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Full text of "Sermons choisis; texte revu sur les manuscrits de la Bibliothèque nationale, publié avec une introd., des notices, des notes, et un choix de variantes"

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MJUs . 


I 


BOSSUET 


SERMONS 


BOSSUET 


SERMONS    CHOISIS 


A    LA    MEME    LIBRAIRIE 

Ouvrages  de  M.  Rébelliau 


Bossuet  historien  du  Protestantisme  :  Étude  sur  VBisloiredes 
Variations  des  églises  protestantes  et  sur  la  Controverse  entre  les 
Callioliques  et  les  Protestants  au  xvixa  siècle.  3e  édition  augmentée 
d'un  index  (1909).  Un  volume  in-8,  broché.     - 7  fr.  50 

Ouvrage  couronné  par  l' Académie  fran  çaise  (prix  Montyon)  1SS5,  et  par 
l'Académie  des  Sciences  morales  e  t  politiques  (prix  Audiffred).  1909 

Bossuet  (Collection  des  Grands  écrivains  français).  3e  édition. 
Un  Yolume  in-16,  avec  un  portrait,,  broché 2  fr. 

Oraisons  funèbres  de  Bossuet,  publiées  avec  une  introduction, 
des  notices,  des  notes  et  un  index  gramma  tical,  8°  édition  revue.  Un 
volume  petit  in-16,  cart 3  fr. 

Histoire  de  France,  publiée  sous  la  direction  de  M.  E.  Lavisse, 
t.  Vlli,  1"  partie  :  Les  affaires  religieuses  et  le  mouvement  intellec- 
tuel dans  la  seconde  partie  (1685-1715)  du  rè  gne  de  Louis  XIV.  Un 
volume  in-8,  broché.  ............  ■..    •  .  •  .   .    7  fr.  50 


PARIS.'  —    IMP.    DUBREUlL,    FREREBEAU    &    Clc,    18,    RUE    CLAUZEL       607  3 


BOSSUET 


SERMONS  CHOISIS 

TEXTE  REVO  SUR  LES  MANUSCRITS  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 

PUBLIÉ 

AVEC     UNE    INTRODUCTION,    DES    NOTICES,     DES     NOTES 

ET    UN    CHOIX    DE    VARIANTES 


ALFRED     REBELLIAU 

.Membre  de  l'Institut 
Conservateur  de  la  Bibliothèque  de  1  Institut,  chargé  de  cours  à  la  Sorbonne 


DOUZIEME     EDITION      REVUE 


LIBRAIRIE  HACHETTE   ET   Gie 

79,     BOULEVARD     SAINT-GERMAIN,     i»ARIS 

1917 


AVERTISSEMENT 

DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION  (1882) 


Cette  édition  contient  à  la  fois  des  serraons  complets  et 
des  extra/ts  de  sermons.  Si  nous  avions  dû  ne  donner  que 
des  discours  enriers,  il  nous  eût  fallu  —  pour  ne  pas 
excéder  les  limites  d'un  livre  classique  —  nous  borner  aux 
plus  connus.  Or  le  principal  intérêt  des  Sermons  est  pré- 
cisément qu'ils  nous  permettent  de  suivre,  depuis  les 
débuts  de  Bossuet  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière,  le  déve- 
loppement de  son  éloquence.  Grâce  à  cette  disposition, 
nous  avons  pu  également  ajouter  aux  Sermons  propre- 
ment dits  trois  Panégyriques  de  Saints. 

Les  discours  que  nous  publions  sont  rangés  dans  l'ordre 
chronologique.  Les  dates  de  plusieurs  d'entre  eux  étant 
encore  contestées,  nous  exposons  sommairement,  dans  les 
Notices  qui  précèdent  chaque  sermon,  les  raisons  de  l'opi- 
nion que  nous  adoptons.  Un  trouvera  résumées  dans  ces 
notices  les  recherches  de  l'abbé  Vaillant  (Études  sur  Us 
Sermons  de  Bossuet  d'après  les  manuscrits,  1853),  de  M.  Flo- 
quet  (Études  sur  la  vie  de  Bossuet,  1855  et  1864)  et  de 
M.  Gandar  (Bossuet  orateur,  1868). 

Dans  les  notes  grammaticales,  nous  avons  cherché  sur- 
tout à  appeler  l'attention  sur  les  mots  et  les  tours  con- 
damnés par  les  grammairiens  ou  sortis  de  l'usage  lorsque 
Bossuet  les  emploie  encore. 

Nous  avens  revu  sur  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
Nationale  le  texte  des  deiix  meilleures  éditions  qui  exis- 


VI 


AVERTISSEMENT. 


tent  :  celle  de  M.  Lâchât  (Œuvres  complète»  de  Bossuet, 
tomes  VIII  à  XII)  et  celle  de  M.  Gandar  (Choix  de  Sermons 
de  la  jeunesse  de  Bossuet).  Nous  signalons  au  bas  des  pages1 
tous  les  endroits  où  notre  texte  diffère  du  leur8. 

Si  nous  avons  trouvé  assez  peu  d'erreurs  à  relever*  dans 
les  discours  qu'a  publiés  avec  un  soin  si  judicieux  M.  Gan- 
dar, nous  avons  corrigé  un  plus  grand  nombre  d'omissions 
ou  d'inexactitudes  dans  les  Sermons  dont  M.  Lâchât  a  été 
le  dernier  éditeur.  On  sait  du  reste  que  la  lecture  des 
manuscrits  de  Bossuet  présente  des  difficultés  particulières, 
qui  tiennent  à  la  manière  dont  il  composait  ses  discours4. 
C'est  ainsi  que,  souvent,  on  se  trouve  en  présence  de  plu- 
sieurs rédactions  d'une  même  phrase,  de  plusieurs  expres- 
sions d'une  seule  idée,  que  Bossuet  laisse  subsister  sans 
en  barrer  aucune.  Il  n'a  pas  eu  le  temps  de  choisir:  l'édi- 
teur doit  choisir  pour  lui  et  ne  pas  insérer  dans  le  texte 
toutes  ces  variantes.  Mais  il  ne  doit  pas  prendre  au 
hasard,  comme  fait  souvent  M.  Lâchât  :  la  règle  est  en  ce 
cas  d'adopter,  pour  la  faire  entrer  dans  le  texte  définitif, 
l'expression  qui,  par  l'examen  du  manuscrit,  paraît  s'être 


1.  [Ces  indications  ont  été  ul- 
térieurement supprimées]. 

2.  Nous  nous  écartons  sur  un 
point  de  la  méthode  suivie  par 
Eug.  Gandar.  Les  manuscrits  des 
Sermons  sur  l'Honneur  du  monde 
(.1660)  et  sur  la  Parole  de  Dieu 
(1661  )portent  des  correctionsd'une 
date  postérieure.  Ces  corrections, 
M.  Gandar  les  fait  rentrer  dans  le 
texte,  et  il  cite  en  note  la  pre- 
mière rédaction.  Du  moment 
que  l'on  range  les  sermons  par 
ordre  de  dates,  il  nous  a  paru 
plus  exact  de  suivre  l'ordre  in- 
verse :  nous  reproduisons  dans 


son  intégrité  le  texte  de  la  rédac- 
tion primitive,  et  nous  citons  en 
noie  les  corrections  et  les  addi- 
tions faites  plus  tard  par  Bos- 
suet. 

3.  Il  parut,  au  cours  de  l'im- 
pression de  ce  livre,  dans  la 
Revue  critique  de  janvier  4881, 
quatre  corrections  de  M.  Gazièr  au 
texte  du  Sermon  xtir  l'ambition. 
Nous  avons  profité  de  trois  d'entre 
elles  :  voyez  pages  266,  271,  272 
[dans  les  Notes  critiques  sur  le 
texte  imprimées  ci-après]. 

4.  Voyez  sur  ce  point  l'Intro- 
duction, pages  xv,  xvi  et  xvn. 


AVERTISSEMENT,  vu 

présentée  la  dernière  sous  la  plume  de  Bossuet*.  Il  est 
vraisemblable  que  c'est  celle-là  qu'il  eût  adoptée  lui- 
même  à  une  seconde  lecture,  celle-là  qui  lui  est  revenue  à 
la  mémoire  lorsqu'il  a  prononcé  son  discours.  On  rejette 
les  autres  dans  les  variantes. 

À  ces  variantes  nous  avons  fait  dans  notre  édition  une 
large  place.  Nous  ne  citons  pas  toutes  celles  qu'offre  le 
manuscrit,  mais  nous  en  donnons  un  choix  très  abondant. 
Il  n'est  rien  de  plus  instructif  que  d'observer  dans  le 
détail  les  hésitations  du  goût  et  de  la  raison  de  Bossuet, 
de  voir  avec  quelle  patience  scrupuleuse  il  se  corrige. 
Aussi  n'avons-nous  pas  mentionné  seulement  les  variantes 
(c'est-à-dire  les  diverses  expressions  d'une  même  pensée 
que  Bossuet  n*a  pas  effacées);  nous  citons  encore,  toutes 
les  fois  qu'elles  nous  semblent  offrir  quelque  intérêt,  les 
premières  rédactions  qu'il  a  évidemment  éliminées.  Si  l'on 
se  donne  la  peine  de  comparer  entre  elles  toutes  ces 
rédactions  successives,  en  se  demandant  pourquoi  Bos- 
suet ne  s'est  pas  contenté  de  la  première,  pourquoi  la 
dernière  le  satisfaisait  davantage,  on  trouvera,  dans  cette 
étude,  la  meilleure  leçon  de  composition  et  de  style. 


Depuis  1882,  nous  avons  essayé,  à  chaque  tirage  de  ce 
petit  livre,  de  l'améliorer,  soit  en  y  ajoutant  des  extraits 
nouveaux  ou  des  notes  nouvelles,  soit  en  corrigeant,  dans 
la  mesure  du  possible,  le  texte  des  sermons,  à  l'aide  des 
travaux  de  nos  successeurs,  en  particulier  de  ceux  de 
l'abbé  Lebarq,  dans  sa  grande  édition  des  Œuvres  oratoires 
de  Bossuet  (1890-1897)*.  Cette  édition  est  publiée  en   ce 


1.  Gandar,  Choix  de  sermons, 
Avertissement,  page  xv. 

2.  Lille  et  Paris,  Desclée,  de 
Brouwer  et  Gie,  6  vol.  in-8  et 
Table    analytique.  —  Voir  aussi 


du  même  :  Histoire  critique  de  lu 
■prédication  de  Bossuet,  1888,  el 
la  Revue  Bossuet,  publiée  par 
M.   Levesque,  5   vol.  in-8,   1900- 

1004. 


vin  AVERTISSEMENT. 

moment  à  nouveau  par  MM.Urbain  et  Levesque  avec  ieurs 
propres  corrections1.  De  ce  nouveau  travail  nous  ferons 
profiter  nos  lecteurs,  en  le  contrôlant  à  notre  tour  sur  ceux 
des  manuscrits  qui  sont  à  notre  disposition. 

On  verra  plus  loin,  dans  les  Notes  préliminaires  sur  le 
texte  de  cette  édition,  ce  que  nous  devons  à  nos  savants 
successeurs  et  aussi  ce  que  nous  n'avons  pas  cru  devoir 
leur  prendre. 

On  ne  s'étonnera  pas,  —  si  Ton  veut  bien  lire  ce  que  je 
dis  dans  l'Introduction  (p.  xix-xxii)  sur  la  manière  qu'avait 
Bossuet  de  composer,  —  de  la  patiente  réitération  de  nos 
efforts  minutieux  d'éditeurs.  Ainsi  seulement  pouvons-nous 
parvenir  à  une  approximation  aussi  voisine  que  possible 
du  texte  exact.  Et  c'est  grâce  à  cette  piété  méticuleuse  que 
déjà,  pour  les  plus  beaux  au  moins  des  Sermons,  nous 
sommes  sûrs  de  lire,  à  quelques  détails  près,  l'expression 
intégrale  et  pure  des  pensées  que  Bossuet  avait  rédigées 
avant  de  monter  en  chaire. 

1.  T.  I.  Desclée,  de  Brouver  et  Cie,  1914 


INTRODUCTION 


BOSSUET  PRÉDICATEUR 

Toutes  les  recherches  sur  la  vie  et  sur  les  travaux  de  Bossuet 
ont  contribué  à  prouver  que  la  prédication,  loin  d'être  pour  lui 
une  occupation  secondaire,  avait  tenu  une  très  grande  place  dans 
cette  vie  d'ailleurs  si  occupée.  Dès  quinze  ans,  nous  le  trouvons 
à  Paris,  déjà  célèbre  pour  son  éloquence  précoce.  Soixante  ans 
après,  nous  le  retrouvons  àMeaux,  «  annonçant  encore  la  parole 
de  Dieu  en  toute  rencontre*  »  avec  une  ardeur  infatigable.  Le 
bon  mot  de  Voiture  avait  été  une  prédiction  :  peu  d'orateurs 
sacrés  prêchèrent  et  si  tôt,  et  si  tard*. 

Marquons  d'abord  les  dates  importantes  de  ce  long  ministère 
évangélique  et  les  lieux  principaux  où  il  s'exerça  tour  à  tour. 

De  1642  à  1652,  Bossuet,  encore  écolier  à  Navarre,  essaye  sop 
talent  oratoire  soit  dans  les  conférences  du  collège,  soit  dan* 
les  réunions  d'une  confrérie  en  l'honneur  de  la  Vierge,  où  i5 
prenait  souvent  la  parole.  En  même  temps,  comme  l'usage  y 
autorisait  alors  les  jeunes  gens  qui  se  destinaient  au  sacer- 
doce, il  prêche  quelquefois  dans  les  églises,  —  à  Paris,  proba- 
blement, —  sûrement  à  Metz,  où  habitait  sa  famille.  C'est  dans 
cette  ville  qu'il  va  se  fixer  lui-même  en  1652.  Il  y  demeure  six 
ans,  dans  une  vie  retirée,  qu'il  partage  entre  les  obligations  de 
son  office  de  chanoine,  l'étude  et  la  prédication.  Metz,  où  les 
juifs  et  les  protestants  étaient  nombreux,  offrait  à  son  ardeur 
de  propagande  une  ample  matière.  A  ce  moment,  d'ailleurs,  partout 


1.  L'abbé  Le  Dieu. 

2.  Tallémant  des  Réaux  ra- 
conte que  le  jeune  Bossuet  fut 
amené  un  soir  chez  la  marquise 
de  Rambouillet  pour  donner  aux 
beaux  esprits  qui  s'y  réunissaient 
une  preuve  de  cette  éloquence 
dont  on  racontait  des  merveilles. 


On  lui  proposa  un  sujet  sur  le- 
quel il  improvisa  un  discours 
fort  applaudi.  11  était  près  de 
minuit  quand  il  termina  ce  ser- 
mon impromptu  :  sur  quoi  Voi- 
ture s'écria  qu'il  n'avait  ja- 
mais «  oui  orêcher  ni  si  tôt  ni  si 
tard.  »  (Historiette*,  xciv  ) 


x  INTRODUCTION 

où  il  va,  il  prêche;  il  prêche  à  Dijon  (1656);  il  prêche  à  Paris 
(1 657) ,  où  ses  anciens  maîtres  et  ses  amis  commencent  à  le  produire. 

A  partir  de  1659,  c'est  à  Paris  qu'il  se  fait  entendre  presque 
toujours.  Alors  s'ouvre  la  période  la  plus  féconde,  la  plus  brillante 
aussi,  de  sa  prédication.  Cinq  Carêmes1,  en  1660,  1661,  1662, 
1665  et  1666,  dont  deux  furent  prêches  à  la  Cour;  quatre  Avents 
dont  deux  à  la  Cour  également,  en  1665,  au  Louvre,  et  en  1669,  à 
Saint-Germain-en-Laye  ;  une  douzaine  de  Panégyriques,  plusieurs 
retraites  d'ordination,  à  Saint-Lazare,  dans  la  maison  de  saint 
Vincent  de  Paul  ;  des  séries  de  Conférences  religieuses  faites 
pour  les  gens  du  monde  aux  Carmélites  du  faubourg  Saint- 
Jacques  ou  à  l'hôtel  de  Longueville;  plusieurs  Sermons  de  pro- 
fession et  de  vêture,  un  grand  nombre  de  Sermons  de  charité: 
voilà  un  aperçu  sommaire  de  son  œuvre  oratoire,  entre  1659  et 
1670.  Et  nous  ne  parlons  pas  ici  des  Oraisons  funèbres. 

Nommé,  en  1670,  précepteur  du  Dauphin,  il  abandonne  pour 
douze  années  la  chaire,  et  n'y  parait  que  dans  cinq  ou  six 
occasions  solennelles.  Mais  en  1682,  aussitôt  en  possession  de 
son  évêché  de  Meaux2,  il  recommence  à  exercer,  vingt-deux 
années  durant,  le  ministère  de  là  parole  sacrée.  Il  prêche  aux 
fidèles  à  toutes  les  grandes  fêtes5;  il  prêche  dans  son  séminaire 
toutes  les  fois  qu'il  visite  ses  jeunes  prêtres;  il  prêche  dans 
les  conférences  des  curés  et  dans  les  synodes  annuels  de  son 
clergé  ;  il  prêche  fréquemment  dans  tous  les  couvents  du  diocèse  • 
il  prêche  enfin  dans  les  églises  de  campagne,  a  allant,  nous  dit 
un  témoin*,  d'une  paroisse  à  l'autre,  l'Évangile  à  la  main.  »  La 


1.  Le  Carême  des  Minimes 
(1660);  le  Carême  des  Carmélites 
(1661);  le  Carême  du  Louvre 
(1662);  le  Carême  de  St-Thomas- 
du-Louvre  (1665);  le  Carême  de 
Saint-Germain-en-Laye  (1666). 

2.  «  Il  avait  pris  possession  de 
l'évêché  de  Meaux  le  dimanche 
8  de  février  1682,  et  dès  le  mer- 
credi suivant,  jour  des  Cendres, 
prêchant  dans  sa  cathédrale,  il 


déclara  qu'il  se  destinait  tout  à 
son  troupeau  et  consacrerait  ses 
talents  à  son  instruction.  »  L'abbé 
Le  Dieu,  Mémoires  sur  la  vie  et 
les  ouvrages  de  Bossuet,  p.  182. 

3.  «  Il  ne  s'en  dispensa  jamais, 
pas  même  pour  l'exercice  de  sa 
charge  de  premier  aumônier  à  la 
Cour  ».  Ibidem. 

4.  L'abbé  Le  Dieu,  son  secré- 
taire. Mém.,  p.  119(édit.  Guettée). 


INTRODUCTION. 


xi 


main  die  qui  devait  l'emporter  (1704)  put  seule  mettre  fin  à  cette 
activité  d'apôtre1. 

D'une  prédication  qui  dura  en  tout  une  quarantaine  d'années, 
plus  de  deux  cent»  sermons2  nous  restent  :  nombre  considérable 
sans  doute,  mais  qui  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  le  nombre  exact 
t.es  sermons  qu'il  a  rédigés.  Ce  ne  fut,  en  effet,  que  pendant 
la  fin  de  son  épiscopat  que  Bossuet  se  mit  à  vivre  sur  son 
fonds  et  se  contenta  d'improviser3.  Jusque-là*,  il  avait  toujours 
écrit  avant  de  parler,  soit  qu'il  composât  de  toutes  pièces  un 
sermon  nouveau,  soit  qu'il  refit  en  partie  un  discours  précé- 
demment composé.  Or  il  est  facile  de  voir  qu'avec  les  sermons 
que  nous  possédons  —  même  si  l'on  compte  deux  ou  trois  fois 
ceux  où  l'on  distingue  deux  ou  trois  rédactions  de  dates  diffé- 
rentes —  il  est  impossible  de  reconstituer  complètement  toutes 
les  stations  qu'il  a  prêchées.  Nous  savons,  du  reste,  les  sujets  et 
les  titrés  d'un  assez  grand  nombre  de  discours  (une  centaine 
environ)  -prononcés  par  Bossuet  entre  1648  et  1682,  et  que  nous 
n'avons  plus.  On  s'étonne  qu'il  ne  s'en  soit  pas  perdu  davantage, 
quand  on  sait  quelles  vicissitudes  les  manuscrits  des  sermons 
ont  traversées  avant  d'être  imprimés  pour  la  première  fois. 

II 
Ils  ne  le  furent,  en  effet,  qu'en  1772,  soixante-huit  ans  après 
la  mort  de  l'auteur.  Bossuet  n'avait  jamais  pensé  à  les  faire 
paraître  de  son  vivant  ni  à  en  ordonner  la  publication  posthume. 
Aussi  exempt  que  possible  de  vanité  littéraire,  il  avait  pour 
maxime  qu'un  prêtre  ne  devait  rien  donner  au  public  sans  une 
nécessité  absolue,  et  il  ne  jugeait  pas  sans  doute  que  tel  fût  le 
cas  pour  ses  sermons.  Ils  avaient  «  fait  leur  fruit  »  dans  le  temps 
qu'il  les  avait  prêches,  et  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  bon  et 
d'utile,  il  l'avait  employé,  depuis,  dans  quelques-uns  de  ses  der- 
niers ouvrages,  dans  sa  Politique,  par  exemple. 


1.  L'abbé  Lebarq,  Hist.  crit.  de 
la  Prédic.  de  Bossuet,  p.  270, 
évalue  à  «  ^plus  de  trois  cents  »  le 
nombre  des  discours  ou  a  tlocutions 
que  Bossuet  prononça  durant  les 
*2  ans  de  son  épiscopat  à  Meaux. 


2.  235,  d'après  l'abbé  Lebarq, 
Hist.  crit.  de  la  Prédic^de  Bos- 
suet, p.  118. 

3.  Id.,  ibid.,  p.  30i. 

4.  Gandar  :  Bossuet  orateur 
Introduction,  pages  xlh-xljh. 


xn 


INTRODUCTION. 


Négligés  par  lui,  au  point  que  son  secrétaire  n'en  connaissait 
que  vaguement  l'existence1,  les  sermons  passèrent  après  la  mort 
de  Bossuet  à  son  neveu.  Sachant  qu'ils  n'étaient  pas  destinés  à  la 
publicité,  celui-ci  les  laissa  en  manuscrit,  sans  se  faire  faute,  on 
peut  le  croire,  de  prêcher  au  besoin  les  sermons  de  son  oncle. 
Disons  qu'à  la  vérité  il  ne  les  conservait  pas  pour  lui  seul,  et 
qu'une  fois  évêque  de  Troyes,  il  en  fit  profiter  souvent  les  prêtres 
de  son  diocèse.  Mais  gardien  trop  peu  jaloux  d'un  héritage  dont 
il  aurait  dû  pourtant  comprendre  le  prix,  il  ne  se  contentait  pas  de 
laisser  prendre  des  copies  des  sermons  :  il  en  prêtait  les  originaux. 

Nombre  de  discours  étaient  sans  doute  égarés  déjà  quand,  à  la 
mort  de  l'évêque-  de  Troyes,  ils  furent  expédiés  «  avec  beau- 
coup d'autres  papiers»  à  un  petit-neveu  de  Bossuet,  M. de  Chasot, 
premier  président  du  parlement  de  Metz  (1743).  11  est  permis 
de  penser  que  ce  second  possesseur  des  Sermons  mit  à  les 
communiquer  plus  de  complaisance  encore  et  moins  de  pré- 
cautions que  n'avait  fait  le  premier. 

Bientôt  (1751)  le  président  mourait  lui-même  et  les  sermons 
se  trouvaient  remis  à  la  garde  de  Mme  de  Chasot,  sa  veuve.  11  était 
grand  temps  que  le  bénédictin  Dom  Déforis,  chargé,  avec  plusieurs 
de  ses  confrères,  de  préparer  une  édition  nouvelle  des  Œuvres  de 
Bossuet,  vînt  découvrir  à  Metz  ce  précieux  dépôt,  si  menacé  *. 

Depuis  la  publication  de  Dom  Déforis  (1772-1778),  on  n'a  pu 
retrouver  qu'un  très  petit  nombre  de  sermons.  Mais  si  les  éditeurs 
et  les  critiques  de  notre  temps  n'ont  pas  grossi  de  leurs  trou- 
vailles le  premier  recueil,  ils  ont  encore  plus  contribué  peut-être 
à  la  gloire  de  Bossuet  et  mieux  servi  les  lettres,  en  travaillant, 
comme  ils  l'ont  fait,  à  épurer,  à  établir  le  texte,  à  déterminer  les 
dates  des  sermons  qui  nous  restent 3.  De  leurs  découvertes  dans 


1.  Le  Dieu,  Mémoire»,  p.  118  : 
«Les sermons  qu'il  a  laissés... [ne 
sont]  la  plupart  qu'une  ou  deux 
feuilles  volantes,  où  est  un  texte 
en  tête,  un-  raisonnement...  une 
division...  Aucun  de  ces  sermons 
fc'à  la  forme  d'un  discours  ache- 
vé. »  Cela  n'est  vrai  que  des  ser- 


mons prêches  par  Bossuet  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie. 

2.  Préface  de  l'édition  des  Bé- 
nédictins, 1772,  et  Gandar,  Bos- 
suet orateur,  Introduction,  pa- 
ges vu  à  ix. 

5.  Telle  a  été  l'utilité  des  tra- 
vaux  de  l'abbé  Vaillant    (Études 


INTRODUCTION. 


XUl 


ce  genre  de  recherches  s'est  dégagé  un  fait  important  pour  la 
critique,  c'est  que  le  génie  oratoire  de  Bossuet ,  quoi  qu'on  ait 
pu  dire  parfois,  a  eu  ses  débuts,  ses  transformations  et  ses  progrès. 
Un  des  rares  admirateurs  de  Bossuet  au  dix-huitième  siècle,  le 
Père  de  Neuville,  s'écriait,  dans  son  enthousiasme,  qu'un  tel 
homme  naissait  tout  entier.  Il  oubliait  ce  qu'a  dit  quelque,  part 
Bossuet  lui-même,  plus  justement  :  .«  On  crayonne  avant  que  de 
peindre,  on  dessine  avant  que  de  bâtir  et  les  chefs-d'œuvre  sont 
précédés  par  des  coups  d'essai  *.  » 

C'est  ce  développement  successif  de  l'éloquence  de  Bossuet  que 
les  travaux  de  la  critique  contemporaine  nous  permettent  d'ap- 
précier. Il  suffit  d'en  indiquer  ici  les  principaux  moments* 
Jusque  vers  1659,  les  sermons  de  Bossuet  prêches,  pour  la  plu- 
part, en  province,  se  ressentent  un  peu  trop  des  souvenirs  et  des 
habitudes  de  l'école,  comme  aussi  de  l'influence  de  Tertullien,  qu'il 
étudie  et  qu'il  imite  alors  de  préférence  parmi  les  Pères  de  l'Église 
primitive.  En  même  temps  une  imagination  vive  et  abondante 
donne  souvent  à  son  style  une  violence  de  couleurs,  une  crudité  de 
ton,  dont  un  goût  plus  sévère  corrigera  bientôtles  excès*.  Ce  n'est 
pas  cependant  dès  l'arrivée  de  Bossuet  à  Paris  que  ce  changement, 
dans  le  sens  d'une  délicatesse  plus  recherchée,  se  laisse  aper- 
cevoir dans  les  sermons.  L'année  1659  marque  un  arrêt,  et  comme 
un  moment  d'hésitation  dans  sa  marche4.  Disciple  et  collaborateur 
de  saint  Vincent  de  Paul,  Bossuet  est  tenté  un  instant  de  rejeter. 


sur  les  sermons  de  Bossuet  éPa- 
près  les  manuscrits,  1851);  de 
M.  Floquet  (Études  sur  la  vie  de 
Bossuet,  1855;  Bossuet  précepteur 
du  Dauphin,  1864);  de  M.  Lâchât 
dans  son  édition  (1862-1865);  de 
H.  Gandar  (Bossuet  orateur,  1867, 
et  Choix  de  Sermons  de  la  Jeunesse 
de  Bossuet,  1867);  de  M.  Gazier 
(Choix  de  Sermons  de  Bossuet, 
1882);  de  M.  Lebarq  (voir  ci-dessus 
p.  i-ii).  Cf.  Rondelet  (Revue  d'Éco- 
nomie chrétienne,  1863),  Vallery- 
Radot  (Journal  des  Débats,  1856), 


Lenient  (Revue  politique  et  littê- 
rain?,1872),Brunetière(ftu'd.,1881. 

1.  Premier  sermon  sur  la  Nati- 
vité de  la  Sainte  Vierge. 
-  2.  D'après  l'excellent  livre  de 
M.  Gandar,  Bossuet  orateur. 

3.  Sur  l'état  de  la  chaire  fran- 
çaise au  moment  où  Rossuet  com- 
mença de  prêcher,  voy.  Jacqui- 
net,  les  Prédicateurs  du  xvu* siècle 
avant  Bossuet. 

&,  Voir  le  sermon  sur  VÊmi- 
nente  dignité  des  Pauvres  et  Je 
Panégyrique  de  saint  Paul. 


XIV 


INTRODUCTION. 


à  l'exemple  de  l'humble  missionnaire,  tous  les  «rnements  de  l'élo- 
quence profane  et  de  «  mortifier  »  sa  parole  pour  la  rendre  plus 
conforme  à  l'esprit  de  l'Évangile.  Mais  il  ne  tarde  pas  à  com- 
prendre que  la  gravité  de  la  chaire  comporte ,  que  la  piété 
conseille  même  certaines  concessions  au  goût  du  monde,  et 
<  qu'un  prédicateur  est  tenu  de  se  rendre  agréable  autant  qu'il 
le  faut  pour  être  utile  *».  il  laisse  donc,  sans  scrupules  déplacés, 
se  développer  cette  éloquence,  qui  n'a  plus  besoin  dès  lors  que 
de  s'observer  pour  devenir  parfaite.  Le  Carême  de  4662  marque, 
dans  la  prédication  de  Bossuet,  le  point  de  la  maturité.  Maître 
de  lui-même,  il  a  désormais  deux  modèles  plus  sûrs  que  ceux 
qu'il  avait  suivis  dans  sa  jeunesse  :  saint  Augustin  et  saint  Jean 
Chrysostome.  Il  sait  alors  les  t  joindre  ensemble,  »  8  et  allier 
à  la  grandeur  et  à  l'éclat  du  premier  la  manière  simple  et  popu- 
laire de  l'autre.  Dans  les  derniers  sermons  qu'il  prêche  à  la  cour, 
cet  équilibre  harmonieux  de  qualités  diverses  commence  à  se 
rompre  un  peu  :  la  majesté  va  en  grandissant,  la  familiarité  s'at- 
ténue chaque  jour  davantage3.  L'accent  personnel,  si  sensible  dans 
les  sermons  de  la  jeunesse,  disparaît  pour  faire  place  à  cette 
manière  impersonnelle  et  abstraite,  plus  sublime  sans  doute,  mais 
où  l'homme  même,  à  notre  gré,  s'efface  un  peu  trop.  Dès  les  ser- 
mons de  1666,  Bossùet  est  déjà  le  Bossuet  des  grandes  Oraisons  funè- 
bres. D'ailleurs,  à  partir  de  1682,  un  nouveau  changement  s'accom- 
plit dans  son  génie,  dont  nous  ne  pouvons  malheureusemenî  juger 
que  d'une  façon  trop  incomplète,  à  cause  du  petit  nombre  des  ser- 
mons de  Meaux  qui  nous  restent.  Mais,  par  d'autres  discours  de 
Bossuet,  par  ses  Exhortations  aux  religieuses  de  son  diocèse  par 
exemple4,  on  peut  du  moins  se  faire  une  idée  de  cette  transforma- 
tion dernière,  où  son  éloquence,  s'abaissantde  nouveau,  redevenait 
petite  et  familière  avec  les  humbles,  et  s'accommodait  merveilleu- 
sement aux  nécessités  de  la  prédication  provinciale  et  populaire. 


1.  Expressions  de  l'abbé  de 
Fromentiéres,  citées  par  l'abbé 
Hurel,  les  Orateurs  sacrés  à  la 
cour  de  Louis  XIV,  tome  I,  p.  134. 

2.  Bossuet,  Écrit  composé  pour 
le  cardinal  de  Bouillon,  sur  U 


style  et  la  lecture  des  écrivains  et 
des  Pères  de  l'Église. 

3.  Comparer  les  extraits  que 
nous  donnons  des  trois  sermons  sur 
la  Passion  de  1660, 1661  et  1666. 

4.  Voyez  pi  os  loin,  page   502, 


INTRODUCTION.  xv 

m 

Témoins  de  ce  renouvellement  continuel  d'un  génie  oratoire 
toujours  en  mouvement  et  en  action,  les  contemporains  appré- 
cièrent-ils dignement  cette  éloquence  que  plusieurs  d'entre  eui 
virent  naître  et  grandir 7_  C'est  une  question  encore  aujourd'hui 
débattue l  et  sur  laquelle  il  est  utile  d'insister  quelque  peu. 

Le  cardinal  de  Bausset*,  le  premier,  a  cru  devoir  signaler  à 
l'attention  des  critiques,  comme  un  problème,  l'indifférence  du 
dix-septième  siècle  pour  Bossuet  orateur,  et  de  nos  jours  encore 
on  a  soutenu  que  la  prédication  de  Bossuet  à  la  cour  avait  eu 
un  succès  très  médiocre  et  très  indigne  d'elle.  Voici  quelques- 
unes  des  preuves  qu'on  allègue.  Ni  la  Gazette  de  France,  le  Jour- 
nal officiel  du  temps,  ni  la  Mme  historique  de  Loret3,  le  nou- 
velliste rimeur  de  la  cour  et  de  la  ville,  ne  parlent  de  Bossuet 
autrement  que  du  premier  venu  des  prédicateurs  d'alors.  Il 
semble  même  que  la  Gazette  de  France  s'exprime  plus  sèchement 
sur  son  compte  qu'au  sujet  d'un  grand  nombre  d'autres  orateurs. 
On  rappelle  aussi  que  plusieurs  contemporains ,  lorsqu'ils  font 
mention  de  Bossuet,  le  citent  comme  un  prélat  vertueux  et  docte, 
mais  non  point  comme  un  prédicateur  éloquent*.  Nommé  évêque 
en  1670,  c'est  «  son  mérite,  sa  doctrine,  sa  sagesse,  son  expé- 
rience »  que  relate  le  brevet  royal  :  pas  un  mot  de  ses  sermons  à 
la  oour.  D'ailleurs,  il  lui  avait  faUu  troh  années  de  prédications 
à  la  ville  avant  d'arriver  à  la  chaire  royale,  où'  il  ne  donna  en 
tout  que  deux  avents  et  deux  carêmes,  et  encore  à  des  interval- 
les éloignés.  Que  faut-il  en  conclure,  sinon,  semble-t-il,  que  le 
dix-septième  siècle  a  méconnu  Bossuet,  comme  il  en  a  méconnu 
bien  d'autres,  qu'il  l'a  découragé  peut-être,  et  que  si,  après 
l'Avent  de  1669,  Bossuet  parut  si  peu  souvent  dans  les  chaires 
de  Paris,  c'était  qu'il  avait  conscience  de  n'y  avoir  pas  réussi? 

Il  importe,  avant  d'aller  si  loin,  d'examiner  la  valeur  de  ces 


1 .  Consulter  sur  ee  point  l'ou- 
vrage de  l'abbé  Hurel  :  les  Ora- 
teurs sacrés  sous  le  règne  de  Louis 
XI V  (1872),   tome  1,  p.  205-250. 

2.  Dans  son  Histoire  de  Bos- 
suet, livre  II,  ch.  u. 


3.  Sur  le  gazetier  Jean  Loret, 
voyez  page  96,  note  1. 

Â.Voirenoutre  les  jugements  de 
Mme  d*  Sévigné  et  deBayle,  sur  le 
germon  pour  la  Profession  de 
Mlle  de  La.  Vallière,  p.  410,  n.1. 


ivi  INTRODUCTION. 

faits-  et  de  ses  témoignages.  Est-il  légitime,  par  exemple,  de  cher- 
cher l'expression  exacte  et  certaine  de  l'opinion  du  temps  dans  la 
Gazelle  de  France  ou  dans  la  Muse  historique1!  Peut-on  voir, 
dans  la  rareté  des  éloges  de  l'une,  une  marque  du  mécontentement 
des  auditeurs  de  Bossuet,  et  dans  les  louanges  insignifiantes  et  ba- 
nales de  l'autre,  la  preuve  qu'on  ne  ne  sut  point  discerner  sa  supé- 
riorité? Renaudot  et  Loret  ne  mettaient  pas  à  coup  sûr  dans  leurs 
comptes  rendus  les  intentions  qu'on  y  soupçonne,  —  Loret  surtout, 
qui  se  soucie  bien  plus  de  trouver  une  épithète  rimant  richement 
au  nom  des  orateurs  qu'il  loue  que  d'approprier  ses  compliments 
à  leur  mérite  ou  de  mesurer  son  enthousiasme  à  leur  succès2. 

Le  petit  nombre  des  stations  prêchées  par  Bossuet  à  la  cour  et 
les  intervalles  qui  les  séparent  ne  peuvent  non  plus  rien  nous  ap- 
prendre sur  la  manière  dont  il  fut  jugé.  N'oublions  pas  en  effet  que 
si,  de  tous  les  orateurs  qui  prêchaient  vers  1666,  Bossuet  presque 
seul,  à  notre  avis,  méritait  les  honneurs  de  la  chair  royale,  beau- 
coup d'autres  s'en  croyaient  dignes,  qui  devaient  s'y  succéder 
tour  à  tour.  Quant  à  expliquer  pourquoi  Bossuet  cessa  de  si 
bonne  heure  d'y  paraître,  il  n'en  faut  pas  chercher  d'autre  motif 
que  la  fonction  nouvelle  dont  il  fut  chargé  en  1670  :  jusqu'en 
1682,  il  se  dévoua  tout  entier  à  l'éducation  du  Dauphin. 

Enfin  il  n'y  a  rien  non  plus  à  conclure  du  silence  de  quelques- 
uns  des  contemporains  sur  le  génie  oratoire  de  Bossuet,  ni  des 
termes  où  fut  rédigé  le  brevet  qui  le  promut  à  l'épiscopat. 
t  L'homme  de  tous  les  talents  et  de  toutes  les  sciences  »,  comme 
Massillon  l'appelle  5,  avait  assez  de  mérites  divers  pour  qu'on  en 
oubliât  toujours  quelques-uns*  et  si  aujourd'hui  c'est  l'orateur 
qui,  en  lui,  nous  intéresse  et  nous  attire  le  plus>  les  contempo- 
rains pouvaient  considérer  plus  volontiers  quelque  autre  côté  de 


1.  Gazette  en  vers  de  J.  Loret. 

2.  «  L'abbé  Bossuet  ||  Qui,  sans 
mentir,  n'est p&smuet.  «Ailleurs: 
«  Monsieur  Joly  ||  Qui  passe  vrai- 
ment le  joli  (1663)  ».  «  Dn  Ré- 
collet de  grand  renom  ||  Nommé 
le  Père  Damascène,  ||  Plus  élo- 
quent que  Démosthène  (1662).  Un 
autre  nouvelliste  du  temps,  ca- 


ractérisant chacun  des  prédica- 
teurs, entre  1681  et  1685,  n'attribue 
à  Bossuet  que  «  la  délicatesse  », 
tandis  qu'il  accorde  à  Masca- 
ron  «  le  brillant,  »  au  P.  Bourda- 
loue  la  «  moralité,  »  —  au  P.  Caus- 
sin  la  «  majesté,  »  et  «  à  M.  Le 
Boux  la  magnificence  ». 
3.  Or.  fun.  du  Dauphin. 


INTRODUCTION.  xvn 

ee  génie  si  varié  et  si  vaste,  sa  science,  par  exemple.  Et  ce  n'est 
certes  pas  Bossuet  qui  leur  en  eût  voulu  d'estimer  plus  chez  lui  le 
théologien  que  l'orateur. 

D'ailleurs  s'il  est  vrai  que  Gui  Patin,  écrivant  à  Paris  en  1669  *, 
ne  semble  connaître  encore  Bossuet  que  comme  <  un  digne 
personnage  et  très  savant  »;  si  Mme  de  Sévigné  a  l'air  d'igno- 
rer que  personne  ait  pu  avoir-,  avant  Bourdaloue,  quelque  talent 
et  quelque  renom  dans  la  chaire,  on  trouverait  aisément  d'autres 
témoignages  qui  compenseraient  ceux-là  :  Mme  de  la  Fayette, 
par  exemple2,  vante  cette  éloquence  qui  paraît  dans  tous  les 
discours  de  Bossuet,  Santeul  célèbre  ses  succès  oratoires  en  vers 
latins  enthousiastes,  et  l'abbé  de  Fromentières,  un  prédicateur  lui 
aussi ,  rappelle,  dans  l'Assemblée  du  Clergé  de  1670,  quel  bruit 
a  fait  VÉvangile  dan*  la  bouche  du  doyen  de  Metz. 

Cette  c  indifférence  »  générale  des  contemporains  de  Bossuet 
pour  son  éloquence,  qui  indignait  le  cardinal  de  Bausset,  n'est 
donc  pas  chose  prouvée;  et  il  nous  parait  qu'on  s'est  mis 
inutilement  en  peine  d'en  chercher  les  raisons.  Est-ce  à  dire 
que  nous  allions  jusqu'à  prétendre,  avec  d'autres  critiques, 
que  le  succès  de  Bossuet  fut  le  plus  éclatant  des  triomphes,  que 
c  son  éloquence  fut  entendue  avec  ravissement  *  »  par  Louis  XI? 
et  par  sa  cour,  qu'elle  excita,  partout  et  toujours,  un  applaudisse- 
ment unanime  et  incontesté  ?  Il  n'y  aurait  pas  moins  d'exagéra- 
tion à  soutenir  cette  thèse  qu'à  défendre  l'opinion  contraire.  Il 
est  en  effet  plusieurs  témoignages  considérables  qui  la  démen- 
tent. Citons  en  deux  :  d'abord  cette  assertion  étrange  de  l'abbé 
de  Clérembault,  osant  dire  en  pleine  Académie,  peu  après  la 
mort  de  Bossuet,  que  l'évêque  de  Meaux  «  avait  laissé  obtenir 
à  ses  rivaux  le  premier  rang  dans  l'éloquence4;  »  et  surtout 
ce  passage  du  discours  de  réception  de  La  Bruyère  (1695) 
où,  parlant  de  l'illustre  prélat  dans  lequel  il  salue  un  Père  de 
l'Eglise,  il  croit  devoir  rappeler  qu'il  a  fait  parler  longtemps 
une  envieuse  critique  et  qu'il  Va  fait  taire*.  Nous  devons  en 

1.  Lettre  à  Falconet,  13  déc.  4.  Réponse  au  discours  de  récep- 

2.  Dans  son  Histoire  de  Madame.    I    tion  de  l'abbé  de  Polignac  (1704). 
%.  Roquet,  Études,  m,  351.         I       5.  Éd.  class. Hachette,  p. 470, 539. 

ROSSTJET,   SBRM0N8*  2 


xvtn 


mniODUCTioji. 


conclure  que,  comme  Racine,  comme  Molière,  comme  Boileau, 
Bossuet  eut  de  son  vivant  des  détracteurs.  Se  livra-t-il  autour 
de  ion  nom  quelqu'une  de  ces  polémiques  littéraires  si  fré- 
quentes au  dix-septième  siècle?  Nous  l'ignorons,  mais  nous 
pouvons  affirmer  en  tout  cas  qu'il  ne  fut  pas  goûté  de  tous  et 
que  son  génie  ne  s'imposa  pas  sans  lutte. 

C'est  ce  qui  aiderait  à  expliquer  peut  être  le  déclin  si  rapide, 
si  surprenant,  de  sa  gloire  de  prédicateur.  La  principale  raison  de 
l'oubli  où  cette  partie  de  l'œuvre  de  Bossuet  fut  reléguée  au  dix* 
huitième  siècle,  est  sans  doute  dans  ce  fait  que  les  Sermons 
restèrent  manuscrits.  Mais  si  l'éclat  de  la  prédication  de  Bossuet 
avait  été  aussi  vif  que  l'assurent  certains  de  ses  admirateurs,  il 
en  aurait  toujours  subsisté  quelque  chose,  et,  même  en  l'absence 
de  monuments  écrits,  le  souvenir  de  cette  longue  carrière  oratoire 
eût  survécu  dans  une  espèce  de  tradition  glorieuse,  comme  pour 
tant  d'orateurs  restés  célèbres  sans  avoir  rien  laissé.  Or  il  s'en 
faut  de  beaucoup  que  le  souvenir  de  Bossuet  prédicateur  se  soit 
maintenu  de  cette  sorte.  On  l'oublia  très  vite,  et  les  quelques 
critiques  qui  en  parlent,  ne  le  louent  qu'avec  des  restrictions  singu- 
lières. Rollin  avoue1  qu*  cil  ne  se  soutient  pas»,  et  l'abbé  Trublet 
a  l'air  de  risquer  le  plus  audacieux  des  paradoxes  quand  il  se  ha- 
sarde jusqu'à  prétendre  que  4  Bossuet  ne  manque  pas  de  goût  *  ». 

La  publication  des  sermons  de  Bossuet  ne  dissipa  pas  ces 
préventions  ;  l'édition  où  le  bénédictin  Dom  Deforis  s'obstina,  au 
grand  scandale  de  l'abbé  Maury,  à  donner  un  Bossuet  entier  ou 
sans  trop  de  coupures,  n'eut  guère  de  succès  dans  le  public.  Le 
dix-huitième  siècle  s'en  tint  jusqu'à  la  iin  au  sentiment  de  Laharpe, 
et  content  d'accorder  à  Bossuet  la  prééminence  dans  l'oraison  fu- 
nèbre, il  continua  de  croire  qu'il  avait  été  médiocre  dans  le  sermon. 

XSette  opinion  dura  même  jusque  dans  ces  premières  années 
du  dix-neuvième  siècle,  pendant  lesquelles  subsistent  encore  les 


1.  Traité  des  Études,  IV,  n. 

2.  Réflexions  sur  l'éloquence  de 
la  chaire,  1749, —  cité  parM.Gan- 
dar,  Bossuet  orateur,  Intr  ,  p.  xxx. 

3.  Car  Dom  Deforis  et  ses  con- 


frères se  sont,  trop  souvent  en- 
core, permis  de  «  corriger  >  et 
d'  «  épurer  >  à  leur  guise  le  style 
de  Bossuet.  V.  plus  loin,  p.  52-53. 
4.  Lycée,  seconde  partie,  U,  i. 


INTRODUCTION  xix 

idées  et  les  goûts  du  dix-huitièmé.  En  1815,  le  critique  Dussault, 
l'organe  de  «  l'opinion  des  connaisseurs  »  sous  l'Empire,  décla- 
rait que  les  Sermon*  ne  pouvaient  rien  ajouter,  loin  de  là,  à  \* 
gloire  de  Bossuet  :  «  ouvrages  de  mauvais  goût...  matériaux 
informes,  empreints  parfois  du  sceau  de  son  génie,  et  plus  sou- 
vent infectés  de  la  rouille  d'une  époque  où  le  goût  n'était  pas 
encore  épuré,  où  l'éloquence  française  était  encore  sauvage1.  » 

On  a  déjà  pii  voir  par  Tes  travaux  nombreux  auxquels  les  Sermons 
ont  donné  lieu  de  nos  jours,  que  le  mérite  de  Bossuet  comme  pré- 
dicateur n'a  plus  à  craindre  ces  mépris  injustes.  Mais  si  l'on  veut 
apprécier  les  Sermons  à  leur  juste  valeur,  il  importe  toujours  de  se 
souvenir  qu'on  a  affaire  ici  à  des  compositions  oratoires  d'un  genre 
particulier*.  C'est  ce  qu'il  est  aisé  de  comprendre  si  l'on  se  rap- 
pelle d'abord  comment  Bossuet  faisait  ses  sermons,  si  l'on  considère 
ensuite  sous  quelle  forme  nous  en  possédons  les  originaux. 

Pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  carrière  de  prédicateur, 
Bossuet,  nous  l'avons  dit  déjà,  composait  ses  sermons  d'avance. 
Il  ne  se  contentait  pas,  comme  on  l'a  répété  longtemps,  d'en  jeter 
sur  le  papier  le  dessein  général  et  les  idées;  il  rédigeait  tout  le 
discours  d'un  bout  à  l'autre.  Puis,  quand  il  l'avait  écrit  d'abon- 
dance et  tout  d'une  haleine,  ij  revenait  sur  cette  première 
rédaction,  il  la  retouchait  et  la  corrigeait,  examinant  avec  autant 
de  soin  les  moindres  détails  du  style  que  la  valeur  et  l'ordre 
des  pensées.  Mais,  et  c'est  là  le  point  à  noter,  cette  rédaction, 
quelque  soignée  qu'elle  pût  être,  n'était  pas  destinée  à  être  récitée 
en  chaire*.  Bossuet  n'apprit  jamais  par  cœur  :  cette  contrainte 
aurait  énervé  sa  parole  et  rendu  son   action  languissante*.  Il 


1.  Articles  publiés  dans  le  Jour- 
nal des  Z)é£a£s(juin  181 0-mai  1811), 
cités  par  M.  Gandar. 

2.  Au  moment  de  la  première 
édition  de  ce  recueil,  c'est  avant 
l'étude  des  Oraisons  funèbres  que 
les  programmes  classiques  pla- 
çaient celle  des  Sermons.  Depuis, 


cet  ordre  a  été  interverti,  et  avec 
raison.  La  beauté  simple  et  fruste 
des  sermons  exige,  pour  être  com- 
prise, un  goût  plus  éclairé. 

3.  Gandar,  Bossuet  orateur.  In- 
troduction, p.  XLIV. 

i.  Le  Dieu,  Mémoire,  p.  110; 
Pérau,  Vie  de  Bossuet. 


XX 


INTRODUCTION, 


laissait  donc  à  l'improvisation  une  grande  part  ;  il  comptait  pour 
beaucoup  sur  les  inspirations  soudaines  que  réserve  à  l'orateur 
véritable  la  présence  d'un  auditoire  dont  il  suit  les  impressions, 
dont  il  entend  les  objections  et  les  réponses1.  Lors  même  que  sur 
ce  procédé  de  Bossuet  nous  n'aurions  pas  de  témoignages  formels, 
les  manuscrits  des  Sermons  ne  nous  le  laisseraient  pas  ignorer. 
Il  s'y  rencontre  maintes  fois  qu'une  indication  rapide,  jetée  par 
Bossuet  au  bas  d'une  page,  entre  les  lignes  ou  sur  la  marge  d'un 
feuillet,  nous  marque  la  place  d'un  développement  qu'il  ne 
prend  pas  le  temps  d'écrire  et  qu'il  se  réserve  d'improviser. 

Mais  dès  lors  les  Sermons  qui  nous  restent  ne  sont  pas,  à  pro- 
prement parler,  les  Sermons  prêches  par  Bossuet;  ce  sont  les  dis- 
cours qu'il  se  faisait  à  lui-même  dans  le  cabinet,  sans  jamais 
s'astreindre  à  les  répéter  textuellement  dans  la  chaire.  Nous 
avons  la  préparation  écrite  des  Sermons  qu'il  voulait  prononcer, 
mais,  sauf  les  cas  très  rares  où  il  a  écrit  après  avoir  dit,  nous 
n'avons  pas  vraiment  les  Sermons  qu'il  a  prononcés*. 

Pouvons-nous  du  moins  être  toujours  sûrs  de  lire  d'une  façon 
exacte,  sinon  ce  que  Bossuet  a  dit,  du  moins  ce  qu'il  s'est  proposé 
dédire  quelques  heures  avant  de  prendre  la  parole?  L'examen 
des  manuscrits  permet  seul  de  répondre  à  cette  question.  On  y 
constate  que  fort  peu  de  discours  nous  sont  parvenus  sous  la 
forme  d'une  mise  au  net,  et  que,  dans  les  brouillons,  d'où  il 
faut  dégager  tous  les  autres,  règne  une  confusion  parmi  laquelle 
on  a  souvent  peine  à  se  retrouver.  Bossuet  ne  prend  pas  le  soin 
de  marquer  avec  précision  ce  qu'il  approuve  ou  ce  qu'il  con- 
damne. Les  mêmes  signes  lni  servent  à  la  fois  pour  «  signaler 
à  sa  propre  attention  ce  qu'il  pourra  bien  redire  en  chaire  sans 

l'Annonciation,  de  1661.  C'est  le 
sermon  écrit,  la  préparation.  Mais 
M.Lévesque  reti  ouvait  récemment 
la  transcription  faite  par  un 
auditeur,  plus  ou  moins  sténo- 
graphe, du  sermon  parlé  (Revue 
Bossuet,  1902,  p.  213  et  suiv.)  Or 
nous  y  constatons  que  «  si  Bos- 
suet suit  la  même  marche  ».  que 
dans  son  manuscrit,  «  si  l'idée 
est  la  même,  l'expression  qui  la 


1.  Comme  l'exprime  très  bien 
Le  Dieu,  il  «  s'abandonnait  à  son 
mouvement  sur  ses  auditeurs  ». 
Mémoire,  pages  110  et  117. 

2.  Gar.dar,  Bossuet  orateur,  In- 
troduction déjà  citée,  page  xlv. — 
Cette  vérité, quelquefois  contestée, 
recevait  naguère  encore  une  con- 
firmation. Les  Mss  de  Bossuet 
'Bibl.  JNat.,  fonds  franc.  12  825,  f. 
8*5-66) , non»  offrent  un  sermon  pour 


INTRODUCTION.  xxi 

y  rien  changer1  »,  et  pour  noter  «  les  parties  de  son  discours 
qu'il  lui  paraît  nécessaire  ou  de  sacrifier  dans'  leur  ensemble 
ou  de  reprendre  dans  les  détails2  ».  S'il  ajoute  un  passage 
après  coup,  souvent  on  cherche  vainement  un  renvoi  qui  nous 
désigne  la  place  où  cette  addition  doit  s'insérer  dans  le  cours  du 
développement  primitif.  Quand  plusieurs  expressions  se  sont  pré- 
sentées successivement  à  sa  pensée,  il  ne  se  donne  pas  le  temps 
de  distinguer  celle  qu'il  adopte  en  barrant  les  autres.  Très  sou- 
vent, d'ailleurs,  e'est  à  dessein  qu'  a  il  les  garde  toutes  sans  en 
effacer  aucune5,  mettant  ainsi  en  réserve  un  choix  dé  syno- 
nymes qui  pouvait  servir  la  liberté  de  l'improvisation4.  »  Il  est 
sans  doute  une  de  ces  expressions  qu'il  a  dû  préférer  en  chaire, 
et  c'est,  selon  toute  vraisemblance,  celle  qui  est  venue  la  dernière 
à  son  esprit,  a  qui  s'est  trouvée  la  dernière  sous  sa  plume  ». 
Mais  celle-là,  comment  la  démêler  parfois  entre  cinq  ou  six 
variantes  entassées  pêle-mêle  au-dessus  ou  au-dessous  d'une  ligne? 
On  voit  de  quels  problèmes  délicats  se  complique  l'établissement 
de  ce  texte  et  quelle  part  y  ont  la  conjecture  et  l'hypothèse. 

Il  est  donc  incontestable  que  nous  n'avons  point  dans  les 
Sermons  l'expression  définitive  de  la  pensée  de  l'auteur,  puis- 
que, d'une  part,  il  ne  nous  est  jamais  possible  de  savoir  s'il  a 
prononcé  son  discours  tel  que  nous  le  lisons,  et  que,  d'un  autre 
côté,  il  ne  nous  est  pas  même  permis,  quelquefois  s,  d'affirmer 
que  nous  le  lisons  tel  qu'il  l'a  écrit  et  composé. 

dit  l'abbé  Le  Dieu,  dans  la  cha- 


revêt  est  fréquemment  changée. 
Souvent  la  chaleur  de  l'action  lu 
fait  trouver  un  autre  tour  plus  vif 
et  plus  heureux.  D'autres  fois 
la  phrase  est  moins  agréable.  »  Et 
€  les  passages  inachevés  dans  le 
sermon  écrit  ont  ici  la  forme  » 
que  Bossuet  avait  ajourné  de  leur 
donner. 

1.  Gandar,  Sermons,  p.  xn-rv. 

2.  Gandar,  Sermo7is,  Avertis- 
sement, page  xm. 

3.  Ce  sont  les  variantes  que 
l'on  trouvera  au  bas  des  pages  de 
cette  édition. 

4.  «  Il  s'en  réservait  le  choix. 


leur  de  la  prononciation,  pour  se 
réserver  la  liberté  de  l'action.  » 
Mémoires,  page  117. 

Ajoutons  cependant,avec  M.Gan- 
dar,  que  «  nous  avons  plus  d'un 
discours,  dans  le  Carême  des  Mi- 
nimes par  exemple,  et  surtout 
dans  le  Carême  du  Louvre,  au- 
quel on  peut  dire  que  Bossuet  a 
mis  la  dernière  main,  »  et  pour 
ces  sermons-là,  on  peut  l'assurer 
sans  témérité.  Bossuet  n'a  pas  pu 
mieux  dire  qu'il  n'avait  écrit. 

5.  Quelquefois,  disons-nous,  car 
le  plus  souvent  l'étude  attentive 


XIII 


INTRODUCTION. 


C'est  ce  que  doit  avoir  sans  cesse  présent  à  l'esprit,  en  étu- 
diant les  Sermons,  quiconque  veut  les  apprécier  avec  justesse, 
les  admirer  avec  intelligence.  On  ne  s'étonnera  pas  alors  si,  à 
côté  ae  passages  incomparables,  les  plus  renommés  (Feutre  eux 
offrent  quelques  taches.  On  n'y  cherchera  pas  cette  perfection 
irréprochable,  cette  beauté  continue  des  Oraisons  funèbres,  cettg 
éloquence  toujours  à  la  hauteur  d'elle-même,  qui,  du  commen- 
cement à  la  fin  d'un  long  discours,  se  soutient,  sans  défaillance, 
dans  la  même  vivacité,  le  même  éclat  et  la  même  force.  C'est 
que  YOraison  funèbre  d'Henriette  d'Angleterre,  celle  du  prince 
de  Condé,  sont  des  œuvres  finies  :  le  sermon  sur  la  Mort,  le 
sermon  sur  l'Amour  des  plaisirs  contiennent  des  parties  où 
l'orateur  n'a  pas  mis  la  dernière  main1.  Il  y  a  dans  les 
Sermons  de  Bossuet  un  mélange  et  une  sorte  de  disparate  dont 
il  importe  d'être  averti  de  peur  des  méprises.  Ce  ne  sont  pas 
des  ouvrages  tout  à  fait  achevés  puisque,  comme  on  ne  saurait 
trop  le  répéter,  «  ce  qu'écrivait  Bossuet  avait  seulement  pour 
objet  de  le  rendre  plus  maître  de  sa  pensée2  »  ;  mais  ce  ne  sont 
pas  non  plus  de  pures  ébauches,  car  il  les  travaille  presque  tou- 
jours avec  la  même  conscience,  les  mêmes  scrupules,  la  même 
délicatesse,  que  s'il  eût  dû  les  apprendre  par  cœur  et  les  réciter 
mot  à  mot.  On  pourrait  comparer  les  Sermons  de  Bossuet  aux 
esquisses  des  peintres,  alors  que  le  tableau  y  apparaît  et  s'en 
dégage  déjà  par  endroits  :  certaines  parties,  traitées  dans  le 
dernier  détail,  ont  reçu  leur  forme  définitive,  lorsque  d'autres,  à 
côté,  dans  leurs  traits  grossiers  et  leurs  teintes  heurtées,  ne  nous 
offrent  encore  que  l'ébauche  rapide  d'un  premier  crayon  3. 


de  sa  manière  d'écrire,  permet 
de  constituer  le  texte  d'une  façon 
qui  approche  de  la  certitude. 

1.  Gandar,  Sermons,   p.  xiv. 

2.  Voir  plus  loin,  p.  505. 

5.  Outre  Nisard  dans  YHist.  de 
la  litt.  française,  consulter  Gan- 
dar, Bossuet  orateur, 2*  éd.,  1868; 
Jacquinet,  Prédicateurs  avant 
Bossuet,  2*  éd. ,  1885  »  'Brunetière. 


Etudes  critiques,  2%  5*  et  6*  séries, 
1886, 1895  et  1899  ;  Lebarq,  ouvr. 
cités,  1888-1897;  de  la  Croise, 
Bossuet  et  la  Bible,  1890  ;  Lanson, 
Bossuet,  1891  ;  Freppel,  Bossuet, 
1895;  Stapfer,  Bossuet,  Adolphe 
Monod,  1898  ;  Rébelliau,  Bossuet, 
1900,  en  particulier  chapitres  II, 
III  et  IV  {l'Orateur,—  la  Morale, 
—  le  Succès  des  sermons). 


NOTES  SUR  LE  TEXTE  DE  CETTE  ÉDITION 


I.  Etablissement  primitif  du  texte. 

La  liste  qui  suit  énumère  les  différences  qui  séparent  le  texte 
adopté  par  nous,  en  1881,  —  d'après  une  collation  des  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  Nationale  (Fonds  français,  12821-12826),  du 
texte  de  l'édition  Gandar  (1867;  4e  édition,  1884)  pour  onze  des 
premiers  sermons  de  notre  recueil,  —  et  du  texte  de  l'édition 
Lâchât  (Œuvres  de  Bossuet,  t.  VHI-XI,  1862-1864)  pour  sept 
autres  sermons. 

On  y  trouvera  aussi  l'indication,  pour  plusieurs  passages  dou- 
teux, de  certaines  lectures  de  à.  Gazier  (Choix  de  Sermons 
de  Bossuet,  1882)  que  j'inclinerais  à  adopter. 

SERMON  SDK  LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU. 

P.   4    :  Et  qu'est-ce  à  dire,   à  votre  avis,   parcourir....   — 
Ed.  G.  :  [que]  parcourir.,,. 

L'addition  de  que  n'était  pas  nécessaire. 

P.    6    .    Si  nous  n'avons  dépouillé...  —  Ed.  G.  :  Si  nous  n'avons 

pas  dépouillé.... 

L'omission  de  pas  est  trop  fréquente,  au  dix-septième 
siècle,  dans  les  phrases  de  ce  genre,  pour  qu'on  ait  le 
droit  de  la  corriger  comme  une  inadvertance. 

P.    9   :   Parce  qu'il  a  passé  par  toute  sorte  d'épreuves.  —  Ed.  G.  : 
Toutes  sortes. 

Le  singulier  n'est  pas  dans  le  ms.  une  faute  d'inatten- 
tion. Cf.  p.  9,  n.  4. 


xxiv  NOTES  CRITIQUES. 

V.  23  :  DMnsulter  à  leurs  infortunes....  —  Ed  G.  :  à  leur  m~ 
fortune. 

P.  25  :  Or  Tertullian  remarque....  —  Ed.  G.  :  Tertullian  re- 
marque.... 

P.  25  :  Il  avdt  donc  dessein  de  la  leur  pardonner....  —  Ed.  G.  : 
de  leur  pardonner. 

SERMON  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

P.  52  :  ....  qui  se  satisfont  du  témoignage  de  leur  con- 
science ?  Cogitavi  vias  meas.  —  Ed.  G.  :  qui  se  sa- 
tisfont du  témoignage  de  leurs  consciences. 

Le  texte,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  effacé  dans  le  ras., 
est  nécessaire  ici  à  la  fin  d'un  développement  qu'il  con- 
clut. 

P.  4S  :  ....  Comme  lit  saint  Jérôme.  —  Ed.  G.  :  comme  dit 
saint  jerôme. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  voir  Bossuet,  dès  cette  épo- 
que, conférer,  quand  il  cite  la  Bible,  le  texte  de  saint 
Jérôme  avec  celui  de  la  Vulgate. 

p.  45  :  Lorsque  nous  ne  pouvons  parvenir....  —  Ed.  G.  :  lors- 
que nous  ne  pouvons  pas  parvenir. 

P.  47  :  quarante  jours  de  jeûnes....  —  Ed.  G.  :  quarante  jours 
de  jeûne. 

FRAGMENT  D'UNE  SECONDE  RÉDACTION  DU  MÊME  SERMON. 

P.  48  :   [Ce}la  passe  de  bien  loin  l'imagination. 

L'éd.  G.  donne  ces  mots,  qui  sont  dans  le  ms.  en  inter- 
ligne, comme  une  variante  rejetée.  Rien  ne  s'oppose,  ce 
semble,  à  ce  qu'on  les  insère  dans  te  texte, 

P.  50  :  leur  conduite  paraît  plus  égale.  —  Ed.  G.  rieur  con- 
duite  me  paraît  plus  égale. 

SERMON  SUR  LA  PROVIDENCE  (1656). 

P.  93  :  il  se  fait  certains  noeuas  secret?  —  Ed.  G.  :  if  «c 
fait  des  noeuds  secrets. 


NOTES  CRITIQUES.  xx* 

SERMON  SUR  L'ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES. 

P.   124  :  mais  que  nous  devons  encore  concevoir  —  Ed.  G.  : 
mais  que  nous  devons  concevoir. 

SERMON  SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 
P.  165  :  ces  veaux  d'or....  —  Ed.  G.  :  les  veaux  d'or. 

P.  166  :  mais  il  tient  bonne  table,  a  ses  mines,  à  la  ville  et  à  la 
campagne.... — Ed.  Gandar  :  mais  il  tient  bonne  table 
à  ses  raines.   . 

Le  dernier  éditeur  des  Sermons,  l'abbé  Lebarq,  propose  de 
lire  à  &es  ruines  (c'est-à-dire  à  sa  ruine,  de  façon  à  se  ruiner), 
pluriel  difficile  à  justifier. 

Nous  n'avons  pas  adopté  non  plus  une  conjecture  de  M.  A. 
Croiset  (à  ses  convives),  quelque  satisfaisante  qu'elle  soit  pour  le 
sens,  parce  que  le  manuscrit  ne  nous  paraît  pas  la  confirmer.  Il 
ne  porte  pas  en  effet  cniues;  le  premier  jambage  du  mot  n'est 
point  surmonté  du  signe  de  l'abréviation  du  préfixe  de  convives, 
et  n'a  point  la  forme  des  c  ordinaires  de  Bossuet  pas  plus  que 
les  deux  jambages  suivants  ne  représentent  ses  u  habituels. 
Il  est  impossible  de  ne  pas  lire  distinctement  mines,  et  il  faut 
tâcher  de  l'expliquer. 

On  peut  supposer  (c'est  une  conjecture  de  M.  Chr.  Pfister  que 
nous  avons  introduite  dans  le  texte  de  la  présente  édition)  que 
a  est  ici  un  verbe  :  ce  qui  aiderait  à  accepter  l'explication  du 
mot  mines  que  nous  donnons  en  note,  «  II  donne  ses  comédies  à 
la  ville  et  à  la  campagne,  fait  ses  grimaces  à  la  ville  et  aux 
champs.  »  (Comédies  et  grimaces  différentes  selon  qu'il  veut 
éblouir  et  tromper  les  gens  de  la  ville  ou  ceux  de  la  campagne.) 
Mines  s'appliquait,  dans  l'ancien  français,  aux  gestes  et  expres- 
sions de  visage  des  comédiens  :  a  faire  les  mines  en  jouant 
farces  »  (R.  Estienne,  Dict.  fr. -latin,  15  i9);  «  faire  diverses 
mines  :  ducere  os  exquisitis  modis  »  (M.,  ibid.);  a  faire  les 
mines  :  to  act  or  play  on  a  stage  »  (Cotgrave,  French  and  En- 
glish  Dictionary,  1660)  ;  «  faire  des  mines:  to  make  faces.  »  (Id., 
ibid.)  Et  ce  sens  ne  disparaît  pas  au  xvn*  siècle  :  «  Mines  se  dit 
des  déguisements,  des  fausses  apparences....  S'il  n'est  pas  amou- 
reux, il  en  fait  toutes  les  mines.  »  Dict.  de  Furetière.  «  Mines  au 
pluriel  signifie  les  petites  façons,  les  minauderies  d'une  femme 
ou  coquette  ou  précieuse.  »  (Dict.  de  Trévoux,  1771.) —  Hasardons 
enfin  une  autre  hypothèse.  Si  l'on  rapproche  notre  passage  <fe  cet 


xxvi  NOTICES  CRITIQUES. 

exemple  de  Ph.  Monet  (Invent,  des  deux  langues  française  et  la- 
tine, 1635)  :  «  Il  tient  bonne  mine,  il  fait  beau  semblant  »,  d'où 
il  paraît  que  t  tenir  bonne  mine  »  faisait,  vers  le  milieu  du 
xvii6  siècle,  une  locution  usuelle  tout  de  même  que  «  tenir 
bonne  table  »,  ne  pourrait-on  pas  supposer  qu'il  y  a  eu,  sous  la 
plume  bàtive  de  Bossuet,  une  confusion  et  une  sorte  d'échange 
entre  les  deux  locutions  et  qu'il  a  voulu  écrire  :  il  tient  bonne 
mine  à  ses  tables  —  dans  les  repas  qu'il  donne  —  à  la  ville  et 
à  la  campagne! 

P.  172  :  Peut-être  que  vous  croirez  qu'une  entreprise...  — 
Ed.  G.  :  peut-être  que  vous  croyez,  chrétiens  qu'une 
entreprise.... 

P.  175  :  dans  le  seul  chapitre  "VII  de  l'évangile  de  saint  Jean.... 
—  Ed.  G.  :  dans  le  seul  chapitre  de  l'évangile  de 
saint  Jean. 

SERMON  SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST. 

P.  182  :  la  puissance  opposée  n'a  plus  rien  qui  la  borne....  — 
Ed.  L.  :  la  puissance  opposée  n'a  plus  rien  qui  la 
borne,  qui  la  contraigne. 

P.  t82  :  Jésus  s'est  ôté  tout  cela....  —  Ed.  L.  :  Jésus  s'est 
été  toutes  ces  puissances,  tout  cela. 

P.  184  :  Suffit-il  pas  pour  émouvoir....  —  Ed.  L.  :  suffit-il  pas 
pour  vous  émouvoir. 

P.  187  :  où  il  devait  être  bientôt  attaché....  —  Ed.  L.  :  où  il 
devait  bientôt  être  attaché. 

SECOND  SERMON  SUR  LÀ  PASSION  (1661). 

P.  188  :  cette  suspension  étrange....  —  Ed.  L.  :  cette  suspension 
surprenante. 

P.  188  :  celui  à  qui  l'on  ôte....  —  Ed.  L.  :  celui  à  qui  on  ôte, 

SERMON  SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 

P.  193  ;  ce  céleste  prédicateur....  —  Ed.  G.  :  le  céleste  prédi- 
cateur. 


NOTES  CRITIQUES.  xxvn 

P.  196  :  un  corps  étranger  à  sa  vérité....  —  Ed.  G.  :  un  corps 
étranger  à  la  vérité. 

P.  197  :  que  si  vous  êtes  de  ceux*...  —  Ed.  G.  :  que  si  au  con- 
traire vous  êtes  de  ceux.... 

P.  199  :  le  titre  de   maîtres..  .  —  Ed.  G.  :  ce  titre  de  maîtres. 

P.  203  :  en  suite  que  les  bons  désirs....  —  Ed.  G.  :  en  sorte 
que  les  bons  désirs. 


SERMON  SUR  L'IMPÉNITENCE  FINALE. 

P.  218  :  cette   terrible  pensée....  —  Ed.  G.  :  cette   horrible 
pensée, 

P.  219  :  d'un  même  coup  l'ouvrage....  —  Ed.  G.  :  d'un  même 
coup  tout  l'ouvrage. 

P.  223  :  Une  [maxime]  très  véritable.  —  Maxime  est  une  conjec- 
ture de  M.  Gandar. 

P.  224  :  Tantôt  d'un  côté  et  tantôt....  —  Ed.  G.  :  tantôt  d'un 
côté,  tantôt.... 

P   232  :  ils  vous  auraient  donné  des  bénédictions....  —  Ed.  G.  : 
ils  vous  auraient  donné  les  bénédictions. 


SERMON  SUR  L'AMBITION. 

P.  264  :  ou  si  ce    n'est  point  peut-être  un  grand  nom....  — 
Ed.  G.  :  ou  si  ce  n'est  point  un  grand  nom. 

P.  266  :  c'est  jeter  du  poison  sur  une  plaie  déjà  mortelle.  (Cor- 
rection de  M.  Gazier  à  l'édit.  Gandar,  qui  donne 
c'est  donner  le  moyen  à  un  malade  de  jeter  du  poi- 
son,, etc.) . 

P.  270  :  déplus  grand  obstacle....  —  Ed.  G.  :  de  plus  profond 
obstacle. 

P.  271  :  Celui-là  sera  maître.  {Correction  de  M.  Gazier  à  l'édit 
Gandar,  qui  porte  :  Celui-là  seul  est  maître.) 


XXVI"  NOTES  CRITIQUES. 

P.  272  :  elles  prétendent  de  ^e  distinguer....  (Correction  de 
M.  Gazier  à  l'édition  Gandar,  qui  porte  :  elles  pré- 
tendent se  distinguer.) 

Voyez  la  note  grammaticale  à  ce  passage. 

P.  275  :  aux  retours  fâcheux....  —  Ed.  G.  :  au  retour  fâcheux. 

Aux  retours,   vicibus.  Le   singulier  fait  ici  presque  un 
contresens. 

P.  278  :  aucunes  peines....  —  Ed.  G.  :  aucune  peine. 
Voyez  la  note  grammaticale  à  cet  endroit. 

P.  281  :  mon  repos  assuré  et  en  cette  vie,  et....  —  Ed.  G.  ï 
mon  repos  assuré  en  celte  vie,  et..., 

SERMON  SUR  LA  MORT. 

P.  289  :  touchant  l'état  de  notre  nature....  — Ed.  G.  :  touchant 
l'éclat  de  notre  nature. 

P.  291  :  sur  le  trône  et  au  milieu....  —  Ed.  G.  :  sur  le  trône, 
au  milieu.... 

P.  302  :  puisqu'il  y  a  quelque  chose  en  lui....  -*-  Ed.  G.  :  puis- 
qu'il a  quelque  chose  en  lui.... 

SERMON  SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 

P.  315  :  Parce  qu'il  a  oublié  Dieu,  il  croit  aussi  que  Dieu  l'ou- 
blie   —  Ed.    G.  :  parce  qu'il   a  oublié   Dieu,  il 

croit  que  Dieu  l'oublie. 

P.  518  :  de  manquer  de  forces....  —  Ed.  G.  :  de  manquer  de 
force. 

P.  321  :  la  force  commence  à  manquer  pour  avancer  ses  des- 
seins ;  on  s'applique  à....  —  Ed.  G.  :  la  force  com- 
mence à  manquer  ;  pour  avancer  ses  desseins  on 
s'applique  à.... 

p.  3L24  :  dans  les  Écritures  et  selon  l'expression....  —  Ed.  G.  î 
dans  les  Écritures,  selon  l'expression.... 


NOTES  CRITIQUES.  xx(ï 

SERMON  SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 

P.  330  :  les  grâces  qu'il  répand....  —  Ed.  L.  :  les  bienfait* 
qu'il  répand.... 

P.  330  :  que  de  parcourir  les  provinces....  —  Ed.  L.  :  que  de 
parcourir  les  bourgades,  les  villes  et  les  provinces. 

P.  331  :  comme  on  a  dit  de  ces  conquérants.  —  Ed.  L.  :  comme 
on  a  dit  des  conquérants. 

P.  331  :  Ces  choses  ont  été  faites  durant  les  jours  de  sa  rie 
mortelle  et  continuées  dans  sa  sainte  Église.  — 
Ed.  L.  :  Ces  choses  ont  été  faites  durant  les  jours  de 
sa  vie  mortelle  et  il  les  a  continuées  dans  sa  sainte 
Église. 

P.  531  :  qui  n'ont  pas  de  bornes  semblables,  puisqu'ils....  — 
Ed.  L.  :  qui  n'ont  point  de  bornes  semblables  ni 
pour  les  temps  ni  pour  les  personnes,  puisqu'ils.... 

P.  332  :  tout  ce  qui  prouve  sa  divinité... —  Ed.  L,  :  tout  ce  qui 
prouve  la  divinité  de  Jésus-Christ. 

P.  334  :  Elle  a  dit....  qu'il  faut  que  la  raison  lui  cède,  et 
qu'elle  est  née  sa  sujette.  —  Ed.  L.  :  Elle  a  dit 
qu'il  faut  que  la  raison  lui  cède  parce  qu'elle  est 
née  sa  sujette. 

P.  335  :  aux  montagnes  d'où  il  tire  son  origine.  —  Ed.  L.  : 
aux  montagnes  d'où  ses  eaux  sont  précipitées. 

P.  337  :  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  souverain  ni  de  plus  indépen- 
dant.... —  Ed.  L.  :  qu'y  a-t-il  donc  déplus  souve- 
rain et  de  plus  indépendant. 

Voir  la  note  grammaticale  à  cet  endroit. 

P.  338  :  au  milieu  de  la  défection....  —  Ed.  L.  :  enfin  au  mi- 
lieu de  la  défection. 

P.  339  :  par  ces  fines  railleries  dont  vous  nous  vantez  la  déli- 
catesse.... —  Ed.  L.  :  par  ces  fines  railleries  qu* 
vous  nous  vante». 


XII 


NOTES  CRITIQUES. 


P.  339  :  et  que  toute  la  sagesse  soit  dans  votre  esprit.  — 
Ed.  L-  :  et  que  toute  la  sagesse  soit  dans  votre 
esprit  dont  vous  nous  vantez  la  délicatesse. 

P.  339  :  et  qu'on  vous  donne  la  main.  —  Ed.  L.  :  et  qu'on  vous 
tende  la  main. 

P.  340  :  que  Dieu  montre  à  découvert  ce  qu'il  est.  —  Ed.  L.  : 
se  montre  ce  qu'il  est. 

P.  340  :  fidèles  si  vous  le  voulez.  —  Ed.  L.  :  fidèles  si  vous 
voulez, 

P.  342  :  Elle  va  éteindre  dans  le  fond  du  cœur....  —  Ed.  L.  : 
Elle  va  éteindre  jusqu'au  fond  du  cœur.,.. 

P.  342  :  Elle  va  éteindre....  notre  sacrifice. 

On  a  modifié  dans  tout  ce  passage,  d'après  le  manu- 
scrit, l'ordre  des  phrases  que  présentent  les  éditions. 

P.  343  :  dans  la  famille....  —  Ed.  L.  :  dans  les  familles, 

P.  345  :  ce  tableau  que  je  vous  avais  promis....  —  Ed.  L.  :  ce 
tableau  que  je  vous  ai  promis. 

P.  345  :  au  naturel,  comme  en  raccourci....  —  Ed.  L.  :  au  na- 
turel et  comme  en  raccourci. 

P.  345  :  C'est  une  beauté  sévère,  je  l'avoue. 

Ces  deux  derniers  mots  {je  l'avoue)  doivent  être  proba- 
blement retranchés  du  texte,  comme  l'a  fait  dans  son 
édition  (p.  368)  M.  Gazier. 

P.  345  :  qui  aiment  mieux  corrompre  la  loi  que  rectifier....  — 
Ed.  L.  :  qui  aiment  mieux  corrompre  la  loi  que  de 
rectifier. 

P.  348  :  qu'y  a-t-il —  de  plus  infini,  ni  de  plus  immense....  — 
Ed.  L.  :  qu'y  a-t-il.  ...déplus  infini  et  de  plus  immense. 

Yoy.  la  note  grammaticale  à  cet  endroit. 

P.  349  :  En  vain  nous  disons,  etc.  —  Ed.  L.  :  Les  pécheurs 
savent  bien  dire  qu'il  ne  faut  que  se  repentir  pour 


NOTES  CRITIQUES.  xxxi 

être  capable  d'approcher  de  cette  fontaine  de  grâce. 
En  vain  nous  disons,  etc. 

La  phrase  ajoutée  par  l'Édition  L.  est  supprimée  dans 
le  ms. 

P   349  :  Voulez-vous  pas....  —  Ed.  L.  :  ne  voulez-vous  pas.... 

Voir  la  note  grammaticale  à  cat  endroit,  et  ci-dessus. 
la  note  critique  pour  la  p.  6. 

P.  351  :  c'est  mêler  ensemble....  —  Ed.  L.  :  c'est  confondre...^ 


SERMON  SUR  L'HONNEUR. 

P.  353  i  se  rendent  si  fort  dépendants.  —  Ed.  L.  :  se  rendent 
néanmoins  si  fort  dépendants. 

P.  354  :  des  politiques  et  des  capitaines....  —  Ed.  L.  :  de  grands 
politiques  et  des  capitaines  expérimentés. 

P.  354  :  Sire,  l'honneur  fait....  —  Ed.  L.  :  L'honneur  fait..., 

P.  355  :  quel  usage  on  lui  doit  laisser....  — Ed.  L.  :  quel  usage 
on  doit  lui  laisser.... 

P.  356  :  il  était  impossible....  —  Ed.  L.  :  «7  était  absolument 
impossible. 

P.  356  :  Encore  y  a-t-il  ce  vice....  —  Ed.  L.  :  Toutefois  encore 
y  a-t-ilce  vice.... 

P.  357  :  les  sentiments  de  l'enfance....  —  Ed.  L.  :  les  senti- 
ments d'enfance.... 

P.  358  :  qui  la  rendait  tempérante....  —  Ed.  L.  :  qui  la  rendait 
juste.... 

P.  359  :  réduite  à  son  propre  fonds....  —  Ed.  L..  :  réduite  à 
sBn  propre  fond.... 

P.  360  :  que  sa  vanité  s'imagine....  — -  Ed.  L  :  que  notre  vanité 
s'imagine. 

P.  361  :  par  le  bruit  au'on  fait  autour  d'elle....  — '  Ed.  L.  :  par 


xxxu  NOTES  CRITIQUES. 

le  bruit  de  sa  symphonie  et  par  celui  des  acclama- 
tions qu'on  fait  autour  d'elle. 

P.  361  :  plus  de  couronnes....  —  Ed.  L.  :  plus  de  couronnes, 
plus  de  balustres... 

P.  363  :  les  biens  de  fortune...    —  Ed.  L.  :  les  biens  de  la 

fortune. 

P.  563  :  et  que,  parce  qu'ils  savent....  —  Ed.  L.  :  et  parce,  qu'ils 
savent. 


SERMON  SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 

P.  366  :  La  parabole  de  l'Enfant  prodigue  nous  fut  hier  pro- 
posée par  la  Sainte  Église  dans  la  célébration  des 
mystères.... 

Ce  texte  est  accompagné  dans  le  ms.  d'une  autre  rédac- 
tion :  —  «  II  n'y  a  que  peu  de  jours  que  la  parabole  de 
l'Enfant  prodigue  fut  lue  par  la  Sainte  Église...  »,  —  que 
M.  Gazier  (édit.,  p.  577)  et  M.  l'abbé  Lebarq  (Hist.  crit., 
p.  226)  adoptent  comme  la  véritable  leçon.  Mais  l'évangile 
où  se  trouve  la  parabole  de  l'Enfant  prodigue  étant  celui 
du  samedi  de  la  seconde  semaine,  on  est  obligé  dans  ce 
cas,  avec  M.  Lebarq,  de  porter  au  mercredi  31  mars  le  ser- 
mon de  l'Enfant  prodigue;  à  conjecturer,  sans  autre 
preuve,  qu'il  n'y  eut  pas  de- prédication  devant  la  cour  le 
dimanche  28  ;  et  à  supposer  du  même  coup  que  le  sermon 
■sur  la  Charité  fraternelle,  destiné,  comme  l'indique  le 
ms.,  au  mercredi  de  la  3*  semaine,  n'a  pas  été  prêché.  — 
(Voir  Lebarq,  ouvr.  cité,  p.  226-227,  les  observations  sur 
lesquelles  se  fonderait  cette  dernière  hypothèse.)  -^  Ces 
difficultés  nous  ont  empêché  de  nous  rallier,  jusqu'à  plus 
ample  informé,  à  la  lecture  de  M.  Gazier.  11  est  très  pos- 
sible, du  reste,  que  les  deux  variantes  aient  été  écrites 
par  Bossuet  simultanément,  en  vue  d'un  changement  pos- 
térieur —  mais  qui  a  pu  aussi  né  pas  se  produire  —  dans 
ses  prédications  de  la  troisième  semaine. 

£.  366  :  Et  la  misère  extrême  où  il  est  réduit  pour  avoir  tout 
donné  à  son  plaisir. 

J'inclinerais  à  retrancher,  avec  M.  Gazier,  ces  quinze 
mots,  qui  font  double  emploi  avec  le  membre  de  phrass 


NOTES  CRITIQUES. 


1XX1U 


précédent,  si  le  ms.  de  ce  discours  né  présentait  pas  des 
indications  dont  le  sens  est  contestable.  Voy.  ci-après 
la  note  critique  de  la  p.  387. 

P.  369  :  dans  toutes  les  places  publiques....  —  Ed.  L.  :  à  tous 
les  poteaux  et  dans  toutes  les  places  publiques. 

P.  369  :  C'est-à-dire  que  si  l'on"  craignait  les  rigueurs  des 
empereurs  contre  l'Église,  on  craignait  encore 
davantage  la  sévérité  de  sa  discipline  contre  elle- 
même,  et  que  plusieurs  se  seraient  exposés  plus  faci- 
lement à  se  voir  ôter  la  vie,  qu'à  se  voir  arracher 
les  plaisirs  sans  lesquels  la  vie  leur  est  ennuyeuse, 
et  qu'ils  aimeraient  autant  n'avoir  pas  que  de  l'avoir 
sans  goût  et  sans  agrément....  —  Ed.  L.  :  C'est-à- 
dire  qu'on  s'éloignait  du  christianisme  plus  par  la 
crainte  de  perdre  les  plaisirs  que  par  celle  de  per- 
dre la  vie  qu'on  aimait  autant  n'avoir  pas  que  de 
l'avoir  sans  goût  et  sans  agrément  ;  c'est-à-dire  que 
si  l'on  craignait  les  rigueurs  des  Empereurs  contre 
l'Église,  on  craignait  encore  davantage  la  sévérité 
de  sa  discipline  contre  elle-même. 

P.  369  :  Ce  martyre...  durera....  —  Ed.  L.  :  Ce  martyre... 
doit  durer.... 

P.  370  :  Il  fallait  y  mettre....  —  Ed.  L.  :  Il  y  fallait  mettre.... 

P.  371  :  que  par  les  violences  et  par  les  combats....  —  Ed.  L.  : 
que  par  les  guerres  et  par  les  combats. 

P."  371  :  démentent  leurs  anciens  aphorismes....  —  Ed.  L.  : 
démentent  si  souvent  leurs  anciens  aphorismes. 

P.  374  :  Car  nous  voyons  par  expérience  que,  trop  pauvres  pour 
nous  pouvoir  arrêter  longtemps,  tout  l'agrément  des 
sens  est....  —  Ed.  L.  :  Car  trop  pauvres  pour  nous 
pouvoir  arrêter  longtemps,  nous  voyons  par  expé- 
rience que.... 

P.  377  :  et  leur  fuite  cependant  si  précipitée....  —  Ed.  L.  :  et 
leur  fuite  si  précipitée. 

\.  380  :  protection  de  Dieu....  —  Ed.  L.  :  protection  de  Dieu 
qui  y  fera  sa  demeure. 

BOSSCKT,    SEKMONS.  O 


kxtv     .  NOTES  CRITIQUES. 

P.  581  :  point  d'homme  sensé....  —  Ed.  L.  :  point  d'homme 
de  sens. 

P.  385  :  il  ne  se  faudrait  consoler....  *-  Ed.  L.  *  il  ne  faudrait 
se  consoler. 

P.  386  :  A  gag,    ce    roi    d'Amalec....  —>■   Ed.   L.  :  Agag,    roi 
d'Amalec... 

P.  587  :  notre  âme  malheureuse....  —  Ed.  L.  :  notre  âme  mal- 
heureuse et  captive. 

Dans  plusieurs  endroits  du  manuscrit  de  ce  discours, 
des  phrases  ou  des  mots,  très  justes,  ou  très  beaux,  ou 
même  très  nécessaires,  sont  marqués  par  Bossuet  —  soit 
en  dessous,  soit  à  la  marge  —  d'un  trait  à  l'encre  ou  au 
crayon.  Bien  que  les  traits  de  ce  genre  indiquent,  d'ordi- 
naire, des  suppressions,  il  est  malaisé  de  croire  qu'il  voulût 
sacrifier  tous  les  passages,  ainsi  notés,  de  ce  sermon  (cf. 
Gazier,  édit.,  p.  5S5,  n.  1).  Dans  l'incertitude,  j'ai  préféré 
pécher  par  excès  de  prudence  et  d'esprit  conservateur. 
Pour  n'en  citer  que  deux  exemples,  j'ai  cru  devoir 
maintenir  dans  le  texte  (p.  385)  cette  phrase  :  «  Enfin  je 
l'ai  trouvée,  cette  affliction  fructueuse,  celte  douleur 
médicinale  de  la  pénitence,  »  qui  est,  à  la  fois,  utile  et 
colorée;  —  encore  que  dans  le  ms.  elle  soit  à  la  fois  sou- 
lignée et  accompagnée  en  marge  d'un  trait  latéral.  — 
De  même,  p.  586,  les  mots  et  de  bonne  chère  après  homme 
de  plaisir  sont  soulignés;  et  pourtant  ne  sont-ils  pas  — 
bien  mieux  que  l'expression  noble  et  vague  homme  de  plai- 
sir —  la  traduction,  digne  de  Bossuet,  de  VAgag  pinguis- 
simus  de  l'Écriture  ? 


SUR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES  POUR  ÊTRE  HEUREUX. 

P.  591  :  Que  peut-on  imaginer  de  plus  vaste  ni  de  plus  im- 
mense.... —  Ed.  L.  :  Que  peut-on  imaginer  de  plus 
vaste  ou  de  plus  immense.... 

Cf.  plus  haut  la  note  critique  de  la  p.  337, 

P.  392  :  qui  sont  cachés  bien  avant  au  fond  de  votre  âme....  — 
Ed.  L.  :  que  vous  avez  tout  au  fond  de  votre  4me.... 

P.  392  ;  qui  nous  assemble....  —  Ed.  L.  :  gui  nous  rassemblé. 


NOTES  CRITIQUES. 


xxxv 


Peut-être  dans  mes  paroles?....  —  Ed.  L.  :  Est-ce  peut- 
être  dans  mes  paroles  ? 

Je  la  vois....  —  Ed.  L.  :  Je  la   vois  donc,  la  vérité.... 

Par  leuï  propre  aveuglement  et  par  leurs  ténèbres.... 
—  Ed.  L.  :  par  leur  propre  aveuglement. 

P,  394  :  Quand  vous  connaîtrai-je?  —  Ed  L.  :  Quand  vous 
connaîtrai- jet  Connaissons -nous  la  vérité  parmi  les 
ténèbres  qui  nous  environnent? 

P.  394  :  Les  particuliers  ne  la  savent  pas,  qui  toutefois  se 
mêlent....  —  Ed.  L.  :  Les  particuliers  ne  la  savent 
pas,  quoique  toutefois  ils  se  mêlent. 

P.  395  :  Ceux  qui  sont  dans  les  grandes  charges,  étant  élevés 
plus  haut....  —  Ed.  L.  :  Les  grands  qui  sont  élevés 
plus  haut.... 

P,  395  :  que  vous  êtes  heureux  maintenant  de  n'avoir....  —  Ed. 
L.  :  que  vous  êtes  heureux,  disait  un  ancien  à  son 
ami  tombé  en  disgrâce,  oui,  que  vous  êtes  heureux, 
encore  une  fois,  de  n'avoir.... 

P.  395  :  à  vous  mentir  ni  à  vous  tromper....  —  Ed.  L.  :  à  vous 
mentir  et  à  vous  tromper. 

Cf.  supra,  p.  391  et  337. 

P.  395  :  retenant  sa  mobilité....  —  Ed.  L.  ;  retenant  en  arrêt 
sa  mobilité.... 

P.  395  :  misérable  refuge....  —  Ed.  L.  :  triste  et  misérable 
refuge.... 

P.  396  :  revêtir  les  successeurs...»  -»  Ed.  L.  :  revêtir  leurs  suc- 
cesseurs.... 

P.  396  :  L'homme  tombe....  —  Ed.  L.  :  l'homme  tombe,  meurt.... 

P.  596  :  Non  seulement  ils  sont  des  dieux  parce  qu'ils  ne  sont 
plus  sujets  à  la  mort,  mais  ils  sont  des  dieux  d'une 
autre  manière  parce  qu'ils  ne  sont  plus  sujets  au 
mensonge.  —  Ed.  L.  :   ils  sont  des  dieux;  ils  n* 


xxxn  NOTES  CRITIQUES. 

mourront  plus;  ils  sont  des  dieux,  ils  ne  pourront 
plus  tromper  ni  être  trompés. 

P.  396  :  vous  donc,  bienheureux  esprits^...  —  Ed.  L.  :  vous 
donc,  6  bienheureux  esprits.... 

P.  397  :  ni  aucune  ambiguïté....  qui  vous  la  déguise. 

Pour  la  raison  énoncée  à  la  note  1  de  cette  page,  j'incli- 
nerais à  lire  avec  M.  Gazier  :  «  ni  aucun  nuage  qui  vous 
la  couvre,  ni  aucune  ambiguïté  qui  vous  l'enveloppe,  ni 
aucun  faux  jour  qui  vous  la  déguite.  »  _ 

P.  397  :  d'elle-même,  toute  pure....  —  Ed.  L.  :  d'elle-même  et 
toute  pure.... 

P.  398  :  vous  jouirez  de  la  douceur....  —  Ed.  L.  :  vous  jouirez 
du  moins  agréablement  de  la  douceur.... 

P.  398  :  quel  est  le  sujet  ordinaire  de  vos  rêveries  et  de  vos 
discours?  quelle  corruption!  quelle  immodestie  ! 
Oserai-je  le  dire....  — Ed.  L.  :  quel  est  le  sujet  or- 
dinaire de  vos  rêveries  et  de  vos  discours  ?  Oserai-je 
le  dire.... 

P.  398  :  quoi!  pendant  que.*..  —  Ed.  L.  :  Pendant  que.... 

P.  399  :  ni  une  vivacité....  —  Ed.  L.  î  ni  un  éclat,  une  viva- 
cité.... 

P.  400  :  Le  fol  inconsidéré,  dit-il,  fait  sans  cesse  éclater  son 
ris  emporté....  —  Ed.  L.  :  Le  fou,  dit-il,  indiscret, 
inconsidéré,  fait  sans  cesse  éclater  son  ris. 

P.  401  :  flatteurs  pernicieux  et  conseillers.... — Ed.  L.  :  flatteurs 
pernicieux  et  conseillers.... 

P.  401  :  à  la  courte  imposture  de  leurs  rêveries....  —  Ed.  L.  : 
à  la  courte  imposture  de  leurs  agréables  rêveries. 

P.  403  :  Il  est  vrai  qu'il  y  a.  une  partie  de  nous-mêmes....  — 
Ed.  L.  :  Il  est  vrai  quil  y  a  en  nous  une  secrète 
partie.... 

P.  403  :  avec  tout  le  reste....  —  Ed.  L.  :  comme  tout  le  reste.... 


îfOTES  CRITIQUES.  ixivh 

P.  403  :  nous  la  produisons  au  dehors....  —  Ed.  L.  :  nous   la 
produisons  toute  au  dehors. 

P.  404  :  Votre  esprit  est  rempli....  —  Ed.  L.  :  votre  esprit  est 
infatué..., 

P.  404  :  les  épicuriens....  —  Ed.  L.  :  les  épicuriens  brutaux. 

P.  405  :  qui  aient  comme  droitement...  —  Ed.  L.  :  qui  aient 
bien  connu.... 

P.  405  :  ce  que  c'est  [que]  l'homme....  —  Ed.  L.  :  les  devoirs 
de  l'homme.    . 

P.  405  :  parce  que  vous  en  craignez  les  justes  supplices....  — 
Ed.  L.  :  parce  que  vous  craignez  les  justes  supplices. 


SERMON  SUR  LES  EFFETS  DE  LA  RESURRECTION 
DE  JÉSUS-CHRIST. 

P.  439  :  c'est  d'avoir  mon  Dieu  et  de  m'y  tenir  attaché....  — 
Ed.  L.  :  c'est  d'avoir  mon  Dieu,  c'est  de  m'y  tenir 
attaché.  — 

P.  440  :  ne  lui  permet  de  se  refuser....  —  Ed.  L.  :  ne  lui  per- 
met jamais  de  se  refuser. 

P.  443  :  croyez  donc  à  sa  parole  et  tremblez....  —  Ed.  L.  : 
croyez-y  donc  et  tremblez. 

P.  445  :  vous  a  ébranlé....  —  Ed.  L.  :  vous  a  ébranlés. 

P.  446  :  j'opère  comme  lui....  —  Ed.  L.  :  j'opère  avec  lui. 

P.  447  :  Si  elle  a  un  seul  moment  ressenti  la  mort  d'où  J.-C. 
l'a  tirée  et  que  cette  Église  de  J.-C.  unie  à  Pierre 
n'ait  pas  conservé  avec  l'unité  et  l'autorité  une  fer- 
meté invincible,  doutez....  —  Ed.  L.  :  Si  elle  a  un 
seul  moment  ressenti  la  mort  d'où  J.-C.  l'a  tirée, 
doutez.... 

P.  448  :  comme  disent  six  cent  trente  évêques....  —  Ed.  L  : 
comme  disent  les  six  cent  trente  évêques. 


Mivnï  NOTES  CRITIQUES. 

P.  449  :  viennent  toutes  à  la  fin  tomber....  —  Ed.  L.  :  viennent 
toutes  à  la  fois  tomber. 

P.  451  :  et  je  ne  m'étonne  pas...  dans  le  ciel,  si  déjà....  —  Ed. 
L.  :  et  je  ne  m'étonne  pas...  dans  le  ciel  :  déjà.... 

P.  453  :  remplir  leur  place....  —  Ed.  L.  :  remplir  leurs  places. 

P.  453  :  prétendre  à  s'élever....  —  Ed.  L.  :  prétendre  de 
s'élever.... 

P.  454  :  lieu  de  tourments...   — Ed.  L.  :  lieu  de  tourment.. ~ 

P.  455  :  pleine  de  vertu....  —  Ed.  L.  :  pleine  de  vertus. 

P.  455  :  jamais  tu  n'éprouveras....  —  Ed.  L.  :  jamais,  jamais, 
je  l'espère,  tu  n 'éprouveras.... 

Si  l'on  songe  à  l'année  où  a  été  prononcé  ce  sermon,  on 
comprendra  pourquoi,  en  ce  passage,  Bossuet  a  corrigé 
l'expression  d'un  doute  sur  la  fidélité  possible  de  l'Église 
gallicane  au  Saint-Siège. 

P.  455  :  Et  si  nous  ne  commençons....  —  Ed.  L.  :  Si  nous  ne 
commençons.... 

P.  456  :  Nous  nous  étonnons  maintenant,  c'est  une  merveille, 
quand....  —  Ed.  L.  :  nous  nous  étonnons  mainte- 
nant quand.... 

P.  456  :  se  rit  secrètement.... —  Ed.  L.  :  triomphe  secrètement 

P.  456  :  votre  langue  envenimée....  —  Ed.  L.  :  une  langui 
envenimée. 

P.  457  :  une  demeure-  réciproque,  en  un  mot!  L'Esprit....  — 
Ed.  L.  :  une  demeure  réciproque.  En  un  mo 
l'Esprit.... 

P.  457  :  en  vain  [Dieu]  emploie  à  nous  convertir....  —  [Dieu]  est 
une  conjecture  ;  ms.  :  il. 

P.  458  :  notre  communion  un  jeu....  —  Ed.  L.  :  noire  commu- 
nion qu'un  jeu...* 


NOTES  CRITIQUES.  xxxix 

P.  459  :   Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  en  a  parlé.  *..  —  Ed.  L.  :  Ce 
n'est  pas  ainsi  qu'il  a  parlé  des  rechutes.... 

P.  460  :   supporter  la  same  doctrine....  —  Ed.  L.  :  soutenir..., 

P.  463  :  les  desseinsde  sa  miséricorde....  —  Ed.  L.  '.le  dessein..., 

P.  464  :   d'un  regard  furtif....  —  Ed.  L.  :  d'un  regard  fugitif. 

P.  466  :  votre  État  ne  changera  jamais....  —  Ed.  L  :  votre  État 
ne  manquera  jamais. 

P.  466  :  et  nous  nous  verrons....  —  Ed.  L.    nous  nous  verrons. 
II.  Collation  avec  des  éditions  nouvelles. 

(1°)    COLLATION    AVEC   LA   lre   ÉDITION  LEBARQ 

SERMON  SUR  L'AMBITION  DE  1862. 

Un  nouvel  examen  du  ms.  en  prenant  pour  base  le  texte  con- 
stitué pur  l'abbé  Lebarq  (recueil  cité,  IV,  p.  140  et  suiv,)  nous 
a  fait  adopter  une  vingtaine  de  corrections,  dont  plusieurs  assez 
importâmes,  du  savant  éditeur  (p.  261  à  266,  268,  275,276,  278- 
-280,  282-284.  Comme  sarecension  fait  maintenant  autorité,  je 
signale  ici  les  endroits  où  j'ai  cru  devoir  m'en  écarter  à  dessein: 

P.  265  :  Gependant  il  méprise.  —  Ed.  Lebarq  :  il  méprise. 

Cependant  est  supprimé  à  &H.  La  ponctuation  du  ma- 
nuscrit le  rend  nécessaire,  et  cette  construction  antithé- 
tique est  habituelle  à  Bossuet. 

P.  264  :  ou  si  ce  n'est  point  peut-être  un  grand  nom....  —  Le- 
barq :  ou  si  ce  n'est  point  un  grand  nom. 

P.  265  :  Ajoutons...  qu'il  est  encore  sans  difficulté  plus  essen- 
tiel. —  Lebarq  supprime,  à  tort,  sans  difficulté. 

P.  268  :  qu'on  ne  puisse  jamais  trouver  du  pouvoir....  —  Le- 
barq oublie  jamais. 

P.  270  :  des  vices  cachés  en  sont-ils  moins  vices*...  —  Lebarq  : 
crimes: 

P.  270  :  C'est  le  premier  sentiment  qui  en  fait  la  corruption. 
—  Lebarq  :  est-ce  l'accomplissement  qui.... 

Texte  que  j'avais  reçu  précédemment  et  qui  me  semble 
décidément  une  variante  à  rejeter. 

P.  270  :  de  faire  toujours  des  desseins.  —  Lebarq  omet  toujours. 


xt  NOTES  CRITIQUES. 

P.  271  :   Si  on  lève  ces  empêchements,  nos  inclinations....  — 
Lebarq  :  ....  ces  inclinations.... 

P.  273  :  Ainsi  périssent  tous  ces  beaux  desseins....  —  Lebarq 
omet  tous. 

P.  274  :   Sans  soupirer  ardemment  après  une  plus  grande  puis- 
sance.... —  Lebarq  omet  plus. 

P.  275  :  ne  sont  pas  tînt  des  présents  qu'elle  nous  fait.... — 
Lebard  omet  qu'elle  nous  fait. 

P.  276  :  contre  toute  sorte  d'attaques....  —   Lebarq  :  toutes 
sortes. 
Cf.  p.  9,  n.  L 

P.  276  :   les  précautions  de  ta  prudence....  —  Lebarq  :  de  la 
•prudence. 

P.  278  :  Tous  ceux  qui  se  reposaient....  —  Lebarq  :  ceux  qui 
se  reposaient. 

P.  278  :  d'un  homme   insensé  qui  se    sera  damné   pour  le 
laisser  riche.  —  Lebarq  :  qui  se  sera  perdu. 

Cette  leçon,  que  j'avais-  reçue  précédemment,  est  une 
correction  de  1666.     " 

P.  279  :  j'étudierai  le    faible  de  leur  conduite.  —  Lebarq  : 
j'étudierai  le  défaut  de  leur  politique  et  le  faible 
de  leur  conduite. 

Le  défaut  de  leur  politique,  que  j'avais  gardé  précé- 
demment, est,  selon  toute  probabilité,  une  correction  de 
1666,  à  supprimer,  comme  Lebarq  a  supprimé  plus  haut, 
avec  raison  :  dont  l'ombre  couvrait  toute  la  terre. 

P.  279  :  l'avenir  a  des  événements  trop  secrets....  —  Lebarq  : 
trop  bizarres. 
Bizarres  est  aussi  de  1666. 

P.  281  :  c*est  que  l'homme  l'attache  (son  désir  avide  d'éternité) 
à  ce  qu'il  aime....  —  Lebarq  :  s'attache. 

P.  281  :  ma  fortune,  mon  repos  assuré....  —  Lebarq  :  ma  for- 
tune et  mon  repos  assuré. 

P.  283  :  comme  dit  l'Apôtre....  —  Lebarq  insère  à  tort  le  texte 
latin  dans  le  texte. 

P.  283  :  il  les  compatit  et  il  les  soulage....  —  Lebarq  :   il  y 
compatit  et  le»  soulage. 


NOTES  CRITIQUES.  xu 

(2°)    COLLATION  AVEC    LA   2*  ÉDITION    LEBARQ 

SERMON  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

Nous  avons  adopté,  pour  ce  sermon,  (aux  pages  6,  7,  11,  12,  16  17, 
18,  20,  21,  23,  26),  quatorze  corrections  de  l'édition  de  l'abbé  Lebarq, 
revue  par  MM.  Urbain  et  Levesque.  Voici  les  leçons  que  nous  croyons 
devoir  maintenir  d'après  le  ms.  : 

P.  4  :  D'une  manière  bien  plus  aimable.... —  2e  édit.  Lebarq  : 
plus  bien  aimable. 

P.  16  :  jusques  à  ses  ennemis.  —  2e  édit.  Lebarq:  jusqu'à.... 

P.  46  :  toutes  entières...  —  2e  édit.  Lebarq  :  tout  entières. 

P.  21  :  Quoique  son  armée  fût  de  près  de  soixante  mille 
hommes....  —  2e  édit.  Lebarq  :  fût  près  de.... 

P.  21  :  A  travers  de  son  champ..,.  —  2e  édit.  Lebarq  :  à  tra- 
verser son  champ. 

P.  22  :  que  Dieu  lança  sur  elle....  —  2e  édit.  Lebarq  :  su?  cette 
cité;  lecture  possible,  mais  douteuse. 

P.  24  :  ignorez  vous,  ô  pécheurs  qui  foulez....  —  2e  édit. 
Lebarq:  que  vous  foulez.  Conjecture  très  douteuse, 

P.  25  :  Or  Tertullian  remarque....  —  2°  édit.  Lebarq:  ler- 
tullian  remarque. 

P.  25  :  de  la  leur  pardonner  [la  mort  de  Jésus].  —  2e  édit. 
Lebarq  :  de  le  leur  pardonner. 

P.  26  :  Peut-être  t'attendra-[t]il....  —  2°  édit.  Lebarq  :  Peut- 
être  attendra-[t]-il. 

SERMON  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

Quinze  leçons  de  l'édition  Urbain  et  Levesque  adoptées  :  aux  pages 
28,  50,  31,  32,  33,  35,  36,  37,  40,  Ai.  Nous  nous  en  écartons  dans  les 
passages  suivants  : 

P.  50  :  le  tumulte  des  armées....  —  2e  édit.  Lebarq  :  le  tumulte 
des  armes.... 

P.  32  :  du  témoignage  de  leurs  consciences,  cogitavi  vias  meas. 
—  2e  édit.  Lebarq  :  du  témoignage  de  leurs  con- 
sciences. 

Le  ms.  ne  semble  pas  autoriser  à  supprimer  ce  texte 
biblique  qui  revient,  assez  heureusement,  en  refrain. 
Ce  qui  peut  tromper,  c'est  le  trait  qui  souligne  les  trois 
lignes  précédentes  et  qui  le  barre.  Et  ce  qui  prouverait 
encore  qu'il  doit  être  maintenu,  c'est  que  Bossuet  avait 


xlii  NOTES  CRITIQUES. 

déjà  mis  quelques  lignes  plus  haut  cette  citation,  mais 
là,  il  J'a  barrée  nettement,  la  réservant  pour  ~ia  lin  du 
développement  où  je  la  rétablis. 

P.  52  :  Je  suis  né  dans  une  profonde  ignorance....  —  2e  édit. 
Lebarq  :  je  suis  dans  une  pi  o fonde  ignorance. 

P.  53  ;  Un  guide  pour  mes  erreurs....  —  2e  édit.  Lebarq  :  Un 
guide  de  mes  erreurs. 

Le  ras-  ne  justifie  pas  cette  leçon.  Il  justifie  au  con- 
traire la  lecture  de  M.  Paul  Couvreur  (Revue  d'hist.  litt. 
de  la  France,  189S,  p.  417)  adoptée  par  MM.  Urbain  et 
Levesque,  —  qui  met  après  tranquillité  \xn  point  et  même 
un  à  la  ligne. 

P.  33  :  Une  inquiétude  éternelle....  —  2e  édit.  Lebarq  :  Une 
i.iqui étude  et  une  inconstance  éternelle.... 

Les  trois  mots  ajoutés  sont  plus  probablement  une 
addition  de  1659,  comme  plus  loin  la  variante  «  qui  leur 
donne  un  repos  sans  trouble  ». 

P.  36  :  avoir  apporté  le  plus  de  prudence.  —  2e  édit.  Lebarq  : 
avoir  le  plus  apporté  de  prudence. 

P.  56  :  il  a  bien  voulu  se  faire  homme.  —  2*  édit.  Lebarq  :  il 
a  voulu  se  faire  homme. 

P.  40  :  Cet  excellent  maître,  et  par  ses  paroles,  et  par  ses 
exemples....  —  La  2e  édit.  Lebarq  supprime  sans 
raison  apparente  ces  huit  derniers  mots. 

P.  42  :  0  que  cette  parole  est  douce  !  —  2e  édit.  Lebarq  :  Que 
cette  parole.... 

P.  45  :  Lorsque  nous  ne  pouvons.  —  2e  édit.  Lebarq  :  Lorsque 
nous  ne  pouvons  pas. 

PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

Cinq  corrections  adoptées  (pages  55,  61,  66,  75,  74).  La  plus 
importante  est  celle  de  la  page  75  ;  «  ce  violent  prince  d'Aquitaine  » 
(que  saint  Bernard  apaisait)  est  une  retouche  polie  des  éditeurs  du 
xviii0  siècle,  au  style  de  Bossuet  qui  avait  écrit:  «  cet  enragé  prince  ». 

MÉDITATION  SUR  LA  BRIÈVETÉ  DE  LA  Y1E. 

Sept  corrections  (p.  506-307)  empruntées  à  la  nouvelle  recension 
de  MM.   Urbain   et  Levesque.  L'une   d'elles  modifie    le    texte    tradi- 
tionnel :    «  Et   que  j'occupe  peu  de  place  dans  ce  grand  abime  <Ia 
ans!  »  Il  faut  lire  :  «  dans  ce  grand  abime  de  temps  ». 


SERMONS  CHOISIS 


DE    BOSSUET 


SUR 

LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

SERMON  POUR  LE  IX*  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

PRÊCHÉ  A   METZ    VERS   1653 


NOTICE* 

Le  ton  et  la  composition  de  ce  discours,  les  nombreux  archaïs- 
mes qu'on  y  relève,  l'orthographe  et  l'écriture  du  manuscrit8 
permettraient  de  présumer  déjà,  à  défaut  d'autres  preuves,  que  le 
sermon  sur  la  Bonté  et  la  Rigueur  de  Dieu  est  une  œuvre  de  la 
jeunesse  de  Bossuet.  Les  termes  mêmes  dans  lesquels  l'orateur 
parle  des  Juifs  prouvent  en  outre  qu'il  prêche  à  Metz,  «  Nous 
voyons,  dit-il,  à  nos  yeux  des  restes  de  leur  naufrage  que  Dieu 
a  jetés  pour  ainsi  dire  à  nos  portes.  »  L'expression  s'applique 
exactement  à  Metz  :  les  Juifs,  qui  s'y  trouvaient  en  assez  grand 
nombre,  étaient  relégués  à  une  extrémité  de  la  ville8. 


1.  Nous  empruntons  les  élé- 
ments de  cette  notice  à  celle  que 
M.  Gandar  a  mise  en  tête  du 
même  discours.  On  y  verra,  com- 
me dans  les  suivantes,  par  quelle 
méthode,  en  rapprochant  toutes 
les  indications  fournies  par  Bos- 
suet lui-même,  par  les  manuscrits, 
par  l'histoire  contemporaine , 
MM.  Floquet,  Vaillant,  Gan- 
dar. Lâchât,  Lebarq  ont  pu  par- 


venir à  restituer  à  peu  près  cer- 
tainement la  date  d'un  assez  grand 
nombre  de  sermons. 

2.  Vaillant,  Études  sur  les  ser- 
mons de  Bossuet,  pj».  42-45.  — 
Édition  Lâchât,  t.  x,  p.  400.  — 
Édition  Gandar,  p.  9.  —  Lebarq, 
Hist.  crit.  de  la  prédication  de 
Bossuet,  p.  110. 

3.  Floquet,  Études  sur  la  vie  de 
\  Bossuet,  i,  272,  sqq. 


2  SUR  LA  BONTÉ 

Mais  Bossuet  eut  sa  résidence  à  Metz  de  4652  à  1658  :  à  quel 
moment  de  ce  séjour  devons-nous  rapporter  le  sermon  sur  la 
Bonté  de  Dieu?  Aux  premiers  temps,  comme  le  prouvent  les  allu- 
sions à  la  Fronde,  à  la  guerre  contre  les  Espagnols,  à  la  défec- 
ton  de  Condé  (1652).  «  La  France,  hélas!  notre  commune  patrie, 
agitée  depuis  si  longtemps  par  une  guerre  étrangère,  achève  de  se 
désoler  par  ses  divisions  intestines.  Encore  parmi  les  Juifs,  tous 
les  deux  partis  conspiraient  à  repousser  l'ennemi  commun,  bien 
loin  de  vouloir  se  fortifier  par  son  secours Et  nous,  au  con- 
traire... ah!  fidèles,  n'achevons  pas,  épargnons  un  peu  notre 
honte.  »  Si  l'on  se  rappelle,  à  propos  de  ce  passage,  qu'au  mois 
de  septembre  1653,  Bossuet  fut  chargé  par  l'Assemblée  des  Trois- 
Ordres 4  de  négocier  avec  le  prince  de  Condé  la  sauvegarde  de 
Metz,  on  sera  tenté  de  croire  que  le  discours  où  il  déplore  avec 
cette  émotion  indignée  la  honte  et  le  malheur  des  troubles  ci- 
vils fut  prononcé  précisément  en  4  653,  vers  le  temps  où  Bossuet 
allait  partir  à  Stenay,  pour  débattre  avec  les  agents  de  Condé  la 
rançon  d'une  ville  française. 

Dans  le  manuscrit,  la  même  enveloppe  contient,  outre  le  texte 
du  sermon  :  1°  le  sommaire  2  rédigé  par  Bossuet  au  moment 3 
où  il  préparait  son  carême  du  Louvre  (1662)  ;  2°  huit  pages  d'ex- 
traits de  Tertullien  et  d'une  traduction  latine  de  Josèphe,  ac- 
compagnés de  renvois  à  Tacite,  à  Suétone,  à  Lactance,  et  à  la 
paraphrase  de  Josèphe  que  nous  avons  sous  le  nom  d'Hégésippe. 
Ces  textes  ont  servi  noa  seulement  à  la  composition  du  sermon 
sur  la  Bonté  de  Dieu,  mais,  une  vingtaine  d'années  plus  tard,  à 
la  composition  des  chapitres  xxi  à  xxiv  de  la  seconde  partie  du 
Discours  sur  l'Histoire  universelle,  où  l'on  retrouve  «  avec  le 
souvenir  des  Juifs  de  Metz,  plus  d'une  idée,  plus  d'une  expression, 
empruntée  à  notre  sermon  4.  » 


1.  Floquet,  1,246-253. 

2.  Voici  ce  sommaire  : 

«  Justice  de  Dieu,  suite  de  sa 
bonté.  —  Quelle  elle  est.  —  Ter- 
ullien. 

[Ie'  point.]  «  Deus  ex  initio  bo- 
nus. Justice  de  Dieu  :  quelle. 

«  Non  habemus  Pontificem  qui 
mon  possit  compati. 


«  Jérusalem  ruinée  :  Denté- 
ron.,  XXVIII. 

«  Vengeance  sur  les  Juifs  : 
exemplaire  pour  les  chrétiens.  » 

3.  Gandar,  Études  critiques, 
p.  392-393. 

4.  Édition  Gandar,  p.  10.  — 
L'abbé  Lebarq,  Hist.  crit.,  p.  110- 
126,  se  fondant    sur   l'orthogra- 


[2*  point.]  «  Deux  règnes  :  par       phe,  adopte  pour  ce  sermon  la 
iséricorde  et  par  justice.  '    date  de  1652. 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU  3 

EXTRAITS 

Ut  appropinquavit ,  vtdens  civitatem, 
fievit  super  eam,  dicens  :  «  Quia  si  co- 
gnovisses  et  tu,  et  quidem  in  hae  die  tua, 
quse  ad  pacem  tibi  ;  nunc  autem  abscon- 
dita  sunt  ab  oculis  tuis. 

Gomme  Jésus  s'approchait  de  Jérusalem, 
considérant  cette  ville,  il  se  mit  à  pleurer 
sur  elle  :  «  Si  tu  avais  connu,  dit-il,  du 
moins  en  ce  tien  jour,  ce  qu'il  faudrait 
que  tu  fisses  pour  avoir  la  paix  1  Hais  certes 
ces  choses  sont  cachées  i  tes  yeux  *. 

Lue,  xix,  41. 

Après  une  entrée  en  matière  où  il  paraphrase  le  texte  du  ser- 
mon ,  Bossuet  expose  dans  son  exorde  la  doctrine  «  extravagante  > 
des  Marcionites  qui,  ne  pouvant  comprendre  comment  la  bonté  de 
Dieu  s'accordait  avec  sa  justice,  «  séparèrent  leJMeu  bon  d'avec 
le  Dieu  juste.  »  Il  rappelle  les  arguments  que  Tertullien  oppo- 
sait à  ces  hérétiques  pour  leur  prouver  que  la  justice  de  Dieu, 
loin  de  contrarier  sa  bonté,  «  agit  pour  elle  »  et  «  fait  ses  affai- 
res. »  Ce  sont  ces  deux  qualités  de  la  nature  divine  que  Bossuet 
veut  faire  considérer  à  ses  auditeurs,  en  leur  montrant  tour  à 
tour  «  le  Sauveur  miséricordieux  et  le  Sauveur  inexorable.  » 

PREMIER  POINT 

Bossuet  revient  sur  un  mot  de  Tertullien  qu'il  a  déjà  eité  : 
Deus  a  primordio  tantum  bonus.  <  La  bonté  est  la  propre 
nature  de  Dieu  ;  »  aussi  le  Fils  de  Dieu  n'a-t-il  pas  été  envoyé  sur 
la  terre  pour  juger  le  monde,  mais  pour  sauver  le  monde,  t  Sa 
première  qualité  est  celle  de  Sauveur  ;  celle  de  Juge  est,  poui 
ainsi  dire,  accessoire.  » 

Et  à  ce  propos,  il  me  souvient  d'un  petit  mot  de  saint 


1.  Voyez,  dans  le  Discours  sur 
IHist.  univ.,  u,  21,  une  autre  tra- 
duction du  même  passage  de  l'É- 
vangile :  «  Ah  !  dit-il,  ville  infor- 
tunée, si  tu  connaissais,  du  moins 


en  ce  jour  qui  t'est  encore  donné 
pour  te  repentir,  ce  qui  te  pour- 
rait apporter  la  pâlxl  Mais  main- 
tenant tout  ceci  est  caché  à  tes 
yeux.  » 


4  9m  £A  BONTÉ 

Pierre,  par  lequel  il  dépeint  fort  bien  le  Sauveur  à  Cor- 
nélius (aux  Actes,  x)  :  «  Jésus  de  Nazareth,  dit-il,  homme 
approuvé  de  Dieu,  qui  passait  bien-faisant  *  et  guérissant 
tous  les  oppressés 2  ;  »  Pertransiit  benefaciendo,  et  sanando 
omnes  oppressas  a  diabolo*.  0  Dieu!  les  belles  paroles,  et 
bien  dignes  de  mon  Sauveur  !  La  folle  éloquence  du  siècle, 
quand  elle  veut  élever4  quelque  valeureux  capitaine,  dit 
qu'il  a  parcouru  les  provinces  moins  par  ses  pas  que  par 
ses  victoires*.  Les  panégyriques  sont  pleins  de  semblables 
discours.  Et  qu'est-ce  à  dire,  à  votre  avis,  parcourir6  les 
provinces  par  des  victoires?  n'est-ce  pas  porter  partout 
le  carnage  et  la  pillerie6?  Ah! que  mon  Sauveur  a  parcouru 
la  Judée  d'une  manière  bien  plus  aimable!  il  l'a  parcourue 
moins  par  ses  pas  que  par  ses  bienfaits.  Il  allait  de  tous 
côtés,  guérissant  les  malades,  consolant  les  misérables, 
instruisant  les  ignorants,  annonçant  à  tous  avec  une  fermeté 
invincible  la  parole  de  vie  éternelle  que  le  Saint-Esprit  lui 
avait  mise  à  la  bouche  :  Pertransiit  benefaciendo.  Ce  n'était 
pas  seulement  les  lieux  où  il  arrêtait,  qui  se  trouvaient 
mieux  de  sa  présence:  autant  de  pas,  autant  de  ves- 
tiges de  sa  bonté.  Il  rendait  remarquables  les  endroits 
par  où  il  passait,  par  la  profusion  de  ses  grâces.  En  cette 

1.    Bien-faisant  :  Participe  de  3.  Acte»,  x,  38. 

l'ancien  verbe  bien-faire.  Bossuet    )       A.  Élever,  dans  le  sens  à'exal- 


a  déjà  dit  plus  haut  :  «  Je  ne  pa- 
raissais sur  la  terre  que  pour  leur 
bien-faire.  »  — «  Il  vieillit,  »  dit  le 
dictionnaire  de  l'Académie  \1694), 
et  Furetiére  (1691)  :  «  On  dit  plus 
ordinairement  faire  du  bien.  » 

2.  Dans  ce  sens  figuré,  oppres- 
ser m  n'est  guère  en  usage  qu'au 
participe  »  (Furetiére).  —  Disc, 
tur  VÈist.  uni».,  in,  6  :  «  Cette 
compagnie  était  regardée  eomme 
l'asile  des  oppressés*  * 


ter,  s'emploie  rarement  seul.  Cor- 
neille a  dit  (Gai.  du  Pal.,  III,  1)  : 
«  J'ai  beau  devant  les  yeux  lui 
remettre  Hippolyte,  |)  Parler  de 
ses  attraits,  élever  son  mérite  ;  » 
et  Boile&u  (Art  poit.,  II),  asse2 
obscurément  :  «  A  la  fin,  tous 
ces  jeux  que  l'athéisme  élève*. 

5.  Cf.  Cicéron,  Pro  Marcelle,  1, 
et  Pline  le  Jeune,  Panég.  xiv, 

6.  Pillage  a  prévalu.  —  Cf.  plu* 
loin;  p«  18  et  n.  2, 


ET  LA  RIGUEUR  DB  DIEU.  5 

bourgade,  il  n'y  a  plus  d'aveugles  ni  d'estropiés:  sans 
doute,  disait-on,  le  débonnaire1  Jésus  a  passé  par  là. 

Et  en  effet,  chrétiens,  quelle  contrée  de  la  Palestine  n'a 
pas  expérimenté  mille  et  mille  fois  sa  douceur?  Et  je  ne 
doute  pas  qu'il  n'eût  été  chercher  les  malheureux  jusques 
au  bout  du  monde,  si  les  ordres  de  son  Père  ne  l'eussent 
arrêté  en  Judée.  Vit-il  jamais  un  misérable  qu'il  n'en  eût 
pitié?  Ah  !  que  je  suis  ravi,  quand  je  vois  dans  son  Évangile 
qu'il  n'entreprend  presque  jamais  aucune  guérison  impor- 
tante, qu'il  ne  donne  auparavant  quelque  marque  de  com- 
passion! il  y  en  [a]  mille  beaux  endroits  dans  les  Évangiles. 
La  première  grâce  qu'il  leur  faisait,  c'était  de  les  plaindre 
en  son  âme  avec  une  affection  véritablement  paternelle  :  son 
cœur  écoutait  la  voix  de  la  misère  qui  l'attendrissait,  et  en 
même  temps  il  sollicitait  son  bras  à  les  soulager. 

Que  ne  ressentons  [-nous]  du  moins,  ô  fidèles,  quelque 
peu  de  cette  tendresse  !  Nous  n'avons  pas  en  nos  mains 
ce  grand  et  prodigieux  pouvoir  pour  subvenir  aux  nécessités 
de  nos  pauvres  frères;  mais  Dieu  et  la  nature  ont  inséré2 
dans  nos  âmes  je  ne  sais  quel  sentiment  qui  ne  nous 
permet  pas  de  voir  souffrir  nos  semblables,  sans  y  prendre 
part,  à  moins  que  de  n'être  plus  hommes.  Mes  frères, 
faisons  donc  voir  aux  pauvres  que  nous  sommes  touchés 


1.  «  Débonnaire,  débonnaireté  :  I    débonnaire,  le  visage  débonnaire 

H  y   a   des  gens  délicats,  dit  le  va  Tort  à  une  physionomie  naïve.  » 

P.  Bouhours,  qui  ne  peuvent  souf-  ;    (Suite  des  Remarques    nouvelles 

frir   ni   l'un   ni   l'autre.  Je   crois  sur  la  langue   française,  1602). 

qu'en  parlant  de  la  vertu   chré-  j  "<  2.  Inséré  :  «  Il  ne  se  dit  guère 

tienne  que  Jésus-Christ  a  canoui-  que    des    feuillets,   des   cahiers, 

sé.e  de  sa  bouche  et  quj  va  à  souf-  des  choses   nouvelles  et  remar- 


frir,  à  pardonner  les  plus  grands 
outrages,  on  pourrait  dire  :  Les 
▼rais  chrétiens  sont  débonnaire». 
Mais  hors  de  là,  je  ne  voudrais  pas 
m'en   servir.».    Aujourd'hui,   l'air 


quables  qu'on  ajoute  dans  le 
corps  d'un  livre,  ou  de  quelque 
mot,  de  quelque  ck use  qu'on  met 
dans  un  discours  par  écrit.  » 
(Académie,  16yi.> 


6  SUR  LA  BOSTÉ 

de  leurs  maux1,  si  nous  n'avons  dépouillé  toute  sorte 
d'humanité.  Ceux  qui  ne  leur  donnent  qu'à  regret,  que 
pour  se  délivrer  de  leurs  importunitès,  ont-ils  jamais  pris 
la  peine  de  considérer 2  que  c'est  le  Fils  de  Dieu  qui  les  leur 
adresse  ;  que  ce  serait  bien  souvent  leur  faire  une  double 
aumône,  que  de  leur  épargner  la  honte  de  nous  demander^ 
que  toujours  la  première  aumône  doit  venir  du  cœur?  je 
veux  dire,  fidèles,  une  aumône  de  tendre  compassion  :  c'est 
un  présent  qui  ne  s'épuise  jamais;  il  y  en  a  dans  nos  âmes 
un  trésor  immense  et  une  source  infinie  ;  et  cependant  c'est 
le  seul  dont  le  Fils  de  Dieu  fait 3  état.  Quand  vous  distri- 
buez de  l'argent  ou  du  pain,  c'est  faire  l'aumône  au  pauvre  ; 
mais  quand  vous  accueillez  le  pauvre  avec  ce  sentiment 
de  tendresse,  savez-vous  ce  que  vous  faites?  vous  faites 
l'aumône  à  Dieu:  t  J'aime,  dit- il,  mieux  la  miséricorde 
que  le  sacrifice  *v  »  C'est  alors  que  votre  charité  donne  des 
ailes  à  cette  matière  pesante  et  terrestre,  et,  par  les  mains 
des  pauvres,  dans  lesquelles  vous  la  consignez,  la  fait 
monter  devant  Dieu  comme  une  offrande  agréable.  C'est 
alors  que  vous  devenez  véritablement  semblables  au  Sau- 
veur Jésus,  qui  n'a  pris  une  chair  humaine  qu'afin  de 
compatir  à  nos  infirmités  avec  une  affection  plus  sensible. 
Oui  certes, il5 est  vrai,  chrétiens;  ce  qui  a  fait  résoudre 
le  Fils  de  Dieu  à  se  revêtir  d'une  chair  semblable  à  la  nôtre» 


1.  Variante  :  Au  nom  de  Dieu, 
faisons  voir  aux  pauvres  que  leurs 
misères  nous  touchent. 

2.  Var.  :  Songent-ils  bien. 

5.  «  Le  seul  qui...  avec  l'indica- 
tif, quand  celui  qui  parle  veut 
rendre  l'idée  positive.  »  Littré.  On 
trouve,  dans  le  même  discours,  un 
autre  exemple  de  l'indicatif  em- 
ployé d'une  manière  analogue 
pour  affirmer  d'une  manière  plus 
positive  :  «  ...  Une  des  plus  belles 


promesses  que  Dieu  ait  faites  à 
son  fils,  est  celle  de  lui  donner 
l'empire  de  tout  l'univers  et  de 
faire  par  ce  moyen  que  tous  les 
hommes  seront  ses  sujets.  » 
(2*  point). 

4.  Matth.,  ix,  13. 

5.  Il,  cela.  Cf.  plus  loin,  p.  265, 
n.  2;  p.  292,  n.  2;  p.  524,  1.  9; 
p.  487,  1.  9,  et  La  Bruyère,  Ca- 
ractères, édit.  Servois  et  Rébel- 
liau,  p.  529,  n.  2. 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU.  7 

c'est  le  dessein  qu'il  a  eu  de  ressentir  pour  nous  une  com- 
passion véritable;  et  en  voici  la  raison,  prise  de  l'épître 
aux  Hébreux,  dont  je  m'en  vais  tâcher  de  vous  exposer  la 
doctrine;  et  rendez-[vous],  s'il  vous  plaît,  attentifs.  Si  le  FiJ" 
de  Dieu  n'avait  prétendu  autre  chose  que  de  s'unir  seule- 
ment à  quelqu'une  de  ses  créatures,  les  intelligences 
célestes  se  présentaient,  ce  semble,  à  propos  dans  son 
voisinage,  qui,  à  raison  de  *  leur  immortalité  et  de  leurs 
autres  qualités  éminentes,  ont  sans  doute  plus  de  rapport 
avec  la  nature  divine;  mais,  certes,  il  n'avait  que  faire  de 
chercher  dans  ses  créatures  ni  la  grandeur,  ni  l'immor- 
talité. Qu'est-ce  qu'il  y  cherchait,  chrétiens?  la  misère  et  la 
compassion.  C'est  pourquoi,  dit  excellemment  la  savante 
épitre  aux  Hébreux,  Non  angelot  apprehendit,  sed  semen 
Abrahœ  apprehendit*  :  «  II  n'a  pas  pris  la  nature  angélique; 
mais  il  a  voum  prendre,  >  servons-nous  des  mots  de  l'au- 
teur, «  il  a  voulu  appréhender3  la  nature  humaine  ».  La 
belle  réflexion  que  fait,  à  mon  avis,  sur  ces  mots  le  docte 
saint  Jean  Chrysostome 4  !  Il  a,  dit  l'Apôtre,  appréhendé  la 
nature  humaine:  elle  s'enfuyait,  elle  ne  voulait  point  du 
Sauveur:  qu'a[-t-]il  fait?  11  a  couru  après  d'une  course 
précipitée,  «  sautant  les  montagnes5,  »  c'est-à-dire,  les 
ordres  des  anges6,  comme  il  est  écrit  aux  Cantiques  :  «  Il 
a  couru,  comme  un  géant,  à  grands  pas  et  démesurés,  » 
passant  en  un  moment  du  ciel  en  la  terre  :  Exultavit  ut 
gigas  ad  currendam  viani7.  Là,  il  a  atteint  cette  fugitive 
nature,  il  l'a  saisie,  il  l'a  appréhendée  au  corps  et  en  l'àme. 


1.  A  raison  de  :  A  cause  de,  ac- 
ception que  n'indique  pas  Fure- 
tière,  non  plus  que  l'Académie. 
En  raison  de  serait  plus  correct. 

2.  Hebr  ,  u,  16. 

5.  Appréhender:  «terme  de  pra- 
tique (de  jurisprudence)  :  ne  se 
dit  guère  qu'en  parlant  de  prise 

BOSSUET,   SERMONS. 


de    corps.    »    (Académie,    1694.) 

4.  In  Ep.  ad  Hebr.  Homil.,v,\. 

5.  Cant.,  ii,  8.  —  Sautant  par- 
dessus les  montagnes. 

6.  Les  divers  groupes  d'Anges 
que  la  théologie  catholique  dis- 
tingue hiérarchiquement. 

7.  Ps.,  xvm,  6. 


SUR  LA  BONTE 


Semen  Abrahss  apprehendîl.  Il  a  eu  pour  ses  frères,  c'est- 
à-dire  pour  nous  autres  hommes,  une  si  grande  tendresse, 
«  qu'il  a  voulu  en  tout  point  se  rendre  semblable  à  eux  :  » 
Debuit  per  omnia  fratribus  similari1.  Il  a  vu  que  nous 
étions  composés  de  chair  et  de  sang  :  pour  cela,  il  a  pris, 
non  un  corps  céleste,  comme  disaient  les  Marcionites  ;  non 
une  chair  fantastique  et  un  spectre  d'homme,  comme  assu- 
raient les  Manichéens;  quoi  donc? une  chair  tout  ainsi  que  _ 
nous,  un  sang  qui  avait  les  mêmes  qualités  que  le  nôtre  : 
Quia  pueri  communicaveruntcarni  etsanguinî,  etipse  similiter 
participavit  iisdem*  dit  le  grand  apôtre  aux  Hébreux;  et 
cela  pour  quelle  raison?  Ut  misericors  fieret*  :  «  afin  d'être 
miséricordieux  »,  poursuit  le  même  saint  Paul. 

Eh  quoi  donc,  le  Fils  de  Dieu,  dans  l'éternité  de  sa  gloire 
était-il  sans  miséricorde?  Non,  certes:  mais" sa  miséricorde 
n'était  pas  accompagnée  d'une  compassion  effective  ;  parc* 
que,  comme  vous  savez,  toute  véritable  compassion  suppose 
quelque  douleur  ;  et  partant  le  fils  de  Dieu,  dans  le  sein  du 
Père  éternel,  était  également  incapable  de  pâtir  et  de  com- 
patir: et  lorsque  l'Écriture  attribue  ces  sortes  d'affections 
à  la  nature  divine,  vous  n'ignorez  pas  [que]  cette  façon  de 
parler  ne  peut  être  que  figurée.  C'est  ce  qui  a  obligé  le 
Sauveur  à  prendre  une  nature  humaine  ;  «  parce  qu'il 
voulait  ressentir  une  réelle  et  véritable  pitié  :  »  Ut  misericors 
fieret.  Si  donc  il  voulait  être  touché  pour  nous  d'une  pitié 
réelle  et  véritable,  il  fallait  qu'il  prît  une  nature  capable 
de  ces  émotions;  on  bien  disons  autrement,  et  toutefois 
toujours  dans4  les  mêmes  principes:  Notre  Dieu,  dans  la 
grandeur  de  sa  majesté,  avait  pitié  de  nous  comme  de  ses 


1.  Hebr.,  n,  17. 

2.  Ibid.,  14.  Ms.:  communicavit. 
Bossuet  cite  souvent  de  mémoire 
l'Écriture  et  les  Pères,  comme  le 
prouvent      d'assea     nombreuses 


inexactitudes  dans  ses   citations. 

3.  Ibid.,  17. 

4.  Dans...*  se  prend  pour  selon. 
Cela  est  vrai  dans  les  principes 
d'Aristote.  »  (Académie,  1684.) 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU.  9 

enfants  et  de  ses  outrages;  mais  depuis  l'incarnation,  il  a 
commencé  à  nous  plaindre  comme  ses  frères,  comme  ses 
semblables,  comme  des  hommes  tels  que  lui.  Depuis  ce 
temps-là,  il  ne  nous  a  pas  plaints  seulement  comme  l'on 
voit  ceux  qui  sont  dans  le  port  plaindre  souvent  les  autres 
qu'ils  voient  agités  sur  la  mer  d'une  furieuse  tourmente; 
mais  il  nous  a  plaints  comme  ceux  qui  courent  le  même 
péril  se  plaignent  les  uns  les  autres,  par  une  expérience 
sensible  de  leurs  communes  misères:  enfin,  loserai-jedire? 
il  nous  a  plaints,  ce  bon  frère,  comme  ses  compagnons  de 
fortune,  comme  ayant  eu  à  passer  par  les  mêmes  misères 
que  nous,  ayant  eu,  ainsi  que  nous,  une  chair  sensible  aux 
douleurs,  et  un  ^ang  capable  de  s'émouvoir,  et  une  tempé- 
rature2 de  corps  sujette,  comme  la  nôtre,  à  toutes  les 
incommodités  de  la  vie  et  à  la  nécessité  de  la  mort.  C'est 
pourquoi  l'Apôtre  se  glorifie  de  la  grande  bénignité  de 
notre  Pontife:  «  Ah!  nous  n'avons  pas  un  pontife,  dit-il5, 
qui  soit  insensible  à  nos  maux  :  »  Non  habemus  [pontificem, 
qui  non  possit  compati  infirmitatibus  nostris]  :  pour  quelle 
raison?  «  Parce  qu'il  a  passé  par  toute  sorte*  d'épreuves  :  » 
Tentatutnper  omnia. 

Cette  tendresse  compatissante  de  Jésus-Christ  pour  l'humanité 
dont  il  a  épuisé  toutes  les  misères,  le  suir  dans  son  éternité.  «  Il 
n'a  pas  oublié  ses  longs  travaux,  ni  toutes  les  autres  épreuves  de 


1.  Par  nue....  Cf.  p.  261,  n.  2. 
Voir  Brachet  et  Dussouchet,  Gr. 
fr„  cours  sup.,  p.  426,  par.  963. 

2.  «  Température  se  dit  de  l'air, 
et  tempérament  de  personnes.... 
Toutefois  M.  de  Malherbe  use  de 
température  pouv  tempérament.... 
Je  l'ai  vu  aussi  employé  tout  de 
même  par_  Amyot.  Mais  ce  ^qui  se 
disait  autrefois  ne  se  dit  plus.  » 

!  (Vaugelas,  Remarques,  1647.) 


3.  Hebr.,  iv,  15. 

4.  Bien  que  Vaugelas  préférât 
toutes  sortes  quand  le  complé- 
ment indirect  qai  suit  est,  comme 
ici,  un  nom  au  pluriel,  l'Acadé- 
mie autorisait  l'une  et  l'autre 
forme;  et  même,  selon  Thomas 
Corneille,  M.  Ménage  soutenait 
que  toute  sorte  est  plus  élégant, 
(Édition  des  Remarques  de  Vau- 
gelas, 1687.) 


10 


SUR  LA  BONTE 


son  laborieux  pèlerinage...  Ce  sentiment  le  touche  dans  la  félicité 
de  sa  gloire,  encore  qu'il  ne  le  trouble  pas...  Si  nous  avions  besoin 
de  larmes,  il  an  donnerait.  » 


Pour  moi,  je  vous  l'avoue,  chrétiens,  c'est  là  mon  unique 
espérance  ;  c'est  là  toute  ma  joie  et  le  seul  appui  de  mou 
repos  :  autrement,  dans  quels  désespoirs  ne  m'abîmerait 
pas  le  nombre  infini  de  mes  crimes?  Quand  je  considère  le 
sentier  étroit  sur  lequel  Dieu  m'a  commandé  de  marcher, 
la  prodigieuse  difficulté  qu'il  y  a  de  retenir,  dans  un  chemin 
si  glissant,  une  volonté  si  volage  et  si  précipitée  que  la 
mienne  ;  quand  je  jette  les  yeux  sur  la  profondeur  impé- 
nétrable du  cœur  de  l'homme,  capable  de  cacher  dans  ses 
replis  tortueux  tant  d'inclinations  corrompues  dont  je  n'au- 
rai nulle  connaissance;  enfin,  quand  je  vois  l'amour-propre 
faire  pour  l'ordinaire  la  meilleure  partie  de  mes  actions  : 
je  frémis  d'horreur,  ô  fidèles,  qu'il  ne  se  trouve  beaucoup  de 
péchés  dans  les  choses  qui  me  paraissent  les  plus  inno- 
centes. Et  quand  même  je  serais  très  juste  devant  les 
hommes,  ô  Dieu  éternel,  quelle  justice  humaine  ne  dispa- 
raîtrait point  devant  votre  face?  et  qui  serait  celui  qui  * 
pourrait  justifier  sa  vie,  si  vous  entriez  avec  lui  dans  un 
examen  rigoureux?  Si  le  saint  apôtre  saint  Paul,  après  avoir 
dit  avec  une  si  grande  assurance,  «  qu'il  ne  se  sent  point 
«  coupable  en  soi-même2,  ne  laisse  pas  de  craindre  de 
«  n'être  pas  justifié  devant  vous:  >>  Nihil  mihi  conscius  sum 
sed  non  in  hoc  justificatus  sum;  que  dirai-je,  moi  misérable! 
et  quels  devront  être  les  troubles  de  ma  conscience  ?  Mais, 
ô  mon  aimable  Pontife5,  Pontife  fidèle  et  compatissant  àir/ja 


1.  C'est-a-dire  :  quel  homme 
serait  celui  qui... 

2.  «  Soi-même  et  lui-même,  dit 
Thomas  Corneille  d'après  le  P. 
Bouhour»,  se  disent  presque  égale- 


ment en  parlant  d'une  personne 
particulière  :  Cent  un  homme  qui 
a  bonne  opinion  de  soi-même, 
qui  a  bonne  opinion  de  lui-même.  » 
3.  Pontife.  C'est  une  des  quaii- 


ET  LA  KÏGUEUR  DE  DIEU.  if 

maux,  c'est  vous  qui  répande*  une  certaine  sérénité  dans 
mon  cœur,  qui  me  fait  vivre  en  paix  sous  l'ombre  de  votre 
protection.  Non,  tant  que  je  vous  verrai  à  la  droite  de  votre 
Père  avec  une  nature  semblable  à  la  mienne,  je  ne  croirai 
jamais  que  le  genre  humain  lui  déplaise,  et  la  terreur  de  sa 
majesté  ne  m'empêchera  point  d'approcher  de  l'asile  de  sa 
miséricorde.  Vous  avez  voulu  être  appelé,  par  le  prophète 
isaïe,  un  homme  de  douleurs,  et  qui  sait  ce  que  c'est  que  d'in- 
firmité :  Virum  dolovum  et  scientem  infirmitatem*.  Vous 
savez  en  effet,  par  expérience,  vous  savez  ce  que  c'est  que  l'in- 
firmité de  ma  chair,  et  combien  elle  pèse  à  l'esprit,  et  que 
vous-même,  en  votre  Passion,  avez  eu  besoin  de  toute  votre 
-constance  pour  en  soutenirla  faiblesse.  «  L'esprit  est  fort,  di- 
siez-\  ôus  ;  mais  la  chair  est  infirme2  :  »  cela  me  rend  très  cer- 
tain que  vous  aurez  pi  lié  de  mes  maux.  Fortifiez  mon  àme,ô 
Seigneur,  d'une  sainte  et  salutaire  confiance,  par  laquelle  me 
défiant  des  plaisirs,  me  défiant  des  honneurs  de  la  terre,  me 
défiant  de  moi-même,  je  n'appuie  mon  cœur  que  sur  votre  mi- 
séricorde, et  établi  sur  ce  roc  immobile,  je  voie  briser  à  mes 
pieds  les  troubles  et  les  tempêtes  qui  agiten  t  la  vie  humaine. 
Mais,  ô  Dieu,  éloignez  de  moi  une  autre  sorte  de  con- 
fiance qui  règne  parmi  les  libertins;  confiance  aveugle  et 
téméraire,  qui,  ajoutant  l'audace  au  crime  et  l'insolence  à 
l'ingratitude,  les  enhardit  à  se  révolter  contre  vous  par 


tes  que  la  théologie  distingue  en 
Jésus-Christ.  «Prœcipua  sacerdo- 
lis  miniia  sunt  docere  populum, 
par   ilio    deprecari,   et  maxime 

offerre  sacrificium Omniasa- 

cerdotis  munia  (Christ us)  imple- 
vit  :  1°  sublimem  tradidit  doctri- 
nam  hominibus  ;  2°  pro  Mis  fré- 
quenter o  ravit;  et  3°  sacrificium 
Dec-  pro  peccatis  obtulit,  nempe 
semetipsutn  iminolatum.  »  (Bou- 


vier, Instit.Theol.,ll,  194).  —  Bos- 
suet  vient  d'exposer,  d'après  saint 
Faul,  comment  Jésus-Christ  conti- 
nue au  ciel  un  sacerdoce  éternel. 

1.  Isaïe,  lui.  —  Ce  que  c'est  que 
de....  De  est  explétif.  Cf.  les  locu- 
tions :  Ce  que  c'est  que  de  nous...y 
Si  j'étais  que  de  vous.  Bossuet 
écrit  ailleurs  :  Savoir  ce  que  c'est 
que  de  vivre. 

2.  M  ai  th.,  sxvi,  41. 


I* 


STJR  LÀ  BONTE 


l'espérance  de  l'impunité.  Loin  de  nous,  loin^de  nous,  6 
fidèles!  une  si  détestable  manie i; car  de  même  que  la  pér 
nitence,  en  même  temps  qu'elle  amollit  la  dureté  de  nos 
cœurs,  attendrit  aussi  et  amollit  par  ses  larmes  le  cœur  ir- 
rité de  Jésus;  :ainsi  notre  endurcissement  nous  rendrait  à  la 
fin  le  cœur  du  même  Jésus  endurci  et  inexorable.  Arrêtons- 
nous  ici,  chrétiens  ;  et  sur  cette  considération,  entrons,  avec 
l'aide  de  Dieu,  dans  notre  seconde  partie. 

SECOND  POINT 

Le  tils  de  Dieu  doit  nécessairement  régner  sur  tous  les  hom- 
mes; ceux  donc  qui  ne  se  laissent  pas  gagner  «  par  les 
attraits  de  sa  grâce  »  ou  «  par  la  force  de  ses  vérités  »  subiront  sa 
domination  d'une  autre  manière.  Il  régnera  sur  eux  a  par  l'exer- 
cice de  sa  vengeance.  »  C'est  ce  que  Jésus-Christ  déclarait  aux 
juifs  dans  la  parabole  du  roi  qui  fait  égorger  sous  ses  yeux  ses 
sujets  rebelles  ;  c'est  ce  que  nous  prouve  l'exemple  de§  Juifs 
eux-mêmes. 

En  effet,  il  a  exercé  sur  les  Juifs  une  punition  exem- 
plaire, que  vous  voyez  clairement  déduite  dans  notre  évan- 
gile ;  et  d'autant 2  qu'il  m'a  semblé  inutile  de  chercher  bien 
loin  des  raisons,  où  mon  propre  texte  me  fournit  un  exemple 
si  visible  et  si  authentique  dans  la  désolation  de  Jérusalem, 
je  me  suis  résolu  de  me  servir  des  moyens  que  le  Fils  de 
Dieu  lui-même  semble  m'avoir  mis  à  la  main.  Je  m'en  vais 
donc  employer  le  reste  de  cet  entretien  à  vous  représenter, 
si  je  puis,  les  ruines  de  Jérusalem  encore  toutes  fumantes 
du  feu  de  la  colère  divine  :  et  comme  vous  avei  reconnu, 
dans  noire  première  partie,  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  aimable 
que  les  embrassements  du  Sauveur,  j'espère  qu'étant  étonnés 


1.  Folie,  égarement. 

2.  D'autant:  parce  que, comme. 
Dans  celle  acception,  Vaugelas 
voulait  qu'on  écrivit  dautant  sans 


apostrophe.  Thomas  Corneille  re- 
marque en  1687  que  cet  emploi, 
au  sens  qu'il  a  ici,  est  «  entière- 
ment banni  du  beau  style  ». 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU. 


15 


dans  le  fond  de  vos  consciences  d'un  événement  si  tragique, 
vous  serez  contraints  d'avouer  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  ter- 
rible que  de  tomber  en  ses  mains,  quand  sa  bonté,  surmon- 
tée par  la  multitude  des  crimes,  est  devenue  implacable  : 
pour  cela,  je  toucherai  seulement  les  principales  circon- 
stances. 

Jérusalem,  demeure  de  tant  de  rois,  qui,  dans  le  temps 
qu'elle  fut  ruinée,  était  sans  difficulté  la  plus  ancienne  ville 
du  monde,  et  le  pouvait  disputer  en  beauté  avec  celles  qui 
étaient  les  plus  renommées  dans  tout  l'Orient;  pendant 
deux  mille  et  environ  deux  cents  ans  qui  ont  mesuré  sa  du- 
rée, a  certainement  éprouvé  beaucoup  de  différentes  for- 
tunes ;  mais  nous  pouvons  toutefois  assurer  que,  tandis 
qu'elle  est  demeurée  dans  l'observance  de  la  loi  de  Dieu,  elle 
était  la  plus  paisible  et  la  plus  heureuse  ville  du  monde. 
Mais  déjà  il  y  avait  longtemps  qu'elle  se  rendait  de  plus  en 
plus  rebelle  à  ses  volontés,  qu'elle  souillait  ses  mains  par 
le  meurtre  de  ses  saints  prophètes,  et  attirait  sur  sa  tête  un 
déluge  de  sang  innocent  qui  se  grossissait  tous  les  jours  ; 
jusques  à  tant  que  *  ses  iniquités  étant  montées  jusques  au 
dernier  comble,  elles  contraignirent  enfin  la  justice  divine 
à  en  faire  un  châtiment  exemplaire.  Gomme  donc  Dieu  avait 
résolu  que  cette  vengeance  éclatât  par  tout  l'univers,  pour 
servir  à  tous  les  peuples  et  à  tous  les  âges  d'un  mémorial 
éternel,  il  y  voulut  employer  les  premières  personnes  du 
monde,  je  veux  dire  les  Romains,  maîtres  de  la  terre  et  des 
mers,  Vespasian  et  Tite,  que  déjà  il  avait  destinés  à  l'empire 
du  genre  humain  :  tant  il  est  vrai  qne  les  plus  grands  po- 
tentats de  la  terre  ne  sont,  après  tout,  autre  chose  que  les 
ministres  de  ses  conseils! 


1.  Jusques  à  tant  que,  locution 
vieillie,  mais  dont  Bossuet  four- 
nit d'autres  exemples.  «  Il  la  faut 
prendre  (l'Eucharistie)   avec  ré- 


serve  jusqu'à  tant  que  nous  soyons 
rendus  propres  à  recevoir  tout  son 
effet.»  (Méditations  surl'Êvangilet 
la  Cène,  1"  partie,  48"  jour.) 


14  SUR  LA  BONTÉ 

Et  afin  que  vous  ne  croyiez  pas  que  ce  débordement  de 
l'armée  romaine  dans  la  Judée  soit  plutôt  arrivé  par  un 
événement  fortuit,  que  par  un  ordre  exprès  de  la  Providence 
divine,  écoulez  la  menace  qu'il  en  fait  à  son  peuple  par  la 
bouche  de  son  serviteur  Moïse  ;  c'est-à-dire  plusieurs  cen- 
taines d'années  avant  que  ni  Jérusalem  ni  Rome  fussent  bâ- 
ties ;  elle  est  couchée  *  au  Deutéronome ,  chapitre  xxvm  : 
«  Israël,  dit  Moïse,  si  tu  résistes  jamais  aux  volontés  de  ton 
«  Dieu,  il  amènera  sur  toi,  des  extrémités  de  la  terre,  une 
t  nation  inconnue,  dont  tu  ne  pourras  entendre  la  langue2,» 
C'est-à-dire,  avec  laquelle  tu  n'auras  aucune  sorte  de  com- 
merce :  ce  sont  les  propres  mots  de  Moïse. 

Un  mot  de  réflexion,  chrétiens.  Les  Mèdes,  les  Perses;  les 
Syriens,  dont  nous  apprenons,  par  l'histoire,  que  Jérusalem 
a  subi  le  joug  avant  sa  dernière  ruine,  étaient  tous  peuples 
de  l'Orient,  avec  lesquels,  par  conséquent,  elle  pouvait  en- 
tretenir un  commerce  assez  ordinaire;  mais  pour  les  Ro- 
mains, que  de  vastes  mers,  que  de  longs  espaces  de  terre 
les  en  séparaient  !  Rome  à  l'Occident,  Jérusalem,  à  son  égard, 
presque  dans  les  confins  de  l'Orient;  c'est  ce  qu'on  appelle 
proprement  les  extrémités  de  la  terre.  Aussi  les  Romains 
s'étaient  déjà  rendus  redoutables  par  tout  le  monde,  que  les 
Juifs  ne  les  connaissaient  encore  que  par  quelques  bruils 
confus  de  leur  grandeur  et  de  leurs  victoires.  Mais  poursui- 
vons notre  prophétie. 

«  Ce  peuple  viendra  fondre  sur  toi  tout  ainsi  qu'une  aigle* 
«volante:  »  In  similitudinem aquilœ  volantis.  Ne  vous  semble- 
t-il  pas,  à  ces  marques,  reconnaître  le  symbole  de  l'empire 


1.  Couchée  par  écrit.  Cette  ex- 
pression est  encore  donnée  par 
Furetiére  (1691  )  et  par  l'Académie 
(1694),maison  en  contestait  la  cor- 
rection, comme  on  peut  le  voir 
dans  les  Observa  lions,  de  Menace 


(Î2*  édition,  1675;,  qui,  tout  en  la 
détendant,  avoue  que  «  cette  façon 
de  parler  est  sortie  du  bel  usage.» 

'2.  Deutér.,  xxvm,  49. 

5.  Plus  bas,  Bossuet  fait  aigu 
du  masculin.  Ce  mot,  aujourd'hui 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 


15 


romain,  qui  portait  dans  ses  étendards  un  aigle  au\  ailes 
déployées!  Passons  outre.  «  Une  nation  audacieuse  »,  conti- 
nue Moïse*,  (et  y  eut-il  jamais  peuple  plus  orgueilleux 
que  les  Romains,  ni  qui  eût  un  plus  grand  mépris  pour  tous 
les  autres  peuples  du  monde,  qu'ils  considéraient  à  leur 
égard  tomme  des  esclaves?)  «  ^ui  ne  respectera  point  tes 
«  vieillards,  el  n'aura  point  de  pitié  de  tes  enfants.  »  Ceci 
■me  fait  souvenir  de  cette  fatale  journée  dans  laquelle  les 
soldats  romains  étant  entrés  de  force  dans  la  ville  de  Jéru- 
salem, sans  faire  aucune  distinction  de  sexe  ni  d'âge,  les  en- 
veloppèrent tous  dans  un  massacre  commun.  Quoi  plus?  «  Ce 
«  peuple,  dit  Moïse,  t'assiégera  dans  toutes  tes  places ,  »  et 
il  paraît  par  l'histoire  qu'il  n'y  en  eut  aucune  dans  la  Judée 
qui  n'ait  été  contrainte  de  recevoir  garnison  romaine,  et 
quasi 2  toutes  après  un  long  siège.  Et  enfin  «  ils  porteront 
«  par  terre  tes  hautes  et  superbes  murailles  qui  te  rendaient 
«  insolente  :  »  Destruenlur  mûri  lui  firmi  atque  sublimes,  in 
quibus  habebas  fiduciam  3.  Ne  dirait- on  pas  que  le  prophète 
a  voulu  dépeindre  ces  belles  murailles  de  Jérusalem,  ces 
fortifications  si  régulières,  ces  remparts  si  superbement  éle- 
vés, «  ces  tours  de  si  admirable  structure,  qu'il  n'y  avait  rien 
«  de  semblable  d;ms  tout  l'univers,  »  selon  que  le  rapporte 
Josèphe4?  et  tout  cela  toutefois  fut  tellement5  renversé,  qu'au 
dire  du  même  Josèphe,  historien  juif,  témoin  oculaire  de 


féminin  seulement  au  figuré, était 
rangé  par  Vaugelas,  en  1647.  parmi 
les  substantifs  des  deux  genres;  en 
1674,  le  P.  Bouhours  le  signale  à 
l'Académie  comme  étant  peut- 
être  à  la  fuis  mâle  et  femelle; 
et,  en  170i,  l'Académie  admet  en- 
core que,  au  propre,  aigle  soit 
masculin  et  féminin. 

1.  Deutér.,x\\m,  50. 

t.  Quasi.   Ce  mot,  que  Vaugelas 


avait  proscrit  comme  bas,  étaitdé- 
fendu  cependant  par  l'Académie 
et  par  Patru.  Plusieurs  écrivains 
du  dix-septième  siècle  l'ont  em- 
ployé sans  scrupule  ;  Bossuet 
semble,  au  contraire,  s'être  rangé 
à  l'avis  des  puristes  .quasi  est  très 
rare  chez  lui. 

5.  Deutéron.,  xxvm,  52. 

i.  Josèphe,  De  Bello  Judaico,v,l. 

5.  De  telle  sorte.... 


16 


SUR  U  BONTÉ 


toutes  ces  choses  et  de  celles  que  j'ai  à  vous  dire,  «  il  n'j 
«  resta  pas  aucun  vestige  que  cette  ville  eût  jamais  été  *.  » 

0  redoutable  fureur  de  Dieu,  qui  anéantis  tout  ce  que 
tu  frappes  !  Mais  il  fallait  accomplir  la  prophétie  de  mon 
Maître,  qui  assure  dans  mon  évangile,  a  qu'il  ne  demeu- 
«  rerait  pas  pierre  sur  pierre  dans  l'enceinte  d'une  si 
«  grande  ville  :  »  Non  relinquent  in  te  lapidem  super  lapidem  a 
C'est  es  que -firent  les  soldats  romains,  en  exécution  des 
ordres  de  Dieu  :  et  Tite,  leur  capitaine  et  le  fils  de  leur  em- 
pereur, aprèsUvoir  mis  afin3  cette  fameuse  expédition,  resta 
toute  sa  vie  tellement  étonné  des  marques  de  la  vengeance 
divine,  qu'il  avait  si  évidemment  découverte  dans  la  suite 
Ae  cette  guerre,  que,  quand  on  lui  congratulait4  une  con- 
quête si  glorieuse  :  «  Non,  non.  disait-il,  ce  n'est  pas  moi 
«  qui  ai  dompté  les  Juifs  ;  je  n'ai  fait  que  prêter  mon  bras  à 
«  Dieu,  qui  était  irrité  contre  eux.  »  Parole  que  j'ai  d'autant 
plus  soigneusement  remarquée,  qu'elle  a  été  prononcée 
par  un  empereur  infidèle,  et  qu'elle  nous  est  rapportée  par 
Philostrate,  historien  profane,  dans  la  Vie  d'Apollonius 
Tyaneus 5.  Après  cela,  chrétiens,  nous  qui  sommes  les  en- 
fants de  Dieu,  comment  ne  serons-nous  point  effrayés  de 
ses  jugements,  qui  étonnent  jusquesà  ses  ennemis? 

Mais  ce  n'est  ici  que  la  moindre  partie  de  ce  qu'il  prépare 
à  ce  peuple  :  vous  allez  voir  tout  à  l'heure  quelles  machines 
il  fait  jouer,  quand  il  veut  faire  sentir  la  pesanteur  de  son 
bras  aux  grandes  villes  et  aux  nationstoutes6  entières;  et  Dieu 
veuille  que  nous  n'en  voyions  pas  quelque  funeste  exemple 
en  nos  jours!  Non,  non,  nation  déloyale,  ce  n'est  pas  assez. 


4,  De  Bello  Judaico,  vu,  1. 

2.  Luc,  xix,  4L 

3.  Bossuet  avait  écrit  d'abord: 
après  avoir  mis  fin  à.... 

i.  Latinisme  corrigé  plus  tard 
parBnssuetsurle  ms. 


5.  Vit.ApoU.,vn,Z9. Philostrate, 
rhéteur  grec  du  n*s.;  Apollonius, 
philosophe  grec  du  i". 

6.  Orthographe  autorisée  par 
Vaugelas  :  «  Il  faut  dire  :  elles 
sont  toutes  étonnées.  »  item.,  1647- 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU.  1? 

pour  te  punir,  de  l'armée  des  Romains  ;  non  [que]  les  Ro- 
mains, je  l'avoue,  ne  soient  de  beaucoup  trop  forts  pour 
toi  ;  et  c'est  en  vain  que  tu  prétends  défendre  ta  liberté 
contre  ces  maîtres  du  monde  *.  Mais,  s'ils  sont  assex  puis- 
sants pour  te  surmonter,  il  faut  quelque  chose  de  plus  pour 
l'affliger  ainsi  que  tu  le  mérites  :  que  deux  ou  trois  troupes 
de  Juifs  séditieux  entrent  donc  dans  Jérusalem,  et  qu'elle 
en  devienne  la  proie,  afin  que  tous  ensemble  ils  deviennent 
la  proie  des  Romains. 

0  Dieu,  quelle  fureur!  l'ennemi  est  à  leurs  portes,  et  je 
vois  dans  la  ville  trois  ou  quatre 2  factions  contraires  qui 
se  déchirent  entre  elles,  qui  toutes  déchirent  le  peuple,  se 
faisant  entre  elles  une  guerre  ouverte  pour  l'honneur  du 
commandement;  mais  unies5  toutefois  par  la  société  de 
crimes  et  de  voleries.  Figurez-vous  dans  Jérusalem  plus  de 
vingt-deux  mille  hommes  de  guerre,  gens  de  carnage  et  de 
sang,  qui  s'étaient  aguerris  par  leurs  brigandages  ;  au  reste, 
si  déterminés,  qu'on  eût  dit,  rapporte  Josèphe4,  qu'ils  se 
noirrissaient  d'incommodités;  et  que  la  famine  et  la  peste 
leur  donnassent  de  nouvelles  forces.  Toutefois,  messieurs,  ne 
les  considérez  pas  comme  des  soldats  destinés  conlre  les 
Romains  :  ce  sont  des  bourreaux  que  Dieu  a  armés  les  uns 
contre  les  autres.  Chose  incroyable,  et  néanmoins  très 
certaine!  à  peine  retournaient-ils  d'un  assaut  soutenu  contre 
les  Romains,  qu'ils  se  livraient  dans  leur  ville  de  plus 
cruelles  batailles  :  leurs  mains  n'étaient  pas  encore  essuyées 
du  sang  de  leurs  ennemis,  et  ils  les/venaient  tremper  dans 
celui  de  leurs  citoyens;  Tite  les  pressait  si  vivement,  qu'à 
peine  pouvaient-ils  respirer;  et  ils  se  disputaient  encore  les 


1.  De  Bello  Jud.,v.  9. 

2.  Bossu  et  dit  plus  haut  :  deux 
ou  trois.  C'est  qu'en  effet  le 
nombre  de  ces  factions  varia  (De 
Bello  Jud.,  y  et  vu). 


3.  Variante;  associées...  pour. 

4.  Joséphe  ne  dit  pas  tout  à  fan 
cela  :  «*T*f  napllv  lafliuv  i»  ?û>v  £,,. 

-ffc-uv,  (De  Bello  Jt*d,,  »,  8.) 


18  SUR  LA  BONTÉ 

armes  à  la  main  à  qui  commanderait1  dans  cette  ville  ré- 
duite aux  abois,  qu'eux-mêmes  avaient  désolée  par  leurs 
pilleries*,  et  qui  n'était  presque  plus  qu'un  champ  couvert 
de  corps  morts5. 

Vous  vous  étonnez  à  bon  droit  de  cet  aveuglement,  dont 
ils  sont  encore  menacés  dans  mon  vingt-huitième  chapitre 
du  Deutéronome:  Pcrcutiam  vos  demenlia  et  furore  mentis  • 
«  Je  vous  frapperai  de  foîie  et  d'aliénation  d'esprit.  »  Mais 
peut-être  vous  ne  remarquez  pas  que  Dieu  a  laissé  tomber 
Jes  mêmes  fléaux  sur  nos  tètes.  La  France,  hélas!  notre 
commune  patrie,  agitée  depuis  si  longtemps  par  une  guerre 
étrangère4,  achève  de  se  désoler  par  ses  divisions  intestines. 
Encore,  parmi  les  Juifs,  tous  les  deux  partis  conspiraient 5  à 
repousser  l'ennemi  commun,  bien  loin  de  vouloir  se  forti- 
fier par  son  secours,  ou  y  entretenir  quelque  intelligence  : 
le  moindre  soupçon  en  était  puni  de  mort  sans  rémission. 
Et  nous,  au  contraire6...  Ah  !  fidèles,  n'achevons  pas;  épar- 
gnons un  peu  notre  honte  ;  songeons  plutôt  aux  moyens  d'a- 
paiser la  juste  colère  de  Dieu,  qui  commence  à  éclater 
sur  nos  têtes  ;  aussi  bien  la  suite  de  mon  récit  me  rap- 
pelle. 

Je  vous  ai  fait  voir  l'ennemi  qui  les  presse  au  dehors  des 
murailles  ;  vous  voyez  la  division  qui  les  déchire  au  dedans 
de  leur  ville  ;  voici  un  ennemi  plus  cruel  qui  va  porter  une 
guerre  furieuse  au  fend  des  maisons.  Cet  ennemi  dont  je 

3.  De  Bello  Jud.,  v,  12. 
L  Depuis  1635. 

5.  De  Bello  Jud.,  v,  passim. 

6.  Condé  avait  joint  ses  troupes 
à  celles  des  Espagnols  à  la  fin  de 
1652,  et  au  mois  d'avril  1655, 
VOrrnée  de  Bordeaux  envoyait 
une  députation  en  Angleterre 
pour  offrir  à  Cromwel!,  en  échange 
de  son  alliance,  un  port  à  l'em- 
bouchure de  la  Garonne. 


1.  Manuscrit  :  commande- 
raient. Le  pluriel,  moins  cor- 
rect, est  plus  logique  que  le  sin- 
gulier :  qui  seraient  ceux  qui 
commanderaient. 

2.  L'abbé  Vaillant  .  remarque 
{Études,  p.  199}  que  les  substan-^ 
tifs  terminés  en  tes  se  trouvent 
souvent  dans  les  sermons  de  la 
jeunesse  de  Bossuet  (volerie*, pil- 
terie*,  chicaneries). 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU. 


19 


veux  parler,  c'est  la  faim,  qui,  suivie  de  ses  deux  satellites, 
la  rage  et  le  désespoir,  va  mettre  aux  mains,  non  plus  les 
citoyens  contre  les  citoyens,  mais  le  mari  contre  la  femme 
et  le  père  contre  les  enfants  ;  et  cela  pour  quelques  vieux 
restes*  de  pain  à  demi  rongés.  Que  dis-je  pour  du  pain?  ils 
eussent  [été]  trop  heureux  :  pour  cent  ordures  qui  sont  re- 
marquées dans  l'histoire2,  et  que  je  m'abstiens  de  nommer 
par  le  respect  de  cette  audience  5  :  jusque-là  qu'une  femme 
dénaturée,  qui  avait  un  enfant  dans  le  berceau  (ô  mères, 
détournez  vos  oreilles  !),  eut  bien  la  rage  de  le  massacrer,  de 
le  faire  bouillir  et  de  le  manger4.  Action  abominable,  et  qui 
fait  dresser  les  cheveux,  prédite  toutefois  dans  le  chapitre 
du  Deutéronome  que  j'ai  déjà  cité  tant  de  fois  :  «  Je  te  ré- 
duirai à  une  telle  extrémité  de  famine  que  tu  mangeras  le 
fruit  de  ton  ventre  :  »  Comedes  fructum  uteri  lui 5. 

Ici  Bossuet  interrompt  son  récit  pour  remarquer  que,  de  toute 
les  calamités,  la  famine  est  celle  qui  représente  le  mieux  l'état  de 
l'âme  qui  s'éloigne  de  Dieu.  Comme  elle  a  se  sent  piquée  d'un 
certain  appétit  qui  la  rend  affamée  de  quelque  bien  hors  de  soi, 
elle  se  jette  avec  avidité  sur  l'objet  des  choses  créées  qui  se  présen- 
tent à  elle,  espérant  s'en  rassasier  :  mais  ce  sont  viandes  creuses, 
qui  ne  sont  pas  assez  fortes  et  n'ont  pas  assez  de  corps  pour  la 
sustenter.  »  C'est  la  faim  et  la  soif  qui  font  dans  l'enfer  le 
tourment  des  damnés,  dont  nous  pouvons  nous  imaginer  les  souf- 
frances par  celles  des  Juifs  dans  Jérusalem. 

Il  n'est  pas  croyable 6  combien  il  y  avait  de  monde  ren- 


1.  Bossuet  avait  écrit  d'abord  : 
■  pour  un  morceau  de  pain.  » 

2.  De  Bello  Jud.,  vi,  5. 

3.  Audience  signifie  tantôt, 
chex  Bossuet,  la  réunion  même 
des  auditeurs,  tantôt  l'attention 
qu'ils  prêtent  à  l'orateur. 

4.  De  Bello  Jud.  vi,  3. 

5.  Deutér.,  xxvin.  53. 


m  6.  Il  n'est  pat  croyable,  expres- 
sion qui  se  retrouve  assez  fré- 
quemment dans  les  sermons  de  la 
jeunesse  de  Bossuet  :  »  Il  n'est 
pas  croyable  combien  d'inventions 
ils  ont  recherchées  pour  se  tirer 
du  pair.  »  Deuxième  Sermon 
pour  la  Nativité   de    la     Sainte 

Vierge,  1661. 


zO 


SUR  LA  BONTÉ 


fermé  dans  cette  yille  :  car  outre  que  Jérusalem  était  déjà 
fort  peuplée,  tous  les  Juifs  y  étaient  accourus  de  tous 
côtés,  afin  de  célébrer  la  Pâque,  selon  leur  coutume.  Or 
chacun  sait  la  religion  de  ce  peuple  pour  toutes  ses  cé- 
rémonies. Comme  donc  ils  y  étaient  assemblés  des  million» 
entiers,  l'armée  romaine  survint  tout  à  coup  et  forma  le 
siège,  sans  que  l'on  eût  le  loisir  de  pourvoir  à  la  subsis- 
tance d'un  si  grand  peuple.  Ici  je  ne  puis  que  je  n'inter- 
rompe mon  discours  pour  admirer  vos  conseils,  ô  éternel 
Roi  des  siècles,  qui  choisissez  si  bien  le  temps  de  surprendre 
vos  ennemis.  Ce  n'était  pas  seulement  les  habitants  de 
Jérusalem;  c'était  tous  les  Juifs  que  vous  vouliez  châtier. 
Voilà  donc,  pour  ainsi  dire,  toute  la  nation  enfermée  dans 
une  même  prison1,  comme  étant  déjà  par  vous  condamnée 
au  dernier  supplice  :  et  cela  dans  le  temps  de  Pâques,  la 
principale  de  leurs  solennités  ;  pour  accomplir  cette  fameuse 
prophétie,  par  laquelle  vous  leur  dénonciez  «  que  vous 
changeriez  leurs  fêtes  en  deuil:  »  Convertam  festivitates 
vestras  in  luctum 2.  Certes,  vous  vous  êtes  souvenu,  ô  grand 
Dieu,  que  c'était  dans  le  temps  de  Pâques  que  leurs  pères 
ivaient  osé  emprisonner  le  Sauveur  :  vous  leur  rendez  leur 
change5,  ô  Seigneur!  et  dans  le  même  temps  de  Pâques, 
vous  emprisonnez  dans  la  capitale  de  leur  pays  leurs  enfants, 
imitateurs  de  leur  opiniâtreté, 

En  effet,  qui  considérera  l'état  de  Jérusalem,  et  les  tra 
vaux  dont  l'empereur  Titus  fit  environner  ses  murailles,  il4 
la  prendra  plutôt  pour  une  prison   que  pour  une  ville; 


1.  De  Bello  Jud.,  vi,  9. 

2.  Amos,  vin,  10. 

3.  Rendre  la  pareille  «  On  dit 
proverbialement  et  Ggurément 
d'un  homme  qui  répond  forte- 
ment et  ingénieusement  à  un  autre 
qui  le  veut  railler,  qu'il  luxa  bien 


rendu  son  change.  «(Acad.  1694.) 

4.    Qui   considérera il    la 

prendra  :  Construction  blâmée 
par  les  grammairiens  (Vaugelas, 
édition  Chassang,  i,  68,  u,  4),  et 
souvent  employée  par  les  meil- 
leurs auteurs. 


ET  La  KIGTJEUR  DE  DIEU 


21 


car  encore  que  son  armée  fût  de  près  de  soixante  mille 
hommes  des  meilleurs  soldats  de  la  terre,  il  ne  croyait 
pas  pouvoir  tellement  tenir  les  passages  fermés,  que  les 
Juifs,  qui  savaient  tous  les  détours  des  chemins,  n'échap- 
passent à  travers  *  de  son  camp,  ainsi  que  des  loups  affa- 
més, pour  chercher  de  la  nourriture.  Jugez  de  l'enceinte 
de  la  ville,  que  soixante  mille  hommes  ne  peuvent  assez 
environner.  Que  fait-il?  iî  prend  une  étrange  résolution, 
et  jusques  alors  inconnue  :  ce  fut  de  tirer  tout  autour  de 
Jérusalem  Une  muraille,  munie  de  quantité  de  forts  ;  et 
cet  ouvrage,  qui  d'abord  paraissait  impossible,  fut  achevé 
en  trois  jours,  non  sans  quelque  vertu  plus  qu'humaine. 
Aussi  Joséphe  remarque  que  «  je  ne  sais  quelle  ardeur 
céleste  saisit  tout  à  coup  l'esprit  des  soldats,  »  de  sorte 
qu'entreprenant  ce  grand  œuvre  sous  les  auspices  de  Dieu, 
ils  en  *  imitèrent  la  promptitude. 

Voilà,  voilà,  chrétiens,  la  prophétie  de  mon  évangile 
accomplie  de  point  en  point.  Te  voilà  assiégée  de  tes  en- 
nemis, comme  mon  Maître  te  l'a  prédit  quarante  ans  au- 
paravant! «  0  Jérusalem,  te  voilà  pressée  de  tous  côtés; 
ils  t'ont  mise  à  l'étroit,  ils  t'ont  environnée  de  remparts 
et  de  forts5:  »  ce  sont  les  mots  de  mon  texte;  et  y  a-t-il 
une  seule  parole  qui  ne  semble  y  avoir  été  mise  pour 
dépeindre  cette  circonvallation,  non  de  lignes,  mais  de 
murailles?  Depuis   ce  temps,    quels    discours   pourraient 


1.  «  Au  travers  et  à  travers  : 
tous  deux  sont  bons,  dit  Vauge- 
las,  mais  au  travers  est  beaucoup 
meilleur  et  plus  usité.  Ils  ont  dif- 
férents régimes;  ....  au  travers 
le  corps  et  à  travers  du  corps  ne 
valent  rien....  mais  depuis  peu, 
il  y  en  a,  et  des  maîtres,  qui  com- 
mencent à  dire  à  travers  de.... 
Pour  moi,  je  ne  le  voudrais  pas 


faire.  »  Thomas  Corneille,  l'Aca- 
démie, et  le  P.  Bouhours  sont  de 
cet  avis. 

2.  Tournure  très  fréquente  dans 
la  langue  du  dix-septième  siècle  et 
chez  Bossuet.  [Voir  le  dict.  de  Lit- 
tré.]  «  Images  de  Dieu...  vous  en 
imitez  l'indépendance.  »  Or.  fttn, 
de  Le  Tellier. 

3.  Luc,  six,  43. 


22 


SUR  LA  BONTE 


vous  dépeindre  leur  faim  enragée,  leur  fureur  et  leur 
désespoir  ;  et  la  prodigieuse  quantité  de  morts  qui  gisaient 
dans  leur  rue1,  sans  espérance  de  sépulture,  exhalant  de 
leurs  corps  pourris  le  venin,  la  peste  et  la  mort. 

Cependant,  ô  aveuglement!  ces  peuples  insensés,  qui 
voyaient  accompli!'  à  leurs  yeux  tant  d'illustres  prophéties 
tirées  de  leurs  propres  livres,  écoutaient  encore  un  tas 
de  devins  qui  leur  promettaient  l'empire  du  monde  : 
comme  l'endurci  Pharaon,  qui,  voyant  les  grands  pro- 
diges que  la  main  de  Dieu  opérait  par  la  main  de  Moïse 
et  d'Aaron  ses  ministres,  avait  encore  recours  aux  illu- 
sions* de  ses  enchanteurs5.  Ainsi  Dieu  a  accoutumé  de  se 
venger  de  ses  ennemis:  ils  refusent  de  solides  espérances, 
il  les  laisse  séduire  par  mille  folles  prétentions;  ils  s'obsti- 
nent à  ne  vouloir  point  recevoir  ses  inspirations:  il  leur 
pervertit  le  sens,  il  les  abandonne  à  leurs  conseils  furieux; 
ils  s'endurcissent  contre  lui  :  <i  le  ciel  après  cela  devient  de 
fer  sur  leur  tête  :  »  Dabo  vobis  cœlum  desuper  sicut  ferrum  4  ; 
il  ne  leur  envoie  plus  aucune  influence s  de  grâce. 

Ce  fut  cet  endurcissement  qui  fit  opiniàtrer  les  Juifs 
contre  les  Romains,  contre  la  peste,  contre  la  famine, 
contre  Dieu  qui  leur  faisait  la  guerre  si  ouvertement;  cet 
endurcissement,  dis-je,  les  fit  tellement  opiniâtres,  qu'a- 
près tant  de  désastres  il  fallut  encore  prendre  leur  ville  de 
force:  ce  qui  fut  le  dernier  trait  de  colère  que  Dieu  lança 
sur  elle.  Si  on  eût  composé,  à  la  faveur  de  la  capitula- 
tion, beaucoup  de  Juifs  se  seraient  sauvés  :  Tite  lui-même 
ne  les  voyait  périr  qu'à  regret.  Or  il  fallait  à  la  justice  di- 
vine un  nombre  infini  de  victimes;  elle  voulait  voir  onze 


1.  «  Chacun  dans  sa  rua.  » 
G^ndar.  Cf.  De  Bello  Jud.,  vi,  1. 

2.  Illusions.  Désigne  ici  «  les  arti- 
ficesdonton  trompe  un  homme,  » 
[Académie,  1694). 


5.  Exode,  m. 

4.  Levit.,  ixti,  19. 

5.  «  Qualité  ,  p»*'îsance,  vertu, 
qui  découle  àf  astres  sur  le* 
corps  sublunaL^s.  »  [Acad.  1694.] 


ST  LÀ  RIGUEUR  DE  DIEU  23 

cent  mille  hommes  couchés  sur  la  place,  dans  le  siège 
d'une  seule  ville:  et  après  cela  encore,  poursuivant  les 
restes  de  cette  nation  déloyale,  il1  les  a  dispersés  par 
toute  la  terre  :  pour  quelle  raison?  Comme  les  magistrats, 
après  avoir  fait  rouer  quelques  malfaiteurs,  ordonnent  que 
Ton  exposera  en  plusieurs  endroits,  sur  les  grands  chemins, 
leurs  membres  écartelés,  pour  faire  frayeur  aux  autres 
scélérats;  cette  comparaison  vous  fait  horreur:  tant  y  a 
que  Dieu  s'est  comporté  à  peu  près  de  même.  Après  avoir 
exécuté  sur  les  Juifs  l'arrêt  de  mort  que  leurs  propres 
prophètes  leur  avaient,  il  y  avait  si  longtemps,  prononcé, 
il  les  a  épandus  çà  et  là  parmi  le  monde,  portant  de  toutes 
[parts]  imprimée  sur  eux  la  marque  de  sa  vengeance. 

Peuple  monstrueux8,  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu,  sans  pays, 
et  de  tout  pays;  autrefois  le  plus  heureux  du  monde, 
maintenant  la  fable  et  la  haine  de  tout  le  monde;  misé- 
rable, sans  être  plaint  de  qui  que  ce  soit;  devenu  dans  sa 
misère,  par  une  certaine  malédiction,  la  risée  des  plus 
modérés3.  Ne  croyez  pas  toutefois  que  ce  soit  mon  inten- 
tion d'insulter  à  leurs  infortunes  :  non  ;  à  Dieu  ne  plaise 
que  j'oublie  jusques  à  ce  point  la  gravité  de  cette  chaire  ! 
mais  j'ai  cru  que,  mon  évangile  nous  ayant  présenté  cet 
exemple,  le  Fils  de  Dieu  nous  invitait  à  y  faire  quelque 
réflexion.  Donnez-moi  un  moment  de  loisir  pour  nous 
appliquer  à  nous-mêmes  celles  que  nous  avons  déjà  faites, 
qui  sont  peut-être  trop  générales. 

Cet  exemple  si  terrible,  et  cependant  si  indubitable,  de  la  ven- 
geance divine,  ne  doit-il  pas,  surtout  en  ces  temps  de  guerre, 
effrayer  les  chrétiens?  Successeurs  de  l'ancien  peuple  de  Dieu, 

1.  Changement  de  sujet.  ne  pouvaient  paraître  en  publie 

2.  «  Contraire  à  l'ordre   de  la        sans  un  chapeau  jaune  qui  les  si- 
nature.  »  Dict.  de  VAcad.,  ltî94.  gnalait  aux  avanies  de   la  popu- 

3.  «Méprisés,  rançonnés,  les  Juifs        lace.  »  Floquet,  1. 1,  p.  273. 

B0SS17ET,    SERMONS.  5 


U  SUR  LA  BONTE 

ils  ont  hérité  c  aussi  bien  des  menaces  que  des  promesses  »  faites 
à  Israël. 

Mais  il  faut,  ô  pécheur!  il  faut  que  j'entre  avec  toi  dans 
une  discussion  plus  exacte  ;  il  faut  que  j'examine  si  tu  es 
beaucoup  moins  coupable  que  ne  sont  les  Juifs.  Tu  me 
dis  qu'ils  n'ont  pas  connu  le  Sauveur:  et  toi,  penses-tu 
le  connaître?  Je  te  dis  en  un  mot,  avec  l'apôtre  saint 
Jean,  que  «  qui  pèche  ne  le  connaît  pas,  et  ne  sait  qui  il 
est:  »  Qui  peccat,  non  vidit  eum,  nec  cognovit  cum*  Tu 
rappelles  ton  Maître  et  ton  Seigneur;  oui,  de  bouche:  tu 
te  moques  de  lui;  il  faudrait  le  dire  du  cœur.  E^çomment 
est-ce  que  le  cœur  parle?  Par  les  œuvres  :  voilà  le  langage 
du  cœur;  voilà  ce  qui  fait  connaître  ses  intentions— Au 
reste,  ce  cœur,  tu  n'as  garde  de  le  lui  donner;  tu  ne  le 
peux  pas:  tu  dis  toi-même  qu'il  est  engagé  ailleurs  dans 
des  liens  que  tu  appelles  bien  doux.  Insensé,  qui  trouves 
doux  ce  qui  te  sépare  de  Dieuf  et  après  cela,  tu  penses 
connaître  son  Fils.  Non,  non,  tu  ne  le  connais  pas;  seu- 
lement tu  en  sais  assez  pour  être  damné  davantage  :  comme 
les  Juifs,  dont  les  rébellions  ont  été  punies  plus  rigoureu- 
sement que  celles  des  autres  peuples,  parce  qu'ils  avaient 
reçu  des  connaissances  plus  particulières. 

Mais,  direz-vous,  les  Juifs  ont  crucifié  le  Sauveur.  Et 
ignorez- vous,  ô  pécheurs  !  qui  foulez  aux  pieds  le  sang  de 
son  testament2,  que  vous  faites  pis  que  de  le  crucifier; 
que,  s'il  était  capable  de  souffrir,  un  seul  péché  mortel  lui 
causerait  plus  de  douleur  que  tous  ses  supplices?  Ce  n'est 
point  ici  une  vaine  exagération;  il  faut  brûler  toutes  les 
Écritures,  si  cela  n'est  vrai  :  elles  nous  apprennent  qu'il  a 
voulu  être  crucifiérpour  anéantir  le  péché  ;  par  conséquent. 
il  n'y  a  point  de  doute  qu'il  ne  lui  soit  plus  insupportable 

t.  Joan.,  m,  6.  I   gile  qui  est  comme  le  sang  de 

2.  L'enseignement    de   l'Évan-   j   Jésus-Christ. 


ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU. 


25 


4ue  sa  propre  croix.  Mais  je  vois  bien  qu'il  faut  vous  dire 
quelque  chose  de  plus  ;j«  m'en,  frais]  avancer  une  parole»bien 
Hardie,  et  qui  n'en  est  pas  moins  véritable.  Le  plus  grand 
crime  des  Juifs  n'est  pas  d'avoir  fait  mourir  le  Sauveur, 
cela  vous  étonne;  je  le  prévoyais  bien;  mais  je  ne  m'en 
dédis  pourtant  pas;  au  contraire,  je  prétends  bien  vous  le 
faire  avouer  à  vous-mêmes:  et  comment  cela?  Parce  que 
Dieu,  depuis  la  mort  de  son  Fils,  les  a  laissés  encore  qua- 
rante ans  sans  les  punir1.  Or  Tertullian  remarque  très 
bien  «  que  ce  temps  leur  était  donné  pour  en  faire  péni- 
tence1: »  il  avait  donc  dessein  de  la  leur  pardonner.  Par 
conséquent,  quand  il  a  usé  dune  punition  si  soudaine,  il 
y  a  eu  quelque  autre  crime  qu'il  ne  pouvait  plus  supporter, 
qui  lui  était  plus  insupportable  que  le  meurtre  de  son  pro- 
pre Fils.  Quel  est  ce  crime  si  noir,  si  abominable  ?  C'est  l'en- 
durcissement, c'est  l'impénitence.  S'ils  eussent  fait  péni- 
tence, ils  auraient  trouvé,  dans  le  sang  qu'ils  avaient  violem- 
ment épanché,  la  rémission  du  crime  de  l'avoir  épanché. 
Tremblez  donc,  pécheurs  endurcis,  qui  avalez  l'iniquité 
comme  l'eau3,  dont  l'endurcissement  a  presque  étouffé  les 
remords  de  la  conscience;  qui,  depuis  des  années,  n'avez 
point  de  honte  de  croupir  sur  les  mêmes  ordures,  et  de 
charger  des  mêmes  péchés  les  oreilles  des  confesseurs. 
Car  enfin  ne  vous  persuadez  pas  que  Dieu  vous  laisse 
rebeller4  contre  lui  des  siècles  entiers  :  sa  miséricorde  es! 
infinie;  mais  ses  effets  ont  leurs  limites  prescrites  par  sa 
sagesse  :  elle  qui  a  compté  les  étoiles,  qui  a  borné  cet 
univers  dans  une  rondeur  finie,  qui  a  prescrit  des  bornes 
aux  flots  de  la  mer,  a  marqué  la  hauteur  jusques  où  elle 


1.  Ms.:  Tertullian,  d'après  l'or- 
thographe latine. 

2.  Tertullien,  Adv.  Marcionem, 
m,  23. 

5.  Expression  de  l'Écriture  (Joh, 


15,16):  Qui  bibit,  quasi  aquam, 
iniquitatem. 

4.  Cf.  le  neutre  latin  rebellare, 
Les  dictionnaires  du xvn's. ne  men* 
tionnent  que  la  forme  réfléchie. 


20 


SUR  LA  BONTE  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU. 


a  résolu  de  laisser  'monter  les  iniquités.  Peut-être  t'atten- 
dra-[t]-il  encore  quelque  temps:  peut-être;  mais,  ô  Dieu! 
qui  le  peut  savoir?  c'est  un  secret  qui  est  caché  dans 
l'abîme  de  votre  providence1.  Mais  enfin,  tôt  ou  tard,  ou  tu 
mettras  fin  à  tes  crimes  par  la  pénitence,  ou  Dieu  l'y2 
mettra  par  la  justice  de  sa  vengeance  :  tu  ne  perds  rien 
pour  différer.  Les  hommes  se  hâtent  d'exécuter  leurs 
desseins,  parce  qu'ils  ont  peur  de  laisser  échapper  les 
occasions,  qui  ne  consistent  qu'en  certains  moments  dont 
la  fuite  est  si  précipitée  :  Dieu,  tout  au  contraire,  il5 sait 
que  rien  ne  lui  échappe,  qu'il  te  fera  bien  payer  l'intérêt  de 
ce  qu'il  t'a  si  longtemps  attendu. 

Que  s'il  commence  une  fois  à  appuyer  sa  main*sur  nous, 
ô  Dieu!  que  deviendrons-nous?  quel  antre  assez  ténébreux, 
quel   abîme  assez   profond   nous   pourra  soustraire   à   sa 
fureur?  Son  bras  tout-puissant  ne  cessera  de  nous  pour- 
suivre, de  nous  abattre,  de  nous  désoler:  il  ne,  restera 
plus  en  nous  pierre  sur  pierre;  tout  ira  en  désordre,  en 
confusion,  et  en  une  décadence  éternelle.  Je  vous  laisse 
ddns  cette  pensée  :  j'ai  tâché  de  vous  faire  voir,  selon  que 
Dieu  me  l'a  inspiré,  d'un  côté,  la  miséricorde  qui  nous 
invite,  d'autre  part,  la  justice  qui  nous  effraie;  c'est  à 
nous  à  choisir,  chrétiens  :  et  encore  que  je  sois  assuré  de 
vous  avoir  fait  voir  de  quel  "côté  il  faut  se  porter,  il  y  a 
grand  danger  que  nous  ne  prenions  le  pire.  Tel  est  l'aveu- 
glement de  notre  nature:  mais  Dieu,  par  sa  grâce,  vous 
veuille  donner,  et  à  moi,  de  meilleurs  conseils5. 


1.  Cf.  p.  212  sqq. 

2.  Cf.  p.  570,  noie  5. 

3.  Cf.  p.  20,  n.  A;  et  p.  102. 

A.  Ressouvenir  de  la  Bible  fré- 
quent chez  Bossuet  :  «  Dieu  tient 
les  rois  sous  sa  main.  »  (Or.fun. 


d'Anne  de  Gonzague). 

5.  Vous  veuille  inspirer  de  meil- 
leurs d  esse  nus.  Conseil  a  tré- 
quemmeu  t  ce  sens  la  tin.  Cf.  Acad., 
1694  :  «  Ne.  m'en  partes  plus  :  le 
conseil  en  est  pris.  » 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU 

SERMON   POUR   LE   DIMANCHE   OE   LA   QUINQUAGÉSIME 

PRÊCHÉ  A  METZ  DE   1655  A  1655 

NOTICE 


Le  sermon  sur  la  Loi  de  Dieu  comprend,  d'après  M.  Gandar, 
deux  parties  de  dates  différentes.  Ce  critique  conjecturait  avec 
raison1,  d'après  le  caractère  de  l'écriture  et  les  formes  de  l'am- 
plification, que  l'exorde  avait  été  composé  dans  le  commence- 
ment du  séjour  de  Bossuet  à  Metz.  C'est  à  Metz  également,  selon 
lui,  que  le  corps  du  discours  aurait  été  refait,  mais  plus  tard, 
prol ablement  vers  1656,  avant  l'ouverture  d'un  carême2  Le 
second  exorde5  que  l'on  trouvera  à  la  suite  des  extraits  a  dû 
être  rédigé  à  Paris,  de  1659  à  1661 4.  Ce  sermon  est  un  des  plus 
importants  pour  l'histoire  intellectuelle  et  morale  de  Bossuet5. 


1.  Édition  Gandar,  pp.  49-50.  — 
Voyez  aussi  les  Éludes  du  même, 
liv.  I,  cb.  m.  —  M.  Lebarq  (Hlst. 
crit.  de  la  Prédic.  de  Bossuet,  p. 
155;  Œuvres  orat.,  t.  i,  p.  509) 
place  sans  hésitation  ce  sermon 
en  1655. 

2.  Ms.  :  «  Sermon  pour  les  jours 
du  Carnaval.  Prêché  avant  le 
Carême.  » 

5.  Dom  Déforis  avait  fondu  cet 
exorde  avec  le  premier.  Suivant 
sa  méthode  habituelle,  il  avait 
intercalé  dans  le  plus  ancien  tout 


ce  qu'il  trouvait  de  nouveau  dans 
le  plus  récent,  sans  s'apercevoir 
que  celui-ci  était  une  seconde 
rédaction  corrigée,  abrégée  à  des- 
sein. 

i.  En  1659,  sûrement,  suivant 
M.  Lebarq,  et,  en  tout  cas,  pour 
un  «  entretien  particulier  »  adres- 
sé à  des  religieuses,  comme  le 
montre  l'avant  -  propos  de  ce 
deuxième  exorde. 

5.  Voir  dans  le*  Grands  Écri- 
vains français  (Hachette)  notre 
vie  de  Bossuet,  p.  18-20. 


M  SUR  LÀ  LOI  DE  DIEU. 


EXTRAITS 

Cogitavi  vias  meas  et  converti   pedes 
meos  in  testimonia  tua. 

J'ai  étudié  mes  voies  et  enfin  j'ai  tourné 
mes  pas  du  côté  de  vos  témoignages. 

Ps.  avili,  59. 

àvamt-propos.  —  c  Ce  grand  roi  et  ce  grand  prophète  après 
avoir  considéré  ce  qu'il  a  à  faire  en  ce  monde  nous  déclare  tout 
ouvertement  qu'il  n'a  point  trouvé  de  meilleures  voies  que  celles 
de  la  loi  de  Dieu,  b  C'est  ce  que  Bossuet  veut  prouver  dans  ce  dis- 
cours, en  recommençant  avec  ses  auditeurs,  à  l'exemple  de  David, 
cette  recherche  si  importante  des  c  vrais  devoirs  de  la  vie  hu- 
maine, v  — 

EXORDE 

Dans  cette  importante  délibération,  chrétiens,  je  me 
représente  que,  venu  tout  nouvellement  d'une  terre 
inconnue  et  déserte,  séparée  de  bien  loin  du  commerce 
et  de  la  société  des  hommes,  ignorant  des1choses  humaines, 
je  suis  élevé  tout  à  coup  au  sommet  d'une  haute  mon- 
tagne, d'où,  par  un  effet  de  la  puissance  divine,  je  découvre 
la  terre  et  les  mers,  et  tout  ce  qui  [se]  fait  dans  le  monde. 
C'est  avec  un  pareil  artifice  que  le  bienheureux  mart^- 
Cyprien  fait  con3idérer  les  vanités  du  siècle  à  son  fidèle 
ami  Donatus2.  Élevé  donc  sur  cetle  montagne,  je  vois  du 
premier  aspect  cette  multitude  infinie  de  peuples  et  de 
nations,  avec  leurs  mœurs  différentes  et  leurs  humeurs 
incompatibles,  les  unes  barbares  et  sauvages,  les  autres 
plus  polies  et  civilisées.  Et  comment  pourrais-je  vous  rap- 
porter une  telle  variété  de  coutumes  et  d'inclinations?  Après, 

1.  Inscms  rerum  humanarum.    I    trouvera  ce    texte  curieux  dans 

2.  Ad  Donatum   epistola.    On    |    Migne,  Patrol.  lat.,  t.  iv. 


SUR  LÀ  jlOi  DE  DIEU. 


» 


descendant,  plus  exactement  au  détail  de  la  vie  humaine, 
je  contemple  les  divers  emplois  dans  lesquels  les  hommes 
s'occupent.  0  Dieu  éternel î  quel  tracas!  quel  mélange  de 
choses!  quelle  étrange  confusion!  Je  jette  les  yeux  sur  les 
villes,  et  je  ne  sais  où  arrêter  la  vue,  tant  j'y  vois  de  diver- 
sité. Celui-ci  s'échauffe  dans  un  barreau;  cet  autre  songe 
eux  affaires  publiques  ;  les  autres,  dans  leurs  boutiques, 
débitent  plus  de  mensonges4  que  de  marchandises.  Je  ne 
puis  considérer  sans  étonnement  tant  d'arts  et  tant  de 
métiers  avec  leurs  ouvrages  divers,  et  cette  quantité  in- 
nombrable de  machines  et  d'instruments  que  l'on  emploie 
en  tant  de  manières.  Cette  diversité  confond  mon  esprit: 
si  l'expérience  ne  me2  la  faisait  voir,  il  me  serait  impos- 
sible de  m'imaginer5  que  l'invention  humaine  fût  si 
abondante 

D'autre  part  je  regarde  que  la  campagne  n'est  pas  moins 
occupée4:  personne  n'y  «st  de  loisir,  chacun  y  est  en  action 
et  en  exercice ,  qui  à  bâtir,  qui  à  faire  remuer  la  terre, 
qui  à  l'agriculture,  qui  dans  les  jardins  :  celui-ci  y  travaille 
pour  l'ornement  et  pour  les  délices,  celui-là  |)Our  la  néces- 
sité ou  pour  le  ménage3.  Et  qu'est-il  nécessaire  que  je  vous 
fasse  une  longue  énumération  de  toutes  les  occupations 
de  la  vie  rustique?  La  mer  même,  que  la  nature  semblait 
n'avoir  destinée  que  pour  être  l'empire  des  vents  et  la 
demeure  des  poissons,  la  mer  est  habitée  par  les  hommes; 
U  terre  lui  envoie  dans  des  villes  flottantes  comme  des 
colonies  de  peuples  errants  qui,  sans  autre  rempart*  que7 


1.  Bossuet  écrivait d'abord  :  au- 
tant de  mentonges. 

2.  Variante  :  nous. 

5.  Variante:  il  serait  impossible 
ie  concevoir. 

A.  Bossuet  continuait  d'abord  : 
«  Celut-ci    a    soin    des     trou- 


peaux... *  puis  il  efface  ce  com- 
mencement d'amplification. 

5.  C'est-à-dire  pour  l'économie, 
pour  «  mettre  de  côté.  » 

6.  Variante  :  défense. 

7.  Ellipse    plus   fréquente   au 
dix-septième  siècle  qu'à  présent. 


30 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 


d'un  bois  fragile,  osent  se  commettre  à  la  fureur  des  tem- 
pêtes sur  le  plus  perfide  des  éléments.  Et  là  que  ne  vois-je 
pas?  que  de  divers  spectacles!  que  de  durs  exercices!  que 
de  différentes  observations  !  Il  n'y  a  point  de  lieu  où  paraisse 
davantage  l'audace  tout  ensemble  et  l'industrie  de  l'esprit 
humain. 

Vous  raconterai-je,  fidèles,  les  diverses  inclinations  des 
hommes?  Les  uns,  d'une  nature  plus  remuante  ou  plus 
généreuse,  se  plaisent  dans  les  emplois  violents  :  tout  leur 
contentement  est  dans  le  tumulte  des  armées;  et  si  quelque 
considération  les  oblige  à  demeurer  dans  quelque  repos, 
ils  prendront  leur  divertissement  à. la  chasse,  qui  est  une 
image  de  la  guerre.  D'autres,  d'un  naturel  plus  paisible, 
aiment  mieux  la  douceur  de  la  vie;  ils  s'attachent  plus 
volontiers  à  cette  commune  conversation1  ou  à  l'étude  des 
bonnes  lettres,  ou  à  diverses  sortes  de  curiosités,  chacun 
selon  son  humeur.  J'en  vois  qui  sont  sans  cesse  à  étudier 
de  bons  mots,  pour  avoir  l'applaudissement  du  beau  monde. 
Tel  aura  tout  son  plaisir  dans  le  jeu  :  ce  qui  ne  devrait  être 
qu'un  relâchement  de  l'esprit,  ce*  lui  est  une  affaire  de 
conséquence  ;  il  donne  tous  les  jours  de  nouveaux  rendez- 
vous,  il  se  passionne,  il  s'impatiente;  il  y  occupe  dans  un 
grand  sérieux 5  la  meilleure  partie  de  son  temps.  Et  d'autres 
qui  passent  toute  leur  vie  dans  une  intrigue  continuelle  ; 


«  Pleurer  franchement...  et  sans 
autre  embarras  que  d'essuyer  ses 
larmes.  •  La  Bruyère. 

1.  Conversation  :  Se  disait  alors 
où  nous  dirions  soeiélé.  «  11  est 
reçu  de  toutes  les  conversations.» 
(Académie,  1694). 

2.  Dans  les  phrases  de  ce  genre, 
Vaugelas  ne  permettait  de  répé- 
ter le  démonstratif  devant  le 
verbe  être  que  si  le  premier  •  ce  » 
était  fort  éloigné.  L'Acadéaie  ju- 


geait, au  contraire»  la  répétition 
de  ce  plus  élégante  dans  tous  les 
cas  (Observations  de  l'Académie 
française  sur  les  Remarques  de  M. 
de  Vaugelas,  1704.) 

3.  Du  temps  «le  Vaugelas,  sé- 
rieux pris  substantivement  «  dé- 
plaisait a  beaucoup  d'oreilles  dé- 
licates. »  Il  se  maintint  pourtant, 
contre  sériosité  que  Vaugelas 
tenta  en  vain  de  lui  substituer. 
(Cf.  fiouhours  Hem.  Nouv.,  1688.) 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 


51 


ils  veulent  être  de  tous  les  secrets,  ils  s'empressent,  ils 
se  mêlent  partout,  ils  ne  songent  qu'à  faire  toujours  de 
nouvelles  connaissances  et  de  nouvelles  amitiés.  Celui-ci 
est  possédé  de  folles  amours,  celui-là  de  haines  cruelles 
et  d'inimitiés  implacables;  et  cet  autre,  de  jalousies  fu- 
rieuses. L'un  amasse,  et  l'autre  dépense.  Quelques-uns 
sont  ambitieux  et  recherchent  avec  ardeur  les  emplois 
publics;  les  autres  sont  plus  retenus  et  aiment  mieux 
le  repos  et  la  douce  oisiveté  d'une  vie  privée.  Chacun  a 
sa  manie  et  ses  inclinations  différentes.  Les  mœurs  sont 
plus  dissemblables  que  les  visages  ;  chacun  veut  être  fol 
à  sa  fantaisie;  la  mer  n'a  pas  plus  de  vagues  quand  elle 
est  agitée  par  les  vents,  qu'il  naît*  de  diverses  pensées 
de  cet  abîme  sans  fond,  de  ce  secret  impénétrable  du 
cœur  de  1  homme.  C'est  à  peu  près,  mes  frères,  ce  qui  se 
présente  à  mes  yeux,  quand  je  considère  attentivement  les 
atïaires  et  les  actions  qui  exercent  la  vie  humaine. 

A  cette  étonnante  diversité  je  demeure  surpris  et  comme 
hors  de  moi2;  je  me  regarde,  je  me  considère  :  que  lerai-je? 
où  me  tournerai-je?  Cogitavi  vias  meas  :  «  [J'ai  étudié 
mes  voies.]  »  Certes,  dis-je  incontinent  en  moi-même,  les 
autres  animaux  semblent  ou  se  conduire  ou  être  conduits 
d'une  manière  plus  réglée  et  plus  uniforme  ;  d'où  vient, 
dans  les  choses  humaines,  une  telle  inégalité  et  une  telle 
bizarrerie?  Kst-ce  là  ce  divin  animal  dont  on  raconte  de  si 
grandes  mei  veilles?  cette  âme  d'une  vigueur  immortelle 
n'est-elle  pu  capable  de  quelque  opération  plus  divine,  et 
qui  ressente  mieux  le  lieu  d'où  elle  est  sortie?  Toutes  les 
occupations  que  je  vois  me  semblent  ou  serviles,  ou  vaines, 


1.  «  11  est  irajoisible  de  s'être 
plus  distingué  qu'il  m  fait.  »  Sè- 
vigné,  16  août  1675.  —  «  Cn  glo- 
rieux est  incapable  de  s'imaginer 


que  les  grands pensent  autre- 
ment  de  la   personne  qu'il   fait 
lui-même.  »  La  Bruyère. 
2.  Variante:  tout  stupide. 


52  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

ou  folles,  ou  criminelles;  j'y  vois  du  mouvement  et  de 
l'action  pour  agiter  l'âme  ;  je  n'y  vois  ni  règle,  ni  véritable 
conduite  pour  la  composer1.  «Tout  y  est  vanité  et  affliction 
d'esprit,  )>  disait  le  plus  sage  des  hommes*.  Ne  paraîtra-t-il 
rien  à  ma  vue  qui  soit  digne  d'une  créature  faite  à 
l'image  de  Dieu?  Cogitavi  vias  meas.  Je  cherche,  je  mé- 
dite, j'étudie  mes  voies;  et  pendant  que  je  suis  dans  ce 
doute,  je  découvre  un  nouveau  genre  d'hommes  que  Dieu 
a  dispersé[s]  de  ça  et  de  là  dans  le  monde,  qui  mettent  tous 
leurs  soins  à  former  leur  vie  sur  l'équité  de  la  loi  divine  : 
ce  sont  les  justes  et  les  gens  de  bien.  Leur  conduite  me 
paraît  plus  égale,  et  leur  contenance5  plus  sage,  et  leurs 
mœurs  bien  mieux  ordonnées  ;  mais  le  nombre  en  est  si 
petit,  qu'à  peine  paraissent-ils  sur  la  terre.  Davantage*, 
pour  l'ordinaire,  je  ne  les  vois  pas  dans  le  grand  crédit; 
il  semble  que  leur  partage  soit  le  mépris  et  la  pauvreté  : 
ceux  qui  les  maltraitent  et  qui  les  oppriment  vont  dans  le 
monde  la  tète  levée,  au  milieu  des  applaudissements  de 
toutes  lès  conditions  et  de  tous  les  âges;  et  c'est  ce  qui 
me  rejette  dans  de  nouvelles  perplexités.  Suivrai-[je]  le 
grand  ou  le  petit  nombre?  les  sages  ou  les  heureux?  ceux 
qui  ont  la  faveur  publique,  ou  ceux  qui  se  satisfont  du 
témoignage  de  leurs  consciences  ?  Cogttavivias  meas. 

Mais  enfin,  après  plusieurs  doutes,  voici  la  réflexion 
que  je  fais:  Je  suis  né  dans  une  profonde  ignorance,  j'ai 
été  eomme  exposé5  en  ce  monde  sans  savoir  ce  qu'il  y  faut 
taire  ;  et  ce  que  je  puis  en  apprendre  est  mêlé  de  tant  de 
sortes  d'erreurs,  que  mon  âme  demeurerait  suspendue 
dans  une  incertitude  continuelle,  si  elle  n'avait  que  ses 
propres  lumières;  et  nonobstant  cette  incertitude,  je  suis 


1.  V.  plus  loin,  p.  55,  n.  2. 

2.  Ecoles.,  1, 14. 

3*  V.  plus  loin,  p.  55,  n.  1. 
4.  De  plus  (Académie,  1694). 


5.  In  fautes  expositi  :  àRome.les 
enfants  abandonnés  «  (\uod  extra 
limen  aedtum  eos  hnmi  jmrç-ntes 
abjtcere  sotebant.  »  Forcellmi. 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 


33 


engagé  à  un  long  et  périlleux  voyage  :  c'est  le  voyage  de 
cette  vie  où  il  faut  nécessairement  que  je  marche  par  mille 
sentiers  détournés,  environné  de  toutes  parts  de1  préci- 
pices fahieux  par  la  chute  de  tant  de  personnes.  Aveugle 
que  je  suis,  que  ferai-je,  si  quelque  bonne  fortune  ne  me 
fait  trouver  un  guide  fidèle,  qui  régisse8  mes  pas  errants 
el  conduise  mon  âme  mal  assurée?  C'est la  première  chose 
qui  m'est  nécessaire. 

Mais  je  n'ai  pas  seulement  l'esprit  obscurci  d'ignorance  ; 
ma  volonté  est  extrêmement  déréglée  :  il  s'y  élève  sans 
cesse  des  désirs  injustes  ou  superflus;  je  suis  presque 
toujours  en  désordre  par  la  véhémence  de  mes  passions, 
et  par  la  violente  précipitation  de  mes  mouvements;  il 
faut  que  je  cherche  une  règle  certaine  qui  compose  mes 
mœurs  selon  la  droite  raison,  et  réduise  mes  actions  à  la 
juste  médiocrité3  :  c'est  la  seconde  chose  dont  j'ai  besoin. 

Et  enfin,  voici  la  troisième  :  mon  entendement  et  ma 
volonté,  qui  sont  les  deux  parties  principales  qui  gouver- 
nent toutes  mes  actions,  étant  ainsi  blessées,  l'une  par 
Y  gnorance,  et  l'autre  par  le  dérèglement,  toute  mon  âme 
e  i  est  agitée  et  tombe  dans  un  autre  malheur,  qui  est 
une  inquiétude  éternelle4.  J'erre  de  désir  en  désir,  sans 
trouver  quoi  que  ce  soit  qui  me  satisfasse.  De  sorte  que  je 
v.vrai  désormais  sans  espérance  de  terminer  mes  longues 
inquiétudes,  si  je  ne  trouve  à  la  fin  un  objet  solide  qui  donne 
quelque  consistance  à  mes  mouvements  par  une  véritable 
tranquillité. 

Un  guide  pour  mes  erreurs,  une  règle  pour  mes  désordres, 
un  repos  assuré  pour  mes  inconstances  :  ce  sont  les  trois 


1.  Var.  :  au  milieu  dev. 

2.  Qui  dirige  {regere). 

5.  Le  juste  milieu.   «  Il    faut 
garder  la  médiocrité  en  toutes 


choses  ».  (Académie,  1694.) 
i.  Addit.   postérieure  :  et  une 

inconstance  [éternelle]. 
5.  Var.  :  une  lumière. 


54  SUR  LA  LOI  DE  DIEU, 

choses  qui  me  sont  nécessaires  :  ô  Dieu  !  où  les  trouverai-je? 
Cogitavi  vias  meas.  La  prudence  humaine  est  toujours 
chancelante;  les  règles  des  hommes  sont  défectueuses,  les 
biens  du  mou.de  n'ont  rien  de  ferme;  il  faut  que  je  porte 
mon  esprit  plus  haut.  Je  voîs,,je  vois  dans  la  loi  de  Dieu  une 
conduite1  infaillible,  et  une  règle  certaine,  et  une  paix  im- 
muable. J'entends  le  Sauveur  Jésus,  qui  avec  sa  charité 
ordinaire  :  «  Je  suis,  dit-il,  la  voie,  la  vérité  et  la  vie2.  » 
Je  suis  la  voie  assurée  qui  vous  conduit  sans  incertitude; 
je  suis  la  vérité  infaillible,  invariable,  sans  aucun  défaut, 
qui  vous  règle  ;  je  suis  la  [vraie]  vie  de  vos  âmes,  qui  les  fait 
vivre  dans  la  douceur  d'une  parfaite  tranquillité.  Pourquoi 
délibérer  davantage? Loin  de  moi,  [longues  inquiétudes4; 
loin  de  moi,  fâcheuses  irrésolutions  :  «J'ai  étudié  mes  voies,  » 
et  enfin  a  j'ai  tourné  mes  pas,  »  ô  Seigneur!  «  du  côté  de  vos 
témoignages  :  »  Cogitavi  vias  meas,  et  converti  pedas[meos  in 
testimonia  tua.]  C'est  le  sujet  de  cet  entretien,  qui  embrasse, 
comme  vous  voyez,  tous  les  devoirs  de  la  vie  humaine. 
Fidèles,  je  n'en  doute  pas,  vous  avez  souvent  entendu  de 
plus  doctes  prédications,  et  où  les  choses  ont  été  mieux 
déduites^  que  je  ne  suis  capable  de  le  faire;  mais  je  ne 
craindrai  pas  de  vous  assurer  que,  ni  dans  les  cabinets,  ni 
dans  les  conseils,  ni  dans  les  chaires,  ni  dans  les  livres, 
jamais  il  ne  s'est  traité  une  affaire  plus  importante. 
PREMIER  POINT 
L'homme  «  qui  s'étudie  à  des  choses  qui  surpassent  sa  capa- 
cité, »  se  résigne  à  ignorer  «  ce  qui  le  touche  de  bien  plus  près  : 
la  véritable  conduite  qui  doit  gouverner  sa  vie.  »  «Parmi  les 
désirs  vagues  et  téméraires  d'une  curiosité  infinie,  »  il  néglige 
d'employer  à  «  composer  ses  mœurs  »  cette  raison  que  la  Pro- 
vidence nous  a  donnée  a  pour  adresser3  nos  pasà  la  banne  voie.  » 

1.  Une  direction.  4.  Heureuse  conjecture  de  Le- 

2.  Joann.,  xiv,  6.  barq  pour  compléter  une  lacune 

3.  Var.  de  1659  :  qui  leur  donne  du  ms  déchiré. 
un  repos  sans  trouble.  5   Diriger  vers. 


SUR  LA  LOI  CE  DIEU.  55 

Étrange  aveuglement  de  l'homme  !  personne  parmi  nous 
ne  se  plaint  de  manquer  de  raisonnement;  nous  nous  pi- 
quons d'employer  la  raison,  et  dans  nos  affaires,  et  dans  nos 
discours;  il  faut  même  qu'il  y  ait  de  l'esprit  et  du  raisonne- 
ment dans  nos  jeux;  il  y  a  de  l'étude  et  de  l'art  jusque  dans 
nos  gestes  et  dans  nos  démarches  :  il  n'y  a  que  sur  le  point 
de  nos  mœurs  où  nous  ne  nous  mettons  point  en  peine  de 
suivre  ni  de  consulter  la  raison  ;  nous  les  abandonnons  au 
hasard  et  à  l'ignorance.  Et  afin  que  vous  ne  croyiez  pas, 
chrétiens,  que  ce  soit  ici  une  invective  inutile,  considérez 
je  vous  prie,  à  quoi  se  passe  la  vie  humaine.  Cnaque  âge 
n'a-t-il  pas  ses  erreurs  et  sa  folie?  qu'y  a-t-il  de  plus  insensé 
que  la  jeunesse  bouillante,  téméraire  et  mal  avisée,  toujours 
précipitée  dans  les  entreprises,  à  qui  la  violence  de  ses  pas- 
sions empêche*  de  connaître  ce  qu'elle  fait?  La  force  de  l'âge 
se  consume  en  mille  soins  et  mille  travaux  inutiles.  Le  désir 
d'établir  son  crédit  et  sa  fortune;  l'ambition  et  la  vengeance, 
et  les  jalousies,  quelles  tempêtes  ne  causent-elles  pas  à  cet 
âge?  Et  la  vieillesse  paresseuse  et  impuissante,  avec  quelle 
pesanteur  s'emploie-t-elle  aux  actions  vertueuses  !  combien 
est-elle  froide  et  languissante  !  combien  trouble-t-elle  le 
présent  par  la  vue  d'un  avenir  qui  lui  est  funeste  ! 

Jetons  un  peu  la  vue  sur  nos  ans  qui  se  sont  écoulés  ;  nous 
désapprouverons  presque  tous  nos  desseins,  si  nous  sommes 
juges  un  peu  équitables,  et  je  n'en  exempte  pas  les  emplois 
les  plus  éclatants  ;  car,  pour  être  les  plus  illustres,  ils  n'ei 
sont  pas  pour  cela  les  plus  accompagnés  de  raison.  La  plu- 
part des  choses  que  nous  avons  faites,  les  avons-nous  choisies 
par  une  mûre  délibération?  n'y  avons-nous  [pas]  plutôt  été 


1.  Empêchera  quelqu'un  .-con- 
struction rare.  Corneille  a  dit  (iYi- 
eom.  Il,  A)  :  Cet  orgueilleux  es- 
prit, enfle  de  ses  succès,  jj  Pense 
bien  de  son  cœur  n&*$  empêcher 


r accès.  Remarquons  qu'au  dix- 
septième  siècle,  les  verbes  pt~ier, 
favoriser  furent  parfois  employés 
d'une  façon  analogue  avec  uc 
complément  indirect. 


5(3  ôUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

engagés  par  certaine  chaleur  inconsidérée,  qui  donne  le  mou- 
vement à  tous  nos  desseins?  Et  dans  les  choses  mêmes  es 
quelles*  nous  croyons  avoir  apporté  le  plus  de  prudence, 
qu'avons-nous  jugé  par  les  vrais  principes!  avons-nous  ja- 
mais songé  à  faire  les  choses  par  leurs  motifs  essentiels  et 
par  leurs  véritables  raisons  T  Quand  avons-nous  cherché  la 
bonne  constitution  de  notre  âme  ?  quand  nous  sommes-nous 
donné  le  loisir  de  considérer  quel  devait  être  notre  intérieur, 
et  pourquoi  nous  étions  en  ce  monde?  Nos  amis,  nos  préten- 
tions, nos  charges  et  nos  emplois,  nos  divers  intérêts,  que 
nous  n'avons  jamais  entendus,  nous  ont  toujours  entraînés; 
et  jamais  nous  ne  sommes  poussés  que  par  des  considéra- 
tions étrangères.  Ainsi  se  passe  la  vie,  parmi  une  infinité  de 
vains  projets  et  de  folles  imaginations  ;  si  bien  que  les  plus 
sages,  après  que  cette  première  ardeur  qui  donne  l'agrément 
aux  choses  du  monde  est  un  peu  tempérée  *  par  le  temps, 
s'étonnent  le  plus  souvent  de  s'être  si  fort  travaillés  pour 
rien.  Et  d'où  vient  cela,  chrétiens  ?  n'est-ce  pas  manque  d'a- 
voir bien  compris  les  solides  devoirs  de  l'homme  et  le  vrai 
but  où  nous  devons  tendre? 

11  est  vrai*  et  il  le  faut  avouer,  que  ce  n'est  pas  une  entre- 
prise facile  ni  un  travail  médiocre  :  tous  les  sages  du  monde 
s'y  sont  appliqués,  tous  les  sages  du  monde  s'y  sont 
trompés.  Tu  me  cries  de  loin,  ô  Philosophie  !  que  j'ai  à 
marcher  en  ce  monde  dans  un  chemin  glissant  et  plein  de 
périls  :  je  l'avoue,  je  le  reconnais,  je  le  sens  même  par 
expérience.  Tu  me  présentes  la  main  pour  me  soutenir  et 
pour  me  conduire  ;  mais  je  veux  savoir  auparavant  si  ta 
conduite  est    bien  assurée  :  «  Si  un  aveugle  conduit  un 

1.  Bossue  t  avait  écrit  d'abord  i    qui  déjà,  au  moment  où  fut  conv 

dans  lesquelles,  puis  il  a  préféré  I    poséce  sermon,  était,  selon  Vauge* 
l'ancienne  forme.»  si  élégante  au-       las,  <  bannie  du  beau  langage.  » 
trefois.» dit  Ménage   (1672),  mai»  2.  Var.:  Ralentie* modérée 


SUR  LÀ  LOI  DE  DIEU.  51 

«  aveugle,  ils  tomberont  tous  deux  dans  le  précipice*.  »  Et 
comment  puis-je  me  fier  à  toi,  ô  pauvre  Philosophie  T  que 
vois-je  dans  tes  écoles,  que  des  contentions  inutiles  qui  ne 
seront  jamais  terminées?  on  y  forme  des  doutes,  mais  on  n'y 
prononce  point  de  décisions.  Remarquez,  s'il  vous  plait,  chré- 
tiens, que  depuis  qu'on  se  mêle  de  philosopher  dans  le 
monde,  la  principale  des  questions  a  été  des  devoirs  essen- 
tiels de  l'homme,  et  quelle  était  la  fin  de  la  vie  humaine.  Ce 
que  les  uns  ont  posé  pour  certain,  les  autres  l'ont  rejeté 
comme  faux.  Dans  une  telle  variété  d'opinions,  que  Ton  me 
mette  au  milieu  d'une  assemblée  de  philosophes  un  homme 
ignorant  de  ce  qu'il  aurait  à  faire  en  ce  monde  ;  qu'on  ra- 
masse, s'il  se  peut,  en  un  même  lieu  tous  ceux  qui  ont 
jamais  eu  la  réputation  de  sagesse  :  quand  est-ce  que  ce  pau- 
vre homme  2  se  résoudra,  s'il  attend  que  de  leur  confé- 
rence il  en  résulte  enfin  quelque  conclusion  arrêtée?  Plu- 
tôt on  verra  le  froid  et  le  chaud  cesser  de  se  faire  la  guerre, 
que  les  philosophes  convenir  entre  eux  de  la  vérité  de  leurs 
dogmes.  Nobis  invicem  videmur  insanire.  «  Nous  nous  sem- 
«  blons  insensés  les  uns  aux  autres,  t  disait  autrefois  saint 
Jérôme3.  Non,  je  ne  le  puis,  chrétiens,  je  ne  puis  jamais  me 
fier  à  la  seule  raison  humaine  :  elle  est  si  variable  et  si  chance- 
lante, elle  est  tant  de  fois  tombée  dans  l'erreur,  que  c'est  se 
commettre  à  un  péril  manifeste  que  de  n'avoir  point  d'autre 
guide  qu'elle. 

Devant  cette  impuissance  de  la  raison  et  cette  confusion  des  opi- 
nions humaines,  il  nous  faut  chercher  en  Dieu  la  lumière  qui  nous 
manque.  Dans  l'étude  de  sa  loi,  nous  serons  savants  dès  le  premier 
jour,  et  d'une  sagesse  supérieure  à  celle  des  plus  grands  génies, 
qui,  dans  leurs  entreprises,  c  où  il  manque  toujours  quelque 
pièce,  »  sont  contraints  le  plus  souvent  c  de  commettre  au  hasard 

1.  Matin,  xv,  14.  I    est-ce  qu'il  se  résoudra.  » 

"2.  Première  rédaction  :  •  Quand    \       3.  Epist.  xxvn,  ad  kseu. 


58  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

le  principal  de  l'éréneraent.  »  Ne  vaut-il  donc  pas  mieux  vont 
laisser  gouverner  à  cette  divine  Sagesse  €  qui  régit  si  bien  toutes 
choses  »? 

Et  ne  me  dites  pas  qu'elle  passe  votre  portée  ;  ne  voyez- 
vous  pas  que,  par  une  extrême  bonté,  elle  s'est  rendue  sen- 
sible et  familière?  elle  est,  pour  ainsi  dire,  coulée  dans  les 
Écritures  divines,  d'où  les  prédicateurs  la  tirent  pour  vous 
la  prêcher  ;  et  là  cette  Sagesse  profonde,  qui  donne  une 
nourriture  solide  aux  parfaits  * ,  a  daigné  se  tourner  en  lait 
pour  sustenter  les  petits  enfants.  Mais  que  pouvons-nous 
désirer  davantage,  après  que  cette  Sagesse  éternelle  s'est 
revêtue  d'une  chair  humaine,  afin  de  se  familiariser  avec 
nous?  Nous  ne  pouvions  trouver  la  voie  assurée  à  cause  de 
nos  erreurs  ;  «  la  voie  même  est  venue  à  nous  :  »  Ipsa  via 
ad  te  venit,  dit  saint  Augustin  2;  car  le  Sauveur  Jésus  est  la 
voie.  C'est  cet  excellent  Précepteur  que  nous  promettait  Isaïe  : 
«  Tes  oreilles  entendront,  dit-il,  la  voix  de  celui  qui,  mar- 
«  chant  derrière  toi,  l'avertira  de  tes  voies,  et  tes  yeux  ver- 
•  ront  ton  Précepteur  :  »  Erunt  oculi  tui  videntes  Prœcepto- 
rem  tuum*.  0  ineffable  miséricorde!  Fidèles,  réjouissons- 
nous  :  nous  sommes  des  enfants  ignorants  de  toutes  choses  ; 
mais  puisque  nous  avons  un  tel  Maître,  nous  avons  juste 
sujet  de  nous  glorifier  de  notre  ignorance,  qui  a  porté  notre 
Père  céleste  à  nous  mettre  sous  la  conduite  d'un,  si  excellent 
Précepteur. 

Ce  bon  Précepteur,  il  est  Dieu  et  homme  !  0  souveraine 
autorité!  ô  incomparable  douceur!  Un  maître  a  tout  gagné. 
quand  il  peut  si  bien  tempérer  les  choses  qu'on  l'aime  et 
qu'on  le  respecte  :  je  respecte  mon  Maître,  parce  qu'il  est 


1.  C'est-à-dire  à  ceux  qui  sont 
déjà  dans  un  degré  de  sainteté 
éminetu;  terme  de  spiritualité. 
—  (Gandar   le  comprend  autre- 


-  fi.ent  :  c  ceux  qui  sont  dans  toute 
la    \  iirue-ur  de  l'âge.) 

2.  Serm.  ctli,  n.  4. 

3.  lutte,  xxx,  20,  21. 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU.  39 

Pieu  ;  et  afin  que  mon  amour  pour  lui  fût  plus  familier  et 
plus  libre,  il  a  bien  voulu  se  faire  homme.  Je  me  défierais 
d'une  prudence,  et  je  secouerais  aisément  le  joug  d'une  au- 
torité purement  humaine  :  «  Celle-là  est  trop  sujette  à  faillir; 
celle-ci   semble   trop  méprisable  :   »   Tarn  Ma  falli  fa- 
cilita quam  ista  contemni,  dit  Tertullian  I.  Mais  je  ploie  et  je 
me  captive  sous  les  paroles  magistrales  du  Sauveur  Jésus  : 
dans  celles  que  j'entends,  j'y  vois  des  instructions  admi- 
rables ;  dans  celles  que  je  n'entends  pas,  j'y  adore  une  auto- 
rité infaillible.  Si  je  ne  mérite  pas  de  les  comprendre,  elles 
méritent  que  je  les  croie;  et  j'ai  cet  avantage  dans  son  école, 
qu'une  humble  soumission  me  conduit  à  l'intelligence  plutôt 
qu'une  recherche  laborieuse.  Venez  donc,  ô  sages  du  siècle, 
venez  à  cet  excellent  Précepteur  qui  a  des  paroles  de  vie 
éternelle.   Laissez  votre   Platon  avec  sa  divine  éloquence, 
laissez  votre  Aristote  avec  cette  subtilité  de  raisonnement, 
laissez  votre  Sénèque  avec  ses  superbes  opinions  :  la  simpli- 
cité de  Jésus  est  plus  majestueuse  et  plus  forte  que  leur  gra- 
vité affectée.  Ce  philosophe  insultait  aux  misères  du  genre 
humain  par  une  raillerie  arrogante  ;  cet  autre  les  déplorait 
par  une  compassion  inutile.  Jésus,  le  débonnaire2  Jésus, 
il  plaint  nos  misères,  mais  il  les  soulage;  ceux  qu'il  instruit, 
il  les  porte  :  ah  !  il  va  au  péril  de  sa  vie  chercher  sa  brebis 
égarée  ;  mais  il  la  rapporte  sur  ses  épaules,  parce  que, 
«  errant  deçà  et  delà,  elle  s'était  extrêmement  travaillée  :  » 
multum  enim  errando  laboraverat,  dit  Tertullian.  Pouvons- 
nous  hésiter,  ayant  un  tel  Maître? 

Au  reste,  il  n'est  point  de  ces  maîtres  délicats  qui  louent 
la  pauvreté  parmi  les  richesses,  ou  qui  prêchent  la  patience 
dans  la  mollesse  et  la  volupté;  et  lui  et  tous  ses  disciples, 
ils  ont  scellé  de  leur  sang  les  vérités  qu'ils  ont  avancées. 

1.  Apolog.,  45.  —  Var.  de  1659  :  I  2.  Doux  et  facile.  Mot  moins  fa- 
Celle-là  est  trop  sujette  à  l'erreur;  j  milier  au  xvir  s.  qu'aujourd'hui, 
eelle-ci  trop  exposée  au  mépris.      |   Cf.  Uuguet,  Petit  gloss.  des  class. 

H0S3DKT.  IKRMONS.  S 


10  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

^es  saints  enseignements  n'étaient  qu'un  tableau  de  sa  vie. 

11  prouvait  beaucoup  plus  par  ses  actions  que  par  ses  paroles  : 
il  a  beaucoup  plus  fait  qu'il  n'a  dit,  parce  qu'il  accommodait 
ses  instructions  a  notre  faiblesse;  mais  il  fallait  qu'il  vécût 
en  ce  monde  comme  un  exemplaire  achevé  d'une  inimitable 
perfection.  Que  craignei-vous  donc,  hommes  sans  courage? 
Cet  excellent  Maître,  et  par  ses  paroles  et  par  ses  exemples, 
a  déterminé  toutes  choses  ;  sur  le  point  de  nos  mœurs,  il  ne 
nous  a  point  laissé  de  questions  indécises.  Je  vous  vois  éperdus 
et  étonnés  sur  le  chemin  de  la  piété  chrétienne  ;  vous  n'osez 
y  entrer,  parce  que  vous  n'y  voyez  au  premier  aspect  qu'em- 
barras et  que  difficultés  :  vous  ne  savez  si  dans  ce  fleuve 
il  y  a  un  gué  par  où  vous  puissiez  échapper.  Considérez  le 
Sauveur  Jésus  ;  afin  de  vous  tirer  hors  de  doute,  il  y  est  passé 
devant  vous  :  regardez-le  triomphant  à  l'autre  rivage,  qui 
vous  appelle,  qui  vous  tend  les  bras,  qui  vous  assure  qu'il 
n'y  a  rien  à  craindre.  Voyez,  voyez  l'endroit  qu'il  a  honoré 
par  son  passage;  il  l'a  marqué  d'un  trait  de  lumière  :  et 
n'est-ce  pas  une  honte  à  des  chrétiens  d'avoir  horreur  d'aller 
où  ils  voient  les  vestiges  de  Jésus-Christ?  Certes,  on  ne  le 
peut  nier,  mes  chers  frères  ;  nous  serions  entièrement  in- 
sensés si,  ayant  cette  conduite  certaine,  nous  nous  laissions 
encore  emporter  aux  mensonges  et  aux  vanités  de  la  prudence 
du  monde  J'ai  étudié  mes  voies;  dans  les  erreurs  diverses 
de  notre  vie,  j'ai  considéré  attentivement  où  je  pourrais 
rencontrer  de  la  certitude  :  j'ai  trouvé,  ô  Sauveur  Jésus,  que 
c'était  une  manifeste  folie  de  la  chercher  ailleurs  que  dans 
vos  témoignages  irrépréhensibles;  et  ainsi  par  votre  assis- 
tance j'ai  résolu  de  tourner  mes  pas  du  côté  de  vos  témoi- 
gnages :  Cogitavi  vias  méat  :  d'autant  plus  que  je  n'y  vois 
pas  seulement  la  lumière  qui  éclaire  mes  ignorances  ;  mais 
j'y  reconnais  encore  la  seule  règle  infaillible  qui  peut  com- 
poser mes  désordres.  C'est  la  seconde  partie. 


SDR  LA  LOI  DE  DIED.  41 

Après  avoir  prouvé,  dans  son  deuxième  point,  que  le  seul  re- 
mède aux  désordres  où  la  concupiscence,  (a  dissipation  et  l'orgueil 
nous  entraînent,  se  trouve  dans  l'obéissance  à  la  loi  de  Dieu, 
obéissante  dont  toute  la  création  nous  donne  l'exemple,  l'orateur 
arrive  i  la  3#  partie  :  «  Notre  repos  est  dans  l'observance  exacte 
de  la  loi  de  Dieu.  > 

TROISIÈME  POINT 

Chaque  chose  commence  à  goûter  son  repos,  quand 
elle  est  dans  sa  bonne  et  naturelle  constitution.  Vous  avez 
été  tourmenté  d'une  longue  et  dangereuse  maladie;  peu 
à  peu  vos  forces  se  rétablissent,  et  les  choses  reviennent 
au  juste  tempérament1; cela  vous  promet  un  prochain  repos: 
et  comment  donc  notre  âme  ne  jouirait-elle  pas  d'une 
grande  tranquillité,  après  que  la  loi  de  Dieu  a  guéri  toutes 
ses  maladies?  La  loi  de  Dieu  établit  l'esprit  dans  une  cer- 
titude infaillible;  si  bien  que,  les  doutes  étant  levés  et 
les  erreurs  dissipées,  non  par  l'évidence  de  la  raison,  mais 
par  une  autorité  souveraine,  plus  inébranlable  et  plus  ferme 
que  nos  plus  solides  raisonnements,  il  faut  que  l'enten- 
dement acquiesce8.  Et  de  même  la  volonté  ayant  trouvé  sa 
règle  immuable,  qui  coupe  et  qui  retranche  ce  qu'il  y  a  de 
trop  en  ses  mouvements,  ne  doit-elle  pas  rencontrer  une 
consistance5  tranquille,  et  une  sainte  et  divine  paix  ?  C'est 
pourquoi  le  Psahnisle  disait:  «  Les  justices  de  Dieu  sont 
droites  et  réjouissent  le  cœur4.  »  Elles  réjouissent  le  cœur, 
parce  qu'elles  sont  droites,  parce  qu'elles  règlent  ses 
affections,  parce  qu'elles  le  mettent  dans  la  disposition  qui 
lui  est  convenable  et  dans  le  véritable  point  où  consiste  sa 
perfection. 

Quelle  inquiétude  dans  les  choses  humaines  !  On  ne  sait 
si  on  fait  bien  ou  mal:  on  fait  bien  pour  établir  sa  fortune, 

i.  Equilibre  (sens  latin).  f       3.  Stabilité  (comistere). 

S.  Se  soumette  en  repos  (qines).  \       i.  Ps.  xvm.  9. 


42  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

on  fait  mal  pour  conserver  sa  santé;  on  fait  bien  pour 
son  plaisir,  mais  on  ne  contente  pas  ses  amis;  et  de  même 
des  autres  choses.  Dans  la  soumission  à  la  loi  de  Dieu,  on 
fait  absolument  bien,  on  fait  bien  sans  limitation,  parce 
que,  quand  on  fait  ce  bien,  tout  le  reste  est  de  peu  d'im- 
portance; en  un  mot,  on  fait  bien,  parce  qu'on  suit  le 
souverain  bien  :  et  comment  est-il  possible,  fidèles,  de 
n'être  pas  en  repos  en  suivant  le  souverain  bien?  quelle 
douceur  et  quelle  tranquillité  à  une  âme  !  Il  vous  appar- 
tient, ô  grand  Dieu  !  en  qualité  de  souverain  bien,  de  faire 
le  partage  des  biens  à  vos  créatures;  mais  heureuses  mille 
et  mille  fois  les  créatures  dont  vous  êtes  le  seul  héritage! 
c'est  là  le  partage  de  vos  enfants,  que  par  votre  bonté 
ineffable  vous  assemblez  prés  de  vous  dans  le  ciel.  Mais 
nous,  misérables  bannis,  bien  que  nous  soyons  éloignés  de 
notre  céleste  patrie,  nous  ne  sommes  pas  privés  tout  à  fait 
de  vous  ;  nous  vous  avons  dans  votre  loi  sainte,  nous  vous 
avons  dans  votre  divine  parole*  0  que  cette  loi  est  dési- 
rable1! ô  que  cette  parole  est  douée!  «  Elle  est  plus  douce 
que  le  miel  à  ma  bouche2,  disait  le  prophète  David;  elle 
est  plus  désirable  que  tous  les  trésors3  »  Et  considérez,  en 
effet,  chrétiens,  que  cette  loi  admirable  est  un  éclat  de  la 
vérité  divine  et  un  écoulement  de  cette  souveraine  bonté. 
Ne  doutez  pas  que  cette  fontaine  n'ait  retenu  quelque 
chose  des  qualités  de  sa  source:  «  Votre  serviteur,  ô  mon 
Dieu!  observe  vos  commandements,  chante  amoureux - 
ment  le  Psalmiste;  il  y  a  une  grande  récompense  à  les 
observer  :  »  In  custodiendis  itlis  retributio  multa  *.  «  Ce  n'est 
pas  en  autre  chose,  dit  saint  Augustin  ;  mais  en  cela  même 


1.  Ms.:  désidérabla.  l'ius  haut  :    i       2.  Ps.  crvm,  103. 
imagine  au  lieu  d'image;  plus  loin:  3.  Ps,  xvin,  11. 

médiane,  au   lieu  de  médecine.      1       4.  P$.  xvm,  12. 


SDR  LA  LOI  DE  DIEU.  43 

que  l'on  les  observe ,  la  rétribution  y  est  grande,  parce  que 
la  douceur  y  est  sans  égale*.  » 

Mes  frères,  je  vous  en  prie,  considérons  un  homme  de 
bien  dans  lsf  simplicité  de  sa  vie:  il  ne  gouverne  point  les 
États,  il  ne  manie  point  les  affaires  publiques,  il  n'est 
point  dans  les  grands  emplois  de  la  terre,  comme  sont 
les  grands  et  les  politiques:  vous  diriez  qu'il  ne  fasse9 
rien  en  ce  monde;  il  ne  sait  pas  les  secrets  de  la  nature, 
il  ne  parle  pas  du  mouvement  des  astres;  ces  hauts  et 
sublimes  raisonnements  peut-être  passeront  sa  portée: 
sa  conduite  nous  parait  vulgaire,  et  cependant,  si  nous 
avons  entendu  les  choses  que  nous  avons  dites,  il  est  régi 
par  une  raison  éternelle,  il  est  gouverné  par  des  prin- 
cipes divins;  sa  conduite,  appuyée  sur  la  parole  de  Dieu, 
est  plus  ferme  que  le  ciel  et  la  terre,  et  plutôt  tout  le 
monde  sera  renversé,  qu'il  soit  confondu  dans  ses  espé- 
rances. Dans  les  affaires  du  monde,  chacun  recherche  divers 
conseils  qui  nous  embarrassent  souvent  dans  de  nouvelles 
perplexités;  il  chante  sincèrement  avec  le  Psalmiste:  «  Mon 
conseil,  ce  sont  vos  témoignages:  »  Consilium  meum  justi^ 
ficationes  tuœ%  ;  ou  bien,  comme  lit  saint  Jérôme:  Amîci 
mei  justificationes  tuœ:  «  Vos  témoignages,  ce  sont  mes 
amis.  »  Ceux  que  nous  croyons  nos  meilleurs  amis  nous 
trompent  très  souvent,  ou  par  infidélité,  ou  par  ignorance: 
l'homme  de  bien,  dans  ses  doutes,  consulte  ses  amis 
fidèles,  qui  sont  les  témoignages  de  Dieu  ;  ces  amis  sincères 
et  véritables  lui  enseignent  ce  qu'il  faut  faire  *  et  le  con- 
seillent pour  la  vie  éternelle.  Heureux  mille  et  mille  fois 
d'avoir  trouvé  de  si  bons  amis  !  par  là  il  se  rira  de  la  perfidie 


1.  In  Ps.  iTin.  Enarr.  1, 12. 

2.  «  On  dirait  que  le  livre  des 
destins  ait  été  ouvert  à  ce  pro- 
phète.» Bossuet.  «  On  dirait  que  le 
ciel  têt  soumis  à  sa  loi  H  Et  que  Dieu 


l'a  pétri....  »  Boileau,  Sai.,  v,  24. 
—  Cf.  La  Bruyère,  éd.  Servois  et 
Rébelliau,  p.  229,  n.  2,  p.  266,  n .  1. 

3.  Ps.,  cxVui,  24. 

4.  Var.  :  la  vérité. 


44  SUR  LÀ  LOI  DE  DIEU. 

qui  règne  dans  les  choses  humaines.  Et  c'est  encore  par 

cette  raison  que  je  le  publie  bienheureux. 

Souffrez  çue  je  vous  interroge  en  vérité  et  en  conscience: 
Avez- vous  tout  ce  que  vous  demandez?  n'avez- vous  aucune 
prétention  en  ce  monde?  Il  n'y  a  peut-être1  personne  en  la 
compagnie  qui  puisse  répondre  qu'il  n'en  a  pas.  «  Le 
laboureur,  dit  l'apôtre  saint  Jacques,  attend  le  fruit  de  la 
terre:  »  sa  vie  est  une  espérance  continuelle;  il  laboure 
dans  l'espérance  de  recueillir,  il  recueille  dans  l'espérance 
de  vendre,  et  toujours  il  recommence  de  même.  Il  en  est 
ainsi  de  toutes  les  autres  professions.  En  effet,  nous  man- 
quons de  tant  de  choses,  que  nous  serions  toujours  dans 
l'affliction,  si  Dieu  ne  nous  avait  donné  l'espérance,  comme 
pour  charmer  nos  maux  et  tempérer  par  quelque  douceur 
l'amertume  de  cette  vie*.  Cette  vie,  que  nous  ne  possédons 
jamais  que  par  diverses  parcelles  qui  nous  échappent  sans 
cesse,  se  nourrit  et  s'entretient  d'espérance;  l'avenir,  qui 
sera  peut-être  une  notable  partie  de  notre  âge,  nous  ne  le 
tenons  que  par  espérance,  et  jusques  au  dernier  soupir, 
c'est  l'espérance  qui  nous  fait  vivre:  et  puisque  nous  es- 
pérons toujours,  c'est  un  signe  très  manifeste  que  nous 
ne  sommes  pas  dans  le  lieu  où  nous  puissions  posséder  les 
choses  que  nous  souhaitons.  Partant,  dans  ce  bas  monde, 
où  personne  ne  jouit  de  rien,  où  on  ne  vit  que  d'espérance, 
celui-là  sera  le  plus  heureux  qui  aura  l'espérance  la  plus 
belle  et  la  plus  assurée.  Heureux  donc  mille  et  mille  fois  les 
justes  et  les  gens  de  bien  !  Grâces  à  la  miséricorde  divine, 
on  leur  a  bien  débattu  la  jouissance  de  la  vie  présente; 
mais  personne  ne  leur  a  encore  contesté  l'avantage  de 
l'espérance. 

Comparons  à  cela,  je  vous  prie,    les  folles  espérances 

1.  Peut-être  a  été  ajouté  après   I       2.  Var.:  Pour  charmer  nos  in- 
coup  par  Bossuet.  '   quiétudes. 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 


45 


du  monde:  dites-moi,  en  vérité,  chrétiens,  avez-vous 
jamais  rien  trouvé  qui  satisfit  pleinement  votie  esprit? 
Nous  prenons  tous  les  jours  de  nouveaux  desseins1, espérant 
que  les  derniers  réussiront  mieux  ;  et  partout  notre  espé- 
rance est  frustrée.  De  là  l'inégalité  de  notre  vie*,  qui  ne 
trouve  rien  de  fixe  ni  de  solide,  et,  par  conséquent,  ne 
pouvant  avoir  aucune  conduite  arrêtée,  devient  un  mélange 
d'aventures  diverses  et  de  diverses  prétentions,  qui  toutes 
nous  ont  trompés:  ou  nous  les  manquons,  ou  elles  nous 
manquent;  nous  les  manquons  lorsque  nous  ne  pouvons 
parvenir  au  but  que  nous  prétendions;  elles  nous  ont  manqué, 
lorsque ,  ayant  obtenu  ce  que  nous  voulons,  nous  n'y 
trouvons  pas  ce  que  nous  cherchons  ;  si  bien  que  les  plus 
sages,  après  que  cette  première  ardeur,  qui  donne  l'agré- 
ment aux  choses  du  monde,  est  un  peu  ralentie  par  le 
temps,  s'étonnent  le  plus  souvent  de  s'être  si  fort  travaillés 
pour  rien. 

Et  par  conséquent,  chrétiens,  que  pouvons-nous  faire 
de  mieux  que  de  nous  reposer  en  Dieu  seul,  que  de  vou- 
loir ce  que  Dieu  ordonne,  et  attendre  ce  qu'il  prépare? 
Pourquoi  donc  ne  cherchons-nous  pas  cet  immobile  repos? 
pourquoi  sommes-nous  si  aveugles  que  de  mettre  ailleurs 
notre  béatitude?  Ah!  voici,  mes  frères,  ce  qui  nous  trompe; 
je  vous  demande,  s'il  vous  plaît,  encore  un  moment  d'au- 
dience: c'est  que  nous  nous  sommes  figuré  une  fausse 
idée  de  bonheur;  et  ainsi,  notre  imagination  étnnl  abusée, 
nous  semblons  jouir  pour  un  temps  d'une  ombre  de  félicit'é. 
Nous  nous  contentons  des  biens  de  la  terre,  non  pas  tant 
parce  qu'ils  sont  de  vrais  biens,  que  parce  que  nous  les 


1. Expression  latine  (consilïa  ca- 
père)  assez  rate.  On  dit  plutôt  : 
faire,  former,  concevoir  des  des- 
seins. 

2.  La  première  partie  de  cette 


période  avait  d'abord  été  placée 
par  Bossuet  à  la  (in  de  l'exorde, 
et  les  dernières  lignes  du  para- 
graphe se  trouvent  déjà  dans  le 
premier  point. 


M  SUR  LÀ  LOI  DE  DIEU. 

croyons  tels:  semblables  à  ces  pauvres  hypocondriaques 
dont  la  fantaisie  blessée  se  repaît  du  simulacre  et  du  songé 
d'un  vain  et  chimérique  plaisir.  Ici  vous  me  direz  peut-être  : 
Ah  !  ne  m'ôtez  point  cette  erreur  agréable  ;  elle  m'abuse, 
mais  elle  me  contente  ;  c'est  une  tromperie,  mais  elle  me 
plaît.  Certes,  je  vous  y  laisserais  volontiers,  si  je  ne  voyais, 
que  par  ce  moyen,  quoique  vous  vous  imaginiez  d'être 
heureux,  vous  êtes  dans  une  condition  déplorable. 

Jamais,  comme  nous  disions  tout  à  l'heure,  il  ne  peut 
y  avoir  de  bonheur  que  lorsque  les  choses  sont  établies 
dans  leur  naturelle  constitution  et  dans  leur  perfection 
véritable;  et  il  est  impossible  qu'elles  y  soient  mises  par 
l'erreur  et  par  l'ignorance.  C'est  pourquoi,  dit  l'admirable 
saint  Augustin,  •  le  premier  degré  de  misère,  c'est  d'aimer 
les  choses  mauvaises;  et  le  comble  de  malheur,  c'est  de 
les  avoir  :  §  Amando  enim  ret  noxias  miseri,  habendo  suiit 
taiseriorc**.  Ce  pauvre  malade  tourmenté  d'une  fièvre 
ardente,  il  avale  du  vin  à  longs  traits;  il  pense  prendre  du 
rafraîchissement,  et  il  boit  la  peste  et  la  mort.  Ne  vous 
semble-t-il  [pas]  d'autant  plus  à,  plaindre,  que  plus  il  y 
ressent  de  délices? 

Quoi  !  je  verrai  durant  tes  trois  jours  *  des  hommes  tout 
de  terre  et  de  boue,  mener  à  la  vue  de  tout  le  monde  une 
vie  plus  brutale  que  les  bêtes  brutes  ;  et  vous  voulez  que 
je  die*  qu'ils  sont  véritablement  heureux,  parce  qu'ils 
me  font  parade  de  leur  bonne  chère,  parce  qu'ils  se  van- 
tent de  leurs  bons  morceaux,  parce  qu'ils  font  retentir 
out  le  voisinage,  et  de  leurs  cris  confus,  et  de  leur  joie  dis 
olue?  Eh!  cependant,  quelle  indignité  que,  si  près  des 

1.  In  Ps.  xxvi.  Enafr.  1.  \  cependant  la  plupart  de  ceux  qui 

2.  Le  carnaval.  écrivent  bien  sont  persuadés  que 

3.  Que  je  die.  «  M.  d>  Vaugelas  die  n'est  bon  qu'en  vers.»Tb.  Cor- 
em  ploie  partout  dû  peur    dise  neille,  édition  de  Vaugelas,  168? 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU.  41 

jours  de  retraite,  la  dissolution  paraisse  si  triomphante' 
L'Église,  notre  bonne  mère,  voit  que  nous  donnons  toute 
Tannée  à  des  divertissements  mondains  :  elle  fait  ce  qu'elle 
peut  pour  dérober  six  semaines  à  nos  dérèglements;  elle 
nous  veut  donner  quelque  goût  de  la  pénitence  ;  elle  nom 
en  présente  un  essai  pendant  le  carême,  estimant  que 
l'utilité  que  nous  recevrons  d'une  médecine  si  salutaire 
nous  en  fera  digérer  l'amertume  et  continuer  l'usage. 
Mais,  ô  vie  humaine  incapable  de  bons  conseils  !  ô  charité 
maternelle  indignement  traitée  par  de  perfides  enfants! 
nous  prenons  de  ses  salutaires  préceptes  une  occasion  de 
nouveaux  désordres  ;  pour  honorer  l'intempérance,  nous 
lui  faisons  publiquement  précéder  le  jeûne;  et  comme  si 
nous  avions  entrepris  de  joindre  Jésus-dhrist  avec  Bélial, 
nous  mettons  les  bacchanales  à  la  tête  du  saint  carême.  O 
jours  vraiment  infâmes  et  qui  méritaient  d'être  ôtés  du 
rôle1  des  autres  jours!  jours  qui  ne  seront  jamais  assez 
expiés  par  une  pénitence  de  toute  la  vie,  bien  moins  par 
quarante  jours  de  jeûnes  mal  observés.  Mes  frères,  ne 
dirait-on  pas  que  la  licence  et  la  volupté  ont  entrepris  de 
nous  fermer  les  chemins  de  la  pénitence,  et  qu'elles]2  en 
occupent  l'entrée  pour  faire  de  la  débauche  un  chemin  à  la 
piété?  C'est  pourquoi  je  ne  m'étonne  pas  si  nous  n'en  avons 
que  la  montre  et  quelques  froides  grimaces.  Car  c'est  une 
chose  certaine  :  la  chute  de  la  pénitence  au  libertinage  est 
bien  aisée  ;  mais  de  remonter  du  libertinage  à  la  pénitence, 
mais,  sitôt  après  s'être  rassasiés  des  fausses  douceurs  de 
l'un,  goûter  l'amertume  de  l'autre,  c'est  ce  que  la  corruption 
de  notre  nature  ne  saurait  souffrir. 

Vous  donc,  âmes  chrétiennes,  vous  à  qui  notre  Sauveur 
Jésus  a  donné  quelque  amour  pour  sa  sainte  doctrine, 

1.  «  Liste,  catalogue.  »  Dict.de    j        2.  Ms.  :  ils.  Qui  est  probable- 
V Académie,  1694.  I    ment  une  inadvertance. 


48  SUR  LA  LOI  DE  DIEU. 

demeurez  toujours  dans  sa  crainte:  qu'il  n'y  ait  aucun 
jour  qui  puisse  diminuer  quelque  chose  de  votre  modestie 
ni  de  votre  retenue.  Étudiez  vos  voies  avec  le  Prophète: 
tournez  avec  lui  vos  pas  aux  témoignages  de  Dieu;  sans 
doute  vous  y  trouverez  et  la  certitude,  et  la  régie,  et 
l'immobile  repos  qui  se  commencera  sur  la  terre,  pour  être 
consommé  dans  le  ciel.  Amen. 


FRAGMENTS 

d'une  seconde  rédaction  dd  même  sermos 

(À  Paris,  de  1659  à  1661.) 


FRAGMENT  DE  L'EXORDE 

* 

....  Dans  cette  consultation  importante  où  il  s'agit  de  déter- 
miner1 du2  point  capital  de  la  vie  et  de  se  résoudre  pour 
jamais  sur  les  devoirs  essentiels  de  l'homme,  chrétiens,  je 
me  représente  que,  venu  tout  nouvellement  d'une  terre 
inconnue  et  déserte,  ignorant  des  choses  humaines,  je  dé- 
couvre d'une  même  vue  tous  les  emplois,  tous  les  exercices, 
touîes  les  occupations  différentes  qui  partagent  en  tant  de 
soins  les  enfants  d'Adam  durant  ce  laborieux  pèlerinage. 
0  Dieu  éternel,  quel  tracas  !  quel  mélange  de  choses  !  quelle 
él range  confusion!  et  qui  pourrait  ne  s'étonner  pas  d'une 
diversité  si  prodigieuse?  La  guerre,  le  cabinet,  le  gouverne- 
ment, la  judicature  et  les  lettres,  le  tratic  et  l'agriculture, 
en  combien  d'ouvrages  divers  ont-ils  divisé  les  esprits?  Cela 
passe  de  bien  loin  l'imagination.  Mais  si  de  là  je  descends 


1.  Prendre  une  détermination; 
cens  rare. 

2.  C.-à-d.  :  «  Sur  le...  »  V.  Brachet 


et  Dussouchet,  Gramm.  fr.,  -  p 
426  ;  La  Bruyère,  éd.  Servois  et  Bé- 
belliau,  p.  14.,  n.  3,  p.  155,  n.  4. 


SUR  LA  LOI  DE  DIEU.  49 

au  détail,  si  je  regarde  de  près  les  secrets  ressorts  qui 
font  mouvoir  les  inclinations,  c'est  là  qu'il  se  présente  à 
mes  yeux  une  variété  '  bien  plus  étonnante.  Celui-là  est 
possédé  de  folles  amours,  celui-ci  de  haines  cruelles  et 
d'inimitiés  implacables,  et  cet  autre  de  jalousies  furieuses. 
L'un  amasse  et  l'autre  dépense;  quelques-uns  sont  ambi- 
tieux et  recherchent  avec  ardeur  les  emplois  publics,  et  les 
autres,  plus  retenus,  se  plaisent  dans  le  repos  de  ia  vie 
privée  ;  l'un  aime  les  exercices  durs  et  violents,  l'autre  les 
secrètes  intrigues;  et  quand  aurais-je  fini  ce  discours,  si 
j'entreprenais  de  vous  raconter  toutes  ces  mœurs  différen- 
tes et  ces  humeurs  incompatibles  îChacun  veut  être  fol  à  sa 
fantaisie,  les  inclinations  sont  plus  dissemblables  que  les 
visages,  et  la  mer  n'a  pas  plus  de  vagues,  quand  elle  est  agitée 
par  les  vents,  qu'il  naît  de  pensées  différentes  de  cet 
abîme  sans  fond  et  de  ce  secret  impénétrable  du  cœur  de 
l'homme. 

Dans  cette  infinie  multiplicité  de  désirs  et  d'occupations, 
je  reste  interdit  et  confus  ;  je  me  regarde,  je  me  considère  • 
que  ferai-je  ?  où  me  tournerai-je  ?  Cogitavi  vias  meus.  Certei, 
dis-je  incontinent  en  moi-même,  les  autres  animaux  sem- 
blent ou  se  conduire  ou  être  conduits  dune  manière  plus 
réglée  et  plus  uniforme.  D'où  vient  dans  les  choses  humai- 
nes une  telle  inégalité,  ou  plutôt  une  telle  bizarrerie?  est-ce 
là  ce  divin  animal  dont  on  dit  de  si  grandes  choses?  cette 
âme  d'une  vigueur  immortelle  n'est-elle  pas  capable  de 
quelque  opération  plus  sublime  et  qui  ressente  mieux  le 
lieu  d'où  elle  est  sortie  ?  Toutes  les  occupations  que  je  vois 
me  semblent  ou  serviles,  ou  vaines,  ou  folles,  ou  crimi- 
nelles ;  «  tout  y  est  vanité  et  affliction  d'esprit,  »  disait  le 
plus  sage  des  hommes  *.  Ne  paraîtra -t-il  rien  à  ma  vue  qui 

\.  Var.:  diversité— multiplicité     I       2.  Ecoles,  i.  44 


50  SUR  LA  LOI  DE  DÏED. 

soit  digne  d'une  créature  faite  à  l'image  de  Dieu?  Cogitavi 
mas  meus:  Je  cherche,  je  médite,  j'étudie  mes  voies;  et 
pendant  que  je  suis  dans  le  doute,  Dieu  me  montre  sa  loi  et 
ses  témoignages,  il  m'invite  à  prendre  parti  dans  le  nombre 
de  ses  se  .*viteurs.  En  effet,  leur  conduite  paraît  plus  égale, 
et  leur  contenance  plus  sage,  et  leurs  mœurs  bien  mieux 
ordonnées.  Mais  le  nombre  en  est  si  petit  qu'à  peine  parais- 
sent-ils dans  le  monde.  Davantage*,  pour  l'ordinaire,  je  ne 
les  vois  pas  dans  les  grandes  places  ;  souven*  même  ceux 
qui  les  oppriment  vont  dans  le  monde  la  tête  levée*  au  milieu 
des  applaudissements  de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les 
âges.  Et  c'est  ce  qui  me  rejette  dans  de  nouvelles  per- 
plexités ;  suivrai-je  le  grand  ou  le  petit  nombre?  les  sages 
ou  les  heureux?  ceux  qui  ont  la  faveur  publique,  ou  ceux 
qui  sont  satisfaits  du  témoignage  de  leur  conscience?  Cogi- 
tavi viai  méat 

Mais  enfin,  après  plusieurs  doutes,  voici  ce  qui  décide  en 
dernier  ressort  et  tranche  la  difficulté  jusqu'au  fond  :  je 
suis  né  dans  une  profonde  ignorance,  j'ai  été  comme  exposé 
en  ce  monde  sans  savoir  ce  qu'il  y  faut  faire,  et,  nonnbstant 
cette  incertitude,  je  suis  engagé  nécessairement  à  un  long 
et  périlleux  voyage  :  c'est  le  voyage  de  cette  vie,  dont  pres- 
que toutes  les  routes  me  sont  inconnues.  Aveuglé  que  je 
«uis,  que  ferai-je  si  quelque  bonne  fortune  ne  me  fait  trou- 
ver un  guide  fidèle  qui  régisse  mes  pas  errants  et  conduise 
mon  âme  mal  assurée?  C'est  la  première  chose  qui  m'est 
nécessaire,  mais  je  n'ai  pas  2... 

...  Guide  notre  ignorance,  règle  nos  désordres,  fixe  l'in- 
stabilité de  nos  mouvements  5. 


1.  Cf.  p.  32,  note  2.  I       5.  «  Cest  une  variante  ou  un 

2.  Bossuel  renvoie  ici  i  la  pre-    1    résumé  de  la  division  qui  termine 

inière  rédaction.  I    l'exorde.  »  Gandar. 


SUR  LA  LOI  DE  DIED.  51 

NOTES  POUR  LE  SBC ON D  ET  LE  TROISIEME  POINT 

Posse  quod  volumus*.  Enfants  robustes*  :  ils  ont  la  foret 
des  hommes  et  l 'in considérât] on  des  enfants.  Les  enfants 
veulent  violemment  ce  qu'ils  veulent  ;  s'ils  sont  en  colère, 
aussitôt  tout  le  visage  est  en  feu  et  tout  le  corps  en  action  s. 
Us  ne  regardent  pas  s'il  est  à  autrui  ;  c'est  asseï  qu'il  leur 
plaise  pour  le  désirer.  Ils  s'imaginent  que  tout  est  à  eux  ; 
ils  ne  considèrent  pas  s'il  leur  est  nuisible  :  ils  ne  songent 
qu'à  se  satisfaire.  Il  n'importe  que  cet  acier  coupe  ;  c'est 
assez  qu'il  brille  à  leurs  yeux. 

C'est  ainsi  que  les  méchants...  Ils  veulent  posséder  tout 
ce  qui  leur  plaît,  sans  autre  titre  que  leur  avarice.  Enfants 
inconsidérés  :  avec  cette  différence  qu'ils  ont  de  la  force. 
La  nature  donne  des  bornes  :  aux  enfants  la  faiblesse, 
aux  hommes  la  raison.  La  faiblesse  empêche  ceux-là  d'avoir 
tout  l'effet  de  leurs  désirs  ardents;  ceux-ci  ont  la  forre, 
mais  la  raison  sert  de  frein  à  la  volonté.  A  mesure  qu'on  est 
raisonnable,  on  apprend  de  plus  en  plus  à  se  modérer... 

Posse  quodvelis,..  Velle  quod  oportet {Pouvoir  ce  qu'on  veut, 
vouloir  ce  qu'il  faut]  :  l'un  dépend  des  conjonctures  tirées 
du  dehors  ;  l'autre  fait  la  bonne  constitution  du  dedans. 
Pouvoir  ce  qu'on  veut  peut  convenir  aux  plus  méchants; 
vouloir  ce  qu'il  faut,  c'est  le  privilège  inséparable  des 
gens  de  bien. 

Les  hommes4  acquièrent  avec  plus  de  joie  qu'ilsnepossèdent. 


1.  Bossuet  vient  de  transcrire 
un  passage  de  saint  Augustin  (De 
Trinitate,  xni),  où  se  trouvent  ces 
mots  :  «  Ut  beati  timus,  id  [non] 
est  prius  eligendum,  posse  quod 
volumus,  ut  pravi  homines  fa- 
ciunt,  sed  velle  quod  oportet.  » 

2.  Les  méchants.  Comparaison 
empruntée  à  saint  Augustin. 

3.  Variant»  :    la   feu    sur  le 


visage,  l'impatience  dans  le  cri. 
4.  Cette  phrase  est  «  l'indica- 
tion d'un  développement  nouveau 
que  l'orateur  se  proposait  d'im- 
proviser dans  la  chaire.  Le  tour 
elliptique  et  la  forme  négligée  de 
ces  notes  jetées  en  courant  sur  le 
papier  noua  font  entrer  dans  le 
secret  du  travail  de  Bossnei.  • 
Gandar. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD 

PRONONCÉ  Ll  MARDI  20  AODX  1653 


NOTICE 

Le  manuscrit  de  ce  discours  — retrouvé  par  M.  l'abbé  Lebarq' 
le  dernier  éditeur  des  œuvres  oratoires  de  Bossuet  —  ne  porte 
pas  de  date.  Mais  l'écriture  et  l'orthographe*  de  ce  manuscrit 
ainsi  que  le  style,  —  surtout  avec  les  hardiesses  de  vocabulaire 
et  les  rudesses  de  ton  que  nous  révèle  plus  complètement  la 
découverte  du  texte  authentique,  —  prouve  évidemment  qu'il 
appartient  à  la  période  de  Metz.  A  quel  moment  au  juste?  Jusqu'en 
ces  derniers  temps,  on  le  plaçait  en  1656  oul6552.  Mais  sil'on 
considère  et  si  l'on  rapproche  l'allusion  que  fait  Bossuet,  dans 
l'exorde,  à  la  présence  d'un  auditoire  considérable  et  populaire, 
de  celle  qu'il  fait,  dans  la  péroraison,  au  salut  qu'avait  procuré 
l'intervention  de  saint  Bernard,  en  1153,  au  peuple  messin, 
menacé  d'une  guerre  redoutable  par  le  comte  de  Bar,  Benaud  II, 
—  on  sera  disposé  à  croire,  avec  M.  Lebarq5  que  ce  dis- 
cours fut  prononcé  en  1655,  cinquième  centenaire  de  cet 
événement  illustre  de  l'histoire  locale,  dont  la  commémo- 
ration reconnaissante  s'imposait  plus  particulièrement  cette 
année-là   aux  fidèles  de   Metz  et  au  panégyriste  du  saint4. 

La  découverte  de  l'autographe  est  très  propre  à  nous  montrer, 
une  fois  de  plus,  quelles  singulières  libertés  les  éditeurs  de 
Bossuet  au  xvur*  siècle5  se  donnèrent  avec  le  texte  de  leur  auteur 
pour  l'accommoder  à  la   délicatesse  inintelligente  de  leurs  con- 


1.  L'orthographe  de  Bossuet  — 
d'après  M.  Lebarq,  qui  le  premier 
l'a  étudiée  de  très  près —  fut  pho- 
nétique de  16ifi  environ  jusqu'à 
1652.  De  1653  à  1656,  il  revient  pro- 
gressivement à  l'orthographe  éty- 
mologique. En  1653,  il  écrit  (ordi- 
nairement) le  tans;  en  1655,  le~ 
temps; —  en  1653,  cête,  être;  en 
1655,  ces  te,  estre  :  —  en  1653, pêne  ; 
en  tt'55, peine;  —  en  1653, peust; 
en  1655,  peut.  Jointes  à  d'autres, 
les  indications  de  ce  genre  peu- 
vent servir  à  dater  les  oeuvres 


oratoires  de  Bossuet. 

2.  Voy.  Floquet,  Études,  t.  I, 
p.  265;Gandar,  Bossuet  orateur, 
p.  118  sqq.;  édit.  Lâchât,  t.  XII, 
p.  27H  ;  Gazier,  p.  63. 

3.  Hist.  critique  de  la  Prédic. 
de  Bossuet,  p.  136;  Œuvres  ora- 
toires, 1. 1,  p.  391. 

4.  Bossuet  prononça,  en  1689,  à 
Pont-aux-Dames,  dans  un  monas- 
tère de  religieuses,  un  autre  pané- 
gyriquedesaint  Bernard,  que  nous 
n'avons  pas. 

5.  Cf.  plus  haut,  p.  vin. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


53 


temporains.  Si  parfois  ils  ajoutent  de  leur  crû  une  phrase  entière, 
plus  souvent  ils  retranchent.  Très  plein  de  son  sujet,  très  àtsi- 
reux  de  convaincre  son  auditoire,  Bossuet  avait  écrit  ea  uu 
endroit  :  «  Rendez-vous,  s'il  vous  plaît,  attentifs  et  comprenez 
ce  raisonnement  ».  Deforis  supprime  cette  apostrophe,  trop 
familière  sans  doute.  Plus  souvent,  il  «  épure  »,  «  rajeunit  »  et 
«  ennoblit  »  l'expression.  Au  lieu  de  :  t  ..  cette  bouche  de  laquelle 
inondaient  des  fleuves  de  vie  éternelle  »,  il  paraphrase  :  «  ...  cette 
bouche,  de  laquelle  découlaient  des  fleuves  de  cette  eau  vive  qui 
rejaillit  jusqu'à  la  vie  éternelle  ».  Le  jeune  orateur,  encore  assez 
proche  de  cet  «  âge  de  vingt-deux  ans  »,  dont  il  a  si  vivement 
peint  —  à  propos  justement  de  saint  Bernard  —  l'entrain  fou- 
gueux, n'avait  pas  hésité  à  qualifier  d'  «  enragé  »  un  «  prince 
d'Aquitaine  »  contemporain  de  son  héros.  Deforis  atténue  et  im- 
prime :  «  ce  violent  prince  d'Aquitaine  ».  A  plus  forte  raison, 
quand  le  panégyriste  de  saint  Bernard  ose  dire  tout  bonnement 
que  le  «  ragoût  »  des  viandes  excite  l'appétit,  Deforis  rougit, 
et  à  ce  «  ragoût  »  il  substitue  :  t  la  délicatesse  de  la  table  ». 
Le  Voltaire  du  Commentaire  sur  Corneille,  le  Bufifon  du  Discourg 
sur  le  style  pouvaient  être  contents. 


EXTRAITS* 

Non  enim  judicavi  me  scire  aliquid  inter  voê 
niti  Jesum  Christum,  et  hune  crucifixum. 

Je  n'ai  pas  estimé  que  je  susse  aucune  chose 
parmi  vous,  si  ce  n'est  Jésus-Christ  et  Jésus- 
Christ  crucifié.  /  Corinth.,  h,  2. 

Après  avoir  expliqué  dans  Y  avant-propos  pourquoi  les  prédica- 
teurs catholiques  commencent  leurs  sermons  par  une  invocation 
à  la  Vierge,  Bossuet  développe  longuement  dans  Yexorde  le  mot 
de  saint  Paul  qu'il  a  pris  pour  texte.  Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu, 
est  «  le  fruit  de  la  raison  et  de  l'intelligence  divine,  lui-même 
raison  et  intelligence  ».  Dés  lors  toutes  les  actions  de  la  nature 
humaine,  qu'il  s'est  appropriée  en  venant  sur  la  terre,  sont 


1.  Le  texte  que  nous  reprodui- 
sons est  celui  de  1653,  donné  pour 
lapremière  fois  par  l'abbé  Lebarq, 
—  en  y  laissant  subsister  quelques 
corrections  postérieures  (de  1656, 


probablement)  qui  sont  peu  im- 
portantes, mais  généralement  heu- 
reuses, et  dont  la  suppression  dé- 
routerait le  lecteur.  Nous  insérons 
ces  additions  entre  crochets. 


54  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

t  pleines  de  cette  sagesse  incréée;...  toutes  ses  actions  parlent 
et  toutes  ses  œuvres  instruisent  »,  et  l'on  peut  dire  par  consé- 
quent «  qu'il  n'est  pas  seulement  notre  maître  »,  mais  encore 
«  l'objet  »  même  «  de  notre  connaissance.  Mais  c'est  surtout  par 
sa  passion  qu'il  nous  enseigne;  c'est  à  la  croix  que  ce  grand  livre 
s'est  le  mieux  ouvert  ».  Voilà  ce  que  saint  Paul  nous  donne  à 
entendre,  et  ce  que  saint  Bernard  avait  compris  avec  l'Apôtre. 
L'orateur  se  propose  de  représenter  dans  son  discours  d'abord 
la  vie  privée,  puis  la  vie  apostolique  de  saint  Bernard,  t  fon- 
dée l'une  et  l'autre  sur  la  science  de  notre  Maître  crucifié  ». 

PREMIER  POINT 

Le  mépris  du  monde  que  Jésus-Christ  nous  enseigne  par  sa 
mort  est  une  vérité  si  «  dure  à  nos  sens  »  que  «  Dieu,  pour 
animer  nos  courages  »,  a  besoin  de  t  nous  proposer  des  per- 
sonnes choisies,  à  qui  sa  grâce  a  rendu  aisé  ce  qui  nous  paraît 
impossible  ». 

Or  parmi  les  hommes  illustres,  dont  l'exemple  enflamme 
nos  espérances  et  confond  notre  lâcheté,  il  faut  avouer  que 
l'admirable  Bernard  tient  un  rang  très  considérable.  Un 
gentilhomme,  d'une  race  illustre,  qui  voit  sa  maison  en 
crédit,  et  ses  proches  dans  les  emplois  importants  ;  à  qui  sa 
naissance,  son  esprit,  ses  richesses  promettent  une  belle 
fortune,  à  l'âg^  de  vingt-deux  ans  renoncer  au  monde  au 
point  que  fit  saint  Bernard,  vous  semble-t-il,  chrétiens, 
que  ce  soit  un  effet  médiocre  de  la  toute-puissance  divine? 
S'il  l'eût  fait  dans  un  âge  plus  avancé,  peut-être  que  le 
dégoût,  l'embarras,  les  ennuis  et  les  inquiétudes  qui  se 
rencontrent  dans  les  affaires  l'auraient  pu  porter  à  ce 
changement.  S'il  eût  pris  cette  résolution  dans  une  jeu- 
nesse plus  tendre,  la  victoire  eût  été  médiocre  dans  un 
temps  où  à  peine  nous  nous  sentons,  et  où  les  passions  ne 
sont  pas  encore  nées.  Mais  Dieu  a  choisi  saint  Bernard, 
afin  de  nous  faire  paraître  le  triomphe  de  la  croix  sur  les 
vanités,  dans  les  circonstances  les  plus  remarquables  que 
nous  ayons  jamais  vues  en  aucune  histoire. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


55 


Vous  dirai-je  *  en  ce  lieu  ce  que  c'est  qu'un  jeune  homme 
de  vingt-deux  ans2?  Quelle  ardeur,  quelle  impatience,  quelle 
impétuosité  de  désirs!  Cette  force,  cette  vigueur,  ce  sang 
chaud  et  bouillant,  semblable  à  un  vin  fumeux,  ne  leur  permet 
rien  de  rassis  ni  de  modéré.  Dans  les  âges  suivants  on  com- 
mence à  prendre  son  pli,  les  passions  s'appliquent  à  quelques 
objets,  et  alors  celle  qui  domine  ralentit  du  moins  la  fureur 
des  autres  :  au  lieu  que  cette  verte  jeunesse  n'ayant  rien 
encore  de  fixe  ni  d'arrêté,  en  cela  même  qu'elle  n'a  point 
de  passion  dominante  par-dessus  les  autres  [elle  est  em- 
portée], elle  est  agitée  [tour  à  tour]  de  toutes  les  [tempêtes 
des]  passions,  avec  une  [incroyable]  violence.  Là  les  folles 
amours,  là  le  luxe,  l'ambition  et  le  vain  désir  de  paraître 
exercent  leur  empire  sans  résistance.  Tout  s'y  fait  par  une 
chaleur  inconsidérée  ;  et  comment  accoutumer  à  la  règle, 
à  la  solitude,  à  la  discipline,  cet  âge  qui  ne  se  plaît  que  dans 
le  mouvement  et  dans  le  désordre,  et  qui  n'est  presque  ja- 
mais dans  une  action3  composée4?  Etpudet  non  esse  impuden- 
tem*.  [  [11]  n'a  honte  que  de  la  modération  et  de  la  pudeur]. 

Certes,  quand  nous  nous  voyons  penchants  sur  le  retour 


1.  Bossuet,  qui  de  bonne  heure 
a  cessé  de  citer  en  chaire  les  au- 
teurs profanes,  imite  souvent 
Afistote,  sans  le  dire,  dans  cette 
description  de  la  jeunesse.  Voyez 
Aristote,  Rhétorique,  n,  12;  Ha- 
vet,  Étude  sur  la  Rhétorique 
a" Aristote-,  Gandar,  Étud.  critiq., 
p.  123. 

2.  «  Annos  natus  cir citer  très 
et  viginti  »,  dit  le  biographe  de 
saint  Bernard  sans  insister  da- 
vantage sur  ce  point.  Féhelon,  dans 
son  Panégyrique  de  saint  Bernard, 
ne  tire  pas  de  ce  fait  le  parti 
qu'en  va  tirer  Bossuet.  (Voir  Féne- 
lon,  Œuvres,  t.  xvn,  édit.  Lebel  ; 

BOSSUET,    SERMONS, 


Gandar,  Études  critiques,  p.  121.) 
3.  Action  «  se  dit  plus  particu- 
lièrement des  gestes,  du  mouve- 
ment du  corps  et  de  l'ardeur  avec 
laquelle  on  prononce  ou  on  fait 
quelque  chose  :  un  étourdi  n'a 
point  d'action,  de  contenance  ar- 
rêtée. »  Furetière.  —  Bossuet 
parle,  dans  le  sermon  sur  la  Loi 
de  Dieu,  de  la  «  contenance  sage  » 
des  gens  de  bien. 

L  Composée.  «  On  dit  qu'un 
homme  est  composé,  pour  dire 
qu'il  a  ou  qu'il  affecte  d'avoir 
un  air  grave,  un  air  sérieux  et 
modeste.  »  Académie,  1694. 
5.  Saint  Augustin,  Confess.,  a,  ne. 

7 


56  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

de  notre  âge,  que  nous  comptons  déjà  une  longue  suite  de 
&9s  ans  écoulés,  que  nos  forces  se  diminuent,  et  que  le  passé 
occupant  la  partie  la  plus  considérable  de  notre  vie,  nous  ne 
tenons  plus  au  monde  que  par  un  avenir  incertain  :  ah  !  le 
présent  ne  nous  touche  plus  guère.  Mais  la  jeunesse  qui  ne 
songe  pas  *  que  rien  lui  soit  encore  échappé,  qui  sent  sa  vi- 
gueur entière  et  présente,  elle  ne  songe  aussi  qu'au  pré- 
sent, et  y  attache  toutes  ses  pensées.  Dites-moi,  je  vous 
prie,  celui  qui  croit  avoir  le  présent  tellement  à  soi,  quand 
est-ce  qu'il  s'adonnera  aux  pensées  sérieuses  de  l'avenir? 
Davantage  *  quelle  apparence  de  quitter  le  monde,  dans  un 
'  âge  où  il  ne  nous  y  parait  rien  que  de  plaisant  ?  Nous  voyons 
toutes  choses  selon  la  disposition  où  nous  sommes  :  de  sorte 
que  la  jeunesse,  qui  semble  n'être  formée  que  pour  la  joie 
et  pour  les  plaisirs,  ah  !  elle  ne  voit  rien  de  fâcheux  ;  tout 
lui  rit,  tout  lui  applaudit.  Elle  n'a  point  encore  d'expérience 
des  maux  du  monde,  ni  des  traverses  qui  nous  arrivent  :  de 
là  vient  qu'elle  s'imagine  qu'il  n'y  a  point  de  dégoût,  de 
disgrâce  pour  elle.  Comme  elle  se  sent  forte  et  vigoureuse, 
elle  bannit  la  crainte  et  tend  les  voiles  de  toutes  parts  à 
l'espérance  qui  l'enfle  et  qui  la  conduit. 

Vous  le  savez,  fidèies,  de  toutes  les  passions,  la  plus  char- 
mante, c'est  l'espérance.  C'est  elle  qui  nous  entretient  et  qui 
nous  nourrit,  qui  adoucit  toutes  les  amertumes  de  la  vie  ;  et 
souvent  nous  quitterions  des  biens  effectifs,  plutôt  que  de 
renoncer  à  nos  espérances.  Mais  la  jeunesse  téméraire  et  mal- 
avisée, qui  présume  toujours  beaucoup  à  cause  qu'elle  a  peu 
expérimenté,  ne  voyant5  point  de  difficulté  dans  les  choses, 
c'est  là  que  l'espérance  est  la  plus  véhémente  et  la  plus 


1,  Qui  ne  s'avise  pas,  qui  n'a  pas 

souvenance;  certaines  choses  qui 
ont  peut-être  échappé  déjà,  mais 
•lie  n'y  a  pas  pris  garda 


2.  Cf.  p.  32,  note  2. 

3.  Proposition  participe.  Voyes 
Chassang,  Gramm.  franc.,  cour» 
sup.t  parag.  355. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


57 


hardie;  si  bien  que  ies  jeunes  gens,  enivrés  de  leurs  espé-  ( 
rançes,  croient  tenir  tout  ce  qu'ils  poursuivent;  toutes  leurs 
imaginations  leur  paraissent  des  réalités.  Ravis  d'une  cer- 
taine douceur  de  leurs  prétentions  infinies,  ils  s'imagineraient 
perdre  infiniment,  s'ils  se  départaient  de  leurs  grands  des- 
seins ;  surtout  les  personnes  de  condition,  qui  étant  élevées 
dans  un  certain  esprit  de  grandeur,  et  bâtissant  toujours  sur 
les  honneurs  de  leur  'maison  et  de  leurs  ancêtres,  se  per- 
suadent facilement  qu'il  n'y  a  rien  à  quoi  ils  *  ne  puissent 
prétendre. 

Figurez-vous  maintenant  le  jeune  Bernard,  nourri2  en 
homme  de  condition,  qui  avait  la  civilité  ?  comme  naturelle, 
l'esprit  poli  par  les  bonnes  lettres,  la  rencontre*  belle 
et  aimable,  l'humeur  accommodante,  les  mœurs  douces  et 
agréables  :  ah  !  que  de  puissants  liens  pour  demeurer  atta- 
ché à  la  terre  !  Chacun  pousse  de  telles  personnes  :  on  les 
vante,  on  les  loue  ;  on  pense  leur  donner  du  courage,  et  on 
leur  inspire  l'ambition.  Je  sais  que  sa  pieuse  mère  l'entre- 
tenait souvent  des  mépris  du  monde  ;  mais  disons  la  vérité, 
cet  âge  ordinairement  indiscret  n'est  pas  capable  de5  ces 
bons  conseils.  Les  avis  de  leurs  compagnons  et  de  leurs 
égaux6,  qui  ne  croient  rien  de  si  sage  qu'eux,  l'emportent 
par-dessus  les  parents. 

Triomphez,  Seigneur,  triomphez  de  tous  les  attraits  de  ce 


1 .  Ils  se  rapportant  à  personnes  : 
•yllepse  de  genre  fréquente  chez 
Bossuet,  comme  chez  tous  ses  con- 
temporains. Cf.  La  Bruyère,  éd. 
fiervois  et  Rébelliau,  p.  45,  n.  2. 

2.  Élevé.  Fréquent  au  xvue  siècle. 
«  Chalais  avait  été  nourri  auprès 
du  roi.  »  La  Rochefoucauld. 

3.  «  Honnêteté,  courtoisie,  ma- 
nière honnête  de  vivre  et  de  con- 
verser dans  le  mondé.»Acad.,1694. 

L  «  Le  premier  aspect  d'une 


personne  et  ce  qui  touche  les  yeux 
d'abord.  »  Acad.,  1694.  —  Sens 
disparu  dès  la  fin  du  xvn#  siècle. 

5.  Capable  de  bons  conseils. 
«  Il  fallait  qu'il  prît  une  nature 
capable  de  ces  émotions,...  un 
sang  capable  de  s'émouvoir.  »  Sur 
la  Bonté  et  la  Rigueur  de  Dieu, 
in  point. 

6.  De  leurs  contemporains,  xqua- 
lium.  Ce  sens  n'est  pas  indiqué  par 
les  dictionnaires  du  temps. 


ss 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD 


monde  trompeur,  et  faites  voir  au  jeune  Bernard,  comme 
vous  le  fîtes  voir  à  saint  Paul1 ,  ce  qu'il  faut  qu'il  endure  pour 
votre  service.  Déjà  vous  lui  avez  inspiré,  avec  une  tendre 
dévotion  pour  Marie,  un  généreux  amour  de  la  pureté;  déjà 
il  a  méprisé  des  caresses  les  plus  dangereuses,  dans  des 
rencontres  que  l'honnêteté  ne  me  permet  pas  de  dire  en 
cette  audience3;  déjà  votre  grâce  lui  a  fait  chercher  un  bain 
et  un  rafraîchissement  salutaire  dans  les  neiges  et  dans  les 
étangs  glacés,  où  son  intégrité5  attaquée  s'est  fait  un  rem- 
part contre  les  molles  délices  du  siècle.  Son  regard  imprime 
de  la  modestie;  il  retient  jusques  à  ses  yeux,  parce  qu'il  a 
appris  de  votre  Évangile*  et  de  votre  Apôtre* qu'il  y  a  des 
yeux  adultères.  Dans  un  courage  qui  passe  l'homme,  on  lui 
voit  peintes  sur  le  visage  la  honte  et  la  retenue  d'une  fille 
honnête  et  pudique.  Mais  achevez,  Seigneur,  en  la  personne 
de  ce  saint  jeune  homme  le  grand  ouvrage  de  votre  grâce. 
Et  en  effet,  le  voyez -vous,  chrétiens,  comme  il  est  rêveur 
et  pensif;  de  quelle  sorte  il  fuit  le  grand  monde,  devenu 
extraordinairement  amoureux  du  secret  et  de  la  solitude6? 
Là  il  s'entretient  doucement  de  telles  ou  de  semblables  pen- 
sées :  Bernard,  que  prétends-tu  '  dans  le  monde?  Y  vois-tu 
quelque  chose  qui  te  satisfasse?  Les  fausses  voluptés,  après 
lesquelles  les  mortels  ignorants  courent  d'une  8  telle  fureur, 


1.  AcL,  ix,  16. 

2.  Vita  S.  Bernardi  auctore 
Guiilelmo.  ni,  7. 

3.  Intégrité.  «  Comme  le  corps 
a  sa  chasteté  que  l'impudicité  cor- 
rompt, il  y  »  aussi  une  certaine 
intégrité  de  l'âme  qui  peut  être 
violée  par  les  louanges.  »  Sur 
rHonneur  du  Monde. 

4.  Matth.,  v,  28. 

5.  //  Petr.,  ii,  14. 

6.  «  Amans  habitare  secum, 
publicum  fugitans,  mire  cogita* 


tivus.  »  Vita  S.  Bernardi,  1,  3. 

7.  Que  prétends-tu...  *  Préten- 
dre, v.  actif,  demander  une  chose 
à  laquelle  on  croit  avoir  droit.  Il 
signifie  aussi  simplement  aspirer 
à  une  chose  et  alors  il  est  neu- 
tre. »  Dict.  de  l'Académie,  1694. 
Bossuet  n'observe  pas  cette  dis- 
tinction :  «  Lorsque  nous  ne  pou- 
vons pas  parvenir  au  but  que 
nous  prétendions....  »  Sermon  sur 
la  Loi  de  Dieu. 

8.  V.  p.  268,  n.  3  ;  p.  317,  n.  1. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD.  59 

qu'ont-elles,  après  tout,  qu'une  illusion  de  peu  de  durée? 
Sitôt  que  cette  première  ardeur,  qui  leur  donne  tout  leur 
agrément,  a  été  un  peu  ralentie  par  le  temps,  leurs  plus 
violents  sectateurs  s'étonnenl  le  plus  souvent  de  s'être  si  fort 
travaillés  pour  rien.  L'âge  et  l'expérience  nous  font  bien 
voir  combien  sont  vaines  les  choses  que  nous  avions  le  plus 
désirées  :  et  encore  ces  plaisirs  tels  quels,  combien  sont-ils 
clairsemés  dans  la  vie?  Quelle  joie  peut-on  ressentir,  où  la 
douleur  ne  se  jette  comme  à  la  traverse?  Et  s'il  nous  fallait  re- 
trancher de  nos  jours  tous  ceux  que  nous  avons  mal  passés, 
même  selon  les  maximes  du  monde,  pourrions-nous  bien 
trouver  en  toute  la  vie  de  quoi  faire  trois  ou  quatre  mois  ? 
Mais  accordons  aux  fols  amateurs  *  du  siècle  que  ce  qu'ils 
aiment  est  considérable;  combien  dure  cette  félicité?  Elle 
fuit,  elle  fuit  comme  un  fantôme  qui,  nous  ayant  donné 
quelque  espèce  de  contentement  pendant  qu'il  demeure 
avec  nous,  ne  nous  laisse  en  nous  quittant  que  du  trouble. 
Bernard,  Bernard,  disait-il,  cette  verte  jeunesse  ne  durera 
pas  toujours  :  cette  heure  fatale  viendra,  qui  tranchera 
toutes  les  espérances  trompeuses  par  une  irrévocable  sen- 
tence :  la  vie  nous  manquera,  comme  un  faux  ami,  au  milieu 
de  nos  entreprises.  Là  tous  nos  beaux  desseins  tomberont 
par  terre;  là  s'évanouiront  toutes  nos  pensées.  Les  riches 
de  la  terre,  qui,  durant  cette  vie,  jouissant  de  la  tromperie 
d'un  songe  agréable,  s'imaginent  avoir  de  grands  biens, 
s'éveillant  tout  à  coup  dans  ce  grand  jour  de  l'éternité,  se- 
ront tout  étonnés  qu'ils  se  trouveront-  les  mains  vides.  La 
mort,  cette  fatale  ennemie,  entraînera  avec  elle  tous  nos 
plaisirs  et  tous  nos  honneurs  dans  l'oubli  et  dans  le  néant. 
Hélas!  on  ne  parle  que  de  passer  le  temps.  Le  temps  passe 

1.  Ceux  qui  ont  du  goût  pour.  jours  après,  il  me  montra  toute 

2.  Pe  ce  qu'ils  se  trouveront.  i  affaire  exécutée.  »  Et  Balzac 
C'est  le  mirari  quod  latin.  Cf.  Mo-  (dans  Littré)  :  «  Il  s'est  étonné 
lière  :  «  Je  fus  étonné  que,  deux  1ue  Je  n'ai  rien  vu  de  tout  cela.  » 


60  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

en  effet,  et  nous  passons  avec  lui  ;  et  ce  qui  passe  à  mon 
égard  par  le  moyen  du  temps  qui  s'écoule,  entre  dans  l'éter- 
nité qui  ne  passe  pas;  et  tout  se  ramasse  dans  le  trésor  de 
la  science  divine,  qui  ne  passe  pas.  0  Dieu  éternel,  quel 
sera  notre  étonnement  lorsque  le  Juge  sévère  qui  préside 
dans  l'autre  siècle,  où  celui-ci  nous  conduit  malgré  nous, 
nous  représentant  en  un  instant  toute  notre  vie,  nous  dira 
d'une  voix  terrible  :  Insensés  que  vous  êtes,  qui  avez  tant  es- 
timé les  plaisirs  qui  passent,  et  qui  n'avez  pas  considéré  la 
suite,  qui  ne  passe  pas  ! 

Allons,  concluait-il,  et  puisque  notre  vie  est  toujours 
emportée  par  le  temps,  qui  ne  cesse  de  nous  échapper,  tâ- 
chons d'y  attacher  quelque  chose  qui  nous  demeure.  Puis 
retournant  à  son  grand  livre,  qu'il  étudiait  continuellement 
avec  une  douceur  incroyable,  je  veux  dire,  à  la  croix  de 
Jésus,  il  se  rassasiait  de  son  sang,  et  avec  cette  divine  liqueur 
il  humait  le  mépris  du  monde.  Je  viens,  disait-il,  ô  mon 
Maître,  je  viens  me  crucifier  avec  vous.  Je  vois  que  ces  yeux 
si  doux,  dont  un  seul  regard  a  fait  fondre  saint  Pierre  en 
larmes,  ne  rendent  plus  de  lumières  :  je  tiendrai  les  miens 
fermés  à  jamais  à  la  pompe  du  siècle  ;  ils  n'auront  plus  de 
lumières  pour  les  vanités.  Cette  bouche  divine,  de  laquelle 
inondaient  *  des  fleuves  de  vie  éternelle,  je  vois  que  la  mort 
l'a  fermée  :  je  condamnerai  la  mienne  au  silence,  et  ne  l'ou- 
vrirai que  pour  confesser  mes  péchés  et  votre  miséricorde. 
Mon  cœur  sera  de  glace  pour  les  vains  plaisirs  ;  et  comme  je 
ne  vois  sur  tout  votre  corps  aucune  partie  entière,  je  veux 
porter  de  tous  côtés  sur  moi-même  les  marques  de  vos  souf- 
frances, afin  d'être  un  jour  entièrement  revêtu  de  votre  glo- 
rieuse résurrection.  Enfin  je  me  jetterai  à  corps  perdu  sur 


Balzac,  Lettre  de  1640  (dans  Uttré). 

1.  Neutre  à  l'imitation  du  latin. 

<  Imbres  campis  omnibus  inun- 


dantes.  »  Tive-Live.  Cet  emploi  ne 
se  trouve  pas  dans  les  diction- 
naires du  xvu*  siècle. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD.  61 

vous,  ô  aimable  mort,  et  je  mourrai  avec  vous;  je  m'enve- 
lopperai avec  vous  dans  votre  drap  mortuaire  :  aussi  bien 
j'apprends  de  l'Apôtre1  que  nous  sommes  ensevelis  avec 
vous  dans  le  saint  baptême. 

Ainsi  le  pieux  Bernard  s'enflamme  au  mépris  du  monde, 
comme  il  est  aisé  de  le  recueillir  de  ses  livres.  Il  ne  songe 
plus  qu'à  chercher  un  lieu  de  retraite  et  de  pénitence  :  mais 
comme  il  ne  désire  que  la  rigueur  et  l'humilité,  il  ne  se  jette 
point  dans  ces  fameux  monastères,  que  leur  réputation  ou 
leur  abondance a  rend  illustres  par  toute  la  terre.  En  ce 
temps-là  un  petit  nombre  de  religieux  vivaient  à  Cîteaux, 
sous  l'abbé  Etienne.  L'austérité  qui  s'y  pratiquait  les  em- 
pêchait de  s'attirer  des  imitateurs5.  Mais  ils  ne  se  relâchaient 
pas  pour  cela,  jugeant  plus  à  propos  de  persister  dans  leur 
institut  pour  l'amour  de  Dieu,  que  d'y  rien  changer  pour 
l'amour  des  hommes.  Cette  abbaye,  maintenant  si  célèbre, 
était  pour  lors  inconnue  et  sans  nom.  Le  bienheureux  Ber- 
nard, à  qui  le  voisinage  donnait  quelque  connaissance  de 
la  vertu  de  ces  saints  personnages,  embrasse  leur  règle  et 
leur  discipline,  ravi  d'avoir  trouvé  tout  ensemble  la  sainteté 
de  vie,  l'extrême  rigueur  de  la  pénitence,  et  l'obscurité.  Là 
il  commença  de  vivre  de  sorte  qu'il  fut  bientôt  en  admira- 
tion4, même  à  ces  anges  terrestres  ;  et  comme  ils  le  voyaient 
toujours  croître8,  il  ne  fut  pas  longtemps  parmi  eux,  que, 
tout  jeune  qu'il  était  lors,  ils  le  jugèrent  Capable  de  for- 
mer les  autres.  Je  laisse  les  actions  éclatantes  de  ce  grand 
homme;  et  pour  la  confusion  de  notre  mollesse,  à  la 
louange  de  la  grâce  de  Dieu,  je  vous  ferai  un  tableau  de  sa 
pénitence,  tiré  de  ses  paroles  et  de  ses  écrits  ^. 


1.  Coloss.,  ii,  12. 

2.  Richesse  «  [L'homme]  sera 
toujours  puissant,  abondant,  heu- 
reux pourvu  que  Dieu  lui  de- 
meure. »  Panég.de  saint  Bernard. 


3.  Vita  S.  Bernardi,  anct.  Guih 
lelmo,  m,  18. 

4.  Locution  rare  au  sens  passif 

5.  Grandir  en  vertu,  en  sagesse. 

6.  Bien  qu'on  retrouve  dans  ce 


61 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


D  avait  accoutumé  de  dire  qu'un  novice,  entrant  dans  le 
monastère,  devait  laisser  son  corps  à  la  porte  ;  et  le  saint 
homme  en  usait  ainsi  *.  Ses  sens  étaient  de  telle  sorte  mor- 
tifiés, qu'il  ne  voyait  plus  ce  qui  se  présentait  à  ses  yeux.  La 
longue  habitude  de  mépriser  le  plaisir  du  goût  avait  éteint 
en  lui  toute  la  pointe*  de  la  saveur.  Il  mangeait  de  toutes 
choses  sans  choix  ;  il  buvait  de  l'eau  ou  de  l'huile  indiffé- 
remment, selon  qu'il  les  avait  à  la  main.  Le  pain  dont  il 
usait  était  si  amer  que  l'on  voyait  bien  que  sa  plus  grande 
appréhension  était  de  donner  quelque  contentement  à  son 
corps.  À  ceux  qui  s'effrayaient  de  la  solitude,  il  leur  repré- 
sentait l'horreur  des  ténèbres  extérieures8  et  ce  grince- 
ment de  dents  éternel.  Si  quelqu'un  trouvait  trop  rude  ce 
long  et  horrible  silence,  il  les  avertissait  que,  s'ils  considé- 
raient attentivement  l'examen  rigoureux  que  le  Grand  Juge 
fera  des  paroles,  ils  n'auraient  pas  beaucoup  de  peine  à  se 
taire.  11  avait  peu  de  soin  de  la  santé  de  son  corps,  et  blâ- 
mait fort  en  ce  point  la  grande  délicatesse  des  hommes, 
qui  voudraient  se  rendre  immortels,  tant  le  désir  qu'ils  ont 
de  la  vie  est  désordonné  :  pour  lui,  il  mettait  ses  infirmités 
parmi  les  exercices  de  la  pénitence.  Pour  contrecarrer  la 
mollesse  du  monde,  il  choisissait  d'ordinaire  pour  sa  de- 
meure un  air  humide  et  malsain,  afin  d'être  non  tant  ma- 
lade que  faible  ;  et  il  estimait  qu'un  religieux  était  sain  quand 


«  tableau  »  plusieurs  traits  em- 
pruntés aux  écrits  mêmes  4e 
saint  Bernard,  à  ses  lettres,  aux 
Sermons  sur  le  Cantique  des  Can- 
tiques, c'est  principalement  des 
diverses  vies  de  saint  Bernard  que 
Bossuet  se  sert,  et  surtout  de  la 
biographie  commencée  du  vivant 
même  du  saint  par  son  ami  l'abbé 
Guillaume  de  Saint-Thierry  de 
Reims. 


1.  Vita  S.  Bernardi,  auct. 
Guill.,  iv,  20;  vin,  38,  40;  xu,  33. 

2.  C.-à-d.  la  sensation  «  pi- 
quante et  mordicante  qui  cha- 
touille les  organes  du  goût  ». 
Furetiêre  (Dict.,  éd.  de  1727).  L'ex- 
pression est  latine  :  «  saporis  quae- 
dam  acumina  ».    Pline  l'Ancien. 

3.  Expression  évangélique  (cf. 
S.  Matth.,  vin,  12).  Extérieures  au 
royaume  de  Dieu. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


m 


il  se  portait  assez  bien  pour  chanter  et  psalmodier.  D  voulait 
que  les  moines  excitassent  l'appétit  de  manger,  non  par  les 
viandes,  mais  par  les  jeûnes;  non  par  le  ragoût,  mais  par 
le  travail1.  Il  couchait  sur  la  dure;  mais  pour  y  dormir,  di- 
sait-il, il  attirait  le  sommeil  par  les  veilles,  par  la  psalmodie 
de  la  nuit,  et  par  l'ouvrage8  de  la  journée  :  de  sorte  que 
dans  cet  homme  les  fonctions  même  naturelles  étaient  [exer- 
cées], non  tant  par  la  nature  que  par  la  vertu.  Quel  homme 
a  jamais  pu  dire  avec  plus  juste  raison  ce  que  disait  l'apôtre 
saint  Paul5  :  «Le  monde  m'est  crucifié,  et  moi  je  suis  cruci- 
fié au  monde  »  :  Mihi  mundus  crucifiants  est,  et  ego  mundo  ? 

Ah!  que  l'admirable  saint  Chrysostome  fait  une  excellente 
réflexion  sur  ces  beaux  mots  de  saint  Paul  !  Ce  ne  lui  était 
pas  assez,  remarque  ce  saint  évêque 4,  d'avoir  dit  que  le 
monde  était  mort  pour  lui,  il  faut  qu'il  ajoute  que  lui-même 
est  mort  au  monde.  Certes,  poursuit  ce  savant  interprète, 
l'Apôtre  considérait  que  non  seulement  les  vivants  ont  quel- 
ques sentiments  les  uns  pour  les  autres,  mais  qu'il  leur 
reste  encore  quelque  affection  pour  les  morts  ;  qu'ils  en  con- 
servent le  souvenir,  et  rendent  du  moins  à  leurs  corps  les 
honneurs  de  la  sépulture.  Tellement  que5  saint  Paul,  pour 
nous  faire  entendre  jusqu'à  quelle  extrémité  le  fidèle  doit 
se'dégager  des  plaisirs  du  siècle  :  Ce  n'est  pas  assez,  dit-il, 
que  le  commerce  soit  rompu  entre  le  monde  et  le  chrétien, 
comme  il  l'est  entre  les  vivants  et  les  morts;  car  il  peut  y  rester 
quelque  petite  alliance;  mais  tel  qu'est  un  mort  à  l'égard  d'un 
mort,  tels  doivent  être  l'un  à  l'autre  le  monde  et  le  chrétien. 

0  terrible  raisonnement  pour  nous  aufres  lâches  et  effé- 
minés, et  qui  ne  sommes  chrétiens  que  de  nom  !  Mais  le 


1.  S.  Bernardt  epist.,  I,  12. 

2.  Ce  mot  ne  signifie  pas  ici  «  ce 
qui  est  produit  par  l'ouvrier  » 
iDict.  de    l'Acad.,   1694);    mais 


son  travail,  son  activité  même. 

3.  Galat.,  vi,  14. 

4.  De  Compunct.,  1.  II,  n,  2. 

5.  V.  p^  289,  n.  1,  p.  556,  n.  3 


64 


PANÊGYRIQUL  DE  SAINT  BERNARD. 


grand  saint  Bernard  l'avait  fortement  gravé  en  son  cœur* 
Car  ce  qui  nous  fait  vivre  au  monde,  c'est  l'inclination  pour 
le  monde  :  ce  qui  fait  vivre  le  monde  pour  nous,  c'est  un 
certain  éclat  qui  nous  charme  dans  les  biens  sensibles.  La 
mort  éteint  les  inclinations,  la  mort  ternit  le  lustre  de  toutes 
choses.  Voyez  le  plustteau  corps  du  monde  :  sitôt  que  l'âme 
s'est  retirée,  bien  que  les  linéaments  soient  presque  les 
mêmes,  cette  fleur  de  beauté  s'efface,  et  cette  bonne  grâce 
s'évanouit.  Ainsi  le  monde  n'ayant  plus  d'appas  pour  Ber- 
nard, et  Bernard  n'ayant  plus  aucun  sentiment  pour  le  monde, 
le  monde  est  mort  pour  lui,  et  lui  il  est  mort  au  monde. 

Chrétiens,  quel  sacrifice  le  pieux  Bernard  offre  à  Dieu  par 
ses  continuelles  mortifications  !  Son  corps  est  une  victime 
que  la  charité  lui  consacre  :  en  l'immolant  elle  le  conserve, 
afin  de  le  pouvoir  toujours  immoler.  Que  peut-il  présenter 
de  plus  agréable  au  Sauveur  Jésus,  qu'une  âme  dégoûtée  de 
toute  autre  chose  que  de  Jésus  même  ;  qui  se  plaît  si  fort  en 
Jésus  qu'elle  craint  de  se  plaire  en  autre  chose  qu'en  lui; 
qui  veut  être  toujours  affligée,  jusqu'à  ce  qu'elle  le  possède 
parfaitement?  Pour  Jésus,  le  pieux  Bernard  se  dépouille  de 
toutes  choses,  et  même,  si  je  l'ose  dire,  pour  Jésus  il  se 
dépouille  de  ses  bonnes  œuvres. 

Et,  en  effet,  fidèles,  comme  les  bonnes  œuvres  n'ont  de 
mérite  qu'autant  qu'elles  viennent  de  Jésus-Christ,' elles 
perdent  leur  prix  sitôt  que  nous  nous  les  attribuons  à 
nous-mêmes.  Il  les  faut  rendre  à  celui  qui  les  donne;  et 
c'est  encore  ce  que  l'humble  Bernard  avait  appris  au  pied 
de  la  croix.  Combien  belle,  combien  chrétienne  fut  cette 
parole  de  l'humble  Bernard,  lorsque,  étant  entré  dans  dé 
vives  appréhensions1  du  terrible  jugement  de  Dieu  :  «  Je 

|.  Bossuet  supprime  les  cir-  ces  paroles  furent  prononcées, 
constances  merveilleuses  où,  se-  Celait  dans  une  maladie  du  saint  : 
ton  le  biographe   contemporain,        «  Cutnque  extremum  jam  traher* 


PANÉGYRIQUE  Ot,  SAINT  BERNARD.  65 

sais,  je  sais,  dit-il,  que  je  ne  mérite  point  le  royaume 
des  bienheureux;  mais  Jésus  mon  Sauveur  le  possède  par 
deux  raisons  :  il  lui  appartient  par  nature  et  par  ses  tra- 
vaux, comme  son  héritage  et  comme  sa  conquête.  Ce 
bon  Maître  se  contente  du  premier  titre,  et  me  cède  libé- 
ralement le  second  ».  0  sentence  digne  d'un  chrétien  ! 
Non,  vous  ne  serez  pas  confondu,  ô  pieux  Bernard  !  puis- 
que vous  appuyez  votre  espérance  sur  le  fondement  de  la 
croix. 

Mais,  ô  Dieu  !  comment  ne  tremblons-nous  pas,  misé- 
rables pécheurs  que  nous  sommes,  entendant  une  telle 
parole  ?  Bernard,  consommé  en  vertus,  croit  n'avoir  rien 
fait  pour  le  ciel;  et  nous,  nous  présumons  de  nous-mêmes, 
nous  croyons  avoir  beaucoup  fait,  quand  nous  nous  sommes 
légèrement  acquittés  de  quelque  petit  devoir  d'une  dévotion 
superficielle.  Cependant,  ô  douleur  !  l'amour  du  monde 
régne  en  nos  cœurs,  le  seul  mot  de  mortification  nous  fait 
horreur.  C'est  en  vain  que  la  justice  divine  nous  frappe,  et 
nous  menace  encore  de  plus  grands  malheurs  :  nous  ne 
laissons  pas  de  courir  après  les  plaisirs,  comme  s'il  nous 
était  possible  d'être  heureux  en  ce  monde  et  en  l'autre.  Mes 
frères,  que  pensez-vous  faire,  quand  vous  louez  les  vertus 
du^grand  saint  Bernard?  En  faisant  son  éloge,  vous  pro- 
noncez votre  condamnation. 

Certes,  il  n  avait  pas  un  corps  de  fer  ni  d'airain  :  il  étail 
sensible  aux  douleurs,  et  d'une  complexion  délicate,  pour 
nous  apprendre  que  ce  n'est  pas  le  corps  qui  nous  manque, 
mais  plutôt  le  courage  et  la  foi.  Pour  condamner  tous  les 
âges  en  sa  personne,  Dieu  a  voulu  que  sa  pénitence  commen 


tpintum  videretur,  in  excessu 
menti*  suse  ante  tribunal  Domini 
vuiiu  est  prxsentari.  Adfuit  au~ 
tem  et  Satan  ex  adverso  impro- 
bis  eum  à ccusationibus  pulsans. 


Ubi  veto  ille  omnia  fuerat  pro- 
seeutus,  et  viro  Dei  esset  pro  sua 
parie  dicendum,  nil  territus  aut 
turbaius,  ait...  »  Vita  S.  Ber- 
nardi  auctore  Guilleimo,  xn,  57 


6*  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

çât  dès  sa  tendre  jeunesse,  et  que  sa  vieillesse  la  plus  décré- 
pite jamais  ne  la  tit  relâchée.  Vous  vous  excusez  sur  voi 
grands  emplois1  :  Bernard  était  accablé  des  affaires1,  non- 
seulement  de  son  ordre,  mais  presque  de  toute  l'Église.  D 
prêchait,  il  écrivait,  il  traitait  les  affaires  des  papes  et 
des  évêques,  des  rois  et  des  princes  ;  il  négociait  pour  les 
grands  et  pour  Tes  petits,  ouvrant  à  tout  le  monde  les  en- 
trailles de  sachante  ;  et  parmi  tant  de  diverses  occupations, 
il  ne  modérait  point  ses  austérités,  afin  que  la  mollesse  de 
toutes  les  conditions  et  de  tous  les  âges  fût  éternellement 
condamnée  par  l'exemple  de  ce  saint  homme. 

Vous  me  direz  peut-être  qu'il  n'est  pas  nécessaire  que 
tout  le  monde  vive  comme  lui.  Mais  du  moins  faut-il  con- 
sidérer, chrétiens,  qu'entre  les  disciples  du  même  Évan- 
gile il  doit  y  avoir  quelque  ressemblance.  Si  nous  préten- 
dons au  même  paradis  où  Bernard  est  maintenant  glorieux, 
comment  se  peut-il  faire  qu'il  y  ait  une  telle  inégalité, 
mais5  une  telle  contrariété  entre  ses  actions  et  les  nôtres? 
Par  des  routes  si  opposées,  espérons-nous  parvenir  à  la 
même  fin,  et  arriver  par  les  voluptés  où  il  a  cru  ne  pouvoir 
atteindre  que  par  les  souffrances?  Si  nous  n'aspirons  pas  à 
cette  éminente  perfection,  du  moins  devrions-nous  imiter 
quelque  chose  de  sa  pénitence.  Mais  nous  nous  donnons  tout 
entiers  aux  folles  joies  de  ce  monde,  nous  aimons  la  dé- 
bauche et  la  bonne  chère,  la  vie  commode  et  voluptueuse; 
et  après  cela  nous  voulons  encore  être  appelés  chrétiens! 

Et  comment  ne  comprenons-nous  pas  que  la  croix  de 
Jésus  doit  être  gravée  jusqu'au  plus  profond  de  nos  âmes, 
si  nous  voulons  être  chrétiens?  C'est  pourquoi  l'Apôtre 


1.  Ce  mot  désigne  généralement 
au  xvii*  siècle  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  les  fonctions  publi- 
ques, les  places  dans  les  admi- 


nistrations publiques. 

2.  Var...  :  maniait  presque  tou- 
tes les  affaires. 

3.  Mais  même....  (Imo). 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD  07 

nous  dit  que  nous  sommes  morts,  et  que  notre  rie  est  ca- 
chée, et  que  nous  sommes  ensevelis  avec  Jésus-Christ1.  Nous 
entendons  peu  ce  qu'on  nous  veut  dire,  si  lorsqu'on  ne  nous 
parle  que  de  mort  et  de  sépulture,  nous  ne  concevons  pas 
que  le  Fils  de  Dieu  ne  se  contente  pas  de  nous  demander  un 
changement  médiocre.  Il  faut  se  changer  jusqu'au  fond  ;  et 
pour  faire  ce  changement,  ne  nous  persuadons  pas,  chré- 
tiens, qu'une  diligence  ordinaire  suffise.  Cependant  l'affaire 
de  notre  salut  est  toujours  la  plus  négligée.  Toutes  les  autres 
choses  nous  pressent  et  nous  embarrassent:  il  n'y  a  que 
pour  le  salut  que  nous  sommes  froids  et  languissants,  et 
toutefois  le  Sauveur  nous  dit  que  le  royaume  des  cieux  ne 
peut  être  pris  que  de  force,  et  qu'il  n'y  a  que  les  violents 
qui  l'emportent1.  0  Dieu  éternel,  s'il  faut  de  la  force,  s'il 
faut  de  la  violence,  quelle  espérance  y  a-t-il  pour  nous  dans 
ce  bienheureux  héritage!  Mais  je  vous  laisse  sur  cette  pei.- 
sée;  car  je  me  sens  trop  faible  et  trop  languissant  pour  vous 
en  représenter  l'importance,  et  il  faudrait  pour  cela  que 
j'eusse  quelque  étincelle  de  ce  zèle  apostolique  de  saint 
Bernard  que  nous  allons  considérer  un  moment  dans  la 
seconde  partie. 

SECOND  POINT 

de  qui  me  reste  à  vous  dire  de  saint  Bernard  est  si  grand 
et  si  admirable,  que  plusieurs  discours  ne  suffiraient 
pas  à  vous  le  faire  considérer  comme  il  faut.  Toutefois, 
puisque  je  vous  ai  promis  de  vous  représenter  ce  sain 
homme  dans  les  emplois  publics  et  apostoliques,  disons-en 
quelque  chose  brièvement,  de  peur  que  votre  dévotion  ne 
soit  frustrée  d'un**  attente  si  douce.  Voulez- vous  que  nous 
voyions  le  commencement  dé  i  apostolat  de  saint  Bernard? 

1.  Cotes*., m, 3.  |     fc Mottes. IL 


68  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

Ce  fut  sur  sa  famille  qu'il  répandit  ses  premières  lumières 
commençant,  dès  sa  tendre  jeunesse,  à  prêcher  la  croix  d© 
Jésus  à  ses  oncles  et  à  ses  frères,  aux  amis,  aux  voisins,  à 
tous  ceux  qui  fréquentaient  dans  la  maison  de  son  père. 
Dès  lors  il  leur  parlait  de  l'éternité  avec  une  telle  énergie, 
qu'il  leur  laissait  je  ne  sais  quoi  dans  l'âme  qui  ne  leur 
permettait  pas  de  se  plaire  au  monde.  Son  bon  oncle  Gaudri, 
homme  très  considérable  dans  le  pays,  fut  le  premier  disci- 
ple de  ce  cher  neveu.  Ses  aînés,  ses  cadets,  tous  se  rangeaient 
sous  sa  discipline;  et  Dieu  permit  que  l'un  après  l'autre» 
après  avoir  résisté  quelque  temps,  tous  ses  frères  vinssent  à 
lui  dans  les  moments  marqués  par  la  Providence.  Gui,  l'aîné 
de  cette  maison,  quitta  tous  les  emplois  militaires  et  les 
douceurs  de  son  nouveau  mariage1.  Tous  ensemble  ils  renon- 
cèrent aux  charges  qu'ils  avaient  ou  qu'ils  prétendaient 
dans  la  guerre;  et  ces  braves,  ces  généreux,  accoutumés  au 
commandement  et  au  noble  tumulte  des  armes,  ne  dédai- 
gnent ni  la  bassesse,  ni  le  silence,  ni  l'oisiveté  de  Cîteaux, 
si  saintement  occupée.  Ils  vont  commencer  de  plus  beaux 
combats,  où  la  mort  même  donne  la  victoire. 

Ces  quatre  frères  allaient  ainsi,  disant  au  monde  le  der- 
nier adieu,  accompagnés  de  plusieurs  gentilshommes,  que 
Bernard,  ce  jeune  pêcheur,  avait  pris  dans  les  filets  de  Jésus. 
Nivard,  le  dernier  de  tous,  qu'ils  laissaient  avec  leur  bon  père 


t.  Le  biographe  raconte  à  ce 
sujet  une  anecdote  que  Bossuet  né- 
glige :  «  Guido,  jirimogewtus  fra- 
trum,conjugiojam  aiHyalus  erat, 
vir  magnus  et  pne  alii$jam  in 
tx'culo  radicatus.  Hic  primum, 
vaululum  haesitan$,rem  continuo 


balur.  At  Bemardus,  de  tnisen- 
cordia  Domini  spem  concipiens 
certiorem,incunctantereispopon- 
dit  nul  consemuram  feminam, 
aut  cetentcr  morituram...  Nec 
mora:  (laqeïlabatur  prsedicta  Gui- 
doms  uxor  infirmitate  gravi.  Et 


rem   perpendens  et    recogitans,  j  coa^oscens  quia  dur um  esset  sibï 

conversion!  consensit,  st  cenjux  i  centra  stimulum  calcitrare,  ac- 

annueret.   Verum  id  quidem  de  ;  cemto  Bcrnarao,veniamdepreca 

juvenculanobilietyaT'vtitas/i'ni»  j  iu\   el.prwripsa  comersionia  pe- 

nutnente,  pane  wipossibila  vi  '«-  s$en*umi*  VitaS.  Bern. wi.lft. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD.  09 

pour  être  le  support  de  sa  caduque  vieillesse,  les  étant  venu 
embrasser:  «Vous  aurez,  lui  disaient-ils,  tous  nos  biens.  »Cet 
enfant,  inspiré  de  Dieu,  leur  fit  cette  belle  réponse  :  «  Eh! 
quoi  donc?  vous  prenez  le  ciel,  et  vous  me  laissez  la  terre  »  !»  De 
cette  sorte»  il  se  plaignait  doucement  qu'ils  le  partageaient  un 
peu  trop  en  cadet*;  et  cette  sainte  pensée  fit  telle  impres- 
sion sur  son  âme,  qu'ayant  demeuré  quelque  temps  dans 
le  monde,  il  obtint  son  congé  de  son  père,  pour  s'aller  mettre 
en  possession  du  même  héritage  que  ses  chers  frères,  non 
nour  le  partager,  mais  pour  en  jouir  en  commun  avec  eux. 
Que  reste-t-il  au  pieux  Bernard  pour  voir  toute  sa  famille 
conquise  au  Sauveur?  Il  avait  encore  une  sœur,  qui,  profi- 
tant de  la  piété  de  ses  frères,  vivait  dans  le  luxe  et  dans  la 
grandeur.  Elle  les  vint  un  jour  visiter,  brillante  de  pierreries,. 
avec  une  mine  hautaine  et  un  équipage  superbe.  Jamais 
elle  ne  put  obtenir  le  bien  de  les  voir,  jusqu'à  temps 
qu'ayant  protesté  qu'elle  suivrait  leurs  bonnes  instruc- 
tions, le  vénérable  Bernard  s'approcha  :  «  Et  pourquoi,, 
lui  dit-il3,  veniez-vous  troubler  le  repos  de  ce  monastère 
et  porter  la  pompe  du  diable  jusque  dans  la  maison  de 
Dieu  ?  Quelle  honte  de  vous  parer  du  patrimoine  des  pau- 
vres !  »  Il  lui  fit  entendre  qu'elle  avait  grand  tort  d'orner 
ainsi  de  la  pourriture  ;  c'est  ainsi  qu'il  appelait  notre  corps. 
Ce  dbrps  en  effet,  chrétiens,  n'est  qu'une  masse  de  boue, 
que  l'on  pare  d'un  léger  ornement,  à  causede  l'âme  qui  y 
demeure.  Car  de  même  [que]  si  un  roi  était  contraint  par 
quelque  accident  de  loger  en  une  cabane,  on  tâcherait  de 
l'orner,  et  l'on  y  verrait  quelque  petit  rayon  de  la  magni- 
ficence royale  :  c'est  toujours  une  maison  de  village, 
à  qui  cet  honneur  passager,  dont  elle  serait  bientôt  dé- 

1.  Vila  S.  Bernardi,  m,  17.          I   puînés  était  moindre,  autrefois, 

2.  «  Partage  de  cadette  •  (La    I    que  celle  de  l'aîné. 
Fontaine),  ia  part  d'héritage  des   I       1.  Vita  S.  Bernardi,  %i,  30. 


70  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

pouillée,  ne  fait  point  perdre  sa  qualité  ;  ainsi  cette  ordure 
de  notre  corps  est  revêtue  de  quelque  vain  éclat,  en  faveur 
de  Pâme  qui  doit  y  habiter  quelque  temps  :  toutefois  c'est 
toujours  de  l'ordure,  qui,  au  bout  d'un  terme  bien  court, 
-etombera  dans  la  première  bassesse  de  sa  naturelle  corrup- 
tion. Avoir  tant  de  soin  de  si  peu  de  chose,  et  négliger  pour 
elle  cette  âme  faite  à  l'image  de  Dieu,  d'une  nature  immor- 
ale et  divine,  n'est-ce  pas  une  extrême  fureur  ?  Ah  !  la_ 
sœur  du  pieux  Bernard  est  touchée  au  vif  de  cette  pensée  : 
elle  court  aussitôt  aux  jeûnes,  à  la  retraite,  au  sac,  au  mo- 
nastère, à  la  pénitence.  Cette  femme  orgueilleuse,  domptée 
par  une  parole  de  saint  Bernard,  suit  l'étendard  de  Jésus 
avec  une  fermeté  invincible.  "  -     , 

Mais  comment  vous  tairai-je  le  comble  de  la  joie  du 
saint  homme,  et  sa  dernière  conquête  dans  sa  famille?  Son 
bon  père,  le  vieux  Tesselin,  qui  était  seul  demeuré  dans  la 
monde,  vient  rejoindre  ses  enfants  à  Glairvaux.  0  Dieu  éter- 
nel! quelle  joie  !  quelles  larmes  du  père  et  du  fils  !  Il  n'est 
pas  croyable  avec  quelle  constance  ce  bon  homme  avait 
perdu  ses  enfants,  l'honneur  de  sa  maison,  et  le  support  de 
son  âge  caduc.  Par  leur  retraite,  il  voyait  son  nom  éteint 
sur  la  terre  ;  mais  il  se  réjouissait  que  sa  sainte  famille  allait 
s'éterniser  dans  le  ciel  ;  et  voici  que  touché  de  l'Esprit  de 
Dieu,  afin  que  toute  la  maison  lui  fût  consacrée,  ce  bon 
vieillard,  sur  le  déclin  de  sa  vie,  devient  enfant  en  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  sous  la  conduite  de  son  cher  fils, 
qu'il  reconnaît  désormais  pour  son  père.  N'épargnez  pas 
vos  soins,  ô  parents,  à  élever  en  la  crainte  de  Dieu  les  en- 
fants que  Dieu  vous  a  confiés  :  vous  ne  savez  pas  quelle 
récompense  cette  bonté  infinie  vous  réserve.  Le  pieux  Tes- 
selin, qui  avait  si  bien  nourri  les  siens  dans  la  piété,  en 
reçoit  sur  la  fin  de  ses  jours  une  bénédiction  abondante, 
puisque  par  le  moyen  de  son  fils,  après  une  longue  vie,  il 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD.  71 

meurt  dans  une  bonne  espérance,  et,  si  je  l'ose  dire,  dans 
la  paix  et  dans  les  embrassements  du  Sauveur.  Vous  voyez 
que  le  grand  saint  Bernard  est  l'apôtre  de  sa  famille. 

Voulez-vous  que  je  passe  plus  outre,  et  que  je  vous  fasse 
voir  comme  il  prêche  la  croix  dans  son  monastère?  Combien 
de  sortes  de  gens  venaient,  de  tous  les  endroits  de  la  terre, 
faire  pénitence  sous  sa  discipline  !  Il  avait  ordinairement 
sept  cents  anges  (j'appelle  ainsi  ces  hommes  célestes  qui 
servaient  Dieu  avec  lui  à  Glairvaux),  si  recueillis,  si  mortifiés, 
que  le  vénérable  Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierry,  nous 
rapporte  que  lorsqu'il  entrait  dans  cette  abbaye,  voyant  cet 
ordre,  ce  silence,  cette  retenue,  il  n'était  pas  moins  saisi  de 
respect  que  s'il  eût  approché  de  nos  redoutables  autels1. 
Bernard,  qui  par  ses  divines  prédications  les  accoutumait  à 
la  douceur  de  la  croix,  les  faisait  vivre  de  sorte  qu'ils  ne 
savaient  non  plus  de  nouvelles  du  monde,  que  si  un  océan 
immense  les  en  eût  séparés  de  bien  loin  :  au  reste,  si 
ardents  dans  leurs  exercices,  si  exacts  dans  leur  pénitence, 
si  rigoureux  à  eux-mêmes,  qu'il  était  aisé  à  juger  qu'ils  ne 
songeaient  pas  à  vivre,  mais  à  mourir.  Cette  société  de  péni- 
tence les  unissait  entre  eux  comme  frères,  avec  saint  Ber- 
nard comme  avec  un  bon  père  *  et  saint  Bernard  avec  eux 
comme  avec  ses  eiilants  bienaimés,  dans  une  si  parfaite  et 
m  si  cordiale  correspondance,  qu'il  ne  se  voyait  point  dans  le 
monde  une  image  plus  achevée  de  l'ancienne  Église,  qui 
n'avait  qu'une  âme  et  qu'un  cœur. 

Quelle  douleur  à  cet  homme  de  Dieu ,  quand  il  lui  fallait 
quitter  ses  enfants,  qu'il  aimait  si  tendrement  dans  les 
entrailles  de  Jésus-Christ  !  Mais  Dieu,  qui  l'avait  séparé  dès 


1.  /bu*.,  vu,  33,  35. 

2.  Saint  Bernard-  écrit  aux  pa- 
rents d'un  jeune  homme  qui  en- 
trait dans  son  «monastère  ■  «  At 


fûftassis  metuitis  corpori  ejus 
vitx  atperitatem...  Nolite  fle- 
re...  Ego  ero  Mi  pater,  ego  mater, 
ego  frmter  et  $oror.»  Ép.  ea~ 


BOSSUET,   SEKMONS. 


72  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 

le  ventre  de  sa  mère1  pour  renouveler  en  son  temps  l'esprit 
et  la  prédication  des  apôtres,  le  tirait  de  sa  solitude  pour  le 
salut  des  âmes  qu'il  voulait  sauver  par  son  ministère.  C'est 
ici,  c'est  ici,  chrétiens,  oùil  paraissait  véritablement  un  apôtre. 
Les  apôtres  allaient  par  toute  la  terre,  portant  l'Évangile  de 
Jésus-Christ  jusque  dans  les  nations  les  plus  reculées  :  et 
quelle  partie  du  monde  n'a  pas  été  éclairée  de  la  prédication 
de  Bernard  ?  Les  apôtres  fondaient  les  Églises,  et  dans  ce 
grand  schisme  de  Pierre  Léon*,  combien  d'Églises  rebelles, 
combien  de  troupeaux  séparés  Bernard  a-t-il  ramenés  à  l'unité 
catholique,  et  s'est  rendu  par  là3  comme,  le  second  fondateur 
des  Églises?  L'Apôtre  compte  parmi  les  fonctions  de  l'apo- 
stolat le  soin  de  toutes  les  Églises4  :  et  le  pieux  Bernard  né 
régissait-il  pas  presque  toutes  les  Églises,  parles  salutaires 
conseils  qu'on  lui  demandait  de  toutes  les  parties  de  la  terre? 
Il  semblait  que  Dieu  ne  voulait  pas 6  l'attacher  à  aucune 
Église  en  particulier,  afin  qu'il  fût  le  père  commun  de  toutes. 
Les  signes  et  les  prodiges  suivaient  la  prédication  des 
apôtres  :  que  de  prophéties,  que  de  guérisons,  que  d'évé- 
nements extraordinaires  et  surnaturels6  ont  confirmé  les 
prédications  de  saint  Bernard!  Saint  Paul  se  glorifie  qu'il* 
prêchait,  non  point  avec  une  éloquence  affectée,  ni  par  des 
discours  de  flatterie  et  de  complaisance8,  mais  seulement 
qu'il  ornait  ses  sermons  de  la  simplicité  et  de  la  vérité  : 
qu'y  a-t-il  de  plus  ferme  ni9  de  plus  pénétrant  que  la  sim- 
plicité de  Bernard,  qui  captive  tout  entendement  au  service 
Ne  la  foi  de  Jésus!  Lorsque  les  apôtres  prêchaient  Jésus- 


1.  Voy.  la  légende  rapportée  par 
Guillaume  de  Saint-Thierry  (i,  2). 

2.  Qui,  à  la  mort  du  pape  Hono- 
nus  en  1130,  tint  tête  au  pape  In- 
nocent II  sous  le  nom  d'Anadet. 

3.  Anacoluthe  et  ellipse  du  sujet. 
A.  II  Cor.,  xi,  28. 

5.  Th.  Corneille  :  «Après  il  sem- 


ble, on  peut  mettre  le  rerbeà 
l'indicatif  ou  au  subjonctif.  »  Voy. 
Chassang,  Gr.  franc.,  cours  sup., 
S  291,  ou  Brachet,  id.,  §  1048. 

6.  Vita  S.  Bern.,  vn,  ix,  xm. 

7.  Latinisme  i  glorior  quod... 

8.  II  Cor.,  i,  12. 

9.  V.  p.  391,  n.  1. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


73 


Christ,  une  ardeur  céleste  les  transportait  et  paraissait  tout 
visiblement  dans  la  véhémence  de  leur  action1;  ce  qui  fait 
dire  à  l'apôtre  saint  Paul  qu'il  agissait  hardiment  en 
Notre -Seigneur2,  et  que  sa  prédication  était  accompagnée 
de  la  démonstration  de  l'Esprit  5.  Ainsi  paraissait  le  zélé 
Bernard,  qui,  prêchant  aux  Allemands  dans  une  langue  qui 
leur  était  inconnue,  ne  laissait  pas  de  les  émouvoir,  à  cause 
qu'il  leur  parlait  comme  un  homme  venu  du  ciel ,  jaloux 
de  l'honneur  de  Jésus. 

Une  des  choses  qui  était  autant  admirable  dans  les 
apôtres,  c'était  de  voir  en  des  personnes  si  viles  en  apparence 
cette  autorité  magistrale,  cette  censure  généreuse  qu  ils 
exerçaient  sur  les  mœurs,  cette  puissance  dont  ils  usaient 
pour  édifier,  non  pour  détruire.  C'est  pourquoi  l'Apôtre, 
formant  Timothée  au  ministère  de  la  parole  :  «  Prends 
gardé,  lui  dit-il ,  que  personne  ne  te  méprise  :  »  Nemo  le 
contemnai  *.  Dieu  avait  imprimé  sur  le  front  du  vénérable 
Bernard  une  majesté  si  terrible  pour  les  impies,  qu'enfin  ils 
étaient  contraints  de  fléchir,  témoin  cet  enragé  prince 
d'Aquitaine5  et  tant  d'autres,  dont  ses  seules  paroles  ont 
souvent  désarmé  la  fureur. 

Mais  ce  qui  était  de  plus  divin6  dans  les  saints  apôtres, 
c^était  cette  charité  pour  ceux  qu'ils  prêchaient.  Ils  étaient 
pères  pour  la  conduite,  et  mères  pour  la  tendresse7  et 
nourrices  pour  la  douceur:  saint  Paul  prend  toutes  ces 
qualités.  Ils  reprenaient,  ils  avertissaient  opportunément, 
importunément,  tantôt  avec  une  sincère  douceur,  tantôt 


1.  Geste  oratoire.  Sens  latin. 

2.  I  Tkess.,  h,  2. 

3.  I  Cor.,  ii,  4. 

4.  I   Timolh.,  iv,  12. 

5.  Vit  a  Bern.auct.  Ernaldo,vi. 
-  Edit.  :  ce  violent  prince.... 

6.  V.  Panég .  de  saint  Paul  :  «  Ce. 


qui  est  devins  admirable...»  Mal- 
herbe :  «  Ce  qui  est  de  meilleur 
nous  en  demeure...  »  t.  II,  p.  17? 
édit.  des  Grands  Écrivains. 

7.  Mères  pour  la  tendresse.  «Dis- 
cite subditorum  matres  vos  esse 
debere.  »S.  Bern.,  Serm.,  xxm. 


74 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD. 


avec  une  sainte  colère,  avec  chs  larmes,  avec  des  reproches  : 
ils  prenaient  mille  formes  différentes,  et  toujours  la  même 
charité  dominait  ;  ils  bégayaient  avec  lesenfants,  ils  parlaient 
avec  les  hommes  :  Juif  aux  Juifs,  Gentil  aux  Gentils,  «  lôiït  à 
«  tous,  disait  l'apôtre  saint  Paul,  afin  de  les  gagner  tous,  » 
[Omnibus  omnia  factus  sum,  ut  omnes  facerem  salvos  *]. 
Voyez  les  écrits  de  l'admirable  Bernard  ,  vous  y  verrez  les 
mêmes  mouvements  et  la  même  charité  apostolique.  Quel 
homme  a  compati  avec  plus  de  tendresse  aux  faibles,  et  aux 
misérables,  et  aux  ignorants  !  Il  ne  dédaignait  ni  les  plus 
pauvres  ni  les  plus  abjeets.  Quel  autre  a  repris  plus  hardiment 
les  mœura  dépravées  de  son  siècle  î  II  n'épargnait  ni  les 
princes,  ni  les  potentats,  ni  les  évêques ,  ni  les  cardinaux, 
ni  les  papes.  Autant  qu'il  respectait  leur  degré,2  autant  a-t-il 
quelquefois  repris  leur  personne,  avec  un  si  juste  tempéra- 
ment de  charité  que,  sans  être  ni  lâche  ni  emporté,  il  avait 
toute  la  douceur  de  la  complaisance  et  toute  la  vigueur  d'une 
liberté  vraiment  chrétienne  3. 

Bel  exemple  pour  les  réformateurs  de  ces  derniers  siècles  ! 
Si  leur  arrogance  trop  visible*  leur  eût  permis  de  traiter 
les  choses  avec  une  pareille  modération,  ils  auraient 
blâmé  les  mauvaises  mœurs  sans  rompre  la  communion,  et 
réprimé  les  vices  sans  violer  l'autorité  légitime.  Mais  le 
nom  de  chef  de  parti  les  a  trop  flattés  :  poussés  d'un 
vain  désir  de  paraître,  leur  éloquence  s'est  débordée  en 
invectives  sanglantes;  elle  n'a  que  du  fiel  et  de  la 
colère.  Ils  n'ont  pas  été  vigoureux,  mais  fiers,  emportés 
et  méprisants:  delà  vient  qu'ils  ont  fait  le  schisme  et  n'ont 
pas  apporté  la  réformation.  Il  fallait,  pour  un  tel  dessein, 


1 .  I  Cor.,  ix,  22. 

2.  «  Degré  signifie  aussi  di- 
gnité. Comment  osez-vous  vous 
attaquer  à  une  personne  d'un  si 


haut  degré?  »  Dict.  Acad.,  1694, 
5.  S.  Bern.  epist.,  237,  258,  220, 

221,  45, 185,  et  passim.  - 
4.  Var  :  insupportable. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  BERNARD.  75 

le  couiage  et  l'humilité  de  Bernard.  Il  était  vénérable  à  tous, 
à  cause  qu'on  le  voyait  et  libre  et  modeste,  également  ferme 
et  respectueux  ;  c'est  ce  qui  lui  donnait  une  si  grande  auto- 
rité dans  le  monde.  S'élevait-il  quelque  schisme  ou  quelque 
doctrine  suspecte ,  les  évêques  déféraient  tout  à  l'autorité 
de  Bernard.  Y  avait-il  des  querelles  parmi  les  princes  , 
Bernard  était  aussitôt  le  médiateur. 

Puissante  ville  de  Metz  !  son  entremise  t'a  été  autrefois 
extrêmement  favorable  0  belle  et  noble  cité  !  il  y  a  long- 
temps que  tu  as  été  enviée.  Ta  situation  trop  importante  t'a 
presque  toujours  exposée  en  proie  :  souvent  tu  as  été  réduite 
à  la  dernière  extrémité  de  misères  ;  mais  Dieu ,  de  temps  en 
temps,  t'a  envoyé  de  bons  protecteurs.  Les  princes  tes  voisins 
avaient  conjuré  ta  ruine  ;  tes  bons  citoyens  avaient  été  défaits 
dans  une  grande  bataille  4,  tes  ennemis  étaient  enflés  de 
leur  bon  succès,  et  toi  enflammée  du  désir  de  vengeance: 
tout  se  préparait  à  une  guerre  cruelle,  si  le  bon  Hillin  , 
archevêque  de  Trêves,  n'eût  cherché  un  charitable  pacificateur. 
3e  fut  le  pieux  Bernard  qui ,  épuisé  de  forces  par  ses  longues 
austérités  etpar  une  extrême  vieillesse2,  attendaitla  dernière 
heure  à  Clairvaux.  Mais  quelle  faiblesse  eût  été  capable  de 
ralentir  l'ardeur  de  sa  charité?  Il  surmonte  la  maladie  pour 
se* rendre  promptementdans  tes  murs;  mais  il  ne  pouvait 
surmonter  Panimosité  des  esprits,  extraordinairement 
échauffés.  Chacun  courait  aux  armes  avec  une  fureur  in- 
croyable :  les  armées  étaient  en  vue,  prêtes  de3  donner. 

tant  que  62  ans  quand  il  mourut 
3rBouhours,  Rem.  Nouv.  (1692)  : 
«  On  dit  l'un  et  l'autre  :  je  suis 
prêt  de  faire,  je  smsprêt  à  faire. 
Il  y  a  pourtant  des  endroits  où 
l'un  est  beaucoup  mieux  que 
l'autre...  Lorsque  prêt  avec  mou- 
rir signifie  sur  le  point  de  mou- 
rir, il  faut  toujours  mettre  de..* 


1.  En  llo5,  les  Messins  voulu- 
rent se  venger  des  ravagesqu'exer- 
çaient  sur  leur  territoire  les  sei- 
gneurs voisins,  et  en  particulier 
P.enaud  II,  comte  de  Bar.  Ils  fu- 
rent défaits  et  eurent  deux  mille 
hommes  tués  ou  noyés  dans  la 
Moselle. 

%.  Saint  Bernard  n'avait  pour- 


76  PANteYRIQUK  DE  SAINT  BERNARD. 

La  charité,  qui  ne  se  désespère  jamais,  presse  le  vénérable 
Bernard  :  il  parle,  il  prie,  il  conjure  qu'on  épargne  le  sang 
chrétien  et  le  prix  du  sang  de  Jésus.  Ces  âmes  de  fer  se 
laissent  fléchir  ;  les  ennemis  deviennent  des  frères  ;  tous 
détestent  leur  aveugle  fureur ,  et  d'un  commun  accoid  ils 
vénèrent  l'auteur  d'un  si  grand  miracle. 

L'orateur  termine  en  invitant  cette  ville  ae  Metz  «  si  fidèle  et 
si  bonne,  »  à  imiter  la  pénitence  de  saint  Bernard,  et  en  priant 
le  saint  d'intercéder  auprès  de  Dieu  pour  que  la  paix -soit  enfin 
rendu  à  la  chrétienté  et  le  repos  à  Metz,  «  depuis  tant  d'années» 
que  «tous les  fleuves  sont  teints»,  «  que  toutes  les  campagnes 
fument  de  toutes  parts  du  sang  chrétien  »,  et  que  «  les  chré- 
tiens qui  devraient  être  des  enfants  de  paix,  sont  devenus  des 
loups  insatiables  de  sang.  » 


Mais  lorsque  prêt  avec  mourir 
marque  la  disposition  de  l'àme 
plutôt  que  la  défaillance  du 
corps,  on  met  prêt  à  mourir,  » 
C'est  cette  distinction  dont  les 
grammairiens  postérieurs  ont  fait 
une  régie  générale  et  absolue,  en 


établissant,  de  plus,  que  pour  si- 
gnifier «  sur  le  point  de...  »,  on 
emploierait  toujours  l'adverbe 
près.  Mais  cette  régie  n'existait 
point  au  dix-septième  siècle  , 
comme  le  prouvent  les  exemples 
cités  dans  le  Dict.  es  Littré. 


SUR  LA  PROVIDENCE 

SERMON     PRÊCHÉ  A    MJON,    LB    7   MAI    1656 

NOTICE 

Il  ne  pouvait  y  avoir  de  doute  sur  le  lieu  où  ce  sermon  fut 
prononcé  :  Bossuet  dit  lui-môme,  dans  l'exorde,  qu'il  prêche  dans 
c  sa  patrie,  »  à  Dijon.  Mais  la  date  véritable  a  été  longtemps 
ignorée.  Jusqu'à  M.  Floquet  on  la  fixait  *  à  1668.  On  croyait  que 
le  personnage  illustre  à  qui  Bossuet  s'adresse  au  début  de  son 
discours  était  le  prince  de  Condé,  reçu  triomphalement  à  Dijon 
à  son  retour  delà  Franche-Comté,  conquise  en  quinze  jours (1668). 
Ce  qui  rendait  cette  supposition  vraisemblable,  c'est  que  l'ora- 
teur annonce,  à  la  fin  de  son  sermon,  un  jubilé,  et  qu'il  y  en 
eut  un  en  1668.  Mais  M.  Floquet  a  démontré  2  qi  e  le  haut  person- 
nage complimenté  par  Bossuet  ne  pouvait  être  le  prince  de  Condé; 
que  les  expressions  dont  le  prédicateur  se  sert  convenaient  beau- 
coup mieux  au  duc  d'Épernon,  gouverneur  de  la  Bourgogne  depuis 
165î,  et  qui,  en  1656,  revint  dans  sa  province  après  trois  ans 
d'absence  ;  que  précisément  1656  fut  une  année  de  jubilé;  qu'enfin 
le  sermon  sur  la  Providence,  étant  du  3e  dimanche  après  Pâques, 
a#rait  été  prononcé  la  veille  même  de  l'entrée  solennelle  du  duc 
d'Épernon  à  Dijon,  le  7  mai  1656.  Cette  rectification  était  impor- 
tante pour  la  critique.  Il  reste  en  effet  sur  ce  même  sujet  de  la 
Providence,  un  autre  sermon  de  Bossuet,  le  Fili,  recordare  5 
prêché  en  1662,  —  sermon    qui  est  de  beaucoup  au-dessus  do 
itundus  gaudebit.  Dans  l'hypothèse  des  anciens  éditeurs,  il  fallait 
admettre  que  Bossuet,  reprenant  en  1668  un  sujet  déjà  traité 
par  lui  en  1662,  avait  été  fort  inférieur  à  lui-même,  Grâce  à  la 
découverte  de  M.  Floquet,  nous   savons    que  la  meilleure  des 
deux  œuvres  est  aussi  la  dernière  en  date. 


1.  Voyez  l'abbé  Vaillant,  Étu- 
des sur  Us  Sermons  de  Bossuet, 
pp.  122, 123. 


2.  T.  ij  pp.  379-391. 
5.  Nous  le  donnons  plus  loin  en 
antie«v 


78 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


EXTRAITS 

Mundas  gaudebit,  vos  autem  contristabv- 
mini,  $cd  trùtitia  vestravertetur  ingaudium. 

Le  monde  se  réjouira  et  tous  serez  dans  la 
tristesse,"  mais  TOtre  tristesse  se  changera  en 
joie. 

Joann.  xn,  20. 

Avant- propos.  —  Courte  explication  du  texte  ;  compliment 
adressé  par  l'orateur  au  duc  d'Épernon. 

Ce  que  dit  Tertullien  est  très  véritable  :  «  que  les  hommes 
sont  accoutumés,  il  y  a  longtemps,  à  manquer  au  respect 
qu'ils  doivent  à  Dieu  »  et  à  traiter  peu  révéremment1 
les  choses  sacrées  :  Semper  humana  gens  maie  de  Deo  me- 
ntit*. Car  outre  que,  dès  l'origine  du  monde,  l'idolâtrie  a 
divisé  son  empire  et  lui  a  voulu  donner  des  égaux,  l'igno- 
rance téméraire  et  précipitée  a  gâté,  autant  qu'elle  a  pu, 
l'auguste  pureté  de  son  être  par  les  opinions  étranges  qu'elle 
en  a  formées.  L'homme  a  eu  l'audace  de  lui  disputer  tous 
les  avantages  de  sa  nature,  et  il  me  serait  aisé  de  vous  faire 
voir  qu'il  n'y  a  aucun  de  ses  attributs  qui  n'ait  été  l'objet 
de3  quelque  blasphème.  Mais  de  toutes  ses  perfections  in- 
finies, celle  qui  a  été  exposée  à  des  contradictions  plus  opi- 
niâtres, c'est  sans  doute  cette  Providence  éternelle  qui  gou- 
verne les  choses  humaines.  Rien  n'a  paru  plus  insupportabje 
à  l'arrogance  des  libertins,  aue  de  se  voir  continuellement 
observée  par  cet  œil  toujours  veillant  de  la  Providence  di- 
vine; il  leur  a  paru,  à  ces  libertins,  que  c'était  une  con- 
trainte importune  de  reconnaître  qu'il  y  eût  au  ciel  une 
force  supérieure  qui  gouvernât  tous  nos  mouvements,  et 


l.Cet  adverbe  commençait  sans 
doute  à  vieillir  ;  cité  par  Fure- 
tfère,  il  ne  se  trouve  pt«i  écsa  t« 


Dictionnaire  de  l'Académie  (1694). 
5.  Apolog.,  40. 
S.  Var.:  Déshonoré  par. 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


79 


châtiât  nos  actions  déréglées  avec  une  autorité  souveraine. 
Us  ont  voulu  secouer  le  joug  de  cette  Providence  qui  veille 
sur  nous,  afin  d'entretenir  dans-1'indépendance  une  liberté 
indocile,  qui  les  porte  à  vivre  à  leur  fantaisie,  sans  crainte*, 
sans  retenue  et  sans  discipline. 

Telle  était  la  doctrine  des  Épicuriens,  laquelle,  toutes 
brutale  *  qu'elle  est,  tâchait  de  s'appuyer  sur  des  arguments; 
et  ce  qui  paraît  le  plus  vraisemblable,  c'est  la  preuve  qu'elle 
a  tirée  de  la  distribution  des  biens  et  des  maux  telle  qu'elle 
est  représentée  dans  notre  évangile.  «  Le  monde  se  réjouira, 
dit  le  Fils  de  Dieu;  et  vous,  mes  disciples,  vous  serez 
tristes5.  »  Qu'est-ce  à  dire  ceci,  chrétiens?  Le  monde,  les 
amateurs  des  biens  périssables,  les  ennemis  de  Dieu  seront 
dans  la  joie  :  encore  ce  désordre  est- il  supportable;  mais 
vous,  ô  justes,  ô  enfants  de  Dieu,  vous  serez  dans  l'affliction 
et  dans  la  tristesse.  C'est  ici  que  le  libertinage  s'écrie  que 
l'innocence  ainsi  opprimée  rend  un  témoignage  certain 
contre  la  Providence  divine,  et  fait  voir  que  les  affaires 
humaines  vont  au  hasard  et  à  l'aventure. 

Ah!  fidèles,  qu'opposerons-nous  à  cet  exécrable  blas- 
phème, et  comment  défendrons-nous  contre  les  impies  les 
vérités  que  nous  adorons?  Écouterons-nous  les  amis  de 
lob  qui  lui  soutiennent  qu'il  est  coupable,  parce  qu'il  était 
affligé,  et  que  sa  vertu  était  fausse,  parce  qu'elle  était  exer- 
cée? «  Quand  est-ce  que  l'on  a  vu,  disaient-ils,  que  les 
gens  de  bien  fussent  maltraités4?  cela  ne  se  peut,  cela  ne 
se  peut6.  »  Mais  au  contraire,  dit  le  Fils  de  Dieu,  ceux  dont 
je  prédis  les  afflictions,  ce  ne  sont  ni  des  trompeurs,  ni 
des  hypocrites;  ce  sont  mes  disciples  les  plus  fidèles,  ce 
sont  ceux  dont  je  propose  la  vertu  au   monde,  comme 


1.  Var.:  Règle. 

2.  Compare!  p.  92,  Ug-  »  et  ** 
5.  Joann.,  in,  20. 


A.  Var.:  la  vertu  maltraitée    ei 
les  gens  de  bien  affligés. 
a.  Job.,  !▼,  7. 


«0  SUR  LA  PROVIDENCE. 

l'exemple  le  plus  achevé  d'une  bonne  vie.  f  Ceux-là,  dit 
Jésus,  seront  affligés,  »  vos  autem  [contrùtabimini\  :  voilà 
qui  parait  bien  étrange,  et  les  amis  de  Job  ne  l'ont  pu  com- 
prendre. 

D'autre  part,  la  philosophie  ne  s'est  pas  moins  embarras- 
sée sur  cette  difficulté  importante  :  écoutez  comme  par- 
laient certains  philosophes,  que  le  monde  appelait  les  stoï- 
ciens. Ils  disaient  avec  les  amis  de  Job  :  «  C'est  une  erreur  de 
s'imaginer  que  l'homme  de  bien  puisse  être  affligé.  »  Mais  ils 
le  prenaient  d'une  autre  manière  :  c'est  que  le  sage,  di- 
saient-ils, est  invulnérable  et  inaccessible  à  toutes  sortes  de 
maux  ;  quelque  disgrâce  qui  lui  arrive,  il  ne  peut  jamais 
être  malheureux,  parce  qu'il  est  lui-même  sa  félicité.  C'est 
le  prendre  d'un  ton  bien  haut  pour  des  hommes  faibles  et 
mortels.  Mais,  ô  maximes  vainement  pompeuses  !  ô  insen- 
sibilité affectée  !  ô  fausse  et  imaginaire  sagesse,  qui  croit 
être  forte  parce  qu'elle  est  dure,  et  généreuse,  parce  qu'elle 
est  enflée!  que  ces  principes  sont  opposés  à  la  modeste 
simplicité*  du  Sauveur  des  âmes,  qui,  considérant  dans 
notre  évangile  ses  fidèles  dans  l'affliction,  confesse  qu'ils  en 
seront  attristés,  vos  autem  contrktabimini;  et  partant  leurs 
douleurs  seront  effectives. 

Plus  nous  avançons,  chrétiens,  plus  les  difficultés  nous 
paraissent  grandes.  Mais  voulez-vous  voir  *  en  un  mot  le 
dernier  effort  de  la  philosophie  impuissante,  afin  que,  re- 
connaissant l'inutilité  de  tous  les  remèdes  humains,  nous 
recourions  avec  plus  de  foi  à  l'évangile  du  Sauveur  des 
âmesî  Sénèque  a  fait  un  traité  exprès  pour  défendre  ia 
cause  de  la  Providence  et  fortifier  le  juste  souffrant,  où, 
après  avoir  épuisé  toutes  ses  sentences  pompeuses  et  tous 
ses  raisonnements  magnifiques,  enfin  il  introduit  Dieu  par- 
ti Var.:  Doctrine  modeste.  |       2.  Var.:  Voyons  encore. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  81 

lanf  en  ces  termes  au  juste  et  à  l'homme  de  bien  affligé  : 
«  Que  veux-tu  que  je  fasse!  dit-il;  je  n'ai  pu  te  retirer  de 
ces  maux,  mais  j'ai  armé  ton  courage  contre  toutes  choses  :  » 
Quia  non  poteram  vos  istis  subducere,  animos  vestros  advenus 
omnia  armavi  *.  Je  n'ai  pu  :  quelle  parole  à  un  Dieu  !  Est-ce 
donc  une  nécessité  absolue  qu'on  ne  puisse  prendre  le  parti 

iX  de  la  Providence  divine,  sans  combattre  ouvertement  sa 
toute-puissance!  C'est  ainsi  que  réussit  la  philosophie  quand 
elle  se  mêle  de  faire  parler  cette  majesté  souveraine  et  de 
pénétrer  ses  secrets. 

Allons,  fidèles,  à  Jésus-Christ,  allons  à  la  véritable  sa- 
gesse; écoutons  parler  notre  Dieu  dans  sa  langue  naturelle, 
je  veux  dire  dans  les  oracles  de  son  Écriture  ;  cherchons 
aux  innocents  affligés  des  consolations  plus  solides  dans 
l'évangile  de  cette  journée.  Mais,  afin  de  procéder  avec 
ordre,  réduisons  nos  raisonnements  à  trois  chefs  tirés  des 

i  paroles  du  Sauveur  des  âmes,  que  j'ai  alléguées  pour  mon 
texte.  «  Le  monde,  dit-il,  se  réjouira,  et  vous,  ô  justes, 
vous  serez  tristes,  mais  votre  tristesse  sera  changée  en  joie.  » 
Le  monde  se  réjouira;  mais  ce  sera  certainement  d'une  joie 
telle  que  le  monde  la  peut  avoir,  trompeuse,  inconstante  et 
imaginaire,  parce  qu'il  est  écrit  «  que  le  monde  passe 2  » . 
Ufindus  autem  gaudebit.  «  Vous,  ô  justes,  vous  serez  tristes  ;  » 
mais  c'est  votre  Médecin  qui  vous  parle  ainsi,  et  qui  vous 
prépare  cette  amertume  :  et  donc 5  elle  vous  sera  salutaire, 
vos  autem  contristabimini.  yue  si  peut-être  vous  vous  plai- 
gnez qu'il  vous  laisse  sans  consolation  sur  la  terre  au  milieu 
de  tant  de  misères,  voyez  qu'en  vous  donnant  cette  méde- 
cine il  vous  présente  de  i  autre  main  la  douceur  d'une 


1.  De  Provid.,  vi. 

2.  1  Joann.y  u,  17. 

3.  Et  donc.  «Plusieurs  croient 
que  de  commencer  une  période  par 
et  donc  ne  soit  pas  français,  mais 


gascon.  Mais  M.  Coefféteau  et  M.  (te 
Malherbe  en  ont  usé  et  je  l'en- 
tends dire  tous  les  jours  à  la  cour 
à  ceux  qui  parlent  le  mieux.»  Vau- 
gelas,  éd.  Chassang,  t.  u,  p.  226. 


82  Sim  LA  PROVIDENCE. 

espérance  assurée,  qui  vous  ôte  tout  ce  mauvais  goût  et 
remplit  votre  âme  de  plaisirs  célestes  :  «  Votre  tristesse, 
dit-il,  sera  changée  en  joie,  »  tristitia  vestra  vertetur  in  gau- 
dium. 

Par  conséquent,  6  homme  de  bien,  si,  parmi  tes  afflic- 
tions, il  t'arrive  de  jeter  les  yeux  sur  la  prospérité  des  mé- 
chants, que  ton  cœur  n'eiv murmure  point,  parce  qu'elle  ne 

y  mérite  pas  d'être  désirée  ;  c'est  la  première  vérité  de  notre 
évangile.  Si  cependant  les  misères  croissent,  si  le  fardeau 
des  malheurs  s'augmente,  ne  te  laisse  pas  accabler  et  re- 
connais dans  la  douleur  qui  te  presse  l'opération  du  Médecin 

1/ qui  te  guérit,  vos  autem  contristabimini  :  c'est  le  second 
point.  Enfin,  si  tes  forces  se  diminuent,  soutiens  ton  cou- 
rage abattu  par  l'attente  du  bien  que  l'on  te  propose,  qui 
est  une  santé  éternelle  dans  la  bienheureuse  immortalité, 
tristitia  vestra  [vertetur  in  gaudium  ;]  c'est  par  où  je  finirai 
ce  discours.  Et  voilà  en  abrégé,  chrétiens,  toute  l'économie 
de  cet  entretien,  et  le  sujet  du  saint  évangile  que  l'Église  a 
lu  ce  matin  dans  la  célébration  des  divins  mystères.  Reste 
que  vous  vous  rendiez  attentifs  à  ces  vérités  importantes. 
Laissons  tous  les  discours  superflus  ;  cette  matière  est  essen- 
tielle, allons  à  la  substance  des  choses  avec  le  secours  de 
la  grâce 

PREMIER  POINT 

«  Il  n'est  rien  de  mieux  ordonné  que  les  événements  des  choses 
humaines  et  toutefois  il  n'est  rien  aussi  où  la  confusion  soit  plus 
apparente.  » 

Ce  serait  une  insolence  inouïe,  si  nous  voulions  ici  faire 
le  procès  à  tout  ce  qu'il  y  a  jamais  eu  de  grand  dans  le 
monde.  Il  y  a  eu  plus  d'un  David  sur  le  trône  ;  ce  n'est  pas 
pour  une  fois  seulement  que  la  grandeur  et  la  piété  se  sont 
jointes  ;  il  y  a  eu  des  hommes  extraordinaires  que  la  vertu 


SUR  LA  PROVIDENCE.  85 

a  portés  au  plus  grand  éclat,  et  la  malice  n'est  pas  si  uni- 
verselle que  l'innocence  n'ait  été  souvent  couronnée.  Mais, 
chrétiens,  ne  nous  flattons  pas;  avouons,  à  la  honte  du 
genre  humain,  que  les  crimes  les  plus  hardis  ont  été  ordi- 
nairement plus  heureux  que  les  vertus  les  plus  renommées. 
Et  la  raison  en  est  évidente  :  c'est  sans  doute  que  la  licence 
est  plus  entreprenante  que  la  retenue.  La  fortune  veut  être 
prise  par  force,  les  affaires  veulent  être  emportées  par  la 
violence  :  il  faut  que  les  passions  se  remuent,  il  faut  pren- 
dre des  desseins  extrêmes.  Que  fora  ici  la  vertu  avec  sa 
faible  et  impuissante  médiocrité?  je  dis,  faible  et  impuis- 
sante, dans  l'esprit  des  hommes  :  elle  est  trop  sévère  et 
trop  composée.  C'est  pourquoi  le  divin  Psalmiste  après  avoir 
décrit  au  Psaume  x  le  bruit  que  les  pécheurs  ont  fait  dans 
le  monde,  il  vient  ensuite  à  parler  du  Juste  :  «  Et  le  Juste, 
tlit-il,  qu'a-t-il  fait?  Justus  auiem,  quid  fecit  ?  Il  semble, 
dit-il,  qu'il  n'agisse  pas;  et  il  n'agit  pas,  en  effet,  selon 
l'opinion  des  mondains,  qui  ne  connaissent  point  d'action 
sans  agitation,  ni  d'affaire  sans  empressement.  Le  juste 
n'ayant  donc  point  d'action,  du  moins  au  sentiment  des 
hommes  du  monde,  il  ne  faut  pas  s'étonner,  fidèles,  si  les 
grands  succès  ne  sont  pas  pour  lui1- 

Et  certes  l'expérience  nous  apprend  assez,  que  ce  qui  nous 
meut,  ce  qui  nous  excite,  ce  n'est  pas  la  droite  raison  :  on 
se  contente  de  l'admirer  et  de  la  faire  servir  de  prétexte; 
mais  l'intérêt,  la  passion,  la  vengeance,  c'est  ce  qui  agite* 
puissamment  les  ressorts  de  l'âme  •  et  en  un  mot  le  vice, 
qui  met  tout  en  œuvre,  est  plus  actif,  plus  pressant,  plu^ 
prompt,  et  ensuite,  pour  l'ordinaire,  il  réussit  mieux  que 
la  vertu,  qui  ne  sort  point  de  ses  règles,  qui  ne  marche  qu'a 
pas  comptés,  qui  ne  s'avance  que  par  mesure.  D'ailleurs. 

1.  Voy    la  citation  de  la  p.  95.    |       2.  Variante  :  remue. 


u 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


les  histoires  saintes  et  profanes  nous  montrent  partout  d< 
fameux  exemples  qui  font  voir  les  prospérités  des  impies, 
c'est-à-dire,  l'iniquité  triomphante1.  Quelle  confusion  plus 
étrange  !  David  même  s'en  scandalise  ;  et  il  avoue,  dans  le 
psaume  Lxxn,  que  sa  constance  devient  chancelante,  •  quand 
il  considère  la  paix  des  pécheurs,  »  pacem  peccatorum  vi- 
dent *  :  tant  ce  désordre  est  épouvantable  ;  et  cependant  » 
nous  vous  avons  dit  qu'il  n'est  rien  de  mieux  ordonné  que  les 
événements  des  choses  humaines.  Comment  démêlerons- 
nous  ces  obscurités,  et  comment  accorderons-nous  ces 
contrariétés  apparentes?  comment  prouverons-nous  un  tel 
paradoxe,  que  l'ordre  le  plus  excellent  se  doive  trouver 
dans  une  confusion  si  visible? 

J'apprends  du  Sage,  dans  l'Ecclésiaste*,  que  l'unique 
moyen  de  sortir  de  cette  épineuse  difficulté,  c'est  de  jetei 
v\  les  yeux  sur  le  jugement.  Regardez  les  choses  humaines 
dans  leur  propre  suite,  tout  y  est  confus  et  mêlé  ;  mais 
regardez-les  par  rapport  au  jugement  dernier  et  universel, 
vous  y  voyez  reluire  un  ordre  admirable.  Le  monde  com- 
paré* à  ces  tableaux  qui  sont  comme  un  jeu  de  l'optique, 
dont  la  figure5  est  assez  étrange;  la  première  vue  ne  vous 
montre  qu'une  peinture  qui  n'a  que  des  traits  informes  et 
un  mélange  confus  de  couleurs  :  mais  sitôt  que  celui  qui 
sait  le  secret  vous  le  fait  considérer  par  le  6  point  de  vue  ou 
dans  un  miroir  tourné  en  cylindre  qu'il  applique  sur  cette 


1.  Ici  Bossuet,  dans  une  pre- 
mière rédaction,  énumérait  des 
exemples  :  Gain,  Esaû,  Nabucho- 
donosor,  Néron. 

2.  Ps.  lxxi,  5. 

3.  Eccl.,  in,  1T. 

4.  Le  monde  comparé...  La 
phrase  n'a  pas  de  verbe.  C'est 
l'indication  d'un  développement. 


5.  Figure.  La  Bruyère  emploie 
ce  mot  en  parlant  d'un  outil  (éd. 
Servois  et  Rébelliau,  p.  319,  n.  1) 
et  Mme  de  Sévigné  écrit  (28  jan- 
vier 1685)  :  «  Ma  plaie  a  changé 
de  figure,  elle  est  quasi  sèche  et 
guérie  ». 

6.  Bossuet  écrivait  d'abord  » 
«  d'un  >  (point  de  vue). 


STJK  LA  PROVIDENCE. 


85 


peinture  confuse,  aussitôt,  les  lignes,  se  ramassant,  cette 
confusion  se  démêle,  et  vous  produit  une  image  bien  pro- 
;  portionnée.  Il  en  est  ainsi  de  ce  monde  :  quand  je  le  con- 
I  temple  dans  sa  propre  vue1,  je  n'y  aperçois  que  désordre; 
j  si  la  foi  me  le  fait  regarder  par  rapport  au  jugement  der- 
nier et  universel,  en  même  temps  j'y  vois  reluire  un  ordre 
admirable.  Mais  entrons  profondément  en  cette   matière  et 
éclaircissons  par  les  Écritures  la  difficulté  proposée.  Suivez, 
s'il  vous  plaît,  mon  raisonnement. 

Remarquons  avant  toutes  choses  que  le  jugement  dernier 
et  universel  est  toujours  représenté  dans  les  saintes  Lettres 
par  un  acte  de  séparation.  «On  mettra,  dit-on,  les  mauvais 
à  part;  on  les  tirera  du  milieu  des  justes',  »  et  enfin  tout 
l'Évangile  parle  de  la  sorte.  Et  la  raison  en  est  évidente,  en 
ce  que  le  discernement  est  la  principale  fonction  du  juge 
et  la  qualité  nécessaire  du  jugement;  de  sorte  que  cette 
grande  journée  en  laquelle  le  Fils  de  Dieu  descendra  du 
ciel,  c'est  la  journée  du  discernement  général  :  que  si  c'est 
ia  journée  du  discernement5,  où  les  bons  seront  séparés 
d'avec  les  impies,  donc  en  attendant  ce  grand  jour,  il  faut 
qu'ils  demeurent  mêlés. 

Approche  ici,  ô  toi  qui  murmures  en  voyant  la  prospérité 
des  pécheurs  :  «  Ah  !  la  terre  les  devrait  engloutir  ;  ah  !  le 
ciel  se  devrait  éclater4  en  foudre.  »  Tu  ne  songes  pas  au 
secret  de  Dieu.  S'il  punissait  ici  tous  les  réprouvés,  la  peine 
les  discernerait  d'avec  les  bons  :  or  l'heure  du  discernement 
n'est  pas  arrivée,  cela  est  réservé  pour  je  jugement;  ce  n'est 
donc  pas  encore  le  temps  de  punir  généralement  tous  les 


1.  Vue  signifie  quelquefois  «  la 
manière  dont  les  objets  se  présen- . 
tent  au  regard  ».  Littré. 

2.  Matth.,  xih,  48,  49. 

3.  Cf.  pour  ce  mot  et  pour  ces 


idées,  la  page  272. 

4.  Éclater.  «  Le  bois  s'éclate.  » 
Dict.  de  Furetière.  «  Le  premier 
qui  les  vit  de  rire  s'éclata.  »  La 
Fontaine.  Cf.  p.  274,  n.  2. 


86  SUR  LA  PROVIDENCE. 

criminels,  parce  que  ce  n'est  pas  encore  celui  de  les  sépa- 
rer d'avec  tous  les  justes.  «  Ne  vois-tu  pas,  dit  saint  Augus- 
tin1, que  pendant  l'hiver  l'arbre  mort  et  l'arbre  vivant 
paraissent  égaux?  Ils  sont  tous  deux  sans  fruits  et  sans 
feuilles.  Quand  est-ce  qu'on  les  pourra  discerner?  Ce  sera 
lorsque  le  printemps  viendra  renouveler  la  nature,  et  que 
cette  verdure  agréable  fera  paraître  dans  toutes  les  bran- 
ches la  vie  que  la  racine  tenait  enfermée.  »  Ainsi  ne  t'im- 
patiente pas,  ô  homme  de  bien  !  laisse  passer  l'hiver  de  ce 
siècle,  où  toutes  choses  sont  confondues;  contemple  ce 
grand  renouvellement  de  la  résurrection  générale,  qui  fera 
le  discernement  tout  entier,  lorsque  la  gloire  de  Jésus-Christ 
reluira  visiblement  sur  les  justes.  Si  cependant  ils  sont 
mêlés  avec  les  impies,  si  l'ivraie  croit  avec  le  bon  grain,  si 
même  elle  s'élève  au-dessus,  c'est-à-dire  si  l'iniquité  semble 
triomphante,  n'imite  pas  l'ardeur  inconsidérée  de  ceux  qui, 
poussés  d'un  zèle  indiscret,  tenteraient  d'arracher2  ces 
mauvaises  herbes  :  c'est  un  zèle  indiscret  et  précipité.  Aussi 
le  Père  de  famille  ne  le  permet  pas  :  «  Attendez,  dit-il,  la 
moisson3,»  c'est-à-dire  la  fin  du  siècle  où  toutes  choses  seront 
démêlées  ;  alors  on  fera  le  discernement  :  et  «  ce  sera  le 
temps  de  chaque  chose,  »  selon  la  parole  de  i'Ecclésiaste 4 

Dieu  a  ne  s'impatiente  pas  »  parce  qu'il  est  «  l'arbitre  de  tous 
les  temps.  »  Durant  la  vie  présente,  il  distribue Jndifféremment  à 
tous  les  hommes,  bons  ou  méchants,  des  biens  et  des  maux  mêlés, 
«qui  dépendent  de  l'usage  que  nous  en  faisons.  »  Mais  quand 
viendra  le  jour  du  discernement,  il  y  aura  pour  lès  méchants 
«  des  maux  extrêmes  dont  les  justes  ne^seront  point  tourmentés,  » 
pour  les  justes  un  bien  «  souverain  et  absolu  où  les  méchants 
n'auront  point  de  part.  > 

Tremblez,  tremblez,  pécheurs  endurcis,  devant  la  colère  s 

1.  In  Psalm.  cxltiii,  n*  16.  4.  Eccl.,  m,  17. 

2.  Var.:  voudraient  arracher.  5.  Bossuet  avait  écrit  d'abord 

3.  Matth..  îiii.50  I    «  devant  la  vengeance  qui  vous 


SUR  LA  PR0YIDENC3.  87 

qui  tous  poursuit  :  car  si  dans  le  mélange  du  siècle  présent, 
où  Dieu  en  s'irritant  se  modère,  où  sa  justice  est  loujourf 
mêlée  de  miséricorde,  où  il  frappe  d'un  bras  qui  se  retient, 
nous  ne  pouvons  quelquefois  supporter  ses  coups,  où  en 
serez-vous,  misérables,  si  vous  êtes  un  jour  contraints  de 
porter  le  poids  intolérable  de  sa  colère,  quand  elle  agira  de 
toutes  ses  forces  et  qu'il  n'y  aura  plus  aucune  douceur  qui 
tempère  son  amertume?  Et  vous,  admirez,  ô  enfants  de  Dieu, 
comme  votre  Père  céleste  tourne  tout  à  votre  avantage,  vous 
instruisant  non  seulement  par  paroles,  mais  encore  par  les 
choses  mêmes  !  Et  certes,  s'il  punissait  tous  les  crimes, 
s'il  n'épargnait  aucun  criminel ,  qui  ne  croirait  que  toute  sa 
colère  serait  épuisée  dès  ce  siècle,  et  qu'il  ne  réserverait  rien 
au  siècle  futur?  Si  donc  il  les  attend ,  s'il  les  souffre,  sa 
patience  même  vous  avertit  de  la  sévérité  de  ses  jugements. 
Et  quand  il  leur  permet  si  souvent  de  réussir  pendant  cette 
vie,  quand  il  souffre  que  le  monde  se  réjouisse,  quand  il  laisse 
monter  les  pécheurs  jusques  sur  les  trônes ,  c'est  encore 
une  instruction  qu'il  vous  donne,  mais  une  instruction 
importante. 

Voyez,  dit-il ,  mortels  abusés,  voyez  l'état  que  je  fais  des 
biens  après  lesquels  vous  courez  avec  tant  d'ardeur  ;  voyez  à 
quel  prix  je  les  mets,  et  avec  quelle  facilité  je  les  abandonne 
à  mes  ennemis  :  je  dis,  à  mes  ennemis  les  plus  implacables, 
à  ceux  auxquels  ma  juste  fureur  prépare  des  torrents  de 
flamme  éternelle.  Regardez  les  républiques  de  Rome  et 
d'Athènes  ;  elles  ne  connaîtront  pas  seulement  mon  nom 
adorable,  elles  serviront  les  idoles  ;  toutefois  elles  seront 
florissantes  par  les  lettres,  par  les  conquêtes  et  par  l'abon- 
dance, par  toutes  sortes  de  prospérités  temporelles:  et  le  peuple 
qui  me  révère  sera  relégué  en  Judée,  en  un  petit  coin  (Je 

mettre  vtngeance  et  revient  défi- 
nitivement à  colèr*. 


poursuit;  »  il  efface  et  écrit  «  co-   | 
lire,  »  efface  de  nouveau  pour  re-   1 


BOSSUET.    SER.UOKS. 


88  SUR  LA  PROYIDENCE. 

l'Asie,  environné  des  superbes  monarchies  des  Orientaux 
infidèles.  Voyei  ce  Néron ,  ce  Domitien ,  ces  deux  monstres 
du  genre  humain,  si  durs  par  leur  humeur  sanguinaire,  si 
efféminés  par  leurs  infâmes  délices,  qui  persécuteront  mon 
Eglise  par  toute  sorte  de  cruautés,  qui  oseront  même  se 
bâtir  des  temples  pour  braver  la  Divinité:  ils  seront  les 
y  maîtres  de  l'univers;  Dieu  leur  abandonne  l'empire  du  monde, 
comme  un  présent  de  peu  d'importance  qu'il  met  dans  les 
mains  de  ses  ennemis , 

Ah  !  qu'il  est  bien  vrai ,  ô  Seigneur  *,  que  vos  pensées  ne 
sont  pas  les  pensées  des  hommes,  et  que  vos  voies  ne  sont 
pas  nos  voies  *!  0  vanité  et  grandeur  humaine,  triomphe  d'un 
jour,  superbe  néant ,  que  tu  parais  peu  à  ma  vue,  quand  je 
te  regarde  par  cet  endroit  !  Ouvrons  les  yeux  à  cette  lumière  -, 
laissons,  laissons  réjouir  le  monde,  et  ne  lui  envions  pas  sa 
prospérité.  Elle  passe,  et  le  monde  passe  ;  elle  fleurit  avec 
quelque  honneur  dans  la  confusion  de  ce  siècle  :  viendra  le 
temps  du  discernement.  <  Vous  la  dissiperez ,  ô  Seigneur, 
«  comme  un  songe  de  ceux  qui  s'éveillent;  et,  pour 
o  confondre  Vos  ennemis,  vous  détruirez  leur  image  en 
«  votre  cité,  »  in  citntate  tua  imaginent  [ipsorum  ad  nihilum 
rédiges*].  Qu'est-ce  à  dire,  vous  détruirez  leur  image? 
C'est-à-dire  :  vous  détruirez  leur  félicité  qui  n'est  pas  une 
félieité  véritable,  mais  une  ombre  fragile  de  félicité  ;  vous  la 
briserez  ainsi  que  du  verre,  et  vous  la  briserez  en  votre  cité, 
in  civitate  tua,  c'est-à-dire  devant  vos  élus,  afin  que  l'arro- 
gance des  enfants  des  hommes  demeure  éternellemen' 
confondue. 

Par  conséquent,  ô  juste,  ô  fidèle,  recherche  uniquemt 
les  biens  véritables  que  Dieu  ne  donne  qu'à  ses  serviteur^ 
apprends  à  mépriser  tes  biens  ^ippurents,  qui,  bien  loin  • 

1.  Var.:  O  voies   de  Dieu  bien    I       t.  h.,  tv,  g. 
fontraires  aux  voies  des  hommes  I    I       3.  Ps.,  lxxii,  20. 


SDR  LÀ  PROVIDENCE. 


89 


nous  faire  heureux,  sont  souvent  un  commencement  de 
supplice.  Oui ,  cette  félicité  des  enfants  du  siècle,  lorsqu'ils 
nagent  dans  les  plaisirs  illicites,  que  tout  leur  rit ,  que  tout 
leur  succède  *,  cette  paix,  ce  repos  que  nous  admirons, 
«  qui ,  selon  l'expression  du  prophète,  fait  sortir  l'iniquité 
«  de  leur  graisse,  »  prodiit  quasi  ex  adipe  [iniquitas  eorum  *], 
qui  les  enfle,  qui  les  enivre  jusqu'à  leur  faire  oublier  la 
mort  :  c'est  un  supplie* ,  c'est  une  vengeance  que  Dieu 
commence  d'exercer  sur  eux.  Cette  impunité,  c'est  une 
peine  qui  les  précipite  au  sens  réprouvé,  qui  les  livre  aux 
désirs  de  leur  cœur,  leur  amassant  ainsi  un  trésor  de  haine 
dans  ce  jour  d'indignation ,  de  vengeance  et  de  fureur 
éternelle.  N'est-ce  pas  assez  pour  nous  écrier  avec  l'incom- 
parable Augustin  :  Nihil  est  infelicius  felicitate  peccantium , 
qua  pœnalis  nutritur  impunitas,  et  mala  valuntas  velut  hostis 
interior  roboratur  5  .  «  Il  n'est  rien  de  plus  misérable  que  la 
«  félicité  des  pécheurs,  qui  entretient  une  impunité  qui 
«  tient  lieu  de  peine  et  fortifie  cet  ennemi  domestique,  je 
•  veux  dire  la  volonté  déréglée,  >  en  contentant  ses  mauvais 
désirs.  Mais  si  nous  voyons  par  là  ,  chrétiens,  que  la  pros- 
périté peut  être  une  peine,  ne  pouvons-nous  pas  faire  voir 
aussi  que  l'affliction  peut  être  un  remède  ?  Ainsi  notre  pre- 
mière partie  ayant  montré  à  l'homme  de  bien  qu'il  doit 
considérer  sans  envie  les  enfants  du  siècle  qui  se  réjouissent, 
nous  lui  ferons  voir  dans  le  second  point  qu'il  doit  tirer  de 
futilité  des  disgrâces  que  Dieu  lui  envoie. 


1.  Succède.  «  Ce  terme,  quoique 
reçu,  ce  paraît  pas  avoir  été  d'un 
usage  fréquent,  du  moins  dans  les 
meilleurs  écrits  du  dix-septième 
siècle.  Bossuet  lui-même  ne  l'a 
employé  que  trois  fois  dans  ses 
sermons.  »  Vaillant,  Études  sur  les 
fermons  de  Bossuet,  p.  247.  «  On 


dit  plus  ordinairement  cela  m'a 
bien  réussi  que  ce  la  m'a  bien  suc- 
cédé. »  Observations  de  ï Acadé- 
mie française  sur  les  Remarques 
de  M.  de    Vaugelas. 

2.  Ps  ,  LÎXH,  7. 

5.    Ep.    cxxxTW    ad    Marcell., 
u-14. 


90  SUR  LA  PROVIDENCE 

DEUXIÈME  POINT 

Donc,  fidèles,  pour  vous  faire  voir  combien  les  affliction* 
sont  utiles,  connaissons  premièrement  quelle  est  leur  nature, 
et  disons  que  la  cause  générale  de  toutes  nos  peines,  c'est 
le  trouble  qu'on  nous  apporte  dans  les  choses  que  nous 
aimons.  Or  nous  pouvons  y  être  troublés  en  trois  différentes 
manières,  qui  me  semblent  être  comme  les  trois  sources 
d'où  découlent  toutes  les  misères  dont  nous  nous  plaignons. 

Premièrement,  on  nous  inquiète  quand  on  nous  refuse  ce 
que  nous  aimons;  car  il  n'est  rien  de  plus  misérable  que 
cette  soif  qui  jamais  n'est  rassasiée,  que  ces  désirs  toujours 
suspendus  qui  courent  éternellement  sans  rien  prendre. 
On  ne  peut  assez  exprimer  combien  l'âme  est  travaillée  par 
ce  mouvement. 

Mais  on  l'afflige  beaucoup  davantage  quand  on  la  trouble 
dans  la  possession  du  bien  qu'elle  tient:  «  parce  que,  dit 
«  saint  Augustin  *,  quand  elfe  possède  ce  qu'elle  aimait , 
«  comme  les  honneurs,  les  richesses,  elle  se  l'attache  à 
«  elle-même  par  la  joie  qu'elle  a  de  l'avoir  ;  elle  se  l'incorpore 
«  en  quelque  façon,  si  je  puis  parler  de  la  sorte;  cela  devient 
«  comme  une  partie  de  nous-mêmes,  et,  pour  dire  le  mot  de 
«  saint  Augustin,  comme  un  membre  de  notre  cœur  :  » 
de  sorte  que  si  on  vient  à  nous  l'arracher,  aussitôt  le  cœur 
en  gémit  ;  il  est  tout  déchiré,  tout  ensanglanté  par  la  vio- 
lence qu'il  souffre. 

La  troisième  espèce  d'affliction,  qui  est  si  ordinaire  dans 
la  vie  humaine,  ne  nous  ôte  pas  entièrement  le  bien  qui 
nous  plaît  ;  mais  elle  nous  traverse  de  tant  de  côtés,  elle 
nous  presse  tellement  d'ailleurs2,  qu'elle  ne  nous  permet  pas 
d'en  jouir.  Vous  avez  acquis  de  grands  biens,  il  semble  que 

1.  De  Lib.  Arbit.,  1,  xv,  33.  [       8.  Par  ailleur». 


SDR  LÀ  PROVIDENCE. 


91 


vous  (leviez  être  heureux,  mais  vos  continuelles  infirmités 
vous  empêchent  de  goûter  le  fruit  de  votre  bonne  fortune  : 
est-il  rien  de  plus  importun  î  C'est  avoir  le  verre  en  main  et 
ne  pouvoir  boire,  bien  que  vous, soyez  tourmenté  d'une  soif 
ardente,  et  cela  nous  cause  un  chagrin  extrême. 

Voilà  les  trois  genres  d'afflictions  qui  produisent  toutes 
nos  plaintes  :  n'avoir  pas  ce  que  nous  aimons,  le  perdre  ,/- 
après  l'avoir  possédé,  le  posséder  sans  en  goûter  la  douceur, 
à  cause  des  empêchements  que  les  autres  maux  y  apportent. 
Si  donc  je  vous  fais  voir,  chrétiens,  que  ces  trois  choses  nous 
sont  salutaires,  n'aurai-je  pas  prouvé  manifestement  que 
c'est  un  effet  merveilleux  de  la  bonté  paternelle  de  Dieu 
sur  les  justes,  de  vouloir  qu'ils  soient  attristés  dans  la  vie 
présente,  comme  Jésus  leur  prédit  dans  notre  évangile  ? 
C'est  ce  que  j'entreprends  de  montrer  avec  le  secours  de  la 
grâce. 

Et  premièrement  il  nous  est  utile  de  n'avoir  pas  ce  que 
nous  aimons  ;  et  c'est  en  quoi  le  monde  s'abuse,  qui,  voyant 
un  homme  qui  a  ce  qu'il  veut,  s'écrie,  avec  un  grand  applau- 
dissement, qu'il  est  heureux,  qu'il  est  fortuné.  Il  a  ce  qu'il 
veut  :  est-il  pas  heureux?  Il  est  vrai,  le  monde  le  dit;  mais 
l'Évangile  de  Jésus-Christ  s'y  oppose  :  et  la  raison,  c'est 
jnie  nous  sommes  malades.  Je  vous  nie,  délicats  du  siècle, 
que  la  misère  consiste  à  n'avoir  pas  ce  que  vous  aimez; 
c'est  plutôt  à  n'aimer  pas  ce  qu'il  faut  ;  et  de  même  la  félicité 


1.  Est-il  pas  heureux  ?  On  dou- 
tait encore,  au  moment  où  Bos- 
suet  composait  ce  sermon,  si  la 
négation  pouvait  se  supprimer 
dans  les  phrases  interrogatives. 
En  1647,  Vaugelas,  après  s'être 
«  informé  de  diverses  personnes 
très  savantes  »  trouvait  cette  fa- 
çon de  parler  très  correcte, 
peut-être  même    plus    élégante. 


Mais  en  1687,  Thomas  Corneille, 
après  Ménage  et  Chapelain;  en 
1704,  l'Académie  blâment  formel- 
lement «  la  suppression  de  cette 
négative.  »  «  Plusieurs  ne  se 
soxit  pas  contentés  de  la  traiter 
de  négligence,  ils  lui  ont»  donné 
le  nom  de  faute.  »  Observations 
del'Acad.  franc,  sur  let  Rem. 
de  M.  de  Vaugelas,  1704. 


92  SUR  LA  PROVIDENCE. 

n'est  pas  tant  à  posséder  ce  que  vous  aimez,  qu'à  aimer  ce 
qui  le  doit  être. 

«  Quand  vous  n'avei  pas  ce  que  vous  aimez,  c'est  un  empêche- 
ment »  extérieur,  mais  t  quand  vous  aimez  ce  qu'il  ne  fout 
pas,  >  c'est  le  «  dérèglement  »  d'une  âme  malade  dont  les  pas- 
sions ne  doivent  pas  être  contentées. 

On  accorde  à  un  homme  sain  de  manger  à  son  appétit  ; 
mais  il  y  a  des  appétits  de  malade,  qu'il  est  nécessaire  de 
tenir  en  bride,  et  ce  serait  une  opinion  bien  brutale  d'établir 
la  félicité  à  contenter  les  désirs  irréguliers  qui  sont  causés 
par  la  maladie.  Or,  fidèles,  toute  notre  nature  est  remplie 
de  ces  appétits  de  malade,  qui  naissent  de  la  faiblesse  de 
notre  raison  et  de  la  mortalité  qui  nous  environne.  N'est-ce 
pas  un  appétit  de  malade  que  cet  amour  désordonné  des 
richesses,  qui  nous  fait  mépriser  les  biens  éternels  ?  n'est-ce 
pas  un  appétit  de  malade,  que  de  courir  après  les  plaisirs,  et 
de  négliger  en  nous  la  partie  céleste  pour  satisfaire  la  partie 
mortelle  î  Et  parce  qu'il  naît  en  nous  une  infinité  de  ces 
appétits  de  malade,  de  là  vient  que  nous  lisons  dans  les 
saintes  lettres  :  que  Dieu  se  venge  souvent  de  ses  ennemis 
en  satisfaisant  leurs  désirs.  Étrange  manière  de  se  venger, 
mais  qui  de  toutes  est  la  plus  terrible. 

C'est  ainsi  qu'il  traita  les  Israélites  qui  murmuraient  au 
désert  contre  sa  bonté.  «  Qui  est-ce,  disait  ce  peuple  brutal, 
«  qui  nous  donnera  de  la  chair  ?  nous  ne  pouvons  plus 
•  souffrir  cette  manne  *.  »  Dieu  les  exauça  en  sa  fureur;  et 
leur  donnant*  les  viandes  qu'ils  demandaient,  sa  colère  en 
même  temps  s'éleva  contre  eux.  C'est  ainsi  que,  pour  punir 


1.  Num„  xi,  A,  6  ;  Pt,  lxxtii,  21, 
«7,31 

2.  Leur  donnant  se  rapporte  à 
Dieu.  On  peut  voir  dans  les  phra- 
ses de  ce  genre,  assez  fréquentes 


chez  Bossuet,  soit  une  anacoluthe, 
soit  plutôt  un  souvenir  de  l'abla- 
tif absolu  des  Latins.  Voyes  Chas- 
sang,  Qram,  franc,  court  aup.t 
par.  339,  Rem.  n.  2*. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  93 

les  plus  grands  pécheurs,  nous  apprenons  du  divin  apôtre  *, 
qu'il  les  livre  à  leurs  propres  désirs  ;  comme  s'il  disait  :  Il 
les  livre  entre  les  mains  des  bourreaux,  ou  de  leurs  plus 
cruels  ennemis.  Que  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  comme  l'expé- 
rience nous  l'apprend  assez,  que  nous  nourrissons  en  nous- 
mêmes  tant  de  désirs  qui  nous  sont  nuisibles  et  perni* 
deux  :  donc  c'est  un  effet  de  miséricorde,  de  nous  contrarier 
souvent  dans  nos  appétits,  d'appauvrir  nos  convoitises,  qui 
sont  infinies,  en  leur  refusant  ce  qu'elles  demandent  ;  et  le 
vrai  remède  de  nos  maladies,  c'est  de  contenir  nos  affections 
déréglées  par  une  discipline  forte  et  vigoureuse,  et  non  pas 
de  les  contenter  par  une  molle  condescendance.  Vos  autem 
contristabimini,  [  «  pour  vous,  vous  serez  dans  la  tristesse  »] 
en  n'ayant  pas  ce  que  vous  aimez  :  c'est  la  première  peine 
qui  nous  est  utile. 

Mais,  fidèle,  il  ne  t'est  pas  moins  salutaire  qu'on  t'enlève 
quelquefois  ce  que  tu  possèdes.  Connaissons-le*par  expé- 
rience. Quand  nous  possédons  les  biens  temporels,  il  se  fait 
certains  nœuds  secrets  qui  engagent  le  cœur  insensiblement 
.dans  l'amour  des  choses  présentes,  et  cet  engagement  est 
plus  dangereux,  en  ce  qu'il  est  ordinairement  plus  imper- 
ceptible. Le  désir  se  fait  mieux  sentir,  parce  qu'il  a  de  l'agi- 
tation et  du  mouvement  ;  maisja  possession  assurée^c'est  un 
repos,  c'est  comme  un  sommeil:  on  s'y  endort,  on  ne  lèsent 
pas.  C'est  ce  que  dit  l'apôtre  saintPaul,  que  ceux  qui  amassent 
de  grandes  richesses,  •jrXou<n<££ovTt;,«  tombent  dans  les  lacets», 
inciduntin  laqueum*.  C'est  que  la  possession  des  richesses  a 
des  filets  invisibles  où  le  cœur  se  prend  insensiblement.  Peu 
à  peu  il  se  détache  du  Créateur  par  l'amour  désordonné  de 
la  créature,  et  à  peine  s'aperçoit-il  de  cet  attachement  vi- 
cieux. Mais  qu'on  lui  dise  que  cette  maison  est  brûlée,  que 

1.  Rom.,  i,  24.  I    ce.  Sens  fréquent  de  cognoscere. 

2.  Apprenons-le...  par  eipérien-    |       3.  I  Tim.,  ti,  9. 


94  SUR  LA  PROVIDENCE. 

cette  somme  est  perdue  sans  ressource  par  la  banqueroute 
de  ce  marchand  :  aussitôt  le  cœur  saignera,  la  douleur  de 
la  plaie  lui  fera  sentir  «  combien  ces  richesses  étaient  for- 
«  tement  attachées  aux  fibres  de  l'âme,  et  combien  il  s'écar- 
«  tait  de  la  droite  voie  par  cet  attachement  excessif1.  » 
Quantum  [hœc]  amando  peccaverint ,  perdendo  senserunt>  dit 
saint  Augustin*.  Il  verra  combien  ces  richesses  pouvaient 
être  plus  utilement  employées  ;  et  qu'enfin  il  n'a  rien  sauvé 
de  tous  ses  grands  biens,  que  ce  qu'il  a  mis  en  sûreté  dans 
.e  ciel,  l'y  faisant  passer  par  les  mains  des  pauvres;  il  ouvrira 
les  yeux  aux  biens  éternels  qu'il  commençait  déjà  d'oublier. 
Ainsi  ce  petit  mal  guérira  les  grands,  et  sa  blessure  sera  son 
salut. 

Mais  si  Dieu  laisse  à  ses  serviteurs  quelque  possession 
des  biens  de  la  terre,  ce  qu'il  peut  faire  de  meilleur  pour 
eux,  c'est  de  leur  en  donner  du  dégoût,  de  répandre  mille 
amertumes  secrètes  sur  tous  les  plaisirs  qui  les  environnent, 
de  ne  leur  permettre  jamais  de  s'y  reposer,  de  secouer  et 
d'abattre  cette  fleur  du  monde  qui  leur  rit  trop  agréable- 
ment; de  leur  faire  naître  des  difficultés,  de  peur  que  cet 
exil  ne  leur  plaise  et  qu'ils  ne  le  prennent  pour  la  patrie  ; 
de  piquer  leur  cœur  jusqu'au  vif,  pour  leur  faire  sentir  la 
misère  de  ce  pèlerinage  laborieux  et  exciter  leurs  affections 
endormies  à  la  jouissance  des  biens  véritables.  C'est  ainsi 
qu'il  vous  faut  traiter,  ô  enfants  de  Dieu,  jusqu'à  ce  que 
Yotre  santé  soit  parfaite,  vos  autem.  Cette  convoitise  qui 
vous  rend  malades  demande  nécessairement  cette  médecine. 
Il  importe  que  vous  ayez  des  maux  à-souffrir,  tant  que  vous 
en  aurez  à  corriger  ;  il  importe  que  vous  ayez  des  maux  à 
souffrir  tant  que  vous  serez  au  milieu  des  biens  où  il  est 
dangereux  de  nv  plaire  trop.  Si  ces  remèdes  vous  semblent 

f.  Variante  :  vicieux.  |       2.  DeC'witate  Dei,  I,  x 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


05 


durs,  «  ils  excusent,  dit  Tertullien,  le  mal  qu'ils  vous  font, 

par  l'utilité  qu'ils  vous  apportent1 »,emolumentocurationis 

offensant  sui  excusant*. 

D'ailleurs,  au  milieu  de  ces  afflictions  salutaires,  le  juste  a 
pour  se  consoler  l'espoir  de  l'immortalité  bienheureuse,  espoir  qui 
se  fonde  sur  ses  épreuves  elles-mêmes.  Il  y  a  «  une  vicissitude 
nécessaire  de  bien  des  maux  »  et  le  malheur  présent  est  pour 
lui  le  gage  assuré  de  la  félicité  à  venir5. 

1.  Souvenir  du  latin  .  afferre 
utilitatem.  Cf.  La  Rochefoucauld 
[Mémoires)  :  «  La  présence  du  roi 


n'apporte  pas  toutes  les  commo- 
dités qu'il  (le  peuple)  espérait.  » 

2.  De  Pcenitentidy  n.  18. 

3.  Les  idées  de  ce  sermon  ont 
été  plus  d'une  fois  développées  à 
nouveau  par  Bossuet.  En  voici  un 
exemple  pris  dans  le  sermon  sur 
la  Justice  de  1666  (éd.  Lebarq,  V, 
173)  et  qui  se  rapporte  ci-dessus 
à  la  p.  83.  «  La  vertu  est  obligée 
de  marcher  dans  des  voies  bien 
difficiles,  et  c'est  une  espèce  de 
martyre  que  de  se  tenir  réguliè- 
rement dans  les  règles  du  droit 
et  de  l'équité.  Celui  qui  est  résolu 
de  se  renfermer  dans  ces  bornes 
se  met  si  fort  à  l'étroit  qu'à  peine 
se  peut-il  aider;  et  il  ne  faut  pas 
s'étonner  qu'il  demeure  court  or- 
dinairement dans  ses  entreprises, 
lui  qui  se  retranche  tout  d'un 
coup  plus  de  la  moitié  des  moyens 
en  s'ôtant  ceux  qui  sont  mauvais, 
c'est-à-dire  assez  souvent  les  plus 
efficaces.  Car  qui  no  sait,  chré- 
tiens, que  les  hommes,  pleins  d'in- 
térêts et  de  passion,  veulent  qu'on 
entre  dans  leurs  sentiments?  Que 
fera  ici  cet  homme  si  droit,  qui 
ne  parle  que  de  son  devoir?  Que 
fera-t-il,  chrétiens,  avec  sa  froide 
et  impuissante  médiocrité?  Il  n'est 
ni  assez  souple,  ni  assez  flexible 
pour  ménager  la  faveur  des  hom- 


mes; il  y  a  tant  de  choses  qu'il 
ne  peut  pas  faire  qu'à  la  fin  il  est 
regardé  comme  un  homme  qui 
n'est  bon  à  rien  et  qui  est  entiè- 
rement inutile.  En  elfet,  écoutez, 
messieurs,  comme  en  parlent  les 
hommes  du  monde  dans  le  livre 
de  la  Sapience  :  Circumveniamus 
justum,  quoniam  inutilis  est  no- 
bis.  «  Trompons,  disent-ils,  l'hom- 
me juste  (remarquez  cette  raison) 
parce  qu'il  nous  est  inutile;  »  il 
n'entre  point  dans  nos  négoces,  il 
s'éloigne  de  nos  détours,  il  ne  nous 
est  d'aucun  usage.  Ainsi,  à  cause 
qu'il  est  inutile,  on  se  résout  faci- 
lement à  le  mépriser,  ensuite  à  le 
laisser  périr  sans  en  faire  bruit, 
et  même  à  le  sacrifier  à  l'intérêt 
du  plus  fort  et  aux  pressantes  sol- 
licitations de  cet  homme  de  grand 
secours,  qui  n'épargne  ni  le  saint 
ni  le  profane,  pour  nous  servir. 
Mais  pourquoi  nous  arrêter  davan- 
tage sur  une  chose  si  claire?  Il 
est  aisé  de  comprendre  que  l'hom- 
me injuste,  qui  met  tout  en  œuvre, 
qui  entre  dans  tous  les  desseins, 
qui  fait  jouer  les  passions  et  les 
intérêts,  ces  deux  grands  ressorts 
de  la  vie  humaine,  est  plus  actif, 
plus  pressant,  plus  prompt,  et  en- 
suite, pour  l'ordinaire,  qu'il  réus- 
sit mieux  que  le  juste,  qui  ne  sort 
point  de  ses  règles,  qui  ne  marche 
qu'à  pas  comptés,  qui  ne  s'avance 
que  par  mesures.  » 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THERESE 

PRONONCÉ   À   METZ,    LE   15  OCTOBRE   1657 

NOTICE 

Dans  l'automne  de  1657,  Louis  XIV  fit  un  voyage  en  Lorraine, 
et  la  reine-mère  Anne  d'Autriche,  qui  l'accompagnait  avec  la 
cour,  passa  six  semaines  à  Metz.  C'est  devant  elle,  dans  la  cathé- 
drale de  Metz  que  Bossuet  prononça  le  panégyrique  de  sainte 
Thérèse,  le  jour  de  la  fête  de  la  sainte  (15  oct.),  Jean  Loret1 
nous  l'apprend  dans  la  Muze  historique  du  27  octobre  1657  *. 

EXTRAITS 

Nd$tra  autem  convertatio  *»  cœlis  est. 
Notre  société  est  dans  les  cieux. 

Phiiipp.,  m,  20. 

Dieu  a  tant  d'amour  pour  les  hommes,  et  sa  nature  est  si 
libérale,  qu'on  peut  dire  qu'il  semble  qu'il  se  fasse  quelque 
violence  quand  il  retient  pour  un  temps  ses  bienfaits,  et  qu'il 


1.  Jean  Loret,  poète  normand, 
après  avoir  débuté  par  des  vers 
burlesques,  commença  en  1650 
d'adresser  chaque  semaine  à  ma- 
demoiselle de  Longueville  des  let- 
tres rimées,  contenant  les  nouvel- 
les de  la  cour  et  de  la  ville.  Dis- 
tribuées d'abord  en  manuscrit, 
puis  imprimées  à  un  petit  nom- 
bre d'exemplaires,  ces  lettres  fu- 
rent réunies  en  volumes  du  vi- 
vant même  de  Loret.  Cette  ga- 
zette de  près  de  400  000  vers  (du 


4  mai  1650  au  25  mai  1665)  est 
d'une  grande  utilité  pour  l'his- 
toire littéraire  du  dix-septiéme 
siècle. 

2.  Il  nous  dit  même  que  ce  pa 
négyrique  fut  très  goûté  des  au- 
diteurs, qu'on  loua  Bossuet  «  de 
son  discours  net  et  coulant,  de 
sa  bonne  grâce  en  parlant,  de  sa 
douceur  insinuante.  »  et  qu'on  le 
vanta  fort  à  Maaarin  qui  n'avait 
pu  aller  ce  jour-là  entendre  l'ora* 
teur. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 


97 


les  empêche  de  couler  sur  nous  avec  une  entière  profusion. 
C'est  ce  que  vous  pouvez  aisément  comprendre,  par  le  texte 
que  j'ai  rapporté  de  l'incomparable  docteur  des  gentils.  Car 
encore  qu'il  ait  plu  au  Père  céleste  de  ne  recevoir  ses  fidèles 
en  son  éternel  sanctuaire  qu'après  qu'ils  auront  fini  cette 
vie,  néanmoins  il  semble  qu'il  se  repente  de  les  avoir  remis 
à  un  si  long  terme,  puisque  le  grand  Paul  nous  enseigne 
qu'il  leur  ouvre  son  paradis  par  avance  :  et  comme  s'il  ne 
pouvait  arrêter  le  cours  de  sa  munificence  infinie,  il  laisse 
quelquefois  tomber  sur  leurs  âmes  tant  dé  lumières  et  tant 
de  douceurs,  et  il  les  élève  de  telle  sorte  par  la  grâce  de  son 
Saint-Esprit,  qu'étant  encore  dans  ce  corps  mortel  ils  peu- 
vent dire  avec  l'Apôtre  que  leur  demeure  est  au  ciel,  et  leur 
société  avec  les  anges  :  Nostra  autem  conversatio  in  eœlis 
est. 

C'est  ce  que  j'espère  vous  faire  paraître  en  la  vie  de  sainte 
Thérèse  ;  et  c'est,  madame,  à  ce  grand  spectacle  que  l'Église 
invite  Votre  Majesté.  Elle  verra  une  créature,  qui  a  vécu  sur 
la  terre  comme  si  elle  eût  été  dans  le  ciel  ;  et  qui,  étant 
composée  de  matière,  ne  s'est  guère  moins  appliquée 4  à  Dieu 
que  ces  pures  intelligences  qui  brillent  toujours  devant  lui 
par  la  lumière  d'une  charité  éternelle,  et  chantent  perpé- 
tuellement ses  louanges.  Mais,  avant  que  de  traiter  de  si 
granô's  secrets,  allons  tous  ensemble  puiser  des  lumières 
dans  la  source  de  la  vérité  :  prions  la  sainte  Vierge  de  nous  y 
conduire;  et  pour  apprendre  à  louer  un  ange  terrestre,  joi- 
gnons-nous avec  un  ange  du  ciel.  Ave. 

Vous  avez  écouté,  mes  frères,  ce  que  nous  a  dit  le  divin 
apôtre  :  qu'encore  que    nous  vivions  sur  la   terre  dans 


1.  Var.  :  Ne  s'est  pas  -noins  éle- 
vée à  Dieu.  —  La  Bruyère  :  «  Dans 
le  temps  qu'il  est  le  plus  appli- 
qué (Ifténalque).  »  Éd.  Servois  et 


Rébelliau,  p.  296.  «  Leur"roi....  à 
qui  ils  semblent  avoir  tout  l'es- 
prit et  tout  le  cœur  appliquée.  » 
Ibid.  p.  227,  n.  3. 


98  PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THERESE. 

la  compagnie  des  hommes  mortels,  néanmoins  il  ne  laisse 
pas 'd'être  véritable  que  «  notre  demeure  est  au  ciel  »,  et 
notre  société1  avec  les  anges.  Nostra  autem  conversatio  m 
cœiis  est.  C'est  une  vérité  importante,  pleine  de  consolation 
pour  tous  les  fidèles;  et  comme  je  me  propose  aujourd'hui 
de  vous  en  montrer  la  pratique  dans  la  vie  admirable  de 
sainte  Thérèse,  je  tâcherai  avant  toutes  choses  de  recher- 
cher jusqu'au  principe  cette  excellente  doctrine.  Et  pour 
cela,  je  vous  prie  d'entendre  :  qu'encore  que  l'Église  qui 
règne  au  ciel  et  celle  qui  gémit  sur  la  terre,  semblent  être 
entièrement  séparées,  il  y  a  néanmoins  un  lien  sacré,  par 
lequel  elles  sont  unies.  Ce  lien,  messieurs,  c'est  la  charité, 
qui  se  trouve  dans  ce  lieu  d'exil  aussi  bien  que  dans  la 
céleste  patrie;  qui  réjouit  les  saints  qui  triomphent,  et 
anime  ceux  qui  combattent  ;  qui  se  répandant  du  ciel  en  la 
terre,  et  des  anges  sur  les  mortels,  fait  que  la  terre  devient 
un  ciel,  et  que  les  hommes  deviennent  des  anges. 

Car,  ô  sainte  Jérusalem,  heureuse  Église  des  premiers- 
nés  dont  les  noms  sont  écrits  au  ciel;  quoique  l'Église 
votre  chère  sœur,  qui  vit  et  qui  combat  sur  la  terre,  n'ose 
pas  se  comparer  à  vous,  elle  ne  laisse  pas  d'assurer  qu'un 
saint  amour  vous  unit  ensemble.  D  est  vrai  qu'elle  cher- 
che, et  que  vous  possédez;  qu'elle  travaille,  et  que  vous 
vous  reposez;  qu'elle  espère,  et  que  vous  jouissez.  Mais 
parmi  tant  de  différences,  par  lesquelles  vous  êtes  si  fort 
éloignées,  il  y  a  du  moins  ceci  de  commun  :  que  ce 
qu'aiment  les  esprits  bienheureux,  c'est  ce  qu'aiment  aussi 
les  hommes  mortels.  Jésus  est  leur  vie,  Jésus  est  la  nôtre; 
et  parmi  leurs  chants  d'allégresse  et  nos  tristes  gémisse- 
ments, on  entend  résonner  partout  ces  paroles  du  sacré 
Psalmiste  ;  Mihi  autem  adhœrere  Deo  bonum  est  :  «  Mon  bien 

«.    far.  :   Conversation.    Vôtres   I    plus  haut,  page  30,  note  i. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  99 

est  de  m' unir  à  Dieu.  »  C'est  ce  que  disent  les  saints  dans 
le  ciel,  c'est  ce  que  les  fidèles  répondent  en  terre  :  si  bien 
que  s'unissaut  saintement  avec  ces  esprits  immortels,  par 
cet  admirable  cantique  que  l'amour  de  Dieu  leur  inspire,  ils 
se  mêlent  dès  cette  vie  à  la  troupe  des  bienheureux,  et  ils 
peuvent  dire  avec  l'Apôtre  :  «  Notre  conversation  est  dans 
les  cieux  :  »  Nostra  conversatio  in  cœlis  est.  Telle  est  la  force 
de  la  charité,  qu'elle  fait  que  Je  saint  apôtre  ne  craint  pas  de 
nous  établir  dans  le  paradis,  même  durant  ce  pèlerinage,  et 
ose  bien  placer  des  mortels  dans  le  séjour  d'immortalité. 
Car  il  faut  ici  remarquer  une  merveilleuse  doctrine,  qui 
fera  le  sujet  de  tout  ce  discours  :  c'est,  mes  frères,  que  cet 
Esprit-Saint  qui  est  l'auteur  de  la  charité,  qui  la  fait  des- 
cendre du  ciel  en  la  terre,  a  voulu  aussi  lui  donner  des 
ailes  pour  retourner  au  lieu  de  son  origine. 

En  effet,  il  est  véritable,  le  mouvement  dé  la  charité,  c'est 
de  tendre  toujours  aux  choses  célestes  :  ni  le  poids  de  ce 
corps  mortel,  ni  les  liens  de  la  chair  et  du  sang,  ne  sont 
pas1  capables  de  la  retenir;  elle  a  trop  de  moyens  de  s'en 
détacher  et  de  s'élever  au-dessus.  Elle  a  premièrement 
l'espérance,  elle  a  secondement  des  désirs  ardents,  elle  a 
troisièmement  l'amour  des  souffrances.  «  Mais  qui  pourra 
entendre  ces  choses?  »  Quis  sapiens,  et  intelliget  hœc*ï  Qui 
pourVa  comprendre  ces  trois  mouvements,  par  lesquels  une- 
âme  enflammée  et  touchée  de  l'amour  de  Dieu  se  déprend 
de  ce  corps  de  mort?  Elle  se  voit  au  milieu  des  biens  péris- 
sables, mais  elle  passe  bientôt  au-dessus  par  la  force  de  son 
espérance  :  «  espérance  si  ferme  et  si  vigoureuse,  qu'elle 
c  s'avance,  dit  saint  Paul5,  au  dedans  du  voile  :  »  spe>. 
incedentem  usque  ad  interiora  velaminis;  c'est-à-dire  qu'elle 


1.  Cetts  répétition  de  la  néga-   !       2.  Osée,  xiv,  10. 
tion  est  ordinaire  au  xvu*  siècle.    S       5.  Hebr.,  vi,  19. 


100 


PANÉGYRIQUE  DE  SAWTE  THÉRÈSE. 


perce  les  deux  pour  pénétrer  jusqu'au  sanctuaire,  où  •  Jésus, 
•  notre  avant-coureur,  est  entré  pour  nous  •  :  Prœcursor 
pro  nobis  introimt  Jésus*. 

Voyez,  mes  frères,  le  vol  de  cette  âme  que  l'amour  d« 
Dieu  a  blessée:  elle  est  déjà  au  ciel  par  son  espérance; 
mais,  hélas!  elle  n'y  est  pas  encore  en  effet  :  les  liens  de  ce 
corps  l'arrêtent.  C'est  alors  que  la  charité  lui  inspire  des 
désirs  pressants,  par  lesquels  elle  s'efforce  de  rompre  ses 
chaînes,  en  disant  avec  saint  Paul  :  Cupio  dissolvi,  et  esse 
cum  Christo*  :  «  Ah  !  que  ne  suis-je  bientôt  délivrée,  afin 
d'être  avec  Jésus-Christ  !  »  Ce  n'est  pas  assez  des  désirs  ;  et 
la  charité,  -qui  les  pousse,  étant  irritée  contre  oette  chair, 
qui  la  tient  si  longtemps  captive,  semble  la  vouloir  détruire 
elle-même  par  un  généreux  amour  des  souffrances.  C'est  par 
ces  trois  divins  mouvements,  que  Thérèse  s'élève  au-dessus 
du  monde.  Ils  sont  grands,  ils  sont  relevés;  et  peut-être 
auriez- vous  peine  de5  les  retenir,  ou  d'en  bien  comprendre 
la  connexion,  si  je  ne  les  répétais  encore  une  fois  en  les 
appliquant  à  noire  sainte.  Enflammée  de  l'amour  de  Dieu, 
elle  lé  cherche  par  son  espérance;  c'est  le  premier  pas 
qu'elle  fait  :  que  si  l'espérance  est  trop  lente,  elle  y  court, 
elle  s'y  élance  par  des  désirs  ardents  et  impétueux;  tel  est 
son  second  mouvement  :  et  enfin  son  dernier  effort,  c'est 
que  les  désirs  ne  suffisant  pas  pour  briser  les  liens  de  sa- 
chair  mortelle,  elle  lui  livre  une  sainte  guerre  ;  elle  tâche, 
ce  semble,  de  s'en  décharger  par  de  longues  mortifications, 
et  par  de  continuelles  souffrances,  afin  qu'étant  libre  et 
dégagée,  et  ne  tenant  presque  plus  au  corps,  elle  puisse  dire 
avec  vérité  ces  paroles  du  saint  apôtre:  Nosira  autem  con- 
versatio  in  cœlis  ett  :  «r  Notre  conversation  est  dans  les 


1.  Hebr.vi,  20. 

2.  Phil.,i,  23. 

3.  Cette  construction  n'est  pas 
donnée  par  les  dictionnaires  du 


temps.  Cf.  Sévigné  :  «  J'ai  quelque 
peine  de  me  le  représenter  seul 
dans  ces  pays-là...  »  1°  fév.  1G90* 
et  plus  loin  p.  112,  n.  1. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  101 

cieux.  »  Ce  sont,  messieurs,  ces  trois  actions  de  la  charité 
de  Thérèse,  qui  partageront  ce  discours.  Je  commence  à 
tous  faire  voir  quelle  est  la  force  de  son  espérance.  Vous 
comprenex  bien,  je  m'assure1 ,  que,  dans  une  matière  si 
haute,  j'ai  besoin  d'une  attention  fort  exacte  :  mais  il  ne  faut 
rien  méditer  de  bas  quand  on  parle  de  sainte  Thérèse, 
ot  qu'on  a  l'honneur,  madame,  d'entretenir  Votre  Majesté. 

PREMIER  POINT. 

L'espérance  que  je  vous  prêche,  celle  que  le  Fils  de  Dieu 
nous  enseigne,  et  qui  élève  si  fort  l'âme  de  Thérèse,  n'est 
pas  semblable  à  ces  espérances  par  lesquelles  le  monde 
trompeur  surprend  l'imprudence  des  hommes,  ou  abuse 
leur  crédulité.  L'espérance  dont  le  monde  parle,  n'est  autre 
chose,  à  le  bien  entendre,  qu'une  illusion  agréable*  et  ce 
philosophe  l'avait  bien  compris,  lorsque  ses  amis  le  priant 
de  leur  définir  l'espérance,  il  leur  répondit  en  un  mot  : 
«  C'est  un  songe  de  personnes  qui  veillent  »  :  Somnium 
vigilantium* .  Considérez  en  effet,  messieurs,  ce  que  c'est 
qu'un  homme  enflé  d'espérance.  A  quels  honneurs  n'aspire- 
t-il  pas?  quels  emplois,  quelles  dignités  ne  se  donne-t-il  pas 
à  lui-même?  Il  nage  déjà  parmi  les  délices,  et  il  admire  sa 
grandeur  future.  Rien  ne  lui  paraît  impossible  :  mais  lors- 
que, s'avançant  ardemment  dans  la  carrière  qu'il  s'est 
proposée,  il  voit  naître  de  toutes  parts  des  difficultés  qui 
l'arrêtent  à  chaque  pas,  lorsque  la  vie  lui  manque,  comme 
un  faux  ami,  au  milieu  de  ses  entreprises,  ou  que,  forcé 
par  la  rencontre  des  choses,  il  revient  à  son  sens  rassis,  et 
ne  trouve  rien  en  ses  mains  de  toute  cette  haute  fortune 
dont  il  embrassait  une  vaine  image,  que  peut-il  juger  de 
lui-même,  sinon  qu'une  espérance  trompeuse  le  faisait  jouir 

1.  J'en  suis  sûr.  «    Je    m'as-   j   La     Rochefoucauld      (Lettres) 
sure  qu'il  en  .sera  bien  fâché.  •   1       2.  Apud  S.  Basil.,  ep.  xrt.l. 


102  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

pour  un  temps  de  la  douceur  d'un  songe  agréable?  et 
ensuite  ne  doit-il  pas  dire,  selon  la  pensée  de  ce  philo- 
sophe, que  l'espérance  peut  être  appelée  «  la  rêverie  d'un 
homme  qui  veille  »  :  Somnium  vigilantiumf  Mais,  ô  espé- 
rance du  siècle,  source  infinie  de  soins  inutiles  et  de 
olles  prétentions,  vieille  idole  de  toutes  les  cours,  dont 
tout  le  monde  se  moque,  et  que  tout  le  monde  poursuit, 
ce  n'est  pas  de  toi  que  je  parle;  l'espérance  des  enfants  de 
Dieu,  que  je  dois  aujourd'hui  prêcher,  et  que  nous  devons 
tous  admirer  en  sainte  Thérèse,  n'a  rien  de  commua  avec 
tes  erreurs. 

Apprenez  aujourd'hui,  mes  frères,  à  remarquer  la  diffé- 
rence de  Tune  et  de  l'autre,  afin  que  vous  puissiez  dire  avec 
connaissance  :  «  Ah  !  vraiment,  il  est  meilleur  d'espérer  en 
Dieu,  que  de  se  confier  aux  grands  de  la  terre»  :  Bonum  est 
confider e  in  Domino,  quam  confidere  in  homine  *  .  Mais 
pénétrons  profondément  cette  vérité,  et  disons,  s'il  se  peut, 
en  peu  de  paroles,  que  cette  différence  consiste  en  ce  point, 
que  l'espérance  du  monde  laisse  la  possession  toujours 
incertaine,  et  encore  beaucoup  éloignée,  au  lieu  que  l'espé- 
rance des  enfants  de  Dieu  est  si  ferme  et  si  immuable,  que 
je  ne  crains  point  de  vous  assurer  qu'elle  nous  met  par 
avance  en  possession  du  bonheur  que  l'on  nous  propose,  et 
qu'elle  fait  un  commencement  de  la  jouissance.  Prouvons-le 
solidement  par  les  Écritures  ;  et  parmi  un  nombre  infini 
d'exemples  par  lesquels  elles  nous  confirment  cette  vérité, 
je  vous  prie  d'en  remarquer  seulement  un  seul  qui  n'est 
ignoré  de  personne. 

Dieu  avait  promis  Jésus-Christ  au  monde  ;  et  Isaïe  voyant 
en  esprit  cette  grande  et  mémorable  journée  en  laquelle 
devait  naître  son  libérateur,  il*  s'écrie  transporté  do  joi#- 

i.  Pt.  cxvn,  8.  {       2.  Cf.  p.  20,  n.  A, 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  103 

«Un  petit  enfant  nous  est  né,  un  fils  nous  est  donné  »  : 
jfarvulus  natus  est  nobis,  etfilius  datus  est  nobis  ».  Chrétiens, 
il  écrivait  cette  prophétie  plusieurs  siècles  avant  sa  naissance  ; 
néanmoins  il  le  voit  déjà,  il  soutient  qu'il  nous  est  donné, 
seulement  à  cause  qu'il  sait  qu'il  nous  est  promis,  et  que, 
comme  dit  le  grand  Augustin,  «  toutes  les  choses  que  Dieu 
a  promises,  selon  l'ordre  de  f  es  conseils  sont  déjà  en  quel- 
que sorte  accomplies,  parce  qu'elles  sont  assurées  »  :  Quœ 
ventura  erant,  jam  in  Dei  prœdestinatione  velut  facto  erant, 
quia  certa  erant  *.  Vous  voyez  par  là,  chrétiens,  que,  selon 
les  Écritures  sacrées,  la  promesse  que  Dieu  nous  donne,  à 
cause  de  sa  certitude,  est  infaillible. 

Notre  incomparable  Thérèse  a  imité  ce  divin  prophète.  Se 
sentant  appelée,  par  la  Providence,  à  procurer  *  la  réforma- 
tion de  l'ordre  ancien  du  Carmel,  si  renommé  par  toute 
r  Église,  elle  croit  déjà  l'ouvrage  achevé,  parce  que  c'est  Dieu 
q-  ù  lui  a  ordonné  de  l'entreprendre.  C'est  un  miracle  in- 
(  royable  de  voir  comment  cette  fille  a  bâti  ses  monastères. 
Représentez-vous  une  femme  qui,  pauvre  et  destituée  de 
tout  secours,  a  pu  bâtir  tous  les  monastères  dans  lesquels 
elle  a  fait  revivre  une  si  parfaite  régularité  :  elle  n'avait  ni 
fonds  pour  leur  subsistance,  ni  crédit  pour  en  avancer  l'éta- 
blissement. Toutes  les  puissances  s'unissaient  contre  elle, 
j'entends  et  les  ecclésiastiques  et  les  séculières,  avec  une 
telle  opiniâtreté,  qu'elle  paraissait  invincible.  Toutes  les 
personnes  zélées  que  Dieu  employait  à  cette  œuvre,  et  même 
ses  serviteurs  les  plus  fidèles,  désespéraient  du  succès,  et 
le  disaient  ouvertement  à  la  sainte  mère.  Elle  seule  demeure 
constante  dans  la  ruine  apparente  de  tous  ses  desseins; 


i.  h.  ïx,  6. 

8.  De  Ctvit,  Dei,  XVII,  xvm. 

3.  Procurer.    Obtenir    quelque 


au  xvii*  siècle  :  procurer  la  mort 
de  quelqu'un;  —  «  procurer  le 
bien  général  de  tous  les  hommes.  » 


résultat  par  «et  efforts.  On  disait  A  .Descartes  (Disc,  de  la  Mtth.,  vi). 

«OSSTTKT,   ?5«RMOÎfS.  10 


104  PANÉGYRIQUE  DE  SAIMTÉî  THKftÈSE. 

aussi  ferme  que  le  fidèle  Abraham,  «  elle  fortifie  son  espé- 
rance contre  toute  espérance  »  :  In  $pem  contra  spem,  dit  le 
grand  apôtre4;  c'est-à-dire,  qu'où  manquait  l'espérance  hu- 
maine, accablée  sous  les  ruines  de  son  entreprise,  là  une 
espérance  divine  commençait  à  lever  la  tête  au  milieu  de 
tant  de  débris.  Animée  de  cette  espérance,  lorsque  tout 
l'édifice  semblait  abattu,  elle  le  croyait  déjà  établi.  Et  cela 
pour  quelle  raison,  si  ce  n'est  qu'il  est  bon  d'espérer  en 
Dieu,  et  non  pas  d'espérer  aux  hommes  :  parce  que,  ainsi 
que  je  l'ai  déjà î  dit,  l'espérance  que  Ton  a  aux  hommes  ne 
nous  montre  que  de  fort  loin  la  possession ,  n'est  qu'un 
amusement  inutile  qui  substitue  un  fantôme  au  lieu  de  la 
chose  ;  et  au  contraire,  l'espérance  que  l'on  met  en  Dieu  est 
un  commencement  de  la  jouissance? 

Mais,  mes  frères,  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  établi  cette 
vérité  sur  des  exemples  si  cl  airs  :  afin  que  vous  soyez  con- 
vaincus combien  il  est  beau  d'espérer  en  Dieu,  il  faut  vous 
montrer  la  raison  de  cette  excellente  doctrine.  Je  vous  prie 
de  vous  y  rendre  attentifs,  elle  est  tirée  d'un  très  haut 
principe  ;  c'est  l'immobilité  des  conseils  de  Dieu,  et  sa  con- 
sistance toujours  immuable.  «  Je  suis  Dieu,  dit  le  Seigneur, 
et  je  ne  change  jamais  *  »  ;  et  de  là  s'ensuit  une  consé- 
quence que  je  ne  puis  vous  exprimer  mieux  que  par  ces 
beaux  mots  de  Tertullien,  qui  sont  tout  faits  pour  notre 
sujet:  tll  est  digne  de  Dieu,  dit-il,  de  tenir  pour  fait  tout 
ce  qu'il  ordonne,  soit  pour  le  présent,  soit  pour  le  futur  ; 
parce  que  son  éternité,  qui  l'élève  au-dessus  des  temps,  le 
rend  maître  absolu  de  l'un  et  de  l'autre  »  :  Divinitati  compe- 
titt  quœcumque  decreverit,  ut  perfecta  reputare  ;  quia  non  sit 
apud  illam  differe?dia  temporis,  apud  quam  uni  formera  sta- 
tum  Umporum  dirigit  œiernitas  ipsa  *. 

1.  Rom., iy,  13..  j       3.   Tertullien.    Adversui  Mar» 

2.  Malach.,  m,  16.  -■  cionem,Mb.  III,  5. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  105 

Voilà,  messieurs,  de  grandes  paroles  que  nous  trouverons 
pleines  d'un  sens  admirable,  si  nous  le  savons  bien  déve- 
lopper. Û  veut  dire  qu'il  y  a  grande  différence  entre  les  pro- 
messes des  hommes  et  les  promesses  de  Dieu.  Quand  vous 
promettes,  ô  mortels,  de  quelque  crédit  que  vous  vous  van- 
tiez, et  fussiez-vous,  s'il  se  peut,  plus  grands  que  les  rois 
dont  la  puissance  fait  trembler  le  monde,  l'événement  est 
toujours  douteux  ;  parce  que  toutes  vos  promesses  ne  regar- 
dent que  l'avenir,  et  cet  avenir  n'est  pas  en  vos  mains  :  un 
nuage  épais  le  couvre  à  vos  yeux,  et  vous  en  ôte  la  connais- 
sance. C'est  pourquoi  l'espérance  humaine,  chancelante, 
timide,  douteuse,  sans  appui  et  sans  fondement,  ne  peut 
mettre  l'esprit  en  repos,  parce  qu'elle  le  tient  toujours  en 
suspens  sur  un  avenir  incertain.  Mais  ce  grand  Dieu,  ce  grand 
Roi  des  siècles,  dont  nous  révérons  les  promesses,  étant 
éternel,  immuable,  seul  arbitre  de  tous  les  temps,  il  les  a  tou- 
jours présents  à  ses  yeux,  et  lui  seul  en  a  mesuré  le  cours. 
Comme  donc  le  temps  à  venir  n'est  pas  moins  à  lui  que  le 
présent,  il  s'ensuit  que  ce  qu'il  promet  n'est  pas  moins  cer- 
tain que  ce  qu'il  donne.  Le  ciel  et  la  terre  passeront,  mais 
ses  paroles  ne  passeront  pas  *  ;  et  puisqu'il  se  trouve  tou- 
jours véritable,  soit  qu'il  donne,  soit  qu'il  promette,  le  chré- 
tien ne  se  trouve  pas  moins  assuré  lorsqu'il  espère  que 
lorsqu'il  jouit. 

C'est  pourquoi  l'Apôtre  a  raison  de  dire  que  <  notre  demeure 
est  dans  le  ciel  »,  dans  le  ciel  que  Dieu  nous  a  promis  et  nous 
a  promis  par  serment.  Fondée  sur  cette  parole  infaillible,  l'espé- 
rance chrétienne  n'est-elle  pas  justement  appelée  par  saint  Paul 
c  l'ancre  de  notre  âme8  »  ? 

C'est  ainsi,  ô  enfants  de  Dieu,  et  pour  retourner  à  notre 
sujet  après  cette  digression  nécessaire,  c'est  ainsi,  divine 

1   Mattk.  xxnr,35.  ]       a.  lUbr.,  vi.19. 


106 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 


Thérèse,  que  votre  âme  s'établit  au  ciel.  Battue  de  l'orage 
et  des  vents  qui  agitent  la  vie  humaine  comme  un  océan 
plein  d'écueils,  et  ne  pouvant  encore  arriver  au  ciel,  vous 
y  jetez  cette  ancre  sacrée; je  veux  dire  votre  espérance  :  par 
laquelle  étant  attachée  dans  cette  bienheureuse  terre  des 
vivants,  vous  trouvez  la  patrie  même  a*ans  l'exil,  la  consis- 
tance dans  l'agitation,  la  tranquillité  dans  la  tourmente; 
et  mêlée  avec  les  esprits  célestes,  auxquels  votre  esprit  est 
uni,  vous  pouvez  direavec  l'Apôtre  :  Nostra  autem  conversatio 
in  caelis  est  :  «  Notre  conversation  est  aux  cieux.  »  Ne 
parlez  donc  plus  à  Thérèse  de  toutes  les  prétentions 
de  la  terre.  Accoutumée  à  une  autre  vie,  elle  n'en- 
tend plus  ce  langage;  et  son  âme,  élevée  au  ciel  par  la 
force  de  son  espérance,  n'a  plus  de  goût  ni  de  sentiment 
que  pour  les  chastes  voluptés  des  anges.  Que  le  monde 
s'irrite  contre  elle,  qu'il  contredise  ses  pieux  desseins,  qu'il 
la  déchire  par  ses  calomnies,  qu'on  la  traîne  à  l'inquisition 
comme  une  femme  qui  donne  la  vogue  à  des  visions  dange- 
reuses ;  qu'elle  entende  même  les  prédicateurs  tonner  publi- 
quement contre  sa  conduite  :  car  cela  lui  est  arrivé,  sa 
compagne  en  tremblant  d'effroi;  et  figurez-vous,  chrétiens, 
quelle  devait  être  son  émotion,  se  voyant  ainsi  attaquée 
dans  une  célèbre  audience  *  :  toutefois  elle  ne  sent  pas  cet 
orage;  toutes  ces  ondes,  qui  tombent  sur  elle ,  ne  sont  pas 
capables  de  l'ébranler.  Son  esprit  demeure  tranquille,  comme 
dans  une  grande bonace,  au  milieu  de  cette  tempête;  et  cela,? 
pour  quelle  raison  ?  parce  qu'il  est  solidement  établi  sur  cette 
ancre  immobile  de  son  espérance. 

Chrétiens,  profitons  de  ce   grand  exemple.  Parmi  tous 
es  troubles  qui  nous  tourmentent,  parmi  tant  de  différentes 


1.  Audience.  Voyez  plus  haut, 
page  3,  note  19,  et  plus  loin 
5e  point,  page  115)  :  «  Il  est  digne 


de  votre  audience  de  comprendre 
solidement  toute  la  force  de  cette 
parole.  » 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  107 

agitations,  dans  les  morts  cruelles  et  précipitées  de  nos  pro- 
ches et  de  nos  amis,  jetons  au  ciel  cette  ancre  sacrée,  je 
veux  dire  notre  espérance.  Ah!  si  nous  étions  appuyés  sur 
cette  espérance  immuable,  les  maladies,  les  pertes  de  biens1 
et  les  afflictions  ne  seraient  pas  capables  de  nous  submerger! 
Toutes  ces  ondes,  qui  tombent  sur  nous,  feraient  flotter 
légèrement  ce  vaisseau  fragile  ;  mais  elles  ne  pourraient  pas 
remporter  bien,  loin,  parce  qu'il  serait  appuyé  sur  cette 
ancre  de  l'espérance. 

Et  vous,  princes  et  grands  de  la  terre,  pourquoi  offrez- 
vous  à  Thérèse  des  richesses?  Écoutez  comme  elle  parle 
à  ces  saintes  filles  qu'une  commune  espérance  unit  avec  elle  : 
Soyons  pauvres,  mes  chères  sœurs,  soyons  pauvres  dans  nos 
maisons  et  dans  nos  habits.  Elle  ne  veut  rien  dans  ses  mo- 
nastères qui  ne  sente  la  pauvreté  de  Jésus;  elle  veut  toujours 
être  pauvre,  parce  que  ce  n'est  pas  ici  le  temps  de  jouir,  mais 
c'est  seulement  le  temps  d'espérer.  Soyons  chrétiennes,  mes 
sœurs,  leur  dit-elle.  Elle  craint  de  rien  posséder,  sachant  que 
le  vrai  chrétien  ne  possède  pas,  mais  qu'il  eherche,  qu'il  ne 
s'arrête  pas,  mais  qu'il  passe  comme  un  voyageur  pressé  ;  qu'il 
ne  bâtit  pas  sur  la  terre,  parce  que  sa  cité  n'est  pas  de  ce 
monde,  et  qu'une  loi  bienheureuse  lui  est  imposée  de  ne  se 
réjouir  que  par  espérance  :  Spe  gaudentes 2. 

Mais,  chrétiens,  si  vous  voulez  voir  jusqu'où  la  sainte  espé- 
rance a  élevé  l'âme  de  Thérèse,  méditez  ce  sacré  cantique 
que  l'amour  divin  lui  met  à  la  bouche.  Je  vis,  dit-elle,  sans 
vivre  en  moi  ;  et  j'espère  une  vie  si  haute,  que  je  meurs 
de  ne  mourir  pas.  Qu'entends-je,  et  que  dites-vous,  divine 
Thérèse?  Je  vis,  dit-elle,  sans  vivre  en  moi.  Si  vous  n'êtes 
plus  en  vous-même,  quelle  force  vous  a  enlevée,  sinon  celle 
4e  votre  espérance?  0  transports  inconnus  au  monde,  mais 


1.  Latinisme  :  fortunarumjae-    I    sique.  Hachette,  page  288,  note  1 
fitris.  Cf.  La  Bruyère,  édition  clas-    I       2.  Rom.,  xii,  li. 


108  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

que  Dieu  fait  sentir  aux  saints  avec  des  douceurs  ravissantes! 
Thérèse  n'est  donc  plus  sur  la  terre,  elle  vit  avec  les  anges  ; 
elle  croit  être  avec  son  Époux.  Et  ne  vous  en  étonnez  pas  : 
l'espérance  a  pu  faire  un  si  grand  miracle.  Car  comme 
les  personnes  agiles,  pourvu  qu'elles  puissent  appuyer  la 
main,  porteront  après  aisément  le  corps;  ainsi  l'espérance, 
qui  est  la  main  de  l'âme,  par  laquelle  elle  s'étend  aux  objets, 
sitôt  qu'elle  s'est  appuyée  sur  Dieu,  elle  est  si  forte  et  si 
vigoureuse,  qu'elle  y  enlève  après  l'âme  tout  entière.  Vivez 
donc  heureuse,  ô  Thérèse,  vivez  avec  cet  Époux  céleste,  qui 
seul  a  pu  gagner  votre  cœur.  Si  vous  ne  pouvez  encore  le 
joindre,  envoyez  votre  espérance  après  lui  ;  et,  enrichie  par 
cette  espérance,  méprisez  hardiment  tous  les  biens  du  monde. 
Car  quelle  possession  se  peut  égaler  à  une  espérance  si  belle, 
et  quels  biens  présents  ne  céderaient  pas  à  ce  bienheureux 
avenir  ' 

Où  courez-vous,  mortels  abusés,  et  pourquoi  allez-vous 
errants  de  vanités  en  vanités,  toujours  attirés  et  toujours 
trompés  par  des  espérances  nouvelles!  Si  vous  recherchez  des 
biens  effectifs,  pourquoi  poursuivez-vous  ceux  du  monde,  qui 
passent  légèrement  comme  un  songe?  Et  si  vous  vous  repais- 
sez d'espérances,  que  n'en  choisissez- vous  qui  soient  assurées  ! 
Dieu  vous  promet  :  pourquoi  doutez-vous  T  Dieu  vous  parle  : 
que  ne  suivez-vous  T  II  vaut  mieux  espérer  de  lui  que  de  re- 
cevoir les  faveurs  des  autres  ;  et  les  biens  qu'il  promet  sont 
plus  assurés  que  tous  ceux  que  le  monde  donne.  Espérez 
donc  avec  Thérèse  ;  et  pour  von  manifestement  combien  est 
grand  le  bien  qu'elle  cherche,  regardez  de  quelle  ardeur  elle 
y  court,  et  parquets  désirs  elle  s'y  élance  :  c'est  ma  deuxième 
partie. 

SECOND  POINT. 

c  I>e  chrétien  ne  mérite  pas  de  se  réjouir  dans  ie  eiel,  s'il  n'a 
auparavant  appris  à  gémir  dans  ce  Heu  de  pèlerinage....  Et  David 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  10© 

a  exprimé  nos  Trais  sentiments  quand  il  a  chanté  d'une  voix 
plaintive  :  Super  ftumina  Babylonis,  tllic  tedimus;  et  flevtmus, 
dum  recordaremur  Sion*.  » 

Remarquez  ici,  chrétiens,  les  deux  causes  de  la  douleur 
que  ressent  une  âme  pieuse,  qui  attend  avec  l'Apôtre  l'adop 
tion  des  enfants  de  Dieu  *.  Pour  quelle  cause  soupirez-vous 
donc,  âme  sainte,  âme  gémissante,  et  quel  est  le  sujet  de 
vos  plaintes  ?  Le  prophète  en  rapporte  deux  :  c'est  le  sou- 
venir de  Sion,  et  les  fleuves  de  Babylone.  Pourquoi  ne 
voulez-vous  pas  qu'elle  pleure,  éloignée  de  ce  qu'elle  cher- 
che, et  exposée  au  milieu  de  ce  qu'elle  fuit?  Elle  aime  la 
paix  de  Sion,  et  elle  se  sent  reléguée.dans  les  troubles  de 
Babylone,  où  elle  ne  voit  que  des  eaux  courantes,  c'est-à- 
dire,  des  plaisirs  qui  passent  :  Super  flumina  Babylonis.  Et 
pendant  qu'elle  ne  voit  rien  qui  ne  passe,  elle  se  souvient  de 
Sion,  de  cette  Jérusalem  bienheureuse,  où  toutes  choses 
sont  permanentes.  Ainsi,  dans  la  diversité  de  ces  deux 
objets,  elle  ne  sait  ce  qui  l'afflige  le  plus,  de  Babylone  où 
elle  se  voit,  ou  de  Sion  d'où  elle  est  bannie,  et  c'est  pour 
cela  que  sainte  Thérèse  ne  peut  modérer  ses  douleurs. 

Que  dirai-je  ici,  chrétiens?  qui  me  donnera  des  paroles 
pour  vous  exprimer  dignement  la  divine  ardeur  qui  la 
presse?  Mais  quand  je  pourrais  la  représenter  aussi  forte 
et  aussi  fervente  qu'elle  est  dans  le  cœur  de  Thérèse,  qui 
comprendra  ce  que  j'ai  à  dire?  et  nos  esprits  attachés  à  la 
terre,  entendront-ils  ces  transports  célestes?  Disons  néan- 
moins, comme  nous  pourrons,  ce  que  son  histoire  raconte  ; 
disons  que  l'admirable  Thérèse,  nuit  et  jour,  sans  aucun 
repos  ni  trêve,  soupirait  après  son  divin  Époux  ;  disons  que, 
son  amour  s'augmentant  toujours,  elle  ne  pouvait  plus 
tupporter  la  vie,  qu'elle  déchirait  sa  poitrine  par  des  cris  et 

1.  Pe.  auïi,  1.  |       2.  Rom.,  v.u,  !&. 


110  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

par  des  sanglots,  et  que  cette  douleur  l'agitait  de  sorte  qu'il 
semblait  à  chaque  moment  qu'elle  allait  rendre  les  derniers 
soupirs. 

Je  tous  vois  étonnés,  fidèles  :  l'amour  aveugle  des  biens 
périssables  ne  vous  permet  pas  de  comprendre  de  quelle 
sorte  ces  beaux  mouvements  peuvent  être  formés1  dans  les 
cœurs.  Mais  quittez  cet  étonnement.  Il  faut,  s'il  se  peut, 
vous  le  faire  entendre,  en  vous  décrivant  en  un  mot  quelle 
est  la  force  de  la  charité,  en  vous  le  montrant  par  les 
Écritures. 

Sachez  donc  que  c'est  la  charité  qui  presse  Thérèse, 
charité  toujours  vive,  toujours  agissante,  qui  pousse  sans 
relâche  du  côté  du  ciel  les  âmes  qu'elle  a  blessées,  et  qu'elle 
ne  cesse  de  travailler  par  de  saintes  inquiétudes,  jusqu'à  ce 
qu'elles  y  soient  établies.  C'est  pourquoi  le  grand  Paul, en 
étant  rempli,  jeûne  continuellement;  il  pleure,  il  soupire, 
il  se  plaint  en  lui-même,  il  est  pressé  et  violenté,  il  souffre 
des  douleurs  pareilles  à  celles  de  l'enfantement,  et  son  âme 
ne  cherche  qu'à  sortir  du  corps  :  Infelix  ego  homof  guis  me 
liberabit  de  corpore  mortit  hujus l  ?  «  Malheureux  homme 
«  que  je  suis  !  qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort  ?  »  Quelle 
est  la  cause  de  ces  transports!  c'est  la  charité  qui  le  presse  ; 
c'est  ce  feu  divin  et  céleste,  qui,  détenu  contre  sa  nature 
dans  un  corps  mortel,  tâche  de  s'ouvrir  par  force  un  passage  ; 
et  frappant  de  toutes  parts  avec  violence,  par  des  désirs  ar- 
dents et  impétueux,  il  ébranle  tous  les  fondements  de  la 
prison  qui  l'enserre.  De  là  ces  pleurs,  de  là  ces  sanglots, 
de  là  ces  douleurs  excessives,  qui  mettraient  sans  doute 
Thérèse  au  tombeau,  si  Dieu,  par  un  secret  de  sa  providence, 
ne  la  voulait  conserver  encore  pour  la  rendre  plus  digne  de 
son  amour. 

1.  Cf.  p.  182,  n.  L  |      *•  Aom.t  vu,  Si 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THERESE.  411 

Et  c'est  ici  qu'il  faut  vous  représenter  un  nouveau  genre 
de  martyre  que  la  charité  fait  souffrir  à  l'incomparable 
Thérèse.  Dieu  l'attire,  et  Dieu  la  retient.  Il  lui  ordonne  de 
courir  au  ciel,  et  il  veut  qu'elle  demeure  en  la  terre*, 
d'un  coté  il  lui  découvre  d'une  même  vue  toutes  les  mi- 
sères de  cet  exil,  tous  les  charmes  et  tous  les  attraits  de  sa 
vision4  bienheureuse,  non  point  dans  l'obscurité  des  dis- 
cours humains,  mais  dans  la  lumière  claire  et  pénétrante 
de  sa  vérité  infinie;  mais  comme  elle  pense  se  jeter  à  lui, 
charmée  de  ses  beautés  immortelles,  aussitôt  il  lui  fait  con- 
naître qu'il  la  veut  encore  retenir  au  monde.  Qu'est-ce  à 
dire  ceci,  ô  grand  Dieu  !  est-il  digne  de  votre  bonté  de  tour- 
menter ainsi  un  cœur  qui  vous  aime?  Si  vous  inspirez  ces 
désirs,  pourquoi  refusez-vous  de  les  satisfaire?  Ou  ne  la 
tirez  pas  avec  tant  de  force,  ou  permettez-lui  de  vous  suivre. 
Ne  voyez-vous  pas,  ô  Époux  céleste,  qu'elle  ne  sait  à  quoi 
arrêter  son  choix?  Vous  l'appelez,  vous  la  repoussez  :  si  bien 
que,  pendant  qu'elle  court  à  vous,  elle  se  déchire  elle-même; 
et  son  âme,  ensanglantée  par  la  violence  de  ces  mouvements 
opposés  que  vous  la  forcez  de  souffrir,  ne  trouve  plus  de 
consolation.  En  cet  état  où  vous  la  mettez,  n'a-t-elle  pas 
raison  de  vous  dire  :  Quare  posuisti  me  contrarium  tibi*l 
fitens  les  désirs  que  vous  m'inspirez,  c'est  vous  qui  me 
rendez  contraire  à  vous-même?  Ou  qu'une  autre  main 
l'attire,  ou  qu'une  autre  main  la  retienne. 

O  merveille  des  desseins  de  Dieu  !  ô  conduite  impéné- 
trable de  ses  jugements  dans  l'opération  de  sa  grâce  !  Qui* 
loquetur  potentias  Domini,  auditas  facist  omnes  Imdes  ejus*1 
Qui  nous  expliquera  ce  mystère?  qui  nous  dira  les  moyens 
secrets  par  lesquels  le  Saint-Esprit  purifie  les  cœurs?  il  sail 

1.  Vision  est  ici  un  terme  de  I  aussitôt  après  la  m&ri.  »  Litiré 
théologie  :  «  vision  béatifique,  rue  2.  Job,  vu,  20 . 

ae  Pie»  face  à  face  par  les  justes    I       3.  />*,  cv,  S. 


112 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THERESE. 


bien  que  dans  ces  combats,  dans  ces  mystérieuses  contra- 
riétés, il  s'allume  un  feu  dans  les  âmes  qui  les  rend  tous 
les  jours  plus  pures.  Il  fait  naître  de  saints  désirs,  et  il  se 
plaît  de  *  les  enflammer,  en  différant  de  les  satisfaire.  Il  se 
plaît  à  regarder  du  plus  haut  des  cieux  que  Thérèse  meurt  tous 
Jes  jours,  parce  qu'elle  ne  peut  pas  mourir  une  fois  :  Quotidie 
morior  *,  dit  le  saint  apôtre;  et  il  reçoit  tous  les  jours  mille  sa- 
crifices, en  retardant  le  dernier.  Mais  je  passe  encore  plus 
loin  :  pourrai-je  bien  dire  ce  que  je  pense  ?  Il  voit  que,  par  un 
secret  merveilleux,  elle  se  détache  d'autant  plus  du  corps, 
qu'elle  a  plus  de  peine  à  s'en  détacher;  et  que  dans  l'effort 
qu'elle  fait  pour  s'en  séparer  tout  entière,  elle  le  fuit  d'au- 
tant plus  qu'elle  s'y  sent  plus  longtemps  et  plus  violemment 
retenue.  C'est  pourquoi  si  la  violence  de  ses  désirs  ne  peut 
rompre  les  liens  du  corps,  ils  en  éteignent  tous  les  senti- 
ments, ils  en  mortifient  tous  les  appétits  :  elle  ne  vit  plus 
pour  la  chair  ;  et  enfin  elle  devient  tous  les  jours  et  plus 
libre,  et  plus  dégagée  par  cette  perpétuelle  agitation,  comme 
un  oiseau  qui,  battant  des  ailes,  secoue  l'humidité  qui  les 
rend  pesantes,  ou  dissipe  le  froid  qui  les  engourdit  :  si  bien 
que,  portée  par  ces  saints  désirs,  elle  paraît  u  'Hachée  du 
corps  pour  vivre  et  converser  avec  les  anges  :  Nos  Ira  conver- 
satio  in  cœlis  est. 

Heureuses  mille  et  mille  fois  les  âmes  qui  désirent  ainsi 
Jésus-Christ  !  Mais  cependant  ses  ardeurs  s'augmentent,  et 
ce  feu  si  vif  et  si  agissant  ne  peut  plus  être  retenu  sous  la 
cendre  d'une  chair  mortelle.  Cette  divine  maladie  d'amour 
prenant  tous  les  jours  de  nouvelles  forces,  elle    ne  peut 


1.  Se  plait  de...  et  à  la  ligne 
suivante,  se  plait  à.  L'Académie  et 
FureUére  ne  citent  d'exemples 
que  de  *  se  plave  à...  »  et  il  sem- 
ble, d'après  'es  exemples  re- 
cueillis par  l'abbé  Vaillant  (Étu- 


des sur  les  Sermons,  pp.  216,  240, 
155)  et  l'abbé  Lebarq  {édition,  1. 1, 
p.  xxix),  que  la  forme  «  se  plaire 
de...  »  appartienne  plutôt  aux  ser- 
mons de  la  jeunesse  de  Bossue  t. 
S.  1  Cor*  xt,  31. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  118 

plus  supporter  la  vie.  Chaste  Époux  qui  l'avez  blessée, 
que  lardez-vous  à  la  mettre  au  ciel,  où  elle  s'élève  par 
de  saints  désirs,  et  où  elle  semble  déjà  transportée  par 
la  meilleure  partie  d'elle-même?  ou,  s'il  vous  plaît  qu'elle 
vive  encore,  quel  remède  trouverez -vous  à  ses  peines?  La 
mort?  mais  il  vous  plaît  de  la  différer,  pour  élever  sa  per- 
fection à  l'état  glorieux  et  suréminent  que  votre  providence 
a  marqué  pour  elle.  L'espérance?  mais  elle  la  tue;  parce 
qu'en  lui  disant  qu'elle  vous  verra,  elle  lui  dit  aussi  dans  le 
même  temps  qu'elle  n'est  pas  encore  avec  vous.  Que  ferez- 
vous  donc,  ô  Sauveur,  et  de  quoi  soutiendrez-vous  votre 
amante,  dont  le  cœur  languit  après  vous?  Chrétiens,  il  sait  le 
secret  de  lui  faire  trouver  du  goût  dans  la  vie.  Quel  secret?  se- 
creUnerveilleux.  Il  lui  enverra  des  afflictions  ;  il  éprouvera  son 
amour  par  de  continuelles  souffrances  :  secret  étrange,  selon 
le  monde;  mais  sage,  admirable,  infaillible,  selon  les 
maximes  de  l'Évangile.  C'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME  POINT. 

La  langueur  de  sainte  Thérèse  ne  peut  donc  plus  être 
soutenue  que  par  des  souffrances  ;  et  dans  l'ennui  qu'elle 
a  de  la  vie,  elle  ne  trouve  point  de  consolation  que  de  dire 
continuellement  à  son  Dieu  :  Seigneur,  «  ou  souffrir,  ou 
mourir  »  :  Aut  pati,  aut  mori.  Il  est  digne  de  votre  au- 
dience de  comprendre  solidement  toute  la  force  de  cette 
parole  ;  et  quand  je  vous  en  aurai  découvert  le  sens;  vous 
confesserez  avec  moi  qu'elle  renferme  comme  en  abrégé 
toute  la  doctrine  du  Fils  de  Dieu,  et  tout  l'esprit  du  chris- 
tianisme .  Mais  observez  avant  toutes  choses  la  merveilleuse 
contrariété  des  inclinations  naturelles,  et  de  celles  que  la 
grâce  inspire. 

La  première  inclination  que  la  nature  nous  donne,  c'est 
sans  doute  l'amour   de  la  vie  ;  la  seconde,  qui  la  sait  de 


114  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

près  ou  qui  peut-être  est  encore  plus  forte,  c'est  l'amour 
des  plaisirs  du  monde,  sans  lesquels  la  vie  serait  en- 
nuyeuse. Car,  mes  frères,  iï^est  Yéritable  :  quelque  amour 
que  nous  ayons  pour  la  vie,  nous  ne  la  pourrions  suppor- 
ter si  elle  n'avait  des  contentements;  et  jugez-en  par  ex- 
périence, Combien  longues,  combien  ennuyeuses  vous  pa- 
raissent ces  tristes  journées  que  vous  passez  sans  aucun 
plaisir  de  conversation  ou  de  jeu,  ou  de  quelque  autre  di- 
vertissement !  ne  vous  semble-t-ii  pas  alors,  si  je  puis  par- 
ler de  la  sorte,  que  les  jours  sont  durs  et  pesants  :  Pondus 
dm  ;  c'est  ce  qui  s'appelle  le  poids  du  jour  :  c'est  pour- 
quoi ils  vous  sont  à  charge,  et  vous  ne  pouvez  supporter 
ce  poids.  Au  contraire  est-il  rien  qui  aille  plus  vite  ni  qui 
s'écoule,  s'échappe  et  vole  plus  légèrement  que  le  temps 
passé  parmi  les  délices?  le  là  vient  que  ce  roi  mourant, 
auquel  Isaïe  rendit  la  santé,  se  plaint  qu'on  tranche  le 
cours  de  sa  vie  lorsqu'il  ne  faisait  que  la  commencer  : 
Dura  adhuc  ordirer,  succidït  me  ;  de  mane  usque  ad  ves- 
peram  finies  me  2  :  «  Je  finis  lorsque  je  commence,  et  ma 
«  vie  s'est  achevée  du  matin  au  soir  !  »  Que  veut  dire  ce 
prince  malade  ?  il  avait  près  de  quarante  ans;  cependant 
il  s'imagine  qu'il  ne  fait  que  de  naître,  et  il  ne  compte 
encore  qu'un  jour  de  son  âge.  C'est  que  sa  vie  passée 
dans  le  luxe,  dans  le  plaisir  du  commandement  et  dans 
une  abondance  royale,  ne  lui  faisait  presque  point  sentir 
sa  durée,  tant  elle  coulait  doucement.  Je  vous  parle  ici, 
chrétiens,  dans  le  sentiment  des  hommes  du  monde,  qui 
ne  vivent  que  pour  les  plaisirs  ;  et  c'est  afin  que  vous  com- 
preniez quel  étrange  renversement  des  inclinations  natu- 
relles apporte  l'esprit  du  christianisme  dans  les  âmes  qui  en 
sont  remplies  :  et  voyez-le  par  l'exemple  de  sainte  Thérèse 

t.  Cf.  p.  265,  n.  2.  |1  /*.,  xxxviH,  18. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  115 

Les  afflictions,  les  douleurs  aiguës,  ce  cruel  amas  de 
maux  et  de  peines  sous  lequel  elle  paraît  accablée,  et  qui 
pourrait  contraindre  les  plus  patients  à  appeler  la  mort  au 
secours,  c'est  ce  qui  lui  fait  désirer  de  vivre  :  et  au  lieu 
qu<.  la  vie  est  amère  aux  autres,  si  elle  n'est  adoucie  par 
les  voluptés ,  eHe  n'est  amère  à  Thérèse  que  lorsqu'elle  y 
jouit  de  quelque  repos.  Qui  lui  donne  ces  désirs  étranges  ? 
d'où  lui  viennent  ces  inclinations  si  contraires  à  la  nature  T 
En  voici  la  raison  solide  :  c'est  qu'il  n'est  rien  de  plus  op- 
posé que  de  vivre  selon  la  nature,  et  de  vivre  selon  la  grâce; 
c'est,  comme  dit  l'apôtre  saint  Paul  * ,  qu'elle  n'a  pas  reçu 
l'esprit  de  ce  monde,  mais  un  esprit  victorieux  du  monde  ; 
c'est  que,  pleine  de  Jésus-Christ,  elle  veut  vivre  selon  Jésus- 
Christ.  Ce  Jésus,  ce  divin  Sauveur,  n'a  vécu  que  pour  en- 
durer*; et  il  m'est  aisé  de  vous  faire  voir,  par  les  Écritures 
divines,  qu'il  n'a  voulu  étendre  sa  vie  qu'autant  de  temps 
qu'il  fallait  souffrir.  Entendez  donc  encore  cette  vérité,  par 
laquelle  j'achèverai  ce  discours,  et  qui  en  fera  tout  le  fruit 

Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  que  Jésus  ajt  voulu  mou 
rir  :  il  devait  ce  sacrifice  à  son  Père,  pour  apaiser  sa  juste 
fureur,  et  le  rendre  propice  aux  hommes.  Mais  qu'é! ait-il 
nécessaire  qu'il  passât  ses  jours,  et  ensuite  qu'il  les  finît 
parmi  tant  de  maux?  C'est  pour  la  raison  que  j'ai  dite, 
étant  l'homme  de  douleurs,  comme  l'appelait  le  prophète5, 
il  n'a  voulu  vivre  que  pour  endurer;  ou,  pour  le  dire  plus 
fortement  par  un  beau  mot  de  Tertullien,  il  a  voulu  se 
rassasier,  avant  que  de  mourir,  par  la  volupté  de  la  pa- 
tience :  Saginari  voluptate  patientiœ  discessurus  volebat  4. 
Voilà  une  étrange  façon   de  parler.  Ne    diriez-vous  pas, 


1. 1  Cor.,  u,  12. 

X.  Endurer.  «  U  s'emploie  quel- 
quefois absolument.  >  Académie , 
1694.  «  Enfant,    tu  es  venu  au 


monde   pour  endurer;    endure, 
souffre  et  tais-toi.  »  Montaigne. 

3.  Isale,  lui,  3. 

4.  De  Patienti*,  3. 


MS  PÀRÉGYRIQUE  DE  SÂHîTE  THÉRÈSE. 

chrétiens,  que,  selon  le  sentiment  de  ce  Père,  tonte  la  vie 
du  Sauveur  était  un  festin,  dont  tous  les  mets  étaient  des 
tourments?  Festin  étrange,  selon  le  siècle  ;  mais  que  Jésus 
a  jugé  digne  de  son  goût.  Sa  mort  suffisait  pour  notre  sa- 
lut; mais  sa  mort  ne  suffisait  pas  à  ce  merveilleux  appétit 
qu'il  avait  de  souffrir  pour  nous.  Il  a  fallu  y  joindre  les 
fouets,  et  cette  sanglante  couronne  qui  perce  sa  tête,  et 
tout  ce  cruel  appareil  de  supplices  épouvantables  :  et  cela 
pour  quelle  raison!  C'est  que,  ne  vivant  que  pour  endurer, 
«  il  voulait  se  rassasier,  avant  que  de  mourir,  de  la  vo- 
«  lupté  de  souffrir  pour  nous  »  :  Saginari  veluptale  pa- 
tientiez discessurus  voUhat. 

Mais  pour  vous  convaincre  plus  clairement  de  la  vérité 
que  je  prêche,  regardez  ce  que  fait  Jésus  à  la  croix.  Ce 
Dieu  avide  de  souifrir  pour  l'homme,  tout  épuisé,  tout 
mourant  qu'il  est„  considère  que  les  prophéties  lui  pro- 
mettent encore  un  breuvage  amer  dans  sa  soif  :  il  le  de- 
mande avec  un  grand  cri,  et  après  cette  aigreur  et  cette 
amertume  dont  le  Juif  impitoyable  arrose  sa  langue,  que 
fait-il  1 11  me  semble  qu'il  se  tourne  du  côté  du  ciel.  Eh 
bien!  dit-il,  ô  mon  Père,  ai-je  bu  tout  le  calice  que  votre 
providence  m'avait  préparé?  ou  bien,  reste4-il  quelque 
peine  qu'il  soit  nécessaire  que  j'endure  encore  ?  Donnez, 
je  suis  prêt,  ô  mon  Dieu!  Paratum  cor  meum,  Deus,  pa- 
ratum  cor  meum  *,  Je  veux  boire  tout  le  calice  de  ma  pas- 
sion, et  je  n'en  veux  pas  perdre  une  seule  goutte.  Là, 
voyant  dans  ses  décrets  éternels  qu'il  n'y  a  plus  rien  à 
souffrir  pour  lui  :  Ah  !  dit-il,  c'en  est  fait,  «  tout  est  con 
sommé,  »  Consummaium  est  *  :  sortons,  il  n'y  a  plus  rien 
a  faire  en  ce  monde;  et  aussitôt  il  rendit  son  âme  à  son 
Père.  Et  par  là  ne  parait-il  pas,  chrétiens,  qu'il  ne  vit 

1.  P«.,  gvh,  2.  |       2.  Joan.,  xix,  30. 


PANÉGYRIQUE  DB  SÂïftïE  THÉRÈSE.  117 

que  pour  endurer,  puisque,  lorsqu'il  aperçoit  la  fin  des 
souffrances,  il  s'écrie  :  Tout  est  achevé,  et  qu'il  ne  veut 
plus  prolonger  sa  vie  ? 

Tel  est  l'esprit  du  Sauveur  Jésus,  et  c'est  lui  qui  l'a  ré- 
pandu sur  Thérèse,  sa  pudique  épouse.  Elle  veut  aussi  souf- 
frir ou  mourir;  et  son  amour  ne  peut  endurer  qu'aucune 
cause  retarde  sa  mort,  sinon  celle  qui  a  différé  la  mort  du 
Sauveur.  Chrétiens,  échauffons  nos  cœurs  par  la  vue  de  ce 
grand-exemple,  et  apprenons  de  sainte  Thérèse  qu'il  nous 
faut  nécessairement  souffrir  ou  mourir.  Et  un  chrétien  en 
peut-il  douter?  Si   nous  sommes  de  vrais  chrétiens,  ne 
•levons-nous  pas  désirer  d'être  toujours  avec  Jésus-Christ! 
Or,  mes  frères,  où  le  trouve-t-on,  cet  aimable  Sauveur  de  nos 
âmes?  En  quel  lieu  peut-on  l'embrasser?  On  ne  le  trouve 
qu'en  ces  deux  lieux  :  dans  sa  gloire  ou  dans  ses  supplices, 
sur  son  trône  ou  bien  sur  sa  croix.  Nous  devons  donc,  pour 
être  avec  lui,  ou  bien  l'embrasser  dans  son  trône,  et  c'est 
ce  que  nous  donne  la  mort,  ou  bien  nous  unir  à  sa  croix, 
et  *'est  ce  que  nous  avons  par  les  souffrances;  tellement 
qu'il  faut  souffrir  ou  mourir,  afin  de  ne  quitter  jamais  le 
Sauveur.  Et  quand  Thérèse  fait  cette  prière  :  Que  je  souffre, 
ou  bien  que  je  meure,  c'est  de  même  que   si  elle  eut  dit  : 
A  quelque  prix  que  ce  soit,  je  ve»v  être  avec  Jésus-Christ. 
S'il  ne  m'est  pas  encore  permis  ue  l'accompagner  dans  sa 
gloire,  je  le  suivrai  du  moins  parmi  ses  souffrances,  afin 
que,  n'ayant  pas  le  bonheur  de  le  contempler  assis  dans  son 
trône,  j'aie  du  moins  la  consolation  de  l'embrasser  pendu  à 
sa  croix. 

Souffrons  donc,  souffrons,  chrétiens,  ce  qu'il  plaît  à  Dieu 
de  nous  envoyer,  les  afflictions  et  les  maladies,  les  misères 
et  la  pauvreté,  les  injures  et  les  calomnies  ;  tâchons  de  por- 
ter d'un  courage  ferme  telle  partie  de  sa  croix  dont  il  lui 
plaira  de  nous  honorer.  Quoique  tous  .nos  sens  y  répugnent, 


148  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

il  est  doux  de  souffrir  avec  Jésus-Christ,  puisque  ces  souf- 
frances nous  font  espérer  la  société  de  sa  gloire  ;  et.  cette 
pensée  doit  fortifier  ceux  qui  vivent  dans  la  douleur  et 
l'affliction. 

Mais  pour  vous,  fortunés  du  siècle,  à  qui  la  faveur,  les 
richesses,  le  crédit  et  l'autorité  fait  trouver  la  vie  si  com- 
mode1 et  qui,  dans  cet  état  paisible,  semblés  être  exempts 
des  misères  qui  affligent  les  autres  hommes,  que  vous  dirai 
je  aujourd'hui,  et  quelle  croix  vous  laisserai-je  en  partage! 
Je  pourrais  vous  représenter  que  peut-être  ces-  beaux  jours 
passeront  bien  vite,  que  la  fortune  n'est  pas  si  constante 
qu'on  ne  voie  aisément  finir  ses  faveurs,  ni  la  vie  si  abon- 
dante en  plaisir  qu'elle  n'en  soit  bientôt  épuisée.  Mais  avant 
ces  grands  changements,  au  milieu  des  prospérités,  que 
ferez-vous,  que  souffrirez-vous  pour  porter  la  croix  de  Jésus? 
Abandonner  les  richesses,  macérer  le  corps?  Non,  je  ne  vous 
dis  pas,  chrétiens,  que  vous  abandonniez  vos  richesses,  ni 
que  vous  macériez  vos  corps  par  de  longues  mortifications  : 
heureux  ceux  qui  le  peuvent  faire  dans  l'esprit  de  la  péni- 
tence! mais  tout  le  monde  n'a  pas  ce  courage.  Jetez,  jetez 
seulement  les  yeux  sur  les  pauvres  membres  de^ésus-Christ, 
qui  étant  accablés  de  maux  ne  trouvent  point  de  consola- 
tions. Souffrez  en  eux,  souffrez  avec  eux,  descendez  à  leur 
misère  par  la  compassion,  chargez-vous  volontairement  d'une 
partie  des  maux  qu'ils  endurent;  et  leur  prêtant  vos  mains 
charitables,  aidez-leur a  à  porter  la  croix,  sous  la  pesanteur 
de  laquelle  vous  les  voyez  suer  et  gémir.  Prosternez-vous 
humblement  aux  pieds  de  ce  Dieu  crucifié  ;  dites-lui,  honteux 
çt  confus  :  Puisque  vous  ne  m'avez  point  jugé  digne  de  me 

1.  Commode:  sens  latin.  «  L'É-  aidée.  »  Acad.  1694.  «  Aider  à  une 
gypte  était  le  pays  le  plus  com-  personne,  disent  les  grammai- 
mode.  »  Hitt.  univ.,  III.  5.  riens    (Girault-Duvivier),  c'est   la 

2.  Aider.  «  Il  régit  le  datif  et  soulager  en  partageant  person- 
< l'accusatif  de  1*  personne  qui  est  nettement  sa  peine,  son  travail.» 


PANEGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE.  119 

faire  part  de  votre  croix,  permettez  du  moins,  6  Sauveur, 
que  j'emprunte  celle  dei  autres,  et  que  je  la  puisse  porter 
avec  eux:  donnez-moi  un  cœur  tendre,  un  cour  fraternel, 
un  cœur  véritablement  chrétien,  par  lequel  je  puisse  sentir 
leurs  douleurs,  et  participer  du  moins  de  la  sorte  aux  béné- 
dictions de  ceux  qui  souffrent. 

Madame  * 

Permettez-moi  de  vous  dire,  avec  le  respect  d'un  sujet  et 
la  liberté  d'un  prédicateur,  que  cette  instruction  salutaire 
regarde  principalement  Votre  Majesté.  Nous  répandons  tous 
les  jours  des  vœux  pour  sa  gloire  et  pour  sa  grandeur  :  nous 
prions  Dieu,  avec  tout  le  zèle  que  notre  devoir  nous  peut 
inspirer,  que  sa  main  ne  se  lasse  pas  de  verser  ses  bienfaits 
sur  elle;  et  afin  que  votre  joie  soit  pleine  et  entière,  qu'il 
fasse  que  ce  grand  roi  votre  fils,  à  mesure  qu'il  s'avance 
en  âge*,  devienne  tous  les  jours  plus  cher  à  ses  peuples,  el 
plus  redoutable  à  ses  ennemis.  Mais  parmi  tant  de  prospé- 
rités, nous  ne  croyons  pas  être  criminels,  si  nous  lui  sou- 
haitons aussi  des  douleurs.  J'entends,  madame,  ces  douleurs 
si  saintes,  qui  saisissent  les  cœurs  chrétiens  à  la  vue  des 
afflictions,  et  leur  font  sentir  les  misères  des  pauvres  mem- 
bres du  Fils  de  Dieu.  Votre  Majesté  les  ressent,  madame; 
toute  la  France  a  vu  des  marques  de  cette  bonté  qui  lui  est 
si  naturelle.  Mais,  madame,  ce  n'est  pas  assez  ;  tâchez  d'aug- 
menter tous  les  jours  ces  pieuses  inquiétudes  qui  travaillent 
Votre  Majesté  en  faveur  des  misérables.  Dans  ce  secret,  dans 
cette  retraite  où  les  heures  vous  semblent  si  douces,  parce 
que  vous  les  passez  avec  Dieu,  afflige*-vous  devant  lui  des 


1.  Cette  allocution  à  la  Reine 
mère  est  suivie  dans  les  éditions 
d'un  compliment  presque  sem- 
blable que  Bossue t  eut  adressé  a  j 


roi,   s'il  avait  assisté  au  sermon. 
2.  Il  t'avance  en  âge.  Bossuet 
illist.  univ.,  I,  3)  :   «  Cependant 
Moïse  s'avançait  en  âge.  > 


BOSSCET,   SERMONS.  \\ 


120  PANÉGYRIQUE  DE  SAINTE  THÉRÈSE. 

longues  souffrances  de  la  chrétienté  désolée,  et  surtout  des 
peuples  qui  vous  sont  soumis;  et  pendant  que  vous  formel 
de  saintes  résolutions  d'y  apporter  le  soulagement  que  les 
affaires  pourront  permettre  ;  pendant  que  notre  victorieux 
monarque  avance1  tous  les  jours  l'ouvrage  de  la  paix  par  ses 
victoires,  et  par  cette  vie  agissante  à  laquelle  il  s'accoutume 
dés  sa  jeunesse,  attirez-la  du  ciel  par  vos  vœux  ;  et  pour 
récompense  de  ces  douleurs  que  la  charité  vous  inspirera, 
puissiez-vous  jamais  n'en  ressentir  d'autres,  et  après  une 
longue  vie  recevoir  enfin  de  la  main  de  Dieu  une  couronne 
plus  glorieuse  que  celle  qui  environne  votre  front  auguste. 
Faites  ainsi,  grand  Dieu,  à  cause  do  votre  bonté  et  de  votre 
miséricorde  infinie»  Amen, 


1.  Mot  fréquent  au  xvn»  siècle 
au  sens  de  faire  réussir,  ache- 
miner au  succès  :  «  Leur  rage  a 
mis  au  jour  ce  qu'elle  avait  de 
pire;  ||  Mais  je  puis  dire  aussi 
qu'ils  n'ont  rien  avancé.  »  Mal- 
herbe. «  En  ménageant  leurs  inté- 
rêts il  avance  et  il  établit  les 
siens.  »  La  Rochefoucauld.  «  11  t'en 
coûterait  trop  pour  avancer  ma 


flamme.  *  Corneille  (La  Place 
Royale).  «  Je  vous  supplie  donc 
de  voulo!"  avancer  ce  projet.  » 
Bossuet  (Lettre  à  M.  Dirois,  1672, 
citée  par  F.  Godefroy,  Lexique  de 
Corneille).  «  Tout  ce  qui  pouvait 
avancer  la  religion  devenait  un 
intérêt  d'État  pour  lui.  »  Massil- 
Ion  (Or.  fun.de  Louis  XIV).  —  Le 
sens  de  hâter  a  seul  survécu. 


stm 
L'ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES 

PRÊCHÉ   A   PARIS   EN  1659. 

NOTICE 


Le  sermon  sur  YÉminente  dignité  des  pauvres  dans  VÉglise 
n'est  probablement  pas,  comme  on  l'a  cru  souvent,  le  premier 
des  sermons  prêches  par  Bossuet  quand  il  vint  s'établir  définiti- 
vement à  Paris  (1659).  L'abbé  Lebarq1  fait  observer  qu'il  n'était 
vraisemblablement  pas  arrivé  à  Paris  le  jour  de  la  Septuagésime 
(9  février),  date  à  laquelle  on  plaçait  jusqu'ici  ce  discours.  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  du  moins,  cest  l'année,  —  1659,  —  et  le  lieu  où 
il  fut  prononcé.  La  maison  «  chargée  d'une  multitude  nombreuse 
de  pauvres  filles  entièrement  délaissées»,  dont  Bossuet  parle 
dans  la  péroraison,  était  le  Séminaire  des  plies  de  la  Provi- 
dence-, Fondé  en  1652,  près  du  Val-de-Gràce,  par  Mme  de 
Polaillon  et  par  saint  Vincent  de  Paur,  cet  établissement  était 
regardé  comme  la  maison-mère  de  l'Asile  de  la  Propagation  de 
la  foi  de  Metz,  dont  Bossuet  avait  la  direction  depuis  plusieurs 
années2.  Le  manuscrit  montre  que  l'orateur  «  avait  d'abord  jeté 
sur  quatre  feuillets...  le  texte  d'un  entretien  très  court  et  très 
simple  »  et  qu'il  le  développa  ensuite,  sans  changer  cependant 
*«  le  caractère  d'une  exhortation  où  les  formes  du  style  sont  res- 
tées austères  comme  le  fond  de  la  doctrine8  ». 

1.  Rist.   crit.)   p.   168;    CEuv.    |    du  Saint-Sacrement,  p.  264-266. 


orat.,  t.  III,  p„  117 

2.  Voyez,  sur  cette  œuvre  et  sur 
la  fondatrice,  Floquet.  Éludes 
sur  Bossuet,  t.  II,  p.  1-6. 

3.  Floquet,  t.  I,  pp.  294,  296, 
435,  459.  Sur  les  relations  amica- 
les de  M.  Vincent  et  de  Bossuet, 
voir  Floquet,  t.  I,  pp.  468,  475, 
490,  l'abbé  Maynard,  Vie  de  St.-  V. 
de  P.,  et  R.  Allier,  la  Compagnie 


Edit.  Gandar,  p.  162.  On  peut 
voir  dans  des  notes  de  Bossuet  à 
Metz  (Revue  Bossuet,l%2,  p. 25-28, 
art.  de  l'abbé  Giiselle)  qu'il  avait 
étudié  de  près  les  textes  de  saint 
Paul  (Ep.  aux  Rom.,  X,  30,  31)  sur 
ies  pauvres,  et  le  commentaire 
que  saint  Jean  Chrysostome  en 
avait  fait.  Cf.  A.  Puech,  Saint  Jean 
Chrysostome,  p.  61-93. 


13S  SDR  L'ÉUNENTB  MGKITE  DES  PAUVRES. 

EXTRAITS 

Erunt  novissimt  primi,  et  primi  novitsinti, 
Matth.y  si,  16. 

EIORDE.  c  Police  de  l'Église,  contraire  à  la  politique  du  siècle, 
en  trois  points:  1*  dans  le  monde,  les  riches  sont  les  premiers; 
dans  le  royaume  de  Jésus-Christ,  la  prééminence  appartient  aux 
pauvres...  ;  2»  dans  le  monde,  les  pauvres  semblent  nés  pour  servir 
les  riches;  dans  l'Église,  les  riches  pour  servir  les  pauvres; 
3°  dans  le  monde,  les  grâces  et  les  privilèges  sont  pour  les 
riches,  et  les  pauvres  n'y  ont  de  part  que  par  leur  appui;  dam 
l'Église,  toutes  les  bénédictions  sont  pour  les  pauvres,  et  les 
riches  n'ont  de  privilège  que  par  leur  moyen.  Trois  vérités  qui 
expriment  aux  riches  comment  ils  doivent  se  conduire  à  l'égard 
des  pauvres,  en  honorant  leur  condition,  soulageant  leur  néces- 
sité, participant  a  leur  privilège.  » 

PREMIER  POINT. 

L'orateur  rapporte  d'abord  une  c  belle  idée  »  de  saint  Jean 
Chrysostome  qui,  supposant  deux  villes,  l'une  peuplée  tout 
entière  de  riches,  l'autre  uniquement  composée  de  pauvres,  nous 
prouve  que  la  seconde  serait  plus  puissante  que  la  première. 
Cette  ville  de  pauvres,  qui,  c  selon  la  police  humaine,  ne  peut 
subsister  qu'en  idée,  »  le  Sauveur  l'a  bâtie  :  c'est  l'Église.  Bans 
la  Synagogue  de  l'Ancien  Testament,  les  riches  étaient  les  pre- 
miers ;  dans  l'Église  de  Jésus-Christ,  où  c  il  ne  se  parle  plus  de 
biens  temporels  »,  les  pauvres  sont  les  véritables  citoyens.  Il 
convenait  en  effet,  que  l'Église,  corps  mystique  d'un  Dieu  humi- 
lié, fût  <  une  image  de  sa  bassesse  »,  et  portât  c  sur  elle  la 
marque  de  son  anéantissement  volontaire  ». 

Donc  l'Église  de  Jésus-Christ  est  véritablement  la  villa  des 
pauvres.  Les  riches,  je  ne  crains  point  de  le  dire,  en  cette 
qualité  de  riches,  car  il  faut  parler  correctement,  étant  de 
la  suite  du  monde,  étant,  pour  ainsi  dire,  marqués  à  son 
coin,  n'y  sont  soufferts  que  par  tolérance  ;  et  c'est  aux  pau- 
vres et  aux  indigents,  qui  portent  la  marque  du  Fils  de  Dieu, 


SUR  I/ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES*  ISS 

qu'il  appartient  proprement  d'y  être  reçus.  C'est  pourquoi 
le  divin  Psalmiste  les  appelle  «  les  pauvres  de  Dieu  »  :  pau- 
ptres  tuos  i.  Pourquoi  les  pauvres  de  Dieuî  il  les  nomme 
ainsi  en  esprit,  parce  que  dans  la  nouvelle  alliance  il  lui 
a  plu  de  les  adopter  avec  une  prérogative  particulière. 

En  effet,  n'est-ce  pas  à  eux  qu'a  été  envoyé  le  Sauveur! 
tDieu  m'a  enToyé,  nous  dit-il,  pour  annoncer  l'Évangile  aux 
pauvres  :»  Evangelizare  pauperibus  misit  me  '.Ensuite  n'est- 
ce  pas  aux  pauvres  qu'il  adresse  la  parole,  lorsque  faisant 
son  premier  sermon  sur  cette  montagne  mystérieuse,  où, 
ne  daignant  parler  aux  riches  sinon  pour  foudroyer  leur  or- 
gueil, il  porte  la  parole  aux  pauvres  comme  à  ceux  qu'il 
devait  évangéliserî  oO  pauvres,  que  vous  êtes  heureux, 
parce  qu'à  vous  appartient  le  royaume  de  Dieu  *  !  »  Si  donc 
c'est  à  eux  qu'appartient  le  ciel,  qui  est  le  royaume  de  Dieu 
dans  l'éternité,  c'est  à  eux  aussi  qu'appartient  l'Église,  qui 
est  le  royaume  de  Dieu  dans  lé  temps.  Aussi  comme  c'est  à 
eux  qu'elle  appartenait,  ce  sont  eux  qui  y  sont  entrés  les 
premiers.  «Voyez,  disait  le  divin  apôtre,  qu'il  n'y  a  pas 
dans  l'Église  plusieurs  sages  selon  le  monde,  il  n'y  a  pas 
plusieurs  puissants,  il  n'y  a  pas  plusieurs  nobles  -,  mais  Dfeu 
a  voulu  choisir  ce  qu'il  y  avait  de  plus  méprisable  *  »  :  d'où 
il  est  aisé  de  conclure  que  l'Église  de  Jésus-Christ  était  une 
assemblée  de  pauvres.  Et  dans  sa  première  fondation,  si  les 
riches  y  étaient  reçus,  dès  l'entrée  ils  se  dépouillaient  de 
leurs  biens  et  les  jetaient  aux  pieds  des  apôtres,  afin  de 
venir  à  l'Église,  qui  était  la  ville  des  pauvres,  avec  le  carac- 
tère de  la  pauvreté:  tant  le  Saint-Esprit  avait  résolu  d'éta- 
blir dans  l'origine  du  christianisme  la  prérogative  éminente 
des  pauvres,  membres  de  Jésus-Christ  ! 

ES  de  là  nous  devons  entendre  qu'il  ne  suffit  pas  de  les 

1.  Ps.  lxxi,2.  i       3.  Luc.  vi,  20. 

t.  Lue.  \y,  iS.  4.  1  Cor»  i.  26-2*. 


124 


SUR  L'ÉMINENTE  DIGNITE  DES  PAUVRES. 


plaindre,  ni  même  de  les  assister,  mais  que  nous  devons 
encore  *  concevoir  pour  eux  de  grands  sentiments  de  respect. 
Saint  Paul  nous  en  donne  l'exemple.  Écrivant  aux  Romains 
'ne2  aumône  qu'il  allait  porter  aux  fidèles  de  Jérusalem, 
il  leur  parle  en  ces  termes:  «Je  vous  conjure,  mes  frères, 
par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  par  la  charité  du  Saint- 
Esprit,  que  vous  m'aidiez  par  vos  prières  auprès  de  Dieu, 
afin  que  les  saints  qui  sont  en  Jérusalem  agréent  le  présent 
que  j'ai  à  leur  faire.  »  Obsecro  vos,  fratres,  per  Dominum 
nostrum  Jesum  Christum  et  per  charitatem  Sancti  Spiritus, 
ut  adjuvetis  me  in  orationibus  vestris  pro  me  ad  Deum,  ut 
obsequii  mei  oblatio  accepta  fiât  in  Jérusalem  sanctis  *.  Qui 
n'admirerait,  chrétiens,  comme  il  traite  les  pauvres  hono- 
rablement !  Il  ne  dit  pas  :  l'aumône  que  j'ai  à  leur  faire,  ni 
l'assistance  que  j'ai  à  leur  donner  ;  mais,  le  service  que  j'ai 
à  leur  rendre.  Il  fait  quelque  chose  de  plus,  et  je  vous  prie 
de  méditer  ce  qu'il  ajoute  :  «  Priez  Dieu,  dit-il,  mes  chers 
frères,  que  mon  service  leur  soit  agréable.  »  Que  veut  dire 
le  saint  apôtre,  et  faut-il  tant  de  précautions  pour  faire 
agréer  une  aumône  î  Ce  qui  le  fait  parler  de  la  sorte,  c'est 
la  haute  dignité  des  pauvres.  On  peut  donner  pour  deux 
motifs:  ou  pour  gagner  l'affection,  ou  pour  soulager  la 
misère  5,  ou  par  un  effet  d'estime,  ou  par  un  sentiment 
de  pitié:  l'un  est  un  présent,  et  l'autre  une  aumône.  Dans 
l'aumône,  on  croit  ordinairement  que  c'est  assez  de  donner  : 
on  apporte  plus  de  soin  dans  le  présent,  et  il  y  a  un  certain 
art  innocent  de  relever  le  prix  de  ce  que  l'on  donne*,  par 
la  manière  et  les  circonstances  5.   C'est  en  cette  dernière 


1.  Rom.*  xv,  50,  31.  <  Au  bas 

de  la  page,  Bossuet  donne  aussi 

le  dernier  verset  de  saint  Paul  en 

grec.  »  Note  de  l'édition  Gandar. 

i.  «  Écrire  det  mœurs  (sur  les. .)», 


La  Bruyère,éd>  Hachette,  p.  14,  n.  S. 

3.  Var.  :  la  nécessité. 

4.  Var.  :  d'en  relever  le  prix. 

o.  Var.  :  par  la  manière  de  l'of- 
frir. 


SUR  L'EMWENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES.  125 

façon  que  saint  Paul  assiste  les  pauvres.  Il  ne  les  regarda 
pas   seulement  comme  des  malheureux  qu'il  faut  assister; 
mais  il  regarde  que  dans  leur  misère  ils  sont  les  principaux 
membres  de  Jésus-Christ  et  les  premiers-nés  de  l'Église. 
En  cett*  qualité  glorieuse,  il  les  considère  comme  des  per- 
sonnes auxquelles  il  fait  la  cour,  si  je  puis  parler  de  la  sorte. 
C'est  pourquoi  il  n'estime   pas  que  ce  soit  assez  que  son 
présent  lés  soulage,  mais  il  souhaite  que  son  service  leur 
agrée;  et  pour  obtenir  cette  grâce,  il  met  toute  l'Église  en 
prières.  Tant  les  pauvres  sont  considérables  dans  l'Église  de 
Jésus-Christ,  que  saint  Paul  semble  établir  sa  félicité  dans 
l'honneur  de  les  servir  et  dans  le  bonheur  de  leur  plaire  T 
utobsequii  rnei  oblatio  [accepta  fiât  in  Jérusalem  sanctis]. 
Mesdames,   revêtez-vous  de  ces  sentiments   apostoliques  ; 
et  dans  les  soins  que  vous  prenez  de  cette  maison,  regardez 
avec  respect  les  pauvres  qui  la  composent.  Méditez  4  sérieu* 
sèment,  en  la  charité  de  Notre-Seigneur,  que,  si  les  honneurs 
du  siècle  vous  mettent  au-dessus  d'eux,  le  caractère  de 
Jésus-Christ  qu'ils  ont  l'honneur  de  porter,  les  élève  au- 
dessus  de  vous.   Honorez,  en  les   servant,  la  mystérieuse 
conduite  de  la  Providence  divine,  qui  leur  donne  les  pre- 
miers rangs  dans  l'Église  avec  une  telle  prérogative,  que 
les  riches  n'y  sont  reçus  que  pour  les  servir. 

SECOND  POINT. 

C'est  la  seconde  vérité  *  que  je  me  suis  obligé  de  vous 
apliquer,  et  qui  suit  si  évidemment  de  celle  que  j'ai  déjà 
établie,  qu'il  ne  sera  pas  nécessaire  de  m'étendre  beaucoup 
sur  la  preuve.  Et  certainement,  chrétiens,  comme  il  a  déjà 
été  dit,  Jésus,  qui  ne  promet  dans  son  Évangile  que  des 
afflictions  et  des  croix,  n'a  pas  besoin  de  riches  dans  sa 

1.  Var.:  pesez.  |       2.  Var.;  proposition. 


126  SUR  L'EMINENTE  DIGNITE  DES  PAUVRES. 

sainte  Église  ;  et  leur  faste  n'ayant  rien  de  commun  avec  la 
profonde  humiliation  de  ce  Dieu  anéanti  *  jusquesà  la  croix, 
il  est  bien  aisé  de  juger,  messieurs,  qu'il  ne  les  recherche 
pas  pour  eux-mêmes.  Car  à  quoi  lui  sont-ils  bons  dans  son 
royaume  ?  Quoi  !  pour  lui  ériger  des  temples  superbes,  ou 
pour  orner  ses  autels  d'or  et  de  pierreries  î  Ne  tous  persua- 
dez pas  qu'il  se  plaise  dans  ces  ornements  :  il  les  reçoit  de 
la  main  des  hommes  comme  des  marques  de  leur  piété, 
comme  des  hommages  de  leur  religion;  mais,  bien  loin 
d'exiger  ces  grandes  dépenses,  ne  voyei-vous  pas  au  con- 
traire qu'il  n'est  rien  de  plus  commun  ni  de  plus  bas  prix 
que  ce  qui  est  nécessaire  à  son  culte  T  II  demande  seule- 
ment de  l'eau  la  plus  simple  pour  régénérer  ses  enfants  ; 
il  ne  faut  qu'un  peu  de  pain  et  de  vin  pour  consacrer  ses 
mystères,  où  réside  la  source  de  toutes  ses  grâces.  Jamais 
il  ne  s'est  tenu  mieux  servi  que  lorsqu'on  lui  sacrifiait  dans 
des  cachots,  et  que  l'humilité  et  la  foi  faisaient  tout  l'orne- 
ment de  ses  temples.  Autrefois,  dans  l'ancienne  loi,  il  vou- 
lait de  la  pompe  dans  son  service  ;  mais  cette  simplicité 
qu'il  affecte,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  dans  le  culte  de 
la  nouvelle  alliance,  c'est  pour  faire  voir  aux  riches  du 
monde  qu'il  n'a  plus  besoin  d'eux  ni  de  leurs  trésors,  si  ce 
n'est  pour  le  service  de  ses  pauvres. 

Mais  pour  les  pauvres,  niessieurs,-41  confesse  qu'il  en  a 
besoin,  et  il  implore  leur  secours.  Ecce  mysterium  vobis  dico*  : 
«  Voici  un  mystère  admirable8  »  :  Jésus  n'a  besoin  de  rien, 
et  Jésus  a  besoin  de  tout  :  Jésus  n'a  besoin  de  rien  selon  sa 
puissance;  mais  Jésus  a  besoin  de  tout  selon  sa  compassion. 
Ecce  mysierium  vobis  dico  :  «Voici  un  grand  mystère  que  j'ai 
à  vous  dire  »  ;  c'est  le  mystère  du  Nouveau  Testament.  Cette 

1.  Variante:  avec  l'anéantisse-  i  3.  Bossue*  emprunte  sentent  à 
ment  de  ce  Dieu  pauvre.  l'Apôtre  cette  manière  d'an  no  n- 

2.  I  Cor.,  xv,  8t.  I   csx  tes  vérités  qu'il  prêche. 


SUR  L  ÊMIÎSETTTE  DIGNITE  DES  PAUVRES. 


127 


même  miséricorde,  qui  a  obligé  Jésus  innocent  à  se  charger 
de  tous  les  crimes,  oblige  encore  Jésus,  tout  heureux  qu'il 
est,  à  se  charger  de  toutes  les  misères.  Dans  cette  considé- 
ration, il  est  le  plus  pauvre  de  tous  les  pauvres1.  Car 
comme  le  plus  innocent  est  celui  qui  a  porté  le  plus  de 
péchés,  aussi  le  plus  abondant*  est  celui  qui  porte  le  plus 
de  besoins.  Ici  il  a  faim,  et  là  il  a  soif;  là  il  gémit  sous  des 
chaînes,  ici  il  est  travaillé  par  des  maladies  ;  il  souffre  en 
même  temps  le  froid  et  le  chaud,  et  les  extrémités  opposées  ; 
pauvre  véritablement,  et  le  plus  pauvre  de  tous  les  pauvres, 
parce  que  tous  les  autres  pauvres  ne  souffrent  que  pour  eux- 
mêmes,  et  «  qu'il  n'y  a  que  Jésus-Christ  qui  pâtisse5  dans 
toute  l'universalité  des  misérables»  :  Vnus  tantummodo  Chris- 
tus  est  qui  m  omnium  pauperum  universitate  mendicet4.  Ce 
sont  donc  les  besoins  pressants  de  ses  pauvres  membres  qui 
l'obligent  de  se  relâcher  en  faveur  des  riches. 

Il  ne  voudrait  voir  dans  son  Église  que  ceux  qui  portent 
sa  marque,  que  des  pauvres,  que  des  indigents,  que  des 
affligés,  que  des  misérables.  Mais  s'il  n'y  a  que  des  malheu- 
reux, qui  soulagera  les  malheureux?  que  deviendront  les 
pauvres  dans  lesquels  il  souffre,  et  dont  il  ressent  tous  les 
besoins?  Il  pourrait  leur  envoyer  ses  saints  anges  ;  mais  il 
est  plus  juste  qu'ils  soient  assistés  par  des  hommes  qui  sont 
leurs  semblables.  Venei  donc,  ô  riches  !  dans  son  Église  ;  la 
porte  enfin  vous  en  est  ouverte  :  mais  elle  vous  est  ouverte  en 


1.  Var.  :  Regardez  en  cette  vue 
le  Sauveur  Jésus,  et  vous  le  trou- 
verez non  seulement  pauvre,  mais 
encore  le  plus  pauvre  des  pauvres. 

2.  Abondant.  «  (L'homme)  sera 
toujours  puis5ant,a&ondanf,  heu- 
reux, pourvu  que  Dieu  lui  de- 
meure. »  Panéç.  de  saint  Ber- 
nard, m  Étant  bon,  abondant, 
plefa»  4e  richesse  infinie,  il  (Dieu 


doit  être  aussi  par  nature  bien- 
faisant, libéral  et  magnifique.  > 
Sur  la  Bonté  de  Dieu. 

3.  Pâtisse.  Les  exemples  assez 
nombreux  que  Furetiére  (1691)  el 
l'Académie  (1694)  citent  à  l'article 
pâtir,  montrent  que  ce  verbe 
n'était  jw»  encore  sorti  de  l'usai  * 
eeMswi. 

4»  «alvien  adv.  Atmr,,  rv,  4 


428 


SUR  L'EMINENTJB  DIGNITÉ  DES  PAUVRES. 


faveur  des  pauvres,  et  à  condition  de  les  servir.  C'est  pour 
l'amour  de  ses  enfants  qu'il  permet  l'entrée  à  ces  étrangers. 
Voyez  le  miracle  de  la  pauvreté  :  les  riches  étaient  étrangers; 
mais  le  service  des  pauvres  les  naturalise,  et  leur  sert  à 
expier  la  contagion  qu'ils  contractent  parmi  leurs  richesses. 
Par  conséquent,  ô  riches  du  siècle  î  prenez  tant  qu'il  vous 
plaira  des  titres  superbes;  vous  les  pouvez  porter  dans  le 
monde  :  dans  l'Église  de  Jésus-Christ,  vous  êtes  seulement 
serviteurs  des  pauvres.  Ne  vous  offensez  pas  de  ce  titre  :  le 
patriarche  Abraham  Ta  tenu  à  gloire;  lui  qui  avait  tant  de 
serviteurs  et  une  si  nombreuse  famille,  prenait  néanmoins 
pour  son  partage  le  soin  et  l'obligation  de  servir  les  néces- 
siteux. Aussitôt  qu'ils  approchent  de  sa  maison,  lui-même 
s'avance  pour  les  recevoir;  lui-même  va  choisir  dans  son 
troupeau  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicat  et  de  plus  tendre  ;  lui- 
même  se  donne  la  peine  de  servir  leur  table1.  Ainsi,  dit 
l'éloquent  Pierre  Chrysologue,  «  Abraham,  sentant  arriver 
les  pauvres,  ne  se  souvient  plus  qu'il  est  maître,  »  et  il  fait 
toutes  les  fonctions  d'un  serviteur  :  Abraham,  visoperegrino, 
dominum  se  esse  nescivit  ».  Mais  d'où  lui  vient  cet  empresse- 
ment à  servir  les  pauvres?  C'est  que  ce  père  des  croyants 
voyait  déjà  en  esprit  le  rang  qu'ils  devaient  tenir  dans  l'Église  : 
il  considère  déjà  Jésus-Christ  en  eux;  il  oublie  sa  dignité 
dans  la  vue  de5  celle  des  pauvres,  et  il  montre  aux  riches, 
par  son  exemple,  l'obligation  qu'ils  ont  de  les  servir. 

Mais  quel  service  leur  devons-nous  rendre?  en  quoi  som- 
mes^nous  tenus  de  les  assister?  Vous  le  voyez  déjà,  chré- 
tiens, dans  l'exemple  du  patriarche  Abraham.  Mais  l'admi- 
rable saint  Augustin  vous  va  donner  encore  sur  ce  sujet-là 


1.  Geneë".txrmt  2, 8. 

2.  Serm.,  cxxi,  de  Divite  et  La- 
laro. 

3.  Dan*  la  vue  de....  Dans  s'em- 


ployait souvent  pour,  à  du  xvii* 
siècle  :  «  Dans  le  spectacle  de  son 
propre  ouvrage.  »  2#  sermon  su» 
la  Providence. 


SUR  L'ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES. 


129 


une  instruction  plus  particulière.  «  Le  service  que  vous 
devez  aux  nécessiteux,  c'est  de  porter  avec  eux  une  partie 
du  fardeau  qui  les  accable1.  »  L'apôtre  saint  Paul  ordonne 
aux  fidèles  de  •  porter  les  fardeaux  les  uns  des  autres  :  » 
Aller  aîterius  onera  portait*.  Les  pauvres  ont  leur  fardeau, 
et  les  riches  aussi  ont  le  leur.  Les  pauvres  ont  leur  fardeau  : 
qui  ne  le  sait  pas?  Quand  nous  les  voyons  suer  et  gémir, 
pouvons-nous  ne  pas  reconnaître  que  tant  de  misères  pres- 
santes sont  un  fardeau  très  pesant,  dont  leurs  épaules  sont 
accablées?  Mais  encore  que  les  riches  marchent  à  leur  aise, 
et  semblent  n'avoir  rien  qui  leur  pèse,  sachez  qu'ils  ont  aussi 
leur  fardeau.  Et  quel  est  ce  fardeau  des  riches?  Chrétiens, 
le  pourrez- vous  croire?  ce  sont  leurs  propres  richesses. 
Quel  [est]  le  fardeau  des  pauvres  ?  c'est  le  besoin.  Quel  est 
le  fardeau  des  riches?  c'est  l'abondance.  «  Le  tardeau  des 
pauvres,  dit  saint  Augustin,  c'est  de  n'avoir  pas  ce  qu'il 
faut;  et  le  fardeau  des  riches,  c'est  d'avoir  plus  qu'il  ne 
faut  :  ».  Onus  paupertatis  non  habere,  divitiarum  onus  plu* 
[quam  opus  est]  habere.  Quoi  donc!  est-ce  un  fardeau  incom- 
mode que  d'avoir  trop  de  biens?  Ah  !  que  j'entends  de  mon- 
dains qui  désirent  un  tel  fardeau  dans  le  secret  de  leurs 
cœurs!  Mais  qu'ils  arrêtent  ces  désirs  inconsidérés.  Si  les 
injustes  préjugés  du  siècle  les  empêchent  de  concevoir  en  ce 
monde  combien  l'abondance  pèse,  quand  ils  viendront  en 
ce  pays  où  il  nuira  d'être  trop  riches,  quand  ils  comparaî- 
tront à  ce  tribunal  où  il  faudra  rendre  compte  non  seule- 
ment des  talents2  dispensés4,  mais  encore  des  talents  enfouis, 


1 .  De  verbo  apost.  Sermo  glxix,9. 

2.  Galat.,  vi,  2. 

3.  Allusion  à  la  parabole  évan- 
^élique  où  un  maître,  partant  en 
voyage,  donne  des  talents  à  ses 
trois  serviteurs.  Le  premier  et  le 
second  les  font  valoir  ;  le  troi- 
sième enfouit  le  sien.  Cest  même 


de  cette  parabole,  très  connue  et 
très  commentée  au  moyen  âge, 
qu'est  Tenu  le  sens  actuel  de  la- 
lent  :  les  aptitudes  naturelles  étant 
une  sorte  de  capital  qui  nous  est 
confié  à  charge  de  le  faire  valoir. 
(Voyez  le  Dict.  de  Littré). 
4.  Dispensés,  c'est-à-dire  dipen* 


f30  SUR  L'ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES. 

et  répondre  à  ce  juge  inexorable  non  seulement  de  la  dépense, 
mais  encore  de  l'épargne  et  du  ménage1;  alors,  messieurs, 
ils  reconnaîtront  que  les  richesses  sont  un  grand  poids,  et 
ils  se  repentiront  Yainement  de  ne  s'en  être  pas  déchargés. 
Mais  n'attendons  pas  cette  heure  fatale,  et,  pendant  que 
le  temps  le  permet,  pratiquons  ce  conseil  de  saint  Paul  : 
Aljter  alteriu*  onera  poriate  :  *  Portez  vos  fardeaux   les  uns 
les  autres.  »  Riches,  porte*  le  fardeau  du  pauvre,  soulagez 
sa  nécessité,  aidez-le  à  soutenir  les  afflictions  sous  le  poids 
desquelles  il  gémit  :  mais  sachez  qu'en  le  déchargeant  vous 
travaillez  à  votre  décharge  ;  lorsque  vous  lui  donnez,  vous 
diminuez  son  fardeau,  et  il  diminue  le  vôtre;  vous  portez  le 
besoin  qui  le  presse2,  il  porte  l'abondance  qui  vous  surcharge. 
Communiquez  entre  vous  mutuellement  vos  fardeaux,  <  afin 
«  que  les  charges  deviennent  égales  :  »  ut  fiât  œqualitas,  dit 
saint  Paul5.  Car  quelle  injustice,  mes  frères,  que  les  pau- 
vres portent  tout  le  fardeau,  et  que  tout  le  poids  des  misères 
aille  fondre  sur  leurs  épaules!  S'ils  s'en  plaignent  et  s'ils  en 
murmurent  contre  la  Providence  divine,  Seigneur,  permet- 
tez-moi de  le  dire4,  c'est  avec  quelque  couleur  de  justice  : 
car  étant  tous  pétris  d'une  même  masse,  et  ne  pouvant  pas 5 
y  avoir  grande  différence  entre  de  la  boue  et  de  la  boue, 
pourquoi  verrons-nous  d'un  côté  la  joie,  la  faveur,  l'affluence  ; 
et  de  l'autre  la  tristesse,  et  le  désespoir,  et  l'extrême  néces- 
sité, et  encore  le  mépris  et  ia  servitude?  Pourquoi  cet 


ses.  C'est  le  sens  du  verbe  dis- 
pensai dans  le  bas  latin.  (Voir 
Du  Cange). 

1.  Ménage.    Voyez    précédem- 
ment, p.  29,  noteS. 

2.  Var.:  serre. 
5.  Il  Cor.,  vm,  14. 
4.  Seigneur,  penruttet-mci  de 

le  dire,  mots  qui  «fit  été  ajoutés 

après  eoup.  franc»,  parag.  5*3. 


5.  Ne  pouvant  pas  y  avoir.*. 
c  Cest  donc  en  ces  deux  maniè- 
res que  Dieu  régie  nos  volontés 
par  la  sienne,  parce  qu'y  ayant 
deux  choses  à  régler  en  nous,  ce 
que  nous  avons  à  pratiquer  et  es 
que  nous  avons  à  souffrir,  etc...  » 
Sermon  pour  la  Purification  : 
Voir    Chaasang,   Gramm. 


SUR  I/fiMINENTE  DIGNITE  DES  PAUVRES.  151 

borna*  si  fortuné  vivrait-il  dans  une  telle  abondance,  et 
pourrait-il  contenter  jusqu'aux  désirs  les  plus  inutiles 
d'une  curiosité  étudiée,  pendant  que  ce  misérable,  homme 
toutefois  aussi  bien  que  lui,  ne  pourra  soutenir  sa  pauvre 
famille,  ni  soulager  la  faim  qui  le  presse!  Dans  cette  étrange 
inégalité,  pourrait-on  justifier  la  Providence  de  mal  ména- 
ger les  trésors  que  Dieu  met  entre  des  égaux,  si  par  un 
autre  moyen  elle  n'avait  pourvu  au  besoin  des  pauvres,  et 
remis  quelque  égalité  entre  les  hommes!  C'est  pour  cela, 
chrétiens,  qu'il  a  établi  son  Église,  où  il  reçoit  les  riches, 
mais  à  condition  de  servir  les  pauvres;  où  il  ordonne  que 
l'abondance  supplée  au  défaut,  et  donne  des  assignations 
aux  nécessiteux  sur  le  superflu  des  opulents  '.  Entrez,  mes 
frères,  dans  cette  pensée  :  si  vous  ne  portez  le  fardeau 
des  pauvres,  le  votre  vous  accablera;  le  poids  de  vos  riches- 
ses mal  dispensées  vous  fera  tomber  dans  l'abîme  :  au  lieu 
que,  si  vous  partagez  avec  les  pauvres  le  poids  de  leur  pau- 
vreté, en  prenant  part  à  leur  misère,  vous  mériterez  tout 
ensemble  de  participer  à  leurs  privilèges. 

TROISIÈME  POINT. 

c  Dan»  tous  les  royaumes,  iPy  a  des  privilégiés,  c'est-à-dire 
des  personnes  émmenies  qui  ont  des  droits  extraordinaires  » 
parce  qu'elles  «  touchent  de  plus  près,  oa  par  leur  naissance,  ou 
par  leurs  emplois  a  la  personne  du  prince.  »  Dès  lors,  dans 
l'Église,  les  privilégiés  ne  seront  point  les  riches,  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  Jésus-Christ  souffrant,  mais  les  pauvres  qui 
sont  <  ses  semblables  et  ses  compagnons  de  fortune  ». 

Qu'on  ne  méprise  plus  la  pauvreté,  et  qu'on  ne  la  traite 
plus  de  roturière.  11  est  vrai  qu'elle  était  de  la  lie  du  peuple  : 
mais  le  Roi  de  gloire  l'ayant  épousée,  il  l'a  anoblie  par  cette 
alliance,  et  ensuite  il  accorde  aux  pauvres   tous  les  pn- 

1.  Cf.  tiourdaloue  (1"  vendr.  de  Carême  et  8~*dim.  après  la  Pentecôte 


432  SUR  L'ÉMINENTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES. 

vilèges  de  son  empire.  Il  promet  le  royaume  aux  pauvres, 
la  consolation  à  ceux  qui  pleurent,  la  nourriture  à  ceux  qui 
ont  faim,  la  joie  éternelle  à  ceux  qui  souffrent. 

Si  tous  les  droits,  si  toutes  les  grâces,  si  tout  les  privi- 
lèges de  l'Évangile  sont  aux  pauvres  de  Jésus-Christ,  A 
riches!  que  vous  reste-t-il,  et  quelle  part  aurez-vous  dans 
son  royaume?  Il  ne  parle  de  vous  dans  son  Évangile  que 
pour  foudroyer  votre  orgueil  :  Vœ  vobis,  [divitilnu*}  [«  Mal- 
heur à  vous,  riches!  »]  Qui  ne  tremblerait  à  cette  sentence r 
Qui  ne  serait  saisi  de  frayeur?  Contre  cette  terrible  malédic- 
tion, voici  votre  unique  espérance.  Il  est  vrai,  ces  privi- 
lèges sont  donnés  aux  pauvres  ;  mais  vous  pouvez  les  obte- 
nir d'eux,  et  les  recevoir  de  leurs  mains:  c'est  là  que  le 
Saint-Esprit  vous  renvoie  pour  obtenir  les  grâces  du  ciel. 
Voulez-vous  que  vos  iniquités  vous  soient  pardonnéesî 
«  Rachetez-les,  dit-il,  par  aumônes  :  »  Peccata  tua  elee- 
motynii  redime*.  Demandez-vous  à  Dieu  sa  miséricorde? 
cherchez-la  dans  les  mains  des  pauvres,  en  rexerçant  envers 
eux;  Beati  miséricordes*:  [«  Heureux  ceux  qui  sont  miséri- 
cordieux, j»]  Enfin,  voulez-vous  entrer  au  royaume?  Les 
portes,  dit  Jésus-Christ,  vous  seront  ouvertes,  pourvu  que 
les  pauvres  vous  introduisent:  «  Faites-vous,  dit-il,  des  amis 
«  qui  vous  reçoivent  dans  les  tabernacles  éternels4.  »  Ainsi 
la  grâce,  la  miséricorde,  la  rémission  des  péchés,  le  royaume 
même  est  entre  leurs  mains;  et  les  riches  n'y -peuvent  entrer, 
si  les  pauvres  ne  les  y  reçoivent. 

Donc,  ô  pauvres,  que  vous  êtes  riches  !  mais,  ô  riches, 
que  vous  êtes  pauvres  !  Si  vous  vous  tenez  à  vos  propres 
biens,  vous  serez  privés  pour  jamais  des  biens  du  Nouveau 
Testament  ;  et  il  ne  vous  restera  pour  votre  partage  que  ce 
Yœ  terrible  de  l'Évangile.  Ah!  pour  détourner  ce  coup  de 

».  Luc,  vi,  U.  I       3.  Matth.,  y,  7. 

S,  fian^  iy,  24.  I        4.  Lue,  xvi,  9. 


SUR  L'ÉMUŒNTE  DIGNITÉ  DES  PAUVRES.  133 

foudre,  pour  vous  mettre  heureusement  à  couvert  de  cette 
malédiction  inévitable,  jetez-vous  sous  l'aile  de  la  pauvreté; 
entrez  en  commerce  avec  les  pauvres  ;  donnez,  et  vous  rece- 
vrez :  donnez  les  biens  temporels,  et  recueillez  les  bénédic- 
tions spirituelles;  prenez  part  aux  misères  des  affligés,  et 
Dieu  vous  donnera  part  à  leurs  privilèges. 

C'est  ce  que  j'avais  à  vous  dire  touchant  les  avantages  delà 
pauvreté,  et  la  nécessité  de  la  secourir.  Après  quoi,  il  ne 
me  reste  plus  autre  chose  à  faire,  sinon  de  m'écrier  avec 
le  prophète  :  Beatus  qui  intelligit  super  egenum  et pauperemH 
«  Heureux  celui  qui  entend*  sur  l'indigent  et  sur  le  pau- 
vre !  »  U  ne  suffit  pas,  chrétiens,  d'ouvrir  sur  les  pauvres 
les  yeux  de  la  chair  :  mais  il  faut  les  considérer  par  les  yeux 
de  l'intelligence  :  Beatus  qui  intelligit.  Ceux  qui  les  regar- 
dent des  yeux  corporels,  ils  n'y  voient  rien  que  de  bas,  et 
ils  les  méprisent.  Ceux  qui  ouvrent  sur  eux  l'œil  intérieur,  je 
veux  dire  l'intelligence  guidée  par  la  foi,  ils  remarquent  en 
eux  Jésus-Christ;  ils  y  voient  les  images  de  sa  pauvreté,  les 
citoyens  de  son  royaume,  les  héritiers  de  ses  promesses,  les 
distributeurs  de  ses  grâces,  les  enfants  véritables  de  son 
Église,  les  premiers  membres  de  son  corps  mystique.  C'est 
ce  qui  les  porte  à  les  assister  avec  un  empressement  chari- 
table. Mais  encore  n'est-ce  pas  assez  de  les  secourir  dans 
leurs  besoins.  Tel  assiste  le  pauvre,  qui  n'est  pas  intelligent 
sur  le  pauvre.  Celui  qui  leur  distribue  quelque  aumône,  ou 
contraint  par  leurs  pressantes  importunités,  ou  touché  par 
quelque  compassion  naturelle,  il  soulage  la  misère  du  pau- 
vre ;  mais  néanmoins  il  est  véritable  qu'il  n'est  pas  intelli- 
gent sur  le  pauvre.  Celui-là  entend  véritablement  le  mystère 
de  la  charité,  qui  considère  les  pauvres  comme  les  premiers 

i.  Ps.  xl,  1.  J   f  entends  que  Dieu  est,  et  j'entends 

%.  EnUnd.  «  J'entends  et  Dieu        que  je  suis.  »  Bossuet,  Connais- 
enUtn     Dieu   entend  qu'il   est      I    *<omc*  de  Dieu,  rw,  8. 


134 


SUR  L'ÉMINERTB  DIGNITÉ  DES  PAUTRES. 


enfants  de  l'Église  ;  qui,  honorant  cette  qualité,  se  croit 
obligé  de  les  servir;  qui  n'espère  de1  participer  aux  bénédic- 
tions de  l'Évangile  que  par  le  moyen  de  la  charité  et  de  la 
communication  fraternelle. 

Donc,  mes  frères,  ouvrez  les  yeux  sur  cette  maison  indi- 
gente, et  soyez  intelligents  sur  ses  pauvres.  Si  je  demandais 
vos  aumônes  pour  une  seule  personne,  tant  de  grandes  et 
importantes  raisons,  qui  vous  obligent  à  la  charité,  devraient 
émouvoir  vos  cœurs.  Maintenant  j'élève  ma  voix  au  nom 
d'une  maison  tout  entière,  et  encore  d'une  maison  chargée 
d'une  multitude  nombreuse  de  pauvres  filles*  entièrement 
délaissées.  Faut-il  vous  représenter  et  le  péril  de  ce  sexe,  et 
les  suites  dangereuses  de  sa  pauvreté,  l'écueil  le  plus  ordi- 
naire où  sa  pudeur  fait  naufrage!  Que  serviront  les  paroles, 
si  la  chose  même  ne  vous  touche  pas?  Entrez  dans  cette 
maison,  prenez  connaissance  de  ses  besoins;  et  si  vous  n'êtes 
touchés  de  l'extrémité  où  elle  est  réduite,  je  ne  sais  plus, 
mes  frères,  ce  qui  sera  capable  de  vous  attendrir.  Il  est  vrai, 
des  dames  pieuses  ont  ouvert  les  yeux  sur  cette  maison  .• 
elles  ont  entendu  sur  les  pauvres  ;  parce  qu'elles  connaissent 
leur  dignité,  elles  se  tiennent  honorées  de  les  servir  ;  parce 
qu'elles  sont  chrétiennes,  elles  se  croient  obligées  de  les 
assister;  parce  qu'elles  savent  le  poids  des  richesses  mal  em- 
ployées, elles  se  déchargent  entre  leurs  mains  d'une  partie 
de  leur  fardeau,  et,  en  répandant  les  biens  temporels,  elles 
viennent  recevoir  en  échange  les  grâces  spirituelles. 


1.  Qui  n'espère  de  participer. 
c  ...  Il  y  en  a  .......  qui  met- 
tent de  après  les  verbes  croire, 
prétendre,  espérer.  C'est  une 
faute  après  croire  et  prétendre, 
et  il  est  inutile  de  le  mettre  après 
espérer...  Il  me  semble  que  ceux 
qui  parient  le  mieux  disent  :  J'es- 
père venir  à  foout  de  cette  af- 


faire ;...  et  non  pas,  f  espère  de 
venir  i  bout  de  cette  affaire. ..  » 
Th.  Corneille,  édit.  de  Vauçelas, 
1887.  Bossuet,  Hist .  «»*».,  i,  8  : 
«  Il  espéra  de  contenter  son  am- 
bition. »  Voir  dans  Littrè  de  nom- 
breux exemples  de  cette  construc- 
tion au  xvn*  siècle, 
i.  Var.:  Personnes. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL 

t&È&là  A  PARIS  VERS  1659. 


NOTICE 

Le  lieu  où  fut  prononcé  ce  discours  est  clairement  désigné 
dans  la  péroraison  :  c'est  l'Hôpital  général,  à  Paris  '.  La  date  est 
beaucoup  moins  certaine  :  M.  Floquet  et  M.  Lebarq  proposent 
1657;  M.  Gandar  et  M.  Gazier  1659;  M.  Lâchât,  1661*. 

De  ces  trois  conjectures,  dont  aucune  ne  s'appuie  sur  des  faits 
précis,  nous  préférons  la  seconde.  Si  l'on  considère  avec  quel 
enthousiasme  sincère  Bossuet  glorifie,  dans  ce  discours,  la  sim- 
plicité de  l'éloquence  apostolique,  on  croira  difficilement  que 
le  panégyrique  de  saint  Paul  soit  contemporain  d'un  panégy- 
rique de  saint  Victor y  prêché  en  1657 3,  et  où  l'orateur  n'a  pas 
rompu  encore  avec  la  rhétorique  profane.  Si  l'on  songe,  d'autre 
part,  qu'en  1659  Bossuet,  déjà  l'ami  de  saint  Vincent  de  Paul, 
devenu  son  collaborateur  dans  les  conférences  de  Saint-Lazare4, 
dut  vivre  avec  lui  «  dans  la  plus  étroite  communion  d'idées  »,  il 
paraîtra  assez  vraisemblable  de  rapporter  à  cette  année  un  dis- 
cours si  fortement  pénétré  de  l'esprit  de  M.  Vincent  et  de  ses 
maximes  sur  la  prédication  6. 


f.  L'Hôpital  général,  dont  les 
principaux  fondateurs  furent  saint 
Vincent  de  Paul,  le  premier  pré- 
sident de  Bellièvre,  Mme  Le  Gras 
(Louise  de  Marillac)  et  Mme  d'Ai- 
guillon, fut  établi  par  un  édit  du 
mois  d'avril  1656,  et  s'ouvrit  au 
mois  de  mai  1657.  Il  donna  aus- 
sitôt asile  à  quatre  ou  cinq  mille 
pauvres  sur  les  quarante  mille  qui 
encombraient  Paris  à  ce  moment. 


2.  Floquet,  Études,  I,  p.  404  et 
suiv.  —  Gandar,  Études,  p.  265- 
266;  Lâchât,  Œuvres  de  Bossuet, 
t.  III,  p.  224;  Gazier,  Choix  de 
Serm.y  p.  118  ;  Lebarq,  Hist.  erit. 
de  la  prédication  de  Bossuet, 
p.  155,  Œuv.  ormt.,  t.  II,  p.  293. 

3.  Floquet,  I,  p.  419. 

4.  Id.,  II,  p.  13  et  suiv.  —  Gaï- 
dar, Études,  p.  262-264. 

5.  Voir  Y  Introduction, 


BOSSUET,   SERMONS, 


12 


136  PANÉGYRIQUE  DE  SAISI  PAUL. 

EXTRAITS 

Placeo  miht,  m  xnfirmitatibut  met*  : 
eum  enim  infirmor,  tune  potent  garn- 
ie ne  me  plais  que  dans  mes  faiblesses  : 
car  lorsque  je  me  sens  faible,  c'est  alors 
que  je  suis  puissant. 

H  C«r.,  m,  40. 

Dans  le  dessein  que  je  me  propose  de  faire  aujourd'hui  le 
panégyrique  du  plus  illustre  des  prédicateurs  et  du  plus 
zélé  des  apôtres,  je  ne  puis  vous  dissimuler  que  je  me  sens 
moi-même  étonné  de  la  grandeur  de  mon  entreprise.  Quand 
je  rappelle  à  mon  souvenir  tant  de  peuples  que  Paul  a  con- 
quis, tant  de  travaux  qu'il  a  surmontés,  tant  de  mystères 
qu'il  a  découverts,  tant  d'exemples  qu'il  nous  a  laissés  d'une 
charité  consommée,  ce  sujet  me  paraît  si  vaste,  si  relevé,  si 
majestueux,  que  mon  esprit,  se  trouvant  surpris,  ne  sait  ni 
où  s'arrêter  dans  eette  étendue,  ni  que  tenter  dans  cette 
hauteur,  ni  que  choisir  dans  cette  abondance;  et  j'ose  bien 
me  persuader  qu'un  ange  même  ne  suffirait  pas  pour  louer 
cet  homme  du  troisième  ciel. 

Mais  ce  qui  m'étonne  le  plus,  c'est  que  cet  amour  mêlé  de 
respect  que  je  sens  pour  le  divin  Paul,  et  duquel  j'espérais 
de  nouvelles  forces  dans  un  ouvrage  qui  tend  à  sa  gloire, 
s'est  tourné  ici  contre  moi,  et  a  confondu  longtemps  mes 
pensées;  parce  que,  dans  là  haute  idée  que  j'avais  conçue  de 
l'Apôtre,  je  ne  pouvais  rien  dire  qui  lui  fût  égal,  et  il  ne  me 
permettait  rien  qui  fût  au-dessous. 

Que  me  reste  -t-il  donc,  chrétiens,  après  vous  avoir  con- 
fessé ma  faiblesse  et  mon  impuissance,  sinon  de  recourir  à 
celui  qui  a  inspiré  à  saint  Paul  les  paroles  que  j'ai  rappor- 
tées: Cum  infirmor,  tune  potem  sum,  *  Je  suis  puissant, 
lorsque  je  suis  faible!  »  Après  ces  beaux  mots  de  mon  grand 


%         PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  157 

apôtre,  il  ne  m'est  plus  permis  de  me  plaindre;  et  je  me 
crains  pas  de  dire  avec  lui,  que  •  je  me  plais  dans  cette 
faiblesse  »,  qui  me  promet  un  secours  divin  :  Placeo  mihi,  in 
infirmitatibus.  Mais  pour  obtenir  cette  grâce,  il  nous  faut 
encore  recourir  à  celle  dans  laquelle  le  mystère  ne  s'est 
accompli  qu'après  qu'elle  a  reconnu  qu'il  passait  ses  forces  ; 
c'est  la  bienheureuse  Marie,  que  nous  saluerons  en  disant  : 
Ave. 

Parmi  tant  d'actions  glorieuses,  et  tant  de  choses  extraor- 
dinaires, qui  se  présentent  ensemble  à  ma  vue,  quand  je 
considère  l'histoire  de  l'incomparable  docteur  des  Gentils, 
ne  tous  étonnez  pas,  chrétiens,  si,  laissant  à  part  ses  mira- 
cles et  ses  hautes  révélations,  et  cette -sagesse  toute  divine 
et  vraiment  digne  du  troisième  ciel,  qui  paraît  dans  ses 
écrits  admirables,  et  tant  d'autres  sujets  illustres  qui  rem- 
pliraient d'abord  vos  esprits  de  nobles  et  magnifiques  idées, 
je  me  réduis  à  vous  faire  voir  les  infirmités  de 'ce  grand 
apôtre,  et  si  c'est  sur  ce  seul  objet  que  je  vous  prie  d'arrêter 
vos  yeux.  Ce  qui  m'a  porté  à  ce  choix,  c'est  que,  devant  vous 
prêcher  saint  Paul,  je  me  suis  senti  obligé  d'entrer  dans 
l'esprit  de  saint  Paul  lui-même,  et  de  prendre  ses  sentiments. 
C'est  pourquoi  l'ayant  entendu  nous  prêcher  avec  tant  de 
zèle,  qu'il  ne  se  glorifie  que  dans  ses  faiblesses,  et  que  ses 
infirmités  font  sa  force  :  Cum  enim  infirmûr,  tuncpotens  sum, 
je  suis  les  mouvements  qu'il  m'inspire,  et  je  médite  son 
panégyrique,  en  tâchant  de  vous  faire  voir  ces  faiblesses 
toutes-puissantes,  par  lesquelles  il  a  établi  l'Église,  renversé 
la  sagesse  humaine,  et  captivé  tout  entendement  sous  l'obéis- 
sance de  Jésus-Christ. 

Entrons  donc,  avant  toutes  choses,  dans  le  sens  de  cette 
parole,  et  examinons  les  raisons  pour  lesquelles  le  divin  Paul 
ne  se  croit  fort  que  dans  sa  faiblesse  :  c'est  ce  qu'il  m'est 
aisé  de  vous  faire  entendre.  Il  se  souvenait,  chrétiens,  de 


138  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

son  Dieu  anéanti  pour  l'amour  des  hommes  ;  il  savait  que 
si  ce  grand  monde,  et  ce  qu'il  enferme  en  son  vaste  sein, 
est  l'outrage  de  sa  puissance,  il  avait  fait  un  monde  nouveau, 
un  monde  racheté  par  son  sang,  et  régénéré  par  sa  mort, 
c'est-à-dire,  sa  sainte  Église,  qui  est  l'œuvre  de  sa  faiblesse. 
C'est  ce  que  regarde  saint  Paul  ;  et  après  ces  grandes  pen- 
sées, il  jette  aussitôt  les  yeux  sur  lui-même.  C'est  là  qu'il 
admire  sa  vocation  :  il  se  voit  choisi,  dès  l'éternité,  pour 
être  le,  prédicateur  des  Gentils;  et  comme  l'Église  doit  être 
formée  de  ces  nations  infidèles,  dont  il  est  ordonné  l'apôtre, 
il  s'ensuit  manifestement  qu'il  est  le  principal  coopérateur 
de  la  grâce  de  Jésus-Christ  dans  l'établissement  de  l'Église. 

Quels  seront  ses  sentiments,  chrétiens,  dans  une  entre- 
prise si  haute, où1  la  Providence  l'appelle?  L'exécutera-t-il  par 
la  force?  Mais,  outre  que  la  sienne  n'y  peut  pas  suffire,  le 
Saint-Esprit  lui  a  fait  connaître  que  la  volonté  du  Père  céleste, 
c'est  que  cet  ouvrage  divin  soit  soutenu  par  l'infirmité: 
t  Dieu,  dit-il8,  a  choisi  ce  qui  est  infirme,  pour  détruire  ce 
qui  est  puissant.  »  Par  conséquent,  que  lui  reste-t-il,  sinon 
de  consacrer  au  Sauveur  une  faiblesse  soumise  et  obéissante, 
et  de  confesser  son  infirmité  ;  afin  d'être  le  digne  ministre 
de  ce  Dieu  qui,  étant  si  fort  par  nature,  s'est  fait  infirme 
pour  notre  salut?  Voilà  donc  la  raison  solide  pour  laquelle  il 
se  considère  comme  un  instrument  inutile,  qui  n'a  de  vertu 
ni  de  force  qu'à  cause  de  la  main  qui  l'emploie;  et  c'est 
pour  cela,  chrétiens,  qu'il  triomphe  dans  son  impuissance, 
et  qu'en  avouant  qu'il  est  faible,  il  ose  dire  qu'il  est  tout- 
puissant  :  Cum  enim  infirmor,  tune  potens  srnn. 

Mais  pour  nous  convaincre  par  expérience  de  la  vérité 
qu'il  nous  prêche,  il  faut  voir  ce  grand  homme  dans  trois 
fonctions  importantes  du  ministère  qui  lui  est  commis.  Car 
ce  n'est  pas  mon  dessein,  messieurs,  de  considérer  aujour- 

1.  Cf.  p.  182,  note  4.  |       S.  I.  Cor.,  i,  27. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 


139 


d'hui  saint  Paul  dans  sa  vie  particulière1  :  je  me  propose  de 
le  regarder  dans  les  emplois  de  l'apostolat,  et  je  les  réduis 
à  trois  chefs  :  la  prédication,  les  combats,  le  gouvernement 
ecclésiastique. 

Après  avoir  montré  «  la  liaison  nécessaire  de  ces  trois  obliga- 
tions »  dans  les  premiers  temps  de  l'église  naissante,  l'orateur 
continue  : 

Ainsi  vous  voyez  en  peu  de  paroles  tout  ce  qui  occupe 
l'esprit  de  saint  Paul  :  il  prêche,  il  combat,  il  gouverne  ;  et, 
messieurs,  le  pourrez-vous  croire?  il  est  faible  dans  tous  ces 
emplois.  Et  premièrement,  il  est  assuré  que  saint  Paul  est 
faible  en  prêchant,  puisque  sa  prédication  n'est  pas  appuyée, 
ni  sur  la  force  de  l'éloquence,  ni  sur  ces  doctes  raisonne- 
ments que  la  philosophie  a  rendus  plausibles  :  Non  in  persua- 
sibilibus  humanœ  sapientiœ  verbis  8.  Secondement,  il  n'est  pas 
moins  clair  qu'il  est  faible  dans  les  combats,  puisque,  lors- 
que tout  le  monde  l'attaque,  il  ne  résiste  à  ses  ennemis  qu'en 
s'abandonnant  à  leur  violence  :  Facti  sumus  sicut  oves  occi- 
sionis*  :  il  est  donc  faible  en  ces  deux  états.  Mais  peut- 
être  que  parmi  ses  frères,  où  la  grâce  de  l'apostolat  et 
l'autorité  du  gouvernement  lui  donnent  un  rang  si  con- 
sidérable, ce  grand  homme  paraîtra  plus  fort  î  Non,  fidèles, 
ne  le  croyez  pas  :  c'est  là  que  vous  le  verrez  plus  infirme. 
Il  se  souvient  qu'il  est  le  disciple  de  Celui  qui  a  dit  dans 
son  Évangile,  qu'il  n'est  pas  venu  pour  être  servi,  mais 
afin  de  servir  lui-même4  :  c'est  pourquoi  il  ne  gouverne  pas 
les  fidèles,  en  leur  faisant  supporter  le  joug  d'une  autorité 
superbe  et  impérieuse  ;  mais  il  les  gouverne  par  la  charité, 


1.  Dans  sa  vie  particulière. 
Dans  sa  vie  privée.  «  La  simplicité 
d'une  vie  particulière  qui  goûte 
doucement  et  innocemment  ce 
peu  de  bien*  aue  la  nature  nour 


donne.  »  Oraison  funèbre  d'Hen- 
riette d'Angleterre, 

2.  I  Cor.,  u,  4. 

5   Rom.f  vin,  36. 

t    Matth.,  xx,  28. 


140 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 


en  se  faisant  infirme  avec  eux  :  Factut  mm  infirma  tnfirmtu 
et  se  rendant  serviteur  de  tous  :  Omnium  me  scrvum  feci1. 
est  donc  infirme  partout,  soit  qu'il  prêche,  soit  qu'il  cora- 
iatte,  soit  qu'il  gouverne  le  peuple  de  Dieu  par  l'autorité 
de  l'apostolat  ;  et,  ce  qui  est  de  *  plus  admirable,  c'est  qu'au 
milieu  de  tant  de  faiblesse,  il  nous  dit,  d'un  ton  de  victo- 
rieux, qu'il  est  fort,  qu'il  est  puissant,  qu'il  est  invincible  : 
Cum  enim  injirmor,  tune  potens  tum. 

Ah  !  mes  frères,  ne  voyez-vous  pas  la  raison  qui  lui  donne 
cette  hardiesse?  C'est  qu'il  sent  qu'il  est  le  ministre  de  ce 
Dieu  qui,  se  faisant  faible,  n'a  pas  perdu  sa  toute-puissance. 
Plein  de  cette  haute  pensée,  il  voit  sa  faiblesse  au-dessus  de 
tout.  Il  croit  que  ses  prédications  persuaderont,  parce  qu'elles 
n'ont  point  de  force  pour  persuader;  il  croit  qu'il  surmon- 
tera3 dans  tous  les  combats,  parce  qu'il  n'a  point  d'armes 
pour  se  défendre;  il  croit  qu'il  pourra  tout  sur  ses  frères 
dans  l'ordre  du  gouvernement  ecclésiastique,  parce  qu'il 
s'abaissera  à  leurs  pieds,  et  se  rendra  l'esclave  de  tous  par 
la  servitude  de  la  charité.  Tant  il  est  vrai  que  dans  toutes 
choses  il  est  puissant  en  ce  qu'il  est  faible,  puisqu'il  met  la 
force  de  persuader  dans  la  simplicité  du  discours,  puisqu'il 
n'espère  vaincre  qu'en  souffrant,  puisqu'il  fonde  sur  sa  ser- 
vitude toute  l'autorité  de  son  ministère.  Voiià,  messieurs, 
trois  infirmités,  dans  lesquelles  je  prétends  montrer  la 
puissance  du  divin  apôtre:  soyez,  s'il  vous  plaît,  attentifs, 
et  considérez  dans  ce  premier  point  la  faiblesse  victorieuse 
de  ses  prédications  toutes  simples. 


1.  I  Cor.,  a,  19, 22. 

2.  C#  qui  ett  de  plus  admira- 
oie.  Voyez,  sur  cette  façon  de 
parler,  qui  se  rencontre  plusieurs 
fois  dans  les  Serinons,  p.  75,  note  2. 


3»  Surmontera  «La  pensée  qu'on 
préfère  quelqu'un^*  crainte  de  n'ê- 
tre pas  aimée,  l'envie  de  surmon- 
ter, cela  fait  un  mélange...  »  Mme 
de  Sévigné.  3  juillet  16§0. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 


141 


PREMIER  POINT 

Je  ne  puis  assez  exprimer  combien  grand,  combien  admi- 
rable est  le  spectacle  que  je  tous  prépare  dans  cette  pre- 
mière partie.  Car  ce  que  les  plus  grands  hommes  de  l'anti- 
quité ont  souvent  désiré  de  Toir,  c'est  ce  que  je  dois  vous 
représenter:  saint  Paul  prêchant  Jésus-Christ  au  monde,  et 
convertissant  les  cœurs  endurcis  par  ses  divines  prédica- 
tions. Mais  n'attendez  pas1,  chrétiens,  de  ce  céleste  prédica- 
teur, ni  la  pompe  ni  les  ornements  dont  se  pare  l'éloquence 
humaine.  Il  est  trop  grave  et  trop  sérieux  pour  rechercher 
ces  délicatesses  ;  ou,  pour  dire  quelque  chose  de  plus  chrétien 
et  de  plus  digne  du  grand  apôtre,  il  est  trop  passionné- 
ment amoureux  des  glorieuses  bassesses  du  christianisme, 
pour  vouloir  corrompre  par  les  vanités  de  l'éloquence  sécu- 
lière la  vénérable  simplicité  de  l'Évangile  de  Jésus-Christ. 
Mais,  afin  que  vous  compreniez  quel  est  donc  ce  prédicateur, 
destiné  par  la  Providence  pour  confondre  la  sagesse  humaine, 
écoutez  la  description  que  j'en  ai  tirée  de  lui-même  dans  la 
première  aux  Corinthiens. 

Trois  choses  contribuent  ordinairement  à  rendre  un  ora- 
teur agréable  et  efficace  :  la  personne  de  celui  qui  parle,  la 
beauté  des  choses  qu'il  traite,  la  manière  ingénieuse  dont  il 
les  explique  ;  et  la  raison  en  est  évidente  ;  car  l'estime  de 
l'orateur  prépare  une  attention  favorable,  les  belles  choses 
nourrissent  l'esprit,  et  l'adresse  de  les  expliquer  d'une 
manière  qui  plaise  les  fait  doucement  entrer  dans  le  cœur 
Mais  de  la  manière  que  se  représente  le  prédicateur  dont  j 
parle,  il  est  bien  aisé  de  juger  qu'il  n'a  aucun  de  ces  avan- 
laces. 


1.  N'attendez  pas...  ni  ia 
pompe,  ni...  Ce  redoublement  de 
la  négation  a  été  familier  à  tout 
les  'écrivains  du  xyh*  siècle,  mal- 


gré le  précepte  qu'avait  donné 
Vaugelas  de  ne  mettre  jamais 
«  ni  pas  ni  point  devant  les  deui 
ni.  a  Édit.  Chassang,  II,  126. 


!42  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL 

Et  premièrement,  chrétiens,  si  tous  regardez  son  exté- 
rieur, il  avoue  lui-même  que  sa  mine  n'est  point  relevée  : 
Prœsentia  corporis  infirma1;  et  «si  vous  considérez  sa  condi- 
tion, il  est  pauvre,  il  est  méprisable,  et  réduit  à  gagner  sa 
vie  par  l'exercice  d'un  art  mécanique.  De  là  vient  qu'il  dit 
aux  Corinthiens  :  «  J'ai  été  au  milieu  de  vous  avec  beaucoup 
de  crainte  et  d'infirmité*  :  »  d'où  il  est  aisé  de  compren- 
dre combien  sa  personne  était  méprisable.  Chrétiens,  quel 
prédicateur  pour  convertir  tant  de  nations  ! 

Mais  peut-être  que  sa  doctrine  sera  si  plausible  et  si  belle, 
qu'elle  donnera  du  crédit  à  cet  homme  si  méprisé.  Non,  il 
n'en  est  pas  de  la  sorte  :  «  Il  ne  sait,  dit-il,  autre  chose  que 
son  Maître  crucifié  »  :  Non  judicavi  me  scire  aliquid  inter 
vos,  nisi  Jesum-Christum  et  hune  crucifixum*  :  c'est-à-dire, 
qu'il  ne  sait  rien  que  ce  qui  choque,  que  ce  qui  scandalise, 
que  ce  qui  paraît  folie  et  extravagance.  Comment  donc  peut- 
il  espérer  que  ses  auditeurs  soient  persuadés?  Mais,  grand 
Paul,  si  la  doctrine  que  vous  annoncez  est  si  étrange  et  si 
difficile,  cherchez  du  moins  des  termes  polis,  couvrez  des 
fleurs  de  la  rhétorique  cette  face  hideuse  de  votre  Évangile, 
et  adoucissez  son  austérité  par  les  charmes  de  votre  élo- 
quence. A  Dieu  ne  plaise,  répond  ce  grand  homme,  que  je 
mêle  la  sagesse  humaine  à  la  sagesse  du  Fils  de  Dieu  :  c'est 
la  volonté  de  mon  Maître  que  mes  paroles  ne  soient  pas 
moins  rudes  que  ma  doctrine  parait  incroyable  :  Non  in 
persuasibilibushumanœ  sapienliœ  verbis*.  C'est  ici  qu'il  nous 
faut  entendre  les  secrets  de  la  Providence.  Élevons  nos 
esprits,  messieurs,  et  considérons  les  raisons  pour  lesquelles 
le  Père  céleste  a  choisi  ce  prédicateur  sans  éloquence  et 
sans  agrément,  pour  porter  par  toute  la  terre,  aux  Romains, 


1.  Il  Cor.,  x,  10.  I       3.  I  Cor.,  u,  1 

3.  ICor.,u,&.  j       4    •  Cor., n,  L 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  143 

aux  Grecs,  aux  Barnares,  aux  petits,  aux  grand»,  aux  rok 
même  l'Évangile  de  Jésus-Christ. 

Pour  pénétrer  un  si  grand  mystère,  écoutes  le  grand  Paul 
lui-même,  qui,  ayant  représenté  aux  Corinthiens  combien 
ses  prédications  avaient  été  simples,  en  rend  cette  raison 
admirable  :  c'est,  dit-il,  que  «  nous  vous  prêchons  une 
sagesse  qui  est  cachée,  que  les  princes  de  ce  monde  n'ont 
pas  reconnue  :  »  Sapienttam  quœ  abscondita  est1.  Quelle  est 
cette  sagesse  cachée?  Chrétiens,  c'est  Jésus-Christ  même.  11 
est  la  sagesse  du  Père  ;  mais  il  est  une  sagesse  incarnée,  qui, 
g  étant  couverte  volontairement  de  l'infirmité  de  la  chair, 
s'est  cachée  aux  grands  de  la  terre  par  l'obscurité  de  ce  voile. 
C'est  donc  une  sagesse  cachée  ;  et  c'est  sur  cela  que  s'appuie 
le  raisonnement  de  l'apôtre.  Ne  vous  étonnez  pas,  nous  dit-il, 
si,  prêchant  une  sagesse  cachée,  mes  discours  ne  sont  point 
ornés  des  lumières  de  l'éloquence.  Cette  merveilleuse2fai- 
blesse,  qui  accompagne  la  prédication,  est  une  suite  de 
l'abaissement  par  lequel  mon  Sauveur  s'est  anéanti;  et 
comme  il  a  été  humble  en  sa  personne,  il  veut  l'être  encore 
dans  son  Évangile. 

Admirable  pensée  de  l'apôtre,  et  digne  certainement  d'être 
méditée.  Mettons-la  donc  dans  un  plus  grand  jour,  et  suppo- 
sons, avant  toutes  choses,  que  le  Fils  éternel  de  Dieu  avait 
résolu  de  paraître  aux  hommes  en  deux  différentes  manières. 
Premièrement,  il  devait  paraître  dans  la  vérité  de  sa  chair  ; 
secondement,  il  devait  paraître  dans  la  vérité  de  sa  parole. 
Car,  comme  il  était  le  Sauveur  de  tous,  il  devait  se  montrer 
à  tous.  Par  conséquent,  il  ne  suffit  pas  qu'il  paraisse  en  un 
coin  du  monde  :  il  faut  qu'il  se"  montre  par  tous  les  endroits 
où  la  volonté  de  son  père  lui  a  préparé  des  fidèles  î  si  bien 
que  ce  même  Jésus  qui  n'a  paru  que  dans  la  Judée  par  la 

i.  1  Cor.,  n,  7.  I       ^   Etonnante,  miraculeuse. 


1 44  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

vérité  de  sa  chair,  sera  porté  par  toute  la  terre  par  la  vérité 
de  sa  parole. 

C'est  pourquoi  le  grand  Origine  n'a  pas  craint  de  nous 
assurer  que  la  parole  de  l'Évangile  est  une  espèce  de  second 
corps  que  le  Sauveur  a  pris  pour  notre  salut  :  Panis  quem 
Dominus  corpus  suum  esse  dicit,  verbum  est  nutritorium  ant- 
marum1.  Qu'est-ce  à  dire  ceci,  chrétiens!  et  quelle  ressem- 
blance a-t-il  pu  trouver  entre  le  corps  de  notre  Sauveur  et 
la  parole  de  son  Évangile?  Voici  le  fond  de  cette  pensée  : 
c'est  que  la  Sagesse  éternelle,  qui  est  engendrée  dans  le 
sein  du  Père,  s'est  rendue  sensible  en  deux  sortes.  Elle 
s'est  rendue  sensible  en  la  chair  qu'elle  a  prise  au  sein  de 
Marie,  et  elle  se  rend  encore  sensible  par  les  Écritures  divi- 
nes et  par  la  parole  de  l'Évangile  :  tellement  que2  nous  pou- 
vons dire  que  cette  parole  et  ces  Écritures  sont  comme  un 
second  corps  qu'elle  prend,  pour  paraître  encore  à  nos  yeux. 
C'est  là  en  effet  que  nous  la  voyons  :  ce  Jésus,  qui  a  con- 
versé avec  les  apôtres,  vit  encore  pour  nous  dans  son  Évan- 
gile; et  il  y  répand  encore,  pour  notre  salut,  la  parole  de 
vie  éternelle. 

Après  cette  belle  doctrine,  il  est  bien  aisé  de  comprendre 
que  la  prédication  des  apôtres,  soit  qu'elle  sorte  toute  vivante 
de  la  bouche  de  ces  grands  hommes,  soit  qu'elle  coule  dans 
leurs  écrits,  pour  y  être  portée  aux  âges  suivants,  ne  doit 
rien  avoir  qui  éclate.  Car,  mes  frères,  n'entendez-vous  pas, 
selon  la  pensée  de  saint  Paul,  que  ce  Jésus,  qui  nous  doit 
paraître  et  dans  sa  chair  et  dans  sa  parole,  veut  être  hum- 
ble dans  Tune  et  dans  l'autre? 

De  là  ce  rapport  admirable  entre  la  personne  de  Jésus- 
Christ  et  la  parole  qu'il  a  inspirée.  Lac  est  credentibus,  eihus 

1.  /»  Matth.  comment.,    5.  tellement  à  Dieu  ftt'ils  ont  tou- 

2.  Tellement  que...  De  telle  jours  an  regard  au  monde.  »  Pft- 
façon  que.  «Ceux  <ju:  se  donnent    |    négyri  que,  de  saint   Joseph. 


PANÉGYRIQUE  DE  SA1KT  PAUL.  145 

est  tntelligeniibus.  La  chair  qu'il  a  prise  a  été  infirme,  la 
parole  qui  le  prêche  est  simple  :  nous  adorons  en  notre  Sau- 
veur la  bassesse  mêlée  avec  la  grandeur.  Il  en  est  ainsi  de 
son  Écriture  :  tout .y  est  grand,  et  tout  y  est  bas;  tout  y  est 
riche,  et  tout  y  est  pauvre;  et  en  l'Évangile,  comme  en 
Jésus-Christ,  ce  que  l'on  voit  est  faible  et  ce  que  Ton  croit 
est  divin.  Il  y  a  des  lumières  dans  l'un  et  dans  l'autre;  mais 
ces  lumières  dans  l'un  et  dans  l'autre  sont  enveloppées  de 
nuages  :  en  Jésus,  par  l'infirmité  de  la  chair,  et  en  l'Écri- 
ture divine,  par  la  simplicité  de  la  lettre.  C'est  ainsi  que 
Jésus  veut  être  prêché,  et  il  dédaigne  pour  sa  parole,  aussi 
bien  que  pour  sa  oersonne>  tout  ce  aue  les  hommes  admh 
rent. 

N'attendes  donc  pas  de  l'apôtre,  ni  qu'il  vienne  flatter  les 
oreilles  par  des  cadences  harmonieuses,  ni  qu'il  veuille 
charmer  les  esprits  par  de  vaines  curiosités.  Écoutez  ce  qu'il 
dit  lui-même  :  «  Nous  prêchons  une  sagesse  cachée  ;  nous 
prêchons  un  Dieu  crucifié.  »  Ne  cherchons  pas  de  vains 
ornements  à  ce  Dieu,  qui  rejette  tout  l'éclat  du  monde.  Si 
notre  simplicité  déplaît  aux  superbes,  qu'ils  sachent  que 
nous  voulons  leur  déplaire,  que  Jésus-Christ  dédaigne  leui 
faste  insolent,  et  qu'il  ne  veut  être  connu  que  des  humbles. 
Abaissons-nous  donc  à  ces  humbles  ;  faisons-leur  des  prédi- 
cations dont  la  bassesse  tienne  quelque  chose  de  l'humilia- 
tion de  la  croix,  et  qui  soient  dignes  de  ce  Dieu  qui  ne  veut 
vaincre  que  par  la  faiblesse. 

C'est  pour  ces  solides  raisons  que  saint  Paul  rejette  tous 
les  artifices  de  la  rhétorique.  Son  discours,  bien  loin  de  cou- 
ler avec  cette  douceur  agréable,  avec  cette  égalité  tempérée 
que  nous  admirons  dans  les  orateurs,  paraît  inégal  et  sans 
suite  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  asseï  pénétré  ;  et  les  délicats 
de  la  terre,  qui  ont,  disent-ils,  les  oreilles  fines,  sont  offen- 
sés de  la  dureté  de  son  style  irrégulier.  Mais,  mes  frères. 


\  . 


146  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

n'en  rougissons  pas.  Le  discourt  de  l'apôtre  est  simple  ; 
mais  ses  pensées  sont  toutes  divines.  S'il  ignore  la  rhétori- 
que, s'il  méprise  la  philosophie,  Jésus-Christ  lui  tient  lieu 
de  tout;  et  son  nom,  qu'il  a  toujours  à  la  bouche,  ses  mys- 
tèrei,  qu'il  traite  si  divinement,  rendront  sa  simplicité  toute 
puissante.  Il  ira,  cet  ignorant  dans  l'art  de  bien  dire,  avec 
cette  locution  rude,  avec  cette  phrase  qui  sent  l'étranger,  il 
ira  en  cette  Grèce  polie,  la  mère  des  philosophes  et  des  ora- 
teurs; et  malgré  la  résistance  du  monde,  il  y  établira  plus 
d'églises  que  Platon  n'y  a  gagné  de  disciples  par  cette  élo- 
quence qu'on  a  crue  divine.  Il  prêchera  Jésus  dans  Athènes, 
et  le  plus  savant  de  ses  sénateurs  passera  de  l'Aréopage  en 
l'école  de  ce  barbare.  Il  poussera  encore  plus  loin  ses  con- 
quêtes, il  abattra  aux  pieds  du  Sauveur  la  majesté  des  fais- 
ceaux romains  en  la  personne  d'un  proconsul,  et  il  fera 
trembler  dans  leurs  tribunaux  les  juges  devant  lesquels  on 
le  cite.  Rome  même  entendra  sa  voix  ;  et  un  jour  cette  ville 
maîtresse  se  tiendra  bien  plus  honorée  d'une  lettre  du  style 
de  Paul,  adressée  à  ses  citoyens,  que  de  tant  de  fameuses 
harangues  qu'elle  a  entendues  de  son  Cicéron. 

Et  d'où  vient  cela,  chrétiens!  C'est  que  Paul  a  des  moyens 
pour  persuader  que  la  Grèce  n'enseigne  pas,  et  que  Rome 
n'a  pas  appris.  Une  puissance  surnaturelle,  qui  se  plaît  de1 
relever  ce  que  les  superbes  méprisent,  s'est  répandue  et 
mêlée  dans  l'auguste  simplicité  de  ses  paroles.  De  là  vient 
que  nous  admirons  dans  ses  admirables  Epîtres  une  certaine 
vertu  plus  qu'humaine,  qui  persuade  contre  les  règles,  ou 
plutôt  qui  ne  persuade  pas  tants  qu'elle  captive2ies  enten- 
dements ;  qui  ne  flatte  pas  les  oreilles,  mais  qui  porte  ses 
coups  droit  au  cœur.  De  même  qu'on  voit  un  grand  fleuve3 

1.  Cf.  p.  112,  note  1.  i  textuellement  dans  le  sermon  sttr 

t.  Cf.  p.  269,  note  2.  !  la  Divinité  de  la  Religion  (1665), 

8   Passade    reproduit    presque    !  donné  plus  loin.  Voy.  p.  335. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  147 

qui  retient  encore,  coulant  dans  la  plaine,  cette  force  vio- 
lente et  impétueuse  qu'il  avait  acquise  aux  montagnes  d'où 
il  tire  son  origine;  ainsi  cette  vertu  céleste,  qui  est  conte- 
nue dans  les  écrits  de  saint  Paul,  même  dans  cette  simpli- 
cité de  style,  conserve  toute  la  vigueur  qu'elle  apporte  du 
ciel,  d'où  elle  descend. 

C'est  par  cette  vertu  divine  que  la  simplicité  de  l'Apôtre 
a  assujetti  toutes  choses.  Elle  a  renversé  les  idoles,  établi 
la  croix  de  Jésus,  persuadé  à  un  million  d'hommes  de  mou- 
rir pour  en  défendre  la  gloire;  enfin,  dans  ses  admirables 
Épîtres,  elle  a  expliqué  de  si  grands  secrets,  qu'on  a  vu  les 
plus  sublimes  esprits,  après  s'être  exercés  longtemps  dans 
les  plus  hautes  spéculations  où  pouvait  aller  la  philosophie, 
descendre  de  cette  vaine  hauteur  où  ils  se  croyaient  élevés, 
pour  apprendre  à  bégayer  humblement  dans  l'école  de  Jésus- 
Christ,  sous  la  discipline  de  Paul. 

Aimons  donc,  aimons,  chrétiens,  la  simplicité  de  Jésus, 
aimons  l'Évangile  avec  sa  bassesse,  aimons  Paul  dans  son 
style  rude,  et  profitons  d'un  si  grand  exemple.  Ne  regardons 
pas  les  prédications  comme  un  divertissement  de  l'esprit; 
n'exigeons  pas  des  prédicateurs  les  agréments  de  la  rhéto- 
rique, mais  la  doctrine  des  Écritures.  Que  si  notre  délica- 
tesse, si  notre  dégoût  les  contraint  à  chercher  des  ornements 
étrangers,  pour  nous  attirer  par  quelque  moyen  à  l'Évangile 
du  Sauveur  Jésus,  distinguons  l'assaisonnement  de  la  nour- 
riture solide.  Au  milieu  des  discours  qui  plaisent,  ne  jugeons 
rien  de  digne  de  nous  que  les  enseignements  qui  édifient; 
et  accoutumons-nous  tellement  à  aimer  Jésus-Christ  tout 
seul  dans  la  pureté  naturelle  de  ses  vérités  toutes  saintes 
que  nous  voyions  encore  régner  dans  l'Église  cette  première 
simplicité  qui  a  fait  dire  au  divin  apôtre  :  Cum  infirmor,  tune 
potens  êum:  «  Je  suis  puissant,  parce  que  je  suis  faible;  » 
mes  discours  sont  forts,  parce  qu'ils  sont  simples  ;  c'est  leur 


148  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

simplicité  innocente  qui  a  confondu  la -sagesse  humaine. 
Mais,  grand  Paul,  ce  n'est  pas  asseï  :  la  puissance  Tient  au 
secours  de  la  fausse  sagesse  ;  je  vois  les  persécuteurs  qui 
s'élèvent.  Après  avoir  fait  des  discours  où  Yôtre  simplicité 
persuade,  il  faut  tous  préparer  aux  combats  eu  votre  fai- 
blesse triomphe  ;  c'est  ma  seconde  partit. 

SECOND  POINT. 


C'est  donc  un  décret  de  la  Providence,  que  pour  annoncer 
Jésus-Christ,  les  paroles  ne  suffisent  pas  :  il  faut  quelque 
chose  de  plus  violent  pour  persuader  le  monde  endurci.  Il 
faut  lui  parler  par  des  plaies,  il  faut  l'émouvoir  par  du  sang; 
et  c'est  à  force  de  souffrir,  c'est  par  les  supplices,  que  la 
religion  chrétienne  doit  vaincre  sa  dureté  obstinée.  Cest, 
messieurs,  cette  vérité,  c'est  cette  force  persuasive  du  sang 
épanché  pour  le  Fils  de  Dieu,  qu'il  faut  maintenant  vous  faire 
comprendre  par  l'exemple  du  divin  apôtre;  mais  pour  cela, 
remontons  à  la  source 

Je  suppose  donc1,  chrétiens,  qu'encore  que  la  parole  du 
Sauveur  des  âmes  ait  une  efficace2  divine,  toutefois  sa  force 
de  persuader  consiste  principalement  en  son  sang;  et  vous 
le  pouvez  aisément  comprendre  par  l'histoire  de  son  Évan- 
gile. Car  qui  ne  sait  que  le  Fils  de  Dieu,  tant  qu'il  a  prêché 
sur  la  terre,  a  toujours  eu  peu  de  sectateurs,  et  que  ce  n'est 
que  depuis  sa  mort  que  les  peuples  ont  couru  à  ce  divint 
Maître?  Quel  est,  messieurs,  ce  nouveau  miracle?  risé  était 
abandonné  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  il  commence  à 
régner  après  qu'il  est  mort.  Ses  paroles  toutes  divines,  qui 
devaient  lui  attirer  les  respects  des  hommes*  le  font  atta- 


1.  Cf.,  plus  loin,  p.  150  :  t  Cette 

vérité  étant  supposée....  »  Suppo- 
ser ne  signilie  pas  chez  Bossuet 


présenter  comme  une  hypothèse, 
mais  établir  comme  un  principe 
2.  Cf.,  p.  210,  note  5. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  149 

cher  à  un  bois  infâme  ;  et  l'ignominie  de  ce  bois,  qui  devait 
couvrir  ses  disciples  d'une  confusion  éternelle,  fait  adorer 
par  tout  l'univers  les  vérités  de  son  Évangile.  N'est-ce  pas 
pour  nous  faire  entendre  que  sa  croix,  et  non  ses  paroles, 
devait  émouvoir  les  cœurs  endurcis,  et  que  sa  force  dé 
persuader  était  en  son  sang  répandu  et  dans  ses  cruelles 
blessures  ! 

La  raison  d'un  si  grand  mystère  mériterait  bien  d'être 
pénétrée,  si  le  sujet  que  j'ai  à  traiter  me  laissait  assez  de 
loisir  pour  la  mettre  ici  dans  son  jour.  Disons  seulement, 
en  peu  de  paroles,  que  le  Fils  de  Dieu  s'était  incarné  afin 
de  porter  sa  parole  en  deux  endroits  différents  :  il  devait 
parler  à  la  terre,  et  il  devait  encore  parler  au  ciel.  Il  devait 
parler  à  la  terre  par  ses  divines  prédications;  mais  il  avait 
aussi  à  parler  au  ciel  par  l'effusion  de  son  sang,  qui  devait 
fléchir  sa  rigueur1, en  expiant  les  péchés  du  monde.  C'est 
pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  dit  que  «  le  sang  du  sauveur 
Jésus  crie  bien  mieux  que  celui  d'Abel  :  »  Melius  clamantem 
quam  Abel1;  parce  que  le  sang  d'Abel  demande  vengeance, 
et  le  sang  de  notre  Sauveur  fait  descendre  la  miséricorde. 
Jésus -Christ  devait  donc  parler  à  son  Père,  aussi  bien  qu'aux 
hommes;  au  ciel,  aussi  bien  qu'à  la  terre. 

Hais  il  faut  remarquer  ici  un  secret  de  la  Providence  : 
c'est  que  c'était  au  ciel  qu'il  fallait  parler,  afin  que  la  terre 
fût  persuadée.  Et  cela,  pour  quelle  raison?  C'est  que  la  grâce 
divine,  qui  devait  amollir  les  cœurs,  devait  être  envoyée  du 
ciel.  Par  exemple,  vous  avez  beau  semer  votre  grain  sur 
cette  terre  toute  desséchée,  vous  recueillerez  peu  de  fruit,  si 
la  pluie  du  ciel  ne  la  rend  féconde.  Il  en  est  à  peu  près  de 
même  dans  la  vérité  que  je  vous  explique.  Lorsque  mon 
Sauveur  a  parlé  aux  hommes,  il  a  seulement  semé  sur  la 

1.  la  rigueur  du  ciel.  |       &.  Hebr.,  xn,24. 


450  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL 

terre,  et  cette  terre  ingrate  et  stérile  lui  a  donné  peu  de 
sectateurs  :  il  faut  donc  maintenant  qu'il  parle  à  son  Père  : 
il  faut  que,  se  tournant  du  côté  du  ciel,  il  y  porte  la  voix  de 
son  sang.  C'est  alors,  messieurs,  c'est  alors  que  la  grâce 
tombant  avec  abondance,  notre  terre  donnera  son  frais 
alors  le  ciel  apaisé  persuadera  aisément  les  hommes,  et  la 
parole  qu'il  a  Semée  fructifiera  par  tout  l'univers.  De  là 
vient  qu'il  a  dit  lui-même  :  Quand  j'aurai  été  élevé  de  terre, 
quand  j'aurai  été  mis  en  croix,  quand  j'aurai  répandu  mon 
sang,  je  tirerai  à  moi  toutes  choses  :  Omnia  traham  ad  meip- 
suml\  nous  montrant,  par  cette  parole,  que  sa  force  était 
en  sa  croix,  et  que  son  sang  lui  devait  attirer  le  monde. 

Cette  vérité  étant  supposée,  je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens, 
que  l'Église  soit  établie  par  le  moyen  des  persécutions. 
Donnez  du  sang,  bienheureux  apôtre;  votre  Maître  lui  don- 
nera une  voix  capable  d'émouvoir  le  ciel  et  la  terre.  Puis- 
qu'il vous  a  enseigné  que  sa  force  consiste  en  sa  croix, 
portez-la  par  toute  la  terre,  cette  croix  victorieuse  et  toute- 
puissante  ;  mais  ne  la  portez  pas  imprimée  sur  des  marbres 
inanimés,  ni  sur  des  métaux  insensibles  ;  portez-la  Sur  votre 
corps  même,  et  abandonnez-le  aux  tyrans,  afin  que  leur 
foreur  y  puisse  graver  une  image  vive  et  naturelle  de  Jésus- 
Christ  crucifié. 

C'est  ce  qu'il  va  bientôt  entreprendre  :  il  ira  par  toute  la 
terre.  Chrétiens,  pour  quelle  raison?  c'est  afin,  nous  dit-il 
lui-même,  «  c'est  afin  de  porter  partout  la  mort  et  la  croix 
de  Jésus,  imprimée  en  son  propre  corps  :  »  Mortijicationem 
Jesu  m  corpore  nostro  circumferentes  *  ;  et  c'est  peukêtre  pour 
cette  raison  qu'il  a  dit  ces  belles  paroles,  écrivant  aux  Colos- 
siens  :  AdimpUo  ea  quœ  desunt  passionum  Christi  :  a  Je  veux, 
dit-il,  accomplir  ce  qui  manque  aux  souffrances  de  Jésus- 

1.  /<»•»».,  xu,  98.  I     8.  il  Cor.,  iv,  10. 


PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  151 

Christ*.  »  Que  cous  dites-vous,  ô  grand  Paul!  Peut-il  donc 
manquer  quelque  chose  au  prix  et  à  la  valeur  infinie  det 
souffrances  de  votre  Maître  ?  Non,  ce  n-est  pas  la  sa  pensée 
Ce  grand  homme  n'ignore  pas  que  rien  ne  manque  à  leur 
dignité;  mais  ce  qui  leur  manque,  dit-il,  c'est  que  Jésus 
n'a  souffert  qu'en  Jérusalem  ;  et  comme  sa  force  est  toute 
en  sa  croix,  il  faut  qu'il  souffre  par  tout  le  monde,  afin  d'at- 
tirer tout  le  monde.  C'est  ce  que  l'Apôtre  voulait  accomplir. 
Les  Juifs  ont  tu  la  croix  de  son  Maître  ;  il  la  veut  montrer 
aux  Gentils,  dont  il  est  le  prédicateur.  Il  va  donc,  dans 
cette  pensée,  du  levant  jusqu'au  couchant,  de  Jérusalem 
jusqu'à  Rome,  portant  partout  sur  lui-même  la  croix  de 
Jésus,  et  accomplissant  ses  souffrances;  trouvant  partout 
de  nouveaux  supplices,  faisant  partout  de  nouveaux  fidè- 
les, et  remplissant  tant  de  nations  de  son  sang  et  de 
l'Évangile. 

Mais  je  ne  croirais  pas,  chrétiens,  m'être  acquitté  de  ce 
que  je  dois  à  la  gloire  de  ce  grand  apôtre,  si,  parmi  tant 
de  grands  exemples  que  nous  donne  sa  belle  vie,  je  ne  choi- 
sissais quelque  action  illustre,  où  vous  puissiez  voir  en  par- 
ticulier combien  ses  souffrances  sont  persuasives.  Considé- 
rez donc  ce  grand  homme  fouetté  à  Philippes  par  main  de 
bourreau*,  pour  y  avoir  prêché  Jésus-Christ;  puis  jeté  dans 
l'obscurité  d'un  cachot,  ayant  les  pieds  serrés  dans  du  bois 
qui  était  entr'ouvert  par  force  et  les  pressait  ensuite  avec 
violence;  qui,  cependant,  triomphant  de  joie  de  sentir  si 
vivement  en  lui-même  la  sanglante  impression  de  la  croix, 
avec  Silas  son  cher  compagnon,  rompait  le  silence  de  la  nuit 
en  offrant  à  Dieu,  d'une  âme  contente,  des  louanges  pour 
ses  supplices,  des  actions  de  grâces  pour  ses  blessures.  Voilà 
comme  il  porte  la  croix  du  Sauveur  ;  et  aussi,  dans  ce  même 

1.  Colots.,  xi,  24.  1       1  Act.,  m,  25  et  seq. 

BOSSUET,    SERMONS.  43 


152  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

temps,  le  Sauveur  lui  veut  faire  voir  une  merveilleuse  reprè 
sentation  de  ce  qui  s'est  fait  à  la  sienne.  Là  du  sang,  et  ici  du 
sang;  là,  messieurs,  «la  terre  a  tremblé1,»  et  ici  elle  tremble 
encore:  Terrœ  motus  factus  est  magnus*  :  là  les  tombeaux  ont 
été  ouverts,  qui  sont  comme  les  prisons  des  moi  ts,  et  des 
morts  sont  ressuscites s;  ici  les  prisons  sont  ouvertes,  qui 
sont  les  tombeaux  obscurs  des  hommes  vivants  :  Aperta  sunt 
omnia  ostia*  :  et  pour  achever  cette  ressemblance,  là  celui 
qui  garde  la  croix  du  Sauveur  le  reconnaît  pour  le  Fils  de 
Dieu,   Vert  Filius  Dei  erat  iste  «;  et  ici  celui  qui  garde  saint 
Paul  se  jette  aussitôt  à  ses  pieds  :  Procidit  ad  pedes*,  et  se 
soumet  à  son  Évangile.  Que  feraj-je,  dit-il,  pour  être  sauvé? 
Quid  me  oportet  faccre,  ut  salvus  fiam^t  II  lave  premiè- 
rement les  plaies  de  l'Apôtre  :   l'Apôtre  après  lavera  les 
siennes  par  la  grâce  du  saint  baptême,  et  ce  bienheureux 
geôlier  se  prépare  à  cette  eau  céleste,  en  essuyant  le  sang 
de  l1  Apôtre,  qui  lui  inspire  l'amour  de  la  croix  et  l'esprit  du 
christianisme. 

Vous  voyez  déjà,  chrétiens,  ce  que  peut  la  croix  de  Jésus, 
imprimée  sur  le  corps  de  Paul  ;  mais  renouvelez  vos  atten- 
tions pour  voir  la  suite  de  cette  aventure,  qui  vous  le  mon- 
trera d'une  manière  bien  plus  admirable.  Que  fera  le  divin 
apôtre,  sortant  des  prisons  de  Philippes?  Qu'il  vous  le  dise 
de  sa  propre  bouche,  dans  une  lettre  qu'il  a  écrite  aux  habi- 
tants de  Thessalonique  :  «  Vous  savez,  leur  dit-il,  mes  frères, 
quelle  a  été  notre  entrée  chez  vous,  et  qu'elle  n'a  pas  été 
inutile:  »  Quia  non  inanis  fuit*.  Pour  quelle  raison,  chré- 
tiens, son  abord  à  Thessalonique  n'a-t-il  pas  été  inutile  1 
Vous  serez  surpris  de  l'apprendre  :  «  C'est,  dit-il,  qu'ayant 


1.  Matth.t  xxvu,  51. 
%  Act.  xvi,  26. 

3.  Mattk.,  xi  vu,  52, 

4.  Act.,  xvi,  26. 


5.  Mat  th.,  xxvu,  54. 

6.  Act.,  xvi,  29. 

7.  lKd.t  30. 
0.1  Thess.tut  t, 


panégyrique  de  saint  paul.  153 

été  tourmentes  et  traités  indignement  a  Philippes,  cela  nous 
a  donné  l'assurance  de  vous  annoncer  l'Évangile  :  *  Sed  ante 
passif  et  contumeliis  affecti,  sicut  scitis,  in  Philippis,  fiduciam 
habuimus  in  Deo  nostro^  loqui  ad  vos  Evangelium  Dei1. 

Quand  je  considère,  messieurs,  ces  paroles  du  divin  apô- 
tre, j'avoue  que  je  ne  suis  plus  à  moi-même,  et  je  ne  puis 
assez  admirer  l'esprit  céleste  qui  le  possédait.  Car  quel  est 
le  victorieux  dont  le  cœur  puisse  être  autant  excité  par 
l'image  glorieuse  et  tranquille  dé  la  victoire  tout  nouvelle- 
ment remportée,  que  le  grand  Paul  est  encouragé  par  le 
souvenir  des  souffrances  dont  il  porte  encore  les  marques, 
dont  il  sent  encore  les  vives  atteintes?  Son  entrée  sera  fruc- 
tueuse, parce  qu'elle  est  précédée  par  de  grands  tourments; 
il  prêchera  avec  confiance,  parce  qu'il  a  beaucoup  enduré 2  ; 
et  si  nous  savons  pénétrer  tout  le  sens  de  cette  parole,  nous 
devons  croire  que  le  grand  apôtre,  sortant  des  prisons  de 
Philippes,  exhortait  par  cette  pensée  les  compagnons  de 
son  ministère:  Allons,  mes  frères,  à  Thessalonique ;  notre 
entrée  a'y  sera  pas  inutile,  puisque  nous  avons  déjà  tant 
souffert  ;  nous  avons  assez  répandu  de  sang,  pour  oser  entre- 
prendre quelque  grand  dessein.  Allons  donc  en  cette  ville 
célèbre;  faisons-y  profiter  ce  sang  répandu  ;  portons-y  la 
croix  de  Jésus,  récemment  imprimée  sur  nous  par  nos  plaies 
encore  toutes  fraîches;  et  que  ces  nouvelles  blessures  don- 
nent au  Sauveur  de  nouveaux  disciples.  Il  y  vole  dans  cette 
espérance,  et  son  attente  n'est  pas  frustrée. 

Mais  pourquoi  m'arrêter,  messieurs,  à  vous  raconter  le 
fruit*  qu'il  a  fait  dans  la  ville  de  Thessalonique?  Il  en  est 
de  même  de  toutes  les  autres  qu'il  éclaire  par  sa  doctrine, 

1.  I  Tkcss.,  il,  2.  |  -litres.  »  Dictionn.   de  Furetière. 

2.  Enduré.  Voir  plus  haut,  «  Le  grand  fruit  que  faisait  parmi 
p.  115,  note  2.  les  Gentils  la  prédication  de  l'É- 

5.  Fruit.  «  Les  missionnaires  1  vangile.  »  Discours  $ur  l'Histoirt 
font  beaucoup  de  fruit  chez  les  ido-   I    universelle,  h,  10. 


154  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

et  qu'il  attire  par  ses  souffrances.  Il  court  ainsi  par  toute  la 
erre,  portant  partout  la  croix  de  Jésus  ;  toujours  menacé, 
toujours  poursuivi  avec  une  fureur  implacable;  sans  repos 
durant  trente  années,  il  passe  d'un  travail  à  un  autre,  et 
trouve  partout  de  nouveaux  périls  ;  des  naufrages  dans  ses 
voyages  de  mer,  des  embûches  dans  ceux  de  terre;  de  la 
haine  parmi  les  Gentils,  de  la  rage  parmi  les  Juifs;  des 
calomniateurs  dans  tous  les  tribunaux,  des  supplices  dans 
toutes  les  villes  ;  dans  l'Église  même  et  dans  sa  maison,  des 
faux  frères  qui  le  trahissent  :  tantôt  lapidé  et  laissé  pour 
mort,  tantôt  battu  outrageusement  et  presque  déchiré  par 
le  peuple;  il  meurt  tous  les  jours  pour  le  Fils  de  Dieu, 
Quotidictnorior1,  et  il  marque  l'ordre  de  ses  voyages  par  les 
traces  du  sang  qu'il  répand,  et  par  les  peuples  qu'il  conver- 
tit; car  il  joint  toujours  l'un  et  l'autre  :  si  bien  que  nous  lui 
pouvons  appliquer  ces  beaux  mots  de  Tertullien  :  «  Ses  bles- 
sures font  ses  conquêtes;  il  ne  reçoit  pas  plus  tôt  une  plaie, 
qu'il  la  couvre  par  une  couronne  ;  aussitôt  qu'il  verse  du 
sang,  il  acquiert  de  nouvelles  palmes  ;  il  remporte  plus  de 
victoires  qu'il  ne  souffre  de  violences  :  »  Corona  premit  vul- 
nera,  palma  sanguinem  obscurat,  plus  victoriarum  est  quam 
injuriarum*. 

C*est  pourquoi  le  Sauveur  Jésus  voulant  encore  abattre  à 
ses  pieds  l'impérieuse  majesté  de  Rome,  il  y  conduit  enfin 
le  divin  apôtre,  comme  le  plus  illustre  de  ses  capitaines. 
Mais,  mes  frères,  il  faut  plus  de  sang  pour  fonder  cette  illus- 
tre Église,  qui  doit  être  la  mère  des  autres  :  saint  Paul  y 
donnera  tout  le  sien;  aussi  y  trouvera-t-il  un  persécuteur 
qui  ne  le  tait  pas  répandre  à  demi,  je  veux  dire  le  cruel 
Néron,  qui  ajoutera  le  comble  à  ses  crimes,  en  faisant  mou- 
rir cet  apôtre. 

1,  I  Cor.,  xv,  31  |       2.  Scorp.  n°  6 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 


155 


Vous  raconter ai-je,  messieurs,  combien  son  sang  se  mul> 
tipliera,  quelle  suite  de  chrétiens  sa  fécondité  fera  naître, 
combien  il  animera  de  martyrs,  et  avec  quelle  force  il  affer- 
mira cet  empire  spirituel,  qui  se  doit  établir  à  Rome,  plus 
illustre  que  celui  des  Césars?  Mais  quand  est-ce  que  j'achè- 
verai, si  j'entreprends  de  vous  rapporter  toutes  les  gran- 
deurs de  l'apôtre  !  J'en  ai  dit  assez,  chrétiens,  pour  nous 
inspirer  l'amour  de  la  croix,  si  notre  extrême  délicatesse  ne 
nous  la  rendait  odieuse.  0  croix!  qui  donnez  la  victoire  à 
Paul,  et  dont  la  faiblesse  le  rend  tout-puissant,  notre  siècle 
délicieux1  ne  peut  souffrir  votre  dureté!  Personne  ne  veut 
dire  avec  l'apôtre  :  «  Je  ne  me  plais  que  dans  mes  souffran- 
ces, et  je  ne  suis  fort  que  dans  mes  faiblesses.  »  Nous  voulons 
être  puissants  dans  le  monde  c'est  pourquoi  nous  sommes 
faibles  selon  Jésus-Christ  ;  et  l'amour  de  la  croix  de  Jésus 
étant  éteint  parmi  les  fidèles,  toute  la  force  chrétienne  s'est 
évanouie.  Mais,  mes  frères,  je  ne  puis  vous  dire  ce  que  je 
pense  sur  ce  beau  sujet.  Le  grand  Paul  me  rappelle  encore  : 
après  avoir  vu  les  faiblesses  que  la  croix  lui  a  fait  sentir, 
il  faut  achever  ce  discours,  en  considérant  les  infirmités 
que  la  charité  lui  inspire  dans  le  gouvernement  ecclésias- 
tique. 

TROISIÈME  POINT. 

Le  pourrez-vous  croire,  messieurs,  que  l'Église  de  Jésus- 
Christ  se  gouverne  par  la  faiblesse  ;  que  l'autorité  des  pas- 
teurs soit  appuyée  sur  l'infirmité  ;  que  le  grand  apôtre  saint 
Paul,  qui  commande  avec  tant  d'empire,  qui  menace  si 
hautement  les  opiniâtres,  qui  juge  souverainement  les 
pécheurs,  enfin  qui  fait  valoir3  avec  tant  de  force  la  dignité 


1.  Délicieux.  «  11  ce  prend  quel- 
fuefoii  pour  voluptueux  :  C'est 
un  homme  délicieux  dans   son 


boire  et  dans  son  manger.  »  Dict. 
de  l'Académie,  1694. 
2.  Valoir,  sens  latin  :  valere. 


156  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

de  son  ministère,  soit  infirme  parmi  les  fidèles,  et  que  ce 
soit  une  divine  faiblesse  qui  le  rende  puissant  dans  l'Église? 
Cela  tous  parait  peut-être  incroyable;  cependant  c'est  une 
doctrine  que  lui-même  nous  a  enseignée,  et  qu'il  faut  vous 
expliquer  en  peu  de  paroles. 

Pour  cela  vous  devez  entendre  que  l'empire  spirituel,  que 
le  Fils  de  Dieu  donne  à  son  Église,  n'est  pas  semblable  à  celui 
des  rois.  Il  n'a  pas  cette  majesté  terrible;  il  n'a  pas  ce  fastei 
dédaigneux,  ni  ce  superbe  esprit  de  grandeur  dont  sont 
enflés  les  princes  du  monde.  «  Les  rois  des  nations  les  domi- 
nent, dit  le  Fils  de  Dieu  dans  son  Évangile1;  mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  parmi  vous,  où  le  plus  grand  doit  être  le  moindre, 
et  où  le  premier  est  le  serviteur.  » 

Le  fondement  de  cette  doctrine,  c'est  que  cet  empire  divin 
est  fondé  sur  la  charité.  Car,  mes  frères,  cette  charité  peut 
prendre  toutes  sortes  de  formes.  C'est  elle  qui  commande 
dans  les  pasteurs,  c'est  elle  qui  obéit  dans  les  peuples  ;  mais 
soit  qu'elle  commande,  soit  qu'elle  obéisse,  elle  retient  tou- 
jours ses  qualités  propres,  elle  demeure  toujours  charité 
toujours  douce,  toujours  patiente,  toujours  tendre  et  compa- 
tissante, jamais  fière  ni  ambitieuse. 

Le  gouvernement  ecclésiastique,  qui  est  appuyé  sur  la 
charité,  n'a  donc  rien  d'altier  ni  de  violent  :  son  comman- 
dement est  modeste,  son  autorité  est  douce  et  paisible.  Ce 
n'est  pas  une  domination  qu'elle  exerce  :  Dominantur,  vos 
autem  non  sic;  c'est  un  ministère  dont  elle  s'acquitte,  c'est 
une  économie  qu'elle  ménage'par  la  sage  dispensation  de 
îa  charité  fraternelle. 

Mais  cette  charité  ecclésiastique,  qui  conduit  le  peuple  de 
Dieu,  passe  encore  beaucoup  plus  loin.  Au  lieu  de  s'élever 
orgueilleusement  pour  faire  valoir  son  autorité,  elle  croit 

t.  Luc,  xxii,  25,  26.  1       S.  Cf.  p.  296,  n.  10. 


PANÉGÏRIQIJ1  DE  SAIHT  PAUL.  157 

que,  pour  gouverner,  il  faut  qu'elle  s'abaisse,  qu'elle  t'affai- 
blisse, qu'elle  se  rende  infirme  elle-même,  afin  de  porter 
les  infirmes.  Car  Jésus-Christ,  son  original,  en  venant  régner 
sur  les  hommes  a  youIu  prendre  leurs  infirmités  :  ainsi  les 
apôtres,  ainsi  les  pasteurs  doivent  se  revêtir  des  faiblesses 
des  troupeaux  commis  à  leur  vigilance  ;  afin  que  de  même 
que  le  Fils  de  Dieu  est  un  pontife  compatissant,  qui  ressent 
nos  infirmités,  ainsi  les  pasteurs  du  peuple  fidèle  sentent 
les  faiblesses  de  leurs  frères,  et  portent  leurs  infirmités  en 
les  partageant.  C'est  pourquoi  le  divin  apôtre,  plein  de  cet 
esprit  ecclésiastique,  croit  établir  son  autorité  en  se  faisant 
infirme  aux  infirmes,  et  se  rendant  serviteur  de  tous4. 

Mais  voulei-vous  voir,  chrétiens,  dans  un  exemple  parti- 
culier, jusqu'à  quel  point  cet  homme  admirable  ressent  les 
infirmités  de  ses  frères?  Représentez-vous  ses  fatigues,  ses 
voyages,  ses  inquiétudes,  ses  peines  pour  résister  à  tant 
d'ennemis,  ses  soins  pour  enseigner  tant  de  peuples,  ses 
veilles  ^our  gouverner  tant  d'Églises  :  cependant,  accablé  de 
tous  ces  travaux,  il  s'impose  encore  lui-même  la  nécessité 
de  gagner  sa  vie  à  la  sueur  de  son  corps,  opérantes  manibu* 
nostris  *. 

Que  l'ancienne  Rome  ne  me  vante  plus  ses  dictateurs  pris 
à  la  charrue,  qui  ne  quittaient  leur  commandement  que 
pour  retourner  à  leur  labourage  :  je  vois  quelque  chose  de 
plus  merveilleux  en  la  personne  de  mon  grand  apôtre,  qui 
même  au  milieu  de  ses  fonctions,  non  moins  augustes  que 
laborieuses,  renonce  volontairement  aux  droits  de  sa  charge, 
et,  refusant  de  tous  les  fidèles  la  paye  honorable  qui  était  si 
bien  due  à  son  ministère,  ne  veut  tirer  que  de  ses  propres 
mains  ce  qui  est  nécessaire  pour  sa  subsistance. 

Cela,  mes  frères,  venait  d'un  esprit  infiniment  au-dessus 

t.  I  Cor.,  «,  22.  [       2.  Ibid.,  iv,  12. 


r>8  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL. 

au  monde;  mais  tous  l'admirerei  beaucoup  davantage,  si 
vouj  pénétres  le  motif  de  cette  action  glorieuse.  Écoutes  donc 
ces  belles  paroles  de  l'admirable  saint  Augustin,  par  lesquelles 
il  entra  si  bien  dans  les  sentiments  du  grand  Paul:  Infirma- 
rum  pertculit,  ne  faltis  stuptcionibus  agiiati  odissent  quasi 
tenait  Evangelium,  tanquam  paternis  maternisque  visceribu* 
tremefactus  hoc  fecit1.  Qui  vous  oblige,  ô  divin  apôtre,  à 
travailler  ainsi  de  vos  mains?  «  C'est  à  cause,  dit  saint 
Augustin,  qu'ayant  une  tendresse  plus  que  maternelle  pour 
les  peuples  qui  lui  sont  commis*,  il  tremble  pour  les  périls 
des  infirmes  qui,  agités  par  de  faux  soupçons,  pourraient 
peut-être  haïr  l'Évangile,  en  s'imaginant  que  l'Apôtre  le 
prêchait  pour  son  intérêt.  »  Quelle  charité  de  saint  Paul  !  Ce 
qu'il  craint,  ce  n'est  qu'un  soupçon,  et  un  soupçon  mal  fondé, 
et  un  soupçon  qu'il  eût  démenti  par  toute  la  suite  de  sa 
vie  céleste,  si  épurée  des  sentiments  de  la  terre  :  toutefois 
ce  soupçon  fait  trembler  l'Apôtre,  il  déchire  ses  entrailles 
plus  que  maternelles;  ce  grand  homme,  pour  éviter  ce  soup- 
çon, veut  bien  veiller  nuit  et  jour,  et  ajouter  le  travail  des 
mains  a  toutes  ses  autres  fatigues. 

Qui  pourrait  donc  assez  expliquer  combien  vivement  il 
sentait  toutes  les  infirmités  des  fidèles?  Celui  qui  tremblait 
pour  un  seul  soupçon,  et  qu'une  ombre  de  mal  épouvantait, 
en  quel  état  était-il,  mes  frères,  quelle  était  son  inquiétude, 
quand  il  voyait  des  maux  véritables,  des  scandales  parmi 
les  fidèles,  des  péchés  publics  ou  particuliers  ?  Que  ne  puis-je 
entrer  dans  ce  cœur  iout  ardent  des  flammes  de  la  charité 
fraternelle,  pour  y  voir  de  quel  sentiment  le  grand  Paul 
disait  ces  beaux  mots  :  «  Qui  est  infirme  parmi  les  fidèles, 
sans  que  je  sois  infirme  avec  lui?  et  qui  peut  les  scandali- 
ser, sans  que  je  sois  moi-même  brûlé  de  douleur?  »  Quis 

i.  De  opère  Uonach.,  U.  )       2.  Sens  latin  :  confiés. 


.  PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL.  158 

infirmatur,  et  ego  non  infirmor?  Quis  scandalizatur  et  ego  non 
uror*? 

Arrêtons 2  ici,  chrétiens,  et  que  la  méditation  d'un  si  grand 
exemple  fasse  le  fruit  de  tout  ce  discours.  Car  quelle  âme 
de  fer  et  de  bronze  ne  se  sentirait  attendrie  par  les  saintes 
infirmités  que  la  charité  inspire  à  l'Apôtre?  Voyait-il  un  mem- 
bre affligé,  il  ressentait  toute  sa  douleur.  Voyait- il  des  sim- 
ples et  des  ignorants,  il  descendait  du  troisième  ciel  pour 
leur  donner  un  lait  maternel,  et  bégayer  avec  ces  enfants. 
Voyait-il  des  pécheurs  touchés,  le  saint  apôtre  pleurait  avec 
eux  pour  participer  à  leur  pénitence  :  en  voyait-il  d'endur- 
cis, il  pleurait  encore  leur  aveuglement.  Partout  où  l'on 
frappait  un  fidèle,  il  se  sentait  aussitôt  frappé;  et  la  douleur 
passant  jusqu'à  lui  par  la  sainte  correspondance  de  la  cha- 
rité fraternelle,  il  s'écriait  aussitôt,  comme  blessé  et  ensan- 
glanté :  Quis  infirmatur,  et  ego  non  infirmor?*  Qui  est 
infirme,  sans  que  je  le  sois?  Je  suis  brûlé  intérieurement, 
quand  quelqu'un  est  scandalisé.  »  Si  bien  qu'en  considérant 
ce  saint  homme  répandant  ses  lumières  par  toute  l'Église, 
recevant  de  tous  côtés  des  atteintes  de  tous  les  membres 
affligés,  je  me  le  représente  souvent  comme  le  cœur  de  ce 
corps  mystique  ;  et  de  même  que  tous  les  membres,  comme 
ils  tirent  du  cœur  toute  leur  vertu,  lui  font  aussi  prompte- 
ment  sentir,  par  une  secrète  communication,  tous  les  maux 
dont  ils  sont  attaqués,  comme  s'ils  voulaient  l'avertir  de 
l'assistance  dont  ils  ont  besoin  ;  ainsi  tous  les  maux  qui  sont 
dans  l'Église  se  réfléchissent  sur  le  saint  apôtre,  pour  solli- 
citer sa  charité  attendrie  d'aller  au  secours  des  infirmes  : 
Quis  infirmatur  et  ego  non  iyifirmor? 

Hais  je  pisse  encore  plus  loin,  et  j'apprends  de  saint 
Chrysostome,  qu'il  n'est  pas  seulement  le  cœur  de  l'Église 

1.  II  Cor.,  xi,  29.  I    neutre  au  ivn*  siècle  :  «  Arrêtons 

î.  Arrêter.  Verbe  tssez  souvent    |    un  moment.  •  Racine,  Bérénice- 


160  PANEGYRIQUE  DE  SAINT  PAUL 

«  mais  qu'il  s'afflige  pour  tons  les  membres,  comme  si  lui 
seul  était  toute  l'Église  :  »  Tanquam  tpse  universa  orbis 
Écclesia  esset,  sic  pro  membris  tingulis  discruciabatur  ».  Que 
ne  me  reste-t-il  assez  de  loisir  pour  entrer  au  fond  de  cette 
pensée,  et  pour  tous  montrer,  chrétiens,  cette  étendue  de 
la  charité,  qui  ue  permet  pas  à  saint  Paul  de  se  resserrer  en 
lui-même,  qui  le  répand  dans  toute  l'Église,  qui  le  mêle 
avec  tous  les  membres,  qui  fait  qu'il  vit  et  qu'il  souffre  en 
eux  :  Tanquam  ipse  universa  orbis  Eeclesiaesset,  sicpro  mem- 
bris singulis  discruciabatur.  G'est  là,  c'est  là,  si  nous  l'enten- 
dons, le  comble  des  infirmités  de  l'apôtre. 

Grand  Paul,  permettez-moi  de  le  dire,  j'ai  médité  toute 
votre  vie,  j'ai  considéré  vos  infirmités  au  milieu  des  persé- 
cutions ;  mais  je  ne  craindrai  pas  d'assurer  qu'elles  ne  sont 
pas  comparables  à  celles  qui  sont  attirées  sur  vous  par  la 
charité  fraternelle.  Dans  vos  persécutions,  vous  ne  portiez 
que  vos  propres  faiblesses  ;  ici  vous  êtes  chargé  de  celles  des 
autres  :  dans  vos  persécutions,  vous  souffriez  par  vos  ennemis]; 
ici  vous  souffrez  par  vos  frères,  dont  tous  les  besoins  et  tous 
les  périls  ne  vous  laissent  pas  respirer  :  dans  vos  persécu- 
tions, votre  charité  vous  fortifiait  et  vous  soutenait  contre 
les  attaques  ;  ici  c'est  votre  charité  qui  vous  accable  :  dans 
vos  persécutions,  vous  ne  pouviez  être  combattu  que  d'un 
seul  endroit  dans  un  même  temps;  ici  tout  le  monde  ensem- 
ble vient  fondre  sur  vous,  et  vous  devez  en  soutenir  le  faix. 

G'est  donc  ici  l'accomplissement  de  toutes  ces  divines 
faiblesses  dont  l'apôtre  se  glorifie,  et  c'est  ici  qu'il  s'écrie 
avec  plus  de  joie  :  Cum  infirmer,  tune  potens  sum  :  t  Je  ne 
suis  puissant  que  dans  ma  faiblesse.  »  Car  quelle  est  la  force 
de  Paul,  qui  se  fait  infirme  volontairement  afin  de  porter 
les  infirmes;  qui  partage  avec  eux  leurs  infirmités,  afin  de 

1.  In  eptstolam  II  ad  Cor.  Hom.  xxv,  2. 


PANEGYRIQUE  DE  SAIHT  PAUL.  ICI 

les  aider  à  les  soutenir;  qui  s'abaisse  jusqu'à  terre  par  la 
charité,  pour  les  mettre  sur  ses  épaules  et  les  é/ever  avec 
lui  au  ciel  ;  qui  se  fait  esclave  d'eux  tous,  pour  /es  gagnel 
tous  à  son  maître?  N'est-ce  pas  là  gouverner  l'Église  d'un* 
manière  digne  d'un  apôtre,  n'est-ce  pas  imiter  Jésus* 
Christ  lui-même,  dont  le  trouble  nous  affermit,  et  dont  les 
infirmités  nous  guérissent? 

Ne  voulez-vous  pas ,  chrétiens  ,  imiter  un  si  grand 
exemple?  Que  d'infirmes  à  supporter,  que  d'ignorants  à 
instruire,  que  de  pauvres  à  soulager  dans  l'Église  1  Mon 
frère,  excitez  votre  zèle  :  cet  homme  qui  vous  hait  depuis 
tant  d'années,  c'est  un  infirme  qu'il  vous  faut  guérir 
Mais  sa  haine  est  invétérée  :  donc  son  infirmité  est  plus 
dangereuse.  Mais  il  vous  a,  dites-vous,  maltraité  souvent 
par  des  injures  et  par  des  outrages:  soutenez  son  infirmité, 
tout  le  mal  est  tombé  sur  lui  ;  ayez  pitié  du  mal  qu'il  s'est  fait, 
et  oubliez  cdui  qu'il  a  voulu  vous  faire.  Courez  à  ce  pécheur 
endurci,  réchauffez  et  rallumez  sa  charité  éteinte;  tendez-lui 
les  bras,  ouvrez-lui  le  cœur,  tâchez  de  gagner  votre  frère. 

Mais  jetez  encore  les  yeux  sur  les  nécessités  temporelles 
de  tant  de  pauvres  qui  crient  après  vous.  Ne  semble-t-il 
pas  que  la  Providence  ait  voulu  les  unir  ensemble  dans 
cet  hôpital  merveilleux,  afin  que  leur  voix  fut  plus  forte, 
et  qu'ils  pussent  plus  aisément  émouvoir  vos  cœurs?  Ne 
voulez-vous  pas  les  entendre,  et  vous  joindre  à  tant  d'âmes 
saintes  qui,  conduites  par  vos  pasteurs,  courent  au  soula- 
gement de  ces  misérables?  Allez  à  ces  infirmes,  mes 
frères,  faites- vous  infirmes  avec  eux,  sentez  en  vous- 
mêmes  leurs  infirmités,  et  participez  à  leur  misère.  Souf- 
frez premièrement  avec  eux;  et  ensuite  soulagez-vous  avec 
eux,  en  répandant  abondamment  vos  aumônes.  Portes  ces 
faibles  et  ces  impuissants;  et  ces  faibles  et  ces  impuis- 
sants vous  porteront  après  jusqu'au  ciel.  Amen. 


SUR  L'IIONNEUR  DU  MONDE 

SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX 

PRÊCHÉ   A   PARIS,    LE   21    MARS   1660. 

NOTICE 

Le  sermon  sur  l'Honneur  du  monde  a  été  prêché  a  Paris,  dans 
l'église  des  Minimes  de  la  place  Royale,  en  présence  du  prince  de 
Condé,  le  dimanche  des  Rameaux  de  Tannée  1660  \.  Le  manu- 
scrit montre  qu'il  fut  repris  plus  tard  et  revu  par  Bossuet,  —  en 
1665  (suivant  la  conjecture  très  probable  de  M.  Gandar),  pour  le 
carême  de  Saint-Thomas-du-Louvre.  —  Nous  donnons  en  note  les 
retouches  et  les  additions  que  fit  alors  l'auteur  au  texte  de  1660. 


EXTRAITS 

Dxeite  Jilûe  Sion  :  Ecce  rex  tuu»  venit  tibi 
mansvetus. 

Dites  à  la  fille  de  Sion  :  Voici  ton  roi  qui  fait 
son  entrée,  plein  de  bonté  et  de  douceur. 

(Paroles  du  prophète  Zacharie,  rapportées 
dans  l'Évangile  de  ce  jour,  en  saint  Matthieu, 
chap.  xxi,  5.) 

«  Aujourd'hui  que  Jésus-Christ  fait  son  entrée  dans  Jérusalem 
et  que  parmi  cette  pompe  de  peu  de  durée,  l'Église  commence  à 
s'occuper  dans  la  pensée  de  sa  passion  ignominieuse,  >  l'orateur 
se  propose  de  c  mettre  aux  pieds  du  Sauveur  quelqu'un  de  ses 
ennemis  capitaux  pour  honorer  tout  ensemble  son  triomphe  et  sa 
croix.  »  C'est  l'Honneur  humain,  «  cette  grande  et  superbe  idole  r 
du  monde,  qu'il  lui  veut  immoler.  Il  lui  fait  donc  son  procès  de- 
vant le  tribunal  de  Jésus-Christ,  et  après  l'avoir  convaincu  de 
t  flatter  la  vertu  et  de  la  corrompre  x>  (1*  point),  il  va  l'accuser 

l.Floquet,£7urf.,t.  II,p.  42-53;  I  P-  532-335;  Choix  de  sermons, 
Vaillant,  Et.  p.70; Gandar, Et.  crit.,   \   p.  215 ;  Lebarq,  édit.,  t.  III,  p.  335. 


SUn  L'HONNEUR  DU  MONDE.  163 

de  c  déguiser  le  vice  et  de  lui  donner  du  crédit  >  (2*  point) ,  et 
c  d'attribuer  aux  hommes  ce  qui  appartient  à  Dieu.  >  (S*  point). 

DEUXIÈME  POINT 

Le  second  chef  de  l'accusation  que  j'intente  contre 
l'honneur  du  monde,  c'est  de  vouloir  donner  du  crédit  au 
vice,  en  le  déguisant  aux  yeux  des  hommes.  Pour  justifier 
cette  accusation,  je  pose  d'abord  ce  premier  principe,  que 
tous  ceux  qui  sont  dominés  par  l'honneur  du  monde  sont 
toujours  infailliblement  vicieux  ;  il  m'est  bien  aisé  de  vous 
en  convaincre.  Le  vice,  dit  saint  Thomas  *,  vient  d'un  ju- 
gement déréglé  :  or  je  soutiens  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
déréglé  que  le  jugement  de  ceux  de  qui  nous  parlons ,  puis 
que,  se  proposant  l'honneur  pour  leur  but,  il  s'ensuit  qu'ils 
le  préfèrent  à  la  vertu  même.  Et  jugez  quel  égarement*  :  la 
vertu  est  un  don  de  Dieu,  et  c'est  de  tous  ses  dons  le  plus 
précieux  ;  l'honneur  est  un  présent  des  hommes,  encore 
n'est-ce  pas  5  le  plus  grand.  Et  vous  préférez,  ô  superbe 
aveugle,  ce  médiocre  présent  des  hommes  à  ce  que  Dieu 
iohne  de  plus  précieux  4  !  N'est-ce  pas  avoir  le  jugement 
plus  que  déréglé  T  n'y  a-t-il  pas  du  trouble  et  du  renverse- 
ment T  Premièrement,  ô  honneur  du  monde,  tu  es  convaincu 
sans  réplique  que  tu  ne  peux  engendrer  que  des  vicieux. 

Mais  il  faut  remarquer,  en  second  heu,  que  les  vicieux 
qu'il  engendre  ne  sont  pas  de  ces  vicieux  abandonnés  à 
toute  sorte  d'infamies.  Un  Àchab,  une  Jézabel  dans  l'his- 
toire sainte;  un  Néron,  un  Do  mi  tien,  un  Héliogabale  dans 
la  profane,  c'est  folie  de  leur  vouloir  donner  de  la  gloire  : 
honorer  le  vice  qui  n'est  que  vice,  qui  montre  toute  sa  lai- 
deur sans  avoir  la  moindre  teinture  d'honnêteté,  cela  ne  se 
peut  :  les  choses  humaines  ne  sont  pas  encore  si  désespé- 

1.  OusBst.  un,  art.  6.  13.  Var.:  et  ce  n'est  pas. 

2.  Var.  :  dérèglement,  1       4.   Var.  :  de  plus  excellent. 


164  SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 

rées.  Les  vices  que  l'honneur  du  monde  couronne  sont  des 
vices  plus  honnêtes  ;  ou  plutôt,  pour  parler  plus  correcte- 
ment (car  quelle  honnêteté  dans  les  vices?)  ce  sont  des  vices 
plus  spécieux;  il  y  a  quelque  apparence  de  la  vertu  :  l'hon- 
neur,qui  était  destiné  pour  la  servir,  sait  de  quelle  sorte  elle 
s'habille,  et  il  lui  dérobe  quelques-uns  de  ses  ornements 
pour  en  parer  *  le  vice  qu'il  veut  établir  dans  le  monde.  De 
quelle  sorte  cela  se  fait,  quoiqu'il2  soit  assez  connu  par  expé- 
rience, je  veux  le  rechercher  jusqu'à  l'origine,  et  développer 
tout  au  long  ce  mystère  d'iniquité. 

Pour  cela,  remarquez,  messieurs,  qu'il  y  a  deux  sortes 
de  vertus  :  l'une  est  la  véritable  et  la  chrétienne,  sévère, 
constante,  inflexible,  toujours  attachée  à  ses  règles,  et  inca- 
pable de  s'en  détourner  pour  quoi  que  ce  soit.  Ce  n'est  pas 
là  la  vertu  du  monde  :  il  l'honore  en  passant,  il  lui  donne 
quelques  louanges  pour  la  forme  ;  mais  il  nela  pousse  pas  dans 
les  grands  emplois  :  elle  n'est  pas  propre  aux  affaires;  il 
faut  quelque  chose  de  plus  souple  pour  ménager  la  faveur 
des  hommes  ;  d'ailleurs  elle  est  trop  sérieuse  et  trop  re- 
tirée ,  et  si  elle  ne  s'embarque  dans  le  monde  par  quelque 
intrigue,  veut-elle  qu'on  l'aille  chercher  dans  son  cabinet? 
Ne  parlez  pas  au  monde  de  cette  vertu. 

11  s'en  fait  une  autre  à  sa  mode,  plus  accommodante  et 
plus  douce  :  une  vertu  ajustée,  non  point  à  la  règle,  elle  se- 
rait trop  austère,  mais  à  l'opinion,  à  l'humeur  des  hommes. 
C'est  une  vertu  de  commerce  :  elle  prendra  bien  garde  de 
ne  manquer  pas  toujours  de  parole  ;  mais  il  y  aura  des  occa- 
sions où  elle  ne  sera  point  scrupuleuse,  et  saura  bien  faire 
sa  cour  aux  dépens  d'autrui.  C'est  la  vertu  des  sages 
îaondains,  c'est-à-dire,  c'est  la  vertu  de  ceux  qui  n'en 
ont  point;  ou  plutôt,  c'est  le  masque  spécieux   sous  ïe- 

t.  Var.  :  Couvrir,  I      2.  Cf.  p.  265,  n.  2. 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE.  165 

quel  ils  cachent  leurs  vices.  SaOl  donne  sa  fille  Michol  a  Da- 
vid *  :  il  l'a  promise  à  celui  qui  tuerait  le  gé^^t    Goliath 
il  faut  satisfaire  le  public  et   dégager  sa  parole  ;  mais 
saura  bien,  dans  l'occasion-,  trouver  des  prétextes  pour  la  1 
ôter.  Il  chasse  les  sorciers  et  les  devins  de  toute  l'étendue 
de  son  royaume  ;  mais  lui-même,  qui  les  bannit  en  publi 
les  consultera  en  secret  dans  la  nécessité  de  ses  affaires 
Jéhu  ayant  détruit  la  maison  d'A.chab,  suivant  le  commande- 
ment du  Seigneur,  fait  un  sacrifice  au  Dieu  vivant  de  l'idole 
de  Baal,  et  de  son  temple,  et  de  ses  prêtres,  et  de  ses  pro- 
phètes; il  n'en  laisse  pas,  dit  l'Écriture  s,  un  seul  en  vie. 
Voilà  une  belle  action  :  «  mais  il  marcha  néanmoins,  dit 
l'Écriture,  dans  toutes  les  voies  de  Jéroboam;  il  conserva 
ces    veaux  d'or  »  que  ce  prince  impie  avait  élevés  :  A  pecça- 
lis  Jéroboam,  qui  peccare  fecit  Israël,  [non  recessit,  nec  dere- 
liquit  vitulos   aureos).     Pourquoi  ne  les  détruisait-il  pas, 
aussi  bien  que  Baal  et  son  temple  ?  C'est  que  cela  nuisait  à 
ses  affaires,  et  il  se  souvenait  de  cette  malheureuse  politi- 
que de  Jéroboam  :  «  Si  je  laisse  aller  les  peuples  en 4  Jé- 
rusalem pour  sacrifier  à  Dieu  dans  son  temple,  ils  retourne- 
ront aux  rois  de  Juda,  qui  sont  leurs  légitimes  seigneurs  5 .  » 
Je  leur  bâtirai  ici  un  autel  ;  je  leur  donnerai  ê  des  dieux 
qu'ils  adorent,  sans  sortir  de  mon  royaume  et  mettre  ma 
couronne  en  péril . 
Telle  est,  messieurs,  la  vertu  du  monde;  vertu  trompeuse 


1.  I  Reg.,  xvhi,  27;  xvn,  2S;  xxv, 
44  ;  xxvm,  3,  8. 

2.  Quand  sesaffaires  l'exigeront. 
Tanta  rerum  necessitate...  Lati- 
nisme usité  auxvn*  s.  :  «  S'accom- 
moder à  la  nécessité  des  affai- 
res.. •  Fléchier. 

3.  IV  Reg.,  x,  17,  25,  26,  27,  29. 

4.  En  Jérusalem.  Ménage  écri- 
vait, en  1671,  dans  ses  Observa- 
tion» :  <  Cette  préposition  en  sa 


met  quelquefois  devant  des  noms 
de  villes,  comme  en  ces  exemples: 
en  Jérusalem,  en  Arles,  en  Avi- 
gnon... Depuis  quelques  années 
on  commence  pourtant  à  dire: 
à  Arles,  à  Avignon...  Messieurs 
de  Port-Royal  ont  commencé  de- 
puis peu  à  dire  :  à  Jérusalem.  » 

5.  III  Reg.,  xu,  26  et  sqq. 

6.  Var.  :  Faisons-leur  ici  un 
autel  ;  donnons-leur... 


166 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 


et  falsifiée  ;  qui  n'a  que  la  couleur  *  et  l'apparence  Pour- 
émoi  l'a-t-on  intentée,  puisqu'on  veut  être  *  vicieux  sans 
restriction?  t  C'est  à  cause,  dit  saint  Chrysostome  »,  que  le 
mal  ne  peut  subsister  tout  seul  :  il  est  ou  trop  malin'ou 
trop  faible  ;  il  faut  qu'il  soit  soutenu5  par  quelque  bien  ;  il 
faut  qu'il  ait  quelque  ornement  ou  quelque  ombre  »  de  la 
vertu.  »  Qu'un  homme  fasse  profession  de  tromper,  il  ne 
trompera  personne;  que  ce  voleur  tue  ses  compagnons  pour 
les  voler,  on  le  fuira  comme  une  bête  farouche.  De  tels  vi- 
cieux n'ont  pas  de  crédit,  mais  il  leur  est  bien  aisé  de  s'en 
acquérir  :  pour  cela  il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  se  couvrent 
du  masque  de  la  vertu,  ni  du  fard  de  l'hypocrisie;  le  vice 
peut  paraître  vice  ;  et  pourvu  qu'il  y  ait  un  peu  de  mélange, 
c'est  assez  pour  lui  attirer  l'honneur  du  monde.  Je  veux 
bien  que  vous  me  démentiez  si  je  ne  dis  pas  la  vérité. 

Cet  homme  s'est  enrichi  par  des  concussions  épouvanta- 
bles, et  il  vit  dans  une  avarice  sordide;  tout  le  monde  le 
méprise;  mais  il  tient  bonne  table, a  ses  mines  ?  à  la  ville 
et  à  la  campagne;  cela  parait  libéralité,  c'est  un  fort  hon- 
nête homme,  il  fait  belle  dépense  du  bien  d'autrui.  Et  vous, 
[vous]  vous  vengez  par  un  assassinat;  c'est  une  action  indi- 
gne et  honteuse  :  mais  c'a  été  par8  un  beau  combat;  quoi- 
que les  lois  vous  condamnent,  quoique  l'Église  vous  excom- 


i.  Tar.  :  mine. 

2.  Var.  :  Que  n'est-on... 

3.  Hom.  n,  in  Act.  Apostol.,  5. 
i.  Malin.   V.  p.  266,  n.  5;  p. 

£70,  n.  i. 

5.  Soutenu.  V.  p.  301,  n.  2;  et 
p.  514,  ligne  6. 

6.  Var.  :  quelque  petite  tein- 
ture, —  quelque  couleur. 

7.  //  a  tes  mines  .  il  donne  des 
réceptions  de  parade,  espèces 
de  comédies  où  il  joue  le  rôle 
d'  «  honnête  homme  »  et  de  «  ma- 


gnifique ».  Cest  ainsi  du  moins 
qu'on  peut  expliquer  cette  leçon, 
si  on  l'accepte.  M.  Gandar  observe 
que  «  l'enrichi  dont  parle  Bossuet 
est  un  avare  ;  sa  libéralité,  comme 
celle  d'Harpagon,  n'est  qu'une 
apparence,  un  calcul  ;  il  fait  belle 
dépense  à  certains  jours  par 
ostentation  ;  ce  sont  des  mines, 
comme  à  la  comédie».  Voirci-det- 
sus,  notes  critiques,  p.  ixv. 

8.  Var.  :  Vous  avez  fait  un  bea« 
duel... 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE.  161 

marne,  il  y  «quelque  montre  de  courage;  le  monde  tous 
applaudit  et  vous  couronne,  malgré  les  lois  et  l'Église.  Enfin 
y  a-t-il  aucun  vice  que  l'honneur  du  monde  ne  mette  en 
crédit,  si  peu  qu'il  ait  de  soin  de  se  contrefaire?  L'impudi- 
cité  même,  c'est-à-dire  l'infamie  et  la  honte  même4,  que 
l'on  appelle  brutalité  quand  elle  court  ouvertement  à  la  dé- 
bauche, si  peu  qu'elle  s'étudie  à  se  ménager  ?,  à  se  couvrir 
des  belles  couleurs  de  fidélité,  de  discrétion,  de  douceur,  de 
persévérance,  ne  va-t-elle  pas  la  tête  levée?  ne  semble-t-elle 
pas  digne  des  héros?  ne  perd-elle  pas5  son  nom  d'impudn 
cité,  pour  s'appeler  politesse4  et  galanterie?  Eh  quoi  !  cette 
légère  teinture  a  imposé  si  facilement  aux  yeux  des  hommes? 
ne  faliait-il  que  ce  peu  de  mélange  pour  faire  changer  de 
nom  aux  choses,  et  mériter  de  l'honneur  à  ce  qui  est  en 
effet  si  digne  d'opprobre?  Non,  il  n'en  faut  pas  davantage  : 
je  m'en  étonnais  au  commencement  ;  mais  ma  surprise  est 
bientôt  cessée,  après  que  j'ai  eu  médité  que  ceux  qui  ne  se 
connaissent  point  en  pierreries  sont  trompés  par  le  moindre 
éclat,  et  que  le  monde  se  connaît  si  peu  en  vertu,  que  la 
moindre  apparence  éblouit  sa  vue  :  de  sorte  qu'il  n'est  rien 
de  si  aisé  à  l'honneur  du  monde,  que  de  donner  du  crédit 
au  vice. 

Cependant  le  pécheur  triomphe  à  son  aise,  et  jouit  de  la 
réputation  publique.  Que  s'il  est  troublé  en  sa  conscience 
[et]  se  dénie  à  lui-même  l'honneur  que  tout  le  monde  lui 
donne  à  l'envi,  voici  un  prompt  remède  à  ce  mal.  Accoures 
ici,  troupe  de  flatteurs ,  venez  en  foule  à  sa  table ,  venez 
faire  retentir  à  ses  oreilles  le  bruit  de  sa  réputation  si  bien 


1.  Var.  :  La  honte  et  l'infamie 
même. 

2.  Se  ménager.  «  S'observer» 
Littré.  «  Je  me  ménage  (pour  ne 
pas  trop  parler  de  Mme  de  Gri- 
gnan)  selon  les  lieux,  les  temps 

BOSSUET,    SEKMONS. 


et  les  personnes  avec  qui  je  «mis.» 
Mme  de  Sévigné,  6  janvier  1672. 

3.  Var.:  ne  quitte-Uelle  pas. 

4.  Var.:  gentillesse. 

5.  Var.  :  Que  si  sa  conscience 
le  trouble.. 

14 


168 


SUR  L'tfONHKUA  DU  MORDE. 


établie  :  voici  le  dernier  effort  de  l'honneur  [pour  donner] 
du  crédit  au  vice.  Après  avoir  trompé  tout  le  monde,  il  faut 
que  le  pécheur  s'admire  lui-même  ;  car  ces  flatteurs  indus- 
trieux, âmes  vénales  et  prostituées,  savent  qu'il  y  a  en  lui 
un  flatteur  secret  qui  ne  cesse  de  lui  applaudir  au  dedans  :  ces 
flatteurs  qui  sont  au  dehors1  s'accordent  avec  celui  qui  parle 
c.u  dedans  *,  et  qui  a  le  secret  de  se  faire  entendre  à  toute 
heure  :  ils  étudient  ses  sentiments,  et  le  prennent  si  dextre- 
ment 5  par  son  faible,  qu'ils  le  font  demeurer  d'accord  de 
tout  ce  qu'ils  disent.  Ce  pécheur4  ne  se  regarde  plus  dans  sa 
conscience,  où  il  voit  trop  clairement  sa  laideur  :  il  n'aime 
que  ce  miroir  qui  le  flatte;  et  pour  parler  avec  saint  Grégoire, 
«  s'oubliant  de  *  ce  qu'il  est  en  lui-même,  il  se  va  chercher 
dans  les  discours  des  autres,  et  s'imagine  être  tel  que  la 
flatterie  le  représente  :  »  Oblitus  sui,  in  vocesse  spargit  alié- 
nai, talemque  si  crédit  qualem  se  forts  audit 6.  Certainement 
Dieu  s'en  vengera,  et  voici  quelle  sera  sa  vengeance  :  il 
fera  taire  tous  les  flatteurs,  et  il  abandonnera  le  pécheur 
superbe  aux  reproches  de  sa  conscience. 

Jugez,  jugez ,  Seigneur ,  l'honneur  du  monde,  qui  l'ait 
que  le  vice  plaît  aux  autres,  qui  fait  même  que  le  vice  se 
plaît  à  lui-même.  Vous  le  ferez,  je  le  sais  bien.  Il  viendra, 


1.  Var.  :  Ils. 

8.  Var.  :  Avec  lui. 

3.  Dextrement.  Ce  mot  ne  se 
trouve  pas  dans  le  dictionnaire  de 
l'Académie  de  1694 ,  ni  même, 
dés  1680,  dans  celui  de  Riebelet. 
«  Corneille  l'a  souvent  employé 
jusqu'en  1642;  i  partir  de  cette 
époque,  il  ne  s'en  est  plus  servi 
et  depuis  il  l'a  fait  disparaître... 
de  la  plupart  des  passages  où  il  se 
trouvait.  •  M  arty-La  veaux,  Lexique 
de  Corneille. 

A.  Var.  ;  II. 


5.  S'oubliant  de  ce  qu'il  est... 
Locution  en  usage  au  seizième 
siècle  et  dans  les  commencements 
du  dix-septième.  Corneille  a  dit  : 
■  De  sa  première  pauvreté  ||  Au 

.milieu  de  mes  dons,  ingrate,  elle 
s'oublie.»  Imitation,  111. «  Plusieurs 
disent  :  je  me  suis  oublié  de  faire 
cela...;  c'est  très  mal  parler.  Il 
faut  dire  :  j'ai  oublié  de  faire 
cela;...  ceux  qui  savent  bien  la 
langue  parlent  de  la  sorte.  » 
Boubou  rs,  Remarque*,  1673. 

6.  Feutor.,  part,  il  n. 


SUS  L'HONNEUR  DU  MONDE.  169 

le  jour  de  son  jugement;  en  ce  jour  il  arrivera  ce  que  dit  le 
prophète  Isaïe  :  Cestavit  gaudium  tympanorum,  quievit  sont- 
tut  lœtantium,  conticuit  dulcedo  eitharœ  l  :  Enfin  il  est  cessé, 
le  bruit  de  ces  applaudissements  ;  ils  se  sont  tus,  ils  se  sont 
tus  et  Ils  sont  devenus  muets,  ceux  qui  semblaient  si  joyeux 
en  célébrant  vos  louanges,  et  dont  les  continuelles  acclama- 
tions faisaient  résonner  à  vos  oreilles  une  musique  si  agréable. 
Quel  sera  ce  changement,  chrétiens;  et  combien  se  trouve- 
ront étonnés  ces  hommes  accoutumés  aux  louanges,  lors- 
qu'il n'y  aura  plus  pour  eux  de  flatteurs  !  L'Époux  paraîtra* 
inopinément  ;  les  cinq  vierges  qui  ont  de  l'huile  viendront 
avec  leurs  lampes  allumées  ;  leurs  bonnes  œuvres  brilleront 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes  ;  et  Jésus,  en  qui  elles  met- 
taient toute  leur  gloire,  commencera  à  les  louer  devant  son 
Père  céleste.  Que  ferez-vous  alors,  vierges  folles,  qui  n'avez 
point  d'huile  et  qui  en  demandez  aux  autres,  à  qui  il  n'est 
point  dû  de  louanges  et  qui  en  voulez  avoir  d'empruntées? 
En  vain  vous  vous  écrierez  :  Eh!  «  donnez-nous  de  votre 
huile  :  »  Date[nobis  de  oleo  vestro  5]  ;  nous  désirons  aussi  des 
louanges,  nous  voudrions  bien  aussi  être  célébrées  par  cette 
bouche  divine  qui  vous  loue  avec  tant  de  force  :  et  il  vous 
sera  répondu  :  Qui  êtes-vous  ?  «  On  ne  vous  connaît  pas  :  » 
Nescio  vos*.  —  Mais  je  suis  cet  homme  si  chéri,  auquel  tout 
le  grand  monde  applaudissait,  et  qui  était  si  bien  reçu  dans 
toutes  les  compagnies.  —  On  ne  sait  pas  ici  qui  vous  êtes, 
et  on  se  moquera  de  vous  en  disant  :  Ue,  ite  potins  adven- 
dentes,et  emiie  vobis  5  :  Allez,  allez-vous-en  à  vos  flatteurs,  à 
ces  âmes*  mercenaires  qui  vendent  des  louanges  aux  fous,  et 
qui  vous  ont  autrefois  tant  donné  d'encens  ;  qu'ils  vous  en 
fendent  encore.  Quoi,  ils  ne  parlent  plus  en  votre  faveur  1 

1.  lia.,  zxiv,  8.  i        4.  Matt.,  xxy,  12. 

S.  Var.  :  viendra.  5.  îbid.,  9. 

3.  Matth.,  xxv,  8*  I      &  Var.  :  tanguas. 


Ï70  SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 

Au  contraire,  se  voyant  justement  damnés  pour  ayoii  auto» 
risé  vos  crimes,  ils  s'élèvent  maintenant  contre  vous. 

Vous-même,  qui  étiez  le  premier  de  tous  vos  flatteurs, 
vous  détestez  votre  vie,  vous  maudissez  toutes  vos  actions  : 
toute  la  honte  de  vos  perfidies,  toute  l'injustice  de  vos  rapi- 
nes, toute  l'infamie  de  vos  adultères  sera  éternellement  de- 
vant vos  yeux.  Qu'est  donc  devenu  cet  honneur  du  monde  qui 
palliait  si  bien  tous  vos  crimes?  Il  s'en  est  allé  en  fumée.  0 
que  ton  règne  était  court,  ô  honneur  du  monde  !  que  je  me 
moque  de  ta  vaine  pompe  et  de  ton  triomphe  d'un  jour  !  que 
tu  sais  mal  déguiser  les  vices,  puisque  tu  ne  peux  empêcher 
qu'ils  ne  soient  bientôt  reconnus  à  ce  tribunal  devant  lequel 
je  t'accuse  !  Après  avoir  poursuivi  mon  accusation,  je  de- 
mande maintenant  sentence  :  tu  n'auras  point  de  faveur  en 
ce  jugement,  parce  que,  outre  que  tes  crimes  sont  inexcusa- 
bles, tu  as  encore  entrepris  sur  les  droits  de  celui  qui  y  pré- 
side, pour  en  revêtir  ses  créatures  :  c'est  ma  dernière 
partie. 

TROISIÈME  POINT 

Comme  tout  le  bien  appartient  à  Dieu,  et  que  l'homme  n'est 
rien  de  lui-même1, il  est  assuré,  chrétiens,  qu'on  ne  peut 
rien  aussi  attribuer  à  l'homme,  sans  entreprendre2  sur  les 
droits  de  Dieu  et  sur  son  domaine  souverain.  Cette  seule  pro- 
position, dont  la  vérité  est  si  connue,  suffit  pour  justifier  ce 
que  j'avance  :  que  le  plus  grand  attentat  de  l'honneur  du 
monde,  c'est  de  vouloir  ôter  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû,  pour 
>n  revêtir  la  créature.  En  effet,  si  l'honneur  du  monde  se 
contentait  seulement  Ae  nous  représenter  nos  avantages, 
pour  nous  en  glorifier  en  Notre-Seigneur  et  !ui  en  rendre 
nos  actions  de  grâces,  nous  ne  l'appellerions  pas  l'honneur 
du  monde  et  nous  ne  craindrions  pas  de  lui  donner  place 

i.Par  lui-même...  en  lui-même.   |      2.  Var.  :  Qu'on  n'entreprenne. 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE.  171 

parmi  les  vertus  chrétiennes.  Mais  l'homme,  qui  veut  qu'on 
le  flatte,  ne  peut  entrer  dans  ce  sentiment  :  il  croit  qu'on  le 
dépouille  de  ses  biens  quand  on  l'oblige  de  les  attribuer  à 
une  autre  cause  ;  et  les  louanges  ne  lui  sont  jamais  assez 
agréables,  s'il  n'a  de  la  complaisance  en  lui-même,  et  s'il 
ne  dit  en  son  cœur  :  C'est  moi  qui  l'ai  fait. 

Quoiqu'il  ne  soit  pas  possible  d'exprimer  assef  combien 
cette  entreprise  est  audacieuse,  il  nous  en  faut  néanmoins 
former  quelque  idée  par  un  raisonnement  de  saint  Fui gencer 
Ce  grand  évêque  nous  dit  que  l'homme  s'élève  contre  Dieu 
en  deux  manières  :  ou  en  faisant  ce  que  Dieu  condamne, 
ou  en  s'atlribuant  ce  que  Dieu  donne.  Vous  faites  ce  que 
Dieu  condamne  quand  vous  usez  mal  de  ses  créatures; 
vous  vous  attribuez  ce  que  Dieu  donne,  quand  vous  présu- 
mez de  vous-même.  Sans  doute  ces  deux  entreprises  sont 
bien  criminelles  ;  mais  il  est  aisé  de  comprendre  que  la 
dernière  est  sans  comparaison  la  plus  insolente  :  et  encore 
qu'en  quelque  manière  que  l'homme  abuse  des  dons  de 
son  Dieu,  on  ne  puisse  assez  blâmer  son  audace,  elle  est 
néanmoins  beaucoup  plus  énorme  *  lorsqu'il  s'en  attribue  le 
domaine2  que  lorsqu'il  en  corrompt  seulement  l'usage.  C'est 
pourquoi  saint  Fulgence  a  raison  de  dire  :  Detestabilis  est 
cordis  humant  superbia,  qua  facit  homo  quod  Deus  in  homini- 
bus  damnât;  sed  Ma  detestabilior ,  qua  sibi  tribuit  homo 
quod  Deus  hominibus  donat*  :  «  A  la  vérité,  dit  ce  grand 
docteur,  c'est  un  orgueil  détestable  de  faire  ce  que  Dieu 
défend,  mais  c'est  une  audace  beaucoup  plus  étrange  de 
s'attribuer  ce  que  Dieu  donne4.  »  Pourquoi?  Le  premier  est 
une  action  d'un  sujet  rebelle  qui  désobéit  à  son  souverain, 


1.  Correction  4e  1665  :  extrême. 
4.  1665  :  la  propriété. 

3.  Epitt.  n,  *d  Thétd.,  cap.  tu. 

4.  1665  :  Encore  que  ce  «oit  ma 


orgueil  éamnable  de  mépriser  ce 
que  Dieu  commande,  c'est  une 
audace  bien  plus  criminelle  de 
s'attribuer  ce  que  Dieu  donne. 


172 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 


et  le  second  est  un  attentat  contre  sa  personne»  et  une  en- 
treprise sur  son  trône  ;  et  si,  par  le  premier  crime,  on  tâche 
de7  se  soustraire  de  son  empire,  on  s'efforce  par  le  second  à1 
se  rendre  en  quelque  façon  son  égal,  en  s'attribuant  sa  puis* 
sance. 

Peut-être  que  vous  croirez  qu'une  entreprise  si  folle  ne 
se  rencontre  que  rarement  parmi  les  hommes,  et  qu'ils  ne 
sont  pas  encore  si  extravagants  que  de  vouloir  s'égaler  à 
Dieu;  mais  il  faut  aujourd'hui  vous  désabuser.  Oui,  oui,  mes- 
sieurs, il  le  faut  dire,  que  ce  crime,  à  notre  honte,  n'est 
que  trop  commun.  Depuis  que  nos  premiers  parents  ont  si 
volontiers  prêté  l'oreille  à  cette  dangereuse  flatterie  :  «  Vous 
serez  comme  des  dieux 2,  »il  n'est  que  trop  véritable  que  nous 
voulons  tous  être  de  petits  dieux,  que  nous  nous  attribuons 
tout  à  nous-mêmes,  que  nous  tendons  naturellement  à  l'in- 
dépendance *.  Écoutez,  en  effet,  mes  frères,  en  quels  termes 
le  Saint-Esprit  parle  au  roi  de  Tyr,  et  en  sa  personne  à  tous 
les  superbes.  Voici  ce  qu'a  dit  le  Seigneur  :  «  Ton  cœur  s'est 
élevé,  et  tu  as  dit  :  Je  suis  un  Dieu  :  »  Elevatum  est  cor  tuum, 
et  dixisti  :  Deus  ego  sum  *.  Est-il  possible,  messieurs,  qu'un 
homme  s'oublie  jusques  à  ce  point,  et  qu'il  dise  en  lui- 
même  :  Je  suis  un  Dieu?  Non,  cela  ne  se  dit  pas  si  ouverte- 
ment :  nous  voudrions  bien  le  pouvoir  dire  ;  mais  notre 
mortalité  ne  le  permet  pas.  Comment  donc  disons-nous  : 
Je  suis  un  Dieu?  Les  paroles  suivantes  nous  le  font  en- 
tendre :   C'est,  dit-il,  que  tu  as   mis  ton  cœur  comme  le 


4.  A  ou  de:  indifférent  avec  s'ef- 
forcer,selon  Bouhours.  V.p.  288,a.  1. 

2.  Gen.y  ni,  5. 

3.  Note  écrite  en  1665  :  «  .V 
point.  Représenter  comme  l'hom- 
me veut  se  remplir  de  soi-même, 
s'adorer  soi-même,  etc.,  quasi  cor 
Dei  (Ezech.,  XXVHI);  se  faire  an 


Dieu  à  soi-même,  et  ensuite  être 
adoré  de  tout  le  monde,  applaudi, 
serri;  que  ses  pensées  soient  la 
régie  de  tous  les  autres,  qu'on 
en  fasse  à  son  mot  (c'est-à-dire,  à 
sa  volonté)  de  toutes  choses,  null 
contradiction,  etc.» 
i.  Ezeeh.,  xxnu,  î. 


SUR  L'HONNEUR  DU  MOME 


173 


cœur  d'un  Dieu  :  »  Dedistt  cor  tuum  quasi  oor  Dei  •-,  Qu'il  y  a 
de  sens  dans  cette  parole,  si  nous  le  pouvions  développer! 

Tâchons  de  le  faire,  et  disons  que  comme  Dieu  est  le 
principe  universel  et  le  centre  commun  de  toutes  choses; 
comme  il  est,  dit  un  ancien,  le  trésor  de  l'être,  et  posséda 
tout  en  lui-même  dans  l'infinité  de  sa  nature,  il  doit  être 
plein  de  lui-même,  il  ne  doit  penser  qu'à  lui-même,  il  ne 
doit  s'occuper  que  de  lui-même.  Il  vous  sied  bien,  ô  Roi 
des  siècles  I  d'avoir  ainsi  le  cœur  rempli  de  vous-même  : 
ô  source  de  toutes  choses!  ô  centre'!...  Mais  le  cœur  de 
la  créature  doit  être  composé  d'une  autre  sorte  :  elle  n'est 
qu'un  ruisseau- qui  doit  remonter  à  sa  source;  elle  ne 
possède  rien  en  elle-même,  et  elle  n'est  riche  que  dans 
sa  cause;  elle  n'est  rien  en  elle-même,  et  elle  ne  se  doit 
chercher  que  dans  son  principe.  Superbe,  tu  ne  peux 
entrer  dans  cette  pensée  ;  tu  n'es  qu'une  vile  créature,  et 
tu  te  fais  le  cœur  d'un  Dieu  :  DedUti  cor  tuum  quasi  cor 
Dei;  tu  cherches  ton  honneur  en  toi,  tu  ne  te  remplis  que 
de  toi-même. 

En  effet,  jugeons- nous,  messieurs,  et  ne  nous  flattons 
point  dans  notre  orgueil.  Cet  homme  rare  et  éloquent, 
qui  règne  dans  un  conseil  et  ramène  tous  les  esprits  par 
ses  discours,  lorsqu'il  ne  remonte  point  à  la  cause  et  qu'il 
croit  que  son  éloquence  ,  et  non  la  main  de  Dieu  ,  a 
tourné  les  cœurs,  ne  lui  dit-il  pas  tacitement:  «  Nos  lèvres 
sont  de  nous-mêmes:  »  Labia  nostra  a  nobis  suntz?  et 
celui  qui,  ayant  achevé  de  grandes  affaires,  au  milieu  des 
applaudissements  qui  l'er^ironnent,  ne  rend  pas  à  Dieu 
l'honneur  qu'il  lui  doit, .  •  dit-il  pas  en  son  cœur  :  •  C'est 
ma  main,  c'est  ma  main,   et  non  le  Seigneur,  qui  a  fait 


1.  Ezech.,  xivni,  3. 

2.  «    Ces  deux    exclamations, 
ajoutées  an  surcharge,  n'étaieat 


{ne  l'indication  d'nna  pensée  à 
développer.»  Noie  de  M.Gandar. 

3.    P*.,  Xi,  4. 


174  SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 

cette  œuvre  :  »  Manu*  nostra  excelêa,  et  non  Dominus,  fecit 
hœc  omniai\  et  celui  qui,  par  son  adresse  et  par  son 
intrigue,  a  établi  enfin  sa  fortune*  et  ne  fait  pas  de  réflexion 
sur  la  main  de  Dieu  qui  Ta  conduit,  ne  dit-il  pas  avec 
Pharaon  :  Meut  ut  fluvius,  et  ego  feci  memetipsum*  :  «  Tout 
cela  est  à  moi,  c'est  le  fruit  de  mon  industrie,  et  je  me 
suis  fait  moi-même?  »  Voyez  donc  que  l'honneur  du  monde 
nous  fait  tout  attribuer  à  nous-mêmes,  et  nous  érige  enfin 
en  de  petits  dieux. 

Eh  bien,  ô  superbe,  i  petit  dieu!  voici  le  grand  Dieu 
vivant  qui  [s'abaisse  pour  te  confondre.  L'homme  se  fait 
Dieu  par  orgueil,  Dieu  se  fait  homme  par  humilité;  l'homme 
s'attribue  faussement  ce  qui  est  à  Dieu,  et  Dieu,  pour  lui 
apprendre  à  s'humilier,  prend  véritablement  ce  qui  est 
à  l'homme.  Voilà  le  remède  de  l'insolence;  voilà  la  con- 
fusion de  l'honneur  du  monde.  Je  l'ai  accusé  devant  ce 
Dieu-Homme,  devant  ce  Dieu  humilié  ;  vous  avez  ouï  l'accu- 
sation, écoutez  maintenant  la  sentence.  Il  ne  la  prononcera 
point  par  sa  parole  ;  c'est  assez  de  le  voir,  pour  juger  que 
l'honneur  du  monde  a  perdu  sa  cause.  11  condamne  le 
jugement  des  hommes,  nouvelle  manière  de  les  condam- 
ner. Jésus-Christ  ne  les  condamne  qu'en  les  laissant  juger 
de  lui-même  :  et  ayant  rendu  sur  sa  personne  un  jugement 
très  inique,  il  a  déshonoré  et  infirmé  à  jamais  toutes 
leurs  sentences 3.  Tout  le  monde  généralement  en  a  mal 
jugé  :  c'est-à-dire  les  grands  et  les  petits,  les  Juifs  et  les 
Romains,  le  peuple  de  Dieu  et  les  idolâtres,  les  savants  et 
les  ignorants,  les  prêtres  et  le  peuple,  ses  amis  et  ses  en- 
nemis, ses  persécuteurs  et  ses  disciples.  Tout  ce  qu'il  peut 
jamais  y  avoir  de  fol  et  d'extravagant,  de  changeant  et  de 

1.  Dtutér.t  xxxii,  137.  I    rendu  sur  sa   personne  le  plus 

t.  Execk.,  xux,  5.  I   inique  jugement  qui  fut  jamais, 

3.  Rédaction  de  1665  :  Ayant   I   l'exeé*  de  cette  indignité  a  in- 


*0R  L'HONNEUR  DU  MONDE. 


175 


variable,  de  malicieux 1  et  de  criminel,  de  dépravé  et  de 
corrompu  dans  les  jugements  *,  Jésus-Christ  l'a  voulu 
subir;  et  pour  vous  désabuser  à  jamais  de  toutes  les  bizar- 
reries5 de  l'opinion,  il  ne  s'en  est  épargné  aucune. 

Voulez- vous  voir,  avant  toutes  choses,  la  diversité  pro- 
digieuse des  sentiments  î  Écoutez  tous  les  murmures  du 
peuple  dans  le  seul  chapitre  VII  de  l'évangile  de  saint 
Jean  4.  —  C'est  un  prophète,  ce  n'en  est  pas  un  ;  c'est  un 
homme  de  Dieu,  c'est  un  séducteur  ;  c'est  le  Christ,  il  est 
possédé  du  malin  esprit.  Qui  est  cet  homme?  d'où  est-il 
venu!  où  a-t-il  appris  tout  ce  qu'il  nous  dit?  —  Dissensio 
itaque  fada  est  in  turba  proptereum:  0  Jésus  !  Dieu  de  paix 
et  de  vérité,-  «  il  y  eut  sur  votre  sujet  une  grande  dissension 
parmi  le  peuple.  »  Voulez-vous  voir  la  bizarrerie  qui  ne  se 
contente  de  rien?  Jean-Bartiste  est  venu,  retiré  du  monde, 
menant  une  vie  rigoureuse,  et  on  a  dit  :  «  C'est  un  démo- 
niaque6; »  le  Fils  de  l'homme  est  venu,  mangeant  et 
conversant  avec  les  hommes,  et  on  a  dit  encore  :  «  C'est 
un  démoniaque6:  •  Entreprenez  de  contenter  ces  esprits 
mal  faits  !  Voulez-vous  voir,  messieurs,  un  désir  opiniâtre 
de  le  contredire?  Quand  il  ne  se  dit  pas  le  Fils  de  Dieu, 
ils  le  pressent  violemment  pour  le  dire  :  Si  tu  es  Christus, 
die  nobis  palam7 :  [•  Si  vous  êtes  le  Christ,  dites-le  nous 
clairement  ;]  »  et  après  qu'il  le  leur  a  dit,  ils  prennent  des 
pierres  pour  le  lapider  8.   —   [Une]  malice    obstinée 9 


firme  pour  jamais  toutes  leurs 
sentences.  —  Ayant  rendu  sur 
sa  personne...  il  a  déshonoré  : 
voir  page  92,  note  2. 

1.  Cf.  p.  270,  n.  3. 

2.  1665  :  d'insensé  et  -d'extra- 
vagant, de  changeant  et  de  varia- 
ble, de  malicieux  et  d'injuste, 
de  dépravé  et  de  corrompu, 
d  aveugle  et    de   précipité  dans 


les  jugements  les  plus  déréglés 

3.  Cf.  p.  438,  n.  2. 

4.  Joann.,  vu,  12  sqq. 

5.  Matth.,  xi,  18. 

6.  Joann.,  vin,  48 

7.  Ibid.,  x,  24. 

8.  Ioid.,  31. 

9.  «  Une  malice  obstinée  »  et 
plus  bas  «  Due  humeur...  ■  dé- 
pendent de  «  Vouiez- vous  voir...?  » 


«76 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 


qui,  étant  convaincue,  ne  veut  pas  se  rendre!  —  ïl  est 
vrai1,  il  chasse  les  malins  esprits;  mais  «  c'est  au  nom  de 
Béelzébub,  qui  en  est  le  prince».  »  —  Une  humeur  fâcheuse 
et  contrariante,  qui  cherche  à  reprendre  dans  les  moindres 
choses?  —Quel  homme  est-ce  ci?  «  Ses  disciples  ne  lavent 
pas  [leurs]  mains; 3  »  —  qui  tourne  les  plus  grandes  en  un 
mauvais  sens*?  —  «  C'est  un  méchant  qui  ne  garde  pas  le 
sabbat5;  »  il  a  délivré  un  démoniaque,  il  a  guéri  un  para- 
lytique, il  a  éclairé  un  aveugle  le  jour  du  repos  ! 

Mais  ce  que  je  vous  prie  le  plus  de  considérer  dans  les 
jugements  des  hommes,  [c'est]  ce  changement  soudain  et 
précipité  qui  les  fait  passer  en  si  peu  de  temps  aux  extré- 
mités opposées.  Ils  courent  au-devant  du  Sauveur,  pour 
le  saluer  par  des  cris  de  réjouissance;  ils  courent  après 
lui  pour  le  charger  d'imprécations.  —  •  Vive  le  Fils  de 
David  ! 6  »  —  •  Qu'il  meure!  qu'il  iAeure!  qu'on  le  crucifie7!  » 
—  f  Béni  soit  le  roi  d'Israël»  !  *  —  «  Nous  n'avons  point 
de  roi  que  César9.  »  —  f  Donnez  des  palmes  et  des  rameaux 
verts,  qu'on  cherche  des  fleurs  de  tous  côtés  pour  les  se- 
mer sur  son  passage  !  *  —  «  Donnez  des  épines  pour  percer 
sa  tête,  et  un  bois  infâme  pour  l'y  attacher  !  »  —  Tout  cela 
se  fait  en  moins  de  huit  jours  ;  et  pour  comble  d'indignité, 
pour  une  marque  éternelle  du  jugement  dépravé  des 
hommes,  la  comparaison  la  plus  injuste,  la  préférence  la 
plus  aveugle:  —  «  Lequel  des  deux  voulez -vous,  Jésus  ou 
Barabbas10,  »  le  Sauveur  ou  un  voleur,  l'Auteur  de  la  vie 
ou  un  meurtrier?  —  et  la  préférence  la  plus  injuste  :  Non 
hune,  *ed  Barabbam:  —  [Nous  ne  voulons  point  de  celui- 


1.  1665  :  Il  est  visai,  nous  ne 
pou v  ons  le  nier... 

2.  Luc,  xi,  15. 

*  •  1665  :  devant  le  repas.  > 
4.  Mat  th.,  xv,  2. 
5  eJoann.,  a.,  16. 


6.  Matth.,  xxi,  9. 

7.  Joann.,  xix,  15. 

8.  Ibid.,  xu,  15. 

9.  Ibid.,  xix,  15. 

10.  Matth.,    xxvii 
ma..  40. 


17.   Joanu., 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE,  171 

ci,  mais  donnez-nous  Barabbas:]  «  Qu'on  l'ôte,  qu'on  le 
crucifie,  »  nous  voulons  qu'on  délivre  le  meurtrier,  et 
qu'on  mette  à  mort  l'Auteur  de  la  vie  ! 

Après  cela ,  mes  frères,  entendrons-nous  encore  des 
chrétiens  nous  battre  incessamment  les  oreilles  par  cette 
belle  raison  :  Que  dira  le  monde,  que  deviendra  ma  répu- 
tation ?  On  me  méprisera,  si  je  ne  me  venge  ;  je  veux 
soutenir  mon  honneur,  il  m'est  plus  cher  que  mes  biens, 
il  m'est  plus  cher  même  que  ma  vie.  Tous  ces  beaux  rai- 
sonnements, par  lesquels  vous  croyez  pallier  vos  crimes, 
ne  sont  que  de  vaines  subtilités,  et  rien  ne  nous  est  plus 
aisé  que  de  les  détruire  ;  mais  je  ne  daignerais  seulement 
les  écouter.  Venez,  venez  les  dire  au  Fils  de  Dieu  crucifié  ; 
venez  vanter  votre  honneur  du  monde  à  la  face  de  ce  Dieu 
rassasié,  soûlé1  d'opprobres;  osez  lui  soutenir  qu'il  a  tort 
d'avoir  pris  si  peu  de  soin  de  plaire  aux  hommes,  ou  qu'il 
a  été  bien  malheureux  de  n'avoir  pu  mériter  leur  appro- 
bation! C'est  ce  que  nous  avons  à  dire  aux  idolâtres  de 
l'honneur  du  monde  :  et  si  l'image  de  Jésus-Christ  attaché 
à  un  bois  infâme  ne  persuade  pas  leur  orgueil,  taisons- 
nous,  taisons-nous,  et  n'espérons  jamais  de  pouvoir  per- 
suader par  nos  discours  ceux  qui  auront  méprisé  un  si 
grand  exemple.  Que  si  nous  croyons  en  Jésus -Christ, 
«  sortons,  sortons  avec  lui,  portant  sur  nous  mêmes  son 
opprobre:  »  Exeamus  igitur  cum  Mo  extra  castra,  impro- 
perium  [ejus  portantes2.]  Si  le  monde  nous  le  refuse,  don- 
nons-nous-le  à  nous-mêmes  ;  reprochons-nous  à  nous-mêmes 
nos  dérèglements  et  la  honte  de  notre  vie,  et  participons 
comme  nous  pouvons  à  la  honte  de  Jésus-Christ,  pour 
participer  à  sa  gloire.  Amen. 

1.  Mot  noble  au  xvu*  siècle  g       t.  Hebr.,  xiii,  1. 


178 


SUR  L'HONNEUR  DU  MONDE. 


COMPLIMENT  ADRESSÉ  AU  PRINCE  DE  CONDÉ». 

Le  jour  que  Monsieur  le  Prince  me  vint  entendre,  je 
parlais  du  mépris  de  l'honneur  du  monde;  et  sur  cela, 
après  avoir  fait  ma  division,  je  lui  dis  qu'à  la  vérité  je  ne 
serais  pas  sans  appréhension  de  condamner  devant  lui  la 
gloire  du  monde  dont  je  le  voyais  si  environné,  n'était  que 
je  savais  qu'autant  qu'il  avait  de  grandes  qualités  pour  la 
mériter,  autant  avait-il  de  lumières  pour  en  connaître  le 
faible  :  qu'il  fût  grand  prince,  grand  génie,  grand  capitaine, 
digne  de  tous  ces  titres  et  grand  par-dessus  tous  ces  titres, 
je  le  reconnaissais  avec  les  autres;  mais  que  toutes  ces 
grandeurs,  qui  avaient  tant  d'éclat  devant  les  hommes, 
devaient  être  anéanties  devant  Dieu;  que  je  ne  pouvais 
cependant  m'empêcher  de  lui  dire  que  je  voyais  toute  la 
France  réjouie  de  recevoir  tout  ensemble  la  paix  et  Son 
Altesse  Sérénissime,  parce  qu'elle  avait  dans  l'une  une 
tranquillité  assurée,  et  dans  l'autre  un  rempart  invincible; 
et  que,  nonobstant  la  surprise  de  sa  présence  imprévue,  les 
paroles  ne  me  manqueraient  pas  sur  un  sujet  si  auguste, 
n'était  que,  me  souvenant  au  nom  de  qui  je  parlais,  j'aimais 
mieux  abattre  aux  pieds  de  Jésus-Christ  les  grandeurs  du 
monde,  que  de  les  admirer  plus  longtemps  en  sa  personne. 
En  finissant  mon  discours,  le  sujet  m'ayant  conduit  à 
faire  une  forte  réflexion  sur  les  changements  précipités  de 
l'honneur  et  de  la  gloire  du  monde,  je  lui  dis  qu'encore 
que  ces  grandes  révolutions  menaçassent  les  fortunes  les 


î.  Condé  était  rentré  en  France 
dans  les  derniers  jours  de  décem- 
bre 1659,  et  à  Paris  le  25  février 
1660,  après  avoir  été  saluer  le  roi 
en  Provence.  —  11  faut  croire 
que  Bo&suet  attachait  lui-même 
quelque   prix    à   ce  compliment 


improvisé,  puisqu'il  se  donna  ta 
peine  de  le  rédiger  ensuite,  et 
même  de  le  retoucher  en  1665, 
comme  le  manuscrit  le  montre 
H  était  très  rare  que  Bossuet  écri 
vit  après  eoup  ce  qu'il  avait  dit 
Voyez  Gandar,  Études,  p    333. 


SUR  L'HONNEUR  DU  MORDE. 


179 


plus  éminentes,  j'osais  espérer  néanmoins  qu'elles  ne 
regardaient  ni  la  personne  ni  la  maison  de  Son  Altesse: 
que  Dieu  regardait  d'un  œil  trop  propice  le  sang  de  nos  rois 
et  la  postérité  de  saint  Louis;  que  nous  Terrions  le  jeune 
prince  son  fils*  croître  avec  la  bénédiction  de  Dieu  et  des 
hommes;  qu'il  serait  l'amour  de  son  roi  et  les  délices  du 
peuple,  pourvu  que  la  piété  crût  avec  lui  et  qu'il  se  souvînt 
qu'il  éjtait  sorti  de  saint  Louis,  non  pour  se  glorifier  de  sa 
naissance,  mais  pour  imiter  l'exemple  de  sa  sainte  vie.  — 
Votre  Altesse,  dis-je  alors  à  Monsieur  le  Prince,  ne  man 
quera  pas  de  l'y  exciter  et  par  ses  paroles  et  par  ses  exem- 
ples; et  il  faut  qu'il  apprenne  d'elle  que  les  deux  appuis 
des  grands  princes  sont  la  piété  et  la  justice8.  Je  conclus 
enfin  que,  se  tenant  fortement  lui-même  à  ces  deux  appuis, 
je  prévoyais  qu'il  serait  désormais  le  bras  droit  de  notre 
monarque,  et  que  toute  l'Europe  le  regarderait  comme 
J'ornement  de  son  siècle  :  mais  néanmoins  que  méditant 
en  moi-même  la  fragilité  des  choses  humaines,  qu'il  était 
si  digne  de  sa  grande  âme  d'avoir  toujours  présente  à  l'es- 
prit, je  souhaitais  à  Son  Altesse  une  gloire  plus  solide  que 
celle  que  les  hommes  admirent,  une  grandeur  plus  assu 
rée  que  celle  qui  dépend  de  la  fortune5,  une  immortalité 
mieux  établie  que  celle  que  nous  promet  l'histoire,  et 
enfin  une  espérance  mieux  appuyée  que  celle  dont  le  monde 
nous  flatte,  qui  est  celle  de  la  félicité  éternelle. 


1.  Le  jeune  prince  son  fils  ; 
Henri-Jules  de  Bourbon,  ducd'En- 
ghien,  qui  était  alors  âgé  de 
dis-sept  ans,  et  qui  devait  être, 


comme  son  père,  l'ami  de  Bossu  et 

2.  Comparer  l'Or,  fun,  de  Con dé 

3.  1665  :  que  la  fortune  donne 

4.  16&5:  que  promet. 


SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CMST 

SERMON  POUR  LE  VENDREDI  SAINT 

fRÊCHÉ    A    PARU    LE     26    MARS  1660 


NOTICE 

Ce  sermon  appartient  au  Carême  de  1660  :  le  caractère  de 
J'écriture  l,  l'aspect  du  manuscrit  permettent  de  l'affirmer  arec 
M.  Gandar.  On  l'a  cru  de  plusieurs  années  plus  ancien;  il  est  vrai, 
en  effet,  qu'il  offre,  pour  la  langue  et  pour  le  ton,  des  ressem- 
blances incontestables  avec  les  discours  de  Metz.  Mais  ces  ressem- 
blances tiennent  probablement  à  ce  que  Bossuet,  quand  il  com- 
posa le  Carême  de  1660,  avait  sous  les  yeux  quelques  Sermons 
de  date  antérieure  auxquels  il  faisait  des  emprunts3* 

Nous  donnons  en  entier  le  deuxième  point  de  la  Passion  de 
660,  et  à  la  suite,  pour  rendre  plus  facile  une  comparaison  in- 

ructive,  des  Extraits  des  Passions  de  1661  et  de  1666  5 


EXTRAITS 


Posuit  Dominus  in  eo  iniquitatem  omnium^ 
nostrum. 

Dieu  a  mis  en  lui  seul  l'iniquité  de  nous  tous. 

/*.,  lui,  6. 

Le  pécheur  mérite  «  par  son  crime  d'être  livré  à  trois  sortes 
d'ennemis  »  :  lui-même,  les  autres  créatures,  Dieu.  Jésus  a  voulu 
connaître  ces  trois  genres  de  supplices  :  au  jardin  des  Olives,  il 
se  tourmente  lui-même  (1er  point)  ;  il  tombe  ensuite  entre  les 


1.  «  Une  grosse  écriture  pleine 
et  ferme,  très  facile  &  lire.  »  Gan- 
dar, Éiud.  crittç.,  pp.  ?96-iP7. 


2.  Gandar,  ibid.,  308-311,  et  Le* 
barq,  Œuv.  orat.,  t.  III,  p.  361. 

3.  Vaillant,  Études,  p.  192. 


SUR  LA  PASSION  DE  JESUS-CHRIST. 


181 


maint  des  Juifs  (2*  point)  ;  sur  la  croix,  enfin.  Dieu  l'abandonne 
et  le  maudit  (3*  point). 

SECOND  POINT. 

Il  est  écrit  dans  le  livre  de  la  Sagesse*,  que  toutes  les 
créatures  s  élèveront  avec  Dieu  contre  les  pécheurs  ;  et  c'est 
le  second  fléau  dont  il  menace  ses  ennemis.  Notre  saint, 
notre  charitable,  notre  miséricordieux  criminel  a  déjà  essuyé 
la  première  peine  :  il  s'est  déjà  tourmenté  lui-même  ;  le 
voici  au  second  degré  de  la  vengeance  divine,  et  il  va  être 
persécuté  par  un  concours  presque  universel  de  toutes  les 
créatures  :  où  *  vous  remarquerez,  s'il  vous  plaît,  messieurs, 
que  mon  intention  n'est  pas  de  vous  dire  que  toutes  les 
créatures  en  particulier  aient  été  employées  contre  Jésus- 
Christ  :  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  le  faut  entendre  ;  mais  voici 
quelle  est  ma  pensée.  Je  prétends  considérer  en  Jésus-Christ 
un  abandonnement5  général  à  toute  sorte  d'insultes,  si 
cruelles  et  si  outrageuses  qu'elles  puissent  être,  de  quelque 
côté  qu'elles  puissent  venir,  fût-ce  des  mains  les  plus  misé- 
rables. 

Pour  concevoir  une  forte  idée  de  ce  second  genre  de  sup- 
plice, qui  a  été  une  source  de  maux  infinis,  il  faut  poser 
avant  toutes  choses,  que  Jésus,  considérant  en  lui-même 
qu'il  est  juste  que  le  pécheur,  s'étant  séparé  de  Dieu A  qui 
est  son  appui,  tombe  dans  la  dernière  faiblesse,  au  moment 
qu'il  a  été  résolu  qu'il  se  mettrait  en  la  place  de  tous  les 
pécheurs,  a  suspendu  volontairement  et  a  retiré  en  lui-même 


1.  Sap.,  v,  21. 

2.  Où  vous  remarquerez...  Con- 
struction fréquente  chez  Bossuet  : 
«  Il  avait  appris  de  Moïse  que  ce 
divin  architecte...  avait  paru  tout 
saisi  de  joie  dans  le  spectacle  de 
son  propre  ouvrage.  Où  il  ne  faut 
pas  s'imaginer  que  Dieu  ressem- 


ble aux  ouvriers  mortels,  etc..  » 
(Deuxième  sermon  sur  la  Provi- 
dence, 1662). 

3.  Abandonnement.  «  11  est 
plus  en  usage  qu'abandon.  »  Dic- 
tionn.  de  Furetière. 

4.  Var.:  Qui  se  sépare  de  Dieu, 
tombe,  etc. 


182 


SUR  LA  PASSION  DE  JESUS-CHRIST. 


tout  l1usage  de  sa  puissance.  C'est  pourquoi  les  Juifs  s'appro- 
chant  pour  se  saisir  de  sa  personne,  il  leur  dit  cette  mémo- 
rable parole  :  «  Vous  venez  à  moi  comme  à  un  Toleur  :  j'étais 
tous  les  jours  dans  le  temple,  et  vous  ne  m'avei  pas  arrêté; 
mais  c'est  que  voici  votre  heure  et  la  puissance  des  ténè- 
bres1. »  11  veut  dire,  ô  Juifs,  si  vous  l'entendez,  que  vous 
ne  pouviez  pas  l'arrêter  alors,  parce  qu  il  se  servait  de  sa 
puissance:  maintenant  qu'elle  n'agit  plus,  la  puissance  op- 
posée n'a  plus  rien  qui  la  borne*.  Voilà  Jésus  livré  et  aban- 
donné à  quiconque  voudra  l'outrager  :  Nunc  est  hora  vestra, 
et  potestas  tenebrarum.  Cette  suspension  étonnante  de  la 
puissance  du  Fils  de  Dieu  ne  resserre  pas  seulement  sa  puis- 
sance extraordinaire  et  divine,  elle  enchaîne  la  puissance 
même  naturelle,  et  elle  en  suspend  tout  l'usage  jusqu'au 
point  que  vous  allez  voir. 

Qui  ne  peut  pas  résister  à  la  force,  quelquefois  se  peut 
sauver  par  la  luite;  qui  ne  peut  pas  éviter  d'être  pris,  peut 
du  moins  se  défendre  quand  on  l'accuse  ;  celui  à  qui  on  ote 
cette  liberté,  a  du  moins  la  voix  pour  gémir  et  se  plaindre 
de  l'injustice.  Jésus  s'est  ôté  tout  cela  ;  tout  est  lié  jusqu'à  sa 
langue:  il  ne  répond  pas  quand  on  l'accuse;  il  ne  murmure 
pas  quand  on  le  frappe;  et  jusqu'à  ce  cri  confus  que  forme* 
le  gémissement  et  la  plainte,  triste  et  unique  ressource  delà 
faiblesse  opprimée,  par  où*  elle  tâche  d'attendrir  les  cœurs, 


1.  Luc,  xvh,  52,  53. 

2.  Var.  :  rien  désormais  qui  la 
contraigne,  —  qui  l'arrête. 

3.  Former,  avait  des  sens  nom- 
breux au  xvn*  s.  Former  un  son, 
—  le  siège  d'une  ville,  — une  diffi- 
culté, —  un  sentiment,  —  un  mal- 
feeur  (Voir  leDict.del'Acad.\69i). 

4.  Vaugelas  (Rem.  sur  la  langue 
française)  :  «  Où  adverbe  pour  le 
pronom  relatif  :  —  L'usage  en  est 


élégant  et  commode...  Le  pronom 
lequel  est  d'ordinaire  si  fude  en 
tous  ses  cas  que  notre  langue 
semble  y  avoir  pourvu,  en  nous 
donnant  de  certains  mots  plus 
doux  et  plus  courts,  pour  substi- 
tuer en  sa  place.  »  —  Dans  le  se- 
cond sermon  sur  la  Passion  (1661), 
Bossuet  reproduit  cette  phrase, 
et  au  lieu  de  «  par  où  »,  il  écrit 
€  par  lequel  ». 


SUR  LA  PASSION  DE  JESUS-CHRIST  183 

et  d'arrêter  par  la  pitié  ce  qu'elle  n'a  pu  empêcher  par  la 
force,  Jésus  ne  veut  pas  se  le  permettre.  Parmi  toutes  ces  vio- 
lencei,  on  n'entend  point  de  murmures;  mais  «  on  n'entend 
pas  seulement  sa  voix  :  >  Non  aperuit  os  suum  :  bien  plus, 
il  ne  se  permet  pas  seulement  de  détourner  la  tête  des  coups. 
Eh  !  un  ver  de  terre  que  l'on  foule  aux  pieds,  fait  encore 
quelque  effort  pour  se  retirer;  et  Jésus  se  tient  immobile,  il 
ne  tâche  pas  d'éluder  le  coup  par  le  moindre  mouvement. 
Faciem  meam  non  averti1. 

Que  fait-il  donc  dans  sa  passion?  le  voici  en  un  mot  dan~ 
l'Écriture:  Tradebatautemjudicanti  se  injuste*  :  «  Il  se  livrait, 
il  s'abandonnait  à  celui  qui  le  jugeait  injustement  :  »  et  ce 
qui  se  dit  de  son  juge,  se  doit  entendre  conséquemment  de 
tous  ceux  qui  entreprennent  de  l'insulter  :  Tradebat  autem, 
il.se  donne  à  eux  pour  en  faire  tout  ce  qu'ils  veulent.  On  le 
veut  baiser,  il  donne  les  lèvres;  on  le  veut  lier,  il  présente 
les  mains;  on  le  veut  souflleter,  il  tend  les  joues;  frapper  à 
coups  de  bâton,  il  tend  le  dos;  flageller  inhumainement,  il 
tend  les  épaules  :  on  l'accuse  devant  Caïphe  et  devant  Pilate, 
il  se  tient  pour  tout  convaincu  :  Hérôde  et  toute  sa  cour  se 
moquent  de  lui,  et  on  le  renvoie  comme  un  fou;  il  avoue  tout 
par  son  silence  :  on  l'abandonne  aux  valets  et  aux  soldats,  et 
il  s'abandonne  encore  plus  lui-même  :  cette  face  autrefois 
si  majestueuse,  qui  ravissait  en  admiration  le  ciel  et  la  terre, 
il  la  présente  droite  et  immobile  aux  crachats  de  cette  ca- 
naille5; on  lui  arrache  les  cheveux  et  la  barbe,  il  ne  dit 
mot4,  il  ne  souffle  pas  ;  c'est  une  pauvre  brebis  qui  se  laisse 
tondre.  Venez,  venez,  camarades,  dit  cette  soldatesque  inso- 
lente ;  voilà  ce  fou  dans  le  corps  de  garde,  qui  s'imagine  être 
roi  des  Juifs;  il  faut  lui  mettre  une  couronne  d'épines  !  — 


1.  I».,  un,  7  ;  t,  8. 

î.  IPet.,  h,  23. 

S.  «Ce  mot  as  m  lit  qu'une  fois 


dans  tous  les  sermon».  »  Taillant. 
4.  Var.  :  et  il   demeure  muet 
comme  une  pauvre  brebis... 


TMVSSTTFT.     ARMONS.  45 


184  SUR  LA  PASSION  DE  JESUS-CHRIST. 

Tradebdt  autem  judicanti  te  injuste;  il  la  reçoit.  —  Et  elle 
ne  tient  pas  assez,  il  faut  l'enfoncer  à  coups  de  bâton:  — 
Frappez,  voilà  la  tête.  —  Hérode  Ta  habillé  de  blanc  comme 
un  fou  ;  apporte  cette  vieille  casaque  d'écarlate  pour  le 
changer  de  couleurs  !  —  Mettez,  voilà  les  épaules.  —  Donne, 
donne  ta  main,  Roi  des  Juifs,  tiens  ce  roseau  en  forme  de 
sceptre! —  La  voilà,  faites-en  ce  que  vous  voudrez.  —  Ah! 
maintenant  ce  n'est  plus  un  jeu,  ton  arrêt  de  mort  est 
donné  ;  donne  encore  ta  main,  qu'on  la  cloue  !  —  Tenez,  la 
voilà  encore.  —  Enfin  assemblez-vous,  ô  Juifs  et  Romains, 
grands  et  petits,. bourgeois  et  soldats;  revenez  cent  fois  à  la 
charge  ;  multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures,  plaies  sur 
plaies,  douleurs  sur  douleurs,  indignités  sur  indignités; 
insultez  à  sa^  misère  jusque  sur  la  croix  ;  qu'il  devienne 
Tunique  objet  de  votre  risée,  comme  un  insensé  ;  de  votre 
fureur,  comme  un  scélérat:  Tradebat  autem  ;  il  s'abandonne 
à  vous  sans  réserve  ;  il  est  prêt  à  soutenir  tout  ensemble 
tout  ce  qu'il  y  a  de  dur  et  d'insupportable  dans  une  raillerie 
inhumaine  et  dans  une  cruauté  malicieuse1. 

Eh  bien  !  chrétiens,  avez-vous  bien  consiaéré  cette  pein- 
ture épouvantable?  Cet  amas  terrible  de  maux  inouïs,  que 
je  vous  ai  mis  tout  ensemble  devant  les  yeux,  suffit-il  pas 2 
pour  émouvoir?  Quoi,  je  vois  encore  vos  yeux  secs!  quoi, 
je  n'entends  point  encore  de  sanglots!  Attendez-vous  que 
je  représente  en  particulier  toutes  les  diverses  circonstan- 
ces de  cette  sanglante  tragédie?  faut-il  que  j'en  fasse  paraî- 
tre successivement  tous  les  différents  personnages  :  un  Judas 
qtri  le  baise,  un  Pierre  qui  le  renie,  un  Malchus  qui  le  frappe, 
de»  faux  témoins  qui  le  calomnient,  des  prêtres  qui  blas- 
phéaMnt  son  nom,  un  juge  qui  reconnaît  et  qui  condamne 
uéjmaMins  son  innocence?  faut-il  que  je  vous  dépeigne  notre 

1.  Cf.  p.  175,  n.l.  |       2.  Cf.  p.  91,  n.  t. 


SUR  LA  PASSION  DE  JESUS-CHRIST.  185 

criminel  gémissant  à  deux  ou  trois  reprises  sous  la  grêle 
des  coups  de  fouet,  suant  sous  la  pesanteur  de  sa  croix, 
usant  toutes  Tes  verges  sur  ses  épaules,  émoussant  en  sa  têle 
toute  la  pointe  des  épines,  lassant  tous  les  bourreaux  sur 
son  corps1!  Mais  le  jour  nous  aurait  quittés  avant  que  j'eusse 
seulement  touché  la  moitié  de  ce  détail  épouvantable  :  abré- 
gez ce  discours  infini  par  une  méditation  sérieuse. 

Contemplez  cette  face,  autrefois  les  délices,  maintenant 
l'horreur  des  yeux;  regardez  cet  homme  que  Pilate  vous 
présente  au  haut  du  prétoire.  Le  voilà,  le  voilà,  cet  homme; 
le  voilà,  cet  homme  de  douleurs  :  Ecce  homo,  ecce  homo  2 . 
«  Voilà  l'homme.  »  Et  qui  est-ce?  un  homme  ou  un  ver  de 
terre?  est-ce  un  homme  vivant,  ou  bien  une  victime  écor- 
chée?  On  vous  le  dit;  c'est  un  homme  :  Ecce  homo:  «  Voilà 
l'homme.  »  Le  voilà,  l'homme  de  douleurs  ;  le  voilà  dans  le 
triste  état  où  l'a  mis  la  Synagogue  sa  mère;  ou  plutôt  le 
voilà  dans  le  triste  état  où  l'ont  mis  nos  péchés,  nos  pro- 
pres péchés,  qui  ont  fait  fondre  sur  cet  innocent  tout  ce 
déluge  de  maux.  0  Jésus!  qui  vous  pourrait  reconnaître! 
a  Nous  l'avons  vu,  dit  le  prophète3,  et  il  n'était  plus  recon- 
naissable  :  »  bien  loin  de  paraître  Dieu,  il  avait  même  perdu 
l'apparence  d'homme,  et  «  nous  l'avons  cherché  même  en 
sa  présence:  »  et  desideravimus  eum4.  Est-ce  lui?  est-ce 
lui  ?  est-ce  là  cet  homme  qui  nous  est  promis,  t  cet  homme 
de  la  droite  de  Dieu,  et  ce  Fils  de  l'homme  sur  lequel  Dieu 
s'est  arrêté  ?  »  Super  virum  dexterœ  tuœ  et  super  Filium  homp- 
nié  quem  conftrmasti  tibt 6.  CTest  lui,  n'en  doutez  pas  :  voilà 
Thomme;  voilà  l'homme  qu'il  nous  fallait  pour  expier  nos 
iniquités  :  il  nous  fallait  un  homme  défiguré,  pour  réformer 
en  nous  l'image  de  Dieu  aue  nos  crimes  avaient  effacée  :  il 


1.  Var.:  épuisant  sur  son  corps 
toute  la  force  des  bourreaux. 
1.  Joann.,  xix,  5, 


3.  /s.,  un,  2. 

A.  Ibid, 

5.  Pa.,  lixjk,  18. 


186 


SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST. 


nous  fallait  cet  homme  tout  couvert  de  plaies,  ann  de  guérir 
les  nôtres  :  Ipse  auUm  vulneratut  est  propter  iniquitates  nos- 
trûSy  aitriîut  est  propter  salera  nottra  :  *  Il  a  été  blessé 
pour  nos  péchés,  il  a  été  froissé*  pour  nos  crimes;  et  nous 
sommes  guéris  par  la  lividité  de  ses  plaies  :  »  et  livore  ejus 
mnati  sumus*. 

0  plaies,  que  je  vous  adore  t  flétrissures  sacrées,  que  je 
vous  baise  !  ô  sang  qui  découles,  soit  de  la  tête  percée,  soit 
des  yeux  meurtris,  soit  de  tout  le  corps  déchiré!  ô  sang 
précieux,  que  je  vous  recueille  !  Terre,  terre,  ne  bois  pas  ce 
sang  :  Terra  ne  operias  sanguinem  meum*  :  «  Terre,  ne  couvre 
pas  mon  sang»,  disait  lob  :  mais  qu'importe  du*  sang  de  Job? 
Mais,  ô  terre,  ne  bois  pas  le  sang  de  Jésus  :  ce  sang  nous 
appartient,  et  c'est  sur  nos  âmes  qu'il  doit  tomber.  J'en- 
tends les  Juifs  qui  crient:  «  Son  sang  soit  sur  nous  et 
sur  nos  enfants5!  »  Il  y  sera, race  maudite;  tu  ne  seras  que 
trop  exaucée  ;  ce  sang  te  poursuivra  jusqu'à  tes  derniers 
rejetons,  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur,  se  lassant  enfui  de  ses 
vengeances,  se  souviendra  à  la  fin  des  siècles  de  tes  misé- 
rables restes.  Oh!  que  le  sang  de  Jésus  ne  soit  point  sur 
nous  de  cette  sorte,  qu'il  ne  crie  point  vengeance  contre 
notre  long  endurcissement  ;  qu'il  soit  sur  nous  pour  notre 
salut;  que  je  me  lave  de  ce  sang  ;  que  je  sois  tout  couvert 
de  ce  sang;  que  le  vermeil  de  ce  beau  sang  empêche  mes 
crimes  de  paraître  devant  la  justice  divine. 

Mais  c'est  au  Calvaire  que  le  sang  de  Jésus  coulera  <t  à  plus 
gros  bouillons.  »  On  l'y  conduit,  portant  lui-même  sa  croix  sur 
ses  épaules  et  il  accepte  encore  «  cette  infamie  que  l'on  ajoutai! 


1.  Froiuer.  «Ce  mtnœurre  est 
tombé  du  haut  de  ce  bâtiment,  il 
s'est  tout  frtiué  le  corps.  »  Fure- 
uère. 

2.  /«.,  LUI,  S. 

3.  Joèt  ro,  1t. 


i.  Qu'importe    du...   Façon   d- 
parler  commune  au  xvn*  siècle 
«Et  que  m'importe,  hélas,  de  ce 
tains  ornements.  »   Racine  ,    Bé 
rénice,  iv,  2. 

8.  èiattk.,  jura,  25. 


SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST 


187 


au  supplice  des  criminels  >  pour  leur  imposer  «  une  espèce 
d'amende  honorable  et  comme  un  aveu  public  de  leur  crime  >. 

0  Jésus,  innocent  Jésus,  faut-il  que  tous  confessiez  que 
rous  ayez  mérité  ce  dernier  supplice?  Il  le  faut,  il  le  faut, 
mes  frères.  Les  hommes  lui  imposent  des  crimes  qu'il  n'a 
pas  commis  ;  mais  Dieu  a  mis  sur  lui  nos  iniquités,  et  voilà 
qu'il  en  va  faire  amende  honorable  à  la  face  du  ciel  et  de  la 
terre.  Aussitôt  qu'il  voit  cette  croix,  où  il  devait  être  bientôt 
attaché  :  0  mon  Père,  dit-il,  elle  m'est  bien  due,  non  à  cause 
des  crimes  que  les  Juifs  m'imposent,  mais  à  cause  de  ceux 
dont  vous  me  chargez.  Viens,  ô  croix,  viens  que  je  t'em- 
brasse :  il  est  juste  que  je  te  porte,  puisque  je  t'ai  si  bien 
méritée,  tt  la  charge  sur  ses  épaules,  dans  ce  sentiment  ;  il 
ramasse  toutes  ses  forces  pour  la  traîner  jusqu'au  Calvaire  : 
en  la  chargeant  sur  ses  épaules,  il  se  charge  et  se  revêt  de 
nouveau  de  tous  les  crimes  du  monde,  pour  les  aller  expier 
sur  ce  bois  infâme. 

Çà  *  !  y  a-t-il  encore  quelque  crime  dont  Jésus  ne  soit  point 
chargé?  Qu'on  l'apporte  et  qu'on  le  jette  sur  Jésus-Christ; 
pendant  qu'il  va  au  supplice,  il  ne  faut  pas  qu'aucun  lui 
échappe.  Ah  !  tout  y  est,  la  charge  est  complète.  Approchons- 
nous,  chrétiens  ;  et  pendant  que  nos  continuelles  désobéis- 
sances, nos  crimes,  nos  ingratitudes  traînent  Jésus-Christ 
au  supplice  et  sont  toutes  entassées  sur  ses  épaules,  que 
chacun  vienne  reconnaître  la  part  qu'il  a  dans  ce  fardeau. 
Hélas ï  moi  misérable,  de  combien  en  ai-je  augmenté  le 
poids? Ah!  combien  de  crimes  et  d'ingratitudes  ai-je  entas- 
sées2 sur  ses  épaules?  Pleurons,  pleurons,  mes  frères,  en 
voyant  chacun  de  nous  cette  charge  infâme  dont  nous  acca- 


i.   Çà,  mot  fréquent  dans  les 

Sermons.  «Çà,  dit-elle, si  vous  êtes 
mon  fils,  il  faut  que  vous  res- 
sembliez à  Jésus.  »  Sur  la  Compas- 


sion de  la  Vierge,  165b,  et  plus 
loin,  p.  539,  dans  un  Sermon  de 
1665. 
2.  Var.  :  amassées. 


188  SUR  LA  PASSIOS  DE  JÉSUS-CHRIST. 

blons  le  Sauveur  :  tous  nos  péchés  sont  sur  lui,  tous  lui 
pèsent,  tous  lui  sont  à  charge  ;  mais  ceux  dont  le  poids  est 
insupportable,  ce  sont  ceux  dont  nous  ne  faisons  point  péni- 
tence... 


EXTRAIT 

OU  SECOND  SERMON  SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST 

PRÊCHÉ   A   PARIS1   EN  1661 

....  Il  faut  ici  observer  que  cette  suspension  étrange8  de 
la  puissance  du  Fils  de  Dieu  ne  restreint  pas  seulement  sa 
puissance  extraordinaire  et  divine  ;  mais  que,  pour  le  mettre 
plus  parfaitement  en  [l'J  état  d'une  victime  qu'on  va  immo- 
ler, elle  resserre  la  puissance  même  naturelle,  et  en 
empêche5  tellement  l'usage,  qu'il  n'en  reste  pas  la  moindre 
apparence.  Qui  ne  peut  résister  à  la  force,  se  peut  quelque- 
fois sauver  par  la  fuite  ;  qui  ne  peut  éviter -d'être  pris,  peut 
du  moins  se  défendre  quand  on  l'accuse  ;  celui  à  qui  l'on 
ôte  la  juste  défense*,  a  du  moins  la  voix  pour  gémir  et 
se  plaindre  de  l'injustice.  Mais  Jésus  ne  se  laisse  pas 
cette  liberté  :  tout  est  lié  en  lui,  jusqu'à  la  langue;  il  ne 
répond  pas  quand  on  l'accuse  ;  il  ne  se  plaint  pas  quand 
on  le  frappe;  et  jusqu'à  ce  cri  confus  que  forme3  le 
gémissement,  triste  et  unique  recours  de  la  faiblesse 
opprimée,  par  lequel  elle  tàehe  d'attendrir  les  cœurs,  et 
d'empêcher  par  la  pitié  ce  qu'elle  n'a  pu  arrêter  par  la  force, 
il  ne  plaît  pas  à  mon  Sauveur  de  se  le  permettre  :  bien 
loin  de  s'emporter  jusqu'aux  murmures,  on  n'entend  pas 
même  le   son   de  sa  voix  ;  «  il  n'ouvre  pas  seulement  la 


1.  Dans  le  carême  des  Carmélites. 

2.  Variante  :•  surprenante.    — 
Cf.  p.  242,  n.  5. 


3.  Tar.  :  et  en  suspend. 
i.  Tar.  :  Cette  liberté. 
5.  V.  p.  182,  n.  4. 


SUR  LA  PASSION  DI  «SCS-CHRIST. 


489 


bouche  :  •  Non  aperuit  os  suum  * .  0  exemple  de  patience 
mal  suivi  par  les  chrétiens,  qui  te  vantent  d'être  ses  disci- 
ples !  Il  est  si  abandonné  aux  insultes,  qu'i.  ne  pense  pas 
même  avoir  aucun  droit  de  détourner  la  face  des  coups.  Un 
ver  de  terre  que  Ton  foule  aux  pieds  fait  encore  quelque 
faible  effort  pour  se  retirer;  et  Jésus,  comme  une  victime 
qui  attend  le  coup,  n'en  veut  pas  seulement  diminuer  la 
force  par  le  moindre  mouvement  de  tête1:  Faciem  meam  non 
averti  a'b  increpantibus  et  conspuentibus  *,  Ce  visage  autre- 
fois si  majestueux,  qui  ravissait  en  admiration  le  ciel  et  la 
îerre,  il  le  présente  droit  et  immobile  à  toutes  les  indignités 
dont  s'avise  une  canaille  furieuse.  Pour  quelle  raison,  chré- 
tiens ?  Parce  quTil  est  dans  un  état  de  victime,  toujours 
attendant  le  coup  ;  c'est-à-dire,  dans  un  état  de  dépouille- 
ment qui  l'expose  nu  et  désarmé,  pour  être  en  butte  à  toutes 
les  insultes  4,  de  quelque  côté  qu'elles  puissent  venir,  même 
des  mains  les  plus  méprisables.  \ 

L'étrange  anandonnement  de  cette  victime  dévouée  nous 
est  très  bien  expliqué  par  un  petit  mot  de  saint  Pierre,  en 
sa  première  épitre  canonique,  où  remettant  devant  nos  yeux 
Jésus-Christ  souffrant,  il  dit  «  qu'il  ne  rendait  point  oppro- 
bres pour  opprobres,  ni  malédiction  pour  malédiction,  et 
qu'il  n  usait  ni  de  plaintes,  ni  de  menaces  :  »  Cumpatere- 
tur,  non  comminabatur.  Que  faisait-il  donc,  chrétiens,  dans 
tout  le  cours  de^a  passion  T  Voici  une  belle  parole:  Trade- 
bat  autem  judicanti  se  injuste  5  :  <  Il  se  livrait,  il  s'aban- 
donnait à  celui  qui  le  jugeait  injustement  ;  »  et  ce  qui  se  dit 
de  son  juge  se  doit  entendre  conséquemment  de  tous  ceux 
qui  entreprenaient  de  lui  taure  insulte  :  Tradebai  autem  ; 


1.  /*.,  UUî  ?. 

2.  Var.:  Et  Jéaua  ne  veut  pas 
éiuder  le  co«p  par  ta  moindre 
mouvement  de  tète. 


3.  /».,  l,  6. 

4.  Var.:  Sans  force  et  sans  puie» 
ganee  i  toute  aorte  d'outrages. 

&  i  Pttr.,  n,  23. 


tOO  SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST. 

il  se  donne  à  eux  pour  faire  de  lui  à  leur  volonté.   Un  per- 
fide le  veut  baiser,  il  donne  les  lèvres  ;  on  le  veut  lier,  il 
présente  les  mains  ;  frapper  à  coups  de  bâton  S  il  tend  le 
dos  ;  on  veut  qu'il  porte  sa  croix,  il  tend  les  épaules  ;  on 
lui  arrache  le  poil  :  •  c'est  un  agneau,  dit  l'Écriture  *,  qui 
se  laisse  tondre s.  »  Mais  attendez- vous,  chrétiens,  que  je 
vous  représente  en  particulier  toutes  les  diverses  circon- 
stances de  cette  sanglante  tragédie  T  Faut-il  que  j'en  fasse 
paraître  successivement  tous  les  différents  personnages  1 
un  Malchus  qui  lui  frappe  la  joue  ;  un  Hérode  qui  le  traite 
comme  un  insensé  ;  un  pontife  qui  blasphème  contre  lui  ; 
un  juge  qui  reconnaît  et  qui  condamne  néanmoins  son  inno- 
cence ?  Faut-il  que  je  promène  le  Fils  de  Dieu  par  tant  de 
lieux  éloignés  qui  ont  servi  de  théâtre  à  son  supplice,  et  que 
je  le  fasse  paraître  usant  sur  son  dos  à  plusieurs  reprises 
toute  la  dureté  des   fouets,   lassant  sur  son  corps  toute  la 
force  des  bourreaux,  émoussant  en  sa  tête  toute  la  pointe 
des  épines  T  La  nuit  nous  aurait  surpris  avant  que  nous 
eussions  achevé  toute  cette  histoire  lamentable.  Parmi  tant 
d'inhumanités,  il  ne  fait  que  tendre  le  cou,  comme  une  vic- 
time volontaire.  Enfin   assemblei-vous,  6  Juifs  et  Romains, 
grands  et  petits,  peuples  et  soldats  ;  revenez  cent  fois  à  la 
charge,  multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures,  plaies  sur 
plaies,  douleurs  sur  douleurs,  indignités  sur  indignités  ;  qu'il 
devienne  l'unique  objet  de  votre  risée,  comme  un  insensé;  de 
votre  fureur,  comme  un  scélérat  :  Tradthat  autan  judicanti 
te;  il  s'abandonne  à  vous  sans  réserve  ;  il  est  prêt  à  soutenir 
tout  ensemble  tout  ce  qu'il  y  a  de  dur  et  d'insupportable 
dans  une  raillerie  inhumaine,  et  dans  une  cruauté  mali- 
cieuse.... 


1.  Var.  :  Flageller  inhumaine-  I      2.  ls.,  lui,  7. 
ment.  3.  Var.  :  C'est  une  brebis.. 


SUR  LA  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST.  191 

EXTRAIT 

OU  QUATRIÈME  SERMON  SUR  U  PASSION  DE  JÉSUS-CHRIST 

rRÉcHÉ  a  sAiirr-ciRKAUf'  ra  1066 

...  Que  faisait-il  donc,  chrétiens,  dans  tout  le  cours  de  sa 
passion  T  L'apôtre  saint  Pierre  nous  l'expliquera  dans  une 
seule  parole  :  Tradebat  autem  judicanti  se  injuste  ;  «  Il  se 
livrait,  il  s'abandonnait  à  celui  qui  le  jugeait  injustement.  » 
Et  ce  qui  se  dit  de  son  juge  se  doit  entendre  de  la  même 
sorte  de  tous  ceux  qui  entreprennent  de  lui  faire  insulte  : 
il  se  livre  tout  à  fait  à  eux  pour  faire  de  lui  à  leur  volonté. 
C'est  pourquoi  il  ne  refuse  pas  sa  divine  bouche  aux  perfi- 
des baisers  de  Judas  ;  il  tend  volontairement  aux  coups  de 
fouet  sec  épaules  innocentes  ;  il  donne  lui-même  ses  mains, 
qui  ont  opéré*  tant  de  miracles,  tantôt  aux  liens  et  tantôt 
aux  clous  ;  et  présente  ce  visage,  autrefois  si  majestueux,  à 
toutes  les  indignités  dont  s'avise  une  troupe  furieuse.  Il  est 
écrit  expressément,  qu'il  ne  détournait  pas  seulement  sa 
face  :  Faciem  meam  non  averti  ab  increpanlibus  et  conspuen- 
tibus  in  me  K  Victime  humblement  dévouée  à  toute  sorte 
d'excès,  il  ne  fait  qu'attendre  le  coup  sans  en  vouloir  seule- 
ment éluder  la  force  par  le  moindre  mouvement  de  tête. 
Venez  donc,  ô  Juifs  et  Romains,  magistrats  et  particuliers, 
peuples  et  soldats,  venez  cent  fois  à  la  charge  ;  multipliez  sans 
fin  vos  outrages,  plaies  sur  plaies,  douleurs  sur  douleurs, 
indignités  sur  indignités  :  mon  Sauveur  ne  résiste  pas,  et  res- 
pecte en  votre  fureur  Tordre  de  son  Père.  Ainsi  son  innocence 
est  abandonnée  au  débordement  effréné  de  votre  licence,  et  i 
U  toute-puissance,  si  je  puis  l'appeler  ainsi,  de  votre  malice4. 

1.  Devant  la  cour.  .       S.  /*.,  i,  6. 

2.  Première  rédaction  :  ouvriè-  1       A.  A  ces  deux  extraits  compare* 
iv*  de  tant  de  miracles.  |   le  premier  sermon,  pag.  182-18-4. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU' 

SERMON  POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  CARÊME 

PRÊCHÉ   A   PARIS,    LE  13   MARS   1661 

NOTICE 

Une  note  manuscrite  de  Bossuet2  fixe  la  date  de  ce  sermon.  II 
a  été  prononcé  pendant  le  carême  que  Bossuet  prêcha  chez  les 
Carmélites  de  Paris,  en  1661.  Il  fut  repris  et  revu  par  lui  en 
1666,  pour  le  carême  de  Saint-Germain  *.  Nous  donnons  le  texte 
de  la  première  rédaction,  en  ayant  soin  de  citer  au  bas  des  pages 
le   corrections  faites  par  Bossuet  cinq  ans  plus  tard. 


EXTRAITS 

Hic  est  filius  meus  dilectus  tnquo  mihi  frêne 
complacui  :  ipsum  audite. 

Celui-ci  est  mon  fils  bien  aimé  dans  lequel  je 
me  suis  plu  :  écoutez-le. 

Matth.  xvn,  51. 

L'orateur  se  propose  d'approfondir  dans  ce  sermon  «  le  secret 
rapport  >  qui  existe  c  entre  le  mystère  de  l'Eucharistie  et  le 
mystère  de  la  parole  sainte  >. 

PREMIER  POINT. 

Avec  la  même  ardeur  que  le  chrétien  déaire  recevoir  à  l'autel  ia 
vérité  du  corps  de  Jésus-Christ,  il  doit  désirer  qu'on  lui  prêche 
en  la  chaire  la  vérité  de  la  parole  de  Pieu,  c  Le  corps  de  Jésus- 

1.  Le  carême  de  1662  devait  dé-   I       2.  Relevée  par  M.  Gandar,  Choix 
buter  également  par  un  sermon    I    de  Sermons,  pp.24 9-251. 
sur  la  Prédication  Êvangéltque.    I        3. Gandar  Êtud.  criiiq,tl\, met  \n. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  195 

Christ  n'est  pas  plus  réellement  dans  le  sacrement  que  la  vérité 
de  Jésus-Christ  n'est  dans  la  prédication  évangélique.  »  D'où 
résultent*  pour  les  auditeurs  comme  pour  l'orateur  chrétien,  les 
obligations  les  plus  graves  : 

Que  chacun  parle  ici  à  sa  conscience  et  s'interroge  soi- 
même1  en  quel  esprit  il  écoute.  Que  chacun  pèse  devant 
Dieu  si  c  est  un  crime  médiocre  de  ne  faire  plus,  comme 
nous  faisons,  qu'un  divertissement  et  un  jeu  du  plus  grave, 
du  plus  important,  du  plus  nécessaire  emploi  de  l'Église. 
Car  c'est  ainsi  [que]  les  saints  conciles  nomment  le  minis- 
tère de  la  parole.  Mais  pensez  maintenant,  mes  frères, 
quelle  est  l'audace  de  ceux  qui  attendent  ou  exigent  même 
des  prédicateurs  autre  chose  que  l'Évangile  ;  qui  veulent 
qu'on  leur  adoucisse  les  vérités  chrétiennes,  ou  que,  pour 
les  rendre  agréables,  on  y  mêle  les  inventions  de  l'esprit 
humain  !  Ils  pourraient  avec  la  même  licence  souhaiter  de 
voir  violer  la  sainteté  de  l'autel,  en  falsifiant  les  mystères. 
Cette  pensée  vous  fait  horreur.  Mais  sachez  qu'il  y  a  pareille 
obligation  de  traiter  en  vérité  la  sainte  parole  et*  les 
mystères  sacrés.  D'où  il  faut  tirer  cette  conséquence,  qui 
doit  faire  trembler  tout  ensemble  et  les  prédicateurs  et  les 
auditeurs,  que,  tel  que  serait  le  crime  de  ceux  qui  feraient 
ou  exigeraient  la  célébration  des  divins  mystères  autrement 
que  Jésus-Christ  ne  les  a  laissés,  tel  est  l'attentat  des  pré- 
dicateurs et  tel  celui  des  auditeurs,  quand  ceux-ci  désirent 
et  que  ceux-là  donnent  la  parole  de  l'Évangile  autrement 
que  ne  l'a  déposée  entre  les  mains  de  son  Église  ce  céleste 
prédicateur,  que  le  Père  nous  ordonne  aujourd'hui  d'en- 
tendre :  Ipsum  audiU. 

Car  c'est  suivant  ces  principes,  mes  sceurs,  [que]  l'Apôtre 
enseigne  aux    prédicateurs  qu'ils  doivent  s'étudier    non 

t.  Y.  Brachet,  Gramm.,  p.  33£-    |       8.  Var.  :  que,  au  lieu  de  et. 


194 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


à  se  faire  renommer  par  leur  éloquence,  mais  à  «  se  rendre 
reçommandables  à  la  conscience  des  hommes  par  la  mani- 
festation de  la  vérité1  »  ;  où9  il  leur  enseigne  deux  choses: 
en  quel  lieu  et  par  quel  moyen  ils  doivent  se  rendre  recoin- 
mandables.  Où T  —  Dans  les  consciences.  Comment?  — 
Par  la  manifestation  de  la  vérité*;  et  l'un  est  une  suite  de 
l'autre.  Car  les  oreilles  sont  flattées  par  la  cadence  et 
l'arrangement  des  paroles*;  l'imagination,  réjouie  par  la 
délicatesse  des  pensées  ;  l'esprit,  gagné5  quelquefois  par 
la  vraisemblance  du  -raisonnement  :  la  conscience  veul  la 
vérité  ;  et  comme  c'est  à  la  conscience  que  parlent  les  pré- 
dicateurs, ils  doivent  rechercher,  mes  sœurs,  non  des 
brillants  9  qui  égayent,  ni  une  harmonie  7  qui  délecte,  ni 
des  mouvements  qui  chatouillent  ;  mais  des  éclairs  qui 
percent,  un  tonnerre  qui  émeuve,  un  foudre  qui  brise  les 
cœurs.  Et  où  trouveront-ils  toutes  ces  grandes  choses,  s'ils  ne 
font  luire  la  vérité,  et  parler  Jésus-Christ  lui-même  ?  Dieu  a 
les  orages  en  sa  main;  il  n'appartient  qu'à  lui  de  faire  écla- 
ter dans  les  nues  le  son  8  du  tonnerre;  il  lui  appartient 
beaucoup  plus  d'éclairer  et  de  tonner  dans  les  consciences, 
et  de  fendre9  les  cœurs  endurcis  par  des  coups  de  foudre; 
et  s'il  y  avait  un  prédicateur  assez  téméraire  pour  at- 
tendre ces  grands  effets  de  son  éloquence10,  il  me  semble 


1.  II  Cor.,  vr,  v 

2.  Où  il  leur  enseigne.  Voir 
page  181,  note  2. 

3.  Bossuet  ajoute  ici  entre 
parenthèses  l'indication  d'un  dé- 
veloppement nouveau  :  «  No- 
tel  une  troisième  chose,  eoram 
Deo  qui  florùttur,  in  Domino 
glorietur.  » 

4.  Il  y  avait  dans  la  première 
rédaction  par  l'harmonie  des  pa- 
roles. 

4.  Var.  :  persuadé. 


(t    Correction  de  1666  :  non  un 
brillant  et  un  feu  d'esprit. 

7.  Var.  :  une  musique. 

8.  Var.  :  le  bruit. 

9.  Var.  :  briser,  —  rompre. 

10.  Var.  :  Et  le  prédicateur  qui 
attend  ces  grands  effets  de  son 
éloquence  ressemble  i  ce  prince 
audacieux  qui  attenta — d'imiter  la 
fondre  pour  faire  le  Dieu,  —  d'imi- 
ter le  bruit  du  tonnerre  et  lancer 
la  foudre  inévitable  aven  de  trop 
faibles  mains. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


195 


que  Dieu  lui  dit  comme  à  Job  :  Si  habes  brachium  ticut 
Deus,  et  si  voce  simili  tonas1 ...  :  «  Si  tu  crois  avoir  un  bras 
comme  Dieu  «  et  tonner  d'une  voix  semblable,  »  achève,  et 
fais  le  Dieu  tout  à  fait;  «élève-toi  dans  les  nues,  parais  en 
«ta  gloire,  renverse  les  superbes  en  ta  fureur»,  et  dispose 
à  ton  gré  des  choses  humaines  :  Circumda  tibi  décorent,  et  in 
sublime  erigert,  et  esto  gloriosus...Dispergesuperbos  in  furore 
tuo  *.  Quoi  !  avec  cette  faible  voix  imiter  le  tonnerre  du 
Dieu  vivant5!...  N'affectons  pas  d'imiter  la  force  toute  puis- 
sante de  la  voix  de  Dieu  *  par  notre  faible  éloquence. 

Que  si  vous  voulez  savoir  maintenant  quelle  part  peut 
donc  avoir  l'éloquence  dans  les  discours  chrétiens,  saint 
Augustin  vous  dira  qu'iPne  lui  est  pas  permis  d'y  paraître 
qu'à  la  suite  de  la  sagesse  :  Sapientiam  [de  dotno  sua,  id  est, 
pectore  sapientis,  procedere  inlelligas  et  tanquam  insepara- 
bilem  famulam,  etiam  non  vocatam,  sequi  eloquentiam*].  IL 
y  a  ici  un  ordre  à  garder  :  la  sagesse  marche  devant,  comme 
la  maîtresse;  l'éloquence  s'avance  après,  comme  la  suivante. 
Mais  ne  remarquez-vous  pas,  chrétiens,  la  circonspection  de 
saint  Augustin.,  qui  dit  qu'elle  doit  suivre  sans  être  appelée  ? 
U  veut  dire  que  l'éloquence,  pour  être  digne  d'avoir  quelque 
place  6  dans  les  discours  chrétiens,  ne  doit  pas  être  recher- 
chée avec  trop  d'étude.  Il  faut  qu'elle  semble  venir T  comme 
d'elle-même,  attirée  par  la  grandeur  des  choses,  et  pour 
servir  d'interprète  à  la  sagesse  qui  parle.  Mais  quelle  est 
celte  sagesse,  messieurs,  qui  doit  parler  dans  les  chaires, 
sinon  Notre  Seigneur  Jésus-Christ,  qui  est  la  sagesse  du 
Père  qu'il  nous  ordonne  aujourd'hui  d'entendre?  Ainsi  le 


1.  Job,  XL,  i. 

*.  Job,  il,  5,  6. 

3.  Hs.:  etc.  —  Bossue  t  se  propo- 
sait d'insister  en  chaire  sur  ce 
point. 


4.  Var.  :  d'imiter   la  voix  de 
Dieu. 

5.  De  doctr.  Christ.,  rv,  10. 

6.  Var.  :  de  paraître  dans... 

7.  Correction  de  1666  :  Vienne. 


!96 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


prédicateur  évangélique,  cest  celui  qui  fait  parler  Jésus» 
Christ.  Mais  il  ne  lui  fait  pas  tenir  un  langage  d'homme,  il 
craint  de  donner  un  corps  étranger  à  sa  vérité  éternelle  : 
c'est  pourquoi  il  puise  tout  dans  les  Écritures,  il  en  emprunte 
même  les  termes  sacrés,  non  seulement  pour  fortifier,  mais 
pour  embellir  son  discours.  Dans  le  désir  qu'il  a  de  gagner 
les  âmes,  il  ne  cherche  que  les  choses  et  les  sentiments.  Ce 
n'est  pas1,  dit  saint  Augustin*,  qu'il  néglige  les3  orne- 
ments de  Télocution,  quand  il  les  rencontre  en  passant  et 
qu'il  les  voit  fleurir*  devant  lui  par  la  force  des  bonnes 
pensées  qui  les  poussent  ;  mais  aussi  n'affecte-t-il5  pas  de 
s'en  trop  parer,  et  tout  appareil  lui  est  bon,  pourvu  qu'il 
soit  un  miroir  où  Jésus-Christ  paraisse  en  sa  vérité,  un  canal 
d'où  sortent  en  leur  pureté  les  eaux  vives  de  son  Évangile  ; 
ou,  s'il  faut  quelque  chose  de  plus  animé,  un  interprète 
fidèle  qui  n'altère,  ni  ne  détourne,  ni  ne  mêle,  ni  ne  dimi 
nue8  sa  sainte  parole. 

Vous  voyez  par  là,  chrétiens,  ce  que  vous  devez  attendre 
des  prédicateurs.  J'entends  qu'on  se  plaint  souvent  qu'il 
s'en  trouve  peu  de  la  sorte;  mais,  mes  frères,  s'il  s'en 
trouve  peu,  ne  vous  en  prenez  qu'à  vous-mêmes  :  car  c'est 
à  vous  de  les  faire  tels.  Voici  un  grand  mystère 7  que  je 
vous  annonce.  Oui,  mes  frères,  c'est  aux  auditeurs  de  faire 
les  prédicateurs.  Ce  ne  sont  pas  les  prédicateurs  qui  se 
font  eux-mêmes.  Ne  vous  persuadez  pas  qu'on  attire  du 
ciel  quand  on  veut  cette  divine  parole.  Ce  n'est  ni  la  force 
du  génie,  ni  le  travail  assidu,  ni  la  véhémente  8  contention 
qui  la  font  descendre.  On  ne  peut  pas  la  forcer,  dit  un 


1.  Var.  :  Il  ne  néglige  pas,  dit 
»aint  Augustin... 
2    De  Doctr.  Christ.,  iv,  57. 

3.  Correction  de  1666  :  quelques 
ornements. 

4.  Corr.  de  1666  :  comme  fleurir. 


5.  Ne  désire-t-il  pas, 

6.  Correction  de  1666  :  n'affai- 
blisse. —  Var.  :  ne  falsifie. 

7.  Var.  :    une   chose   incroya 
ble. 

8.  Var.  :  forte. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  117 

excellent  prédicateur,  il  faut  qu'elle  se  donne  elle-même: 
Non  exigitur,  sed  donatur  *.  Dieu  n'a  pas  résolu  de  parler 
toujours  quand  il  plaira  à  l'homme  de  lui  commander.  «  Il 
souffle  où  il  veut*»,  quand  il  veut;  et  la  parole  de  vie  qui 
commande  à  nos  volontés,  ne  reçoit  pas  la  loi5  de  leurs 
mouvements  :  Dominatur  divinus  sermo,  non  servit,  et  ideo  non 
quum  jubetur  loquitur,$ed  jubet4.  \ oulez-vous  savoir,  chré- 
tiens, quand  Dieu  se  plaît  de B  parler?  quand  les  hommes 
sont  disposés  à  l'entendre.  Cherchez  en  vérité  la  saine  doc- 
trine, Dieu  vous  suscitera  des  prédicateurs.  Que  le  champ 
soit  bien  préparé  :  ni  le  bon  grain,  ni  le  laboureur,  ni  la 
rosée 6  du  ciel  ne  manqueront  pas7.  Que  si  vous  êtes 
de  ceux  qui  détournent  leur  oreille  de  la  vérité  et  qui 
demandent  des  fables  et  d'agréables  rêveries,  ad  fabulas  au- 
tem  [convertentur]*.  Dieu  commandera  à  ses  nuées9,  il  reti- 
rera la  saine  doctrine  de  la  bouche  des  prédicateurs.  Il 
envoie  en  sa  fureur  des  prophètes  insensés  et  téméraires, 
qui  disent  :  La  paix,  où  il  n'y  a  point  de  paix 10;  qui  disent  : 
Le  Seigneur,  le  Seigneur,  et  le  Seigneur  ne  leur  a  point 
donné  de  commission11.  Voilà  le  mystère  que  je  promettais. 
Ce  sont  les  auditeurs  fidèles  qui  font  les  prédicateurs  évan- 
géliques,  parce  que  les  prédicateurs  étant  faits  pour  les  au- 
diteurs, les  uns  **  reçoivent  d'en  haut  ce  que  méritent  les 
autres  :  Bas  doctor  accipit  quod  meretur  auditor**.  Aimez 
donc  la  vérité,  chrétiens,  et  elle  vous  sera  annoncée  ;  ayez 
appétit  de  ce  pain  céleste,  et  il  vous  sera  présenté.  Souhai- 

1.  S.   ¥etr.     Chrytol^    Sermo    i       7.  Voy.  p.  99,  n.  1;  Brachet  et 


LXXIYI. 

2.  Joann.,  ni,  8. 

3.  Yar.  :  ne  dépend  pas. 

4.  S.     ¥etr,    Chrysol.,    Sermo 

LXXXYI. 

5.  Se   plaît    de    parler.    Yoir 
page  111,  note  1. 

6.  Var.  :  la  plaie. 


Dussouchet,  Gramrr .,  p.  458. 

8.  11.  Timoth.,  vr,  4. 

9.  /».,  v,  6. 

10.  Jérém.,  toi,  h,  42. 

11.  Exeeh.,  xm,  6. 

12.  Var.  :  ceux-là. 

13.  S.  Petr.   Chrysol,,  Sermon 

LXXXVl. 


198  SUR  LÀ  PAROLE  DE  DIEU. 

tes  d'entendre  parler  Jésus-Christ,  et  il  fera  résonner  sa 
voix  jusques  aux  oreilles  [de]  votre  cœur.  C'est  là  que  tous 
devex  vous  rendre  attentifs,  et  c'est  ce  que  je  tacherai  de 
vous  faire  voir  dans  ma  seconde  partie. 

DEUXIÈME  POINT 

Le  second  rapport,  chrétiens,  que  nous  avons  remarqué 
entre  la  parole  de  Dieu  et  l'Eucharistie,  c'est  que  l'une  et 
l'autre  doit  aller  au  cœur,  quoique  par  des  voies  différentes  : 
l'une  par  la  bouche,  l'autre  par  l'oreille.  C'est  pourquoi 
comme  celui-là  boit  et  mange  son  jugement  qui,  appro- 
chant du  mystère,  prépare  seulement  la  bouche  du  corps 
et  ferme  à  Jésus-Christ  la  bouche  du  cœur;  ainsi  celui-là 
reçoit  sa  condamnation  qui,  écoutant  parler  Jésus-Christ, 
lui  prête  l'oreille  au  dehors,  et  bouche  l'ouïe  au  dedans* 
à  cet  enchanteur  céleste,  incantantis  sap tenter*,  et  n'entend 
pas  Jésus-Christ  qui  parle.  Que  si  vous  me  demandez  ici, 
chrétiens,  ce  que  c'est  que  prêter  l'oreilleliu  dedans,  je  vous 
répondrai  en  un  mot  que  c'est  écouter  attentivement.  Mais 
l'attention  dont  je  parle  n'est  pas  peut-être  celle  que  vous 
entendez.  Et  il  nous  faut  ici  expliquer  deux  choses  :  combien 
est  nécessaire  l'attention,  et  en  quelle  partie  de  à  âme  elle 
doit  être. 

Tour  bien  entendre,  mes  sœurs ,  quelle  doit  être  notre 
attention  à  la  divine  parole,  il  faut  s'imprimer  bien  avant 
cette  vérité  chrétienne  qu'outre  le  son  qui  frappe  l'oreille,  il 
y  i  une  voix  secrète  qui  parle  intérieurement,  et  que  ce  dis- 
ccirs  spirituel  et  intérieur,  c'est  la  véritable  prédication, 
s  ns  laquelle  tout  ce  que  disent  les  hommes  ne  sera,  qu'un 
fr  mit  inutile.  Intus  omnet  auditores  sumut*  :  Le  Fils  de  Dieu 

1.  Var.  :  lui  ouvre  l'oreille  du   I       2.  Ps.,lvh,  6. 
corps  et  bouche  l'oreille  du  corar.   |      3.  S.  Augutt.,  Sermo  cixxix,  17 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  1V9 

ne  nous  permet  pas  de  prendre  le  titre  de  maîtres  :  «  Que 
personne,  dit-il,  ne  s'appelle  maître.  Car  il  n'y  a  qu'un  seul 
maître  et  un  seul  docteur  :  »  Unit*  est  enim  magistervester*. 
Si  nous  entendons8cette  parole,  nous  trouverons,  dit  saint 
Augustin 5,  que  nul  ne  nous  peut  enseigner  que  Dieu  :  ni 
les  hommes  ni  les  anges  n'en  sont  point  capables.  Ils  peu- 
vent bien  nous  parler  de  la  vérité;  ils  peuvent,  pour  ainsi 
dire,  la  montrer  au  doigt;  Dieu  seul  la  peut  enseigner,  parce 
que  lui  seul  nous  éclaire  pour  discerner  les  objets  :  ce  que 
saint  Augustin  éclaircit  par  la  comparaison  de  la  vue.  [G'estj 
en  vain  que  l'on  nous  désigne*  avec  le  doigt  les  peintures 
de  cette  église;  en  vain  que  l'on  nous  marque  la  délica- 
tesse des  traits  et  la  beauté  des  couleurs,  où  notre  œil  ne 
distingue  rien  si  le  soleil  ne  répand  sa  clarté  dessus.  Ainsi, 
parmi  tant  d'objets  qui  remplissent  notre  entendement, 
quelque  soin  que  prennent  les  hommes  de  démêler  le  vrai 
d'avec  le  faux,  si  Celui  dont  il  est  écrit  qu'il  «  éclaire  tout 
homme  venant  au  monde5  »,  n'envoie  une  lumière  invisi- 
ble sur  les  objets  et  l'intelligence,  jamais  nous  ne  ferons  le 
discernement8.  C'est  donc  en  sa  lumière  que  nous  décou- 
vrons la  différence  des  choses  ;  c'est  lui  qui  nous  donne  un 
certain  sens  qui  s'appelle  le  «  sens  de  Jésus-Christ7  »,  par 
lequel  nous  goûtons  8  ce  qui  est  de  Dieu  ;  c'est  lui  qui  ouvre 
le  cœur,  et  qui  nous  dit  au  dedans  :  C'est  la  vérité  qu'on 
vous  prêche.  Et  c'est  là,  comme  je  l'ai  dit,  la  prédication 
véritable.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Augustin  :  «  Voici, 
mes  frères,  un  grand  secret  :  »  Magnum  sacramentum,  fra- 


4.  Matth.,  xxm,  8. 

2.  Si  nous  comprenons... 

3.  De  Peccat.  mer.  et  remiss., 
lib.  I,  n.  37. 

4.  Var.  :   En    vain  nous  dési- 
gne-t-on. 

5.  Joann.,  i,  9. 


6.  Note  interlinéaire  de  1666  : 
«  Je  puis  bien  vous  montrer  au 
doigt  l'objet  et  adresser  votre 
vue  :  puis-je  vous  donner  des 
yeux  pour  le  regarder f  » 

"2. 1  Cor.,  n,  16. 

8.  Var.; connaissons. 


BOSSUET,    SERMONS.    -  16 


200 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


tre$  *  :  «  le  son  de  la  parole  frappe  les  oreilles,  le  Maître  est 
au  dedans  ;  »  on  parle  dans  la  chaire,  la  prédication  se  fait 
dans  le  cœur.  Sonus  verborum  [nostrorum\  aures  percutit, 
magistet  inïus  est*.  Car  il  n'y  a  qu'un  maître,  qui  est  Jésus- 
Christ,  et  lui  seul  enseigne  les  hommes. 

Il  n'en  faut  pas  moins  respecter  «  cette  parole  sensible  et  exté- 
rieure »  des  prédicateurs,  comme  nous  respectons  «  la  forme  sen- 
sible du  pain  spirituel  qui  nous  nourrit  pour  la  vie  éternelle.  » 
Il  faut  craindre  autant  de  «  laisser  tomber  du  cœur  la  parole  de 
vérité  *  que  de  laisser  tomber  à  terre  l'hostie  eucharistique. 

Mais  il  me  semble  que  vous  me  dites  que  nous  n'avons 
pas  sujet  de  nous  plaindre  du  peu  d'attention  de  nos  audi- 
teurs :  bien  loin  de  laisser  perdre  les  sentiments,  ils  pèsent 
exactement  toutes  les  paroles;  non  seulement  ils  sont  atten- 
tifs, mais  ils  mettent  tous  les  discours  à  la  balance,  et  ils  en 
remarquent  au  juste5  le  fort  ou  le  faible.  Pendant  que  nous 
parlons,  dit  saint  Chrysostome4,  on  nous  compare  avec  les 
autres  et  avec  nous-mêmes,  le  premier  discours  avec  le 
suivant5,  le  commencement  avec  le  milieu,  comme  si  la 
chaire  était  un  théâtre  où  l'on  monte  pour  disputer6  le  prix 
du  bien  dire.  Ainsi  je  confesse  qu'on  est  attentif,  mais  ce 
n'est  pas  l'attention  que  Jésus  demande.  Où  doit-elle  être, 
mes  frères?  Où  est  ce  lieu  caché  dans  lequel  Dieu  parle?  Où 
se  fait  cette  secrète  leçon  dont  Jésus-Christ  a  dit  dans  son 
Évangile  :  «  Quiconque  a  ouï  de  mon  Père  et  a  appris,  vient 
à  moiT  »  î  Où  se  donnent8  ces  enseignements  et  où  se  tient 
cette  école  dans  laquelle  le  Père  céleste  parle  si  fortement 
de  son  Fils,  où  le  Fils  enseigne  réciproquement  à  connaître 


1.  In  Epist.  Joann.  Tract.,  m, 
n.3. 

2.  Ibid. 

3.  Var.  :  ils  en  savent  dire  à 
point  nommé . 


4.  De  Sacerd.,  V,  î 

5.  Var.  :  avec  le  second. 

6.  Var.  :  où  il  fallût  disputer. 

7.  Joann.,  vi,  45. 

*<  Var.  :  Où  donne-t-tt- 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


201 


son  Père  céleste  ?  Écoutez  saint  Augustin  là-dessus,  dans  cet 
ouvrage  admirable  de  la  Prédestination  des  Saints  :  Valde 
remota  est  a  sensibus  carnis  hœc  schola,  in  qua  Pater  auditur 
[veldocei],  ut  veniatûr  adFilium1.  Que  cette  école  céleste  dans 
laquelle  le  Père  apprend  à  venir  au  Fils,  est  éloignée  des 
sens  de  la  chair!  Encore  une  fois,  nous  dit-il,  qu'elle  est 
éloignée  des  sens  de  la  chair,  cette  école  où  Dieu  est  le  maî- 
tre !  Valde,  inquam,  remota  est  a  sensibus  carnis  hœc  schola, 
in  qua  Deus  auditur  et  docetl  Mais  quand  Dieu  même  par- 
ierait à  l'entendement  par  la  manifestation  de  la  vérité,  il 
faut  encore  aller  plus  avant.  Tant  que  les  lumières  de  Dieu 
demeurent  simplement  à  l'intelligence,  ce  n'est  pas  encore 
la  leçon  de  Dieu,  ce  n'est  pas  l'école  du  Saint-Esprit,  parce 
qu'alors,  dit  saint  Augustin8,  Dieu  ne  nous  enseigne  que 
selon  la  loi,  et  non  encore  selon  la  grâce  ;  selon  la  lettre  qui 
tue,  non  [selon]  l'esprit  qui  vivifie.  Donc,  mes  frères,  pour 
être  attentif  à  la  parole  de  l'Évangile,  il  ne  faut  pas  ramasser 
son  attention5  au  lieu  où  se  mesurent  les  périodes,  mais 
au  lieu  où  se  règlent  les  mœurs.  11  ne  faut  pas  se  recueillir 
au  lieu  où  Ton  goûte  les  belles  pensées,  mais  au  lieu  où  se 
produisent  les  bons  désirs.  Ce  n'est  pas  même  assez  de  se 
retirer  au  lieu-  où  se  forment  les  jugements,  il  faut  aller  à 
celui  où  se  prennent  les  résolutions.  Enfin,  s'il  y  a  quelque 
endroit  encore  plus  profond  et  plus  retiré  où  se  tienne  le 
conseil  du  cœur,  d'où  l'on  détermine4  tous  ses  desseins, 
d'où  l'on  donne  *  le  branle  à  ses  mouvements,  c'est  là  qu'il 
faut  se  rendre  attentif  pour  écouter  Jésus-Chri  t6. 


1.  De  Prédestinât,  banct.,  1Z. 

2.  De  Grat.  Christ.,  15. 

3.  Var.  :  Pour  rencontrer  cette 
école  et  pour  écouter  cette  voix, 
il  faut  se  retirer  au  plus  grand 
secret  et  dans  le  centre  du  cœur. 
U  ne  faut  pas... 


4.  Var.  :  où  se  déterminent. 

5.  Var.  :  où  se  donne...  où  l'on 
donne... 

6.  Dans  le  sermon  de  1662  sur 
la  Prédication  Êvangéiique,  où 
Bossuet  reproduit  presque  textuel- 
lement tout  le  commencement  de 


202 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


Si  vous  lui  prêtez  cetie  attention,  c'est-à-dire  si  vous 
pensez  à  vous-mêmes,  au  milieu  du  son  qui  vient  à  l'oreille 
et  des  pensées  qui  naissent  dans  l'esprit,  vous  verrez  partir 
quelquefois  comme  un  trait  de  flamme  *.  Car  ce  n'est  pas 
en  vain  que  saint  Paul  a  dit  que  «  la  parole  de  Dieu  est  vive, 
efficace,  plus  pénétrante  qu'un  glaive  tranchant  des  deux 
côtés;  qu'elle  va  jusqu'à  la  moelle  du  cœur  et  jusqu'à  la 
division  de  l'âme  et  de  l'esprit2  »,  c'est-à-dire,  comme  il 
l'explique,  qu'elle  «  discerne  toutes  les  pensées  et  les  plus 
secrètes  intentions  du  cœur  »;  et  c'est  ce  qui  fait  dire  au 
même  apôtre  que  la  prédication  est  une  espèce  de  prophétie  : 
[Celui  qui  prophétise  parle  aux  hommes  pour  les  édifier,  les 
exhorter  et  les  consoler  :]  Qui  prophetat,  hominibus  loquitur 
ad  œdificationem,  et  exhortationem,  et  consolationem*  ;  parce 
que  Dieu  fait  dire  quelquefois  aux  prédicateurs  je  ne  sais 
quoi  de  tranchant  qui,  à  travers  nos  voies  tortueuses  et  nos 
passions  compliquées,  va  trouver  ce  péché  que  nous  [déro- 
bons]4 et  qui  dort  dans  le  fond  du  cœur.  C'est  alors,  c'est 
alors,  mes  frères,  qu'il  faut  écouter  attentivement  Jésus- 
Christ  qui  contrarie  nos  pensées,  qui  nous  trouble  dans  nos 
plaisirs 5,  qui  va  mettre  la  main  sur  nos  blessures.  C'est 
alors  qu'il  faut  faire  ce  que  dit  l'[Ecclésiastique]  :  [Que  l'homme 
sensé  entende  une  parole  sage,  il  la  louera  et  se  l'appliquera 
aussitôt]  :  Verbum  sapiens  quodcunque  audierit  scius,  lauda- 
bit  et  ad  se  adjiciet6. 


ce  beau  passage,  il  en  a  modifié 
la  fin  comme  il  suit  :  «  C'est 
là  que ,  sans  s'arrêter  à  la 
chaire  matérielle,  il  faut  dresser 
à  ce  maître  invisible  une  chaire 
invisible  et  intérieure  où  il  pro- 
nonce ses  oracles  avec  empire. 
Là  quiconque  écoute ,  obéit  ; 
quiconque  prête  l'oreille  a  le 
cœur  touché.  » 


1.  Var.  :  Si  vous  pensez  à  vous 
même,  un  trait  de  flamme  viendr 
quelquefois  vous  percer  le  cœur 
et  ira  droit   au  principe  de  vos 
maladies. 

2.  Hebr.,  iv,  42. 

3.  I  Cor.,  xiv,  3. 

4.  Var.  :  vos  voies,  .vous  dérober 

5.  Var.  :  désirs. 
6   Eccl.%  xxi,  18. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


20Ô 


Si  le  coup1  ne  va  pas  encore  assez  loin,  prenons  nous- 
mêmes  le  glaive  et  enfonçons-le  plus  avant.  Que  plût  à  Dieu 
que  nous  portassions  le  coup  si  avant  que  la  blessure  allât 
jusqu'au  vif,  que  le  sang  coulât  par  les  yeux,  je  veux  dire  les 
larmes,  que  saint  Augustin  appelle1  si  élégamment  Me  sang 
de  l'âme3.  Mais  encore  n'est-ce  pas  assez  ;  il  faut  que  de  la 
componction  du  cœur  naissent  les  bons  désirs,  ensuite  que 
les  bons  désirs  se  tournent  en  résolutions  déterminées,  que 
les  saintes  résolutions  se  consomment  par  les  bonnes  œuvres, 
et  que  nous  écoutions  Jésus-Christ  par  une  fidèle  obéissance 
à  sa  parole. 

TROISIÈME  POINT 

Ce  n'est  qu'à  notre  vie  et  à  nos  mœurs  que  l'on  peut  reconnaî- 
tre si  nous  avons  bien  écouté  la  parole  divine  : 

Car  il  s'élève  souvent  dans  le  cœur  certaines  imitations 
des  sentiments  véritables  par  lesquelles  un  homme  se  trompe 
lui-même  ;  si  bien  qu'il  n'en  faut  pas  croire  certaines  fer- 
veurs, ni  quelques  désirs  imparfaits;  et  afin  de  bien  recon- 
naître si  l'on  est  touché  véritablement,  il  ne  faut  interroger 
que  ses  œuvres  :  Operibus  crédite  *. 

J'ai  observé,  à  ce  propos,  qu'un  des  plus  illustres  prédica- 
teurs, et  sans  contredit  le  plus  éloquent  qui  ait  jamais  ensei 
gné  l'Église,  je  veux  dire  saint  Jean  Chrysostome 5,  reproche 
souvent  à  ses  auditeurs  qu'ils  écoutent  les  discours  ecclé- 
siastiques* de  même  que  siT  c'était  une  comédie.  Comme 
je  rencontrais8  souvent  ce  reproche  dans  ses  divines  prédi- 
cations, j'ai  voulu  rechercher  attentivement  quel  pouvait 


1.  Sermo  cccli,  n.  7. 

2.  Appréciation  contestable. 

3.  Ce  passage  se  retrouve,  à  peu 
le  choses  près,  dans  le  sermon 
tur  la  Prédication  ëvangéligtie 


4.  Joann.,  x,  38. 

5.  De  Sacerdot.,  lib.  V,  n.  1 

6.  Var.  :  ia  prédication 

7.  Var,  :  comme  si. 

8.  Var.  :  J'ai  lu. 


204 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


être  le  fond  de  cette  pensée,  et  voici  ce  qu'il  m'a  semblé  : 
c'est  qu'il  y  a  des  spectacles  qui  n'ont  pour  objet  que  le 
divertissement  de  l'esprit,  mais  qui  n'excitent  pas  les  affec- 
tions, qui  ne  remuent  pas  les  ressorts  du  cœur.  Mais  il  n'en 
est  pas  de  la  sorte  de  ces  représentations  animées  qu'on 
donne  sur  les  théâtres  *  [elles]  sont  dangereuses  en  ce  point 
qu'elles  ne  plaisent  point  si  elles  n'émeuvent,  si  elles  n'in- 
téressent le  spectateur,  si  elles  ne  lui  font  jouer  aussi  son 
personnage ,  sans  monter  sur  le  théâtre  et  sans  être  de  la 
tragédie1.  C'est  en  quoi2  ces  spectacles  sont  à  craindre, 
parce  que  le  cœur  apprend  insensiblement  à  se  remuer  de 
bonne  foi.  11  est  donc  ému,  il  est  transporté,  il  se  réjouit, 
il  s'afflige  de  choses  qui  au  fond  sont  indifférentes.  Mais 
une  marque  certaine  que  ces  mouvements  [ne]  tiennent  pas 
au  cœur,  c'est  qu'ils  s'évanouissent  en  changeant  de  lieu. 
Cette  pitié  qui  causait  des  larmes,  cette  colère  qui  enflam- 
mait et  les  yeux  et  le  visage,  n'étaient  que  des  images  et 
des  simulacres  par  lesquels  le  cœur  se  donne  la  comédie  en 
lui-même,  qui  produisaient  toutefois  les  mêmes  effets  que 
les  passions  véritables  :  tant  il  est  aisé  de  nous  imposer, 
tant  nous  aimons  à  nous  jouer  nous-mêmes  5. 


1.  Var.  :  Sans  être  de  l'action  et 
sans  monter  sur  le  théâtre.  — 
Bossuet  dira  de  même  plus  tard 
(Maximes  et  Réflexions  sur  la  Co- 
médie, iv)  :  «  Si  l'auteur  ou  l'ac- 
teur d'une  tragédie  ne  sait  pas 
émouvoir  le  spectateur  et  le  trans- 
porter de  la  passion  qu'il  veut 
exprimer,  où  tombe-t-il,  si  ce  n'est 
dans  le  froid,  dans  l'ennuyeux, 
dans  le  ridicule  ?...  On  se  voit 
soi-même  dans  ceux  qui  nous 
paraissent  comme  transportés  par 
les  passions;  on  devient  bientôt 
un  acteur  secret  dans  la  tragédie  ; 
on  y  joue  sa  propre  passion.  > 


2.  Var.:  C'est  pourquoi. 

3.  On  voit  par  une  addition  de 
1666  sur  le  manuscrit  de  ce  ser- 
mon que  Bossuet  voulait  insister 
encore  plus  sur  l'impression  vive 
et  durable  produite  par  les  repré- 
sentations théâtrales  : 

« ...  Et  on  ne  veut  |pas]  que  nous 
disions  que  ces  représentations 
sont  très  dangereuses  1  Combien 
de  plaisirs  et  de  charmes  ima- 
gine- t-  on  dans  la  chose  dont 
l'imitation  même  est  si  agréable  1 
Les  impressions  demeurent  des 
passions  de  théâtre  (c'est-à-dire  ; 
celles  qui  sont  produites  par  les 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


205 


Quand  le  docte  saint  Chrysostome  craignait  que  ses  audi- 
teurs n'assistassent  à  ses  sermons  de  même  qu'à  la  comédie, 
c'est  que  souvent  ils  semblaient  émus  ;  il  s'élevait  dans  son 
auditoire  des  cris  et  des  voix  confuses  qui  marquaient  que 
ses  paroles  excitaient  les  cœurs*.  Un  homme  un  peu  moins 
expérimenté  aurait  cru  que  ses  auditeurs  étaient  convertis  ; 
mais  il  appréhendait,  chrétiens,  que  ce  ne  fussent  des  affec- 
tions de  théâtre,  excitées  par  ressorts  et  par  artifices  ;  il 
attendait  à  se  réjouir  quand  il  verrait  les  mœurs  corrigées, 
et  c'était  en  effet  la  marque  assurée  que  Jésus-Christ  était 
écouté. 

Ne  vous  fiez  donc  pas,  chrétiens,  à  ces  émotions  sensi- 
bles, si  vous  en  expérimentez  quelquefois  dans  les  saintes 
prédications.  Si  vous  en  demeurez  à  ces  sentiments,  ce  n'est 
pas  encore  Jésus-Christ  qui  vous  a  prêché  ;  vous  n'avez  encore 
écouté  que  l'homme  ;  sa  voix  peut 2  aller  jusque-là  ;  un  in- 
strument bien  touché  peut  bien  exciter  les  passions.  Com- 
ment saurez-vous,  chrétiens,  que  vous  êtes  véritablement 
enseignés  de  Dieu?  Vous  le  saurez  par  les  œuvres.  Car  il  faut 
apprendre  de  saint  Augustin  la  manière  d'enseigner  de  Dieu, 

cette  manière  si  haute,  si  intérieure Elle  ne  consiste  pas 

seulement  dans  la  démonstration  de  la  vérité,  mais  dans 
l'infusion  de  la  charité  ;  elle  ne  fait  pas  seulement  que  vous 
sachiez  ce  qu'il  faut  aimer,  mais  que  vous  aimiez  ce  que 
vous  savez:  Si  doctrina  dicenda  est...,  allias  et  interiùs..., 
ut  non  ostendat  tantummodo  vei'itatem,  verum  etiam  imper- 


passions  de  théâtre)  ;  celles  de  la 
parole  spirituelle  sont  bien  plus  tôt 
emportées,  le  temporel  les  étouf- 
fe... La  forte  émotion  s'écoule 
bientôt;  la  secrète  impiession  de- 
meure, qui  dispose  le  cœur  par 
une  certaine  pente.  L'impression 
des  sermons,  qui  ne  trouve  rien 
de  sensible  à  quoi  elle  ouitse  se 


prendre,  est  bien  plus  tôt  empor- 
tée, etc.  >  On  sait  que  Bossuet,  dans 
sa  jeunesse,  était  allé  au  théâtre, 
mais  qu'il  «  s'en  éloigna  entière- 
ment... dès  qu'il  eut  été  fait  sous- 
diacre,  »,  c'est-à-dire,  dès  1648. 
(Mémoires  de  l'abbé  Le  Dieu.) 

1.  Var.  :  que  l'âme  était  agitée 

2.  Var.  :  il  peut. 


206  SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 

tiat  caritatem  ,  De  sorte  que  ceux  qui  sont  véritablement  de 
l'école  de  Jésus-Christ,  le  montrent  bientôt  par  leurs  œuvres. 
Et  c'est  la  marque  certaine  que  saint  Paul  nous  donne,  lors- 
qu'il écrit  aux  fidèles  de  Thessalonique  :  De  caritate  autem 
fraternitatis  non  necesse  habemus  scribere  vobis  :  «  Pour  la 
charité  fraternelle,  vous  n'avez  pas  besoin  que  l'on  vous 
en  parle  ;  ipsi  enim  [vos]  a  Deo  didicistis  ut  diligatit  invi- 
cem  :  «  Car  vous  avez  vous-mêmes  appris  de  Dieu  à  vous 
aimer  les  uns  les  autres  »  ;  et  il  en  donne  aussitôt  la  preuve: 
«  En  effet,  vous  le  pratiquez  fidèlement  envers  les  frères  de 
Macédoine:  »  Et  enim  illud  facitis*.  Ainsi  la  marque  très 
assurée  que  le  Fils  de  Dieu  vous  enseigne,  c'est  lorsque 
vous  pratiquez  ses  enseignements  ;  c'est  le  caractère  de  ce 
divin  Maître.  Les  hommes  qui  se  mêlent  d'enseigner  les 
autres,  leur  montrent  tout  au  plus  ce  qu'il  faut  savoir  ;  il 
n'appartient  qu'à  ce  divin  Maître,  que  l'on  nous  ordonne 
d'entendre,  de  nous  donner  tout  ensemble  et  de  savoir  ce 
qu'il  faut, et  d'accomplir  ce  qu'on  sait:  Simuldonans  et  quid 
agant  sciret  et  quod  sciunt  agere  5.  Si  donc  vous  voulez  être 
de  ceux  qui  lécoutertt,  écoutez-le  véritablement,  et  obéissez 
à  ses  paroles  :  Ipsum  audite.  Ne  vous  contentez  pas4  de  ces 
affections  stériles  et  infructueuses  qui  ne  se  tournent  jamais 
en  résolutions  déterminées;  Jésus-Christ  rejette  de  tels 
disciples  de  son  école  et  de  tels  soldats  de  sa  milice.  Écou- 
tez comme  il  s'en  moque,  si  je  l'ose  dire,  par  la  bouche  du 
divin  Psalmiste  :  Filii  Ephrem  intendentes  et  mittentes  arcum, 


1.  De  Grat.  Christ.,  lib.  I,  14. 

î.  I  Thés».,  îv,  9,10. 

5.  S.  August.,  De  Grat.  Christel. 

i.  «  Ne  soyez  pas  de  ceux  dont 
se  moque  le  divin  Psalmiste,  de 
ces  fleurs  qui  trompent  toujours 
les  espérances,  qui  ne  se  nouent  ja- 
mais pour  donner  des  fruits,  ou 


de  ces  fruits  qui  ne  mûrissent 
point,  qui  sont  le  jouet  des  vents 
et  la  proie  des  animaux.  Dieu  ne 
veut  point  de  tels  arbres  dans  son 
jardin  de  délices.  »  Développement 
ajouté  après  coup  par  Bossuet,  et 
qu'il  est  difficile  if insérer  dans  îa 
texte. 


SDR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  207 

conversi  sunt  in  die  belli  '  :  c  Les  enfants  d'Éphrem,  qui  ban- 
daient leurs  arcs  et  préparaient  leurs  flèches,  ils  ont  été 
rompus  et  renversés3  au  jour  de  la  bataille*.  »  En  écoutant 
la  prédication,  ils  semblaient  aiguiser  leurs  armes4  contre 
leurs  vices  ;  au  jour  de  la  tentation,  ils  les  ont  rendues 
honteusement.  Ils  promettaient  beaucoup  »  dans  l'exer- 
cice, ils  ont  plié  d'abord  dans  la  bataille6;  ils  semblaient 
animés  quand  on  sonnait  la  trompette,  ils  ont  tourné  le 
dos  tout  à  coup  quand  il  a  fallu  venir  aux  mains  :  Filii 
Ephrem  intendenies  et  mittentes  arcum,  conversi  sunt  in  die 
belW. 

Mais  concluons  enfin  ce  discours,  duquel  vous  devei 
apprendre  que,  pour  écouter  Jésus-Christ,  il  faut  accomplir 
sa  sainte  parole  :  il  ne  parle  pas  pour  nous  plaire,  mais 
pour  nous  édifier  dans  nos  consciences:  «Je  suis  le  Seigneur, 
dit-il,  qui  vous  enseigne  des  choses  utiles  [et  qui  vous  con- 
duis dans  la  voie  :]  Ego  Dominus  docens  te  utilia,  gubernans 


1.  P*.,  lxxvh,  9. 

2.  Var.  :  ils  ont  lâché  pied. 

3.  Var.  :  du  combat. 

4.  Correction  de  1666  :  ils  sem- 
blaient aiguiser  leurs  traits  et 
préparer  leurs  armes. 

5.  Var.  :  tout. 

6.  Var.  :  dans  le  combat. 

7.  Dans  le  sermon  sur  la  Pré- 
dication Évangélique  (1662),  Bos- 
suet  resserre  et  corrige  ainsi  tout 
le  développement  qui  précède  • 
«  Où  sont-elles,  ces  âmes  soumi- 
ses que  l'Évangile  attendrit,  que 
la  parole  de  vérité  touche  jus- 
qu'au cœur?  En  effet,  ou  nous 
écoutons  froidement,  ou  il  s'élève 
seulement  en  nous  des  affections 
languissantes,  faibles  imitations 
des  sentiments  véritables  ;  désirs 
toujours  stérile»  et  infructueux, 


qui  demeurent  toujours  désirs,  et 
qui  ne  se  tournent  jamais  en  ré- 
solutions ;  flamme  errante  et  vo- 
lage, qui  ne  prend  pas  à  sa  ma- 
tière, mais  qui  court  légèrement 
par-dessus  et  que  le  moindre  souf- 
fle éteint,  tellement  que  tout  s'en 
perd  en  un  instant,  jusqu'au  sou- 
venir :  Filii  Ephrem,  intendenies 
et  mittentes  arcum  [conversi  sunt 
in  die  belli].  «  Les  enfants  d'É- 
nhrem,  dit  David,  préparaient  leurs 
tieoties  et  bandaient  leurs  arcs; 
mais  ils  ont  lâché  le  pied  au  jour 
de  la  guerre.  »  En  écoutant  -la 
prédication,  ils  formaient  en  eux- 
mêmes  de  grands  desseins  ;  ils 
semblaient  aiguiser  leurs  armes 
contre  leurs  vices  :  au  jour  de  la 
tentation,  ils  les  ont  rendues  hon- 
teusement, etc.  » 


208 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU. 


te  m  via  in  qua  ambulas1.  Il  n'établit  pas  des  prédicateurs 
pour  être  les  ministres  de  la  délicatesse  *  et  les  victimes  de 
la  curiosité  publique;  c'est  pour  affermir  le  règne  de  sa 
vérité  ;  de  sorte  qu'il  ne  veut  pas  voir  dans  son  école  des 
contemplateurs  oisifs,  mais  de  fidèles  ouvriers  ;  enfin  il  y 
veut  voir  des  disciples  qui  honorent  par  leur  bonne  vie  l'au- 
torité d'un  tel  Maître* 

Ceux  qui  sortiront  de  cette  école  sans  en  devenir  meilleurs, 
la  sainte  parole,  qu'ils  auront  méprisée,  les  jugera  au  der- 
nier jour.  —  L'orateur,  en  terminant,  se  plaint  que,  pendant  le 
temps  qui  précède  le  sermon,  «  des  contenances  de  mépris,  un 
murmure  et  quelquefois  un  ris  scandaleux  »  violent  la  sainteté  du 
temple.  11  prie  l'auditoire  de  respecter  le  Verbe  divin  à  l'autel 
avant  de  l'entendre  parler  dans  la  chaire  ?. 


1.  Isa.,  XLvm,  17. 

2.  Var   :  de  la  volupté 

3.  On  trouve  assez  souvent  dans 
les  prédicateurs  du  xvn*  siècle  des 
reproches  semblables  adressés  à 
leurs  auditeurs  (Voir  aussi  le  Se- 
cond Panégyrique  de  St.  Fran- 
çois de  Paule).  La  police  même  eut 
à  s'occuper  des  désordres  qui  se 


produisaient  dans  les  églises.  On  a 
une  lettre  du  chancelier  Pontchar- 
train  au  lieutenant  de  police  d'Ar- 
genson,  où  il  lui  reproche  de  ne 
l'avoir  pas  averti  que  les  ducs 
d'Elbeuf  et  de  Montfort  avaient 
entendu  la  messe  de  Pâques  avec 
une  grande  irrévérence.  (F.P.Clé- 
mesit,  la  Police  sous  Lonu  X/V.) 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE 

SERMON    POUR    LA    DEUXIÈME    SEMAINE    DU    CARÊME 

PRÊCHÉ  AU  LOUTRE  LE  5  MARS  1662 

NOTICE 

Le  sermon  sur  V Impénitence  finale,  ou,  comme  Bossuet  le 
désigne  dans  le  manuscrit,  le  sermon  au  Mauvais  Riche,  fut  prê- 
ché au  Louvre,  devant  le  roi,  le  dimanche  de  la  deuxième  se- 
maine du  Carême  de  1662.  Pour  certains  passages ,  le  manu- 
scrit offre  deux  rédactions  successives,  séparées  avec  raison  par 
les  derniers  éditeurs  *.  On  en  distingue  môme  trois  pour  la  fin  du 
discours.  Nous  donnons,  à  la  suite  du  sermon,  d'après  M.Gandar, 
là  première  esquisse  de  la  péroraison,  avec  les  additions  qu'y  fit 
ensuite  Bossuet  avant  d'arriver  à  l'expression  définitive  de  sa  pensée. 

SUR  L'IMPENITENCE  FINALE 

Mortuus  est  autem  et  dives. 
[Le  riche  mourut  aussi.] 
Lue,  xyi,  22. 

jt  laisse  Jésus-Christ  sur  le  Thabor  dans  les  splendeurs 
ae  sa  gloire,  pour  arrêter  ma  vue  sur  un  autre  objet  moins 
agréable,  à  la  vérité,  mais  qui  nous  presse  plus  fortement 
à  la  pénitence.  C'est  le  mauvais  riche  mourant,  et  mourant 

1.  Voyez  Gandar,  Choix  de  sermons,  p.  376;  Études,  u,  ch.  6. 


210  SUR  L'IMPÉNITENCE  FINALE. 

comme  il  a  vécu,  dans  l'attache  à  ses  passions,  dans  l'enga- 
gement au  péché,  dans  l'obligation  à  la  peine  *. 

Dans  le  dessein  que  j'ai  pris  de  faire  tout  l'entretien  de 
cette  semaine  sur  la  triste  aventure  de  ce  misérable,  je 
m'étais  d'abord  proposé  de  donner  comme  deux  tableaux, 
dont  l'un  représenterait  sa  mauvaise  vie,  et  l'autre  sa  fin 
malheureuse  *  ;  mais  j'ai  cru  que  les  pécheurs,  toujours 
favorables  à  ce  qui  éloigne  leur  conversion,  si  je  faisais  ce 
partage,  se  persuaderaient  trop  facilement  qu'ils  pourraient 
aussi  détacher  ces  choses,  qui  ne  sont  pour  notre  malheur 
que  trop  enchaînées,  et  qu'une  espérance  présomptueuse  de 
corriger  à  la  mort  ce  qui  manquerait  à  la  vie,  nourrirait 
leur  impénitence.  Je  me  suis  donc  résolu  de  leur  faire  con- 
sidérer dans  ce  discours  comme,  par  une  chute  insensible, 
on  tombe  d'une  vie  licencieuse  s  à  *  une  mort  désespérée, 
afin  que,  contemplant  d'une  même  vue  ce  qu'ils  font  et  ce 
qu'ils  s'attirent,  où  ils  &ont  et  où  ils  s'engagent,  ils  quittent 
la  voie  en  laquelle  ils  marchent,  par  la  crainte  de  l'abîme 
où  elle  conduit.  Vous  donc,  ô  divin  Esprit,  sans  lequel  toutes 
nos  pensées  sont  sans  force  et  toutes  nos  paroles  sans 
poids,  donnez  efficace 5  à  ce  discours,  touché  des  saintes 
prières  de  la  bienheureuse  Marie,  à  laquelle  nous  allons 
dire  :  Ave. 


1.  Dans  l'obligation  à  la  peine. 
Le  pécheur  contracte  envers  la 
justice  divine  une  dette  qu'il  est 
obligé  de  payer  par  les  peines  de 
l'autre  monde  quand  il  ne  l'a  pas 
acquittée  par  le  repentir  ici-bas. 

2.  Var.  :  sa  mauvaise  mort. 
S.  Var.  :  mauvaise. 

4.  Â  une  mort  désespérée.  L'em- 
ploi de  à  pour  en  ou  dans  est  des 
plus  fréquents  au  xvn»  siècle. 
«  N'espériez  plus  au  néant.  »  Bos 


nécessaires  pour  être  heureux. 
■  La  parole  de  vie  éternelle  que 
le  Saint-Esprit  lui  avait  mise  à  la 
bouche.  »  Sur  la  bonté  et  la  ri- 
gueur de  Dieu. 

5.  Efficace.  Ce  mot,  qui  n'ap- 
partient plus  qu'à  la  langue  théo- 
logique,  était  d'un  usage  général 
au  xvn*  siècle.  «  On  n'ignore  pas, 
dit  Molière,  qu'une  louange  en 
grec  est  d'une  merveilleuse  effi- 
cace à  la  tête  d'un  livre.  »  Pré- 


suet,  Sermon  sur  les  conditions    \    cieuses  Ridicules,  Préface. 


SUR  L'IMPENITENΠ FINALE.  211 

C'est  trop  se  laisser  surprenare  aux  vaines  descriptions 
des  peintres  et  des  poètes,  que  de  croire  la  vie  et  la  mort 
autant  '  dissemblables  que  les  uns  et  les  autres  nous  les 
figurent  2.  Il  leur  faut  donner  les  mêmes  traits  *.  C'est 
pourquoi  les  hommes  se  trompent  lorsque,  trouvant  leur 
conversion  si  pénible  pendant  la  vie,  ils  s'imaginent  que 
la  mort  aplanira  ces  difficultés,  se  persuadant  peut-être 
qu'il  leur  sera  plus  aisé  de  se  changer,  lorsque  la  nature 
altérée  touchera  de  près  à  son  changement  dernier  et  irré- 
médiable. Car  ils  devraient  penser  au  contraire  que  la 
mort  n'a  pas  un  être  distinct  qui  la  sépare  de  la  vie,  mais 
qu'elle  n'est  autre  chose  sinon  une  vie  qui  s'achève.  Or 
qui  ne  sait,  chrétiens,  qu'à  la  conclusion  de  la  pièce,  on 
n'introduit  pas  d'autres  personnages  que  ceux  qui  ont  paru 
dans  les  autres  scènes;  et  que  les  eaux  d'un  torrent, 
lorsqu'elles  se  perdent,  ne  sont  pas  d'une  autre  nature  que 
lorsqu'elles  coulent?  C'est  donc  cet  enchaînement  qu'il  nous 
faut  aujourd'hui  comprendre  :  et  afin  de  cor  ce  voir  plus 
distinctement  comme  ce  qui  se  passe  en  la  vie  porte  coup 
au  point  de  la  mort  *,  traçons  ici  en  un  mot  la  vie  d'un 
homme  du  monde. 

Ses  plaisirs  et  ses  affaires  partagent  ses  soins  :  par 
l'attache  à  ses  plaisirs,  il  n'est  pas  à  Dieu  ;  par  l'empresse- 
ment de  ses  affaires,  il  n'est  pas  à  soi  ;  et  ces  deux  choses 
ensemble  le  rendent  insensible  aux  malheurs  d'autrui. 
ainsi  notre  mauvais  riche,  homme  de  plaisirs  et  de  bonne 


1.  Var.  :  aussi.  «  Au  xvn»  siè- 
cle, on  employait  indifféremment 
autant  et  aussi  devant  un  adjec- 
tif. «  Mille  artifices  autant  indi- 
gnes qu'inutiles.  »  Bossuet  dans 
Chassang,  Gramm.  française,  pa- 
ragraphe 375. 


2.  Var.  :  Nous  les  représentent.   \    Descartes,  Di$c. 


3.  Var.  :  Pour  les  peindre  au 
naturel,  pour  les  représenter 
chrétiennement,  il  leur  faut  don- 
ner les  mêmes  traits. 

4.  Au  point  de  la  mort.  »  Si  nous 
avions  eu  l'usage  de  notre  raison 
dès  le  point  de  notre  naissance.  • 


212 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE. 


chère,  ajoutez,  si  vous  le  voulez,  homme  d'affaires  et  d'in- 
trigues, étant  enchanté  par  les  uns  et  occupé  parles  autres, 
ne  s'était  jamais  arrêté  pour  regarder  en  passant  le  pauvre 
Lazare,  qui  mourait  de  faim  *  à  sa  porte. 

Telle  est  la  vie  d'un  homme  du  monde;  et  presque  tous 
ceux  qui  m'écoutent  se  trouveront  tantôt,  s'ils  y  prennent 
garde,  dans  quelque  partie  de  la  parabole.  Mais  voyons  enfin, 
chrétiens,  quelle  sera  la  fin  de  cette  aventure.  La  mort, 
qui  s'avançait  pas  à  pas,  arrive,  imprévue  et  inopinée.  On 
dit  à  ce  mondain  délicat,  à  ce  mondain  empressé,  à  ce 
mondain  insensible  et  impitoyable,  que  son  heure  dernière 
est  venue  :  il  se  réveille  en  sursaut,  comme  d'un  profond 
assoupissement  ;  il  commence  à  se  repentir  de  s'être  si  fort 
attaché  au  monde,  qu'il  est  enfin  contraint  de  quitter  ;  il 
veut  rompre  en  un  moment  ses  liens,  et  il  sent,  si  toutefois 
il  sent  quelque  chose,  qu'il  n'est  pas  possible,  du  moins 
tout  à  coup,  de  faire  une  rupture  si  violente;  il  demande 
du  temps  en  pleurant,  pour  accomplir  un  si  grand  ouvrage, 
et  il  voit  que  tout  le  temps  lui  est  échappé.  Ah  !  dans  une 
occasion  si  pressante,  où  les  grâces  communes  ne  suffisent 
pas,  il  implore  un  secours  extraordinaire;  mais  comme  il 
n'a  lui-même  jamais  eu  pitié  de  personne  *,  aussi  tout  est 
sourd  à  l'entour  de  lui  au  jour  de  son  affliction  3  :  telle- 
ment que  par  ses  plaisirs,  par  ses  empressements4,  par  sa 
dureté,  il  arrive  enfin,  le  malheureux,  à  la  plus  grande 
séparation  sans  détachement  :  premier  point;  à  k*  plus 
grande  affaire  sans  loisir  :  second  point;  à  la  plus 
grande  misère  sans  assistance  :  [troisième  point].  0  Sei- 
gneur ,  Seigneur  tout-puissant,  donnez  efficace  *  à   mes 


1.  Var.  :  languissait. 

2.  Var.  :  comme  il  a  été  lui- 
même  imploré  —  appelé  —  en 


vain  au  secours. 


3.  Var.:  de  sa  dernière  angoisse. 

4.  Par  ses  empressements,  c.à .d. 
par  âa  vie  affairée,  empressée. 

5.  Efficace.  Voyez  p.  210,  n.  g. 


SUR  I/IMPENITENCE  FINALE.  213 

paroles,  pour  graver  dans  les  cœurs  de  ceux  qui  m'écoutent 
des  vérités  si  importantes.  Commençons  à  parler  de  l'attache 

au  monde. 

PREMIER  POOT 

L'abondance,  la  bonne  fortune,  ta  vie  délicate  et  volup- 
tueuse sont  comparées  souvent  dans  les  saintes  Lettres 
à  des  fleuves  impétueux,  qui  passent  sans  s'arrêter,  et 
tombent  sans  pouvoir  soutenir  leur  propre  poids  4.  Mais 
si  la  félicité  du  monde  imite  un  fleuve  dans  son  incons- 
tance, elle  lui  ressemble  aussi  dans  sa  force;  parce  qu'en 
tombant  elle  nous  pousse,  et  qu'en  coulant  elle  nous  tire  : 
«  Attendis  quia  labitur,  cave  quia  trahit,  »  dit  saint  Augustin2 

Il  faut  aujourd'hui,  messieurs,  vous  représenter  cet 
attrait  puissant.  Venez  et  ouvrez  les  yeux,  et  voyez  les  liens 
cachés  dans  lesquels  votre  cœur  est  pris  :  mais  pour 
comprendre  tous  les  degrés  de  cette  déplorable  servitude 
où  nous  jettent  les  biens  du  monde,  contemplez  ce  que  fait 
en  nous  l'attache  *  d'un  cœur  qui  les  possède,  l'attache 
d'un  cœur  qui  en  use,  l'attache  d'un  cœur  qui  s'y  aban- 
donne. 0  quelles  chaînes!  ô  quel  esclavage!  Mais  disons  les 
choses  par  ordre. 

Premièrement,  chrétiens,  c'est  une  fausse  imagination 
des  âmes  simples  et  ignorantes,  qui  n'ont  pas  expérimenté 
la  fortune,  que  la  possession  des  biens  de  la  terre  rend 
l'âme  plus  libre  et  plus  dégagée.  Par  exemple,  on  se  per- 
suade que  l'avarice  serait  tout  à  fait  éteinte,  que  l'on  n'au- 
rait plus  d'attache  aux  richesses,  si  l'on  en  avait  ce  qu'i) 
faut.  Ah!  c'est  alors*-  disons-nous,  que  le  cœur,  qui  se 
resserre  dans  l'inquiétude  du  besoin,  reprendra  sa  liberté 
tout  entière  dans  la  commodité  et  dans  l'aisance.  Confes- 
sons la  vérité  devant  Dieu  *  tous  les  jours  nous  nous  flat- 

1.  Var.  ;  sans  se  pouvoir  sou-  1      9.  In  Ps.  csxxvi,  n.  5. 
tenir.  «      5.  Var.  :  le  plaisir, 


214 


SUR  L'IMPÉMTENCE  FINALE. 


tons  de  cette  pensée  ;  mais  certes  nous  nous  abusons,  notre 
erreur  est  extrême  ».  Certes  ,  c'est  une  folie  de  s'imaginer 
que  les  richesses  guérissent  l'avarice,  ni  *  que  cette  eau 
puisse  étancher  celte  soif.  Nous  voyons  par  expérience  que 
le  riche,  à  qui  tout  abonde,  n'est  pas  moins  impatient  dans 
ses  pertes  que  le  pauvre,  à  qui  tout  manque  ;  et  je  ne  m'en 
étonne  pas;  car  il  faut  entendre,  messieurs,  que  nous 
n'avons  pas  seulement  pour  tout  notre  bien  une  affection 
générale,  mais  que  chaque  petite  partie  attire  une  affection 
particulière  :  ce  qui  fait  que  nous  voyons  ordinairement  que 
l'âme  n'a  pas  moins  d'attache,  que  la  perte  n'est  pas  moins 
sensible  dans  l'abondance  que  dans  la  disette.  Il  en  est 
comme  des  cheveux,  qui  font  toujours  sentir  la  même 
douleur,  soit  qu'on  les  arrache  d'une  tête  chauve,  soit  qu'on 
les  tire  d'une  belle  tête  qui  en  est  couverte  :  on  sent 
toujours  la  même  douleur,  à  cause  que  3  chaque  cheveu 
ayant  sa  racine  propre,  la  violence  est  toujours  égale. 
Ainsi,  chaque  petite  parcelle  du  bien  que  nous  possédons 
tenant  dans  le  fond  du  cœur  par  sa  racine  particulière,  il 
s'ensuit  manifestement  que  l'opulence  n'a  pas  moins  d'at- 
tache que  la  disette4;  au  contraire,  qu'elle  est,  du  moins 
en  ceci,  et  plus  captive  et  plus  engagée,  qu'elle  a  plus  de 
liens  qui  l'enchaînent 5,  et  un  plus  grand  poids  qui  l'ac- 
cable. Te  voilà  donc,  ô  homme  du  monde,  attaché  à  ton 
propre  bien  avec  un  amour  immense.  Mais  il  se  croirait 
pauvre  dans  son  abondance  (de  même  de  toutes  les  autres 
passions),  s'il  n'usait  de  sa  bonne  fortune.  Voyons  quel  est 
cet  usage  ;  et  pour  procéder  toujours  avec  ordre,  laissons 


i.  Var.  :  grande. 

't.  Ni  que  cette  eau  puisse,  etc. 
Remarquez  cet  emploi  de  ni, 
lors  même  qu'il  n'y  a  point  de 
négation    précédemment    expri- 


mée, et  que  Vidée  seule  de  la  pro- 
position principale  est  négative. 

3.  Var.  :  Parce  que. 

4.  Var.  :  la  pauvreté. 

5.  Var.  :  l'attachent» 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE.  215 

ceux  qui  s'emportent  d'abord  aux  excès,  tt  considérons 
un  moment  les  autres  qui  s'imaginent  être  modérés,  quand 
ils  se  donnent  de  tout  leur  cœur  aux  choses  permises. 

Le  mauvais  riche  de  la  parabole  les  doit  faire  trembler 
jusqu'au  fond  de  l'âme.  Qui  n'a  ouï  remarquer  cent  fois  que 
le  Fils  de  Dieu  ne  nous  parle  ni  de  ses  adultères,  ni  de  ses 
rapines,  ni  de  ses  violences?  Sa  délicatesse  et  sa  bonne 
chère  font  une  partie  si  considérable  de  son  crime,  que 
c'est  presque  le  seul  désordre  qui  nous  est  rapporté  dans 
notre  évangile.  «  C'est  un  homme,  dit  saint  Grégoire,  qui 
«  s'est  damné  dans  les  choses  permises,  parce  qu'il  s'y  est 
«  donné  tout  entier,  parce  qu'il  s'y  est  laissé  aller  sans 
«  retenue  :  »  tant  il  est  vrai,  chrétiens,  que  ce  n'est  pas 
toujours  l'objet  défendu,  mais  que  c'est  fort  souvent  l'attache 
qui  fait  des  crimes  damnables  :  Divitem  ultrix  gehenna  sus- 
cepit,  non  quia  aliquid  illicitum  gessit,  sed  quia  immoderato 
usu  totum  se  licitis  tradidit  *.  0  Dieu  I  qui  ne  serait  étonné? 
qui  ne  s'écrierait  avec  le  Sauveur  :  «  Ah  !  que  la  voie  est 
c  étroite  qui  nous  conduit  au  royaume  fl  »  —  Sommes- 
nous  donc  si  malheureux,  qu'il  y  ait  quelque  chose  qui  soit 
défendu,  même  dans  l'usage  dé  ce  qui  est  permis?  N'en 
doutons  pas,  chrétiens  :  quiconque  a  les  yeux  ouverts  pour 
entendre  la  force  de  cet  oracle  prononcé  par  le  Fils  de 
Dieu  :  «  Nul  ne  peut  servir  *  deux  maîtres  *,  »  il  pourra 
aisément  comprendre  qu'à  quelque  bien  que  le  cœur  s'at- 
tache, soit  qu'il  soit  défendu,  soit  qu'il  soit  permis,  s'il  s'y 
donne  tout  entier,  il  n'est  plus  à  Dieu  ;  et  ainsi  qu'il  peut 
avoir  des  attachements  damnables  à  des  choses  qui  de  leur 
nature  seraient  innocentes.  S'il  est  ainsi,  chrétiens  (et  qui 

t.  Pastor.,  III,  m. 

2.  Matth.,  vu,  14. 

3.  Bossuet  avait  d'abord  écrit 
tervir  à,  tournure  latine,  qui  se 
trouva  dans  ses  premiers  sermoiîf? 

BOSSUET,    SERMONS.  '  |7 


et  que  Vaugelas  relègue,  en  16iït 
parmi   «  les   phrases    du   vieux 
temps.  »    Yoyex   p.  544  note  4,  et 
p.  267,  note  1. 
4.  Matth.,  ru  U. 


216 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE. 


peut  douter  qu'il  ne  soit  ainsi,  après  que  la  Vérité  nous 
en  assure?),  ô  grands  !  ô  riches  du  siècle,  que  votre  condi- 
tion me  fait  peur,  et  que  j'appréhende  pour  vous  ces  crimes 
cachés  et  délicats,  qui  ne  se  distinguent  point  par  les  objets, 
qui  ne  dépendent  que  du  secret  mouvement  du  cœur  et 
d'un  attachement  presque  imperceptible  !  Mais  tout  le  monde 
n'entend  pas  cette  parole;  passons  outre,  chrétiens;  et 
puisque  les  hommes  du  monde  ne  comprennent  pas  cette 
vérité,  tâchons  de  leur  faire  voir  le.  triste  état  de  leur  âme 
par  une  chute  plus  apparente. 

Et  certes  il  est  impossible  qu  en  prenant  si  peu  de  soin 
de  se  retenir  dans  les  choses  qui  sont  permises,  ils  ne 
s'emportent  bientôt  jusqu'à  ne  craindre  plus  de  poursuivre 
celles  qui  sont  ouvertement  défendues.  Car,  chrétiens,  qui 
ne  le  sait  pas?  qui  ne  le  sent  par  expérience T  notre  esprit 
n'est  pas  fait  de  sorte  qu'il  puisse  facilement  se  donner  des 
bornes.  Job  l'avait  bien  connu  *  par  expérience  :  Pepigi 
fmdus  cum  oculis  mets  *  :  «  J'ai  fait  un  pacte  avec  mes  yeux, 
«  de  ne  penser  à  aucune  beauté  mortelle.  »  Voyez  qu'il 
règle  la  vue  pour  arrêter  la  pensée.  Il  réprime  des  regards 
qui  pourraient  être  innocents,  pour  arrêter  des  pensées  qui 
apparemment  seraient  criminelles  ;  ce  qui  n'est  peut-être 
pas  si  clairement  défendu  par  la  loi  de  Dieu,  il  y  oblige  ses 
yeux  par  traité  exprès.  Pourquoi?  parce  qu'il  sait  que,  par 
cet  abandon  *  aux  choses  licites,  il  se  fait  dans  tout  notre 
cœur  un  certain  épanchement  d'une  joie  mondaine;  si  oien 
que4  l'âme,  se  laissant  aller  à  tout  ce  qui  lui  est  permis 
commence  à  s'irriter  de  ce  que  quelque  chose  lui  est 
défendu.  Ahl  quel  état!  quel  penchant  !  quelle  étrange6  dis- 


1.  Var.  :  le  connaissait. 
S,  Job,  xzxi,  1. 

3.  Var.  :  par   cet  abandon,  ja 
dis  même  aux  ehoses  licites. 


•4.  Var.  :  qui  fait  que. 

5.  Sur  les  nombreuses  signifi- 
cations qu'avait  alors  cet  adjectif, 
voyez  p.  242,  note  3. 


SUR  L'IMPÉNITENCE  FINALE, 


217 


position  f  Je  tous  laisse  à  penser  si  une  liberté  précipitée 
jusques  au  voisinage  du  vice  ne  s'emportera  pas  bientôt 
jusqu'à  la  licence  ;  si  elle  ne  passera  pas  bientôt  les  limites, 
quand  il  ne  lui  restera  plus  qu'une  si  légère  démarche. 
Sans  doute  ayant  pris  sa  course  avec  tant  d'ardeur  dans 
cette  vaste  carrière  des  choses  permises,  elle  ne  pourra 
plus  retenir  ses  pas;  et  il  lui  arrivera  infailliblement  ce 
que  dit  de  soi-même  le  grand  saint  Paulin  :  «  Je  m'em- 
t  porte  au  delà  de  ce  que  je  dois,  pendant  que  je  ne  prends 
«  aucun  soin  de  me  modérer  en  ce  que  je  puis  :  »  Quod  non 
oxpediebat  admisi,  dum  non  tempero  quod  licebat  *, 

Après  cela,  chrétiens,  si  Dieu  ne  fait  un  miracle,  la  licence 
des  grandes  fortunes  n'a  plus  de  limites  *  :  Prodiit  quasi 
ex  adipe  iniquitas  eorum  3  :  «  Dans  leur  graisse,  dit  le 
t  Saint-Esprit,  dans  leur  abondance,  il  se  fait  un  fonds 
«  d'iniquité  qui  ne  s'épuise  jamais.  »  C'est  de  là  que 
naissent  ces  péchés  *  régnants,  qui  ne  se  contentent  pas 
qu'on  les  souffre  ni  même  qu'on  les  excuse,  mais  qui 
veulent  encore  qu'on  leur  applaudisse  5.  C'est  là  qu'on  se 
plaît  de  faire  le  grand  par  le  mépris  de  toutes  les  lois  et  en 
faisant  une    insulte   publique  6   à  la    pudeur    du  genre 


1.  Epist.  xxx  aa  Sever.,  3. 

2.  Var.  :  plus  de  mesures. 

3.  P$.  txxii,  1. 

4.  Var.:  Vices. 

5.  Dans  la  première  rédaction, 
Bossuet  continuait  ainsi  :  «  Car  il 
y  a,  dit  saint  Augustin,  deux  es- 
pèces de  péchés  :  les  uns  viennent 
de  la  disette,  les  autres  naissent 
de  l'excès.  Ceux  qui  naissent  du 
besoin  et  de  la  misère,  *e  sont 
des  péchés  serviles  et  timides  : 
quand  un  pauvre  vole,  il  se  cache  ; 
quand  il  est  découvert,  il  trem- 
ble; 11  n'oserait  soutenir  son 
crime,  trop  heureux  s'il  le  peut 


couvrir  et  envelopper  dans  les 
ténèbres.  Mais  ces  péchés  d'abon- 
dance, ils  sont  superbes  et  auda- 
cieux, ils  veulent  régner.  Vous 
diriez  qu'ils  sentent  la  grandeur 
de  leur  extraction  :  ils  veulent 
jouir,  dit  Tertuilien,  de  toutes  les 
lumières  du  jour  et  de  toute  la 
conscience  du  ciel  :  Delicta  ves- 
tra  et  loco  omni,  et  luce  omni,  et 
univena  coeli  eonscientia  fruun- 
tur.  » 

6.  Insulte  publique,  ms.  un 
insulte  public.  Boileau  fait  en- 
core insulte  du  masculin.  —  Voyez 
page  14,  adtelS. 


518 


SUR  I/IMPENITENCE  FINALE. 


humain  4.  Ah  !  si  je  pouvais  ici  vous  ouvrir  le  cœur  d'un 
Nabuchodonosor  ou  d'un  Balthazar,  ou  de  quelque  autre  de 
ces  rois  superbes  qui  nous  sont  représentés  dans  l'Histoire 

^  Sainte,  vous  verriez  avec  horreur  et  tremblement  ce  que 
peut  *  dans  un  cœur  qui  a  oublié  Dieu,  cette  terrible 
pensée  de  n'avoir  rien  qui  nous  contraigne.  C'est  alors  que 
la  convoitise  va  tous  les  jours  se  subtilisant  et  enchérissant 3 
sur  elle-même.  De  là  naissent  *  des  vices  inconnus,  des 
monstres 'd'avarice,  des  raffinements  de  volupté,  des  délica- 
tesses d'orgueil,  qui  n'ont  pas  de  nom  6.  Et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  étrange  T,  c'est  qu'au  milieu  de  tous  ces  excès,  sou- 
vent on  s'imagine  être  vertueux  parce  que,  dans  une 
licence  qui   n'a  point    de  bornes,  on  compte  parmi   ses 

il  vertus   tous  les  vices  dont  on  s'abstient;  on  croit  faire 


1.  Première  rédaction  :  «  Com- 
bien en  avons-nous  vu  qui  se 
plaisent  de  faire  les  grands  par  la 
iicence  du  crime,  qui  s'imaginent 
s'élever  bien  haut  au-dessus  des 
choses  humaines  par  le  mépris 
de  toutes  les  lois;  à  qui  la  pu- 
deur même  semble  indigne  d'eux, 
parce  que  c'est  une  espèce  de 
crainte.  » 

8.  Ce  que  peut.  Première  rédac- 
tion :  «  ...  Ce  que  fait  dans  les 
grandes  places  l'oubli  de  Dieu  et 
cette  terrible  pensée  de  n'avoir 
rien  sur  sa  tète.  » 

3.  Enchérissant.  Première  ré- 
daction :  renviant. 

4.  Var.  :  Et  que  raffinant  sur 
elle-même,  elle  fait  naître... 

5.  Cf.  p.  23,  n.  2. 

6.  A  ce  développement  compa- 
rez dans  ÏOrais.  (un.  de  Hen- 
riette de  France  (1669)  :  «  Les 
grande  prospérités  nous  aveu- 
glent, nous  transportent*  etc.  » 


7.  Première  rédaction  :  «  Et  tout 
cela  se  soutient  à  la  face  du  genre 
humain  !  Pendant  que  tout  le 
monde  applaudit,  on  se  résout  fa- 
cilement à  se  faire  grâce;  et, dan} 
cette  licence  infinie,  on  compte 
parmi  ses  vertus  tous  les  péchés 
qu'on  ne  commet  pas,  tous  les 
crimes  dont  on  s'abstient.  Et 
quelle  est  la  cause  de  tous  ces  dé- 
sordres? La  grande  puissance  fé- 
conde en  crimes,  la  licence,  mère 
de  tous  les  excès.  Ces  pécheurs 
hardis  et  superbes  ne  se  contentan 
plus  de  penser  le  mal,  ils  s'en 
vantent,  ils  s'en  glorifient  :  cogv- 
taverunt  et  locntisunt  nequitiam 
iniquitatem  in  excelso  loculi  sunt. 
Remarquez  ces  paroles  :  in  ex- 
celso, à  découvert,  en  public,  de- 
vant tout  le  monde.  Parce  qu'ils 
ont  oublié  Dieu,  ils  croient  que 
Dieu  les  oublie,  et  qu'il  dort  aussi 
bien  qu'eux  :  Dixit  enim  in  corde 
tua  :  Oblitu»est  Deus,  » 


SUR  L'IMPÊNITENCE  FINALE. 


21t 


grâce  à  Dieu  et  à  sa  justice  de  ne  la  pousser  pas  tout  à  fait 
à  bout.  L'impunité  fait  tout  oser  ;  on  ne  pense  ni  au  juge- 
ment, ni  à  la  mort  même,  jusqu'à  ce  qu'elle  vienne  ',  tou- 
jours imprévue,  finir  l'enchaînement  des  crimes,  pour 
commencer  celui  des  supplices. 

Car  de  croire  que  sans  miracle  l'on  puisse  en  ce  seul 
moment  briser  des  liens  si  forts,  changer  des  inclinations 
si  profondes  ,  enfin  abattre  d'un  même  coup  l'ouvrage  de 
tant  d'années,  c'est  une  folie  manifeste.  A  la  vérité,  chré- 
tiens, pendant  que  la  maladie  supprime  pour  un  peu  de 
temps  les  atteintes  les  plus  vives  delà  convoitise,  je  con- 
fesse qu'il  est  facile  de  jouer  par  crainte  le  personnage 
d'un  pénitent.  Le  cœur  a  des  mouvements  artificiels  qui  se 
font  et  se  défont  en  un  moment  :  mais  ses  mouvements 
véritables  ne  se  produisent  pas  de  la  sorte.  Non,  non,  ni  un 
nouvel  homme  ne  se  forme  [pas]  en  un  instant,  ni  ces  affec- 
tions vicieuses,  si  intimement  *  attachées  ne  s'arrachent 
pas  par  un  seul  effort  :  car  quelle  puissance  5  a  la  mort, 
quelle  grâce  extraordinaire,  pour  opérer  tout  à  coup  un 
changement  si  miraculeux  *  î  Peut-être  que  vous  pensereï 
que  la  mort  nous  enlève  tout,  et  qu'on  se  résout  aisément 5 
de6  se  détacher  de  ce  qu'on  va  perdre.  Ne  vous  trompez  pas, 
chrétiens;  plutôt  il  faut  craindre  un  effet  contraire  :  car 
c'est  le  naturel  du  cœur  humain  de  redoubler  ses  efforts 
pour  retenir  le  bien  qu'on  lui  ôte.  Considérez  ce  roi 
d'Amalec,   tendre  et  délicat,  qui,  se  voyant  proche  de  la 


1.  Jusqu'à  ce  qu'elle  vienne. 
Première  rédaction  :  de  sorte 
qu'elle  vient. 

2.  Var.  :  Si  fortement. 

3.  Var.  :  quelle  grâce... 

i.  Comparez  un  passage  de  YO- 
raison  funèbre  de  Le  Tellier 
(1686):  «Telles  sont  les  grâces  qu'on 


trouve  à  la  mort.  Mais  qu'on  ne  s'y 
trompe  pas,  etc..  »  Voir  aussi  la 
peinture  du  pécheur  mourant 
dans  Je  Sermon  sur  la  mort  du 
pécheur  et  la  mort  du  juste,  de 
Massillon. 

5.  Var.  :  Et  qu'il  est  aisé. 

6.  Cf.  p.  288,  n.  1. 


220 


SUR  L'IMPENITENGE  FINALE. 


mort,  s'écrie  avec  tant  de  larmes  :  Siccine  séparât  amara 
mors  *?  «  Est-ce  ainsi  que  la  mort  amère  sépare  les  choses?  » 
Il  pensait  et  à  sa  gloire  et  à  ses  plaisirs;  et  vous  voyez 
comme  à  la  vue  de  la  mort,  qui  lui  enlève  son  bien,  toutes 
ses  passions  émues  et  s'irritent  et  se  réveillent. 

Ainsi  la  séparation  augmente  l'attache  d'une  manière 
plus  obscure  et  plus  confuse,  mais  aussi  plus  profonde  et 
plus  intime;  et  ce  regret  amer  d'abandonner  tout,  s'il  avait 
la  liberté  de  s'expliquer,  on  verrait  qu'il  confirme  par  un 
dernier  acte  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  la  vie,  bien  loin 
de  le  rétracter.  C'est,  messieurs  ,  ce  qui  me  fait  craindre 
qus  ces  belles  conversions  des  mourants  ne  soient  que  sur 
la  bouche  ou  sur  le  visage,  ou  dans  la  fantaisie  3  alarmée, 
et  non  dans  la  conscience  *.  —  Mais  il  fait  de  si  beaux  actes  de 
détachement.  —  Mais  je  crains  qu'ils  ne  soient  forcés  ;  je 
crains  qu'ils  ne  soient  dictés  par  l'attache  même. —  Mais  il 
déteste  tous  ses  péchés.  —  Mais   c'est  peut-être  qu'il  est 


1.  I  Reg.,  xv,  38. 

i.  Première  rédaction  :  «  Par 
conséquent,  chrétiens,  ne  nous 
laissons  point  abuser  aux  belles 
conversions  des  mourants,  qui," 
peignant  sur  les  yeux  et  sur  le 
visage  ,  et  même ,  pour  mieux 
tromper,dans  la  fantaisiealannée, 
l'image  d'un  pénitent,  [font]  croire 
que  le  cœur  est  changé.  Car  une 
telle  pénitence,  bien  loin  d'entrer 
assez  avant  pour  arracher  l'amour 
du  monde,  souvent,  je  ne  crains 
point  de  le  dire,  elle  est  faite  pour 
l'amour  du  monde.  Cet  homme 
se  convertit  comme  Pharaon; 
la  crainte  de  mourir  fait  qu'il 
tâche  d'apaiser  Dieu  par  la  seule 
espérance  de  vivre.  Et  comme  il 
s'ignore  pas  que  la  justice  divine 
M  plaît  d'ôter  aux  pécheurs  ce 
qu'ils  aiment  désordonnément,  il 


feint  de  se  détacher  ;  il  ne  mé- 
prise le  monde  que  dans  l'appré- 
hension de  le  perdre.  Ainsi,  par 
une  illusiou  terrible  de  son 
amour-propre,  il  se  force  lui- 
même  à  former  dans  l'esprit,  et 
non  dans  le  cœur,  des  actes  de 
détachement  que  son  attache  lui 
dicte.  0  pénitence  impénitente! 
0  pénitence  toute  criminelle  et 
toute  infectée  de  l'amour  du 
monde!  Avec  cette  étrange  amende 
honorable  ,  cette  âme  malheu- 
reuse sort  toute  noyée  et  toute 
abîmée  dans  les  affections  sen- 
suelles. Ah  !  démons,  ne  cherchez 
point  dans  cette  âme  ce  qui  peut 
servir  d'aliment  au  feu  éternel  : 
elle  est  toute  corporelle,  toute 
pétrie,  pour  ainsi  dire,  de  chair 
et  de  sang...  » 
3.  Fantaisie.  Imagination. 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE. 


221 


condamné  à  faire  amende  honorable  avant  que  d'être  traîné 
au  dernier  supplice.  —  Mais  pourquoi  faites-vous  un  si 
mauvais  jugement?  —  Parce  que,  ayant  commencé  trop 
tard  l'œuvre  de  son  détachement  total,  le  temps  lui  a 
manqué  *  pour  accomplir  une  telle  affaire. 

SECOND  POINT 

J'entends  dire  tous  les  jours  aux  hommes  du  monde 
qu'ils  ne  peuvent  trouver  de  loisir;  toutes  les  heures 
g'écoulent  trop  vite,  toutes  les  journées  finissent  trop  tôt  ;  et 
dans  ce  mouvement  éternel,  la  grande  affaire  du  salut,  qui 
est  toujours  celie  qu'on  remet,  ne  manque  jamais  *  de 
tomber  tout  entière  au  temps  5  de  la  mort,  avec  tout  ce 
qu'elle  a  de  plus  épineux. 

Je  trouve  deux  causes  de  cet  embarras  :  premièrement 
nos  prétentions,  secondement  notre  inquiétude.  Les  pré- 
tentions nous  engagent  et  nous  amusent  jusqu'au  dernier 
jour  :  cependant  notre  inquiétude,  c'est-à-dire  l'impatience 
d'une  humeur  active  *  et  remuante  ,  est  si  féconde  en 
occupations,  que  la  mort  nous  trouve  encore  empressés 
dans  une  infinité  de  soins  superflus. 

Sur  ces  principes,  ô  hommes  du  monde,  venez,  que  je 
vous  raconte  votre  destinée.  Quelque  charge  que  l'on  vous 
donne,  quelque  établissement  que  l'on  vous  assure s,  jamais 
vous  ne  cesserez  de  prétendre6:  ce  que  vous  croyez  la 
fin  de  votre  course,  quand  vous  y  serez  arrivés,  vous 
ouvrira  inopinément   une   nouvelle  carrière.   La   raison  , 


1.  Ayant  commencé.. .  le  temps 
lui  a  manqué.  *  Etant  devenu 
vieux,  on  le  mit  aiTmoulin.  »  La 
Fontaine.  Voir Chassang, Gr.  *r., 
paragr.  331-354. 

t.  Var.  :  pas. 

3.  far.  :  au  jour. 


i.  Var    :  vague. 

5.  Var.  :  quoi  qu'on  vous  donne, 
quoi  qu'on  vous  assure. 

6.  Prétendre.  *  11  verra  que  je 
sais  comme  il  faut  ||  Punir  des 
insolents  qui  prétendent  trop 
haut.  ■  Corneille,  La  Suivante,  i,  8 


222 


SUR  L'IMPEMTENCE  FINALE. 


messieurs,  la  voici  i  c'est  que  votre  humeur  *  est  toujours 
la  même,  et  que  la  facilité  se  trouve  plus  grande.  Com- 
mencer, c'est  le  grand  travail  :  à  mesure  que  vous  avancei, 
vous  avez  plus  de  moyens  de  vous  avancer;  et  si  vous 
couriez  avec  tant  d'ardeur  lorsqu'il  fallait  grimper  par 
des  précipices,  il  est  hors  de  la  vraisemblance  que  vous 
vous  arrêtiez  tout  à  coup  quand  vous  aurez  rencontré  la 
plaine.  Ainsi  .tous  les  présents  de  la  fortune  vous  seront 
un  engagement  pour  vous  abandonner  tout  à  fait  à  des 
prétentions  infinies. 

Bien  plus,  quand  on  cessera  de  vous  donner,  vous  ne 
cesserez  passde  prétendre.  Le  monde,  pauvre  en  effets, 
est  toujours  magnifique  en  promesses  ;  et  comme  la  source 
des  biens  se  tarit  bientôt,  il  serait  tout  à  fait  à  sec,  s'il  ne 
savait  distribuer  â  des  espérances.  Et  est-il  homme*,  mes- 
sieurs, qui  soit  plus  aisé  a  mener  bien  loin  qu'un  qui 
espère,  parce  qu'il  aide  lui-même  à  se  tromper4?  Le 
moindre  jour  dissipe  toutes  ses  ténèbres,  et  le  console  de 
tous  ses  ennuis  :  et  quand  même  il  n'y  a  plus  aucune 
espérance,  la  longue  habitude  d'attendre  toujours,  que 
l'on  a  contractée  à  la  cour,  fait  que  l'on  vit  toujours  en 
attente,  et  que  l'on  ne  peut  se  défaire  du  titre  de  pour- 
suivant*, sans  lequel  on  croirait  n'être  plus  du  monde. 
Ainsi  nous  allons  toujours,  tirant  après  nous  cette  longue 
chaîne  traînante  de  notre  espérance;  et  avec  cette  espé- 
rance, quelle  involution6  d'affaires  épineuses!  et  à  travers 
de  *   ces  affaires  et  de  ces  épines,  que  de  péchés  !  que 


1.  Var.  :  l'humeur 

2.  Var.  :  «'il  ne  distribuait. 

3.  Var.  :  il  n'y  a  point  d'homme. 

4.  Var.  :  à  la  tromperie. 

5.  Poursuivant,  se  disait  dans 
le  xtd*  sieele  au  sens  de  candidat  : 
t  Ils  sont  deux  •«  trois  poursui- 


vants  qui  demandent  ce  béné- 
fice. »  Académie  1694. 

6.  Involution.  «  Ce  mot  est  la- 
tin, dit  en  1680  Richelet,  et  a  be- 
soin de  passe-port  pour  entrer 
dans  le  langage  français.  »  " 

7.  A  travers  de  ces  affaires. 


SUR  L'IMPEHITENCE  FINALE. 


223 


d'injustices!  que  de  tromperies!  que  d'iniquités  enlacées! 
Vœ,  qui  trahitis  iniquitatem  in  funiculis  vanitatis l  !  «  Malheur 
à  vous,  dit  le  prophète,  qui  traînez  tant  d'iniquités  dans 
les  cordes  de  la  vanité  !  »  c'est-à-dire,  si  je  ne  me  trompe, 
tant  d'affaires  iniques  dans  cet  enchaînement  infini  de  vos 
espérances  trompeuses. 

Que  dirai-je  maintenant,  messieurs,  de  cette  humeur 
inquiète,  curieuse  de  nouveautés,  ennemie  du  loisir,  et 
impatiente  du  repos  ?  D'où  vient  qu'elle  ne  cesse  de  nous 
agiter  et  de  nous  ôter4  notre  meilleur*,  en  nous  enga- 
geant d'affaire  en  affaire,  avec  un  empressement  qui  ne 
finit  pas?  Une  [maxime]*  très  véritable,  mais  mal  appli- 
quée, nous  jette  dans  cet  embarras  :  la  nature  même  nous 
enseigne  que  la  vie  est  dans  l'action.  Mais  les  mondains, 
toujours  dissipés,  ne  connaissent  pas5  l'efficace  de  cette 
action  paisible  et  intérieure  qui  occupe  l'âme  en  elle- 
même;  ils  ne  croient  pas  s'exercer6  s'ils  ne  s'agitent,  ni 
se  mouvoir  s'ils  ne  font  du  bruit  :  de  sorte  qu'ils  mettent 
la  vie  dans  cette  action  empressée  et  tumultueuse  ;  ils 
s'abîment7  daps  un  commerce  éternel  d'intrigues  et  de 
visites,  qui  ne  leur  laisse  pas  un  moment  à  eux.  Ils  se 
sentent  eux-mêmes  quelquefois  pressés,  et  se  plaignent  de 
cette  contrainte  :  mais,  chrétiens,  ne  les  croyez  pas  :  ils  se 
moquent,  ils  ne  savent  ce  qu'ils  veulent.  Celui-là  qui  se 
plaint  qu'il  travaille  trop,  s'il  était  délivré  de  cet  embarras, 
ne  pourrait  souffrir  son  repos;  maintenant  les  journées 


Voir  page  21,  note  1.  Cette  forme 
qui  était  déjà  incorrecte  au  roi» 
siècle,  se  rencontre  plusieurs  fois 
dans  le»  Sermons.  _ 

1.  ha.,  t,  18. 

8.  Var.  :  ravir. 

3.  Hêtre  meilleur...  «  Ton  meil- 
leur, je  t'assure  est  de  n'y  plus 
penser.  »  Corneille,  Mélite,  v,  3. 


—  On  disait     de     même   notre 
mieux. 

A.  Maxime  est  une  conjecture 
de  M.  Gandar.  Le  mot  chose  est 
effacé  dans  le  manuscrit,  et  n'est 
pas  remplacé. 

5.  Var.  :  ne  sentent  pas. 

6.  Var.  :  agir. 

*'.  Var.  :  se  jettent. 


224 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE. 


lui  semblent  trop  courtes,  et  alors  son  grand  loisir  lui 
serait  à  charge  î  il  aime  sa  servitude,  et  ce  qui  Lui  pèse 
lui  plaît;  et  ce  mouvement  perpétuel,  qui  les  engage  en 
mille  contraintes,  ne  laisse  pas  de  les  satisfaire  *,  par 
l'image  d'une  liberté  errante.  Gomme  un  arbre,  dit  saint 
Augustin,  que  le  vent  semble  caresser  en  se  jouant  avec 
ses  feuilles  et  avec  ses  branches ,  bien  que  ce  vent  ne  le 
flatte  qu'en  l'agitant,  et  le  jette  *  tantôt  d'un  côté  et  tantôt 
d'un  autre,  avec  une  grande  inconstance,  vous  diriez 
toutefois  que  l'arbre  s'égaye  par  la  liberté  de  son  mouve- 
ment. Ainsi,  dit  ce  grand  évêque,  encore  que  les  hommes 
du  monde  n'aient  pas  de  liberté  véritable,  étanî.  presque 
toujours  contraints  de  céder  au  vent  qui  les  pousse 5,  tou- 
tefois ils  s'imaginent  jouir  d'un  certain  air  de  liberté  et  de 
paix,  en  promenant  deçà  et  delà  leurs  désirs  vagues  .et 
incertains  :  Tanquam  olivœ  pendentes  in  arbore,  ducentibus 
ventis,  quasi  quadam  libertate  nurœ  perfruuntur  vago  quo- 
dam  desiderio  sua* . 

Voilà,  si  je  ne  me  trompe,  une  peinture  assez  naturelle5 
de  la  vie  du  monde  et  de  la  vie  de  la  cour.  Que  faites- 
vous  cependant,  grand  homme  d'affaires,  homme  qui  êtes 
de  tous  les  secrets,  et  sans  lequel  cette  grande  comédie 
du  monde  manquerait  d'un  personnage  nécessaire;  que 
faites-vous  pour  la  grande  affaire,  pour  l'affaire  de  l'éternité? 
C'est  à  l'affaire  de  l'éternité  que  doivent  céder  tous  les 
emplois;  c'est  à  l' affaire  de  l'éternité  que  doivent  servir 
tous  les  temps.  Dites-moi,  en  quel  état  est  donc  cette 
affaire?  —  Ah!  pensons-y6,  direz-vous.  —  Vous  êtes  donc 


1.  Var.  :  qui  l'engage...  ne  laisse 
pas  de  le  satisfaire. 

2.  Var.  :  pousse. 

3.  Var.  :  aux  divers  emplois  qui 
les  pressent. 


i.   S.  Aug.  in  Psalm.,  cxxxvi 
9. 

5.  Conforme  à  la  réalité. 

6.  Var.  :   Hal   j'y  veux    pen- 
ser. 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE.  225 

averti  que  tous  êtes  malade  dangereusement,  puisque 
vous  songez  enfin  à  votre  salut?  Mais,  hélas!  que  le  temps 
est  court  pour  démêler  une  affaire  si  enveloppée  que  celle 
de  vos  comptes  et  de  votre  vie!  Je  ne  parle  point  en  ce 
lieu,  ni  de  votre  famille  qui  vous  distrait,  ni  de  la  maladie 
qui  vous  accable,  ni  de  la  crainte  qui  vous  étonne,  ni  des 
vapeurs  qui  vous  offusquent,  ni  des  douleurs  qui  vous 
pressent  *  :  je  ne  regarde  que  l'empressement2.  Écoutez  de 
quelle  force  on  frappe  à  la  porte  ;  on  la  rompra  bientôt, 
si  Ton  n'ouvre.  Sentence  sur  sentence,  ajournement  sur 
ajournement,  pour  vous  appeler  devant  Dieu  et  devant  sa 
chambre  de  justice.  Écoulez  avec  quelle  presse5  il  vous 
parle  par  son  prophète.  «  La  fin  est  venue,  la  fin  est  venue; 
maintenant  la  fin  est  sur  toi,  et  j'enverrai  ma  fureur  contre 
toi,  et  je  te  jugerai  selon  tes  voies;  et  tu  sauras  que  je  suis 
le  Seigneur 4.  »  0  Seigneur,  que  vous  me 5  pressez  !  Encore 
une  nouvelle  recharge  :  «  La  fin  est  venue,  la  fin  est  ve- 
nue; la  justice,  que  tu  croyais  endormie,  s'est  éveillée 
contre  toi;  la  voilà  qu'elle  est6  à  la  porte.  Ecce  venit*.  » 
«  Le  jour  de  vengeance  est  proche.  »  Toutes  les  terreurs 
te  semblaient  vaines,  et  toutes  les  menaces  trop  éloignées; 
et  «  maintenant,  dit  le  Seigneur,  je  te  frapperai  de  près, 
et  je  mettrai  tous  tes  crimes  sur  ta  tète,  et  tu  sauras  que 


1.  Var.  :  ni  des  douleurs  qui 
vous  pressent,  ni  de  la  crainte 
qui  vous  étonne,  ni  des  vapeurs 
qui  vous  offusquent. 

2.  C'est-à-dire  la  nécessité  où  il 
era  de  s'empresser,  de  se  hâter, 

3.  Presse:  «  insistance,  sollici- 
tations vives.  »  Littré. 

4.  Finis  venit,  venit  finie. . .  nunc 
finis  super  te.  Et  immittam  furo- 
remmeum  in  te...  et  scietis  quia 
ego  Dominas.  Ezéch.,  vu,  2,  3,  i. 


5.  Var.  :  nous. 

6.  La  voilà  qu'elle  est.  Locu- 
tion rare  au  dix-septième  siècle 
et  oui  serait  incorrecte  aujour- 
d'hui. 

7.  Finis  venit,  tnnït  finis;  evi- 
gilavit  adversum  te  ;  ecce  venit,. 
Ezéch.,  vu,  6.  —  Compare!  le 
développement  du  même  texte 
dans  la  péroraison  de  l'Oraison 
funèbre  de  Marie-Thérèse  d'Au- 
triche (1683). 


226 


SUR  L'IMPËNITENCE  FINALE. 


je  suis  le  Seigneur  qui  frappe  *.  »  Tels  sont,  messieurs, 
les  ajournements  par  lesquels  Dieu  nous  appelle  à  sou 
tribunal.  Mais  enfin  voici  le  jour  qu'il  faut  comparaître: 
Ecce  dies,  ecce  venit,  egressa  est  contritio  *.  L'ange  qui 
préside  à  la  mort  recule  d'un  moment  à  l'autre,  pour 
étendre  le  temps  de  la  pénitence;  mais  enfin  il  vient  un 
ordre  den  haut:  Fac  conclusionem* :  Pressez,  concluez; 
l'audience  est  ouverte,  le  Juge  est  assis  :  criminel,  venez 
plaider  votre  cause.  Mais  que  vous  avez  peu  de  temps  pour 
vous  préparer!  Ah!  que  vous  jetterez  de  cris  superflus! 
ahl  que  vous  soupirerez  amèrement  après  tant  d'années 
perdues  !  Vainement,  inutilement .  il  n'y  a  plus  de  temps 
pour  vous;  vous  entrez  au  séjour  de  l'éternité*.  Je  vous 
vois5  étonné  et  éperdu  en  présence  de  votre  Juge;  mais 
regardez  encore  vos  accusateurs:  ce  sont  les  pauvres  qui 
vont  s'élever  contre  votre  dureté  inexorable  •. 

TROISIÈME  POIHT 

J'ai  remarqué,  chrétiens,  que  le  grand  apôtre  saint  Paul, 
parlant,  dans  la  seconde  à  Timothée,  de  ceux  qui  s'aiment 
eux-mêmes  et  leurs  plaisirs,  les  appelle  «  des  hommes 
cruels,  sans  affection,  sans  miséricorde  :  »  Sine  affectione, 
immites,  sine  benignitate,  voluptatum  amatores7  ;  et  je  me 
suis  souvent  étonné  d'une  si  étrange  con texture8.  En  effet, 


1.  Ezéch.,  vu,  7,  8,  8. 

2.  Ibià.,  10. 

3.  Ibid.  23. 

4.  Ici  deux  phrases  effacées 
dans  le  manuscrit  :  «  Voyez  qu'il 
n'y  a  plus  de  soleil  risible  qui 
commence  et  qui  finisse  les  jours, 
les  saisons,  les  années.  Rien  ne 
finit  en  cette  contrée;  c'est  le 
Seigneur  lui-même  qui  commence 


de  mesurer  toutes  choses  par  sa 
propre  infinité.  » 

5.  Var.  :  tous  êtes. 

6.  Var.  :  tous  le  seres  beau- 
coup  davantage  quand  tous  en- 
tendrez les  cris  de  vos  pauvres 
frères  contre  Totre  dureté  inexo- 
rable. 

7.  II.  Tim,  III,  3,  4. 

8.  C'est-i-dire  de  Toir  associées 


SUR  L'IMPENITENCE  FïNALfc.  527 

cette  aveugle  attache  aux  plaisirs  semble  d'abord  n'être 
que  flatteuse,  et  ne  parait  ni  cruelle  ni  malfaisante;  mais 
il  est  aisé  de  se  détromper,  et  de  voir  dans  cette  douceur 
apparente  une  force  maligne,  et  pernicieuse.  Saint  Augustin 
nous  l'explique  par  cette  comparaison  :  Voyez,  dit-il1,  les 
buissons  hérissés  d'épines,  qui  font  horreur  à  la  vue;  la 
racine  en  est  douce,  et  ne  pique  pas  ;  mais  c'est  elle  qui 
pousse  ces  pointes  perçantes  qui  ensanglantent*  les  mains 
si  violemment:  ainsi  l'amour  des  plaisirs.  Quand  j'écoute 
parler  les  voluptueux  dans  le  livre  de  la  Sapience,  je  ne 
vois  rien  de  plus  agréable  ni  de  plus  riant:  ils  ne  parlent 
que  de  fleurs,  que  de  festins,  que  de  danses,  que  de  passe- 
temps.  Coronemus  nos  ro$it:  *  Couronnons  nos  têtes  de 
fleurs,  avant  qu'elles  soient  flétries.  »  Ils  invitent  tout  le 
monde  à  leur  bonne  chère,  et  ils  veulent  leur  faire  part 
de  leurs  plaisirs:  Nemo  nostrum  exors  sit  luxurix  nostrœ* 
Que  leurs  paroles  sont  douces  !  quêteur  humeur  est  enjouée  ' 
que  leur  compagnie  est  désirable!  Mais  si  vous  laissez 
pousser  cette  racine,  les  épines  sortiront  bientôt  ;  car 
écoutez  la  suite  de  leurs  discours  :  «  Opprimons,  ajoutent- 
ils,  le  juste  et  le  pauvre:  »  Opprimamus  pauperemjustumK 
«  Ne  pardonnons  point  à  la  veuve  »  ni  à  l'orphelin.  Quel 
est,  messieurs,  ce  changement,  et  qui  aurait  jamais  attendu 
orune  douceur  si  plaisante  une  cruauté  si  impitoyable? 
C'est  le  génie  de  la  volupté  :  elle  se  plaît  à  opprimer  le 
juste  et  le  pauvre,  le  juste  qui  lui  est  contraire,  le  pauvre 
qui  doit  être  sa  proie;  c'est-à-dire,  on  la  contredit,  elle  s'effa- 
rouche ;  elle  s'épuise  elle-même,  il  faut  bien  qu'elle  se  rem 
plisse  par  de»  pilieries;  et  voilà  cette  volupté  si  commode, 


easemble  des  qualités  qui  me  pa-  I      t.  Tar.  :  déchireat  —  piquaoî 
raissent  avoir  aucun  rapport.  S.  Sap.,  u,  8,  t. 

1.  /»  Ps.  cxxxo,  À.  4.  Sap.,  u,  10. 


228  SUR  LIMPÉNITENCE  FINALE. 

si  aisée  et  si  indulgente,  devenue  cruelle  et  insupportable. 
Vous  direz  sans  doute,  messieurs,  que  vous  êtes  bien 
éloignés  de  ces  excès;  et  je  crois  facilement  qu'en  cette 
assemblée  et  à  la  vue  d'un  roi  si  juste,  de  telles  inhu- 
manités n'oseraient  paraître:  mais  sachez. que  l'oppression 
des  faibles  et  des  innocents  n'est  pas  tout  le  crime  de  la 
cruauté.  Le  mauvais  riche  nous  fait  bien  connaître  qu'outre 
cette  ardeur  furieuse  *  qui  étend  les  mains  *  a  ux  violences  3r 
elle  a  encore  la  dureté  qui  ferme  les  oreilles  aux  plaintes, 
les  mains  au  secours  et  les  entrailles  à  la  compassion. 
C'est,  messieurs,  cette  dureté  qui  fait  des  voleurs  sans 
dérober,  et  des  meurtriers  sans  verser  de  sang.  Tous  les 
saints  Pères  disent,  d'un  commun  accord,  que  ce  riche 
inhumain  de  notre  Évangile  a  dépouillé  le  pauvre  Lazare, 
parce  qu'il  ne  l'a  pas  revêtu  ;  qu'il  l'a  égorgé  cruellement, 
parce  qu'il  ne  l'a  pas  nourri  :  Quia  non  pavisti,  occidisti 4. 
Et  cette  dureté  meurtrière  est  née  de  son  abondance  et  de 
ses  délices. 
/  0  Dieu  clément  et  juste  !  ce  n'est  pas  pour  cette  raison 
que  vous  avez  communiqué  aux  grands^de  la  terre  un 
rayon  de  votre  puissance  ;  vous  les  avez  faits  grands  pour 
servir  de  pères  à  vos  pauvres;  votre  providence  a  pris 
soin  de  détourner  lès  maux  de  dessus  leur  tête,  afin  qu'ils 
pensassent  à  ceux  du  prochain  ;  vous  les  avez  mis  à  leur 
aise  et  en  liberté,  afin  qu'ils  fissent  leur  affaire  du  sou- 
lagement de  vos  enfants  :  et  leur  grandeur,  au  contraire, 
les  rend  dédaigneux;  leur  abondance,  secs;  leur  félicité, 
insensibles  ;  encore  qu'ils  voient  tous  les  jours  non  tant  des 
pauvres  et  des  misérables,  que  la  misère  elle-même  et  la 
pauvreté  en  personne,  pleurante  et  gémissante  à  leur  porte6. 

1.  Var.  :  violente.  i       4.  Lactant,,  Div.  Inst.,  VI,  si 

S.  Var.  :  les  bras.  j       5.  Manuscrit  :  D'où  vient,  etc  . 

S.  Vap.  :  aux  rapines.  '  '  Indication  d'un  développement 


SÏÏR  L'IMPfiNITENCE  FINALE. 


229 


Je  ne  m'en  étonne  pas,  chrétiens  ;  d'autres  pauvres  plus 
pressants  et  plus  affamés  ont  gagné  les  avenues  les  plus 
proches,  et  épuisé  les  libéralités  à  un  passage  plus  secret. 
Expliquons-nous  nettement  :  je  parle  de  ces  pauvres  inté- 
rieurs qui  ne  cessent  de  murmurer,  quelque  soin  qu'on 
prenne  de  les  satisfaire,  toujours  avides,  toujours  affamés1 
dans  la  profusion  et  dans  l'excès  même  ;  je  veux  dire  nos 
passions  et  nos  convoitises.  C'est  en  vain,  ô  pauvre  Lazare! 
que  tu  gémis  à  la  porte,  ceux-ci  sont  déjà  au  cœur;  ils  ne 
s'y  présentent  pas,  mais  ils  l'assiègent  ;  ils  ne  demandent 
pas,  mais  ils  arrachent.  O  Dieu!  quelle  violence!  Repré- 
sentez-vous, chrétiens,  dans  une  sédition,  une  populace 
furieuse,  qui  demande  arrogamment,  toute  prête  à  arracher 
si  on  la  refuse  :  ainsi  dans  l'âme  de  ce  mauvais  riche;  et2 
ne  Talions  pas  chercher  dans  la  parabole,  plusieurs  le 
trouveront  dans  leur  conscience.  Donc,  dans  l'âme  de  ce 
mauvais  riche  et  de  ses  cruels  imitateurs,  où  la  raison  a 
perdu  l'empire,  où  les  lois  n'ont  plus  de  vigueur,  l'ambi- 
tion, l'avarice,  la  délicatesse,  toutes  les  autres  passions, 
troupe  mutine  et  emportée,  font  retentir  de  toutes  parts 
un  cri  séditieux,  où  l'on  n'entend  que  ces  mots  :  «  Apporte, 
apporte;  »  Dicentes  :  Affer,  affer*  :  apporte  toujours  de 
l'aliment  à  l'avarice4,  apporte  une  somptuosité  plus  raffinée 
à  ce  luxe  curieux  et  délicat;  apporte  des  plaisirs5  plus  ex- 
quis à  cet  appétit  dégoûté  par  son  abondance.  Parmi  les 
cris  furieux  de  ces  pauvres  impudents  et  insatiables,  se 
peut-il  faire  que  vous  entendiez  la  voix  languissante  des 
pauvres  qui  tremblent   devant  vous,   qui,  accoutumés   à 


que  Bossuet  voulait  ajouter  ici. 

1.  Var.  :  qui  crient  toujours  a 
la  faim. 

2.  Var.  :  et  qu'il  y  en  a  peut- 
être   dans  cet   auditoire    qui   le 


trouveront  en  eux-mêmes 

3.  Prov.t  xxx,  15. 

4.  Var.  :  du  bois  à  cette  flamme 
dévorante. 

5.  Var.  :  des  ragoûts. 


230 


SUR  L'IMPENITENCE  FINALE. 


surmonter  leur  pauvreté  par  leur  travail  et  par  îeun 
sueurs  *,  se  laissent  mourir  de  faim  plutôt  que  de  décou- 
vrir leur  misère?  C'est  pourquoi  ils  meurent  de  faim;  oui, 
messieurs,  ils  meurent  de  faim  *  dans  les  villes,  dans  les 
campagnes ,  à  la  porte  et  aux  environs  de  vos  hôtels  ;  nul 
ne  court*  à  leur  aide;  hélas!  ils  ne  vous  demandent  que 
e  superflu,  quelques  miettes  de  votre  table,  quelques 
estes  de  votre  grande  chère.  Mais  ces  pauvres  que  vous 
nourrissez  trop  bien  au  dedans  épuisent  tout  votre  fonds. 
La  profusion,  c'est  leur  besoin  ;  non  seulement  le  superflu, 
mais  l'excès  même  leur  est  nécessaire  ;  et  il  n'y  a  plus 
aucune  espérance  pour  les  pauvres  de  Jésus-Christ,  si 
vous  n'apaisez  ce  tumulte  et  cette  sédition  intérieure;  et 
cependant  ils  subsisteraient,  si  vous  leur  donniez  quelque 
chose  de  ce  que  *  votre  prodigalité  répand,  ou  [de]  ce  que 
votre  avarice  ménage. 

Mais  sans  être  possédé  de  toutes  ces  passions  violentes, 
la  félicité  toute  seule,  et  je  prie  que  l'on  entende  cette 
vérité,  oui,  la  félicité  toute  seule  est  capable  d'endurcir 
le  cœur  de  l'homme.  L'aise,  la  joie,  l'abondance  remplis- 
sent l'àme  de  telle  sorte,  qu'elles  en  éloignent  tout  It 
sentiment  de  la  misère  des  autres,  et  mettent  à  sec,  si 
l'on  n'y  prend  garde,  la  source  de  la  compassion.  C'est 
ici  la  malédiction  des  grandes  fortunes;  c'est  ici  que 
l'esprit  du  monde  parait  le  plus  opposé  à  l'esprit  du 
christianisme  :  car  qu'est-ce  que  l'esprit  du  christianisme! 
esprit  de  fraternité,  esprit  de  tendresse  et  de  compassion, 
qui  nous  fait  sentir  les  maux  de  nos  frères,  entrer 
dans  leurs  intérêts,  souffrir  de  tous  leurs  besoins.   Au 


1.  Var.  :  qui  sont  hontau  de 
'eur  misère,  accoutumés  i  la  sur- 
monter par  un  travail  assidu. 

%.  Var.  :  dans  vos  terres    dans 


vos  châteaux,danslei  villes, 

3.  Var.  :  ne  Ta. 

4.  Var.  :  si  vous  ne  leur  assignes 
quelque  subsistance  sir  ce  que... 


SUR  L'IMPÉNITENCE  FINALE.  231 

contraire  l'esprit  du  monde,  c'est-à-éire  l'esprit  de  gran- 
deur, c'est  un  excès  d'amour-propre,  qui*  bien  loin  de 
penser  aux  autres,  s'imagine  qu'il  n'y  a  que  lui.  Écoutes 
son  langage  dans  le  prophète  Isaïe.  «  Tu  as  dit  en  ton 
cœur  :  Je  suis,  et  il  n'y  a  que  moi  sur  la  terre  :  » 
Dixisti  in  corde  tuo  :  Ego  stim,  et  prœter  me  non  ett  al- 
ter.*  Je  suis!  il  se  fait  un  Dieu,  et  il  semble  vouloir 
imiter  Celui  qui  a  dit:  «  Je  suis  celui  qui  est8.  »  Je  suis, 
il  n'y  a  que  moi;  toute  cette  multitude,  ce  sont  des  têtes 
de  nul  prix,  et,  comme  on  parle,  des  gens  de  néant s. 
Ainsi  chacun  ne  compte  que  soi;  et  tenant  tout  le  reste4 
dans  l'indifférence,  on  tâche  de  vivre  à  son  aise,  dans  une 
souveraine  tranquillité  des  fléaux  qui  affligent  le  genre  hu- 
main. 

Ah!  Dieu  est  juste  et  équitable.  Vous  y  viendrez  vous- 
même,  riche  impitoyable,  aux  jours  de  besoin  et  d'an- 
goisse. Ne  croyez  pas  que  je  vous  menace  du  changement 
de  votre  fortune;  l'événement  en  est  casuel5;  mais  ce  que 
je  veux  dire  n'est  pas  douteux.  Elle  viendra  au  jour  des- 
tiné, cette  dernière  maladie,  où,  parmi  un  nombre  infini 
d'amis,  de  médecins  et  de  serviteurs,  vous  demeurerez 
sans  secours,  plus  délaissé,  plus  abandonné  que  ce  pau- 
vre qui  meurt  sur  la  paille,  et  qui  n'a  pas  un  drap  pour 
sa  sépulture.  Car,  en  cette  fatale  maladie,  que  serviront 
ces  amis,  qu'à  vous  affliger  par  leur  présence;  ces  méde- 
cins, qu'à  vous  tourmenter;  ces  serviteurs,  qu'à  courir 
deçà  et  delà  dans  votre  maison  avec  un  empressement 
inutile?  Il  vous  faut  d'autres  amis,  d'autres  serviteurs  : 


1.  Isa.,  xlvh,  10. 

2.  Exod.,\\\,  14. 

3.  Des  gens  de  niant.  «  Quand 
*ous  entendez  dire  de  quelqu'un 
que  c'est  un  hommt  de  néant,  ne 


jugez- vous  pas  incontinent  qu'on 
parle  d'un  pauvre?»  Bossuet,  Ser- 
mon pour  une  profession. 

4.  Var.  ï  tous  les  autres. 

5.  €.-è-d.s  dépend  du  hasard» 


BOSSUET,   SERMONS.  {$ 


232 


SUR  L'IMPENITENCB  FiMLE. 


ces  pauvres,  que  vous  avez  méprisés,  sont  les  seuls  qui 
seraient  capables  de  vous  secourir*.  Que.  n'avez-vous 
pensé  de  bonne  heure  à  vous  faire  de  tels  amis,  qui 
maintenant  vous  tendraient  les  bras,  afin  de  vous  rece- 
voir dans  les  tabernacles  éternels  î  Ah  !  si  vous  aviez 
soulagé  leurs  maux,  si  vous  aviez  eu  pitié  de  leur  dés- 
espoir, si  vous  aviez  seulement  écouté  leurs  plaintes, 
▼os  miséricordes*  prieraient  Dieu  pour  vous  :  ils  vous 
auraient  donné  des  bénédictions5,  lorsque  vous  les  au- 
riez consolés  dans  leur  amertume,  qui  feraient  mainte- 
nant  distiller  sur  vous  une  rosée  rafraîchissante;  leurs 
côtés4  revêtus,  dit  le  saint  prophète,  leurs  entrailles  ra- 
fraîchies, leur  faim  rassasiée,  vous  auraient  béni;  leurs 
saints  anges  veilleraient  autour  de  votre  lit  comme  des 
amis  officieux;  et  ces  médecins  spirituels  consulteraient 
entre  eux  nuit  et  jour  pour  vous  trouver  des  remèdes. 
Mais  vous  avez  aliéné5  leur  esprit,  et  le  prophète  Jérémie 
me  les  représente  vous  condamnant  eux-mêmes  sans  mi- 
séricorde. 

Voici,  messieurs,  un  grand  spectacle  :  venez  considérer 
les  saints  anges  dans  la  chambre  cFuh  mauvais  riche 
mourant.  Oui,  pendant  que  les  médecins  consultent  l'état 
de  sa  maladie,  et  que  sa  famille  tremblante  attend  le 
résultat  de  la  conférence,  ces  médecins  invisibles  consultent 
d'un  mal  bien  plus  dangereux  :  Curavimus  Babylonem,  et 
non  est  sanata 6  :  «  Nous  avons  soigné  cette  Babylone,  et. 
elle  ne  s'est  point  guérie;  »  nous  avons  traité  diligemment 
ce  riche  cruel  ;  que  d'huiles  ramollissantes,  que  de  douces 
fomentations7  nous  avons  mises  sur  ce  cœur  !  Et  il  ne  s'est 


1.  Cf.  p.  132,  et  (Lebafq,  t.  V, 
p.  39)  la  fin  d'un  sermon  de  1666 
tur  V Aumône. 

2.  Var.  :  vos  aumônes. 

3.  Var.  :  les  bénédictions  qu'ils 
▼ous  aumient  dortf^**- 


4.  Var.  .leurs  corps. 

5.  «  Aliéna  :  alienum  mihi  [ali- 
quem]  esse  facio.  »  Dict.  Forcellini. 

6.  Jerem.~  li,  9. 

7.  Médicaments externes,chauds 
et  liquides. 


SUP  L'IMPEMTLiSCE  FINALE. 


233 


pas  amolli,  et  sa  dureté  ne  s'est  pas  fléchie;  tout  a  réussi 
ontre  nos  pensées,  et  le  malade  s'est  empiré*  parmi  nos 
temèdes.  «  Laissons-le  là,  disent-ils,  retournons  à  notre 
patrie,  d'où  nous  étions  descendus  pour  son  secours  :  » 
Det elinquamus  eum,  et  eamus  unusquisque  in  terram  suam. 
Ne  voyez- vous  pas  sur  son  front  le  caractère  d'un  réprouvé? 
La  dureté  de  son  cœur  a  endurci  contre  lui  le  cœur  de 
Dieu  ;  les  pauvres  l'ont  déféré  à  son  tribunal  ;  son  procès 
lui  est  fait  au  ciel;  et  quoiqu'il  ait  fait  largesse  en  mourant 
des  biens  qu'il  ne  pouvait  plus  retenir,  le  ciel  est  de  fer  à 
ses  prières*,  et  il  n'y  a  plus  pour  lui  de  miséricorde; 
Pervenit  usque  ad  cœlosjudicium  ejus.  S 

Considérez,  chrétiens,  si  vous  voulez  mourir  dans  cet 
abandon;  et  si  cet  état  vous  fait  horreur,  pour  éviter  le* 
cris  de  reproche  que  feront  contre  vous  les  pauvres,  écoutez 
les  cris  de  la  misère.  Ah!  le  ciel  n'est  pas  encore  fléchi 
sur  nos  crimes.  Dieu  semblait  s'être  apaisé  en  donnant 
la  paix  à  son  peuple;  mais  nos  péchés  continuels  ont 
rallumé  sa  juste  fureur;  il  nous  a  donné  la  paix*,  et  lui- 
même  nous  fait  la  guerre  :  il  a  envoyé  contre  nous,  pour 
punir  notre  ingratitude,  la  maladie,  la  mortalité,  la  disette 
extrême,  une  intempérie  étonnante 4,  je  ne  sais  quoi  de  dé- 
réglé dans  toute  la  nature  qui  semble  nous  menacer  de 
quelques  suites  funestes,  si  nous  n'apaisons  sa  colère.  Et 
dans  les  provinces  éloignées,  et  même  dans  cette  ville,  au 
milieu  de  tant  de  plaisirs  et  de  tant  d'excès,  une  infinité 


1.  S  est  empiré.  «  Leur  état 
allait  s'empirant.  »  Hist.  univ.t 
h,  1.  —  Voir  p.  274,  n.  2. 

2.  Var.  :  pour  lui  —  pour  son 
aine. 

3.  La  paix  des  Pyrénées  (1659). 

4.  L'année  1662  fut  une  année 
de  famine.  «Les  pauvres  sont  dé- 


nués de  tout,  dit  une  relation 
de  1662.  Plusieurs  femmes  et  en- 
fants ont  été  trouvés  morts  sur 
les  chemina  et  dans  les  blés,  la 
bouche  pleine  d'herbes.  Depuis 
cinq  cents  ans,  il  ne  s'est  pas  vu  une 
misère  pareille.  »  Cité  par  M .  P.  Clé 
ment  (la  Police  sous  Louis  XIV). 


234 


SUR  L'MPÊNITENCE  FINALE. 


de  familles  meurent  de  faim  et  de  désespoir  *  :  vérité  con- 
stante, publique*,  assurée.  0  calamité  de  nos  jours!  quelle 
joie  pouvons-nous  avoir?  faut-il  que  nous  voyions  de  si 
grands  malheurs?  et  ne  nous  semble- t-il  pas  qu'à  chaque 
moment  tant  de  cruelles 3  extrémités  que  nous  savons, 
que  nous  entendons  jle  toutes  parts,  nous  reprochent  de- 
vant Dieu  et  devant  les  hommes  ce  que  nous  donnons  à 
nos  sens,  à  notre  curiosité,  à  notre  luxe?  Qu'on  ne  de 
mande  plus  maintenant  jusqu'où  va  l'obligation  d'assis- 
ter les  pauvres  :  la  faim  a  tranché  le  doute,  le  désespoir 
a  terminé  la  question;  et  nous  sommes  réduits  à  ces  ca> 
extrême?  où  tous  les  Pères  et  tous  les  théologiens  nous 
enseignent,  d'un  commun  accord,  que  si  l'on  n'aide'  le 
prochain  selon  son  pouvoir,  on  est  coupable  de  sa  moit; 
on  rendra  compte  à  Dieu  de  son  sang,  de  son  âme,  de 
tt  us  les  excès  où  la  fureur  de  la  faim  et  du  désespoir  le 
précipite.  Qui  nous  donnera  que  nous  entendions  le  plai- 
sir de  donner  la  vie?  Qui  nous  donnera,  chrétiens,  que  nos 
cœurs  soient  comblés  de  l'onction  du  Saint-Esprit,  pour 


1.  Dans  les  provinces  éloignées 
et  même  dam,  cette  ville,  etc. 
«  Les  pauvres  gens  meurent  par 
toute  la  France  de  maladie,  de 
misère,  d'oppression  et  de  déses- 
poir. »  Lettre  de  Gui  Patin,  du 
5  septembre  1661.  Voir  dans  Ché- 
ruel,  Mémoires  sur  Fouquet,  II, 
521-325,  des  détails  sur  la  misère 
des  provinces.  —  Et  même  dans 
cette  ville.  Voir  page  236,  note  4, 
la  pétition  des  pauvres  de  Paris. 

2.  Vérité  constante,  publique  : 
Au  dix-septième  siècle,  en  effet, 
les  personnes  qui  s'occupaient  à 
Paris  du  soulagement  des  pau- 
vres avaient  soin  de  faire  connaî- 
tre au  public  l'état  de  la  misère  à 


Paris  et  dans  les  provinces.  Un 
maître  des  requêtes,  Maignard  de 
Bernières,  avait  eu  le  premier 
l'idée,  pendant  la  Fronde,  de  ré- 
diger des  «  Relations  très  vérita 
blés  et  très  exactes...  en  compo- 
sant un  narré  de  plusieurs  extraits 
des  lettres  que  tous  ceux  qui  as- 
sistent les  pauvres  lui  adressaient 
toutes  les  semaines.  »  (Préface 
de  l'Aumône  chrétienne,  1651  et 
1674).  A  partir  de  1659,  saint  Vin- 
cent de  Paul  se  servit  aussi  de 
placards  pour  faire  appel  à  la 
charité  publique.  Voyez  Alph. 
Feillet,  La  misère  au  temps  de 
la  Fronde. 
3.  Var.  :  les  dures  extrémités 


SUR  L'IMPÊMTENCE  FINALE. 


235 


Coûter  ce  plaisir  sublime  de  soulager  les  misérables,  de 
Konsoler  Jésus-Christ  qui  souffre  en  eux,  de  faire  reposer, 
dit  le  saint  apôtre,  leurs  entrailles  affamées?  Viscera  sanc- 
loram  requieverunt  per  te,  frater1.  Ah!  que  ce  plaisir  est 
saint!  ah!  que  c'est  un  plaisir  vraiment  [royal]! 

Sire,  Votre  Majesté  aime  ce  plaisir;  elle  en  a  donné  des 
marques  sensibles,  qui  seront  suivies  de  plus  grands  effets. 
C'est  aux  sujets  a  attendre,  et  c'est  aux  rois  à  agir;  eux- 
mêmes  ne  peuvent  pas  tout  ce  qu'ils  veulent,  mais  ils  ren- 
dront compte  à  Dieu  de  ce  qu'ils  peuvent.  C'est  tout  ce 
qu'on  peut  dire  à  Votre  Majesté.  Il  faut  dire  le  reste  à  Dieu, 
et  le  prier  humblement  de  découvrir  à  un  si  grand  roi  les 
moyens  de  contenter  bientôt  l'amour  qu'il  a  pour  ses 
peuples,  de  satisfaire  à  l'obligation  de  sa  conscience,  de 
mettre  le  comble  à  sa  gloire,  et  de  poser  l'appui  le  plus 
nécessaire  de  son  salut  éternel. 


PREMIÈRE  RÉDACTION  DE  LA  PÉRORAISON 

Ah!  le  ciel  n'est  pas  fléchi  sur  nos  crimes;  Dieu 

semblait  s'être  apaisé  en  donnant  la  paix  à  son  peuple;  mais 
nos  péchés  continuels  ont  rallumé  sa  juste  fureur;  il  nous  a 
donné  la  paix,  et  lui-même  nous  fait  la  guerre.  Il  a  envoyé 
contre  nous  la  maladie,  la  mortalité,  la  disette  extrême2. 
Les  pauvres  peuples  ont  à  combattre  les  dernières  extré- 
mités; et  dans  les  provinces  éloignées,  et  même  dans  cette 
ville,  au  milieu  de  tant  de  plaisirs  et  de  tant  de  luxe,  un* 
infinité  de  familles  meurent  de  faim  et  de  désespoir5.  Ce 


1.  Phtlemon.,  n.  17. 

t.  Addition  marginale  :  «  Une 
intempérie  étonnante,  qui  nous  a 
beaucoup  affligés  et  qui  nous  me- 
nace de  coups  plus  terribles. 
Quelle  joie  pouvons-nous  avoir  ? 
Ne  nous  semble-t-il  pas  qu'à  cha- 


que moment  tant  de  cruelles  ex 
trémités  nous  reprochent  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes  tout 
ce  que  nous  donnons  de  trop  à 
nos  sens,  à  notre  curiosité,  à  notre 
plaisir —  luxe? 
3.  Addition  marginale  :  «Qu'an 


236 


SUR  LIMPÉNITENCE  FINALE 


n'est  pas  une  vaine  exagération.  Non,  non,  on  ne  monte  pas 
dans  les  chaires  comme  on  ferait  sur  un  théâtre,  pour 
émouvoir  la  compassion  en  inventant  des  sujets  tragiques. 
Ce  que  je  dis,  c'est  la  vérité  :  vérité  constante,  publique, 
assurée.  0  Dieu,  quelle  calamité  de  nos  jours,  que  tant  de 
monde  périsse  de  faim  à  nos  yeux!  Ah!  quelle  espérance 
pour  nous  à  l'heure  de  notre  mort,  si  le  cri  de  cette  misère 
ne  perce  nos  cœurs1? 

Ah!  Sire,  Votre  Majesté  en  est  émue;  comme  elle9  aime 
vraiment  ses  pauvres  peuples,  elle  veut  bien  qu'on  lui  parle* 
des  cruelles  extrémités  où  ils  sont  réduits.  Leurs  misères, 
leur  patience,  leur  soumission*  pressent  d'autant  plus  Votre 
Majesté  qu'ils  n'osent  pas   même  la  presser,  résolus  de 


ne  demande  plus  jusqu'où  va 
l'obligation  de  faire  l'aumône!  La 
faim  a  tranché  ce  doute,  le  déses- 
poir a  terminé  cette  question. 
Nous  sommes  réduits  en  ce  cas 
extrême  où  toute  la  théologie  de- 
meure d'accord  que,  si  l'on  n'aide 
le  prochain  selon  son  pouvoir,  on 
est  coupable  de  sa  mort,  on  ren- 
dra compte  de  son  sang  et  de 
son  âme  qui  périt  par  le  déses- 
poir.» 

1.  Addition  marginale  :  «  Mais 
ce  n'est  pas  un  ouvrage  de  parti- 
culiers de  soulager  de  telles  misè- 
res. C'est  tout  ce  que  pourrait 
faire  uns  mais  royale.  Les  rois 
mêmes  ne  peuvent  pas  tout  ce 
qu'ils  veulent.  Mais  ils  rendront 
compte  à  Dieu  —  ils  ne  doivent 
bien  épargner  de  ce  qu'ils  peuvent, 
lire,  c'est  tout  ce  qu'un  sujet 
peut  dire  à  Votre  Majesté....  » 

2.  Var.  :  ai  elle  n'aimait. 

3.  Var.  :  elle  ne  souffrirait  pas, 
comme  elle  fait,  qu'on  parlât  sou- 
vent en  sa  présence.. 


4.  Voir  la  «  Pétition  des  pau- 
vres de  Paris  au  Roi,  »  en  mai 
1662.  «  Sire,  les  pauvres  de  Paris 
sont  en  très  grand  nombre  et  très 
grande  nécessité.  Ils  supplient  V. 
M.  d'avoir  pitié  d'eux.  Leur  mi- 
sère est  parvenue  à  son  comble. 
Ils  ont  souffert  mille  maux  avant 
de  recourir  à  Votre  Majesté.  Leurs 
métiers  leur  sont  devenus  inuti- 
les par  la  notable  diminution  du 
commerce  et  de  toutes  sortes 
d'ouvrages,  ils  ont  vendu  jusques 
à  leurs  habits;  la  honte  et  la 
crainte  de  faire  paraître  leurs 
misères  augmente  la  langueur  qui 
les  retient  dans  leurs  chambres, 
où  les  femmes  et  les  enfants  re- 
doublent leurs  douleurs  par  leurs 
cris  et  leurs  gémissements  de 
nuit  et  de  jour,  ce  qui  les  réduit 
au  désespoir...  Où  iront  donc  les 
pauvres  de  Paris,  et  que  feront- 
ils,  .que  deviendront-ils,  si  V.  M. 
n'a  pitié  d'eux?  etc..  (V.  Dep- 
ping,  Corresp.  administr.  sou»  U 
règne  de  Louis  XIV ,1,  p.  654.) 


SUR  L'IMPÉNITENCE  FINALE. 


237 


mourir  plutôt  que  de  faire  la  moindre  faute  contre  le  respect  '. 
Sire,  c'est  aux  sujets  à  attendre,  et  c'est  aux  rois  à  agir. 
Eux-mêmes  ne  peuvent  pas  tout  ce  qu'ils  veulent,  mais  ils 
doivent  considérer  qu'ils  rendront  compte  à  Dieu  de  ce 
qu'ils  peuvent*.  C'est  tout  ce  que  vos  sujets  peuvent  dire  à 
Votre  Majesté.  Il  faut  dire  le  reste  à  Dieu  et  le  prier  hum- 
blement3.... 


1.  Var.  :  plutôt  que  de  manquer 
au  respect. 

2.  «  L'obligation  d'avoir  soin  du 
peuple  est  le  fondement  de  tous 
les  droits  que  les  souverains  ont 
sur  leurs  sujets.  C'est  pourquoi, 
dans  les  grands  besoins,  le  peuple 
a  droit  d'avoir  recours  à  son 
prince  (Genèse,  zli,  53)...  Les  peu- 
ples affamés  demandent  du  pain  à 
ieur  roi  comme  à  leur  pasteur, 
ou  plutôt  comme  à  leur  père.... 
Voici.sur  ces  obligations  du  prince, 
une  belle  sentence  du  Sage  : 
«  Vous  ont-ils  fait  prince  ou  gou- 
verneur :  soyei  parmi  eux  comme 
l'un  d'eux,  ayez  soin  d'eux  et 
prenez  courage  et  reposez-vous 
après  avoir  pourvu  à  tout.  »  Cette 
sentence  contient  deux  préceptes. 
— Premier  précepte  :  «  Soyez  parmi 
eux  comme  l'un  d'eux.  »  Ne 
soyez  point  orgueilleux;  rendez- 
vous  accessible  et  familier;  ne 
vous  croyez  pas,  comme  on  dit, 
d'un  autre  métal  que  vos  sujets; 
mettez-vous  à  leur  place,  et 
soyez-leur  tel  que  vous  voudriez 
qu'ils  fussent  s'ils  étaient  à   la 


vôtre.  —  Second  précepte  :  «  Ayez 
soin  d'eux,  et  reposez-vous  après 
avoir  pourvu  à  tout.  Le  repos 
alors  vous  est  permis;  le  prince  est 
un  personnage  public  qui  doit 
croire  que  quelque  chose  lui 
manque  à  lui-même  quand  quel- 
que chose  manque  au  peuple  et  à 
l'État.  »  Politique  tirée  de  l'Ècri* 
ture  Sainte,  1.  III,  ch.  m. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  235,  les  cinq 
dernières  lignes  du  sermon  ;  p.  283, 
la  fin  du  sermon  sur  l'Ambition, 
et  comparez  celle  du  sermon  sur 
Us  Devoirs  des  Rois  :  •  Sire,  vous 
savez  les  besoins  de  vos  peuples, 
le  fardeau,  excédant  leurs  forces, 
dont  [ils  sont]  chargés.  Il  se  remue 
pour  Votre  Majesté  quelque  chose 
d'illustre  et  de  grand,  et  qui  pas- 
se [voy.p.  274,  n.  1)  la  destinée  des 
rois  vos  prédécesseurs.  Soyez  fi- 
dèle à  Dieu  et  ne  mettez  point 
[d'obstacle]  par  vos  péchés  aux 
choses  qui  se  préparent  ;  portez 
votre  gloire  et  celle  du  nom  fran- 
çais à  une  telle  hauteur  qu'il  n'y 
ait  plus  rien  à  vous  souhaiter  que 
la  félicité  éternelle.  • 


SUR  LA  PROVIDENCE  . 

SERMON  POUR  LA  DEUXIÈME  SEMAINE  DU  CARÊME 

PRÊCHÉ,  AU  LOUTRE,  LE  8  OU  LX  10  MARS  1662  « 


NOTICE 

Le  deuxième  sermon  *  sur  la  Providence  a  été  prononcé,  non  pas 
en  1666,  comme  le  porte  l'édition  Lâchât5  ,  mais  en  1662,  ainsi 
que  l'a  prouvé  M.  Gandar.  L'écriture  du  manuscrit  révèle  claire- 
ment cette  date  *  que  confirme,  du  reste,  une  allusion  faite  par 
Bossuet,  dans  le  second  point,  aux  événements  contemporains. 
Il  parle  de  la  croix  a  abattue  sous  le  croissant,  »  de  la  chrétienté 
a  tous  les  jours  diminuée  par  les  armes  trop  fortunées  de  Maho- 
met ;  »  et  il  le  pouvait  en  1662,  alors  que  les  Turcs  menaçaient 
d'enlever  la  Hongrie  à  l'Empereur,  la  Crète  à  Venise,  et  qu'ils  in- 
festaient impunément  la  Méditerranée.  En  1666,  au  contraire,  il 
n'aurait  guère  pu  s'exprimer  devant  la  cour  en  termes  aussi  forts 
après  les  victoires  du  Raab  et  de  Saint-Gothard  8  (1664),  et  les 
expéditions  dirigées  par  Louis  XIV  (1664-1665)  contre  les  États 
barbaresques. 


1.  Il  y  avait,  à  la  Cour,  pen- 
dant le  carême,  trois  prédica- 
tions par  semaine,  le  dimanche, 
le  mercredi  et  lé  vendredi.  Or  oa 
ne  sait  s'il  faut  lire  dans  le  ma- 
nuscrit un  2  ou  un  5,  et  si,  par 
conséquent,  le  sermon  sur  la  Pro- 
vidence fut  prêché  le  mercredi  8 
ou  le  vendredi  10. 

2.  Voir  plus  haut,  page  77. 

3.  Édit.  Lâchât,  t.  u.  p.  161; 
Floquet,  Étude* ,  h.  490. 

4.  Gandar,    Étude»    critiques, 


p.  398;  Choix  de  sermons,  p.  101; 
l'abbé  Hurel,  Orateur»  sacrés  sous 
Louis  XIV,  u,  p.  313. 

ii.  Victoires  des  Impériaux  aux- 
quelles contribuèrent  puissam- 
ment les  troupe*  françaises  en- 
voyées par  Louis xiv.  Bossuet,  dans 
l'Oraison  funèbre  de  Marie-Thé- 
rèse (1683)  célèbre  «  cette  fameuse 
journée  de  Raab  où  Lous  renou- 
vela dans  le  cœur  des  infidèles 
l'ancienne  opinion  qu'ils  ont  des 
armes  françaises^  *  ~ 


SUR  LA  PROVIDBNCÈ.  259 

SUR  LA  PROVIDENCE 

Fih,  recordare quia  recepisti  bona  invita  ftw- 
Lqzarus  aimiliter  mala  ;  nunc  autem  hic  ccn- 
tolatur,  tu  vero  cruciaris. 

Mon  fils,  souviens-loi  que  tu  as  reçu  du  bien 
en  ta  vie,  et  que  Lazare  n'y  a  reçu  que  du  mai; 
c'est  pourquoi  il  est  maintenant  dans  la  consola- 
tion, et  toi  dans  les  tourments. 

Luc,  xvi,  25 

Nous  lisons  dans  l'Histoire  sainte  *  que  le  roi  de  Saraarie 
ayant  voulu  bâtir  une  place  forte,  qui  tenait  en  crainte 
et  en  alarmes  toutes  les  places 2  du  roi  de  Judée,  ce  prince 
assembla  son  peuple  et  fit  un  tel  effort  contre  l'ennemi, 
que  non  seulement  il  ruina  cette  forteresse,  mais  qu'il  en 
fit  servir  les  matériaux  pour  construire  deux  grands  châ- 
teaux forts5  par  lesquels  il  fortifia  sa  frontière.  Je  médite 
aujourd'hui,  messieurs,  de  faire  quelque  chose  de  sem- 
blable; et,  dans  cet  exercice  pacifique,  je  me  propose 
l'exemple  de  cette  entreprise  militaire.  Les  libertins  décla- 
rent la  guerre  à  la  Providence  divine,  et  ils  ne  trouvent 
rien  de  plus  fort  contre  elle  que  la  distribution  des  biens 
et  des  maux,  qui  paraît  injuste,  irrégulière,  sans  aucune 
distinction  entre  les  bons  et  les  méchants.  C'est  là  que  les 
impies  se  retranchent  comme  dans  leur  forteresse  impre- 
nable; c'est  delà  qu'ils  jettent  hardiment  des  traits  contre4 
la  sagesse  qui  régit  le  inonde,  se  persuadant  faussement 
que  le  désordre  apparent  des  choses  humaines  rend  témoi- 
gnage contre  elle,  issemblons-nous,  chrétiens,  pour  com- 
battre5 les  ennemis  du  Dieu  vivant  i  renversons  les  remparts 

1.  li  Reg.,  jv,  17-22.  j       4.  Var.  :    pour    combattre    — 

2.  Var.  :  toutes  celles.  I    pour  détruire. 

5.  Var.  :  deux  citadelles.  I       5.  Var.  :  contre. 


240 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


superbes  de  ces  nouveaux  Samaritains1.  Non  contents  de 
leur  faire  voir  que  cette  inégale  dispensation  des  biens  et 
des  maux  du  monde  ne  nuit  [en]  rien  a  la  Providence, 
montrons  au  contraire  qu'elle  l'établit.  Prouvons,  par  le 
désordre  même,  qu'il  y  a  un  ordre  supérieur  qui  rappelle 
t-^tout  à  soi  par  une  loi8  immuable;  et  bâtissons  les  forte- 
resses de  Juda  des  débris  et  des  ruines5  de  celle  de 
Samarie.  C'est  le  dessein  de  ce  discours,  que  j'expliquerai 
plus  à  fond  après  que  nous  aurons  imploré  [les  lumières 
du  Saint-Esprit  par  l'intercession  de  la  Sainte  Vierge.] 

[AVE] 

Le  théologien  d'Orient,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  con- 
templant la  beauté  du  monde,  dans  la  structure  duquel 
Dieu  s'est  montré  si  sage  et  si  magnifique,  l'appelle  élégam- 
ment en  sa  langue,  le  plaisir  et  les  délices  de  son  Créateur, 
8eoô  Tpocpïîv  *.  Il  avait  appris  de  Moïse  que  ce  divin  Archi- 
tecte, à  mesure  qu'il  bâtissait  ce  grand  édifice,  en  admi- 
rait lui-même  toutes  les  parties:  Vidit  Deus  lucem  quod 
es&ct  bona*;  [  «  Dieu  vit  que  la  lumière  était  bonne;  » 
qu'en  ayant  composé  le  tout,  il  avait  encore  enchéri,  et 
l'avait  trouvé  «  parfaitement  beau  :  »  Eterant  valde  bona6; 


1.  Var.   :  leurs  remparts    su- 
perbes. 
S.  Var.  :  conduite. 

3.  Var.  :  démolitions. 

4.  Orat.,  xxxiv.  —  Plusieurs 
fois  dans  ses  sermons,  Bossuet 
cite  en  grec  les  textes  sacrés.  Il 
connaissait  en  effet  très  bien  la 
langue  grecque.  Il  savait  par 
cœur  Homère,  et  il  en  était  si 
plein,  dit  l'abbé  Le  Dieu,  qu'il  en 
récitait  des  vers  en  dormant.  Il 
lui  arriva  même,  dans  son  som- 
meil,   de    faire    ua   vers   grec 


(i  propos  des  infortunes  d'U- 
lysse) :  «  T»Tj  8\i<rt*x*0w  «x'°î  *°^ 
X«*  *<TK  »  (Tout  est  à  charge  au» 
malheureux,  même  leur  pensée). 
A  la  cour,  vers  1674,  dans  ce  pe- 
tit cercle  de  savants  hommes,  tels 
que  Renaudot,  Thoynard,  Manil- 
lon, Fénelon,  Fleury,  qui  se  réu- 
nissaient pour  étudier  l'Écriture 
sainte,  et  que  les  courtisans  appe- 
laient le  Petit  Concile,  Bossuet 
avait  reçu  le  surnom  de  J***  §re*. 

S.  Geniu,  L  4. 

é.  Ihid.,  51. 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


241 


enfin  qu'il  avait  paru  tout  saisi  de  joie  dans  le  spectacle 
de  son  propre  ouvrage.  Où1  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que 
Dieu  ressemble  aux  ouvriers  mortels,  lesquels,  comme  ils 
peinent  beaucoup  dans  leurs  entreprises  et  craignent 
toujours  pour  l'événement,  sont  ravis  que  l'exécution  les 
décharge  du  travail  et  les  assure  du  succès.  Mais  Moïse 
regardant  les  choses  dans  une  pensée  plus  sublime,  et 
prévoyant  en  esprit  qu'un  jour  les  hommes  ingrats  nieraient 
la  Providence  qui  régit  le  monde,  il  nous  montre  dès 
l'origine  combien  Dieu  est  satisfait  de  ce  chef-d'œuvre  de 
ses  mains,  afin  que,  le  plaisir  de  le  former  nous  étant  un 
gage  certain  du  soin  qu'il  devait  prendre  à  lo  conduire,  il 
ne  fût  jamais  permis  de  douter  qu'il  n'aimât  à  gouverner 
ce  qu'il  avait  tant  aimé  à  faire  et  ce  qu'il  avait  lui-même 
jugé  si  digne  de  sa  sagesse. 

Ainsi  nous  devons  entendre  que  cet  univers,  et  parti- 
culièrement le  genre  humain,  est  le  royaume  de  Dieu,  que 
lui-même  règle  et  gouverne  selon  des  lois  immuables  ;  et 
nous  nous  appliquerons  aujourd'hui  à  méditer  les  secrets 
de  cette  céleste  politique  qui  régit  toute  la  nature,  et  qui, 
enfermant  dans  son  ordre  l'instabilité  des  choses  humai- 
nes, ne  dispose  pas  avec  moins  d'égards*  les  accidents 
inégaux  qui  mêlent 3  la  vie  des  particuliers,  que  ces  grands 
et  mémorables  événements  qui  décident  de  la  fortune  des 
empires. 

°rand  et  admirable  sujet,  et  digne  de  l'attention  de  la 


1.  Où  il  ne  faut  pas  s'imagi- 
ner. Voyez  page  181.  note  2.  Cette 
construction  ne  se  retrouve  pins 
dans  les  Oraisons  funèbres. 

t.  Avec  moins  d 'égards,  avec 
moins  d'attention.  «  Soit  que  l'on 
veuille  bien  parler  ou  bien  écrire* 
il  faut  avoir  bien  des  égards.  *  (De 
Méré,  Œuvra  postiuimcs,  \  cité 


par  Littré).  —  Dans  ce  sens,  égard 
s'emploie  même  au  singulier  : 
«  Cette  attention  particulière,  qui 
parait  en  Dieu  quand  il  fait 
l'homme ,  nous  montre  qu'il  a 
pour  lui  un  égard  particulier.  » 
Bossuet,  Discours  sur  Ç Histoire 
universelle,  a,  1. 
3.  Var.  :  troublent. 


242 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


tf 


cour  la  plus  auguste  du  monde!  Prêtez  l'oreille,  ô  mortels, 
et  apprenez  de  votre  Dieu  même  les  secrets  par  lesquels 
vous  gouverne;  car  c'est  lui  qui  vous  enseignera  dans 
cette  chaire,  et  je  n'entreprends  aujourd'hui  d'expliquer 
ses  conseils  profonds,  qu'autant  que  je  serai  éclairé  par  ses 
oracles  infaillibles- 
Mais  il  nous  importe  peu,  chrétiens,  de  connaître  par 
quelle  sagesse  nous  sommes  régis,  si  nous  n'apprenons 
aussi  à  nous  conformer  à  Tordre  de  ses  conseils.  S'il  y  a 
de  l'art  à  gouverner,  il  y  en  a  aussi  à  bien  obéir.  Dieu 
donne  son  esprit  de  sagesse  aux  Princes  *  pour  savoir  con- 
duire les  peuples,  et  il  donne  aux  peuples  l'intelligence 
pour  être  capables  d'être  dirigés  par  ordre*;  c'est-à-dire 
qu'outre  la  science  maîtresse  par  laquelle  le  Prince  com- 
mande, il  y  a  une  autre  science  subalterne  qui  enseigne 
aussi  aux  sujets  à  se  rendre  dignes  instruments  de  la 
conduite  supérieure  ;  et  c'est  le  rapport  de  ces  deux  sciences 
qui  entretient  le  corps  d'un  État  par  la  correspondance  du 
chef  et  des  membres 

Pour  établir  ce  rapport  dans  l'empire  de  notre  Dieu, 
tâchons  de  faire  aujourd'hui  deux  choses.  Premièrement, 
chrétiens,  quelque  étrange3  confusion,  quelque  désordre 
même  ou  quelque  injustice  qui  paraisse  dans  les  affaires 
humaines,  quoique  tout  y  semble  emporté  par  l'aveugle 
rapidité  de  la  fortune4,  mettons    bien  avant  dans  notre 


1.  Deutéron.,  xxxiv,  9. 

2.  Var.  :  pour  savoir  se  laisser 
conduire  par  ordre. 

3.  Étrange.  Remarquons  une 
fois  pour  toutes  que  ce  mot,  dont 
Bossuet  use  si  volontiers,  réunis- 
sait alors  tous  les  sens  que  nous 
répartissons  aujourd'hui  entre  un 
grand  nombre  d'adjectifs  diffé- 
rents. Le  dictionnaire  de  Richelet 


(1680)  donne  pour  synonymes  à 
étrange:  Surprenant,  grand,  ex- 
traordinaire, fâcheux,  imperti- 
nent. -  C'est,  d'une  façon  générale, 
tout  ce  qui  contrarie  ou  surpasse 
notre  entendement,  tout  ce  qui 
n'est  pas  dans  l'ordre  commun . 

4.  Var.  :  quoique  la  dispensa- 
tion  des  biens  et  des  maux  semble 
s'y  faire  au  hasard  et  à  l'aventure. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  243 

esprit  que  tout  s'y  conduit  par  ordre,  que  tout  s  y  gou- 
verne par  maximes,  et  qu'un  conseil  éternel  et  immuable 
se  cache  parmi  tous  ces  événements  que  le  temps  semble 
déployer  avec  une  si  étrange*  incertitude.  Secondement, 
venons  à  nous-mêmes;  et  après  avoir  bien  compris  quelle 
puissance  nous  meut  et  quelle  sagesse  nous  gouverne 
i/Voyons  quels  sont  les  sentiments  qui  nous  rendent  dignes 
d'une  conduite  si  relevée*.  Ainsi  nous  découvrirons,  suivanl 
la  médiocrité  de  l'esprit  humain5,  en  premier  lieu  les 
ressorts  et  les  mouvements,  et  ensuite  l'usage  et  l'appli- 
cation de  cette  sublime  politique  qui  régit  le  monde:  et 
c'est  tout  le  sujet  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT 

Quand  je  considère  en  moi-même  la  disposition  des 
choses  humaines,  confuse,  inégale,  irréguliére,  je  la  com- 
pare souvent  à  certains  tableaux*,  que  l'on  montre  assez 
ordinairement  dans  les  bibliothèques  des  curieux  comme 
un  jeu  de  la  perspective.  La  première  vue  ne  vous  montre 
que  des  traits  informes  et  un  mélange  confus  de  couleurs, 
qui  semble  être  ou  l'essai  de  quelque  apprenti,  ou  le  jeu 
de  quelque  enfant,  plutôt  que  l'ouvrage  d'une  main  savante. 
Mais  aussitôt  que  celui  qui  sait  le  secret  vous  les  fait  regar- 
der5 par  un  certain  endroit8,  aussitôt,  toutes  les  lignes 
inégales  venant  à  se  ramasser  d'une  certaine  façon  dan 
votre  vue,  toute  la  confusion  se  démêle,  et  vous  voyez 

1.  Var,  :  prodigieuse.  i    tre  entre  les  mains  la  garde  d'He- 

2.  D'une  conduite    si    relevée.  radius  et  sa conduite  au  supplice.» 
Conduite,  qui  aujourd'hui  signifie  (Examen  d'Héraclius). 
presque  toujours  la  manière  dont  5.  Var.  :  notre  médiocrité. 
quelqu'un   se    conduit ,    désigne  4.  Comparez  le  même  déveiop- 
plutôt    chez   Bossuét  l'action  de  pement  dans  le  premier  senaon 
conduire.  Corneille  a  écrit,  dans  sur  la  Providence,  p.  84-85. 

ce   sens  :  «  11   acquiert    la  con-  5.  Var.  :  considérer. 

fiance  du  tyran,  et  se  fait  remet-    1       t    Var.  :  par  un  ce/tain  point 


244 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


paraître  un  visage  »?ec  ses  linéaments  et  ses  proportions, 
où  il  n'y  avait  auparavant  aucune  apparence  de  forme1 
oumaine.  C'est,  ce  me  semble,  messieurs,  une  image  assez 
naturelle  du  monde,  de  sa  confusion  apparente  et  de  sa 
ustesse  cachée,  que  nous  nepouvonsjamais  remarquer  qu'en 
e  regardant  par  un  certain  point  que  la  foi  en  Jésus-Christ 
nous  découvre. 

«  J'ai  vu,  dit  l'Ecclésiaste,  un  désordre  étrange  sous  le 
*  soleil  ;  j'ai  vu  que  l'on  ne  commet  pas  ordinairement,  ni 
«la  course  aux  plus  vites*,  ni  les  affaires  aux  plus  sages* 
«  ni  la  guerre  aux  plus  courageux;  mais  que  c'est  le  hasard 
«  et  l'occasion  qui  donne  tous  les  emplois  *  :  »  Nec  velocium 
esse  cursum,  nec  fortium  hélium...  sed  tempus  casumque  in 
omnibus*.  «  J'ai  vu,  dit  le  même  Ecclésiaste,  que  toutes 
«  choses  arrivent  également  à  l'homme  de  bien  et  au  mé- 
«  chant,  à  celui  qui  sacrifie  et  à  celui  qui  blasphème  :  » 
Quod  universa  œque  eveniant  justo  et  impio,...  immolanti 
victimas  et  sacrificiel  contemnenti...  eadem  cunctis  eveniunt6. 
Presque  tous  les  siècles  se  sont  plaints  d'avoir  vu  l'iniquité 
triomphante  et  l'innocence  affligée7:  mais,  de  peur  qu'il  n'y 
ait  rien  d'assuré,  quelquefois  on  voit,  au  contraire,  l'inno- 
cence dans  le  trône  et  l'iniquité  dans  le  supplice.  Quelle  est 
la  confusion  de  ce  tableau  !  et  ne  semble-t-il  pas  que  ces 
couleurs  aient  été  jetées  au  hasard,  seulement  pour  brouiller 
la  toile  ou  le  papier,  si  je  puis  parler  de  la  sorte  ? 

Le  libertin  inconsidéré  s'écrie  aussitôt  qu'il  n'y  a  point 
d'ordre  :  «  il  dit  en  son  cœur  :   Il  n'y  a  point  de  Dieu,  » 


1.  Var.  :  figure. 

2.  Var.  *  aux  plus  diligents.  — 
«  Des  chevaux  vîtes  comme  des 
éclairs.  »  Mme  de  Sévigné.  a  L'acte 
de  volonté...  le  plus  vite  de  tous  les 
actes  humains.  Bossuet,  Instruct. 
turles  états  d'oraison  (1695), x,19. 


3-  Var.  :  aux  plus  avisés. 

i.  Var.  :  mais  que  le  hasard  et 
l'occasion  qui  règle  tous  les  pré- 
tendants, dominent  partout. 

5.  EccL,  îx,  11. 

6.  Ibid.,  2,3. 

7.  U.  p.  380.  n.  ». 


SUR  LA  PROVIDENCE 


245 


ou  ce  Dieu  abandonne  la  vie  humaine  aux  caprices  de  la 
fortune  :  Dixit  insipient  [in  corde  suo:  Non  est  Deus]1,  Mais 
arrêtez,  malheureux,  et  ne  précipitez  pas  votre  jugement 
dans  une  affaire  si  importante.  Peut-être  que  vous  trouverei 
que  ce  qui  semble  confusion  est  un  art  caché  ;  et  si  vous  savei 
rencontrer  le  point  par  où  il  faut  regarder  les  choses,  toutes 
/es  inégalités  se  rectifieront,  et  vous  ne  verrez  que  sagesse  où 
vous  n'imaginiez  que  désordre. 

Oui,  oui,  ce  tableau  a  son  point,  n'en  doutez  pas;  et  le 
même  Ecclésiaste,  qui  nous  a  découvert  la  confusion,  nous 
mènera  aussi  à  l'endroit  par  où  nous  contemplerons  Tordre 
du  monde.  «  J'ai  vu,  dit-il,  sous  le  soleil  l'impiété  en  la 
«  place  du  jugement,  et  l'iniquité  dans  le  rang 2  que  devait 
«  tenir  la  justice  :  »  Vidi  [sub  sole]  in  loco  judicii  impieta- 
tem,  et  in  loco  justitiœ  iniquitatem  3;  c'est-à-dire,  si  nous  l'en- 
tendons, l'iniquité  sur  le  tribunal,  ou  même  l'iniquité 
dans  le  trône  où  la  seule  justice  doit  être  placée.  Elle  ne 
pouvait  pas  monter  plus  haut  ni  occuper  une  place  qui  lui 
fût  moins  due.  Que  pouvait  penser  Salomon  en  considérant 
un  si  grand  désordre?  Quoi?  que  Dieu  abandonnait*  les 
choses  humaines  sans  conduite  et  sans  jugement*?  Au 
contraire,  dit  ce  sage  prince,  en  voyant  ce  renversement, 
«  aussitôt  j'ai  dit  en  mon  cœur:  Dieu  jugera  le  juste  et 
l'impie,  et  alors  ce  sera  le  temps  de  toutes  choses6.  »  Et 
dixi  [in  corde  meo]  :  JUstum  et  impium  judicabii  Deus,  et 
tempus  omnis  rei  tune  erit7. 

Voici,  messieurs,  un  raisonnement  digne  du  plus  sage 
des  hommes  :  il  découvre  dans  le  genre  humain  une 
extrême  confusion  ;  il  voit  dans  le  reste  du  monde  un  ordre 


t.  PS.  LU,  l. 

S.  Var.  :  en  la  place. 

3.  Eccl.,  m,  16. 

i.  Var.  :  laissait  errer. 


5.  Var.  :  au  hasard  et  à  la  for- 
tune. 

6.  Var.  :  de  chaque  chose. 
7    EccL,  in,  17. 


246  SUR  LA  PROVIDENCE. 

qui  le  ravit1  :  il  voit  bien  qu'il  n'est  pas  possible  que 
notre  nature,  qui  est  la  seule  que  Dieu  a  faite2  à  s&  ressem- 
blance, soit  la  seule  qu'il  abandonne  au  hasard  ;  ainsi, 
convaincu  par  raison  qu'il  doit  y  avoir  de  l'ordre  parmi 
les  hommes,  et  voyant  par  expérience  qu'il  n'est  pas  encore 
établi,  il  conclut  nécessairement  que  l'homme  a  quelque 
chose  à  attendre.  Et  c'est  ici,  chrétiens,  tout  le  mystère 
du  conseil  de  Dieu;  c'est  la  grande  maxime  dÉtat  de  la 
politique  du  ciel.  Dieu  veut  que  nous  vivions  au  milieu  du 
temps  dans  une  attente  perpétuelle  de  l'éternité  ;  il  nous 
introduit  dans  le  monde,  ou  il  nous  fait  paraître  un  ordre 
admirable  pour  montrer  que  son  ouvrage  est  conduit  avec 
sagesse;  où  il  laisse  de  dessein  Formé  quelque  désordre 
apparent  pour  montrer  qu'il  n'y  a  pas  mis  encore  la  der- 
rière main.  Pourquoi?  pour  nous  tenir  toujours  en  attente 
'du  grand  jour  de  l'éternité,  où  toutes  choses  seront 
démêlées  par  une  décision  dernière  et  irrévocable,  où 
Dieu,  séparant  encore  une  fois  la  lumière  d'avec  les  ténè- 
bres, mettra,  par  un  dernier  jugement,  la  justice  et  l'im- 
piété dans*  les  places  qui  leur  sont  dues,  t  et  alors,  dit 
Salomon,  ce  sera  le  temps  de  chaque  chose,  »  ë*  tempus 
omnis  ïà  tune  erit. 

Ouvrez  donc  les  yeux,  ô  mortels;  c'est  Jésus-Christ  qui 
wous  y  exhorte  dans  cet  admirable  discours  qu'il  a  fait  en 
saint  Mathieu,  [chapitre]  vi,  et  [en  saint]  Luc,  [chapitre]  xh, 
dont  je  vais  vous  donner  une  paraphrase .  Contemplez  le 
ciel  et  la  terre,  et  la  sage  économie  de  cet  univers.  Est-il 
rrien  de  mieux  entendu  que  cet  édifice?  est-il  rien  de 
mieux  pourvu  que  cette  famille?  est-il  rien  de  mieux  gou- 
verné que  cet  empire?  Cette  puissance  suprême  qui  a 
construit  le  monde,  et  qui  n'y  a  rien  fait  qui  ne  soit  très 

A.  Var.  :  un  erdre   admirable.    |       2.  Cf.  page  6,  note  o* 


SUR  LA  PROVIDENCE.  247 

bon,  a  fait  néanmoins  des  créatures  meilleures  les  unes 
que  les  autres.  Elle  a  fait  les  corps  célestes  qui  sont  im- 
mortels :  elle  a  fait  les  terrestres  qui  sont  périssables  ;  elle 
a  fait  des  animaux  admirables  par  leur  grandeur  :  elle  a 
fait  les  insectes  et  les  oiseaux  qui  semblent  méprisables 
par  leur  petitesse  ;  elle  a  fait  ces  grands  arbres  des  forêts 
qui  subsistent1  des  siècles  entiers;  elle  a  fait  les  fleurs 
des  champs  qui  se  passent  du  matin  au  soir.  Il  y  a  de 
l'inégalité  dans  ses  créatures,  parce  que  cette  même  bonté, 
qui  a  donné  l'être  aux  plus  nobles,  ne  Ta  pas  voulu  envier 
aux  moindres.  Mais  depuis  les  plus  grandes  jusqu'aux 
plus  petites,  sa  Providence  se  répand  partout.  Elle  nourrit 
les  petits  oiseaux  qui  l'invoquent  dès  le  matin  par  la  \z^ 
mélodie  de  leurs  chants  ;  et  ces  fleurs  dont  la  beauté  est 
sitôt  flétrie,  elle  les  habille  si  superbement  durant  ce 
petit  moment  de  leur  être,  que  Salomon,  dans  toute  sa 
gloire,  n'a  rien  de  comparable  à  cet  ornement.  Vous, 
hommes,  qu'il  a  faits  à  son  image,  qu'il  a  éclairés  de  sa 
connaissance,  qu'il  a  appelés  à  son  royaume,  pouvez-vous 
croire  qu'il  vous  oublie,  et  que  vous  soyez  les  seules  de 
ses  créatures  sur  lesquelles  les  yeux  toujours  vigilants  de 
sa  providence  paternelle  ne  soient  pas  ouverts?  Nonne  vos 
mag%$  pluris  estis  Mis  a?  [  «  N'êtes- vous  pas  beaucoup  plus 
qu'eux?  »] 

Que  s'il  vous  parait  quelque  désordre,  s'il  vous^  semble 
que  la  récompense  court  trop  lentement  à  la  vertu,  et  que 
la  peine  ne  poursuit  pas5  d'assez  près  le  vice,  songez  à 
l'éternité  de  ce  premier  Être  :  ses  desseins,  conçus  dans 
le  sein  immense  de  cette  immuable  éternité,  ne  dépendent 
ni  des  années  ni  des  siècles  qu'il  voit  passer  devant  lui 
comme  des  moments;  et  il  faut  la  durée  entière  du  monde 

t.  Vit  :  durent.  i       3.  Var.  :  ne  suit  pas  —  ne  serr^ 

2.  Matth. ,  n,  26.  |   pag. 

BOSSUET,    SERMONS.  *  |9 


248  SUR  LA  PROVIDENCE. 

pour  développer  tout  à  fait  les  ordres  d'une  sagesse*  si 
profonde.  Et  nous,  mortels  misérables,  nous  voudrions, 
en  nos  jours  qui  passent  si  vite,  voir  toutes  les  œuvre? 
de  Dieu  accomplies!  Parce  que  nous  et  nos  conseils  sommes 
limités  dans  un  temps  si  court,  nous  voudrions  que  l'infini* 
se  renfermât  aussi  dans  les  mêmes  bornes,  et  qu'il  déployât 
en  si  peu  d'espace  tout  ce  que  sa  miséricorde  prépare 
aux  bons,  et  tout  ce  que  sa  justice  destine  aux  méchants5! 
Attendis  dies  tuos  paucos,  et  diebus  tuis  paucis  vis  impîeri 
omnta,  ut  damneniur  omnes  impii,  et  coronentur  omnes  boni*. 
Il  ne  serait  pas  raisonnable  :  laissons  agir  l'Éternel  suivant 
les  lois  de  son  éternité,  et,  bien  loin  de  la  réduire  à  notre 
mesure,  tâchons  d'entrer  plutôt  dans  son  étendue  :  Jungere 
œternitati  Dei,  et  cum  Mo  œternus  esto 5. 

Si  nous  entrons,  chrétiens,  dans  cette  bienheureuse 
liberté  d'esprit,  si  nous  mesurons  les  conseils  de  Dieu 
selon  la  règle  de  l'éternité,  nous  regarderons  sans  impa- 
tience ce  mélange  confus  des  choses  humaines.  Il  est  vrai, 
Dieu  ne  fait  pas  encore  de  discernement  entre  les  bons 
et  les  méchants  ;  mais  c'est  qu'il  a  choisi  son  jour  arrêté, 
où  il  le  fera  paraître  tout  entier  à  la  face  de  tout  l'univers, 
quand  le  nombre  des  uns  et  des  autres  sera  complet.  C'est 
ce  qui  a  fait  dire  à  Tertullien  ces  excellentes  paroles  : 
«  Dieu,  dit-il,  ayant  remis  le  jugement  à  la  fin  des  siècles, 
il  ne  précipite  pas  le  discernement,  qui  en  est  une  con- 
dition nécessaire,  et  il  se  montre  presque  égal  en  atten- 
dant sur  toute  la  nature  humaine:  »  Qui  enim  semel  œter- 
num  judicium  destinavit  post  sœculi  finem,  non  prœcipitat 
discretionem*.  N'avez-vous  pas  remarqué  cette  parole  admi 
rable  :  Dieu  ne  précipite  pas  le  discernement?  Précipitei 

1.  Var.  :  de  sa  sagesse.  |      4.  S.  Àugust..  In  Psaim    M», 

8.  Var.  :  l'éternel.  5.  Ibid. 

5.  Var.  :  garde  aux  criminels.    I      6.  Apolog.,  41. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  249 

les  affaires,  c'est  le  propre  de  la  faiblesse,  qui  est  contrainte 
de  s'empresser  dans  l'exécution  de  ses  desseins,  parce 
qu'elle  dépend  des  occasions  et  que  ces  occasions  sont 
certains  moments  dont  la  fuite  soudaine  cause  une  néces- 
saire précipitation  à  ceux  qui  sont  obligés  de  s'y  attacher. 
Mais  Dieu,  qui  est  l'arbitre  de  tous  les  temps,  qui,  du 
centre  de  son  éternité,  développe  tout  l'ordre  des  siècles, 
qui  connaît  sa  toute-puissance,  et  qui  sait  que  rien  ne 
peut  échapper  à  ses  mains  souveraines,  ah!  il  ne  précipite 
pas  ses  conseils.  Il  sait  que  la  sagesse  ne  consiste  pas  à 
faire  toujours  les  choses  promptement,  mais  à  les  faire 
dans  le  temps  qu'il  faut.  Il  laisse  censurer  ses  desseins  aux 
(bis  et  aux  téméraires,  mais  il  ne  trouve  pas  à  propos 
d'en  avancer  l'exécution  pour  les  murmures  des  hommes. 
Ce  lui  est  assez,  chrétiens1,  que  ses  amis  et  ses  serviteurs 
regardent  de  loin  venir  son  jour  avec  humilité  et  trem- 
blement: pour  les  autres,  il  sait  où  il  les  attend;  et8  le 
jour  est  marqué  pour  les  punir*  :  quoniam  prospicit 
quod  veniet  dies  ejtu*,  [«  parce  qu'il  voit  que  son  jour  doit 
venir  bientôt  »]. 

Mais  cependant,  direz-vous,  Dieu  fait  souvent  du  bien  aux 
méchants,  il  laisse  souffrir  de  grands  maux  aux  justes;  et 
quand  un  tel  désordre  ne  durerait  qu'un  moment,  c'est 
toujours  quelque  chose  contre  la  justice.  Désabusons-nous, 
chrétiens,  et  entendons  aujourd'hui  la  différence  des  biens 
*»t  des  maux.  Il  y  en  a  de  deux  sortes  :  il  y  a  les  biens  et  les 
naux  mêlés5,  qui  dépendent  de  l'usage  que  nous  en  faisons,  V 
Par  exemple,  la  maladie  est  un  mal;  mais  qu'elle  sera  un 
grand  bien,  si  vous  la  sanctifiez  par  la  patience  !  la  santé 
est  un  bien,  mais  au'elle  deviendra  un  mal  dangereux  en 


1.  Var.  :  il  se  contente  que. . . 

2.  Var.  :  et  il  a?  s'émeut  pas  de 
leurs  reproches. 


3.  Var.  :  confondre. 

4.  P*.  xxxvi,  15. 

5.  Voir  page  86. 


250  SUR  LA  PROVIDENCE 

favorisant  la  débauche!  Voilà  les  biens  et  les  maux  mêlés, 
qui  participent  *  de  la  nature  du  bien  et  du  mal,  et 
qui  touchent  à  l'un  ou  à  l'autre,  suivant  l'usage  où  on  les 
applique. 

Mais  entendez,  chrétiens,  qu'un  Dieu  tout-puissant  a  dans 
les  trésors  de  sa  bonté  un  souverain  bien  qui  ne  peut  jamais 
être  mal,  c'est  la  félicité  éternelle;  et  qu'il  a  dans  les  trésors 
de  sa  justice  certains  maux  extrêmes  qui  ne  peuvent  tourner 
en  bien  à  ceux  qui  les  souffrent,  tels  que  sont  les  supplices 
des  réprouvés.  La  règle  de  sa  justice  ne  permet  [pas]  que  les 
méchants  goûtent  jamais  ce  bien  souverain,  ni  que  les  bons 
soient  tourmentés  par  ces  maux  extrêmes  :  c'est  pourquoi 
il  fera  un  jour  le  discernement  ;  mais  pour  ce  qui  regarde  les 
biens  et  les  maux  mêlés,  il  les  donne  indifféremment  aux 
uns  et  aux  autres. 

Que  le  saint  et  divin  Psalmiste  a  célébré  divinement  cette 
belle  distinction  de  biens  et  de  maux  !  J'ai  vu,  dit-il,  dans  la 
main  de  Dieu  une  coupe  remplie  de  trois  liqueurs  :  Calix  in 
manu  Domini  vini  meri  plenus  mixto.  Il  y  a  premièrement  le 
vin  pur,  vini  meri;  il  y  a  secondement  le  vin  mêlé,  plenus 
mixto;  enfin  il  y  a  la  lie,  verumtamen  fœx  ejus  non  exina~ 
nita  *.  Que  signifie  ce  vin  pur  ?  la  joie  de  l'éternité,  joie  qui 
n'est  altérée  par  aucun  mal,  mêlée  d'aucune  amertume. 
Que  signifie  cette  lie,  sinon  Je  supplice  des  réprouvés,  sup- 
plice qui  n'est  tempéré  d'aucune  douceur?  Et  que  représente 
ce  vin  mêlé,  sinon  ces  biens  et  ces  maux  que  l'usage  peut 
faire  changer  de  nature,  tels  que  nous  les  éprouvons  dans 
la  vie  présente?  0  la  belle  distinction  des  biens  et  des  maux 
que  le  Prophète  a  chantée  !  mais  la  sage  dispensation  que  la 
V  Providence  en  a  faite  !  Voici  les  temps  de  mélange,  voici  les 
temps  de  mérite,  où  il  faut   exercer  les  bons  pour  le» 

1.  Var.  :  qui  tiennent  de...  |       2.  Pt.  lixiv,  9. 


SUR  LA  PROVIDEHOS.  251 

éprouver,  et  supporter  les  pécheurs  pour  les  attendre  *  : 
qu'on  répande  dans  ce  mélange  ces  biens  et  ces  maux 
Tiêlés  dont  les  sages  savent  profiter,  pendant  que  \et>  in- 
sensés en  abusent.  Mais  ces  temps  de  mélange  finiront. 
Venez,  esprits  purs,  esprits  innocents,  venez  boire  le  vin 
pur  de  Dieu,  sa  félicité  sans  mélange.  Et  vous,  ô  méchants 
endurcis,  méchants  éternellement  séparés  des  justes,  il  n*y 
a  plus  pour  vous  de  félicité,  plus  de  danses,  plus  de  banquets, 
plus  de  jeux  :  venez  boire  toute  l'amertume  de  la  vengeance 
divine  :  Bibent  omnes  peccatores  terrœ*.  Voilà,  messieurs, 
ce  discernement  qui  démêlera  toutes  choses  par  une  sen- 
tence dernière  et  irrévocable. 

«  0  que  vos  œuvres  sont  grandes,  que  vos  voies  sont 
«  justes  et  véritables,  ô  Seigneur,  Dieu  tout-puissant  !  Qui 
«  ne  vous  louerait,  qui  ne  vous  bénirait,  ô  Roi  des  siè- 
*  clés 5  !  »  qui  n'admirerait  votre  providence  ?  qui  ne 
craindrait  vos  jugements?  Ah!  vraiment,  «  l'homme  in- 
«  sensé  n'entend  pas  ces  choses,  et  le  fol  ne  les  connaît 
«  pas  :  »  Vir  insipiens  non  cognoscet,  et  stultus  non  intelli- 
get  hœc*.  «  Il  ne  regarde  que  ce  qu'il  voit,  et  il  se 
«  trompe  :  »  Hœc  cogitaverunt  et  erraverunl*  ;  car  il 
vous  a  plu,  ô  grand  Architecte,  qu'on  ne  vît  la  beauté 
de  votre  édifice  qu'après  que  vous  y  aurez  mis  la  dernière 
main  ;  et  votre  prophète  a  prédit  que  «  ce  serait  seulement 
«  au  dernier  jour  qu'on  entendrait  le  mystère  de  votre 
«  conseil  :  »  In  novissimis  diebus  intelligetis  consiliuw 
ejus  6. 

Mais  alors  il  sera  bien T  tard  pour  profiter  d'une  connais 
sance  si  nécessaire  :  prévenons,  messieurs,  l'heure  des 


1.  Var.  :  où  il  faut  exercer  les 
bons  et  supporter  les  méchants, 

2.  i%.  Lxxrf,  9. 

3.  Apoc,  xv,  3,  4 


4.  Ps.  xci,  6 

5.  Sap.,  n,  21. 

6.  Jérém.,xïui, 

7.  Var.  :  trop. 


252  SUR  LA  PRuVIDENCE. 

tinée1, assistons  en  esprit  au  dernier  jour;  et  du  marchepied 
de  ce  tribunal,  devant  lequel  nous  comparaîtrons,  contem 
pions  les  choses  humaines.  Dans  cette  crainte,  dans  cette 
épouvante,  dans  ce  silence  universel  de  toute  la  nature,  avec 
quelle  dérision  sera  entendu  le  raisonnement  des  impies, 
qui  s'affermissaient  dans  le  crime  en  voyant  d'autres  crimes 
impunis!  Eux-mêmes  au  contraire  s'étonneront  comment 
ils  ne  voyaient  pas  que  cette  publique  impunité  les  avertissait 
hautement  de  l'extrême  rigueur  de  ce  dernier  jour.  Oui, 
j'atteste  le  Dieu  vivant  qui  donne  dans  tous  les  siècles  des 
marques  de  sa  vengeance  :  les  châtiments  exemplaires  qu'il 
exerce  sur  quelques-uns  ne  me  semblent  pas  si  terribles  que 
l'impunité  de  tous  les.  autres.  S'il  punissait  ici  tous  les  cri- 
minels, je  croirais  toute  sa  justice  épuisée,  et  je  ne  vivrais 
pas  en  attente  d'un  discernement  plus  redoutable5.  Mainte- 
nant sa  douceur  même  et  sa  patience  ne  me  permettent  pas 
de  douter  qu'il  ne  faille  attendre  un  grand  changement4. 
Non,  les  choses  ne  sont  pas  encore  en  leur  place  fixe.  Lazare 
souffre  encore,  quoique  innocent;  le  mauvais  riche,  quoique 
coupable,  jouit  encore  de  quelque  repos:  ainsi  ni  la  peine  ni 
le  repos-  ne  sont  pas  encore  où  ils  doivent  être  ;  cet  état  est 
violent,  et  ne  peut  pas  durer  toujours.  Ne  vous  y  fiez  pas 
ô  hommes  du  monde;  il  faut  que  les  choses  changent.  Et  en 
effet  admirez  la  suite  :  «  Mon  fils,  tu  as  reçu  des  biens  en 
«  ta  vie,  et  Lazare  aussi  a  reçu  des  maux.  »  Ce  désordre 
se  pouvait  souffrir  durant  les  temps  de  mélange,  où  Dieu 
préparait  un  plus  grand  ouvrage  ;  mais  sous  un  Dieu  bon  et 
sous  un  Dieu  juste  une  telle  confusion  ne  pouvait  pas5  être 
éternelle.  C'est  pourquoi,  poursuit  Abraham,  maintenant 
que  vous  êtes  arrivés  tous  deux  au  lieu  de  votre  éternité, 

ï.  Marquée  par  le  destin.  1       4.  Var.:  de  douter  de  la  sévérité 

2.  Var.  ^  pied.  I    le  son  jugement. 

3.  Var.  :  terrible  1       S.  Var.  :  ne  peut  pas 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


253 


nunc  autem,  une  autre  disposition  se  va  commencer,  chaque 
chose  sera  en  sa  place,  la  peine  ne  sera  plus  séparée  du  cou- 
pable à  qui  elle  est  due,  ni  la  consolation  refusée  au  juste 
qui  l'a  espérée  :  Nunc  autem  hic  consolatur,  tu  vero  cruciaris. 
Voilà,  messieurs,  le  conseil  de  Dieu  exposé  fidèlement  par 
son  Écriture  :  voyons  maintenant  en  peu  de  paroles 
juel  usage  nous  en  devons  faire  ;  c'est  par  où  je  m'en  vais 
conclure. 

SECOND  POINT 

Quiconque  est  persuadé  qu'une  sagesse  divine  le  gouverne 
et  qu'un  conseil  immuable  le  conduit  à  une  fin  éternelle, 
rien  ne  lui  paraît  ni  grand  ni  terrible  que  ce  qui  a  relation 
à l  l'éternité  :  c'est  pourquoi  les  deux  sentiments  que  lui 
inspire  la  foi  de  la  Providence,  c'est  premièrement  de  n'ad- 
mirer rien,  et  ensuite  de  ne  rien  craindre  de  tout  ce  qui  se 
termine  en  la  vie  présente. 

Il  ne  doit  rien  admirer,  et  en  voici  la  raison.  Cette  sage  et 
éternelle  Providence  qui  a  fait,  comme  nous  avons  dit,  deux 
sortes  de  biens,  qui  dispense  des  biens  mêlés  dans  la  vie 
présente,  qui  réserve  les  biens  tout  purs  à  la  vie  future,  a 
établi  cette  loi  :  qu'aucun  n'aurait  de  part  aux  biens  su-  l 
prêmes,  qui  aurait  trop  admiré  les  biens  médiocres.  Car 
Dieu  veut,  dit  saint  Augustin,  que  nous  sachions  distinguer 
entre  les  biens  qu'il  répand  dans  la  vie  présente,  pour  ser- 
vir de  consolation  aux  captifs,  et  ceux  qu'il  réserve  au  siècle 
à  venir,  pour  faire  la  félicité  de  ses  enfants  :  Aliud  [est]  so- 
laUum  captivorurn,  aliud  gaudium  liberorum*,  ou.  pour  dire 


1.  Avoir  relation  à...  Expression 
plus  usitée  au  xvir  siècle  que 
«  avoir  rapport  à.  »  «  Des  ques- 
tions   frivoles   qui   avaient  rela- 


tion au  cœur  et  à  ce  qu'on  ap- 
pelle passion  on   tendresse.  >  La 
Bruyère. 
2.  S.  Aug.,InPs.  cixxti,  5, 


254 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


quelque  chose  de  plus  fort,  Dieu  veut  que  nous  sachions 
distinguer  entre  les  biens  vraiment  méprisables  qu'il  donne 
si  souvent  à  ses  ennemis,  et  ceux  qu'il  garde  précieusement 
pour  ne  les  communiquer  qu'à  ses  serviteurs  :  Hœc  omnia 
tribuit  etiam  malis,  ne  rnagni  pendantur  a  bonis,  dit  saint 
Augustin  *. 

Et  certainement,  chrétiens,  quana,  rappelant  en  mon 
esprit  la  mémoire  de  tous  les  siècles,  je  vois  si  souvent  les 
grandeurs  du  monde  entre  les  mains  des  impies  ;  quand  je 
vois  les  enfants  d'Abraham  et  le  seul  peuple  qui  adore  Dieu 
relégué  en  la  Palestine,  en  un  petit  coin  de  l'Asie,  environné 
des  superbes  monarchies  des  Orientaux  infidèles  ;  et  pour 
dire  quelque  chose  qui  nous  touche  de  plus  près,  quand  je 
vois  cet  ennemi  déclaré  du  nom  chrétien8,  soutenir  avec 
tant  d'armées  les  blasphèmes  de  Mahomet  contre  TÉvangile, 
abattre  sous  son  croissant  la  croix  de  Jésus-Christ  notre 
Sauveur,  diminuer  tous  les  jours  la  chrétienté  par  des  armes 
si  fortunées 3;  et  que  je  considère  d'ailleurs  que,  tout  déclaré4 
qu'il  est  contre  Jésus- Christ,  ce  sage  distributeur  des  cou- 
ronnes le  voit  du  plus  haut  des  cieux  assis  sur  le  trône  du 
grand  Constantin,  et  ne  craint  pas  de  lui  abandonner  un  si 
grand  empire,  comme  un  présent  de  peu  d'importance  : 
ah  !  qu'il  m'est  aisé  de  comprendre  qu'il  fait  peu  "d'état  de 
telles  faveurs  et  de  tous  les  biens  qu'il  donne  pour  la  vie 
présente 5  !  Et  toi,  ô  vanité  et  grandeur  humaine,  triomphe 
d'un  jour,  superbe  néant,  que  tu  parais  peu  à  ma  vue, 
quand  je  te  regarde  par  cet  endroit  ! 

Mais  peut-être  que  je  m'oublie,  et  que  je  ne  songe  pas 
où  je  parle,  quand  j'appelle  les  empires  et  les  monarchies 


1.  In  P*.  Lxn,  44, 

2.  Var.  :  de  Jésus-Christ  et  de 
son  Église. 

3.  Voir  la  notice,  p.  338. 


4.  Yar.  :  frémissant  —  furieux. 

5.  Var.  :  qu'en  vérité  il  fait  peu 
d'état  de  toute  cette  pompe  qui 
bous  éblouit. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  255 

un  présent  de  peu  d'importance.  Non,  non,  messieurs, 
je  ne  m'oublie  pas;  non,  non,  je  n'ignore  pas1  combien 
grand  et  combien  auguste  est  le  monarque  qui  nous  iionore 
de  son  audience;  et  je  sais  assez  remarquer  combien  Dieu 
est  bienfaisant  en  son  endroit,  de  confier*  à  sa  conduite5  une 
si  grande  et  si  noble  partie  du  genre  humain,  pour  la  pro- 
téger par  sa  puissance.  Mais  je  sais  aussi,  chrétiens,  que  les 
souverains4  pieux,  quoique  dans  l'ordre  des  choses  humaines 
ils  ne  voient  rien  de  plus  grand  que  leur  sceptre,  rien  de 
plus  sacré  que  leur  personne,  rien  de  plus  inviolable  que 
leur  majesté,  doivent  néanmoins  mépriser  le  royaume  qu'ils 
possèdent  seuls,  au  prix  d'un  autre  royaume  dans  lequel  ils 
ne  craignent  point  d'avoir  des  égaux,  et  qu'ils  désirent  même, 
s'ils  sont  chrétiens,  de  partager  un  jour  avec  leurs  sujets, 
que  la  grâce  de  Jésus-Christ  et  la  vision  bienheureuse  aura 
rendus  leurs  compagnons  :  Plus  amant  illud  regnum  in  quo 
non  liment  habere  consortes*. 

Ainsi  la  foi  de  la  Providence,  en  mettant  toujours  en  vue 
aux  enfants  de  Dieu  la  dernière  décision,  leur  ôte  l'admiration 
de  toute  autre  chose;  mais  elle  fait  encore  un  plus  grand 
effet  :  c'est  de  les  délivrer  de  la  crainte.  Que  craindraient-ils, 
chrétiens  ?  rien  ne  les  choque,  rien  ne  les  offense,  rien  ne  leur 
répugne.  11  y  a  cette  différence  remarquable6  entre  les 
causes  particulières  et  la  cause  universelle  du  monde,  que 
les  causes  particulières  se  choquent  les  unes  les  autres:  le 
froid  combat  le  chaud,  et  le  chaud  attaque  le  froid.  Mais  la 
cause  première  et  universelle,  qui  enferme  dans  un  même 
ordre  et  les  parties  et  le  tout,  ne  trouve  rien  qui  la  com- 
batte, parce  que  si  les  parties  se  choquent  entre  elles,  c'est 
sans  préjudice  du  toat  ;  elles  s'accordent  avec  le  tout,  dont 

1.  Var.  :  je  sais.  |       4.  Var.  :  monarques. 

2.  Var.  :  en  confiant  !       5.  S.  Aug.,DeCivit.  Dei,  V,  xxiv. 
5.  Var.  :  à  ses  soins. V.  p.  243.      !      6   Var.  :  mémorable. 


£56 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


elles  font  l'assemblage  par  leur  discordance1.  D  serait  long, 
chrétiens,  de  démêler  ce  raisonnement  ;  mais,  pour  en  faire 
l'application,  quiconque  a  des  desseins  particuliers,  quiconque 
s'attache  aux  causes  particulières,  disons  encore  plus  claire- 
ment, qui  veut  obtenir  ce  bienfait  du  Prince,  ou  qui  veut 
faire  sa  fortune  par  la  voie  détournée8,  il  trouve  d'autres 
prétendants  qui  le  contrarient,  des  rencontres  inopinées 
qui  le  traversent 5  :  un  ressort  ne  joue  pas  à  temps,  et  la 
machine  s'arrête  ;  l'intrigue  n'a  pas  son  effet;  ses  espérances 
s'en  vont  enfumée.  Mais  celui  qui  s'attache  immuablement 
au  tout  et  non  aux  parties,  non  aux  causes  prochaines,  aux 
puissances,  à  la  faveur,  à  l'intrigue,  mais  à  la  cause  pre- 
mière et  fondamentale,  à  Dieu,  à  sa  volonté,  à  sa  providence, 
il  ne  trouve  rien  qui  s'oppose  à  lui  ni  qui  trouble  *  ses  des- 
seins :  au  contraire  tout  concourt  et  tout  coopère  à  l'exécu- 
tion de  ses  desseins,  parce  que  tout  concourt  et  tout 
coopère,  dit  le  saint  apôtre,  à  l'accomplissement  de  son 
salut:  et  son  salut  est  sa  grande  affaire;  c'est  laque5  se 
réduisent  toutes  ses  pensées  :  Diligentibus  Deum  omnia  coo~ 
perantur  in  bonum6. 

S'appliquant T  de  cette  sorte  à  la  Providence,  si  vaste,  si 
étendue,  qui  enferme  dans  ses  desseins  toutes  les  causes  et 
tousl  es  effets,  il  s'étend  et  se  dilate*  lui-même,  et  il  apprend 


1.  Var.  :  par  leur  contrariété  et 
leur  discordance. 

2.  Var.  :  par  le  moyen  de  ce 
ministre. 

3.  Ces  réflexions  devaient  pa- 
raître aux  auditeurs  de  Bossuet 
singulièrement  opportunes ,  au 
moment  où  la  soudaine  disgrâce 
de  Fouquet  (fin  de  1661)  menaçait 
d'envelopper  tous  ceux  qui  avaient 
voulu  faire  leur  fortune  par  la 
voie  détournée  du  surintendant. 
On  sait  que  la  saisie  de  ses  pa- 


piers ne  compromettait  pas  seu- 
lement les  gens  de  finance,  mais 
aussi  nombre  de  seigneurs  et  de 
dames  de  la  cour.  Voy.  les  livres 
deChérueletdeLair  sur  Fouquet. 

4.  Var.  :  contrarie. 

5.  Var.  :  à  laquelle  se  réduisent. 

6.  Rom.,  vm,  28. 

7.  Rappliquant.  Voir  page  97, 
note  1. 

8.  Se  dilate  :  son  esprit,  devenu 
plus  large,  participe  en  quelque 
sorte  de  la  compréhension  de  ce- 


SUR  LA  PROVIDENCE. 


257 


à  s'appliquer  en  bien  toutes  choses.  Si  Dieu  lui  envoie  des 
prospérités,  il  reçoit  le  présent  du  ciel  avec  soumission,  et 
il  honore  la  miséricorde  qui  lui  fait  du  bien,  en  le  répandant 
sur  les  misérables.  S'il  est  dans  l'adversité,  il  songe  que 
«  l'épreuve  produit  l'espérance1,  »  que  la  guerre  se  fait 
pour  la  paix,  et  que  si  sa  vertu  combat,  elle  sera  un  jour 
couronnée.  Jamais  il  ne  désespère,  parce  qu'il  n'est  jamais 
sans  ressource.  Il  croit  toujours  entendre  le  Sauveur  Jésus 
qui  lui  grave  dans  le  fond  du  cœur  ces  belles  paroles  :  «  Ne 
«  craignez  pas,  petit  troupeau,  parce  qu'il  a  plu  à  votre 
«  Père  de  vous  donner  un  royaume2.  »  Ainsi,  à  quelque 
extrémité  qu'il  soit  réduit,  jamais  on  n'entendra  de  sa  bouche 
ces  paroles  infidèles,  qu'il  a  perdu  tout  son  bien;  car  peut-il 
désespérer  de  sa  fortune,  lui  à  qui  il  reste  encore  un 
royaume  entier,  et  un  royaume  qui  n'est  autre  que  celui  de 
Dieu?  Quelle  force  le  peut  abattre,  étant  toujours  soutenu 
par  une  si  belle  espérance? 

Voilà  quel  il  est  en  lui-même.  Il  ne  sait  pas  moins  profiter 
de  ce  qui  se  passe  dans  les  autres.  Tout  le  confond  et  tout 
l'édifie,  tout  l'étonné  et  tout  l'encourage.  Tout  le  fait  rentrer 
en  lui-même,  autant  les  coups  de  grâce  que  les  coups  de 
rigueur  et  de  justice;  autant  la  chute  des  uns  que  la  persé- 
vérance des  autres  ;  autant  les  exemples  de  faiblesse  que  les 
exemples  de  force;  autant  la  patience  de  Dieu  que  sa  justice 
exemplaire.  Car  s'il  lance  son  tonnerre  sur  les  criminels,  Je 
juste,  dit  saint  Augustin 3,  vient  laver  ses  mains  dans  leur 
sang;  c'est-à-dire,  qu'il  se  purifie  par  la  crainte  d'un  pareil 
supplice.  S'ils  prospèrent  visiblement,  et  que  leur  bonne 


Uc 


lui  de  Dieu.  Bossuet  écrit  à  la 
sœur  Cornuau  (15  août  1695)  : 
«  Vous  faites  trop  dépendre  rotre 
conduite  des  événements.  Être 
associée  à  une  communauté  ou  ne 
l'être  pas,  que  vous  importe  ?  Di- 


latez vos  voies,  et  laissez  ces  chu 
ses,  très  indifférentes,  pour  ce 
qu'elles  sont  devant  Dieu.  » 

1.  Rom.,  v,  4. 

2.  Luc,  ui,  52. 

5.  InPs.,  lvu,  21. 


258  SUR  LA  PROYTOBRCB. 

fortune  semble  faire  rougir  sur  la  terre  l'espérance  d'un 
homme  de  bien,  il  regarde  le  revers  de  la  main  de  Dieu,  et  il 
entend  avec  foi  comme  une  voix  céleste,  qui  dit  aux  méchants 
fortunés  qui  méprisent  le  juste  opprimé  :  0  herbe  terrestre, 
ô  herbe  rampante,,  oses-tu  bien  te  comparer  à  l'arbre  fruitier 
pendant  la  rigueur  de  l'hiver,  sous  prétexte  qu'il  a  perdu  sa 
verdure  et  que  tu  conserves  la  tienne  durant  cette  froide  sai- 
son ?  Viendra  le  temps  de  Tété,  viendra  l'ardeur  du  grand 
jugement,  qui  te  desséchera  jusqu'à  la  racine,  et  fera  germer 
les  fruits  immortels  des  arbres  que  la  patience  aura  cultivés. 
Telles  sont  les  saintes  pensées  qu'inspire  la  foi  de  la  Provi- 
dence. 

Chrétiens,  méditons  ces  choses  :  et  certes  elles  méritent 
d'être  méditées.  Ne  nous  arrêtons  pas  à  la  fortune  ni  à  ses 
pompes  trompeuses.  Cet  état  que  nous  voyons  aura  son  re- 
tour; tout  cet  ordre  que  nous  admirons  sera  renversé.  Que 
servira,  chrétiens,  d'avoir  vécu  dans  l'autorité,  dans  les 
délices,  dans  l'abondance,  si  cependant  Abraham  nous  dit  : 
Mon  fils,  tu  as  reçu  du  bien  en  ta  vie,  maintenant  les  choses 
vont  être  changées  ?  Nulles  marques  de  cette  grandeur,  nul 
reste  de  cette  puissance.  Je  me  trompe,  j'en  vois  de  grands 
restes  et  des  vestiges  sensibles  ;  et  quels  ?  C'est  le  Saint-Esprit 
qui  le  dit  :  «  Les  puissants,  dit  l'oracle  de  la  sagesse,  seront 
«  tourmentés  puissamment  :  »  Potentes  patenter  tormenU 
patientur  '.  C'est-à-dire  qu'ils  conserveront,  s'ils  n'y  prennent 
garde,  une  malheureuse  primauté  de  peines  à  laquelle  ilo 
seront  précipités  par  la  primauté  de  leur  gloire.  Conjidimus 
autem  de  [vobis  meliora*].  Ah!  encore  que  je  parle  ainsi, 
«  j'espère  de  vous  de  meilleures  choses.  »  D  y  a  des  puis- 
sances saintes  :  Abraham,  qui  condamne  le  mauvais  riche,  a 
lui-même  été  riche  et  puissant  ;  mais  il  a  sanctifié  sa  puis- 

1.    Sap.t  vi,  7.  |       2.  Uebr.,  n,  9. 


SUR  LA  PROVIDENCE.  259 

sance  en  la  rendant  humble,  modérée,  soumise  à  Dieu,  secou- 
rable  aux  pauvres.  Si  vous  profitez  de  cet  exemple,  vous 
éviterez  le  supplice  du  riche  cruel,  et  vous  irez  avec  le  pauvre 
Lazare  vous  reposer  dans  le  sein  du  riche  Abraham,  et  pos- 
séder avec  lui  les  richesses  éternelles1. 


1.  Pour  l'importance  que  Bos- 
guet  attache  à  cette  doctrine  de 
la  Providence,  voy.  Brunetière,  la 
Philosophie  de  Bossuet,  dans  les 
Êtud.  crit.  sur  l'hist.  de  la  Litté- 
rature française,  5*  série.  Cf.  les 
Oraisons  funèbres  des  deux  Hen- 
riette (1669  et  1670),  et  la  fin  d'un 
sermon  de  1666  pour  la  Purifica- 
tion de  la  Vierge  :  «  Ouvrez  les 
yeux,  arbitres  du  monde;  enten- 
dez, juges  de  la  terre.  Celui  qui 
est  le  maître  de  votre  vie  l'est- 
il  moins  de  votre  grandeur  ?  Celui 
qui  dispose  de  votre  personne  dis- 
pose-t-il  moins  de  votre  fortune? 
Et  si  ces  têtes  illustres  sont  si  fort 
sujettes,  nous,  faibles  particuliers, 
que  pensons-nous  faire,  et  com- 
bien devons-nous  être  sous  la 
main  de  Dieu  et  dépendants  de  ses 
ordres?  Car  sur  quoi  se  peut  assu- 
rer notre  prudence  tremblante? 
Que  tenons-nous  de  certain?  Quel 
fondement  a  notre  vie?  Quel  ap- 
pui a  notre  fortune  ?  Et  quand  tout 
l'état  présent  serait  tranquille, 
qui  nous  garantira  l'avenir?  Se- 
ront-ce  les  devins  et  les  astro- 
logues? Que  je  me  ris  de  la  vanité 
de  ces  faiseurs  de  pronostics,  qui 
menacent  qui  il  leur  plait,  et  nous 
font  à  leur  gré  des  années  fatales!... 


Moquons-nous  de  ces  vanités.  Je 
veux  qu'un  homme  de  bien  pense 
toujours  favorablement  de  la  for- 
tune publique,  et  du  moins  n'a- 
vons-nous pas  à  craindre  les  astres. 
Non,  non,  le  bonheur  et  le  mal- 
heur de  la  vie  humaine  n'est  pas 
envoyé  à  l'aveugle  par  des  in- 
fluences naturelles,  mais  dispensé 
avec  choix  par  les  ordres  d'une 
sagesse  et  d'une  justice  cachée  qui 
punit  comme  il  lui  plaît  les  péchés 
des  hommes.  Ne  craignons  donc 
pas  les  astres,  mais,  messieurs, 
craignons-  nos  péchés....  Quand 
deux  grands  peuples  se  font  la 
guerre,  Dieu  veut  se  venger  de 
l'un  et  souvent  de  tous  les  deux  : 
mais  de  savoir  par  où  il  veut  com- 
mencer, c'est  ce  qui  passe  (voy. 
sur  ce  mot,  p.  274,  n.  1)  de  bien 
loin  la  portée  des  hommes.  Nous 
savons  qu'il  a  souvent  commencé 
par  les  étrangers  et  aussi  il  est 
écrit  que  souvent  «  le  jugement 
commence  par  sa  maison. .. .  »  Celui 
qui  réussit  le  premier  n'est  pas 
plus  en  sûreté  que  l'autre  parce 
que  son  tour  viendra  au  temps 
ordonné.  Dieu  châtie  les  uns  par 
les  autres  et  il  châtie  ordinaire- 
ment ceux  par  lesquels  il  châtie 
les  autres.  »  (Ed.  Lebarq,  t.  V.) 


SUR  L'AMBITION 

SERMON   POUR   LE  IV  DIMANCHE   DU  CARÊME 

PRÊCHE  AU  LOUVRE,  LE  19  MARS  1662 

NOTICE 

Bossuet  prêcha  trois  fois  sur  V Ambition  :  en  1661,  aux  Carmé- 
lites; en  1662,  au  Louvre;  en  1666,  à  Saint-Germain.  C'est  ce 
qu'a  très  bien  établi  M.  Gandar1.  Des  trois  sermons  qu'il  a  su 
distinguer  dans  le  manuscrit,  nous  donnons  le  second,  celui  du 
Louvre.  Mais  comme  Bossuet,  dans  ce  discours,  fait  de  nombreux 
emprunts  tantôt  au  sermon  qu'il  avait  prêché  en  1661  sur  le 
même  sujet,  tantôt  à  un  sermon  de  1660,  sur  nos  Dispositions 
à  l'égard  des  Nécessités  de  la  vie,  nous  citons  on  note  1°  les  pas- 
sages de  ces  deux  discours  qu'il  reprend,  en  les  modifiant,  dans 
\e  sermon  de  1662;  2°  les  plus  importants  changements  faits  par 
lui,  en  1666,  à  ce  sermon  de  1662. 

Le  manuscrit  nous  montre  de  plus  que  Bossuet  avait  prépare 
deux  péroraisons,  dont  l'une  ne  devait  être  prononcée  en  chaire 
que  si  le  roi  était  présent.  Il  ne  vint  pas*,  et  Bossuet  transporto 
le  développement,  qu'il  avait  dû  négliger  ^e  jour-là,  dans  le  ser- 
mon sur  les  Devoirs  des  Bois,  prêché,  quinze  jours  après,  devant 
Louis  XIV5.  On  trouvera,  à  la  suite  du  sermon,  cette  seconde  ré- 
daction de  la  péroraison. 

1.  Choix  de   sermons,   p.  408-    J    bitinn  que  nous  donnons  ici.  Il 


410;  Études  crit.,  II,  h. 

2.  Gazette  de  France,  avril  1662. 

3.  Cette  ingénieuse  remarque 
de  M.  Gandar  détruit  l'argument 
sur  lequel  on  se  fondait  pour  re- 
porter i  1666  le  sermon  sur  l'Am- 


n  était  pas  admissible,  disait- on, 
que  Bussuet  eût  répété  devant 
la  Cour,  à  quinze  jours  d'inter- 
valle, les  mêmes  choses  dans  les 
mêmes  termes.  On  voit  commen 
cette  répétition  s'explique, 


SUR  L'AMBITION. 


261 


SUR  L'AMBITION. 

Jésus  ergOf  eum  cognovisset,  quia  vtnturi 
essent  ut  râpèrent  eum  et  facerent  eum  rt- 
gem,  fugit  iterum  in  montent  ipse  solus. 

Jésus  ayant  connu  que  tout  le  peuple  viendrait 
pour  l'enlever  et  le  faire  roi,  s'enfuit  à  la  mon- 
tagne tout  seul. 

Joan.,  vi,  15. 

Je  reconnais  Jésus-Christ  à  cette  fuite  généreuse,  qui 
lui  fait  chercher  dans  le  désert  un  asile  contre  les  hon- 
neurs qu'on  lui  prépare.  Celui  qui  venait  se  charger  d'op- 
probres devait  éviter  les  grandeurs  humaines;  mon  Sauveur 
ne  connaît  sur  la  terre  aucune  sorte  d'exaltation  que  celle 
qui  l'élève  à  sa  croix;  et  comme  il  s'est  avancé  quand  on 
eut  résolu  son  supplice,  il  était  de  son  esprit  de  prendre 
ïa  fuite  pendant  qu'on  lui  destinait  un  trône1. 

Cette  fuite  soudaine  et  précipitée  de  Jésus-Christ  dans 
une  montagne  déserte,  où  il  veut  si  peu  être  découvert, 
que  l'Évangéliste  remarque  qu'il  ne  souffre  personne  en  sa 
compagnie,  ipse  solus,  nous  fait  voir  qu'il  se  sent  pressé 
de2  quelque  danger  extraordinaire;  et  comme  il  est  tout- 
puissant  et  ne  peut  rien  craindre  pour  lui-même,  nous 
devons  conclure  très  certainement,  messieurs,  que  c'est 
pour  nous  qu'il  appréhende. 

Et    en  effet,   chrétiens,   lorsqu'il   frémit,  dit  saint  Au- 


1.  Cette  même  idée  était  plus 
développée  dans  le  Sermon  sur 
F  Ambition  de  1661:  «  Vous  le  ver- 
rez dans  quelques  semaines  aller 
au-devant  de  ses  ennemis,  pour 
souffrir  mille  indignités  et  des  sol- 
dats et  des  peuples  ;  mais  aujour- 
d'hui, chrétiens,  qu'ils  le  cher- 
chent pour  le  revêtir  des  gran- 
deurs humaines  dont  il  dédaigne 
l'éclat,  dont  il  déteste  le  faste  et 


l'orgueil,  pour  éviter  un  si  grand 
malheur,  il  ne  eroit  point  faire 
assez  s'il  ne  prend  la  fuite  dans 
une  montagne  déserte,  etc. 

2.  Pressé  de...  De  s'employait- 
souvent  où  nous  mettons  par, 
avec  les  verbes  passifs.  ■  En  mille 
conjonctures,  nous  nous  sentons 
intérieurement  touchés,  sollicités, 
pressés  de  Dieu.  »  Bourdaloue 
[Exhort.  sur  la  prière  de  J.-C.) 


262 


SUR  L'AMBITION. 


gustin1,  c'est  qu'il  est  indigné  contre  nos  péchés,  lorsqu'il 
est  troublé,  dit  le  même  Père,  c'est  qu'il  est  ému  de  nos 
maux  :  ainsi  lorsqu'il  craint  et  qu'il  prend  la  fuite,  c'est 
qu'il  appréhende  pour  nos  périls.  Jésus-Christ  voit  dans 
sa  prescience  en  combien  de  périls  extrêmes  nous  engage 
l'amour  des  grandeurs  ;  c'est  pourquoi  il  fuit  devant  elles, 
pour  nous  obliger  à  les  craindre;  et  nous  montrant  par 
cette  fuite  les  terribles  tentations  qui  menacent  les  grandes 
fortunes,  il  nous  apprend  ensemble  que  le  devoir  essentiel 
du  chrétien,  c'est  de  réprimer  son  ambition.  Ce  n'est  pas 
une  entreprise  médiocre  de  prêcher  cette  vérité  à  la  cour; 
et  nous  devons  plus  que  jamais  demander  la  grâce  du  Saint- 
Esprit  par  l'intercession  [de  Marié]. 

[AVE] 

C'est  vouloir  en  quelque  sorte  déserter  la  cournque  de 
combattre  l'ambition,  qui  est  l'âme  de  ceux  qui  la  suivent; 
et  il  pourrait  même  sembler  que  c'est  ravaler2  la  majesté 
des  princes  que  de  décrier  les  présents  de  la  fortune,  dont 
ils  sont  Tes  dispensateurs.  Mais  les  souverains  pieux  veulent 
bien  que  toute  leur  gloire  s'efface  en  présence  de  celle  de 
Dieu  ;  et  bien  loin  de  s'offenser  que  l'on  diminue  leur  puis- 
sance dans  cette  vue5,  ils  savent  qu'on  ne  les  révère  jamais 
plus  profondément  que  lorsqu'on  ne  les  rabaisse  qu'en  les 
comparant  avec  Dieu.  Ne  craignons  donc  pas  aujourd'hui 
de  publier  hardiment  dans  la  cour  la  plus  auguste  du 
monde  qu'elle  ne  peut  rien  faire  pour  un  chrétien  qui  soit 
digne  de  [son]  estime  ;  détrompons,  s'il  se  peut,  les  hommes 
de  cette  attache*  furieuse  à  ce  qui  s'appelle  fortune,  et 


1.  Tractât,  ilii,  in  Joann.,  19. 
t.  Var.  :  diminuer  quelque  cho- 

5.  Vue.  Cf.  p.  275,  n.  6. 


4.  Attache,  où  nous  dirions  atta* 
ahement,  était  d'un  emploi  courant 
au  ïvh*  siècle  :  €  Il  a  beaucoup 
Rattache  à  l'étude.  »  Furetière. 


SUR  L'AMBITION.  263 

pour  cela  faisons  deux  choses  :  faisons  parler  l'Évangile 
contre  la  fortune,  faisons  parler  la  fortune  contre  elle- 
même;  que  l'Évangile  nous  découvre  ses  illusions,  ellt- 
même  nous  fera  voir  ses  inconstances.  Ou  plutôt  voyons 
l'un  et  l'autre  *  dans  l'histoire  du  Fils  de  Dieu. 

Pendant  que  tous  les  peuples  courent  à  lui,  et  que  leurs 
acclamations  ne  lui  promettent  rien  moins  qu'un  trône, 
cependant  il  méprise  tellement  toute  cette  vaine  grandeur, 
qu'il  déshonore  lui-même  et  flétrit  son  propre  triomphe 
par  son  triste  et  misérable  équipage.  Mais  ayant  foulé  aux 
pieds  la  grandeur  dans  son  éclat8,  il  veut  être  lui-même 
l'exemple  de  l'inconstance  des  choses  humaines;  et,  dans 
l'espace  de  trois  jours,  on  a  vu  la  haine  publique  attacher 
à  une  croix  celui  que  la  faveur  publique  avait  jugé  digne 
du  trône.  Par  où  nous  devons  apprendre  que  la  fortune 
n'est  rien;  et  que  non  seulement  quand  elle  ôte,  mais 
même  quand  elle  donne,  non  seulement  quand  elle  change, 
mais  même  quand  elle  demeure,  elle  est  toujours  mépri- 
sable. Je  commence  par  [ses]  faveurs,  et  je  vous  prie,  mes- 
sieurs, de  le5  bien  entendre. 

PREMIER  POINT 

J'ai  donc  à  faire  voir  dans  ce  premier  point  que  la  for- 
tune nous  joue  lors  même  qu'elle  nous  est  libérale.  Je 
pouvais*  mettre  ses  tromperies  dans  un  grand  jour,  en 
prouvant,  comme  il  est  aisé,  qu'elle  ne  tient  jamais  ce 
qu'elle  promet;  mais  c'est  quelque  chose  de  plus  fort  de 
montrer  qu'elle  ne  donne  pas  cela  même  qu'elle  fait  sem- 


1.  L'un  et  Vautre,  l'une  et  l'autre 
chose.  Latinisme. 

2.  Var.  :  la  fortune  dans  ses  fa- 
veurs et  dans  son  éclat. 

3.  «  Le», cela:  espèce  de  neutre 


qui  rappelle  l'idée  précédente. 

4.  Pour  j'aurais  pu  (au  moment 
où  je  composais  mon  sermon). 
«  Pyrrhus  vivait  heureux  s'il  eu* 
pu  l'écouter.  »  Boileau. 


BOSSUET,    SERMONS.  20 


264 


SUR  L'AMBITION. 


blant  de  donner.  Son  présent  le  plus  cher,  le  plus  pré- 
cieux, celui  qui  se  prodigue  le  moins,  c'est  celui  qu'elle 
nomme  puissance;  c'est  celui-là  qui  enchante  les  am- 
bitieux, c'est  celui-là  dont  ils  sont  jaloux  à  l'extrémité1, 
si  petite  que  soit  la  part  qu'elle  leur  en  fait1.  Voyons 
donc  si  elle  le  donne  véritablement,  ou  si  ce  n'est  point 
peut-être  un  grand  nom  par  lequel  elle  éblouit  nos  yeux 
malades. 

Pour  cela  il  faut  rechercher  quelle  puissance  nous  pou- 
vons avoir,  et  de  quelle  puissance  nous  avons  besoin  du- 
rant cette  vie.  Mais  comme  l'esprit  de  l'homme  s'est  fort 
égaré  dans  cet  examen5,  tâchons  de  le  ramener  à  la  droite 
voie  par  une.  excellente  doctrine  de  saint  Augustin, 
l[ivre]  xm  de  la  Trinité. 

Là  ce  grand  homme  pose  pour  principe  une  vérité  im- 
portante, que  la  félicité  demande*  deux  choses  :  pouvoir 
ce  qu'on  veut,  vouloir  ce  qu'il  faut  :  Posse  quod  velit,  velle 
quod  oportet*.  Le  dernier6  [est]  aussi  nécessaire  :  car 
comme 7,  si  vous  ne  pouvez  pas  ce  que  vous  voulez,  votre 
volonté  n'est  pas  satisfaite,  de  même,  si  vous  ne  voulez 
pas  ce  qu'il  faut,  votre  volonté  n'est  pas  réglée,  et  l'un  et 
l'autre8  l'empêche  d'être  bienheureuse,  parce  que  [si]  la 
volonté  qui  n'est  pas  contente  est  pauvre,  aussi  la  volonté 
qui  n'est  pas  réglée  est  malade  :  ce  qui  exclut  nécessaire- 
rement  la  félicité,  qui  n'est  pas  moins  la  santé  parfaite  de 


1.  A  l'extrémité.  Var.  ;  «  Le 
plus  jaloux.  »  Extrémité  s'em- 
ployait au  xvii*  siècle  comme  ex- 
trême aujourd'hui.  «  Il  ne  faut  ja- 
mais pousser  les  choses  dans  l'ex- 
trémité. »  Furetière  (1690). 

2.  Var.  :  si  petite  que  soit  la 
part  qu'elle  nous  en  fasse. 

3.  Var.  :  dans  cette  recherche. 


4.  Var.  :  consiste  en.... 

5.  De  Trinit.t  xm,  17. 

6.  Le  dernier,  c.-à-d.  la  der- 
nière de  ces  deux  choses. 

7.  Var.  :  car  si  vous  ne  voulez 
pas.... 

8.  Cf.  p.  263,  n.  1.  L'emploi  du 
pronom  au  neutre  est  fréquent 
dans  ce  sermon. 


SUR  L'AMBITION.  265 

la  nature  que1  Taffluence  universelle  du  bien.  Donc,  égale- 
lement  nécessaire  de  désirer  ce  qu'il  faut  que2  de  pouvoir 
exécuter  ce  que  l'on  veut. 

Ajoutons,  si  vous  le  voulez,  qu'il5  est  encore  sans  diffi- 
culté plus  essentiel.  Car  l'un  nous  trouble  dans  l'exécution, 
l'autre*  porte  le  mal  jusques  au  principe.  Lorsque  vous 
ne  pouvez  pas  ce  que  vous  voulez,  c'est  que  vous  en  avez 
été  empêché  par  une  cause  étrangère;  et  lorsque  vous  ne 
voulez  pas  ce  qu'il  faut,  le  défaut  en  arrive5  toujours  infail- 
liblement par  votre  propre  dépravation  :  si  bien  que  le 
premier  n'est  tout  au  plus  qu'un  pur  malheur,  et  le  second, 
toujours  une  faute;  et  en  cela  même  que  c'est  une  faute, 
qui  ne  voit,  s'il  a  des  yeux,  que  c'est  sans  comparaison  un 
plus  grand  malheur?  Ainsi  l'on  ne  peut  nier,  sans  perdre 
le  sens,  qu'il  ne  soit  bien  plus  nécessaire  à  la  félicité 
véritable  d'avoir  une  volonté  bien  réglée,  que  d'avoir  une 
puissance  bien  étendre. 

Et  c'est  ici,  chrétiens,  que  je  ne  puis  assez  m'étonner 
des  dérèglements  de  nos  affections  et  de  la  corruption  de 
nos  jugements.  Nous  laissons  la  règle,  dit  saint  Augustin, 
et  nous  soupirons  après  la  puissance.  Aveugles,  qu'entre- 
prenons-nous? La  félicité  a  deux  parties,  et  nous  croyons 
la  posséder  tout  entière,  pendant  que  nous  faisons  une 
distraction6  violente  de  ses  deux  parties.  Encore  rejetons- 
nous  la  plus  nécessaire  ;  et  celle  que  nous  choisissons  étant 
séparée  de  sa  compagne,  bien  loin  de  nous  rendre  heu- 


1  Var.  :  qui  est  la  santé...  et 
l'affluence,  etc. 

2.  Également  que...  serait  in- 
correct aujourd'hui. 

5.  //  pour  cela  :  fréquent  au 
dix-septième  siècle  «  Ceci  n'est 
pas  humble,  mais  il  faut  qu'il 
passe.  »  Sévigné,  10  août  1681. 
?.  p.292,  n.  2;  283,  n.2;264,n.8. 


4.  Var.:  le  premier...  le  second. 

i>.  Var.  :  cela  arrive. 

6.  Distraction  :  a  Démembre- 
mentd'une  partie  d'avec  son  tout... 
En  ce  sens,  il  ne  se  dit  plus  qu'en 
parlant  d'affaires.  »  Académie, 
1694.  Bossuet  dit  ailleurs  :  «  Notre 
Seigneur  ne  distrait  personne,  il 
appelle  tous  ses  enfants.  » 


i  266 


SUR  L'AMBITION. 


reux,  ne  fait  qu'augmenter  le  poids  de  notre  misère.  Car 
que  peut  servir1  la  puissance  à  une  volonté  déréglée, 
sinon  qu'étant  misérable  en  voulant  le  mal,  elle  le  devient 
j  encore  plus  en  l'exécutant?  Ne  disions-nous  pas  dimanche 
dernier2  que  le  grand  crédit  des  pécheurs  est  un  fléau 
que  Dieu  leur  envoie?  Pourquoi,  sinon,  chrétiens,  qu'en 
joignant  l'exécution  au  mauvais  désir,  c'est  jeter3  du 
poison4  sur  une  plaie  déjà  mortelle;  c'est  ajouter  le  comble. 
N'est-ce  pas  mettre  le  feu  à  l'humeur  maligne6,  dont  le 
venin  nous  dévore  déjà  les  entrailles?  Le  Fils  de  Dieu 
reconnaît  que  Pilate  a  reçu  d'en  haut  une  grande  puis- 
sance sur  sa  divine  personne.  Si  [la]  volonté  de  cet  homme 
eût  été  réglée,  il  eût  pu  s'estimer  heureux  en  faisant  servir 
ce  pouvoir,  sinon  à  punir  la  calomnie6,  du  moins  à  déli- 
vrer l'innocence.  Mais  parce  que  sa  volonté  était  corrompue 
par  une  lâcheté  honteuse  à  son  rang,  cette  puissance  ne 
lui  a  servi  qu'à  l'engager  contre  sa  pensée  dans  le  crime 
du  déicide.  C'est  donc  le  dernier  des  aveuglements,  avant 
que  notre  volonté  soit  bien  ordonnée7,  de  désirer  une 
puissance  qui  se  tournera  contre  nous-mêmes  et  sera  fatale 
à  notre  bonheur,  parce  qu'elle  sera  funeste  à  notre  vertu. 
Notre  grand  Dieu,  messieurs,  nous  donne  une  autre 
conduite8;  il  veut  nous  mener  par  des  voies  unies,  et  non 
pas  par  des  précipices.  C'est  pourquoi  il  enseigne  à  ses 
serviteurs,  non  à  désirer  de  pouvoir  beaucoup,  mais  à 


1.  Var.  :  que  peut  nous  servir.... 

2.  Sermon  qui  n'existe  plus. 

5.  En  joignant...  c'est  jeter. 
Changement  de  construction. 

i.  Var.  :  sinon. . .  qu'en  leur  ac- 
cordant la  facilité  de  contenter 
leurs  mauvais  désirs,  c'est  leur 
donner  le  moyen  de  mettre  le 
venin  dans  la  plaie,  et  d'ac- 
croitre  par  une  nourriture  con- 


traire la  malignité  qui  les  dévore. 

5.  Terme  de  médecine.  «  Une 
cuisse  et  les  jambes  enflées  !  quelle 
malignité  iïhumeursl  »  Sévigné. 

6.  Var.  :  l'injustice  et  la  calom- 
nie. 

7.  Réglée.  «  Que  prudemment 
les  Dieux  savent  tout  ordonner  !  » 
Corneille,  Médée,  iv,  3. 

8.  Conduite.  V.page  243,  note  i. 


SUR  L'AMBITION. 


267 


s'exercer  à  vouloir  le  bien;  à  régler  leurs  désirs  avant 
que  de  songer  à  les  satisfaire1;  à  commencer  leur  félicité 
par  une  volonté  bien  ordonnée,  avant  que  de  la  consommer 
par  une  puissance  absolue2. 

Mais  il  est  temps,  chrétiens,  que  nous  fassions  une 
application  plus  particulière  de  cette  belle  doctrine  de  saint 
Augustin.  Que  demandez-vous,  ô  mortels?  Quoi?  Que  Dieu 
vous  donne  beaucoup  de  puissance?  Et  moi  je  réponds 
avec  le  Sauveur  :  «  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez5.  » 
Considérez  bien  où  vous  êtes,  voyez  la  mortalité  qui  vous 
accable,  regardez  cette  «  figure  du  monde  qui  passe*  ». 
Parmi  tant  de  fragilité,  sur  quoi  pensez-vous  soutenir 
cette  grande  idée  de  puissance?  Certainement  un  si  grand 
nom  doit  être  appuyé  sur  quelque  chose  :  et  que  trouverez- 
vous  sur  la  terre  qui  ait  assez  de  force  et  de  dignité 
pour  soutenir  le  nom  de  puissance?  Ouvrez  les  yeux, 
pénétrez  l'écorce;  la  plus  grande  puissance  du  monde  ne 
peut  s'étendre  plus  loin  que  d'ôter  la  vie  à  un  homme; 
est-ce  donc  un  si  grand  effort  que  de  faire  mourir  un 
mortel,  que  de  hâter  de  quelques  moments  le  cours  d'une 
vie  qui   se  précipite  d'elle-même?  Ne  croyez  donc  pas, 


\.  A  les  satisfaire.  Première 
lédaction  :  à  leur  satisfaire  :  forme 
latine  que  Bossuet  corrige. 

2.  Bossuet,  en  1661,  continuait 
ainsi  :  «  Où  je  ne  puis  assez  ad- 
mirer l'ordre  merveilleux  de  sa 
sagesse,  en  ce  que,  la  félicité 
étant  composée  -de  deux  choses, 
la  bonne  volonté  et  la  puissance, 
il  les  donne  l'une  et  l'autre  à  ses 
serviteurs,  mais  il  les  donne  cha- 
cune en  son  temps.  Si  nous  vou^ 
Ions  ce  qu'il  faut  dans  la  vie  pré- 
sente, nous  pourrons  tout  ce  que 
nous  voudrons  dans  la  vie  future. 
Le   premier  est   notre  exercice, 


l'autre  sera  notre  récompense, 
Que  désirons-nous  davantage  ?  Dieu 
ne  nous  envie  pas  {refuse  pas)  la 
puissance,  mais  il  a  voulu  garder 
l'ordre,  qui  demande  que  la  justice 
marche  la  première  :  «  Non  quod 
potentia...  fugienda  sit,  sed  ordo 
servandus  est,  quo  prior  est  jus- 
tifia. »  Réglons  donc  noire  vo- 
lonté par  l'amour  de  la  justice,  et 
il  nous  couronnera.  »  Le  reste, 
comme  à  la  page  suivante,  où 
Bossuet  reproduit  ce  développe- 
ment en  l'abrégeant. 

3.  Math.,  xx,  22. 

4.  Cor.,  vii,  51. 


268 


SUR  L'AMBITION. 


chrétiens,  qu'on  puisse  jamais  trouver  du  pouvoir  où  règne 
la  mortalité.  Nam  quanta  potentia  poiest  esse  mortaliuml 
Et  ainsi,  dit  saint  Augustin,  c'est  une  sage  providence  :  le 
partage  des  hommes  mortels,  c'est  d'observer  la  justice; 
la  puissance  leur  sera  donnée  au  séjour  d'immortalité1  : 
Teneant  mortales  justiiiam,  potentia  immortalibus  dabitur*. 
Que  demandons-nous  davantage?  Si  nous  voulons  ce  qu'il 
faut  dans  la  vie  présente,  nous  pourrons  tout  ce  que  nous 
voudrons  dans  la  vie  future.  Réglons  notre  volonté  par 
l'amour  de  la  justice.  Dieu  nous  couronnera  en  son  temps5 
par  la  communication  de  son  pouvoir.  Si  nous  donnons  ce 
moment  de  la  vie  présente  à  composer  4  nos  mœurs,  il  don- 
nera l'éternité  tout  entière  à  contenter  nos  désirs. 

Je  crois  que  vous  voyez  maintenant,  messieurs,  quelle 
sorte  de  puissance  nous  devons  désirer  durant  cette  vie  : 
puissance  pour  régler  nos  moeurs,  pour  modérer  nos 
passions,  pour  nous  composer5  selon  Dieu;  puissance  sur 
nous-mêmes,  puissance  contre  nous-mêmes  ou  plutôt,  dit 
saint  Augustin,  puissance  pour  nous-mêmes  contre  nous 
mêmes  :  Velit  homo  prudens  esse,  velit  fortis,  velit  tempe- 
rans...  atgue  ut  hœc  veraciterpossit,  potentiam  [plane]  optet, 
atque  appetat  ut  potens  sit  in  seipso,  et  miro  modo  adversus 
seipsum  pro  seipso.  0  puissance  peu  enviée  !  Et  toutefois 
c'est  la  véritable.  Car  on  combat  notre  puissance  en  deux 


1.  Var  :  quand  ils  seront  immor- 
tels. 

2.  Réd.  de  1661  :  «  Aspirons, 
messieurs,  à  cette  puissance  :  si 
nous  sentons  d'une  foi  vive  que 
nous  sommes  étrangers  sur  la 
terre,  nous  ne  désirerons  pas  avec 
ambition  de  gouverner  où  nous 
n'avons  qu'un  lieu  de  passage.  » 
—  D'une  foi  vive.  De,  dans  le  sens 
de  avec.*  S'il  ne  vous  traite  ici 


d'entière  confidence.  »  Corneille 
Polyeucte,  i,  3.  «  Et  traitant  de 
mépris  les  sens  et  la  matière.  » 
Molière,  Femmes  savantes,  i,  1. 

3.  Au  temps  qui  lui  convient. 

4.  Régler.  «  Pour  composer  ses 
mœurs,  il  entrait  dans  les  senti- 
ments de  la  justice  de  Dieu.  »  Boa- 
suet,  Or.  fun.  de  Nie.  Coi*net. 

5.  Latinisme  :  «  Componere  sese 
ad  imitationem....*  Quintilien. 


SUR  L'AMBITION. 


260 


sortes1,  ou  bien  en  nous  empêchant  dans  l'exécution  de  nos 
entréprises,  ou  bien  en  nous  troublant  dans  le  droit  que 
nous  avons  de  nous  résoudre  ;  on  attaque  dans  ce  dernier 
l'autorité  même  du  commandement,  et  c'est  la  véritable  ser- 
vitude. Voyons  l'exemple  de  l'un  et  de  l'autre*  dans  une 
même  maison. 

Joseph  était  esclave  chez  Putiphar,  et  la  femme  de  ce  sei- 
gneur d'Egypte  y  est  la  maîtresse.  Celui-là,  dans  le  joug 
de  la  servitude,  n'est  pas  maître  de  ses  actions,  et  celle-ci 
tyrannisée  par  sa  passion  n'est  pas  même  maîtresse  de  ses 
volontés.  Voyez  où  l'a  portée  un  amour  infâme.  Ah!  sans 
doute,  à  moins  que  d'avoir  un  front  d'airain,  elle  avait 
honte  en  son  cœur  de  cette  bassesse  ;  mais  sa  passion  fu- 
rieuse lui  commandait  au  dedans  comme  à  une  esclave  : 
«  Appelle  ce  jeune  homme,  confesse  ton  faible,  abaisse-toi 
devant  lui,  rends-toi  ridicule.  »  Que  lui  pouvait  conseiller  de 
pis  son  plus  cruel  ennemi?  C'est  ce  que  sa  passion  lui 
commande.  Qui  ne  voit  que  dans  cette  femme  la  puissance 
est  liée  bien  plus  fortement  qu'elle  n'est  dans  son  propre 
esclave? 

Cent  tyrans  de  cette  sorte  captivent  nos  volontés,  et  nous 
ne  soupirons  pas.  Nous  gémissons  quand  on  lie  nos  mains, 
et  nous  portons  sans  peine  ces  fers  invisibles  dans  lesquels 
nos  cœurs  sont  enchaînés.  Nous  crions  qu'on  nous  violente 
quand  on  enchaîne  les  ministres,  les  membres  qui  exécutent; 
et  nous  ne  soupirons  pas  quand  on  captive5  la  maîtresse 
même,  la  raison  et  la  volonté  qui  commande.  Éveille-toi, 
pauvre  esclave,  et  reconnais  enfin  cette  vérité*  que,  si 


1.  On  dit  encore  «  en  quelque 
sorte,  en  sorte  que  ».  Mais  de  était 
déjà  plus  usité  au  xvn*  siècle. 

2.  Ce  dernier....  L'un  et  l'autre, 
véritables  adjectifs  neutres,  à  la 
façon  latine.  Cf.  p.  265  et  suiv. 


3.  «Il  y  a  eu  quinze  chevalier» 
captivés.  »  Furetière  (1690).  Quatre 
ans  après  l'Académie  déclarait 
que  captiver  n'avait  «  plus  d'u- 
sage au  propre  ».  —  Var.  :  quand 
on  met  dans  les  fers. 


270 


SUR  L'AMBITION. 


c'est    une   grande    puissance   de    pouvoir   exécuter  ses 
desseins,  la  grande  et  la  véritable,  c'est  de  régner  sur  ses 

volontés. 

Quiconque  aura  su  goûter  la  douceur  de  cet  empire,  se 
souciera  peu,  chrétiens,  du  crédit  et  de  la  puissance  que 
peut  donner  la  fortune.  Et  en  voici  la  raison  :  c'est  qu'il  n'y 
a  point  de  plus  grand  obstacle  à  se  commander  soi-même, 
que  d'avoir  autorité  sur  les  autres. 

En  effet,  il  y  a  en  nous  une  certaine  malignité1  qui  a 
répandu  dans  nos  cœurs  le  principe  de  tous  les  vices.  Ils 
sont  cachés  et  enveloppés  en  cent  replis  tortueux,  et  ils  ne 
demandent  qu'à  montrer  la  tête.  Le  meilleur  moyen  de  les 
réprimer,  c'est  de  leur  ôter  le  pouvoir.  Saint  Augustin 
l'avait  bien  compris2,  que,  pour  guérir  la  volonté,  il  faut 
réprimer  la  puissance  :  Frenatur  facilitas...  ut  sanetur  vo- 
luntas5.  —  Eh  !  quoi  donc?  des  vices  cachés  en  sont-ils  moins 
vices?  C'est  le  premier  sentiment  qui  en  fait  la  corruption. 
Comment  donc  est-ce  guérir  la  volonté  que  de  laisser  le 
venin  dans  le  fond  du  cœur?  — Voici  le  secret  :  on  se  lasse 
de  vouloir  toujours  l'impossible,  de  faire  toujours  des  des- 
seins à  faux,  de  n'avoir  que  la  malice*  du  crime.  C'est  pour- 
quoi une  malice  frustrée  commence  à  déplaire  ;  on  se  remet, 
on  revient  à  soi  à  la  faveur  de  son  impuissance,  on  prend 
aisément  le  parti  de  modérer  ses  désirs.  On  le  fait  première- 
ment par  nécessité;  mais  enfin  comme  la  contrainte  est  impor- 


1.  Sur  le  sens  physique  de  ce 
mot,  v.  p.  266,  n.  4  et  5. 

2.  Var.  :  c'est  ce  qui  fait  dire  à 
saint  Augustin. 

3.  Ad  Maced.,  Epist.  clih.  16. 
i.  Sans  en   avoir    les  profits, 

—  Malice.  «  Dans  le  langage  des 
casuistes,  la  malice  du  péché,  » 
s'est  «  ce  que  te  péché  a  de  mal- 


faisant. »  Ce  mot,  auquel  Bossuet 
donne  encore  une  signification 
très  forte,  commençait  à  prendre 
un  sens  beaucoup  plus  restreint. 
Boileau  (Êpitre  x)  dit  qu'il  fait 
«  sans  être  malin  ses  plus  grandes 
malices  »  et  Saint-Simon  :  «  Le 
roi  se  permettait  rarement  des 
malices.  » 


SDR  L'AMBITION.  «71 

tune,  on  y  travaille  sérieusement  et  de  bonne  foi,  et  on  bénit 
son  peu  de  puissance,  le  premier  appareil l  qui  a  donné  le 
commencement  à  la  guérison. 

Par  une  raison  contraire,  qui  ne  voit  que  plus  on  sort 
de  la  dépendance,  plus  on  rend  ses  passions  indomptables*? 
Nous  sommes  des  enfants  qui  avons8  besoin  d'un  tuteur 
sévère,  la  difficulté  ou  la  crainte.  Si  on  lève  ces  empêche- 
ments, nos  inclinations  corrompues  commencent  à  se  re- 
muer et  à  se  produire,  et  oppriment  notre  liberté  sous  le 
joug  de  leur  licence  effrénée.  Ah  !  nous  ne  le  voyons  que  trop 
tous  les  jours.  Ainsi  vous  voyez,  messieurs,  combien  la 
fortune  est  trompeuse,  puisque,  bien  loin  de  nous  don- 
ner la  puissance,  elle  ne  nous  laisse  pas  même  la  liberté. 

Ce  n'est  pas  sans  raison,  messieurs,  que  le  Fils  de  Dieu 
nous  instruit  à  craindre  les  grands  emplois  ;  c'est  qu'il  sait 
que  la  puissance  est  le  principe  le  plus  ordinaire  de  l'égare- 
ment4; qu'en  l'exerçant  sur  les  autres,  on  la  perd  souvent 
sur  soi-même  ;  enfin  qu'elle  est  semblable  à  un  vin  fumeux 
qui  fait  sentir  sa  force  aux  plus  sobres.  Celui-là  sera  maître 
de  ses  volontés,  qui  saura  modérer  son  ambition,  qui  se 
croira  assez  puissant,  pourvu  qu'il  puisse  régler  ses 
désirs,  et  être  assez  désabusé  des  choses  humaines  pour  ne 
point  mesurer  sa  félicité  à  l'élévation  de  sa  fortune. 

Mais  écoutons,  chrétiens,  ce  que  nous  opposent  les  ambi- 
tieux. Il  faut,  disent-ils,  se  distinguer;  c'est  une  marque  de 
faiblesse  de  demeurer  dans  le  commun  :  les  génies  extraor- 
dinaires se  démêlent  toujours  de  la  troupe5  et  forcent  les 


1.  Pansement,  remède.  «  Souf- 
frir sans  murmure  est  le  seul  ap- 
pareil ||  Qui  peut  guérir  l'en- 
nui. »  Malherbe  (dans  Littré.) 

2.  Var  :  ses  vices  irrémédiables. 

3.  Voy.  Brachet,  Gr.  fr.,  n*  732. 
L  Cf.,  pour  l'idée,  93-94. 

5.  Troupe,    foule,    multitude. 


«  Ce  mot,  en  notre  langue,  étant 
seul  et  sans  régime,  ne  signifie 
que  des  gens  de. guerre,  et  c'est 
mal  parler  que  de  dire  :  Toutes 
les  troupes  étaient  dans  Téton- 
nement...  pour  exprimer  :  Stu- 
pebant  omnes  turbse.  »  Bouhours 
Suite  des  Rem.  Nouv.,  1692. 


272  SUR  L'AMBITION. 

destinées.  Les  exemples  de  ceux  qui  s'avancent1  semblent 
reprocher  aux  autres  leur  peu  de  mérite  ;  et  c'est  sans 
doute  ce  dessein  de  se  distinguer  qui  pousse  l'ambition  aux 
derniers  excès.  Je  pourrais  combattre  par  plusieurs  raisons 
cette  pensée  de  se  discerner3.  Je  pourrais  vous  représenter3 
que  c'est  ici  un  siècle  de  confusion  où  toutes  choses  sont 
mêlées;  qu'il  y  a  un  jour  arrêté  à  la  fin, des  siècles  pour 
séparer  les  bons  d'avec  les  mauvais,  et  que  c'est  à  ce  grand 
et  éternel  discernement4  que  doit  aspirer  de  toute  sa  force 
une  ambition  chrétienne.  Je  pourrais  ajouter  encore  que  c'est 
en  vain  qu'on  s'efforce  de  se  distinguer  sur  la  terre,  où  la 
mort  nous  vient  bientôt  arracher  de  ces  places  éminentes, 
pour  nous  abîmer  avec  tous  les  [autres]  dans  le  néant  com- 
mun de  la  nature  ;  de  sorte  que  les  plus  faibles,  se  riant  de 
votre  pompe  d'un  jour  et  de  votre  discernement  imaginaire, 
vous  diront  avec  le  prophète  :  0  homme  puissant  et  superbe, 
qui  pensiez  par  votre  grandeur  vous  être  tiré  du  pair,  «  vous 
«  voilà  blessé  comme  nous,  et  vous  êtes  fait  semblable  à 
«  nous  !  »  [Et]  tu  vulneratus  es  sicut  et  nos,  nostri  simili» 
effeclus  es*. 

Mais,  sans  m'arrêter  à  ces  raisons,  je  demanderai  seule- 
ment à  ces  âmes  ambitieuses  par  quelles  voies  elles  préten- 
dent de  se  distinguer6  :  celle  du  vice  est  honteuse,  celle 
de  la  vertu  est.  bien  longue.  La  vertu  ordinairement  n'est 


1.  S'avancer,  «  faire  progrès, 
faire  fortune  :  c'est  un  homme  à 
s'avancer  en  peu  de  temps  ». 
Dict.  de  l'Académie,  1694. 

2.  Se  mettre  à  part,  se  distin- 
guer. «  La  grâce  nous  discerne  », 
dit  Pascal  (dans  Littré.) 

3.  C'est  ce  que  Bossuet  avait 
sans  doute  fait  en  chaire  dans  le 
sermon  sur  l'Ambition  de  1661.  lly 
renvoyait  au  premier  sermon  sur 
la  Providence  (voyez  page  83),  à 


la  méditation  sur  la  Mort  (voyez 
page  306),  etc.  Ici,  il  se  borne  à 
dire  l'essentiel. 

4.  Ici  :  le  fait  d'être  discerné. 

5.  Isaïe,  xiv,  10. 

6.  «  Je  prétends  bien  de  vous 
voir.  »  Sévigné,  15  juillet  1673.  — 
«  Ne  prétendez  pas,  mes  pères, 
de  faire  accroire  au  monde....  » 
Pascal, Ptov. ,  xv.  Nous  verrons  plus 
tard  (p.  453)  Bossuet  remplacer 
prétendre  de  par  prétendre  à. 


SUR  L'AMBITION. 


273 


pas  assez  souple  *  pour  ménager8  la  faveur  des  hommes  ;  et  le 
vice,  qui  met  tout  en  œuvre,  est  plus  actif,  plus  pressant, 
plus  prompt  que  la  vertu,  qui  ne  sort  point  de  ses  règles, 
^ui  ne  marche  qu'à  pas  comptés,  qui  ne  s'avance  que  par 
mesure.  Ainsi  vous  vous  ennuierez  d'une  si  grande  lenteur; 
peu  à  peu  votre  vertu  se  relâchera,  et  après  elle  abandon- 
nera tout  à  fait  sa  première  régularité  pour  s'accommoder 
à  l'humeur  du  monde.  Ah  !  que  vous  feriez  bien  plus  sage- 
ment de  renoncer  tout  à  coup  à  l'ambition  !  peut-être  qu'elle 
vous  donnera  de  temps  [en  temps]  quelques  légères  inquié- 
tudes; mais  toujours  en  aurez-vous  bien  meilleur  marché, 
et  il  vous  sera  bien  plus  aisé  de  la  retenir,  que  lorsque 
vous  lui  aurez  laissé  prendre  goût  aux  honneurs  et  aux 
dignités.  Vivez  donc  content  de  ce  que  vous  êtes,  et  surtout 
que  le  désir  de  faire  du  bien  ne  vous  fasse  pas  désirer  une 
condition  plus  relevée.  C'est  l'appât  ordinaire  des  ambitieux; 
ils  plaignent  toujours  le  public,  ils  s'érigent  en  réformateurs 
des  abus,  ils  deviennent  sévères  censeurs  de  tous  ceux 
qu'ils  voient  dans  les  grandes  places.  Pour  eux,  que  de 
beaux  desseins  ils  méditent!  que  de  sages  conseils  pour 
l'État!  que  de  grands  sentiments5  pour  l'Église!  que  de 
saints  règlements  pour  un  diocèse!  Au  milieu  de  ces  des- 
seins charitables  et  de  ces  pensées  chrétiennes,  ils  s'enga- 
gent dans  l'amour  du  monde,  ils  prennent  insensiblement 
l'esprit  du  siècle,  et  puis,  quand  ils  sont  arrivés  au  but,  il 
faut  attendre  les  occasions  qui  ne  marchent  qu'à  pas  de 
plomb,  et  qui  enfin  n'arrivent  jamais.  Ainsi  périssent  tous 
ces  beaux  desseins,  et  s'évanouissent  comme  un  songe 
toutes  ces  grandes  pensées*. 


1.  Voy.  plus  haut,  pour  l'idée, 
pages  83, 164,  284,  589. 

2.  Ce  mot  signifie  ici,  soit  pro- 
curer, soit  employer.  Cf.  p.  296, 
n.10. 


3.  Var.  :  de  grandes  pensées. 

4.  Rédaction  de  1661  :  «  C'est 
l'appât  ordinaire  des  ambitieux; 
ils  plaignent  le  public  ;  ils  se  font 
les  réformateurs  des  abus,    de- 


274 


SUR  L'AMBITION. 


Par  conséquent,  chrétiens,  sans  soupirer  ardemment  après 
une  plus  grande  puissance,  songeons  à  rendre  bon  compte 
de  tout  le  pouvoir  que  Dieu  nous  confie.  Un  fleuve,  pour 
faire  du  bien,  n'a  que  faire  de  passer  ses  bords1  ni  d'inonder 
la  campagne  :  en  coulant  paisiblement  dans  son  lit,  il  ne 
laisse  pas  d'arroser  la  terre  et  de  présenter  ses  eaux  aux 
peuples8  pour  la  commodité  publique.  Ainsi,  sans  nous  mettre 
en  peine  de  nous  déborder3  par  des  pensées  ambitieuses4, 
tâchons  de  nous  étendre  bien  loin  par  des  sentiments  de 
bonté;  et  dans  des  emplois  bornés,  ayons  une  charité  infi- 
nie5. Telle  doit  être  l'ambition  du  chrétien  qui,  méprisant 
la  fortune,  se  rit  de  ses  vaines  promesses  et  n'appréhende 
pas  ses  revers,  desquels  il  me  resté  à  vous  dire  un  mot 
dans  ma  dernière  partie. 


SECOND  POINT 


La  fortune,  trompeuse  en  toute  autre  chose,  est  du  moins 
sincère  en  ceci,  qu'elle  ne  nous  cache  pas  ses  tromperies  ; 
au  contraire,  elle  les  étale  dans  le  plus  grand  jour,  et,  outre 


viennent  sévères  censeurs  de  tous 
ceux  qu'ils  voient  dans  les  dignités. 
Pour  eux...  que  de  beaux  desseins 
pour  l'État  1  que  de  grandes  pen- 
sées pour  l'Église  !  Au  milieu 
de  ces  beaux  desseins  et  de  ees 
pensées  chrétiennes,  on  s'engage 
dans  l'amour  du  monde,  on  prend 
l'esprit  de  ce  siècle,  on  devient 
mondain  et  ambitieux,  et  quand 
on  est  arrivé  au  but,  il  faut  at- 
tendre les  occasions,  et  ces  occa- 
sions ont  des  pieds  de  plomb,  elles 
n'arrivent  jamais...  et  peu  à  peu 
!ous  ces  beaux  desseins  se  perdent 
et  s'évanouissent  tous,  ainsi  qu'un 
songe.  » 
1.  On  dit  encore  :  «  La   boule  a 


passé  le  but  ».  «  j'ai  passé  l'heure  ». 

2.  Var.  '.  au  voisinage. 

3.  «  Pour  arrêter  la  malice  qui 
se  déborde....  »  Fléchier,  Oraison 
funèbre  de  Tureane.  «  Le  Bliin 
s'était  débordé.  »  Racine.  «  Les 
étangs  se  débordent.  »  DicL  de 
Furelière.  Cf.  p.  85,  n.  3. 

4.  Var.  :  par  l'ambition. 

5.  Sermon  de  1661  :  «  Que  le 
désir  de  faire  du  bien  n'emporte 
pas  notre  ambition  jusqu'à  dési- 
rer une  condition  plus  relevée. 
Faisons  te  bien  qui  se  présente, 
celui  que  Dieu  a  mis  en  notre  pou- 
voir. Ne  craignez  pas  de  demeu- 
rer sans  occupation  et  d'être  inu- 
tile au  monde,  si  -vous  ne  sorte* 


SUR  L'AMBITION. 


275 


ses  légèretés  ordinaires,  elle  se  plaît4  de  temps  en  temps 
d'étonner2  le  monde  par  des  coups  d'une  surprise  terrible, 
comme  pour  rappeler  toute  sa  force  en  la  mémoire  des 
hommes,  et  de  peur  qu'ils  n'oublient  jamais  ses  inconstances, 
sa  malignité,  ses  bizarreries.  C'est  ce  qui  m'a  fait  souvent 
penser  que  toutes  les  complaisances  de  la  fortune  ne  sont 
pas  des  faveurs,  mais3  des  trahisons;  qu'elle  ne  nous  donne 
que  pour  avoir  prise  sur  nous,  et  que  les  biens  que  nous 
recevons  de  sa  main  ne  sont  pas  tant  des  présents  qu'elle 
nous  fait  que  des  gages  que  nous  lui  donnons  pour  être 
éternellement  ses  captifs,  assujettis  aux  retours  fâcheux4  de 
sa  dure  et  malicieuse  *  puissance. 

Cette  vérité,  établie  sur  tant  d'expériences  convaincantes, 
devrait  détromper  les  ambitieux  de  tous  les  biens  de  la 
terre;  et  c'est  au  contraire  ce  qui  les  engage6.  Car  au  lieu 
d'aller  à  un  bien  solide  et  éternel  sur  lequel  le  hasard  ne 
domine  pas,  et  de  mépriser  par  cette  vue 7  la  fortune  tou- 
jours changeante,  la  persuasion  de  son  inconstance  fait 


de  vos  bornée  et  ne  remplissez 
quelque  grande  place.  Un  fleuve, 
coulant  paisiblement...  ne  laisse 
pas  d'arroser  ni  d'engraisser  son 
rivage,  de  présenter  ses  eaux  aux 
peuples,  de  leur  faciliter  le  com- 
merce. Ainsi  demeurons  dans  nos 
bornes  :  Intra  fines  proprios  et 
legitimos,  prout  quisque  volue- 
rit,  in  latitudine  se  charitatis 
exerceat  {S.  Leonis  Epis  t.  lxxx). 
Nos  emplois  sont  bornés,  mais 
l'étendue  de  la  charité  est  infinie. 
La  charité,  toujours  agissante,  sait 
bien  trouver  des  emplois.  Elle  se 
fait  toute  à  tous  ;  elle  se  donne  au- 
tant d'affaires  qu'il  y  a  de  néces- 
sités et  de  besoins,  etc.  ;  et  au  lieu 
d'aspirer  à  une  plus  grande  puis- 
sance, elle  songe  à  rendre  son 


compte  de  l'emploi  de  celle  que 
Dieu  lui  a  confiée. 

1.  Voyez  page  112,  note  1. 

2.  Mot  beaucoup  plus  fort  alors 
qu'aujourd'hui  :  «  On  dressa  des 
gibets  pour  étonner  les  coupa- 
bles. »  Senault,  De  l'Usage  des 
Passions  (1641). 

3.  Var.  :  ne  sont  pas  tant  des 
faveurs  que... 

4.  Cf.  p.  350,  n.  1. 

5.  Méchante  avec  perfidie.  Bos- 
suet  parle  (Or.  fun.  de  Le  Tellier) 
d'une  «  procédure  malicieuse  ». 

6.  Ce  qui  les  asservit.  Cf.  p.  374, 
n.  3. 

7.  Par  cette  manière  de  voir. 
«  Tous  ces  auteurs  ont  des  vues 
très  différentes.  »  Bossuet  (dans 
Littré.) 


276 


SUR  L'AMBITION. 


qu'on  se  donne  tout  à  fait  à  elle,  pour  trouver  des  appuis 
contre  elle-même.  Car  écoutez  parler  ce  politique  habile  et 
entendu1  :  la  fortune  l'a  élevé  bien  haut,  et  dans  cette  élé- 
vation, il  se  moque  des  petits  esprits  qui  donnent  tout  au 
dehors2,  et  qui  se  repaissent  de  titres  et  d'une  belle  montre3 
de  grandeur.  Pour  lui,  il  appuie  sa  famille  sur  des  fonde- 
ments plus  certains4,  sur  des  charges  considérables5,  sur 
des  richesses  immenses,  qui  soutiendront  éternellement  la 
fortune  de  sa  maison.  Il  pense  s'être  affermi  contre  toute 
sorte  d'attaques  :  aveugle  et  malavisé!  Comme  si  ces  sou- 
tiens magnifiques  qu'il  cherche  contre  la  puissance  de  la 
fortune  n'étaient  pas  encore  de  sa  dépendance5! 

C'est  trop  parler  de  la  fortune  dans  la  chaire  de  vérité. 
Écoute,  homme  sage,  homme  prévoyant,  qui  étends  si  loin 
aux  siècles  futurs7  les  précautions  de  ta  prudence;  c'est 
Dieu  même  qui  te  va  parler8,  et  qui  va  confondre  tes  vaines 
pensées  par  la  bouche  de  son  prophète  Ézéchiel.  «  Assur,  dit 
ce  saint  prophète,  s'est  élevé  comme  un  grand  arbre,  comme 


1.  Terme  dont  Bossuet  fait  grand 
usage.  «  Une  milice  réglée,  des 
chefs  entendus.  »  Dise,  sut'  VHisU 
Univ.,  III,  5. 

2.  Var.  :  à  la  montre  et  au  de- 
hors. 

5.  Montre,  qui,  dans  le  sens 
figuré,  ne  se  détache  plus  guère 
aujourd'hui  de  la  locution  faire 
montre  de,  s'employait  seul  au 
dix-septième  siècle  :  «  Quand  sur 
une  si  belle  montre,  l'on  a  essayé 
du  personnage.  »  La  Bruyère, 
Édit.  class.  Hachette,  p.  468.  «  Si 
les  médecins,  dit  Pascal,  n'avaient\ 
pas  de  bonnets  carrés,  jamais  ils 
n'auraient  dupé  le  monde  qui  ne 
peut  résister  à  cette  montre.  » 

4.  Ici  commencent  les  emprunts 


faits  par  Bossuet  au  sermon  de 
1660  Sur  nos  dispositions  à  Vé- 
gard  des  Nécessités  de  la  vie, 

5.  Var:  essentielles.  —  Sermon 
de  1660  :  considérables. 

6.  1666  ."  de  son  ressort,  et  pour 
le  moins  aussi  fragiles  que  l'édi- 
fice même  qu'il  croit  chancelant. 

7.  Il  n'y  avait  pas  longtemps 
que  futur  avait  risqué  d'être  banni 
de  la  prose.  Vaugelas  voulait  qu'on 
le  laissât  aux  poètes,  aux  gram- 
mairiens et  aux  notaires.  L'Aca- 
démie, La  Mothe  le  Vayer,  le  P. 
Bouhours  et  Thomas  Corneille 
furent  unanimes  à  protester. 

8. 1660  :  Voici  Dieu  qui  va  te  par- 
ler et  qui  va  confondre  tes  vaines 
pensées  sous  la  figure  d'un  arbre 


SUR  L'AMBITION. 


277 


les  cèdres  du  Liban  ;  le  ciel  l'a  nourri  de  sa  rosée,  la  terre 
l'a  engraissé  de  sa  substance;  »  —  les  puissances  l'ont 
comblé  [de]  leurs  bienfaits  et  il  suçait  de  son  côté  le  sang 
du  peuple1.  —  «  C'est  pourquoi  il  s'est  élevé,  superbe  en  sa 
hauteur,  beau  en  sa  verdure,  étendu  en  ses  branches,  fer- 
tile en  ses  rejetons  :  les  oiseaux  faisaient  leurs  nids  sur  ses 
branches  ;  »  —  les  familles  de  ses  domestiques3,  les  peuples 
se  mettaient  à  couvert  sous  son  ombre3;  un  grand  nombre 
de  créatures,  et  les  grands  et  les  petits,  étaient  attachés  à 
sa  fortune.  —  «  Ni  les  cèdres  ni  les  pins,  »  — c'est-à-dire 
les  plus  grands  de  la  cour,  —  ne  l'égalaient  pas*  :  Abietes 
non  adœquaverunt  summitatem  ejus...  œmulata  sunt  eum 
omnia  ligna  voluptatis  quœ  erant  in  paradiso  Dei*.  Autant 
que  ce  grand  arbre6  s'était  poussé7  en  haut,  autant  sem- 
blait-il avoir  jeté  en  bas  de  fortes  et  profondes  racines. 

Voilà  une  grande  fortune;  un  siècle  n'en  voit  pas  beau- 
coup de  semblables  ;  mais  voyez  sa  ruine  et  sa  décadence  : 
«  Parce  qu'il  s'est  élevé  superbement,  et  qu'il  a  porté  son 
faîte  jusqu'aux  nues,  et  que  son  cœur  s'est  enflé  dans 
sa  hauteur  :  pour  cela,  dit  le  Seigneur,  je  le  couperai  par 
la  racine,  je  l'abattrai  d'un  grand  coup  et  le  porterai  par 
terre  ;  —  il  viendra  une  disgrâce  et  il  ne  pourra  plus  se 
soutenir.  —  Tous  ceux  qui  se  reposaient  sous  son  ombre 


1.  Les  phrases  que  nous  mettons 
entre  tirets  sont  les  explications 
données  par  Bossuet  des  méta- 
phores d'Ezéchiel. 

2.  Tous  ceux  qu'un  grand  sei- 
gneur, au  dix-septième  siècle, 
honorait  de  sa  protection,  de  ses 
faveurs,  s'appelaient  ses  domes- 
tiques. Plusieurs  membres  de 
l'Académie  étaient  domestiques 
du  chancelier  Séguier. 

3.  Ezech.,  xxxi,  3. 

4.  1660  :  Ni  les  cèdres,  ni  les 


pins  ne  l'égalaient  pas  ;  les  arbres 
les  plus  hauts  du  jardin  portaient 
envie  à  sa  grandeur;  c'est-à-dire 
les  grands  de  la  cour  ne  l'éga- 
laient pas. 

5.  Ezech.,  xxxi,  8,  9. 

6.  Autant  que  ce  grand  ar- 
bre, etc..  Ce  dernier  trait,  qui  con- 
clut tout  le  développement,  ne  se 
trouve  pas  dans  le  sermon  de  1660. 

7.  On  disait  alors  se  pousser, 
comme  aussi  s'éclore,  s'éclater, 
se  demeurer,  etc.  Cf.  p.  274,  n.  8. 


278 


SUR  L'AMBITION. 


se  retireront  de  lui,  de  peur  d'être  accablés  sous  sa  ruine*. 
Il  tombera  d'une  grande  chute2;  on  le  verra  tout  de  son 
long  couché  sur  la  montagne5,  fardeau  inutile  de  la 
terre4  :  »  Projicient  eum  super  montes;  ou,  s'il  se  soutient 
durant  sa  vie,  il  mourra  au  milieu  de  ses  grands  desseins, 
et  laissera  à  des  mineurs  des  affaires  embrouillées  qui  rui- 
neront sa  famille;  ou  Dieu  frappera  son  fils3  unique,  et  le 
fruit  de  son  travail  passera  en  des  mains  étrangères6;  ou 
Dieu  lui  fera  succéder  un  dissipateur  qui,  se  trouvant  tout 
d'un  coup  dans  de  si  grands  biens  dont  l'amas7  ne  lui  a 
coûté  aucu  nés  peines8,  se  jouera  des  sueurs  d'un  homme9 
insensé  qui  se  sera  damné10  pour  le  laisser11  riche  :  et 
devant18  la  troisième  génération,  le  mauvais  ménage15  et 
les  dettes  auront  consumé  tous  ses  héritages.  «  Les  bran- 
ches de  ce  grand  arbre  se  verront  rompues14  dans  toutes 
les  vallées  »  :  je  veux  dire,  ces  terres  et  ces  seigneuries, 
qu'il  avait  ramassées  comme  une  province 15,  avec  tant  de 


1.  Recèdent  de  umbraculo  ejus 
ovines  populi  terrae,  et  relinquent 
eum.  Ezech.,  xxxi,  12.  Cf.  Or.  fun. 
d'Anne  de  Gonzague  (éd.  cl. 'Ha- 
chette, p.  326). 

2.  Sur  cet  emploi  de  de,  v. 
p.  268,  n.  3,  p.  317,  n.  1, 

3i  1660  :  on  le  verra  de  tout  son 
long  sur  une  montagne. 

A.  L'ordre  de  ces  deux  der- 
nières phrases  était  inverse  en 
1660. 

5.1660:   frappera  sur  son  fils. 

6. 1660  :  en  d'autres  mains. 

7.  L'amas,  ici,  l'action  d'amas- 
ser. Cette  acception  se  rencontre 
chez  Corneille  etchez  les  auteurs 
du  commencement  du  dix-sep- 
tième siècle  :  <  Les  deux  fins  à 
quoi  il  tendait  le  plus  :  le  soula- 
gement de  ses  peuples  et  l'amas 


des  finances.»  Péréfixe,  Histoire 
de  Henri  IV  (1661),  cité  par  Gode- 
froy,  Lexique  de  Corneille. 

8.  «  N'ayant  aucuns  soins  qui  me 
troublassent.  »  Descartes.  «  Cet 
homme  ne  méritait  aucuns  hon- 
neurs. »  Voltaire. 

9.  Var.  :  d'un  père. 
10.1666:  perdu. 

11.  Var.  :  pour  le  faire. 

12.  Avant.  «  Devant  ce  temps 
(l'âge  de  vingt  ans),  on  est  en- 
fant. »  Pascal. 

13.  Le  mauvais  ménage,  c.-à-d. 
la  mauvaise  administration.  «  Les 
recettes  se  perdaient  par  mauvais 
ménage.  »  Malherbe,  dans  Littré. 

14.  1660  :  se  trouveront  dans 
toutes  les  vallées. 

15.  Si  nombreuses  qu'elles  for- 
maient comme  une  province. 


SUR  L'AMBITION. 


279 


soin  et  de  travail1,  se  partageront  en  plusieurs  mains,  et 
tous  ceux  qui  verront  ce  grand  changement  diront,  en 
levant  les  épaules  et  regardant  avec  étonnement  les  restes 
de  cette  for.une  ruinée  :  Est-ce  là  que  devait  aboutir  toute 
cette  grandeur  formidable  au  monde?  est-ce  là  ce  grand 
arbre  qui  portait  son  faite  jusqu'aux  nues2?  11  n'en  reste  plus 
qu'un  tronc  inutile.  Est-ce  là  ce  fleuve  impétueux  qui  sem- 
blait devoir  inonder  toute  la  terre?  Je  n'aperçois  plus  qu'un 
peu  d'écume5.  0  homme,  que  penses-tu  faire,  et  pourquoi 
te  travailles-tu  vainement4? 

—  Mais  je  saurai  bien  m'affermir  et  profiter  de  l'exemple 
des  autres;  j'étudierai5  le  faible  de  leur  conduite,  et  c'est 
là  que  j'apporterai  le  remède6.  —  Folle  précaution!  car 
ceux-là  ont-ils  profité  de  l'exemple  de  ceux  qui  les 
précéd[ai]ent?  0  homme,  ne  te  trompe  pas,  l'avenir  a  des 
événements  trop  secrets7,  et  les  pertes  et  les  ruines  entrent 
par  trop  d'endroits  dans  la  fortune  dés  hommes  pour  pou- 
voir être  arrêtées  de  toutes  parts8,  Tu  arrêtes  cette  eau 
d'un  côté,  elle  pénètre  de  l'autre;  elle  bouillonne  même 


1. 1660  :  qu'il    avait  ramassée 
avec  tant  de  soin. 

2. 1666  :  dont  l'ombre  couvrait 
toute  la  terre. 

3.  1660  :  Est-ce  là  que  devait 
aboutir  toute  cette  pompe  et  cette 
grandeur  formidable? Est-ce  là  ce 
grand  fleuve  qui  devait  inonder 
toute  la  terre?  Je  ne  vois  plus 
qu'un  peu  d'écume.  Ne  le  voyons- 
nous  pas  tous  lesjoursf  »  En  1662, 
l'allusion  trop  directe  à  la  chute 
récente  de  Fouquet  disparait. 
'  4.  1660  :  sans  savoir  pour  qui. 

5.  1666  :  le  défaut  de  leur  poli- 
tique et  le  faible,  etc. 

6. 1660  :   mais  je    serais    plus 
sage,  et  voyant  les  exemples  de 

BOSSUET,   SERMONS. 


ceux  qui  m'ont  précédé,  je  pro- 
fiterais de  leurs  fautes.  —  Comme 
si  ceux  qui  t'ont  précédé  n'en 
avaient  pas  vu  faillir  d'autres  de- 
vant eux,  dont  les  fautes  ne  les 
ont  pas  rendus  plus  sages  1 

7.  Var  :  trop  rapides  —  1666  : 
trop  bizarres. 

8. 1660  :  La  ruine  et  la  déca- 
dence entrent  dans  les  affaires  hu- 
maines par  trop  d'endroits  pour 
que  nous  soyons  capables  de  les 
prévoir  tous,  et  avec  une  trop 
grande  impétuosité  pour  en  pou- 
voir arrêter  le  cours.  —  Ruine, 
chez  Bossuet,  signifie  plus  sou- 
vent V écroulement  lui*  aaéme  que 
la  chose  écroulée. 

21 


280 


SUR  L'AMBITION. 


par-dessous  la  terre1.  —  Mais  je  jouirai  de  mon  travail.  — 

Eh  quoi  !  pour  dix  ans  de  vie  *!...  —  Mais  je  regarde  ma  pos- 
térité et  mon  nom.  —  Mais  peut-être  que  ta  postérité  n'en 
jouira  pas.  —  Mais  peut-être  aussi  qu'elle  en  jouira.  —  Et 
tant  de  sueurs,  et  tant  de  travaux,  et  tant  de  crimes,  et 
tant  d'injustices,  sans  pouvoir  jamais  arracher5  de  la  for- 
tune, à  laquelle  tu  te  dévoues,  qu'un  misérable  peut-être4! 
Regarde  qu'il  n'y  aB  rien  d'assuré  pour  toi,  non  pas  même 
un  tombeau  pour  graver  dessus  tes  titres  superbes,  seuls 
restes  de  ta  grandeur  abattue  :  l'avarice  ou  la  négligence 
de  tes  héritiers  le  refuseront  peut-être  à  ta  mémoire;  tant 
on  pensera  peu  à  toi  quelques  années  après  ta  mort  !  Ce 
qu'il  y  a  d'assuré,  c'est6  la  peine  de  tes  rapines,  la  ven- 
geance éternelle  de  tes  concussions  et  de  ton  ambition 
infinie7.  0  les  dignes  restes8  de  ta  grandeur!  ô  les  belles 
suites  de  ta  fortune  !  ô  folie  '  ô  illusion  !  ô  étrange  aveugle- 
ment des  enfants  des  hommes  ! 

Chrétiens,  méditez  ces  choses;  chrétiens,  qui  que  vous 
soyez,  qui  croyez  vous  affermir  sur  la  terre,  servez-vous 
de  cette  pensée  pour  chercher  le  solide  et  la  consistance. 
Oui,  l'homme  doit  s'affermir;  il  ne  doit  pas  borner  ses 
desseins  dans9  des  limites  si  resserrées  que  celles  de  cette 
vie  :  qu'il  pense  hardiment  à  l'éternité.  En  effet,  il  tâche, 
autant  qu'il  peut,  que  le  fruit  de  son  travail  n'ait  point  de 


1. 1666  :  Vous  croyez  être  bien 
muni  aux  environs  :  le  fondement 
manque  par  en  bas,  un  coup  de 
foudre  [frappe]  par  en  baut. 

2.  1660  :  Et  pour  dix  ans  que 
tu  as  de  vie  ? 

3.  Var.  :  tirer. 

4,.  1660  :  Et  tant  de  sueurs  pour 
un  peut-être  i  —  On  peut  regretter 
que  Bossuet  ait  renoncé  à  cette 
expression  énergique.  Pour  l'idée, 


cf.  Or.  fun.,  éd.  cl.  Hachette,  p.  465. 

5.  Regarde  que...  «  Ceux-ci  al- 
laient toujours  sans  regarder 
qu'ils  allaient  à  la  servitude.  » 
Or.  fun.  de  Henriette  de  France. 

6.1660:  ce  qu'il  y  aura  d'as- 
suré ce  sera... 

7. 1660  :  désordonnée. 

8. 1660  :  ô  les  beaux  restes  ! 

9.  Cf.  p.  407,  n.  1,  et  Or.  funn 
éd.  cla*s.  Hachette,  p.  87. 


SUR  L'AMBITION. 


281 


fin  ;  il  ne  peut  pas  toujours  vivre,  mais  il  souhaite  que  son 
ouvrage  subsiste  toujours  :  son  ouvrage,  c'est  sa  fortune, 
qu'il  tâche,  autant  qu'il  lui  est  possible,  de  faire  voir  aux 
siècles  futurs  telle  qu'il  l'a  faite.  Il  y  a  dans  l'esprit  de 
l'homme  un  désir  avide  de  l'éternité;  si  on  le  sait  appli- 
quer1, c'est  notre  salut.  Mais  voici  l'erreur  :  c'est  que 
l'homme  l'attache  à  ce  qu'il  aime;  s'il  aime  les  biens  pé- 
rissables, il  y a  médite  quelque  chose  d'éternel;  c'est  pour- 
quoi il  cherche  de  tous  côtés  des  soutiens  à  cet  édifice  ca- 
duc, soutiens  aussi  caducs  que  l'édifice  même  qui  lui 
paraît  chancelant.  0  homme,  désabuse-toi  :  si  tu  aimes 
l'éternité,  cherche-la  donc  en  elle-même,  et  ne  crois  pas 
pouvoir  appliquer  sa  consistance5  inébranlable  à  cette  eau 
qui  passe  et  à  ce  sable  mouvant.  0  éternité,  tu  n'es  qu'en 
Dieu  ;  mais  plutôt,  ô  éternité,  tu  es  Dieu  même  :  c'est  là 
que  je  veux  chercher  mon  appui,  mon  établissement4,  ma 
fortune,  mon  repos  assuré  et  en  cette  vie  et  en  l'autre, 
Amen, 

AUTRE  PÉRORAISON  POUR  LE  MÊME  SERMON  (1662) 

.....  O  folie  !  ô  illusion  !  ô  étrange  aveuglement  des  en- 
fants des  hommes!  Chrétiens,  méditons  ces  choses,  pen- 
sons aux  inconstances,  aux  légèretés,  aux  trahisons  de  la 
fortune.  Mais  ceux  dont  la  puissance  suprême  semble  être 
au-dessus  de  son  empire,  sont-ils  au-dessus  des  change- 
ments5? Dans  leur  jeunesse  la  plus  vigoureuse,  [ils]  doivent 


1.  Si  l'on  sait  attacher  à  ce  qu'il 
faut  ce  désir  d'éternité. 

2.  Au  sujet  de  ces  biens. 

3.  Sa  solidité  durable. 

i.  Mot  consacré  au  xvn*  siècle 
pour  désigner  les  chargées  ou  les 
biens  qui  font  la  position  sociale 
d'un  homme.  «  êhacun  se  sou- 


vient de  tout  ce  que  son  établis- 
sement hù  a  coûté.  »  La  Bruyère 
(éd.  class.  Hachette,  p.  208,  n.  5). 
5.  Yar.  :  et  ceux  dont  la  puis- 
sance suprême  semble  être  au- 
dessus  de  son  empire,  dans  leur 
jeunesse  la  plus  vigoureuse,  doi- 
vent penser. 


282  SUR  L'AMBITION. 

penser  à  la  dernière  heure  qui  ensevelira  toute  leur 
grandeur.  «  Je  l'ai  -dit  :  Vous  êtes  des  dieux,  et  vous  êtes 
tous  enfants  du  Très-Haut1.  »  Ce  sont  les  paroles  de  David, 
paroles  grandes  et  magnifiques;  toutefois  écoutez  la  suite  : 
«  Mais  t.  ô  dieux  de  chair  et  de  sang,  ô  dieux  de  terre  et  de 
poussière,  «  vous  mourrez  comme  des  hommes,  »  et  toute 
votre  grandeur  tombera  par  terre  :  [  Vos  autem]  sicut  homi- 
nes  riïjriemini.  Songez  donc,  ô  grands  de  la  terre,  non  à 
l'éclat  de  votre  puissance,  mais  au  compte  qu'il  en  faut 
rendre,  et  ayez  toujours  devant  les  yeux  la  majesté  de 
Dieu  présente. 

De  tous  les  hommes  vivants,  aucuns*  ne  doivent  avoir 
dans  l'esprit  la  majesté  de  Dieu  plus  avant  imprimée  que 
les  rois.  Car  comment  pourraient-ils  oublier  celui  dont 
ils  portent  toujours  en  [eux-mêmes]  une  image  si  présente 
et  si  expresse?  Le  prince  sent  en  lui-même  cette  vigueur, 
cette  fermeté,  cette  noble  confiance  du  commanâement; 
il  voit  qu'il  ne  fait  que  remuer  les  [lèvresj 3  e't  qu'aussitôt 
tout  se  remue  d'une  extrémité  du  royaume  à  l'autre  ;  —  et 
combien  donc  doit-il  penser  que  la  puissance  de  Dieu  est 
active  !  —  Il  perce  4  les  intrigues  les  plus  cachées  ;  les  oiseaux 
du  ciel  lui  rapportent  tout5;  il  "a  même  reçu  de  Dieu,  par 
l'usage  des  affaires,  une  certaine  pénétration  qui  fait  penser 
qu'il  devine  ;  divinatio  in  labiis  régis6;  et  quand  il  a  pénétré 
les  trames  les  plus  secrèles,  avec  ses  mains  longues  et 
étendues  il  va  prendre  ses  ennemis  aux  extrémités  du 
monde,  et  les  déterre,  pour  ainsi  dire,  du  fond  des  abîmes 
où  ils  cherchaient  un  vain  asile. —  Combien  donc  lui  est-il 
facile  de  s'imaginer  que  la  vue  et  les  mains  de  Dieu  sont 
inévitables  ! 

1.  Ps.  lxxxi,  6,  7.  „  s       4.  Var  :  il  pénètre. 

2.  Aucuns.  Voir  page  278,  note  7.    I       5.  EcoL,  x,  20. 
5.  Conjecture  de  Lebarq.  '       6.  Prov.,  xvi,  10. 


SUR  L'AMBITION.  283 

Mais  quand  il  voit  les  peuples  soumis  obligés  à  lui  obéir, 
non  seulement  «  pour  la  crainte,  mais  encore  pour  la 
conscience1  »,  comme  dit  l'Apôtre;  quand  il  voit  qu'on 
doit  immoler  et  sa  fortune  et  sa  vie  pour  sa  gloire  et  pour 
son  service,  peut-il  jamais  oublier  ce  qui  est  dû  au  Dieu 
vivant  et  éternel?  C'est  là  qu'il  doit  reconnaître  que  tout 
ce  que  feint  la  flatterie,  tout  ce  qu'inspire  le  devoir,  tout 
ce  qu'exécute  la  fidélité,  tout  ce  qu'il  exige  lui-même  de 
l'amour,  de  l'obéissance,  de  la  gratitude  de  ses  sujets, 
c'est  une  leçon  perpétuelle  de  ce  qu'il  doit  à  son  Dieu, 
à  son  souverain.  C'est  pourquoi  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
prêchant  à  Constantinople,  en  présence  des  empereurs, 
leur  adresse  ces  belles  paroles  :  «  0  princes,  respectez 
votre  pourpre,  révérez  votre  propre  puissance,  et  ne 
l'employez  jamais  contre  Dieu,  qui  vous  l'a  donnée.  Con- 
naissez le  grand  mystère  de  Dieu  en  vos  personnes  :  les 
choses  hautes  sont  à  lui  seul  ;  il  partage  avec  vous  les 
inférieures".  Soyez  donc  les  sujete  de  Dieu,  et  soyez  les 
dieux  de  vos  peuples2.  » 

(Ce  sont  les  paroles  de  ce  grand  saint  que  j'adresse  en- 
core aujourd'hui  au  plus  grand  monarque  du  monde.  Sire, 
soyez  le  dieu  de  vos  peuples,  c'est-à-dire  faites-nous  voir 
Dieu  en  votre  personne  sacrée.  Faites-nous  voir  sa  puis- 
sance, faites-nous  voir  sa  justice3,  faites-nous  voir  sa 
miséricorde4.  Ce  grand  Dieu  est  au-dessus  de  tous  les  maux; 
et  néanmoins  il  y  compatit  et  il  les  soulage,  Ce  grand 
Dieu  n'a  besoin  de  personne;  et  néanmoins  il  veujt  gagner 
tout  le  monde,  et  il  ménage  ses  créatures  avec  une  con- 
descendance infinie..  Ce  grand  Dieu  sait  tout,  il  voit  tout, 
et  néanmoins  il  veut  que  tout  lelïionde  lui  parle5,  et  H  a 

k 

1.  Rom.,  xiii,  5.  j       4.  Voir  pour  les  idées,  p.  236, 

2.  Orat.  xxvii.  I    237  et  589,  notes. 

3.  Var.  :  sa  bonté.  S.Var.:néanmoinsilécffutetout. 


284 


SUR  L'AMBITION 


toujours  l'oreille  attentive  aux  plaintes  qu'on  lui  présente, 
toujours  prêt  à  faire  justice.  Voilà  le  modèle  des  rois  : 
tous  les  autres  sont  défectueux  et  on  y  voit  toujours 
quelque  tache.  Dieu  seul  doit  être  imité  en  tout,  autant 
que  le  porte1  la  faiblesse  humaine.  Nous  bénissons  ce 
grand  Dieu  de  ce  que  Votre  Majesté  porte  déjà  sur  elle- 
même  une  si  noble  empreinte  de  lui-même2  et  nous  le 
prions  humblement  d'accroître  ses  dons  sans  mesure  dans 
le  temps  et  dans  l'éternité.  Amen*. 


1.  Comporte,  admet.  Cf.  La 
Bruyère  (édit.  class.  Hachette, 
p.  248).  «  Le  suisse,  le  valet  de 
chambre,  l'homme  de  livrée,  s'ils 
n'ont  (pas)  plus  d'esprit  que  ne 
porte  leur  condition....  »  Cette 
acception  dérive  naturellement 
du  sens  primitif  et  matériel  :  sou- 
tenir, Cf.  p.  392. 

2.  Var.  :  de  sa  justice. 

3.  Le  sermon  sur  les  Devoirs  des 
Rois  (prêché  au  Louvre  le  2  avril 
4662),  où  cette  seconde  péroraison 
fut  utilisée  par  Bossuet,  se  divise 
ainsi  :  «  Dieu  a  établi  les  rois 
chrétiens  pour  faire  régner  Jésus- 
Christ  :  premièrement  sur  eux- 
mêmes  ;  secondement,  sur  leurs 
peuples.  » 

1"  point  :  Les  rois  régnent  par 
Dieu  qui  établit  leurs  droits,  choi- 
sit leurs  personnes,  donne  aux  con- 
quérants leur  force  et  à  tous  les 
souverains  leur  majesté,  qui  en 
fait  «  des  dieux  ».  Il  suit  de  là 
que  les  rois,  plus  que  les  autres 
hommes,  doivent  respecter  cette 
majesté  divine  dont  ils  portent  en 
eux  l'image,  combattre  leur  pro- 
pre puissance  et  ne  souffrirjamais 
qu'elle  s'égare  hors  des  bornes  de 
la  justice  chrétienne.  (Ce  premier 
point  est  assez  court;  quelques- 


unes  de  ces  idées  avaient  déjà  été 
développées  par  Bossuet  dansl'/m- 
pénitence  finale,  p.  216.) 

2e  point  :  Faire  régner  Jésus- 
Christ  dans  les  États,  c'est  y 
faire  fleurir  l'Église  :  1°  en  défen- 
dant sa  foi  «  votre  majesté  éteindra 
toutes  les  nouvelles  partialités 
{le  Jansénisme)  et  pourra  peut- 
être  «  étouffer  tout  entière  »  l'an- 
cienne hérésie  (le  Protestantisme) 
a  par  un  sage  mélange  de  sévérité 
et  de  patience  »;  2'  en  assurant 
l'autorité  de  l'Église,  à  laquelle  ils 
doivent  eux-mêmes  de  «  régner 
sur  les  consciences  »,  et  de  ne 
craindre  ni  les  révoltes,  ni  même 
les  plaintes  et  les  murmures, 
qu'elle  étouffe.  Que  les  rois 
«  exterminent  »  donc  les  blas- 
phèmes, et  tous  les  crimes  publics 
et  scandaleux;  3°  en  favorisant, 
en  élevant  la  vertu,  que  le  monde 
méprise  (Cf.  p.  273  et  n.  1).  Pour 
cela  qu'ils  aiment  la  justice  et 
qu'ils  cherchent  activement  et 
ardemment  la  vérité  qui  ne  vient 
jamais  à  eux  «  de  droit  fil  et  d'un 
seul  endroit  ».  Ces  idées  ont  été 
reprises  ensuite  par  Bossuet  dans 
le  sermon  sur  la  Justice  (18  avril 
1666  ;  cf.  p.  389),  et  dans  la  Poli- 
tique tirée  de  [Écriture  Sainte- 


SUR  LA  MORT 

SERMON  POUR  LA  QUATRIÈME  SEMAINE  DU  CARÊME 

PRÊCHÉ  AD  LOCVRS,  LE  22  MARS  1662. 


NOTICE 

La  date  de  1662,  que  M.  Gandar4  assigne  au  sermon  sur  la 
Mort,  est  maintenant  acceptée  de  tous  les  critiques.  Il  est  vrai  que 
Bossuet,  dans  un  endroit  de  son  discours,  s'adresse  au  roi2  et 
que  le  22  mars  1662  Louis  XIV  n'assista  pas  au  sermon5.  Mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  reporter,  comme  on  l'a  fait  parfois,  le 
sermon  sur  la  Mort  au  carême  de  1666.  On  ne  peut  supposer 
que  Bossuet,  en  composant  un  sermon,  savait,  d'une  façon  sûre, 
s'il  aurait,  ou  non,  le  roi  pour  auditeur.  D'autre  part,  l'écri- 
ture du  manuscrit  n'a  rien  de  commun  avec  celle  du  Carême 


1.  Choix  de  Sermons,  p.  460  ; 
Études  critiques,  pp.  374-378, 
418,  426;  Gazier,  Choix  de  sermons, 
p.  262;  Lebarq,  Hist.  crit.,  p.  294. 

2.  «  Voici  la  belle  méditation 
dont  David  s'entretenait  sur  le 
trône...  Sire,  elle  est  digne  de 
votre  audience.  »  (Premier  point.  ) 

3.  La  Gazette  de  France  relate 
très  exactement  toutes  les  fois  où 
le  Roi  va  entendre  le  sermon 
du  prédicateur  de  la  Cour.  Le 
22  mars  1662,  ^elle  signale  seule- 
ment la  présence  de  Marie-Thé- 
rèse et  d'Anne  d'Autriche. 

4.  Ce  beau  discours  ne  passa  pas 
inaperçu..  La  Gazette,  qui,  le  plus 
souvent,  mentionne  assez  sèche- 
ment les  sermons  de  Bossuet, 
parle  le  22  mars  de  «  la  prédica- 


tion que  l'abbé  de  Bossuet  fit 
aussi  avec  grand  applaudisse- 
ment. •  Il  est  vrai  que  ce  mot 
aussi  atténue  passablement  l'é- 
loge :  la  Gazette  met  le  sermon 
de  Bossuet  sur  le  même  rang 
qu'un  Panégyrique  de  saint  Be- 
noit, prêché  la  veille  par  l'abbé 
de  Fromentières.  Quel  que  pût 
être  le  mérite  d'un  discours  de  cet 
orateur  élégant  et  clair,  mais  dé- 
nué d'originalité  et  de  force,  il 
faudrait  plaindre  les  auditeurs  de 
Bossuet  s'ils  n'avaient  pas  su  faire 
la  différence  des  deux  œuvres.  — 
Dans  une  autre  circonstance  en- 
core, l'abbé  de  Fromentières  fut 
comparé  et  préféré  à  Bossuet. 
Voir,  plus  loin,  le  sermon  pour  la 
profession  de  Mlle  de  La  Valliére. 


Î86  SUR  LA  MORT. 

de  1666,  tandis  qu'elle  ressemble  de  tout  point  à  l'écriture  des  ser« 
mons  composés  en  1662.  Si  l'on  a  égard  enfin  à  la  composition  et 
au  style,  on  reconnaîtra  aisément,  dans  le  sermon  sur  la  Mort, 
une  œuvre  de  cette  époque  remarquable,  où  l'éloquence  de  Bossuet 
garde  encore  les  vives  qualités  de  la  jeunesse,  en  même  temps 
qu'elle  acquiert  l'ampleur  majestueuse  qui  distingue  les  produc- 
tions de  sa  maturité. 


SUR  LA  MORT 

Domine,  veni,et  vide. 
Seigneur,  venez,  et  voyez. 
Joann.,  xi,  54. 

Me  sera-t-il  permis  aujourd'hui  d'ouvrir,  un  tombeau 
devant  la  cour,  et  des  yeux  si  délicats  ne  seront-ils  point 
offensés  par  un  objet  si  funèbre1? Je  ne  pense  pas,  messieurs, 
que  des  chrétiens  doivent  refuser  d'assister  à  ce  spectacle 
avec  Jésus-Christ.  C'est  à  lui  que  l'on  dit  dans  notre  évan- 
gile :  «  Seigneur,  venez, .  et  voyez  »  où  l'on  a  déposé  le 
corps  du  Lazare;  c'est  lui  qui  ordonne  qu'on  lève  la  pierre, 
et  qui  semble  nous  dire  à  son  tour  :  Venez,  et  voyez  vous- 
mêmes.  Jésus  ne  refuse  pas  de  voir  ce  corps  mort,  comme  un 
objet  de  pitié  et  un  sujet  de  miracle  ;  mais  c'est  nous,  mor- 
tels misérables,  [qui  refusons]  de  voir  ce  triste  spectacle, 
comme  la  conviction  de  nos  erreurs.  Allons  et  voyons  avec 
Jésus-Christ,  et  désabusons-nous  éternellement  de  tous  les 
bi.ans  que  la  mort  enlève. 

C'est  une  étrange  faiblesse  dé  l'esprit  humain  que  jamais 
la  mort  ne  lui  soit  présente,  quoiqu'elle  se  mette  en  vue  de 
tous  côtés,  et  en  mille  formes  diverses.  On  n'entend  dans 
les  funérailles  que  des  paroles  d'étonnement,  de  ce  que  ce 
mortel  est  mort.  Chacun  rappelle  en  son  souvenir  depuis  quel 
temps  il  lui  a  parlé,  et  de  quoi  le  défunt  l'a  entretenu;  et 

1.  Voir  p.  SOS  une  citation  caractéristique  d'un  sermon  de  i666, 


SUR  LA  MORT.  587 

tout  d'an  coup  il  es;  mort.  Voilà,  dit-on.  ce  que  c'est  que 
l'homme  I  Et  celui  qui  le  dit,  c'est  un  homme  ;  et  cet  homme 
ne  s'applique  rien,  oublieux  de  sa  destinée;  ou  s'il  passe 
dans  son  esprit  quelque  désir  volage  de  s'y  préparer,  il  dis- 
-sipe  bientôt  ces  noires  idées;  et  je  puis  dire,  messieurs, 
que  les  mortels  n'ont  pas  moins  de  soin  d'ensevelir  les  pen- 
sées de  la  mort,  oxie  d'enterrer  les  morts  mêmes.  Mais  peut- 
être  que  ces  pensées  feront  plus  d'effet  dans  nos  cœurs,  si 
nous  les  méditons  avec  Jésus-Christ  sur  le  tombeau  du  La- 
zare ;  mais  demandons-lui  qu'il  nous  les  imprime  par  la 
grâce  de  son  Saint-Esprit,  et  tâchons  de  la  mériter  par  1  en- 
tremise de  la  sainte  Vierge* 

[AVE) 

Entre  *  toutes  les  passions  de  l'esprit  humain,  l'une  des 
plus  violentes,  c'est  le  désir  de  savoir:  et  cette  curiosité 
fait  qu'il  épuise  ses  forces  pour  trouver  ou  quelque  secret 
inouï  dans  l'ordre  de  la  nature,  ou  quelque  adresse  inconnue 
dans  les  ouvrages  de  l'art,  ou  quelque  raffinement  inusité 
dans  la  conduite2  des  affaires.  Mais,  parmi3  ces  vastes  désirs 
d'enrichir  notre  entendement  par  des  connaissances  nou- 
velles, la  même  chose  nous  arrive  qu'à  jceux  qui,  jetant  bien  . 
loin  leurs  regards,  ne  remarquent  pas  les  objets  qui  les 
"«vironiient  :  je  veux  dire  que  notre  esprit*  s'étendant  par 

1  ~"~?  f™*t  éloignées,  et  parcou- 


nous  consumons    U 

ce  qui  nous  touche  ;  et  non  seulement  de  «^  qtu 

mais  encore  de  ce  que  nous  sommes. 

i.  Var.  :  De  toutes.  i       5.  Var.  :  dan», 

2  Conduite.V.  pageîte,  note  2.   j       4.  Yar.  :  raeofc. 


288 


SUR  LA  MORT. 


11  n'est  rien  de  plus  nécessaire  que  de  recueillir  en  nous- 
mêmes  toutes  ces  pensées  qui  s'égarent;  et  c'est  pour  cela, 
chrétiens,  que  je  vous  invite  aujourd'hui  d'accompagner1  Je 
Sauveur  jusques  au  tombeau  du  Lazare  :  Veni  et  vide  j 
«  Venez  et  voyez.  »  0  mortels,  venez  contempler  le  spec- 
tacle des  choses  mortelles  :  ô  homme,  venez  apprendre  ce 
que  c'est  que  l'homme.  * 

Vous  serez  peut-être  étonnés  que  je  vous  adresse  -  à  la 
mort  pour  être  instruits  de  ce  que  vous  êtes 3  ;  et  vous 
croirez  que  ce  n'est  pas  bien  représenter  l'homme,  que  de 
.e  montrer  où  il  n'est  plus.  Mais  si  vous  prenez  soin  de 
vouloir  entendre  ce  qui  se  présente  à  nous  dans  le  tom- 
beau, vous  accorderez  aisément  qu'il  n'est  point  de  plus 
véritable  interprète  ni  de  plus  fidèle  miroir  des  choses  hu- 
maines. 

La  nature  d'un  compose  ne  se  remarque  jamais  plus  dis- 
tinctement que  dans  la  dissolution  de  ses  parties.  Comme 
elles  s'altèrent  mutuellement  par  le  mélange,  il  faut  les 
séparer  pour  les  bien  connaître.  En  effet,  la  société  de  l'âme 
et  du  corps  fait  que  le  corps  nous  paraît  quelque  chose  de 
plus  qu'il  n'est,  et  l'âme,  quelque  chose  de  moins  ;  mais 
lorsque,  venant  à  se  séparer,  le  corps  retourne  à  la  terre, 
et  que  l'âme  aussi  est  mise  en  état  de  retourner  au  ciel,  d'où 
elle  est  tirée,  nous  voyons  l'un  et  l'autre  dans  sa  pureté. 
Ainsi  nous  n'avons  qu'à  considérer  ce  que  la  mort  nous 
ravit,  et  ce  qu'elle  laisse  en  son  entier;  q'ieîie  partie  de 
notre  être  tombe  sous  ses  coups,  et  quelïê  autre  se  conserve 


1.  Je  »/»*■.*  fc?V*%.  d'accom- 
pagner... Inviter  de,  pour  inviter 
à,  se  disait  régulièrement  au  dix- 
septième  siècle  :  «  Ils  avaient  vu 
une  galère  turque  où  on  les  avait 
invités  d'entrer.  »  Molière,  Four- 
beries deScapin,mt^.  V.p.  100,n.3. 


2.  Que  je  vout  adresse.  Var.  : 
que  je  m'adresse,  —  *  Adresser 
nos  pas  à  la  bonne  voie.  »  (Ser- 
mon sur  la  Loi  de  Dieu.)  «  Je 
puis.. .adresser  votre  vue...  »  (Note 
du  sermon  sur  la  Parole  de  Dieu.) 

3.  Var.  :  de  notre  être. 


SUR  LA  MORT. 


*89 


dans  cette  ruine  :  alors  nous  aurons  compris  ce  que  c'est 
que  Phomme;  de  sorte  que  *  je  ne  crains  point  d'assurer  que 
c'est  du  sein  de  la  mort  et  de  ses  ombres  épaisses,  que  sort 
une  lumière  immortelle  pour  éclairer  nos  esprits  touchant 
l'état*  de  notre  nature.  Accourez  donc,  ô  mortels,  et  voyez 
dans  le  tombeau  du  Lazare  ce  que  c'est  que  l'humanité  :  ve- 
nez voir  dans  un  même  objet  la  fin  de  vos  desseins,  et  le 
commencement  de  vos  espérances  3  ;  venez  voir  tout  en- 
semble la  dissolution4  et  le  renouvellement  de  votre  être; 
venez  voir  le  triomphe  de  la  vie  dans  la  victoire  de  la  mon: 
veni,  et  vide. 

0  mort,  nous  te  rendons  grâces  des  lumières  que  tu  ré- 
pands sur  notre  ignorance  :  toi  seule  nous  convaincs  de  notre 
bassesse,  toi  seule  nous  fais  connaître  notre  dignité;  si 
l'homme  s'estime  trop,  tu  sais  déprimer  son  orgueil  ;  si 
l'homme  se  méprise  trop,  tu  sais  relever  son  courage  ;  et, 
pour  réduire  toutes  ses  pensées  à  un  juste  tempérament, 
tu  lui  apprends  ces  deux  vérités,  qui  lui  ouvrent  les  yeux 
pour  se  bien  connaître  :  qu'il  est  infiniment  méprisable5,  en 


1.  Var.  :  si  bien  que  —  telle- 
ment que... 

2.  Édit.  Gandar  :  l'éclat. 

3.  C'est  le  plan  même  de  l'Or. 
fun.  d Henriette  d'Angleterre. 

A.  Var.  :  la  destruction, 
5.  On  peut  rapprocher  à  chaque 
instant  du  Sermon  sur  la  Mort, 
les  Pensées  de  Pascal.  (Voir,  en 
particulier  dans  l'édition  classi- 
que de  M.  Havet  (1880),  les  pa- 
ges 19-22,  125,  Ul,  154).  Non  seu- 
lement les  idées  sont  les  mêmes-, 
mais  souvent  aussi  les  mots.  On 
s'est  demandé  lequel,  de  Pascal  ou 
de  Bossuet,  avait  pu  imiter  l'au- 
tre. Selon  les  uns,  c'est  Pascal,  qui, 
\u  moment  où  il  composait  les 


Pensées,  allait  sans  doute  entendra 
les  prédications  de  Bossuet.  On 
sait,  il  est  vrai,  que  Bossuet,  pen- 
dant son  Carême  des  Carmélites 
(1661),  avait  souvent,  parmi  son 
auditoire,  plusieurs  des  Messieurs 
de  Port-Royal  ;  mais,  s'il  n'est  pas 
impossible  que  Pascal  ait  assisté 
à  quelques-uns  des^  Sermons  de 
Bossuet,  «  il  faut  renoncer  à  re- 
trouver dans  ses  Pensées  le  souve- 
nir »  de  ceux  qu'il  a  pu  en- 
tendre. Nous  savons  en  effet  que 
«  pendant  les  quatre  dernières 
années  de  sa  vie  (1658-1662)  il  ne 
put,  nous  dit  Mme  Périer.sa  sœur, 
travailler  en  tout  un  instant  à  ce 
grand  ouvrage  qu'il  avait  entre- 


299  SUR  LA  MORT. 

tant  qu'il  passe  ;  et  infiniment  estimable,  en  tant  qu  il  aboutit 
à  l'éternité.  Ces  deux  importantes  considérations  feront  le 
sujet  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT 

C'est  une  entreprise  hardie  que  d'aller  dire  aux  hommes 
qu'ils  sont  peu  de  chose.  Chacun  est  jaloux  de  ce  qu'il  est, 
et  on  aime  mieux  être  aveugle  que  de  connaître  son  faible; 
surtout  les  grandes  fortunes  veulent  être  traitées  délicate- 
ment; elles  ne  prennent  pas  plaisir  qu'on  remarque  leur 
défaut  :  elles  veulent  que,  si  on  le  voit,  du  moins  on  le  cache. 
Et  toutefois,  grâce  à  la  mort,  nous  en  pouvons  parler  avec 
liberté.  Il  n'est  rien  de  si  grand  dans  le  monde,  qui  ne  re- 
connaisse en  soi-même  beaucoup  de  bassesse.  Mais  c'est 
encore  trop  de  vanité,  de  distinguer  en  nous  la  partie  faible; 
comme  si  nous  avions  quelque  chose  de  considérable.  Vive 
l'Éternel *  !  ô  grandeur  humaine,  de  quelque  côté  que  je 
l'envisage,  sinon  en  tant  que  tu  viens  de  Dieu  et  que  tu  dois 
être  rapportée  à  Dieu,  car  en  cette  sorte  je  découvre  en  toi 
UD  rayon  de  la  Divinité  qui  attire  justement  mes  respects; 
mais  en  tant  que  tu  es  purement  humaine,  je  le  dis  encore 
une  fois,  de  quelque  côté  que  je  t'envisage,  je  ne  vois  rien 


pris  pour  la  religion.  »  On  s'est 
demandé  par  contre  si  Bossuet 
n'avait  pas  connu  le  manuscrit 
des  Pensées,  ou  si  peut-être  il 
n'assistait  pas  aux  entretiens  où 
Pascal  exposait  à  ses  amis  le  plan 
de  son  grand  ouvrage.  M.  Gandar 
{Études  critiques,  p.  368-588)  con- 
clut sagement  que,  pour  expli- 
quer les  «  rencontres  de  pensée 
et  les  analogies  de  langage  »  de 
ces  deux  grands  esprits,  il  n'y  a 
qu'à  se  souvenir  qu'ils  puisaient 


tous  deux  aux  mêmes  sources 
l'Écriture  Sainte  et  les  Pères,  et 
de  préférence,  parmi  les  Pères, 
dans  saint  Paul  et  dans  saint  Au* 
gustin.  —  Voyez  plus  loin  le  ser- 
mon pour  la  profession  de  Mllt 
de  La  Vallièrey  p.  420. 

1.  Vive  l'Éternel!  Exclamatiop 
fréquente  dans  l'Écriture  et  que 
Bossuet  lui  emprunte  souvent  : 
«  Vive  Dieu  1  ah  1  j'ai  pitié  de  votre 
aveuglement...  »  Sermon  sur  le* 
vaines  excuses  des  pécheurs. 


SUR  LA  MORT. 


291 


en  toi  que  je  considère1,  parce  que,  de  quelque  endroit  que 
je  te  tourne,  je  trouve  toujours  la  mort  en  face,  qui  répand 
tant  d'ombres  de  toutes  parts  sur  ce  que  l'éclat  du  monde 
voulait  colorer,  que  je  ne  sais  plus  sur  quoi  appuyer  ce 
nom  auguste  de  grandeur,  ni  à  quoi  je  puis  appliquer  un  si 
beau  titre. 

Convainquons-nous,  chrétiens,  de  cette  importante  vérité 
par  un  raisonnement  invincible.  L'accident*nepeut  pas  être 
plus  noble  que  la  substance  ;  ni  i'accessoire  plus  considérable 
que  ie  principal;  ni  le  bâtiment  plus  solide  que  le  fonds  sur 
lequel  il  est  élevé  ;  ni  enfin  ce  qui  est  attaché  à  notre  être 
plus  grand  ni  pius  important  que  notre  être  même.  Mainte- 
nant, qu'est-ce  que  notre  être?  Pensons-y  bien,  chrétiens: 
qu'est-ce  que  notre  être?  Dites-le-nous,  ô  mort;  car  les 
hommes  superbes8  ne  m'en  croiraient  pas.  Mais,  ô  mort, 
vous  êtes  muette,  et  vous  ne  parlez  qu'aux  yeux.  Un  grand 
roi  vous  va  prêter  sa  voix,  afin  que  vous  vous  fassiez  entendre 
aux  oreilles,  et  que  vous  portiez  dans  les  cœurs  des  vérités 
plus  articulées4. 

Voici  la  belle  méditation  dont  David  s'entretenait  sur  le 
trône,  et  au  milieu  de  sa  cour  :  Sire,  elle  est  digne  de 
votre  audience5  :  Ecce  mensurabiles  posuisti  dies  meos,  et 
substantia  mea  tanquam  nihilum  ante  i e  6  :  0  éternel  Roi  des 
siècles  !  vous  êtes  toujours  à  vous-même,  toujours  en  vous- 
même;  votre  être  éternellement  immuable7  ni  ne  s'écoule, 
ni  ne  se  change,  ni  ne  se  mesure  :  «  el  voici  que  vous  avez 
a  fait  mes  jours  mesurables,  et  ma  substance  n'est  rien 
s  devant  vous.  »  Non,  ma  substance  n'est  rien  devant  vous. 


1. C'est-à-dire,  que  f estime.  «Je 
t'ai  considéré  plus  que  tu  ne  mé- 
rites. »  Corneille,  Polyeucte,  v,  2. 

2.  Ce  qui  existe  par  hasard  et 
pourrait  ne  pas  être.  Terme  "de 
logique  scolastique. 


3.  Var.  :  trop  vains. 

4.  Var.  :  plus  distinctes.  » 

5.  Voir  page  19,  note  3. —  Bossuet 
s'attendait  à  la  présence  du  Roi. 

6.  Ps.,  xxxvui,  6. 

7.  Var.  :  toujours  permanente 


292 


SUR  LA  MORT. 


et  tout  l'être  qui  se  mesure  n'est  rien,  parce  que  ce  qui  se 
mesure  a  son  terme,  et  lorsqu'on  est  venu  à  ce  terme,  un 
dernier  point  '  détruit  tout,  comme  si  jamais  il2  n'avait  été. 
Qu'est-ce  que  cent  ans  ?  qu'est-ce  que  mille  ans,  puisqu'un 
seul  moment  les  efface  3  ?  Multipliez  vos  jours,  comme  les 
cerfs4,  que  la  fable  ou  l'histoire  de  la  nature5  fait  vivre  du- 
rant tant  de  siècles  ;  durez  autant  que  ces  grands  chênes  sous 
lesquels  nos  ancêtres  se  sont  reposés,  et  qui  donneront  en- 
core de  l'ombre  à  notre  postérité6  ;  entassez  dans  cet  espace, 
qui  paraît  immense,  honneurs,  richesses,  plaisirs  :  que  vous 
profitera7  cet  amas,  puisque  le  dernier  souffle  de  la  mort, 
tout  faible,  tout  languissant,  abattra  tout  à  coup  cette  vaine 
pompe  avec  la  même  facilité  qu'un*  château  de  cartes,  vain 
amusement®  des  enfants?  que  vous  servira  d'avoir  tant  écrit 
dans  ce  livre,  d'en  avoir  rempli  toutes  les  pages  de  beaux 
caractères,  puisque  enfin  une  seule10  rature  doit  tout  effacer? 
Encore  une  n  rature  laisserait-elle  quelques  traces 12  du  moins 
d'elle-même;  au  lieu  que  ce  dernier  moment,  qui  effacera 
d'un  seul  trait1*  toute  votre  vie,  s'ira  perdre  lui-même  avec 
tout  le  reste  dans  ce  grand  gouffre  du  néant.  Il  n'y  aura  plus 


1.  Point.  «  Instant ,  moment 
précis.  »  Littré.  Voyez  page  211, 
note  4. 

2.  Comme  si  jamais  il  n'avait 
été.  Bossuet  a  dit  de  même  (Con- 
naissance de  Dieu,  v,  2)  :  «  Une 
raison  première  et  universelle  qui 
a  tout  conçu  avant  qu'il  fût.  »  Le 
pronom  il  pouvait  représenter  au 
dix-septième  siècle  un  autre  pro- 
nom indéfini  :  «  On  ne  saurait  rien 
imaginer  de  si  étrange  et  de  s 
peu  croyable  qu'il  n'ait  été  dit  par 
quelqu'un  des  philosophes.  » 
Descartes,  Discours  de  la  Méthode, 
p.  n.  «  Tout  cela  ne  convient  qu'à 
nous.  |j  —  Il  ne  convient  pas  à 


vous-mêmes,  ||  Repartit  le  vieil- 
lard. »  La  Fontaine.  (Exemples  d« 
Littré.),  —  Voyez  page  263,  note  2. 

3.  Var.  :  les  emporte. 

4.  Var.  :  les  corbeaux. 

5.  Cf.  Cicéron,  Tusculanes,  ni, 
28;  Golumelle,  De  Agricultura, 
ix,  1  ;  Pline  l'Ancien,  Hist.  natu- 
relle, vm,  50. 

6.  Var.  :  à  nos  descendants. 

7.  Var.  :  servira,    v 

8.  Var.  :  de  même  qu'un. 

9.  Var.  ;  vaine  admiration. 

10.  Var.  :  une  même  rature. 

11.  Var.  :  cette. 

12.  Var.  :  quelque  vestige. 

13.  D'un  seul  coup. 


SUR  LA  MORT. 


293 


sur  la  terre  aucuns  vestiges  de  ce  que  nous  sommes  :  la  chair 
changera  de  nature;  le  corps  prendra  un  autre  nom; 
«  même  celui  de  cadavre ■*  ne  lui  demeurera  pas  longtemps  : 
«  il  deviendra,  dit  Tertuliien,  un  je  ne  sais  quoi  qui  n'a 
«  plus  de  nom  dans  aucune  langue  :  »  tant  il  est  vrai  que  * 
tout  meurt  en  lui,  jusqu'à  ces  termes  funèbres  par  lesquels 
on  exprimait  ses  malheureux  restes  :  Posi  totum  ignobilitatis 
elogium,  caducœ  in  originem  terrant,  et  cadaveris  nomen;  et 
de  isto  quoque  nomine  periturœ  in  nullum  inde  jam  nomen, 
in  omnis  jam  vocabuli  mortem  5. 

Qu'est-ce  donc  que  ma  substance,  ô  grand  Dieu  î  J'en- 
tre dans  la  vie  pour  [en]  sortir  bientôt  ;  je  viens  me  mon- 
trer comme  les  autres;  après,  il  faudra  disparaître.  Tout 
nous  appelle  à  la  mort  :  la  nature,  comme  si  elle  était 
presque  envieuse  du  bien  qu'elle  nous  a  fait,  nous  déclare 
souvent  et  nous  fait  signifier  qu'elle  ne  peut  pas  nous 
laisser  longtemps  ce  peu  de  matière  qu'elle  nous  prête, 
qui  ne  doit  pas  demeurer  dans  les  mêmes  mains,  et  qui 
doit  être  éternellement  dans  le  commerce  :  elle  en  a  besoin 
pour  d'autres  formes,  elle  la  redemande  pour  d'autres 
ouvrages. 

Cette  recrue  continuelle  *  du  genre  humain,  je  veux  dire 
Jes  enfants  qui  naissent,  à  mesure  qu'ils  croissent  et  qu'ils 
s'avancent,  semblent  nous  pousser  de  l'épaule,  et  nous 
dire  •   Retirez-vous,   c'est   maintenant   notre  tour.   Ainsi 


1.  Yar.  :  dit  Tertuliien. 

2.  Var.  :  si  bien  que  peu  à  peu. 
—  Tant  il  est  vrai  que  tout  ce 
qui  s'aperçoit  meurt  en  nous. 

3.  De  Resurr.  Carn.,  4.  — 
Oraison  funèbre  d'Henriette  d'An- 
gleterre :  «  Notre  chair  change 
bientôt  de  nature  ;  notre  corps 
prend  un  autre  nom  ;  même  celui 
4e  cadavre,  dit  Tertuliien,  parce 


qu*lï  nous  montre  encore  quelqu 
forme  humaine,  ne  lui  demeure 
pas  longtemps  :  il  devient  un  je 
ne  sais  quoi  qui  n'a  plus  de  nom 
dans  aucune  langue  :  tant  il  est 
vrai  que  tout  meurt  en  lui,  jus- 
qu'à ces  termes  funèbres  par  les- 
quels on  exprimait  ses  malheu- 
reux restes!  » 
4.  Var.  :  nouvelle  recrue. 


Î94  SUR  LA  MORT. 

comme  nous  en  voyons  passer  d'autres  devant  nous,  d'autres 
nous  verront  passer,  qui  doivent  à  leurs  successeurs  le 
même  spectacle.  0  Dieu!  encore  une  fois,  qu'est-ce  que  de 
nous?  Si  je  jette  la  vue  devant  moi,  quel  espace  infini  où 
-je  ne  suis  pas!  si  je  la  retourne  en  arrière,  quelle  suite 
effroyable  *  où  je  "ne  suis  plus  !  et  que  j'occupe  peu  de  place 
dans  cet  abîme  immense2  du  temps  !  Je  ne  suis  rien;  un 
si  petit  intervalle  n'est  pas  capable  de  me  distinguer  du 
néant  ;  on  ne  m'a  envoyé  que  pour  faire  nombre  :  encore 
n'avait-on  que  faire  de  moi,  et  la  pièce  n'en  aurait  pas 
été  moins  jouée,  quand  je  serais  demeuré  derrière  le 
théâtre. 

Encore,  si  nous  voulons  discuter  les  choses  dans  une 
considération5  plus  subtile,  ce  n'est  pas  toute  l'étendue 
de  notre  vie  qui  nous  distingue  du  néant;  et  vous  savez, 
chrétiens,  qu'il  n'y  a  jamais  qu'un  moment  qui  nous  en 
sépare.  Maintenant  nous  en  tenons  un;  maintenant  il  périt, 
et  avec  lui  nous  péririons  tous,  si,  promptement  et  sans 
perdre  temps,  nous  n'en  saisissions  un  autre  semblable, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  il  en  viendra*  un  auquel  nous  ne 
pourrons- arriver,  quelque  effort  que  nous  fassions  pour 
nous  y  étendre;  et  alors  nous  tomberons  tout  à  coup, 
manque  de  soutien.  0  fragile  appui  de  notre  être  !  6  fon- 
dement ruineux 5  de  notre  substance  !  In  imagine  pertransit 
homo 6.  Àh!    l'homme   passe  vraiment  de    même   qu'une 

1.  Var.  :  immense.  .    ce  que...  avec  l'indicatif  :  «  On  ne 

2.  Var.  :  dans  ce  grand  abîme,    j    voit   plus  que  carnage;  ie   sang 

3.  Considération...  ■  Action  enivre  le  soldat  jusqu'à  ce  que  ce 
par  laquelle  on  considère,  on  pèse  grand  prince. . .  calma  les  coura- 
jueique  chose.  »  Littié.  «  Tout  ges  émus, etc.  »  Or.  fun.  de  Condé. 
ce  qtïï  tombe  sous  la  considéra-  j  5.  Ruineux.  Latinisme  fréquent 
tion  des  géomètres.  »  Descartes,  j    chez  Bossuet.  «  Mdes  maie  mate- 


Géoméirie,  3. 

4.  Jusqu'à  ce  qu'il  en  viendra. 
Bossuet  emploie;  souvent  jusqu'à 


riatae,    ruinosae.  »   Cicéron,   De 
ùfficiis,  ui,  13. 
6.  Ps.t  xxxvm,  7. 


SUR  LA  MORT. 


295 


ombre1,  on  de  même  qu'une  image  en  figure*;  et  comme 
lui-même  n'est  rien  de  solide,  il  ne  poursuit  aussi  que 
dés  choses  vaines,  l'image  du  bien,  et  non  le  bien  même. 

Que  la  place  est  petite  que  nous  occupons  en  ce  monde I 
si  petite  certainement  et  si  peu  considérable,  que3  je  doute 
quelquefois,  avec  Ârnobe,  si  je  dors  ou  si  je  veille:  Vigi- 
lemus  aliquando,  an  ipsum  vigilare,  quod  dicitur,  somni  sii 
perpetui  portio*.  Je  ne  sais  si  ce  que  j'appelle  veiller  n'est 
peut-être  pas  une  partie  un  peu  plus  excitée5  d'un  som- 
meil profond  ;  et  si  je  vois  des  choses  réelles,  ou  si  je  suis 
seulement  troublé  par  des  fantaisies  et  par  de  vains  simu- 
lacres. Prœterit  figura  hujus  mundi6.  «  La  figure  de  ce 
monde  passe,  et  ma  substance  n'est  rien  devant  Dieu  :  » 
et  substantia  mea  tanquam  nihilum  ante  te7. 

SECOND  POINT 

N'en  doutons  pas,  chrétien»  :  quoique  nous  soyons  relé- 
gués dans  cette  dernière  partie  de  l'univers8,  qui  est  le 
théâtre  des  changements  et  l'empire  de  la  mort;  bien, pins, 
quoiqu'elle  nous  soit  inhérente  et  que  nous  la  portions 
dans  notre  sein,  toutefois,  au  milieu  de  cette  matière9,  et 


1.  Var.  :  comme  une  ombre  et 
comme  une  image  creuse. 

"2.  Une  image  en  figure,  une 
fiswge  qui  n'a  que  l'apparence 
extérieure;  c'est  le  sens  scolas- 
tique  du  mot  figura. 

3.  Var.  :  qu'il  me  semble  que 
toute  ma  vie  n'est  qu'un  songe  ; 
je  ne  sais  si  je  dors... 

4.  Adversus  Gentiles,  n. 

5.  Excitée  :  éveillée,  sens  latin. 

6.  I  Cor.,  vn,  31. 

7.  Ps.,  xxxvni,  6.  —  Bossuet 
continuait  d'abord  ainsi  qu'il  suit: 
t  Je  suis   emporté  si  rapidement 

BOSSUET,    SEUMO**^. 


qu'il  me  semble  que  tout  me  fuit  et 
que  tout  m'échappe.  Tout  fuit,  en 
effet,  messieurs,  et  pendant  que 
nous  sommes  ici  assemblés,  et 
que  nous  croyons  être  immo- 
biles, chacun  avance  son  chemin, 
chacun  s'éloigne  sans  y  penser 
de  son  plus  proche  voisin,  puis- 
que chacun  marche  insensible- 
ment à  la  dernière  séparation. 
Ecce  mensurabiles  posuitti  die» 
meo»,  etc. 

8.  Var.  :  du  monde. 

9.  Var.    de  ce  corps  mortel  — 
terrestre. 

22 


806 


SUR  LA  MORT. 


à  travers1  l'obscurité  de  nos  connaissances  qui  vient  des 
préjugés  de  nos    sens,  si  nous  savons  rentrer  en  nous- 
mêmes,  nous  y  trouverons  quelque  principe8  qui  montr 
bien  par3  sa  vigueur  son  origine  céleste,  et  qui  n'appré- 
hende pas  la  corruption. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  font  grand  état  des  connais- 
sances humaines;  et  je  confesse  néanmoins  que  je  ne  puis 
contempler  sans  admiration  ces  merveilleuses*  décou- 
vertes qu'a  faites  la  science  pour  pénétrer  la  nature,  ni 
tant  de  belles  inventions  que  l'art  a  trouvées  pour  l'ac- 
commoder à  notre  usage.  L'homme  a  presque  changé  ia 
face  du  monde  :  il  a  su  dompter  par  l'esprit  les  animaux 
qui  le  surmontaient  par  la  force  ;  il  a  su  discipliner  leur 
humeur  brutale  et  contraindre  leur  liberté  indocile.  Il  a 
même  fléchi6  par  adresse  les  créatures  inanimées  :  la 
terre  n'a-t-elle  pas  été6  forcée  par  son  industrie7  à  lui 
donner  des  aliments  plus  convenables,  les  plantes  à  cor- 
riger en  sa  faveur8  leur  aigreur  sauvage,  les  venins9  même 
à  se  tourner  en  remèdes  pour  l'amour  de  lui?  Il  serait 
superflu  de  vous  raconter  comme  il  sait  ménager40  les  élé- 
ments, après  tant  de  sortes  de  miracles  qu'il  fait  faire  tous 


1.  Bossuet  écrivait  d'abord  :  à 
travers  de  l'obscurité,  puis  il  cor- 
rige. Voir  page  21,  notel. 

2.  Var.     quelque  chose. 

3.  Var.  :  par  son   mouvement 
par  une  certaine  vigueun—  qui 

sent  son  origine,  etc. 

4.  Var.  :  grandes. 

5.  Fléchi.  Sens  latin.  «  Quos  te- 
neros  et  rudes  cum  acceperunt, 
infèciunt,  et  flectuni,  ut  volunt.  » 
Gicéron,  De  Legibus,  i,  47. 

6.  Var.  :  a  été  forcée. 

7.  Industrie,  activité  :  sens  latin. 

8.  Var.  :  pour  l'amour  de  mi. 


9.  Var.  :  les  poisons. 

10.  Ménager.  «  Ménager,  dit  le 
P.  Bouhours  (Entretiens  d'Arts  tm, 
1685,  p.  124),  en  parlant  des  e pres- 
sions que  le  dix-septième  siècle  a 
créées  ou  rajeunies,  —  est  un  des 
mots  que  nous  avons  fait  le  plus 
valoir.  »  Et  il  cite  quelques-uns 
de  ses  emplois  :  ménager  les 
esprits  du  peuple, ...  les  intérêts 
de  ses  amis,  ...une  affaire...,  une 
entrevue...,  sasanté  ;..  ses  amis.., 
les  bonnes  grâces  du  Prince.  Ici 
ménager  signifie  •  employer  avec 
babileté  et  avec  mesure.  » 


SUR  LA  MORT. 


297 


les  jours  aux  plus  intraitables,  je  veux  dire  au  feu  et  à 
l'eau,  ces  deux  grands  ennemis1,  qui  s'accordent  néan- 
moins à  nous  servir  dans  des  opérations  si  utiles-  et  si 
nécessaires.  Quoi  plus3?  il  est  monté  jusqu'aux  cieux  •. 
•pour  marcher  plus  sûrement,  il  a  appris  aux  astres  à  le 
guider  dans  ses  voyages;  pour  mesurer  plus  également  sa 
vie,  il  a  obligé  le  soleil  à  rendre  compte,  pour  ainsi  dire, 
de  tous  ses  pas.  Mais  laissons  à  la  rhétorique  cette  longue 
et  scrupuleuse  énumération,  et  contentons-nous  de  remar- 
quer en  théologiens  que  Dieu  ayant  formé  l'homme,  dit 
l'oracle  de  l'Écriture,  pour  être  le  chef  de  l'univers,  d'une 
si  noble  institution4,  quoique  changée  par  son  crime,  il 
lui  a  laissé5  un  certain  instinct  de  chercher  ce  qui  lui 
manque  dans  toute  1  étendue6  delà  nature.  C'est  pourquoi, 
si  je  l'ose  dire,  il  fouille  partout  hardiment,  comme  dans 
son  bien,  et  il  n'y  a  aucune  partie  de  l'univers  où  il  n'ait 
signalé  son  industrie. 

Pensez  maintenant,  messieurs,  comment  aurait  pu  pren- 
dre un  tel  ascendant  une  créature  si  faible  et  si  exposée, 
selon  le  corps,  aux  insultes  de  toutes  les  autres,  si  elle 
n'avait  en  son  esprit  une  force  supérieure  à  toute  la  nature 
visible,  un  souffle  immortel  de  l'Esprit  de  Dieu,  un  rayon 
de  sa  face,  un  trait  de  sa  ressemblance  :  non,  non,  il  ne 
se  peut  autrement.  Si  un  excellent  ouvrier  a  fait  quelque 
rare  machine,  aucun  ne  peut  s'en  servir  que  par  les  lu- 
mières qu'il  donne.   Dieu  a  fabriqué7  le  monde  comme 


i.  Vax*.  :  qui  sonî  îes  plus  in- 
traitables. 

2.  Var.  :  si  merveilleuses.  — 
Rapprochez  de  ce  tableau  un  pas- 
sage du  Traité  de  la  Connais- 
tance  de    B&u,  ch.  v,  -vni. 

5.  Quoi  plus?  Traduction  de 
l'expression  latine  :  quid  plura  t 


l.  D'une  si  noble  institution, 
c.-à-d  de  l'état  si  noble  où.  Dieu 
l'avait  primitivement  établi. 

5.  Var.  :  il  lui  est  resté. 

6.  Var.  :  dans  toutes  les  parties. 

7.  Fabriqué.  «  Le  ciel,  dont 
nous  voyons  que  l'ordre  est  tout 
puissant,  (j   Pour  différemts  em- 


298 


SUR  LA  MORT 


une  grande  machine  que  sa  seule  sagesse  pouvait  inventer, 
que  sa  seule  puissance*  pouvait  construire.  0  homme  !  il 
t'a  établi  pour  t'en  servir;  il  a  mis,  pour  ainsi  dire,  en  tes 
mains  toute  la  nature,  pour  l'appliquer  à  tés  usages;  il 
"t'a  même  permis  de  l'orner  et  de  l'embellir  par  ton  art  : 
car  qu'est-ce  autre  chose  que  Hart,  sinon  l'embellissement 
.de  la  nature?  Tu  peux  ajouter  quelques  couleurs  pour  orner 
cet  admirable  tableau;  mais  comment  pourrais-tu  faire 
remuer  tant  soit  peu  une  machine  si  forte  et  si  délicate  ; 
ou  de  quelle  sorte  pourrais-tu  faire  seulement  un  trait 
convenable  dans  une  peinture  si  riche,  s'il  n'y  avait  en 
toi-même  et  dans  quelque  partie  de  ton  être  quelque  art 
dérivé  de  ce  premier  art,  quelques  fécondes  idées  tirées  de 
ces  idées  originales,  en  un  mot  quelque  ressemblance, 
quelque  écoulement,  quelque  portion  de  cet  esprit  ouvrier 
qui  a^fait  le  monde?  Que2  s'il  en  est  ainsi,  chrétiens,  qui 
ne  voit  que  toute  la  nature  conjurée  ensemble  n'est  pas 
capable  d'éteindre  un  si  beau  rayon  de  la  puissance 3  qui 
la  soutient;  et  qu'ainsi  notre  âme,  supérieure  au  monde 
et  à  toutes  les  vertus4  qui  le  composent,  n'a  rien  à  crain 
dre  que  de  son  auteur? 

Mais  continuons,  chrétiens,  une  méditation  si  utile  de 
l'image  de  Dieu  en  nous;  et  voyons  par  quelles  maximes* 
cette  créature  chérie,  destinée  à  se  servir  de  toutes  les 
autres,  se  prescrit  à  elle-même  ce  qu'elle  doit  faire.  Dans 


plois  nous  fabrique  en  naissant.  » 
Molière,  Femmes  savantes,  i,  1. 

1.  Var.  :  comme  sa  seule  puis- 
sance pouvait  le  construire. 

2.  Var.  :  Et. 

5.  Var.  :  d'éteindre  cette  partie 
de  notre  être  qui  porte  un  carac- 
tère si  noble  de  la  puissance  di- 
vine 


4.  Vertus.  C'était  le  mot  scien- 
tifique dont  on  se  servait  au 
dix-septième  et  au  dix-huitâème 
siècle  pour  désigner  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  les 
forces.  On  disait:  la  vertu  ma- 
gnétique. 

5.  Variante  :  De  quelle  sorte.  .  — 
De  quelle  manière... 


SUR  LA  taoRT.  299 

la  corruption  où  nous  sommes,  je  confesse  que  c'est  ici 
notre  faible;  et  toutefois  je  ne  puis  !  considérer  sans  admi- 
ration ces  règles  immuables  des  mœurs,  que  la  raison  a 
posées.  Quoi  !  cette  âme  plongée  dans  le  corps,  qui  en 
épouse  toutes  les  passions  avec  tant  d'attache,  qui  languit, 
qui  se  désespère,  qui  n'est  plus  à  elle-même  quand  il 
souffre,  dans  quelle  lumière  a-t-elle  vu2  qu'elle  eût  néan- 
moins sa  félicité  à  part  ?  qu'elle  dût  dire  hardiment,  tous 
les  sens,  toutes  les  passions  et  presque  toute  la  nature 
criant  à  l'encontre,  quelquefois  :  «  Ce  m'est  un  gain  de. 
mourir  3  ;  »  et  quelquefois  :  «  Je  me  réjouis  dans  les  afflic- 
tions 4  ?  »  Ne  faut-il  pas 5,  chrétiens,  qu'elle  ait  découvert 
intérieurement  une  beauté  bien  exquise  dans  ce  qui  s'ap- 
pelle devoir,  pour  oser  assurer  positivement  qu'elle  doit 
s'exposer  sans  crainte,  qu'il  faut  s'exposer  même  avec 
joie  à  des  fatigues  immenses,  à  des  douleurs  incroyables 
et  à  une  mort  assurée6  pour  les  amis,  pour  la  patrie,  pour 
le  prince,  pour  les  autels?  et  n'est-ce  pas  une  espèce  de 
miracle  que  ces  maximes  constantes  de  courage,  de  probité, 
de  justice,  ne  pouvant  jamais  être  abolies,  je  ne  dis  pas 
par  le  temps,  mais  par  un  usage  contraire,  il  y  ait,  pour 
le  bonheur  du  genre  humain,  beaucoup  moins7  de  personnes 
qui  les  décrient  tout  à  fait,  qu'il  n'y  en  a8  qui  les  prati- 
quent parfaitement9  ? 

Sans  doute  il  y  a  au  dedans  de  nous  une  divine  clarté  : 
«  Un  rayon  de  votre  face,  ô  Seigneur,  s'est  imprimé  en 
nos  âmes  :  »  Signatum  est  super  nos  lumen  vultus  tui, 
Domine10,  C'est  là  que  nous  découvrons,  comme  dans  un 


1.  Var.  :  qui  pourrait...  ?  I        6.  Var.  :  infaillible. 

2.  Var.  :  où  a-t-elle  pu  songer...?  7.  Var.  :  aussi  peu. 

3.  Philipp.,  i,  21.  8.  Var.':  comme  il  y  en  a  peu. 

4.  Coloss.,  i,  24.  9.  Var.  :  dans  leur  perfection. 

5.  Comparez  Conn.  de  Dieu,  iv.  |      10.  Ps.,  iv,  7. 


300  SUR  LA  MORT. 

globe  de  lumière,  un  agrément1  immortel  dans8  l'hon- 
nêteté et  la  vertu  :  c'est  la  première  Raison  qui  se  montre 
à  nous  par  son  image3;  c'est  la  Vérité  elle-même  qui 
nous  parle,  et^ui  doit  bien4  nous  faire  entendre  qu'il  y 
a  quelque  chose  en  nous  qui  ne  meurt  pas,  puisque  Dieu 
nous  a  faits  capables  de  trouver  du  bonheur,  même  dans 
la  mort. 

Tout  cela  n'est  rien,  chrétiens  ;  et  voici  le  trait  le  plus 
admirable  de  cette  divine  ressemblance.  Dieu  se  connaît 
et  se  contemple  ;  sa  vie,  c'est  de  se  connaître  ;  et  parce  que 
Ttiomme  est  son  image,  il  veut  aussi  qu'il  le  connaisse. 
Être  éternel,  immense,  infini,  exempt 5  de  toute  matière, 
libre  de  toutes  limites,  dégagé  de  toute  imperfection  : 
chrétiens,  quel  est  ce  miracle?  Nous  qui  ne  sentons  rien 
que  de  borné,  qui  ne  voyons  rien  que  de  muable6,  où 
avons-nous  pu  comprendre  cette  éternité?  où  avons-nous 
songé  cette  infinité  ?  0  éternité  !  ô  infinité  !  dit  saint 
Augustin7,  que  nos  sens  ne  soupçonnent  pas  seulement, 
par  où  donc  es-tu  entrée  dans  nos  âmes?  Mais  si  nous 
sommes  tout  corps  et  tout  matière,  comment  pouvons- 
nous  concevoir  un  esprit  pur?  et  comment  avons-nous  pu 
seulement  inventer  ce  nom? 

Je  sais -ce  que  l'on  peut  dire  en  ce  heu,  et  avec  raison  t 
que,  lorsque  nous  parlons  de  ces  esprits,  nous  n'entendons 
pas  trop  ce  que  nous  disons.  Notre  faible  imagination, 
ne  pouvant  soutenir  une  idée  si  pure,  lui  présente  tou- 
jours quelque  petit  corps  pour  la  revêtir.  Mais  après  qu'elle 
a  fait  son  dernier  effort  pour  les  rendre  bien  subtils  et 
bien  déliés,   ne  sentez-vous  pas  en  même  temps  qu'il  sort 


1.  Var.  :  les  agréments. 

2.  Var.  :  de, 

5.  Var.  :  par  son  étincelle. 

4.  Var.  :  devrait. 

5.  Var.  :  dégagé  —  séparé. 


6.  Muaole.    «    Au   milieu    des 

agitations  et  des  variétés  intimes 
de  la  nature  muable.,.  »  Sermon 
sur  la  Justice,  1666. 

7.  Confess.,  xi. 


SUR  LA  MORT 


301 


du  fond  de  notre  âme  une  lumière  céleste  qui  dissipe 
tous  ces  fantômes,  si  minces  et  si  délicats  que  nous  ayons 
pu  les  figurer!  Si  vous  la  pressez  davantage,  et  que  vous 
lui  demandiez  ce  que  c'est,  une  voix  s'élèvera1  du  Centre 
de  l'àme  :  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  mais  néanmoins  ce 
n'est  pas  cela.  Quelle  force,  quelle  énergie,  quelle  secrète 
vertu  sent  en  elle-même  cette  aine,  pour  se  corriger,  pour 
se  démentir  elle-même  et  oser  rejeter  tout  ce  qu'elle  pense? 
qui  ne  voit  qu'il  y  a  en  elle  un  ressort  caché  qui  n'agit 
pas  encore  de  toute  sa  force,  et  lequel,  quoiqu'il  soit  con- 
traint, quoiqu'il  n'ait  pas  son  mouvement  libre,  fait  bien 
voir  par  une  certaine  vigueur  qu'il  ne  tient  pas  tout  entier 
à  la  matière,  et  qu'il  est  comme  attaché  par  sa  pointe  à 
quelque  principe  plus  haut? 

Il  est  vrai,  chrétiens,  je  le  confesse,  nous  ne  soutenons 
pas*  longtemps  cette  noble  ardeur;  l'âme  se  replonge 
bientôt  dans  sa  matière.  Elle  a  ses  faiblesses 5  et  ses  lan- 
gueurs; et,  permettez-moi  de  le  dire,  car  je  ne  sais  plus 
comment  m'exprimer,  elle  a  des  grossièretés  4  incompré- 
hensibles qui,  si  elle  n'est  éclairée  d'ailleurs,  la  forcent 
presque  elle-même  de  douter  de  ce  qu'elle  est.  C'est  pour- 


1.  Var.  :  sortira  —  prononcera. 

S.  Nous  ne  soutenons  pas... 
*  Soutenir  n'a  pas  toujours  eu 
nne  signification  aussi  ample  que 
celle  qu'il  a.  On  dit  fort  aujour- 
d'hui soutenir  une  négociation 
importante,  soutenir  son  carac- 
tère, son  personnage,  etc.  »  Bou- 
hours,  Entretiens  d'Aristeet  d'Eu- 
gène, 1671. 

3.  Var.  :  elle  a  des  faiblesses, 
elle  a  des  langueurs. 

4.  Elle  a  des  grossièretés. 
«  Quantité  de  mots  abstraits,  qui 
ne  sont  plus  usités  qu'au  singulier, 
s'employaient  au  pluriel  an  dix- 


septième  siècle  pour  marquer  la 

répétition  des  faits  et  des  actes.  » 
Godefroy,  Lexique  de  la  langue  de 
Cornet/Je.  Voiciquelques  exemples 
de  Bossuet  :  «  Vous  avez  expéri- 
menté quelles  étaient  ses  compas- 
sions, »  Pahég.  de  saint  François 
de  Sales  (1662).  «  Une  servitude... 
qui  nous  asservit  au  qu'en  d  ira-t-on 
et  à  tant  d'autres  circonspection» 
importunes.  •  Serm.  pour  la  vê- 
ture  d'une  postulante  Bernar- 
dine (1660  ou  1661).  «  Un  homme 
qui  poussait  les  dit  Acuités  aux  der- 
nières précisions.  •  Confèrent* 
avec  le  ministre  Claude  (1682). 


302 


SUR  LA  MORT. 


quoi  les  sages  du  monde,  voyant  l'homme,  a'uii  côté  si 
grand,  de  l'autre  si  méprisable,  n'ont  su  ni  que  penser 
ni  que  dire  d'une  si  étrange  composition.  Demandez  aux 
philosophes  profanes  ce  que  c'est  que  l'homme  :  les  uns 
en  feront  un  Dieu,  les  autres  en  feront  un  rien  ;  les  uns 
diront  que  la  nature  le  chérit  comme  une  mère,  et  qu'elle 
en  fait  ses  délices;  les  autres,  qu'elle  l'expose1  comme  une 
marâtre,  et  qu'elle  en  fait  son  rebut;  et  un  troisième 
parti,  ne  sachant  plus  que  deviner  touchant  la  cause  de 
ce  mélange,  répondra  qu'elle  s'est  jouée  en  unissant  deux 
pièces  qui  n'ont  nul  rapport,  et  ainsi  que  par  une  espèce 
de  caprice  elle  a  formé  ce  prodige*  qu'on  appelle  l'homme. 
Vous  jugez  bien,  messieurs,  que  ni  les  uns  ni  les  autres 
n'ont  donné  au  but,  et  qu'il  n'y  a  plus  que  la  foi  qui  puisse 
expliquer  une  si  grande  énigme*.  Vous  vous  trompez,  à 
sages  du  siècle  :  l'homme  n'est  pas  les  délices  de  la  nature 
puisqu'elle  l'outrage  en  tant  de  manières;  l'homme  ne 
peut  non  plus  être  son  rebut,  puisqu'il  y  a  quelque  chose 
en  lui  qui  vaut  mieux  que  la  nature  elle-même,  je  parle 
de  la  nature  sensible.  Maintenant  parler  de  caprice  dans 
les  ouvrages  de  Dieu,  c'est  blasphémer  contre  sa  sagesse. 
Mais  d'où  vient  donc  une  si  étrange  disproportion?  Faut-il, 
chrétiens,  que  je  vous  le  dise?  et  ces  masures  mal  assor- 
ties, avec  ces  fondements 4  si  magnifiques,  ne  crient^elles 
pas  assez  haut  que  l'ouvrage  n'est  pas  en  son  entier? 


1.  Sur  le  sens  précis  de  ce  mot, 
v.  supra,  p.  32,  n.  S. 

f.  Ce  prodige...  Voyez  le  Ser- 
mon pour  la  piyifession  de  Mlle  de 
La  Vallière,  p.  420. 

3-  Bossuet  écrit  :  Un  si  grand 
énigme.  Ém'gme  était  en  effet  mas- 
culin dans  les  auteurs  du  Jcom- 
mencement  du  dix-septième  siè- 


cle :  Malherbe,  Ménage  Richelet, 
en  1680,  lui  donne  encore  les  deux 
genres.  Furetière  (1691)  et  l'Acadé- 
mie (1694)  le  font  seulement  fémi- 
nin. Le  genre  de  plusieurs  noms  n'a 
été  fixé  que  très  tard.  Mme  de  Sévi- 
gné  écrit  une  orage  et  une  évan- 
gile. V.Chassang,  Gr.  franc.,  p.3à. 
4.  Var.  :  cette  structure. 


SUR  LA  MORT. 


303 


Contemplez  cet  édifice,  vous  y  verrez  des  marques  d'une 
main  divine  ;  mais  l'inégalité  de  l'ouvrage  vous  fera  bientôt 
remarquer  ce  que  le  péché  a  mêlé  du  sien.  0  Dieu  !  quel 
est  ce  mélange!  J'ai  peine  à  me  reconnaître;  je  suis  prêt1 
[à  m'écrier]  avec  le  prophète  :  Hxccine  est  urbs  perfecti 
decoris.  gaudium  universœ  terrée*?  Est-ce  là  cette  Jérusalem? 
«  Est-ce  là  cette  ville,  est-ce  là  ce  temple,  l'honneur  et  la 
joie  de  toute  la  terre?  »  Et  moi  je  dis  :  Est-ce  là  cet  homme 
fait  à  l'image  de  Dieu ,  le  miracle  de  sa  sagesse,  et  le  chef- 
d'œuvre  de  ses  mains  ? 

C'est  lui-même,  n'en  doutez  pas.  D'où  vient  donc  cette 
discordance?  et  pourquoi  vois-je  ces  parties  si  mal  rap- 
portées *T  C'est  que  l'homme  a  voulu  bâtir  à  sa  mode  sur  l'ou- 
vrage de  son  Créateur,  et  il  s'est  éloigné  du  plan  :  ainsi, 
contre  la  régularité  du  premier  dessein,  l'immortel  et  le 
corruptible,  le  spirituel  et  le  charnel,  l'ange  et  la  bête,  en 
un  mot,  se  sont  trouvés  tout  à  coup  unis.  Voilà  le  mot 
de  l'énigme,  voilà  le  dégagement  de  tout  l'embarras  .  la 
loi  nous  a  rendus  à  nous-mêmes,  et  nos  faiblesses  hon- 
teuses ne  peuvent  plus  nous  cacher  notre  dignité  naturelle. 

Mais,  hélas!  que  nous  profite  cette  dignité?  Quoique  nos 
ruines  respirent  encore  quelque  air  de  grandeur,  nous 
n'en  sommes  pas  moins  accablés  dessous;  notre  ancienne 
immortalité  ne  sert  qu'à  nous  rendre  plus  insupportable 
la  tyrannie  de  la  mort  ;  et  quoique  nos  âmes  lui  échap- 
pent, si  cependant  le  péché  les  rend  misérables,  elles  n'ont 
pas  de  quoi  se  vanter  d'une  éternité  si  onéreuse.  Que 
dirons-nous,  chrétiens?  que  répondrons-nous  à  une  plainte 
si  pressante?  Jésus-Christ  y  répondra  dans  notre  évangile 
U   vient  voir  le  Lazare   décédé,  il  vient  visiter  la  natur< 


1.  Var. 

m'écne. 


peu  s'en  faut  que  je 


a.  Thren.,  u,  15.  . 

S.  Qui  ont  si  peu  de  rapport. 


504  SUR  LA  MORT. 

humaine  qui  gémit  sous  l*empire  de  la  mort.  Ah!  cette 
visite  n'est  pas  sans  cause  :  c'est  l'ouvrier  même  qui  vient 
en  personne  pour  reconnaître  ce  qui  manque  à  son  édifice; 
c'est  qu'il  a  dessein  de  le  reformer  suivant  son1  premier 
modèle  :  secundum  imaginera  ejus  qui  creavit  illum*. 

0  âme  remplie  de  crimes,  tu  crains  avec  raison  l'immor- 
talité qui  rendrait  ta  mort  éternelle  !  Mais  voici  en  la  per- 
sonne de  Jésus-Christ  la  résurrection  et  la  vie 3  :  qui  croît 
en  lui,  ne  meurt  pas;  qui  croit  en  lui,,  est  déjà  vivant  d'une 
vie  spirituelle  et  intérieure,  vivant  par  la  vie  de  la  grâce 
qui  attire  après  elle  la  vie  de  la  gloire  :  mais  le  corps 
est  cependant  sujet  à  la  mort,  0  âme,  console-toi  :  si  ce 
divin  architecte,  qui  a  entrepris  de  te  réparer,  laisse 
tomber  pièce  à  pièce  ce  vieux  bâtiment  de  ton  corps* 
c'est  qu'il  veut  te  le  rendre  en  meilleur  état,  c'est  qu'il 
veut  le  rebâtir  dans  un  meilleur  ordre;  il  entrera  pour 
un  peu  de  temps  dans  l'empire  de  la  mort,  mais  il  ne 
laissera  rien  entre  ses  mains,  si  ce  n'est  la  mortalité. 

Ne  vous  persuadez  pas  que  nous  devions  regarder  la 
corruption,  selon  les  raisonnements  de  la  médecine,  comme 
une  suite  naturelle  de  la  composition  et  du  mélange.  Il 
faut  élever  plus  haut  nos  esprits,  et  croire,  selon  les  prin- 
cipes du  christianisme,  que  ce  qui  engage  la  chair  à  la 
nécessité  d'être  corrompue*,  c'est  qu'elle  est  un  attrait 
au  mal,  une  source  de  mauvais  désirs,  enfin  une  «  chair 
de  péché 6,  »  comme  parle  le  saint  Apôtre.  Une  telle  chair 
doit  être  détruite,  je  dis  même  dans  les  élus  ;  parce  qu'en 
cet  état  de  chair  de  péché,  elle  ne  mérite  pas  d'être  réunie 
aune  âme  bienheureuse,  ni  d'entrer  dans  le  royaume  de 


1.  Var   :  le.  I        4.  Voyez  le  Traité  de  la  Corne** 

2.  Col&ss.,  ui,  10.  ]    piscence,  ch.  u  à  tj;. 
&  Joann  ,  xi,  25,  26.  1       5.  iiom.,vtn,3. 


SUR  LA  MORT. 


305 


Dieu  :  Caro  et  sanguis  regnum  Dei  possidere  non  possunt*. 
Il  faut  donc  qu'elle  change  sa  première  forme  afin  d'être 
renouvelée,  et  qu'elle  perde  tout  son  premier  être,  pour 
en  recevoir  un  second  de  la  main  de  Dieu.  Comme  un  vieux 
bâtiment  irrégulier  qu'on  néglige  de  réparer8,  afin  de  le 
dresser  de  nouveau  dans  un  plus  bel  ordre  d'architecture; 
ainsi  cette  chair  toute  déréglée  par  le  péché  et  la  con- 
voitise, Dieu  la  laisse  tomber  en  ruine,  afin  de  la  refaire 
à  sa  mode,  et  selon  le  premier  plan  de  sa  création  :  elle 
doit  être  réduite  en  poudre,  parce  qu'elle  a  servi  au 
péché... 

Ne  vois-tu  pas  le  divin  Jésus  qui  fait  ouvrir  le  tombeau  ? 
c'est  le  prince  qui  fait  ouvrir  la  prison  aux  misérables 
captifs.  Les  corps  morts  qui  sont  enfermés  dedans  enten- 
dront un  jour  sa.  parole,  et  ils  ressusciteront  comme  le 
Lazare  :  ils  ressusciteront  mieux  que  le  Lazare,  parce  qu'ils 
ressusciteront  pour  ne  mourir  plus,  et  que  la  mort,  dit  le 
Saint-Esprit,  sera  noyée  dans  l'abîme,  pour  ne  paraître 
jamais  :  Et  mors  ultra  non  erit*. 

Que  crains-tu  donc,  âme  chrétienne,  dans  les  approches 
de  la  mort  !  Peut-être  qu'en  voyant  tomber  ta  maison  tu 
appréhendes  d'être  sans  retraite?  mais  écoute  le  divm 
Apôtre  :  «  Nous  savons,  »  nous  savons,  dit-il,  nous  ne 
sommes  pas  induits  à  le  croire  par  des  conjectures  dou- 
teuses, mais  nous  le  savons  très  assurément  et  avec  une 
entière  certitude,  «  que  si  cette  maison  de  terre  et  de 
boue,  dans  laquelle  nous  habitons,  est  détruite,  nous 
avons  une  autre  maison  qui  nous  est  préparée  au  ciel4,  s 
0  conduite5  miséricordieuse  de  celui  qui  pourvoit  à  nos 


1.  1  Cor.,  xv,  50. 

2.  Var.   :  qu'on   laisse  tomber 
pièce  à  pièce . 

S.  Apec.,  jxi,  A. 


A.  II  Cor.,  v,  1. 

5.  Conduite.  On  a  déjà  vu  que 
conduite,  dans  la  langue  de  Boe- 
suet,  signifie  bien  plus   souvent 


506 


SUR  LA  MORT. 


besoins!  Il  a  dessein,  dit  excellemment  saint  Jean  Chry- 
sostome1,  de  réparer  la  maison  qu'il  nous  a  donnée  : 
pendant  qu'il  la  détruit  et  qu'il  la  renverse  pour  la  re- 
faire* toute  neuve,  il  est  nécessaire  que  nous  délogions  5. 
Et  lui-même  nous  offre  son  palais;  il  nous  donne  un 
appartement,  pour  nous  faire  attendre  an  repos  l'entière 
réparation  de  notre  ancien  édifice4. 

l'action   de  conduire  les  autres, 
que  celles  de  secondu'wesoi-même. 

1.  Hom.  in  dict.  Apostol, 

2.  Var.  :  rebâtir. 

3  Ms.  :  car  que  ferions-nous 
dans  cette  poudre,  dans  ce  tu- 
multe, dans  cet  embarras?  — 
Pbrase  soulignée,  que  Bossuet 
voulait  sans  doute  supprimer. 

4  Bossuet,  en  composant  ce  ser- 
mon, avait  sous  les)euxxmeMédi- 
tation  ou  Élévation  sur  la  briè- 
veté de  la  Vie,  écrite  par  lui  dans 
une  retraite,  soit  à  Langres,  où  il 
alla  en  1648  se  faire  ordonner  sous- 
diacre,  soit  à  Metz  où  il  reçut  l'an- 
née suivante  le  diaconat.  Nous 
donnons  ici  d'après  l'excellente 
recension  de  l'abbé  Lebarq  (con- 
trôlée sur  le  ms.)  cette  Médita- 
tion, que  l'on  pourra  comparer 
utilement  avec  la  fin  du  premier 
point  : 

«  C'est  bien  peu  de  chose  que 
l'homme,  et  tout  ce  qui  a  fin  est 
bien  peu  de  chose.  Le  temps  vien- 
dra où  cet  homme  qui  nous  sem- 
blait si  grand  ne  sera  plus,  où  il 
sera  comme  l'enfant  qui  est  encore 
à  naître,  où  il  ne  sera  rien.  Si 
longtemps  qu'on  soit  au  monde, 
y  serait-on  mille  ans,  il  en  faut 
venir  là.  Il  n'y  a  que  le  temps  de 
ma  vie  qui  me  fait  différent  de 
ce  qui  ne  fut  jamais  :  cette  diffé- 
rence est   bien  petite,  puisqu'à    I 


la  fin  je  serai  encore  confondu 
avec  ce  qui  n'est  point  et  qu'arri- 
vera le  jour  où  il  ne  paraîtra  pas 
seulement  que  j'aie  été,  et  où  peu 
m'importera  combien  de  temps 
j'ai(j  été,  puisque  je  ne  serai  plus. 
J'entre  dans  la  vie  avec  la  loi  d'en 
sortir,  je  viens  faire  mon  person- 
nage, je  viens  me  montrer  comme 
les  autres  ;  après,  il  faudra  dispa- 
raître. J'en  vois  passer  devant  moi , 
d'autres  me  verront  passer;  ceux- 
là  mêmes  donneront  à  leurs  suc- 
cesseurs le  même  spectacle;  et 
tous  enfin  se  viendront  confondre 
dans  le  néant. 

«  Ma  vie  est  de  quatre-vingts  ans 
tout  au  plus,  prenons-en  cent  : 
qu'il  y  a  eu  de  temps  où  je  n'étais 
pas!  Qu'il  y  en  a  où  je  ne  serai 
pointl  Et  que  j'occupe  peu  de 
place  dans  ce  grand  abime  de 
temps!  Je  ne  suis  rien;  ce  petit 
intervalle  n'est  pas  capable  de  me 
distinguer  du  néant  où  il  faut  que 
j'aille.  Je  ne  suis  venu  que  pour 
faire  nombre;  encore  n'avait -on 
que  faire  de  moi,  et  la  comédie 
ne  se  serait  pas  moins  bien  jouée, 
quand  je  serais  demeuré  derrière 
le  théâtre.  Ma  partie  est  bienpeti  te 
en  X,q  monde,  et  si  peu  considé- 
rahle,  que,  quand  je  regarde  de 
près,  il  me  semble  que  c'est  un 
son^e  de  me  voir  ici,  et  que  tout 
ce  que  je  vois  ne  sont  [sic  dans  le 


SUR  LA  MORT. 


307 


manuserit]  que  de  vains  simu- 
lacres :  Praeterit  figura  hujus 
mundi. 

«  Ma  "carrière  est  de  quatre- 
vingts  ans  tout  au  plus;  et  pour 
aller  là,  par  combien  de  périls 
faut-il  passer  ?  par  combien  de 
maladies,  etc.?  à  quoi  tient-il  que 
le  cours  ne  s'en  arrête  à  chaque 
moment?  ne  l'ai-je  pas  reconnu 
quantité  de  fois?  J'ai  échappé  la 
mort  à  telle  et  telle  rencontre  : 
c'est  mal  parler  :  «  J'ai  échappé  la 
mort  »  :  j'ai  évité  ce  péril,  mais 
non  pas  la  mort  :  la  mort  nous 
dresse  diverses  embûches  ;  si  nous 
échappons  l'une,  nous  tombons  en 
une  autre;  à  la  fin  il  faut  venir 
entre  ses  mains.  Il  me  semble  que 
je  vois  un  arbre  battu  des  vents; 
il  y  a  des  feuilles  qui  tombent  à 
chaque  moment;  les  unes  résis- 
tent plus,  les  autres  moins  :  que 
s'il  yen  a  qui  échappent  de  l'orage, 
toujours  l'hiver  viendra,  qui  les 
flétrira  et  les  fera  tomber.  Ou, 
co  mme  dans  une  grande  tempête, 
les  uns  sont  soudainement  suffo- 
qués, les  autres  flottent  sur  un  ais 
abandonné  aux  vagues;  et  lors- 
qu'ils croient  avoir  évité  tous  les 
périls, après  a  voir  duré  longtemps, 
un  flot  les  pousse  contre  un 
écueil,  et  les  brise.  Il  en  est  de 
même  ;  ie  grand  nombre  d'hom- 
mes qui  courent  la  même  car- 
rière fait  que  quelques-uns  pas- 
sent jusqu'au  bout;  mais  après 
avoir  évité  les  attaques  diverses 
de  la  mort,  arrivant  au  bout  de  la 
carrière  où  ils  tendaient  parmi 
tant,  de  périls,  ils  la  vont  trouver 
eux-mêmes,  et  tombent  à  la  fin  de 
leur  course  :  leur  vie  s'éteint 
d'elle-même,  comme  une  chan- 
delle qui  a  consumé  sa  matière. 

«  Ma  carrière  est  de    quatre- 


!  vingts  ans,  tout  au  plus,  et  de  ce 
quatre-vingts  ans,  combien  y  en  a- 
t-ilqueje  compte  pendant  ma  vie? 
Le  sommeil  est  plus  semblable  à 
la  mort;  l'enfance  est  la  vie  d'une 
bête.  Combien  de  temps  voudrais- 
je  avoir  effacé  de  mon  adoles- 
cence?^ quand  je  serai  le  plus 
âgé,  combien  encore?  Voyons  à 
quoi  tout  cela  se  réduit  :  qu'est- 
ce  que  je  compterai  donc?  Car 
tout  cela  n'en  est  déjà  pas.  Le 
temps  où  j'ai  eu  quelque  conten- 
tement, où  j'ai  acquis  quelque 
honneur?  mais  combien  ce  temps 
est-il  clair-semé  dans  ma  vie  ! 
C'est  comme  des  clous  attachés  à 
une  longne  muraille,  dans  quel- 
que distance  ;  vous  diriez  que  cela 
occupe  bien  de  la  place  ;  amassez- 
Jes,  il  n'y  en  a  pas  pour  emplir  la 
main!  Si  j'ôte  le  sommeil,  les 
maladies,  les  inquiétudes,  etc.  de 
ma  vie;  que  je  prenne  maintenant 
tout  le  temps  où  j'ai  eu  quelque 
contentement  ou  quelque  hon- 
neur, à  quoi  cela  va-t-il?Mais  ces 
contentements,  les  ai-je  eus  tous 
ensemble?  Les  ai-je  eus  autre- 
ment que  par  parcelles  ?  mais  les 
ai-je  eus  sans  inquiétude?  Et  s'il 
y  a  de  l'inquiétude,  les  donnerai- 
jeau  temps  que  j'estime  ou  à  celui 
que  je  ne  compte  pas?  Et  ne 
l'ayant  pas  eu  à  la  fois,  l'ai-je  du 
moins  eu  tout  de  suite?  L'inquié- 
tude n'a-t-elle  pas  toujours  dnisé 
deux  contentements  ?  Ne  s'est-elle 
pas  toujours  jetée  à  la  traverse 
pour  les  empêcher  de  se  toucher? 
Mais  que  m'en  reste-t-il  ?  Des 
plaisirs  licites  :  un  souvenir  inu- 
tile ;  des  illicites  :  un  regret,  une 
obligation  à  l'enfer  ou  à  la  péni- 
tence, etc.  Ah  !  que  nous  avons 
bien  raison  de  dire  que  nous  pas- 
sons notre  temps  I  Nous  le  passons 


308 


SUR  LA  MORT. 


véritablement  et  nous  passons 
avec  lui.  Tout  mon  être  tient  à 
un  moment;  voilà  ce  qui  me 
sépare  du  rien  -.celui-là  s^coule, 
'en  prends  un  autre  :  ils  se  pas- 
sent les  uns  après  les  autres;  les 
uns  après  les  autres  je  les  joins, 
tâchant  de  m'assurer;  et  je  ne 
m'a  perçois  pas  qu'ils  m'entraînent 
nsensiblement  avec  eux,  et  que 
je  manquerai  au  temps,  non  pas 
le  temps  à  moi. 

«  Voilà  ce  que  c'est  que  de  ma  vie; 
et  ce  qui  est  épouvantable,  c'est 
que  cela  passe  à  mon  égard  ;  de- 
vant Dieu  cela  demeure,  ces  choses 
me  regardent.  Ce  qui  est  à  moi,  la 
possession  en  dépend  du  temps, 
parce  que  j'en  dépends  moi- 
même;  mais  elles  sont  à  Dieu 
devant  moi  (c.-à-d.,  avant  d'être 
à  moi  )  ;  elles  dépendent  de 
Dieu  devant  que  du  temps;  le 
temps  ne  les  peut  tirer  de  -son 
empire,  il  est  au-dessus  du  temps  : 
à  son  égard,  cela  demeure,  cela 
entre  dans  ses  trésors.  Ce  que  j'y 
aurai  mis,  je  le  trouverai;  ce  que 
je  fais  dans  le  temps,  passe  par  le 
temps  à  l'éternité  ;  d'autant  que  le 
temps  est  compris  et  est  sous 
l'éternité  et  aboutit  à  l'éternité. 
Je  ne  jouis  des  moments  de  cette 
vie,  que  durant  le  passage  ;  quand 
ils  passent,  il  faut  que  j'en  réponde 
comme  s'ils  demeuraient.  Ce  n'est 
pas  assez  dire  :  «  ils  sont  passés, 
je  n'y  songerai  plus  ».  Ils  sont 
pa  ,sés,  oui  pour  moi  ;  mais  à  Dieu, 
n-  n;il  m'en  demandera  compte. 

«  Hé  bien  !  mon  âme,  est-ce  donc 
f  i  grand  chose  que  cette  vie!  et 
ii  cette  vie  est  si  peu  de  chose, 
parce  qu'elle  passe,  qu'est-ce  que 
les  plaisirs  qui  ne  tiennent  pas 
toute  la  vie,  et  qui  passent  en  un 
mumont? cela  vaut-il  bienlapeine 


de  se  donner  tant  de  peine,  d'avoir 
tant  de  vanité?  Mon  Dieu,  je  me 
résous  de  tout  mon  cœur,  en  votre 
présence,  de  penser  tous  les  jours, 
au  moins  en  me  coucbant  et  en 
me  levant,  à  larnort.  En  cette 
pensée  :  «  J'ai  peu  de  temps,  j'ai 
beaucoup  de  chemin  à  faire,  peut- 
être  en  ai-je  encore  moins  que  je 
ne  pense,  «  je  louerai  Dieu  de 
m'avoir  retiré  ici  pour  songer  à 
la  pénitence,  et  mettrai  ordre  à 
mes  affaires,  à  ma  confession,  à 
mes  exercices  avec  grande  "exacti- 
tude, grand  courage  et  grande  di- 
ligence ;  pensant,  non  pas  à  ce 
qui  passe,  mais  à  ce  qui  demeure  » . 
—  Bossuet  n'a  jamais  hésité  à 
attirer  l'attention  d<=  sesaudileurs 
non  seulement  sur  les  idées,  mais 
sur  les  images  de  la  mort.  Ainsi, 
en  1661,  dans  un  sermon  sur  la 
Purification  de  la  Vierge,  à  pro- 
pos de  la  mort  de  la  reine-mère 
Anne  d'Autriche  qu'une  maladie 
cancéreuse  avait  emportée  :  *  Com- 
ment cette  merveilleuse  constitu- 
tion est-elle  devenue  si  soudaine- 
ment la  proie  de  la  mort?  D'où  est 
sorti  ce  venin?  En  quelle  partie 
de  ce -corps  si  bien  composé  était 
caché  le  foyer  de  cette  humeur 
malfaisante?  0  que  nous  ne  som- 
mes rien  ?  0  que  la  force  et  l'em- 
bonpoint ne  sont  que  des  noms 
trompeurs  !  Car  que  sert  d'avoir 
sur  le  visage  tant  de  santé  et  tant 
de  vie,  si  cependant  la  corruption 
nous  gagne  au  dedans,  si  elle 
attend,  pour  ainsi  dire,  à  se  dé- 
clarer, qu'elle  se  soit  emparée  du 
principe  de  la  vie;  si,  s'étant 
rendue  invincible,  elle  sort  enfin, 
tout  à  coup,  avec  furie,  de  ses 
embûches  secrètes  et  impénétra- 
bles, pour  achever  de  nous  acca- 
bler?» 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE 

SERMON  POUR  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION 

PRÊCHÉ  AU  LOUVRE  LE  «31  MARS  1662 


NOTICE 

Prêché  le  mercredi  de  la  semaine  de  la  Passion,  le  sermon 
sur  V Ardeur  de  la  Pénitence  appartient  au  Carême  de  16621 
L'écriture  du  manuscrit  le  prouve,  ainsi  que  le  passage  où  l'ora- 
teur fait  allusion  aux  sermons  sur  la  Mort  et  sur  V 'Impénitence 
finale  comme  à  des  sermons  récemment  prononcés 2.  —  On 
comparera  utilement  ce  sermon  avec  le  sermon  de  1653  sur  la 
Bonté  et  la  Rigueur  de  Dieu,  dont  le  dessein  général  est  le 
même,  et  dont  le  ton  est  si  différent. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE 

Et  eeee  mulier,  qux  erat  in  civitate  pecca- 
trix,  ut  cognovit  quod  accubuisset  in  domo 
Pharisxi,  attulit  alabastrum  unguenti. 

Et  voici  qu'une  femme  connue  par  ses  désor- 
dres dans  la  ville,  aussitôt  qu'elle  eut  [appris] 
que  Jésus  était  en  la  maison  du- Pharisien,  elle 
lui  apporta  ses  parfums,  et  se  jeta  à  des  pieds. 

Luc,  va,  37. 

Jésus-Christ   veut  être  pressé  ;  ceux  qui  vont  à  lui  len- 
tement n'y3  peuvent  jamais  atteindre  ;  il  aime  les  âmes 


i.  Gandar,  Choix  de  sermons, 
p.  481  ;  Éludes  critiques,  p.  428- 
436;Lebarq,  Hist.  crit.,  p.  194. 

2.  Voir  page  516. 


5.  N'y  peuvent...  Auxvn*  siècle, 
le  pronom  y  comme  le  pronom  en 
pouvaient  représenter  des  person- 
nes :  m  Lui  (le  chevalier  de  Gri- 


$10 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


généreuses  qui  lui  arrachent  sa  grâce  par  une  espèce  de  vio- 
lence,  comme  cette  fidèle  Chananée  ;  ou  qui  la  gagnent 
promptement  par  la  force  d'un  amour  extrême,  comme  Ma- 
deleine pénitente.  Voyez-vous,  messieurs,  cette  femme  qui 
va  chercher  Jésus-Christ  jusqu'à  la  table  du  Pharisien  *  ? 
c'est  qu'elle  trouve  que  c'est  trop  tarder,  que  de  différer  un 
moment  de  courir  à  lui  :  il  est  dans  une  maison  étrangère  ; 
mais  partout  où  se  rencontre  le  Sauveur  des  âmes,  elle  sait 
qu'il  y  est  toujours  pour  les  pécheurs.  C'est  un  titre  infailli- 
ble pour  l'aborder,  que  de  sentir  qu'on  a  besoin  de  son  se- 
cours ;  et  il  n'y  a  point  de  rebut 2  à  craindre,  pourvu  qu'on 
ne  tarde  pas  à  lui  exposer  ses  misères. 

Allons  donc,  mes  frères,  d'un  pas  diligent,  et  courons  avec 
Madeleine  au  divin  Sauveur  qui  nous  attend  depuis  tant  d'an- 
nées. Que  dis-je,  qui  nous  attend?  qui  nous  prévient,  qui 
nous  cherche,  et  qui  nous  aurait  bientôt  trouvés,  si  nous  ne 
faisions  effort  pour  le  perdre  3.  Portons-lui  nos  parfums  avec 
cette  sainte  pénitente,  c'est-à-dire  de  saints  désirs  ;  et  allons 
répandre  à  ses  pieds  des  larmes  pieuses.  Ne  différons  pas 
un  moment  de  suivre  l'attrait*  de  sa  grâce  ;  et  pour  obtenir 


gnan)  qu'on  ne  peut  connaître 
sans  s'y  attacher.  »  Mme  de  Sé- 
vigné,  29  juin  1689.  «  Il  faut 
que  ...  ce  qui  est  capable  de 
s'unir  à  Dieu  y  soit  aussi  rap- 
pelé. «Oraisora  funèbre  d'Henriette 
d' Angleterre.  «  L'on  me  dit  tant 
■de  mal  de  cet  homme,  et  j'y  en  vois 
'si  peu.  »  La  Bruyère,  Édit.  Ser- 
vons, l,  312.  Vaugelas  avait  pour- 
tant blâmé  comme  une  faute, 
déjà  «  commune  »,  il  est  vrai, 
■parmi  les  courtisans»,  l'emploi 
de  y  pour  le  jjronom  personnel. 
(Êdtt.  Chasaang,  1,  177). 

1.   Var.    :   dans    -une    maison 
étrangère. 


2.  Rebut  désigne  ici  l'action 
de  rebuter  et  non  l'objet  rebuté  ; 
comme  dans  ce  passage  de  Cor- 
neille (Traduction  de  V Imitation, 
III,  ch  xix)  :  «  Car  endurer  pour 
toi  l'outrage  et  le  rebut...  ||  C'est 
la  haute  gloire  de  l'âme  ;  »  —  et 
dans  celui-ci  de  Pascal  :  «  Si  on 
ne  trouvait  plus  de  douceur... 
dans  le  rebut  des  hommes  que 
les  délices  du  péché.  »  Lettre*  à 
Mlle  de  Roanne:. 

5.  Var.  :  pour  nous  perdre. 

4.  L'attrait,  sens  étymologique 
«  Combien  d'âmes  appelées  son* 
infidèles  i  l'attrait  de  leur  voca- 
tion (  »  Massillon. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE.  311 

cette  promptitude  qui  fera  le  sujet  de  ce  discours,  deman 
dons  la  grâce  du  Saint-Esprit  par  l'intercession  de  la  sainte 
Vierge. 

[AVE] 

Une  lumière  soudaine  et  pénétrante  brille  aux  yeux  de 
Madeleine;  une  flamme  toute  pure  et  toute  céleste  com- 
mence à  s'allumer  dans  son  cœur  ;  une  voix  s'élève  au 
fond  de  son  âme,  qui  l'appelle  par  plusieurs  cris  redoublés 
aux  larmes,  aux  regrets,  à  la  pénitence.  Elle  est  troublée 
et  inquiète  ;  sa  vie  passée  lui  déplaît,  mais  elle  a  peine  à 
changer  si  tôt:  sa  jeunesse  vigoureuse  '*  lui  demande  encore 
quelques  années  ;  ses  anciens  attachements  lui  reviennent, 
et  semblent  se  plaindre  en  secret  d'une  rupture  si  prompte; 
son  entreprise2  l'étonné  elle-même;  enfin  toute  la  nature 
conclut  à  remettre  et  à  prendre  un  peu  de  temps  pour  se 
résoudre. 

Tel  est,  messieurs,  l'état  du  pécheur,  lorsque  Dieu  l'invite 
a  se  convertir  :  il  trouve  toujours  de  nouveaux  prétextes, 
afin  de  retarder  l'œuvre  de  la  grâce.  Que  ferons-nous  et  que 
dirons-nous?  lui  donnerons-nous  le  temps  de  délibérer  sur 
une  chose  toute  décidée,  et  que  l'on  perd  si  peu  qu'on 
hésite?  Ah!  ce  serait  outrager  l'esprit  de  Jésus,  qui  ne  veut 
pas  qu'on  doute  un  moment  de  ce  qu'on  lui  doit.  Mais  s'il 
faut  pousser3  ce  pécheur  encore  incertain  et  irrésolu,  et 
toutefois  déjà  ébranlé,  par  quelle  raison  le  pourrons-nous 
vaincre?  Il  voit  toutes  les  raisons,  il  en  voit  la  force;  son 
esprit  est  rendu,  son  cœur  tient  encore,  et  ne  demeure  invin- 
cible que  par  sa  propre  faiblesse.  Chrétiens,  parlons  à  ce 
cœur;  mais  certes  la  voix  d'un  homme  ne  perce  pas  si 
avant:  faisons  parler  Jésus-Christ,  et  tâchons  seulement 

l.Var.  :  fleurissante.  1       3.  Variante  .  Mais  s'il  faut  pres- 

2.  Var. .  un  si  grand  changement.       ser  ce  pécheur... 

BOSSH^.T.    SERMONS.  O^ 


312 


SUR  l/ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


d'ouvrir  tous  les  cœurs  a  cette  voix  pénétrante.  «Maison  de 
Jacob,  dit  le  saint  prophète1,  écoutez  la  voix  du  Seigneur» 
âmes  rachetées  du  sang  d'un  Dieu,  écoutez  ce  Dieu  qui  vous 
parle  :  vous  le  verrez  attendri,  vous  le  verrez  indigné  ; 
vous  entendrez  ses  caresses,  vous  entendrez  ses  reproches  ; 
celles-là  pour  amollir  votre  dureté  ;  [  ceux-ci  ]  pour  con- 
fondre votre  ingratitude.  En  un  mot,  pour  surmonter  ces 
remises  *  d'un  cœur  qui  diffère  toujours  de  se  rendre  à  Dieu, 
j'ai  dessein  de  vous  faire  entendre  les  douceurs  de  son  amour 
attirant,  et  les  menaces  pressantes  5  de  son  amour  mé- 
prisé. 

PREMIER  POINT 

Qui  me  donnera  des  paroles  pour  vous  exprimer  aujour- 
d'hui la  bonté  immense  de  notre  Sauveur,  et  les  empres- 
sements infinis  de  sa  charité  pour  les  âmes  ?  C'est  lui-même 
qui  nous  les  explique  dans  la  parabole  du  bon  pasteur,  où 
nous  découvrons  trois  effets  de  l'amour  d'un  Dieu  pour  les 
âmes  dévoyées  *  :  il  les  cherche,  il  les  trouve,  il  les  rapporte. 
«  Le  boa  pasteur,  dit  le  Fils  de  Dieu,  court  après  sa  brebis 
perdue.  »  Vadit  ad  illam  quœ  perierat  8  ;  c'est  le  premier 
effet  de  la  grâce 6  :  chercher  les  pécheurs  qui  s'égarent. 
Mais  il  court  «jusqu'à  ce  qu'il  la  trouve:  »  donec  inveniat 
eam T  ;  c'est  le  second  effet  de  l'amour:  trouver  les  pécheurs 
qui  fuient  ;  et  après  qu'il  l'a  retrouvée,  il  la  charge  sur  ses 
épaules  ;  c'est  le  dernier  trait  de  miséricorde  :  porter  les 
pécheurs  qui  tombent8. 

Ces  trois  degrés  de  miséricorde  répondent  admirabie- 


1.  Jerem.,  h,  4. 

2.  Délais.  «  Il  se  précautionne  et 
s'endurcit  contre  les  lenteurs  et 
les  remises.  »  La  Bruyère,  éd.  class. 
Hachette,  p.  273  et  p.  128,  n.  3. 

5.  Var,  :  charitables. 


4.  Var.  :  égarées, 

5.  Luc,  xv,  4. 

6.  Var.  :  Vous  voyez  bien,  mes- 
sieurs, comme  il  la  cherche. 

7.  Luc. y  xv,  4. 

8.  Var.  :  affaiblis. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE. 


313 


muit  à  trois  degrés  de  misère  où  l'âme  pécheresse  est  pré- 
cipitée :  elle  s'écarte,  elle  fuit,  elle  perd  ses  forces.  Voyez 
une  âme  engagée  dans  les  voies  du  monde  ;  elle  s'éloigne 
du  bon  Pasteur,  et  en  s'éloignant  elle  l'oublie  ;  elle  ne  connaît 
plus  son  visage,  elle  perd  tout  le  goût  de  ses  vérités.  Il  s'ap- 
proche, il  l'appelle,  il  touche  son  cœur.  —  Retourne  à  moi. 
dit-il,  pauvre  abandonnée;  quitte  tes  plaisirs  S  quitte  tes 
attaches  ;  c'est  moi  qui  suis  le  Seigneur  ton  Dieu,  jaloux  de  ton 
innocence  8  et  passionné  pour  ton  âme.  —  Elle  ne  reconnaît 
plus  là  voix  du  Pasteur  qui  la  veut  désabuser  de  ce  qui  la 
trompe,  et  elle  le  fuit  comme  un  ennemi  qui  lui  veut  ôter  ce 
qui  lui  plaît.  Dans  cette  fuite  précipitée,  elle  s'engage,  elle 
s'embarrasse,  elle  s'épuise,  et  tombe  dans  une  extrême  im- 
puissance. Que  deviendrait-elle,  messieurs,  et  quelle  serait 
la  fin  de  cette  aventure,  sinon  la  perdition  éternelle,  si  le 
Pasteur  charitable  ne  cherchait  sa  brebis  égarée,  ne  trouvait 
sa  brebis  fuyante,  ne  rapportait  sur  ses  épaules  sa  brebis 
lasse  et  fatiguée,  qui  n'est  plus  capable  de  se  soutenir  ?  parce 
que  5,  comme  dit  Tertulheri,  errant  deçà  et  delà,  elle  s'est 
trop  *  travaillée  dans  ses  malheureux  égarements  :  Multum 
enim  errando  laboraverat 5 . 

Voilà,  chrétiens,  en  général,  trois  funestes  dispositions 
que  Jésus-Christ  a  dessein  de  vaincre  par  trois  efforts  de  sa 
grâce.  Mais  imitons  ce  divin  Pasteur,  cherchons  avec  lui  les 
âmes  perdues  ;  et  ce  que  nous  avons  dit  en  général  des  éga- 
rements du  péché  et  des  attraits  pressants  de  la  grâce, 
disons-le  tellement 6  que 7  chacun  puisse  trouver  dans  sa 
conscience  les  vérités  que  je  prêche.  Viens  donc,  âme  pèche 


1.  Première  rédaction  :  quitte 
tes  ordures. 

2.  Var.  :  de  ta  pureté. ., 

3.  Var.  :  car. 

4.  Var.  :  beaucoup. 


5  De  Permit.,  8. 

6  Tellement  que,  de  telle  ma- 
nière que...  Voir  page  1*4,  note  2 . 

7.  Var.  :  Faisons-le  voir  en  par» 
ticulier,  et  que... 


514 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE. 


resse,  et  que  je  te  fasse  voir  d'un  côté  ces  éloigiiements 
quand  on  te  laisse,  ces  fuites  quand  on  te  poursuit,  ces 
langueurs  *  quand  on  te  ramène  ;  et  de  l'autre,  ces  impa- 
tiences 2  d'un  Dieu  qui  te  cherche,  ces  touches >  pressantes 
d'un  Dieu  qui  te  trouve,  ces  secours,  ces.  miséricordes  4,  ces 
soutiens 5  tout-puissants  d'un  Dieu  qui  te  porte. 

Premièrement,  chrétiens,  je  dis  que  le  pécheur  s'éloigne 
de  Dieu,  et  il  n'y  a  page  de  son  Écriture  en  laquelle  il  ne  lu 
reproche  cet  éloignement.  Mais,  sans  le  lire  dans  l'Écri- 
ture, nous  pouvons  le  lire  dans  nos  consciences  :  c'est  là 
que  les  pécheurs  doivent  reconnaître  les  deux  funestes  dé- 
marches par  lesquelles  ils  se  sont  séparés  de  Dieu.  Us  l'ont 
éloigné  de  leurs  cœurs,  ils  l'ont  éloigné  de  leurs  pensées 
Us  l'ont  éloigné  du  cœur,  en  retirant  de  lui  leur  affection. 
Veux-tu  savoir,  chrétien,  combien  de  pas  tu  as  faits  pour  te 
séparer  de  Dieu?  compte  tes  mauvais  désirs,  tes  affections 
dépravées,  tes  attaches,  tes  engagements,  tes  complaisances 
pour  la  créature.  Oh!  que  de  pas  il  a  faits,  et  qu'il  s'est 
avancé  6  malheureusement  dans  ce  funeste  voyage,  dans  cette 
terre  étrangère!  Dieu  n'a  plus  de  place  en  son  cœur:  et 
pour  l'amour  de  son  cœur,  la  mémoire,  trop  fidèle  amie  et 
trop  complaisante  pour  ce  cœur  ingrat,  l'a  aussi  banni  de 
son  souvenir .  il  ne  songe  ni  au  mal  présent  qu'il  se  fait  lui- 
même  par  son  crime,  ni  aux  terribles  approches  du  juge- 
ment' qui  le  menace.  Parlez-lui  de  son  péché  :  —  Eh  bien, 


1.  Var.  :  tes  faiblesses. 

2.  Var.  :  les  empressements. 

3.  Touches,  atteintes;  terme  de 
spiritualité  :  «  Dans  les  -premières 
touches  (de  l'Esprit  de  Dieu),  on 
ne  sait  d'où  il  vient,  ni  où  il  va  ; 
il  vous  inspire  de  nouveaux  désirs 
inconnus  aux  sens.  »  Méditations 
sur  l'Évangile  (la  Cène,  1"  partie, 
91*  jour).  «  Une  Providence  miséri- 


cordieuse... la  voulait  ramener  (la 
princesse  Palatine)  des  extrémités 
de  la  terre  ;  et  voici  quelle  fut  la 
première  touche,  •  Oraison  fun. 
d'Anne  dé  Gonzague  (1685). 

4.  Var.  :  les  condescendance». 

5.  Ces  soutiens.  Voir  page  301, 
note  2.  1    . 

6.  Var.  :  et  que  tu  t'es  avancé, 

7.  Var.  i-  de  l'avenir. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE.  315 

a  j'ai  péché,  dit-il  hardiment  ;  et  que  m'est-il  arrivé  de 
triste  *  ?»  —  Que  si  vous  pensez  lui  parler  du  jugement  à 
venir,  cette  menace  est  trop  éloignée  pour  presser  sa  con- 
science à  se  rendre  :  In  longum  differuntur  dies...  et  in  tem- 
pora  longa  i&te  prophetat- .  Parce  qu'il  a  oublié  Dieu,  il  croit 
aussi  que  Dieu  l'oublie  et  ne  songe  plus  à  punir  ses  cri- 
mes :  Dixit  enim  in  corde  suo  :  Oblitus  est  Deus 3  ;  de 
sorte  qu'il  n'y  a  plus  rien  désormais  qui  rappehe  Dieu  en 
sa  pensée,  parce  que  le  péché,  qui  est  le  mal  présent,  n'est 
pas  sensible,  et  que  le  supplice,  qui  est  le  mal  sensible,  n'est 
pas  présent 

Non  content  de  se  tenir  éloigné  de  Dieu,  il  fuit  les  appro- 
ches de  sa  grâce.  Et  quelles  sont  ses  fuites*  sinon  ses  délais, 
ses  remises  de  jour  en  jour,  ce  demain  qui  ne  vient  jamais, 
cette  occasion  qui  manque  toujours,  cette  affaire  qui  ne  finit 
point,  et  dont  on  attend  toujours  la  conclusion  pour  se 
donner  tout  à  fait  à  Dieu  ?  n'est-ce  pas  fuir  ouvertement 
l'inspiration?  Mais,  après  avoir  fui  longtemps,  on  fait  enfin 
quelques  pas,  quelque  demi-restitution,  quelque  effort  pour 
se  dégager,  quelque  résolution  imparfaite:  nouvelle  espèce  de 
fuite  ;  car  dans  la  voie  du  salut,  si  l'on  ne  court,  on  retombe  ; 
si  on  languit,  on  meurt  bientôt  ;  si  Ton  ne  fait  tout,  on 
ne  fait  rien;  enfin  marcher  lentement,  c'est  retourner  en 
arrière. 

Mais  après  avoir  parlé  des  égarements,  il  est  temps  main- 
tenant, mes  frères,  de  vous  faire  voir  un  Dieu  qui  vous 
cherche.  Pour  cela,  faites  parler  votre  conscience;  qu'elle 
vous  raconte  elle-même  combien  de  fois  Dieu  l'a  troublée, 
afin  qu'elle  vous  troublât  dans  vos  joies  pernicieuses  ;  com- 
bien de  fois  il  a  rappelé  e  ia  terreur  de  ses  jugements  et  les 

.  Eccl.,  v,  4.  1      4.  Cf.  p.  501,  n.  4 

g.  Ezéch.,  xii,  22,  27.  5.  Var.  :  combien  il  a  ramené 

3.  Ps.,  x,  11.  I    de  fois. 


516 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


saintes  mérités  de  son  Évangile,  dont  la  pureté  incorrup- 
tible fait  honte  à  votre  vie  déshonnête.  Vous  ne  voulez  pas 
les  voir,  ces  vérités  saintes  ;  vous  ne  les  voulez  pas  devant 
vous,  mais  derrière  vous  :  et  cependant,  dit  saint  Augustin, 
quand  elles  sont  devant  vous,  elles  vous  guident;  quand 
elles  sont  derrière  vous,  elles  vous  chargent.  Ah  !  Jésus 
a  pitié  de  vous  :  il  veut  ôter  de  dessus  votre  dos  ce  fardeau 
qui  vous  accable,  et  mettre  devant  vos  yeux  cette  vérité 
qui  vous  éclaire.  La  voilà,  la  voilà  dans  toute  sa  force,  dans 
toute  sa  pureté,  dans  toute  sa  sévérité,  cette  vérité  évan- 
gélique  qui  condamne  toute  perfidie,  toute  injustice,  toute 
violence,  tout  attachement  impudique.  Envisagez  cette 
beauté,  et  ayez  confusion  de  vous-même;  regardez-vous 
dans  cette  glace,  et  voyez  si  votre  laideur  est  supportable. 

Autant  de  fois,  chrétiens,  que  cette  vérité  vous  paraît,  c'est 
Jésus-Christ  qui  vous  cherche.  Combien  de  fois  vous  a-t-il 
cherchés  dans  les  saintes  prédications  ?  il  n'y  a  sentier  qu'il 
n'ait  parcouru,  il  n'y  a  vérité  qu'il  n'ait  rappelée;  il  vous  a 
suivis  dans  toutes  les  voies  dans  lesquelles  votre  âme  s'égare  : 
tantôt  on  a  parlé  des  impiétés,  tantôt  des  superstitions; 
tantôt  de  la  médisance,  tantôt  de  la  flatterie  ;  tantôt  des 
attaches  et  tantôt  des  aversions  criminelles.  Un  mauvais 
riche  vous  a  paru,  pour  vous  faire  voir  le  tableau  de  l'im- 
pénitence  ;  un  Lazare  mendiant  vous  a  paru,  pour  exciter 
votre  cœur  à  la  compassion,  et  votre  main  aux  aumônes, 
dans  ces  nécessités  *  désespérantes  2.  Enfin  on  a  couru  par 
tous  les  détours  par  lesquels  vous  pouviez  vous  perdre;  on 
a  battu  toutes  les  voies  par  lesquelles  on  peut  entrer  dans 
une  âme  :  et  l'espérance  et  la  crainte  y  et  la  douceur  et  la 


1.  Dans  ces  nécessités.  «Nous 
parlons  dans  l'intérêt  des  pau- 
vres, nous  exposons  leurs  pres- 
santes nécessités.  >    Bourdaloue, 


Exhortion  à  la  charité  envers  les 
Pauvres. 

2.  Voir  les  sermons  sur  l' Impé- 
nitence finale  et  sur  la  Mort. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE.  517 

force,  et  l'enfer  et  le  paradis,  et  la  mort  certaine  et  la  vie 
douteuse,  tout  a  été  employé. 

Et  après  cela  vous  n'entendriez  pas  de  *  quelle  ardeur  ou 
court  après  vous  !  Que  si,  en  tournant  de  tous  côtés  par 
le  saint  empressement  d'une  charitable  recherche,  quel- 
quefois il  est  arrivé  qu'on  ait  mis  la  main  sur  votre  plaie, 
qu'on  soit  entré  dans  le  cœur  par  l'endroit  où  il  est  sensible  ; 
si  l'on  a  tiré  de  ce  cœur  quelque  regret2,  quelque  crainte, 
quelque  forte  réflexion,  quelque  soupir  après  Dieu,  après  la 
vertu,  après  l'innocence  :  c'est  alors  que  vous  pouvez  dire  que 
malgré  vos  égarements,  Jésus  a  trouvé  votre  âme  ;  il  est  des- 
cendu.aux  enfers  encore  une  fois  :  car  quel  enfer  plus  hor- 
rible qu'une ^me  rebelle  à  Dieu,  soumise  à  son  ennemi,  cap- 
tive de  ses  passions?  Ah!  si  Jésus  y  est  descendu,  si  dans 
cette  horreur  et  dans  ces  ténèbres  il  a  fait  luire  ses  saintes 
lumières,  s'il  a  touché  votre  cœur  par  quelque  retour  sur 
ves  vérités  que  vous  aviez  oubliées,  rappelez  ce  sentiment 
précieux,  cette  sainte  réflexion,  cette  douleur  salutaire; 
abandonnez-y  votre  cœur,  et  dites  avec  le  Psalmiste  :  Tribu- 
lationem  et  dolorem  inverti*  :  «  J'ai  trouvé  l'affliction  et  la 
douleur  :  »  enfin  je  l'ai  trouvée,  cette  affliction  fructueuse, 
cette  douleur  salutaire  de  la  pénitence.  Mille  douleurs,  mille 
afflictions  m'ont  persécuté  malgré  moi,  et  les  misères  nous 
trouvent  toujours  fort  facilement;  mais  enfin  j'ai  trouvé 
une  douleur  qui  méritait  bien  que  je  la  cherchasse,  cette 
affliction  d'un  cœur  contrit  et  d'une  âme  attristée  de  ses 
péchés  :  je  l'ai  trouvée,  cette  douleur,  «  et  j'ai  invoqué  le 
nom  de  Dieu  :  »  et  nomen  Domini  invocavi*.  Je  me  suis 
affligé  de  mes  crimes,  et  je  me  suis  converti  à  celui  qui  les 
efface;  on  m'a  sauvé,  parce  qu'on  m'a  blessé  ;  on  m'a  donné 


i.  De  quelle  ardeur.  Sur  cet 
emploi  de  la  préposition  de, 
dans  le  sens  d'avec,  fréquent  au 
xvu*  siècle,  voir  page  268,  note  3. 


2.  Var.  :  quelque  larme,  quel- 
que regret. 

3.  Ps.,  cxiv,  3 

4.  Ps.,  cxr»,  4. 


318 


SUR  L'ARDEUR  DE  '.A  PÉNITENCE. 


la  paix,  parce  qu'on  m'a  offensé  ;  on  m'a  dit  des  vérités  qui 
ont  déplu  premièrement  à  ma  faiblesse,  et  ensuite  qui  l'ont 
guérie.  S'il1  est  ainsi,  chrétiens,  si  la  grâce  de  Jésus-Christ 
a  fait  en  vous, quelque  effet  semblable,  courez  vous-mêmes 
après  le  Sauveur,  et,  quoique  cette  course  soit  laborieuse, 
ne  craignez  pas  de  manquer  de  forces. 

11  faudrait  ici  vous  représenter  la  faiblesse  d'une  âme 
épuisée  par  l'attache*à  la  créature;  mais,  comme  je  veux 
être  court,  j'en  dirai  seulement  ce  mot,  que  j'ai  appris  de 
saint  Augustin,  qui  l'a  appris  de  l'Apôtre.  L'empire  qui  se 
divise,  s'affaiblit  ;  les  forces  qui  se  partagent,  se  dissipent. 
Or  il  n'y  a  rien  sur  la  terre  de  plus  misérablement  partagé 
que  le  cœur  de  l'homme  :  toujours,  dit  saint  Augustin3, 
une  partie  qui  marche,  et  une  partie  qui  se  traîne ,  toujours 
une  ardeur  qui  presse,  avec  un  poids  qui  accable  ;  toujours 
aimer  et  haïr,  vouloir  et  ne  vouloir  pas,  craindre  et  désirer 
la  même  chose.  Pour  se  donner  tout  à  fait  à  Dieu ,  il  faut 
continuellement  arracher  son  cœur  de  tout  ce  qu'il  vou- 
drait aimer  :  la  volonté  commande,  et  elle-même  qui 
commande  ne  s'obéit  pas,  éternel  obstacle  à  ses  désirs 
propres*  :  ainsi,  dit  saint  Augustin,  elle  se  dissipe  elle- 
même;  et  cette  dissipation,  quoiqu'elle  se  fasse  malgré 
nous,  c'est  nous  néanmoins  qui  la  faisons. 

Dans  une  telle  langueur  de  nos  volontés  dissipées,  je  le  con- 
fesse, messieurs,  notre  impuissance  est  extrême  :  mais  voyez 
le  bon  Pasteur  qui  vous  présente  ses  épaules.  N'avez-vous 
pas  ressenti  souvent  certaines  volontés6  fortes,  desquelles  si6 


i.  Cf.  p.  292,  n.  2. 

2.  Cf.  p.  262,n.3. 

3.  Conf.,xn,  ix,  x 

4.  Var.  :  Elle  est  un  éternel 
pressement  et  un  éternel  obstacle  à 
elle-même;  elle  est  toujours  aux 
mains  avec  ses  propres  désirs. 


5.  Sur  ce  pluriel,  v.  p.  301,  n.  4. 

6.  Desquelles  si ..  Tournure 
toute  latine  :  «  [Les  plaisirs]  nous 
éloignent  de  Dieu,  pour  lequel  si 
notre  cœur_ne  nous  dit  pas  que 
nous  sommes  faits.  »  (Su?'  l'Amour 
des  Plaisirs).  V.  p   371,  n.  4. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


319 


?ous    suiviez    l'instinct1   généreux,  rien  ne  vous   serait 
impossible?  C'est  Jésus-Christ  qui  vous  soutient,  c'est  Jésus 
Christ  qui  vous  porte. 

Que  reste-t-il  donc,  mes  frères,  sinon  que*  je  vous  exhorte 
à  ne  recevoir  pas  en  vain  une  telle  grâce  :  Ne  in  vacuum  gra- 
tiam  Dei  recipiatis  3Î  Pour  vous  presser  de  la  recevoir,  je 
voudrais  bien,  chrétiens,  n'employer  ni  l'appréhension  de  la 
mort,  ni  la  crainte  de  l'enfer  et  du  jugement,  mais  le  seul 
attrait  de  l'amour  divin.  Et  certes,  en  commençant  de  res- 
pirer l'air,  nous  devions  commencer  aussi  de  respirer,  pour 
ainsi  [dire],  le  divin  amour  :  ou,  parce  que  notre  raison 
empêchée  ne  pouvait  pas  vous  connaître  encore,  ô  Dieu 
vivant,  nous  devions  du  moins  vous  aimer  sitôt  que  nous 
avons  pu  aimer  quelque  chose.  0  beauté  par-dessus  toutes 
les  beautés,  ô  bien  par-dessus  tous  les  biens,  pourquoi  avons- 
nous  été  si  longtemps  sans  vous  dévouer  nos  affections  4  ? 
Quand  nous  n'y  ^aurions  perdu  qu'un  moment,  toujours 
aurions-nous  commencé  trop  tard  :  et  voilà  que  nos  ans  se 
sont  échappés5,  et  encore  languissons- nous  dans  l'amour 
des  choses  mortelles. 

O  homme  fait  à  l'image  de  Dieu,  tu  cours  après  les  plai- 
sirs mortels,  tu  soupires  après  les  beautés  mortelles,  les 
biens  périssables  Ont  gagné  ton  cœur  :  si  tu  ne  connais  rien 
qui  soit  au-dessus,  rien  de  meilleur  ni  de  plus  aimable, 
repose-toi,  à  la  bonne  heure,  en  leur  jouissance.  Mais  si  tu 
as  une  âme  éclairée  d'un  rayon  de  l'intelligence  divine  ;  si, 
en  suivant  ce  petit  rayon,  tu  peux  remonter  jusques  au 


1.  LHnstinct,  l'impulsion  :  sens 
étymologique.  «L'ins/incf  du  Saint- 
Esprit.  »  Explicat.  d'Isaïe,  5(1703). 
«  Il  (Satan)  anime  les  Juifs  et  je 
les  vois  avancer  par  son  instinct.  » 
Méditations  sur  f Évangile,  la 
Gène,  1"  part. ,  99e  jour. 


2.  Que  reste-t-il...  sinon  que... 
C'est  le  •  quid  restât  aliud,  nisi 
ut...  »  des  Latins. 

5.  Il  Cor.,  vi,  1. 

4.  Var.  :  notre  cœur. 

5.  Var.  :  oue  toute  notre  vie 
est  presque  écoulée. 


320  SUR  L'ÀKÛEim  DE  LA  PENITENCE. 

principe,  jusques  à  la  source  du  bien,  jusques  à  Dieu  même, 
si  tu  peux  connaître  qu'il  est,  et  qu'il  est  infiniment  bea» 
infiniment  bon,  et  qu'il  est  toute  beauté  et  toute  bonté  : 
comment  peux-tu  vivre  et  ne  l'aimer  pas  !  Homme,  puisque 
tu  as  un  cœur,  il  faut  que  tu  aimes  ;  et  selon  que  tu  aime- 
ras, bien  ou  mal,  tu  seras  heureux  ou  malheureux:  dis-moi, 
qu'aimeras-tu  donc?  L'amour  est  fait  pour  l'aimable,  et  le 
plus  grand  amour  pour  le  plus  aimable,  et  le  souverain 
amour  pour  le  souverain  aimable  :  quel  enfant  ne  le  verrait 
pas  !  quel  insensé  le  pourrait  nier? 

C'est  donc  une  folie  manifeste,  et  de  toutes  les  folies 
la  plus  folle,  que  de  refuser  son  amour  à  Dieu,  qui  nous 
cherche.  Qu'attendons-nous,  chrétiens?  Déjà  nous  devrions 
mourir  de  regret  de  l'avoir  oublié  durant  tant  d'années; 
mais  quel  sera  notre  aveuglement  et  notre  fureur1,  si 
nous  ne  voulons  pas  commencer  encore!  ear  voulons- 
nous  ne  l'aimer  jamais,  ou  voulons-nous  l'aimer  quelque 
jour?  Jamais  :  qui  le  pourrait  dire?  jamais:  le  peut-on 
seulement  penser?  en  quoi  donc  différerions-nous  d'avec 
les  démons?  Mais  si  nous  le  voulons  aimer  quelque  jour, 
quand  est-ce  que  viendra  ce  jour?  pourquoi  ne  sera-ce 
pas  celui-ci?  quelle  grâce,  quel  privilège  a  ce  jour  que  nous 
attendons,  que  nous  voulions  le  consacrer  entre  tous  les 
autres,  en  le  donnant  à  l'amour  de  Dieu?  Tous  les  jours  sont- 
ils  pas2  à  Dieu?  oui,  tous  les  jours  sont  à  Dieu;  mais 
jamais  il  n'y  en  a  qu'un  qui  soit  à  nous,  et  c'est  celui 
qui  se  passe.  Eh  quoi'  voulons-nous  toujours  donner  au 
monde  ce  que  nous  avons,  et  à  Dieu  ce  que  nous  n'avons  pas? 

—  Mais  je  ne  puis,  direz-vous;  je  suis  engagé.  —  Mal- 
heureux, si  vos  liens  sont  si  forts  que  l'amour  de  Dieu  ne 
les  puisse  rompre;  malheureux,  s'ils  sont  si  faibles,  qm 

X.  Foîie,  comme  le  latin  furor.    \       2.   Voy.  p.  91,  n.  1. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE.  321 

vous  ne  vouliez  pas  les  rompre  pour  Pamour  de  Dieu  !  — 
ih!  laissez  démêler  cette  affaire.  —  Mais  plutôt  voyez, 
dans  l'empressement  que  cette  affaire  vous  donne,  celui 
que  mérite  l'affaire  de  Dieu;  Jésus  ne  permet  pas  d'ense- 
velir son  propre  père.  —  Mais  laissez  apaiser  cette  passion  ; 
après,  j'irai  à  Dieu  d'un  esprit  plus  calme.  —  Voyez  cet 
insensé  sur  le  bord  d'un  fleuve,  qui,  voulant  passer  à 
l'autre  rive,  attend  que  le  fleuve  se  soit  écoulé  ;  et  il  ne 
s'aperçoit  pas  qu'il  coule  sans  cesse.  Il  faut  passer  par- 
dessus le  fleuve  ;  il  faut  marcher  contre  le  torrent,  résister 
au  cours  de  nos  passions,  et  non  attendre  de  voir  écoulé 
.ce  qui  ne  s'écoule  jamais  tout  à  fait. 

Mais  peut-être  que  je  me  trompe,  et  les  passions  en  effet 
s'écoulent  bientôt.  Elles  s'écoulent  souvent,  il  est, véri- 
table; mais  une  autre  succède  en  la  place1.  Chaque  âge  a 
sa  passion  dominante  :  le  plaisir  cède  à  l'ambition,  et 
l'ambition  cède  à  l'avarice.  Une  jeunesse  emportée  ne 
songe  qu'à  la  volupté;  l'esprit  étant  mûri  tout  à  fait,  on 
veut  pousser  sa  fortune,  et  on  s'abandonne  à  l'ambition  ; 
enfin,  dans  le  déclin  et  sur  le  retour,  la  force  commence 
à  manquer  pour  avancer3 ses  desseins;  on  s'applique  à 
conserver  ce  qu'on  a  acquis,  à  le  faire  profiter,  à  bâtir 
dessus,  et  on  tombe  insensiblement  dans  le  piège  de 
l'avarice.  C'est  l'histoire  de  la  vie  humaine  :  l'amour  du 
monde  ne  fait  que  changer  de  nom  ;  un  vice  cède  la  place 
à  un  autre  vice;  et  au  lieu  de  la  remettre  à  Jésus,  le 
légitime  seigneur,  il  laisse  un  successeur  de  sa  race,  enfant 
comme  lui  de  la  même  convoitise.  Interrompons  aujour- 
d'hui le  cours  de  cette  succession  malheureuse  :  ren- 
versons la  passion  qui  domine  en  nous  ;  et  de  peur  qu'une 
autre  n'en  prenne  la  place,  faiêons  promptement  régner 

1.  Latinisme  :  succedere  in  lo-  i  céder  entre  deux  corps  continus.  • 
cwm. Cf.  Pascal:»  L'air  ne  peut  suc-    |       2.  Cf.  p.  120, n.  1. 


322 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE. 


celui  auquel  le  règne  appartient.  Il  nous  y  presse  par  ses 
saints  attraits  ;  3t  plût  à  Dieu  que  vous  vous  donnassiei 
tellement  à  lui,  que  vous  m'épargnassiez  le  soin  importun 
de  vous  foire  ouïr  ses  menaces!  Mais  comme  il  faut  peut- 
être  ce  dernier  effort  pour  vaincre  notre  dureté,  écoutons 
les  justes  reproches  d'un  cœur  outragé  par  nos  indignes 
refus  :  c'est  ma  seconde  partie. 


SECOND  POINT 

Encore  qu'un  Dieu1  irrité  ne  paraisse  point  aux  hommes 
qu'avec  un  appareil  étonnant,  toutefois  il  n'est  jamais  plus 
terrible  qu'en  l'état  où  je  dois  le  représenter  :  non  point, 
comme  on  pourrait  croire,  porté  sur  un  nuage  enflammé 
d'où  sortent  des  éclairs  et  des  foudres,  mais  armé  de  ses 
bienfaits,  et  assis  sur  un  trône  de  grâce. 

C'est,  messieurs,  en  cette  sorte  que  la  justice  de  Dieu 
nous  paraît  dans  le  Nouveau  Testament.  Car  il  me  semble 
qu'elle  a  deux  faces,  dont  l'une  s'est  montrée  à  l'ancien 
peuple,  et  l'autre  se  découvre  au  peuple  nouveau.  Durant 
la  loi  de  Moïse,  c'était  sa  coutume  ordinaire  de  faire  con- 
naître ses  rigueurs  par  ses  rigueurs  mêmes  :  c'est  pour- 
quoi elle  est  toujours  l'épée  à  la  main,  toujours  mena- 
çante, toujours  foudroyante,  et  faisant  sortir  de  ses  yeux 
un  feu  dévorant;  et  je  confesse,  chrétiens,  qu'elle  est 
infiniment  redoutable  en  cet  état.  Mais  dans  la  nouvelle  al- 
liance, elle  prend  une  autre  figure,  et  [c'est]  ce  qui  la  rend2 
plus  insupportable  et  plus  accablante  :  parce  que  ses 
rigueurs  ne  se  forment  qua  dans  l'excès  de  ses  miséri- 
cordes,  et  que  c'est  par  des  coups  de  grâce  que   sont 


1.  Encore  que.  Très  fréquente 
dans  les  sermons  de  Bossuet,  cette 
expression  est  beaucoup  plus  rare 
dans  ses  Oraisons  funèbres.  Cor- 


neille l'emploie  beaucoup  ;  Racine, 
très  peu. 

2.  Var.  :  Et  elle  n'est  dans  au- 
cune comparaison. 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


323 


fortifiés1  les  coups  de  foudre3,  qui,  perçant  aussi  ayant 
dans  le  cœur  que  l'amour  avait  résolu  d'y  entrer,  y 
causent  une  extrême  désolation,  y  font  un  ravage  inex- 
plicable. 

Vous  le  comprendrez  aisément,  quand  je  vous  aurai  dit 
en  un  mot  ce  que  tout  le  monde  sait,  qu'il  n'est  rien  de 
si  furieux  qu'un  amour  méprisé  et  outragé.  Mais  comme 
je  n'ai  pas  dessein  dans  cette  chaire,  ni  d'arrêter  longtemps 
vos  esprits  sur  les  emportements  de  l'amour  profane,  n 
de  vous  faire  juger  de  Dieu  comme  vous  feriez  d'une 
créature,  j'établirai  ce  que  j'ai  à  dire  sur  des  principe* 
plus  hauts,  tirés  de  la  nature  divine,  selon  que  nous  la 
connaissons  par5  les  saintes  Lettres. 

Il  faut  donc  savoir,  chrétiens,  que  l'objet  de  la  justice 
de  Dieu,  c'est  la  contrariété  qu'elle  trouve  en  nous  ;  et  j'en 
remarque  de  deux  sortes  :  ou  nous  pouvons  être  opposés 
à  Dieu  considéré  en  lui-même,  ou  nous  pouvons  être 
opposés  à  Dieu  agissant  en  nous  ;  et  cette  dernière  façon 
est  sans  comparaison  la  plus  outrageuse.  Nous  sommes 
opposés  à  Dieu  considéré  en  lui-même,  en  tant  que  notre 
péché  est  contraire  à  sa  sainteté  et  à  sa  justice;  et  en  ce 
sens,  chrétiens,  comme  ses  divines  perfections  sont  infi- 
niment éloignées  de  la  créature,  l'injure  qu'il  reçoit  de 
nous,  quoiqu'elle  soit  d'une  audace  extrême,  ne  fait  pas 
une  impression  si  prochaine4.  Mais  ce  Dieu,  qui  est  si  fort 
éloigné  de  nous  par  toutes  ses  autres  qualités,  entre  avec 
nous  en  société,  s'égale  et  se  mesure  avec  nous  par  les 
tendresses   de  son   amour,   par  les    pressements5   de   sa 


1.  Var.  :  imprimés. 

2.  Var.  :  ses  coups  de  foudre 
sont  des  coups  de  grâce. 

_  5.  Var.  :  selon  qu'elle  nous  est 
montrée  dans. 
4.  Var.  :  Me  le  touche  pas  de  si 


près,  —  ne  porte  pas  son  coup. 

5.  Pressements.  L'Académie  ne 
cite  pas  ce  mot  en  1694,  et  Pure- 
tière  dit,  en  1691 ,  qu'il  n'est 
guère  employé  qu'en  physiaue, 
au  sens    où   nous    disons  x»r*«- 


524 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE. 


miséricorde,  qui  attire  à  soi  notre  cœur,  tomme  donc  c'est 
par  cette  voie  qu'il  s'efforce  d'approcher  de  nous,  l'injure 
que  nous  lai  faisons,  en  contrariant  son  amour,  porte  coup 
immédiatement  sur  lui-même  ;  et  l'insulte  en  retombé,  si 
je  l'ose  dire,  sur  le  front  propre  d'un  Dieu,  qui  s'avance1, 
s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi.  Mais  il  faut  bien,  ô  grand 
Dieu,  que  vous  permettiez  aux  hommes  de  parler  de  vous 
comme  ils  l'entendent,  et  d'exprimer  comme  ils  peuvent 
ce  qu'ils  ne  peuvent  assez  exprimer  comme  il2  est. 

C'est  ce  qui  s'appelle  dans  les  Écritures  et  selon  l'expres- 
sion de  l'Apôtre  en  l'épître  aux  Éphésiens,  affliger  et  con- 
trister  l'Esprit  de  Dieu  :  Nolite  contristare  Spiritum  mnctum 
Dei,  in  quo  signati  estisz.  Car  cette  affliction  du  Saint- 
Esprit  ne  marque  pas  tant  l'injure  qui  est  faite  à  sa  sainteté 
par  notre  injustice,  que  l'extrême  violence  que  souffre 
son  amour  méprisé  et  sa  bonne  volonté  frustrée  par  notre 
résistance  opiniâtre  :  c'est  là,  dit  le  saint  Apôtre,  ce  qui 
afflige  le  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  l'amour  de  Dieu  opé- 
rant *en  nous  pour  gagner  nos  cœurs.  Dieu  est  irrité  contre 
les  démons;  mais  comme  il  ne  demande  plus  leur  affec- 
tion, il  n'est  plus  contristé  par  leur  révolte5.  C'est  à  un 
cœur  chrétien  qu'il  veut  faire  sentir  ses  tendresses6,  c'est 
dans  un  cœur  chrétien  qu'il  veut  trouver  la  correspon- 
dance 7  et  ce  n'est  que  d'un  cœur  chrétien  que  peut  sortir 
le  rebut8  qui  l'afflige  et  qui  le  contristé.  Mais  gardons- 
nous    bien   de  penser   que  cette  tristesse  de  l'esprit  de 


sion.  Bossuet  écrit  ailleurs  : 
v«Les  pressements  salutaires  d'une 
main  qui  nous  favorise  jusqu'à 
nous  vouloir  guérir.  »  Avert.  sur 
les  Réfl.  morales  du  P  Quesnel, 
m.  Cf.  p.  310,  n.  4. 

1.  Var.  :  d'un  Dieu  approchant 
de  nous». 

S,  Ce  Qu'ils  ne  peuvent  assez  ex- 


primer comme  tiesl.Voirpage  292, 
note  2. 

3  Ephes..  îv,  30. 

i.  Agissant  :  mot  théologique  -. 

5.  Var.  :  désobéissance. 

6.  Ses  tendresses.  Sui   les  plu- 
riels de  cette  espèce,  v.  p.  301,  n.  i. 

7.  Cf.  p.  344,  note  1. 

8.  Rebut.  Voir  page  310,  noté  8. 


SDR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


32* 


Dieu  soit  semblable  à  celle  des  hommes  :  cette  tristesse 
de  l'esprit  de  Dieu  signifie  un  certain  dégoût,  qui  fait  que 
les  hommes  ingrats  lui  sont  à  charge,  et  croyons  que 
l'Apôtre  nous  veut  exprimer  un  certain  zèle  de  justice,  mais 
sèle  pressant  et  violent  qui  anime  un  Dieu  méprisé  contre  un 
cœur  ingrat,  et  qui  lui  fait  appesantir  sa  main  et  précipiter 
sa  vengeance.  Voilà,  mes  frères,  deux  effets  terribles  de 
cet  amour  méprisé  :  mais  que  veut  dire  ce  poids,  et  d'où 
vient  cette  promptitude?  Il  faut  tâcher  de  le  bien  entendre. 
Je  veux  donc  dire,  mes  frères,  que  l'amour  de  Dieu  indi- 
gné '  par  le  mépris  de  ses  grâces,  appuie  la  main  sur  un 
cœur  rebelle  avec  une  efficace*  extraordinaire.  L'Écriture, 
toujours  puissante  pour  exprimer  fortement  les  œuvres 
de  Dieu,  nous  explique  cette  efficace  par  une  certaine  joie 
qu'elle  fait  voir  dans  le  cœur  d'un  Dieu  pour  se  venger 
d'un  ingrat  :  ce  qui  se  fait 4  avec  joie  se  fait  avec  appli- 
cation. Mais,  chrétiens,  est-il  possible  que  cette  joie  de 
punir  se  trouve  dans  le  cœur  d'un  Dieu,  source  infinie  de 
bonté?  Oui,  sans  doute,  quand  il  y  est  forcé  par  l'ingrati- 
tude; car  écoutez  ce  que  dit  Moïse  au  chapitre  vingt- 
huitième  du  Deutéronome  :  «  Comme  le  Seigneur  s'est 
réjoui  vous  accroissant3,  vous  bénissant,  vous  faisant  du 
bien,  il  se  réjouira  de  la  même  sorte,  en  vous  ruinant,  en 
vous  ravageant4:  »  Sicut  ante  lœtatus  est  Dominus  super 
vos,  bene  vobis  faciens,  vosque  multiplicans,  sic  lœtabiiur 
disperdens  vos  atque  subverienss.  Quand   son   cœur  s'est 


1.  Var.  :  irrité. 

2.  Efficace.  Voir  page  210,note  5. 

3.  Tous  accroissant.,*  Quoique 
la  particule  en  soit  la  marque  du 
gérondif,  il  n'est  pas  toujours 
nécessaire  de  l'exprimer.  »  Obser- 
vations de  l'Académie  française 
sur  les  Remarques  de  .  Vaugelas, 


1704.  Corneille  a  dit  de  même 
«  J'empêche  ta  ruine,  empêchant 
tes  caresses.  »  Pompée,  v,  4  :  «  T 
trouveras  la  paix  quittant  la  con- 
voitise. »   Traduction  de  l'Imita* 
tion,  111. 

4.  Var.  :  en  vous  accablant' 

£>.  Deutér.,  xxviu,  63. 


526  SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PENITENCE. 

épanché  en  nous  bénissant,  il  a  suivi  sa  nature  et  son 
inclination  bienfaisante  :  mais  nous  l'avons  contristé  , 
mais  nous  avons  affligé  son  Saint-Esprit,  et  nous  avons 
changé  la  joie  de  bien  faire1  en  une  joie  de  punir;  et  il 
est  juste  qu'il  répare  la  tristesse  que  nous  avons  donnée 
à  son  Saint-Esprit*,  par  une  joie  efficace,  par  un  triomphe 
de  son  cœur,  par  un  zèle  de  sa  justice  à  venger  notre 
ingratitude.  ; 

Justement,  certes,  justement;  car  il  sait  ce  qui  est  dû 
à  son  amour  victorieux,  et  il  ne  laisse  pas  ainsi  perdre  ses 
grâces.  Non,  elles  ne  périssent  pas,  ces  grâces  rebutées, 
ces  grâces  dédaignées,  ces  grâces  frustrées;  il  les  rappelle 
à  lui-même,  il  les  ramasse  en  son  propre  sein,  où  sa 
justice  les  tourne  toutes  en  traits  pénétrants,  dont  les 
cœurs  ingrats  sont  percés.  C'est  la,  messieurs,  cette  justice 
dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure;  justice  du  Nouveau 
Testament,  qui  s'applique  par  le  sang,  par  la  bonté  même 
et  par  les  grâces  infinies  d'un  Dieu  rédempteur  :  justice 
d'autant  plus  terrible  que  tous  ses  coups  de  foudre  sont 
des  coups  de  grâces. 

C'est  ce  que  prévoyait  en  esprit  le  prophète  Jérémie,  lors- 
qu'il a  dit  ces  paroles  ■  Fuyons,  fuyons  bien  loin  «  devant 

la  colère  de  la  colombe,  devant  le  glaive  de  la  colombe  :  » 

facie  irœ  columbœ. . .  a  facie  gîadii  columbœ 2  !  Et  nous 
Voyons  dans  l'Apocalypse  les  réprouvés  qui  s'écrient  :  «  Mon 

tagnes,  tombez  sur  nous,  et  mettez-nous  à  couvert  de  la 
face  et  de  la  colère  de  l'Agneau  :  »  Cadite  super  nos  et  abs~ 
condite  nos...  ab  ira  Agni*.  Ce  qui  les  presse,  ce  qui  les  ac- 
cable, ce  n'est  pas  tant  la  face  du  Père  irrité  ;  c'est  la  face  de 
cette  colombe  tendre  et  bienfaisante  qui  a  gémi  tant  de  fois 
pour  eux,  qui  les  a  toujours  appelés  par  les  soupirs  de  sa 

1.  La  joie  de  bien  faire.  Voir    j       2.  Jérém.,  xxv,  58;  xlvi,  1(> 
page  4,  note  1.  I       3.  Apec,  ti,  16 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE.  327 

miséricorde  ;  c'est  la  face  de  cet  Agneau  qui  s'est  immolé 
pour  eux,  dont  les  plaies  ont  été  pour  eux  une  vive  source 
de  grâces.  Car  d'où  pensez-vous  que  sortent  les  flammes  qui 
dévoreront  les  chrétiens  ingrats?  de  ses  autels,  de  ses  sacre- 
ments, de  ses  plaies,  de  ce  côté  ouvert  sur  la  croix  pour  nous 
être  une  source  d'amour  infini  :  c'est  de  là  que  sortira  l'in- 
dignation; de  là  la  juste  fureur,  et  d'autant  plus  implacable 
qu'elle  aura  été  détrempée  dans  la  source  même  des 
grâces  :  car  il  est  juste  et  très  juste  que  tout- et  les  grâces 
mêmes  tournent  en  amertume  à  un  cœur  ingrat.  0  poids 
des  grâces  rejetées,  poids  des  bienfaits  méprisés,  plus  insup- 
portable que  les  peines  mêmes,  ou  plutôt,  et  pour  dire  mieux, 
accroissement  infini  dans  les  peines!  Ah!  mes  frères,  que 
j'appréhende  que  ce  poids  ne  tombe  sur  vous,  et  qu'il  n'y 
tombe  bientôt  ! 

Et  en  effet,  chrétiens,  si  la  grâce  refusée  aggrave  le  poids 
des  supplices,  elle  en  précipite  le  cours  :  car  il  est  bien  na- 
turel qu'un  cœur  épuisé  par  l'excès  de  son  abondance,  fasse 
tarir  la  source  des  grâces  pour  ouvrir  tout  à  coup  celle  des 
vengeances  ;  et  il  faut,  avant  que  [de]  finir,  prouver  encore 
en  un  mot  cette  vérité. 

Dieu  est  pressé  de  régner  sur  nous  ;  car  à  lui,  comme  vous 
savez,  appartient  le  règne,  et  il  doit  à  sa  grandeur  souveraine 
de  l'établir  promptement '.  Il  ne  peut  régner  qu'en  deux 
sortes,  ou  par  sa  miséricorde,  ou  par  sa  justice  :  il  règne  sur 
les  pécheurs  convertis  par  sa  sainte  miséricorde;  il  règne  sur 
les  pécheurs  condamnés  par  sa  juste  et  impitoyable  vengeance. 
Il  n'y  a  que  ce  cœur  rebelle  qu'il  presse  et  qui  lui  résiste, 
qu'il  cherche  et  qui  le  fuit,  qu'il  touche  et  qui  le  méprise, 
jur  lequel  il  ne  règne  ni  par  sa  bonté,  ni  par  sa  justice,  ni 
par  sa  grâce,  ni  par  sa  rigueur  :  il  n'y  souffre  que  des 

1.  Var    ;  de   ne    tarder  rus  à  l'établir,  etc. 

BOSSUEï,   SKIIMONS.  24 


528 


SUR  L'ARDEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 


rebuts  plus  indignes  que  ceux  des  Juifs  dont  il  a  été  le 
jouet. 

Ah  !  ne  tous  persuadez  pas  que  sa  toute-puissance  endure 
longtemps  ce  malheureux  interrègne.  Non,  non,  pécheurs, 
ne  vous  trompez  pas,  le  royaume  de  Dieu  approche  :  Appro- 
pmquamt*.  Il  faut  qu'il  y  règne  sur  nous  par  l'obéissance  à 
sa  grâce,  ou  bien  il  y  régnera  par  l'autorité  de  sa  justice  : 
plus  sont  grandes  les  grâces  que  vous  méprisez,  plus  la  ven- 
geance est  prochaine.  Saint  Jean  commençant  sa  prédication 
pour  annoncer  le  Sauveur,  dénonçait  *  à  toute  la  terre  que 
la  colère  allait  venir,  que  le  royaume  de  Dieu  allait  s'appro- 
cher :  tant  la  grâce  et  la  justice  sont  inséparables.  Mais 
quand  ce  divin  Sauveur  commence  à  paraître,  il  ne  dit  point 
qu'il  approche,  ni  que  la  justice  s'avance;  mais  écoutez 
comme  il  parle  :  «  La  cognée  est  déjà,  dit-il,  à  la  racine  de 
«  Parbre  :  »  Jam  tecuris  ad  radicem  arborum  posita  est*. 
Oui,  la  colère  approche  toujours  avec  la  grâce  ;  la  cognée 
s'applique4  toujours  par  le  bienfait  même;  et  la  sainte  in- 
spiration, si  elle  ne  nous  vivifie,  elle  nous  tue. 


1.  Matth.,  m,  2. 

î.  Dénonçait,  annonçait  avec 
menace.  Voir  page  504,  note  i  .. 
*  Les  sages  lui  dénonçaient  (à 
Henri  VIII)  qu'en  remuant  ce 
seul  point  (l'autorité  de  l'Église) 
il  mettait  tout  en  péril.  •  Orai- 
son funèbre  d'Henriette  de 
France. 


3.  Matth.,  m,  10. 

4.  L'emploi  des  verbes  réfléchis 
au  sens  passif  était  beaucoup  plus 
étendu  au  zvu*  siècle  que  de  nos 
jours:  «Les  contraintes  qui  s' exé- 
cutaient pour  dettes  par  les  riches 
contre  les  pauvres.  »  Bossue  t. 
Voir  Chassang ,  Gramm.  franc., 
parag?.  283. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION 

SERMON  POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  LAVENT 

PRÊCHÉ  AD  LOUVRE,. LE  6  DÉCEMBRE  1665 

NOTICE 

Le  sermon  sur  la  Divinité-de  la  Religion,  prêché,  comme  le  texte 
l'indique,  un  deuxième  dimanche  d'Avent,  a  été  donné  à  la  Cour  : 
l'orateur  le  dit  en  propres  termes  à  la  fin  du  premier  point 
Mais  Bossuet  ayant  prêché  deux  Agents  à  la  Cour,  en  1665  et 
1669,  à  laquelle  de  ces  deux  stations  ce  sermon  appartient-il  ?  On 
a  remarqué  justement1  qu'en  1669  le  deuxième  dimanche  de 
FAvent  se  trouvait  être  la  fête  de  la  Conception  de  la  Vierge.  Bos- 
suet dut  par  conséquent,  ce  jour-là,  prêcher  sur  ce  mystère,  et 
c'est  dès  lors  à  l'Avent  de  1665  qu'il  faut  rapporter  le  sermon 
mr  lu  Divinité  de  la  Religion. 


EXTRAITS 

Cmci  videntr  claudi  ambulant,  leprosi  mun- 
dantur,  surdi  mudiunt,  mortuiresurgunt,  pau- 
peres  evangelizantur  :  et  beatus  est  qui  non 
fuerit  scandalixatus  in  me  l 

Les  aveugles  voient,  les  boiteux  marchent,  les 
lépreux  sont  purifiés,  les  sourds  entendent,  les 
morte  ressuscitent,  l'Évangile  est  annoncé  aux 
pauvres  :  et  heureux  celui  qui  ne  sera  pas  scan- 
dalisé à  mon  sujet 

Matth.,  xi,  5,  6. 

Jésus-Christ,  interrogé  dans  notre  Évangile  par  les  dis- 
ciples de  saint  Jean-Baptiste,  s'il  est  ce  Messie  que  l'on  att«n- 

1.  Édit.  Lâchât,  t.  vm,  p.  177. 


330 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 


dait,  te  ce  Dieu  qui  devait  venir  en  personne  pou?  sauver 
la  nature  humaine,  Tu  es  qui  venturus  es?  «  Êtes- vous  celui 
qui  devez  venir  î  »  leur  dit  pour  toute  réponse,  qu'il  fait  des 
biens1  infinis  au  monde,  et  que  le  monde  cependant  se  sou- 
lève unanimement  contre  lui.  Il  leur  raconte  d'une  même 
suite  les  grâces  qu'il  répand,  et  les  contradictions  qu'il 
endure  ;  les  miracles  qu'il  fait,  et  les  scandales  qu'il  cause 
à  un  peuple  ingrat  ;  c'est-à-dire  qu'il  donne  aux  hommes, 
pour  marque  de  divinité  en  sa  personne  sacrée,  premiè- 
rement ses  bontés  ,  et  secondement  leur  ingratitude. 

En  effet,  chrétiens,  il  est  véritable  que  Dieu  n'a  jamais 
cessé  d'être  bienfaisant,  et  que  les  hommes  de  leur  côté* 
n'ont  jamais  cessé  d'être  ingrats  :  tellement  qu'il  pour- 
rait sembler,  tant  notre  méconnaissance5  est  extrême!  que 
c'est  comme  un  apanage  delà  nature  divine  d'être  infiniment 
libérale  aux  hommes,  et  de  ne  trouver  toutefois  dans  le 
genre  humain  qu'une  perpétuelle  opposition  à  ses  volontés, 
et  un  mépris  injurieux  de  toutes  ses  grâces. 

Saint  Pierre  a  égalé 4  en  deux  mots  les  éloges  des  plus 
fameux 5  panégyriques,  lorsqu'il  a  dit  du  Sauveur,  «  qu'il 
passait  en  bien-faisant 6  et  guérissant  tous  les  «  oppressés  :  » 
Pertransiit  benefaciendo  et  sanando  orunes  oppressos1.  Et 
certes  il  n'y  a  rien  8  de  plus  magnifique  et  de  plus  digne 
d'un  Dieu,  que  de  laisser  partout  où  il  passe  des  effets  de  sa 
bonté  ;  que  de  marquer  tous  ses  pas  9  par  ses  bienfaits  ;  que 
de  parcourir  les  provinces,  non    par  ses  victoires10,  comme 


1.  Pluriel  usité  au  xvi^  siècle. 
«  Il  est  comblé  des  biens  et  des 
manières  obligeantes  de  M.  de 
Vardes...  Un  hiver  en  Provence 
lui  fera  tous  les  biens  du  monde.  » 
Sévigné. 

2.  Var.  :  les  hommes  aussi. 

3.  Gratitude  :  vieux  mot,  em- 


ployé aussi  par  La  Rochefoucaul  J. 

4.  Var.  :  surpassé. 

5.  Var.  :  pompeux. 

6.  Voir  page  4,  note  1. 

7.  Act.,  x,  38. 

8.  Var.  :  Car  qu'y  a-t-il 

9.  Var.  :  toute  sa  route 

10.  Comparez  page  4. 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION.  531 

on  a  dit  de  ces  conquérants  ;  car  c'est  tout  ravager  et  tout 
détruire  ,  mais  par  ses  libéralités. 

Ainsi  Jésus-Christ  a  montré  aux  hommes  sa  divinité  comme 
lie  a  accoutumé  de  se  déclarer,  à  savoir  par  ses  grâces  et 
par  ses  soins  paternels  ;  et  les  hommes  l'ont  traité  aussi 
comme  ils  traitent  la  Divinité,  quand  ils  l'ont  payé,  selon 
leur  coutume,  d'ingratitude  et  d'impiété1:  Et  beatus  est  qui 
n  on  fuerit  scandalizatus  in  me  ! 

Voilà  en  peu  de  mots  ce  qui  nous  est  proposé2  dan  s  notre 
évangile  ;  mais  pour  en  tirer  les  instructions,  il  faut  un  plus 
long  discours,  dans  lequel  je  ne  puis  entrer  qu'après  avoir 
imploré  le  secours  d'en  haut.  Ave. 

Gœci  vident,  claudi  ambulant,  leprosi  mundantur  :  etbeatut 
est  qui  non  fuerii  scandalizatus  in  me  '  «  Les  aveugles 
voient;  les  boiteux  marchent,  les  lépreux  sont  purifiés  :  et 
bienheureux  est  celui  qui  n'est  point  scandalisé  en  moi3!» 
Ce  n'est  plus  en  illuminant4  les  aveugles, ni  en  faisant  marcher 
les  estropiés,  ni  en  purifiant  les  lépreux,  ni  en  ressuscitant 
les  morts,  que  Jésus-Christ  autorise  sa  mission,  et  fait  con- 
naître aux  hommes  sa  divinité.  Ces  choses  ont  été  faites  du- 
rant les  jours  de  sa  vie  mortelle,  et  continuées  dans  sa 
sainte  Église  tant  qu'il  a  été  nécessaire  pour  poser  les  fon- 
dements de  la  foi  naissante.  Mais  ces  miracles  sensibles 
qui  ont  été  faits  par  le  Fils  de  Dieu  sur  des  personnes  par- 
ticulières et  pendant  un  temps  limité,  étaient  les  signes 
sacrés  d'autres  miracles  spirituels  qui  n'ont  point  de  bornes 
semblables,  puisqu'ils  regardent  également  tous  les  hommes 
et  tous  les  siècles 

En  effet,  ce  ne  sont   point  seulement    des  •  particuliers 

1.  Bossuet  a  changé  quatre  fois       «  Cherchant  à  proposer  [au  leo 
sur  le  manuscrit  l'ordre  de  ces       teur]  des.défauts  à  éviter...» 
deux  derniers  mots.  3.  A   mon   sujet,   à  propos  de 

2.  Mis  sous  les  yeux.  La  Bruyère       moi.  Cf.  le  texte  latin. 
dPréface  du  Disc,  à  l'Académie):  4.  Vieux  mot,  non  remplacé. 


532 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LÀ  RELIGION. 


aveugles,  estropiés  et  lépreux,  qui  demandent  au  Fils  de 
Dieu  le  secours  de  sa  main  puissante.  Mais  plutôt  tout  le 
genre  humain,  si  nous  le  savons  comprendre1,  est  ce  sourd 
et  cet  aveugle  qui  a  perdu  la  connaissance  de  Dieu,  et  ne 
peut  plus  entendre  sa  voix.  Le  genre  humain  est  ce  boiteux 
qui,  n'ayant  aucune  règle  des  mœurs,  ne  peut  plus  ni  mar- 
cher droit,  ni  se  soutenir.  Enfin  le  genre  humain  est  tout 
ensemble  et  ce  lépreux  et  ce  mort  qui,  faute  de  trouver 
quelqu'un  qui  le  retire  du  péché,  ne  peut  ni  se  purifier  de 
ses  taches2,  ni  éviter  sa  corruption.  Jésus-Christ  a  rendu  l'ouïe 
à  ce  sourd  et  la  clarté  à  cet  aveugle,  quand  il  a  fondé  la  foi  : 
Jésus-Christ  a  redressé  ceboiteux  quand  il  a  réglé  les  mœurs; 
Jésus-Christ  a  nettoyé  ce  lépreux  et  ressuscité  ce  mort,  quand 
il  a  établi  dans  sa  sainte  Église  la  rémission  des  péchés. 
Voilà  les  trois  grands  miracles  par  lesquels  Jésus-Christ 
nous  montre  sa  divinité;  et  en  voici  le  moyen3. 

Quiconque  fait  voir  aux  hommes  une  vérité  souveraine  et 
toute-puissante,  une  droiture  infaillible,  une  bonté  sans 
mesure,  fait  voir  en  même  temps  la  divinité.  Or  est-il  que* 
le  Fils  de  Dieu  nous  montre  en  sa  personne  une  vérité  sou- 
veraine par  l'établissement  de  la  foi,  une  équité,  infaillible 
par  la  direction  des  mœurs,  une  bonté  sans  mesure  par  la 
rémission  des  péchés  :  il  nous  montre  donc  sa  divinité. 
Mais  ajoutons,  s'il  vous  plaît,  pour  achever  l'explication 
de  notre  évangile,-  que  tout  ce  qui  prouve  sa  divinité 
prouve  aussi  notre  ingratitude.  Beatus  qui  non  fuerit  Scan- 


ia Var.  :  si  nous  l'entendons. 

2.  Var.  :  immondices-ordures. 

3.  C.-à-d.  la  façon  dont  ces  mi- 
racles s'accomplissent. 

4.  Or  est-il  que,  locution  habi- 
tuelle à  Bossuet.  «  Or  est-il  que 
le  fils  de  Dieu  a  voulu  choisir  la 
parole  pour  être  l'instrument  de 


sa  grâce...  »  Sermon  sur  la 
Prédication  Êvangélique  (1662)  : 
a  Or  est-il  que- traiter  les  hommes 
selon  leur  mérite  c'est  un  acte  de 
la  justice  qu'on  appelle  distribu- 
tive.  »  Sur  l'aumône  (1666).  Elle 
ne  se  retrouve  plus  dans  les  Orai- 
sons funèbre*. 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 


333 


dahzatus  in  me!  Heureux  celui  qui  ne  sera  pas  scandalisé  à 
mon  sujet! 

Tous  ses  miracles  nous  sont*  un  scandale  ;  toutes  ses 
grâces  nous  deviennent3  un  empêchement.  Il  a  voulu, 
chrétiens,  dans  la  foi  que  les  vérités  fussent  hautes1, 
dans  la  règle  des  mœurs  que  la  voie  fût  droite,  dans  la 
rémission  des  péchés  que  le  moyen  fût  facile.  Tout  cela 
était  fait  pour  notre  salut  ;  cette  hauteur  pour  nous  élever; 
cette^lroiture  pour  nous  conduire  ;  cette  facilité  pour  nous 
inviter  à  la  pénitence.  Mais  nous  sommes  si  dépravés,  que 
tout  nous  tourne  à  scandale,  puisque  la  hauteur  des  vérités 
de  la  foi  fait  que  nous  nous  soulevons  contre  l'autorité  de 
Jésus-Christ  ;  que  l'exactitude  de  la  règle  qu'il  nous  donne 
nous  porte  à  nous  plaindre  de  sa  rigueur  ;  et  que  la  facilité 
du  pardon  nous  est  une  occasion  d'abuser  de  sa  patience. 

PREMIER  POINT 

La  vérité  est  une  reine  qui  habite  en  elle-même  et  dans 
sa  propre  lumière,  laquelle  par  conséquent  est  elle-même 
son  trône,  elle-même  sa  grandeur,  elle-même  sa  félicité. 
Toutefois  pour  le  bien  des  hommes,  elle  a  voulu  régner  sur 
eux,  et  Jésus-Christ  est  venu  au  monde  pour  établir  cet 
empire  par  la  foi  qu'il  nous  a  prêchée.  J'ai  promis,  mes- 
sieurs, de  vous  faire  voir  que  la  vérité  de  cette  foi  s'est 
établie  en  souveraine,  et  en  souveraine  toute-puissante;  et 
la  marque  assurée  que  je  vous  en  donne,  c'est  que  sans  se 
croire  obligée  d'alléguer  aucune  raison,  et  sans  être  jamais 
réduite  à  emprunter  aucun  secours,  par  sa  propre  autorité, 
par  sa  propre  force,  elle  a  fait  ce  qu'elle  a  voulu,  et  a 
régné  dans  le  monde.  C'est  agir,  si  je  ne  me  trompe, 


1.  «  Tout  vous  est  aquilon.  » 
La  Fontaine.  (Le  Chêne  et  le  Ro- 
teau.)  c  Ce    m'est   un  fort  bon 


signe.  »  Molière  (Misanthrope,  I,  i). 

2.  Var.  :  nous  sont. 

3.  Au-dessus  de  la  raison. 


534  SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 

assez  souverainement  :  mais  il  faut  appuyer  ce  que  j'avance. 

J'ai  dit  que  la  vérité  chrétienne  n'a  point  cherché  son 
appui  dans  les  raisonnements  humains,  mais  qu'assurée 
d'elle-même,  de  son  autorité  suprême  et  de  son  origine 
céleste,  elle  a  dit,  et  a  voulu  être  crue:  elle  a  prononcé  ses 
oracles,  et  a  exigé  la  sujétion. 

Elle  a  prêché  une  Trinité,  mystère  inaccessible  par  sa 
hauteur:  elle  a  annoncé  un  Dieu  homme,  un  Dieu  anéanti 
jusques  à  la  croix,  abîme  impénétrable  par  sa  bassesse. 
Comment  a-t-elle  prouvé  ?  Elle  a  dit  pour  toute  raison  qu'il 
faut  que  la  raison  lui  cède,  et  qu'elle  est1  née  sa  sujette. 
Voici  quel  est  son  langage  :  Hœc  dicit  Dominus:  «  Le  Sei- 
gneur a  dit.  »  Et  en  un  autre  endroit  :  a  II  est2  ainsi,  parce 
que  j'en  ai  dit  la  parole:  »  Quia  verbum  ego  locutus  sum,  dicit 
Domintu'3 .  Et  en  effet,  chrétiens,  que  peut  ici  opposer 
la  raison  humaine?  Dieu  a  le  moyen  de  se  faire  entendre, 
il  a  aussi  le  droit  de  se  faire  croire.  Il  peut  par  sa  lumière 
infinie  nous  montrer,  quand  il  lui  plaira,  la  vérité  à  décou- 
vert: il  peut  par  son  autorité  souveraine  nous  obliger  à  nous 
y  soumettre,  sans  nous  en  donner  l'intelligence.  Et  il  est 
digne  de  la  grandeur,  de  la  dignité,  de  la  majesté  de  ce 
premier  Être,  de  régner  sur  tous  les  esprits,  soit  en  les 
captivant  par  la  foi,  soit  en  les  contentant  par  la  claire  vue. 

Jésus-Christ  a  usé  de  ce  droit  royal  dans  l'établissement 
\de  son  Évangile  ;  et  comme  sa  sainte  doctrine  ne  s'est  point 
fondée  sur  les  raisonnements  humains,-pour  ne  point  dégé- 
nérer d'elle-même,  elle  a  aussi  dédaigné  le  soutien*  de  l'élo- 
quence. Il  est  vrai  que  les  saints  apôtres,  qui  ont  été  ses 
prédicateurs,  ont  abattu  aux  pieds  de  Jésus  la  majesté  des 
faisceaux  romains,  et  qu'ils  ont  fait  trembler  dans  lei\rs  tn- 


1  Var.  :  parce  qu'elle  est  née...    j       3.  Jerem.,  xxxiv,  5. 
2.  Cf.  p.  318,  n.  1.  I       4.  Var.  :  le  secours. 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 


335 


bunaux  les  juges  devant  lesquels  ils  étaient  cités1.  Ils  ont  ren- 
versé les  idoles,  ils  ont  converti  les  peuples.  «  Enfin  ayant 
affermi,  dit  saint  Augustin,  leur  salutaire  doctrine,  ils  ont 
laissé  à  leurs  successeurs  la  terre  éclairée  par  une  lumière 
céleste  :  »  Confirmata  saluberrima  disciplina,  illuminatas  ter- 
ras posteris  reliquerunt*.  Mais  ce  n'est  point  par  l'art  du  bien- 
dire,  par  l'arrangement  des  paroles,  par  des  figures  arti- 
ficielles, qu'ils  ont  opéré  tous  ces  grands  effets.  Tout  se  fait 
par  une  secrète  vertu  qui  persuade  contre  les  règles,  ow 
plutôt  qui  ne  persuade  pas  tant  qu'elle  captive  les  enten- 
dements -,  vertu  qui,  venant  du  ciel,  sait  se  conserver  tout 
entière  dans  la  bassesse  familière 3  de  leurs  expressions, 
et  dans  la  simplicité  d'un  style  qui  parait  vulgaire  : 
comme  on  voit  un  fleuve  rapide  qui  retient,  coulant  dans 
la  plaine,  cette  force  violente  et  impétueuse  qu'il  a  acquise 
aux  montagnes  d'où  il  tire  son  origine  4. 
î  Concluons  donc,  chrétiens,  que  Jésus-Christ  a  fondé  son 
saint  Évangile  d'une  manière  souveraine  et  digne  d'un  Dieu; 
et  ajoutons,  s'il  vous  plaît,  que  c'était  la  plus  convenable 
aux  besoins  de  notre  nature.  Nous  avons  besoin  parmi  nos 
erreurs,  non  d'un  philosophe  qui  dispute,  mais  d'un  Dieu 
qui  nous  détermine  dans  la  recherche  de  la  vérité.  La  voie 
du  raisonnement  est  trop  lente  et  trop  incertaine  :  ce  qu'il  faut 
chercher  est  éloigné,  ce  qu'il  faut  prouver  est  indécis.  Cepen- 
dant il  s'agit  du  principe  même  et  du  fondement  de  la  conduite, 


1.  Note  marginale  :  «  Dispu- 
tante Mo  de  justitia  et  casti- 
tate,  et  judicio  futuro.  (Il  s'agit 
de  saint  Paul  :  le  juge  athénien 
l'écoute) quoique  infidéle.(£2  nous, 
chrétiens)  nous  écoutons  sans 
être  émus.  Lequel  est  le  prison- 
nier? Lequel  est  le  juge?  Treme- 
factui,  judex  respondit  (A et., 
ixiv,  25).  Ce  n'est    plus  l'accusé 


qui  demande  du  délai  à  son  jug* 
c'est  le  juge  effrayé  qui  en  de- 
mande à  son  criminel.  » 

t.  S.  Aug.,  de    Vera    Relig.,  4. 

5-  Var.  :  modeste. 

4.  Var.  :  d'où  ses  eaux  sont  pré- 
cipitées. Voyez  plus  haut  la  même 
comparaison,  avec  quelques  va- 
riantes, dans  le  Panégyrique  de 
saint  Paul  (premier  point),  p.  146. 


536  SUÏ*  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 

sur  lequel  il  faut  être  résolu  d'abord  :  il  faut  donc  nécessaire- 
ment en  croire  quelqu'un.  Le  chrétien  n'a  rien  à  chercher, 
parce  qu'il  trouve  tout  dans  la  foi.  Le  chrétien  n'a  rien  à 
prouver,  parce  que  la  foi  lui  décide  tout,  et  que  Jésus-Christ 
lui  a  proposé  de  sorte  les  vérités  nécessaires,  que  s'il  n'est 
pas  capable  de  les  entendre,  il  n'est  pas  moins  disposé  *  à 
les  croire  :  Talia  populis  persuader et>  credendasaltem,si  per- 
cipere  non  valerent*. 

Ainsi,  par  même  moyen,  Dieu  a  été  nonoré,  parce  qu'on 
l'a  cru,  comme  il  est  juste,  sur  sa  parole  ;  et  l'homme  a  été 
instruit  par  une  voie  courte,  parce  que,  sans  aucun  circuit 
de  raisonnement,  l'autorité  de  la  foi  l'a  mené  dès  le  premier 
pas  à  Ja  certitude. 

Mais  continuons  d'admirer  l'auguste  souveraineté  de  la 
vérité  chrétienne.  Elle  est  venue  sur  la  terre  comme  une 
étrangère,  inconnue  et  toutefois  haïe  et  persécutée,  durant 
l'espace  de  quatre  cents  ans,  par  des  préjugés  iniques. 
Cependant,  parmi  ces  fureurs  du  monde  entier  conjuré 
contre  elle,  elle  n'a  point  mendié  de  secours  humain.  Elle 
s'est  fait  elle-même  des  défenseurs  intrépides  et  dignes  de 
sa  grandeur,  qui,  dans  la  passion  qu'ils  avaient  pour  ses 
intérêts,  ne  sachant  que  la  confesser  et  mourir  pour  elle, 
ont  couru  à  la  mort  avec  tant  de  force,  qu'ils  ont  effrayé 
leurs  persécuteurs,  qu'à  la  fin  ils  ont  fait  honte  par  leur 
patience  aux  lois  qui  les  condamnaient  au  dernier  supplice, 
et  onl  obligé  les  princes  à  les  révoquer.  Orando,  patiendo, 
cum  pia  securiiate  moriendo,  leges  quïbus  damnabatur  chris- 
iiana  reliqio,  erubescere  compulerunt,  mutarique  fecerunt,  dit 
éloquemment  saint  Augustin5. 

C'était  donc  le  conseil  de  Dieu  et  la  destinée  de  la  vérité, 
si  je  puis  parler  delà  sorte,  qu'elle  fût  entièrement  établie 

1.  Var.  :  il  est  néanmoins  tout  I  2.  S.  Aug.tde  fera  Religione, 3. 
prêt  —  il  n'est  pas  moins  prêt.        I       3.  De  CivitaU  Dei,  VIII,  zx. 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION.  337 

malgré  les  rois  de  la  terre,  et  que,  dans  la  suite  des  temps, 
elle  les  eût  premièrement  pour  disciples,  et  après  pour 
défenseurs  *.  Il  ne  les  a  point  appelés  quand  il  a  bâti  son 
Église.  Quand  il  a  eu  fondé  immuablement  et  élevé  jusqu'au 
comble  ce  grand  édifice,  il  lui  a  plu  alors  de  les  appeler2.  Il 
les  a  donc  appelés,  non  point  par  nécessité,  mais  par  grâce. 
Donc  l'établissement  de  la  vérité  ne  dépend  point  de  leur 
assistance,  ni  l'empire  de  la  vérité  ne  relève  point  de  leur 
sceptre  5  :  et  si  Jésus-Christ  les  a  établis  défenseurs  de  son 
Évangile,  il  le  fait  par  honneur  et  non  par  besoin;  c'est  pour 
honorer  leur  autorité  et  pour  consacrer  leur  puissance. 
Cependant  sa  vérité  sainte  se  soutient  toujours  d'elle-même 
et  conserve  son  indépendance.  Ainsi  lorsque  les  princes 
défendent  la  foi,  c'est  plutôt  la  foi  qui  les  défend  ;  lorsqu'ils 
protègent  la  religion,  c'est  plutôt  la  religion  qui  les  pro- 
tège et  qui  est  l'appui  de  leur  trône.  Par  où*  vous  voyez  clai- 
rement que  la  vérité  se  sert  des  hommes,  mais  qu'elle  n'en 
dépend  pas:  et  c'est  ce  qui  nous  paraît  dans  toute  la  suite 
de  son  histoire.  J'appelle  ainsi  l'histoire  de  l'Église  ;  c'est 
l'histoire  du  règne  de  la  vérité.  Le  monde  à  menacé  :  la 
vérité  est  demeurée  ferme  ;  il  a  usé  de  tours  subtils  et  de 
flatteries  :  la  vérité  est  demeurée  droite.  Lès  hérétiques  ont 
'brouillé5:  la  vérité  est  demeurée  pure.  Les  schismes  ont  dé- 
Ichiré  le  corps  de  l'Église,  la  vérité  est  demeurée  entière. 
Plusieurs  ont  été  séduits,  les  faibles  ont  été  troublés,  les 
forts  mêmes  ont  été  émus;  un  Osius,  un  Origène,  un  Ter- 
tullien,  tant  d'autres  qui  paraissaient  l'appui  de  l'Église,  sont 
tombés  avec  grand  scandale  :  la  vérité  est  demeurée  toujours 
immobile.  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  souverain  ni 6  de   plus 


1.  Voir  plus  loin,  p.  483-488. 

2.  Note  marginale  :  «  Et  nunc, 
reges...  Et  vous  rois,  mainte- 
nant... > 

3.  Var.  :  trône, 


l.  Voyez  page  182,  note  4. 

5.  Verbe  très  usité  au  xvn*  siè- 
cle, même  au  neutre  :  «  Il  cherche, 
il  brouille,  il  crie...»  La  Bruyère 

6.  Voyez  page  214,  note  2. 


358  SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 

indépendant  que  la  vérité,  qui  persiste  toujours,  immuable, 
malgré  les  menaces  et  les  caresses,  malgré  les  présents  et 
les  proscriptions,  malgré  les  schismes  et  les  hérésies,  mal- 
gré toutes  les  tentations  et  tous  les  scandales  ;  au  milieu 
de1  la  défection  de  ses  enfants  infidèles,  et  dans  la  chute 
funeste  de  ceux-là  même  qui  semblaient  être  ses  colonnes  t 

Après  cela,  chrétiens,  quel  esprit  ne  doit  pas  céder  à 
une  autorité  si  bien  établie?  et  que  je  suis  étonné  quand 
j'entends  des  hommes  profanes  qui,  dans  la  nation  la  plus 
florissante  de  la  chrétienté,  s'élèvent  ouvertement  contre 
l'Évangile!  Les  entendrai-je  toujours  et  les  tnnverai-je 
toujours  dans  le  monde,  ces  libertins  déclarés,  esclaves 
de  leurs  passions,  et  téméraires  censeurs  des  conseils  de 
Dieu;  qui,  tout  plongés  qu'ils  sont  dans  les  choses  basses, 
se  mêlent  de  décider  hardiment  des  plus  relevées2  ?  Pro- 
fanes et  corrompus,  lesquels,  comme  dit  saint  Jude,  «  blas- 
phèment ce  qu'ils  ignorent,  et  se  corrompent  dans  ce 
qu'ils  connaissent  naturellement  :_j*  Quœcumque  quidem 
ignorant,  blasphémant;  quçecumque  autem  naturaliter,  tan- 
quammuta  animantia,  norunt,  in  his  corrumpuntur* .  Hommes 
deux  fois  morts,  dit  le  mémo  apôtre;  morts  premièrement, 
parce  qu'ils  ont  perdu  la  charité,  et  morts  secondement, 
parce  qu'ils  ont  même  arraché  la  foi  :  Arbores  infructuosœ, 
eradicatx,  bis  mortuœ  4:  «  Arbres  infructueux  et  déracinés,  » 
qui  ne  tiennent  plus  à  l'Église  par  aucun  lien.  0  Dieu! 
les  verrai-je  toujours  triompher  dans  les  compagnies5; et 
empoisonner  les  esprits  par  leurs  railleries  sacrilèges? 

Mais,  hommes  doctes  et  curieux,  si  vous  voulez  discuter 
la  religion,  apportez-y  du  moins  et  la  gravité  et  le  poids 
que  la  matière  demande.  Ne  faites  point  les  plaisants  mal 

1.  Var.  :  Enfin  parmi.  |       3.  Jud.,  10. 

2.  Var.  :   décident   hardiment  4.  Jud.t  12. 

des  plus  hautes.  I       5.  Assemblées,  cercles. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION.  339 

à  propos,  dans  des  choses  si  sérieuses  et  si  vénérables. 
Ces  importantes  questions  ne  se  décident  pas  par  vos 
demi-mots  et  par  vos  branlements  de  tête,  par  ces  fines 
railleries  dont  vous  nous  vantez  la  délicatesse  et  par  ce 
dédaigneux  souris1.  Pour  Dieu,  comme  disait  cetami  de  Job2, 
ne  pensez  pas  être  les  seuls  hommes,  et  que  toute  la 
sagesse  soit  dans  votre  esprit.  Vous  qui  voulez  pénétrer 
les  secrets  de  Dieu,  çà5,  paraissez,  venez  en  présence4, 
développez-nous  les  énigmes  de  la  nature  ;  choisissez  ou 
ce  qui  est  loin,  ou  ce  qui  est  près,  ou  ce  qui  est  à  vos 
pieds,  ou  ce  qui  est  bien  haut  suspendu  sur. vos  têtes!  Quoi! 
partout  votre  raison  demeure  arrêtée!  partout  ou  elle  gau- 
chit5, ou  elle  s'égare,  ou  elle  succombe!  Cependant  vous  ne 
voulez  pas  que  la  foi  vous  prescrive  ce  qu'il  faut  croire. 
Aveugle  chagrin  et  dédaigneux .  vous  ne  voulez  pas  qu'on 
vous  guide  et  qu'on  vous  donne,  la  main  !  Pauvre  voyageur 
égaré  et  présomptueux,  qui  croyez  savoir  le  chemin,  qui 
vous  refusez  la  conduite6, que  voulez-vous  qu'on  vous  fasse! 
Qtfoi  !  voulez-vous  donc  qu'on  vous  laisse  errer  î  Mais  vous 
vous  ir^z  engager  dans  quelque  chemin  perdu  7;  vous  vous 
jetterez  dans  quelque  précipice.  Voulez-vous  qu'on  vous 
fasse  entendre  clairement  toutes  les  vérités  divines?  Mais 
considérez  où^vous  êtes  et  en  quelle  basse  région  du  monde 
vous  avez  été  relégué.  Voyez  cette  nuit  profonde,  ces  ténè- 
bres épaisses  qui  vous  environnent  :. la  faiblesse,  l'imbécil- 


1.  Très  usité  au  xvn*  siècle 
et  même  au  svm*  siècle.  V.  p.  367, 

3. 

2.  Job.,  xii,  1. 

5.  Çà.  Voyez  page  187,  note  2. 

4,1  Locution  rare,  —  conservée 
du  bas-latin  juridique  :  in  prse- 
tenli  venire.  Cf.  Du  Gange. 

5.  Gauchit.  Vieux  mot  que  Bos- 
luet  affectionne  :  «   se  détour- 


ner de  la  ligne  droite.  »  «  Astres 
errants  qui  gauchissent  et  se  dé- 
tournent au  gré  des  vanités,  désin- 
térêts et  des  passions  humaines.  » 
Or.  (un.  de  Nicolas  Cornet  (1603). 

6.  Qui  vous  privez  d'être  con- 
duit. Voyez  page  243,  note  2. 

7.  Var.  :  vous  irez  vous  perdre 
dans  les  précipices  —  (dans)  de/» 
détours  infinis. 


540  SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 

lité,  l'ignorance  de  votre  raison.  Concevei  que  ce  n'est  pas 
ici  la  région  de  l'intelligence*.  Pourquoi  donc  ne  voulez- 
vous  pas  qu'en  attendant  que  Dieu  montre  à  découvert 
ce  qu'il  est,  la  foi  vienne  à  votre  secours,  et  vous  apprenne  du 
moins  ce  qu'il  en  faut  croire  ? 

Mais,  messieurs,  c'est  assez  combattre  ces  esprits  profanes 
et  témérairement  curieux.  Ce  n'est  pas  le  vice  le  plus  com- 
mun, et  je  vois  un  autre  malheur  bien  plus  universel  dans 
la  cour.  Ce  n'est  point  cette  ardeur  inconsidérée  de  vouloir 
aller  trop  avant,  c'est  une  extrême  négligence  de  tous  les 
mystères.  Qu'ils  soient  ou  qu'ils  ne  soient  pas,  les  hommes 
trop  dédaigneux  ne  s'en  soucient  plus  et  n'y  veulent  pas 
seulement  penser;  ils  ne  savent  s'ils  croient  ou  s'ils  ne 
croient  pas  ;  tout  prêts  à  vous  avouer  ce  qu'il  vous  plaira, 
pourvu  que  vous  les  laissiez  agir  à  leur  mode  et  passer  la 
vie  à  leur  gré.  «  Chrétiens  en  l'air,  dit  Tertullien,  et  fidè- 
les si  vous  le8  voulez  :  «  Plerosque  in  ventum,  et  si  placus- 
rtf,  christianos*.))  Ainsi  je  prévois  que  les  libertins  et  les 
esprits  forts  pourront  être  décrédités,  non  par  aucune  hor- 
reur de  leurs  sentiments,  mais  parce  qu'on  tiendra  tout 
dans  l'indifférence,  excepté  les  plaisirs  et  les  affaires. 
Voyons  si  je  pourrai  rappeler  les  hommes  de  ce  profond 
assoupissement,  en  leur  représentant,  dans  mon  second 
point,  la  beauté  incorruptible  de  la  morale  chrétienne. 

DEUXIÈME  POINT 

Grâce  à  la  miséricorde  divine,  ceux  qui  disputent  tous 
les  jours  témérairement  de  la  vérité  de  la  foi  ne  contestent 
pas  au  christianisme  la  règle  des  mœurs,  et  ils  demeurent 
d'accord  de  la  pureté  et  de  la  perfection  de  notre  morale. 

i.  C'est-à-dire  le  lieu  oà  il  est    |    les  mystères  divins, 
permis  à  l'homme  de  comprendre    I       3.  Scorp.,  i. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 


541 


Mais  certes  ces  deux  grâces  sont  Inséparables.  D  ne  faut 
point  deux  soleils  non  plus  dans  la  religion  que  dans  la  na- 
ture; et  quiconque  nous  est  envoyé  de  Dieu  pour  nous 
éclairer  dans  les  mœurs,  le  même  nous  donnera  la  con- 
naissance certaine  des  choses  divines  qui  sont  le  fonde- 
ment nécessaire  de  la  bonne  vie.  Disons  donc  que  le  Fils 
de  Dieu  nous  montre  beaucoup  mieux  sa  divinité  en  diri- 
geant sans  erreur  la  vie  humaine,  qu'il  n'a  fait  en  redres 
saut  les  boiteux  et  faisant  marcher  les  estropiés.  Celui-là 
doit  être  plus  qu'homme,  qui,  à  travers  de1  tant  de  cou- 
tumes et  tle  tant  d'erreurs,  de  tant  de  passions  compliquées 
et  de  tant  de  fantaisies  bizarres,  a  su  démêler  au  juste  et 
fixer  précisément  la  règle  des  mœurs.  Réformer  ainsi  le 
genre  humain,  c'est  donner  à  l'homme  la  vie  raisonnable; 
c'est  une  seconde  création,  plus  noble  en  quelque  façon 
que  la  première.  Quiconque  sera  le  chef  de  cette  réforma- 
tion salutaire  au  genre  humain  doit  avoir  à  son  secours 
la  même  sagesse  qui  a  formé  l'homme  la  première  fois. 
Enfin  c'est  un  ouvrage  si  grand,  que  si  Dieu  ne  l'avait  pas 
fait,  lui-même  l'envierait  à  son  auteur. 

Aussi  la  philosophie  Ta-t-elle  tenté  vainement.  Je  sais 
qu'elle  a  conservé  de  belles  règles  et  qu'elle  a  sauvé  de 
beaux  restes  du  débris  des  connaissances  humaines;  mais 
je  perdrais  un  temps  infini  si  je  voulais  raconter  toutes 
ses  erreurs.  Allons  donc  rendre  nos  hommages  à  cette 
équité  infaillible  qui  nous,  règle  dans  l'Évangile.  J'y  cours, 
suivez-moi,  mes  frères;  et  afin  que  je  vous  puisse  présenter 
l'objet  d'une  adoration  si  légitime,  permettez  que  je  vous 
trace  une  idée8  et  comme  un  tableau  raccourci  de  la 
morale  chrétienne. 


1.  A  travers  de...  Voir  page  21, 

note  1.  —  Var.  :  au  milieu  de... 

S.  Idée,  une  esquisse.  «   Cette 


vie  [de  PériclêsJ  est  une  idée  ad- 
mirable d'un  bon  gouverneur.  » 
Racine  (Lex.de M. ilarty .Laveaux  , 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 


Elle  commence  par  le  principe.  Elle  rapporte  à  Dieu, 
auquel  elle  nous  lie  par  un  amour  chaste,  l'homme  tout 
entier,  et  dans  sa  racine,  et  dans  ses  branches  et  dans  ses 
fruits,  c'est-à-dire,  dans  sa  nature,  dans  ses  facultés,  dans 
toutes  ses  opérations1.  Car,  comme  elle  sait,  chrétiens,  que 
îe  nom  de  Dieu  est  un  nom  de  père,  elle  nous  demande 
l'amour,  mais  pour  s'accommoder  à  notre  faiblesse,  elle 
nous  y  prépare  par  la  crainte.  Ayant  donc  ainsi  résolu  de 
nous  attacher  à  Dieu  par  toutes  les  voies  possibles,  elle 
nous  apprend  que  nous  devons  en  tout  temps  et  en  toutes 
choses  révérer  son  autorité,  croire  à  sa  parole,  dépendre 
de  sa  puissance,  nous  confier  en  sa  bonté,  craindre  sa 
justice,  nous  abandonner  à  sa  sagesse,  espérer  son  éternité. 

Pour  mi  rendre  le  culte  raisonnable  que  nous  lui  de- 
vons, elle  nous  apprend,  chrétiens,  que  nous  sommes 
nous-mêmes  ses  victimes  ;  c'est  pourquoi  elle  nous  oblige 
à  dompter  nos  passions  emportées  et  à  mortifier  nos  sens, 
trop  subtils- séducteurs  de  notre  raison.  Elle  a  sur  ce  sujet 
des  précautions  inouïes5.  Elle  va  éteindre  dans  le  fond  du 
cœur  l'étincelle  qui  peut  causer  un  embrasement.  Elle 
étouffe  la  colère,  de  peur  qu'en  s'aigrissant  elle  ne  se 
tourne  en  haine  implacable.  Elle  retient  jusqu'aux  yeux  par 
une  extrême  jalousie  qu'elle  a  pour  garder  le  cœur.  Elle  n'at- 
tend pas  à  ôter  l'épée  à  l'enfant  après  qu'il  se  sera  donné 
un  coup  mortel  ;  elle  la  lui  arrache  des  mains  dès  la  pre- 
mière piqûre.  Enfin  elle  n'oublie  rien  pour  soumettre 
Je  corps  à  l'esprit,  et  l'esprit  tout  entier  à  Dieu,  et  c'est  là, 
messieurs,  notre  sacrifice. 

Nous  avons  à  considérer  sous  qui  nous  vivons  et  avec 
qui  nous  vivons.  Nous  vivons  sous  l'empire  de  Dieu;  nous 


1.  Cf.  p.  324,  n.  4. 

2.  Habiles,   ingénieux,    «    Ces 
trois  puces  que  montrait  un  char- 


latan, subtil  ouvrier.  »  La  Bruyè- 
re, éd.  cl.  Hachette,  p.  542. 
3.  Var.  :  merveilleuses. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION.  54S 

mon  s  en  société  avec  les  hommes.  Après  donc  cette  pre- 
mière obligation  d'aimer  Dieu  comme  notre  souverain, 
plus  que  nous-mêmes,  s'ensuit  le  second  devoir  d'aimer 
l'homme,  notre  prochain,  en  esprit  de  société,  comme  nous- 
mêmes.  Là  se  voit  très  saintement  établie,  sous  la  protec- 
tion de  Dieu,  la  charité  fraternelle,  toujours  sacrée  et  in- 
violable, malgré  les  injures  et  les  intérêts;  là  l'aumône, 
trésor  de  grâces;  là  le  pardon  des  injures,  qui  nous  mé- 
nage celui  de  Dieu  ;  là  enfin  la  miséricorde  préférée  au 
sacrifice,  et  la  réconciliation  avec  son  frère  irrité,  néces- 
saire préparation  pour  approcher  de  l'autel.  Là,  dans  une 
sainte  distribution  des  offices  *  de  la  charité,  on  apprend  à 
qui  on  doit  le  respect,  à  qui  l'obéissance,  à  qui  le  service, 
à  qui  la  protection,  à  qui  le  secours,  à  qui  la  condescen- 
dance, à  qui  de  charitables  avertissements  ;  et  on  voit 
qu'on  doit  la  justice  à  tous  et  qu'on  ne  doit  faire  injure  à 
personne  non  plus  qu'à  soi-même. 

Voulez-vous  que  nous  passions  à  ce  que  Jésus-Christ  a 
institué  pour  ordonner  les  familles?  Il  ne  s'est  pas  contenté 
de  conserver  au  mariage  son  premier  honneur;  il  en  a  fait 
un  sacrement  de  la  religion  et  un  signe  mystique  de  sa 
chaste  et  immuable  union  avec  son  Église.  En  cette  sorte 
il  a  consacré  l'origine  de  notre  naissance.  Il  en  a  retran- 
ché la  polygamie,  qu'il  avait  permise  un  temps  en  faveur 
de  l'accroissement  de  son  peuple;  et  le  divorce  qu'il  avait 
souffert  à  cause  de  la  dureté  des  cœurs.  Il  ne  permet  plus 
que  l'amour  s'égare  dans  la  multitude;  il  le  rétablit  dans 
son  naturel,  en  le  faisant  régner  sur  deux  cœurs  unis,  pour 
faire  découler  de  cette  union  une  concorde  inviolable  dans 
la  famille  et  entre  les  frères.  Après  avoir  ramené  les 
choses  à  la  première  institution,  il  a  voulu  désormais  que 

r 

1.  Des  devoirs.  Sens  latin  :  officia 

BOSSUET,    SERMONS.  25 


344 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION 


I»  plus  s.iinte  alliance  du  genre  humain  fût  aussi  la  plus 
durable  et  la  plus  ferme,  et  que  le  nœud  conjugal  fût  in- 
dissoluble, tant  par  la  première  force  de  la  foi  donnée  que 
par  l'obligation  naturelle  d'élever  les  enfants  communs, 
gages  précieux  d'une  éternelle  correspondance*.  Ainsi  il  a 
donné  au  mariage  des  fidèles  une  forme  auguste  et  véné- 
rable, qui  honore  la  nature,  qui  supporte2  la  faiblesse,  qui 
garde  la  tempérance,  qui  bride  la  sensualité. 
\    Que  dirai-je   des  saintes   lois  qui  rendent  les  enfants 
soumis  et  les  parents  charitables,  puissants  instigateurs 
à  la  vertu,  aimables  censeurs  des  vices;  qui  répriment  la 
licence    «    sans  abattre    le   courage  :  »    Ut-  non  pusillo 
animo  fiant5.  Que  dirai-je  de  ces  belles  institutions  par 
lesquelles  et  les  maîtres  sont  équitables  et  les  serviteurs 
affectionnés  ;  Dieu  même,  tant  il  est  bon  et  tant  il  est  père, 
s'étant  chargé  de  les  récompenser4  de  leurs  services5.  Qui  a 
mieux  établi  que  Jésus-Christ  l'autorité  des  princes,  et  des 
puissances  légitimes?  Il  fait  un  devoir  de  religion  de  l'obéis- 
sance qui  leur  est  due.6.  Ils  régnent  sur  les  corps  par  la 
force,  et  tout  au  plus  sur  les  cœurs  par  l'inclination.  Il  leur 
érige  un  trône  dans  les  consciences,  et  il  met  sous  sa  pro- 
tection leur  autorité  et  leur  personne  sacrée.  C'est  pour- 
quoi Tertullien  disait  autrefois  aux  ministres  des  empe- 
reurs :  Votre  fonction  vous  expose  à  beaucoup  de  haine  et 
beaucoup  d'envie  ;  «  maintenant  vous  avez  moins  d'ennemis 
à  cause  de  la  multitude  des  chrétiens  :  »  Nunc  enim  pau- 
ciores  hostes    habetit  prœ  multitudine  chriitianorum 7 .  Ré- 


1.  Réciprocité  de   sentiment». 
Ct  p.  324,  n.  7. 

2.  Soutient. 

3.  Coloss.,  ni,  31. 

4.  Var.  :  de  leur  tenir  compte 
de  leurs  services  fidèles. 

5.  Note  marginale  :  «  Maîtres, 


vous  avez  un  maître  au  ciel.  Ser- 
viteurs, servez  comme  à  Dieu  ; 
car  votre  récompense  vous  est 
assurée.  »  {Coloss.,  m,  24,  iv,  1.) 

6.  Cf.  Polit,  tirée  de  l'Écrit, 
sainte,  1.  III,  h  ;  1.  VI,  n. 

7.  Apolog.,  37. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 


545 


ciproquement  il  enseigne  aux  princes  que  le  glaive  leur 
est  donné  contre  les  méchants,  que  leur  main  doit  être 
pesante  seulement  pour  eux,  et  que  leur  autorité  doit  être  le 
soulagement  du  fardeau  des  autres1. 

Le  voilà,  messieurs,  ce  tableau  que  je  vous  avais  promis; 
la  voilà  représentée  au  naturel,  comme  en  raccourci, 
cette  immortelle  beauté  de  la  morale  chrétienne.  C'est  une 
beauté  sévère,  je  l'avoue;  je  ne  m'en  étonne  pas,  c'est 
qu'elle  est  chaste.  Elle  est  exacte  :  il  le  faut,  car  elle  est 
religieuse.  Mais  au  fond  quelle  plus  sainte  morale  !  quelle 
plus  belle  économique2, quelle  politique  plus  juste!  Celui- 
là  est  ennemi  du  genre  humain,  qui  contredit  de  si  saintes 
lois.  Aussi,  qui  les  contredit,  si  ce  n'est  des  hommes 
passionnés  qui  aiment  mieux  corrompre  la  loi  que  reo 
tifier-leur  conscience;  et,  comme  dit  Salvien,  «  qui  aiment 
mieux  déclamer  contre  le  précepte  que  de  faire  la  guerre 
au  vice?  »  Mavult  quilibet  improbus  execrari  legem,  quam 
emendare  mentem;  mavult  prœcepta  odisse  quam  vitia3. 

Pour  moi,  je  me  donne  de  tout  mon  cœur  à  ces  saintes 
institutions.  Les  mœurs*  seules  me  feraient  recevoir  la 
foi.  Je  crois  en  tout  à  celui  qui  m'a  si  bien  enseigné  à 
^  vivre.  La  foi  me  prouve  les  mœurs  ;  les  mœurs  me  prou- 
Vent  la  foi.  Les  vérités  de  la  foi  et  la  doctrine  des  mœurs 
sont  choses  tellement  connexes  et  si  saintement  alliées, 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  les  séparer 5.  Jésus-Christ  a  fondé 
les  mœurs  sur  la  foi,  et,  après  qu'il  a  si  noblement6  élevé 


i.  Var.  :  Et  qu'ils  doivent  autant 
qu'ils  peuvent  soulager  le  fardeau 
des  autres. 

2.  Économique.  «  Ce  qui  con- 
cerne le  gouvernement  d'une  fa- 
mille, d'un  État...  peu  usité.  » 
Littré. 

3.  Salv.  iv,  adversus  Avaros. 


4.  On  peut  remarquer  dans  tout 
ce  discours  que  Bossuet  emploie 
le  mot  mœurs  là  où  nous  disons 
morale. 

5.  Manuscrit:  [exemple].  — Bos- 
suet se  réservait  d'm  donner  un 
en  chaire. 

6.  Var.  :  si  bien. 


346 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 


cet  admirable  édifice,  serai-je  assez  téméraire  pour  dir«  à  un 
si  sage  architecte  qu'il  a  mal  posé  les  fondements!  Au  con- 
traire ne  jugerai-je  pas  par  la  beauté  manifeste  de  ce  qu'il  me 
montre,  que  la  même  sagesse  a  disposé  ce  qu'il  me  cache? 
Et  vous,  que  direz-vous,  6  pécheurs?  En  quoi  êtes-vous 
blessés,  et  quelle  partie  voulez-vous  retrancher  de  cette 
morale?  Vous  avez  de  grandes  difficultés  :  est-ce  la  raison 
qui  les  dicte,  ou  la  passion  qui  les  suggère  ?  Hé  !  j'entends 
bien  vos  pensées  :  hé  !  je  vois  de  quel  côté  tourne  votre 
cœur.  Vous  demandez  la  liberté.  Hé!  n'achevez  pas,  je 
vous  entends  trop  *.  Cette  liberté  que  vous  demandez,  c'est 
une  captivité  misérable  de  votre  cœur.  Souffrez  qu'on  vous 
affranchisse  et  qu'on  rende  votre  cœur  à  un  Dieu  à  qui  il 
est,  et  qui  le  redemande  avec  tant  d'instance,  fl  n'est 
pas  juste,  mon  frère,  que  l'on  entame  la  loi  en  faveur  de 
vos  passions ,  mais  plutôt  qu'on  retranche  de  vos  passions 
ce  qui  est  contraire  à  la  loi.  Car  autrement  que  serait-ce? 
chacun  déchirerait  le  précepte:  Lacer ata  est  lex*.  Il  n'y  a 
point  d'homme  si  corrompu  à  qui  quelque  péché  ne  dé- 
plaise5. Celui-là  est  naturellement  libéral  :  tonnez,  fulminez 
tant  qu'il  vous  plaira  contre  les  rapines,  il  applaudira  à 
votre  doctrine.  Mais  il  est  fier  et  ambitieux,  il  lui  faut  lais- 
ser venger  cette  injure,  et  envelopper  ses  ennemis  ou  ses 
concurrents  dans  eette  intrigue  dangereuse.  Ainsi  toute  la 
loi  sera  mutilée,  et  nous  verrons,  comme  disait  le  grand 
saint  Hilaire  dans  un  autre  sujet,  «  une  aussi  grande  va- 
riété dans  la  doctrine,  que  nous  en  voyons  dans  les  mœurs, 
et  autant  de  sortes  de  foi  qu'il  y  a  d'inclinations  diffé- 
rentes :  »  Tôt  nm,c  jides  exsistere,  quot  voluntates,  et  tôt 
nobis  doctrinas  eue,  quot  mores  *. 


1.  Var.  :  ne  parlez  pas  davan- 
tage. 

2.  Hab.%  i,  4 


3.  Var.  :  Qu'il  n'y  ait  quelque 
péché  qui  ne  déplaise. 
i.  S  Hilar.,  n,  ad  Constant,  A., 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION.  547 

Laissez-vous  donc  conduire  à  ces  lois  si  saintes,  et  faites- 
en  votre  règle.  Et  ne  médites  pas  qu'elle  est  trop  parfaite 
et  qu'on  ne  peut  y  atteindre.  C'est  ce  que  disent  les 
lâches  et  les  paresseux.  Ils  trouvent  obstacle  à  tout  ;  tout 
leur  parait  impossible;  et  lorsqu'il  n'y  a  rien  à  craindre, 
ils  se  donnent  à  eux-mêmes  de  vaines  frayeurs  et  des 
terreurs  imaginaires.  Dicit  piger  :  Léo  est  in  via  et  lesena 
in  itineribus.  Dicit  piger  :  Léo  est  foris,  in  medio  platearum 
9ccidendus  sum1  :  Le  paresseux  dit  :  «  Je  ne  puis  partir, 
il  y  a  un  lion  sur  ma  route  ;  la  lionne  me  dévorera  sur  les 
grands  chemins.  [Le  paresseux  dit  :  Il  y  a  un  lion  dehors^ 
je  vais  être  tué  au  milieu  de  la  place  publique.] 

Il  trouve  toujours  des  difficultés,  et  il  ne  s'efforce  jamais 
d'en  vaincre  aucune.  En  effet,  vous  qui  nous  objectez  que 
la  loi  de  l'Évangile  est  trop  parfaite  et  surpasse  les  forces 
humaines,  avez- vous  jamais  essayé  de  la  pratiquer?  Contez- 
nous  donc -vos  efforts;  montrez-nous  les  démarches  que 
vous  avez  faites.  Avant  que  de  vous  plaindre  de-  votre 
impuissance,  que  ne  commencez-vous  quelque  chose?  Le 
second  pas,  direz- vous,  vous  est  impossible  :  oui,  si  vous 
ne  faites  jamais  le  premier.  Commencez  donc  à  marcher, 
et-  avancez  par  degrés.  Vous  verrez  les  choses  se  Tacîliter, 
et  le  chemin  s'aplanir  manifestement- devant  vous.  Mais 
qu'avant  que  d'avoir  tenté,  vous  nous  disiez  tout  impos- 
sible ;  que  vous  soyez  fatigué  et  harassé  du  chemin  sans 
vous  êtes  remué  de  votre  place,  et  accablé  d'un  travail 
que  vous  n'avez  pas  encore  entrepris  :  c'est  une  lâcheté 
non  seulement  ridicule,  mais  insupportable.  Au  reste, 
comment  peut-on  dire  que  Jésus-Christ  nous  ait  chargé 
par-dessus  nos  forces,  lui  qui  a  eu  tant  d'égards  à  notre 
faiblesse,  qui  nous  offre  tant  de^ secours,  qui  nous  laisse3 

1.  Prov.,  un,  13,  un,  13.  |       2.  Var.  :  donna. 


348  SDR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 

tant  de  ressources,  qui,  non  content  de  nous  retenir  sur 
îe  penchant1  parle  précepte,  nous  tend  encore  la  main  dans 
le  précipice,  par  la  rémission  des  péchés  qu'il  nous  pré- 
sente? 

TROISIÈME  POINT 

Je  tous  confesse,  messieurs,  que  mon  inquiétude  est 
extrême  dans  cette  troisième  partie,  non  que  j'aie  peine  à 
prouver  ce  que  j'ai  promis  au  commencement,  c'est-à-dire, 
l'infinité  de  la  bonté  du  Sauveur.  Car  quelle  éloquence 
assez  sèche  et  assez  stérile  pourrait  manquer  de  paroles? 
Qu'y  a-t-il  de  plus  facile,  et  qu'y  a-t-il,  si  je  puis  parler 
de  la  sorte,  de  plus  infini,  ni  *  de  plus  immense  que  cette 
divine  bonté,  qui  non  seulement  reçoit  ceux  qui  la  recher- 
chent, et  se  donne  tout  entière  à  ceux  qui  l'embrassent  ; 
mais  encore  rappelle  ceux  qui  s'éloignent,  et  ouvre  tou- 
jours des  voies  de  retour  a  ceux  qui  la  quittent?  Mais  les 
hommes  le  savent  assez  ;  ils  ne  le  savent  que  trop  pour 
leur  malheur.  Il  ne  faudrait  pas  publier  si  hautement  une 
vérité  de  laquelle  tant  de  monde  abuse.  Il  faudrait  le  dire 
tout  bas  aux  pécheurs  affligés  de  leurs  crimes ,  aux  con- 
sciences abattues  et  désespérées.  Il  faudrait  démêler  dans 
la  multitude  quelque  âme  désolée,  et  lui  dire  à  l'oreille 
et  en  secret  :  «  Ah  !  Dieu  pardonne  sans  fin  et  sans  bornes  :  » 
IMisericordiœ  ejus  non  est  numerus*.]  Mais  c'est  lâcher  la 
bride  à  la  licence,  que  de  mettre  devant  les  yeux  des 
pécheurs  superbes  cette  bonté  qui  n'a  point  de  bornes; 
et  c'est  multiplier  les  crimes  que  de  prêcher  ces  miséri- 
cordes qui  sont  innombrables  :  Misericordiœ  ejus  non  est 
numeruê. 


1.  Sur  la  pente  du  précipice         i    p.  214,  note  2  et  p.  337,  note  5. 
%  Sur  cet  emploi  de  ni,  voyez    |       Z.Orat.miss.  pvogiatiar.  Aet. 


SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 


349 


Jésus-Christ  a  ouvert  aux  hommes  une  source  inépuisable  de 
miséricordes  dans  le  sacrement  de  la  Pénitence,  mais  cette  faci- 
lité que  Dieu  donne  aux  pécheurs  de  purifier  leur  conscience  fait 
qu'ils  ne  craignent  point  de  la  souiller. 

En  Vain  nous  disons  a  ceux  qui  se  confient  si  aveu- 
glément à  ce  repentir  futur  :  Voulez-vous  pas1  considérer 
que  Dieu  a  bien  promis  le  pardon  au  repentir  ;  mais  qu'il  n'a 
pas  promis  de  donner  du  temps2  pour  ce  sentiment  néces- 
saire? Cette  raison  convaincante  ne  fait  plus  d'effet,  parce- 
qRi'elle  est  trop  répétée.  Considérez,  mes  frères,  quel  est 
votre  aveuglement  :  vous  rendez  la  bonté  de  Dieu  complice  de 
votre  endurcissement.  C'est  ce  péché  contre  le  Saint-Esprit, 
contre  la  grâce  de  la  rémission  des  péchés.  Dieu  n'a  plus 
rien  à  faire  pour  vous  retirer  du  crime.  Vous  poussez  à  bout 
sa  miséricorde.  Que  peut-il  faire  que  de  vous  appeler,  que 
de  vous  attendre,  que  de  vous  tendre  les  bras,  que  de  vous 
offrir  le  pardon  ?  C'est  ce  qui  vous  rend  hardis  dans  vos  en- 
treprises criminelles.  Que  faut-il  donc  qu'il  fasse?  Et  sa  bonté 
étant  épuisée  et  comme  surmontée  par  votre  malice,  lui 
reste-t-il  autre  chose  que  de  vous  abandonnera  sa  vengeance? 
Hé  _bien  !  poussez  à  bout  la  bonté  divine,  montrez-vous 
fermes  et  intrépides  à  perdre  votre  âme  :  ou  plutôt,  insensés 
et  insensibles,  hasai  dez  tout,  risquez  tout;  faites  d'un  re- 
pentir douteux  le  motif  d'un  crime  certain3:  mais  ne  voulez- 
vous  pas  entendre  combien  est  étrange*,  combien  insensée, 
combien  monstrueuse,  cette  pensée  de  pécher  pour  se  repen- 
tir? Obstupesctte^  cœlï,  super  hoc*:  <c  0  ciel,  ô  terre,  étonnez- 


1.  Voir  page  91,  n.  1. 

2.  Cf.  le  développement  de  cette 
idée  dans  !e  premier  point  du 
sermon  sur  Vlmpénilence  finale, 
ci-dessus,  p.  219-28L 

3.  Var.  :  Hasardez  votre  âme, 
risquez    votre  éternité  :    quelle 


fermeté!  quel  courage!  quelle 
insensibilité  prodigieuse  !  [quelle] 
stupidité  insensée  l 

4.  Cf.  sur  le  sens  de  ce  mot  dans 
Bossuet,  p.  242.  n.3;  et  p.  216, 
243,  563,  568;  572. 

5.  Jerem.,  n,  12. 


350 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION. 


vous  d'un  si  prodigieux  égarement  !  »  Les  aveugles  entants 
d'Adam  ne  craignent  pas  de  pécher,  parce  qu'ils  espèrent  un 
jour  en  être  fâchés  '  l  J'ai  lu  souvent,  dans  les  Écritures,  que 
Dieu  envoie  aux  pécheurs  l'esprit  de  vertige  et  d'étourdisse- 
ment;  mais  je  le  vois  clairement  dans  vos  excès.  Voulez-vous 
vous  convertir  quelque  jour,  ou  périr  misérablement  dans 
Timpénitence?  Choisisses,  prenez  parti.  Le  dernier  est  le 
parti  des  démons.  S'il  vous  reste  donc  quelque  sentiment  du* 
christianisme,  quelque  soin  de  votre  salut,  quelque  pitié  de 
vous-même,  vous  espérez  vous  convertir  ;  et  si  vous  croyiez 
que  cette  porte  vous  fût  fermée,  vous  n'iriez  pas  au  crime 
avec  l'abandon  où  je  vous  vois.  Se  convertir,  c'est  se  repentir: 
vous  voulez  donc  contenter  cette  passion  parce  que  vous 
espérez  vous  en  repentir  ?  Qui  jamais  a  ouï  parler  d'un 
tel  prodige!  Est-ce  moi  qui  ne  m'entends  pas?  ou  bien 
est-ce  votre  passion  qui  vous  enchante  ?  Me  trompé-je  dans 
ma  pensée  î  ou  bien  êtes-vous  aveugle  et  troublé  de 
sens  dans  la  vôtre?  Quand  est-ce  qu'on  s'est  avisé  de 
faire  une  chose,  parce  qu'on  croit  s'en  repentir  quelque 
jour?  C'est  la  raison  de  s'en  abstenir  sans  doute;  j'ai  bien 
ouï  dire  souvent  :  Ne  faites  pas  cette  chose,  car  vous  vous 
en  repentirez. 

Le  repentir  qu'on  prévoit  n'est-il  pas  naturellement  un 
frein  au  désir  et  un  arrêt  à  la  volonté?  Mais  qu'un  homme 
dise  en  lui-même  :  Je  me  détermine  à  cette  action,  j'es- 
père d'en  avoir  regret8,  et  je  m'en  retirerais  sans  cette  pen- 
sée; qu'ainsi  le  regret  prévu  devienne  contre  sa  nature, 
et  l'objet  de  notre  espérance,  et  le  motif  de  notre  choix, 


1.  Fâchés,  affligés.  «  Quoique 
j'attendisse  il  y  a  longtemps  la 
nouvelle  que  vous  m'avei  deman- 
dée (la  tnort  de  Madame  de  Fon- 
tanges),  elle  n>  pas  laissé  de  me 


surprendre  et  de  me  fâcher.  » 
Lettre  de  Louis  XIV,  citée  par 
Godefroy,  Lexique  de  Corneille. 

2.  J'espère   d'en  avoir  regrtL 
Voyez  page  134,  note  1. 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  LA  RELIGION.  351 

c'est  un  aveuglement  inouï,  c'est  mêler  ensemble  les  con- 
traires, c'est  changer  l'essence  des  choses.  Non,  non,  ce  que 
vous  pensez  n'est  ni  un  repentir  ni  une  douleur  :  vous  n'en 
entendez*  passeulement  le  nom,  tant  vous  êtes  éloignés  d'en 
avoir  la  chose  !  Cette  douleur  qu'on  désire,  ce  repentir  qu'on 
espère  avoir  quelque  jour,  n'est  qu'une  feinte  douleur  et  un 
repentir  imaginaire.  Ne  vous  trompez  pas,  chrétiens,  il  n'est 
pas  si  aisé  de  se  repentir.  Pour  produire  un  repentir  sincère, 
il  faut  renverser  spn  cœur  jusqu'aux  fondements,  déraciner 
ses  inclinations  avec  violence,  s'indigner  implacablement 
contre  ses  faiblesses,  s'arracher  de  vive  force  à  soi-même. 
Si  vous  prévoyiez  un  tel  repentir,  il  vous  serait  un  frein  sa- 
lutaire .  Mais  le  repentir  que  vous  attendez  n'est  qu'une 
grimace  ;  la  douleur  que  vous  espérez,  une  illusion  et  une 
chimère:  et  vous  avez  sujet  de  craindre  que,  par  une  juste 
punition  d'avoir  si  étrangement  renversé  la  nature  de  la 
pénitence,  un  Dieu  méprisé  et  vengeur  de  ses  sacrements 
profanés  ne  vous  envoie,  en  sa  fureur,  non  le  peccavi  d'un 
David,  non  les  regrets  d'un  saint  Pierre,  non  la  douleur  amère 
d'une  Madeleine  ;  mais  le  regret  politique  d'un  Saûl,  mais  la 
douleur  désespérée  d'un  Judas,  mais  le  repentir  stérile 
I  d'un  Antiochus  ;  et  que  vous  ne  périssiez  malheureusement 
i  dans  votre  fausse  contrition  et  dans  votre  pénitence  im- 
pénitente. 

Vivons  donc,  mes  frères,  de  sorte  que  la  rémission  des 
péchés  ne  nous  soit  pas  un  scandale2. Rétablissons  les  choses 
dans  leur  usage  naturel.  Que  la-  pénitence  soit  pénitencer  un 
remède  et  non  un  poison  ;  que  l'espérance  soit  espérance,  une 
ressource  à  la  faiblesse  et  non  un  appui  à  l'audace;  que  la 
douleur  soit  une  douleur;  que  le  repentir  sot  un  repentir, 
c'est-à-dire  l'expiation  des  péchés  passés  et  non  le  fondement 

1.  Cf.  p.  133,  n.  %  {       S.  Un  piège  :  sens  étymologique. 


552  SUR  LA  DIVINITE  DE  LA  RELIGION. 

des  péchés  futurs.  Ainsi  nous  arriverons  par  la  pénitence 
au  lieu  où  il  n'y  a  plus  ni  repentir  ni  douleur,  mais  un 
calme  perpétuel  et  une  paix  immuable,  [que  je  vous 
souhaite]  au  nom,  etc.1. 


1.  Pour  le  commencement  du 
troisième  point  de  ce  sermon,  cf. 
le  sermon  de  1663  sur  les  juge- 
ments humains  (ou  sur  la  femme 
adultère)  où  l'éloquence  de  Bos- 
suet  n'avait  pas  «  manqué  de  pa- 
roles »  ni  de  chaleur  lyrique  pour 
célébrer  «  l'infinité  de  la  bonté  » 
divine  :  «  Venez  donc  ici,  chré- 
tiens, et  écoutez  votre  Sauveur 
qui  vous  montre  vos  ingratitudes. 
Ce  n'est  pas  la  voix  de  son  ton- 
nerre ni  le  cri  de  sa  justice  irritée 
que  je  veux  faire  retentir  à  vos 
oreilles.  Parlez,  amour  ;  parlez, 
indulgence;  parlez,  bontés  atti- 
rantes d'un  Dieu  qui  est  venu 
chercher  les  pécheurs,  qui  leur 
veut  faire  sentir  leur  indignité, 
non  par  la  violence  de  ces  repro- 
ches, mais  par  l'excès  de  ses  grâces, 
son  en  leur  prononçant  leur  sen- 


tence, mais  en  leur  accordant  leur 
absolution.  C'est  la  méthode  du 
Sauveur  des  âmes.  Il  ne  dit  rien  de 
fâcheux  ni  aux  pécheurs,  ni  aux 
publicains  qui  conversaient  avec 
lui  ;  il  tourne  toute  son  indignation 
contre  les  pharisiens  hypocrites 
dont  le  superbe  chagrin  s'opposait 
à  la  conversion  des  pécheurs.  Pour 
lui  qui  était  venu  chercher  et 
porter  sur  ses  épaules  ses  brebis 
perdnes,  il  ne  rebute  point  les 
pécheurs  par  un  dédain  accablant 
et  par  des  paroles  désespérantes  ; 
il  ne  dit  rien  de  rude  ni  à  Made- 
leine, ni  à  la  Samaritaine,  ni  à  la 
femme  adultère,  et,  sans  les  con- 
fondre par  ses  reproches,  il  laisse 
faire  cet  ouvrage  et  à  l'excès  de 
leurs  crimes  et  à  l'excès  de  ses 
grâces.  »  (Ed.  Lebarq;  t.  IV, 
p.  372.) 


SUR  L'HUNNEUB 

SERMON  POUR  II  ÔEUÏIÊfflE  SEMAINE  DE  CARÊWE* 

PRÊCHÉ   A   SAINT-GERMAIN,    LE  25  MARS    16« 


NOTICE 

Le  sermon  sur  l'Honneur  a  été  prêché  pendant  le  Carême  de 
1666,  à  Saint-Germain,  où  la  Cour  résidait  alors.  Le  roi  y  assista. 
On  trouve  dans  les  deux  dernières  parties  du  discours  des  allu- 
sions historiques  *  qui  justifieraient  la  date  de  1666,  si  l'écriture 
du  manuscrit  ne  l'indiquait  pas  d'une  façon  certaine. 

Nous  ne  donnons  de  ce  discours  que  le  premier  point,  où  Bos- 
suet  développe,  sur  le  sujet  de  l'Honneur,  des  idéesjju'il  n'avait 
pas  exprimées  dans  le  sermon  de  1660  sur  J'Hoê*»"      ^  monde. 


EXTRAIT 

Omnta   opéra  sua  faetunt  ut  vtdeantur  ab 
hominibus. 

Ils  font  toutes  leurs  œuvres  dans  le  dessein 
d'être  vus  des  hommes. 

Matth  ,  xxm,  5. 

Je  me  suis  souvent  étonné  comment  les  hommes,  qui 

présument  tant  de  la  bonté  de  leurs  jugements,  se  rendent 


t.  Voir  la  Gazette  de  France; 
l'édition  Lâchât,  ix,  p.  134;  Le- 
barq,  Hist.  crit.  de  la  Préd.  de 
Bossuet,  p.  224. 

2.  D'abord  des  louanges  adres- 
sées à  Louis  XIV  sur  la  o  haute 
réputation  de  ses  armes  et  de  ses 
conseils.  »  louanges  qui  n'eussent 


pas  été  vraies  en  1662,  alors  que 
le  roi  commençait  à  peine  à  se 
faire  connaître  au  dehors;  — 
ensuite,  des  allusions  aux  édita 
contre  le  duel,  édits  qui  duren'. 
être  portés  entre  1663  et  16Fo. 
(Voir  Floquet,  Études  sur  la  vit 
de  Bossuet,  h,  p.  187.) 


354 


SUR  L'HONNEUR. 


si  fort  dépendants  de  l'opinîon  des  autres,  qu'ils  s'y  baissent 
souvent  emporter  contre  leurs  propres  pensées.  Nous  som- 
mes tellement  jaloux  de  l'avantage  de  bien  juger,  que  nous 
ne  le  voulons  céder  à  personne  ;  et  cependant,  chrétiens, 
nous  donnons  tant  à  l'opinion,  et  nous  avons  tant  d'égards 
à  ce  que  pensent  les  autres,  qu'il  semble  quelquefois  qu<* 
nous  ayons  honte  de  suivre  notre  jugement,  auquel  nous 
avons  néanmoins  tant  de  confiance5.  C'est  la  tyrannie  de 
l'honneur  qui  nous  cause  cette  servitude.  L'honneur  nous 
fait  les  captifs  de  eeux  dont  nous  voulons  être  honorés. 
C'est  pourquoi  nous  sommes  contraints  de  céder  beaucoup 
jde  choses  à  leurs  opinions  ;  et  souvent  des  politiques  et  des 
capitaines,  touchés  de  ce  faux  honneur,  et  du  désir  d'é- 
viter un  blâme  qu'ils  n'avaient  point  mérité,  ont  ruiné 4 
malheureusement,  par  lés  sentiments  d'autrui,  des  affaires 
qu'ils  auraient  sauvées  en  suivant  les  leurs.  Que  s'il  est  si 
dangereux  de  se  laisser  trop  emporter  aux  considérations 
de  l'honneur*, même  dans  les  affaires  du  monde  auxquelles 
il  a  tant  de  part,  quel  obstacle  ne  fera-t-il  pas  aux  affaires 
du  salut6?  et  combien  est-il  nécessaire  que  nous  sachions 
prendre  ici  de  véritables  mesures  !  C'est  pour  cela,  chré- 
tiens, que,  méditant  l'évangile  où  Jésus-Christ  nous  pré- 
sente les  pharisiens  comme  de  misérables  captifs  de  l'hon- 
neur du  monde,  j'ai  pris  la  résolution  de  le  combattre  aujour- 
d'hui ;  et  pour  cela  j'appelle  à  mon  aide  la  plus  hunîble  des 
créatures,  en  lui  disant  avec  l'ange:  Ave,  gratia  ylena. 

Sire,  l'honneur  fait  tous  les  jours  et  tant  de  bien  et  tant 
de  mal  dans  le  monde,  qu'il  est  assez  malaisé  de  définir 


1.  Par  elle.  «  Quoique  l'on  pa- 
raisse éïoignédes  passions. on  n'est 
pas  moins  en  danger  de  s'y  laisser 
emporter,  p  La  Rochefoucauld. 

S8.  Cf.  p.  241,  n.  2. 


S.   Var.  :  encore  que  nous  y 
ayons  tant  de  confiance. 

4.  Var.  :  ont  perdu. 

5.  Var.  :  à  l'honneur. 

6.  Var.  :  de  i'éternité. 


SUR  L'HONNEUR. 


355 


quelle  estime  on  en  doit  faire,  et  quel  usage  on  lui  doit  lais- 
ser dans  la  vie  humaine.  S'il  nous  excite  à  la  vertu,  il  nous 
oblige  aussi  trop  souvent  à  donner  plus  qu'il  ne  faut  à  l'opi- 
nion ;  et  quand  je  considère  attentivement  les  divers  évé- 
nements des  choses  humaines,  il  me  paraît,  chrétiens,  que 
la  crainte  d'être  blâmé  n'étouffe  guère  moins  de  bons  sen 
timents  qu'elle  en  réprime1  demauvais.  Plus  j'enfonce  dans 
cette  matière,  moins  j'y  trouve  de  fondement  assuré  ;  et  je 
découvre  au  contraire  tant  de  bien  et  tant  de  mal,  et  pour  dire 
tout  en  un  mot,  tant  de  bizarres  ^inégalités  dans  les  opinions3 
établies  sur  le  sujet  de  l'honneur,  que  je  ne  sais  plus  à  quoi 
m'arrêter, 

En  effet,  entrant  au  détail  de  ce  sujet  important,  j'ai 
remarqué,  chrétiens,  que  nous  mettons  de  l'honneur  dans 
des  choses  vaines,  que  nous  en  mettons  souvent  dans  des 
choses  qui  sont  mauvaises,  et  que  nous  en  mettons  aussi 
dans  des  choses  bonnes.  Nous  mettons  beaucoup  d'honneur 
dans  des  choses  vaines,  dans  la  pompe,  dans  la  parure,  dans 
cet  appareil  extérieur.  Nous  en  mettons  dans  des  choses 
mauvaises  :  il  y  a  des  vices  que  nous  honorons  ;  il  y  a  de 
fausses  vaillances  qui  ont  leur  couronne,  et  de  fausses 
libéralités  que  le  monde  ne  laisse  pas  d'admirer .  Enfin 
nous  mettons  de  l'honneur  dans  des  choses  bonnes4;  autre- 
ment la  vertu  ne  serait  pas  honorée.  Voilà,  messieurs,  l'hon- 
neur attaché  à  toutes  sortes  de  choses.  Qui  ne  serait  surpris  s 
de  cette  bizarrerie?  Mais  si  nous  savons  entendre  le  natu- 
rel de  Tesprit  humain,  nous  demeurerons  convaincus  qu'il 
ne  pouvait  pas  en  arriver  d'une  autre  sorte.  Car  comme 
l'honneur  est  un  jugement  que  les  hommes  portent  sur  le 


1.  Cf.  p.  31,  n.  1. 

2.  Cf.  p.  458,  n.  2. 

3.  Var.  :  sur  lesquelles  l'hon- 
neur s'appuie. 


4.  Var.  :  par  exemple,  dans  la 
vertu,  dans  la  force  et  dans  l'a- 
dresse d'esprit  et  de  corps. 

5.  Var.  :  étonné. 


35Ç 


SUR  L'HONNEUR. 


prix  et  sur  la  valeur  de  certaines  choses,  parce  que  notre 
jugement  est  faible,  il  ne  faut  pas  trouver  étrange  s'il  est 
ébloui  par  des  choses  vaines;  parce  que  notre  jugement 
est  dépravé,  il  était  impossible  qu'il  ne  s'égarât  jus- 
qu'à en  approuver  beaucoup  de  mauvaises;  et  parce  qu'il 
n'est  ni  tout  à  fait  faible,  ni  tout  à  fait  dépravé,  il  fallait 
bien  nécessairement  qu'il  en  estimât  beaucoup  de  très 
bonnes.  Encore  y  a-t-il  ce  vice  dans  l'estime  que  eouîs 
avons  pour  les  bonnes  choses,  que  cette  même  dépravation 
et  cette  même  faiblesse  de  notre  jugement  fait  que  nous 
ne  craignons  pas  de  nous  en  attribuer  tout  l'honneur,  au 
lieu  de  le  donner  tout  entier  à  Dieu,  qui  est  l'auteur  de  tout 
bien.  Ainsi,  pour  rendre  à  l'honneur  son  usage  véritable, 
nous  devons  apprendre,  messieurs,  à  chercher  dans  les  choses 
que  nous  estimons  :  premièrement,  du  prix  et  de  la  valeur  ; 
et  par  là  les  choses  vaines  seront  décriées1  ;  secondement,  la 
conformité  avec  la  raison  :  et  par  là  les  vices  perdront  leur 
crédit  :  troisièmement,  l'ordre  nécessaire  :  et  par  là  les  biens 
véritables  seront  tellement*  honorés,  que  la  gloire  en  sera 
toute  rapportée  à  Dieu ,  qui  en  est  le  premier  principe. 
C'est  le  partage  de  ce  discours,  et  le  sujet  de  vos  attentions. 

PREMIER  POINT 

L'Apôtre  nous  avertit  que  nous  devons  être  enfants  en 
malice5  ;  mais  il  ajoute,  messieurs,  que  nous  ne  devons  pas 
l'être  dans  les  sentiments;  c'est-à-dire,  qu'il  y  a  en  nous 
des  faiblesses  et  des   pensées    puériles  que  nous  devon 
corriger,  afin  de  demeurer  seulement  enfants  en  simpli- 


4.  Décrier,  c'est  proprement  dé- 
fendre par  cri  public,  par  procla- 
mation, l'uspge  de  quelque  chose. 
«  On  a  décrié  les  quarts  d'écus, 
les  dentelles,  les  broderies.  » 
Dict.  de  l'Académie,  1694. 


3.  De  telle  sorte  que.  Cf.  Pas- 
cal :  «  Les  princes  sont  tellement 
les  ministres  de  Dieu  qu'ils  sont 
hommes  et  non  pas  dieux.  » 
Provinc,  xiv.  Voy.  p.  144,  n.  2. 

5.  I  Cor.,x.iv,  20. 


SUR  L'HONNEUR. 


357 


cité  et  en  innocence.  Il  considérait,  chrétiens,  qu'encore 
que  la  nature,  en  nous  faisant  croître  par  certains  progrès, 
nous  fasse  espérer  enfin  la  perfection,  et  qu'elle  semble 
n'ajouter  tant  de  traits  nouveaux  à  l'ouvrage  qu'elle  a  com- 
mencé que  pour  y  mettre  en  son  temps  la  dernière  main  ; 
néanmoins  nous  ne  sommes  jamais  tout  à  fait  formés.  Il  y  a 
toujours  quelque  chose  en  nous  que  l'âge  ne  mûrit  point  ;  et 
c'est  pourquoi  les  faiblesses  et  les  sentiments  de.  Penfance 
s'étendent  toujours  bien  avant,  si  l'on  n'y  prend  garde,  dans 
toute  la  suite  de  la  vie . 

Or,  parmi  ces  vices  puérils,  il  n'y  a  personne  qui  ne  voie 
que  le  plus  puéril  de  tous,  c'est  l'honneur  que  nous  mettons 
dans  les  choses  vaines,  et  cette  facilité  de  nous  y1  laisser 
éblouir.  D'où  naît  dans  les  hommes  une  telle  erreur,  qu'ils 
aiment  mieux  se  distinguer  par  ïa  pompe  extérieure  que 
par  la  vie,  et  par  les  ornements  de  la  vanité  que  par  la 
beauté  des  mœurs?  D'où  vient  que  celui  qui  se  ravilit*  par 
ses  vices  au-dessous  des  derniers  esclaves,  croit  assez  con- 
server son  rang  et  soutenir  sa  dignité  par  un  équipage3 
magnifique,  et  que,  pendant  qu'il  se  néglige  lui-même  jus- 
qu'au point  de  ne  se  parer  d'aucune  vertu,  il  pense  être 
asse*  orné  quand  il  assemble4,  pour  ainsi  dire,  autour  de 
lui  ce  que  la  nature  a  de  plus  rare  :  «  comme  si  c'était  là, 
dit  saint  Augustin3,  le  souverain  bien  et  la  richesse  de 
l'homme,  que  tout  ce  qu'il  a  soit  riche  et  précieux,  excepté 
lui-même  :  »  Quasi  hoc  sit  summum  hominis  bonum  habere 
omnia  bona,  prœter  se  ipsum. 

L'éloquent  et  judicieux6  saint  Jean  Chrysostome  en  rend 
celte  raison  excellente,  dans  la  quatrième  homélie  sur  l'é- 


l.Cf.  p.  354,  n.  1. 

2.  «  Ce  que  J.-G.  a  cru  pouvoir, 
sans  se  ravitir,  acheter  de  tout 
son  sang,  n'est-ce  qu'un  rien?» 
{Or.  fun.  de  la  duch.  d'Orléans.) 


3.  «  Se  dit  du  train,  de  la  suite, 
des  hardes.  »  Acad.,  1694. 

4.  Var.  :  amasse. 

5.  De  Civitate  Dei,  III,  i. 

6.  Var.  :  Le  docte... 


358  SUR  L'HONNETJR. 

vahgile  de  saint  Matthieu,  où  il  dit  à  peu  près  ces  mêmes 
paroles  :  Je  né  puis,  dit-il,  *  comprendre  la  cause  de  ce 
prodigieux  aveuglement  qui  est  dans  les  hommes,  de  croire 
se  rendre  illustres  par  cet  éclat  extérieur  qui  les  environne, 
si  ce  n'est  qu'ayant  perdu  leur  bien  véritable,  ils  ramassent 
tout  ce  qu'ils  peuvent  autour  d'eux,  et  vont  mendiant*  de  tous 
côtés  la  gloire  qu'ils  ne  trouvent  plus  dans  leur  conscience. 

Cette  parole  de  saint  Chrysostomé  me  jette  dans  une  plus 
profonde  considération,  et  m'oblige  à  reprendre  les  choses 
d'un  plus  haut  principe.  Tous  les  hommes  sont  nés  pour 
ia  grandeur,  parce  que  tous  sont  nés  pour  posséder  Dieu.  Car 
comme  Dieu  est  grand,  parce  qu'il  n'a  besoin  que  de  lui- 
même,  l'homme  aussi  est  grand,  chrétiens,  alors  qu'il  est 
assez  droit  pour  n'avoir  besoin  que  de  Dieu.  C'était  la  vérita- 
ble grandeur  de  la  nature  raisonnable,  lorsque,  sans  avoir  be- 
soin des  choses  extérieures,  qu'elle  possédait  noblement  sans 
en  être  en  aucune  sorte  possédée,  elle  faisait  sa  félicité  par  la 
§eule  innocence 5  de  ses  désirs,  et  se  trouvait  tout  ensemble 
et  grande  et  heureuse,  en  s'attachant  à  Dieu  par  un  saint 
amour*.  En  effet,  cette  seule  attache5  qui  la  rendait  tempé- 
rante, sage,  vertueuse,  la  rendait  aussi  par  conséquent 
libre,  tranquille,  assurée.  La  paix  de  la  conscience  répan- 
dait jusque  sur  les  sens  une  joie  divine.  L'homme  avait  en 
lui-même  toute  sa  grandeur,  et  tous  les  biens  externes  dont 
il  jouissait  lui  étaient  accordés  libéralement,  non  comme 
un  fondement  de  son  bonheur,  mais  comme  une  marque  de 
son  abondance6.  Telle  était  la  première  institution  de  la 
créature  raisonnable. 

Mais  de  même  qu'en  possédant  Dieu  elle  avait  la  plénitude, 
ainsi,  en  le  perdant  par  son  péché,  elle  demeure  épuisée. 

1.  Hom.  rr,  in  Mattk.  i  4.  Var,  :  par  un  amour  chaste. 

2.  Var.  :  et  cherchent.  I   5.  V,  p.  262,  n.  3. 

3.  Var.  :  droitur*.  I   6.  V.  p.  61.  n.  1,  p.  127,  n.  2. 


SUR  L'HONNEUR.  35© 

Elle  est  réduite  à  sorr  propre  fonds,  c'est-à-dire,  à  son  pre- 
mier néant:  elle  ne  possède  plus  rien,  puisque,  devenue 
dépendante  des  biens  qu'elle  semble  posséder,  elle  en  est 
plutôt  la  captive  qu'elle  n'en  est  la  propriétaire  et  la  sou- 
veraine. Toutefois,  malgré  la  bassesse  et  la  pauvreté  où1  le 
péché  nous  réduit,  le  cœur  de  l'homme  étant  destiné  pour2 
posséder  un  bien  immense,  quoique  la  liaison  soit  rompue 
qui  l'y  tenait  attaché,  il  en  reste  toujours  en  lui  quelque 
impression,  qui  fait  qu'il  cherche  sans  cesse  quelque  ombre 
d'infinité.  L'homme,  pauvre  et  indigent  au  dedans?  tâche  de 
s'enrichir  et  de  s'agrandir  comme  il  peut  ;  et  comme  il  ne 
lui  est  pas  possible  de  rien  ajouter  à  sa  taille  et  à  sa  gran- 
deur naturelle,  il  s'applique3  ce  qu'il  peut  par  le  dehors.  Il 
pense  qu'il  s'incorpore,  si  vous  me  permettez  de  parler 
ainsi,  tout  ce  qu'il  amasse,  tout  ce  qu'il  acquiert,  tout  ce 
qu'il  gagne.  Il  s'imagine  croître  lui-même  avec  son  train 
qu'il  augmente,  avec  ses  appartements  qu'il  rehausse, 
avee  son  domaine  qu'il  étend  4.  Aussi,  à  voir  comme  il  marche, 
vous  diriez  que  la  terre  ne  le  contient  plus  ;  et  sa  fortune 
enfermant  en  soi  tant  de  fortunes  particulières,  il  ne  peut 
plus  se  compter  pour  un  seul  homme. 

Et  en  effet,  pensez-vous,  messieurs,  que  cette  femme 
vaine  et  ambitieuse  puisse  se  renfermer  en  elle-même, 
elle  qui  a  non  seulement  en  sa  puissance,  mais  qui  traîne 
sur  elle  en  ses  ornements  la  subsistance  d'une  infinité  de 
familles;  qui  porte,  dit ^Tertullien,  en  un  petit  fil  autour 
de  son  cou,  des  patrimoines  entiers  :  Saltus  et  insula*  te- 
nera  cervix  circumfert^'  et  qui  tâche  d'épuiser  au  ser- 


l.Cf.  p.  16,  n.  5;  p.  182,  n.  3. 

t.  Destiné  pour...  Forme  fré- 
quente au  xvii"  siècle  :  «Qu'y  a-t-il 
de  plus  grand  et  de  plus  appro- 
chant de  Dieu  que  d'être  destiné 
pour  la  félicité  publrerue?»  Bour- 


daloue (Dominicales,  h*  dimanche 
après  Pâques). 

S.  Var.  :  il  y  applique. 

A.  Première  rédaction  :  «  atfec 
ses  ameublements  qu'il  enrichit.» 

5.  D*  omit*  femm.,  î,  S. 


ROSSTTET,  "SERMOîîSi  2Q 


560 


SUR  L'HONNEUR. 


vice  d'un  seul  corps  toutes  ieg  inventions  de  l'art  et  tontes 
les  richesses  de  la  nature?  Ainsi  l'homme,  petit  en  soi  et 
honteux  de  sa  petitesse,  travaille  à  s'accroître  et  à  se  mul- 
tiplier dans  ses  titres,  dans  ses  possessions,  dans  ses  va- 
nités :  tant  de  fois  comte,  Unt  de  fois  se/gneur,  possesseur 
de  tant  de  richesses,  maître  de  tant  de  personnes,  ministre 
de  tnnt  de  conseils,  et  ainsi  du  reste  :  toutefois,  qu'il  se 
multiplie  tant  qu'il  lui  plaira,  il  ne  faut  toujours  pour 
l'abattre  qu'une  seule  mort1.  Mais,  mes  frères,  il  n'y  pense 
pas;  et  dans  cet  accroissement  infini  que  sa*  vanité  s'ima- 
gine, il  ne  s'avise  jamais  de  se  mesurer  à  son  cercueil, 
qui  seul  néanmoins  le  mesure  au  juste. 

C'est,  messieurs,  en  cette  manière  que  l'homme  croit  se 
rendre  admirable.  En  effet,  il  est  admiré,  et  devient  un 
magnifique  spectacle  à  d'autres  hommes  aussi  vains  et 
autant  trompés  que  lui.  Mais  ce  qui  le  relève,  c'est  ce  qui 
l'abaisse;  car  ne  voit-il  pas,  chrétiens,  dans  toute  cette 
pompe  qui  l'environne,  et  au  milieu  de  tous  ces  regards 
qu'il  attire,  que  ce  qu'on  regarde  le  moins,  ce  qu'on  admire 
le  moins,  c'est  lui-même?  Tant  l'homme  est  pauvre  et 
nécessiteux,  qui  n'est  pas  capable  de  soutenir3  par  ses  qua- 
lités personnelles  les  honneurs  dont  il  se  repaît  f 

C'est  ce  que  nous  montre  l'Écriture  sainte  dans  cet  or- 
gueilleux roi  de  Babylone,  le  modèle  des  âmes  vaines,  ou 
plutôt  la  vanité  même.  Comme  t  l'orgueil  monte  toujours  » , 
dit  le  roi-prophète,  et  ne  cesse  jamais  d'enchérir  sur  ce 
qu'il  est4,  superbia  eorum...  a$cendit  semper6,  Nabucho- 
donosor  ne  se  contente  pas  des  honneurs  de  la  royauté,  il 


1.  Première  rédaction  :  «qu'une 
seule  mort  et  une  seule  chute 
pour  tout  casser»;  seconde  rédac- 
tion :  «  qu'un  seule  mort,  et  pour 
cette  mort,  une  seule  cause  et 
encore  asses  légère,  » 


2.  Var.  :  notre  vanité. 
S.  Cf.  p.  501,  n.  2. 

4.  Var.  :  Comme  l'orgueil  en- 
chérit toujours  sur  ses  première! 
pensées  —  prétentions. 

5.  Ps,  lxxih,  23. 


SÏÏR  L'HONNEUR. 


561 


veut  (les  honneurs  divins.  Mais  comme  sa  personne  ne 
peut  soutenir  un  éclat  si  haut1,  qui  est  démenti  trop  visi- 
blement par  notre*  misérable  mortalité,  il  érige  sa  magni- 
fique statue,  il  éblouit  les  yeux  par  sa  richesse,  il  étonne 
l'imagination  par  sa  hauteur,  il  étourdit  tous  les  sens  par  le 
bruit  qu'on  fait  autour  d'elle;  et  ainsi,  l'idole  de  ce  prince, 
plus  privilégiée  que  lui-même,  reçoit  des  adorations  que 
sa  personne3  n'ose  demander.  Homme  de  vanité  et  d'osten- 
tation, voilà  ta  figure*  :  c'est  en  vain  que  tu  te  repais  des 
honneurs  qui  semblent  te  suivre;  ce  n'est  p;is  toi  qu'on 
admire,  ce  n'est  pas  toi  qu'on  regarde,  c'est  ceT  éclat 
étranger  qui  fascine  les  yeux  du  monde  ;  et  on  adore,  non 
point  ta  personne,  mais  l'idole  de  ta  fortune,  qui  pa- 
raît dans  ce  superbe  appareil6  par  lequel  tu  éblouis  le  vul- 
gaire. 

^  «  Jusques  à  quand,  6  enfants  des  hommes,  jusques  à 
quand  aimerez-vûus  la  vanité,  et  vous  plaires-vous  dans 
le  mensonge  ?  »  L'homme  n'est  rien,  et  il  ne  poursuit 
que  des  riens  pompeux  :  In  imagine  pertransit  homo,  sed 
et  frustra  conturbatur6  :  t  II  passe  comme  un  songe,  et  il 
ne  court  aussi  qu'après  des  fantômes.  »  Que  ^'il  est  vrai, 
ce  que  nous  dit  saint  Jean  Chrysostome7,  que  la  vanité 
au  dehors  est  la  marque  la  plus  évidente  de  la  pauvreté 
au  dedans,  que  dirons-nous,  chrétiens,  et  que  pensera 
la  postérité  du  siècle  où  nous  sommes?  Car  quel  siècle 
a-t-on  jamais  vu,  où  la  vanité  ait  été  plus  désordonnée? 
Quand  est-ce  qu'on  a  étalé  plus  de  titres,  plus  de  cou- 
ronnes, plus  de  vaines   magnificences?  Quelle  condition 


1.  Var.  :  un  si  grand  éclat. 

2.  Var.  :  par  sa. 

5.  Var.  :  que  l'original. 

4.  La  représentation.  Cf.  Pascal, 
Pensées,  art.  xvi  :  «  La  Synagogue 
[en Israël]  ne  périssait  point  parce 


qu'elle  était  la  figure  [de  l'Église 
chétienne  à  venir.]  » 

5.  Apparat.  «  Discours  d'appa- 
reil et  de  cérémonie.  »   Rollin. 

6.  Ps.,  it,  3  et  xxxviu,  7. 

1.  Homil..  i  in  Ep.  ad  Tkessal, 


ÏC2 


SUR  L'HONNEUR. 


n'a  pas  oublié  ses  bornes?  Qui  n'a  pu  avoir  la  grandeur 
a  voulu  néanmoins  la  contrefaire.  On  ne  peut  plus  faire 
de  discernement;  et,  par  un  juste  retour,  cette  fausse 
image  de  grandeur  s'est  tellement  étendue,  qu'elle  s'est 
enfin  ravilie1. 

Mais  encore  si  les  vanités  n'étaient  simplement  que  va- 
nités, elles  ne  nous  contraindraient  pas,  chrétiens,  de  faire 
aujourd'hui  de  si  fortes  plaintes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  dé- 
plorable, c'est  qu'elles  arrêtent  le  cours  des  charités, 
c'est  qu'elles  mettent  tout  à  fait  à  sec  la  source  des  au- 
mônes, et  avec  la  source  des  aumônes,  celle  de  toutes  les 
grâces  du  christianisme.  Que  dis-je  ici  ?  des  aumônes  !  les 
vanités  ne  permettent  pas  même  de  payer  ses  dettes2.  On 
ruine  et  les  siens  et  les  étrangers  pour  satisfaire  à 3  son 
ambition.  Encore  n'est-ce  pas  le  seul  désordre  :  ce  ne  sont 
pas  seulement  la  charité  et  la  justice  qui  se  plaignent  de 
la  vanité  ;  la  pudeur  s'en  plaint  aussi,  et  la  vanité  y  cause 


1.  Ravilie.  Voir  p.  357,  n.  2. 

2.  Payer  ses  dettes.  Les  prédi- 
cateurs du  dix-septième  siècle 
étaient  souvent  obligés  de  rappe- 
ler aux  seigneurs  de  la  cour  ce 
devoir,  que  quelques-itns  goû- 
taient très  peu  ;  c'est  Bourdaloue 
qui  nous  le  dit  dans  l'oraison  fu- 
nèbre de  Henri  de  Bourbon  (père 
du  prince  de  Condé)  où  il  loue 
son  héros  de  «  n'avoir  pas  su  ce 
secret  malheureux  de  soutenir  sa 
condition  aux  dépens  d'autrui  ». 
Le  même  prédicateur,  à  la  Cour, 
crut  devoir  faire,  tout  un  sermon 
sur  la  Restitution.  Prêchant  sur 
l'Aumône,  il  rappelle  que  le  com- 
mencement de  la  charité  doit  être 
de  payer  ses  domestiques  et  ses 
fournisseurs.  Bossuet  recomman- 


dait aussi  en  1666  (sermon  sur  la 
Justice  ;  v.  plus  loin,  p.  389;  de 
payer  sans  délai  «  les  ouvriers,  les 
marchands  ».  On  se  rappelle  enfin 
cette  lettre  où  madame  de  Sévi- 
gné  cache,  sous  la  plaisanterie, 
une  leçon  dont  M.  de  Grignan 
pouvait  faire  son  profit  :  «  Il  est 
venu  ici  un  Père  More! ,  de  l'Ora- 
toire, un  homme  admirable....  Je 
ne  voudrais  pas  que  M.  de  Grignan 
eût  entendu  ce  Père  ;  il  ne  croit 
pas  qu'on  puisse,  sans  péché,  don- 
ner à  ses  plaisirs  quand  on  a  des 
créanciers;  les  dépenses  lui  pa- 
raissent des  vols  qui  nous  ôtent  le 
moyen  de  faire  justice.  Vraiment 
c'est  un  homme  salé  :  il  ne  fait 
aucune  composition.  »  (1679.) 
3.  Satisfaire  à.  Voir  p.  267,  n.i 


SUR  L'HONNECR. 


563 


d'étranges  «  ruines.  Simple  et  innocente  beauté,  qui  com- 
mencez à  venir  au  monde,  vous  avez  de  l'honnêteté  ;  mais 
enfin  vous  voulez  paraître,  et  vous  regardez  avec  jalousie 
celles  que  vous  voyez  plus  richement  ornées8.  Sachez  que 
cette  vanité,  qui  vous  paraît  innocente,  machine  de  loin 
contre  votre  honneur  ;  elle  vous  tend  des  lacets 3  ;  elle  vous 
«lécouvre  à  la  tentation;  elle  donne  prise  à  l'ennemi.  Pre- 
nez garde  à  ce  dangereux  appât,  et  mettez  de  bonne  heure 
votre  honnêteté  sous  la  protection  de  la  modestie. 

Mais  ne  parlons  pas  toujours  de  ces  vanités  qui  regar- 
dent les  biens  de  fortune4  et  les  ornements  du  corps; 
l'homme  est  vain  de  plus  d'une  sorte.  Ceux-là  pensent  être 
les  plus  raisonnables  qui  sont  vains  des  dons  de  l'intelli- 
gence, les  savants,  les  gens  de  littérature, les  beauxesprits5. 
A  la  vérité,  chrétiens,  ils  sont  dignes  d'être  distingués 
des  autres,  et  ils  font  un  des  plus  beaux  ornements  du 
monde.  Mais  qui  les  pourrait  supporter,  lorsque  aussitôt 
qu'ils  se  sentent  un  peu  de  talent,  ils  fatiguent  toutes  les 
oreilles  de  leurs  faits  et  de  leurs  dits,  et  que,  parce  qu'ils 
savent  arranger  des  mots,  mesurer  un  vers,  ou  arrondir 
une  période,  ils  pensent  avoir  droit  de  se  faire  écouter 
sans  fin,  et  de  décider  de  tout  souverainement?  0  justesse 
dans  la  vie,  ô  égalité  dans  les  mœurs,  ô  mesure  dans  les 
passions,  riches  et  véritables  ornements  de  la  nature  rai- 
sonnable, quand  est-ce  que  nous  apprendrons  à  vous  esti- 
mer? Mais  laissons  les  beaux  esprits  dans  leurs  disputes 
de  mots,  dans  leur  commerce  de  louanges  qu'ils  se  ven- 
dent les  uns  aux  autres  à  pareil  prix,  et  dans  leurs  cabales 


1.  Étranges.  Voir,  pour  le  sens 
de  ce  mot,  page  242,  note  3. 

2.  Var.    :  celles  qui  sont  plus 
richement  parées. 


3.  Var.  :  vous  prépare  des  pièges. 

4.  La  richesse. 

5.  Cf.  le  Traité  de  Bossuet  sur 
la  concupiscence,  en.  xvni. 


364 


SUR  L'HONNEUR. 


tyranniques,  qui  veulent  usurper  l'empire  de  la  réputation 
et  des  lettres.  Je  voudrais  n'avoir  que  ces  plaintes,  je  ne 
les  porterais  pas  dans  cette  chaire.  Mais  dois-je  dissimuler 
leurs  délicatesses  et  leurs  jalousies  ?  Leurs  ouvrages  leur 
semblent  sacrés  :  y  reprendre  seulement  un  mot,  c'est 
leur  faire  une  blessure  mortelle.  C'est  là  que  la  vanilé, 
qui  semble  naturellement  n'être  qu'enjouée,  devient  cruelle 
et  impitoyable.  La  satire  sort  bientôt  des  premières  bornes, 
et  d'une  guerre  de  mots  elle  passe  à  des  libelles  diffa* 
matoires,  à  des  accusations  outrageuses  contre  lés  mœurs 
et  les  personnes.  Là  on  ne  regarde  plus  combien  les  traits 
sont  envenimés,  pourvu  qu'ils  soient  lancés  avec  art,  ni 
combien  les  plaies  sont  -mortelles  à  l'honneur,  pourvu  que 
les  morsures  soient  ingénieuses1  :  tant  il  est  vrai, chrétiens, 
que  la  vanité  corrompt  tout,  jusqu'aux  exercices  les  plus 
innocents  de  l'esprit,  et  ne  laisse  rien  d'entier*  dans  la 
vie  humaine3. 


1.  Var.  :  soient  faites  d'une 
manière  ingénieuse. 

2.  Rien  d'entier,  d'intact.  «  Ne 
laisser  rien  d'entier»  signifie,  chez 
Bossuet,  toucher  et  gâter  tout  : 
«  Il  faut  une  autorité;...  autre- 
ment la  présomption ,  l'igno- 
rance, l'esprit  de  contradiction 
ne  laissera  rien  d'entier  dans  la 
vie  humaine.  »  Pensées'  chré- 
tiennes ,  nv 


3.  C'est  ici  que  le  premier  point 
se  termine  dans  le  manuscrit. 
Les  éditions  ajoutent  cette  phrase 
qui  appartient  au  second  point  : 
«  Elle  (la  vanité)  ne  se  contente 
pas  de  donner  aux  crimes  de» 
ouvertures  favorables,  elle  les 
autorise  publiquement,  et  en- 
treprend de  les  mettre  en  hon- 
neur par  des  maximes  ruineuses 
à  la  pureté  des  mœurs.  » 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS 

SERMON  POUR  LE  TROISIÈME  DIMANCHE  DE  CARÊME 

PRÊCHÉ   A  SADiT-GBRMADf  LS  28  MARS*    1666 


NOTICE 

L'étude  des  différentes  écritures  de  Bossuet  a  permis  à  M.  Gan- 
dar2  d'affirmer  sans  hésitation  que  le  sermon  sur  l'Amour  des 
Plaisirs  appartient  au  Carême  de  1666.  M.  Lâchât3  le  place  en 
1662  pour  la  raison  suivante  :  un  passage  de  ce  sermon,  —  la 
description  de  la  mort  du  juste,  —  se  retrouve,  avec  fort  peu  de 
différences,  dans  le  second  sermon  pour  la  Purification  de  la 
Sainte  Vierge*  prêché  sans  conteste  le  2  février  de  la  même 
année,  1666. 

Ce  raisonnement  suppose  deux  choses  :  d'abord,  que  Bossuet 
prenait  soin  de  ne  se  répéter  jamais;  en  second  lieu,  qu'il  pronon- 
çait toujours  ses  sermons  tels  qu'il  les  avait  écrits.  Or  nous  savons 
au  contraire  que,  moins  soucieux.de  paraître  nouveau  que  d'être 
utile,  Bossuet  ne  se  faisait  aucun  scrupule  de  rappeler  à  ses 
auditeurs  les  idées  frappantes  qu'il  leur  avait  déjà  proposées. 
Et  quant  à  la  forme,  nous  savons  aussi  qu'il  avait  coutume  [de 
laisser  une  très  large  part  à  l'improvisation  8,  et  qu'il  changeait 
souvent  en  chaire  telle  ou  telle  partie  des  discours  qu'il  avait 
préparés.  Il  est  donc  légitime  d'admettre  que  Bossuet,  en  pro- 
nonçant le  sermon  sur  l  Amour  des  plaisirs,  a  modifié  ce  tableau 
de  la  mort  du  juste,  déjà  tracé  par  lui  précédemmei^,  de  façon 
à  ne  pas  offenser  par  une  répétition  trop  évidente  des  auditeurs 
trop  délicats. 


1."  Le  "jour  n'est  pas    certain. 
M.  Lebarq  le  place  au  mercredi  31, 

2.  Études  critiques,  p.  398. 

3.  Œuvres  de  Bossuet,  ix,  190. 


4.  On  trouvera  ce  passage  repro- 
duit en  note  à  la  fin  du  discours. 

5.  Voir,dans  l'Introduction,com- 
ment  il  composait  set  Sermons. 


366 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


Enfin  cette  objection  de  M.  Lâchât  disparaît  tout  entière,  si 
comme  le  croit  le  dernier  éditeur  des  Sermons,  l'abbé  Lebarq, 
la  péroraison  sur  la  mort  du  juste  n'a  pas  été  prononcée  le  jour 
de  la  Purification. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS 

Homo  quidam  kabuit  duo*  filie*,  et  dixit 
adoletcentior  ex  illis  patri  :  Da  miki  porticnem 
tubitantix  qum  me  contingit. 

Un  homme  avait  deux  file,  et  le  plus  jeune  des 
deux  dit  à  ton  père  :  Mon  père,  dounes-moi 
mon  partage  du  bien  qui  me  touche  *. 
Luc.,  xv,  11 . 

La  parabole  de  l'Enfant  prodigue  nous  fut  hier  proposée 
par  la  sainte  Église  dans  la  célébration  des  mystères,  et  je 
pense  que  vous  voudrez' bien  que  je  ramène  aujourd'hui  *  un 
si  beau  et  si  utile  spectacle.  Et  certainement,  chrétiens, 
toute  l'histoire  de  ce  prodigue,  sa  malheureuse  sortie  de  la 
maison  de  son  père,  ses  voyages  ou  plutôt  ses  égarements 
dans  un  pays  éloigné,  son  avidité  pour  avoir  son  bien,  et 
sa  prodigieuse  facilité  à  le  dissiper,  ses  libertés  et  sa  servi- 
tude, ses  douleurs  après  ses  plaisirs,  et  la  misère  extrême 
où  il  est  réduit  pour  avoir  tout  *  donné  à  son  plaisir  ;  enfin 
Il  variété  infinie  et  le  mélange  de  ses  aventures  sont  un  ta- 
bleau si  naturel  de  la  vie  humaine  ;  et  son  retour  à  son 
père,  où  il  retrouve  avec  abondance  tous  les  biens  qu'il 
avait  perdus,4  une  image  si  accomplie  des  grâces  de  la  péni- 
tence, que  je  croirais  manquer  tout  à  fait  au  saint  minis- 


i.  Var.  ;  qui  n'appartient—  qui 
me  regarde. 
2.  Variante  :  et    je  me    sens 


invité  à  ramener  anjeardlrai,  et< 
5.  Var.  :  trop. 

A.  Sous  entendes  ici  ;  est. 


StJB  L'AMOUR  DES  PLAISIRS.  36? 

1ère  dont  je  suis  chargé,  si  je  négligeais  les  instructions  que 
Jésus-Christ  a  renfermées  dans  cet  évangile.  Ainsi  mon 
esprit  ne  travaille  plus  qu'à  trouver  à  quoi  se  réduire  dans 
une  matière  si  vaste.  Tout  me  paraît  important,  et  je  ne 
puis  tout  traiter  sans  entreprendre  aujourd'hui  un  discoure 
immense.  Grand  Dieu,  arrêtez  mon  choix  sur  ce  qui  sera  le 
plus  profitable  à  cet  illustre  auditoire,  et  donnez-moi  les 
lumières  de  votre  Esprit  saint,  par  les  pieuses  intercessions 
de  la  bienheureuse  Vierge,  que  je  salue  avec  l'ange,  en  di- 
sant :  Ave,  etc. 

Depuis  notre  ancienne  désobéissance,  il  semble  que  Dieu 
ait  voulu  retirer  du  monde  tout  ce  qu'il  y  avait  répandu 
de  joie  véritable  pendant  l'innocence  *  des  commencements  ; 
si  bien  que  ce  qui  flatte  maintenant  nos  sens  n'est  plus 
qu'un  amusement  dangereux,  et  une  illusion  de  peu  de 
durée.  Le  sage  l'a  bien  compris,  lorsqu'il  a  dit  ces  paroles  : 
HUus  chlore  miscebiiur,  et  extrema  gaudii  luctus  occupât-. 
«  Le  ris3  sera  mêlé  de  douleur,  et  les  joies  se  termineront  * 
en  regrets.  »  C'est  connaître  le  monde  que  de  parler  ainsi 
de  ses  plaisirs  ;  et  ce  grand  homme  a  bien  remarqué,  dans 
les  paroles  que  j'ai  rapportées,  premièrement  qu'ils  ne 
lont  pas  purs,  puisqu'ils  sont  mêlés  de  douleurs,  et  secon- 
dement qu'ils  passent  bien  vite 5,  puisque  la  tristesse  les 
suit  de  si  près.  En  effet,  il  est  véritable  que  nous  ne 
goûtons  point  ici  de  joie  sans  mélange.  La  félicité  des 
hommes  du  monde  est  composée^  de  tant  de  pièces,  qu'il 
y  en  a  toujours  quelqu'une  qui  manque;  et  la  douleur  a 
trop  d'empire  dans  la  vie  humaine,  pour  nous  laisser  jouir 
longtemps  de  quelque  repos.  C'est  ce  que  nous  pouvons 

1.  Var.  :  dans  l'innocence.  tière,  est  quelquefois  substantif 

2.  Prov^  xrv,  13.  masculin.  »  Cf.  supra,  p.  559. 
5.  Réê.  C'est  la  forme  en  usage  4.  Var.  :  se  finiront. 

tu  dix-septieme  siècle.  «  Rire,  dit  5.  Var.  :  qu'ils  ont  peu  —  qu'ils 

an  1691  le  dictionnaire,  de  Fure-       n'ont  point  de  consistance. 


508  SDR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 

entendre  par  la  parabole  de  l'Enfant  prodigue.  Pour  donne 
un  cours  plus  libre  à  ses  passions,  il  renonce  aux  commo- 
dités et  a  la  douceur  de  sa  maison  paternelle,  et  il  achète 
à  ce  prix  cette  liberté  malheureuse.  Le  plaisir  de  jouir  de 
ses  biens  est  suivi  de  leur  entière  dissipation.  Ses  excès, 
ses  profusions,  cette  vie  voluptueuse  qu'il  a  embrassée,  le 
réduisent  à  la  servitude,  à  la  faim,  et  au  désespoir.  Ainsi 
vous  voyez,  messieurs,  que  ses  joies  se  tournent  bientôt 
en  amertume  :  Extrema  gaudii  luctus  occupai.  Mais  voici 
un  autre  changement,  qui  n'est  pas  moins  remarquable  :  la 
longue  suite  de  ses  malheurs  l'ayant  fait  rentrer  en  lui- 
même,  il  retourne  enfin  à  son  père,  repentant  et  affligé  de 
tous  ses  désordres;  et  reçu  dans  ses  bonnes  grâces,  il  re- 
couvre par  ses  larmes  et  par  ses  regrets  ce  que  ses  joies  dis- 
solues lui  avaient  fait  perdre.  Étranges1  vicissitudes!  Plongé 
par  ses  plaisirs  déréglés  dans  un  abîme  de  douleurs,  il  rentre 
par  sa  douleur  même  dans  la  tranquille  possession  d'une 
joie  parfaite.  Tel  est  le  miracle  de  la  pénitence  ;  et  c'est  ce 
qui  me  donne  lieu,  chrétiens,  de2  vous  faire  voir  aujourd'hui, 
dans  l'égarement  et  dans  le  retour  de  ce  prodigue,  ces  deux 
vérités  importantes  :  les  plaisirs,  sources  de  douleurs;  et 
les  douleurs,  sources  fécondes  des  nouveaux  plaisirs.  C'est  le 
partage  de  ce  discours  et  le  sujet  de  vos  attentions.     . 

PREMIER  POINT   - 

L'apôtre  saint  Paul  a  prononcé 3  que  «  tous  ceux  qui  veu- 
lent vivre  pieusement  en  Jésus-Christ  souffriront  persé- 
cution :  Omnes  qui  pie  volunt  vivere  in  Christo  Jesu,  perse- 
cutionem  pattentur*.  L'Église  était  encore  dans  son  enfance, 
et  déjà  toutes  les  puissances  du  monde  s'armaient  contre 

i.  Etranges.  Voyez  p.  216,  n.  5.    i       5.  Annoncé  solennellement  et 
î.  Var    :   et  c'est  ce  qui  me   I    avec  autorité.  Cf.  p.  528,  n.  S. 


porte,  messieurs,  à...  -  •       i.  Il  Timoth.,  m,  12 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


369 


elle.  Mais  ne  vous  persuadez  pas  qu  elle  ne  fût  persécutée 
que  par  les  tyrans  ennemis  déclarés  du  christianisme. 
Chacun  de  ses  enfants  était  soi-même  son  persécuteur. 
Pendant  qu'on  affichait  dans  toutes  les  places  publiques 
des  sentences  et  des  proscriptions  contre  les  fidèles,  eux- 
mêmes  se  condamnaient  d'une  autre  sorte.  Si  les  empereurs 
les  exilaient  de  leur  patrie,  tout  le  monde  leur  était  un  exil; 
jils  s'ordonnaient  à  eux-mêmes  de  ne  s'attacher  nulle  part, 
et  de  n'établir  leur  domicile  en  aucun  pays  de  la  terre.  Si 
on  leur  était  la  vie  par  violence,  eux-mêmes  s'étaient  les 
plaisirs  volontairement.  Et  Tertullien  a  raison  de  dire  que 
cette  sainte  et  innocente  persécution  aliénait1  encore  plus 
les  esprits  que  l'autre  :  Plures  inventas,  quos  magis  perim* 
lum  voluptalis  quam  vitœ  avocet  ab  hac  secta,  cum  alia  non 
sit  et  stulto  et  sapienti  vitœ  gratia,  nisi  voluptas  2;  c'est-à- 
dire  que5  si  l'on  craignait  les  rigueurs  des  empereurs  contre 
l'Église,  on  craignait  encore  davantage  la  sévérité  de  sa 
discipline  contre  elle-même;  et  que  plusieurs  se  seraient 
exposés  plus  facilement  à  se  voir  ôter  la  vie,  qu'à  se  voir 
arracher  les  plaisirs,  sans  lesquels  la  vie  leur  est  en- 
nuyeuse, et  qu'ils  aimeraient  autant  n'avoir  pas  que  de 
l'avoir  sans  goût*  et  sans  agrément. 

Ce  martyre,  messieurs,  ne  finira  point;  et  cette  sainte 
persécution,  par  laquelle  nous  combattons  en  nous-mêmes 
les  attraits  des  sens,  durera  autant  que  l'Église.  La  haine 
aveugle  et  injuste  qu'avaient  les  grands  du  monde  contre 


1.  V.  p.  232,  n.  8. 

2.  Despect.,  2.. 

3.  Première  rédaction  :  C'est-à- 
dire  qu'on  s'éloignait  du  christia- 
nisme plus  par  la  crainte  de  per- 
dre les  plaisirs  que  par  celle  de 
perdre  la  vie,  qu'on  aimait  autant 
n'avoir  pas  que  de  l'avoir  sans 
goût  et  sans  agrément;  c'est-à- 


dire,  que  si  l'on  craignait,  etc.  — • 
Bossuet  avait  donc  exprimé  d'a- 
bord cette  idée  en  deux  phrases, 
mais  il  les  fond  ensuite  l'une 
dans  l'autre,  pour  en  faire  la  pé- 
riode que  nous  restituons  ici 
d'après  le  manuscrit. 

4.  Sans  saveur.  Au  sens  oA  l'on 
dit  :  «  Ce  mets  n'a  aucun  goût.  » 


370 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


l'Évangile  9  eu  son  cours  limité,  et  le  temps  l'a  enfin  tout  à 
fait  éteinte;  mais  la  haine  des  chrétiens  contre  eux-mêmes 
et  contre  leur  propre  corruption  doit  être  immortelle ,  et 
c'est  elle  qui  fera  durer  jusques  à  la  fin  des  siècles  ce  mar- 
tyre vraiment  merveilleux,  où  chacun  s'immole  soi-mêrno, 
où  le  persécuteur  et  le  patient  sont  également  agréables,  où 
Dieu  d'une  même  main  soutient  celui  qui  souffre,  et  cou- 
ronne celui  qui  persécute1 

Je  n'ignore  pas,  chrétiens,  que  plusieurs  murmurent  ici 
contre  la  sévérité  de  l'Évangile.  Us  veulent  bien  que  Dieu 
nous  défende  ce  qui  fait  tort  au  prochain  ;  mais  ils  ne  peuvent 
comprendre  que  l'on  mette  de  la  vertu  à  se  priver  des  plai-* 
sirs;  et  les  bornes  qu'on  nous  prescrit  de  ce  côté-là2  leur 
semblent  insupportables.  Mais  s'il  n'était  mieux  séant  à  la 
dignité  de  cette  chaire  de^supposer5  comme  indubitables 
les  maximes  de  l'Évangile  que  de  les  prouver  par  raisonne- 
ment, avec  quelle  facilité  pourrais-je  vous  faire  voir  qu'il 
était  absolument  nécessaire  que  Dieu  réglât  par  ses  saintes 
lois  toutes  les  parties  de  notre  conduite  ;  que  lui,  qui  nous 
a  prescrit  l'usage  que  nous  devons  faire  de  nos  biens,  ne 
devait  pas  négliger  de  nous  enseigner  celui  que  nous  devons 
faire  de  nos  sens;  que  si,  ayant  égard  à  la  faiblesse  des 
sens,  il  leur  a  donné  quelques  plaisirs,  aussi,  pour  honorer4 
la  raison,  il  fallait  y  *  mettre  des  bornes,  et  ne  livrer  pas  au 
corps  l'homme  tout  entier,  à  la  honte  de  l'esprit. 

Et  certainement,  chrétiens,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que 
Jésus-Christ  nous  commande  de  persécuter  en  nous-mêmes 
l'amour  des  plaisirs,  puisque,  sous  prétexte  d'être  nos 
amis,  ils  nous  causent  de  si  grands  maux.  Les  pires  des 


1.  Note  marginale  :  «  Prouver 
par  l'Évangile.  «Suivent  plusieurs 
teites  de  saint  Luc,  u,  23;xui,  24, 
et  de  saint  Matthieu,  mi,  YS,  U 


2.  Var.  :  qu'on  nous  y  prescrit 
7>.  Supposer.  Voir  p. Atë,  n.l. 
A.  Var.  :  pour  l'amour  de... 
5.  Aux  sens.  V.  p.  309,  n.  3. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS.  374 

ennemis,  disait  sagement  cet  ancien  *,  ce  sont  les  flatteurs  ; 
et  j'ajoute  avec  assurance  que  les  pires  de  tous  les  flat- 
teurs, ce  sont  les  plaisirs.  Ces  dangereux  conseillers,  où  ne 
nous  mènent-ils  pas  par  leurs  flatteries?  Quelle  honte, 
quelle  infamie,  quelle  ruine  dans  les  fortunes,  quels  dérè- 
glements dans  les  esprits,  quelles  infirmités  même  dans  les 
corps,  n'ont  pas  été  introduites  par  l'amour  désordonné 
des  plaisirs?  Ne  voyons-nous  pas  tous  les  jours  plus  de 
maisons  ruinées  par  la  sensualité  que  par  les  disgrâces, 
plus  de  familles  divisées  et  troublées  dans  leur  repos  par 
les  plaisirs  que  par  les  ennemis  les  plus  artificieux,  plus 
d'hommes  immolés  avant  le  temps  à  la  mort  par  les  plai- 
sirs que  par  lés  violences  et  par  les  combats2?  Les  tyrans, 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  ont-ils  jamais  inventé 
des  tortures  plus  insupportables  que  celles  que  les  plaisirs 
font  souffrir  à  ceux  qui  s'y  abandonnent?  Ils^  ont  amené 
dans  le  monde  des  maux  inconnus  au  genre  humain;  et  les 
médecins  nous  enseignent,  d'un  commun  accord,  que  ces 
funestes  complications  de  symptômes  et  de  maladies  qui 
déconcertent  leur  art,  confondent  leurs  expériences,  dé- 
mentent3 leurs  anciens  aphorismes4,onl  leurs  sources  dans 
les  plaisirs.  Qui  ne  voit  donc  clairement  combien  il  était 
juste  de  nous  obliger  d'en  être  les  persécuteurs,  puisqu'ils 
sont  eux-mêmes,  en  tant  de  façons,  les  plus  cruels  per- 
sécuteurs de  la  vie  humaine  ? 

Mais  laissons  les  maux  qu'ils  font  à  nos  corps  et  à  nos 
fortunes  :  parlons  de  ceux  qu'ils  font  à  nos  âmes,  dont  le 
cours  est  inévitable.  La  source  de  tous  les  maux,  c'est 
qu'ils  nous  éloignent  de  Dieu,  pour  lequel  si5  notre  cœur 

1,  Quint.  Curt.,  VIII,  vi  et  vu.  préceptes       de      thérapeutique  : 

±  Variante:  que  parles  guerres  «les  Aphorismes  d'Hippocrate.  » 

et  les  combats.  5.  Tour,  latin  fréquent  au   dix- 

3.  Variante  :  font  mentir.  septième  siècle.  «  Toutes  lesquel- 

k.    Définitions      de      maladies,  j    les  c.ïç$eë  si  vous  n'avez  connues 


372 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


ne  nous  dit  pas  que  nous  sommes  faits,  il  n'y  a  point  de 
paroles  qui  puissent  guérir  notre  aveuglement.  Or,  mes 
frères,  Dieu  est  esprit,  et  ce  n'est  que  par  l'esprit  qu'on 
le  peut  atteindre.  Qui  ne  voit  donc  que  plus  nous  mar- 
chons dans  la  région  des  sens,  plus  nous  nous  éloignons  de 
notre  demeure  natale,  et  plus  nous  nous  égarons  dans  une 
terre  étrangère? 

Le  prodigue  nous  le  lait  men  voir;  et  ce  n'est  pas  sans 
raison  qu'il  est  écrit  dans  notre  évangile,  qu'en  sortant  de 
la  maison  de  son  père,  «  il  alla  dans  une  région  bien  éloi- 
gnée :  »  Peregre  profectus  est  in  regionem  longinquam*.  Ce 
fils  dénaturé  et  ce  serviteur -fugitif,  qui  quitte  pour  ses 
plaisirs  le  service  de  Son  maître,  fait  deux  étranges 2  voya*- 
ges  :  il  éloigne  de  Dieu  son  cœur,  et  ensuite  il  en  éloigne 
même  sa  pensée.  Rien  n'éloigne  tant  notre  cœur  de  Dieu, 
que  rattache  aveugle  aux  joies  sensuelles;  et  si  les  autres 
passions  peuvent  l'emporter,  c'est  celle-ci  qui  l'engage, 
et  le  livre  tout  à  fait.  Dieu  n'est  plus  dans  ton  cœur, 
homme  sensuel;  l'idole  que  tu  encenses,  c'est  le  Dieu  que 
tu  adores.  Mais  tu  feras  bientôt  une  seconde  démarche5. 
Si  Dieu  n'est  plus  dans  ton  cœur,  bientôt  il  ne  sera  plus 
dans  ton,  esprit.  Ta  mémoire,  trop  complaisante  à  ce  cœur 
ingrat,  l'effacera  bientôt  d'elle-même  de  ton  souvenir.  Eu 
effet,  ne  voyons-nous  pas  que  les  plaisirs  occupent  telle- 
ment l'esprit,  aue  les  saintes  vérités  de  Dieu  et  ses  justes 


en  moi,  vous  en  devez  au  moins 
avoir  vu  les  semences  dès  ma 
première  jeunesse.  »  Voiture,  cité 
par  Chassang,  Grammaire  fran- 
çaise, paragraphe^!.  «...Des  pen- 
sées inutiles  de  l'avenir,  aux- 
quelles bien  loin  d'être  obligé  de 
m'arrêter,  je  suis  au  contraire 
obligé  de  ne  m'y  point  arrêter.  » 
Pascal,  Lettres  à  Mlle  de  Roannez. 


«  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  y 
ajouter  l'évidence  de  la  révélation 
divine,  à  laquelle  ne  désirant  pas 
m'atlacher,  tant  qu'à  présent,  je 
me  contenterai  dédire  que,  etc.  » 
Bossuet,  Traité  du  Libre  Arbitre,  h 
—  Voyez  plus  haut,  p.  518,  ligne  8. 

1.  Luc,  xv,  13. 

2.  Étranges.  Voir  p.âlfr,  note 5. 

3.  Var.  :  Un  second  pas. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


373 


jugements  n'y  ont  plus  de  place?  Auferuntur  judicia  tua  a 
(acte  ejus*.  Dieu  éloigné  de  notre  cœur,  Dieu  éloigné  de 
notre  pensée  :  ô  le  malheureux  éîoignement8  !  ô  le  funeste 
voyage!  Où  êtes-vous,  ô  prodigue!  combien  éloigné  de 
votre  patrie  !  et  en  quelle  basse  région  avez-vous  choisi» 
votre  demeure!* 

De  vous  dire5  maintenant,  messieurs,  jusqu'où  ira  cet 
égarement,  ni  -jusqu'où'  vous  emporteront  les  joies  sen- 
suelles, c'est  ce  que  je  n'entreprends  pas T;  car  qui  sait  les 
mauvais  conseils  que  vous  donneront  ces  flatteurs  î  Tout 


4.  Psal.  ix,  27. 

2.  Var.  :  ô  le  cruel  éîoignement. 

3.  Var.  :  établi.-  , 

4.  Note  marginale  :  «  David  s'é- 
tait autrefois  perdu  dans  cette 
terre  étrangère.  Il  en  est  revenu 
bientôt,  mais  pendant  qu'il  y  a 
passé,  écoutez  ce  qu'il  nous  dit 
de  ses  erreurs  :  Cor  meum  dere- 
liquit  me  ;  «  mon  cœur,  dit-il, 
m'a  abandonné;  »  il  s'est  allé  en- 
gager dans  une  misérable  servi- 
tude. Mais  pendant  que  son  cœur 
lui  échappait,  où  avait-il  son  es- 
prit t  Écoutez  ce  qu'il  dit  encore  : 
Comprehenderunt  me  iniquilates 
me»,  et  non  potui  ut  vider em  : 
•  Les  pensées  de  mon  péché  m'oc- 
cupaient tout,  et  je  ne  pouvais 
plus  voir  autre  chose.  »  C'est  en- 
core en  cet  état  que  «  la  lumière 
de  ses  yeux  n'est  plus  avec  lui.  » 
La  connaissance  de  Dieu  était  obs- 
curcie; la  foi,  comme  éteinte  et 
oubliée  ;  chrétiens,  quel  égare- 
ment! Mais  les  pécheurs  vont  plus 
loin  encore.  Les  vérités  de  Dieu 
nous  échappent  ;  nous  perdons, 
en  nous  éloignant,  le  ciel  de  vue; 
on  ne  sait  qu'en  croire  ;  il  n'y  a 
plus  que  les  sens  qui  nous  tou- 
chent et  qui  nous  occupent.  » 


5.  De  vous  dire,  etc.  «  Cette 
tournure  est  perpétuelle  dans  le 
dix-septième  siècle;...  aujourd'hui 
on  supprime  souvent  ce  de  qui 
n'est  ni  sans  utilité  ni  sans  grâce, 
et  qui  d'ailleurs  peut  être  repris, 
quand  on  veut,  d'après  les  meil- 
leures et  les  plus  sûres  autorités.» 
Littré.  «  D'observer  sa  loi,  c'est  la 
moindre  de  nos  pensées.  »  Ser- 
mon sur  la  Bonté  et  la  Rigueur 
de  Dieu.  «  Je  l'ai  vu  quelque 
part  :  de  savoir  où,  il-  est  diffi- 
cile.   »    La    Bruyère. 

6.  De  vous  dire  jusqu'où  ni  jus- 
qi£pù..,.  Sur  l'emploi  de  ni  auivi* 
et  au  xvir  siècle,  dans  des  phrases 
où  il  y  a  seulement  une  idée  im- 
plicite de  négation,  voir  Chassang, 
Gr.  fr.y  par.  387.  «  Pelletier  écrit 
mieux  qu'Ablaneourt,  ni  Patru.  » 
Boileau,  Sat.  ix.  —  V.  p.  537,  n.  5 

7.  Avant  d'arriver  à  cette  ex- 
pression si  simple,  Bossuet  avait 
écrit  successivement  :  «  Ce  serait 
une  folie  de  l'entreprendre,.,  c'est 
ce  qui  passe  notre  connaissance, 
c'est  ce  qui  passe  tout  à  fait  notre 
connaissance.  »  Ce  sont  ces  petites 
phrases  de  transition  qui  l'arrêtent 
5p  plus  longtemps  et  qui  sont  la 
plus  raturées  dans  les  manuscrits 


374  SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 

ce  que  je  sais,  chrétiens,  c*est  que  la  raison,  lane  fois  li- 
vrée à  l'attrait  des  sens  et  prise  de  ce  vin  fumeux,  ne 
peut  plus  répondre  d'elle-même ,  ni  savoir  où  l'empor- 
tera son  ivresse1.  Mais  que  sert  de  renouveler  aujourd'hui 
ce  que  j'ai  déjà  dit  dans  cette  chaire  de  l'enchaînement 
des  péchés  T  Que  sert  de  vous  faire  voir  qu'ils  s'attirent 
les  uns  les  autres*,  puisqu'il- n'en  faut  qu'un  pour  nous 
perdre;  et  que,  sans  que  nous  fassions  jamais  d'autres 
injustices,  c'en  est  une  assez  criminelle  que  de  refuser 
notre  cœur  à  Dieu*  qui  le  demande  à  si  juste  titre. 

C'est  à  cette  énorme  injustice  que  nous  engage3  tous  les  jours 
l'amour  des  plaisirs .  Il  fait  beaucoup  davantage  :  non  content 
de  nous  avoir  une  fois  arrachés  à  Dieu,  il  nous  empêche  d'y 
retourner  par  une  conversion  véritable  ;  et  en  voici  les  raisons. 

Pour  se  convertir,  chrétiens,  il  faut  premièrement  se 
résoudre,  fixer  son  esprit  à  quelque  chose,  prendre  une 
forme*  de  vie  :  or  est-il  que8  l'attache6  aux  attraits  sensi- 
bles notis  met  dans  une  contraire  disposition.  Car  nous 
voyons  par  expérience  que,  trop  pauvres7 pour  nous  pouvoir 
arrêter  longtemps,  tout  l'agrément  des  sens  est  dans  la 
variété  ;  et  c'est  pourquoi  l'Écriture  dit  que  «  la  concupis- 
cence est  inconstante;  »  Inconstantia concupiscentiœ*,  parce 
que,  dans  Toute  l'étendue  des  choses  sensibles,  il  n'y  a 
point  de  si  agréable  situation  que  le  temps  ne  rende  en- 
nuyeuse et  insupportable.  Quiconque  donc  s'attache  au 
sensible,   il    faut   qu'il   erre*  nécessairement  d'objets  en 


1.  Var.  :  Son  enivrement. 

2.  Var.  :  Et  quel  besoin  de  vous 
faire  voir  qu'un  crime  en  attire 
d'autres.... 

3.  Var.  :  C'est  cette  horrible  in- 
justice, c'est  cet  attentat  énorme 
que  nous  fait  faire,  etc.  Engager 
dans  le  sehs  d'induire  et  même 
^obliger  4teit  fréquent  an  xrn* 


siècle  :  «  Si  dans  quelque  attentat 
il  osait  l'engager.  »  Corneille, 
OEdipe,  1,  3.  Cf.  ici  p.  272  et  403. 

4.  Formant  vitse  inire. 

5-  Voir  page  332,  note  3. 

6.  Voir  page  358,  note  5. 

7.  Pauvres  se  rapporte  à  sen». 

8.  Sap.,  iv,  12. 

9.  Var.  :  qu'il  passe. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


375 


objets,  et  se  trompe,  pour  ainsi  dire,  en  changeant  de 
place.  Ainsi1  qu'est-ce  autre  chose  que  la  vie  des  sens, 
qu'un,  mouvement  alternatif  de  l'appétit  au  dégoût,  et  du 
dégoût  à  l'appétit,  l'âme  flottant2  toujours  incerl aine  entre 
l'ardeur  qui  se  ralentit  et  Fardeur  qui  se  renouvelle  ?  incon- 
stantiaconcupiscentiœ*.  Voilà  ce  que  c'est  que  la  vie  des  sens. 
Cependant,  dans  ce  mouvement  perpétuel,  on  ne  laisse  pas 
de  se  divertir  par  l'image  d'une  liberté  errante  :  Quasi  qua- 
dam  libertate  aurœ  perfruuntur  vago  quodam  desiderio  sua5. 
Mais  aussi  quand  il  faut*  arrêter  ses  résolutions,  cette  âme, 
accoutumée  dès  longtemps  à  courir  deçà  et  delà  partout  où 
elle  voit  la  campagne  découverte,  à  suivre  ses  humeurs  et  ses 
fantaisies,  et  à  se  laisser  tirer  sans  résistance  par  les  objets 
plaisants,  ne  peut  plus  du  tout  se  fixer.  Cette  constance, 
3ette  égalité,  cette  sévère  régularité  de  ia  vertu  lui  fait  peur, 
parce  qu'elle  n'y  voit  plus  ces  délices,  ces  doux  changements, 
cette  variété  qui  égayé  les  sens,  ces  égarements  agréables 
où  ils  semblent  se  promener  avec  liberté.  C'est  pourquoi  cent 
fois  on  tente  et  cent  fois  on  quitte,  on  rompt  et  on  renoue 
bientôt  avec  les  plaisirs.  De  là  ces  remises5  de  jour  en  jour, 
ce  demain  qui  ne  vient  jamais,  cette  occasion  qui  manque 
toujours,  cette  affaire  qui  ne  finit  point,  et  dont  on  attend 
toujours  la  conclusion.  0  âme  inconstante  et  irrésolue,  ou 
plutôt  trop  déterminée  et  trop  résolue  pour  ne  pouvoir  te 
résoudre,  iras-tu  toujours  errant  d'objets  en  objets,  sans 
jamais  t'arrêter  au  bien  véritable?  Qu'as-tu  acquis  de  cer- 


1.  Var.  :  Ainsi  la  concupiscence, 
c'est-à-dire  l'amour  des  plaisirs 
est  toujours  changeant,  parce  que 
toute  son  ardeur  languit  et  meurt 
dans  Ja  continuité,  et  que  c'est  le 
changement   qui  le   fait  revivre. 

2.  L'âme  flottant...  Participe 
absolu.  Voir  page  174,  note  3. 

3.  Compares  le  Traité  de  la 

BOSSUET,    SERMONS, 


Concupiscence ,     chapitre    xxix. 

i.  S.  Aug.,  In  Psalm.  cxxxvi,  9. 
Note  marginale  :  «  Pour  se  con- 
vertir, il  faut  un  certain  sérieux, 
ceux  qui  vivent  dans  les  -plaisin 
'{lusum  esse  vitam  nostram),  sont 
accoutumés  à  rire  de  tout,  ne 
prennent  rien  sérieusement.  » 

5.  Remises.  Voir  page3l2,  note 9. 

27 


376  SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS 

tain  par  ce  mouvement  éternel,  et  que  te  reste[-t-ilj  de  tous 
ces  plaisirs,  sinon  que  tu  en  reviens  avec  un  dégoût  du  bien, 
une  attache  au  mal,  le  corps  fatigué  et  l'esprit  vide?  Est-il 
rien  de  plus  pitoyable? 

C'est  ici  qu'il  nous  faut  entendre  quelle  est  la  captivité 
ou  jettent  les  joies  sensuelles  ;  car  le  prodigue  de  la  para- 
bole ne  s'égare  pas  seulement,  mais  encore  il  s'engage  et 
se  rend  esclave;  et  voici  en  quoi  consiste  notre  servitude. 
C'est  qu'encore  que  nous  passions  d'un  objet  à  l'autre, 
ainsi  que  je  viens  de  dire,  avec  une  variété  infinie,  nous 
demeurons  arrêtés  dans  l'étendue  des  choses  sensibles.  Et 
qu'est-ce  qui  nous  tient  ainsi  captifs*  de  nos  sens,  sinon  la 
malheureuse  alliance  du  plaisir  avec  l'habitude?  Car  si 
l'habitude  seule  a  tant  de  force  pour  nous  captiver,  le  plai- 
sir et  l'habitude  étant  joints  ensemble,  quelles  chaînes  ne 
feront-ils  pas?  Venumdatus  sub  peccato*  :  v  Je  suis  vendu 
«  pour  être  assujetti  au  péché.  »  Le  péché  nous  achète 
par  le  plaisir  qu'il  nous  donne.  Entrez  avec  moi,  messieurs, 
dans  cette  considération.  Encore  que  la  nature  ne  nous 
porte  pas  à  mentir,  et  qu'on  ne  puisse  comprendre  le  plai- 
sir que  plusieurs  y  trouvent,  néanmoins  celui  qui  s'est 
engagé  dans  cette  faiblesse  honteuse  ne  trouve  plus  ^'or- 
nements qui  soient  dignes  de  ses  discours,  que  la  hardiesse 
de  ses  inventions;  bien  plus,  il  jure  et  ment  tout  ensemble 
avec  une  pareille  facilité;  et,  par  une  horrible  profana- 
tion, il  s'accoutume  à  mêler  ensemble  la  première  Vérité 
avec  son  contraire.  Et  quoique,  repris  par  ses  amis  et  con- 
fondu par  lui-même,  il  ait  honte  de  sa  conduite,  qui  lu 
ôte  toute  créance,  son  habitude  l'emporte  par-dessus  se:- 
résolutions.  Que  si  une  coutume  de  cette  sorte,  qui  ré- 
pugne â  la  nature   non  moins  qu'à  la  raison  même,  e^ 

i.  Var.  t  «1  fort  eapiife,  j       %  Hom.f  ru,  14. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS 


377 


néanmoins  si  puissante  et  si  tyrannique,  qu'y  aura-t-il  de 
plus  invincible  que  la  nature  avec  l'habitude,  que  la 
force  de  l'inclination  et  du  plaisir  jointe  à  celle  de  l'accou- 
tumance1? Si  le  plaisir  rend  le  vice  aimable,  l'habitude  le 
rendra  comme  nécessaire.  Si  le  plaisir  nous  jette  dans 
une  prison,  l'habitude,  dit  saint  Augustin,  fermera  cent 
portes  sur  nous,  et  ne  nous  laissera  aucune  sortie  :  In- 
clusum  se  sentit  difftcultate  vitiorum,  et  quasi  muro  im- 
possibilitatis  erecto  portisque  clausisy  qua  évadât  non  in- 
venit 2. 

En  cet  état,  chrétiens,  s'il  nous  reste  quelque  connais- 
sance de  ce  que  nous  sommes,  quelle  pitié  devons-nous 
avoir  de  notre  misère?  Car  encore,  si  nous  pouvions  arrê- 
ter cette  course  rapide  des  plaisirs,  et  les  attacher,  pour 
ainsi  parler,  autant  à  nous  que  nous  nous  attachons  à  eux, 
peut-être  que  notre  aveuglement  aurait  quelque  excuse. 
Mais  n'est-ce  pas  la  chose  du  monde  la  plus  déplorable,  que 
nous  aimions  si  puissamment  ces  amis  trompeurs  qui  nous 
abandonnent  si  vite  ;  qu'ils  aient  une  telle  force  pour  nous 
entraîner,  et  nous  aucune  pour  les  retenir5  ;  enfin,  que  notre 
attache4 soit  si  violente  et  leur  fuite  cependant  si  précipitée 
Pieurez,  pleurez,  ô  prodigue  !  car  qu'y  a-t-il  de  plus  miséra- 
ble que  de  se  sentir- comme  forcé  par  ses  habitudes  vicieuses 
d'aimer  les  plaisirs,  et  de  se  voir,  sitôt  après,  forcé,  par  une 
nécessité  fatale,  de  les  perdre  sans  retour  et  sans  espérance  î 

Que  si,  parmi  tant  de  sujets  de  nous  affliger,  nous  vivons 


1.  Accoutumance.  En  1647,  Vau- 
gelas  constatait  que  ce  mot  com- 
mençait à  vieillir,  et  en  1668,  au 
témoignage  d'un  autre  grammai- 
rien (Marguerite  Buffet),  c'était 
encore  «  un  méchant  terme.  » 
En  1675,  Bouhours  remarque  au 
contraire  qu'  «  il  se  rétablit  peu  à 
peu.  »  (Remarques  Nouvelles)  La 


Rochefoucauld  l'emploie  aussi. 

2.  In  Ps.  evi,  5. 

3.  Vax*.  :  Que  nous  ayons  un 
amour  si  ferme  pour  ces  plaisirs 
dont  le  naturel  est  si  volage;  qu'ils 
aient  tant  de  force  pour  nous  en- 
traîner et  nous  une  extrême  in»« 
puissance  pour  les  retenir. 

A.  Cf.  p.  574,,  a.  4. 


378  SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 

toutefois  heureux  et  contents,  c'est  alors,  c'est  alors,  mes 
frères,  qu'au  défaut  de  notre  misère,  notre  propre  repos 
nous  doit  faire  horreur.  Car  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  est 
écrit:  «  Illumiiez  mes  yeux,  ô  Seigneur,  de  peur  que  je 
«  ne  m'endorme  dans  la  mort1.  »  Ce  n'est  pas  en  vain 
qu'il  est  écrit  :  «  Ils  passent  leurs  jours  en  paix,  et  des- 
«  cendent  eu  un  moment  dans  les  enfers*.  »  Ce  n'est  pas 
en  vain  qu'il  est  écrit,  et  que  le  Sauveur  a  prononcé  dans 
son  Évangile  :  «  Malheur  à  vous  qui  riez,  car  vous  pleure- 
«  rez 3  !  »  En  effet,  si  ceux  qui  rient  parmi  leurs  péchés 
peuvent  toujours  conserver  leur  joie  et  en  ce  monde  et  en 
l'autre,  ils  l'emportent  contre  Dieu,  et  bravent  sa  toute- 
puissance.  Mais  comme  Dieu  est  le  maître,  il  faut  néces- 
sairement que  leurs  ris  se  changent  en  gémissements  éter- 
nels 4  ;  et  ils  sont  d'autant  plus  assurés  de  pleurer  un  jour, 
qu'ils  pleurent  moins  maintenant.  Ouvrez  donc  les  yeux, 
ô  pécheurs  !  voyez  sur  le  bord  de  quel  précipice  vous  vous 
êtes  endormis,  parmi  quels  flots  et  quelles  tempêtes  vous 
croyez  être  en  sûreté,  enfin  parmi  quels  malheurs  et  dans 
quelle  servitude  vous  vivez  contents  !  Oh  !  qu'il  vous  serait 
peut-être  utile  que  Dieu  vous  éveillât  d'un  coup  de  sa 
main,  et  vous  instruisît  par  quelque  affliction!  Mais,  mes 
frères,  je  ne  veux  point  faire  de  pa  eils  souhaits,  et  je  vous 
conjure,  au  contraire,  de  n'obliger  pas  le  Tout-Puissant  à 
vous  faire  ouvrir  les  yeux 5  par  quelque  revers;  prévenez 
de  vous-mêmes  sa  juste  fureur  ;  craignez  le  retour  du 
siècle  à  venir,  et  le  funeste  changement  dont  Jésus-Christ 
vous  menace  ;  et,  de  peur  que  votre  joie  ne  se  change  en 
pleurs,  cherche!  dans    la    pénitence,    avec   le    prodigue, 


1    P».  xn,  4. 
Î^Job.,  xxi,  13. 
3    Luc,  vi,  25. 


4.  VSar  :  soient  changés  en  pleurs. 

5.  Var.   à  vous  rappeler  à  vous- 
mêmes. 


SDR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS.  379 

une  tristesse  qui  se  change  en  joie  :  c'est  par  où  je  m'en  vais 
conclure. 

SECOND  POINT 

Nous  lisons  dans  l'histoire  sainte  (c'est  au  premier  livre 
d'Esdras),  que  lorsque  ce  grand  prophète  eut  rebâti  le  tem- 
ple de  Jérusalem,  que  l'armée  assyrienne  avait  détruit,  le 
peuple  mêlant  ensemble  le  triste  ressouvenir  de  sa  ruine 
et  la  joie  d'un  si  heureux1  rétablissement,  une  partie2  pous- 
sait en  l'air  des  accents5  lugubres,  l'autre  faisait  retentir 
jusqu'au  ciel  des  chants  de  réjouissance;  en  telle  sorte, 
dit  l'auteur  sacré,  «  qu'on  ne  pouvait  distinguer  les  gé- 
«  missements  d'avec  les  cris  d'allégresse  :  «  Nec  poterat 
qmsquam  agnoscerè  voeem  clamoris  Icetantium,  et  vocem 
fleius  populi*.  Ce  mélange  mystérieux  de  douleur  et  de  joie 
est  une  image  assez  naturelle5  de  ce  qui  s'accomplit  dans  la 
pénitence.  L'âme  déchue  de  la  grâce  6  voit  le  temple  de  Dieu 
renversé  en  elle.  Ce  ne  sont  point  les  Assyriens  qui  ont  fait 
cet  effroyable  ravage;  c'est  elle-même  qui  a  détruit  et  hon- 
teusement profané  ce  temple  sacré  de  son  cœur,  pour  en 
faire  un  temple  d'idoles.  Elle  pleure,  elle  gémit,  elle  ne  veut 
point  recevoir  de  consolation  ;  mais  au  milieu  de  ses  dou- 
leurs, et  pendant  qu'elle  fait  couler  un  torrent  de  larmes, 
elle  voit  que  le  Saint-Esprit,  touché  de  ses  pleurs  et  de  ses 
regrets,  commence  à  redresser  cette  maison  sainte,  qu'il  re- 
lève l'autel  abattu 7  et  rend  enfin  le  premier  honneur  à  sa 
conscience,  où  il  veut  faire  sa  demeure  ;  en  sorte  qu'elle 
trouvera  dans  ce  nouveau  sanctuaire  une  retraite  assurée, 


1.  Var.  :  glorieux. 

2.  Var.  :  tantôt...  tantôt.. 

3.  Var^  :  cris. 

4.  1  E&dr.,  m,  13. 

5.  Var.  :  imparfaite. 


6.  Première  rédaction  :  «  con- 
trite et  repentante*;  seconde  ré- 
daction :  «  pécheresse  et  égarée.  » 

7.  Var.  :  qu'il  rebâtit  l'autel 
profané 


380  SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS, 

dans  laquelle  elle  pourra  vivre  heureuse  et  tranquille,  sous 
la  paisible  protection  *  de  Dieu 2.  Que  jugez-vous  chré- 
tiens, de  cette  sainte  tristesse?  Une  âme  à  qui  ses  douleurs 
procurent  une  telle  grâce,  n'aimera-t-elle  pas  mieux  s'affliger 
de  ses  péchés  que  de  vivre  avec  le  monde  î  et  ne  faut-il  pas 
s'écrier  ici  avec  le  grand  saint  Augustin  :  «  Que  celui-là  est 
«  heureux,  qui  est  affligé3  de  cette  sorte!  »  Quam  felix  est, 
qui  sic  miser  est  *  ! 

C'est  ici  que  je  voudrais  pouvoir  ramasser  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  efficace  dans  les  Écritures  divines,  pour  vous 
représenter  dignement  ces  délices  intérieures,  ce  fleuve  de 
paix  dont  parle  Isaïe5,  cette  joie  du  Saint-Esprit,  enfin  ce 
calme  admirable  d'tme  bonne  conscience.  Il  est  malaisé,  mes 
frères,  de  faire  entendre  ces  vérités  et  goûter  ces  chastes 
plaisirs  aux  hommes  du  monde  ;  mais  nous  tâcherons  toute- 
fois, comme  nous  pourrons,  de  leur  en  donner  quelque 
idée. 

Dans  cette  inconstance  des  choses  Humaines,  et  parmi  tant 
de  différentes  agitations  qui  nous  troublent6  ou  qui  nous 
menacent,  celui-là  me  semble  heureux  qui  peut  avoir  un 
refuge.  Et  sans  cela,  chrétiens,  nous  sommes  trop  décou- 
verts aux  attaques7  de  la  fortune,  pour  pouvoir  trouver  du 
repos.  Laissons  pour  quelque  temps  la  chaleur  ordinaire  du 
discours,  et  pesons  les  choses  froidement.  Vous  vivez  ici 
dans  la  cour,  et,  sans  entrer  plus  avant  dans  l'état  de  vos 
affaires, je  veux  croire  que  votre  état  est  tranquille8;  mais 
vous  n'avez  pas  si  fort  oublié  les  tempêtes  dont  cette  mer 
est  si  souvent  agitée,  que  vous  vous  fiiez  tout  à  fait  à  cetta 


1.  Var.  :  Sous  la  glorieuse  pro- 
tection du  Saint  d'Israël,  c'est-à- 
dire  du  Dieu  vivant. 

2.  Var.  :  qui  y  fera  sa  demeure. 

3.  Avec  la  force  du  latin  afflic- 
tus.  Var.  :  malheureux. 


4.  In  Ps.  xxxvn,  2. 

5.  Isa.,  lxti,  12. 

6.  Var.  :  pressent. 

7.  Var.  :  aux  atteinte». 
S.  Var.  :  Je  suppose  que  la  vie 

vous  semble  douce. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS.  381 

bonacfca:et  c'est  pourquoi  je  ne  vois  point  d'himme  sensé2 
qui  ne  «se  destine  un  lieu  de  retraite  qu'il  regarde  de  loin , 
comme  un  port  dans  lequel  il  se  jettera,  quand  il  sera  poussé 
par  les  vents  contraires.  Mais  cet  asile,  que  vous  vous  pré- 
parez contre  la  fortune,  est  encore  de  son  ressort  ;  et  si  loin 
que  vous  puissiez  étendre  votre  prévoyance,  jamais  vous 
n'égalerez  ses  bizarreries  :  vous  penserez  vous  être  munis 
d'un  côté,  la  disgrâce  viendra  de  l'autre  ;  vous  aurez  tout 
assuré  aux  environs,  l'édifice  manquera  par  le  fondement. 
Si  le  fondement  est  solide,  un  coup  de  foudre  viendra  d'en 
haut,  qui  renversera  tout  de  fond  en  comble  :  je  veux  dire 
simplement  et  sans  figure  que  les  malheurs  nous  assaillent 
et  nous  pénètrent  par  trop  d'endroits,  pour  pouvoir  être 
prévus  et  arrêtés  de  toutes  parts.  Il  n'y  a  rien  sur  la  terre 
où  nous  mettions  notre  appui,  qui  non  seulement  ne  puisse 
manquer,  mais  encore  nous  être  tourné  en  une  amertume 
infinie,  et  nous  serions  trop  novices  dans  l'histoire  de  la 
vie  humaine,  si  nous  avions  besoin  que  l'on  nous  prouvât 
cette  vérité. 

Posons  donc  que  ce  qui  peut  arriver,  ce  que  vous  avez 
vu  mille  fois  arriver  aux  autres,  vous  arrive  aussi  à  vous- 
mêmes.  Car,  mes  frères,  vous  n'avez  point  da  sauvegarde5 
de  la  fortune  ;  vous  n'avez  ni  exemption  ni  privilège  contre 
les  faiblesses  communes.  Qu'il  arrive  que  votre  fortune  soit 
renversée  par  quelque  disgrâce,  votre  famille  désolée  par 
quelque  mort  désastreuse4,  votre  santé  ruinée  par  quelque 
longue  et  fâcheuse  maladie  ;  si  vous  n'avez  quelque  lieu  où 
vous  vous  mettiez  à  l'abri,  vous  essuierez  tout  du  long  toute 


1.  Vieux  mot  d'orig.   italienne. 

2.  Var.  :  d'homme  de  sens. 

3.  Sauvegarde.  Ce  mot  avait  au 
dix-septième  siècle  un  sens  spé- 
cial :  il  désignait  «  l'exemption 
de  logements  et  passage  de  guérie, 


accordée  par  lettre  ou  brevet  du 
roi  ou  d'un  général  d'armée,  *  et 
aussi  «  le  détachement  qu'un  chef 
militaire  envoie  dans  un  lieu 
pour  le  garant.ii  du  pillage  ». 
4.  Var.  :  douloureuse. 


582 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


la  fureur  des  vents  et  de  la  tempête1  :  mais  où  sera  cet  abri? 
Promenez-vous  à  la  campagne,  le  grand  air  ne  dissipe  point 
votre  inquiétude;  rentrez  dans  votre  maison,  elle  vous 
poursuit*;  cette  importune  s'attache  à  vous  jusque  dans  votre 
cabinet  et  dans  votre  lit,  où  elle  vous  fait  faire  cent  tours 
et  retours,  sans  que  jamais  vous  trouviez  une  place  qui 
vous  soit  commode  3.  Poussé  et  persécuté  de  tous  côtés,  je 
ne  vois  plus  que  vous-même  et  votre  propre  conscience  où 
vous  puissiez  vous  réfugier.  Mais  si  cette  conscience  est 
mal  avec  Dieu*  ou  elle  n'est  pas  en  paix,  ou  sa  paix  est  pire 
et  plus  ruineuse  que  tous  les  troubles  4.  Que  ferez-vous,  mal- 
heureux? Le  dehors3  vous  étant  contraire,  vous  voudriez- 
vous  renfermer  au  dedans?  Le  dedans,  qui  est  tout  en  trou- 
ble, vous  rejette  violemment  au  dehors.  Le  monde  se  dé- 
clare contre  vous  par  votre  infortune  ;  le  ciel  vous  est  fer- 
mé par  vos  péchés  :  ainsi,  ne  trouvant  nulle  consistance  6, 
quelle  misère  sera  égale  à  la  vôtre?  Que  si  votre  cœur  est 
droit  avec  Dieu,  là  sera  votre  asile  et  votre  refuge  :  là  vous 
aurez  Dieu  au  milieu  de  vous  ;  car  Dieu  ne  quitte  jamais  un 
homme  de  bien  :  Deus  in  medio  ejus>  non  commovebitur, 
dit  le  Psalmiste  7.  Dieu  donc  habitant  en  vous  soutiendra 
votre  cœur  abattu,  en  l'unissant  saintement  à  un  Jésus  dé- 
solé, et  aux  mystères  de  sa  croix  et  de  ses  souffrances.    Là 


1.  Var.  :  si  vous  n'avez  quelque 
lieu  où  vous  soyez  à  l'abri,  il  vous 
faudra  essuyer  toute  la  fureur 
des  tempêtes. 

2.  Var.  :  Elle  vous  y  suit. 

3.  Var.  :  sans  que  jamais  vous 
trouviez  une  bonne  place. 

-à.  Note  marginale  :  «  C'est  la 
faute  que  nous  faisons  :  notre  con- 
science, notre  intérieur,  le  fond 
de  notre  âme  et  la  plus  haute  par- 
tie de  nsus-mêmes  est  hors  de 
prise  :  nous  l'engageons  avec  les 


choses  sur  quoi  la  fortune  peut 
frapper.  Imprudents  !  Quand  le 
corps  est  découvert,  ils  (certains 
animaux)  tâchent  de  cacher' la 
tête  :  nous  produisons  tout  au 
dehors.  • 

5.  Première  rédaction  :  «le de- 
hors qui  vous  est  contraire  vous 
repousse  au  dedans  de  vous.  » 

6.  Ne  trouvant  nulle  consis- 
tance, etc.  V.  p.  17-4,  n.  5,  et  Ckas- 
sang,  Gramm.  franc  ,  par.  553,  2v 

7.  Ps   xlv,  6 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


383 


I  tous  montrera  les  afflictions,  sources  fécondes  de  biens 
infinis;  et  entretenant  votre  âme  affligée  dans  une  bonne 
espérance,  il  vous  donnera  des  consolations  que  le  monde 
ne  peut  entendre.  Mais  pour  avoir  en  vous-même  ce  conso- 
lateur invisible,  c'est-à-dire  le  Saint-Esprit1,  et  pour  goûter 
avec  lui  la  paix  d'une  bonne  conscience,  il  faut  que  cette 
conscience  soit  purifiée;  et  nulle  eau  ne  le  peut  faire  que 
celle  des  larmes.  Coulez  donc,  larmes  de  la  pénitence;  cou- 
lez comme  un  torrent,  ondes  bienheureuses,  nettoyez  cette 
conscience  souillée  ;  lavez  ce  cœur  profané  *,  et  «  rendez-moi 
cette  joie  divine  »  qui  est  le  fruit  de  la  justice  et  de  l'inno- 
cence •  Redde  mihi  lœiitiam  salutaris  tui 3. 

Et  certes,  ce  serait  une-  erreur  étrange  et  trop  indigne 
d'un  homme,  que  de  croire  que  nous  vivions  sans  plaisir, 
pour  le  vouloir  transporter  du  corps  à  l'esprit,  de  la  partie 
terrestre  et  mortelle  à  la  partie  divine  et  incorruptible.  Ce 
n'est  pas  en  vain,  chrétiens,  que  Jésus-Christ  est  venu  à 
nous  de  ce  paradis  de  délices,  où  abondent  les  joies  véri- 
tables. Il  nous  a  apporté  de  ce  lieu  de  paix  et  de  bonheur 
éternel vun  commencement  de  la  gloire  dans  le  bienfait  de  la 
grâce,  un  essai  de  la  vue  de  Dieu  dans  la  foi  4,  un  gage  et 
une  partie  de  la  félicité  dans  l'espérance  ;  enfin,  une  volupté 
toute  chaste  et  toute  céleste  qui  se  forme,  dit  Tertullien3, 
du  mépris  des  voluptés  sensuelles.  Qui  nous  donnera,  chré- 
tiens, que  nous  sachions  goûter6  ce  plaisir  sublime,  plaisir 
toujours  égal,  toujours^  uniforme,  qui  naît,  non  du  trouble 
de  l'âme,  mais  de  sa  paix  ;  non  de  sa  maladie,  mais  de  sa 
santé;  non  de  ses  passions,  mais  de  son  devoir;  non  delà 


1.  Var.  :  à  qui  le  Sauveur  a 
donné  ce  nom. 

2.  Var.  :  cet  autel. 

3.  Ps.  l,  14.» 

4.  Var.  :  de  la    vision  dans  la 
foi.  — Voir  page  111,  note  t. 


5.  De  specl.,  29. 

6.  Le  même  développement  se 
trouve  déjà  dans  le  premier  ser- 
mon pour  la  Purification  de  la 
Sainte  Vierge,  prêché  par  Bossue* 
au  Louvre  en  1662. 


584 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


ferveur1  inquiète  et  toujours  changeante  de  ses  désirsv  mais 
de  la  droiture  immuable  de  sa  conscience  2  ;  plaisir  par 
conséquent  véritable,  qui  n'agite  pas  la  volonté,  mais  qui 
la  calme  ;  qui  ne  surprend  pas  la  raison,  mais  qui  l'éclairé; 
qui  ne  chatouille  pas  les  sens  dans  la  surface,  mais  qui  tire 
ie  cœur  à  Dieu  par  son  centre  ? 

Il  n'y  a  que  la  pénitence  qui  puisse  ouvrir  le  cœur  à  ces 
joies  divines.  Nul  n'est  digne  d'être  reçu  à  goûter  ces  chas- 
tes et  véritables  plaisirs,  qu'il  n'ait  auparavant  déploré  le 
temps  qu'il  a  donné  aux  plaisirs  trompeurs  ;  et  notre  pro- 
digue ne  goûterait  pas  les  ravissantes  douceurs  de  la  bonté 
de  son  père,  ni  l'abondance  de  sa  maison,  ni  les  délices  de 
sa  table,  s'il  n'avait  pleuré  avec  amertume  ses  débauches, 
ses  égarements,  ses  joies  dissolues.  Regrettons  donc  nos 
erreurs  passées  :  car  qu'avons-nous  à  regretter  davantage 
que  les  fautes  que  nous  avons  faites?  Examinons  attentive- 
ment pourquoi  Dieu  et  la  nature  ont  mis  dans  nos  cœurs 
cette  source  amère  de  regret  et  de  déplaisir:  c'est  sans 
doute3  pour  nous  affliger,  non  tant  de  nos  malheurs  que 
de  nos  fautes.  Les  maux  qui  nous  arrivent  nar  nécessité  oor- 


1.  Ferveur.  Ce  mot,  appliqué  à 
d'autres  sentiments  que  la  dévo- 
tion, avait  été  critiqué  par  Scu- 
déry  et  par  l'Académie  française 
dans  le  premier  vers  de  la  pre- 
mière scène  du  Gid  (scène  sup- 
primée ensuite  par  Corneille)  : 
«  Entre  tous  ces  amants  dont  la 
jeune  ferveur  ||  Adore  votre  fille 
et  brigue  ma  faveur...  >  Marty- 
Laveaux,  Lexique  de  Corneille. 

2.  Dans  le  sermon  pour  là  Puri- 
fication de  1662,  Bossuet  ajou- 
tait ensuite,  à  l'adresse  du  roi  ; 
«Que  ce  plaisir  est  délicat  I  qu'il  est 
digne  d'un  grand  courage  et  qu'il 
«ist  digne  principalement  de  ceux 


qui  sont  nés  pour  commander  ! 
Car  si  c'est  quelque  chose  de  si 
agréable  d'imprimer  le  respect  par 
ses  regards  et  [de]  porter  dans  les 
yeux  et  sur  le  visage  un  caractère 
d'autorité,  combien  plus  de  con- 
servera la  raison  cet  air  de  com-' 
mandement  avec  lequel  elle  est 
née,  cette  majesté  intérieure  quj 
modère  les  passions,  qui  tient  les 
sens  dans  le  devoir,  qui  calme 
par  son  aspect  tous  les  mouve- 
ments séditieux,  qui  rend  l'homme 
maître  en  lui-même  I  » 

5.  Var.  :  Nous  reconnaîtrons 
sans  difficulté..,  —  flous  trouve- 
rons que  c'est. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


385 


tent  toujours  avec  eux  quelque  espèce  de  consolation.  Mais 
jamais  il  ne  se  faudrait  consoler  des  fautes  que  l'on  a  com- 
mises, n'était  qu'en  les  déplorant  on  les  répare  et  on  les  efface. 

Par  conséquent,  chrétiens,  abandonnons  notre  cœur  à 
cette  douleur  salutaire;  et  si  nous  nous  sentons  tant  soit 
peu  touchés  et  attristés  de  nos  désordres,  réjouissons-nous 
de  ces  regrets,  en  disant  avec  le  Psalmiste  :  Tribulationem 
et  dolorem  inverti,  et  nomen  Domini  invocavi*  :  «  J'ai  trouvé 
la  douleur  et  l'affliction,  et  j'ai  invoqué  le  nom  de  Dieu.  » 
Remarquez  cette  façon  de  parler  :  j'ai  trouvé  l'affliction  et 
la  douleur  ;  enfin  je  l'ai  trouvée,  cette  affliction  fructueuse, 
cette  douleur  médicinale*  de  la  pénitence.  Le  même  Psal- 
miste a  dit,  en  un  autre  psaume,  que  les  peines  et  les  an- 
goisses Font  bien  su  trouver  :  Tribulatio  et  angustia  inve- 
nerunt  me  5.  En  effet,  mille  douleurs,  mille  afflictions  nous 
persécutent  sans  cesse;  et  comme  dit  le  même  Psalmiste, 
les  angoisses4  nous  trouvent  toujours  trop  facilement  :  Adjutor 
in  tribulationibus  quœ  invenerunt  nos  nimis 5.  Mais  mainte- 
nant, dit  ce  saint  prophète,  j'ai  enfin  trouvé  une  douleur  qui 
méritait  bien  que  je  la  cherchasse  ;  c'est  la  douleur  d'un 
cœur  contrit  et  d'une  âme  affligée  de  ses  péchés  ;  je  l'ai  trou- 
vée, cette  douleur,  et  j'ai  invoqué  le  nom  de  Dieu.  Je  me 
suis  affligé  de  mes  crimes ,  et  je  me  suis  converti  à6  celui 
qui  les  efface  ;  mes  regrets  ont  fait  mon  bonheur,  et  les 
remords 7  de  ma  conscience  m'ont  donné  la  paix  :  Tribulatio- 
nem  et  dolorem  [inveni,  et  nomen  Domini  invocavi]. 

Mais  le  temps  où  l'homme  de  bien  goûtera  plus  utilement 
es  fruits  de  cette  douleur  salutaire,  ce  sera  celui  de  la  mort: 


i.  Ps.  cxiv,  3  et  4. 
2.  c  La   grâce  médicinale   de 
J.-C.  »  Fénelon  dans  Littré. 
Z.  Ps.  «vin,  145. 

4.  Var.  :  les  misères. 

5.  Ps.  ïlv,  2. 


6.  Conversus  ad... 

7.  Var.  :  et  les  troubles. 

8.  Le  xvn'  siècle  omet  souvent 
dedisting-uer  le  superlatif  du  com- 
paratif: «  Le  succès  que  l'on  doit 
moins  se  promettre.  •  La  Bruyère 


38G 


SUR  L'AflfOUR  DES  PLAISIRS. 


et  il  faut  qu'en  finissant  ce  discours,  je  tâche  d'imprimer 
cette  vérité  dans  vos  cœurs.  Pour  cela,  considérons  un 
moment  les  dispositions  d'un  homme  qui  meurt  après 
avoir  vécu  parmi  les  plaisirs.  Alors*  s'il  lui  reste  quelque 
sentiment,  il  ne  peut  éviter  des  regrets  extrêmes  ;  car  ou 
il  regrettera  de  s'y  être  abandonné,  ou  il  déplorera  la  néces- 
sité de  les  perdre  et  de  les  quitter  pour  toujours  *.  0  dou- 
leur et  douleur  !  l'une  est  le  fondement  de  la  pénitence,  et 
l'autre  est  le  renouvellement  de  tous  les  crimes.  On  ne  peut 
éviter,  mes  frères,  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  douleurs  ; 
laquelle  l'emportera  dans  ce  dernier  jour?  c'est  ce  que  l'on 
ne  peut  savoir  ;  et,  pour  vous  dire  mon  sentiment,  ce  sera 
plutôt  Ja  seconde. 

Vous  pensez  peut-être,  mes  frères,  que  pendant  que  la 
mort  nous  enlève  tout,  on  se  résout  assez  aisément  à  tout 
quitter,  et  qu'il  n'est  pas  difficile  de  se  détacher  de  ce  qu'on 
va  perdre.  Mais  si  vous  entrez  dans  le  fond  des  cœurs2, 
vous  verrez  qu'il  faut  craindre  un  effet  contraire.  En  effet, 
il  est  naturel  à  l'homme  de  redoubler  ses  efforts  pour  retenir 
le  bien  qu'on  lui  ôte.-Oui,  mes  frères,  quand  [on]  nous  arra- 
che ce  que  nous  aimons,  [on]  ressent  tous  les  jours  que  cette 
violence  irrite  nos  désirs;  et  l'âme,  faisant  alors  un  dernier 
effort  pour  courir  après  son  bien  qu'on  lui  ravit, produit5en 
elle-même  cette  passion  que  nous  appelons  le  regret  et  le 
déplaisir.  C'est  ce  qui  fait  qu'Àgag,  roi  d'Amalec ,  qui  hous~ 
est  représenté  dans  les  Écritures  comme  un  homme  de 
plaisir  et  de  bonne  chère,  Agag  pinguissimus,  au  moment 
de  perdre  la  vie  qu'il  avait  trouvée  si  délicieuse,  pousse 


1.  Var.  :  Car  ou  il  regrettera  de 
s'y  être  abandonné,  et  c'est  le 
fondement  de  la  pénitence,  ou  il 
déplorera  la  nécessité  de  les  per- 
dre et  de  les  quitter  pour  tou- 
jours; et  ce  sera  un  renouvelle- 


ment de  tous  les  crimes.  On  ne 
peut  éviter,  etc.. 

2.  Var.  :  Hais  quand  je  consi- 
dère attentivement  le  fond  du 
coeur  humain,  je  vois... 

3.  Terme  philosophique. 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


587 


cette  plainte  du  fond  de  son  cœur  :  Siccine  séparât  amara 
mort*!  «  Est-ce  ainsi  que  la  mort  amère  sépare  de  tout?  »  Vous 
voyez  comme  à  la  vue  de  la  mort,  qui  lui  arrache  de  vive 
force  ce  qu'il  aime,  tous  ses  désirs  se  réveillent  par  ses 
regrets  mêmes,  et  qu'ainsi  la  séparation  effective  augmente 
dans  ce  moment  l'attache2  de  la  volonté. 

Qui  ne  craindra  donc,  chrétiens,  que  notre  âme  fugi- 
tive ne  se  retourne  tout  à  coup  en  ce  dernier  jour  à  ce  qui 
lui  a  plu  dans  le  monde  désordonnément3  ;  que  notre  der- 
nier soupir  ne  soit  un  gémissement  secret 4  de  perdre  tant 
de  plaisirs;  et  que  ce  regret  amer  d'abandonner  tourne 
confirme,  pour  ainsi  dire,  par  un  dernier  acte,  tout  ce  qui 
s'est  passé  dans  la  vie  ?  0  regret  funeste  et  déplorable,  qui 
renouvelle  en  un  moment  tous  les  crimes,  qui  efface  tous 
les  regrets  de  la  pénitence,  et  qui  livre  notre  âme  malheu- 
reuse3 à  une  suite  éternelle  de  regrets  furieux  et  déses- 
pérants, qui  ne  recevront  jamais  d'adoucissement  ni  de 
remède!  Au  contraire,  un  homme  de  bien8,  que  les  dou- 


1.  I  Reg.,  xv,  32. 

2.  Cf.  p.  577,  n.  i. 

3.  Désordonnément.  Ce  mot,  qui 
se  trouve  plusieurs  fois  dans  les 
Sermons,  n'est  pas  mentionné  dans 
le  Dictionnaire  de  l'Académie  de 
1691.  —  Voyez  p.  415,  n.  1. 

4.  Var.  :  un  secret  gémissement. 

5.  Variante  ■:-  notre  âme  mal- 
heureuse et  captive. 

6.  Comparez  la  fin  du  second 
sermon  pour  la  Purification,  prê- 
ché en  1666  :  «  Un  homme  de  bien 
ne  sera  pas  étonné  dans  les  appro- 
ches de  la  mort;  son  âme  ne  tient 
presque  plus  à  rien;  elle  est  déjà 
comme  détachée  de  ce  corps  mor- 
tel ;  autant  qu'il  a  dompté  de 
passions,  autant  a-t-il  rompu  de 
liens;   l'usage  de  la  pénitence  et 


de  la  sainte  mortification  l'a  déjà 
comme  désaccoutumé  de  son  corps 
et  de  ses  sens,  et  quand  il  verra 
arriver  la  mort,  il  lui  tendra  de 
bon  cœur  les  bras,  il  lui  montrera 
lui-même  l'endroit  où  il  faut 
qu'elle  frappe  son  dernier  coup. 
0  mort!  lui  dira-t-il,  je  ne  te  nom- 
merai ni  cruelle  ni  inexorable;  lu 
ne  m'ôteras  aucun  des  biens  que 
j'aime,  tu  me  délivreras  de  ce  corps 
mortel.  0  mort,  je  t'en  remercie; 
il  y  a  déjà  tant  d'années  que  je 
travaille  moi-même  à  m'en  déta- 
cher et  à  secouer  ce  fardeau.  Tu 
ne  troubles  donc  pas  mes  desseins, 
mais  tu  les  accomplis.  Tu  n'inter- 
romps pas  mon  ouvrage,  mais 
plutôt  tu  y  vas  mettre  la  dernière 
main.  Achève  donc,  ô  mort  favo- 


58? 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


leurs  de  la  pénitence  ont  détaché  de  bonne  foi  des  joies 
sensuelles,  n'aura  rien  à  perdre  en  ce  jour;  le  détache- 
ment des  plaisirs  le  désaccoutume  du  corps;  et  ayant 
depuis  fort  longtemps,  ou  dénoué,  ou  rompu  ces  liens  dé- 
licats qui  nous  y  attachent,  il  aura  peu  de  peine  à  s'en 
séparer,  lin  tel  homme,  dégagé  du  siècle,  qui  a  mis  toute 
son  espérance  en  la  vie  future,  voyant  approcher  la  mort, 
ne  la  nomme  ni  cruelle  ni  inexorable  ;  au  contraire,  il  lui 
tend  les  bras,  il  lui  montre  lui-même  l'endroit  où  elle  doit 
frapper  son  dernier  coup.  0  mort,  lui  dit-il,  d'un  visage 
ferme,  tu  ne  me  feras  aucun  mal,  tu  ne  m'ôteras  rien  de 
ce  qui  m'est  cher.  Tu  me  sépareras  de  ce  corps  mortel;  ô 
mort,  je  t'en  remercie  :  j'ai  travaillé  toute  ma  vie  à  m'en 


rable ,  et  rends-moi  bientôt  à 
mon  maître  :  Nunc  dimittis...  » 
Comparez  aussi  la  fin  du  premier 
point  du  Panégyrique  de  saint 
François  de  Paul  (1660)  :  «  Voyez 
51  elle  (la  mort)  lui  fera  seu- 
lement froncer  les  sourcils.  11 
la  contemple  avec  un  visage 
riant  ;  elle  ne  lui  est  pas  in- 
connue, et  il  y  a  déjà  trop  long- 
temps qu'il  s'est  familiarisé  avec 
elle  pour  être  étonné  de  ses  ap- 
proches. La  mortification  l'a  ac- 
coutumé à  la  mort  ;  les  jeûnes  et 
la  pénitence,  dit  Tertullien,  la  lui 
ont  déjà  fait  voir  de  près,  et  l'ont 
souvent  avancé  dans  son  voisinage: 
Sxpe  jejunans,  mortem  de  proxi- 
mo  novit.  Il  sortira  du  monde  plus 
légèrement  ;  il  s'est  déjà  déchargé 
lui-même  d'une  partie  de  son 
corps,  comme  d'un  empêchement 
importun  à  l'âme  :  Prsemisso  jam 
sanguinis  succo,  tanquam  anirme 
tmpedimento.  C'est  pourquoi,  sen- 
tant approcher  la  mort,  il  lui  tend 
4e  bon  cœur  V    *»ras  ;  il  lui  pré- 


sente avec  joie  ce  qui  lui  reste  de 
corps,  et,  d'un  visage  riant,  il  lui 
désigne  l'endroit  où  elle  doit  frap- 
per son  dernier  coup.  O  mort, 
iui  dit-il,  quoique  le  monde  te 
nomme  cruelle  et  inexorable,  tu 
ne  me  feras  aucun  mal,  parce 
que  tu  ne  m'ôteras  rien  de  ce  que 
j'aime.  Bien  loin  de  rompre  le 
cours  de  mes  desseins,  tu  ne  fe- 
ras qu'achever  l'ouvrage  que  j'a- 
vais commencé,  en  me  défaisant  de 
toutes  les  choses  dont  je  tâche  de 
me  défaire  il  y  a  longtemps.  Tu 
me  déchargeras  de  ce  corps;  ô 
mort,  je  t'en  remercie;  il  y  a 
plus  de  quatre-vingts  ans  que  je 
travaille  moi-même  à  m'en  dé- 
charger. J'ai  professé  dans  le  bap- 
tême que  ces  désirs  ne  me 
touchaient  pas;  j'ai  tâché  de  les 
couper  pendant  tout  le  cours  de 
ma  vie;  ton  secours,  ô  mort, 
m'était  nécessaire  pour  en  ar- 
racher la  racine  ;  tu  ne  détruis  pas 
ce  que  je  suis,  mais  tu  achèves  ce 
que  je  fais.  * 


SUR  L'AMOUR  DES  PLAISIRS. 


389 


détacher.  J'ai  tâché  durant  tout  son  cours  de  mortifier 
mes  appétits  sensuels;. ton  secours,  ô  mort,  m'était  néces- 
saire pour  en  arracher  jusqu'à  la  racine  :  ainsi,  bien  loin 
d'interrompre  le  cours  de  mes  desseins,  tu  ne  fais  que 
mettre  la  dernière  main  à  l'ouvrage  que  j'ai  commencé. 
Tu  ne  détruis  pas  ce  que  je  prétends1;  mais  tu  l'achèves. 
Achève  donc,  ô  mort  favorable,  et  rends-moi  bientôt  à 
celui  que  j'aime1' 


1.  Cf.,  p.  58,  n.  7. 

2.  Quelques  jours  après  (18  avril) 
Bossuet  prononçait  devant  le  roi 
le  sermon  sur  la  Justice  dont  voici 
le  plan  :  «  La  Justice,  nécessaire 
i  tous  les  hommes,  enferme  en 
particulier  les  principales  obliga- 
tions des  personnes  les  plus  im- 
portâmes. »  Mais  elle  doit  être 
accompagnée  de  constance,  de 
prudence  et  de  bonté.  — 1" Point.  ~ 
De  constance,  parce  qu'elle  est 
par  définition  (Institutes  de  Jusli- 
nien,  1,1)  :  «  une  volonté  con- 
stante et  perpétuelle  de  donner  à 
chacun  ce  qui  lui  appartient  ;  »  — 
et  qu'elle  consiste  «  dans  une  cer- 
taine égalité  envers  tous  »,  inac- 
cessible à  la  complaisance  et  à 
l'intérêt.  (Respecter  le  droit  d'au- 
trui,  autant  que  nous  voulons 
qu'on  respecte  le  nôtre  ;  payer  ses 
dettes  ordinaires, comme  ses  dettes 
rie  jeu  ;, —  fuir  le  parjure;  —  et, 
pour  les  magistrats,  soutenir  l'in- 
nocence timide  (Cf.  /?.273  et  n.l). 
—  C'est  dans  le  maintien  de  la 
justice  (Cf.  plus  haut  p.  95)  que 
réside  la  majesté  royale. — 2*  Point. 
La  justice  doit  être  accompagnée 
de  lumière.  Nécessité  d'une  exacte 
information,  qui  ne  s'en  fie  pas 

à  la  clameur  publique,*  qui  aille 
àu-devant  de  la  vérité,  qui  se  garde 


des  préventions  personnelles.  Né» 
cessité  d'une  «  audience  facile  ». 
Crime  des  calomniateurs  ou  des 
médisants,  qui  par  leurs  men- 
songes ou  seulement  leurs  «  demi- 
mots  »  égarent  le  souverain. 
«  Infecter  les  oreilles  du  prince, 
c'est  quelque  chose  de  plus  cri-» 
minel  que  d'empoisonner  les  fon- 
taines publiques.  »  —  3"  Point. 
La  justice,  inique  quand  elle  use 
de  tous  ses  droits,  doit  être  tem- 
pérée par  cette  clémence  «  au  seul 
nom  de  laquelle  le  genre  humain 
semble  respirer  plus  à  l'aise  »; 
par  cette  modération  par  laquelle 
l'homme  vraiment  juste  «  ne  de- 
mande pas  toujours  ce  qu'il  peut 
ni  ce  qu'il  a  droit  d'exiger  des 
autres  p,  et  sait  «  épargner  la  mi- 
sère ».  «  Il  y  a  des  temps  malheu- 
reux où  c'est  une  cruauté  et  une 
espèce  de  vexation  que  d'exiger 
une  dette....  N'en  disons  pas  da- 
vantage, et  croyons  que  les  princes 
qui  ont  le  cœur  grand  sont  plus 
pressés  par  leur  gloire,  par  leur 
bonté,  par  leur  conscience,  à1 
soulager  des  misères  publiques  et 
particulières  qu'ils  ne  peuvent 
l'être  par  nos  paroles.  »  Et  prions 
«  afin  que  l'univers  admire,  en 
votre  personne  sacrée,  un  roi  juste 
et  un  roi  sauveur  »    Cf.  p.  257V 


SUR  LES  CONDITIONS  NECESSAIRES 

POUR  ÊTRE  HEUREUX 

SERMON  POUR  LE  JOUR  DE  LA  TOUSSAINT 

PRÊCHÉ    A    SAINT-GERMAIN,     LE    \"    NOTEMBRE     1669 


NOTICE 

La  date  de  ce  sermon,  prononcé  le  jour  de  la  Toussaint  et  à  la 
Cour,  ne  saurait  faire  de  doute  *.  Bossuetne  donna,  nous  l'avons 
vu,  que  deux  Avents  à  la  Cour  :  en  1665  et  en  1669.  Or  nous  sa- 
vons qu'en  1665,  le  jour  de  la  Toussaint,  il  ne  prêcha  pas*.  Le 
sermon  sur  les  Conditions  nécessaires  pour  être  heureux  est 
donc  celui  que  prêcha  le  1"  novembre  1669,  *  avec  son  succès 
ordinaire,  »  dit  la  Gazette  de  France,  l'abbé  Bossuet,  évêque 
désigné  àe  Condom.  Le  continuateur  de  la  Gazette  de  Jean  Loret  *, 
La  Gravète  de  Mayoks,  assure,  dans  ses  «  Lettres  en  vers  »,  que 

«  Ce  discours  remporta  la  gloire 
De  ravir  tout  son  auditoire  »  *. 


EXTRAITS 


Sire, 


Ut  sit  Deus  otnnia  in  omnibus. 
Dieu  sera  tout  en  tous. 

I  Cor.,  iv,  28. 


Ce  que  l'œil  n'a  pas  aperçu,  ce  que  l'oreille  n'a  pas  ouï, 
ce  qui  jamais  n'est  entré  dans  le  cœur  de  l'homme,  c'est 
ce  qui  doit  faire  aujourd'hui  le  sujet  de  notre  entretien. 


1.  Édition  Lâchât,  vin,  p.  ~3Î; 
Lebarq,  Hist.  crii.,  p.  248. 

2.  Bossuet  était  alors  à  Metz, 
où  1  venait  d'être  nommé  doyen 


du    Chapitre.  (Floquet,    n,   45  i. 

3.  Sur  Loret,  voy.  p.  96,  n.  1. 

4.  Floquet,  Études,  m.  d.  388- 
370. 


SUR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES  POUR  ÊTRE  HEUREUX.    ^ 

Cette  solennité  est  instituée  pour  nous  faire  considérer  les 
biens  infinis  que  Dieu  a  préparés  à  ses  serviteurs,  pour  les 
rendre  éternellement  heureux;  et  un  seul  mot  de  l'Apôtre 
nous  doit  expliquer  toutes  ces  merveilles.  Dieu,  dit-il,  seia 
tout  en  tous.  Que  peut-on  entendre  de  plus  court?  Que 
peut-on  imaginer  de  plus  vaste  ni*  de  plus  immense! 
Dieu  est  un,  et  en  même  temps  il  est  tout  ;  et  étant  tout 
à  lui-même,  parce  que  sa  propre  grandeur  lui  suffit,  il  est 
tout  encore  à  tous  les  élus,  parce  qu'il  remplit  par  sa  plé- 
nitude leur  capacité  tout  entière  et  tous  leurs  désirs.  S'il 
leur  faut  un  triomphe*  pour  honorer  leur  victoire,  Dieu  est 
tout  ;  s'ils  ont  besoin  de  repos  pour  se  délasser  de  leurs 
longs  travaux,  Dieu  est  tout;  s'ils  demandent  la  consolation, 
après  avoir  saintement  gémi  parmi  les  amertumes  de  la  pé- 
nitence, Dieu  est  tout.  Dieu  est  la  lumière  qui  les  éclaire  ; 
Dieu  est  la  gloire  qui  les  environne;  Dieu  est  le  plaisir  qui 
les  transporte;  Dieu  est  la  vie  qui  les  anime;  Dieu  est  Téter' 
nité  qui  les  établit  dans  un  glorieux  repos. 

0  largeur  !  6  profondeur  !  6  longueur  sans  bornes,  et 
inaccessible  hauteur  !  pourrai-je  vous  renfermer*  dans  un 
seul  discours  ?  Allons  ensemble,  mes  frères  ;  entrons  en  cet 
abime  de  gloire  et  de  majesté.  Jetons-nous  avec  confiance 
sur  cet  océan  :  mais  ayons  notre  guide  et  notre  étoile,  je 
veux  dire  la  sainte  Vierge,  que  nous  allons  saluer  par  les 
paroles  de  l'ange  :  Ave. 

Bossuet  commente  ensuite,  par  un  passage  de  saint  Augustin, 
le  mot  de  saint  Paul  qu'il  a  pris  pour  teite  :  «  Erit  Deus  omma 
in  ommibuê.  »  Dieu,  dit  saint  Augustin,  t  sera  toutes  choses  à 
tous  les  esprits  bienheureux ,  parce  qu'il  sera  leur  commun 
spectacle,  leur  commune  joie,  leur  commune  paix.  Pour  ê*re  heu- 


1.  Sur  cet  emploi  de  ni,  >oy.  1      2.  Var.  :  un*  couronne, 
page  337,  n.  6.  I      .3.  Var.  :  Comprendre. 


BOSSUBT.    SERMONS. 


23 


592 


SUR  LES  COKDITIOHS  NÉCESSAIRES 


reux  «n  effet,  il  faut  n'être  point  trompé,  ne  rien  touffrxr,  ne 
r  n  craindre  :  >  or  ces  trois  conditions  seront  accomplies  dans  le 
royaume  des  cieux,  où  «  il  n'y  aura  point  d'erreur,  parce  qu'on 
y  verra  Dieu  ;  point  de  douleur,  parce  qu'on  y  jouira  de  Dieu  ; 
point  de  crainte  ni  d'inquiétude,  parce  qu'on  s'y  reposera  à  jamais 
en  Dieu.  » 

PREMIER  POINT. 

Dieu  aime  à  contempler  les  fidèles  et  les  justes  «comme  le  plus 
cher  objet  de  ses  complaisances  ;  »  mais  c  s'ils  sont  le  spectacle  de 
Dieu,  il  veut,  à  son  tour,  être  leur  spectacle  :  il  les  ravit  par  la 
claire  vue  de  son  éternelle  beauté  et  leur  montre  à  découvert 
sa  vérité  même...  » 

Mais  qu'est-ce,  direz-vous,  que  la  vérité  ?  quelle  image 
nous  en  donnez-vous?  sous  quelle  forme  paraît-elle  aux 
hommes?  —  Mortels  grossiers  et  charnels,  nous  entendons 
tout  corporellement  ;  nous  voulons  toujours  des  images  et 
des  formes  matérielles.  Ne  pourrai-je  aujourd'hui  éveiller 
ces  yeux  spirituels  et  intérieurs,  qui  sont  cachés  bien  avant 
au  fond  de  votre  âme  »,  les  détourner  un  moment  de  ces 
images  vagues  et  changeantes  que  les  sens  impriment,  et 
les  aecoutumer  à  porter8  la  vue  de  la  vérité  toute  pure? 
Tenions,  essayons,  voyons.  Je  vous  demande  pour  cela, 
messieurs,  que  vous  soyez  seulement  attentifs  à  ce  que  vous 
faites,  et  que  vous  pensiez  à  l'action  <rai  nous  assemble 
dans  ce  lieu  sacré.  Je  vous  prêche  la  vérité,  et  vous  Fécou- 
tez  ;  et  celle  que  je  vous  propose  en  particulier,  c'est  que 
celui-là  est  heureux  qui  n'est  point  sujet  à  Terreur  et  qui 
ne  se  trompe  jamais.  Cette  vérité  est  sûre  et  incontestable  : 
elle  n't  ^as  besoin  de  démonstration,  et  vous  en  voyez  l'évi- 
dence. Mais,  messieurs,  où  la  voyez-vous?  Peut-être  dans 
mes  paroles?  Nullement,  ne  le  croyez  pas.  Car  où  la  vois-je 


1.  Var.  :  que  vous  avet  tout  au 
fond  de  votre  âme. 

2.  Supporter.  «  Louis  XHI  vou- 


lait être  gouverné  et  portait  im- 
patiemment de  l'être.  »  La  Roche- 
foucauld. Cf.  p.  284,  n.  2. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX.  593 

moi-même?  Sans  doute  dans  une  lumière  intérieure  q'iime 
la  découvre,  et  c'est  là  aussi  que  vous  la  voyez.  Je  v  ou  % 
prie,  suivez-moi,  messieurs,  et  soyez  un  peu  attentifs  à 
l'état  présent  où  vous  êtes*.  Car,  comme  si  je  vous  montre 
du  doigt'  quelque  tableau  ou  quelque  ornement  de  cette  cha- 
pelle royale,  j'adresse3votre  vue,  mais  je  ne  vous  donne  pas 
la  clarté,  ni  je  ne  puis  vous  inspirer  le  sentiment  :  je  fais  à 
peu  près  le  même  dans  cette  chaire.  Je  vous  parle,  je  vous 
avertis,  j'excite  votre  attention  ;  mais  il  y  a  une  voix  secrète 
de  la  vérité  qui  me  parle  intérieurement,  et  la  même  vous 
parle  aussi  :  sans  quoi  toutes  mes  paroles  ne  feraient  que 
battre  l'air  vainement  et  étourdir  les  oreilles.  Selon  la  sage 
dispensation  du  ministère  ecclésiastique,  les  uns  sont  pré- 
dicateurs et  les  autres  sont  auditeurs  ;  selon  l'ordre  de  cette 
occulte  inspiration  de  la  vérité,  tous  sont  auditeurs,  tous 
sont  disciples  :  si  bien  qu'à  ne  regarder  que  l'extérieur,  je 
parle,  et  vous  écoutez  ;  mais  au  dedans,  dans  le  fond  du 
cœur,  et  vous  et  moi  écoutons  la  vérité  qui  nous  parle  et 
qui  nous  enseigne.  Je  la  vois,  et  vous  la  voyez  ;  et  tous 
ensemble  nous  voyons  la  même,  puisque  la  vérité  est  une; 
et  la  même  se  découvre  encore  par  toute  la  terre  à  tous 
ceux  qui  ont  les  yeux  ouverts  à  ses  lumières. 

On  ne  peut  donc  déterminer  où  elle  est,  quoiqu'elle  ne 
manque  nulle  part.  Elle  se  présente  à  tous  les  esprits  ; 
mais  elle  est  en  même  temps  au-dessus  de  tous.  Que  les  hommes 
tombent  dans  l'erreur,  la  vérité  subsiste  toujours  ;  qu'ils 
profitent  ou  qu'ils  oublient,  que  leurs  connaissances  crois- 
sent ou  décroissent,  la  vérité  n'augmente  ni  ne  diminue: 
Toujours  une,  toujours  égale,  toujours  immuable,  elle  juge 
de  tout  et  ne  dépend  du  jugement  de  personne.  «  Chaste 

1.  Note  marginale  dans  le  ma-  i      2.  Comparez  page  199. 
mucrii,  mais  dont  la  place  dans         3.  Je  dirige,  je  fais  aller  droit, 
le  teate  est  tout  indiquée.  |   ▼•  P-  199,  n.  6  ;  288,  n.  S. 


594 


SÏJH  LES  CONDITIONS  NECESSAIRES 


et  fidèle,  propre*  à  chacun,  quoiqu'elle  soit  commune  à  tous.» 
et  onmibtu  eommunh  est,  et  singulis  casta  est,  dit  saint  Augus- 
tin *  .  on  est  heureux  quand  on  la  possède  ;  on  ne  nuit  qu'à 
soi-même  quand  on  la  rejette.  Elle  fait  donc  également  la 
béatitude  et  le  supplice  de  tous  les  hommes  ;  parce  que 
«  ceux  qui  se  tournent  vers  elle  sont  rendus  heureux  par 
ses  lumières,  et  que  ceux  qui  refusent  de  la  regarder  sont 
punis  par  leur  propre  aveuglement  et  par  leurs  ténèbres  » 
cum  intégra  et  incorrupta,  et  convertos  lœtiftcet  lumine,  et 
aversos  puniat  cœcitate  3. 

Voilà  ce  que  c'est  que  la  vérité  ;  et,  mes  frères,  cette 
vérité,  si  nous  l'entendons,  c'est  Dieu  même.  0  vérité!  ô 
lumière!  ô  vie  !  quand  vous  verrai-je  ?  quand  vous  counaî- 
trai-je4?  Hélas!  durant  ces  jours  de  ténèbres,  nous  envoyons 
luire  de  temps  en  temps  quelque  rayon  imparfait.  Aussi 
notre  raison  incertaine  ne  sait  à  quoi  s'attacher,  ni  à 
quoi  se  prendre  parmi  ces  ombres  * .  Si  elle  se  contente  de 
suivre  ses  sens,  elle  n'aperçoit  que  l'écorce;si  elle  s'en* 
gage  plus  avant,  sa  propre  subtilité  la  confond.  Les  plus 
doctes  à  chaque  pas  ne  sont-ils  pas  contraints  de  demeurer 
court  T  Ou  ils  évitent  les  difficultés,  ou  ils  dissimulent  et 
font  bonne  mine,  ou  ils  hasardent  ce  qui  leur  vient6  sans  le 
bien  entendre,  ou  ils  se  trompent  visiblement  et  succom- 
bent sous  le  faix. 

Même  dans  les  affaires  du  monde,  à  peine  la  vérité  est- 
elle  connue.  Les  particuliers  ne  la  savent  pas,  qui  toute- 
fois se  mêlent T  de  juger  de  tout,  parce  qu'ils  n'ont  pas 
l'étendue8  et  les  relations  nécessaires.  Ceux  qui  sont  dans 


1.  Appartenant  en  propm 
8.  De  Liber o  Arbitrio,  n.  57. 

3.  De  Lib.  Arb.,  n,  34. 

4.  Variante  :  Connaissons-nous 
la  vérité  parmi  les  ténèbres  qui 
nous  environnent  t 


5.  Yar.  :  ne  sait  à  quoi  s'adresser 
dans  une  nuit  si  profonde. 

6.  Var.  :  Ce  qu'ils  disent. 

7.  Variante  :  quoique  toutefois 
ils  se  mêlent 

8.  D'esprit,  de  connaissance 


POUR  ETRE  HEUREUX.  oO o 

les  grandes  ehirges,  étant  élevés  plus  haut1,  découvrent  sans 
doute  de  plus  loin  les  choses  ;  mais  aussi  sont-ils  exposés  à 
des  déguisements  plus  artificieux2. C'est  pourquoi  cet  an- 
cien disait  à  son  ami  tombé  en  disgrâce  :  t  Que  vous  êtes 
heureux  maintenant 3  de  n'avoir  plus  rien  en  votre  fortune 
qui  oblige  à  vous  mentir  ni*  à  vous  tromper!  »  Felicem 
te,  quinihil  habes  propter  quod  tibimentiatur^l  Que  ferai- 
je,  où  me  tournerai-je,  assiégé  de  toutes  parts  par  l'opi- 
nion ou  par  l'erreur?  Je  me  défie  des  autres  et  je  n'ose 
croire  moi-même  mes  propres  lumières.  À  peine  crois-je 
voir  ce  que  je  vois  et  tenir  ce  que  je  tiens,  tant  j'ai  trouvé 
souvent  ma  raison  fautive! 

Ah  !  j'ai  trouvé  un  remède  pour  me  garantir  de  l'erreur. 
Je  suspendrai  mon  esprit,  et,  retenant  sa  mobilité  indis- 
crète et  précipitée,  je  douterai  du  moins,  s'il  ne  m'est  pas 
permis  de  connaître  au  vrai  lesi  choses.  Mais,  ô  Dieu! 
quelle  faiblesse  et  quelle  misère  !  De  crainte  de  tomber,  je 
n'ose  sortir  de  ma  place,  ni  me  remuer!  Misérable  re- 
fuge contre  l'erreur,  d'être  contraint  de  se  plonger  dans 
l'incertitude  et  de  désespérer  de  la  vérité6!  O  félicité  de  la 
vie  future!  Car  écoutez  ce  que  promet  Isaïe  à  ces  bienheu- 
reux citoyens  de  la  Jérusalem  céleste 7  :  Non  occidet  ultra 
sol  iuuSj  et  luna  tua  non  minuetur:  «  Votre  soleil  n'aura 
jamais  de  couchant,  et  votre  lune  ne  décroîtra  pas;  •  c'est- 
à-dire*  non  seulement  que  la  vérité  vous  luira  toujours,  mais 
encore  que  votre  esprit  sera  toujours  uniformément  et  éga- 
lement éclairé.  O  quelle  félicité  de  n'être  jamais  dieu, 


1.  Var.   :  Les  grands  qui  sont 
élevés  plus  haut. 

2.  Sur  cette  idée,  voir  plus  loin, 
p.  407,  la  citation. 

3.  Var.    :  Oui,  que    vous  êtes 
heureux  encore  une  fois,  etc. 

i.  V.  p.  337,  n.3,  et  p.  373,  n.  6. 
S.  Sente,  ad  Lucil.  Epùt.  xlvi. 


6.  Ge  que  Bossuet  attaque  et 
flétrit  ici,  ce  n'est  pas  le  «  doute 
méthodique  »  de  Descartes;  c'est 
le  «  pyrrhonisrae  »  de  Montaigne 
que  les  sceptiques  mondains 
professaient  volontiers  au  xvu* 
siècle.  Cf.  p.  404. 

7.  h.,  x,  50. 


OÎfW 


SUR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES 


jamais  surpris,  jamais  détourné,  jamais  ébloui  par  les  appa- 
rences, jamais  prévenu  ni  préoccupé  ! 

Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  saint  Grégoire  de  Na- 
lianze  les  appelle  dieux*,  puisque  ce  titre  leur  est  bien 
mieux  dû  qu'aux  princes  et  aux  rois  du  monde  à  qui  David 
'attribue.  «  Je  l'ai  dit  :  vous  êtes  des  dieux,  et  vous  êtes 
tous  enfants  du  Très-Haut  :  »  Ego  dixi,  dii  esth,  et  fïlii  Ex- 
celsi  omnes*.  Mais  remarquez  ce  qu'il  dit  ensuite  :  toute- 
fois, ajoute-t-il,  ô  dieux  de  chair  et  de  sang,  ô  dieux  de  terre 
et  de  poussière,  ne  vous  laissez  pas  éblouir  par  cette  divinité 
passagère  et  empruntée;  «  car  enfin  vous  mourrez  comme 
des  hommes,  et  vous  descendrez  du  trône  au  tombeau  :  » 
Verumtamen  sicut  homines  moriemini,  et  sicut  unus  de  prin- 
cipibus  cadetis.  La  majesté,  je  l'avoue,  n'est  jamais  dissipée 
ni  anéantie,  et  on  la  voit  tout  entière  aller  revêtir  les 
successeurs.  Le  roi,  disons-nous,  ne  meurt  jamais:  l'image 
de  Dieu  est  immortelle  ;  mais  cependant  l'homme  tombe 
et  la  gloire  ne  le  suit  pas  dans  le  sépulcre3. 11  n'en  est  pas 
de  la  sorte  des  citoyens  immortels  de  notre  céleste  patrie; 
non  seulement  ils  sont  des  dieux,  parce  qu'ils  ne  sont  plus 
sujets  à  la  mort  ;  mais  ils  sont  des  dieux  d'une  autre  ma- 
nière, parce  qu'ils  ne  sont  plus  sujets  au  mensonge4. 

David  a  dit  en  son  excès 3  :  «  Tout  homme  est  menteur»;)) 
tout  homme  peut  être  trompeur  et  trompé  ;  [tout  homme]  est 
capable  de  mentir  aux  autres  et  de  mentir  à  soi-même.  Vous 
donc,  bienheureux  esprits,  qui  régnez  avec  Jésus-Christ, 
vous  n'êtes  plus  simplement  des  hommes,  puisque  vous  êtes 
tellement  unis  à  la  vérité,  qu'il  n'y  aura  plus  désormais 


1.  Orat.  vu. 

2.  Ps.  lxxxi,  6,  7. 

3.  Cf.  Polit,  tirée  de  VÈcr. 
Sainte,  livre  X,  art.  y,  proposi- 
tions m  et  iv. 

«,  Variante  :  Ils  sont  des  dieux* 


ils  ne  mourront  plus  ;  ils  sont  des 
dieux,  ils  ne  pourront  plus  trom- 
per ni  être  trompés. 
-  5.  En  son  excès,  c.-à-d.  avec  l'exa- 
gération où  il  donne  quelquefois. 
6.  Ps.  cxv,  t. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX. 


59* 


ni  aucune  ambiguïté,  aucune  ignorance  qui  voui  l'enve- 
loppe, ni  aucun  nuage  qui  vous  la  couvre,  ni  aucun  faux 
jour,  aucune  fausse  lumière  qui  vous  la  déguise,  ni  au- 
cune erreur  qui  la  combatte,  ni  même  aucun  doute  qui 
l'affaiblisse  .  Aussi,  dans  cet  état  bienheureux,  ne  faudra- 
t-il  point  la  chercher  par  de  grands  efforts,  ni  la  tirer  de 
loin  comme  par  machines  et  par  artifice,  par  une  longue 
suite  de  conséquences  et  par  un  grand  circuit  de  raison- 
nements1.  Elle  s'offrira  d'elle-même,  toute  pure ,  toute  ma- 
nifeste, sans  confusion,  sans  mélange,  et  t  nous  rendra, 
«  dit  saint  Jean,  semblables  à  Dieu,  parce  que  nous  le  ver- 
^  rons  tel  qu'il  est  :  »  Cum  apparuerit,  timiles  ei  erimut  ; 
quia  videbimus  eum  sicuti  est* 

Mais  écoutez  la  suite  de  ce  beau  passage  :  «  Celui  qui  a 
«  en  Dieu  cette  espérance  se  conserve  pur,  ainsi  que  Dieu 
«  même  est  pur:  »  Omnis  qui  habet  hanc  tpem  in  eo, 
sanctijicat  se,  sicut  et  ille  sanctus  est*.  Rien  de  souillé 
n'entrera  Jans  le  royaume  de  Dieu.  Il  faudra  passer  par 
l'épreuve4  d'un  examen  rigoureux,  afin  qu'une  si  pure 
beauté  ne  soit  vue,  ni  approchée  que  des  esprits  purs  : 
et  c'est  ce  qui  fait  dire  au  Sauveur  des  âmes  dans  l'évan- 
gile de  ce  jour  :  «  Bienheureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur, 
«  car  ils  verront  Dieu6  !  »  Écoutez,  esprits  téméraires  et 
follement  curieux,  qui  dites:  Nous  voudrions  voir,  nous 
voudrions  entendre  toiites  les  vérités  de  la  foi.  C'est  ici  le 
temps  de  se  purifier,  et  non  encore  celui   de  voir.    Laissez 


1.  Bossuet  aurait,  sans  doute, 
barré  à  une  seconde  lecture  quel- 
ques-uns des  mots  qui  surchar- 
gent cette  phrase.  Il  multipliait 
souvent  en  écrivant  les  expres- 
sions différentes  de  sa  pensée, 
sauf  à  choisir  ensuite. 

2.  I  Joann.,  m,  2. 

3.  Joann.,   m,  3.  Bossuet  tra- 


duit sur  le  texte  grec,  comme 
le  prouvent  les  deux  mots  grecs 
qu'il  a  écrits  en  marge  :  àplÇs., 
â^vôç,  purificat,  purus,  au  lieu  de 
sanclificat,  sanctus,  que  donne  la 
Vulgate.  Voir  p.  240,  n.  1,  et  de 
la  Broise,  Bossuet  et  la  Bible. 

A.  Var.  :  par  le  feu. 

S.  Matth.,  ▼,  8. 


5â8  SUR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES 

traiter  vos  yeux  malades,  souffrez  qu'on  les  nettoie,  qu'on 
les  fortifie:  après,  si  vous  ne  pouvez  pas  encore  porter* le 
grand  jour,  vous  jouirez*  delà  douceur  accommodante5  d'une 
clarté  tempérée.  Que  si  toutes  les  lumières  du  christianisme 
sont  des  ténèbres  pour  vous,  faites- vous  justice  à  vous-mê- 
mes. De  quoi  vous  occupez-vous  ?Quel  est  le  sujet  ordinaire 
de  vos  rêveries  et  de  vos  discours  ?  Quelle  corruption  !  Quelle 
immodestie  !  Oserai-je  le  dire  dans  cette  chaire,  retenu  par 
le  saint  apôtre  î   t  Que  ces  choses    ne  soient   pas  même 
«  nommées  parmi  vous4!  »  Quoi  !  pendant  que  vous  ne  mé- 
ditez que  chair  et  que  sang,  comme  parle  l'Écriture  sainte, 
les  discours  spirituels  prendront-ils  en  vous  ?  Par  où  s'insi- 
nueront les  lumières  pures  et  les  chastes  vérités   du  chris- 
tianisme? La  sagesse  que  vous  ne  cherchez  pas,  descendra- 
t-elle  de  son  trône  pour  vous  enseigner  !  Allez,  hommes  corrom- 
pus et  corrupteurs,  purifiez  vos  yeux  et  vos  cœurs,  et  peu  à 
peu  vos  esprits  s'accoutumeront  aux  lumières  de  l'Évangile. 
Vivons  donc   chrétiennement,  et  la  vérité  nous  sera  un 
jour    découverte.  Jamais  vous  n'aurez  respiré  un  air  plus 
doux  :  jamais  votre  faim  n'aura  été  rassasiée  par  une  manne 
plus  délicieuse,  ni  votre  soif  étanchée  par  un  plus  salutaire 
rafraîchissement.  Rien  de  plus  harmonieux  que  la  vérité, 
nulle  mélodie  plus  douce,  nul  concert  mieux  entendu  ;  nulle 
beauté  plus  parfaite  et  plus  ravissante.  Quoi!  me  vanterez- 
vous  toujours  l'éclat  dece  teint  î  Vous  vous  dites  chrétienne, 
et  vous  étalez  avec  pompe  cette  fragile  beauté,  piège  pour  les 
autres,  poison  pour  vous-même,  qui  se  vante  de  traîner 
après  soi  les  âmes  captives,  et  qui  vous  fait  porter  à  vous- 
même  un  joug  plus  honteux.  Jetez,  jetez  un  peu  les  yeux, 

clirétiens,  sur  cette  immortelle  beauté  que  le  chrétien  doit 

i  * 

1.  Cf.  p.  392,  n.  î.  3.  Proportionnée  à    Tôtre  fai- 

2.  Var.  :  vous  jouirez  du  moins       blesse,  et,  partant,  commode, 
agréablement...  4.  Ephes.  v,  3. 


POUR  ËTRÏ  H1URIOT,  99» 

servir.  Cette  beauté  diTine  ne  montre  à  vos  yeux  ni  une 
grâce  artificielle,  ni  des  ornements  empruntés,  ni  une  jeu- 
nesse fugitive,  ni  une  vivacité  *  toujours  défaillante.  Là  se 
trouve  la  grâce  avec  la  durée;  là  se  trouve  la  majesté  avec 
la  douceur  :  là  se  trouve  le  sérieux  avec  l'agréable  :  là  se 
trouve  Fhonnêteté  avec  le  plaisir  et  avec  la  joie.  C'est  ce 
que  nous  avons  à  considérer  dans  la  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

De  toutes  les  passions,  la  plus  pleine  d'illusion,  c'est  la 
joie  ;  et  le  Sage  n'a  jamais  parlé  avec  plus  de  sens,  que 
quand  il  a  dit  dans  l'Ecclésiaste,  qu'il  «  estimait  le  ris  une 
«  erreur,  et  la  joie  une  tromperie  :  •  Risum  reputavi  erro- 
rem,  et  gaudio  dixi  :  Quid  frustra  deciperis* ?  Depuis  notre 
ancienne  désobéissance,  Dieu  a  voulu  retirer  à  soi  tout  ce 
qu'il  avait  répandu  de  solide  contentement  sur  la  terre  ;  et 
cette  petite  goutte  de  joie  qui  nous  est  restée  pour  rendre 
la  vie  supportable,  et  tempérer  par  quelque  douceur5  ses 
amertumes  infinies,  n'est  pas  capable  de  satisfaire  un  es- 
prit solide.  Et  certes,  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  lieu  de 
confusion,  où  les  bons  sont  mêlés  avec  les  mauvais,  puisse 
être  le  séjour  des  joies  véritables.  «Autres  sont  les  biens  que 
«  Dieu  abandonne4  pour  la  consolation  des  captifs,  autres 
«  ceux  qu'il  a  réservés  pour  faire  la  félicité  de  ses  enfants:  » 
«  Aiiud  solatium  captivorum,  aliud  gaudium  liberorum*. 

Mais  pour  vous  donner  une  forte  idée  de  ces  plaisirs  vé- 
ritables qui  enivrent  les  bienheureux,  philosophons  un  peu 
avant  toutes  choses  sur  la  nature  des  joies  du  monde.  Car, 
mes  frères,  c'est  une  erreur  de  croire  qu'il  faille  indiffé- 
remment recevoir  la  joie,  quelque  main  qui  nous  la  pré 

t.  Éclat.   On  dit  encore  :  une   j       3.  Yar.  :  corriger  tant  soit  peu 
lumière  vive.  I.  Var.  :  répand. 

2.  Eccl.,  h,  2.  I       5.  S.  Aug.,  in  Ps»,  cxvxvi,  5. 


400 


SDR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES 


sente1.  Que  m'importe,  dit  l'épicurien,  de  quoi  je  me  ré- 
jouisse, pourvu  que  je  sois  content?  Soit  erreur,  soit  vérité, 
c'est  toujours  être  trop  chagrin  que  de  refuser  la  joie,  de 
quelque  part  qu'elle  vienne*.  Mais  le  Saint-Esprit  prononce 
au  contraire  que  celui-là  est  insensé,  qui  se  réjouit  dans  les 
choses  vaines;  que  celui-là  est  abandonné*  de  Dieu,  qui  se 
réjouit  dans  les  mauvaises,  et  qu'enfin  on  est  malheureux, 
quand  on  n'aime  que  les  plaisirs  que  la  raison  condamne 
ou  qu'elle  méprise. 

Il  faut  donc  avant  toutes  choses  considérer  d'où  nous 
vient  la  joie,  et  quel  en  est  le  sujet.  Et  premièrement,  chré- 
tiens, toutes  les  joies  que  nous  donnent  les  biens  de  la 
terre  sont  pleines  d'illusion  et  de  vanité.  C'est  pourquoi, 
dans  les  affaires  du  monde,  le  plus  sage  est  toujours  celui 
que  la  joie  emporte  le  moins.  Écoutez  la  belle  sentence  que 
prononce  l'Ecclésiastique  :  «  Le  fol  inconsidéré*,  dit-il, 
«  fait  sans  cesse  éclater  son  ris5  emporté;  et  le  sage  à  peine 
rit-ii  doucement  :  »  Fatuus  in  risu  exaltât  vocem  suam;  vir 
autem  sapiens  vix  tacite  ridebit  °.  En  effet,  quand  on  voit 
un  homme  emporté,  qui,  ébloui  de  sa  dignité  ou  de  sa  for- 
tune, s'abandonne  à  la  joie  sans  se  retenir,  c'est  une  marque 
certaine  d'une  âme  qui  n'a  point  de  poids,  et  que  sa  légèreté 
rendra  le  jouet  éternel  de  toutes  les  illusions7  du  monde. 
Le  sage,  au  contraire,  toujours  attentif  aux  misères  et  aux 


1.  Var.  :  de  quelque  côté  qu'elle 
naisse. 

2.  Note  marginale  :  «  Ceux  qui  le 
pensent  ainsi,  ennemis  du  progrés 
de  leur  raison,  qui  leur  fait  voir 
tous  les  jours  la  vanité  de  leurs 
joies,  estiment  leur  âme  trop  peu 
de  chose,  puisqu'ils  croient  qu'elle 
peut  être  heureuse  sans  posséder 
aucun  bien  solide,  et  qu'ils  met- 
tent son  bonheur,  et.  par  consé- 


quent, sa  perfection  dans  un  songe. 
Remarquez  qu'il  ne  faut  pas  dis- 
tinguer le  bonheur  de  l'âme 
d'avec  sa  perfection  :  grand  prin- 
cipe». 

3.  Var.  :  maudit. 

4.  Var.  :  indiscret 

5.  V.  p.  567,  n.  5,  et  539,  n.  2. 

6.  Eccl.,  xxi,  23. 

7.  Voyez  p.  22,  n.  2,  et  p.  399. 
1.8. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX.  401 

vanité*  de  la  vie  humaine,  ne  se  persuade  jamais  qu'il  puisse 
avoir  trouvé  sur  la  terre,  en  ce  lieu  de  mort,  aucun  véri- 
table sujet  de  se  réjouir.  C'est  pourquoi  il  rit  en  tremblant, 
comme  disait  l'Ecclésiastique  ;  c'est-à-dire  qu'il  supprime 
lui-même  sa  joie  indiscrète  par  une  certaine  hauteur  d'une 
âme  qui  désavoue  sa  faiblesse,  et  qui,  sentant  qu'elle  est 
née  pour  des  biens  célestes,  a  honte  de  se  voir  si  fort  trans- 
portée par  des  choses  si  méprisables. 

Après  avoir  regardé  d'où  nous  vient  la  joie,  il  faut  en- 
core considérer  où  elle  nous  mène.  Car,  6  plaisirs,  où 
nous  menez-vous?  à  quel  oubli  de  Dieu  et  de  nous-mêmes  ! 
à  quels  malheurs  et  à  quels  désordres!  Ne  sont-ce  pas  les 
plaisirs  déréglés  qui  ont  conseillé  tous  les  crimes?  car 
quel  en  est  le  principe  universel,  sinon  qu'on  se  plaît  où 
il  ne  faut  pas?  Donc  la  raison  nous  oblige  à  nous  délier  des 
plaisirs  :  flatteurs  pernicieux  et  conseillers  infidèles,  qui 
ruinent  tous  les  jours  en  nous  [l'âme,  le  corps,]  la  gloire1, 
la  fortune,  la  religion  et  la  conscience. 

Enfin  il  faut  méditer  combien  la  joie  est  durable.  Car 
Dieu,  qui  est  la  vérité  même,  ne  permet  pas  à  l'illusion 
de  régner  longtemps.  C'est  lui,  dit  le  roi-prophète,  qui  se 
plaît,  pour  punir  l'erreur  volontaire  de  ceux  qui  ont  pris 
plaisir  à  être  trompés,  «  d'anéantir  dans  sa  cité  sainte 
((  toutes  les  félicités  imaginaires,  comme  un  songe  s'a- 
d  néantit  quand  on  se  réveille,  et  qui  fait  succéder  des 
«  maux  trop  réels  à  la  courte  imposture  de  leurs  rêve- 
«  ries  2  :  »  Y  élut  somnium  surgentium.  Domine ,  in  civitate 
tua  imaginera  ipsorum  ad  nihilum  rédiges 5. 

Concluons  donc,  chrétiens,  que  si  la  félicité  est  une  joie, 
c'est  une  joie  fondée  sur  la  vérité  î  gaudium  de  veritate, 
comme  la  définit  saint  Augustin  4.  Telle  est  la  joie  des 

t.  Au  sens  cornélien:  l'honneur.    1       2.  Ps .  Lixn,  &). 

2.  Var.  :  d'un  son^e  agréable.       I        3.  Confess. ,  X,  xxisj. 


402  SUR  LES  CONDITIONS  NECESSAIRES 

bienheureux,  non  une  joie  seulement,  mais  une  joie  solide 
et  réelle,  dont  la  vérité  est  le  fond,  dont  la  sainteté  est 
l'effet,  dont  l'éternité  est  la  durée.  Telle  est  la  joie  des  bien- 
heureux, dont  la  plénitude  est  infinie,  dont  les  transports 
sont  inconcevables  et  les  excès  tout  divins.  Loin  de  notre 
idée  les  joies  sensuelles  qui  troublent  la  raison,  et  ne  per- 
mettent pas  à  l'âme  de  se  posséder;  en  sorte  qu'on  n'ose 
pas  dire  qu'elle  jouisse  d'aucun  bien,  puisque,  sortie  d'elle- 
même,  elle  semble  n'être  plus  à  soi  pour  en  jouir.  Ici  elle 
est  vivement  touchée  dans  son  fond  le  plus  intime,  dans  la 
partie  la  plus  délicate  et  la  plus  sensible  ;  toute  hors  d'elle, 
toute  à  elle-même;  possédant  celui  qui  la  possède;  la  rai- 
son toujours  attentive  et  toujours  contente. 

L'orateur  cite  ensuite  les  paroles  par  lesquelles  le  prophète 
Isaïe  publie  les  merveilles  de  la  félicité  des  élus  (/*.,  lxv,16  sqq.; 
lxti,  18,  sqq.)  et  il  exhorte  ses  auditeurs  à  aspirer  à  ces  joies 
célestes,  c  d'autant  plus  touchantes  qu'elles  seront  accompagnées 
d'un  parfait  repos.  > 

TROISIÈME  POINT. 

Dieu,  en  effet,  à  ce  repos  des  élus  destine  t  le  jour  immuable 
de  l'éternité  *.Eu  vain  nous  prétendons  nous  reposer  ici-bas:  «  le 
temps  nous  enlève,  et  nous  sommes  la  proie  de  notre  propre  du- 
rée. »  Le  repos  véritable  n'est  pas  de  cette  vie,  où  l'homme  est 
exposé  sans  cesse  aux  attaques  imprévues  de  la  fortune  *.  Heu- 
reux celui  qui,  pour  le  jour  de  la  tempête,  se  sera  ménagé  un 
lieu  d'abri  :  mais  cet  abri,  où  le  trouver? 

Jetez  les  yeux  de  tous  côtés;  le  déluge  a  inondé  toute 
la  terre,  les  maux  en  couvrent  toute  la  surface,  et  vous  ne 
trouverez  pas  même  où  mettre  le  pied*.  11  faut  donc  cher- 
cher le  moyen  de  sortir  de  toute  l'enceinte  du  monde. 

1.  Répétition  presque  textuelle  j  2.  Var.  :  Les  maux  sont  répan- 
d'un  passage  du  sermon  sur  t'A-  I  dus  de  toutes  parts,  et  tous  ne 
rneur  des  Plaisir»  (p.  380.)  I   trouverez  pas  où  vous  arrêter. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX. 


403 


Il  est  vrai  qu'il  y  a  une  partie  de  nous-mêmes  '  sur  la- 
quelle la  fortune  n'avait  aucun  droit  :  notre  esprit,  notre 
raison,  notre  intelligence.  Et  c'est  la  faute  que  nous  avons 
faite  :  ce  qui  était  libre  et  indépendant,  nous  l'avons  été 
engager- dans  les  biens  du  monde;  et  par  là  nous  l'avons 
soumis,  avec  tout  le  reste ,  aux  pri&*js  de  la  fortune. 
Imprudents!  la  nature  même  a  enseigné  aux  animaux 
poursuivis5,  quand  le  corps  est  découvert,  de  cacher  la 
tête;  nous,  dont  la  partie  principale  était  naturellement  à 
couvert  de  toutes  les  insultes,  nous  la  produisons  au  de- 
hors, et  nous  exposons  aux  coups  ce  qui  était  inacces- 
sible et  invulnérable.  Que  reste-t-il,  donc  maintenant,  si- 
non que,  démêlant4  iu  milieu  du  monde  cette  partie  im- 
mortelle, nous  l'allions  établir  dans  la  cité  sainte  que  Dieu 
nous  a  préparée? 

Peut-être  que  *ous  penserez  que  vous  ne  pouvez  vous 
établir  où  vous  n'êtes  pas,  et  que  je  vous  parle  en  vain  de 
la  terre  et  de  la  sûreté  du  port,  pendant  que  vous  voguez 
au  milieu  des  ondes.  Eh  quoi!  ne  voyez-vous  pas  ce  na- 
vire qui,  éloigné  de  son  port,  battu  par  les  vents  et  par  les 
flots,  vogue  dans  une  mer  inconnue?  Si  les  tempêtes  l'a- 
gitent, si  les  nuages  couvrent  le  soleil,  alors  le  sage  pilote, 
craignant  d'être  emporté  contre  des  écueils,  commande 
qu'on  jette  l'ancre  ;  et  cette  ancre  fait  trouver  à  son  vais- 
seau la  consistance  parmi  les  flots,  la  terre  au  milieu  des 
ondes,  et  une  espèce  de  port  assuré  dans  l'immensité  *  et 
dans  le  tumulte  de  l'Océan.  Ainsi,  dit  le  saint  apôtre, 
«  jetez  au  ciel  votre  espérance,  laquelle  sert  à  votre  âme 
«  comme  d'une  ancre   ferme  et  assurée  :  »  Quam  tient 


i.  Var.  :  11  est  vrai  qu'il  y  a  en 
nous  une  secrète  partie. 
t.  V.  p.  574,  n.  5,  382,  n.  4. 
3.  Voir  page  382,  note  4. 


4.  Dégageant.  Cf.  Corneille,  La 
Suivante,  I,  9  :  «  Et  s'il  peut 
d'avec  moi  jamais  se  démêler,  d 

5.  Première  rédaction  :  vaslite. 


404  SUR  LES  CONDITIONS  NECESSAIRES 

anchoram  habemus  animœ  tutam  ac  firmam*.  Jetez  cette 
ancre  sacrée,  dont  les  cordages  ne  rompent  jamais,  dans 
la  bienheureuse  terre  des  vivants;  et  croyez  qu'ayant  trouvé 
un  fond  si  solide,  elle  servira  de  fondement  assuré  à  votre 
vaisseau  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  au  port  ». 

Mais,  messieurs,  pour  espérer,  il  faut  croire.  Et  c'est  ce 
■m'on  nous  dit  tous  les  jours  :  Donnez-moi  la  foi;  et  je 
quitte  tout  ;  persuadez-moi  de  la  vie  future,  et  j'aban- 
donne tout  ce  que  j'aime  pour  une  si  belle  espérance.  — 
Eh  quoi!  homme,  pouvez- vous  penser  que  tout  soit  corps  et 
matière  en  vous?  Quoi!  tout  meurt,  tout  est  enterré?  Le 
cercueil  vous  égale  aux  bêtes,  et  il  n'y  a  rien  en  vous 
qui  soit  au-dessus  ?  Je  le  vois  bien5,  votre  esprit  est 
rempli4  de  tant  de  belles  sentences,  écrites  si  éloquem- 
ment,  qu'un  Montaigne5,  je  le  nomme,  vous  a  débitées; 
qui  préfèrent  les  animaux  à  l'homme,  leur  instinct  à 
notre  raison,  leur  nature  simple,  innocente  et  sans  fard, 
c'est  ainsi  qu'on  parle,  à  nos  raffinements  et  à  nos  malices. 
Mais,  dites-moi,  subtil  philosophe,  qui  vous  riez  si  finement 6 
de  l'homme  qui  s'imagine  être  quelque  chose,  compterez- 
vous  encore  pour  rien  de  connaître  Dieu?  Connaître  une 
première  nature,  adorer  son  éternité,  admirer  sa  toute- 
puissance,  louer  sa  sagesse,  s'abandonner  à  sa  providence, 
obéir  à  sa  volonté,  n'est-ce  rien  qui  nous  distingue  des 
bêtes?  Tous  les  saints,  dont  nous  honorons  aujourd'hui  la 
glorieuse  mémoire,  ont-ils  vainement  espéré  en  Dieu,  et 
n'y  a-t-il  que  les  épicuriens7  et    les  sensuels  qui  aient 


1   Hcbr.,  ti,  49. 

f .  La  comparaison  n'est  pas 
iris  exacte. 

3.  Var.  :  sans  doute. 

4.  Variante  :  infatué. 

5.  Montaigne.  Voir  en  particu- 
lier dans  les  Essais,  II,  xn,  ï'Apo- 
k>gi€de  RaimondSebond.  — Com- 


parez Pascal  (édit.  Haret,  i,  7)ï 
«  Il  est  dangereux  de  trop  faire 
voir  à  l'homme  combien  il  est 
égal  aux  bêtes  sans  lui  montrer 
sa  grandeur.  >  Cf.  p.  39ri. 

6.  Var.  :  si  éloquemment  —  si 
galamment. 

7.  Var.  :  épicuHens  brutaux. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX. 


405 


connu  droitement1  ce  que  c'est  que  l'homme?  Plutôt  ne  voyez- 
vous  pas  que  si  une  partie  de  nous-mêmes  tient  à  la 
nature  sensible,  celle  qui  connaît  et  qui  aime  Dieu,  qui  e* 
cela  est  semblable  à  lui,  puisque  lui-même  se  connaît  eî 
s'aime,  dépend  nécessairement  de  plus  hauts  principes  *\ 
Et  donc5!  que  les  éléments  nous  redemandent  tout  ce 
qu'ils  nous  prêtent,  pourvu  que  Dieu  puisse  aussi  nous 
redemander  cette  âme  qu'il  a  faite  à  sa  ressemblance.' 
Périssent  toutes  les  pensées  que  nous  avons  données  aux 
choses  mortelles;  mais  que  ce  qui  était  né  capable  de* 
Dieu  soit  immortel  comme  lui  !  Par  conséquent,  homme 
sensuel,  qui  ne  renoncez  à  la  vie  future  que  parce  que 
vous  en  craignez  les  justes  supplices,  n'espérez  plus  au 
néant  ;  non,  non,  n'y  espérez  plus  :  voulez-le,  ne  le  voulez 
pas,  votre  éternité  vous  est  assurée.  Et  certes,  il  ne  tient 
qu'à  vous  de  la  rendre  heureuse  :  mais  si  vous  refusez 
ce  présent  divin,  une  autre  éternité  vous  attend;  et  vous 
vous  rendrez  digne  d'un  mal  éternel,  pour  avoir  perdu 
volontairement  un,  bien  qui  le  pouvait  être. 

Entendez-vous  ces  vérités?  Qu'avez-vous  à  leur  oppo- 
ser? Les  croyez-vous  à  l'épreuve  de  vos  frivoles  raisonne- 
ments et  de  vos  fausses  railleries?  Murmurez  et  raillez 
tant  qu'il  vous  plaira  :  le  Tout-Puissant  a  ses  règles,  qui 
ne  changeront  ni  pour  vos  murmures  ni  pour  vos  bons 
mots  ;  et  il  saura  bien  vous  faire  sentir,  quand  il  lui  plaira, 
ce  que  vous  refusez  maintenant  de  croire.  Allez,  courez- 


I.  Ce  mot  était  contesté  au 
xvii' siècle,  car  on  lit  dans  ta  Suite 
des  Remarques  Nouvelles  du  P. 
Bouhours  (1692)  :  «  Cet  adverbe  est 
employé  par  des  personnes  d'une 
grande  politesse...  de  sorte  qu'il 
faudrait  être  bien  hardi  pour  le 
condamner.  »  Bossuet  en  a  usé 
plusieurs  fois  :  «  L'homme  juge 


droitement.  »  traité  de  la  con- 
naissance de  Dieu  et  de  soi-même^ 
IV,  v.  —  Var.  :  bien. 

2.  Var.  :  doit    avoir    de   plus 
hauts  principes. 

3.  Et  donc...  Voir  p.  81,  n.  3. 
•  i.  V.  p.  57,  n.  5.  «  Il  était  ca- 
pable d'affaires.  »  La  Rochefou- 
cauld. 


406  SUR  LES  CONDITIONS  NÉCESSAIRES. 

en  les  risques,  montrez- vous  brave  et  intrépide,  en  ha- 
sardant tous  les  jours  votre  éternité.  Ah  !  plutôt,  chrétiens, 
craignez  de  tomber  en  ses  mains  terribles*.  Remédiez  aux 
désordres  de  cette  conscience  gangrenée.  Pécheurs,  ii  y  a 
déjà  trop  longtemps  que  «  l'enflure  de  vos  plaies  est  sans 
«  ligatures,  que  vos  blessures  invétérées  n'ont  été  frottées 
«  d'aucun  baume  :  »  Vulnus  et  livor,  et  plaça  tumen$,  non 
est  circumligata,  nec  curaia  medicamine,  neque  fota  oleo\ 
Cherchez  un  médecin  qui* vous  traite;  cherchez  un  confes- 
seur qui  vous  lie  par  une  discipline  salutaire  :  que  ses 
conseils  soient  votre  huile,  que  la  grâce  du  sacrement  soit 
un  baume  bénin  sur  vos  plaies.  Ou  si  vous  vous  êtes 
approchés  de  Dieu,  si  vous  avez  fait  pénitence  dans  une 
si  grande  solennité,  allez  donc  désormais  et  ne  péchez 
plus .  Quoi  !  ne  voulez-vous  rien  espérer  que  dans  cette 
vieî  Ah!  ce  n'est  point  la  raison,  c'est  le  dépit  et  le 
désespoir  qui  inspirent  de  telles  pensées.  S'il  était  ainsi, 
chrétiens,  si  toutes  nos  espérances  étaient  renfermées  dans 
ce  siècle,  on  aurait  quelque  raison  de  penser,  que  les 
animaux  l'emportent  sur  nous.  JNos  maladies,  nos  ini- 
mitiés, nos  chagrins,  nos  ambitieuses  folies,  nos  tristes 
et  malheureuses  prévoyances  3  qui  avancent  les  maux,  bien 
loin  d'en  empêcher  le  cours,  mettraient  nos  misères  dans 
le  comble.  Éveiilez-vous  donc,  ô  enfants  d'Adam;  mais 
plutôt  éveillez-vous,  ô  enfants  de  Dieu,  et  songez  au  lieu 
de  votre  origine. 

Suie,  celui-là  serait  haï  de  Dieu  et  des  hommes,  qui  ne 
souhaiterait  pas  votre  gloire  même  en  cette  vie,  et  qui  re- 
fuserait d'y  concourir  de  toutes  ses  forces  par  ses  fidèles 
servie»*.  Mais  certes  je  trahirais  Votre  Majesté,  et  je  lui 


1.  Var.  :  puissantes.  3.  Sur  les  pluriels  de  cette  es- 

8.  ii.,  i,  6.  I    pèce,  voyez  page  301,  u.  4. 


POUR  ÊTRE  HEUREUX. 


407 


serais  infidèle,  si  je  bornais  mes  souhaits  pour  elle  dans  * 
cette  vie  périssable.  Vivez  donc  toujours  heureux,  toujours 
fortuné,  victorieux  de  vos  ennemis,  père  de  vos  peuples; 
mais  vivez  toujours  bon,  toujours  juste,  toujours  humble 
et  toujours  pieux2,  toujours  attaché  à  la  religion  et  pro- 
tecteur de  l'Église.  Ainsi^nous  vous  verrons  toujours  roi, 
toujours  auguste,  toujours  couronné,  et  en  ce  monde  et 
en  l'autre.  Et  c'est  la  félicité  que  je  vous  souhaite,  avec  le 
Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit 5.  / 


1.  Dans  (intra...) ,  quoique 
moins  usité  même  au  xvii*  siècle, 
est  plus  logique,  avec  berner 
que  à.  Cf.  Boileau  (Êp.  vi)  :  «  Ici 
dans  un  vallon  bornant  tous  mes 
désirs....  »  Cf.  p.  280,  n.  6. 

2.  Sur  l'exagération  de  ces 
éloges,  à  la  date  de  1669,  on 
nous  permettra  de  renvoyer  à 
notre  biographie  de  Bossuet  (coll. 
des  Grands  Écrivains  français), 
p.  48-50. 

5.  Cf.  plus  haut  p.  283-284  et  un 
souhait  analogue  dans  le  sermon 
$ur  les  Devoirs  des  ~ Rois  où 
Bossuet  avait  développé  une  idée 
seulement  indiquée  dans  celui-ci 
(p.  395)  :  «  Dieu  donna,  dit  l'Écri- 
ture [au  roi  Salomon],  une  sagesse 
merveilleuse,..,  une  prudence  très 
exacte,...  une  étendue  de  cœur 
comme  le  sable  de  la  mer.  Sans 
cette  -merveilleuse  étendue  de 
cœur,  on  ne  connaît  jamais  la 
vérité.JCar  les  hommes,  et  parti- 
culièrement les  princes,  ne  sont 
pas  si  heureux  que  la  vérité  vienne 
a  eux  de  droit  fil,  pour  ainsi  dire, 
et  d'un  seul  endroit.  Il  faut  donc 
un  cœur  étendu  pour  recueillir 
la  vérité  de  çà  et  de  là,  partout 
où  l'on  en  découvre  quelque  ves- 
tige. Et  c'est  pourquoi  il  ajoute  : 

BOSSUET,    SERMONS. 


Un  cœur  étendu  comme  le  sable 
de  la  mer,  c'est-à-dire  capable 
d'un  détail  infini,  des  moindres 
particularités,  de  toutes  les  cir- 
constances les  plus  menues,  pour 
former  un  jugement  droit  et 
assuré.  Tel  était  le  roi  Salomon. 
Ne  disons  pas,  chrétiens,  ce  que 
nous  pensons  de  Louis  Auguste, 
et,  retenant  en  nos  cœurs  les 
louanges  que  nous  donnons  à  sa 
conduite,  faisons  quelque  chose 
qui  soit  plus  digne  de  ce  lieu  : 
tournons-nous  au  Dieu  des  armées 
^t  faisons  une  prière  pour  notre 
roi  :  «  0  Dieu,  donnez  à  ce  prince 
cette  sagesse,  cette  étendue,  cette 
docilité  modeste,  mais  pénétrante, 
que  désirait  Salomon.  Ce  serait 
trop  vous  demander  pour  un 
homme  que  de  vous  prier,  ô  Dieu 
vivant,  que  le  roi  ne  fût  jamais 
surpris  :  c'est  le  privilège  de  votre 
science  de  n'être  pas  exposée  à  la 
tromperie.  Mais  faites  que  lasur- 
prise  ne  l'emporte  pas,  et  que  ce 
grand  cœur  ne  change  jamais  que 
pour  céder  à  la  vérité.  0  Dieu! 
faites  qu'il  la  cherche!  ô  Dieu! 
faites  qu'il  la  trouve  I  Car  pourvu 
qu'il  sache  la  vérité,  vous  lui  avez 
fait  le  cœur  si  droit  que  nous  ne 
craignons  rien  pour  la  justice.  • 

29 


POUR  LA  PROFESSION 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÈRE 


SERMON   ER030NCB"   AUX   CARMÉLITES,    LE  4   JUIN  1675 


NOTICE 

La  duchesse  de  La  Vallière  *  était  entrée  au  mois  d'avril  1674  aux 
Carmélites  pour  achever  dans  cet  ordre- austère  une  pénitence 
qu'elle  avait  depuis  longtemps  déjà  commencée  dans  le  monde.  C'est 
en  effet  dès  1667  qu'elle  s'était  vue  abandonnée  du  Roi  pour  Madame 
de  Montespan,  et  depuis  lors  elle  n'avait  pas  quitté  la  Cour.  Ce  qui  l'y 
retenait,  elle  l'a  dit  elle-même*  :  elle  se  croyait  obligée  d'expier  pu- 
bliquement le  crime  de  sa  faveur  passée,  en  donnant  à  ceux  qui  en 
avaient  été  les  témoins  le  spectacle  de  son  humiliation  présente3. 
La  manière  dont  elle  consentit  à  rester  à  la  Cour  ne  lui  fournis- 
sait que  trop  les  moyens  de  subir  cette  mortification  qu'elle 
cherchait  :  pendant  ces  sept  années,  ce  fut  avec  Mlle  de  La  Val- 
lière qu'habita  presque  toujours  Mme  de  Montespan. 

Après  avoir,  durant  les  premiers  temps  qui  suivirent  sa  dis- 
grâce, souffert,  —  suivant  son  expression4,  —  s  comme  une 
damnée,  »  elle  s'était  lassée  enfin  de  cette  communauté  de  vie  que 
les  mépris  du  Roi,  qu'elle  aimait  toujours,  lui  rendaient  encore 
plus  douloureuse.  Mais  elle  comprit  alors  que  si  d'abord  elle 
avait  librement  accepté  cette  étrange  et  pénible  servitude,  il  lui 
fallait  s'y  résigner  maintenant  jusqu'à  ce  qu'il  plût  au  Roi  de 
Ven  dégager.  Louis  XIV  jugeait  nécessaire  qu'elle  demeurât  près 


1.  P. Clément,  Préface  des  Ré- 
flexions de  la  duchesse  de  la  Val- 
lière sur  la  miséricorde  de  Dieu, 
et  J.  Lair,  Louise  de  La  Vallière 
et  la  Jeunesse  de  Louis  xvt  (1881). 

2.  Mémoires  de  la  princesse 
Palatine,  t.  n,  p.  120. 


3.  Elle  y  demeura  sans  doute 
aussi  dans  l'intérêt  de  son  der- 
nier enfant  dont  le  sort  ne  lu* 
réglé  qu'en  1669. 

4.  Mémoires  de  la  princesse 
Palatine  seconde  duchesse  d'Or- 
liant,  endroit  déjà  cité,  note  2. 


POUR  LA  PROFESSION  DE  MADEMOISELLE  DE  LAVALLIÈRE.  409 

de  lui  *,  et  qu'elle  continuât  de  vivre  avec  Mme  de  Montespan.  Il 
n  osait  étaler  ouvertement  le  scandale  d'une  liaison  doublement 
adultère,  et  la  présence  de  Mlle  de  La  Vallière  à  la  Cour  pouvait 
donner  le  change  au  public  sur  l'objet  des  préférences  royales 2. 
Aussi  Mlle  de  La  Vallière  essaya-t-eHe  en  vain  de  s'échapper  ;  elle 
s'enfuit,  un  matin  du  mois  de  février  1671 ,  au  couvent  de  Sainte- 
Marie  de  Chaillot  :  Golbert  fut  envoyé  pour  la  reprendre  et  la  ra- 
mena dès  le  soir5. 

Ce  ne  fui  que  deux  ans  plus  tard  ,  quand  les  enfants  de 
Mme  de  Montespan  et  du  Roi  purent  être  reconnus,  quand  on  eut 
décidé  M .  de  Montespan  à  un  divorce  auquel  jusqu'alors  il  s'était 
refusé,  quand  l'amour  de  Louis  XIV  put  s'afficher  sans  danger 
et  sans  crainte,  ce  fut  alors  seulement  que  Mlle  de  La  Vallière, 
désormais  inutile,  put  songer  à  reprendre  une  liberté  dont  «  le 
Maître  *  »  n'avait  plus  besoin. 

Encore  même  à  ce  moment,  Mme  de  Montespan  et  Louis  XIV 
ne  virent-ils  qu'avec  déplaisir  ses  projets  de  retraite.  Les  Carmé- 
lites leur  faisaient  peur  *;  une  pénitence  si  rigoureuse  était  d'un 
exemple  fâcheux,  et  avait  l'air  d'un  reproche  public.  Les  amis  de 
Mlle  de  La  Vallière,  M.  de  Beauvilliers,  le  maréchal  de  Bellefonds, 
son  conseiller  et  son  directeur,  Bossuet  enfin  à  qui  elle  s'était  con- 
fiée, durent  travailler  longtemps  pour  qu'on  lui  permît  d'accom- 
plir ses  pieux  desseins.  Et  quand  elle  obtint  enfin  l'autorisation 
de  quitter  la  Cour,  Bossuet,  qui  s'était  chargé  de  négocier  avec 
Mme  de  Montespan ,  pouvait  dire  justement  qu'il  &i  coûtait 
parfois  pour  sauver  les  âmes  6 

Ajoutons  que  le  monde  suspectait  encore  la  sincérité  de  son 
changement  et  la  constance  de  sa  vocation 7.  On  fut  détrompé, 
quand  on  sut  que  la  nouvelle  Carmélite,  loin  de  se  soustraire 
aux  obligations  les  plus  dures,  les  sollicitait  au  contraire,  et  que 
son  rèle,  loin  de  décroître,  avait  besoin  d'être  modéré  s.  Trois 
mois  à  peine  après  son  entrée,  on  lui  permettait  de  prendre  l'habit. 
Elle  avait  souhaité  que  Bossuet,  à  qui  elle  devait  tant,  ou  Bourda- 


1.  Bussy   Rabutm,    Correspon- 
dance, t.  i,  p.  382,  588- 

2.  Lair,  ouvrage  cité.  51. 211. 

3.  Ibid.  p.  230-255. 

4.  Lettre  de  Louise  de  La  Val- 
lière, du  16  janvier  1674. 

5.  Bossuet,  Lettre  au  maréchal 
de  Bellefonds,  25  d<*-<îmbre  1673. 


6.  Bossuet ,  au  même,  A  août 
1674. 

7.  M-  de  Sévigné,  lettre  du  15 
décembre  1673. 

8.  Voir  ses  Lettres,  ainsi  que 
la  Lettre-Circulaire  de  la  Prieure 
des  Carmélites,  à  la  mort  de  la 
sœur  Louise  de  la  Miséricorde. 


410 


POUR  LA  PROFESSION 


loue,  à  son  défaut,  prêchât  le  sermon  devêture:  ils  ne  le  purent  ni 
l'un  ni  l'autre.  Ce  fut  l'abbé  de  Froment  ières  qui  parla  à  leur  place. 
L'année  suivante  (1675),  Bossuet  put  prêcher  le  sermon  de  la 
Profession.  Il  est  à  remarquer  qu'on  ne  fut  pas  en  général  fort 
content  de  son  discours  :  on  le  trouva,  dit  Mme  de  Sévigné1,  «  moins 
divin»  qu'on  ne  l'espérait2.  Assurément  si  quelques-uns  s'imagi- 
naient que  Bossuet,  entreprenant,  pour  le  plus  grand  plaisir  de 
ses  auditeurs,  de  raconter  un  passé  si  difficile  à  redire,  fourni- 
rait à  leur  curiosité  frivole  le  plaisir  des  allusions  saisies,  des 
réticences  interprétées,  ceux-là  durent  être  déçus.  Si  d'autres 
s'attendaient3,  dans  le  récit  de  la  conversion  de  Mlle  de  La 
Vallière,  à  retrouver  dans  la  bouche  du  prédicateur  les  confi- 
dences intimes  de  la  pénitente  sur  son  nouvel  état,  Bossuet  n'en- 
tendit pas  non  plus  son  sujet  de  cette  sorte.  Il  le  traita  d'une 
manière  toute  générale  et  toute  abstraite.  Il  fit  à  peine  mention 
dans  son  discours  de  celle  qui  en  était  l'objet,  et  oubliant  à 
dessein  la  personne  elle-même  et  sa  vie  particulière,  il  se  borna 
à  raconter  l'histoire  éternelle  de  l'âme  qui  s'éloigne  de  Dieu 
pour  son  malheur,  et  qui  revient  à  l'appel  de  la  grâce.  II 
parla  beaucoup  de  la  pénitence,  et  très  peu  de  la  pénitente,  et, 
sans  changer  ce  jour-là  la  méthode  qu'il  suivait  d'ordinaire  en 
ce  genre  de  discours,  i\  aima  mieux  essayer  d'instruire  son  au- 
ditoire que  de  chercher  à  l'amuser.  Les~  profanes  l'en  blâmèrent 
sans  doute,  mais  la  nouvelle  Carmélite,  qui  aimait,  nous  le  sa- 
vons*, à  garder  pour  ses  amis  les  plus  chers  les  secrets  de  son 
âme,  dut  savoir  gré  au  prédicateur  dont  la  parole  discrète,  tout  en 
publiant  hautement  les  miséricordes  de  Dieu  sur  elle6,  avait  su 


1.  Mme  de  Sévigné,  5  juin  1675. 

2.  Bayle  écrit  à  propos  du  même 
sermon  :  «  J'ai  ouï  dire  que  M.  de 
Condom  n'a  guère  réussi  et  qu'il 
ne  lit  que  rebattre  les  pensées  dont 
s'était  servi  M.  l'évêque  d'Aire 
(Fromentières).  »  —  Sur  ce  pré- 
dicateur, v.  plus  haut,  p.  285,  n.  A. 

3.  Mme  de  Sévigné,  toute  la 
première,  qui  aimait  tant  avoir 
«  dépeindre  les  gens  ». 

4.  Lettre  de  sœur  Louise  de  la 
Miséricorde  au  maréchal  de  Bel- 
lefonds  (Lair,  p.  373)  :  «  Vous  êtes 
trop  indiscret  pour  un  directeur, 


et  je  suis  surprise  de  ce  que  vous 
avez  fait  part  de  mon  intérieur  à 
quelques-uns.  C'est  à  vous  seul 
que  j'en  rends  compte,  parce  que 
vous  y  prenez  intérêt,  et  point  à 
tout  le  reste  du  monde....  Ne  faites 
donc  plus  valoir  mes  lettres,  je 
vous  prie,  et  qu'elles  soient  entre 
vous  et  moi.  » 

5.  On  sait  qu'au  moment  où  la 
duchesse  de  La  Vallière  commença 
de  songer  à  la  retraite,  elle  écri- 
vit des  Réflexions  sur  la  miséri- 
corde de  Dieu,  publiées,  malgré 
elle,  de  son  vivant,  sous  l'anonyme. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LÀ  VALLIÈRE 


411 


ménager  à  la  fois  les  délicatesses  de  son  humilité  et  la  pudeur 

de  son  repentir. 


EXTRAITS 

Et  dixit  qui  ttdebat  in  throno  :  Eccê  nova 
facto  omnia. 

Et  Celui  qui  était  assit  sur  le  trône  a  dit  :  Je 
renouvelle  toutes  choses  '. 

Apoc,  xxi,  5. 

>  Ce  sera  sans  doute  un  grand  spectacle,  quand  celui  qui 
est  assis  sur  le  trône  d'où  relève  tout  l'univers,  et  à  qui  il 
ne  coûte  pas  plus  à  faire  qu'à  dire,  parce  qu'il  fait  tout  ce 
qui  lui  plaît  par  sa  seule  parole,  prononcera  du  haut  de 
son  trône,  à  la  fin  des  siècles,  qu'il  va  renouveler  toutes 
choses  ;  et  qu'en  même  temps  on  verra  toute  la  nature  chan- 
gée faire  paraître  un  monde  nouveau  pour  les  élus.  Mai* 
quand,  pour  nous  préparer  à  ces  nouveautés  surprenantes 
du  siècle  futur2,  il  agit  secrètement  dans  les  cœurs  par  son 
Saint-Esprit,  qu'il  les  change,  qu'il  les  renouvelle  ;  et  que, 
les  remuant  jusqu'au  fond,  il  leur  inspire  des  désirs  jusqu'a- 
lors inconnus,  ce  changement  n'est  ni  moins  nouveau  m 
moins  admirable.  Et  certainement,  chrétiens,  il  n'y  a  rien 
de  plus  merveilleux  que  ces  changements.  Qu'avons-nous 
vu,  et  que  voyons-nous!  quel  état,  et  quel  état!  Je  n'ai  pas 
besoin  de  parler,  les  choses  parlent  assez  d'elles-mêmes. 

Madame,  voici  un  objet  digne  de  la  présence  et  des  yeux 
d'une  si  pieuse  reine.  Votre  Majesté  ne  vient  pas  ici  pour 
apporter  les  pompes  mondaines  dans  la  solitude  ;  son  hu- 


1 .  Bossuet  écrivait  le  19  mars  1675 
à  la  Mère  Agnes  de  Bellefonds 
au  sujet  de  Mlle  de  La  Vallière: 
«  Dieu  a  jeté  dans  ce  cœur  le  fon- 
dement de  grandes  choses;  vrai 


ment  tout  est  nouveau,  et  je  suis 
persuadé  plus  que  jamais  de 
l'application  de  mon  texte.  » 

2.  Futur.    Voyez    sur   ce   mot 
page  276,  note  5. 


412 


POUR  LA  PROFESSION 


milité  la  sollicite  à  venir  prendre  part  aux  abaissements  de 
la  vie  religieuse  ;  et  il  est  juste  que,  faisant  par  votre  état 
une  partie  si  considérable  des  grandeurs  du  monde,  vous 
assistiez  quelquefois  aux  cérémonies  où  on  apprend  à  les 
mépriser.  Admirez  donc  avec  nous  ces  grands  change- 
ments de  la  main  de  Dieu.  Il  n'y  a  plus  rien  ici  de  l'an- 
cienne forme,  tout  est  changé  au  dehors  :  ce  qui  se  fait  au 
dedans  est  encore  plus  nouveau  :  et  moi,  pour  célébrer  ces 
nouveautés  saintes,  je  romps  un  silence  de  tant  d'années  *, 
je  fais  entendre  une  voix  que  les  chaires  ne  connaissent 
plus. 

s  Afin  donc  que  tout  soit  nouveau  dans  cette  pieuse  céré- 
monie, ô  Dieu  !  donnez-moi  encore  ce  style  nouveau  du 
Saint-Esprit,  qui  commence  à  faire  sentir  sa  force  toute- 
puissante2  dans  la  bouche  des  apôtres.  Que  je  prêche 
comme  un  saint  Pierre  la  gloire  de  Jésus-Christ  crucifié; 
que  je  fasse  voir  au  monde  ingrat  avec  quelle  impiété 
il  le  crucifie  encore  tous  les  jours.  Que  je  crucifie  le 
monde  à  son  tour  ;  que  j'en  efface  tous  les  traits  et  toute 
la  gloire  ;  que  je  l'ensevelisse,  que  je  l'enterre  avec  Jésus- 
Christ  ;  enfin  que  je  fasse  voir  que  tout  est  mort,  et  qu'il  n'y 
a  que  Jésus-Christ  qui  vive. 

Mes  sœurs,  demandez  pour  moi  cette  grâce  :  ce  sont  les 
auditeurs  qui  font  les  prédicateurs  ;  et  Dieu  donne,  par 
ses  ministres,  des  enseignements  convenables  aux  saintes 
dispositions  de  ceux  qui  écoutent 3.  Faites  donc,  par  vos 
prières,  le  discours  qui  doit  vous  instruire;  et  obtenez-moi 
les  lumières  du  Saint-Esprit,  par  l'intercession  de  la  sainte 
Vierge  :  Ave>  Maria. 


1.  Bossuet  ne  paraissait  presque 
plus  dans  les  chaires  depuis  qu'il 
était  précepteur  du  Dauphin, 
c'est-à-dire  depuis  1670. 


2.  On  était  au  mardi  dé  la  Pen- 
tecôte. 

3.  Voyez   le  développement  d« 
cette  idée,  page  196. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VaLLIÊRE.  413 

Nous  ne  devons  pas  être  curieux  de  connaître  distinc- 
tement ces  nouveautés  merveilleuses  du  siècle  futur  : 
comme  Dieu  les  fera  sans  nous,  nous  devons  nous  en  re- 
poser sur  sa  puissance  et  sur  sa  sagesse.  Mais  il  n'en  est 
pas  de  même  des  nouveautés  saintes  qu'il  opère  au  fond 
de  nos  cœurs.  Il  est  écrit  :  «  Je  vous  donnerai  un  cœur 
«  nouveau  *  ;  »  et  il  est  écrit  :  «  Faites-vous  un  cœur  nou- 
«  veau  2  :  »  de  sorte  que  ce  cœur  nouveau  qui  nous  est 
donné,  c'est  nous  aussi  qui  le  devons  faire  ;  et  comme  nous 
devons  y  concourir  par  le  mouvement  de  nos  volontés,  il 
faut  que  ce  mouvement  soit  prévenu  par  la  connaissance. 

Considérons  donc,  chrétiens,  quelle  est  cette  nouveauté 
des  cœurs,  et  quel  est  l'éta't  ancien  d'où  le  Saint-Esprit  nous 
tire.  Qu'y  a-t-il  de  plus  ancien  que  de  s'aimer  soi- 
même,  et  qu'y  a-t-il  de  plus  nouveau  que  d'être  soi-même 
son  persécuteur?  Mais  celui  qui  se  persécute  lui-même  doit 
avoir  vu  quelque  chose  qu'il  aime  plus  que  lui-même  : 
de  sorte  qu'il  y  a  deux  amours  qui  font  ici  toutes  choses. 
Saint  Augustin  les  définit  par  ces  paroles  :  Amor  sui  usque 
ad  contemptum  Dei;  amor,  Dei  usque  ad  contemptum  sui  5  : 
l'un  est  «  l'amour  de  soi-même  poussé  jusqu'au  mépris 
«  de  Dieu  ;  »  c'est  ce  qui  fait  la  vie  ancienne  et  la  vie  du 
monde  :  l'autre  est  «  l'amour  de  Dieu  poussé  jusqu'au 
mépris  de  soi-même;  *  c'est  ce  qui  fait  la  vie  nouvelle  du 
christianisme,  et  ce  qui,  étant  porté  à  sa  perfection,  fait 
la  vie  religieuse.  Ces  deux  amours  opposés  feront  tout  le 
sujet  de  ce  discours. 

Mais,  prenez  bien  garde,  messieurs,  qu'il  faut  ici  ob- 
server plus  que  jamais  le  précepte  que  nous  donne  l'Ec- 
clésiastique. «  Le  sage  qui  entend,  dit-il*,  une  parole 
«  sensée,  la  loue,  et  se  l'applique  à  lui-même  :  »  il  ne  re- 

1.  Ezech.,  xxxvi,  .26.  I       3.  De  Civitate  Deî,  XIV,  xx. 

8.  Ezeeh.,  xvm,  31.  S     '  *■  Eccl.,  xxi,  18. 


414  POUR  LA  PROFESSION 

garde  pas  à  droite  et  à  gauche,  à  qui  elle  peut  convenir  ;  il 
se  l'applique  à  lui-même,  et  il  en  fait  son  profit.  Ma  sœur, 
parmi  les  choses  que  j'ai  à  dire,  vous  saurez  bien  dé- 
mêler ce  qui  vous  est  propre.  Faites-en  de  même,  chré- 
tiens ;  suivez  avec  moi  l'amour  de  soi-même  dans  tous  ses 
excès,  et  voyez  jusqu'à  quel  point  il  vous  a  gagnés  par  ses 
douceurs  dangereuses.  Considérez  ensuite  une  âme  qui, 
après  s'être  ainsi  égarée,  commence  à  revenir  sur  ses  pas; 
qui  abandonne  peu  à  peu  tout  ce  qu'elle  aimait,  et  qui, 
laissant  enfin  tout  au-dessous  d'elle,  ne  se  réserve  plus  que 
Dieu  seul.  Suivez-la  dans  tous  les  pas  qu'elle  fait  pour  re- 
tourner à  lui,  et  voyez  si  vous  avez  fait  quelque  progrès 
dans  cette  voie;  voilà  ce  que  vous  aurez  à  considérer. 
Entrons  d'abord  au  fond  de  notre  matière  ;  je  ne  veux  pas 
vous  tenir  longtemps  en  suspens. 

PREMIER  POINT 

L'homme,  que  vous  voyez  si  attaché  à  lui-même  par  son 
amour-propre,  n'a  pas  été  créé  avec  ce  défaut.  Dans 
son  origine,  Dieu  l'avait  fait  à  son  image  :  et  ce  nom  da- 
mage lui  doit,  faire  entendre  qu'il  n'était  point  pour  lui- 
même  :  une  image  est  toute  faite  pour  son  original.  Si  un 
portrait  pouvait  tout  d'un  coup  devenir  animé,  comme  il 
ne  se  verrait  aucun  trait  qui  ne  se  rapportât  à  celui  qu'il 
représente,  il  ne  vivrait  que  pour  lui  seul,  et  ne  respire- 
rait que  sa  gloire.  Et  toutefois  ces  portraits  que  nous  ani- 
mons, se  trouveraient  obligés  à  partager  leur  amour  entre  les 
originaux  qu'ils  représentent,  et  le  peintre  qui  les  a 
faits.  Mais  nous  ne  sommes  point  dans  cette  peine  :  nous 
sommes  les  images  de  notre  auteur,  et  celui  qui  nous  a  faits 
nous  a  faits  aussi  à  sa  ressemblance  :  ainsi  en  toute  ma- 
nière nous  nous  devons  à  lui  seul,  et  c  est  à  lui  seul  que 
notre  âme  doit  être  attachée. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALUÈRE.  415 

En  effet,  quoique  cette  âme  soit  défigurée,  quoique  cettes 
image  de  Dieu  soit  comme  effacée  par  le  péché,  si  nous  e*. 
cherchons  bien  tous  les  anciens  traits,  nous  reconnaîtrons, 
nonobstant  sa  corruption,  qu'elle  ressemble  encore  à  Dieu, 
et  que  c'est  pour  Dieu  qu'elle  est  faite.  0  âme,  vous  con- 
naissez et  vous  aimez  :  c'est  là  ce  que  vous  ayez  de  plus 
essentiel,  et  c'est  par  là  que  vous  ressemblez  à  votre  au- 
teur, qui  n'est  que  connaissance  et  qu'amour.  Mais  la  con- 
naissance est  donnée  pour  entendre  ce  qu'il  y  a  de  plus 
vrai,  comme  l'amour  est  donné  pour  aimer  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur.  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  que  Celui  qui  est 
la  vérité  même?  et  qu'y  a-t-ilde  meilleur,  que  Celui  qui  est 
la  bonté  même?  L'âme  est  donc  faite  pour  Dieu  :  c'est  à  lui 
qu'elle  devait  se  tenir  attachée,  et  comme  suspendue,  par 
sa  connaissance  et  par  son  amour  ;  c'est  ainsi  qu'elle  est 
l'image  de  Dieu.  Il  se  connaît  lui-même,  il  s'aime  lui-mê- 
me, et  c'est  là  sa  vie  :  et  l'âme  raisonnable  devait  vivre 
aussi  en  le  connaissant  et  en  l'aimant.  Ainsi,  par  sa  natu- 
relle constitution,  elle  était  unie  à  son  auteur,  et  devait 
faire  sa  félicité  de  celle  d'un  être  si  parfait  et  si  bienfai- 
sant ;  en  cela  consistait  sa  droiture  et  sa  force.  Enfin  c'est 
par  là  qu'elle  était  riche  ;  parce  que,  encore  qu'elle  n'eût 
rien  de  son  propre  fonds,  elle  possédait  un  bien  infini  par 
la  libéralité  de  son  auteur;  c'est-à-dire,  qu'elle  le  possé- 
dait lui-même,  et  le  possédait  d'une  manière  si  assurée, 
qu'elle  n'avait  qu'à  l'aimer  persévéramment  *  pour  le  pos- 
séder toujours;  puisque  aimer  un  si  grand  bien,  c'est  ce 
qui  en  assure  la  possession,  ou  plutôt  c'est  ce  qui  la  fait. 

Mais  elle  n'est  pas  demeurée  longtemps  en  cet  état.  Cette 
âme  qui  était  heureuse,  parce  que  Dieu  l'avait  faite  à  son 
image,  a  voulu  non  lui  ressembler,  mais  être  absolument 

1.  Persévéramment.  Cet  adverbe  |   nairei  de  la  fin  du  dix-septième 
ne  te  trouve  pas  dans  les  diction-  l  siècle. 


416  POUR  LA  PROFESSION 

comme  lui.  Heureuse  qu'elle  était  de  connaître  et  d'aimer 
celui  qui  se  connaît  et  s'aime  éternellement,  elle  a  voulu, 
comme  lui,  faire  elle-même  sa  félicité.  Hélas  !  qu'elle  s'est 
trompée,  et  que  sa  chute  â  été  funeste  !  Elle  est  tombée  de 
Dieu  sur  elle-même.  Que  fera  Dieu  pour  la  punir  de  sa  dé- 
fection? Il  lui  donnera  ce  qu'elle  demande  :  se  cherchant 
elle-même,  elle  se  trouvera  elle-même.  Mais  en  se  trouvant 
ainsi  elle-même,  étrange  confusion  !  elle  se  perdra  bientôt 
elle-même.  Car  voilà  que  déjà  elle  commence  k  se  mécon- 
naître; transportée  de  son  orgueil,  elle  dit  :  Je  suis  un  Dieu, 
et  je  me  suis  faite  moi-même.  C'est  ainsi  que  le  Pro- 
phète fait  parler  les  âmes  hautaines,  qui  mettent  leur  fé- 
licité dans  leur  propre  grandeur  et  dans  leur  propre  ex- 
cellence *. 

En  effet,  il  est  véritable  que  pour  pouvoir  dire  :  Je 
veux  être  content  de  moi-même  et  me  suffire  à  moi-même, 
il  faut  aussi  pouvoir  dire  :  Je  me  suis  fait  moi-même,  ou 
plutôt  :  Je  suis  de  moi-même.  Ainsi  l'âme  raisonnable  veut 
être  semblable  à  Dieu  par  un  attribut  qui  ne  peut  convenir 
à  aucune  créature,  c'est-à-dire  par  l'indépendance  et  par 
la  plénitude  de  l'être.  Sortie  de  son  état,  pour  avoir  voulu 
être  heureuse  indépendamment  de  Dieu,  elle  ne  peut  ni 
conserver  son  ancienne  et  naturelle  félicité,  ni  arriver  à 
celle  qu'elle  poursuit  vainement.  Mais  comme  ici  son  orgueil 
la  trompe,  il  faut  lui  faire  sentir  par  quelque  autre 
endroit2  sa  pauvreté  et  sa  misère.  Il  ne  faut  pour  cela 
que  la  laisser  quelque  temps  à  elle-même;  cette  âme,  qui 
s'est  tant  aimée  et  tant  cherchée,  ne  se  peut  plus  supporter. 
Aussitôt  qu'elle  est  seule  avec  elle-même,  sa  solitude  lui 
fait  horreur:  elle  trouve  en  elle  même  un  vide  infini,  que 
Dieu   seul   pouvait  remplir  :   si   bien  qu'étant  séparée  de 

1.  Ezéch.,  txnu.  2;  xxu  9.  I    chette,  p.  530,  n.  4,  sur  l'emploi 

%  Cf.  La  Bruyère,  éd.  cl.  Ha-   |    fréquent  de  ce  mot  au  xyh'  siècle. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIERE.  417 

Dieu,  que  son  fonds  réclame  sans  cesse;  tourmentée  par 
son  indigence,  l'ennui  la  dévore,  le  chagrin  la  tue  ;  il  faut 
qu'elle  cherche  des  amusements  au  dehors  :  et  jamais  elle 
n'aura  de  repos,  si  elle  ne  trouve  de  quoi  s'étourdir.  Tant 
il  est  vrai  que  Dieu  la  punit  par  son  propre  dérèglement, 
et  que,  pour  s'être  cherchée  elle-même,  elle  devient  elle- 
même  son  supplice.  Mais  elle  ne  peut  pas  demeurer  en  cet 
état,  tout  triste  qu'il  est  ;  il  faut  qu'elle  tombe  encore  plus 
bas  ;  et  voici  comment. 

Représentez-vous  un  homme  qui  est  né  dans  les  riches- 
ses, et  qui  les  a  dissipées  par  ses  profusions  ;  il  ne  peut 
souffrir  sa  pauvreté.  Ces  murailles  nues,  cette  table  dégar- 
nie, cette  maison  abandonnée,  où  on  ne  voit  plus  cette 
foule  de  domestiques,  lui  fait  peur  :  pour  se  cacher  à  lui- 
même  sa  misère,  il  emprunte  de  tous  côtés  ;  il  remplit  par 
ce  moyen,  en  quelque  façon,  le  vide  de  sa  maison,  et  sou- 
tient l'éclat  de  son  ancienne  abondance.  Aveugle  et  mal- 
heureux, qui  ne  songe  pas  que  tout  ce  qui  Téblouit  menace 
sa  liberté  et  son  repos  !  Ainsi  l'âme  raisonnable,  née  riche 
par  les  biens  que  lui  avait  donnés  son  auteur,  et  appauvrie 
volontairement  pour  s'être  cherchée  elle-même,  réduite  à 
ce  fonds  étroit  et  stérile,  tâche  de  tromper  le  chagrin  que 
lui  cause  son  indigence,  et  de  réparer  ses  ruines,  en  em- 
pruntant de  tous  côtés  de  quoi  se  remplir. 

Elle  commence  par  son  corps  et  par  ses  sens,  parce  qu'elle 
ne  trouve  rien  qui  lui  soit  plus  proche.  Ce  corps  qui  lui  est 
uni  si  étroitement,  mais  qui  toutefois  est  d'une  nature  si  in- 
férieure à  la  sienne,  devient  le  plus  cher  objet  de  ses  com- 
plaisances. Elle  tourne  tous  ses  soins  de  ce  côté-là;  le 
moindre  rayon  de  beauté  qu'elle  y  aperçoit  suffît  pour 
l'arrêter  :  elle  se  mire,  pour  ainsi  parler,  et  se  considère 
elle-même  dans  ce  corps  :  elle  croit  voir,  dans  la  douceui 
de  ces  regards  et  de  ce  visage,  la  douceur  d'une  humeur 


418  POUR  LA  PROFESSION 

paisible;  dam  la  délicatesse  des  traits,  la  délicatesse  de 
l'esprit;  dans  ce  port  et  cette  mine  relevée,  la  grandeur  et 
la  noblesse  du  courage.  Faible  et  trompeuse  image  sans 
doute;  mais  enfin  la  vanité  s'en  repaît.  À  quoi  es-tu  réduite, 
âme  raisonnable  ?  Toi,  qui  étais  née  pour  l'éternité  et  pour 
un  objet  immortel,  tu  deviens  éprise  et  captive  d'une  fleur 
que  le  soleil  dessèche,  d'une  vapeur  que  le  vent  emporte, 
en  un  mot,  d'un  corps  qui,  par  sa  mortalité,  est  devenu  un 
empêchement  et  un  fardeau  à  l'esprit. 

Elle  n'est  pas  plus  heureuse  en  jouissant  des  plaisirs  que 
ses  sens  lui  offrent  :  au  contraire,  elle  s'appauvrit  dans 
cette  recherche,  puisqu'en  poursuivant  le  plaisir  elle  perd 
d'abord  la  raison.  Le  plaisir  est  un  sentiment  qui  nous  trans- 
porte, qui  nous  enivre,  qui  nous  saisit  indépendamment  de 
la  raison,  et  nous  entraîne  malgré  ses  lois.  La  raison  en 
effet  n'est  jamais  si  faible  que  lorsque  le  plaisir  domine;  et 
ce  qui  marque  une  opposition  éternelle  entre  la  raison  et  le 
plaisir,  c'est  que,  pendant  que  la  raison  demande  une  chose, 
le  plaisir  en  exige  une  autre  :  ainsi  l'âme,  devenue  captive 
du  plaisir,  est  devenue  en  même  temps  ennemie  de  la  rai- 
son. Voilà  où  elle  est  tombée,  quand  elle  a  voulu  emprunter 
des  sens  de  quoi  réparer  ses  pertes  :  mais  ce  n'est  pas  là 
encore  la  fin  de  ses  maux.  Ces  sens,  de  qui  elle  emprunte, 
empruntent  eux-mêmes  de  tous  côtés;  ils  tirent  tout  de 
leurs  objets,  et  engagent  par  conséquent,  à  tous  ces  objets 
extérieurs,  l'âme,  qui,  livrée  aux  sens,  ne  peut  plus  rien 
avoir  que  par  eux. 

Sans  parler  de  tous  les  sens,  l'orateur  considère  seulement  la 
vue  et  il  montre  à  combien  d'objets  extérieurs  elle  nous  attache. 
C'est  elle  qui  produit  l'avarice,  t  triste  et  sombre  passion,  autant 
qu'elle  est  cruelle  et  insatiable.  »  Mais  les  passions  nobles  et  gé- 
néreuses ne  sont  pas  davantage  capables  de  remplir  l'âme  :  quoi 
de  «  plus  misérable  et  de  plus  pauvre  »  que  la  gloire,  fût-ce  celle 
d'Alexandre,  du  plus  renommé  .des  conquérants? 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLÏERE.  419 

Vous  voyez,  messieurs,  l'âme  raisonnable  déchue  de  sa 
première  dignité,  parce  qu'elle  quitte  Dieu,  et  que  Dieu  la 
quitte;  menée  de  captivité  en  captivité, captive  d'elle-même, 
captive  de  son  corps,  captive  des  sens  et  des  plaisirs,  captive 
de  toutes  les  choses  qui  l'environnent.  Saint  Paul  dit  tout  eu 
un  mot,  quand  il  parle  ainsi  :  «  L'homme,  dit-il,  est  vendu 
«  sous  le  péché  :  »  Venumdatut  $ub  peccato*  ;  livré  au  péché, 
captif  sous  ses  lois,  accablé  de  ce  joug  honteux  comme  un 
esclave  vendu.  A  quel  prix  le  péché  l'a-t-il  acheté?  Il  l'a 
acheté  par  tous  les  faux  biens  qu'il  lui  a  donnés.  Entraîné 
par  tous  ces  faux  biens,  et  asservi  par  toutes  les  choses 
qu'il  croit  posséder,  il  ne  peut  plus  respirer,  ni  regarder 
le  ciel,  d'où  il  est  venu.  Ainsi  il  a  perdu  Dieu,  et  toute- 
fois, le  malheureux,  il  ne  peut  s'en*  passer,  car  il  y  a  au 
fond  de  notre  âme  un  secret  désir  qui  le  redemande  sans 
cesse. 

L'idée  de  Celui  qui  nous  a  créés  est  empreinte  profondé- 
ment au  dedans  de  nous.  Mais,  ô  malheur  incroyable  et 
lamentable  aveuglement!  rien  n'est  gravé  plus  avant  dans 
le  cœur  de  l'homme,  et  rien  ne  lui  sert  moins  dans  sa  con- 
duite. Les  sentiments  de  religion  sont  la  dernière  chose  qui 
s'efface  en  l'homme,  et  la  dernière  que  l'homme  consulte  : 
rien  n'excite  de  plus  grands  tumultes  parmi  les  hommes , 
rien  ne  les  remue  davantage,  et  rien  en  même  temps  ne  les 
remue  moins.  En  voulez-vous  voir  une  preuve  ?  A  présent  que 
je  suis  assis  dans  la  chaire  de  Jésus-Christ  et  des  apôtres, 
que  vous  m'écoutez  avec  attention,  si  j'allais  (ah!  plutôt  la 
mort!)  si  j'allais  vous  enseigner  quelque  erreur,  je  verrais 
tout  mon  auditoire  se  révolter  contre  moi.  Je  vous  prêche 
les  vérités  les  plus  importantes  de  la  religion:  que  feront- 
elles?  O  Dieu!  qu'est-ce  que  l'homme?  est-ce  un  pro~ 

1.  Rom.,  vu.  14.  12.  Cf.  p.  21,  n.  2. 


430  POUK  LA  PROFESSION 

digeT  est-ce  un  composé  monstrueux  de  choses  incompa- 
tibles? ou  bien  est-ce  une  énigme  inexplicable  *  ? 

Non,  messieurs,  nous  avons  expliqué  l'énigme.  Ce  qu'il 
y  a  de  si  grand  dans  l'homme  est  un  reste  de  sa  première 
institution:  ce  qu'il  y  a  de  si  bas,  et  qui  paraît  si  mal  assorti 
avec  ses  premiers  principes,  c'est  le  malheureux  effet  de  sa 
chute.  Il  ressemble  à  un  édifice  ruiné,  qui  dans  ses  masures 
renversées  conserve  encore  quelque  chose  de  la  beauté  et 
de  la  grandeur  de  son  premier  plan.  Fondé  dans  son  origine 
sur  la  connaissance  de  Dieu  et  sur  son  amour,  par  sa  vo- 
lonté dépravée  il  est  tombé  en  ruine  ;  le  comble  s'est  abattu 
sur  les  murailles,  et  les  murailles  sur  le  fondement.  Mais 
qu'on  remue  ces  ruines,  on  trouvera  dans  les  restes  de  ce 
bâtiment  renversé,  et  les  traces  des  fondations,  et  l'idée*  du 
premier  dessein,  et  la  marque  de  l'architecte.  L'impression 
de  Dieu  reste  encore  en  l'homme  si  forte  qu'il  ne  peut  la 
perdre,  et  tout  ensemble  si  faible  qu'il  ne  peut  la  suivre  :  si 
bien  qu'elle  semble  n'être  restée  que  pour  le  convaincre  de 
sa  faute,  et  lui  faire  sentir  sa  perte.  Ainsi  il  est  vrai  qu'il  a 
perdu  Dieu  :  mais  nous  avons  dit,  et  il  est  vrai,  qu'il  ne  pou- 
vait éviter  après  cela  de  se  perdre  aussi  lui-même. 

L'âme,  qui  s'est  éloignée  de  la  source  de  son  être,  ne  connaît 
plus  ce  qu'elle  est.  Elle  s'est  embarrassée,  dit  saint  Augus- 
tin5, dans  toutes  les  choses  qu'elle  aime  ;  et  de  là  vient  qu'en 
les  perdant  elle  se  croit  aussitôt  perdue  elle-même.  Ma  mai- 
son est  brûlée  ;  on  se  tourmente,  et  on  dit,  Je  suis  perdu  : 
ma  réputation  est  blessée,  ma  fortune  est  ruinée,  Je  suis 
perdu.  Mais  surtout  quand  le  corps  est  attaqué,  c'est  là  qu'on 
s'écrie  plus  que  jamais,  Je  suis  perdu.   L'homme  se  croit 


1.  Comparez  le  sermon  sur  la 
MorttYOr.  fun.  d'Henriette  d'An- 
gleterre et  les  Pensées  de  Pascal  : 
«  Quelle  chimère  est-ce  donc  que 
l'homme  ?  Quelle  nouveauté  1  Quel 


monstre  I  quel  chaos  I  quel  sujet 
de  contradiction!  quel  prodige!  ■ 
Voy.  p.  289,  n.  5. 

3.  Idée.  Voir  page  341,  note  2. 

3.  De  Trinit.,  x,  7. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIERE.  421 

attaqué  au  fond  de  son  être,  sans  vouloir  jamais  considérer 
que  ce  qui  dit,  Je  suis  perdu,  n'est  pas  le  corps  :  car  le  corps 
de  lui-même  est  sans  sentiment  ;  et  l'âme,  qui  dit  qu'elle 
est  perdue,  ne  sent  pas  qu'elle  est  autre  chose  que  celui  dont 
elle  connaît  la  perte  future  ;  c'est  pourquoi  elle  se  croit  per- 
due en  le  perdant.  Ah!  si  elle  n'avait  pas  oublié  Dieu,  si  elle 
avait  toujours  songé  qu'elle  est  son  image,  elle  se  serait 
tenue  à  lui  comme  au  seul  appui  de  son  être,  et,  attachée  à 
un  principe  si  haut,  elle  n'aurait  pas  cru  périr  en  voyant 
tomber  ce  qui  est  si  fort  au-dessous  d'elle.  Mais,  comme 
dit  saint  Augustin1,  s'élant  engagée  tout  entière  dan  son 
corps  et  dans  les  choses  sensibles;  roulée  et  enveloppée 
parmi  les  objets  qu'elle  aime,  et  dont  elle  traîne  continuel- 
lement l'idée  avec  elle,  elle  ne  s'en  peut  plus  démêler,  elle 
ne  sait  plus  ce  qu'elle  est.  Elle  dit  :  Je  suis  une  vapeur,  je 
suis  un  souffle,  je  suis  un  air  délié,  ou  un  feu  subtil;  sans 
doute  une  vapeur  qui  aime  Dieu,  un  feu  qui  connaît  Dieu, 
un  air  fait  à  son  image!  0  âme,  voilà  le  comble  de  tes  maux; 
en  te  cherchant,  tu  t'es  perdue  ;  et  toi-même  tu  te  méconnais. 
En  ce  triste  et  malheureux  état,  écoutons  la  parole  de 
Dieu  par  la  bouche  de  son  prophète  :  Convertimini,  sicut  in 
profundum  recesseratis,  filii  Israël  *1  0  âme,  reviens  à  Dieu 
autant  du  fond  que  tu  t'en  étais  profondément  retirée  ' 

SECOND   POINT 

Et  en  effet,  chrétiens,  dans  cet  oubli  profond  et  de  Dieu  et 
d'elle-même,  où  elle  est  plongée,  ce  grand  Dieu  sait  bien  la 
trouver.  Il  fait  entendre  sa  voix,  quand  il  lui  plaît,  aumilieu 
du  bruit  du  monde  :  dans  son  plus  grand  éclat,  et  au  mi- 
lieu de  toutes  ses  pompes,  il  en  découvre  le  fond*  c'est-à- 
dire,  la  vanité  et  le  néant.  L'âme,  honteuse  de  sa  servitude, 
vient  à  considérer  pourquoi  elle  est  née;  et,  recherchant  en 

1.  Dt  Trinité  x,  11.  |       2.  /*., 


422  POUR  LA  PROFESSION 

elle-même  les  restes  de  l'image  de  Dieu,  elle  songe  à  la  ré- 
tablir en  se  réunissant  à  son  auteur.  Touchée  de  ce  senti- 
ment, elle  commence  à  rejeter  les  choses  extérieures. 
0  richesses,  dit-elle,  vous  n'avez  qu'un  nom  trompeur  *•  vous 
venez-  pour  me  remplir,  mais  j'ai  un  vide  infini,  où1  vous 
n'entrez  pas.  Mes  secrets  désirs,  qui  demandent  Dieu,  ne 
peuvent  pas  être  satisfaits  par  tous  vos  trésors  ;  il  faut  que 
je  m'enrichisse  par  quelque  chose  déplus  grand  et  déplus 
intime.  Voilà  les  richesses  méprisées. 

L'âme,  considérant  ensuite  le  corps  auquel  elle  est  unie, 
le  voit  revêtu  de  mille  ornements  étrangers  :  elle  en  a  honte, 
parce  qu'elle  voit  que  ces  ornements  sont  un  piègepour  les 
autres  et  pour  elle-même.  Alors  elle  est  en  état  d'écouter  les 
paroles  que  le  Saint-Esprit  adresse  aux  dames  mondaines, 
par  la  bouche  du  prophète  Isaïe  :  «  J'ai  vu  les  filles  de  Sion 
«  la  tête  levée,  marchant  d'un  pas  affecté,  avec  des  conte* 
«  nances  étudiées,  et  faisant  signe  des  yeux  à  droite  et  à 
«  gauche  :  pour  cela,  dit  le  Seigneur,  je  ferai  tomber  tous 
«  leurs  cheveux 2.  »  Quelle  sorte  de  vengeance  !  Quoi  !  fal- 
lait-il foudroyer  et  le  prendre  d'un  ton  si  haut  pour  abattre 
des  cheveux?  Ce  grand  Dieu,  qui  se  vante  <le  déraciner  pai 
son  souffle  les  cèdres  du  Liban,  tonne  pour  abattre  les  feuil- 
les des  arbres-  !  Est-ce  là  le  digne  effet  d'une  main  toute- 
puissante  ?  Qu'il  est  honteux  à  l'homme  d'être  si  fort  atta- 
ché à  des  choses  vaines,  que  les  lui  ôter  soit  un  supplice  ! 
C'est  pour  cela  que  le  prophète  passe  encore  plus  avant. 
Après  avoir  dit  :  Je  ferai  tomber  «  leurs  cheveux  ;  je  dé- 
«  truirai,  poursuit-il,  et  les  colliers,  et  les  bracelets,  et  les 
f  anneaux,  et  les  boîtes  à  parfums,  et  les  vestes,  et  les  man 
«  teaux,  et  les  rubans,  et  les  broderies,  et  ces  toiles  si  dé- 
«  liées;  *  vaines    .ouverture*  qui  ne  cachent  rien,  et  le 

1.  Cf.  p.  182,  n.  3.  1      2.  /«.,  m,  16, 17. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÈRE.  425» 

peste.  Car  le  Saint-Esprit  a  voulu  descendre  dans  un  dénora-r 
brement  exact  de  tous  les  ornements  de  la  vanité ,  s'atta- 
chant,  pour  ainsi  parler,  à  suivre  oar  sa  vengeance  toutes 
lies  diverses  parures  qu'une  vaine  curiosité 1  a  inventées.  A 
ces  menaces  du  Saint-Esprit,  l'âme,  qui  s'est  sentie  long- 
temps attachée  à  ces  ornements,  commence  à  rentrer  en 
elle-même.  Quoi  f  Seigneur,  dit-elle,  vous  voulez  détruire 
toute  cette  vaine  parure?  Pour  prévenir  votre  colère,  je 
commencerai  moi-même  à  m'en  dépouiller.  Entrons  dans 
un  état  où  il  n'y  ait  plus  d'ornement  que  celui  de  la  vertu. 

Ici  cette  âme  dégoûtée  du  monde,  s'avisant  que  ces  or- 
nements marquent  dans  les  hommes  quelque  dignité,  et 
venant  à  considérer  les  honneurs  que  lé  monde  vante,  elle 
en  connaît  aussitôt  le  fond.  Elle  voit  l'orgueil  qu'ils  inspi- 
rent, et  découvre,  dans  cet  orgueil,  et  les  disputes,  et  les 
jalousies,  et  tous  les  maux  qu'il  entraîne  :  elle  voit  en  même 
temps  que,  si  ces  honneurs  ont  quelque  chose  de  solide, 
c'est  qu'ils  obligent  de  donner  au  monde  un  grand  exem- 
ple. Mais  on  peut  en  les  quittant  donner  un  exemple  plus 
utile  ;  et  il  est  beau,  quand  on  les  a,  d'en  faire  un  si  bel 
usage.  Loin  donc,  honneurs  de  la  terre!  Tout  votre  éclat 
couvre  mal  nos  faiblesses  et  nos  défauts  ;  il  ne  les  cache 
qu'à  nous  seuls,  et  les  fait  connaître  à  tous  les  autres. 
Ah!  «  j'aime  mieux  avoir  la  dernière  place  dans  la  maison 
«  de  mon  Dieu  que  de  tenir  les  plus  hauts  rangs  dans  la 
t  demeure  des  pécheurs  â.  » 

L'âme  se  dépouille,  comme  vous  voyez,  des  choses  exté- 
rieures ;  elle  revient  de  son  égarement,  et  commence  à  être 
plus  proche  d'elle-même.  Mais  osera-t-elle  toucher  à  ce 
corps  si  tendra,  si  chéri,  si  ménagé?  N'aura-t-on  point  de 
pitié  de  cette  complexion  délicate  ?  Au  tontraire,  c'est  à  lui 

i.  Sens  étymologique  :  cura.       |       %.  J>*.,  Lxxçin,  H, 

SOSSttET,   SERMONS.  -  SO 


424  POim  LÀ  PROFESSION 

principalement  que Târne  s'en  prend,  comme  à  son  plus 
dangereux  séducteur.  J'ai,  dit-elle,  trouvé  une  victime  : 
depuis  que  ce  corps  est  devenu  mortel,  il  semblait  n'être 
devenu  pour  moi  qu'un  embarras,  et  un  attrait  qui  me 
porte  au  mal  :  mais  la  pénitence  me  fait  voir  que  je  le  puis 
mettre  à  un  meiilevr  usage.  Grâce  a  la  miséricorde  divine, 
j'ai  en  lui  de  quoi  réparer  mes  fautes  passées.  Cette  pensée 
la  sollicite  à  ne  plus  rien  donner  à  ses  sens  :  elle  leur  ôte 
tous  leurs  plaisirs  ;  elle  embrasse  toutes  les  mortifications  ; 
elle  donne  au  corps  une  nourriture  peu  agréable,  et,  afin 
que  la  nature  s'en  contente,  elle  attend  que  la  nécessité  la 
rende  supportable.  Ce  corps  si  tendre  couche  sur  la  dure; 
la  psalmodie  de  la  nuit  et  le  travail  de  la  journée  y  attirent 
le  sommeil  ;  sommeil  léger  qui  n'appesantit  pas  l'esprit,  et 
n'interrompt  presque  point  ses  actions.  Ainsi  toutes  les 
fonctions,  même  de  la  nature,  commencent  dorénavant  à 
devenir  des  opérations  de  la  grâce1.  On  déclare  une  guerre 
immortelle  et  irréconciliable  à  tous  les  plaisirs;  il  n'y  en  a 
aucun  de  si  innocent,  qui  ne  devienne  suspect  :  la  raison, 
que  Dieu  a  donnée  à  l'âme  pour  la  conduire,  s'écrie  en  les 
voyant  approcher  :  «  C'est  ce  serpent  qui  nous  a  séduits  :  » 
Serpens  decepit  me*.  Les  premiers  plaisirs  qui  nous  ont 
Irompés  sont  entres  dans  notre  cœur  avec  une  mine  inno- 
cente, comme  un  ennemi  qui  se  déguise  pour  entrer  dans 
une  place,  qu'il  veut  révolter  contre  les  puissances  légi- 
times. Ces  désirs,  qui  nous  semblaient  innocents,  ont  re- 
mué peu  à  peu  les  passions  les  plus  violentes,  qui  nous  ont 
mis  dans  les  fers  que  nous  avons  tant  de  peine  à  rompre. 

L'âme,  délivrée  par  ces  réflexions  de  la  captivité  des  sens, 
et  détachée  de  son  corps  par  la  mortification,  est  enfin  ve- 
nue à  elle-même.  Elle  est  revenue  de  bien  loin,  et  semble 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  63-65.  j       2.  Gènes,  vu 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÈRE. 


425 


avoir  fait  un  grand  progrès:  mais  enfin,  s'étant  trouvée 
elle-même,  elle  a  trouvé  la  source  de  tous  ses  maux.  C'est 
donc  à  elle-même  qu'elle  en  veut  encore  :  déçue  par  sa  li- 
berté, dont  elle  a  fait  un  mauvais  usage,  elle  songe  à  la 
contraindre  de  toutes  parts  ;  des  grilles  affreuses,  une  re- 
traite profonde,  une  clôture  impénétrable,  une  obéissance 
entière,  toutes  les  actions  réglées,  tous  les  pas  comptés, 
cent  yeux  qui  vous  observent;  encore  trouve-t-ehe  qu'il 
n'y  en  a  pas  assez  pour  l'empêcher  de  s'égarer.  Elle  se  met 
de  tous  côtés  sousle  joug  :  elle  se  souvient  des  tristes  jalou- 
sies du  monde  ',  et  s'abandonne  sans  réserve  aux  douces 
jalousies  d'un  Dieu  bienfaisant,  qui  ne  veut  avoir  les  cœurs 
que  pour  les  remplir  des  douceurs  célestes.  De  peur  de 
retomber  sur  ces  objets  extérieurs,  et  que  sa  liberté  ne 
s'égare  encore  une  fois  en  les  cherchant,  elle  se  met  des 
bornes  de  tous  côtés,  mais,  de  peur  de  s'arrêter  en  elle- 
même,  elle  abandonne  sa  volonté  propre.  Ainsi,  resserrée 
de  toutes  parts,  elle  ne  peut  plus  respirer  que  du  côté  du 
ciel:  elle  se  donne  donc  en  proie  à  l'amour  divin;  elle 
rappelle  sa  connaissance  et  son  amour  à  leur  usage  pri- 
mitif. C'est  alors  que  nous  pouvons  dire  avec  David  :  «  0 
«  Dieu,  votre  serviteur  a  trouvé  son  cœur,  pour  vous  faire 
«  cette  prière*.  »  L'âme,  si  longtemps  égarée  dans  les 
choses  extérieures,  s'est  enfin  trouvée  elle-même;  mais 
c'est  pour  s'élever  au-dessus  d'elle,  et  se  donner  tout  à 
fait  à  Dieu. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  nouveau  que  cet  état,  où  l'âme 
pleine  de  Dieu  s'oublie  elle-même.   De  cette  union  avec 


1.  Elle  se  souvtent  des  triste» 
jalousies  du  monde.  Gela  rappelle 
ce  mot  de  Mlle  de  La  Valliére, 
disant  à  Mme  Scarron  (depuis 
Mmede  Maintenqn)  quelque  temps 
^vant  de  se  retirer  aux  Carmé- 


lites .  «  Quand  j'aurai  de  la  peine 
aux  Carmélites,  je  me  souvien- 
drai de  ce  que  ces  gens-là 
(Louis  XIV  et  Mme  de  Montespan) 
m'ont  fait  souffrir.  * 
1  II  Reg.t  vu,  27. 


426  POUR  LA  PROFESSION 

Dieu,  on  voit  naître  bientôt  en  elle  toutes  les  vertus.  Là 
est  la  véritable  prudence  ;  car  on  apprend  à  tendre  à  sa 
fin,  c'est-à-dire,  à  Dieu,  par  la  seule  voie  qui  y  mène, 
c'est-à-dire,  par  l'amour.  Là  çst  la  force  et  le  courage; 
car  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  souffre  pour  l'amour  de  Dieu. 
Là  se  trouve  la  tempérance  parfaite  ;  car  on  ne  peut  plus 
goûter  les  plaisirs  des  sens  qui  dérobent  à  Dieu  les  cœurs 
et  l'attention  des  esprits.  Là  on  commence  à  faire  justice 
à  Dieu,  au  prochain,  et  à  soi-même  :  à  Dieu,  parce  qu'on 
lui  rend  tout  ce  qu'on  lui  doit,  en  l'aimant  plus  que  soi- 
même  :  au  prochain,  parce  qu'on  commence  à  l'aimer 
véritablement,  non  pour  soi-même,  mais  comme  soi-même, 
après  qu'on  a  fait  l'effort  de  renoncer  à  soi-même  :  enfin, 
on  se  fait  justice  à  soi-même,  parce  qu'on  se  donne  de 
tout  son  cœur  à  qui  on  appartient  naturellement.  Mais 
en  se  donnant  de  la  sorte  on  acquiert,  le  plus  grand  de 
tous  les  biens,  et  on  a  ce  merveilleuy  avantage  d'être 
heureux  par  le  même  objet  qui  fait  la  félicité  de  Dieu. 

L'amour  de  Dieu  fait  donc  naître  toutes  les  vertus;  et 
pour  les  faire  subsister  éternellement,  il  leur  donne  pour 
fondement  l'humilité.  Demandez  à  ceux  qui  ont  dans  le 
cœur  quelque  passion  violente  s'ils  conservent  quelque 
orgueil  ou  quelque  fierté  en  présence,  de  ce  qu'ils  aiment  : 
on  ne  se  soumet  que  trop,  on  n'est  que  trop  humble. 
L'âme  possédée  de  l'amour  de  Dieu,  transportée  par  cet 
amour  hors  d'elle-même,  n'a  garde  de  songer  à  elle,  ni  par 
conséquent  de  s'enorgueillir;  car  elle  voit  un  objet  au  prix 
duquel  elle  se  compte  pour  rien,  et  en  est  tellement  éprise 
qu'elle  le  préfère  à  elle-même,  non  seulement  par  raison, 
mais  par  amour. 

Mais  voici  de  quoi  l'humilier  plus  profondément  encore. 
Attachée  à  ce  divin  objet,  elle  voit  toujours  au-dessous 
d'elle  deux  gouffres  profonds,  le  néant  d'où  elle  est  tirée 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIERE.  427 

et  un  autre  néant  plus  affreux  encore,  c  est  le  péché,  où 
elle  peut  retomber  sans  cesse,  pour  peu  qu'elle  s'éloigne 
de  Dieu,  et  qu'elle  l'oblige  de  la  quitter.  Elle  considère 
que,  si  elle  est  juste,  c'est  Dieu  qui  la  fait  telle  continuelle- 
ment. Saint  Augustin  *  ne  veut  pas  qu'on  dise  que  Dieu  nous 
a  faits  justes,  mais  il  dit  qu'il  nous  fait  justes  à  chaque 
moment.  Ce  n'est  pas,  dit  il,  comme  un  médecin  qui,  ayant 
guéri  son  malade,  le  laisse  dans  une  santé  qui  n'a  plus 
besoin  de  son  secours  ;  c'est  comme  l'air  qui  n'a  pas  été 
fait  lumineux  pour  le  demeurer  ensuite  par  lui-même,  mais 
qui  est  fait  tel  continuellement  par  le  soleil.  Ainsi  l'âme 
attachée  à  Dieu  sent  continuellement  sa  dépendance,  et 
sent  que  la  justice  qui  lui  est  donnée  ne  subsiste  pas  toute 
seule,  mais  que  Dieu  la  crée  en  elle  à  chaque  instant  :  de  sorte 
qu'elle  se  tient  toujours  attentive  de  ce  côté-là  ;  elle  demeure 
toujours  sous  la  main  de  Dieu,  toujours  attachée  au  gouver- 
nement et  comme  au  rayon  de  sa  grâce.  En  cet  état  elle 
se  connaît,  et  ne  craint  plus  de  périr,  de  la  manière  dont 
elle  le  craignait  auparavant  :  elle  sent  qu'elle  est  faite  pour 
un  objet  éternel,  et  ne  connaît  plus  de  mort  que  le  péché. 
Il  faudrait  ici  vous  découvrir  la  dernière  perfection  de 
l'amour  de  Dieu  :  il  faudrait  vous  montrer  cette  âme  déta- 
chée encore  des  chastes  douceurs  qui  Font  attirée  à  Dieu, 
et  possédée  seulement  de  ce  qu'elle  découvre  en  Dieu 
même,  c'est-à-dire,  de  ses  perfections  infinies.  Là  se  verrait 
l'union  de  l'âme  avec  un  Jésus  délaissé;  là  s'entendrait  2 
la  dernière  consommation  de  l'amour  divin  dans  un  endroit 
de  l'âme  si  profond  et  si  retiré,  que  les  sens  n'en  soup- 
çonnent rien,  tant  il  est  éloigné  de  leur  région;  mais  pour 
expliquer  cette  matière,  il  faudrait  tenir  un  langage  que  le 
-monde  n'entendrait  pas. 

i.  De  u.u.  ad  litt.,  yi  11.  2S,  2.  Cf.  p.  351,  a.  1. 


428    ,  POUR  LA  PROFESSION 

Finissons  donc  ce  discours,  et  permettez  qu'en  le  finis 
sant  je  vous  demande,  messieurs,  si  les  saintes  vérités 
que  j'ai  annoncées  ont  excité  en  vos  cœurs  quelque  étin- 
celle de  l'amour  divin.  La  vie  chrétienne  que  je  vous 
propose,  si  pénitente,  si  mortifiée,  si  détachée  des  sens  et 
de  nous-mêmes,  vous  paraît  peut-être  impossible.  —  Peut- 
on  vivre,  direz-vous,  de  cette  sorte?  Peut-on  renoncer  à 
ce  qui  plait? —  On  vous  dira  de  là-haut*  qu'on  peut  quelque 
chose  de  plus  difficile,  puisqu'on  peut  embrasser  tout  ce 
qui  choque.  —  Mais  pour  le  faire,  direz-vous,  il  faut  ai- 
mer Dieu  ;  et  je  ne  sais  si  on  peut  le  connaître  assez  pour 
l'aimer  autant  qu'il  faudrait.  —  On  vous  dira  de  là-haut 
qu'on  en  connaît  assez  pour  l'aimer  sans  bornes.  —  Mais 
peut-on  mener  dans  le  monde  une  telle  vie?  —  Oui  sans 
doute,  puisque  le  monde  même  vous  désabuse  du  monde  : 
ses  appas  ont  assez  d'illusions,  ses  faveurs  assez  d'incon- 
stances, ses  rebuts  assez  d'amertume;  il  y  a  assez  d'in- 
justice et  de  perfidie  dans  le  procédé  des  hommes,  assez 
d'inégalités  et  de  bizarreries2  dans  leurs  humeurs  incom- 
modes et  contrariantes  ;  c'en  est  assez  sans  doute  pour 
nous  dégoûter. 

Eh!  dites-vous,  je  ne  suis  que  trop  dégoûté  :  tout  me 
dégoûte  en  effet,  mais  rien  ne  me  touche;  le  monde  me  dé- 
plaît, mais  Dieu  ne  me  plaît  pas  pour  cela.  —  Je  connais 
cet  état  étrange,  malheureux  et  insupportable,  mais  trop 
ordinaire  dans  la  vie.  Pour  en  sortir,  âmes  chrétiennes, 
sachez  que  qui  cherche  Dieu  de  bonne  foi  ne  manque  jamais 
de  le  trouver;  sa  parole  y  3  est  expresse  :  «  Celui  qui  frappe, 
«  on  lui  ouvre;  celui  qui  demande,  on  lui  donne;  celui 
«  qui  cherche,  il  trouve  infailliblement4.  >  Si  donc  vous 


4.  Mlle  de  La  Vallière  était  dans 
une  tribune  avec  la  reine. 
2.  Cf.  p.  458,  n.  2. 


3.   Y,   c'est-à-dire  :  €  en   cet 
endroit  »,  —  «  ou  sur  ae  point  »» 
3.  Maith..  vi,  8. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÈRE.  49* 

ne  trouvez  pas,  sans  doute  tous  ne  cherchez  pas.  Remuez 
jusqu'au  fond  de  votre  cœur  :  les  plaies  du  cœur  ont  cela 
qu'elles  peuvent  être  sondées  jusqu'au  fond,  pourvu  qu'on 
ait  le  courage  de  les  pénétrer.  Vous  trouverez  dans  ce 
fond  un  secret  orgueil  qui  vous  fait  dédaigner  tout  ce 
qu'on  vous  dit,  et  tous  les  sages  conseils  :  vous  trouverez 
un  esprit  de  raillerie  inconsidérée,  qui  naît  parmi  l'en- 
jouement des  conversations.  Quiconque  en  est  possédé  croit 
que  toute  la  vie  n'est  qu'un  jeu  :  on  ne  veut  que  se  divertir; 
et  la  face  de  la  raison,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  paraît 
trop  sérieuse  et  trop  chagrine. 

Mais  à  quoi  est-ce  que  je  m'étudie?  À  chercher  des 
causes  secrètes  du  dégoût  que  vous  donne  la  piété?  Il  y  en 
a  de  plus  grossières  et  de  plus  palpables  :  on  sait  quelles 
sont  les  pensées  qui  arrêtent  le  monde  ordinairement. 
On  n'aime  point  là  piété  véritable,  parce  que,  contente  des 
biens  éternels,  elle  ne  donne  point  d'établissement  sur  la 
terre,  elle  ne  fait  point  la  fortune  de  ceux  qui  la  suivent. 
C'est  l'objection  ordinaire  que  font  à  Dieu  les  hommes  du 
monde  :  mais  il  y  a  répondu,  d'une  manière  digne  de  lui, 
par  la  bouche  du  prophète  Malachie  *  :  «  Vos  paroles  se  sont 
«  élevées  contre  moi,  dit  le  Seigneur,  et  vous  avez  répondu  : 
«  Quelles  paroles  avons-nous  proférées  contre  vous?  — Vous 
«  avez  dit  :  Celui  qui  sert  Dieu  se  tourmente  en  vain.  Quel 
«  bien  nous  est-il  revenu  d'avoir  gardé  ses  commande- 
«  ments,  et  d'avoir  marché  tristement  devant  sa  face? 
«  Les  hommes  superbes  et  entreprenants  sont  heureux  : 
h  car  ils  ont  tenté  Dieu  en  songeant  de*  se  faire  heureux 
«  malgré  ses  lois,  et  ils  ont  fait  leurs  affaires.  » 

Voilà  l'objection  des  impies,  proposée  dans  toute  sa 
force  par  13  Saint-Esprit.  «  A  ces  mots,  poursuit  le  pro- 

i.  Mal,  ni   13.  *qq.  1      &  Cf.  p.  134,  n.  i. 


430  POUR  LA  PROFESSION 

«  phète,  les  gens  de  bien,  étonnés,  se  sont  parlé  secrète- 
«  ment  les  uns  aux  autres.  »  Personne  sur  la  terre  n'ose 
entreprendre,  ce  semble,  de  répondre  aux  impies  qui  at- 
taquent Dieu  avec  une  audace  si  insensée  ;  mais  Dieu  ré- 
pondra lui-même  :  «  Il  a  prêté  l'oreille  à  ces  choses,  dit 
«  le  prophète,  et  il  les  a  ouïes:  il  a  fait  un  livre  où  il 
«  écrit  les  noms  de  ceux  qui  le  servent  ;  et  en  ce  jour  où 
«  j'agis  »,  dit  le  Seigneur  des  armées,  c'est-à-dire  «  où 
«  j'achève  tous  mes  ouvrages,  où  je  déploie  ma  miséricorde 
«  et  ma  justice;  en  ce  jour,  dit-il,  les  gens  de  bien  seront 
«  ma  possession  particulière  ;  je  les  traiterai  comme  un 
«  boa  père  traite  un  fils  obéissant.  Alors  vous  vous  retour- 
«  nerez,  ô  impies  !  Vous  verrez  de  loin  leur  félicité,  dont 
«  vous  serez  exclus  pour  jamais;  et  vous  verrez  alors  quelle 
«  différence  il  y  a  entre  le  juste  et  l'impie,  entre  celui  qui 
«  sert  Dieu  et  celui  qui  méprise  ses  lois.  »  C'est  ainsi  que 
Dieu  répond  aux  objections  des  impies.  Vous  n'avez  pas 
voulu  croire  que  ceux  qui  me  servent  puissent  être  heu- 
reux; vous  n'en  avez^cru  ni  ma  parole,  ni  l'expérience 
des  autres;  votre  expérience  vous  en  convaincra;  vous  les 
verrez  heureux,  et  vous  vous  verrez  misérables  :  Hœc  dicit 
Dominus  faciens  hsec  :  «  C'est  ce  que  dit  le  Seigneur; 
il  l'en  faut  croire  :  «  car  lui-même  qui  le  dit,  c'est  lui 
qui  le  fait  »;  et  c'est  ainsi  qu'il  fait  taire  les  superbes  et 
les  incrédules. 

Serez-vous  assez  heureux  pour  profiter  de  cet  avis,  et 
pour  prévenir  sa  colère?  Allez,  messieurs,  et  pensez-y: 
ne  songez  point  au  prédicateur  qui  vous  a  parlé,  ni  s'il  a 
bien  dit,  ni  s'il  a  mal  dit1  :  qu'importe  qu'ait  dit  un  homme 
mortel?  Il  y  a  un  prédicateur  invisible  qui  prêche  dans 
le  fond  des  cœurs  et  le  prédicateur  et  les  auditeurs  doi- 

1.  Cf.  le  sermon  de  1661  sur  la  parole  de  Dieu. 


DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÊRË.  431 

*ent  écouter  celui-là.  C'est  lui  qui  parle  intérieurement 
a  celui  qui  parle  au  dehors,  et  c'est  lui  que  doivent  en- 
tendre au  dedans  du  cœur  tous  ceux  qui  prêtent  l'oreille 
aux  discours  sacrés.  Le  prédicateur,  qui  parle  au  dehors, 
ne  fait  qu'un  seul  sermon  pour  tout  un  grand  peuple  : 
mais  le  prédicateur  du  dedans,  je  veux  dire  le  Saint- 
Esprit,  fait  autant  de  prédications  différentes  qu'il  y  a 
de  personnes  dans  un  auditoire;  car  il  parle  à  chacun  en 
particulier,  et  lui  applique  selon  ses  besoins  la  parole  de 
vie  éternelle.  Écoutez-le  donc,  chrétiens;  laissez-lui  re- 
muer au  fond  de  vos  cœurs  ce  secret  principe  de  l'amour 
de  Dieu.  Esprit  Saint,  Esprit  pacifique,  je  vous  ai  préparé 
les  voies  en  prêchant  votre  parole.  Ma  voix  a  été  semblable 
peut-être  à  ce  bruit  impétueux  qui  a  prévenu  votre  des- 
cente :  descendez  maintenant,  ô  feu  invisible!  et  que  ces 
discours  enflammés,  que  vous  ferez  au  dedans  des  cœurs, 
les  remplissent  d'une  ardeur  céleste.  Faites-leur  goûter 
la  vie  éternelle,  qui  consiste  à  connaître  et  à  aimer  Dieu  : 
donnez-leur  un  essai  de  la  vision1,  dans  la  foi;  un  avant- 
goût  de  la  possession,  dans  l'espérance;  une  goutte  de  ce 
torrent  de  délices  qui  enivre  les  bienheureux,  dans  les 
transports  Célestes  de  l'amour  divin. 

Et  vous,  ma  sœur,  qui  avez  commencé  à  goûter  ces 
chastes  délices,  descendez,  allez  à  l'autel;  victime  de  la 
pénitence,  allez  achever  votre  sacrifice  :  le  feu  est  allumé, 
l'encens  est  prêt,  le  glaive  est  tiré  :  le  glaive,  c'est  la  pa- 
role qui  sépare  l'âme  d'avec  elle-même,  pour  l'attacher 
à  son  Dieu  uniquement.  Le  sacré  pontife  vous  attend  avec 
ce  voile  mystérieux  que  vous  demandez.  Enveloppez- vous 
dans  ce  voile;  vivez  cachée  à  vous-même  aussi  bien  qu'à 
tout  le  monde,  et,  connue  de  Dieu,  échappez-vous  à  vous- 

1    Vision.  Voir  page  111,  note  1,  et  page  583,  note  4. 


452    PROFESSION  DE  MADEMOISELLE  DE  LA  VALLIÊRE. 

même,  sortez  de  vous-même,  et  prenez  un  si  noble  essor 
que  vous  ne  trouviez  de  repos  que  dans  l'essence  du  Père,  du 
Fils  et  du  Saint-Esprit1. 


1.  Ce  discours  fut  imprimé  en 
1691,  sans  l'aveu  de  l'auteur, 
d'après  une  copie  fautive.  Bossuet, 
nous  dit  l'abbé  Le  Dieu,  ne  s'y 
reconnut  pas.  Le  manuscrit,  — 
rédigé  par  l'abbé  Fleury,  disciple 
et  ami  de  Bossuet,  «  mais  apos- 
tille et  corrigé  à  toutes  les  pages 
de  la  main  de  Bossuet  lui- 
même  »,  —  a  été  publié  par  l'abbé 
Lebarq. 

Il  nous  apprend,  une  fois  de 
plus,  avec  quel  soin  attentif 
Bossuet  retouchait,  quand  il  en 
avait  le  loisir,  la  forme  de  ses  dis- 
cours. «  Fleury,  secrétaire  offi- 
cieux de  Bossuet,  avait  ainsi  relevé 
la  pensée  du  maître  :  «  Le  chagrin 
la  dévore,  l'ennui  la  tue  [l'âme 
pécheresse].  »  (Cf.  plus  haut,  p. 
417.)  Bossuet  considérant  sans 
doute  que  le  chagrin  est  plus 
mortel  que  X ennui,  quoique  à  cette 
époque  ennui  et  ennuyé  eussent 
un  sens  très  énergique,  corrige 
ainsi  de  sa  main  :  «  L'ennui  la_ 
dévore,  le  chagrin  la  tue  ».  — 
Fleury  avait  rédigé,  peut-être 
d'après  la  parole  même  de  l'ora- 
teur :  «  Ce  n'est  pas  comme  un  mé- 
decin qui,  ayant  guéri  son  malade, 
le  laisse  demeurer  sain  sans  son 
secours.  »  Bossuet  fait  disparaître 
cette  cacophonie  et  corrige  :- 
«...  le  laisse  dans  une  santé  qui 
n'a  plus  besoin  de  son  secours.  > 

Dans  un  Sermon  de  vêture 
(pour  Mlle  de  Beauvais,  22  nov. 
1667),    Bossuet  avait   développé, 


comme  dans  celui-ci,  une  psycho- 
logie intéressante.  Il  y  étudiait  à 
l'aide  de  saint  Augustin  «  le  pro- 
grès de  V orgueil  ».  «  Une  âme  ver- 
tueuse, qui  se  cultive  elle-même, 
ne  découvre  rien  sur  la  terre  qui 
soit  capable  de  la  délecter  plus 
qu'elle-même,  et  elle  trouve  d'au- 
tant plus  à  se  plaire  dans  son  propre 
bien  que  le  bien  qu'elle  recherche 
est  plus  excellent.  C'est  pourquoi, 
si  l'on  n'y  prend  garde  attentive- 
ment, en  épurant  son  jugement 
et  son  esprit,  on  nourrit  en  soi- 
même,  insensiblement,  une  gloire 
cachée  et  intérieure  qui  est  d'au- 
tant plus  à  craindre  qu'il  reste 
moins  de  défauts  pour  lui  servir 
de  contre-poids...  En  cet  état, 
chrétiens,  bien  loin  de  mépriser 
la  vaine  gloire,  au  contraire,  nous 
en  séparons  pour  nous  le  plus 
délicat  et  le  plus  exquis.  Nous  en 
prenons  le  plus  fin -parfum,  et 
tirons,  pour  ainsi  dire,  l'esprit  et 
la  quintessence  de  cet  agréable 
poison  Car  notre  gloire  est  d'au- 
tant plus  grande  qu'elle  se  con- 
lente  d'elle-même.  Nous  trouvons 
je  ne  sais  quoi  de  plus  fin  dans 
notre  propre  jugement,  quand  il 
a  eu  la  force  de  s'élever  au-des- 
sus des  jugements  des  autres  ;  ce 
qui  fait  que  nous  en  sommes  et 
plus  amoureux  et  plus  jaloux.  Et 
alors,  quand  il  arrive  que  nous 
nous  plaisons  en  nous-mê  mes, nous 
nous  y  plaisons  d'autant  plus  que 
rien  ne  nous  plait  que  nous.  >  ' 


SDR  LES  EFFETS 

DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST 

POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES 

PRÊCHÉ  A    SAINT-GERMAIN,   LE  6  AVRIL  1681 

NOTICE 

L'abbé  de  Froraentiêres  *,  désigné  pour  prêcher  à  la  Cour  le 
Carême  de  1681,  étant  tombé  malade,  on  confia  à  plusieurs  pré- 
dicateurs le  soin  de  le  remplacer.  Le  P.  Gaillard,  jésuite,  l'évoque 
d'Autun,  Gabriel  de  Roquette,  le  P.  Hubert,  de  l'Oratoire,  et  plu- 
sieurs autres  moins  connus,  vinrent  tour  à  tour  occuper  la  chaire 
royale  pendant  cette  station,  qui  fut  close  le  jour  de  Pâques,  par 
un  sermon  de  Bossuet.  Le  précepteur  du  Dauphin  n'avait  prêché 
nulle  part  depuis  la  profession  de  Mlle  de  La  Vallière  (1675)  ;  mal- 
gré cette  interruption  de  sept  ans,  il  parut  ce  jour-là,  nous  dit 
un  journal  contemporain  f,  s'être  surpassé  lui-même 

EXTRAITS 

Chrûius  résurgent  ex  mortui»  jam  non  m** 
ritur. 

Jésus-Christ  ressuscité  ne  meurt  plus. 
Rom.,  vi,  9 

avoir  à  prêcher  le  plus  glorieux  des  mystères  de  Jésus- 
Christ  et  la  fête  la  plus  solennelle   de  son  Église,  devant  le 

1.  V.  p.  284,  n.  i,  et  p.  310,  n.  2.   I   Floquet,  Bouuet  précepteur  au 

2.  Le  Mercure  galant.  —  Voir   I  Dauphin   pages  551-533. 


434  SDR  LES  EFFETS 

plus  grand  de  tous  les  rois  et  la  cour  la  plus  auguste  de 
l'univers  ;  reprendre  la  parole  après  tant  d'années1  d'un 
perpétuel  silence,  et  avoir  à  contenter  la  délicatesse  d'un 
auditoire  qui  ne  souffre  rien  que  d'exquis ,  mais  qui,  per- 
mettez-moi de  le  dire,  sans  songer,  autant  qu'il  faudrait,  à 
se  convertir,  souvent  ne  veut  être  ému  qu'autant  qu'il  ie 
faut  pour  éviter  la  langueur  d'un  discours  sans  force,  et 
plus  soigneux  de  son  plaisir  que  de  son  salut,  lorsqu'il  s'a- 
git de  sa  guérison,  veut  qu'on  cherche  de  nouveaux  moyens 
de  flatter  son  goût  raffiné  ;  ce  serait  une  chose  à  craindre, 
si  celui  qui  doit  annoncer  dans  l'assemblée  des  fidèles  la 
gloire  de  Jésus-Christ  ressuscité,  et  y  faire  entendre  la  voix 
immortelle  de  ce  Dieu  sorti  du  tombeau,  avait  à  craindre 
autre  chose  que  de  ne  pas  assez  soutenir  la  force  et  la  ma- 
jesté de  sa  parole.  Mais  ici  ce  qui  fait  craindre  soutient  : 
cette  parole  divine,  révérée  du  ciel,  de  la  terre  et  des  en- 
fers, est  ferme  et  toute-puissante  par  elle-même  ;  et  l'on  ne 
peut  l'affaiblir,  lorsque,  toujours  autant  éloigné  d'une  exces- 
sive rigueur  qui  se  détourne  à  la  droite  que  d'une  ex- 
trême condescendance  qui  se  détourne  vers  la  gauche 2,  on 
propose  cette  parole  dans  sa  pureté  naturelle,  telle  qu'elle 
est  sortie  de  la  bouche  de  Jésus-Christ  et  de  ses  apôtres, 
fidèles  et  incorruptibles  témoins  de  sa  résurrection,  et  de 
toutes  les  obligations  qu'elle  nous  impose.  Alors  il  ne  reste 
plus  qu'une  seule  crainte  vraiment  juste,  vraiment  raison- 
nable, mais  qui  est  qpmmune  à  ceux  qui  écoutent  avec  celui 
qui  parle  :  c'est  de  ne  profiter  pas  de  cette  parole,  qui  main- 
tenant nous  instruit,  et  un  jour  nous  doit  juger;  c'est  de 
n'ouvrir  pas  le  cœur  assez  promptement  à  la  vertu  qui  l'ac- 
compagne, et  de  prendre  plus  garde  à  l'homme  qui  parle 
au  dehors,   qu'au   prédicateur  invisible    qui    sollicite   les 

1.  Apre»  tant  d'années.  Voir  la   I       2.  Var.  :  Lorsque  sans  se  détour- 
Notice.  I   ner  ni  à  la  droite,  ni  à  la  gaucbe. 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JESUS-CHRIST.  435 

cœurs  de  se  rendre  à  lui.  Que  si  vous  écoutez  au  dedans  ce 
céleste  prédicateur,  qui  jamais  n'a  rien  de  faible  ni  de  lan- 
guissant, et  dont  les  vives  lumières  pénètrent  les  replis 
les  plus  cachés1  des  consciences,  que  de  miracles  nouveaux 
nous  verrons  paraître  !  quede  morts  sortiront  du  tombeau! 
que  de  ressuscites  viendront  honorer  la  résurrection  de 
Jésus-Christ  !  et  que  leur  inébranlable  persévérance  rendra 
un  beau  témoignage  à  l'immortelle  vertu  qu'un  Dieu  res- 
suscité, pour  ne  mourir  plus,  répand  dans  les  cœurs  de 
ses  fidèles  !  Pour  commencer  un  si  grand  ouvrage,  pro- 
sternés avec  Madeleine  et  lés  autres  femmes  pieuses  aux 
pieds  de  ce  Dieu  vainqueur  de  la  mort,  demandons-lui  tous 
ensemble  ses  grâces  vivifiantes,  par  les  prières  de  celle  qui 
les  a  reçues  de  plus  près  et  avec  le  plus  d'abondance.  Ave. 

Après  avoir  exposé  le  mystère  de  la  Résurrection  de  Jésus- 
Christ,  l'orateur  se  propose  d'en  considérer  les  effets  salutaires. 
Jésus-Christ  ressuscité,  et  ressuscité  pour  jamais,  a  communiqué 
son  immortalité  à  la  loi  qu'il  a  établie,  à  l'Église  qu'il  a  fondée,  aux 
fidèles  enfin,  membres  de  son  corps  mystique,  qui  doivent,  comme 
lui,  mourir  au  péché  pour  revivre  en  lui  et  par  lui.  «  A  cette 
loi  toujours  nouvelle  nous  devons  un  perpétuel  renouvellement 
de  nos  mœurs  ;  à  cette  Église  toujours  immuable,  un  inviolable 
attachement  ;  à  ce  Chef  qui  nous  veut  avoir  pour  ses  membres 
toujours  vivants,  une  horreur  du  péché  si  vive  qu'elle  nous  le 
fasse  éternellement  détester  plus  que  la  mort.  Voilà  le  fruit  du 
mystère  et  les  trois  points  de  ce  discours.  » 

PREMIER  POINT. 

Ce  fut  une  doctrine  bien  nouvelle  au  monde,  lorsque  saint 
Paul  écrivit  ces  mots  :  «  Vivez  comme  des  morts  ressusci- 
«  tés  *.  »  Mais  il  explique  plus  clairement  ce  que  c'est  que 
de  vivre  en  ressuscites,  et  à  quelle  nouveauté  de  vie  nous 
oblige  une  si  nouvelle  manière  de  s'exprimer,  lorsqu'il   dit 

i.  Var.  :  les  plus  profonds.  J      %,  Ronu,  ru  13, 


436  SUR  LES  EFFETS 

en  un  autre  endroit  :  «  Si  vous  êtes  ressuscites  avec  Jésus- 
«  Christ,  cherchez  les  choses  d'en  haut,  où  Jésus-Christ  est 
«  assis  à  la  droite  de  son  Père  ;  goûtez  les  choses  d'en  haut 
et  non  pas  les  choses  de  la  terre  :  «  Si  consurrexistis  cum 
Christo,  quœ  sursum  sunt  quxritey  ubi  Christus  est  in  dextera 
Dei  sedens;  quœ  sursum  sunt  sapite,non  quœ  super  terram1». 
Cette  doctrine,  qui  est  une  suite  de  la  résurrection  de  Jésus- 
Christ,  nous  apprend  le  vrai  caractère  de  la  loi  nouvelle. 
L'ancienne  loi  ne  nous  tirait  pas  de  la  terre,  puisqu'elle 
nous  proposait  des  récompenses  temporelles,  et  plus  pro- 
pres à  soutenir  les  infirmes  qu'à  satisfaire  les  forts  :  comme 
elle  était  appuyée  sur  des  promesses  de  biens  périssables, 
elle  ne  posait  pas  encore  un  fondement  qui  pût  demeurer. 
Mais  Jésus-Christ  ressuscité  rompt  tout  d'un  coup  tous  les  liens 
de  la  chair  et  du  sang,  lorsqu'il  nous  fait  dire  par  son  saint 
apôtre  :  Quœ  sursum  sunt  quœrite,  «cherchez  les  choses  d'en 
haut  ;  »  Qux  sursum  sunt  sapite,  «  goûtez  les  choses  d'en 
«  haut:  »  c'est  là  que  Jésus-Christ  vous  a  précédés,  et  où 
il  doit  avoir  emporté  avec  lui  tous  vos  désirs.  En  suite -de 
cette  doctrine,  le  sacrifice  très  véritable  que  nous  célébrons 
tous  les  jours  sur  ces  saints  autels  commence  par  ces  pa- 
roles :  Sursum  corda  :  «  Le  coeur  en  haut,  le  cœur  en  haut  ;  »  et 
quand  nous  y  répondons  :  Habemus  ad  Dominum:  «Nous  éle- 
vons nos  cœurs  à  Dieu  » ,  nous  reconnaissons  tous  ensemble 
que  le  véritable  culte  du  Nouveau  Testament,  c'est  de  nous 
sentir  faits  pour  le  ciel  et  de  n'avoir  que  le  ciel  en  vue. 
Mais  j'entends  vos  malheureuses  réponses:  Je  ne  suis 
que  terre,  et  vous  voulez  que  je  ne  respire  que  le  ciel  ;  je 
iie  sens  que  la  mort  en  moi,  et  vous  voulez  que  je  ne  pense 
qu'immortalité  f  —  Mais  les  biens  que  vous  poursuives  sont 
si  peu  de  chose!  —  Feu  de]  chose,  je  le  confesse,  et  en- 

1.  Coloss.,  m,  1,  2.  \      8.  En  conséquence...  CI  sup.  1.  % 


DE  LA  RESURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST  437 

oore  moins,  si  vous  le  vouler .  mais  aussi  que  peut  recher- 
cher un  rien  comme  moi,  que  des  biens  proportionnés  au 
peu  qu'il  est? 

Saintes  vérités  du  christianisme,  fidèle  et  irréprochable 
témoignage  que  les  apôtres  ont  rendu,  au  péril  de  tout,  à 
leur  Maître  ressuscité  ;  mystère  d'immortalité  que  nous  cé- 
lébrons, attesté  par  le  sang  de  ceux  qui  l'ont  vu,  et  confirmé 
par  tant  de  prodiges,  par  tant  de  prophéties,  par  tant  de 
martyres,  par  tant  de  conversions,  par  un  si  soudain  chan- 
gement du  monde,  et  par  une  si  longue  suite  de  siècles, 
n'avez-vous  pu  encore  élever  les  hommes  aux  objets  éter- 
nels! et  faut-il,  au  milieu  du  christianisme,  faire  de  nou- 
veaux efforts  pour  montrer  aux  enfants  de  Dieu  qu'ils  ne 
sont  pas  si  peu  de  chose  qu'ils  se  l'imaginent  !  Nous  deman- 
dons un  témoin  revenu  de  l'autre  monde,  pour  nous  en  ap- 
prendre les  merveilles  ;  Jésus-Christ,  qui  est  né  dans  la 
gloire  éternelle,  et  qui  y  retourne  ;  a  Jésus-Christ,  témoin 
«  fidèle,  et  le  premier-né  d'entre  les  morts,  »  comme  il  est 
écrit  dans  l'Apocalypse  *  :  Jésus-Christ  qui  s'y  glorifie  d'avoir 
la  «  clef  de  l'enfer  et  de  la  mort  *  »  ;  qui  en  effet  est  des- 
cendu non  seulement  dans  le  tombeau,  mais  encore  dans 
les  enfers,  où  il  a  délivré  nos  pères,  et  fait  trembler  Satan 
avec  tous  ses  anges  par  son  approche  glorieuse;  ce  Jésus- 
Christ  sort  victorieux  de  la  mort  et  de  l'enfer,  pour  nous  an- 
noncer une  autre  vie  :  et  nous  ne  voulons  pas  l'en  croire! 
Nous  voudrions  qu'il  renouvelât  aux  yeux  de  chacun  de 
nous  tous  ses  miracles,  que  tous  les  jours  il  ressuscitât  pour 
nous  convaincre;  et  le  témoignage  qu'il  a  une  fois  rendu  au 
genre  humain,  encore  qu'il  le  continue,  comme  vous  verrez 
d'une  manière  si  miraculeuse  dans  son  Église  catholique 
ne  nous  suffit  pas 

1.  Apec,  i,  5.  i      î.  Apte*,  u  is, 


438 


SUR  LES  EFFETS 


À  Dieu  ne  plaise!  dites-vous;  je  suis  chrétien,  ne  me 
traitez  pas  d'impie.  Ne  me  dites  rien  des  libertins,  je  les 
connais  :  tous  les  jours  je  les  entends  discourir,  et  je  ne 
remarque  dans  tous  leurs  discours  qu'une  fausse  capacité, 
une  curiosité  vagué  et  superficielle,  ou,  pour  parier  franche- 
ment, une  vanité  toute  pure;  et  pour  fond  des  passions 
indomptables,  qui,  de  peur  d'être  réprimées  par  une  trop 
grande  autorité,  attaquent  l'autorité  de  la  loi  de  Dieu,  que, 
par  une  erreur  naturelle  à  l'esprit  humain,  ils  croient  avoir 
renversée,  à  force  de  le  désirer.  —  Je  les  reconnais  à  ces 
paroles:  vous  ne  pouviez  pas  me  peindre1  plus  au  naturel 
leur  caractère  léger  et  leurs  bizarres  *  pensées  :  j'entends  ce 
que  me  dit  votre  bouche  :  mais  que  me  disent  vos  œuvres  ? 
Vous  les  détestez,  dites-vous  :  pourquoi  donc  les  imitez- 
vous?  pourquoi  marchez-vous  dans  les  mêmes  voies?  pour- 
quoi vous  vois-je  aussi  éblouis  3  des  grandeurs  humaines, 
aussi  enivrés  de  la  faveur  et  aussi  touchés  de  son  ombre, 
aussi  délicats  sur  le  point  d'honneur,  aussi  entêtés  de  folles 
amours,  aussi  occupés  de  votre  plaisir,  et,  ce  qui  en  est  une 
suite,  aussi  durs  à  la  misère  des  autres,  aussi  jaloux  en 
secret  du  progrès  de  ceux  que  vous  trouvez  à  propos  de  ca- 
resser en  public,  aussi  prêts  à  sacrifier  votre  conscience  à 
quelque  grand  intérêt,  après  l'avoir  défendue  peut-être, 
pour  la  montre  et  pour  l'apparence,  dans  des  intérêts  mé- 
diocres ?  Avouons  la  vérité  :  faibles  chrétiens  ou  libertins 
déclarés,  nous  marchons  également  dans  les  voies  de  per- 


1.  Var.  :  représenter. 

2.  Bizarre,  qui  s'écrivit  bijearre 
jusque  dans  la  première  moitié 
du  dix-septième  siècle,  était  syno- 
nyme de  fou  dans  l'ancien  fran- 
çais. «  Coeffeteau,  dans  son  His- 
toire romaine,  parlant  de  Cali- 
gula,  a  dit  Im  bizarrerie  de  «es 


déportements.  »  Patru,  Notes  sur 
Vaugelas.  Bossuet  donne  ici  à  ce 
mot  à  peu  près  le  sens  qu'indique 
Furetière  (Dictionnaire)  :  «  Bi- 
zarre :  qui  a  des  mœurs  inégales, 
des  opinion»  extraordinaire*  et 
particulières.  » 
3.  Var.  -  enchanté». 


DE  U  RESURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST.  439 

dition,  et  tous  ensemble  nous  renonçons  par  notre  con- 
duite à  l'espérance  de  la  vie  future. 

Venex,  venei,  chrétiens»  que  je  vous  parle:  cette  vie  éter- 
nelle, qui  entre  encore  si  peu  dans  votre  esprit ,1a  désirez- 
vous  du  moins  T  Est-ce  trop  demander  à  des  chrétiens  que 
de  vouloir  que  vous  désiriez  la  vie  éternelle?  Mais,  si  vous 
la  désirez,  vous  l'acquérez  par  ce  désir  en  le  fortifiant; 
et  sans  tourner  davantage1,  sans  fatiguer  votre  esprit  par 
une  longue  suite  de  raisonnements,  vous  avez,  dans  cet  in- 
stinct d'immortalité,  le  témoignage  secret  de  l'éternité  pour 
laquelle  vous  êtes  nés,  ïa  preuve  qui  vous  la  démontre,  "  le 
gage  du  Saint-Esprit  qui  vous  en  assure,  et  le  moyen  infail 
lible  de  la  recouvrer.  Dites  seulement  avec  David,  David,  un 
homme  comme  vous ,  mais  un  homme  assis  sur  le  trône  et 
environné  de  plaisirs  ;  mais  un  roi  victorieux  et  comblé  de 
gloire,  dites  seulement  avec  lui  :  «  Mon  bien,  c'est  dé  m'at-- 
tacher  à  Dieu:  »  Mihi  autem  [adhœrere  Deo  bonum  est].  Un 
trône  est  caduc,  la  grandeur  s'envole,  la  gloire  n'est  qu'une 
fumée,  la  vie  n'est  qu'un  songe:  «  mon  bien,  c'est  d'avoir 
«  mon  Dieu,  et  de  m'y  tenir  attaché;  »  et  encore: 
«  Qu'est-ce  que  je  veux  dans  le  ciel,  et  qu'est-ce  que  je  vous 
«  demande  sur  la  terre?  Vous  êtes  le  Dieu  de  mon  cœur, 
«  et  mon  Dieu,  mon  partage  éternellement.2  j> 

Mais  il  faut  pousser3  ce  désir  avec  toute  ia  pureté  de  la 
nouveauté  chrétienne.  Je  m'explique  :  les  Juifs,  qui  n'en- 
tendaient pas  les  mystères  de  Jésus-Christ,  ni,  comme  parle 
l'Apôtre,  «  la  vertu  de  sa  résurrection,  et  les  richesses  ines- 
timables du  siècle  futur4,  »  ne  laissaient  pas  de  préférer 
Dieu  aux  fausses  divinités  ;  mais  ils  voulaient  obtenir  de  lui 
des  félicités   temporelles.  Moi,  Seigneur,  je  ne  veux  que 


1.  Var.  :  sans  aller  plus  loin. 

2.  P$.,  lxxii,  28,  25,  26. 

3.  Emettre,  produire.   «  Et  le 


cœur  poussait  mille  voem.  »  Cor* 
neille,  [mit  de  7.-C,  1, 18. 

4.  Philipp.,  m,  18.  Hebr.  ,  vi,  3. 


BOSSUET,   SERMONS.  ^\ 


449  SUR  LES  EFFETS 

tous,  mon  Dieu,  mon  partage  éternellement  ;  ni  dans  le 
ciel,  ni  dans  la  terre,  je  ne  veux  que  vous.  Tout  ce  qui  n'est 
pas  éternel,  fût-ce  une  couronne,  n'est  digne  ni  de  votre 
libéralité  ni  de  mon  courage  ;  et  puisque  vous  avez  voulu 
que  je  connusse,  faiblement,  à  la  vérité,  eu  égard  à  votre 
immense  grandeur,  mais  enfin  avec  une  certitude  qui  ne 
me  laisse  aucun  doute,  votre  éternité  tout  entière  et  votre 
infinie  perfection^  j'ai  droit  de  ne  me  contenter  pas  d'un 
moindre  objet*:  je  ne  veux  que  vous  sur  la  terre,  et  je  ne 
veux  que  vous  même  dans  le  ciel  ;  et  si  vous  n'étiez  vous- 
même  le  don  précieux  que  vous  nous  y  faites,  tout  ce  que 
vous  y  donnez  d'ailleurs  avec  tant  de  profusion  ne  me  serait 
rien.  Que  si  vous  pouvez  former  ce  désir  avec  un  David,  avec 
un  saint  Paul,  avec  tant  de  saints  martyrs  et  tant  de  saints 
pénitents,  hommes  comme  vous,  si  vous  pouvez  dire,  à 
leur  exemple  :  Mon  Dieu,  je  vous  veux,  il  est  à  vous  ;  car 
ni  la  bonté  de  Dieu  ne  lui  permet  de  se  refuser  à  un  cœur 
qui  le  désire  ;  ni  une  force  majeure  ne  le  peut  ravir  à  qui 
le  possède,  ni  il  n'est  lui-même  un  ami  changeant  que  le 
temps  dégoûte.  Quoi  î  mes  frères,  que  de  cette  main  bien 
faisante  lui-même  il  arrache  ses  propres  enfants  de  ce  sein 
paternel  où  ils  veulent  vivre  !  il  n'y  a  rien  qui  soit  moins 
de  lui;  et  de  toutes  les  vérités,  la  plus  certaine,  la  mieux 
établie,  la  plus  immuable,  c'est  que  Dieu  ne  peut  manquer 
à  qui  le  désire,  et  que  nul  ne  peut  perdre  Dieu  que  celui  qui 
s'en  éloigne  le  premier  par  sa  propre  volonté.'  Qui  ne  l'en- 
tend pas,  c'est  un  aveugle  ;  qui  le  nie,  qu'il  soit  aïiathème. 
Que  sentez-vous,  chrétiens,  à  ces  paroles?  Saint  Paul 
n'a-t-il  pas  ea  raison  de  vous  exciter  à  chercher  les  choses 
célestes,  puisqu'en  les  cherchant  vous  les  acquérez?  Ses 
paroles  ont-elles  piqué  votre  cœur  du  vrai  désir  de  la  vit  T 

t.  Sens  étymologique:  objectum   *e  but  qui  est  devant  quelqu'un. 


DE  LA  RESURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST. 


441 


Ai-je  trouvé  en  les  expliquant  ce  bienheureux  fonds  que 
\  Dieu  mit  dans  votre  âme  pour  la  rappeler  à  lui  quand  il  la 
fit  à  son  image,  que  le  péché  vous  avait  fait  perdre,  et  que 
Jésus-Christ  ressuscité  vient  renouveler  î  [Car  enfin]  d'où  vous 
vient  cette  idée  d'immortalité  ?  d'où  vous  en  vient  le  désir, 
si  ce  n'est  de  Dieu?  N'est-ce  pas  le  Père  de  tous  les  esprits, 
qui  sollicite  le  vôtre  de  s'unir  au  sien  pour  y  trouver  la 
vraie  vie  ?  peut-il  ne  pas  contenter  un  désir  qu'il  inspire  ? 
et  ne  veut-il  que  nous  tourmenter  par  une  vue  stérile  d'im 
mortalité  ?  Ah  !  je  ne  m'étonne  pas  si  nous  ne  sentons  rien 
d'immortel  en  nous  :  nous  ne  désirons  même  pas  l'immor- 
talité ;  nous  cherchons  des  félicités  que  le  temps  emporte, 
et  une  fortune  qu'un  souffle  renverse.  Ainsi,  étant  nés  pour 
l'éternité,  nous  nous  mettons  volontairement  sous  le  joug 
du  temps,  qui  brise  et  ravage  tout  par  son  invincible  rapi- 
dité; et  la  mort,  que  nous  cherchons  par  tous  nos  désirs, 
puisque  nous  ne  désirons  rien  que  de  mortel,  nous  domine  de 
toutes  parts.  Sursum  corda  ;  sursum  corda  :  «  Le  cœur  en 
haut,  le  cœur  en  haut  :  »  quœ  sursum  sunt  quserite  :  a  Cher- 
chez ce  qui  est  en  haut  ;  »  c'est  là  que  Jésus-Christ  est  assis 
à  la  droite  de  son  Père  ;  c'est  de  là  qu'il  vous  envoie  ce  désir 
d'immortalité,  et  c'est  là  qu'il  vous  attend  pour  le  satisfaire. 
Voilà  l'abrégé  de  la  loi  nouvelle,  voilà  cette  loi  qui  ne  change 
plus,  parce  qu'elle  a  l'éternité  pour  objet  ;  et  c'est  là  uni- 
quement que  nous  devons  tendre. 

Mais  en  marchant  dans  cette  voie,  apprenons  de  sainl 
Augustin  qu'elle  exclut  trois  sortes  de  personnes.  »  Elle  ex- 
clut, premièrement,  ceux  qui  s'égarent,  »  et  qui,  las  d'une 
vie  réglée,  qu'ils  trouvent  trop  unie  et  trop  contraignante1, 


1.  Trop  contraignante.  Ce  mot, 
sorti  de  l'usage  commun,  est 
employé  par  Mme  de  Sévigné, 
par  Molière  et  par  Saint-Simon 


(Voir  le  Dict.  de  Littré),  dans  la 
sens  que  nous  donnons  aujour- 
d'hui au  mot  gênant  :  «  Je  vous 
plains     ésrii   Mm«   de   Sévigné, 


442  SUR  LES  EFFETS 

se  jettent  dans  les  voies  d'iniquité,  où  une  riante  diversité 
égaie  les  passions  et  les  sens.  «  Elle  exclut,  en  second  lieu 
ceux  qui  retournent  en  arrière,  et  qui,  sans  sortir  de  la  voi* 
abandonnent  les  pratiques  de  piété  qu'ils  avaient  embrassées, 
elle  exclut  enfin  ceux^ui  s'arrêtent,  et  qui,  croyant  avoà 
assez  fait,  ne  songent  pas  à  s'avancer  dans  la  vertu1.  »  Ceu 
qui  sortent  de  la  voie  des  commandements  après  y  être  ren 
très  par  la  pénitence,  et  qui  retombent  dans  leurs  premiers 
crimes  ;  hélas  !  c'est  le  plus  grand  nombre  :  c'est  à  eux  que 
je  dois  parler  à  la  fin  de  ce  discours  ;  et  plût  à  Dieu  que  je 
leur  parle  avec  cette  veix  de  tonnerre  que  Dieu  donne  aux 
prédicateurs  quand  il  veut  briser  les  rochers  et  fendre  les 
cœurs  de  pierre  ! 

Mais  je  ne  vous  oublierai  pas,  ô  petit  nombre  choisi  de 
Dieu  !  vous,  mes  frères,  qui,  fidèles  à  la  pénitence,  craignez 
de  rentrer  dans  les  voies  de  perdition,  où  vous  avez  autre- 
fois marché  avec  une  si  aveugle  confiance.  Vous  avez  encore 
deux  choses  à  craindre  ;  apprenez-les  de  Jésus-Christ  même  • 
Tune,  de  retourner  en  arrière,  et  l'autre,  de  vous  arrêter 
un  seul  moment.  Vous  faites  un  pas  en  arrière,  lorsque, 
sans  retourner  au  péché  mortel,  vous  vous  relâchez  de  l'at- 
tention que  vous  aviez  sur  vous-mêmes  ;  que  vous  prodiguez 
le  temps  que  vous  ménagiez  ;  que  vous  ôtez  à  la  piété  ses 
meilleures  heures  :  et  vous,  lorsque,  tentée  de  relever  par 
quelque  parure  cette  modestie  qui  commence  à  vous  paraî- 
tre trop  nue,  vous  vous  dégoûtez  de  cette  sainte  simplicité 
que  vous  regardiez  auparavant  comme  ia  vraie  marque  de  la 
pudeur*;  sans  jamais  vouloir  songer  à  cette  parole  de  Jésus- 
Christ,  qui  foudroie  votre  négligence  :  «  Celui  qui  met  la 
main  à  la  charrue,  »  qui  commence  à  cultiver  son  âme 

des    compagnies  contraignantes  j      2.  Var.  :  que  vous  louies  aupa- 
que  tous  avez  tues.  »  I  ravent  eommt  le  vrai  ornement 

1.  Serm.  de  Cantico  novo,  4.       !   de  la  pudeur. 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST. 


443 


comme  une  terre  fertile,  «  et  qui  retourne  en  arrière,  »  qui 
se  relâche  des  saintes  pratiques  qu'il  avait  choisies  ;  que 
prononce  le  Fils  de  Dieu?  quoi?  peut-être  qu'il_n'atteindra  pas 
à  la  perfection  ?  Non,  messieurs  ;  sa  sentence  est  bien  plus 
terrible  :  «  Il  n'est  pas  propre,  dit-il,  au  royaume  de  Dieu  *;  » 
et  il  n'a  que  faire  d'y  prétendre  :  c'est  Jésus-Christ  qui  le 
dit;  croyez  donc  à  sa  parole,  et  tremblez*. 

Et  comment  se  sauveront  ceux  qui  reculent  en  arrière, 
puisque  ceux  qui  n'avancent  pas  dans  la  vertu  sont  dans  un 
péril  manifeste?  Vous  vous  trompez,  mon  frère,  si,  dans  la 
vie  chrétienne,  vous  croyez  pouvoir  demeurer  dans  un 
même  point;  il  faut,  dans  cette  route,  monter  ou  descendre. 
Saint  Paul  ne  cesse  de  crier  du  troisième  ciel  :  «  Renouvelez- 
vous,  renouvelez-vous5.  »  Vous  vous  êtes  renouvelés  par  la 
pénitence,  renouvelez-vous  encore;  et  Ongène  a  raison  de 
dire  sur  cette  parole  de  saint  Paul  :  «  Ne  croyez  pas  qu'il 
suffise  de  s'être  renouvelé  une  fois  :  il  faut  renouveler  la 
nouveauté  même*  :  »  car  au  point  où  vous  croyez  avoir  assez 
fait,  l'orgueil,  qui  vous  surprendra,  vous  fera  tout  perdre, 
et  vos  forces  seront  dissipées  par  le  repos  qui  relâchera 
votre  attention.  Ne  proférez5  donc.jamais  cette  parole  indigne 
d'une  bouche  chrétienne  :  Je  laisse  la  perfection  aux  reli- 
gieux et  aux  solitaires,  trop  heureux  d'éviter  la  damna- 
tion éternelle.  Non, non, non,  vous  vous  abusez:  qui  ne  tend 
point  à  la  perfection  tombe  bientôt  dans  le  vice;  qui 
grimpe  sur  une  hauteur,  s'il  cesse  de  s'élever  par  un  con- 
tinuel effort,  est  entraîné6  par  la  pente  même,  et  son  propre 
poids  le  précipite  :  c'est  pourquoi  toute  l'Écriture  nous  dé- 
fend de  nous  arrêter  un  seul  moment.  Si  selon  l'apôtre 


1.  Luc,  ix,  62. 

2.  Var.  :  Si  tou*  croyez  à   m 

parole,  croyeï-y  i!onc,  et  trem- 
bler. 


3.  Ephes.,  it,  25. 

4.  In  Epist.  ad  Roman.,  y,  & 

5.  Var.  :  ne  dites. 

6.  Var  :  emporté 


444  SUR  LES  EFFETS 

saint  Paul*  la  rie  vertueuse  est  une  course,  il  faut,  comme 
cet  apôtre,  s'avancer  toujours,  oublier  ce  qu'on  a  fait,  courir 
sans  relâche,  et  n'imaginer  de  repos  qu'à  la  fin  de  la  car- 
rière, où  le  prix  de  la  course  nous  attend*.  «  Si  la  vie  ver- 
tueuse est  une  milice,  »  comme  dit  le  saint  homme  Job * , 
ou,  comme  parle  saint  Paul,  «  une  lutte  continuelle  4»  con- 
tre un  ennemi  également  attentif  et  fort  :  se  ralentir  tant 
soit  peu,  après  même  l'avoir  atterré,  c'est  lui  faire  repren- 
dre ses  forces  ;  et  une  victoire  mal  poursuivie  ne  devient 
pas  moins  funeste,  par  l'événement,  qu'une  bataille  perdue6. 
Dans  la  guerre  qu'avait  David  avec  la  maison  de  Saul 
écoutez  ce  que  remarque  le  texte  sacré  :  a  David  crois- 
•  sait  tous  les  jours,  et  s'élevait  de  plus  en  plus  au  des- 
«  sus  de  lui-même  ;  au  contraire  la  maison  de  Satil  al- 
«  lait  toujours  décroissant  »,  et  ses  forces  se  diminuaient  : 
David  profictscens  et  semper  sçipso  robustior,  domus  au- 
tem  Saul  decrescens  quotidie  e.  Quel  fut  donc  l'événement 
de  cette  guerre  ?  Événement  heureux  à  David,  dont  le 
trône  fut  affermi  pour  jamais;  mais  événement  funeste 
au  malheureux  Isboseth  et  à  la  maison  de  Saul,  qui  se  vit 
bientôt  sans  ressource.  Isboseth,  qui  se  négligea,  et  ja- 
mais ne  s'aperçut  qu'il  diminuait,  parce  qu'il  diminuait 
peu  à  peu,  à  la  fin  demeure  sans  force.  Ses  soldats  l'aban- 


1.  I  Cor.,  ix,  2-4.  I  rant   le  cours   duquel,    quelque 

2.  Philipp.,  m,  13.    .  |  plaisir  qui  nous  attache,  quelque 

3.  Job,  vu,  1.  j  compagnie  qui  nous  arrête,  quel- 
i.  Ephes.,  vi,  12.  j  que  ennui  qui  nous  prenne,  quel- 
5.  Bossuet  développe  la   même  |  que   fatigue    qui  nous   accable, 

idée  dans  le  début  du  Panégyrique  j  aussitôt    que  nous  commençons 

de  Saint  Benoit  (1663)  :  «....Toute  i  de  nous  reposer,  une  voix  divine 


la  perfection  de  la  vie  monasti- 
que est  entièrement  renfermée 
dans  cette  seule  parole  :  Egre- 
dtre,  «  Sors  t  »  La  vie  du  chrétien 
est  un  long  et  infini  voyage,  du- 

i 


s'élève  d'en  haut  qui  nous  dit 
sans  cesse  et  sans  relâche  :  Egre- 
dere,  «  Sors,  »  et  nous  ordonne 
de  marcher  plus  outre.  » 
6.  II  Reg.,  ni,  1. 


DE  LA  RESURRECTION  DE  JuS€S-CHRIST.  448 

donnent  ;  Abner,  qui  soutenait  le  parti  et  par  ses  conseils 
et  par  sa  valeur,  se  donne  à  son  ennemi  ;  le  malheureux 
prince  est  assassiné  dans  son  lit  par  des  parricides  à  qui 
sa  mollesse  fit  tout  entreprendre  :  et,  pour  avoir  négligé 
d'imiter  David,  qui  croissait  *  toujours,  à  force  de  déchoir, 
il  se  trouva,  sans  y  penser,  au  fond  de  l'abîme.  Chrétien 
qui  ne  veux  pas  t'élever  sans  cesse  dans  le  chemin  de  1? 
vertu,  voilà  ta  figure  :  tout  ce  que  tu  avais  de  bons  dé- 
sirs te  quittera  l'un  après  l'autre,  et  ta  perte  est  infail- 
lible. 

Éveillez-vous  donc,  chrétiens,  comme  l'ange  disait  au 
prophète  :  éveillez- vous,  et  marchez  ;  «  car  vous  avez  en- 
«  core  à  faire  un  grand  voyage  :  *  Giandis  enim  tibi  re- 
stât via  *.  Cette  voie,  dit  saint  Augustin,  veut  «  des  hom- 
c  mes  qui  marchent  toujours  :  »  Ambulante*  quœrit 5.  La 
crainte  de  l'enfer  et  de  ses  peines  éternelles  vous  a 
ébranlé  4.  c'est  un  bon  commencement  :  mais  il  est  temps 
d'ouvrir  votre  cœur  aux  chastes  douceurs  de  l'amour  de 
Dieu,  sans  lequel  il  n'y  a  point  de  christianisme.  Vous 
avez  pu  renoncer  au  crime  et  aux  plaisirs  qui  vous  me- 
naçaient d'irrémédiables  douleurs,  et  peut-être  même  dès 
cette  vie  :  la  plaie  n'est  pas  bien  fermée  ;  et  ce  cœur  en- 
sanglanté soupire  encore  en  secret  après  ses  joies  corrom- 
pues .  Épurez  vos  intentions  ;  fortifiez  votre  volonté  par  des 
réflexions  sérieuses  et  par  des  prières  ferventes,  car  la 
prière  assidue  et  persévérante  est  le  seul  soutien  de  notre 
impuissance.  Vous  avez  commencé  à  goûter  Dieu  :  car 
aussi  comment  peut-on  être  chrétien,  si  on  n'aime  et  si  on 
ne  goûte  ce  bien  infini  ?  Apprenez  peu  à  peu  à  le  goûter 
seul  ;  et  modérez  ce  goût  du  plaisir  sensible,  qui  ne  laisse 
pas  d'être  dangereux  lors  même  qu'il   semble  innocent. 

1.  Cf.  p.  61,  n.  5.  3.  Serm.  de  Cantic.  novo,  4. 

2.  III  Reg.,  xix,  7.  '       i.   Voy.  PaSe  ±66',  note  À. 


446  SUR  LES  EFFETS 

Autrement  tous  éprouverez,  par  une  cnute  imprévue,  la 
vérité  de  cette  sentence  :  «  Qui  se  néglige  tombe  peu  à 
«peu1.»  Et  quoique  vous  nous  vantiez  l'innocence  de 
vos  désirs,  encore  trop  sensuels,  je  ne  laisse  pas  de  trem- 
bler pour  vous;  parce  qu'enfin,  quoi  que  vous  disiez,, du 
plaisir  au  plaisir  il  n'y  a  pas  loin,  et  du  sensible  au  sen- 
sible la  chute  n'est  que  trop  aisée.  Il  faut  donc  travailler 
sans  cesse  à  cet  édifice  caduc,  où  toujours  quelque  chose 
se  dément  :  il  faut  toujours- s'élever,  si  on  ne  veut  pas  re- 
tomber trop  vite.  A  quelque  point  que  nous  soyons,  saint 
Paul  nous  excite  à  monter  plus  haut 8  :  après  que  nous 
sommes  ressuscites  avec  Jésus-Christ,  il  faut  encore  avec 
lui  monter  jusqu'au  plus  haut  des  cieux  et  jusqu'à  la 
droite  du  Père  céleste.  Car,  si  cette  ambition,  que  le  monde 
veut  appeler  noble,  inspire  à  un  grand  courage  une  ardeur 
infatigable,  qui  fait  qu'étant  arrivé  par  mille  travaux  et 
mille  périls  aux  premiers  honneurs,  il  oublie  tout  ce  qu'il 
a  fait  pour  augmenter  une  gloire  qui  n'est  après  tout 
qu'un  bruit  agréable  autour  de  nous  et  un  mélange  de 
voix  confuses ,  que  ne  doit-on  pas  entreprendre  pour  la 
véritable  gloire  que  Dieu  réserve  à  ses  enfants?  Quelle  ac- 
tivité et  quelle  vigueur  ne  demande-t-elle  pas?  Ne  faut-il 
pas  être  toujours  agissant,  à  l'exemple  de  Jésus-Christ? 
«  Mon  Père,  dit-il3,  opère a  toujours;  et  moi,  j'opère  comme 
«  lui.  »  Mais  voyons-le  opérer  dans  sa  sainte  Église  :  ce 
nous  sera  un  nouveau  motif  de  nous  soumettre  à  l'opération 
de  la  grâce  qui  nous  renouvelle. 

SECOND  POINT. 

Comment  Jésus-Christ  a  travaillé  à  la  formation  de  son  Église  : 
durant  sa  vie  et  à  sa  mort.  Il  choisit  ses  Apôtres  et  il  met  Pierre  à 

i.  Eccl.,  xrr,  1.  5.  Joann.,  y,  17. 

i.  Colots.,  m,  1,  2.  4.  Cf.  p.  524,  n,  4;  342,  n.  1, 


~jx  nESÏÏRRECTION  DE  JËSUS-CHRIST.  447 

leur  tête,  en  ayant  soin  de  conserver  toujours  a  celui  qu'il  désigne 
pour  le  représenter  sur  la  terre  sa  primauté  sur  le  reste  de  ses 
disciples,  t  Ainsi  s'achève  l'Église  ;...  et  le  mystère  de  l'Unité,  par 
lequel  l'Église  est  inébranlable,  se  tonsomme.  » 

Ir  reste  pourtant  encore  un  dernier  ouvrage  :  il  faut  que 
cette  Église,  ainsi  formée  avec  ses  divers  ministères,  re- 
çoive la  promesse  d'immortalité  de  cette  bouche  immor- 
telle, d'où  le  genre  humain  en  suspens  entendra  un  jour  sa 
dernière  et  irrévocable  sentence.  Jésus-Christ  assemble 
donc  ses  saints  apôtres  ;  et  prêt  à  monter  aux  deux,  écoutes 
comme  il  leur  parle *  :  «  Toute  puissance,  dit-il,  m'est  don- 
«  née  dans  le  ciel  et  dans  la  terre  ;  iL  est  temp^  de  partir  : 
«  allez,  marchez  à  la  conquête  du  monde  :  prêchez  l'É- 
«  Tangileà  toute  créature;  enseignez  toutes  les  nations, 
c  et  les  baptisez  au  nom  du  Père,  et  du  Fils  et  du  Saint- 
ci  Esprit s.  »  Et  quel  en  sera  l'effet  ?  Effet  admirable,  effet 
éternel  et  digne  de  Jésus-Christ  ressuscité  :  «  Je  suis,  dit— 
«  il,  avec  vous  jusqu'à  la  consommation  des  siècles  5.  » 
Digne  parole  de  l'Époux  céleste,  qui  engage  sa  foi  pour 
jamais  à  sa  sainte  Église.  Ne  craignez  point,  mes  apôtres,  ni 
vous  qui  succéderez  à  un  si  saint  ministère; moi  ressuscité, 
moi  immortel,  je  serai  toujours  avec  vous  :  vainqueur  de 
l'enfer  et  de  la  mort,  je  vous  ferai  triompher  de  l'un  et  de 
l'autre  ;  et  l'Église  que  je  formerai  par  votre  sacré  minis- 
tère, comme  moi,  sera  immortelle  î  ma  parole,  qui  sou- 
tient le  monde  qu'elle  a  tiré  du  néant,  soutiendra  aussi 
mon  Église  :  Ecce  ego  vobiscum  sum.  Si  depuis  ce  temps, 
chrétiens,  l'Église  a  cessé  un  seul  moment  ;  si  elle  a  Un 
seul  moment  ressenti  la  mort  d'où  Jésus-Christ  l'a  tirée,  et 
que  cette  Église  de  Jésus-Christ  unie  à  Pierre  n'ait  pas  con 

I   Tir.  :  Et  prêt  à  monter  «mil  Matth.,  xrrm,  18, 19, 
dieux  :  Toute  puissance,  dit-U....    I      3.  Matth.,  ixnn.  20. 


448  SUR  LES  EFFETS 

serve  avec  l'unité  et  l'autorité  une  fermeté  invincible, 
doutez  des  promesses  de  la  vie  future.  Mais  vous  voyez 
au  contraire  que  cette  Église  née  dans  les  opprobres  et 
parmi  les  contradictions,  chargée  de  la  haine  publique, 
persécutée  avec  une  fureur  inouïe,  premièrement  en  Jé- 
sus-Christ, qui  était  son  chef,  et  ensuite  dans  tous  ses  mem- 
bres ;  environnée  d'ennemis,  pleine  de  faux  frères,  et  un 
néant,  comme  dit  saint  Paul,  dans  ses  commencements  '  at- 
taquée encore  plus  vivement  par  le  dehors,  et  plus  dange- 
reusement divisée  au  dedans  par  les  hérésies  dans  son 
progrès;  dans  la  suite,  presque  abandonnée,  par  le  déplo- 
rable relâchement  de  sa  discipline  ;  avec  sa  doctrine  rebu- 
tante, dure  à  pratiquer,  dure  à  entendre,  impénétrable  à 
l'esprit,  contraire  anx  sens,  ennemie  du  monde  dont  elle 
combat  toutes  les  maximes,  demeure  ferme  et  inébran- 
lable. 

Et  pour  venir  au  particulier*  de  l'institution  de  Jésus- 
Christ,  car  il  est  beau  de  considérer  dans5  des  promesses 
circonstanciées  un  accomplissement  précis ,  vous  voyez  que 
(a  doctrine  de  l'Évangile  subsiste  toujours  dans  les  succes- 
seurs des  apôtres;  que  Pierre,  toujours  à  leur  tête,  n'a 
cessé  d'enseigner  les  peuples,  et  de  «  confirmer  ses  frères*,  » 
et,  comme  disent  six  cent  trente  évêques  au  grand  con- 
cile de  Chalcédoine,  qu'il  «  est  toujours  vivant  dans  son 
f  propre  siège  8  ;  »  que  toutes  les  hérésies  qui  ont  osé  s'éle- 
?er  contre  la  science  de  Dieu  ont  senti  leurs  tètes  su- 
perbes frappées  par  des  anathèmes  dont   elles  n'ont  pu 


1.  Var.  :  dans  sa  naissance. 

2.  Au  détail.  «  Je  n'importu- 
nerai pas  Votre  Majesté  du  parti- 
culier de  ce  qui  compose  cette 
machine  [arithmétique].  »  Pascal, 
Lettre  à  la  reine  Christine  «  Sans 
entrer    dans    te   particulier    de 


beaucoup  de  chopes...  »  La  Roche- 
foucauld. 

5  Dans  un  cas  où  les  promesses 
ont  été  circonstanciées,  exposées 
dans  le  menu  détail. 

4.  Luc,  xxu,  52. 

5.  S.  Léo.,  Serm.,  II,  in. 


01  LA  RÉSURRECTION  ÛË  JESUS-CfiRlST.  440 

soutenir  la  force;  qu'elles  n'ont  fait  que  languir  depuis 
ce  coup,  et  Tiennent  toutes  à  la  ifin  tomber  aux  pieds 
de  l'Église  et  de  Pierre,  qui  les  foudroie  par  ses  succès- 
seurs;  que  cependant  cette  Église  ne  se  diminue  jamais 
d'un  côté.*  qu'elle  ne  s'étende  de  l'autre,  conformément  à 
cette  parole  que  Jésus-Christ  adresse  lui-même  à  l'Église 
d'Éphèse  :  Movebo  candelabrum  tuum  de  loco  suo1  :  «  Je 
«  remuerai  de  sa  place  votre  chandelier  »,  je  tous  ôterai  la 
lumière  de  la  foi  :  prenez  garde,  je  ne  l'éteindrai  pas,  je 
la  remuerai  et  la  changerai  de  place  ;  afin  que  l'Église  re- 
gagne tout  ce  qu'elle  perd,  une  vertu*  invisible  réparant 
ses  pertes;  et,  plutôt  que  de  la  laisser  sans  enfants,  Dieu 
faisant,  selon  la  parole  de  Jésus-Christ  «  des  pierres  mêmes, 
«  et  des  peuples  les  plus  infidèles,  naître  les  enfants  d'A- 
c  braham2  :  »  en  sorte  que,  dans  sa  vieillesse,  si  toutefois 
elle  peut  vieillir,  elle  qui  est  immortelle,  et  lorsqu'on  la  croit 
stérile,  elle  soit  aussi3  féconde  que  jamais,  et  demeure  tou- 
jours au-dessus  de  la  ruine  qui  menace  les  choses  humaines. 
Lisez  l'histoire  des  siècles  passés,  et  considérez  l'état 
du  nôtre;  vous  verrez  que,  par  la  vertu  qui  anime  le 
corps  de  l'Église,  lorsque  l'Orient  s'en  est  séparé,  le 
Nord  converti  a  rempli  sa  place;  que  le  Nord,  en  un 
autre  temps,  soulevé  par  les  séditieuses  prédications  de 
Luther,  a  vu  sa  foi  non  pas  tant  éteinte  que  transportée 
à  d'autres  climats,  et  passée,  pour  ainsi  parler,  à  de 
nouveaux  mondes 4;  et  qu'enfin  dans  les  pays  même  où 
l'hérésie  règne,  pour  marque  des  ténèbres  auxquelles  elle 
est  condamnée,  elle  tombe  dans  un  désordre  visible6 par 
un  mélange  confus  de  toutes  sortes  d'erreurs  dont  elle  ne 


1.  Apoc,  h,  5.  I       4.  Y.  p.  482,  note  3. 

2.  Matth.,  m,  19.  5.  Y.  VHist.  des  Variation»  de» 
5.  Var.  :  autant.  V.  p.  211,  n.  t.   I   Église*  protestantes  (1688). 


450 


SUR  LES  EFFETS 


peut  arrêter  le  cours  .  parce  qu'à  force  de  vouloir  com- 
battre l'autorité  de  l'Église,  qu'il  a  fallu,  pour  la  contre- 
dire, appeler  humaine,  les  hérésiarques  n'ont  pu  s'en 
laisser  aucune  ni  réelle  ni  apparente  :  ce  qui  fait  que  la 
plus  superbe  hérésie,  la  plus  fière  et  la  plus  menaçante 
qui  fut  jamais,  est  devenue  elle-même  cette  Babylone  qu'elle 
se  vantait  de  quitter.  Et  pour  lui  donner  le  dernier  coup1, 
Dieu  suscite  un  autre  Cyrus,  un  prince  aussi  magnanime, 
aussi  modéré,  aussi  bienfaisant  que  lui,  aussi  grand  dans 
ses  conseils  et  aussi  redoutable  par  ses  armes  ;  mais  plus 
religieux,  puisqu'au  lieu  que  Cyrus  était  infidèle,  le  prince 
que  Dieu  nous  suscite  tient  à  gloire  d'être  lui-même  le  plus 
zélé  et  le  plus  soumis*  dé  tous  les  enfants  de  l'Église, 
comme  il  est,  sans  contestation,  le  premier  autant  en  mé- 
rite qu'en  dignité  :  Dieu,  dis-je,  suscite  ce  nouveau  Cyrus 
pour  détruire  cette  Babylone,  et  réparer  les  ruines  de  Jé- 
rusalem5:   de   sorte  aue   l'Église*  toujours    victorieuse. 


1.  Et  pour  lui  donner  le  der- 
nier coup.  Louis  XIV  manifestait 
hautement  à  cette  époque  l'inten- 
tion d'établir  en  France  l'unité 
religieuse,  par  des  édits  de  plus 
en  plut  sévères  contre  les  Protes- 
tants. En  1879,  on  renouvelle 
l'ordonnance  de  1663,  contre  les 
protestants  convertis  qui  revien- 
draient a  leur  première  religion  ; 
en  1680,  les  enfants  issus  de  ma- 
riages mixtes  sont  déclarés  illé- 
gitimes et  inhabiles  à  succéder  à 
leurs  pa««nts,  ete. 

2.  Conseil  indirect  à  Louis  XIV. 
C'était  le  moment  où  les  dissen- 
timents du  gouvernement  fran- 
çais avec  Rome  devenaient  de 
jour  en  jonr  plus  vifs.  (V.  p.  469.) 
Fléchier,  prêchant  à  la  Cour  le 
jour    de   la   Pentecôte  de  cette 


mime  année,  souhaitait  aussi  au 
Roi  «  un  cœur  docile  envers  Dieu, 
une  tendresse  et  une  soumission 
de  fils  envers  l'Église.  » 

3.  Presque  tous  les  prédica- 
teurs, à  ce  moment,  poussaient 
le  roi  à  la  révocation  de  l'Édit  de 
Nantes.  Citons  seulement  ce  que 
disait  à  Louis  XIV,  en  1683,  l'abbé 
Anselme. un  des  orateurs  les  plus 
renommes  au  temps.  «  Selon  lui, 
le  royaume  est  un  corps,  dont  les 
hérétiques  sont  les  pieds.  Jus- 
qu'ici le  Roi  a  bien  voulu  condes- 
cendre jusqu'à  laver  «  cette  partie 
de  ses  sujets  qui  est  la  plus  basse 
et  la  plus  impure  aux  yeux  de 
Dieu  >  ;  mais  son  autorité  seule 
pouvait  aisément  réduire  des  «obs- 
tinés qui  n'ont  plus  les  appuis 
qu'ils  trouvaient  dans  1*  maiheuT 


DE  LÀ  RÉSURRECTION  DK  JESUS-CHRIST 


451 


quoiqu'en  différentes  manières,  tantôt  malgré  les  puis- 
sances conjurées  contre  elle,  et  tantôt  par  leur  secours 
que  Dieu  lui  procure,  triomphe  de  ses  ennemis  pour  leur 
salut,  et  pour  le  bien  universel  du  monde,  où  seule  elle 
fait  reluire  parmi  les  ténèbres  la  vérité  toute  pure  et  la 
droite  règle  des  mœurs  '  également  éloignée  de  toutes  les 
extrémités. 

«  0  Église,  les  forces  me  manquent  à  raconter  vos 
«  louanges  :  »  Gloriosa  dicta  tunt  de  îey  civitas  Dei*.  «  0 
«  vraiment,  Église  de  Dieu,  sainte  cité  de  l'Éternel,  et 
«  la  mère  de  ses  enfants,  vraiment  on  a  dit  de  vous  des 
«  choses  bien  glorieuses  :  »  et  je  ne  m'étonne  pas  de  l'é- 
tat heureux  et  permanent  qui  vous  est  prédestiné  dans  le 
ciel,  si  déjà  par  la  vertu  de  celui  qui  vous  a  promis  d'être 
avec  vous,  vous  avez  tant  de  majesté  et  tant  de  solidité  sur 
la  terre.  Mais,  mes  frères,  remarquez-vous  que  cette  pro- 
uesse d'immortalité,  qui  soutient  l'Église,  s'adresse  aux 
apôtres  et  aux  successeurs  des  apôtres?  «  Allez,  enseignez, 
baptisez  ;  et  moi,  je  suis  avec  vous  jusqu'à  la  consom- 
mation des  siècles  :  »  avec  vous  à  qui  la  chaire  a  été  donnée  ; 
avec  vous  à  qui  sont  commis  les  saints  sacrements;  avec 
vous  qui  devez  éclairer  les  autres.  C'est  par  les  apôtres 
et  leurs  successeurs  que  l'Église  doit  être  immortelle.  Si 
donc  les  successeurs  des  apôtres  ne  sont  fidèles  à  leur 
ministère,  combien  d'âmes  périront!  0  merveilleuse  im- 
portance de  ces  charges  redoutables  !  ô  péril  de  ceux  qui 
les  exercent!    Déril  de  ceux  qui  les  demandent5!  et  périJ 


des  règnes  passés.  »  Si  les  voies 
de  douceur  deviennent  inutiles, 
la  charité  même  en  devra  inspi- 
rer d'autres  qui  donneront  le 
aernier  coup  à  l'hérésie  »  (Cité 
par  l'abbé  Hurel,  les  Orateurs 
sacré*  tous  Louis  XIV,  t.  n,  p.  122). 


1.  La  morale.  V.  p.  345,  a.  L 

S.   PS.  LXXXTI,  3. 

S.  Massilloa  disait  de  même  à 
la  Cour  en  1699  :  «  Un  ministère 
qu'on  ne  devrait  accepter  qu'en 
tremblant,  on  le  brigue  avec  au- 
dace;  on  s'assied  dans  le  temple 


45? 


SUR  LES  EFFETS 


encore  plus  grand  de  ceux  qui  les  donnent  !  Mais  comme 
ceux  qui  les  exercent,  chargés  d'instruire  les  autres,  n'ont 
besoin  que  de  leurs  propres  lumières;  et  que  ce  grand 
prince,  qui  les  donne,  entre  dans  les  besoins  de  l'Église 
avec  une  circonspection  si  religieuse,  que  nous  sommes 
assurés  d'un  bon  choix,  pourvu  que  chacun  s'applique  à 
lui  former  en  lui-même  ou  dans  sa  famille  de  dignes  sujets  ; 
c'est  à  vous  que  j'ai  à  parler,  à  vous,  messieurs,  à  vous 
qui  demandez  tous  les  jours,  ou  pour  vous,  ou  pour  les 
autres,  ces  redoutables  dignités.  Ah!  messieurs,  je  vous 
en  conjure  par  la  foi  que  vous  devez  à  Dieu,  par  l'atta- 
chement inviolable  que  vous  devez  à  l'Eglise,  à  qui  vous 
voulez  donner  des  pasteurs  selon  votre  cœur,  plutôt  que 
selon  le  cœur  de  Dieu  ;  et,  si  tout  cela  ne  vous  touche  pas, 
par  le  soin  que  vous  devez  à  votre  salut  :  ah  !  ne  jetez 
pas  vos  amis,  vos  proches,  vos  propres  enfants,  vous- 
mêmes,  qui  présumez  tout  de  votre  capacité,  sans  qu'elle 
ait  jamais  été  éprouvée;  ah!  pour  Dieu,  ne  vous  jetez  pas 
volontairement  dans  un  péril  manifeste.  Ne  proposez  plus 
à  une  jeunesse  imprudente1  les  dignités  de  l'Église,  comme 
un  moyen  de  piquer  son  ambition,  ou  comme  la  juste 
couronne  des  études  de  cinq  ou  six  ans,  qui  ne  sont  qu'un 
faible  commencement  de  leurs  exercices.  Qu'ils  appren- 
nent plutôt  à  fuir,  à  trembler,  et  du  moins  à  travailler 
pour  l'Église,  avant  que  de  gouverner  l'Église  :  car  voici 


de  Dieu ,  sans  y  avoir  été  placé 
de  sa  main;  on  est  à  la  tête  du 
troupeau  sans  l'agrément  de  celui 
auquel  il  appartient,  et  comme 
on  en  a  pris  le  soin  sans  voca- 
tion et  sans  talent,  on  le  conduit 
sans  édification  et  sans  fruit  et 
souvent  même  avec  scandale.  » 
Voir  aussi  ses  Oraison*  funèbres 
de  Villars,  archevêque  de  Vienne, 


et  de  Villeroy,  archevêque  de  Lyon. 
1.  Ne  proposes  plus  à  une  jeu- 
nesse imprudente.  Comparez,  dans 
Y  Oraison  funèbre  d'Anne  de  Gon- 
zaguej  «  On  la  fit  abbesse  (la 
princesse  Bénédicte  )  sans  que, 
dans  un  âge  si  tendre,  elle  sût  ce 
qu'elle  faisait,  et  la  marque  d'une 
si  grave  dignité  fut  comme  un 
jouet  entre  ses  mains,  etc.  « 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JESUS-CHRIST.  453 

la  règle  de  saint  Paul,  règle  infaillible,  règle  invariable, 
puisque  c'est  la  règle  du  Saint-Esprit  :  «  Qu'ils  soient 
t  éprouvés,  et  puis  qu'ils  servent*  »  ;  et  encore  :  «  C'est 
«  en  servant  bien  dans  les  places  inférieures,  qu'on  peut 
«  s'élever  à  un  plus  haut  rang»  »  ;  et  cette  règle  est  fondée 
sur  la  conduite  de  Jésus-Christ.  Trois  ans  entiers  il  tient 
ses  apôtres  sous  sa  discipline  :  instruits  par  sa  doctrine, 
par  ses  miracles,  par  l'exemple  de  sa  vie  et  de  sa  mort,  il 
ne  les  envoie  pas  encore  exercer  leur  ministère.  Il  revient 
des  enfers  et  sort  du  tombeau,  pour  leur  donner  durant 
quarante  jours  de  nouvelles  instructions  :  et  encore,  après 
tant  de  soins,  de  peur  de  les  exposer  trop  tôt,  il  les  envoie 
se  cacher  dans  Jérusalem  :  «  Renfermez-vous,  dit-il s; 
«  ne  sortez  pas  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  revêtus  de  la 
«  vertu  d'en  haut.  »  Il  les  jette. dans  une  retraite  profonde, 
sans  laquelle  le  Saint-Esprit,  leur  conducteur  nécessaire, 
ne  viendra  pas.  Voilà  comme  sont  formés  ceux  qui  ont 
appris  sous  Jésus-Christ. 

Et  nous,  messieurs,  sans  avoir  rien  fait,  nous  entrepre- 
nons de  remplir  leur  place  !  Si  l'ordre  ecclésiastique  est 
une  milice,  comme  disent  tous  les  saints  Pères  et  tous  lès 
conciles  après  saint  Paul4,  espère-t-on  commander, mais5 
le  peut-on  sans  hasarder  tout,  lorsqu'on  n'a  jamais  obéi, 
jamais  servi  sous  les  autres! Et  quel  ordre,  quelle  discipline 
y  aura-t-il  dans  la  guerre,  si  on  peut  seulement  prétendre 
à6  s'élever  autrement  que  parles  degrés?  Ou  bien  est-ce 
que  la  milice  ecclésiastique,  où  il  faut  combattre  tous  les 
vices,  toutes  les  passions,  toutes  les  faiblesses  humaines, 
toutes  les  mauvaises  coutumes,  toutes  les  maximes  du 
monde,  tous  les  artifices  des  hérétiques,  toutes  les  .entre- 

1.  I  Timotk.,  ht,  10.  J      ï.  1  Timoth.,  1,  8. 

t.  I  Timoth.,  m,13.  /  l      5.  Bien  plus(/mmo). 

3.  Luc,  sxiv,  *£.  •      6.  Var  :  de.  —  Cf.  p.  37S,  à.  S. 


454 


SUR  LES  EFFETS 


prises  des  impies,  eu  un  mot  tous  les  démons  et  tout 
l'enfer,  ne  demande  pas  autant  de  sagesse,  autant  d'art, 
autant  d'expérience  et  enfin  autant  de  courage,  quoique 
d'une  autre  manière,  que  la  milice  du  monde!  Quel  spec- 
tacle, lorsque  ceux  qui  devaient  combattre  à  la  tête  ne 
savent  par  où  commencer;  qu'un  conducteur  secret  remue 
avec  peine  sa  faible  machine,  et  que  celui  qui  devait  payer 
de  sa  personne  paye  à  peine  de  mine  et  de  contenance  *  !  0 
malheur,  ô  désolation,  6  ravage  inévitable  de  tout  le  trou- 
peau! Car  ignorez-vous  cette  juste,  mais  redoutable  sen- 
tence que  Jésus-Christ  prononce  de  sa  prepre  bouche  :  «  Si 
«  un  aveugle  mène  un  autre  aveugle,  tous  deux  tom- 
«  beront  dans  le  précipice*?  »  Tous  deux,  tous  deux 
tomberont;  «  et  non  seulement,  dit  saint  Augustin3,  l'a- 
m  veugle  qui  mène,  mais  encore  l'aveugle  qui  suit.  »  Ils 
tomberont  l'un  sur  l'autre;  mais  certes  Ta  veugle  qui  mène 
tombe  d'autant  plus  dangereusement,  qu'il  entraîne  les 
autres  dans  sa  chute,  et  que  Dieu  redemandera  de  sa 
main  le  sang  de  son  frère  qu'il  a  perdu.  Et  pour  voir  un 
ettet  terrible  de  cette  menace,  considérez  tant  de  royaumes 
arrachés  du  sein  de  l'Église,  par  l'hérésie  de  ces  derniers 
siècles;  recherchez  les  causes  de  tous  ces  malheurs4  il 
s'élèvera  autour  de  vous,  du  creux  des  enfers,  comme  un 
cri  lamentable  des  peuples  précipités  dans  l'abîme  :  C'est 
nos  indignes  pasteurs  qui  nous  ont  jetés  dans  ce  lieu  de 
tourments  où  nous  sommes;  leur  inutilité  et  leur  ignorance 
nous  les  a  fait  mépriser;  leur  vanité  et  leur  corruption 
nous  les  a  fait  haïr,  injustement,  il  est  vrai;  car  il  fallait 


1.  Pour  comprendre  tout  ce  pas- 
sage, il  faut  se  rappeler  ce  que 
fiossuet  se  proposait  dans  ce  dis- 
cours :  c'était  de  persuader  à 
Louis  XIV  «  d'élever  à  l'épiscopat 
les  grands  vicaires  des  évêques, 


c'est-à-dire  des  prêtres  exercé* 
dans  ie  gouvernement  ecclésiasti- 
que. »  Le  Dieu,  Mémoire,  p.  165. 

2.  Matthr.,  xv,  14. 

3.  Servi.,  xlvi,  21. 

4.  C£-  Hist.  des  Var.,  1. 1,  i-in. 


DE  LÀ  RESURRECTION  DE  JESUS-CHRIST.  455 

respecter  Jésus-Chrisl  en  eux,  et  les  promesses  faites  à 
l'Eglise;  mais  enfin  ils  ont  donné  lieu  aux  spécieuses  dé- 
clamations qui  nous  ont  séduits  :  ces  sentinelles  endormies 
ont  laissé  entrer  l'ennemi;  et  la  foi  ancienne  s'est  anéantie 
par  ia  négligence  de  ceux  qui  en  étaient  les  dépositaires. 

0  sainte  Église  gallicane,  pleine  de  science,  pleine  de 
vertu  V  pleine  de  force,  jamais2  tu  n'éprouveras  un 
tel  malheur 5  :  la  postérité  te  verra  telle  que  t'ont  vue  les 
siècles  passés,  l'ornement  de  la  chrétienté  et  la  lumière 
du  monde  :  toujours  une  des  plus  vives*  et  des  plus  illustres 
parties  de  cette  Église  éternellement  vivante  que  Jésus- 
Christ  ressuscité  a  répandue  par  toute  la  terre. 

Mais  nous,  mes  frères,  voulons-nous  mourir?  Et  si  nous 
ne  commençons  à  vivre  pour  ne  mourir  plus,  que  nous 
sert  d'être  les  membres  d'un  chef  immortel,  et  d'un  corps, 
d'une  Église  qui  ne  doit  jamais  avoir  de  fin  î  C'est  par  cette 
considération  qu'il  faut  finir  ce  discours. 

TROISIÈME  POIRT 

Étrange  impression  qui  s'est  mise  dans  l'esprit  des 
hommes,  qui,  pourvu  qu'ils  aient  un  recours  fréquent  aux 
sacrements  de  l'Église,  croient  que  les  péchés  qu'ils  ne 
cessent  de  commettre  ne  leur  font  pas  tout  le  mal  qu'ils 
leur  pourraient  faire;  et  s'imaginent  être  chrétiens,  parce 
qu'aussi  souvent  confessés,  qu'ils  sont  pécheurs,  ils  sou- 
tiennent, dans  une  vie  toute  corrompue,  une  apparence 
de  vie  chrétienne!  Ce  n'est  pas  le  la  doctrine  que  Jésus- 
Christ  et  ses  apôtres  nous  ont  enseignée.  «  Jésus-Christ 
«  ressuscité  ne  meurt  plus 8  »  ;  et  de  là  que  conclut  saint 
Paul?  «  Ainsi  vous  devez  penser  que  vous  êtes  morts  au 

t.  Vai\  :  pleine  de  vie.  •       3.  Variante  :  tu  ne  verras. 

2.    Var.  :   jamais,    jamais,    je    I       i.  Sens  étyrnol.  :  vivante.  . 
l'espère.  »'      5-  Rom.,  vr,  9. 

BOSSUET,    SERMONS.  32 


456 


SUR  LES  EFFETS 


t  péché,  pour  vivre  à  Dieu  par  Jésus-Christ  Notre-Sei- 
«  gneur  ;  »  et  encore  avec  plus    de  force  :  «  Si,  dit-il, 

•  nous  sommes  m  arts  au  péché,  comment  pourrons-nou 

•  y  vivre  dorénavant1?  »  Quomodo?  Comment?  comment 
le  pourrons-nous?  Parole  d'étonnement  qui  fait  voir  l'A- 
pôtre saisi  de  frayeur  à  la  seule  vue  d'une  rechute.  Dé- 
plorable dépravation  des  chrétiens!  nous  nous  étonnons 
maintenant,  c'est  une  merveille,  quand  ceux  qui  fréquen- 
tent les  saints  sacrements  gardent  les  résolutions  qu'ils  y 
ont  prises  ;  et  saint  Paul  s'étonnait  alors  comment  ceux 
qui  les  recevaient,  et  qui  étaient  morts  au  péché,  pouvaient 
y  vivre.  Si,  dit-il,  nous  sommes  morts  au  péché  de  bonne 
foi  ;  si,  de  bonne  foi,  nous  avons  renoncé  à  ces  abomina- 
bles impuretés ,  à  cette  aigreur  implacable  d'un  cœur  ulcéré, 
qui  songe  à  se  satisfaire  par  une  vengeance  éclatante,  ou 
qui,  goûtant  en  lui-même  une  vengeance  cachée,  se  rit2 
secrètement  de  la  simplicité  d'un  ennemi  déçu;  à  ces 
meurtres  que  vous  fait  faire  tous  les  jours  votre  langue 
envenimée;  à  cette  malignité  dangereuse  qui  vous  fait 
empoisonner  si  habilement  et  avec  tant  d'imperceptibles 
détours  une  conduite  innocente3  ;  à  cette  fureur  d'un  jeu 
ruineux4   où  votre  famille  change  d'état  à  chaque  coup, 


i,  Rom.,  vi,  il  et  vi,  t. 

8.  Variante  :  triomphe. 

3.  Cf.  sur  la  médisance.  Bout» 
daloue,  Dominicales,  xr  Dim. 
après  la  Pentecôte;  Massillon, 
Lundi  de  la  4*  semaine  de  ca- 
rême. 

L  On  sait  les  excès  où  le  jeu 
en  était  venu  à  la  Cour.  «  Un  jour, 
la  reine  en  avait  oublié  la  messe 
et  perdu 20 000 écus  avant  midi;  » 
chez  Mme  de  Montespan,  les  per- 
tes de  100  000  écus  étaient  com- 


était  obligé  de  mettre  ses  pierre- 
ries en  gage.  Louis  XIV  qui  avait 
d'abord  autorisé  ces  folies  par  son 
exemple  (Mém.  de  Mme  de  Mot- 
teville,  à  l'année  1660),  s'en  in- 
quiétait à  présent.  Golbert  et  Sei- 
gnelay  admonestaient  sévèrement 
de  sa  part  les  seigneurs  qui  jouaient 
ou  faisaient  jouer  chez  eux,  et  le 
lieutenant  de  police  La  Reynie 
était  invité  (1681)  à  poursuivre  les 
joueurs  à  Paris.  (Voir  P.  Clément- 
la  Police  tous  Louis  XIV  et  Gail- 


mimes,  et  Monsieur,  fvère  du  Re^.   *  V**d»n,  Hist   de  Louis  XIV,  t  w.) 


DE  LÀ  RÉSURRECTION  DE  JE  SUS-CHRIST. 


457 


tantôt  relevée  pour  un  moment,  et  tantôt  précipitée  dans 
l'abîme  :  si  nous  avons  renoncé  à  toutes  ces  choses  et  aux 
autres  désordres  de  notre  vie,  comment  pouvons-nous  y 
vivre,  et  nous  replonger  volontairement  dans  cette  horreur? 
Mais  procédons  par  principes  ;  les  hommes  ne  reviennent 
que  parla.  Voici  .donc  le  fondement  que  je  pose.  Quand  Dieu 
daigne  se  communiquer  à  sa  créature,  son  intention  n'est 
pas  de  se  communiquer  en  passant  :  «  Mon  Père  et  moi, 
«  nous  viendrons  à  eux,  dit  le  Fils  de  Dieu,  et  nous  ferons 
«  en  eux  notre  demeure * ;  »  et  encore:  «Le  Saint-Esprit 
«  demeurera  en  vous,  et  il  y  sera2;  »  et  encore  :  «  Qui 
«  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang,  demeure  en  moi  et  moi 
«  en  lui 5  ;  »  une  demeure  réciproque,  en  un  mot  !  L'Esprit 
de  Dieu  veut  demeurer;  car  il  est  stable,  constant,  immuable 
de  sa  nature,  il  ne  veut  pas  être  en  passant  dans  les  âmes, 
il  y  veut  avoir  une  demeure  fixe  ;  et  s'il  ne  trouve  dans 
votre  conduite  quelque  chose  de  ferme  et  de  résolu,  il  se 
retire  :  ou,  pour  vous  dire  tout  votre  mal,  s'il  ne  trouve  rien 
de  ferme  et  de  résolu  dans  votre  conduite,  craignez  qu'il  ne 
se  soit  déjà  profondément  retiré  de  vous,  et  que  vous  ne 
soyez  celui  dont  il  est  écrit  :  «  Vous  avez  le  nom  de  vivant, 
'(  et  vous  êtes  mort  *.  »  Ne  dites  pas  que  ce  n'est  que  fragi- 
lité, car  si  la  fragilité,  qui  est  la  grande  maladie  de  notre 
nature,  n'a  point  de  remède  dans  l'Évangile,  Jésus-Christ  est 
mort  et  ressuscité  en  vain  ;  en  vain  [Dieu]  emploie  à  nous 
convertir,  comme  dit  saint  Paul,  «  la  même  vertu  par  la- 
«  quelle  il  a  ressuscité  Jésus-Christ,  »  une  vertu  divine  et 
surnaturelle  :  In  quo  et  returrexistù  per  fidem  operationit 


11  est  vrai  quen  1686,  le  Roi 
ayant  fait  recommencer  les  «  ap- 
partements »  (c'est-à-dire  les  ré- 
ceptions avec  divertissements)  à 
Versailles,  «  résolut  d'y  jouer  lui- 
même  très  gros  jeu  au  rêver  si.  * 


Mémoires  du  marquis  de  Sourchm^ 
ciiés  par  P.  Clément. 

1.  Joann.,  xiv,  23. 

2.  Joann.,  xrv,  17. 

3.  Joann.,  vi,  57. 
i   Avoc.  ni,  l- 


458  SUR  LES  EFFETS 

Dei,  qui  suscitavit  illum  a  mortuis*.  Et  croire  qu'on  prenne 
toujours  dans  les  sacrements  une  vertu  miraculeuse  et  toute- 
puissante,  en  demeurant  toujours  également  faible,  de  sorte 
qu'on  puisse  toujours  mourir  au  péché,  et  toujours  y  vivre; 
c'est  une  erreur  manifeste. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  dire  qu'on  ne  puisse  perdre  la 
grâce  recouvrée2,  et  même  la  recouvrer  plusieurs  fois  dans 
le  sacrement  de  pénitence.  Il  faut  détester  tous  les  excès  : 
celui-ci  est  rejeté  par  toute  l'Église  et  condamné  manifeste- 
ment dans  toutes  les  Écritures,  qui  n'ont  point  donné  de 
bornes  à  la  divine  miséricorde,  ni  à  la  vertu  des  saints  sa- 
crements. Mais  comme  je  vous  avoue  que  la  vie  chrétienne 
peut  commencer  quelquefois  par  l'infirmité,  je  dis  qu'il  en 
faut  venir  à  la  consistance.  Un  fruit  n'est  pas  mûr  d'abord, 
et  sa  crudité  offense  le  goût  ;  mais  s'il  ne  vient  à  matu- 
rité, ce  n'est  pas  du  fruit  :  c'est  du  poison.  Ainsi  le  pécheur 
qui  se  convertit,  pourvu  qu'il  déplore  sa  fragilité,  et  qu'au 
lieu  d'en  être  confus  il  ne  s'en  fasse  pas  une  excuse,  peut 
ne  la  pas  vaincre  d'abord,  et  les  fruits  de  sa  pénitence,  quoi- 
que amers  et  désagréables,  ne  laissent  pas  d'être  supportés 
par  l'espérance  qu'ils  donnent.  Mais  que  jamais  nous  ne  pro- 
duisions ces  dignes  fruits  de  pénitence  tant  recommandés 
dans  l'Évangile*,  c'est-à-dire,  «  une  conversion  solide  et 
«  durable,  »  pœnitentiam  stabilem,  comme  l'appelle 
Paul4;  que  notre  pénitence  ne  soit  qu'un  amusemeni.  et, 
pour  parler  comme  un  saint  concile  d'Espagne,  notre  com- 
munion un  jeu  sacrilège,  où  nous  nous  jouons  de  ce  que 
le  ciel  et  la  terre  ont  de  plus  saint  :  ludere  de  Dominica  com- 
munione 6  ;  que  notre  vie,  toute  partagée  entre  la  vertu  et 
le  crime,  ne  prenne  jamais  un  parti  de  bonne  foi,  ou  plutôt 

1.  Coloss.,  h,  12.  I       Z.Luc,  m,  8. 

2.  Doctrine  soutenue  par  cer-    I       4.  Il  Cor.,  vu,  10. 

tains  théologiens  protestants.  »       S».  Conc.  Eliberit ,   can.   ï 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST. 


459 


qu'en  ne  gardant  plus  que  le  seul  nom  de  vertu,  nous  pre- 
nions ouvertement  le  parti  du  crime,  le  faisant  régner  en 
nous  malgré  les  sacrements  tant  de  fois  reçus  :  c'est  un  pro- 
dige inouï  dans  l'Évangile,  c'est  unmonstreMans  la  doctrine 
îles  mœurs. 

Faites-moi  venir  un  philosophe,  un  Socrate,  un  Aristote2, 
qui  vous  voudrez  :  il  vous  dira  que  la  vertu  ne  consiste 
pas  dans  un  sentiment  passager  ;  mais  que  c'est  une  ha- 
bitude constante  et  un  état  permanent .  Que  nous  ayons 
une  moindre  idée  de  la  vertu  chrétienne,  et  qu'à  cause 
que  Jésus-Christ  nous  a  ouvert  dans  les  sacrements  une 
source  inépuisable  pour  laver  nos  crimes;  plus  aveugles 
que  les  philosophes,  qui  ont  cherché  la  stabilité  dans  la 
vertu,  nous  croyions  être  chrétiens,  lorsque  nous  passons 
toute  notre  vie  dans  une  inconstance  perpétuelle;  aujour- 
d  nui  dans  les  eaux  de  la  pénitence,  et  demain  dans  nos 
premières  ordures  ;  aujourd'hui  à  la  sainte  table  avec  Jé- 
sus-Christ, et  demain  avec  Bélial,  et  dans  toute  la  cor- 
ruption passée  :  peut-on  déshonorer  davantage  le  chris- 
tianisme, et  n'est-ce  pas  faire  de  Jésus-Christ  même,  chose 
abominable!  un  défenseur  des  mauvaises  habitudes? 

Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  en  a  parte,  lui  qui,  trouvant 
l'arbre  cultivé  et  toujours'  infructueux^,s'étonne  de  le  voir 
encore  sur  la  terre,  et  prononce  qu'il  n'est  plus  bon  que 


i.  Cf.  p.  23,  n.  2,  p.  218,  n.  5. 

2.  Bossuet  dans  son  rapport  au 
Souverain  Pontife  sur  l'éducation 
du  fils  de  Louis  XIV,  écrit:  «  Pour 
la  doctrine  des  mœurs,  nous  avons 
cru  qu'elle  ne  se  devait  pas  tirer 
d'une  autre  source  que  de  l'Écri- 
ture et  des  maximes  de  l'Évan- 
gile ..Nous  n'avons  pas  néanmoins 
d'expliquer  la  Morale  d'^- 


rUtote,  à  quoi  nous  avons  ajouté 
cette  doctrine  admirable  de  So- 
crate, vraiment  sublime  pour  son 
temps,  qui  peut  servir  à  donner 
de  la  foi  aux  incrédules  et  à  faire 
rougir  les  plus  endurcis.  » 

3.  Usité,  au  sens  propre  'jus- 
qu'au milieu  du  xvn#  siècle..  Cf. 
La  Bruyère,  éd.  Servois  et  Rébel- 
liau,  p.  452,  n.  7. 


460 


SUR  LES  EFFETS 


pour  le  feu*.  Quel  effet  attendez-vous*  de  vos  confessions 
stériles?  Ne  voyez-vous  *  pas  que  vous  vous  trompez  vous- 
mêmes;  et  qu'ennemis,  non  pas  du  péché,  mais  du 
reproche  de  vos  consciences  qui  vous  inquiète,  c'est  de 
cette  inquiétude,  et  non  du  péché,  que  vous  voulez  vous 
défaire  :  de  sorte  que  le  fruit  de  vos  pénitences,  c'est 
d'étouffer  le  remords,  et  de  vous  faire  trouver  la  tran- 
quillité dans  le  crime! 

—  Ah!  il  est  vrai,  vous  me  convainquez  :  dans  la  fai- 
blesse où  je  suis,  jamais  je  n'approcherai*  des  saints  sacre- 
ments. —  J'avais  prévu  cette  malheureuse  conséquence! 
Nous  voici  donc  dans  ces  temps  dont  parle  saint  Paul; 
«  où  les  hommes  ne  peuvent  plus  supporter  la  saine 
«  doctrine5.  »  Prêchez-leur  la  miséricorde  toujours  prête  à 
les  recevoir:  au  lieu  d'être  attendris  par  cette  bonté,  ils 
ne  cesseront  d'en  abuser,  jusqu'à  ce  qu'ils  la  rebutent  et 
la  changent 6en  fureur;  faites-leur  voir  le  péril  où  les  pré- 
cipite le  mépris  des  saints  sacrements:  il  n'y  a  plus  de 
sacrements  pour  eux.  Combien  en  effet  en  connaissons- 
nous  qui  n'ont  plus  rien  de  chrétien,  que  ce  faux  respect 
pour  les  sacrements,  qui  fait  qu'ils  les  abandonnent,  de 
peur,  disent-ils,  de  les  profaner!  Le  beau  reste  de  chris- 
tianisme! comme  si  on  pouvait  faire,  pour  ainsi  parler, 
un  plus  grand  outrage  aux  remèdes,  que  d'en  être  envi- 
ronné sans  daigner  les  prendre,  douter  de  leur  vertu  et 
les  laisser  inutiles! 

0  Jésus-Christ  ressuscité,  parlez  vous-même!  Vous  avez 
dit  de  votre  bouche  sacrée  que  «  les  morts  qui  seraient 
t  gisants  dans  les  tombeaux  entendraient  la  voix  du  Fils 


1.  Luc,  xin,  6  et  sqq. 

2.  Var.:  Quel  effet  attendons- 
nous  de  nos  confessions.. 

S.  Var.  :  Ne  voyons-nous  pas. 


4.  Var.:  je  me  garderai  bien 
d'approcher. 

5.  II  Tim.,  iv,  3. 

6.  La  fassent  se  changer. 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JESUS-CHRIST.  461 

c  de  l'homme,  et  sortiraient  des  ombres  de  la  mort  ».  » 
0  tous,  plus  morts  que  les  morts,  morts  de  quatre  jours, 
dont  les  entrailles  déjà  corrompues  par  des  habitudes  invé- 
térées font  horreur  aux  sens,  «  squelettes  décharnés,  os 
«  desséchés,  »  où  il  n'y  a  plus  de  suc,  ni  aucun  reste  de 
l'ancienne  forme;  quoiqu'une  pierre  pesante  vous  couvre, 
et  que  rien  ne  semble  capable  de  forcer  la  dureté  de 
votre  cœur,  «  écoutez  la  voix  du  Fils  de  l'homme  :  »  Ossa 
arida,  audite  verbum  Domini*.  Est-ce  en  vain  que  saint 
Paul  a  dit  que  Dieu  emploie  pour  vous  convertir,  et  qu'il 
a  mis  dans  ses  sacrements  «  la  même  vertu  par  laquelle 
«  il  a  ressuscité  Jésus-Christ  :  »  secundum  operationem 
potentiœ  virtutis  ejus,  quam  operatus  est  in  Christo,  suscitons 
illum  a  mortuis*  ;  par  conséquent  une  vertu  infinie,  une 
vertu  miraculeuse,  une1  vertu  qui  ressuscite  les  morts  ! 
Pourquoi  donc  voulez-vous  périr \ 

—  Ah!  j'ai  trop  abusé  des  grâces,  et  j'ai  épuisé  tous  les 
remèdes.  —  Mais  pourquoi  accusez- vous  les  remèdes  que 
vous  n'avez  jamais  pris  qu'avec  négligence?  Avez-vous 
gémi?  Avez-vous  prié!  Après  avoir  découvert  vos  plaies 
cachées  à  un  sage  médecin,  avez-vous  vécu  dans  le  ré- 
gime nécessaire,  épargnant  à  votre  faiblesse  jusqu'aux 
occasions  les  moins  dangereuses,  et  songeant  plutôt  à 
éviter  les  tentations  qu'à  les  combattre?  —  Mais  cette  vie 
est  trop  ennuyeuse,  et  on  ne  peut  la  souffrir.  —  Songez, 
songez  non  pas  aux  ennuis,  mais  aux  douleurs  et  au  déses- 
poir d'une  éternité  malheureuse  :  ce  n'est  pas  ce  qu'il 
nous  faut  faire  pour  notre  salut  qui  doit  nous  sembler 
difficile,  mais  ce  qui  nous  arrivera,  si  nous  en  abandon- 
nons le  soin.  Faites  donc  un  dernier  effort;  vous  con- 
sultez *  trop  longtemps.  Écoutez  le  conseil  de  saint  Augus- 

1.  I  Joann.,  v,  25,  28.  I       5.  Coloss.,  îi,  12. 

2.  Ezech.,  xxxvn,  4.  I       4.  Sens  lafra  :   vous  délibérez. 


462  SUR  LES  EFFETS 

tin  :  il  a  été  dans  la  peine  ou  je  vous  rois,  et  saura  bien 
vous  conseiller  ce  qu'il  y  faut  faire.  Nolitejibenter  collo- 
qui  cum  cupiditatibus  ve&tris*  :  «  Cessez,  dit  ce  pécheur 
«  si  parfaitement  converti,  cessez  de  discourir  avec  vos 
«  passions  et  avec  vos  faiblesses;  »  vous  écoutez  trop 
leurs  vaines  excuses,  les  délais  qu'elles  vous  proposent, 
les  mauvais  exemples  qui  les  entretiennent,  la  mauvaise 
honte  qu'elles  vous  remettent  continuellement  devant  les 
yeux,  et  enfin  les  mauvaises  compagnies  qui  vous  entraî- 
nent au  mal  comme  malgré  vous.  Ne  voyez-vous  pas 
l'erreur  des  hommes,  qui,  ne  trouvant  dans  leurs  plaisirs 
qu'une  joie  trompeuse,  et  jamais  le  repos  qu'ils  cher- 
chent, s'étourdissent  les  uns  les  autres,  et  s'encouragent 
mutuellement  à  mal  faire,  toujours  plus  déterminés  en 
compagnie  qu'en  particulier;  marque  visible  d'égarement, 
et  que  leurs  plaisirs, destitués2  delà  vraie  nature  du  bien 
et  toujours  suivis  du  dégoût,  ont  besoin,  pour  se  soutenir, 
du  tumulte  qui  offusque  la  réflexion?  Cessez  de  les  écouter, 
si  vous  ne  voulez  périr  avec  eux.  Une  grande  résolution 
se  doit  prendre  par  quelque  chose  de  vif  et  avec  un  soudain 
effort  :  demain,  c'est  trop  tard,  sortez  aujourd'hui  de 
l'abîme  où  vous  périssez  et  où  peut-être  vous  vous  déplaisez 
depuis  si  longtemps.  On  n'aura  pas  demain  un  autre  Évan- 
gile, un  autre  enfer,  ni  un  autre  Dieu  et  un  autre  Jésus- 
Christ  à  vous  prêcher  :  l'Église  a  fait  ses  derniers  efforts 
dans  cette  fête,  et  a  épuisé  toutes  ses  menaces.  La  vieil- 
lesse, où  vous  mettez  votre  confiance,  ne  fera  que  vous 
affaiblir  l'esprit  et  le  cœur,  et  répandre  sur  vos  passions 
un  ridicule  qui  vous  rendra  la  fable  du  monde,  mais  qui 
n'opérera  pas  votre  conversion.  La  mort,  qui  la  suit  de 
près,  vous  fera  jouer  peut-être  le  personnage  de  pénitent 

1.  In  Ps.  cxxxvi,  21.  |       2.  Manquant  de  (destituti). 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST.  4«3 

comme  à  un  Antîochus;  vous  serez  alarmés  et  non  con« 
vertis  :  votre  âme  sera  jetée  dans  un  trouble  irrémédiable , 
et  incapable,  dans  sa  frayeur,  de  se  posséder  elle-même, 
elle  vous  fera  rouler  sur  les  lèvres  des  actes  de  foi  suggérés, 
comme  l'eau  court  »  sur  la  pierre  sans  la  pénétrer.  Ainsi  il 
n'y  aura  plus  pour  vous  de  miséricorde 2. 

«  Ah!  mes  frères,  j'espère  de  vous  de  meilleures  choses, 
encore  que  je  parle  ainsi  :  »  Confidimus  autemde  vobis,  dilec- 
iissimi,  meliora,  et  vicimora  saluti,  tametsi  ita  loquimur  s 
Car  pourquoi  voulez-vous  mourir,  maison  d'Israël,  peuple 
béni,  peuple  bien-aimé;  autrefois  enfants  de  colère,  et 
maintenant  enfants  d'adoption  et  de  dilection4  éternelle; 
vous  pour  qui  toutes  les  chaires  retentissent  d'avertissements 
salutaires,  pour  qui  coulent  toutes  les  grâces  dans  les  sacre- 
ments, pour  qui  toute  l'Église  est  en  travail  et  s'efforce  de 
vous  enfanter  en  Jésus-Christ;  mais8 pour  qui  Jésus-Christ 
est  mort;  pour  qui  ce  Sauveur  ressuscité  ne  cesse  d'inter- 
céder auprès  de  son  Père  par  ses  plaies:  pourquoi  voulez- 
vous  mourir  ?  Vivez,  vivez  plutôt,  mes  chers  frères;  c'est 
Dieu  même  qui  vous  le  demande,  qui  vous  y  exhorte,  qui 
vous  l'ordonne,  qui  vous  en  prie.  Et  nous,  indignes  inter- 
prètes de  ses  volontés,  et  ministres  tels  quels  de  sa  parole, 
nous  secondons  les  desseins  de  sa  miséricorde,  et  de  cette 
même  bouche  dont  nous  vous  consacrons  les  divins  mys- 
tères, «  nous  vous  conjurons  pour  Jésus-Christ,  avec  l'Apô- 
tre, réconciliez-vous  à  Dieu  :  »  Obsecramus  pro  Christo, 
reconciliamini  Deo6;  et  encore  avec  le  prophète  :  o  Conver- 
tissez-vous et  vivez7  ».  Mais  afin  de  vivre  pour  ne  mourif 


i.  Var.  :  coul» . 

2.  Voirie  sermon  sur  l'Impéni- 
tence  finale,  page  220. 

3   Hebr.,  vi,  9. 

A.  Dilection,.  tendresse;  terme 
de  spiritualité.  «  Il  n'y  a  rien  de 


plus  noble  dans  l'Évangile  que  cette 
loi  de  dilection.  »  Fléchier  (cité 
par  Littrè). 

5*  Cf.  p.  453,  n.  5. 

&  II  Cor.,  v,  20. 

7.  Ezèch.,  xvin,  32. 


464 


SUR  LES  EFFETS. 


plus,  vivez  dans  les  précautions  nécessaires  à  la  faiblesse. 
«  Souvenez- vous,  dit  Jésus-Christ,  de  la  femme  deLoth1  », 
et  des  suites  funestes  d'un  regard  furtif,  et  du  monument8 
éternel,  que  Dieu  nous  y  donne,  des  châtiments  qui  sui- 
vent les  moindres  retours  vers  les  objets  qu'il  faut  quitter. 
Le  £rand  mal  des  Israélites  sous  Achab,  et  celui  qui  les  fit 
périr  sans  ressource,  c'est  que,  parmi  les  dieux  étrangers 
dont  ils  encensaient  les  autels,  «  ils  furent,  dit  l'Écriture, 
si  abominables,  qu'ils  adorèrent  les  dieux  des  Amorrhéens 
que  Dieu  avait  mis  en  fuite  devant  eux  3».  Ces  dieux  vaincus, 
ces  dieux  renversés  avec  les  peuples  qui  les  servaient, 
furent  révérés  des  Israélites  et  devinrent  l'objet  de  leur 
culte  :  ce  fut  le  comble  de  leurs  maux  et  le  pas  le  plus  pro- 
chain vers  la  perdition.  Craignez  une  semblable  aventure  : 
que  ces  idoles  abattues  ne  voient  jamais  redresser  leurs 
abominables  autels  ;  que  la  pensée  de  la  mort  efface  tout 
l'éclat  qui  vous  éblouit  ;  que  la  résurrection  de  Jésus-Christ 
®uvre  vos  yeux  aux  biens  éternels,  et  enfin  que  jamais  le 
monde  vaincu  ne  redevienne  vainqueur. 

Sire,  quel  autre  sait  mieux  que  vous  assurer  une  victoire? 
et  de  qui  pouvons-nous  apprendre  avec  plus  de  fruit  les 
véritables  effets  d'un  triomphe  entier,  que  de  cette  main 
invincible  sous  laquelle  tant  d'ennemis  abattus  ont  vu  tom- 
ber tout  ensemble  et  leurs  forces  et  leur  courage,  et,  mal- 
gré leur  secret  dépit,  ont  perdu,  avee  l'espérance  de  se 
relever,  jusqu'à  l'envie  de  combattre?  Jamais  le  monde  ne 
sera  tout  à  fait  vaincu  par  les  chrétiens,  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  atterré4  de  cette  sorte,  et  qu'à  torce  de  le  vaincre  nous 


1.  Luc,  xvii,  32. 

2.  Avertissement  [moneo). 

3.  III  Reg.,  xxi,  26. 

4.  Atterré.  On  a  déjà  vu  ce  ver- 
be employé  (p.  144)  dans  son  sens 


primitif,  abattre  à  terre  :  «  Ceux 
de  dedans  se  défendirent  moult 
longuement  et  en  atterrèrent  et 
blessèrent  plusieurs.  »  Froissait, 
Chroniq.,  I,  i. 


DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST.  465 

l'ayons  réduit  à  désespérer  pour  jamais  de  rétablir  dans 
nos  cœurs  son  empire  renversé.  Mais,  Sire,  Votre  Majesté, 
après  la  victoire  si  pleine  et  si  assurée,  a  donné  la  paix  à 
ses  ennemis  domptés  ;  et  cette  paix  *  tant  vantée,  mais  qui 
ne  l'est  pas  encore  assez,  fait  le  comble  de  votre  gloire. 
Dans  la  guerre  que  les  chrétiens  ont  à  soutenir,  il  n'y  a  ni 
paix  ni   trêve,  puisque,  si  le  monde  cesse  quelquefois  de 
nous  attaquer  par  le  dehors,  nous-mêmes  nous  ne  cessons, 
par  de  continuels  combats,  de  mettre  notre  salut  en  péril  ; 
de  sorte  que  l'ennemi  est   toujours  aux  portes,  et  que  le 
moindre  relâchement,  le  moindre  retour,   enfin  le  moindre 
regard  vers  la  conduite  passée,  peut  en  un  moment  faire 
évanouir  toutes  nos  victoires,  et  rendre  nos  engagement 
plus  dangereux  que  jamais.  Il  faut  donc  s'armer  de  nou- 
veau après  le  triomphe.  Prenez,  Sire,  ces  armes  salutaires 
dont  parle  saint  Paul2:  la  foi,  la  prière,  le  zèle,  l'humilité, 
la  ferveur  ;  c'est  par  là  qu'on  peut  s'assurer  la  victoire  parmi 
les  infirmités  et  dans  les  tentations  de  cette  vie.  Arbitre  de 
l'univers,  et  supérieur  même  à  la  fortune ,  si   la  fortune 
était  quelque  chose,   c'est  ici  la  seule  occasion   où  vous 
pouvez  craindre  sans  honte,  et  il  n'y  a  plus  pour  vous  qu'un 
seul  ennemi  à  redouter  :  vous-même,  Sire,  vous-même,  vos 
victoires,  votre  propre  gloire,  cette  puissance  sans  bornes 
si  nécessaire  à  conduire  un  État,  si  dangereuse  à  se  conduire 
soi-même  ;  voilà  le  seul  ennemi  dont  vous  ayez  à  vous  défier. 
Qui  peut  tout,  ne  peut  pas  assez  ;  qui  peut  tout,  ordinairement 
tourne  sa  puissance  contre    ui-mème  ;  et  quand  le  monde 
nous  accorde  tout,  il  n'est  que  trop  malaisé  de  se  refuser 
quelque  chose.  Mais  aussi  c'est  la  grande  gloire  et  la  parfaite 
vertu,  de  savoir,  comme  vous,  se  donner  des  bornes  et  de- 
meurer dans  la  règle,  quand  la  règle  même  semble  nous  cédei . 

I.  La  paix  de  Nimègue  (1678).    |       t.  Ephes.,  n,  il  et$qq. 


4§6    SUR  LES  EFFETS  DE  LA  RÉSURRECTION  DE  JÉSUS-CHRIST. 

Pour  vivre  dans  cette  règle  qui  soumet  à  Dieu  toute  créa- 
ture, il  faut.  Sire,  quelquefois  descendre  du  trône.  L'exem- 
ple de  Jésus-Christ  nous  fait  assez  voir  que  «  celui  qui 
descend,  c'est  celui  qui  monte.  »  Celui  qui  est  descendu,  dit 
saint  Paul1,  jusqu'aux  profondeurs  de  la  terre,  c'est  celui 
qui  est  monté  au  plus  haut  des  cieux.  »  Il  faut  donc  descen- 
dre avec  lui,  quelque  grand  qu'on  soit;  descendre  pour 
s'humilier,  descendre  pour  se  soumettre,  descendre  pour 
compatir2, pour  écouter  de  plus  près  la  voix  de  la  misère  qui 
perce  le  cœur,  et  lui  apporter  un  soulagement  digne  d'une 
si  grande  puissance.  Voilà  comme  Jésus-Christ  est  descendu; 
qui  descend  ainsi  remonte  bientôt.  C'est,  Sire,  l'élévation 
que  je  vous  souhaite.  Ainsi  votre  grandeur  sera  éternelle, 
votre  État  ne  changera  jamais,  et 5  nous  vous  verrons  tou- 
iours  roi,  toujours  couronné,  toujours  vainqueur  et  en  ce 
monde  et  en  l'autre,  par  la  grâce  et  la  bénédiction  du  Père, 
du  Fils,  et  du  Sainfr-Esprit*. 


1.  Ephes.,  iv,  9,  10. 

2.  Partager  les  souffrances  d'au- 
trui.  Nous  n'avons  pas  trouvé 
d'exemple  de  ce  mot,  employé 
dans  ce  sens  et  au  neutre.  Cf.,  pour 
l'idée,  Polit,  tirée  de  l'Écriture 
sainte,  1.  III,  art.  m,  où  Bossuet 
expose  longuement  que  «  l'auto- 
rité royale  »,  qu'il  rêve,  «  est  pa- 
ternelle et  que  son  propre  carac- 
tère est  la  bonté.  » 

3.  Voir  La  Bruyère,  éd.  cl.  Ha- 
chette, p.  158,  161,  167,  525,  532. 

A.  Pour  mieux  comprendre  les 
conseils  que  Bossuet  adresse  au 
Roi  dans  tout  ce  discours,  il  faut 
c@  rappeler  qu'à  cette  date  tout 


le  monde  jugeait  Mme  de  Montes- 
pan  tombée.  (Voir  une  lettre  dç 
Bussy-Rabutin,  du  30  avril  168  Ij. 
Mlle  de  Fontanges  allait  bientôt 
se  voir  abandonnée  à  son  tour.  Au 
contraire,  l'influence  de  Mme  de 
Maintenon  sur  l'esprit  du  Roi  al- 
lait grandissant  tous  les  jours. 
«  Son  crédit...  est  au  suprême  », 
écrivait  déjà,  à  la  fin  de  16ii0, 
Mme  deSévigné.  Elle  avait  ménagé 
la  réconciliation  de  Louis  XIV  avec 
la  reine;  elle  travaillait  à^a  con- 
version, et  «  faisait  peu  à  peu  en- 
trer »  son  esprit  «  dans  les  voies  de 
l'éternité.  »  (Mémoires  de  l'abbé 
de  Choisy.) 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE 

SERMON    PRONONCÉ    A   L'OUVERTURE   DE    L'ASSEMBLÉE  6ÉNÉAAU 
DU  CLERGÉ,  LE  9  NOVEMBRE  1681 


NOTICE 

Pour  comprendre  et  pour  apprécier  le  sermon  sur  l'Unité  de 
rÉghse,  il  importe  de  se  rappeler  avec  précision  les  circon- 
stances où  ce  discours  fut  prononcé. 

Depuis  le  commencement  du  règne  de  Louis  XIV,  les  relations 
entre  la  cour  de  Rome  et  le  gouvernement  français  n'avaient 
jamais  été  amicales.  Les  papes  Innocent  X  et  Alexandre  VII, 
élus  par  l'influence  espagnole,  soutenaient  la  maison  d'Autriche, 
et  Mazarin,  dont  ils  contrariaient  la  politique,  ne  négligeait 
aucune  occasion  de  leur  témoigner  son  mécontentement  . 
Clément  IX  et  Clément  X  ne  furent  guère  plus  favorables  à 
la  France,  et  d'ailleurs  les  premiers  ministres  de  Louis  XIV, 
élèves  de  Mazarin,  ne  se  montraient  pas  mieux  disposés  à  l'égard 
du  Saint-Siège  que  n'avait  été  le  Cardinal.  On  le  vit  bien 
tout  d'abord  dans  l'affaire  de  la  garde  corse  (1662)  :  le  gouver- 
nement français  prit  ardemment  parti  pour  son  ambassadeur, 
et  parut  ne  chercher,  comme  lui,  qu'à  pousser  les  choses  à 
l'extrême1.  En  1663,  comme  le  pape  tardait  à  accorder  à  Louis  XIV 
les  satisfactions  demandées,  le  vice-légat  était  renvoyé  d'Avi- 
gnon, le  Comtat-Venaissin  allait  être  réuni  à  la  couronne,  et 
déjà  une  armée  française  était  sur  le  territoire  de  Parme  et  de 
Modène,  prête  à  envahir  les  États  pontificaux.  La  politique  où 
Bossuet  reconnaissait  plus  tard  un  parti  pris  t  d'humilier 
t  Rome  et  de  s'affermir  contre  elle 2  »  se  manifestait  ouverte- 
ment dès  le  début  du  gouvernement  personnel  de  Louis  XIV. 

1.  Lettre  du  duc    de   Gréquy,   t      1.  Ce  sont  les  termes  dont  se 
ambassadeur  à  Rome.  I  sertl'abbéLeDieu,  Journal,!.}). 8. 


468  SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 

Bientôt  à  ces  motifs  d'hostilité,  l'affaire  de  la  Régale  vint 
mêler  des  dissentiments  d'ordre  religieux.  On  connaît  l'objet 
du  débat.  Depuis  longtemps  les  rois  de  France  percevaient  les 
revenus  et  nommaient  aux  bénéfices  des  évêcbés  vacants, 
jusqu'à  ce  que  les  évêques  nouveaux  eussent  fait  enregistrer 
à  la  Chambre  des  comptes  leur  serment  de  fidélité.  Louis  XIV, 
considérant  comme  un  droit  cette  habitude  invétérée,  prétendit, 
en  1673,  soumettre  au  régime  de  la  Régale  les  diocèses  du  Midi 
de  la  France  qui  jusqu'alors  en  étaient  exempts.  Plusieurs 
évêques  de  France  protestèrent,  et  le  pape  prit  parti  pour  eux. 

C'était  plus  qu'une  question  d'argent,  c'était  une  question  de 
principes,  et  le  plus  grand  esprit  de  conciliation  eût  été  néces- 
saire des  deux  côtés.  Or,  au  dix-septième  siècle,  on  l'a  remarqué, 
le  Cour  de  Home  mit  à  faire  valoir  ses  droits  plus  d'âpreté 
qu'elle  n'a  coutume  d'en  montrer  d'ordinaire.  C'est  surtout 
à  Innocent  XI  que  l'observation  s'applique.  •«  Homme  austère, 
doux  et  pieux,  la  même  intégrité  qui  réglait  sa  vie  privée 
l'engageait  aussi  à  remplir  sans  lâches  ménagements  les  devoirs 
de  la  papauté1.  »  Il  se  plaignait,  non  sans  motifs,  que  son  auto- 
rité fût  méconnue  et  diminuée  en  France;  et,  devant  les  empié- 
tements de  Louis  XIV,  il  eût  pris  sans  hésitation  le  rôle  de 
Boniface  VIII  vis-à-vis  de  Philippe  le  Bel,2.  D'autre  part  Louis  XIV, 
avec  les  idées  qu'il  avait  sur  l'étendue  de  son  pouvoir,  devait 
s'irriter  de  tout  obstacle  opposé  à  son  omnipotence  royale. 
Il  se  défiait  du  pape  :  cette  puissance,  supérieure  à  toutes  les 
puissances  de  la  terre,  l'inquiétait  :  il  n'aimait  point  qu'un 
homme  pût  s'attribuer  le  droit  de  lui  ôter  la  couronne  de 
dessus  la  tête.  Colbert,  entre  autres,  entretenait  en  lui  ces 
sentiments.  Dans  son  zèle  monarchique,  le  ministre  de  Louis  XIV 
ambitionnait  de  faire  pour  son  maître  ce  que  le  Tiers-État, 
en  1614,  avait  essayé  vainement  :  il  voulait  protester  avec  éclat 
contre  la  thé  >rie  de  la  suprématie  papale  sur  le  pouvoir  tem- 
porel, marquer  solennellement  les  bornes  de  la"  puissance 
ecclésiastique,  et  affranchir  à  jamais  les  princes  de  la  crainte, 
peu  justiiiée  sans  doute,  mais  toujours  importune,  de  la  dé- 
position!. Mais  il  savait  que  «  dans  un  temps  de  paix  et  de 
concorde,  le  désir  de  conserver  la  bonne  intelligence  »  empê- 
cherait une  tentative  aussi  hardie.  Dès  1663,  dans  les  premiers 

1.  Ranke,   Histoire  de  la  Pa-   i       2.  G.  Roasset,  Hutoxre  de  Lou- 
pau'e,  v,  455.  |   VOÎ&,  Vf,  p.  58. 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE.  469 

démêlés  avec  le  pape,  il  avait  souhaité  qu'on  en  vînt  prompte- 
ment  «  à  quelque  déclaration  plus  ouverte,  à  quelque  ressen- 
timent plus  vif  ».  Aussi  voyait-il  en  1681,  dans  les  différends 
que  suscitait  la  Régale,  la  «  vraie  occasion  de  renouveler  la  doc- 
trine de  France  sur  la  puissance  des  papes». 

La  manière  dont  l'affaire  était  conduite  montrait  en  effet 
quelles  dispositions  peu  accommodantes  Louis  XIV  apportait 
dans  le  débat.  On  sévissait  contre  les  évêques  d'Aleth  et  de  Pa- 
miers  qui  persistaient  à  résister  aux  édits  royaux,  et  comme 
après  la  mort  des  deux  prélats,  leurs  vicaires  généraux  conti- 
nuaient la  lutte,  l'un  d'eux  se  voyait  exilé,  l'autre,  pour  cause 
de  sédition,  condamné  à  mort  par  contumace. 

innocent  XI  ne  se  relâchait  pas  davantage  de  ses  prétentions. 
À  la  guerre  que  faisait  le  Parlement  de  Paris  à  toute  manifes- 
tation d'idées  favorables  au  pouvoir  des  papes,  il  répandait  en 
condamnant  les  livres  gallicans  sur  le  pouvoir  des  évêques. 
Après  avoir  adressé  au  roi,  de  1678  à  1679,  trois  brefs,  où  il  l'invi- 
tait, en  termes  sévères,  à  respecter  les  droits  de  l'Église,  au  com- 
mencement de  1681,  il  en  publia  un  quatrième  excommuniant 
non  seulement  les  vicaires  généraux  nommés,  sur  l'ordre  du 
roi,  dans  les  diocèses  d'Aleth  et  de  Pamiers,  par  l'archevêque 
de  Toulouse,  mais  encore  l'archevêque  lui-même.  Une  assemblée 
de  prélats,  réunis  à  Paris,  qui  délibéraient  sur  ces  matières, 
blâma  le  pape,  et  demanda  au  roi  de  convoquer  un  concile  na- 
tional ou  une  assemblée  générale  du  clergé. 

Cette  assemblée,  qui  se  réunit  à  Paris  au  mois  de  novem- 
bre 1681,  était  encore  plus  hostile  au  pape,  encore  plus  à  la 
dévotion  du  roi  que  n'avait  été  la  précédente.  Formée  de  membres 
indiqués,  sinon  désignés,  par  Louis  XIV,  elle  devait  être  présidée 
par  un  prélat,  pour  qui  l'intérêt  de  la  foi  était  le  moindre  des 
soucis  :  l'archevêque  de  Paris,  Harlay  de  Champvallon.  A  la  façon 
dont  il  s'appliquait  à  aigrir  les  choses,  on  pouvait  deviner,  et 
l'on  disait  tout  haut,  que  loin  de  désirer  un  accommodement, 
il  travaillerait  volontiers  à  détacher  de  plus  en  plus  la  France 
du  Saint-Siège4.  Déjà,  en  effet,  on  parlait  de  rupture  avec  Rome, 
d'une  église  indépendante,  d'un  patriarche  des  Gaules.  L'am» 
bassadeur  d'Angleterre  répétait  que,  sous  peu,  les  deux  pays 
seraient  de  la  même  religion.  «  La  France,  dit  un  historien,  était 

1.  Mémoires  de  Legendre,  secré-  I  Journal  de  l'abbé  Le  Dieu,  secré* 
taire  de  l'archevêque  de  Harlay,    I    taire  de  Bossuet,  I.  p.  8-9. 


470 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 


sans  doute  encore  dans  l'Eglise  catholique,  mais  elle  était  sur  le 
seuil  pour  en  sortir*.  » 

Tel  était  l'état  des  affaires  et  telle  la  disposition  des  esprits, 
quand  Bossuet  fut  chargé  de  prononcer  le  sermon  d'ouverture 
de  l'Assemblée  générale  du  clergé.  Pour  lui,  gallican  dès  sa 
■  unesse,  il  l'était  «  à  la  manière  des  évêques  »,  et  non  pas  «  à  la 
manière  des  magistrats.  »;  il  l'était,  pour  la  liberté  et  non  pour 
l'asservissement  de  l'Église,  et  s'il  condamnait,  dans  l'intér& 
môme  du  catholicisme,  les  prétentions  exagérées  des  ultramon- 
tains  *,  il  ne  pouvait,  dans  l'affaire  de  la  Régale,  <  aller  jusqu'à 
trouver  bon  le  droit  du  Roi  ».  Mais  le  parti  qu'on  prendrait 
sur  cette  affaire  même  l'inquiétait  beaucoup  moins  que  les 
questions  soulevées  à  cette  occasion.  Il  connaissait  le  roi, 
Colbert  et  l'Assemblée,  et  il  craignait  un  schisme.  C'est  cette 
crainte  qui  inspira  tout  son  discours.  A  la  fois  ami  de  Louis  XIV 
et  estimé  d'Innocent  XI,  il  tâcha  d'amener  les  deux  partis  à  des 
sentiments  plus  pacifiques.  On  le  voit,  dans  le  sermon  sur- 
l'Unité  de  l'Église,  s'adresser  tour  à  tour  an  roi  et  au  pape  : 
il  essaye  de  déterminer  l'un  ou  Tautre  à  faire  le  premier  pas. 
Il  les  exhorte  par  les  exemples  du  passé  ;  il  les  supplie  surtout 
de  considérer  l'avenir  et  ce  qu'ils  doivent  craindre  tous  deux 
s'ils  ne  veulent  rien  céder  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  au  pape, 
on  le  voit,  qu'il  demande  le  plus  de  complaisances  et  de  con- 
cessions; mais  en  l'engageant  à  sacrifier  quelque  chose  à 
l'intérêt  suprême  de  la  foi  catholique^il  n'en  défend  pas  moins 
hautement  «  l'autorité  et  la  majesté  du  Saint-Siège.  »  D'un  bout 
à  l'autre  de .  son  discours,  il  corubal  avec  énergie  cette  idée 
d'un  schisme  possible,  entrée  déjà  dans  quelques  esprits;  il 
s'applique  à  établir  fortement,  comme  base  indiscutable  de  tout 
ce  qui  pourrait  se  faire  dans  cette  assemblée  dont  il  y  avait 
tout  à  craindre  3,  la  nécessité  de  rester  attaché  à  l'Église  romaine, 
t  l'Église-mère  qui  tient  en  sa  main  la  conduite  de  toutes  les 
autres,  la  chaire  principale,  la  chaire  unique  en  laquelle  seule 
tous  gardent  l'unité.  »  C'est  là  l'idée  dominante  de  ce  discours 


t.  Ranke,  Histoire  de  ta  Pa- 
pauté,  t.  IV,  p.  459. 

8.  Bossuet,  Lettres,  1"  déc.  1681, 
6  fév.  et  28  oct.  1682,  9  déc.  1697. 

3.  Bossuet,  Lettre  à  Guillaume 
de  Néercassel,  22  septembre  1681  : 
■  Deus  nos  pacem  sectari  donet, 


atque  Ecclesise  vulnera  curare, 
non  multiplicare.  »  Voyez  aussi 
les  autres  lettres  de  1681  et  de  1682. 
t  On  se  proposait  de  porter  les 
choses  à  une  extrémité  dange- 
reuse^ »  (Mémoires  de  l'aibé  Le 
Dieu,  p.  175). 


SUR  L'UNITE  DE  L'ÉGLISE.  il\ 

où  rien  n'est  dit  au  hasard,  où  tous  les  mots  poi  tent,  où  tout 
concourt,  dans  les  moindres  détails  du  plan  et  de  l'expression, 
à  insinuer  aux  auditeurs  ces  idées  de  prudence  et  de  pais 
que  Bossuet  s'efforça  toujours  de  faire  prévaloir1. 


EXTRAITS 

Quant  pulchra  tabernacula  tua,  Jacoo,  et 
tenloria   tua,  Isrnell 

Que  vos  tentes  sont  belles,  ô  enfants  de  Jacob I 
que  vos  pavillons,  ô  Israélites,  sont  merveilleux! 
Cest  ce  que  dit  Balaam,  inspiré  de  Dieu,  è  ia 
vue  du  camp  d'Israël  dans  le  désert. 

Au  livre  des  Sombres,  ixiv,  1,  2,  3,  5. 

Messeignecrs, 

C'est  sans  doute  un  grand  spectacle  de  voir  l'Église  chré- 
tienne figurée  dans  les  anciens  Israélites,  la  voir,  dis-je, 
sortie  de  l'Egypte  et  des  ténèbres  de  l'idolâtrie,  cherchant 
la  terre  promise  à  travers  d'un2  désert  immense,  où  elle  ne 
trouve  que  d'affreux  rochers  et  des  sables  brûlants  :  nulle 
terre,  nulle  culture,  nul  fruit;  une  sécheresse  effroyable; 
nul  pain  qu'il  ne  lui  faille  envoyer  du  ciel  :  nul  rafraîchis- 
sement qu'il  ne  lui  faille  tirer  par  miracle  du  sein  d'une 
roche;  toute  la  nature  stérile  pour  elle,  et  aucun  bien  que 
par  grâce  :  mais  ce  n'est  pas  ce  qu'elle  a  de  plus  surprenant. 
Dans  l'horreur  de  cette  vaste  solitude,  on  la  voit  environnée 
d'ennemis;  ne  marchant  jamais  qu'en  bataille;  ne  logeant 
que  sous  des  tentes  ;  toujours  prête  à  déloger  et  à  com- 
battre :  étrangère  que  rien  n'attache,  que  nei.  ne  contente, 
qui  regarde  tout  en  passant,  sans  vouloir  jamais  s'arrêter, 
heureuse  néanmoins  dans  cet  état,  tant  à  cause  des  con- 

1.  Bossuel   Lettre  à  l'abbé  Bos-    I        2.    Voyez  pages  21,  222,  296  et 
suet,  sou  ne >  eu,  9  décembre  1697.    |    311. 

BOSSUET,    t-ER.MONS. 33 


472  SUR  L'UNITb  DE  L'EGLISE. 

solations  qu'elle  reçoit  durant  le  voyage,  qu'à  cause  du 
glorieux  et  immuable  repos  qui  sera  la  fin  de  sa  course. 
Voilà  l'image  de  l'Église  pendant  qu'elle  voyage  sur  la 
terre. 

Balaam  la  voit  dans  le  désert  :  son  ordre,  sa  discipline, 
ses  douze  tribus  rangées  sous  leurs  étendards  :  Dieu,  son 
chef  invisible,  au  milieu  d'elle  :  Aaron,  prince  des  prêtres 
et  de  tout  le  peuple  de  Dieu,  chef  visible  de  l'Église  sous 
l'autorité  de  Moïse,  souverain  législateur  et  figure  de  Jésus- 
Christ:  le  sacerdoce  étroitement  uni  avec  la  magistrature: 
tout  en  paix  par  le  concours  de  ces  deux  puissances  ;  Coré 
et  ses  sectateurs,  ennemis  de  l'ordre  et  de  la  paix,  engloutis 
à  la  vue  de  tout  le  peuple,  dans  la  terre  soudainement  en- 
tr'ouverte  sous  leurs  pieds,  et  ensevelis  tout  vivants  dans 
les  enfers.  Quel  spectacle  1  quelle  assemblée  !  quelle  beauté 
de  l'Église  !  Du  haut  d'une  montagne,  Balaam  la  voit  tout 
entière;  et  au  lieu  de  la  maudire  comme  on  l'y  voulait 
contraindre,  il  la  bénit.  On  le  détourne,  on  espère  lui  en 
cacher  la  beauté,  en  lui  montrant  ce  grand  corps  par  un 
coin  d'où  il  ne  puisse  en  découvrir  qu'une  partie;  et  il 
n'est  pas  moins  transporté,  parce  qu'il  voit  cette  partie 
dans  le  tout,  avec  toute  la  convenance  et  toute  la  propor- 
tion qui  les  assortit  l'un  avec  l'autre.  Ainsi,  de  quelque 
côté  qu'il  la  considère,  il  est  hors  de  lui;  etravi  en  admi- 
ration il  s'écrie  :  Quant  pulchra  tabernacula  tua,  Jacob,  et 
tentoria  tua,  Israël!  «  Que  vous  êtes  admirables  sous  vos 
«  tentes,  enfants  de  Jacob!  »  quel  ordre  dans  votre  camp! 
quelle  merveilleuse  beauté  paraît  dans  ces  pavillons  si 
sagement  arrangés;  et  si  vous  causez  tant  d'admiration 
sous  vos  tentes  et  dans  votre  marche,  que  sera-ce  quand 
vous  serez  établis  dans  votre  patrie  ! 

Il  n'est  pas  possible,  mes  frères,  qu'à  la  vue  de  cette 
auguste  assemblée  vous  n'entriez  dans  de  pareils  senti- 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE.  473 

ments.  Une  des  pius  celles  parties  de  l'Église  universelle 
se  présente  à  vous.  C'est  l'Église  gallicane,  qui  vous  a  tous 
engendrés  en  Jésus- Christ  :  Église  renommée  dans  tous  les 
siècles,  aujourd'hui  représentée  par  tant  de  prélats  que 
vous  voyez  assistés  de  l'élite  de  leur  clergé,  et  tous  en- 
semble prêts  à  vous  bénir,  prêts  à  vous  instruire  selon 
l'ordre  qu'ils  en  ont  reçu  du  ciel.  C'est  en  leur  nom  que 
je  vous  parle  ;  c'est  par  leur  autorité  que  je  vous  prêche1. 
Qu'elle  est  belle,  cette  Église  gallicane,  pleine  de  science 
et  de  vertu  !  mais  qu'elle  est  belle  dans  son  tout,  qui  est 
l'Église  catholique  ;  et  qu'elle  est  belle  saintement  et  in- 
violablement  unie  à  son  chef,  c'est-à-dire  au  successeur  de 
saint  Pierre  !  Oh  î  que  cette  union  ne  soit  point  troublée  ! 
que  rien  n'altère  cette  paix  et  cette  unité  où  Dieu  habite  ! 
Esprit  saint,  Esprit  pacifique  qui  faites  habiter  les  frères 
unanimement  dans  votre  maison,  affermissez-y  la  paix.  La 
paix  est  l'objet  de  cette  assemblée  :  au  moindre  bruit  de 
division  nous  accourons  effrayés,  pour  unir  parfaitement  le 
corps  de  l'Église,  le  père  et  les  enfants,  le  chef  et  les  mem- 
bres, le  sacerdoce  et  l'empire.  Mais  puisqu'il  s'agit  d'unité, 
commençons  à  nous  unir  par  des  vœux  communs,  et  deman- 
dons tous  ensemble  la  grâce  du  Saint-Esprit  par  l'intercession 
de  la  sainte  Vierge.  Ave> 

L'orateur  se  propose  d'exposer  «  le  mystère  de  l'unité  catho- 
lique et  le  principe  immortel  de  la  beauté  de  l'Église  ».  L'Église 
€  est  belle  et  une  dans  son  tout  ;  x»  c'est  la  première  partie  ; 
«  belle  et  une  en  chaque  membre  :  »  c'est  la  seconde,  «  où  nous 
verrons  la  beauté  particulière  de  l'Église  gallicane  dans  ce  beau 
tout  de  l'Église  universelle;  »  «  belle  et  une  d'une  beauté  et 
d'une  unité  durables,  »  c'est  la  dernière  partie,  «  où  nous  ver- 
rons dans  le  sein  de  l'unité  catholique  des  remèdes  pour  prév«~ 
nir  les  moindres  commencements  de  division  et  de  trouble.  » 

1.  Cf.  plus  loin  les  mêmes  idées  p.  480 


474 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE 


PREMIER  POINT 

liossuet  expose  d'abord  comment  saint  Pierre,  choisi  par 
Jésus-Christ  entre  tous  les  apôtres,  a  été  destiné  par  lui  pour 
fonder  son  Église;  comment  saint  Paul  lui-même  lui  a  été 
subordonné;  quelle  autorité  il  a  reçue,  autorité  souveraine  à 
laquelle  «  tout  est  soumis  :  rois  et  peuples,  pasteurs  et  trou- 
peaux ». 

Ainsi  saint  Pierre  parait  le  premier  en  toutes  manières  : 
le  premier  à  confesser  la  foi1;  le  premier  dans  l'obligation 
d'exercer  l'amour';  le  premier  de  tous  les  apôtres  qui  vtt 
Jésus-Christ  ressuscité  des  morts5,  comme  il  en  devait  être  le 
premier  témoin  devant  tout  le  peuple4;  le  premier  quand 
il  fallut  remplir  le  nombre  des  apôtres5,  le  premier  qui  con- 
firma la  foi  par  un  miracle6;  le  premier  à  convertir  les 
Juifs7;  le  premier  à  recevoir  les  Gentils8;  le  premier  par- 
tout :  mais  je  ne  puis  pas  tout  dire.  Tout  concourt  à  éta- 
blir sa  primauté;  oui,  mes  frères,  tout,  jusqu'à  ses  fautes, 
qui  apprennent  à  ses  successeurs  à  exercer  une  si  grande 
puissance  avec  humilité  et  condescendance.  Car  Jésus-Christ 
est  le  seul  pontife  qui,  au-dessus,  dit  saint  Paul9,  du  péché 
et  de  l'ignorance,  n'a  pu  ressentir  la  faiblesse  humaine  que 
dans  la  mortalité,  ni  apprendre  la  compassion  que  par  ses 
souffrances.  Mais  les  pontifes  ses  vicaires,  qui  tous  les  jours 
disent  avec  nous  :  «  Pardonnez-nous  nos  fautes,  »  appren- 
nent à  compatir  d'une  autre  manière,  et  ne  se  glorifient 
pas  du  trésor  qu'ils  portent  dans  un  vaisseau  si  fragile. 

Mais  une  autre  faute  de  Pierre  donne  une  autre  leçon  à 
toute  l'Église.  Il  en  avait   déjà  pris  le  gome.rnement  en 


1  Mail k.,  ivi,  16. 

2  Joann.,  m,   15  et  teq. 

3  l  Cor.,  xv,  5. 

4.  Act.,  h.  14. 

5.  Act,,  i,  15. 


6  Art.,  ni,  6    1 

7  Act.,  ii,  4t. 

8  Act.  i,  48 

y.  Hebr. ,    il,     <7-l«  ;    iv,     15, 
vu,  26. 


I 


SDR  L'UNITÉ  Dfi  L'ÉGLISE.  475 

main  quand  saint  Paul  lui  dit  en  face,  qu'il  «  ne  marchait 
9  pas  droitement  selon  l'Évangile1;  »  parce  qu'en  s'éloi— 
gnant  trop  des  gentils  ccmertis,  il  mettait  quelque  espèce 
de  division  dans  l'Église.  Il  ne  manquait  pas  dans  la  foi, 
mais  dans  la  conduite  :  je  le  sais  ;  les  anciens  l'ont  dit,  et  il 
est  certain.  Mais  enfin  saint  Paul  faisait  voir  à  un  si  grand 
apôtre  qu'il  manquait  dans  la  conduite  *  :  et  encore  que  cette 
faute  lui  fût  commune  avec  Jacques,  il  ne  s'en  prend  pas  à 
Jacques,  mais  à  Pierre,  qui  était  chargé  du  gouvernement  ; 
et  il  écrit  la  faute  de  Pierre  dans  une  épître  qu'on  devait  lire 
éternellement  dans  toutes  les  Églises  avec  le  respect  qu'on 
doit  à  l'autorité  divine  :  et  Pierre,  qui  le  voit,  ne  s'en  fâche 
pas;  et  Paul,  qui  l'écrit,  ne  craint  pas  qu'on  l'accuse  d'être 
vain  :  âmes  célestes,  qui  ne  sont  touchées  que  du  bien  com- 
mun, qui  écrivent,  qui  laissent  écrire,  aux  dépens  de  tout, 
ce  qu'ils  croient  utile  à  la  conversion  des  Gentils  et  à  Kin- 
struction  de  la  postérité.  Il  fallait  que,  dans  un  pontife  aussi 
éminent  que  saint  Pierre,  les  pontifes  ses  successeurs  ap- 
prissent à  prêter  l'oreille  à  leurs  inférieurs,  lorsque,  beaucoup 
moindres  que  saint  Paul  et  dans  de  moindres  sujets,  ils 
leur  parleraient  avec  moins  de  force,  mais  toujours  avec  le 
même  dessein  de  pacifier  l'Église.  Voilà  ce  que  saint  Cy- 
prien5,  saint  Augustin4  et  les  autres  Pères  ont  remarqué 
dans  cet  exemple  de  saint  Pierre.  Admirons,  après  ces 
grands  hommes,  dans  l'humilité,  l'ornement  le  plus  néces- 
saire des  grandes  places;  et  quelque  chose  de  plus  vénérab  e 
dans  la  modestie,  que  dans  tous  les  autres  dons;  et  le 
monde  plus  disposé  à  l'obéissance,  quand  celui  à  qui  on  la 
doit  obéit  le  premier  à  la  raison;  et  Pierre  qui  se  corriga 
plus  grand,  s'il  se  peut,  que  Paul  qui  le  reprend. 

Suivons  ;  ne  vous  lassez  point  d'entendre  le  grand  m)  - 

1.  Gai.,  n,U.  U  3    S.  Cypr.,  tpist   lui. 

1.  Gai.,  11,11.  1        4.  S.  Au,ju*t.,  epttt.  lx*iih,   52. 


476  SUR  L'UNITE  DE  L'ÉGLISE. 

\ère  qu'une  raison  nécessaire  nous  oblige  aujourd'hui  de 
iou's  prêcher.  On  veut  de  la  morale  dans  les  sermons,  et  on 
a  raison,  pourvu  qu'on  entende  que  la  morale  chrétienne 
est  fondée  sur  les  mystères  du  christianisme.  Ce  que  je  vous 
prêche,  «  je  vous  le  dis,  est  un  grand  mystère  en  Jésus- 
Christ  et  en  son  Église l;  »  et  ce  mystère  est  le  fondement 
de  celle  belle  morale  qui  unit  tous  les  chrétiens  dans 
la  paix,  dans  l'obéissance  et  dans  l'unité  catholique. 

Vous  avez  vu  cette  unité  dans  le  saint-siège:  la  voulez- 
vous  voir  dans  tout  Tordre  et  dans  tout  le  collège  épiscopal  î 
Mais  c'est  encore  en  saint  Pierre  qu'elle  doit  paraître,  et 
encore  dans  ces  paroles  :  «  Tout  ce  que  tu  lieras  sera  lié; 
/ôutce  que  tu  délieras,  sera  délié8.  »  Tous  les  papes  et  tous 
les  saints  Pères  l'ont  enseigné  d'un  commun  accord.  Oui, 
mes  frères,  ces  grandes  paroles,  où  vous  avez  vu  si  claire- 
ment la  primauté  de  saint  Pierre,  ont  érigé  les  évêques, 
puisque  la  force  de  leur  ministère  consiste  à  lier  ou  à 
délier  ceux  qui  croient  ou  ne  croient  pas  à  leur  parole. 
Ainsi  cette  divine  puissance  de  lier  et  de  délier  est  une 
annexe  nécessaire,  et  comme  le  dernier  sceau  de  la  prédi- 
cation que  Jésus-Christ  leur -a  confiée;  et  vous  voyez  en 
passant  tout  l'ordre  de  la  juridiction  ecclésiastique.  C'est 
pourquoi  le  même  qui  a  dit  à  saint  Pierre  :  «  Tout  ce  qut 
u  lieras  sera  lié,  tout  ce  que  tu  délieras  sera  délié3,  »  a 
dit  la  même  chose  à  tous  les  apôtres,  et  leur  a  dit  encore: 
«  Tous  ceux  dont  vous  remettrez  les  péchés,  ils  leur  seront 
remis  ;  et  tous  ceux  dont  vous  retiendrez  les  péchés,  ils 
leur  seront  retenus  *.  »  Qu'est-ce  que  lier,  sinon  retenir  :  et 
qu'est-ce  que  délier,  sinon  remettre?  Et  le  même  qui  donne 
à  Pierre  cette  puissance,  la  donne  aussi  de  sa  propre  bouche 
a  tous  les  apôtres.  «  Comme  mon  Père  m'a  envové,   ainsi, 

\.  Ephe*.,  v,  32  |       5.  Matth.,  xvm    18. 

1  Matth.,  xvi.  19  '       4.  Joa»».,xx,  83. 


SUR  L'UNITE  DE  I/ËGLISE.  477 

dit-il,  je  vous  envoie*.  •  On  ne  peut  voir  ni  une  puissance 
mieux  établie,  ni  une  mission  plus  immédiate  :  aussi  souffle- 
t— il  également  sur  tous  ;  il  répand  sur  tous  le  même  esprit 
avec  ce  souffle,  en  leur  disant  :  «  Recevez  le  Saint-Esprit  ; 
ceux  dont  vous  remettrez  les  péchés,  ils  sont  remis*'  »  et 
le  reste  que  nous  avons  récité. 

C'était  donc  manifestement  le  dessein  de  Jésus-Christ  de 
mettre  premièrement  dans  un  seul  ce  que  dans  la  suite  il 
voulait  mettre  dans  plusieurs  :  mais  la  suite  ne  renverse 
pas  le  commencement,  et  le  premier  ne  perd  pas  sa  place 
Cette  première  parole,  «  Tout  ce  que  tu  lieras,  »  dite  à  un 
seul,  a  déjà  rangé  sous  sa  puissance  chacun  de  ceux  à  qui 
on  dira  :  «  Tout  ce  que  vous  remettrez  :  »  car  les  promesses 
de  Jésus-Christ,  aussi  bien  que  ses  dons,  sont  sans  repen- 
tance  ;  et  ce  qui  est  une  fois  donné  indéfiniment  et  univer- 
sellement est  irrévocable  :  outre  que  la  puissance  donnée  à 
plusieurs  porte  sa  restriction  dans  son  partage  :  au  lieu  que 
la  puissance  donnée  à  un  seul,  et  sur  tous,  et  sans  excep- 
tion, emporte  la  plénitude  :  et  n'ayant  à  se  partager  avec 
aucun  autre,  elle  n'a  de  bornes  que  celles  que  donne  la 
règle.  C'est  pourquoi  nos  anciens  docteurs  de  Paris,  que 
je  pourrais  ici  nommer  avec  honneur,  ont  tous  reconnu 
d'une  même  voix,  dans  la  chaire  de  saint  Pierre,  la  plénitude 
de  la  puissance  apostolique  :  c'est  un  point  décidé  et  résolu  ; 
mais  ils  demandent  seulement  qu'elle  soit  réglée  dans  son 
exercice  par  les  canons,  c'est-à-dire  par  les  lois  communes 
de  toute  l'Église  :  de  peur  que,  s'élevant  au-dessus  de  tout, 
elle  ne  détruise  elle-même  ses  propres  décrets. 

Ainsi  le  mystère  est  entendu  :  tous  reçoivent  la  même 
puissance,  et  tous  de  la  même  source  ;  mais  non  pas  tous  en 
même  degré  m  avec  la  même  étendue  :  car  Jésus-Christ  se 
communique  en  telle  mesure  qu'il  lui  plaît,  et  toujours  de  la 

1.  Joann.,  xx,  21.  i       2.  Joann.,  xx.  22,  23. 


478  SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 

manière  la  plus  convenable  à  établir  l'unité  de  son  Église. 
C'est  pourquoi  il  commence  par  le  premier,  et  dans  ce  pre- 
mier il  forme  le  tout  ;  et  lui-même  il  développe  avec  ordre  ce 
qu'il  a  mis  dans  un  seul.  «  Et  Pierre,  dit  saint  Augustin1,  qui, 
dans  l'honneur  de  sa  primauté,  représentait  toute  l'Église,  re- 
çoit aussi  «"le  premier»,  et  «le  seul»  d'abord,  les  clefs  qui  dans 
la  sui  te  devaient  être  communiquées  à  tous  les  autres 2,  »  afiD 
me  nous  apprenions,  selon  la  doctrine  d'un  saint  evêque  de 
l'Église  gallicane3,  que  l'autorité  ecclésiastique,  première- 
ment établie  en  la  personne  d'un  seul,  ne  s'est  répandue 
qu'à  condition  d'être  toujours  ramenée  au  principe  de  son 
unité  ;  et  que  tous  ceux  qui  auront  à  l'exercer,  se  doivent 
tenir  inséparablement  unis  à  la  même  chaire. 

C'est  cette  chaire  romaine  tant  célébrée  par  les  Pères, 
où  ils  ont  exalté,  comme  à  l'envi,  «  la  principauté  de  la 
chaire  apostolique,  la  principauté  principale,  la  source  de 
l'unité,  et  dans  la  place  de  Pierre  réminent  degré  de  la  chaire 
sacerdotale;  l'Église  mère,  qui  tient  en  sa  main  la  conduite 
de  toutes  les  autres  Eglises  ;  le  £hef  de  Tépiscopat,  d'où  part 
le  rayon  du  gouvernement;  la  chaire  principale,  la  chaire 
unique,  en  laquelle  seule  tous  gardent  l'unité.  »  Vous  entendes 
dans  ces  mots  saint  Optât,  saint  Augustin,  saint  Cyprien,  saint 
Irénée,  saint  Prosper,  saint  Avite,  saint  Théodoret,  le  concile 
de  Chalcédoine  et  les  autres;  l'Afrique,  les  Gaules,  la  Grèce, 
l'Asie;  l'Orient  et  l'Occident  unis  ensemble4:  et  voilà,  sans 
préjudice  des  lumières  divines  extraordinaires  et  surabon- 
dantes, et  de  la  puissance   proportionnée  à  de  si  grandes 


1.  S.  Aug.,  in    Joann.    tract., 
cinv. 

2.  S.  Opt.  Mil.,  tu,  3. 

3.  S.   Cxtar.  Arel.,   Epist.    ad 
Sgmv.ai.h. 

A.  S.  August.,   Epist.    iliu  ;   S. 
Iren..    lib.     111       m;     S.     Cypr. 


Epist.  l*  ;  Theodor.,  Epist.  ad 
lien,,  csvi;  S.  Aviti,  Epist.  ad 
Faust;;  S.  Prosp.,  Carm.  de 
Ingr.,  u;  Concil.  Chalced.,  Relat. 
ad  Léon.  Lab.,  t.  rr,  col  857  ;_Li- 
bell.  Jnann.  Contt.,  ibid.,  t.  IT, 
col.  J  486;  S.  Opt.  Mil.,  hb.  u.  1 


SDR  L'UNITÉ  DE  L'EGLISE.  479 

lumières,  qui  était  pourles  premiers  temps  dans  les  apôtres, 
premiers  fondateurs  de  toutes  les  Églises  chrétiennes  ;  voilà, 
dis-je,  ce  qui  doit  rester,  selon  la  parole  de  Jésus-Christ  et 
la  constante  tradition  de  nos  Pères,  dans  l'ordre  commun 
de  l'Église  :  et  puisque  c'était  le  conseil  de  Dieu  de  per- 
mettre, pour  éprouver  ses  fidèles,  qu'il  s'élevât  des  schismes 
et  des  hérésies,  il  n'y  avait  point  de  constitution  ni  plus 
ferme  pour  se  soutenir,  ni  plus  forte  pour  les  abattre.  Par 
cette  constitution,  tout  est  fort  dans  l'Église  ;  parce  que 
tout  y  est  divin,  et  que  tout  y  est  uni  :  et,  comme  chaque 
partie  est  divine,  le  lien  aussi  est  divin  ;  et  l'assemblage 
est  tel,  que  chaque  partie  agit  avec  la  force  du  tout.  C'est 
pourquoi  nos  prédécesseurs,  qui  ont  dit  si  souvent,  dans 
leurs  conciles1,  qu'ils  agissaient  dans  leurs  Églises  comme 
vicaires  de  Jésus-Christ  et  successeurs  des  apôtres  qu'il  a 
immédiatement  envoyés,  ont  dit  aussi  dans  d'autres  con 
ciles2,  comme  ont  fait  les  papes  à  Châlons,  à  Vienne  et  ail- 
leurs, qu'ils  agissaient  «  au  nom  de  saint  Pierre,  »  vice  Pétri 
«  par  l'autorité  donnée  à  tous  les  évêques  en  la  personne 
de  saint  Pierre,  »  auctoritate  nobis  in  Petro  concessa , 
«comme  vicaires  de  saint  Pierre,  »  vicarii  Pet?-i,  et  l'ont  dit 
lors  même  qu'ils  agissaient  par  leur  autorité  ordinaire  et 
subordonnée  ;  parce  que  tout  a  été  mis  premièrement  dans 
saint  Pierre,  et  que  la  correspondance  est  telle,  dans  tout  le 
corps  de  l'Église,  que  ce  que  fait  chaque  évêque,  selon  la  règle 
et  dans  l'esprit  de  l'unité  catholique,  toute  l'Église,  tout 
Tépiscopat,  et  le  Chef  de  l'épiscopat  le  fait  avec  lui. 

S'il  est  ainsi,  chrétiens  :  si  les  évêques   n'ont    tous  en- 
semble qu'une  même  chaire,  par  le  rapport  essentiel  qu'ils 


1.  Conc.  Meld.,  pisef.  :  Conc. 
GalL,  t.  m,  p.  27. 

t.  Synod.  Rem.  :  Concil.  V.  »m, 
col.  5yi  ;  Concil.  Yien.  :  Concil., 
-x,  col.  iM,   Concil.  Cabxl.:  Con- 


cil., t.  «,  col.  275 ,  Concil.  Rem., 
Concil.  t.  ix,  col  481;  Synod. 
Cicc$tr.,  Concil.,  t.  i,  col.  1182; 

Ivo  Carnolens\s  ,  IU  t.A(lifdr&- 
Petrx 


480  SUR  L'UNITE  DE  L'EGLISE. 

ont  tous  avec  la  chaire  unique  où  saint  Pierre  et  ses  suc- 
cesseurs sont  assis;  si,  en  conséquence  de  cette  doctrine, 
ils  doivent  tous  agir  dans  l'esprit  de  l'unité  catholique,  en 
sorte  que  chaque  évêque  ne  dise  rien,  ne  fasse  rien,  ne 
pense  rien  que  l'Église  universelle  ne  puisse  avouer  :  que 
doit  attendre  l'univers  d'une  assemblée  de  tant  d'évêques? 
ïï'est-il  permis,  messeigneurs,  de  vous  adresser  la  parole, 
ii  vous  de  qui  je  la  tiens  aujourd'hui ,  mais  à  vous  qui  êtes 
mes  juges  et  les  interprètes  de  la  volonté  divine  î  Ali!  sans 
doute,  puisque  c'est  vous  qui  m'ouvrez  la  bouche,  quand 
je  vous  parle,  messeigneurs,  ce  n'est  pas  moi  qui  vous 
parle,  c'est  vous-mêmes  qui  vous  parlez  à  vous-mê- 
mes. Songeons  que  nous  devons  agir  par  l'esprit  de 
toute  l'Eglise  ;  ne  soyons  pas  des  hommes  vulgaires  que  les 
vues  particulières  détournent  du  vrai  esprit  de  l'unité 
catholique:  nous  agissons  dans  un  corps,  dans  le  corps  de 
l'épiscopat  et  de  l'Église  catholique,  où  tout  ce  qui  est  con- 
traire à  la  règle  ne  manque  jamais  d'être  détesté,  car  l'es- 
prit de  vérité  y  prévaut  toujours.  Puissent  nos  résolutions 
être  telles,  qu'elle  soient  dignes  de  nos  pères  et  dignes 
d'être  adoptées  par  nos  descendants  ;  dignes  enfin  d'ê- 
tre comptées  parmi  les  actes  authentiques  de  l'Église,  et 
insérées  avec  honneur  dans  ces  registres  immortels  où  sont 
compris  les  décrets  qui  regardent  non  seulement  la  vie  pré- 
sente, mais  encore  la  vie  future  et  l'éternité  tout  entière. 

La  comprenez-vous  maintenant,  cette  immortelle  beauté 
de  l'Église  catholique,  où  se  ramasse1  ce  que  tous  les  lieux,  / 
ce  que  tous  les  siècles   présents,  passés  et  futurs  ont  de) 
beau  et  de  glorieux?  Que  vous  êtes  belle  dans  cette  union, 
â  Église  eatholique  ;  mais  en  même  temps  que  vous  êtes 
forte!  «  Belle,  dit  Le  saint  Cantique2,  et  agréable  comme 


1.  Sens,  fréquent  au  xvu'  siècle,   I    me  ramasse  en   moi.    >  PaacîJ, 
^de    recu**liir-  concentrer.  *  Je    I       2.  Cant.  vi.  5 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE.  481 

Jérusalem  ;  »  et  en  même  temps  «  terrible  comme  une 
innée  rangée  en  bataille  ;  »  belle  comme  Jérusalem,  où 
on  voit  une  sainte  uniformité  et  une  police  admirable 
sous  un  même  chef  :  belle  assurément  dans  votre  paix, 
lorsque,  recueillie  dans  vos  murailles,  vous  louez  celui  qui 
vous  a  choisie,  annonçant  ses  vérités  à  ses  fidèles.  Mais  si 
les  scandales  s'élèvent,  si  les  ennemis  de  Dieu  osent  l'atta- 
quer par  leurs  blasphèmes,  \ous  sortez  de  vos  murailles,  ô 
Jérusalem,  et  vous  vous  formez  en  armée  pour  les  com- 
battre :  toujours  belle  en  cet  état,  car  votre  beauté  ne  vous 
quitte  pas  ;  mais  tout  à  coup  devenue  terrible  :  car  une 
armée  qui  parait  si  belle  dans  une  revue,  combien  est- elle 
terrible  quand  on  voit  tous  les  arcs  bandés  et  toutes  les 
piques  hérissées  contre  soi!  Que  vous  êtes  donc  terrible,  ô 
Église  sainte,  lorsque  vous  marchez,  Pierre  à  votre  tête,  et 
la  Chaire  de  l'unité  vous  unissant  toute;  abattant  les  têtes 
superbes  et  toute  hauteur  qui  s'élève  contre  la  science  de 
Dieu;  pressant  ses  ennemis  de  tout  le  poids  de  vos  bataillons 
serrés  ;  les  accablant  tout  ensemble  et  de  toute  l'autorité 
des  siècles  passés,  et  de  toute  l'exécration  des  siècles  futurs; 
dissipant  les  hérésies,  et  les  étouffant  quelquefois  dans 
leur  naissance  ;  prenant  les  petits  de  Babylone  et  les  héré- 
sies naissantes,  et  les  brisant  contre  votre  pierre;  Jésus- 
tiirist,  votre  chef,  vous  mouvant1  d'en  haut  et  vous  unis- 
sant, mais  vous  mouvant  et  vous  unissant  par  des  instru- 
ments proportionnés,  par  des  moyens  convenables,  par  un 
chef  qui  le  représente,  qui  vous  fasse  en  tout  agir  tout  en- 
tière, et  rassemble  toutes  vos  forces  dans  une  seule  action  ! 
Je  ne  m'étonne  donc  plus  de  la  force  de  l'Église,  ni  de 
ce  puissant  attrait  de  son  unité.  Pleine  de  l'esprit  de  Celui 
qui  dit:  «  Je  tirerai  tout  à  moi2,  »  tout  vient  à  elle,  Juifs  et 
Gentils,  Grecs  et  barbares.  Les  Juifs  devaient  venir  jes  pre- 

1 .  Très  usité  au  xvii*  siècle.  |       2.  Joann.,  ru  32 


482 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 


miers  ;  et  malgré  la  réprobation  de  ce  peuple  ingrat,  ii  y  a 
ce  précieux  reste  et  ces  bienheureux  réservés  tant  célébrés 
par  les  prophètes.  Prêchez,  Pierre  ;  tendez  vos  filets,  divin 
pêcheur.  Cinq  mille,  trois  mille  entreront  d'abord,  bientôt 
suivis  d'un  plus  grand  nombre.  Mais«  Jésus-Christ  a  d'autres 
brebis  qui  ne  sont  pas  de  ce  bercail1  ».  C'est  par  vous,  ô 
Pierre,  qu'il  veut  commencer  à  les  rassembler.  Voyez  ces 
serpents,  voyez  ces  reptiles  et  ces  autres  animaux  immon- 
des qui  vous  sont  présentés  du  ciel.  C'est  les  Gentils,  peuple 
immonde,  et  peuple  qui  n'est  pas  peuple;  et  que  vous  dit  la 
voix  céleste?  «Tue  et  mange2,  »  unis,  incorpore,  fais  mou- 
rir la  gentilité  dans  ces  peuples  :  et  voilà  en  même  temps 
à  la  porte  les  envoyés  de  Cornélius  ;  et  Pierre,  qui  a  reçu 
les  bienheureux  restes  des  Juifs,  va  consacrer  les  prémices 
des  Gentils. 

Après  les  prémices  viendra  le  tout;  après  l'officier  ro- 
main, Rome  viendra  elle-même;  après  Rome, viendront  les 
peuples  l'un  sur  l'autre.  Quelle  Église  a  enfanté  tant  d'au- 
tres Églises  ?  D'abord  tout  l'Occident  est  venu  par  elle,  et 
nous  sommes  venus  des  premiers  :  vous  le  verrez  bientôt. 
Mais  Rome  n'est  pas  épuisée  dans  sa  vieillesse,  et  sa  voix 
n'est  pas  éteinte  ;  nuit  et  jour  elle  ne  cesse  de  crier  aux 
peuples  les  plus  éloignés,  afin  de  les  appeler  au  banquet 
où  tout  est  fait  un;  et  voilà  qu'à  cette  voix  maternelle  les 
extrémités  de  l'Orient  s'ébranlent3,  et  semblent  vouloir  enfan- 
ter une  nouvelle  chrétienté  pour  réparer  les  ravages  des 
dernières  hérésies.  C'est  le  destin  de  l'Église.  Movebo  can- 
delabrum  tuum:  «  Je  remuerai  votre  chandelier,  »  dit  Jésus- 
Christ  à  l'Église  d'Éphèse4;  je  vous  ôlerai  la  foi  :  «  Je  le 
remuerai  :  »  il  n'éteint  pas  la  lumière,  il  la  transporte  :  elle 


!.  Joann.,  x,  16. 
î  Act.,  x,  12,  13 
£  Comparez 'e  sermon  de  Féne- 


lon  pour  la  fête  de  l'Êpiphnni*,  es 
plus  haut,  page  449. 
4.  Apoc,  u,  5 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE.  485 

passe  à  des  climats  plus  heureux.  Malheur,  malheur  encore 
une  fois  à  qui  la  perd  ;  mais  la  lumière  va  son  train,  et  le 
soleil  achève  sa  course. 

Mais  quoi?  je  ne  vois  pas  encore  les  rois  et  les  empereursl 
Où  sont-ils,  ces  illustres  nourriciers  tant  de  fois  promis  à 
''Église  par  les  prophètes  ?  Ils  viendront,  mais  en  leur  temps. 
.<  Ne  voyez-vous  pas  dans  un  seul  psaume  *  le  temps  où  le* 
nations  entrent  en  fureur,  où  les  rois  et  les  princes  font  de 
vains  complots  contre  le  Seigneur  et  contre  son  Christ  ?  » 
Mais  je  vois  tout  à  coup  un  autre  temps  :  Et  nunc,  et  nunc, 
«  Et  maintenant,  »  c'est  un  autre  temps  qui  va  paraître  :  Et 
nunc,  reges,  intelligite:  «  Et  maintenant,  ô  rois,  entendez:» 
durant  le  temps  de  votre  ignorance  vous  avez  combattu  l'É- 
glise, et  vous  l'avez  vue  triompher  malgré  vous  ;  maintenant 
vous  allez  aider  à  son  triomphe.  «  Et  maintenant,  ô  rois, 
entendez;  instruisez-vous,  arbitres  du  monde,  servez  le 
Seigneur  en  crainte,  »  et  le  reste  que  vous  savez. 

Durant  ces  jours  de  tempête,  où  l'Église,  comme  un  ro- 
cher, devait  voir  les  efforts  des  rois  se  briser  contre  elle, 
demandez  aux  chrétiens  si  les  Césars  pouvaient  être  de  leur 
corps  :  Tertullien  vous  répondra  hardiment  que  non.  «  Les 
«  Césars,  dit-il2,  seraient  chrétiens,  s'ils  pouvaient  être 
o  tout  ensemble  chrétiens  et  Césars.  *  Quoi  !  les  Césars  ne 
peuvent  pas  être  chrétiens?  Ce  n'est  pas  de  ces  excès5 de 
Tertullien  ;  il  parlait  au  nom  de  toute  l'Église  dans  cet  ad- 
mirable Apologétique,  et  ce  qu'il  dit  est  vrai  à  la  lettre.  Mais 
il  faut  distinguer  les  temps.  11  y  avait  le  premier  temps,  où 
l'on  devait  voir  l'empire  ennemi  de  l'Église,  et  tout  ensem- 
ble vaincu  par  l'Église  ;  et  le  second  temps,  où  l'on  devait 
wir  l'empire  réconcilié  avec  l'Église,  et  tout  ensemble  le 
rempart  et  ta  défense  de  l'Église. 

t.  ?$.,  il.  Z    Voir  p.  396,  note  6  :   «  OaTid 

t.  TertulL,  Apol.,  21.  I  a  dit  eu  son  excès.  » 


484  SUR  LTJMTÊ  DE  L'ÉGUSE 

L'Église  n'est  pas  moins  féconde  que  la  Synagogue  .  elle 
doit,  comme  elle,  avoir  ses  Davids,  ses  Salomons,  ses  Ézéchias, 
ses  Josias,  dont  la  main  royale  lui  serve  d'appui:  comme 
elle,  il  faut  qu'elle  voie  la  concorde  de  l'empire  et  du  sa- 
cerdoce ;  un  Josué  partager  la  terre  aux  enfants  de  Dieu 
avec  un  Éléazar  ;  un  Josaphat  établir  l'observance  de  la  loi 
avec  un  Amarias  ;un  Joas  réparer  le_ temple  avec  un  Joïada; 
un  Zorobabel  en  relever  les  ruines  avec  un  Jésus,  fils  de 
Joeédec;  un  Néhémias  réformer  le  peuple  avec  un  Esdras. 
Mais  la  Synagogue,  dont  les  promesses  sont  terrestres, 
commence  par  la  puissance  et  par  les  armes  :  l'Église  com- 
mence par  la  croix  et  par  les  martyres  ;  fille  du  ciel,  il  faut 
qu'il  paraisse  qu'elle  est  née  libre  et  indépendante  dans 
son  état  essentiel,  et  ne  doit  sonorigine  qu'au  Père  céleste. 
Quand,  après  trois  cents  ans  de  persécution,  parfaitement 
établie  et  parfaitement  gouvernée  durant  tant  de  siècles, 
sans  aucun  secours  humain,  il  paraîtra  clairement  qu'elle 
ne  tient  rien  de  l'homme:  venez  maintenant,  ô  Césars,  il  est 
temps  :  Et  nunc,  intelligite.  Tu  vaincras,  ô  Constantin,  et 
Rome  te  sera  soumise  ;mais  tu  vaincras  parla  croix  ;  Rome 
verra  la  première  ce  grand  spectacle  :  un  empereur  victo- 
rieux prosterné  devant  le  tombeau  d'un  pêcheur,  et  devenu 
son  disciple. 

Depuis  ce  temps-là,  chrétiens,  l'Eglise  a  appris  d'en 
haut  à  se  servir  des  rois  et  des  empereurs  pour  faire  mieux 
servir  Dieu  ;  «  pour  élargir,  disait  saint  Grégoire1,  les  voies 
du  ciel  ;  »  pour  donner  un  cours  plus  libre  à  l'Évangile, 
une  force  plus  présente2  à  ses  canons,  et  un  soutien  plus 
sensible  à  sa  discipline.  Que  l'Eglise  demeure  seule,  ne 
craignez  rien  ;  Dieu  est  avec  elle  et  la  soutient  au  dedans  : 
mais  les  princes  religieux  lui  élèvent  par  leur  protection  ces 

1.  S   Greg.,  Epist.  HI,  lxt.  |       2.  Sens  du  latin  praesen*. 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE.  48& 

jxvincibles  dehors  qui  la  font  jouir,  disait  un  grand  pape1, 
d'une  douce  tranquillité,  à  l'abri  de  leur  autorité  sacrée. 

Mais  parlons  toujours  comme  il  faut  de  l'Épouse  de  Jésus- 
Christ  :  l'Église  se  doit  à  elle-même  et  à  ses  services  toute* 
les  grâces  qu'elle  a  reçues  des  rois  de  la  terre.  Quel  ordre, 
quelle  compagnie,  quelle  armée,  quelque  forte,  quelque  fidèle 
et  quelque  agissante  qu'elle  soit,  les  a  mieux  servis  que  l'Église 
a  fait  par  sa  patience  ?  Dans  ces  cruelles  persécutions  qu'elle 
endure  sans  murmurer  durant  tant  de  siècles,  en  combat- 
tant pour  Jésus-Christ,  j'oserai  le  dire,  elle  ne  combat  guère 
moins  pour  l'autorité  des  princes  qui  la  persécutent.  Ce 
combat  n'est  pas  indigne  d'elle,  puisque  c'est  encore  com- 
battre pour  l'ordre  de  Dieu.  En  effet,  n'est-ce  pas  combat- 
tre pour  l'autorité  légitime,  que  d'en  souffrir  tout  sans  mur- 
mure ?  Ce  n'était  point  par  faiblesse  ;  qui  peut  mourir  n'est 
jamais  faible  :  mais  c'est  que  l'Église  savait  jusques  où  il  lui 
était  permis  d'étendre  sa  résistance.  Nondum  usque  ad  san- 
guinem  restitistis  :  «  Vous  n'avez  pas  encore  résisté  jusques 
«  au  sang,  »  disait  l'Apôtre  *:  jusques  au  sang;  c'est-à-dire 
jusqu'à  donner  le  sien,  et  non  pas  jusqu'à  répandre  celui 
des  autres.  Quand  on  la  veut  forcer  de  désavouer  ou  de  taire 
les  vérités  de  l'Évangile,  elle  ne  peut  que  dire  avec  les  apô- 
tres :  Non  possumus,  non  po&sumus  3  :  Que  prétendez-vous î 
«  Nous  ne  pouvons  pas  ;  »  et  en  même  temps  découvrir  le 
sem  où  Ton  veut  frapper  :  de  sorte  que  le  même  sang  qui 
rend  témoignage  à  l'Évangile,  le  même  sang  le  rend  aussi  à 
cette  vérité  :  que  nul  prétexte  ni  nulle  raison  ne  peut  au- 
toriser les  révoltes  ;  qu'il  faut  révérer  l'ordre  du  ciel,  et  le 
caractère  du  Tout-Puissant  dans  tous  les  princes,  quels 
qu'ils  soient  ;  puisque  les  plus  beaux  temps  de  l'Église  nous 
le  font  voir  sacré  et  inviolable,  même  dans  les  princes  per- 

i.  Innoc  11,  Epist.n;—Concil.    I       2.  Hebr.,xu,  A. 
iquisq.  Il,  Concil.  Gall.  |        3.  Act.t  it,  :>r). 


Ud  SU  H  LTJNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 

«écuteurs  de  l'Évangile.  Ainsi  leur  couronne  est  hors  d'at- 
teinte :  l'Église  leur  a  érigé  un  trône  dans  le  lieu  le  plus  sûr 
de  tous  et  le  plus  inaccessible,  dans  la  conscience  même  où 
Dieu  a  le  sien  ;  et  c'est  là  le  fondement  le  plus  assuré  de  la 
tranquillité  publique. 

Nous  leur  dirons  donc  sans  crainte,  même  en  publiant 
feurs  bienfaits,  qu'il  y  a  plus  de  justice  que  de  grâce  dans 
les  privilèges  qu'ils  accordent  à  l'Église;  et  qu'ils  ne  pou- 
vaient refuser  de  lui  faire  part  de  quelques  honneurs  de 
leur  royaume,  qu'elle  prend  tant  de  soin  de  leur  conserver. 
Mais  confessons  en  même  temps  qu'au  milieu  de  tant  d'en- 
nemis, de  tant  d'hérétiques,  de  tant  d'impies,  de  tant  de 
rebelles  qui  nous  environnent,  nous  devons  beaucoup  aux 
princes  qui  nous  mettent  à  couvert  de  leurs  insultes  ;  et  que 
nos  mains  désarmées,  que  nous  ne  pouvons  que  tendre  au 
ciel,  sont  heureusement  soutenues  par  leur  puissance. 

Il  le  faut  avouer,  messieurs,  notre  ministère  est  pénible  ■ 
s'opposer  aux  scandales,  au  torrent  des  mauvaises  mœurs, 
et  au  cours  violent  des  passions  qu'on  trouve  toujours  d'au- 
tant plus  hautaines  qu'elles  sont  plus  déraisonnables  ;  c'est 
un  terrible  ministère,  et  on  ne  peut  l'exercer  sans  rigueur. 
C'est  ce  que  nos  prédécesseurs,  assemblés  dans  les  conciles 
de  Thionville  et  de  Meaux,  appellent  «  la  rigueur  du  salut 
«  des  hommes,  »  rigorem  salutis  humanœ*.  L'Église,  assem- 
blée dans  ces  conciles, demande  l'assistance  des  rois  pour 
exercer  plus  facilement  cette  rigueur  salutaire  au  genre  hu- 
main ;  et  convaincue  par  expérience  du  besoin  qu'elle  a  de 
leur  protection  pour  aider  les  âmes  infirmes,  c'est-à-dire  le 
plus  grand  nombre  de  ses  enfants,  elle  ne  se  prive  qu'avec 
peine  de  ce  secours  :  de  sorte  que  la  concorde  du  sacerdoce 
et  de  l'empire,  dans  le  cours  ordinaire  des  choses  humai- 

1.  Conc.  ad  Theodon.  vil.,  can.    j    Meld.,      can.  xu  :  Concil.  Gall.t 
VI  :  Concil  Gall.  Ul,   16  ;   Concil.    I    III,  p.  53. 


SUR  LTJNITÉ  DE  L'EGLISE.  487 

nés,  est  un  des  soutieûs  de  l'église  et  fait  partie  de  cette 
unité  qui  la  rend  si  belle. 

Car  qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  d'entendre  un  saint  em- 
pereur dire  à  un  saint  pape;  «  Je  ne  vous  puis  rien  refuser, 
«  puisque  je  vous  dois  tout  en  Jésus-Christ:  »  Nihil  tibi 
negare  possum,  cui  per  Deum  omnia  debeo  l.  «  Tout  ce  que 
<<  votre  autorité  paternelle  a  réglé  dans  son  concile  pour  le 
«  rétablissement  de  l'Église,  je  le  loue,  je  l'approuve,  je  le 
«  confirme  comme  votre  fils  ;je  veux  qu'il  *  soit  inséré  parmi 
«  les  lois,  qu'il  fasse  partie  du  droit  public,  et  qu'il  vive 
«  autant  que  l'Église:  »  et  in  œternum  mansura,  et  humanii 
legibus  inserenda,  et  inter  publica  jura  semper  recipienda 
hac  auctoritate,  vivente  Ecclesia,  victura  :  ou  d'entendre  un 
roi  pieux  dans  un  concile  ;  c'était  un  roi  d'Angleterre  : 
(ah!  nos  entrailles  s'émeuvent  à  ce  nom,  et  l'Église,  tou- 
jours mère,  ne  peut  s'empêcher  dans  ce  souvenir  de  renou- 
veler ses  gémissements  et  ses  vœux;) passons  et  écoutons  ce 
saint  roi,  ce  nouveau  David,  dire  au  clergé  assemblé  :  Ego 
Constantiniy  vos  Pétri,  gladium  habemus  in  manibus  ;  jun- 
gamus  dexteras,  gladium  gladio  copulemus  3  :  «  J'ai  le  glaive 
«  de  Constantin  à  la  main,  et  vous  y  avez  celui  de  Pierre; 
«  donnons-nous  la  main,  et  joignons  le  glaive  au  glaive  :  » 
que  ceux  qui  n'ont  pas  la  foi  assez  vive  pour  craindre  les 
coups  invisibles  de  votre  glaive  spirituel  tremblent  à  la  vue 
du  glaive  royal  *  :  ne  craignez  rien,  saints  évêques  ;  si  les 
hommes  sont  assez  rebelles  pour  ne  pas  croire  à  vos  paroles, 
qui  sont  celles  de  Jésus-Christ,  des  châtiments  rigoureux 


1.  Henric.  II  ad  Bened.  VU. 

2.  Tout    ce    que je    veux 

qu'il  soit  inséré. . .  Voir  page  265, 
sote  2. 

3.  Edgar,  orat.  ad  Cler.,  Con- 
«/.,  IX,  col.  697. 

4:    Allusion  aux  mesures   aue 

LOSS'JET,    SERMONS. 


préparait  Louis  XIV  pour  forcer 
les  protestants  à  se  convertir. 
C'est  dans  les  premiers  mois  de 
Tannée  1681  que  Louvois  com- 
mença de  s'en  occuper  active- 
ment. (Voyez  C.  Roussel,  Histoire 
de  Louvois,  m,  p.  444  et  suiv.j 


488  SUR  L'UNITE  DE  L'ÉGLISE. 

leur  en  feront,  malgré  qu'ils  en  aient,  sentir  la  force,  *  et 
«  là  puissance  royale  ne  vous  manquera  jamais.  » 

A  cet  admirable  spectacle,  qui  ne  s'écrierait  encore  une  fois 
avec  Balaam  :  Quam  pulçhra  tabernacuia  tua,  Jacob!  0  Église 
catholique,  que  vous  êtes  belle  !  Le  Saint-Esprit  vous  anime, 
le  saint-siège  unit  tous  vos  pasteurs,  les  rois  font  la  garde 
autour  de  vous:  qui  ne  respecterait  votre  puissance? 

SECOND   POINT, 

Bossuet,  dans  le  second  point,  fait  l'histoire  sommaire  de 
l'Église  gallicane  a  avec  ses  évêques  orthodoxes  et  ses  rois  très 
chrétiens  ».  Parmi  les  premiers,  il  cite  surtout  saint  Irénée,  qui 
«  présidant  au  concile  des  saints  évêques  des  Gaules  dont  \) 
était  réputé  le  père,  fit  connaître  au  pape  saint  Victor  qui*, 
ne  fallait  pas  pousser  toutes  les* affaires  à  l'extrémité'  ni 
toujours  user  d'un  droit  rigoureux;  »  et  saint  Avitus,  qui 
défendit  au  nom  des  mêmes  évêques  la  cause  du  pape  Symma- 
que,  «  parce  que,  disait  ce  grand  homme,  quand  le  pape  est 
attaqué...  l'épiscopat  tout  entier  est  en  péril.  »  En  ce  temps-là 
les  rois  francs,  pleins  de  «  respect  pour  le  saint-siège  dont 
ils  devaient  être  les  plus  zélés  aussi  bien  que  les  plus  puissants 
protecteurs,  »  témoignaient  aux  souverains  pontifes  «  je  ne  sais 
quoi  de  plus  filial  »  que  les  autres  princes.  Charlemagne  disait 
que  «  quand  l'Eglise  de  Rome  imposerait  un  joug  à  peine  sup- 
portable, il  le  faudrait  souffrir ,  »  et  pourtant  «  jamais  règne  n'a 
été  si  fort  ni  si  éclairé  »  que  le  sien  ;  «  jamais  on  n'a  mieux  su 
distinguer  les  bornes  des  deux  puissances.  »  Puis  vinrent  les 
rois  de  la  troisième  race,  a  encore  plus  pieuse  que  les  deux 
autres,  x>  qui,  «  loin  de  profiter  de  la  faiblesse  des  papes  tou- 
jours réfugiés  dans  leur  royaume,  se  relâchaient  volontaire- 
ment de  quelques-uns  de  leurs  droits  plutôt  que  de  troubler 
la  paix  de  l'Église.  »  Ce  fut  alors  que  parut  saint  Bernard. 

La  piété  se  ralentissait  et  les  désordres  se  multipliaient 
dans  toute  la  terre.  Dieu  n'oublia  pas  la  France.  Au  mi- 
lieu de  la  barbarie  et  de  l'ignorance,  elle  produisit  saint 
Bernard,  apôtre,    prophète,    ange  terrestre,  par   sa   doc- 


SUR  L'UNITE  DE  L'ÉGLISE.  489 

tnne,  par  sa  prédication,  par  ses  miracles  étonnants  et 
par  une  vie  encore  plus  étonnante  que  ses  miracles.  C'est 
lui  qui  réveilla  dans  ce  royaume  et  qui  répandit  dans  touV 
l'univers  l'esprit  de  piété  et  de  pénitence.  Jamais  sujet  ne 
fut  plus  zélé  pour  son  prince  ;  jamais  prêtre  ne  fut  plus 
soumis  à  l'épiscopat  ;  jamais  enfant  de  l'Église  ne  défendit 
mieux  l'autorité  apostolique  de  sa  mère  l'Église  romaine.  Ii 
regardait  dans  le  pape  seul  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand 
dans  l'un  et  l'autre  Testament  :  un  Abraham,  un  Melchisé- 
dech,  un  Moïse,  un  Aaron,  un  saint  Pierre,  en  un  mot 
Jésus-Christ  même1.  Mais  afin  qu'une  autorité  sur  laquelle 
l'Église  est  fondée  fût  plus  sainte  et  plus  vénérable  à  tous 
les  peuples,  il  ne  cessa  d'en  séparer,  autant  qu'il  pouvait, 
ce  qui  semblait  plutôt  la  déshonorer  que  l'agrandir. 

Tout  est  à  vous,  disait-il  *,  tout  dépend  du  chef;  mais 
c'est  avec  un  certain  ordre.  On  ferait  un  monstre  du 
corps  humain  si  on  attachait  immédiatement  tous  les 
membres  à  la  tête  :  c'est  par  les  évêques  et  les  arche- 
vêques qu'on  doit  venir  au  saint-siège  ;  ne  troublez  point 
cette  hiérarchie,  qui  est  l'image  de  celle  des  anges.  Vous 
pouvez  tout,  il  est  vrai;  mais  un  de  vos  ancêtres  disait 
«  Tout  m'est  permis,  mais  tout  n'est  pa?  convenable  3.  » 
Vous  avez  la  plénitude  de  la  puissance,  mais  rien  ne 
convient  mieux  à  la  puissance  que  la  *ègle.  Enfin  l'Église 
romaine  est  la  mère  des  Églises  4,  mais  non  une  maîtresse 
impérieuse;  et  vous  êtes,  non  pas  le  seigneur  des  évêques, 
mais  l'un  d'eux  :  paroles  que  ce  saint  homme  n'a  pas  pro- 
férées pour  affaiblir  une  autorité  qu'il  a  fait  révérer  à 
toute  la  terre  ;   mais  afin  de   rappeler  en  la  mémoire  du 


1.  S.  Bern.,  De  Consideratione  ,    i       5.  I  Cor  ,  \,*b. 
Ub    11,  c   vin  et  Ub.  IV,  c.  vu.  4.  S-  Bern  ,  De  Consideratione 

S.  S.    Bern..  ibid. ,    111,  iv.  |    /£&.  IV.,  tap.  fa. 


ê90  SUR  L'UNITÉ  DE  L'EGLiSiL 

successeur  de  saint  Pierre  celte  excellente  doctrine,  que 
Jésus -Christ,  qui  Ta  élevé  à  une  si  grande  puissance,  n'a 
pas  voulu  néanmoins  lui  donner  un  caractère  supérieur 
à  celui  de  1  episcopat,  afin  que,  dans  cette  haute  élévation, 
il  prît  soin  de  conserver  dans  tous  les  évêques  la  dignité 
d'un  caractère  qui  lui  est  commun  avec  eux,  et  qu'il  son- 
geât qu'il  y  a  toujours,  avec  une  grande  autorité,  quelque 
chose  de  doux  et  de  fraternel  dans  le  gouvernement  ecclé- 
siastique ;  puisque,  si  le  pape  doit  gouverner  les  évêques, 
il  les  doit  aussi  gouverner  par  les  lois  communes  que  le 
saint-siège  a  faites  siennes  en  les  confirmant.  C'est  ce  que 
disent  tous  les  papes  ;  et  encore  qu'ils  puissent  dispenser 
des  lois  pour  l'utilité  publique  *,  le  plus  naturel  exercice 
de  leur  puissance  est  de  les  faire  observer  en  les  observan, 
les  premiers,  comme  ils  en  ont  toujours  fait  profession  tlè& 
l'origine  du  christianisme.  Voilà  ce  que  disait  saint  Ber- 
nard et  tous  les  saints  de  ce  temps  ;  voilà  ce  qu'ont  tou 
jours  dit  ceux  qui  ont  été  parmi  nous  les  plus  pieux. 
C'est  aussi  ce  qui  obligea  le  roi  le  plus  saint  qui  ait  jamais 
porté  la  couronne,  le  plus  soumis  au  saint-siège  et  le  plus 
ardent  défenseur  de  la  foi  romaine  (vous  reconnaissez 
saint  Louis),  à  persévérer  dans  ces  maximes,  et  à  publier 
une  pragmatique  pour  maintenir  dans  son  royaume  «  le 
«  droit  commun  et  la  puissance  des  ordinaires2,  selon 
•  les  conciles  généraux  et  les  institutions  des  saints 
«  Pères  s.  » 

Ne  demandez  plus  ce  que  c'est  que  les  libertés  de  l'É- 
glise gallicane.  Les  voilà  toutes  dans  ces  précieuses  paroles 
de  l'ordonnance  de  saint  Louis  ;  nous  n'en  voulons  jamais 
connaître  d'autres.  Nous  mettons  notre  liberté  à  être 
sujets  aux   canons;    et   plût   à  Dieu   que  l'exécution  en 

1.  Saint  Bernard,  De  Consid.,    I       î.  C.-à-d.  des  évêques  diocésains 
111,  r»  5.  Praqm.  S.  Ludovici. 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE  491 

lût  aussi  effective  dans  la  pratique,  que  cette  prolession 
est  magnifique  dans  nos  livres  !  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est 
notre  loi;  nous  faisons  consister  notre  liberté  à  marcher, 
autant  qu'il  se  peut,  a  dans  le  droit  commun,  »  qui  est  le 
principe  ou  plutôt  le  fond  de  tout  le  bon  ordre  de  l'Église  ; 
«  sous  la  puissance  canonique  des  ordinaires,  selon  les 
«  conciles  généraux  et  les  institutions  des  saints  Pères  :  » 
état  bien  différent  de  celui  où  la  dureté  de  nos  cœurs,  plu- 
tôt que  l'indulgence  des  souverains  dispensateurs,  nous  a 
jetés  ;  où  les  privilèges  accablent  les  lois  ;  où  les  grâces 
semblent  vouloir  prendre  la  place  du  droit  commun,  tant 
elles  se  multiplient  ;  où  tant  de  règles  ne  subsistent  plus 
que  dans  la  formalité  qu'il  faut  observer  d'en  demander 
la  dispense  :  et  plût  à  Dieu  que  ces  formules  conservent  du 
moins,  avec  le  souvenir  des  canons,  l'espérance  de  les  ré- 
tablir !  C'est  l'intention  du  saint-siège  ;  c'en  est  l'esprit  : 
est  certain.  Mais  s'il  faut,  autant  qu'il  se  peut,  tendre 
aiLrenouvellement  des  anciens  canons,  combien  religieu- 
sement faut-il  conserver  ce  qui  en  reste,  et  surtout  ce  qui 
est  le  fondement  de  la  discipline  !  Si  vous  voyez  donc  vos 
évoques  demander  humblement  au  pape  l'inviolable  con- 
servation de  ces  canons  et  de  la  puissance  ordinaire  dans 
tous  ses  degrés,  souvenez-vous  qu'ils  ne  font  que  marcher 
sur  les  pas  de  saint  Louis  et  de  Charlemagne,  et  imiter  les 
saints  dont  ils  remplissent  les  chaires.  Ce  n'est  pas  nous 
diviser  d'avec  le  saint-siège,  à  Dieu  ne  plaise!  C'est  au 
contraire  conserver  avec  soin  jusqu'aux  moindres  fibres, 
qui  tiennent  les  membres  unis  avec  le  chef.  Ce  n'est  pas 
diminuer  la  plénitude  de  la  puissance  apostolique  :  l'Océan 
même  a  ses  bornes  dans  sa  plénitude  ;  et  s'il  les  outre- 
passait sans  mesure  aucune,  sa  plénitude  serait  un  déluge 
qui  ravagerait  tout  l'univers. 


492  SUR  L'UNITE  DE  L'EGLISE. 

Tour  îe  qui  est  de  reconnaître  «  les  besoins  extraordinaires  et 
les  extrêmes  périls  où  il  faut  que  tout  s'assemble  et  se  réunisse,  » 
les  cas  en  sont  prévus  dans  les  décisions  du  concile  de  Constance; 
mais  a  il  vaut  mieux  espérer...  que  nos  jours  ne  seront  pas 
assee  malheureux  pour  avoir  besoin  de  tels  remèdes  ».  La 
France,  du  reste,  n'a  jamais  abusé  de  ces  maximes  perpétuelles 
de  l'Église  gallicane.  C'est  que  «  nos  rois,...  depuis  le  temps 
qu'ils  se  sont  rangés  sous  la  discipline  de  saint  Rémi,  n'ont 
jamais  manqué  d'écouter  leurs  évêques  orthodoxes  b.  Louis  le 
Pieux  disait  à  ses  prélats  :  «  Je  veux  qu'appuyés  de  notre  secours 
a  et  secondés  de  notre  puissance,  comme  le  bon  ordre  le  pres- 
«  crit,  vous  puissiez  exécuter  ce  que  votre  autorité  demande  : 
«  famulante,  ut  decet,  potestate  nostra  :  »  la  puissancer  oyale, 
«  qui   partout  ailleurs  veut   dominer,  ici  ne  veut  que  servir.  » 

Les  rois  imitaient  en  cela  l'exemple  do  Charlemagne  qui, 
sachant,  «  en  prince  habile,  ne  confondre  point  les  bornes  des 
deux  puissances  »,  laissait  a  aux  évêques  l'autorité  tout  entière 
dans  les  causes  de  Dieu  et  dans  les  intérêts  de  l'Église  ». 

Qu'est-il  besoin  d'alléguer  les  autres  rois  ?  que  ne  doi- 
vent point  les  évêques  au  grand  Louis?  que  ne  fait  point  ce 
religieux  prince  pour  les  intérêts  de  l'Église?  pour  qui 
a-t-il  triomphé,  si  ce  n'est  pour  elle  T  Quand  tout  en  un 
moment  ploya  sous  sa  main,  et  que  les  provinces  se  sou- 
mirent comme  à  l'envi,  n'ouvrit-il  pas  autant  de  temple? 
à  PÉglise  qu'il  força  de  places?  Mais  l'hérésie  de  Calvin 
fut  la  seule  confondue  en  ce  temps.  Aujourd'hui  le  luthé- 
ranisme, la  source  du  mal  et  la  tête  de  l'hérésie,  est  entamé  : 
heureux  présage  pour  l'Église!  Il  commence  à  rendre 
les  temples  usurpés.  L'un  des  plus  grands  de  ces  temples, 
celui  qui,  de  dessus  les  bords  du  Rhin,  élève  le  plus 
haut  et  fait  révérer  de  plus  loin  son  sacré  sommet, 
par  la  piété  de  Louis  est  sanctifié  de  nouveau.  Que  ne  doit 
espérer  la  France,  lorsque,  fermée  de  tous  côtés  par  d'in- 
vincibles barrières,  à  couvert  de  la  jalousie,  et  assurant  la 
paix  de  l'Europe  par  celle  dont  son  roi  la  fera  jouir,  elle 
verra  ce  grand   prince  tourner  plus   que  jamais   tous  ses 


SUR  L'UNITE  DE  L'ÉGLISE. 


493 


«oins  au  bonheur  des  peuples,  et  aux  intérêts  de  l'Église, 
dont  il  fait  les  siens  ?  Nous,  mes  frères,  nous  qui  vous 
parlons,  nous  avons  ouï  de  la  bouche  de  ce  prince  incom- 
parable, à  la  veille  de  ce  départ  glorieux  qui  tenait  toute 
l'Europe  en  suspens,  qu'il  allait  travailler  pour  l'Église  et 
pour  l'État,  deux  choses  qu'on  verrait  toujours  insépa- 
rables dans  tous  ses  desseins.  France,  tu  vivras  par  ces 
maximes  ;  et  rien  ne  sera  plus  inébranlable  qu'un  royaume 
uni  si  étroitement  à  l'Église,  que  Dieu  soutient  *  Combien 
devons-nous  chérir  un  prince  qui  unit  tous  ses  intérêts  à 
ceux  de  l'Église  !  N'est-il  pas  notre  consolation  et  notre 
joie,  lui  qui  réjouit  tous  les  jours  le  ciel  et  la  terre  par  tant 
de  conversions?  Pouvons-nous  n'être  pas  touchés,  pen- 
dant que,  par  son  secours,  nous  ramenons  tous  les  jours  un 
si  grand  nombre  de  nos  enfants  dévoyés  ;  et  qui  ressent 
plus  de  joie  de  leur  changement  que  l'Église  romaine,  leur 
mère  commune,  qui  dilate  son  sein  pour  les  recevoir  ? 
La  main  de  Louis  était  réservée  pour  achever  de  guérir 
les  plaies  de  l'Église.  Déjà  celles  de  l'épiscopat  ne  nous 
paraissent  plus  irrémédiables.  Outre  cent  arrêts  favora- 
bles, ious  les  auspices  d'un  prince  qui  ne  veut  que  voir 
la  raison  pour  s'y  soumettre,  on  ouvre  les  yeux  :  on  ne 
lit  plus  les  canons  et  les  décrets  des  saints  Pères  par  pièces 
et  par  lambeaux,  pour  nous  y  tendre  des  pièges  ;  on 
prend  la  suite  des  antiquités  ecclésiastiques  :  et  si  on 
entre  dans  cet  esprit,  que  verra-t-on  à  toutes  les  pages,  que 
des  monuments  éternels  de  notre  autorité  sacrée1  ? 

«  Nous  ne  nous  prêchons  pas  nous-mêmes  quand  nous 


1.  Bossuet,  vingt  ans  après,  se 
plaignait  amèrement  de  voir 
l'Église  opprimée,  sinon  par 
Louis  XIV  lui-même,  du  moins  par 
ses  ministres,  qui  amoindrissaient 
toub    les    jours  les    pieio«a*âves 


des  évêques,  même  dans  les  af- 
faires purement  spirituelles.  (Voir 
l'histoire  'le  Bcssuet  par  le 
cardinal  de  Bausset,  livre  xn,  et 
les  lettres  de  Bossuet  d'octobre  et 
de  novembre  17»)v2.i 


494  SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 

'  parlons  de  cette  sorte  ;  mais  nous  prêchons  Jésus-Christ 
i  qui  nous  a  établis  ses  ministres,  et  nous  prêchons  tout 
«  ensemble  -  que  nous  sommes  en  Jésus-Christ  dévoués  à 
«  votre  service  *.  »  Car  qu'est-ce  que  Fépiscopat,  si  ce 
n'est  une  servitude  que  la  charité  nous  impose  pour  sau- 
ver les  âmes,  et  qu'est-ce  que  soutenir  l'épiscopat,  que  . 
soutenir  la  foi  et  la  discipline  ?  Il  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner si  Louis,  qui  aime  et  honore  l'Église,  aime  et  honore 
notre  ministère  apostolique.  Que  tarde  un  si  saint  pape  à 
s'unir  intimement  au  plus  religieux  de  tous  les  rois?  Un 
pontificat  si  saint  et  si  désintéressé  ne  doit  être  mémorable 
que  par  la  paix,  et  par  les  fruits  de  la  paix,  qui  seront, 
j'ose  le  prédire,  l'humiliation  des  infidèles,  la  conversion 
des  hérétiques,  et  le  rétablissement  de  la  discipline.  Voilà 
l'objet  de  nos  vœux  ;  et  s'il  fallait  sacrifier  quelque  chose 
à  un  si  grand  bien,  craindrait-on  d'en  être  blâmé  T 

TROISIÈME  'POINT 

La  réunion  des  évêques  orthodoxes  «   a  toujours  été  dans 
l'Église  un  commencement  de  paix.  » 

Les  exemples  nous  feront  mieux  voir  le  succès  de  ces 
saintes  assemblées.  On  rapporta  dans  un  concile  de  la 
province  de  Lyon  un  privilège  de  Rome,  qu'on  crut  contre 
l'ordre.  Nos  pères  dirent  aussitôt,  selon  leur  coutume  : 
«  Relisant  le  saint  concile  de  Ghaicédoine,  et  les  sentences 
«  de  plusieurs  autres  Pères  authentiques,  le  saint  concile 
«  a  résolu  que  ce  privilège  ne  pouvait  subsister,  puisqu'il 
«  n'était  pas  conforme,  mais  contraire  aux  constitutions 
a  canoniques  *.  » 

Vous  reconnaissez  dans  ces  paroles  l'ancien  style  de 
l'Église  :  ce  concile  est  pourtant  de  l'onzième  siècle  ;  afin 

i.  II  Ccr..  m,  6;  r*,5  I       2.  Cane.  Aman.,  anno  1025 


SUR  L'UNITE  DE  L'EGLISE.  i95- 

que  vous  voyiez  dans  tous  les  temps  la  suite  de  nos  tradi- 
tions, et  la  conduite  toujours  uniforme  de  l'Église  gallicane. 
Elle  ne  s'élève  pas  contre  le  saint-siège,  puisqu'elle  sait 
au  contraire  qu'un  siège  qui  doit  régler  tout  l'univers  n'a 
jamais  intention  d'affaiblir  la  règle  :  mais  comme,  dans 
un  si  grand  siège,  où  un  seul  doit  répondre  à  toute  la 
terre,  il  peut  échapper  quelque  chose  même  à  la  plus 
grande  vigilance,  on  y  doit  d'autant  plus  prendre  garde, 
4jue  ce  qui  vient  d'une  autorité  si  éminente  pourrait  à 
la  fin  passer  pour  loi,  ou  devenir  un  exemple  pour  la 
postérité. 

C'est  pourquoi,  dans  ces  occasions,  toutes  les  Églises, 
mais  principalement  celle  de  France,  ont  toujours  repré- 
lenté  au  saint-siège,  avec  un  profond  respect,  ce  qu'ont 
réglé  les  canons.  Nous  en  avons  un  bel  exemple  dans  le 
second  concile  de  Limoges,  qui  est  encore  de  l'onzième 
siècle.  On  s'y  plaignit  d'une  sentence  donnée  par  surprise, 
et  contre  l'ordre  canonique,  par  le  pape  Jean  XVIII1.  Nos 
prédécesseurs  assemblés  proposèrent  d'abord  la  règle 
«  qu'ils  avaient  reçue,  disaient-ils,  des  pontifes  aposto- 
«  liques  et  des  autres  Pères  ».  Ils  ajoutèrent  ensuite, 
comme  un  fondement  incontestable,  «  que  le  jugement  de 
«  toute  l'Église  paraissait  principalement  dans  le  saint- 
«  siège  apostolique*  »•  Ce  ne  fut  pas  sans  remarquer 
Tordre  canonique  avec  lequel  les  affaires  y  devaient  être 
portées,  afin  que  ce  jugement  eût  toute  sa  force;  et  la 
conclusion  fut  que  «  les  pontifes  apostoliques  ne  doivent 
«  pas  révoquer  les  sentences  des  évêques  »  (contre  cet 
ordre  canonique)  «  parce  que,  comme  les  membres  sont 
e  obligés  à  suivre  leur  chef,  il  ne  faut  pas  aussi  que  le  chet 
•  afflige  ses  membres  ». 

t.  C*nc.  Lemov.  n.  Sets,  u        i      2.  Ibid.,  tom.  rv,  Con-ciL,  col.  909- 


490  SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 

Somme  c'a  toujours  été  la  coutume  de  l'Église  de  France 
de  proposer  les  canons,  c'a  toujours  été  la  coutume  du 
saint-siège  d'écouter  volontiers  de  tels  discours,  et  le  même 
concile  nous  en  fournit  un  exemple  mémorable.  Un 
évêque  *  s'était  plaint  au  même  pape  Jean  XVIII,  d'une  ab- 
solution que  ce  pape  avait  mal  donnée  au  préjudice  de  la 
sentence  de  cet  évêque.  Le  pape  lui  fit  cette  réponse  vrai- 
ment paternelle,  qui  fut  lue  avec  une  incroyable  consolation 
de  tout  le  concile 2  :  «  C'est  votre  faute,  mon  très  cher 
«  frère,  de  ne  m'a  voir  pas  instruit  :  j'aurais  confirmé  votre 
«  sentence,  et  ceux  qui  m'ont  surpris  n'auraient  remporté 
<t  que  des  ana thèmes.  A  Dieu  ne  plaise,  poursuit-il,  qu'il  y 
■*  ait  schisme  entre  moi  et  mes  coévêques  !  Je  déclare  à  tous 
«  mes  frères  les  évêques  que  je  veux  les  consoler  et  les 
•«  secourir,  et  non  pas  les  troubler  ni  les  contredire  dans 
«  l'exercice  de  leur  ministère.  »  A  ces  mots,  tous  les  évêques 
-se  dirent  les  uns  aux  autres  :  «  C'est  à  tort  que  nous  osons 
^  murmurer  contre  notre  chef;  nous  n'avons  à  nous  plain- 
■;<  dre  que  de  nous-mêmes,  et  du  peu  de  soin  que  nous  pre- 
4  nons  de  l'avertir.  » 

Vous  le  voyez,  chrétiens  :  les  puissances  suprêmes  veu- 
lent être  instruites  et  veulent  toujours  agir  avec  connais- 
sance. Vous  voyez  aussi  qu'il  y  a  toujours  quelque  chose 
de  paternel  dans  le  saint-siège  et  toujours  un  fond  de  cor- 
respondance entre  le  chef  et  les  membres,  qui  rend  la  paix 
assurée,  pourvu  qu'en  proposant  la  règle  on  ne  manque 
jamais  au  respect  que  la  même  règle  prescrit.  L'Église  de 
f  rance  aime  d'autant  plus  sa  mère  l'Église  romaine,  et ! 
ressent  pour  elle  un  respect  d'autant  plus  sincère,  qu'elle 
7  regarde  plus  purement  l'institution  primitive  et  Tordre 
4e  Jésus-Christ.    La    marque  la  plus  évidente  de  l'assi- 

1    f'ienne.  évêque  de  Clermont.    {        2.  Conc.  Lemov ..  n. 


SUR  L'UNITE  DE  L'ËGLISE.  497 

«tance  que  le  Saint-Esprit  donne  à  cette  mère  des  Églises, 
c'est  de  la  rendre  si  juste  et  si  modérée,  que  jamais  elle 
n'ait  mis  les  excès  parmi  les  dogmes.  Qu'elle  est  grande, 
l'Église  romaine,  soutenant  toutes  les  Églises,  «  portant, 
«  dit  un  ancien  pape  *,  le  fardeau  de  tous  ceux  qui  souf- 
<  frent,  »  entretenant  l'unité,  confirmant  la  foi,  liant  et 
déliant  les  pécheurs,  ouvrant  et  fermant  le  ciel  !  Qu'elle  est 
grande,  encore  une  fois,  lorsque,  pleine  de  l'autorité  de 
saint  Pierre,  de  tous  les  apôtres,  de  tous  les  conciles,  elle 
en2  exécute,  avec  autant  de  force  que  de  discrétion,  les 
salutaires  décrets!  Quelle  a  été  sa  puissance  lorsqu'elle 
Ta  fait  consister  principalement  à  tenir  toute  créature 
abaissée  sous  l'autorité  des  canons,  sans  jamais  s'éloigner 
de  ceux  qui  sont  les  fondements  de  la  discipline  ;  et  qu'heu- 
reuse de  dispenser  les  trésors  du  ciel,  elle  ne  songeait  pas 
à  disposer  des  choses  inférieures  que  Dieu  n'avait  pas  mi- 
ses en  sa  main  ! 

Dans  cet  état  glorieux  où  vous  parait  l'Église  romaine, 
et  les  rois  et  les  royaumes  sont  trop  heureux  d'avoir  à  lui 
obéir.  Quel  aveuglement,  quand  des  royaumes  chrétiens 
©nt  cru  s'affranchir  en  secouant,  disaient-ils,  le  joug  de 
Rome,  qu'ils  appelaient  un  joug  étranger,  comme  si  l'E- 
glise avait  cessé  d'être  universelle,  ou  que  le  lien  commun, 
qui  fait  de  tant  de  royaumes  un  seul  royaume  ae  Jésus- 
Christ,  pût  devenir  étranger  à  des  chrétiens!  Quelle  erreur, 
quand  des  rois  ont  cru  se  rendre  plus  indépendants  en  s<± 
rendant  maîtres  de  la  religion,  au  lieu  que  la  religion, 
dont  l'autorité  rend  leur  majesté  inviolable,  ne  peut  être 
pour  leur  propre  bien  trop  indépendante,  et  que  la  graii 
deur  des  rois  est  d'être  si  grands  qu'ils  ne  puissent,  non 
plus  que  Dieu  dont  ils  sont  l'image,  se  nuire  à  eux-iuê- 

t.  Joann.  VIII.  epist.  lxxx.  I       2   Cf.  p.  21,  n.  2. 


♦98  SUR  L'UNITÉ  DE  L'EGLISE. 

mes,  ni  par  conséquent  à  la  religion,  qui  est  l'appui  de  leui 
irône  !  Dieu  préserve  nos  rois  très  chrétiens  de  prétendre  à 
l'empire  des  choses  sacrées,  et  qu'il  ne  leur  vienne  jamais 
une  si  détestable  envie  de  régner  î  Ils  n'y  ont  jamais 
pensé.  Invincibles  envers  toute  autre  puissance,  et  tou- 
jours humbles  devant  le  saint-siège,  ils  savent  en  quoi 
consiste  -la  véritable  hauteur.  Ces  princes,  également  reli- 
gieux et  magnanimes,  n'ont  pas  moins  méprisé  que  détesté 
les  extrémités  auxquelles  on  ne  se  laisse  emporter  que  par 
désespoir  et  par  faiblesse. 

L'Église  de  France  est  zelee  pour  ses  lmertes  ■  :  elle  a 
raison,  puisque  le  grand  concile  u'Éphèse  nous  apprend  * 
que  ces  libertés  particulières  des  Églises  sont  un  des  fruits 
de  la  rédemption,  par  laquelle  Jésus-Christ  nous  a  affran- 
chis :  et  il  est  certain  qu'en  matière  de  religion  et  de  con- 
science, des  libertés  modérées  entretiennent  l'ordre  de 
l'Église  et  y  affermissent  la  paix.  Mais  nos  pères  nous 
ont  appris  à  soutenir  ces  libertés  sans  manquer  au  res- 
pect; et  loin  d'en  vouloir  manquer,  nous  croyons  au  con- 
traire que  le  respect  inviolable  que  nous  conserverons  pour 
le  saint-siège  nous  sauvera  des  blessures  qu'on  voudrait 
nous  faire  sous  un  nom  qui  nous  est  si  cher  et  si  vénérable. 

Sainte  Église  romaine,  mère  des  Églises  et  mère  de  tous 
les  fidèles,  Église  choisie  de  Dieu  pour  unir  ses  enfants 
dans  la  même  foi  et  dans  la  même  charité,  nous  tiendrons 
toujours  à  ton  unité  par  le  fond  de  nos  entrailles  !  «  Si  je 
€  t'oublie,  »  Eglise  romaine,  «  puissé-je  m'oublier  moi-même, 
«  que  ma  langue  se  sèche  et  demeure  immobile  dans  ma 
«  bouche,  si  tu  n'es  pas  toujours  la  première  dans  mon 
«  souvenir,  si  je  ne  te  mets  pas  au  commencement  de  tous 
1  mes  cantiques  de   réjouissance  :  »  Âdhœreal   linguu  meù 

t.  G**.cil.  Bitur.,  cap.  de  Eltct.  |       2.  Concil.  Epkes.,  Act. 


SUR  L'UNITE  DE  L'EGLISE.  49* 

faucibus  mets,   si    non   meminero  tut,   si  non  proposuen 
Jérusalem  in  principio  lœtitiœ  meœ  *  ! 

Mais  vous  qui  nous  écoutez,  puisque  vous  nous  voy« 
marcher  sur  les  pas  de  nos  ancêtres,  que  reste-t-il,  chré- 
tiens, sinon  qu'unis  à  notre  assemblée  avec  une  fidèle 
correspondance,  vous  nous  aidiez  de  vos  vœux?  «  Sou- 
«  vent,  dit  un  ancien  Père  2,  les  lumières  de  ceux  qui  en- 
•  seignent  viennent  des  prières  de  ceux  qui  écoutent  :  » 
Hoc  accipit  doctor  quod  meretur  auditor.  Tout  ce  qui 
se  fait  de  bien  dans  l'Église,  et  même  par  les  pasteurs,  se 
fait,  dit  saint  Augustin  5,  par  les  secrets  gémissements  de 
ces  colombes  innocentes  qui  sont  répandues  par  toute  la 
terre. 

Ames  simples,  âmes  cachées  aux  yeux  des  hommes,  et 
cachées  principalement  à  vos  propres  yeux,  mais  qui  con- 
naissez Dieu  et  que  Dieu  connaît,  où  êtes-vous  dans  cet 
auditoire,  afin  que  je  vous  adresse  ma  parole  ?  Mais  sans 
qu'il  soit  besoin  que  je  vous  connaisse,  ce  Dieu  qui  vous 
connaît,  qui  habite  en  vous,  saura  bien  porter  mes  paroles, 
qui  sont  les  siennes,  dans  votre  cœur.  Je  vous  parle 
donc  sans  vous  connaître,  âmes  dégoûtées  du  siècle!  Ah! 
comment  avez-vous  pu  en  éviter  la  contagion  ?  comment 
est-ce  que  cette  face  extérieure  du  monde  ne  vous  a  pas 
éblouies  ?  quelle  grâce  vous  a  préservées  de  la  vanité  :  de 
la  vanité  que  nous  voyons  si  universellement  régner  î  Per- 
sonne ne  se  connaît,  on  ne  connaît  plus  personne;  les 
marques  des  conditions  sont  confondues,  on  se  détruit 
pour  se  parer:  on  s'épuise  à  dorer  un  édifice  dont  les 
fondements  sont  écroulés,  et  on  appelle  se  soutenir  que 
d'achever  de  se  perdre.  Ames  humbles,  âmes  innocentes, 
4ue  la  grâce  a  désabusées  de   cette  erreur  et  de  toutes 

}.P*. exxxv  j       3.  De  Bapt.  contra  Donat.t   H, 

î  S.  Petr.  Chryt.,sermo  lxxivi.    I    22.  23. 


500  SUR  LtJNITE  DE  L'EGLISE. 

les  illusions  du  siècle,  c'est  vous  dont  je  demande  les  priè- 
res :  en  reconnaissance  du  don  de  Dieu  dont  le  sceau  est 
en  vous,  priez  sans  relâche  pour  son  Église  ;  priez,  fondes 
en  larmes  devant  le  Seigneur.  Priez,  justes  ;  mais  priez, 
pécheurs  :  prions  tous  ensemble;  car  si  Dieu  exauce  les/ 
uns  pour  leur  mérite,  il  exauce  aussi  les  autres  pour  leur 
pénitence  :  c'est  un  commencement  de  conversion  que  de 
prier  pour  l'Église 

Priez  donc  tous  ensemble,  encore  une  fois,  que  ce  qui 
doit  finir  finisse  bientôt.  Tremblez  à  l'ombre  même  de  la 
division  :  songez  au  malheur  des  peuples  qui,  ayant 
rompu  l'unité,  se  rompent  en  tant  de  morceaux,  et  ne 
voient  plus  dans  leur  religion  que  la  confusion  de  l'enfer 
et  l'horreur  de  la  mort.  Ah  !  prenons  garde  que  ce  mal  ne 
gagne.  Déjà  nous  ne  voyons  que  trop  parmi  nous  de  ces 
esprits  libertins1  qui,  sans  savoir  ni  la  religion,  ni  ses 
fondements,  ni  ses  origines,  ni  sa  suite,  «  blasphèment  ce 
«  qu'ils  ignorent  et  se  corrompent  dans  ce  qu'ils  savent  : 
«  nuées  sans  eau,  »  poursuit  l'apôtre  saint  Jude2,  doc- 
teurs sans  doctrine,  qui  pour  toute  autorité  ont  leur  har- 
diesse, et  pour  toute  science  leurs  décisions  précipitées: 
«  arbres  deux  fois  morts  et  déracinés,  »  morts  première- 
ment parce  qu'ils  ont  perdu  la  charité,  mais  doublement 
morts  parce  qu'ils  ont  encore  perdu  la  foi  ;  et  entièrement 
déracinés,  puisque,  déchus  de  Tune  et  de  l'autre,  ils  ne 
tiennent  à  l'Église  par  aucune  fibre  :  «  astres  errants,  »  qui 
se  glorifient  dans  leurs  routes  nouvelles  et  écartées,  sans 
songer  qu'il  leur  faudra  bientôt  disparaître.  Opposons  » 
ces  esprits  légers  et  à  ce  charme  trompeur  de  la  noi> 
veauté,  la  pierre  sur  laquelle  nous  sommes  fondés,  et  l'au- 
torité de  nos  traditions  où  tous  les  siècles  passés  sont  ren» 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  358-310.  |        2.  Jud.  iO,  12. 


SUR  L'UNITÉ  DE  L'ÉGLISE. 


501 


fermes,  et  l'antiquité  qui  nous  réunit  à  l'origine  des  choses 
Marchons  dans  les  sentiers  de  nos  pères;  mais  marchons 
dans  les  anciennes  mœurs,  comme    nous  voulons  marcher 
dans  l'ancienne  foi. 

allez,  chrétiens,  dans  cette  voie  d'un  pas  ferme  :  allons 
a  la  tête  de  tout  le  troupeau,   Messeigneurs,   plus  humbles 
et  plus  soumis  que  tout  le  reste  :  zélés  défenseurs  des  ca 
nons,  autant  de  ceux  qui  ordonnent  la  régularité  de  nos 
mœurs  que  de  ceux  qui   ont  maintenu  l'autorité  sainte  de 
notre  caractère,   et   soigneux  de  les  faire  paraître  dans 
notre  \ie  plus  encore  que  dans  nos   discours,  atin  quev 
quand  le  Prince  des  pasteurs  et  le  Pontife  éternel  apparaîtra, 
nous  puissions  lui   rendre  un    compte   fidèle  et   de   nous 
et  du  troupeau  qu'il  nous  a  commis,    et  recevoir  tous  en- 
semble l'éternelle  bénédiction  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint- 
Esprit1.  Amen 


1.  «  Je  fis  hier  le  sermon  ae 
l'Assemblée  et  j'aurais  prêché 
dans  Rome  ce  que  j'y  dis,  avec 
autant  de  confiance  que  dans  Pa- 
rie; car  je  crois  que  la  vérilépeut 
se  dire  hautement  partout, 
pourvu  que  la  discrétion  tempère 
le  discours  et  que  la  charité  l'a- 
nime. »  Lettrede  Bossuetàil.  Di- 
rois,  10  novembre.  «...  Je  puis 
dire  que  tout  le  monde  jugea  que 
le  ssrmon  était  respectueux  pour 
les  deux  puissances,  pacifique,  de 
benne  intention,  et  si  l'effet  de  la 


lecture  est  semblable  a  celui  de 
la  prononciation,  j'aurai  sujet  de 
louer  Dieu...  Tout  ce  qu'on  pour- 
rait dire  en  rigueur,  c'est  qu'il 
n'est  pas  besoin  de  remuer  si  sou- 
vent ces  matières,  et  surtout  dans 
la  chaire  et  devant  le  peuple  ;  et 
sur  cela,  je  me  condamnerais 
moi-même,  si  la  conjoncture  ne 
m'avait  forcé,  et  si  je  n'avais  parlé 
d'une  manière  qui,  assurément, 
loin  de  scandaliser  le  peuple,  l'a 
édifié.  »  Lettre  de  Bossue l  an  car 
dinal  d'Estrées,  i"  décembre. 


SUR  LE  SILENCE     ; 

MSTRUCTION  FAITE  AUX  URSUUNES  DE  MEAUX 

(1686) 

NOTICE 

Bossuet,  pendant  sa  résidence  à  Meaux  (1681-1704),  prenait  fort 
routent  la  parole  dans  tous  les  monastères  de  son  diocèse,  et,  en 
particulier,  au  couvent  des  Ursulincs. -Il  n'écrivait  pas  d'avance 
ces  entretiens  familiers,  et  nous  ne  pourrions  avoir  une  idée  de 
la  manière  dont  il  traitait  ce  genre  de  prédication,  si  plusieurs 
religieuses,  t  celles  qui  avaient  le  plus  de  mémoire  et  de  pré- 
sence d'esprit  »  n'avaient  pris  soin  a  d'écrire,  après  chaque  confé- 
rence, le  discours  que  le  prélat  leur  avait  fait  de  l'abondance  de 
son  cœur1.  »I1  est  probable  que  nous  n'avons  pas  ici  les  propres 
paroles  de  Bossuet2,  mais  du  moins  l'esprit  de  ces  allocutions 
toutes  intimes  a  dû  être  fidèlement3  conservé  par  les  religieuses 
qui  les  ont  recueillies. 

L'abbé  Lebarq,  d'après  une  lettre  de  Bossuet  de  janvier  1686, 
fixe  au  mois  de  février  de  la  même  année  4  1'  a  Instruction  aux 
Ursulines  de  Meaux  x>  dont  nous  donnons  ici  quelques  extraits. 


1.  Dom  Deforis. 

2.  o  Monseigneur,  ayant  fini  son 
exhortation,  étant  debout  et  près 
de  monter  au  parloir  pour  revoir 
en  particulier  une  seconde  fois  la 
communauté  tout  entière,  dit 
encore,  avant  que  de  nous  quitter, 
ce  peu  de  mots  dignes  d'être  re- 
marqués...^ (Exhortât ion  sur  les 
devoir  s  de  la  vie  religieuse,  1685 .) 
On  lit  en  tête  d'une  autre  de  ces 
allocutions  :  «  Paroles  saintes  de 
mon  illustre  pasteur,  Monseigneur 


Jacques-Bénigne  Bossuet,  évêque 
de  Meaux,  la  veille  et  le  jour  de 
ma  profession  ».  Le  ton  même  de 
ces  indications  témoigne  avec 
quelle  exactitude  pieuse  les  reli- 
gieuses devaient  rédiger  les  pa» 
rôles  de  leur  évêque. 

3.  Les  procédés  de  la  tachygra- 
pliie  et  de  la  sténographie  étaient 
du  reste  connus  au  ivn*  siècle. 
Cf.  plus  haut,  p.  xx,  n.  2. 

À.  Hist.  crit.  de  la  Préd.  de 
Bossuet,  p.  277. 


«OR  LE  SILENCE.  MI6 

EXTRAITS 

Si  tacueritis,  suivi  eriits. 

Si  tu  te  tais,  tu  seras  sauvé,  dit  un  grave  aufnr. 
Ces  paroles  seront  le  sujet  de  notre  méditation. 

*r  II  y  a  trois  sortes  de  silence  *  :  le  silence  de  règle,  le  silence 
de  prudence  dans  les  conversations,  et  le  silence  de  patience  dans 
les  contradictions.  » 

PREMIER  POINT 

Dans»  cous  les  ordres  religieux,  quelle  que  soit  leur  règle  et 
leur  destination,  il  y  a  des  temps  et  dos  heures  de  sjlence. 

Remarquez,  mes  chères  filles,  que  tous  les  fondateurs  de 
religions  ont  eu  trois  pensées  et  raisons,  quand  ils  ont  établi 
et  prescrit  le  silence  dans  leur  règle.  La  première,  c'est 
qu'ils  ont  connu  et  vu  par  expérience  que  le  silence  retran- 
chait beaucoup  de  péchés  et  de  défauts.  El  en  effet,  où  le 
silence  n'est  pas  observé  comme  il  doit  l'être,  combien  s'y 
glisse-t-il  d'imperfections  et  de  désordres  !  C'est  ce  que  nous 
verrons  bientôt  dans  la  suite  de  cet  entretien.  In  multiloquic 
non  deerii  peccatum,  dit  le  Saint-Esprit2  :  «  Le  péché 
t  toujours  la  multitude  des  paroles  :  »  et  saint  Jacqu^ 
eu  raison  de  dire,  que  la  langue  est  l'organe  et  le  principe 
de  tout  péché8.  La  seconde  raison  qu'ont  eue  encore  les  fon- 
dateurs d'ordres  en  établissant  l'esprit  de  retraite,  c'est  qu'ils 
ont  prévu  que  la  dévotion  et  l'esprit  d'oraison  ne  pouvaient 
subsister  sans  le  silence.  Ceci  est  trop  visible  et  trop  vrai; 
nous  le  voyons  tous  les  jours  dans  ces  âmes  épanchées  et 
dissipées,  qui  aiment  à  se  répandre  au  dehors.  Hé  !  dites-moi, 

1.  Deux  antres  exhortations  de    I    du  silence.  Voir  page  505.  note  l. 
Bossuet   aux   l'rsulines   de  âfeaux    !       2.  Pruv.,  \.  \'J. 
ont  aussi  pour  objet  la   nécessité    I       3.  Jac.,m,t>. 


BOSSUET,    SERMONS. 


504 


SUR  LE  SILENCE. 


chères  âmes1,  sont-elles  pour  l'ordinaire  bien  spirituelles 
et  filles  d'oraison*,  si  elles  ne  sont  recueillies?  Quelques 
bons  sentiments  et  mouvements  intérieurs  que  Dieu  leur 
donne  dans  la  prière,  ils  seront  sans  fruit  tant  qu'elle* 
se  dissiperont  aussitôt,  cherchant  à  causer  et  à  parler  :  il 
est  certain  que  toute  l'onction  de  la  dévotion  s'évanouira  et 
se  perdra  insensiblement;  car  elle  ne  peut  se  conserver  que 
dans  une  âme  silencieuse  et  parfaitement  récolligée5,  atten- 
tive sur  soi-même.  Ainsi  il  ne  faut  pas  espérer  ni  attendre 
grande  spiritualité  ni  piété  d'une  religieuse  qui  aime  à  discou- 
rir et  à  s'entretenir  avec  celle-ci  et  avec  celle-là  ;  qui  ne  peut 
demeurer  une  hewre  dans  sa  cellule  en  repos  et  en  silence. 
Enfin,  la  troisième  raison  qui  a  porté  les  fondateurs  de 
recommander  si  étroitement  le  silence  à  leurs  religieux, 
c'est  parce  que  le  silence  unit  les  frères. Et  en  effet  c'est  un 


1.  Chères  â mes.  C'est  ainsi  que 
s'exprime  ordinairement  Bossuet 
en  parlant  aux  religieuses.  D'ail- 
leurs cette  bienveillance  habi- 
tuelle ne  l'empêche  pas  de  leur 
parler  quelquefois  avec  une  im- 
périeuse sévérité  :  «  Je  vous  dé- 
uonce  de  ta  part  de  Dieu  tout-puis- 
sant, au  nom  duquel  je  vous  parle, 
par  l'autorité  que  je  tiens  de  lui,  et 
par  tout  l'empire  qu'il  me  donne 
sur  vous  toutes  et  sur  chacune 
de  vos  âmes,  que  si  vous  êtes  sin- 
cères et  sans  déguisement,  je  de- 
meurerai chargé  de  tout  ce  que 
veus  me  direz  :  au  contraire,  ce 
que  vous  voudrez  me  cacher  et 
me  taire,  je  vous  déclare  que  je 
vous  en  charge  vous-mêmes,  et 
que  ce  sera  un  poids  qui  vous 
écrasera.  »  Première  exhortation 
aux  Ursulines  de  Meaux.  «  ..  Je 
vous  déclare  que  je  le  veux  et  que  je 
ne  changerai  point  :  je  serai  ferme, 
*t  ne  me  laisserai  point  ébranler 


par  tout  ce  que  vous  me  pourrez 
dire,  jusqu'à  ce  que  le  Saint-Es- 
prit me  fasse  connaître  autre 
chose,  et  que  je  vous  voie  toutes 
dans  une  si  parfaite  obéissance 
sur  ce  sujet,  qu'il  ne  reste  pas  la 
moindre  répugnance  ni  résistance 
sur  ce  qui  a  été  du  passé.  Je  veux 
vous  voir  dans  une  parfaite  sou- 
mission à  mes  ordres;  à  moins  de 
cela,  n'attendez  rien  autre  chose 
de  moi...  »  Conférence  aux  Ursu- 
lines de  Meaux. 

2.  Filles  d'oraison, c'est-à-dire, 
propres  à  la  prière.  Bossuet  a 
fait  une  instruction  sur  les  États 
d'vraison,  sur  les  états  où  Pâme 
doit  se  trouver  avant  et  pendant 
l'oraison. 

3.  Récolligée.  Terme  de  spiri- 
tualité .  recueillie.  ■  Il  faut  un 
silence  et  une  récollection  parfaite 
pour  entendre  intérieurement  la 
voix  de  Dieu.  »  Deuxième  ezhor- 
tation  aux   Vrsulinti  de  Meaux. 


SUR  LE  SILENCE.  505 

moyen  très  propre  pour  maintenir  la  charité,  la  paix  et 
l'union  dans  une  maison  religieuse;  puisque  le  silence  ban- 
nit tous  ces  discours  et  entretiens  qui  la  divisent  et  la  dé- 
truisent. Car,  pour  l'ordinaire,  qu'est-ce  qui  fait  la  matière 
de  ces  conversations  trop  familières,  sinon  les  défauts  de  se? 
sœurs?  ce  qui  apporte  bien  souvent  du  trouble  et  de  la  divi- 
sion dans  une  communauté1;  el  tout  cela,  faute  de  silence. 
Quand  on  veut  réformer  un  monastère  qui  n'est  plus  dans  sa 
première  ferveur,  que  fait-on?  L'on  observe  soigneusement  si 
les  règles  y  sont  bien  gardées,  spécialement  les  plus  essen- 
tielles. S'aperçoit-on  que  le  silence  manque  et  n'est  plus 
observé,  c'est  par  là  que  l'on  commence:  aussitôt  on  y  réta- 
blit le  silence,  qui  n'y  était  point  gardé  ;  parce  que  c'est  le 
moyen  qui  retranche  tout  d'un  coup  les  autres  imper- 
fections, abus  ou  désordres  qui  arrivent  dans  une  maison 
religieuse,  parce  qu'elle  s'est  relâchée  sur  la  règle  du  silence. 
Ayez  donc,  chères  âmes,  de  l'amour  et  de  l'estime  du 
silence  de  règle,  si  nécessaire  pom  entretenir  et  conserver 
toutes  les  vertus  religieuses.  Comme  je  vous  ai  déjà  dit, 
dans  toutes  les  maisons  ou  monastères,  l'on  est  toujours 
obligé  à  le  garder  aux  temps  et  lieux  ordonnés  :  c'est  là  ce 
qui  maintient  la  régularité.  Vous  autres,  mes  chères  filles, 
quoique  vous  soyez  consacrées  au  public  par  votre  institut, 
pour  instruire  la  jeunesse,  vous  ne  laissez  pas  d'avoir  aussi 
ce  silence  de  règle  à  observer  dans  de  certains  temps,  et 


1.  Dans  une  exhortation  faite  à 
la  fin  d'une  visite  pastorale  dans 
le  même  couvent  (avril  1685),  Bos- 
suet  disait  :  «  Dieu  m'a  fait  connaî- 
tre, dans  la  lumière  de  son  es- 
prit, que  la  cause  principale  du 
trouble  et  de  la  division  de  la 
communauté  ne  vient  point  d'ail- 
leurs que  de  ce  qu'on  est  trop 
prompt  à  parler...  C'est  ce  que 
woiu»  avez  vous-mêmes  fort  tien 


remarqué,  et  chacune  de  vous  a 
justement  mis  le  doigt  sur  la 
source  du  mal.  Presque  toutes 
m'ont  dit  leur  pensée  sur  ce  su- 
jet, m'avouant...  que  cette  grande 
liberté  déparier  en  tout  temps,  d» 
communiquer  ses  sentiments  sur 
toutes  choses  et  de  se  dire  des 
paroles  contre  la  charité  et  la 
douceur,  était  l'unique  cause  da 
tous  les  désordres,  etc 


506  .  SUR  LE  SILENCE. 

j'ai  remarqué,  ce  me  semble,  que  par  vos  constitutions  von» 
devez  vous  abstenir  tout  au  moins  de  tous  discours  et  paroles 
inutiles  durant  la  journée.  Et  si  vous  ne  parlez  que  pour  le 
nécessaire,  vous  garderez  un  long  silence,  et  vous  ne  vous 
épancherez  pas  inutilement  parmi  les  créatures,  en  vous 
entretenant  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  une  maison.  Tous 
ces  désirs  de  communiquer  avec  cette  amie  seront  mortifiés 
et  réprimés;  on  ne  cherchera  pas  à  s'aller  décharger  avec 
ceïle-ci  de  tout  ce  qui  fait  peine,  pour  en  murmurer  et  s'en 
plaindre  inconsidérément. 

Si  Notre-Seigneur  faisait  la  visite  dans  ce  monastère 
pour  voir  si  le  silence  est  bien  gardé,  et  qu'il  entrât  dans 
les  lieux  où  il  doit  être  gardé;  hélas!  qu'est-ce  qu'il  y  trou- 
verait? Là  deux  petites  amies,  et  ici  trois  autres  en  peloton, 
occupées  à  causer  et  à  s'entretenir  ensemble  à  la  dérobée, 
tandis  peut-être  que  Ton  devrait  être  au  chœur  ou  à  une 
autre  observance.  Si  donc  Jésus-Christ  se  présentait  à  elles, 
et  leur  allait  faire  cette  demande:  «  Quels  sont  ces  discours 
«  que  vous  tenez  ensemble?  »  Qui  sunt  hi  sermones  quos 
confertis  ad  inviçem1!  quelle  serait  leur  réponse?  Pour- 
raient-elles dire  avec  vérité  :  Nous  parlons  de  Jésus  de  Naza- 
reth; ou  bien,  Nous  parlons  des  moyens  pour  arriver  à  la 
pratique  de  la  vertu,  pour  nous  encourager  les  unes  les  autres? 
A.h  !  c'est  souvent  de  rien  moins  :  car  la  plupart  de  tous  vos 
discours  avec  cette  amie,  qui  est  la  confidente_de  tous  vos 
mécontentements,  sont  de  lui  dire  tous  vos  sentiments  im- 
parfaits sur  tout  ce  qui  vous  choque  et  vous  contrarie  ;  c'est 
de  parler  des  défauts  des  autres,  et  des  prétendus  déplaisirs 
que  vous  dites  avoir  reçus  de  cette  sœur,  que  vous  ne  pou- 
?ei  souffrir.  C'est  là  où  l'on  murmure,  où  l'on  se  plaint  à 
tort  et  à  travers  de  la  conduite  des  officières  de  la  maison. 

t.  Luc,  xïiv.  J7. 


SUR  LE  SILENCE.  507 

On  critique,  on  censure,  on  contrôle  toutes  choses  ;  la  supé- 
rieure même  n'est  pas  exempte  d'être  sur  le  tapis1  :  on 
blâme  sa  conduite  et  sa  manière  d'agir;  enfin  Ton  mêle 
dans  ces  entretiens  familiers  ce ile-ci,  celle-là,  encore  celui-!;»  : 
bref,  c'est  dans  ces  communications  indiscrètes  où  se  font  une 
infinité  de  péchés  de  médisance,  et,  très  souvent,  de  juge- 
ments téméraires,  plus  griefs2  que  l'on  ne  pense.  Il  faut  ici 
faire  réflexion,  chacune  selon  son  besoin,  à  ce  que  la  con- 
science dictera,  avant   que  de  terminer  ce   premier  point. 

SECOND  POINT 

Dans  le  second  point  de  notre  méditation,  nous  allons 
voir  le  silence  de  prudence  qu'il  faut  garder  dans  les  con- 
versations, pour  apprendre  à  n'y  point  faire  de  fautes 
contraires  à  la  charité.  Et,  pour  nous  y  bien  comporter, 
envisageons,  chères  âmes,  Jésus-Christ,  notre  parfait  mo- 
dèle, qui  a  pratiqué  merveilleusement  ce  silence  de  prudence, 
dont  je  vais  vous  parler,  en  vous  en  faisant  voir  un  bel 
exemple  dans  sa  sacrée  personne,  pendant  sa  vie  conversante 
et  dans  les  années  de  ses  prédications. 

Ce  doux  Sauveur  était  si  débonnaire  ,  qu'il  est  remarqué 
de  lui -qu'il  n'a  jamais  rien  dit  qui  fût  capable  de  donner 
un  juste  sujet  de  plainte  et  de  peine  à  personne.  Cet  agneau, 
plein  de  douceur,  a  contraint  les  Juifs  mêmes  de  dire  de  lui, 
que  «  jamais  homme  n'avait  si  bien  parlé  :  »  Nunquam 
sic  locuius  est  homo,  sicut  hic  homo*.  Et  dans  une  autre  oc- 


1.  Sur  le  tains.  Bossuet  parle, 
en  un  auti  p  endroit,  de  cette  sœur 
çui  esl  «  un  vrai  bureau  d'adres- 
rea.»  Il  n'est  pas  besoin  d'attri- 
buer à  ia  religieuse,  qui  a  rédigé 
cette  allocution,  ces  expressions 
familières.  Bossuet  n'était  pas 
homme  à  se  les  interdire,  sur- 
tout à  ce  moment  de  sa  vie,  ou 


il   s'appliquait    plus  que    jamai 
à  parler  «  d'une  manière  simpl 
et  populaire.  »  Mém.  de  l'abbé  Lb 
Dieu. 

2.  ■  Grief  se  dit  en  cette  phra- 
se :  Une  griève  maladie...  Ou  le 
aussi  des  péchés  et  des  crimes  » 
Dictionnaire  de  F arêtier? ,  i+jyi. 

5.   Joann.,   vu.  Ai> 


508  SDR  Lfi  SILSNLE 

casion,  où  ils  voulaient  surprendre  Jésus-Christ  dans  ses 
paroles,  que  firent-ils  à  cet  effet?  Ils  lui  demandèrent  s'il 
était  permis  de  payer  le  tribut  à  César.  Notre-Seigneur,  qui 
est  la  sagesse  même,  leur  fit  cette  réponse  prudente  et  judi- 
cieuse: qu'il  était  juste  de  o  rendre  à  César  ce  qui  est  à 
«  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  '.  » 

Voilà,  mes  chères  filles,  une  belle  idée  et  un  modèle 
achevé,  pour  vous  apprendre  la  pratique  du  silence  de  pru- 
dence dans  vos  conversations  ;  car  remarquez  avec  moi  que 
la  perfection  du  silence  ne  consiste  pas  seulement  à  ne  point 
parler,  mais  aussi  à  parler  selon  les  règles  de  la  charité 
chrétienne  et  religieuse.  Comme  par  votre  institut  vous  ne 
devez  pas  vivre  à  la  façon  des  ermites,  et  être  toujours  en 
solitude,  il  est  nécessaire  que  vous  conversiez  les  unes  avec 
les  autres  les  jours  de  récréations,  où  vous  devez  vous  trou- 
ver toutes  ensemble  pour  obéir  à  la  règle  en  esprit,  de  charité 
et  d'union.  Mais,  chères  âmes,  comme  c'est  ici  l'endroit  le 
plus  glissant  peut-être  qui  soit  en  la  vie  religieuse,  et  où  il 
soit  plus  aisé  d'y  faire  des  fautes,  soit  par  inconsidération  ou 
imprudence,  n'étant  pas  pour  lors  al  tentives  sur  vous-mêmes, 
il  faut  se  munir  de  grandes  précautions  et  beaucoup  veiller 
sur  ses  paroles,  pour  ne  point  commettre  de  péchés,  même 
considérables,  où  insensiblement  on  se  laisse  aller  dans  la 
conversation,  faute  de  savoir  se  maintenir  dans  les  règles 
de  la  prudence  et  de  la  charité.  C'est  pourquoi  il  faut  s'obser- 
ver, et  prendre  des  mesures  pour  n'y  point  faillir  avec  vos 
sœurs,  de  manière  que  votre  conscience  n'y  soit  point  inté- 
ressée, ni  la  paix  altérée 

Car,  mes  filles,  bien  que  vous  soyez  toutes  membres 
d'un  même  corps,  cependant  la  différence  des  humeur 
et  tempéraments,  orui  se  rencontre  entre  toutes,  forme  ae 

1     Mattk.,  xxii,  21. 


SUR  LE  SILE.NCE  509 

certaines  oppositions  et  contradictions  qui  vous  obligent  à 
une  grande  circonspection  dans  les  heures  de  vos  récréa- 
tions, où  vous  devez  singulièrement  faire  paraître  ce  silence 
de  prudence,  en  prenant  garde  surtout  de  ne  rien  dire 
qui  puisse  tant  soit  peu  fâcher  vos  sœurs  et  leur  donner 
de  la  peine.  Il  faut  aussi,  par  une  sage  discrétion,  que 
vous  sachiez  prévoir  et  ne  pas  dire  les  choses  que  vous 
jugeriez  ou  croiriez  devoir  fâcher  et  mécontenter  quelque 
sœur  :  de  plus  cette  même  prudence  doit  vous  empêcher 
de  relever  cent  choses  qui  peuvent  exciter  parmi  vous  de 
petites  disputes  et  divisions,  d'où  d'ordinaire  elles  naissent 
et  se  forment. 

Ah!  mes  chères  filles,  ayez  attention  à  vous  conduire 
de  la  sorte,  si  vous  voulez  maintenir  la  paix  et  la  charité 
dans  vos  conversations,  qui  autrement  deviendraient  plus 
nuisibles  qu'utiles.  Pour  cet  effet,  il  faut  savoir  supporter 
prudemment  et  vertueusement  les  fardeaux  les  unes  des 
autres,  comme  vous  y  exhorte  le  grand  saint  Paul  :  Aller 
altenus  onera  porlate1.  Que  cette  pratique  si  nécessaire 
vous  ferait  endurer  de  choses  si  vous  y  aviez  un  peu  d'ap- 
plication! Chacune  à  son  tour  n'a-t-elle  pas  à  supporter 
quelques  défauts  dans  les  autres?  Aujourd'hui  vous  en- 
durez une  parole  un  peu  lâcheuse,  qu'une  sœur  vous  aura 
dite  par  mauvaise  humeur  :  eh  bien  !  demain  elle  souffrira 
peut-être  de  vous  des  choses  plus  sensibles. 

Mais,  ilirez-vous,  j'ai  à' converser  avec  cette  sœur  qui 
est  d'une  humeur  si  rustique  et  si  insupportable,  qu'il  me 
faut  toute  ma  patience  pour  ne  la  [pas]  choquer  ni  rebuter 
quand  elle  est  dans  sa  mauvaise  humeur.  Il  est  vrai;  il  se 
rencontre  des  personnes  si  inciviles  et  malhonnêtes  dans 
leurs  conversations,  qu'elles  sont  presque  intraitables.  Ces- 

1.  Gai  ,  «,  î. 


MO  SUR  LE  SILENCE. 

humeurs  farouches  y  sont  fort  à  charge  et  donnent  souvent 
sujet  d'exercer  la  patience  des  autres  toute  ;eur  vie;  car 
comme  naturellement  elles  sont  de  cette  humeur,  joint  à 
Féducation  qu'elles  ont  eue  qui  a  fort  contribué  à  leurs 
mauvaises  dispositions  d'esprit,  il  n'en  faut  pa-  attendre 
autre  chose  de  plus.  Pour  l'ordinaire  elles  son.  ombra- 
geuses, soupçonneuses  et  très  aisées  à  se  fâcher  et  \  parler 
selon  leur  boutade.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  charité  vou.  oblige 
dé  les  supporter  et  de  ne  les  pas  fâcher  mal  à  propos.  Je 
sais  que  cela  est  un  peu  difficile;  et  qu'il  n'y  a  rien  Ce  si 
contraire  à  un  naturel  plus  sociable  et  poli,  qui  sait  vivre 
honnêtement  dans  la  conversation,  que  ces  personnes 
grossières  et  fâcheuses  qui  ne  peuvent  dire  une  parole  de 
douceur  et  d'honnêteté.  Mais  ne  savez-vous  pas  que  c'est 
là  où  la  vertu  se  fortifie,  et  où  elle  a  matière  de  s'exercer 
avec  beaucoup  de  mérite  ;  et  que  c'est  en  supportant 
patiemment  les  humeurs  contraires  à  la  vôtre,  que  vous 
faites  voir  que  vos  vertus  et  votre  conduite  ne  sont  point 
illusion? 

Mais,  dites-vous  encore,  cette  sœur  es.t  si  ombrageuse 
et  pointilleuse  que  la  moindre  chose  la  met  en  mauvaise 
humeur,  s'imaginant  toujours  que  je  lui  en  veux  :  je  dis, 
par  exemple,  une  parole  innocemment  et  bonnement,  sans 
avoir  intention  de  lui  faire  de  la  peine  ;  cependant ,  elle 
s'en. choque  et  s'aigrit.  Or  je  veux  que  vous  n'ayez  point 
eu  intention  de  l'attaquer;  toutefois,  vous  qui  avez  un 
naturel  plus  favorable  et  raisonnable,  vous  devez  en  con- 
science ménager  ces  esprits  faibles,  qui,  par  leur  incapacité 
de  faire  autrement,  s'échappent  souvent  malgré  eux.  Ainsi, 
par  esprit  de  charité  et  de  douceur,  ayez  égard  à  leurs 
faiblesses  :  ne  leur  donnez  pas  sujet  d'offenser  Dieu  en 
1p-  contrariant;  ayez  même  de  la  condescendance  pour 
elles  :  abslenez-vous  de  dire  de  certaines  choses,  quoique 


SUR  LE  SILENCE.  51 1 

mdiflérentes  et  innocentes,  que  ces  esprits  mal  faits  pren- 
draient de  travers;  ayez-en  de  la  compassion  :  car  elles- 
mêmes  ont  de  la  peine  et  de  la  confusion  de  se  voir  ainsi 
à  charge  aux  autres  ;  ce  qui  les  humilie  et  mortifie  étran- 
gement devant  Dieu,  dans  la  connaissance  qu'il  leur  donne 
de  leur  fragilité  :  elles  en  ont  de  l'amertume  de  cœur,  à 
moins  qu'elles  ne  soient  tout  à  fait  aveugles  sur  ce  défaut. 

Et  vous,  esprits  revêches,  humeurs  grossières  et  fâ 
cheuses,  apprenez  à  vous  vaincre  et  à  être  maîtresses  de 
ces  mouvements  impétueux  que  produit  en  vous  ce  mau- 
vais naturel,  que  vous  devez  sans  cesse  combattre  et  dé- 
truire, pour  vivre  de  la  vie  de  la  grâce,  en  mourant  à 
la  nature.  Et  ne  pensez  pas  dire,  pour  vous  mettre  à  cou- 
vert, comme  ces  âmes  lâches  et  imparfaites  ;  Je  ne  saurais 
faire  autrement,  c'est  mon  humeur  :  car  vous  n'en  serez 
pas  quittes  pour  cela  devant  Dieu  ;  puisque  vous  êtes  obli- 
gées, selon  les  préceptes  de  Jésus-Christ  dans  l'Évangile, 
de  vous  mortifier  et  de  travailler  à  renoncer  à  vous-mêmes 
tous  les  jours.  Et  Dieu  n'a-t-il  pas  dit  à  Caïn2,  au  com- 
mencement du  monde,  de  mortifier  son  humeur  farouche, 
ses  appétits  déréglés,  et  de  surmonter  ses  passions  in- 
domptées ? 

Voyez  donc,  mes  chères  filles,  la  nécessité  qu'il  y  a  de 
veiller  sur  sa  langue,  quand  on  est  obligé  de  converser; 
et  vous  pius  particulièrement  qui,  par  votre  institut,  êtes 
souvent  engagées  à  communiquer  et  parler  avec  les  sécu- 
liers dans  les  occasions  que  vous  procure  l'instruction  de 
la  jeunesse  qui  vous  est  confiée,  comme  d'aller  souvent 
au  parloir  visiter  tes  parents  des  pensionnaires  :  car  la 
bienséance  et  l'honnêteté,  quelquefois  même  la  nécessité, 
w>us  obligent  d'avoir  des  entretiens  avec  ces  personnes,  et 

l.  Grandement.  Cf.  p.  2i2,  n.  3.    |       2.  Gènes.,  iv,  ci,  1. 


312  *      UR  LE  SILENCE. 

outre  cela  votre  règle  vous  le  permet;  comme  aussi  avec 
vos  parents  et  d'autres  de  vos  amies  et  connaissances. 
Mais  c'est  ici,  chères  âmes  religieuses,  qu'il  faut  surtout 
vous  bien  conduire  et  parler  avec  discrétion.  Si  jamais 
vous  avez  besoin  du  silence  de  prudence,  c'est  dans  ces 
temps  où  il  y  a  beaucoup  à  perdre  ou  à  gagner.  Je  vous  en 
avertis,  prenez-y  garde;  et  comportez-vous-y  d'une  ma- 
nière si  édifiante,  que  les  gens  du  monde  n'aient  pas 
moins  d'estime  de  vous.  Pour  cet  effet,  il  faut  qu'une  re- 
ligieuse au  parloir,  en  présence  des  séculiers,  soit  d'un 
maintien  grave  et  modeste;  elle  doit  veiller  extrêmement 
sur  ses  paroles,  ne  pas  trop  s'épancher,  ni  se  dissiper  : 
car  les  gens  du  monde  observent,  plus  que  l'on  ne  pense, 
toutes  les  actions  et  la  conduite  des  religieuses^  au  par- 
loir, et,  selon  la  sagesse  et  discrétion  qu'ils  remarquent 
dans  les  unes,  ils  prennent  de  fort  mauvaises  impressions 
de  celles  qu'ils  voient  trop  libres,  plus  inconsidérées  et' 
mondaines  dans  leurs  paroles;  qui  ne  se  sentent  nulle- 
ment de  leur  état,  ne  mêlant  presque  jamais  dans  leurs 
discours  rien  de  spirituel  et  de  Dieu  comme  devrait  faire 
une  bonne  religieuse. 

Ne  vous  y  trompez  pas  :  car  bien  que  les  gens  du  monde 
vous  tassent  paraître  de  la  complaisance  et  témoignent 
agréei  vos  pensées,  ou  entrer  dans  tous  vos  sentiments, 
vous  ne  savez  pas  de  quelle  manière  ils  prennent  en  eux- 
mêmes  les  choses  qu'ils  semblent  approuver  quand  ils 
sont  auprès  de  vos  grilles.  Car,  après,  qu'arrive-t-il  de 
ces  beaux  entretiens,  quand  ils  sont  en  compagnie?  et 
lorsqu'ils  se  mettent  à  parler  des  religieuses,  que  disent- 
ils?  Ah!  dit  celle-là,  ces  jours  passés  j'ai  entretenu  une 
religieuse,  je  n'ai  été  qu'un  quart  d'heure  avec  elle  :  vous 
ne  la  connaissez  pas;  pour  moi,  je  sais  bien  de  quelle 
humeur  elle  est,  je  gais  ses  sentiments  sur  telles  choses. 


SUR  LE  SILENCE.  515 

^ous  seriez  surprises  et  même  étonnées  de  s.tvoir  que  ce 
sont  souvent  vos  parents  et  vos  plus  proches  qui  parlent  de 
vous  de  la  sorte.  Si  je  vous  avertis  de  ceci,  ce  n'est  pas  que 
j'aie  connaissance  particulière  de  celte  maison  là  dessus; 
je  veux  croire  que  ce  défaut  n'est  pas  ici  :  ce  que  je  dis  à 
présent,  je  le  dis  ailleurs  ;  parce  que  ce  point  est  de  con- 
séquence :  car  il  faut  peu  de  chose  pour  mettre  une  com- 
munauté dans  une  très  mauvaise  réputation  dans  l'esprit 
des  personnes  séculières;  parce  qu'ils  s'imaginent  que 
toutes  les  .religieuses  doivent  être  des  saintes.  Et  là-dessus 
je  me  souviens  moi-même  que  je  me  suis  trouvé  dans  des 
maisons  honorables  à  Paris,  où  j'ai  ouï  parler  de  certaines 
religieuses  d'une  manière  plaisante  et  fort  à  la  cavalière. 
Mes  chères  filles,  qu'est-ce  qui  produit  un  si  méchant  effet, 
si  ce  n'est  l'imprudence  et  l'inconsidération  des  particulières 
qui  ont  parlé  air  parloir  mal  à  propos,  qui  n'ont  pu  s'empêcher 
de  faire  paraître  des  saillies  d'une  passion  immortifiée, 
qui  donnaient  à  connaître  leurs  dispositions  tant  sur  ce 
qui  les  concernait,  que  sur  les  affaires  particulières  qui  se 
passent  dans  une  maison 

Pour  éviter  tous  ces  dangereux  inconvénients,  vous 
voyez,  chères  âmes,  que  le  plus  sûr  est  de  tenir  très  ca- 
chées, et  sous  un  secret  inviolable,  les  affaires  d'une  com- 
munauté, sans  en  donner  aucune  connaissance  aux  per- 
sonnes du  dehors.  Et  pour  vous  justifier  ici,  ne  me  dites 
pas  pour  excuse  :  C'était  à  ma  sœur  que  j'ai  dit  telles 
choses,  c'est  à  ma  mère,  c'est  à  un  prêtre  ou  directeur. 
Ne  croyez  pas  avoir  mieux  fait,  ni  en  être  déchargées  : 
car,  sous  prétexte  de  direction,  très  souvent  il  arrive 
qu'insensiblement  l'on  mêle  dans  ces  communications 
toutes  les  affaires  les  plus  secrètes  d'une  maison,  dont  on 
devrait  se  taire  absolument;  puisque,  étant  répandues  au 
dehors,  l'expérience  nous  montre  que  l'on  n'en  voit  que  de 


514 


SUR  LE  SILENCE. 


très   mauvais  effets,  par  la   méchante  réputation  où  ces 
connaissances  mettent  la  communauté. 

Vous  devez  encore  prendre  garde  à  un  point  qui  n'est 
pas  moins  important  que  celui-ci,  qui  est  d'être  fort  résen 
vées  dans  vos  paroles  devant  vos  pensionnaires,  tant  celles 
qui  leur  rendent  quelques  services,  que  celles  qui  sont 
destinées  à  leur  instruction  :  car  ce  sont  de  jeunes  plantes 
extrêmement  susceptibles  des  impressions  qu'on  leur 
donne;  et  quoiqu'elles  soient  encore  jeunes,  elles  savent 
bien  remarquer  ce  que  l'on  dit  et  fait  en  leur  présence  : 
d'où  vient  que,  dans  la  suite,  ces  impressions  premières, 
que  vous  leur  avez  données,  leur  demeurent,  et  qu'après 
elles  se  souviennent  de  ces  idées  qu'elles -avaient  déjà, 
lesquelles  s'accroissent  avec  l'âge;  ce  qui  leur  fait  dire, 
parlant  des  maîtresses  qu'elles  ont  eues  :  Pour  moi,  disent- 
elles,  j'ai  eu  dans  un  tel  couvent  une  maîtresse  qui  n'était 
guère  spirituelle  ni  dévote,  car  il  était  rare  qu'elle  nous 
parlât  de  Dieu  :  elle  avait  de  certaines  maximes  mondaines  ; 
et  au  lieu  de  nous  porter  à  la  modestie,  elle  nous  ensei- 
gnait des  secrets  de  vanité1.  On  en  entend  d'autres  qui- 
voyant  les  procédés  de  celle-ci  si  contraires  à  la  charité, 
disent  que  cette  maîtresse-là  avait  assurément  de  l'anti- 
pathie et  de  l'aversion  pour  elle. 

A.h!  mes  chères  filles,  bannissez,  par  votre  prudence  et 
votre  bonne  conduite,  tous  ces  défauts  qui  ont  de  si  mauvaises 
suites.  Le  silence  bien  gardé  en  est  le  remède,  et  le  plus 
court  chemin  pour  retrancher  toutes  ces  pensées  et  dis- 


1.  «  Je  vous  recommande  très 
expressément  de  ne  les  point  por- 
ter (les  jeunes  filles)  à  avoir  cet  air 
de  distinction  des  modes  et  des  va- 
lûtes du  monde...  Je  sais  bien 
qu'il  y  a  des  parents  qui  les  ai- 
ment de  la  sorte,  et  a»i  le»  veu- 


lent voir  ce  qu'on  appelle  en- 
jouées, agréables  et  jolies,  mais,  je 
vous  prie,  n'ayez  point  de  condes- 
cendance pour  eux  ;  ne  les  écoutes 
point,  tenez  ferme.  »  Quatrième 
exhortation  de  Bossiset  aux  Ursu~ 
Une*  dv  J'«v*«jr 


SUR  LE  SILENCE. 


515 


cours  mal  digérés,  qui  ne -laissent  après  tout  dans  la  con- 
science que  du  scrupule  et  bien  du  trouble.  Car  enfin,  tôt 
ou  tard,  l'on  s'aperçoil  que  l'on  a  mal  parlé,  et  que  Ton  ne 
devait  pas  dire  bien  des  choses  qui  auraient  dû  être  ense- 
velies dans  le  "silence.  Ayez  pour  cet  effet  la  règle  du  si- 
lence en  estime;  gardez-la  exactement,  et  vous  serez  à 
couvert  de  mille  embarras  où  jette  nécessairement  le  trop 
grand  parler.  Mes  chères  filles,  avec  un  peu  d'application 
et  avec  une  bonne  volonté,  vous  en  viendrez  à  bout.  Ayez 
attention  sur  votre  langue,  pour  ne  laisser  échapper  au- 
cune parole  dont  vous  puissiez  vous  repentir  après  l'avoir 
dite.  Retirez-vous  dans  votre  cellule  ;  c'est  là  le  lieu 
sûr  ,  ne  vous  produisez1  au  dehors  qu'avec  peine  et  par 
nécessité;  que  la  prudence  et  la  discrétion  règlent  toutes 
vos  paroles,  pour  n'en  dire  aucune  qui  ne  soit  bonne, 
utile  ou  nécessaire.  Si  vous  gardez  toutes  ces  mesures, 
assurez-vous  que  la  paix  et  l'union  sera  parfaite  dans  cette 
maison,  et  quelle  conservera  la  bonne  réputation  où  elle 
est  aujourd'hui 


1.  «  D'aujourd'hui  seulement  je 
produis  mon  visage.  »  Corneille, 
Menteur,  II,  10.  «  C'est  l'amour  du 
monde  qui  nous  produit,  nous 
dissipe,  nous  gens  d'Église  qui  de- 
vrions aimer  la  retraite.  »  Massil- 
ion,  Conférences. 


2.  Assurez-vous.  Soyez  sûres 
que....  Très  usité  au  xvue  siècle  : 
«  Jem  assure  que  ces  vérités  évan- 
géliques  sont  entrées  bien  avant 
dans  leurs  consciences.  »  Bos- 
suet,  sermon  sur  la  Parole  d* 
Dieu. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


pagesr 

Avertissement  de  la  première  édition i  à  vu 

Introduction  littéraire ix. 

Kotes  critiques    sur  le  texte xxx:it 

Sur  la  Bonté  et  la  Rigueur  de  Dieu,  piéché  à   Metz,   vers 

1653.  (Extraits.) .  1 

Sur  la  Loi  de  Dieu,  prêché  à  Metz,  de  1653  à  1656.  [Ex- 
traits.)  ~    .         27 

Fragments   d'une    seconde  rédaction   du  même  sermon, 
prêché  à  Paris,  de  1659  à  1661 48 

Panégyrique  de  saint  Bernard,  prêché  à  Metz,  en  1655.  [Ex- 
traits.)          5% 

Sur  la  Providence  [premier   sermon),   prêché   à  Dijon   en 

1656.  (Extraits.) 77 

Panégyrique  de  sainte  Thérèse,   prêché   à  Metz,   en   1657. 

[Extraits.) 96 

Sur  l'Éminente  Dignité  des  pauvres,  prêché  à  Paris,  en  1659. 

[Extraits.) 121 

Panégyrique  de  saint  Paul,  prêché  à  Paris,  vers  1659.  [Ex- 
traits)        135 

Su»  l'Honneur  du  monde,  prêché  à  Paris,  aux  Minimes,  en 

4660.  [Extraits.) 162 

Sur  la  Passion  de  Jésus-Christ,  prêché  à  Paris    aux  Mini- 
mes, en  1660.  (Extraits.) 180 

Fragment  du  sermon  sur  la  Passion  de  1661 188 

Fragment  du  sermon  sdr  la  Passion  de  1666..   .    ,    .        191 


518  TABLE  DES  MATIERES. 

"Sur  la  Parole  de  Dieu,  prêché  à  Paris,  aux  Carmélites,  en 

1(561.  {Extraits.) .    .  ' 13Î 

Sur  l'Impénitence  finale,  prêché  au  Louvre,  en  1662.  (Texte 

complet.) 209 

Première  rédaction  de  la  péroraison     .......       235 

Sur  la  Providence  (second  sermon),  prêché  au  Louvre  en 

4662.  (Texte  complet.) 238 

Sur  l'Ambition,   prêché  au  Louvre,  en   1662.  (Texte  com- 
plet.)   * 260 

Autre  péroraison  du  même  sermon  (reprise  dans  le  ser- 
mon sur  les  Devoirs  des  Rois) -'81 

Sur  les  Devoirs  des  Rois,  prêché  au  Louvre,  en  1662.  (Ana- 
lyse détaillée.). *    .       284 

Sur  la  Mort,  prêché  au  Louvre  en  1662.  (Texte  complet.).       285* 

Méditation   sur   la   Mort  ou  sur  la  Brièveté  de  la 

vie  (1648).  (Texte  complet.)  ' 506 

Sir  l'Ardeur  de  la  Pénitence,  prêché  au  Louvre*  en  1662. 

(Texte  complet.) 308  ] 

'Sur.  la  Divinité  de  la  Religion,  prêché  à  Saint-Germain-en- 

Laye,  en  1665.  (Extraits.) 329 

Sur  l'honneur,  prêché  à  Saint-Germain-en-Laye,  en  1666. 

{Extraits.) 353 

Sur  l'Amour  des  Plaisirs,  prêché  à  Saint-Germain-en-Laye, 

en  1666.  (Texte  complet.) .       365 

Sur  la  Justice,  prêché  à  Saint-Germain-en-Laye,  en  1666. 

(Analyse   détaillée.) 389 

Sur  les  Conditions  nécessaires  pour  être  heureux,  prêché  à 

Saint-Germain-en-Laye,  en  1669.  (Extraits.) 390 

Pour  la  Profession  de  Mlle  de  La  Yallière,   prêché  aux 

Carmélites,  en  1675.  (Extraits.) 408 

Réflexions  sur  l'Orgueil  (Extrait  de  1667) 452 

Sur  les  Effets  de  la  Résurrection  de  Jésus-Christ,  prêché  à 

Saint-Germain-en-Laye,  en  1681.   (Extraits.)   .   .   .   .       432 

Sur  l'Unité  de  l'Église,  prêché  à  Paris,  dans  l'église  des 

Grands-Augusthis,  en  1681.  (Extraits.).    .    .— .    .    .    .       46*3 

Sur  le   Silence,  instruction  faite  aux  Ursulines  de  Meaux, 

en  1686.  (Extraits.)   , 50S 


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3  5002  00037  2883 

Bossuet,  Jacques  Bénigne  ww 

Sermons  choisis;  texte  revu  sur  les  manu 


lUTHOR 


Bossuet 


EX 
î-756- 

B7' 
1917 


999^ 


Sermons  choisis 


DATE  DUE 


3     17 


'À!     ' 


9S.elM 


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BORROWER'S 


99928 


BX 

1756 

B7 

1917