre race ait conservé la puissance de con-
sumer l'homme par l'homme lui-même, en lui don-
nant le désir de l'infini, la soif de ce qu'il ne peut
atteindre. Ce conflit du Dieu et du démon , c'est la
lutte de la vie morale et de la vie matérielle. — Les
désirs qu'enfantait la puissante organisation de don
Juan l'enivrèrent, et une ardeur toujours entretenue
fit bouillonner son sang, et le porta incessamment
vers les plaisirs sensuels, avec l'espoir d'y trouver
une satisfaction qu'il chercha en vain.
« Il n'est rien sur la terre qui élève plus l'homme
dans sa plus intime pensée que l'amour. C'est l'amour,
dont l'influence immense et victorieuse éclaire notre
cœur, et y porte à la fois le bonheur et la confusion.
Peut- on s'étonner quQ don Juan ait espéré d'apaiser
par l'amour les désirs qui déchirent son sein, et que
le démon ait tendu son piège? C'est lui qui inspira à
don Juan la pensée que par l'amour, par la jouissance
des femmes, on peut déjà accomplir sur la terre les
promesses célestes que nous portons écrites au fond
de notre âme; désir infini qui nous apparente dés le
premier jour avec le Ciel. Volant sans relâche de
beauté en beauté, jouissant de leurs charmes jusqu'à
satiété _, jusqu'à l'ivresse la plus accablante; se croyant
sans cesse trompé dans son choix, espérant atteindre
PREFACE. XXV
l'idéal qu'il poursuivait, don Juan se trouva enfin
écrasé par les plaisirs de la vie réelle; et méprisant
surtout les hommes, il dut s'irriter surtout contre ces
fantômes de volupté qu'il avait long-temps regardés
comme le bien suprême, et qui l'avaient si cruelle-
ment trompé. Chaque femme dont il abusait n'était
plus pour lui une jÔÉ de S'ens, mais une insulte au-
dacieuse à la nature humaine et à son créateur. Un
profond mépris pour la manière vulgaire d'envisager
la vie, au-dessus de laquelle il se sentait élevé; la
gaîté ironique et intarissable qu'il éprouvait à la vue
du bonheur, selon les idées bourgeoises; le dédain
que lui inspiraient le calme et la paix de ceux en qui
le besoin de remplir les hautes destinées de notre na-
ture divine ne s'est pas fait sentir, le portaient à se
faire un jeu cruel de ces créatures douces, humbles
et plaintives, à les faire servir de but à son humeur
blasée. Chaque fois qu'il enlevait une fiancée chérie ,
qu'il troublait le repos d'une famille unie, c'était un
triomphe remporté sur la nature et sur son Dieu.
L'enlèvement d'Anna, avec les circonstances qui
l'accompagnent^ est la plus haute victoire de ce genre
à laquelle il puisse prétendre.
« Dona Anna est placée en opposition à don Juan,
par les hautes perfections qn'elle a également reçues.
»xvr PREFACE.
Comme à don Juan, la beauté du corps et de l'âme
lui a été départie; mais elle a conservé la pureté
idéale, et l'enfer ne peut la perdre que sur la terre.
Dès que ce mal est accompli, la vengeance doit
arriver.
« Dona Anna était faite pour être l'idéal de don
Juan , pour l'arracher à Ce déftSpoir qui lui inspira
des ardeurs si funestes ; mais il l'a vue trop tard , et il
ne peut accomplir que la pensée diabolique de la
perdre. — Elle n'est pas sauvée; elle succombe! Car,
lorsque don Juan apparaît au début de l'action, l'at-
tentat est consommé. Le feu de l'enfer qui brûle en
son âme a rendu toute résistance inutile. Lui seul ,
lui don Juan, pouvait exciter en elle ce voluptueux
égarement qui l'a mise dans ses bras. Après sa chute,
toutes les suites funestes de sa faute s'accomplissent
à la fois. La mort de son père, tué par la main de
don Juan; ses fiançailles avec le froid, l'ordinaire,
l'efféminé don Ottavio^ qu'elle croyait aimer autre-
fois; l'amour même qui la dévore^ qui a brûlé son
sein dès le moment où elle s'est livrée, tout lui fait
sentir que la perte de don Juan peut seule lui rendre
le repos , mais que ce repos sera la mort pour elle !
Aussi elle excite sans cesse son fiancé glacial à la ven-
geance; elle poursuit elle-même le traître, et elle ne
PREFACE. xxvif
recouvre un peu de calme qu'après l'avoir vu en proie
aux vengeances éternelles. Seulement elle ne veut
pas céder à ce fiancé si avide de noces : lascia _, 6
carOy un anno ancoray allô sfogo del cor mio !
Mais elle ne survivra pas à cette année ! Don Ottavio
ne verra jamais dans ses bras celle qui a été marquée
de l'empreinte brûlante de la passion de don
Juan !
DOÎ^ JIIA]\.
PERSONNAGES.
DOJN JUAN.
LE COMMANDEUR
DON OTTAVIO.
LEPORELLO.
MASETTO.
DONA ELVÏRE.
DONA ANNA.
ZERLINE.
MM. Nourrit.
Derivis.
Lafond.
Levasseur.
Dabadie.
M™" Dorus-Gras.
Falcon.
Cinti-Damoreau.
ÏPang le -/imtic;
MM. Alexis-Dupont, Massol , Wartel, Prevot,
Ferdinant-Prévot , Euzet, Pouilley.
Dames et cavaliers espag^nols, chevaliers maures, femmes,
esclaves , nègres , pages, peuple, villageois, moines, algua-
zils, serviteurs, jeunes filles et enfans attachés au palais de
Don Juani
— BURGOS.
ail]ociiv6 €l)antanii.
PREMIERS DESSUS.
>!•"'" Sevrés.
Cossclin.
Augusla.
Blangy.
Barbier,
l.orotte.
Hyckmans.
Thuillard.
Proche.
Néry.
Ottniann.
Forget.
Gille.
Céleste.
SECONDS DESSUS.
M™'- Mcnard.
Groneau.
D usait.
Rouvenne.
Batailliard.
Ingrand,
l'rcvot.
Bolard.
Baron .
M.'Jthilile.
Villers.
Pauline Morin.
Burney.
FitZ'James.
PREMIERS TEi^ORS.
MM. Vaillant.
Goiiticr.
Pi cardât.
Laussel.
Monnerou,
OausTcr.
Suite (les TENORS.
Bernoux.
La Forge.
CIa\é.
Damoreau.
Lesman.
Damoreau p.
SECONDS TENORS.
MM. Chapentier.
César.
Begrez.
Laty.
Robin.
Tardif.
Cognet.
Ménard.
Saint-Denis.
Colonna.
PREMIERES BASSE S,
MM. Guignot.
Houvennc.
Pioyer.
Ooion.
Ducauroy.
Hens.
Doutreleau.
SECONDES BASSL8.
MM. Goyon.
Gaudefroy.
Esuicry l ^
Forgucs.
Berdoulet.
Popé.
Esmcry 2\
Douvry.
Gcorget.
Rcaucourt.
Boucher,
©mT6f.
Premier Corps de ballet.
M*"" JuLIACtVARIN.
M"'* Pérès, Marivin , Danse, Robin, Guichard, Albertine,
Delacquit , Lebeau , Jiilia , Euphrasie.
Deuxième Cor/^..
M. Frémol, M"'*'' NoBLET, Dupont.
M"** Blangi, Bassorapierre , Leclerq , Weîch, Julie ^ Fitjames 2%
Pierson, Beaupré, Duniilâtre 1^^, Mélanie.
Troisième Corps,
MM. Simon, Quériau , Ropiquet, Saxoni i^*^.
M"^^^ Elie, Forster, Renard, Ropiquet.
MM. L. Petit, Carnet, Coraly, Scîo , Chalillon, Massot, Josset,
Kaifer; Monnet , CIé:nent , Adrien, Célarius.
M"»" Leraonnier, Coupotte, Pujol, Campan , Mory, Jomard ,
Guillemain, Carrez, Colson , Aimée Petit, Jacob. Duménil i ^^.
Qua trièm e Corps.
M. MoNTJoiE, M"" Legallois.
MM. Alerme , Lenfanl, Faucher, Desplaces, Grenier, Provosl,
Pvagaîne, Collaut , Achille, Bégrand, Isambert,Ch. Petit.
jyjmes Lacroix, Saulnier, Monnet, Paulin , Combc, Florentine ,
Delaunay, William, Lasalccttc, Lecomte , Dumcnil 1'^ .
ÂRgélina.
ACTE PREMIER.
LS DTTEL.
O Canas ignominiosas!
Etc. , etc. , etc.
« Oh ! ignominie , sur mes cheveux blancs ! 11
a flétri ma fille!... Vengeance !ô Dieu, qui pèses
dans de justes balances l'affront et la répara-
tion, vois d'un œil de pitié un vieillard désho-
noré par un jeune homme. »
Romance espagnole.
DON JUAN.
««>$>9-0«#«'9«4««>«4«'e«S«4«'S«>««-«'»««c^i&^'S«'S«4<>4>««««««>»>e4M««'»e^s<S«««««.3«««4M'S«4J«4«4^ i» u/a
ACTE PREMIER.
Une place de Burgos , architecture gothique. A gauche , le palais du
commandeur , avec un perron en marbre. Au second étage , une
fenêtre entr'ouverte , avec un rideau rouge, flottant, éclairé
par une lumière intérieure. A droite, une église. Au fond , vers la
gauche , une rue praticable , maisons un peu basses , dont plusieurs
doivent pouvoir s'ouvrir. Il fait nuit. Au lever du rideau , Leporello
se promène, et revient toujours au palais du commandeur.
SCENE PREMIERE.
3ntr0Îrurtioiu
LEPORELLO, seul
Nuit et jour aller, venir j
Vent et grêle tout souffrir j
Manger mal et mal dormir;
DON JUAN.
Ce vilain métier m'assomme j
Je veux vivre en gentilhomme ;
Non , je ne veux plus servir.
Mon maître est avec sa belle ,
( Montrant la fenêtre au rideau rouge. )
Et moi je fais sentinelle....
Ah ! c'est à n'y pas tenir.
Non 5 je ne veux plus servir.
Mais vers moi quelqu'un s'avance,
Cachons-nous avec prudence j f
Par les galans ou les maris, |
Il ne faut pas être surpris.
SCENE IL
DON JUAN, DONA ANNA, LEPORELLO
dans le fond»
ANNA , en désordre poursuivant Don Juan qui sort du palais.
Lâche , prends aussi ma vie ,
Ou je m'enchaîne à tes pas.
DON JUAN , se cachant sous un masque et dans un large manteau.
Crie ou pleure , c'est folie ;
Tu ne me connaîtras pas.
ACTE I , SCENE II
LEPORELLO.
Ah ! bon dieu , comme elle crie !
Encor nouveaux embarras.
ANIVA.
Au secours! à moi , mon père!
DON JUAN.
Silence, ou crains ma colère.
ANNA.
Misérable !
DON JUAN.
Téméraire !
Tu ne me connaîtras pas.
ANNA.
Misérable!
DON JUAN.
Téméraire !
ANNA.
A moi, serviteurs, à moi !
Comme une ombre courroucée ^
Je veux m'attaclier à toi.
DON JUAN.
Ah ! malheur ! cette insensée
Va me perdre sur ma toi.
LEPORELLO.
La bataille est commencée,
Saints du ciel, priez pour moi.
(Le Commandeur paraît. Anna va chercher du secours à son [)ci c)
Ma fille ! scélérat! en garde!
DOIV JUAIV.
Moi te combattre , je n'ai garde.
LE COMMANDEUR, en bas du perron.
J'arrive ici pour te punir.
DON JUAN.
Va, j'ai pitié de ta démence.
LE COMMANDEUR.
Plus un mo" , et vite en défense!
LEPORELLO.
Je n'ai , je crois, qu'à déguerpir.
LE COMMANDEUR.
J'attends , lâche ; en veux-tu finir .^
DON JUAN.
A ton défi tu joins l'offense ;
Faible ennemi, tu vas mourir!....
( Us se battent. )
DON JUAN.
SCÈNE m.
DON JUAN, LEPORELLO, LE COMMANDEUR.
LE COMMANDEUR , sur l'escalier de son palais , Vépée à la f
main.
■^
ACTE I, SCÈNE III.
LE COMMANDEUR DON JUAN.
blessé à mort.
Au secours ! bonté divine ! Sous la mort qui le domine
Ah ! le traître m'assassine ! Le vieillard plie et s'incline ;
C'en est fait , de ma poitrine Et je vois de sa poitrine ,
Je sens mon âme partir. La vie et le sang jaillir.
{Il tombe.)
LEPORELLO.
Encore un qu'il assassine î
L'effroi presse ma poitrine ;
Je suis sous la main divine ,
N'osant parler ni m'enfuir.
Kéritatif,
DON JUAN.
Leporello ! Le drôle, où donc est-il ?
LEPORELLO.
Ici,
Ici , pour mon malheur, et vous !
DON JUAN.
Moi î me voici.
LEPORELLO.
Et quel est le mort ? vous ou le vieux ?
DON JUAN.
Lui, j'espère.
LEPORELLO.
Le commandeur! bravo ! Deux beaux exploits. Ainsi
Vous enleviez la fille et vous tuez le père.
Fort bien!
8 DON JUAN.
DON JUAN.
Il l'a voulu , c'est sa faute.
LEPORELLO.
Soit, mais
La senora que voulait- elle ?
DON JUAN, réi>eur.
Paix.
Que puis-je , moi ? si tout est hasard et mystère !..
Il m'eût fallu la voir ou plus tôt ou jamais ,
Cette pauvre Anna !... Viens; surtout songe à te taire,
Si tu ne veux toi-même....
LEPORELLO.
Oh moi! rien, je me tais.
(Ils sortent).
SCÈNE IV.
ANIN A , DON OTTAVIO.
Anna rentre par la droite ; peuple , gens sortant des maisons voisines;
serviteurs avec des flambeaux.
ANNA.
Mon père ! Ah! venez tous à son aide ; courage ,
Don Ottavio !
DON OTTAVIO.
Mon bras va punir cet outrage.
Mais où donc est le lâche ?
ANNA.
Ici , viens. — Dieu puissant!
Mon père ! mon bon père!.... Oh! répondez.... Du sang»
Seigneur!
ACTE I , SCENE lY.
DON OTTAVIO.
ANNA.
Parlez, parlez!,... Cette blessure ouverte,
Cette face immobile et de pâleur couverte !
Mon père ! et plus de cœur qui batte dans son sein !
Froid î froid !.. mort !.. et ne pas connaître l'assassin !...
Mon père bien aimé! — Je meurs.... attends!
{Elle tombe sur le corps de son père. )
DON OTTAVIO.
Alerte!
Amis , secourez mes amours !
Sauvons les restes de sa vie.
Anna I me serais-tu ravie ?
ANNA , tout égarée .
Où suis- je?
DON OTTAVIO.
Elle renaît. Ah! veillons sur ses jours !
Amis , qu'on emporte loin d'elle
Ce déplorable objet de sa douleur mortelle.
Don' Anna ! chère amante! oh! viens là pour toujours !
ANNA , prenant Ottavio pour le meurtrier.
Fuis, lâche, et que je meure!
De sa sombre demeure ,
Mon père tout à l'heure
Me criait : Viens à moi!
lo DON JUAN.
DON OTTAVIO.
Cruelle que j'adore ,
Donne un regard encore ,
A l'amanl qui t'implore ,
Et ne vit que pour toi.
ANNA.
Ah! c'est toi!.... je m'égare.
Non, la mort nous sépare f
Mon père ! ( ô sort barbare ! )
Plus jamais avec nous î
DON OTTAVIO.
Oh ! renais à ma flamme !
Sois ma fille et ma femme :
Oui, je serai, chère âme ,
ToTi père et ton époux.
ANNA.
Eh bien ! jure à sa cendre ,
De le venger un jour.
DON OTTAVIO.
Oui , puisse-t-il m'entendre !
J'en jure notre amour.
Serment cher et funeste,
Seul espoir qui nous reste ,
Deviens l'arrêt céleste ,
Qui doit punir un jour !
( Ils sorlenl. )
ACTE 1, SCÈNE V. i«
SCÈNE V.
Une campagne. La petite maison de Don Juan au fond à droite.
( Grand jour. )
DON JUAN, LEPORELLO.
Récitaiit
DON JUAN.
Voyons , qu*est-ce ?
LEPORELLO.
Excellence, une importante affaire....
DON JUAN.
Oh! sans doute. Au fait...
LEPORELLO .
Mais jurez-moi, monseigneur ,
Si vous voulez me battre après , de n'en rien faire.
DON JUAN.
Je te le jure sur l'honneur.
LEPORELLO.
Hum!
DON JUAN , préoccupé.
Pourvu qu'il ne soit pas dit une parole
Du commandeur. — Va donc , l'amour fuit, le temps vole !..
Et d'ailleurs , n'est-il pas bien mort ?
LEPORELLO.
Bien mort; et s'il osait se plaindre, il aurait tort.
Mais...
DON JUAN.
Mais , par une nuit si noire ,
Sa fille n'a pas vu qui j'étais , tu le sais,
12 DON JUAN.
Ainsi... pourquoi toujours parler de cette histoire
Maraud !
LEPORELLO.
Vraiment, c'est vous.
DOIV JUAN.
Assez.
Eh bien ! qu'avais-tu donc à me dire ?
LEPORELLO.
N écoute.^
Non.
Ah!... personne
DON JUAN.
LEPORELLO.
Je puis parier en Hberté ?
DON JUAN.
Oui. Fais vite, je te l'ordonne.
LEPORELLO , ai^ec mystère.
Hier au soir , j'ai consulte
Deux hommes , voyez-vous , de science profonde :
L'un docteur, l'autre moine à Burgos, s'il vous plaît,
Tous deux m'ont dit qu'àmoins d'un changement complet,
Nous serions^ vous et moi, brûlés vifs dans ce monde....
Et dans l'autre.
DON JUAN.
Après ?
LEPORELLO.
C'est déjà
Bien suffisant comme cela.
ACTE I, SCENE V. i3
— Bref, je venais... pardon... vous demander mon compte,
Afin que vous soyez brûlé tout seul, — Voilà.
DON JUAN.
Poltron! Tu m'appartiens... N'as-tu donc pas de honte .^*
Si tu me quittes , sot , je t'enverrai là-bas ,
Servir le commandeur.
LEPOUELLO.
Je ne vous quitte pas.
Mais, pour les péchés de votre âme ,
Ah! revenez à votre femme ;
Don' Elvire qui va toujours nous poursuivant,
Pleurant...
DON JUAN.
Je l'ai prise au couvent ;
Qu'elle y retourne.
LEPORELLO.
Mais elle est charmante , Elvire !
DON JUAN.
Mais elle est ma femme !
LEPORELLO.
Ah, monseigneur!...
DON JUAN.
Qu'est-ce à dire.^^
Ma vie est donc...
LEPORELLO.
Très-bonne aai fond... Mais, quelquefois...
Par exemple, vous voir marier tous les mois...
,4 DON JUAN.
DOIV JUAN.
Ah! c'est le charme !... Avec ma figure et mon âge ,
Dois-je m'ensevehr au tombeau d'un ménage ,
Comme un homme de rien ?
Une femme , c'est trop ; toutes , à la bonne heure !
Gela tourmente moins. — Puis , c'est le vrai moyen
De trouver enfin la meilleure.
LEPORELLO.
Ou le diable.
DON JUAN.
A propos , sais- tu pourquoi je viens ?
LEPORELLO.
Quelque nouvel amour pour notre liste...
DON JUAN.
Bien !
Très-bien ! — J'aime une dame , un ange de Castille ,
Qui vers la nuit tombante, en croisant sa mantille ,
Va de ma petite maison
Franchir le seuil brûlant où l'on perd la raison.
Chut î je sens venir une femme.
( Elvire parait au fond du ihéâlre avec des valets. )
LEPORELLO.
Quel nez
DON JUAN.
Pas mal , vraiment.
LEPORELLO.
Quels yeux !
DON JUAN.
Guettons la dame,
Viens.
ACTE I, SCENE VI. i5
LEPORELLO.
Il prend feu comme un tison.
( Ils se retirent dans le fond. )
SCÈNE VI.
ELYIRE, DON JUAN, LEPORELLO.
ELVIRE.
Où donc est le parjure
Qui m'a manqué de foi ?
Où donc est ce parjure?
Mon Dieu ! dites-le moi.
Ah! pour punir l'injure
Qu'il fait à mon honneur,
De ma main, je le jure,
J'arracherais son cœur.
Où donc , etc.
Emtatif.
DON JUAN, s' approchant.
C'est une belle en pleurs, tant mieux! pleurons comme elle.
Senora, seno.,.
EL VIRE.
Qu'est-ce ?
DON JUAN.
O ciel ! l'enfer s'en mêle.
LEPORELLO.
Don Elvire ! voilà de quoi mourir de peur!
i6 DON JUAN.
EL VIRE.
Don Juan! Don Juan! c'est toi, monstre, infâme, trompeur,
Perfide!
LEPORELLO.
Tous les noms enfin dont il se nomme.
DON JUAN.
Chère Elvire, écoutez; les deux me sont témoins...
Si vous ne voulez pas me croire, ayez du moins
Confiance en cet honnête homme.
Il vous expliquera....
LEPORELLO.
Quoi ?
DON JUAN.
Dis tout, oui , tout... comme
Tu le sais.
( // se sauve.)
LEPORELLO, embarrassé.
Tout?
ELA/IRE.
Yeux-tu.^...
LEPORELLO.
Madame, à dire vrai
Dans ce bas monde, enfin.... quand je vous prouverai....
Vu que parfois.... c'est clair.... les femmes....
ELVIRE.
Misérable !
Plus un seul mot.... Et vous.^... parti , parti!
LEPORELLO.
Mon Dieu !
Supposez qu'il est mort; cet homme est incurable.
ACTE I, SCÈNE YI. 17
ELVIRE,
Ah ! des nœuds les plus saints comme il se fait un jeu !
LEPORELLO , tirant son livre de dessous son manteau.
Ce gros livre est rempli des noms de ses maîtresses
Vous voyez l'abrégé de ses amours traîtresses.
Pour vous guérir vous-même , allons , lisez un peu.
Madame, des beautés qu'il aime
Je tiens l'inventaire moi-même ;
Noms de famille et de baptême ,
La liste est complète, je crois.
En Allemagne , cent-quarante ;
L'Italie en a deux cent trente ;
En France, quatre cent cinquante;
Et chez les Turcs rien que soixante...
Mais en Espagne , oh! mille et trois!
Vous y trouvez des comtesses,
Des bourgeoises , des altesses ,
Des grisettes , des duchesses ,
Jusques à des chanoinessesl...
Des femmes de mille espèces,
De tout âge et de tout rang.
Mon maître est tout à chacune;
Dans la blonde il voit la lune ,
La comète dans la brune;
C'est un culte qu'il leur rend.
En décembre , il la veut grasse;
En juin , à la maigre il passe ;
La petite a plus de grâce ;
La grande en éclat l'efface.
DON JUAN.
Voyez , rien ne le surprend :
Chez les vieilles il se glisse ,
Pour que son livret grossisse;
Mais son bijou , son caprice,
Oh î c'est un cœur de novice,
Puisqu'il faut vous parler franc.
Enfin , veuve , femme ou fille ,
Riche ou non , laide ou gentille,
Pourvu qu'on porte mantille ,
Vous savez comme il s'y prend.
(Elvire sort vers la fin de cet air. )
SCENE VIL
ZERLINE, MASETTO, VILLAGEOIS,
LEPORELLO , dans le fond.
Wno et €[\oenx.
ZERLINE.
Jeunes filles, encore au matin du bel âge ,
Le temps fuit , sachez le saisir.
Si l'hymen est jaloux , si l'amour est volage ,
Le secret, c'est de bien choisir.
Quel plaisir ! quel plaisir !
CHOEUR DE VILLAGEOISES.
Quel plaisir ! quel plaisir !
Le secret, c'est de bien choisir.
ACTE I, SCÈNE VIII. 19
MASETTO.
Jeunes gens de Castille, à la tête légère,
Qui voltigez de fleur en fleur;
Pour fixer de l'amour la saison passagère ,
Comme nous, fixez votre cœur^
Quel bonheur! quel bonheur!
CHOEUR DE VILLAGEOTS.
Qu"el bonheur ! quel bonheur !
Dans l'hymen , fixons notre cœur.
ZERLINE ET MAZETTO.
Viens, j ^^r , ' ensemble ouvrons la danse ,
Et vous tous, avec nous en cadence :
Quel bonheur ! Quel plaisir ! etc., etc.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Quel bonheur! Quel plaisir! etc., etc.
SCENE VIIL
Les Précédens, DON JUAN , LEPORELLO.
Emtatif.
DON JUAN.
Elle est partie enfin ! Que Dieu l'ait sous sa garde !
Oh! la belle jeunesse! Approche donc , regarde :
Quels anges féminins!
LEPORELLO.
Dans le nombre , ma foi ,
J'espère ici trouver quelque chose pour moi.
20 DON JUAN.
don; JUAN.
Bonjour, mes braves gens ; jouez, dansez et faites
Comme si je n'étais point là.
Je ne suis pas un trouble-fêtes. ..
( à Zerline. }
C'est une noce que voilà ?
ZERLINE.
Oui , monseigneur , et moi je suis la fiancée.
DON JUAN.
Tant mieux. Et le futur ?
iMASETTO.
C'est moi , pour vous servir.
DON JUAN.
De mieux en mieux, c'est à ravir.
Pour me servir , il parle en personne sensée.
LEPORELLO.
Comme un mari complet.
ZERLINE.
Il aie cœur si bon,
Mon petit mari !
DON JUAN.
Moi de même ,
Je vous jure. — Je veux que tout le monde m'aime.
Soyons de vieux amis. — Comment vous nomme-t-on ?
ZERLINE.
Zerline.
I
ACTE I, SCENE Ylll
DON JUAIV.
Ah ! c'est un joli nom.
Et toi?
MASETTO.
\
Masetto.
21
DON JUAN.
Bien. — - Ça , ma chère ZerUne,
Cher Masetto , comptez sur ma protection.
Que fais-tu là , maraud ?
LEPOUELLO , courtisant deux paysannes.
Monseigneur, j'examine.
J'offre aussi ma protection.
DON JUAN.
Allons, sors vite avec eux. Accompagne
Ces braves gens jusque dans mon palais ;
Fais-leur donner les meilleurs vins d'Espagne ,
Sorbets, liqueurs , que sais-je ? amuse-les.
N'épargne rien ; chez moi que chacun d'eux commande.
Mais surtout je te recommande
Notre cher Masetto.
LEPORELLO.
J'entend.
( Aux paysans. )
Allons.
MASETTO.
Monseigneur!
DON JUAN.
Ou' est-ce ?
22 DON JUAN.
MASETTO.
Eh mais , le tour est drôle ,
Zerline ne peut pas rester sans moi , pourtant.
LEPORELLO.
Son excellence est là , qui va remplir ton rôle
A merveille.
DON JUAIV.
Eh mon dieu ! sois tranquille et content :
Zerline reste auprès d'un chevalier. — » Va - t'en ;
Nous allons bientôt te rejoindre.
ZERLINE.
Tu ne dois pas avoir de crainte, pas la moindre;
Je reste auprès d'un chevalier.
« MASETTO.
Eh bien ! qu'est-ce que ça prouve ?
LEPORELLO.
C'est singulier !
( à Masetto. )
Il n'entend pas. — - Puisqu'elle reste
Auprès d'un chevalier...
MASETTO.
La peste !
Avec vos chevaliers...
DON JTJAN.
Silence , Masetto !
Je n'aime pas qu'on me réplique.
Si tu tardes encore à le suivre au château y
ACTE I, SCÈNE IX. aS
Tu t'en repentiras. — Je crois que je m'explique.
( Leporello entraîne Masetto , toute la noce les suit. )
CHOEUR en sortant.
Quel plaisir! Quel bonheur! etc.
SCÈNE IX.
DON JUAN, ZERLINE.
DON JUAN.
Nous voilà donc débarrassés
De ce grand nigaud !
ZERLINE.
Ah! pensez r
Qu'il est mon mari.
DON JUAN.
Pas encore,
Zerline de mon cœur. Lui^ ton mari! crois-tu
Qu'un homme tel que moi , que don Juan qui t'adore ,
Puisse souffrir que tant de grâce et de vertu
Tombe aux grossières mains d'un rustre ridicule ?
ZERLINE.
Mais , monseigneur, il a ma parole.
DON JUAN.
Elle est nulle.
Non, vous ne serez pas femme d'un paysan ;
Non , non, je ne veux pas que le soleil vous brûle.
24 DON JUAN.
Eh ! que dirait le roi , s'il savait que don Juan
Vous a vue , et permet qu'un manant vous épouse !
Qu'en d'ignobles travaux vous noircissiez vos mains ,
Vos mains blanches à rendre une Infante jalouse !
Et que vous déchiriez, aux cailloux des chemins ,
Vos pieds, vos petits pieds de comtesse andalouse!
Non, à ces mains des gants, à ce cou des colliers;
Pour ces pieds des tapis ou la molle pelouse
De mes grands bois de citronniers;
Et sur ce front charmant, des gazes diaphanes,
Qui, vous entourant de leurs plis ,
Défendront la rose et les lis
Des insectes du soir et des regards profanes.
Qu'en dis-tu, mon amour .^^ Laisses-tu volontiers
Pour nos palais brillans l'ennui de leurs cabanes,
Et tes lourds paysans pour mes beaux cavaliers ?
ZERLINE.
Ah! je ne voudrais pas...
DON JUAN.
Quoi donc?
ZERLINE.
Etre trompée.
Les seigneurs sont bien faux sous leurs airs obligeans.
DON JUAN.
Par saint Jacque et par mon épée ,
Mensonge de petites gens !
La noblesse du cœur suit la noble naissance.
Ne perdons point de temps, car mon vœu le plus doux
Est de vous épouser aujourd'hui même.
ACTE I, SCÈNE IX. aS
ZERLINE.
Vous!
Monseigneur?
DON JUAN.
Oui , moi.
ZERLINE.
Vous !
DON JUAN.
Point de reconnaissance.
Ma petite maison nous attend , viens la voir ;
Viens , et mon chapelain nous mariera ce soir.
Là, devant Dieu, ma belle ,
Viens me donner ta foi ;
Viens , ne sois plus rebelle.
Je jure d'être à toi.
ZERLINE.
Je voudrais , et je n'ose;
J'espère , et puis j'ai peur.
C'est le ciel qu'il propose...
Mais s'il est un trompeur!
DON JUAN.
Viens , mon amour , ma femme !
ZERLINE.
Masetto me fend l'âme.
Quel trouble ! Ah ! résistons.
DON JUAN.
Vois, quel sort je te donne.
26 DON JUAN.
ZERLINE.
La force m'abandonne.
DON JUAN.
Viens, viens , c'est là... Partons.
DON JUAN. ZERLINE.
Allons , allons, ma belle , Allons, sa voix m'appelle ,
Jurer dans la chapelle , Allons dans la chapelle !
Un innocent amour. Ah ! pour moi , quel beau jour !
SCENE X.
DON JUAN, ZERLINE, ELVIRE.
Uédiaiit
ELVIRE.
Arrête ! j'ai connu ton infernale ruse.
J'arrive à temps, maudit, pour sauver cette enfant.
ZERLINE.
Qu'entend s-je ?
DON JUAN.
Ne voyez- vous pas que je m'amuse ,
Ma tendre amie.^^
ELVIRE.
Oui, fais le gai , le triomphant,
Plaisante ! Je sais trop quels sont tes jeux , barbare !
ZERLINE.
2Vlonsieur le chevalier, dit-elle vrai ?
i
ACTE I, SCÈNE XI. 27
DON JUAN.
Non , non ,
La pauvrette m'adore , et son amour l'égaré ;
Et moi je fais semblant d'aimer... Je suis si bon!
(Elviie emmèue Zerline. — Don Juan sort du coté opposé.)
SCÈNE XL
La place de Burgos , comme à la première scène. Le palais du Com-
mandeur est tendu en signe de deuil : l'écusson de la famille est
sur la porte. Anna est eu noir avec un long voile. Elle sort du pa-
lais avec Don Ottavio.
DON OTTAVIO, ANNA, ensuite DON JUAN.
DON OTTAVIO à Anna.
Oui , qu'un rayon d'espoir dans vos regards se montre !
Nous connaîtrons le meurtrier.
Anna , tout me l'affirme , et je veux le premier...
{pliant au'devant de don Juan. }
Ab ! don Juan !
DON JUAN, à part.
Fâcheuse rencontre !
ANNA.
Vous venez à propos , seigneur.
On vante partout votre honneur...
DON JUAN.
Madame, que voulez-vous dire ?
{A part.)
Diable î saurait-elle à moitié i*...
28 DON JUAN.
AIVNA.
Nous comptons sur votre amitié
Pour nous aider...
DON JUAN, à part.
Ah! je respire!
{^Haut.)
Je suis à vos ordres , parlez.
Mes amis, mes parens, ma fortune, ma vie,
Tout est à vous... Mais vous semblez
Hélas! de vos chagrins sans cesse poursuivie...
Vous, si belle! quel est le monstre, dites-moi...
(Anna rougit et se trouble comme une femme qui ne peut se sous-
traire au charme et à l'ascendant de don Juan. )
SCÈNE XII.
Les Précédens, FJjYIKE entrant précipitamment,
EL VIRE.
Traître! il n'est sous le ciel d'autre monstre que toi!
Ctuatuar.
Que le ciel vous préserve
De recevoir sa foi !
Le traître vous réserve
Le même sert qu'à moi.
BON OTTAVIO, ANNA.
O ciel ! quels nobles charmes !
Et que de majesté !
ACTE I, SCÈNE XII. ag
A voir couler ses larmes ,
Mon cœur est attristé.
DON' JUAN.
La pauvre fille est folle ,
Croyez-en ma parole.
Pour que je la console ,
Laissez-nous seuls tous deux.
EL VIRE.
Menteur, je te défie...
DON JUAN.
Hélas ! c'est sa folie !
EL VIRE.
Restez , je vous supplie !
DON OTTAVIO, ANNA
A qui croire des deux ?
DON JUAN, DON OTT A VIO
ET ANNA. EL VIRE.
Vh ! vraiment je ne puis m'en défendre ; Ah ! vraiment , je ne puis m'en défendre *
3ui , j'éprouve à la voir , à l'entendre , Oui, j'éprouve à le voir, à l'entendre,
/intérêt le plus vif, le plus tendre, j Un dépit que nul mot ne peut rendre.
Tnste ciel ! est-il sort plus affreux ? Juste ciel ! est-il sort plus affreux?
DON OTTAVIO.
A la croire elle dispose ,
Par son air et ses discours.
ANNA.
En nous son espoir repose ;
Par pitié, restons toujours.
^o DON JUAN.
BON JUAN.
Si je pars , je vais peut-être
Eveiller tous les soupçons.
ELVIKE.
Le cruel s'est fait connaître.
Par ses noires trahisons.
DON OTTAVIO.
Elle est donc.P
BON JUAN.
Un peu folle.
ANNA.
Et lui ?..,
ELYIRE.
Sur ma parole ,
C'est un traître.
BON JUAN.
Elle est folle!
BON OTTAVIO , ANNA.
Enfin , nous le connaissons.
€memb[e.
BON JUAN, àEhire.
Vite, vite! paix! silence!
C'est du monde qui s'avance :
Mettez un peu de prudence;
On va se moquer de vous.
ELVIRE.
Ne m'impose pas silence ,
Je veux perdre la prudence.
ACTE I, SCENE XIII. 3i
Oui, ton crime et mon offense
Paraîtront aux yeux de tous.
DON OTTAVIO, AIVîVA.
Ces accens , cette assurance ,
Sa rougeur, son imprudence,
Nous révèlent son offense ;
Tout devient trop clair pour nous.
{Don Juan entraîne doucement Ehire gui sortjïirieuse.)
îlécitatif.
DON JUAN , j'evQnant sur ses pas.
Qu'elle est à plaindre ! il faut la suivre,
Pour prévenir d'autres malheurs.
Charmante Anna, pardon, commandez : vos douleurs
Sont les miennes.... à vous tout entier je me livre.
(Il sort avec une grâce affectée. Anna pendant les dernières paroles
de Don Juan a paru rassembler ses souvenirs avec une agitation
douloureu e .) -
SCÈNE XIII.
DON OTTAVIO, ANNA.
ANNA , hors d'elle-même.
Don Ottavio !
DON OTTAVIO.
Ciel ! qu'avez -vous ?
32 DON JUAN.
ANNA.
Don Ottavio, je meurs. Secourez-moi, de grâce....
L'assassin de mon père était là , devant nous ;
C'est lui!
DON OTTAVIO.
Qu'entends-je !
ANNA.
Lui, vous dis-jcj à cette place!
L'assassin de mon père !
DON OTTAVIO.
Est-il possible ! ô ciel !
ANNA.
Oui , ses derniers accens ont éclairé mon âme;
Sa voix m'a rappelé la voix de cet infâme,
Qui la nuit.... dans ma chambre...
DON OTTAVIO.
Ah! parlez, ce cruel...
ANNA.
L'heure était avancée , et la nuit morne et sombre ,
Quand je vis dans ma chambre, où j'étais seule alors,
Un homme tout h coup se glisser comme une ombre.
Un long manteau cachait son visage et son corps.
Muette, j'attendais. !...
DON OTTAVIO.
Poursuivez, je vous prie.
ANNA.
Il s'approche en silence , et cherche à m'embrasser ,
Je le repousse, il me presse , je crie....
On ne vient pas ! — L'amour en lui devient furie.
ACTE I , SCÈNE XIII. 33
Une main sur ma bouche , il ose m'enlacer ,
De l'autre.... tellement que je me croyais morte.
DON OTTAVIO.
Enfin....
ANNA.
Enfin , le désespoir, l'horreur,
Me rendent à moi-même , et je me sens si forte ,
Que, luttant des deux bras, j'échappe à sa fureur.
DON OTTAVIO.
Ah! je respire.
ANNA.
Alors le délire m'emporte. '
Je redouble mes cris , j 'appelé à mon secours.
Don Juan sort.... je le sui-s , en appelant toujours.
Celle qu'il attaquait, l'attaque, l'épouvante.
Mon père accourt ! c'était la justice vivante !
Il veut.... pauvre vieillard !.... le lâche , sans remord,
Met le comble à son crime en lui donnant la mort.
Tu sais quel infâme ,
D'une indigne flamme
Flétrit mon honneur ;
Quel monstre, en fureur,
Frappa de ses armes
Mon père, en alarmes....
Vengeance à mes larmes !
Et sois le vengeur î
34 DON JUAN.
Revois mon vieux père ■■
A nos pieds gisant ,
Vois son noble sang
Qui rougit la terre ,
Et que ma douleur....
Et que ma colère
Passe dans ton cœur !
Tu sais quel infâme ,
D'une indigne flamme
Flétrit mon honneur;
Quel monstre, en fureur,
Frappa de ses armes ,
Mon père en alarmes...
Vengeance à mes larmes !
Et sois le vengeur !
Oui, près de ton glaive,
Déjà je relève ,
Un front sans rougeur;
Mon père , oh î mon père !
Ombre sainte , espère....
Voil ton vengeur!
FIN DU PREMIER ACTE.
• '
^
i
ACTE DEUXIÈME
LA FÊTB<
Jeunes filles, s'il vous invite jamais , prenez
garde à sa fête ! car le serpent d'Eve se pro-
mène dans ses jardins; il y a des poisons à sa
table ; des démons dan-s ses quadrilles , et des
trapes mystérieuses dans les corridors de son
palais.
Vieux auteur.
VV««M%V«%V«VVl^,V»tiV«\V«««VVV«%M'VV»«a%«> VV^«VIM«««V«Vk'il«^>«VV«%«\%VV<M«VtVV«c)M%V«v««WMVV««.:/VVt«/K*
ACTE IL
Une campagne , la petite maison de Don Juan au ft)nd , à droite ,
conune à la cinquième scène du premier acte. (Grand jour.)
SCENE PREMIERE.
DON JUAN, LEPORELLO.
Récitatif»
DOIV JUAN.
Mon cher Leporello , tout va bien.
LEPORELLO.
Tout va mal.
DON JUAN.
Mal , et comment ?
LEPORELLO.
Je mène au château tout ce monde.
D'après....
DON JUAN.
Bravo !
LEPORELLO.
Je les amuse , en général ,
Par des mensonges, là....
DON JUAN.
Bravo î
38 DON JUAN.
LEPORELLO.
Comme, à la ronde,
Vous en débitez par millier.
DON JUAN.
Bravo !
LEPORELLO.
Puis, en particulier.
Au pauvre Masett-o je raconte une histoire
Si longue, qu'il oublie enfin d'être jaloux.
DOIV JUAN.
Bravo ! ma foi.
LEPORELLO.
Je les fais boire,
Les hommes et les femmes , tous.
Les uns chantent comme des fous.
Les autres se donnent des coups
Pour s'amuser, — Mais savez-vous
Qui nous arrive au beau moment .î*
DON JUAN.
Zerline.
LEPORELLO.
Bravo ! puis avec elle ?
DON JUAN.
El vire , j'imagine.
LEPORELLO.
Bravo î Qui nous a dit de son auguste époux....
ACTE II, SCÈINE I.
DOJM JUAJV.
Tout le mal qu'elle en sait.
LEPORELLO.
Bravo! brav....
BON JUAN.
Et toi , drôle ?
LEPORELLO.
Excellence , je n'ai pas dit une parole ,
Je l'ai fait sortir du jardin ,
J'en ai fermé la porte, et suis rentre soudain.
DON JUAN.
Bravo ! bravissimo ! la chose
Ne peut pas être en meilleur train.
Tu verras ce que je dispose,
Un luxe , un bal de souverain.
Nous aurons , avant la nuit close,
Tout le carnaval au château ,
Pour la noce de Masetto.
Va qu'une fête ,
Vite s'apprête ,
Puisque leur tête
Faiblit déjà.
Si, sur la place ^
Fillette passe ,
Fais bonne chasse,
Amène-la.
Liberté grande,
4o DON JUAN.
Et qu'on demande ,
Walse allemande ;
La sarabande,
La Guaraxa.
Endors les mères ,
Grise les pères ,
Grise les frères ,
Remplis les verres
Tant qu'on voudra.
Ou blonde ou brune ,
Ce soir plus d'une ,
Au clair de lune
M' écoutera.
Ainsi, sans peine,
D'une douzaine,
Ta liste pleine
S'augmentera.
( Ils sortent.)
ACTE II, SCÈNE Tl. 4i
SCÈNE II.
Une belle promenade ombragée autour du parc et du château de
Don Juan. A gauche un bois , à droite , vers le fond , un pavillon
d'architecture mauresque attenant au château, ayant au premier
étage un balcon doréj en bas une porte grillée dans un enfonce-
ment voûté.
. ZERLINE, MASETTO.
nédiatit
ZERLINE.
Masetio, Masetto !
MASETTO.
Couleuvre ,
Ne me touche pas.
ZERLINE.
Mais , pourquoi ?
MASETTO.
Vous me le demandez , à moi ?
Tigresse !
ZERLINE.
Eh! qu'ai-jefait.P
MASETTO.
Vraiment , un beau chef-d'œuvre.
Serp.... femme! rester seule avec un beau senor !
Me jouer un tour de la sorte ,
42 DON JUAN.
Le jour de mes noces encor !
Morbleu , quand le dépit m'emporte !. .
(// la menace. )
ZERLIJVE.
Ah, je t'aime! j'eus tort, mais peux-tu soupçonner?....
Mon petit mari , vrai , c'était pour badiner.
Tu ne me crois pas ? viens, satisfais ta colère,
Bats-moi, fais-moi mourir, si cela peut le plaire,
Et si tu ne veux pas, ingrat, me pardonner!
3lir :
Frappe , frappe ta Zerline !
Ah , loin qu'elle se mutine ,
La douce brebis s'incline ,
Elle s'offre au châtiment.
Arrache ses yeux , maltraite
Son visage ; la pauvrette
Baise tes mains tendrement.
Frappe, frappe la pauvrette...
Mais non , non , je savais bien ,
Va , que tu n'en ferais rien !
Tu n'en as pas le courage...
x\h ! c'est trop nous alarmer.
Plus de guerre, plus d'orage..
Ne vivons que pour aimer.
0^
ACTE II , SCÈNE II. 43
Eiritatif.
MASETTO.
Mais , voyez donc avec quel art cette diablesse
A su m'ensorceler ! mon Dieu , quelle faiblesse !
{Ils s'embrassent.)
DOIV JUAN , en dehors.
Pour une fête,
Que tout s'apprête , etc.
ZERLINE.
Masetto , c'est lui !
MASETTO.
Qui ?
ZERLINE.
Monsieur le chevalier.
Ciel ! où faut-il que je me cache ?
MASETTO.
Qu'as-tu donc.î* tu rougis, tu crains que je ne sache
Le fin mot. — Reste-là ; je vais vous épier.
Jinaic.
Vite , vite , qu'il y vienne ,
Je crois qu'il veut que j'en tienne.
Monseigneur, chacun la sienne ,
Je vous guette de mon coin.
44 DON JUAN.
ZERLINE.
Gare j gare à nous; écoute;
De ton projet s'il se doute ,
Tu verras ce qu'il en coûte,
Pour vouloir être un témoin.
MASETTO.
Va, je saurai bien m'y prendre.
ZERLIBfE.
Tu ne veux donc pas comprendre.
MASETTO.
Parle haut, je veux entendre.
ZERLINE.
A quoi peut-il donc s'attendre .î*
. MASETTO, à part.
Pour don Juan , sévère ou tendre ,
Enfin je vais savoir tout.
ZERLINE, à part.
Plus moyen de m'en défendre ,
14 veut me pousser à bout.
( Masetto se cache derrière une statue dans un bosquet.)
ACTE II , SCÈNES III , IV. 45
SCÈNE m.
ZERLINE, DON JUAN, seigneurs, masques, paysans.
MASETTO caché.
t
DOIV «f^i^lV avec le chœuk.
Mes amis, jour d'allégresse!
Courage , ô belle jeunesse !
Que l'amour ici renaisse ,
L'amour et les chants divins !
DON JUAN , à ses valets.
Menez vite tout ce monde,
Dans ma splendide rotonde >
Que là pour eux tout abonde ,
Les fleurs, la danse et les vins!
LE CHOEUR en s'éloignant.
Mes amis , etc.
SCÈNE IV.
ZERLINE, DON JUAN, MASETTO caché.
ZERLINE traversant la scène pour échapper à Don Juan.
Sous l'ombre de ce grand frêne,
J'ai moins peur qu'il me surpienne.
BON JUAN.
Zerlinetta, douce reine.
Ne pense pas m'échapper.
46 DON JUAN.
ZERONE.
Ah , laissez-moi fuir paisible.
BON JUAN.
Non , non , fuir est impossible.
ZERLIN%
Si votre cœur est sensible!...
DON JUAN.
Plein d'un amour invincible !
Viens, mon ange,.... ohî doute horrible î
Viens.... voudrais-je te tromper?
ZERLINE.
Ah ! s'il le voit , quelle affaire !
Ciel ! prenez pitié de moi.
DON JUAN entraîne Zerline vers le bosquet et aperçoit
Masetto.
Masetto !
MASETTO,
Pour vous plaire !
DON JUAN.
Enfermé là ! pourquoi i^....
Ta charmante Zerline ,
S'ennuie et se chagrine ,
Quand elle est loin de toi.
MASETTO.
Oui j je le croi ,
De bonne foi.
ACTE II, SCÈNE V. 47
DON JUAN.
Alerte!.... dans les salles,
Cors, flûtes et cymbales
La musique aux cent voix !
ENSEMBLE.
Les flûtes, les cymbales
Résonnent dans les salles;
Allons danser tous trois.
(Ils sortent par le pavillon , tandis que les trois dominos entrent
du côté opposé. )
SCÈNE V.
ELVIRE, DON OTTAVIO, ANNA.
En dominos noirs, sans toques , le masque à la main.
ELVIRE.
Courage , amis , courage !
Tous trois il nous outrage,
Hâtons enfin l'orage ,
Qui doit fondre sur lui.
DON OTTAVIO à Ehire.
Madame, assez de plainte,
Oui , notre cause est sainte,
(à Anna.^
Et toi , calme ta crainte ,
Suis-je pas ton appui .»*
ANNA.
Le ciel ici rassemble ,
Les trois vengeurs ensemble;
Et cependant je tremble ,
Pour nous tous aujourd'hui.
4« DOJS JUAN.
SCÈNE VI.
Les Précédens, DON JUAN, LEPORELLO au balcon.
LEPORELLO à Don Juan.
Seigneur, voyez ces masques ,
Beaux , galans et fantasques.
DON JUAN.
Au pas joyeux des basques ,
Ils ne feraient pas mal.
Invite-les au bal.
ELVIRE, DON OTTAVIO, A.N^A., à part.
Ciel ! j'ai cru reconnaître...
Oui ; c'est la voix du traître.
LEPORELLO.
St.... beaux masques, mon maître....
EL VIRE, ANNA àDonOttavio.
Répondez.
LEPORELLO.
St.... mon maître ,
Jaloux de vous connaître.
Vous invite à son bal.
DON OTTAVIO.
De se rendre à son bal ,
Chacun de nous s'honore.
ACTE II , SCENE YII. 49
LEPOUELLO , m&ntranl son catalogue»
En voilà deux encore ,
Pour le livret fatal.
(Il rentre.)
SCÈNE VII.
ELVIRE, DON OTTAVIO , AINNA.
tri0.
DON OTTAVIO, AIVNA.
Seconde , ô ciel propice ,
Mon zèle et mon courroux !
ELVIRE.
Dieu puissant fais justice ,
De mon perfide époux.
DON OTTAVIO , ANNA.
ipère dans sa tombe,
S'émeut à nos apprêta.
ELVIRE ET ANNA.
C'est l'heure , enfin qu il tombe ,
Et que je meure après !
(Ils sortenl par le pavillon. )
t
5o DON JUAN.
SCÈNE vm.
( Ici le finale est interrompu par la fête et les danses. )
Le bal. Vaste salle du château de Don Juan ; deux orchestres au
fond. A droite , une petite porte masquée par un rideau , don-
nant sur un cabinet secret . — Les chœurs dansans se croisent.
Paysans, paysannes, dames et cavaliers, masques et déguisemens de
toutes sortes, costumes de caractère. — Une fanfare se fait entendre
dehors. Un ChevaUer Maure paraît , suivi de quatre nègres.
DON JUAN, LEPORELLO, LE CHEVALIER MAURE.
Chœurs chantans et dansans.
Hiritatif»
LE CHEVALIER MAURE
Don Juan, des Maures de Grenade ,
Revenant de lointains combats ,
Nous dépêchent en ambassade,
Près de ton excellence.... Ils attendent là-bas.
DOi\ JUAN.
Parle.
LE CHEVALIER MAURE.
Attirés au bruit de ta fête , ces braves ,
Sur la foi de ton nom , demandent d'être admis
Avec leurs plus belles esclaves ,
Malgré nos rois en guerre et nos dieux ennemis.
ACTE II, SCÈNE VIH. 5i
JDOIV JUAIV.
Merci seigneurs; soyez les hôtes de ma fête.
J'ai toujours aimé le prophète,
Et c'est son paradis que je voudrais choisir.
Entrez, tous les hommes sont frères.
Les peuples sont amis sous des drapeaux contraires j
Il n'est qu'un seul dieu : le Plaisir!
{Entrée des Maures avec leurs femmes. Ils saluent Don Juan.)
€\)omv.
Gloire à toi , gloire suprême
A toi , soleil de Burgos !
Dans Bagdad, nos kalifs même.
Sont à peine tes égaux.
Tout nous retrace ,
Ta noble race ;
Tu joins la grâce,
A la grandeur.
Dans la nuit sombre,
Quels feux sans nombre !....
Grenade est l'ombre
De ta splendeur.
Gloire à toi, etc. .
Balkt
Don Juan salue et mêle avec un air d'hospitalité les groupes espagnols et
sarrasins, en adressant des propos galans à plusieurs femmes de tout
rang , et il disparaît pendant le ballet avec Leporello.
52 DON JUAW
SCÈNE IX.
Les Précédens, DON JUAN ET LEPORELLO rentrent
dans la salle.
&eifxm ïru finale,
DOIV JUAN faisant cesser les danses.
Trêve , belles jeunes filles.
LEPORELLO.
A boire! venez, bons drilles.
BON JUAN ET LEPORELLO,
Puis encore à la walse , aux quadriller ,
Jusqu'au jour à bondir, à tourner !
DON JUAN circulant avec des laquais chargés de
rafraîchissemens.
Ça, mon.... camarade!
LEPORELLO circulant aussi.
Cette limonade?
Des sorbets?... à moi rasade.
MASETTO , observant dans un coin^
Moi, je reste en embuscade.
ZERLINE, à part.
Douce , douce vient la sérénade,
Grand tumulte peut la terminer.
DON JUAN.
Que je t'aime, ô charmante Zerline!
S l|
w
ACTE II, SCÈINK X. 53
ZERLINE.
Trop galant.
MASETTO.
Oui , fais bien la câline !
LEPOR.ELLO, imitant son maître.
Que je t'aime , Isabelle, Rosine î
/ MASETTO.
Bien , très bien , ah ! comme on m'assassine !
ZERLIIVE , à part.
Le Masetto fait mauvaise mine....
g I II se peut que tout finisse mal.
^ \ DON JUAN, LEPORF^LLO.
'^ Le Masetto fait mauvaise mine ;
De l'adresse pour l'instant fatal l
MASETTO.
La perfide! et quel homme infernal !
SCÈNE X.
Les Précédons; ELVIRE, DON OTTAVIO, ANNA.
En dominos et masques noirs , accompagnés de leurs gens ; ils se
présentent à la porte du fond et se tiennent un instant immobiles
et sévères.
LEPORELLO, aux- masques.
Mon maître vous invite ,
Beaux masques, entreïi vite*
54 DON JUAN.
DON JUAIV, avec ivresse.
Oui, tous, avec leur suite.
Vive la liberté !
LES TROIS MASQUES.
Grâce , donc , excellence ,
De l'hospitalité.
TOUS.
Vive la liberté !
DON JUAN.
Que le bal recommence !
( à Leporello, )
Toi , de la pétulance !
( à Zerline. )
Vous savez que je danse ,
Avec vous, ma beauté.
( Ici les danses et les valses repi^ennent.)
LEPORELLO.
Bravo ! qu'on en dégoise !
EL VIRE, voyant Zerline..,
Ah! c'est la villageoise !
ANNA.
J'expire!....
DON JUAN.
Tout se croise.
LEPORELLO et DON JUAN.
Parfait en vérité,
DON JUAN, montrant Masetto.
Leporello, surveille!...
ACTE II , SCÈNE X.
LEPORELLO.
Ce nigaud?... à merveille.
DON JUAIV valsant avec Zcrlinc.
Es-tu blanche et vermeille !
Oh ! que ton souffle est doux !
LEPORELLO à Masetf.o.
Allons, vite en cadence !
Faisons comme ils font tous.
MASETTO.
Je n'aime pas la danse.
LEPORELLO.
Tu danseras j commence.
MASETTO.
Non!
LEPORELLO.
Si ! vite en cadence !
MASETTO.
Non! j'abhorre la danse.
LEPORELLO.
Tu l'aimeras , avance
Et saute avec les fous.
AIVIVA.
Je ne puis me contraindre.
DON OTTATIO, ELVIRE.
Par pitié, calmez-vous.
DON JUAN entraînant Zerline vers le cabinet.
Oh! viens! que peux-tu craindre i*...
56 DON JUAN.
MASETTO a Leporello.
Lâchez , c'est assez feindre.
DON JUAN toujours en vaisant précipite Zerîine dans le cabinet.
Viens !
ZERLINE.
Ciel ! à qui me plaindre ?
LEPORELLO smi^ant son maître.
Voici l'instant à craindre.
LES TROIS 3IASQUES.
Au but il croit atteindre,
C'est le piège mortel.
( A partir de ce moment , les trois dominos ont circulé dans tous
les groupes en les animant contre Don Juan , dont ils ont Tair de
raconter les crimes , et en les apitoyant sur Zerline , de manière que
lorsqu'elle sort effarée du cabinet , tout le bal , masques , cavaliers,
villageois , se tournent contre Don Juan , en le menaçant du gesle ou
des armes qu'ils ont à la main. Rien n'épouvante Don Juan. Il est
seul d'un côté avec Leporello, et jusqu'à la fin il tient la foule en
respect avec son épée.
ZERLINE , en dehors.
Au secours ! à l'aide ! au crime
TOUS.
Ah! secourons la victime !
MASETTO.
Ah, Zerline!
ZERLINE , en dehors.
Au crime!
ACTE 11, SCÈNE X. 5;
DON OTTAVIO , ANNA.
Ciel!
Cest là, c'est là, qu'on s'y porte!
ZERLINE.
Monstre !
TOUS.
Il faut briser la porte.
ZERLINE . rentre pâle , échevelée , Masetto la saisit et Ventraine
au loin.
Secourez-moi ! je suis morte !
DON JUAN ramène Leporello en le menaçant de son épéc.
C'est donc toi qui de la sorte,
Par un jeu lâche et cruel....
Meurs !
LEPORELLO , à genoux,
Y pensez-vous? grâce !
DON JUAN.
Meurs !
LEPORELLO.
Que dites-vous ? grâce !
DON OTTAVIO à Don Juan.
Mais toi, n'attends pas de grâce.
LES TROIS MASQUES.
Le scélérat! quelle audace !
Il croit cacher son forfait.
'i
58 DON JUAN.
DOIV JUAN voyant Elvive qui se démasque , ainsi qu*Ànna et
Don Ottavio.
Don Elvire.
ELVIRE.
Et le tonnerre!
DON JUAN.
Don Ottavio !
DON OTTAVIO, tirant son épée.
Non , la guerre!
DON JUAN.
Don' Anna !
ANNA.
Rends-moi mon père !
LES TROIS MASQUES.
L'homicide ! l'adultère !
Nous savons tout en effet.
TOUS.
Tremble, monstre, tout s'expie !
L'œil de Dieu toujours épie !
Tes noirceurs, ton meurtre impie,
Au grand jour apparaîtront.
DON JUAN , LEPORELLO , à part.
Je sens se troubler ma tête,
Quel est le sort qui s'apprête !
Une effroyable tempête ,
S'amasse autour de mon front.
TOUS.
Au sort il faut te résoudre.
Non, rien ne peut plus t'absoudre,
ACTE II , SCÈNE X. 5g
Entends-tu gronder la foudre ?
Elle annonce ton trépas.
Ensemble*
DON JUAN.
Eh bien , si la foudre gronde ,
Qu'un blasphème lui réponde!
Tombe et s'écroule le monde !
Don Juan ne tremblera pas.
TOUS.
Tremble , car la foudre gronde ,
Elle annonce ton trépas.
DON JUAN.
Tombe et s'écroule le monde,
Don Juan ne tremblera pas.
Don Juan se fait jour l'épée à la main et s'échappe à travers la
foule après avoir croisé le fer avec Don Oltavio.
FIN DV DEUXIEME ACTE.
ACTE TROISIÈME.
L3 SBZTT70£l.
The man that hath no musick in himself ,
Nor is not , etc.
a L'homme qui n'a aucune musique en lui-
même, et qui n'est pas touché de l'harmonie des
tendres accords , est capable de trahisons , de
stratagèmes et d'injustices. Les mouvemens de
son âme sont lents et mornes comme la nuit ,
et ses affections sont noires comme le Tartare :
ne TOUS fiez pas à un pareil homme.... Ecoutons
la musique ! »
( Shakespeare. — Marchand de Fenise. )
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ACTE III.
Une rue de Burgos. A gauche , la maison d'Elvire avec un balcon. Il
fait jour encore. La nuit tombe peu à peu.
SCENE PREMIERE.
DON JUAN, LEPORELLO.
DON JUAN.
Cesse de rire,
Mauvais plaisant.
LEPORELLO.
Je me retire
Dès à présent-
DON JUAN.
Ce trait m'afflige.
LEPORELLO.
Je pars ,>vous dis-je.
DON JUAN,
Que t'ai-je fait ?
Et qui t'oblige....
^
64 DON JUAN.
LEPORELLO.
Rien , en effet :
11 se corrige...
En m'assommant î
DON JUAN.
Ah , quel vertige !
LEPOUELLO .
Quel agrément !
DON JUAN.
C'était pour rire ,
Tu le sais bien.
LEPORELLO.
C'est bon à dire ,
Adieu, plus rien.
(BtiBemble.
W DON JUAN.
Toi si fidèle ,
LEPORELLO.
Moi si fidèle ,
DON JUAN.
Si plein de zèle ,
LEPORELLO.
Si plein de zèle ,
DON JUAN.
Toi qui m'aimais ,
LEPOBELLO.
Qui vous aimais ,
ACTE III , SCÈNE I. 65
DON JUAIV,
Reprends ta place.
LEPORELLO.
Je suis de glace.
DON JUAN.
Reviens , de grâce.
. LEPORELLO,
Non , non , jamais.
Leporeilo
Uécitaiit
DON JUAN.
LEPORELLO.
Non, non.
DON JUAN , lui jetant Une bourse.
Faisons la paix. Tiens!
LEPORELLO.
Qu'est-ce ?
DON JUAN.
Vingt piastres.
LEPORELLO.
Eh bien ! donc, je vous pardonne en cor j
Mais n'y revenez pas. Vous me couvririez d'or ,
Comme une courtisane ou comme vine princesse ,
Plus de Leporeilo. Vous exposer sans cesse !
5
dQ DON JUAÎS.
DON JUAN.
Tu vois comme j'en sors.
LEPORELLO.
En tuant d'un seul coup
Quinze ou vingt hommes ? — IVkis , il en reste beaucoup.
Vos ennemis....
BON JUAN.
Ils font les braves en cachette.
LEPORELLO.
Et la justice ?
DON JUAN.
Je l'achète.
LEPORELLO.
Ahî.... Etlediable?
DON JUAN,
Il pense à tout.
Si le diable existait, serais- tu là?
LEPORJSLLO
Mon maître ,
C'est qu'il est patient peut-être !
DON JUAN.
Parlons d'objets plus importans.
LEPORELLO.
Pourvu qu'on laisse-là les femmes!
DON JUAN.
C'est bien triste !
ACTE III , SCENE I. 67
Sot , à quoi veux-tu donc que l'on passe le temps !
— Elvire vient de prendre une autre camériste,
A ce balcon je l'ai vue hier au soir :
Mains blanches , taille fine , œil noir,
Une franche espagnole ,
Je l'aime, j'en raffole ,
(mojitrant une mandoline sous son manteau.)
Et j*allais.... mais de peur de contretemps subits,
Je veux être prudent , comme tu le conseilles.
LEPORELLO.
I
A la bonne heure !
DON JTJAN.
Or ça, maraud , changeons d'habits.
LEPORELLO.
Excellence, c'est que.... le Lâton..,. mes oreilles....
Les alguasiîs....
DON JUAN prenant le manteau de Leporello et son chapeau.
Hë bien! pour ton maître et seigneur
Tu seras assommé.
LEPORELLO.
Merci de tant d'honneur.
(Tandis qu'ils changent de manteaux , Elvire paraît au balcon sans
les voir et sans en être aperçue. )
68 ' DON JUAN.
SCÈNE IL
DON JUAN, LEPORELLO, ELYIRE au balcon.
Il fait nuit.
trio.
ELVIRE.
Nuit fraîche , nuit sereine ,
Ton amoureuse haleine,
Ne charme plus la peine ,
D'un cœur qui fut le sien !
LEPORELLO.
Cette voix qui soupire ,
Seigneur, c'est don' Elvire.
DON JUAN.
Il faut que je m'en tire,
Reste-là, ne dis rien.
— Elvire ! ô toi , ma belle !...
ELVIRE.
C'est l'ingrat qui m'appelle ?
DON JUAN.
Oui, je reviens fidèle ,
J'implore ta pitié.
EJLVIRE.
Juste ciel ! sa parole
Me trouble et me console.
ACTE III, SCÈNE II. 69
LEPORELLO , à part.
Voyez déjà la folle
Qui le croit à moitié !
DON JUAN.
Descends, mon bien suprême ,
C'est toi seule que j'aime.
Je ne suis plus le même ,
Je suis tout repentant.
ELVIRE.
Non. — «Vous m'avez trompée....
BON JUAN.
Descends , ou cette épée....
LEPORELLO , à part.
Oh! comme elle est dupée î
BON JUAN.
Mon âme , je t'attend.
ELVIRE.
Grand Dieu ! tout m'embarrasse ;
Que faut-il que je fasse ?
N'abusez pas , de grâce ,
De ma crédulité.
BON JUAN.
Elle se prend au piège,
Son erreur me protège , •
Et peut-être en aurai-je
Ce soir bien profité !
70 DON JUAN.
LEPORELLO-
Mais quelle infâme ruse !
Voilà comme il s'amuse '
Imprudente , il abuse
De ta crédulité !
ELVIRE. DON JUAN et LEPORELLO.
Serai-je encor séduite ? Elle est déjà séduite.
Ah ! quel trouble m'agite ! A!i ! quel trouble l'agile!
Oui, je me rends trop vite. Elle se rend bien vite j
Amour , protège-moi ! Fol amour ! gloire à toi !
{Elvire quitte le balcon. )
Effttatif.
DON JUAN.
Ça , lorsque Elvire va descendre ,
Cours lui baiser la main , prends ma voix , fais le tendre,
Et surtout conduis-la, sans tarder, autre part.
( montrant la fenêtre de la ca?nénste. )
Et moi....
LEPORELLO.
Mais , si j'étais reconnu par hasard ?
DON JUAN.
Fat, comment veux-tu qu'on découvre
Une ame de poltron sous ce noble pourpoint ?
LEPORELLO.
Je dis..j.
ACTE III, SCENE II.
DON JUÀN.
De la prudence. Elle ouvre !
ELVIUE , sortant de sa maison en mantille.
Me voici.
DON JUAN V se retirant à l'écart.
Bien. Voyons s'il ne me trahit point.
LEPORELLO , à part , avec le manteau de Don Juan.
Quel embarras!
ELVIRE, A Leporello.
Je puis Jonc croire
Que mes pleurs vous ont attendri.
Mon cher don Juan me rend son amour et ma gloire!
LEPORELLO, imitant la voix de Don Juan.
Oui, mon ange!
EL VIRE.
Cruel mari!
Quel maux vous avez faits à votre pauvre femme !
LEPORELLO.
Moi , mon amie ?
ELVIRE.
Oui, toi.
LEPORELLO.
Chère âme !
Ce remords poursuivra mes jours.
ELVIRE.
Est-ce que tu voudras m'abandonner encore ?
7a DON JUAN.
LEPORELLO.
Non, non, mignonne i
ELVIUE.
A moi, toujours!
LEPORELLO.
Toujours!
EL VIRE,
Je t'aime !
LEPORELLO.
Je t'adore!
( à part. )
Mais c'est charmant !
EL VIRE , soupirant.
Ah!
LEPORELLO.
Ah!
DON JUAN.
Ah ! le drôle y prend goât.
EL VIRE.
Et vous ne serez plus perfide ?
LEPORELLO.
Plus du tout.
ELVIRE.
Jurez-le moi.
LEPORELLO, Vembrassani.
Je te le jure ,
Par ces mains, par ces yeux, par...
ACTE III , SCÈNE III. yS
DOIV JUAN , courant sur eux.
Hé , hi , ha , hi, mort!
ELVIRE ET LEPORELLO se sauvant par la gauche.
Oh! ciel!
SCÈNE III.
DON JUAN riant.
Hé ! hi, ha, hi! — L'excellente aventure î
— Vite à la camériste; une chanson d'abord :
( // se place sous la fenêtre de la camériste , et chante en s' ac-
compagnant de la mandoline. )
Je suis sous ta fenêtre ,
Ah! daigne enfin paraître,
Belle qui m'as séduit!
Tes yeux sont deux étoiles
Dont l'éclat m'a conduit ;
Soulève enfin tes voiles ,
Ou je meurs dans la nuit.
Bannis , bannis la crainte ;
J'ai su par une feinte
Eloigner les jaloux.
Descends , l'amour t'appelle ,
Ce dieu veille sur nous ;
Peut-on être cruelle
Avec des yeux si doux ?
74 IX)]N JUAN.
SCÈNE IV.
DON JUAN,MASErTO,
Paysans armés de mousquets et de bâtons. — Ils entrent en silence, à
petits pas. — Nuit.
Eécitatii
DON JUAN.
St — St — Un rideau s'ouvre. — Ah! c'est elle sans doute.
St....
( une femme parait à la fenêtre. )
MASETTO.
Amis, patience, on m'a bien dit sa route ;
Nous l'aurons.
DON JUAN, bas.
Mais , j'entends parler.
MASETTO.
Voilà quelqu'un.^
Chut!
DON JUAN , bas,
Masetto , je crois. -^ Au diable l'importun !
MAZETTO, criant.
Qui -va-là.^^ — L'on se tait. — En joue!
DON JUAN.
{à part.) . . ^ ^"'y ^ ,,
^ imitantlavoix de Leporello,
Il n'est pas seul, resions déguisé. — Mes amis
Masetto !
MASETTO.
Gerte , et îoi ?
I
ACTE III , SCÈNE lY- fô
DON JUAN.
Leporello , j'avoue. ..
MAS'ETTO le menaçant.
Le valet de ce monstre, à qui...
DON JUAN.
Don Juan m'a mis
A la porte par la fenêtre.
Car je ne pouvais plus servir un pareil maître ,
Un damné !
MASETTO.
Bien. — Où donc trouverons-nous ce traître ?
Nous le cherchons pour l'assommer.
DON JUAN.
Pour ?... Bon cela! j'en suis. — Je peux vous affirmer
Qu'il n'est pas loin d'ici. — • Fais aller ton escorte
Moitié par là , moitié par là. De cette sorte
11 ne pourra vous échapper. —
Si vous trouvez quelqu'un en manteau de toilette,
Promenant sous le bras quelque femme bien faite ,
Vous n'avez qu'à frapper !
( à Masetto. )
Frappez ferme ; c'est lui. Partez-donc. — Toi, demeure
Un instant.
( Les paysans sortent par la droite et la gauche^}
MASETTO.
Pourquoi .^
76 DON JUAN.
DON JUAN.
Tu verras. —
Tu disais donc qu'il faut le tuer ?
MASETXO.
Oui, sur l'heure.
DON JUAN.
Ne suffirait-il point de lui casser les bras?
MASETTO.
Non , non , je veux le mettre en morceaux , et qu'il meure.
DON JUAN.
Es- tu bien armé , toi ?
MASETTO.
Mais , j'ai ce mousqueton ,
{montrant son bâton.)
Et puis... voyez!
DON JUAN.
Après ?
MASETTO.
N'est-ce pas fort honnête ?
DON JUAN.
{le battant)
Fort honnête! — Prends-donc ceci pour le bâton ?
Ceci pour le mousquet.
MAZETTO, criant .
Ah! la tête! la tête!
ACTE III, SCÈNE V. 77
DON JtlAIV , frappant plus fort.
Silence, ou... tiens, ceci pour le tuer; ceci
Pour le mettre en morceaux. — Tiens, vilain, c'est ainsi
Qu'il faudra qu'on l'assomme.
(Il sort.;
SCÈNE V.
MASETTO , ensuite ZERLINE.
MASETTO, criajîl.
Ah ! je suis mort ! le maudit homme !
Ah! ah!
ZERLINE , accourant.
C'est Masetto que j'entends par ici ?
MASETTO.
Zerline , ah , ma chère Zerline !
Ah!
ZERLINE.
Qu'est-ce }
MASETTO. H
Il m'a brisé le dos et la poitrine !
ZERLINE.
Qui donc !
MASETTO
Leporello , ma pauvre femme , ou bien
Quelque démon qui lui ressemble.
78 DON JUAN.
ZERLINE.
Où te sens-tu mal ?
MASETTO.
Là, là, là; là.
ZERLINE.
Ce n'est rien .
Rentrons tous les deux. Il me semble
Que je te guérirai rnieux qu'un médecin... mais
Jure de n'être plus jaloux.
MASETTO.
Je le promets.
ZERLIIVE.
Viens , je possède
Un doux remède ;
Quel mal ne cède
A son pouvoir?
C'est un mystère
Que je dois taire ;
Êjk Toi seul , sur terre ,
Peux le savoir.
Qu'on te l'apprenne ,
Bientôt ta peine ,
J'en suis certaine ,
Se guérira.
Qui peut combattre
Ce baume-là?...
i
ACTE III , SCENE VI. 79
Sens mon cœur battre ,
Le charme est là
( Ils sortent en se tenant ejubrassés.)
SCENE VI.
Ua enclos fermé par un mur croulant , avec une porte qui tient à
peine. Des décombres , quelques ruines. Nuit très-sombre.
LEPORELLO, ELVIRE.
E^ritatif.
LEPORELLO, toujours auec /e manteau de Don Juan,
Venez , entrez une seconde ,
Ma chère amie , et taisons- nous.
J'ai vu bien des flambeaux là-bas.
ELVIRE.
Mon cher époux ,
Que peux-tu craindre ?
LEPORELLO.
Oh , rien au monde !
—C'est qu'on nous suit. Je vais voir....
ELVIRE.
Quelle nuit profonde î
LEPORELLO , cherchant la porte par laquelle il est entré.
( à part ) [à Elvirc. )
Comment me dépêtrer?.... Je vole à tes genoux.
8o DON JUAN,
EL VIRE.
Seule, seule, en cette enceinte ,
Je me sens glacer de crainte,
Toute ma force est éteinte ,
Et je suis prête à mourir.
LEPORELLO cherche en suivant le mur du fond.
Comment regagner mon gîte ,
Sans cette porte maudite !
Piano , cherchons vite , vite ;
C'est le moment de s*enfuir.
( Entrent DonOttavio et Anna. Leporello cherche toujours.)
SCÈNE VIL
ELVIRE, DON OTTAVIO, ANNA, LEPORELLO.
DOJV OTTAVIO , à Anna.
Sèche tes pleurs , ma chère âme ,
On a vu passer l'infâme.
Courage ! au nom de ma flamme ,
Et d'un père , ici, martyr.
ANNA.
Laisse ma douleur s'épandre ,
Je ne dois plus rien entendre ;
Quel bonheur pourrais-je attendre ?
La mort est mon seul désir.
ACTE III, SCÈNE VIII, 8i
ELVIRE, cherchant.
Où donc mon époux fidèle?
LEPORELLO.
>A I Ah ! je suis perdu', c'est-elie !
§ \ Bon , voici la porte. — Appelle !
§ j Vite , vite , il faut partir.
EL VIRE.
N'est-ce pas lui qui m'appelle ?
Vite , vite , il faut partir.
Leporello qui reprend le mur, trouve la porte cette fois.
Masetto , Zerline, une troupe de paysans , portant des flambeaux,
s'y présentent et lui barrent le passage.
SCÈNE VJII.
DON OTTAVIO, ANNA, ZERLINE, LEPORELLO,
MASETTO, ELVIRE, paysans.
MASETTO , ZERLINE.
Arrête , arrête, pas de fuite.
DON OTTAVIO, ANNA.
C'est don Juan, qu'il soit châtie.
TOUS.
Meure un traître qui ,, ' séduite !
ELVIRE.
Je suis sa femme , hélas ! pitié î
82 DON JUAN.
TOUS.
C'est El vire! qui donc 1 amène ?
Mais toi, ne crois pas fuir ta peine
Li peine due aux scélérats;
Non, point de pitié , tu mourras î
[M azeito frappe Leporello et le fait tomber à f>enoux. )
LEPORELLO, à genoux.
Seigneurs, excuse....
Sur ma personne ici chacun s'abuse .,
Voyez , voyez ,
•Je ne suis pas celui que vous croyez.
Mais , comme un agneau je me livre ;
Laissez-moi vivre,
Par charité!
( // ôte son chapeau pour montrer son 7Ùsage. )
TOUS.
Leporello! quelle imposture!
Qui , d'aventure ,
S'en fût douté ?
( Leporello se relève. )
TOUS.
N'importe , il mourra pour son maître !
Î.EPOUELLO.
Non, non , cela ne peut pas être....
Oh ! laissez-moi, par charité!
ACTE III , SCÈNE VIII. 85
LEPORELLO, à part.
Un orage en moi fermente ,
Le péril sans cesse augmente, ,
Si j'échappe à la tourmente ,
j I C'est miracle en vérité !
m
TOUS.
w JUn orage en moi fermente,
L'embarras sans cesse augmente
Et de ce jour de tourmente
\ Don Juan seul a profité !
Leporello se sauve en courant, les paysans sont à sa poursuite.
FIN DU TROISIEME ACTE.
ACTE QUATRIÈME.
ÂxnsfA.
Amor, nasci in odio!... etc., etc.
a Amour né dans la haine! c'est
pour moi une étrange destinée d'amour
qu'il me faille aimer un ennemi détesté!
Mais la mort plutôt que d'épouser Paris !
{Roméo et Juliette,
Chronique italienne. )
vv^-vvt^ V« «V^ ^ V< %%/% VV\\ V^ VV« VM VM '««^ JM VV« VV« %V« «^^ V\> vt >iVV^ VV% %A/t VV\«« VM MlV»e VV« A<»<MA VVVftt'VV^ vv%
ACTE lY.
La chambre de Dona Anna. Au fond , une croisée ouverte, avec le
rideau rouge qu'on a vu au premier acte. A droite, le portrait du
commandeur. A gauche, sur le devant, une tal)le et deux flam-
beaux dessus. Anna, pâle et abattue, est assise , la tête appuyée
sur son bras.
SCENE PREMIERE .
ANNA, seule.
Eédtatif.
Ton heure encor n'est pas sonnée
Don Juan ! — C'était folie à moi
Que de vouloir lutter contre ta destinée....
Maintenant , si tu veux , mon père , venge-toi.
Oui la force manque à ma haine
Ma vie est épuisée et le mal est vainqueui- ,
Mais du moins je souris à cette mort prochaine ,
Qui seule peut briser la chaine
D'un froid hymen où je n'ai pas mon cœur.
O mon père ! pardonne à la fille insensée
Une flamme sans nom qui lui vient de l'enfer,
Dans le fond de son cœur bien long-temps repoussée
88 DON JUAN.
Et que, dans la tombe glacée,
Elle emporte aujourd'hui pour mieux en triompher.
3ltr: j
Tu m'attends; je vais te suivre,
Ombre sainte , dans ton séjour!
Par la tombe je me délivre
D'un fatal et triste amour
Avec moi , que sous la terre,
Soit caché tout ce mystère ,
Ce fatal et triste amour.
Ah ! pour ma douleur profonde ,
Pour les maux que j'ai soufferts,
Peut-être au sortir du monde,
Les cieux me seront ouverts.
Tu m'attends j je vais te suivre ,
Ombre sainte, dans ton séjour!
Par la tombe je me délivre
D'un fatal et triste amour.
Avec moi , que sous la terre ,
Soit caché tout ce mystère ,
Ce fatal et triste ^mour.
(Pon Ollaviy eiUre sur les dernières, mesures de Tair d'Anna.)
ACTE IV , SCÈNE II. 89
SCÈNE II.
. ELVIRE, ANNA (*).
Hantûtit»
ELVIRE.
Chère Anna, quand toute l'Espagne
Se joindrait avec nous, tant d'efforts seraient vains.
Ne nous obstinons plus, sans les secours divins ,
A poursuivre un maudit que l'enfer accompagne.
On l'a vu fuir de loin , à travers la campagne.
Et disparaître. — Moi , je désespère , adieu !
Je vais cacher ma honte et mon front sous le voile ;
Et, laissant le perfide à sa fatale étoile,
Je remets ma vengeance entre les mains de Dieu.
Pour vous, du moins , l'amour vous reste, et sur la terre
Vous pouvez être heureuse.
AIVNA , égarée.
Heureuse!... sans mon père!
Je ne songe au bonheur même qu'avec effroi...
Chère sœur, dans le cloître allez prier pour moi.
ELVIRE presque en larmes.
C'en est donc fait , Anna , dans quel affreux abîme ,
Le malheureux va se précipiter !
Un funeste penchant l'entraîne vers le crime j
Rien ne saurait plus l'arrêter.
(*) On supprime cette scène à la représentation; l'air d'EI vire est
transporté à la scène X du premier acte.
90 DOjV JDAN.
Tant de forfaits du ciel irritent la colère ,
Le jour du châtiment est peut-être arrivé.
Que devenir, ô ciel! que faire ?
Perdu , je le pleurais... Devais-je, en ma misère,
Pleurer bien plus encor de l'avoir retrouvé !
Au mépris de Thyménée
11 m*a retiré son cœur;
Malheureuse, abandonnée....
Ah! Dieu seul verra ma douleur!
Mais hélas , trop faible encore
Je plains sa funeste erreur ,
Et dans mon âme j'implore
Pitié , pitié pour le pécheur ,
Au mépris de l'hyménée, etc., etc.
Quand je songe à ma souffrance ,
Aux menaces j ai recours;
Mais je tremble, quand je pense
Que le ciel a marqué ses jours.
Au mépris de l'Lyménée , etc. , etc.
(Elvire sort, )
ACTE IV, SCÈNE III.
SCÈNE m.
DON OTTAVIO, ANNA.
néciiatit
DON OTTAVIO , courant vers Anna.
Ma chère Anna, quelle est cette pâleur mortelle ?
Pourquoi trembler ainsi ?...
ANNA.
C'est que tout me révèle
Le fantôme de l'avenir.
DON OTTAVIO.
La douleur n'est pas éternelle,
La tienne doit céder quand nos mains vont s'unir.
ANNA.
Non, non, don Ottavio , respectez ma pensée ,
Voulez-vous attacher la couronne de fleurs,
La couronne de fiancée ,
Sur le front d'une fille en pleurs .^^
DON OTTAVIO.
Cher ange, toi que j'adore ,
Mets un terme à ta rigueur.
ANNA.
Octave, une année encore ,
A la peine de mon cœur !
g2 DON JUAN.
Cher ange , etc.
Octave , etc.
«
Eéritatif.
DON OTTAVIO. ^
Si j'ai ton cœur, pourquoi me retirer ta main.»*
ANIVA ,' très-exaltée.
Le jour étaît brûlant , la nuit est calme et sombre,
Pai besoin de repos... d'un long repos dans l'ombre!
DOIV OTTAVIO.
Dieu te rende la paix!... Mais, à demain !
ANNA.
Demain ! ! î
( Elle sort le regard fixe et avec un sourire funeste. )
SCÈNE IV-
DON OTTAVIO seul.
:2lir.
O mon trésor suprême,
Fais trêve à les douleurs,
De tes beaux yeux que j'aime
Essuyé enfin les pleurs.
ACTE IV, SCÈNE V. 98
Si la justice humaine
Ne peut rien sur ta peine ,
La foudre souveraine
Vengera tes malheurs.
O mon trésor , etc.
QQQQ
(Il sort.)
SCENE V.
L'enclos du Commandeur. Clair de lune pur et serein. Enceinte
circulaire de tombes en ogives. Saules , cyprès , arbres de sépul-
ture. Au milieu , un monument neuf surmonté de la statue du
Commandeur.
DON JUAN, ensuite LEPORELLO.
Uiciiaiit
DON JUAN , franchissant quelques tombes.
Ah, ah, ah ! laissons-la chercher. — La belle nuit!
Le beau temps , pour courir après les jeunes filles !
Oh! que la lune est douce à travers ces charmilles !
{une horloge sonne au loin. )
Neuf heures! Bon. Eh mais, comment s'est-il conduit
94 DON JUAN.
Avec Elvire, ce maroufle
De Leporello?....
LEPORFXLO, en dehors.
Ha!.., je n'ai plus que le souffle.
DOi^ JUAN.
( appelant. )
C'est lui ! Leporello !
LEPORELLO ,y><2/^c/i/55â;/^f le mur.
Qui m'appelle ?
DOIV JUAN.
Eh, vraiment
Moi. Ne connais-tu pas ton maître .^*
LEPOKELLO.
Je voudrais ne pas le connaître.
DON JUAN.
Quoi , faquin !
LEPORELLO.
Grâce à vous, j'ai fort peu d'agrément.
Ils m'ont presque écrasé. Bref, vous et moi, nous sommes
Par la sainte Hermandad poursuivis de près. Or....
DON JUAN.
Assez, je ne crains rien ni de Dieu ni des hommes.
LEPORELLO , regardant autour de lui.
Mais 7 par où diable ?....
DON JUAN- ftvec un empressement mystérieux .
Ecoute !
ACTE IV, SCÈNE V. 95
LEPORELLO.
Ah , quelque femme encor !
DO IV JUAIV.
Et quoi donc ? — Je rencontre en une rue obscure ,
Une belle ayant l'air.,.. J'approche..., un vrai trésor,
Une divinité de taille et de figure !
Je l'accoste, elle veut s'enfuir, je la retien
Avec quelque douce parole.
Elle me prend.... pour qui ? voyons !
LEPOIIELLO.
Je n'en sais rien.
Eh! pour Leporello!
DOÎV JUAIV.
LEPOKELLO.
Pour moi.*^
DON JUAN.
Pour toi.
LEPOKELLO.
Fort bien,
DON JUAN.
Oh ! dès lors nous changeons de rôle ,
C'est elle*qui m'arrête et m'embrasse !
LEPORELLO.
Très drôle !
DON JUAN.
Et puis, de sa petite voix :
« Mon cher Leporello, mon doux ami !» — Je vois
Que c'est une de tes maîtresses.
96 DON JUAN.
LEPOUELLO, stupéfait.
Ah! ah!
( Pendant ce dialogue , Don Juan a jeté à Leporello son manteau et
son chapeau , et ils ont repris chacun leur costume. )
D03V JUAN.
Je profitais comme il faut de l'erreur.
Elle me reconnaît , pousse un cri de terreur,
J'entends du monde , je m'évade ,
Je traverse la ville à grands pas , j'escalade
Ce petit mur, et je me trouve ici.
LEPORELLO.
Mais, vous me dites tout ceci ^
D'un sang-froid ! . . . . ^
BON JUAN.
Pourquoi pas ?
LEPORELLO.
Si c'eût été ma femme !
DON JUAN , riant très-fort.
Ah , ah, ah! c'eût été trop joli, par ma foi î
LA STATUE.
Tu cesseras de rire avant l'aurore.
BON JUAN. •
Hein?
LEPORELLO.
Quoi ^
BON JUAN.
Qui parle ^
I
i
ACTE IV, SCÈNE V. 97
LEPORELLO.
Ah , c'est peut-être 1 ame
D'un mort qui vous connaît.
DON JUAN.
Tais-toi , sot. — Qui va-là ?
LA STATUE.
Sacrilège, des morts ne trouble la cendre..
LEPORELLO.
Eh bien! vous venez de l'entendre !
DON JUAN, parcourant le théâtre.
Quelque passant qui raille. — Oh, oh! qu'est-ce ? — Voilà
Notre vieux commandeur. — Ah , la bonne fortune !
Avec son grand manteau, casque au front, sceptre en main,
Parbleu, le voilà bien en empereur romain. —
Lis-moi cette épitaphe.
LEPORELLO, effrayé.
Aux rayons de la lune
On ne m'a point appris à lire, pardonnez.
DON JUAN.
Veux-tu lire ?
LEPORELLO , lisant.
« J'attends ici que l'on me venge
« De mon lâche assassin. » — Seigneur , vous comprenez.
Je tremble !
DON JUAN.
Oh! le vieillard étrange!
Dis-lui que je l'invite à souper, pour ce soir.
7
m.
€>
98 DON JUAN.
LEPORELLO.
Il n'a pas d'appétit.
DOIV JUAJV , le menaçant.
Demande4ui, te dis-je.^*
LEPORELLO, s'approchant du tombeau^ puis reculant avec
horreur.
Quel convive! un défunt de marbre!.... Oh! venez voir!
Par saint Jean de Burgos , cela tient du prodige.
Quels terribles éclairs s'allument dans son œil !
Voyez-îe remuer ses mâchoires de pierre,
Comme pour nous parler ! — Ah , si le froid cercueil
Allait le rejeter, vivant, à la lumière,
Avec sa plaie ouverte et son pâle suaire !
Et , de votre palais , s'il franchissait le seuil î
DON JUAJ\ , tirant son épée.
Obéis-moi. Spectre ou statue.
Va l'inviter ou je te tue.
LEPORELLO.
Doucement, monseigneur, j'y vais. — Tournons l'écueil.
( Il va vers la statue en louvoyant , en se courbant , et dit d'un
air humble et doucereux.)
O statue admirable !
Commandeur adorable!....
( revenant )
Oh ciel ! l'effroi m'accable ,
Et je vais étouffer.
^
ACTE IV, SCÈNE V. . 99
DON JUAIV.
Achève , misérable !
Ou redoute ce fer.
LEPORELLO, à part.
Quelle chose il m'ordonne !
M ] Mon sang se gèle au cœur.
I 1 DON JUAN.
L'aventure est bouffonne,
\ Il va mourir de peur.
LEPORELLO^ retournant à la statue.
Commandeur débonnaire,
Bien que tu sois de pierre..,.
{^reculant)
Il lève sa paupière ,
Voyez ! horreur ! horreur î
DON JUAN.
Lâche!
LEPORELLO.
(à /a statue * )
Attendez. — Seigneur,
Mon maître vous convie....
(Non pas moi , je vous prie)
A souper avec lui....
( à part. )
Ciel ! il baisse la tête!
DON JUAN , sans regarder.
C'est toi qui perds la tête.
As-tu bientôt fini ?
loo DON JUAN.
LIïiPOllELLO , il vient à Don Juan.
Voyez, je vous répète.,..
DON JUAN, sans regarder.
Eh, qu'ai-je à voir ici ?
LEPORELLO , imitant le geste a^irmatifde la statue.
Avec sa tête de pierre
Il fait , il fait ainsi.
(Ensemble*
Avec sa tête de pierre
Il fait , il fait ainsi.
DON JUAN s'avance vers la statue.
Mais parle donc aussi ,
Je t'en fais la prière :
Viendras- tu souper ?
LA STATUE.
Oui.
Ensemble»
LEPORELLO , épouvanté. DON JUAN , sérieux.
Je me soutiens à peine , Oh ! la bizarre scène ,
Je suis tout hors d'haleine , Il accepte sans gêne.
Quelle effroyable scène ! Marche ! -.-Avant qu'il ne vienne
Partons sans différer. Allons tout préparer.
(Ils sortent : Don Juan rêveur, Leporello épouvanté.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE. '• -«' ■-'^
ACTE CINQUIÈME.
LÀ. STATUE.
« Holla! tha auf! etc.
« Holà! Quvre v
« Nous avons rais en selle à minuit ;
j'arrive de bien loin.... de Bohême! et
je viens te prendre avec moi. »
BURGER. — Ballades allemandes.
««4M<««««<a«a«««««(M««««4>»oa««4« «««««««««««f fia»ai»ai»»»a<»94K> »»»'>■>< 'X'!'**'» ■»«>♦«»«■»<
ACTE Y.
Une partie de la salle à manger du palais de Don Juan. Le fond est
voilé par un grand rideau. Don Juan est étendu , assoupi sur un
sopha à droite. Près de lui , un flambeau de cire jaune et un livre
de parchemin entr'ouvert. De l'autre coté, Leporello allume des
lustres et prépare le service.
SCENE PREMIERE.
DON JUAN, LEPORELLO.
Ilicittttif.
DON JUAN, s'éi^eillant.
Ah, ah! quelle heure est -il?
LEPORELLO.
L'horloge
Des pères franciscains vient de sonner minuit.
DON JUAN.
J'ai cru dormir trois jours. Ah !
LEPORELLO.
Cela fait l'éloge
De la paix de votre âme , et c'est le digne fruit....
DON JUAN.
C'est bon. — En attendant , j'ai fait un maudit rêve.
io4 DON JUAN.
Le commandeur, parbleu!,.. Ce vieux qui, Dieu merci,
Dort bien , lui. — Je l'aborde , et voilà qu'il soulève
Sa pierre, et me promet... Quoi.** — De souper ici!
Ce rêve ? Qu'en dis- tu ?
LEPORELLO.
Mais , que la chose est vraie.
Rappelez-vous.... Ce soir, nous l'avons invité ,
Oui , là-bas, sur sa tombe !... Il a tout accepté ,
En faisant ainsi.... Ho! ce que je dis m'effraie!
DON JUAN.
C'est juste. J'avais peur de Fa voir rêvé.
LEPORELLO , frémissant.
Dieu!
DON JUAN.
Qu'as-tu donc?
LEPORELLO.
Monseigneur, de tels avis sont graves.
Sur de pareils sujets ne faisons point les braves ,
Car, on ne gagne rien à jouer u-n tel jeu;
Et la mort peut venir à toute heure.
DON JUAN.
N'importe.
Quand elle frappera , nous ouvrirons la porte ,
Et nous la recevrons sans prière ni pleurs.
Qu elle vienne ! et je veux la couronner de fleurs ,
Comme une belle courtisane.
LEPORELLO.
Excellence , pardon, c'est ainsi qu'on se damne î
ACTE V , SCÈNE 1. io5
DOIV JUAN.
D'abord , je ne connais ni de ciel ni d'enferj
La vie est tout ; et nul ne sait qui la dirige.
Est-ce ma faute à moi, si quelque main de fer
Me traîne aux sentiers du vertige?
Heureux qui peut trouver ici son idéal!
J'aurais trouvé le mien: Anna!.... L'esprit du mal
Me l'a fait découvrir trop tard,.... et sur sa tige
La fleur s'est desséchée à mon regard fatal.
N'importe, elle est brisée. — Encore une victoire
Sur Dieu ! s'il est un Dieu....
LEPORELLO.
C'est le moment d'y croire.
DOIV JUAN.
Bien dit. — As-tu pris soin de mon souper.^ — Je veux
Plus de luxe et d'ivresse encor que de coutume.
Mes danseuses de Naple, à l'éîégant costume,
Ont-elles de parfums inondé leurs cheveux .^
Surtout ma Lazzara , ma brune orientale,
Dont le pied , enlacé dans sa rouge sandale ,
Bondit , à peine retombé !
LEPORELLO.
Regardez, monseigneur!
DOIV JUAN, à Lazzara qui s élance.
Tu seras mon Hébé.
io6 DON JUAN.
SCENE IL
Le rideau du fond s'ouvre et se lève. On aperçoit toute la salle magni-
fiquement éclairée, deux grands dressoirs couverts de vaisselle
d'or. Les danseuses accompagnent avec des pas gracieux et des poses
voluptueuses le service splendide du souper. Des domestiques nom-
breux et richement vêtus circulent. La table de Don Juan, à un seul
couvert , est apportée sur le devant de la scène à droite. Ses musi-
, ciens se tiennent derrière et debout. Lazzarra tourne autour de
Don Juan , et le sert avec grâce.
DON JUAN, LAZARRA , LEPORELLO , troupes de dan-
seuses, serviteurs, pages.
Jxnaic.
DON JUAN.
Bien , la table est déjà prête;
Vous , mettez en train la fête ,
Pour tout Vor que ma main jette,
Je prétends me divertir.
— Leporello , marche en tête.
LEPORELLO.
Me voici pour vous servir.
DON JUAN.
Que dis-tu de la musique ?
ACTE V, SCÈNE U. 107
LEPORELLO.
Digne de vous , magnifique ,
Une harmonie à ravir.
DON JUAN, mangeant.
Ah , quel mets suave et rare !
LEPOUELLO.
Ah, quel appétit barbare!
Et de tout comme il s'empare !
Il dévore, il engloutit!
DON JUAN.
Il attend qu'un plat s'égare ,
Excitons son appétit ;
Son tourment me divertit.
Une assiette!
LEPORELLO , le sermnt.
Oui.
DON JUAN.
Malvoisie !
Eh! bien?
LEPORELLO, cachant derrière lui un verre plein , et Jaisant
semblant d' écouter la musique pendant qu'il sert son maître.
Ah ! cosa rara,
DON JUAN.
Verse encor j quelle ambrosie !
io8 DON JUAN.
LEPORELLO , prenant un plat en cachette.
Cette caille bien choisie ,
Piano, piano , mangeons-la.
DON JUAIV, à part^
L'affamé se rassasie,
Ne voyons rien de cela.
LEPORELLO , entraîné par la musique.
Pour cet air j'en ai mémoire....
Du Figaro de Mozart!
DON JUAN , appelant.
Leporello !
LEPORELLO, embarrassé^ la bouche pleine.
Quelle histoire !
DON JUAN , s'amusant à le tourmenter.
Dis-moi des chansons à boire,
LEPORELLO.
Une enflure à la mâchoire
M'en empêche.... Mais , plus tard.
DON JUAN.
Eh bien , siffle quand je dine.
LEPORELLO. .
Je ne puis.
DON JUAN.
Bon, je devine.
ACTE V, SCÈTNE III. 109
/ LEPOBELLO.
Ah , seigneur , votre cuisine
Est toujours , toujours si fine
Qu'aux festins de la table divine ,
« I Je croyais moi-même goûter.
g I DON JUAN.
Il paraît que ma cuisine,
A pour lui si bonne mine ,
Qu'il se croit à la table divine ,
Et monsieur s*est laissé tenter î
( Le souper continue , Don Juan fait asseoir trois femmes à sa
table.)
SCÈNE III.
Les précédens , ELVIRE en religieuse.
Elle est grave et triste et va droit à Don Juan à travers les femmes
qui l'entourent.
ELVIRE.
Je viens encore
Dans ta gomorre ,
Et je t'implore ,
Mais c'est pour toi.
Ame félonne,
Je te pardonne ,
Car rheure sonne...
Ecoute-moi î
1 10 DON JUAN.
DON JUAN.
Qu'est-ce donc? Quoi?
ELVIRE , se mettant aux genoux de Don Juan.
Je ne réclame
Point de votre âme
La sainte flamme
Que vous juriez....
DON JUAN , d'un air moqueur.
Que vois-jei^... En grâce,
Que je t'embrasse î
Debout!... ma place
Est à tes pieds.
EL VIRE.
Ah ! peux-tu rire
De mon martyre ?
DON JUAN.
Moi, dis-tu, rire?
Je n'en fais rien.
LEPORELLO.
Mais , c'est étrange ,
Je pleure et mange !
DON JUAN.
Tu veux, mon ange ?...
EL VIRE.
Que ton cœur change.
DON JUAN, se moquant toujours.
\ Brava! fort bien !
ACTE V, SCÈNE III.
j 1 1
M
ELVIUE.
O sacrilège !
DOJV JUAIV , lui présentant un verre.
Vous offrirai-je
De prendre un siège
Auprès du mien ?
/ ELVIRE, indignée.
Va, le ciel gronde ;
Suis, dans ce monde,
Le cours immonde
De tes forfaits.
LEPORELLO.
Que Dieu nous aide !
S'il ne lui cède ,
Plus de remède ,
Sourd à jamais !
DON JUAIV, se levant, une
coupe à la main.
Aux Castillanes !
j A mes sultanes,
Aux nuits profanes
\ De mon palais !
Elvire va pour sortir, mais apercevant la statue par la porte grillée du
côté gauche , elle rentre en poussant un cri , et se sauve par la
droite en traversant la scène.
ELVIRE.
Ah!
112 DON JUAN.
BON JUAN.
Quel cri s'est fait entendre ?
(à Leporello.)
Cours et reviens me l'apprendre.
LEPORELLO , à la porte.
Ah!
DON JUAN.
Quelle infernale esclandre !
Saurai-je la vérité ^
LEPORELLO revient épouvanté.
Ah! seigneur, charité,
N'allez pas de ce côté.
L'homme de marbre qui passe!...
L'homme blanc!... mon corps se glace ;
Si vous voyiez cette face !...
Ecoutez ce qu'il fait là :
Ta, ta, ta, ta.
(// marche comme la statue.)
DON JUAN.
Quelle est donc cette grimace?
LEPORELLO.
Ta , ta , ta , ta.
DON JUAN.
Dans quel accès te voilà?
( On entend frapper plus fort.)
LEPORELLO.
Ah ! maître !
ACTE V, SCÈNE III. n3
DON JUAM.
On frappe à la porte,
Ouvre.
LEPORELLO.
Je tremble.
DON JUAN.
Qu'importe ?
Ouvre , dis-je.
LEPORELLO.
Et s'il m'emporte. »*
DON JUAN.
Qui frappe donc de la sorte ?
Moi-même , je vais ouvrir.
LEPORELLO» se cachant.
Pourvu que sa face morte ,
N'aille pas me découvrir !
Don Juan prend son épée sur le sofa , saisit un flambeau à deux
bougies et sort par la porte de gauche. Quand il rentre , il a
jeté son épée^ ses traits sont décomposés; il précède la statue en
Téclairant. Au premier mot de la statue , il est tellement frappé
de terreur qu'il laisse s'échapper le flambeau. Danseuses , musi-
ciens, serviteurs, tombent ia face contre terre; les lumières s'é-
teignent. Un épais brouillard descend et voile tout le fond du
théâtre , où sont tombés les assistans. Don Juan , la statue , Lepo-
rello, restent seuls visibles au milieu de ce brouillard fantastique.
La statue est grandie par de hauts talons. i
m4
DON JUAN.
SCÈNE IV.
DON JUAN, LA STATUE , LEPORELLO.
LA STATUE.
Oui, don Juan , c'est ton convive,
C'est ton hôte qui t arrive î
DON JUAN.
Certes , ma joie en est vive ,
Mais je ne t'attendais pas.
— Leporello, qu'on s'empresse...
Qu'un autre festin se dresse.
LEPORELLO , blotti derrière un fauteuil.
Ah ! seigneur, quel soin vous presse ?
LA STATUE, à Don Juan qui allait ordonner lui-même.
Non , plus un pas , plus un pas.
Qui partage la manne éternelle.
Va , dédaigne la chère mortelle.
C'est un grave intérêt qui m'appelle :
Prends garde à toi , prends garde à toi l
LEPORELLO , à part.
J'ai la fièvre , mon sang se fige,
Ah! pour îe coup , c'est fait de moi.
BON JUAN.
Eh bien ! ? parle, parle , te dis-je.
ACTE V, SCÈNE IV. ii5
LA STATUK.
Ecoute , car j'ai peu de temps.
DON JUAN.
Oui, parle; immobile j'attends»
LA STATUE.
Dans ma tombe à souper je t'engage, mon hôte ;
Celte nuit, dans ma tombe! y viendras-tu sans faute.^
LEPOKELLO , sous la table.
Il ne peut pas.
DON JUAN.
Tais-toi, pour Ihonneur de mon nom.
LA STATUE.
Décide.
DON JUAN.
C'en est fait.
LA STATUE.
T'aurai-je?
LEPORELLO , toujours sous la table.
Dites non.
DON JUAN.
Qu'importe, qui m'engage ,
Sans peur j'irai : c'est dit.
LA STATUE.
Donne ta main pour gage.
DON JUAN.
(^criant de douleur. )
La voilà. — • ho! maudit!
"6 DON JUAN.
LA STATUE.
Qu'est-ce?
DON JUAN.
Ta main me broie et me glace... anathême !
LA STATUE.
Repens-toi ; nul blasphème î ■
C'est ton heure suprême.
DON JUAN.
Non , non , crime 1 anathême !
Pas un remords... va-t-en.
LA STATUE.
Repens-toi , vil atome.
DON JUAN.
Non, lâche-moi, fan*tôme.
LA STATUE.
DON JUAN.
Non.
LA STATUE.
Si!
DON JUAN , auec rage.
Non!
LA STATUE , le lâchant.
Eh bien ! donc , à Satan !
(Des feux infernaux sortent de toutes parts.)
Repens-toi
ACTE V» SCÈNE Y. 117
SCENE V.
DON JUAN, LEPORELLO, LA STATUE, Chœur
de damnés dans l'éloignement.
DON JUAN.
Quelle terreur pénètre
Jusqu'au fond de mon être !
O ciel ! d'où peuvent naître
Tous ces feux déchaînés!
CHOEUR DE DAMNES.
C'est trop peu pour tes crimes ;
Viens , dans les noirs abîmes ,
Rejoindre les damnés.
. DON JUAN.
Ah ! quelle odeur de soufre !
Quel effroyable gouffre !
Quelle angoisse je souffre!
Quels vautours acharnés !
a
^ 1 LEPORELLO.
O vengeance céleste !
L'enfer se manifeste ,
Dans ses yeux , dans son geste ;
Ah ! quels cris forcenés !
ii8 DOW JUAN.
CHOEUR DE DAMNÉS.
C'est trop peu pour tes crimes,
Yiens , dans les noirs abîmes ,
Rejoindre les damnés.
BOIV JUAN.
Quels vautours acharnés.
LEPORELLO.
Ah ! quels cris forcenés.
CHOEUR DE DAMNÉS.
Viens joindre les damnés.
(Leporello s'éloigne.)
SCÈNE VI ET DERNIÈRE.
DON JUAN, LA STATUE , Chœur de damnés ,
fantômes.
Le Jardin du château de Don Juan. Parc immense et profo ici , cou-
ronné de bois et de terrasses qui s'étendent à l'horizon. Nuit sombre.
D'un signe , la statue appelle les damnés qui formaient le chœur.
Alors des morts-squelettes s'avancent par tous les sentiers , les
uns une torche à la main , et les autres un livre cabalistique sous
le bras. Ils se rangent en cercle et spalmodient aux oreilles de
Don Juan le
DIES ÏBM DU REQUIEM DE MOZART.
Cependant une longue procession de jeunes filles, vêtues de blanc, se
déploie sur les hauteurs du parc. Musique religieuse et plaintive. Le
cortège descend lentement et traverse les groupes ironiques des
ACTE V, SCENE VI. 1 19
damnés. Les vierges déposent à terre le cercueil de leur compagne,
et tandis qu'elles s'agenouillent pour faire une halte de prière, le
linceul se soulève et laisse voir à Don Juan le corps de Dona Anna
qui sort à moitié de sa bière , avec son voile noir sur les épaules et
nne couronne blanche au fron-t.
Don Juan est fou.
Pour se soustraire à la terrible vision , il s'échappe et monte par les
grands escaliers. Encore le commandeur ! Tous deux se rencontrent
face à face. Uhomme de pierre pousse devant lui Don Juan qui
recule pas à pas , et tombe à la renverse dans une fosse que les
damnés ont creusée pour leur frère.
Tout étant accompli, le cortège continue sa marche par les bruyères,
et îa statue prend racine dans les terres de Don Juan.
FIN.
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