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Full text of "Selmours de Florian : comédie en trois actes et en vers : représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Favart, par les Comédiens sociétaires du Théâtre royal de l'Odéon, le 3 juin 1818"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/selmoursdefloriaOOdesc 


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SELMOUR 


DE  FLOPxIAN, 


COMEDIE 

EN  TROIS  ACTES  ET  EN  VERS, 

leprésentée ,  pour  la  première  fois  ,  sur  le  théâtre  Favart  , 
par  les  Comédiens  sociétaires  du  théâtre  royal  de  l'Odéon, 
le  3  juin  1818. 

Par  m.  **\ 


A  PARIS, 


Chez  DALIBON,  Libraire,  Palais-Royal,  galerie  de  bois  ; 

n°  218. 


PERSONNAGES. 

M.  PICKLE. 

ELISA  HARTLAY ,   sa  belle-sœur  ,    jeune 

veuve  promise  à  Selmours. 
Le  colonel  ÉDOUx\RD  SELMOURS,  amant 

de  mistriss  Hartlay. 
MisTRiss  FORWARD. 
JENNY,  sa  nièce. 
Sir  ROBERT,  fils  de  M.  Pickle,  amant  de 

miss  Jenny. 
PHRASIUS ,  son  précepteur. 
FANNY  ,    femme -de -chambre  de  mistriss 

Hartlay. 


ACTEURS 

M.  ClIAZEL. 

M'ie.  Adeline* 

M.  Bouchez. 
Mi'p.  Delille. 
M"e.  Fleuby. 

M.  PÉLICIER. 

M.  Armand. 
M"e.  Adèle. 


La  scène  se  passe  à  Londres,  dans  un  hôtel-garni. 


(  Au  premier  et  au  second  acte ,  le  théâtre  représente  une 
terrasse;  à  droite  de  l'acteur,  un  pavillon;  à  gauche,  un 
cabinet  avec  une  fenêtre  grillée  j  dans  le  fond  ,  un  jardin. 
Au  troisième  acte  ,  il  représente  rap]*irtement  de  Sel- 
mours). 


SELMOURS  DE  FLORIAN. 

ACTE    PREMIER. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

M.  PIKLE,  ÉLISA,  SELMOURS,  FANNY. 

(  On  est  assis  à  une  table  de  thé}  Fanny  est  debout  derrière.  ) 

i«.  pîciCLE,  à  Selmcurs. 

Eh  bien  !  on  vous  a  vu  sortir  dès  le  matin  : 
Dans  Londres  que  dit-on  ?  Parlez ,  parlez  enfin. 
Jamais  Anglais  chez  lui  ne  rentre  sans  nouvelle , 
Bonne  ou  mauvaise  ,  vraie...  au  moins  officielle; 
Pour  moi ,  je  ne  sais  rien ,  je  n'ai  que  les  journau3^. 
Voyons  :  le  ministère  ?  et  l'Inde  ?  et  nos  vaisseaux  ? 
N'est-il  donc  rien  de  neuf  dans  la  vieille  Angleterre? 
Qu'est-ce  que  l'on  marie,  Ou  qu'est-ce  qu'on  enterre?... 
Point  de  réponse  encor  ?...  Je  vous  l'ai  dit ,  SelmourS  , 
Vous  avez  un  secret  :  négligeant  vos  amours  , 
Depuis  hier  votre  ton  n'a  plus  la  même  aisance  ; 
Près  d'épouser  ma  sœur ,  vous  craignez  sa  présence  ; 
Ou  vous  avez  le  spleen  ou  quelque  noir  seçrei. 

SELMOTJRS. 
Monsieur,  écoutez -moi... 

M.  T^ICt.fE, 
Quelle  autre  cause  au  fuit 
Pourriez-vous  m' alléguer  ?  Depuis  huit  jours  à  Londre , 
Aux  vœux  de  la  famille  empressé  de  répondre  , 
Je  suis  venu  hâter  un  hymen  dont  ma  sœur 
Ainsi  que  vous,  Selmours  ,  se  promet  la  douceur; 
Tous  trois  dans  cet  hôtel  nous  descendons ,  et  vite, 
^rangers  et  parens  ,  chacun  nous  félicite  ; 
Vos  vœux  étaient  comblés...  Soudain,  muets  et  froids, 
On  vous  dirait  vraiment  époux  depuis  six  mois. 

SELMOURS. 

Mais... 

M.   PICKLE. 

Pensez-vous  qu'encor  je  sois  à  voils  connaître  ? 
Qwe  je  ne  sache  pas  que  vous  êtes  peut-être 
De  nos  Anglais ,  qu*on  voit  en  maint  travers  errer , 
Le  plus  ingénieux  à  vous  désespérer  ? 


(M 

SELMOURS. 

J'en  puis  avoir  sujet. 

M.    PICKLE. 

Oui  ,  ce  n'est  pas  un  conte  : 
Vous  êtes  fort  à  plaindre  !  Hier ,  sur  votre  compte  , 
Vous  aurez  entendu  quelque  mauvais  bon  mot 
Tomber  innocemment  de  la  bouche  d'un  sot  ; 
Un  fat  peut-être  aura  blâmé  votre  conduite , 
(  Ce  qui  n'est  arrivé  qu'à  vous  )  ;  et  tout  de  suite 
Vcus  voilà  désolé ,  vous  croyez  tout  perdu  : 
Car  ,   pour  un  point  d'honneur  assez  mal  entendu  , 
Tandis  que  sans  raison  chacun  censurée  et  fronde. 
Vous  vous  êtes  promis  de  plaire  à  tout  le  monde. 

SELMOURS. 

Monsieur  Pickle.... 

M.  PICKLE  se  levant. 

Eh  !  morbleu  ,  laissez  là ,  mon  ami  , 
Ce  beau  projet  que  Dieu  n'accomplît  qu'à  de^ni. 
Bien  fou  qui ,  comme  vous ,  dans  le  siècle  où  nous  sommes  , 
Va  meltte  son  bonheur  à  la  merci  des  hommes  ! 
Vertus  ,  tsprit ,  bon  cœur  ,  vous  tenez  tort  du  ciel  , 
Tout ,  hors  du  caractère ,  et  c'est  l'essentiel  : 
EfTorcez-vous  d'en  prendre  ,  et  ne  vous  troublez  guère 
De  tout  ce  que  peut  dire  ou  penser  le  vulgaire  j 
Montrez  ce  beau  dédain  ,  dont  je  fais  vanité  , 

Pour  ce  qu'oài  nomme  ici  de  l'amabilité....  J 

Enfin  imitcz-moi ,  je  ne  puis  mieux  vous  dire.  f 

Les  seuls  chagrins  du  cœur  ont  sur  moi  quelque  empire  : 
Sachez  donc  une  fois  quon  se  passe  fort  bien 
Des  suffrages  du  monde  ,  alors  qu'on  a  le  mien. 

SELMOURS. 

S'agit-il  de  cela  ?  Votre  esprit  infaillible 
Se  trompe  eu  ce  moment. 

M.    PICKLE 

Je  me  trompe  !  Impossible. 
Pour  être  heufeux  ,  mon  cher  ,  vous  n'aviez  qu'à  vouloir; 
Demain  mistriss  Hartlay  couronnait  votre  espoir. 
Du  vieux  baron  mon  frère  ,  à  vingt  ans  déjà  veuve. 
Elle  est  pleine  d'esprit  ,  de  raison...  et  la  preuve  , 
C'est  qu'elle  me  consulte  en  tout  événement. 
Quel  serait  donc  l'objet  d'un  pareil  changement  ? 

ÉLISA. 

Quoi  !  l'humeur  de  monsieur  est  pour  vous  un  mystère  ? 
Moi ,  qui  n'ai  qu'un  cœur  droit  et  qu'un  esprit  vulgaiie, 
J'ai  tout  deviné. 

M.    PICKLE. 

Vous  ? 

SELMOURS. 

Craignez  (jue  sur  ce  point , 
Madame... 


(5) 

ÉLISA. 

Non  ,  Monsieur  ,  je  ne  m*abusc  point  ; 
Je  vois  trop  qu'un  moment  a  suffi  pour  éteindre 
Une  ardeur  que  le  temps  ne  devait  pas  atteindre. 

SELMOURS. 

Vous  déchirez  mon  cœur. 

ÉLISA. 

Je  réclaire. 

M.    PICKLE. 

Arrêtez  : 
Qu^une  femme  croit  vite  aux  infidélités  ! 

ÉLISA. 

Mais  comment  expliquer  ce  trouble  ,  cette  gêne  ? 
Parlez  :  la  raconter ,  c'est  adoucir  sa  peine. 

SELMOURS. 

Sachez  tout. 

M.    PICKLE. 

Fanny,  sors. 

SELMOURS. 

Et  pourquoi  la  chasser  ? 

M.    PTCKLE. 

Bon  l  jusqu'à  miss  Fanny  qu'il  tremble  d'offenser. 

FANNY. 

Tout  le  monde  n'a  pas  cette  aimable  manie, 
Monsieur  le  baron. 

M.    PICKLE. 

Paix  !  —  Avec  sa  baronnie... 

SELMOURS. 

Vous  savez  que  je  dois  tout  à  sir  Mékelfort  ; 

Il  m'a  servi  de  père  et  seul  a  fait  mon  sort. 

J'ai ,  dans  ces  derniers  jours  ,  fait  partir  un  message 

Par  lequel  ]e  priais  cet  ami  tondre  et  sage 

D'approuver  le  bonheur  que  j'allais  obtenir. 

Hier  j'attends  sa  réponse... 

M     PICKLE. 

Eh  bien  ? 

SELMOURS. 

Je  vois  venir 
Un  exprès  ,  qui  trompant  ma  plus  chère  espérance  , 
Me  donne  de  sa  mort  la  funeste  assurance  : 
Un  prompt  trépas  ,  Monsieur  ,  l'enlève  à  ses  amis. 
Cependant  de  sa  part  un  papier  m'est  remis  ; 
Je  l'ouvre  avec  respect...  Quelle  surprise  extrême  ! 
C'était  son  testament  ,•  et  son  ordre  suprême 
Me  fait  son  légataire  à  titre  universel. 

M.    PICKLE. 

Voilà  de  vos  chagrins  le  sujet  si  cruel  ? 

SELMOURS. 

Vous  allez  voir  :  en  outre ,  il  a  joint  une  lettre 
Qu'entre  mes  seules  maius  l'exprès  ymml^fdm  remettre. 


M.   PICK.LE. 

Mais... 

SELMOURS. 

La  rpici  :  je  veux,  surmontant  mes  regrets, 
Vous  la  lire  à  tous  deux  ;  vous  jugerez  après. 

«  Mon  cher  Edouard  , 

«  Je  vous  laisse  toute  ma  fortune.  Depuis  que  je  vous  connais  , 
«  c'est  h  vous  que  je  l'ai  destinée,  pe/so/i/iel/emen/  àvoi/sseul.  Elle 
«  se  monte  à  vingt  mille  livres  sterliiigs  de  revenu.  J'ai  pris  les 
«  précau  ions  nécessaires  pour  que  personne  ne  put  vous  la  dis- 
<f  puter  :  conime  je  ne  la  dois  qu'a  mes  travaux  ,  je  pense  qu'il 
«  m'est  permis  d'en  disposer  à  mon  gré  Si  votre  extrême  délica- 
«  tesse  vous  engageait  à  la  refuser  pour  la  laisser  à  ma  famille  ou 
<f  à  qui  que  ce  soit  dans  le  inonde  ,  je  vous  préviens,  je  vous 
«  déclare  que  vous  contrediriez  manifestement  mes  désirs  et  ma 
<:  volonté  ;  mon  test;iment  vous  donne  tous  mes  biens,  sans  au- 
«  cune  condition.  Celte  lettre,  mon  ami,  ne  vous  eu  dictera 
«  point,  elle  ne  contiendra  qu'une  prière. 

«  Je  suis  père  d'une  fille  de  dix-huit  ans,  que  j'ai  fait  élever 
«  avec  soin.  Elie  a  mérité  ma  tendresse,-  elle  est  belle,  sage,  ai- 
«  mable  ,  et  doit ,  j'en  suis  sûr  ,  faire  le  bonheur  d'un  époux. 
«  Des  obstacles  ,  venus  en  partie  d'un  car^rlère  violent  et  d'un 
«  esprit  dissipateur,  m'avnient  empêché  d  épouser  sa  mère,  qu'elle 
«  a  per<Ui(  depuis  dix  ans.  M.«  leniiy  est  confiée  aux  soins  de  mis- 
«  Iri.  Foiward,  sa  tante  maternelle,  bonne  femme,  entichée 
«  de  prétentions  à  la  noblesse;  toutes  deux  habitent  auprès  d'Ox- 
«  ford ,  dans  11  petite  seii<neurie  d'Owen  ,  apanage  qui  compose 
«  à  présent  toute  leur  fortune,  et  que  ]'ai  cédé  à  la  vanité  de 
«  mistriss  Forward. 

«  Je  vou->  demande  comme  à  mon  ami  ,  comme  à  mon  fils 
«  ad<)i)lif,  de  réparer  mes  t«»rls  envers  nta  fille,  de  lui  rendre 
ft  un  et  it  ,  un  nom  ,  que  je  n'ai  pu  lui  df)nner  ,  et  d'acquitter 
u  ma  dette  env.  rs  elle,  en  l'élc  vaut  au  rang  de  votre  épouse.  Je 
«  vous  répète,  njon  cher  Edouard  ,  que  cette  prière  n"est  point 
«  un  ordre,  n'est  point  surtout  une  condition,  qu'elle  n'a  nul 
«  rapport  avec  le.s  biens  que  je  vous  laisse  :  c'est  une  grâce  que 
«  je  sollicite  de  mon  ami ,  de  mon  fils,  une  grâce  que  j'attends 
«  de  sa  piété. 

«  Votre  cousin , 

«  Georges  Mekelfort.  » 

M.   ?ICKLj:. 

Ah  !  ah  ! 

5ELMOURS. 

Vous  savez  tout. 

M.    PICKLE, 

Eh  bien  !  qu'allez-vous  faire? 
Je  crains  que  votre  cœur  encor  ne  délibère. 

SELMOURS. 

Non,  Monsieur  j  sur  mou  cœur  prenez  moins  de  soucis  « 


(  7   ) 
Je  puis  être  affligé,  mais  non  pas  indécis. 

M.    PICKLE. 

A  la  bonne  lieure. 

SELMOURS. 

Oui  ;  quels  que  fussent  d'avance 
Les  droits  de  mon  tuteur  à  ma  reconnaissance» 
Il  n'avait  pas  le  droit  ,  pour  des  biens  superflus, 
De  disposer  d'un  cœur  qui  ne  m'appartient  plusw 
Certe ,  à  cet  argument  il  n'est  pas  de  réponse. 

M.    PICKLE. 

Comment  ? 

SELMOURS. 

An  legs  entier ,  dès  ce  jour  je  renonce. 
Que  m'importe  un  peu  d'or  ?  avec  ma  pauvreté. 
Je  repreiuis  mon  amour  ,  mes  droits  ,  ma  bberté  ; 
Puis-je  trop  ijnmoler  à  ce  bonheur  fidèle, 
Qu'Elisa  seule  doune  et  qui  m'attend  près  d'elle. 

énsA. 
Selmours  ! 

M.    PICKLE. 

Que  dites-vous?  N'avez- vous  pas  songé 
Jusqu'à  quel  point,  Monsieur  ,  vous  êtes  engagé  ? 
Mékelfbrt  vous  dé  end  d'une  manière  expresse 
De  renoncer  au  legs  que  vous  fiit  sa  tendresse  ; 
Trahirez-vous  le  vœu  de  votre  bienfaiteur  ? 
Sa  lettre  si  touchante  est  votre  accusateur. 
Il  a  compté  sur  vous  pour  épouser  sa  fille  , 
N'aimant,  ne  distinguant  que  vous  dans  sa  famille  , 
Il  vous  fait  héritier  de  tout  son  bien  ,  non  pas 

A  la  condition  d'épouser Dans  ce  cas, 

Distinguons  ,  vous  pourriez  souscrire  ou  non,  n'importe; 

Mais  au  refus  d'abord  il  vous  ferme  la  porte  ; 

Ensuite  il  vous  demande  une  grâce  en  mourant. 

Un  service  d'ami  dont  l'honneur  est  garant, 

Et  dont  un  cœur  bien  né  d'autant  moins  se  dispense» 

Que  rien  ne  l'y  contraint  que  la  reconnaissance J 

Donc  il  a  prétendu,  comptant  sur  votre  foi , 

Vous  épargner.  Monsieur,  les  devoirs  d'une  loi. 

Pour  vous  en  imposer  de  plus  sacrés  sans  doute. 

Qu'avant  ses  passions  un  honnête  homme  écoute. 

ÉLISA. 

Mais  son  honneur ,  mon  frère  ,  avant  tous  ces  débats 
S'est  engagé.  .  .  . 

M.    PICKLE. 

Ma  sœur,  ne  m'interrompez  pas. 
J'en  suis  fâché  pour  lui,  pour  vous,  et  pour  moi-mêjne. 
Mais,  Monsieur,  qu'allez-vous  répondre  à  ce  dilemme  : 
Si  votre  bienfaiteur  était  vivant  encor  , 
Et  que  vous  lui  dissiez  :   «  Je  désirerais  fort, 
«  Mais  en  vain ,  resserrer  nos  liens  de  famille, 
«  J'aime  ailleurs,  et  ne  puis  épouser  votre  iille  ;  » 


(8) 

Il  est  au  moins  douteux  que  pour  quelque  parent, 
Plus  docile  que  vous  ,  ou  moins  indifférent, 
Mékelfbrl  ne  cliangtât  son  vœu  testamentaire  : 
Vous  ne  me  nien  z  pas  la  majeure ,  j'espère  ; 
Auourd'liui  q'i'il  est  mort  pourra-t-il  rien  changef  ? 
Vous  ne  pouvez  donc  pas.  Monsieur,  vous  dégager; 
Il  vous  l'aul  suivre  en  (oui  ses  vo  ontés  dernières , 
Il  vous  faut,  comme  un  ordre,  accomjjlir  ses  prières, 
Et  vous  bien  souvenir  que  Ihonneur,  le  devoir, 
Comptent  pour  rien  l'amour  et  son  vain  désespoir. 

SELMOURS. 

Cela  peut  être;  mais  l'amitié,  je  suppose  , 

Doit ,  Monsieur,  les  compter  encor  pour  quelque  chose. 

Et  surtout  s'exprimer  avec  moins  d'âpreté  ; 

Je  Je  croyais. 

M     PICKLE. 

Oh  !  olî  !  l'honneur,  la  probité, 
Ne  savent  point ,  Monsieur  ,  faire  de  belle  phrase  ; 
Leur  style  est  tout  uni ,  sans  fleurs  et  snns  emphase. 
Et  ceux  qui  penseront  autrement ,  je  réponds 
t^u'ils  sont  tous,  plus  ou  moins  ,  des  sots  ou  des  fripons. 

SELMOURS. 

Permetfpz-moi  pourtant ,  malgré  ma  déférence 
Et  pour  votre  morale  et  pour  votre  prudence. 
De  croire  qu'il  existe  encore  en  quelques  lieux 
Des  <4(ns  autant  que  vous  sensés  et  vertueux; 
Je  les  consulterai  ,Mof)sieur  ,  et  je  le  jure: 
S'ils  sont  de  votre  avis  ,  d'une  vertu  si  dure  , 
La  jnort  m'affranchira, 

M.    PfCKl-F. 

Vraiment ,  le  beau  moyen! 
Vous  aurez  beau  mourir ,  cela  ne  prouve  rien  ; 
Allez-vous-en  mourir  comme  un  franc  imbécile. 
Sachez,  Monsieur,  qu'il  e^t  souvent  moins  difficile 
De  fi.ourir,  que  de  vivre  en  faisant  son  devoir  ; 
Et  comme  à  nos  messieurs  cent  fois  je  l'ai  fait  voir.... 

SELVIOURS. 

Madame,   je  reviens  à  l'instatjt  ;  je  vais  prendre 
T/'avis  de  gens  sensés  qui  voudront  bien  m'entendre  , 
Et  je  suis  à  vos.  pieds. 

M.    PTCKLE. 

Des  avis  !  des  avis  ! 
Quels  autres  que  les  miens  doivt  ni  être  suivis  ? 
M'^is  il  part  tout  de  bon....  C'est  me  faire  une  insulfe. 
Parbleu  ,  je  veux  les  voir  ces  hommes  qu'il  consulte  î 
Je  m'altqche  ù  ses  pas  ;  nous  jugerons  comment 
Tous  ces  beaux  conseillers  tournent  un  ar^Uiuent  ; 
Et  vous,   monsieur  iSelmours  ,  qui  par!i(Z  comme  quatre. 
Vous  trouvez  plus  aisé  de  fuir  que  de  combattre. 

(  //  sorL  ) 


Eh  bien  ,  Faiiny  ? 


(9) 
SCÈNE   II. 

ÉLISA,   FANNY. 

ÉLISA. 


FANNY. 

Eh  bien  ,  Midanie  ? 

ELISA. 

Plus  d'espoir  ! 
Voilà  tout  mon  bonheur  de'iruil. 

PANNT. 

Nous  allons  voir. 

ÉLIS-4. 

Je  crains  fort  monsieur  Pickie  ;  il  m'a  donné  ,  ma  chère, 
Des  conseils  rigoureux  ;  je  l'aime  ,  il  est  mon  frère.... 

FANNY 

Oh  !  suivez  ses  conseils  ;  cet  oracle  est  fort  bon  : 
Quand  toujours  on  raisonne,  on  a  toujours  raison. 

ÉLI3A. 

Quoi  !  Fanny  ,  peux-tu  bien  ,  quand  j'ai  la  mort  dans  l'âme. 
Loin  de  me  consoler  ,  de  pleurer..,. 

FANNY. 

Moi ,  Madame  ! 
Je  vous  engage  fort  à  la  docilité  ; 
Voire  cœur  en  sera  long-lenips  triste  ,  agité  , 
J'en  conviens  :  dérogeant  à  son  commun  système. 
L'hymen  tous  promettait  la  paix  et  l'amour  même. 

ÉLISA. 

Ah  !  Fanny  ! 


FANNY. 


Mais  le  ciel  en  ordonne  autrement / 
Et  tout  cela  n'est  rien  auprès  d'un  testament. 

FLISA. 

Il  doit  être  sacré. 

FANNY. 

Oui  ,  Madame  ,   il  doit  l'être  ; 
Et  l'homme  que  ,  vivant,  vous  n'avez  pu  connaître  , 
A  tous  les  droits  sur  vous  du  moment  qu'il  est  mort. 

ÉLiSA ,  auec  humeur. 
Mon  Dieu  ! 

FANNY. 

Puis-je  parler  ? 

ÉLlSA. 

Oui ,  parle. 

FANNY. 

Je  crois  fort 
Que  lord  Selmours  prendra  cinquante  avis  ;  et  cerle  , 
Lui  qui  veut  plaire  a  tous  et  qu'un  rien  déconcerte  y 


Choisira  d'autant  moins  qu'il  en  recevra  plus  ; 
C'est  k  vous  de  fixer  ses  vœux  irrésolus. 

ÉLIS  A. 
Tu  crois  donc?... 

FANNY. 

Que  la  foi  qu'd  vous  jura ,  Madame  > 
Le  rend  libre. 

iLISA. 

Et  tu  veux....  ^ 

FANNY. 

Qu'il  vous  prenne  pour  femme  > 
Et  garde  l'héritage. 

ÉLISA. 

Eh!  mais,  miss  Mékelfort?... 

FANNY. 

Eh  bien  !  qu'il  le  lui  donne  et  vous  épouse  encor. 

ÉLISA. 

Il  ne  remplira  pas  la  volonté  suprême 

De  soti  digne  parent  ;  et  ne  faut-il  pas  même 

Un  époux  à  sa  fille  ?  , 

FANNY. 

Allons  ,  Madame ,  soit  ; 
N'en  parlons  plus. 

ÉLISA. 

Hélas  !  tu  sais  tout  ce  qu'il  doit 
A  monsieur  Mékelfort ,  au'soin  de  sa  mémoire  ; 
Et  d'ailleurs.... 

FANNY. 

Monsieur  Pickle  ?...  Oh  !  c'est  lui  qu'il  faut  éroire  i 
Certes  ,  pour  la  sagesse  ,  à  son  âge  ,  on  est  mûr. 

:ÉLISA. 

Il  est  sévère...  oui;  mais  c'est  un  homme  sûr. 

-^V  Fanny. 

Oh  !  fliMt  sûr  ;  car  lui-même  il  convient  à  voix  haute 
Ne  s'être,  en  soixante  ans  ,  trouvé  jamais  en  faute. 
Uisputeur  éternel  I 

ÉLISA. 

Il  a  raison  souvent. 

FANNY. 

Il  parle  le  dernier. 

ÉLISA. 

Son  cœur  est  excellent. 

FANNY. 

Et  sa  poitrine  ! 

ÉLISA. 

Au  moins  tant  qu'a  vécu  sa  femme  , 
Il  a  fait  son  bonheur. 

FANNY. 

Oui  ;  mais  la  pauvre  dame  ^ 
Qu'il  vous  endoctrinait ,  prêchait  à  l'infini , 
A  force  d'écouter  mourut  sourde. 


(II) 

iLlSÀ. 

Fanny  !... 

FINNY. 

jEt  ce  pauvre  Robert,  son  fils  ,  ce  bon  jeune  homme, 
A  l'université  s'inslriiisant ,  Dieu  sait  comme  , 
Qu'avec  un  précepteur,  pensant  [xui ,  parlant  forti 
Il  veut  jusqu'à  trente  ans  confiner  dans  Oxford  ?... 

ÉLISA. 

Que  vous  importe  ? 

FANNY. 

Mais  sir  Robert,  malgré  Tordre, 
Dans  dix  ans  au  latin  voudra-t-il  encor  mordre? 

ÉLISA. 

Finirez-vous  ? 

FaNNY. 

Encor  monsieur  Pickle  veut-il  y 
Quand  il  l'aura  tiré  de  son  savant  exil , 
Lui  faire  à  la  maison  redoubler  sa  logique. 

ÉLISA. 

Laissez-moi. 

FANNY. 

Mais... 

ÉLISA. 

Sortez. 

FANNY. 

Pour  un  rien  on  se  pique  j» 
Et  je  sors.  Quel  talent  il  faut  en  })areil  cas. 
Pour  forcer  d'être  heureux  des  gens  si  détfcals-. 

SCÈNE   III. 

ÉLIS  A  seule. 

Hélas  !  tout  mon  bonheur  a  donc  fui  comme  un  songe. 

Selmours  î...  Dans  quels  tourmens  son  embarras  me  plonge! 

Ali  !  qui  pourra  ,  calmant  mes  trop  justes  regrets  , 

Me  payer  le  bonheur  que  je  lui  r-reparais? 

Mais,  friut-il  renoncer.     Est-il  donc  impossible 

De  trouver  à  sortir  d'un  état  si  pénible  , 

Et  de  concilier ,  sans  reproche  ,  en  ce  jour 

L'intérêt  du  devoir  et  celui  de  l'amour  ?... 

Puis-je  d'un  tel  espoir  flatter  mou  infortune? 

Je  craindrais  de  le  perdre.  —  On  vient  ;  tout  m'importune^ 

SCÈNE   IV. 

ÉLISA,  PHRASIUS,  FANNY, 

PHRASFUS  àTauny. 
Comment!  il  est  sorti ,  charmante  miss  ? 


(12) 

FANNY 

Eh  oui  ! 
Combien  faut-il  le  dire  ? 

PHRASius  h  Elisa. 
Ah  !  il  n'est  pas  chez  lui , 
Madame  ?    ' 

ÉLISA. 

Qui ,  Monsieur  ? 

PHRASIUS. 

Eh  !  vraiment,  monsieur  Pickïe. 

ÉLISA. 

Non,  vous  pouvez  l'attendre. 

PHRASIUS. 

Oh  !  c'est  un  autre  article  , 
L'attendre  !  voyez- vous:  c'est  que,  de  mon  endroit, 
Pour  un  objet  urgent  j'arrive  ici  tout  droit  ; 
D'abord  il  faut  vous  dire  ...  Eh  !  non  ,  il  faut  me  taire  ; 
Car ,  sir  Pickle  excepté ,  ce  doit  èive  un  mystère 
Pour  tout  le  monde ^  encor  lui-même  il  ne  sait  pas... 
Suffit,  il  m'en  voudrait  si  j'épargnais  mes  pas; 
C'est  clair. . . .  (  fausse  sortie  ) . 

FANNY. 

Ecrivez-lui  plutôt  un  bout  de  lettre, 
Vous  me  le  remettrez  ,  et  je  puis  vous  promettre 
Qu'il  sera  lu... 

PHRASIUS. 

Bien  dit!  écrivons...  Moi  présent, 
Faut-il  qu'il  soit  dehors  ?  cela  n'est  pas  plaisant. 

FANNY,  riant. 
Monsieur  doit  s*y  connaître. 

PHRASIUS. 

Hein  ? 
FANNY,  riant. 

Ah!  ah!  l'imbécille  ! 

PHRASIUS. 

Comme  on  est  jovial  dans  cette  grande  ville  ? 

Depuis  le  coche  d'eau ,  d'où  je  sors  tout  botté  , 

Je  trouve  autour  de  moi  tout  le  monde  en  gaîté  : 

Votre  nom?  — Phrasius  :  c'est  ainsi  qu'on  me  nomme. 

^  Votre  état?  —  Précepteur.  Le  sournois  de  jeune  homme* 

En  m'offrent  mon  ballot ,  l'a  deux  fois  laissé  cheoir , 

Et  s'est  caché  loug-temps  le  nez  dans  son  mouchoir  j 

Un  long  jokey  ,  portant  ma  petite  sacoche , 

M'accompagne  ,  et  chacun  en  passant  me  décoche 

Un  grand  éclat  de  rire,  au  moins  très-familier  ; 

J'entre  ici,  même  accueil.  C'est  vraiment  singulier  i 

Comme  on  est  jovial  dans  cette  grande  ville. 

FANNY. 

Tout  est  prêt,  vous  pouvez  déployer  votre  style. 


(  i3) 

tHRAsius  à  EHsa. 
Vous  permettez.... 

ÉLISA. 

Très-fort. 
(  Phrasius  entre  dans  le  cabinet ,  s'assied  et  écrit), 

SCÈNE  Y. 

Les  précédens  ,  SELMOURS. 

SEI.MOURS   vivement. 

C'est  vous  ,  chère  Eiisa , 
De  grâce  écoutez-moi, 

ÉLISA. 

Quoi  !  de  retour  déjà  , 
Monsieur? 

SELMOURS. 

Que  voulez- vous ,  je  rassemblais  à  pein€ 
Quelques  amis  à  qui  je  racontais  ma  peine , 
Que ,  toujours  aux  aguets  et  ne  me  quitlant  pas  , 
Monsieur  Pickle  est  soudain  arrivé  sur  mes  pas  , 
Et  dans  notre  entretien  s'ingérant  tout  de  suite, 
Il  a  pris  la  parole  et  moi  j'ai  pris  la  fuite. 

ÉLISA. 

.  Et  vous  l'avez  laissé... 

SELMOURS. 

Discutant,  raisonnant. 
Mais  d'un  autre  embarras  il  s'agit  maintenant.... 
Vous  pouvez  le  finir. 

ÉLISA. 

Moi  ?  Non  :  qu'y  puis-je  faire , 
A  l'univers  entier  si  vous  ne  pouvez  plaire  ? 

5ELM0URS, 

Non,  Elisa ,  mou  cœur  ne  veut  plaire  qu'à  vous  , 

Et  votre  opinion  fera  celle  de  tous. 

Sachez  donc  qu'en  tenant  sa  démarclie  secrète, 

Mistriss  Forward  ,  pour  Londre,  a  qutîé  sa  retraite; 

Et  que  depuis  hier  elle  est  dans  cet  hôtel , 

Là  ,  dans  ce  pavillon  ;  !e  tait  est  trop  réel  : 

Voila  ce  qu'à  l'instant  James  vient  de  m'apprendra. 

Maintenant,  EHsa,  quel  parti  faut-il  prendre? 

3'ignore  quel  dessein  conduit  mistriss  Forw^ard, 

Ou  si  ce  voisinage  est  TefFet  du  hasard  ; 

Si  miss  Jenny  connaît  les  ordres  de  son  père, 

Mais  ce  doute  m'accable  et  tout  me  désespère. 

C'est  à  vous  d'assurer  mes  vœux  mal  affermis, 

Et  de  guider  un  cœur  que  vous  avez  soumis. 

ÉLISA. 

Non ,  Selmours  ;  je  ne  peux  expliquer  ma  pensée 


(i4) 

Sur  un  point  où  je  suis  si  fort  intéressëe. 
Revoyez  vos  amis,  et... 

SELMOURS. 
Non ,  je  ne  le  puis  ; 
Disposez  de  mon  sort;  dans  le  trouble  où  je  suis, 
Voui>  êtes  mon  espoir,  mon  unique  refuge. 

iLISA. 

Vous  obéirez  donc  T 

SELMOURS. 

Oh!  oui;  soyez  mon  juge. 
Je  promets  tout  ,  sinon  d'épouser  jniss  Jenny. 

ÉLISA. 

Et  peut-être  est-ce  là  le  plus  sage  parti  ! 

SELMOURS. 

C'est  vous  qui  me  donnez  ce  conseil  ? 

ÉLISA. 

Mais...  Je  pense 
Que  la  délicatesse  et  la  reconnaissance.... 

SELMOURS. 

EK  bien  !  je  vais  trouver  mistriss  Forward  ;  je  cours 
Immoler  à  sa  nièce  et  mon  cœur  et  mes  jours  , 
L'épouser  pour  sortir  de  tant  d'inquiétudes. 

(  Fausse  sortie^  ) 

ÉLISA. 

Allons,  car  j'ai  pitié  de  vos  incertitudes; 
Venez....  Si  vous  devez  être  un  jour  mon  époux 
Laissez-moi  vous  conduire  et  disposer  de  vous. 
Une  femme  ,  Selmours,  par  fois  pour  elle-même 
Peut  manquer  de  raison ,  jamais  pour  ce  qu'elle  aime. 

PHRASIU9  ,  écrivant. 
Que  de  distractions  me  passent  dans  l'esprit! 

FANNY. 

Quoi  !  vous  en  avez  donc? 

PHRASTUS. 

Eh!  oui,  sans  contredit, 
Des  distractions. 

FAN  NT. 

Ah! 

ÉLISA ,  à  Selmours. 

Ecoutez ,  le  temps  presse. 
Qu'elle  était ,  entre  nous  ,  l'intention  expresse 
î)e  monsieur  Mékelfort  ?  Il  en  eut  deux,  je  crois; 
L'une  de  reverser  tous  ses  biens  à  la  fois 
Sur  sa  fille  et  sur  vous,  qu'il  chérissait  en  père  ; 
L'autre  d'unir  Jenny  ,  par  un  hymen  prospère  , 
Au  sort  d'un  homme  aimable  et  qui  puisse  l'aimet  : 
En  faisant  tout  cela  pourra-t-on  vous  blâmer  ? 

SELMOURS. 

Non  sans  doute. 

ÉLISA. 

Eh  bien  donc  partagez  l'héritagô 


(  15) 
Comme  »?ntre  frère  et  sœur  ;  d'abord  par  ce  partage 
Voilà  le  premier  point  rempli  :  qu'en  pensez-vou»? 

SELMOURS. 

Mais  Je  second  ? 

ÉLIS  A. 

Cherchez  sans  retard  un  ëpoux 
Qui  présente  à  Jenny  ces  qualités  de  l'anie  , 
Qui  îeront  avec  vous  le  bonheur  d'une  fe.nme  : 
Cela  n'est  pas  aisé  ;  mais  Jenny  sur  ce  point 
Verra  par  d'autres  yeux  ,  ne  vous  connaissant  point. 
Vous  ,  jusqu'à  ce  moment,  gardez  en  tuteur  sage 
La  dot  qu'elle  devra  touciier  en  mariage  ; 
Vous  voyez,  mon  ami,  si  son  père  eût  vécu , 
Qu'il  n'aurait  pas  mieux  fait. 

SELMOURS. 

♦        Oh  !  non ,  je  suis  vaincu  ; 
Rien  n'est  persuasif,  je  l'éprouve  moi-même  , 
Autant  que  la  raison  dans  la  bouche  qu'on  aime. 

ÉLISA. 

De  mon  projet,  je  crois  ,  le  succès — 

SELMOURS. 

Est  certain  ; 
El  chez  mislriss  Forward  j'irai  dès  ce  matin. 
Ainsi  tout  mon  bonheur  deviendra  votre  ouvrage. 

ÉLISA. 

Que  la  tante  d'abord  ait  un  riche  avantage. 
Avec  cent  mille  écus  de  rente  ,  miss  Jenny 
^e  pourra  ])as  manquer  d'avoir  un  bon  mari  ; 
Elle  le  choisira  ,  ce  sont  là  nos  systèmes  j 
Vous  ferez  deux  heureux.... 

SELMOURS. 

Nous  le  serons  nous-mêmes. 
Si  mes  offres  pourtant  ne  lui  convenaient  pas  , 
S'ilfaliaitL.... 

iLISA. 

Terreur  vaine  ! 

SELMOURS. 

Allons ,  dans  tous  les  cas 
J'aurai  fait  mon  devoir  ;  dois-je  en  craindre  la  suite  ? 
Personne  ne  paurra  reprendre  ma  conduite. 

SCÈNE  VI. 

PHRASIUS,  FANNY. 

pHRAsius  sortant  du  cabinet. 
Voilà  ma  lettre  à  bout. 

FANNY. 

Ma  patience  aussi^ 
Donnez. 


(  i6) 

PHRASIUS. 

Ne  faut-il  pas  que  je  pointe  les  I , 
Que  je  barre  les  T ,  je  soigne  les  virgules  ; 
Le  sljlc,  euîin  ,  le  style  ?... 

FANNY. 

Ah  !  quels  yeux  ridicules 
Vous  me  faites  ! 

PHRASIUS ,  lisant. 
((  Monsieur....  Ce  petit  air  sournois 
«  M'enchante,  et  vous  avez  le  plus  piquant  minois  , 
<(  L'œil  le  plus  agaçant ,  oui  ,  le  diable  m'emporte  , 
K  Si  je 

FANNY. 

Vous  écrivez  des  choses  de  la  sorte 
A  monsieur  Pickle  ? 

PHRASIUS* 

Eli  !  non  ,  parbleu ,  je  vous  les  dis^ 
Ange  femelle  ,  à  vous,  lose  de  Parjdis. 
Ah  !  çà  ,  de  ce  logis  vous  êtes  la  maîtresse? 

FANNY. 

Non ,  je  suis  la  soubrette. 

PHRASIUS. 

Eii  bien  !  enclianteresse , 
C'est  égal;  je  vous  aime,  et  mon  cœur  trop  ardent.... 
Non  ,  Eve  n'était  pas  plus  belle  aux  yeux:  d'Adam. 

FANNY. 

Quel  compliment  î 

PHRASIUS. 

Puisé  dans  Milton  ,  notre  Homère; 
Oh  !  vous  êtes  vraiment  fraîche  comme  la  mère 
Du  genre  humain. 

FANNY. 

Flatteur  !  petit  serpent  ! 

PHRASIUS. 


Voulez-vous  m'épouser ,  Mademoiselle  ? 

FANNY. 


Moi?  Bon! 
Non. 


Vous  allez  vite  au  moins. 

PHRASIUS. 

Vovez  ,  je  ne  m'informe 
Ni  si  votre  naissance  à  la  mienne  est  conforme, 
Ni  si  vous  êtes  riche ,  et  sans  rémission 

Je  vous  enlève avec  votre  permission. 

Vous  verrez  mon  collège  ,  et,  reine  dans  ma  classe  ... 

_,  FANNY 

Qui?  moi  !  pauvre  ignorante!  y  serais- je  h  ma  place  ? 

PHRAsius. 
Laissez  donc;  lorsqu'avec  quelqu'assiduité 
Nous  aurions  fait  ensemble  un  cours  d'humanité... 

FANNY. 

Oh  !  vous  y  perdriez  votre  latin. 


(17  ) 


PHR^SIUS. 

Peut-être 
L'éoolicre  bientôt  eu  montrerait  au  maître. 

TANNY. 

Mon  cher  monsieur,  pour  moi  l'inte'rêt  n'est  d&  rien. 
Dans  le  choix  d'un  mari  ;  mais  ma  foi  j'en  convien , 
Je  mettrais,  si  de  vous  j'acceptais  pareille  oîi're^ 
La  dot... 

PHRASIUS* 

Où? 

TANNY. 

Dans  mon  Ut. 

PHRASTUS. 

Et  l'époux? 

FANNY. 

Dans  le  coffre. 

PHRASIUS. 

oh!  dans  quel  traquenard  mon  cœur  s'est-il  fourré! 

FANNY. 

Eh  bien  !  vous  déchirez  votre  lettre  ? 

PHRASIUS,   déchirant  la  lettre. 

Ah  !  c'est  vrai. 
Devine  qui  pourra. 

FANNY. 

Quel  message  est  le  vôtre? 
Que  dirai-je  pour  vous? 

PHRASIUS. 

Rien  ;  je  cours  après  l'autre... 

FANNY. 

Après  qui  ? 

PHRASIUS. 

Oui,  cherchez  !  je  vais  chercher  aussi. 
Jeune  homme  inconséquent!  des  yeux  comme  en  voici 

T'auront  tourné  la  tête  ,  et  ma  disgrâce  approche 

L'amour —   Moi  qui  croyais  l'attraper  par  le  coche. 
Mais  par  où  donc  sortir  ? 

FANNY. 

Quel  embrouillé  conteur  ! 
Un  jeune  homme  et  mes  yeux  ,  le  coche ,  un  précepteur , 
Cette  lettre —  voilà  pour  troubler  vingt  cervelles. 
Par  ici,  suivez-moi:  sachons  quelques  nouvelles, 
Car  il  est  par  ma  foi  si  bête,  qu'il  m'a  l'air 
D'être  le  précepteur  du  pauvre  sir  Robert. 

PHRASIUS. 

Venez,  courons,  cherchons....  surtout,  ma  belle  amie, 
Ne  vous  mariez  pas  sans  moi,  je  vous  en  prie  ! 


riN   DU   PREMIER  ACTE. 


(  tS) 


»VV  VVV  MVVVVt/VVtft'VIM'MA^VVM^t^K/MVVVM/VVVV  VV\  VVX'VV^'M/VMVVVVVVi'M^ 


ACTE    SECOND. 


SCENE  PREMIERE. 

MisTRiss   FORWARD,   JENNY. 
(  Elles  sortent  dit  pavillon  à  droite), 

MISTRISS    FORWARD. 

Non  ,  Miss  ;  je  ne  veux  point  que ,  toujours  solitaire  , 
Avec  un  sot  roman  vous  <;Jierchuz  le  mystère. 
Quoi  !  d'ennoblu-  vos  goûts  n'e»t-il  donc  nul  moyen  ? 
Vous  lisez,  vous  pkuiiz  comme  les  gens  de  rien  j 
Vous,  Jenny,  vous,  ma  nièce  ? 

JENNY. 

Eh!  laissez-moi,  matante, 
Charmer  par  ces  écrits  les  longueurs  de  l'attente. 
Une  autre  voudrait  voir  celte  gr.aide  cité  j 
Je  suis  fiile,  et  n'ai  point  de  curiosité. 

MISTRISS    FORWARD. 

Vous  n'avez  que  malice  et  caprice  dans  l'âme. 

JfiNNY. 

Encor  par  quelque  trait  faut-ii  que  je  sois  femme. 

MJSTRISS    FORWARD. 

Votre  tête.... 

JENNY. 

Ôli  î  voilk  votre  refrein  fatal  ; 
Ma  tête....  Mais  chacun  n'en  juge  pas  si  mal. 

MISTRISS    FORWARD. 

J'ai  passé,  quand  j'éta:s  votre  unique  compagne. 

Vos  petits  airs  «^ouwjiun. ,    vostraveis  lie  campagne.  , 

Vous  entrez  dans  le  monde  où  le-  bourgeois  ont  tort  j 

Il  vous  faudra  de  Ion  changer  avec  le  sort. 

Votr<^  père  n'est  pl;i;>  ^   il  vous  a  peu  connue  , 

Mais  du  moins  sa  boijté  s'est  de  vous  souvenue. 

Il  vous  laisse  uue  dot .  tt ,  je  crois ,  de  gr^ncis  biens  j 

Un  parent  ,  qui  lui  tmtpar  les  plus  forts  liens  , 

Un  lord,  doit  accomplir  ses  vœux  testamentaires  ; 

J'ai  fait ,  pour  le  trouver  ,  tous  les  pas  nécessaires; 

Il  est  à  Londre  ,  et  peut ,  par  tel  événement , 

Nous  remettre  en  état  de  vivre  noblement. 

JENNY. 

Ces  intérêts  réglés,  gagnons  notre  retraite. 


(  '9) 

MTSTRIS8    FORWARÏ). 

Ce  n'est  point  mon  dessein.  Une  allaire  se  traite  ; 
Ce  prirent ,  qui  d'un  père  a  tous  Jes  droits  sur  vous, 
Doit  vous  voir  ,  et  vous  est  destiné  pour  époux. 
Je  n'imagine  pas  quVn  voire  solitude  , 
Près  de  vous  enterré.... 

JENNY. 

Ce  sort  n'est  pas  si  rude. 
Mais  ,  ma  tante  ,  aurait-on  disposé  de  ma  main  ? 

MISTRISS    FORWARD. 

Votre  père. 

JENNY. 

Il  a  pu  ,  par  un  ordre  inhumain  , 
M'obliger  de  former  des  noeuds  que  je  déteste  ? 

MISTRISS    FORWARD. 

Pourquoi  les  détester  ?  Selmours  ,  jeune  et  modeste  , 
Est  un  aimable  riche  ,  un  seigneur  plein  d'esprit. 

JENNY. 

Ces  phénomènes-là  sont  beaux  ,  sans  contredit  ; 
Mais  il  n'est  qu'un  objet  où  mon  cœur  s'intéresse, 
Et  de  ce  cœur  enfin  je  ne  suis  pas  maîtresse. 

MISTRISS    FORWARD. 

Je  vous  entends.  Robert ,  sir  Robert ,  n'est-ce  paa. 
Vous  tourne  la  cervelle  et  meurt  pour  vos  appas. 
Savez-vous  à  quel  point  vous  êtes  ridicule  ? 
Savez-vous  ,   pauvre  miss  ,  que  l'amour  qui  vous  brûiô 
Pour  un  jeune  écolier  entrevu  dans  Oxfbrt , 
Et  je  ne  sais  comment  ;   qui  vous  aime  bien  fort, 
Et  je  ne  sais  pourquoi  ;  qui  veut  en  téméraire 
Vous  obtenir  de  moi  sans  l'aveu  de  son  père  > 
Est  le  plus  sot  calcul  et  la  plus  folle  erreur?... 

JENNY. 

Ma  tante.... 

MISTRISS    FORWARD. 

Onbliez-là  cette  frivole  ardeur. 
Je  vois  un  sort  brillant  qui  pour  nous  se  prépare  5 
Je  ne  souffrirai  point  que  votre  choix  s'égare. 
Sortons  de  cet  état  qui  pèse  à  ma  fierté  ; 
La  fortune  sourit  :  passons  de  son  côté. 

JENNY. 

Vendre  un  cœur  à  l'hymen  est  un  calcul  commode  j 
Mais  l'usage  ,   ma  tante  ,  en  a  passé  de  mode. 

MISTRISS    FORWARD. 

Plaît-il  ? 

JENNY. 

Je  vous  respecte  et  vous  chéris  ;  mais  quoi , 
Ce  sacrifice  horrible  est  au-dessus  de  moi  ! 

MISTRISS    FORWARD 

Fort  bien.  Disposez-vous,  ma  chère ,  avec  prudence 
A  suivre  les  leçons  de  mon  expérience. 


(   =0    )     _ 

Je  rentre  pour  veiller  h  vos  seuls  intérêts. 
Vous  savt  z  si  je  souffre  obstacle  à  mes  projets  : 
A  recevoir  Selinours  soyez  donc  préparée. 

SCÈNE    IL 

JENNY  seule,  puis  ROBERT. 


JENNY. 

îl  ne  tiendrait  qu'à  moi  d'être  désespérée  : 

La  belle  occasion  !  mais  je  n'en  ferai  rien  ; 

IVon,  je  le  sens.  Mon  père,  bc  quoi  î  se  peut-il  bien 

Que  vous  aviez  dicté  ce  testament  sévère  ? 

Ab  !   Tordre  d'affliger  vient-il  jamais  d'un  père  ! 

Et  Robivlfdans  Oxford  sera-t-il  seul  resté  ? 

Ciel  !  que  d'indiflérence  et  de  tranquillité  ! 

Ne  pas  de  mon  départ  deviner  le  mystère  : 

Il  est  vrai  que  ma  tante  ,    en  partant  de  sa  terre, 

De  ses  brusques  desseins  n'a  nuilement  parlé; 

(  Robert  parait  dans  le  fond  ) . 

ROBERT,  sans  voir  Jenny. 
Me  voici  dans  l'bôlel. 

JENNY. 

Que  ,  toujours  surveillé  , 
Lui-même  d'un  pédant  subit  la  dépendance. 

ROBERT  ,  à  part. 
Jenny  seule  î 

JENNY. 

Nous  suivre  en  cette  résidence  , 
Impossible  !...  Esî-il  rien  d'impossible  à  l'amour? 
Si  Robert  m'eût  aimée,  il  aurait  en  un  jour 
Prévu  tous  les  dangers,  bravé  tout,   et  peut-être 
A  mes  yeux  tout-k-coup  je  l'aurais  vu  paraître. 

ROBERT ,  à  part. 
Le  voilij. 

.7ENNY. 

J'aurais  eu  d'abord  bien  du  courroux  ; 
Mais  à  de  paveds  îorîs,  pardonner  est  si  doux  ! 
J'aurais,  en  li.' .paisatît ,  blâmé  son  imprudence. 
Prescrit  à  Tindiocrit  d'éviter  ma  présence — 
Il  n'en  aurait  rien  lait  ;   et  nous  eussions  tous  deux 
Concerté  les  movens  d'éconduire  un  fâcheux. 
Je  ne  puis  seule  ainsi  faire  tête  à  l'orage  ; 
Mais  sa  témérité  m  eût  rendu  mon  courage; 
II  eiit  pressé  du  moins  la  main  qu'on  lui  ravit. 
Quel  bonheur  de  l'entendre  ,  inguiet ,  interdit , 
Répéter  à  mes  pieds  :  «  Jenny ,  je  t'aime  encore  !  » 


(21) 

SCÈNE   III. 

JENNY,   ROBERT. 

ROBERT. 

Oui ,  j'en  jure  à  vos  pieds  ,  Jeiitiy  ,  je  vous  adore. 

JEtVNY. 

x\h  ,  mon  Dieu  !  qu'est  ce  là  ?  Relirez-vous  ,  Monsieur  , 
Vous  me  faites  mourir  de  trouble,  de  frayeur; 
Fuyez  ,  retirez-vous  ,  sortez. 

ROBFRT. 

Prenez  courage  ', 
Laissez-moi  près  de  vous  fcure  têle  à  l'orage. 

JENNY. 

Imprudent!    si  ma  tante  avait  surpris  vos  pas '• 

ROBERT. 

Cette  main  qu'à  mes  vœux  on  ne  ravira  pas  , 
Laissez-la  moi  presser. 

JETSriVY. 

Fuyez  :  quel  trouble  extrême  ! 

ROBERT. 

Ah  !  je  n'en  ferai  rien  :   vous  lavez  dit  vous-même. 

JENNY 

Je  l'ai  dit  ;  mais ,  Monsieur  ,  qui  vous  devinait  là  ? 
Je  ne  le  dirai  plus. 

ROBERT. 

Les  femmes  .   les  voilà  , 
Désavouant  soudain  l'aveu  qui  leur  écliappe. 

JENNY, 

N'ajoutez  pas,  Robert ,  au  malheur  qui  me  frappe. 
Comment  vaincre  ou  parer  tous  les  maux  de  ce  jour  ? 
Impossible. 

"  ROBERT. 

Est-il  rien  d'impossible  à  l'amour  ? 
Je  sais  qu'à  lord  Edouard  l'intérêt  vous  destine. 

JENNY. 

11  est  vrai. 

ROBERT. 

Se  peut- 11  que  l'on  vous  détermine 
A  signer  le  bonheur  d'un  autre  époiix  que  moi  ? 

JE1?(NY. 

Non ,   Je  mourrai  plutôt  q^ie  de  trahir  ma  foi. 

ROBERT. 

Je  reconnais  Jenny. 

JENNY. 

Mais  j'ordonne  sur  l'heure 
Que  partant  pour  Oxford  vous  quittiez  ma  demeure  , 
Et  ne  reparaissiez  que  nos  périls  passés. 
Peut-être  mes  aveux  réussiront  assez 


Pour  dégoûter  Selmours  d'un  hymen  qui  m'outra«>e. 

POLFRT. 

Ah  !  VOUS  lui  pljiîrez  trop.  Moi  ,   j'aur  u's  le  courage 

De  vous  abmdoiiiHT,  et  dans  le  jour  fatal 

Où  peul-ètre  un  contrat  vous  Ivre  à  mou  rival  ? 

JE\NY. 

Votre  présence  ici  peut  nous  êtie  contraire. 

ROBERT. 

Je  veux  voir  lord  Selmours. 

JENNY. 

Qcw  prétendez-vous  faire  ? 

R OBI  HT. 

M'expliquer  avec  lui. 

JENNY. 

Quelqu'un  vient..    Ah  î  Robert , 
Au  nom  du  ciel  ,  fuyez  ;  vous  hertz  découveri. 

ROBERT. 

Je  sors  ,  sans  m'éloigner  ;  pour  veiller  avec  zèle. 

SCÈNE  IV. 

SELMOURS,   JENNY. 

SELMOURS  ,  à  Ivi-méme, 
Voyons  :  mislriss  Forward  ,   m'a-t-on  dit ,  est  chez  elle. 

JENNY. 

Je  ne  puis  surmonter  mon  embarras. 

SELMOURS  ,   à  Jenny. 
Ici 
Loge  mistriss  Forvyard  ? 

JENNY. 

Ali  .'  sans  doute  voici 
Celui  dont  ce  matin  me  menaçait  ma  tante. 

SELMOURS. 

Je  viens  Tentrelenir  d'une  afT;ure  importante, 

JENNY. 

A  peine  je  respiie  ! 

SELMOURS.  '' 

En  son  appartement.... 

JENNY- 

Sir  Robert  a-t-il  pu  s'échapper  prudemment  ? 

SELMOURS. 

Mademoiselle.... 

JENNY. 

Oui  ;  je  m'en  vais  au  plus  vite 
De  Monsieur  à  ma  tante  annoncer  la  visite; 
Elle  viendra  dans  peu ,  daignez  l'attendre  ici. 


(23) 

SCÈNE  V. 

SELMOURS,   seul. 

Sa  tante,  ai-je  entendu  ?  Serait-ce  miss  Jenny  ? 
J'ai  cru  voir  quelque  trouble  en  ft>on  maintien  para;îtcie; 
Elle  est  loin  de  m'altondre  et  loin  de  mi*  connaître. 
Allons,  préparons-nous  à  l'utile  entretien 
Où  doit  se  décider  et  son  sort  et  le  mien. 

SCÈNE  VI. 

MiSTRiss  FORWARD,  SELMOURS., 

MISTRISS    FORWARD. 

Quel  buta  l'entretien  qu'ici  Monsieur  réclame? 

SHIMOURS. 

Je  suis  Edouard  Selmours ,  l'un  des  pareiis,  Madanie, 
Et  le  fils  adoptif  de  Georges  Mékclfort  : 
Chargé  des  tristes  bieis  que  ni'a  l^iissé  sa  mort, 
J'ai  du  ,  comme  ua  devair  ,  accepter  rbéritage. 
Et  viens  à  votre  nièce  en  ofFru'  le  partage. 

MISTRISS    FORWARD. 

Mylord.  .. 

SELMOURS. 

Je  n'ai  nul  droit  a  des  lemercîmens. 
Dans  les  bieus  du  défunt  quelques  arrangemens 
M'ohligenl  à  garder  les  tonds  de  la  tutelle, 
Jusqu  à  i  ijeure  où  Jenny,  d'un  époux  digne  d'elle. 
Acceptera  i«^s  vœn\:.  Je  n'dttends  que  l'honneur 
De  me  voir  coniiullé  sur  le  rbo(X  de  son  cœur. 

MiSTRiSS    FORWARD. 

Mais  je  ne  comprends  pas,  iuylord  ,  comment  vous-même, 
Qu'hono!  a  d  u.i  ami  la  coati^-ice  extrême. 
Qui  reçûtes  de  lui  cent  marques  de  bonté, 
Ignon  z  à  ce  point,  ses  vœux  ,  sa  v  clouté? 
Le  projet  favori  qui  l'occupa  ^ans  cesse? 

SELMOURS  ,  tiinidement. 
Quel  projet? 

MISTRISS    FORWARD. 

C'est  à  vous  qu'd  destina it  jua  nièce, 
A  VOUS  que  d'un  époux  il  confiait  les  droits. 
Le  jour  où  je  le  vis  ,  pour  la  dernière  fois  ! 
Il  m'e.itretint  long  temps  de  l'immense  avantage 
Qu'il  vous  lait  en  faveur  de  ce  seul  mariage. 
Avant  (iiie  de  répondre  à  vos  offres,  souhVez 
(  Vous  de  qui  ly  parole  et  l'honneur  sont  sacrés  ) 
Souffrez  que  je  m'adresse  à  votre  conscience , 


(    24    ) 

Et  dîtes  si  jamais  vous  eûtes  connaissance 
De  ces  intentions  de  votre  l>irnrait(  ur? 

SELMOIJRS. 

Je  n';u'  point  l'inte'rêt  d'un  cnjjide  imposteur  : 
l)e  motisieur  Mékelîbrt  le  lestamcnl  n'jinpose 
!NuUt  condition  ,  ne  ])rvScrit  nulle  clause. 

MISTRISS    FORW-AHD. 

J'ai  peine  à  le  penser, 

SELMOURS. 

Le  voici  :  vous  verrez 
Que  sans  conditions  ses  biens  sont  assurés,- 
Que  (!e  nia  volonté'  j'y  suis  laissé  le  niaîlre. 
Je  ne  suis  |)oinl  Iiojnpeur,  iii  ne  le  veux  paraître,- 
Je  n'ai  Irahi  personne,  et  surtout  devant  vous, 
De  cette  véi  ité  je  veux  être  jaloux. 

MisTRiss   FORWARD,  après  avo'ir parcuuiu  l'écrit. 
Vos  biens  et  votre  main  sont  à  vo:is  ,  je  m'abuse. 

SELMOURS. 

Je  renouvelle  ici  ToflYe.... 

MISTRISS    FORWARD. 
Je  la  refuse  ; 
Certaine  que  ma  nièce  en  tout  n^'approuvera. 
Ces  bienfaits,  ma  Jenny  ne  les  acccpiera 
Qi;e  des  mains  d'un  époux;  si  vous  prétendez  l'être, 
Voire  cœur  deviendra  plus  tranquille  pcut-êlrei  ' 
Mais  par  un  don  (  si  rien  ne  doit  [)lus  nous  lier) 
Vous  n'avez  pas  le  droit  de  nous  humilier. 

SELMOURS. 

(h  port)  (hiiut) 

Quel  coup  de  foudre  !  Eli  !  mais  quelle  idée  est  la  vôtre , 
Madame  ?  remarquez  qu'inconnus  l'un  à  l'autre  , 
Votre  nièce  ni  moi  ne  pouvons  sans  danger.... 
L'un  de  nous  deux,  d'ailleurs,  n'a-t-il  ])u  s'engager? 

MISTRTSS    FORWARD. 

Cela  se  peut...  du  moins  nul  ne  dira  j'espère, 
Que  ma  nièce  ait  trahi  les  derniers  vœux  d'un  père. 

SELMOURS. 

Cependant.... 

MISTRISS    FORWARD. 

Vous  savez  ma  réponse. 

SELMOURS. 

Ecoulez... 
Mes  projets  valent  bien  d'être  un  peu  médités. 

MlSTRlSS    FORWARD. 
A  mûrir  des  ])rnjrls  c'est  moi  qui  vous  invile  : 
Vous  êtes  gentilhomme,  ayiz-eu  la  conduite; 
Puissiez-vous  mieux  un  jour  et  connaître  et  remplir 
Les  devoirs  qu'un  ami  vous  chargea  d'accomplir. 

(  Elle  sort  ). 


(25    ) 

SCÈNE   VII. 

SELMOURS. 

Quel  embarras  criiel  !  fatales  circonstances  ! 

Voilà  donc  quel  succès  obtiendront  mes  Instances? 

Cette  fennne  sans  doute  a  surpris  mon  secret; 

Que  vais-je  devenir?  Et  que  craindre  en  efl'et 

De  ses  méchaus  discours  ,  si  son  relus  s  obstine  ? 

Je  piévois  l'avenu'  que  le  sort  me  destine: 

Bientôt  de  l'aventure  on  méùua  partout  ; 

Les  salons  ,  les  journaux  enchériront  sur  tout. 

A  travers  mille  affronts  naîtra  la  calomnie  ; 

Owen  est  près  d'Oxford  ,  là  se  tient  réunie 

Notre  jeunesse  anglaise  à  Tuniversité  : 

Comme  un  homme  sans  foi  j'y  vais  être  cité, 

Dépeint  comme  un  ingrat ,  déshonoré  peut-être , 

Dans  mon  propre  pays  n'osant  plus  reparaître  , 

Au  désespoir  réduit,  et  tous  ces  maux,  pourquoi?-.. 

C  est  qu  une  femme  fière,  entêtée  ,  a  de  moi. 

Sans  que  riexi  la  fléchisse,  à  tout  indifférente, 

Refusé  d'accepter  cent  mille  écus  de  rente. 

SCÈNE   VIII. 

SELMOURS,  JENNY. 

JENNY  ,   à  paj't. 
Sel  meurs  est  encor  là. 

SELMOURS. 

Je  n'ai  plus  nul  espoir. 
Mais  miss  Jenny....  du  ilioins  si  je  pouvais  la  voir, 
Si  de  ses  vœux  secrets  j'obtenais  connaissance  ? 
Peut-être.... 

JENNY  ,  à  part. 
Quelle  crainte  ou  bien  quelle  espérance 
D'un  si  court  entretien  me  faut-il  concevoir? 
Sur  le  sort  qui  m'attend  ne  puis-je  rien  savoir? 
Essayons  d'approcher. 

SELMOURS. 

Je  l'aperçois  ,  c'est  elle. 

JENNY. 

Si  j'osais  lui  parler! 

SELMOURS. 

Parlons.  Mademoiselle.... 

JENNY. 

Monsieur  ? 

SELMOURS. 

J'ai  désiré  tous  voir  seule  un  moment. 


(26   ) 

JENNY. 

De  mon  côté,  monsieur  ,  j'avais  précisément 

(à  part) 

Des  choses...  à  vous  dire.  11  double  mes  alarmes. 

SELMOUR^  à  part^ 
Voudrait-elle  essayer  le  pouvoir  de  ses  charmes. 

JENNY ,  à  part. 
Veut-il  me  disposer  ? 

SELMOURS. 

Je  viens  d'entretenir 
Ici  mistriss  Forward  ;  et  de  votre  avenir  , 
De  vous,  du  sort  brillant  qu'un  père  vous  assure 
Il  s'agissait...  Sans  vous  je  ne  veux  rien  conclure; 
Heureux  ,  quand  je  vous  viens  consulter  sur  ce  point. 
Si  mon  zèle  empressé  ne  vous  déplaisait  point. 

JENNY ,  à  part. 
Il  prétend  m'épouser ,  la  chose  est  assez  claire. 

(haut) 

Monsieur,  vous  méritez  ma  confiance  entière  ; 
Vous  êtes  l'héritier  de  monsieur  Mékeifort , 
Et  l'ami  de  mon  père  a  des  droits  sur  mon  sort. 

SELMOURS,  àjOrt/'A 

Rien  n'est  moins  équivoque.  Ecartons  sa  pensée. 

JENNY,  à  part. 
Détruisons  cet  espoir  dont  son  âme  est  bercée. 

(haut) 

Il  est  bien  difficile  à  ce  qu'on  dit ,  Monsieur , 
De  rencontrer  la  paix  ,  de  fixer  le  bonheur 
Dans  les  liens  qu'ici  pour  tous  deux  on  prépare. 

SELMOURS. 

Et  l'on  a  raison  ,  Miss  ;  le  bonheur  est  si  rare  F 
Sur  les  torts  des  époux,  sur  leurs  tourmens  diversf, 
L'expérience  est  vieille  autant  que  l'univers. 

JENNY. 

Les  femmes  ,  je  le  sens    rarenjcnt  en  partage 
Ont  les  simples  vertus  qui  font  un  bon  ménage. 

SELMOURS, 

Les  hommes,  je  le  sens,  sont  si  chagrins,  si  faux! 

JENNY. 

Je  ne  m'abuse  point  sur  le  peu  que  je  vaux; 
J'ai  lieu  de  redouter  mon  fâcheux  caractère. 

SELMOURS. 

J'ai  peu  de  qualités. 

JENNY. 

Je  suis  vaine,  légère. 

SELMOURS. 

Vous  êtes  franche  au  moins  ;  moi  je  suis  dur  ,  jaloux. 

(h  part) 

Dieu  !  qutlîe  opinion  prendra- t-elle  de  noua  ! 

JENNY. 

C'est  au  point  que  jamais ,  non,  Monsieur  ,  je  vous  jure  » 
Il  n'est  si  léger  tort  que  mon  humeur  endure, 
Vii  je  ne  sais  comment,  je  le  dis  sans  détour , 


(   27   ) 
On  peut  au  même  ohjct  penser  deux  fois  par  jour. 

SKL,MOURS. 

Je  suis  vindicatif,  niécontent 

JENINY. 

Moi  de  même. 

SELMOURS. 

Je  gronde  à  tous  propos. 

JENNY. 

C'ehl  mon  lionlipur  suprême. 
SELMOLRS,  à  part. 
Pour  s'attacher  un  cœiu'  ses  moyens  sont  nouveaux. 

JENNY,  à  part. 
Où  veut-il  en  venir  avec  tous  ses  défauts  ? 

(liant) 

Et  puis...  Quand  nos  parens  de  notre  main  disposent , 
Il  advient  si  souvent... 

SELMOURS. 

Qu'aux  regrets  ils  s'exposent; 
Et  que  nous  avons  fait  d'avance  un  choix. 

JJBNNY. 

C'est  vrai. 
C'est  à  peu  près  le  cas  oii  je  me  trouverai. 

SELMOURS. 

Qu'entend-je  ,Miss?  ailleurs  vous  seriez  engagée? 

JENNY. 

Eh  !  mais...  d'en  convenir  je  me  crois  oblige'e. 

SELMOURS. 

Vous  en  aimez  un  autre  !  ah  !  vous  comblez  mes  vœux. 
Oui ,  des  hommes,  Jenny ,  je  suis  le  plus  heureux. 

(  //  tombe  à  ses  (genoux.  ) 
JENNY. 
Que  dites-vous  ? 

SELMOURS.  * 

Que  j'ai  disposé  de  moi-même. 

JENNY. 

Vous  ne  m'épousez  pas  :  mon  dieu .'  que  je  vous  aime  ! 

SELMOURS. 

Mademoiselle... 

JENNY. 

Eh  !  mais  ,  Monsieur  ,  vous  m'enchantez  î 
Quoi  !  vous  ne  voulez  pas  de  moi  ?  Que  de  bontés  ! 

SELMOURS. 

Ainsi  donc  ,  notre  hymen  .. 

JENNY. 

M'inspirait  l'épouvante  , 
Et  je  vous  haïssais  de  tout  mon  eœur. 

SELMOURS. 

Charmante! 
Unissons  nos  efforts  comme  le  sont  nos  vœux... 

JENNY. 

Pour  qu'on  ne  puisse  pas  AOiis  ^narier  tous  deux , 
N'est-ce  pas  ? 


(   28    ) 
SELMOURS. 

Si  la  tante  à  notre  hymen  s'obstine 
Ou  vous  veut  éloigner  ,  venez  ,  oui ,  ma  cousine  , 
Chercher  dans  cet  hôtel  asile  au])ri's  de  moi , 
Près  d'une  femme  à  qui  j'ai  destiné  ma  loi , 
Qui  déjà  s'intéresse  au  sort  de  votre  vie, 
Et  qui  sans  doute  un  jour  deviendra  votre  amie. 
Parent  de  votre  père  ,  ii  fut  mon  bienfaiteur. 
Et  je  suis  aujourd'hui ,  Jeiiny  ,  votre  tuteur. 

JENNY ,    auec  embarras. 
Mais  il  me  faut,  Monsieur,  finir  la  confidence: 
Un  jeune  homme... 

SELMOURS. 

De  vous  il  est  digne,  je  pense, 
Puisqu'il  a  su  vous  plaire  ;  avec  mistnss  Forward 
Je  prétends  m'expliquer,  terminer  sans  retard  ; 
Je  Ju!  déclarerai  quel  parti  j'ai  su  prendre 
Irrévocablement. 

JENNY. 

Elle  peut  nous  surprendre  ; 
Je  me  retire  :  adieu  ,  mon  espoir  est  en  vous. 

SELMOURS. 

Ma;s,  Miss,  auparavant... 

JENNY. 

Je  l'entends  !  quittons-nou. 
Ne  pourrez-vous  bientôt  revenir  ? 

SEJLMOURS. 

Je  l'espère. 

JENNY. 


SELMOURS. 


Adieu.  ^ 

Comptez  sur  moi. 

SCÈNE   IX. 

SELMOURS,   auec  enthousiasme, 

:  Le  sort  devient  prospère 

Certes  ,  je  reviendrai  Si  la  tante  prétend 
M'enchaîner  rnaîgré  moi ,  sa  nièce  me  déi'end; 
L'intérêt  de  l'amour  me  répond  de  son  zèle. 

SCÈNE   X. 

SELMOURS,  ROBERT, 

ROBERT,  à  lui-même. 

Pour  protéger  Jenny ,  je  reviens  auprès  d'elle. 
Que  vois-je  ?  un  étranger  ?...  Si  c'était  mon  rivaL 


(  =9  ) 

sF.LMoiJRs  ,  à  part. 
Je  sortirai  vainqueur  d'un  embarras  làlal  : 
O  fortune!  une  l'ois  tu  vas  donc  me  sourire, 
r.t  je  puis  délier  les  jaloux;  de  nie  ruiire. 
Vers  celle  qui  devra  partager  mon  bonheur, 
Courons  ;  et  demandons  à  notre  raisonneur  , 
Si  dans  l'état  présent  où  je  connais  son  ame, 
Il  persiste  à  vouloir  que  Jeniiy  soit  ma  femme. 
Allons,  de  notre  hymen ,  hâtons  l'instant  si  doux. 

ROBERT. 

(h  pnrt^  (haut) 

Que  dit-d  de  Jenny  ?  Monsieur 

SELMOURS. 

Désirez- vous 
Quelque  chose  de  moi? 

ROBERT. 

Par  un  bonheur  extrême  , 
Seriez- vous ,  je  voits  prie  ,  Edouard  Selniours  ? 

SELMOURS, 

Lui-même. 

ROBERT. 

Parbleu!  je  suis,  Monsieur,  charme  de  le  savoir-, 
A  Londres  ,  tout  exprès  ,  j'arrive  pour  vous  voir  , 
Et  de  vous  rencontrer  j'avais  impatience. 

SELMOURS. 

Je  ne  vous  connais  point. 

Robert: 
Nous  ferons  connaissance. 

SELMOURS. 

Quelle  affaire  auriez  vous  à  me  communiquer? 

ROBERT. 

Elle  ne  sera  pas  longue  à  vous  expliquer. 

SELMOURS. 

Si  nous  passions  chez  moi ,  nous  serions  plus  à  l'aise. 

ROBERT. 

Ce  n'est  qu'un  mot ,  vous  dis-je  ,  et  tout  retard  me  pèse  : 

J'aime  ;  il  est  près  d'Oxford  ,  nous  le  savons  tous  deux, 

Une  jeune  beauté  ,  digne  de  tous  les  vœux. 

Sa  tanie  veut  l'unir  à  je  ne  sais  quel  homme 

De  vos  amis ,  dit-on ,  qui  vient ,  on  ne  sait  comme  , 

D'hériter  de  grands  biens.... 

SELMOURS. 

Monsieur  est  dans  ce  cas 
L'amant  de  miss  Jenny  ? 

ROBERT. 

Certe  !  et  je  n'aime  pas 
Les  héritiers,  Monsieur;  c'est  une  antipathie 
Que  je  n'ai  jamais  pu  surmonter  de  ma  vie. 
Ne  pourrais-je  un  moment,  à  l'homme  en  question. 
De  ce  défaut  que  j'ai  déduire  la  raison  ? 
Faites-nous ,  s'il  vous  plaît,  rencontrer  tête-à-têle. 


(  ^^  ) 


âELMCURS. 
(h  part)  (h  mit) 

Mon  bonheur  me  l'adresse  ;  oh  !  Tinstant  qui  s'apprête 
ISfe  sera  pas  ,  Monsieur  ,  si  st-rieiiY  ma  foi  ; 
Et  quand  vous  entendrez  quelques  paroles... 

Robert. 

Moi? 
Je  ne  suis  point  venu  ,  Monsieur  ,  pour  des  parolcii. 

SELMOURS. 

Vous  avez  très-grand  tort. 

Robert*. 
-'■  Sublerfuges  frivoleâ  î 

SELMOURS. 

Ecoutez  seulement ,  et  vous  yen  ez. 

ROBERT. 

Je  vois  ; 
Avant  ceux  de  l'honneur  _,  vous  mettez  d'autre»  droits  , 
Kt  les  successions  avant  les  têle-à  lêtes. 


Mais  vous  m'insultez? 


Je  veux  vous  obliger. 


SELMOURS. 
ROBERT. 

Soit. 

SEI^MOURS. 

Aveugle  que  vous  éles-ï 


ROBERT. 

Partez  donc. 

SELMOURS. 

Imprudent.' 
Savez-vous ,  pour  Jenny ,  quel  est  mon  zèle  ai  dent  ? 
Je  puis  vous  expliquer....  Pourquoi  lant  se  débattre  ? 

RnBJ  Rï. 

Quand  on  veut  s'expliquer ,  on  ne  veut  pas  se  battre, 

SELMOURS. 

C'est  moi  qui  maintenant  vous  demande  raison  : 

Je  pourrais  d'un  seul  mot  vous  tout  apprendre...  Non, 

Je  le  refuserais  à  la  plus  vive  instance. 

ROBERT. 

Fort  bien  :  vous  remplissez  ,  ma  foi ,  mon  espérance. 

SELMOURS. 

Jeune  homme,  vous  pouviez  prévoir  que  j'aime  assez 
L'espèce  d'entretien  dont  vous  me  menacez  ; 
C'est  un  goût  naturel  :  quittons  cette  demeure  , 
Votre  vœu  ,  juste  ou  non  ,  sera  rempli  sur  l'heure. 

ROBERT 

Touchez-là  ;  nous  allons  nous  entendre  une  fois. 
Des  armes  en  marchant  nous  réglerons  le  choix. 


(  5i  ) 
SCÈNE   XL  ^ 

SELMOURS,  ROBERT,  PHRASIUS. 

PHRASIUS. 

Vous  voila  ,  beau  sujcl  de  courses  et  d'alarmes  ! 
Alle-là  !  qu  est  ce  encor  que  votre  ciioix  des  armes  ? 

ROBERT, 

Vous  ici ,  Phrasius  ?  qui  vous  eut  attendu  ? 

]?HRAS1US 

Et  j'arrive  à  propos,  si  j'ai  biin  entendu; 
Monsieur  le  déserteur,  à  la  tin  on  vous  trouve: 
Mais  sous  mon  aile  ici  je  vous  ^arde  et  vous  couve. 

ROBERT. 
(à  Selmours) 

Importun  !  —  Pardonnez 

SELMOURS. 

Pour  vous  en  délivrer 
Une  heure  suffira  ;  je  vais  tout  préparer  , 
Monsieur;  dans  Hide-Park  nous  nous  joindrons  ensuite. 

(  //  sort  ). 
ROBERT. 

J'y  serai  le  premier. 

PHRASIUS. 

Nous  verrons  ;  pas  si  vite  ! 
Je  ne  souffrirai  point  qu'on  aille  ferrailler. 

ROBERT. 

Ça  ,  monsieur  Phrasius ,  voulez  vous  donc  railler  ? 

Vous  savez  à  quel  point  nous  avons  l'un  pour  l'autre 

D'égards ,  de  complaisance,  et  quel  pacte  est  le  Rotre. 

A  mon  père  jamais  vous  n'avez  répété 

Que  j'ai  fort  peu  de  goût  pour  l'université; 

Nous  lui  taisons  toui  deux  le  tort  qui  nous  condamne, 

Et  je  ne  lui  dis  pas  que  vous  êtes  un  âne , 

Que  de  m'endoctriner  vous  n'avez  nul  moyen , 

Car  j'en  sais  plus  que  vous,  moi  seul  qui  ne  sais  rien  ; 

Je  lui  tais  que  par  fois  relui  qui  me  gouverne, 

Le  soir  obliquement  revient  de  la  t  iverne. 

D'une  heure  de  silence  accordez  la  faveur  ; 

Cette  condescendance  importe  à  mon  honneur  : 

J'y  compte ,  Phrasius. 

PHRASIUS. 

Il  en  faudra  rabattre! 
Et  pour  quelle  raison  voulez-vous  donc  vous  battre  ? 
Vous  ai-je  donc  appris  à  vous  battre,  moi  ?  Non. 
El  reconnaît- on  la  cette  éducation 
Où  j'avais  mis  des  soins  particuliers  ;  car  j*aime 
A  grclier  les  vertus  que  j'exerce  moi-même. 

ROBERT. 

Save2;-vous,  Phrasius,  ce  qu'ejt  le  point  d'honneur? 


(    52    ) 
riIEASîTJS. 

Qui  Yous  Fa  donc  appris  à  Yous-meme  ,  Monsieur  ? 

KO B EUT. 

Deux  maîtres  plus  que  vous  éloquens  à  mon  âge.      ' 

PHRASIUS. 

Ces  docteurs,  quels  sont-ils  ? 

ROBERT. 

L'amour  et  mon  courage. 

PIIRASIUS. 

Ces  maîtres  ne  sont  point  clés  quatre  facultés. 

ROBERT  ,  à  part. 
Quel  surcroît  d'embarras  et  de  diPùcultés! 

PHRASIUS 

Et  c'est  pour  miss  Jenny  que  vous  voilà  rebelle? 
Quand  un  homme  brutal  nous  dispute  une  belle  ^ 
Monsieur,  on  la  lui  cède.  Kh  .'  lisez  Cicéron , 
Se'nèque  et  leurs  trailés  de  niodératlon. 

ROBERT. 

Vous  pensez  en  amour  comme  en  philosophie; 
Je  vole  au  rendez- vous.... 

FHRASIUS. 

Oh  !  je  vous  en  défie  ; 
Je  préviens  votre  père  et  j'escorte  vos  pas* 

^  ROBERT, 

J'irai  tout  seul ,  pédant. 

THRASIUS. 

Goddam  !  vous  n'irez  pas. 

ROBERT  ,  à  paz-f. 
Comment  puis-je  échapper  à  l'argus  qui  m'assomme  ? 

(hautj 

Ecoutez  ,  Phrasius,  vous  êtes  un  bon  homme. 
Et  d'un  ami  prudent  je  sens  qu'on  a  besoin. 
Voulez-vous  du  combat  vous-même  être  témoin  ? 

PHRASIUS. 

Ai-je  l'air  d'un  témoin  ,  s'il  vous  plaît? 

ROBERT. 

L'éloquence 
Peut  tout  concilier  ;  j'aime  votre  prudence, 
Et  m'en  rapporte  à  vous  ;  je  reviens  vous  chercher. 

PHRASius  ,  /e  retenant. 
Les  gens  que  je  tiens  bien  ne  me  font  pas  lâcher, 

ROBERT. 

J'ai  réfléchi. 

PHRAStUS. 

Vraiment  ? 

ROBERT. 

Quelle  insigne  folie 
De  risquer  pour  un  mot  les  beaux  jours  de  sa  vie. 
D'aventurer  ainsi  notre  jeunesse  ! 

PHRASIUS. 

Eh  !  oui , 
Notre  jeunesse  ! 


I 


(33) 

ROBERT. 

Entrons  dans  ce  cabinet-ci  ; 
Je  crois  qu'en  écrivant  vous-même  à  l'advcisaire, 
Je  trouverai  moyeu  de  me  tirer  d'affaire. 

PHRASIUS. 

A  la  bonne  heure  :  allons,  je  n'aurais  aussi  bien 
Pu  consentir  jamais  qu'un  jeune  homme  de  bien 
Se  commît  pour  les  droits  qu'un  vaiii  amour  se  l'orge  , 
Et  que  pour  son  honneur,  il  se  coupât  la  gorge. 
Entrez  donc. 

ROBERT. 

Après  vous,  mon  très-cher  précepteur. 

PHRASIUS. 

Non  ,  je  ne  pouvais  pas  permettre  ce  malheur. 

ROBERT ,  l'enfermant. 
Ali  !  tu  ne  pouvais  pas  !...  je  suis  libre  ;  raisonne. 
Pédant;  je  vafS  agir,  et  le  devoir  l'ordonne  ; 
Au  sortir  du  combat  j'entendrai  ton  sermon. 

l'HRASIUS. 

Cette  plaisanterie  est  fort  hors  de  saison  , 
Monsieur. 

ROBERT. 

Criez  moins  haut ,  car  les  rieurs,  je  gage  , 
Ne  seront  pas  pour  vous,  si  l'on  vous  voit  en  cage. 

PHRASIUS. 

Oh  !  je  suis  furieux  ! 

ROBERT. 

Relisez  Cicéron, 
Sénèque,  et  leurs  traités  de  modération. 

PHRASIUS. 

Ouvrez  donc  ! 

ROBERT. 

Il  n'est  pas ,  j'espère  ,  d'autre  issue 
Qui  le  puisse  avant  moi  conduire  dans  la  rue^ 
Je  suis  sauvé! 

(  Il  sort). 

PHRASIUS. 

Dans  peu,  je  vous  suivrai  dehors  : 
Je  vois  un  œil  de  bœuf  oîi  peut  passer  mou  corps. 


FIN   DU   SECOND    .ACTE. 


(3i) 

MWWWWWW  VV\«VVVtlVVWV«/VVMIV\lVVW  M/VVVVVVVVWVWkAfVWV%«WV\/VfVv«VWVk/VVtiVVtVVWV«V 

ACTE   TROISIEME. 


SCENE  PREMIERE. 

SELMOURS  seul.   (  //  écrit  deuant  un  secrétaire  j  à  côté  de  lui 

sont  des  pistolets.  ) 

M 

""-"•ONSIEUR  Pickle  et  sa  sœur  ont  appris  sans  retard 
Mon  fâcheux  entretien  avec  mistriss  Forward  ; 
^ais  mon  duel  pour  eux  est  encore  un  mystère. 
Voici  bientôt  l'instant  :  je  m'y  rendrai  ,  j'espère  , 
Sans  qu'on  n'ait  nul  soupçon.  Que  me  sert  ma  vertu  ? 
Pour  Jenny  Ton  dira  que  je  me  suis  battu  ; 
On  croira  que  je  suis  un  traître  ,  un  infidelle  ; 
Et  mon  Elisa  même  ,  ah  !  que  pensera- t-el le  ? 
Si  je  meurs  ,  je  ne  puis  prétendre  à  ses  regrets  ; 
Si  je  triomphe  ,   il  faut  m'éloigner  pour  jamais.... 
Que  cette  lettre  au  moins  explique  ma  conduite  ! 

(  //  cacheté  la  lettre.  ) 
M.  PiCKi.E  ,  dans  la  coulisse. 
Selmours  !...  Je  veux  le  voir  ,  lui  parler  tout  de  suite. 

SCÈNE  IL 

SELMOURS,  M.  PICKLE. 

M.    PICKLE. 

Seîmours  ,  qu'esl-on  venu  me  parler  d'un  duel  ? 

SELMOURS. 

Parlez  bas.  ' 

M.    PICKLE. 

Vous  suivez  cet  usage  cruel  î 
Vous,  colonel,  pre'tendre  à  si  mince  victoire  ? 
Servez  votre  pays  ;  il  n'est  pas  d'autre  gloire. 
Mais  d'abord  est-il  sûr  qu'on  vous  ait  insulté  ? 

SELMOURS. 

Oui ,  c'est  un  ïnco)inu  ,  c'est  un  jeune  éventé  , 
L'amant  de  miss  Jennv  ,  qui  ni*a  cherché  querelle  ; 
Je  ne  prétends  en  rien  lui  disputer  sa  belle. 
Ma is^  l'affront  eU  connu  ,   l'affaire  a  fait  éclat , 
Et  j'espère  avant  peu  corriger  notre  fat. 

M.    PICKLE. 

Le  corriger  ,  Monsieur  !  ah  !  j'entends  ,  c'est-k-dire 
Le  tuer. 


(  35) 

SELMOURS; 

Je  frémis  du  danger  (ju'il  s'attire. 

M.    PTCKLE. 

Et  savez-voiis  ,  Monsieur,  quel  est  cet  étourdi  ? 

SELMOrRS. 

C'est ,  je  l'ai  dit  déjà  ,  l'anjant  de  niiss  Jenny. 

M.    PI(  KLE 

C'est  mon  fils  ,  malheureux  ,   mon  fils  î  et  dans  une  heure 
De  votre  propre  main  vous  prétendez  qu'il  meure  î 

SELMOURS. 

Ciel  !  que  m'avez- vous  dit  ?  ' 

M.   PICKLE. 

Ce  qu'au  même  moment 
M'apprend  son  précepteur    Laissons  tout  argument; 
D'écorter  la  rBison  vous  n'êtes  pas  capable. 
Ecoutez  donc  mon  cœur  :  vous  seriez  bien  coupable  , 
Pour  un  vain  préjugé,   d'immoler  sans  pitié 
Les  liens  les  plus  cbers  ,  le  sang  et  l'amitié  , 
Et  le  respect  qu'on  doit  aux  cheveux  blancs  d'un  père. 

SELMOURS. 

Monsieur.... 

M.    PTCKLE. 

Vous  vous  taisez  !  votre  cœur  délibère  ! 
Vous  hésitez  ,  Selmours  ,  à  me  jurer  ici 
Que  vous  ne  tuerez  pas  le  fils  de  votre  ami  ? 
Voilà  donc  la  vertu  dans  le  monde  suivie  ! 
L'homme  qui  ,  pour  sauver  sa  maîtresse,  sa  vie, 
Ne  consentirait  pas,  dans  un  pressant  danger, 
A  faire  au  bien  d'autrui  Je  tort  le  plus  léger , 
Esclave  d'un  honneur  atroce  et  ridicule  , 
Cet  homme ,  se  peut-il ,  ne  se  fait  pas  scrupule 
De  priver  un  vieillard  ,  un  père  ,  du  seul  bien. 
Qui  lui  reste  ,   d'un  fil«  ,   sa  joie  et  son  soutien  ; 
Et  cet  homme  ,   ou  plutôt  ce  nii^urtrier  ,  aspire 
A  l'estime  du  monde  ,  et  voudra  qu'on  l'admire. 

SELMOURS. 

Eh  !  mais...  je  ne  suis  point  l'agresseur. 

M.   PICKLE. 

Je  le  sai- 
Par  Robert ,   sans  motif,  vous  fûtes  offensé  , 
Dites-vous  ,  son  insulte  est  maintenant  publique  : 
Eh  bien  !  ^e  vous  demande  un  pardon  authentique. 
Je  le  demanderais  en  présence  de  tous  , 
Et  ne  rougirais  pas  d'embrasser  vos  genoux. 

SELMOURS,  troublé. 
Gardez-vous-en  ,  Monsieur. 

M.   PICKLE. 

Promettez  donc  ,  barbare  , 
Que  ce  n'est  pas  la  mort  qu'un  ami  me  prépare. 

SELMOURS. 

Eh  !  Monsieur  ,   suis-je  sourd  à  vos  cris  ,  à  vos  vœux  ? 
Cei  usage  insensé ,  nous  le  blâmons  tous  deux. 


(36) 

Nommez  ce  préjugé  ridicule,   féroce  : 

Oui ,   cet  honneur  est  faux  ,   sa  folie  est  atroce  , 

J'en  conviens  hautement  ;  mais  j'y  dois  obéir. 

Vous  ,   qui  me  reprochez  que  mou  plus  cher  désir 

Est  de  flatter  en  tout  l'opinion  du  monde  , 

Esi-ce  sur  un  tel  point  qu'il  faut  que  je  la  fronde? 

Ce  duel  ,  aujourd  hui  vous  voulez  l'empêcher  : 

Mais  l'un  l'autre  demain  nous  irions  nous  chercher. 

Votre  fils  ,  comme  moi ,  ne  veut  rien  d'équivoque  ; 

vS'il  se  désiste  ,  eh  bien  !  c'est  moi  qui  le  provoque. 

11  n'est  donc  qu'un  moyen ,  vous  n'avez  qu'un  espoir.  ^ 

M.    PICKLE. 

Lequel  ?  parlez.  Mon  fils ,  dois-je  encor  le  revoir  ? 

SELMOURS. 

J'épargnerai  ses  jours  ,  Monsieur  ;  je  vous  en  donne 
Ma  parole  d'honneur  qui  n'a  trompé  personne,- 
Croyez  à  ma  prudence  ,  et  que  je  fais  ici 
Tout  ce  que  je  puis  faire  en  m'engageant  ainsi. 

M.    PICKLE. 

Le  voilà  cet  ami  comme  il  n'en  est  point  d'autre  ! 

SELMOURS. 

Ma  parole  est  à  vous,  mais  il  me  faut  la  vôtre. 
J'exjgc  qu'étranger  à  ce  fatal  débat , 
Vous  demeuriez  ici  jusqu'après  le  combat. 

M.    PICKLE. 

Il  faut.... 

SELMOURS. 

Que  vos  discours  ne  fassent  rien  connaître. 
Je  vous  demande  une  heure  ;  après  ,  vous  serez  maître. 
A  moins  d'un  tel  serment ,  je  ne  réponds  de  rien. 

M.    PICKLE. 

Noble  €t  cruel  ami... ,  je  vous  le  donne. 

SELlVtOURS. 

Eh  bien  î 
Vous  serez  content. 

(  //  prend  les pistoletsy. 

M.    PICKE. 

Ciel  î  Moi  ,  votre  ami ,  son  père. 

SELMOURS. 

Nous  reviendrons  bientôt  tous  les  deux  ,  je-  l'espèx'e. 
Si  je  ne  reviens  pas...,   donnez  à  votre  sœur 
Ce  billet  qui  contient  le  secret  de  mon  cœur. 

M.    PICKLE. 

Quoi  ! 

SELMOURS. 

Votre  fils  m'attend  ;  assuré  qu'il  doit  vivre  , 
N'exigez  rien  de  plus  ,   gardez-Tous  de  nous  suivre. 

M.    PICKLE. 

Embrassez-moi. 

SELMOURS,  montrant  la  lettre. 
Songez  que  mon  honneur  est  là. 
Je  pars  j  une  heure  encor  trompez  mon  Elisa. 


(37) 
SCÈNE   III. 

M.  PICKLE  ,  seul.  (  //  tire  sa  montre  ). 

Pendant  une  heure  absent  !  D=<ns  quel  trouble  il  me  laisse  ! 

Faut-il  qu'il  ait  raison  d'oublier  ia  sagesse  ? 

Maudit  amour  ]  Hélas  ,  qu'un  père  est  niaiheureux 

De  n'avoir  qu'nn  seul  111s  ,  et  qu'il  soit  amoureux  ! 

L'étourdi  ,   l'itnprudent  ,   s'arroger  privilège 

Avant  ses  vingt-cinq  ans  ,  de  sortir  du  collège  ! 

Se  battre  ,  avant  d  avoir  appris  à  disputer  ^ 

Faire  une  passion  ,  et  sans  ine  consulter  ! 

Qu'il  vienne  !...  Mais  tandis  qu'ici  je  me  dispose 

Aie  gronder,  peut-être  il  s'escrime,   il  s'expose. 

El  Selmours  ,  cet  ami  si  grand,   si  généreux.... 

Ce  combat ,  quel  qu'il  soit  ,  compromet  l'un  d'entre  eux } 

'Jous  deux  également  je  sens  que  je  les  aime  : 

Le  sauveur  de  mon  fils  m'est  cher  comme  lui-même. 

Renfermons  mes  chagrins  ,  dévorons-les  tout  bas. 

SCÈNE   IV. 

M.  PICKLE,    FANNY. 

FANNYj  gaîment. 
Où  donc  esl  lord  Edouard  ? 

M.    PICKLE. 

Eh  !  ne  m'obsédez  pas. 

FANNY. 

Pourquoi  s'éloigne-t-il  ?  Une  belle  inconnue 
Qui  soupire  et  se  plaint ,  pour  le  voir  est  venue  \ 
Elle  est  là. 

M.    PICKLE. 

Qu'on  inc  laisse. 

PANNY. 

Au  lieu  de  lord  Selmours  , 
Monsieur  la  recevra  ? 

M.    PICKLE. 

Moi? 

FANNY. 

Parlez-lui  toujours  \ 
Vous  la  consolerez  ,  vous  dont  l'âme  est  si  bonne. 

M.    PICKLE. 

je  ne  suis  en  état  de  consoler  personne. 

FANNY. 

Essayez...  —  Entrez ,  Miss  ;  lord  Edouard  est  sorti  ; 
Mais  vous  pourrez  parler  à  son  intime  ami , 
Qui  de  vous  recevoir  va  se  faire  une  fête. 

3* 


(38  ) 

SCÈNE  V. 

Les  précédens,  JENNY. 

M.    PTCKLE. 

Mais  je  n'ai  point  permis....  Allons  ,  la  chose  est  faite. 

JENNY. 

Ce- 1  à  lord  Edouard  seul  que  je  voulais  parler, 
Monsieur. 

M.    PICKLE. 

Ma  foi ,  Madame  ,  à  ne  vous  rien  celer  , 
Si  j'ai  rheur  de  vous  voir,   je  n'en  suis  pas  la  cause  , 
Et  ne  Cl  ois  pas  pouvoir  vous  servir  h  grand  chose. 

(h  pnrl) 

Peste  du  contre-temps  ! 

JENNY. 

Ce  monsieur  n'a,  je  croi  , 
Le  temps  ni  le  désir  de  s'occuper  de  moi. 

FANNY  ,  prenant  La  Lettre  Laissée  sur  le  secrétaire. 
Je  vous  laisse.  Monsieur  ne  m'en  veut  plus  ,  sans  doute  ? 
Je  rejoins  ma  maîtresse. 

(  Elle  sort  ). 

JENNY. 

Ah  !  Monsieur  ,  je  redoute 
De  vous  importuner. 

M.    PICKLE: 

(a  part) 

Madame....  A  chaque  instant 
Mon  angoisse  s'accroît. 

JENNY,  à  part. 
Il  ne  voit  ni  n'entend. 
M.  PICKLE  ,  à  part. 
Robert ,  monsieur  Robert ,  je  vous  la  garde  bonne  ! 

JENNY. 

Vous  parlez  de  Robert  ? 

M,    PTCKLE. 

Oui  ;  cela  vous  étonne  ? 
Vous  m'en  voyez  ,  Madame  ,  occupé  maigre  moi  , 
Et  je  ii'-3n  parle  pas  pour  mon  plaisir ,   ma  foi. 
C'est  un  franc  étourcli ,   la  plus  mauvaise  tête.... 

JENNY. 

J'en  sais  un  qui  mérite  un  peu  cette  épithète. 
Vous  paraissez  ému. 

M.    PICKLE. 

N'en  ai- je  pas  sujet  ? 
Que  diriez- vous  d'un  fou  qui  ,   plein  d'un  seul  objet  , 
Se  révolte  au  collège,  un  îoeau  jour  l'abandonne  , 
Et  court  d'Oxford  après  une  jeune  personne  , 
Une  Jenny  qu'il  ose  aimer  sans  mon  avis. 

JENNY. 

Eh  bien,  Monsieur? 


M.    PICKLE. 

Eh  bien,  ce  fou  là,  c'est  mon  fils. 

JENNY. 

Totre  fils  ? 

M.    PICKLE. 

Oui,  pourquoi  cette  surprise  extrême? 
D*où  vient  qu'à  votre  tour. , . 

JENNY. 

Eh  !  Monsieur ,  c'est  moi-même, 
Je  ne  puis  le  cacher,  qui  suis  cette  Jenny 
Pour  qui  vous  affligeant ,  Robert  est  trop  puni. 

M.    PICKLE. 

De  monsieur  Mékelfort,  quoi  !  vous  êtes  la  fille  ! 

JENNY. 

Je  venais  confier  des  chagrins  de  famille 
A  SelmourS  ,  mon  tuteur. 

M.    PICKLE. 

Ain^i  donc  c'est  pour  vous 
Que  Selmours  ,  que  Robert  s'exposent ,  dites-nous  ? 

JENNY. 

Qu'entends-je? 

M.    PICKLE. 

Ils  sont  aux  mains  ,  tous  deux  ,  à  l'instant  même. 

JENNY. 

Pourquoi  Selmours,  qui  sait  quel  est  celui  que  j'aime, 
N'a-t-il  pas  détrompé... 

M.     PICKLE. 

L'on  n'a  rien  négligé  ; 
Mais  contre  un  amoureux,  ou  contre  un  enragé ;, 
Qu'est-ce  que  la  raison  ? 

JENNY. 

Que  je  suis  malheureuse  ! 

M.   PICKLE. 

Et  moi  donc  ? 

JENNY. 

Quand  ma  tante,  hélas î  trop  rigoureuse;, 
Veut  m'éloigner  d'ici ,  je  viens  vers  lord  Edouard, 
Et  j'apprends... 

M.     PICKLE. 

Suivez-moi  près  de  mistriss  Forward. 
Mais  ne  pleurez  donc  pas.  ' 

JENNY,  s' appuyant  sur  un  fauteuil. 

Mon  iJieu  ,  j'ai  tant  de  peine  ! 

M.    PICKLE. 

Vous  changez  de  couleur,  allez-vous  perdre  haleine  ? 

Mais  je  n'a'  pas  le  temps  !...  ali  !  maudit  soit  le  jour 

Où  le  diable  inventa  les  femmes  et  l'amour  ! 

L'un  pour  un  quiproquo  se  fait  casser  la  lêtP  , 

L'autre  s'évanouit ,   moi  j'enrage  et  tempête.... 

Là,  revenez,  sortez  de  cet  accès  fatal, 

De  grâce,  miss  Jeuny,  ne  vous  trouvez  pas  mal  ! 


(  ^io) 

SCÈNE  VI. 

Les  précédens  ,  Mistriss  FORWARD. 

MISTRISS  PbRWARD. 

Ah  î  vous  voilà,  ma  nièce,  on  ne  m'a  point  trompée > 
Et  m'expliquera-t-on  cette  belle  épu  pée  ? 
Me  quitter  sans  raison,  pour  vous  réfugier 
Chez^ûn  homme  inconnu,  peut-être  un  roturier! 


Ma 


\  JENNY. 

tante... 


\ 


MISTRISS    FORWARD. 

'  Et  vous ,  Monsieur  ,  avez- vous  le  courage , 

De  faire  encor  des  tours  de  la  sorte,  à  votre  âge! 
Mais  la  justice  est  là.  Le  rapt  est  solennel. 

M.    PTCKLE. 

Il  ne  me  manquait  plus  qu'un  procès  criminel. 

MISTRISS    FORWARD. 

Séducteur!  ravisseur!  perturbateur! 

M.     PICKLE 

Madame  , 
Je  vous  laissé  pousser  trois  cris  ;  pour  une  femme  , 
Ce  n'est  pas  trop.  Je  suis  monsieur  Pickle  :  tout  doux  l 
Vous  êtes  tante  et  nièce,  eh  bien!  arrangez-vous". 
J'ai,  parbleu  !  d'autres  soins.  Je  ne  dis  qu'une  chose  : 
Je  maudissais  l'hymen  que  mon  fils  se  propose  ; 
Et  maintenant,  je  sens,  loin  de  m'en  affliger  j 
Que  j'y  consentirais  pour  vous  faire  enrager. 
Adieu. 

(  //  pa  sortir.  ) 

JENNY. 

Comment  suffire  à  tout  ce  que  j'éprouve. 

SCÈNE   VII. 

LES  PRÉCÉDENS,  ELISA ,  FANNY. 

ÉLISA. 

Quoi  !  c'est  encof  e  ici ,  mon  frère ,  qu'on  vous  trouve, 
Quand  les  jours  de  Robert ,  d'Edouard  sont  menacés  ? 

M,    PICKLE. 

Voilà  l'autre  à  présent!  allons,  en  ai-je  assez? 
Et  qui  donc  vous  apprit?... 

ÉLlSA. 

Cette  lettre  funeste 
Que  Fanny  m'a  remise  a  l'instant. 

M.   PICKLE. 

Oh  !  la  peste  ! 


(4.  ) 

JENNY. 

Ah  !  rendez-nous  Robert! 

ÉLISA. 

Rendez-nous  lord  Edouard  I 

M    PICKLE. 

Eh  î  rendez-moi  la  paix.  —  Voilà  mistriss  Forward 
Et  Jenny. 

ÉLISA. 

Restez  ,  Miss  ;  c'est  ici  la  demeure 
De  vos  amis.  '  , 

M.   PICKLE  ,  à  part. 
Selmours  n'a  demandé  qu'une  heure.. - 
La  voilà  qui  s'écoule...  on  ne  me  retient  plus ,  ^ 

Je  suis  libre  ! 

ÉLISA,  à  Jenny. 
Nos  vœux  seront-ils  superflus? 

M.     PICKLE. 

Mais  on  vient...  ce  sont  eux  !  faut-il  que  je  le  croie? 
Je  demeure  interdit  de  surprise  et  de  joie. 

SCÈNE   VIII. 

Les  précédens,  SELMOURS,  ROBERT. 

ROBERT,  à  Selmours ,  sans  voir  les  autres  acteurs. 

Prenez-vous  donc  plaisir  à  braver  mon  courroux  , 
Monsieur  ?  je  vous  suivrai  : 

SELMOURS. 

Fort  bien! 
(  Pickle  veut  s^ élancer  vers  son  fi/s  ;  Sebnours  lui  tend  la 
la  lui  presse }  les  femmes  le  retiennent  en  arrière.  ) 

ROBERT. 

Expliquez-vous  : 
Nous  étions  en  présetice  ;  offensé  (  c'est  l'usage  ) , 
De  tirer  le  premier  vous  aviez  l'avantage; 
Vous  refusez  ,  je  tire;  et  mon  coup  juste  et  prompt 
Fait  voler  le  chapeau  qui  vous  couvrait  le  front. 
Vous  l'allez  froidement  relever  I...  puis  encore  , 
«Vous  pouvez,  dites-vous,  recommencer.  »  J'ignore 
Quels  seraient  les  motifs  d'un  si  cruel  dédain. 
Retournons  à  l'instant,  Monsieur  ,  sur  le  terrain, 
Ou  vous  m'expliquerez  quelle  humeur  est  la  vôtre. 

SELMOURS. 

Ou  parler  ou  frapper ,  j'aime  mieux  l'un  que  l'autre  ; 
Ici  je  parlerai  :  vous  êtes  le  seul  fils 

(le  montrant) 

De  Pickle  mon  ami.  J'ai  reçu  vos  défis: 
Vous  vouliez  m'enlever  une  jeune  personne 

(montrant  Jenny) 

A  qui  j'ai  déclaré,  comme  l'honneur  l'ordonne. 


(  4=  ) 
Qu'an  autre  engagement  m'enchaînait  pour  toujours» 
Il  fallait  m'exposer,  non  attaquer  vos  jours. 
Mais  comme  ou  a  soumis  par  un  étrange  usage 
La  raison  à  l'erreur,  le  sang-froid  à  1»  rage,-. 
Si  vous  rtes  encore  ou  furieux,  ou  fou , 
Je  coiisens  à  vous  suivre  et  vous  m'atteindrez... ,  ou 
Si  vous  manquez  le  but,  on  m'entendra  rtdire 
Que  vous  tuer  n'est  pas  un  triomplie  oii  j'aspire, 
Plus  qu'à  vous  disputer  le  cœur  de  miss  Jeuny. 

M.  PicKLE  ,  à  Robert. 
Eh  bien!  écervelé  ?....  ^ 

ROBERT. 

Vous  m'avez  trop  puni , 
Lord  Edouard  ;  c'est  à  vous  qu'appartient  l'avantage  ^ 
Je  le  sens  ;  et  suis  prêt  à  réparer  l'outrage. 

SELMOURS. 

Eh  bien  !  j'accepterai  la  réparation , 

Et  je  n'y  mets  ,  Monsieur  ,  qu'une  condition. 

ROBERT. 

Laquelle?  prononcez,  parlez:  que  dois-je  faire? 

SELMOURS. 

Tout  Londre  est  informé  du  vœu  testamentaire 

Qui  cause  nos  débats  ;  Madame  a  cru  devoir 

Prescrire  à  miss  Jenny  de  ne  rien  recevoir 

Que  des  mains  d'un  époux.  Que  Monsieur  le  devienne 

Cet  époux  ;  pour  les  torts  dont  il  fiut  qu  il  convienne. 

J'exige  qu'd  accepte  ici ,  sans  nul  rettrd  , 

L'oiïre  que  j'ai  sans  fruit  faite  à  mistriss  Forward. 

M.    PICKLE. 

C'est-à-dire  ,  en  un  mot,  cent  mille  écus  de  rente. 
Quelle  vengeance  ! 

JENNY. 

Edouard,  quelle  leçon  touchante  ! 
M.  PICKLE,  à  Robert. 
Çà,  monsieur  le  coquin,  c'est  à  inou  tour,  ma  foi  ! 

(le  i-ffniiisxiinl  ) 

Viens  d'abord  m'embrasser  !...  misérable  !  c'est  toi, 
Qui  de  fuir  ton  collège  a  l'incroyable  audace..., 

ÉLISA. 

En  faveur  du  bonheur,  accordez-lui  sa  grâce. 

M.    PICKLE. 

(à  mistriss  Forward) 

Soit.  —  Tout  le  monde  ici ,  iVIadame  ,  est  amoureux  , 
Excepté  nous,  pourtant;  qu'ils  soient  tous  quatre  heureux. 
Vous  qui  craiguez  si  fort  et  roture  et  scandale, 
L'amour  pour  ces  enfans  plaide  avec  la  morale. 

MLS't'RlSS    FORWARD. 

Mais  quel  rang,  votre  tils?.. 

M.    PrCKLE. 

Eii  !  a' il  faut  parler  net» 
Je  ne  m'en  vantais  pas ,  mais  je  suis  î  sronnet. 


I 


i 


(43) 

TOUS. 

Ah  Madame  ! 

JEN]SY. 

Ma  tante  ,  eh  !  vous  êtes  si  bonne! 
Dites-moi  d'être  heureuse. 

MISTRTSS    FORWARD, 

Allons ,  soyez  baronne. 

SCÈlNE  IX. 

Les  pRÉcéDENS,  PHRASIUS. 

PHRAs'ius,  poussant  un  cri. 
Tout  est  prêt!  Phrasius  ne  s'est  point  endo.mi. 

Oh  !  nous  allons  revoir  Oxlord,  mon  bel  ami. 
Venez,  j'ai  retenu  deux  places  au  c=uosse  ; 

PICKLE. 

Malencontreux  ! 

PHRASIUS. 

Marchons  ,  tout  est  prêt. 

ROBERT,  montrant  Jenny. 

Pour  la  noce. 

Voilà  mon  précepteur. 

PIIRASIUS. 

Comment  ? 

M.    PICKLE. 

Sir  Phrasius  , 
Je  reprends  votre  élève,  et  vous  n'en  ferez  plus. 

^  PHRASIUS. 

Eh  !  mais...  donénavant  que  faut -il  que  je  fasse  ? 

M.    PICKLE. 

Dans  mon  château  d'Incoln  je  vous  fais  garde-chasse. 
PHRASIUS  à  lanny. 

Et  j'irai  seul? 

FANNY. 

Tout  seul. 

M.   PICKLE. 

Eh  bien  !  mon  cher  Selmours^ 
Vous  avez  accordé  l'honneur  et  vos  amours  , 
Poursuivez  ;  qu'en  venus  votre  carrière  abonde , 
Et  ne  vous  flattez  pas  de  plaire  à  tout  le  monde. 


FIN. 


DE  L'IMPRIMEKIE  DE  DOUBLET ,  RUE  GIT-LE-COEUR. 


/^/^/m^-AX/w-^'^'^'^^*^^     ^^^^ 


"^i^Z^v^ 


RETOUR  A  PARIS 


IMPRIMERIE    DE    AUGUSTE    AUFFRAY, 

PASSAGE    DU    CAIRE,    ÎM'    5'j. 


lUctont  à  pati0. 


IVÉYÉLAÏION, 


PAR 


M.  EMILE  DESGHAMPS. 


...  Le  cœur  seul  est  poète. 

André  GuÉniek. 

Que  fais-tu  donc,  Paris,  dans  ton  ardent  foyer? 

ÂLFRTîn  DE  YïONY. 


iPiiîaiî^ 


^^ 


URBAIiN  CAINEL  ET  AD.  GUYOT  ,  LIBRAIRES 

RUE    PU    BAC ,    N'     I04- 


1852, 


Ce  poème  avait  été  annoncé  comme  devant 
paraître  dans  le  troisième  numéro  du  livre  des 
Cent-un.  Une  circonstance,  indépendante  de  la 
volonté  de  l'Editeur,  en  a  empêché  l'insertion. 

Le  Retour  à  Paris  est  détaché  d'un  recueil 
intitulé  :  Réi^élations  ^  qui  sera  publié  dans  le 
courant  de  l'année.  Ce  seront  des  poésies  tout-à- 
fait  intimes  :  joies  d'enfance ,  extases  de  jeune 


1 

homme 5  folles  amours,  amères  déceptions ,  noirci 
pressentimens 5  blessures  cachées...  la  vie  mor-| 
telle  enfin  ! 

Gomme  ce  poème  a  été  écrit  sous  des  émotions 
toutes  récentes ,  peut-être  sa  publication  actuelle 
en  fera-t-elle  passer  quelques-unes  dans  Fesprit 
de  quelques  lecteurs. 


RETOUR  A  PARIS. 


I. 


Il  faut  que  je  vous  parle  aujourd'hui  que  je  pleure, 
Louise;  à  m'écouter  voulez-vous  perdre  une  heure? 
On  peut  bien  perdre  une  heure  alors  qu'on  a  sept  ans. — 
Oui,  prêt  à  fuir,  hélas!  bien  loin,  pour  bien  long-temps, 
Ces  grands  bois,  ces  grands  monts,  cette  Auvergne  chérie, 
De  mon  cœur  orphelin  adoptive  patrie , 


—  8  — 

Et  votre  frais  château,  que  d'avance  j'aimais, 
Qui  sera  déjà  noir...  si  j'y  reviens  jamais. 
Il  faut  que  je  vous  parle;  et  vous,  petite  folle, 
Comme  au  lit  d'un  mourant  pesez  chaque  parole. 
Je  ne  le  voulais  pas,  mais  c'est  toujours  ainsi. 
Votre  mère  le  veut  et  je  le  veux  aussi. 
Je  ne  le  voulais  pas;  car  j'ai  l'ame  si  sombre. 
Que  c'est  pitié  vraiment  qu'elle  verse  son  ombre 
Sur  vos  regards  en  feu,  sur  votre  joue  en  fleur. 
Vous  demandez  pourquoi  je  souffre,  et  quel  malheur?... 
Eh!  mon  Dieu!  qui  voudrait  recommencer  sa  vie 
Au  prix  des  maux  qui  l'ont  de  jour  en  jour  suivie  ! 
Quel  malheur?...  Un  destin  manqué...  Paris  à  voir... 
Un  chaos  de  pensers  que  nul  ne  doit  savoir, 
Vœux  déçus ,  repentirs  :  lames  empoisonnées , 
Couleuvres  dans  le  cœur  sans  cesse  retournées  ; 
Ou  des  rêves  dorés ,  un  fantôme  charmant 
Qu'emporte  chaque  aurore  impitoyablement; 
Ou  des  amis  jetés  loin  de  nous...  quelque  femme 
Qui  jouait  un  caprice  à  peine  contre  une  ame; 
Ou  le  mal  lent  et  sourd  d'un  cœur  qui  se  souvient 
Des  morts...  ou  bien  peut-être  est-ce  l'âge  qui  vient!... 
C'est  tout  cela. — Donc,  moi,  je  suis  sombre  et  morose, 
Comme  vous,  mon  enfant,  vous  êtes  blanche  et  rose 


Et  puis,  je  ne  suis  pas  de  ces  flatteurs  d'enfans. 
Qui  se  pâment  d'un  mot,  et  s'en  vont,  triomphans. 
Le  conter  à  la  mère,  en  criant  au  miracle!... 
Bien  !  dix  ans  de  Paris ,  et  ce  petit  oracle 
Sera  quelque  bégueule  ou  quelque  fat  musqué , 
Bons  à  parler  herbaulty  ou  danseuse,  ou  jockei. 


—  {)  — 

Et  que  la  mort,  un  jour,  avec  ses  luains  glacées, 
Viendra  prendre  au  milieu  de  ces  graves  pensées  !  — 
Mais,  Louise,  à  nous  deux  :  plusieurs  vous  apprendront 
Que  la  grâce  vous  pose  un  diadème  au  front, 
Et  que,  toute  petite  encore  que  vous  êtes, 
Il  n'est  guère  de  taille  et  de  jambes  mieux  faites  ; 
Que  vos  yeux  sont  très-noirs  et  vos  cheveux  très-blonds 
(Double  et  rare  beauté!)  ;  que  vos  cils  fins  et  longs 
S'abaissent,  palpitans,  sur  votre  belle  joue, 
Comme  un  grand  papillon  qui  dans  ses  fleurs  se  joue; 
Que  vous  aurez  bientôt  la  voix  d'un  rossignol; 
Des  pieds  à  rendre  fou  tout  un  bal  espagnol  ; 
Et  que  Dieu  mit  en  vous  l'harmonieux  mélange 
D'un  esprit  de  lutin  avec  le  cœur  d'un  ange... 
Que  sais-je?  Ces  messieurs  répandront  sur  vos  pas 
Mille  douceurs  encor...  Moi,  je  n'en  parle  pas. — 
Tous  ces  charmes,  d'ailleurs,  auréole  éphémère, 
Le  beau  miracle,  étant  fille  de  votre  mère! 


Ce  dont  il  faut  parler,  c'est  du  futur  emploi 

D'une  si  riche  dot  :  jurez,  oh!  jurez-moi 

De  ne  la  point  user  dans  ce  Paris  profane , 

Où,  comme  la  beauté,  l'ame  aux  flambeaux  se  fane; 

Où  les  hommes  n'ont  pas  d'amis  s'ils  n'ont  point  d'or; 

Où  des  femmes,  niant  la  pudeur,  leur  trésor, 

Vous  diraient  que,  pourvu  qu'on  soit  la  plus  jolie. 

Aller  s'inquiéter  d'autre  chose  est  folie  ; 

Où  mille  sots  blasés  se  creusent,  jours  et  nuits, 

A  chercher  des  plaisirs  qui  les  changent  d'ennuis... 

Riez  pourtant,  dansez  et  bondissez  de  joie 

Sur  votre  banc,  sitôt  que  l'archet  se  déploie; 


/^ 


—  10  — 

Soyez  reine  d'un  bal;  c'est  bien,  j'applaudirai  : 
Ainsi  que  la  douleur,  le  plaisir  est  sacré  ; 
Mais  qu'il  soit,  à  travers  les  devoirs  et  l'étude, 
Une  distraction,  et  non  une  habitude. — 
Malheur  à  vous,  heureux  du  siècle,  je  vous  plains  !^ 
Une  fête  vous  prend  d'une  orgie  encor  pleins  ; 
Le  reflux  du  rout  vous  berce  et  vous  emporte; 
Mais  avec  votre  groom ,  le  spleen  est  à  la  porte. 
Quand  le  feu  d'artifice  est  tiré ,  ce  n'est  plus 
Qu'un  échafaud,  squelette  aux  bras  noirs,  vermoulus, 
Qui  devant  nous  se  dresse  horrible,  et  dont  la  tête 
Se  détache  plus  sombre  aux  lampions  de  la  fête  ! 


Et  puis,  qui  sait?  Votre  ange,  enfant,  vous  garde-t-il 

Paris  avec  ses  bals,  ou  l'ombre  d'un  exil? 

Qui  sait  cela?  —  Comment  serez-vous  adorée? 

Sur  la  verte  pelouse,  ou  la  moire  dorée? 

Belle  en  manteau  de  cour,  ou  belle  en  blanc  corset, 

Vous  dirai-je  :  Princesse,  ou  Louise?  —  Qui  sait? 

Peut-être  que  le  ciel,  ainsi  qu'à  votre  père, 

(Qui  ne  fait  dans  ses  bois  qu'une  halte,  j'espère), 

Vous  prépare  un  destin  orageux ,  des  combats 

D'où  l'on  ne  sort  plus  grand  que  pour  tomber  plus  bas; 

Mais  pour  cueillir  plus  tard  des  palmes  peu  communes. 

Si  l'on  a,  comme  lui,  porté  ses  deux  fortunes. 

Savons-nous  rien?  sinon  que  tout  est  incertain; 

Armez-vous  de  douceur  et  de  force  au  matin 

Pour  tout  le  jour;  c'est  être  heureux  que  d'être  sage. 

Que  voulez-vous  ?  la  vie  est  comme  un  paysage 

Qui  fuit,  se  transformant  à  l'oeil  du  voyageur; 

C'est  la  lune. — Tantôt,  dans  sa  pleine  largeur. 


—  11  — 

Sur  le  bord  d'un  nuage  elle  s'arrête...  et  passe 
Semblable  au  front  d'un  spectre  égaré  dans  l'espace; 
Tantôt,  frêle  croissant,  elle  se  penche  aux  yeux 
Comme  un  vaisseau  d'argent  échoué  dans  les  cieux; 
Ce  soir,  c'est  une  reine,  écartant  tous  ses  voiles. 
Qui  rassemble  autour  d'elle  et  tient  sa  cour  d'étoiles  ; 
Hier,  dans  les  brouillards,  son  disque  s'est  levé 
Rouge,  morne  et  sanglant,  comme  un  grand  œil  crevé  ; 
Et  demain  elle  aura ,  loin  du  ciel  effacée , 
Caché  sa  honte,  ainsi  qu'une  épouse  chassée. — 
Telle  est  la  vie,  avec  ses  retours  inconstans, 
Depuis  le  péché  d'Eve,  et  surtout  dans  nos  temps. 
Où  du  monde  vieilli  précipitant  les  phases , 
Dieu  laisse  les  méchans  en  ébranler  les  bases, 
jEt  s'arracher  entre  eux  le  saint  manteau  des  rois , 
Et  pour  l'arbre  de  sang  déraciner  la  croix.... 
Cependant  que  son  souffle ,  amoncelant  les  nues, 
Pousse  du  Gange  au  Rhin  des  pestes  inconnues  ! 
— Pourquoi  les  bons  punis?  pourquoi  le  mal  vainqueur? 
Mystères  !  adorons ,  et  vivons  par  le  cœur, 
Vivons  par  la  vertu ,  vivons  par  la  pensée , 
Triple  don  négligé  de  la  foule  insensée; 
Force ^  amour  et  lumière^  humaine  Trinité, 
Symbole  temporel  de  la  Divinité! 

Vous  souriez,  Louise,  et  sans  doute  vous  dites 
Que  je  tiens  des  discours  bien  forts  pour  des  petites 
De  sept  ans;  mais  toujours  l'orgueil  se  glisse  en  nous, 
Et  c'est  pour  les  mamans  que  sont  les  beaux  joujoux. 

Ah  !  vivez  par  le  cœur,  tout  le  reste  est  fragile  : 
Ambition!  colosse  avec  des  pieds  d'argile; 


—  12  — 

Vanité!  faux  brillant  que  le  jour  amortit, 
Fruit  de  cire  qui  tente  et  trompe  l'appétit; 
Fortune!  autre  Feau-d' Or,  déesse-courtisane, 
Qui  vend  cher  ses  faveurs,  nous  énerve  et  nous  damne;, 
Sale  idole  debout  sur  tous  nos  saints  débris, 
Et,  dans  son  temple  grec,  patrone  de  Paris!... 
Ah!  vivez  pour  aimer,  aimer  Dieu,  la  nature, 
Les  arts,  passion  chaste  et  sublime  imposture, 
La  sainte  poésie,  au  feu  sombre  ou  vermeil. 
Par  qui  l'ame  s'épure  et  remonte  au  soleil  ; 
, Pour  aimer  les  travaux,  les  fêtes  domestiques, 
Les  fabuleux  récits  des  merveilles  antiques. 
Et  les  jeux  fraternels  sous  le  large  noyer 
jQui  défend  des  chaleurs  et  chauffe  le  foyer; 
Pour  aimer  vos  parens,  si  joyeux  de  leur  fille. 
Et  leurs  amis  qui  sont  encore  une  famille  ; 
Et  pour  aimer  aussi  quelqu'un ,  de  cet  amour 
Qu'il  vous  faudra  connaître  en  l'inspirant  un  jour. 
Mais  l'amour  idéal,  jeune,  exclusif,  austère. 
Qui  traverse  une  vie  et  n'est  pas  de  la  terre. 
D'abord  faible  et  tremblant  comme  un  astre  qui  point^ 
Bientôt  comète  ardente  et  qui  ne  s'éteint  point; 
L'amour  enfin.  —  Et  non  cet  amour  des  coquettes. 
Volant  qui  rebondit  sur  toutes  les  raquettes. 
Qui  va,  vient,  tourbillonne,  insensé  de  plaisir. 
Comme  un  oiseau  magique  impossible  à  saisir. 
Mais  qui,  lorsque  le  jeu  se  prolonge  et  s'alliuiie. 
Se  prend  l'aile  et  toujours  y  laisse  quelque  plume. 


Et  d'ailleurs,  dans  ce  monde  étourdi,  froid,  moqueur^ 
Prenez-y  garde,  il  peut  se  rencontrer  un  cœur; 


-^  15  — 

Un  seul  regard  de  femme  y  verse  un  incendie  ; 

Ne  jouez  pas  ainsi.  C'est  une  maladie, 

Un  sort  que  vous  jetez  avec  un  front  serein. 

C'est  ainsi  que  l'on  brise  un  homme ,  et  qu'un  chagrin 

Quand  ses  jours  pâlissans  commencent  à  décroître, 

Le  pousse  à  la  folie,  au  crime,  ou  dans  le  cloître!.... 


Un  exemple  vaut  mieux  que  tous  les  grands  discours; 

Je  le  prends  à  Paris,  et  presque  de  nos  jours; 

Vous  entendrez  partout  crier  à  vos  oreilles 

Qu'on  n'aime  plus...  propos  de  banquiers  ou  de  vieilles  : 


Eh!  quel  homme  aima  plus  une  femme!  c'était 

Un  amour  frais ,  brûlant ,  qui  souffre  et  qui  se  tait  ; 

Le  feu  long-temps  caché  qui  grandit  sous  la  cendre. 

A  force  de  se  taire ,  il  sut  se  faire  entendre... 

Vous  dire  son  extase  alors,  un  séraphin 

Le  pourrait  ;  —  mais  voilà  ce  qu'il  lui  dit  enfin  : 

(c  Oh  !  vous  m'avez  placé  sur  un  trône  céleste  ! 

Oh!  j'ai  pitié  des  rois,  si  votre  cœur  me  reste! 

Tout  ce  que  j'ai  perdu ,  tout  ce  que  j'ai  rêvé, 

Vos  yeux  cherchent  mes  yeux ,  et  tout  est  retrouvé  ! 

Avais-je  des  chagrins?  Je  ne  sais  pas,  j'oublie; 

Avec  mon  avenir,  je  me  réconcilie; 

Comme  Lazarre,  un  Dieu  me  vint  toucher  du  doigt  ^ 

Je  renais  !..  qu'il  est  beau  le  jour  que  l'on  vous  doit  ! 

Mais  parlez,  ordonnez  ;  voulez-vous  que  le  monde 

Aux  appels  de  ma  voix  par  mille  échos  réponde? 

J'occuperai  le  monde  à  répéter  mon  nom. 

Ne  le  voulez-vous  pas ,  mon  amour?  eh!  bien  non; 


—  14  — 

Pourvu  que  je  vous  serve  et  que  je  vous  adore, 
Et  que  je  vous  le  dise  et  vous  le  dise  encore , 
Toute  autre  gloire  est  folle,  et  mon  nom  ne  m'est  doux^ 
Qu'enchaîné  près  du  vôtre  et  prononcé  par  vous.  [ 

Comment  c'est  vous,  c'est  moi  !  là,  tous  deux,  loin  des  autres 
Ces  deux  mains  dans  mes  mains  sont-elles  bien  les  vôtres? 
Dites  ;  est-ce  bien  vous?  est-ce  bien  moi? — •  J'ai  peur. 
Si  tout  n'était  qu'un  rêve,  une  ombre,  une  vapeur?... 
Vous-même,  oh!  si  jamais,  pour  un  autre  sensible, 
Vous  alliez  de  mon  trône!.. oh!  non  c'est  impossible, 
N'est-ce  pas  ?» — Et  déjà ,  sortant  de  leur  linceul , 
Tous  ses  malheurs  éteints,  revivaient  dans  un  seul. 


Mais  Elle  souriait  d'un  langoureux  sourire. 

Comme  elles  font;  et  lui  se  reprenait  à  dire 

Et  redire  :  «  Impossible,  impossible!...  pardon. 

C'est  que...  ce  qui  suivrait  de  près  votre  abandon, 

Ce  qui  suivrait  de  près... Dieu  seul  peut  le  connaître! 

Vous  m'aimez,  dites-vous.  C'est  un  péché  peut-être  ; 

Si  vous  né  m'aimiez  plus...  ah  !  malédiction  ! 

Je  chargerais  deux  fois  votre  confession  ! 

Je  suis  fou...  Non...;  je  ris. — Ces  beaux  cheveux  de  soie. 

Oh!  oui,  dénouez-les,  que  ma  tête  s'y  noie!... 

Vous  pleurez,  et  pourquoi  pleurez-vous,  mes  amours, 

M'aimerez-vous  long-temps  ?  » — «  Je  ne  sais,  mais  toujours 


Or,  la  première  fois  qu'il  revit  sa  fidèle. 
Un  étranger  marchait  d'un  certain  air  près  d'elle; 
Disons  tout  cependant,  trois  mois  s'étaient  passés! 
Qui  peut  tromper  des  yeux  d'amant  ?  c'en  fut  assez. 


—  15  — 

Le  rêve  en  cauchemar  bien  vite  dégénère, 
Et  la  source  en  torrent  ;  l'arbre  atteint  du  tonnerre 
Tombe  avec  tous  ses  fruits  qui  ne  mûriront  pas. 
C'en  fut  assez,  vous  dis-je;  et  se  mourant  tout  bas. 
Fort  gai  d'ailleurs ,  afin  de  n'égayer  personne , 
Il  jeta  trois  dés,  puis...  mais ,  c'est  midi  qui  sonne, 
Ma  Louise,  étes-vous  gentille,  et  moi  bavard  ! 
Allez  donc,  vous  saurez  mon  histoire  plus  tard; 
Avec  vos  grands  cheveux,  allez,  petite  reine, 
Secouer  mes  sermons  au  pont  de  la  Garenne; 
Mais  songez-y ,  ce  soir  ;  et  priez  le  bon  Dieu 
Pour  celui  qui  vous  prêche  et  qui  va  dire  adieu!  ! 

Château  de  Chassaigne  (Auvergne),  ...  septembre  i83i, 


II. 


L'adieu  fut  prononcé.  J'ai  revu  la  grand' ville 
Où  la  guerre  étrangère  et  la  guerre  civile 
Ont  dressé  tour  à  tour  et  traîné  vingt  drapeaux; 
La  ville  sans  raison ,  sans  air  et  sans  repos , 
Et  sur  qui,  tous  les  ans,  l'ange  maudit  secoue 
Quatre  mois  de  poussière  après  huit  mois  de  boue. 
M'y  voilà  cependant. — Oh!  le  sombre  séjour. 
Par  une  lin  d'automne  et  vers  la  fin  du  jour! 


—  iO  — 

où  sont  mes  rocs  brûlans ,  mes  fraîches  promenades  ^ 
Les  cris  de  l'aigle  à  jeun ,  le  fracas  des  cascades , 
•  Les  soupirs  des  forêts  et  des  beaux  lacs  !  —  au  lieu 
De  ces  grands  bruits,  qui  sont  comme  la  voix  de  Dieu, 
C'est  la  voix  des  crieurs  de  la  Bourse,  Gomorrhe 
Qu'il  faudra  bien  qu^un  jour  le  feu  du  ciel  dévore!... 
Le  chagrin  est  plus  noir  dans  la  noire  cité... 
Et  partout  le  brouillard,  comme  un  crêpe,  jeté!... 
La  pâle  aurore  touche  au  pâle  crépuscule; 
Ce  monde  est  triste  à  voir,  et  le  soleil  recule... 
Deuil  au  ciel!...  Deuil  au  cœur!... 

—  Quel  magique  univers 
Rejette,  éblouissant,  le  linceul  des  hivers? 
Pour  un  soleil  mourant,  des  milliers  de  bougies. 
Et  splendides  galas,  et  dansantes  orgies. 
Et  fleurs  de  mousseline,  et  femmes  de  satin. 
De  leur  nocturne  joie  insultant  le  matin; 
Et  musique  de  Naple,  anglaises  tragédies, 
Bayadère  de  l'Inde,  avec  rage  applaudies. 
Et  grands  drames  nouveaux,  et  systèmes  changeans, 
Pour  qui ,  sans  y  rien  voir,  se  battent  tant  de  gens  ; 
Et  les  Diorama,  Néorama...  que  sais-je? 
Et  le  Musée  ouvrant  ses  salles  où  Corrége 
Revit  avec  Rubens ,  Rembrandt  et  Canova , 
Sous  des  noms,  jeune  espoir  du  vieux  siècle  qui  va; 
Et  romans  de  l'enfer,  céleste  poésie. 
Double  ivresse  de  punch  brûlant  et  d'ambroisie  ; 
Et  tout  le  jour,  ainsi  qu'à  Moscou,  les  traîneaux; 
Comme  à  Gênes,  les  soirs,  masques  et  dominos; 
Et ,  dans  les  salons  d'or,  les  longues  causeries 
D'aventures,  de  guerre  et  de  galanteries... 


—  17  — 

Tous  ces  rires,  ces  pleurs,  tous  ces  chants,  tous  ces  cris, 
Ce  prisme,  ce  chaos  harmonique...  Paris! 
Ce  temple  à  mille  dieux,  ce  bazar,  cette  fête, 
Paris,  la  vie  ainsi  que  les  hommes  l'ont  faite. 
Opposant,  fils  rivaux  du  monarque  du  ciel. 
Leur  monde  fantastique  à  l'univers  réel , 
Monde  dont  le  Caprice  enfanta  la  merveille, 
Monde  qui  dans  l'hiver  et  dans  les  nuits  s'éveille , 
Monde  qui  vous  fascine  et  l'ame  et  les  regards , 
Car  la  nature  est  belle...  un  peu  moins  que  les  arts! 
Car,  bien  que  morne  au  bord  de  cette  mer  qui  roule , 
Et  muet  dans  ce  bruit,  et  seul  dans  cette  foule. 
Tant  de  prestiges,  tant  d'éclat,  de  mouvement 
Vous  entoure ,  qu'il  faut  s'y  mêler  par  moment  ; 
La  vapeur  du  festin,  malgré  vous,  vous  enivre. 
Et  l'on  croyait  mourir,  et  l'on  se  prend  à  vivre!... 


Salut ,  gouffre  sauveur,  Babylone  du  Nord , 
Toi,  que  je  blasphémais,  toi,  l'orage  et  le  port! 
Salut!  —  Il  n'est  que  deux  séjours  sur  cette  terre  : 
L'exil  où  saintement  s'accomplit  le  mystère 
De  quelque  belle  amour  cachée  à  tous  les  yeux. 
Lieu,  qu'en  mourant,  on  quitte  à  regret  pour  les  cieux; 
Et  Paris ,  grand  foyer,  lumineuse  tempête , 
Où  le  cœur  s'étourdit,  où  l'on  vit  par  la  tête. 
Salut  donc!  de  ton  luxe  et  de  tes  arts  pompeux 
Réveille  mes  regards  éteints,  et,  si  tu  peux. 
Couvre  de  tous  tes  bruits ,  les  cris  d'une  ame  en  peine. 
Je  regarde  et  j'écoute.  —  Allons,  Paris,  en  scène! 
Je  veux  du  drame  immense,  aux  huit  cent  mille  acteurs, 
Suivre  Iqi  marche ,  assis  au  banc  des  spectateurs  : 


—  18  — 

Tristes  soulagemens  (rnn  mal  irrémédiable, 
Passez  ,  maux  et  douleurs  des  autres! — Et  toi,  Dial)Ie, 
Qui,  cent  ans  dans  ta  fiole  est  demeuré  honteux, 
Casse  encor  ta  prison  avec  ton  pied  boiteux; 
Jamais  pays,  jamais  siècle  ne  fut  plus  digne 
Du  fouet  étincelant  de  ta  verve  maligne  ; 
Sottise,  vice  heureux,  faux  amours,  folles  mœurs... 
Tout  est  mieux  qu'à  Madrid!  Sors,  sors  donc,  ou  tu  meurs! 
— Bien. — Il  est  nuit,  partons. — D'un  coup  de  ta  béquille. 
Des  maisons ,  des  palais ,  fais  sauter  la  coquille  ; 
Etale  devant  moi  les  cœurs ,  la  vie  à  nu , 
Et  des  types  humains  le  revers  inconnu; 
Perce  les  murs  épais,  déchire  les  longs  voiles. 
Qu'au  fond  de  tout,  partout ,  l'œil  ardent  des  étoiles 
Plonge  ;  et  dans  ses  comptoirs,  au  bal,  aux  clubs ,  au  lit. 
Prenons  Paris  entier  comme  en  flagrant  délit. 


Viens,  Démon  ;  tu  seras  le  plus  fêté  des  anges, 
Si,  parmi  ces  tableaux,  ces  mystères  étranges, 
Tu  peux,  sous  la  magie  où  tu  vas  me  tenir, 
De  moi-même,  un  instant,  m'ôter  le  souvenir  !  ! 


/  Ça>'x^-~ 


DON  JUAN, 


®pcra  v\  cinq  actce. 


^V^'.  *,,.  ^^    :  ^ 


V*  ... 


^• 


^ 


iHu6ique 
DE  MOZART, 

DE  M.  CORALY. 

ÏPccorattonsi 

De  mm.  Ciceri,  Léon  Feuciière,  Despléchi^j  ,   Léger, 

FiLASTRE    ET    CaMBON. 


l!|HP.    DE    FEMX      LOCQUIN  , 
RUE    N.-I>.-DFS-VICTOIRES,    V"    Xt. 


DON  JUAN 

OPÉRA  FN  CINQ  ACTES 

DE  MOZART. 


KEPRÉSEÎ^TÉ  ,     POUR    LA     PREMIERE    FOIS, 
SIR    LE    THÉÂTRE    DE    1,'aCADÉMÎE    ROYALE    DE    MUSIQUE, 
LE    10  MARS   1834. 


Oper  der  opcrn  •' 
E.  T.  A.  Hoffmann. 


AVEC   UNE    EAU    FOr.TF,  DE   WASCHMUT. 


PRIX   :  4  FRANCS. 


PARIS 


ADOLPHE  GIIYOÏ,      j        URBAIiV  CAiXEL, 

PLACE  DU  LOUVRE,    18.  )  RUE  DU  BAC,  104, 

SARBA,  LIBRAIRE,  PALATS-ROYAL. 


La  gloire  est  plus  belle  en  France  que  partout  ail- 
leurs, et  tous  les  grands  hommes  étrangers  recher- 
chent les  suffrages  de  Paris,  comme,  dans  les  temps 
antiques ,  on  recherchait  les  suffrages  d'Athènes.  C'est 
que,  prise  dans  sa  généralité^  la  France  est  toujours 
la  reine  des  nations;  c'est  qu'elle  donne  à  toutes  le 
mot  d'ordre  de  la  politique,  de  la  philosophie^  de 


VI  PREFACE. 

l'art  et  du  goût;  c'est  que  nulle  part  les  succès  ne  font 
autant  de  bruit;  c'est  qu'une  jeunesse  ardente  et  ins- 
truite fermente  sur  les  bancs  de  ses  universités;  c'est 
qu'enfin,  au  milieu  même  de  ses  brillans  salons,  de 
ce77ï07if/e  qu'on  croirait  superficiel  à  force  d'élégance, 
on  rencontre  une  foule  choisie,  femmes  et  hommes, 
dont  l'âme  est  aussi  poétique  et  aussi  rêveuse  que 
dans  les  montagnes  de  l'Ecosse  ou  sur  les  bords  de 
l'Arno,  et  qui  ne  possèdent  pas  moins  cette  prompti- 
tude de  conception,  ce  jugement  sain,  cette  délica- 
tesse de  tact  que  rien  n'égale  et  ne  remplace  chez  les 
autres  peuples. 

C'estsurtout  lorsqu'il  s'agit  de  musique  et  d'opéras, 
que  les  célébrités  étrangères  sont  avides  de  cette 
sorte  de  consécration  française.  Il  faut  croire  qu'à 
toutes  les  époques  (  et  cela  depuis  Lulli)  ,  les  com- 
positeurs ont  trouvé  dans  les  représentations  de 
notre  grand  théâtre  lyrique ,  des  ressources,  un  en- 
semble, une  convenance  et  une  puissance  drama- 
tiques ,  qui  compensent  et  au-delà  tous  les  avantages 
et  quelques  supériorités  spéciales  des  autres  théâtres 
de  l'Europe.  Italiens  ou  Allemands ,  ils  nous  appor- 
taient leur  génie  et  leurs  chefs-d'œuvre,  et  nous  leur 
donnions  en  échange  notre  scène  et  toutes  ses  ma- 
gnificences, n«of;ro  salle  et  tous  ses  échos. 


PREFACE.  VII 

Celte  gloire  de  naturalisation ,  Mozart  est  mort 
trop  jeune  pour  en  jouir,  comme  avant  lui  Gluck, 
Piccini  etSacchîni,  comme  de  nos  jours  Rossini  et 
Mever-Beer.  Certes ,  il  serait  bizarre ,  aujourd'hui 
qu'on  en  est  venu  enfin  à  la  juste  appréciation  du  génie 
sans  aucune  prévention  de  nationalité  ,  que  notre 
grand  Opéra  ne  s'ouvrit  pas  à  Mozart,  comme  le  Lou- 
vre s'est  ouvert  à  Raphaël,  comme  le  théâtre  français 
à  Shakespeare. 


II 


Le  temps  des  imitations  est  passé;  il  faut  inventer 
ou  traduire.  — C'est  Don  Juan  qui  paraît  sur  notre 
scène,  libre  dans  son  allure  ,  dépouillé  de  tous  les 
oripeaux  dont  on  l'avait  affublé,  chantant  la  note  de 
Mozart,  et  tel  qu'il  est  sorti  du  cerveau  du  grand 
maître. 

La  division  en  cinq  actes  ,  devenue  aujourd'hui 


Tiii  PREFACE. 

presque  indispensable  dans  toute  grande  composition 
musicale,  pourra  d'abord  sembler  étrange  à  propos 
d'une  œuvre  écrite  en  deux  actes ,  il  y  a  cinquante 
ans. Mais,  qui  voudra  examiner  attentivement  l'ordre 
et  le  style  des  morceaux  de  musique  et  les  situations 
où  ils  sont  placés  ,  ainsi  que  la  marche  générale  de 
l'action  ,  reconnaîtra  que  sous  cette  forme  compacte, 
adoptée  en  Italie,  il  en  existe  une  autre  plus  svelte  et 
mieux  proportionnée,  et  que  les  deux  actes  si  pleins 
du  Don  Juan  se  brisent  d'eux-mêmes  en  quatre  par- 
ties, et  cela  sans  rien  perdre  de  leur  unité  première. 
Quant  à  la  partie  ajoutée  pour  compléter  la  division 
en  cinq  actes,  la  musique  s'en^rouve  dans  Tappen- 
dice  de  la  partition  allemande.  Avec  quelques  uns  de 
ces  fragmens  peu  connus ,  on  a  composé  les  premières 
scènes  du  quatrième  acte ,  qui  du  reste  se  termine 
parle  Duo  dans  l'Enceinte  du  Commandeur.  —  Dans 
cet  Appendice,  tous  les  personnages  reparaissent 
après  la  catastrophe,  et  viennent  s'entretenir  de 
projets  d'amour  ou  de  désespoir.  Mais  que  peut-on 
écouter  après  la  mort  et  la  damnation  de  Don  Juan? 
Aussi,  cette  espèce  d'épilogue  a-t-elle  été  supprimée 
sur  les  théâtres  même  de  l'Allemagne.  Toutefois 
l'esprit  des  spectateurs  n'est  pas  satisfait,  puisqu^il 
ignore  ce  que  sont  devenus  les  plus  intéressans  per- 


PREFAGi:.  IX 

sonnages.  C'est  pour  obvier  à  ce  double  inconvénient 
et  tâcher  de  tout  concilier,  que  Ton  a  transporté  au 
quatrième  acte  quelques  situations  de  cet  épilogue^, 
qui  jetteront  de  la  clarté  sur  le  nouveau  dénoue- 
ment. 

Le  texte  de  Mozart  n'a  subi  aucun  changement. 
Tel  il  est  exécuté  dans  les  grandes  villes  d'Allemagne 
et  d'Italie,  tel  il  va  l'être  au  grand  Opéra  de  Paris, 
avec  le  concours  de  ces  imposantes  masses  d'harmo- 
nie, que  les  artistes  appelaient  depuis  long-temps  à 
l'aide  d'un  pareil  chef-d'œuvre^  et  environné  de  tous 
les  prestiges  qui  peuvent  faire  à  cette  musique-reine, 
uu  cortège  digne  d'elle.  Le  respect  dû  à  la  mémoire 
de  l'illustre  maître ,  n'a  pas  été  un  instant  oublié  dans 
la  mise  en  scèneduZ)o7i/i^<27zfrançais.  On  s'est  inter- 
dit la  moindre  altération  comme  un  sacrilège;  au 
point  que  tous  les  récitatifs  parlés  ont  été  mainte^ 
nus  au  piano  ,  comme  ils  sont  écrits  dans  T original  j 
quoique  cette  bonne  coutume  des  Italiens  et  des  AU 
lemands  soit  pour  nous  encore  une  innovation.  L'art 
et  le  plaisir  gagneraient  à  l'adoption  de  cette  méthode. 
En  effet,  lorsqu'après  un  dialogue  intime  et  familier, 
soutenu  par  l'accord  d'un  seul  instrument,  l'orchestre 
entonne  à  pleine  voix  sa  ritournelle  ,  le  chant  se 
détache  plus  glorieux  et  plus  magnifique  de  ce  fond 


X  PREFACE. 

simple  et  léger.  Ce  sont  de  beaux  vers  d'inspiration  ^ 
.sonores  et  cadencés  comme  ceux  de  l'ancienne  école, 
qui  jaillissent  d'une  scène  écrite  dans  un  rhythme  jeu- 
ne et  vif,  affranchi  de  la  césure  et  tout  indépendant. 
C'est  le  poétique  adieu  du  Maure  à  ses  drapeaux, 
qui  monte  noble  et  pur  au  milieu  des  ironies  incisives 
et  des  périodes  brisées  d'Iago.  Le  récitatif  con  tinuelle- 
ment  or^^e^^re  alonge  et  alourdit  un  opéra,  et  il 
étouffe  les  paroles  du  dialogue  qui  doivent  au  moins 
servir  à  poser  clairement  les  situations  musicales. 
D'ailleurs,  Mozart  en  procédant  comme  il  a  fait,  s^est 
conformé  au  système  des  grands  compositeurs  qui 
l'ont  précédé;  et Rossini,de nos  jours,a suivi  l'exemple 
de  Mozart.  Qui  pourrait  dire  que  de  pareils  maîtres 
n'ont  pas  eu  conscience  de  ce  qu'ils  faisaient?  et  que 
diraient-ils  eux-mêmes,  s'ils  s'entendaient  reprocher 
des  contrastes  comme  des  dissonances ,  et  des  cho- 
ses étudiées  comme  des  négligences  ou  des  dis- 
tractions ? 

Cependant  Mozart  est  loin  de  bannir  le  grand  réci- 
tatif, mais  il  ne  le  prodigue  pas.  Il  le  réserve  comme 
un  moyen  puissant  dont  il  se  servira  dans  l'occasion. 
—  La  fille  reconnaît  dans  la  nuit  son  père  assassiné; 
sa  douleur  se  répand,  sa  furie  éclate,  la  situation 
devient  solennelle  et  terrible  :  Mozart  laisse  le  piano 


PRÉI'ACI^.  XI 

et  commande  l'orchestre ,  et  vous  avez  le  premier 
récitatif  d'Anna.  Plus  tard  ,  Anna  découvre  l'assassin, 
et  le  désigne  à  la  vengeance  d'Otlavio;  mêmes  trans- 
ports, même  élévation,  même  récitatif".  Mozart  avait 
trop  profondément  marqué  les  différences  et  les  li- 
mites de  ces  deux  natures  de  récitatifs,  pour  qu'on 
ne  s'attachât  pomt  à  suivre  avec  scrupule  les  indica- 
tions de  sa  pensée  dans  la  partie  ajoutée  au  Don  Gio- 
vanni du  théâtre  italien.  C'est  ainsi  que  les  dévelop- 
pemens  de  quelques  situations  dramatiques  ont  exigé 
de  nouveaux  récits^  dont  l'intercalation  ne  sera  pas 
critiquée,  puisqu'ils  sont  tous  empruntés  aux  diffé- 
rens  motifs  de  l'ouvrage.  Par  exemple ,  le  récit  d'An- 
na au  quatrième  acte  n'est  autre  chose  qu'un  écho 
deV introduction-^  comme  celui  de  Bertram  dans  le 
cinquième  acte  de  l'opéra  de  Meyer-Beer. 

Certes,  si  Mozart  avait  conduit  les  répétitions  de 
son  Don  Juan  français,  il  n'aurait  pas  été  remuer  ses 
diverses  partitions,  pour  y  chercher  les  airs  de  danse, 
les  entr'actes,  les  chœurs,  les  marches  et  tous  les 
accessoires  que  ne  comportaient  pas  les  formes  lyri- 
ques et  les  ressources  théâtrales  de  son  temps.  La  tête 
de  cet  homme  était  assez  fertile  pour  enrichir^  de 
nouvelles  beautés  musicales  ,  cette  merveille  déjà  si 
complète.  Mais  le  vainqueur  manque  à  son  triomphe, 


XII  PREFACE. 

et  dans  son  absence,  il  a  fallu  demander  à  ses  sym- 
phonieSj  à  sa  musique  religieuse,  à  la  Clémence  de  Ti- 
tus^ à  la  Flûte  enchantée ^etc, ,  toute  cette  harmonie 
où  nul,  dans  notre  temps,  n'aurait  voulu  s'aventurer. 
Quel  autre  que  Mozart  oserait  grossir  d'un  air  la  par- 
tition de  Don  Juan?  Quel  autre  que  Raphaël  ajouter 
une  tête  à  la  Transfiguration?... 

Le  but  qu'on  se  propose  aujourd'hui  est  dç  rendre 
populaire  en  France  la  gloire  de  Mozart.  Pour  y  ar- 
river ,  le  plus  sûr  moyen  était  de  choisir  dans  la  foule 
de  ses  chefs-d'œuvre ,  l'opéra  le  plus  complet^  le 
plus  élevé,  le  plus  synthétique,  Don  Juan^  celui 
qui,  à  la  richesse  d'harmonie,  à  la  vigueur  d'instru- 
mentation,  au  luxe  varié  du  chant, joint  encore,  par 
bonheur,  l'intérêt  pittoresque  d'un  drame  original, 
et  toujours^  dans  ses  situations  les  plus  terribles^ 
comme  dansses  imbrogUosXes  plus  bouffons,  conçu 
et  présenté  à  la  manière  des  pièces  de  Shakespeare! 

Donc,  respect  pour  le  poëme  comme  pour  la  mu- 
sique. Indépendamment  de  ce  que  le  style  de  Mozart 
est  approprié  de  telle  sorte  à  chaque  situation  ,  à 
chaque  personnage^  qu'on  ne  peut  jamais  faire  dire 
à  ses  notes  ce  qu'elles  ne  disent  pas,  le  libretto  de 
Casti  est  par  lui-même  une  œuvre  d'art  qu'il  eût  été' 
malséant  de  déranger  ou  d'arranger.  Si  l'on  s'est  per- 


PUÈFACE.  XIII 

mis  quelques  développemens  de  scènes  et  de  carac- 
tères, ce  n'est  qu'avec  la  collaboration  de  E.  T.  A. 
Hoffmann,  dont  personne  ici  ne  récusera  l'autorité, 
surtout  à  propos  de  Don  Juan. 

C'est  le  poète  allemand  qui  parle  : 


III 


«  On  donne  ce  soir  Don  Juan^  du  célèbre 

Mozart....  » 

((  La  salle  était  spacieuse ,  décorée  avec  élégance 
et  magnifiquement  éclairée.  Le  parterre  et  les  loges 
étaient  chargés  de  monde.  Les  premiers  accords  de 
l'ouverture  me  convainqmrent  que  l'orchestre    était 


XIV  PREFACE. 

excellent;  et  je  m'attendais  à  toutes  les  jouissances 
que  promet  le  chef-d'œuvre.  —  Dans  l'andante,  les 
épouvantemens  du  terrible  et  souterrain  regno  del 
pianto  s'emparèrent  de  moi ,  l'horreur  pénétra  dans 
mon  âme.  La  joyeuse  fanfare_,  placée  à  la  septième  me- 
sure de  l'allégro  retentit  comme  les  cris  de  plaisir  d'un 
criminel;  je  crus  voir  des  démons  menaçans  sortir 
de  la  nuit  infernale  ,  puis  des  figures  animées  par  la 
gaîté ,  danser  avec  folie  sur  la  mince  surface  d'un 
abyme  sans  fond.  Le  conflit  de  la  nature  humaine 
avec  les  jouissances  inconnues  qui  la  circonviennent 
pour  la  détruire ,  se  présenta  clairement  à  mon  es- 
prit. Enfin,  la  tempête  s'apaisa,  et  le  rideau  fut 
levé. 

«  Gelé  et  malcontent  sous  son  manteau  ,  Leporello 
fait  sentinelle  sous  le  pavillon ,  par  la  nuit  noire  ,  et 
commence  :  Notte  e  giorno  fatigar.  —  Ainsi  de 
Vitalien^  me  dis-je  :  Ah!  che  piacere !  je  vais 
donc  entendre  tous  les  airs,  tous  les  récitatifs,  tels 
que  le  grand  maître  les  a  reçus  dans  son  esprit  et 
tels  qu'il  nous  les  a  transmis!  —  Don  Juan  se  préci- 
pite sur  la  scène,  et  derrière  lui,  dona  Anna  retenant 
le  coupable  par  son  manteau.  Quel  aspect  !  quelle 
tôte  !  des  yeux  d'où  s'échappent,  comme  d'un  point 
électrique^   l'amour,  la  haine ,   la  colère  ,  le  déses- 


PREFACE.  XV 

poir  ;  des  cheveux  dont  les  noirs  anneaux ,  volent  sur 
le  cou  brun  d'une  Andalouse;  ce  blanc  négligé  qui 
recouvre  et  trahit  à  la  fois  des  charmes  qu'on  ne  vit 
jamais  sans  danger.  Encore  soulevé  par  l'émotion  , 
son  sein   s'abaisse  et  s'élève  violemment.   Et  quelle 
voix  î  écoutez-la  chanter  :  Non  sperar  se  non  m'itc- 
cidi.  —  A  travers  le  tumulte  des  instrumens  s'échap- 
pent comme  par  éclairs,   les  accens  infernaux;  en 
vain  don  Juan  cherche  à  se  débarrasser.  Le  veut-il 
donc?   pourquoi  ne  repousse -t- il  pas  d'une  main 
puissante  cette  faible  femme?  pourquoi  ne  prend-il 
pas  la  fuite?  le  crime  qu'il  vient  de  commettre  a-t-il 
brisé  ses  forces  ,  ou  le  combat  que  se  livrent  en  lui 
l'amour  et  la  haine  ,   lui  ravit-il  son  courage?  —  Le 
vieux  père  a  payé  de  sa  vie  la  folie  qu'il  a  commise  de 
combattre  dans  la  nuit  ce  terrible  adversaire.   Don 
Juan  et  Leporello  s'avancent  ensemble  sur  le  devant 
de  la  scène.  Don  Juan  se  débarrasse  de  son  manteau , 
et  reste  en  costume  de  satin  rouge  richement  brodé. 
Une   noble   et   vigoureuse  stature!  Son  visage  est 
mâle ,  ses  yeux  perçans,  ses  lèvres  mollement  arron- 
dies;  le  singulier  jeu  des  muscles  de  son  front  lui 
donne  une  expression  diabolique^  qui  excite  une  lé- 
gère terreur,  sans  affaiblir  la  beauté  de  ses  traits. 
On  dirait  qu'il  peut  exercer  la  magie  de  la  fascina- 


AVI  PRÉFACE. 

tion  j  il  semble  que  les  femmes,  dès  qu'elles  ont 
subi  son  regard ,  ne  puissent  plus  s'en  détacher  et 
soient  contraintes  d'accomplir  elles-mêmes  leur  per- 
dition. —  Long  et  délié  ,  couvert  d'une  veste  rayée 
de  rouge  et  de  blanc,  d'un  petit  manteau  gris  ,  d'un 
chapeau  blanc  à  plume  rouge,  Leporello  arpente  le 
plancher  ;  les  traits  de  son  visage  offrent  un  bizarre 
mélange  de  bonhomie  ,  de  finesse,  d'ironie  et  de 
jovialité.  On  voit  que  le  vieux  coquin  mérite  d'être 
le  serviteur  et  le  complice  de  don  Juan.  Ils  ont  heu- 
reusement escaladé  le  mur ,  ils  ont  pris  la  fuite.  — 
Des  flambeaux.  Dona  Anna  et  don  Ottavio  parais- 
sent  

Comme  fiancé  d'Anna,  il  demeure  sans  doute  dans 
la  maison ,  pour  qu'on  ait  pu  l'appeler  si  prompte- 
ment  :  il  a  entendu  le  bruit  tout  d'abord_,  et  il  aurait 
pu  accourir  et  peut-être  sauver  le  père  ;  mais  il  fallait 
qu'il  se  parât  et  le  beau  jeune  homme  craint  peut- 
être  la  froideur  de  la  nuit.  — •  «  Ma  quai  mai^  o 
Dei ,  spectacolo  Junesto  ogli  occhi  miei  !  »  Il  y  a 
plus  que  du  désespoir  sur  cet  effroyable  attentat^ 
dans  les  accens  de  ce  duo  et  de  ce  récitatif. 

«  Dona  Elvira ,  portant  les  traces  d'une  grande 
beauté,  mais  d'une  beauté  pâlie,  vient  se  plaindre 


I 


PRÉFACE.  XVII 

du  traître  don  Juan  ,  et  le  compatissant  Leporcllo  re- 
marquait fort  ingénieusement  qu'elle  parlait  comme 
un  livre  :  parla  corne  un  libro  stampato  ^  lorsque 
je  crus  entendre  quelqu'un  derrière  moi.  On  pouvait 
facilement  avoir  ouvert  la  loge  et  s'être  placé  dans  le 
fond.  Cela  me  chagrina  singulièrement.  Je  m'étais 
trouvé  si  heureux  d'être  seul  dans  cette  loge,  de 
pouvoir  entendre  sans  être  troublé ,  le  divin  chef- 
d'œuvre,  si  bien  représenté;  de  me  laisser  saisir  par 
toutes  les  impressions  qu'il  porte  et  de  m'abandonner 
à  moi-même!  Un  seul  mot,  un  mot  absurde  m'eût 
douloureusement  arraché  à  mon  enthousiasme  !  Je 
résolus  de  ne  faire  aucune  attention  à  mon  voisin,  et 
tout  adonné  à  la  représentation  ,  d'éviter  chaque 
mot ,  chaque  regard.  La  tête  appuyée  sur  ma  main , 
tournant  le  dos  k  mon  compagnon  ,  je  dirigeai  mes 
yeux  vers  la  scène.  Tout  y  répondait  à  l'excellence 
du  début.  La  petite  Zerline,  vive  et  amoureuse, 
consolait  par  des  traits  charmans  le  pauvre  sot  de 
Masetto.  Don  Juan  épanchait  son  mépris  pour  ses 
semblables ,  dont  il  ne  faisait  que  des  instrumens  de 
plaisir,  dans  l'air  brusque  et  coxx^è fin  ch'han  dal^ 
^ino.  Le  jeu  de  ses  muscles  exprimait  admirablement 
sa  pensée.  Les  masques  parurent.  Leur  trio  était  une 
prière  qui  montait  on  accords  purs  vers  le  ciel.  Le 


XVIII  PREFACE. 

fond  du  théâtre  s'ouvrit.  La  joie  éclata;  le  choc  des 
verres  retentit;  les  paysans  et  tous  les  masques  attirés 
par  la  fête  de  don  Juan,  dansaient  et  formaient  des 
groupes  animés.  —  Les  trois  masques  conjurés  pour 
la  vengeance  s'avancèrent.  Tout  devint  solennel; 
puis  5  on  se  remit  à  danser  jusqu'au  moment  où  Zer- 
line  est  sauvée  ,  et  où  don  Juan  s'avance  courageu- 
sement, l'épée  haute,  au-devant  de  son  ennemi.  Il 
fait  sauter  l'épée  des  mains  de  son  rival,  et  se  fraie 
un  chemin  à  travers  la  multitude  qu'il  met  en  dés- 
ordre. 

(c  Déjà  depuis  long-temps,  je  croyais  entendre 
derrière  moi  une  haleine  fraîche  et  voluptueuse  ,  et 
comme  le  frôlement  d'une  robe  de  soie;  je  soup- 
çonnais la  présence  d'un  être  féminin;  mais  entière- 
ment plongé  dans  le  monde  idéal  que  m'ouvrait 
l'harmonie^  je  ne  me  laissais  pas  distraire  de  mes 
rêves.  Quand  le  rideau  se  fut  abaissé,  je  me  retour- 
nai. —  Non  ,  il  n'est  pas  de  paroles  pour  exprimer 
mon  étonnement.  Dona  Anna,  entièrement  ha- 
billée comme  je  l'avais  vue  sur  le  théâtre^  se  trou- 
vait là  et  dirigeait  sur  moi  son  regard  plein  d'âme  et 
d'expression  !  Je  restai  sans  voix  ,  la  contemplant 
d'un  œil  effaré  ;  sa  bouche  (  à  ce  qu'il  me  sembla  du 
moins)  forma  un  sourire    ironique  et  léger,  dans 


I 

!■ 
ii 

à 


PREFACE.  XIX 

lequel  je  crus  voir  se  refléchir  ma  figure  stupide.  Je 
sentis  la  nécessité  de  lui  parler,  et  cependant  la 
surprise,  je  dirai  presque  l'effroi,  appesantissaient 
ma  langue  et  la  rendaient  immobile.  Enfin,  ces 
mots  s'échappèrent  involontairement  :  comment  se 
fait-il,  madame,  que  je  vous  voie  ici?  Elle  me  répon- 
dit dans  le  plus  pur  toscan  ,  que  si  je  ne  comprenais 
pas  l'italien,  elle  se  verrait  privée  du  plaisir  de  causer 
avec  moi ,  car  elle  n'entendait  et  ne  parlait  que  celte 
langue.  Ses  mots  étaient  pleins  de  douceur  et  réson- 
naient comme  du  chant.  En  parlant ,  l'expression  de 
ses  yeux,  d'un  bleu  foncé,  prenait  plus  de  force  , 
et  chaque  regard  qui  s'en  échappait ,  faisait  battre 
mes  artères.  C'était  dona  Anna,  sans  nul  doute.  Il 
ne  me  vint  pas  à  la  pensée  de  discuter  la  possibilité 
de  sa  double  présence,  dans  la  salle  et  sur  la  scène. 
Avec  quel  plaisir  je  rapporterais  l'entretien  qui  eut 
lieu  entre  la  signora  et  moi,  mais,  en  traduisant, 
chaque  mot  me  semble  raide  et  pâle,  chaque  phrase 
trop  alourdie^  pour  rendre  la  grâce  et  la  légèreté 
de  l'idiome  toscan. 

((  Tandis  qu'elle  parlait  de  don  Juan  et  de  son 
rôle ,  il  me  semblait  que  tous  les  trésors  secrets  de 
ce  chef-d'œuvre  s'ouvraient  à  moi,  et  (jue  je  péné- 
trais pour  la  première  fois  dans  un  monde  étranger 


XX 


PREFACE. 


• 


Elle  me  dit  que  la  musique  était  sa  vie  entière,  et 
que  souvent  elle  croyait  comprendre,  en  chantant, 
mainte  chose  qui  gisait  ignorée  en  son  cœur. 

«  —  Oui ,  je  comprends  tout  alors,  dit-elle,  l'œil 
étincelant  et  la  voix  animée;  mais  tout  reste  froid  et 
mort  autour  de  moi,  et  lorsque  au  lieu  de  me  sentir, 
de  me  deviner,  on  m'applaudit  pour  une  roulade 
difficile,  ou  pour  une  agvéshlejioritura,  il  me  semble 
qu'une  main  de  fer  vienne  comprimer  mon  cœur  î 
—  Mais  vous,  vous  me  comprenez,  car  je  sais  que  || 
l'empire  de  l'imagination  et  du  merveilleux,  où  se 
trouvent  les  sensations  célestes,  vous  est  ouvert 
aussi  ! 

»  —  Quoi!  femme  divine!...  tu...  vous  connais- 
sez ?...  » 

((  Elle  sourit,  et  prononça  mon  nom. 

((  La  clochette  du  théâtre  retentit  :  une  pâleur 
rapide  décolora  le  visage  dépouillé  de  fard  de  dona 
Anna;  elle  porta  la  main  à  son  cœur^  comme  si  elle 
eût  éprouvé  une  douleur  subite,  et  disant  d'une  voix 
éteinte  :  «  Pauvre  Anna,  voici  tes  momens  les  plus 
terribles  »,  elle  disparut  de  la  loge.  j 

«  Le  premier  acte  m'avait  ravi;  mais  après* ce^nii- 
raculeux  incident,  la  musique  opéra  sur  moi  un  effet 
bien  autrement  puissant  :  c'était  comme  l'accomplis- 


PRriFACE.  XXI 

sèment  long-temps  attendu  de  mes  pressentimens  les 
plus  secrets.  Dans  la  scène  de  dona  Anna,  je  me  sentis 
soulevé  par  une  voluptueuse  atmosphère  qui  me  ba- 
lançait légèrement  ;  mes  yeux  se  fermaient  maigre 
moi,  et  j'éprouvais  comme  la  sensation  d'un  baiser 
sur  mes  lèvres;  mais  ce  baiser  avait  toute  la  ténuité 
et  la  durée  du  son  le  plus  harmonieux.  —  Le  finale  : 
Gia  la  mensa  èpreparata!  s'exécuta  avec  lagaîté 
la  plus  désordonnée.  Don  Juan  était  assis  et  coque- 
tait  entre   les  deux  jeunes  filles,  faisant  sauter  les 
bouchons  les  uns  après  les  autres ,  et  donnant  libre 
essor  aux  esprits  impétueux  qui  frémissaient  de  leur 
joug.  C'était  dans  une  chambre  peu  profonde,  ter- 
minée par  une  haute  fenêtre  gothique^  à  travers  la- 
quelle on  apercevait  la  nuit.  Déjà,  tandis  qu'EIvire 
rappelait  à  l'infidèle  tous  ses  sermens,  on  vovait  les 
éclairs  traverser  le  ciel^  et  on  entendait  l'approche 
sourde   de  l'orage.  Enfin  ,  on  frappa  violemment. 
Elvire,  les  jeunes  filles  s'enfuirent,  et  au  milieu  des 
accords  effroyables  des  esprits  infernaux,  s'avança  le 
colosse  de  pierre ,  auprès  duquel  don  Juan  semblait 
un  pygmée.  Le  sol  tremblait  sous  les  pas  tonnans  du 
géant.  — Don  Juan  prononça  à  travers  la  tempête^ 
le  tonnerre  et  les  affreux  hurlemens  des  démons,  son 
terrible  no  !  et  l'heure  de  l'anéantissement  est  ar- 


XXII  PREFACE. 

rivée.  La  statue  disparaît,  une  épaisse  vapeur  rem- 
plit la  salle;  elle  se  dissipe,  et  laisse  voir  des  figures 
épouvantables.  Don  Juan  se  démène  au  milieu  des 
tourmens  de  l'enfer,  et  on  ne  l'aperçoit  plus  que  de 
temps  en  temps  parmi  les  démons.  Tout  k  coup  une 
explosion  effrayante.  —  Don  Juan ,  les  démons  ont 
disparu,  on  ignore  comment.  Leporello  est  étendu 
sans  mouvement  dans  un  coin  de  la  salle 

«  On  vanta  généralement  les  acteurs  et  le  pres- 
tige de  leur  chant;  mais  de  petites  observations 
sarcastiques  ^  jetées  çà  et  là ,  me  prouvèrent  qu'aucun 
des  assistans  ne  soupçonnait  même  l'intention  pro- 
fonde de  l'Opéra  des  opéras! 


((  Maintenant ,  je  suis  plus  maître  de  mes  sensa- 
tions, et  me  trouve  en  état,  mon  cher  Théodore, 
de  t'indiquer  ce  que  j'ai  cru  saisir  dans  l'admirable 
composition  du  divin  Mozart.  —  Le  poète  seul  com- 
prend le  poète.  Les  âmes  qui  ont  reçu  la  consécra- 
tion dans  le  temple  devinent  seules  ce  qui  reste 
ignoré  des  profanes.  —  Si  l'on  considère  le  poème 
de  don  Juan ,  sans  en  chercher  la  pensée  intime,  si 
l'on  ne  s'attache  qu'à  la  fable  qui  en  fait  \e  sujet ,  on 


i 


PRÉFACE.  xxui 

doit  à  peine  comprendre  que  Mozart  ait  conçu  et 
composé  sur  ce  motif  une  pareille  musique.  Un  bon 
vivant  qui  aime  outre   mesure  le  vin  et  les  filles, 
qui  invite  follement  à  sa  table  la  statue  de  pierre 
d'un  vieil  homme  qu'il  a  tué  en  défendant  sa  propre 
vie!..,.  En  vérité,  il  n'y  a  pas  là  beaucoup  de  poésie, 
et,  il  faut  en  convenir,  un  tel  homme  ne  vaut  guère 
la  peine  que  prennent  les  puissances  infernales  de 
monter  sur  la  terre  pour  venir  se  l'approprier.  Il  ne 
mérite  pas  qu'une  statue  prenne  une  âme ,  et  des- 
cende tout  exprès  de  son  cheval  de  marbre  dans 
le  dessein  de  l'avertir  de  la  colère  du  ciel;  enfin, 
que  la  foudre  gronde  et  qu'elle  éclate  à  cause  de 
lui.  — 

« — Tu  peux  me  croire,  Théodore;  la  nature  pour- 
vut don  Juan,  comme  le  plus  cher  de  ses  enfans,  de 
tout  ce  qui  élève  l'homme  au-dessus  de  la  foule  com- 
mune, condamnée  à  souffrir  et  à  travailler;  elle  lui 
prodigua  tous  les  dons  qui  rapprochent  l'humanité  de 
l'essence  divine  :  elle  le  destina  à  briller ,  à  vaincre,  à 
dominer.  Elle  anima  d'une  organisation  magnifique 
ce  corps  vigoureux  et  accompli;  elle  fit  tomber  dans 
cette  poitrine  une  étincelle  du  feu  céleste;  il  eut  une 
âme  profonde^  une  intelligence  vive  et  rapide. — Mais 
c'est  une  suite  effroyable  de  notre  origine,  que  l'en-' 


XXIV  PREFACE. 

nemi  de  notre  race  ait  conservé  la  puissance  de  con- 
sumer l'homme  par  l'homme  lui-même,  en  lui  don- 
nant le  désir  de  l'infini,  la  soif  de  ce  qu'il  ne  peut 
atteindre.  Ce  conflit  du  Dieu  et  du  démon ,  c'est  la 
lutte  de  la  vie  morale  et  de  la  vie  matérielle.  —  Les 
désirs  qu'enfantait  la  puissante  organisation  de  don 
Juan  l'enivrèrent,  et  une  ardeur  toujours  entretenue 
fit  bouillonner  son  sang,  et  le  porta  incessamment 
vers  les  plaisirs  sensuels,  avec  l'espoir  d'y  trouver 
une  satisfaction  qu'il  chercha  en  vain. 

«  Il  n'est  rien  sur  la  terre  qui  élève  plus  l'homme 
dans  sa  plus  intime  pensée  que  l'amour.  C'est  l'amour, 
dont  l'influence  immense  et  victorieuse  éclaire  notre 
cœur,  et  y  porte  à  la  fois  le  bonheur  et  la  confusion. 
Peut-  on  s'étonner  quQ  don  Juan  ait  espéré  d'apaiser 
par  l'amour  les  désirs  qui  déchirent  son  sein,  et  que 
le  démon  ait  tendu  son  piège?  C'est  lui  qui  inspira  à 
don  Juan  la  pensée  que  par  l'amour,  par  la  jouissance 
des  femmes,  on  peut  déjà  accomplir  sur  la  terre  les 
promesses  célestes  que  nous  portons  écrites  au  fond 
de  notre  âme;  désir  infini  qui  nous  apparente  dés  le 
premier  jour  avec  le  Ciel.  Volant  sans  relâche  de 
beauté  en  beauté,  jouissant  de  leurs  charmes  jusqu'à 
satiété _,  jusqu'à  l'ivresse  la  plus  accablante;  se  croyant 
sans  cesse  trompé  dans  son  choix,  espérant  atteindre 


PREFACE.  XXV 

l'idéal  qu'il  poursuivait,  don  Juan  se  trouva  enfin 
écrasé  par  les  plaisirs  de  la  vie  réelle;  et  méprisant 
surtout  les  hommes,  il  dut  s'irriter  surtout  contre  ces 
fantômes  de  volupté  qu'il  avait  long-temps  regardés 
comme  le  bien  suprême,  et  qui  l'avaient  si  cruelle- 
ment trompé.  Chaque  femme  dont  il  abusait  n'était 
plus  pour  lui  une  jÔÉ  de  S'ens,  mais  une  insulte  au- 
dacieuse à  la  nature  humaine  et  à  son  créateur.  Un 
profond  mépris  pour  la  manière  vulgaire  d'envisager 
la  vie,  au-dessus  de  laquelle  il  se  sentait  élevé;  la 
gaîté  ironique  et  intarissable  qu'il  éprouvait  à  la  vue 
du  bonheur,  selon  les  idées  bourgeoises;  le  dédain 
que  lui  inspiraient  le  calme  et  la  paix  de  ceux  en  qui 
le  besoin  de  remplir  les  hautes  destinées  de  notre  na- 
ture divine  ne  s'est  pas  fait  sentir,  le  portaient  à  se 
faire  un  jeu  cruel  de  ces  créatures  douces,  humbles 
et  plaintives,  à  les  faire  servir  de  but  à  son  humeur 
blasée.  Chaque  fois  qu'il  enlevait  une  fiancée  chérie  , 
qu'il  troublait  le  repos  d'une  famille  unie,  c'était  un 
triomphe  remporté  sur  la  nature  et  sur  son  Dieu. 
L'enlèvement  d'Anna,  avec  les  circonstances  qui 
l'accompagnent^  est  la  plus  haute  victoire  de  ce  genre 
à  laquelle  il  puisse  prétendre. 

«  Dona  Anna  est  placée  en  opposition  à  don  Juan, 
par  les  hautes  perfections  qn'elle  a  également  reçues. 


»xvr  PREFACE. 

Comme  à  don  Juan,  la  beauté  du  corps  et  de  l'âme 
lui  a  été  départie;  mais  elle  a  conservé  la  pureté 
idéale,  et  l'enfer  ne  peut  la  perdre  que  sur  la  terre. 
Dès  que  ce  mal  est  accompli,  la  vengeance  doit 
arriver. 

«  Dona  Anna  était  faite  pour  être  l'idéal  de  don 
Juan ,  pour  l'arracher  à  Ce  déftSpoir  qui  lui  inspira 
des  ardeurs  si  funestes  ;  mais  il  l'a  vue  trop  tard ,  et  il 
ne  peut  accomplir  que  la  pensée  diabolique  de  la 
perdre.  —  Elle  n'est  pas  sauvée;  elle  succombe!  Car, 
lorsque  don  Juan  apparaît  au  début  de  l'action,  l'at- 
tentat est  consommé.  Le  feu  de  l'enfer  qui  brûle  en 
son  âme  a  rendu  toute  résistance  inutile.  Lui  seul , 
lui  don  Juan,  pouvait  exciter  en  elle  ce  voluptueux 
égarement  qui  l'a  mise  dans  ses  bras.  Après  sa  chute, 
toutes  les  suites  funestes  de  sa  faute  s'accomplissent 
à  la  fois.  La  mort  de  son  père,  tué  par  la  main  de 
don  Juan;  ses  fiançailles  avec  le  froid,  l'ordinaire, 
l'efféminé  don  Ottavio^  qu'elle  croyait  aimer  autre- 
fois; l'amour  même  qui  la  dévore^  qui  a  brûlé  son 
sein  dès  le  moment  où  elle  s'est  livrée,  tout  lui  fait 
sentir  que  la  perte  de  don  Juan  peut  seule  lui  rendre 
le  repos ,  mais  que  ce  repos  sera  la  mort  pour  elle  ! 
Aussi  elle  excite  sans  cesse  son  fiancé  glacial  à  la  ven- 
geance; elle  poursuit  elle-même  le  traître,  et  elle  ne 


PREFACE.  xxvif 

recouvre  un  peu  de  calme  qu'après  l'avoir  vu  en  proie 
aux  vengeances  éternelles.  Seulement  elle  ne  veut 
pas  céder  à  ce  fiancé  si  avide  de  noces  :  lascia  _,  6 
carOy  un  anno  ancoray  allô  sfogo  del  cor  mio  ! 
Mais  elle  ne  survivra  pas  à  cette  année  !  Don  Ottavio 
ne  verra  jamais  dans  ses  bras  celle  qui  a  été  marquée 
de  l'empreinte  brûlante  de  la  passion  de  don 
Juan  ! 


DOÎ^  JIIA]\. 


PERSONNAGES. 


DOJN  JUAN. 

LE  COMMANDEUR 

DON  OTTAVIO. 

LEPORELLO. 

MASETTO. 

DONA  ELVÏRE. 

DONA  ANNA. 

ZERLINE. 


MM.   Nourrit. 

Derivis. 

Lafond. 

Levasseur. 

Dabadie. 
M™"  Dorus-Gras. 

Falcon. 

Cinti-Damoreau. 


ÏPang  le  -/imtic; 

MM.  Alexis-Dupont,  Massol  ,  Wartel,  Prevot, 
Ferdinant-Prévot  ,  Euzet,  Pouilley. 

Dames  et  cavaliers  espag^nols,  chevaliers  maures,  femmes, 
esclaves ,  nègres ,  pages,  peuple,  villageois,  moines,  algua- 
zils,  serviteurs,  jeunes  filles  et  enfans  attachés  au  palais  de 
Don  Juani 


—  BURGOS. 


ail]ociiv6  €l)antanii. 


PREMIERS  DESSUS. 


>!•"'"  Sevrés. 
Cossclin. 
Augusla. 
Blangy. 
Barbier, 
l.orotte. 
Hyckmans. 
Thuillard. 
Proche. 
Néry. 
Ottniann. 
Forget. 
Gille. 
Céleste. 


SECONDS   DESSUS. 

M™'-  Mcnard. 
Groneau. 
D  usait. 
Rouvenne. 
Batailliard. 
Ingrand, 
l'rcvot. 
Bolard. 
Baron . 
M.'Jthilile. 
Villers. 

Pauline  Morin. 
Burney. 
FitZ'James. 

PREMIERS    TEi^ORS. 

MM.   Vaillant. 
Goiiticr. 
Pi  cardât. 
Laussel. 
Monnerou, 
OausTcr. 


Suite  (les  TENORS. 
Bernoux. 
La  Forge. 
CIa\é. 
Damoreau. 
Lesman. 
Damoreau  p. 

SECONDS  TENORS. 

MM.  Chapentier. 
César. 
Begrez. 
Laty. 
Robin. 
Tardif. 
Cognet. 
Ménard. 
Saint-Denis. 
Colonna. 

PREMIERES  BASSE  S, 
MM.   Guignot. 
Houvennc. 
Pioyer. 
Ooion. 
Ducauroy. 
Hens. 
Doutreleau. 

SECONDES  BASSL8. 

MM.   Goyon. 

Gaudefroy. 

Esuicry  l  ^ 

Forgucs. 

Berdoulet. 

Popé. 

Esmcry  2\ 

Douvry. 

Gcorget. 

Rcaucourt. 

Boucher, 


©mT6f. 


Premier  Corps  de  ballet. 

M*""    JuLIACtVARIN. 

M"'*  Pérès,    Marivin ,    Danse,    Robin,    Guichard,    Albertine, 
Delacquit ,  Lebeau  ,  Jiilia  ,  Euphrasie. 

Deuxième   Cor/^.. 
M.  Frémol,  M"'*''  NoBLET,  Dupont. 

M"**  Blangi,  Bassorapierre ,  Leclerq  ,  Weîch,  Julie ^  Fitjames  2% 
Pierson,  Beaupré,  Duniilâtre  1^^,  Mélanie. 

Troisième  Corps, 

MM.  Simon,  Quériau  ,  Ropiquet,  Saxoni   i^*^. 

M"^^^  Elie,  Forster,  Renard,  Ropiquet. 

MM.  L.  Petit,  Carnet,  Coraly,  Scîo ,  Chalillon,  Massot,  Josset, 
Kaifer;  Monnet ,  CIé:nent ,   Adrien,  Célarius. 

M"»"  Leraonnier,  Coupotte,  Pujol,   Campan ,  Mory,  Jomard  , 
Guillemain,  Carrez,  Colson ,  Aimée  Petit,  Jacob.  Duménil  i  ^^. 

Qua  trièm  e  Corps. 

M.  MoNTJoiE,  M""  Legallois. 

MM.  Alerme  ,  Lenfanl,  Faucher,  Desplaces,  Grenier,  Provosl, 
Pvagaîne,  Collaut ,  Achille,  Bégrand,  Isambert,Ch.  Petit. 

jyjmes  Lacroix,    Saulnier,  Monnet,  Paulin  ,  Combc,  Florentine  , 
Delaunay,    William,    Lasalccttc,    Lecomte ,   Dumcnil  1'^  . 
ÂRgélina. 


ACTE   PREMIER. 


LS  DTTEL. 


O  Canas  ignominiosas! 

Etc. ,  etc. ,  etc. 

«  Oh  !  ignominie ,  sur  mes  cheveux  blancs  !  11 
a  flétri  ma  fille!...  Vengeance !ô  Dieu,  qui  pèses 
dans  de  justes  balances  l'affront  et  la  répara- 
tion, vois  d'un  œil  de  pitié  un  vieillard  désho- 
noré par  un  jeune  homme.  » 

Romance  espagnole. 


DON  JUAN. 


««>$>9-0«#«'9«4««>«4«'e«S«4«'S«>««-«'»««c^i&^'S«'S«4<>4>««««««>»>e4M««'»e^s<S«««««.3«««4M'S«4J«4«4^        i»  u/a 


ACTE  PREMIER. 


Une  place  de  Burgos ,  architecture  gothique.  A  gauche ,  le  palais  du 
commandeur ,  avec  un  perron  en  marbre.  Au  second  étage ,  une 
fenêtre  entr'ouverte ,  avec  un  rideau  rouge,  flottant,  éclairé 
par  une  lumière  intérieure.  A  droite,  une  église.  Au  fond ,  vers  la 
gauche ,  une  rue  praticable ,  maisons  un  peu  basses ,  dont  plusieurs 
doivent  pouvoir  s'ouvrir.  Il  fait  nuit.  Au  lever  du  rideau ,  Leporello 
se  promène,  et  revient  toujours  au  palais  du  commandeur. 


SCENE  PREMIERE. 

3ntr0Îrurtioiu 

LEPORELLO,  seul 

Nuit  et  jour  aller,  venir  j 
Vent  et  grêle  tout  souffrir  j 
Manger  mal  et  mal  dormir; 


DON  JUAN. 

Ce  vilain  métier  m'assomme  j 
Je  veux  vivre  en  gentilhomme  ; 
Non ,  je  ne  veux  plus  servir. 
Mon  maître  est  avec  sa  belle , 

(  Montrant  la  fenêtre  au  rideau  rouge.  ) 
Et  moi  je  fais  sentinelle.... 
Ah  !  c'est  à  n'y  pas  tenir. 
Non  5  je  ne  veux  plus  servir. 
Mais  vers  moi  quelqu'un  s'avance, 
Cachons-nous  avec  prudence  j  f 

Par  les  galans  ou  les  maris,  | 

Il  ne  faut  pas  être  surpris. 


SCENE  IL 

DON  JUAN,  DONA  ANNA,  LEPORELLO 
dans  le  fond» 

ANNA ,  en  désordre  poursuivant  Don  Juan  qui  sort  du  palais. 

Lâche ,  prends  aussi  ma  vie , 
Ou  je  m'enchaîne  à  tes  pas. 

DON  JUAN ,  se  cachant  sous  un  masque  et  dans  un  large  manteau. 

Crie  ou  pleure ,  c'est  folie  ; 
Tu  ne  me  connaîtras  pas. 


ACTE  I ,  SCENE  II 


LEPORELLO. 

Ah  !  bon  dieu  ,  comme  elle  crie  ! 
Encor  nouveaux  embarras. 

ANIVA. 

Au  secours!  à  moi ,  mon  père! 

DON  JUAN. 

Silence,  ou  crains  ma  colère. 

ANNA. 
Misérable  ! 

DON  JUAN. 

Téméraire  ! 
Tu  ne  me  connaîtras  pas. 

ANNA. 
Misérable! 

DON  JUAN. 

Téméraire  ! 

ANNA. 

A  moi,  serviteurs,  à  moi  ! 
Comme  une  ombre  courroucée  ^ 
Je  veux  m'attaclier  à  toi. 
DON  JUAN. 

Ah  !  malheur  !  cette  insensée 
Va  me  perdre  sur  ma  toi. 
LEPORELLO. 

La  bataille  est  commencée, 
Saints  du  ciel,  priez  pour  moi. 

(Le  Commandeur  paraît.  Anna  va  chercher   du  secours  à  son  [)ci  c) 


Ma  fille  !  scélérat!  en  garde! 

DOIV  JUAIV. 
Moi  te  combattre  ,  je  n'ai  garde. 

LE   COMMANDEUR,  en  bas  du  perron. 
J'arrive  ici  pour  te  punir. 

DON  JUAN. 

Va,  j'ai  pitié  de  ta  démence. 

LE  COMMANDEUR. 

Plus  un  mo" ,  et  vite  en  défense! 

LEPORELLO. 

Je  n'ai ,  je  crois,  qu'à  déguerpir. 

LE  COMMANDEUR. 

J'attends ,  lâche  ;  en  veux-tu  finir  .^ 

DON  JUAN. 

A  ton  défi  tu  joins  l'offense  ; 
Faible  ennemi,  tu  vas  mourir!.... 

(  Us  se  battent.  ) 


DON  JUAN. 

SCÈNE  m. 

DON  JUAN,  LEPORELLO,  LE  COMMANDEUR. 


LE  COMMANDEUR ,  sur  l'escalier  de  son  palais ,  Vépée  à  la  f 

main. 


■^ 


ACTE  I,  SCÈNE  III. 

LE  COMMANDEUR  DON  JUAN. 

blessé  à  mort. 
Au  secours  !  bonté  divine  !  Sous  la  mort  qui  le  domine 

Ah  !  le  traître  m'assassine  !  Le  vieillard  plie  et  s'incline  ; 

C'en  est  fait ,  de  ma  poitrine  Et  je  vois  de  sa  poitrine , 

Je  sens  mon  âme  partir.  La  vie  et  le  sang  jaillir. 

{Il  tombe.) 

LEPORELLO. 

Encore  un  qu'il  assassine  î 
L'effroi  presse  ma  poitrine  ; 
Je  suis  sous  la  main  divine , 
N'osant  parler  ni  m'enfuir. 


Kéritatif, 

DON  JUAN. 

Leporello  !  Le  drôle,  où  donc  est-il  ? 

LEPORELLO. 

Ici, 
Ici ,  pour  mon  malheur,  et  vous  ! 

DON  JUAN. 

Moi  î  me  voici. 

LEPORELLO. 

Et  quel  est  le  mort  ?  vous  ou  le  vieux  ? 

DON  JUAN. 

Lui,  j'espère. 
LEPORELLO. 

Le  commandeur!  bravo  !  Deux  beaux  exploits.  Ainsi 
Vous  enleviez  la  fille  et  vous  tuez  le  père. 
Fort  bien! 


8  DON  JUAN. 

DON  JUAN. 

Il  l'a  voulu ,  c'est  sa  faute. 

LEPORELLO. 

Soit,  mais 
La  senora  que  voulait- elle  ? 

DON  JUAN,  réi>eur. 

Paix. 
Que  puis-je ,  moi  ?  si  tout  est  hasard  et  mystère  !.. 
Il  m'eût  fallu  la  voir  ou  plus  tôt  ou  jamais  , 
Cette  pauvre  Anna  !...  Viens;  surtout  songe  à  te  taire, 
Si  tu  ne  veux  toi-même.... 

LEPORELLO. 

Oh  moi!  rien,  je  me  tais. 
(Ils  sortent). 

SCÈNE  IV. 

ANIN  A ,  DON  OTTAVIO. 

Anna  rentre  par  la  droite  ;  peuple ,  gens  sortant  des  maisons  voisines; 
serviteurs  avec  des  flambeaux. 

ANNA. 
Mon  père  !  Ah!  venez  tous  à  son  aide  ;  courage  , 

Don  Ottavio  ! 

DON  OTTAVIO. 

Mon  bras  va  punir  cet  outrage. 
Mais  où  donc  est  le  lâche  ? 

ANNA. 

Ici ,  viens. — Dieu  puissant! 
Mon  père  !  mon  bon  père!....  Oh!  répondez....  Du  sang» 


Seigneur! 


ACTE  I ,  SCENE  lY. 
DON  OTTAVIO. 

ANNA. 


Parlez,  parlez!,...  Cette  blessure  ouverte, 
Cette  face  immobile  et  de  pâleur  couverte  ! 
Mon  père  !  et  plus  de  cœur  qui  batte  dans  son  sein  ! 
Froid  î  froid  !..  mort  !..  et  ne  pas  connaître  l'assassin  !... 
Mon  père  bien  aimé!  —  Je  meurs....  attends! 

{Elle  tombe  sur  le  corps  de  son  père.  ) 

DON  OTTAVIO. 

Alerte! 
Amis ,  secourez  mes  amours  ! 
Sauvons  les  restes  de  sa  vie. 
Anna  I  me  serais-tu  ravie  ? 

ANNA  ,  tout  égarée . 
Où  suis- je? 

DON  OTTAVIO. 

Elle  renaît.  Ah!  veillons  sur  ses  jours  ! 
Amis ,  qu'on  emporte  loin  d'elle 
Ce  déplorable  objet  de  sa  douleur  mortelle. 
Don'  Anna  !  chère  amante!  oh!  viens  là  pour  toujours  ! 

ANNA  ,  prenant  Ottavio  pour  le  meurtrier. 

Fuis,  lâche,  et  que  je  meure! 
De  sa  sombre  demeure , 
Mon  père  tout  à  l'heure 
Me  criait  :  Viens  à  moi! 


lo  DON  JUAN. 

DON  OTTAVIO. 

Cruelle  que  j'adore , 
Donne  un  regard  encore , 
A  l'amanl  qui  t'implore , 
Et  ne  vit  que  pour  toi. 
ANNA. 
Ah!  c'est  toi!....  je  m'égare. 
Non,  la  mort  nous  sépare f 
Mon  père  !  (  ô  sort  barbare  !  ) 
Plus  jamais  avec  nous  î 

DON   OTTAVIO. 

Oh  !  renais  à  ma  flamme  ! 
Sois  ma  fille  et  ma  femme  : 
Oui,  je  serai,  chère  âme , 
ToTi  père  et  ton  époux. 

ANNA. 

Eh  bien  !  jure  à  sa  cendre , 
De  le  venger  un  jour. 

DON  OTTAVIO. 

Oui ,  puisse-t-il  m'entendre  ! 
J'en  jure  notre  amour. 

Serment  cher  et  funeste, 
Seul  espoir  qui  nous  reste , 
Deviens  l'arrêt  céleste , 

Qui  doit  punir  un  jour  ! 

(  Ils  sorlenl.  ) 


ACTE  1,  SCÈNE  V.  i« 

SCÈNE  V. 

Une  campagne.  La  petite  maison  de  Don  Juan  au  fond  à  droite. 

(  Grand  jour.  ) 

DON  JUAN,  LEPORELLO. 

Récitaiit 

DON  JUAN. 

Voyons ,  qu*est-ce  ? 

LEPORELLO. 

Excellence,  une  importante  affaire.... 
DON   JUAN. 
Oh!  sans  doute.  Au  fait... 

LEPORELLO . 

Mais  jurez-moi,   monseigneur  , 
Si  vous  voulez  me  battre  après ,  de  n'en  rien  faire. 

DON  JUAN. 
Je  te  le  jure  sur  l'honneur. 

LEPORELLO. 
Hum! 

DON   JUAN  ,  préoccupé. 

Pourvu  qu'il  ne  soit  pas  dit  une  parole 
Du  commandeur.  —  Va  donc ,  l'amour  fuit,  le  temps  vole  !.. 
Et  d'ailleurs ,  n'est-il  pas  bien  mort  ? 
LEPORELLO. 
Bien  mort;  et  s'il  osait  se  plaindre,  il  aurait  tort. 
Mais... 

DON  JUAN. 

Mais ,  par  une  nuit  si  noire , 
Sa  fille  n'a  pas  vu  qui  j'étais  ,  tu  le  sais, 


12  DON  JUAN. 

Ainsi...  pourquoi  toujours  parler  de  cette  histoire 
Maraud  ! 

LEPORELLO. 

Vraiment,  c'est  vous. 

DOIV  JUAN. 

Assez. 

Eh  bien  !  qu'avais-tu  donc  à  me  dire  ? 

LEPORELLO. 


N  écoute.^ 

Non. 


Ah!...  personne 


DON    JUAN. 


LEPORELLO. 

Je  puis  parier  en  Hberté  ? 
DON   JUAN. 
Oui.  Fais  vite,  je  te  l'ordonne. 

LEPORELLO  ,  ai^ec  mystère. 

Hier  au  soir  ,  j'ai  consulte 
Deux  hommes ,  voyez-vous ,  de  science  profonde  : 
L'un  docteur,  l'autre  moine  à  Burgos,  s'il  vous  plaît, 
Tous  deux  m'ont  dit  qu'àmoins  d'un  changement  complet, 
Nous  serions^  vous  et  moi,  brûlés  vifs  dans  ce  monde.... 
Et  dans  l'autre. 

DON  JUAN. 
Après  ? 
LEPORELLO. 

C'est  déjà 
Bien  suffisant  comme  cela. 


ACTE  I,  SCENE  V.  i3 

—  Bref,  je  venais...  pardon...  vous  demander  mon  compte, 
Afin  que  vous  soyez  brûlé  tout  seul,  —  Voilà. 

DON   JUAN. 

Poltron!  Tu  m'appartiens...  N'as-tu  donc  pas  de  honte .^* 
Si  tu  me  quittes ,  sot ,  je  t'enverrai  là-bas , 
Servir  le  commandeur. 

LEPOUELLO. 

Je  ne  vous  quitte  pas. 
Mais,  pour  les  péchés  de  votre  âme , 
Ah!  revenez  à  votre  femme  ; 
Don'  Elvire  qui  va  toujours  nous  poursuivant, 
Pleurant... 

DON  JUAN. 

Je  l'ai  prise  au  couvent  ; 
Qu'elle  y  retourne. 

LEPORELLO. 

Mais  elle  est  charmante ,  Elvire  ! 
DON   JUAN. 

Mais  elle  est  ma  femme  ! 

LEPORELLO. 

Ah,  monseigneur!... 
DON  JUAN. 

Qu'est-ce  à  dire.^^ 
Ma  vie  est  donc... 

LEPORELLO. 

Très-bonne  aai  fond...  Mais,  quelquefois... 
Par  exemple,  vous  voir  marier  tous  les  mois... 


,4  DON  JUAN. 

DOIV  JUAN. 

Ah!  c'est  le  charme  !...  Avec  ma  figure  et  mon  âge , 

Dois-je  m'ensevehr  au  tombeau  d'un  ménage  , 

Comme  un  homme  de  rien  ? 

Une  femme ,  c'est  trop  ;  toutes ,  à  la  bonne  heure  ! 

Gela  tourmente  moins.  —  Puis ,  c'est  le  vrai  moyen 

De  trouver  enfin  la  meilleure. 

LEPORELLO. 

Ou  le  diable. 

DON   JUAN. 

A  propos ,  sais- tu  pourquoi  je  viens  ? 

LEPORELLO. 

Quelque  nouvel  amour  pour  notre  liste... 

DON  JUAN. 

Bien  ! 

Très-bien  !  —  J'aime  une  dame ,  un  ange  de  Castille , 
Qui  vers  la  nuit  tombante,  en  croisant  sa  mantille  , 

Va  de  ma  petite  maison 
Franchir  le  seuil  brûlant  où  l'on  perd  la  raison. 
Chut  î  je  sens  venir  une  femme. 

(  Elvire  parait  au  fond  du  ihéâlre  avec  des  valets.  ) 
LEPORELLO. 


Quel  nez 


DON  JUAN. 

Pas  mal ,  vraiment. 

LEPORELLO. 

Quels  yeux  ! 

DON   JUAN. 

Guettons  la  dame, 


Viens. 


ACTE  I,  SCENE  VI.  i5 

LEPORELLO. 

Il  prend  feu  comme  un  tison. 

(  Ils  se  retirent  dans  le  fond.  ) 

SCÈNE  VI. 
ELYIRE,  DON  JUAN,  LEPORELLO. 

ELVIRE. 

Où  donc  est  le  parjure 
Qui  m'a  manqué  de  foi  ? 
Où  donc  est  ce  parjure? 
Mon  Dieu  !  dites-le  moi. 
Ah!  pour  punir  l'injure 
Qu'il  fait  à  mon  honneur, 
De  ma  main,  je  le  jure, 
J'arracherais  son  cœur. 
Où  donc ,  etc. 

Emtatif. 

DON  JUAN,   s' approchant. 

C'est  une  belle  en  pleurs,  tant  mieux!  pleurons  comme  elle. 
Senora,  seno.,. 

EL  VIRE. 
Qu'est-ce  ? 

DON    JUAN. 

O  ciel  !  l'enfer  s'en  mêle. 
LEPORELLO. 
Don  Elvire  !  voilà  de  quoi  mourir  de  peur! 


i6  DON  JUAN. 

EL  VIRE. 

Don  Juan!  Don  Juan! c'est  toi,  monstre,  infâme,  trompeur, 

Perfide! 

LEPORELLO. 

Tous  les  noms  enfin  dont  il  se  nomme. 
DON   JUAN. 

Chère  Elvire,  écoutez;  les  deux  me  sont  témoins... 
Si  vous  ne  voulez  pas  me  croire,  ayez  du  moins 

Confiance  en  cet  honnête  homme. 
Il  vous  expliquera.... 

LEPORELLO. 
Quoi  ? 
DON   JUAN. 

Dis  tout,  oui ,  tout...  comme 

Tu  le  sais. 

(  //  se  sauve.) 

LEPORELLO,  embarrassé. 

Tout? 

ELA/IRE. 

Yeux-tu.^... 
LEPORELLO. 

Madame,  à  dire  vrai 

Dans  ce  bas  monde,  enfin....  quand  je  vous  prouverai.... 
Vu  que  parfois....  c'est  clair....  les  femmes.... 

ELVIRE. 

Misérable  ! 

Plus  un  seul  mot....  Et  vous.^...  parti ,  parti! 

LEPORELLO. 

Mon  Dieu  ! 

Supposez  qu'il  est  mort;  cet  homme  est  incurable. 


ACTE  I,  SCÈNE  YI.  17 

ELVIRE, 

Ah  !  des  nœuds  les  plus  saints  comme  il  se  fait  un  jeu  ! 
LEPORELLO  ,  tirant  son  livre  de  dessous  son  manteau. 

Ce  gros  livre  est  rempli  des  noms  de  ses  maîtresses 

Vous  voyez  l'abrégé  de  ses  amours  traîtresses. 
Pour  vous  guérir  vous-même ,  allons ,  lisez  un  peu. 

Madame,  des  beautés  qu'il  aime 
Je  tiens  l'inventaire  moi-même  ; 
Noms  de  famille  et  de  baptême , 
La  liste  est  complète,  je  crois. 
En  Allemagne ,  cent-quarante  ; 
L'Italie  en  a  deux  cent  trente  ; 
En  France,  quatre  cent  cinquante; 
Et  chez  les  Turcs  rien  que  soixante... 
Mais  en  Espagne  ,  oh!  mille  et  trois! 

Vous  y  trouvez  des  comtesses, 

Des  bourgeoises ,  des  altesses , 

Des  grisettes ,  des  duchesses  , 

Jusques  à  des  chanoinessesl... 

Des  femmes  de  mille  espèces, 

De  tout  âge  et  de  tout  rang. 

Mon  maître  est  tout  à  chacune; 

Dans  la  blonde  il  voit  la  lune  , 

La  comète  dans  la  brune; 

C'est  un  culte  qu'il  leur  rend. 

En  décembre ,  il  la  veut  grasse; 

En  juin ,  à  la  maigre  il  passe  ; 

La  petite  a  plus  de  grâce  ; 

La  grande  en  éclat  l'efface. 


DON  JUAN. 

Voyez ,  rien  ne  le  surprend  : 
Chez  les  vieilles  il  se  glisse , 
Pour  que  son  livret  grossisse; 
Mais  son  bijou ,  son  caprice, 
Oh  î  c'est  un  cœur  de  novice, 
Puisqu'il  faut  vous  parler  franc. 
Enfin ,  veuve ,  femme  ou  fille , 
Riche  ou  non ,  laide  ou  gentille, 
Pourvu  qu'on  porte  mantille , 
Vous  savez  comme  il  s'y  prend. 

(Elvire  sort  vers  la  fin  de  cet  air.  ) 


SCENE  VIL 

ZERLINE,  MASETTO,  VILLAGEOIS, 
LEPORELLO  ,  dans  le  fond. 

Wno  et  €[\oenx. 

ZERLINE. 

Jeunes  filles,  encore  au  matin  du  bel  âge , 

Le  temps  fuit ,  sachez  le  saisir. 
Si  l'hymen  est  jaloux ,  si  l'amour  est  volage , 

Le  secret,  c'est  de  bien  choisir. 
Quel  plaisir  !  quel  plaisir  ! 

CHOEUR    DE   VILLAGEOISES. 

Quel  plaisir  !  quel  plaisir  ! 
Le  secret,  c'est  de  bien  choisir. 


ACTE  I,  SCÈNE  VIII.  19 

MASETTO. 

Jeunes  gens  de  Castille,  à  la  tête  légère, 

Qui  voltigez  de  fleur  en  fleur; 
Pour  fixer  de  l'amour  la  saison  passagère  , 

Comme  nous,  fixez  votre  cœur^ 
Quel  bonheur!  quel  bonheur! 

CHOEUR    DE    VILLAGEOTS. 

Qu"el  bonheur  !  quel  bonheur  ! 
Dans  l'hymen ,  fixons  notre  cœur. 

ZERLINE  ET  MAZETTO. 

Viens,   j  ^^r        ,  '  ensemble  ouvrons  la  danse , 

Et  vous  tous,  avec  nous  en  cadence  : 
Quel  bonheur  !  Quel  plaisir  !  etc.,  etc. 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Quel  bonheur!  Quel  plaisir!  etc.,  etc. 


SCENE  VIIL 
Les  Précédens,  DON  JUAN  ,  LEPORELLO. 

Emtatif. 

DON    JUAN. 

Elle  est  partie  enfin  !  Que  Dieu  l'ait  sous  sa  garde  ! 
Oh!  la  belle  jeunesse!  Approche  donc  ,  regarde  : 
Quels  anges  féminins! 

LEPORELLO. 
Dans  le  nombre ,  ma  foi , 
J'espère  ici  trouver  quelque  chose  pour  moi. 


20  DON  JUAN. 

don;  JUAN. 

Bonjour,  mes  braves  gens  ;  jouez,  dansez  et  faites 
Comme  si  je  n'étais  point  là. 
Je  ne  suis  pas  un  trouble-fêtes. .. 

(  à  Zerline. } 
C'est  une  noce  que  voilà  ? 

ZERLINE. 

Oui ,  monseigneur ,  et  moi  je  suis  la  fiancée. 

DON   JUAN. 
Tant  mieux.  Et  le  futur  ? 

iMASETTO. 

C'est  moi ,  pour  vous  servir. 

DON  JUAN. 

De  mieux  en  mieux,  c'est  à  ravir. 
Pour  me  servir ,  il  parle  en  personne  sensée. 

LEPORELLO. 

Comme  un  mari  complet. 

ZERLINE. 

Il  aie  cœur  si  bon, 
Mon  petit  mari  ! 

DON  JUAN. 

Moi  de  même , 
Je  vous  jure.  —  Je  veux  que  tout  le  monde  m'aime. 
Soyons  de  vieux  amis.  —  Comment  vous  nomme-t-on  ? 

ZERLINE. 
Zerline. 


I 


ACTE  I,  SCENE  Ylll 

DON  JUAIV. 

Ah  !  c'est  un  joli  nom. 

Et  toi? 

MASETTO. 

\ 

Masetto. 

21 


DON  JUAN. 

Bien.  — -  Ça ,  ma  chère  ZerUne, 
Cher  Masetto  ,  comptez  sur  ma  protection. 
Que  fais-tu  là ,  maraud  ? 

LEPOUELLO  ,  courtisant  deux  paysannes. 

Monseigneur,  j'examine. 
J'offre  aussi  ma  protection. 

DON  JUAN. 

Allons,  sors  vite  avec  eux.  Accompagne 
Ces  braves  gens  jusque  dans  mon  palais  ; 
Fais-leur  donner  les  meilleurs  vins  d'Espagne  , 
Sorbets,  liqueurs  ,  que  sais-je ?  amuse-les. 
N'épargne  rien  ;  chez  moi  que  chacun  d'eux  commande. 
Mais  surtout  je  te  recommande 
Notre  cher  Masetto. 

LEPORELLO. 

J'entend. 
(  Aux  paysans.  ) 
Allons. 

MASETTO. 
Monseigneur! 

DON  JUAN. 

Ou' est-ce  ? 


22  DON  JUAN. 

MASETTO. 

Eh  mais ,  le  tour  est  drôle , 
Zerline  ne  peut  pas  rester  sans  moi ,  pourtant. 

LEPORELLO. 

Son  excellence  est  là ,  qui  va  remplir  ton  rôle 

A  merveille. 

DON  JUAIV. 

Eh  mon  dieu  !  sois  tranquille  et  content  : 
Zerline  reste  auprès  d'un  chevalier.  — »  Va  -  t'en  ; 
Nous  allons  bientôt  te  rejoindre. 

ZERLINE. 

Tu  ne  dois  pas  avoir  de  crainte,  pas  la  moindre; 
Je  reste  auprès  d'un  chevalier. 

«  MASETTO. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  que  ça  prouve  ? 

LEPORELLO. 

C'est  singulier  ! 
(  à  Masetto.  ) 
Il  n'entend  pas.  — -  Puisqu'elle  reste 
Auprès  d'un  chevalier... 

MASETTO. 

La  peste  ! 
Avec  vos  chevaliers... 

DON   JTJAN. 

Silence ,  Masetto  ! 
Je  n'aime  pas  qu'on  me  réplique. 
Si  tu  tardes  encore  à  le  suivre  au  château  y 


ACTE  I,  SCÈNE  IX.  aS 

Tu  t'en  repentiras.  —  Je  crois  que  je  m'explique. 

(  Leporello  entraîne  Masetto ,  toute  la  noce  les  suit.  ) 
CHOEUR  en  sortant. 

Quel  plaisir!  Quel  bonheur!  etc. 

SCÈNE  IX. 
DON  JUAN,  ZERLINE. 

DON  JUAN. 

Nous  voilà  donc  débarrassés 
De  ce  grand  nigaud  ! 

ZERLINE. 
Ah!  pensez  r 

Qu'il  est  mon  mari. 

DON  JUAN. 

Pas  encore, 
Zerline  de  mon  cœur.  Lui^  ton  mari!  crois-tu 
Qu'un  homme  tel  que  moi ,  que  don  Juan  qui  t'adore  , 
Puisse  souffrir  que  tant  de  grâce  et  de  vertu 
Tombe  aux  grossières  mains  d'un  rustre  ridicule  ? 

ZERLINE. 
Mais ,  monseigneur,  il  a  ma  parole. 

DON   JUAN. 

Elle  est  nulle. 
Non,  vous  ne  serez  pas  femme  d'un  paysan  ; 
Non ,  non,  je  ne  veux  pas  que  le  soleil  vous  brûle. 


24  DON  JUAN. 

Eh  !  que  dirait  le  roi ,  s'il  savait  que  don  Juan 
Vous  a  vue ,  et  permet  qu'un  manant  vous  épouse  ! 
Qu'en  d'ignobles  travaux  vous  noircissiez  vos  mains , 
Vos  mains  blanches  à  rendre  une  Infante  jalouse  ! 
Et  que  vous  déchiriez,  aux  cailloux  des  chemins , 
Vos  pieds,  vos  petits  pieds  de  comtesse  andalouse! 
Non,  à  ces  mains  des  gants,  à  ce  cou  des  colliers; 
Pour  ces  pieds  des  tapis  ou  la  molle  pelouse 

De  mes  grands  bois  de  citronniers; 
Et  sur  ce  front  charmant,  des  gazes  diaphanes, 

Qui,  vous  entourant  de  leurs  plis , 

Défendront  la  rose  et  les  lis 
Des  insectes  du  soir  et  des  regards  profanes. 
Qu'en  dis-tu,  mon  amour .^^  Laisses-tu  volontiers 
Pour  nos  palais  brillans  l'ennui  de  leurs  cabanes, 
Et  tes  lourds  paysans  pour  mes  beaux  cavaliers  ? 

ZERLINE. 
Ah!  je  ne  voudrais  pas... 

DON   JUAN. 

Quoi  donc? 
ZERLINE. 

Etre  trompée. 
Les  seigneurs  sont  bien  faux  sous  leurs  airs  obligeans. 

DON  JUAN. 
Par  saint  Jacque  et  par  mon  épée , 
Mensonge  de  petites  gens  ! 
La  noblesse  du  cœur  suit  la  noble  naissance. 
Ne  perdons  point  de  temps,  car  mon  vœu  le  plus  doux 
Est  de  vous  épouser  aujourd'hui  même. 


ACTE  I,  SCÈNE  IX.  aS 

ZERLINE. 

Vous! 
Monseigneur? 

DON  JUAN. 

Oui ,  moi. 

ZERLINE. 

Vous  ! 
DON  JUAN. 

Point  de  reconnaissance. 
Ma  petite  maison  nous  attend ,  viens  la  voir  ; 
Viens ,  et  mon  chapelain  nous  mariera  ce  soir. 

Là,  devant  Dieu,  ma  belle  , 
Viens  me  donner  ta  foi  ; 
Viens ,  ne  sois  plus  rebelle. 
Je  jure  d'être  à  toi. 

ZERLINE. 

Je  voudrais  ,  et  je  n'ose; 
J'espère  ,  et  puis  j'ai  peur. 
C'est  le  ciel  qu'il  propose... 
Mais  s'il  est  un  trompeur! 

DON    JUAN. 

Viens ,  mon  amour ,  ma  femme  ! 

ZERLINE. 

Masetto  me  fend  l'âme. 
Quel  trouble  !  Ah  !  résistons. 

DON  JUAN. 

Vois,  quel  sort  je  te  donne. 


26  DON  JUAN. 

ZERLINE. 

La  force  m'abandonne. 

DON   JUAN. 

Viens,  viens ,  c'est  là...  Partons. 

DON  JUAN.  ZERLINE. 

Allons  ,  allons,  ma  belle ,  Allons,  sa  voix  m'appelle , 

Jurer  dans  la  chapelle ,  Allons  dans  la  chapelle  ! 

Un  innocent  amour.  Ah  !  pour  moi ,  quel  beau  jour  ! 


SCENE  X. 

DON  JUAN,  ZERLINE,  ELVIRE. 

Uédiaiit 

ELVIRE. 

Arrête  !  j'ai  connu  ton  infernale  ruse. 

J'arrive  à  temps,  maudit,  pour  sauver  cette  enfant. 

ZERLINE. 

Qu'entend  s-je  ? 

DON  JUAN. 

Ne  voyez- vous  pas  que  je  m'amuse  , 

Ma  tendre  amie.^^ 

ELVIRE. 

Oui,  fais  le  gai ,  le  triomphant, 
Plaisante  !  Je  sais  trop  quels  sont  tes  jeux ,  barbare  ! 

ZERLINE. 
2Vlonsieur  le  chevalier,  dit-elle  vrai  ? 


i 


ACTE  I,  SCÈNE  XI.  27 

DON  JUAN. 

Non ,  non  , 
La  pauvrette  m'adore ,  et  son  amour  l'égaré  ; 
Et  moi  je  fais  semblant  d'aimer...  Je  suis  si  bon! 

(Elviie  emmèue  Zerline.  —  Don  Juan  sort  du  coté  opposé.) 

SCÈNE  XL 

La  place  de  Burgos ,  comme  à  la  première  scène.  Le  palais  du  Com- 
mandeur est  tendu  en  signe  de  deuil  :  l'écusson  de  la  famille  est 
sur  la  porte.  Anna  est  eu  noir  avec  un  long  voile.  Elle  sort  du  pa- 
lais avec  Don  Ottavio. 

DON  OTTAVIO,  ANNA,  ensuite  DON  JUAN. 

DON  OTTAVIO  à  Anna. 

Oui ,  qu'un  rayon  d'espoir  dans  vos  regards  se  montre  ! 

Nous  connaîtrons  le  meurtrier. 
Anna ,  tout  me  l'affirme ,  et  je  veux  le  premier... 
{pliant  au'devant  de  don  Juan. } 
Ab  !  don  Juan  ! 

DON  JUAN,  à  part. 
Fâcheuse  rencontre  ! 
ANNA. 

Vous  venez  à  propos ,  seigneur. 
On  vante  partout  votre  honneur... 

DON  JUAN. 

Madame,  que  voulez-vous  dire  ? 

{A  part.) 

Diable  î  saurait-elle  à  moitié  i*... 


28  DON  JUAN. 

AIVNA. 

Nous  comptons  sur  votre  amitié 
Pour  nous  aider... 

DON  JUAN,  à  part. 

Ah! je  respire! 

{^Haut.) 

Je  suis  à  vos  ordres ,  parlez. 
Mes  amis,  mes  parens,  ma  fortune,  ma  vie, 

Tout  est  à  vous...  Mais  vous  semblez 
Hélas!  de  vos  chagrins  sans  cesse  poursuivie... 
Vous,  si  belle!  quel  est  le  monstre,  dites-moi... 


(Anna  rougit  et  se  trouble  comme  une  femme  qui  ne  peut  se  sous- 
traire au  charme  et  à  l'ascendant  de  don  Juan.  ) 

SCÈNE  XII. 

Les  Précédens,  FJjYIKE  entrant  précipitamment, 

EL  VIRE. 

Traître!  il  n'est  sous  le  ciel  d'autre  monstre  que  toi! 

Ctuatuar. 

Que  le  ciel  vous  préserve 
De  recevoir  sa  foi  ! 
Le  traître  vous  réserve 
Le  même  sert  qu'à  moi. 

BON  OTTAVIO,  ANNA. 

O  ciel  !  quels  nobles  charmes  ! 
Et  que  de  majesté  ! 


ACTE  I,  SCÈNE  XII.  ag 

A  voir  couler  ses  larmes , 
Mon  cœur  est  attristé. 

DON' JUAN. 

La  pauvre  fille  est  folle , 
Croyez-en  ma  parole. 
Pour  que  je  la  console , 
Laissez-nous  seuls  tous  deux. 

EL  VIRE. 

Menteur,  je  te  défie... 

DON   JUAN. 
Hélas  !  c'est  sa  folie  ! 

EL  VIRE. 
Restez ,  je  vous  supplie  ! 

DON  OTTAVIO,  ANNA 

A  qui  croire  des  deux  ? 

DON  JUAN,  DON  OTT  A  VIO 

ET  ANNA.  EL  VIRE. 

Vh  !  vraiment  je  ne  puis  m'en  défendre  ;  Ah  !  vraiment ,  je  ne  puis  m'en  défendre  * 

3ui ,  j'éprouve  à  la  voir ,  à  l'entendre ,  Oui,  j'éprouve  à  le  voir,  à  l'entendre, 

/intérêt  le  plus  vif,  le  plus  tendre,  j  Un  dépit  que  nul  mot  ne  peut  rendre. 

Tnste  ciel  !  est-il  sort  plus  affreux  ?  Juste  ciel  !  est-il  sort  plus  affreux? 

DON  OTTAVIO. 

A  la  croire  elle  dispose  , 
Par  son  air  et  ses  discours. 

ANNA. 

En  nous  son  espoir  repose  ; 
Par  pitié,  restons  toujours. 


^o  DON  JUAN. 

BON  JUAN. 

Si  je  pars ,  je  vais  peut-être 
Eveiller  tous  les  soupçons. 
ELVIKE. 
Le  cruel  s'est  fait  connaître. 
Par  ses  noires  trahisons. 

DON  OTTAVIO. 
Elle  est  donc.P 

BON  JUAN. 

Un  peu  folle. 

ANNA. 
Et  lui  ?.., 

ELYIRE. 

Sur  ma  parole , 
C'est  un  traître. 

BON   JUAN. 

Elle  est  folle! 
BON  OTTAVIO  ,  ANNA. 

Enfin ,  nous  le  connaissons. 

€memb[e. 

BON  JUAN,  àEhire. 
Vite,  vite! paix!  silence! 
C'est  du  monde  qui  s'avance  : 
Mettez  un  peu  de  prudence; 
On  va  se  moquer  de  vous. 

ELVIRE. 

Ne  m'impose  pas  silence , 
Je  veux  perdre  la  prudence. 


ACTE  I,  SCENE  XIII.  3i 

Oui,  ton  crime  et  mon  offense 
Paraîtront  aux  yeux  de  tous. 

DON  OTTAVIO,  AIVîVA. 

Ces  accens ,  cette  assurance , 
Sa  rougeur,  son  imprudence, 
Nous  révèlent  son  offense  ; 
Tout  devient  trop  clair  pour  nous. 


{Don  Juan  entraîne  doucement  Ehire  gui  sortjïirieuse.) 

îlécitatif. 

DON  JUAN ,  j'evQnant  sur  ses  pas. 

Qu'elle  est  à  plaindre  !  il  faut  la  suivre, 

Pour  prévenir  d'autres  malheurs. 
Charmante  Anna,  pardon,  commandez  :  vos  douleurs 
Sont  les  miennes....  à  vous  tout  entier  je  me  livre. 

(Il  sort  avec  une  grâce  affectée.  Anna  pendant  les  dernières  paroles 
de  Don  Juan  a  paru  rassembler  ses  souvenirs  avec  une  agitation 
douloureu  e  .)  - 

SCÈNE  XIII. 
DON  OTTAVIO,  ANNA. 

ANNA  ,  hors  d'elle-même. 
Don  Ottavio  ! 

DON  OTTAVIO. 

Ciel  !  qu'avez  -vous  ? 


32  DON  JUAN. 

ANNA. 

Don  Ottavio,  je  meurs.  Secourez-moi,  de  grâce.... 

L'assassin  de  mon  père  était  là ,  devant  nous  ; 

C'est  lui! 

DON  OTTAVIO. 

Qu'entends-je  ! 

ANNA. 

Lui,  vous  dis-jcj  à  cette  place! 
L'assassin  de  mon  père  ! 

DON  OTTAVIO. 

Est-il  possible  !  ô  ciel  ! 
ANNA. 
Oui ,  ses  derniers  accens  ont  éclairé  mon  âme; 
Sa  voix  m'a  rappelé  la  voix  de  cet  infâme, 
Qui  la  nuit....  dans  ma  chambre... 

DON  OTTAVIO. 

Ah!  parlez,  ce  cruel... 

ANNA. 

L'heure  était  avancée ,  et  la  nuit  morne  et  sombre , 
Quand  je  vis  dans  ma  chambre,  où  j'étais  seule  alors, 
Un  homme  tout  h  coup  se  glisser  comme  une  ombre. 
Un  long  manteau  cachait  son  visage  et  son  corps. 
Muette,  j'attendais.  !... 

DON  OTTAVIO. 

Poursuivez,  je  vous  prie. 
ANNA. 

Il  s'approche  en  silence  ,  et  cherche  à  m'embrasser  , 

Je  le  repousse,  il  me  presse ,  je  crie.... 
On  ne  vient  pas  !  —  L'amour  en  lui  devient  furie. 


ACTE  I ,  SCÈNE  XIII.  33 

Une  main  sur  ma  bouche ,  il  ose  m'enlacer , 
De  l'autre....  tellement  que  je  me  croyais  morte. 

DON  OTTAVIO. 

Enfin.... 

ANNA. 

Enfin ,  le  désespoir,  l'horreur, 
Me  rendent  à  moi-même ,  et  je  me  sens  si  forte , 
Que,  luttant  des  deux  bras,  j'échappe  à  sa  fureur. 

DON  OTTAVIO. 

Ah!  je  respire. 

ANNA. 

Alors  le  délire  m'emporte.  ' 

Je  redouble  mes  cris ,  j 'appelé  à  mon  secours. 
Don  Juan  sort....  je  le  sui-s ,  en  appelant  toujours. 
Celle  qu'il  attaquait,  l'attaque,  l'épouvante. 
Mon  père  accourt  !  c'était  la  justice  vivante  ! 
Il  veut....  pauvre  vieillard  !....  le  lâche ,  sans  remord, 
Met  le  comble  à  son  crime  en  lui  donnant  la  mort. 

Tu  sais  quel  infâme , 
D'une  indigne  flamme 
Flétrit  mon  honneur  ; 
Quel  monstre,  en  fureur, 
Frappa  de  ses  armes 
Mon  père,  en  alarmes.... 
Vengeance  à  mes  larmes  ! 
Et  sois  le  vengeur  î 


34  DON  JUAN. 

Revois  mon  vieux  père  ■■ 


A  nos  pieds  gisant , 
Vois  son  noble  sang 
Qui  rougit  la  terre  , 
Et  que  ma  douleur.... 
Et  que  ma  colère 
Passe  dans  ton  cœur  ! 

Tu  sais  quel  infâme  , 
D'une  indigne  flamme 
Flétrit  mon  honneur; 
Quel  monstre,  en  fureur, 
Frappa  de  ses  armes , 
Mon  père  en  alarmes... 
Vengeance  à  mes  larmes  ! 
Et  sois  le  vengeur  ! 

Oui,  près  de  ton  glaive, 
Déjà  je  relève , 
Un  front  sans  rougeur; 
Mon  père ,  oh  î  mon  père  ! 
Ombre  sainte ,  espère.... 
Voil    ton  vengeur! 


FIN  DU   PREMIER   ACTE. 


•  ' 


^ 


i 


ACTE  DEUXIÈME 


LA  FÊTB< 


Jeunes  filles,  s'il  vous  invite  jamais ,  prenez 
garde  à  sa  fête  !  car  le  serpent  d'Eve  se  pro- 
mène dans  ses  jardins;  il  y  a  des  poisons  à  sa 
table  ;  des  démons  dan-s  ses  quadrilles ,  et  des 
trapes  mystérieuses  dans  les  corridors  de  son 

palais. 

Vieux  auteur. 


VV««M%V«%V«VVl^,V»tiV«\V«««VVV«%M'VV»«a%«>  VV^«VIM«««V«Vk'il«^>«VV«%«\%VV<M«VtVV«c)M%V«v««WMVV««.:/VVt«/K* 


ACTE  IL 


Une  campagne ,  la  petite  maison  de  Don  Juan  au  ft)nd  ,  à  droite  , 
conune  à  la  cinquième  scène  du  premier  acte.  (Grand  jour.) 


SCENE  PREMIERE. 

DON  JUAN,  LEPORELLO. 
Récitatif» 

DOIV    JUAN. 

Mon  cher  Leporello ,  tout  va  bien. 
LEPORELLO. 

Tout  va  mal. 
DON  JUAN. 
Mal ,  et  comment  ? 

LEPORELLO. 

Je  mène  au  château  tout  ce  monde. 
D'après.... 

DON  JUAN. 

Bravo  ! 

LEPORELLO. 

Je  les  amuse ,  en  général , 
Par  des  mensonges,  là.... 

DON  JUAN. 

Bravo î 


38  DON  JUAN. 

LEPORELLO. 

Comme,  à  la  ronde, 
Vous  en  débitez  par  millier. 

DON  JUAN. 

Bravo  ! 

LEPORELLO. 

Puis,  en  particulier. 
Au  pauvre  Masett-o  je  raconte  une  histoire 
Si  longue,  qu'il  oublie  enfin  d'être  jaloux. 

DOIV  JUAN. 

Bravo  !  ma  foi. 

LEPORELLO. 

Je  les  fais  boire, 
Les  hommes  et  les  femmes ,  tous. 
Les  uns  chantent  comme  des  fous. 
Les  autres  se  donnent  des  coups 
Pour  s'amuser, — Mais  savez-vous 
Qui  nous  arrive  au  beau  moment .î* 

DON  JUAN. 

Zerline. 
LEPORELLO. 

Bravo  !  puis  avec  elle  ? 

DON  JUAN. 
El  vire ,  j'imagine. 

LEPORELLO. 
Bravo  î  Qui  nous  a  dit  de  son  auguste  époux.... 


ACTE  II,  SCÈINE  I. 
DOJM   JUAJV. 
Tout  le  mal  qu'elle  en  sait. 

LEPORELLO. 

Bravo!  brav.... 
BON   JUAN. 

Et  toi ,  drôle  ? 
LEPORELLO. 

Excellence ,  je  n'ai  pas  dit  une  parole , 

Je  l'ai  fait  sortir  du  jardin  , 
J'en  ai  fermé  la  porte,  et  suis  rentre  soudain. 

DON   JUAN. 

Bravo  !  bravissimo  !  la  chose 
Ne  peut  pas  être  en  meilleur  train. 
Tu  verras  ce  que  je  dispose, 
Un  luxe ,  un  bal  de  souverain. 
Nous  aurons  ,  avant  la  nuit  close, 
Tout  le  carnaval  au  château  , 
Pour  la  noce  de  Masetto. 

Va  qu'une  fête  , 
Vite  s'apprête  , 
Puisque  leur  tête 
Faiblit  déjà. 
Si,  sur  la  place ^ 
Fillette  passe , 
Fais  bonne  chasse, 
Amène-la. 
Liberté  grande, 


4o  DON  JUAN. 


Et  qu'on  demande , 
Walse  allemande  ; 
La  sarabande, 
La  Guaraxa. 
Endors  les  mères , 
Grise  les  pères , 
Grise  les  frères , 
Remplis  les  verres 
Tant  qu'on  voudra. 
Ou  blonde  ou  brune , 
Ce  soir  plus  d'une , 
Au  clair  de  lune 
M' écoutera. 
Ainsi,  sans  peine, 
D'une  douzaine, 
Ta  liste  pleine 
S'augmentera. 

(  Ils  sortent.) 


ACTE  II,  SCÈNE  Tl.  4i 

SCÈNE  II. 

Une  belle  promenade  ombragée  autour  du  parc  et  du  château  de 
Don  Juan.  A  gauche  un  bois ,  à  droite ,  vers  le  fond ,  un  pavillon 
d'architecture  mauresque  attenant  au  château,  ayant  au  premier 
étage  un  balcon  doréj  en  bas  une  porte  grillée  dans  un  enfonce- 
ment voûté. 

.     ZERLINE,  MASETTO. 
nédiatit 

ZERLINE. 

Masetio,  Masetto  ! 

MASETTO. 

Couleuvre , 
Ne  me  touche  pas. 

ZERLINE. 

Mais ,  pourquoi  ? 

MASETTO. 

Vous  me  le  demandez ,  à  moi  ? 
Tigresse  ! 

ZERLINE. 

Eh!  qu'ai-jefait.P 

MASETTO. 

Vraiment ,  un  beau  chef-d'œuvre. 
Serp....  femme!  rester  seule  avec  un  beau  senor  ! 
Me  jouer  un  tour  de  la  sorte , 


42  DON  JUAN. 

Le  jour  de  mes  noces  encor  ! 
Morbleu  ,  quand  le  dépit  m'emporte  !. . 

(//  la  menace.  ) 
ZERLIJVE. 

Ah,  je  t'aime!  j'eus  tort,  mais  peux-tu  soupçonner?.... 
Mon  petit  mari ,  vrai ,  c'était  pour  badiner. 
Tu  ne  me  crois  pas  ?  viens,  satisfais  ta  colère, 
Bats-moi,  fais-moi  mourir,  si  cela  peut  le  plaire, 
Et  si  tu  ne  veux  pas,  ingrat,  me  pardonner! 

3lir  : 

Frappe ,  frappe  ta  Zerline  ! 
Ah ,  loin  qu'elle  se  mutine , 
La  douce  brebis  s'incline  , 
Elle  s'offre  au  châtiment. 
Arrache  ses  yeux  ,  maltraite 
Son  visage  ;  la  pauvrette 
Baise  tes  mains  tendrement. 
Frappe,  frappe  la  pauvrette... 
Mais  non  ,  non ,  je  savais  bien  , 
Va ,  que  tu  n'en  ferais  rien  ! 
Tu  n'en  as  pas  le  courage... 
x\h  !  c'est  trop  nous  alarmer. 
Plus  de  guerre,  plus  d'orage.. 
Ne  vivons  que  pour  aimer. 


0^ 


ACTE  II  ,  SCÈNE  II.  43 

Eiritatif. 

MASETTO. 

Mais  ,  voyez  donc  avec  quel  art  cette  diablesse 
A  su  m'ensorceler  !  mon  Dieu  ,  quelle  faiblesse  ! 

{Ils  s'embrassent.) 

DOIV  JUAN  ,  en  dehors. 

Pour  une  fête, 

Que  tout  s'apprête ,  etc. 

ZERLINE. 

Masetto  ,  c'est  lui  ! 

MASETTO. 
Qui  ? 

ZERLINE. 

Monsieur  le  chevalier. 
Ciel  !  où  faut-il  que  je  me  cache  ? 

MASETTO. 

Qu'as-tu  donc.î*  tu  rougis,  tu  crains  que  je  ne  sache 
Le  fin  mot.  —  Reste-là  ;  je  vais  vous  épier. 

Jinaic. 

Vite ,  vite ,  qu'il  y  vienne  , 
Je  crois  qu'il  veut  que  j'en  tienne. 
Monseigneur,  chacun  la  sienne  , 
Je  vous  guette  de  mon  coin. 


44  DON  JUAN. 

ZERLINE. 

Gare  j  gare  à  nous;  écoute; 
De  ton  projet  s'il  se  doute , 
Tu  verras  ce  qu'il  en  coûte, 
Pour  vouloir  être  un  témoin. 

MASETTO. 

Va,  je  saurai  bien  m'y  prendre. 

ZERLIBfE. 
Tu  ne  veux  donc  pas  comprendre. 

MASETTO. 
Parle  haut,  je  veux  entendre. 

ZERLINE. 
A  quoi  peut-il  donc  s'attendre  .î* 
.  MASETTO,  à  part. 

Pour  don  Juan  ,  sévère  ou  tendre , 
Enfin  je  vais  savoir  tout. 

ZERLINE,  à  part. 

Plus  moyen  de  m'en  défendre , 
14  veut  me  pousser  à  bout. 

(  Masetto  se  cache   derrière  une  statue  dans  un  bosquet.) 


ACTE  II  ,  SCÈNES  III ,  IV.  45 

SCÈNE  m. 

ZERLINE,  DON  JUAN,  seigneurs,  masques,   paysans. 
MASETTO  caché. 

t 
DOIV  «f^i^lV  avec  le  chœuk. 

Mes  amis,  jour  d'allégresse! 
Courage ,  ô  belle  jeunesse  ! 
Que  l'amour  ici  renaisse , 
L'amour  et  les  chants  divins  ! 

DON   JUAN  ,  à  ses  valets. 

Menez  vite  tout  ce  monde, 
Dans  ma  splendide  rotonde  > 
Que  là  pour  eux  tout  abonde  , 
Les  fleurs,  la  danse  et  les  vins! 

LE  CHOEUR  en  s'éloignant. 

Mes  amis ,  etc. 

SCÈNE  IV. 
ZERLINE,  DON  JUAN,  MASETTO  caché. 

ZERLINE  traversant  la  scène  pour  échapper  à  Don  Juan. 
Sous  l'ombre  de  ce  grand  frêne, 
J'ai  moins  peur  qu'il  me  surpienne. 
BON  JUAN. 

Zerlinetta,  douce  reine. 
Ne  pense  pas  m'échapper. 


46  DON  JUAN. 

ZERONE. 

Ah ,  laissez-moi  fuir  paisible. 

BON   JUAN. 
Non ,  non ,  fuir  est  impossible. 
ZERLIN% 

Si  votre  cœur  est  sensible!... 

DON  JUAN. 

Plein  d'un  amour  invincible  ! 
Viens,  mon  ange,....  ohî  doute  horrible  î 
Viens....  voudrais-je  te  tromper? 
ZERLINE. 

Ah  !  s'il  le  voit ,  quelle  affaire  ! 
Ciel  !  prenez  pitié  de  moi. 

DON  JUAN  entraîne  Zerline  vers  le  bosquet  et  aperçoit 

Masetto. 

Masetto  ! 

MASETTO, 

Pour  vous  plaire  ! 

DON  JUAN. 

Enfermé  là  !  pourquoi  i^.... 
Ta  charmante  Zerline , 
S'ennuie  et  se  chagrine , 
Quand  elle  est  loin  de  toi. 

MASETTO. 

Oui  j  je  le  croi , 
De  bonne  foi. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  47 

DON  JUAN. 

Alerte!....  dans  les  salles, 

Cors,  flûtes  et  cymbales 

La  musique  aux  cent  voix  ! 

ENSEMBLE. 

Les  flûtes,  les  cymbales 
Résonnent  dans  les  salles; 
Allons  danser  tous  trois. 
(Ils  sortent  par  le  pavillon  ,  tandis  que  les  trois  dominos  entrent 

du  côté  opposé.  ) 

SCÈNE  V. 

ELVIRE,  DON  OTTAVIO,  ANNA. 

En  dominos  noirs,  sans  toques ,  le  masque  à  la  main. 

ELVIRE. 

Courage  ,  amis ,  courage  ! 
Tous  trois  il  nous  outrage, 
Hâtons  enfin  l'orage , 
Qui  doit  fondre  sur  lui. 

DON  OTTAVIO  à  Ehire. 
Madame,  assez  de  plainte, 
Oui ,  notre  cause  est  sainte, 
(à  Anna.^ 

Et  toi ,  calme  ta  crainte , 
Suis-je  pas  ton  appui  .»* 

ANNA. 
Le  ciel  ici  rassemble , 
Les  trois  vengeurs  ensemble; 
Et  cependant  je  tremble , 
Pour  nous  tous  aujourd'hui. 


4«  DOJS  JUAN. 

SCÈNE  VI. 

Les  Précédens,  DON  JUAN,  LEPORELLO  au  balcon. 

LEPORELLO  à  Don  Juan. 

Seigneur,  voyez  ces  masques , 
Beaux ,  galans  et  fantasques. 

DON   JUAN. 

Au  pas  joyeux  des  basques  , 
Ils  ne  feraient  pas  mal. 
Invite-les  au  bal. 

ELVIRE,  DON  OTTAVIO,  A.N^A.,  à  part. 

Ciel  !  j'ai  cru  reconnaître... 
Oui  ;  c'est  la  voix  du  traître. 

LEPORELLO. 

St....  beaux  masques,  mon  maître.... 

EL  VIRE,  ANNA  àDonOttavio. 

Répondez. 

LEPORELLO. 

St....  mon  maître , 
Jaloux  de  vous  connaître. 
Vous  invite  à  son  bal. 

DON  OTTAVIO. 

De  se  rendre  à  son  bal , 
Chacun  de  nous  s'honore. 


ACTE  II ,  SCENE  YII.  49 

LEPOUELLO  ,  m&ntranl  son  catalogue» 

En  voilà  deux  encore , 
Pour  le  livret  fatal. 

(Il  rentre.) 

SCÈNE  VII. 
ELVIRE,  DON  OTTAVIO  ,  AINNA. 

tri0. 

DON  OTTAVIO,  AIVNA. 

Seconde ,  ô  ciel  propice , 
Mon  zèle  et  mon  courroux  ! 

ELVIRE. 

Dieu  puissant  fais  justice  , 
De  mon  perfide  époux. 

DON  OTTAVIO  ,  ANNA. 

ipère  dans  sa  tombe, 

S'émeut  à  nos  apprêta. 

ELVIRE  ET  ANNA. 

C'est  l'heure ,  enfin  qu  il  tombe  , 
Et  que  je  meure  après  ! 

(Ils  sortenl  par  le  pavillon.  ) 


t 


5o  DON  JUAN. 

SCÈNE  vm. 

(  Ici  le  finale  est  interrompu  par  la  fête  et  les  danses.  ) 

Le  bal.  Vaste  salle  du  château  de  Don  Juan  ;  deux  orchestres  au 
fond.  A  droite ,  une  petite  porte  masquée  par  un  rideau ,  don- 
nant sur  un  cabinet  secret .  —  Les  chœurs  dansans  se  croisent. 
Paysans,  paysannes,  dames  et  cavaliers,  masques  et  déguisemens  de 
toutes  sortes,  costumes  de  caractère.  —  Une  fanfare  se  fait  entendre 
dehors.  Un  ChevaUer  Maure  paraît ,  suivi  de  quatre  nègres. 

DON  JUAN,  LEPORELLO,  LE  CHEVALIER  MAURE. 

Chœurs  chantans  et  dansans. 

Hiritatif» 

LE  CHEVALIER  MAURE 

Don  Juan,  des  Maures  de  Grenade , 
Revenant  de  lointains  combats , 
Nous  dépêchent  en  ambassade, 
Près  de  ton  excellence....  Ils  attendent  là-bas. 

DOi\  JUAN. 
Parle. 

LE  CHEVALIER  MAURE. 

Attirés  au  bruit  de  ta  fête ,  ces  braves , 
Sur  la  foi  de  ton  nom ,  demandent  d'être  admis 

Avec  leurs  plus  belles  esclaves , 
Malgré  nos  rois  en  guerre  et  nos  dieux  ennemis. 


ACTE  II,  SCÈNE  VIH.  5i 

JDOIV   JUAIV. 

Merci  seigneurs;  soyez  les  hôtes  de  ma  fête. 

J'ai  toujours  aimé  le  prophète, 
Et  c'est  son  paradis  que  je  voudrais  choisir. 

Entrez,  tous  les  hommes  sont  frères. 
Les  peuples  sont  amis  sous  des  drapeaux  contraires  j 

Il  n'est  qu'un  seul  dieu  :  le  Plaisir! 

{Entrée  des  Maures  avec  leurs  femmes.  Ils  saluent  Don  Juan.) 

€\)omv. 

Gloire  à  toi ,  gloire  suprême 
A  toi ,  soleil  de  Burgos  ! 
Dans  Bagdad,  nos  kalifs  même. 
Sont  à  peine  tes  égaux. 

Tout  nous  retrace , 

Ta  noble  race  ; 

Tu  joins  la  grâce, 

A  la  grandeur. 

Dans  la  nuit  sombre, 

Quels  feux  sans  nombre  !.... 

Grenade  est  l'ombre 

De  ta  splendeur. 

Gloire  à  toi,  etc.  . 

Balkt 

Don  Juan  salue  et  mêle  avec  un  air  d'hospitalité  les  groupes  espagnols  et 
sarrasins,  en  adressant  des  propos  galans  à  plusieurs  femmes  de  tout 
rang ,  et  il  disparaît  pendant  le  ballet  avec  Leporello. 


52  DON  JUAW 


SCÈNE  IX. 

Les  Précédens,  DON  JUAN  ET  LEPORELLO  rentrent 

dans  la  salle. 

&eifxm  ïru  finale, 

DOIV  JUAN  faisant  cesser  les  danses. 

Trêve ,  belles  jeunes  filles. 

LEPORELLO. 

A  boire!  venez,  bons  drilles. 

BON  JUAN  ET  LEPORELLO, 

Puis  encore  à  la  walse ,  aux  quadriller , 
Jusqu'au  jour  à  bondir,  à  tourner  ! 

DON  JUAN  circulant  avec  des  laquais  chargés  de 
rafraîchissemens. 

Ça,  mon....  camarade! 

LEPORELLO  circulant  aussi. 
Cette  limonade? 
Des  sorbets?...  à  moi  rasade. 

MASETTO  ,  observant  dans  un  coin^ 
Moi,  je  reste  en  embuscade. 

ZERLINE,  à  part. 

Douce  ,  douce  vient  la  sérénade, 
Grand  tumulte  peut  la  terminer. 

DON   JUAN. 
Que  je  t'aime,  ô  charmante  Zerline! 


S  l| 


w 


ACTE  II,  SCÈINK  X.  53 

ZERLINE. 

Trop  galant. 

MASETTO. 

Oui ,  fais  bien  la  câline  ! 
LEPOR.ELLO,  imitant  son  maître. 
Que  je  t'aime  ,  Isabelle,  Rosine  î 
/  MASETTO. 

Bien ,  très  bien  ,  ah  !  comme  on  m'assassine  ! 

ZERLIIVE ,  à  part. 
Le  Masetto  fait  mauvaise  mine.... 


g    I  II  se  peut  que  tout  finisse  mal. 

^    \  DON  JUAN,  LEPORF^LLO. 


'^       Le  Masetto  fait  mauvaise  mine  ; 
De  l'adresse  pour  l'instant  fatal  l 

MASETTO. 

La  perfide!  et  quel  homme  infernal  ! 

SCÈNE  X. 

Les  Précédons;  ELVIRE,  DON  OTTAVIO,  ANNA. 

En  dominos  et  masques  noirs ,  accompagnés  de  leurs  gens  ;  ils  se 
présentent  à  la  porte  du  fond  et  se  tiennent  un  instant  immobiles 
et  sévères. 


LEPORELLO,  aux-  masques. 
Mon  maître  vous  invite  , 
Beaux  masques,  entreïi  vite* 


54  DON  JUAN. 

DON  JUAIV,  avec  ivresse. 

Oui,  tous,  avec  leur  suite. 
Vive  la  liberté  ! 

LES  TROIS  MASQUES. 

Grâce ,  donc ,  excellence , 
De  l'hospitalité. 

TOUS. 

Vive  la  liberté  ! 

DON  JUAN. 

Que  le  bal  recommence  ! 

(  à  Leporello,  ) 

Toi ,  de  la  pétulance  ! 

(  à  Zerline.  ) 

Vous  savez  que  je  danse , 

Avec  vous,  ma  beauté. 

(  Ici  les  danses  et  les  valses  repi^ennent.) 
LEPORELLO. 
Bravo  !  qu'on  en  dégoise  ! 

EL  VIRE,  voyant  Zerline.., 
Ah!  c'est  la  villageoise  ! 

ANNA. 

J'expire!.... 

DON  JUAN. 

Tout  se  croise. 

LEPORELLO  et  DON    JUAN. 

Parfait  en  vérité, 

DON  JUAN,  montrant  Masetto. 
Leporello,  surveille!... 


ACTE  II ,  SCÈNE  X. 
LEPORELLO. 

Ce  nigaud?...  à  merveille. 

DON  JUAIV  valsant  avec  Zcrlinc. 

Es-tu  blanche  et  vermeille  ! 
Oh  !  que  ton  souffle  est  doux  ! 

LEPORELLO  à  Masetf.o. 

Allons,  vite  en  cadence  ! 
Faisons  comme  ils  font  tous. 

MASETTO. 

Je  n'aime  pas  la  danse. 

LEPORELLO. 

Tu  danseras  j  commence. 

MASETTO. 
Non! 

LEPORELLO. 

Si  !  vite  en  cadence  ! 
MASETTO. 
Non!  j'abhorre  la  danse. 

LEPORELLO. 

Tu  l'aimeras ,  avance 
Et  saute  avec  les  fous. 

AIVIVA. 

Je  ne  puis  me  contraindre. 

DON  OTTATIO,  ELVIRE. 

Par  pitié,  calmez-vous. 

DON  JUAN  entraînant  Zerline  vers  le  cabinet. 
Oh!  viens!  que  peux-tu  craindre i*... 


56  DON  JUAN. 

MASETTO  a  Leporello. 
Lâchez ,  c'est  assez  feindre. 
DON  JUAN  toujours  en  vaisant  précipite  Zerîine  dans  le  cabinet. 
Viens  ! 

ZERLINE. 
Ciel  !  à  qui  me  plaindre  ? 
LEPORELLO  smi^ant  son  maître. 
Voici  l'instant  à  craindre. 

LES   TROIS    3IASQUES. 

Au  but  il  croit  atteindre, 
C'est  le  piège  mortel. 

(  A  partir  de  ce  moment ,  les  trois  dominos  ont  circulé  dans  tous 
les  groupes  en  les  animant  contre  Don  Juan ,  dont  ils  ont  Tair  de 
raconter  les  crimes ,  et  en  les  apitoyant  sur  Zerline ,  de  manière  que 
lorsqu'elle  sort  effarée  du  cabinet ,  tout  le  bal ,  masques ,  cavaliers, 
villageois ,  se  tournent  contre  Don  Juan ,  en  le  menaçant  du  gesle  ou 
des  armes  qu'ils  ont  à  la  main.  Rien  n'épouvante  Don  Juan.  Il  est 
seul  d'un  côté  avec  Leporello,  et  jusqu'à  la  fin  il  tient  la  foule  en 
respect  avec  son  épée. 

ZERLINE ,  en  dehors. 
Au  secours  !  à  l'aide  !  au  crime 

TOUS. 

Ah!  secourons  la  victime  ! 

MASETTO. 
Ah,  Zerline! 

ZERLINE  ,  en  dehors. 
Au  crime! 


ACTE  11,  SCÈNE  X.  5; 

DON  OTTAVIO  ,  ANNA. 

Ciel! 
Cest  là,  c'est  là,  qu'on  s'y  porte! 

ZERLINE. 

Monstre  ! 

TOUS. 

Il  faut  briser  la  porte. 

ZERLINE .  rentre  pâle ,  échevelée  ,  Masetto  la  saisit  et  Ventraine 

au  loin. 

Secourez-moi  !  je  suis  morte  ! 

DON  JUAN  ramène  Leporello  en  le  menaçant  de  son  épéc. 

C'est  donc  toi  qui  de  la  sorte, 
Par  un  jeu  lâche  et  cruel.... 
Meurs  ! 

LEPORELLO ,  à  genoux, 
Y  pensez-vous?  grâce  ! 
DON  JUAN. 

Meurs  ! 

LEPORELLO. 

Que  dites-vous  ?  grâce  ! 
DON  OTTAVIO  à  Don  Juan. 
Mais  toi,  n'attends  pas  de  grâce. 

LES  TROIS  MASQUES. 

Le  scélérat!  quelle  audace  ! 
Il  croit  cacher  son  forfait. 


'i 


58  DON  JUAN. 

DOIV   JUAN  voyant  Elvive  qui  se  démasque  ,  ainsi  qu*Ànna  et 

Don  Ottavio. 

Don  Elvire. 

ELVIRE. 

Et  le  tonnerre! 

DON  JUAN. 

Don  Ottavio  ! 

DON  OTTAVIO,  tirant  son   épée. 
Non ,  la  guerre! 

DON  JUAN. 

Don'  Anna  ! 

ANNA. 

Rends-moi  mon  père  ! 
LES  TROIS  MASQUES. 

L'homicide  !  l'adultère  ! 
Nous  savons  tout  en  effet. 

TOUS. 

Tremble,  monstre,  tout  s'expie  ! 
L'œil  de  Dieu  toujours  épie  ! 
Tes  noirceurs,  ton  meurtre  impie, 
Au  grand  jour  apparaîtront. 

DON  JUAN  ,  LEPORELLO ,  à  part. 
Je  sens  se  troubler  ma  tête, 
Quel  est  le  sort  qui  s'apprête  ! 
Une  effroyable  tempête , 
S'amasse  autour  de  mon  front. 

TOUS. 

Au  sort  il  faut  te  résoudre. 

Non,  rien  ne  peut  plus  t'absoudre, 


ACTE  II ,  SCÈNE  X.  5g 


Entends-tu  gronder  la  foudre  ? 
Elle  annonce  ton  trépas. 

Ensemble* 

DON  JUAN. 

Eh  bien ,  si  la  foudre  gronde , 
Qu'un  blasphème  lui  réponde! 
Tombe  et  s'écroule  le  monde  ! 
Don  Juan  ne  tremblera  pas. 

TOUS. 

Tremble ,  car  la  foudre  gronde , 
Elle  annonce  ton  trépas. 

DON    JUAN. 

Tombe  et  s'écroule  le  monde, 
Don  Juan  ne  tremblera  pas. 


Don  Juan  se  fait  jour  l'épée  à   la  main  et  s'échappe  à  travers   la 
foule  après  avoir  croisé  le  fer  avec  Don  Oltavio. 


FIN   DV   DEUXIEME  ACTE. 


ACTE   TROISIÈME. 


L3  SBZTT70£l. 


The  man  that  hath  no  musick  in  himself , 
Nor  is  not ,  etc. 

a  L'homme  qui  n'a  aucune  musique  en  lui- 
même,  et  qui  n'est  pas  touché  de  l'harmonie  des 
tendres  accords ,  est  capable  de  trahisons ,  de 
stratagèmes  et  d'injustices.  Les  mouvemens  de 
son  âme  sont  lents  et  mornes  comme  la  nuit , 
et  ses  affections  sont  noires  comme  le  Tartare  : 
ne  TOUS  fiez  pas  à  un  pareil  homme....  Ecoutons 
la  musique  !  » 

(  Shakespeare.  —  Marchand  de  Fenise.  ) 


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ACTE  III. 


Une  rue  de  Burgos.  A  gauche ,  la  maison  d'Elvire  avec  un  balcon.  Il 
fait  jour  encore.  La  nuit  tombe  peu  à  peu. 


SCENE  PREMIERE. 


DON  JUAN,  LEPORELLO. 


DON    JUAN. 

Cesse  de  rire, 
Mauvais  plaisant. 

LEPORELLO. 

Je  me  retire 
Dès  à  présent- 

DON    JUAN. 
Ce  trait  m'afflige. 

LEPORELLO. 
Je  pars  ,>vous  dis-je. 

DON  JUAN, 

Que  t'ai-je  fait  ? 
Et  qui  t'oblige.... 


^ 


64  DON  JUAN. 

LEPORELLO. 

Rien ,  en  effet  : 
11  se  corrige... 
En  m'assommant  î 

DON   JUAN. 

Ah ,  quel  vertige  ! 

LEPOUELLO . 

Quel  agrément  ! 

DON  JUAN. 

C'était  pour  rire , 
Tu  le  sais  bien. 

LEPORELLO. 

C'est  bon  à  dire , 
Adieu,  plus  rien. 

(BtiBemble. 

W  DON  JUAN. 

Toi  si  fidèle , 

LEPORELLO. 

Moi  si  fidèle , 

DON  JUAN. 

Si  plein  de  zèle , 

LEPORELLO. 

Si  plein  de  zèle , 

DON   JUAN. 

Toi  qui  m'aimais , 

LEPOBELLO. 

Qui  vous  aimais , 


ACTE  III ,  SCÈNE  I.  65 

DON   JUAIV, 

Reprends  ta  place. 

LEPORELLO. 
Je  suis  de  glace. 

DON  JUAN. 
Reviens ,  de  grâce. 

.     LEPORELLO, 
Non  ,  non ,  jamais. 


Leporeilo 


Uécitaiit 

DON  JUAN. 

LEPORELLO. 

Non,  non. 
DON  JUAN  ,  lui  jetant  Une  bourse. 
Faisons  la  paix.  Tiens! 
LEPORELLO. 

Qu'est-ce  ? 

DON  JUAN. 

Vingt  piastres. 

LEPORELLO. 

Eh  bien  !  donc,  je  vous  pardonne  en  cor  j 
Mais  n'y  revenez  pas.  Vous  me  couvririez  d'or , 
Comme  une  courtisane  ou  comme  vine  princesse  , 
Plus  de  Leporeilo.  Vous  exposer  sans  cesse  ! 

5 


dQ  DON  JUAÎS. 

DON  JUAN. 

Tu  vois  comme  j'en  sors. 

LEPORELLO. 

En  tuant  d'un  seul  coup 
Quinze  ou  vingt  hommes  ?  —  IVkis ,  il  en  reste  beaucoup. 
Vos  ennemis.... 

BON  JUAN. 

Ils  font  les  braves  en  cachette. 
LEPORELLO. 

Et  la  justice  ? 

DON  JUAN. 
Je  l'achète. 
LEPORELLO. 
Ahî....  Etlediable? 

DON  JUAN, 

Il  pense  à  tout. 

Si  le  diable  existait,  serais- tu  là? 

LEPORJSLLO 

Mon  maître , 
C'est  qu'il  est  patient  peut-être  ! 

DON  JUAN. 
Parlons  d'objets  plus  importans. 
LEPORELLO. 
Pourvu  qu'on  laisse-là  les  femmes! 

DON  JUAN. 

C'est  bien  triste  ! 


ACTE  III ,  SCENE  I.  67 

Sot ,  à  quoi  veux-tu  donc  que  l'on  passe  le  temps  ! 
— Elvire  vient  de  prendre  une  autre  camériste, 
A  ce  balcon  je  l'ai  vue  hier  au  soir  : 
Mains  blanches ,  taille  fine ,  œil  noir, 
Une  franche  espagnole , 
Je  l'aime,  j'en  raffole  , 

(mojitrant  une  mandoline  sous  son  manteau.) 
Et  j*allais....  mais  de  peur  de  contretemps  subits, 

Je  veux  être  prudent ,  comme  tu  le  conseilles. 

LEPORELLO. 

I 

A  la  bonne  heure  ! 

DON  JTJAN. 
Or  ça,  maraud ,  changeons  d'habits. 
LEPORELLO. 

Excellence,  c'est  que....  le  Lâton..,.  mes  oreilles.... 
Les  alguasiîs.... 

DON  JUAN  prenant  le  manteau  de  Leporello  et  son  chapeau. 

Hë  bien!  pour  ton  maître  et  seigneur 
Tu  seras  assommé. 

LEPORELLO. 

Merci  de  tant  d'honneur. 

(Tandis  qu'ils  changent  de  manteaux ,  Elvire  paraît  au  balcon  sans 
les  voir  et  sans  en  être  aperçue.  ) 


68  '  DON  JUAN. 

SCÈNE  IL 

DON  JUAN,  LEPORELLO,  ELYIRE   au  balcon. 

Il  fait  nuit. 

trio. 

ELVIRE. 

Nuit  fraîche ,  nuit  sereine  , 
Ton  amoureuse  haleine, 
Ne  charme  plus  la  peine , 
D'un  cœur  qui  fut  le  sien  ! 

LEPORELLO. 

Cette  voix  qui  soupire  , 
Seigneur,  c'est  don'  Elvire. 
DON  JUAN. 

Il  faut  que  je  m'en  tire, 
Reste-là,  ne  dis  rien. 
—  Elvire  !  ô  toi ,  ma  belle  !... 
ELVIRE. 

C'est  l'ingrat  qui  m'appelle  ? 
DON  JUAN. 

Oui,  je  reviens  fidèle  , 
J'implore  ta  pitié. 

EJLVIRE. 

Juste  ciel  !  sa  parole 

Me  trouble  et  me  console. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  69 

LEPORELLO  ,  à  part. 

Voyez  déjà  la  folle 
Qui  le  croit  à  moitié  ! 

DON   JUAN. 

Descends,  mon  bien  suprême , 
C'est  toi  seule  que  j'aime. 
Je  ne  suis  plus  le  même , 
Je  suis  tout  repentant. 

ELVIRE. 

Non. — «Vous  m'avez  trompée.... 

BON  JUAN. 

Descends ,  ou  cette  épée.... 

LEPORELLO ,  à  part. 

Oh!  comme  elle  est  dupée î 

BON   JUAN. 

Mon  âme ,  je  t'attend. 

ELVIRE. 

Grand  Dieu  !  tout  m'embarrasse  ; 
Que  faut-il  que  je  fasse  ? 
N'abusez  pas ,  de  grâce , 
De  ma  crédulité. 

BON  JUAN. 

Elle  se  prend  au  piège, 

Son  erreur  me  protège ,  • 

Et  peut-être  en  aurai-je 

Ce  soir  bien  profité  ! 


70  DON  JUAN. 

LEPORELLO- 

Mais  quelle  infâme  ruse  ! 
Voilà  comme  il  s'amuse  ' 
Imprudente ,  il  abuse 
De  ta  crédulité  ! 

ELVIRE.  DON  JUAN  et  LEPORELLO. 

Serai-je  encor  séduite  ?  Elle  est  déjà  séduite. 

Ah  !  quel  trouble  m'agite  !  A!i  !  quel  trouble  l'agile! 

Oui,  je  me  rends  trop  vite.  Elle  se  rend  bien  vite  j 

Amour ,  protège-moi  !  Fol  amour  !  gloire  à  toi  ! 
{Elvire  quitte  le  balcon.  ) 


Effttatif. 

DON  JUAN. 

Ça ,  lorsque  Elvire  va  descendre  , 
Cours  lui  baiser  la  main ,  prends  ma  voix ,  fais  le  tendre, 

Et  surtout  conduis-la,  sans  tarder,  autre  part. 

(  montrant  la  fenêtre  de  la  ca?nénste.  ) 
Et  moi.... 

LEPORELLO. 

Mais  ,  si  j'étais  reconnu  par  hasard  ? 
DON  JUAN. 

Fat,  comment  veux-tu  qu'on  découvre 
Une  ame  de  poltron  sous  ce  noble  pourpoint  ? 

LEPORELLO. 

Je  dis..j. 


ACTE  III,  SCENE  II. 

DON  JUÀN. 

De  la  prudence.  Elle  ouvre  ! 

ELVIUE  ,  sortant  de  sa  maison  en  mantille. 
Me  voici. 

DON  JUAN  V  se  retirant  à  l'écart. 

Bien.  Voyons  s'il  ne  me  trahit  point. 

LEPORELLO ,  à  part ,  avec  le  manteau  de  Don  Juan. 
Quel  embarras! 

ELVIRE,  A  Leporello. 

Je  puis  Jonc  croire 
Que  mes  pleurs  vous  ont  attendri. 
Mon  cher  don  Juan  me  rend  son  amour  et  ma  gloire! 

LEPORELLO,  imitant  la  voix  de  Don  Juan. 
Oui,  mon  ange! 

EL  VIRE. 

Cruel  mari! 
Quel  maux  vous  avez  faits  à  votre  pauvre  femme  ! 

LEPORELLO. 

Moi ,  mon  amie  ? 

ELVIRE. 
Oui,  toi. 
LEPORELLO. 

Chère  âme  ! 
Ce  remords  poursuivra  mes  jours. 

ELVIRE. 

Est-ce  que  tu  voudras  m'abandonner  encore  ? 


7a  DON  JUAN. 

LEPORELLO. 

Non,  non,  mignonne i 

ELVIUE. 

A  moi,  toujours! 

LEPORELLO. 

Toujours! 

EL  VIRE, 

Je  t'aime  ! 

LEPORELLO. 

Je  t'adore! 
(  à  part.  ) 

Mais  c'est  charmant  ! 

EL  VIRE ,  soupirant. 
Ah! 
LEPORELLO. 

Ah! 
DON    JUAN. 

Ah  !  le  drôle  y  prend  goât. 
EL  VIRE. 
Et  vous  ne  serez  plus  perfide  ? 

LEPORELLO. 

Plus  du  tout. 
ELVIRE. 
Jurez-le  moi. 

LEPORELLO,  Vembrassani. 

Je  te  le  jure  , 
Par  ces  mains,  par  ces  yeux,  par... 


ACTE  III ,  SCÈNE  III.  yS 

DOIV  JUAN  ,  courant  sur  eux. 

Hé  ,  hi ,  ha ,  hi,  mort! 
ELVIRE  ET  LEPORELLO  se  sauvant  par  la  gauche. 
Oh!  ciel! 

SCÈNE  III. 

DON  JUAN  riant. 

Hé  !  hi,  ha,  hi!  —  L'excellente  aventure  î 
—  Vite  à  la  camériste;  une  chanson  d'abord  : 

(  //  se  place  sous  la  fenêtre  de  la  camériste ,  et  chante  en  s' ac- 
compagnant de  la  mandoline.  ) 

Je  suis  sous  ta  fenêtre , 
Ah!  daigne  enfin  paraître, 
Belle  qui  m'as  séduit! 
Tes  yeux  sont  deux  étoiles 
Dont  l'éclat  m'a  conduit  ; 
Soulève  enfin  tes  voiles , 
Ou  je  meurs  dans  la  nuit. 

Bannis ,  bannis  la  crainte  ; 
J'ai  su  par  une  feinte 
Eloigner  les  jaloux. 
Descends ,  l'amour  t'appelle  , 
Ce  dieu  veille  sur  nous  ; 
Peut-on  être  cruelle 
Avec  des  yeux  si  doux  ? 


74  IX)]N  JUAN. 

SCÈNE  IV. 

DON  JUAN,MASErTO, 

Paysans  armés  de  mousquets  et  de  bâtons. —  Ils  entrent  en  silence,  à 

petits  pas.  —  Nuit. 

Eécitatii 

DON  JUAN. 

St  —  St  —  Un  rideau  s'ouvre.  —  Ah!  c'est  elle  sans  doute. 

St.... 

(  une  femme  parait  à  la  fenêtre.  ) 

MASETTO. 

Amis,  patience,  on  m'a  bien  dit  sa  route  ; 
Nous  l'aurons. 

DON  JUAN,  bas. 
Mais ,  j'entends  parler. 
MASETTO. 

Voilà  quelqu'un.^ 
Chut! 

DON  JUAN  ,  bas, 
Masetto  ,  je  crois.  -^  Au  diable  l'importun  ! 
MAZETTO,  criant. 

Qui  -va-là.^^  —  L'on  se  tait.  —  En  joue! 

DON  JUAN. 

{à  part.)  .    .       ^     ^"'y  ^         ,, 

^  imitantlavoix  de  Leporello, 

Il  n'est  pas  seul,  resions  déguisé.  —  Mes  amis 

Masetto  ! 

MASETTO. 

Gerte ,  et  îoi  ? 


I 


ACTE  III ,  SCÈNE  lY-  fô 

DON  JUAN. 

Leporello ,  j'avoue. .. 

MAS'ETTO    le  menaçant. 
Le  valet  de  ce  monstre,  à  qui... 

DON  JUAN. 

Don  Juan  m'a  mis 
A  la  porte  par  la  fenêtre. 
Car  je  ne  pouvais  plus  servir  un  pareil  maître , 
Un  damné  ! 

MASETTO. 

Bien.  —  Où  donc  trouverons-nous  ce  traître  ? 
Nous  le  cherchons  pour  l'assommer. 

DON  JUAN. 

Pour  ?...  Bon  cela!  j'en  suis.  —  Je  peux  vous  affirmer 
Qu'il  n'est  pas  loin  d'ici.  — •  Fais  aller  ton  escorte 
Moitié  par  là  ,  moitié  par  là.  De  cette  sorte 

11  ne  pourra  vous  échapper. — 
Si  vous  trouvez  quelqu'un  en  manteau  de  toilette, 
Promenant  sous  le  bras  quelque  femme  bien  faite  , 

Vous  n'avez  qu'à  frapper  ! 

(  à  Masetto.  ) 

Frappez  ferme  ;  c'est  lui.  Partez-donc.  —  Toi,  demeure 
Un  instant. 

(  Les  paysans  sortent  par  la  droite  et  la  gauche^} 

MASETTO. 

Pourquoi  .^ 


76  DON  JUAN. 

DON  JUAN. 

Tu  verras.  — 
Tu  disais  donc  qu'il  faut  le  tuer  ? 

MASETXO. 

Oui,  sur  l'heure. 
DON    JUAN. 

Ne  suffirait-il  point  de  lui  casser  les  bras? 

MASETTO. 
Non ,  non ,  je  veux  le  mettre  en  morceaux ,  et  qu'il  meure. 

DON  JUAN. 
Es- tu  bien  armé ,  toi  ? 

MASETTO. 

Mais ,  j'ai  ce  mousqueton  , 

{montrant  son  bâton.) 
Et  puis...  voyez! 

DON  JUAN. 

Après  ? 

MASETTO. 

N'est-ce  pas  fort  honnête  ? 

DON   JUAN. 

{le  battant) 
Fort  honnête! —  Prends-donc  ceci  pour  le  bâton  ? 
Ceci  pour  le  mousquet. 

MAZETTO,  criant . 
Ah!  la  tête!  la  tête! 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  77 

DON  JtlAIV  ,  frappant  plus  fort. 

Silence,  ou...  tiens,  ceci  pour  le  tuer;  ceci 
Pour  le  mettre  en  morceaux.  —  Tiens,  vilain,  c'est  ainsi 
Qu'il  faudra  qu'on  l'assomme. 

(Il  sort.; 

SCÈNE  V. 
MASETTO  ,  ensuite  ZERLINE. 

MASETTO,  criajîl. 
Ah  !  je  suis  mort  !  le  maudit  homme  ! 
Ah! ah! 

ZERLINE  ,    accourant. 

C'est  Masetto  que  j'entends  par  ici  ? 
MASETTO. 

Zerline ,  ah ,  ma  chère  Zerline  ! 
Ah! 

ZERLINE. 
Qu'est-ce  } 

MASETTO.  H 

Il  m'a  brisé  le  dos  et  la  poitrine  ! 

ZERLINE. 

Qui  donc  ! 

MASETTO 

Leporello ,  ma  pauvre  femme ,  ou  bien 
Quelque  démon  qui  lui  ressemble. 


78  DON  JUAN. 

ZERLINE. 

Où  te  sens-tu  mal  ? 

MASETTO. 

Là,  là,  là;  là. 

ZERLINE. 

Ce  n'est  rien . 
Rentrons  tous  les  deux.  Il  me  semble 
Que  je  te  guérirai  rnieux  qu'un  médecin...  mais 
Jure  de  n'être  plus  jaloux. 

MASETTO. 

Je  le  promets. 
ZERLIIVE. 

Viens ,  je  possède 
Un  doux  remède  ; 
Quel  mal  ne  cède 
A  son  pouvoir? 
C'est  un  mystère 
Que  je  dois  taire  ; 
Êjk     Toi  seul ,  sur  terre  , 
Peux  le  savoir. 
Qu'on  te  l'apprenne , 
Bientôt  ta  peine  , 
J'en  suis  certaine , 
Se  guérira. 
Qui  peut  combattre 
Ce  baume-là?... 


i 


ACTE  III ,  SCENE  VI.  79 

Sens  mon  cœur  battre , 
Le  charme  est  là 

(  Ils  sortent  en  se  tenant  ejubrassés.) 


SCENE  VI. 

Ua  enclos  fermé  par  un  mur  croulant ,  avec  une  porte  qui  tient  à 
peine.  Des  décombres ,  quelques  ruines.  Nuit  très-sombre. 

LEPORELLO,  ELVIRE. 

E^ritatif. 

LEPORELLO,   toujours  auec  /e  manteau  de  Don  Juan, 
Venez ,  entrez  une  seconde , 
Ma  chère  amie ,  et  taisons- nous. 
J'ai  vu  bien  des  flambeaux  là-bas. 

ELVIRE. 

Mon  cher  époux , 
Que  peux-tu  craindre  ? 

LEPORELLO. 

Oh ,  rien  au  monde  ! 
—C'est  qu'on  nous  suit.  Je  vais  voir.... 

ELVIRE. 

Quelle  nuit  profonde  î 

LEPORELLO  ,  cherchant  la  porte  par  laquelle  il  est  entré. 
( à  part )  [à  Elvirc. ) 

Comment  me  dépêtrer?....  Je  vole  à  tes  genoux. 


8o  DON  JUAN, 

EL  VIRE. 

Seule,  seule,  en  cette  enceinte  , 
Je  me  sens  glacer  de  crainte, 
Toute  ma  force  est  éteinte  , 
Et  je  suis  prête  à  mourir. 

LEPORELLO  cherche  en  suivant  le  mur  du  fond. 

Comment  regagner  mon  gîte  , 
Sans  cette  porte  maudite  ! 
Piano  ,  cherchons  vite ,  vite  ; 
C'est  le  moment  de  s*enfuir. 
(  Entrent  DonOttavio  et  Anna.  Leporello  cherche  toujours.) 

SCÈNE  VIL 
ELVIRE,  DON  OTTAVIO,  ANNA,  LEPORELLO. 

DOJV  OTTAVIO  ,   à  Anna. 

Sèche  tes  pleurs ,  ma  chère  âme  , 
On  a  vu  passer  l'infâme. 
Courage  !  au  nom  de  ma  flamme  , 
Et  d'un  père ,  ici,  martyr. 

ANNA. 

Laisse  ma  douleur  s'épandre  , 
Je  ne  dois  plus  rien  entendre  ; 
Quel  bonheur  pourrais-je  attendre  ? 
La  mort  est  mon  seul  désir. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII,  8i 

ELVIRE,    cherchant. 
Où  donc  mon  époux  fidèle? 

LEPORELLO. 

>A      I    Ah  !  je  suis  perdu',  c'est-elie  ! 
§     \    Bon ,  voici  la  porte.  —  Appelle  ! 
§     j    Vite ,  vite ,  il  faut  partir. 

EL  VIRE. 

N'est-ce  pas  lui  qui  m'appelle  ? 
Vite ,  vite ,  il  faut  partir. 

Leporello  qui  reprend  le  mur,  trouve  la  porte  cette  fois. 
Masetto  ,  Zerline,  une  troupe  de  paysans  ,  portant  des  flambeaux, 
s'y  présentent  et  lui  barrent  le  passage. 

SCÈNE  VJII. 

DON  OTTAVIO,  ANNA,  ZERLINE,   LEPORELLO, 
MASETTO,  ELVIRE,  paysans. 

MASETTO  ,  ZERLINE. 

Arrête ,  arrête,  pas  de  fuite. 

DON  OTTAVIO,    ANNA. 
C'est  don  Juan,  qu'il  soit  châtie. 

TOUS. 

Meure  un  traître  qui  ,,  '  séduite  ! 

ELVIRE. 

Je  suis  sa  femme  ,  hélas  !  pitié  î 


82  DON  JUAN. 

TOUS. 

C'est  El  vire!  qui  donc  1  amène  ? 
Mais  toi,  ne  crois  pas  fuir  ta  peine 
Li  peine  due  aux  scélérats; 
Non,  point  de  pitié ,  tu  mourras  î 

[M  azeito  frappe  Leporello  et  le  fait  tomber  à  f>enoux.  ) 

LEPORELLO,  à  genoux. 

Seigneurs,  excuse.... 
Sur  ma  personne  ici  chacun  s'abuse ., 

Voyez ,  voyez , 
•Je  ne  suis  pas  celui  que  vous  croyez. 
Mais ,  comme  un  agneau  je  me  livre  ; 

Laissez-moi  vivre, 

Par  charité! 

(  //  ôte  son  chapeau  pour  montrer  son  7Ùsage.  ) 

TOUS. 

Leporello!  quelle  imposture! 
Qui ,  d'aventure  , 
S'en  fût  douté  ? 

(  Leporello  se  relève.  ) 

TOUS. 

N'importe  ,  il  mourra  pour  son  maître  ! 

Î.EPOUELLO. 

Non,  non  ,  cela  ne  peut  pas  être.... 
Oh  !  laissez-moi,  par  charité! 


ACTE  III ,  SCÈNE  VIII.  85 

LEPORELLO,  à  part. 

Un  orage  en  moi  fermente , 
Le  péril  sans  cesse  augmente,  , 
Si  j'échappe  à  la  tourmente , 
j      I  C'est  miracle  en  vérité  ! 


m 


TOUS. 


w      JUn  orage  en  moi  fermente, 

L'embarras  sans  cesse  augmente 
Et  de  ce  jour  de  tourmente 
\  Don  Juan  seul  a  profité  ! 

Leporello  se  sauve  en  courant,  les  paysans  sont  à  sa  poursuite. 


FIN   DU   TROISIEME   ACTE. 


ACTE  QUATRIÈME. 


ÂxnsfA. 


Amor,  nasci  in  odio!...  etc.,  etc. 

a  Amour  né  dans  la  haine! c'est 

pour  moi  une  étrange  destinée  d'amour 
qu'il  me  faille  aimer  un  ennemi  détesté! 

Mais  la  mort  plutôt  que  d'épouser  Paris  ! 

{Roméo  et  Juliette, 
Chronique  italienne.  ) 


vv^-vvt^ V« «V^  ^  V<  %%/%  VV\\ V^  VV« VM  VM '««^  JM VV«  VV« %V« «^^  V\>  vt  >iVV^  VV% %A/t  VV\««  VM  MlV»e  VV«  A<»<MA  VVVftt'VV^  vv% 


ACTE  lY. 


La  chambre  de  Dona  Anna.  Au  fond ,  une  croisée  ouverte,  avec  le 
rideau  rouge  qu'on  a  vu  au  premier  acte.  A  droite,  le  portrait  du 
commandeur.  A  gauche,  sur  le  devant,  une  tal)le  et  deux  flam- 
beaux dessus.  Anna,  pâle  et  abattue,  est  assise ,  la  tête  appuyée 
sur  son  bras. 


SCENE  PREMIERE . 

ANNA,  seule. 

Eédtatif. 

Ton  heure  encor  n'est  pas  sonnée 

Don  Juan  !  —  C'était  folie  à  moi 
Que  de  vouloir  lutter  contre  ta  destinée.... 
Maintenant ,  si  tu  veux  ,  mon  père  ,  venge-toi. 

Oui  la  force  manque  à  ma  haine 
Ma  vie  est  épuisée  et  le  mal  est  vainqueui- , 
Mais  du  moins  je  souris  à  cette  mort  prochaine  , 

Qui  seule  peut  briser  la  chaine 
D'un  froid  hymen  où  je  n'ai  pas  mon  cœur. 
O  mon  père  !  pardonne  à  la  fille  insensée 
Une  flamme  sans  nom  qui  lui  vient  de  l'enfer, 
Dans  le  fond  de  son  cœur  bien  long-temps  repoussée 


88  DON  JUAN. 

Et  que,  dans  la  tombe  glacée, 
Elle  emporte  aujourd'hui  pour  mieux  en  triompher. 

3ltr:  j 

Tu  m'attends;  je  vais  te  suivre, 
Ombre  sainte ,  dans  ton  séjour! 
Par  la  tombe  je  me  délivre 

D'un  fatal  et  triste  amour 

Avec  moi ,  que  sous  la   terre, 

Soit  caché  tout  ce  mystère  , 

Ce  fatal  et  triste  amour. 

Ah  !  pour  ma  douleur  profonde , 
Pour  les  maux  que  j'ai  soufferts, 
Peut-être  au  sortir  du  monde, 
Les  cieux  me  seront  ouverts. 

Tu  m'attends  j  je  vais  te  suivre  , 
Ombre  sainte,  dans  ton  séjour! 
Par  la  tombe  je  me  délivre 

D'un  fatal  et  triste  amour. 

Avec  moi ,  que  sous  la  terre , 

Soit  caché  tout  ce  mystère , 

Ce  fatal  et  triste  ^mour. 

(Pon  Ollaviy  eiUre  sur  les  dernières,  mesures  de  Tair  d'Anna.) 


ACTE  IV  ,  SCÈNE  II.  89 

SCÈNE  II. 
.    ELVIRE,   ANNA  (*). 

Hantûtit» 

ELVIRE. 

Chère  Anna,  quand  toute  l'Espagne 
Se  joindrait  avec  nous,  tant  d'efforts  seraient  vains. 
Ne  nous  obstinons  plus,  sans  les  secours  divins , 
A  poursuivre  un  maudit  que  l'enfer  accompagne. 
On  l'a  vu  fuir  de  loin ,  à  travers  la  campagne. 
Et  disparaître.  —  Moi ,  je  désespère  ,  adieu  ! 
Je  vais  cacher  ma  honte  et  mon  front  sous  le  voile  ; 
Et,  laissant  le  perfide  à  sa  fatale  étoile, 
Je  remets  ma  vengeance  entre  les  mains  de  Dieu. 
Pour  vous,  du  moins ,  l'amour  vous  reste,  et  sur  la  terre 
Vous  pouvez  être  heureuse. 

AIVNA  ,  égarée. 

Heureuse!...  sans  mon  père! 
Je  ne  songe  au  bonheur  même  qu'avec  effroi... 
Chère  sœur,  dans  le  cloître  allez  prier  pour  moi. 

ELVIRE  presque  en  larmes. 
C'en  est  donc  fait ,  Anna ,  dans  quel  affreux  abîme , 

Le  malheureux  va  se  précipiter  ! 
Un  funeste  penchant  l'entraîne  vers  le  crime  j 
Rien  ne  saurait  plus  l'arrêter. 

(*)  On  supprime  cette  scène  à  la  représentation;  l'air  d'EI vire  est 
transporté  à  la  scène  X  du  premier  acte. 


90  DOjV  JDAN. 

Tant  de  forfaits  du  ciel  irritent  la  colère , 
Le  jour  du  châtiment  est  peut-être  arrivé. 

Que  devenir,  ô  ciel!  que  faire  ? 
Perdu  ,  je  le  pleurais...  Devais-je,  en  ma  misère, 
Pleurer  bien  plus  encor  de  l'avoir  retrouvé  ! 

Au  mépris  de  Thyménée 
11  m*a  retiré  son  cœur; 
Malheureuse,  abandonnée.... 
Ah!  Dieu  seul  verra  ma  douleur! 

Mais  hélas  ,  trop  faible  encore 
Je  plains  sa  funeste  erreur  , 
Et  dans  mon  âme  j'implore 
Pitié ,  pitié  pour  le  pécheur  , 

Au  mépris  de  l'hyménée,  etc.,  etc. 

Quand  je  songe  à  ma  souffrance  , 
Aux  menaces  j  ai  recours; 
Mais  je  tremble,  quand  je  pense 
Que  le  ciel  a  marqué  ses  jours. 

Au  mépris  de  l'Lyménée ,  etc. ,  etc. 

(Elvire   sort,  ) 


ACTE  IV,  SCÈNE  III. 

SCÈNE  m. 

DON  OTTAVIO,  ANNA. 
néciiatit 

DON  OTTAVIO  ,  courant  vers  Anna. 
Ma  chère  Anna,  quelle  est  cette  pâleur  mortelle  ? 
Pourquoi  trembler  ainsi  ?... 

ANNA. 

C'est  que  tout  me  révèle 
Le  fantôme  de  l'avenir. 

DON  OTTAVIO. 
La  douleur  n'est  pas  éternelle, 
La  tienne  doit  céder  quand  nos  mains  vont  s'unir. 

ANNA. 
Non,  non,  don  Ottavio ,  respectez  ma  pensée , 
Voulez-vous  attacher  la  couronne  de  fleurs, 
La  couronne  de  fiancée , 
Sur  le  front  d'une  fille  en  pleurs  .^^ 

DON  OTTAVIO. 

Cher  ange,  toi  que  j'adore  , 
Mets  un  terme  à  ta  rigueur. 

ANNA. 
Octave,  une  année  encore , 
A  la  peine  de  mon  cœur  ! 


g2  DON  JUAN. 

Cher  ange ,  etc. 
Octave ,  etc. 

« 

Eéritatif. 

DON  OTTAVIO.  ^ 

Si  j'ai  ton  cœur,  pourquoi  me  retirer  ta  main.»* 
ANIVA ,'  très-exaltée. 

Le  jour  étaît  brûlant ,  la  nuit  est  calme  et  sombre, 
Pai  besoin  de  repos...  d'un  long  repos  dans  l'ombre! 

DOIV  OTTAVIO. 

Dieu  te  rende  la  paix!...  Mais,  à  demain  ! 

ANNA. 

Demain  !  !  î 
(  Elle  sort  le  regard  fixe  et  avec  un  sourire  funeste.  ) 

SCÈNE  IV- 
DON  OTTAVIO  seul. 

:2lir. 

O  mon  trésor  suprême, 
Fais  trêve  à  les  douleurs, 
De  tes  beaux  yeux  que  j'aime 
Essuyé  enfin  les  pleurs. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  98 


Si  la  justice  humaine 
Ne  peut  rien  sur  ta  peine , 
La  foudre  souveraine 
Vengera  tes  malheurs. 

O  mon  trésor ,  etc. 


QQQQ 


(Il  sort.) 


SCENE  V. 


L'enclos  du  Commandeur.  Clair  de  lune  pur  et  serein.  Enceinte 
circulaire  de  tombes  en  ogives.  Saules ,  cyprès ,  arbres  de  sépul- 
ture. Au  milieu ,  un  monument  neuf  surmonté  de  la  statue  du 
Commandeur. 


DON  JUAN,  ensuite  LEPORELLO. 
Uiciiaiit 

DON  JUAN  ,  franchissant  quelques  tombes. 

Ah,  ah,  ah  !  laissons-la  chercher.  —  La  belle  nuit! 
Le  beau  temps ,  pour  courir  après  les  jeunes  filles  ! 
Oh!  que  la  lune  est  douce  à  travers  ces  charmilles  ! 
{une  horloge  sonne  au  loin.  ) 

Neuf  heures!  Bon.  Eh  mais,  comment  s'est-il  conduit 


94  DON  JUAN. 

Avec  Elvire,  ce  maroufle 
De  Leporello?.... 

LEPORFXLO,  en  dehors. 

Ha!..,  je  n'ai  plus  que  le  souffle. 

DOi^  JUAN. 
(  appelant.  ) 

C'est  lui  !  Leporello  ! 

LEPORELLO  ,y><2/^c/i/55â;/^f  le  mur. 
Qui  m'appelle  ? 
DOIV  JUAN. 

Eh,  vraiment 
Moi.  Ne  connais-tu  pas  ton  maître .^* 

LEPOKELLO. 
Je  voudrais  ne  pas  le  connaître. 
DON  JUAN. 
Quoi ,  faquin  ! 

LEPORELLO. 

Grâce  à  vous,  j'ai  fort  peu  d'agrément. 
Ils  m'ont  presque  écrasé.  Bref,  vous  et  moi,  nous  sommes 
Par  la  sainte  Hermandad  poursuivis  de  près.  Or.... 

DON  JUAN. 
Assez,  je  ne  crains  rien  ni  de  Dieu  ni  des  hommes. 

LEPORELLO ,   regardant  autour  de   lui. 
Mais  7  par  où  diable  ?.... 

DON  JUAN-   ftvec  un  empressement  mystérieux . 

Ecoute  ! 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  95 

LEPORELLO. 

Ah ,  quelque  femme  encor  ! 

DO IV  JUAIV. 

Et  quoi  donc  ?  —  Je  rencontre  en  une  rue  obscure , 
Une  belle  ayant  l'air.,..  J'approche...,  un  vrai  trésor, 
Une  divinité  de  taille  et  de  figure  ! 
Je  l'accoste,  elle  veut  s'enfuir,  je  la  retien 

Avec  quelque  douce  parole. 
Elle  me  prend....  pour  qui  ?  voyons  ! 

LEPOIIELLO. 


Je  n'en  sais  rien. 


Eh!  pour  Leporello! 


DOÎV  JUAIV. 


LEPOKELLO. 

Pour  moi.*^ 
DON  JUAN. 

Pour  toi. 

LEPOKELLO. 

Fort  bien, 
DON  JUAN. 

Oh  !  dès  lors  nous  changeons  de  rôle  , 
C'est  elle*qui  m'arrête  et  m'embrasse  ! 

LEPORELLO. 

Très  drôle  ! 
DON   JUAN. 

Et  puis,  de  sa  petite  voix  : 
«  Mon  cher  Leporello,  mon  doux  ami  !»  —  Je  vois 
Que  c'est  une  de  tes  maîtresses. 


96  DON  JUAN. 

LEPOUELLO,  stupéfait. 
Ah!  ah! 

(  Pendant  ce  dialogue ,  Don  Juan  a  jeté  à  Leporello  son  manteau  et 
son  chapeau ,  et  ils  ont  repris  chacun  leur  costume.  ) 

D03V   JUAN. 

Je  profitais  comme  il  faut  de  l'erreur. 
Elle  me  reconnaît ,  pousse  un  cri  de  terreur, 

J'entends  du  monde  ,  je  m'évade , 
Je  traverse  la  ville  à  grands  pas ,  j'escalade 
Ce  petit  mur,  et  je  me  trouve  ici. 

LEPORELLO. 

Mais,  vous  me  dites  tout  ceci  ^ 

D'un  sang-froid  ! . . . .  ^ 

BON  JUAN. 

Pourquoi  pas  ? 
LEPORELLO. 

Si  c'eût  été  ma  femme  ! 
DON  JUAN ,  riant  très-fort. 
Ah ,  ah,  ah!  c'eût  été  trop  joli,  par  ma  foi  î 

LA   STATUE. 
Tu  cesseras  de  rire  avant  l'aurore. 

BON    JUAN.  • 

Hein? 

LEPORELLO. 

Quoi  ^ 

BON    JUAN. 

Qui  parle  ^ 


I 

i 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  97 

LEPORELLO. 

Ah ,  c'est  peut-être  1  ame 
D'un  mort  qui  vous  connaît. 

DON  JUAN. 

Tais-toi ,  sot.  —  Qui  va-là  ? 
LA  STATUE. 
Sacrilège,  des  morts  ne  trouble  la  cendre.. 

LEPORELLO. 
Eh  bien!  vous  venez  de  l'entendre  ! 

DON  JUAN,  parcourant  le  théâtre. 

Quelque  passant  qui  raille.  —  Oh,  oh!  qu'est-ce  ? — Voilà 
Notre  vieux  commandeur.  —  Ah ,  la  bonne  fortune  ! 
Avec  son  grand  manteau,  casque  au  front,  sceptre  en  main, 
Parbleu,  le  voilà  bien  en  empereur  romain.  — 
Lis-moi  cette  épitaphe. 

LEPORELLO,   effrayé. 

Aux  rayons  de  la  lune 
On  ne  m'a  point  appris  à  lire,  pardonnez. 

DON  JUAN. 

Veux-tu  lire  ? 

LEPORELLO ,  lisant. 

«  J'attends  ici  que  l'on  me  venge 
«  De  mon  lâche  assassin.  »  —  Seigneur  ,  vous  comprenez. 
Je  tremble  ! 

DON  JUAN. 

Oh!  le  vieillard  étrange! 
Dis-lui  que  je  l'invite  à  souper,  pour  ce  soir. 

7 


m. 


€> 


98  DON  JUAN. 

LEPORELLO. 

Il  n'a  pas  d'appétit. 

DOIV  JUAJV  ,  le  menaçant. 

Demande4ui,  te  dis-je.^* 

LEPORELLO,  s'approchant  du  tombeau^  puis  reculant  avec 

horreur. 

Quel  convive!  un  défunt  de  marbre!....  Oh!  venez  voir! 
Par  saint  Jean  de  Burgos ,  cela  tient  du  prodige. 
Quels  terribles  éclairs  s'allument  dans  son  œil  ! 
Voyez-îe  remuer  ses  mâchoires  de  pierre, 
Comme  pour  nous  parler  !  —  Ah ,  si  le  froid  cercueil 
Allait  le  rejeter,  vivant,  à  la  lumière, 
Avec  sa  plaie  ouverte  et  son  pâle  suaire  ! 
Et ,  de  votre  palais  ,  s'il  franchissait  le  seuil  î 

DON  JUAJ\ ,  tirant  son  épée. 

Obéis-moi.  Spectre  ou  statue. 
Va  l'inviter  ou  je  te  tue. 

LEPORELLO. 

Doucement,  monseigneur,  j'y  vais. — Tournons  l'écueil. 

(  Il  va  vers  la  statue  en  louvoyant ,  en  se  courbant ,  et  dit  d'un 
air  humble  et  doucereux.) 

O  statue  admirable  ! 
Commandeur  adorable!.... 
(  revenant  ) 

Oh  ciel  !  l'effroi  m'accable , 
Et  je  vais  étouffer. 


^ 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  .  99 

DON   JUAIV. 

Achève ,  misérable  ! 
Ou  redoute  ce  fer. 

LEPORELLO,  à  part. 
Quelle  chose  il  m'ordonne  ! 


M    ]  Mon  sang  se  gèle  au  cœur. 

I    1  DON   JUAN. 

L'aventure  est  bouffonne, 
\  Il  va  mourir  de  peur. 

LEPORELLO^  retournant  à  la  statue. 

Commandeur  débonnaire, 
Bien  que  tu  sois  de  pierre..,. 
{^reculant) 

Il  lève  sa  paupière , 
Voyez  !  horreur  !  horreur  î 

DON  JUAN. 

Lâche! 

LEPORELLO. 

(à  /a  statue  *  ) 
Attendez.  —  Seigneur, 
Mon  maître  vous  convie.... 
(Non  pas  moi ,  je  vous  prie) 
A  souper  avec  lui.... 
(  à  part.  ) 
Ciel  !  il  baisse  la  tête! 

DON  JUAN  ,  sans  regarder. 
C'est  toi  qui  perds  la  tête. 
As-tu  bientôt  fini  ? 


loo  DON  JUAN. 

LIïiPOllELLO ,  il  vient  à  Don  Juan. 
Voyez,  je  vous  répète.,.. 

DON   JUAN,  sans  regarder. 
Eh,  qu'ai-je  à  voir  ici  ? 
LEPORELLO ,  imitant  le  geste  a^irmatifde  la  statue. 

Avec  sa  tête  de  pierre 
Il  fait ,  il  fait  ainsi. 

(Ensemble* 

Avec  sa  tête  de  pierre 
Il  fait ,  il  fait  ainsi. 

DON   JUAN  s'avance  vers  la  statue. 

Mais  parle  donc  aussi , 
Je  t'en  fais  la  prière  : 
Viendras- tu  souper  ? 

LA  STATUE. 

Oui. 

Ensemble» 

LEPORELLO ,   épouvanté.  DON  JUAN  ,  sérieux. 

Je  me  soutiens  à  peine ,  Oh  !  la  bizarre  scène , 

Je  suis  tout  hors  d'haleine ,  Il  accepte  sans  gêne. 

Quelle  effroyable  scène  !  Marche  !  -.-Avant  qu'il  ne  vienne 

Partons  sans  différer.  Allons  tout  préparer. 


(Ils  sortent  :  Don  Juan  rêveur,  Leporello  épouvanté.) 

FIN  DU  QUATRIÈME  ACTE.  '•   -«'     ■-'^ 


ACTE  CINQUIÈME. 


LÀ.  STATUE. 


«  Holla!  tha  auf!  etc. 
«  Holà!  Quvre v 

«  Nous  avons  rais  en  selle  à  minuit  ; 
j'arrive  de  bien  loin....  de  Bohême!  et 
je  viens  te  prendre  avec  moi.  » 

BURGER.  —  Ballades  allemandes. 


««4M<««««<a«a«««««(M««««4>»oa««4«  «««««««««««f fia»ai»ai»»»a<»94K>  »»»'>■>< 'X'!'**'»  ■»«>♦«»«■»< 


ACTE  Y. 


Une  partie  de  la  salle  à  manger  du  palais  de  Don  Juan.  Le  fond  est 
voilé  par  un  grand  rideau.  Don  Juan  est  étendu ,  assoupi  sur  un 
sopha  à  droite.  Près  de  lui ,  un  flambeau  de  cire  jaune  et  un  livre 
de  parchemin  entr'ouvert.  De  l'autre  coté,  Leporello  allume  des 
lustres  et  prépare  le  service. 


SCENE  PREMIERE. 
DON  JUAN,  LEPORELLO. 

Ilicittttif. 

DON  JUAN,  s'éi^eillant. 
Ah,  ah!  quelle  heure  est -il? 

LEPORELLO. 

L'horloge 
Des  pères  franciscains  vient  de  sonner  minuit. 

DON  JUAN. 
J'ai  cru  dormir  trois  jours.  Ah  ! 

LEPORELLO. 

Cela  fait  l'éloge 
De  la  paix  de  votre  âme ,  et  c'est  le  digne  fruit.... 

DON   JUAN. 
C'est  bon.  —  En  attendant ,  j'ai  fait  un  maudit  rêve. 


io4  DON  JUAN. 

Le  commandeur,  parbleu!,..  Ce  vieux  qui,  Dieu  merci, 
Dort  bien  ,  lui.  —  Je  l'aborde ,  et  voilà  qu'il  soulève 
Sa  pierre,  et  me  promet...  Quoi.**  —  De  souper  ici! 
Ce  rêve  ?  Qu'en  dis- tu  ? 

LEPORELLO. 

Mais ,  que  la  chose  est  vraie. 
Rappelez-vous....  Ce  soir,  nous  l'avons  invité  , 
Oui ,  là-bas,  sur  sa  tombe  !...  Il  a  tout  accepté  , 
En  faisant  ainsi....  Ho!  ce  que  je  dis  m'effraie! 

DON   JUAN. 

C'est  juste.  J'avais  peur  de  Fa  voir  rêvé. 

LEPORELLO ,  frémissant. 

Dieu! 
DON  JUAN. 

Qu'as-tu  donc? 

LEPORELLO. 

Monseigneur,  de  tels  avis  sont  graves. 
Sur  de  pareils  sujets  ne  faisons  point  les  braves  , 
Car,  on  ne  gagne  rien  à  jouer  u-n  tel  jeu; 
Et  la  mort  peut  venir  à  toute  heure. 

DON  JUAN. 

N'importe. 
Quand  elle  frappera  ,  nous  ouvrirons  la  porte , 
Et  nous  la  recevrons  sans  prière  ni  pleurs. 
Qu  elle  vienne  !  et  je  veux  la  couronner  de  fleurs  , 
Comme  une  belle  courtisane. 
LEPORELLO. 
Excellence ,  pardon,  c'est  ainsi  qu'on  se  damne  î 


ACTE  V ,  SCÈNE  1.  io5 

DOIV  JUAN. 

D'abord ,  je  ne  connais  ni  de  ciel  ni  d'enferj 
La  vie  est  tout  ;  et  nul  ne  sait  qui  la  dirige. 
Est-ce  ma  faute  à  moi,  si  quelque  main  de  fer 

Me  traîne  aux  sentiers  du  vertige? 
Heureux  qui  peut  trouver  ici  son  idéal! 
J'aurais  trouvé  le  mien:  Anna!....  L'esprit  du  mal 
Me  l'a  fait  découvrir  trop  tard,....  et  sur  sa  tige 
La  fleur  s'est  desséchée  à  mon  regard  fatal. 
N'importe,  elle  est  brisée.  —  Encore  une  victoire 
Sur  Dieu  !  s'il  est  un  Dieu.... 

LEPORELLO. 

C'est  le  moment  d'y  croire. 
DOIV   JUAN. 

Bien  dit.  —  As-tu  pris  soin  de  mon  souper.^  —  Je  veux 
Plus  de  luxe  et  d'ivresse  encor  que  de  coutume. 
Mes  danseuses  de  Naple,  à  l'éîégant  costume, 
Ont-elles  de  parfums  inondé  leurs  cheveux .^ 
Surtout  ma  Lazzara ,  ma  brune  orientale, 
Dont  le  pied  ,  enlacé  dans  sa  rouge  sandale , 
Bondit ,  à  peine  retombé  ! 

LEPORELLO. 

Regardez,  monseigneur! 

DOIV  JUAN,  à  Lazzara  qui  s  élance. 
Tu  seras  mon  Hébé. 


io6  DON  JUAN. 


SCENE  IL 

Le  rideau  du  fond  s'ouvre  et  se  lève.  On  aperçoit  toute  la  salle  magni- 
fiquement éclairée,  deux  grands  dressoirs  couverts  de  vaisselle 
d'or.  Les  danseuses  accompagnent  avec  des  pas  gracieux  et  des  poses 
voluptueuses  le  service  splendide  du  souper.  Des  domestiques  nom- 
breux et  richement  vêtus  circulent.  La  table  de  Don  Juan,  à  un  seul 
couvert ,  est  apportée  sur  le  devant  de  la  scène  à  droite.  Ses  musi- 
,  ciens  se  tiennent  derrière  et  debout.  Lazzarra  tourne  autour  de 
Don  Juan ,  et  le  sert  avec  grâce. 


DON  JUAN,  LAZARRA  ,  LEPORELLO  ,  troupes  de  dan- 
seuses, serviteurs,  pages. 

Jxnaic. 

DON  JUAN. 

Bien ,  la  table  est  déjà  prête; 
Vous ,  mettez  en  train  la  fête  , 
Pour  tout  Vor  que  ma  main  jette, 
Je  prétends  me  divertir. 
—  Leporello ,  marche  en  tête. 

LEPORELLO. 

Me  voici  pour  vous  servir. 

DON   JUAN. 

Que  dis-tu  de  la  musique  ? 


ACTE  V,  SCÈNE  U.  107 

LEPORELLO. 

Digne  de  vous  ,  magnifique , 
Une  harmonie  à  ravir. 

DON  JUAN,  mangeant. 
Ah ,  quel  mets  suave  et  rare  ! 
LEPOUELLO. 

Ah,  quel  appétit  barbare! 

Et  de  tout  comme  il  s'empare  ! 

Il  dévore,  il  engloutit! 

DON  JUAN. 

Il  attend  qu'un  plat  s'égare , 
Excitons  son  appétit  ; 
Son  tourment  me  divertit. 
Une  assiette! 

LEPORELLO  ,  le  sermnt. 

Oui. 

DON  JUAN. 

Malvoisie  ! 
Eh!  bien? 

LEPORELLO,  cachant  derrière  lui  un  verre  plein ,  et  Jaisant 
semblant  d' écouter  la  musique  pendant  qu'il  sert  son  maître. 

Ah  !  cosa  rara, 

DON    JUAN. 

Verse  encor  j  quelle  ambrosie  ! 


io8  DON  JUAN. 

LEPORELLO  ,  prenant  un  plat  en  cachette. 

Cette  caille  bien  choisie , 
Piano,  piano  ,  mangeons-la. 

DON  JUAIV,  à  part^ 

L'affamé  se  rassasie, 
Ne  voyons  rien  de  cela. 

LEPORELLO ,  entraîné  par  la  musique. 

Pour  cet  air  j'en  ai  mémoire.... 
Du  Figaro  de  Mozart! 

DON  JUAN  ,  appelant. 

Leporello  ! 

LEPORELLO,  embarrassé^  la  bouche  pleine. 

Quelle  histoire  ! 

DON  JUAN  ,  s'amusant  à  le  tourmenter. 

Dis-moi  des  chansons  à  boire, 

LEPORELLO. 

Une  enflure  à  la  mâchoire 

M'en  empêche....  Mais ,  plus  tard. 

DON  JUAN. 

Eh  bien ,  siffle  quand  je  dine. 

LEPORELLO.     . 

Je  ne  puis. 

DON  JUAN. 

Bon,  je  devine. 


ACTE  V,  SCÈTNE  III.  109 

/  LEPOBELLO. 

Ah ,  seigneur ,  votre  cuisine 
Est  toujours ,  toujours  si  fine 
Qu'aux  festins  de  la  table  divine , 
«    I     Je  croyais  moi-même  goûter. 

g    I  DON  JUAN. 

Il  paraît  que  ma  cuisine, 
A  pour  lui  si  bonne  mine , 
Qu'il  se  croit  à  la  table  divine , 
Et  monsieur  s*est  laissé  tenter  î 

(  Le  souper  continue ,  Don  Juan  fait  asseoir  trois  femmes  à  sa 

table.) 

SCÈNE  III. 


Les  précédens  ,  ELVIRE  en  religieuse. 

Elle  est  grave  et  triste  et  va  droit  à  Don  Juan  à  travers  les  femmes 

qui  l'entourent. 


ELVIRE. 

Je  viens  encore 
Dans  ta  gomorre , 
Et  je  t'implore , 
Mais  c'est  pour  toi. 
Ame  félonne, 
Je  te  pardonne , 
Car  rheure  sonne... 
Ecoute-moi  î 


1 10  DON  JUAN. 

DON  JUAN. 

Qu'est-ce  donc?  Quoi? 

ELVIRE  ,  se  mettant  aux  genoux  de  Don  Juan. 

Je  ne  réclame 
Point  de  votre  âme 
La  sainte  flamme 
Que  vous  juriez.... 

DON  JUAN ,  d'un  air  moqueur. 

Que  vois-jei^...  En  grâce, 
Que  je  t'embrasse  î 
Debout!...  ma  place 
Est  à  tes  pieds. 
EL  VIRE. 
Ah  !  peux-tu  rire 
De  mon  martyre  ? 

DON   JUAN. 

Moi,  dis-tu,  rire? 
Je  n'en  fais  rien. 

LEPORELLO. 

Mais ,  c'est  étrange , 
Je  pleure  et  mange  ! 

DON  JUAN. 

Tu  veux,  mon  ange  ?... 

EL  VIRE. 

Que  ton  cœur  change. 
DON   JUAN,  se  moquant  toujours. 
\  Brava!  fort  bien  ! 


ACTE  V,  SCÈNE  III. 


j  1 1 


M 


ELVIUE. 

O  sacrilège  ! 
DOJV  JUAIV  ,  lui  présentant  un  verre. 

Vous  offrirai-je 
De  prendre  un  siège 
Auprès  du  mien  ? 

/  ELVIRE,  indignée. 

Va,  le  ciel  gronde  ; 
Suis,  dans  ce  monde, 
Le  cours  immonde 
De  tes  forfaits. 

LEPORELLO. 

Que  Dieu  nous  aide  ! 
S'il  ne  lui  cède , 
Plus  de  remède , 
Sourd  à  jamais  ! 

DON  JUAIV,  se  levant,  une 
coupe  à  la  main. 

Aux  Castillanes  ! 
j    A  mes  sultanes, 

Aux  nuits  profanes 
\  De  mon  palais  ! 

Elvire  va  pour  sortir,  mais  apercevant  la  statue  par  la  porte  grillée  du 
côté  gauche ,  elle  rentre  en  poussant  un  cri ,  et  se  sauve  par  la 
droite  en  traversant  la  scène. 

ELVIRE. 


Ah! 


112  DON  JUAN. 

BON  JUAN. 

Quel  cri  s'est  fait  entendre  ? 
(à  Leporello.) 
Cours  et  reviens  me  l'apprendre. 

LEPORELLO ,  à  la  porte. 

Ah! 

DON  JUAN. 

Quelle  infernale  esclandre  ! 
Saurai-je  la  vérité  ^ 

LEPORELLO  revient  épouvanté. 

Ah!  seigneur,  charité, 
N'allez  pas  de  ce  côté. 
L'homme  de  marbre  qui  passe!... 
L'homme  blanc!...  mon  corps  se  glace  ; 
Si  vous  voyiez  cette  face  !... 
Ecoutez  ce  qu'il  fait  là  : 

Ta,  ta,  ta,  ta. 

(//  marche  comme  la  statue.) 

DON  JUAN. 

Quelle  est  donc  cette  grimace? 
LEPORELLO. 
Ta ,  ta ,  ta ,  ta. 
DON  JUAN. 

Dans  quel  accès  te  voilà? 

(  On  entend  frapper  plus  fort.) 

LEPORELLO. 

Ah  !  maître  ! 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  n3 

DON  JUAM. 
On  frappe  à  la  porte, 
Ouvre. 

LEPORELLO. 

Je  tremble. 

DON  JUAN. 

Qu'importe  ? 

Ouvre ,  dis-je. 

LEPORELLO. 

Et  s'il  m'emporte. »* 

DON  JUAN. 

Qui  frappe  donc  de  la  sorte  ? 
Moi-même ,  je  vais  ouvrir. 

LEPORELLO»  se  cachant. 

Pourvu  que  sa  face  morte , 
N'aille  pas  me  découvrir  ! 

Don  Juan  prend  son  épée  sur  le  sofa ,  saisit  un  flambeau  à  deux 
bougies  et  sort  par  la  porte  de  gauche.  Quand  il  rentre ,  il  a 
jeté  son  épée^  ses  traits  sont  décomposés;  il  précède  la  statue  en 
Téclairant.  Au  premier  mot  de  la  statue  ,  il  est  tellement  frappé 
de  terreur  qu'il  laisse  s'échapper  le  flambeau.  Danseuses ,  musi- 
ciens, serviteurs,  tombent  ia  face  contre  terre;  les  lumières  s'é- 
teignent. Un  épais  brouillard  descend  et  voile  tout  le  fond  du 
théâtre ,  où  sont  tombés  les  assistans.  Don  Juan ,  la  statue ,  Lepo- 
rello,  restent  seuls  visibles  au  milieu  de  ce  brouillard  fantastique. 
La  statue  est  grandie  par  de  hauts  talons.  i 


m4 


DON  JUAN. 

SCÈNE  IV. 
DON  JUAN,  LA  STATUE  ,  LEPORELLO. 


LA  STATUE. 

Oui,  don  Juan ,  c'est  ton  convive, 
C'est  ton  hôte  qui  t  arrive  î 

DON  JUAN. 

Certes ,  ma  joie  en  est  vive , 
Mais  je  ne  t'attendais  pas. 
—  Leporello,  qu'on  s'empresse... 
Qu'un  autre  festin  se  dresse. 

LEPORELLO  ,  blotti  derrière  un  fauteuil. 
Ah  !  seigneur,  quel  soin  vous  presse  ? 

LA  STATUE,  à  Don  Juan  qui  allait  ordonner  lui-même. 

Non ,  plus  un  pas ,  plus  un  pas. 
Qui  partage  la  manne  éternelle. 
Va ,  dédaigne  la  chère  mortelle. 
C'est  un  grave  intérêt  qui  m'appelle  : 
Prends  garde  à  toi ,  prends  garde  à  toi  l 

LEPORELLO  ,  à  part. 

J'ai  la  fièvre ,  mon  sang  se  fige, 
Ah!  pour  îe  coup ,  c'est  fait  de  moi. 

BON  JUAN. 

Eh  bien  !  ?  parle,  parle  ,  te  dis-je. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  ii5 

LA  STATUK. 

Ecoute  ,  car  j'ai  peu  de  temps. 

DON  JUAN. 
Oui,  parle;  immobile  j'attends» 

LA  STATUE. 

Dans  ma  tombe  à  souper  je  t'engage,  mon  hôte  ; 

Celte  nuit,  dans  ma  tombe! y  viendras-tu  sans  faute.^ 

LEPOKELLO  ,  sous  la  table. 
Il  ne  peut  pas. 

DON   JUAN. 

Tais-toi,  pour  Ihonneur  de  mon  nom. 
LA  STATUE. 
Décide. 

DON  JUAN. 
C'en  est  fait. 

LA  STATUE. 
T'aurai-je? 
LEPORELLO  ,  toujours  sous  la  table. 

Dites  non. 
DON  JUAN. 

Qu'importe,  qui  m'engage , 
Sans  peur  j'irai  :  c'est  dit. 

LA  STATUE. 

Donne  ta  main  pour  gage. 

DON  JUAN. 

(^criant  de  douleur.  ) 
La  voilà.  — •  ho!  maudit! 


"6  DON  JUAN. 

LA  STATUE. 

Qu'est-ce? 

DON  JUAN. 

Ta  main  me  broie  et  me  glace...  anathême  ! 

LA  STATUE. 

Repens-toi  ;  nul  blasphème  î  ■ 
C'est  ton  heure  suprême. 

DON  JUAN. 

Non ,  non ,  crime  1  anathême  ! 
Pas  un  remords...  va-t-en. 

LA  STATUE. 
Repens-toi ,  vil  atome. 

DON   JUAN. 
Non,  lâche-moi,  fan*tôme. 
LA  STATUE. 

DON  JUAN. 

Non. 

LA  STATUE. 

Si! 

DON  JUAN ,  auec  rage. 

Non! 
LA  STATUE  ,  le  lâchant. 

Eh  bien  !  donc ,  à  Satan  ! 
(Des  feux  infernaux  sortent  de  toutes  parts.) 


Repens-toi 


ACTE  V»  SCÈNE  Y.  117 


SCENE  V. 


DON   JUAN,  LEPORELLO,  LA  STATUE,  Chœur 
de  damnés  dans  l'éloignement. 


DON  JUAN. 

Quelle  terreur  pénètre 
Jusqu'au  fond  de  mon  être  ! 
O  ciel  !  d'où  peuvent  naître 
Tous  ces  feux  déchaînés! 

CHOEUR   DE   DAMNES. 

C'est  trop  peu  pour  tes  crimes  ; 
Viens ,  dans  les  noirs  abîmes , 
Rejoindre  les  damnés. 

.  DON  JUAN. 

Ah  !  quelle  odeur  de  soufre  ! 
Quel  effroyable  gouffre  ! 
Quelle  angoisse  je  souffre! 
Quels  vautours  acharnés  ! 


a 

^        1  LEPORELLO. 


O  vengeance  céleste  ! 
L'enfer  se  manifeste , 
Dans  ses  yeux ,  dans  son  geste  ; 
Ah  !  quels  cris  forcenés  ! 


ii8  DOW  JUAN. 

CHOEUR    DE    DAMNÉS. 

C'est  trop  peu  pour  tes  crimes, 
Yiens ,  dans  les  noirs  abîmes , 
Rejoindre  les  damnés. 

BOIV  JUAN. 

Quels  vautours  acharnés. 
LEPORELLO. 

Ah  !  quels  cris  forcenés. 

CHOEUR    DE    DAMNÉS. 

Viens  joindre  les  damnés. 

(Leporello  s'éloigne.) 

SCÈNE    VI    ET    DERNIÈRE. 

DON  JUAN,  LA   STATUE ,  Chœur  de  damnés  , 

fantômes. 

Le  Jardin  du  château  de  Don  Juan.  Parc  immense  et  profo  ici ,  cou- 
ronné de  bois  et  de  terrasses  qui  s'étendent  à  l'horizon.  Nuit  sombre. 
D'un  signe ,  la  statue  appelle  les  damnés  qui  formaient  le  chœur. 
Alors  des  morts-squelettes  s'avancent  par  tous  les  sentiers ,  les 
uns  une  torche  à  la  main ,  et  les  autres  un  livre  cabalistique  sous 
le  bras.  Ils  se  rangent  en  cercle  et  spalmodient  aux  oreilles  de 
Don  Juan  le 

DIES  ÏBM  DU  REQUIEM  DE  MOZART. 

Cependant  une  longue  procession  de  jeunes  filles,  vêtues  de  blanc,  se 
déploie  sur  les  hauteurs  du  parc.  Musique  religieuse  et  plaintive.  Le 
cortège  descend  lentement  et  traverse  les  groupes  ironiques  des 


ACTE  V,  SCENE  VI.  1 19 

damnés.  Les  vierges  déposent  à  terre  le  cercueil  de  leur  compagne, 
et  tandis  qu'elles  s'agenouillent  pour  faire  une  halte  de  prière,  le 
linceul  se  soulève  et  laisse  voir  à  Don  Juan  le  corps  de  Dona  Anna 
qui  sort  à  moitié  de  sa  bière ,  avec  son  voile  noir  sur  les  épaules  et 
nne  couronne  blanche  au  fron-t. 

Don  Juan  est  fou. 

Pour  se  soustraire  à  la  terrible  vision ,  il  s'échappe  et  monte  par  les 
grands  escaliers.  Encore  le  commandeur  !  Tous  deux  se  rencontrent 
face  à  face.  Uhomme  de  pierre  pousse  devant  lui  Don  Juan  qui 
recule  pas  à  pas ,  et  tombe  à  la  renverse  dans  une  fosse  que  les 
damnés  ont  creusée  pour  leur  frère. 

Tout  étant  accompli,  le  cortège  continue  sa  marche  par  les  bruyères, 
et  îa  statue  prend  racine  dans  les  terres  de  Don  Juan. 


FIN. 


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