MJUs .
I
BOSSUET
SERMONS
BOSSUET
SERMONS CHOISIS
A LA MEME LIBRAIRIE
Ouvrages de M. Rébelliau
Bossuet historien du Protestantisme : Étude sur VBisloiredes
Variations des églises protestantes et sur la Controverse entre les
Callioliques et les Protestants au xvixa siècle. 3e édition augmentée
d'un index (1909). Un volume in-8, broché. - 7 fr. 50
Ouvrage couronné par l' Académie fran çaise (prix Montyon) 1SS5, et par
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tuel dans la seconde partie (1685-1715) du rè gne de Louis XIV. Un
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PARIS.' — IMP. DUBREUlL, FREREBEAU & Clc, 18, RUE CLAUZEL 607 3
BOSSUET
SERMONS CHOISIS
TEXTE REVO SUR LES MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
PUBLIÉ
AVEC UNE INTRODUCTION, DES NOTICES, DES NOTES
ET UN CHOIX DE VARIANTES
ALFRED REBELLIAU
.Membre de l'Institut
Conservateur de la Bibliothèque de 1 Institut, chargé de cours à la Sorbonne
DOUZIEME EDITION REVUE
LIBRAIRIE HACHETTE ET Gie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, i»ARIS
1917
AVERTISSEMENT
DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1882)
Cette édition contient à la fois des serraons complets et
des extra/ts de sermons. Si nous avions dû ne donner que
des discours enriers, il nous eût fallu — pour ne pas
excéder les limites d'un livre classique — nous borner aux
plus connus. Or le principal intérêt des Sermons est pré-
cisément qu'ils nous permettent de suivre, depuis les
débuts de Bossuet jusqu'à la fin de sa carrière, le déve-
loppement de son éloquence. Grâce à cette disposition,
nous avons pu également ajouter aux Sermons propre-
ment dits trois Panégyriques de Saints.
Les discours que nous publions sont rangés dans l'ordre
chronologique. Les dates de plusieurs d'entre eux étant
encore contestées, nous exposons sommairement, dans les
Notices qui précèdent chaque sermon, les raisons de l'opi-
nion que nous adoptons. Un trouvera résumées dans ces
notices les recherches de l'abbé Vaillant (Études sur Us
Sermons de Bossuet d'après les manuscrits, 1853), de M. Flo-
quet (Études sur la vie de Bossuet, 1855 et 1864) et de
M. Gandar (Bossuet orateur, 1868).
Dans les notes grammaticales, nous avons cherché sur-
tout à appeler l'attention sur les mots et les tours con-
damnés par les grammairiens ou sortis de l'usage lorsque
Bossuet les emploie encore.
Nous avens revu sur les manuscrits de la Bibliothèque
Nationale le texte des deiix meilleures éditions qui exis-
VI
AVERTISSEMENT.
tent : celle de M. Lâchât (Œuvres complète» de Bossuet,
tomes VIII à XII) et celle de M. Gandar (Choix de Sermons
de la jeunesse de Bossuet). Nous signalons au bas des pages1
tous les endroits où notre texte diffère du leur8.
Si nous avons trouvé assez peu d'erreurs à relever* dans
les discours qu'a publiés avec un soin si judicieux M. Gan-
dar, nous avons corrigé un plus grand nombre d'omissions
ou d'inexactitudes dans les Sermons dont M. Lâchât a été
le dernier éditeur. On sait du reste que la lecture des
manuscrits de Bossuet présente des difficultés particulières,
qui tiennent à la manière dont il composait ses discours4.
C'est ainsi que, souvent, on se trouve en présence de plu-
sieurs rédactions d'une même phrase, de plusieurs expres-
sions d'une seule idée, que Bossuet laisse subsister sans
en barrer aucune. Il n'a pas eu le temps de choisir: l'édi-
teur doit choisir pour lui et ne pas insérer dans le texte
toutes ces variantes. Mais il ne doit pas prendre au
hasard, comme fait souvent M. Lâchât : la règle est en ce
cas d'adopter, pour la faire entrer dans le texte définitif,
l'expression qui, par l'examen du manuscrit, paraît s'être
1. [Ces indications ont été ul-
térieurement supprimées].
2. Nous nous écartons sur un
point de la méthode suivie par
Eug. Gandar. Les manuscrits des
Sermons sur l'Honneur du monde
(.1660) et sur la Parole de Dieu
(1661 )portent des correctionsd'une
date postérieure. Ces corrections,
M. Gandar les fait rentrer dans le
texte, et il cite en note la pre-
mière rédaction. Du moment
que l'on range les sermons par
ordre de dates, il nous a paru
plus exact de suivre l'ordre in-
verse : nous reproduisons dans
son intégrité le texte de la rédac-
tion primitive, et nous citons en
noie les corrections et les addi-
tions faites plus tard par Bos-
suet.
3. Il parut, au cours de l'im-
pression de ce livre, dans la
Revue critique de janvier 4881,
quatre corrections de M. Gazièr au
texte du Sermon xtir l'ambition.
Nous avons profité de trois d'entre
elles : voyez pages 266, 271, 272
[dans les Notes critiques sur le
texte imprimées ci-après].
4. Voyez sur ce point l'Intro-
duction, pages xv, xvi et xvn.
AVERTISSEMENT, vu
présentée la dernière sous la plume de Bossuet*. Il est
vraisemblable que c'est celle-là qu'il eût adoptée lui-
même à une seconde lecture, celle-là qui lui est revenue à
la mémoire lorsqu'il a prononcé son discours. On rejette
les autres dans les variantes.
À ces variantes nous avons fait dans notre édition une
large place. Nous ne citons pas toutes celles qu'offre le
manuscrit, mais nous en donnons un choix très abondant.
Il n'est rien de plus instructif que d'observer dans le
détail les hésitations du goût et de la raison de Bossuet,
de voir avec quelle patience scrupuleuse il se corrige.
Aussi n'avons-nous pas mentionné seulement les variantes
(c'est-à-dire les diverses expressions d'une même pensée
que Bossuet n*a pas effacées); nous citons encore, toutes
les fois qu'elles nous semblent offrir quelque intérêt, les
premières rédactions qu'il a évidemment éliminées. Si l'on
se donne la peine de comparer entre elles toutes ces
rédactions successives, en se demandant pourquoi Bos-
suet ne s'est pas contenté de la première, pourquoi la
dernière le satisfaisait davantage, on trouvera, dans cette
étude, la meilleure leçon de composition et de style.
Depuis 1882, nous avons essayé, à chaque tirage de ce
petit livre, de l'améliorer, soit en y ajoutant des extraits
nouveaux ou des notes nouvelles, soit en corrigeant, dans
la mesure du possible, le texte des sermons, à l'aide des
travaux de nos successeurs, en particulier de ceux de
l'abbé Lebarq, dans sa grande édition des Œuvres oratoires
de Bossuet (1890-1897)*. Cette édition est publiée en ce
1. Gandar, Choix de sermons,
Avertissement, page xv.
2. Lille et Paris, Desclée, de
Brouwer et Gie, 6 vol. in-8 et
Table analytique. — Voir aussi
du même : Histoire critique de lu
■prédication de Bossuet, 1888, el
la Revue Bossuet, publiée par
M. Levesque, 5 vol. in-8, 1900-
1004.
vin AVERTISSEMENT.
moment à nouveau par MM.Urbain et Levesque avec ieurs
propres corrections1. De ce nouveau travail nous ferons
profiter nos lecteurs, en le contrôlant à notre tour sur ceux
des manuscrits qui sont à notre disposition.
On verra plus loin, dans les Notes préliminaires sur le
texte de cette édition, ce que nous devons à nos savants
successeurs et aussi ce que nous n'avons pas cru devoir
leur prendre.
On ne s'étonnera pas, — si Ton veut bien lire ce que je
dis dans l'Introduction (p. xix-xxii) sur la manière qu'avait
Bossuet de composer, — de la patiente réitération de nos
efforts minutieux d'éditeurs. Ainsi seulement pouvons-nous
parvenir à une approximation aussi voisine que possible
du texte exact. Et c'est grâce à cette piété méticuleuse que
déjà, pour les plus beaux au moins des Sermons, nous
sommes sûrs de lire, à quelques détails près, l'expression
intégrale et pure des pensées que Bossuet avait rédigées
avant de monter en chaire.
1. T. I. Desclée, de Brouver et Cie, 1914
INTRODUCTION
BOSSUET PRÉDICATEUR
Toutes les recherches sur la vie et sur les travaux de Bossuet
ont contribué à prouver que la prédication, loin d'être pour lui
une occupation secondaire, avait tenu une très grande place dans
cette vie d'ailleurs si occupée. Dès quinze ans, nous le trouvons
à Paris, déjà célèbre pour son éloquence précoce. Soixante ans
après, nous le retrouvons àMeaux, « annonçant encore la parole
de Dieu en toute rencontre* » avec une ardeur infatigable. Le
bon mot de Voiture avait été une prédiction : peu d'orateurs
sacrés prêchèrent et si tôt, et si tard*.
Marquons d'abord les dates importantes de ce long ministère
évangélique et les lieux principaux où il s'exerça tour à tour.
De 1642 à 1652, Bossuet, encore écolier à Navarre, essaye sop
talent oratoire soit dans les conférences du collège, soit dan*
les réunions d'une confrérie en l'honneur de la Vierge, où i5
prenait souvent la parole. En même temps, comme l'usage y
autorisait alors les jeunes gens qui se destinaient au sacer-
doce, il prêche quelquefois dans les églises, — à Paris, proba-
blement, — sûrement à Metz, où habitait sa famille. C'est dans
cette ville qu'il va se fixer lui-même en 1652. Il y demeure six
ans, dans une vie retirée, qu'il partage entre les obligations de
son office de chanoine, l'étude et la prédication. Metz, où les
juifs et les protestants étaient nombreux, offrait à son ardeur
de propagande une ample matière. A ce moment, d'ailleurs, partout
1. L'abbé Le Dieu.
2. Tallémant des Réaux ra-
conte que le jeune Bossuet fut
amené un soir chez la marquise
de Rambouillet pour donner aux
beaux esprits qui s'y réunissaient
une preuve de cette éloquence
dont on racontait des merveilles.
On lui proposa un sujet sur le-
quel il improvisa un discours
fort applaudi. 11 était près de
minuit quand il termina ce ser-
mon impromptu : sur quoi Voi-
ture s'écria qu'il n'avait ja-
mais « oui orêcher ni si tôt ni si
tard. » (Historiette*, xciv )
x INTRODUCTION
où il va, il prêche; il prêche à Dijon (1656); il prêche à Paris
(1 657) , où ses anciens maîtres et ses amis commencent à le produire.
A partir de 1659, c'est à Paris qu'il se fait entendre presque
toujours. Alors s'ouvre la période la plus féconde, la plus brillante
aussi, de sa prédication. Cinq Carêmes1, en 1660, 1661, 1662,
1665 et 1666, dont deux furent prêches à la Cour; quatre Avents
dont deux à la Cour également, en 1665, au Louvre, et en 1669, à
Saint-Germain-en-Laye ; une douzaine de Panégyriques, plusieurs
retraites d'ordination, à Saint-Lazare, dans la maison de saint
Vincent de Paul ; des séries de Conférences religieuses faites
pour les gens du monde aux Carmélites du faubourg Saint-
Jacques ou à l'hôtel de Longueville; plusieurs Sermons de pro-
fession et de vêture, un grand nombre de Sermons de charité:
voilà un aperçu sommaire de son œuvre oratoire, entre 1659 et
1670. Et nous ne parlons pas ici des Oraisons funèbres.
Nommé, en 1670, précepteur du Dauphin, il abandonne pour
douze années la chaire, et n'y parait que dans cinq ou six
occasions solennelles. Mais en 1682, aussitôt en possession de
son évêché de Meaux2, il recommence à exercer, vingt-deux
années durant, le ministère de là parole sacrée. Il prêche aux
fidèles à toutes les grandes fêtes5; il prêche dans son séminaire
toutes les fois qu'il visite ses jeunes prêtres; il prêche dans
les conférences des curés et dans les synodes annuels de son
clergé ; il prêche fréquemment dans tous les couvents du diocèse •
il prêche enfin dans les églises de campagne, a allant, nous dit
un témoin*, d'une paroisse à l'autre, l'Évangile à la main. » La
1. Le Carême des Minimes
(1660); le Carême des Carmélites
(1661); le Carême du Louvre
(1662); le Carême de St-Thomas-
du-Louvre (1665); le Carême de
Saint-Germain-en-Laye (1666).
2. « Il avait pris possession de
l'évêché de Meaux le dimanche
8 de février 1682, et dès le mer-
credi suivant, jour des Cendres,
prêchant dans sa cathédrale, il
déclara qu'il se destinait tout à
son troupeau et consacrerait ses
talents à son instruction. » L'abbé
Le Dieu, Mémoires sur la vie et
les ouvrages de Bossuet, p. 182.
3. « Il ne s'en dispensa jamais,
pas même pour l'exercice de sa
charge de premier aumônier à la
Cour ». Ibidem.
4. L'abbé Le Dieu, son secré-
taire. Mém., p. 119(édit. Guettée).
INTRODUCTION.
xi
main die qui devait l'emporter (1704) put seule mettre fin à cette
activité d'apôtre1.
D'une prédication qui dura en tout une quarantaine d'années,
plus de deux cent» sermons2 nous restent : nombre considérable
sans doute, mais qui n'est pas, tant s'en faut, le nombre exact
t.es sermons qu'il a rédigés. Ce ne fut, en effet, que pendant
la fin de son épiscopat que Bossuet se mit à vivre sur son
fonds et se contenta d'improviser3. Jusque-là*, il avait toujours
écrit avant de parler, soit qu'il composât de toutes pièces un
sermon nouveau, soit qu'il refit en partie un discours précé-
demment composé. Or il est facile de voir qu'avec les sermons
que nous possédons — même si l'on compte deux ou trois fois
ceux où l'on distingue deux ou trois rédactions de dates diffé-
rentes — il est impossible de reconstituer complètement toutes
les stations qu'il a prêchées. Nous savons, du reste, les sujets et
les titrés d'un assez grand nombre de discours (une centaine
environ) -prononcés par Bossuet entre 1648 et 1682, et que nous
n'avons plus. On s'étonne qu'il ne s'en soit pas perdu davantage,
quand on sait quelles vicissitudes les manuscrits des sermons
ont traversées avant d'être imprimés pour la première fois.
II
Ils ne le furent, en effet, qu'en 1772, soixante-huit ans après
la mort de l'auteur. Bossuet n'avait jamais pensé à les faire
paraître de son vivant ni à en ordonner la publication posthume.
Aussi exempt que possible de vanité littéraire, il avait pour
maxime qu'un prêtre ne devait rien donner au public sans une
nécessité absolue, et il ne jugeait pas sans doute que tel fût le
cas pour ses sermons. Ils avaient « fait leur fruit » dans le temps
qu'il les avait prêches, et ce qu'il pouvait y avoir de bon et
d'utile, il l'avait employé, depuis, dans quelques-uns de ses der-
niers ouvrages, dans sa Politique, par exemple.
1. L'abbé Lebarq, Hist. crit. de
la Prédic. de Bossuet, p. 270,
évalue à « ^plus de trois cents » le
nombre des discours ou a tlocutions
que Bossuet prononça durant les
*2 ans de son épiscopat à Meaux.
2. 235, d'après l'abbé Lebarq,
Hist. crit. de la Prédic^de Bos-
suet, p. 118.
3. Id., ibid., p. 30i.
4. Gandar : Bossuet orateur
Introduction, pages xlh-xljh.
xn
INTRODUCTION.
Négligés par lui, au point que son secrétaire n'en connaissait
que vaguement l'existence1, les sermons passèrent après la mort
de Bossuet à son neveu. Sachant qu'ils n'étaient pas destinés à la
publicité, celui-ci les laissa en manuscrit, sans se faire faute, on
peut le croire, de prêcher au besoin les sermons de son oncle.
Disons qu'à la vérité il ne les conservait pas pour lui seul, et
qu'une fois évêque de Troyes, il en fit profiter souvent les prêtres
de son diocèse. Mais gardien trop peu jaloux d'un héritage dont
il aurait dû pourtant comprendre le prix, il ne se contentait pas de
laisser prendre des copies des sermons : il en prêtait les originaux.
Nombre de discours étaient sans doute égarés déjà quand, à la
mort de l'évêque- de Troyes, ils furent expédiés « avec beau-
coup d'autres papiers» à un petit-neveu de Bossuet, M. de Chasot,
premier président du parlement de Metz (1743). 11 est permis
de penser que ce second possesseur des Sermons mit à les
communiquer plus de complaisance encore et moins de pré-
cautions que n'avait fait le premier.
Bientôt (1751) le président mourait lui-même et les sermons
se trouvaient remis à la garde de Mme de Chasot, sa veuve. 11 était
grand temps que le bénédictin Dom Déforis, chargé, avec plusieurs
de ses confrères, de préparer une édition nouvelle des Œuvres de
Bossuet, vînt découvrir à Metz ce précieux dépôt, si menacé *.
Depuis la publication de Dom Déforis (1772-1778), on n'a pu
retrouver qu'un très petit nombre de sermons. Mais si les éditeurs
et les critiques de notre temps n'ont pas grossi de leurs trou-
vailles le premier recueil, ils ont encore plus contribué peut-être
à la gloire de Bossuet et mieux servi les lettres, en travaillant,
comme ils l'ont fait, à épurer, à établir le texte, à déterminer les
dates des sermons qui nous restent 3. De leurs découvertes dans
1. Le Dieu, Mémoire», p. 118 :
«Les sermons qu'il a laissés... [ne
sont] la plupart qu'une ou deux
feuilles volantes, où est un texte
en tête, un- raisonnement... une
division... Aucun de ces sermons
fc'à la forme d'un discours ache-
vé. » Cela n'est vrai que des ser-
mons prêches par Bossuet dans
les dernières années de sa vie.
2. Préface de l'édition des Bé-
nédictins, 1772, et Gandar, Bos-
suet orateur, Introduction, pa-
ges vu à ix.
5. Telle a été l'utilité des tra-
vaux de l'abbé Vaillant (Études
INTRODUCTION.
XUl
ce genre de recherches s'est dégagé un fait important pour la
critique, c'est que le génie oratoire de Bossuet , quoi qu'on ait
pu dire parfois, a eu ses débuts, ses transformations et ses progrès.
Un des rares admirateurs de Bossuet au dix-huitième siècle, le
Père de Neuville, s'écriait, dans son enthousiasme, qu'un tel
homme naissait tout entier. Il oubliait ce qu'a dit quelque, part
Bossuet lui-même, plus justement : .« On crayonne avant que de
peindre, on dessine avant que de bâtir et les chefs-d'œuvre sont
précédés par des coups d'essai *. »
C'est ce développement successif de l'éloquence de Bossuet que
les travaux de la critique contemporaine nous permettent d'ap-
précier. Il suffit d'en indiquer ici les principaux moments*
Jusque vers 1659, les sermons de Bossuet prêches, pour la plu-
part, en province, se ressentent un peu trop des souvenirs et des
habitudes de l'école, comme aussi de l'influence de Tertullien, qu'il
étudie et qu'il imite alors de préférence parmi les Pères de l'Église
primitive. En même temps une imagination vive et abondante
donne souvent à son style une violence de couleurs, une crudité de
ton, dont un goût plus sévère corrigera bientôtles excès*. Ce n'est
pas cependant dès l'arrivée de Bossuet à Paris que ce changement,
dans le sens d'une délicatesse plus recherchée, se laisse aper-
cevoir dans les sermons. L'année 1659 marque un arrêt, et comme
un moment d'hésitation dans sa marche4. Disciple et collaborateur
de saint Vincent de Paul, Bossuet est tenté un instant de rejeter.
sur les sermons de Bossuet éPa-
près les manuscrits, 1851); de
M. Floquet (Études sur la vie de
Bossuet, 1855; Bossuet précepteur
du Dauphin, 1864); de M. Lâchât
dans son édition (1862-1865); de
H. Gandar (Bossuet orateur, 1867,
et Choix de Sermons de la Jeunesse
de Bossuet, 1867); de M. Gazier
(Choix de Sermons de Bossuet,
1882); de M. Lebarq (voir ci-dessus
p. i-ii). Cf. Rondelet (Revue d'Éco-
nomie chrétienne, 1863), Vallery-
Radot (Journal des Débats, 1856),
Lenient (Revue politique et littê-
rain?,1872),Brunetière(ftu'd.,1881.
1. Premier sermon sur la Nati-
vité de la Sainte Vierge.
- 2. D'après l'excellent livre de
M. Gandar, Bossuet orateur.
3. Sur l'état de la chaire fran-
çaise au moment où Rossuet com-
mença de prêcher, voy. Jacqui-
net, les Prédicateurs du xvu* siècle
avant Bossuet.
&, Voir le sermon sur VÊmi-
nente dignité des Pauvres et Je
Panégyrique de saint Paul.
XIV
INTRODUCTION.
à l'exemple de l'humble missionnaire, tous les «rnements de l'élo-
quence profane et de « mortifier » sa parole pour la rendre plus
conforme à l'esprit de l'Évangile. Mais il ne tarde pas à com-
prendre que la gravité de la chaire comporte , que la piété
conseille même certaines concessions au goût du monde, et
< qu'un prédicateur est tenu de se rendre agréable autant qu'il
le faut pour être utile *». il laisse donc, sans scrupules déplacés,
se développer cette éloquence, qui n'a plus besoin dès lors que
de s'observer pour devenir parfaite. Le Carême de 4662 marque,
dans la prédication de Bossuet, le point de la maturité. Maître
de lui-même, il a désormais deux modèles plus sûrs que ceux
qu'il avait suivis dans sa jeunesse : saint Augustin et saint Jean
Chrysostome. Il sait alors les t joindre ensemble, » 8 et allier
à la grandeur et à l'éclat du premier la manière simple et popu-
laire de l'autre. Dans les derniers sermons qu'il prêche à la cour,
cet équilibre harmonieux de qualités diverses commence à se
rompre un peu : la majesté va en grandissant, la familiarité s'at-
ténue chaque jour davantage3. L'accent personnel, si sensible dans
les sermons de la jeunesse, disparaît pour faire place à cette
manière impersonnelle et abstraite, plus sublime sans doute, mais
où l'homme même, à notre gré, s'efface un peu trop. Dès les ser-
mons de 1666, Bossùet est déjà le Bossuet des grandes Oraisons funè-
bres. D'ailleurs, à partir de 1682, un nouveau changement s'accom-
plit dans son génie, dont nous ne pouvons malheureusemenî juger
que d'une façon trop incomplète, à cause du petit nombre des ser-
mons de Meaux qui nous restent. Mais, par d'autres discours de
Bossuet, par ses Exhortations aux religieuses de son diocèse par
exemple4, on peut du moins se faire une idée de cette transforma-
tion dernière, où son éloquence, s'abaissantde nouveau, redevenait
petite et familière avec les humbles, et s'accommodait merveilleu-
sement aux nécessités de la prédication provinciale et populaire.
1. Expressions de l'abbé de
Fromentiéres, citées par l'abbé
Hurel, les Orateurs sacrés à la
cour de Louis XIV, tome I, p. 134.
2. Bossuet, Écrit composé pour
le cardinal de Bouillon, sur U
style et la lecture des écrivains et
des Pères de l'Église.
3. Comparer les extraits que
nous donnons des trois sermons sur
la Passion de 1660, 1661 et 1666.
4. Voyez pi os loin, page 502,
INTRODUCTION. xv
m
Témoins de ce renouvellement continuel d'un génie oratoire
toujours en mouvement et en action, les contemporains appré-
cièrent-ils dignement cette éloquence que plusieurs d'entre eui
virent naître et grandir 7_ C'est une question encore aujourd'hui
débattue l et sur laquelle il est utile d'insister quelque peu.
Le cardinal de Bausset*, le premier, a cru devoir signaler à
l'attention des critiques, comme un problème, l'indifférence du
dix-septième siècle pour Bossuet orateur, et de nos jours encore
on a soutenu que la prédication de Bossuet à la cour avait eu
un succès très médiocre et très indigne d'elle. Voici quelques-
unes des preuves qu'on allègue. Ni la Gazette de France, le Jour-
nal officiel du temps, ni la Mme historique de Loret3, le nou-
velliste rimeur de la cour et de la ville, ne parlent de Bossuet
autrement que du premier venu des prédicateurs d'alors. Il
semble même que la Gazette de France s'exprime plus sèchement
sur son compte qu'au sujet d'un grand nombre d'autres orateurs.
On rappelle aussi que plusieurs contemporains , lorsqu'ils font
mention de Bossuet, le citent comme un prélat vertueux et docte,
mais non point comme un prédicateur éloquent*. Nommé évêque
en 1670, c'est « son mérite, sa doctrine, sa sagesse, son expé-
rience » que relate le brevet royal : pas un mot de ses sermons à
la oour. D'ailleurs, il lui avait faUu troh années de prédications
à la ville avant d'arriver à la chaire royale, où' il ne donna en
tout que deux avents et deux carêmes, et encore à des interval-
les éloignés. Que faut-il en conclure, sinon, semble-t-il, que le
dix-septième siècle a méconnu Bossuet, comme il en a méconnu
bien d'autres, qu'il l'a découragé peut-être, et que si, après
l'Avent de 1669, Bossuet parut si peu souvent dans les chaires
de Paris, c'était qu'il avait conscience de n'y avoir pas réussi?
Il importe, avant d'aller si loin, d'examiner la valeur de ces
1 . Consulter sur ee point l'ou-
vrage de l'abbé Hurel : les Ora-
teurs sacrés sous le règne de Louis
XI V (1872), tome 1, p. 205-250.
2. Dans son Histoire de Bos-
suet, livre II, ch. u.
3. Sur le gazetier Jean Loret,
voyez page 96, note 1.
Â.Voirenoutre les jugements de
Mme d* Sévigné et deBayle, sur le
germon pour la Profession de
Mlle de La. Vallière, p. 410, n.1.
ivi INTRODUCTION.
faits- et de ses témoignages. Est-il légitime, par exemple, de cher-
cher l'expression exacte et certaine de l'opinion du temps dans la
Gazelle de France ou dans la Muse historique1! Peut-on voir,
dans la rareté des éloges de l'une, une marque du mécontentement
des auditeurs de Bossuet, et dans les louanges insignifiantes et ba-
nales de l'autre, la preuve qu'on ne ne sut point discerner sa supé-
riorité? Renaudot et Loret ne mettaient pas à coup sûr dans leurs
comptes rendus les intentions qu'on y soupçonne, — Loret surtout,
qui se soucie bien plus de trouver une épithète rimant richement
au nom des orateurs qu'il loue que d'approprier ses compliments
à leur mérite ou de mesurer son enthousiasme à leur succès2.
Le petit nombre des stations prêchées par Bossuet à la cour et
les intervalles qui les séparent ne peuvent non plus rien nous ap-
prendre sur la manière dont il fut jugé. N'oublions pas en effet que
si, de tous les orateurs qui prêchaient vers 1666, Bossuet presque
seul, à notre avis, méritait les honneurs de la chair royale, beau-
coup d'autres s'en croyaient dignes, qui devaient s'y succéder
tour à tour. Quant à expliquer pourquoi Bossuet cessa de si
bonne heure d'y paraître, il n'en faut pas chercher d'autre motif
que la fonction nouvelle dont il fut chargé en 1670 : jusqu'en
1682, il se dévoua tout entier à l'éducation du Dauphin.
Enfin il n'y a rien non plus à conclure du silence de quelques-
uns des contemporains sur le génie oratoire de Bossuet, ni des
termes où fut rédigé le brevet qui le promut à l'épiscopat.
t L'homme de tous les talents et de toutes les sciences », comme
Massillon l'appelle 5, avait assez de mérites divers pour qu'on en
oubliât toujours quelques-uns* et si aujourd'hui c'est l'orateur
qui, en lui, nous intéresse et nous attire le plus> les contempo-
rains pouvaient considérer plus volontiers quelque autre côté de
1. Gazette en vers de J. Loret.
2. « L'abbé Bossuet || Qui, sans
mentir, n'est p&smuet. «Ailleurs:
« Monsieur Joly || Qui passe vrai-
ment le joli (1663) ». « Dn Ré-
collet de grand renom || Nommé
le Père Damascène, || Plus élo-
quent que Démosthène (1662). Un
autre nouvelliste du temps, ca-
ractérisant chacun des prédica-
teurs, entre 1681 et 1685, n'attribue
à Bossuet que « la délicatesse »,
tandis qu'il accorde à Masca-
ron « le brillant, » au P. Bourda-
loue la « moralité, » — au P. Caus-
sin la « majesté, » et « à M. Le
Boux la magnificence ».
3. Or. fun. du Dauphin.
INTRODUCTION. xvn
ee génie si varié et si vaste, sa science, par exemple. Et ce n'est
certes pas Bossuet qui leur en eût voulu d'estimer plus chez lui le
théologien que l'orateur.
D'ailleurs s'il est vrai que Gui Patin, écrivant à Paris en 1669 *,
ne semble connaître encore Bossuet que comme < un digne
personnage et très savant »; si Mme de Sévigné a l'air d'igno-
rer que personne ait pu avoir-, avant Bourdaloue, quelque talent
et quelque renom dans la chaire, on trouverait aisément d'autres
témoignages qui compenseraient ceux-là : Mme de la Fayette,
par exemple2, vante cette éloquence qui paraît dans tous les
discours de Bossuet, Santeul célèbre ses succès oratoires en vers
latins enthousiastes, et l'abbé de Fromentières, un prédicateur lui
aussi , rappelle, dans l'Assemblée du Clergé de 1670, quel bruit
a fait VÉvangile dan* la bouche du doyen de Metz.
Cette c indifférence » générale des contemporains de Bossuet
pour son éloquence, qui indignait le cardinal de Bausset, n'est
donc pas chose prouvée; et il nous parait qu'on s'est mis
inutilement en peine d'en chercher les raisons. Est-ce à dire
que nous allions jusqu'à prétendre, avec d'autres critiques,
que le succès de Bossuet fut le plus éclatant des triomphes, que
c son éloquence fut entendue avec ravissement * » par Louis XI?
et par sa cour, qu'elle excita, partout et toujours, un applaudisse-
ment unanime et incontesté ? Il n'y aurait pas moins d'exagéra-
tion à soutenir cette thèse qu'à défendre l'opinion contraire. Il
est en effet plusieurs témoignages considérables qui la démen-
tent. Citons en deux : d'abord cette assertion étrange de l'abbé
de Clérembault, osant dire en pleine Académie, peu après la
mort de Bossuet, que l'évêque de Meaux « avait laissé obtenir
à ses rivaux le premier rang dans l'éloquence4; » et surtout
ce passage du discours de réception de La Bruyère (1695)
où, parlant de l'illustre prélat dans lequel il salue un Père de
l'Eglise, il croit devoir rappeler qu'il a fait parler longtemps
une envieuse critique et qu'il Va fait taire*. Nous devons en
1. Lettre à Falconet, 13 déc. 4. Réponse au discours de récep-
2. Dans son Histoire de Madame. I tion de l'abbé de Polignac (1704).
%. Roquet, Études, m, 351. I 5. Éd. class. Hachette, p. 470, 539.
ROSSTJET, SBRM0N8* 2
xvtn
mniODUCTioji.
conclure que, comme Racine, comme Molière, comme Boileau,
Bossuet eut de son vivant des détracteurs. Se livra-t-il autour
de ion nom quelqu'une de ces polémiques littéraires si fré-
quentes au dix-septième siècle? Nous l'ignorons, mais nous
pouvons affirmer en tout cas qu'il ne fut pas goûté de tous et
que son génie ne s'imposa pas sans lutte.
C'est ce qui aiderait à expliquer peut être le déclin si rapide,
si surprenant, de sa gloire de prédicateur. La principale raison de
l'oubli où cette partie de l'œuvre de Bossuet fut reléguée au dix*
huitième siècle, est sans doute dans ce fait que les Sermons
restèrent manuscrits. Mais si l'éclat de la prédication de Bossuet
avait été aussi vif que l'assurent certains de ses admirateurs, il
en aurait toujours subsisté quelque chose, et, même en l'absence
de monuments écrits, le souvenir de cette longue carrière oratoire
eût survécu dans une espèce de tradition glorieuse, comme pour
tant d'orateurs restés célèbres sans avoir rien laissé. Or il s'en
faut de beaucoup que le souvenir de Bossuet prédicateur se soit
maintenu de cette sorte. On l'oublia très vite, et les quelques
critiques qui en parlent, ne le louent qu'avec des restrictions singu-
lières. Rollin avoue1 qu* cil ne se soutient pas», et l'abbé Trublet
a l'air de risquer le plus audacieux des paradoxes quand il se ha-
sarde jusqu'à prétendre que 4 Bossuet ne manque pas de goût * ».
La publication des sermons de Bossuet ne dissipa pas ces
préventions ; l'édition où le bénédictin Dom Deforis s'obstina, au
grand scandale de l'abbé Maury, à donner un Bossuet entier ou
sans trop de coupures, n'eut guère de succès dans le public. Le
dix-huitième siècle s'en tint jusqu'à la iin au sentiment de Laharpe,
et content d'accorder à Bossuet la prééminence dans l'oraison fu-
nèbre, il continua de croire qu'il avait été médiocre dans le sermon.
XSette opinion dura même jusque dans ces premières années
du dix-neuvième siècle, pendant lesquelles subsistent encore les
1. Traité des Études, IV, n.
2. Réflexions sur l'éloquence de
la chaire, 1749, — cité parM.Gan-
dar, Bossuet orateur, Intr , p. xxx.
3. Car Dom Deforis et ses con-
frères se sont, trop souvent en-
core, permis de « corriger > et
d' « épurer > à leur guise le style
de Bossuet. V. plus loin, p. 52-53.
4. Lycée, seconde partie, U, i.
INTRODUCTION xix
idées et les goûts du dix-huitièmé. En 1815, le critique Dussault,
l'organe de « l'opinion des connaisseurs » sous l'Empire, décla-
rait que les Sermon* ne pouvaient rien ajouter, loin de là, à \*
gloire de Bossuet : « ouvrages de mauvais goût... matériaux
informes, empreints parfois du sceau de son génie, et plus sou-
vent infectés de la rouille d'une époque où le goût n'était pas
encore épuré, où l'éloquence française était encore sauvage1. »
On a déjà pii voir par Tes travaux nombreux auxquels les Sermons
ont donné lieu de nos jours, que le mérite de Bossuet comme pré-
dicateur n'a plus à craindre ces mépris injustes. Mais si l'on veut
apprécier les Sermons à leur juste valeur, il importe toujours de se
souvenir qu'on a affaire ici à des compositions oratoires d'un genre
particulier*. C'est ce qu'il est aisé de comprendre si l'on se rap-
pelle d'abord comment Bossuet faisait ses sermons, si l'on considère
ensuite sous quelle forme nous en possédons les originaux.
Pendant la plus grande partie de sa carrière de prédicateur,
Bossuet, nous l'avons dit déjà, composait ses sermons d'avance.
Il ne se contentait pas, comme on l'a répété longtemps, d'en jeter
sur le papier le dessein général et les idées; il rédigeait tout le
discours d'un bout à l'autre. Puis, quand il l'avait écrit d'abon-
dance et tout d'une haleine, ij revenait sur cette première
rédaction, il la retouchait et la corrigeait, examinant avec autant
de soin les moindres détails du style que la valeur et l'ordre
des pensées. Mais, et c'est là le point à noter, cette rédaction,
quelque soignée qu'elle pût être, n'était pas destinée à être récitée
en chaire*. Bossuet n'apprit jamais par cœur : cette contrainte
aurait énervé sa parole et rendu son action languissante*. Il
1. Articles publiés dans le Jour-
nal des Z)é£a£s(juin 181 0-mai 1811),
cités par M. Gandar.
2. Au moment de la première
édition de ce recueil, c'est avant
l'étude des Oraisons funèbres que
les programmes classiques pla-
çaient celle des Sermons. Depuis,
cet ordre a été interverti, et avec
raison. La beauté simple et fruste
des sermons exige, pour être com-
prise, un goût plus éclairé.
3. Gandar, Bossuet orateur. In-
troduction, p. XLIV.
i. Le Dieu, Mémoire, p. 110;
Pérau, Vie de Bossuet.
XX
INTRODUCTION,
laissait donc à l'improvisation une grande part ; il comptait pour
beaucoup sur les inspirations soudaines que réserve à l'orateur
véritable la présence d'un auditoire dont il suit les impressions,
dont il entend les objections et les réponses1. Lors même que sur
ce procédé de Bossuet nous n'aurions pas de témoignages formels,
les manuscrits des Sermons ne nous le laisseraient pas ignorer.
Il s'y rencontre maintes fois qu'une indication rapide, jetée par
Bossuet au bas d'une page, entre les lignes ou sur la marge d'un
feuillet, nous marque la place d'un développement qu'il ne
prend pas le temps d'écrire et qu'il se réserve d'improviser.
Mais dès lors les Sermons qui nous restent ne sont pas, à pro-
prement parler, les Sermons prêches par Bossuet; ce sont les dis-
cours qu'il se faisait à lui-même dans le cabinet, sans jamais
s'astreindre à les répéter textuellement dans la chaire. Nous
avons la préparation écrite des Sermons qu'il voulait prononcer,
mais, sauf les cas très rares où il a écrit après avoir dit, nous
n'avons pas vraiment les Sermons qu'il a prononcés*.
Pouvons-nous du moins être toujours sûrs de lire d'une façon
exacte, sinon ce que Bossuet a dit, du moins ce qu'il s'est proposé
dédire quelques heures avant de prendre la parole? L'examen
des manuscrits permet seul de répondre à cette question. On y
constate que fort peu de discours nous sont parvenus sous la
forme d'une mise au net, et que, dans les brouillons, d'où il
faut dégager tous les autres, règne une confusion parmi laquelle
on a souvent peine à se retrouver. Bossuet ne prend pas le soin
de marquer avec précision ce qu'il approuve ou ce qu'il con-
damne. Les mêmes signes lni servent à la fois pour « signaler
à sa propre attention ce qu'il pourra bien redire en chaire sans
l'Annonciation, de 1661. C'est le
sermon écrit, la préparation. Mais
M.Lévesque reti ouvait récemment
la transcription faite par un
auditeur, plus ou moins sténo-
graphe, du sermon parlé (Revue
Bossuet, 1902, p. 213 et suiv.) Or
nous y constatons que « si Bos-
suet suit la même marche ». que
dans son manuscrit, « si l'idée
est la même, l'expression qui la
1. Comme l'exprime très bien
Le Dieu, il « s'abandonnait à son
mouvement sur ses auditeurs ».
Mémoire, pages 110 et 117.
2. Gar.dar, Bossuet orateur, In-
troduction déjà citée, page xlv. —
Cette vérité, quelquefois contestée,
recevait naguère encore une con-
firmation. Les Mss de Bossuet
'Bibl. JNat., fonds franc. 12 825, f.
8*5-66) , non» offrent un sermon pour
INTRODUCTION. xxi
y rien changer1 », et pour noter « les parties de son discours
qu'il lui paraît nécessaire ou de sacrifier dans' leur ensemble
ou de reprendre dans les détails2 ». S'il ajoute un passage
après coup, souvent on cherche vainement un renvoi qui nous
désigne la place où cette addition doit s'insérer dans le cours du
développement primitif. Quand plusieurs expressions se sont pré-
sentées successivement à sa pensée, il ne se donne pas le temps
de distinguer celle qu'il adopte en barrant les autres. Très sou-
vent, d'ailleurs, e'est à dessein qu' a il les garde toutes sans en
effacer aucune5, mettant ainsi en réserve un choix dé syno-
nymes qui pouvait servir la liberté de l'improvisation4. » Il est
sans doute une de ces expressions qu'il a dû préférer en chaire,
et c'est, selon toute vraisemblance, celle qui est venue la dernière
à son esprit, a qui s'est trouvée la dernière sous sa plume ».
Mais celle-là, comment la démêler parfois entre cinq ou six
variantes entassées pêle-mêle au-dessus ou au-dessous d'une ligne?
On voit de quels problèmes délicats se complique l'établissement
de ce texte et quelle part y ont la conjecture et l'hypothèse.
Il est donc incontestable que nous n'avons point dans les
Sermons l'expression définitive de la pensée de l'auteur, puis-
que, d'une part, il ne nous est jamais possible de savoir s'il a
prononcé son discours tel que nous le lisons, et que, d'un autre
côté, il ne nous est pas même permis, quelquefois s, d'affirmer
que nous le lisons tel qu'il l'a écrit et composé.
dit l'abbé Le Dieu, dans la cha-
revêt est fréquemment changée.
Souvent la chaleur de l'action lu
fait trouver un autre tour plus vif
et plus heureux. D'autres fois
la phrase est moins agréable. » Et
€ les passages inachevés dans le
sermon écrit ont ici la forme »
que Bossuet avait ajourné de leur
donner.
1. Gandar, Sermons, p. xn-rv.
2. Gandar, Sermo7is, Avertis-
sement, page xm.
3. Ce sont les variantes que
l'on trouvera au bas des pages de
cette édition.
4. « Il s'en réservait le choix.
leur de la prononciation, pour se
réserver la liberté de l'action. »
Mémoires, page 117.
Ajoutons cependant,avec M.Gan-
dar, que « nous avons plus d'un
discours, dans le Carême des Mi-
nimes par exemple, et surtout
dans le Carême du Louvre, au-
quel on peut dire que Bossuet a
mis la dernière main, » et pour
ces sermons-là, on peut l'assurer
sans témérité. Bossuet n'a pas pu
mieux dire qu'il n'avait écrit.
5. Quelquefois, disons-nous, car
le plus souvent l'étude attentive
XIII
INTRODUCTION.
C'est ce que doit avoir sans cesse présent à l'esprit, en étu-
diant les Sermons, quiconque veut les apprécier avec justesse,
les admirer avec intelligence. On ne s'étonnera pas alors si, à
côté ae passages incomparables, les plus renommés (Feutre eux
offrent quelques taches. On n'y cherchera pas cette perfection
irréprochable, cette beauté continue des Oraisons funèbres, cettg
éloquence toujours à la hauteur d'elle-même, qui, du commen-
cement à la fin d'un long discours, se soutient, sans défaillance,
dans la même vivacité, le même éclat et la même force. C'est
que YOraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, celle du prince
de Condé, sont des œuvres finies : le sermon sur la Mort, le
sermon sur l'Amour des plaisirs contiennent des parties où
l'orateur n'a pas mis la dernière main1. Il y a dans les
Sermons de Bossuet un mélange et une sorte de disparate dont
il importe d'être averti de peur des méprises. Ce ne sont pas
des ouvrages tout à fait achevés puisque, comme on ne saurait
trop le répéter, « ce qu'écrivait Bossuet avait seulement pour
objet de le rendre plus maître de sa pensée2 » ; mais ce ne sont
pas non plus de pures ébauches, car il les travaille presque tou-
jours avec la même conscience, les mêmes scrupules, la même
délicatesse, que s'il eût dû les apprendre par cœur et les réciter
mot à mot. On pourrait comparer les Sermons de Bossuet aux
esquisses des peintres, alors que le tableau y apparaît et s'en
dégage déjà par endroits : certaines parties, traitées dans le
dernier détail, ont reçu leur forme définitive, lorsque d'autres, à
côté, dans leurs traits grossiers et leurs teintes heurtées, ne nous
offrent encore que l'ébauche rapide d'un premier crayon 3.
de sa manière d'écrire, permet
de constituer le texte d'une façon
qui approche de la certitude.
1. Gandar, Sermons, p. xiv.
2. Voir plus loin, p. 505.
5. Outre Nisard dans YHist. de
la litt. française, consulter Gan-
dar, Bossuet orateur, 2* éd., 1868;
Jacquinet, Prédicateurs avant
Bossuet, 2* éd. , 1885 » 'Brunetière.
Etudes critiques, 2% 5* et 6* séries,
1886, 1895 et 1899 ; Lebarq, ouvr.
cités, 1888-1897; de la Croise,
Bossuet et la Bible, 1890 ; Lanson,
Bossuet, 1891 ; Freppel, Bossuet,
1895; Stapfer, Bossuet, Adolphe
Monod, 1898 ; Rébelliau, Bossuet,
1900, en particulier chapitres II,
III et IV {l'Orateur,— la Morale,
— le Succès des sermons).
NOTES SUR LE TEXTE DE CETTE ÉDITION
I. Etablissement primitif du texte.
La liste qui suit énumère les différences qui séparent le texte
adopté par nous, en 1881, — d'après une collation des manuscrits
de la Bibliothèque Nationale (Fonds français, 12821-12826), du
texte de l'édition Gandar (1867; 4e édition, 1884) pour onze des
premiers sermons de notre recueil, — et du texte de l'édition
Lâchât (Œuvres de Bossuet, t. VHI-XI, 1862-1864) pour sept
autres sermons.
On y trouvera aussi l'indication, pour plusieurs passages dou-
teux, de certaines lectures de à. Gazier (Choix de Sermons
de Bossuet, 1882) que j'inclinerais à adopter.
SERMON SDK LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU.
P. 4 : Et qu'est-ce à dire, à votre avis, parcourir.... —
Ed. G. : [que] parcourir.,,.
L'addition de que n'était pas nécessaire.
P. 6 . Si nous n'avons dépouillé... — Ed. G. : Si nous n'avons
pas dépouillé....
L'omission de pas est trop fréquente, au dix-septième
siècle, dans les phrases de ce genre, pour qu'on ait le
droit de la corriger comme une inadvertance.
P. 9 : Parce qu'il a passé par toute sorte d'épreuves. — Ed. G. :
Toutes sortes.
Le singulier n'est pas dans le ms. une faute d'inatten-
tion. Cf. p. 9, n. 4.
xxiv NOTES CRITIQUES.
V. 23 : DMnsulter à leurs infortunes.... — Ed G. : à leur m~
fortune.
P. 25 : Or Tertullian remarque.... — Ed. G. : Tertullian re-
marque....
P. 25 : Il avdt donc dessein de la leur pardonner.... — Ed. G. :
de leur pardonner.
SERMON SUR LA LOI DE DIEU.
P. 52 : .... qui se satisfont du témoignage de leur con-
science ? Cogitavi vias meas. — Ed. G. : qui se sa-
tisfont du témoignage de leurs consciences.
Le texte, qui d'ailleurs n'est pas effacé dans le ras.,
est nécessaire ici à la fin d'un développement qu'il con-
clut.
P. 4S : .... Comme lit saint Jérôme. — Ed. G. : comme dit
saint jerôme.
Il n'est pas sans intérêt de voir Bossuet, dès cette épo-
que, conférer, quand il cite la Bible, le texte de saint
Jérôme avec celui de la Vulgate.
p. 45 : Lorsque nous ne pouvons parvenir.... — Ed. G. : lors-
que nous ne pouvons pas parvenir.
P. 47 : quarante jours de jeûnes.... — Ed. G. : quarante jours
de jeûne.
FRAGMENT D'UNE SECONDE RÉDACTION DU MÊME SERMON.
P. 48 : [Ce}la passe de bien loin l'imagination.
L'éd. G. donne ces mots, qui sont dans le ms. en inter-
ligne, comme une variante rejetée. Rien ne s'oppose, ce
semble, à ce qu'on les insère dans te texte,
P. 50 : leur conduite paraît plus égale. — Ed. G. rieur con-
duite me paraît plus égale.
SERMON SUR LA PROVIDENCE (1656).
P. 93 : il se fait certains noeuas secret? — Ed. G. : if «c
fait des noeuds secrets.
NOTES CRITIQUES. xx*
SERMON SUR L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES.
P. 124 : mais que nous devons encore concevoir — Ed. G. :
mais que nous devons concevoir.
SERMON SUR L'HONNEUR DU MONDE.
P. 165 : ces veaux d'or.... — Ed. G. : les veaux d'or.
P. 166 : mais il tient bonne table, a ses mines, à la ville et à la
campagne.... — Ed. Gandar : mais il tient bonne table
à ses raines. .
Le dernier éditeur des Sermons, l'abbé Lebarq, propose de
lire à &es ruines (c'est-à-dire à sa ruine, de façon à se ruiner),
pluriel difficile à justifier.
Nous n'avons pas adopté non plus une conjecture de M. A.
Croiset (à ses convives), quelque satisfaisante qu'elle soit pour le
sens, parce que le manuscrit ne nous paraît pas la confirmer. Il
ne porte pas en effet cniues; le premier jambage du mot n'est
point surmonté du signe de l'abréviation du préfixe de convives,
et n'a point la forme des c ordinaires de Bossuet pas plus que
les deux jambages suivants ne représentent ses u habituels.
Il est impossible de ne pas lire distinctement mines, et il faut
tâcher de l'expliquer.
On peut supposer (c'est une conjecture de M. Chr. Pfister que
nous avons introduite dans le texte de la présente édition) que
a est ici un verbe : ce qui aiderait à accepter l'explication du
mot mines que nous donnons en note, « II donne ses comédies à
la ville et à la campagne, fait ses grimaces à la ville et aux
champs. » (Comédies et grimaces différentes selon qu'il veut
éblouir et tromper les gens de la ville ou ceux de la campagne.)
Mines s'appliquait, dans l'ancien français, aux gestes et expres-
sions de visage des comédiens : a faire les mines en jouant
farces » (R. Estienne, Dict. fr. -latin, 15 i9); « faire diverses
mines : ducere os exquisitis modis » (M., ibid.); a faire les
mines : to act or play on a stage » (Cotgrave, French and En-
glish Dictionary, 1660) ; « faire des mines: to make faces. » (Id.,
ibid.) Et ce sens ne disparaît pas au xvn* siècle : « Mines se dit
des déguisements, des fausses apparences.... S'il n'est pas amou-
reux, il en fait toutes les mines. » Dict. de Furetière. « Mines au
pluriel signifie les petites façons, les minauderies d'une femme
ou coquette ou précieuse. » (Dict. de Trévoux, 1771.) — Hasardons
enfin une autre hypothèse. Si l'on rapproche notre passage <fe cet
xxvi NOTICES CRITIQUES.
exemple de Ph. Monet (Invent, des deux langues française et la-
tine, 1635) : « Il tient bonne mine, il fait beau semblant », d'où
il paraît que t tenir bonne mine » faisait, vers le milieu du
xvii6 siècle, une locution usuelle tout de même que « tenir
bonne table », ne pourrait-on pas supposer qu'il y a eu, sous la
plume bàtive de Bossuet, une confusion et une sorte d'échange
entre les deux locutions et qu'il a voulu écrire : il tient bonne
mine à ses tables — dans les repas qu'il donne — à la ville et
à la campagne!
P. 172 : Peut-être que vous croirez qu'une entreprise... —
Ed. G. : peut-être que vous croyez, chrétiens qu'une
entreprise....
P. 175 : dans le seul chapitre "VII de l'évangile de saint Jean....
— Ed. G. : dans le seul chapitre de l'évangile de
saint Jean.
SERMON SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
P. 182 : la puissance opposée n'a plus rien qui la borne.... —
Ed. L. : la puissance opposée n'a plus rien qui la
borne, qui la contraigne.
P. t82 : Jésus s'est ôté tout cela.... — Ed. L. : Jésus s'est
été toutes ces puissances, tout cela.
P. 184 : Suffit-il pas pour émouvoir.... — Ed. L. : suffit-il pas
pour vous émouvoir.
P. 187 : où il devait être bientôt attaché.... — Ed. L. : où il
devait bientôt être attaché.
SECOND SERMON SUR LÀ PASSION (1661).
P. 188 : cette suspension étrange.... — Ed. L. : cette suspension
surprenante.
P. 188 : celui à qui l'on ôte.... — Ed. L. : celui à qui on ôte,
SERMON SUR LA PAROLE DE DIEU.
P. 193 ; ce céleste prédicateur.... — Ed. G. : le céleste prédi-
cateur.
NOTES CRITIQUES. xxvn
P. 196 : un corps étranger à sa vérité.... — Ed. G. : un corps
étranger à la vérité.
P. 197 : que si vous êtes de ceux*... — Ed. G. : que si au con-
traire vous êtes de ceux....
P. 199 : le titre de maîtres.. . — Ed. G. : ce titre de maîtres.
P. 203 : en suite que les bons désirs.... — Ed. G. : en sorte
que les bons désirs.
SERMON SUR L'IMPÉNITENCE FINALE.
P. 218 : cette terrible pensée.... — Ed. G. : cette horrible
pensée,
P. 219 : d'un même coup l'ouvrage.... — Ed. G. : d'un même
coup tout l'ouvrage.
P. 223 : Une [maxime] très véritable. — Maxime est une conjec-
ture de M. Gandar.
P. 224 : Tantôt d'un côté et tantôt.... — Ed. G. : tantôt d'un
côté, tantôt....
P 232 : ils vous auraient donné des bénédictions.... — Ed. G. :
ils vous auraient donné les bénédictions.
SERMON SUR L'AMBITION.
P. 264 : ou si ce n'est point peut-être un grand nom.... —
Ed. G. : ou si ce n'est point un grand nom.
P. 266 : c'est jeter du poison sur une plaie déjà mortelle. (Cor-
rection de M. Gazier à l'édit. Gandar, qui donne
c'est donner le moyen à un malade de jeter du poi-
son,, etc.) .
P. 270 : déplus grand obstacle.... — Ed. G. : de plus profond
obstacle.
P. 271 : Celui-là sera maître. {Correction de M. Gazier à l'édit
Gandar, qui porte : Celui-là seul est maître.)
XXVI" NOTES CRITIQUES.
P. 272 : elles prétendent de ^e distinguer.... (Correction de
M. Gazier à l'édition Gandar, qui porte : elles pré-
tendent se distinguer.)
Voyez la note grammaticale à ce passage.
P. 275 : aux retours fâcheux.... — Ed. G. : au retour fâcheux.
Aux retours, vicibus. Le singulier fait ici presque un
contresens.
P. 278 : aucunes peines.... — Ed. G. : aucune peine.
Voyez la note grammaticale à cet endroit.
P. 281 : mon repos assuré et en cette vie, et.... — Ed. G. ï
mon repos assuré en celte vie, et...,
SERMON SUR LA MORT.
P. 289 : touchant l'état de notre nature.... — Ed. G. : touchant
l'éclat de notre nature.
P. 291 : sur le trône et au milieu.... — Ed. G. : sur le trône,
au milieu....
P. 302 : puisqu'il y a quelque chose en lui.... -*- Ed. G. : puis-
qu'il a quelque chose en lui....
SERMON SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
P. 315 : Parce qu'il a oublié Dieu, il croit aussi que Dieu l'ou-
blie — Ed. G. : parce qu'il a oublié Dieu, il
croit que Dieu l'oublie.
P. 518 : de manquer de forces.... — Ed. G. : de manquer de
force.
P. 321 : la force commence à manquer pour avancer ses des-
seins ; on s'applique à.... — Ed. G. : la force com-
mence à manquer ; pour avancer ses desseins on
s'applique à....
p. 3L24 : dans les Écritures et selon l'expression.... — Ed. G. î
dans les Écritures, selon l'expression....
NOTES CRITIQUES. xx(ï
SERMON SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
P. 330 : les grâces qu'il répand.... — Ed. L. : les bienfait*
qu'il répand....
P. 330 : que de parcourir les provinces.... — Ed. L. : que de
parcourir les bourgades, les villes et les provinces.
P. 331 : comme on a dit de ces conquérants. — Ed. L. : comme
on a dit des conquérants.
P. 331 : Ces choses ont été faites durant les jours de sa rie
mortelle et continuées dans sa sainte Église. —
Ed. L. : Ces choses ont été faites durant les jours de
sa vie mortelle et il les a continuées dans sa sainte
Église.
P. 531 : qui n'ont pas de bornes semblables, puisqu'ils.... —
Ed. L. : qui n'ont point de bornes semblables ni
pour les temps ni pour les personnes, puisqu'ils....
P. 332 : tout ce qui prouve sa divinité... — Ed. L, : tout ce qui
prouve la divinité de Jésus-Christ.
P. 334 : Elle a dit.... qu'il faut que la raison lui cède, et
qu'elle est née sa sujette. — Ed. L. : Elle a dit
qu'il faut que la raison lui cède parce qu'elle est
née sa sujette.
P. 335 : aux montagnes d'où il tire son origine. — Ed. L. :
aux montagnes d'où ses eaux sont précipitées.
P. 337 : Qu'y a-t-il donc de plus souverain ni de plus indépen-
dant.... — Ed. L. : qu'y a-t-il donc déplus souve-
rain et de plus indépendant.
Voir la note grammaticale à cet endroit.
P. 338 : au milieu de la défection.... — Ed. L. : enfin au mi-
lieu de la défection.
P. 339 : par ces fines railleries dont vous nous vantez la déli-
catesse.... — Ed. L. : par ces fines railleries qu*
vous nous vante».
XII
NOTES CRITIQUES.
P. 339 : et que toute la sagesse soit dans votre esprit. —
Ed. L- : et que toute la sagesse soit dans votre
esprit dont vous nous vantez la délicatesse.
P. 339 : et qu'on vous donne la main. — Ed. L. : et qu'on vous
tende la main.
P. 340 : que Dieu montre à découvert ce qu'il est. — Ed. L. :
se montre ce qu'il est.
P. 340 : fidèles si vous le voulez. — Ed. L. : fidèles si vous
voulez,
P. 342 : Elle va éteindre dans le fond du cœur.... — Ed. L. :
Elle va éteindre jusqu'au fond du cœur.,..
P. 342 : Elle va éteindre.... notre sacrifice.
On a modifié dans tout ce passage, d'après le manu-
scrit, l'ordre des phrases que présentent les éditions.
P. 343 : dans la famille.... — Ed. L. : dans les familles,
P. 345 : ce tableau que je vous avais promis.... — Ed. L. : ce
tableau que je vous ai promis.
P. 345 : au naturel, comme en raccourci.... — Ed. L. : au na-
turel et comme en raccourci.
P. 345 : C'est une beauté sévère, je l'avoue.
Ces deux derniers mots {je l'avoue) doivent être proba-
blement retranchés du texte, comme l'a fait dans son
édition (p. 368) M. Gazier.
P. 345 : qui aiment mieux corrompre la loi que rectifier.... —
Ed. L. : qui aiment mieux corrompre la loi que de
rectifier.
P. 348 : qu'y a-t-il — de plus infini, ni de plus immense.... —
Ed. L. : qu'y a-t-il. ...déplus infini et de plus immense.
Yoy. la note grammaticale à cet endroit.
P. 349 : En vain nous disons, etc. — Ed. L. : Les pécheurs
savent bien dire qu'il ne faut que se repentir pour
NOTES CRITIQUES. xxxi
être capable d'approcher de cette fontaine de grâce.
En vain nous disons, etc.
La phrase ajoutée par l'Édition L. est supprimée dans
le ms.
P 349 : Voulez-vous pas.... — Ed. L. : ne voulez-vous pas....
Voir la note grammaticale à cat endroit, et ci-dessus.
la note critique pour la p. 6.
P. 351 : c'est mêler ensemble.... — Ed. L. : c'est confondre...^
SERMON SUR L'HONNEUR.
P. 353 i se rendent si fort dépendants. — Ed. L. : se rendent
néanmoins si fort dépendants.
P. 354 : des politiques et des capitaines.... — Ed. L. : de grands
politiques et des capitaines expérimentés.
P. 354 : Sire, l'honneur fait.... — Ed. L. : L'honneur fait...,
P. 355 : quel usage on lui doit laisser.... — Ed. L. : quel usage
on doit lui laisser....
P. 356 : il était impossible.... — Ed. L. : «7 était absolument
impossible.
P. 356 : Encore y a-t-il ce vice.... — Ed. L. : Toutefois encore
y a-t-ilce vice....
P. 357 : les sentiments de l'enfance.... — Ed. L. : les senti-
ments d'enfance....
P. 358 : qui la rendait tempérante.... — Ed. L. : qui la rendait
juste....
P. 359 : réduite à son propre fonds.... — Ed. L.. : réduite à
sBn propre fond....
P. 360 : que sa vanité s'imagine.... — - Ed. L : que notre vanité
s'imagine.
P. 361 : par le bruit au'on fait autour d'elle.... — ' Ed. L. : par
xxxu NOTES CRITIQUES.
le bruit de sa symphonie et par celui des acclama-
tions qu'on fait autour d'elle.
P. 361 : plus de couronnes.... — Ed. L. : plus de couronnes,
plus de balustres...
P. 363 : les biens de fortune... — Ed. L. : les biens de la
fortune.
P. 563 : et que, parce qu'ils savent.... — Ed. L. : et parce, qu'ils
savent.
SERMON SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
P. 366 : La parabole de l'Enfant prodigue nous fut hier pro-
posée par la Sainte Église dans la célébration des
mystères....
Ce texte est accompagné dans le ms. d'une autre rédac-
tion : — « II n'y a que peu de jours que la parabole de
l'Enfant prodigue fut lue par la Sainte Église... », — que
M. Gazier (édit., p. 577) et M. l'abbé Lebarq (Hist. crit.,
p. 226) adoptent comme la véritable leçon. Mais l'évangile
où se trouve la parabole de l'Enfant prodigue étant celui
du samedi de la seconde semaine, on est obligé dans ce
cas, avec M. Lebarq, de porter au mercredi 31 mars le ser-
mon de l'Enfant prodigue; à conjecturer, sans autre
preuve, qu'il n'y eut pas de- prédication devant la cour le
dimanche 28 ; et à supposer du même coup que le sermon
■sur la Charité fraternelle, destiné, comme l'indique le
ms., au mercredi de la 3* semaine, n'a pas été prêché. —
(Voir Lebarq, ouvr. cité, p. 226-227, les observations sur
lesquelles se fonderait cette dernière hypothèse.) -^ Ces
difficultés nous ont empêché de nous rallier, jusqu'à plus
ample informé, à la lecture de M. Gazier. 11 est très pos-
sible, du reste, que les deux variantes aient été écrites
par Bossuet simultanément, en vue d'un changement pos-
térieur — mais qui a pu aussi né pas se produire — dans
ses prédications de la troisième semaine.
£. 366 : Et la misère extrême où il est réduit pour avoir tout
donné à son plaisir.
J'inclinerais à retrancher, avec M. Gazier, ces quinze
mots, qui font double emploi avec le membre de phrass
NOTES CRITIQUES.
1XX1U
précédent, si le ms. de ce discours né présentait pas des
indications dont le sens est contestable. Voy. ci-après
la note critique de la p. 387.
P. 369 : dans toutes les places publiques.... — Ed. L. : à tous
les poteaux et dans toutes les places publiques.
P. 369 : C'est-à-dire que si l'on" craignait les rigueurs des
empereurs contre l'Église, on craignait encore
davantage la sévérité de sa discipline contre elle-
même, et que plusieurs se seraient exposés plus faci-
lement à se voir ôter la vie, qu'à se voir arracher
les plaisirs sans lesquels la vie leur est ennuyeuse,
et qu'ils aimeraient autant n'avoir pas que de l'avoir
sans goût et sans agrément.... — Ed. L. : C'est-à-
dire qu'on s'éloignait du christianisme plus par la
crainte de perdre les plaisirs que par celle de per-
dre la vie qu'on aimait autant n'avoir pas que de
l'avoir sans goût et sans agrément ; c'est-à-dire que
si l'on craignait les rigueurs des Empereurs contre
l'Église, on craignait encore davantage la sévérité
de sa discipline contre elle-même.
P. 369 : Ce martyre... durera.... — Ed. L. : Ce martyre...
doit durer....
P. 370 : Il fallait y mettre.... — Ed. L. : Il y fallait mettre....
P. 371 : que par les violences et par les combats.... — Ed. L. :
que par les guerres et par les combats.
P." 371 : démentent leurs anciens aphorismes.... — Ed. L. :
démentent si souvent leurs anciens aphorismes.
P. 374 : Car nous voyons par expérience que, trop pauvres pour
nous pouvoir arrêter longtemps, tout l'agrément des
sens est.... — Ed. L. : Car trop pauvres pour nous
pouvoir arrêter longtemps, nous voyons par expé-
rience que....
P. 377 : et leur fuite cependant si précipitée.... — Ed. L. : et
leur fuite si précipitée.
\. 380 : protection de Dieu.... — Ed. L. : protection de Dieu
qui y fera sa demeure.
BOSSCKT, SEKMONS. O
kxtv . NOTES CRITIQUES.
P. 581 : point d'homme sensé.... — Ed. L. : point d'homme
de sens.
P. 385 : il ne se faudrait consoler.... *- Ed. L. * il ne faudrait
se consoler.
P. 386 : A gag, ce roi d'Amalec.... —>■ Ed. L. : Agag, roi
d'Amalec...
P. 587 : notre âme malheureuse.... — Ed. L. : notre âme mal-
heureuse et captive.
Dans plusieurs endroits du manuscrit de ce discours,
des phrases ou des mots, très justes, ou très beaux, ou
même très nécessaires, sont marqués par Bossuet — soit
en dessous, soit à la marge — d'un trait à l'encre ou au
crayon. Bien que les traits de ce genre indiquent, d'ordi-
naire, des suppressions, il est malaisé de croire qu'il voulût
sacrifier tous les passages, ainsi notés, de ce sermon (cf.
Gazier, édit., p. 5S5, n. 1). Dans l'incertitude, j'ai préféré
pécher par excès de prudence et d'esprit conservateur.
Pour n'en citer que deux exemples, j'ai cru devoir
maintenir dans le texte (p. 385) cette phrase : « Enfin je
l'ai trouvée, cette affliction fructueuse, celte douleur
médicinale de la pénitence, » qui est, à la fois, utile et
colorée; — encore que dans le ms. elle soit à la fois sou-
lignée et accompagnée en marge d'un trait latéral. —
De même, p. 586, les mots et de bonne chère après homme
de plaisir sont soulignés; et pourtant ne sont-ils pas —
bien mieux que l'expression noble et vague homme de plai-
sir — la traduction, digne de Bossuet, de VAgag pinguis-
simus de l'Écriture ?
SUR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES POUR ÊTRE HEUREUX.
P. 591 : Que peut-on imaginer de plus vaste ni de plus im-
mense.... — Ed. L. : Que peut-on imaginer de plus
vaste ou de plus immense....
Cf. plus haut la note critique de la p. 337,
P. 392 : qui sont cachés bien avant au fond de votre âme.... —
Ed. L. : que vous avez tout au fond de votre 4me....
P. 392 ; qui nous assemble.... — Ed. L. : gui nous rassemblé.
NOTES CRITIQUES.
xxxv
Peut-être dans mes paroles?.... — Ed. L. : Est-ce peut-
être dans mes paroles ?
Je la vois.... — Ed. L. : Je la vois donc, la vérité....
Par leuï propre aveuglement et par leurs ténèbres....
— Ed. L. : par leur propre aveuglement.
P, 394 : Quand vous connaîtrai-je? — Ed L. : Quand vous
connaîtrai- jet Connaissons -nous la vérité parmi les
ténèbres qui nous environnent?
P. 394 : Les particuliers ne la savent pas, qui toutefois se
mêlent.... — Ed. L. : Les particuliers ne la savent
pas, quoique toutefois ils se mêlent.
P. 395 : Ceux qui sont dans les grandes charges, étant élevés
plus haut.... — Ed. L. : Les grands qui sont élevés
plus haut....
P, 395 : que vous êtes heureux maintenant de n'avoir.... — Ed.
L. : que vous êtes heureux, disait un ancien à son
ami tombé en disgrâce, oui, que vous êtes heureux,
encore une fois, de n'avoir....
P. 395 : à vous mentir ni à vous tromper.... — Ed. L. : à vous
mentir et à vous tromper.
Cf. supra, p. 391 et 337.
P. 395 : retenant sa mobilité.... — Ed. L. ; retenant en arrêt
sa mobilité....
P. 395 : misérable refuge.... — Ed. L. : triste et misérable
refuge....
P. 396 : revêtir les successeurs...» -» Ed. L. : revêtir leurs suc-
cesseurs....
P. 396 : L'homme tombe.... — Ed. L. : l'homme tombe, meurt....
P. 596 : Non seulement ils sont des dieux parce qu'ils ne sont
plus sujets à la mort, mais ils sont des dieux d'une
autre manière parce qu'ils ne sont plus sujets au
mensonge. — Ed. L. : ils sont des dieux; ils n*
xxxn NOTES CRITIQUES.
mourront plus; ils sont des dieux, ils ne pourront
plus tromper ni être trompés.
P. 396 : vous donc, bienheureux esprits^... — Ed. L. : vous
donc, 6 bienheureux esprits....
P. 397 : ni aucune ambiguïté.... qui vous la déguise.
Pour la raison énoncée à la note 1 de cette page, j'incli-
nerais à lire avec M. Gazier : « ni aucun nuage qui vous
la couvre, ni aucune ambiguïté qui vous l'enveloppe, ni
aucun faux jour qui vous la déguite. » _
P. 397 : d'elle-même, toute pure.... — Ed. L. : d'elle-même et
toute pure....
P. 398 : vous jouirez de la douceur.... — Ed. L. : vous jouirez
du moins agréablement de la douceur....
P. 398 : quel est le sujet ordinaire de vos rêveries et de vos
discours? quelle corruption! quelle immodestie !
Oserai-je le dire.... — Ed. L. : quel est le sujet or-
dinaire de vos rêveries et de vos discours ? Oserai-je
le dire....
P. 398 : quoi! pendant que.*.. — Ed. L. : Pendant que....
P. 399 : ni une vivacité.... — Ed. L. î ni un éclat, une viva-
cité....
P. 400 : Le fol inconsidéré, dit-il, fait sans cesse éclater son
ris emporté.... — Ed. L. : Le fou, dit-il, indiscret,
inconsidéré, fait sans cesse éclater son ris.
P. 401 : flatteurs pernicieux et conseillers.... — Ed. L. : flatteurs
pernicieux et conseillers....
P. 401 : à la courte imposture de leurs rêveries.... — Ed. L. :
à la courte imposture de leurs agréables rêveries.
P. 403 : Il est vrai qu'il y a. une partie de nous-mêmes.... —
Ed. L. : Il est vrai quil y a en nous une secrète
partie....
P. 403 : avec tout le reste.... — Ed. L. : comme tout le reste....
îfOTES CRITIQUES. ixivh
P. 403 : nous la produisons au dehors.... — Ed. L. : nous la
produisons toute au dehors.
P. 404 : Votre esprit est rempli.... — Ed. L. : votre esprit est
infatué...,
P. 404 : les épicuriens.... — Ed. L. : les épicuriens brutaux.
P. 405 : qui aient comme droitement... — Ed. L. : qui aient
bien connu....
P. 405 : ce que c'est [que] l'homme.... — Ed. L. : les devoirs
de l'homme. .
P. 405 : parce que vous en craignez les justes supplices.... —
Ed. L. : parce que vous craignez les justes supplices.
SERMON SUR LES EFFETS DE LA RESURRECTION
DE JÉSUS-CHRIST.
P. 439 : c'est d'avoir mon Dieu et de m'y tenir attaché.... —
Ed. L. : c'est d'avoir mon Dieu, c'est de m'y tenir
attaché. —
P. 440 : ne lui permet de se refuser.... — Ed. L. : ne lui per-
met jamais de se refuser.
P. 443 : croyez donc à sa parole et tremblez.... — Ed. L. :
croyez-y donc et tremblez.
P. 445 : vous a ébranlé.... — Ed. L. : vous a ébranlés.
P. 446 : j'opère comme lui.... — Ed. L. : j'opère avec lui.
P. 447 : Si elle a un seul moment ressenti la mort d'où J.-C.
l'a tirée et que cette Église de J.-C. unie à Pierre
n'ait pas conservé avec l'unité et l'autorité une fer-
meté invincible, doutez.... — Ed. L. : Si elle a un
seul moment ressenti la mort d'où J.-C. l'a tirée,
doutez....
P. 448 : comme disent six cent trente évêques.... — Ed. L :
comme disent les six cent trente évêques.
Mivnï NOTES CRITIQUES.
P. 449 : viennent toutes à la fin tomber.... — Ed. L. : viennent
toutes à la fois tomber.
P. 451 : et je ne m'étonne pas... dans le ciel, si déjà.... — Ed.
L. : et je ne m'étonne pas... dans le ciel : déjà....
P. 453 : remplir leur place.... — Ed. L. : remplir leurs places.
P. 453 : prétendre à s'élever.... — Ed. L. : prétendre de
s'élever....
P. 454 : lieu de tourments... — Ed. L. : lieu de tourment.. ~
P. 455 : pleine de vertu.... — Ed. L. : pleine de vertus.
P. 455 : jamais tu n'éprouveras.... — Ed. L. : jamais, jamais,
je l'espère, tu n 'éprouveras....
Si l'on songe à l'année où a été prononcé ce sermon, on
comprendra pourquoi, en ce passage, Bossuet a corrigé
l'expression d'un doute sur la fidélité possible de l'Église
gallicane au Saint-Siège.
P. 455 : Et si nous ne commençons.... — Ed. L. : Si nous ne
commençons....
P. 456 : Nous nous étonnons maintenant, c'est une merveille,
quand.... — Ed. L. : nous nous étonnons mainte-
nant quand....
P. 456 : se rit secrètement.... — Ed. L. : triomphe secrètement
P. 456 : votre langue envenimée.... — Ed. L. : une langui
envenimée.
P. 457 : une demeure- réciproque, en un mot! L'Esprit.... —
Ed. L. : une demeure réciproque. En un mo
l'Esprit....
P. 457 : en vain [Dieu] emploie à nous convertir.... — [Dieu] est
une conjecture ; ms. : il.
P. 458 : notre communion un jeu.... — Ed. L. : noire commu-
nion qu'un jeu...*
NOTES CRITIQUES. xxxix
P. 459 : Ce n'est pas ainsi qu'il en a parlé. *.. — Ed. L. : Ce
n'est pas ainsi qu'il a parlé des rechutes....
P. 460 : supporter la same doctrine.... — Ed. L. : soutenir...,
P. 463 : les desseinsde sa miséricorde.... — Ed. L. '.le dessein...,
P. 464 : d'un regard furtif.... — Ed. L. : d'un regard fugitif.
P. 466 : votre État ne changera jamais.... — Ed. L : votre État
ne manquera jamais.
P. 466 : et nous nous verrons.... — Ed. L. nous nous verrons.
II. Collation avec des éditions nouvelles.
(1°) COLLATION AVEC LA lre ÉDITION LEBARQ
SERMON SUR L'AMBITION DE 1862.
Un nouvel examen du ms. en prenant pour base le texte con-
stitué pur l'abbé Lebarq (recueil cité, IV, p. 140 et suiv,) nous
a fait adopter une vingtaine de corrections, dont plusieurs assez
importâmes, du savant éditeur (p. 261 à 266, 268, 275,276, 278-
-280, 282-284. Comme sarecension fait maintenant autorité, je
signale ici les endroits où j'ai cru devoir m'en écarter à dessein:
P. 265 : Gependant il méprise. — Ed. Lebarq : il méprise.
Cependant est supprimé à &H. La ponctuation du ma-
nuscrit le rend nécessaire, et cette construction antithé-
tique est habituelle à Bossuet.
P. 264 : ou si ce n'est point peut-être un grand nom.... — Le-
barq : ou si ce n'est point un grand nom.
P. 265 : Ajoutons... qu'il est encore sans difficulté plus essen-
tiel. — Lebarq supprime, à tort, sans difficulté.
P. 268 : qu'on ne puisse jamais trouver du pouvoir.... — Le-
barq oublie jamais.
P. 270 : des vices cachés en sont-ils moins vices*... — Lebarq :
crimes:
P. 270 : C'est le premier sentiment qui en fait la corruption.
— Lebarq : est-ce l'accomplissement qui....
Texte que j'avais reçu précédemment et qui me semble
décidément une variante à rejeter.
P. 270 : de faire toujours des desseins. — Lebarq omet toujours.
xt NOTES CRITIQUES.
P. 271 : Si on lève ces empêchements, nos inclinations.... —
Lebarq : .... ces inclinations....
P. 273 : Ainsi périssent tous ces beaux desseins.... — Lebarq
omet tous.
P. 274 : Sans soupirer ardemment après une plus grande puis-
sance.... — Lebarq omet plus.
P. 275 : ne sont pas tînt des présents qu'elle nous fait.... —
Lebard omet qu'elle nous fait.
P. 276 : contre toute sorte d'attaques.... — Lebarq : toutes
sortes.
Cf. p. 9, n. L
P. 276 : les précautions de ta prudence.... — Lebarq : de la
•prudence.
P. 278 : Tous ceux qui se reposaient.... — Lebarq : ceux qui
se reposaient.
P. 278 : d'un homme insensé qui se sera damné pour le
laisser riche. — Lebarq : qui se sera perdu.
Cette leçon, que j'avais- reçue précédemment, est une
correction de 1666. "
P. 279 : j'étudierai le faible de leur conduite. — Lebarq :
j'étudierai le défaut de leur politique et le faible
de leur conduite.
Le défaut de leur politique, que j'avais gardé précé-
demment, est, selon toute probabilité, une correction de
1666, à supprimer, comme Lebarq a supprimé plus haut,
avec raison : dont l'ombre couvrait toute la terre.
P. 279 : l'avenir a des événements trop secrets.... — Lebarq :
trop bizarres.
Bizarres est aussi de 1666.
P. 281 : c*est que l'homme l'attache (son désir avide d'éternité)
à ce qu'il aime.... — Lebarq : s'attache.
P. 281 : ma fortune, mon repos assuré.... — Lebarq : ma for-
tune et mon repos assuré.
P. 283 : comme dit l'Apôtre.... — Lebarq insère à tort le texte
latin dans le texte.
P. 283 : il les compatit et il les soulage.... — Lebarq : il y
compatit et le» soulage.
NOTES CRITIQUES. xu
(2°) COLLATION AVEC LA 2* ÉDITION LEBARQ
SERMON SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
Nous avons adopté, pour ce sermon, (aux pages 6, 7, 11, 12, 16 17,
18, 20, 21, 23, 26), quatorze corrections de l'édition de l'abbé Lebarq,
revue par MM. Urbain et Levesque. Voici les leçons que nous croyons
devoir maintenir d'après le ms. :
P. 4 : D'une manière bien plus aimable.... — 2e édit. Lebarq :
plus bien aimable.
P. 16 : jusques à ses ennemis. — 2e édit. Lebarq: jusqu'à....
P. 46 : toutes entières... — 2e édit. Lebarq : tout entières.
P. 21 : Quoique son armée fût de près de soixante mille
hommes.... — 2e édit. Lebarq : fût près de....
P. 21 : A travers de son champ..,. — 2e édit. Lebarq : à tra-
verser son champ.
P. 22 : que Dieu lança sur elle.... — 2e édit. Lebarq : su? cette
cité; lecture possible, mais douteuse.
P. 24 : ignorez vous, ô pécheurs qui foulez.... — 2e édit.
Lebarq: que vous foulez. Conjecture très douteuse,
P. 25 : Or Tertullian remarque.... — 2° édit. Lebarq: ler-
tullian remarque.
P. 25 : de la leur pardonner [la mort de Jésus]. — 2e édit.
Lebarq : de le leur pardonner.
P. 26 : Peut-être t'attendra-[t]il.... — 2° édit. Lebarq : Peut-
être attendra-[t]-il.
SERMON SUR LA LOI DE DIEU.
Quinze leçons de l'édition Urbain et Levesque adoptées : aux pages
28, 50, 31, 32, 33, 35, 36, 37, 40, Ai. Nous nous en écartons dans les
passages suivants :
P. 50 : le tumulte des armées.... — 2e édit. Lebarq : le tumulte
des armes....
P. 32 : du témoignage de leurs consciences, cogitavi vias meas.
— 2e édit. Lebarq : du témoignage de leurs con-
sciences.
Le ms. ne semble pas autoriser à supprimer ce texte
biblique qui revient, assez heureusement, en refrain.
Ce qui peut tromper, c'est le trait qui souligne les trois
lignes précédentes et qui le barre. Et ce qui prouverait
encore qu'il doit être maintenu, c'est que Bossuet avait
xlii NOTES CRITIQUES.
déjà mis quelques lignes plus haut cette citation, mais
là, il J'a barrée nettement, la réservant pour ~ia lin du
développement où je la rétablis.
P. 52 : Je suis né dans une profonde ignorance.... — 2e édit.
Lebarq : je suis dans une pi o fonde ignorance.
P. 53 ; Un guide pour mes erreurs.... — 2e édit. Lebarq : Un
guide de mes erreurs.
Le ras- ne justifie pas cette leçon. Il justifie au con-
traire la lecture de M. Paul Couvreur (Revue d'hist. litt.
de la France, 189S, p. 417) adoptée par MM. Urbain et
Levesque, — qui met après tranquillité \xn point et même
un à la ligne.
P. 33 : Une inquiétude éternelle.... — 2e édit. Lebarq : Une
i.iqui étude et une inconstance éternelle....
Les trois mots ajoutés sont plus probablement une
addition de 1659, comme plus loin la variante « qui leur
donne un repos sans trouble ».
P. 36 : avoir apporté le plus de prudence. — 2e édit. Lebarq :
avoir le plus apporté de prudence.
P. 56 : il a bien voulu se faire homme. — 2* édit. Lebarq : il
a voulu se faire homme.
P. 40 : Cet excellent maître, et par ses paroles, et par ses
exemples.... — La 2e édit. Lebarq supprime sans
raison apparente ces huit derniers mots.
P. 42 : 0 que cette parole est douce ! — 2e édit. Lebarq : Que
cette parole....
P. 45 : Lorsque nous ne pouvons. — 2e édit. Lebarq : Lorsque
nous ne pouvons pas.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
Cinq corrections adoptées (pages 55, 61, 66, 75, 74). La plus
importante est celle de la page 75 ; « ce violent prince d'Aquitaine »
(que saint Bernard apaisait) est une retouche polie des éditeurs du
xviii0 siècle, au style de Bossuet qui avait écrit: « cet enragé prince ».
MÉDITATION SUR LA BRIÈVETÉ DE LA Y1E.
Sept corrections (p. 506-307) empruntées à la nouvelle recension
de MM. Urbain et Levesque. L'une d'elles modifie le texte tradi-
tionnel : « Et que j'occupe peu de place dans ce grand abime <Ia
ans! » Il faut lire : « dans ce grand abime de temps ».
SERMONS CHOISIS
DE BOSSUET
SUR
LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
SERMON POUR LE IX* DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
PRÊCHÉ A METZ VERS 1653
NOTICE*
Le ton et la composition de ce discours, les nombreux archaïs-
mes qu'on y relève, l'orthographe et l'écriture du manuscrit8
permettraient de présumer déjà, à défaut d'autres preuves, que le
sermon sur la Bonté et la Rigueur de Dieu est une œuvre de la
jeunesse de Bossuet. Les termes mêmes dans lesquels l'orateur
parle des Juifs prouvent en outre qu'il prêche à Metz, « Nous
voyons, dit-il, à nos yeux des restes de leur naufrage que Dieu
a jetés pour ainsi dire à nos portes. » L'expression s'applique
exactement à Metz : les Juifs, qui s'y trouvaient en assez grand
nombre, étaient relégués à une extrémité de la ville8.
1. Nous empruntons les élé-
ments de cette notice à celle que
M. Gandar a mise en tête du
même discours. On y verra, com-
me dans les suivantes, par quelle
méthode, en rapprochant toutes
les indications fournies par Bos-
suet lui-même, par les manuscrits,
par l'histoire contemporaine ,
MM. Floquet, Vaillant, Gan-
dar. Lâchât, Lebarq ont pu par-
venir à restituer à peu près cer-
tainement la date d'un assez grand
nombre de sermons.
2. Vaillant, Études sur les ser-
mons de Bossuet, pj». 42-45. —
Édition Lâchât, t. x, p. 400. —
Édition Gandar, p. 9. — Lebarq,
Hist. crit. de la prédication de
Bossuet, p. 110.
3. Floquet, Études sur la vie de
\ Bossuet, i, 272, sqq.
2 SUR LA BONTÉ
Mais Bossuet eut sa résidence à Metz de 4652 à 1658 : à quel
moment de ce séjour devons-nous rapporter le sermon sur la
Bonté de Dieu? Aux premiers temps, comme le prouvent les allu-
sions à la Fronde, à la guerre contre les Espagnols, à la défec-
ton de Condé (1652). « La France, hélas! notre commune patrie,
agitée depuis si longtemps par une guerre étrangère, achève de se
désoler par ses divisions intestines. Encore parmi les Juifs, tous
les deux partis conspiraient à repousser l'ennemi commun, bien
loin de vouloir se fortifier par son secours Et nous, au con-
traire... ah! fidèles, n'achevons pas, épargnons un peu notre
honte. » Si l'on se rappelle, à propos de ce passage, qu'au mois
de septembre 1653, Bossuet fut chargé par l'Assemblée des Trois-
Ordres 4 de négocier avec le prince de Condé la sauvegarde de
Metz, on sera tenté de croire que le discours où il déplore avec
cette émotion indignée la honte et le malheur des troubles ci-
vils fut prononcé précisément en 4 653, vers le temps où Bossuet
allait partir à Stenay, pour débattre avec les agents de Condé la
rançon d'une ville française.
Dans le manuscrit, la même enveloppe contient, outre le texte
du sermon : 1° le sommaire 2 rédigé par Bossuet au moment 3
où il préparait son carême du Louvre (1662) ; 2° huit pages d'ex-
traits de Tertullien et d'une traduction latine de Josèphe, ac-
compagnés de renvois à Tacite, à Suétone, à Lactance, et à la
paraphrase de Josèphe que nous avons sous le nom d'Hégésippe.
Ces textes ont servi noa seulement à la composition du sermon
sur la Bonté de Dieu, mais, une vingtaine d'années plus tard, à
la composition des chapitres xxi à xxiv de la seconde partie du
Discours sur l'Histoire universelle, où l'on retrouve « avec le
souvenir des Juifs de Metz, plus d'une idée, plus d'une expression,
empruntée à notre sermon 4. »
1. Floquet, 1,246-253.
2. Voici ce sommaire :
« Justice de Dieu, suite de sa
bonté. — Quelle elle est. — Ter-
ullien.
[Ie' point.] « Deus ex initio bo-
nus. Justice de Dieu : quelle.
« Non habemus Pontificem qui
mon possit compati.
« Jérusalem ruinée : Denté-
ron., XXVIII.
« Vengeance sur les Juifs :
exemplaire pour les chrétiens. »
3. Gandar, Études critiques,
p. 392-393.
4. Édition Gandar, p. 10. —
L'abbé Lebarq, Hist. crit., p. 110-
126, se fondant sur l'orthogra-
[2* point.] « Deux règnes : par phe, adopte pour ce sermon la
iséricorde et par justice. ' date de 1652.
ET LA RIGUEUR DE DIEU 3
EXTRAITS
Ut appropinquavit , vtdens civitatem,
fievit super eam, dicens : « Quia si co-
gnovisses et tu, et quidem in hae die tua,
quse ad pacem tibi ; nunc autem abscon-
dita sunt ab oculis tuis.
Gomme Jésus s'approchait de Jérusalem,
considérant cette ville, il se mit à pleurer
sur elle : « Si tu avais connu, dit-il, du
moins en ce tien jour, ce qu'il faudrait
que tu fisses pour avoir la paix 1 Hais certes
ces choses sont cachées i tes yeux *.
Lue, xix, 41.
Après une entrée en matière où il paraphrase le texte du ser-
mon , Bossuet expose dans son exorde la doctrine « extravagante >
des Marcionites qui, ne pouvant comprendre comment la bonté de
Dieu s'accordait avec sa justice, « séparèrent leJMeu bon d'avec
le Dieu juste. » Il rappelle les arguments que Tertullien oppo-
sait à ces hérétiques pour leur prouver que la justice de Dieu,
loin de contrarier sa bonté, « agit pour elle » et « fait ses affai-
res. » Ce sont ces deux qualités de la nature divine que Bossuet
veut faire considérer à ses auditeurs, en leur montrant tour à
tour « le Sauveur miséricordieux et le Sauveur inexorable. »
PREMIER POINT
Bossuet revient sur un mot de Tertullien qu'il a déjà eité :
Deus a primordio tantum bonus. < La bonté est la propre
nature de Dieu ; » aussi le Fils de Dieu n'a-t-il pas été envoyé sur
la terre pour juger le monde, mais pour sauver le monde, t Sa
première qualité est celle de Sauveur ; celle de Juge est, poui
ainsi dire, accessoire. »
Et à ce propos, il me souvient d'un petit mot de saint
1. Voyez, dans le Discours sur
IHist. univ., u, 21, une autre tra-
duction du même passage de l'É-
vangile : « Ah ! dit-il, ville infor-
tunée, si tu connaissais, du moins
en ce jour qui t'est encore donné
pour te repentir, ce qui te pour-
rait apporter la pâlxl Mais main-
tenant tout ceci est caché à tes
yeux. »
4 9m £A BONTÉ
Pierre, par lequel il dépeint fort bien le Sauveur à Cor-
nélius (aux Actes, x) : « Jésus de Nazareth, dit-il, homme
approuvé de Dieu, qui passait bien-faisant * et guérissant
tous les oppressés 2 ; » Pertransiit benefaciendo, et sanando
omnes oppressas a diabolo*. 0 Dieu! les belles paroles, et
bien dignes de mon Sauveur ! La folle éloquence du siècle,
quand elle veut élever4 quelque valeureux capitaine, dit
qu'il a parcouru les provinces moins par ses pas que par
ses victoires*. Les panégyriques sont pleins de semblables
discours. Et qu'est-ce à dire, à votre avis, parcourir6 les
provinces par des victoires? n'est-ce pas porter partout
le carnage et la pillerie6? Ah! que mon Sauveur a parcouru
la Judée d'une manière bien plus aimable! il l'a parcourue
moins par ses pas que par ses bienfaits. Il allait de tous
côtés, guérissant les malades, consolant les misérables,
instruisant les ignorants, annonçant à tous avec une fermeté
invincible la parole de vie éternelle que le Saint-Esprit lui
avait mise à la bouche : Pertransiit benefaciendo. Ce n'était
pas seulement les lieux où il arrêtait, qui se trouvaient
mieux de sa présence: autant de pas, autant de ves-
tiges de sa bonté. Il rendait remarquables les endroits
par où il passait, par la profusion de ses grâces. En cette
1. Bien-faisant : Participe de 3. Acte», x, 38.
l'ancien verbe bien-faire. Bossuet ) A. Élever, dans le sens à'exal-
a déjà dit plus haut : « Je ne pa-
raissais sur la terre que pour leur
bien-faire. » — « Il vieillit, » dit le
dictionnaire de l'Académie \1694),
et Furetiére (1691) : « On dit plus
ordinairement faire du bien. »
2. Dans ce sens figuré, oppres-
ser m n'est guère en usage qu'au
participe » (Furetiére). — Disc,
tur VÈist. uni»., in, 6 : « Cette
compagnie était regardée eomme
l'asile des oppressés* *
ter, s'emploie rarement seul. Cor-
neille a dit (Gai. du Pal., III, 1) :
« J'ai beau devant les yeux lui
remettre Hippolyte, |) Parler de
ses attraits, élever son mérite ; »
et Boile&u (Art poit., II), asse2
obscurément : « A la fin, tous
ces jeux que l'athéisme élève*.
5. Cf. Cicéron, Pro Marcelle, 1,
et Pline le Jeune, Panég. xiv,
6. Pillage a prévalu. — Cf. plu*
loin; p« 18 et n. 2,
ET LA RIGUEUR DB DIEU. 5
bourgade, il n'y a plus d'aveugles ni d'estropiés: sans
doute, disait-on, le débonnaire1 Jésus a passé par là.
Et en effet, chrétiens, quelle contrée de la Palestine n'a
pas expérimenté mille et mille fois sa douceur? Et je ne
doute pas qu'il n'eût été chercher les malheureux jusques
au bout du monde, si les ordres de son Père ne l'eussent
arrêté en Judée. Vit-il jamais un misérable qu'il n'en eût
pitié? Ah ! que je suis ravi, quand je vois dans son Évangile
qu'il n'entreprend presque jamais aucune guérison impor-
tante, qu'il ne donne auparavant quelque marque de com-
passion! il y en [a] mille beaux endroits dans les Évangiles.
La première grâce qu'il leur faisait, c'était de les plaindre
en son âme avec une affection véritablement paternelle : son
cœur écoutait la voix de la misère qui l'attendrissait, et en
même temps il sollicitait son bras à les soulager.
Que ne ressentons [-nous] du moins, ô fidèles, quelque
peu de cette tendresse ! Nous n'avons pas en nos mains
ce grand et prodigieux pouvoir pour subvenir aux nécessités
de nos pauvres frères; mais Dieu et la nature ont inséré2
dans nos âmes je ne sais quel sentiment qui ne nous
permet pas de voir souffrir nos semblables, sans y prendre
part, à moins que de n'être plus hommes. Mes frères,
faisons donc voir aux pauvres que nous sommes touchés
1. « Débonnaire, débonnaireté : I débonnaire, le visage débonnaire
H y a des gens délicats, dit le va Tort à une physionomie naïve. »
P. Bouhours, qui ne peuvent souf- ; (Suite des Remarques nouvelles
frir ni l'un ni l'autre. Je crois sur la langue française, 1602).
qu'en parlant de la vertu chré- j "< 2. Inséré : « Il ne se dit guère
tienne que Jésus-Christ a canoui- que des feuillets, des cahiers,
sé.e de sa bouche et quj va à souf- des choses nouvelles et remar-
frir, à pardonner les plus grands
outrages, on pourrait dire : Les
▼rais chrétiens sont débonnaire».
Mais hors de là, je ne voudrais pas
m'en servir.». Aujourd'hui, l'air
quables qu'on ajoute dans le
corps d'un livre, ou de quelque
mot, de quelque ck use qu'on met
dans un discours par écrit. »
(Académie, 16yi.>
6 SUR LA BOSTÉ
de leurs maux1, si nous n'avons dépouillé toute sorte
d'humanité. Ceux qui ne leur donnent qu'à regret, que
pour se délivrer de leurs importunitès, ont-ils jamais pris
la peine de considérer 2 que c'est le Fils de Dieu qui les leur
adresse ; que ce serait bien souvent leur faire une double
aumône, que de leur épargner la honte de nous demander^
que toujours la première aumône doit venir du cœur? je
veux dire, fidèles, une aumône de tendre compassion : c'est
un présent qui ne s'épuise jamais; il y en a dans nos âmes
un trésor immense et une source infinie ; et cependant c'est
le seul dont le Fils de Dieu fait 3 état. Quand vous distri-
buez de l'argent ou du pain, c'est faire l'aumône au pauvre ;
mais quand vous accueillez le pauvre avec ce sentiment
de tendresse, savez-vous ce que vous faites? vous faites
l'aumône à Dieu: t J'aime, dit- il, mieux la miséricorde
que le sacrifice *v » C'est alors que votre charité donne des
ailes à cette matière pesante et terrestre, et, par les mains
des pauvres, dans lesquelles vous la consignez, la fait
monter devant Dieu comme une offrande agréable. C'est
alors que vous devenez véritablement semblables au Sau-
veur Jésus, qui n'a pris une chair humaine qu'afin de
compatir à nos infirmités avec une affection plus sensible.
Oui certes, il5 est vrai, chrétiens; ce qui a fait résoudre
le Fils de Dieu à se revêtir d'une chair semblable à la nôtre»
1. Variante : Au nom de Dieu,
faisons voir aux pauvres que leurs
misères nous touchent.
2. Var. : Songent-ils bien.
5. « Le seul qui... avec l'indica-
tif, quand celui qui parle veut
rendre l'idée positive. » Littré. On
trouve, dans le même discours, un
autre exemple de l'indicatif em-
ployé d'une manière analogue
pour affirmer d'une manière plus
positive : « ... Une des plus belles
promesses que Dieu ait faites à
son fils, est celle de lui donner
l'empire de tout l'univers et de
faire par ce moyen que tous les
hommes seront ses sujets. »
(2* point).
4. Matth., ix, 13.
5. Il, cela. Cf. plus loin, p. 265,
n. 2; p. 292, n. 2; p. 524, 1. 9;
p. 487, 1. 9, et La Bruyère, Ca-
ractères, édit. Servois et Rébel-
liau, p. 529, n. 2.
ET LA RIGUEUR DE DIEU. 7
c'est le dessein qu'il a eu de ressentir pour nous une com-
passion véritable; et en voici la raison, prise de l'épître
aux Hébreux, dont je m'en vais tâcher de vous exposer la
doctrine; et rendez-[vous], s'il vous plaît, attentifs. Si le FiJ"
de Dieu n'avait prétendu autre chose que de s'unir seule-
ment à quelqu'une de ses créatures, les intelligences
célestes se présentaient, ce semble, à propos dans son
voisinage, qui, à raison de * leur immortalité et de leurs
autres qualités éminentes, ont sans doute plus de rapport
avec la nature divine; mais, certes, il n'avait que faire de
chercher dans ses créatures ni la grandeur, ni l'immor-
talité. Qu'est-ce qu'il y cherchait, chrétiens? la misère et la
compassion. C'est pourquoi, dit excellemment la savante
épitre aux Hébreux, Non angelot apprehendit, sed semen
Abrahœ apprehendit* : « II n'a pas pris la nature angélique;
mais il a voum prendre, > servons-nous des mots de l'au-
teur, « il a voulu appréhender3 la nature humaine ». La
belle réflexion que fait, à mon avis, sur ces mots le docte
saint Jean Chrysostome 4 ! Il a, dit l'Apôtre, appréhendé la
nature humaine: elle s'enfuyait, elle ne voulait point du
Sauveur: qu'a[-t-]il fait? 11 a couru après d'une course
précipitée, « sautant les montagnes5, » c'est-à-dire, les
ordres des anges6, comme il est écrit aux Cantiques : « Il
a couru, comme un géant, à grands pas et démesurés, »
passant en un moment du ciel en la terre : Exultavit ut
gigas ad currendam viani7. Là, il a atteint cette fugitive
nature, il l'a saisie, il l'a appréhendée au corps et en l'àme.
1. A raison de : A cause de, ac-
ception que n'indique pas Fure-
tière, non plus que l'Académie.
En raison de serait plus correct.
2. Hebr , u, 16.
5. Appréhender: «terme de pra-
tique (de jurisprudence) : ne se
dit guère qu'en parlant de prise
BOSSUET, SERMONS.
de corps. » (Académie, 1694.)
4. In Ep. ad Hebr. Homil.,v,\.
5. Cant., ii, 8. — Sautant par-
dessus les montagnes.
6. Les divers groupes d'Anges
que la théologie catholique dis-
tingue hiérarchiquement.
7. Ps., xvm, 6.
SUR LA BONTE
Semen Abrahss apprehendîl. Il a eu pour ses frères, c'est-
à-dire pour nous autres hommes, une si grande tendresse,
« qu'il a voulu en tout point se rendre semblable à eux : »
Debuit per omnia fratribus similari1. Il a vu que nous
étions composés de chair et de sang : pour cela, il a pris,
non un corps céleste, comme disaient les Marcionites ; non
une chair fantastique et un spectre d'homme, comme assu-
raient les Manichéens; quoi donc? une chair tout ainsi que _
nous, un sang qui avait les mêmes qualités que le nôtre :
Quia pueri communicaveruntcarni etsanguinî, etipse similiter
participavit iisdem* dit le grand apôtre aux Hébreux; et
cela pour quelle raison? Ut misericors fieret* : « afin d'être
miséricordieux », poursuit le même saint Paul.
Eh quoi donc, le Fils de Dieu, dans l'éternité de sa gloire
était-il sans miséricorde? Non, certes: mais" sa miséricorde
n'était pas accompagnée d'une compassion effective ; parc*
que, comme vous savez, toute véritable compassion suppose
quelque douleur ; et partant le fils de Dieu, dans le sein du
Père éternel, était également incapable de pâtir et de com-
patir: et lorsque l'Écriture attribue ces sortes d'affections
à la nature divine, vous n'ignorez pas [que] cette façon de
parler ne peut être que figurée. C'est ce qui a obligé le
Sauveur à prendre une nature humaine ; « parce qu'il
voulait ressentir une réelle et véritable pitié : » Ut misericors
fieret. Si donc il voulait être touché pour nous d'une pitié
réelle et véritable, il fallait qu'il prît une nature capable
de ces émotions; on bien disons autrement, et toutefois
toujours dans4 les mêmes principes: Notre Dieu, dans la
grandeur de sa majesté, avait pitié de nous comme de ses
1. Hebr., n, 17.
2. Ibid., 14. Ms.: communicavit.
Bossuet cite souvent de mémoire
l'Écriture et les Pères, comme le
prouvent d'assea nombreuses
inexactitudes dans ses citations.
3. Ibid., 17.
4. Dans...* se prend pour selon.
Cela est vrai dans les principes
d'Aristote. » (Académie, 1684.)
ET LA RIGUEUR DE DIEU. 9
enfants et de ses outrages; mais depuis l'incarnation, il a
commencé à nous plaindre comme ses frères, comme ses
semblables, comme des hommes tels que lui. Depuis ce
temps-là, il ne nous a pas plaints seulement comme l'on
voit ceux qui sont dans le port plaindre souvent les autres
qu'ils voient agités sur la mer d'une furieuse tourmente;
mais il nous a plaints comme ceux qui courent le même
péril se plaignent les uns les autres, par une expérience
sensible de leurs communes misères: enfin, loserai-jedire?
il nous a plaints, ce bon frère, comme ses compagnons de
fortune, comme ayant eu à passer par les mêmes misères
que nous, ayant eu, ainsi que nous, une chair sensible aux
douleurs, et un ^ang capable de s'émouvoir, et une tempé-
rature2 de corps sujette, comme la nôtre, à toutes les
incommodités de la vie et à la nécessité de la mort. C'est
pourquoi l'Apôtre se glorifie de la grande bénignité de
notre Pontife: « Ah! nous n'avons pas un pontife, dit-il5,
qui soit insensible à nos maux : » Non habemus [pontificem,
qui non possit compati infirmitatibus nostris] : pour quelle
raison? « Parce qu'il a passé par toute sorte* d'épreuves : »
Tentatutnper omnia.
Cette tendresse compatissante de Jésus-Christ pour l'humanité
dont il a épuisé toutes les misères, le suir dans son éternité. « Il
n'a pas oublié ses longs travaux, ni toutes les autres épreuves de
1. Par nue.... Cf. p. 261, n. 2.
Voir Brachet et Dussouchet, Gr.
fr„ cours sup., p. 426, par. 963.
2. « Température se dit de l'air,
et tempérament de personnes....
Toutefois M. de Malherbe use de
température pouv tempérament....
Je l'ai vu aussi employé tout de
même par_ Amyot. Mais ce ^qui se
disait autrefois ne se dit plus. »
! (Vaugelas, Remarques, 1647.)
3. Hebr., iv, 15.
4. Bien que Vaugelas préférât
toutes sortes quand le complé-
ment indirect qai suit est, comme
ici, un nom au pluriel, l'Acadé-
mie autorisait l'une et l'autre
forme; et même, selon Thomas
Corneille, M. Ménage soutenait
que toute sorte est plus élégant,
(Édition des Remarques de Vau-
gelas, 1687.)
10
SUR LA BONTE
son laborieux pèlerinage... Ce sentiment le touche dans la félicité
de sa gloire, encore qu'il ne le trouble pas... Si nous avions besoin
de larmes, il an donnerait. »
Pour moi, je vous l'avoue, chrétiens, c'est là mon unique
espérance ; c'est là toute ma joie et le seul appui de mou
repos : autrement, dans quels désespoirs ne m'abîmerait
pas le nombre infini de mes crimes? Quand je considère le
sentier étroit sur lequel Dieu m'a commandé de marcher,
la prodigieuse difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin
si glissant, une volonté si volage et si précipitée que la
mienne ; quand je jette les yeux sur la profondeur impé-
nétrable du cœur de l'homme, capable de cacher dans ses
replis tortueux tant d'inclinations corrompues dont je n'au-
rai nulle connaissance; enfin, quand je vois l'amour-propre
faire pour l'ordinaire la meilleure partie de mes actions :
je frémis d'horreur, ô fidèles, qu'il ne se trouve beaucoup de
péchés dans les choses qui me paraissent les plus inno-
centes. Et quand même je serais très juste devant les
hommes, ô Dieu éternel, quelle justice humaine ne dispa-
raîtrait point devant votre face? et qui serait celui qui *
pourrait justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un
examen rigoureux? Si le saint apôtre saint Paul, après avoir
dit avec une si grande assurance, « qu'il ne se sent point
« coupable en soi-même2, ne laisse pas de craindre de
« n'être pas justifié devant vous: >> Nihil mihi conscius sum
sed non in hoc justificatus sum; que dirai-je, moi misérable!
et quels devront être les troubles de ma conscience ? Mais,
ô mon aimable Pontife5, Pontife fidèle et compatissant àir/ja
1. C'est-a-dire : quel homme
serait celui qui...
2. « Soi-même et lui-même, dit
Thomas Corneille d'après le P.
Bouhour», se disent presque égale-
ment en parlant d'une personne
particulière : Cent un homme qui
a bonne opinion de soi-même,
qui a bonne opinion de lui-même. »
3. Pontife. C'est une des quaii-
ET LA KÏGUEUR DE DIEU. if
maux, c'est vous qui répande* une certaine sérénité dans
mon cœur, qui me fait vivre en paix sous l'ombre de votre
protection. Non, tant que je vous verrai à la droite de votre
Père avec une nature semblable à la mienne, je ne croirai
jamais que le genre humain lui déplaise, et la terreur de sa
majesté ne m'empêchera point d'approcher de l'asile de sa
miséricorde. Vous avez voulu être appelé, par le prophète
isaïe, un homme de douleurs, et qui sait ce que c'est que d'in-
firmité : Virum dolovum et scientem infirmitatem*. Vous
savez en effet, par expérience, vous savez ce que c'est que l'in-
firmité de ma chair, et combien elle pèse à l'esprit, et que
vous-même, en votre Passion, avez eu besoin de toute votre
-constance pour en soutenirla faiblesse. « L'esprit est fort, di-
siez-\ ôus ; mais la chair est infirme2 : » cela me rend très cer-
tain que vous aurez pi lié de mes maux. Fortifiez mon àme,ô
Seigneur, d'une sainte et salutaire confiance, par laquelle me
défiant des plaisirs, me défiant des honneurs de la terre, me
défiant de moi-même, je n'appuie mon cœur que sur votre mi-
séricorde, et établi sur ce roc immobile, je voie briser à mes
pieds les troubles et les tempêtes qui agiten t la vie humaine.
Mais, ô Dieu, éloignez de moi une autre sorte de con-
fiance qui règne parmi les libertins; confiance aveugle et
téméraire, qui, ajoutant l'audace au crime et l'insolence à
l'ingratitude, les enhardit à se révolter contre vous par
tes que la théologie distingue en
Jésus-Christ. «Prœcipua sacerdo-
lis miniia sunt docere populum,
par ilio deprecari, et maxime
offerre sacrificium Omniasa-
cerdotis munia (Christ us) imple-
vit : 1° sublimem tradidit doctri-
nam hominibus ; 2° pro Mis fré-
quenter o ravit; et 3° sacrificium
Dec- pro peccatis obtulit, nempe
semetipsutn iminolatum. » (Bou-
vier, Instit.Theol.,ll, 194). — Bos-
suet vient d'exposer, d'après saint
Faul, comment Jésus-Christ conti-
nue au ciel un sacerdoce éternel.
1. Isaïe, lui. — Ce que c'est que
de.... De est explétif. Cf. les locu-
tions : Ce que c'est que de nous...y
Si j'étais que de vous. Bossuet
écrit ailleurs : Savoir ce que c'est
que de vivre.
2. M ai th., sxvi, 41.
I*
STJR LÀ BONTE
l'espérance de l'impunité. Loin de nous, loin^de nous, 6
fidèles! une si détestable manie i; car de même que la pér
nitence, en même temps qu'elle amollit la dureté de nos
cœurs, attendrit aussi et amollit par ses larmes le cœur ir-
rité de Jésus; :ainsi notre endurcissement nous rendrait à la
fin le cœur du même Jésus endurci et inexorable. Arrêtons-
nous ici, chrétiens ; et sur cette considération, entrons, avec
l'aide de Dieu, dans notre seconde partie.
SECOND POINT
Le tils de Dieu doit nécessairement régner sur tous les hom-
mes; ceux donc qui ne se laissent pas gagner « par les
attraits de sa grâce » ou « par la force de ses vérités » subiront sa
domination d'une autre manière. Il régnera sur eux a par l'exer-
cice de sa vengeance. » C'est ce que Jésus-Christ déclarait aux
juifs dans la parabole du roi qui fait égorger sous ses yeux ses
sujets rebelles ; c'est ce que nous prouve l'exemple de§ Juifs
eux-mêmes.
En effet, il a exercé sur les Juifs une punition exem-
plaire, que vous voyez clairement déduite dans notre évan-
gile ; et d'autant 2 qu'il m'a semblé inutile de chercher bien
loin des raisons, où mon propre texte me fournit un exemple
si visible et si authentique dans la désolation de Jérusalem,
je me suis résolu de me servir des moyens que le Fils de
Dieu lui-même semble m'avoir mis à la main. Je m'en vais
donc employer le reste de cet entretien à vous représenter,
si je puis, les ruines de Jérusalem encore toutes fumantes
du feu de la colère divine : et comme vous avei reconnu,
dans noire première partie, qu'il n'y a rien de plus aimable
que les embrassements du Sauveur, j'espère qu'étant étonnés
1. Folie, égarement.
2. D'autant: parce que, comme.
Dans celle acception, Vaugelas
voulait qu'on écrivit dautant sans
apostrophe. Thomas Corneille re-
marque en 1687 que cet emploi,
au sens qu'il a ici, est « entière-
ment banni du beau style ».
ET LA RIGUEUR DE DIEU.
15
dans le fond de vos consciences d'un événement si tragique,
vous serez contraints d'avouer qu'il n'y a rien de plus ter-
rible que de tomber en ses mains, quand sa bonté, surmon-
tée par la multitude des crimes, est devenue implacable :
pour cela, je toucherai seulement les principales circon-
stances.
Jérusalem, demeure de tant de rois, qui, dans le temps
qu'elle fut ruinée, était sans difficulté la plus ancienne ville
du monde, et le pouvait disputer en beauté avec celles qui
étaient les plus renommées dans tout l'Orient; pendant
deux mille et environ deux cents ans qui ont mesuré sa du-
rée, a certainement éprouvé beaucoup de différentes for-
tunes ; mais nous pouvons toutefois assurer que, tandis
qu'elle est demeurée dans l'observance de la loi de Dieu, elle
était la plus paisible et la plus heureuse ville du monde.
Mais déjà il y avait longtemps qu'elle se rendait de plus en
plus rebelle à ses volontés, qu'elle souillait ses mains par
le meurtre de ses saints prophètes, et attirait sur sa tête un
déluge de sang innocent qui se grossissait tous les jours ;
jusques à tant que * ses iniquités étant montées jusques au
dernier comble, elles contraignirent enfin la justice divine
à en faire un châtiment exemplaire. Gomme donc Dieu avait
résolu que cette vengeance éclatât par tout l'univers, pour
servir à tous les peuples et à tous les âges d'un mémorial
éternel, il y voulut employer les premières personnes du
monde, je veux dire les Romains, maîtres de la terre et des
mers, Vespasian et Tite, que déjà il avait destinés à l'empire
du genre humain : tant il est vrai qne les plus grands po-
tentats de la terre ne sont, après tout, autre chose que les
ministres de ses conseils!
1. Jusques à tant que, locution
vieillie, mais dont Bossuet four-
nit d'autres exemples. « Il la faut
prendre (l'Eucharistie) avec ré-
serve jusqu'à tant que nous soyons
rendus propres à recevoir tout son
effet.» (Méditations surl'Êvangilet
la Cène, 1" partie, 48" jour.)
14 SUR LA BONTÉ
Et afin que vous ne croyiez pas que ce débordement de
l'armée romaine dans la Judée soit plutôt arrivé par un
événement fortuit, que par un ordre exprès de la Providence
divine, écoulez la menace qu'il en fait à son peuple par la
bouche de son serviteur Moïse ; c'est-à-dire plusieurs cen-
taines d'années avant que ni Jérusalem ni Rome fussent bâ-
ties ; elle est couchée * au Deutéronome , chapitre xxvm :
« Israël, dit Moïse, si tu résistes jamais aux volontés de ton
« Dieu, il amènera sur toi, des extrémités de la terre, une
t nation inconnue, dont tu ne pourras entendre la langue2,»
C'est-à-dire, avec laquelle tu n'auras aucune sorte de com-
merce : ce sont les propres mots de Moïse.
Un mot de réflexion, chrétiens. Les Mèdes, les Perses; les
Syriens, dont nous apprenons, par l'histoire, que Jérusalem
a subi le joug avant sa dernière ruine, étaient tous peuples
de l'Orient, avec lesquels, par conséquent, elle pouvait en-
tretenir un commerce assez ordinaire; mais pour les Ro-
mains, que de vastes mers, que de longs espaces de terre
les en séparaient ! Rome à l'Occident, Jérusalem, à son égard,
presque dans les confins de l'Orient; c'est ce qu'on appelle
proprement les extrémités de la terre. Aussi les Romains
s'étaient déjà rendus redoutables par tout le monde, que les
Juifs ne les connaissaient encore que par quelques bruils
confus de leur grandeur et de leurs victoires. Mais poursui-
vons notre prophétie.
« Ce peuple viendra fondre sur toi tout ainsi qu'une aigle*
«volante: » In similitudinem aquilœ volantis. Ne vous semble-
t-il pas, à ces marques, reconnaître le symbole de l'empire
1. Couchée par écrit. Cette ex-
pression est encore donnée par
Furetiére (1691 ) et par l'Académie
(1694),maison en contestait la cor-
rection, comme on peut le voir
dans les Observa lions, de Menace
(Î2* édition, 1675;, qui, tout en la
détendant, avoue que « cette façon
de parler est sortie du bel usage.»
'2. Deutér., xxvm, 49.
5. Plus bas, Bossuet fait aigu
du masculin. Ce mot, aujourd'hui
ET LA RIGUEUR DE DIEU
15
romain, qui portait dans ses étendards un aigle au\ ailes
déployées! Passons outre. « Une nation audacieuse », conti-
nue Moïse*, (et y eut-il jamais peuple plus orgueilleux
que les Romains, ni qui eût un plus grand mépris pour tous
les autres peuples du monde, qu'ils considéraient à leur
égard tomme des esclaves?) « ^ui ne respectera point tes
« vieillards, el n'aura point de pitié de tes enfants. » Ceci
■me fait souvenir de cette fatale journée dans laquelle les
soldats romains étant entrés de force dans la ville de Jéru-
salem, sans faire aucune distinction de sexe ni d'âge, les en-
veloppèrent tous dans un massacre commun. Quoi plus? « Ce
« peuple, dit Moïse, t'assiégera dans toutes tes places , » et
il paraît par l'histoire qu'il n'y en eut aucune dans la Judée
qui n'ait été contrainte de recevoir garnison romaine, et
quasi 2 toutes après un long siège. Et enfin « ils porteront
« par terre tes hautes et superbes murailles qui te rendaient
« insolente : » Destruenlur mûri lui firmi atque sublimes, in
quibus habebas fiduciam 3. Ne dirait- on pas que le prophète
a voulu dépeindre ces belles murailles de Jérusalem, ces
fortifications si régulières, ces remparts si superbement éle-
vés, « ces tours de si admirable structure, qu'il n'y avait rien
« de semblable d;ms tout l'univers, » selon que le rapporte
Josèphe4? et tout cela toutefois fut tellement5 renversé, qu'au
dire du même Josèphe, historien juif, témoin oculaire de
féminin seulement au figuré, était
rangé par Vaugelas, en 1647. parmi
les substantifs des deux genres; en
1674, le P. Bouhours le signale à
l'Académie comme étant peut-
être à la fuis mâle et femelle;
et, en 170i, l'Académie admet en-
core que, au propre, aigle soit
masculin et féminin.
1. Deutér.,x\\m, 50.
t. Quasi. Ce mot, que Vaugelas
avait proscrit comme bas, étaitdé-
fendu cependant par l'Académie
et par Patru. Plusieurs écrivains
du dix-septième siècle l'ont em-
ployé sans scrupule ; Bossuet
semble, au contraire, s'être rangé
à l'avis des puristes .quasi est très
rare chez lui.
5. Deutéron., xxvm, 52.
i. Josèphe, De Bello Judaico,v,l.
5. De telle sorte....
16
SUR U BONTÉ
toutes ces choses et de celles que j'ai à vous dire, « il n'j
« resta pas aucun vestige que cette ville eût jamais été *. »
0 redoutable fureur de Dieu, qui anéantis tout ce que
tu frappes ! Mais il fallait accomplir la prophétie de mon
Maître, qui assure dans mon évangile, a qu'il ne demeu-
« rerait pas pierre sur pierre dans l'enceinte d'une si
« grande ville : » Non relinquent in te lapidem super lapidem a
C'est es que -firent les soldats romains, en exécution des
ordres de Dieu : et Tite, leur capitaine et le fils de leur em-
pereur, aprèsUvoir mis afin3 cette fameuse expédition, resta
toute sa vie tellement étonné des marques de la vengeance
divine, qu'il avait si évidemment découverte dans la suite
Ae cette guerre, que, quand on lui congratulait4 une con-
quête si glorieuse : « Non, non. disait-il, ce n'est pas moi
« qui ai dompté les Juifs ; je n'ai fait que prêter mon bras à
« Dieu, qui était irrité contre eux. » Parole que j'ai d'autant
plus soigneusement remarquée, qu'elle a été prononcée
par un empereur infidèle, et qu'elle nous est rapportée par
Philostrate, historien profane, dans la Vie d'Apollonius
Tyaneus 5. Après cela, chrétiens, nous qui sommes les en-
fants de Dieu, comment ne serons-nous point effrayés de
ses jugements, qui étonnent jusquesà ses ennemis?
Mais ce n'est ici que la moindre partie de ce qu'il prépare
à ce peuple : vous allez voir tout à l'heure quelles machines
il fait jouer, quand il veut faire sentir la pesanteur de son
bras aux grandes villes et aux nationstoutes6 entières; et Dieu
veuille que nous n'en voyions pas quelque funeste exemple
en nos jours! Non, non, nation déloyale, ce n'est pas assez.
4, De Bello Judaico, vu, 1.
2. Luc, xix, 4L
3. Bossuet avait écrit d'abord:
après avoir mis fin à....
i. Latinisme corrigé plus tard
parBnssuetsurle ms.
5. Vit.ApoU.,vn,Z9. Philostrate,
rhéteur grec du n*s.; Apollonius,
philosophe grec du i".
6. Orthographe autorisée par
Vaugelas : « Il faut dire : elles
sont toutes étonnées. » item., 1647-
ET LA RIGUEUR DE DIEU. 1?
pour te punir, de l'armée des Romains ; non [que] les Ro-
mains, je l'avoue, ne soient de beaucoup trop forts pour
toi ; et c'est en vain que tu prétends défendre ta liberté
contre ces maîtres du monde *. Mais, s'ils sont assex puis-
sants pour te surmonter, il faut quelque chose de plus pour
l'affliger ainsi que tu le mérites : que deux ou trois troupes
de Juifs séditieux entrent donc dans Jérusalem, et qu'elle
en devienne la proie, afin que tous ensemble ils deviennent
la proie des Romains.
0 Dieu, quelle fureur! l'ennemi est à leurs portes, et je
vois dans la ville trois ou quatre 2 factions contraires qui
se déchirent entre elles, qui toutes déchirent le peuple, se
faisant entre elles une guerre ouverte pour l'honneur du
commandement; mais unies5 toutefois par la société de
crimes et de voleries. Figurez-vous dans Jérusalem plus de
vingt-deux mille hommes de guerre, gens de carnage et de
sang, qui s'étaient aguerris par leurs brigandages ; au reste,
si déterminés, qu'on eût dit, rapporte Josèphe4, qu'ils se
noirrissaient d'incommodités; et que la famine et la peste
leur donnassent de nouvelles forces. Toutefois, messieurs, ne
les considérez pas comme des soldats destinés conlre les
Romains : ce sont des bourreaux que Dieu a armés les uns
contre les autres. Chose incroyable, et néanmoins très
certaine! à peine retournaient-ils d'un assaut soutenu contre
les Romains, qu'ils se livraient dans leur ville de plus
cruelles batailles : leurs mains n'étaient pas encore essuyées
du sang de leurs ennemis, et ils les/venaient tremper dans
celui de leurs citoyens; Tite les pressait si vivement, qu'à
peine pouvaient-ils respirer; et ils se disputaient encore les
1. De Bello Jud.,v. 9.
2. Bossu et dit plus haut : deux
ou trois. C'est qu'en effet le
nombre de ces factions varia (De
Bello Jud., y et vu).
3. Variante; associées... pour.
4. Joséphe ne dit pas tout à fan
cela : «*T*f napllv lafliuv i» ?û>v £,,.
-ffc-uv, (De Bello Jt*d,, », 8.)
18 SUR LA BONTÉ
armes à la main à qui commanderait1 dans cette ville ré-
duite aux abois, qu'eux-mêmes avaient désolée par leurs
pilleries*, et qui n'était presque plus qu'un champ couvert
de corps morts5.
Vous vous étonnez à bon droit de cet aveuglement, dont
ils sont encore menacés dans mon vingt-huitième chapitre
du Deutéronome: Pcrcutiam vos demenlia et furore mentis •
« Je vous frapperai de foîie et d'aliénation d'esprit. » Mais
peut-être vous ne remarquez pas que Dieu a laissé tomber
Jes mêmes fléaux sur nos tètes. La France, hélas! notre
commune patrie, agitée depuis si longtemps par une guerre
étrangère4, achève de se désoler par ses divisions intestines.
Encore, parmi les Juifs, tous les deux partis conspiraient 5 à
repousser l'ennemi commun, bien loin de vouloir se forti-
fier par son secours, ou y entretenir quelque intelligence :
le moindre soupçon en était puni de mort sans rémission.
Et nous, au contraire6... Ah ! fidèles, n'achevons pas; épar-
gnons un peu notre honte ; songeons plutôt aux moyens d'a-
paiser la juste colère de Dieu, qui commence à éclater
sur nos têtes ; aussi bien la suite de mon récit me rap-
pelle.
Je vous ai fait voir l'ennemi qui les presse au dehors des
murailles ; vous voyez la division qui les déchire au dedans
de leur ville ; voici un ennemi plus cruel qui va porter une
guerre furieuse au fend des maisons. Cet ennemi dont je
3. De Bello Jud., v, 12.
L Depuis 1635.
5. De Bello Jud., v, passim.
6. Condé avait joint ses troupes
à celles des Espagnols à la fin de
1652, et au mois d'avril 1655,
VOrrnée de Bordeaux envoyait
une députation en Angleterre
pour offrir à Cromwel!, en échange
de son alliance, un port à l'em-
bouchure de la Garonne.
1. Manuscrit : commande-
raient. Le pluriel, moins cor-
rect, est plus logique que le sin-
gulier : qui seraient ceux qui
commanderaient.
2. L'abbé Vaillant . remarque
{Études, p. 199} que les substan-^
tifs terminés en tes se trouvent
souvent dans les sermons de la
jeunesse de Bossuet (volerie*, pil-
terie*, chicaneries).
ET LA RIGUEUR DE DIEU.
19
veux parler, c'est la faim, qui, suivie de ses deux satellites,
la rage et le désespoir, va mettre aux mains, non plus les
citoyens contre les citoyens, mais le mari contre la femme
et le père contre les enfants ; et cela pour quelques vieux
restes* de pain à demi rongés. Que dis-je pour du pain? ils
eussent [été] trop heureux : pour cent ordures qui sont re-
marquées dans l'histoire2, et que je m'abstiens de nommer
par le respect de cette audience 5 : jusque-là qu'une femme
dénaturée, qui avait un enfant dans le berceau (ô mères,
détournez vos oreilles !), eut bien la rage de le massacrer, de
le faire bouillir et de le manger4. Action abominable, et qui
fait dresser les cheveux, prédite toutefois dans le chapitre
du Deutéronome que j'ai déjà cité tant de fois : « Je te ré-
duirai à une telle extrémité de famine que tu mangeras le
fruit de ton ventre : » Comedes fructum uteri lui 5.
Ici Bossuet interrompt son récit pour remarquer que, de toute
les calamités, la famine est celle qui représente le mieux l'état de
l'âme qui s'éloigne de Dieu. Comme elle a se sent piquée d'un
certain appétit qui la rend affamée de quelque bien hors de soi,
elle se jette avec avidité sur l'objet des choses créées qui se présen-
tent à elle, espérant s'en rassasier : mais ce sont viandes creuses,
qui ne sont pas assez fortes et n'ont pas assez de corps pour la
sustenter. » C'est la faim et la soif qui font dans l'enfer le
tourment des damnés, dont nous pouvons nous imaginer les souf-
frances par celles des Juifs dans Jérusalem.
Il n'est pas croyable 6 combien il y avait de monde ren-
1. Bossuet avait écrit d'abord :
■ pour un morceau de pain. »
2. De Bello Jud., vi, 5.
3. Audience signifie tantôt,
chex Bossuet, la réunion même
des auditeurs, tantôt l'attention
qu'ils prêtent à l'orateur.
4. De Bello Jud. vi, 3.
5. Deutér., xxvin. 53.
m 6. Il n'est pat croyable, expres-
sion qui se retrouve assez fré-
quemment dans les sermons de la
jeunesse de Bossuet : » Il n'est
pas croyable combien d'inventions
ils ont recherchées pour se tirer
du pair. » Deuxième Sermon
pour la Nativité de la Sainte
Vierge, 1661.
zO
SUR LA BONTÉ
fermé dans cette yille : car outre que Jérusalem était déjà
fort peuplée, tous les Juifs y étaient accourus de tous
côtés, afin de célébrer la Pâque, selon leur coutume. Or
chacun sait la religion de ce peuple pour toutes ses cé-
rémonies. Comme donc ils y étaient assemblés des million»
entiers, l'armée romaine survint tout à coup et forma le
siège, sans que l'on eût le loisir de pourvoir à la subsis-
tance d'un si grand peuple. Ici je ne puis que je n'inter-
rompe mon discours pour admirer vos conseils, ô éternel
Roi des siècles, qui choisissez si bien le temps de surprendre
vos ennemis. Ce n'était pas seulement les habitants de
Jérusalem; c'était tous les Juifs que vous vouliez châtier.
Voilà donc, pour ainsi dire, toute la nation enfermée dans
une même prison1, comme étant déjà par vous condamnée
au dernier supplice : et cela dans le temps de Pâques, la
principale de leurs solennités ; pour accomplir cette fameuse
prophétie, par laquelle vous leur dénonciez « que vous
changeriez leurs fêtes en deuil: » Convertam festivitates
vestras in luctum 2. Certes, vous vous êtes souvenu, ô grand
Dieu, que c'était dans le temps de Pâques que leurs pères
ivaient osé emprisonner le Sauveur : vous leur rendez leur
change5, ô Seigneur! et dans le même temps de Pâques,
vous emprisonnez dans la capitale de leur pays leurs enfants,
imitateurs de leur opiniâtreté,
En effet, qui considérera l'état de Jérusalem, et les tra
vaux dont l'empereur Titus fit environner ses murailles, il4
la prendra plutôt pour une prison que pour une ville;
1. De Bello Jud., vi, 9.
2. Amos, vin, 10.
3. Rendre la pareille « On dit
proverbialement et Ggurément
d'un homme qui répond forte-
ment et ingénieusement à un autre
qui le veut railler, qu'il luxa bien
rendu son change. «(Acad. 1694.)
4. Qui considérera il la
prendra : Construction blâmée
par les grammairiens (Vaugelas,
édition Chassang, i, 68, u, 4), et
souvent employée par les meil-
leurs auteurs.
ET La KIGTJEUR DE DIEU
21
car encore que son armée fût de près de soixante mille
hommes des meilleurs soldats de la terre, il ne croyait
pas pouvoir tellement tenir les passages fermés, que les
Juifs, qui savaient tous les détours des chemins, n'échap-
passent à travers * de son camp, ainsi que des loups affa-
més, pour chercher de la nourriture. Jugez de l'enceinte
de la ville, que soixante mille hommes ne peuvent assez
environner. Que fait-il? iî prend une étrange résolution,
et jusques alors inconnue : ce fut de tirer tout autour de
Jérusalem Une muraille, munie de quantité de forts ; et
cet ouvrage, qui d'abord paraissait impossible, fut achevé
en trois jours, non sans quelque vertu plus qu'humaine.
Aussi Joséphe remarque que « je ne sais quelle ardeur
céleste saisit tout à coup l'esprit des soldats, » de sorte
qu'entreprenant ce grand œuvre sous les auspices de Dieu,
ils en * imitèrent la promptitude.
Voilà, voilà, chrétiens, la prophétie de mon évangile
accomplie de point en point. Te voilà assiégée de tes en-
nemis, comme mon Maître te l'a prédit quarante ans au-
paravant! « 0 Jérusalem, te voilà pressée de tous côtés;
ils t'ont mise à l'étroit, ils t'ont environnée de remparts
et de forts5: » ce sont les mots de mon texte; et y a-t-il
une seule parole qui ne semble y avoir été mise pour
dépeindre cette circonvallation, non de lignes, mais de
murailles? Depuis ce temps, quels discours pourraient
1. « Au travers et à travers :
tous deux sont bons, dit Vauge-
las, mais au travers est beaucoup
meilleur et plus usité. Ils ont dif-
férents régimes; .... au travers
le corps et à travers du corps ne
valent rien.... mais depuis peu,
il y en a, et des maîtres, qui com-
mencent à dire à travers de....
Pour moi, je ne le voudrais pas
faire. » Thomas Corneille, l'Aca-
démie, et le P. Bouhours sont de
cet avis.
2. Tournure très fréquente dans
la langue du dix-septième siècle et
chez Bossuet. [Voir le dict. de Lit-
tré.] « Images de Dieu... vous en
imitez l'indépendance. » Or. fttn,
de Le Tellier.
3. Luc, six, 43.
22
SUR LA BONTE
vous dépeindre leur faim enragée, leur fureur et leur
désespoir ; et la prodigieuse quantité de morts qui gisaient
dans leur rue1, sans espérance de sépulture, exhalant de
leurs corps pourris le venin, la peste et la mort.
Cependant, ô aveuglement! ces peuples insensés, qui
voyaient accompli!' à leurs yeux tant d'illustres prophéties
tirées de leurs propres livres, écoutaient encore un tas
de devins qui leur promettaient l'empire du monde :
comme l'endurci Pharaon, qui, voyant les grands pro-
diges que la main de Dieu opérait par la main de Moïse
et d'Aaron ses ministres, avait encore recours aux illu-
sions* de ses enchanteurs5. Ainsi Dieu a accoutumé de se
venger de ses ennemis: ils refusent de solides espérances,
il les laisse séduire par mille folles prétentions; ils s'obsti-
nent à ne vouloir point recevoir ses inspirations: il leur
pervertit le sens, il les abandonne à leurs conseils furieux;
ils s'endurcissent contre lui : <i le ciel après cela devient de
fer sur leur tête : » Dabo vobis cœlum desuper sicut ferrum 4 ;
il ne leur envoie plus aucune influence s de grâce.
Ce fut cet endurcissement qui fit opiniàtrer les Juifs
contre les Romains, contre la peste, contre la famine,
contre Dieu qui leur faisait la guerre si ouvertement; cet
endurcissement, dis-je, les fit tellement opiniâtres, qu'a-
près tant de désastres il fallut encore prendre leur ville de
force: ce qui fut le dernier trait de colère que Dieu lança
sur elle. Si on eût composé, à la faveur de la capitula-
tion, beaucoup de Juifs se seraient sauvés : Tite lui-même
ne les voyait périr qu'à regret. Or il fallait à la justice di-
vine un nombre infini de victimes; elle voulait voir onze
1. « Chacun dans sa rua. »
G^ndar. Cf. De Bello Jud., vi, 1.
2. Illusions. Désigne ici « les arti-
ficesdonton trompe un homme, »
[Académie, 1694).
5. Exode, m.
4. Levit., ixti, 19.
5. « Qualité , p»*'îsance, vertu,
qui découle àf astres sur le*
corps sublunaL^s. » [Acad. 1694.]
ST LÀ RIGUEUR DE DIEU 23
cent mille hommes couchés sur la place, dans le siège
d'une seule ville: et après cela encore, poursuivant les
restes de cette nation déloyale, il1 les a dispersés par
toute la terre : pour quelle raison? Comme les magistrats,
après avoir fait rouer quelques malfaiteurs, ordonnent que
Ton exposera en plusieurs endroits, sur les grands chemins,
leurs membres écartelés, pour faire frayeur aux autres
scélérats; cette comparaison vous fait horreur: tant y a
que Dieu s'est comporté à peu près de même. Après avoir
exécuté sur les Juifs l'arrêt de mort que leurs propres
prophètes leur avaient, il y avait si longtemps, prononcé,
il les a épandus çà et là parmi le monde, portant de toutes
[parts] imprimée sur eux la marque de sa vengeance.
Peuple monstrueux8, qui n'a ni feu ni lieu, sans pays,
et de tout pays; autrefois le plus heureux du monde,
maintenant la fable et la haine de tout le monde; misé-
rable, sans être plaint de qui que ce soit; devenu dans sa
misère, par une certaine malédiction, la risée des plus
modérés3. Ne croyez pas toutefois que ce soit mon inten-
tion d'insulter à leurs infortunes : non ; à Dieu ne plaise
que j'oublie jusques à ce point la gravité de cette chaire !
mais j'ai cru que, mon évangile nous ayant présenté cet
exemple, le Fils de Dieu nous invitait à y faire quelque
réflexion. Donnez-moi un moment de loisir pour nous
appliquer à nous-mêmes celles que nous avons déjà faites,
qui sont peut-être trop générales.
Cet exemple si terrible, et cependant si indubitable, de la ven-
geance divine, ne doit-il pas, surtout en ces temps de guerre,
effrayer les chrétiens? Successeurs de l'ancien peuple de Dieu,
1. Changement de sujet. ne pouvaient paraître en publie
2. « Contraire à l'ordre de la sans un chapeau jaune qui les si-
nature. » Dict. de VAcad., ltî94. gnalait aux avanies de la popu-
3. «Méprisés, rançonnés, les Juifs lace. » Floquet, 1. 1, p. 273.
B0SS17ET, SERMONS. 5
U SUR LA BONTE
ils ont hérité c aussi bien des menaces que des promesses » faites
à Israël.
Mais il faut, ô pécheur! il faut que j'entre avec toi dans
une discussion plus exacte ; il faut que j'examine si tu es
beaucoup moins coupable que ne sont les Juifs. Tu me
dis qu'ils n'ont pas connu le Sauveur: et toi, penses-tu
le connaître? Je te dis en un mot, avec l'apôtre saint
Jean, que « qui pèche ne le connaît pas, et ne sait qui il
est: » Qui peccat, non vidit eum, nec cognovit cum* Tu
rappelles ton Maître et ton Seigneur; oui, de bouche: tu
te moques de lui; il faudrait le dire du cœur. E^çomment
est-ce que le cœur parle? Par les œuvres : voilà le langage
du cœur; voilà ce qui fait connaître ses intentions— Au
reste, ce cœur, tu n'as garde de le lui donner; tu ne le
peux pas: tu dis toi-même qu'il est engagé ailleurs dans
des liens que tu appelles bien doux. Insensé, qui trouves
doux ce qui te sépare de Dieuf et après cela, tu penses
connaître son Fils. Non, non, tu ne le connais pas; seu-
lement tu en sais assez pour être damné davantage : comme
les Juifs, dont les rébellions ont été punies plus rigoureu-
sement que celles des autres peuples, parce qu'ils avaient
reçu des connaissances plus particulières.
Mais, direz-vous, les Juifs ont crucifié le Sauveur. Et
ignorez- vous, ô pécheurs ! qui foulez aux pieds le sang de
son testament2, que vous faites pis que de le crucifier;
que, s'il était capable de souffrir, un seul péché mortel lui
causerait plus de douleur que tous ses supplices? Ce n'est
point ici une vaine exagération; il faut brûler toutes les
Écritures, si cela n'est vrai : elles nous apprennent qu'il a
voulu être crucifiérpour anéantir le péché ; par conséquent.
il n'y a point de doute qu'il ne lui soit plus insupportable
t. Joan., m, 6. I gile qui est comme le sang de
2. L'enseignement de l'Évan- j Jésus-Christ.
ET LA RIGUEUR DE DIEU.
25
4ue sa propre croix. Mais je vois bien qu'il faut vous dire
quelque chose de plus ;j« m'en, frais] avancer une parole»bien
Hardie, et qui n'en est pas moins véritable. Le plus grand
crime des Juifs n'est pas d'avoir fait mourir le Sauveur,
cela vous étonne; je le prévoyais bien; mais je ne m'en
dédis pourtant pas; au contraire, je prétends bien vous le
faire avouer à vous-mêmes: et comment cela? Parce que
Dieu, depuis la mort de son Fils, les a laissés encore qua-
rante ans sans les punir1. Or Tertullian remarque très
bien « que ce temps leur était donné pour en faire péni-
tence1: » il avait donc dessein de la leur pardonner. Par
conséquent, quand il a usé dune punition si soudaine, il
y a eu quelque autre crime qu'il ne pouvait plus supporter,
qui lui était plus insupportable que le meurtre de son pro-
pre Fils. Quel est ce crime si noir, si abominable ? C'est l'en-
durcissement, c'est l'impénitence. S'ils eussent fait péni-
tence, ils auraient trouvé, dans le sang qu'ils avaient violem-
ment épanché, la rémission du crime de l'avoir épanché.
Tremblez donc, pécheurs endurcis, qui avalez l'iniquité
comme l'eau3, dont l'endurcissement a presque étouffé les
remords de la conscience; qui, depuis des années, n'avez
point de honte de croupir sur les mêmes ordures, et de
charger des mêmes péchés les oreilles des confesseurs.
Car enfin ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse
rebeller4 contre lui des siècles entiers : sa miséricorde es!
infinie; mais ses effets ont leurs limites prescrites par sa
sagesse : elle qui a compté les étoiles, qui a borné cet
univers dans une rondeur finie, qui a prescrit des bornes
aux flots de la mer, a marqué la hauteur jusques où elle
1. Ms.: Tertullian, d'après l'or-
thographe latine.
2. Tertullien, Adv. Marcionem,
m, 23.
5. Expression de l'Écriture (Joh,
15,16): Qui bibit, quasi aquam,
iniquitatem.
4. Cf. le neutre latin rebellare,
Les dictionnaires du xvn's. ne men*
tionnent que la forme réfléchie.
20
SUR LA BONTE ET LA RIGUEUR DE DIEU.
a résolu de laisser 'monter les iniquités. Peut-être t'atten-
dra-[t]-il encore quelque temps: peut-être; mais, ô Dieu!
qui le peut savoir? c'est un secret qui est caché dans
l'abîme de votre providence1. Mais enfin, tôt ou tard, ou tu
mettras fin à tes crimes par la pénitence, ou Dieu l'y2
mettra par la justice de sa vengeance : tu ne perds rien
pour différer. Les hommes se hâtent d'exécuter leurs
desseins, parce qu'ils ont peur de laisser échapper les
occasions, qui ne consistent qu'en certains moments dont
la fuite est si précipitée : Dieu, tout au contraire, il5 sait
que rien ne lui échappe, qu'il te fera bien payer l'intérêt de
ce qu'il t'a si longtemps attendu.
Que s'il commence une fois à appuyer sa main*sur nous,
ô Dieu! que deviendrons-nous? quel antre assez ténébreux,
quel abîme assez profond nous pourra soustraire à sa
fureur? Son bras tout-puissant ne cessera de nous pour-
suivre, de nous abattre, de nous désoler: il ne, restera
plus en nous pierre sur pierre; tout ira en désordre, en
confusion, et en une décadence éternelle. Je vous laisse
ddns cette pensée : j'ai tâché de vous faire voir, selon que
Dieu me l'a inspiré, d'un côté, la miséricorde qui nous
invite, d'autre part, la justice qui nous effraie; c'est à
nous à choisir, chrétiens : et encore que je sois assuré de
vous avoir fait voir de quel "côté il faut se porter, il y a
grand danger que nous ne prenions le pire. Tel est l'aveu-
glement de notre nature: mais Dieu, par sa grâce, vous
veuille donner, et à moi, de meilleurs conseils5.
1. Cf. p. 212 sqq.
2. Cf. p. 570, noie 5.
3. Cf. p. 20, n. A; et p. 102.
A. Ressouvenir de la Bible fré-
quent chez Bossuet : « Dieu tient
les rois sous sa main. » (Or.fun.
d'Anne de Gonzague).
5. Vous veuille inspirer de meil-
leurs d esse nus. Conseil a tré-
quemmeu t ce sens la tin. Cf. Acad.,
1694 : « Ne. m'en partes plus : le
conseil en est pris. »
SUR LA LOI DE DIEU
SERMON POUR LE DIMANCHE OE LA QUINQUAGÉSIME
PRÊCHÉ A METZ DE 1655 A 1655
NOTICE
Le sermon sur la Loi de Dieu comprend, d'après M. Gandar,
deux parties de dates différentes. Ce critique conjecturait avec
raison1, d'après le caractère de l'écriture et les formes de l'am-
plification, que l'exorde avait été composé dans le commence-
ment du séjour de Bossuet à Metz. C'est à Metz également, selon
lui, que le corps du discours aurait été refait, mais plus tard,
prol ablement vers 1656, avant l'ouverture d'un carême2 Le
second exorde5 que l'on trouvera à la suite des extraits a dû
être rédigé à Paris, de 1659 à 1661 4. Ce sermon est un des plus
importants pour l'histoire intellectuelle et morale de Bossuet5.
1. Édition Gandar, pp. 49-50. —
Voyez aussi les Éludes du même,
liv. I, cb. m. — M. Lebarq (Hlst.
crit. de la Prédic. de Bossuet, p.
155; Œuvres orat., t. i, p. 509)
place sans hésitation ce sermon
en 1655.
2. Ms. : « Sermon pour les jours
du Carnaval. Prêché avant le
Carême. »
5. Dom Déforis avait fondu cet
exorde avec le premier. Suivant
sa méthode habituelle, il avait
intercalé dans le plus ancien tout
ce qu'il trouvait de nouveau dans
le plus récent, sans s'apercevoir
que celui-ci était une seconde
rédaction corrigée, abrégée à des-
sein.
i. En 1659, sûrement, suivant
M. Lebarq, et, en tout cas, pour
un « entretien particulier » adres-
sé à des religieuses, comme le
montre l'avant - propos de ce
deuxième exorde.
5. Voir dans le* Grands Écri-
vains français (Hachette) notre
vie de Bossuet, p. 18-20.
M SUR LÀ LOI DE DIEU.
EXTRAITS
Cogitavi vias meas et converti pedes
meos in testimonia tua.
J'ai étudié mes voies et enfin j'ai tourné
mes pas du côté de vos témoignages.
Ps. avili, 59.
àvamt-propos. — c Ce grand roi et ce grand prophète après
avoir considéré ce qu'il a à faire en ce monde nous déclare tout
ouvertement qu'il n'a point trouvé de meilleures voies que celles
de la loi de Dieu, b C'est ce que Bossuet veut prouver dans ce dis-
cours, en recommençant avec ses auditeurs, à l'exemple de David,
cette recherche si importante des c vrais devoirs de la vie hu-
maine, v —
EXORDE
Dans cette importante délibération, chrétiens, je me
représente que, venu tout nouvellement d'une terre
inconnue et déserte, séparée de bien loin du commerce
et de la société des hommes, ignorant des1choses humaines,
je suis élevé tout à coup au sommet d'une haute mon-
tagne, d'où, par un effet de la puissance divine, je découvre
la terre et les mers, et tout ce qui [se] fait dans le monde.
C'est avec un pareil artifice que le bienheureux mart^-
Cyprien fait con3idérer les vanités du siècle à son fidèle
ami Donatus2. Élevé donc sur cetle montagne, je vois du
premier aspect cette multitude infinie de peuples et de
nations, avec leurs mœurs différentes et leurs humeurs
incompatibles, les unes barbares et sauvages, les autres
plus polies et civilisées. Et comment pourrais-je vous rap-
porter une telle variété de coutumes et d'inclinations? Après,
1. Inscms rerum humanarum. I trouvera ce texte curieux dans
2. Ad Donatum epistola. On | Migne, Patrol. lat., t. iv.
SUR LÀ jlOi DE DIEU.
»
descendant, plus exactement au détail de la vie humaine,
je contemple les divers emplois dans lesquels les hommes
s'occupent. 0 Dieu éternel î quel tracas! quel mélange de
choses! quelle étrange confusion! Je jette les yeux sur les
villes, et je ne sais où arrêter la vue, tant j'y vois de diver-
sité. Celui-ci s'échauffe dans un barreau; cet autre songe
eux affaires publiques ; les autres, dans leurs boutiques,
débitent plus de mensonges4 que de marchandises. Je ne
puis considérer sans étonnement tant d'arts et tant de
métiers avec leurs ouvrages divers, et cette quantité in-
nombrable de machines et d'instruments que l'on emploie
en tant de manières. Cette diversité confond mon esprit:
si l'expérience ne me2 la faisait voir, il me serait impos-
sible de m'imaginer5 que l'invention humaine fût si
abondante
D'autre part je regarde que la campagne n'est pas moins
occupée4: personne n'y «st de loisir, chacun y est en action
et en exercice , qui à bâtir, qui à faire remuer la terre,
qui à l'agriculture, qui dans les jardins : celui-ci y travaille
pour l'ornement et pour les délices, celui-là |)Our la néces-
sité ou pour le ménage3. Et qu'est-il nécessaire que je vous
fasse une longue énumération de toutes les occupations
de la vie rustique? La mer même, que la nature semblait
n'avoir destinée que pour être l'empire des vents et la
demeure des poissons, la mer est habitée par les hommes;
U terre lui envoie dans des villes flottantes comme des
colonies de peuples errants qui, sans autre rempart* que7
1. Bossuet écrivait d'abord : au-
tant de mentonges.
2. Variante : nous.
5. Variante: il serait impossible
ie concevoir.
A. Bossuet continuait d'abord :
« Celut-ci a soin des trou-
peaux... * puis il efface ce com-
mencement d'amplification.
5. C'est-à-dire pour l'économie,
pour « mettre de côté. »
6. Variante : défense.
7. Ellipse plus fréquente au
dix-septième siècle qu'à présent.
30
SUR LA LOI DE DIEU.
d'un bois fragile, osent se commettre à la fureur des tem-
pêtes sur le plus perfide des éléments. Et là que ne vois-je
pas? que de divers spectacles! que de durs exercices! que
de différentes observations ! Il n'y a point de lieu où paraisse
davantage l'audace tout ensemble et l'industrie de l'esprit
humain.
Vous raconterai-je, fidèles, les diverses inclinations des
hommes? Les uns, d'une nature plus remuante ou plus
généreuse, se plaisent dans les emplois violents : tout leur
contentement est dans le tumulte des armées; et si quelque
considération les oblige à demeurer dans quelque repos,
ils prendront leur divertissement à. la chasse, qui est une
image de la guerre. D'autres, d'un naturel plus paisible,
aiment mieux la douceur de la vie; ils s'attachent plus
volontiers à cette commune conversation1 ou à l'étude des
bonnes lettres, ou à diverses sortes de curiosités, chacun
selon son humeur. J'en vois qui sont sans cesse à étudier
de bons mots, pour avoir l'applaudissement du beau monde.
Tel aura tout son plaisir dans le jeu : ce qui ne devrait être
qu'un relâchement de l'esprit, ce* lui est une affaire de
conséquence ; il donne tous les jours de nouveaux rendez-
vous, il se passionne, il s'impatiente; il y occupe dans un
grand sérieux 5 la meilleure partie de son temps. Et d'autres
qui passent toute leur vie dans une intrigue continuelle ;
« Pleurer franchement... et sans
autre embarras que d'essuyer ses
larmes. • La Bruyère.
1. Conversation : Se disait alors
où nous dirions soeiélé. « 11 est
reçu de toutes les conversations.»
(Académie, 1694).
2. Dans les phrases de ce genre,
Vaugelas ne permettait de répé-
ter le démonstratif devant le
verbe être que si le premier • ce »
était fort éloigné. L'Acadéaie ju-
geait, au contraire» la répétition
de ce plus élégante dans tous les
cas (Observations de l'Académie
française sur les Remarques de M.
de Vaugelas, 1704.)
3. Du temps «le Vaugelas, sé-
rieux pris substantivement « dé-
plaisait a beaucoup d'oreilles dé-
licates. » Il se maintint pourtant,
contre sériosité que Vaugelas
tenta en vain de lui substituer.
(Cf. fiouhours Hem. Nouv., 1688.)
SUR LA LOI DE DIEU.
51
ils veulent être de tous les secrets, ils s'empressent, ils
se mêlent partout, ils ne songent qu'à faire toujours de
nouvelles connaissances et de nouvelles amitiés. Celui-ci
est possédé de folles amours, celui-là de haines cruelles
et d'inimitiés implacables; et cet autre, de jalousies fu-
rieuses. L'un amasse, et l'autre dépense. Quelques-uns
sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois
publics; les autres sont plus retenus et aiment mieux
le repos et la douce oisiveté d'une vie privée. Chacun a
sa manie et ses inclinations différentes. Les mœurs sont
plus dissemblables que les visages ; chacun veut être fol
à sa fantaisie; la mer n'a pas plus de vagues quand elle
est agitée par les vents, qu'il naît* de diverses pensées
de cet abîme sans fond, de ce secret impénétrable du
cœur de 1 homme. C'est à peu près, mes frères, ce qui se
présente à mes yeux, quand je considère attentivement les
atïaires et les actions qui exercent la vie humaine.
A cette étonnante diversité je demeure surpris et comme
hors de moi2; je me regarde, je me considère : que lerai-je?
où me tournerai-je? Cogitavi vias meas : « [J'ai étudié
mes voies.] » Certes, dis-je incontinent en moi-même, les
autres animaux semblent ou se conduire ou être conduits
d'une manière plus réglée et plus uniforme ; d'où vient,
dans les choses humaines, une telle inégalité et une telle
bizarrerie? Kst-ce là ce divin animal dont on raconte de si
grandes mei veilles? cette âme d'une vigueur immortelle
n'est-elle pu capable de quelque opération plus divine, et
qui ressente mieux le lieu d'où elle est sortie? Toutes les
occupations que je vois me semblent ou serviles, ou vaines,
1. « 11 est irajoisible de s'être
plus distingué qu'il m fait. » Sè-
vigné, 16 août 1675. — « Cn glo-
rieux est incapable de s'imaginer
que les grands pensent autre-
ment de la personne qu'il fait
lui-même. » La Bruyère.
2. Variante: tout stupide.
52 SUR LA LOI DE DIEU.
ou folles, ou criminelles; j'y vois du mouvement et de
l'action pour agiter l'âme ; je n'y vois ni règle, ni véritable
conduite pour la composer1. «Tout y est vanité et affliction
d'esprit, )> disait le plus sage des hommes*. Ne paraîtra-t-il
rien à ma vue qui soit digne d'une créature faite à
l'image de Dieu? Cogitavi vias meas. Je cherche, je mé-
dite, j'étudie mes voies; et pendant que je suis dans ce
doute, je découvre un nouveau genre d'hommes que Dieu
a dispersé[s] de ça et de là dans le monde, qui mettent tous
leurs soins à former leur vie sur l'équité de la loi divine :
ce sont les justes et les gens de bien. Leur conduite me
paraît plus égale, et leur contenance5 plus sage, et leurs
mœurs bien mieux ordonnées ; mais le nombre en est si
petit, qu'à peine paraissent-ils sur la terre. Davantage*,
pour l'ordinaire, je ne les vois pas dans le grand crédit;
il semble que leur partage soit le mépris et la pauvreté :
ceux qui les maltraitent et qui les oppriment vont dans le
monde la tète levée, au milieu des applaudissements de
toutes lès conditions et de tous les âges; et c'est ce qui
me rejette dans de nouvelles perplexités. Suivrai-[je] le
grand ou le petit nombre? les sages ou les heureux? ceux
qui ont la faveur publique, ou ceux qui se satisfont du
témoignage de leurs consciences ? Cogttavivias meas.
Mais enfin, après plusieurs doutes, voici la réflexion
que je fais: Je suis né dans une profonde ignorance, j'ai
été eomme exposé5 en ce monde sans savoir ce qu'il y faut
taire ; et ce que je puis en apprendre est mêlé de tant de
sortes d'erreurs, que mon âme demeurerait suspendue
dans une incertitude continuelle, si elle n'avait que ses
propres lumières; et nonobstant cette incertitude, je suis
1. V. plus loin, p. 55, n. 2.
2. Ecoles., 1, 14.
3* V. plus loin, p. 55, n. 1.
4. De plus (Académie, 1694).
5. In fautes expositi : àRome.les
enfants abandonnés « (\uod extra
limen aedtum eos hnmi jmrç-ntes
abjtcere sotebant. » Forcellmi.
SUR LA LOI DE DIEU.
33
engagé à un long et périlleux voyage : c'est le voyage de
cette vie où il faut nécessairement que je marche par mille
sentiers détournés, environné de toutes parts de1 préci-
pices fahieux par la chute de tant de personnes. Aveugle
que je suis, que ferai-je, si quelque bonne fortune ne me
fait trouver un guide fidèle, qui régisse8 mes pas errants
el conduise mon âme mal assurée? C'est la première chose
qui m'est nécessaire.
Mais je n'ai pas seulement l'esprit obscurci d'ignorance ;
ma volonté est extrêmement déréglée : il s'y élève sans
cesse des désirs injustes ou superflus; je suis presque
toujours en désordre par la véhémence de mes passions,
et par la violente précipitation de mes mouvements; il
faut que je cherche une règle certaine qui compose mes
mœurs selon la droite raison, et réduise mes actions à la
juste médiocrité3 : c'est la seconde chose dont j'ai besoin.
Et enfin, voici la troisième : mon entendement et ma
volonté, qui sont les deux parties principales qui gouver-
nent toutes mes actions, étant ainsi blessées, l'une par
Y gnorance, et l'autre par le dérèglement, toute mon âme
e i est agitée et tombe dans un autre malheur, qui est
une inquiétude éternelle4. J'erre de désir en désir, sans
trouver quoi que ce soit qui me satisfasse. De sorte que je
v.vrai désormais sans espérance de terminer mes longues
inquiétudes, si je ne trouve à la fin un objet solide qui donne
quelque consistance à mes mouvements par une véritable
tranquillité.
Un guide pour mes erreurs, une règle pour mes désordres,
un repos assuré pour mes inconstances : ce sont les trois
1. Var. : au milieu dev.
2. Qui dirige {regere).
5. Le juste milieu. « Il faut
garder la médiocrité en toutes
choses ». (Académie, 1694.)
i. Addit. postérieure : et une
inconstance [éternelle].
5. Var. : une lumière.
54 SUR LA LOI DE DIEU,
choses qui me sont nécessaires : ô Dieu ! où les trouverai-je?
Cogitavi vias meas. La prudence humaine est toujours
chancelante; les règles des hommes sont défectueuses, les
biens du mou.de n'ont rien de ferme; il faut que je porte
mon esprit plus haut. Je voîs,,je vois dans la loi de Dieu une
conduite1 infaillible, et une règle certaine, et une paix im-
muable. J'entends le Sauveur Jésus, qui avec sa charité
ordinaire : « Je suis, dit-il, la voie, la vérité et la vie2. »
Je suis la voie assurée qui vous conduit sans incertitude;
je suis la vérité infaillible, invariable, sans aucun défaut,
qui vous règle ; je suis la [vraie] vie de vos âmes, qui les fait
vivre dans la douceur d'une parfaite tranquillité. Pourquoi
délibérer davantage? Loin de moi, [longues inquiétudes4;
loin de moi, fâcheuses irrésolutions : «J'ai étudié mes voies, »
et enfin a j'ai tourné mes pas, » ô Seigneur! « du côté de vos
témoignages : » Cogitavi vias meas, et converti pedas[meos in
testimonia tua.] C'est le sujet de cet entretien, qui embrasse,
comme vous voyez, tous les devoirs de la vie humaine.
Fidèles, je n'en doute pas, vous avez souvent entendu de
plus doctes prédications, et où les choses ont été mieux
déduites^ que je ne suis capable de le faire; mais je ne
craindrai pas de vous assurer que, ni dans les cabinets, ni
dans les conseils, ni dans les chaires, ni dans les livres,
jamais il ne s'est traité une affaire plus importante.
PREMIER POINT
L'homme « qui s'étudie à des choses qui surpassent sa capa-
cité, » se résigne à ignorer « ce qui le touche de bien plus près :
la véritable conduite qui doit gouverner sa vie. » «Parmi les
désirs vagues et téméraires d'une curiosité infinie, » il néglige
d'employer à « composer ses mœurs » cette raison que la Pro-
vidence nous a donnée a pour adresser3 nos pasà la banne voie. »
1. Une direction. 4. Heureuse conjecture de Le-
2. Joann., xiv, 6. barq pour compléter une lacune
3. Var. de 1659 : qui leur donne du ms déchiré.
un repos sans trouble. 5 Diriger vers.
SUR LA LOI CE DIEU. 55
Étrange aveuglement de l'homme ! personne parmi nous
ne se plaint de manquer de raisonnement; nous nous pi-
quons d'employer la raison, et dans nos affaires, et dans nos
discours; il faut même qu'il y ait de l'esprit et du raisonne-
ment dans nos jeux; il y a de l'étude et de l'art jusque dans
nos gestes et dans nos démarches : il n'y a que sur le point
de nos mœurs où nous ne nous mettons point en peine de
suivre ni de consulter la raison ; nous les abandonnons au
hasard et à l'ignorance. Et afin que vous ne croyiez pas,
chrétiens, que ce soit ici une invective inutile, considérez
je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Cnaque âge
n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? qu'y a-t-il de plus insensé
que la jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours
précipitée dans les entreprises, à qui la violence de ses pas-
sions empêche* de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge
se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir
d'établir son crédit et sa fortune; l'ambition et la vengeance,
et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet
âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle
pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses ! combien
est-elle froide et languissante ! combien trouble-t-elle le
présent par la vue d'un avenir qui lui est funeste !
Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés ; nous
désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes
juges un peu équitables, et je n'en exempte pas les emplois
les plus éclatants ; car, pour être les plus illustres, ils n'ei
sont pas pour cela les plus accompagnés de raison. La plu-
part des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies
par une mûre délibération? n'y avons-nous [pas] plutôt été
1. Empêchera quelqu'un .-con-
struction rare. Corneille a dit (iYi-
eom. Il, A) : Cet orgueilleux es-
prit, enfle de ses succès, jj Pense
bien de son cœur n&*$ empêcher
r accès. Remarquons qu'au dix-
septième siècle, les verbes pt~ier,
favoriser furent parfois employés
d'une façon analogue avec uc
complément indirect.
5(3 ôUR LA LOI DE DIEU.
engagés par certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mou-
vement à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes es
quelles* nous croyons avoir apporté le plus de prudence,
qu'avons-nous jugé par les vrais principes! avons-nous ja-
mais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et
par leurs véritables raisons T Quand avons-nous cherché la
bonne constitution de notre âme ? quand nous sommes-nous
donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur,
et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos préten-
tions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts, que
nous n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés;
et jamais nous ne sommes poussés que par des considéra-
tions étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de
vains projets et de folles imaginations ; si bien que les plus
sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément
aux choses du monde est un peu tempérée * par le temps,
s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour
rien. Et d'où vient cela, chrétiens ? n'est-ce pas manque d'a-
voir bien compris les solides devoirs de l'homme et le vrai
but où nous devons tendre?
11 est vrai* et il le faut avouer, que ce n'est pas une entre-
prise facile ni un travail médiocre : tous les sages du monde
s'y sont appliqués, tous les sages du monde s'y sont
trompés. Tu me cries de loin, ô Philosophie ! que j'ai à
marcher en ce monde dans un chemin glissant et plein de
périls : je l'avoue, je le reconnais, je le sens même par
expérience. Tu me présentes la main pour me soutenir et
pour me conduire ; mais je veux savoir auparavant si ta
conduite est bien assurée : « Si un aveugle conduit un
1. Bossue t avait écrit d'abord i qui déjà, au moment où fut conv
dans lesquelles, puis il a préféré I poséce sermon, était, selon Vauge*
l'ancienne forme.» si élégante au- las, < bannie du beau langage. »
trefois.» dit Ménage (1672), mai» 2. Var.: Ralentie* modérée
SUR LÀ LOI DE DIEU. 51
« aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice*. » Et
comment puis-je me fier à toi, ô pauvre Philosophie T que
vois-je dans tes écoles, que des contentions inutiles qui ne
seront jamais terminées? on y forme des doutes, mais on n'y
prononce point de décisions. Remarquez, s'il vous plait, chré-
tiens, que depuis qu'on se mêle de philosopher dans le
monde, la principale des questions a été des devoirs essen-
tiels de l'homme, et quelle était la fin de la vie humaine. Ce
que les uns ont posé pour certain, les autres l'ont rejeté
comme faux. Dans une telle variété d'opinions, que Ton me
mette au milieu d'une assemblée de philosophes un homme
ignorant de ce qu'il aurait à faire en ce monde ; qu'on ra-
masse, s'il se peut, en un même lieu tous ceux qui ont
jamais eu la réputation de sagesse : quand est-ce que ce pau-
vre homme 2 se résoudra, s'il attend que de leur confé-
rence il en résulte enfin quelque conclusion arrêtée? Plu-
tôt on verra le froid et le chaud cesser de se faire la guerre,
que les philosophes convenir entre eux de la vérité de leurs
dogmes. Nobis invicem videmur insanire. « Nous nous sem-
« blons insensés les uns aux autres, t disait autrefois saint
Jérôme3. Non, je ne le puis, chrétiens, je ne puis jamais me
fier à la seule raison humaine : elle est si variable et si chance-
lante, elle est tant de fois tombée dans l'erreur, que c'est se
commettre à un péril manifeste que de n'avoir point d'autre
guide qu'elle.
Devant cette impuissance de la raison et cette confusion des opi-
nions humaines, il nous faut chercher en Dieu la lumière qui nous
manque. Dans l'étude de sa loi, nous serons savants dès le premier
jour, et d'une sagesse supérieure à celle des plus grands génies,
qui, dans leurs entreprises, c où il manque toujours quelque
pièce, » sont contraints le plus souvent c de commettre au hasard
1. Matin, xv, 14. I est-ce qu'il se résoudra. »
"2. Première rédaction : • Quand \ 3. Epist. xxvn, ad kseu.
58 SUR LA LOI DE DIEU.
le principal de l'éréneraent. » Ne vaut-il donc pas mieux vont
laisser gouverner à cette divine Sagesse € qui régit si bien toutes
choses »?
Et ne me dites pas qu'elle passe votre portée ; ne voyez-
vous pas que, par une extrême bonté, elle s'est rendue sen-
sible et familière? elle est, pour ainsi dire, coulée dans les
Écritures divines, d'où les prédicateurs la tirent pour vous
la prêcher ; et là cette Sagesse profonde, qui donne une
nourriture solide aux parfaits * , a daigné se tourner en lait
pour sustenter les petits enfants. Mais que pouvons-nous
désirer davantage, après que cette Sagesse éternelle s'est
revêtue d'une chair humaine, afin de se familiariser avec
nous? Nous ne pouvions trouver la voie assurée à cause de
nos erreurs ; « la voie même est venue à nous : » Ipsa via
ad te venit, dit saint Augustin 2; car le Sauveur Jésus est la
voie. C'est cet excellent Précepteur que nous promettait Isaïe :
« Tes oreilles entendront, dit-il, la voix de celui qui, mar-
« chant derrière toi, l'avertira de tes voies, et tes yeux ver-
• ront ton Précepteur : » Erunt oculi tui videntes Prœcepto-
rem tuum*. 0 ineffable miséricorde! Fidèles, réjouissons-
nous : nous sommes des enfants ignorants de toutes choses ;
mais puisque nous avons un tel Maître, nous avons juste
sujet de nous glorifier de notre ignorance, qui a porté notre
Père céleste à nous mettre sous la conduite d'un, si excellent
Précepteur.
Ce bon Précepteur, il est Dieu et homme ! 0 souveraine
autorité! ô incomparable douceur! Un maître a tout gagné.
quand il peut si bien tempérer les choses qu'on l'aime et
qu'on le respecte : je respecte mon Maître, parce qu'il est
1. C'est-à-dire à ceux qui sont
déjà dans un degré de sainteté
éminetu; terme de spiritualité.
— (Gandar le comprend autre-
- fi.ent : c ceux qui sont dans toute
la \ iirue-ur de l'âge.)
2. Serm. ctli, n. 4.
3. lutte, xxx, 20, 21.
SUR LA LOI DE DIEU. 39
Pieu ; et afin que mon amour pour lui fût plus familier et
plus libre, il a bien voulu se faire homme. Je me défierais
d'une prudence, et je secouerais aisément le joug d'une au-
torité purement humaine : « Celle-là est trop sujette à faillir;
celle-ci semble trop méprisable : » Tarn Ma falli fa-
cilita quam ista contemni, dit Tertullian I. Mais je ploie et je
me captive sous les paroles magistrales du Sauveur Jésus :
dans celles que j'entends, j'y vois des instructions admi-
rables ; dans celles que je n'entends pas, j'y adore une auto-
rité infaillible. Si je ne mérite pas de les comprendre, elles
méritent que je les croie; et j'ai cet avantage dans son école,
qu'une humble soumission me conduit à l'intelligence plutôt
qu'une recherche laborieuse. Venez donc, ô sages du siècle,
venez à cet excellent Précepteur qui a des paroles de vie
éternelle. Laissez votre Platon avec sa divine éloquence,
laissez votre Aristote avec cette subtilité de raisonnement,
laissez votre Sénèque avec ses superbes opinions : la simpli-
cité de Jésus est plus majestueuse et plus forte que leur gra-
vité affectée. Ce philosophe insultait aux misères du genre
humain par une raillerie arrogante ; cet autre les déplorait
par une compassion inutile. Jésus, le débonnaire2 Jésus,
il plaint nos misères, mais il les soulage; ceux qu'il instruit,
il les porte : ah ! il va au péril de sa vie chercher sa brebis
égarée ; mais il la rapporte sur ses épaules, parce que,
« errant deçà et delà, elle s'était extrêmement travaillée : »
multum enim errando laboraverat, dit Tertullian. Pouvons-
nous hésiter, ayant un tel Maître?
Au reste, il n'est point de ces maîtres délicats qui louent
la pauvreté parmi les richesses, ou qui prêchent la patience
dans la mollesse et la volupté; et lui et tous ses disciples,
ils ont scellé de leur sang les vérités qu'ils ont avancées.
1. Apolog., 45. — Var. de 1659 : I 2. Doux et facile. Mot moins fa-
Celle-là est trop sujette à l'erreur; j milier au xvir s. qu'aujourd'hui,
eelle-ci trop exposée au mépris. | Cf. Uuguet, Petit gloss. des class.
H0S3DKT. IKRMONS. S
10 SUR LA LOI DE DIEU.
^es saints enseignements n'étaient qu'un tableau de sa vie.
11 prouvait beaucoup plus par ses actions que par ses paroles :
il a beaucoup plus fait qu'il n'a dit, parce qu'il accommodait
ses instructions a notre faiblesse; mais il fallait qu'il vécût
en ce monde comme un exemplaire achevé d'une inimitable
perfection. Que craignei-vous donc, hommes sans courage?
Cet excellent Maître, et par ses paroles et par ses exemples,
a déterminé toutes choses ; sur le point de nos mœurs, il ne
nous a point laissé de questions indécises. Je vous vois éperdus
et étonnés sur le chemin de la piété chrétienne ; vous n'osez
y entrer, parce que vous n'y voyez au premier aspect qu'em-
barras et que difficultés : vous ne savez si dans ce fleuve
il y a un gué par où vous puissiez échapper. Considérez le
Sauveur Jésus ; afin de vous tirer hors de doute, il y est passé
devant vous : regardez-le triomphant à l'autre rivage, qui
vous appelle, qui vous tend les bras, qui vous assure qu'il
n'y a rien à craindre. Voyez, voyez l'endroit qu'il a honoré
par son passage; il l'a marqué d'un trait de lumière : et
n'est-ce pas une honte à des chrétiens d'avoir horreur d'aller
où ils voient les vestiges de Jésus-Christ? Certes, on ne le
peut nier, mes chers frères ; nous serions entièrement in-
sensés si, ayant cette conduite certaine, nous nous laissions
encore emporter aux mensonges et aux vanités de la prudence
du monde J'ai étudié mes voies; dans les erreurs diverses
de notre vie, j'ai considéré attentivement où je pourrais
rencontrer de la certitude : j'ai trouvé, ô Sauveur Jésus, que
c'était une manifeste folie de la chercher ailleurs que dans
vos témoignages irrépréhensibles; et ainsi par votre assis-
tance j'ai résolu de tourner mes pas du côté de vos témoi-
gnages : Cogitavi vias méat : d'autant plus que je n'y vois
pas seulement la lumière qui éclaire mes ignorances ; mais
j'y reconnais encore la seule règle infaillible qui peut com-
poser mes désordres. C'est la seconde partie.
SDR LA LOI DE DIED. 41
Après avoir prouvé, dans son deuxième point, que le seul re-
mède aux désordres où la concupiscence, (a dissipation et l'orgueil
nous entraînent, se trouve dans l'obéissance à la loi de Dieu,
obéissante dont toute la création nous donne l'exemple, l'orateur
arrive i la 3# partie : « Notre repos est dans l'observance exacte
de la loi de Dieu. >
TROISIÈME POINT
Chaque chose commence à goûter son repos, quand
elle est dans sa bonne et naturelle constitution. Vous avez
été tourmenté d'une longue et dangereuse maladie; peu
à peu vos forces se rétablissent, et les choses reviennent
au juste tempérament1; cela vous promet un prochain repos:
et comment donc notre âme ne jouirait-elle pas d'une
grande tranquillité, après que la loi de Dieu a guéri toutes
ses maladies? La loi de Dieu établit l'esprit dans une cer-
titude infaillible; si bien que, les doutes étant levés et
les erreurs dissipées, non par l'évidence de la raison, mais
par une autorité souveraine, plus inébranlable et plus ferme
que nos plus solides raisonnements, il faut que l'enten-
dement acquiesce8. Et de même la volonté ayant trouvé sa
règle immuable, qui coupe et qui retranche ce qu'il y a de
trop en ses mouvements, ne doit-elle pas rencontrer une
consistance5 tranquille, et une sainte et divine paix ? C'est
pourquoi le Psahnisle disait: « Les justices de Dieu sont
droites et réjouissent le cœur4. » Elles réjouissent le cœur,
parce qu'elles sont droites, parce qu'elles règlent ses
affections, parce qu'elles le mettent dans la disposition qui
lui est convenable et dans le véritable point où consiste sa
perfection.
Quelle inquiétude dans les choses humaines ! On ne sait
si on fait bien ou mal: on fait bien pour établir sa fortune,
i. Equilibre (sens latin). f 3. Stabilité (comistere).
S. Se soumette en repos (qines). \ i. Ps. xvm. 9.
42 SUR LA LOI DE DIEU.
on fait mal pour conserver sa santé; on fait bien pour
son plaisir, mais on ne contente pas ses amis; et de même
des autres choses. Dans la soumission à la loi de Dieu, on
fait absolument bien, on fait bien sans limitation, parce
que, quand on fait ce bien, tout le reste est de peu d'im-
portance; en un mot, on fait bien, parce qu'on suit le
souverain bien : et comment est-il possible, fidèles, de
n'être pas en repos en suivant le souverain bien? quelle
douceur et quelle tranquillité à une âme ! Il vous appar-
tient, ô grand Dieu ! en qualité de souverain bien, de faire
le partage des biens à vos créatures; mais heureuses mille
et mille fois les créatures dont vous êtes le seul héritage!
c'est là le partage de vos enfants, que par votre bonté
ineffable vous assemblez prés de vous dans le ciel. Mais
nous, misérables bannis, bien que nous soyons éloignés de
notre céleste patrie, nous ne sommes pas privés tout à fait
de vous ; nous vous avons dans votre loi sainte, nous vous
avons dans votre divine parole* 0 que cette loi est dési-
rable1! ô que cette parole est douée! « Elle est plus douce
que le miel à ma bouche2, disait le prophète David; elle
est plus désirable que tous les trésors3 » Et considérez, en
effet, chrétiens, que cette loi admirable est un éclat de la
vérité divine et un écoulement de cette souveraine bonté.
Ne doutez pas que cette fontaine n'ait retenu quelque
chose des qualités de sa source: « Votre serviteur, ô mon
Dieu! observe vos commandements, chante amoureux -
ment le Psalmiste; il y a une grande récompense à les
observer : » In custodiendis itlis retributio multa *. « Ce n'est
pas en autre chose, dit saint Augustin ; mais en cela même
1. Ms.: désidérabla. l'ius haut : i 2. Ps. crvm, 103.
imagine au lieu d'image; plus loin: 3. Ps, xvin, 11.
médiane, au lieu de médecine. 1 4. P$. xvm, 12.
SDR LA LOI DE DIEU. 43
que l'on les observe , la rétribution y est grande, parce que
la douceur y est sans égale*. »
Mes frères, je vous en prie, considérons un homme de
bien dans lsf simplicité de sa vie: il ne gouverne point les
États, il ne manie point les affaires publiques, il n'est
point dans les grands emplois de la terre, comme sont
les grands et les politiques: vous diriez qu'il ne fasse9
rien en ce monde; il ne sait pas les secrets de la nature,
il ne parle pas du mouvement des astres; ces hauts et
sublimes raisonnements peut-être passeront sa portée:
sa conduite nous parait vulgaire, et cependant, si nous
avons entendu les choses que nous avons dites, il est régi
par une raison éternelle, il est gouverné par des prin-
cipes divins; sa conduite, appuyée sur la parole de Dieu,
est plus ferme que le ciel et la terre, et plutôt tout le
monde sera renversé, qu'il soit confondu dans ses espé-
rances. Dans les affaires du monde, chacun recherche divers
conseils qui nous embarrassent souvent dans de nouvelles
perplexités; il chante sincèrement avec le Psalmiste: « Mon
conseil, ce sont vos témoignages: » Consilium meum justi^
ficationes tuœ% ; ou bien, comme lit saint Jérôme: Amîci
mei justificationes tuœ: « Vos témoignages, ce sont mes
amis. » Ceux que nous croyons nos meilleurs amis nous
trompent très souvent, ou par infidélité, ou par ignorance:
l'homme de bien, dans ses doutes, consulte ses amis
fidèles, qui sont les témoignages de Dieu ; ces amis sincères
et véritables lui enseignent ce qu'il faut faire * et le con-
seillent pour la vie éternelle. Heureux mille et mille fois
d'avoir trouvé de si bons amis ! par là il se rira de la perfidie
1. In Ps. iTin. Enarr. 1, 12.
2. « On dirait que le livre des
destins ait été ouvert à ce pro-
phète.» Bossuet. « On dirait que le
ciel têt soumis à sa loi H Et que Dieu
l'a pétri.... » Boileau, Sai., v, 24.
— Cf. La Bruyère, éd. Servois et
Rébelliau, p. 229, n. 2, p. 266, n . 1.
3. Ps., cxVui, 24.
4. Var. : la vérité.
44 SUR LÀ LOI DE DIEU.
qui règne dans les choses humaines. Et c'est encore par
cette raison que je le publie bienheureux.
Souffrez çue je vous interroge en vérité et en conscience:
Avez- vous tout ce que vous demandez? n'avez- vous aucune
prétention en ce monde? Il n'y a peut-être1 personne en la
compagnie qui puisse répondre qu'il n'en a pas. « Le
laboureur, dit l'apôtre saint Jacques, attend le fruit de la
terre: » sa vie est une espérance continuelle; il laboure
dans l'espérance de recueillir, il recueille dans l'espérance
de vendre, et toujours il recommence de même. Il en est
ainsi de toutes les autres professions. En effet, nous man-
quons de tant de choses, que nous serions toujours dans
l'affliction, si Dieu ne nous avait donné l'espérance, comme
pour charmer nos maux et tempérer par quelque douceur
l'amertume de cette vie*. Cette vie, que nous ne possédons
jamais que par diverses parcelles qui nous échappent sans
cesse, se nourrit et s'entretient d'espérance; l'avenir, qui
sera peut-être une notable partie de notre âge, nous ne le
tenons que par espérance, et jusques au dernier soupir,
c'est l'espérance qui nous fait vivre: et puisque nous es-
pérons toujours, c'est un signe très manifeste que nous
ne sommes pas dans le lieu où nous puissions posséder les
choses que nous souhaitons. Partant, dans ce bas monde,
où personne ne jouit de rien, où on ne vit que d'espérance,
celui-là sera le plus heureux qui aura l'espérance la plus
belle et la plus assurée. Heureux donc mille et mille fois les
justes et les gens de bien ! Grâces à la miséricorde divine,
on leur a bien débattu la jouissance de la vie présente;
mais personne ne leur a encore contesté l'avantage de
l'espérance.
Comparons à cela, je vous prie, les folles espérances
1. Peut-être a été ajouté après I 2. Var.: Pour charmer nos in-
coup par Bossuet. ' quiétudes.
SUR LA LOI DE DIEU.
45
du monde: dites-moi, en vérité, chrétiens, avez-vous
jamais rien trouvé qui satisfit pleinement votie esprit?
Nous prenons tous les jours de nouveaux desseins1, espérant
que les derniers réussiront mieux ; et partout notre espé-
rance est frustrée. De là l'inégalité de notre vie*, qui ne
trouve rien de fixe ni de solide, et, par conséquent, ne
pouvant avoir aucune conduite arrêtée, devient un mélange
d'aventures diverses et de diverses prétentions, qui toutes
nous ont trompés: ou nous les manquons, ou elles nous
manquent; nous les manquons lorsque nous ne pouvons
parvenir au but que nous prétendions; elles nous ont manqué,
lorsque , ayant obtenu ce que nous voulons, nous n'y
trouvons pas ce que nous cherchons ; si bien que les plus
sages, après que cette première ardeur, qui donne l'agré-
ment aux choses du monde, est un peu ralentie par le
temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés
pour rien.
Et par conséquent, chrétiens, que pouvons-nous faire
de mieux que de nous reposer en Dieu seul, que de vou-
loir ce que Dieu ordonne, et attendre ce qu'il prépare?
Pourquoi donc ne cherchons-nous pas cet immobile repos?
pourquoi sommes-nous si aveugles que de mettre ailleurs
notre béatitude? Ah! voici, mes frères, ce qui nous trompe;
je vous demande, s'il vous plaît, encore un moment d'au-
dience: c'est que nous nous sommes figuré une fausse
idée de bonheur; et ainsi, notre imagination étnnl abusée,
nous semblons jouir pour un temps d'une ombre de félicit'é.
Nous nous contentons des biens de la terre, non pas tant
parce qu'ils sont de vrais biens, que parce que nous les
1. Expression latine (consilïa ca-
père) assez rate. On dit plutôt :
faire, former, concevoir des des-
seins.
2. La première partie de cette
période avait d'abord été placée
par Bossuet à la (in de l'exorde,
et les dernières lignes du para-
graphe se trouvent déjà dans le
premier point.
M SUR LÀ LOI DE DIEU.
croyons tels: semblables à ces pauvres hypocondriaques
dont la fantaisie blessée se repaît du simulacre et du songé
d'un vain et chimérique plaisir. Ici vous me direz peut-être :
Ah ! ne m'ôtez point cette erreur agréable ; elle m'abuse,
mais elle me contente ; c'est une tromperie, mais elle me
plaît. Certes, je vous y laisserais volontiers, si je ne voyais,
que par ce moyen, quoique vous vous imaginiez d'être
heureux, vous êtes dans une condition déplorable.
Jamais, comme nous disions tout à l'heure, il ne peut
y avoir de bonheur que lorsque les choses sont établies
dans leur naturelle constitution et dans leur perfection
véritable; et il est impossible qu'elles y soient mises par
l'erreur et par l'ignorance. C'est pourquoi, dit l'admirable
saint Augustin, • le premier degré de misère, c'est d'aimer
les choses mauvaises; et le comble de malheur, c'est de
les avoir : § Amando enim ret noxias miseri, habendo suiit
taiseriorc**. Ce pauvre malade tourmenté d'une fièvre
ardente, il avale du vin à longs traits; il pense prendre du
rafraîchissement, et il boit la peste et la mort. Ne vous
semble-t-il [pas] d'autant plus à, plaindre, que plus il y
ressent de délices?
Quoi ! je verrai durant tes trois jours * des hommes tout
de terre et de boue, mener à la vue de tout le monde une
vie plus brutale que les bêtes brutes ; et vous voulez que
je die* qu'ils sont véritablement heureux, parce qu'ils
me font parade de leur bonne chère, parce qu'ils se van-
tent de leurs bons morceaux, parce qu'ils font retentir
out le voisinage, et de leurs cris confus, et de leur joie dis
olue? Eh! cependant, quelle indignité que, si près des
1. In Ps. xxvi. Enafr. 1. \ cependant la plupart de ceux qui
2. Le carnaval. écrivent bien sont persuadés que
3. Que je die. « M. d> Vaugelas die n'est bon qu'en vers.»Tb. Cor-
em ploie partout dû peur dise neille, édition de Vaugelas, 168?
SUR LA LOI DE DIEU. 41
jours de retraite, la dissolution paraisse si triomphante'
L'Église, notre bonne mère, voit que nous donnons toute
Tannée à des divertissements mondains : elle fait ce qu'elle
peut pour dérober six semaines à nos dérèglements; elle
nous veut donner quelque goût de la pénitence ; elle nom
en présente un essai pendant le carême, estimant que
l'utilité que nous recevrons d'une médecine si salutaire
nous en fera digérer l'amertume et continuer l'usage.
Mais, ô vie humaine incapable de bons conseils ! ô charité
maternelle indignement traitée par de perfides enfants!
nous prenons de ses salutaires préceptes une occasion de
nouveaux désordres ; pour honorer l'intempérance, nous
lui faisons publiquement précéder le jeûne; et comme si
nous avions entrepris de joindre Jésus-dhrist avec Bélial,
nous mettons les bacchanales à la tête du saint carême. O
jours vraiment infâmes et qui méritaient d'être ôtés du
rôle1 des autres jours! jours qui ne seront jamais assez
expiés par une pénitence de toute la vie, bien moins par
quarante jours de jeûnes mal observés. Mes frères, ne
dirait-on pas que la licence et la volupté ont entrepris de
nous fermer les chemins de la pénitence, et qu'elles]2 en
occupent l'entrée pour faire de la débauche un chemin à la
piété? C'est pourquoi je ne m'étonne pas si nous n'en avons
que la montre et quelques froides grimaces. Car c'est une
chose certaine : la chute de la pénitence au libertinage est
bien aisée ; mais de remonter du libertinage à la pénitence,
mais, sitôt après s'être rassasiés des fausses douceurs de
l'un, goûter l'amertume de l'autre, c'est ce que la corruption
de notre nature ne saurait souffrir.
Vous donc, âmes chrétiennes, vous à qui notre Sauveur
Jésus a donné quelque amour pour sa sainte doctrine,
1. « Liste, catalogue. » Dict.de j 2. Ms. : ils. Qui est probable-
V Académie, 1694. I ment une inadvertance.
48 SUR LA LOI DE DIEU.
demeurez toujours dans sa crainte: qu'il n'y ait aucun
jour qui puisse diminuer quelque chose de votre modestie
ni de votre retenue. Étudiez vos voies avec le Prophète:
tournez avec lui vos pas aux témoignages de Dieu; sans
doute vous y trouverez et la certitude, et la régie, et
l'immobile repos qui se commencera sur la terre, pour être
consommé dans le ciel. Amen.
FRAGMENTS
d'une seconde rédaction dd même sermos
(À Paris, de 1659 à 1661.)
FRAGMENT DE L'EXORDE
*
.... Dans cette consultation importante où il s'agit de déter-
miner1 du2 point capital de la vie et de se résoudre pour
jamais sur les devoirs essentiels de l'homme, chrétiens, je
me représente que, venu tout nouvellement d'une terre
inconnue et déserte, ignorant des choses humaines, je dé-
couvre d'une même vue tous les emplois, tous les exercices,
touîes les occupations différentes qui partagent en tant de
soins les enfants d'Adam durant ce laborieux pèlerinage.
0 Dieu éternel, quel tracas ! quel mélange de choses ! quelle
él range confusion! et qui pourrait ne s'étonner pas d'une
diversité si prodigieuse? La guerre, le cabinet, le gouverne-
ment, la judicature et les lettres, le tratic et l'agriculture,
en combien d'ouvrages divers ont-ils divisé les esprits? Cela
passe de bien loin l'imagination. Mais si de là je descends
1. Prendre une détermination;
cens rare.
2. C.-à-d. : « Sur le... » V. Brachet
et Dussouchet, Gramm. fr., - p
426 ; La Bruyère, éd. Servois et Bé-
belliau, p. 14., n. 3, p. 155, n. 4.
SUR LA LOI DE DIEU. 49
au détail, si je regarde de près les secrets ressorts qui
font mouvoir les inclinations, c'est là qu'il se présente à
mes yeux une variété ' bien plus étonnante. Celui-là est
possédé de folles amours, celui-ci de haines cruelles et
d'inimitiés implacables, et cet autre de jalousies furieuses.
L'un amasse et l'autre dépense; quelques-uns sont ambi-
tieux et recherchent avec ardeur les emplois publics, et les
autres, plus retenus, se plaisent dans le repos de ia vie
privée ; l'un aime les exercices durs et violents, l'autre les
secrètes intrigues; et quand aurais-je fini ce discours, si
j'entreprenais de vous raconter toutes ces mœurs différen-
tes et ces humeurs incompatibles îChacun veut être fol à sa
fantaisie, les inclinations sont plus dissemblables que les
visages, et la mer n'a pas plus de vagues, quand elle est agitée
par les vents, qu'il naît de pensées différentes de cet
abîme sans fond et de ce secret impénétrable du cœur de
l'homme.
Dans cette infinie multiplicité de désirs et d'occupations,
je reste interdit et confus ; je me regarde, je me considère •
que ferai-je ? où me tournerai-je ? Cogitavi vias meus. Certei,
dis-je incontinent en moi-même, les autres animaux sem-
blent ou se conduire ou être conduits dune manière plus
réglée et plus uniforme. D'où vient dans les choses humai-
nes une telle inégalité, ou plutôt une telle bizarrerie? est-ce
là ce divin animal dont on dit de si grandes choses? cette
âme d'une vigueur immortelle n'est-elle pas capable de
quelque opération plus sublime et qui ressente mieux le
lieu d'où elle est sortie ? Toutes les occupations que je vois
me semblent ou serviles, ou vaines, ou folles, ou crimi-
nelles ; « tout y est vanité et affliction d'esprit, » disait le
plus sage des hommes *. Ne paraîtra -t-il rien à ma vue qui
\. Var.: diversité— multiplicité I 2. Ecoles, i. 44
50 SUR LA LOI DE DÏED.
soit digne d'une créature faite à l'image de Dieu? Cogitavi
mas meus: Je cherche, je médite, j'étudie mes voies; et
pendant que je suis dans le doute, Dieu me montre sa loi et
ses témoignages, il m'invite à prendre parti dans le nombre
de ses se .*viteurs. En effet, leur conduite paraît plus égale,
et leur contenance plus sage, et leurs mœurs bien mieux
ordonnées. Mais le nombre en est si petit qu'à peine parais-
sent-ils dans le monde. Davantage*, pour l'ordinaire, je ne
les vois pas dans les grandes places ; souven* même ceux
qui les oppriment vont dans le monde la tête levée* au milieu
des applaudissements de toutes les conditions et de tous les
âges. Et c'est ce qui me rejette dans de nouvelles per-
plexités ; suivrai-je le grand ou le petit nombre? les sages
ou les heureux? ceux qui ont la faveur publique, ou ceux
qui sont satisfaits du témoignage de leur conscience? Cogi-
tavi viai méat
Mais enfin, après plusieurs doutes, voici ce qui décide en
dernier ressort et tranche la difficulté jusqu'au fond : je
suis né dans une profonde ignorance, j'ai été comme exposé
en ce monde sans savoir ce qu'il y faut faire, et, nonnbstant
cette incertitude, je suis engagé nécessairement à un long
et périlleux voyage : c'est le voyage de cette vie, dont pres-
que toutes les routes me sont inconnues. Aveuglé que je
«uis, que ferai-je si quelque bonne fortune ne me fait trou-
ver un guide fidèle qui régisse mes pas errants et conduise
mon âme mal assurée? C'est la première chose qui m'est
nécessaire, mais je n'ai pas 2...
... Guide notre ignorance, règle nos désordres, fixe l'in-
stabilité de nos mouvements 5.
1. Cf. p. 32, note 2. I 5. « Cest une variante ou un
2. Bossuel renvoie ici i la pre- 1 résumé de la division qui termine
inière rédaction. I l'exorde. » Gandar.
SUR LA LOI DE DIED. 51
NOTES POUR LE SBC ON D ET LE TROISIEME POINT
Posse quod volumus*. Enfants robustes* : ils ont la foret
des hommes et l 'in considérât] on des enfants. Les enfants
veulent violemment ce qu'ils veulent ; s'ils sont en colère,
aussitôt tout le visage est en feu et tout le corps en action s.
Us ne regardent pas s'il est à autrui ; c'est asseï qu'il leur
plaise pour le désirer. Ils s'imaginent que tout est à eux ;
ils ne considèrent pas s'il leur est nuisible : ils ne songent
qu'à se satisfaire. Il n'importe que cet acier coupe ; c'est
assez qu'il brille à leurs yeux.
C'est ainsi que les méchants... Ils veulent posséder tout
ce qui leur plaît, sans autre titre que leur avarice. Enfants
inconsidérés : avec cette différence qu'ils ont de la force.
La nature donne des bornes : aux enfants la faiblesse,
aux hommes la raison. La faiblesse empêche ceux-là d'avoir
tout l'effet de leurs désirs ardents; ceux-ci ont la forre,
mais la raison sert de frein à la volonté. A mesure qu'on est
raisonnable, on apprend de plus en plus à se modérer...
Posse quodvelis,.. Velle quod oportet {Pouvoir ce qu'on veut,
vouloir ce qu'il faut] : l'un dépend des conjonctures tirées
du dehors ; l'autre fait la bonne constitution du dedans.
Pouvoir ce qu'on veut peut convenir aux plus méchants;
vouloir ce qu'il faut, c'est le privilège inséparable des
gens de bien.
Les hommes4 acquièrent avec plus de joie qu'ilsnepossèdent.
1. Bossuet vient de transcrire
un passage de saint Augustin (De
Trinitate, xni), où se trouvent ces
mots : « Ut beati timus, id [non]
est prius eligendum, posse quod
volumus, ut pravi homines fa-
ciunt, sed velle quod oportet. »
2. Les méchants. Comparaison
empruntée à saint Augustin.
3. Variant» : la feu sur le
visage, l'impatience dans le cri.
4. Cette phrase est « l'indica-
tion d'un développement nouveau
que l'orateur se proposait d'im-
proviser dans la chaire. Le tour
elliptique et la forme négligée de
ces notes jetées en courant sur le
papier noua font entrer dans le
secret du travail de Bossnei. •
Gandar.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD
PRONONCÉ Ll MARDI 20 AODX 1653
NOTICE
Le manuscrit de ce discours — retrouvé par M. l'abbé Lebarq'
le dernier éditeur des œuvres oratoires de Bossuet — ne porte
pas de date. Mais l'écriture et l'orthographe* de ce manuscrit
ainsi que le style, — surtout avec les hardiesses de vocabulaire
et les rudesses de ton que nous révèle plus complètement la
découverte du texte authentique, — prouve évidemment qu'il
appartient à la période de Metz. A quel moment au juste? Jusqu'en
ces derniers temps, on le plaçait en 1656 oul6552. Mais sil'on
considère et si l'on rapproche l'allusion que fait Bossuet, dans
l'exorde, à la présence d'un auditoire considérable et populaire,
de celle qu'il fait, dans la péroraison, au salut qu'avait procuré
l'intervention de saint Bernard, en 1153, au peuple messin,
menacé d'une guerre redoutable par le comte de Bar, Benaud II,
— on sera disposé à croire, avec M. Lebarq5 que ce dis-
cours fut prononcé en 1655, cinquième centenaire de cet
événement illustre de l'histoire locale, dont la commémo-
ration reconnaissante s'imposait plus particulièrement cette
année-là aux fidèles de Metz et au panégyriste du saint4.
La découverte de l'autographe est très propre à nous montrer,
une fois de plus, quelles singulières libertés les éditeurs de
Bossuet au xvur* siècle5 se donnèrent avec le texte de leur auteur
pour l'accommoder à la délicatesse inintelligente de leurs con-
1. L'orthographe de Bossuet —
d'après M. Lebarq, qui le premier
l'a étudiée de très près — fut pho-
nétique de 16ifi environ jusqu'à
1652. De 1653 à 1656, il revient pro-
gressivement à l'orthographe éty-
mologique. En 1653, il écrit (ordi-
nairement) le tans; en 1655, le~
temps; — en 1653, cête, être; en
1655, ces te, estre : — en 1653, pêne ;
en tt'55, peine; — en 1653, peust;
en 1655, peut. Jointes à d'autres,
les indications de ce genre peu-
vent servir à dater les oeuvres
oratoires de Bossuet.
2. Voy. Floquet, Études, t. I,
p. 265;Gandar, Bossuet orateur,
p. 118 sqq.; édit. Lâchât, t. XII,
p. 27H ; Gazier, p. 63.
3. Hist. critique de la Prédic.
de Bossuet, p. 136; Œuvres ora-
toires, 1. 1, p. 391.
4. Bossuet prononça, en 1689, à
Pont-aux-Dames, dans un monas-
tère de religieuses, un autre pané-
gyriquedesaint Bernard, que nous
n'avons pas.
5. Cf. plus haut, p. vin.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
53
temporains. Si parfois ils ajoutent de leur crû une phrase entière,
plus souvent ils retranchent. Très plein de son sujet, très àtsi-
reux de convaincre son auditoire, Bossuet avait écrit ea uu
endroit : « Rendez-vous, s'il vous plaît, attentifs et comprenez
ce raisonnement ». Deforis supprime cette apostrophe, trop
familière sans doute. Plus souvent, il « épure », « rajeunit » et
« ennoblit » l'expression. Au lieu de : t .. cette bouche de laquelle
inondaient des fleuves de vie éternelle », il paraphrase : « ... cette
bouche, de laquelle découlaient des fleuves de cette eau vive qui
rejaillit jusqu'à la vie éternelle ». Le jeune orateur, encore assez
proche de cet « âge de vingt-deux ans », dont il a si vivement
peint — à propos justement de saint Bernard — l'entrain fou-
gueux, n'avait pas hésité à qualifier d' « enragé » un « prince
d'Aquitaine » contemporain de son héros. Deforis atténue et im-
prime : « ce violent prince d'Aquitaine ». A plus forte raison,
quand le panégyriste de saint Bernard ose dire tout bonnement
que le « ragoût » des viandes excite l'appétit, Deforis rougit,
et à ce « ragoût » il substitue : t la délicatesse de la table ».
Le Voltaire du Commentaire sur Corneille, le Bufifon du Discourg
sur le style pouvaient être contents.
EXTRAITS*
Non enim judicavi me scire aliquid inter voê
niti Jesum Christum, et hune crucifixum.
Je n'ai pas estimé que je susse aucune chose
parmi vous, si ce n'est Jésus-Christ et Jésus-
Christ crucifié. / Corinth., h, 2.
Après avoir expliqué dans Y avant-propos pourquoi les prédica-
teurs catholiques commencent leurs sermons par une invocation
à la Vierge, Bossuet développe longuement dans Yexorde le mot
de saint Paul qu'il a pris pour texte. Jésus-Christ, le Fils de Dieu,
est « le fruit de la raison et de l'intelligence divine, lui-même
raison et intelligence ». Dés lors toutes les actions de la nature
humaine, qu'il s'est appropriée en venant sur la terre, sont
1. Le texte que nous reprodui-
sons est celui de 1653, donné pour
lapremière fois par l'abbé Lebarq,
— en y laissant subsister quelques
corrections postérieures (de 1656,
probablement) qui sont peu im-
portantes, mais généralement heu-
reuses, et dont la suppression dé-
routerait le lecteur. Nous insérons
ces additions entre crochets.
54 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
t pleines de cette sagesse incréée;... toutes ses actions parlent
et toutes ses œuvres instruisent », et l'on peut dire par consé-
quent « qu'il n'est pas seulement notre maître », mais encore
« l'objet » même « de notre connaissance. Mais c'est surtout par
sa passion qu'il nous enseigne; c'est à la croix que ce grand livre
s'est le mieux ouvert ». Voilà ce que saint Paul nous donne à
entendre, et ce que saint Bernard avait compris avec l'Apôtre.
L'orateur se propose de représenter dans son discours d'abord
la vie privée, puis la vie apostolique de saint Bernard, t fon-
dée l'une et l'autre sur la science de notre Maître crucifié ».
PREMIER POINT
Le mépris du monde que Jésus-Christ nous enseigne par sa
mort est une vérité si « dure à nos sens » que « Dieu, pour
animer nos courages », a besoin de t nous proposer des per-
sonnes choisies, à qui sa grâce a rendu aisé ce qui nous paraît
impossible ».
Or parmi les hommes illustres, dont l'exemple enflamme
nos espérances et confond notre lâcheté, il faut avouer que
l'admirable Bernard tient un rang très considérable. Un
gentilhomme, d'une race illustre, qui voit sa maison en
crédit, et ses proches dans les emplois importants ; à qui sa
naissance, son esprit, ses richesses promettent une belle
fortune, à l'âg^ de vingt-deux ans renoncer au monde au
point que fit saint Bernard, vous semble-t-il, chrétiens,
que ce soit un effet médiocre de la toute-puissance divine?
S'il l'eût fait dans un âge plus avancé, peut-être que le
dégoût, l'embarras, les ennuis et les inquiétudes qui se
rencontrent dans les affaires l'auraient pu porter à ce
changement. S'il eût pris cette résolution dans une jeu-
nesse plus tendre, la victoire eût été médiocre dans un
temps où à peine nous nous sentons, et où les passions ne
sont pas encore nées. Mais Dieu a choisi saint Bernard,
afin de nous faire paraître le triomphe de la croix sur les
vanités, dans les circonstances les plus remarquables que
nous ayons jamais vues en aucune histoire.
PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
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Vous dirai-je * en ce lieu ce que c'est qu'un jeune homme
de vingt-deux ans2? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle
impétuosité de désirs! Cette force, cette vigueur, ce sang
chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne leur permet
rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivants on com-
mence à prendre son pli, les passions s'appliquent à quelques
objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur
des autres : au lieu que cette verte jeunesse n'ayant rien
encore de fixe ni d'arrêté, en cela même qu'elle n'a point
de passion dominante par-dessus les autres [elle est em-
portée], elle est agitée [tour à tour] de toutes les [tempêtes
des] passions, avec une [incroyable] violence. Là les folles
amours, là le luxe, l'ambition et le vain désir de paraître
exercent leur empire sans résistance. Tout s'y fait par une
chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle,
à la solitude, à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans
le mouvement et dans le désordre, et qui n'est presque ja-
mais dans une action3 composée4? Etpudet non esse impuden-
tem*. [ [11] n'a honte que de la modération et de la pudeur].
Certes, quand nous nous voyons penchants sur le retour
1. Bossuet, qui de bonne heure
a cessé de citer en chaire les au-
teurs profanes, imite souvent
Afistote, sans le dire, dans cette
description de la jeunesse. Voyez
Aristote, Rhétorique, n, 12; Ha-
vet, Étude sur la Rhétorique
a" Aristote-, Gandar, Étud. critiq.,
p. 123.
2. « Annos natus cir citer très
et viginti », dit le biographe de
saint Bernard sans insister da-
vantage sur ce point. Féhelon, dans
son Panégyrique de saint Bernard,
ne tire pas de ce fait le parti
qu'en va tirer Bossuet. (Voir Féne-
lon, Œuvres, t. xvn, édit. Lebel ;
BOSSUET, SERMONS,
Gandar, Études critiques, p. 121.)
3. Action « se dit plus particu-
lièrement des gestes, du mouve-
ment du corps et de l'ardeur avec
laquelle on prononce ou on fait
quelque chose : un étourdi n'a
point d'action, de contenance ar-
rêtée. » Furetière. — Bossuet
parle, dans le sermon sur la Loi
de Dieu, de la « contenance sage »
des gens de bien.
L Composée. « On dit qu'un
homme est composé, pour dire
qu'il a ou qu'il affecte d'avoir
un air grave, un air sérieux et
modeste. » Académie, 1694.
5. Saint Augustin, Confess., a, ne.
7
56 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de
&9s ans écoulés, que nos forces se diminuent, et que le passé
occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne
tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah ! le
présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne
songe pas * que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vi-
gueur entière et présente, elle ne songe aussi qu'au pré-
sent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous
prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand
est-ce qu'il s'adonnera aux pensées sérieuses de l'avenir?
Davantage * quelle apparence de quitter le monde, dans un
' âge où il ne nous y parait rien que de plaisant ? Nous voyons
toutes choses selon la disposition où nous sommes : de sorte
que la jeunesse, qui semble n'être formée que pour la joie
et pour les plaisirs, ah ! elle ne voit rien de fâcheux ; tout
lui rit, tout lui applaudit. Elle n'a point encore d'expérience
des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de
là vient qu'elle s'imagine qu'il n'y a point de dégoût, de
disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse,
elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à
l'espérance qui l'enfle et qui la conduit.
Vous le savez, fidèies, de toutes les passions, la plus char-
mante, c'est l'espérance. C'est elle qui nous entretient et qui
nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et
souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de
renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et mal-
avisée, qui présume toujours beaucoup à cause qu'elle a peu
expérimenté, ne voyant5 point de difficulté dans les choses,
c'est là que l'espérance est la plus véhémente et la plus
1, Qui ne s'avise pas, qui n'a pas
souvenance; certaines choses qui
ont peut-être échappé déjà, mais
•lie n'y a pas pris garda
2. Cf. p. 32, note 2.
3. Proposition participe. Voyes
Chassang, Gramm. franc., cour»
sup.t parag. 355.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
57
hardie; si bien que ies jeunes gens, enivrés de leurs espé- (
rançes, croient tenir tout ce qu'ils poursuivent; toutes leurs
imaginations leur paraissent des réalités. Ravis d'une cer-
taine douceur de leurs prétentions infinies, ils s'imagineraient
perdre infiniment, s'ils se départaient de leurs grands des-
seins ; surtout les personnes de condition, qui étant élevées
dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur
les honneurs de leur 'maison et de leurs ancêtres, se per-
suadent facilement qu'il n'y a rien à quoi ils * ne puissent
prétendre.
Figurez-vous maintenant le jeune Bernard, nourri2 en
homme de condition, qui avait la civilité ? comme naturelle,
l'esprit poli par les bonnes lettres, la rencontre* belle
et aimable, l'humeur accommodante, les mœurs douces et
agréables : ah ! que de puissants liens pour demeurer atta-
ché à la terre ! Chacun pousse de telles personnes : on les
vante, on les loue ; on pense leur donner du courage, et on
leur inspire l'ambition. Je sais que sa pieuse mère l'entre-
tenait souvent des mépris du monde ; mais disons la vérité,
cet âge ordinairement indiscret n'est pas capable de5 ces
bons conseils. Les avis de leurs compagnons et de leurs
égaux6, qui ne croient rien de si sage qu'eux, l'emportent
par-dessus les parents.
Triomphez, Seigneur, triomphez de tous les attraits de ce
1 . Ils se rapportant à personnes :
•yllepse de genre fréquente chez
Bossuet, comme chez tous ses con-
temporains. Cf. La Bruyère, éd.
fiervois et Rébelliau, p. 45, n. 2.
2. Élevé. Fréquent au xvue siècle.
« Chalais avait été nourri auprès
du roi. » La Rochefoucauld.
3. « Honnêteté, courtoisie, ma-
nière honnête de vivre et de con-
verser dans le mondé.»Acad.,1694.
L « Le premier aspect d'une
personne et ce qui touche les yeux
d'abord. » Acad., 1694. — Sens
disparu dès la fin du xvn# siècle.
5. Capable de bons conseils.
« Il fallait qu'il prît une nature
capable de ces émotions,... un
sang capable de s'émouvoir. » Sur
la Bonté et la Rigueur de Dieu,
in point.
6. De leurs contemporains, xqua-
lium. Ce sens n'est pas indiqué par
les dictionnaires du temps.
ss
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD
monde trompeur, et faites voir au jeune Bernard, comme
vous le fîtes voir à saint Paul1 , ce qu'il faut qu'il endure pour
votre service. Déjà vous lui avez inspiré, avec une tendre
dévotion pour Marie, un généreux amour de la pureté; déjà
il a méprisé des caresses les plus dangereuses, dans des
rencontres que l'honnêteté ne me permet pas de dire en
cette audience3; déjà votre grâce lui a fait chercher un bain
et un rafraîchissement salutaire dans les neiges et dans les
étangs glacés, où son intégrité5 attaquée s'est fait un rem-
part contre les molles délices du siècle. Son regard imprime
de la modestie; il retient jusques à ses yeux, parce qu'il a
appris de votre Évangile* et de votre Apôtre* qu'il y a des
yeux adultères. Dans un courage qui passe l'homme, on lui
voit peintes sur le visage la honte et la retenue d'une fille
honnête et pudique. Mais achevez, Seigneur, en la personne
de ce saint jeune homme le grand ouvrage de votre grâce.
Et en effet, le voyez -vous, chrétiens, comme il est rêveur
et pensif; de quelle sorte il fuit le grand monde, devenu
extraordinairement amoureux du secret et de la solitude6?
Là il s'entretient doucement de telles ou de semblables pen-
sées : Bernard, que prétends-tu ' dans le monde? Y vois-tu
quelque chose qui te satisfasse? Les fausses voluptés, après
lesquelles les mortels ignorants courent d'une 8 telle fureur,
1. AcL, ix, 16.
2. Vita S. Bernardi auctore
Guiilelmo. ni, 7.
3. Intégrité. « Comme le corps
a sa chasteté que l'impudicité cor-
rompt, il y » aussi une certaine
intégrité de l'âme qui peut être
violée par les louanges. » Sur
rHonneur du Monde.
4. Matth., v, 28.
5. // Petr., ii, 14.
6. « Amans habitare secum,
publicum fugitans, mire cogita*
tivus. » Vita S. Bernardi, 1, 3.
7. Que prétends-tu... * Préten-
dre, v. actif, demander une chose
à laquelle on croit avoir droit. Il
signifie aussi simplement aspirer
à une chose et alors il est neu-
tre. » Dict. de l'Académie, 1694.
Bossuet n'observe pas cette dis-
tinction : « Lorsque nous ne pou-
vons pas parvenir au but que
nous prétendions.... » Sermon sur
la Loi de Dieu.
8. V. p. 268, n. 3 ; p. 317, n. 1.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 59
qu'ont-elles, après tout, qu'une illusion de peu de durée?
Sitôt que cette première ardeur, qui leur donne tout leur
agrément, a été un peu ralentie par le temps, leurs plus
violents sectateurs s'étonnenl le plus souvent de s'être si fort
travaillés pour rien. L'âge et l'expérience nous font bien
voir combien sont vaines les choses que nous avions le plus
désirées : et encore ces plaisirs tels quels, combien sont-ils
clairsemés dans la vie? Quelle joie peut-on ressentir, où la
douleur ne se jette comme à la traverse? Et s'il nous fallait re-
trancher de nos jours tous ceux que nous avons mal passés,
même selon les maximes du monde, pourrions-nous bien
trouver en toute la vie de quoi faire trois ou quatre mois ?
Mais accordons aux fols amateurs * du siècle que ce qu'ils
aiment est considérable; combien dure cette félicité? Elle
fuit, elle fuit comme un fantôme qui, nous ayant donné
quelque espèce de contentement pendant qu'il demeure
avec nous, ne nous laisse en nous quittant que du trouble.
Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera
pas toujours : cette heure fatale viendra, qui tranchera
toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sen-
tence : la vie nous manquera, comme un faux ami, au milieu
de nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tomberont
par terre; là s'évanouiront toutes nos pensées. Les riches
de la terre, qui, durant cette vie, jouissant de la tromperie
d'un songe agréable, s'imaginent avoir de grands biens,
s'éveillant tout à coup dans ce grand jour de l'éternité, se-
ront tout étonnés qu'ils se trouveront- les mains vides. La
mort, cette fatale ennemie, entraînera avec elle tous nos
plaisirs et tous nos honneurs dans l'oubli et dans le néant.
Hélas! on ne parle que de passer le temps. Le temps passe
1. Ceux qui ont du goût pour. jours après, il me montra toute
2. Pe ce qu'ils se trouveront. i affaire exécutée. » Et Balzac
C'est le mirari quod latin. Cf. Mo- (dans Littré) : « Il s'est étonné
lière : « Je fus étonné que, deux 1ue Je n'ai rien vu de tout cela. »
60 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
en effet, et nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon
égard par le moyen du temps qui s'écoule, entre dans l'éter-
nité qui ne passe pas; et tout se ramasse dans le trésor de
la science divine, qui ne passe pas. 0 Dieu éternel, quel
sera notre étonnement lorsque le Juge sévère qui préside
dans l'autre siècle, où celui-ci nous conduit malgré nous,
nous représentant en un instant toute notre vie, nous dira
d'une voix terrible : Insensés que vous êtes, qui avez tant es-
timé les plaisirs qui passent, et qui n'avez pas considéré la
suite, qui ne passe pas !
Allons, concluait-il, et puisque notre vie est toujours
emportée par le temps, qui ne cesse de nous échapper, tâ-
chons d'y attacher quelque chose qui nous demeure. Puis
retournant à son grand livre, qu'il étudiait continuellement
avec une douceur incroyable, je veux dire, à la croix de
Jésus, il se rassasiait de son sang, et avec cette divine liqueur
il humait le mépris du monde. Je viens, disait-il, ô mon
Maître, je viens me crucifier avec vous. Je vois que ces yeux
si doux, dont un seul regard a fait fondre saint Pierre en
larmes, ne rendent plus de lumières : je tiendrai les miens
fermés à jamais à la pompe du siècle ; ils n'auront plus de
lumières pour les vanités. Cette bouche divine, de laquelle
inondaient * des fleuves de vie éternelle, je vois que la mort
l'a fermée : je condamnerai la mienne au silence, et ne l'ou-
vrirai que pour confesser mes péchés et votre miséricorde.
Mon cœur sera de glace pour les vains plaisirs ; et comme je
ne vois sur tout votre corps aucune partie entière, je veux
porter de tous côtés sur moi-même les marques de vos souf-
frances, afin d'être un jour entièrement revêtu de votre glo-
rieuse résurrection. Enfin je me jetterai à corps perdu sur
Balzac, Lettre de 1640 (dans Uttré).
1. Neutre à l'imitation du latin.
< Imbres campis omnibus inun-
dantes. » Tive-Live. Cet emploi ne
se trouve pas dans les diction-
naires du xvu* siècle.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 61
vous, ô aimable mort, et je mourrai avec vous; je m'enve-
lopperai avec vous dans votre drap mortuaire : aussi bien
j'apprends de l'Apôtre1 que nous sommes ensevelis avec
vous dans le saint baptême.
Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris du monde,
comme il est aisé de le recueillir de ses livres. Il ne songe
plus qu'à chercher un lieu de retraite et de pénitence : mais
comme il ne désire que la rigueur et l'humilité, il ne se jette
point dans ces fameux monastères, que leur réputation ou
leur abondance a rend illustres par toute la terre. En ce
temps-là un petit nombre de religieux vivaient à Cîteaux,
sous l'abbé Etienne. L'austérité qui s'y pratiquait les em-
pêchait de s'attirer des imitateurs5. Mais ils ne se relâchaient
pas pour cela, jugeant plus à propos de persister dans leur
institut pour l'amour de Dieu, que d'y rien changer pour
l'amour des hommes. Cette abbaye, maintenant si célèbre,
était pour lors inconnue et sans nom. Le bienheureux Ber-
nard, à qui le voisinage donnait quelque connaissance de
la vertu de ces saints personnages, embrasse leur règle et
leur discipline, ravi d'avoir trouvé tout ensemble la sainteté
de vie, l'extrême rigueur de la pénitence, et l'obscurité. Là
il commença de vivre de sorte qu'il fut bientôt en admira-
tion4, même à ces anges terrestres ; et comme ils le voyaient
toujours croître8, il ne fut pas longtemps parmi eux, que,
tout jeune qu'il était lors, ils le jugèrent Capable de for-
mer les autres. Je laisse les actions éclatantes de ce grand
homme; et pour la confusion de notre mollesse, à la
louange de la grâce de Dieu, je vous ferai un tableau de sa
pénitence, tiré de ses paroles et de ses écrits ^.
1. Coloss., ii, 12.
2. Richesse « [L'homme] sera
toujours puissant, abondant, heu-
reux pourvu que Dieu lui de-
meure. » Panég.de saint Bernard.
3. Vita S. Bernardi, anct. Guih
lelmo, m, 18.
4. Locution rare au sens passif
5. Grandir en vertu, en sagesse.
6. Bien qu'on retrouve dans ce
61
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
D avait accoutumé de dire qu'un novice, entrant dans le
monastère, devait laisser son corps à la porte ; et le saint
homme en usait ainsi *. Ses sens étaient de telle sorte mor-
tifiés, qu'il ne voyait plus ce qui se présentait à ses yeux. La
longue habitude de mépriser le plaisir du goût avait éteint
en lui toute la pointe* de la saveur. Il mangeait de toutes
choses sans choix ; il buvait de l'eau ou de l'huile indiffé-
remment, selon qu'il les avait à la main. Le pain dont il
usait était si amer que l'on voyait bien que sa plus grande
appréhension était de donner quelque contentement à son
corps. À ceux qui s'effrayaient de la solitude, il leur repré-
sentait l'horreur des ténèbres extérieures8 et ce grince-
ment de dents éternel. Si quelqu'un trouvait trop rude ce
long et horrible silence, il les avertissait que, s'ils considé-
raient attentivement l'examen rigoureux que le Grand Juge
fera des paroles, ils n'auraient pas beaucoup de peine à se
taire. 11 avait peu de soin de la santé de son corps, et blâ-
mait fort en ce point la grande délicatesse des hommes,
qui voudraient se rendre immortels, tant le désir qu'ils ont
de la vie est désordonné : pour lui, il mettait ses infirmités
parmi les exercices de la pénitence. Pour contrecarrer la
mollesse du monde, il choisissait d'ordinaire pour sa de-
meure un air humide et malsain, afin d'être non tant ma-
lade que faible ; et il estimait qu'un religieux était sain quand
« tableau » plusieurs traits em-
pruntés aux écrits mêmes 4e
saint Bernard, à ses lettres, aux
Sermons sur le Cantique des Can-
tiques, c'est principalement des
diverses vies de saint Bernard que
Bossuet se sert, et surtout de la
biographie commencée du vivant
même du saint par son ami l'abbé
Guillaume de Saint-Thierry de
Reims.
1. Vita S. Bernardi, auct.
Guill., iv, 20; vin, 38, 40; xu, 33.
2. C.-à-d. la sensation « pi-
quante et mordicante qui cha-
touille les organes du goût ».
Furetiêre (Dict., éd. de 1727). L'ex-
pression est latine : « saporis quae-
dam acumina ». Pline l'Ancien.
3. Expression évangélique (cf.
S. Matth., vin, 12). Extérieures au
royaume de Dieu.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
m
il se portait assez bien pour chanter et psalmodier. D voulait
que les moines excitassent l'appétit de manger, non par les
viandes, mais par les jeûnes; non par le ragoût, mais par
le travail1. Il couchait sur la dure; mais pour y dormir, di-
sait-il, il attirait le sommeil par les veilles, par la psalmodie
de la nuit, et par l'ouvrage8 de la journée : de sorte que
dans cet homme les fonctions même naturelles étaient [exer-
cées], non tant par la nature que par la vertu. Quel homme
a jamais pu dire avec plus juste raison ce que disait l'apôtre
saint Paul5 : «Le monde m'est crucifié, et moi je suis cruci-
fié au monde » : Mihi mundus crucifiants est, et ego mundo ?
Ah! que l'admirable saint Chrysostome fait une excellente
réflexion sur ces beaux mots de saint Paul ! Ce ne lui était
pas assez, remarque ce saint évêque 4, d'avoir dit que le
monde était mort pour lui, il faut qu'il ajoute que lui-même
est mort au monde. Certes, poursuit ce savant interprète,
l'Apôtre considérait que non seulement les vivants ont quel-
ques sentiments les uns pour les autres, mais qu'il leur
reste encore quelque affection pour les morts ; qu'ils en con-
servent le souvenir, et rendent du moins à leurs corps les
honneurs de la sépulture. Tellement que5 saint Paul, pour
nous faire entendre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit
se'dégager des plaisirs du siècle : Ce n'est pas assez, dit-il,
que le commerce soit rompu entre le monde et le chrétien,
comme il l'est entre les vivants et les morts; car il peut y rester
quelque petite alliance; mais tel qu'est un mort à l'égard d'un
mort, tels doivent être l'un à l'autre le monde et le chrétien.
0 terrible raisonnement pour nous aufres lâches et effé-
minés, et qui ne sommes chrétiens que de nom ! Mais le
1. S. Bernardt epist., I, 12.
2. Ce mot ne signifie pas ici « ce
qui est produit par l'ouvrier »
iDict. de l'Acad., 1694); mais
son travail, son activité même.
3. Galat., vi, 14.
4. De Compunct., 1. II, n, 2.
5. V. p^ 289, n. 1, p. 556, n. 3
64
PANÊGYRIQUL DE SAINT BERNARD.
grand saint Bernard l'avait fortement gravé en son cœur*
Car ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'inclination pour
le monde : ce qui fait vivre le monde pour nous, c'est un
certain éclat qui nous charme dans les biens sensibles. La
mort éteint les inclinations, la mort ternit le lustre de toutes
choses. Voyez le plustteau corps du monde : sitôt que l'âme
s'est retirée, bien que les linéaments soient presque les
mêmes, cette fleur de beauté s'efface, et cette bonne grâce
s'évanouit. Ainsi le monde n'ayant plus d'appas pour Ber-
nard, et Bernard n'ayant plus aucun sentiment pour le monde,
le monde est mort pour lui, et lui il est mort au monde.
Chrétiens, quel sacrifice le pieux Bernard offre à Dieu par
ses continuelles mortifications ! Son corps est une victime
que la charité lui consacre : en l'immolant elle le conserve,
afin de le pouvoir toujours immoler. Que peut-il présenter
de plus agréable au Sauveur Jésus, qu'une âme dégoûtée de
toute autre chose que de Jésus même ; qui se plaît si fort en
Jésus qu'elle craint de se plaire en autre chose qu'en lui;
qui veut être toujours affligée, jusqu'à ce qu'elle le possède
parfaitement? Pour Jésus, le pieux Bernard se dépouille de
toutes choses, et même, si je l'ose dire, pour Jésus il se
dépouille de ses bonnes œuvres.
Et, en effet, fidèles, comme les bonnes œuvres n'ont de
mérite qu'autant qu'elles viennent de Jésus-Christ,' elles
perdent leur prix sitôt que nous nous les attribuons à
nous-mêmes. Il les faut rendre à celui qui les donne; et
c'est encore ce que l'humble Bernard avait appris au pied
de la croix. Combien belle, combien chrétienne fut cette
parole de l'humble Bernard, lorsque, étant entré dans dé
vives appréhensions1 du terrible jugement de Dieu : « Je
|. Bossuet supprime les cir- ces paroles furent prononcées,
constances merveilleuses où, se- Celait dans une maladie du saint :
ton le biographe contemporain, « Cutnque extremum jam traher*
PANÉGYRIQUE Ot, SAINT BERNARD. 65
sais, je sais, dit-il, que je ne mérite point le royaume
des bienheureux; mais Jésus mon Sauveur le possède par
deux raisons : il lui appartient par nature et par ses tra-
vaux, comme son héritage et comme sa conquête. Ce
bon Maître se contente du premier titre, et me cède libé-
ralement le second ». 0 sentence digne d'un chrétien !
Non, vous ne serez pas confondu, ô pieux Bernard ! puis-
que vous appuyez votre espérance sur le fondement de la
croix.
Mais, ô Dieu ! comment ne tremblons-nous pas, misé-
rables pécheurs que nous sommes, entendant une telle
parole ? Bernard, consommé en vertus, croit n'avoir rien
fait pour le ciel; et nous, nous présumons de nous-mêmes,
nous croyons avoir beaucoup fait, quand nous nous sommes
légèrement acquittés de quelque petit devoir d'une dévotion
superficielle. Cependant, ô douleur ! l'amour du monde
régne en nos cœurs, le seul mot de mortification nous fait
horreur. C'est en vain que la justice divine nous frappe, et
nous menace encore de plus grands malheurs : nous ne
laissons pas de courir après les plaisirs, comme s'il nous
était possible d'être heureux en ce monde et en l'autre. Mes
frères, que pensez-vous faire, quand vous louez les vertus
du^grand saint Bernard? En faisant son éloge, vous pro-
noncez votre condamnation.
Certes, il n avait pas un corps de fer ni d'airain : il étail
sensible aux douleurs, et d'une complexion délicate, pour
nous apprendre que ce n'est pas le corps qui nous manque,
mais plutôt le courage et la foi. Pour condamner tous les
âges en sa personne, Dieu a voulu que sa pénitence commen
tpintum videretur, in excessu
menti* suse ante tribunal Domini
vuiiu est prxsentari. Adfuit au~
tem et Satan ex adverso impro-
bis eum à ccusationibus pulsans.
Ubi veto ille omnia fuerat pro-
seeutus, et viro Dei esset pro sua
parie dicendum, nil territus aut
turbaius, ait... » Vita S. Ber-
nardi auctore Guilleimo, xn, 57
6* PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
çât dès sa tendre jeunesse, et que sa vieillesse la plus décré-
pite jamais ne la tit relâchée. Vous vous excusez sur voi
grands emplois1 : Bernard était accablé des affaires1, non-
seulement de son ordre, mais presque de toute l'Église. D
prêchait, il écrivait, il traitait les affaires des papes et
des évêques, des rois et des princes ; il négociait pour les
grands et pour Tes petits, ouvrant à tout le monde les en-
trailles de sachante ; et parmi tant de diverses occupations,
il ne modérait point ses austérités, afin que la mollesse de
toutes les conditions et de tous les âges fût éternellement
condamnée par l'exemple de ce saint homme.
Vous me direz peut-être qu'il n'est pas nécessaire que
tout le monde vive comme lui. Mais du moins faut-il con-
sidérer, chrétiens, qu'entre les disciples du même Évan-
gile il doit y avoir quelque ressemblance. Si nous préten-
dons au même paradis où Bernard est maintenant glorieux,
comment se peut-il faire qu'il y ait une telle inégalité,
mais5 une telle contrariété entre ses actions et les nôtres?
Par des routes si opposées, espérons-nous parvenir à la
même fin, et arriver par les voluptés où il a cru ne pouvoir
atteindre que par les souffrances? Si nous n'aspirons pas à
cette éminente perfection, du moins devrions-nous imiter
quelque chose de sa pénitence. Mais nous nous donnons tout
entiers aux folles joies de ce monde, nous aimons la dé-
bauche et la bonne chère, la vie commode et voluptueuse;
et après cela nous voulons encore être appelés chrétiens!
Et comment ne comprenons-nous pas que la croix de
Jésus doit être gravée jusqu'au plus profond de nos âmes,
si nous voulons être chrétiens? C'est pourquoi l'Apôtre
1. Ce mot désigne généralement
au xvii* siècle ce qu'on appelle
aujourd'hui les fonctions publi-
ques, les places dans les admi-
nistrations publiques.
2. Var... : maniait presque tou-
tes les affaires.
3. Mais même.... (Imo).
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD 07
nous dit que nous sommes morts, et que notre rie est ca-
chée, et que nous sommes ensevelis avec Jésus-Christ1. Nous
entendons peu ce qu'on nous veut dire, si lorsqu'on ne nous
parle que de mort et de sépulture, nous ne concevons pas
que le Fils de Dieu ne se contente pas de nous demander un
changement médiocre. Il faut se changer jusqu'au fond ; et
pour faire ce changement, ne nous persuadons pas, chré-
tiens, qu'une diligence ordinaire suffise. Cependant l'affaire
de notre salut est toujours la plus négligée. Toutes les autres
choses nous pressent et nous embarrassent: il n'y a que
pour le salut que nous sommes froids et languissants, et
toutefois le Sauveur nous dit que le royaume des cieux ne
peut être pris que de force, et qu'il n'y a que les violents
qui l'emportent1. 0 Dieu éternel, s'il faut de la force, s'il
faut de la violence, quelle espérance y a-t-il pour nous dans
ce bienheureux héritage! Mais je vous laisse sur cette pei.-
sée; car je me sens trop faible et trop languissant pour vous
en représenter l'importance, et il faudrait pour cela que
j'eusse quelque étincelle de ce zèle apostolique de saint
Bernard que nous allons considérer un moment dans la
seconde partie.
SECOND POINT
de qui me reste à vous dire de saint Bernard est si grand
et si admirable, que plusieurs discours ne suffiraient
pas à vous le faire considérer comme il faut. Toutefois,
puisque je vous ai promis de vous représenter ce sain
homme dans les emplois publics et apostoliques, disons-en
quelque chose brièvement, de peur que votre dévotion ne
soit frustrée d'un** attente si douce. Voulez- vous que nous
voyions le commencement dé i apostolat de saint Bernard?
1. Cotes*., m, 3. | fc Mottes. IL
68 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
Ce fut sur sa famille qu'il répandit ses premières lumières
commençant, dès sa tendre jeunesse, à prêcher la croix d©
Jésus à ses oncles et à ses frères, aux amis, aux voisins, à
tous ceux qui fréquentaient dans la maison de son père.
Dès lors il leur parlait de l'éternité avec une telle énergie,
qu'il leur laissait je ne sais quoi dans l'âme qui ne leur
permettait pas de se plaire au monde. Son bon oncle Gaudri,
homme très considérable dans le pays, fut le premier disci-
ple de ce cher neveu. Ses aînés, ses cadets, tous se rangeaient
sous sa discipline; et Dieu permit que l'un après l'autre»
après avoir résisté quelque temps, tous ses frères vinssent à
lui dans les moments marqués par la Providence. Gui, l'aîné
de cette maison, quitta tous les emplois militaires et les
douceurs de son nouveau mariage1. Tous ensemble ils renon-
cèrent aux charges qu'ils avaient ou qu'ils prétendaient
dans la guerre; et ces braves, ces généreux, accoutumés au
commandement et au noble tumulte des armes, ne dédai-
gnent ni la bassesse, ni le silence, ni l'oisiveté de Cîteaux,
si saintement occupée. Ils vont commencer de plus beaux
combats, où la mort même donne la victoire.
Ces quatre frères allaient ainsi, disant au monde le der-
nier adieu, accompagnés de plusieurs gentilshommes, que
Bernard, ce jeune pêcheur, avait pris dans les filets de Jésus.
Nivard, le dernier de tous, qu'ils laissaient avec leur bon père
t. Le biographe raconte à ce
sujet une anecdote que Bossuet né-
glige : « Guido, jirimogewtus fra-
trum,conjugiojam aiHyalus erat,
vir magnus et pne alii$jam in
tx'culo radicatus. Hic primum,
vaululum haesitan$,rem continuo
balur. At Bemardus, de tnisen-
cordia Domini spem concipiens
certiorem,incunctantereispopon-
dit nul consemuram feminam,
aut cetentcr morituram... Nec
mora: (laqeïlabatur prsedicta Gui-
doms uxor infirmitate gravi. Et
rem perpendens et recogitans, j coa^oscens quia dur um esset sibï
conversion! consensit, st cenjux i centra stimulum calcitrare, ac-
annueret. Verum id quidem de ; cemto Bcrnarao,veniamdepreca
juvenculanobilietyaT'vtitas/i'ni» j iu\ el.prwripsa comersionia pe-
nutnente, pane wipossibila vi '«- s$en*umi* VitaS. Bern. wi.lft.
PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 09
pour être le support de sa caduque vieillesse, les étant venu
embrasser: «Vous aurez, lui disaient-ils, tous nos biens. »Cet
enfant, inspiré de Dieu, leur fit cette belle réponse : « Eh!
quoi donc? vous prenez le ciel, et vous me laissez la terre » !» De
cette sorte» il se plaignait doucement qu'ils le partageaient un
peu trop en cadet*; et cette sainte pensée fit telle impres-
sion sur son âme, qu'ayant demeuré quelque temps dans
le monde, il obtint son congé de son père, pour s'aller mettre
en possession du même héritage que ses chers frères, non
nour le partager, mais pour en jouir en commun avec eux.
Que reste-t-il au pieux Bernard pour voir toute sa famille
conquise au Sauveur? Il avait encore une sœur, qui, profi-
tant de la piété de ses frères, vivait dans le luxe et dans la
grandeur. Elle les vint un jour visiter, brillante de pierreries,.
avec une mine hautaine et un équipage superbe. Jamais
elle ne put obtenir le bien de les voir, jusqu'à temps
qu'ayant protesté qu'elle suivrait leurs bonnes instruc-
tions, le vénérable Bernard s'approcha : « Et pourquoi,,
lui dit-il3, veniez-vous troubler le repos de ce monastère
et porter la pompe du diable jusque dans la maison de
Dieu ? Quelle honte de vous parer du patrimoine des pau-
vres ! » Il lui fit entendre qu'elle avait grand tort d'orner
ainsi de la pourriture ; c'est ainsi qu'il appelait notre corps.
Ce dbrps en effet, chrétiens, n'est qu'une masse de boue,
que l'on pare d'un léger ornement, à causede l'âme qui y
demeure. Car de même [que] si un roi était contraint par
quelque accident de loger en une cabane, on tâcherait de
l'orner, et l'on y verrait quelque petit rayon de la magni-
ficence royale : c'est toujours une maison de village,
à qui cet honneur passager, dont elle serait bientôt dé-
1. Vila S. Bernardi, m, 17. I puînés était moindre, autrefois,
2. « Partage de cadette • (La I que celle de l'aîné.
Fontaine), ia part d'héritage des I 1. Vita S. Bernardi, %i, 30.
70 PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
pouillée, ne fait point perdre sa qualité ; ainsi cette ordure
de notre corps est revêtue de quelque vain éclat, en faveur
de Pâme qui doit y habiter quelque temps : toutefois c'est
toujours de l'ordure, qui, au bout d'un terme bien court,
-etombera dans la première bassesse de sa naturelle corrup-
tion. Avoir tant de soin de si peu de chose, et négliger pour
elle cette âme faite à l'image de Dieu, d'une nature immor-
ale et divine, n'est-ce pas une extrême fureur ? Ah ! la_
sœur du pieux Bernard est touchée au vif de cette pensée :
elle court aussitôt aux jeûnes, à la retraite, au sac, au mo-
nastère, à la pénitence. Cette femme orgueilleuse, domptée
par une parole de saint Bernard, suit l'étendard de Jésus
avec une fermeté invincible. " - ,
Mais comment vous tairai-je le comble de la joie du
saint homme, et sa dernière conquête dans sa famille? Son
bon père, le vieux Tesselin, qui était seul demeuré dans la
monde, vient rejoindre ses enfants à Glairvaux. 0 Dieu éter-
nel! quelle joie ! quelles larmes du père et du fils ! Il n'est
pas croyable avec quelle constance ce bon homme avait
perdu ses enfants, l'honneur de sa maison, et le support de
son âge caduc. Par leur retraite, il voyait son nom éteint
sur la terre ; mais il se réjouissait que sa sainte famille allait
s'éterniser dans le ciel ; et voici que touché de l'Esprit de
Dieu, afin que toute la maison lui fût consacrée, ce bon
vieillard, sur le déclin de sa vie, devient enfant en Notre-
Seigneur Jésus-Christ sous la conduite de son cher fils,
qu'il reconnaît désormais pour son père. N'épargnez pas
vos soins, ô parents, à élever en la crainte de Dieu les en-
fants que Dieu vous a confiés : vous ne savez pas quelle
récompense cette bonté infinie vous réserve. Le pieux Tes-
selin, qui avait si bien nourri les siens dans la piété, en
reçoit sur la fin de ses jours une bénédiction abondante,
puisque par le moyen de son fils, après une longue vie, il
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 71
meurt dans une bonne espérance, et, si je l'ose dire, dans
la paix et dans les embrassements du Sauveur. Vous voyez
que le grand saint Bernard est l'apôtre de sa famille.
Voulez-vous que je passe plus outre, et que je vous fasse
voir comme il prêche la croix dans son monastère? Combien
de sortes de gens venaient, de tous les endroits de la terre,
faire pénitence sous sa discipline ! Il avait ordinairement
sept cents anges (j'appelle ainsi ces hommes célestes qui
servaient Dieu avec lui à Glairvaux), si recueillis, si mortifiés,
que le vénérable Guillaume, abbé de Saint-Thierry, nous
rapporte que lorsqu'il entrait dans cette abbaye, voyant cet
ordre, ce silence, cette retenue, il n'était pas moins saisi de
respect que s'il eût approché de nos redoutables autels1.
Bernard, qui par ses divines prédications les accoutumait à
la douceur de la croix, les faisait vivre de sorte qu'ils ne
savaient non plus de nouvelles du monde, que si un océan
immense les en eût séparés de bien loin : au reste, si
ardents dans leurs exercices, si exacts dans leur pénitence,
si rigoureux à eux-mêmes, qu'il était aisé à juger qu'ils ne
songeaient pas à vivre, mais à mourir. Cette société de péni-
tence les unissait entre eux comme frères, avec saint Ber-
nard comme avec un bon père * et saint Bernard avec eux
comme avec ses eiilants bienaimés, dans une si parfaite et
m si cordiale correspondance, qu'il ne se voyait point dans le
monde une image plus achevée de l'ancienne Église, qui
n'avait qu'une âme et qu'un cœur.
Quelle douleur à cet homme de Dieu , quand il lui fallait
quitter ses enfants, qu'il aimait si tendrement dans les
entrailles de Jésus-Christ ! Mais Dieu, qui l'avait séparé dès
1. /bu*., vu, 33, 35.
2. Saint Bernard- écrit aux pa-
rents d'un jeune homme qui en-
trait dans son «monastère ■ « At
fûftassis metuitis corpori ejus
vitx atperitatem... Nolite fle-
re... Ego ero Mi pater, ego mater,
ego frmter et $oror.» Ép. ea~
BOSSUET, SEKMONS.
72 PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
le ventre de sa mère1 pour renouveler en son temps l'esprit
et la prédication des apôtres, le tirait de sa solitude pour le
salut des âmes qu'il voulait sauver par son ministère. C'est
ici, c'est ici, chrétiens, oùil paraissait véritablement un apôtre.
Les apôtres allaient par toute la terre, portant l'Évangile de
Jésus-Christ jusque dans les nations les plus reculées : et
quelle partie du monde n'a pas été éclairée de la prédication
de Bernard ? Les apôtres fondaient les Églises, et dans ce
grand schisme de Pierre Léon*, combien d'Églises rebelles,
combien de troupeaux séparés Bernard a-t-il ramenés à l'unité
catholique, et s'est rendu par là3 comme, le second fondateur
des Églises? L'Apôtre compte parmi les fonctions de l'apo-
stolat le soin de toutes les Églises4 : et le pieux Bernard né
régissait-il pas presque toutes les Églises, parles salutaires
conseils qu'on lui demandait de toutes les parties de la terre?
Il semblait que Dieu ne voulait pas 6 l'attacher à aucune
Église en particulier, afin qu'il fût le père commun de toutes.
Les signes et les prodiges suivaient la prédication des
apôtres : que de prophéties, que de guérisons, que d'évé-
nements extraordinaires et surnaturels6 ont confirmé les
prédications de saint Bernard! Saint Paul se glorifie qu'il*
prêchait, non point avec une éloquence affectée, ni par des
discours de flatterie et de complaisance8, mais seulement
qu'il ornait ses sermons de la simplicité et de la vérité :
qu'y a-t-il de plus ferme ni9 de plus pénétrant que la sim-
plicité de Bernard, qui captive tout entendement au service
Ne la foi de Jésus! Lorsque les apôtres prêchaient Jésus-
1. Voy. la légende rapportée par
Guillaume de Saint-Thierry (i, 2).
2. Qui, à la mort du pape Hono-
nus en 1130, tint tête au pape In-
nocent II sous le nom d'Anadet.
3. Anacoluthe et ellipse du sujet.
A. II Cor., xi, 28.
5. Th. Corneille : «Après il sem-
ble, on peut mettre le rerbeà
l'indicatif ou au subjonctif. » Voy.
Chassang, Gr. franc., cours sup.,
S 291, ou Brachet, id., § 1048.
6. Vita S. Bern., vn, ix, xm.
7. Latinisme i glorior quod...
8. II Cor., i, 12.
9. V. p. 391, n. 1.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
73
Christ, une ardeur céleste les transportait et paraissait tout
visiblement dans la véhémence de leur action1; ce qui fait
dire à l'apôtre saint Paul qu'il agissait hardiment en
Notre -Seigneur2, et que sa prédication était accompagnée
de la démonstration de l'Esprit 5. Ainsi paraissait le zélé
Bernard, qui, prêchant aux Allemands dans une langue qui
leur était inconnue, ne laissait pas de les émouvoir, à cause
qu'il leur parlait comme un homme venu du ciel , jaloux
de l'honneur de Jésus.
Une des choses qui était autant admirable dans les
apôtres, c'était de voir en des personnes si viles en apparence
cette autorité magistrale, cette censure généreuse qu ils
exerçaient sur les mœurs, cette puissance dont ils usaient
pour édifier, non pour détruire. C'est pourquoi l'Apôtre,
formant Timothée au ministère de la parole : « Prends
gardé, lui dit-il , que personne ne te méprise : » Nemo le
contemnai *. Dieu avait imprimé sur le front du vénérable
Bernard une majesté si terrible pour les impies, qu'enfin ils
étaient contraints de fléchir, témoin cet enragé prince
d'Aquitaine5 et tant d'autres, dont ses seules paroles ont
souvent désarmé la fureur.
Mais ce qui était de plus divin6 dans les saints apôtres,
c^était cette charité pour ceux qu'ils prêchaient. Ils étaient
pères pour la conduite, et mères pour la tendresse7 et
nourrices pour la douceur: saint Paul prend toutes ces
qualités. Ils reprenaient, ils avertissaient opportunément,
importunément, tantôt avec une sincère douceur, tantôt
1. Geste oratoire. Sens latin.
2. I Tkess., h, 2.
3. I Cor., ii, 4.
4. I Timolh., iv, 12.
5. Vit a Bern.auct. Ernaldo,vi.
- Edit. : ce violent prince....
6. V. Panég . de saint Paul : « Ce.
qui est devins admirable...» Mal-
herbe : « Ce qui est de meilleur
nous en demeure... » t. II, p. 17?
édit. des Grands Écrivains.
7. Mères pour la tendresse. «Dis-
cite subditorum matres vos esse
debere. »S. Bern., Serm., xxm.
74
PANEGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
avec une sainte colère, avec chs larmes, avec des reproches :
ils prenaient mille formes différentes, et toujours la même
charité dominait ; ils bégayaient avec lesenfants, ils parlaient
avec les hommes : Juif aux Juifs, Gentil aux Gentils, « lôiït à
« tous, disait l'apôtre saint Paul, afin de les gagner tous, »
[Omnibus omnia factus sum, ut omnes facerem salvos *].
Voyez les écrits de l'admirable Bernard , vous y verrez les
mêmes mouvements et la même charité apostolique. Quel
homme a compati avec plus de tendresse aux faibles, et aux
misérables, et aux ignorants ! Il ne dédaignait ni les plus
pauvres ni les plus abjeets. Quel autre a repris plus hardiment
les mœura dépravées de son siècle î II n'épargnait ni les
princes, ni les potentats, ni les évêques , ni les cardinaux,
ni les papes. Autant qu'il respectait leur degré,2 autant a-t-il
quelquefois repris leur personne, avec un si juste tempéra-
ment de charité que, sans être ni lâche ni emporté, il avait
toute la douceur de la complaisance et toute la vigueur d'une
liberté vraiment chrétienne 3.
Bel exemple pour les réformateurs de ces derniers siècles !
Si leur arrogance trop visible* leur eût permis de traiter
les choses avec une pareille modération, ils auraient
blâmé les mauvaises mœurs sans rompre la communion, et
réprimé les vices sans violer l'autorité légitime. Mais le
nom de chef de parti les a trop flattés : poussés d'un
vain désir de paraître, leur éloquence s'est débordée en
invectives sanglantes; elle n'a que du fiel et de la
colère. Ils n'ont pas été vigoureux, mais fiers, emportés
et méprisants: delà vient qu'ils ont fait le schisme et n'ont
pas apporté la réformation. Il fallait, pour un tel dessein,
1 . I Cor., ix, 22.
2. « Degré signifie aussi di-
gnité. Comment osez-vous vous
attaquer à une personne d'un si
haut degré? » Dict. Acad., 1694,
5. S. Bern. epist., 237, 258, 220,
221, 45, 185, et passim. -
4. Var : insupportable.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 75
le couiage et l'humilité de Bernard. Il était vénérable à tous,
à cause qu'on le voyait et libre et modeste, également ferme
et respectueux ; c'est ce qui lui donnait une si grande auto-
rité dans le monde. S'élevait-il quelque schisme ou quelque
doctrine suspecte , les évêques déféraient tout à l'autorité
de Bernard. Y avait-il des querelles parmi les princes ,
Bernard était aussitôt le médiateur.
Puissante ville de Metz ! son entremise t'a été autrefois
extrêmement favorable 0 belle et noble cité ! il y a long-
temps que tu as été enviée. Ta situation trop importante t'a
presque toujours exposée en proie : souvent tu as été réduite
à la dernière extrémité de misères ; mais Dieu , de temps en
temps, t'a envoyé de bons protecteurs. Les princes tes voisins
avaient conjuré ta ruine ; tes bons citoyens avaient été défaits
dans une grande bataille 4, tes ennemis étaient enflés de
leur bon succès, et toi enflammée du désir de vengeance:
tout se préparait à une guerre cruelle, si le bon Hillin ,
archevêque de Trêves, n'eût cherché un charitable pacificateur.
3e fut le pieux Bernard qui , épuisé de forces par ses longues
austérités etpar une extrême vieillesse2, attendaitla dernière
heure à Clairvaux. Mais quelle faiblesse eût été capable de
ralentir l'ardeur de sa charité? Il surmonte la maladie pour
se* rendre promptementdans tes murs; mais il ne pouvait
surmonter Panimosité des esprits, extraordinairement
échauffés. Chacun courait aux armes avec une fureur in-
croyable : les armées étaient en vue, prêtes de3 donner.
tant que 62 ans quand il mourut
3rBouhours, Rem. Nouv. (1692) :
« On dit l'un et l'autre : je suis
prêt de faire, je smsprêt à faire.
Il y a pourtant des endroits où
l'un est beaucoup mieux que
l'autre... Lorsque prêt avec mou-
rir signifie sur le point de mou-
rir, il faut toujours mettre de..*
1. En llo5, les Messins voulu-
rent se venger des ravagesqu'exer-
çaient sur leur territoire les sei-
gneurs voisins, et en particulier
P.enaud II, comte de Bar. Ils fu-
rent défaits et eurent deux mille
hommes tués ou noyés dans la
Moselle.
%. Saint Bernard n'avait pour-
76 PANteYRIQUK DE SAINT BERNARD.
La charité, qui ne se désespère jamais, presse le vénérable
Bernard : il parle, il prie, il conjure qu'on épargne le sang
chrétien et le prix du sang de Jésus. Ces âmes de fer se
laissent fléchir ; les ennemis deviennent des frères ; tous
détestent leur aveugle fureur , et d'un commun accoid ils
vénèrent l'auteur d'un si grand miracle.
L'orateur termine en invitant cette ville ae Metz « si fidèle et
si bonne, » à imiter la pénitence de saint Bernard, et en priant
le saint d'intercéder auprès de Dieu pour que la paix -soit enfin
rendu à la chrétienté et le repos à Metz, « depuis tant d'années»
que «tous les fleuves sont teints», « que toutes les campagnes
fument de toutes parts du sang chrétien », et que « les chré-
tiens qui devraient être des enfants de paix, sont devenus des
loups insatiables de sang. »
Mais lorsque prêt avec mourir
marque la disposition de l'àme
plutôt que la défaillance du
corps, on met prêt à mourir, »
C'est cette distinction dont les
grammairiens postérieurs ont fait
une régie générale et absolue, en
établissant, de plus, que pour si-
gnifier « sur le point de... », on
emploierait toujours l'adverbe
près. Mais cette régie n'existait
point au dix-septième siècle ,
comme le prouvent les exemples
cités dans le Dict. es Littré.
SUR LA PROVIDENCE
SERMON PRÊCHÉ A MJON, LB 7 MAI 1656
NOTICE
Il ne pouvait y avoir de doute sur le lieu où ce sermon fut
prononcé : Bossuet dit lui-môme, dans l'exorde, qu'il prêche dans
c sa patrie, » à Dijon. Mais la date véritable a été longtemps
ignorée. Jusqu'à M. Floquet on la fixait * à 1668. On croyait que
le personnage illustre à qui Bossuet s'adresse au début de son
discours était le prince de Condé, reçu triomphalement à Dijon
à son retour delà Franche-Comté, conquise en quinze jours (1668).
Ce qui rendait cette supposition vraisemblable, c'est que l'ora-
teur annonce, à la fin de son sermon, un jubilé, et qu'il y en
eut un en 1668. Mais M. Floquet a démontré 2 qi e le haut person-
nage complimenté par Bossuet ne pouvait être le prince de Condé;
que les expressions dont le prédicateur se sert convenaient beau-
coup mieux au duc d'Épernon, gouverneur de la Bourgogne depuis
165î, et qui, en 1656, revint dans sa province après trois ans
d'absence ; que précisément 1656 fut une année de jubilé; qu'enfin
le sermon sur la Providence, étant du 3e dimanche après Pâques,
a#rait été prononcé la veille même de l'entrée solennelle du duc
d'Épernon à Dijon, le 7 mai 1656. Cette rectification était impor-
tante pour la critique. Il reste en effet sur ce même sujet de la
Providence, un autre sermon de Bossuet, le Fili, recordare 5
prêché en 1662, — sermon qui est de beaucoup au-dessus do
itundus gaudebit. Dans l'hypothèse des anciens éditeurs, il fallait
admettre que Bossuet, reprenant en 1668 un sujet déjà traité
par lui en 1662, avait été fort inférieur à lui-même, Grâce à la
découverte de M. Floquet, nous savons que la meilleure des
deux œuvres est aussi la dernière en date.
1. Voyez l'abbé Vaillant, Étu-
des sur Us Sermons de Bossuet,
pp. 122, 123.
2. T. ij pp. 379-391.
5. Nous le donnons plus loin en
antie«v
78
SUR LA PROVIDENCE.
EXTRAITS
Mundas gaudebit, vos autem contristabv-
mini, $cd trùtitia vestravertetur ingaudium.
Le monde se réjouira et tous serez dans la
tristesse," mais TOtre tristesse se changera en
joie.
Joann. xn, 20.
Avant- propos. — Courte explication du texte ; compliment
adressé par l'orateur au duc d'Épernon.
Ce que dit Tertullien est très véritable : « que les hommes
sont accoutumés, il y a longtemps, à manquer au respect
qu'ils doivent à Dieu » et à traiter peu révéremment1
les choses sacrées : Semper humana gens maie de Deo me-
ntit*. Car outre que, dès l'origine du monde, l'idolâtrie a
divisé son empire et lui a voulu donner des égaux, l'igno-
rance téméraire et précipitée a gâté, autant qu'elle a pu,
l'auguste pureté de son être par les opinions étranges qu'elle
en a formées. L'homme a eu l'audace de lui disputer tous
les avantages de sa nature, et il me serait aisé de vous faire
voir qu'il n'y a aucun de ses attributs qui n'ait été l'objet
de3 quelque blasphème. Mais de toutes ses perfections in-
finies, celle qui a été exposée à des contradictions plus opi-
niâtres, c'est sans doute cette Providence éternelle qui gou-
verne les choses humaines. Rien n'a paru plus insupportabje
à l'arrogance des libertins, aue de se voir continuellement
observée par cet œil toujours veillant de la Providence di-
vine; il leur a paru, à ces libertins, que c'était une con-
trainte importune de reconnaître qu'il y eût au ciel une
force supérieure qui gouvernât tous nos mouvements, et
l.Cet adverbe commençait sans
doute à vieillir ; cité par Fure-
tfère, il ne se trouve pt«i écsa t«
Dictionnaire de l'Académie (1694).
5. Apolog., 40.
S. Var.: Déshonoré par.
SUR LA PROVIDENCE.
79
châtiât nos actions déréglées avec une autorité souveraine.
Us ont voulu secouer le joug de cette Providence qui veille
sur nous, afin d'entretenir dans-1'indépendance une liberté
indocile, qui les porte à vivre à leur fantaisie, sans crainte*,
sans retenue et sans discipline.
Telle était la doctrine des Épicuriens, laquelle, toutes
brutale * qu'elle est, tâchait de s'appuyer sur des arguments;
et ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est la preuve qu'elle
a tirée de la distribution des biens et des maux telle qu'elle
est représentée dans notre évangile. « Le monde se réjouira,
dit le Fils de Dieu; et vous, mes disciples, vous serez
tristes5. » Qu'est-ce à dire ceci, chrétiens? Le monde, les
amateurs des biens périssables, les ennemis de Dieu seront
dans la joie : encore ce désordre est- il supportable; mais
vous, ô justes, ô enfants de Dieu, vous serez dans l'affliction
et dans la tristesse. C'est ici que le libertinage s'écrie que
l'innocence ainsi opprimée rend un témoignage certain
contre la Providence divine, et fait voir que les affaires
humaines vont au hasard et à l'aventure.
Ah! fidèles, qu'opposerons-nous à cet exécrable blas-
phème, et comment défendrons-nous contre les impies les
vérités que nous adorons? Écouterons-nous les amis de
lob qui lui soutiennent qu'il est coupable, parce qu'il était
affligé, et que sa vertu était fausse, parce qu'elle était exer-
cée? « Quand est-ce que l'on a vu, disaient-ils, que les
gens de bien fussent maltraités4? cela ne se peut, cela ne
se peut6. » Mais au contraire, dit le Fils de Dieu, ceux dont
je prédis les afflictions, ce ne sont ni des trompeurs, ni
des hypocrites; ce sont mes disciples les plus fidèles, ce
sont ceux dont je propose la vertu au monde, comme
1. Var.: Règle.
2. Compare! p. 92, Ug- » et **
5. Joann., in, 20.
A. Var.: la vertu maltraitée ei
les gens de bien affligés.
a. Job., !▼, 7.
«0 SUR LA PROVIDENCE.
l'exemple le plus achevé d'une bonne vie. f Ceux-là, dit
Jésus, seront affligés, » vos autem [contrùtabimini\ : voilà
qui parait bien étrange, et les amis de Job ne l'ont pu com-
prendre.
D'autre part, la philosophie ne s'est pas moins embarras-
sée sur cette difficulté importante : écoutez comme par-
laient certains philosophes, que le monde appelait les stoï-
ciens. Ils disaient avec les amis de Job : « C'est une erreur de
s'imaginer que l'homme de bien puisse être affligé. » Mais ils
le prenaient d'une autre manière : c'est que le sage, di-
saient-ils, est invulnérable et inaccessible à toutes sortes de
maux ; quelque disgrâce qui lui arrive, il ne peut jamais
être malheureux, parce qu'il est lui-même sa félicité. C'est
le prendre d'un ton bien haut pour des hommes faibles et
mortels. Mais, ô maximes vainement pompeuses ! ô insen-
sibilité affectée ! ô fausse et imaginaire sagesse, qui croit
être forte parce qu'elle est dure, et généreuse, parce qu'elle
est enflée! que ces principes sont opposés à la modeste
simplicité* du Sauveur des âmes, qui, considérant dans
notre évangile ses fidèles dans l'affliction, confesse qu'ils en
seront attristés, vos autem contrktabimini; et partant leurs
douleurs seront effectives.
Plus nous avançons, chrétiens, plus les difficultés nous
paraissent grandes. Mais voulez-vous voir * en un mot le
dernier effort de la philosophie impuissante, afin que, re-
connaissant l'inutilité de tous les remèdes humains, nous
recourions avec plus de foi à l'évangile du Sauveur des
âmesî Sénèque a fait un traité exprès pour défendre ia
cause de la Providence et fortifier le juste souffrant, où,
après avoir épuisé toutes ses sentences pompeuses et tous
ses raisonnements magnifiques, enfin il introduit Dieu par-
ti Var.: Doctrine modeste. | 2. Var.: Voyons encore.
SUR LA PROVIDENCE. 81
lanf en ces termes au juste et à l'homme de bien affligé :
« Que veux-tu que je fasse! dit-il; je n'ai pu te retirer de
ces maux, mais j'ai armé ton courage contre toutes choses : »
Quia non poteram vos istis subducere, animos vestros advenus
omnia armavi *. Je n'ai pu : quelle parole à un Dieu ! Est-ce
donc une nécessité absolue qu'on ne puisse prendre le parti
iX de la Providence divine, sans combattre ouvertement sa
toute-puissance! C'est ainsi que réussit la philosophie quand
elle se mêle de faire parler cette majesté souveraine et de
pénétrer ses secrets.
Allons, fidèles, à Jésus-Christ, allons à la véritable sa-
gesse; écoutons parler notre Dieu dans sa langue naturelle,
je veux dire dans les oracles de son Écriture ; cherchons
aux innocents affligés des consolations plus solides dans
l'évangile de cette journée. Mais, afin de procéder avec
ordre, réduisons nos raisonnements à trois chefs tirés des
i paroles du Sauveur des âmes, que j'ai alléguées pour mon
texte. « Le monde, dit-il, se réjouira, et vous, ô justes,
vous serez tristes, mais votre tristesse sera changée en joie. »
Le monde se réjouira; mais ce sera certainement d'une joie
telle que le monde la peut avoir, trompeuse, inconstante et
imaginaire, parce qu'il est écrit « que le monde passe 2 » .
Ufindus autem gaudebit. « Vous, ô justes, vous serez tristes ; »
mais c'est votre Médecin qui vous parle ainsi, et qui vous
prépare cette amertume : et donc 5 elle vous sera salutaire,
vos autem contristabimini. yue si peut-être vous vous plai-
gnez qu'il vous laisse sans consolation sur la terre au milieu
de tant de misères, voyez qu'en vous donnant cette méde-
cine il vous présente de i autre main la douceur d'une
1. De Provid., vi.
2. 1 Joann.y u, 17.
3. Et donc. «Plusieurs croient
que de commencer une période par
et donc ne soit pas français, mais
gascon. Mais M. Coefféteau et M. (te
Malherbe en ont usé et je l'en-
tends dire tous les jours à la cour
à ceux qui parlent le mieux.» Vau-
gelas, éd. Chassang, t. u, p. 226.
82 Sim LA PROVIDENCE.
espérance assurée, qui vous ôte tout ce mauvais goût et
remplit votre âme de plaisirs célestes : « Votre tristesse,
dit-il, sera changée en joie, » tristitia vestra vertetur in gau-
dium.
Par conséquent, 6 homme de bien, si, parmi tes afflic-
tions, il t'arrive de jeter les yeux sur la prospérité des mé-
chants, que ton cœur n'eiv murmure point, parce qu'elle ne
y mérite pas d'être désirée ; c'est la première vérité de notre
évangile. Si cependant les misères croissent, si le fardeau
des malheurs s'augmente, ne te laisse pas accabler et re-
connais dans la douleur qui te presse l'opération du Médecin
1/ qui te guérit, vos autem contristabimini : c'est le second
point. Enfin, si tes forces se diminuent, soutiens ton cou-
rage abattu par l'attente du bien que l'on te propose, qui
est une santé éternelle dans la bienheureuse immortalité,
tristitia vestra [vertetur in gaudium ;] c'est par où je finirai
ce discours. Et voilà en abrégé, chrétiens, toute l'économie
de cet entretien, et le sujet du saint évangile que l'Église a
lu ce matin dans la célébration des divins mystères. Reste
que vous vous rendiez attentifs à ces vérités importantes.
Laissons tous les discours superflus ; cette matière est essen-
tielle, allons à la substance des choses avec le secours de
la grâce
PREMIER POINT
« Il n'est rien de mieux ordonné que les événements des choses
humaines et toutefois il n'est rien aussi où la confusion soit plus
apparente. »
Ce serait une insolence inouïe, si nous voulions ici faire
le procès à tout ce qu'il y a jamais eu de grand dans le
monde. Il y a eu plus d'un David sur le trône ; ce n'est pas
pour une fois seulement que la grandeur et la piété se sont
jointes ; il y a eu des hommes extraordinaires que la vertu
SUR LA PROVIDENCE. 85
a portés au plus grand éclat, et la malice n'est pas si uni-
verselle que l'innocence n'ait été souvent couronnée. Mais,
chrétiens, ne nous flattons pas; avouons, à la honte du
genre humain, que les crimes les plus hardis ont été ordi-
nairement plus heureux que les vertus les plus renommées.
Et la raison en est évidente : c'est sans doute que la licence
est plus entreprenante que la retenue. La fortune veut être
prise par force, les affaires veulent être emportées par la
violence : il faut que les passions se remuent, il faut pren-
dre des desseins extrêmes. Que fora ici la vertu avec sa
faible et impuissante médiocrité? je dis, faible et impuis-
sante, dans l'esprit des hommes : elle est trop sévère et
trop composée. C'est pourquoi le divin Psalmiste après avoir
décrit au Psaume x le bruit que les pécheurs ont fait dans
le monde, il vient ensuite à parler du Juste : « Et le Juste,
tlit-il, qu'a-t-il fait? Justus auiem, quid fecit ? Il semble,
dit-il, qu'il n'agisse pas; et il n'agit pas, en effet, selon
l'opinion des mondains, qui ne connaissent point d'action
sans agitation, ni d'affaire sans empressement. Le juste
n'ayant donc point d'action, du moins au sentiment des
hommes du monde, il ne faut pas s'étonner, fidèles, si les
grands succès ne sont pas pour lui1-
Et certes l'expérience nous apprend assez, que ce qui nous
meut, ce qui nous excite, ce n'est pas la droite raison : on
se contente de l'admirer et de la faire servir de prétexte;
mais l'intérêt, la passion, la vengeance, c'est ce qui agite*
puissamment les ressorts de l'âme • et en un mot le vice,
qui met tout en œuvre, est plus actif, plus pressant, plu^
prompt, et ensuite, pour l'ordinaire, il réussit mieux que
la vertu, qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'a
pas comptés, qui ne s'avance que par mesure. D'ailleurs.
1. Voy la citation de la p. 95. | 2. Variante : remue.
u
SUR LA PROVIDENCE.
les histoires saintes et profanes nous montrent partout d<
fameux exemples qui font voir les prospérités des impies,
c'est-à-dire, l'iniquité triomphante1. Quelle confusion plus
étrange ! David même s'en scandalise ; et il avoue, dans le
psaume Lxxn, que sa constance devient chancelante, • quand
il considère la paix des pécheurs, » pacem peccatorum vi-
dent * : tant ce désordre est épouvantable ; et cependant »
nous vous avons dit qu'il n'est rien de mieux ordonné que les
événements des choses humaines. Comment démêlerons-
nous ces obscurités, et comment accorderons-nous ces
contrariétés apparentes? comment prouverons-nous un tel
paradoxe, que l'ordre le plus excellent se doive trouver
dans une confusion si visible?
J'apprends du Sage, dans l'Ecclésiaste*, que l'unique
moyen de sortir de cette épineuse difficulté, c'est de jetei
v\ les yeux sur le jugement. Regardez les choses humaines
dans leur propre suite, tout y est confus et mêlé ; mais
regardez-les par rapport au jugement dernier et universel,
vous y voyez reluire un ordre admirable. Le monde com-
paré* à ces tableaux qui sont comme un jeu de l'optique,
dont la figure5 est assez étrange; la première vue ne vous
montre qu'une peinture qui n'a que des traits informes et
un mélange confus de couleurs : mais sitôt que celui qui
sait le secret vous le fait considérer par le 6 point de vue ou
dans un miroir tourné en cylindre qu'il applique sur cette
1. Ici Bossuet, dans une pre-
mière rédaction, énumérait des
exemples : Gain, Esaû, Nabucho-
donosor, Néron.
2. Ps. lxxi, 5.
3. Eccl., in, 1T.
4. Le monde comparé... La
phrase n'a pas de verbe. C'est
l'indication d'un développement.
5. Figure. La Bruyère emploie
ce mot en parlant d'un outil (éd.
Servois et Rébelliau, p. 319, n. 1)
et Mme de Sévigné écrit (28 jan-
vier 1685) : « Ma plaie a changé
de figure, elle est quasi sèche et
guérie ».
6. Bossuet écrivait d'abord »
« d'un > (point de vue).
STJK LA PROVIDENCE.
85
peinture confuse, aussitôt, les lignes, se ramassant, cette
confusion se démêle, et vous produit une image bien pro-
; portionnée. Il en est ainsi de ce monde : quand je le con-
I temple dans sa propre vue1, je n'y aperçois que désordre;
j si la foi me le fait regarder par rapport au jugement der-
nier et universel, en même temps j'y vois reluire un ordre
admirable. Mais entrons profondément en cette matière et
éclaircissons par les Écritures la difficulté proposée. Suivez,
s'il vous plaît, mon raisonnement.
Remarquons avant toutes choses que le jugement dernier
et universel est toujours représenté dans les saintes Lettres
par un acte de séparation. «On mettra, dit-on, les mauvais
à part; on les tirera du milieu des justes', » et enfin tout
l'Évangile parle de la sorte. Et la raison en est évidente, en
ce que le discernement est la principale fonction du juge
et la qualité nécessaire du jugement; de sorte que cette
grande journée en laquelle le Fils de Dieu descendra du
ciel, c'est la journée du discernement général : que si c'est
ia journée du discernement5, où les bons seront séparés
d'avec les impies, donc en attendant ce grand jour, il faut
qu'ils demeurent mêlés.
Approche ici, ô toi qui murmures en voyant la prospérité
des pécheurs : « Ah ! la terre les devrait engloutir ; ah ! le
ciel se devrait éclater4 en foudre. » Tu ne songes pas au
secret de Dieu. S'il punissait ici tous les réprouvés, la peine
les discernerait d'avec les bons : or l'heure du discernement
n'est pas arrivée, cela est réservé pour je jugement; ce n'est
donc pas encore le temps de punir généralement tous les
1. Vue signifie quelquefois « la
manière dont les objets se présen- .
tent au regard ». Littré.
2. Matth., xih, 48, 49.
3. Cf. pour ce mot et pour ces
idées, la page 272.
4. Éclater. « Le bois s'éclate. »
Dict. de Furetière. « Le premier
qui les vit de rire s'éclata. » La
Fontaine. Cf. p. 274, n. 2.
86 SUR LA PROVIDENCE.
criminels, parce que ce n'est pas encore celui de les sépa-
rer d'avec tous les justes. « Ne vois-tu pas, dit saint Augus-
tin1, que pendant l'hiver l'arbre mort et l'arbre vivant
paraissent égaux? Ils sont tous deux sans fruits et sans
feuilles. Quand est-ce qu'on les pourra discerner? Ce sera
lorsque le printemps viendra renouveler la nature, et que
cette verdure agréable fera paraître dans toutes les bran-
ches la vie que la racine tenait enfermée. » Ainsi ne t'im-
patiente pas, ô homme de bien ! laisse passer l'hiver de ce
siècle, où toutes choses sont confondues; contemple ce
grand renouvellement de la résurrection générale, qui fera
le discernement tout entier, lorsque la gloire de Jésus-Christ
reluira visiblement sur les justes. Si cependant ils sont
mêlés avec les impies, si l'ivraie croit avec le bon grain, si
même elle s'élève au-dessus, c'est-à-dire si l'iniquité semble
triomphante, n'imite pas l'ardeur inconsidérée de ceux qui,
poussés d'un zèle indiscret, tenteraient d'arracher2 ces
mauvaises herbes : c'est un zèle indiscret et précipité. Aussi
le Père de famille ne le permet pas : « Attendez, dit-il, la
moisson3,» c'est-à-dire la fin du siècle où toutes choses seront
démêlées ; alors on fera le discernement : et « ce sera le
temps de chaque chose, » selon la parole de i'Ecclésiaste 4
Dieu a ne s'impatiente pas » parce qu'il est « l'arbitre de tous
les temps. » Durant la vie présente, il distribue Jndifféremment à
tous les hommes, bons ou méchants, des biens et des maux mêlés,
«qui dépendent de l'usage que nous en faisons. » Mais quand
viendra le jour du discernement, il y aura pour lès méchants
« des maux extrêmes dont les justes ne^seront point tourmentés, »
pour les justes un bien « souverain et absolu où les méchants
n'auront point de part. >
Tremblez, tremblez, pécheurs endurcis, devant la colère s
1. In Psalm. cxltiii, n* 16. 4. Eccl., m, 17.
2. Var.: voudraient arracher. 5. Bossuet avait écrit d'abord
3. Matth.. îiii.50 I « devant la vengeance qui vous
SUR LA PR0YIDENC3. 87
qui tous poursuit : car si dans le mélange du siècle présent,
où Dieu en s'irritant se modère, où sa justice est loujourf
mêlée de miséricorde, où il frappe d'un bras qui se retient,
nous ne pouvons quelquefois supporter ses coups, où en
serez-vous, misérables, si vous êtes un jour contraints de
porter le poids intolérable de sa colère, quand elle agira de
toutes ses forces et qu'il n'y aura plus aucune douceur qui
tempère son amertume? Et vous, admirez, ô enfants de Dieu,
comme votre Père céleste tourne tout à votre avantage, vous
instruisant non seulement par paroles, mais encore par les
choses mêmes ! Et certes, s'il punissait tous les crimes,
s'il n'épargnait aucun criminel , qui ne croirait que toute sa
colère serait épuisée dès ce siècle, et qu'il ne réserverait rien
au siècle futur? Si donc il les attend , s'il les souffre, sa
patience même vous avertit de la sévérité de ses jugements.
Et quand il leur permet si souvent de réussir pendant cette
vie, quand il souffre que le monde se réjouisse, quand il laisse
monter les pécheurs jusques sur les trônes , c'est encore
une instruction qu'il vous donne, mais une instruction
importante.
Voyez, dit-il , mortels abusés, voyez l'état que je fais des
biens après lesquels vous courez avec tant d'ardeur ; voyez à
quel prix je les mets, et avec quelle facilité je les abandonne
à mes ennemis : je dis, à mes ennemis les plus implacables,
à ceux auxquels ma juste fureur prépare des torrents de
flamme éternelle. Regardez les républiques de Rome et
d'Athènes ; elles ne connaîtront pas seulement mon nom
adorable, elles serviront les idoles ; toutefois elles seront
florissantes par les lettres, par les conquêtes et par l'abon-
dance, par toutes sortes de prospérités temporelles: et le peuple
qui me révère sera relégué en Judée, en un petit coin (Je
mettre vtngeance et revient défi-
nitivement à colèr*.
poursuit; » il efface et écrit « co- |
lire, » efface de nouveau pour re- 1
BOSSUET. SER.UOKS.
88 SUR LA PROYIDENCE.
l'Asie, environné des superbes monarchies des Orientaux
infidèles. Voyei ce Néron , ce Domitien , ces deux monstres
du genre humain, si durs par leur humeur sanguinaire, si
efféminés par leurs infâmes délices, qui persécuteront mon
Eglise par toute sorte de cruautés, qui oseront même se
bâtir des temples pour braver la Divinité: ils seront les
y maîtres de l'univers; Dieu leur abandonne l'empire du monde,
comme un présent de peu d'importance qu'il met dans les
mains de ses ennemis ,
Ah ! qu'il est bien vrai , ô Seigneur *, que vos pensées ne
sont pas les pensées des hommes, et que vos voies ne sont
pas nos voies *! 0 vanité et grandeur humaine, triomphe d'un
jour, superbe néant , que tu parais peu à ma vue, quand je
te regarde par cet endroit ! Ouvrons les yeux à cette lumière -,
laissons, laissons réjouir le monde, et ne lui envions pas sa
prospérité. Elle passe, et le monde passe ; elle fleurit avec
quelque honneur dans la confusion de ce siècle : viendra le
temps du discernement. < Vous la dissiperez , ô Seigneur,
« comme un songe de ceux qui s'éveillent; et, pour
o confondre Vos ennemis, vous détruirez leur image en
« votre cité, » in citntate tua imaginent [ipsorum ad nihilum
rédiges*]. Qu'est-ce à dire, vous détruirez leur image?
C'est-à-dire : vous détruirez leur félicité qui n'est pas une
félieité véritable, mais une ombre fragile de félicité ; vous la
briserez ainsi que du verre, et vous la briserez en votre cité,
in civitate tua, c'est-à-dire devant vos élus, afin que l'arro-
gance des enfants des hommes demeure éternellemen'
confondue.
Par conséquent, ô juste, ô fidèle, recherche uniquemt
les biens véritables que Dieu ne donne qu'à ses serviteur^
apprends à mépriser tes biens ^ippurents, qui, bien loin •
1. Var.: O voies de Dieu bien I t. h., tv, g.
fontraires aux voies des hommes I I 3. Ps., lxxii, 20.
SDR LÀ PROVIDENCE.
89
nous faire heureux, sont souvent un commencement de
supplice. Oui , cette félicité des enfants du siècle, lorsqu'ils
nagent dans les plaisirs illicites, que tout leur rit , que tout
leur succède *, cette paix, ce repos que nous admirons,
« qui , selon l'expression du prophète, fait sortir l'iniquité
« de leur graisse, » prodiit quasi ex adipe [iniquitas eorum *],
qui les enfle, qui les enivre jusqu'à leur faire oublier la
mort : c'est un supplie* , c'est une vengeance que Dieu
commence d'exercer sur eux. Cette impunité, c'est une
peine qui les précipite au sens réprouvé, qui les livre aux
désirs de leur cœur, leur amassant ainsi un trésor de haine
dans ce jour d'indignation , de vengeance et de fureur
éternelle. N'est-ce pas assez pour nous écrier avec l'incom-
parable Augustin : Nihil est infelicius felicitate peccantium ,
qua pœnalis nutritur impunitas, et mala valuntas velut hostis
interior roboratur 5 . « Il n'est rien de plus misérable que la
« félicité des pécheurs, qui entretient une impunité qui
« tient lieu de peine et fortifie cet ennemi domestique, je
• veux dire la volonté déréglée, > en contentant ses mauvais
désirs. Mais si nous voyons par là , chrétiens, que la pros-
périté peut être une peine, ne pouvons-nous pas faire voir
aussi que l'affliction peut être un remède ? Ainsi notre pre-
mière partie ayant montré à l'homme de bien qu'il doit
considérer sans envie les enfants du siècle qui se réjouissent,
nous lui ferons voir dans le second point qu'il doit tirer de
futilité des disgrâces que Dieu lui envoie.
1. Succède. « Ce terme, quoique
reçu, ce paraît pas avoir été d'un
usage fréquent, du moins dans les
meilleurs écrits du dix-septième
siècle. Bossuet lui-même ne l'a
employé que trois fois dans ses
sermons. » Vaillant, Études sur les
fermons de Bossuet, p. 247. « On
dit plus ordinairement cela m'a
bien réussi que ce la m'a bien suc-
cédé. » Observations de ï Acadé-
mie française sur les Remarques
de M. de Vaugelas.
2. Ps , LÎXH, 7.
5. Ep. cxxxTW ad Marcell.,
u-14.
90 SUR LA PROVIDENCE
DEUXIÈME POINT
Donc, fidèles, pour vous faire voir combien les affliction*
sont utiles, connaissons premièrement quelle est leur nature,
et disons que la cause générale de toutes nos peines, c'est
le trouble qu'on nous apporte dans les choses que nous
aimons. Or nous pouvons y être troublés en trois différentes
manières, qui me semblent être comme les trois sources
d'où découlent toutes les misères dont nous nous plaignons.
Premièrement, on nous inquiète quand on nous refuse ce
que nous aimons; car il n'est rien de plus misérable que
cette soif qui jamais n'est rassasiée, que ces désirs toujours
suspendus qui courent éternellement sans rien prendre.
On ne peut assez exprimer combien l'âme est travaillée par
ce mouvement.
Mais on l'afflige beaucoup davantage quand on la trouble
dans la possession du bien qu'elle tient: « parce que, dit
« saint Augustin *, quand elfe possède ce qu'elle aimait ,
« comme les honneurs, les richesses, elle se l'attache à
« elle-même par la joie qu'elle a de l'avoir ; elle se l'incorpore
« en quelque façon, si je puis parler de la sorte; cela devient
« comme une partie de nous-mêmes, et, pour dire le mot de
« saint Augustin, comme un membre de notre cœur : »
de sorte que si on vient à nous l'arracher, aussitôt le cœur
en gémit ; il est tout déchiré, tout ensanglanté par la vio-
lence qu'il souffre.
La troisième espèce d'affliction, qui est si ordinaire dans
la vie humaine, ne nous ôte pas entièrement le bien qui
nous plaît ; mais elle nous traverse de tant de côtés, elle
nous presse tellement d'ailleurs2, qu'elle ne nous permet pas
d'en jouir. Vous avez acquis de grands biens, il semble que
1. De Lib. Arbit., 1, xv, 33. [ 8. Par ailleur».
SDR LÀ PROVIDENCE.
91
vous (leviez être heureux, mais vos continuelles infirmités
vous empêchent de goûter le fruit de votre bonne fortune :
est-il rien de plus importun î C'est avoir le verre en main et
ne pouvoir boire, bien que vous, soyez tourmenté d'une soif
ardente, et cela nous cause un chagrin extrême.
Voilà les trois genres d'afflictions qui produisent toutes
nos plaintes : n'avoir pas ce que nous aimons, le perdre ,/-
après l'avoir possédé, le posséder sans en goûter la douceur,
à cause des empêchements que les autres maux y apportent.
Si donc je vous fais voir, chrétiens, que ces trois choses nous
sont salutaires, n'aurai-je pas prouvé manifestement que
c'est un effet merveilleux de la bonté paternelle de Dieu
sur les justes, de vouloir qu'ils soient attristés dans la vie
présente, comme Jésus leur prédit dans notre évangile ?
C'est ce que j'entreprends de montrer avec le secours de la
grâce.
Et premièrement il nous est utile de n'avoir pas ce que
nous aimons ; et c'est en quoi le monde s'abuse, qui, voyant
un homme qui a ce qu'il veut, s'écrie, avec un grand applau-
dissement, qu'il est heureux, qu'il est fortuné. Il a ce qu'il
veut : est-il pas heureux? Il est vrai, le monde le dit; mais
l'Évangile de Jésus-Christ s'y oppose : et la raison, c'est
jnie nous sommes malades. Je vous nie, délicats du siècle,
que la misère consiste à n'avoir pas ce que vous aimez;
c'est plutôt à n'aimer pas ce qu'il faut ; et de même la félicité
1. Est-il pas heureux ? On dou-
tait encore, au moment où Bos-
suet composait ce sermon, si la
négation pouvait se supprimer
dans les phrases interrogatives.
En 1647, Vaugelas, après s'être
« informé de diverses personnes
très savantes » trouvait cette fa-
çon de parler très correcte,
peut-être même plus élégante.
Mais en 1687, Thomas Corneille,
après Ménage et Chapelain; en
1704, l'Académie blâment formel-
lement « la suppression de cette
négative. » « Plusieurs ne se
soxit pas contentés de la traiter
de négligence, ils lui ont» donné
le nom de faute. » Observations
del'Acad. franc, sur let Rem.
de M. de Vaugelas, 1704.
92 SUR LA PROVIDENCE.
n'est pas tant à posséder ce que vous aimez, qu'à aimer ce
qui le doit être.
« Quand vous n'avei pas ce que vous aimez, c'est un empêche-
ment » extérieur, mais t quand vous aimez ce qu'il ne fout
pas, > c'est le « dérèglement » d'une âme malade dont les pas-
sions ne doivent pas être contentées.
On accorde à un homme sain de manger à son appétit ;
mais il y a des appétits de malade, qu'il est nécessaire de
tenir en bride, et ce serait une opinion bien brutale d'établir
la félicité à contenter les désirs irréguliers qui sont causés
par la maladie. Or, fidèles, toute notre nature est remplie
de ces appétits de malade, qui naissent de la faiblesse de
notre raison et de la mortalité qui nous environne. N'est-ce
pas un appétit de malade que cet amour désordonné des
richesses, qui nous fait mépriser les biens éternels ? n'est-ce
pas un appétit de malade, que de courir après les plaisirs, et
de négliger en nous la partie céleste pour satisfaire la partie
mortelle î Et parce qu'il naît en nous une infinité de ces
appétits de malade, de là vient que nous lisons dans les
saintes lettres : que Dieu se venge souvent de ses ennemis
en satisfaisant leurs désirs. Étrange manière de se venger,
mais qui de toutes est la plus terrible.
C'est ainsi qu'il traita les Israélites qui murmuraient au
désert contre sa bonté. « Qui est-ce, disait ce peuple brutal,
« qui nous donnera de la chair ? nous ne pouvons plus
• souffrir cette manne *. » Dieu les exauça en sa fureur; et
leur donnant* les viandes qu'ils demandaient, sa colère en
même temps s'éleva contre eux. C'est ainsi que, pour punir
1. Num„ xi, A, 6 ; Pt, lxxtii, 21,
«7,31
2. Leur donnant se rapporte à
Dieu. On peut voir dans les phra-
ses de ce genre, assez fréquentes
chez Bossuet, soit une anacoluthe,
soit plutôt un souvenir de l'abla-
tif absolu des Latins. Voyes Chas-
sang, Qram, franc, court aup.t
par. 339, Rem. n. 2*.
SUR LA PROVIDENCE. 93
les plus grands pécheurs, nous apprenons du divin apôtre *,
qu'il les livre à leurs propres désirs ; comme s'il disait : Il
les livre entre les mains des bourreaux, ou de leurs plus
cruels ennemis. Que s'il est ainsi, chrétiens, comme l'expé-
rience nous l'apprend assez, que nous nourrissons en nous-
mêmes tant de désirs qui nous sont nuisibles et perni*
deux : donc c'est un effet de miséricorde, de nous contrarier
souvent dans nos appétits, d'appauvrir nos convoitises, qui
sont infinies, en leur refusant ce qu'elles demandent ; et le
vrai remède de nos maladies, c'est de contenir nos affections
déréglées par une discipline forte et vigoureuse, et non pas
de les contenter par une molle condescendance. Vos autem
contristabimini, [ « pour vous, vous serez dans la tristesse »]
en n'ayant pas ce que vous aimez : c'est la première peine
qui nous est utile.
Mais, fidèle, il ne t'est pas moins salutaire qu'on t'enlève
quelquefois ce que tu possèdes. Connaissons-le*par expé-
rience. Quand nous possédons les biens temporels, il se fait
certains nœuds secrets qui engagent le cœur insensiblement
.dans l'amour des choses présentes, et cet engagement est
plus dangereux, en ce qu'il est ordinairement plus imper-
ceptible. Le désir se fait mieux sentir, parce qu'il a de l'agi-
tation et du mouvement ; maisja possession assurée^c'est un
repos, c'est comme un sommeil: on s'y endort, on ne lèsent
pas. C'est ce que dit l'apôtre saintPaul, que ceux qui amassent
de grandes richesses, •jrXou<n<££ovTt;,« tombent dans les lacets»,
inciduntin laqueum*. C'est que la possession des richesses a
des filets invisibles où le cœur se prend insensiblement. Peu
à peu il se détache du Créateur par l'amour désordonné de
la créature, et à peine s'aperçoit-il de cet attachement vi-
cieux. Mais qu'on lui dise que cette maison est brûlée, que
1. Rom., i, 24. I ce. Sens fréquent de cognoscere.
2. Apprenons-le... par eipérien- | 3. I Tim., ti, 9.
94 SUR LA PROVIDENCE.
cette somme est perdue sans ressource par la banqueroute
de ce marchand : aussitôt le cœur saignera, la douleur de
la plaie lui fera sentir « combien ces richesses étaient for-
« tement attachées aux fibres de l'âme, et combien il s'écar-
« tait de la droite voie par cet attachement excessif1. »
Quantum [hœc] amando peccaverint , perdendo senserunt> dit
saint Augustin*. Il verra combien ces richesses pouvaient
être plus utilement employées ; et qu'enfin il n'a rien sauvé
de tous ses grands biens, que ce qu'il a mis en sûreté dans
.e ciel, l'y faisant passer par les mains des pauvres; il ouvrira
les yeux aux biens éternels qu'il commençait déjà d'oublier.
Ainsi ce petit mal guérira les grands, et sa blessure sera son
salut.
Mais si Dieu laisse à ses serviteurs quelque possession
des biens de la terre, ce qu'il peut faire de meilleur pour
eux, c'est de leur en donner du dégoût, de répandre mille
amertumes secrètes sur tous les plaisirs qui les environnent,
de ne leur permettre jamais de s'y reposer, de secouer et
d'abattre cette fleur du monde qui leur rit trop agréable-
ment; de leur faire naître des difficultés, de peur que cet
exil ne leur plaise et qu'ils ne le prennent pour la patrie ;
de piquer leur cœur jusqu'au vif, pour leur faire sentir la
misère de ce pèlerinage laborieux et exciter leurs affections
endormies à la jouissance des biens véritables. C'est ainsi
qu'il vous faut traiter, ô enfants de Dieu, jusqu'à ce que
Yotre santé soit parfaite, vos autem. Cette convoitise qui
vous rend malades demande nécessairement cette médecine.
Il importe que vous ayez des maux à-souffrir, tant que vous
en aurez à corriger ; il importe que vous ayez des maux à
souffrir tant que vous serez au milieu des biens où il est
dangereux de nv plaire trop. Si ces remèdes vous semblent
f. Variante : vicieux. | 2. DeC'witate Dei, I, x
SUR LA PROVIDENCE.
05
durs, « ils excusent, dit Tertullien, le mal qu'ils vous font,
par l'utilité qu'ils vous apportent1 »,emolumentocurationis
offensant sui excusant*.
D'ailleurs, au milieu de ces afflictions salutaires, le juste a
pour se consoler l'espoir de l'immortalité bienheureuse, espoir qui
se fonde sur ses épreuves elles-mêmes. Il y a « une vicissitude
nécessaire de bien des maux » et le malheur présent est pour
lui le gage assuré de la félicité à venir5.
1. Souvenir du latin . afferre
utilitatem. Cf. La Rochefoucauld
[Mémoires) : « La présence du roi
n'apporte pas toutes les commo-
dités qu'il (le peuple) espérait. »
2. De Pcenitentidy n. 18.
3. Les idées de ce sermon ont
été plus d'une fois développées à
nouveau par Bossuet. En voici un
exemple pris dans le sermon sur
la Justice de 1666 (éd. Lebarq, V,
173) et qui se rapporte ci-dessus
à la p. 83. « La vertu est obligée
de marcher dans des voies bien
difficiles, et c'est une espèce de
martyre que de se tenir réguliè-
rement dans les règles du droit
et de l'équité. Celui qui est résolu
de se renfermer dans ces bornes
se met si fort à l'étroit qu'à peine
se peut-il aider; et il ne faut pas
s'étonner qu'il demeure court or-
dinairement dans ses entreprises,
lui qui se retranche tout d'un
coup plus de la moitié des moyens
en s'ôtant ceux qui sont mauvais,
c'est-à-dire assez souvent les plus
efficaces. Car qui no sait, chré-
tiens, que les hommes, pleins d'in-
térêts et de passion, veulent qu'on
entre dans leurs sentiments? Que
fera ici cet homme si droit, qui
ne parle que de son devoir? Que
fera-t-il, chrétiens, avec sa froide
et impuissante médiocrité? Il n'est
ni assez souple, ni assez flexible
pour ménager la faveur des hom-
mes; il y a tant de choses qu'il
ne peut pas faire qu'à la fin il est
regardé comme un homme qui
n'est bon à rien et qui est entiè-
rement inutile. En elfet, écoutez,
messieurs, comme en parlent les
hommes du monde dans le livre
de la Sapience : Circumveniamus
justum, quoniam inutilis est no-
bis. « Trompons, disent-ils, l'hom-
me juste (remarquez cette raison)
parce qu'il nous est inutile; » il
n'entre point dans nos négoces, il
s'éloigne de nos détours, il ne nous
est d'aucun usage. Ainsi, à cause
qu'il est inutile, on se résout faci-
lement à le mépriser, ensuite à le
laisser périr sans en faire bruit,
et même à le sacrifier à l'intérêt
du plus fort et aux pressantes sol-
licitations de cet homme de grand
secours, qui n'épargne ni le saint
ni le profane, pour nous servir.
Mais pourquoi nous arrêter davan-
tage sur une chose si claire? Il
est aisé de comprendre que l'hom-
me injuste, qui met tout en œuvre,
qui entre dans tous les desseins,
qui fait jouer les passions et les
intérêts, ces deux grands ressorts
de la vie humaine, est plus actif,
plus pressant, plus prompt, et en-
suite, pour l'ordinaire, qu'il réus-
sit mieux que le juste, qui ne sort
point de ses règles, qui ne marche
qu'à pas comptés, qui ne s'avance
que par mesures. »
PANEGYRIQUE DE SAINTE THERESE
PRONONCÉ À METZ, LE 15 OCTOBRE 1657
NOTICE
Dans l'automne de 1657, Louis XIV fit un voyage en Lorraine,
et la reine-mère Anne d'Autriche, qui l'accompagnait avec la
cour, passa six semaines à Metz. C'est devant elle, dans la cathé-
drale de Metz que Bossuet prononça le panégyrique de sainte
Thérèse, le jour de la fête de la sainte (15 oct.), Jean Loret1
nous l'apprend dans la Muze historique du 27 octobre 1657 *.
EXTRAITS
Nd$tra autem convertatio *» cœlis est.
Notre société est dans les cieux.
Phiiipp., m, 20.
Dieu a tant d'amour pour les hommes, et sa nature est si
libérale, qu'on peut dire qu'il semble qu'il se fasse quelque
violence quand il retient pour un temps ses bienfaits, et qu'il
1. Jean Loret, poète normand,
après avoir débuté par des vers
burlesques, commença en 1650
d'adresser chaque semaine à ma-
demoiselle de Longueville des let-
tres rimées, contenant les nouvel-
les de la cour et de la ville. Dis-
tribuées d'abord en manuscrit,
puis imprimées à un petit nom-
bre d'exemplaires, ces lettres fu-
rent réunies en volumes du vi-
vant même de Loret. Cette ga-
zette de près de 400 000 vers (du
4 mai 1650 au 25 mai 1665) est
d'une grande utilité pour l'his-
toire littéraire du dix-septiéme
siècle.
2. Il nous dit même que ce pa
négyrique fut très goûté des au-
diteurs, qu'on loua Bossuet « de
son discours net et coulant, de
sa bonne grâce en parlant, de sa
douceur insinuante. » et qu'on le
vanta fort à Maaarin qui n'avait
pu aller ce jour-là entendre l'ora*
teur.
PANEGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
97
les empêche de couler sur nous avec une entière profusion.
C'est ce que vous pouvez aisément comprendre, par le texte
que j'ai rapporté de l'incomparable docteur des gentils. Car
encore qu'il ait plu au Père céleste de ne recevoir ses fidèles
en son éternel sanctuaire qu'après qu'ils auront fini cette
vie, néanmoins il semble qu'il se repente de les avoir remis
à un si long terme, puisque le grand Paul nous enseigne
qu'il leur ouvre son paradis par avance : et comme s'il ne
pouvait arrêter le cours de sa munificence infinie, il laisse
quelquefois tomber sur leurs âmes tant dé lumières et tant
de douceurs, et il les élève de telle sorte par la grâce de son
Saint-Esprit, qu'étant encore dans ce corps mortel ils peu-
vent dire avec l'Apôtre que leur demeure est au ciel, et leur
société avec les anges : Nostra autem conversatio in eœlis
est.
C'est ce que j'espère vous faire paraître en la vie de sainte
Thérèse ; et c'est, madame, à ce grand spectacle que l'Église
invite Votre Majesté. Elle verra une créature, qui a vécu sur
la terre comme si elle eût été dans le ciel ; et qui, étant
composée de matière, ne s'est guère moins appliquée 4 à Dieu
que ces pures intelligences qui brillent toujours devant lui
par la lumière d'une charité éternelle, et chantent perpé-
tuellement ses louanges. Mais, avant que de traiter de si
granô's secrets, allons tous ensemble puiser des lumières
dans la source de la vérité : prions la sainte Vierge de nous y
conduire; et pour apprendre à louer un ange terrestre, joi-
gnons-nous avec un ange du ciel. Ave.
Vous avez écouté, mes frères, ce que nous a dit le divin
apôtre : qu'encore que nous vivions sur la terre dans
1. Var. : Ne s'est pas -noins éle-
vée à Dieu. — La Bruyère : « Dans
le temps qu'il est le plus appli-
qué (Ifténalque). » Éd. Servois et
Rébelliau, p. 296. « Leur"roi.... à
qui ils semblent avoir tout l'es-
prit et tout le cœur appliquée. »
Ibid. p. 227, n. 3.
98 PANEGYRIQUE DE SAINTE THERESE.
la compagnie des hommes mortels, néanmoins il ne laisse
pas 'd'être véritable que « notre demeure est au ciel », et
notre société1 avec les anges. Nostra autem conversatio m
cœiis est. C'est une vérité importante, pleine de consolation
pour tous les fidèles; et comme je me propose aujourd'hui
de vous en montrer la pratique dans la vie admirable de
sainte Thérèse, je tâcherai avant toutes choses de recher-
cher jusqu'au principe cette excellente doctrine. Et pour
cela, je vous prie d'entendre : qu'encore que l'Église qui
règne au ciel et celle qui gémit sur la terre, semblent être
entièrement séparées, il y a néanmoins un lien sacré, par
lequel elles sont unies. Ce lien, messieurs, c'est la charité,
qui se trouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans la
céleste patrie; qui réjouit les saints qui triomphent, et
anime ceux qui combattent ; qui se répandant du ciel en la
terre, et des anges sur les mortels, fait que la terre devient
un ciel, et que les hommes deviennent des anges.
Car, ô sainte Jérusalem, heureuse Église des premiers-
nés dont les noms sont écrits au ciel; quoique l'Église
votre chère sœur, qui vit et qui combat sur la terre, n'ose
pas se comparer à vous, elle ne laisse pas d'assurer qu'un
saint amour vous unit ensemble. D est vrai qu'elle cher-
che, et que vous possédez; qu'elle travaille, et que vous
vous reposez; qu'elle espère, et que vous jouissez. Mais
parmi tant de différences, par lesquelles vous êtes si fort
éloignées, il y a du moins ceci de commun : que ce
qu'aiment les esprits bienheureux, c'est ce qu'aiment aussi
les hommes mortels. Jésus est leur vie, Jésus est la nôtre;
et parmi leurs chants d'allégresse et nos tristes gémisse-
ments, on entend résonner partout ces paroles du sacré
Psalmiste ; Mihi autem adhœrere Deo bonum est : « Mon bien
«. far. : Conversation. Vôtres I plus haut, page 30, note i.
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 99
est de m' unir à Dieu. » C'est ce que disent les saints dans
le ciel, c'est ce que les fidèles répondent en terre : si bien
que s'unissaut saintement avec ces esprits immortels, par
cet admirable cantique que l'amour de Dieu leur inspire, ils
se mêlent dès cette vie à la troupe des bienheureux, et ils
peuvent dire avec l'Apôtre : « Notre conversation est dans
les cieux : » Nostra conversatio in cœlis est. Telle est la force
de la charité, qu'elle fait que Je saint apôtre ne craint pas de
nous établir dans le paradis, même durant ce pèlerinage, et
ose bien placer des mortels dans le séjour d'immortalité.
Car il faut ici remarquer une merveilleuse doctrine, qui
fera le sujet de tout ce discours : c'est, mes frères, que cet
Esprit-Saint qui est l'auteur de la charité, qui la fait des-
cendre du ciel en la terre, a voulu aussi lui donner des
ailes pour retourner au lieu de son origine.
En effet, il est véritable, le mouvement dé la charité, c'est
de tendre toujours aux choses célestes : ni le poids de ce
corps mortel, ni les liens de la chair et du sang, ne sont
pas1 capables de la retenir; elle a trop de moyens de s'en
détacher et de s'élever au-dessus. Elle a premièrement
l'espérance, elle a secondement des désirs ardents, elle a
troisièmement l'amour des souffrances. « Mais qui pourra
entendre ces choses? » Quis sapiens, et intelliget hœc*ï Qui
pourVa comprendre ces trois mouvements, par lesquels une-
âme enflammée et touchée de l'amour de Dieu se déprend
de ce corps de mort? Elle se voit au milieu des biens péris-
sables, mais elle passe bientôt au-dessus par la force de son
espérance : « espérance si ferme et si vigoureuse, qu'elle
c s'avance, dit saint Paul5, au dedans du voile : » spe>.
incedentem usque ad interiora velaminis; c'est-à-dire qu'elle
1. Cetts répétition de la néga- ! 2. Osée, xiv, 10.
tion est ordinaire au xvu* siècle. S 5. Hebr., vi, 19.
100
PANÉGYRIQUE DE SAWTE THÉRÈSE.
perce les deux pour pénétrer jusqu'au sanctuaire, où • Jésus,
• notre avant-coureur, est entré pour nous • : Prœcursor
pro nobis introimt Jésus*.
Voyez, mes frères, le vol de cette âme que l'amour d«
Dieu a blessée: elle est déjà au ciel par son espérance;
mais, hélas! elle n'y est pas encore en effet : les liens de ce
corps l'arrêtent. C'est alors que la charité lui inspire des
désirs pressants, par lesquels elle s'efforce de rompre ses
chaînes, en disant avec saint Paul : Cupio dissolvi, et esse
cum Christo* : « Ah ! que ne suis-je bientôt délivrée, afin
d'être avec Jésus-Christ ! » Ce n'est pas assez des désirs ; et
la charité, -qui les pousse, étant irritée contre oette chair,
qui la tient si longtemps captive, semble la vouloir détruire
elle-même par un généreux amour des souffrances. C'est par
ces trois divins mouvements, que Thérèse s'élève au-dessus
du monde. Ils sont grands, ils sont relevés; et peut-être
auriez- vous peine de5 les retenir, ou d'en bien comprendre
la connexion, si je ne les répétais encore une fois en les
appliquant à noire sainte. Enflammée de l'amour de Dieu,
elle lé cherche par son espérance; c'est le premier pas
qu'elle fait : que si l'espérance est trop lente, elle y court,
elle s'y élance par des désirs ardents et impétueux; tel est
son second mouvement : et enfin son dernier effort, c'est
que les désirs ne suffisant pas pour briser les liens de sa-
chair mortelle, elle lui livre une sainte guerre ; elle tâche,
ce semble, de s'en décharger par de longues mortifications,
et par de continuelles souffrances, afin qu'étant libre et
dégagée, et ne tenant presque plus au corps, elle puisse dire
avec vérité ces paroles du saint apôtre: Nosira autem con-
versatio in cœlis ett : «r Notre conversation est dans les
1. Hebr.vi, 20.
2. Phil.,i, 23.
3. Cette construction n'est pas
donnée par les dictionnaires du
temps. Cf. Sévigné : « J'ai quelque
peine de me le représenter seul
dans ces pays-là... » 1° fév. 1G90*
et plus loin p. 112, n. 1.
PANEGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 101
cieux. » Ce sont, messieurs, ces trois actions de la charité
de Thérèse, qui partageront ce discours. Je commence à
tous faire voir quelle est la force de son espérance. Vous
comprenex bien, je m'assure1 , que, dans une matière si
haute, j'ai besoin d'une attention fort exacte : mais il ne faut
rien méditer de bas quand on parle de sainte Thérèse,
ot qu'on a l'honneur, madame, d'entretenir Votre Majesté.
PREMIER POINT.
L'espérance que je vous prêche, celle que le Fils de Dieu
nous enseigne, et qui élève si fort l'âme de Thérèse, n'est
pas semblable à ces espérances par lesquelles le monde
trompeur surprend l'imprudence des hommes, ou abuse
leur crédulité. L'espérance dont le monde parle, n'est autre
chose, à le bien entendre, qu'une illusion agréable* et ce
philosophe l'avait bien compris, lorsque ses amis le priant
de leur définir l'espérance, il leur répondit en un mot :
« C'est un songe de personnes qui veillent » : Somnium
vigilantium* . Considérez en effet, messieurs, ce que c'est
qu'un homme enflé d'espérance. A quels honneurs n'aspire-
t-il pas? quels emplois, quelles dignités ne se donne-t-il pas
à lui-même? Il nage déjà parmi les délices, et il admire sa
grandeur future. Rien ne lui paraît impossible : mais lors-
que, s'avançant ardemment dans la carrière qu'il s'est
proposée, il voit naître de toutes parts des difficultés qui
l'arrêtent à chaque pas, lorsque la vie lui manque, comme
un faux ami, au milieu de ses entreprises, ou que, forcé
par la rencontre des choses, il revient à son sens rassis, et
ne trouve rien en ses mains de toute cette haute fortune
dont il embrassait une vaine image, que peut-il juger de
lui-même, sinon qu'une espérance trompeuse le faisait jouir
1. J'en suis sûr. « Je m'as- j La Rochefoucauld (Lettres)
sure qu'il en .sera bien fâché. • 1 2. Apud S. Basil., ep. xrt.l.
102 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
pour un temps de la douceur d'un songe agréable? et
ensuite ne doit-il pas dire, selon la pensée de ce philo-
sophe, que l'espérance peut être appelée « la rêverie d'un
homme qui veille » : Somnium vigilantiumf Mais, ô espé-
rance du siècle, source infinie de soins inutiles et de
olles prétentions, vieille idole de toutes les cours, dont
tout le monde se moque, et que tout le monde poursuit,
ce n'est pas de toi que je parle; l'espérance des enfants de
Dieu, que je dois aujourd'hui prêcher, et que nous devons
tous admirer en sainte Thérèse, n'a rien de commua avec
tes erreurs.
Apprenez aujourd'hui, mes frères, à remarquer la diffé-
rence de Tune et de l'autre, afin que vous puissiez dire avec
connaissance : « Ah ! vraiment, il est meilleur d'espérer en
Dieu, que de se confier aux grands de la terre» : Bonum est
confider e in Domino, quam confidere in homine * . Mais
pénétrons profondément cette vérité, et disons, s'il se peut,
en peu de paroles, que cette différence consiste en ce point,
que l'espérance du monde laisse la possession toujours
incertaine, et encore beaucoup éloignée, au lieu que l'espé-
rance des enfants de Dieu est si ferme et si immuable, que
je ne crains point de vous assurer qu'elle nous met par
avance en possession du bonheur que l'on nous propose, et
qu'elle fait un commencement de la jouissance. Prouvons-le
solidement par les Écritures ; et parmi un nombre infini
d'exemples par lesquels elles nous confirment cette vérité,
je vous prie d'en remarquer seulement un seul qui n'est
ignoré de personne.
Dieu avait promis Jésus-Christ au monde ; et Isaïe voyant
en esprit cette grande et mémorable journée en laquelle
devait naître son libérateur, il* s'écrie transporté do joi#-
i. Pt. cxvn, 8. { 2. Cf. p. 20, n. A,
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 103
«Un petit enfant nous est né, un fils nous est donné » :
jfarvulus natus est nobis, etfilius datus est nobis ». Chrétiens,
il écrivait cette prophétie plusieurs siècles avant sa naissance ;
néanmoins il le voit déjà, il soutient qu'il nous est donné,
seulement à cause qu'il sait qu'il nous est promis, et que,
comme dit le grand Augustin, « toutes les choses que Dieu
a promises, selon l'ordre de f es conseils sont déjà en quel-
que sorte accomplies, parce qu'elles sont assurées » : Quœ
ventura erant, jam in Dei prœdestinatione velut facto erant,
quia certa erant *. Vous voyez par là, chrétiens, que, selon
les Écritures sacrées, la promesse que Dieu nous donne, à
cause de sa certitude, est infaillible.
Notre incomparable Thérèse a imité ce divin prophète. Se
sentant appelée, par la Providence, à procurer * la réforma-
tion de l'ordre ancien du Carmel, si renommé par toute
r Église, elle croit déjà l'ouvrage achevé, parce que c'est Dieu
q- ù lui a ordonné de l'entreprendre. C'est un miracle in-
( royable de voir comment cette fille a bâti ses monastères.
Représentez-vous une femme qui, pauvre et destituée de
tout secours, a pu bâtir tous les monastères dans lesquels
elle a fait revivre une si parfaite régularité : elle n'avait ni
fonds pour leur subsistance, ni crédit pour en avancer l'éta-
blissement. Toutes les puissances s'unissaient contre elle,
j'entends et les ecclésiastiques et les séculières, avec une
telle opiniâtreté, qu'elle paraissait invincible. Toutes les
personnes zélées que Dieu employait à cette œuvre, et même
ses serviteurs les plus fidèles, désespéraient du succès, et
le disaient ouvertement à la sainte mère. Elle seule demeure
constante dans la ruine apparente de tous ses desseins;
i. h. ïx, 6.
8. De Ctvit, Dei, XVII, xvm.
3. Procurer. Obtenir quelque
au xvii* siècle : procurer la mort
de quelqu'un; — « procurer le
bien général de tous les hommes. »
résultat par «et efforts. On disait A .Descartes (Disc, de la Mtth., vi).
«OSSTTKT, ?5«RMOÎfS. 10
104 PANÉGYRIQUE DE SAIMTÉî THKftÈSE.
aussi ferme que le fidèle Abraham, « elle fortifie son espé-
rance contre toute espérance » : In $pem contra spem, dit le
grand apôtre4; c'est-à-dire, qu'où manquait l'espérance hu-
maine, accablée sous les ruines de son entreprise, là une
espérance divine commençait à lever la tête au milieu de
tant de débris. Animée de cette espérance, lorsque tout
l'édifice semblait abattu, elle le croyait déjà établi. Et cela
pour quelle raison, si ce n'est qu'il est bon d'espérer en
Dieu, et non pas d'espérer aux hommes : parce que, ainsi
que je l'ai déjà î dit, l'espérance que Ton a aux hommes ne
nous montre que de fort loin la possession , n'est qu'un
amusement inutile qui substitue un fantôme au lieu de la
chose ; et au contraire, l'espérance que l'on met en Dieu est
un commencement de la jouissance?
Mais, mes frères, ce n'est pas assez d'avoir établi cette
vérité sur des exemples si cl airs : afin que vous soyez con-
vaincus combien il est beau d'espérer en Dieu, il faut vous
montrer la raison de cette excellente doctrine. Je vous prie
de vous y rendre attentifs, elle est tirée d'un très haut
principe ; c'est l'immobilité des conseils de Dieu, et sa con-
sistance toujours immuable. « Je suis Dieu, dit le Seigneur,
et je ne change jamais * » ; et de là s'ensuit une consé-
quence que je ne puis vous exprimer mieux que par ces
beaux mots de Tertullien, qui sont tout faits pour notre
sujet: tll est digne de Dieu, dit-il, de tenir pour fait tout
ce qu'il ordonne, soit pour le présent, soit pour le futur ;
parce que son éternité, qui l'élève au-dessus des temps, le
rend maître absolu de l'un et de l'autre » : Divinitati compe-
titt quœcumque decreverit, ut perfecta reputare ; quia non sit
apud illam differe?dia temporis, apud quam uni formera sta-
tum Umporum dirigit œiernitas ipsa *.
1. Rom., iy, 13.. j 3. Tertullien. Adversui Mar»
2. Malach., m, 16. -■ cionem,Mb. III, 5.
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 105
Voilà, messieurs, de grandes paroles que nous trouverons
pleines d'un sens admirable, si nous le savons bien déve-
lopper. Û veut dire qu'il y a grande différence entre les pro-
messes des hommes et les promesses de Dieu. Quand vous
promettes, ô mortels, de quelque crédit que vous vous van-
tiez, et fussiez-vous, s'il se peut, plus grands que les rois
dont la puissance fait trembler le monde, l'événement est
toujours douteux ; parce que toutes vos promesses ne regar-
dent que l'avenir, et cet avenir n'est pas en vos mains : un
nuage épais le couvre à vos yeux, et vous en ôte la connais-
sance. C'est pourquoi l'espérance humaine, chancelante,
timide, douteuse, sans appui et sans fondement, ne peut
mettre l'esprit en repos, parce qu'elle le tient toujours en
suspens sur un avenir incertain. Mais ce grand Dieu, ce grand
Roi des siècles, dont nous révérons les promesses, étant
éternel, immuable, seul arbitre de tous les temps, il les a tou-
jours présents à ses yeux, et lui seul en a mesuré le cours.
Comme donc le temps à venir n'est pas moins à lui que le
présent, il s'ensuit que ce qu'il promet n'est pas moins cer-
tain que ce qu'il donne. Le ciel et la terre passeront, mais
ses paroles ne passeront pas * ; et puisqu'il se trouve tou-
jours véritable, soit qu'il donne, soit qu'il promette, le chré-
tien ne se trouve pas moins assuré lorsqu'il espère que
lorsqu'il jouit.
C'est pourquoi l'Apôtre a raison de dire que < notre demeure
est dans le ciel », dans le ciel que Dieu nous a promis et nous
a promis par serment. Fondée sur cette parole infaillible, l'espé-
rance chrétienne n'est-elle pas justement appelée par saint Paul
c l'ancre de notre âme8 » ?
C'est ainsi, ô enfants de Dieu, et pour retourner à notre
sujet après cette digression nécessaire, c'est ainsi, divine
1 Mattk. xxnr,35. ] a. lUbr., vi.19.
106
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
Thérèse, que votre âme s'établit au ciel. Battue de l'orage
et des vents qui agitent la vie humaine comme un océan
plein d'écueils, et ne pouvant encore arriver au ciel, vous
y jetez cette ancre sacrée; je veux dire votre espérance : par
laquelle étant attachée dans cette bienheureuse terre des
vivants, vous trouvez la patrie même a*ans l'exil, la consis-
tance dans l'agitation, la tranquillité dans la tourmente;
et mêlée avec les esprits célestes, auxquels votre esprit est
uni, vous pouvez direavec l'Apôtre : Nostra autem conversatio
in caelis est : « Notre conversation est aux cieux. » Ne
parlez donc plus à Thérèse de toutes les prétentions
de la terre. Accoutumée à une autre vie, elle n'en-
tend plus ce langage; et son âme, élevée au ciel par la
force de son espérance, n'a plus de goût ni de sentiment
que pour les chastes voluptés des anges. Que le monde
s'irrite contre elle, qu'il contredise ses pieux desseins, qu'il
la déchire par ses calomnies, qu'on la traîne à l'inquisition
comme une femme qui donne la vogue à des visions dange-
reuses ; qu'elle entende même les prédicateurs tonner publi-
quement contre sa conduite : car cela lui est arrivé, sa
compagne en tremblant d'effroi; et figurez-vous, chrétiens,
quelle devait être son émotion, se voyant ainsi attaquée
dans une célèbre audience * : toutefois elle ne sent pas cet
orage; toutes ces ondes, qui tombent sur elle , ne sont pas
capables de l'ébranler. Son esprit demeure tranquille, comme
dans une grande bonace, au milieu de cette tempête; et cela,?
pour quelle raison ? parce qu'il est solidement établi sur cette
ancre immobile de son espérance.
Chrétiens, profitons de ce grand exemple. Parmi tous
es troubles qui nous tourmentent, parmi tant de différentes
1. Audience. Voyez plus haut,
page 3, note 19, et plus loin
5e point, page 115) : « Il est digne
de votre audience de comprendre
solidement toute la force de cette
parole. »
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 107
agitations, dans les morts cruelles et précipitées de nos pro-
ches et de nos amis, jetons au ciel cette ancre sacrée, je
veux dire notre espérance. Ah! si nous étions appuyés sur
cette espérance immuable, les maladies, les pertes de biens1
et les afflictions ne seraient pas capables de nous submerger!
Toutes ces ondes, qui tombent sur nous, feraient flotter
légèrement ce vaisseau fragile ; mais elles ne pourraient pas
remporter bien, loin, parce qu'il serait appuyé sur cette
ancre de l'espérance.
Et vous, princes et grands de la terre, pourquoi offrez-
vous à Thérèse des richesses? Écoutez comme elle parle
à ces saintes filles qu'une commune espérance unit avec elle :
Soyons pauvres, mes chères sœurs, soyons pauvres dans nos
maisons et dans nos habits. Elle ne veut rien dans ses mo-
nastères qui ne sente la pauvreté de Jésus; elle veut toujours
être pauvre, parce que ce n'est pas ici le temps de jouir, mais
c'est seulement le temps d'espérer. Soyons chrétiennes, mes
sœurs, leur dit-elle. Elle craint de rien posséder, sachant que
le vrai chrétien ne possède pas, mais qu'il eherche, qu'il ne
s'arrête pas, mais qu'il passe comme un voyageur pressé ; qu'il
ne bâtit pas sur la terre, parce que sa cité n'est pas de ce
monde, et qu'une loi bienheureuse lui est imposée de ne se
réjouir que par espérance : Spe gaudentes 2.
Mais, chrétiens, si vous voulez voir jusqu'où la sainte espé-
rance a élevé l'âme de Thérèse, méditez ce sacré cantique
que l'amour divin lui met à la bouche. Je vis, dit-elle, sans
vivre en moi ; et j'espère une vie si haute, que je meurs
de ne mourir pas. Qu'entends-je, et que dites-vous, divine
Thérèse? Je vis, dit-elle, sans vivre en moi. Si vous n'êtes
plus en vous-même, quelle force vous a enlevée, sinon celle
4e votre espérance? 0 transports inconnus au monde, mais
1. Latinisme : fortunarumjae- I sique. Hachette, page 288, note 1
fitris. Cf. La Bruyère, édition clas- I 2. Rom., xii, li.
108 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
que Dieu fait sentir aux saints avec des douceurs ravissantes!
Thérèse n'est donc plus sur la terre, elle vit avec les anges ;
elle croit être avec son Époux. Et ne vous en étonnez pas :
l'espérance a pu faire un si grand miracle. Car comme
les personnes agiles, pourvu qu'elles puissent appuyer la
main, porteront après aisément le corps; ainsi l'espérance,
qui est la main de l'âme, par laquelle elle s'étend aux objets,
sitôt qu'elle s'est appuyée sur Dieu, elle est si forte et si
vigoureuse, qu'elle y enlève après l'âme tout entière. Vivez
donc heureuse, ô Thérèse, vivez avec cet Époux céleste, qui
seul a pu gagner votre cœur. Si vous ne pouvez encore le
joindre, envoyez votre espérance après lui ; et, enrichie par
cette espérance, méprisez hardiment tous les biens du monde.
Car quelle possession se peut égaler à une espérance si belle,
et quels biens présents ne céderaient pas à ce bienheureux
avenir '
Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoi allez-vous
errants de vanités en vanités, toujours attirés et toujours
trompés par des espérances nouvelles! Si vous recherchez des
biens effectifs, pourquoi poursuivez-vous ceux du monde, qui
passent légèrement comme un songe? Et si vous vous repais-
sez d'espérances, que n'en choisissez- vous qui soient assurées !
Dieu vous promet : pourquoi doutez-vous T Dieu vous parle :
que ne suivez-vous T II vaut mieux espérer de lui que de re-
cevoir les faveurs des autres ; et les biens qu'il promet sont
plus assurés que tous ceux que le monde donne. Espérez
donc avec Thérèse ; et pour von manifestement combien est
grand le bien qu'elle cherche, regardez de quelle ardeur elle
y court, et parquets désirs elle s'y élance : c'est ma deuxième
partie.
SECOND POINT.
c I>e chrétien ne mérite pas de se réjouir dans ie eiel, s'il n'a
auparavant appris à gémir dans ce Heu de pèlerinage.... Et David
PANEGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 10©
a exprimé nos Trais sentiments quand il a chanté d'une voix
plaintive : Super ftumina Babylonis, tllic tedimus; et flevtmus,
dum recordaremur Sion*. »
Remarquez ici, chrétiens, les deux causes de la douleur
que ressent une âme pieuse, qui attend avec l'Apôtre l'adop
tion des enfants de Dieu *. Pour quelle cause soupirez-vous
donc, âme sainte, âme gémissante, et quel est le sujet de
vos plaintes ? Le prophète en rapporte deux : c'est le sou-
venir de Sion, et les fleuves de Babylone. Pourquoi ne
voulez-vous pas qu'elle pleure, éloignée de ce qu'elle cher-
che, et exposée au milieu de ce qu'elle fuit? Elle aime la
paix de Sion, et elle se sent reléguée.dans les troubles de
Babylone, où elle ne voit que des eaux courantes, c'est-à-
dire, des plaisirs qui passent : Super flumina Babylonis. Et
pendant qu'elle ne voit rien qui ne passe, elle se souvient de
Sion, de cette Jérusalem bienheureuse, où toutes choses
sont permanentes. Ainsi, dans la diversité de ces deux
objets, elle ne sait ce qui l'afflige le plus, de Babylone où
elle se voit, ou de Sion d'où elle est bannie, et c'est pour
cela que sainte Thérèse ne peut modérer ses douleurs.
Que dirai-je ici, chrétiens? qui me donnera des paroles
pour vous exprimer dignement la divine ardeur qui la
presse? Mais quand je pourrais la représenter aussi forte
et aussi fervente qu'elle est dans le cœur de Thérèse, qui
comprendra ce que j'ai à dire? et nos esprits attachés à la
terre, entendront-ils ces transports célestes? Disons néan-
moins, comme nous pourrons, ce que son histoire raconte ;
disons que l'admirable Thérèse, nuit et jour, sans aucun
repos ni trêve, soupirait après son divin Époux ; disons que,
son amour s'augmentant toujours, elle ne pouvait plus
tupporter la vie, qu'elle déchirait sa poitrine par des cris et
1. Pe. auïi, 1. | 2. Rom., v.u, !&.
110 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
par des sanglots, et que cette douleur l'agitait de sorte qu'il
semblait à chaque moment qu'elle allait rendre les derniers
soupirs.
Je tous vois étonnés, fidèles : l'amour aveugle des biens
périssables ne vous permet pas de comprendre de quelle
sorte ces beaux mouvements peuvent être formés1 dans les
cœurs. Mais quittez cet étonnement. Il faut, s'il se peut,
vous le faire entendre, en vous décrivant en un mot quelle
est la force de la charité, en vous le montrant par les
Écritures.
Sachez donc que c'est la charité qui presse Thérèse,
charité toujours vive, toujours agissante, qui pousse sans
relâche du côté du ciel les âmes qu'elle a blessées, et qu'elle
ne cesse de travailler par de saintes inquiétudes, jusqu'à ce
qu'elles y soient établies. C'est pourquoi le grand Paul, en
étant rempli, jeûne continuellement; il pleure, il soupire,
il se plaint en lui-même, il est pressé et violenté, il souffre
des douleurs pareilles à celles de l'enfantement, et son âme
ne cherche qu'à sortir du corps : Infelix ego homof guis me
liberabit de corpore mortit hujus l ? « Malheureux homme
« que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? » Quelle
est la cause de ces transports! c'est la charité qui le presse ;
c'est ce feu divin et céleste, qui, détenu contre sa nature
dans un corps mortel, tâche de s'ouvrir par force un passage ;
et frappant de toutes parts avec violence, par des désirs ar-
dents et impétueux, il ébranle tous les fondements de la
prison qui l'enserre. De là ces pleurs, de là ces sanglots,
de là ces douleurs excessives, qui mettraient sans doute
Thérèse au tombeau, si Dieu, par un secret de sa providence,
ne la voulait conserver encore pour la rendre plus digne de
son amour.
1. Cf. p. 182, n. L | *• Aom.t vu, Si
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THERESE. 411
Et c'est ici qu'il faut vous représenter un nouveau genre
de martyre que la charité fait souffrir à l'incomparable
Thérèse. Dieu l'attire, et Dieu la retient. Il lui ordonne de
courir au ciel, et il veut qu'elle demeure en la terre*,
d'un coté il lui découvre d'une même vue toutes les mi-
sères de cet exil, tous les charmes et tous les attraits de sa
vision4 bienheureuse, non point dans l'obscurité des dis-
cours humains, mais dans la lumière claire et pénétrante
de sa vérité infinie; mais comme elle pense se jeter à lui,
charmée de ses beautés immortelles, aussitôt il lui fait con-
naître qu'il la veut encore retenir au monde. Qu'est-ce à
dire ceci, ô grand Dieu ! est-il digne de votre bonté de tour-
menter ainsi un cœur qui vous aime? Si vous inspirez ces
désirs, pourquoi refusez-vous de les satisfaire? Ou ne la
tirez pas avec tant de force, ou permettez-lui de vous suivre.
Ne voyez-vous pas, ô Époux céleste, qu'elle ne sait à quoi
arrêter son choix? Vous l'appelez, vous la repoussez : si bien
que, pendant qu'elle court à vous, elle se déchire elle-même;
et son âme, ensanglantée par la violence de ces mouvements
opposés que vous la forcez de souffrir, ne trouve plus de
consolation. En cet état où vous la mettez, n'a-t-elle pas
raison de vous dire : Quare posuisti me contrarium tibi*l
fitens les désirs que vous m'inspirez, c'est vous qui me
rendez contraire à vous-même? Ou qu'une autre main
l'attire, ou qu'une autre main la retienne.
O merveille des desseins de Dieu ! ô conduite impéné-
trable de ses jugements dans l'opération de sa grâce ! Qui*
loquetur potentias Domini, auditas facist omnes Imdes ejus*1
Qui nous expliquera ce mystère? qui nous dira les moyens
secrets par lesquels le Saint-Esprit purifie les cœurs? il sail
1. Vision est ici un terme de I aussitôt après la m&ri. » Litiré
théologie : « vision béatifique, rue 2. Job, vu, 20 .
ae Pie» face à face par les justes I 3. />*, cv, S.
112
PANEGYRIQUE DE SAINTE THERESE.
bien que dans ces combats, dans ces mystérieuses contra-
riétés, il s'allume un feu dans les âmes qui les rend tous
les jours plus pures. Il fait naître de saints désirs, et il se
plaît de * les enflammer, en différant de les satisfaire. Il se
plaît à regarder du plus haut des cieux que Thérèse meurt tous
Jes jours, parce qu'elle ne peut pas mourir une fois : Quotidie
morior *, dit le saint apôtre; et il reçoit tous les jours mille sa-
crifices, en retardant le dernier. Mais je passe encore plus
loin : pourrai-je bien dire ce que je pense ? Il voit que, par un
secret merveilleux, elle se détache d'autant plus du corps,
qu'elle a plus de peine à s'en détacher; et que dans l'effort
qu'elle fait pour s'en séparer tout entière, elle le fuit d'au-
tant plus qu'elle s'y sent plus longtemps et plus violemment
retenue. C'est pourquoi si la violence de ses désirs ne peut
rompre les liens du corps, ils en éteignent tous les senti-
ments, ils en mortifient tous les appétits : elle ne vit plus
pour la chair ; et enfin elle devient tous les jours et plus
libre, et plus dégagée par cette perpétuelle agitation, comme
un oiseau qui, battant des ailes, secoue l'humidité qui les
rend pesantes, ou dissipe le froid qui les engourdit : si bien
que, portée par ces saints désirs, elle paraît u 'Hachée du
corps pour vivre et converser avec les anges : Nos Ira conver-
satio in cœlis est.
Heureuses mille et mille fois les âmes qui désirent ainsi
Jésus-Christ ! Mais cependant ses ardeurs s'augmentent, et
ce feu si vif et si agissant ne peut plus être retenu sous la
cendre d'une chair mortelle. Cette divine maladie d'amour
prenant tous les jours de nouvelles forces, elle ne peut
1. Se plait de... et à la ligne
suivante, se plait à. L'Académie et
FureUére ne citent d'exemples
que de * se plave à... » et il sem-
ble, d'après 'es exemples re-
cueillis par l'abbé Vaillant (Étu-
des sur les Sermons, pp. 216, 240,
155) et l'abbé Lebarq {édition, 1. 1,
p. xxix), que la forme « se plaire
de... » appartienne plutôt aux ser-
mons de la jeunesse de Bossue t.
S. 1 Cor* xt, 31.
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 118
plus supporter la vie. Chaste Époux qui l'avez blessée,
que lardez-vous à la mettre au ciel, où elle s'élève par
de saints désirs, et où elle semble déjà transportée par
la meilleure partie d'elle-même? ou, s'il vous plaît qu'elle
vive encore, quel remède trouverez -vous à ses peines? La
mort? mais il vous plaît de la différer, pour élever sa per-
fection à l'état glorieux et suréminent que votre providence
a marqué pour elle. L'espérance? mais elle la tue; parce
qu'en lui disant qu'elle vous verra, elle lui dit aussi dans le
même temps qu'elle n'est pas encore avec vous. Que ferez-
vous donc, ô Sauveur, et de quoi soutiendrez-vous votre
amante, dont le cœur languit après vous? Chrétiens, il sait le
secret de lui faire trouver du goût dans la vie. Quel secret? se-
creUnerveilleux. Il lui enverra des afflictions ; il éprouvera son
amour par de continuelles souffrances : secret étrange, selon
le monde; mais sage, admirable, infaillible, selon les
maximes de l'Évangile. C'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
La langueur de sainte Thérèse ne peut donc plus être
soutenue que par des souffrances ; et dans l'ennui qu'elle
a de la vie, elle ne trouve point de consolation que de dire
continuellement à son Dieu : Seigneur, « ou souffrir, ou
mourir » : Aut pati, aut mori. Il est digne de votre au-
dience de comprendre solidement toute la force de cette
parole ; et quand je vous en aurai découvert le sens; vous
confesserez avec moi qu'elle renferme comme en abrégé
toute la doctrine du Fils de Dieu, et tout l'esprit du chris-
tianisme . Mais observez avant toutes choses la merveilleuse
contrariété des inclinations naturelles, et de celles que la
grâce inspire.
La première inclination que la nature nous donne, c'est
sans doute l'amour de la vie ; la seconde, qui la sait de
114 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
près ou qui peut-être est encore plus forte, c'est l'amour
des plaisirs du monde, sans lesquels la vie serait en-
nuyeuse. Car, mes frères, iï^est Yéritable : quelque amour
que nous ayons pour la vie, nous ne la pourrions suppor-
ter si elle n'avait des contentements; et jugez-en par ex-
périence, Combien longues, combien ennuyeuses vous pa-
raissent ces tristes journées que vous passez sans aucun
plaisir de conversation ou de jeu, ou de quelque autre di-
vertissement ! ne vous semble-t-ii pas alors, si je puis par-
ler de la sorte, que les jours sont durs et pesants : Pondus
dm ; c'est ce qui s'appelle le poids du jour : c'est pour-
quoi ils vous sont à charge, et vous ne pouvez supporter
ce poids. Au contraire est-il rien qui aille plus vite ni qui
s'écoule, s'échappe et vole plus légèrement que le temps
passé parmi les délices? le là vient que ce roi mourant,
auquel Isaïe rendit la santé, se plaint qu'on tranche le
cours de sa vie lorsqu'il ne faisait que la commencer :
Dura adhuc ordirer, succidït me ; de mane usque ad ves-
peram finies me 2 : « Je finis lorsque je commence, et ma
« vie s'est achevée du matin au soir ! » Que veut dire ce
prince malade ? il avait près de quarante ans; cependant
il s'imagine qu'il ne fait que de naître, et il ne compte
encore qu'un jour de son âge. C'est que sa vie passée
dans le luxe, dans le plaisir du commandement et dans
une abondance royale, ne lui faisait presque point sentir
sa durée, tant elle coulait doucement. Je vous parle ici,
chrétiens, dans le sentiment des hommes du monde, qui
ne vivent que pour les plaisirs ; et c'est afin que vous com-
preniez quel étrange renversement des inclinations natu-
relles apporte l'esprit du christianisme dans les âmes qui en
sont remplies : et voyez-le par l'exemple de sainte Thérèse
t. Cf. p. 265, n. 2. |1 /*., xxxviH, 18.
PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 115
Les afflictions, les douleurs aiguës, ce cruel amas de
maux et de peines sous lequel elle paraît accablée, et qui
pourrait contraindre les plus patients à appeler la mort au
secours, c'est ce qui lui fait désirer de vivre : et au lieu
qu<. la vie est amère aux autres, si elle n'est adoucie par
les voluptés , eHe n'est amère à Thérèse que lorsqu'elle y
jouit de quelque repos. Qui lui donne ces désirs étranges ?
d'où lui viennent ces inclinations si contraires à la nature T
En voici la raison solide : c'est qu'il n'est rien de plus op-
posé que de vivre selon la nature, et de vivre selon la grâce;
c'est, comme dit l'apôtre saint Paul * , qu'elle n'a pas reçu
l'esprit de ce monde, mais un esprit victorieux du monde ;
c'est que, pleine de Jésus-Christ, elle veut vivre selon Jésus-
Christ. Ce Jésus, ce divin Sauveur, n'a vécu que pour en-
durer*; et il m'est aisé de vous faire voir, par les Écritures
divines, qu'il n'a voulu étendre sa vie qu'autant de temps
qu'il fallait souffrir. Entendez donc encore cette vérité, par
laquelle j'achèverai ce discours, et qui en fera tout le fruit
Je ne m'étonne pas, chrétiens, que Jésus ajt voulu mou
rir : il devait ce sacrifice à son Père, pour apaiser sa juste
fureur, et le rendre propice aux hommes. Mais qu'é! ait-il
nécessaire qu'il passât ses jours, et ensuite qu'il les finît
parmi tant de maux? C'est pour la raison que j'ai dite,
étant l'homme de douleurs, comme l'appelait le prophète5,
il n'a voulu vivre que pour endurer; ou, pour le dire plus
fortement par un beau mot de Tertullien, il a voulu se
rassasier, avant que de mourir, par la volupté de la pa-
tience : Saginari voluptate patientiœ discessurus volebat 4.
Voilà une étrange façon de parler. Ne diriez-vous pas,
1. 1 Cor., u, 12.
X. Endurer. « U s'emploie quel-
quefois absolument. > Académie ,
1694. « Enfant, tu es venu au
monde pour endurer; endure,
souffre et tais-toi. » Montaigne.
3. Isale, lui, 3.
4. De Patienti*, 3.
MS PÀRÉGYRIQUE DE SÂHîTE THÉRÈSE.
chrétiens, que, selon le sentiment de ce Père, tonte la vie
du Sauveur était un festin, dont tous les mets étaient des
tourments? Festin étrange, selon le siècle ; mais que Jésus
a jugé digne de son goût. Sa mort suffisait pour notre sa-
lut; mais sa mort ne suffisait pas à ce merveilleux appétit
qu'il avait de souffrir pour nous. Il a fallu y joindre les
fouets, et cette sanglante couronne qui perce sa tête, et
tout ce cruel appareil de supplices épouvantables : et cela
pour quelle raison! C'est que, ne vivant que pour endurer,
« il voulait se rassasier, avant que de mourir, de la vo-
« lupté de souffrir pour nous » : Saginari veluptale pa-
tientiez discessurus voUhat.
Mais pour vous convaincre plus clairement de la vérité
que je prêche, regardez ce que fait Jésus à la croix. Ce
Dieu avide de souifrir pour l'homme, tout épuisé, tout
mourant qu'il est„ considère que les prophéties lui pro-
mettent encore un breuvage amer dans sa soif : il le de-
mande avec un grand cri, et après cette aigreur et cette
amertume dont le Juif impitoyable arrose sa langue, que
fait-il 1 11 me semble qu'il se tourne du côté du ciel. Eh
bien! dit-il, ô mon Père, ai-je bu tout le calice que votre
providence m'avait préparé? ou bien, reste4-il quelque
peine qu'il soit nécessaire que j'endure encore ? Donnez,
je suis prêt, ô mon Dieu! Paratum cor meum, Deus, pa-
ratum cor meum *, Je veux boire tout le calice de ma pas-
sion, et je n'en veux pas perdre une seule goutte. Là,
voyant dans ses décrets éternels qu'il n'y a plus rien à
souffrir pour lui : Ah ! dit-il, c'en est fait, « tout est con
sommé, » Consummaium est * : sortons, il n'y a plus rien
a faire en ce monde; et aussitôt il rendit son âme à son
Père. Et par là ne parait-il pas, chrétiens, qu'il ne vit
1. P«., gvh, 2. | 2. Joan., xix, 30.
PANÉGYRIQUE DB SÂïftïE THÉRÈSE. 117
que pour endurer, puisque, lorsqu'il aperçoit la fin des
souffrances, il s'écrie : Tout est achevé, et qu'il ne veut
plus prolonger sa vie ?
Tel est l'esprit du Sauveur Jésus, et c'est lui qui l'a ré-
pandu sur Thérèse, sa pudique épouse. Elle veut aussi souf-
frir ou mourir; et son amour ne peut endurer qu'aucune
cause retarde sa mort, sinon celle qui a différé la mort du
Sauveur. Chrétiens, échauffons nos cœurs par la vue de ce
grand-exemple, et apprenons de sainte Thérèse qu'il nous
faut nécessairement souffrir ou mourir. Et un chrétien en
peut-il douter? Si nous sommes de vrais chrétiens, ne
•levons-nous pas désirer d'être toujours avec Jésus-Christ!
Or, mes frères, où le trouve-t-on, cet aimable Sauveur de nos
âmes? En quel lieu peut-on l'embrasser? On ne le trouve
qu'en ces deux lieux : dans sa gloire ou dans ses supplices,
sur son trône ou bien sur sa croix. Nous devons donc, pour
être avec lui, ou bien l'embrasser dans son trône, et c'est
ce que nous donne la mort, ou bien nous unir à sa croix,
et *'est ce que nous avons par les souffrances; tellement
qu'il faut souffrir ou mourir, afin de ne quitter jamais le
Sauveur. Et quand Thérèse fait cette prière : Que je souffre,
ou bien que je meure, c'est de même que si elle eut dit :
A quelque prix que ce soit, je ve»v être avec Jésus-Christ.
S'il ne m'est pas encore permis ue l'accompagner dans sa
gloire, je le suivrai du moins parmi ses souffrances, afin
que, n'ayant pas le bonheur de le contempler assis dans son
trône, j'aie du moins la consolation de l'embrasser pendu à
sa croix.
Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu'il plaît à Dieu
de nous envoyer, les afflictions et les maladies, les misères
et la pauvreté, les injures et les calomnies ; tâchons de por-
ter d'un courage ferme telle partie de sa croix dont il lui
plaira de nous honorer. Quoique tous .nos sens y répugnent,
148 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
il est doux de souffrir avec Jésus-Christ, puisque ces souf-
frances nous font espérer la société de sa gloire ; et. cette
pensée doit fortifier ceux qui vivent dans la douleur et
l'affliction.
Mais pour vous, fortunés du siècle, à qui la faveur, les
richesses, le crédit et l'autorité fait trouver la vie si com-
mode1 et qui, dans cet état paisible, semblés être exempts
des misères qui affligent les autres hommes, que vous dirai
je aujourd'hui, et quelle croix vous laisserai-je en partage!
Je pourrais vous représenter que peut-être ces- beaux jours
passeront bien vite, que la fortune n'est pas si constante
qu'on ne voie aisément finir ses faveurs, ni la vie si abon-
dante en plaisir qu'elle n'en soit bientôt épuisée. Mais avant
ces grands changements, au milieu des prospérités, que
ferez-vous, que souffrirez-vous pour porter la croix de Jésus?
Abandonner les richesses, macérer le corps? Non, je ne vous
dis pas, chrétiens, que vous abandonniez vos richesses, ni
que vous macériez vos corps par de longues mortifications :
heureux ceux qui le peuvent faire dans l'esprit de la péni-
tence! mais tout le monde n'a pas ce courage. Jetez, jetez
seulement les yeux sur les pauvres membres de^ésus-Christ,
qui étant accablés de maux ne trouvent point de consola-
tions. Souffrez en eux, souffrez avec eux, descendez à leur
misère par la compassion, chargez-vous volontairement d'une
partie des maux qu'ils endurent; et leur prêtant vos mains
charitables, aidez-leur a à porter la croix, sous la pesanteur
de laquelle vous les voyez suer et gémir. Prosternez-vous
humblement aux pieds de ce Dieu crucifié ; dites-lui, honteux
çt confus : Puisque vous ne m'avez point jugé digne de me
1. Commode: sens latin. « L'É- aidée. » Acad. 1694. « Aider à une
gypte était le pays le plus com- personne, disent les grammai-
mode. » Hitt. univ., III. 5. riens (Girault-Duvivier), c'est la
2. Aider. « Il régit le datif et soulager en partageant person-
< l'accusatif de 1* personne qui est nettement sa peine, son travail.»
PANEGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE. 119
faire part de votre croix, permettez du moins, 6 Sauveur,
que j'emprunte celle dei autres, et que je la puisse porter
avec eux: donnez-moi un cœur tendre, un cour fraternel,
un cœur véritablement chrétien, par lequel je puisse sentir
leurs douleurs, et participer du moins de la sorte aux béné-
dictions de ceux qui souffrent.
Madame *
Permettez-moi de vous dire, avec le respect d'un sujet et
la liberté d'un prédicateur, que cette instruction salutaire
regarde principalement Votre Majesté. Nous répandons tous
les jours des vœux pour sa gloire et pour sa grandeur : nous
prions Dieu, avec tout le zèle que notre devoir nous peut
inspirer, que sa main ne se lasse pas de verser ses bienfaits
sur elle; et afin que votre joie soit pleine et entière, qu'il
fasse que ce grand roi votre fils, à mesure qu'il s'avance
en âge*, devienne tous les jours plus cher à ses peuples, el
plus redoutable à ses ennemis. Mais parmi tant de prospé-
rités, nous ne croyons pas être criminels, si nous lui sou-
haitons aussi des douleurs. J'entends, madame, ces douleurs
si saintes, qui saisissent les cœurs chrétiens à la vue des
afflictions, et leur font sentir les misères des pauvres mem-
bres du Fils de Dieu. Votre Majesté les ressent, madame;
toute la France a vu des marques de cette bonté qui lui est
si naturelle. Mais, madame, ce n'est pas assez ; tâchez d'aug-
menter tous les jours ces pieuses inquiétudes qui travaillent
Votre Majesté en faveur des misérables. Dans ce secret, dans
cette retraite où les heures vous semblent si douces, parce
que vous les passez avec Dieu, afflige*-vous devant lui des
1. Cette allocution à la Reine
mère est suivie dans les éditions
d'un compliment presque sem-
blable que Bossue t eut adressé a j
roi, s'il avait assisté au sermon.
2. Il t'avance en âge. Bossuet
illist. univ., I, 3) : « Cependant
Moïse s'avançait en âge. >
BOSSCET, SERMONS. \\
120 PANÉGYRIQUE DE SAINTE THÉRÈSE.
longues souffrances de la chrétienté désolée, et surtout des
peuples qui vous sont soumis; et pendant que vous formel
de saintes résolutions d'y apporter le soulagement que les
affaires pourront permettre ; pendant que notre victorieux
monarque avance1 tous les jours l'ouvrage de la paix par ses
victoires, et par cette vie agissante à laquelle il s'accoutume
dés sa jeunesse, attirez-la du ciel par vos vœux ; et pour
récompense de ces douleurs que la charité vous inspirera,
puissiez-vous jamais n'en ressentir d'autres, et après une
longue vie recevoir enfin de la main de Dieu une couronne
plus glorieuse que celle qui environne votre front auguste.
Faites ainsi, grand Dieu, à cause do votre bonté et de votre
miséricorde infinie» Amen,
1. Mot fréquent au xvn» siècle
au sens de faire réussir, ache-
miner au succès : « Leur rage a
mis au jour ce qu'elle avait de
pire; || Mais je puis dire aussi
qu'ils n'ont rien avancé. » Mal-
herbe. « En ménageant leurs inté-
rêts il avance et il établit les
siens. » La Rochefoucauld. « 11 t'en
coûterait trop pour avancer ma
flamme. * Corneille (La Place
Royale). « Je vous supplie donc
de voulo!" avancer ce projet. »
Bossuet (Lettre à M. Dirois, 1672,
citée par F. Godefroy, Lexique de
Corneille). « Tout ce qui pouvait
avancer la religion devenait un
intérêt d'État pour lui. » Massil-
Ion (Or. fun.de Louis XIV). — Le
sens de hâter a seul survécu.
stm
L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES
PRÊCHÉ A PARIS EN 1659.
NOTICE
Le sermon sur YÉminente dignité des pauvres dans VÉglise
n'est probablement pas, comme on l'a cru souvent, le premier
des sermons prêches par Bossuet quand il vint s'établir définiti-
vement à Paris (1659). L'abbé Lebarq1 fait observer qu'il n'était
vraisemblablement pas arrivé à Paris le jour de la Septuagésime
(9 février), date à laquelle on plaçait jusqu'ici ce discours. Ce
qu'il y a de sûr, du moins, cest l'année, — 1659, — et le lieu où
il fut prononcé. La maison « chargée d'une multitude nombreuse
de pauvres filles entièrement délaissées», dont Bossuet parle
dans la péroraison, était le Séminaire des plies de la Provi-
dence-, Fondé en 1652, près du Val-de-Gràce, par Mme de
Polaillon et par saint Vincent de Paur, cet établissement était
regardé comme la maison-mère de l'Asile de la Propagation de
la foi de Metz, dont Bossuet avait la direction depuis plusieurs
années2. Le manuscrit montre que l'orateur « avait d'abord jeté
sur quatre feuillets... le texte d'un entretien très court et très
simple » et qu'il le développa ensuite, sans changer cependant
*« le caractère d'une exhortation où les formes du style sont res-
tées austères comme le fond de la doctrine8 ».
1. Rist. crit.) p. 168; CEuv. | du Saint-Sacrement, p. 264-266.
orat., t. III, p„ 117
2. Voyez, sur cette œuvre et sur
la fondatrice, Floquet. Éludes
sur Bossuet, t. II, p. 1-6.
3. Floquet, t. I, pp. 294, 296,
435, 459. Sur les relations amica-
les de M. Vincent et de Bossuet,
voir Floquet, t. I, pp. 468, 475,
490, l'abbé Maynard, Vie de St.- V.
de P., et R. Allier, la Compagnie
Edit. Gandar, p. 162. On peut
voir dans des notes de Bossuet à
Metz (Revue Bossuet,l%2, p. 25-28,
art. de l'abbé Giiselle) qu'il avait
étudié de près les textes de saint
Paul (Ep. aux Rom., X, 30, 31) sur
ies pauvres, et le commentaire
que saint Jean Chrysostome en
avait fait. Cf. A. Puech, Saint Jean
Chrysostome, p. 61-93.
13S SDR L'ÉUNENTB MGKITE DES PAUVRES.
EXTRAITS
Erunt novissimt primi, et primi novitsinti,
Matth.y si, 16.
EIORDE. c Police de l'Église, contraire à la politique du siècle,
en trois points: 1* dans le monde, les riches sont les premiers;
dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux
pauvres... ; 2» dans le monde, les pauvres semblent nés pour servir
les riches; dans l'Église, les riches pour servir les pauvres;
3° dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour les
riches, et les pauvres n'y ont de part que par leur appui; dam
l'Église, toutes les bénédictions sont pour les pauvres, et les
riches n'ont de privilège que par leur moyen. Trois vérités qui
expriment aux riches comment ils doivent se conduire à l'égard
des pauvres, en honorant leur condition, soulageant leur néces-
sité, participant a leur privilège. »
PREMIER POINT.
L'orateur rapporte d'abord une c belle idée » de saint Jean
Chrysostome qui, supposant deux villes, l'une peuplée tout
entière de riches, l'autre uniquement composée de pauvres, nous
prouve que la seconde serait plus puissante que la première.
Cette ville de pauvres, qui, c selon la police humaine, ne peut
subsister qu'en idée, » le Sauveur l'a bâtie : c'est l'Église. Bans
la Synagogue de l'Ancien Testament, les riches étaient les pre-
miers ; dans l'Église de Jésus-Christ, où c il ne se parle plus de
biens temporels », les pauvres sont les véritables citoyens. Il
convenait en effet, que l'Église, corps mystique d'un Dieu humi-
lié, fût < une image de sa bassesse », et portât c sur elle la
marque de son anéantissement volontaire ».
Donc l'Église de Jésus-Christ est véritablement la villa des
pauvres. Les riches, je ne crains point de le dire, en cette
qualité de riches, car il faut parler correctement, étant de
la suite du monde, étant, pour ainsi dire, marqués à son
coin, n'y sont soufferts que par tolérance ; et c'est aux pau-
vres et aux indigents, qui portent la marque du Fils de Dieu,
SUR I/ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES* ISS
qu'il appartient proprement d'y être reçus. C'est pourquoi
le divin Psalmiste les appelle « les pauvres de Dieu » : pau-
ptres tuos i. Pourquoi les pauvres de Dieuî il les nomme
ainsi en esprit, parce que dans la nouvelle alliance il lui
a plu de les adopter avec une prérogative particulière.
En effet, n'est-ce pas à eux qu'a été envoyé le Sauveur!
tDieu m'a enToyé, nous dit-il, pour annoncer l'Évangile aux
pauvres :» Evangelizare pauperibus misit me '.Ensuite n'est-
ce pas aux pauvres qu'il adresse la parole, lorsque faisant
son premier sermon sur cette montagne mystérieuse, où,
ne daignant parler aux riches sinon pour foudroyer leur or-
gueil, il porte la parole aux pauvres comme à ceux qu'il
devait évangéliserî oO pauvres, que vous êtes heureux,
parce qu'à vous appartient le royaume de Dieu * ! » Si donc
c'est à eux qu'appartient le ciel, qui est le royaume de Dieu
dans l'éternité, c'est à eux aussi qu'appartient l'Église, qui
est le royaume de Dieu dans lé temps. Aussi comme c'est à
eux qu'elle appartenait, ce sont eux qui y sont entrés les
premiers. «Voyez, disait le divin apôtre, qu'il n'y a pas
dans l'Église plusieurs sages selon le monde, il n'y a pas
plusieurs puissants, il n'y a pas plusieurs nobles -, mais Dfeu
a voulu choisir ce qu'il y avait de plus méprisable * » : d'où
il est aisé de conclure que l'Église de Jésus-Christ était une
assemblée de pauvres. Et dans sa première fondation, si les
riches y étaient reçus, dès l'entrée ils se dépouillaient de
leurs biens et les jetaient aux pieds des apôtres, afin de
venir à l'Église, qui était la ville des pauvres, avec le carac-
tère de la pauvreté: tant le Saint-Esprit avait résolu d'éta-
blir dans l'origine du christianisme la prérogative éminente
des pauvres, membres de Jésus-Christ !
ES de là nous devons entendre qu'il ne suffit pas de les
1. Ps. lxxi,2. i 3. Luc. vi, 20.
t. Lue. \y, iS. 4. 1 Cor» i. 26-2*.
124
SUR L'ÉMINENTE DIGNITE DES PAUVRES.
plaindre, ni même de les assister, mais que nous devons
encore * concevoir pour eux de grands sentiments de respect.
Saint Paul nous en donne l'exemple. Écrivant aux Romains
'ne2 aumône qu'il allait porter aux fidèles de Jérusalem,
il leur parle en ces termes: «Je vous conjure, mes frères,
par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint-
Esprit, que vous m'aidiez par vos prières auprès de Dieu,
afin que les saints qui sont en Jérusalem agréent le présent
que j'ai à leur faire. » Obsecro vos, fratres, per Dominum
nostrum Jesum Christum et per charitatem Sancti Spiritus,
ut adjuvetis me in orationibus vestris pro me ad Deum, ut
obsequii mei oblatio accepta fiât in Jérusalem sanctis *. Qui
n'admirerait, chrétiens, comme il traite les pauvres hono-
rablement ! Il ne dit pas : l'aumône que j'ai à leur faire, ni
l'assistance que j'ai à leur donner ; mais, le service que j'ai
à leur rendre. Il fait quelque chose de plus, et je vous prie
de méditer ce qu'il ajoute : « Priez Dieu, dit-il, mes chers
frères, que mon service leur soit agréable. » Que veut dire
le saint apôtre, et faut-il tant de précautions pour faire
agréer une aumône î Ce qui le fait parler de la sorte, c'est
la haute dignité des pauvres. On peut donner pour deux
motifs: ou pour gagner l'affection, ou pour soulager la
misère 5, ou par un effet d'estime, ou par un sentiment
de pitié: l'un est un présent, et l'autre une aumône. Dans
l'aumône, on croit ordinairement que c'est assez de donner :
on apporte plus de soin dans le présent, et il y a un certain
art innocent de relever le prix de ce que l'on donne*, par
la manière et les circonstances 5. C'est en cette dernière
1. Rom.* xv, 50, 31. < Au bas
de la page, Bossuet donne aussi
le dernier verset de saint Paul en
grec. » Note de l'édition Gandar.
i. « Écrire det mœurs (sur les. .)»,
La Bruyère,éd> Hachette, p. 14, n. S.
3. Var. : la nécessité.
4. Var. : d'en relever le prix.
o. Var. : par la manière de l'of-
frir.
SUR L'EMWENTE DIGNITÉ DES PAUVRES. 125
façon que saint Paul assiste les pauvres. Il ne les regarda
pas seulement comme des malheureux qu'il faut assister;
mais il regarde que dans leur misère ils sont les principaux
membres de Jésus-Christ et les premiers-nés de l'Église.
En cett* qualité glorieuse, il les considère comme des per-
sonnes auxquelles il fait la cour, si je puis parler de la sorte.
C'est pourquoi il n'estime pas que ce soit assez que son
présent lés soulage, mais il souhaite que son service leur
agrée; et pour obtenir cette grâce, il met toute l'Église en
prières. Tant les pauvres sont considérables dans l'Église de
Jésus-Christ, que saint Paul semble établir sa félicité dans
l'honneur de les servir et dans le bonheur de leur plaire T
utobsequii rnei oblatio [accepta fiât in Jérusalem sanctis].
Mesdames, revêtez-vous de ces sentiments apostoliques ;
et dans les soins que vous prenez de cette maison, regardez
avec respect les pauvres qui la composent. Méditez 4 sérieu*
sèment, en la charité de Notre-Seigneur, que, si les honneurs
du siècle vous mettent au-dessus d'eux, le caractère de
Jésus-Christ qu'ils ont l'honneur de porter, les élève au-
dessus de vous. Honorez, en les servant, la mystérieuse
conduite de la Providence divine, qui leur donne les pre-
miers rangs dans l'Église avec une telle prérogative, que
les riches n'y sont reçus que pour les servir.
SECOND POINT.
C'est la seconde vérité * que je me suis obligé de vous
apliquer, et qui suit si évidemment de celle que j'ai déjà
établie, qu'il ne sera pas nécessaire de m'étendre beaucoup
sur la preuve. Et certainement, chrétiens, comme il a déjà
été dit, Jésus, qui ne promet dans son Évangile que des
afflictions et des croix, n'a pas besoin de riches dans sa
1. Var.: pesez. | 2. Var.; proposition.
126 SUR L'EMINENTE DIGNITE DES PAUVRES.
sainte Église ; et leur faste n'ayant rien de commun avec la
profonde humiliation de ce Dieu anéanti * jusquesà la croix,
il est bien aisé de juger, messieurs, qu'il ne les recherche
pas pour eux-mêmes. Car à quoi lui sont-ils bons dans son
royaume ? Quoi ! pour lui ériger des temples superbes, ou
pour orner ses autels d'or et de pierreries î Ne tous persua-
dez pas qu'il se plaise dans ces ornements : il les reçoit de
la main des hommes comme des marques de leur piété,
comme des hommages de leur religion; mais, bien loin
d'exiger ces grandes dépenses, ne voyei-vous pas au con-
traire qu'il n'est rien de plus commun ni de plus bas prix
que ce qui est nécessaire à son culte T II demande seule-
ment de l'eau la plus simple pour régénérer ses enfants ;
il ne faut qu'un peu de pain et de vin pour consacrer ses
mystères, où réside la source de toutes ses grâces. Jamais
il ne s'est tenu mieux servi que lorsqu'on lui sacrifiait dans
des cachots, et que l'humilité et la foi faisaient tout l'orne-
ment de ses temples. Autrefois, dans l'ancienne loi, il vou-
lait de la pompe dans son service ; mais cette simplicité
qu'il affecte, si je puis parler de la sorte, dans le culte de
la nouvelle alliance, c'est pour faire voir aux riches du
monde qu'il n'a plus besoin d'eux ni de leurs trésors, si ce
n'est pour le service de ses pauvres.
Mais pour les pauvres, niessieurs,-41 confesse qu'il en a
besoin, et il implore leur secours. Ecce mysterium vobis dico* :
« Voici un mystère admirable8 » : Jésus n'a besoin de rien,
et Jésus a besoin de tout : Jésus n'a besoin de rien selon sa
puissance; mais Jésus a besoin de tout selon sa compassion.
Ecce mysierium vobis dico : «Voici un grand mystère que j'ai
à vous dire » ; c'est le mystère du Nouveau Testament. Cette
1. Variante: avec l'anéantisse- i 3. Bossue* emprunte sentent à
ment de ce Dieu pauvre. l'Apôtre cette manière d'an no n-
2. I Cor., xv, 8t. I csx tes vérités qu'il prêche.
SUR L ÊMIÎSETTTE DIGNITE DES PAUVRES.
127
même miséricorde, qui a obligé Jésus innocent à se charger
de tous les crimes, oblige encore Jésus, tout heureux qu'il
est, à se charger de toutes les misères. Dans cette considé-
ration, il est le plus pauvre de tous les pauvres1. Car
comme le plus innocent est celui qui a porté le plus de
péchés, aussi le plus abondant* est celui qui porte le plus
de besoins. Ici il a faim, et là il a soif; là il gémit sous des
chaînes, ici il est travaillé par des maladies ; il souffre en
même temps le froid et le chaud, et les extrémités opposées ;
pauvre véritablement, et le plus pauvre de tous les pauvres,
parce que tous les autres pauvres ne souffrent que pour eux-
mêmes, et « qu'il n'y a que Jésus-Christ qui pâtisse5 dans
toute l'universalité des misérables» : Vnus tantummodo Chris-
tus est qui m omnium pauperum universitate mendicet4. Ce
sont donc les besoins pressants de ses pauvres membres qui
l'obligent de se relâcher en faveur des riches.
Il ne voudrait voir dans son Église que ceux qui portent
sa marque, que des pauvres, que des indigents, que des
affligés, que des misérables. Mais s'il n'y a que des malheu-
reux, qui soulagera les malheureux? que deviendront les
pauvres dans lesquels il souffre, et dont il ressent tous les
besoins? Il pourrait leur envoyer ses saints anges ; mais il
est plus juste qu'ils soient assistés par des hommes qui sont
leurs semblables. Venei donc, ô riches ! dans son Église ; la
porte enfin vous en est ouverte : mais elle vous est ouverte en
1. Var. : Regardez en cette vue
le Sauveur Jésus, et vous le trou-
verez non seulement pauvre, mais
encore le plus pauvre des pauvres.
2. Abondant. « (L'homme) sera
toujours puis5ant,a&ondanf, heu-
reux, pourvu que Dieu lui de-
meure. » Panéç. de saint Ber-
nard, m Étant bon, abondant,
plefa» 4e richesse infinie, il (Dieu
doit être aussi par nature bien-
faisant, libéral et magnifique. >
Sur la Bonté de Dieu.
3. Pâtisse. Les exemples assez
nombreux que Furetiére (1691) el
l'Académie (1694) citent à l'article
pâtir, montrent que ce verbe
n'était jw» encore sorti de l'usai *
eeMswi.
4» «alvien adv. Atmr,, rv, 4
428
SUR L'EMINENTJB DIGNITÉ DES PAUVRES.
faveur des pauvres, et à condition de les servir. C'est pour
l'amour de ses enfants qu'il permet l'entrée à ces étrangers.
Voyez le miracle de la pauvreté : les riches étaient étrangers;
mais le service des pauvres les naturalise, et leur sert à
expier la contagion qu'ils contractent parmi leurs richesses.
Par conséquent, ô riches du siècle î prenez tant qu'il vous
plaira des titres superbes; vous les pouvez porter dans le
monde : dans l'Église de Jésus-Christ, vous êtes seulement
serviteurs des pauvres. Ne vous offensez pas de ce titre : le
patriarche Abraham Ta tenu à gloire; lui qui avait tant de
serviteurs et une si nombreuse famille, prenait néanmoins
pour son partage le soin et l'obligation de servir les néces-
siteux. Aussitôt qu'ils approchent de sa maison, lui-même
s'avance pour les recevoir; lui-même va choisir dans son
troupeau ce qu'il y a de plus délicat et de plus tendre ; lui-
même se donne la peine de servir leur table1. Ainsi, dit
l'éloquent Pierre Chrysologue, « Abraham, sentant arriver
les pauvres, ne se souvient plus qu'il est maître, » et il fait
toutes les fonctions d'un serviteur : Abraham, visoperegrino,
dominum se esse nescivit ». Mais d'où lui vient cet empresse-
ment à servir les pauvres? C'est que ce père des croyants
voyait déjà en esprit le rang qu'ils devaient tenir dans l'Église :
il considère déjà Jésus-Christ en eux; il oublie sa dignité
dans la vue de5 celle des pauvres, et il montre aux riches,
par son exemple, l'obligation qu'ils ont de les servir.
Mais quel service leur devons-nous rendre? en quoi som-
mes^nous tenus de les assister? Vous le voyez déjà, chré-
tiens, dans l'exemple du patriarche Abraham. Mais l'admi-
rable saint Augustin vous va donner encore sur ce sujet-là
1. Geneë".txrmt 2, 8.
2. Serm., cxxi, de Divite et La-
laro.
3. Dan* la vue de.... Dans s'em-
ployait souvent pour, à du xvii*
siècle : « Dans le spectacle de son
propre ouvrage. » 2# sermon su»
la Providence.
SUR L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES.
129
une instruction plus particulière. « Le service que vous
devez aux nécessiteux, c'est de porter avec eux une partie
du fardeau qui les accable1. » L'apôtre saint Paul ordonne
aux fidèles de • porter les fardeaux les uns des autres : »
Aller aîterius onera portait*. Les pauvres ont leur fardeau,
et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau :
qui ne le sait pas? Quand nous les voyons suer et gémir,
pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pres-
santes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont
accablées? Mais encore que les riches marchent à leur aise,
et semblent n'avoir rien qui leur pèse, sachez qu'ils ont aussi
leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches? Chrétiens,
le pourrez- vous croire? ce sont leurs propres richesses.
Quel [est] le fardeau des pauvres ? c'est le besoin. Quel est
le fardeau des riches? c'est l'abondance. « Le tardeau des
pauvres, dit saint Augustin, c'est de n'avoir pas ce qu'il
faut; et le fardeau des riches, c'est d'avoir plus qu'il ne
faut : ». Onus paupertatis non habere, divitiarum onus plu*
[quam opus est] habere. Quoi donc! est-ce un fardeau incom-
mode que d'avoir trop de biens? Ah ! que j'entends de mon-
dains qui désirent un tel fardeau dans le secret de leurs
cœurs! Mais qu'ils arrêtent ces désirs inconsidérés. Si les
injustes préjugés du siècle les empêchent de concevoir en ce
monde combien l'abondance pèse, quand ils viendront en
ce pays où il nuira d'être trop riches, quand ils comparaî-
tront à ce tribunal où il faudra rendre compte non seule-
ment des talents2 dispensés4, mais encore des talents enfouis,
1 . De verbo apost. Sermo glxix,9.
2. Galat., vi, 2.
3. Allusion à la parabole évan-
^élique où un maître, partant en
voyage, donne des talents à ses
trois serviteurs. Le premier et le
second les font valoir ; le troi-
sième enfouit le sien. Cest même
de cette parabole, très connue et
très commentée au moyen âge,
qu'est Tenu le sens actuel de la-
lent : les aptitudes naturelles étant
une sorte de capital qui nous est
confié à charge de le faire valoir.
(Voyez le Dict. de Littré).
4. Dispensés, c'est-à-dire dipen*
f30 SUR L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES.
et répondre à ce juge inexorable non seulement de la dépense,
mais encore de l'épargne et du ménage1; alors, messieurs,
ils reconnaîtront que les richesses sont un grand poids, et
ils se repentiront Yainement de ne s'en être pas déchargés.
Mais n'attendons pas cette heure fatale, et, pendant que
le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul :
Aljter alteriu* onera poriate : * Portez vos fardeaux les uns
les autres. » Riches, porte* le fardeau du pauvre, soulagez
sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids
desquelles il gémit : mais sachez qu'en le déchargeant vous
travaillez à votre décharge ; lorsque vous lui donnez, vous
diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre; vous portez le
besoin qui le presse2, il porte l'abondance qui vous surcharge.
Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, < afin
« que les charges deviennent égales : » ut fiât œqualitas, dit
saint Paul5. Car quelle injustice, mes frères, que les pau-
vres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères
aille fondre sur leurs épaules! S'ils s'en plaignent et s'ils en
murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permet-
tez-moi de le dire4, c'est avec quelque couleur de justice :
car étant tous pétris d'une même masse, et ne pouvant pas 5
y avoir grande différence entre de la boue et de la boue,
pourquoi verrons-nous d'un côté la joie, la faveur, l'affluence ;
et de l'autre la tristesse, et le désespoir, et l'extrême néces-
sité, et encore le mépris et ia servitude? Pourquoi cet
ses. C'est le sens du verbe dis-
pensai dans le bas latin. (Voir
Du Cange).
1. Ménage. Voyez précédem-
ment, p. 29, noteS.
2. Var.: serre.
5. Il Cor., vm, 14.
4. Seigneur, penruttet-mci de
le dire, mots qui «fit été ajoutés
après eoup. franc», parag. 5*3.
5. Ne pouvant pas y avoir.*.
c Cest donc en ces deux maniè-
res que Dieu régie nos volontés
par la sienne, parce qu'y ayant
deux choses à régler en nous, ce
que nous avons à pratiquer et es
que nous avons à souffrir, etc... »
Sermon pour la Purification :
Voir Chaasang, Gramm.
SUR I/fiMINENTE DIGNITE DES PAUVRES. 151
borna* si fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et
pourrait-il contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles
d'une curiosité étudiée, pendant que ce misérable, homme
toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre
famille, ni soulager la faim qui le presse! Dans cette étrange
inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ména-
ger les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un
autre moyen elle n'avait pourvu au besoin des pauvres, et
remis quelque égalité entre les hommes! C'est pour cela,
chrétiens, qu'il a établi son Église, où il reçoit les riches,
mais à condition de servir les pauvres; où il ordonne que
l'abondance supplée au défaut, et donne des assignations
aux nécessiteux sur le superflu des opulents '. Entrez, mes
frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau
des pauvres, le votre vous accablera; le poids de vos riches-
ses mal dispensées vous fera tomber dans l'abîme : au lieu
que, si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pau-
vreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout
ensemble de participer à leurs privilèges.
TROISIÈME POINT.
c Dan» tous les royaumes, iPy a des privilégiés, c'est-à-dire
des personnes émmenies qui ont des droits extraordinaires »
parce qu'elles « touchent de plus près, oa par leur naissance, ou
par leurs emplois a la personne du prince. » Dès lors, dans
l'Église, les privilégiés ne seront point les riches, qui n'ont rien
de commun avec Jésus-Christ souffrant, mais les pauvres qui
sont < ses semblables et ses compagnons de fortune ».
Qu'on ne méprise plus la pauvreté, et qu'on ne la traite
plus de roturière. 11 est vrai qu'elle était de la lie du peuple :
mais le Roi de gloire l'ayant épousée, il l'a anoblie par cette
alliance, et ensuite il accorde aux pauvres tous les pn-
1. Cf. tiourdaloue (1" vendr. de Carême et 8~*dim. après la Pentecôte
432 SUR L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES.
vilèges de son empire. Il promet le royaume aux pauvres,
la consolation à ceux qui pleurent, la nourriture à ceux qui
ont faim, la joie éternelle à ceux qui souffrent.
Si tous les droits, si toutes les grâces, si tout les privi-
lèges de l'Évangile sont aux pauvres de Jésus-Christ, A
riches! que vous reste-t-il, et quelle part aurez-vous dans
son royaume? Il ne parle de vous dans son Évangile que
pour foudroyer votre orgueil : Vœ vobis, [divitilnu*} [« Mal-
heur à vous, riches! »] Qui ne tremblerait à cette sentence r
Qui ne serait saisi de frayeur? Contre cette terrible malédic-
tion, voici votre unique espérance. Il est vrai, ces privi-
lèges sont donnés aux pauvres ; mais vous pouvez les obte-
nir d'eux, et les recevoir de leurs mains: c'est là que le
Saint-Esprit vous renvoie pour obtenir les grâces du ciel.
Voulez-vous que vos iniquités vous soient pardonnéesî
« Rachetez-les, dit-il, par aumônes : » Peccata tua elee-
motynii redime*. Demandez-vous à Dieu sa miséricorde?
cherchez-la dans les mains des pauvres, en rexerçant envers
eux; Beati miséricordes*: [« Heureux ceux qui sont miséri-
cordieux, j»] Enfin, voulez-vous entrer au royaume? Les
portes, dit Jésus-Christ, vous seront ouvertes, pourvu que
les pauvres vous introduisent: « Faites-vous, dit-il, des amis
« qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels4. » Ainsi
la grâce, la miséricorde, la rémission des péchés, le royaume
même est entre leurs mains; et les riches n'y -peuvent entrer,
si les pauvres ne les y reçoivent.
Donc, ô pauvres, que vous êtes riches ! mais, ô riches,
que vous êtes pauvres ! Si vous vous tenez à vos propres
biens, vous serez privés pour jamais des biens du Nouveau
Testament ; et il ne vous restera pour votre partage que ce
Yœ terrible de l'Évangile. Ah! pour détourner ce coup de
». Luc, vi, U. I 3. Matth., y, 7.
S, fian^ iy, 24. I 4. Lue, xvi, 9.
SUR L'ÉMUŒNTE DIGNITÉ DES PAUVRES. 133
foudre, pour vous mettre heureusement à couvert de cette
malédiction inévitable, jetez-vous sous l'aile de la pauvreté;
entrez en commerce avec les pauvres ; donnez, et vous rece-
vrez : donnez les biens temporels, et recueillez les bénédic-
tions spirituelles; prenez part aux misères des affligés, et
Dieu vous donnera part à leurs privilèges.
C'est ce que j'avais à vous dire touchant les avantages delà
pauvreté, et la nécessité de la secourir. Après quoi, il ne
me reste plus autre chose à faire, sinon de m'écrier avec
le prophète : Beatus qui intelligit super egenum et pauperemH
« Heureux celui qui entend* sur l'indigent et sur le pau-
vre ! » U ne suffit pas, chrétiens, d'ouvrir sur les pauvres
les yeux de la chair : mais il faut les considérer par les yeux
de l'intelligence : Beatus qui intelligit. Ceux qui les regar-
dent des yeux corporels, ils n'y voient rien que de bas, et
ils les méprisent. Ceux qui ouvrent sur eux l'œil intérieur, je
veux dire l'intelligence guidée par la foi, ils remarquent en
eux Jésus-Christ; ils y voient les images de sa pauvreté, les
citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les
distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son
Église, les premiers membres de son corps mystique. C'est
ce qui les porte à les assister avec un empressement chari-
table. Mais encore n'est-ce pas assez de les secourir dans
leurs besoins. Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent
sur le pauvre. Celui qui leur distribue quelque aumône, ou
contraint par leurs pressantes importunités, ou touché par
quelque compassion naturelle, il soulage la misère du pau-
vre ; mais néanmoins il est véritable qu'il n'est pas intelli-
gent sur le pauvre. Celui-là entend véritablement le mystère
de la charité, qui considère les pauvres comme les premiers
i. Ps. xl, 1. J f entends que Dieu est, et j'entends
%. EnUnd. « J'entends et Dieu que je suis. » Bossuet, Connais-
enUtn Dieu entend qu'il est I *<omc* de Dieu, rw, 8.
134
SUR L'ÉMINERTB DIGNITÉ DES PAUTRES.
enfants de l'Église ; qui, honorant cette qualité, se croit
obligé de les servir; qui n'espère de1 participer aux bénédic-
tions de l'Évangile que par le moyen de la charité et de la
communication fraternelle.
Donc, mes frères, ouvrez les yeux sur cette maison indi-
gente, et soyez intelligents sur ses pauvres. Si je demandais
vos aumônes pour une seule personne, tant de grandes et
importantes raisons, qui vous obligent à la charité, devraient
émouvoir vos cœurs. Maintenant j'élève ma voix au nom
d'une maison tout entière, et encore d'une maison chargée
d'une multitude nombreuse de pauvres filles* entièrement
délaissées. Faut-il vous représenter et le péril de ce sexe, et
les suites dangereuses de sa pauvreté, l'écueil le plus ordi-
naire où sa pudeur fait naufrage! Que serviront les paroles,
si la chose même ne vous touche pas? Entrez dans cette
maison, prenez connaissance de ses besoins; et si vous n'êtes
touchés de l'extrémité où elle est réduite, je ne sais plus,
mes frères, ce qui sera capable de vous attendrir. Il est vrai,
des dames pieuses ont ouvert les yeux sur cette maison .•
elles ont entendu sur les pauvres ; parce qu'elles connaissent
leur dignité, elles se tiennent honorées de les servir ; parce
qu'elles sont chrétiennes, elles se croient obligées de les
assister; parce qu'elles savent le poids des richesses mal em-
ployées, elles se déchargent entre leurs mains d'une partie
de leur fardeau, et, en répandant les biens temporels, elles
viennent recevoir en échange les grâces spirituelles.
1. Qui n'espère de participer.
c ... Il y en a ....... qui met-
tent de après les verbes croire,
prétendre, espérer. C'est une
faute après croire et prétendre,
et il est inutile de le mettre après
espérer... Il me semble que ceux
qui parient le mieux disent : J'es-
père venir à foout de cette af-
faire ;... et non pas, f espère de
venir i bout de cette affaire. .. »
Th. Corneille, édit. de Vauçelas,
1887. Bossuet, Hist . «»*»., i, 8 :
« Il espéra de contenter son am-
bition. » Voir dans Littrè de nom-
breux exemples de cette construc-
tion au xvn* siècle,
i. Var.: Personnes.
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL
t&È&là A PARIS VERS 1659.
NOTICE
Le lieu où fut prononcé ce discours est clairement désigné
dans la péroraison : c'est l'Hôpital général, à Paris '. La date est
beaucoup moins certaine : M. Floquet et M. Lebarq proposent
1657; M. Gandar et M. Gazier 1659; M. Lâchât, 1661*.
De ces trois conjectures, dont aucune ne s'appuie sur des faits
précis, nous préférons la seconde. Si l'on considère avec quel
enthousiasme sincère Bossuet glorifie, dans ce discours, la sim-
plicité de l'éloquence apostolique, on croira difficilement que
le panégyrique de saint Paul soit contemporain d'un panégy-
rique de saint Victor y prêché en 1657 3, et où l'orateur n'a pas
rompu encore avec la rhétorique profane. Si l'on songe, d'autre
part, qu'en 1659 Bossuet, déjà l'ami de saint Vincent de Paul,
devenu son collaborateur dans les conférences de Saint-Lazare4,
dut vivre avec lui « dans la plus étroite communion d'idées », il
paraîtra assez vraisemblable de rapporter à cette année un dis-
cours si fortement pénétré de l'esprit de M. Vincent et de ses
maximes sur la prédication 6.
f. L'Hôpital général, dont les
principaux fondateurs furent saint
Vincent de Paul, le premier pré-
sident de Bellièvre, Mme Le Gras
(Louise de Marillac) et Mme d'Ai-
guillon, fut établi par un édit du
mois d'avril 1656, et s'ouvrit au
mois de mai 1657. Il donna aus-
sitôt asile à quatre ou cinq mille
pauvres sur les quarante mille qui
encombraient Paris à ce moment.
2. Floquet, Études, I, p. 404 et
suiv. — Gandar, Études, p. 265-
266; Lâchât, Œuvres de Bossuet,
t. III, p. 224; Gazier, Choix de
Serm.y p. 118 ; Lebarq, Hist. erit.
de la prédication de Bossuet,
p. 155, Œuv. ormt., t. II, p. 293.
3. Floquet, I, p. 419.
4. Id., II, p. 13 et suiv. — Gaï-
dar, Études, p. 262-264.
5. Voir Y Introduction,
BOSSUET, SERMONS,
12
136 PANÉGYRIQUE DE SAISI PAUL.
EXTRAITS
Placeo miht, m xnfirmitatibut met* :
eum enim infirmor, tune potent garn-
ie ne me plais que dans mes faiblesses :
car lorsque je me sens faible, c'est alors
que je suis puissant.
H C«r., m, 40.
Dans le dessein que je me propose de faire aujourd'hui le
panégyrique du plus illustre des prédicateurs et du plus
zélé des apôtres, je ne puis vous dissimuler que je me sens
moi-même étonné de la grandeur de mon entreprise. Quand
je rappelle à mon souvenir tant de peuples que Paul a con-
quis, tant de travaux qu'il a surmontés, tant de mystères
qu'il a découverts, tant d'exemples qu'il nous a laissés d'une
charité consommée, ce sujet me paraît si vaste, si relevé, si
majestueux, que mon esprit, se trouvant surpris, ne sait ni
où s'arrêter dans eette étendue, ni que tenter dans cette
hauteur, ni que choisir dans cette abondance; et j'ose bien
me persuader qu'un ange même ne suffirait pas pour louer
cet homme du troisième ciel.
Mais ce qui m'étonne le plus, c'est que cet amour mêlé de
respect que je sens pour le divin Paul, et duquel j'espérais
de nouvelles forces dans un ouvrage qui tend à sa gloire,
s'est tourné ici contre moi, et a confondu longtemps mes
pensées; parce que, dans là haute idée que j'avais conçue de
l'Apôtre, je ne pouvais rien dire qui lui fût égal, et il ne me
permettait rien qui fût au-dessous.
Que me reste -t-il donc, chrétiens, après vous avoir con-
fessé ma faiblesse et mon impuissance, sinon de recourir à
celui qui a inspiré à saint Paul les paroles que j'ai rappor-
tées: Cum infirmor, tune potem sum, * Je suis puissant,
lorsque je suis faible! » Après ces beaux mots de mon grand
% PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL. 157
apôtre, il ne m'est plus permis de me plaindre; et je me
crains pas de dire avec lui, que • je me plais dans cette
faiblesse », qui me promet un secours divin : Placeo mihi, in
infirmitatibus. Mais pour obtenir cette grâce, il nous faut
encore recourir à celle dans laquelle le mystère ne s'est
accompli qu'après qu'elle a reconnu qu'il passait ses forces ;
c'est la bienheureuse Marie, que nous saluerons en disant :
Ave.
Parmi tant d'actions glorieuses, et tant de choses extraor-
dinaires, qui se présentent ensemble à ma vue, quand je
considère l'histoire de l'incomparable docteur des Gentils,
ne tous étonnez pas, chrétiens, si, laissant à part ses mira-
cles et ses hautes révélations, et cette -sagesse toute divine
et vraiment digne du troisième ciel, qui paraît dans ses
écrits admirables, et tant d'autres sujets illustres qui rem-
pliraient d'abord vos esprits de nobles et magnifiques idées,
je me réduis à vous faire voir les infirmités de 'ce grand
apôtre, et si c'est sur ce seul objet que je vous prie d'arrêter
vos yeux. Ce qui m'a porté à ce choix, c'est que, devant vous
prêcher saint Paul, je me suis senti obligé d'entrer dans
l'esprit de saint Paul lui-même, et de prendre ses sentiments.
C'est pourquoi l'ayant entendu nous prêcher avec tant de
zèle, qu'il ne se glorifie que dans ses faiblesses, et que ses
infirmités font sa force : Cum enim infirmûr, tuncpotens sum,
je suis les mouvements qu'il m'inspire, et je médite son
panégyrique, en tâchant de vous faire voir ces faiblesses
toutes-puissantes, par lesquelles il a établi l'Église, renversé
la sagesse humaine, et captivé tout entendement sous l'obéis-
sance de Jésus-Christ.
Entrons donc, avant toutes choses, dans le sens de cette
parole, et examinons les raisons pour lesquelles le divin Paul
ne se croit fort que dans sa faiblesse : c'est ce qu'il m'est
aisé de vous faire entendre. Il se souvenait, chrétiens, de
138 PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL.
son Dieu anéanti pour l'amour des hommes ; il savait que
si ce grand monde, et ce qu'il enferme en son vaste sein,
est l'outrage de sa puissance, il avait fait un monde nouveau,
un monde racheté par son sang, et régénéré par sa mort,
c'est-à-dire, sa sainte Église, qui est l'œuvre de sa faiblesse.
C'est ce que regarde saint Paul ; et après ces grandes pen-
sées, il jette aussitôt les yeux sur lui-même. C'est là qu'il
admire sa vocation : il se voit choisi, dès l'éternité, pour
être le, prédicateur des Gentils; et comme l'Église doit être
formée de ces nations infidèles, dont il est ordonné l'apôtre,
il s'ensuit manifestement qu'il est le principal coopérateur
de la grâce de Jésus-Christ dans l'établissement de l'Église.
Quels seront ses sentiments, chrétiens, dans une entre-
prise si haute, où1 la Providence l'appelle? L'exécutera-t-il par
la force? Mais, outre que la sienne n'y peut pas suffire, le
Saint-Esprit lui a fait connaître que la volonté du Père céleste,
c'est que cet ouvrage divin soit soutenu par l'infirmité:
t Dieu, dit-il8, a choisi ce qui est infirme, pour détruire ce
qui est puissant. » Par conséquent, que lui reste-t-il, sinon
de consacrer au Sauveur une faiblesse soumise et obéissante,
et de confesser son infirmité ; afin d'être le digne ministre
de ce Dieu qui, étant si fort par nature, s'est fait infirme
pour notre salut? Voilà donc la raison solide pour laquelle il
se considère comme un instrument inutile, qui n'a de vertu
ni de force qu'à cause de la main qui l'emploie; et c'est
pour cela, chrétiens, qu'il triomphe dans son impuissance,
et qu'en avouant qu'il est faible, il ose dire qu'il est tout-
puissant : Cum enim infirmor, tune potens srnn.
Mais pour nous convaincre par expérience de la vérité
qu'il nous prêche, il faut voir ce grand homme dans trois
fonctions importantes du ministère qui lui est commis. Car
ce n'est pas mon dessein, messieurs, de considérer aujour-
1. Cf. p. 182, note 4. | S. I. Cor., i, 27.
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
139
d'hui saint Paul dans sa vie particulière1 : je me propose de
le regarder dans les emplois de l'apostolat, et je les réduis
à trois chefs : la prédication, les combats, le gouvernement
ecclésiastique.
Après avoir montré « la liaison nécessaire de ces trois obliga-
tions » dans les premiers temps de l'église naissante, l'orateur
continue :
Ainsi vous voyez en peu de paroles tout ce qui occupe
l'esprit de saint Paul : il prêche, il combat, il gouverne ; et,
messieurs, le pourrez-vous croire? il est faible dans tous ces
emplois. Et premièrement, il est assuré que saint Paul est
faible en prêchant, puisque sa prédication n'est pas appuyée,
ni sur la force de l'éloquence, ni sur ces doctes raisonne-
ments que la philosophie a rendus plausibles : Non in persua-
sibilibus humanœ sapientiœ verbis 8. Secondement, il n'est pas
moins clair qu'il est faible dans les combats, puisque, lors-
que tout le monde l'attaque, il ne résiste à ses ennemis qu'en
s'abandonnant à leur violence : Facti sumus sicut oves occi-
sionis* : il est donc faible en ces deux états. Mais peut-
être que parmi ses frères, où la grâce de l'apostolat et
l'autorité du gouvernement lui donnent un rang si con-
sidérable, ce grand homme paraîtra plus fort î Non, fidèles,
ne le croyez pas : c'est là que vous le verrez plus infirme.
Il se souvient qu'il est le disciple de Celui qui a dit dans
son Évangile, qu'il n'est pas venu pour être servi, mais
afin de servir lui-même4 : c'est pourquoi il ne gouverne pas
les fidèles, en leur faisant supporter le joug d'une autorité
superbe et impérieuse ; mais il les gouverne par la charité,
1. Dans sa vie particulière.
Dans sa vie privée. « La simplicité
d'une vie particulière qui goûte
doucement et innocemment ce
peu de bien* aue la nature nour
donne. » Oraison funèbre d'Hen-
riette d'Angleterre,
2. I Cor., u, 4.
5 Rom.f vin, 36.
t Matth., xx, 28.
140
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
en se faisant infirme avec eux : Factut mm infirma tnfirmtu
et se rendant serviteur de tous : Omnium me scrvum feci1.
est donc infirme partout, soit qu'il prêche, soit qu'il cora-
iatte, soit qu'il gouverne le peuple de Dieu par l'autorité
de l'apostolat ; et, ce qui est de * plus admirable, c'est qu'au
milieu de tant de faiblesse, il nous dit, d'un ton de victo-
rieux, qu'il est fort, qu'il est puissant, qu'il est invincible :
Cum enim injirmor, tune potens tum.
Ah ! mes frères, ne voyez-vous pas la raison qui lui donne
cette hardiesse? C'est qu'il sent qu'il est le ministre de ce
Dieu qui, se faisant faible, n'a pas perdu sa toute-puissance.
Plein de cette haute pensée, il voit sa faiblesse au-dessus de
tout. Il croit que ses prédications persuaderont, parce qu'elles
n'ont point de force pour persuader; il croit qu'il surmon-
tera3 dans tous les combats, parce qu'il n'a point d'armes
pour se défendre; il croit qu'il pourra tout sur ses frères
dans l'ordre du gouvernement ecclésiastique, parce qu'il
s'abaissera à leurs pieds, et se rendra l'esclave de tous par
la servitude de la charité. Tant il est vrai que dans toutes
choses il est puissant en ce qu'il est faible, puisqu'il met la
force de persuader dans la simplicité du discours, puisqu'il
n'espère vaincre qu'en souffrant, puisqu'il fonde sur sa ser-
vitude toute l'autorité de son ministère. Voiià, messieurs,
trois infirmités, dans lesquelles je prétends montrer la
puissance du divin apôtre: soyez, s'il vous plaît, attentifs,
et considérez dans ce premier point la faiblesse victorieuse
de ses prédications toutes simples.
1. I Cor., a, 19, 22.
2. C# qui ett de plus admira-
oie. Voyez, sur cette façon de
parler, qui se rencontre plusieurs
fois dans les Serinons, p. 75, note 2.
3» Surmontera «La pensée qu'on
préfère quelqu'un^* crainte de n'ê-
tre pas aimée, l'envie de surmon-
ter, cela fait un mélange... » Mme
de Sévigné. 3 juillet 16§0.
PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL.
141
PREMIER POINT
Je ne puis assez exprimer combien grand, combien admi-
rable est le spectacle que je tous prépare dans cette pre-
mière partie. Car ce que les plus grands hommes de l'anti-
quité ont souvent désiré de Toir, c'est ce que je dois vous
représenter: saint Paul prêchant Jésus-Christ au monde, et
convertissant les cœurs endurcis par ses divines prédica-
tions. Mais n'attendez pas1, chrétiens, de ce céleste prédica-
teur, ni la pompe ni les ornements dont se pare l'éloquence
humaine. Il est trop grave et trop sérieux pour rechercher
ces délicatesses ; ou, pour dire quelque chose de plus chrétien
et de plus digne du grand apôtre, il est trop passionné-
ment amoureux des glorieuses bassesses du christianisme,
pour vouloir corrompre par les vanités de l'éloquence sécu-
lière la vénérable simplicité de l'Évangile de Jésus-Christ.
Mais, afin que vous compreniez quel est donc ce prédicateur,
destiné par la Providence pour confondre la sagesse humaine,
écoutez la description que j'en ai tirée de lui-même dans la
première aux Corinthiens.
Trois choses contribuent ordinairement à rendre un ora-
teur agréable et efficace : la personne de celui qui parle, la
beauté des choses qu'il traite, la manière ingénieuse dont il
les explique ; et la raison en est évidente ; car l'estime de
l'orateur prépare une attention favorable, les belles choses
nourrissent l'esprit, et l'adresse de les expliquer d'une
manière qui plaise les fait doucement entrer dans le cœur
Mais de la manière que se représente le prédicateur dont j
parle, il est bien aisé de juger qu'il n'a aucun de ces avan-
laces.
1. N'attendez pas... ni ia
pompe, ni... Ce redoublement de
la négation a été familier à tout
les 'écrivains du xyh* siècle, mal-
gré le précepte qu'avait donné
Vaugelas de ne mettre jamais
« ni pas ni point devant les deui
ni. a Édit. Chassang, II, 126.
!42 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL
Et premièrement, chrétiens, si tous regardez son exté-
rieur, il avoue lui-même que sa mine n'est point relevée :
Prœsentia corporis infirma1; et «si vous considérez sa condi-
tion, il est pauvre, il est méprisable, et réduit à gagner sa
vie par l'exercice d'un art mécanique. De là vient qu'il dit
aux Corinthiens : « J'ai été au milieu de vous avec beaucoup
de crainte et d'infirmité* : » d'où il est aisé de compren-
dre combien sa personne était méprisable. Chrétiens, quel
prédicateur pour convertir tant de nations !
Mais peut-être que sa doctrine sera si plausible et si belle,
qu'elle donnera du crédit à cet homme si méprisé. Non, il
n'en est pas de la sorte : « Il ne sait, dit-il, autre chose que
son Maître crucifié » : Non judicavi me scire aliquid inter
vos, nisi Jesum-Christum et hune crucifixum* : c'est-à-dire,
qu'il ne sait rien que ce qui choque, que ce qui scandalise,
que ce qui paraît folie et extravagance. Comment donc peut-
il espérer que ses auditeurs soient persuadés? Mais, grand
Paul, si la doctrine que vous annoncez est si étrange et si
difficile, cherchez du moins des termes polis, couvrez des
fleurs de la rhétorique cette face hideuse de votre Évangile,
et adoucissez son austérité par les charmes de votre élo-
quence. A Dieu ne plaise, répond ce grand homme, que je
mêle la sagesse humaine à la sagesse du Fils de Dieu : c'est
la volonté de mon Maître que mes paroles ne soient pas
moins rudes que ma doctrine parait incroyable : Non in
persuasibilibushumanœ sapienliœ verbis*. C'est ici qu'il nous
faut entendre les secrets de la Providence. Élevons nos
esprits, messieurs, et considérons les raisons pour lesquelles
le Père céleste a choisi ce prédicateur sans éloquence et
sans agrément, pour porter par toute la terre, aux Romains,
1. Il Cor., x, 10. I 3. I Cor., u, 1
3. ICor.,u,&. j 4 • Cor., n, L
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL. 143
aux Grecs, aux Barnares, aux petits, aux grand», aux rok
même l'Évangile de Jésus-Christ.
Pour pénétrer un si grand mystère, écoutes le grand Paul
lui-même, qui, ayant représenté aux Corinthiens combien
ses prédications avaient été simples, en rend cette raison
admirable : c'est, dit-il, que « nous vous prêchons une
sagesse qui est cachée, que les princes de ce monde n'ont
pas reconnue : » Sapienttam quœ abscondita est1. Quelle est
cette sagesse cachée? Chrétiens, c'est Jésus-Christ même. 11
est la sagesse du Père ; mais il est une sagesse incarnée, qui,
g étant couverte volontairement de l'infirmité de la chair,
s'est cachée aux grands de la terre par l'obscurité de ce voile.
C'est donc une sagesse cachée ; et c'est sur cela que s'appuie
le raisonnement de l'apôtre. Ne vous étonnez pas, nous dit-il,
si, prêchant une sagesse cachée, mes discours ne sont point
ornés des lumières de l'éloquence. Cette merveilleuse2fai-
blesse, qui accompagne la prédication, est une suite de
l'abaissement par lequel mon Sauveur s'est anéanti; et
comme il a été humble en sa personne, il veut l'être encore
dans son Évangile.
Admirable pensée de l'apôtre, et digne certainement d'être
méditée. Mettons-la donc dans un plus grand jour, et suppo-
sons, avant toutes choses, que le Fils éternel de Dieu avait
résolu de paraître aux hommes en deux différentes manières.
Premièrement, il devait paraître dans la vérité de sa chair ;
secondement, il devait paraître dans la vérité de sa parole.
Car, comme il était le Sauveur de tous, il devait se montrer
à tous. Par conséquent, il ne suffit pas qu'il paraisse en un
coin du monde : il faut qu'il se" montre par tous les endroits
où la volonté de son père lui a préparé des fidèles î si bien
que ce même Jésus qui n'a paru que dans la Judée par la
i. 1 Cor., n, 7. I ^ Etonnante, miraculeuse.
1 44 PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL.
vérité de sa chair, sera porté par toute la terre par la vérité
de sa parole.
C'est pourquoi le grand Origine n'a pas craint de nous
assurer que la parole de l'Évangile est une espèce de second
corps que le Sauveur a pris pour notre salut : Panis quem
Dominus corpus suum esse dicit, verbum est nutritorium ant-
marum1. Qu'est-ce à dire ceci, chrétiens! et quelle ressem-
blance a-t-il pu trouver entre le corps de notre Sauveur et
la parole de son Évangile? Voici le fond de cette pensée :
c'est que la Sagesse éternelle, qui est engendrée dans le
sein du Père, s'est rendue sensible en deux sortes. Elle
s'est rendue sensible en la chair qu'elle a prise au sein de
Marie, et elle se rend encore sensible par les Écritures divi-
nes et par la parole de l'Évangile : tellement que2 nous pou-
vons dire que cette parole et ces Écritures sont comme un
second corps qu'elle prend, pour paraître encore à nos yeux.
C'est là en effet que nous la voyons : ce Jésus, qui a con-
versé avec les apôtres, vit encore pour nous dans son Évan-
gile; et il y répand encore, pour notre salut, la parole de
vie éternelle.
Après cette belle doctrine, il est bien aisé de comprendre
que la prédication des apôtres, soit qu'elle sorte toute vivante
de la bouche de ces grands hommes, soit qu'elle coule dans
leurs écrits, pour y être portée aux âges suivants, ne doit
rien avoir qui éclate. Car, mes frères, n'entendez-vous pas,
selon la pensée de saint Paul, que ce Jésus, qui nous doit
paraître et dans sa chair et dans sa parole, veut être hum-
ble dans Tune et dans l'autre?
De là ce rapport admirable entre la personne de Jésus-
Christ et la parole qu'il a inspirée. Lac est credentibus, eihus
1. /» Matth. comment., 5. tellement à Dieu ftt'ils ont tou-
2. Tellement que... De telle jours an regard au monde. » Pft-
façon que. «Ceux <ju: se donnent | négyri que, de saint Joseph.
PANÉGYRIQUE DE SA1KT PAUL. 145
est tntelligeniibus. La chair qu'il a prise a été infirme, la
parole qui le prêche est simple : nous adorons en notre Sau-
veur la bassesse mêlée avec la grandeur. Il en est ainsi de
son Écriture : tout .y est grand, et tout y est bas; tout y est
riche, et tout y est pauvre; et en l'Évangile, comme en
Jésus-Christ, ce que l'on voit est faible et ce que Ton croit
est divin. Il y a des lumières dans l'un et dans l'autre; mais
ces lumières dans l'un et dans l'autre sont enveloppées de
nuages : en Jésus, par l'infirmité de la chair, et en l'Écri-
ture divine, par la simplicité de la lettre. C'est ainsi que
Jésus veut être prêché, et il dédaigne pour sa parole, aussi
bien que pour sa oersonne> tout ce aue les hommes admh
rent.
N'attendes donc pas de l'apôtre, ni qu'il vienne flatter les
oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu'il veuille
charmer les esprits par de vaines curiosités. Écoutez ce qu'il
dit lui-même : « Nous prêchons une sagesse cachée ; nous
prêchons un Dieu crucifié. » Ne cherchons pas de vains
ornements à ce Dieu, qui rejette tout l'éclat du monde. Si
notre simplicité déplaît aux superbes, qu'ils sachent que
nous voulons leur déplaire, que Jésus-Christ dédaigne leui
faste insolent, et qu'il ne veut être connu que des humbles.
Abaissons-nous donc à ces humbles ; faisons-leur des prédi-
cations dont la bassesse tienne quelque chose de l'humilia-
tion de la croix, et qui soient dignes de ce Dieu qui ne veut
vaincre que par la faiblesse.
C'est pour ces solides raisons que saint Paul rejette tous
les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de cou-
ler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée
que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal et sans
suite à ceux qui ne l'ont pas asseï pénétré ; et les délicats
de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offen-
sés de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères.
\ .
146 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
n'en rougissons pas. Le discourt de l'apôtre est simple ;
mais ses pensées sont toutes divines. S'il ignore la rhétori-
que, s'il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu
de tout; et son nom, qu'il a toujours à la bouche, ses mys-
tèrei, qu'il traite si divinement, rendront sa simplicité toute
puissante. Il ira, cet ignorant dans l'art de bien dire, avec
cette locution rude, avec cette phrase qui sent l'étranger, il
ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des ora-
teurs; et malgré la résistance du monde, il y établira plus
d'églises que Platon n'y a gagné de disciples par cette élo-
quence qu'on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes,
et le plus savant de ses sénateurs passera de l'Aréopage en
l'école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses con-
quêtes, il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des fais-
ceaux romains en la personne d'un proconsul, et il fera
trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on
le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville
maîtresse se tiendra bien plus honorée d'une lettre du style
de Paul, adressée à ses citoyens, que de tant de fameuses
harangues qu'elle a entendues de son Cicéron.
Et d'où vient cela, chrétiens! C'est que Paul a des moyens
pour persuader que la Grèce n'enseigne pas, et que Rome
n'a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît de1
relever ce que les superbes méprisent, s'est répandue et
mêlée dans l'auguste simplicité de ses paroles. De là vient
que nous admirons dans ses admirables Epîtres une certaine
vertu plus qu'humaine, qui persuade contre les règles, ou
plutôt qui ne persuade pas tants qu'elle captive2ies enten-
dements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses
coups droit au cœur. De même qu'on voit un grand fleuve3
1. Cf. p. 112, note 1. i textuellement dans le sermon sttr
t. Cf. p. 269, note 2. ! la Divinité de la Religion (1665),
8 Passade reproduit presque ! donné plus loin. Voy. p. 335.
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL. 147
qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force vio-
lente et impétueuse qu'il avait acquise aux montagnes d'où
il tire son origine; ainsi cette vertu céleste, qui est conte-
nue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simpli-
cité de style, conserve toute la vigueur qu'elle apporte du
ciel, d'où elle descend.
C'est par cette vertu divine que la simplicité de l'Apôtre
a assujetti toutes choses. Elle a renversé les idoles, établi
la croix de Jésus, persuadé à un million d'hommes de mou-
rir pour en défendre la gloire; enfin, dans ses admirables
Épîtres, elle a expliqué de si grands secrets, qu'on a vu les
plus sublimes esprits, après s'être exercés longtemps dans
les plus hautes spéculations où pouvait aller la philosophie,
descendre de cette vaine hauteur où ils se croyaient élevés,
pour apprendre à bégayer humblement dans l'école de Jésus-
Christ, sous la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de Jésus,
aimons l'Évangile avec sa bassesse, aimons Paul dans son
style rude, et profitons d'un si grand exemple. Ne regardons
pas les prédications comme un divertissement de l'esprit;
n'exigeons pas des prédicateurs les agréments de la rhéto-
rique, mais la doctrine des Écritures. Que si notre délica-
tesse, si notre dégoût les contraint à chercher des ornements
étrangers, pour nous attirer par quelque moyen à l'Évangile
du Sauveur Jésus, distinguons l'assaisonnement de la nour-
riture solide. Au milieu des discours qui plaisent, ne jugeons
rien de digne de nous que les enseignements qui édifient;
et accoutumons-nous tellement à aimer Jésus-Christ tout
seul dans la pureté naturelle de ses vérités toutes saintes
que nous voyions encore régner dans l'Église cette première
simplicité qui a fait dire au divin apôtre : Cum infirmor, tune
potens êum: « Je suis puissant, parce que je suis faible; »
mes discours sont forts, parce qu'ils sont simples ; c'est leur
148 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
simplicité innocente qui a confondu la -sagesse humaine.
Mais, grand Paul, ce n'est pas asseï : la puissance Tient au
secours de la fausse sagesse ; je vois les persécuteurs qui
s'élèvent. Après avoir fait des discours où Yôtre simplicité
persuade, il faut tous préparer aux combats eu votre fai-
blesse triomphe ; c'est ma seconde partit.
SECOND POINT.
C'est donc un décret de la Providence, que pour annoncer
Jésus-Christ, les paroles ne suffisent pas : il faut quelque
chose de plus violent pour persuader le monde endurci. Il
faut lui parler par des plaies, il faut l'émouvoir par du sang;
et c'est à force de souffrir, c'est par les supplices, que la
religion chrétienne doit vaincre sa dureté obstinée. Cest,
messieurs, cette vérité, c'est cette force persuasive du sang
épanché pour le Fils de Dieu, qu'il faut maintenant vous faire
comprendre par l'exemple du divin apôtre; mais pour cela,
remontons à la source
Je suppose donc1, chrétiens, qu'encore que la parole du
Sauveur des âmes ait une efficace2 divine, toutefois sa force
de persuader consiste principalement en son sang; et vous
le pouvez aisément comprendre par l'histoire de son Évan-
gile. Car qui ne sait que le Fils de Dieu, tant qu'il a prêché
sur la terre, a toujours eu peu de sectateurs, et que ce n'est
que depuis sa mort que les peuples ont couru à ce divint
Maître? Quel est, messieurs, ce nouveau miracle? risé était
abandonné pendant tout le cours de sa vie, il commence à
régner après qu'il est mort. Ses paroles toutes divines, qui
devaient lui attirer les respects des hommes* le font atta-
1. Cf., plus loin, p. 150 : t Cette
vérité étant supposée.... » Suppo-
ser ne signilie pas chez Bossuet
présenter comme une hypothèse,
mais établir comme un principe
2. Cf., p. 210, note 5.
PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL. 149
cher à un bois infâme ; et l'ignominie de ce bois, qui devait
couvrir ses disciples d'une confusion éternelle, fait adorer
par tout l'univers les vérités de son Évangile. N'est-ce pas
pour nous faire entendre que sa croix, et non ses paroles,
devait émouvoir les cœurs endurcis, et que sa force dé
persuader était en son sang répandu et dans ses cruelles
blessures !
La raison d'un si grand mystère mériterait bien d'être
pénétrée, si le sujet que j'ai à traiter me laissait assez de
loisir pour la mettre ici dans son jour. Disons seulement,
en peu de paroles, que le Fils de Dieu s'était incarné afin
de porter sa parole en deux endroits différents : il devait
parler à la terre, et il devait encore parler au ciel. Il devait
parler à la terre par ses divines prédications; mais il avait
aussi à parler au ciel par l'effusion de son sang, qui devait
fléchir sa rigueur1, en expiant les péchés du monde. C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul dit que « le sang du sauveur
Jésus crie bien mieux que celui d'Abel : » Melius clamantem
quam Abel1; parce que le sang d'Abel demande vengeance,
et le sang de notre Sauveur fait descendre la miséricorde.
Jésus -Christ devait donc parler à son Père, aussi bien qu'aux
hommes; au ciel, aussi bien qu'à la terre.
Hais il faut remarquer ici un secret de la Providence :
c'est que c'était au ciel qu'il fallait parler, afin que la terre
fût persuadée. Et cela, pour quelle raison? C'est que la grâce
divine, qui devait amollir les cœurs, devait être envoyée du
ciel. Par exemple, vous avez beau semer votre grain sur
cette terre toute desséchée, vous recueillerez peu de fruit, si
la pluie du ciel ne la rend féconde. Il en est à peu près de
même dans la vérité que je vous explique. Lorsque mon
Sauveur a parlé aux hommes, il a seulement semé sur la
1. la rigueur du ciel. | &. Hebr., xn,24.
450 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL
terre, et cette terre ingrate et stérile lui a donné peu de
sectateurs : il faut donc maintenant qu'il parle à son Père :
il faut que, se tournant du côté du ciel, il y porte la voix de
son sang. C'est alors, messieurs, c'est alors que la grâce
tombant avec abondance, notre terre donnera son frais
alors le ciel apaisé persuadera aisément les hommes, et la
parole qu'il a Semée fructifiera par tout l'univers. De là
vient qu'il a dit lui-même : Quand j'aurai été élevé de terre,
quand j'aurai été mis en croix, quand j'aurai répandu mon
sang, je tirerai à moi toutes choses : Omnia traham ad meip-
suml\ nous montrant, par cette parole, que sa force était
en sa croix, et que son sang lui devait attirer le monde.
Cette vérité étant supposée, je ne m'étonne pas, chrétiens,
que l'Église soit établie par le moyen des persécutions.
Donnez du sang, bienheureux apôtre; votre Maître lui don-
nera une voix capable d'émouvoir le ciel et la terre. Puis-
qu'il vous a enseigné que sa force consiste en sa croix,
portez-la par toute la terre, cette croix victorieuse et toute-
puissante ; mais ne la portez pas imprimée sur des marbres
inanimés, ni sur des métaux insensibles ; portez-la Sur votre
corps même, et abandonnez-le aux tyrans, afin que leur
foreur y puisse graver une image vive et naturelle de Jésus-
Christ crucifié.
C'est ce qu'il va bientôt entreprendre : il ira par toute la
terre. Chrétiens, pour quelle raison? c'est afin, nous dit-il
lui-même, « c'est afin de porter partout la mort et la croix
de Jésus, imprimée en son propre corps : » Mortijicationem
Jesu m corpore nostro circumferentes * ; et c'est peukêtre pour
cette raison qu'il a dit ces belles paroles, écrivant aux Colos-
siens : AdimpUo ea quœ desunt passionum Christi : a Je veux,
dit-il, accomplir ce qui manque aux souffrances de Jésus-
1. /<»•»»., xu, 98. I 8. il Cor., iv, 10.
PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL. 151
Christ*. » Que cous dites-vous, ô grand Paul! Peut-il donc
manquer quelque chose au prix et à la valeur infinie det
souffrances de votre Maître ? Non, ce n-est pas la sa pensée
Ce grand homme n'ignore pas que rien ne manque à leur
dignité; mais ce qui leur manque, dit-il, c'est que Jésus
n'a souffert qu'en Jérusalem ; et comme sa force est toute
en sa croix, il faut qu'il souffre par tout le monde, afin d'at-
tirer tout le monde. C'est ce que l'Apôtre voulait accomplir.
Les Juifs ont tu la croix de son Maître ; il la veut montrer
aux Gentils, dont il est le prédicateur. Il va donc, dans
cette pensée, du levant jusqu'au couchant, de Jérusalem
jusqu'à Rome, portant partout sur lui-même la croix de
Jésus, et accomplissant ses souffrances; trouvant partout
de nouveaux supplices, faisant partout de nouveaux fidè-
les, et remplissant tant de nations de son sang et de
l'Évangile.
Mais je ne croirais pas, chrétiens, m'être acquitté de ce
que je dois à la gloire de ce grand apôtre, si, parmi tant
de grands exemples que nous donne sa belle vie, je ne choi-
sissais quelque action illustre, où vous puissiez voir en par-
ticulier combien ses souffrances sont persuasives. Considé-
rez donc ce grand homme fouetté à Philippes par main de
bourreau*, pour y avoir prêché Jésus-Christ; puis jeté dans
l'obscurité d'un cachot, ayant les pieds serrés dans du bois
qui était entr'ouvert par force et les pressait ensuite avec
violence; qui, cependant, triomphant de joie de sentir si
vivement en lui-même la sanglante impression de la croix,
avec Silas son cher compagnon, rompait le silence de la nuit
en offrant à Dieu, d'une âme contente, des louanges pour
ses supplices, des actions de grâces pour ses blessures. Voilà
comme il porte la croix du Sauveur ; et aussi, dans ce même
1. Colots., xi, 24. 1 1 Act., m, 25 et seq.
BOSSUET, SERMONS. 43
152 PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL.
temps, le Sauveur lui veut faire voir une merveilleuse reprè
sentation de ce qui s'est fait à la sienne. Là du sang, et ici du
sang; là, messieurs, «la terre a tremblé1,» et ici elle tremble
encore: Terrœ motus factus est magnus* : là les tombeaux ont
été ouverts, qui sont comme les prisons des moi ts, et des
morts sont ressuscites s; ici les prisons sont ouvertes, qui
sont les tombeaux obscurs des hommes vivants : Aperta sunt
omnia ostia* : et pour achever cette ressemblance, là celui
qui garde la croix du Sauveur le reconnaît pour le Fils de
Dieu, Vert Filius Dei erat iste «; et ici celui qui garde saint
Paul se jette aussitôt à ses pieds : Procidit ad pedes*, et se
soumet à son Évangile. Que feraj-je, dit-il, pour être sauvé?
Quid me oportet faccre, ut salvus fiam^t II lave premiè-
rement les plaies de l'Apôtre : l'Apôtre après lavera les
siennes par la grâce du saint baptême, et ce bienheureux
geôlier se prépare à cette eau céleste, en essuyant le sang
de l1 Apôtre, qui lui inspire l'amour de la croix et l'esprit du
christianisme.
Vous voyez déjà, chrétiens, ce que peut la croix de Jésus,
imprimée sur le corps de Paul ; mais renouvelez vos atten-
tions pour voir la suite de cette aventure, qui vous le mon-
trera d'une manière bien plus admirable. Que fera le divin
apôtre, sortant des prisons de Philippes? Qu'il vous le dise
de sa propre bouche, dans une lettre qu'il a écrite aux habi-
tants de Thessalonique : « Vous savez, leur dit-il, mes frères,
quelle a été notre entrée chez vous, et qu'elle n'a pas été
inutile: » Quia non inanis fuit*. Pour quelle raison, chré-
tiens, son abord à Thessalonique n'a-t-il pas été inutile 1
Vous serez surpris de l'apprendre : « C'est, dit-il, qu'ayant
1. Matth.t xxvu, 51.
% Act. xvi, 26.
3. Mattk., xi vu, 52,
4. Act., xvi, 26.
5. Mat th., xxvu, 54.
6. Act., xvi, 29.
7. lKd.t 30.
0.1 Thess.tut t,
panégyrique de saint paul. 153
été tourmentes et traités indignement a Philippes, cela nous
a donné l'assurance de vous annoncer l'Évangile : * Sed ante
passif et contumeliis affecti, sicut scitis, in Philippis, fiduciam
habuimus in Deo nostro^ loqui ad vos Evangelium Dei1.
Quand je considère, messieurs, ces paroles du divin apô-
tre, j'avoue que je ne suis plus à moi-même, et je ne puis
assez admirer l'esprit céleste qui le possédait. Car quel est
le victorieux dont le cœur puisse être autant excité par
l'image glorieuse et tranquille dé la victoire tout nouvelle-
ment remportée, que le grand Paul est encouragé par le
souvenir des souffrances dont il porte encore les marques,
dont il sent encore les vives atteintes? Son entrée sera fruc-
tueuse, parce qu'elle est précédée par de grands tourments;
il prêchera avec confiance, parce qu'il a beaucoup enduré 2 ;
et si nous savons pénétrer tout le sens de cette parole, nous
devons croire que le grand apôtre, sortant des prisons de
Philippes, exhortait par cette pensée les compagnons de
son ministère: Allons, mes frères, à Thessalonique ; notre
entrée a'y sera pas inutile, puisque nous avons déjà tant
souffert ; nous avons assez répandu de sang, pour oser entre-
prendre quelque grand dessein. Allons donc en cette ville
célèbre; faisons-y profiter ce sang répandu ; portons-y la
croix de Jésus, récemment imprimée sur nous par nos plaies
encore toutes fraîches; et que ces nouvelles blessures don-
nent au Sauveur de nouveaux disciples. Il y vole dans cette
espérance, et son attente n'est pas frustrée.
Mais pourquoi m'arrêter, messieurs, à vous raconter le
fruit* qu'il a fait dans la ville de Thessalonique? Il en est
de même de toutes les autres qu'il éclaire par sa doctrine,
1. I Tkcss., il, 2. | -litres. » Dictionn. de Furetière.
2. Enduré. Voir plus haut, « Le grand fruit que faisait parmi
p. 115, note 2. les Gentils la prédication de l'É-
5. Fruit. « Les missionnaires 1 vangile. » Discours $ur l'Histoirt
font beaucoup de fruit chez les ido- I universelle, h, 10.
154 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
et qu'il attire par ses souffrances. Il court ainsi par toute la
erre, portant partout la croix de Jésus ; toujours menacé,
toujours poursuivi avec une fureur implacable; sans repos
durant trente années, il passe d'un travail à un autre, et
trouve partout de nouveaux périls ; des naufrages dans ses
voyages de mer, des embûches dans ceux de terre; de la
haine parmi les Gentils, de la rage parmi les Juifs; des
calomniateurs dans tous les tribunaux, des supplices dans
toutes les villes ; dans l'Église même et dans sa maison, des
faux frères qui le trahissent : tantôt lapidé et laissé pour
mort, tantôt battu outrageusement et presque déchiré par
le peuple; il meurt tous les jours pour le Fils de Dieu,
Quotidictnorior1, et il marque l'ordre de ses voyages par les
traces du sang qu'il répand, et par les peuples qu'il conver-
tit; car il joint toujours l'un et l'autre : si bien que nous lui
pouvons appliquer ces beaux mots de Tertullien : « Ses bles-
sures font ses conquêtes; il ne reçoit pas plus tôt une plaie,
qu'il la couvre par une couronne ; aussitôt qu'il verse du
sang, il acquiert de nouvelles palmes ; il remporte plus de
victoires qu'il ne souffre de violences : » Corona premit vul-
nera, palma sanguinem obscurat, plus victoriarum est quam
injuriarum*.
C*est pourquoi le Sauveur Jésus voulant encore abattre à
ses pieds l'impérieuse majesté de Rome, il y conduit enfin
le divin apôtre, comme le plus illustre de ses capitaines.
Mais, mes frères, il faut plus de sang pour fonder cette illus-
tre Église, qui doit être la mère des autres : saint Paul y
donnera tout le sien; aussi y trouvera-t-il un persécuteur
qui ne le tait pas répandre à demi, je veux dire le cruel
Néron, qui ajoutera le comble à ses crimes, en faisant mou-
rir cet apôtre.
1, I Cor., xv, 31 | 2. Scorp. n° 6
PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
155
Vous raconter ai-je, messieurs, combien son sang se mul>
tipliera, quelle suite de chrétiens sa fécondité fera naître,
combien il animera de martyrs, et avec quelle force il affer-
mira cet empire spirituel, qui se doit établir à Rome, plus
illustre que celui des Césars? Mais quand est-ce que j'achè-
verai, si j'entreprends de vous rapporter toutes les gran-
deurs de l'apôtre ! J'en ai dit assez, chrétiens, pour nous
inspirer l'amour de la croix, si notre extrême délicatesse ne
nous la rendait odieuse. 0 croix! qui donnez la victoire à
Paul, et dont la faiblesse le rend tout-puissant, notre siècle
délicieux1 ne peut souffrir votre dureté! Personne ne veut
dire avec l'apôtre : « Je ne me plais que dans mes souffran-
ces, et je ne suis fort que dans mes faiblesses. » Nous voulons
être puissants dans le monde c'est pourquoi nous sommes
faibles selon Jésus-Christ ; et l'amour de la croix de Jésus
étant éteint parmi les fidèles, toute la force chrétienne s'est
évanouie. Mais, mes frères, je ne puis vous dire ce que je
pense sur ce beau sujet. Le grand Paul me rappelle encore :
après avoir vu les faiblesses que la croix lui a fait sentir,
il faut achever ce discours, en considérant les infirmités
que la charité lui inspire dans le gouvernement ecclésias-
tique.
TROISIÈME POINT.
Le pourrez-vous croire, messieurs, que l'Église de Jésus-
Christ se gouverne par la faiblesse ; que l'autorité des pas-
teurs soit appuyée sur l'infirmité ; que le grand apôtre saint
Paul, qui commande avec tant d'empire, qui menace si
hautement les opiniâtres, qui juge souverainement les
pécheurs, enfin qui fait valoir3 avec tant de force la dignité
1. Délicieux. « 11 ce prend quel-
fuefoii pour voluptueux : C'est
un homme délicieux dans son
boire et dans son manger. » Dict.
de l'Académie, 1694.
2. Valoir, sens latin : valere.
156 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
de son ministère, soit infirme parmi les fidèles, et que ce
soit une divine faiblesse qui le rende puissant dans l'Église?
Cela tous parait peut-être incroyable; cependant c'est une
doctrine que lui-même nous a enseignée, et qu'il faut vous
expliquer en peu de paroles.
Pour cela vous devez entendre que l'empire spirituel, que
le Fils de Dieu donne à son Église, n'est pas semblable à celui
des rois. Il n'a pas cette majesté terrible; il n'a pas ce fastei
dédaigneux, ni ce superbe esprit de grandeur dont sont
enflés les princes du monde. « Les rois des nations les domi-
nent, dit le Fils de Dieu dans son Évangile1; mais il n'en est
pas ainsi parmi vous, où le plus grand doit être le moindre,
et où le premier est le serviteur. »
Le fondement de cette doctrine, c'est que cet empire divin
est fondé sur la charité. Car, mes frères, cette charité peut
prendre toutes sortes de formes. C'est elle qui commande
dans les pasteurs, c'est elle qui obéit dans les peuples ; mais
soit qu'elle commande, soit qu'elle obéisse, elle retient tou-
jours ses qualités propres, elle demeure toujours charité
toujours douce, toujours patiente, toujours tendre et compa-
tissante, jamais fière ni ambitieuse.
Le gouvernement ecclésiastique, qui est appuyé sur la
charité, n'a donc rien d'altier ni de violent : son comman-
dement est modeste, son autorité est douce et paisible. Ce
n'est pas une domination qu'elle exerce : Dominantur, vos
autem non sic; c'est un ministère dont elle s'acquitte, c'est
une économie qu'elle ménage'par la sage dispensation de
îa charité fraternelle.
Mais cette charité ecclésiastique, qui conduit le peuple de
Dieu, passe encore beaucoup plus loin. Au lieu de s'élever
orgueilleusement pour faire valoir son autorité, elle croit
t. Luc, xxii, 25, 26. 1 S. Cf. p. 296, n. 10.
PANÉGÏRIQIJ1 DE SAIHT PAUL. 157
que, pour gouverner, il faut qu'elle s'abaisse, qu'elle t'affai-
blisse, qu'elle se rende infirme elle-même, afin de porter
les infirmes. Car Jésus-Christ, son original, en venant régner
sur les hommes a youIu prendre leurs infirmités : ainsi les
apôtres, ainsi les pasteurs doivent se revêtir des faiblesses
des troupeaux commis à leur vigilance ; afin que de même
que le Fils de Dieu est un pontife compatissant, qui ressent
nos infirmités, ainsi les pasteurs du peuple fidèle sentent
les faiblesses de leurs frères, et portent leurs infirmités en
les partageant. C'est pourquoi le divin apôtre, plein de cet
esprit ecclésiastique, croit établir son autorité en se faisant
infirme aux infirmes, et se rendant serviteur de tous4.
Mais voulei-vous voir, chrétiens, dans un exemple parti-
culier, jusqu'à quel point cet homme admirable ressent les
infirmités de ses frères? Représentez-vous ses fatigues, ses
voyages, ses inquiétudes, ses peines pour résister à tant
d'ennemis, ses soins pour enseigner tant de peuples, ses
veilles ^our gouverner tant d'Églises : cependant, accablé de
tous ces travaux, il s'impose encore lui-même la nécessité
de gagner sa vie à la sueur de son corps, opérantes manibu*
nostris *.
Que l'ancienne Rome ne me vante plus ses dictateurs pris
à la charrue, qui ne quittaient leur commandement que
pour retourner à leur labourage : je vois quelque chose de
plus merveilleux en la personne de mon grand apôtre, qui
même au milieu de ses fonctions, non moins augustes que
laborieuses, renonce volontairement aux droits de sa charge,
et, refusant de tous les fidèles la paye honorable qui était si
bien due à son ministère, ne veut tirer que de ses propres
mains ce qui est nécessaire pour sa subsistance.
Cela, mes frères, venait d'un esprit infiniment au-dessus
t. I Cor., «, 22. [ 2. Ibid., iv, 12.
r>8 PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL.
au monde; mais tous l'admirerei beaucoup davantage, si
vouj pénétres le motif de cette action glorieuse. Écoutes donc
ces belles paroles de l'admirable saint Augustin, par lesquelles
il entra si bien dans les sentiments du grand Paul: Infirma-
rum pertculit, ne faltis stuptcionibus agiiati odissent quasi
tenait Evangelium, tanquam paternis maternisque visceribu*
tremefactus hoc fecit1. Qui vous oblige, ô divin apôtre, à
travailler ainsi de vos mains? « C'est à cause, dit saint
Augustin, qu'ayant une tendresse plus que maternelle pour
les peuples qui lui sont commis*, il tremble pour les périls
des infirmes qui, agités par de faux soupçons, pourraient
peut-être haïr l'Évangile, en s'imaginant que l'Apôtre le
prêchait pour son intérêt. » Quelle charité de saint Paul ! Ce
qu'il craint, ce n'est qu'un soupçon, et un soupçon mal fondé,
et un soupçon qu'il eût démenti par toute la suite de sa
vie céleste, si épurée des sentiments de la terre : toutefois
ce soupçon fait trembler l'Apôtre, il déchire ses entrailles
plus que maternelles; ce grand homme, pour éviter ce soup-
çon, veut bien veiller nuit et jour, et ajouter le travail des
mains a toutes ses autres fatigues.
Qui pourrait donc assez expliquer combien vivement il
sentait toutes les infirmités des fidèles? Celui qui tremblait
pour un seul soupçon, et qu'une ombre de mal épouvantait,
en quel état était-il, mes frères, quelle était son inquiétude,
quand il voyait des maux véritables, des scandales parmi
les fidèles, des péchés publics ou particuliers ? Que ne puis-je
entrer dans ce cœur iout ardent des flammes de la charité
fraternelle, pour y voir de quel sentiment le grand Paul
disait ces beaux mots : « Qui est infirme parmi les fidèles,
sans que je sois infirme avec lui? et qui peut les scandali-
ser, sans que je sois moi-même brûlé de douleur? » Quis
i. De opère Uonach., U. ) 2. Sens latin : confiés.
. PANÉGYRIQUE DE SAINT PAUL. 158
infirmatur, et ego non infirmor? Quis scandalizatur et ego non
uror*?
Arrêtons 2 ici, chrétiens, et que la méditation d'un si grand
exemple fasse le fruit de tout ce discours. Car quelle âme
de fer et de bronze ne se sentirait attendrie par les saintes
infirmités que la charité inspire à l'Apôtre? Voyait-il un mem-
bre affligé, il ressentait toute sa douleur. Voyait- il des sim-
ples et des ignorants, il descendait du troisième ciel pour
leur donner un lait maternel, et bégayer avec ces enfants.
Voyait-il des pécheurs touchés, le saint apôtre pleurait avec
eux pour participer à leur pénitence : en voyait-il d'endur-
cis, il pleurait encore leur aveuglement. Partout où l'on
frappait un fidèle, il se sentait aussitôt frappé; et la douleur
passant jusqu'à lui par la sainte correspondance de la cha-
rité fraternelle, il s'écriait aussitôt, comme blessé et ensan-
glanté : Quis infirmatur, et ego non infirmor?* Qui est
infirme, sans que je le sois? Je suis brûlé intérieurement,
quand quelqu'un est scandalisé. » Si bien qu'en considérant
ce saint homme répandant ses lumières par toute l'Église,
recevant de tous côtés des atteintes de tous les membres
affligés, je me le représente souvent comme le cœur de ce
corps mystique ; et de même que tous les membres, comme
ils tirent du cœur toute leur vertu, lui font aussi prompte-
ment sentir, par une secrète communication, tous les maux
dont ils sont attaqués, comme s'ils voulaient l'avertir de
l'assistance dont ils ont besoin ; ainsi tous les maux qui sont
dans l'Église se réfléchissent sur le saint apôtre, pour solli-
citer sa charité attendrie d'aller au secours des infirmes :
Quis infirmatur et ego non iyifirmor?
Hais je pisse encore plus loin, et j'apprends de saint
Chrysostome, qu'il n'est pas seulement le cœur de l'Église
1. II Cor., xi, 29. I neutre au ivn* siècle : « Arrêtons
î. Arrêter. Verbe tssez souvent | un moment. • Racine, Bérénice-
160 PANEGYRIQUE DE SAINT PAUL
« mais qu'il s'afflige pour tons les membres, comme si lui
seul était toute l'Église : » Tanquam tpse universa orbis
Écclesia esset, sic pro membris tingulis discruciabatur ». Que
ne me reste-t-il assez de loisir pour entrer au fond de cette
pensée, et pour tous montrer, chrétiens, cette étendue de
la charité, qui ue permet pas à saint Paul de se resserrer en
lui-même, qui le répand dans toute l'Église, qui le mêle
avec tous les membres, qui fait qu'il vit et qu'il souffre en
eux : Tanquam ipse universa orbis Eeclesiaesset, sicpro mem-
bris singulis discruciabatur. G'est là, c'est là, si nous l'enten-
dons, le comble des infirmités de l'apôtre.
Grand Paul, permettez-moi de le dire, j'ai médité toute
votre vie, j'ai considéré vos infirmités au milieu des persé-
cutions ; mais je ne craindrai pas d'assurer qu'elles ne sont
pas comparables à celles qui sont attirées sur vous par la
charité fraternelle. Dans vos persécutions, vous ne portiez
que vos propres faiblesses ; ici vous êtes chargé de celles des
autres : dans vos persécutions, vous souffriez par vos ennemis];
ici vous souffrez par vos frères, dont tous les besoins et tous
les périls ne vous laissent pas respirer : dans vos persécu-
tions, votre charité vous fortifiait et vous soutenait contre
les attaques ; ici c'est votre charité qui vous accable : dans
vos persécutions, vous ne pouviez être combattu que d'un
seul endroit dans un même temps; ici tout le monde ensem-
ble vient fondre sur vous, et vous devez en soutenir le faix.
G'est donc ici l'accomplissement de toutes ces divines
faiblesses dont l'apôtre se glorifie, et c'est ici qu'il s'écrie
avec plus de joie : Cum infirmer, tune potens sum : t Je ne
suis puissant que dans ma faiblesse. » Car quelle est la force
de Paul, qui se fait infirme volontairement afin de porter
les infirmes; qui partage avec eux leurs infirmités, afin de
1. In eptstolam II ad Cor. Hom. xxv, 2.
PANEGYRIQUE DE SAIHT PAUL. ICI
les aider à les soutenir; qui s'abaisse jusqu'à terre par la
charité, pour les mettre sur ses épaules et les é/ever avec
lui au ciel ; qui se fait esclave d'eux tous, pour /es gagnel
tous à son maître? N'est-ce pas là gouverner l'Église d'un*
manière digne d'un apôtre, n'est-ce pas imiter Jésus*
Christ lui-même, dont le trouble nous affermit, et dont les
infirmités nous guérissent?
Ne voulez-vous pas , chrétiens , imiter un si grand
exemple? Que d'infirmes à supporter, que d'ignorants à
instruire, que de pauvres à soulager dans l'Église 1 Mon
frère, excitez votre zèle : cet homme qui vous hait depuis
tant d'années, c'est un infirme qu'il vous faut guérir
Mais sa haine est invétérée : donc son infirmité est plus
dangereuse. Mais il vous a, dites-vous, maltraité souvent
par des injures et par des outrages: soutenez son infirmité,
tout le mal est tombé sur lui ; ayez pitié du mal qu'il s'est fait,
et oubliez cdui qu'il a voulu vous faire. Courez à ce pécheur
endurci, réchauffez et rallumez sa charité éteinte; tendez-lui
les bras, ouvrez-lui le cœur, tâchez de gagner votre frère.
Mais jetez encore les yeux sur les nécessités temporelles
de tant de pauvres qui crient après vous. Ne semble-t-il
pas que la Providence ait voulu les unir ensemble dans
cet hôpital merveilleux, afin que leur voix fut plus forte,
et qu'ils pussent plus aisément émouvoir vos cœurs? Ne
voulez-vous pas les entendre, et vous joindre à tant d'âmes
saintes qui, conduites par vos pasteurs, courent au soula-
gement de ces misérables? Allez à ces infirmes, mes
frères, faites- vous infirmes avec eux, sentez en vous-
mêmes leurs infirmités, et participez à leur misère. Souf-
frez premièrement avec eux; et ensuite soulagez-vous avec
eux, en répandant abondamment vos aumônes. Portes ces
faibles et ces impuissants; et ces faibles et ces impuis-
sants vous porteront après jusqu'au ciel. Amen.
SUR L'IIONNEUR DU MONDE
SERMON POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX
PRÊCHÉ A PARIS, LE 21 MARS 1660.
NOTICE
Le sermon sur l'Honneur du monde a été prêché a Paris, dans
l'église des Minimes de la place Royale, en présence du prince de
Condé, le dimanche des Rameaux de Tannée 1660 \. Le manu-
scrit montre qu'il fut repris plus tard et revu par Bossuet, — en
1665 (suivant la conjecture très probable de M. Gandar), pour le
carême de Saint-Thomas-du-Louvre. — Nous donnons en note les
retouches et les additions que fit alors l'auteur au texte de 1660.
EXTRAITS
Dxeite Jilûe Sion : Ecce rex tuu» venit tibi
mansvetus.
Dites à la fille de Sion : Voici ton roi qui fait
son entrée, plein de bonté et de douceur.
(Paroles du prophète Zacharie, rapportées
dans l'Évangile de ce jour, en saint Matthieu,
chap. xxi, 5.)
« Aujourd'hui que Jésus-Christ fait son entrée dans Jérusalem
et que parmi cette pompe de peu de durée, l'Église commence à
s'occuper dans la pensée de sa passion ignominieuse, > l'orateur
se propose de c mettre aux pieds du Sauveur quelqu'un de ses
ennemis capitaux pour honorer tout ensemble son triomphe et sa
croix. » C'est l'Honneur humain, « cette grande et superbe idole r
du monde, qu'il lui veut immoler. Il lui fait donc son procès de-
vant le tribunal de Jésus-Christ, et après l'avoir convaincu de
t flatter la vertu et de la corrompre x> (1* point), il va l'accuser
l.Floquet,£7urf.,t. II,p. 42-53; I P- 532-335; Choix de sermons,
Vaillant, Et. p.70; Gandar, Et. crit., \ p. 215 ; Lebarq, édit., t. III, p. 335.
SUn L'HONNEUR DU MONDE. 163
de c déguiser le vice et de lui donner du crédit > (2* point) , et
c d'attribuer aux hommes ce qui appartient à Dieu. > (S* point).
DEUXIÈME POINT
Le second chef de l'accusation que j'intente contre
l'honneur du monde, c'est de vouloir donner du crédit au
vice, en le déguisant aux yeux des hommes. Pour justifier
cette accusation, je pose d'abord ce premier principe, que
tous ceux qui sont dominés par l'honneur du monde sont
toujours infailliblement vicieux ; il m'est bien aisé de vous
en convaincre. Le vice, dit saint Thomas *, vient d'un ju-
gement déréglé : or je soutiens qu'il n'y a rien de plus
déréglé que le jugement de ceux de qui nous parlons , puis
que, se proposant l'honneur pour leur but, il s'ensuit qu'ils
le préfèrent à la vertu même. Et jugez quel égarement* : la
vertu est un don de Dieu, et c'est de tous ses dons le plus
précieux ; l'honneur est un présent des hommes, encore
n'est-ce pas 5 le plus grand. Et vous préférez, ô superbe
aveugle, ce médiocre présent des hommes à ce que Dieu
iohne de plus précieux 4 ! N'est-ce pas avoir le jugement
plus que déréglé T n'y a-t-il pas du trouble et du renverse-
ment T Premièrement, ô honneur du monde, tu es convaincu
sans réplique que tu ne peux engendrer que des vicieux.
Mais il faut remarquer, en second heu, que les vicieux
qu'il engendre ne sont pas de ces vicieux abandonnés à
toute sorte d'infamies. Un Àchab, une Jézabel dans l'his-
toire sainte; un Néron, un Do mi tien, un Héliogabale dans
la profane, c'est folie de leur vouloir donner de la gloire :
honorer le vice qui n'est que vice, qui montre toute sa lai-
deur sans avoir la moindre teinture d'honnêteté, cela ne se
peut : les choses humaines ne sont pas encore si désespé-
1. OusBst. un, art. 6. 13. Var.: et ce n'est pas.
2. Var. : dérèglement, 1 4. Var. : de plus excellent.
164 SUR L'HONNEUR DU MONDE.
rées. Les vices que l'honneur du monde couronne sont des
vices plus honnêtes ; ou plutôt, pour parler plus correcte-
ment (car quelle honnêteté dans les vices?) ce sont des vices
plus spécieux; il y a quelque apparence de la vertu : l'hon-
neur,qui était destiné pour la servir, sait de quelle sorte elle
s'habille, et il lui dérobe quelques-uns de ses ornements
pour en parer * le vice qu'il veut établir dans le monde. De
quelle sorte cela se fait, quoiqu'il2 soit assez connu par expé-
rience, je veux le rechercher jusqu'à l'origine, et développer
tout au long ce mystère d'iniquité.
Pour cela, remarquez, messieurs, qu'il y a deux sortes
de vertus : l'une est la véritable et la chrétienne, sévère,
constante, inflexible, toujours attachée à ses règles, et inca-
pable de s'en détourner pour quoi que ce soit. Ce n'est pas
là la vertu du monde : il l'honore en passant, il lui donne
quelques louanges pour la forme ; mais il nela pousse pas dans
les grands emplois : elle n'est pas propre aux affaires; il
faut quelque chose de plus souple pour ménager la faveur
des hommes ; d'ailleurs elle est trop sérieuse et trop re-
tirée , et si elle ne s'embarque dans le monde par quelque
intrigue, veut-elle qu'on l'aille chercher dans son cabinet?
Ne parlez pas au monde de cette vertu.
11 s'en fait une autre à sa mode, plus accommodante et
plus douce : une vertu ajustée, non point à la règle, elle se-
rait trop austère, mais à l'opinion, à l'humeur des hommes.
C'est une vertu de commerce : elle prendra bien garde de
ne manquer pas toujours de parole ; mais il y aura des occa-
sions où elle ne sera point scrupuleuse, et saura bien faire
sa cour aux dépens d'autrui. C'est la vertu des sages
îaondains, c'est-à-dire, c'est la vertu de ceux qui n'en
ont point; ou plutôt, c'est le masque spécieux sous ïe-
t. Var. : Couvrir, I 2. Cf. p. 265, n. 2.
SUR L'HONNEUR DU MONDE. 165
quel ils cachent leurs vices. SaOl donne sa fille Michol a Da-
vid * : il l'a promise à celui qui tuerait le gé^^t Goliath
il faut satisfaire le public et dégager sa parole ; mais
saura bien, dans l'occasion-, trouver des prétextes pour la 1
ôter. Il chasse les sorciers et les devins de toute l'étendue
de son royaume ; mais lui-même, qui les bannit en publi
les consultera en secret dans la nécessité de ses affaires
Jéhu ayant détruit la maison d'A.chab, suivant le commande-
ment du Seigneur, fait un sacrifice au Dieu vivant de l'idole
de Baal, et de son temple, et de ses prêtres, et de ses pro-
phètes; il n'en laisse pas, dit l'Écriture s, un seul en vie.
Voilà une belle action : « mais il marcha néanmoins, dit
l'Écriture, dans toutes les voies de Jéroboam; il conserva
ces veaux d'or » que ce prince impie avait élevés : A pecça-
lis Jéroboam, qui peccare fecit Israël, [non recessit, nec dere-
liquit vitulos aureos). Pourquoi ne les détruisait-il pas,
aussi bien que Baal et son temple ? C'est que cela nuisait à
ses affaires, et il se souvenait de cette malheureuse politi-
que de Jéroboam : « Si je laisse aller les peuples en 4 Jé-
rusalem pour sacrifier à Dieu dans son temple, ils retourne-
ront aux rois de Juda, qui sont leurs légitimes seigneurs 5 . »
Je leur bâtirai ici un autel ; je leur donnerai ê des dieux
qu'ils adorent, sans sortir de mon royaume et mettre ma
couronne en péril .
Telle est, messieurs, la vertu du monde; vertu trompeuse
1. I Reg., xvhi, 27; xvn, 2S; xxv,
44 ; xxvm, 3, 8.
2. Quand sesaffaires l'exigeront.
Tanta rerum necessitate... Lati-
nisme usité auxvn* s. : « S'accom-
moder à la nécessité des affai-
res.. • Fléchier.
3. IV Reg., x, 17, 25, 26, 27, 29.
4. En Jérusalem. Ménage écri-
vait, en 1671, dans ses Observa-
tion» : < Cette préposition en sa
met quelquefois devant des noms
de villes, comme en ces exemples:
en Jérusalem, en Arles, en Avi-
gnon... Depuis quelques années
on commence pourtant à dire:
à Arles, à Avignon... Messieurs
de Port-Royal ont commencé de-
puis peu à dire : à Jérusalem. »
5. III Reg., xu, 26 et sqq.
6. Var. : Faisons-leur ici un
autel ; donnons-leur...
166
SUR L'HONNEUR DU MONDE.
et falsifiée ; qui n'a que la couleur * et l'apparence Pour-
émoi l'a-t-on intentée, puisqu'on veut être * vicieux sans
restriction? t C'est à cause, dit saint Chrysostome », que le
mal ne peut subsister tout seul : il est ou trop malin'ou
trop faible ; il faut qu'il soit soutenu5 par quelque bien ; il
faut qu'il ait quelque ornement ou quelque ombre » de la
vertu. » Qu'un homme fasse profession de tromper, il ne
trompera personne; que ce voleur tue ses compagnons pour
les voler, on le fuira comme une bête farouche. De tels vi-
cieux n'ont pas de crédit, mais il leur est bien aisé de s'en
acquérir : pour cela il n'est pas nécessaire qu'ils se couvrent
du masque de la vertu, ni du fard de l'hypocrisie; le vice
peut paraître vice ; et pourvu qu'il y ait un peu de mélange,
c'est assez pour lui attirer l'honneur du monde. Je veux
bien que vous me démentiez si je ne dis pas la vérité.
Cet homme s'est enrichi par des concussions épouvanta-
bles, et il vit dans une avarice sordide; tout le monde le
méprise; mais il tient bonne table, a ses mines ? à la ville
et à la campagne; cela parait libéralité, c'est un fort hon-
nête homme, il fait belle dépense du bien d'autrui. Et vous,
[vous] vous vengez par un assassinat; c'est une action indi-
gne et honteuse : mais c'a été par8 un beau combat; quoi-
que les lois vous condamnent, quoique l'Église vous excom-
i. Tar. : mine.
2. Var. : Que n'est-on...
3. Hom. n, in Act. Apostol., 5.
i. Malin. V. p. 266, n. 5; p.
£70, n. i.
5. Soutenu. V. p. 301, n. 2; et
p. 514, ligne 6.
6. Var. : quelque petite tein-
ture, — quelque couleur.
7. // a tes mines . il donne des
réceptions de parade, espèces
de comédies où il joue le rôle
d' « honnête homme » et de « ma-
gnifique ». Cest ainsi du moins
qu'on peut expliquer cette leçon,
si on l'accepte. M. Gandar observe
que « l'enrichi dont parle Bossuet
est un avare ; sa libéralité, comme
celle d'Harpagon, n'est qu'une
apparence, un calcul ; il fait belle
dépense à certains jours par
ostentation ; ce sont des mines,
comme à la comédie». Voirci-det-
sus, notes critiques, p. ixv.
8. Var. : Vous avez fait un bea«
duel...
SUR L'HONNEUR DU MONDE. 161
marne, il y «quelque montre de courage; le monde tous
applaudit et vous couronne, malgré les lois et l'Église. Enfin
y a-t-il aucun vice que l'honneur du monde ne mette en
crédit, si peu qu'il ait de soin de se contrefaire? L'impudi-
cité même, c'est-à-dire l'infamie et la honte même4, que
l'on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la dé-
bauche, si peu qu'elle s'étudie à se ménager ?, à se couvrir
des belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de
persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée? ne semble-t-elle
pas digne des héros? ne perd-elle pas5 son nom d'impudn
cité, pour s'appeler politesse4 et galanterie? Eh quoi ! cette
légère teinture a imposé si facilement aux yeux des hommes?
ne faliait-il que ce peu de mélange pour faire changer de
nom aux choses, et mériter de l'honneur à ce qui est en
effet si digne d'opprobre? Non, il n'en faut pas davantage :
je m'en étonnais au commencement ; mais ma surprise est
bientôt cessée, après que j'ai eu médité que ceux qui ne se
connaissent point en pierreries sont trompés par le moindre
éclat, et que le monde se connaît si peu en vertu, que la
moindre apparence éblouit sa vue : de sorte qu'il n'est rien
de si aisé à l'honneur du monde, que de donner du crédit
au vice.
Cependant le pécheur triomphe à son aise, et jouit de la
réputation publique. Que s'il est troublé en sa conscience
[et] se dénie à lui-même l'honneur que tout le monde lui
donne à l'envi, voici un prompt remède à ce mal. Accoures
ici, troupe de flatteurs , venez en foule à sa table , venez
faire retentir à ses oreilles le bruit de sa réputation si bien
1. Var. : La honte et l'infamie
même.
2. Se ménager. « S'observer»
Littré. « Je me ménage (pour ne
pas trop parler de Mme de Gri-
gnan) selon les lieux, les temps
BOSSUET, SEKMONS.
et les personnes avec qui je «mis.»
Mme de Sévigné, 6 janvier 1672.
3. Var.: ne quitte-Uelle pas.
4. Var.: gentillesse.
5. Var. : Que si sa conscience
le trouble..
14
168
SUR L'tfONHKUA DU MORDE.
établie : voici le dernier effort de l'honneur [pour donner]
du crédit au vice. Après avoir trompé tout le monde, il faut
que le pécheur s'admire lui-même ; car ces flatteurs indus-
trieux, âmes vénales et prostituées, savent qu'il y a en lui
un flatteur secret qui ne cesse de lui applaudir au dedans : ces
flatteurs qui sont au dehors1 s'accordent avec celui qui parle
c.u dedans *, et qui a le secret de se faire entendre à toute
heure : ils étudient ses sentiments, et le prennent si dextre-
ment 5 par son faible, qu'ils le font demeurer d'accord de
tout ce qu'ils disent. Ce pécheur4 ne se regarde plus dans sa
conscience, où il voit trop clairement sa laideur : il n'aime
que ce miroir qui le flatte; et pour parler avec saint Grégoire,
« s'oubliant de * ce qu'il est en lui-même, il se va chercher
dans les discours des autres, et s'imagine être tel que la
flatterie le représente : » Oblitus sui, in vocesse spargit alié-
nai, talemque si crédit qualem se forts audit 6. Certainement
Dieu s'en vengera, et voici quelle sera sa vengeance : il
fera taire tous les flatteurs, et il abandonnera le pécheur
superbe aux reproches de sa conscience.
Jugez, jugez , Seigneur , l'honneur du monde, qui l'ait
que le vice plaît aux autres, qui fait même que le vice se
plaît à lui-même. Vous le ferez, je le sais bien. Il viendra,
1. Var. : Ils.
8. Var. : Avec lui.
3. Dextrement. Ce mot ne se
trouve pas dans le dictionnaire de
l'Académie de 1694 , ni même,
dés 1680, dans celui de Riebelet.
« Corneille l'a souvent employé
jusqu'en 1642; i partir de cette
époque, il ne s'en est plus servi
et depuis il l'a fait disparaître...
de la plupart des passages où il se
trouvait. • M arty-La veaux, Lexique
de Corneille.
A. Var. ; II.
5. S'oubliant de ce qu'il est...
Locution en usage au seizième
siècle et dans les commencements
du dix-septième. Corneille a dit :
■ De sa première pauvreté || Au
.milieu de mes dons, ingrate, elle
s'oublie.» Imitation, 111. « Plusieurs
disent : je me suis oublié de faire
cela...; c'est très mal parler. Il
faut dire : j'ai oublié de faire
cela;... ceux qui savent bien la
langue parlent de la sorte. »
Boubou rs, Remarque*, 1673.
6. Feutor., part, il n.
SUS L'HONNEUR DU MONDE. 169
le jour de son jugement; en ce jour il arrivera ce que dit le
prophète Isaïe : Cestavit gaudium tympanorum, quievit sont-
tut lœtantium, conticuit dulcedo eitharœ l : Enfin il est cessé,
le bruit de ces applaudissements ; ils se sont tus, ils se sont
tus et Ils sont devenus muets, ceux qui semblaient si joyeux
en célébrant vos louanges, et dont les continuelles acclama-
tions faisaient résonner à vos oreilles une musique si agréable.
Quel sera ce changement, chrétiens; et combien se trouve-
ront étonnés ces hommes accoutumés aux louanges, lors-
qu'il n'y aura plus pour eux de flatteurs ! L'Époux paraîtra*
inopinément ; les cinq vierges qui ont de l'huile viendront
avec leurs lampes allumées ; leurs bonnes œuvres brilleront
devant Dieu et devant les hommes ; et Jésus, en qui elles met-
taient toute leur gloire, commencera à les louer devant son
Père céleste. Que ferez-vous alors, vierges folles, qui n'avez
point d'huile et qui en demandez aux autres, à qui il n'est
point dû de louanges et qui en voulez avoir d'empruntées?
En vain vous vous écrierez : Eh! « donnez-nous de votre
huile : » Date[nobis de oleo vestro 5] ; nous désirons aussi des
louanges, nous voudrions bien aussi être célébrées par cette
bouche divine qui vous loue avec tant de force : et il vous
sera répondu : Qui êtes-vous ? « On ne vous connaît pas : »
Nescio vos*. — Mais je suis cet homme si chéri, auquel tout
le grand monde applaudissait, et qui était si bien reçu dans
toutes les compagnies. — On ne sait pas ici qui vous êtes,
et on se moquera de vous en disant : Ue, ite potins adven-
dentes,et emiie vobis 5 : Allez, allez-vous-en à vos flatteurs, à
ces âmes* mercenaires qui vendent des louanges aux fous, et
qui vous ont autrefois tant donné d'encens ; qu'ils vous en
fendent encore. Quoi, ils ne parlent plus en votre faveur 1
1. lia., zxiv, 8. i 4. Matt., xxy, 12.
S. Var. : viendra. 5. îbid., 9.
3. Matth., xxv, 8* I & Var. : tanguas.
Ï70 SUR L'HONNEUR DU MONDE.
Au contraire, se voyant justement damnés pour ayoii auto»
risé vos crimes, ils s'élèvent maintenant contre vous.
Vous-même, qui étiez le premier de tous vos flatteurs,
vous détestez votre vie, vous maudissez toutes vos actions :
toute la honte de vos perfidies, toute l'injustice de vos rapi-
nes, toute l'infamie de vos adultères sera éternellement de-
vant vos yeux. Qu'est donc devenu cet honneur du monde qui
palliait si bien tous vos crimes? Il s'en est allé en fumée. 0
que ton règne était court, ô honneur du monde ! que je me
moque de ta vaine pompe et de ton triomphe d'un jour ! que
tu sais mal déguiser les vices, puisque tu ne peux empêcher
qu'ils ne soient bientôt reconnus à ce tribunal devant lequel
je t'accuse ! Après avoir poursuivi mon accusation, je de-
mande maintenant sentence : tu n'auras point de faveur en
ce jugement, parce que, outre que tes crimes sont inexcusa-
bles, tu as encore entrepris sur les droits de celui qui y pré-
side, pour en revêtir ses créatures : c'est ma dernière
partie.
TROISIÈME POINT
Comme tout le bien appartient à Dieu, et que l'homme n'est
rien de lui-même1, il est assuré, chrétiens, qu'on ne peut
rien aussi attribuer à l'homme, sans entreprendre2 sur les
droits de Dieu et sur son domaine souverain. Cette seule pro-
position, dont la vérité est si connue, suffit pour justifier ce
que j'avance : que le plus grand attentat de l'honneur du
monde, c'est de vouloir ôter à Dieu ce qui lui est dû, pour
>n revêtir la créature. En effet, si l'honneur du monde se
contentait seulement Ae nous représenter nos avantages,
pour nous en glorifier en Notre-Seigneur et !ui en rendre
nos actions de grâces, nous ne l'appellerions pas l'honneur
du monde et nous ne craindrions pas de lui donner place
i.Par lui-même... en lui-même. | 2. Var. : Qu'on n'entreprenne.
SUR L'HONNEUR DU MONDE. 171
parmi les vertus chrétiennes. Mais l'homme, qui veut qu'on
le flatte, ne peut entrer dans ce sentiment : il croit qu'on le
dépouille de ses biens quand on l'oblige de les attribuer à
une autre cause ; et les louanges ne lui sont jamais assez
agréables, s'il n'a de la complaisance en lui-même, et s'il
ne dit en son cœur : C'est moi qui l'ai fait.
Quoiqu'il ne soit pas possible d'exprimer assef combien
cette entreprise est audacieuse, il nous en faut néanmoins
former quelque idée par un raisonnement de saint Fui gencer
Ce grand évêque nous dit que l'homme s'élève contre Dieu
en deux manières : ou en faisant ce que Dieu condamne,
ou en s'atlribuant ce que Dieu donne. Vous faites ce que
Dieu condamne quand vous usez mal de ses créatures;
vous vous attribuez ce que Dieu donne, quand vous présu-
mez de vous-même. Sans doute ces deux entreprises sont
bien criminelles ; mais il est aisé de comprendre que la
dernière est sans comparaison la plus insolente : et encore
qu'en quelque manière que l'homme abuse des dons de
son Dieu, on ne puisse assez blâmer son audace, elle est
néanmoins beaucoup plus énorme * lorsqu'il s'en attribue le
domaine2 que lorsqu'il en corrompt seulement l'usage. C'est
pourquoi saint Fulgence a raison de dire : Detestabilis est
cordis humant superbia, qua facit homo quod Deus in homini-
bus damnât; sed Ma detestabilior , qua sibi tribuit homo
quod Deus hominibus donat* : « A la vérité, dit ce grand
docteur, c'est un orgueil détestable de faire ce que Dieu
défend, mais c'est une audace beaucoup plus étrange de
s'attribuer ce que Dieu donne4. » Pourquoi? Le premier est
une action d'un sujet rebelle qui désobéit à son souverain,
1. Correction 4e 1665 : extrême.
4. 1665 : la propriété.
3. Epitt. n, *d Thétd., cap. tu.
4. 1665 : Encore que ce «oit ma
orgueil éamnable de mépriser ce
que Dieu commande, c'est une
audace bien plus criminelle de
s'attribuer ce que Dieu donne.
172
SUR L'HONNEUR DU MONDE.
et le second est un attentat contre sa personne» et une en-
treprise sur son trône ; et si, par le premier crime, on tâche
de7 se soustraire de son empire, on s'efforce par le second à1
se rendre en quelque façon son égal, en s'attribuant sa puis*
sance.
Peut-être que vous croirez qu'une entreprise si folle ne
se rencontre que rarement parmi les hommes, et qu'ils ne
sont pas encore si extravagants que de vouloir s'égaler à
Dieu; mais il faut aujourd'hui vous désabuser. Oui, oui, mes-
sieurs, il le faut dire, que ce crime, à notre honte, n'est
que trop commun. Depuis que nos premiers parents ont si
volontiers prêté l'oreille à cette dangereuse flatterie : « Vous
serez comme des dieux 2, »il n'est que trop véritable que nous
voulons tous être de petits dieux, que nous nous attribuons
tout à nous-mêmes, que nous tendons naturellement à l'in-
dépendance *. Écoutez, en effet, mes frères, en quels termes
le Saint-Esprit parle au roi de Tyr, et en sa personne à tous
les superbes. Voici ce qu'a dit le Seigneur : « Ton cœur s'est
élevé, et tu as dit : Je suis un Dieu : » Elevatum est cor tuum,
et dixisti : Deus ego sum *. Est-il possible, messieurs, qu'un
homme s'oublie jusques à ce point, et qu'il dise en lui-
même : Je suis un Dieu? Non, cela ne se dit pas si ouverte-
ment : nous voudrions bien le pouvoir dire ; mais notre
mortalité ne le permet pas. Comment donc disons-nous :
Je suis un Dieu? Les paroles suivantes nous le font en-
tendre : C'est, dit-il, que tu as mis ton cœur comme le
4. A ou de: indifférent avec s'ef-
forcer,selon Bouhours. V.p. 288,a. 1.
2. Gen.y ni, 5.
3. Note écrite en 1665 : « .V
point. Représenter comme l'hom-
me veut se remplir de soi-même,
s'adorer soi-même, etc., quasi cor
Dei (Ezech., XXVHI); se faire an
Dieu à soi-même, et ensuite être
adoré de tout le monde, applaudi,
serri; que ses pensées soient la
régie de tous les autres, qu'on
en fasse à son mot (c'est-à-dire, à
sa volonté) de toutes choses, null
contradiction, etc.»
i. Ezeeh., xxnu, î.
SUR L'HONNEUR DU MOME
173
cœur d'un Dieu : » Dedistt cor tuum quasi oor Dei •-, Qu'il y a
de sens dans cette parole, si nous le pouvions développer!
Tâchons de le faire, et disons que comme Dieu est le
principe universel et le centre commun de toutes choses;
comme il est, dit un ancien, le trésor de l'être, et posséda
tout en lui-même dans l'infinité de sa nature, il doit être
plein de lui-même, il ne doit penser qu'à lui-même, il ne
doit s'occuper que de lui-même. Il vous sied bien, ô Roi
des siècles I d'avoir ainsi le cœur rempli de vous-même :
ô source de toutes choses! ô centre'!... Mais le cœur de
la créature doit être composé d'une autre sorte : elle n'est
qu'un ruisseau- qui doit remonter à sa source; elle ne
possède rien en elle-même, et elle n'est riche que dans
sa cause; elle n'est rien en elle-même, et elle ne se doit
chercher que dans son principe. Superbe, tu ne peux
entrer dans cette pensée ; tu n'es qu'une vile créature, et
tu te fais le cœur d'un Dieu : DedUti cor tuum quasi cor
Dei; tu cherches ton honneur en toi, tu ne te remplis que
de toi-même.
En effet, jugeons- nous, messieurs, et ne nous flattons
point dans notre orgueil. Cet homme rare et éloquent,
qui règne dans un conseil et ramène tous les esprits par
ses discours, lorsqu'il ne remonte point à la cause et qu'il
croit que son éloquence , et non la main de Dieu , a
tourné les cœurs, ne lui dit-il pas tacitement: « Nos lèvres
sont de nous-mêmes: » Labia nostra a nobis suntz? et
celui qui, ayant achevé de grandes affaires, au milieu des
applaudissements qui l'er^ironnent, ne rend pas à Dieu
l'honneur qu'il lui doit, . • dit-il pas en son cœur : • C'est
ma main, c'est ma main, et non le Seigneur, qui a fait
1. Ezech., xivni, 3.
2. « Ces deux exclamations,
ajoutées an surcharge, n'étaieat
{ne l'indication d'nna pensée à
développer.» Noie de M.Gandar.
3. P*., Xi, 4.
174 SUR L'HONNEUR DU MONDE.
cette œuvre : » Manu* nostra excelêa, et non Dominus, fecit
hœc omniai\ et celui qui, par son adresse et par son
intrigue, a établi enfin sa fortune* et ne fait pas de réflexion
sur la main de Dieu qui Ta conduit, ne dit-il pas avec
Pharaon : Meut ut fluvius, et ego feci memetipsum* : « Tout
cela est à moi, c'est le fruit de mon industrie, et je me
suis fait moi-même? » Voyez donc que l'honneur du monde
nous fait tout attribuer à nous-mêmes, et nous érige enfin
en de petits dieux.
Eh bien, ô superbe, i petit dieu! voici le grand Dieu
vivant qui [s'abaisse pour te confondre. L'homme se fait
Dieu par orgueil, Dieu se fait homme par humilité; l'homme
s'attribue faussement ce qui est à Dieu, et Dieu, pour lui
apprendre à s'humilier, prend véritablement ce qui est
à l'homme. Voilà le remède de l'insolence; voilà la con-
fusion de l'honneur du monde. Je l'ai accusé devant ce
Dieu-Homme, devant ce Dieu humilié ; vous avez ouï l'accu-
sation, écoutez maintenant la sentence. Il ne la prononcera
point par sa parole ; c'est assez de le voir, pour juger que
l'honneur du monde a perdu sa cause. 11 condamne le
jugement des hommes, nouvelle manière de les condam-
ner. Jésus-Christ ne les condamne qu'en les laissant juger
de lui-même : et ayant rendu sur sa personne un jugement
très inique, il a déshonoré et infirmé à jamais toutes
leurs sentences 3. Tout le monde généralement en a mal
jugé : c'est-à-dire les grands et les petits, les Juifs et les
Romains, le peuple de Dieu et les idolâtres, les savants et
les ignorants, les prêtres et le peuple, ses amis et ses en-
nemis, ses persécuteurs et ses disciples. Tout ce qu'il peut
jamais y avoir de fol et d'extravagant, de changeant et de
1. Dtutér.t xxxii, 137. I rendu sur sa personne le plus
t. Execk., xux, 5. I inique jugement qui fut jamais,
3. Rédaction de 1665 : Ayant I l'exeé* de cette indignité a in-
*0R L'HONNEUR DU MONDE.
175
variable, de malicieux 1 et de criminel, de dépravé et de
corrompu dans les jugements *, Jésus-Christ l'a voulu
subir; et pour vous désabuser à jamais de toutes les bizar-
reries5 de l'opinion, il ne s'en est épargné aucune.
Voulez- vous voir, avant toutes choses, la diversité pro-
digieuse des sentiments î Écoutez tous les murmures du
peuple dans le seul chapitre VII de l'évangile de saint
Jean 4. — C'est un prophète, ce n'en est pas un ; c'est un
homme de Dieu, c'est un séducteur ; c'est le Christ, il est
possédé du malin esprit. Qui est cet homme? d'où est-il
venu! où a-t-il appris tout ce qu'il nous dit? — Dissensio
itaque fada est in turba proptereum: 0 Jésus ! Dieu de paix
et de vérité,- « il y eut sur votre sujet une grande dissension
parmi le peuple. » Voulez-vous voir la bizarrerie qui ne se
contente de rien? Jean-Bartiste est venu, retiré du monde,
menant une vie rigoureuse, et on a dit : « C'est un démo-
niaque6; » le Fils de l'homme est venu, mangeant et
conversant avec les hommes, et on a dit encore : « C'est
un démoniaque6: • Entreprenez de contenter ces esprits
mal faits ! Voulez-vous voir, messieurs, un désir opiniâtre
de le contredire? Quand il ne se dit pas le Fils de Dieu,
ils le pressent violemment pour le dire : Si tu es Christus,
die nobis palam7 : [• Si vous êtes le Christ, dites-le nous
clairement ;] » et après qu'il le leur a dit, ils prennent des
pierres pour le lapider 8. — [Une] malice obstinée 9
firme pour jamais toutes leurs
sentences. — Ayant rendu sur
sa personne... il a déshonoré :
voir page 92, note 2.
1. Cf. p. 270, n. 3.
2. 1665 : d'insensé et -d'extra-
vagant, de changeant et de varia-
ble, de malicieux et d'injuste,
de dépravé et de corrompu,
d aveugle et de précipité dans
les jugements les plus déréglés
3. Cf. p. 438, n. 2.
4. Joann., vu, 12 sqq.
5. Matth., xi, 18.
6. Joann., vin, 48
7. Ibid., x, 24.
8. Ioid., 31.
9. « Une malice obstinée » et
plus bas « Due humeur... ■ dé-
pendent de « Vouiez- vous voir...? »
«76
SUR L'HONNEUR DU MONDE.
qui, étant convaincue, ne veut pas se rendre! — ïl est
vrai1, il chasse les malins esprits; mais « c'est au nom de
Béelzébub, qui en est le prince». » — Une humeur fâcheuse
et contrariante, qui cherche à reprendre dans les moindres
choses? —Quel homme est-ce ci? « Ses disciples ne lavent
pas [leurs] mains; 3 » — qui tourne les plus grandes en un
mauvais sens*? — « C'est un méchant qui ne garde pas le
sabbat5; » il a délivré un démoniaque, il a guéri un para-
lytique, il a éclairé un aveugle le jour du repos !
Mais ce que je vous prie le plus de considérer dans les
jugements des hommes, [c'est] ce changement soudain et
précipité qui les fait passer en si peu de temps aux extré-
mités opposées. Ils courent au-devant du Sauveur, pour
le saluer par des cris de réjouissance; ils courent après
lui pour le charger d'imprécations. — • Vive le Fils de
David ! 6 » — • Qu'il meure! qu'il iAeure! qu'on le crucifie7! »
— f Béni soit le roi d'Israël» ! * — « Nous n'avons point
de roi que César9. » — f Donnez des palmes et des rameaux
verts, qu'on cherche des fleurs de tous côtés pour les se-
mer sur son passage ! * — « Donnez des épines pour percer
sa tête, et un bois infâme pour l'y attacher ! » — Tout cela
se fait en moins de huit jours ; et pour comble d'indignité,
pour une marque éternelle du jugement dépravé des
hommes, la comparaison la plus injuste, la préférence la
plus aveugle: — « Lequel des deux voulez -vous, Jésus ou
Barabbas10, » le Sauveur ou un voleur, l'Auteur de la vie
ou un meurtrier? — et la préférence la plus injuste : Non
hune, *ed Barabbam: — [Nous ne voulons point de celui-
1. 1665 : Il est visai, nous ne
pou v ons le nier...
2. Luc, xi, 15.
* • 1665 : devant le repas. >
4. Mat th., xv, 2.
5 eJoann., a., 16.
6. Matth., xxi, 9.
7. Joann., xix, 15.
8. Ibid., xu, 15.
9. Ibid., xix, 15.
10. Matth., xxvii
ma.. 40.
17. Joanu.,
SUR L'HONNEUR DU MONDE, 171
ci, mais donnez-nous Barabbas:] « Qu'on l'ôte, qu'on le
crucifie, » nous voulons qu'on délivre le meurtrier, et
qu'on mette à mort l'Auteur de la vie !
Après cela , mes frères, entendrons-nous encore des
chrétiens nous battre incessamment les oreilles par cette
belle raison : Que dira le monde, que deviendra ma répu-
tation ? On me méprisera, si je ne me venge ; je veux
soutenir mon honneur, il m'est plus cher que mes biens,
il m'est plus cher même que ma vie. Tous ces beaux rai-
sonnements, par lesquels vous croyez pallier vos crimes,
ne sont que de vaines subtilités, et rien ne nous est plus
aisé que de les détruire ; mais je ne daignerais seulement
les écouter. Venez, venez les dire au Fils de Dieu crucifié ;
venez vanter votre honneur du monde à la face de ce Dieu
rassasié, soûlé1 d'opprobres; osez lui soutenir qu'il a tort
d'avoir pris si peu de soin de plaire aux hommes, ou qu'il
a été bien malheureux de n'avoir pu mériter leur appro-
bation! C'est ce que nous avons à dire aux idolâtres de
l'honneur du monde : et si l'image de Jésus-Christ attaché
à un bois infâme ne persuade pas leur orgueil, taisons-
nous, taisons-nous, et n'espérons jamais de pouvoir per-
suader par nos discours ceux qui auront méprisé un si
grand exemple. Que si nous croyons en Jésus -Christ,
« sortons, sortons avec lui, portant sur nous mêmes son
opprobre: » Exeamus igitur cum Mo extra castra, impro-
perium [ejus portantes2.] Si le monde nous le refuse, don-
nons-nous-le à nous-mêmes ; reprochons-nous à nous-mêmes
nos dérèglements et la honte de notre vie, et participons
comme nous pouvons à la honte de Jésus-Christ, pour
participer à sa gloire. Amen.
1. Mot noble au xvu* siècle g t. Hebr., xiii, 1.
178
SUR L'HONNEUR DU MONDE.
COMPLIMENT ADRESSÉ AU PRINCE DE CONDÉ».
Le jour que Monsieur le Prince me vint entendre, je
parlais du mépris de l'honneur du monde; et sur cela,
après avoir fait ma division, je lui dis qu'à la vérité je ne
serais pas sans appréhension de condamner devant lui la
gloire du monde dont je le voyais si environné, n'était que
je savais qu'autant qu'il avait de grandes qualités pour la
mériter, autant avait-il de lumières pour en connaître le
faible : qu'il fût grand prince, grand génie, grand capitaine,
digne de tous ces titres et grand par-dessus tous ces titres,
je le reconnaissais avec les autres; mais que toutes ces
grandeurs, qui avaient tant d'éclat devant les hommes,
devaient être anéanties devant Dieu; que je ne pouvais
cependant m'empêcher de lui dire que je voyais toute la
France réjouie de recevoir tout ensemble la paix et Son
Altesse Sérénissime, parce qu'elle avait dans l'une une
tranquillité assurée, et dans l'autre un rempart invincible;
et que, nonobstant la surprise de sa présence imprévue, les
paroles ne me manqueraient pas sur un sujet si auguste,
n'était que, me souvenant au nom de qui je parlais, j'aimais
mieux abattre aux pieds de Jésus-Christ les grandeurs du
monde, que de les admirer plus longtemps en sa personne.
En finissant mon discours, le sujet m'ayant conduit à
faire une forte réflexion sur les changements précipités de
l'honneur et de la gloire du monde, je lui dis qu'encore
que ces grandes révolutions menaçassent les fortunes les
î. Condé était rentré en France
dans les derniers jours de décem-
bre 1659, et à Paris le 25 février
1660, après avoir été saluer le roi
en Provence. — 11 faut croire
que Bo&suet attachait lui-même
quelque prix à ce compliment
improvisé, puisqu'il se donna ta
peine de le rédiger ensuite, et
même de le retoucher en 1665,
comme le manuscrit le montre
H était très rare que Bossuet écri
vit après eoup ce qu'il avait dit
Voyez Gandar, Études, p 333.
SUR L'HONNEUR DU MORDE.
179
plus éminentes, j'osais espérer néanmoins qu'elles ne
regardaient ni la personne ni la maison de Son Altesse:
que Dieu regardait d'un œil trop propice le sang de nos rois
et la postérité de saint Louis; que nous Terrions le jeune
prince son fils* croître avec la bénédiction de Dieu et des
hommes; qu'il serait l'amour de son roi et les délices du
peuple, pourvu que la piété crût avec lui et qu'il se souvînt
qu'il éjtait sorti de saint Louis, non pour se glorifier de sa
naissance, mais pour imiter l'exemple de sa sainte vie. —
Votre Altesse, dis-je alors à Monsieur le Prince, ne man
quera pas de l'y exciter et par ses paroles et par ses exem-
ples; et il faut qu'il apprenne d'elle que les deux appuis
des grands princes sont la piété et la justice8. Je conclus
enfin que, se tenant fortement lui-même à ces deux appuis,
je prévoyais qu'il serait désormais le bras droit de notre
monarque, et que toute l'Europe le regarderait comme
J'ornement de son siècle : mais néanmoins que méditant
en moi-même la fragilité des choses humaines, qu'il était
si digne de sa grande âme d'avoir toujours présente à l'es-
prit, je souhaitais à Son Altesse une gloire plus solide que
celle que les hommes admirent, une grandeur plus assu
rée que celle qui dépend de la fortune5, une immortalité
mieux établie que celle que nous promet l'histoire, et
enfin une espérance mieux appuyée que celle dont le monde
nous flatte, qui est celle de la félicité éternelle.
1. Le jeune prince son fils ;
Henri-Jules de Bourbon, ducd'En-
ghien, qui était alors âgé de
dis-sept ans, et qui devait être,
comme son père, l'ami de Bossu et
2. Comparer l'Or, fun, de Con dé
3. 1665 : que la fortune donne
4. 16&5: que promet.
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CMST
SERMON POUR LE VENDREDI SAINT
fRÊCHÉ A PARU LE 26 MARS 1660
NOTICE
Ce sermon appartient au Carême de 1660 : le caractère de
J'écriture l, l'aspect du manuscrit permettent de l'affirmer arec
M. Gandar. On l'a cru de plusieurs années plus ancien; il est vrai,
en effet, qu'il offre, pour la langue et pour le ton, des ressem-
blances incontestables avec les discours de Metz. Mais ces ressem-
blances tiennent probablement à ce que Bossuet, quand il com-
posa le Carême de 1660, avait sous les yeux quelques Sermons
de date antérieure auxquels il faisait des emprunts3*
Nous donnons en entier le deuxième point de la Passion de
660, et à la suite, pour rendre plus facile une comparaison in-
ructive, des Extraits des Passions de 1661 et de 1666 5
EXTRAITS
Posuit Dominus in eo iniquitatem omnium^
nostrum.
Dieu a mis en lui seul l'iniquité de nous tous.
/*., lui, 6.
Le pécheur mérite « par son crime d'être livré à trois sortes
d'ennemis » : lui-même, les autres créatures, Dieu. Jésus a voulu
connaître ces trois genres de supplices : au jardin des Olives, il
se tourmente lui-même (1er point) ; il tombe ensuite entre les
1. « Une grosse écriture pleine
et ferme, très facile & lire. » Gan-
dar, Éiud. crittç., pp. ?96-iP7.
2. Gandar, ibid., 308-311, et Le*
barq, Œuv. orat., t. III, p. 361.
3. Vaillant, Études, p. 192.
SUR LA PASSION DE JESUS-CHRIST.
181
maint des Juifs (2* point) ; sur la croix, enfin. Dieu l'abandonne
et le maudit (3* point).
SECOND POINT.
Il est écrit dans le livre de la Sagesse*, que toutes les
créatures s élèveront avec Dieu contre les pécheurs ; et c'est
le second fléau dont il menace ses ennemis. Notre saint,
notre charitable, notre miséricordieux criminel a déjà essuyé
la première peine : il s'est déjà tourmenté lui-même ; le
voici au second degré de la vengeance divine, et il va être
persécuté par un concours presque universel de toutes les
créatures : où * vous remarquerez, s'il vous plaît, messieurs,
que mon intention n'est pas de vous dire que toutes les
créatures en particulier aient été employées contre Jésus-
Christ : ce n'est pas ainsi qu'il le faut entendre ; mais voici
quelle est ma pensée. Je prétends considérer en Jésus-Christ
un abandonnement5 général à toute sorte d'insultes, si
cruelles et si outrageuses qu'elles puissent être, de quelque
côté qu'elles puissent venir, fût-ce des mains les plus misé-
rables.
Pour concevoir une forte idée de ce second genre de sup-
plice, qui a été une source de maux infinis, il faut poser
avant toutes choses, que Jésus, considérant en lui-même
qu'il est juste que le pécheur, s'étant séparé de Dieu A qui
est son appui, tombe dans la dernière faiblesse, au moment
qu'il a été résolu qu'il se mettrait en la place de tous les
pécheurs, a suspendu volontairement et a retiré en lui-même
1. Sap., v, 21.
2. Où vous remarquerez... Con-
struction fréquente chez Bossuet :
« Il avait appris de Moïse que ce
divin architecte... avait paru tout
saisi de joie dans le spectacle de
son propre ouvrage. Où il ne faut
pas s'imaginer que Dieu ressem-
ble aux ouvriers mortels, etc.. »
(Deuxième sermon sur la Provi-
dence, 1662).
3. Abandonnement. « 11 est
plus en usage qu'abandon. » Dic-
tionn. de Furetière.
4. Var.: Qui se sépare de Dieu,
tombe, etc.
182
SUR LA PASSION DE JESUS-CHRIST.
tout l1usage de sa puissance. C'est pourquoi les Juifs s'appro-
chant pour se saisir de sa personne, il leur dit cette mémo-
rable parole : « Vous venez à moi comme à un Toleur : j'étais
tous les jours dans le temple, et vous ne m'avei pas arrêté;
mais c'est que voici votre heure et la puissance des ténè-
bres1. » 11 veut dire, ô Juifs, si vous l'entendez, que vous
ne pouviez pas l'arrêter alors, parce qu il se servait de sa
puissance: maintenant qu'elle n'agit plus, la puissance op-
posée n'a plus rien qui la borne*. Voilà Jésus livré et aban-
donné à quiconque voudra l'outrager : Nunc est hora vestra,
et potestas tenebrarum. Cette suspension étonnante de la
puissance du Fils de Dieu ne resserre pas seulement sa puis-
sance extraordinaire et divine, elle enchaîne la puissance
même naturelle, et elle en suspend tout l'usage jusqu'au
point que vous allez voir.
Qui ne peut pas résister à la force, quelquefois se peut
sauver par la luite; qui ne peut pas éviter d'être pris, peut
du moins se défendre quand on l'accuse ; celui à qui on ote
cette liberté, a du moins la voix pour gémir et se plaindre
de l'injustice. Jésus s'est ôté tout cela ; tout est lié jusqu'à sa
langue: il ne répond pas quand on l'accuse; il ne murmure
pas quand on le frappe; et jusqu'à ce cri confus que forme*
le gémissement et la plainte, triste et unique ressource delà
faiblesse opprimée, par où* elle tâche d'attendrir les cœurs,
1. Luc, xvh, 52, 53.
2. Var. : rien désormais qui la
contraigne, — qui l'arrête.
3. Former, avait des sens nom-
breux au xvn* s. Former un son,
— le siège d'une ville, — une diffi-
culté, — un sentiment, — un mal-
feeur (Voir leDict.del'Acad.\69i).
4. Vaugelas (Rem. sur la langue
française) : « Où adverbe pour le
pronom relatif : — L'usage en est
élégant et commode... Le pronom
lequel est d'ordinaire si fude en
tous ses cas que notre langue
semble y avoir pourvu, en nous
donnant de certains mots plus
doux et plus courts, pour substi-
tuer en sa place. » — Dans le se-
cond sermon sur la Passion (1661),
Bossuet reproduit cette phrase,
et au lieu de « par où », il écrit
€ par lequel ».
SUR LA PASSION DE JESUS-CHRIST 183
et d'arrêter par la pitié ce qu'elle n'a pu empêcher par la
force, Jésus ne veut pas se le permettre. Parmi toutes ces vio-
lencei, on n'entend point de murmures; mais « on n'entend
pas seulement sa voix : > Non aperuit os suum : bien plus,
il ne se permet pas seulement de détourner la tête des coups.
Eh ! un ver de terre que l'on foule aux pieds, fait encore
quelque effort pour se retirer; et Jésus se tient immobile, il
ne tâche pas d'éluder le coup par le moindre mouvement.
Faciem meam non averti1.
Que fait-il donc dans sa passion? le voici en un mot dan~
l'Écriture: Tradebatautemjudicanti se injuste* : « Il se livrait,
il s'abandonnait à celui qui le jugeait injustement : » et ce
qui se dit de son juge, se doit entendre conséquemment de
tous ceux qui entreprennent de l'insulter : Tradebat autem,
il.se donne à eux pour en faire tout ce qu'ils veulent. On le
veut baiser, il donne les lèvres; on le veut lier, il présente
les mains; on le veut souflleter, il tend les joues; frapper à
coups de bâton, il tend le dos; flageller inhumainement, il
tend les épaules : on l'accuse devant Caïphe et devant Pilate,
il se tient pour tout convaincu : Hérôde et toute sa cour se
moquent de lui, et on le renvoie comme un fou; il avoue tout
par son silence : on l'abandonne aux valets et aux soldats, et
il s'abandonne encore plus lui-même : cette face autrefois
si majestueuse, qui ravissait en admiration le ciel et la terre,
il la présente droite et immobile aux crachats de cette ca-
naille5; on lui arrache les cheveux et la barbe, il ne dit
mot4, il ne souffle pas ; c'est une pauvre brebis qui se laisse
tondre. Venez, venez, camarades, dit cette soldatesque inso-
lente ; voilà ce fou dans le corps de garde, qui s'imagine être
roi des Juifs; il faut lui mettre une couronne d'épines ! —
1. I»., un, 7 ; t, 8.
î. IPet., h, 23.
S. «Ce mot as m lit qu'une fois
dans tous les sermon». » Taillant.
4. Var. : et il demeure muet
comme une pauvre brebis...
TMVSSTTFT. ARMONS. 45
184 SUR LA PASSION DE JESUS-CHRIST.
Tradebdt autem judicanti te injuste; il la reçoit. — Et elle
ne tient pas assez, il faut l'enfoncer à coups de bâton: —
Frappez, voilà la tête. — Hérode Ta habillé de blanc comme
un fou ; apporte cette vieille casaque d'écarlate pour le
changer de couleurs ! — Mettez, voilà les épaules. — Donne,
donne ta main, Roi des Juifs, tiens ce roseau en forme de
sceptre! — La voilà, faites-en ce que vous voudrez. — Ah!
maintenant ce n'est plus un jeu, ton arrêt de mort est
donné ; donne encore ta main, qu'on la cloue ! — Tenez, la
voilà encore. — Enfin assemblez-vous, ô Juifs et Romains,
grands et petits,. bourgeois et soldats; revenez cent fois à la
charge ; multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur
plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur indignités;
insultez à sa^ misère jusque sur la croix ; qu'il devienne
Tunique objet de votre risée, comme un insensé ; de votre
fureur, comme un scélérat: Tradebat autem ; il s'abandonne
à vous sans réserve ; il est prêt à soutenir tout ensemble
tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable dans une raillerie
inhumaine et dans une cruauté malicieuse1.
Eh bien ! chrétiens, avez-vous bien consiaéré cette pein-
ture épouvantable? Cet amas terrible de maux inouïs, que
je vous ai mis tout ensemble devant les yeux, suffit-il pas 2
pour émouvoir? Quoi, je vois encore vos yeux secs! quoi,
je n'entends point encore de sanglots! Attendez-vous que
je représente en particulier toutes les diverses circonstan-
ces de cette sanglante tragédie? faut-il que j'en fasse paraî-
tre successivement tous les différents personnages : un Judas
qtri le baise, un Pierre qui le renie, un Malchus qui le frappe,
de» faux témoins qui le calomnient, des prêtres qui blas-
phéaMnt son nom, un juge qui reconnaît et qui condamne
uéjmaMins son innocence? faut-il que je vous dépeigne notre
1. Cf. p. 175, n.l. | 2. Cf. p. 91, n. t.
SUR LA PASSION DE JESUS-CHRIST. 185
criminel gémissant à deux ou trois reprises sous la grêle
des coups de fouet, suant sous la pesanteur de sa croix,
usant toutes Tes verges sur ses épaules, émoussant en sa têle
toute la pointe des épines, lassant tous les bourreaux sur
son corps1! Mais le jour nous aurait quittés avant que j'eusse
seulement touché la moitié de ce détail épouvantable : abré-
gez ce discours infini par une méditation sérieuse.
Contemplez cette face, autrefois les délices, maintenant
l'horreur des yeux; regardez cet homme que Pilate vous
présente au haut du prétoire. Le voilà, le voilà, cet homme;
le voilà, cet homme de douleurs : Ecce homo, ecce homo 2 .
« Voilà l'homme. » Et qui est-ce? un homme ou un ver de
terre? est-ce un homme vivant, ou bien une victime écor-
chée? On vous le dit; c'est un homme : Ecce homo: « Voilà
l'homme. » Le voilà, l'homme de douleurs ; le voilà dans le
triste état où l'a mis la Synagogue sa mère; ou plutôt le
voilà dans le triste état où l'ont mis nos péchés, nos pro-
pres péchés, qui ont fait fondre sur cet innocent tout ce
déluge de maux. 0 Jésus! qui vous pourrait reconnaître!
a Nous l'avons vu, dit le prophète3, et il n'était plus recon-
naissable : » bien loin de paraître Dieu, il avait même perdu
l'apparence d'homme, et « nous l'avons cherché même en
sa présence: » et desideravimus eum4. Est-ce lui? est-ce
lui ? est-ce là cet homme qui nous est promis, t cet homme
de la droite de Dieu, et ce Fils de l'homme sur lequel Dieu
s'est arrêté ? » Super virum dexterœ tuœ et super Filium homp-
nié quem conftrmasti tibt 6. CTest lui, n'en doutez pas : voilà
Thomme; voilà l'homme qu'il nous fallait pour expier nos
iniquités : il nous fallait un homme défiguré, pour réformer
en nous l'image de Dieu aue nos crimes avaient effacée : il
1. Var.: épuisant sur son corps
toute la force des bourreaux.
1. Joann., xix, 5,
3. /s., un, 2.
A. Ibid,
5. Pa., lixjk, 18.
186
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
nous fallait cet homme tout couvert de plaies, ann de guérir
les nôtres : Ipse auUm vulneratut est propter iniquitates nos-
trûSy aitriîut est propter salera nottra : * Il a été blessé
pour nos péchés, il a été froissé* pour nos crimes; et nous
sommes guéris par la lividité de ses plaies : » et livore ejus
mnati sumus*.
0 plaies, que je vous adore t flétrissures sacrées, que je
vous baise ! ô sang qui découles, soit de la tête percée, soit
des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré! ô sang
précieux, que je vous recueille ! Terre, terre, ne bois pas ce
sang : Terra ne operias sanguinem meum* : « Terre, ne couvre
pas mon sang», disait lob : mais qu'importe du* sang de Job?
Mais, ô terre, ne bois pas le sang de Jésus : ce sang nous
appartient, et c'est sur nos âmes qu'il doit tomber. J'en-
tends les Juifs qui crient: « Son sang soit sur nous et
sur nos enfants5! » Il y sera, race maudite; tu ne seras que
trop exaucée ; ce sang te poursuivra jusqu'à tes derniers
rejetons, jusqu'à ce que le Seigneur, se lassant enfui de ses
vengeances, se souviendra à la fin des siècles de tes misé-
rables restes. Oh! que le sang de Jésus ne soit point sur
nous de cette sorte, qu'il ne crie point vengeance contre
notre long endurcissement ; qu'il soit sur nous pour notre
salut; que je me lave de ce sang ; que je sois tout couvert
de ce sang; que le vermeil de ce beau sang empêche mes
crimes de paraître devant la justice divine.
Mais c'est au Calvaire que le sang de Jésus coulera <t à plus
gros bouillons. » On l'y conduit, portant lui-même sa croix sur
ses épaules et il accepte encore « cette infamie que l'on ajoutai!
1. Froiuer. «Ce mtnœurre est
tombé du haut de ce bâtiment, il
s'est tout frtiué le corps. » Fure-
uère.
2. /«., LUI, S.
3. Joèt ro, 1t.
i. Qu'importe du... Façon d-
parler commune au xvn* siècle
«Et que m'importe, hélas, de ce
tains ornements. » Racine , Bé
rénice, iv, 2.
8. èiattk., jura, 25.
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST
187
au supplice des criminels > pour leur imposer « une espèce
d'amende honorable et comme un aveu public de leur crime >.
0 Jésus, innocent Jésus, faut-il que tous confessiez que
rous ayez mérité ce dernier supplice? Il le faut, il le faut,
mes frères. Les hommes lui imposent des crimes qu'il n'a
pas commis ; mais Dieu a mis sur lui nos iniquités, et voilà
qu'il en va faire amende honorable à la face du ciel et de la
terre. Aussitôt qu'il voit cette croix, où il devait être bientôt
attaché : 0 mon Père, dit-il, elle m'est bien due, non à cause
des crimes que les Juifs m'imposent, mais à cause de ceux
dont vous me chargez. Viens, ô croix, viens que je t'em-
brasse : il est juste que je te porte, puisque je t'ai si bien
méritée, tt la charge sur ses épaules, dans ce sentiment ; il
ramasse toutes ses forces pour la traîner jusqu'au Calvaire :
en la chargeant sur ses épaules, il se charge et se revêt de
nouveau de tous les crimes du monde, pour les aller expier
sur ce bois infâme.
Çà * ! y a-t-il encore quelque crime dont Jésus ne soit point
chargé? Qu'on l'apporte et qu'on le jette sur Jésus-Christ;
pendant qu'il va au supplice, il ne faut pas qu'aucun lui
échappe. Ah ! tout y est, la charge est complète. Approchons-
nous, chrétiens ; et pendant que nos continuelles désobéis-
sances, nos crimes, nos ingratitudes traînent Jésus-Christ
au supplice et sont toutes entassées sur ses épaules, que
chacun vienne reconnaître la part qu'il a dans ce fardeau.
Hélas ï moi misérable, de combien en ai-je augmenté le
poids? Ah! combien de crimes et d'ingratitudes ai-je entas-
sées2 sur ses épaules? Pleurons, pleurons, mes frères, en
voyant chacun de nous cette charge infâme dont nous acca-
i. Çà, mot fréquent dans les
Sermons. «Çà, dit-elle, si vous êtes
mon fils, il faut que vous res-
sembliez à Jésus. » Sur la Compas-
sion de la Vierge, 165b, et plus
loin, p. 539, dans un Sermon de
1665.
2. Var. : amassées.
188 SUR LA PASSIOS DE JÉSUS-CHRIST.
blons le Sauveur : tous nos péchés sont sur lui, tous lui
pèsent, tous lui sont à charge ; mais ceux dont le poids est
insupportable, ce sont ceux dont nous ne faisons point péni-
tence...
EXTRAIT
OU SECOND SERMON SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST
PRÊCHÉ A PARIS1 EN 1661
.... Il faut ici observer que cette suspension étrange8 de
la puissance du Fils de Dieu ne restreint pas seulement sa
puissance extraordinaire et divine ; mais que, pour le mettre
plus parfaitement en [l'J état d'une victime qu'on va immo-
ler, elle resserre la puissance même naturelle, et en
empêche5 tellement l'usage, qu'il n'en reste pas la moindre
apparence. Qui ne peut résister à la force, se peut quelque-
fois sauver par la fuite ; qui ne peut éviter -d'être pris, peut
du moins se défendre quand on l'accuse ; celui à qui l'on
ôte la juste défense*, a du moins la voix pour gémir et
se plaindre de l'injustice. Mais Jésus ne se laisse pas
cette liberté : tout est lié en lui, jusqu'à la langue; il ne
répond pas quand on l'accuse ; il ne se plaint pas quand
on le frappe; et jusqu'à ce cri confus que forme3 le
gémissement, triste et unique recours de la faiblesse
opprimée, par lequel elle tàehe d'attendrir les cœurs, et
d'empêcher par la pitié ce qu'elle n'a pu arrêter par la force,
il ne plaît pas à mon Sauveur de se le permettre : bien
loin de s'emporter jusqu'aux murmures, on n'entend pas
même le son de sa voix ; « il n'ouvre pas seulement la
1. Dans le carême des Carmélites.
2. Variante :• surprenante. —
Cf. p. 242, n. 5.
3. Tar. : et en suspend.
i. Tar. : Cette liberté.
5. V. p. 182, n. 4.
SUR LA PASSION DI «SCS-CHRIST.
489
bouche : • Non aperuit os suum * . 0 exemple de patience
mal suivi par les chrétiens, qui te vantent d'être ses disci-
ples ! Il est si abandonné aux insultes, qu'i. ne pense pas
même avoir aucun droit de détourner la face des coups. Un
ver de terre que Ton foule aux pieds fait encore quelque
faible effort pour se retirer; et Jésus, comme une victime
qui attend le coup, n'en veut pas seulement diminuer la
force par le moindre mouvement de tête1: Faciem meam non
averti a'b increpantibus et conspuentibus *, Ce visage autre-
fois si majestueux, qui ravissait en admiration le ciel et la
îerre, il le présente droit et immobile à toutes les indignités
dont s'avise une canaille furieuse. Pour quelle raison, chré-
tiens ? Parce quTil est dans un état de victime, toujours
attendant le coup ; c'est-à-dire, dans un état de dépouille-
ment qui l'expose nu et désarmé, pour être en butte à toutes
les insultes 4, de quelque côté qu'elles puissent venir, même
des mains les plus méprisables. \
L'étrange anandonnement de cette victime dévouée nous
est très bien expliqué par un petit mot de saint Pierre, en
sa première épitre canonique, où remettant devant nos yeux
Jésus-Christ souffrant, il dit « qu'il ne rendait point oppro-
bres pour opprobres, ni malédiction pour malédiction, et
qu'il n usait ni de plaintes, ni de menaces : » Cumpatere-
tur, non comminabatur. Que faisait-il donc, chrétiens, dans
tout le cours de^a passion T Voici une belle parole: Trade-
bat autem judicanti se injuste 5 : < Il se livrait, il s'aban-
donnait à celui qui le jugeait injustement ; » et ce qui se dit
de son juge se doit entendre conséquemment de tous ceux
qui entreprenaient de lui taure insulte : Tradebai autem ;
1. /*., UUî ?.
2. Var.: Et Jéaua ne veut pas
éiuder le co«p par ta moindre
mouvement de tète.
3. /»., l, 6.
4. Var.: Sans force et sans puie»
ganee i toute aorte d'outrages.
& i Pttr., n, 23.
tOO SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
il se donne à eux pour faire de lui à leur volonté. Un per-
fide le veut baiser, il donne les lèvres ; on le veut lier, il
présente les mains ; frapper à coups de bâton S il tend le
dos ; on veut qu'il porte sa croix, il tend les épaules ; on
lui arrache le poil : • c'est un agneau, dit l'Écriture *, qui
se laisse tondre s. » Mais attendez- vous, chrétiens, que je
vous représente en particulier toutes les diverses circon-
stances de cette sanglante tragédie T Faut-il que j'en fasse
paraître successivement tous les différents personnages 1
un Malchus qui lui frappe la joue ; un Hérode qui le traite
comme un insensé ; un pontife qui blasphème contre lui ;
un juge qui reconnaît et qui condamne néanmoins son inno-
cence ? Faut-il que je promène le Fils de Dieu par tant de
lieux éloignés qui ont servi de théâtre à son supplice, et que
je le fasse paraître usant sur son dos à plusieurs reprises
toute la dureté des fouets, lassant sur son corps toute la
force des bourreaux, émoussant en sa tête toute la pointe
des épines T La nuit nous aurait surpris avant que nous
eussions achevé toute cette histoire lamentable. Parmi tant
d'inhumanités, il ne fait que tendre le cou, comme une vic-
time volontaire. Enfin assemblei-vous, 6 Juifs et Romains,
grands et petits, peuples et soldats ; revenez cent fois à la
charge, multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur
plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur indignités ; qu'il
devienne l'unique objet de votre risée, comme un insensé; de
votre fureur, comme un scélérat : Tradthat autan judicanti
te; il s'abandonne à vous sans réserve ; il est prêt à soutenir
tout ensemble tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable
dans une raillerie inhumaine, et dans une cruauté mali-
cieuse....
1. Var. : Flageller inhumaine- I 2. ls., lui, 7.
ment. 3. Var. : C'est une brebis..
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST. 191
EXTRAIT
OU QUATRIÈME SERMON SUR U PASSION DE JÉSUS-CHRIST
rRÉcHÉ a sAiirr-ciRKAUf' ra 1066
... Que faisait-il donc, chrétiens, dans tout le cours de sa
passion T L'apôtre saint Pierre nous l'expliquera dans une
seule parole : Tradebat autem judicanti se injuste ; « Il se
livrait, il s'abandonnait à celui qui le jugeait injustement. »
Et ce qui se dit de son juge se doit entendre de la même
sorte de tous ceux qui entreprennent de lui faire insulte :
il se livre tout à fait à eux pour faire de lui à leur volonté.
C'est pourquoi il ne refuse pas sa divine bouche aux perfi-
des baisers de Judas ; il tend volontairement aux coups de
fouet sec épaules innocentes ; il donne lui-même ses mains,
qui ont opéré* tant de miracles, tantôt aux liens et tantôt
aux clous ; et présente ce visage, autrefois si majestueux, à
toutes les indignités dont s'avise une troupe furieuse. Il est
écrit expressément, qu'il ne détournait pas seulement sa
face : Faciem meam non averti ab increpanlibus et conspuen-
tibus in me K Victime humblement dévouée à toute sorte
d'excès, il ne fait qu'attendre le coup sans en vouloir seule-
ment éluder la force par le moindre mouvement de tête.
Venez donc, ô Juifs et Romains, magistrats et particuliers,
peuples et soldats, venez cent fois à la charge ; multipliez sans
fin vos outrages, plaies sur plaies, douleurs sur douleurs,
indignités sur indignités : mon Sauveur ne résiste pas, et res-
pecte en votre fureur Tordre de son Père. Ainsi son innocence
est abandonnée au débordement effréné de votre licence, et i
U toute-puissance, si je puis l'appeler ainsi, de votre malice4.
1. Devant la cour. . S. /*., i, 6.
2. Première rédaction : ouvriè- 1 A. A ces deux extraits compare*
iv* de tant de miracles. | le premier sermon, pag. 182-18-4.
SUR LA PAROLE DE DIEU'
SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE CARÊME
PRÊCHÉ A PARIS, LE 13 MARS 1661
NOTICE
Une note manuscrite de Bossuet2 fixe la date de ce sermon. II
a été prononcé pendant le carême que Bossuet prêcha chez les
Carmélites de Paris, en 1661. Il fut repris et revu par lui en
1666, pour le carême de Saint-Germain *. Nous donnons le texte
de la première rédaction, en ayant soin de citer au bas des pages
le corrections faites par Bossuet cinq ans plus tard.
EXTRAITS
Hic est filius meus dilectus tnquo mihi frêne
complacui : ipsum audite.
Celui-ci est mon fils bien aimé dans lequel je
me suis plu : écoutez-le.
Matth. xvn, 51.
L'orateur se propose d'approfondir dans ce sermon « le secret
rapport > qui existe c entre le mystère de l'Eucharistie et le
mystère de la parole sainte >.
PREMIER POINT.
Avec la même ardeur que le chrétien déaire recevoir à l'autel ia
vérité du corps de Jésus-Christ, il doit désirer qu'on lui prêche
en la chaire la vérité de la parole de Pieu, c Le corps de Jésus-
1. Le carême de 1662 devait dé- I 2. Relevée par M. Gandar, Choix
buter également par un sermon I de Sermons, pp.24 9-251.
sur la Prédication Êvangéltque. I 3. Gandar Êtud. criiiq,tl\, met \n.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 195
Christ n'est pas plus réellement dans le sacrement que la vérité
de Jésus-Christ n'est dans la prédication évangélique. » D'où
résultent* pour les auditeurs comme pour l'orateur chrétien, les
obligations les plus graves :
Que chacun parle ici à sa conscience et s'interroge soi-
même1 en quel esprit il écoute. Que chacun pèse devant
Dieu si c est un crime médiocre de ne faire plus, comme
nous faisons, qu'un divertissement et un jeu du plus grave,
du plus important, du plus nécessaire emploi de l'Église.
Car c'est ainsi [que] les saints conciles nomment le minis-
tère de la parole. Mais pensez maintenant, mes frères,
quelle est l'audace de ceux qui attendent ou exigent même
des prédicateurs autre chose que l'Évangile ; qui veulent
qu'on leur adoucisse les vérités chrétiennes, ou que, pour
les rendre agréables, on y mêle les inventions de l'esprit
humain ! Ils pourraient avec la même licence souhaiter de
voir violer la sainteté de l'autel, en falsifiant les mystères.
Cette pensée vous fait horreur. Mais sachez qu'il y a pareille
obligation de traiter en vérité la sainte parole et* les
mystères sacrés. D'où il faut tirer cette conséquence, qui
doit faire trembler tout ensemble et les prédicateurs et les
auditeurs, que, tel que serait le crime de ceux qui feraient
ou exigeraient la célébration des divins mystères autrement
que Jésus-Christ ne les a laissés, tel est l'attentat des pré-
dicateurs et tel celui des auditeurs, quand ceux-ci désirent
et que ceux-là donnent la parole de l'Évangile autrement
que ne l'a déposée entre les mains de son Église ce céleste
prédicateur, que le Père nous ordonne aujourd'hui d'en-
tendre : Ipsum audiU.
Car c'est suivant ces principes, mes sceurs, [que] l'Apôtre
enseigne aux prédicateurs qu'ils doivent s'étudier non
t. Y. Brachet, Gramm., p. 33£- | 8. Var. : que, au lieu de et.
194
SUR LA PAROLE DE DIEU.
à se faire renommer par leur éloquence, mais à « se rendre
reçommandables à la conscience des hommes par la mani-
festation de la vérité1 » ; où9 il leur enseigne deux choses:
en quel lieu et par quel moyen ils doivent se rendre recoin-
mandables. Où T — Dans les consciences. Comment? —
Par la manifestation de la vérité*; et l'un est une suite de
l'autre. Car les oreilles sont flattées par la cadence et
l'arrangement des paroles*; l'imagination, réjouie par la
délicatesse des pensées ; l'esprit, gagné5 quelquefois par
la vraisemblance du -raisonnement : la conscience veul la
vérité ; et comme c'est à la conscience que parlent les pré-
dicateurs, ils doivent rechercher, mes sœurs, non des
brillants 9 qui égayent, ni une harmonie 7 qui délecte, ni
des mouvements qui chatouillent ; mais des éclairs qui
percent, un tonnerre qui émeuve, un foudre qui brise les
cœurs. Et où trouveront-ils toutes ces grandes choses, s'ils ne
font luire la vérité, et parler Jésus-Christ lui-même ? Dieu a
les orages en sa main; il n'appartient qu'à lui de faire écla-
ter dans les nues le son 8 du tonnerre; il lui appartient
beaucoup plus d'éclairer et de tonner dans les consciences,
et de fendre9 les cœurs endurcis par des coups de foudre;
et s'il y avait un prédicateur assez téméraire pour at-
tendre ces grands effets de son éloquence10, il me semble
1. II Cor., vr, v
2. Où il leur enseigne. Voir
page 181, note 2.
3. Bossuet ajoute ici entre
parenthèses l'indication d'un dé-
veloppement nouveau : « No-
tel une troisième chose, eoram
Deo qui florùttur, in Domino
glorietur. »
4. Il y avait dans la première
rédaction par l'harmonie des pa-
roles.
4. Var. : persuadé.
(t Correction de 1666 : non un
brillant et un feu d'esprit.
7. Var. : une musique.
8. Var. : le bruit.
9. Var. : briser, — rompre.
10. Var. : Et le prédicateur qui
attend ces grands effets de son
éloquence ressemble i ce prince
audacieux qui attenta — d'imiter la
fondre pour faire le Dieu, — d'imi-
ter le bruit du tonnerre et lancer
la foudre inévitable aven de trop
faibles mains.
SUR LA PAROLE DE DIEU.
195
que Dieu lui dit comme à Job : Si habes brachium ticut
Deus, et si voce simili tonas1 ... : « Si tu crois avoir un bras
comme Dieu « et tonner d'une voix semblable, » achève, et
fais le Dieu tout à fait; «élève-toi dans les nues, parais en
«ta gloire, renverse les superbes en ta fureur», et dispose
à ton gré des choses humaines : Circumda tibi décorent, et in
sublime erigert, et esto gloriosus...Dispergesuperbos in furore
tuo *. Quoi ! avec cette faible voix imiter le tonnerre du
Dieu vivant5!... N'affectons pas d'imiter la force toute puis-
sante de la voix de Dieu * par notre faible éloquence.
Que si vous voulez savoir maintenant quelle part peut
donc avoir l'éloquence dans les discours chrétiens, saint
Augustin vous dira qu'iPne lui est pas permis d'y paraître
qu'à la suite de la sagesse : Sapientiam [de dotno sua, id est,
pectore sapientis, procedere inlelligas et tanquam insepara-
bilem famulam, etiam non vocatam, sequi eloquentiam*]. IL
y a ici un ordre à garder : la sagesse marche devant, comme
la maîtresse; l'éloquence s'avance après, comme la suivante.
Mais ne remarquez-vous pas, chrétiens, la circonspection de
saint Augustin., qui dit qu'elle doit suivre sans être appelée ?
U veut dire que l'éloquence, pour être digne d'avoir quelque
place 6 dans les discours chrétiens, ne doit pas être recher-
chée avec trop d'étude. Il faut qu'elle semble venir T comme
d'elle-même, attirée par la grandeur des choses, et pour
servir d'interprète à la sagesse qui parle. Mais quelle est
celte sagesse, messieurs, qui doit parler dans les chaires,
sinon Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est la sagesse du
Père qu'il nous ordonne aujourd'hui d'entendre? Ainsi le
1. Job, XL, i.
*. Job, il, 5, 6.
3. Hs.: etc. — Bossue t se propo-
sait d'insister en chaire sur ce
point.
4. Var. : d'imiter la voix de
Dieu.
5. De doctr. Christ., rv, 10.
6. Var. : de paraître dans...
7. Correction de 1666 : Vienne.
!96
SUR LA PAROLE DE DIEU.
prédicateur évangélique, cest celui qui fait parler Jésus»
Christ. Mais il ne lui fait pas tenir un langage d'homme, il
craint de donner un corps étranger à sa vérité éternelle :
c'est pourquoi il puise tout dans les Écritures, il en emprunte
même les termes sacrés, non seulement pour fortifier, mais
pour embellir son discours. Dans le désir qu'il a de gagner
les âmes, il ne cherche que les choses et les sentiments. Ce
n'est pas1, dit saint Augustin*, qu'il néglige les3 orne-
ments de Télocution, quand il les rencontre en passant et
qu'il les voit fleurir* devant lui par la force des bonnes
pensées qui les poussent ; mais aussi n'affecte-t-il5 pas de
s'en trop parer, et tout appareil lui est bon, pourvu qu'il
soit un miroir où Jésus-Christ paraisse en sa vérité, un canal
d'où sortent en leur pureté les eaux vives de son Évangile ;
ou, s'il faut quelque chose de plus animé, un interprète
fidèle qui n'altère, ni ne détourne, ni ne mêle, ni ne dimi
nue8 sa sainte parole.
Vous voyez par là, chrétiens, ce que vous devez attendre
des prédicateurs. J'entends qu'on se plaint souvent qu'il
s'en trouve peu de la sorte; mais, mes frères, s'il s'en
trouve peu, ne vous en prenez qu'à vous-mêmes : car c'est
à vous de les faire tels. Voici un grand mystère 7 que je
vous annonce. Oui, mes frères, c'est aux auditeurs de faire
les prédicateurs. Ce ne sont pas les prédicateurs qui se
font eux-mêmes. Ne vous persuadez pas qu'on attire du
ciel quand on veut cette divine parole. Ce n'est ni la force
du génie, ni le travail assidu, ni la véhémente 8 contention
qui la font descendre. On ne peut pas la forcer, dit un
1. Var. : Il ne néglige pas, dit
»aint Augustin...
2 De Doctr. Christ., iv, 57.
3. Correction de 1666 : quelques
ornements.
4. Corr. de 1666 : comme fleurir.
5. Ne désire-t-il pas,
6. Correction de 1666 : n'affai-
blisse. — Var. : ne falsifie.
7. Var. : une chose incroya
ble.
8. Var. : forte.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 117
excellent prédicateur, il faut qu'elle se donne elle-même:
Non exigitur, sed donatur *. Dieu n'a pas résolu de parler
toujours quand il plaira à l'homme de lui commander. « Il
souffle où il veut*», quand il veut; et la parole de vie qui
commande à nos volontés, ne reçoit pas la loi5 de leurs
mouvements : Dominatur divinus sermo, non servit, et ideo non
quum jubetur loquitur,$ed jubet4. \ oulez-vous savoir, chré-
tiens, quand Dieu se plaît de B parler? quand les hommes
sont disposés à l'entendre. Cherchez en vérité la saine doc-
trine, Dieu vous suscitera des prédicateurs. Que le champ
soit bien préparé : ni le bon grain, ni le laboureur, ni la
rosée 6 du ciel ne manqueront pas7. Que si vous êtes
de ceux qui détournent leur oreille de la vérité et qui
demandent des fables et d'agréables rêveries, ad fabulas au-
tem [convertentur]*. Dieu commandera à ses nuées9, il reti-
rera la saine doctrine de la bouche des prédicateurs. Il
envoie en sa fureur des prophètes insensés et téméraires,
qui disent : La paix, où il n'y a point de paix 10; qui disent :
Le Seigneur, le Seigneur, et le Seigneur ne leur a point
donné de commission11. Voilà le mystère que je promettais.
Ce sont les auditeurs fidèles qui font les prédicateurs évan-
géliques, parce que les prédicateurs étant faits pour les au-
diteurs, les uns ** reçoivent d'en haut ce que méritent les
autres : Bas doctor accipit quod meretur auditor**. Aimez
donc la vérité, chrétiens, et elle vous sera annoncée ; ayez
appétit de ce pain céleste, et il vous sera présenté. Souhai-
1. S. ¥etr. Chrytol^ Sermo i 7. Voy. p. 99, n. 1; Brachet et
LXXIYI.
2. Joann., ni, 8.
3. Yar. : ne dépend pas.
4. S. ¥etr, Chrysol., Sermo
LXXXYI.
5. Se plaît de parler. Yoir
page 111, note 1.
6. Var. : la plaie.
Dussouchet, Gramrr ., p. 458.
8. 11. Timoth., vr, 4.
9. /»., v, 6.
10. Jérém., toi, h, 42.
11. Exeeh., xm, 6.
12. Var. : ceux-là.
13. S. Petr. Chrysol,, Sermon
LXXXVl.
198 SUR LÀ PAROLE DE DIEU.
tes d'entendre parler Jésus-Christ, et il fera résonner sa
voix jusques aux oreilles [de] votre cœur. C'est là que tous
devex vous rendre attentifs, et c'est ce que je tacherai de
vous faire voir dans ma seconde partie.
DEUXIÈME POINT
Le second rapport, chrétiens, que nous avons remarqué
entre la parole de Dieu et l'Eucharistie, c'est que l'une et
l'autre doit aller au cœur, quoique par des voies différentes :
l'une par la bouche, l'autre par l'oreille. C'est pourquoi
comme celui-là boit et mange son jugement qui, appro-
chant du mystère, prépare seulement la bouche du corps
et ferme à Jésus-Christ la bouche du cœur; ainsi celui-là
reçoit sa condamnation qui, écoutant parler Jésus-Christ,
lui prête l'oreille au dehors, et bouche l'ouïe au dedans*
à cet enchanteur céleste, incantantis sap tenter*, et n'entend
pas Jésus-Christ qui parle. Que si vous me demandez ici,
chrétiens, ce que c'est que prêter l'oreilleliu dedans, je vous
répondrai en un mot que c'est écouter attentivement. Mais
l'attention dont je parle n'est pas peut-être celle que vous
entendez. Et il nous faut ici expliquer deux choses : combien
est nécessaire l'attention, et en quelle partie de à âme elle
doit être.
Tour bien entendre, mes sœurs , quelle doit être notre
attention à la divine parole, il faut s'imprimer bien avant
cette vérité chrétienne qu'outre le son qui frappe l'oreille, il
y i une voix secrète qui parle intérieurement, et que ce dis-
ccirs spirituel et intérieur, c'est la véritable prédication,
s ns laquelle tout ce que disent les hommes ne sera, qu'un
fr mit inutile. Intus omnet auditores sumut* : Le Fils de Dieu
1. Var. : lui ouvre l'oreille du I 2. Ps.,lvh, 6.
corps et bouche l'oreille du corar. | 3. S. Augutt., Sermo cixxix, 17
SUR LA PAROLE DE DIEU. 1V9
ne nous permet pas de prendre le titre de maîtres : « Que
personne, dit-il, ne s'appelle maître. Car il n'y a qu'un seul
maître et un seul docteur : » Unit* est enim magistervester*.
Si nous entendons8cette parole, nous trouverons, dit saint
Augustin 5, que nul ne nous peut enseigner que Dieu : ni
les hommes ni les anges n'en sont point capables. Ils peu-
vent bien nous parler de la vérité; ils peuvent, pour ainsi
dire, la montrer au doigt; Dieu seul la peut enseigner, parce
que lui seul nous éclaire pour discerner les objets : ce que
saint Augustin éclaircit par la comparaison de la vue. [G'estj
en vain que l'on nous désigne* avec le doigt les peintures
de cette église; en vain que l'on nous marque la délica-
tesse des traits et la beauté des couleurs, où notre œil ne
distingue rien si le soleil ne répand sa clarté dessus. Ainsi,
parmi tant d'objets qui remplissent notre entendement,
quelque soin que prennent les hommes de démêler le vrai
d'avec le faux, si Celui dont il est écrit qu'il « éclaire tout
homme venant au monde5 », n'envoie une lumière invisi-
ble sur les objets et l'intelligence, jamais nous ne ferons le
discernement8. C'est donc en sa lumière que nous décou-
vrons la différence des choses ; c'est lui qui nous donne un
certain sens qui s'appelle le « sens de Jésus-Christ7 », par
lequel nous goûtons 8 ce qui est de Dieu ; c'est lui qui ouvre
le cœur, et qui nous dit au dedans : C'est la vérité qu'on
vous prêche. Et c'est là, comme je l'ai dit, la prédication
véritable. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin : « Voici,
mes frères, un grand secret : » Magnum sacramentum, fra-
4. Matth., xxm, 8.
2. Si nous comprenons...
3. De Peccat. mer. et remiss.,
lib. I, n. 37.
4. Var. : En vain nous dési-
gne-t-on.
5. Joann., i, 9.
6. Note interlinéaire de 1666 :
« Je puis bien vous montrer au
doigt l'objet et adresser votre
vue : puis-je vous donner des
yeux pour le regarder f »
"2. 1 Cor., n, 16.
8. Var.; connaissons.
BOSSUET, SERMONS. - 16
200
SUR LA PAROLE DE DIEU.
tre$ * : « le son de la parole frappe les oreilles, le Maître est
au dedans ; » on parle dans la chaire, la prédication se fait
dans le cœur. Sonus verborum [nostrorum\ aures percutit,
magistet inïus est*. Car il n'y a qu'un maître, qui est Jésus-
Christ, et lui seul enseigne les hommes.
Il n'en faut pas moins respecter « cette parole sensible et exté-
rieure » des prédicateurs, comme nous respectons « la forme sen-
sible du pain spirituel qui nous nourrit pour la vie éternelle. »
Il faut craindre autant de « laisser tomber du cœur la parole de
vérité * que de laisser tomber à terre l'hostie eucharistique.
Mais il me semble que vous me dites que nous n'avons
pas sujet de nous plaindre du peu d'attention de nos audi-
teurs : bien loin de laisser perdre les sentiments, ils pèsent
exactement toutes les paroles; non seulement ils sont atten-
tifs, mais ils mettent tous les discours à la balance, et ils en
remarquent au juste5 le fort ou le faible. Pendant que nous
parlons, dit saint Chrysostome4, on nous compare avec les
autres et avec nous-mêmes, le premier discours avec le
suivant5, le commencement avec le milieu, comme si la
chaire était un théâtre où l'on monte pour disputer6 le prix
du bien dire. Ainsi je confesse qu'on est attentif, mais ce
n'est pas l'attention que Jésus demande. Où doit-elle être,
mes frères? Où est ce lieu caché dans lequel Dieu parle? Où
se fait cette secrète leçon dont Jésus-Christ a dit dans son
Évangile : « Quiconque a ouï de mon Père et a appris, vient
à moiT » î Où se donnent8 ces enseignements et où se tient
cette école dans laquelle le Père céleste parle si fortement
de son Fils, où le Fils enseigne réciproquement à connaître
1. In Epist. Joann. Tract., m,
n.3.
2. Ibid.
3. Var. : ils en savent dire à
point nommé .
4. De Sacerd., V, î
5. Var. : avec le second.
6. Var. : où il fallût disputer.
7. Joann., vi, 45.
*< Var. : Où donne-t-tt-
SUR LA PAROLE DE DIEU.
201
son Père céleste ? Écoutez saint Augustin là-dessus, dans cet
ouvrage admirable de la Prédestination des Saints : Valde
remota est a sensibus carnis hœc schola, in qua Pater auditur
[veldocei], ut veniatûr adFilium1. Que cette école céleste dans
laquelle le Père apprend à venir au Fils, est éloignée des
sens de la chair! Encore une fois, nous dit-il, qu'elle est
éloignée des sens de la chair, cette école où Dieu est le maî-
tre ! Valde, inquam, remota est a sensibus carnis hœc schola,
in qua Deus auditur et docetl Mais quand Dieu même par-
ierait à l'entendement par la manifestation de la vérité, il
faut encore aller plus avant. Tant que les lumières de Dieu
demeurent simplement à l'intelligence, ce n'est pas encore
la leçon de Dieu, ce n'est pas l'école du Saint-Esprit, parce
qu'alors, dit saint Augustin8, Dieu ne nous enseigne que
selon la loi, et non encore selon la grâce ; selon la lettre qui
tue, non [selon] l'esprit qui vivifie. Donc, mes frères, pour
être attentif à la parole de l'Évangile, il ne faut pas ramasser
son attention5 au lieu où se mesurent les périodes, mais
au lieu où se règlent les mœurs. 11 ne faut pas se recueillir
au lieu où Ton goûte les belles pensées, mais au lieu où se
produisent les bons désirs. Ce n'est pas même assez de se
retirer au lieu- où se forment les jugements, il faut aller à
celui où se prennent les résolutions. Enfin, s'il y a quelque
endroit encore plus profond et plus retiré où se tienne le
conseil du cœur, d'où l'on détermine4 tous ses desseins,
d'où l'on donne * le branle à ses mouvements, c'est là qu'il
faut se rendre attentif pour écouter Jésus-Chri t6.
1. De Prédestinât, banct., 1Z.
2. De Grat. Christ., 15.
3. Var. : Pour rencontrer cette
école et pour écouter cette voix,
il faut se retirer au plus grand
secret et dans le centre du cœur.
U ne faut pas...
4. Var. : où se déterminent.
5. Var. : où se donne... où l'on
donne...
6. Dans le sermon de 1662 sur
la Prédication Êvangéiique, où
Bossuet reproduit presque textuel-
lement tout le commencement de
202
SUR LA PAROLE DE DIEU.
Si vous lui prêtez cetie attention, c'est-à-dire si vous
pensez à vous-mêmes, au milieu du son qui vient à l'oreille
et des pensées qui naissent dans l'esprit, vous verrez partir
quelquefois comme un trait de flamme *. Car ce n'est pas
en vain que saint Paul a dit que « la parole de Dieu est vive,
efficace, plus pénétrante qu'un glaive tranchant des deux
côtés; qu'elle va jusqu'à la moelle du cœur et jusqu'à la
division de l'âme et de l'esprit2 », c'est-à-dire, comme il
l'explique, qu'elle « discerne toutes les pensées et les plus
secrètes intentions du cœur »; et c'est ce qui fait dire au
même apôtre que la prédication est une espèce de prophétie :
[Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier, les
exhorter et les consoler :] Qui prophetat, hominibus loquitur
ad œdificationem, et exhortationem, et consolationem* ; parce
que Dieu fait dire quelquefois aux prédicateurs je ne sais
quoi de tranchant qui, à travers nos voies tortueuses et nos
passions compliquées, va trouver ce péché que nous [déro-
bons]4 et qui dort dans le fond du cœur. C'est alors, c'est
alors, mes frères, qu'il faut écouter attentivement Jésus-
Christ qui contrarie nos pensées, qui nous trouble dans nos
plaisirs 5, qui va mettre la main sur nos blessures. C'est
alors qu'il faut faire ce que dit l'[Ecclésiastique] : [Que l'homme
sensé entende une parole sage, il la louera et se l'appliquera
aussitôt] : Verbum sapiens quodcunque audierit scius, lauda-
bit et ad se adjiciet6.
ce beau passage, il en a modifié
la fin comme il suit : « C'est
là que , sans s'arrêter à la
chaire matérielle, il faut dresser
à ce maître invisible une chaire
invisible et intérieure où il pro-
nonce ses oracles avec empire.
Là quiconque écoute , obéit ;
quiconque prête l'oreille a le
cœur touché. »
1. Var. : Si vous pensez à vous
même, un trait de flamme viendr
quelquefois vous percer le cœur
et ira droit au principe de vos
maladies.
2. Hebr., iv, 42.
3. I Cor., xiv, 3.
4. Var. : vos voies, .vous dérober
5. Var. : désirs.
6 Eccl.% xxi, 18.
SUR LA PAROLE DE DIEU.
20Ô
Si le coup1 ne va pas encore assez loin, prenons nous-
mêmes le glaive et enfonçons-le plus avant. Que plût à Dieu
que nous portassions le coup si avant que la blessure allât
jusqu'au vif, que le sang coulât par les yeux, je veux dire les
larmes, que saint Augustin appelle1 si élégamment Me sang
de l'âme3. Mais encore n'est-ce pas assez ; il faut que de la
componction du cœur naissent les bons désirs, ensuite que
les bons désirs se tournent en résolutions déterminées, que
les saintes résolutions se consomment par les bonnes œuvres,
et que nous écoutions Jésus-Christ par une fidèle obéissance
à sa parole.
TROISIÈME POINT
Ce n'est qu'à notre vie et à nos mœurs que l'on peut reconnaî-
tre si nous avons bien écouté la parole divine :
Car il s'élève souvent dans le cœur certaines imitations
des sentiments véritables par lesquelles un homme se trompe
lui-même ; si bien qu'il n'en faut pas croire certaines fer-
veurs, ni quelques désirs imparfaits; et afin de bien recon-
naître si l'on est touché véritablement, il ne faut interroger
que ses œuvres : Operibus crédite *.
J'ai observé, à ce propos, qu'un des plus illustres prédica-
teurs, et sans contredit le plus éloquent qui ait jamais ensei
gné l'Église, je veux dire saint Jean Chrysostome 5, reproche
souvent à ses auditeurs qu'ils écoutent les discours ecclé-
siastiques* de même que siT c'était une comédie. Comme
je rencontrais8 souvent ce reproche dans ses divines prédi-
cations, j'ai voulu rechercher attentivement quel pouvait
1. Sermo cccli, n. 7.
2. Appréciation contestable.
3. Ce passage se retrouve, à peu
le choses près, dans le sermon
tur la Prédication ëvangéligtie
4. Joann., x, 38.
5. De Sacerdot., lib. V, n. 1
6. Var. : ia prédication
7. Var, : comme si.
8. Var. : J'ai lu.
204
SUR LA PAROLE DE DIEU.
être le fond de cette pensée, et voici ce qu'il m'a semblé :
c'est qu'il y a des spectacles qui n'ont pour objet que le
divertissement de l'esprit, mais qui n'excitent pas les affec-
tions, qui ne remuent pas les ressorts du cœur. Mais il n'en
est pas de la sorte de ces représentations animées qu'on
donne sur les théâtres * [elles] sont dangereuses en ce point
qu'elles ne plaisent point si elles n'émeuvent, si elles n'in-
téressent le spectateur, si elles ne lui font jouer aussi son
personnage , sans monter sur le théâtre et sans être de la
tragédie1. C'est en quoi2 ces spectacles sont à craindre,
parce que le cœur apprend insensiblement à se remuer de
bonne foi. 11 est donc ému, il est transporté, il se réjouit,
il s'afflige de choses qui au fond sont indifférentes. Mais
une marque certaine que ces mouvements [ne] tiennent pas
au cœur, c'est qu'ils s'évanouissent en changeant de lieu.
Cette pitié qui causait des larmes, cette colère qui enflam-
mait et les yeux et le visage, n'étaient que des images et
des simulacres par lesquels le cœur se donne la comédie en
lui-même, qui produisaient toutefois les mêmes effets que
les passions véritables : tant il est aisé de nous imposer,
tant nous aimons à nous jouer nous-mêmes 5.
1. Var. : Sans être de l'action et
sans monter sur le théâtre. —
Bossuet dira de même plus tard
(Maximes et Réflexions sur la Co-
médie, iv) : « Si l'auteur ou l'ac-
teur d'une tragédie ne sait pas
émouvoir le spectateur et le trans-
porter de la passion qu'il veut
exprimer, où tombe-t-il, si ce n'est
dans le froid, dans l'ennuyeux,
dans le ridicule ?... On se voit
soi-même dans ceux qui nous
paraissent comme transportés par
les passions; on devient bientôt
un acteur secret dans la tragédie ;
on y joue sa propre passion. >
2. Var.: C'est pourquoi.
3. On voit par une addition de
1666 sur le manuscrit de ce ser-
mon que Bossuet voulait insister
encore plus sur l'impression vive
et durable produite par les repré-
sentations théâtrales :
« ... Et on ne veut |pas] que nous
disions que ces représentations
sont très dangereuses 1 Combien
de plaisirs et de charmes ima-
gine- t- on dans la chose dont
l'imitation même est si agréable 1
Les impressions demeurent des
passions de théâtre (c'est-à-dire ;
celles qui sont produites par les
SUR LA PAROLE DE DIEU.
205
Quand le docte saint Chrysostome craignait que ses audi-
teurs n'assistassent à ses sermons de même qu'à la comédie,
c'est que souvent ils semblaient émus ; il s'élevait dans son
auditoire des cris et des voix confuses qui marquaient que
ses paroles excitaient les cœurs*. Un homme un peu moins
expérimenté aurait cru que ses auditeurs étaient convertis ;
mais il appréhendait, chrétiens, que ce ne fussent des affec-
tions de théâtre, excitées par ressorts et par artifices ; il
attendait à se réjouir quand il verrait les mœurs corrigées,
et c'était en effet la marque assurée que Jésus-Christ était
écouté.
Ne vous fiez donc pas, chrétiens, à ces émotions sensi-
bles, si vous en expérimentez quelquefois dans les saintes
prédications. Si vous en demeurez à ces sentiments, ce n'est
pas encore Jésus-Christ qui vous a prêché ; vous n'avez encore
écouté que l'homme ; sa voix peut 2 aller jusque-là ; un in-
strument bien touché peut bien exciter les passions. Com-
ment saurez-vous, chrétiens, que vous êtes véritablement
enseignés de Dieu? Vous le saurez par les œuvres. Car il faut
apprendre de saint Augustin la manière d'enseigner de Dieu,
cette manière si haute, si intérieure Elle ne consiste pas
seulement dans la démonstration de la vérité, mais dans
l'infusion de la charité ; elle ne fait pas seulement que vous
sachiez ce qu'il faut aimer, mais que vous aimiez ce que
vous savez: Si doctrina dicenda est..., allias et interiùs...,
ut non ostendat tantummodo vei'itatem, verum etiam imper-
passions de théâtre) ; celles de la
parole spirituelle sont bien plus tôt
emportées, le temporel les étouf-
fe... La forte émotion s'écoule
bientôt; la secrète impiession de-
meure, qui dispose le cœur par
une certaine pente. L'impression
des sermons, qui ne trouve rien
de sensible à quoi elle ouitse se
prendre, est bien plus tôt empor-
tée, etc. > On sait que Bossuet, dans
sa jeunesse, était allé au théâtre,
mais qu'il « s'en éloigna entière-
ment... dès qu'il eut été fait sous-
diacre, », c'est-à-dire, dès 1648.
(Mémoires de l'abbé Le Dieu.)
1. Var. : que l'âme était agitée
2. Var. : il peut.
206 SUR LA PAROLE DE DIEU.
tiat caritatem , De sorte que ceux qui sont véritablement de
l'école de Jésus-Christ, le montrent bientôt par leurs œuvres.
Et c'est la marque certaine que saint Paul nous donne, lors-
qu'il écrit aux fidèles de Thessalonique : De caritate autem
fraternitatis non necesse habemus scribere vobis : « Pour la
charité fraternelle, vous n'avez pas besoin que l'on vous
en parle ; ipsi enim [vos] a Deo didicistis ut diligatit invi-
cem : « Car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous
aimer les uns les autres » ; et il en donne aussitôt la preuve:
« En effet, vous le pratiquez fidèlement envers les frères de
Macédoine: » Et enim illud facitis*. Ainsi la marque très
assurée que le Fils de Dieu vous enseigne, c'est lorsque
vous pratiquez ses enseignements ; c'est le caractère de ce
divin Maître. Les hommes qui se mêlent d'enseigner les
autres, leur montrent tout au plus ce qu'il faut savoir ; il
n'appartient qu'à ce divin Maître, que l'on nous ordonne
d'entendre, de nous donner tout ensemble et de savoir ce
qu'il faut, et d'accomplir ce qu'on sait: Simuldonans et quid
agant sciret et quod sciunt agere 5. Si donc vous voulez être
de ceux qui lécoutertt, écoutez-le véritablement, et obéissez
à ses paroles : Ipsum audite. Ne vous contentez pas4 de ces
affections stériles et infructueuses qui ne se tournent jamais
en résolutions déterminées; Jésus-Christ rejette de tels
disciples de son école et de tels soldats de sa milice. Écou-
tez comme il s'en moque, si je l'ose dire, par la bouche du
divin Psalmiste : Filii Ephrem intendentes et mittentes arcum,
1. De Grat. Christ., lib. I, 14.
î. I Thés»., îv, 9,10.
5. S. August., De Grat. Christel.
i. « Ne soyez pas de ceux dont
se moque le divin Psalmiste, de
ces fleurs qui trompent toujours
les espérances, qui ne se nouent ja-
mais pour donner des fruits, ou
de ces fruits qui ne mûrissent
point, qui sont le jouet des vents
et la proie des animaux. Dieu ne
veut point de tels arbres dans son
jardin de délices. » Développement
ajouté après coup par Bossuet, et
qu'il est difficile if insérer dans îa
texte.
SDR LA PAROLE DE DIEU. 207
conversi sunt in die belli ' : c Les enfants d'Éphrem, qui ban-
daient leurs arcs et préparaient leurs flèches, ils ont été
rompus et renversés3 au jour de la bataille*. » En écoutant
la prédication, ils semblaient aiguiser leurs armes4 contre
leurs vices ; au jour de la tentation, ils les ont rendues
honteusement. Ils promettaient beaucoup » dans l'exer-
cice, ils ont plié d'abord dans la bataille6; ils semblaient
animés quand on sonnait la trompette, ils ont tourné le
dos tout à coup quand il a fallu venir aux mains : Filii
Ephrem intendenies et mittentes arcum, conversi sunt in die
belW.
Mais concluons enfin ce discours, duquel vous devei
apprendre que, pour écouter Jésus-Christ, il faut accomplir
sa sainte parole : il ne parle pas pour nous plaire, mais
pour nous édifier dans nos consciences: «Je suis le Seigneur,
dit-il, qui vous enseigne des choses utiles [et qui vous con-
duis dans la voie :] Ego Dominus docens te utilia, gubernans
1. P*., lxxvh, 9.
2. Var. : ils ont lâché pied.
3. Var. : du combat.
4. Correction de 1666 : ils sem-
blaient aiguiser leurs traits et
préparer leurs armes.
5. Var. : tout.
6. Var. : dans le combat.
7. Dans le sermon sur la Pré-
dication Évangélique (1662), Bos-
suet resserre et corrige ainsi tout
le développement qui précède •
« Où sont-elles, ces âmes soumi-
ses que l'Évangile attendrit, que
la parole de vérité touche jus-
qu'au cœur? En effet, ou nous
écoutons froidement, ou il s'élève
seulement en nous des affections
languissantes, faibles imitations
des sentiments véritables ; désirs
toujours stérile» et infructueux,
qui demeurent toujours désirs, et
qui ne se tournent jamais en ré-
solutions ; flamme errante et vo-
lage, qui ne prend pas à sa ma-
tière, mais qui court légèrement
par-dessus et que le moindre souf-
fle éteint, tellement que tout s'en
perd en un instant, jusqu'au sou-
venir : Filii Ephrem, intendenies
et mittentes arcum [conversi sunt
in die belli]. « Les enfants d'É-
nhrem, dit David, préparaient leurs
tieoties et bandaient leurs arcs;
mais ils ont lâché le pied au jour
de la guerre. » En écoutant -la
prédication, ils formaient en eux-
mêmes de grands desseins ; ils
semblaient aiguiser leurs armes
contre leurs vices : au jour de la
tentation, ils les ont rendues hon-
teusement, etc. »
208
SUR LA PAROLE DE DIEU.
te m via in qua ambulas1. Il n'établit pas des prédicateurs
pour être les ministres de la délicatesse * et les victimes de
la curiosité publique; c'est pour affermir le règne de sa
vérité ; de sorte qu'il ne veut pas voir dans son école des
contemplateurs oisifs, mais de fidèles ouvriers ; enfin il y
veut voir des disciples qui honorent par leur bonne vie l'au-
torité d'un tel Maître*
Ceux qui sortiront de cette école sans en devenir meilleurs,
la sainte parole, qu'ils auront méprisée, les jugera au der-
nier jour. — L'orateur, en terminant, se plaint que, pendant le
temps qui précède le sermon, « des contenances de mépris, un
murmure et quelquefois un ris scandaleux » violent la sainteté du
temple. 11 prie l'auditoire de respecter le Verbe divin à l'autel
avant de l'entendre parler dans la chaire ?.
1. Isa., XLvm, 17.
2. Var : de la volupté
3. On trouve assez souvent dans
les prédicateurs du xvn* siècle des
reproches semblables adressés à
leurs auditeurs (Voir aussi le Se-
cond Panégyrique de St. Fran-
çois de Paule). La police même eut
à s'occuper des désordres qui se
produisaient dans les églises. On a
une lettre du chancelier Pontchar-
train au lieutenant de police d'Ar-
genson, où il lui reproche de ne
l'avoir pas averti que les ducs
d'Elbeuf et de Montfort avaient
entendu la messe de Pâques avec
une grande irrévérence. (F.P.Clé-
mesit, la Police sous Lonu X/V.)
SUR L'IMPENITENCE FINALE
SERMON POUR LA DEUXIÈME SEMAINE DU CARÊME
PRÊCHÉ AU LOUTRE LE 5 MARS 1662
NOTICE
Le sermon sur V Impénitence finale, ou, comme Bossuet le
désigne dans le manuscrit, le sermon au Mauvais Riche, fut prê-
ché au Louvre, devant le roi, le dimanche de la deuxième se-
maine du Carême de 1662. Pour certains passages , le manu-
scrit offre deux rédactions successives, séparées avec raison par
les derniers éditeurs *. On en distingue môme trois pour la fin du
discours. Nous donnons, à la suite du sermon, d'après M.Gandar,
là première esquisse de la péroraison, avec les additions qu'y fit
ensuite Bossuet avant d'arriver à l'expression définitive de sa pensée.
SUR L'IMPENITENCE FINALE
Mortuus est autem et dives.
[Le riche mourut aussi.]
Lue, xyi, 22.
jt laisse Jésus-Christ sur le Thabor dans les splendeurs
ae sa gloire, pour arrêter ma vue sur un autre objet moins
agréable, à la vérité, mais qui nous presse plus fortement
à la pénitence. C'est le mauvais riche mourant, et mourant
1. Voyez Gandar, Choix de sermons, p. 376; Études, u, ch. 6.
210 SUR L'IMPÉNITENCE FINALE.
comme il a vécu, dans l'attache à ses passions, dans l'enga-
gement au péché, dans l'obligation à la peine *.
Dans le dessein que j'ai pris de faire tout l'entretien de
cette semaine sur la triste aventure de ce misérable, je
m'étais d'abord proposé de donner comme deux tableaux,
dont l'un représenterait sa mauvaise vie, et l'autre sa fin
malheureuse * ; mais j'ai cru que les pécheurs, toujours
favorables à ce qui éloigne leur conversion, si je faisais ce
partage, se persuaderaient trop facilement qu'ils pourraient
aussi détacher ces choses, qui ne sont pour notre malheur
que trop enchaînées, et qu'une espérance présomptueuse de
corriger à la mort ce qui manquerait à la vie, nourrirait
leur impénitence. Je me suis donc résolu de leur faire con-
sidérer dans ce discours comme, par une chute insensible,
on tombe d'une vie licencieuse s à * une mort désespérée,
afin que, contemplant d'une même vue ce qu'ils font et ce
qu'ils s'attirent, où ils &ont et où ils s'engagent, ils quittent
la voie en laquelle ils marchent, par la crainte de l'abîme
où elle conduit. Vous donc, ô divin Esprit, sans lequel toutes
nos pensées sont sans force et toutes nos paroles sans
poids, donnez efficace 5 à ce discours, touché des saintes
prières de la bienheureuse Marie, à laquelle nous allons
dire : Ave.
1. Dans l'obligation à la peine.
Le pécheur contracte envers la
justice divine une dette qu'il est
obligé de payer par les peines de
l'autre monde quand il ne l'a pas
acquittée par le repentir ici-bas.
2. Var. : sa mauvaise mort.
S. Var. : mauvaise.
4. Â une mort désespérée. L'em-
ploi de à pour en ou dans est des
plus fréquents au xvn» siècle.
« N'espériez plus au néant. » Bos
nécessaires pour être heureux.
■ La parole de vie éternelle que
le Saint-Esprit lui avait mise à la
bouche. » Sur la bonté et la ri-
gueur de Dieu.
5. Efficace. Ce mot, qui n'ap-
partient plus qu'à la langue théo-
logique, était d'un usage général
au xvn* siècle. « On n'ignore pas,
dit Molière, qu'une louange en
grec est d'une merveilleuse effi-
cace à la tête d'un livre. » Pré-
suet, Sermon sur les conditions \ cieuses Ridicules, Préface.
SUR L'IMPENITENŒ FINALE. 211
C'est trop se laisser surprenare aux vaines descriptions
des peintres et des poètes, que de croire la vie et la mort
autant ' dissemblables que les uns et les autres nous les
figurent 2. Il leur faut donner les mêmes traits *. C'est
pourquoi les hommes se trompent lorsque, trouvant leur
conversion si pénible pendant la vie, ils s'imaginent que
la mort aplanira ces difficultés, se persuadant peut-être
qu'il leur sera plus aisé de se changer, lorsque la nature
altérée touchera de près à son changement dernier et irré-
médiable. Car ils devraient penser au contraire que la
mort n'a pas un être distinct qui la sépare de la vie, mais
qu'elle n'est autre chose sinon une vie qui s'achève. Or
qui ne sait, chrétiens, qu'à la conclusion de la pièce, on
n'introduit pas d'autres personnages que ceux qui ont paru
dans les autres scènes; et que les eaux d'un torrent,
lorsqu'elles se perdent, ne sont pas d'une autre nature que
lorsqu'elles coulent? C'est donc cet enchaînement qu'il nous
faut aujourd'hui comprendre : et afin de cor ce voir plus
distinctement comme ce qui se passe en la vie porte coup
au point de la mort *, traçons ici en un mot la vie d'un
homme du monde.
Ses plaisirs et ses affaires partagent ses soins : par
l'attache à ses plaisirs, il n'est pas à Dieu ; par l'empresse-
ment de ses affaires, il n'est pas à soi ; et ces deux choses
ensemble le rendent insensible aux malheurs d'autrui.
ainsi notre mauvais riche, homme de plaisirs et de bonne
1. Var. : aussi. « Au xvn» siè-
cle, on employait indifféremment
autant et aussi devant un adjec-
tif. « Mille artifices autant indi-
gnes qu'inutiles. » Bossuet dans
Chassang, Gramm. française, pa-
ragraphe 375.
2. Var. : Nous les représentent. \ Descartes, Di$c.
3. Var. : Pour les peindre au
naturel, pour les représenter
chrétiennement, il leur faut don-
ner les mêmes traits.
4. Au point de la mort. » Si nous
avions eu l'usage de notre raison
dès le point de notre naissance. •
212
SUR L'IMPENITENCE FINALE.
chère, ajoutez, si vous le voulez, homme d'affaires et d'in-
trigues, étant enchanté par les uns et occupé parles autres,
ne s'était jamais arrêté pour regarder en passant le pauvre
Lazare, qui mourait de faim * à sa porte.
Telle est la vie d'un homme du monde; et presque tous
ceux qui m'écoutent se trouveront tantôt, s'ils y prennent
garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin,
chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort,
qui s'avançait pas à pas, arrive, imprévue et inopinée. On
dit à ce mondain délicat, à ce mondain empressé, à ce
mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière
est venue : il se réveille en sursaut, comme d'un profond
assoupissement ; il commence à se repentir de s'être si fort
attaché au monde, qu'il est enfin contraint de quitter ; il
veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois
il sent quelque chose, qu'il n'est pas possible, du moins
tout à coup, de faire une rupture si violente; il demande
du temps en pleurant, pour accomplir un si grand ouvrage,
et il voit que tout le temps lui est échappé. Ah ! dans une
occasion si pressante, où les grâces communes ne suffisent
pas, il implore un secours extraordinaire; mais comme il
n'a lui-même jamais eu pitié de personne *, aussi tout est
sourd à l'entour de lui au jour de son affliction 3 : telle-
ment que par ses plaisirs, par ses empressements4, par sa
dureté, il arrive enfin, le malheureux, à la plus grande
séparation sans détachement : premier point; à k* plus
grande affaire sans loisir : second point; à la plus
grande misère sans assistance : [troisième point]. 0 Sei-
gneur , Seigneur tout-puissant, donnez efficace * à mes
1. Var. : languissait.
2. Var. : comme il a été lui-
même imploré — appelé — en
vain au secours.
3. Var.: de sa dernière angoisse.
4. Par ses empressements, c.à .d.
par âa vie affairée, empressée.
5. Efficace. Voyez p. 210, n. g.
SUR I/IMPENITENCE FINALE. 213
paroles, pour graver dans les cœurs de ceux qui m'écoutent
des vérités si importantes. Commençons à parler de l'attache
au monde.
PREMIER POOT
L'abondance, la bonne fortune, ta vie délicate et volup-
tueuse sont comparées souvent dans les saintes Lettres
à des fleuves impétueux, qui passent sans s'arrêter, et
tombent sans pouvoir soutenir leur propre poids 4. Mais
si la félicité du monde imite un fleuve dans son incons-
tance, elle lui ressemble aussi dans sa force; parce qu'en
tombant elle nous pousse, et qu'en coulant elle nous tire :
« Attendis quia labitur, cave quia trahit, » dit saint Augustin2
Il faut aujourd'hui, messieurs, vous représenter cet
attrait puissant. Venez et ouvrez les yeux, et voyez les liens
cachés dans lesquels votre cœur est pris : mais pour
comprendre tous les degrés de cette déplorable servitude
où nous jettent les biens du monde, contemplez ce que fait
en nous l'attache * d'un cœur qui les possède, l'attache
d'un cœur qui en use, l'attache d'un cœur qui s'y aban-
donne. 0 quelles chaînes! ô quel esclavage! Mais disons les
choses par ordre.
Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination
des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté
la fortune, que la possession des biens de la terre rend
l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple, on se per-
suade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on n'au-
rait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'i)
faut. Ah! c'est alors*- disons-nous, que le cœur, qui se
resserre dans l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté
tout entière dans la commodité et dans l'aisance. Confes-
sons la vérité devant Dieu * tous les jours nous nous flat-
1. Var. ; sans se pouvoir sou- 1 9. In Ps. csxxvi, n. 5.
tenir. « 5. Var. : le plaisir,
214
SUR L'IMPÉMTENCE FINALE.
tons de cette pensée ; mais certes nous nous abusons, notre
erreur est extrême ». Certes , c'est une folie de s'imaginer
que les richesses guérissent l'avarice, ni * que cette eau
puisse étancher celte soif. Nous voyons par expérience que
le riche, à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans
ses pertes que le pauvre, à qui tout manque ; et je ne m'en
étonne pas; car il faut entendre, messieurs, que nous
n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection
générale, mais que chaque petite partie attire une affection
particulière : ce qui fait que nous voyons ordinairement que
l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins
sensible dans l'abondance que dans la disette. Il en est
comme des cheveux, qui font toujours sentir la même
douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on
les tire d'une belle tête qui en est couverte : on sent
toujours la même douleur, à cause que 3 chaque cheveu
ayant sa racine propre, la violence est toujours égale.
Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons
tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il
s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'at-
tache que la disette4; au contraire, qu'elle est, du moins
en ceci, et plus captive et plus engagée, qu'elle a plus de
liens qui l'enchaînent 5, et un plus grand poids qui l'ac-
cable. Te voilà donc, ô homme du monde, attaché à ton
propre bien avec un amour immense. Mais il se croirait
pauvre dans son abondance (de même de toutes les autres
passions), s'il n'usait de sa bonne fortune. Voyons quel est
cet usage ; et pour procéder toujours avec ordre, laissons
i. Var. : grande.
't. Ni que cette eau puisse, etc.
Remarquez cet emploi de ni,
lors même qu'il n'y a point de
négation précédemment expri-
mée, et que Vidée seule de la pro-
position principale est négative.
3. Var. : Parce que.
4. Var. : la pauvreté.
5. Var. : l'attachent»
SUR L'IMPENITENCE FINALE. 215
ceux qui s'emportent d'abord aux excès, tt considérons
un moment les autres qui s'imaginent être modérés, quand
ils se donnent de tout leur cœur aux choses permises.
Le mauvais riche de la parabole les doit faire trembler
jusqu'au fond de l'âme. Qui n'a ouï remarquer cent fois que
le Fils de Dieu ne nous parle ni de ses adultères, ni de ses
rapines, ni de ses violences? Sa délicatesse et sa bonne
chère font une partie si considérable de son crime, que
c'est presque le seul désordre qui nous est rapporté dans
notre évangile. « C'est un homme, dit saint Grégoire, qui
« s'est damné dans les choses permises, parce qu'il s'y est
« donné tout entier, parce qu'il s'y est laissé aller sans
« retenue : » tant il est vrai, chrétiens, que ce n'est pas
toujours l'objet défendu, mais que c'est fort souvent l'attache
qui fait des crimes damnables : Divitem ultrix gehenna sus-
cepit, non quia aliquid illicitum gessit, sed quia immoderato
usu totum se licitis tradidit *. 0 Dieu I qui ne serait étonné?
qui ne s'écrierait avec le Sauveur : « Ah ! que la voie est
c étroite qui nous conduit au royaume fl » — Sommes-
nous donc si malheureux, qu'il y ait quelque chose qui soit
défendu, même dans l'usage dé ce qui est permis? N'en
doutons pas, chrétiens : quiconque a les yeux ouverts pour
entendre la force de cet oracle prononcé par le Fils de
Dieu : « Nul ne peut servir * deux maîtres *, » il pourra
aisément comprendre qu'à quelque bien que le cœur s'at-
tache, soit qu'il soit défendu, soit qu'il soit permis, s'il s'y
donne tout entier, il n'est plus à Dieu ; et ainsi qu'il peut
avoir des attachements damnables à des choses qui de leur
nature seraient innocentes. S'il est ainsi, chrétiens (et qui
t. Pastor., III, m.
2. Matth., vu, 14.
3. Bossuet avait d'abord écrit
tervir à, tournure latine, qui se
trouva dans ses premiers sermoiîf?
BOSSUET, SERMONS. ' |7
et que Vaugelas relègue, en 16iït
parmi « les phrases du vieux
temps. » Yoyex p. 544 note 4, et
p. 267, note 1.
4. Matth., ru U.
216
SUR L'IMPENITENCE FINALE.
peut douter qu'il ne soit ainsi, après que la Vérité nous
en assure?), ô grands ! ô riches du siècle, que votre condi-
tion me fait peur, et que j'appréhende pour vous ces crimes
cachés et délicats, qui ne se distinguent point par les objets,
qui ne dépendent que du secret mouvement du cœur et
d'un attachement presque imperceptible ! Mais tout le monde
n'entend pas cette parole; passons outre, chrétiens; et
puisque les hommes du monde ne comprennent pas cette
vérité, tâchons de leur faire voir le. triste état de leur âme
par une chute plus apparente.
Et certes il est impossible qu en prenant si peu de soin
de se retenir dans les choses qui sont permises, ils ne
s'emportent bientôt jusqu'à ne craindre plus de poursuivre
celles qui sont ouvertement défendues. Car, chrétiens, qui
ne le sait pas? qui ne le sent par expérience T notre esprit
n'est pas fait de sorte qu'il puisse facilement se donner des
bornes. Job l'avait bien connu * par expérience : Pepigi
fmdus cum oculis mets * : « J'ai fait un pacte avec mes yeux,
« de ne penser à aucune beauté mortelle. » Voyez qu'il
règle la vue pour arrêter la pensée. Il réprime des regards
qui pourraient être innocents, pour arrêter des pensées qui
apparemment seraient criminelles ; ce qui n'est peut-être
pas si clairement défendu par la loi de Dieu, il y oblige ses
yeux par traité exprès. Pourquoi? parce qu'il sait que, par
cet abandon * aux choses licites, il se fait dans tout notre
cœur un certain épanchement d'une joie mondaine; si oien
que4 l'âme, se laissant aller à tout ce qui lui est permis
commence à s'irriter de ce que quelque chose lui est
défendu. Ahl quel état! quel penchant ! quelle étrange6 dis-
1. Var. : le connaissait.
S, Job, xzxi, 1.
3. Var. : par cet abandon, ja
dis même aux ehoses licites.
•4. Var. : qui fait que.
5. Sur les nombreuses signifi-
cations qu'avait alors cet adjectif,
voyez p. 242, note 3.
SUR L'IMPÉNITENCE FINALE,
217
position f Je tous laisse à penser si une liberté précipitée
jusques au voisinage du vice ne s'emportera pas bientôt
jusqu'à la licence ; si elle ne passera pas bientôt les limites,
quand il ne lui restera plus qu'une si légère démarche.
Sans doute ayant pris sa course avec tant d'ardeur dans
cette vaste carrière des choses permises, elle ne pourra
plus retenir ses pas; et il lui arrivera infailliblement ce
que dit de soi-même le grand saint Paulin : « Je m'em-
t porte au delà de ce que je dois, pendant que je ne prends
« aucun soin de me modérer en ce que je puis : » Quod non
oxpediebat admisi, dum non tempero quod licebat *,
Après cela, chrétiens, si Dieu ne fait un miracle, la licence
des grandes fortunes n'a plus de limites * : Prodiit quasi
ex adipe iniquitas eorum 3 : « Dans leur graisse, dit le
t Saint-Esprit, dans leur abondance, il se fait un fonds
« d'iniquité qui ne s'épuise jamais. » C'est de là que
naissent ces péchés * régnants, qui ne se contentent pas
qu'on les souffre ni même qu'on les excuse, mais qui
veulent encore qu'on leur applaudisse 5. C'est là qu'on se
plaît de faire le grand par le mépris de toutes les lois et en
faisant une insulte publique 6 à la pudeur du genre
1. Epist. xxx aa Sever., 3.
2. Var. : plus de mesures.
3. P$. txxii, 1.
4. Var.: Vices.
5. Dans la première rédaction,
Bossuet continuait ainsi : « Car il
y a, dit saint Augustin, deux es-
pèces de péchés : les uns viennent
de la disette, les autres naissent
de l'excès. Ceux qui naissent du
besoin et de la misère, *e sont
des péchés serviles et timides :
quand un pauvre vole, il se cache ;
quand il est découvert, il trem-
ble; 11 n'oserait soutenir son
crime, trop heureux s'il le peut
couvrir et envelopper dans les
ténèbres. Mais ces péchés d'abon-
dance, ils sont superbes et auda-
cieux, ils veulent régner. Vous
diriez qu'ils sentent la grandeur
de leur extraction : ils veulent
jouir, dit Tertuilien, de toutes les
lumières du jour et de toute la
conscience du ciel : Delicta ves-
tra et loco omni, et luce omni, et
univena coeli eonscientia fruun-
tur. »
6. Insulte publique, ms. un
insulte public. Boileau fait en-
core insulte du masculin. — Voyez
page 14, adtelS.
518
SUR I/IMPENITENCE FINALE.
humain 4. Ah ! si je pouvais ici vous ouvrir le cœur d'un
Nabuchodonosor ou d'un Balthazar, ou de quelque autre de
ces rois superbes qui nous sont représentés dans l'Histoire
^ Sainte, vous verriez avec horreur et tremblement ce que
peut * dans un cœur qui a oublié Dieu, cette terrible
pensée de n'avoir rien qui nous contraigne. C'est alors que
la convoitise va tous les jours se subtilisant et enchérissant 3
sur elle-même. De là naissent * des vices inconnus, des
monstres 'd'avarice, des raffinements de volupté, des délica-
tesses d'orgueil, qui n'ont pas de nom 6. Et ce qu'il y a de
plus étrange T, c'est qu'au milieu de tous ces excès, sou-
vent on s'imagine être vertueux parce que, dans une
licence qui n'a point de bornes, on compte parmi ses
il vertus tous les vices dont on s'abstient; on croit faire
1. Première rédaction : « Com-
bien en avons-nous vu qui se
plaisent de faire les grands par la
iicence du crime, qui s'imaginent
s'élever bien haut au-dessus des
choses humaines par le mépris
de toutes les lois; à qui la pu-
deur même semble indigne d'eux,
parce que c'est une espèce de
crainte. »
8. Ce que peut. Première rédac-
tion : « ... Ce que fait dans les
grandes places l'oubli de Dieu et
cette terrible pensée de n'avoir
rien sur sa tète. »
3. Enchérissant. Première ré-
daction : renviant.
4. Var. : Et que raffinant sur
elle-même, elle fait naître...
5. Cf. p. 23, n. 2.
6. A ce développement compa-
rez dans ÏOrais. (un. de Hen-
riette de France (1669) : « Les
grande prospérités nous aveu-
glent, nous transportent* etc. »
7. Première rédaction : « Et tout
cela se soutient à la face du genre
humain ! Pendant que tout le
monde applaudit, on se résout fa-
cilement à se faire grâce; et, dan}
cette licence infinie, on compte
parmi ses vertus tous les péchés
qu'on ne commet pas, tous les
crimes dont on s'abstient. Et
quelle est la cause de tous ces dé-
sordres? La grande puissance fé-
conde en crimes, la licence, mère
de tous les excès. Ces pécheurs
hardis et superbes ne se contentan
plus de penser le mal, ils s'en
vantent, ils s'en glorifient : cogv-
taverunt et locntisunt nequitiam
iniquitatem in excelso loculi sunt.
Remarquez ces paroles : in ex-
celso, à découvert, en public, de-
vant tout le monde. Parce qu'ils
ont oublié Dieu, ils croient que
Dieu les oublie, et qu'il dort aussi
bien qu'eux : Dixit enim in corde
tua : Oblitu»est Deus, »
SUR L'IMPÊNITENCE FINALE.
21t
grâce à Dieu et à sa justice de ne la pousser pas tout à fait
à bout. L'impunité fait tout oser ; on ne pense ni au juge-
ment, ni à la mort même, jusqu'à ce qu'elle vienne ', tou-
jours imprévue, finir l'enchaînement des crimes, pour
commencer celui des supplices.
Car de croire que sans miracle l'on puisse en ce seul
moment briser des liens si forts, changer des inclinations
si profondes , enfin abattre d'un même coup l'ouvrage de
tant d'années, c'est une folie manifeste. A la vérité, chré-
tiens, pendant que la maladie supprime pour un peu de
temps les atteintes les plus vives delà convoitise, je con-
fesse qu'il est facile de jouer par crainte le personnage
d'un pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui se
font et se défont en un moment : mais ses mouvements
véritables ne se produisent pas de la sorte. Non, non, ni un
nouvel homme ne se forme [pas] en un instant, ni ces affec-
tions vicieuses, si intimement * attachées ne s'arrachent
pas par un seul effort : car quelle puissance 5 a la mort,
quelle grâce extraordinaire, pour opérer tout à coup un
changement si miraculeux * î Peut-être que vous pensereï
que la mort nous enlève tout, et qu'on se résout aisément 5
de6 se détacher de ce qu'on va perdre. Ne vous trompez pas,
chrétiens; plutôt il faut craindre un effet contraire : car
c'est le naturel du cœur humain de redoubler ses efforts
pour retenir le bien qu'on lui ôte. Considérez ce roi
d'Amalec, tendre et délicat, qui, se voyant proche de la
1. Jusqu'à ce qu'elle vienne.
Première rédaction : de sorte
qu'elle vient.
2. Var. : Si fortement.
3. Var. : quelle grâce...
i. Comparez un passage de YO-
raison funèbre de Le Tellier
(1686): «Telles sont les grâces qu'on
trouve à la mort. Mais qu'on ne s'y
trompe pas, etc.. » Voir aussi la
peinture du pécheur mourant
dans Je Sermon sur la mort du
pécheur et la mort du juste, de
Massillon.
5. Var. : Et qu'il est aisé.
6. Cf. p. 288, n. 1.
220
SUR L'IMPENITENGE FINALE.
mort, s'écrie avec tant de larmes : Siccine séparât amara
mors *? « Est-ce ainsi que la mort amère sépare les choses? »
Il pensait et à sa gloire et à ses plaisirs; et vous voyez
comme à la vue de la mort, qui lui enlève son bien, toutes
ses passions émues et s'irritent et se réveillent.
Ainsi la séparation augmente l'attache d'une manière
plus obscure et plus confuse, mais aussi plus profonde et
plus intime; et ce regret amer d'abandonner tout, s'il avait
la liberté de s'expliquer, on verrait qu'il confirme par un
dernier acte tout ce qui s'est passé dans la vie, bien loin
de le rétracter. C'est, messieurs , ce qui me fait craindre
qus ces belles conversions des mourants ne soient que sur
la bouche ou sur le visage, ou dans la fantaisie 3 alarmée,
et non dans la conscience *. — Mais il fait de si beaux actes de
détachement. — Mais je crains qu'ils ne soient forcés ; je
crains qu'ils ne soient dictés par l'attache même. — Mais il
déteste tous ses péchés. — Mais c'est peut-être qu'il est
1. I Reg., xv, 38.
i. Première rédaction : « Par
conséquent, chrétiens, ne nous
laissons point abuser aux belles
conversions des mourants, qui,"
peignant sur les yeux et sur le
visage , et même , pour mieux
tromper,dans la fantaisiealannée,
l'image d'un pénitent, [font] croire
que le cœur est changé. Car une
telle pénitence, bien loin d'entrer
assez avant pour arracher l'amour
du monde, souvent, je ne crains
point de le dire, elle est faite pour
l'amour du monde. Cet homme
se convertit comme Pharaon;
la crainte de mourir fait qu'il
tâche d'apaiser Dieu par la seule
espérance de vivre. Et comme il
s'ignore pas que la justice divine
M plaît d'ôter aux pécheurs ce
qu'ils aiment désordonnément, il
feint de se détacher ; il ne mé-
prise le monde que dans l'appré-
hension de le perdre. Ainsi, par
une illusiou terrible de son
amour-propre, il se force lui-
même à former dans l'esprit, et
non dans le cœur, des actes de
détachement que son attache lui
dicte. 0 pénitence impénitente!
0 pénitence toute criminelle et
toute infectée de l'amour du
monde! Avec cette étrange amende
honorable , cette âme malheu-
reuse sort toute noyée et toute
abîmée dans les affections sen-
suelles. Ah ! démons, ne cherchez
point dans cette âme ce qui peut
servir d'aliment au feu éternel :
elle est toute corporelle, toute
pétrie, pour ainsi dire, de chair
et de sang... »
3. Fantaisie. Imagination.
SUR L'IMPENITENCE FINALE.
221
condamné à faire amende honorable avant que d'être traîné
au dernier supplice. — Mais pourquoi faites-vous un si
mauvais jugement? — Parce que, ayant commencé trop
tard l'œuvre de son détachement total, le temps lui a
manqué * pour accomplir une telle affaire.
SECOND POINT
J'entends dire tous les jours aux hommes du monde
qu'ils ne peuvent trouver de loisir; toutes les heures
g'écoulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt ; et
dans ce mouvement éternel, la grande affaire du salut, qui
est toujours celie qu'on remet, ne manque jamais * de
tomber tout entière au temps 5 de la mort, avec tout ce
qu'elle a de plus épineux.
Je trouve deux causes de cet embarras : premièrement
nos prétentions, secondement notre inquiétude. Les pré-
tentions nous engagent et nous amusent jusqu'au dernier
jour : cependant notre inquiétude, c'est-à-dire l'impatience
d'une humeur active * et remuante , est si féconde en
occupations, que la mort nous trouve encore empressés
dans une infinité de soins superflus.
Sur ces principes, ô hommes du monde, venez, que je
vous raconte votre destinée. Quelque charge que l'on vous
donne, quelque établissement que l'on vous assure s, jamais
vous ne cesserez de prétendre6: ce que vous croyez la
fin de votre course, quand vous y serez arrivés, vous
ouvrira inopinément une nouvelle carrière. La raison ,
1. Ayant commencé.. . le temps
lui a manqué. * Etant devenu
vieux, on le mit aiTmoulin. » La
Fontaine. Voir Chassang, Gr. *r.,
paragr. 331-354.
t. Var. : pas.
3. far. : au jour.
i. Var : vague.
5. Var. : quoi qu'on vous donne,
quoi qu'on vous assure.
6. Prétendre. * 11 verra que je
sais comme il faut || Punir des
insolents qui prétendent trop
haut. ■ Corneille, La Suivante, i, 8
222
SUR L'IMPEMTENCE FINALE.
messieurs, la voici i c'est que votre humeur * est toujours
la même, et que la facilité se trouve plus grande. Com-
mencer, c'est le grand travail : à mesure que vous avancei,
vous avez plus de moyens de vous avancer; et si vous
couriez avec tant d'ardeur lorsqu'il fallait grimper par
des précipices, il est hors de la vraisemblance que vous
vous arrêtiez tout à coup quand vous aurez rencontré la
plaine. Ainsi .tous les présents de la fortune vous seront
un engagement pour vous abandonner tout à fait à des
prétentions infinies.
Bien plus, quand on cessera de vous donner, vous ne
cesserez passde prétendre. Le monde, pauvre en effets,
est toujours magnifique en promesses ; et comme la source
des biens se tarit bientôt, il serait tout à fait à sec, s'il ne
savait distribuer â des espérances. Et est-il homme*, mes-
sieurs, qui soit plus aisé a mener bien loin qu'un qui
espère, parce qu'il aide lui-même à se tromper4? Le
moindre jour dissipe toutes ses ténèbres, et le console de
tous ses ennuis : et quand même il n'y a plus aucune
espérance, la longue habitude d'attendre toujours, que
l'on a contractée à la cour, fait que l'on vit toujours en
attente, et que l'on ne peut se défaire du titre de pour-
suivant*, sans lequel on croirait n'être plus du monde.
Ainsi nous allons toujours, tirant après nous cette longue
chaîne traînante de notre espérance; et avec cette espé-
rance, quelle involution6 d'affaires épineuses! et à travers
de * ces affaires et de ces épines, que de péchés ! que
1. Var. : l'humeur
2. Var. : «'il ne distribuait.
3. Var. : il n'y a point d'homme.
4. Var. : à la tromperie.
5. Poursuivant, se disait dans
le xtd* sieele au sens de candidat :
t Ils sont deux •« trois poursui-
vants qui demandent ce béné-
fice. » Académie 1694.
6. Involution. « Ce mot est la-
tin, dit en 1680 Richelet, et a be-
soin de passe-port pour entrer
dans le langage français. » "
7. A travers de ces affaires.
SUR L'IMPEHITENCE FINALE.
223
d'injustices! que de tromperies! que d'iniquités enlacées!
Vœ, qui trahitis iniquitatem in funiculis vanitatis l ! « Malheur
à vous, dit le prophète, qui traînez tant d'iniquités dans
les cordes de la vanité ! » c'est-à-dire, si je ne me trompe,
tant d'affaires iniques dans cet enchaînement infini de vos
espérances trompeuses.
Que dirai-je maintenant, messieurs, de cette humeur
inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir, et
impatiente du repos ? D'où vient qu'elle ne cesse de nous
agiter et de nous ôter4 notre meilleur*, en nous enga-
geant d'affaire en affaire, avec un empressement qui ne
finit pas? Une [maxime]* très véritable, mais mal appli-
quée, nous jette dans cet embarras : la nature même nous
enseigne que la vie est dans l'action. Mais les mondains,
toujours dissipés, ne connaissent pas5 l'efficace de cette
action paisible et intérieure qui occupe l'âme en elle-
même; ils ne croient pas s'exercer6 s'ils ne s'agitent, ni
se mouvoir s'ils ne font du bruit : de sorte qu'ils mettent
la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils
s'abîment7 daps un commerce éternel d'intrigues et de
visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux. Ils se
sentent eux-mêmes quelquefois pressés, et se plaignent de
cette contrainte : mais, chrétiens, ne les croyez pas : ils se
moquent, ils ne savent ce qu'ils veulent. Celui-là qui se
plaint qu'il travaille trop, s'il était délivré de cet embarras,
ne pourrait souffrir son repos; maintenant les journées
Voir page 21, note 1. Cette forme
qui était déjà incorrecte au roi»
siècle, se rencontre plusieurs fois
dans le» Sermons. _
1. ha., t, 18.
8. Var. : ravir.
3. Hêtre meilleur... « Ton meil-
leur, je t'assure est de n'y plus
penser. » Corneille, Mélite, v, 3.
— On disait de même notre
mieux.
A. Maxime est une conjecture
de M. Gandar. Le mot chose est
effacé dans le manuscrit, et n'est
pas remplacé.
5. Var. : ne sentent pas.
6. Var. : agir.
*'. Var. : se jettent.
224
SUR L'IMPENITENCE FINALE.
lui semblent trop courtes, et alors son grand loisir lui
serait à charge î il aime sa servitude, et ce qui Lui pèse
lui plaît; et ce mouvement perpétuel, qui les engage en
mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire *, par
l'image d'une liberté errante. Gomme un arbre, dit saint
Augustin, que le vent semble caresser en se jouant avec
ses feuilles et avec ses branches , bien que ce vent ne le
flatte qu'en l'agitant, et le jette * tantôt d'un côté et tantôt
d'un autre, avec une grande inconstance, vous diriez
toutefois que l'arbre s'égaye par la liberté de son mouve-
ment. Ainsi, dit ce grand évêque, encore que les hommes
du monde n'aient pas de liberté véritable, étanî. presque
toujours contraints de céder au vent qui les pousse 5, tou-
tefois ils s'imaginent jouir d'un certain air de liberté et de
paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues .et
incertains : Tanquam olivœ pendentes in arbore, ducentibus
ventis, quasi quadam libertate nurœ perfruuntur vago quo-
dam desiderio sua* .
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle5
de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-
vous cependant, grand homme d'affaires, homme qui êtes
de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie
du monde manquerait d'un personnage nécessaire; que
faites-vous pour la grande affaire, pour l'affaire de l'éternité?
C'est à l'affaire de l'éternité que doivent céder tous les
emplois; c'est à l' affaire de l'éternité que doivent servir
tous les temps. Dites-moi, en quel état est donc cette
affaire? — Ah! pensons-y6, direz-vous. — Vous êtes donc
1. Var. : qui l'engage... ne laisse
pas de le satisfaire.
2. Var. : pousse.
3. Var. : aux divers emplois qui
les pressent.
i. S. Aug. in Psalm., cxxxvi
9.
5. Conforme à la réalité.
6. Var. : Hal j'y veux pen-
ser.
SUR L'IMPENITENCE FINALE. 225
averti que tous êtes malade dangereusement, puisque
vous songez enfin à votre salut? Mais, hélas! que le temps
est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle
de vos comptes et de votre vie! Je ne parle point en ce
lieu, ni de votre famille qui vous distrait, ni de la maladie
qui vous accable, ni de la crainte qui vous étonne, ni des
vapeurs qui vous offusquent, ni des douleurs qui vous
pressent * : je ne regarde que l'empressement2. Écoutez de
quelle force on frappe à la porte ; on la rompra bientôt,
si Ton n'ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur
ajournement, pour vous appeler devant Dieu et devant sa
chambre de justice. Écoulez avec quelle presse5 il vous
parle par son prophète. « La fin est venue, la fin est venue;
maintenant la fin est sur toi, et j'enverrai ma fureur contre
toi, et je te jugerai selon tes voies; et tu sauras que je suis
le Seigneur 4. » 0 Seigneur, que vous me 5 pressez ! Encore
une nouvelle recharge : « La fin est venue, la fin est ve-
nue; la justice, que tu croyais endormie, s'est éveillée
contre toi; la voilà qu'elle est6 à la porte. Ecce venit*. »
« Le jour de vengeance est proche. » Toutes les terreurs
te semblaient vaines, et toutes les menaces trop éloignées;
et « maintenant, dit le Seigneur, je te frapperai de près,
et je mettrai tous tes crimes sur ta tète, et tu sauras que
1. Var. : ni des douleurs qui
vous pressent, ni de la crainte
qui vous étonne, ni des vapeurs
qui vous offusquent.
2. C'est-à-dire la nécessité où il
era de s'empresser, de se hâter,
3. Presse: « insistance, sollici-
tations vives. » Littré.
4. Finis venit, venit finie. . . nunc
finis super te. Et immittam furo-
remmeum in te... et scietis quia
ego Dominas. Ezéch., vu, 2, 3, i.
5. Var. : nous.
6. La voilà qu'elle est. Locu-
tion rare au dix-septième siècle
et oui serait incorrecte aujour-
d'hui.
7. Finis venit, tnnït finis; evi-
gilavit adversum te ; ecce venit,.
Ezéch., vu, 6. — Compare! le
développement du même texte
dans la péroraison de l'Oraison
funèbre de Marie-Thérèse d'Au-
triche (1683).
226
SUR L'IMPËNITENCE FINALE.
je suis le Seigneur qui frappe *. » Tels sont, messieurs,
les ajournements par lesquels Dieu nous appelle à sou
tribunal. Mais enfin voici le jour qu'il faut comparaître:
Ecce dies, ecce venit, egressa est contritio *. L'ange qui
préside à la mort recule d'un moment à l'autre, pour
étendre le temps de la pénitence; mais enfin il vient un
ordre den haut: Fac conclusionem* : Pressez, concluez;
l'audience est ouverte, le Juge est assis : criminel, venez
plaider votre cause. Mais que vous avez peu de temps pour
vous préparer! Ah! que vous jetterez de cris superflus!
ahl que vous soupirerez amèrement après tant d'années
perdues ! Vainement, inutilement . il n'y a plus de temps
pour vous; vous entrez au séjour de l'éternité*. Je vous
vois5 étonné et éperdu en présence de votre Juge; mais
regardez encore vos accusateurs: ce sont les pauvres qui
vont s'élever contre votre dureté inexorable •.
TROISIÈME POIHT
J'ai remarqué, chrétiens, que le grand apôtre saint Paul,
parlant, dans la seconde à Timothée, de ceux qui s'aiment
eux-mêmes et leurs plaisirs, les appelle « des hommes
cruels, sans affection, sans miséricorde : » Sine affectione,
immites, sine benignitate, voluptatum amatores7 ; et je me
suis souvent étonné d'une si étrange con texture8. En effet,
1. Ezéch., vu, 7, 8, 8.
2. Ibià., 10.
3. Ibid. 23.
4. Ici deux phrases effacées
dans le manuscrit : « Voyez qu'il
n'y a plus de soleil risible qui
commence et qui finisse les jours,
les saisons, les années. Rien ne
finit en cette contrée; c'est le
Seigneur lui-même qui commence
de mesurer toutes choses par sa
propre infinité. »
5. Var. : tous êtes.
6. Var. : tous le seres beau-
coup davantage quand tous en-
tendrez les cris de vos pauvres
frères contre Totre dureté inexo-
rable.
7. II. Tim, III, 3, 4.
8. C'est-i-dire de Toir associées
SUR L'IMPENITENCE FïNALfc. 527
cette aveugle attache aux plaisirs semble d'abord n'être
que flatteuse, et ne parait ni cruelle ni malfaisante; mais
il est aisé de se détromper, et de voir dans cette douceur
apparente une force maligne, et pernicieuse. Saint Augustin
nous l'explique par cette comparaison : Voyez, dit-il1, les
buissons hérissés d'épines, qui font horreur à la vue; la
racine en est douce, et ne pique pas ; mais c'est elle qui
pousse ces pointes perçantes qui ensanglantent* les mains
si violemment: ainsi l'amour des plaisirs. Quand j'écoute
parler les voluptueux dans le livre de la Sapience, je ne
vois rien de plus agréable ni de plus riant: ils ne parlent
que de fleurs, que de festins, que de danses, que de passe-
temps. Coronemus nos ro$it: * Couronnons nos têtes de
fleurs, avant qu'elles soient flétries. » Ils invitent tout le
monde à leur bonne chère, et ils veulent leur faire part
de leurs plaisirs: Nemo nostrum exors sit luxurix nostrœ*
Que leurs paroles sont douces ! quêteur humeur est enjouée '
que leur compagnie est désirable! Mais si vous laissez
pousser cette racine, les épines sortiront bientôt ; car
écoutez la suite de leurs discours : « Opprimons, ajoutent-
ils, le juste et le pauvre: » Opprimamus pauperemjustumK
« Ne pardonnons point à la veuve » ni à l'orphelin. Quel
est, messieurs, ce changement, et qui aurait jamais attendu
orune douceur si plaisante une cruauté si impitoyable?
C'est le génie de la volupté : elle se plaît à opprimer le
juste et le pauvre, le juste qui lui est contraire, le pauvre
qui doit être sa proie; c'est-à-dire, on la contredit, elle s'effa-
rouche ; elle s'épuise elle-même, il faut bien qu'elle se rem
plisse par de» pilieries; et voilà cette volupté si commode,
easemble des qualités qui me pa- I t. Tar. : déchireat — piquaoî
raissent avoir aucun rapport. S. Sap., u, 8, t.
1. /» Ps. cxxxo, À. 4. Sap., u, 10.
228 SUR LIMPÉNITENCE FINALE.
si aisée et si indulgente, devenue cruelle et insupportable.
Vous direz sans doute, messieurs, que vous êtes bien
éloignés de ces excès; et je crois facilement qu'en cette
assemblée et à la vue d'un roi si juste, de telles inhu-
manités n'oseraient paraître: mais sachez. que l'oppression
des faibles et des innocents n'est pas tout le crime de la
cruauté. Le mauvais riche nous fait bien connaître qu'outre
cette ardeur furieuse * qui étend les mains * a ux violences 3r
elle a encore la dureté qui ferme les oreilles aux plaintes,
les mains au secours et les entrailles à la compassion.
C'est, messieurs, cette dureté qui fait des voleurs sans
dérober, et des meurtriers sans verser de sang. Tous les
saints Pères disent, d'un commun accord, que ce riche
inhumain de notre Évangile a dépouillé le pauvre Lazare,
parce qu'il ne l'a pas revêtu ; qu'il l'a égorgé cruellement,
parce qu'il ne l'a pas nourri : Quia non pavisti, occidisti 4.
Et cette dureté meurtrière est née de son abondance et de
ses délices.
/ 0 Dieu clément et juste ! ce n'est pas pour cette raison
que vous avez communiqué aux grands^de la terre un
rayon de votre puissance ; vous les avez faits grands pour
servir de pères à vos pauvres; votre providence a pris
soin de détourner lès maux de dessus leur tête, afin qu'ils
pensassent à ceux du prochain ; vous les avez mis à leur
aise et en liberté, afin qu'ils fissent leur affaire du sou-
lagement de vos enfants : et leur grandeur, au contraire,
les rend dédaigneux; leur abondance, secs; leur félicité,
insensibles ; encore qu'ils voient tous les jours non tant des
pauvres et des misérables, que la misère elle-même et la
pauvreté en personne, pleurante et gémissante à leur porte6.
1. Var. : violente. i 4. Lactant,, Div. Inst., VI, si
S. Var. : les bras. j 5. Manuscrit : D'où vient, etc .
S. Vap. : aux rapines. ' ' Indication d'un développement
SÏÏR L'IMPfiNITENCE FINALE.
229
Je ne m'en étonne pas, chrétiens ; d'autres pauvres plus
pressants et plus affamés ont gagné les avenues les plus
proches, et épuisé les libéralités à un passage plus secret.
Expliquons-nous nettement : je parle de ces pauvres inté-
rieurs qui ne cessent de murmurer, quelque soin qu'on
prenne de les satisfaire, toujours avides, toujours affamés1
dans la profusion et dans l'excès même ; je veux dire nos
passions et nos convoitises. C'est en vain, ô pauvre Lazare!
que tu gémis à la porte, ceux-ci sont déjà au cœur; ils ne
s'y présentent pas, mais ils l'assiègent ; ils ne demandent
pas, mais ils arrachent. O Dieu! quelle violence! Repré-
sentez-vous, chrétiens, dans une sédition, une populace
furieuse, qui demande arrogamment, toute prête à arracher
si on la refuse : ainsi dans l'âme de ce mauvais riche; et2
ne Talions pas chercher dans la parabole, plusieurs le
trouveront dans leur conscience. Donc, dans l'âme de ce
mauvais riche et de ses cruels imitateurs, où la raison a
perdu l'empire, où les lois n'ont plus de vigueur, l'ambi-
tion, l'avarice, la délicatesse, toutes les autres passions,
troupe mutine et emportée, font retentir de toutes parts
un cri séditieux, où l'on n'entend que ces mots : « Apporte,
apporte; » Dicentes : Affer, affer* : apporte toujours de
l'aliment à l'avarice4, apporte une somptuosité plus raffinée
à ce luxe curieux et délicat; apporte des plaisirs5 plus ex-
quis à cet appétit dégoûté par son abondance. Parmi les
cris furieux de ces pauvres impudents et insatiables, se
peut-il faire que vous entendiez la voix languissante des
pauvres qui tremblent devant vous, qui, accoutumés à
que Bossuet voulait ajouter ici.
1. Var. : qui crient toujours a
la faim.
2. Var. : et qu'il y en a peut-
être dans cet auditoire qui le
trouveront en eux-mêmes
3. Prov.t xxx, 15.
4. Var. : du bois à cette flamme
dévorante.
5. Var. : des ragoûts.
230
SUR L'IMPENITENCE FINALE.
surmonter leur pauvreté par leur travail et par îeun
sueurs *, se laissent mourir de faim plutôt que de décou-
vrir leur misère? C'est pourquoi ils meurent de faim; oui,
messieurs, ils meurent de faim * dans les villes, dans les
campagnes , à la porte et aux environs de vos hôtels ; nul
ne court* à leur aide; hélas! ils ne vous demandent que
e superflu, quelques miettes de votre table, quelques
estes de votre grande chère. Mais ces pauvres que vous
nourrissez trop bien au dedans épuisent tout votre fonds.
La profusion, c'est leur besoin ; non seulement le superflu,
mais l'excès même leur est nécessaire ; et il n'y a plus
aucune espérance pour les pauvres de Jésus-Christ, si
vous n'apaisez ce tumulte et cette sédition intérieure; et
cependant ils subsisteraient, si vous leur donniez quelque
chose de ce que * votre prodigalité répand, ou [de] ce que
votre avarice ménage.
Mais sans être possédé de toutes ces passions violentes,
la félicité toute seule, et je prie que l'on entende cette
vérité, oui, la félicité toute seule est capable d'endurcir
le cœur de l'homme. L'aise, la joie, l'abondance remplis-
sent l'àme de telle sorte, qu'elles en éloignent tout It
sentiment de la misère des autres, et mettent à sec, si
l'on n'y prend garde, la source de la compassion. C'est
ici la malédiction des grandes fortunes; c'est ici que
l'esprit du monde parait le plus opposé à l'esprit du
christianisme : car qu'est-ce que l'esprit du christianisme!
esprit de fraternité, esprit de tendresse et de compassion,
qui nous fait sentir les maux de nos frères, entrer
dans leurs intérêts, souffrir de tous leurs besoins. Au
1. Var. : qui sont hontau de
'eur misère, accoutumés i la sur-
monter par un travail assidu.
%. Var. : dans vos terres dans
vos châteaux,danslei villes,
3. Var. : ne Ta.
4. Var. : si vous ne leur assignes
quelque subsistance sir ce que...
SUR L'IMPÉNITENCE FINALE. 231
contraire l'esprit du monde, c'est-à-éire l'esprit de gran-
deur, c'est un excès d'amour-propre, qui* bien loin de
penser aux autres, s'imagine qu'il n'y a que lui. Écoutes
son langage dans le prophète Isaïe. « Tu as dit en ton
cœur : Je suis, et il n'y a que moi sur la terre : »
Dixisti in corde tuo : Ego stim, et prœter me non ett al-
ter.* Je suis! il se fait un Dieu, et il semble vouloir
imiter Celui qui a dit: « Je suis celui qui est8. » Je suis,
il n'y a que moi; toute cette multitude, ce sont des têtes
de nul prix, et, comme on parle, des gens de néant s.
Ainsi chacun ne compte que soi; et tenant tout le reste4
dans l'indifférence, on tâche de vivre à son aise, dans une
souveraine tranquillité des fléaux qui affligent le genre hu-
main.
Ah! Dieu est juste et équitable. Vous y viendrez vous-
même, riche impitoyable, aux jours de besoin et d'an-
goisse. Ne croyez pas que je vous menace du changement
de votre fortune; l'événement en est casuel5; mais ce que
je veux dire n'est pas douteux. Elle viendra au jour des-
tiné, cette dernière maladie, où, parmi un nombre infini
d'amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez
sans secours, plus délaissé, plus abandonné que ce pau-
vre qui meurt sur la paille, et qui n'a pas un drap pour
sa sépulture. Car, en cette fatale maladie, que serviront
ces amis, qu'à vous affliger par leur présence; ces méde-
cins, qu'à vous tourmenter; ces serviteurs, qu'à courir
deçà et delà dans votre maison avec un empressement
inutile? Il vous faut d'autres amis, d'autres serviteurs :
1. Isa., xlvh, 10.
2. Exod.,\\\, 14.
3. Des gens de niant. « Quand
*ous entendez dire de quelqu'un
que c'est un hommt de néant, ne
jugez- vous pas incontinent qu'on
parle d'un pauvre?» Bossuet, Ser-
mon pour une profession.
4. Var. ï tous les autres.
5. €.-è-d.s dépend du hasard»
BOSSUET, SERMONS. {$
232
SUR L'IMPENITENCB FiMLE.
ces pauvres, que vous avez méprisés, sont les seuls qui
seraient capables de vous secourir*. Que. n'avez-vous
pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui
maintenant vous tendraient les bras, afin de vous rece-
voir dans les tabernacles éternels î Ah ! si vous aviez
soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur dés-
espoir, si vous aviez seulement écouté leurs plaintes,
▼os miséricordes* prieraient Dieu pour vous : ils vous
auraient donné des bénédictions5, lorsque vous les au-
riez consolés dans leur amertume, qui feraient mainte-
nant distiller sur vous une rosée rafraîchissante; leurs
côtés4 revêtus, dit le saint prophète, leurs entrailles ra-
fraîchies, leur faim rassasiée, vous auraient béni; leurs
saints anges veilleraient autour de votre lit comme des
amis officieux; et ces médecins spirituels consulteraient
entre eux nuit et jour pour vous trouver des remèdes.
Mais vous avez aliéné5 leur esprit, et le prophète Jérémie
me les représente vous condamnant eux-mêmes sans mi-
séricorde.
Voici, messieurs, un grand spectacle : venez considérer
les saints anges dans la chambre cFuh mauvais riche
mourant. Oui, pendant que les médecins consultent l'état
de sa maladie, et que sa famille tremblante attend le
résultat de la conférence, ces médecins invisibles consultent
d'un mal bien plus dangereux : Curavimus Babylonem, et
non est sanata 6 : « Nous avons soigné cette Babylone, et.
elle ne s'est point guérie; » nous avons traité diligemment
ce riche cruel ; que d'huiles ramollissantes, que de douces
fomentations7 nous avons mises sur ce cœur ! Et il ne s'est
1. Cf. p. 132, et (Lebafq, t. V,
p. 39) la fin d'un sermon de 1666
tur V Aumône.
2. Var. : vos aumônes.
3. Var. : les bénédictions qu'ils
▼ous aumient dortf^**-
4. Var. .leurs corps.
5. « Aliéna : alienum mihi [ali-
quem] esse facio. » Dict. Forcellini.
6. Jerem.~ li, 9.
7. Médicaments externes,chauds
et liquides.
SUP L'IMPEMTLiSCE FINALE.
233
pas amolli, et sa dureté ne s'est pas fléchie; tout a réussi
ontre nos pensées, et le malade s'est empiré* parmi nos
temèdes. « Laissons-le là, disent-ils, retournons à notre
patrie, d'où nous étions descendus pour son secours : »
Det elinquamus eum, et eamus unusquisque in terram suam.
Ne voyez- vous pas sur son front le caractère d'un réprouvé?
La dureté de son cœur a endurci contre lui le cœur de
Dieu ; les pauvres l'ont déféré à son tribunal ; son procès
lui est fait au ciel; et quoiqu'il ait fait largesse en mourant
des biens qu'il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à
ses prières*, et il n'y a plus pour lui de miséricorde;
Pervenit usque ad cœlosjudicium ejus. S
Considérez, chrétiens, si vous voulez mourir dans cet
abandon; et si cet état vous fait horreur, pour éviter le*
cris de reproche que feront contre vous les pauvres, écoutez
les cris de la misère. Ah! le ciel n'est pas encore fléchi
sur nos crimes. Dieu semblait s'être apaisé en donnant
la paix à son peuple; mais nos péchés continuels ont
rallumé sa juste fureur; il nous a donné la paix*, et lui-
même nous fait la guerre : il a envoyé contre nous, pour
punir notre ingratitude, la maladie, la mortalité, la disette
extrême, une intempérie étonnante 4, je ne sais quoi de dé-
réglé dans toute la nature qui semble nous menacer de
quelques suites funestes, si nous n'apaisons sa colère. Et
dans les provinces éloignées, et même dans cette ville, au
milieu de tant de plaisirs et de tant d'excès, une infinité
1. S est empiré. « Leur état
allait s'empirant. » Hist. univ.t
h, 1. — Voir p. 274, n. 2.
2. Var. : pour lui — pour son
aine.
3. La paix des Pyrénées (1659).
4. L'année 1662 fut une année
de famine. «Les pauvres sont dé-
nués de tout, dit une relation
de 1662. Plusieurs femmes et en-
fants ont été trouvés morts sur
les chemina et dans les blés, la
bouche pleine d'herbes. Depuis
cinq cents ans, il ne s'est pas vu une
misère pareille. » Cité par M . P. Clé
ment (la Police sous Louis XIV).
234
SUR L'MPÊNITENCE FINALE.
de familles meurent de faim et de désespoir * : vérité con-
stante, publique*, assurée. 0 calamité de nos jours! quelle
joie pouvons-nous avoir? faut-il que nous voyions de si
grands malheurs? et ne nous semble- t-il pas qu'à chaque
moment tant de cruelles 3 extrémités que nous savons,
que nous entendons jle toutes parts, nous reprochent de-
vant Dieu et devant les hommes ce que nous donnons à
nos sens, à notre curiosité, à notre luxe? Qu'on ne de
mande plus maintenant jusqu'où va l'obligation d'assis-
ter les pauvres : la faim a tranché le doute, le désespoir
a terminé la question; et nous sommes réduits à ces ca>
extrême? où tous les Pères et tous les théologiens nous
enseignent, d'un commun accord, que si l'on n'aide' le
prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa moit;
on rendra compte à Dieu de son sang, de son âme, de
tt us les excès où la fureur de la faim et du désespoir le
précipite. Qui nous donnera que nous entendions le plai-
sir de donner la vie? Qui nous donnera, chrétiens, que nos
cœurs soient comblés de l'onction du Saint-Esprit, pour
1. Dans les provinces éloignées
et même dam, cette ville, etc.
« Les pauvres gens meurent par
toute la France de maladie, de
misère, d'oppression et de déses-
poir. » Lettre de Gui Patin, du
5 septembre 1661. Voir dans Ché-
ruel, Mémoires sur Fouquet, II,
521-325, des détails sur la misère
des provinces. — Et même dans
cette ville. Voir page 236, note 4,
la pétition des pauvres de Paris.
2. Vérité constante, publique :
Au dix-septième siècle, en effet,
les personnes qui s'occupaient à
Paris du soulagement des pau-
vres avaient soin de faire connaî-
tre au public l'état de la misère à
Paris et dans les provinces. Un
maître des requêtes, Maignard de
Bernières, avait eu le premier
l'idée, pendant la Fronde, de ré-
diger des « Relations très vérita
blés et très exactes... en compo-
sant un narré de plusieurs extraits
des lettres que tous ceux qui as-
sistent les pauvres lui adressaient
toutes les semaines. » (Préface
de l'Aumône chrétienne, 1651 et
1674). A partir de 1659, saint Vin-
cent de Paul se servit aussi de
placards pour faire appel à la
charité publique. Voyez Alph.
Feillet, La misère au temps de
la Fronde.
3. Var. : les dures extrémités
SUR L'IMPÊMTENCE FINALE.
235
Coûter ce plaisir sublime de soulager les misérables, de
Konsoler Jésus-Christ qui souffre en eux, de faire reposer,
dit le saint apôtre, leurs entrailles affamées? Viscera sanc-
loram requieverunt per te, frater1. Ah! que ce plaisir est
saint! ah! que c'est un plaisir vraiment [royal]!
Sire, Votre Majesté aime ce plaisir; elle en a donné des
marques sensibles, qui seront suivies de plus grands effets.
C'est aux sujets a attendre, et c'est aux rois à agir; eux-
mêmes ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils ren-
dront compte à Dieu de ce qu'ils peuvent. C'est tout ce
qu'on peut dire à Votre Majesté. Il faut dire le reste à Dieu,
et le prier humblement de découvrir à un si grand roi les
moyens de contenter bientôt l'amour qu'il a pour ses
peuples, de satisfaire à l'obligation de sa conscience, de
mettre le comble à sa gloire, et de poser l'appui le plus
nécessaire de son salut éternel.
PREMIÈRE RÉDACTION DE LA PÉRORAISON
Ah! le ciel n'est pas fléchi sur nos crimes; Dieu
semblait s'être apaisé en donnant la paix à son peuple; mais
nos péchés continuels ont rallumé sa juste fureur; il nous a
donné la paix, et lui-même nous fait la guerre. Il a envoyé
contre nous la maladie, la mortalité, la disette extrême2.
Les pauvres peuples ont à combattre les dernières extré-
mités; et dans les provinces éloignées, et même dans cette
ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant de luxe, un*
infinité de familles meurent de faim et de désespoir5. Ce
1. Phtlemon., n. 17.
t. Addition marginale : « Une
intempérie étonnante, qui nous a
beaucoup affligés et qui nous me-
nace de coups plus terribles.
Quelle joie pouvons-nous avoir ?
Ne nous semble-t-il pas qu'à cha-
que moment tant de cruelles ex
trémités nous reprochent devant
Dieu et devant les hommes tout
ce que nous donnons de trop à
nos sens, à notre curiosité, à notre
plaisir — luxe?
3. Addition marginale : «Qu'an
236
SUR LIMPÉNITENCE FINALE
n'est pas une vaine exagération. Non, non, on ne monte pas
dans les chaires comme on ferait sur un théâtre, pour
émouvoir la compassion en inventant des sujets tragiques.
Ce que je dis, c'est la vérité : vérité constante, publique,
assurée. 0 Dieu, quelle calamité de nos jours, que tant de
monde périsse de faim à nos yeux! Ah! quelle espérance
pour nous à l'heure de notre mort, si le cri de cette misère
ne perce nos cœurs1?
Ah! Sire, Votre Majesté en est émue; comme elle9 aime
vraiment ses pauvres peuples, elle veut bien qu'on lui parle*
des cruelles extrémités où ils sont réduits. Leurs misères,
leur patience, leur soumission* pressent d'autant plus Votre
Majesté qu'ils n'osent pas même la presser, résolus de
ne demande plus jusqu'où va
l'obligation de faire l'aumône! La
faim a tranché ce doute, le déses-
poir a terminé cette question.
Nous sommes réduits en ce cas
extrême où toute la théologie de-
meure d'accord que, si l'on n'aide
le prochain selon son pouvoir, on
est coupable de sa mort, on ren-
dra compte de son sang et de
son âme qui périt par le déses-
poir.»
1. Addition marginale : « Mais
ce n'est pas un ouvrage de parti-
culiers de soulager de telles misè-
res. C'est tout ce que pourrait
faire uns mais royale. Les rois
mêmes ne peuvent pas tout ce
qu'ils veulent. Mais ils rendront
compte à Dieu — ils ne doivent
bien épargner de ce qu'ils peuvent,
lire, c'est tout ce qu'un sujet
peut dire à Votre Majesté.... »
2. Var. : ai elle n'aimait.
3. Var. : elle ne souffrirait pas,
comme elle fait, qu'on parlât sou-
vent en sa présence..
4. Voir la « Pétition des pau-
vres de Paris au Roi, » en mai
1662. « Sire, les pauvres de Paris
sont en très grand nombre et très
grande nécessité. Ils supplient V.
M. d'avoir pitié d'eux. Leur mi-
sère est parvenue à son comble.
Ils ont souffert mille maux avant
de recourir à Votre Majesté. Leurs
métiers leur sont devenus inuti-
les par la notable diminution du
commerce et de toutes sortes
d'ouvrages, ils ont vendu jusques
à leurs habits; la honte et la
crainte de faire paraître leurs
misères augmente la langueur qui
les retient dans leurs chambres,
où les femmes et les enfants re-
doublent leurs douleurs par leurs
cris et leurs gémissements de
nuit et de jour, ce qui les réduit
au désespoir... Où iront donc les
pauvres de Paris, et que feront-
ils, .que deviendront-ils, si V. M.
n'a pitié d'eux? etc.. (V. Dep-
ping, Corresp. administr. sou» U
règne de Louis XIV ,1, p. 654.)
SUR L'IMPÉNITENCE FINALE.
237
mourir plutôt que de faire la moindre faute contre le respect '.
Sire, c'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à agir.
Eux-mêmes ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils
doivent considérer qu'ils rendront compte à Dieu de ce
qu'ils peuvent*. C'est tout ce que vos sujets peuvent dire à
Votre Majesté. Il faut dire le reste à Dieu et le prier hum-
blement3....
1. Var. : plutôt que de manquer
au respect.
2. « L'obligation d'avoir soin du
peuple est le fondement de tous
les droits que les souverains ont
sur leurs sujets. C'est pourquoi,
dans les grands besoins, le peuple
a droit d'avoir recours à son
prince (Genèse, zli, 53)... Les peu-
ples affamés demandent du pain à
ieur roi comme à leur pasteur,
ou plutôt comme à leur père....
Voici.sur ces obligations du prince,
une belle sentence du Sage :
« Vous ont-ils fait prince ou gou-
verneur : soyei parmi eux comme
l'un d'eux, ayez soin d'eux et
prenez courage et reposez-vous
après avoir pourvu à tout. » Cette
sentence contient deux préceptes.
— Premier précepte : « Soyez parmi
eux comme l'un d'eux. » Ne
soyez point orgueilleux; rendez-
vous accessible et familier; ne
vous croyez pas, comme on dit,
d'un autre métal que vos sujets;
mettez-vous à leur place, et
soyez-leur tel que vous voudriez
qu'ils fussent s'ils étaient à la
vôtre. — Second précepte : « Ayez
soin d'eux, et reposez-vous après
avoir pourvu à tout. Le repos
alors vous est permis; le prince est
un personnage public qui doit
croire que quelque chose lui
manque à lui-même quand quel-
que chose manque au peuple et à
l'État. » Politique tirée de l'Ècri*
ture Sainte, 1. III, ch. m.
3. Voir plus haut, p. 235, les cinq
dernières lignes du sermon ; p. 283,
la fin du sermon sur l'Ambition,
et comparez celle du sermon sur
Us Devoirs des Rois : • Sire, vous
savez les besoins de vos peuples,
le fardeau, excédant leurs forces,
dont [ils sont] chargés. Il se remue
pour Votre Majesté quelque chose
d'illustre et de grand, et qui pas-
se [voy.p. 274, n. 1) la destinée des
rois vos prédécesseurs. Soyez fi-
dèle à Dieu et ne mettez point
[d'obstacle] par vos péchés aux
choses qui se préparent ; portez
votre gloire et celle du nom fran-
çais à une telle hauteur qu'il n'y
ait plus rien à vous souhaiter que
la félicité éternelle. •
SUR LA PROVIDENCE .
SERMON POUR LA DEUXIÈME SEMAINE DU CARÊME
PRÊCHÉ, AU LOUTRE, LE 8 OU LX 10 MARS 1662 «
NOTICE
Le deuxième sermon * sur la Providence a été prononcé, non pas
en 1666, comme le porte l'édition Lâchât5 , mais en 1662, ainsi
que l'a prouvé M. Gandar. L'écriture du manuscrit révèle claire-
ment cette date * que confirme, du reste, une allusion faite par
Bossuet, dans le second point, aux événements contemporains.
Il parle de la croix a abattue sous le croissant, » de la chrétienté
a tous les jours diminuée par les armes trop fortunées de Maho-
met ; » et il le pouvait en 1662, alors que les Turcs menaçaient
d'enlever la Hongrie à l'Empereur, la Crète à Venise, et qu'ils in-
festaient impunément la Méditerranée. En 1666, au contraire, il
n'aurait guère pu s'exprimer devant la cour en termes aussi forts
après les victoires du Raab et de Saint-Gothard 8 (1664), et les
expéditions dirigées par Louis XIV (1664-1665) contre les États
barbaresques.
1. Il y avait, à la Cour, pen-
dant le carême, trois prédica-
tions par semaine, le dimanche,
le mercredi et lé vendredi. Or oa
ne sait s'il faut lire dans le ma-
nuscrit un 2 ou un 5, et si, par
conséquent, le sermon sur la Pro-
vidence fut prêché le mercredi 8
ou le vendredi 10.
2. Voir plus haut, page 77.
3. Édit. Lâchât, t. u. p. 161;
Floquet, Étude* , h. 490.
4. Gandar, Étude» critiques,
p. 398; Choix de sermons, p. 101;
l'abbé Hurel, Orateur» sacrés sous
Louis XIV, u, p. 313.
ii. Victoires des Impériaux aux-
quelles contribuèrent puissam-
ment les troupe* françaises en-
voyées par Louis xiv. Bossuet, dans
l'Oraison funèbre de Marie-Thé-
rèse (1683) célèbre « cette fameuse
journée de Raab où Lous renou-
vela dans le cœur des infidèles
l'ancienne opinion qu'ils ont des
armes françaises^ * ~
SUR LA PROVIDBNCÈ. 259
SUR LA PROVIDENCE
Fih, recordare quia recepisti bona invita ftw-
Lqzarus aimiliter mala ; nunc autem hic ccn-
tolatur, tu vero cruciaris.
Mon fils, souviens-loi que tu as reçu du bien
en ta vie, et que Lazare n'y a reçu que du mai;
c'est pourquoi il est maintenant dans la consola-
tion, et toi dans les tourments.
Luc, xvi, 25
Nous lisons dans l'Histoire sainte * que le roi de Saraarie
ayant voulu bâtir une place forte, qui tenait en crainte
et en alarmes toutes les places 2 du roi de Judée, ce prince
assembla son peuple et fit un tel effort contre l'ennemi,
que non seulement il ruina cette forteresse, mais qu'il en
fit servir les matériaux pour construire deux grands châ-
teaux forts5 par lesquels il fortifia sa frontière. Je médite
aujourd'hui, messieurs, de faire quelque chose de sem-
blable; et, dans cet exercice pacifique, je me propose
l'exemple de cette entreprise militaire. Les libertins décla-
rent la guerre à la Providence divine, et ils ne trouvent
rien de plus fort contre elle que la distribution des biens
et des maux, qui paraît injuste, irrégulière, sans aucune
distinction entre les bons et les méchants. C'est là que les
impies se retranchent comme dans leur forteresse impre-
nable; c'est delà qu'ils jettent hardiment des traits contre4
la sagesse qui régit le inonde, se persuadant faussement
que le désordre apparent des choses humaines rend témoi-
gnage contre elle, issemblons-nous, chrétiens, pour com-
battre5 les ennemis du Dieu vivant i renversons les remparts
1. li Reg., jv, 17-22. j 4. Var. : pour combattre —
2. Var. : toutes celles. I pour détruire.
5. Var. : deux citadelles. I 5. Var. : contre.
240
SUR LA PROVIDENCE.
superbes de ces nouveaux Samaritains1. Non contents de
leur faire voir que cette inégale dispensation des biens et
des maux du monde ne nuit [en] rien a la Providence,
montrons au contraire qu'elle l'établit. Prouvons, par le
désordre même, qu'il y a un ordre supérieur qui rappelle
t-^tout à soi par une loi8 immuable; et bâtissons les forte-
resses de Juda des débris et des ruines5 de celle de
Samarie. C'est le dessein de ce discours, que j'expliquerai
plus à fond après que nous aurons imploré [les lumières
du Saint-Esprit par l'intercession de la Sainte Vierge.]
[AVE]
Le théologien d'Orient, saint Grégoire de Nazianze, con-
templant la beauté du monde, dans la structure duquel
Dieu s'est montré si sage et si magnifique, l'appelle élégam-
ment en sa langue, le plaisir et les délices de son Créateur,
8eoô Tpocpïîv *. Il avait appris de Moïse que ce divin Archi-
tecte, à mesure qu'il bâtissait ce grand édifice, en admi-
rait lui-même toutes les parties: Vidit Deus lucem quod
es&ct bona*; [ « Dieu vit que la lumière était bonne; »
qu'en ayant composé le tout, il avait encore enchéri, et
l'avait trouvé « parfaitement beau : » Eterant valde bona6;
1. Var. : leurs remparts su-
perbes.
S. Var. : conduite.
3. Var. : démolitions.
4. Orat., xxxiv. — Plusieurs
fois dans ses sermons, Bossuet
cite en grec les textes sacrés. Il
connaissait en effet très bien la
langue grecque. Il savait par
cœur Homère, et il en était si
plein, dit l'abbé Le Dieu, qu'il en
récitait des vers en dormant. Il
lui arriva même, dans son som-
meil, de faire ua vers grec
(i propos des infortunes d'U-
lysse) : « T»Tj 8\i<rt*x*0w «x'°î *°^
X«* *<TK » (Tout est à charge au»
malheureux, même leur pensée).
A la cour, vers 1674, dans ce pe-
tit cercle de savants hommes, tels
que Renaudot, Thoynard, Manil-
lon, Fénelon, Fleury, qui se réu-
nissaient pour étudier l'Écriture
sainte, et que les courtisans appe-
laient le Petit Concile, Bossuet
avait reçu le surnom de J*** §re*.
S. Geniu, L 4.
é. Ihid., 51.
SUR LA PROVIDENCE.
241
enfin qu'il avait paru tout saisi de joie dans le spectacle
de son propre ouvrage. Où1 il ne faut pas s'imaginer que
Dieu ressemble aux ouvriers mortels, lesquels, comme ils
peinent beaucoup dans leurs entreprises et craignent
toujours pour l'événement, sont ravis que l'exécution les
décharge du travail et les assure du succès. Mais Moïse
regardant les choses dans une pensée plus sublime, et
prévoyant en esprit qu'un jour les hommes ingrats nieraient
la Providence qui régit le monde, il nous montre dès
l'origine combien Dieu est satisfait de ce chef-d'œuvre de
ses mains, afin que, le plaisir de le former nous étant un
gage certain du soin qu'il devait prendre à lo conduire, il
ne fût jamais permis de douter qu'il n'aimât à gouverner
ce qu'il avait tant aimé à faire et ce qu'il avait lui-même
jugé si digne de sa sagesse.
Ainsi nous devons entendre que cet univers, et parti-
culièrement le genre humain, est le royaume de Dieu, que
lui-même règle et gouverne selon des lois immuables ; et
nous nous appliquerons aujourd'hui à méditer les secrets
de cette céleste politique qui régit toute la nature, et qui,
enfermant dans son ordre l'instabilité des choses humai-
nes, ne dispose pas avec moins d'égards* les accidents
inégaux qui mêlent 3 la vie des particuliers, que ces grands
et mémorables événements qui décident de la fortune des
empires.
°rand et admirable sujet, et digne de l'attention de la
1. Où il ne faut pas s'imagi-
ner. Voyez page 181. note 2. Cette
construction ne se retrouve pins
dans les Oraisons funèbres.
t. Avec moins d 'égards, avec
moins d'attention. « Soit que l'on
veuille bien parler ou bien écrire*
il faut avoir bien des égards. * (De
Méré, Œuvra postiuimcs, \ cité
par Littré). — Dans ce sens, égard
s'emploie même au singulier :
« Cette attention particulière, qui
parait en Dieu quand il fait
l'homme , nous montre qu'il a
pour lui un égard particulier. »
Bossuet, Discours sur Ç Histoire
universelle, a, 1.
3. Var. : troublent.
242
SUR LA PROVIDENCE.
tf
cour la plus auguste du monde! Prêtez l'oreille, ô mortels,
et apprenez de votre Dieu même les secrets par lesquels
vous gouverne; car c'est lui qui vous enseignera dans
cette chaire, et je n'entreprends aujourd'hui d'expliquer
ses conseils profonds, qu'autant que je serai éclairé par ses
oracles infaillibles-
Mais il nous importe peu, chrétiens, de connaître par
quelle sagesse nous sommes régis, si nous n'apprenons
aussi à nous conformer à Tordre de ses conseils. S'il y a
de l'art à gouverner, il y en a aussi à bien obéir. Dieu
donne son esprit de sagesse aux Princes * pour savoir con-
duire les peuples, et il donne aux peuples l'intelligence
pour être capables d'être dirigés par ordre*; c'est-à-dire
qu'outre la science maîtresse par laquelle le Prince com-
mande, il y a une autre science subalterne qui enseigne
aussi aux sujets à se rendre dignes instruments de la
conduite supérieure ; et c'est le rapport de ces deux sciences
qui entretient le corps d'un État par la correspondance du
chef et des membres
Pour établir ce rapport dans l'empire de notre Dieu,
tâchons de faire aujourd'hui deux choses. Premièrement,
chrétiens, quelque étrange3 confusion, quelque désordre
même ou quelque injustice qui paraisse dans les affaires
humaines, quoique tout y semble emporté par l'aveugle
rapidité de la fortune4, mettons bien avant dans notre
1. Deutéron., xxxiv, 9.
2. Var. : pour savoir se laisser
conduire par ordre.
3. Étrange. Remarquons une
fois pour toutes que ce mot, dont
Bossuet use si volontiers, réunis-
sait alors tous les sens que nous
répartissons aujourd'hui entre un
grand nombre d'adjectifs diffé-
rents. Le dictionnaire de Richelet
(1680) donne pour synonymes à
étrange: Surprenant, grand, ex-
traordinaire, fâcheux, imperti-
nent. - C'est, d'une façon générale,
tout ce qui contrarie ou surpasse
notre entendement, tout ce qui
n'est pas dans l'ordre commun .
4. Var. : quoique la dispensa-
tion des biens et des maux semble
s'y faire au hasard et à l'aventure.
SUR LA PROVIDENCE. 243
esprit que tout s'y conduit par ordre, que tout s y gou-
verne par maximes, et qu'un conseil éternel et immuable
se cache parmi tous ces événements que le temps semble
déployer avec une si étrange* incertitude. Secondement,
venons à nous-mêmes; et après avoir bien compris quelle
puissance nous meut et quelle sagesse nous gouverne
i/Voyons quels sont les sentiments qui nous rendent dignes
d'une conduite si relevée*. Ainsi nous découvrirons, suivanl
la médiocrité de l'esprit humain5, en premier lieu les
ressorts et les mouvements, et ensuite l'usage et l'appli-
cation de cette sublime politique qui régit le monde: et
c'est tout le sujet de ce discours.
PREMIER POINT
Quand je considère en moi-même la disposition des
choses humaines, confuse, inégale, irréguliére, je la com-
pare souvent à certains tableaux*, que l'on montre assez
ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme
un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre
que des traits informes et un mélange confus de couleurs,
qui semble être ou l'essai de quelque apprenti, ou le jeu
de quelque enfant, plutôt que l'ouvrage d'une main savante.
Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regar-
der5 par un certain endroit8, aussitôt, toutes les lignes
inégales venant à se ramasser d'une certaine façon dan
votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez
1. Var, : prodigieuse. i tre entre les mains la garde d'He-
2. D'une conduite si relevée. radius et sa conduite au supplice.»
Conduite, qui aujourd'hui signifie (Examen d'Héraclius).
presque toujours la manière dont 5. Var. : notre médiocrité.
quelqu'un se conduit , désigne 4. Comparez le même déveiop-
plutôt chez Bossuét l'action de pement dans le premier senaon
conduire. Corneille a écrit, dans sur la Providence, p. 84-85.
ce sens : « 11 acquiert la con- 5. Var. : considérer.
fiance du tyran, et se fait remet- 1 t Var. : par un ce/tain point
244
SUR LA PROVIDENCE.
paraître un visage »?ec ses linéaments et ses proportions,
où il n'y avait auparavant aucune apparence de forme1
oumaine. C'est, ce me semble, messieurs, une image assez
naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa
ustesse cachée, que nous nepouvonsjamais remarquer qu'en
e regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ
nous découvre.
« J'ai vu, dit l'Ecclésiaste, un désordre étrange sous le
* soleil ; j'ai vu que l'on ne commet pas ordinairement, ni
«la course aux plus vites*, ni les affaires aux plus sages*
« ni la guerre aux plus courageux; mais que c'est le hasard
« et l'occasion qui donne tous les emplois * : » Nec velocium
esse cursum, nec fortium hélium... sed tempus casumque in
omnibus*. « J'ai vu, dit le même Ecclésiaste, que toutes
« choses arrivent également à l'homme de bien et au mé-
« chant, à celui qui sacrifie et à celui qui blasphème : »
Quod universa œque eveniant justo et impio,... immolanti
victimas et sacrificiel contemnenti... eadem cunctis eveniunt6.
Presque tous les siècles se sont plaints d'avoir vu l'iniquité
triomphante et l'innocence affligée7: mais, de peur qu'il n'y
ait rien d'assuré, quelquefois on voit, au contraire, l'inno-
cence dans le trône et l'iniquité dans le supplice. Quelle est
la confusion de ce tableau ! et ne semble-t-il pas que ces
couleurs aient été jetées au hasard, seulement pour brouiller
la toile ou le papier, si je puis parler de la sorte ?
Le libertin inconsidéré s'écrie aussitôt qu'il n'y a point
d'ordre : « il dit en son cœur : Il n'y a point de Dieu, »
1. Var. : figure.
2. Var. * aux plus diligents. —
« Des chevaux vîtes comme des
éclairs. » Mme de Sévigné. a L'acte
de volonté... le plus vite de tous les
actes humains. Bossuet, Instruct.
turles états d'oraison (1695), x,19.
3- Var. : aux plus avisés.
i. Var. : mais que le hasard et
l'occasion qui règle tous les pré-
tendants, dominent partout.
5. EccL, îx, 11.
6. Ibid., 2,3.
7. U. p. 380. n. ».
SUR LA PROVIDENCE
245
ou ce Dieu abandonne la vie humaine aux caprices de la
fortune : Dixit insipient [in corde suo: Non est Deus]1, Mais
arrêtez, malheureux, et ne précipitez pas votre jugement
dans une affaire si importante. Peut-être que vous trouverei
que ce qui semble confusion est un art caché ; et si vous savei
rencontrer le point par où il faut regarder les choses, toutes
/es inégalités se rectifieront, et vous ne verrez que sagesse où
vous n'imaginiez que désordre.
Oui, oui, ce tableau a son point, n'en doutez pas; et le
même Ecclésiaste, qui nous a découvert la confusion, nous
mènera aussi à l'endroit par où nous contemplerons Tordre
du monde. « J'ai vu, dit-il, sous le soleil l'impiété en la
« place du jugement, et l'iniquité dans le rang 2 que devait
« tenir la justice : » Vidi [sub sole] in loco judicii impieta-
tem, et in loco justitiœ iniquitatem 3; c'est-à-dire, si nous l'en-
tendons, l'iniquité sur le tribunal, ou même l'iniquité
dans le trône où la seule justice doit être placée. Elle ne
pouvait pas monter plus haut ni occuper une place qui lui
fût moins due. Que pouvait penser Salomon en considérant
un si grand désordre? Quoi? que Dieu abandonnait* les
choses humaines sans conduite et sans jugement*? Au
contraire, dit ce sage prince, en voyant ce renversement,
« aussitôt j'ai dit en mon cœur: Dieu jugera le juste et
l'impie, et alors ce sera le temps de toutes choses6. » Et
dixi [in corde meo] : JUstum et impium judicabii Deus, et
tempus omnis rei tune erit7.
Voici, messieurs, un raisonnement digne du plus sage
des hommes : il découvre dans le genre humain une
extrême confusion ; il voit dans le reste du monde un ordre
t. PS. LU, l.
S. Var. : en la place.
3. Eccl., m, 16.
i. Var. : laissait errer.
5. Var. : au hasard et à la for-
tune.
6. Var. : de chaque chose.
7 EccL, in, 17.
246 SUR LA PROVIDENCE.
qui le ravit1 : il voit bien qu'il n'est pas possible que
notre nature, qui est la seule que Dieu a faite2 à s& ressem-
blance, soit la seule qu'il abandonne au hasard ; ainsi,
convaincu par raison qu'il doit y avoir de l'ordre parmi
les hommes, et voyant par expérience qu'il n'est pas encore
établi, il conclut nécessairement que l'homme a quelque
chose à attendre. Et c'est ici, chrétiens, tout le mystère
du conseil de Dieu; c'est la grande maxime dÉtat de la
politique du ciel. Dieu veut que nous vivions au milieu du
temps dans une attente perpétuelle de l'éternité ; il nous
introduit dans le monde, ou il nous fait paraître un ordre
admirable pour montrer que son ouvrage est conduit avec
sagesse; où il laisse de dessein Formé quelque désordre
apparent pour montrer qu'il n'y a pas mis encore la der-
rière main. Pourquoi? pour nous tenir toujours en attente
'du grand jour de l'éternité, où toutes choses seront
démêlées par une décision dernière et irrévocable, où
Dieu, séparant encore une fois la lumière d'avec les ténè-
bres, mettra, par un dernier jugement, la justice et l'im-
piété dans* les places qui leur sont dues, t et alors, dit
Salomon, ce sera le temps de chaque chose, » ë* tempus
omnis ïà tune erit.
Ouvrez donc les yeux, ô mortels; c'est Jésus-Christ qui
wous y exhorte dans cet admirable discours qu'il a fait en
saint Mathieu, [chapitre] vi, et [en saint] Luc, [chapitre] xh,
dont je vais vous donner une paraphrase . Contemplez le
ciel et la terre, et la sage économie de cet univers. Est-il
rrien de mieux entendu que cet édifice? est-il rien de
mieux pourvu que cette famille? est-il rien de mieux gou-
verné que cet empire? Cette puissance suprême qui a
construit le monde, et qui n'y a rien fait qui ne soit très
A. Var. : un erdre admirable. | 2. Cf. page 6, note o*
SUR LA PROVIDENCE. 247
bon, a fait néanmoins des créatures meilleures les unes
que les autres. Elle a fait les corps célestes qui sont im-
mortels : elle a fait les terrestres qui sont périssables ; elle
a fait des animaux admirables par leur grandeur : elle a
fait les insectes et les oiseaux qui semblent méprisables
par leur petitesse ; elle a fait ces grands arbres des forêts
qui subsistent1 des siècles entiers; elle a fait les fleurs
des champs qui se passent du matin au soir. Il y a de
l'inégalité dans ses créatures, parce que cette même bonté,
qui a donné l'être aux plus nobles, ne Ta pas voulu envier
aux moindres. Mais depuis les plus grandes jusqu'aux
plus petites, sa Providence se répand partout. Elle nourrit
les petits oiseaux qui l'invoquent dès le matin par la \z^
mélodie de leurs chants ; et ces fleurs dont la beauté est
sitôt flétrie, elle les habille si superbement durant ce
petit moment de leur être, que Salomon, dans toute sa
gloire, n'a rien de comparable à cet ornement. Vous,
hommes, qu'il a faits à son image, qu'il a éclairés de sa
connaissance, qu'il a appelés à son royaume, pouvez-vous
croire qu'il vous oublie, et que vous soyez les seules de
ses créatures sur lesquelles les yeux toujours vigilants de
sa providence paternelle ne soient pas ouverts? Nonne vos
mag%$ pluris estis Mis a? [ « N'êtes- vous pas beaucoup plus
qu'eux? »]
Que s'il vous parait quelque désordre, s'il vous^ semble
que la récompense court trop lentement à la vertu, et que
la peine ne poursuit pas5 d'assez près le vice, songez à
l'éternité de ce premier Être : ses desseins, conçus dans
le sein immense de cette immuable éternité, ne dépendent
ni des années ni des siècles qu'il voit passer devant lui
comme des moments; et il faut la durée entière du monde
t. Vit : durent. i 3. Var. : ne suit pas — ne serr^
2. Matth. , n, 26. | pag.
BOSSUET, SERMONS. * |9
248 SUR LA PROVIDENCE.
pour développer tout à fait les ordres d'une sagesse* si
profonde. Et nous, mortels misérables, nous voudrions,
en nos jours qui passent si vite, voir toutes les œuvre?
de Dieu accomplies! Parce que nous et nos conseils sommes
limités dans un temps si court, nous voudrions que l'infini*
se renfermât aussi dans les mêmes bornes, et qu'il déployât
en si peu d'espace tout ce que sa miséricorde prépare
aux bons, et tout ce que sa justice destine aux méchants5!
Attendis dies tuos paucos, et diebus tuis paucis vis impîeri
omnta, ut damneniur omnes impii, et coronentur omnes boni*.
Il ne serait pas raisonnable : laissons agir l'Éternel suivant
les lois de son éternité, et, bien loin de la réduire à notre
mesure, tâchons d'entrer plutôt dans son étendue : Jungere
œternitati Dei, et cum Mo œternus esto 5.
Si nous entrons, chrétiens, dans cette bienheureuse
liberté d'esprit, si nous mesurons les conseils de Dieu
selon la règle de l'éternité, nous regarderons sans impa-
tience ce mélange confus des choses humaines. Il est vrai,
Dieu ne fait pas encore de discernement entre les bons
et les méchants ; mais c'est qu'il a choisi son jour arrêté,
où il le fera paraître tout entier à la face de tout l'univers,
quand le nombre des uns et des autres sera complet. C'est
ce qui a fait dire à Tertullien ces excellentes paroles :
« Dieu, dit-il, ayant remis le jugement à la fin des siècles,
il ne précipite pas le discernement, qui en est une con-
dition nécessaire, et il se montre presque égal en atten-
dant sur toute la nature humaine: » Qui enim semel œter-
num judicium destinavit post sœculi finem, non prœcipitat
discretionem*. N'avez-vous pas remarqué cette parole admi
rable : Dieu ne précipite pas le discernement? Précipitei
1. Var. : de sa sagesse. | 4. S. Àugust.. In Psaim M»,
8. Var. : l'éternel. 5. Ibid.
5. Var. : garde aux criminels. I 6. Apolog., 41.
SUR LA PROVIDENCE. 249
les affaires, c'est le propre de la faiblesse, qui est contrainte
de s'empresser dans l'exécution de ses desseins, parce
qu'elle dépend des occasions et que ces occasions sont
certains moments dont la fuite soudaine cause une néces-
saire précipitation à ceux qui sont obligés de s'y attacher.
Mais Dieu, qui est l'arbitre de tous les temps, qui, du
centre de son éternité, développe tout l'ordre des siècles,
qui connaît sa toute-puissance, et qui sait que rien ne
peut échapper à ses mains souveraines, ah! il ne précipite
pas ses conseils. Il sait que la sagesse ne consiste pas à
faire toujours les choses promptement, mais à les faire
dans le temps qu'il faut. Il laisse censurer ses desseins aux
(bis et aux téméraires, mais il ne trouve pas à propos
d'en avancer l'exécution pour les murmures des hommes.
Ce lui est assez, chrétiens1, que ses amis et ses serviteurs
regardent de loin venir son jour avec humilité et trem-
blement: pour les autres, il sait où il les attend; et8 le
jour est marqué pour les punir* : quoniam prospicit
quod veniet dies ejtu*, [« parce qu'il voit que son jour doit
venir bientôt »].
Mais cependant, direz-vous, Dieu fait souvent du bien aux
méchants, il laisse souffrir de grands maux aux justes; et
quand un tel désordre ne durerait qu'un moment, c'est
toujours quelque chose contre la justice. Désabusons-nous,
chrétiens, et entendons aujourd'hui la différence des biens
*»t des maux. Il y en a de deux sortes : il y a les biens et les
naux mêlés5, qui dépendent de l'usage que nous en faisons, V
Par exemple, la maladie est un mal; mais qu'elle sera un
grand bien, si vous la sanctifiez par la patience ! la santé
est un bien, mais au'elle deviendra un mal dangereux en
1. Var. : il se contente que. . .
2. Var. : et il a? s'émeut pas de
leurs reproches.
3. Var. : confondre.
4. P*. xxxvi, 15.
5. Voir page 86.
250 SUR LA PROVIDENCE
favorisant la débauche! Voilà les biens et les maux mêlés,
qui participent * de la nature du bien et du mal, et
qui touchent à l'un ou à l'autre, suivant l'usage où on les
applique.
Mais entendez, chrétiens, qu'un Dieu tout-puissant a dans
les trésors de sa bonté un souverain bien qui ne peut jamais
être mal, c'est la félicité éternelle; et qu'il a dans les trésors
de sa justice certains maux extrêmes qui ne peuvent tourner
en bien à ceux qui les souffrent, tels que sont les supplices
des réprouvés. La règle de sa justice ne permet [pas] que les
méchants goûtent jamais ce bien souverain, ni que les bons
soient tourmentés par ces maux extrêmes : c'est pourquoi
il fera un jour le discernement ; mais pour ce qui regarde les
biens et les maux mêlés, il les donne indifféremment aux
uns et aux autres.
Que le saint et divin Psalmiste a célébré divinement cette
belle distinction de biens et de maux ! J'ai vu, dit-il, dans la
main de Dieu une coupe remplie de trois liqueurs : Calix in
manu Domini vini meri plenus mixto. Il y a premièrement le
vin pur, vini meri; il y a secondement le vin mêlé, plenus
mixto; enfin il y a la lie, verumtamen fœx ejus non exina~
nita *. Que signifie ce vin pur ? la joie de l'éternité, joie qui
n'est altérée par aucun mal, mêlée d'aucune amertume.
Que signifie cette lie, sinon Je supplice des réprouvés, sup-
plice qui n'est tempéré d'aucune douceur? Et que représente
ce vin mêlé, sinon ces biens et ces maux que l'usage peut
faire changer de nature, tels que nous les éprouvons dans
la vie présente? 0 la belle distinction des biens et des maux
que le Prophète a chantée ! mais la sage dispensation que la
V Providence en a faite ! Voici les temps de mélange, voici les
temps de mérite, où il faut exercer les bons pour le»
1. Var. : qui tiennent de... | 2. Pt. lixiv, 9.
SUR LA PROVIDEHOS. 251
éprouver, et supporter les pécheurs pour les attendre * :
qu'on répande dans ce mélange ces biens et ces maux
Tiêlés dont les sages savent profiter, pendant que \et> in-
sensés en abusent. Mais ces temps de mélange finiront.
Venez, esprits purs, esprits innocents, venez boire le vin
pur de Dieu, sa félicité sans mélange. Et vous, ô méchants
endurcis, méchants éternellement séparés des justes, il n*y
a plus pour vous de félicité, plus de danses, plus de banquets,
plus de jeux : venez boire toute l'amertume de la vengeance
divine : Bibent omnes peccatores terrœ*. Voilà, messieurs,
ce discernement qui démêlera toutes choses par une sen-
tence dernière et irrévocable.
« 0 que vos œuvres sont grandes, que vos voies sont
« justes et véritables, ô Seigneur, Dieu tout-puissant ! Qui
« ne vous louerait, qui ne vous bénirait, ô Roi des siè-
* clés 5 ! » qui n'admirerait votre providence ? qui ne
craindrait vos jugements? Ah! vraiment, « l'homme in-
« sensé n'entend pas ces choses, et le fol ne les connaît
« pas : » Vir insipiens non cognoscet, et stultus non intelli-
get hœc*. « Il ne regarde que ce qu'il voit, et il se
« trompe : » Hœc cogitaverunt et erraverunl* ; car il
vous a plu, ô grand Architecte, qu'on ne vît la beauté
de votre édifice qu'après que vous y aurez mis la dernière
main ; et votre prophète a prédit que « ce serait seulement
« au dernier jour qu'on entendrait le mystère de votre
« conseil : » In novissimis diebus intelligetis consiliuw
ejus 6.
Mais alors il sera bien T tard pour profiter d'une connais
sance si nécessaire : prévenons, messieurs, l'heure des
1. Var. : où il faut exercer les
bons et supporter les méchants,
2. i%. Lxxrf, 9.
3. Apoc, xv, 3, 4
4. Ps. xci, 6
5. Sap., n, 21.
6. Jérém.,xïui,
7. Var. : trop.
252 SUR LA PRuVIDENCE.
tinée1, assistons en esprit au dernier jour; et du marchepied
de ce tribunal, devant lequel nous comparaîtrons, contem
pions les choses humaines. Dans cette crainte, dans cette
épouvante, dans ce silence universel de toute la nature, avec
quelle dérision sera entendu le raisonnement des impies,
qui s'affermissaient dans le crime en voyant d'autres crimes
impunis! Eux-mêmes au contraire s'étonneront comment
ils ne voyaient pas que cette publique impunité les avertissait
hautement de l'extrême rigueur de ce dernier jour. Oui,
j'atteste le Dieu vivant qui donne dans tous les siècles des
marques de sa vengeance : les châtiments exemplaires qu'il
exerce sur quelques-uns ne me semblent pas si terribles que
l'impunité de tous les. autres. S'il punissait ici tous les cri-
minels, je croirais toute sa justice épuisée, et je ne vivrais
pas en attente d'un discernement plus redoutable5. Mainte-
nant sa douceur même et sa patience ne me permettent pas
de douter qu'il ne faille attendre un grand changement4.
Non, les choses ne sont pas encore en leur place fixe. Lazare
souffre encore, quoique innocent; le mauvais riche, quoique
coupable, jouit encore de quelque repos: ainsi ni la peine ni
le repos- ne sont pas encore où ils doivent être ; cet état est
violent, et ne peut pas durer toujours. Ne vous y fiez pas
ô hommes du monde; il faut que les choses changent. Et en
effet admirez la suite : « Mon fils, tu as reçu des biens en
« ta vie, et Lazare aussi a reçu des maux. » Ce désordre
se pouvait souffrir durant les temps de mélange, où Dieu
préparait un plus grand ouvrage ; mais sous un Dieu bon et
sous un Dieu juste une telle confusion ne pouvait pas5 être
éternelle. C'est pourquoi, poursuit Abraham, maintenant
que vous êtes arrivés tous deux au lieu de votre éternité,
ï. Marquée par le destin. 1 4. Var.: de douter de la sévérité
2. Var. ^ pied. I le son jugement.
3. Var. : terrible 1 S. Var. : ne peut pas
SUR LA PROVIDENCE.
253
nunc autem, une autre disposition se va commencer, chaque
chose sera en sa place, la peine ne sera plus séparée du cou-
pable à qui elle est due, ni la consolation refusée au juste
qui l'a espérée : Nunc autem hic consolatur, tu vero cruciaris.
Voilà, messieurs, le conseil de Dieu exposé fidèlement par
son Écriture : voyons maintenant en peu de paroles
juel usage nous en devons faire ; c'est par où je m'en vais
conclure.
SECOND POINT
Quiconque est persuadé qu'une sagesse divine le gouverne
et qu'un conseil immuable le conduit à une fin éternelle,
rien ne lui paraît ni grand ni terrible que ce qui a relation
à l l'éternité : c'est pourquoi les deux sentiments que lui
inspire la foi de la Providence, c'est premièrement de n'ad-
mirer rien, et ensuite de ne rien craindre de tout ce qui se
termine en la vie présente.
Il ne doit rien admirer, et en voici la raison. Cette sage et
éternelle Providence qui a fait, comme nous avons dit, deux
sortes de biens, qui dispense des biens mêlés dans la vie
présente, qui réserve les biens tout purs à la vie future, a
établi cette loi : qu'aucun n'aurait de part aux biens su- l
prêmes, qui aurait trop admiré les biens médiocres. Car
Dieu veut, dit saint Augustin, que nous sachions distinguer
entre les biens qu'il répand dans la vie présente, pour ser-
vir de consolation aux captifs, et ceux qu'il réserve au siècle
à venir, pour faire la félicité de ses enfants : Aliud [est] so-
laUum captivorurn, aliud gaudium liberorum*, ou. pour dire
1. Avoir relation à... Expression
plus usitée au xvir siècle que
« avoir rapport à. » « Des ques-
tions frivoles qui avaient rela-
tion au cœur et à ce qu'on ap-
pelle passion on tendresse. > La
Bruyère.
2. S. Aug.,InPs. cixxti, 5,
254
SUR LA PROVIDENCE.
quelque chose de plus fort, Dieu veut que nous sachions
distinguer entre les biens vraiment méprisables qu'il donne
si souvent à ses ennemis, et ceux qu'il garde précieusement
pour ne les communiquer qu'à ses serviteurs : Hœc omnia
tribuit etiam malis, ne rnagni pendantur a bonis, dit saint
Augustin *.
Et certainement, chrétiens, quana, rappelant en mon
esprit la mémoire de tous les siècles, je vois si souvent les
grandeurs du monde entre les mains des impies ; quand je
vois les enfants d'Abraham et le seul peuple qui adore Dieu
relégué en la Palestine, en un petit coin de l'Asie, environné
des superbes monarchies des Orientaux infidèles ; et pour
dire quelque chose qui nous touche de plus près, quand je
vois cet ennemi déclaré du nom chrétien8, soutenir avec
tant d'armées les blasphèmes de Mahomet contre TÉvangile,
abattre sous son croissant la croix de Jésus-Christ notre
Sauveur, diminuer tous les jours la chrétienté par des armes
si fortunées 3; et que je considère d'ailleurs que, tout déclaré4
qu'il est contre Jésus- Christ, ce sage distributeur des cou-
ronnes le voit du plus haut des cieux assis sur le trône du
grand Constantin, et ne craint pas de lui abandonner un si
grand empire, comme un présent de peu d'importance :
ah ! qu'il m'est aisé de comprendre qu'il fait peu "d'état de
telles faveurs et de tous les biens qu'il donne pour la vie
présente 5 ! Et toi, ô vanité et grandeur humaine, triomphe
d'un jour, superbe néant, que tu parais peu à ma vue,
quand je te regarde par cet endroit !
Mais peut-être que je m'oublie, et que je ne songe pas
où je parle, quand j'appelle les empires et les monarchies
1. In P*. Lxn, 44,
2. Var. : de Jésus-Christ et de
son Église.
3. Voir la notice, p. 338.
4. Yar. : frémissant — furieux.
5. Var. : qu'en vérité il fait peu
d'état de toute cette pompe qui
bous éblouit.
SUR LA PROVIDENCE. 255
un présent de peu d'importance. Non, non, messieurs,
je ne m'oublie pas; non, non, je n'ignore pas1 combien
grand et combien auguste est le monarque qui nous iionore
de son audience; et je sais assez remarquer combien Dieu
est bienfaisant en son endroit, de confier* à sa conduite5 une
si grande et si noble partie du genre humain, pour la pro-
téger par sa puissance. Mais je sais aussi, chrétiens, que les
souverains4 pieux, quoique dans l'ordre des choses humaines
ils ne voient rien de plus grand que leur sceptre, rien de
plus sacré que leur personne, rien de plus inviolable que
leur majesté, doivent néanmoins mépriser le royaume qu'ils
possèdent seuls, au prix d'un autre royaume dans lequel ils
ne craignent point d'avoir des égaux, et qu'ils désirent même,
s'ils sont chrétiens, de partager un jour avec leurs sujets,
que la grâce de Jésus-Christ et la vision bienheureuse aura
rendus leurs compagnons : Plus amant illud regnum in quo
non liment habere consortes*.
Ainsi la foi de la Providence, en mettant toujours en vue
aux enfants de Dieu la dernière décision, leur ôte l'admiration
de toute autre chose; mais elle fait encore un plus grand
effet : c'est de les délivrer de la crainte. Que craindraient-ils,
chrétiens ? rien ne les choque, rien ne les offense, rien ne leur
répugne. 11 y a cette différence remarquable6 entre les
causes particulières et la cause universelle du monde, que
les causes particulières se choquent les unes les autres: le
froid combat le chaud, et le chaud attaque le froid. Mais la
cause première et universelle, qui enferme dans un même
ordre et les parties et le tout, ne trouve rien qui la com-
batte, parce que si les parties se choquent entre elles, c'est
sans préjudice du toat ; elles s'accordent avec le tout, dont
1. Var. : je sais. | 4. Var. : monarques.
2. Var. : en confiant ! 5. S. Aug.,DeCivit. Dei, V, xxiv.
5. Var. : à ses soins. V. p. 243. ! 6 Var. : mémorable.
£56
SUR LA PROVIDENCE.
elles font l'assemblage par leur discordance1. D serait long,
chrétiens, de démêler ce raisonnement ; mais, pour en faire
l'application, quiconque a des desseins particuliers, quiconque
s'attache aux causes particulières, disons encore plus claire-
ment, qui veut obtenir ce bienfait du Prince, ou qui veut
faire sa fortune par la voie détournée8, il trouve d'autres
prétendants qui le contrarient, des rencontres inopinées
qui le traversent 5 : un ressort ne joue pas à temps, et la
machine s'arrête ; l'intrigue n'a pas son effet; ses espérances
s'en vont enfumée. Mais celui qui s'attache immuablement
au tout et non aux parties, non aux causes prochaines, aux
puissances, à la faveur, à l'intrigue, mais à la cause pre-
mière et fondamentale, à Dieu, à sa volonté, à sa providence,
il ne trouve rien qui s'oppose à lui ni qui trouble * ses des-
seins : au contraire tout concourt et tout coopère à l'exécu-
tion de ses desseins, parce que tout concourt et tout
coopère, dit le saint apôtre, à l'accomplissement de son
salut: et son salut est sa grande affaire; c'est laque5 se
réduisent toutes ses pensées : Diligentibus Deum omnia coo~
perantur in bonum6.
S'appliquant T de cette sorte à la Providence, si vaste, si
étendue, qui enferme dans ses desseins toutes les causes et
tousl es effets, il s'étend et se dilate* lui-même, et il apprend
1. Var. : par leur contrariété et
leur discordance.
2. Var. : par le moyen de ce
ministre.
3. Ces réflexions devaient pa-
raître aux auditeurs de Bossuet
singulièrement opportunes , au
moment où la soudaine disgrâce
de Fouquet (fin de 1661) menaçait
d'envelopper tous ceux qui avaient
voulu faire leur fortune par la
voie détournée du surintendant.
On sait que la saisie de ses pa-
piers ne compromettait pas seu-
lement les gens de finance, mais
aussi nombre de seigneurs et de
dames de la cour. Voy. les livres
deChérueletdeLair sur Fouquet.
4. Var. : contrarie.
5. Var. : à laquelle se réduisent.
6. Rom., vm, 28.
7. Rappliquant. Voir page 97,
note 1.
8. Se dilate : son esprit, devenu
plus large, participe en quelque
sorte de la compréhension de ce-
SUR LA PROVIDENCE.
257
à s'appliquer en bien toutes choses. Si Dieu lui envoie des
prospérités, il reçoit le présent du ciel avec soumission, et
il honore la miséricorde qui lui fait du bien, en le répandant
sur les misérables. S'il est dans l'adversité, il songe que
« l'épreuve produit l'espérance1, » que la guerre se fait
pour la paix, et que si sa vertu combat, elle sera un jour
couronnée. Jamais il ne désespère, parce qu'il n'est jamais
sans ressource. Il croit toujours entendre le Sauveur Jésus
qui lui grave dans le fond du cœur ces belles paroles : « Ne
« craignez pas, petit troupeau, parce qu'il a plu à votre
« Père de vous donner un royaume2. » Ainsi, à quelque
extrémité qu'il soit réduit, jamais on n'entendra de sa bouche
ces paroles infidèles, qu'il a perdu tout son bien; car peut-il
désespérer de sa fortune, lui à qui il reste encore un
royaume entier, et un royaume qui n'est autre que celui de
Dieu? Quelle force le peut abattre, étant toujours soutenu
par une si belle espérance?
Voilà quel il est en lui-même. Il ne sait pas moins profiter
de ce qui se passe dans les autres. Tout le confond et tout
l'édifie, tout l'étonné et tout l'encourage. Tout le fait rentrer
en lui-même, autant les coups de grâce que les coups de
rigueur et de justice; autant la chute des uns que la persé-
vérance des autres ; autant les exemples de faiblesse que les
exemples de force; autant la patience de Dieu que sa justice
exemplaire. Car s'il lance son tonnerre sur les criminels, Je
juste, dit saint Augustin 3, vient laver ses mains dans leur
sang; c'est-à-dire, qu'il se purifie par la crainte d'un pareil
supplice. S'ils prospèrent visiblement, et que leur bonne
Uc
lui de Dieu. Bossuet écrit à la
sœur Cornuau (15 août 1695) :
« Vous faites trop dépendre rotre
conduite des événements. Être
associée à une communauté ou ne
l'être pas, que vous importe ? Di-
latez vos voies, et laissez ces chu
ses, très indifférentes, pour ce
qu'elles sont devant Dieu. »
1. Rom., v, 4.
2. Luc, ui, 52.
5. InPs., lvu, 21.
258 SUR LA PROYTOBRCB.
fortune semble faire rougir sur la terre l'espérance d'un
homme de bien, il regarde le revers de la main de Dieu, et il
entend avec foi comme une voix céleste, qui dit aux méchants
fortunés qui méprisent le juste opprimé : 0 herbe terrestre,
ô herbe rampante,, oses-tu bien te comparer à l'arbre fruitier
pendant la rigueur de l'hiver, sous prétexte qu'il a perdu sa
verdure et que tu conserves la tienne durant cette froide sai-
son ? Viendra le temps de Tété, viendra l'ardeur du grand
jugement, qui te desséchera jusqu'à la racine, et fera germer
les fruits immortels des arbres que la patience aura cultivés.
Telles sont les saintes pensées qu'inspire la foi de la Provi-
dence.
Chrétiens, méditons ces choses : et certes elles méritent
d'être méditées. Ne nous arrêtons pas à la fortune ni à ses
pompes trompeuses. Cet état que nous voyons aura son re-
tour; tout cet ordre que nous admirons sera renversé. Que
servira, chrétiens, d'avoir vécu dans l'autorité, dans les
délices, dans l'abondance, si cependant Abraham nous dit :
Mon fils, tu as reçu du bien en ta vie, maintenant les choses
vont être changées ? Nulles marques de cette grandeur, nul
reste de cette puissance. Je me trompe, j'en vois de grands
restes et des vestiges sensibles ; et quels ? C'est le Saint-Esprit
qui le dit : « Les puissants, dit l'oracle de la sagesse, seront
« tourmentés puissamment : » Potentes patenter tormenU
patientur '. C'est-à-dire qu'ils conserveront, s'ils n'y prennent
garde, une malheureuse primauté de peines à laquelle ilo
seront précipités par la primauté de leur gloire. Conjidimus
autem de [vobis meliora*]. Ah! encore que je parle ainsi,
« j'espère de vous de meilleures choses. » D y a des puis-
sances saintes : Abraham, qui condamne le mauvais riche, a
lui-même été riche et puissant ; mais il a sanctifié sa puis-
1. Sap.t vi, 7. | 2. Uebr., n, 9.
SUR LA PROVIDENCE. 259
sance en la rendant humble, modérée, soumise à Dieu, secou-
rable aux pauvres. Si vous profitez de cet exemple, vous
éviterez le supplice du riche cruel, et vous irez avec le pauvre
Lazare vous reposer dans le sein du riche Abraham, et pos-
séder avec lui les richesses éternelles1.
1. Pour l'importance que Bos-
guet attache à cette doctrine de
la Providence, voy. Brunetière, la
Philosophie de Bossuet, dans les
Êtud. crit. sur l'hist. de la Litté-
rature française, 5* série. Cf. les
Oraisons funèbres des deux Hen-
riette (1669 et 1670), et la fin d'un
sermon de 1666 pour la Purifica-
tion de la Vierge : « Ouvrez les
yeux, arbitres du monde; enten-
dez, juges de la terre. Celui qui
est le maître de votre vie l'est-
il moins de votre grandeur ? Celui
qui dispose de votre personne dis-
pose-t-il moins de votre fortune?
Et si ces têtes illustres sont si fort
sujettes, nous, faibles particuliers,
que pensons-nous faire, et com-
bien devons-nous être sous la
main de Dieu et dépendants de ses
ordres? Car sur quoi se peut assu-
rer notre prudence tremblante?
Que tenons-nous de certain? Quel
fondement a notre vie? Quel ap-
pui a notre fortune ? Et quand tout
l'état présent serait tranquille,
qui nous garantira l'avenir? Se-
ront-ce les devins et les astro-
logues? Que je me ris de la vanité
de ces faiseurs de pronostics, qui
menacent qui il leur plait, et nous
font à leur gré des années fatales!...
Moquons-nous de ces vanités. Je
veux qu'un homme de bien pense
toujours favorablement de la for-
tune publique, et du moins n'a-
vons-nous pas à craindre les astres.
Non, non, le bonheur et le mal-
heur de la vie humaine n'est pas
envoyé à l'aveugle par des in-
fluences naturelles, mais dispensé
avec choix par les ordres d'une
sagesse et d'une justice cachée qui
punit comme il lui plaît les péchés
des hommes. Ne craignons donc
pas les astres, mais, messieurs,
craignons- nos péchés.... Quand
deux grands peuples se font la
guerre, Dieu veut se venger de
l'un et souvent de tous les deux :
mais de savoir par où il veut com-
mencer, c'est ce qui passe (voy.
sur ce mot, p. 274, n. 1) de bien
loin la portée des hommes. Nous
savons qu'il a souvent commencé
par les étrangers et aussi il est
écrit que souvent « le jugement
commence par sa maison. .. . » Celui
qui réussit le premier n'est pas
plus en sûreté que l'autre parce
que son tour viendra au temps
ordonné. Dieu châtie les uns par
les autres et il châtie ordinaire-
ment ceux par lesquels il châtie
les autres. » (Ed. Lebarq, t. V.)
SUR L'AMBITION
SERMON POUR LE IV DIMANCHE DU CARÊME
PRÊCHE AU LOUVRE, LE 19 MARS 1662
NOTICE
Bossuet prêcha trois fois sur V Ambition : en 1661, aux Carmé-
lites; en 1662, au Louvre; en 1666, à Saint-Germain. C'est ce
qu'a très bien établi M. Gandar1. Des trois sermons qu'il a su
distinguer dans le manuscrit, nous donnons le second, celui du
Louvre. Mais comme Bossuet, dans ce discours, fait de nombreux
emprunts tantôt au sermon qu'il avait prêché en 1661 sur le
même sujet, tantôt à un sermon de 1660, sur nos Dispositions
à l'égard des Nécessités de la vie, nous citons on note 1° les pas-
sages de ces deux discours qu'il reprend, en les modifiant, dans
\e sermon de 1662; 2° les plus importants changements faits par
lui, en 1666, à ce sermon de 1662.
Le manuscrit nous montre de plus que Bossuet avait prépare
deux péroraisons, dont l'une ne devait être prononcée en chaire
que si le roi était présent. Il ne vint pas*, et Bossuet transporto
le développement, qu'il avait dû négliger ^e jour-là, dans le ser-
mon sur les Devoirs des Bois, prêché, quinze jours après, devant
Louis XIV5. On trouvera, à la suite du sermon, cette seconde ré-
daction de la péroraison.
1. Choix de sermons, p. 408- J bitinn que nous donnons ici. Il
410; Études crit., II, h.
2. Gazette de France, avril 1662.
3. Cette ingénieuse remarque
de M. Gandar détruit l'argument
sur lequel on se fondait pour re-
porter i 1666 le sermon sur l'Am-
n était pas admissible, disait- on,
que Bussuet eût répété devant
la Cour, à quinze jours d'inter-
valle, les mêmes choses dans les
mêmes termes. On voit commen
cette répétition s'explique,
SUR L'AMBITION.
261
SUR L'AMBITION.
Jésus ergOf eum cognovisset, quia vtnturi
essent ut râpèrent eum et facerent eum rt-
gem, fugit iterum in montent ipse solus.
Jésus ayant connu que tout le peuple viendrait
pour l'enlever et le faire roi, s'enfuit à la mon-
tagne tout seul.
Joan., vi, 15.
Je reconnais Jésus-Christ à cette fuite généreuse, qui
lui fait chercher dans le désert un asile contre les hon-
neurs qu'on lui prépare. Celui qui venait se charger d'op-
probres devait éviter les grandeurs humaines; mon Sauveur
ne connaît sur la terre aucune sorte d'exaltation que celle
qui l'élève à sa croix; et comme il s'est avancé quand on
eut résolu son supplice, il était de son esprit de prendre
ïa fuite pendant qu'on lui destinait un trône1.
Cette fuite soudaine et précipitée de Jésus-Christ dans
une montagne déserte, où il veut si peu être découvert,
que l'Évangéliste remarque qu'il ne souffre personne en sa
compagnie, ipse solus, nous fait voir qu'il se sent pressé
de2 quelque danger extraordinaire; et comme il est tout-
puissant et ne peut rien craindre pour lui-même, nous
devons conclure très certainement, messieurs, que c'est
pour nous qu'il appréhende.
Et en effet, chrétiens, lorsqu'il frémit, dit saint Au-
1. Cette même idée était plus
développée dans le Sermon sur
F Ambition de 1661: « Vous le ver-
rez dans quelques semaines aller
au-devant de ses ennemis, pour
souffrir mille indignités et des sol-
dats et des peuples ; mais aujour-
d'hui, chrétiens, qu'ils le cher-
chent pour le revêtir des gran-
deurs humaines dont il dédaigne
l'éclat, dont il déteste le faste et
l'orgueil, pour éviter un si grand
malheur, il ne eroit point faire
assez s'il ne prend la fuite dans
une montagne déserte, etc.
2. Pressé de... De s'employait-
souvent où nous mettons par,
avec les verbes passifs. ■ En mille
conjonctures, nous nous sentons
intérieurement touchés, sollicités,
pressés de Dieu. » Bourdaloue
[Exhort. sur la prière de J.-C.)
262
SUR L'AMBITION.
gustin1, c'est qu'il est indigné contre nos péchés, lorsqu'il
est troublé, dit le même Père, c'est qu'il est ému de nos
maux : ainsi lorsqu'il craint et qu'il prend la fuite, c'est
qu'il appréhende pour nos périls. Jésus-Christ voit dans
sa prescience en combien de périls extrêmes nous engage
l'amour des grandeurs ; c'est pourquoi il fuit devant elles,
pour nous obliger à les craindre; et nous montrant par
cette fuite les terribles tentations qui menacent les grandes
fortunes, il nous apprend ensemble que le devoir essentiel
du chrétien, c'est de réprimer son ambition. Ce n'est pas
une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la cour;
et nous devons plus que jamais demander la grâce du Saint-
Esprit par l'intercession [de Marié].
[AVE]
C'est vouloir en quelque sorte déserter la cournque de
combattre l'ambition, qui est l'âme de ceux qui la suivent;
et il pourrait même sembler que c'est ravaler2 la majesté
des princes que de décrier les présents de la fortune, dont
ils sont Tes dispensateurs. Mais les souverains pieux veulent
bien que toute leur gloire s'efface en présence de celle de
Dieu ; et bien loin de s'offenser que l'on diminue leur puis-
sance dans cette vue5, ils savent qu'on ne les révère jamais
plus profondément que lorsqu'on ne les rabaisse qu'en les
comparant avec Dieu. Ne craignons donc pas aujourd'hui
de publier hardiment dans la cour la plus auguste du
monde qu'elle ne peut rien faire pour un chrétien qui soit
digne de [son] estime ; détrompons, s'il se peut, les hommes
de cette attache* furieuse à ce qui s'appelle fortune, et
1. Tractât, ilii, in Joann., 19.
t. Var. : diminuer quelque cho-
5. Vue. Cf. p. 275, n. 6.
4. Attache, où nous dirions atta*
ahement, était d'un emploi courant
au ïvh* siècle : € Il a beaucoup
Rattache à l'étude. » Furetière.
SUR L'AMBITION. 263
pour cela faisons deux choses : faisons parler l'Évangile
contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-
même; que l'Évangile nous découvre ses illusions, ellt-
même nous fera voir ses inconstances. Ou plutôt voyons
l'un et l'autre * dans l'histoire du Fils de Dieu.
Pendant que tous les peuples courent à lui, et que leurs
acclamations ne lui promettent rien moins qu'un trône,
cependant il méprise tellement toute cette vaine grandeur,
qu'il déshonore lui-même et flétrit son propre triomphe
par son triste et misérable équipage. Mais ayant foulé aux
pieds la grandeur dans son éclat8, il veut être lui-même
l'exemple de l'inconstance des choses humaines; et, dans
l'espace de trois jours, on a vu la haine publique attacher
à une croix celui que la faveur publique avait jugé digne
du trône. Par où nous devons apprendre que la fortune
n'est rien; et que non seulement quand elle ôte, mais
même quand elle donne, non seulement quand elle change,
mais même quand elle demeure, elle est toujours mépri-
sable. Je commence par [ses] faveurs, et je vous prie, mes-
sieurs, de le5 bien entendre.
PREMIER POINT
J'ai donc à faire voir dans ce premier point que la for-
tune nous joue lors même qu'elle nous est libérale. Je
pouvais* mettre ses tromperies dans un grand jour, en
prouvant, comme il est aisé, qu'elle ne tient jamais ce
qu'elle promet; mais c'est quelque chose de plus fort de
montrer qu'elle ne donne pas cela même qu'elle fait sem-
1. L'un et Vautre, l'une et l'autre
chose. Latinisme.
2. Var. : la fortune dans ses fa-
veurs et dans son éclat.
3. « Le», cela: espèce de neutre
qui rappelle l'idée précédente.
4. Pour j'aurais pu (au moment
où je composais mon sermon).
« Pyrrhus vivait heureux s'il eu*
pu l'écouter. » Boileau.
BOSSUET, SERMONS. 20
264
SUR L'AMBITION.
blant de donner. Son présent le plus cher, le plus pré-
cieux, celui qui se prodigue le moins, c'est celui qu'elle
nomme puissance; c'est celui-là qui enchante les am-
bitieux, c'est celui-là dont ils sont jaloux à l'extrémité1,
si petite que soit la part qu'elle leur en fait1. Voyons
donc si elle le donne véritablement, ou si ce n'est point
peut-être un grand nom par lequel elle éblouit nos yeux
malades.
Pour cela il faut rechercher quelle puissance nous pou-
vons avoir, et de quelle puissance nous avons besoin du-
rant cette vie. Mais comme l'esprit de l'homme s'est fort
égaré dans cet examen5, tâchons de le ramener à la droite
voie par une. excellente doctrine de saint Augustin,
l[ivre] xm de la Trinité.
Là ce grand homme pose pour principe une vérité im-
portante, que la félicité demande* deux choses : pouvoir
ce qu'on veut, vouloir ce qu'il faut : Posse quod velit, velle
quod oportet*. Le dernier6 [est] aussi nécessaire : car
comme 7, si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre
volonté n'est pas satisfaite, de même, si vous ne voulez
pas ce qu'il faut, votre volonté n'est pas réglée, et l'un et
l'autre8 l'empêche d'être bienheureuse, parce que [si] la
volonté qui n'est pas contente est pauvre, aussi la volonté
qui n'est pas réglée est malade : ce qui exclut nécessaire-
rement la félicité, qui n'est pas moins la santé parfaite de
1. A l'extrémité. Var. ; « Le
plus jaloux. » Extrémité s'em-
ployait au xvii* siècle comme ex-
trême aujourd'hui. « Il ne faut ja-
mais pousser les choses dans l'ex-
trémité. » Furetière (1690).
2. Var. : si petite que soit la
part qu'elle nous en fasse.
3. Var. : dans cette recherche.
4. Var. : consiste en....
5. De Trinit.t xm, 17.
6. Le dernier, c.-à-d. la der-
nière de ces deux choses.
7. Var. : car si vous ne voulez
pas....
8. Cf. p. 263, n. 1. L'emploi du
pronom au neutre est fréquent
dans ce sermon.
SUR L'AMBITION. 265
la nature que1 Taffluence universelle du bien. Donc, égale-
lement nécessaire de désirer ce qu'il faut que2 de pouvoir
exécuter ce que l'on veut.
Ajoutons, si vous le voulez, qu'il5 est encore sans diffi-
culté plus essentiel. Car l'un nous trouble dans l'exécution,
l'autre* porte le mal jusques au principe. Lorsque vous
ne pouvez pas ce que vous voulez, c'est que vous en avez
été empêché par une cause étrangère; et lorsque vous ne
voulez pas ce qu'il faut, le défaut en arrive5 toujours infail-
liblement par votre propre dépravation : si bien que le
premier n'est tout au plus qu'un pur malheur, et le second,
toujours une faute; et en cela même que c'est une faute,
qui ne voit, s'il a des yeux, que c'est sans comparaison un
plus grand malheur? Ainsi l'on ne peut nier, sans perdre
le sens, qu'il ne soit bien plus nécessaire à la félicité
véritable d'avoir une volonté bien réglée, que d'avoir une
puissance bien étendre.
Et c'est ici, chrétiens, que je ne puis assez m'étonner
des dérèglements de nos affections et de la corruption de
nos jugements. Nous laissons la règle, dit saint Augustin,
et nous soupirons après la puissance. Aveugles, qu'entre-
prenons-nous? La félicité a deux parties, et nous croyons
la posséder tout entière, pendant que nous faisons une
distraction6 violente de ses deux parties. Encore rejetons-
nous la plus nécessaire ; et celle que nous choisissons étant
séparée de sa compagne, bien loin de nous rendre heu-
1 Var. : qui est la santé... et
l'affluence, etc.
2. Également que... serait in-
correct aujourd'hui.
5. // pour cela : fréquent au
dix-septième siècle « Ceci n'est
pas humble, mais il faut qu'il
passe. » Sévigné, 10 août 1681.
?. p.292, n. 2; 283, n.2;264,n.8.
4. Var.: le premier... le second.
i>. Var. : cela arrive.
6. Distraction : a Démembre-
mentd'une partie d'avec son tout...
En ce sens, il ne se dit plus qu'en
parlant d'affaires. » Académie,
1694. Bossuet dit ailleurs : « Notre
Seigneur ne distrait personne, il
appelle tous ses enfants. »
i 266
SUR L'AMBITION.
reux, ne fait qu'augmenter le poids de notre misère. Car
que peut servir1 la puissance à une volonté déréglée,
sinon qu'étant misérable en voulant le mal, elle le devient
j encore plus en l'exécutant? Ne disions-nous pas dimanche
dernier2 que le grand crédit des pécheurs est un fléau
que Dieu leur envoie? Pourquoi, sinon, chrétiens, qu'en
joignant l'exécution au mauvais désir, c'est jeter3 du
poison4 sur une plaie déjà mortelle; c'est ajouter le comble.
N'est-ce pas mettre le feu à l'humeur maligne6, dont le
venin nous dévore déjà les entrailles? Le Fils de Dieu
reconnaît que Pilate a reçu d'en haut une grande puis-
sance sur sa divine personne. Si [la] volonté de cet homme
eût été réglée, il eût pu s'estimer heureux en faisant servir
ce pouvoir, sinon à punir la calomnie6, du moins à déli-
vrer l'innocence. Mais parce que sa volonté était corrompue
par une lâcheté honteuse à son rang, cette puissance ne
lui a servi qu'à l'engager contre sa pensée dans le crime
du déicide. C'est donc le dernier des aveuglements, avant
que notre volonté soit bien ordonnée7, de désirer une
puissance qui se tournera contre nous-mêmes et sera fatale
à notre bonheur, parce qu'elle sera funeste à notre vertu.
Notre grand Dieu, messieurs, nous donne une autre
conduite8; il veut nous mener par des voies unies, et non
pas par des précipices. C'est pourquoi il enseigne à ses
serviteurs, non à désirer de pouvoir beaucoup, mais à
1. Var. : que peut nous servir....
2. Sermon qui n'existe plus.
5. En joignant... c'est jeter.
Changement de construction.
i. Var. : sinon. . . qu'en leur ac-
cordant la facilité de contenter
leurs mauvais désirs, c'est leur
donner le moyen de mettre le
venin dans la plaie, et d'ac-
croitre par une nourriture con-
traire la malignité qui les dévore.
5. Terme de médecine. « Une
cuisse et les jambes enflées ! quelle
malignité iïhumeursl » Sévigné.
6. Var. : l'injustice et la calom-
nie.
7. Réglée. « Que prudemment
les Dieux savent tout ordonner ! »
Corneille, Médée, iv, 3.
8. Conduite. V.page 243, note i.
SUR L'AMBITION.
267
s'exercer à vouloir le bien; à régler leurs désirs avant
que de songer à les satisfaire1; à commencer leur félicité
par une volonté bien ordonnée, avant que de la consommer
par une puissance absolue2.
Mais il est temps, chrétiens, que nous fassions une
application plus particulière de cette belle doctrine de saint
Augustin. Que demandez-vous, ô mortels? Quoi? Que Dieu
vous donne beaucoup de puissance? Et moi je réponds
avec le Sauveur : « Vous ne savez ce que vous demandez5. »
Considérez bien où vous êtes, voyez la mortalité qui vous
accable, regardez cette « figure du monde qui passe* ».
Parmi tant de fragilité, sur quoi pensez-vous soutenir
cette grande idée de puissance? Certainement un si grand
nom doit être appuyé sur quelque chose : et que trouverez-
vous sur la terre qui ait assez de force et de dignité
pour soutenir le nom de puissance? Ouvrez les yeux,
pénétrez l'écorce; la plus grande puissance du monde ne
peut s'étendre plus loin que d'ôter la vie à un homme;
est-ce donc un si grand effort que de faire mourir un
mortel, que de hâter de quelques moments le cours d'une
vie qui se précipite d'elle-même? Ne croyez donc pas,
\. A les satisfaire. Première
lédaction : à leur satisfaire : forme
latine que Bossuet corrige.
2. Bossuet, en 1661, continuait
ainsi : « Où je ne puis assez ad-
mirer l'ordre merveilleux de sa
sagesse, en ce que, la félicité
étant composée -de deux choses,
la bonne volonté et la puissance,
il les donne l'une et l'autre à ses
serviteurs, mais il les donne cha-
cune en son temps. Si nous vou^
Ions ce qu'il faut dans la vie pré-
sente, nous pourrons tout ce que
nous voudrons dans la vie future.
Le premier est notre exercice,
l'autre sera notre récompense,
Que désirons-nous davantage ? Dieu
ne nous envie pas {refuse pas) la
puissance, mais il a voulu garder
l'ordre, qui demande que la justice
marche la première : « Non quod
potentia... fugienda sit, sed ordo
servandus est, quo prior est jus-
tifia. » Réglons donc noire vo-
lonté par l'amour de la justice, et
il nous couronnera. » Le reste,
comme à la page suivante, où
Bossuet reproduit ce développe-
ment en l'abrégeant.
3. Math., xx, 22.
4. Cor., vii, 51.
268
SUR L'AMBITION.
chrétiens, qu'on puisse jamais trouver du pouvoir où règne
la mortalité. Nam quanta potentia poiest esse mortaliuml
Et ainsi, dit saint Augustin, c'est une sage providence : le
partage des hommes mortels, c'est d'observer la justice;
la puissance leur sera donnée au séjour d'immortalité1 :
Teneant mortales justiiiam, potentia immortalibus dabitur*.
Que demandons-nous davantage? Si nous voulons ce qu'il
faut dans la vie présente, nous pourrons tout ce que nous
voudrons dans la vie future. Réglons notre volonté par
l'amour de la justice. Dieu nous couronnera en son temps5
par la communication de son pouvoir. Si nous donnons ce
moment de la vie présente à composer 4 nos mœurs, il don-
nera l'éternité tout entière à contenter nos désirs.
Je crois que vous voyez maintenant, messieurs, quelle
sorte de puissance nous devons désirer durant cette vie :
puissance pour régler nos moeurs, pour modérer nos
passions, pour nous composer5 selon Dieu; puissance sur
nous-mêmes, puissance contre nous-mêmes ou plutôt, dit
saint Augustin, puissance pour nous-mêmes contre nous
mêmes : Velit homo prudens esse, velit fortis, velit tempe-
rans... atgue ut hœc veraciterpossit, potentiam [plane] optet,
atque appetat ut potens sit in seipso, et miro modo adversus
seipsum pro seipso. 0 puissance peu enviée ! Et toutefois
c'est la véritable. Car on combat notre puissance en deux
1. Var : quand ils seront immor-
tels.
2. Réd. de 1661 : « Aspirons,
messieurs, à cette puissance : si
nous sentons d'une foi vive que
nous sommes étrangers sur la
terre, nous ne désirerons pas avec
ambition de gouverner où nous
n'avons qu'un lieu de passage. »
— D'une foi vive. De, dans le sens
de avec.* S'il ne vous traite ici
d'entière confidence. » Corneille
Polyeucte, i, 3. « Et traitant de
mépris les sens et la matière. »
Molière, Femmes savantes, i, 1.
3. Au temps qui lui convient.
4. Régler. « Pour composer ses
mœurs, il entrait dans les senti-
ments de la justice de Dieu. » Boa-
suet, Or. fun. de Nie. Coi*net.
5. Latinisme : « Componere sese
ad imitationem....* Quintilien.
SUR L'AMBITION.
260
sortes1, ou bien en nous empêchant dans l'exécution de nos
entréprises, ou bien en nous troublant dans le droit que
nous avons de nous résoudre ; on attaque dans ce dernier
l'autorité même du commandement, et c'est la véritable ser-
vitude. Voyons l'exemple de l'un et de l'autre* dans une
même maison.
Joseph était esclave chez Putiphar, et la femme de ce sei-
gneur d'Egypte y est la maîtresse. Celui-là, dans le joug
de la servitude, n'est pas maître de ses actions, et celle-ci
tyrannisée par sa passion n'est pas même maîtresse de ses
volontés. Voyez où l'a portée un amour infâme. Ah! sans
doute, à moins que d'avoir un front d'airain, elle avait
honte en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion fu-
rieuse lui commandait au dedans comme à une esclave :
« Appelle ce jeune homme, confesse ton faible, abaisse-toi
devant lui, rends-toi ridicule. » Que lui pouvait conseiller de
pis son plus cruel ennemi? C'est ce que sa passion lui
commande. Qui ne voit que dans cette femme la puissance
est liée bien plus fortement qu'elle n'est dans son propre
esclave?
Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous
ne soupirons pas. Nous gémissons quand on lie nos mains,
et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels
nos cœurs sont enchaînés. Nous crions qu'on nous violente
quand on enchaîne les ministres, les membres qui exécutent;
et nous ne soupirons pas quand on captive5 la maîtresse
même, la raison et la volonté qui commande. Éveille-toi,
pauvre esclave, et reconnais enfin cette vérité* que, si
1. On dit encore « en quelque
sorte, en sorte que ». Mais de était
déjà plus usité au xvn* siècle.
2. Ce dernier.... L'un et l'autre,
véritables adjectifs neutres, à la
façon latine. Cf. p. 265 et suiv.
3. «Il y a eu quinze chevalier»
captivés. » Furetière (1690). Quatre
ans après l'Académie déclarait
que captiver n'avait « plus d'u-
sage au propre ». — Var. : quand
on met dans les fers.
270
SUR L'AMBITION.
c'est une grande puissance de pouvoir exécuter ses
desseins, la grande et la véritable, c'est de régner sur ses
volontés.
Quiconque aura su goûter la douceur de cet empire, se
souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance que
peut donner la fortune. Et en voici la raison : c'est qu'il n'y
a point de plus grand obstacle à se commander soi-même,
que d'avoir autorité sur les autres.
En effet, il y a en nous une certaine malignité1 qui a
répandu dans nos cœurs le principe de tous les vices. Ils
sont cachés et enveloppés en cent replis tortueux, et ils ne
demandent qu'à montrer la tête. Le meilleur moyen de les
réprimer, c'est de leur ôter le pouvoir. Saint Augustin
l'avait bien compris2, que, pour guérir la volonté, il faut
réprimer la puissance : Frenatur facilitas... ut sanetur vo-
luntas5. — Eh ! quoi donc? des vices cachés en sont-ils moins
vices? C'est le premier sentiment qui en fait la corruption.
Comment donc est-ce guérir la volonté que de laisser le
venin dans le fond du cœur? — Voici le secret : on se lasse
de vouloir toujours l'impossible, de faire toujours des des-
seins à faux, de n'avoir que la malice* du crime. C'est pour-
quoi une malice frustrée commence à déplaire ; on se remet,
on revient à soi à la faveur de son impuissance, on prend
aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait première-
ment par nécessité; mais enfin comme la contrainte est impor-
1. Sur le sens physique de ce
mot, v. p. 266, n. 4 et 5.
2. Var. : c'est ce qui fait dire à
saint Augustin.
3. Ad Maced., Epist. clih. 16.
i. Sans en avoir les profits,
— Malice. « Dans le langage des
casuistes, la malice du péché, »
s'est « ce que te péché a de mal-
faisant. » Ce mot, auquel Bossuet
donne encore une signification
très forte, commençait à prendre
un sens beaucoup plus restreint.
Boileau (Êpitre x) dit qu'il fait
« sans être malin ses plus grandes
malices » et Saint-Simon : « Le
roi se permettait rarement des
malices. »
SDR L'AMBITION. «71
tune, on y travaille sérieusement et de bonne foi, et on bénit
son peu de puissance, le premier appareil l qui a donné le
commencement à la guérison.
Par une raison contraire, qui ne voit que plus on sort
de la dépendance, plus on rend ses passions indomptables*?
Nous sommes des enfants qui avons8 besoin d'un tuteur
sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêche-
ments, nos inclinations corrompues commencent à se re-
muer et à se produire, et oppriment notre liberté sous le
joug de leur licence effrénée. Ah ! nous ne le voyons que trop
tous les jours. Ainsi vous voyez, messieurs, combien la
fortune est trompeuse, puisque, bien loin de nous don-
ner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.
Ce n'est pas sans raison, messieurs, que le Fils de Dieu
nous instruit à craindre les grands emplois ; c'est qu'il sait
que la puissance est le principe le plus ordinaire de l'égare-
ment4; qu'en l'exerçant sur les autres, on la perd souvent
sur soi-même ; enfin qu'elle est semblable à un vin fumeux
qui fait sentir sa force aux plus sobres. Celui-là sera maître
de ses volontés, qui saura modérer son ambition, qui se
croira assez puissant, pourvu qu'il puisse régler ses
désirs, et être assez désabusé des choses humaines pour ne
point mesurer sa félicité à l'élévation de sa fortune.
Mais écoutons, chrétiens, ce que nous opposent les ambi-
tieux. Il faut, disent-ils, se distinguer; c'est une marque de
faiblesse de demeurer dans le commun : les génies extraor-
dinaires se démêlent toujours de la troupe5 et forcent les
1. Pansement, remède. « Souf-
frir sans murmure est le seul ap-
pareil || Qui peut guérir l'en-
nui. » Malherbe (dans Littré.)
2. Var : ses vices irrémédiables.
3. Voy. Brachet, Gr. fr., n* 732.
L Cf., pour l'idée, 93-94.
5. Troupe, foule, multitude.
« Ce mot, en notre langue, étant
seul et sans régime, ne signifie
que des gens de. guerre, et c'est
mal parler que de dire : Toutes
les troupes étaient dans Téton-
nement... pour exprimer : Stu-
pebant omnes turbse. » Bouhours
Suite des Rem. Nouv., 1692.
272 SUR L'AMBITION.
destinées. Les exemples de ceux qui s'avancent1 semblent
reprocher aux autres leur peu de mérite ; et c'est sans
doute ce dessein de se distinguer qui pousse l'ambition aux
derniers excès. Je pourrais combattre par plusieurs raisons
cette pensée de se discerner3. Je pourrais vous représenter3
que c'est ici un siècle de confusion où toutes choses sont
mêlées; qu'il y a un jour arrêté à la fin, des siècles pour
séparer les bons d'avec les mauvais, et que c'est à ce grand
et éternel discernement4 que doit aspirer de toute sa force
une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore que c'est
en vain qu'on s'efforce de se distinguer sur la terre, où la
mort nous vient bientôt arracher de ces places éminentes,
pour nous abîmer avec tous les [autres] dans le néant com-
mun de la nature ; de sorte que les plus faibles, se riant de
votre pompe d'un jour et de votre discernement imaginaire,
vous diront avec le prophète : 0 homme puissant et superbe,
qui pensiez par votre grandeur vous être tiré du pair, « vous
« voilà blessé comme nous, et vous êtes fait semblable à
« nous ! » [Et] tu vulneratus es sicut et nos, nostri simili»
effeclus es*.
Mais, sans m'arrêter à ces raisons, je demanderai seule-
ment à ces âmes ambitieuses par quelles voies elles préten-
dent de se distinguer6 : celle du vice est honteuse, celle
de la vertu est. bien longue. La vertu ordinairement n'est
1. S'avancer, « faire progrès,
faire fortune : c'est un homme à
s'avancer en peu de temps ».
Dict. de l'Académie, 1694.
2. Se mettre à part, se distin-
guer. « La grâce nous discerne »,
dit Pascal (dans Littré.)
3. C'est ce que Bossuet avait
sans doute fait en chaire dans le
sermon sur l'Ambition de 1661. lly
renvoyait au premier sermon sur
la Providence (voyez page 83), à
la méditation sur la Mort (voyez
page 306), etc. Ici, il se borne à
dire l'essentiel.
4. Ici : le fait d'être discerné.
5. Isaïe, xiv, 10.
6. « Je prétends bien de vous
voir. » Sévigné, 15 juillet 1673. —
« Ne prétendez pas, mes pères,
de faire accroire au monde.... »
Pascal, Ptov. , xv. Nous verrons plus
tard (p. 453) Bossuet remplacer
prétendre de par prétendre à.
SUR L'AMBITION.
273
pas assez souple * pour ménager8 la faveur des hommes ; et le
vice, qui met tout en œuvre, est plus actif, plus pressant,
plus prompt que la vertu, qui ne sort point de ses règles,
^ui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que par
mesure. Ainsi vous vous ennuierez d'une si grande lenteur;
peu à peu votre vertu se relâchera, et après elle abandon-
nera tout à fait sa première régularité pour s'accommoder
à l'humeur du monde. Ah ! que vous feriez bien plus sage-
ment de renoncer tout à coup à l'ambition ! peut-être qu'elle
vous donnera de temps [en temps] quelques légères inquié-
tudes; mais toujours en aurez-vous bien meilleur marché,
et il vous sera bien plus aisé de la retenir, que lorsque
vous lui aurez laissé prendre goût aux honneurs et aux
dignités. Vivez donc content de ce que vous êtes, et surtout
que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer une
condition plus relevée. C'est l'appât ordinaire des ambitieux;
ils plaignent toujours le public, ils s'érigent en réformateurs
des abus, ils deviennent sévères censeurs de tous ceux
qu'ils voient dans les grandes places. Pour eux, que de
beaux desseins ils méditent! que de sages conseils pour
l'État! que de grands sentiments5 pour l'Église! que de
saints règlements pour un diocèse! Au milieu de ces des-
seins charitables et de ces pensées chrétiennes, ils s'enga-
gent dans l'amour du monde, ils prennent insensiblement
l'esprit du siècle, et puis, quand ils sont arrivés au but, il
faut attendre les occasions qui ne marchent qu'à pas de
plomb, et qui enfin n'arrivent jamais. Ainsi périssent tous
ces beaux desseins, et s'évanouissent comme un songe
toutes ces grandes pensées*.
1. Voy. plus haut, pour l'idée,
pages 83, 164, 284, 589.
2. Ce mot signifie ici, soit pro-
curer, soit employer. Cf. p. 296,
n.10.
3. Var. : de grandes pensées.
4. Rédaction de 1661 : « C'est
l'appât ordinaire des ambitieux;
ils plaignent le public ; ils se font
les réformateurs des abus, de-
274
SUR L'AMBITION.
Par conséquent, chrétiens, sans soupirer ardemment après
une plus grande puissance, songeons à rendre bon compte
de tout le pouvoir que Dieu nous confie. Un fleuve, pour
faire du bien, n'a que faire de passer ses bords1 ni d'inonder
la campagne : en coulant paisiblement dans son lit, il ne
laisse pas d'arroser la terre et de présenter ses eaux aux
peuples8 pour la commodité publique. Ainsi, sans nous mettre
en peine de nous déborder3 par des pensées ambitieuses4,
tâchons de nous étendre bien loin par des sentiments de
bonté; et dans des emplois bornés, ayons une charité infi-
nie5. Telle doit être l'ambition du chrétien qui, méprisant
la fortune, se rit de ses vaines promesses et n'appréhende
pas ses revers, desquels il me resté à vous dire un mot
dans ma dernière partie.
SECOND POINT
La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins
sincère en ceci, qu'elle ne nous cache pas ses tromperies ;
au contraire, elle les étale dans le plus grand jour, et, outre
viennent sévères censeurs de tous
ceux qu'ils voient dans les dignités.
Pour eux... que de beaux desseins
pour l'État 1 que de grandes pen-
sées pour l'Église ! Au milieu
de ces beaux desseins et de ees
pensées chrétiennes, on s'engage
dans l'amour du monde, on prend
l'esprit de ce siècle, on devient
mondain et ambitieux, et quand
on est arrivé au but, il faut at-
tendre les occasions, et ces occa-
sions ont des pieds de plomb, elles
n'arrivent jamais... et peu à peu
!ous ces beaux desseins se perdent
et s'évanouissent tous, ainsi qu'un
songe. »
1. On dit encore : « La boule a
passé le but ». « j'ai passé l'heure ».
2. Var. '. au voisinage.
3. « Pour arrêter la malice qui
se déborde.... » Fléchier, Oraison
funèbre de Tureane. « Le Bliin
s'était débordé. » Racine. « Les
étangs se débordent. » DicL de
Furelière. Cf. p. 85, n. 3.
4. Var. : par l'ambition.
5. Sermon de 1661 : « Que le
désir de faire du bien n'emporte
pas notre ambition jusqu'à dési-
rer une condition plus relevée.
Faisons te bien qui se présente,
celui que Dieu a mis en notre pou-
voir. Ne craignez pas de demeu-
rer sans occupation et d'être inu-
tile au monde, si -vous ne sorte*
SUR L'AMBITION.
275
ses légèretés ordinaires, elle se plaît4 de temps en temps
d'étonner2 le monde par des coups d'une surprise terrible,
comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des
hommes, et de peur qu'ils n'oublient jamais ses inconstances,
sa malignité, ses bizarreries. C'est ce qui m'a fait souvent
penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont
pas des faveurs, mais3 des trahisons; qu'elle ne nous donne
que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous
recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu'elle
nous fait que des gages que nous lui donnons pour être
éternellement ses captifs, assujettis aux retours fâcheux4 de
sa dure et malicieuse * puissance.
Cette vérité, établie sur tant d'expériences convaincantes,
devrait détromper les ambitieux de tous les biens de la
terre; et c'est au contraire ce qui les engage6. Car au lieu
d'aller à un bien solide et éternel sur lequel le hasard ne
domine pas, et de mépriser par cette vue 7 la fortune tou-
jours changeante, la persuasion de son inconstance fait
de vos bornée et ne remplissez
quelque grande place. Un fleuve,
coulant paisiblement... ne laisse
pas d'arroser ni d'engraisser son
rivage, de présenter ses eaux aux
peuples, de leur faciliter le com-
merce. Ainsi demeurons dans nos
bornes : Intra fines proprios et
legitimos, prout quisque volue-
rit, in latitudine se charitatis
exerceat {S. Leonis Epis t. lxxx).
Nos emplois sont bornés, mais
l'étendue de la charité est infinie.
La charité, toujours agissante, sait
bien trouver des emplois. Elle se
fait toute à tous ; elle se donne au-
tant d'affaires qu'il y a de néces-
sités et de besoins, etc. ; et au lieu
d'aspirer à une plus grande puis-
sance, elle songe à rendre son
compte de l'emploi de celle que
Dieu lui a confiée.
1. Voyez page 112, note 1.
2. Mot beaucoup plus fort alors
qu'aujourd'hui : « On dressa des
gibets pour étonner les coupa-
bles. » Senault, De l'Usage des
Passions (1641).
3. Var. : ne sont pas tant des
faveurs que...
4. Cf. p. 350, n. 1.
5. Méchante avec perfidie. Bos-
suet parle (Or. fun. de Le Tellier)
d'une « procédure malicieuse ».
6. Ce qui les asservit. Cf. p. 374,
n. 3.
7. Par cette manière de voir.
« Tous ces auteurs ont des vues
très différentes. » Bossuet (dans
Littré.)
276
SUR L'AMBITION.
qu'on se donne tout à fait à elle, pour trouver des appuis
contre elle-même. Car écoutez parler ce politique habile et
entendu1 : la fortune l'a élevé bien haut, et dans cette élé-
vation, il se moque des petits esprits qui donnent tout au
dehors2, et qui se repaissent de titres et d'une belle montre3
de grandeur. Pour lui, il appuie sa famille sur des fonde-
ments plus certains4, sur des charges considérables5, sur
des richesses immenses, qui soutiendront éternellement la
fortune de sa maison. Il pense s'être affermi contre toute
sorte d'attaques : aveugle et malavisé! Comme si ces sou-
tiens magnifiques qu'il cherche contre la puissance de la
fortune n'étaient pas encore de sa dépendance5!
C'est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité.
Écoute, homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin
aux siècles futurs7 les précautions de ta prudence; c'est
Dieu même qui te va parler8, et qui va confondre tes vaines
pensées par la bouche de son prophète Ézéchiel. « Assur, dit
ce saint prophète, s'est élevé comme un grand arbre, comme
1. Terme dont Bossuet fait grand
usage. « Une milice réglée, des
chefs entendus. » Dise, sut' VHisU
Univ., III, 5.
2. Var. : à la montre et au de-
hors.
5. Montre, qui, dans le sens
figuré, ne se détache plus guère
aujourd'hui de la locution faire
montre de, s'employait seul au
dix-septième siècle : « Quand sur
une si belle montre, l'on a essayé
du personnage. » La Bruyère,
Édit. class. Hachette, p. 468. « Si
les médecins, dit Pascal, n'avaient\
pas de bonnets carrés, jamais ils
n'auraient dupé le monde qui ne
peut résister à cette montre. »
4. Ici commencent les emprunts
faits par Bossuet au sermon de
1660 Sur nos dispositions à Vé-
gard des Nécessités de la vie,
5. Var: essentielles. — Sermon
de 1660 : considérables.
6. 1666 ." de son ressort, et pour
le moins aussi fragiles que l'édi-
fice même qu'il croit chancelant.
7. Il n'y avait pas longtemps
que futur avait risqué d'être banni
de la prose. Vaugelas voulait qu'on
le laissât aux poètes, aux gram-
mairiens et aux notaires. L'Aca-
démie, La Mothe le Vayer, le P.
Bouhours et Thomas Corneille
furent unanimes à protester.
8. 1660 : Voici Dieu qui va te par-
ler et qui va confondre tes vaines
pensées sous la figure d'un arbre
SUR L'AMBITION.
277
les cèdres du Liban ; le ciel l'a nourri de sa rosée, la terre
l'a engraissé de sa substance; » — les puissances l'ont
comblé [de] leurs bienfaits et il suçait de son côté le sang
du peuple1. — « C'est pourquoi il s'est élevé, superbe en sa
hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fer-
tile en ses rejetons : les oiseaux faisaient leurs nids sur ses
branches ; » — les familles de ses domestiques3, les peuples
se mettaient à couvert sous son ombre3; un grand nombre
de créatures, et les grands et les petits, étaient attachés à
sa fortune. — « Ni les cèdres ni les pins, » — c'est-à-dire
les plus grands de la cour, — ne l'égalaient pas* : Abietes
non adœquaverunt summitatem ejus... œmulata sunt eum
omnia ligna voluptatis quœ erant in paradiso Dei*. Autant
que ce grand arbre6 s'était poussé7 en haut, autant sem-
blait-il avoir jeté en bas de fortes et profondes racines.
Voilà une grande fortune; un siècle n'en voit pas beau-
coup de semblables ; mais voyez sa ruine et sa décadence :
« Parce qu'il s'est élevé superbement, et qu'il a porté son
faîte jusqu'aux nues, et que son cœur s'est enflé dans
sa hauteur : pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par
la racine, je l'abattrai d'un grand coup et le porterai par
terre ; — il viendra une disgrâce et il ne pourra plus se
soutenir. — Tous ceux qui se reposaient sous son ombre
1. Les phrases que nous mettons
entre tirets sont les explications
données par Bossuet des méta-
phores d'Ezéchiel.
2. Tous ceux qu'un grand sei-
gneur, au dix-septième siècle,
honorait de sa protection, de ses
faveurs, s'appelaient ses domes-
tiques. Plusieurs membres de
l'Académie étaient domestiques
du chancelier Séguier.
3. Ezech., xxxi, 3.
4. 1660 : Ni les cèdres, ni les
pins ne l'égalaient pas ; les arbres
les plus hauts du jardin portaient
envie à sa grandeur; c'est-à-dire
les grands de la cour ne l'éga-
laient pas.
5. Ezech., xxxi, 8, 9.
6. Autant que ce grand ar-
bre, etc.. Ce dernier trait, qui con-
clut tout le développement, ne se
trouve pas dans le sermon de 1660.
7. On disait alors se pousser,
comme aussi s'éclore, s'éclater,
se demeurer, etc. Cf. p. 274, n. 8.
278
SUR L'AMBITION.
se retireront de lui, de peur d'être accablés sous sa ruine*.
Il tombera d'une grande chute2; on le verra tout de son
long couché sur la montagne5, fardeau inutile de la
terre4 : » Projicient eum super montes; ou, s'il se soutient
durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins,
et laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui rui-
neront sa famille; ou Dieu frappera son fils3 unique, et le
fruit de son travail passera en des mains étrangères6; ou
Dieu lui fera succéder un dissipateur qui, se trouvant tout
d'un coup dans de si grands biens dont l'amas7 ne lui a
coûté aucu nés peines8, se jouera des sueurs d'un homme9
insensé qui se sera damné10 pour le laisser11 riche : et
devant18 la troisième génération, le mauvais ménage15 et
les dettes auront consumé tous ses héritages. « Les bran-
ches de ce grand arbre se verront rompues14 dans toutes
les vallées » : je veux dire, ces terres et ces seigneuries,
qu'il avait ramassées comme une province 15, avec tant de
1. Recèdent de umbraculo ejus
ovines populi terrae, et relinquent
eum. Ezech., xxxi, 12. Cf. Or. fun.
d'Anne de Gonzague (éd. cl. 'Ha-
chette, p. 326).
2. Sur cet emploi de de, v.
p. 268, n. 3, p. 317, n. 1,
3i 1660 : on le verra de tout son
long sur une montagne.
A. L'ordre de ces deux der-
nières phrases était inverse en
1660.
5.1660: frappera sur son fils.
6. 1660 : en d'autres mains.
7. L'amas, ici, l'action d'amas-
ser. Cette acception se rencontre
chez Corneille etchez les auteurs
du commencement du dix-sep-
tième siècle : < Les deux fins à
quoi il tendait le plus : le soula-
gement de ses peuples et l'amas
des finances.» Péréfixe, Histoire
de Henri IV (1661), cité par Gode-
froy, Lexique de Corneille.
8. « N'ayant aucuns soins qui me
troublassent. » Descartes. « Cet
homme ne méritait aucuns hon-
neurs. » Voltaire.
9. Var. : d'un père.
10.1666: perdu.
11. Var. : pour le faire.
12. Avant. « Devant ce temps
(l'âge de vingt ans), on est en-
fant. » Pascal.
13. Le mauvais ménage, c.-à-d.
la mauvaise administration. « Les
recettes se perdaient par mauvais
ménage. » Malherbe, dans Littré.
14. 1660 : se trouveront dans
toutes les vallées.
15. Si nombreuses qu'elles for-
maient comme une province.
SUR L'AMBITION.
279
soin et de travail1, se partageront en plusieurs mains, et
tous ceux qui verront ce grand changement diront, en
levant les épaules et regardant avec étonnement les restes
de cette for.une ruinée : Est-ce là que devait aboutir toute
cette grandeur formidable au monde? est-ce là ce grand
arbre qui portait son faite jusqu'aux nues2? 11 n'en reste plus
qu'un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui sem-
blait devoir inonder toute la terre? Je n'aperçois plus qu'un
peu d'écume5. 0 homme, que penses-tu faire, et pourquoi
te travailles-tu vainement4?
— Mais je saurai bien m'affermir et profiter de l'exemple
des autres; j'étudierai5 le faible de leur conduite, et c'est
là que j'apporterai le remède6. — Folle précaution! car
ceux-là ont-ils profité de l'exemple de ceux qui les
précéd[ai]ent? 0 homme, ne te trompe pas, l'avenir a des
événements trop secrets7, et les pertes et les ruines entrent
par trop d'endroits dans la fortune dés hommes pour pou-
voir être arrêtées de toutes parts8, Tu arrêtes cette eau
d'un côté, elle pénètre de l'autre; elle bouillonne même
1. 1660 : qu'il avait ramassée
avec tant de soin.
2. 1666 : dont l'ombre couvrait
toute la terre.
3. 1660 : Est-ce là que devait
aboutir toute cette pompe et cette
grandeur formidable? Est-ce là ce
grand fleuve qui devait inonder
toute la terre? Je ne vois plus
qu'un peu d'écume. Ne le voyons-
nous pas tous lesjoursf » En 1662,
l'allusion trop directe à la chute
récente de Fouquet disparait.
' 4. 1660 : sans savoir pour qui.
5. 1666 : le défaut de leur poli-
tique et le faible, etc.
6. 1660 : mais je serais plus
sage, et voyant les exemples de
BOSSUET, SERMONS.
ceux qui m'ont précédé, je pro-
fiterais de leurs fautes. — Comme
si ceux qui t'ont précédé n'en
avaient pas vu faillir d'autres de-
vant eux, dont les fautes ne les
ont pas rendus plus sages 1
7. Var : trop rapides — 1666 :
trop bizarres.
8. 1660 : La ruine et la déca-
dence entrent dans les affaires hu-
maines par trop d'endroits pour
que nous soyons capables de les
prévoir tous, et avec une trop
grande impétuosité pour en pou-
voir arrêter le cours. — Ruine,
chez Bossuet, signifie plus sou-
vent V écroulement lui* aaéme que
la chose écroulée.
21
280
SUR L'AMBITION.
par-dessous la terre1. — Mais je jouirai de mon travail. —
Eh quoi ! pour dix ans de vie *!... — Mais je regarde ma pos-
térité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n'en
jouira pas. — Mais peut-être aussi qu'elle en jouira. — Et
tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et
tant d'injustices, sans pouvoir jamais arracher5 de la for-
tune, à laquelle tu te dévoues, qu'un misérable peut-être4!
Regarde qu'il n'y aB rien d'assuré pour toi, non pas même
un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls
restes de ta grandeur abattue : l'avarice ou la négligence
de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire; tant
on pensera peu à toi quelques années après ta mort ! Ce
qu'il y a d'assuré, c'est6 la peine de tes rapines, la ven-
geance éternelle de tes concussions et de ton ambition
infinie7. 0 les dignes restes8 de ta grandeur! ô les belles
suites de ta fortune ! ô folie ' ô illusion ! ô étrange aveugle-
ment des enfants des hommes !
Chrétiens, méditez ces choses; chrétiens, qui que vous
soyez, qui croyez vous affermir sur la terre, servez-vous
de cette pensée pour chercher le solide et la consistance.
Oui, l'homme doit s'affermir; il ne doit pas borner ses
desseins dans9 des limites si resserrées que celles de cette
vie : qu'il pense hardiment à l'éternité. En effet, il tâche,
autant qu'il peut, que le fruit de son travail n'ait point de
1. 1666 : Vous croyez être bien
muni aux environs : le fondement
manque par en bas, un coup de
foudre [frappe] par en baut.
2. 1660 : Et pour dix ans que
tu as de vie ?
3. Var. : tirer.
4,. 1660 : Et tant de sueurs pour
un peut-être i — On peut regretter
que Bossuet ait renoncé à cette
expression énergique. Pour l'idée,
cf. Or. fun., éd. cl. Hachette, p. 465.
5. Regarde que... « Ceux-ci al-
laient toujours sans regarder
qu'ils allaient à la servitude. »
Or. fun. de Henriette de France.
6.1660: ce qu'il y aura d'as-
suré ce sera...
7. 1660 : désordonnée.
8. 1660 : ô les beaux restes !
9. Cf. p. 407, n. 1, et Or. funn
éd. cla*s. Hachette, p. 87.
SUR L'AMBITION.
281
fin ; il ne peut pas toujours vivre, mais il souhaite que son
ouvrage subsiste toujours : son ouvrage, c'est sa fortune,
qu'il tâche, autant qu'il lui est possible, de faire voir aux
siècles futurs telle qu'il l'a faite. Il y a dans l'esprit de
l'homme un désir avide de l'éternité; si on le sait appli-
quer1, c'est notre salut. Mais voici l'erreur : c'est que
l'homme l'attache à ce qu'il aime; s'il aime les biens pé-
rissables, il y a médite quelque chose d'éternel; c'est pour-
quoi il cherche de tous côtés des soutiens à cet édifice ca-
duc, soutiens aussi caducs que l'édifice même qui lui
paraît chancelant. 0 homme, désabuse-toi : si tu aimes
l'éternité, cherche-la donc en elle-même, et ne crois pas
pouvoir appliquer sa consistance5 inébranlable à cette eau
qui passe et à ce sable mouvant. 0 éternité, tu n'es qu'en
Dieu ; mais plutôt, ô éternité, tu es Dieu même : c'est là
que je veux chercher mon appui, mon établissement4, ma
fortune, mon repos assuré et en cette vie et en l'autre,
Amen,
AUTRE PÉRORAISON POUR LE MÊME SERMON (1662)
..... O folie ! ô illusion ! ô étrange aveuglement des en-
fants des hommes! Chrétiens, méditons ces choses, pen-
sons aux inconstances, aux légèretés, aux trahisons de la
fortune. Mais ceux dont la puissance suprême semble être
au-dessus de son empire, sont-ils au-dessus des change-
ments5? Dans leur jeunesse la plus vigoureuse, [ils] doivent
1. Si l'on sait attacher à ce qu'il
faut ce désir d'éternité.
2. Au sujet de ces biens.
3. Sa solidité durable.
i. Mot consacré au xvn* siècle
pour désigner les chargées ou les
biens qui font la position sociale
d'un homme. « êhacun se sou-
vient de tout ce que son établis-
sement hù a coûté. » La Bruyère
(éd. class. Hachette, p. 208, n. 5).
5. Yar. : et ceux dont la puis-
sance suprême semble être au-
dessus de son empire, dans leur
jeunesse la plus vigoureuse, doi-
vent penser.
282 SUR L'AMBITION.
penser à la dernière heure qui ensevelira toute leur
grandeur. « Je l'ai -dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes
tous enfants du Très-Haut1. » Ce sont les paroles de David,
paroles grandes et magnifiques; toutefois écoutez la suite :
« Mais t. ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de
poussière, « vous mourrez comme des hommes, » et toute
votre grandeur tombera par terre : [ Vos autem] sicut homi-
nes riïjriemini. Songez donc, ô grands de la terre, non à
l'éclat de votre puissance, mais au compte qu'il en faut
rendre, et ayez toujours devant les yeux la majesté de
Dieu présente.
De tous les hommes vivants, aucuns* ne doivent avoir
dans l'esprit la majesté de Dieu plus avant imprimée que
les rois. Car comment pourraient-ils oublier celui dont
ils portent toujours en [eux-mêmes] une image si présente
et si expresse? Le prince sent en lui-même cette vigueur,
cette fermeté, cette noble confiance du commanâement;
il voit qu'il ne fait que remuer les [lèvresj 3 e't qu'aussitôt
tout se remue d'une extrémité du royaume à l'autre ; — et
combien donc doit-il penser que la puissance de Dieu est
active ! — Il perce 4 les intrigues les plus cachées ; les oiseaux
du ciel lui rapportent tout5; il "a même reçu de Dieu, par
l'usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser
qu'il devine ; divinatio in labiis régis6; et quand il a pénétré
les trames les plus secrèles, avec ses mains longues et
étendues il va prendre ses ennemis aux extrémités du
monde, et les déterre, pour ainsi dire, du fond des abîmes
où ils cherchaient un vain asile. — Combien donc lui est-il
facile de s'imaginer que la vue et les mains de Dieu sont
inévitables !
1. Ps. lxxxi, 6, 7. „ s 4. Var : il pénètre.
2. Aucuns. Voir page 278, note 7. I 5. EcoL, x, 20.
5. Conjecture de Lebarq. ' 6. Prov., xvi, 10.
SUR L'AMBITION. 283
Mais quand il voit les peuples soumis obligés à lui obéir,
non seulement « pour la crainte, mais encore pour la
conscience1 », comme dit l'Apôtre; quand il voit qu'on
doit immoler et sa fortune et sa vie pour sa gloire et pour
son service, peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu
vivant et éternel? C'est là qu'il doit reconnaître que tout
ce que feint la flatterie, tout ce qu'inspire le devoir, tout
ce qu'exécute la fidélité, tout ce qu'il exige lui-même de
l'amour, de l'obéissance, de la gratitude de ses sujets,
c'est une leçon perpétuelle de ce qu'il doit à son Dieu,
à son souverain. C'est pourquoi saint Grégoire de Nazianze,
prêchant à Constantinople, en présence des empereurs,
leur adresse ces belles paroles : « 0 princes, respectez
votre pourpre, révérez votre propre puissance, et ne
l'employez jamais contre Dieu, qui vous l'a donnée. Con-
naissez le grand mystère de Dieu en vos personnes : les
choses hautes sont à lui seul ; il partage avec vous les
inférieures". Soyez donc les sujete de Dieu, et soyez les
dieux de vos peuples2. »
(Ce sont les paroles de ce grand saint que j'adresse en-
core aujourd'hui au plus grand monarque du monde. Sire,
soyez le dieu de vos peuples, c'est-à-dire faites-nous voir
Dieu en votre personne sacrée. Faites-nous voir sa puis-
sance, faites-nous voir sa justice3, faites-nous voir sa
miséricorde4. Ce grand Dieu est au-dessus de tous les maux;
et néanmoins il y compatit et il les soulage, Ce grand
Dieu n'a besoin de personne; et néanmoins il veujt gagner
tout le monde, et il ménage ses créatures avec une con-
descendance infinie.. Ce grand Dieu sait tout, il voit tout,
et néanmoins il veut que tout lelïionde lui parle5, et H a
k
1. Rom., xiii, 5. j 4. Voir pour les idées, p. 236,
2. Orat. xxvii. I 237 et 589, notes.
3. Var. : sa bonté. S.Var.:néanmoinsilécffutetout.
284
SUR L'AMBITION
toujours l'oreille attentive aux plaintes qu'on lui présente,
toujours prêt à faire justice. Voilà le modèle des rois :
tous les autres sont défectueux et on y voit toujours
quelque tache. Dieu seul doit être imité en tout, autant
que le porte1 la faiblesse humaine. Nous bénissons ce
grand Dieu de ce que Votre Majesté porte déjà sur elle-
même une si noble empreinte de lui-même2 et nous le
prions humblement d'accroître ses dons sans mesure dans
le temps et dans l'éternité. Amen*.
1. Comporte, admet. Cf. La
Bruyère (édit. class. Hachette,
p. 248). « Le suisse, le valet de
chambre, l'homme de livrée, s'ils
n'ont (pas) plus d'esprit que ne
porte leur condition.... » Cette
acception dérive naturellement
du sens primitif et matériel : sou-
tenir, Cf. p. 392.
2. Var. : de sa justice.
3. Le sermon sur les Devoirs des
Rois (prêché au Louvre le 2 avril
4662), où cette seconde péroraison
fut utilisée par Bossuet, se divise
ainsi : « Dieu a établi les rois
chrétiens pour faire régner Jésus-
Christ : premièrement sur eux-
mêmes ; secondement, sur leurs
peuples. »
1" point : Les rois régnent par
Dieu qui établit leurs droits, choi-
sit leurs personnes, donne aux con-
quérants leur force et à tous les
souverains leur majesté, qui en
fait « des dieux ». Il suit de là
que les rois, plus que les autres
hommes, doivent respecter cette
majesté divine dont ils portent en
eux l'image, combattre leur pro-
pre puissance et ne souffrirjamais
qu'elle s'égare hors des bornes de
la justice chrétienne. (Ce premier
point est assez court; quelques-
unes de ces idées avaient déjà été
développées par Bossuet dansl'/m-
pénitence finale, p. 216.)
2e point : Faire régner Jésus-
Christ dans les États, c'est y
faire fleurir l'Église : 1° en défen-
dant sa foi « votre majesté éteindra
toutes les nouvelles partialités
{le Jansénisme) et pourra peut-
être « étouffer tout entière » l'an-
cienne hérésie (le Protestantisme)
a par un sage mélange de sévérité
et de patience »; 2' en assurant
l'autorité de l'Église, à laquelle ils
doivent eux-mêmes de « régner
sur les consciences », et de ne
craindre ni les révoltes, ni même
les plaintes et les murmures,
qu'elle étouffe. Que les rois
« exterminent » donc les blas-
phèmes, et tous les crimes publics
et scandaleux; 3° en favorisant,
en élevant la vertu, que le monde
méprise (Cf. p. 273 et n. 1). Pour
cela qu'ils aiment la justice et
qu'ils cherchent activement et
ardemment la vérité qui ne vient
jamais à eux « de droit fil et d'un
seul endroit ». Ces idées ont été
reprises ensuite par Bossuet dans
le sermon sur la Justice (18 avril
1666 ; cf. p. 389), et dans la Poli-
tique tirée de [Écriture Sainte-
SUR LA MORT
SERMON POUR LA QUATRIÈME SEMAINE DU CARÊME
PRÊCHÉ AD LOCVRS, LE 22 MARS 1662.
NOTICE
La date de 1662, que M. Gandar4 assigne au sermon sur la
Mort, est maintenant acceptée de tous les critiques. Il est vrai que
Bossuet, dans un endroit de son discours, s'adresse au roi2 et
que le 22 mars 1662 Louis XIV n'assista pas au sermon5. Mais ce
n'est pas une raison pour reporter, comme on l'a fait parfois, le
sermon sur la Mort au carême de 1666. On ne peut supposer
que Bossuet, en composant un sermon, savait, d'une façon sûre,
s'il aurait, ou non, le roi pour auditeur. D'autre part, l'écri-
ture du manuscrit n'a rien de commun avec celle du Carême
1. Choix de Sermons, p. 460 ;
Études critiques, pp. 374-378,
418, 426; Gazier, Choix de sermons,
p. 262; Lebarq, Hist. crit., p. 294.
2. « Voici la belle méditation
dont David s'entretenait sur le
trône... Sire, elle est digne de
votre audience. » (Premier point. )
3. La Gazette de France relate
très exactement toutes les fois où
le Roi va entendre le sermon
du prédicateur de la Cour. Le
22 mars 1662, ^elle signale seule-
ment la présence de Marie-Thé-
rèse et d'Anne d'Autriche.
4. Ce beau discours ne passa pas
inaperçu.. La Gazette, qui, le plus
souvent, mentionne assez sèche-
ment les sermons de Bossuet,
parle le 22 mars de « la prédica-
tion que l'abbé de Bossuet fit
aussi avec grand applaudisse-
ment. • Il est vrai que ce mot
aussi atténue passablement l'é-
loge : la Gazette met le sermon
de Bossuet sur le même rang
qu'un Panégyrique de saint Be-
noit, prêché la veille par l'abbé
de Fromentières. Quel que pût
être le mérite d'un discours de cet
orateur élégant et clair, mais dé-
nué d'originalité et de force, il
faudrait plaindre les auditeurs de
Bossuet s'ils n'avaient pas su faire
la différence des deux œuvres. —
Dans une autre circonstance en-
core, l'abbé de Fromentières fut
comparé et préféré à Bossuet.
Voir, plus loin, le sermon pour la
profession de Mlle de La Valliére.
Î86 SUR LA MORT.
de 1666, tandis qu'elle ressemble de tout point à l'écriture des ser«
mons composés en 1662. Si l'on a égard enfin à la composition et
au style, on reconnaîtra aisément, dans le sermon sur la Mort,
une œuvre de cette époque remarquable, où l'éloquence de Bossuet
garde encore les vives qualités de la jeunesse, en même temps
qu'elle acquiert l'ampleur majestueuse qui distingue les produc-
tions de sa maturité.
SUR LA MORT
Domine, veni,et vide.
Seigneur, venez, et voyez.
Joann., xi, 54.
Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir, un tombeau
devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point
offensés par un objet si funèbre1? Je ne pense pas, messieurs,
que des chrétiens doivent refuser d'assister à ce spectacle
avec Jésus-Christ. C'est à lui que l'on dit dans notre évan-
gile : « Seigneur, venez, . et voyez » où l'on a déposé le
corps du Lazare; c'est lui qui ordonne qu'on lève la pierre,
et qui semble nous dire à son tour : Venez, et voyez vous-
mêmes. Jésus ne refuse pas de voir ce corps mort, comme un
objet de pitié et un sujet de miracle ; mais c'est nous, mor-
tels misérables, [qui refusons] de voir ce triste spectacle,
comme la conviction de nos erreurs. Allons et voyons avec
Jésus-Christ, et désabusons-nous éternellement de tous les
bi.ans que la mort enlève.
C'est une étrange faiblesse dé l'esprit humain que jamais
la mort ne lui soit présente, quoiqu'elle se mette en vue de
tous côtés, et en mille formes diverses. On n'entend dans
les funérailles que des paroles d'étonnement, de ce que ce
mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel
temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu; et
1. Voir p. SOS une citation caractéristique d'un sermon de i666,
SUR LA MORT. 587
tout d'an coup il es; mort. Voilà, dit-on. ce que c'est que
l'homme I Et celui qui le dit, c'est un homme ; et cet homme
ne s'applique rien, oublieux de sa destinée; ou s'il passe
dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dis-
-sipe bientôt ces noires idées; et je puis dire, messieurs,
que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pen-
sées de la mort, oxie d'enterrer les morts mêmes. Mais peut-
être que ces pensées feront plus d'effet dans nos cœurs, si
nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du La-
zare ; mais demandons-lui qu'il nous les imprime par la
grâce de son Saint-Esprit, et tâchons de la mériter par 1 en-
tremise de la sainte Vierge*
[AVE)
Entre * toutes les passions de l'esprit humain, l'une des
plus violentes, c'est le désir de savoir: et cette curiosité
fait qu'il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret
inouï dans l'ordre de la nature, ou quelque adresse inconnue
dans les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement inusité
dans la conduite2 des affaires. Mais, parmi3 ces vastes désirs
d'enrichir notre entendement par des connaissances nou-
velles, la même chose nous arrive qu'à jceux qui, jetant bien .
loin leurs regards, ne remarquent pas les objets qui les
"«vironiient : je veux dire que notre esprit* s'étendant par
1 ~"~? f™*t éloignées, et parcou-
nous consumons U
ce qui nous touche ; et non seulement de «^ qtu
mais encore de ce que nous sommes.
i. Var. : De toutes. i 5. Var. : dan»,
2 Conduite.V. pageîte, note 2. j 4. Yar. : raeofc.
288
SUR LA MORT.
11 n'est rien de plus nécessaire que de recueillir en nous-
mêmes toutes ces pensées qui s'égarent; et c'est pour cela,
chrétiens, que je vous invite aujourd'hui d'accompagner1 Je
Sauveur jusques au tombeau du Lazare : Veni et vide j
« Venez et voyez. » 0 mortels, venez contempler le spec-
tacle des choses mortelles : ô homme, venez apprendre ce
que c'est que l'homme. *
Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse - à la
mort pour être instruits de ce que vous êtes 3 ; et vous
croirez que ce n'est pas bien représenter l'homme, que de
.e montrer où il n'est plus. Mais si vous prenez soin de
vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tom-
beau, vous accorderez aisément qu'il n'est point de plus
véritable interprète ni de plus fidèle miroir des choses hu-
maines.
La nature d'un compose ne se remarque jamais plus dis-
tinctement que dans la dissolution de ses parties. Comme
elles s'altèrent mutuellement par le mélange, il faut les
séparer pour les bien connaître. En effet, la société de l'âme
et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de
plus qu'il n'est, et l'âme, quelque chose de moins ; mais
lorsque, venant à se séparer, le corps retourne à la terre,
et que l'âme aussi est mise en état de retourner au ciel, d'où
elle est tirée, nous voyons l'un et l'autre dans sa pureté.
Ainsi nous n'avons qu'à considérer ce que la mort nous
ravit, et ce qu'elle laisse en son entier; q'ieîie partie de
notre être tombe sous ses coups, et quelïê autre se conserve
1. Je »/»*■.* fc?V*%. d'accom-
pagner... Inviter de, pour inviter
à, se disait régulièrement au dix-
septième siècle : « Ils avaient vu
une galère turque où on les avait
invités d'entrer. » Molière, Four-
beries deScapin,mt^. V.p. 100,n.3.
2. Que je vout adresse. Var. :
que je m'adresse, — * Adresser
nos pas à la bonne voie. » (Ser-
mon sur la Loi de Dieu.) « Je
puis.. .adresser votre vue... » (Note
du sermon sur la Parole de Dieu.)
3. Var. : de notre être.
SUR LA MORT.
*89
dans cette ruine : alors nous aurons compris ce que c'est
que Phomme; de sorte que * je ne crains point d'assurer que
c'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses, que sort
une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant
l'état* de notre nature. Accourez donc, ô mortels, et voyez
dans le tombeau du Lazare ce que c'est que l'humanité : ve-
nez voir dans un même objet la fin de vos desseins, et le
commencement de vos espérances 3 ; venez voir tout en-
semble la dissolution4 et le renouvellement de votre être;
venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mon:
veni, et vide.
0 mort, nous te rendons grâces des lumières que tu ré-
pands sur notre ignorance : toi seule nous convaincs de notre
bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité; si
l'homme s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si
l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage ; et,
pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament,
tu lui apprends ces deux vérités, qui lui ouvrent les yeux
pour se bien connaître : qu'il est infiniment méprisable5, en
1. Var. : si bien que — telle-
ment que...
2. Édit. Gandar : l'éclat.
3. C'est le plan même de l'Or.
fun. d Henriette d'Angleterre.
A. Var. : la destruction,
5. On peut rapprocher à chaque
instant du Sermon sur la Mort,
les Pensées de Pascal. (Voir, en
particulier dans l'édition classi-
que de M. Havet (1880), les pa-
ges 19-22, 125, Ul, 154). Non seu-
lement les idées sont les mêmes-,
mais souvent aussi les mots. On
s'est demandé lequel, de Pascal ou
de Bossuet, avait pu imiter l'au-
tre. Selon les uns, c'est Pascal, qui,
\u moment où il composait les
Pensées, allait sans doute entendra
les prédications de Bossuet. On
sait, il est vrai, que Bossuet, pen-
dant son Carême des Carmélites
(1661), avait souvent, parmi son
auditoire, plusieurs des Messieurs
de Port-Royal ; mais, s'il n'est pas
impossible que Pascal ait assisté
à quelques-uns des^ Sermons de
Bossuet, « il faut renoncer à re-
trouver dans ses Pensées le souve-
nir » de ceux qu'il a pu en-
tendre. Nous savons en effet que
« pendant les quatre dernières
années de sa vie (1658-1662) il ne
put, nous dit Mme Périer.sa sœur,
travailler en tout un instant à ce
grand ouvrage qu'il avait entre-
299 SUR LA MORT.
tant qu'il passe ; et infiniment estimable, en tant qu il aboutit
à l'éternité. Ces deux importantes considérations feront le
sujet de ce discours.
PREMIER POINT
C'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes
qu'ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu'il est,
et on aime mieux être aveugle que de connaître son faible;
surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicate-
ment; elles ne prennent pas plaisir qu'on remarque leur
défaut : elles veulent que, si on le voit, du moins on le cache.
Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec
liberté. Il n'est rien de si grand dans le monde, qui ne re-
connaisse en soi-même beaucoup de bassesse. Mais c'est
encore trop de vanité, de distinguer en nous la partie faible;
comme si nous avions quelque chose de considérable. Vive
l'Éternel * ! ô grandeur humaine, de quelque côté que je
l'envisage, sinon en tant que tu viens de Dieu et que tu dois
être rapportée à Dieu, car en cette sorte je découvre en toi
UD rayon de la Divinité qui attire justement mes respects;
mais en tant que tu es purement humaine, je le dis encore
une fois, de quelque côté que je t'envisage, je ne vois rien
pris pour la religion. » On s'est
demandé par contre si Bossuet
n'avait pas connu le manuscrit
des Pensées, ou si peut-être il
n'assistait pas aux entretiens où
Pascal exposait à ses amis le plan
de son grand ouvrage. M. Gandar
{Études critiques, p. 368-588) con-
clut sagement que, pour expli-
quer les « rencontres de pensée
et les analogies de langage » de
ces deux grands esprits, il n'y a
qu'à se souvenir qu'ils puisaient
tous deux aux mêmes sources
l'Écriture Sainte et les Pères, et
de préférence, parmi les Pères,
dans saint Paul et dans saint Au*
gustin. — Voyez plus loin le ser-
mon pour la profession de Mllt
de La Vallièrey p. 420.
1. Vive l'Éternel! Exclamatiop
fréquente dans l'Écriture et que
Bossuet lui emprunte souvent :
« Vive Dieu 1 ah 1 j'ai pitié de votre
aveuglement... » Sermon sur le*
vaines excuses des pécheurs.
SUR LA MORT.
291
en toi que je considère1, parce que, de quelque endroit que
je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui répand
tant d'ombres de toutes parts sur ce que l'éclat du monde
voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce
nom auguste de grandeur, ni à quoi je puis appliquer un si
beau titre.
Convainquons-nous, chrétiens, de cette importante vérité
par un raisonnement invincible. L'accident*nepeut pas être
plus noble que la substance ; ni i'accessoire plus considérable
que ie principal; ni le bâtiment plus solide que le fonds sur
lequel il est élevé ; ni enfin ce qui est attaché à notre être
plus grand ni pius important que notre être même. Mainte-
nant, qu'est-ce que notre être? Pensons-y bien, chrétiens:
qu'est-ce que notre être? Dites-le-nous, ô mort; car les
hommes superbes8 ne m'en croiraient pas. Mais, ô mort,
vous êtes muette, et vous ne parlez qu'aux yeux. Un grand
roi vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre
aux oreilles, et que vous portiez dans les cœurs des vérités
plus articulées4.
Voici la belle méditation dont David s'entretenait sur le
trône, et au milieu de sa cour : Sire, elle est digne de
votre audience5 : Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et
substantia mea tanquam nihilum ante i e 6 : 0 éternel Roi des
siècles ! vous êtes toujours à vous-même, toujours en vous-
même; votre être éternellement immuable7 ni ne s'écoule,
ni ne se change, ni ne se mesure : « el voici que vous avez
a fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien
s devant vous. » Non, ma substance n'est rien devant vous.
1. C'est-à-dire, que f estime. «Je
t'ai considéré plus que tu ne mé-
rites. » Corneille, Polyeucte, v, 2.
2. Ce qui existe par hasard et
pourrait ne pas être. Terme "de
logique scolastique.
3. Var. : trop vains.
4. Var. : plus distinctes. »
5. Voir page 19, note 3. — Bossuet
s'attendait à la présence du Roi.
6. Ps., xxxvui, 6.
7. Var. : toujours permanente
292
SUR LA MORT.
et tout l'être qui se mesure n'est rien, parce que ce qui se
mesure a son terme, et lorsqu'on est venu à ce terme, un
dernier point ' détruit tout, comme si jamais il2 n'avait été.
Qu'est-ce que cent ans ? qu'est-ce que mille ans, puisqu'un
seul moment les efface 3 ? Multipliez vos jours, comme les
cerfs4, que la fable ou l'histoire de la nature5 fait vivre du-
rant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous
lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront en-
core de l'ombre à notre postérité6 ; entassez dans cet espace,
qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous
profitera7 cet amas, puisque le dernier souffle de la mort,
tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine
pompe avec la même facilité qu'un* château de cartes, vain
amusement® des enfants? que vous servira d'avoir tant écrit
dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux
caractères, puisque enfin une seule10 rature doit tout effacer?
Encore une n rature laisserait-elle quelques traces 12 du moins
d'elle-même; au lieu que ce dernier moment, qui effacera
d'un seul trait1* toute votre vie, s'ira perdre lui-même avec
tout le reste dans ce grand gouffre du néant. Il n'y aura plus
1. Point. « Instant , moment
précis. » Littré. Voyez page 211,
note 4.
2. Comme si jamais il n'avait
été. Bossuet a dit de même (Con-
naissance de Dieu, v, 2) : « Une
raison première et universelle qui
a tout conçu avant qu'il fût. » Le
pronom il pouvait représenter au
dix-septième siècle un autre pro-
nom indéfini : « On ne saurait rien
imaginer de si étrange et de s
peu croyable qu'il n'ait été dit par
quelqu'un des philosophes. »
Descartes, Discours de la Méthode,
p. n. « Tout cela ne convient qu'à
nous. |j — Il ne convient pas à
vous-mêmes, || Repartit le vieil-
lard. » La Fontaine. (Exemples d«
Littré.), — Voyez page 263, note 2.
3. Var. : les emporte.
4. Var. : les corbeaux.
5. Cf. Cicéron, Tusculanes, ni,
28; Golumelle, De Agricultura,
ix, 1 ; Pline l'Ancien, Hist. natu-
relle, vm, 50.
6. Var. : à nos descendants.
7. Var. : servira, v
8. Var. : de même qu'un.
9. Var. ; vaine admiration.
10. Var. : une même rature.
11. Var. : cette.
12. Var. : quelque vestige.
13. D'un seul coup.
SUR LA MORT.
293
sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair
changera de nature; le corps prendra un autre nom;
« même celui de cadavre ■* ne lui demeurera pas longtemps :
« il deviendra, dit Tertuliien, un je ne sais quoi qui n'a
« plus de nom dans aucune langue : » tant il est vrai que *
tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels
on exprimait ses malheureux restes : Posi totum ignobilitatis
elogium, caducœ in originem terrant, et cadaveris nomen; et
de isto quoque nomine periturœ in nullum inde jam nomen,
in omnis jam vocabuli mortem 5.
Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu î J'en-
tre dans la vie pour [en] sortir bientôt ; je viens me mon-
trer comme les autres; après, il faudra disparaître. Tout
nous appelle à la mort : la nature, comme si elle était
presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare
souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous
laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête,
qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui
doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin
pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres
ouvrages.
Cette recrue continuelle * du genre humain, je veux dire
Jes enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils
s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule, et nous
dire • Retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi
1. Yar. : dit Tertuliien.
2. Var. : si bien que peu à peu.
— Tant il est vrai que tout ce
qui s'aperçoit meurt en nous.
3. De Resurr. Carn., 4. —
Oraison funèbre d'Henriette d'An-
gleterre : « Notre chair change
bientôt de nature ; notre corps
prend un autre nom ; même celui
4e cadavre, dit Tertuliien, parce
qu*lï nous montre encore quelqu
forme humaine, ne lui demeure
pas longtemps : il devient un je
ne sais quoi qui n'a plus de nom
dans aucune langue : tant il est
vrai que tout meurt en lui, jus-
qu'à ces termes funèbres par les-
quels on exprimait ses malheu-
reux restes! »
4. Var. : nouvelle recrue.
Î94 SUR LA MORT.
comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres
nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le
même spectacle. 0 Dieu! encore une fois, qu'est-ce que de
nous? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où
-je ne suis pas! si je la retourne en arrière, quelle suite
effroyable * où je "ne suis plus ! et que j'occupe peu de place
dans cet abîme immense2 du temps ! Je ne suis rien; un
si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du
néant ; on ne m'a envoyé que pour faire nombre : encore
n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas
été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le
théâtre.
Encore, si nous voulons discuter les choses dans une
considération5 plus subtile, ce n'est pas toute l'étendue
de notre vie qui nous distingue du néant; et vous savez,
chrétiens, qu'il n'y a jamais qu'un moment qui nous en
sépare. Maintenant nous en tenons un; maintenant il périt,
et avec lui nous péririons tous, si, promptement et sans
perdre temps, nous n'en saisissions un autre semblable,
jusqu'à ce qu'enfin il en viendra* un auquel nous ne
pourrons- arriver, quelque effort que nous fassions pour
nous y étendre; et alors nous tomberons tout à coup,
manque de soutien. 0 fragile appui de notre être ! 6 fon-
dement ruineux 5 de notre substance ! In imagine pertransit
homo 6. Àh! l'homme passe vraiment de même qu'une
1. Var. : immense. . ce que... avec l'indicatif : « On ne
2. Var. : dans ce grand abîme, j voit plus que carnage; ie sang
3. Considération... ■ Action enivre le soldat jusqu'à ce que ce
par laquelle on considère, on pèse grand prince. . . calma les coura-
jueique chose. » Littié. « Tout ges émus, etc. » Or. fun. de Condé.
ce qtïï tombe sous la considéra- j 5. Ruineux. Latinisme fréquent
tion des géomètres. » Descartes, j chez Bossuet. « Mdes maie mate-
Géoméirie, 3.
4. Jusqu'à ce qu'il en viendra.
Bossuet emploie; souvent jusqu'à
riatae, ruinosae. » Cicéron, De
ùfficiis, ui, 13.
6. Ps.t xxxvm, 7.
SUR LA MORT.
295
ombre1, on de même qu'une image en figure*; et comme
lui-même n'est rien de solide, il ne poursuit aussi que
dés choses vaines, l'image du bien, et non le bien même.
Que la place est petite que nous occupons en ce monde I
si petite certainement et si peu considérable, que3 je doute
quelquefois, avec Ârnobe, si je dors ou si je veille: Vigi-
lemus aliquando, an ipsum vigilare, quod dicitur, somni sii
perpetui portio*. Je ne sais si ce que j'appelle veiller n'est
peut-être pas une partie un peu plus excitée5 d'un som-
meil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis
seulement troublé par des fantaisies et par de vains simu-
lacres. Prœterit figura hujus mundi6. « La figure de ce
monde passe, et ma substance n'est rien devant Dieu : »
et substantia mea tanquam nihilum ante te7.
SECOND POINT
N'en doutons pas, chrétien» : quoique nous soyons relé-
gués dans cette dernière partie de l'univers8, qui est le
théâtre des changements et l'empire de la mort; bien, pins,
quoiqu'elle nous soit inhérente et que nous la portions
dans notre sein, toutefois, au milieu de cette matière9, et
1. Var. : comme une ombre et
comme une image creuse.
"2. Une image en figure, une
fiswge qui n'a que l'apparence
extérieure; c'est le sens scolas-
tique du mot figura.
3. Var. : qu'il me semble que
toute ma vie n'est qu'un songe ;
je ne sais si je dors...
4. Adversus Gentiles, n.
5. Excitée : éveillée, sens latin.
6. I Cor., vn, 31.
7. Ps., xxxvni, 6. — Bossuet
continuait d'abord ainsi qu'il suit:
t Je suis emporté si rapidement
BOSSUET, SEUMO**^.
qu'il me semble que tout me fuit et
que tout m'échappe. Tout fuit, en
effet, messieurs, et pendant que
nous sommes ici assemblés, et
que nous croyons être immo-
biles, chacun avance son chemin,
chacun s'éloigne sans y penser
de son plus proche voisin, puis-
que chacun marche insensible-
ment à la dernière séparation.
Ecce mensurabiles posuitti die»
meo», etc.
8. Var. : du monde.
9. Var. de ce corps mortel —
terrestre.
22
806
SUR LA MORT.
à travers1 l'obscurité de nos connaissances qui vient des
préjugés de nos sens, si nous savons rentrer en nous-
mêmes, nous y trouverons quelque principe8 qui montr
bien par3 sa vigueur son origine céleste, et qui n'appré-
hende pas la corruption.
Je ne suis pas de ceux qui font grand état des connais-
sances humaines; et je confesse néanmoins que je ne puis
contempler sans admiration ces merveilleuses* décou-
vertes qu'a faites la science pour pénétrer la nature, ni
tant de belles inventions que l'art a trouvées pour l'ac-
commoder à notre usage. L'homme a presque changé ia
face du monde : il a su dompter par l'esprit les animaux
qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur
humeur brutale et contraindre leur liberté indocile. Il a
même fléchi6 par adresse les créatures inanimées : la
terre n'a-t-elle pas été6 forcée par son industrie7 à lui
donner des aliments plus convenables, les plantes à cor-
riger en sa faveur8 leur aigreur sauvage, les venins9 même
à se tourner en remèdes pour l'amour de lui? Il serait
superflu de vous raconter comme il sait ménager40 les élé-
ments, après tant de sortes de miracles qu'il fait faire tous
1. Bossuet écrivait d'abord : à
travers de l'obscurité, puis il cor-
rige. Voir page 21, notel.
2. Var. quelque chose.
3. Var. : par son mouvement
par une certaine vigueun— qui
sent son origine, etc.
4. Var. : grandes.
5. Fléchi. Sens latin. « Quos te-
neros et rudes cum acceperunt,
infèciunt, et flectuni, ut volunt. »
Gicéron, De Legibus, i, 47.
6. Var. : a été forcée.
7. Industrie, activité : sens latin.
8. Var. : pour l'amour de mi.
9. Var. : les poisons.
10. Ménager. « Ménager, dit le
P. Bouhours (Entretiens d'Arts tm,
1685, p. 124), en parlant des e pres-
sions que le dix-septième siècle a
créées ou rajeunies, — est un des
mots que nous avons fait le plus
valoir. » Et il cite quelques-uns
de ses emplois : ménager les
esprits du peuple, ... les intérêts
de ses amis, ...une affaire..., une
entrevue..., sasanté ;.. ses amis..,
les bonnes grâces du Prince. Ici
ménager signifie • employer avec
babileté et avec mesure. »
SUR LA MORT.
297
les jours aux plus intraitables, je veux dire au feu et à
l'eau, ces deux grands ennemis1, qui s'accordent néan-
moins à nous servir dans des opérations si utiles- et si
nécessaires. Quoi plus3? il est monté jusqu'aux cieux •.
•pour marcher plus sûrement, il a appris aux astres à le
guider dans ses voyages; pour mesurer plus également sa
vie, il a obligé le soleil à rendre compte, pour ainsi dire,
de tous ses pas. Mais laissons à la rhétorique cette longue
et scrupuleuse énumération, et contentons-nous de remar-
quer en théologiens que Dieu ayant formé l'homme, dit
l'oracle de l'Écriture, pour être le chef de l'univers, d'une
si noble institution4, quoique changée par son crime, il
lui a laissé5 un certain instinct de chercher ce qui lui
manque dans toute 1 étendue6 delà nature. C'est pourquoi,
si je l'ose dire, il fouille partout hardiment, comme dans
son bien, et il n'y a aucune partie de l'univers où il n'ait
signalé son industrie.
Pensez maintenant, messieurs, comment aurait pu pren-
dre un tel ascendant une créature si faible et si exposée,
selon le corps, aux insultes de toutes les autres, si elle
n'avait en son esprit une force supérieure à toute la nature
visible, un souffle immortel de l'Esprit de Dieu, un rayon
de sa face, un trait de sa ressemblance : non, non, il ne
se peut autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque
rare machine, aucun ne peut s'en servir que par les lu-
mières qu'il donne. Dieu a fabriqué7 le monde comme
i. Vax*. : qui sonî îes plus in-
traitables.
2. Var. : si merveilleuses. —
Rapprochez de ce tableau un pas-
sage du Traité de la Connais-
tance de B&u, ch. v, -vni.
5. Quoi plus? Traduction de
l'expression latine : quid plura t
l. D'une si noble institution,
c.-à-d de l'état si noble où. Dieu
l'avait primitivement établi.
5. Var. : il lui est resté.
6. Var. : dans toutes les parties.
7. Fabriqué. « Le ciel, dont
nous voyons que l'ordre est tout
puissant, (j Pour différemts em-
298
SUR LA MORT
une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer,
que sa seule puissance* pouvait construire. 0 homme ! il
t'a établi pour t'en servir; il a mis, pour ainsi dire, en tes
mains toute la nature, pour l'appliquer à tés usages; il
"t'a même permis de l'orner et de l'embellir par ton art :
car qu'est-ce autre chose que Hart, sinon l'embellissement
.de la nature? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner
cet admirable tableau; mais comment pourrais-tu faire
remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate ;
ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait
convenable dans une peinture si riche, s'il n'y avait en
toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art
dérivé de ce premier art, quelques fécondes idées tirées de
ces idées originales, en un mot quelque ressemblance,
quelque écoulement, quelque portion de cet esprit ouvrier
qui a^fait le monde? Que2 s'il en est ainsi, chrétiens, qui
ne voit que toute la nature conjurée ensemble n'est pas
capable d'éteindre un si beau rayon de la puissance 3 qui
la soutient; et qu'ainsi notre âme, supérieure au monde
et à toutes les vertus4 qui le composent, n'a rien à crain
dre que de son auteur?
Mais continuons, chrétiens, une méditation si utile de
l'image de Dieu en nous; et voyons par quelles maximes*
cette créature chérie, destinée à se servir de toutes les
autres, se prescrit à elle-même ce qu'elle doit faire. Dans
plois nous fabrique en naissant. »
Molière, Femmes savantes, i, 1.
1. Var. : comme sa seule puis-
sance pouvait le construire.
2. Var. : Et.
5. Var. : d'éteindre cette partie
de notre être qui porte un carac-
tère si noble de la puissance di-
vine
4. Vertus. C'était le mot scien-
tifique dont on se servait au
dix-septième et au dix-huitâème
siècle pour désigner ce que
nous appelons aujourd'hui les
forces. On disait: la vertu ma-
gnétique.
5. Variante : De quelle sorte. . —
De quelle manière...
SUR LA taoRT. 299
la corruption où nous sommes, je confesse que c'est ici
notre faible; et toutefois je ne puis ! considérer sans admi-
ration ces règles immuables des mœurs, que la raison a
posées. Quoi ! cette âme plongée dans le corps, qui en
épouse toutes les passions avec tant d'attache, qui languit,
qui se désespère, qui n'est plus à elle-même quand il
souffre, dans quelle lumière a-t-elle vu2 qu'elle eût néan-
moins sa félicité à part ? qu'elle dût dire hardiment, tous
les sens, toutes les passions et presque toute la nature
criant à l'encontre, quelquefois : « Ce m'est un gain de.
mourir 3 ; » et quelquefois : « Je me réjouis dans les afflic-
tions 4 ? » Ne faut-il pas 5, chrétiens, qu'elle ait découvert
intérieurement une beauté bien exquise dans ce qui s'ap-
pelle devoir, pour oser assurer positivement qu'elle doit
s'exposer sans crainte, qu'il faut s'exposer même avec
joie à des fatigues immenses, à des douleurs incroyables
et à une mort assurée6 pour les amis, pour la patrie, pour
le prince, pour les autels? et n'est-ce pas une espèce de
miracle que ces maximes constantes de courage, de probité,
de justice, ne pouvant jamais être abolies, je ne dis pas
par le temps, mais par un usage contraire, il y ait, pour
le bonheur du genre humain, beaucoup moins7 de personnes
qui les décrient tout à fait, qu'il n'y en a8 qui les prati-
quent parfaitement9 ?
Sans doute il y a au dedans de nous une divine clarté :
« Un rayon de votre face, ô Seigneur, s'est imprimé en
nos âmes : » Signatum est super nos lumen vultus tui,
Domine10, C'est là que nous découvrons, comme dans un
1. Var. : qui pourrait... ? I 6. Var. : infaillible.
2. Var. : où a-t-elle pu songer...? 7. Var. : aussi peu.
3. Philipp., i, 21. 8. Var.': comme il y en a peu.
4. Coloss., i, 24. 9. Var. : dans leur perfection.
5. Comparez Conn. de Dieu, iv. | 10. Ps., iv, 7.
300 SUR LA MORT.
globe de lumière, un agrément1 immortel dans8 l'hon-
nêteté et la vertu : c'est la première Raison qui se montre
à nous par son image3; c'est la Vérité elle-même qui
nous parle, et^ui doit bien4 nous faire entendre qu'il y
a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque Dieu
nous a faits capables de trouver du bonheur, même dans
la mort.
Tout cela n'est rien, chrétiens ; et voici le trait le plus
admirable de cette divine ressemblance. Dieu se connaît
et se contemple ; sa vie, c'est de se connaître ; et parce que
Ttiomme est son image, il veut aussi qu'il le connaisse.
Être éternel, immense, infini, exempt 5 de toute matière,
libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection :
chrétiens, quel est ce miracle? Nous qui ne sentons rien
que de borné, qui ne voyons rien que de muable6, où
avons-nous pu comprendre cette éternité? où avons-nous
songé cette infinité ? 0 éternité ! ô infinité ! dit saint
Augustin7, que nos sens ne soupçonnent pas seulement,
par où donc es-tu entrée dans nos âmes? Mais si nous
sommes tout corps et tout matière, comment pouvons-
nous concevoir un esprit pur? et comment avons-nous pu
seulement inventer ce nom?
Je sais -ce que l'on peut dire en ce heu, et avec raison t
que, lorsque nous parlons de ces esprits, nous n'entendons
pas trop ce que nous disons. Notre faible imagination,
ne pouvant soutenir une idée si pure, lui présente tou-
jours quelque petit corps pour la revêtir. Mais après qu'elle
a fait son dernier effort pour les rendre bien subtils et
bien déliés, ne sentez-vous pas en même temps qu'il sort
1. Var. : les agréments.
2. Var. : de,
5. Var. : par son étincelle.
4. Var. : devrait.
5. Var. : dégagé — séparé.
6. Muaole. « Au milieu des
agitations et des variétés intimes
de la nature muable.,. » Sermon
sur la Justice, 1666.
7. Confess., xi.
SUR LA MORT
301
du fond de notre âme une lumière céleste qui dissipe
tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous ayons
pu les figurer! Si vous la pressez davantage, et que vous
lui demandiez ce que c'est, une voix s'élèvera1 du Centre
de l'àme : Je ne sais pas ce que c'est, mais néanmoins ce
n'est pas cela. Quelle force, quelle énergie, quelle secrète
vertu sent en elle-même cette aine, pour se corriger, pour
se démentir elle-même et oser rejeter tout ce qu'elle pense?
qui ne voit qu'il y a en elle un ressort caché qui n'agit
pas encore de toute sa force, et lequel, quoiqu'il soit con-
traint, quoiqu'il n'ait pas son mouvement libre, fait bien
voir par une certaine vigueur qu'il ne tient pas tout entier
à la matière, et qu'il est comme attaché par sa pointe à
quelque principe plus haut?
Il est vrai, chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons
pas* longtemps cette noble ardeur; l'âme se replonge
bientôt dans sa matière. Elle a ses faiblesses 5 et ses lan-
gueurs; et, permettez-moi de le dire, car je ne sais plus
comment m'exprimer, elle a des grossièretés 4 incompré-
hensibles qui, si elle n'est éclairée d'ailleurs, la forcent
presque elle-même de douter de ce qu'elle est. C'est pour-
1. Var. : sortira — prononcera.
S. Nous ne soutenons pas...
* Soutenir n'a pas toujours eu
nne signification aussi ample que
celle qu'il a. On dit fort aujour-
d'hui soutenir une négociation
importante, soutenir son carac-
tère, son personnage, etc. » Bou-
hours, Entretiens d'Aristeet d'Eu-
gène, 1671.
3. Var. : elle a des faiblesses,
elle a des langueurs.
4. Elle a des grossièretés.
« Quantité de mots abstraits, qui
ne sont plus usités qu'au singulier,
s'employaient au pluriel an dix-
septième siècle pour marquer la
répétition des faits et des actes. »
Godefroy, Lexique de la langue de
Cornet/Je. Voiciquelques exemples
de Bossuet : « Vous avez expéri-
menté quelles étaient ses compas-
sions, » Pahég. de saint François
de Sales (1662). « Une servitude...
qui nous asservit au qu'en d ira-t-on
et à tant d'autres circonspection»
importunes. • Serm. pour la vê-
ture d'une postulante Bernar-
dine (1660 ou 1661). « Un homme
qui poussait les dit Acuités aux der-
nières précisions. • Confèrent*
avec le ministre Claude (1682).
302
SUR LA MORT.
quoi les sages du monde, voyant l'homme, a'uii côté si
grand, de l'autre si méprisable, n'ont su ni que penser
ni que dire d'une si étrange composition. Demandez aux
philosophes profanes ce que c'est que l'homme : les uns
en feront un Dieu, les autres en feront un rien ; les uns
diront que la nature le chérit comme une mère, et qu'elle
en fait ses délices; les autres, qu'elle l'expose1 comme une
marâtre, et qu'elle en fait son rebut; et un troisième
parti, ne sachant plus que deviner touchant la cause de
ce mélange, répondra qu'elle s'est jouée en unissant deux
pièces qui n'ont nul rapport, et ainsi que par une espèce
de caprice elle a formé ce prodige* qu'on appelle l'homme.
Vous jugez bien, messieurs, que ni les uns ni les autres
n'ont donné au but, et qu'il n'y a plus que la foi qui puisse
expliquer une si grande énigme*. Vous vous trompez, à
sages du siècle : l'homme n'est pas les délices de la nature
puisqu'elle l'outrage en tant de manières; l'homme ne
peut non plus être son rebut, puisqu'il y a quelque chose
en lui qui vaut mieux que la nature elle-même, je parle
de la nature sensible. Maintenant parler de caprice dans
les ouvrages de Dieu, c'est blasphémer contre sa sagesse.
Mais d'où vient donc une si étrange disproportion? Faut-il,
chrétiens, que je vous le dise? et ces masures mal assor-
ties, avec ces fondements 4 si magnifiques, ne crient^elles
pas assez haut que l'ouvrage n'est pas en son entier?
1. Sur le sens précis de ce mot,
v. supra, p. 32, n. S.
f. Ce prodige... Voyez le Ser-
mon pour la piyifession de Mlle de
La Vallière, p. 420.
3- Bossuet écrit : Un si grand
énigme. Ém'gme était en effet mas-
culin dans les auteurs du Jcom-
mencement du dix-septième siè-
cle : Malherbe, Ménage Richelet,
en 1680, lui donne encore les deux
genres. Furetière (1691) et l'Acadé-
mie (1694) le font seulement fémi-
nin. Le genre de plusieurs noms n'a
été fixé que très tard. Mme de Sévi-
gné écrit une orage et une évan-
gile. V.Chassang, Gr. franc., p.3à.
4. Var. : cette structure.
SUR LA MORT.
303
Contemplez cet édifice, vous y verrez des marques d'une
main divine ; mais l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt
remarquer ce que le péché a mêlé du sien. 0 Dieu ! quel
est ce mélange! J'ai peine à me reconnaître; je suis prêt1
[à m'écrier] avec le prophète : Hxccine est urbs perfecti
decoris. gaudium universœ terrée*? Est-ce là cette Jérusalem?
« Est-ce là cette ville, est-ce là ce temple, l'honneur et la
joie de toute la terre? » Et moi je dis : Est-ce là cet homme
fait à l'image de Dieu , le miracle de sa sagesse, et le chef-
d'œuvre de ses mains ?
C'est lui-même, n'en doutez pas. D'où vient donc cette
discordance? et pourquoi vois-je ces parties si mal rap-
portées *T C'est que l'homme a voulu bâtir à sa mode sur l'ou-
vrage de son Créateur, et il s'est éloigné du plan : ainsi,
contre la régularité du premier dessein, l'immortel et le
corruptible, le spirituel et le charnel, l'ange et la bête, en
un mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot
de l'énigme, voilà le dégagement de tout l'embarras . la
loi nous a rendus à nous-mêmes, et nos faiblesses hon-
teuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité naturelle.
Mais, hélas! que nous profite cette dignité? Quoique nos
ruines respirent encore quelque air de grandeur, nous
n'en sommes pas moins accablés dessous; notre ancienne
immortalité ne sert qu'à nous rendre plus insupportable
la tyrannie de la mort ; et quoique nos âmes lui échap-
pent, si cependant le péché les rend misérables, elles n'ont
pas de quoi se vanter d'une éternité si onéreuse. Que
dirons-nous, chrétiens? que répondrons-nous à une plainte
si pressante? Jésus-Christ y répondra dans notre évangile
U vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la natur<
1. Var.
m'écne.
peu s'en faut que je
a. Thren., u, 15. .
S. Qui ont si peu de rapport.
504 SUR LA MORT.
humaine qui gémit sous l*empire de la mort. Ah! cette
visite n'est pas sans cause : c'est l'ouvrier même qui vient
en personne pour reconnaître ce qui manque à son édifice;
c'est qu'il a dessein de le reformer suivant son1 premier
modèle : secundum imaginera ejus qui creavit illum*.
0 âme remplie de crimes, tu crains avec raison l'immor-
talité qui rendrait ta mort éternelle ! Mais voici en la per-
sonne de Jésus-Christ la résurrection et la vie 3 : qui croît
en lui, ne meurt pas; qui croit en lui,, est déjà vivant d'une
vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la grâce
qui attire après elle la vie de la gloire : mais le corps
est cependant sujet à la mort, 0 âme, console-toi : si ce
divin architecte, qui a entrepris de te réparer, laisse
tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps*
c'est qu'il veut te le rendre en meilleur état, c'est qu'il
veut le rebâtir dans un meilleur ordre; il entrera pour
un peu de temps dans l'empire de la mort, mais il ne
laissera rien entre ses mains, si ce n'est la mortalité.
Ne vous persuadez pas que nous devions regarder la
corruption, selon les raisonnements de la médecine, comme
une suite naturelle de la composition et du mélange. Il
faut élever plus haut nos esprits, et croire, selon les prin-
cipes du christianisme, que ce qui engage la chair à la
nécessité d'être corrompue*, c'est qu'elle est un attrait
au mal, une source de mauvais désirs, enfin une « chair
de péché 6, » comme parle le saint Apôtre. Une telle chair
doit être détruite, je dis même dans les élus ; parce qu'en
cet état de chair de péché, elle ne mérite pas d'être réunie
aune âme bienheureuse, ni d'entrer dans le royaume de
1. Var : le. I 4. Voyez le Traité de la Corne**
2. Col&ss., ui, 10. ] piscence, ch. u à tj;.
& Joann , xi, 25, 26. 1 5. iiom.,vtn,3.
SUR LA MORT.
305
Dieu : Caro et sanguis regnum Dei possidere non possunt*.
Il faut donc qu'elle change sa première forme afin d'être
renouvelée, et qu'elle perde tout son premier être, pour
en recevoir un second de la main de Dieu. Comme un vieux
bâtiment irrégulier qu'on néglige de réparer8, afin de le
dresser de nouveau dans un plus bel ordre d'architecture;
ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la con-
voitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire
à sa mode, et selon le premier plan de sa création : elle
doit être réduite en poudre, parce qu'elle a servi au
péché...
Ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau ?
c'est le prince qui fait ouvrir la prison aux misérables
captifs. Les corps morts qui sont enfermés dedans enten-
dront un jour sa. parole, et ils ressusciteront comme le
Lazare : ils ressusciteront mieux que le Lazare, parce qu'ils
ressusciteront pour ne mourir plus, et que la mort, dit le
Saint-Esprit, sera noyée dans l'abîme, pour ne paraître
jamais : Et mors ultra non erit*.
Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches
de la mort ! Peut-être qu'en voyant tomber ta maison tu
appréhendes d'être sans retraite? mais écoute le divm
Apôtre : « Nous savons, » nous savons, dit-il, nous ne
sommes pas induits à le croire par des conjectures dou-
teuses, mais nous le savons très assurément et avec une
entière certitude, « que si cette maison de terre et de
boue, dans laquelle nous habitons, est détruite, nous
avons une autre maison qui nous est préparée au ciel4, s
0 conduite5 miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos
1. 1 Cor., xv, 50.
2. Var. : qu'on laisse tomber
pièce à pièce .
S. Apec., jxi, A.
A. II Cor., v, 1.
5. Conduite. On a déjà vu que
conduite, dans la langue de Boe-
suet, signifie bien plus souvent
506
SUR LA MORT.
besoins! Il a dessein, dit excellemment saint Jean Chry-
sostome1, de réparer la maison qu'il nous a donnée :
pendant qu'il la détruit et qu'il la renverse pour la re-
faire* toute neuve, il est nécessaire que nous délogions 5.
Et lui-même nous offre son palais; il nous donne un
appartement, pour nous faire attendre an repos l'entière
réparation de notre ancien édifice4.
l'action de conduire les autres,
que celles de secondu'wesoi-même.
1. Hom. in dict. Apostol,
2. Var. : rebâtir.
3 Ms. : car que ferions-nous
dans cette poudre, dans ce tu-
multe, dans cet embarras? —
Pbrase soulignée, que Bossuet
voulait sans doute supprimer.
4 Bossuet, en composant ce ser-
mon, avait sous les)euxxmeMédi-
tation ou Élévation sur la briè-
veté de la Vie, écrite par lui dans
une retraite, soit à Langres, où il
alla en 1648 se faire ordonner sous-
diacre, soit à Metz où il reçut l'an-
née suivante le diaconat. Nous
donnons ici d'après l'excellente
recension de l'abbé Lebarq (con-
trôlée sur le ms.) cette Médita-
tion, que l'on pourra comparer
utilement avec la fin du premier
point :
« C'est bien peu de chose que
l'homme, et tout ce qui a fin est
bien peu de chose. Le temps vien-
dra où cet homme qui nous sem-
blait si grand ne sera plus, où il
sera comme l'enfant qui est encore
à naître, où il ne sera rien. Si
longtemps qu'on soit au monde,
y serait-on mille ans, il en faut
venir là. Il n'y a que le temps de
ma vie qui me fait différent de
ce qui ne fut jamais : cette diffé-
rence est bien petite, puisqu'à I
la fin je serai encore confondu
avec ce qui n'est point et qu'arri-
vera le jour où il ne paraîtra pas
seulement que j'aie été, et où peu
m'importera combien de temps
j'ai(j été, puisque je ne serai plus.
J'entre dans la vie avec la loi d'en
sortir, je viens faire mon person-
nage, je viens me montrer comme
les autres ; après, il faudra dispa-
raître. J'en vois passer devant moi ,
d'autres me verront passer; ceux-
là mêmes donneront à leurs suc-
cesseurs le même spectacle; et
tous enfin se viendront confondre
dans le néant.
« Ma vie est de quatre-vingts ans
tout au plus, prenons-en cent :
qu'il y a eu de temps où je n'étais
pas! Qu'il y en a où je ne serai
pointl Et que j'occupe peu de
place dans ce grand abime de
temps! Je ne suis rien; ce petit
intervalle n'est pas capable de me
distinguer du néant où il faut que
j'aille. Je ne suis venu que pour
faire nombre; encore n'avait -on
que faire de moi, et la comédie
ne se serait pas moins bien jouée,
quand je serais demeuré derrière
le théâtre. Ma partie est bienpeti te
en X,q monde, et si peu considé-
rahle, que, quand je regarde de
près, il me semble que c'est un
son^e de me voir ici, et que tout
ce que je vois ne sont [sic dans le
SUR LA MORT.
307
manuserit] que de vains simu-
lacres : Praeterit figura hujus
mundi.
« Ma "carrière est de quatre-
vingts ans tout au plus; et pour
aller là, par combien de périls
faut-il passer ? par combien de
maladies, etc.? à quoi tient-il que
le cours ne s'en arrête à chaque
moment? ne l'ai-je pas reconnu
quantité de fois? J'ai échappé la
mort à telle et telle rencontre :
c'est mal parler : « J'ai échappé la
mort » : j'ai évité ce péril, mais
non pas la mort : la mort nous
dresse diverses embûches ; si nous
échappons l'une, nous tombons en
une autre; à la fin il faut venir
entre ses mains. Il me semble que
je vois un arbre battu des vents;
il y a des feuilles qui tombent à
chaque moment; les unes résis-
tent plus, les autres moins : que
s'il yen a qui échappent de l'orage,
toujours l'hiver viendra, qui les
flétrira et les fera tomber. Ou,
co mme dans une grande tempête,
les uns sont soudainement suffo-
qués, les autres flottent sur un ais
abandonné aux vagues; et lors-
qu'ils croient avoir évité tous les
périls, après a voir duré longtemps,
un flot les pousse contre un
écueil, et les brise. Il en est de
même ; ie grand nombre d'hom-
mes qui courent la même car-
rière fait que quelques-uns pas-
sent jusqu'au bout; mais après
avoir évité les attaques diverses
de la mort, arrivant au bout de la
carrière où ils tendaient parmi
tant, de périls, ils la vont trouver
eux-mêmes, et tombent à la fin de
leur course : leur vie s'éteint
d'elle-même, comme une chan-
delle qui a consumé sa matière.
« Ma carrière est de quatre-
! vingts ans, tout au plus, et de ce
quatre-vingts ans, combien y en a-
t-ilqueje compte pendant ma vie?
Le sommeil est plus semblable à
la mort; l'enfance est la vie d'une
bête. Combien de temps voudrais-
je avoir effacé de mon adoles-
cence?^ quand je serai le plus
âgé, combien encore? Voyons à
quoi tout cela se réduit : qu'est-
ce que je compterai donc? Car
tout cela n'en est déjà pas. Le
temps où j'ai eu quelque conten-
tement, où j'ai acquis quelque
honneur? mais combien ce temps
est-il clair-semé dans ma vie !
C'est comme des clous attachés à
une longne muraille, dans quel-
que distance ; vous diriez que cela
occupe bien de la place ; amassez-
Jes, il n'y en a pas pour emplir la
main! Si j'ôte le sommeil, les
maladies, les inquiétudes, etc. de
ma vie; que je prenne maintenant
tout le temps où j'ai eu quelque
contentement ou quelque hon-
neur, à quoi cela va-t-il?Mais ces
contentements, les ai-je eus tous
ensemble? Les ai-je eus autre-
ment que par parcelles ? mais les
ai-je eus sans inquiétude? Et s'il
y a de l'inquiétude, les donnerai-
jeau temps que j'estime ou à celui
que je ne compte pas? Et ne
l'ayant pas eu à la fois, l'ai-je du
moins eu tout de suite? L'inquié-
tude n'a-t-elle pas toujours dnisé
deux contentements ? Ne s'est-elle
pas toujours jetée à la traverse
pour les empêcher de se toucher?
Mais que m'en reste-t-il ? Des
plaisirs licites : un souvenir inu-
tile ; des illicites : un regret, une
obligation à l'enfer ou à la péni-
tence, etc. Ah ! que nous avons
bien raison de dire que nous pas-
sons notre temps I Nous le passons
308
SUR LA MORT.
véritablement et nous passons
avec lui. Tout mon être tient à
un moment; voilà ce qui me
sépare du rien -.celui-là s^coule,
'en prends un autre : ils se pas-
sent les uns après les autres; les
uns après les autres je les joins,
tâchant de m'assurer; et je ne
m'a perçois pas qu'ils m'entraînent
nsensiblement avec eux, et que
je manquerai au temps, non pas
le temps à moi.
« Voilà ce que c'est que de ma vie;
et ce qui est épouvantable, c'est
que cela passe à mon égard ; de-
vant Dieu cela demeure, ces choses
me regardent. Ce qui est à moi, la
possession en dépend du temps,
parce que j'en dépends moi-
même; mais elles sont à Dieu
devant moi (c.-à-d., avant d'être
à moi ) ; elles dépendent de
Dieu devant que du temps; le
temps ne les peut tirer de -son
empire, il est au-dessus du temps :
à son égard, cela demeure, cela
entre dans ses trésors. Ce que j'y
aurai mis, je le trouverai; ce que
je fais dans le temps, passe par le
temps à l'éternité ; d'autant que le
temps est compris et est sous
l'éternité et aboutit à l'éternité.
Je ne jouis des moments de cette
vie, que durant le passage ; quand
ils passent, il faut que j'en réponde
comme s'ils demeuraient. Ce n'est
pas assez dire : « ils sont passés,
je n'y songerai plus ». Ils sont
pa ,sés, oui pour moi ; mais à Dieu,
n- n;il m'en demandera compte.
« Hé bien ! mon âme, est-ce donc
f i grand chose que cette vie! et
ii cette vie est si peu de chose,
parce qu'elle passe, qu'est-ce que
les plaisirs qui ne tiennent pas
toute la vie, et qui passent en un
mumont? cela vaut-il bienlapeine
de se donner tant de peine, d'avoir
tant de vanité? Mon Dieu, je me
résous de tout mon cœur, en votre
présence, de penser tous les jours,
au moins en me coucbant et en
me levant, à larnort. En cette
pensée : « J'ai peu de temps, j'ai
beaucoup de chemin à faire, peut-
être en ai-je encore moins que je
ne pense, « je louerai Dieu de
m'avoir retiré ici pour songer à
la pénitence, et mettrai ordre à
mes affaires, à ma confession, à
mes exercices avec grande "exacti-
tude, grand courage et grande di-
ligence ; pensant, non pas à ce
qui passe, mais à ce qui demeure » .
— Bossuet n'a jamais hésité à
attirer l'attention d<= sesaudileurs
non seulement sur les idées, mais
sur les images de la mort. Ainsi,
en 1661, dans un sermon sur la
Purification de la Vierge, à pro-
pos de la mort de la reine-mère
Anne d'Autriche qu'une maladie
cancéreuse avait emportée : * Com-
ment cette merveilleuse constitu-
tion est-elle devenue si soudaine-
ment la proie de la mort? D'où est
sorti ce venin? En quelle partie
de ce -corps si bien composé était
caché le foyer de cette humeur
malfaisante? 0 que nous ne som-
mes rien ? 0 que la force et l'em-
bonpoint ne sont que des noms
trompeurs ! Car que sert d'avoir
sur le visage tant de santé et tant
de vie, si cependant la corruption
nous gagne au dedans, si elle
attend, pour ainsi dire, à se dé-
clarer, qu'elle se soit emparée du
principe de la vie; si, s'étant
rendue invincible, elle sort enfin,
tout à coup, avec furie, de ses
embûches secrètes et impénétra-
bles, pour achever de nous acca-
bler?»
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE
SERMON POUR LA SEMAINE DE LA PASSION
PRÊCHÉ AU LOUVRE LE «31 MARS 1662
NOTICE
Prêché le mercredi de la semaine de la Passion, le sermon
sur V Ardeur de la Pénitence appartient au Carême de 16621
L'écriture du manuscrit le prouve, ainsi que le passage où l'ora-
teur fait allusion aux sermons sur la Mort et sur V 'Impénitence
finale comme à des sermons récemment prononcés 2. — On
comparera utilement ce sermon avec le sermon de 1653 sur la
Bonté et la Rigueur de Dieu, dont le dessein général est le
même, et dont le ton est si différent.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE
Et eeee mulier, qux erat in civitate pecca-
trix, ut cognovit quod accubuisset in domo
Pharisxi, attulit alabastrum unguenti.
Et voici qu'une femme connue par ses désor-
dres dans la ville, aussitôt qu'elle eut [appris]
que Jésus était en la maison du- Pharisien, elle
lui apporta ses parfums, et se jeta à des pieds.
Luc, va, 37.
Jésus-Christ veut être pressé ; ceux qui vont à lui len-
tement n'y3 peuvent jamais atteindre ; il aime les âmes
i. Gandar, Choix de sermons,
p. 481 ; Éludes critiques, p. 428-
436;Lebarq, Hist. crit., p. 194.
2. Voir page 516.
5. N'y peuvent... Auxvn* siècle,
le pronom y comme le pronom en
pouvaient représenter des person-
nes : m Lui (le chevalier de Gri-
$10
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
généreuses qui lui arrachent sa grâce par une espèce de vio-
lence, comme cette fidèle Chananée ; ou qui la gagnent
promptement par la force d'un amour extrême, comme Ma-
deleine pénitente. Voyez-vous, messieurs, cette femme qui
va chercher Jésus-Christ jusqu'à la table du Pharisien * ?
c'est qu'elle trouve que c'est trop tarder, que de différer un
moment de courir à lui : il est dans une maison étrangère ;
mais partout où se rencontre le Sauveur des âmes, elle sait
qu'il y est toujours pour les pécheurs. C'est un titre infailli-
ble pour l'aborder, que de sentir qu'on a besoin de son se-
cours ; et il n'y a point de rebut 2 à craindre, pourvu qu'on
ne tarde pas à lui exposer ses misères.
Allons donc, mes frères, d'un pas diligent, et courons avec
Madeleine au divin Sauveur qui nous attend depuis tant d'an-
nées. Que dis-je, qui nous attend? qui nous prévient, qui
nous cherche, et qui nous aurait bientôt trouvés, si nous ne
faisions effort pour le perdre 3. Portons-lui nos parfums avec
cette sainte pénitente, c'est-à-dire de saints désirs ; et allons
répandre à ses pieds des larmes pieuses. Ne différons pas
un moment de suivre l'attrait* de sa grâce ; et pour obtenir
gnan) qu'on ne peut connaître
sans s'y attacher. » Mme de Sé-
vigné, 29 juin 1689. « Il faut
que ... ce qui est capable de
s'unir à Dieu y soit aussi rap-
pelé. «Oraisora funèbre d'Henriette
d' Angleterre. « L'on me dit tant
■de mal de cet homme, et j'y en vois
'si peu. » La Bruyère, Édit. Ser-
vons, l, 312. Vaugelas avait pour-
tant blâmé comme une faute,
déjà « commune », il est vrai,
■parmi les courtisans», l'emploi
de y pour le jjronom personnel.
(Êdtt. Chasaang, 1, 177).
1. Var. : dans -une maison
étrangère.
2. Rebut désigne ici l'action
de rebuter et non l'objet rebuté ;
comme dans ce passage de Cor-
neille (Traduction de V Imitation,
III, ch xix) : « Car endurer pour
toi l'outrage et le rebut... || C'est
la haute gloire de l'âme ; » — et
dans celui-ci de Pascal : « Si on
ne trouvait plus de douceur...
dans le rebut des hommes que
les délices du péché. » Lettre* à
Mlle de Roanne:.
5. Var. : pour nous perdre.
4. L'attrait, sens étymologique
« Combien d'âmes appelées son*
infidèles i l'attrait de leur voca-
tion ( » Massillon.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE. 311
cette promptitude qui fera le sujet de ce discours, deman
dons la grâce du Saint-Esprit par l'intercession de la sainte
Vierge.
[AVE]
Une lumière soudaine et pénétrante brille aux yeux de
Madeleine; une flamme toute pure et toute céleste com-
mence à s'allumer dans son cœur ; une voix s'élève au
fond de son âme, qui l'appelle par plusieurs cris redoublés
aux larmes, aux regrets, à la pénitence. Elle est troublée
et inquiète ; sa vie passée lui déplaît, mais elle a peine à
changer si tôt: sa jeunesse vigoureuse '* lui demande encore
quelques années ; ses anciens attachements lui reviennent,
et semblent se plaindre en secret d'une rupture si prompte;
son entreprise2 l'étonné elle-même; enfin toute la nature
conclut à remettre et à prendre un peu de temps pour se
résoudre.
Tel est, messieurs, l'état du pécheur, lorsque Dieu l'invite
a se convertir : il trouve toujours de nouveaux prétextes,
afin de retarder l'œuvre de la grâce. Que ferons-nous et que
dirons-nous? lui donnerons-nous le temps de délibérer sur
une chose toute décidée, et que l'on perd si peu qu'on
hésite? Ah! ce serait outrager l'esprit de Jésus, qui ne veut
pas qu'on doute un moment de ce qu'on lui doit. Mais s'il
faut pousser3 ce pécheur encore incertain et irrésolu, et
toutefois déjà ébranlé, par quelle raison le pourrons-nous
vaincre? Il voit toutes les raisons, il en voit la force; son
esprit est rendu, son cœur tient encore, et ne demeure invin-
cible que par sa propre faiblesse. Chrétiens, parlons à ce
cœur; mais certes la voix d'un homme ne perce pas si
avant: faisons parler Jésus-Christ, et tâchons seulement
l.Var. : fleurissante. 1 3. Variante . Mais s'il faut pres-
2. Var. . un si grand changement. ser ce pécheur...
BOSSH^.T. SERMONS. O^
312
SUR l/ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
d'ouvrir tous les cœurs a cette voix pénétrante. «Maison de
Jacob, dit le saint prophète1, écoutez la voix du Seigneur»
âmes rachetées du sang d'un Dieu, écoutez ce Dieu qui vous
parle : vous le verrez attendri, vous le verrez indigné ;
vous entendrez ses caresses, vous entendrez ses reproches ;
celles-là pour amollir votre dureté ; [ ceux-ci ] pour con-
fondre votre ingratitude. En un mot, pour surmonter ces
remises * d'un cœur qui diffère toujours de se rendre à Dieu,
j'ai dessein de vous faire entendre les douceurs de son amour
attirant, et les menaces pressantes 5 de son amour mé-
prisé.
PREMIER POINT
Qui me donnera des paroles pour vous exprimer aujour-
d'hui la bonté immense de notre Sauveur, et les empres-
sements infinis de sa charité pour les âmes ? C'est lui-même
qui nous les explique dans la parabole du bon pasteur, où
nous découvrons trois effets de l'amour d'un Dieu pour les
âmes dévoyées * : il les cherche, il les trouve, il les rapporte.
« Le boa pasteur, dit le Fils de Dieu, court après sa brebis
perdue. » Vadit ad illam quœ perierat 8 ; c'est le premier
effet de la grâce 6 : chercher les pécheurs qui s'égarent.
Mais il court «jusqu'à ce qu'il la trouve: » donec inveniat
eam T ; c'est le second effet de l'amour: trouver les pécheurs
qui fuient ; et après qu'il l'a retrouvée, il la charge sur ses
épaules ; c'est le dernier trait de miséricorde : porter les
pécheurs qui tombent8.
Ces trois degrés de miséricorde répondent admirabie-
1. Jerem., h, 4.
2. Délais. « Il se précautionne et
s'endurcit contre les lenteurs et
les remises. » La Bruyère, éd. class.
Hachette, p. 273 et p. 128, n. 3.
5. Var, : charitables.
4. Var. : égarées,
5. Luc, xv, 4.
6. Var. : Vous voyez bien, mes-
sieurs, comme il la cherche.
7. Luc. y xv, 4.
8. Var. : affaiblis.
SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE.
313
muit à trois degrés de misère où l'âme pécheresse est pré-
cipitée : elle s'écarte, elle fuit, elle perd ses forces. Voyez
une âme engagée dans les voies du monde ; elle s'éloigne
du bon Pasteur, et en s'éloignant elle l'oublie ; elle ne connaît
plus son visage, elle perd tout le goût de ses vérités. Il s'ap-
proche, il l'appelle, il touche son cœur. — Retourne à moi.
dit-il, pauvre abandonnée; quitte tes plaisirs S quitte tes
attaches ; c'est moi qui suis le Seigneur ton Dieu, jaloux de ton
innocence 8 et passionné pour ton âme. — Elle ne reconnaît
plus là voix du Pasteur qui la veut désabuser de ce qui la
trompe, et elle le fuit comme un ennemi qui lui veut ôter ce
qui lui plaît. Dans cette fuite précipitée, elle s'engage, elle
s'embarrasse, elle s'épuise, et tombe dans une extrême im-
puissance. Que deviendrait-elle, messieurs, et quelle serait
la fin de cette aventure, sinon la perdition éternelle, si le
Pasteur charitable ne cherchait sa brebis égarée, ne trouvait
sa brebis fuyante, ne rapportait sur ses épaules sa brebis
lasse et fatiguée, qui n'est plus capable de se soutenir ? parce
que 5, comme dit Tertulheri, errant deçà et delà, elle s'est
trop * travaillée dans ses malheureux égarements : Multum
enim errando laboraverat 5 .
Voilà, chrétiens, en général, trois funestes dispositions
que Jésus-Christ a dessein de vaincre par trois efforts de sa
grâce. Mais imitons ce divin Pasteur, cherchons avec lui les
âmes perdues ; et ce que nous avons dit en général des éga-
rements du péché et des attraits pressants de la grâce,
disons-le tellement 6 que 7 chacun puisse trouver dans sa
conscience les vérités que je prêche. Viens donc, âme pèche
1. Première rédaction : quitte
tes ordures.
2. Var. : de ta pureté. .,
3. Var. : car.
4. Var. : beaucoup.
5 De Permit., 8.
6 Tellement que, de telle ma-
nière que... Voir page 1*4, note 2 .
7. Var. : Faisons-le voir en par»
ticulier, et que...
514
SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE.
resse, et que je te fasse voir d'un côté ces éloigiiements
quand on te laisse, ces fuites quand on te poursuit, ces
langueurs * quand on te ramène ; et de l'autre, ces impa-
tiences 2 d'un Dieu qui te cherche, ces touches > pressantes
d'un Dieu qui te trouve, ces secours, ces. miséricordes 4, ces
soutiens 5 tout-puissants d'un Dieu qui te porte.
Premièrement, chrétiens, je dis que le pécheur s'éloigne
de Dieu, et il n'y a page de son Écriture en laquelle il ne lu
reproche cet éloignement. Mais, sans le lire dans l'Écri-
ture, nous pouvons le lire dans nos consciences : c'est là
que les pécheurs doivent reconnaître les deux funestes dé-
marches par lesquelles ils se sont séparés de Dieu. Us l'ont
éloigné de leurs cœurs, ils l'ont éloigné de leurs pensées
Us l'ont éloigné du cœur, en retirant de lui leur affection.
Veux-tu savoir, chrétien, combien de pas tu as faits pour te
séparer de Dieu? compte tes mauvais désirs, tes affections
dépravées, tes attaches, tes engagements, tes complaisances
pour la créature. Oh! que de pas il a faits, et qu'il s'est
avancé 6 malheureusement dans ce funeste voyage, dans cette
terre étrangère! Dieu n'a plus de place en son cœur: et
pour l'amour de son cœur, la mémoire, trop fidèle amie et
trop complaisante pour ce cœur ingrat, l'a aussi banni de
son souvenir . il ne songe ni au mal présent qu'il se fait lui-
même par son crime, ni aux terribles approches du juge-
ment' qui le menace. Parlez-lui de son péché : — Eh bien,
1. Var. : tes faiblesses.
2. Var. : les empressements.
3. Touches, atteintes; terme de
spiritualité : « Dans les -premières
touches (de l'Esprit de Dieu), on
ne sait d'où il vient, ni où il va ;
il vous inspire de nouveaux désirs
inconnus aux sens. » Méditations
sur l'Évangile (la Cène, 1" partie,
91* jour). « Une Providence miséri-
cordieuse... la voulait ramener (la
princesse Palatine) des extrémités
de la terre ; et voici quelle fut la
première touche, • Oraison fun.
d'Anne dé Gonzague (1685).
4. Var. : les condescendance».
5. Ces soutiens. Voir page 301,
note 2. 1 .
6. Var. : et que tu t'es avancé,
7. Var. i- de l'avenir.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE. 315
a j'ai péché, dit-il hardiment ; et que m'est-il arrivé de
triste * ?» — Que si vous pensez lui parler du jugement à
venir, cette menace est trop éloignée pour presser sa con-
science à se rendre : In longum differuntur dies... et in tem-
pora longa i&te prophetat- . Parce qu'il a oublié Dieu, il croit
aussi que Dieu l'oublie et ne songe plus à punir ses cri-
mes : Dixit enim in corde suo : Oblitus est Deus 3 ; de
sorte qu'il n'y a plus rien désormais qui rappehe Dieu en
sa pensée, parce que le péché, qui est le mal présent, n'est
pas sensible, et que le supplice, qui est le mal sensible, n'est
pas présent
Non content de se tenir éloigné de Dieu, il fuit les appro-
ches de sa grâce. Et quelles sont ses fuites* sinon ses délais,
ses remises de jour en jour, ce demain qui ne vient jamais,
cette occasion qui manque toujours, cette affaire qui ne finit
point, et dont on attend toujours la conclusion pour se
donner tout à fait à Dieu ? n'est-ce pas fuir ouvertement
l'inspiration? Mais, après avoir fui longtemps, on fait enfin
quelques pas, quelque demi-restitution, quelque effort pour
se dégager, quelque résolution imparfaite: nouvelle espèce de
fuite ; car dans la voie du salut, si l'on ne court, on retombe ;
si on languit, on meurt bientôt ; si Ton ne fait tout, on
ne fait rien; enfin marcher lentement, c'est retourner en
arrière.
Mais après avoir parlé des égarements, il est temps main-
tenant, mes frères, de vous faire voir un Dieu qui vous
cherche. Pour cela, faites parler votre conscience; qu'elle
vous raconte elle-même combien de fois Dieu l'a troublée,
afin qu'elle vous troublât dans vos joies pernicieuses ; com-
bien de fois il a rappelé e ia terreur de ses jugements et les
. Eccl., v, 4. 1 4. Cf. p. 501, n. 4
g. Ezéch., xii, 22, 27. 5. Var. : combien il a ramené
3. Ps., x, 11. I de fois.
516
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
saintes mérités de son Évangile, dont la pureté incorrup-
tible fait honte à votre vie déshonnête. Vous ne voulez pas
les voir, ces vérités saintes ; vous ne les voulez pas devant
vous, mais derrière vous : et cependant, dit saint Augustin,
quand elles sont devant vous, elles vous guident; quand
elles sont derrière vous, elles vous chargent. Ah ! Jésus
a pitié de vous : il veut ôter de dessus votre dos ce fardeau
qui vous accable, et mettre devant vos yeux cette vérité
qui vous éclaire. La voilà, la voilà dans toute sa force, dans
toute sa pureté, dans toute sa sévérité, cette vérité évan-
gélique qui condamne toute perfidie, toute injustice, toute
violence, tout attachement impudique. Envisagez cette
beauté, et ayez confusion de vous-même; regardez-vous
dans cette glace, et voyez si votre laideur est supportable.
Autant de fois, chrétiens, que cette vérité vous paraît, c'est
Jésus-Christ qui vous cherche. Combien de fois vous a-t-il
cherchés dans les saintes prédications ? il n'y a sentier qu'il
n'ait parcouru, il n'y a vérité qu'il n'ait rappelée; il vous a
suivis dans toutes les voies dans lesquelles votre âme s'égare :
tantôt on a parlé des impiétés, tantôt des superstitions;
tantôt de la médisance, tantôt de la flatterie ; tantôt des
attaches et tantôt des aversions criminelles. Un mauvais
riche vous a paru, pour vous faire voir le tableau de l'im-
pénitence ; un Lazare mendiant vous a paru, pour exciter
votre cœur à la compassion, et votre main aux aumônes,
dans ces nécessités * désespérantes 2. Enfin on a couru par
tous les détours par lesquels vous pouviez vous perdre; on
a battu toutes les voies par lesquelles on peut entrer dans
une âme : et l'espérance et la crainte y et la douceur et la
1. Dans ces nécessités. «Nous
parlons dans l'intérêt des pau-
vres, nous exposons leurs pres-
santes nécessités. > Bourdaloue,
Exhortion à la charité envers les
Pauvres.
2. Voir les sermons sur l' Impé-
nitence finale et sur la Mort.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE. 517
force, et l'enfer et le paradis, et la mort certaine et la vie
douteuse, tout a été employé.
Et après cela vous n'entendriez pas de * quelle ardeur ou
court après vous ! Que si, en tournant de tous côtés par
le saint empressement d'une charitable recherche, quel-
quefois il est arrivé qu'on ait mis la main sur votre plaie,
qu'on soit entré dans le cœur par l'endroit où il est sensible ;
si l'on a tiré de ce cœur quelque regret2, quelque crainte,
quelque forte réflexion, quelque soupir après Dieu, après la
vertu, après l'innocence : c'est alors que vous pouvez dire que
malgré vos égarements, Jésus a trouvé votre âme ; il est des-
cendu.aux enfers encore une fois : car quel enfer plus hor-
rible qu'une ^me rebelle à Dieu, soumise à son ennemi, cap-
tive de ses passions? Ah! si Jésus y est descendu, si dans
cette horreur et dans ces ténèbres il a fait luire ses saintes
lumières, s'il a touché votre cœur par quelque retour sur
ves vérités que vous aviez oubliées, rappelez ce sentiment
précieux, cette sainte réflexion, cette douleur salutaire;
abandonnez-y votre cœur, et dites avec le Psalmiste : Tribu-
lationem et dolorem inverti* : « J'ai trouvé l'affliction et la
douleur : » enfin je l'ai trouvée, cette affliction fructueuse,
cette douleur salutaire de la pénitence. Mille douleurs, mille
afflictions m'ont persécuté malgré moi, et les misères nous
trouvent toujours fort facilement; mais enfin j'ai trouvé
une douleur qui méritait bien que je la cherchasse, cette
affliction d'un cœur contrit et d'une âme attristée de ses
péchés : je l'ai trouvée, cette douleur, « et j'ai invoqué le
nom de Dieu : » et nomen Domini invocavi*. Je me suis
affligé de mes crimes, et je me suis converti à celui qui les
efface; on m'a sauvé, parce qu'on m'a blessé ; on m'a donné
i. De quelle ardeur. Sur cet
emploi de la préposition de,
dans le sens d'avec, fréquent au
xvu* siècle, voir page 268, note 3.
2. Var. : quelque larme, quel-
que regret.
3. Ps., cxiv, 3
4. Ps., cxr», 4.
318
SUR L'ARDEUR DE '.A PÉNITENCE.
la paix, parce qu'on m'a offensé ; on m'a dit des vérités qui
ont déplu premièrement à ma faiblesse, et ensuite qui l'ont
guérie. S'il1 est ainsi, chrétiens, si la grâce de Jésus-Christ
a fait en vous, quelque effet semblable, courez vous-mêmes
après le Sauveur, et, quoique cette course soit laborieuse,
ne craignez pas de manquer de forces.
11 faudrait ici vous représenter la faiblesse d'une âme
épuisée par l'attache*à la créature; mais, comme je veux
être court, j'en dirai seulement ce mot, que j'ai appris de
saint Augustin, qui l'a appris de l'Apôtre. L'empire qui se
divise, s'affaiblit ; les forces qui se partagent, se dissipent.
Or il n'y a rien sur la terre de plus misérablement partagé
que le cœur de l'homme : toujours, dit saint Augustin3,
une partie qui marche, et une partie qui se traîne , toujours
une ardeur qui presse, avec un poids qui accable ; toujours
aimer et haïr, vouloir et ne vouloir pas, craindre et désirer
la même chose. Pour se donner tout à fait à Dieu , il faut
continuellement arracher son cœur de tout ce qu'il vou-
drait aimer : la volonté commande, et elle-même qui
commande ne s'obéit pas, éternel obstacle à ses désirs
propres* : ainsi, dit saint Augustin, elle se dissipe elle-
même; et cette dissipation, quoiqu'elle se fasse malgré
nous, c'est nous néanmoins qui la faisons.
Dans une telle langueur de nos volontés dissipées, je le con-
fesse, messieurs, notre impuissance est extrême : mais voyez
le bon Pasteur qui vous présente ses épaules. N'avez-vous
pas ressenti souvent certaines volontés6 fortes, desquelles si6
i. Cf. p. 292, n. 2.
2. Cf. p. 262,n.3.
3. Conf.,xn, ix, x
4. Var. : Elle est un éternel
pressement et un éternel obstacle à
elle-même; elle est toujours aux
mains avec ses propres désirs.
5. Sur ce pluriel, v. p. 301, n. 4.
6. Desquelles si .. Tournure
toute latine : « [Les plaisirs] nous
éloignent de Dieu, pour lequel si
notre cœur_ne nous dit pas que
nous sommes faits. » (Su?' l'Amour
des Plaisirs). V. p 371, n. 4.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
319
?ous suiviez l'instinct1 généreux, rien ne vous serait
impossible? C'est Jésus-Christ qui vous soutient, c'est Jésus
Christ qui vous porte.
Que reste-t-il donc, mes frères, sinon que* je vous exhorte
à ne recevoir pas en vain une telle grâce : Ne in vacuum gra-
tiam Dei recipiatis 3Î Pour vous presser de la recevoir, je
voudrais bien, chrétiens, n'employer ni l'appréhension de la
mort, ni la crainte de l'enfer et du jugement, mais le seul
attrait de l'amour divin. Et certes, en commençant de res-
pirer l'air, nous devions commencer aussi de respirer, pour
ainsi [dire], le divin amour : ou, parce que notre raison
empêchée ne pouvait pas vous connaître encore, ô Dieu
vivant, nous devions du moins vous aimer sitôt que nous
avons pu aimer quelque chose. 0 beauté par-dessus toutes
les beautés, ô bien par-dessus tous les biens, pourquoi avons-
nous été si longtemps sans vous dévouer nos affections 4 ?
Quand nous n'y ^aurions perdu qu'un moment, toujours
aurions-nous commencé trop tard : et voilà que nos ans se
sont échappés5, et encore languissons- nous dans l'amour
des choses mortelles.
O homme fait à l'image de Dieu, tu cours après les plai-
sirs mortels, tu soupires après les beautés mortelles, les
biens périssables Ont gagné ton cœur : si tu ne connais rien
qui soit au-dessus, rien de meilleur ni de plus aimable,
repose-toi, à la bonne heure, en leur jouissance. Mais si tu
as une âme éclairée d'un rayon de l'intelligence divine ; si,
en suivant ce petit rayon, tu peux remonter jusques au
1. LHnstinct, l'impulsion : sens
étymologique. «L'ins/incf du Saint-
Esprit. » Explicat. d'Isaïe, 5(1703).
« Il (Satan) anime les Juifs et je
les vois avancer par son instinct. »
Méditations sur f Évangile, la
Gène, 1" part. , 99e jour.
2. Que reste-t-il... sinon que...
C'est le • quid restât aliud, nisi
ut... » des Latins.
5. Il Cor., vi, 1.
4. Var. : notre cœur.
5. Var. : oue toute notre vie
est presque écoulée.
320 SUR L'ÀKÛEim DE LA PENITENCE.
principe, jusques à la source du bien, jusques à Dieu même,
si tu peux connaître qu'il est, et qu'il est infiniment bea»
infiniment bon, et qu'il est toute beauté et toute bonté :
comment peux-tu vivre et ne l'aimer pas ! Homme, puisque
tu as un cœur, il faut que tu aimes ; et selon que tu aime-
ras, bien ou mal, tu seras heureux ou malheureux: dis-moi,
qu'aimeras-tu donc? L'amour est fait pour l'aimable, et le
plus grand amour pour le plus aimable, et le souverain
amour pour le souverain aimable : quel enfant ne le verrait
pas ! quel insensé le pourrait nier?
C'est donc une folie manifeste, et de toutes les folies
la plus folle, que de refuser son amour à Dieu, qui nous
cherche. Qu'attendons-nous, chrétiens? Déjà nous devrions
mourir de regret de l'avoir oublié durant tant d'années;
mais quel sera notre aveuglement et notre fureur1, si
nous ne voulons pas commencer encore! ear voulons-
nous ne l'aimer jamais, ou voulons-nous l'aimer quelque
jour? Jamais : qui le pourrait dire? jamais: le peut-on
seulement penser? en quoi donc différerions-nous d'avec
les démons? Mais si nous le voulons aimer quelque jour,
quand est-ce que viendra ce jour? pourquoi ne sera-ce
pas celui-ci? quelle grâce, quel privilège a ce jour que nous
attendons, que nous voulions le consacrer entre tous les
autres, en le donnant à l'amour de Dieu? Tous les jours sont-
ils pas2 à Dieu? oui, tous les jours sont à Dieu; mais
jamais il n'y en a qu'un qui soit à nous, et c'est celui
qui se passe. Eh quoi' voulons-nous toujours donner au
monde ce que nous avons, et à Dieu ce que nous n'avons pas?
— Mais je ne puis, direz-vous; je suis engagé. — Mal-
heureux, si vos liens sont si forts que l'amour de Dieu ne
les puisse rompre; malheureux, s'ils sont si faibles, qm
X. Foîie, comme le latin furor. \ 2. Voy. p. 91, n. 1.
SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE. 321
vous ne vouliez pas les rompre pour Pamour de Dieu ! —
ih! laissez démêler cette affaire. — Mais plutôt voyez,
dans l'empressement que cette affaire vous donne, celui
que mérite l'affaire de Dieu; Jésus ne permet pas d'ense-
velir son propre père. — Mais laissez apaiser cette passion ;
après, j'irai à Dieu d'un esprit plus calme. — Voyez cet
insensé sur le bord d'un fleuve, qui, voulant passer à
l'autre rive, attend que le fleuve se soit écoulé ; et il ne
s'aperçoit pas qu'il coule sans cesse. Il faut passer par-
dessus le fleuve ; il faut marcher contre le torrent, résister
au cours de nos passions, et non attendre de voir écoulé
.ce qui ne s'écoule jamais tout à fait.
Mais peut-être que je me trompe, et les passions en effet
s'écoulent bientôt. Elles s'écoulent souvent, il est, véri-
table; mais une autre succède en la place1. Chaque âge a
sa passion dominante : le plaisir cède à l'ambition, et
l'ambition cède à l'avarice. Une jeunesse emportée ne
songe qu'à la volupté; l'esprit étant mûri tout à fait, on
veut pousser sa fortune, et on s'abandonne à l'ambition ;
enfin, dans le déclin et sur le retour, la force commence
à manquer pour avancer3 ses desseins; on s'applique à
conserver ce qu'on a acquis, à le faire profiter, à bâtir
dessus, et on tombe insensiblement dans le piège de
l'avarice. C'est l'histoire de la vie humaine : l'amour du
monde ne fait que changer de nom ; un vice cède la place
à un autre vice; et au lieu de la remettre à Jésus, le
légitime seigneur, il laisse un successeur de sa race, enfant
comme lui de la même convoitise. Interrompons aujour-
d'hui le cours de cette succession malheureuse : ren-
versons la passion qui domine en nous ; et de peur qu'une
autre n'en prenne la place, faiêons promptement régner
1. Latinisme : succedere in lo- i céder entre deux corps continus. •
cwm. Cf. Pascal:» L'air ne peut suc- | 2. Cf. p. 120, n. 1.
322
SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE.
celui auquel le règne appartient. Il nous y presse par ses
saints attraits ; 3t plût à Dieu que vous vous donnassiei
tellement à lui, que vous m'épargnassiez le soin importun
de vous foire ouïr ses menaces! Mais comme il faut peut-
être ce dernier effort pour vaincre notre dureté, écoutons
les justes reproches d'un cœur outragé par nos indignes
refus : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT
Encore qu'un Dieu1 irrité ne paraisse point aux hommes
qu'avec un appareil étonnant, toutefois il n'est jamais plus
terrible qu'en l'état où je dois le représenter : non point,
comme on pourrait croire, porté sur un nuage enflammé
d'où sortent des éclairs et des foudres, mais armé de ses
bienfaits, et assis sur un trône de grâce.
C'est, messieurs, en cette sorte que la justice de Dieu
nous paraît dans le Nouveau Testament. Car il me semble
qu'elle a deux faces, dont l'une s'est montrée à l'ancien
peuple, et l'autre se découvre au peuple nouveau. Durant
la loi de Moïse, c'était sa coutume ordinaire de faire con-
naître ses rigueurs par ses rigueurs mêmes : c'est pour-
quoi elle est toujours l'épée à la main, toujours mena-
çante, toujours foudroyante, et faisant sortir de ses yeux
un feu dévorant; et je confesse, chrétiens, qu'elle est
infiniment redoutable en cet état. Mais dans la nouvelle al-
liance, elle prend une autre figure, et [c'est] ce qui la rend2
plus insupportable et plus accablante : parce que ses
rigueurs ne se forment qua dans l'excès de ses miséri-
cordes, et que c'est par des coups de grâce que sont
1. Encore que. Très fréquente
dans les sermons de Bossuet, cette
expression est beaucoup plus rare
dans ses Oraisons funèbres. Cor-
neille l'emploie beaucoup ; Racine,
très peu.
2. Var. : Et elle n'est dans au-
cune comparaison.
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
323
fortifiés1 les coups de foudre3, qui, perçant aussi ayant
dans le cœur que l'amour avait résolu d'y entrer, y
causent une extrême désolation, y font un ravage inex-
plicable.
Vous le comprendrez aisément, quand je vous aurai dit
en un mot ce que tout le monde sait, qu'il n'est rien de
si furieux qu'un amour méprisé et outragé. Mais comme
je n'ai pas dessein dans cette chaire, ni d'arrêter longtemps
vos esprits sur les emportements de l'amour profane, n
de vous faire juger de Dieu comme vous feriez d'une
créature, j'établirai ce que j'ai à dire sur des principe*
plus hauts, tirés de la nature divine, selon que nous la
connaissons par5 les saintes Lettres.
Il faut donc savoir, chrétiens, que l'objet de la justice
de Dieu, c'est la contrariété qu'elle trouve en nous ; et j'en
remarque de deux sortes : ou nous pouvons être opposés
à Dieu considéré en lui-même, ou nous pouvons être
opposés à Dieu agissant en nous ; et cette dernière façon
est sans comparaison la plus outrageuse. Nous sommes
opposés à Dieu considéré en lui-même, en tant que notre
péché est contraire à sa sainteté et à sa justice; et en ce
sens, chrétiens, comme ses divines perfections sont infi-
niment éloignées de la créature, l'injure qu'il reçoit de
nous, quoiqu'elle soit d'une audace extrême, ne fait pas
une impression si prochaine4. Mais ce Dieu, qui est si fort
éloigné de nous par toutes ses autres qualités, entre avec
nous en société, s'égale et se mesure avec nous par les
tendresses de son amour, par les pressements5 de sa
1. Var. : imprimés.
2. Var. : ses coups de foudre
sont des coups de grâce.
_ 5. Var. : selon qu'elle nous est
montrée dans.
4. Var. : Me le touche pas de si
près, — ne porte pas son coup.
5. Pressements. L'Académie ne
cite pas ce mot en 1694, et Pure-
tière dit, en 1691 , qu'il n'est
guère employé qu'en physiaue,
au sens où nous disons x»r*«-
524
SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE.
miséricorde, qui attire à soi notre cœur, tomme donc c'est
par cette voie qu'il s'efforce d'approcher de nous, l'injure
que nous lai faisons, en contrariant son amour, porte coup
immédiatement sur lui-même ; et l'insulte en retombé, si
je l'ose dire, sur le front propre d'un Dieu, qui s'avance1,
s'il m'est permis de parler ainsi. Mais il faut bien, ô grand
Dieu, que vous permettiez aux hommes de parler de vous
comme ils l'entendent, et d'exprimer comme ils peuvent
ce qu'ils ne peuvent assez exprimer comme il2 est.
C'est ce qui s'appelle dans les Écritures et selon l'expres-
sion de l'Apôtre en l'épître aux Éphésiens, affliger et con-
trister l'Esprit de Dieu : Nolite contristare Spiritum mnctum
Dei, in quo signati estisz. Car cette affliction du Saint-
Esprit ne marque pas tant l'injure qui est faite à sa sainteté
par notre injustice, que l'extrême violence que souffre
son amour méprisé et sa bonne volonté frustrée par notre
résistance opiniâtre : c'est là, dit le saint Apôtre, ce qui
afflige le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour de Dieu opé-
rant *en nous pour gagner nos cœurs. Dieu est irrité contre
les démons; mais comme il ne demande plus leur affec-
tion, il n'est plus contristé par leur révolte5. C'est à un
cœur chrétien qu'il veut faire sentir ses tendresses6, c'est
dans un cœur chrétien qu'il veut trouver la correspon-
dance 7 et ce n'est que d'un cœur chrétien que peut sortir
le rebut8 qui l'afflige et qui le contristé. Mais gardons-
nous bien de penser que cette tristesse de l'esprit de
sion. Bossuet écrit ailleurs :
v«Les pressements salutaires d'une
main qui nous favorise jusqu'à
nous vouloir guérir. » Avert. sur
les Réfl. morales du P Quesnel,
m. Cf. p. 310, n. 4.
1. Var. : d'un Dieu approchant
de nous».
S, Ce Qu'ils ne peuvent assez ex-
primer comme tiesl.Voirpage 292,
note 2.
3 Ephes.. îv, 30.
i. Agissant : mot théologique -.
5. Var. : désobéissance.
6. Ses tendresses. Sui les plu-
riels de cette espèce, v. p. 301, n. i.
7. Cf. p. 344, note 1.
8. Rebut. Voir page 310, noté 8.
SDR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
32*
Dieu soit semblable à celle des hommes : cette tristesse
de l'esprit de Dieu signifie un certain dégoût, qui fait que
les hommes ingrats lui sont à charge, et croyons que
l'Apôtre nous veut exprimer un certain zèle de justice, mais
sèle pressant et violent qui anime un Dieu méprisé contre un
cœur ingrat, et qui lui fait appesantir sa main et précipiter
sa vengeance. Voilà, mes frères, deux effets terribles de
cet amour méprisé : mais que veut dire ce poids, et d'où
vient cette promptitude? Il faut tâcher de le bien entendre.
Je veux donc dire, mes frères, que l'amour de Dieu indi-
gné ' par le mépris de ses grâces, appuie la main sur un
cœur rebelle avec une efficace* extraordinaire. L'Écriture,
toujours puissante pour exprimer fortement les œuvres
de Dieu, nous explique cette efficace par une certaine joie
qu'elle fait voir dans le cœur d'un Dieu pour se venger
d'un ingrat : ce qui se fait 4 avec joie se fait avec appli-
cation. Mais, chrétiens, est-il possible que cette joie de
punir se trouve dans le cœur d'un Dieu, source infinie de
bonté? Oui, sans doute, quand il y est forcé par l'ingrati-
tude; car écoutez ce que dit Moïse au chapitre vingt-
huitième du Deutéronome : « Comme le Seigneur s'est
réjoui vous accroissant3, vous bénissant, vous faisant du
bien, il se réjouira de la même sorte, en vous ruinant, en
vous ravageant4: » Sicut ante lœtatus est Dominus super
vos, bene vobis faciens, vosque multiplicans, sic lœtabiiur
disperdens vos atque subverienss. Quand son cœur s'est
1. Var. : irrité.
2. Efficace. Voir page 210,note 5.
3. Tous accroissant.,* Quoique
la particule en soit la marque du
gérondif, il n'est pas toujours
nécessaire de l'exprimer. » Obser-
vations de l'Académie française
sur les Remarques de . Vaugelas,
1704. Corneille a dit de même
« J'empêche ta ruine, empêchant
tes caresses. » Pompée, v, 4 : « T
trouveras la paix quittant la con-
voitise. » Traduction de l'Imita*
tion, 111.
4. Var. : en vous accablant'
£>. Deutér., xxviu, 63.
526 SUR L'ARDEUR DE LA PENITENCE.
épanché en nous bénissant, il a suivi sa nature et son
inclination bienfaisante : mais nous l'avons contristé ,
mais nous avons affligé son Saint-Esprit, et nous avons
changé la joie de bien faire1 en une joie de punir; et il
est juste qu'il répare la tristesse que nous avons donnée
à son Saint-Esprit*, par une joie efficace, par un triomphe
de son cœur, par un zèle de sa justice à venger notre
ingratitude. ;
Justement, certes, justement; car il sait ce qui est dû
à son amour victorieux, et il ne laisse pas ainsi perdre ses
grâces. Non, elles ne périssent pas, ces grâces rebutées,
ces grâces dédaignées, ces grâces frustrées; il les rappelle
à lui-même, il les ramasse en son propre sein, où sa
justice les tourne toutes en traits pénétrants, dont les
cœurs ingrats sont percés. C'est la, messieurs, cette justice
dont je vous parlais tout à l'heure; justice du Nouveau
Testament, qui s'applique par le sang, par la bonté même
et par les grâces infinies d'un Dieu rédempteur : justice
d'autant plus terrible que tous ses coups de foudre sont
des coups de grâces.
C'est ce que prévoyait en esprit le prophète Jérémie, lors-
qu'il a dit ces paroles ■ Fuyons, fuyons bien loin « devant
la colère de la colombe, devant le glaive de la colombe : »
facie irœ columbœ. . . a facie gîadii columbœ 2 ! Et nous
Voyons dans l'Apocalypse les réprouvés qui s'écrient : « Mon
tagnes, tombez sur nous, et mettez-nous à couvert de la
face et de la colère de l'Agneau : » Cadite super nos et abs~
condite nos... ab ira Agni*. Ce qui les presse, ce qui les ac-
cable, ce n'est pas tant la face du Père irrité ; c'est la face de
cette colombe tendre et bienfaisante qui a gémi tant de fois
pour eux, qui les a toujours appelés par les soupirs de sa
1. La joie de bien faire. Voir j 2. Jérém., xxv, 58; xlvi, 1(>
page 4, note 1. I 3. Apec, ti, 16
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE. 327
miséricorde ; c'est la face de cet Agneau qui s'est immolé
pour eux, dont les plaies ont été pour eux une vive source
de grâces. Car d'où pensez-vous que sortent les flammes qui
dévoreront les chrétiens ingrats? de ses autels, de ses sacre-
ments, de ses plaies, de ce côté ouvert sur la croix pour nous
être une source d'amour infini : c'est de là que sortira l'in-
dignation; de là la juste fureur, et d'autant plus implacable
qu'elle aura été détrempée dans la source même des
grâces : car il est juste et très juste que tout- et les grâces
mêmes tournent en amertume à un cœur ingrat. 0 poids
des grâces rejetées, poids des bienfaits méprisés, plus insup-
portable que les peines mêmes, ou plutôt, et pour dire mieux,
accroissement infini dans les peines! Ah! mes frères, que
j'appréhende que ce poids ne tombe sur vous, et qu'il n'y
tombe bientôt !
Et en effet, chrétiens, si la grâce refusée aggrave le poids
des supplices, elle en précipite le cours : car il est bien na-
turel qu'un cœur épuisé par l'excès de son abondance, fasse
tarir la source des grâces pour ouvrir tout à coup celle des
vengeances ; et il faut, avant que [de] finir, prouver encore
en un mot cette vérité.
Dieu est pressé de régner sur nous ; car à lui, comme vous
savez, appartient le règne, et il doit à sa grandeur souveraine
de l'établir promptement '. Il ne peut régner qu'en deux
sortes, ou par sa miséricorde, ou par sa justice : il règne sur
les pécheurs convertis par sa sainte miséricorde; il règne sur
les pécheurs condamnés par sa juste et impitoyable vengeance.
Il n'y a que ce cœur rebelle qu'il presse et qui lui résiste,
qu'il cherche et qui le fuit, qu'il touche et qui le méprise,
jur lequel il ne règne ni par sa bonté, ni par sa justice, ni
par sa grâce, ni par sa rigueur : il n'y souffre que des
1. Var ; de ne tarder rus à l'établir, etc.
BOSSUEï, SKIIMONS. 24
528
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE.
rebuts plus indignes que ceux des Juifs dont il a été le
jouet.
Ah ! ne tous persuadez pas que sa toute-puissance endure
longtemps ce malheureux interrègne. Non, non, pécheurs,
ne vous trompez pas, le royaume de Dieu approche : Appro-
pmquamt*. Il faut qu'il y règne sur nous par l'obéissance à
sa grâce, ou bien il y régnera par l'autorité de sa justice :
plus sont grandes les grâces que vous méprisez, plus la ven-
geance est prochaine. Saint Jean commençant sa prédication
pour annoncer le Sauveur, dénonçait * à toute la terre que
la colère allait venir, que le royaume de Dieu allait s'appro-
cher : tant la grâce et la justice sont inséparables. Mais
quand ce divin Sauveur commence à paraître, il ne dit point
qu'il approche, ni que la justice s'avance; mais écoutez
comme il parle : « La cognée est déjà, dit-il, à la racine de
« Parbre : » Jam tecuris ad radicem arborum posita est*.
Oui, la colère approche toujours avec la grâce ; la cognée
s'applique4 toujours par le bienfait même; et la sainte in-
spiration, si elle ne nous vivifie, elle nous tue.
1. Matth., m, 2.
î. Dénonçait, annonçait avec
menace. Voir page 504, note i ..
* Les sages lui dénonçaient (à
Henri VIII) qu'en remuant ce
seul point (l'autorité de l'Église)
il mettait tout en péril. • Orai-
son funèbre d'Henriette de
France.
3. Matth., m, 10.
4. L'emploi des verbes réfléchis
au sens passif était beaucoup plus
étendu au zvu* siècle que de nos
jours: «Les contraintes qui s' exé-
cutaient pour dettes par les riches
contre les pauvres. » Bossue t.
Voir Chassang , Gramm. franc.,
parag?. 283.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION
SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE LAVENT
PRÊCHÉ AD LOUVRE,. LE 6 DÉCEMBRE 1665
NOTICE
Le sermon sur la Divinité-de la Religion, prêché, comme le texte
l'indique, un deuxième dimanche d'Avent, a été donné à la Cour :
l'orateur le dit en propres termes à la fin du premier point
Mais Bossuet ayant prêché deux Agents à la Cour, en 1665 et
1669, à laquelle de ces deux stations ce sermon appartient-il ? On
a remarqué justement1 qu'en 1669 le deuxième dimanche de
FAvent se trouvait être la fête de la Conception de la Vierge. Bos-
suet dut par conséquent, ce jour-là, prêcher sur ce mystère, et
c'est dès lors à l'Avent de 1665 qu'il faut rapporter le sermon
mr lu Divinité de la Religion.
EXTRAITS
Cmci videntr claudi ambulant, leprosi mun-
dantur, surdi mudiunt, mortuiresurgunt, pau-
peres evangelizantur : et beatus est qui non
fuerit scandalixatus in me l
Les aveugles voient, les boiteux marchent, les
lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les
morte ressuscitent, l'Évangile est annoncé aux
pauvres : et heureux celui qui ne sera pas scan-
dalisé à mon sujet
Matth., xi, 5, 6.
Jésus-Christ, interrogé dans notre Évangile par les dis-
ciples de saint Jean-Baptiste, s'il est ce Messie que l'on att«n-
1. Édit. Lâchât, t. vm, p. 177.
330
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
dait, te ce Dieu qui devait venir en personne pou? sauver
la nature humaine, Tu es qui venturus es? « Êtes- vous celui
qui devez venir î » leur dit pour toute réponse, qu'il fait des
biens1 infinis au monde, et que le monde cependant se sou-
lève unanimement contre lui. Il leur raconte d'une même
suite les grâces qu'il répand, et les contradictions qu'il
endure ; les miracles qu'il fait, et les scandales qu'il cause
à un peuple ingrat ; c'est-à-dire qu'il donne aux hommes,
pour marque de divinité en sa personne sacrée, premiè-
rement ses bontés , et secondement leur ingratitude.
En effet, chrétiens, il est véritable que Dieu n'a jamais
cessé d'être bienfaisant, et que les hommes de leur côté*
n'ont jamais cessé d'être ingrats : tellement qu'il pour-
rait sembler, tant notre méconnaissance5 est extrême! que
c'est comme un apanage delà nature divine d'être infiniment
libérale aux hommes, et de ne trouver toutefois dans le
genre humain qu'une perpétuelle opposition à ses volontés,
et un mépris injurieux de toutes ses grâces.
Saint Pierre a égalé 4 en deux mots les éloges des plus
fameux 5 panégyriques, lorsqu'il a dit du Sauveur, « qu'il
passait en bien-faisant 6 et guérissant tous les « oppressés : »
Pertransiit benefaciendo et sanando orunes oppressos1. Et
certes il n'y a rien 8 de plus magnifique et de plus digne
d'un Dieu, que de laisser partout où il passe des effets de sa
bonté ; que de marquer tous ses pas 9 par ses bienfaits ; que
de parcourir les provinces, non par ses victoires10, comme
1. Pluriel usité au xvi^ siècle.
« Il est comblé des biens et des
manières obligeantes de M. de
Vardes... Un hiver en Provence
lui fera tous les biens du monde. »
Sévigné.
2. Var. : les hommes aussi.
3. Gratitude : vieux mot, em-
ployé aussi par La Rochefoucaul J.
4. Var. : surpassé.
5. Var. : pompeux.
6. Voir page 4, note 1.
7. Act., x, 38.
8. Var. : Car qu'y a-t-il
9. Var. : toute sa route
10. Comparez page 4.
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION. 531
on a dit de ces conquérants ; car c'est tout ravager et tout
détruire , mais par ses libéralités.
Ainsi Jésus-Christ a montré aux hommes sa divinité comme
lie a accoutumé de se déclarer, à savoir par ses grâces et
par ses soins paternels ; et les hommes l'ont traité aussi
comme ils traitent la Divinité, quand ils l'ont payé, selon
leur coutume, d'ingratitude et d'impiété1: Et beatus est qui
n on fuerit scandalizatus in me !
Voilà en peu de mots ce qui nous est proposé2 dan s notre
évangile ; mais pour en tirer les instructions, il faut un plus
long discours, dans lequel je ne puis entrer qu'après avoir
imploré le secours d'en haut. Ave.
Gœci vident, claudi ambulant, leprosi mundantur : etbeatut
est qui non fuerii scandalizatus in me ' « Les aveugles
voient; les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés : et
bienheureux est celui qui n'est point scandalisé en moi3!»
Ce n'est plus en illuminant4 les aveugles, ni en faisant marcher
les estropiés, ni en purifiant les lépreux, ni en ressuscitant
les morts, que Jésus-Christ autorise sa mission, et fait con-
naître aux hommes sa divinité. Ces choses ont été faites du-
rant les jours de sa vie mortelle, et continuées dans sa
sainte Église tant qu'il a été nécessaire pour poser les fon-
dements de la foi naissante. Mais ces miracles sensibles
qui ont été faits par le Fils de Dieu sur des personnes par-
ticulières et pendant un temps limité, étaient les signes
sacrés d'autres miracles spirituels qui n'ont point de bornes
semblables, puisqu'ils regardent également tous les hommes
et tous les siècles
En effet, ce ne sont point seulement des • particuliers
1. Bossuet a changé quatre fois « Cherchant à proposer [au leo
sur le manuscrit l'ordre de ces teur] des.défauts à éviter...»
deux derniers mots. 3. A mon sujet, à propos de
2. Mis sous les yeux. La Bruyère moi. Cf. le texte latin.
dPréface du Disc, à l'Académie): 4. Vieux mot, non remplacé.
532
SUR LA DIVINITE DE LÀ RELIGION.
aveugles, estropiés et lépreux, qui demandent au Fils de
Dieu le secours de sa main puissante. Mais plutôt tout le
genre humain, si nous le savons comprendre1, est ce sourd
et cet aveugle qui a perdu la connaissance de Dieu, et ne
peut plus entendre sa voix. Le genre humain est ce boiteux
qui, n'ayant aucune règle des mœurs, ne peut plus ni mar-
cher droit, ni se soutenir. Enfin le genre humain est tout
ensemble et ce lépreux et ce mort qui, faute de trouver
quelqu'un qui le retire du péché, ne peut ni se purifier de
ses taches2, ni éviter sa corruption. Jésus-Christ a rendu l'ouïe
à ce sourd et la clarté à cet aveugle, quand il a fondé la foi :
Jésus-Christ a redressé ceboiteux quand il a réglé les mœurs;
Jésus-Christ a nettoyé ce lépreux et ressuscité ce mort, quand
il a établi dans sa sainte Église la rémission des péchés.
Voilà les trois grands miracles par lesquels Jésus-Christ
nous montre sa divinité; et en voici le moyen3.
Quiconque fait voir aux hommes une vérité souveraine et
toute-puissante, une droiture infaillible, une bonté sans
mesure, fait voir en même temps la divinité. Or est-il que*
le Fils de Dieu nous montre en sa personne une vérité sou-
veraine par l'établissement de la foi, une équité, infaillible
par la direction des mœurs, une bonté sans mesure par la
rémission des péchés : il nous montre donc sa divinité.
Mais ajoutons, s'il vous plaît, pour achever l'explication
de notre évangile,- que tout ce qui prouve sa divinité
prouve aussi notre ingratitude. Beatus qui non fuerit Scan-
ia Var. : si nous l'entendons.
2. Var. : immondices-ordures.
3. C.-à-d. la façon dont ces mi-
racles s'accomplissent.
4. Or est-il que, locution habi-
tuelle à Bossuet. « Or est-il que
le fils de Dieu a voulu choisir la
parole pour être l'instrument de
sa grâce... » Sermon sur la
Prédication Êvangélique (1662) :
a Or est-il que- traiter les hommes
selon leur mérite c'est un acte de
la justice qu'on appelle distribu-
tive. » Sur l'aumône (1666). Elle
ne se retrouve plus dans les Orai-
sons funèbre*.
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
333
dahzatus in me! Heureux celui qui ne sera pas scandalisé à
mon sujet!
Tous ses miracles nous sont* un scandale ; toutes ses
grâces nous deviennent3 un empêchement. Il a voulu,
chrétiens, dans la foi que les vérités fussent hautes1,
dans la règle des mœurs que la voie fût droite, dans la
rémission des péchés que le moyen fût facile. Tout cela
était fait pour notre salut ; cette hauteur pour nous élever;
cette^lroiture pour nous conduire ; cette facilité pour nous
inviter à la pénitence. Mais nous sommes si dépravés, que
tout nous tourne à scandale, puisque la hauteur des vérités
de la foi fait que nous nous soulevons contre l'autorité de
Jésus-Christ ; que l'exactitude de la règle qu'il nous donne
nous porte à nous plaindre de sa rigueur ; et que la facilité
du pardon nous est une occasion d'abuser de sa patience.
PREMIER POINT
La vérité est une reine qui habite en elle-même et dans
sa propre lumière, laquelle par conséquent est elle-même
son trône, elle-même sa grandeur, elle-même sa félicité.
Toutefois pour le bien des hommes, elle a voulu régner sur
eux, et Jésus-Christ est venu au monde pour établir cet
empire par la foi qu'il nous a prêchée. J'ai promis, mes-
sieurs, de vous faire voir que la vérité de cette foi s'est
établie en souveraine, et en souveraine toute-puissante; et
la marque assurée que je vous en donne, c'est que sans se
croire obligée d'alléguer aucune raison, et sans être jamais
réduite à emprunter aucun secours, par sa propre autorité,
par sa propre force, elle a fait ce qu'elle a voulu, et a
régné dans le monde. C'est agir, si je ne me trompe,
1. « Tout vous est aquilon. »
La Fontaine. (Le Chêne et le Ro-
teau.) c Ce m'est un fort bon
signe. » Molière (Misanthrope, I, i).
2. Var. : nous sont.
3. Au-dessus de la raison.
534 SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
assez souverainement : mais il faut appuyer ce que j'avance.
J'ai dit que la vérité chrétienne n'a point cherché son
appui dans les raisonnements humains, mais qu'assurée
d'elle-même, de son autorité suprême et de son origine
céleste, elle a dit, et a voulu être crue: elle a prononcé ses
oracles, et a exigé la sujétion.
Elle a prêché une Trinité, mystère inaccessible par sa
hauteur: elle a annoncé un Dieu homme, un Dieu anéanti
jusques à la croix, abîme impénétrable par sa bassesse.
Comment a-t-elle prouvé ? Elle a dit pour toute raison qu'il
faut que la raison lui cède, et qu'elle est1 née sa sujette.
Voici quel est son langage : Hœc dicit Dominus: « Le Sei-
gneur a dit. » Et en un autre endroit : a II est2 ainsi, parce
que j'en ai dit la parole: » Quia verbum ego locutus sum, dicit
Domintu'3 . Et en effet, chrétiens, que peut ici opposer
la raison humaine? Dieu a le moyen de se faire entendre,
il a aussi le droit de se faire croire. Il peut par sa lumière
infinie nous montrer, quand il lui plaira, la vérité à décou-
vert: il peut par son autorité souveraine nous obliger à nous
y soumettre, sans nous en donner l'intelligence. Et il est
digne de la grandeur, de la dignité, de la majesté de ce
premier Être, de régner sur tous les esprits, soit en les
captivant par la foi, soit en les contentant par la claire vue.
Jésus-Christ a usé de ce droit royal dans l'établissement
\de son Évangile ; et comme sa sainte doctrine ne s'est point
fondée sur les raisonnements humains,-pour ne point dégé-
nérer d'elle-même, elle a aussi dédaigné le soutien* de l'élo-
quence. Il est vrai que les saints apôtres, qui ont été ses
prédicateurs, ont abattu aux pieds de Jésus la majesté des
faisceaux romains, et qu'ils ont fait trembler dans lei\rs tn-
1 Var. : parce qu'elle est née... j 3. Jerem., xxxiv, 5.
2. Cf. p. 318, n. 1. I 4. Var. : le secours.
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
335
bunaux les juges devant lesquels ils étaient cités1. Ils ont ren-
versé les idoles, ils ont converti les peuples. « Enfin ayant
affermi, dit saint Augustin, leur salutaire doctrine, ils ont
laissé à leurs successeurs la terre éclairée par une lumière
céleste : » Confirmata saluberrima disciplina, illuminatas ter-
ras posteris reliquerunt*. Mais ce n'est point par l'art du bien-
dire, par l'arrangement des paroles, par des figures arti-
ficielles, qu'ils ont opéré tous ces grands effets. Tout se fait
par une secrète vertu qui persuade contre les règles, ow
plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les enten-
dements -, vertu qui, venant du ciel, sait se conserver tout
entière dans la bassesse familière 3 de leurs expressions,
et dans la simplicité d'un style qui parait vulgaire :
comme on voit un fleuve rapide qui retient, coulant dans
la plaine, cette force violente et impétueuse qu'il a acquise
aux montagnes d'où il tire son origine 4.
î Concluons donc, chrétiens, que Jésus-Christ a fondé son
saint Évangile d'une manière souveraine et digne d'un Dieu;
et ajoutons, s'il vous plaît, que c'était la plus convenable
aux besoins de notre nature. Nous avons besoin parmi nos
erreurs, non d'un philosophe qui dispute, mais d'un Dieu
qui nous détermine dans la recherche de la vérité. La voie
du raisonnement est trop lente et trop incertaine : ce qu'il faut
chercher est éloigné, ce qu'il faut prouver est indécis. Cepen-
dant il s'agit du principe même et du fondement de la conduite,
1. Note marginale : « Dispu-
tante Mo de justitia et casti-
tate, et judicio futuro. (Il s'agit
de saint Paul : le juge athénien
l'écoute) quoique infidéle.(£2 nous,
chrétiens) nous écoutons sans
être émus. Lequel est le prison-
nier? Lequel est le juge? Treme-
factui, judex respondit (A et.,
ixiv, 25). Ce n'est plus l'accusé
qui demande du délai à son jug*
c'est le juge effrayé qui en de-
mande à son criminel. »
t. S. Aug., de Vera Relig., 4.
5- Var. : modeste.
4. Var. : d'où ses eaux sont pré-
cipitées. Voyez plus haut la même
comparaison, avec quelques va-
riantes, dans le Panégyrique de
saint Paul (premier point), p. 146.
536 SUÏ* LA DIVINITE DE LA RELIGION.
sur lequel il faut être résolu d'abord : il faut donc nécessaire-
ment en croire quelqu'un. Le chrétien n'a rien à chercher,
parce qu'il trouve tout dans la foi. Le chrétien n'a rien à
prouver, parce que la foi lui décide tout, et que Jésus-Christ
lui a proposé de sorte les vérités nécessaires, que s'il n'est
pas capable de les entendre, il n'est pas moins disposé * à
les croire : Talia populis persuader et> credendasaltem,si per-
cipere non valerent*.
Ainsi, par même moyen, Dieu a été nonoré, parce qu'on
l'a cru, comme il est juste, sur sa parole ; et l'homme a été
instruit par une voie courte, parce que, sans aucun circuit
de raisonnement, l'autorité de la foi l'a mené dès le premier
pas à Ja certitude.
Mais continuons d'admirer l'auguste souveraineté de la
vérité chrétienne. Elle est venue sur la terre comme une
étrangère, inconnue et toutefois haïe et persécutée, durant
l'espace de quatre cents ans, par des préjugés iniques.
Cependant, parmi ces fureurs du monde entier conjuré
contre elle, elle n'a point mendié de secours humain. Elle
s'est fait elle-même des défenseurs intrépides et dignes de
sa grandeur, qui, dans la passion qu'ils avaient pour ses
intérêts, ne sachant que la confesser et mourir pour elle,
ont couru à la mort avec tant de force, qu'ils ont effrayé
leurs persécuteurs, qu'à la fin ils ont fait honte par leur
patience aux lois qui les condamnaient au dernier supplice,
et onl obligé les princes à les révoquer. Orando, patiendo,
cum pia securiiate moriendo, leges quïbus damnabatur chris-
iiana reliqio, erubescere compulerunt, mutarique fecerunt, dit
éloquemment saint Augustin5.
C'était donc le conseil de Dieu et la destinée de la vérité,
si je puis parler delà sorte, qu'elle fût entièrement établie
1. Var. : il est néanmoins tout I 2. S. Aug.tde fera Religione, 3.
prêt — il n'est pas moins prêt. I 3. De CivitaU Dei, VIII, zx.
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION. 337
malgré les rois de la terre, et que, dans la suite des temps,
elle les eût premièrement pour disciples, et après pour
défenseurs *. Il ne les a point appelés quand il a bâti son
Église. Quand il a eu fondé immuablement et élevé jusqu'au
comble ce grand édifice, il lui a plu alors de les appeler2. Il
les a donc appelés, non point par nécessité, mais par grâce.
Donc l'établissement de la vérité ne dépend point de leur
assistance, ni l'empire de la vérité ne relève point de leur
sceptre 5 : et si Jésus-Christ les a établis défenseurs de son
Évangile, il le fait par honneur et non par besoin; c'est pour
honorer leur autorité et pour consacrer leur puissance.
Cependant sa vérité sainte se soutient toujours d'elle-même
et conserve son indépendance. Ainsi lorsque les princes
défendent la foi, c'est plutôt la foi qui les défend ; lorsqu'ils
protègent la religion, c'est plutôt la religion qui les pro-
tège et qui est l'appui de leur trône. Par où* vous voyez clai-
rement que la vérité se sert des hommes, mais qu'elle n'en
dépend pas: et c'est ce qui nous paraît dans toute la suite
de son histoire. J'appelle ainsi l'histoire de l'Église ; c'est
l'histoire du règne de la vérité. Le monde à menacé : la
vérité est demeurée ferme ; il a usé de tours subtils et de
flatteries : la vérité est demeurée droite. Lès hérétiques ont
'brouillé5: la vérité est demeurée pure. Les schismes ont dé-
Ichiré le corps de l'Église, la vérité est demeurée entière.
Plusieurs ont été séduits, les faibles ont été troublés, les
forts mêmes ont été émus; un Osius, un Origène, un Ter-
tullien, tant d'autres qui paraissaient l'appui de l'Église, sont
tombés avec grand scandale : la vérité est demeurée toujours
immobile. Qu'y a-t-il donc de plus souverain ni 6 de plus
1. Voir plus loin, p. 483-488.
2. Note marginale : « Et nunc,
reges... Et vous rois, mainte-
nant... >
3. Var. : trône,
l. Voyez page 182, note 4.
5. Verbe très usité au xvn* siè-
cle, même au neutre : « Il cherche,
il brouille, il crie...» La Bruyère
6. Voyez page 214, note 2.
358 SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
indépendant que la vérité, qui persiste toujours, immuable,
malgré les menaces et les caresses, malgré les présents et
les proscriptions, malgré les schismes et les hérésies, mal-
gré toutes les tentations et tous les scandales ; au milieu
de1 la défection de ses enfants infidèles, et dans la chute
funeste de ceux-là même qui semblaient être ses colonnes t
Après cela, chrétiens, quel esprit ne doit pas céder à
une autorité si bien établie? et que je suis étonné quand
j'entends des hommes profanes qui, dans la nation la plus
florissante de la chrétienté, s'élèvent ouvertement contre
l'Évangile! Les entendrai-je toujours et les tnnverai-je
toujours dans le monde, ces libertins déclarés, esclaves
de leurs passions, et téméraires censeurs des conseils de
Dieu; qui, tout plongés qu'ils sont dans les choses basses,
se mêlent de décider hardiment des plus relevées2 ? Pro-
fanes et corrompus, lesquels, comme dit saint Jude, « blas-
phèment ce qu'ils ignorent, et se corrompent dans ce
qu'ils connaissent naturellement :_j* Quœcumque quidem
ignorant, blasphémant; quçecumque autem naturaliter, tan-
quammuta animantia, norunt, in his corrumpuntur* . Hommes
deux fois morts, dit le mémo apôtre; morts premièrement,
parce qu'ils ont perdu la charité, et morts secondement,
parce qu'ils ont même arraché la foi : Arbores infructuosœ,
eradicatx, bis mortuœ 4: « Arbres infructueux et déracinés, »
qui ne tiennent plus à l'Église par aucun lien. 0 Dieu!
les verrai-je toujours triompher dans les compagnies5; et
empoisonner les esprits par leurs railleries sacrilèges?
Mais, hommes doctes et curieux, si vous voulez discuter
la religion, apportez-y du moins et la gravité et le poids
que la matière demande. Ne faites point les plaisants mal
1. Var. : Enfin parmi. | 3. Jud., 10.
2. Var. : décident hardiment 4. Jud.t 12.
des plus hautes. I 5. Assemblées, cercles.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION. 339
à propos, dans des choses si sérieuses et si vénérables.
Ces importantes questions ne se décident pas par vos
demi-mots et par vos branlements de tête, par ces fines
railleries dont vous nous vantez la délicatesse et par ce
dédaigneux souris1. Pour Dieu, comme disait cetami de Job2,
ne pensez pas être les seuls hommes, et que toute la
sagesse soit dans votre esprit. Vous qui voulez pénétrer
les secrets de Dieu, çà5, paraissez, venez en présence4,
développez-nous les énigmes de la nature ; choisissez ou
ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à vos
pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur. vos têtes! Quoi!
partout votre raison demeure arrêtée! partout ou elle gau-
chit5, ou elle s'égare, ou elle succombe! Cependant vous ne
voulez pas que la foi vous prescrive ce qu'il faut croire.
Aveugle chagrin et dédaigneux . vous ne voulez pas qu'on
vous guide et qu'on vous donne, la main ! Pauvre voyageur
égaré et présomptueux, qui croyez savoir le chemin, qui
vous refusez la conduite6, que voulez-vous qu'on vous fasse!
Qtfoi ! voulez-vous donc qu'on vous laisse errer î Mais vous
vous ir^z engager dans quelque chemin perdu 7; vous vous
jetterez dans quelque précipice. Voulez-vous qu'on vous
fasse entendre clairement toutes les vérités divines? Mais
considérez où^vous êtes et en quelle basse région du monde
vous avez été relégué. Voyez cette nuit profonde, ces ténè-
bres épaisses qui vous environnent :. la faiblesse, l'imbécil-
1. Très usité au xvn* siècle
et même au svm* siècle. V. p. 367,
3.
2. Job., xii, 1.
5. Çà. Voyez page 187, note 2.
4,1 Locution rare, — conservée
du bas-latin juridique : in prse-
tenli venire. Cf. Du Gange.
5. Gauchit. Vieux mot que Bos-
luet affectionne : « se détour-
ner de la ligne droite. » « Astres
errants qui gauchissent et se dé-
tournent au gré des vanités, désin-
térêts et des passions humaines. »
Or. (un. de Nicolas Cornet (1603).
6. Qui vous privez d'être con-
duit. Voyez page 243, note 2.
7. Var. : vous irez vous perdre
dans les précipices — (dans) de/»
détours infinis.
540 SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
lité, l'ignorance de votre raison. Concevei que ce n'est pas
ici la région de l'intelligence*. Pourquoi donc ne voulez-
vous pas qu'en attendant que Dieu montre à découvert
ce qu'il est, la foi vienne à votre secours, et vous apprenne du
moins ce qu'il en faut croire ?
Mais, messieurs, c'est assez combattre ces esprits profanes
et témérairement curieux. Ce n'est pas le vice le plus com-
mun, et je vois un autre malheur bien plus universel dans
la cour. Ce n'est point cette ardeur inconsidérée de vouloir
aller trop avant, c'est une extrême négligence de tous les
mystères. Qu'ils soient ou qu'ils ne soient pas, les hommes
trop dédaigneux ne s'en soucient plus et n'y veulent pas
seulement penser; ils ne savent s'ils croient ou s'ils ne
croient pas ; tout prêts à vous avouer ce qu'il vous plaira,
pourvu que vous les laissiez agir à leur mode et passer la
vie à leur gré. « Chrétiens en l'air, dit Tertullien, et fidè-
les si vous le8 voulez : « Plerosque in ventum, et si placus-
rtf, christianos*.)) Ainsi je prévois que les libertins et les
esprits forts pourront être décrédités, non par aucune hor-
reur de leurs sentiments, mais parce qu'on tiendra tout
dans l'indifférence, excepté les plaisirs et les affaires.
Voyons si je pourrai rappeler les hommes de ce profond
assoupissement, en leur représentant, dans mon second
point, la beauté incorruptible de la morale chrétienne.
DEUXIÈME POINT
Grâce à la miséricorde divine, ceux qui disputent tous
les jours témérairement de la vérité de la foi ne contestent
pas au christianisme la règle des mœurs, et ils demeurent
d'accord de la pureté et de la perfection de notre morale.
i. C'est-à-dire le lieu oà il est | les mystères divins,
permis à l'homme de comprendre I 3. Scorp., i.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
541
Mais certes ces deux grâces sont Inséparables. D ne faut
point deux soleils non plus dans la religion que dans la na-
ture; et quiconque nous est envoyé de Dieu pour nous
éclairer dans les mœurs, le même nous donnera la con-
naissance certaine des choses divines qui sont le fonde-
ment nécessaire de la bonne vie. Disons donc que le Fils
de Dieu nous montre beaucoup mieux sa divinité en diri-
geant sans erreur la vie humaine, qu'il n'a fait en redres
saut les boiteux et faisant marcher les estropiés. Celui-là
doit être plus qu'homme, qui, à travers de1 tant de cou-
tumes et tle tant d'erreurs, de tant de passions compliquées
et de tant de fantaisies bizarres, a su démêler au juste et
fixer précisément la règle des mœurs. Réformer ainsi le
genre humain, c'est donner à l'homme la vie raisonnable;
c'est une seconde création, plus noble en quelque façon
que la première. Quiconque sera le chef de cette réforma-
tion salutaire au genre humain doit avoir à son secours
la même sagesse qui a formé l'homme la première fois.
Enfin c'est un ouvrage si grand, que si Dieu ne l'avait pas
fait, lui-même l'envierait à son auteur.
Aussi la philosophie Ta-t-elle tenté vainement. Je sais
qu'elle a conservé de belles règles et qu'elle a sauvé de
beaux restes du débris des connaissances humaines; mais
je perdrais un temps infini si je voulais raconter toutes
ses erreurs. Allons donc rendre nos hommages à cette
équité infaillible qui nous, règle dans l'Évangile. J'y cours,
suivez-moi, mes frères; et afin que je vous puisse présenter
l'objet d'une adoration si légitime, permettez que je vous
trace une idée8 et comme un tableau raccourci de la
morale chrétienne.
1. A travers de... Voir page 21,
note 1. — Var. : au milieu de...
S. Idée, une esquisse. « Cette
vie [de PériclêsJ est une idée ad-
mirable d'un bon gouverneur. »
Racine (Lex.de M. ilarty .Laveaux ,
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
Elle commence par le principe. Elle rapporte à Dieu,
auquel elle nous lie par un amour chaste, l'homme tout
entier, et dans sa racine, et dans ses branches et dans ses
fruits, c'est-à-dire, dans sa nature, dans ses facultés, dans
toutes ses opérations1. Car, comme elle sait, chrétiens, que
îe nom de Dieu est un nom de père, elle nous demande
l'amour, mais pour s'accommoder à notre faiblesse, elle
nous y prépare par la crainte. Ayant donc ainsi résolu de
nous attacher à Dieu par toutes les voies possibles, elle
nous apprend que nous devons en tout temps et en toutes
choses révérer son autorité, croire à sa parole, dépendre
de sa puissance, nous confier en sa bonté, craindre sa
justice, nous abandonner à sa sagesse, espérer son éternité.
Pour mi rendre le culte raisonnable que nous lui de-
vons, elle nous apprend, chrétiens, que nous sommes
nous-mêmes ses victimes ; c'est pourquoi elle nous oblige
à dompter nos passions emportées et à mortifier nos sens,
trop subtils- séducteurs de notre raison. Elle a sur ce sujet
des précautions inouïes5. Elle va éteindre dans le fond du
cœur l'étincelle qui peut causer un embrasement. Elle
étouffe la colère, de peur qu'en s'aigrissant elle ne se
tourne en haine implacable. Elle retient jusqu'aux yeux par
une extrême jalousie qu'elle a pour garder le cœur. Elle n'at-
tend pas à ôter l'épée à l'enfant après qu'il se sera donné
un coup mortel ; elle la lui arrache des mains dès la pre-
mière piqûre. Enfin elle n'oublie rien pour soumettre
Je corps à l'esprit, et l'esprit tout entier à Dieu, et c'est là,
messieurs, notre sacrifice.
Nous avons à considérer sous qui nous vivons et avec
qui nous vivons. Nous vivons sous l'empire de Dieu; nous
1. Cf. p. 324, n. 4.
2. Habiles, ingénieux, « Ces
trois puces que montrait un char-
latan, subtil ouvrier. » La Bruyè-
re, éd. cl. Hachette, p. 542.
3. Var. : merveilleuses.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION. 54S
mon s en société avec les hommes. Après donc cette pre-
mière obligation d'aimer Dieu comme notre souverain,
plus que nous-mêmes, s'ensuit le second devoir d'aimer
l'homme, notre prochain, en esprit de société, comme nous-
mêmes. Là se voit très saintement établie, sous la protec-
tion de Dieu, la charité fraternelle, toujours sacrée et in-
violable, malgré les injures et les intérêts; là l'aumône,
trésor de grâces; là le pardon des injures, qui nous mé-
nage celui de Dieu ; là enfin la miséricorde préférée au
sacrifice, et la réconciliation avec son frère irrité, néces-
saire préparation pour approcher de l'autel. Là, dans une
sainte distribution des offices * de la charité, on apprend à
qui on doit le respect, à qui l'obéissance, à qui le service,
à qui la protection, à qui le secours, à qui la condescen-
dance, à qui de charitables avertissements ; et on voit
qu'on doit la justice à tous et qu'on ne doit faire injure à
personne non plus qu'à soi-même.
Voulez-vous que nous passions à ce que Jésus-Christ a
institué pour ordonner les familles? Il ne s'est pas contenté
de conserver au mariage son premier honneur; il en a fait
un sacrement de la religion et un signe mystique de sa
chaste et immuable union avec son Église. En cette sorte
il a consacré l'origine de notre naissance. Il en a retran-
ché la polygamie, qu'il avait permise un temps en faveur
de l'accroissement de son peuple; et le divorce qu'il avait
souffert à cause de la dureté des cœurs. Il ne permet plus
que l'amour s'égare dans la multitude; il le rétablit dans
son naturel, en le faisant régner sur deux cœurs unis, pour
faire découler de cette union une concorde inviolable dans
la famille et entre les frères. Après avoir ramené les
choses à la première institution, il a voulu désormais que
r
1. Des devoirs. Sens latin : officia
BOSSUET, SERMONS. 25
344
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION
I» plus s.iinte alliance du genre humain fût aussi la plus
durable et la plus ferme, et que le nœud conjugal fût in-
dissoluble, tant par la première force de la foi donnée que
par l'obligation naturelle d'élever les enfants communs,
gages précieux d'une éternelle correspondance*. Ainsi il a
donné au mariage des fidèles une forme auguste et véné-
rable, qui honore la nature, qui supporte2 la faiblesse, qui
garde la tempérance, qui bride la sensualité.
\ Que dirai-je des saintes lois qui rendent les enfants
soumis et les parents charitables, puissants instigateurs
à la vertu, aimables censeurs des vices; qui répriment la
licence « sans abattre le courage : » Ut- non pusillo
animo fiant5. Que dirai-je de ces belles institutions par
lesquelles et les maîtres sont équitables et les serviteurs
affectionnés ; Dieu même, tant il est bon et tant il est père,
s'étant chargé de les récompenser4 de leurs services5. Qui a
mieux établi que Jésus-Christ l'autorité des princes, et des
puissances légitimes? Il fait un devoir de religion de l'obéis-
sance qui leur est due.6. Ils régnent sur les corps par la
force, et tout au plus sur les cœurs par l'inclination. Il leur
érige un trône dans les consciences, et il met sous sa pro-
tection leur autorité et leur personne sacrée. C'est pour-
quoi Tertullien disait autrefois aux ministres des empe-
reurs : Votre fonction vous expose à beaucoup de haine et
beaucoup d'envie ; « maintenant vous avez moins d'ennemis
à cause de la multitude des chrétiens : » Nunc enim pau-
ciores hostes habetit prœ multitudine chriitianorum 7 . Ré-
1. Réciprocité de sentiment».
Ct p. 324, n. 7.
2. Soutient.
3. Coloss., ni, 31.
4. Var. : de leur tenir compte
de leurs services fidèles.
5. Note marginale : « Maîtres,
vous avez un maître au ciel. Ser-
viteurs, servez comme à Dieu ;
car votre récompense vous est
assurée. » {Coloss., m, 24, iv, 1.)
6. Cf. Polit, tirée de l'Écrit,
sainte, 1. III, h ; 1. VI, n.
7. Apolog., 37.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
545
ciproquement il enseigne aux princes que le glaive leur
est donné contre les méchants, que leur main doit être
pesante seulement pour eux, et que leur autorité doit être le
soulagement du fardeau des autres1.
Le voilà, messieurs, ce tableau que je vous avais promis;
la voilà représentée au naturel, comme en raccourci,
cette immortelle beauté de la morale chrétienne. C'est une
beauté sévère, je l'avoue; je ne m'en étonne pas, c'est
qu'elle est chaste. Elle est exacte : il le faut, car elle est
religieuse. Mais au fond quelle plus sainte morale ! quelle
plus belle économique2, quelle politique plus juste! Celui-
là est ennemi du genre humain, qui contredit de si saintes
lois. Aussi, qui les contredit, si ce n'est des hommes
passionnés qui aiment mieux corrompre la loi que reo
tifier-leur conscience; et, comme dit Salvien, « qui aiment
mieux déclamer contre le précepte que de faire la guerre
au vice? » Mavult quilibet improbus execrari legem, quam
emendare mentem; mavult prœcepta odisse quam vitia3.
Pour moi, je me donne de tout mon cœur à ces saintes
institutions. Les mœurs* seules me feraient recevoir la
foi. Je crois en tout à celui qui m'a si bien enseigné à
^ vivre. La foi me prouve les mœurs ; les mœurs me prou-
Vent la foi. Les vérités de la foi et la doctrine des mœurs
sont choses tellement connexes et si saintement alliées,
qu'il n'y a pas moyen de les séparer 5. Jésus-Christ a fondé
les mœurs sur la foi, et, après qu'il a si noblement6 élevé
i. Var. : Et qu'ils doivent autant
qu'ils peuvent soulager le fardeau
des autres.
2. Économique. « Ce qui con-
cerne le gouvernement d'une fa-
mille, d'un État... peu usité. »
Littré.
3. Salv. iv, adversus Avaros.
4. On peut remarquer dans tout
ce discours que Bossuet emploie
le mot mœurs là où nous disons
morale.
5. Manuscrit: [exemple]. — Bos-
suet se réservait d'm donner un
en chaire.
6. Var. : si bien.
346
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
cet admirable édifice, serai-je assez téméraire pour dir« à un
si sage architecte qu'il a mal posé les fondements! Au con-
traire ne jugerai-je pas par la beauté manifeste de ce qu'il me
montre, que la même sagesse a disposé ce qu'il me cache?
Et vous, que direz-vous, 6 pécheurs? En quoi êtes-vous
blessés, et quelle partie voulez-vous retrancher de cette
morale? Vous avez de grandes difficultés : est-ce la raison
qui les dicte, ou la passion qui les suggère ? Hé ! j'entends
bien vos pensées : hé ! je vois de quel côté tourne votre
cœur. Vous demandez la liberté. Hé! n'achevez pas, je
vous entends trop *. Cette liberté que vous demandez, c'est
une captivité misérable de votre cœur. Souffrez qu'on vous
affranchisse et qu'on rende votre cœur à un Dieu à qui il
est, et qui le redemande avec tant d'instance, fl n'est
pas juste, mon frère, que l'on entame la loi en faveur de
vos passions , mais plutôt qu'on retranche de vos passions
ce qui est contraire à la loi. Car autrement que serait-ce?
chacun déchirerait le précepte: Lacer ata est lex*. Il n'y a
point d'homme si corrompu à qui quelque péché ne dé-
plaise5. Celui-là est naturellement libéral : tonnez, fulminez
tant qu'il vous plaira contre les rapines, il applaudira à
votre doctrine. Mais il est fier et ambitieux, il lui faut lais-
ser venger cette injure, et envelopper ses ennemis ou ses
concurrents dans eette intrigue dangereuse. Ainsi toute la
loi sera mutilée, et nous verrons, comme disait le grand
saint Hilaire dans un autre sujet, « une aussi grande va-
riété dans la doctrine, que nous en voyons dans les mœurs,
et autant de sortes de foi qu'il y a d'inclinations diffé-
rentes : » Tôt nm,c jides exsistere, quot voluntates, et tôt
nobis doctrinas eue, quot mores *.
1. Var. : ne parlez pas davan-
tage.
2. Hab.% i, 4
3. Var. : Qu'il n'y ait quelque
péché qui ne déplaise.
i. S Hilar., n, ad Constant, A.,
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION. 547
Laissez-vous donc conduire à ces lois si saintes, et faites-
en votre règle. Et ne médites pas qu'elle est trop parfaite
et qu'on ne peut y atteindre. C'est ce que disent les
lâches et les paresseux. Ils trouvent obstacle à tout ; tout
leur parait impossible; et lorsqu'il n'y a rien à craindre,
ils se donnent à eux-mêmes de vaines frayeurs et des
terreurs imaginaires. Dicit piger : Léo est in via et lesena
in itineribus. Dicit piger : Léo est foris, in medio platearum
9ccidendus sum1 : Le paresseux dit : « Je ne puis partir,
il y a un lion sur ma route ; la lionne me dévorera sur les
grands chemins. [Le paresseux dit : Il y a un lion dehors^
je vais être tué au milieu de la place publique.]
Il trouve toujours des difficultés, et il ne s'efforce jamais
d'en vaincre aucune. En effet, vous qui nous objectez que
la loi de l'Évangile est trop parfaite et surpasse les forces
humaines, avez- vous jamais essayé de la pratiquer? Contez-
nous donc -vos efforts; montrez-nous les démarches que
vous avez faites. Avant que de vous plaindre de- votre
impuissance, que ne commencez-vous quelque chose? Le
second pas, direz- vous, vous est impossible : oui, si vous
ne faites jamais le premier. Commencez donc à marcher,
et- avancez par degrés. Vous verrez les choses se Tacîliter,
et le chemin s'aplanir manifestement- devant vous. Mais
qu'avant que d'avoir tenté, vous nous disiez tout impos-
sible ; que vous soyez fatigué et harassé du chemin sans
vous êtes remué de votre place, et accablé d'un travail
que vous n'avez pas encore entrepris : c'est une lâcheté
non seulement ridicule, mais insupportable. Au reste,
comment peut-on dire que Jésus-Christ nous ait chargé
par-dessus nos forces, lui qui a eu tant d'égards à notre
faiblesse, qui nous offre tant de^ secours, qui nous laisse3
1. Prov., un, 13, un, 13. | 2. Var. : donna.
348 SDR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
tant de ressources, qui, non content de nous retenir sur
îe penchant1 parle précepte, nous tend encore la main dans
le précipice, par la rémission des péchés qu'il nous pré-
sente?
TROISIÈME POINT
Je tous confesse, messieurs, que mon inquiétude est
extrême dans cette troisième partie, non que j'aie peine à
prouver ce que j'ai promis au commencement, c'est-à-dire,
l'infinité de la bonté du Sauveur. Car quelle éloquence
assez sèche et assez stérile pourrait manquer de paroles?
Qu'y a-t-il de plus facile, et qu'y a-t-il, si je puis parler
de la sorte, de plus infini, ni * de plus immense que cette
divine bonté, qui non seulement reçoit ceux qui la recher-
chent, et se donne tout entière à ceux qui l'embrassent ;
mais encore rappelle ceux qui s'éloignent, et ouvre tou-
jours des voies de retour a ceux qui la quittent? Mais les
hommes le savent assez ; ils ne le savent que trop pour
leur malheur. Il ne faudrait pas publier si hautement une
vérité de laquelle tant de monde abuse. Il faudrait le dire
tout bas aux pécheurs affligés de leurs crimes , aux con-
sciences abattues et désespérées. Il faudrait démêler dans
la multitude quelque âme désolée, et lui dire à l'oreille
et en secret : « Ah ! Dieu pardonne sans fin et sans bornes : »
IMisericordiœ ejus non est numerus*.] Mais c'est lâcher la
bride à la licence, que de mettre devant les yeux des
pécheurs superbes cette bonté qui n'a point de bornes;
et c'est multiplier les crimes que de prêcher ces miséri-
cordes qui sont innombrables : Misericordiœ ejus non est
numeruê.
1. Sur la pente du précipice i p. 214, note 2 et p. 337, note 5.
% Sur cet emploi de ni, voyez | Z.Orat.miss. pvogiatiar. Aet.
SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
349
Jésus-Christ a ouvert aux hommes une source inépuisable de
miséricordes dans le sacrement de la Pénitence, mais cette faci-
lité que Dieu donne aux pécheurs de purifier leur conscience fait
qu'ils ne craignent point de la souiller.
En Vain nous disons a ceux qui se confient si aveu-
glément à ce repentir futur : Voulez-vous pas1 considérer
que Dieu a bien promis le pardon au repentir ; mais qu'il n'a
pas promis de donner du temps2 pour ce sentiment néces-
saire? Cette raison convaincante ne fait plus d'effet, parce-
qRi'elle est trop répétée. Considérez, mes frères, quel est
votre aveuglement : vous rendez la bonté de Dieu complice de
votre endurcissement. C'est ce péché contre le Saint-Esprit,
contre la grâce de la rémission des péchés. Dieu n'a plus
rien à faire pour vous retirer du crime. Vous poussez à bout
sa miséricorde. Que peut-il faire que de vous appeler, que
de vous attendre, que de vous tendre les bras, que de vous
offrir le pardon ? C'est ce qui vous rend hardis dans vos en-
treprises criminelles. Que faut-il donc qu'il fasse? Et sa bonté
étant épuisée et comme surmontée par votre malice, lui
reste-t-il autre chose que de vous abandonnera sa vengeance?
Hé _bien ! poussez à bout la bonté divine, montrez-vous
fermes et intrépides à perdre votre âme : ou plutôt, insensés
et insensibles, hasai dez tout, risquez tout; faites d'un re-
pentir douteux le motif d'un crime certain3: mais ne voulez-
vous pas entendre combien est étrange*, combien insensée,
combien monstrueuse, cette pensée de pécher pour se repen-
tir? Obstupesctte^ cœlï, super hoc*: <c 0 ciel, ô terre, étonnez-
1. Voir page 91, n. 1.
2. Cf. le développement de cette
idée dans !e premier point du
sermon sur Vlmpénilence finale,
ci-dessus, p. 219-28L
3. Var. : Hasardez votre âme,
risquez votre éternité : quelle
fermeté! quel courage! quelle
insensibilité prodigieuse ! [quelle]
stupidité insensée l
4. Cf. sur le sens de ce mot dans
Bossuet, p. 242. n.3; et p. 216,
243, 563, 568; 572.
5. Jerem., n, 12.
350
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION.
vous d'un si prodigieux égarement ! » Les aveugles entants
d'Adam ne craignent pas de pécher, parce qu'ils espèrent un
jour en être fâchés ' l J'ai lu souvent, dans les Écritures, que
Dieu envoie aux pécheurs l'esprit de vertige et d'étourdisse-
ment; mais je le vois clairement dans vos excès. Voulez-vous
vous convertir quelque jour, ou périr misérablement dans
Timpénitence? Choisisses, prenez parti. Le dernier est le
parti des démons. S'il vous reste donc quelque sentiment du*
christianisme, quelque soin de votre salut, quelque pitié de
vous-même, vous espérez vous convertir ; et si vous croyiez
que cette porte vous fût fermée, vous n'iriez pas au crime
avec l'abandon où je vous vois. Se convertir, c'est se repentir:
vous voulez donc contenter cette passion parce que vous
espérez vous en repentir ? Qui jamais a ouï parler d'un
tel prodige! Est-ce moi qui ne m'entends pas? ou bien
est-ce votre passion qui vous enchante ? Me trompé-je dans
ma pensée î ou bien êtes-vous aveugle et troublé de
sens dans la vôtre? Quand est-ce qu'on s'est avisé de
faire une chose, parce qu'on croit s'en repentir quelque
jour? C'est la raison de s'en abstenir sans doute; j'ai bien
ouï dire souvent : Ne faites pas cette chose, car vous vous
en repentirez.
Le repentir qu'on prévoit n'est-il pas naturellement un
frein au désir et un arrêt à la volonté? Mais qu'un homme
dise en lui-même : Je me détermine à cette action, j'es-
père d'en avoir regret8, et je m'en retirerais sans cette pen-
sée; qu'ainsi le regret prévu devienne contre sa nature,
et l'objet de notre espérance, et le motif de notre choix,
1. Fâchés, affligés. « Quoique
j'attendisse il y a longtemps la
nouvelle que vous m'avei deman-
dée (la tnort de Madame de Fon-
tanges), elle n> pas laissé de me
surprendre et de me fâcher. »
Lettre de Louis XIV, citée par
Godefroy, Lexique de Corneille.
2. J'espère d'en avoir regrtL
Voyez page 134, note 1.
SUR LA DIVINITÉ DE LA RELIGION. 351
c'est un aveuglement inouï, c'est mêler ensemble les con-
traires, c'est changer l'essence des choses. Non, non, ce que
vous pensez n'est ni un repentir ni une douleur : vous n'en
entendez* passeulement le nom, tant vous êtes éloignés d'en
avoir la chose ! Cette douleur qu'on désire, ce repentir qu'on
espère avoir quelque jour, n'est qu'une feinte douleur et un
repentir imaginaire. Ne vous trompez pas, chrétiens, il n'est
pas si aisé de se repentir. Pour produire un repentir sincère,
il faut renverser spn cœur jusqu'aux fondements, déraciner
ses inclinations avec violence, s'indigner implacablement
contre ses faiblesses, s'arracher de vive force à soi-même.
Si vous prévoyiez un tel repentir, il vous serait un frein sa-
lutaire . Mais le repentir que vous attendez n'est qu'une
grimace ; la douleur que vous espérez, une illusion et une
chimère: et vous avez sujet de craindre que, par une juste
punition d'avoir si étrangement renversé la nature de la
pénitence, un Dieu méprisé et vengeur de ses sacrements
profanés ne vous envoie, en sa fureur, non le peccavi d'un
David, non les regrets d'un saint Pierre, non la douleur amère
d'une Madeleine ; mais le regret politique d'un Saûl, mais la
douleur désespérée d'un Judas, mais le repentir stérile
I d'un Antiochus ; et que vous ne périssiez malheureusement
i dans votre fausse contrition et dans votre pénitence im-
pénitente.
Vivons donc, mes frères, de sorte que la rémission des
péchés ne nous soit pas un scandale2. Rétablissons les choses
dans leur usage naturel. Que la- pénitence soit pénitencer un
remède et non un poison ; que l'espérance soit espérance, une
ressource à la faiblesse et non un appui à l'audace; que la
douleur soit une douleur; que le repentir sot un repentir,
c'est-à-dire l'expiation des péchés passés et non le fondement
1. Cf. p. 133, n. % { S. Un piège : sens étymologique.
552 SUR LA DIVINITE DE LA RELIGION.
des péchés futurs. Ainsi nous arriverons par la pénitence
au lieu où il n'y a plus ni repentir ni douleur, mais un
calme perpétuel et une paix immuable, [que je vous
souhaite] au nom, etc.1.
1. Pour le commencement du
troisième point de ce sermon, cf.
le sermon de 1663 sur les juge-
ments humains (ou sur la femme
adultère) où l'éloquence de Bos-
suet n'avait pas « manqué de pa-
roles » ni de chaleur lyrique pour
célébrer « l'infinité de la bonté »
divine : « Venez donc ici, chré-
tiens, et écoutez votre Sauveur
qui vous montre vos ingratitudes.
Ce n'est pas la voix de son ton-
nerre ni le cri de sa justice irritée
que je veux faire retentir à vos
oreilles. Parlez, amour ; parlez,
indulgence; parlez, bontés atti-
rantes d'un Dieu qui est venu
chercher les pécheurs, qui leur
veut faire sentir leur indignité,
non par la violence de ces repro-
ches, mais par l'excès de ses grâces,
son en leur prononçant leur sen-
tence, mais en leur accordant leur
absolution. C'est la méthode du
Sauveur des âmes. Il ne dit rien de
fâcheux ni aux pécheurs, ni aux
publicains qui conversaient avec
lui ; il tourne toute son indignation
contre les pharisiens hypocrites
dont le superbe chagrin s'opposait
à la conversion des pécheurs. Pour
lui qui était venu chercher et
porter sur ses épaules ses brebis
perdnes, il ne rebute point les
pécheurs par un dédain accablant
et par des paroles désespérantes ;
il ne dit rien de rude ni à Made-
leine, ni à la Samaritaine, ni à la
femme adultère, et, sans les con-
fondre par ses reproches, il laisse
faire cet ouvrage et à l'excès de
leurs crimes et à l'excès de ses
grâces. » (Ed. Lebarq; t. IV,
p. 372.)
SUR L'HUNNEUB
SERMON POUR II ÔEUÏIÊfflE SEMAINE DE CARÊWE*
PRÊCHÉ A SAINT-GERMAIN, LE 25 MARS 16«
NOTICE
Le sermon sur l'Honneur a été prêché pendant le Carême de
1666, à Saint-Germain, où la Cour résidait alors. Le roi y assista.
On trouve dans les deux dernières parties du discours des allu-
sions historiques * qui justifieraient la date de 1666, si l'écriture
du manuscrit ne l'indiquait pas d'une façon certaine.
Nous ne donnons de ce discours que le premier point, où Bos-
suet développe, sur le sujet de l'Honneur, des idéesjju'il n'avait
pas exprimées dans le sermon de 1660 sur J'Hoê*»" ^ monde.
EXTRAIT
Omnta opéra sua faetunt ut vtdeantur ab
hominibus.
Ils font toutes leurs œuvres dans le dessein
d'être vus des hommes.
Matth , xxm, 5.
Je me suis souvent étonné comment les hommes, qui
présument tant de la bonté de leurs jugements, se rendent
t. Voir la Gazette de France;
l'édition Lâchât, ix, p. 134; Le-
barq, Hist. crit. de la Préd. de
Bossuet, p. 224.
2. D'abord des louanges adres-
sées à Louis XIV sur la o haute
réputation de ses armes et de ses
conseils. » louanges qui n'eussent
pas été vraies en 1662, alors que
le roi commençait à peine à se
faire connaître au dehors; —
ensuite, des allusions aux édita
contre le duel, édits qui duren'.
être portés entre 1663 et 16Fo.
(Voir Floquet, Études sur la vit
de Bossuet, h, p. 187.)
354
SUR L'HONNEUR.
si fort dépendants de l'opinîon des autres, qu'ils s'y baissent
souvent emporter contre leurs propres pensées. Nous som-
mes tellement jaloux de l'avantage de bien juger, que nous
ne le voulons céder à personne ; et cependant, chrétiens,
nous donnons tant à l'opinion, et nous avons tant d'égards
à ce que pensent les autres, qu'il semble quelquefois qu<*
nous ayons honte de suivre notre jugement, auquel nous
avons néanmoins tant de confiance5. C'est la tyrannie de
l'honneur qui nous cause cette servitude. L'honneur nous
fait les captifs de eeux dont nous voulons être honorés.
C'est pourquoi nous sommes contraints de céder beaucoup
jde choses à leurs opinions ; et souvent des politiques et des
capitaines, touchés de ce faux honneur, et du désir d'é-
viter un blâme qu'ils n'avaient point mérité, ont ruiné 4
malheureusement, par lés sentiments d'autrui, des affaires
qu'ils auraient sauvées en suivant les leurs. Que s'il est si
dangereux de se laisser trop emporter aux considérations
de l'honneur*, même dans les affaires du monde auxquelles
il a tant de part, quel obstacle ne fera-t-il pas aux affaires
du salut6? et combien est-il nécessaire que nous sachions
prendre ici de véritables mesures ! C'est pour cela, chré-
tiens, que, méditant l'évangile où Jésus-Christ nous pré-
sente les pharisiens comme de misérables captifs de l'hon-
neur du monde, j'ai pris la résolution de le combattre aujour-
d'hui ; et pour cela j'appelle à mon aide la plus hunîble des
créatures, en lui disant avec l'ange: Ave, gratia ylena.
Sire, l'honneur fait tous les jours et tant de bien et tant
de mal dans le monde, qu'il est assez malaisé de définir
1. Par elle. « Quoique l'on pa-
raisse éïoignédes passions. on n'est
pas moins en danger de s'y laisser
emporter, p La Rochefoucauld.
S8. Cf. p. 241, n. 2.
S. Var. : encore que nous y
ayons tant de confiance.
4. Var. : ont perdu.
5. Var. : à l'honneur.
6. Var. : de i'éternité.
SUR L'HONNEUR.
355
quelle estime on en doit faire, et quel usage on lui doit lais-
ser dans la vie humaine. S'il nous excite à la vertu, il nous
oblige aussi trop souvent à donner plus qu'il ne faut à l'opi-
nion ; et quand je considère attentivement les divers évé-
nements des choses humaines, il me paraît, chrétiens, que
la crainte d'être blâmé n'étouffe guère moins de bons sen
timents qu'elle en réprime1 demauvais. Plus j'enfonce dans
cette matière, moins j'y trouve de fondement assuré ; et je
découvre au contraire tant de bien et tant de mal, et pour dire
tout en un mot, tant de bizarres ^inégalités dans les opinions3
établies sur le sujet de l'honneur, que je ne sais plus à quoi
m'arrêter,
En effet, entrant au détail de ce sujet important, j'ai
remarqué, chrétiens, que nous mettons de l'honneur dans
des choses vaines, que nous en mettons souvent dans des
choses qui sont mauvaises, et que nous en mettons aussi
dans des choses bonnes. Nous mettons beaucoup d'honneur
dans des choses vaines, dans la pompe, dans la parure, dans
cet appareil extérieur. Nous en mettons dans des choses
mauvaises : il y a des vices que nous honorons ; il y a de
fausses vaillances qui ont leur couronne, et de fausses
libéralités que le monde ne laisse pas d'admirer . Enfin
nous mettons de l'honneur dans des choses bonnes4; autre-
ment la vertu ne serait pas honorée. Voilà, messieurs, l'hon-
neur attaché à toutes sortes de choses. Qui ne serait surpris s
de cette bizarrerie? Mais si nous savons entendre le natu-
rel de Tesprit humain, nous demeurerons convaincus qu'il
ne pouvait pas en arriver d'une autre sorte. Car comme
l'honneur est un jugement que les hommes portent sur le
1. Cf. p. 31, n. 1.
2. Cf. p. 458, n. 2.
3. Var. : sur lesquelles l'hon-
neur s'appuie.
4. Var. : par exemple, dans la
vertu, dans la force et dans l'a-
dresse d'esprit et de corps.
5. Var. : étonné.
35Ç
SUR L'HONNEUR.
prix et sur la valeur de certaines choses, parce que notre
jugement est faible, il ne faut pas trouver étrange s'il est
ébloui par des choses vaines; parce que notre jugement
est dépravé, il était impossible qu'il ne s'égarât jus-
qu'à en approuver beaucoup de mauvaises; et parce qu'il
n'est ni tout à fait faible, ni tout à fait dépravé, il fallait
bien nécessairement qu'il en estimât beaucoup de très
bonnes. Encore y a-t-il ce vice dans l'estime que eouîs
avons pour les bonnes choses, que cette même dépravation
et cette même faiblesse de notre jugement fait que nous
ne craignons pas de nous en attribuer tout l'honneur, au
lieu de le donner tout entier à Dieu, qui est l'auteur de tout
bien. Ainsi, pour rendre à l'honneur son usage véritable,
nous devons apprendre, messieurs, à chercher dans les choses
que nous estimons : premièrement, du prix et de la valeur ;
et par là les choses vaines seront décriées1 ; secondement, la
conformité avec la raison : et par là les vices perdront leur
crédit : troisièmement, l'ordre nécessaire : et par là les biens
véritables seront tellement* honorés, que la gloire en sera
toute rapportée à Dieu , qui en est le premier principe.
C'est le partage de ce discours, et le sujet de vos attentions.
PREMIER POINT
L'Apôtre nous avertit que nous devons être enfants en
malice5 ; mais il ajoute, messieurs, que nous ne devons pas
l'être dans les sentiments; c'est-à-dire, qu'il y a en nous
des faiblesses et des pensées puériles que nous devon
corriger, afin de demeurer seulement enfants en simpli-
4. Décrier, c'est proprement dé-
fendre par cri public, par procla-
mation, l'uspge de quelque chose.
« On a décrié les quarts d'écus,
les dentelles, les broderies. »
Dict. de l'Académie, 1694.
3. De telle sorte que. Cf. Pas-
cal : « Les princes sont tellement
les ministres de Dieu qu'ils sont
hommes et non pas dieux. »
Provinc, xiv. Voy. p. 144, n. 2.
5. I Cor.,x.iv, 20.
SUR L'HONNEUR.
357
cité et en innocence. Il considérait, chrétiens, qu'encore
que la nature, en nous faisant croître par certains progrès,
nous fasse espérer enfin la perfection, et qu'elle semble
n'ajouter tant de traits nouveaux à l'ouvrage qu'elle a com-
mencé que pour y mettre en son temps la dernière main ;
néanmoins nous ne sommes jamais tout à fait formés. Il y a
toujours quelque chose en nous que l'âge ne mûrit point ; et
c'est pourquoi les faiblesses et les sentiments de. Penfance
s'étendent toujours bien avant, si l'on n'y prend garde, dans
toute la suite de la vie .
Or, parmi ces vices puérils, il n'y a personne qui ne voie
que le plus puéril de tous, c'est l'honneur que nous mettons
dans les choses vaines, et cette facilité de nous y1 laisser
éblouir. D'où naît dans les hommes une telle erreur, qu'ils
aiment mieux se distinguer par ïa pompe extérieure que
par la vie, et par les ornements de la vanité que par la
beauté des mœurs? D'où vient que celui qui se ravilit* par
ses vices au-dessous des derniers esclaves, croit assez con-
server son rang et soutenir sa dignité par un équipage3
magnifique, et que, pendant qu'il se néglige lui-même jus-
qu'au point de ne se parer d'aucune vertu, il pense être
asse* orné quand il assemble4, pour ainsi dire, autour de
lui ce que la nature a de plus rare : « comme si c'était là,
dit saint Augustin3, le souverain bien et la richesse de
l'homme, que tout ce qu'il a soit riche et précieux, excepté
lui-même : » Quasi hoc sit summum hominis bonum habere
omnia bona, prœter se ipsum.
L'éloquent et judicieux6 saint Jean Chrysostome en rend
celte raison excellente, dans la quatrième homélie sur l'é-
l.Cf. p. 354, n. 1.
2. « Ce que J.-G. a cru pouvoir,
sans se ravitir, acheter de tout
son sang, n'est-ce qu'un rien?»
{Or. fun. de la duch. d'Orléans.)
3. « Se dit du train, de la suite,
des hardes. » Acad., 1694.
4. Var. : amasse.
5. De Civitate Dei, III, i.
6. Var. : Le docte...
358 SUR L'HONNETJR.
vahgile de saint Matthieu, où il dit à peu près ces mêmes
paroles : Je né puis, dit-il, * comprendre la cause de ce
prodigieux aveuglement qui est dans les hommes, de croire
se rendre illustres par cet éclat extérieur qui les environne,
si ce n'est qu'ayant perdu leur bien véritable, ils ramassent
tout ce qu'ils peuvent autour d'eux, et vont mendiant* de tous
côtés la gloire qu'ils ne trouvent plus dans leur conscience.
Cette parole de saint Chrysostomé me jette dans une plus
profonde considération, et m'oblige à reprendre les choses
d'un plus haut principe. Tous les hommes sont nés pour
ia grandeur, parce que tous sont nés pour posséder Dieu. Car
comme Dieu est grand, parce qu'il n'a besoin que de lui-
même, l'homme aussi est grand, chrétiens, alors qu'il est
assez droit pour n'avoir besoin que de Dieu. C'était la vérita-
ble grandeur de la nature raisonnable, lorsque, sans avoir be-
soin des choses extérieures, qu'elle possédait noblement sans
en être en aucune sorte possédée, elle faisait sa félicité par la
§eule innocence 5 de ses désirs, et se trouvait tout ensemble
et grande et heureuse, en s'attachant à Dieu par un saint
amour*. En effet, cette seule attache5 qui la rendait tempé-
rante, sage, vertueuse, la rendait aussi par conséquent
libre, tranquille, assurée. La paix de la conscience répan-
dait jusque sur les sens une joie divine. L'homme avait en
lui-même toute sa grandeur, et tous les biens externes dont
il jouissait lui étaient accordés libéralement, non comme
un fondement de son bonheur, mais comme une marque de
son abondance6. Telle était la première institution de la
créature raisonnable.
Mais de même qu'en possédant Dieu elle avait la plénitude,
ainsi, en le perdant par son péché, elle demeure épuisée.
1. Hom. rr, in Mattk. i 4. Var, : par un amour chaste.
2. Var. : et cherchent. I 5. V, p. 262, n. 3.
3. Var. : droitur*. I 6. V. p. 61. n. 1, p. 127, n. 2.
SUR L'HONNEUR. 35©
Elle est réduite à sorr propre fonds, c'est-à-dire, à son pre-
mier néant: elle ne possède plus rien, puisque, devenue
dépendante des biens qu'elle semble posséder, elle en est
plutôt la captive qu'elle n'en est la propriétaire et la sou-
veraine. Toutefois, malgré la bassesse et la pauvreté où1 le
péché nous réduit, le cœur de l'homme étant destiné pour2
posséder un bien immense, quoique la liaison soit rompue
qui l'y tenait attaché, il en reste toujours en lui quelque
impression, qui fait qu'il cherche sans cesse quelque ombre
d'infinité. L'homme, pauvre et indigent au dedans? tâche de
s'enrichir et de s'agrandir comme il peut ; et comme il ne
lui est pas possible de rien ajouter à sa taille et à sa gran-
deur naturelle, il s'applique3 ce qu'il peut par le dehors. Il
pense qu'il s'incorpore, si vous me permettez de parler
ainsi, tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce
qu'il gagne. Il s'imagine croître lui-même avec son train
qu'il augmente, avec ses appartements qu'il rehausse,
avee son domaine qu'il étend 4. Aussi, à voir comme il marche,
vous diriez que la terre ne le contient plus ; et sa fortune
enfermant en soi tant de fortunes particulières, il ne peut
plus se compter pour un seul homme.
Et en effet, pensez-vous, messieurs, que cette femme
vaine et ambitieuse puisse se renfermer en elle-même,
elle qui a non seulement en sa puissance, mais qui traîne
sur elle en ses ornements la subsistance d'une infinité de
familles; qui porte, dit ^Tertullien, en un petit fil autour
de son cou, des patrimoines entiers : Saltus et insula* te-
nera cervix circumfert^' et qui tâche d'épuiser au ser-
l.Cf. p. 16, n. 5; p. 182, n. 3.
t. Destiné pour... Forme fré-
quente au xvii" siècle : «Qu'y a-t-il
de plus grand et de plus appro-
chant de Dieu que d'être destiné
pour la félicité publrerue?» Bour-
daloue (Dominicales, h* dimanche
après Pâques).
S. Var. : il y applique.
A. Première rédaction : « atfec
ses ameublements qu'il enrichit.»
5. D* omit* femm., î, S.
ROSSTTET, "SERMOîîSi 2Q
560
SUR L'HONNEUR.
vice d'un seul corps toutes ieg inventions de l'art et tontes
les richesses de la nature? Ainsi l'homme, petit en soi et
honteux de sa petitesse, travaille à s'accroître et à se mul-
tiplier dans ses titres, dans ses possessions, dans ses va-
nités : tant de fois comte, Unt de fois se/gneur, possesseur
de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre
de tnnt de conseils, et ainsi du reste : toutefois, qu'il se
multiplie tant qu'il lui plaira, il ne faut toujours pour
l'abattre qu'une seule mort1. Mais, mes frères, il n'y pense
pas; et dans cet accroissement infini que sa* vanité s'ima-
gine, il ne s'avise jamais de se mesurer à son cercueil,
qui seul néanmoins le mesure au juste.
C'est, messieurs, en cette manière que l'homme croit se
rendre admirable. En effet, il est admiré, et devient un
magnifique spectacle à d'autres hommes aussi vains et
autant trompés que lui. Mais ce qui le relève, c'est ce qui
l'abaisse; car ne voit-il pas, chrétiens, dans toute cette
pompe qui l'environne, et au milieu de tous ces regards
qu'il attire, que ce qu'on regarde le moins, ce qu'on admire
le moins, c'est lui-même? Tant l'homme est pauvre et
nécessiteux, qui n'est pas capable de soutenir3 par ses qua-
lités personnelles les honneurs dont il se repaît f
C'est ce que nous montre l'Écriture sainte dans cet or-
gueilleux roi de Babylone, le modèle des âmes vaines, ou
plutôt la vanité même. Comme t l'orgueil monte toujours » ,
dit le roi-prophète, et ne cesse jamais d'enchérir sur ce
qu'il est4, superbia eorum... a$cendit semper6, Nabucho-
donosor ne se contente pas des honneurs de la royauté, il
1. Première rédaction : «qu'une
seule mort et une seule chute
pour tout casser»; seconde rédac-
tion : « qu'un seule mort, et pour
cette mort, une seule cause et
encore asses légère, »
2. Var. : notre vanité.
S. Cf. p. 501, n. 2.
4. Var. : Comme l'orgueil en-
chérit toujours sur ses première!
pensées — prétentions.
5. Ps, lxxih, 23.
SÏÏR L'HONNEUR.
561
veut (les honneurs divins. Mais comme sa personne ne
peut soutenir un éclat si haut1, qui est démenti trop visi-
blement par notre* misérable mortalité, il érige sa magni-
fique statue, il éblouit les yeux par sa richesse, il étonne
l'imagination par sa hauteur, il étourdit tous les sens par le
bruit qu'on fait autour d'elle; et ainsi, l'idole de ce prince,
plus privilégiée que lui-même, reçoit des adorations que
sa personne3 n'ose demander. Homme de vanité et d'osten-
tation, voilà ta figure* : c'est en vain que tu te repais des
honneurs qui semblent te suivre; ce n'est p;is toi qu'on
admire, ce n'est pas toi qu'on regarde, c'est ceT éclat
étranger qui fascine les yeux du monde ; et on adore, non
point ta personne, mais l'idole de ta fortune, qui pa-
raît dans ce superbe appareil6 par lequel tu éblouis le vul-
gaire.
^ « Jusques à quand, 6 enfants des hommes, jusques à
quand aimerez-vûus la vanité, et vous plaires-vous dans
le mensonge ? » L'homme n'est rien, et il ne poursuit
que des riens pompeux : In imagine pertransit homo, sed
et frustra conturbatur6 : t II passe comme un songe, et il
ne court aussi qu'après des fantômes. » Que ^'il est vrai,
ce que nous dit saint Jean Chrysostome7, que la vanité
au dehors est la marque la plus évidente de la pauvreté
au dedans, que dirons-nous, chrétiens, et que pensera
la postérité du siècle où nous sommes? Car quel siècle
a-t-on jamais vu, où la vanité ait été plus désordonnée?
Quand est-ce qu'on a étalé plus de titres, plus de cou-
ronnes, plus de vaines magnificences? Quelle condition
1. Var. : un si grand éclat.
2. Var. : par sa.
5. Var. : que l'original.
4. La représentation. Cf. Pascal,
Pensées, art. xvi : « La Synagogue
[en Israël] ne périssait point parce
qu'elle était la figure [de l'Église
chétienne à venir.] »
5. Apparat. « Discours d'appa-
reil et de cérémonie. » Rollin.
6. Ps., it, 3 et xxxviu, 7.
1. Homil.. i in Ep. ad Tkessal,
ÏC2
SUR L'HONNEUR.
n'a pas oublié ses bornes? Qui n'a pu avoir la grandeur
a voulu néanmoins la contrefaire. On ne peut plus faire
de discernement; et, par un juste retour, cette fausse
image de grandeur s'est tellement étendue, qu'elle s'est
enfin ravilie1.
Mais encore si les vanités n'étaient simplement que va-
nités, elles ne nous contraindraient pas, chrétiens, de faire
aujourd'hui de si fortes plaintes. Ce qu'il y a de plus dé-
plorable, c'est qu'elles arrêtent le cours des charités,
c'est qu'elles mettent tout à fait à sec la source des au-
mônes, et avec la source des aumônes, celle de toutes les
grâces du christianisme. Que dis-je ici ? des aumônes ! les
vanités ne permettent pas même de payer ses dettes2. On
ruine et les siens et les étrangers pour satisfaire à 3 son
ambition. Encore n'est-ce pas le seul désordre : ce ne sont
pas seulement la charité et la justice qui se plaignent de
la vanité ; la pudeur s'en plaint aussi, et la vanité y cause
1. Ravilie. Voir p. 357, n. 2.
2. Payer ses dettes. Les prédi-
cateurs du dix-septième siècle
étaient souvent obligés de rappe-
ler aux seigneurs de la cour ce
devoir, que quelques-itns goû-
taient très peu ; c'est Bourdaloue
qui nous le dit dans l'oraison fu-
nèbre de Henri de Bourbon (père
du prince de Condé) où il loue
son héros de « n'avoir pas su ce
secret malheureux de soutenir sa
condition aux dépens d'autrui ».
Le même prédicateur, à la Cour,
crut devoir faire, tout un sermon
sur la Restitution. Prêchant sur
l'Aumône, il rappelle que le com-
mencement de la charité doit être
de payer ses domestiques et ses
fournisseurs. Bossuet recomman-
dait aussi en 1666 (sermon sur la
Justice ; v. plus loin, p. 389; de
payer sans délai « les ouvriers, les
marchands ». On se rappelle enfin
cette lettre où madame de Sévi-
gné cache, sous la plaisanterie,
une leçon dont M. de Grignan
pouvait faire son profit : « Il est
venu ici un Père More! , de l'Ora-
toire, un homme admirable.... Je
ne voudrais pas que M. de Grignan
eût entendu ce Père ; il ne croit
pas qu'on puisse, sans péché, don-
ner à ses plaisirs quand on a des
créanciers; les dépenses lui pa-
raissent des vols qui nous ôtent le
moyen de faire justice. Vraiment
c'est un homme salé : il ne fait
aucune composition. » (1679.)
3. Satisfaire à. Voir p. 267, n.i
SUR L'HONNECR.
563
d'étranges « ruines. Simple et innocente beauté, qui com-
mencez à venir au monde, vous avez de l'honnêteté ; mais
enfin vous voulez paraître, et vous regardez avec jalousie
celles que vous voyez plus richement ornées8. Sachez que
cette vanité, qui vous paraît innocente, machine de loin
contre votre honneur ; elle vous tend des lacets 3 ; elle vous
«lécouvre à la tentation; elle donne prise à l'ennemi. Pre-
nez garde à ce dangereux appât, et mettez de bonne heure
votre honnêteté sous la protection de la modestie.
Mais ne parlons pas toujours de ces vanités qui regar-
dent les biens de fortune4 et les ornements du corps;
l'homme est vain de plus d'une sorte. Ceux-là pensent être
les plus raisonnables qui sont vains des dons de l'intelli-
gence, les savants, les gens de littérature, les beauxesprits5.
A la vérité, chrétiens, ils sont dignes d'être distingués
des autres, et ils font un des plus beaux ornements du
monde. Mais qui les pourrait supporter, lorsque aussitôt
qu'ils se sentent un peu de talent, ils fatiguent toutes les
oreilles de leurs faits et de leurs dits, et que, parce qu'ils
savent arranger des mots, mesurer un vers, ou arrondir
une période, ils pensent avoir droit de se faire écouter
sans fin, et de décider de tout souverainement? 0 justesse
dans la vie, ô égalité dans les mœurs, ô mesure dans les
passions, riches et véritables ornements de la nature rai-
sonnable, quand est-ce que nous apprendrons à vous esti-
mer? Mais laissons les beaux esprits dans leurs disputes
de mots, dans leur commerce de louanges qu'ils se ven-
dent les uns aux autres à pareil prix, et dans leurs cabales
1. Étranges. Voir, pour le sens
de ce mot, page 242, note 3.
2. Var. : celles qui sont plus
richement parées.
3. Var. : vous prépare des pièges.
4. La richesse.
5. Cf. le Traité de Bossuet sur
la concupiscence, en. xvni.
364
SUR L'HONNEUR.
tyranniques, qui veulent usurper l'empire de la réputation
et des lettres. Je voudrais n'avoir que ces plaintes, je ne
les porterais pas dans cette chaire. Mais dois-je dissimuler
leurs délicatesses et leurs jalousies ? Leurs ouvrages leur
semblent sacrés : y reprendre seulement un mot, c'est
leur faire une blessure mortelle. C'est là que la vanilé,
qui semble naturellement n'être qu'enjouée, devient cruelle
et impitoyable. La satire sort bientôt des premières bornes,
et d'une guerre de mots elle passe à des libelles diffa*
matoires, à des accusations outrageuses contre lés mœurs
et les personnes. Là on ne regarde plus combien les traits
sont envenimés, pourvu qu'ils soient lancés avec art, ni
combien les plaies sont -mortelles à l'honneur, pourvu que
les morsures soient ingénieuses1 : tant il est vrai, chrétiens,
que la vanité corrompt tout, jusqu'aux exercices les plus
innocents de l'esprit, et ne laisse rien d'entier* dans la
vie humaine3.
1. Var. : soient faites d'une
manière ingénieuse.
2. Rien d'entier, d'intact. « Ne
laisser rien d'entier» signifie, chez
Bossuet, toucher et gâter tout :
« Il faut une autorité;... autre-
ment la présomption , l'igno-
rance, l'esprit de contradiction
ne laissera rien d'entier dans la
vie humaine. » Pensées' chré-
tiennes , nv
3. C'est ici que le premier point
se termine dans le manuscrit.
Les éditions ajoutent cette phrase
qui appartient au second point :
« Elle (la vanité) ne se contente
pas de donner aux crimes de»
ouvertures favorables, elle les
autorise publiquement, et en-
treprend de les mettre en hon-
neur par des maximes ruineuses
à la pureté des mœurs. »
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS
SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE CARÊME
PRÊCHÉ A SADiT-GBRMADf LS 28 MARS* 1666
NOTICE
L'étude des différentes écritures de Bossuet a permis à M. Gan-
dar2 d'affirmer sans hésitation que le sermon sur l'Amour des
Plaisirs appartient au Carême de 1666. M. Lâchât3 le place en
1662 pour la raison suivante : un passage de ce sermon, — la
description de la mort du juste, — se retrouve, avec fort peu de
différences, dans le second sermon pour la Purification de la
Sainte Vierge* prêché sans conteste le 2 février de la même
année, 1666.
Ce raisonnement suppose deux choses : d'abord, que Bossuet
prenait soin de ne se répéter jamais; en second lieu, qu'il pronon-
çait toujours ses sermons tels qu'il les avait écrits. Or nous savons
au contraire que, moins soucieux.de paraître nouveau que d'être
utile, Bossuet ne se faisait aucun scrupule de rappeler à ses
auditeurs les idées frappantes qu'il leur avait déjà proposées.
Et quant à la forme, nous savons aussi qu'il avait coutume [de
laisser une très large part à l'improvisation 8, et qu'il changeait
souvent en chaire telle ou telle partie des discours qu'il avait
préparés. Il est donc légitime d'admettre que Bossuet, en pro-
nonçant le sermon sur l Amour des plaisirs, a modifié ce tableau
de la mort du juste, déjà tracé par lui précédemmei^, de façon
à ne pas offenser par une répétition trop évidente des auditeurs
trop délicats.
1." Le "jour n'est pas certain.
M. Lebarq le place au mercredi 31,
2. Études critiques, p. 398.
3. Œuvres de Bossuet, ix, 190.
4. On trouvera ce passage repro-
duit en note à la fin du discours.
5. Voir,dans l'Introduction,com-
ment il composait set Sermons.
366
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
Enfin cette objection de M. Lâchât disparaît tout entière, si
comme le croit le dernier éditeur des Sermons, l'abbé Lebarq,
la péroraison sur la mort du juste n'a pas été prononcée le jour
de la Purification.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS
Homo quidam kabuit duo* filie*, et dixit
adoletcentior ex illis patri : Da miki porticnem
tubitantix qum me contingit.
Un homme avait deux file, et le plus jeune des
deux dit à ton père : Mon père, dounes-moi
mon partage du bien qui me touche *.
Luc., xv, 11 .
La parabole de l'Enfant prodigue nous fut hier proposée
par la sainte Église dans la célébration des mystères, et je
pense que vous voudrez' bien que je ramène aujourd'hui * un
si beau et si utile spectacle. Et certainement, chrétiens,
toute l'histoire de ce prodigue, sa malheureuse sortie de la
maison de son père, ses voyages ou plutôt ses égarements
dans un pays éloigné, son avidité pour avoir son bien, et
sa prodigieuse facilité à le dissiper, ses libertés et sa servi-
tude, ses douleurs après ses plaisirs, et la misère extrême
où il est réduit pour avoir tout * donné à son plaisir ; enfin
Il variété infinie et le mélange de ses aventures sont un ta-
bleau si naturel de la vie humaine ; et son retour à son
père, où il retrouve avec abondance tous les biens qu'il
avait perdus,4 une image si accomplie des grâces de la péni-
tence, que je croirais manquer tout à fait au saint minis-
i. Var. ; qui n'appartient— qui
me regarde.
2. Variante : et je me sens
invité à ramener anjeardlrai, et<
5. Var. : trop.
A. Sous entendes ici ; est.
StJB L'AMOUR DES PLAISIRS. 36?
1ère dont je suis chargé, si je négligeais les instructions que
Jésus-Christ a renfermées dans cet évangile. Ainsi mon
esprit ne travaille plus qu'à trouver à quoi se réduire dans
une matière si vaste. Tout me paraît important, et je ne
puis tout traiter sans entreprendre aujourd'hui un discoure
immense. Grand Dieu, arrêtez mon choix sur ce qui sera le
plus profitable à cet illustre auditoire, et donnez-moi les
lumières de votre Esprit saint, par les pieuses intercessions
de la bienheureuse Vierge, que je salue avec l'ange, en di-
sant : Ave, etc.
Depuis notre ancienne désobéissance, il semble que Dieu
ait voulu retirer du monde tout ce qu'il y avait répandu
de joie véritable pendant l'innocence * des commencements ;
si bien que ce qui flatte maintenant nos sens n'est plus
qu'un amusement dangereux, et une illusion de peu de
durée. Le sage l'a bien compris, lorsqu'il a dit ces paroles :
HUus chlore miscebiiur, et extrema gaudii luctus occupât-.
« Le ris3 sera mêlé de douleur, et les joies se termineront *
en regrets. » C'est connaître le monde que de parler ainsi
de ses plaisirs ; et ce grand homme a bien remarqué, dans
les paroles que j'ai rapportées, premièrement qu'ils ne
lont pas purs, puisqu'ils sont mêlés de douleurs, et secon-
dement qu'ils passent bien vite 5, puisque la tristesse les
suit de si près. En effet, il est véritable que nous ne
goûtons point ici de joie sans mélange. La félicité des
hommes du monde est composée^ de tant de pièces, qu'il
y en a toujours quelqu'une qui manque; et la douleur a
trop d'empire dans la vie humaine, pour nous laisser jouir
longtemps de quelque repos. C'est ce que nous pouvons
1. Var. : dans l'innocence. tière, est quelquefois substantif
2. Prov^ xrv, 13. masculin. » Cf. supra, p. 559.
5. Réê. C'est la forme en usage 4. Var. : se finiront.
tu dix-septieme siècle. « Rire, dit 5. Var. : qu'ils ont peu — qu'ils
an 1691 le dictionnaire, de Fure- n'ont point de consistance.
508 SDR L'AMOUR DES PLAISIRS.
entendre par la parabole de l'Enfant prodigue. Pour donne
un cours plus libre à ses passions, il renonce aux commo-
dités et a la douceur de sa maison paternelle, et il achète
à ce prix cette liberté malheureuse. Le plaisir de jouir de
ses biens est suivi de leur entière dissipation. Ses excès,
ses profusions, cette vie voluptueuse qu'il a embrassée, le
réduisent à la servitude, à la faim, et au désespoir. Ainsi
vous voyez, messieurs, que ses joies se tournent bientôt
en amertume : Extrema gaudii luctus occupai. Mais voici
un autre changement, qui n'est pas moins remarquable : la
longue suite de ses malheurs l'ayant fait rentrer en lui-
même, il retourne enfin à son père, repentant et affligé de
tous ses désordres; et reçu dans ses bonnes grâces, il re-
couvre par ses larmes et par ses regrets ce que ses joies dis-
solues lui avaient fait perdre. Étranges1 vicissitudes! Plongé
par ses plaisirs déréglés dans un abîme de douleurs, il rentre
par sa douleur même dans la tranquille possession d'une
joie parfaite. Tel est le miracle de la pénitence ; et c'est ce
qui me donne lieu, chrétiens, de2 vous faire voir aujourd'hui,
dans l'égarement et dans le retour de ce prodigue, ces deux
vérités importantes : les plaisirs, sources de douleurs; et
les douleurs, sources fécondes des nouveaux plaisirs. C'est le
partage de ce discours et le sujet de vos attentions. .
PREMIER POINT -
L'apôtre saint Paul a prononcé 3 que « tous ceux qui veu-
lent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persé-
cution : Omnes qui pie volunt vivere in Christo Jesu, perse-
cutionem pattentur*. L'Église était encore dans son enfance,
et déjà toutes les puissances du monde s'armaient contre
i. Etranges. Voyez p. 216, n. 5. i 5. Annoncé solennellement et
î. Var : et c'est ce qui me I avec autorité. Cf. p. 528, n. S.
porte, messieurs, à... - • i. Il Timoth., m, 12
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
369
elle. Mais ne vous persuadez pas qu elle ne fût persécutée
que par les tyrans ennemis déclarés du christianisme.
Chacun de ses enfants était soi-même son persécuteur.
Pendant qu'on affichait dans toutes les places publiques
des sentences et des proscriptions contre les fidèles, eux-
mêmes se condamnaient d'une autre sorte. Si les empereurs
les exilaient de leur patrie, tout le monde leur était un exil;
jils s'ordonnaient à eux-mêmes de ne s'attacher nulle part,
et de n'établir leur domicile en aucun pays de la terre. Si
on leur était la vie par violence, eux-mêmes s'étaient les
plaisirs volontairement. Et Tertullien a raison de dire que
cette sainte et innocente persécution aliénait1 encore plus
les esprits que l'autre : Plures inventas, quos magis perim*
lum voluptalis quam vitœ avocet ab hac secta, cum alia non
sit et stulto et sapienti vitœ gratia, nisi voluptas 2; c'est-à-
dire que5 si l'on craignait les rigueurs des empereurs contre
l'Église, on craignait encore davantage la sévérité de sa
discipline contre elle-même; et que plusieurs se seraient
exposés plus facilement à se voir ôter la vie, qu'à se voir
arracher les plaisirs, sans lesquels la vie leur est en-
nuyeuse, et qu'ils aimeraient autant n'avoir pas que de
l'avoir sans goût* et sans agrément.
Ce martyre, messieurs, ne finira point; et cette sainte
persécution, par laquelle nous combattons en nous-mêmes
les attraits des sens, durera autant que l'Église. La haine
aveugle et injuste qu'avaient les grands du monde contre
1. V. p. 232, n. 8.
2. Despect., 2..
3. Première rédaction : C'est-à-
dire qu'on s'éloignait du christia-
nisme plus par la crainte de per-
dre les plaisirs que par celle de
perdre la vie, qu'on aimait autant
n'avoir pas que de l'avoir sans
goût et sans agrément; c'est-à-
dire, que si l'on craignait, etc. — •
Bossuet avait donc exprimé d'a-
bord cette idée en deux phrases,
mais il les fond ensuite l'une
dans l'autre, pour en faire la pé-
riode que nous restituons ici
d'après le manuscrit.
4. Sans saveur. Au sens oA l'on
dit : « Ce mets n'a aucun goût. »
370
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
l'Évangile 9 eu son cours limité, et le temps l'a enfin tout à
fait éteinte; mais la haine des chrétiens contre eux-mêmes
et contre leur propre corruption doit être immortelle , et
c'est elle qui fera durer jusques à la fin des siècles ce mar-
tyre vraiment merveilleux, où chacun s'immole soi-mêrno,
où le persécuteur et le patient sont également agréables, où
Dieu d'une même main soutient celui qui souffre, et cou-
ronne celui qui persécute1
Je n'ignore pas, chrétiens, que plusieurs murmurent ici
contre la sévérité de l'Évangile. Us veulent bien que Dieu
nous défende ce qui fait tort au prochain ; mais ils ne peuvent
comprendre que l'on mette de la vertu à se priver des plai-*
sirs; et les bornes qu'on nous prescrit de ce côté-là2 leur
semblent insupportables. Mais s'il n'était mieux séant à la
dignité de cette chaire de^supposer5 comme indubitables
les maximes de l'Évangile que de les prouver par raisonne-
ment, avec quelle facilité pourrais-je vous faire voir qu'il
était absolument nécessaire que Dieu réglât par ses saintes
lois toutes les parties de notre conduite ; que lui, qui nous
a prescrit l'usage que nous devons faire de nos biens, ne
devait pas négliger de nous enseigner celui que nous devons
faire de nos sens; que si, ayant égard à la faiblesse des
sens, il leur a donné quelques plaisirs, aussi, pour honorer4
la raison, il fallait y * mettre des bornes, et ne livrer pas au
corps l'homme tout entier, à la honte de l'esprit.
Et certainement, chrétiens, il ne faut pas s'étonner que
Jésus-Christ nous commande de persécuter en nous-mêmes
l'amour des plaisirs, puisque, sous prétexte d'être nos
amis, ils nous causent de si grands maux. Les pires des
1. Note marginale : « Prouver
par l'Évangile. «Suivent plusieurs
teites de saint Luc, u, 23;xui, 24,
et de saint Matthieu, mi, YS, U
2. Var. : qu'on nous y prescrit
7>. Supposer. Voir p. Atë, n.l.
A. Var. : pour l'amour de...
5. Aux sens. V. p. 309, n. 3.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS. 374
ennemis, disait sagement cet ancien *, ce sont les flatteurs ;
et j'ajoute avec assurance que les pires de tous les flat-
teurs, ce sont les plaisirs. Ces dangereux conseillers, où ne
nous mènent-ils pas par leurs flatteries? Quelle honte,
quelle infamie, quelle ruine dans les fortunes, quels dérè-
glements dans les esprits, quelles infirmités même dans les
corps, n'ont pas été introduites par l'amour désordonné
des plaisirs? Ne voyons-nous pas tous les jours plus de
maisons ruinées par la sensualité que par les disgrâces,
plus de familles divisées et troublées dans leur repos par
les plaisirs que par les ennemis les plus artificieux, plus
d'hommes immolés avant le temps à la mort par les plai-
sirs que par lés violences et par les combats2? Les tyrans,
dont nous parlions tout à l'heure, ont-ils jamais inventé
des tortures plus insupportables que celles que les plaisirs
font souffrir à ceux qui s'y abandonnent? Ils^ ont amené
dans le monde des maux inconnus au genre humain; et les
médecins nous enseignent, d'un commun accord, que ces
funestes complications de symptômes et de maladies qui
déconcertent leur art, confondent leurs expériences, dé-
mentent3 leurs anciens aphorismes4,onl leurs sources dans
les plaisirs. Qui ne voit donc clairement combien il était
juste de nous obliger d'en être les persécuteurs, puisqu'ils
sont eux-mêmes, en tant de façons, les plus cruels per-
sécuteurs de la vie humaine ?
Mais laissons les maux qu'ils font à nos corps et à nos
fortunes : parlons de ceux qu'ils font à nos âmes, dont le
cours est inévitable. La source de tous les maux, c'est
qu'ils nous éloignent de Dieu, pour lequel si5 notre cœur
1, Quint. Curt., VIII, vi et vu. préceptes de thérapeutique :
± Variante: que parles guerres «les Aphorismes d'Hippocrate. »
et les combats. 5. Tour, latin fréquent au dix-
3. Variante : font mentir. septième siècle. « Toutes lesquel-
k. Définitions de maladies, j les c.ïç$eë si vous n'avez connues
372
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
ne nous dit pas que nous sommes faits, il n'y a point de
paroles qui puissent guérir notre aveuglement. Or, mes
frères, Dieu est esprit, et ce n'est que par l'esprit qu'on
le peut atteindre. Qui ne voit donc que plus nous mar-
chons dans la région des sens, plus nous nous éloignons de
notre demeure natale, et plus nous nous égarons dans une
terre étrangère?
Le prodigue nous le lait men voir; et ce n'est pas sans
raison qu'il est écrit dans notre évangile, qu'en sortant de
la maison de son père, « il alla dans une région bien éloi-
gnée : » Peregre profectus est in regionem longinquam*. Ce
fils dénaturé et ce serviteur -fugitif, qui quitte pour ses
plaisirs le service de Son maître, fait deux étranges 2 voya*-
ges : il éloigne de Dieu son cœur, et ensuite il en éloigne
même sa pensée. Rien n'éloigne tant notre cœur de Dieu,
que rattache aveugle aux joies sensuelles; et si les autres
passions peuvent l'emporter, c'est celle-ci qui l'engage,
et le livre tout à fait. Dieu n'est plus dans ton cœur,
homme sensuel; l'idole que tu encenses, c'est le Dieu que
tu adores. Mais tu feras bientôt une seconde démarche5.
Si Dieu n'est plus dans ton cœur, bientôt il ne sera plus
dans ton, esprit. Ta mémoire, trop complaisante à ce cœur
ingrat, l'effacera bientôt d'elle-même de ton souvenir. Eu
effet, ne voyons-nous pas que les plaisirs occupent telle-
ment l'esprit, aue les saintes vérités de Dieu et ses justes
en moi, vous en devez au moins
avoir vu les semences dès ma
première jeunesse. » Voiture, cité
par Chassang, Grammaire fran-
çaise, paragraphe^!. «...Des pen-
sées inutiles de l'avenir, aux-
quelles bien loin d'être obligé de
m'arrêter, je suis au contraire
obligé de ne m'y point arrêter. »
Pascal, Lettres à Mlle de Roannez.
« Il ne me reste plus qu'à y
ajouter l'évidence de la révélation
divine, à laquelle ne désirant pas
m'atlacher, tant qu'à présent, je
me contenterai dédire que, etc. »
Bossuet, Traité du Libre Arbitre, h
— Voyez plus haut, p. 518, ligne 8.
1. Luc, xv, 13.
2. Étranges. Voir p.âlfr, note 5.
3. Var. : Un second pas.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
373
jugements n'y ont plus de place? Auferuntur judicia tua a
(acte ejus*. Dieu éloigné de notre cœur, Dieu éloigné de
notre pensée : ô le malheureux éîoignement8 ! ô le funeste
voyage! Où êtes-vous, ô prodigue! combien éloigné de
votre patrie ! et en quelle basse région avez-vous choisi»
votre demeure!*
De vous dire5 maintenant, messieurs, jusqu'où ira cet
égarement, ni -jusqu'où' vous emporteront les joies sen-
suelles, c'est ce que je n'entreprends pas T; car qui sait les
mauvais conseils que vous donneront ces flatteurs î Tout
4. Psal. ix, 27.
2. Var. : ô le cruel éîoignement.
3. Var. : établi.- ,
4. Note marginale : « David s'é-
tait autrefois perdu dans cette
terre étrangère. Il en est revenu
bientôt, mais pendant qu'il y a
passé, écoutez ce qu'il nous dit
de ses erreurs : Cor meum dere-
liquit me ; « mon cœur, dit-il,
m'a abandonné; » il s'est allé en-
gager dans une misérable servi-
tude. Mais pendant que son cœur
lui échappait, où avait-il son es-
prit t Écoutez ce qu'il dit encore :
Comprehenderunt me iniquilates
me», et non potui ut vider em :
• Les pensées de mon péché m'oc-
cupaient tout, et je ne pouvais
plus voir autre chose. » C'est en-
core en cet état que « la lumière
de ses yeux n'est plus avec lui. »
La connaissance de Dieu était obs-
curcie; la foi, comme éteinte et
oubliée ; chrétiens, quel égare-
ment! Mais les pécheurs vont plus
loin encore. Les vérités de Dieu
nous échappent ; nous perdons,
en nous éloignant, le ciel de vue;
on ne sait qu'en croire ; il n'y a
plus que les sens qui nous tou-
chent et qui nous occupent. »
5. De vous dire, etc. « Cette
tournure est perpétuelle dans le
dix-septième siècle;... aujourd'hui
on supprime souvent ce de qui
n'est ni sans utilité ni sans grâce,
et qui d'ailleurs peut être repris,
quand on veut, d'après les meil-
leures et les plus sûres autorités.»
Littré. « D'observer sa loi, c'est la
moindre de nos pensées. » Ser-
mon sur la Bonté et la Rigueur
de Dieu. « Je l'ai vu quelque
part : de savoir où, il- est diffi-
cile. » La Bruyère.
6. De vous dire jusqu'où ni jus-
qi£pù..,. Sur l'emploi de ni auivi*
et au xvir siècle, dans des phrases
où il y a seulement une idée im-
plicite de négation, voir Chassang,
Gr. fr.y par. 387. « Pelletier écrit
mieux qu'Ablaneourt, ni Patru. »
Boileau, Sat. ix. — V. p. 537, n. 5
7. Avant d'arriver à cette ex-
pression si simple, Bossuet avait
écrit successivement : « Ce serait
une folie de l'entreprendre,., c'est
ce qui passe notre connaissance,
c'est ce qui passe tout à fait notre
connaissance. » Ce sont ces petites
phrases de transition qui l'arrêtent
5p plus longtemps et qui sont la
plus raturées dans les manuscrits
374 SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
ce que je sais, chrétiens, c*est que la raison, lane fois li-
vrée à l'attrait des sens et prise de ce vin fumeux, ne
peut plus répondre d'elle-même , ni savoir où l'empor-
tera son ivresse1. Mais que sert de renouveler aujourd'hui
ce que j'ai déjà dit dans cette chaire de l'enchaînement
des péchés T Que sert de vous faire voir qu'ils s'attirent
les uns les autres*, puisqu'il- n'en faut qu'un pour nous
perdre; et que, sans que nous fassions jamais d'autres
injustices, c'en est une assez criminelle que de refuser
notre cœur à Dieu* qui le demande à si juste titre.
C'est à cette énorme injustice que nous engage3 tous les jours
l'amour des plaisirs . Il fait beaucoup davantage : non content
de nous avoir une fois arrachés à Dieu, il nous empêche d'y
retourner par une conversion véritable ; et en voici les raisons.
Pour se convertir, chrétiens, il faut premièrement se
résoudre, fixer son esprit à quelque chose, prendre une
forme* de vie : or est-il que8 l'attache6 aux attraits sensi-
bles notis met dans une contraire disposition. Car nous
voyons par expérience que, trop pauvres7 pour nous pouvoir
arrêter longtemps, tout l'agrément des sens est dans la
variété ; et c'est pourquoi l'Écriture dit que « la concupis-
cence est inconstante; » Inconstantia concupiscentiœ*, parce
que, dans Toute l'étendue des choses sensibles, il n'y a
point de si agréable situation que le temps ne rende en-
nuyeuse et insupportable. Quiconque donc s'attache au
sensible, il faut qu'il erre* nécessairement d'objets en
1. Var. : Son enivrement.
2. Var. : Et quel besoin de vous
faire voir qu'un crime en attire
d'autres....
3. Var. : C'est cette horrible in-
justice, c'est cet attentat énorme
que nous fait faire, etc. Engager
dans le sehs d'induire et même
^obliger 4teit fréquent an xrn*
siècle : « Si dans quelque attentat
il osait l'engager. » Corneille,
OEdipe, 1, 3. Cf. ici p. 272 et 403.
4. Formant vitse inire.
5- Voir page 332, note 3.
6. Voir page 358, note 5.
7. Pauvres se rapporte à sen».
8. Sap., iv, 12.
9. Var. : qu'il passe.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
375
objets, et se trompe, pour ainsi dire, en changeant de
place. Ainsi1 qu'est-ce autre chose que la vie des sens,
qu'un, mouvement alternatif de l'appétit au dégoût, et du
dégoût à l'appétit, l'âme flottant2 toujours incerl aine entre
l'ardeur qui se ralentit et Fardeur qui se renouvelle ? incon-
stantiaconcupiscentiœ*. Voilà ce que c'est que la vie des sens.
Cependant, dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas
de se divertir par l'image d'une liberté errante : Quasi qua-
dam libertate aurœ perfruuntur vago quodam desiderio sua5.
Mais aussi quand il faut* arrêter ses résolutions, cette âme,
accoutumée dès longtemps à courir deçà et delà partout où
elle voit la campagne découverte, à suivre ses humeurs et ses
fantaisies, et à se laisser tirer sans résistance par les objets
plaisants, ne peut plus du tout se fixer. Cette constance,
3ette égalité, cette sévère régularité de ia vertu lui fait peur,
parce qu'elle n'y voit plus ces délices, ces doux changements,
cette variété qui égayé les sens, ces égarements agréables
où ils semblent se promener avec liberté. C'est pourquoi cent
fois on tente et cent fois on quitte, on rompt et on renoue
bientôt avec les plaisirs. De là ces remises5 de jour en jour,
ce demain qui ne vient jamais, cette occasion qui manque
toujours, cette affaire qui ne finit point, et dont on attend
toujours la conclusion. 0 âme inconstante et irrésolue, ou
plutôt trop déterminée et trop résolue pour ne pouvoir te
résoudre, iras-tu toujours errant d'objets en objets, sans
jamais t'arrêter au bien véritable? Qu'as-tu acquis de cer-
1. Var. : Ainsi la concupiscence,
c'est-à-dire l'amour des plaisirs
est toujours changeant, parce que
toute son ardeur languit et meurt
dans Ja continuité, et que c'est le
changement qui le fait revivre.
2. L'âme flottant... Participe
absolu. Voir page 174, note 3.
3. Compares le Traité de la
BOSSUET, SERMONS,
Concupiscence , chapitre xxix.
i. S. Aug., In Psalm. cxxxvi, 9.
Note marginale : « Pour se con-
vertir, il faut un certain sérieux,
ceux qui vivent dans les -plaisin
'{lusum esse vitam nostram), sont
accoutumés à rire de tout, ne
prennent rien sérieusement. »
5. Remises. Voir page3l2, note 9.
27
376 SUR L'AMOUR DES PLAISIRS
tain par ce mouvement éternel, et que te reste[-t-ilj de tous
ces plaisirs, sinon que tu en reviens avec un dégoût du bien,
une attache au mal, le corps fatigué et l'esprit vide? Est-il
rien de plus pitoyable?
C'est ici qu'il nous faut entendre quelle est la captivité
ou jettent les joies sensuelles ; car le prodigue de la para-
bole ne s'égare pas seulement, mais encore il s'engage et
se rend esclave; et voici en quoi consiste notre servitude.
C'est qu'encore que nous passions d'un objet à l'autre,
ainsi que je viens de dire, avec une variété infinie, nous
demeurons arrêtés dans l'étendue des choses sensibles. Et
qu'est-ce qui nous tient ainsi captifs* de nos sens, sinon la
malheureuse alliance du plaisir avec l'habitude? Car si
l'habitude seule a tant de force pour nous captiver, le plai-
sir et l'habitude étant joints ensemble, quelles chaînes ne
feront-ils pas? Venumdatus sub peccato* : v Je suis vendu
« pour être assujetti au péché. » Le péché nous achète
par le plaisir qu'il nous donne. Entrez avec moi, messieurs,
dans cette considération. Encore que la nature ne nous
porte pas à mentir, et qu'on ne puisse comprendre le plai-
sir que plusieurs y trouvent, néanmoins celui qui s'est
engagé dans cette faiblesse honteuse ne trouve plus ^'or-
nements qui soient dignes de ses discours, que la hardiesse
de ses inventions; bien plus, il jure et ment tout ensemble
avec une pareille facilité; et, par une horrible profana-
tion, il s'accoutume à mêler ensemble la première Vérité
avec son contraire. Et quoique, repris par ses amis et con-
fondu par lui-même, il ait honte de sa conduite, qui lu
ôte toute créance, son habitude l'emporte par-dessus se:-
résolutions. Que si une coutume de cette sorte, qui ré-
pugne â la nature non moins qu'à la raison même, e^
i. Var. t «1 fort eapiife, j % Hom.f ru, 14.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS
377
néanmoins si puissante et si tyrannique, qu'y aura-t-il de
plus invincible que la nature avec l'habitude, que la
force de l'inclination et du plaisir jointe à celle de l'accou-
tumance1? Si le plaisir rend le vice aimable, l'habitude le
rendra comme nécessaire. Si le plaisir nous jette dans
une prison, l'habitude, dit saint Augustin, fermera cent
portes sur nous, et ne nous laissera aucune sortie : In-
clusum se sentit difftcultate vitiorum, et quasi muro im-
possibilitatis erecto portisque clausisy qua évadât non in-
venit 2.
En cet état, chrétiens, s'il nous reste quelque connais-
sance de ce que nous sommes, quelle pitié devons-nous
avoir de notre misère? Car encore, si nous pouvions arrê-
ter cette course rapide des plaisirs, et les attacher, pour
ainsi parler, autant à nous que nous nous attachons à eux,
peut-être que notre aveuglement aurait quelque excuse.
Mais n'est-ce pas la chose du monde la plus déplorable, que
nous aimions si puissamment ces amis trompeurs qui nous
abandonnent si vite ; qu'ils aient une telle force pour nous
entraîner, et nous aucune pour les retenir5 ; enfin, que notre
attache4 soit si violente et leur fuite cependant si précipitée
Pieurez, pleurez, ô prodigue ! car qu'y a-t-il de plus miséra-
ble que de se sentir- comme forcé par ses habitudes vicieuses
d'aimer les plaisirs, et de se voir, sitôt après, forcé, par une
nécessité fatale, de les perdre sans retour et sans espérance î
Que si, parmi tant de sujets de nous affliger, nous vivons
1. Accoutumance. En 1647, Vau-
gelas constatait que ce mot com-
mençait à vieillir, et en 1668, au
témoignage d'un autre grammai-
rien (Marguerite Buffet), c'était
encore « un méchant terme. »
En 1675, Bouhours remarque au
contraire qu' « il se rétablit peu à
peu. » (Remarques Nouvelles) La
Rochefoucauld l'emploie aussi.
2. In Ps. evi, 5.
3. Vax*. : Que nous ayons un
amour si ferme pour ces plaisirs
dont le naturel est si volage; qu'ils
aient tant de force pour nous en-
traîner et nous une extrême in»«
puissance pour les retenir.
A. Cf. p. 574,, a. 4.
378 SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
toutefois heureux et contents, c'est alors, c'est alors, mes
frères, qu'au défaut de notre misère, notre propre repos
nous doit faire horreur. Car ce n'est pas en vain qu'il est
écrit: « Illumiiez mes yeux, ô Seigneur, de peur que je
« ne m'endorme dans la mort1. » Ce n'est pas en vain
qu'il est écrit : « Ils passent leurs jours en paix, et des-
« cendent eu un moment dans les enfers*. » Ce n'est pas
en vain qu'il est écrit, et que le Sauveur a prononcé dans
son Évangile : « Malheur à vous qui riez, car vous pleure-
« rez 3 ! » En effet, si ceux qui rient parmi leurs péchés
peuvent toujours conserver leur joie et en ce monde et en
l'autre, ils l'emportent contre Dieu, et bravent sa toute-
puissance. Mais comme Dieu est le maître, il faut néces-
sairement que leurs ris se changent en gémissements éter-
nels 4 ; et ils sont d'autant plus assurés de pleurer un jour,
qu'ils pleurent moins maintenant. Ouvrez donc les yeux,
ô pécheurs ! voyez sur le bord de quel précipice vous vous
êtes endormis, parmi quels flots et quelles tempêtes vous
croyez être en sûreté, enfin parmi quels malheurs et dans
quelle servitude vous vivez contents ! Oh ! qu'il vous serait
peut-être utile que Dieu vous éveillât d'un coup de sa
main, et vous instruisît par quelque affliction! Mais, mes
frères, je ne veux point faire de pa eils souhaits, et je vous
conjure, au contraire, de n'obliger pas le Tout-Puissant à
vous faire ouvrir les yeux 5 par quelque revers; prévenez
de vous-mêmes sa juste fureur ; craignez le retour du
siècle à venir, et le funeste changement dont Jésus-Christ
vous menace ; et, de peur que votre joie ne se change en
pleurs, cherche! dans la pénitence, avec le prodigue,
1 P». xn, 4.
Î^Job., xxi, 13.
3 Luc, vi, 25.
4. VSar : soient changés en pleurs.
5. Var. à vous rappeler à vous-
mêmes.
SDR L'AMOUR DES PLAISIRS. 379
une tristesse qui se change en joie : c'est par où je m'en vais
conclure.
SECOND POINT
Nous lisons dans l'histoire sainte (c'est au premier livre
d'Esdras), que lorsque ce grand prophète eut rebâti le tem-
ple de Jérusalem, que l'armée assyrienne avait détruit, le
peuple mêlant ensemble le triste ressouvenir de sa ruine
et la joie d'un si heureux1 rétablissement, une partie2 pous-
sait en l'air des accents5 lugubres, l'autre faisait retentir
jusqu'au ciel des chants de réjouissance; en telle sorte,
dit l'auteur sacré, « qu'on ne pouvait distinguer les gé-
« missements d'avec les cris d'allégresse : « Nec poterat
qmsquam agnoscerè voeem clamoris Icetantium, et vocem
fleius populi*. Ce mélange mystérieux de douleur et de joie
est une image assez naturelle5 de ce qui s'accomplit dans la
pénitence. L'âme déchue de la grâce 6 voit le temple de Dieu
renversé en elle. Ce ne sont point les Assyriens qui ont fait
cet effroyable ravage; c'est elle-même qui a détruit et hon-
teusement profané ce temple sacré de son cœur, pour en
faire un temple d'idoles. Elle pleure, elle gémit, elle ne veut
point recevoir de consolation ; mais au milieu de ses dou-
leurs, et pendant qu'elle fait couler un torrent de larmes,
elle voit que le Saint-Esprit, touché de ses pleurs et de ses
regrets, commence à redresser cette maison sainte, qu'il re-
lève l'autel abattu 7 et rend enfin le premier honneur à sa
conscience, où il veut faire sa demeure ; en sorte qu'elle
trouvera dans ce nouveau sanctuaire une retraite assurée,
1. Var. : glorieux.
2. Var. : tantôt... tantôt..
3. Var^ : cris.
4. 1 E&dr., m, 13.
5. Var. : imparfaite.
6. Première rédaction : « con-
trite et repentante*; seconde ré-
daction : « pécheresse et égarée. »
7. Var. : qu'il rebâtit l'autel
profané
380 SUR L'AMOUR DES PLAISIRS,
dans laquelle elle pourra vivre heureuse et tranquille, sous
la paisible protection * de Dieu 2. Que jugez-vous chré-
tiens, de cette sainte tristesse? Une âme à qui ses douleurs
procurent une telle grâce, n'aimera-t-elle pas mieux s'affliger
de ses péchés que de vivre avec le monde î et ne faut-il pas
s'écrier ici avec le grand saint Augustin : « Que celui-là est
« heureux, qui est affligé3 de cette sorte! » Quam felix est,
qui sic miser est * !
C'est ici que je voudrais pouvoir ramasser tout ce qu'il
y a de plus efficace dans les Écritures divines, pour vous
représenter dignement ces délices intérieures, ce fleuve de
paix dont parle Isaïe5, cette joie du Saint-Esprit, enfin ce
calme admirable d'tme bonne conscience. Il est malaisé, mes
frères, de faire entendre ces vérités et goûter ces chastes
plaisirs aux hommes du monde ; mais nous tâcherons toute-
fois, comme nous pourrons, de leur en donner quelque
idée.
Dans cette inconstance des choses Humaines, et parmi tant
de différentes agitations qui nous troublent6 ou qui nous
menacent, celui-là me semble heureux qui peut avoir un
refuge. Et sans cela, chrétiens, nous sommes trop décou-
verts aux attaques7 de la fortune, pour pouvoir trouver du
repos. Laissons pour quelque temps la chaleur ordinaire du
discours, et pesons les choses froidement. Vous vivez ici
dans la cour, et, sans entrer plus avant dans l'état de vos
affaires, je veux croire que votre état est tranquille8; mais
vous n'avez pas si fort oublié les tempêtes dont cette mer
est si souvent agitée, que vous vous fiiez tout à fait à cetta
1. Var. : Sous la glorieuse pro-
tection du Saint d'Israël, c'est-à-
dire du Dieu vivant.
2. Var. : qui y fera sa demeure.
3. Avec la force du latin afflic-
tus. Var. : malheureux.
4. In Ps. xxxvn, 2.
5. Isa., lxti, 12.
6. Var. : pressent.
7. Var. : aux atteinte».
S. Var. : Je suppose que la vie
vous semble douce.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS. 381
bonacfca:et c'est pourquoi je ne vois point d'himme sensé2
qui ne «se destine un lieu de retraite qu'il regarde de loin ,
comme un port dans lequel il se jettera, quand il sera poussé
par les vents contraires. Mais cet asile, que vous vous pré-
parez contre la fortune, est encore de son ressort ; et si loin
que vous puissiez étendre votre prévoyance, jamais vous
n'égalerez ses bizarreries : vous penserez vous être munis
d'un côté, la disgrâce viendra de l'autre ; vous aurez tout
assuré aux environs, l'édifice manquera par le fondement.
Si le fondement est solide, un coup de foudre viendra d'en
haut, qui renversera tout de fond en comble : je veux dire
simplement et sans figure que les malheurs nous assaillent
et nous pénètrent par trop d'endroits, pour pouvoir être
prévus et arrêtés de toutes parts. Il n'y a rien sur la terre
où nous mettions notre appui, qui non seulement ne puisse
manquer, mais encore nous être tourné en une amertume
infinie, et nous serions trop novices dans l'histoire de la
vie humaine, si nous avions besoin que l'on nous prouvât
cette vérité.
Posons donc que ce qui peut arriver, ce que vous avez
vu mille fois arriver aux autres, vous arrive aussi à vous-
mêmes. Car, mes frères, vous n'avez point da sauvegarde5
de la fortune ; vous n'avez ni exemption ni privilège contre
les faiblesses communes. Qu'il arrive que votre fortune soit
renversée par quelque disgrâce, votre famille désolée par
quelque mort désastreuse4, votre santé ruinée par quelque
longue et fâcheuse maladie ; si vous n'avez quelque lieu où
vous vous mettiez à l'abri, vous essuierez tout du long toute
1. Vieux mot d'orig. italienne.
2. Var. : d'homme de sens.
3. Sauvegarde. Ce mot avait au
dix-septième siècle un sens spé-
cial : il désignait « l'exemption
de logements et passage de guérie,
accordée par lettre ou brevet du
roi ou d'un général d'armée, * et
aussi « le détachement qu'un chef
militaire envoie dans un lieu
pour le garant.ii du pillage ».
4. Var. : douloureuse.
582
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
la fureur des vents et de la tempête1 : mais où sera cet abri?
Promenez-vous à la campagne, le grand air ne dissipe point
votre inquiétude; rentrez dans votre maison, elle vous
poursuit*; cette importune s'attache à vous jusque dans votre
cabinet et dans votre lit, où elle vous fait faire cent tours
et retours, sans que jamais vous trouviez une place qui
vous soit commode 3. Poussé et persécuté de tous côtés, je
ne vois plus que vous-même et votre propre conscience où
vous puissiez vous réfugier. Mais si cette conscience est
mal avec Dieu* ou elle n'est pas en paix, ou sa paix est pire
et plus ruineuse que tous les troubles 4. Que ferez-vous, mal-
heureux? Le dehors3 vous étant contraire, vous voudriez-
vous renfermer au dedans? Le dedans, qui est tout en trou-
ble, vous rejette violemment au dehors. Le monde se dé-
clare contre vous par votre infortune ; le ciel vous est fer-
mé par vos péchés : ainsi, ne trouvant nulle consistance 6,
quelle misère sera égale à la vôtre? Que si votre cœur est
droit avec Dieu, là sera votre asile et votre refuge : là vous
aurez Dieu au milieu de vous ; car Dieu ne quitte jamais un
homme de bien : Deus in medio ejus> non commovebitur,
dit le Psalmiste 7. Dieu donc habitant en vous soutiendra
votre cœur abattu, en l'unissant saintement à un Jésus dé-
solé, et aux mystères de sa croix et de ses souffrances. Là
1. Var. : si vous n'avez quelque
lieu où vous soyez à l'abri, il vous
faudra essuyer toute la fureur
des tempêtes.
2. Var. : Elle vous y suit.
3. Var. : sans que jamais vous
trouviez une bonne place.
-à. Note marginale : « C'est la
faute que nous faisons : notre con-
science, notre intérieur, le fond
de notre âme et la plus haute par-
tie de nsus-mêmes est hors de
prise : nous l'engageons avec les
choses sur quoi la fortune peut
frapper. Imprudents ! Quand le
corps est découvert, ils (certains
animaux) tâchent de cacher' la
tête : nous produisons tout au
dehors. •
5. Première rédaction : «le de-
hors qui vous est contraire vous
repousse au dedans de vous. »
6. Ne trouvant nulle consis-
tance, etc. V. p. 17-4, n. 5, et Ckas-
sang, Gramm. franc , par. 553, 2v
7. Ps xlv, 6
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
383
I tous montrera les afflictions, sources fécondes de biens
infinis; et entretenant votre âme affligée dans une bonne
espérance, il vous donnera des consolations que le monde
ne peut entendre. Mais pour avoir en vous-même ce conso-
lateur invisible, c'est-à-dire le Saint-Esprit1, et pour goûter
avec lui la paix d'une bonne conscience, il faut que cette
conscience soit purifiée; et nulle eau ne le peut faire que
celle des larmes. Coulez donc, larmes de la pénitence; cou-
lez comme un torrent, ondes bienheureuses, nettoyez cette
conscience souillée ; lavez ce cœur profané *, et « rendez-moi
cette joie divine » qui est le fruit de la justice et de l'inno-
cence • Redde mihi lœiitiam salutaris tui 3.
Et certes, ce serait une- erreur étrange et trop indigne
d'un homme, que de croire que nous vivions sans plaisir,
pour le vouloir transporter du corps à l'esprit, de la partie
terrestre et mortelle à la partie divine et incorruptible. Ce
n'est pas en vain, chrétiens, que Jésus-Christ est venu à
nous de ce paradis de délices, où abondent les joies véri-
tables. Il nous a apporté de ce lieu de paix et de bonheur
éternel vun commencement de la gloire dans le bienfait de la
grâce, un essai de la vue de Dieu dans la foi 4, un gage et
une partie de la félicité dans l'espérance ; enfin, une volupté
toute chaste et toute céleste qui se forme, dit Tertullien3,
du mépris des voluptés sensuelles. Qui nous donnera, chré-
tiens, que nous sachions goûter6 ce plaisir sublime, plaisir
toujours égal, toujours^ uniforme, qui naît, non du trouble
de l'âme, mais de sa paix ; non de sa maladie, mais de sa
santé; non de ses passions, mais de son devoir; non delà
1. Var. : à qui le Sauveur a
donné ce nom.
2. Var. : cet autel.
3. Ps. l, 14.»
4. Var. : de la vision dans la
foi. — Voir page 111, note t.
5. De specl., 29.
6. Le même développement se
trouve déjà dans le premier ser-
mon pour la Purification de la
Sainte Vierge, prêché par Bossue*
au Louvre en 1662.
584
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
ferveur1 inquiète et toujours changeante de ses désirsv mais
de la droiture immuable de sa conscience 2 ; plaisir par
conséquent véritable, qui n'agite pas la volonté, mais qui
la calme ; qui ne surprend pas la raison, mais qui l'éclairé;
qui ne chatouille pas les sens dans la surface, mais qui tire
ie cœur à Dieu par son centre ?
Il n'y a que la pénitence qui puisse ouvrir le cœur à ces
joies divines. Nul n'est digne d'être reçu à goûter ces chas-
tes et véritables plaisirs, qu'il n'ait auparavant déploré le
temps qu'il a donné aux plaisirs trompeurs ; et notre pro-
digue ne goûterait pas les ravissantes douceurs de la bonté
de son père, ni l'abondance de sa maison, ni les délices de
sa table, s'il n'avait pleuré avec amertume ses débauches,
ses égarements, ses joies dissolues. Regrettons donc nos
erreurs passées : car qu'avons-nous à regretter davantage
que les fautes que nous avons faites? Examinons attentive-
ment pourquoi Dieu et la nature ont mis dans nos cœurs
cette source amère de regret et de déplaisir: c'est sans
doute3 pour nous affliger, non tant de nos malheurs que
de nos fautes. Les maux qui nous arrivent nar nécessité oor-
1. Ferveur. Ce mot, appliqué à
d'autres sentiments que la dévo-
tion, avait été critiqué par Scu-
déry et par l'Académie française
dans le premier vers de la pre-
mière scène du Gid (scène sup-
primée ensuite par Corneille) :
« Entre tous ces amants dont la
jeune ferveur || Adore votre fille
et brigue ma faveur... > Marty-
Laveaux, Lexique de Corneille.
2. Dans le sermon pour là Puri-
fication de 1662, Bossuet ajou-
tait ensuite, à l'adresse du roi ;
«Que ce plaisir est délicat I qu'il est
digne d'un grand courage et qu'il
«ist digne principalement de ceux
qui sont nés pour commander !
Car si c'est quelque chose de si
agréable d'imprimer le respect par
ses regards et [de] porter dans les
yeux et sur le visage un caractère
d'autorité, combien plus de con-
servera la raison cet air de com-'
mandement avec lequel elle est
née, cette majesté intérieure quj
modère les passions, qui tient les
sens dans le devoir, qui calme
par son aspect tous les mouve-
ments séditieux, qui rend l'homme
maître en lui-même I »
5. Var. : Nous reconnaîtrons
sans difficulté.., — flous trouve-
rons que c'est.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
385
tent toujours avec eux quelque espèce de consolation. Mais
jamais il ne se faudrait consoler des fautes que l'on a com-
mises, n'était qu'en les déplorant on les répare et on les efface.
Par conséquent, chrétiens, abandonnons notre cœur à
cette douleur salutaire; et si nous nous sentons tant soit
peu touchés et attristés de nos désordres, réjouissons-nous
de ces regrets, en disant avec le Psalmiste : Tribulationem
et dolorem inverti, et nomen Domini invocavi* : « J'ai trouvé
la douleur et l'affliction, et j'ai invoqué le nom de Dieu. »
Remarquez cette façon de parler : j'ai trouvé l'affliction et
la douleur ; enfin je l'ai trouvée, cette affliction fructueuse,
cette douleur médicinale* de la pénitence. Le même Psal-
miste a dit, en un autre psaume, que les peines et les an-
goisses Font bien su trouver : Tribulatio et angustia inve-
nerunt me 5. En effet, mille douleurs, mille afflictions nous
persécutent sans cesse; et comme dit le même Psalmiste,
les angoisses4 nous trouvent toujours trop facilement : Adjutor
in tribulationibus quœ invenerunt nos nimis 5. Mais mainte-
nant, dit ce saint prophète, j'ai enfin trouvé une douleur qui
méritait bien que je la cherchasse ; c'est la douleur d'un
cœur contrit et d'une âme affligée de ses péchés ; je l'ai trou-
vée, cette douleur, et j'ai invoqué le nom de Dieu. Je me
suis affligé de mes crimes , et je me suis converti à6 celui
qui les efface ; mes regrets ont fait mon bonheur, et les
remords 7 de ma conscience m'ont donné la paix : Tribulatio-
nem et dolorem [inveni, et nomen Domini invocavi].
Mais le temps où l'homme de bien goûtera plus utilement
es fruits de cette douleur salutaire, ce sera celui de la mort:
i. Ps. cxiv, 3 et 4.
2. c La grâce médicinale de
J.-C. » Fénelon dans Littré.
Z. Ps. «vin, 145.
4. Var. : les misères.
5. Ps. ïlv, 2.
6. Conversus ad...
7. Var. : et les troubles.
8. Le xvn' siècle omet souvent
dedisting-uer le superlatif du com-
paratif: « Le succès que l'on doit
moins se promettre. • La Bruyère
38G
SUR L'AflfOUR DES PLAISIRS.
et il faut qu'en finissant ce discours, je tâche d'imprimer
cette vérité dans vos cœurs. Pour cela, considérons un
moment les dispositions d'un homme qui meurt après
avoir vécu parmi les plaisirs. Alors* s'il lui reste quelque
sentiment, il ne peut éviter des regrets extrêmes ; car ou
il regrettera de s'y être abandonné, ou il déplorera la néces-
sité de les perdre et de les quitter pour toujours *. 0 dou-
leur et douleur ! l'une est le fondement de la pénitence, et
l'autre est le renouvellement de tous les crimes. On ne peut
éviter, mes frères, l'une ou l'autre de ces deux douleurs ;
laquelle l'emportera dans ce dernier jour? c'est ce que l'on
ne peut savoir ; et, pour vous dire mon sentiment, ce sera
plutôt Ja seconde.
Vous pensez peut-être, mes frères, que pendant que la
mort nous enlève tout, on se résout assez aisément à tout
quitter, et qu'il n'est pas difficile de se détacher de ce qu'on
va perdre. Mais si vous entrez dans le fond des cœurs2,
vous verrez qu'il faut craindre un effet contraire. En effet,
il est naturel à l'homme de redoubler ses efforts pour retenir
le bien qu'on lui ôte.-Oui, mes frères, quand [on] nous arra-
che ce que nous aimons, [on] ressent tous les jours que cette
violence irrite nos désirs; et l'âme, faisant alors un dernier
effort pour courir après son bien qu'on lui ravit, produit5en
elle-même cette passion que nous appelons le regret et le
déplaisir. C'est ce qui fait qu'Àgag, roi d'Amalec , qui hous~
est représenté dans les Écritures comme un homme de
plaisir et de bonne chère, Agag pinguissimus, au moment
de perdre la vie qu'il avait trouvée si délicieuse, pousse
1. Var. : Car ou il regrettera de
s'y être abandonné, et c'est le
fondement de la pénitence, ou il
déplorera la nécessité de les per-
dre et de les quitter pour tou-
jours; et ce sera un renouvelle-
ment de tous les crimes. On ne
peut éviter, etc..
2. Var. : Hais quand je consi-
dère attentivement le fond du
coeur humain, je vois...
3. Terme philosophique.
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
587
cette plainte du fond de son cœur : Siccine séparât amara
mort*! « Est-ce ainsi que la mort amère sépare de tout? » Vous
voyez comme à la vue de la mort, qui lui arrache de vive
force ce qu'il aime, tous ses désirs se réveillent par ses
regrets mêmes, et qu'ainsi la séparation effective augmente
dans ce moment l'attache2 de la volonté.
Qui ne craindra donc, chrétiens, que notre âme fugi-
tive ne se retourne tout à coup en ce dernier jour à ce qui
lui a plu dans le monde désordonnément3 ; que notre der-
nier soupir ne soit un gémissement secret 4 de perdre tant
de plaisirs; et que ce regret amer d'abandonner tourne
confirme, pour ainsi dire, par un dernier acte, tout ce qui
s'est passé dans la vie ? 0 regret funeste et déplorable, qui
renouvelle en un moment tous les crimes, qui efface tous
les regrets de la pénitence, et qui livre notre âme malheu-
reuse3 à une suite éternelle de regrets furieux et déses-
pérants, qui ne recevront jamais d'adoucissement ni de
remède! Au contraire, un homme de bien8, que les dou-
1. I Reg., xv, 32.
2. Cf. p. 577, n. i.
3. Désordonnément. Ce mot, qui
se trouve plusieurs fois dans les
Sermons, n'est pas mentionné dans
le Dictionnaire de l'Académie de
1691. — Voyez p. 415, n. 1.
4. Var. : un secret gémissement.
5. Variante ■:- notre âme mal-
heureuse et captive.
6. Comparez la fin du second
sermon pour la Purification, prê-
ché en 1666 : « Un homme de bien
ne sera pas étonné dans les appro-
ches de la mort; son âme ne tient
presque plus à rien; elle est déjà
comme détachée de ce corps mor-
tel ; autant qu'il a dompté de
passions, autant a-t-il rompu de
liens; l'usage de la pénitence et
de la sainte mortification l'a déjà
comme désaccoutumé de son corps
et de ses sens, et quand il verra
arriver la mort, il lui tendra de
bon cœur les bras, il lui montrera
lui-même l'endroit où il faut
qu'elle frappe son dernier coup.
0 mort! lui dira-t-il, je ne te nom-
merai ni cruelle ni inexorable; lu
ne m'ôteras aucun des biens que
j'aime, tu me délivreras de ce corps
mortel. 0 mort, je t'en remercie;
il y a déjà tant d'années que je
travaille moi-même à m'en déta-
cher et à secouer ce fardeau. Tu
ne troubles donc pas mes desseins,
mais tu les accomplis. Tu n'inter-
romps pas mon ouvrage, mais
plutôt tu y vas mettre la dernière
main. Achève donc, ô mort favo-
58?
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
leurs de la pénitence ont détaché de bonne foi des joies
sensuelles, n'aura rien à perdre en ce jour; le détache-
ment des plaisirs le désaccoutume du corps; et ayant
depuis fort longtemps, ou dénoué, ou rompu ces liens dé-
licats qui nous y attachent, il aura peu de peine à s'en
séparer, lin tel homme, dégagé du siècle, qui a mis toute
son espérance en la vie future, voyant approcher la mort,
ne la nomme ni cruelle ni inexorable ; au contraire, il lui
tend les bras, il lui montre lui-même l'endroit où elle doit
frapper son dernier coup. 0 mort, lui dit-il, d'un visage
ferme, tu ne me feras aucun mal, tu ne m'ôteras rien de
ce qui m'est cher. Tu me sépareras de ce corps mortel; ô
mort, je t'en remercie : j'ai travaillé toute ma vie à m'en
rable , et rends-moi bientôt à
mon maître : Nunc dimittis... »
Comparez aussi la fin du premier
point du Panégyrique de saint
François de Paul (1660) : « Voyez
51 elle (la mort) lui fera seu-
lement froncer les sourcils. 11
la contemple avec un visage
riant ; elle ne lui est pas in-
connue, et il y a déjà trop long-
temps qu'il s'est familiarisé avec
elle pour être étonné de ses ap-
proches. La mortification l'a ac-
coutumé à la mort ; les jeûnes et
la pénitence, dit Tertullien, la lui
ont déjà fait voir de près, et l'ont
souvent avancé dans son voisinage:
Sxpe jejunans, mortem de proxi-
mo novit. Il sortira du monde plus
légèrement ; il s'est déjà déchargé
lui-même d'une partie de son
corps, comme d'un empêchement
importun à l'âme : Prsemisso jam
sanguinis succo, tanquam anirme
tmpedimento. C'est pourquoi, sen-
tant approcher la mort, il lui tend
4e bon cœur V *»ras ; il lui pré-
sente avec joie ce qui lui reste de
corps, et, d'un visage riant, il lui
désigne l'endroit où elle doit frap-
per son dernier coup. O mort,
iui dit-il, quoique le monde te
nomme cruelle et inexorable, tu
ne me feras aucun mal, parce
que tu ne m'ôteras rien de ce que
j'aime. Bien loin de rompre le
cours de mes desseins, tu ne fe-
ras qu'achever l'ouvrage que j'a-
vais commencé, en me défaisant de
toutes les choses dont je tâche de
me défaire il y a longtemps. Tu
me déchargeras de ce corps; ô
mort, je t'en remercie; il y a
plus de quatre-vingts ans que je
travaille moi-même à m'en dé-
charger. J'ai professé dans le bap-
tême que ces désirs ne me
touchaient pas; j'ai tâché de les
couper pendant tout le cours de
ma vie; ton secours, ô mort,
m'était nécessaire pour en ar-
racher la racine ; tu ne détruis pas
ce que je suis, mais tu achèves ce
que je fais. *
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS.
389
détacher. J'ai tâché durant tout son cours de mortifier
mes appétits sensuels;. ton secours, ô mort, m'était néces-
saire pour en arracher jusqu'à la racine : ainsi, bien loin
d'interrompre le cours de mes desseins, tu ne fais que
mettre la dernière main à l'ouvrage que j'ai commencé.
Tu ne détruis pas ce que je prétends1; mais tu l'achèves.
Achève donc, ô mort favorable, et rends-moi bientôt à
celui que j'aime1'
1. Cf., p. 58, n. 7.
2. Quelques jours après (18 avril)
Bossuet prononçait devant le roi
le sermon sur la Justice dont voici
le plan : « La Justice, nécessaire
i tous les hommes, enferme en
particulier les principales obliga-
tions des personnes les plus im-
portâmes. » Mais elle doit être
accompagnée de constance, de
prudence et de bonté. — 1" Point. ~
De constance, parce qu'elle est
par définition (Institutes de Jusli-
nien, 1,1) : « une volonté con-
stante et perpétuelle de donner à
chacun ce qui lui appartient ; » —
et qu'elle consiste « dans une cer-
taine égalité envers tous », inac-
cessible à la complaisance et à
l'intérêt. (Respecter le droit d'au-
trui, autant que nous voulons
qu'on respecte le nôtre ; payer ses
dettes ordinaires, comme ses dettes
rie jeu ;, — fuir le parjure; — et,
pour les magistrats, soutenir l'in-
nocence timide (Cf. /?.273 et n.l).
— C'est dans le maintien de la
justice (Cf. plus haut p. 95) que
réside la majesté royale. — 2* Point.
La justice doit être accompagnée
de lumière. Nécessité d'une exacte
information, qui ne s'en fie pas
à la clameur publique,* qui aille
àu-devant de la vérité, qui se garde
des préventions personnelles. Né»
cessité d'une « audience facile ».
Crime des calomniateurs ou des
médisants, qui par leurs men-
songes ou seulement leurs « demi-
mots » égarent le souverain.
« Infecter les oreilles du prince,
c'est quelque chose de plus cri-»
minel que d'empoisonner les fon-
taines publiques. » — 3" Point.
La justice, inique quand elle use
de tous ses droits, doit être tem-
pérée par cette clémence « au seul
nom de laquelle le genre humain
semble respirer plus à l'aise »;
par cette modération par laquelle
l'homme vraiment juste « ne de-
mande pas toujours ce qu'il peut
ni ce qu'il a droit d'exiger des
autres p, et sait « épargner la mi-
sère ». « Il y a des temps malheu-
reux où c'est une cruauté et une
espèce de vexation que d'exiger
une dette.... N'en disons pas da-
vantage, et croyons que les princes
qui ont le cœur grand sont plus
pressés par leur gloire, par leur
bonté, par leur conscience, à1
soulager des misères publiques et
particulières qu'ils ne peuvent
l'être par nos paroles. » Et prions
« afin que l'univers admire, en
votre personne sacrée, un roi juste
et un roi sauveur » Cf. p. 257V
SUR LES CONDITIONS NECESSAIRES
POUR ÊTRE HEUREUX
SERMON POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT
PRÊCHÉ A SAINT-GERMAIN, LE \" NOTEMBRE 1669
NOTICE
La date de ce sermon, prononcé le jour de la Toussaint et à la
Cour, ne saurait faire de doute *. Bossuetne donna, nous l'avons
vu, que deux Avents à la Cour : en 1665 et en 1669. Or nous sa-
vons qu'en 1665, le jour de la Toussaint, il ne prêcha pas*. Le
sermon sur les Conditions nécessaires pour être heureux est
donc celui que prêcha le 1" novembre 1669, * avec son succès
ordinaire, » dit la Gazette de France, l'abbé Bossuet, évêque
désigné àe Condom. Le continuateur de la Gazette de Jean Loret *,
La Gravète de Mayoks, assure, dans ses « Lettres en vers », que
« Ce discours remporta la gloire
De ravir tout son auditoire » *.
EXTRAITS
Sire,
Ut sit Deus otnnia in omnibus.
Dieu sera tout en tous.
I Cor., iv, 28.
Ce que l'œil n'a pas aperçu, ce que l'oreille n'a pas ouï,
ce qui jamais n'est entré dans le cœur de l'homme, c'est
ce qui doit faire aujourd'hui le sujet de notre entretien.
1. Édition Lâchât, vin, p. ~3Î;
Lebarq, Hist. crii., p. 248.
2. Bossuet était alors à Metz,
où 1 venait d'être nommé doyen
du Chapitre. (Floquet, n, 45 i.
3. Sur Loret, voy. p. 96, n. 1.
4. Floquet, Études, m. d. 388-
370.
SUR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES POUR ÊTRE HEUREUX. ^
Cette solennité est instituée pour nous faire considérer les
biens infinis que Dieu a préparés à ses serviteurs, pour les
rendre éternellement heureux; et un seul mot de l'Apôtre
nous doit expliquer toutes ces merveilles. Dieu, dit-il, seia
tout en tous. Que peut-on entendre de plus court? Que
peut-on imaginer de plus vaste ni* de plus immense!
Dieu est un, et en même temps il est tout ; et étant tout
à lui-même, parce que sa propre grandeur lui suffit, il est
tout encore à tous les élus, parce qu'il remplit par sa plé-
nitude leur capacité tout entière et tous leurs désirs. S'il
leur faut un triomphe* pour honorer leur victoire, Dieu est
tout ; s'ils ont besoin de repos pour se délasser de leurs
longs travaux, Dieu est tout; s'ils demandent la consolation,
après avoir saintement gémi parmi les amertumes de la pé-
nitence, Dieu est tout. Dieu est la lumière qui les éclaire ;
Dieu est la gloire qui les environne; Dieu est le plaisir qui
les transporte; Dieu est la vie qui les anime; Dieu est Téter'
nité qui les établit dans un glorieux repos.
0 largeur ! 6 profondeur ! 6 longueur sans bornes, et
inaccessible hauteur ! pourrai-je vous renfermer* dans un
seul discours ? Allons ensemble, mes frères ; entrons en cet
abime de gloire et de majesté. Jetons-nous avec confiance
sur cet océan : mais ayons notre guide et notre étoile, je
veux dire la sainte Vierge, que nous allons saluer par les
paroles de l'ange : Ave.
Bossuet commente ensuite, par un passage de saint Augustin,
le mot de saint Paul qu'il a pris pour teite : « Erit Deus omma
in ommibuê. » Dieu, dit saint Augustin, t sera toutes choses à
tous les esprits bienheureux , parce qu'il sera leur commun
spectacle, leur commune joie, leur commune paix. Pour ê*re heu-
1. Sur cet emploi de ni, >oy. 1 2. Var. : un* couronne,
page 337, n. 6. I .3. Var. : Comprendre.
BOSSUBT. SERMONS.
23
592
SUR LES COKDITIOHS NÉCESSAIRES
reux «n effet, il faut n'être point trompé, ne rien touffrxr, ne
r n craindre : > or ces trois conditions seront accomplies dans le
royaume des cieux, où « il n'y aura point d'erreur, parce qu'on
y verra Dieu ; point de douleur, parce qu'on y jouira de Dieu ;
point de crainte ni d'inquiétude, parce qu'on s'y reposera à jamais
en Dieu. »
PREMIER POINT.
Dieu aime à contempler les fidèles et les justes «comme le plus
cher objet de ses complaisances ; » mais c s'ils sont le spectacle de
Dieu, il veut, à son tour, être leur spectacle : il les ravit par la
claire vue de son éternelle beauté et leur montre à découvert
sa vérité même... »
Mais qu'est-ce, direz-vous, que la vérité ? quelle image
nous en donnez-vous? sous quelle forme paraît-elle aux
hommes? — Mortels grossiers et charnels, nous entendons
tout corporellement ; nous voulons toujours des images et
des formes matérielles. Ne pourrai-je aujourd'hui éveiller
ces yeux spirituels et intérieurs, qui sont cachés bien avant
au fond de votre âme », les détourner un moment de ces
images vagues et changeantes que les sens impriment, et
les aecoutumer à porter8 la vue de la vérité toute pure?
Tenions, essayons, voyons. Je vous demande pour cela,
messieurs, que vous soyez seulement attentifs à ce que vous
faites, et que vous pensiez à l'action <rai nous assemble
dans ce lieu sacré. Je vous prêche la vérité, et vous Fécou-
tez ; et celle que je vous propose en particulier, c'est que
celui-là est heureux qui n'est point sujet à Terreur et qui
ne se trompe jamais. Cette vérité est sûre et incontestable :
elle n't ^as besoin de démonstration, et vous en voyez l'évi-
dence. Mais, messieurs, où la voyez-vous? Peut-être dans
mes paroles? Nullement, ne le croyez pas. Car où la vois-je
1. Var. : que vous avet tout au
fond de votre âme.
2. Supporter. « Louis XHI vou-
lait être gouverné et portait im-
patiemment de l'être. » La Roche-
foucauld. Cf. p. 284, n. 2.
POUR ÊTRE HEUREUX. 593
moi-même? Sans doute dans une lumière intérieure q'iime
la découvre, et c'est là aussi que vous la voyez. Je v ou %
prie, suivez-moi, messieurs, et soyez un peu attentifs à
l'état présent où vous êtes*. Car, comme si je vous montre
du doigt' quelque tableau ou quelque ornement de cette cha-
pelle royale, j'adresse3votre vue, mais je ne vous donne pas
la clarté, ni je ne puis vous inspirer le sentiment : je fais à
peu près le même dans cette chaire. Je vous parle, je vous
avertis, j'excite votre attention ; mais il y a une voix secrète
de la vérité qui me parle intérieurement, et la même vous
parle aussi : sans quoi toutes mes paroles ne feraient que
battre l'air vainement et étourdir les oreilles. Selon la sage
dispensation du ministère ecclésiastique, les uns sont pré-
dicateurs et les autres sont auditeurs ; selon l'ordre de cette
occulte inspiration de la vérité, tous sont auditeurs, tous
sont disciples : si bien qu'à ne regarder que l'extérieur, je
parle, et vous écoutez ; mais au dedans, dans le fond du
cœur, et vous et moi écoutons la vérité qui nous parle et
qui nous enseigne. Je la vois, et vous la voyez ; et tous
ensemble nous voyons la même, puisque la vérité est une;
et la même se découvre encore par toute la terre à tous
ceux qui ont les yeux ouverts à ses lumières.
On ne peut donc déterminer où elle est, quoiqu'elle ne
manque nulle part. Elle se présente à tous les esprits ;
mais elle est en même temps au-dessus de tous. Que les hommes
tombent dans l'erreur, la vérité subsiste toujours ; qu'ils
profitent ou qu'ils oublient, que leurs connaissances crois-
sent ou décroissent, la vérité n'augmente ni ne diminue:
Toujours une, toujours égale, toujours immuable, elle juge
de tout et ne dépend du jugement de personne. « Chaste
1. Note marginale dans le ma- i 2. Comparez page 199.
mucrii, mais dont la place dans 3. Je dirige, je fais aller droit,
le teate est tout indiquée. | ▼• P- 199, n. 6 ; 288, n. S.
594
SÏJH LES CONDITIONS NECESSAIRES
et fidèle, propre* à chacun, quoiqu'elle soit commune à tous.»
et onmibtu eommunh est, et singulis casta est, dit saint Augus-
tin * . on est heureux quand on la possède ; on ne nuit qu'à
soi-même quand on la rejette. Elle fait donc également la
béatitude et le supplice de tous les hommes ; parce que
« ceux qui se tournent vers elle sont rendus heureux par
ses lumières, et que ceux qui refusent de la regarder sont
punis par leur propre aveuglement et par leurs ténèbres »
cum intégra et incorrupta, et convertos lœtiftcet lumine, et
aversos puniat cœcitate 3.
Voilà ce que c'est que la vérité ; et, mes frères, cette
vérité, si nous l'entendons, c'est Dieu même. 0 vérité! ô
lumière! ô vie ! quand vous verrai-je ? quand vous counaî-
trai-je4? Hélas! durant ces jours de ténèbres, nous envoyons
luire de temps en temps quelque rayon imparfait. Aussi
notre raison incertaine ne sait à quoi s'attacher, ni à
quoi se prendre parmi ces ombres * . Si elle se contente de
suivre ses sens, elle n'aperçoit que l'écorce;si elle s'en*
gage plus avant, sa propre subtilité la confond. Les plus
doctes à chaque pas ne sont-ils pas contraints de demeurer
court T Ou ils évitent les difficultés, ou ils dissimulent et
font bonne mine, ou ils hasardent ce qui leur vient6 sans le
bien entendre, ou ils se trompent visiblement et succom-
bent sous le faix.
Même dans les affaires du monde, à peine la vérité est-
elle connue. Les particuliers ne la savent pas, qui toute-
fois se mêlent T de juger de tout, parce qu'ils n'ont pas
l'étendue8 et les relations nécessaires. Ceux qui sont dans
1. Appartenant en propm
8. De Liber o Arbitrio, n. 57.
3. De Lib. Arb., n, 34.
4. Variante : Connaissons-nous
la vérité parmi les ténèbres qui
nous environnent t
5. Yar. : ne sait à quoi s'adresser
dans une nuit si profonde.
6. Var. : Ce qu'ils disent.
7. Variante : quoique toutefois
ils se mêlent
8. D'esprit, de connaissance
POUR ETRE HEUREUX. oO o
les grandes ehirges, étant élevés plus haut1, découvrent sans
doute de plus loin les choses ; mais aussi sont-ils exposés à
des déguisements plus artificieux2. C'est pourquoi cet an-
cien disait à son ami tombé en disgrâce : t Que vous êtes
heureux maintenant 3 de n'avoir plus rien en votre fortune
qui oblige à vous mentir ni* à vous tromper! » Felicem
te, quinihil habes propter quod tibimentiatur^l Que ferai-
je, où me tournerai-je, assiégé de toutes parts par l'opi-
nion ou par l'erreur? Je me défie des autres et je n'ose
croire moi-même mes propres lumières. À peine crois-je
voir ce que je vois et tenir ce que je tiens, tant j'ai trouvé
souvent ma raison fautive!
Ah ! j'ai trouvé un remède pour me garantir de l'erreur.
Je suspendrai mon esprit, et, retenant sa mobilité indis-
crète et précipitée, je douterai du moins, s'il ne m'est pas
permis de connaître au vrai lesi choses. Mais, ô Dieu!
quelle faiblesse et quelle misère ! De crainte de tomber, je
n'ose sortir de ma place, ni me remuer! Misérable re-
fuge contre l'erreur, d'être contraint de se plonger dans
l'incertitude et de désespérer de la vérité6! O félicité de la
vie future! Car écoutez ce que promet Isaïe à ces bienheu-
reux citoyens de la Jérusalem céleste 7 : Non occidet ultra
sol iuuSj et luna tua non minuetur: « Votre soleil n'aura
jamais de couchant, et votre lune ne décroîtra pas; • c'est-
à-dire* non seulement que la vérité vous luira toujours, mais
encore que votre esprit sera toujours uniformément et éga-
lement éclairé. O quelle félicité de n'être jamais dieu,
1. Var. : Les grands qui sont
élevés plus haut.
2. Sur cette idée, voir plus loin,
p. 407, la citation.
3. Var. : Oui, que vous êtes
heureux encore une fois, etc.
i. V. p. 337, n.3, et p. 373, n. 6.
S. Sente, ad Lucil. Epùt. xlvi.
6. Ge que Bossuet attaque et
flétrit ici, ce n'est pas le « doute
méthodique » de Descartes; c'est
le « pyrrhonisrae » de Montaigne
que les sceptiques mondains
professaient volontiers au xvu*
siècle. Cf. p. 404.
7. h., x, 50.
OÎfW
SUR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES
jamais surpris, jamais détourné, jamais ébloui par les appa-
rences, jamais prévenu ni préoccupé !
Je ne m'étonne pas, chrétiens, si saint Grégoire de Na-
lianze les appelle dieux*, puisque ce titre leur est bien
mieux dû qu'aux princes et aux rois du monde à qui David
'attribue. « Je l'ai dit : vous êtes des dieux, et vous êtes
tous enfants du Très-Haut : » Ego dixi, dii esth, et fïlii Ex-
celsi omnes*. Mais remarquez ce qu'il dit ensuite : toute-
fois, ajoute-t-il, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre
et de poussière, ne vous laissez pas éblouir par cette divinité
passagère et empruntée; « car enfin vous mourrez comme
des hommes, et vous descendrez du trône au tombeau : »
Verumtamen sicut homines moriemini, et sicut unus de prin-
cipibus cadetis. La majesté, je l'avoue, n'est jamais dissipée
ni anéantie, et on la voit tout entière aller revêtir les
successeurs. Le roi, disons-nous, ne meurt jamais: l'image
de Dieu est immortelle ; mais cependant l'homme tombe
et la gloire ne le suit pas dans le sépulcre3. 11 n'en est pas
de la sorte des citoyens immortels de notre céleste patrie;
non seulement ils sont des dieux, parce qu'ils ne sont plus
sujets à la mort ; mais ils sont des dieux d'une autre ma-
nière, parce qu'ils ne sont plus sujets au mensonge4.
David a dit en son excès 3 : « Tout homme est menteur»;))
tout homme peut être trompeur et trompé ; [tout homme] est
capable de mentir aux autres et de mentir à soi-même. Vous
donc, bienheureux esprits, qui régnez avec Jésus-Christ,
vous n'êtes plus simplement des hommes, puisque vous êtes
tellement unis à la vérité, qu'il n'y aura plus désormais
1. Orat. vu.
2. Ps. lxxxi, 6, 7.
3. Cf. Polit, tirée de VÈcr.
Sainte, livre X, art. y, proposi-
tions m et iv.
«, Variante : Ils sont des dieux*
ils ne mourront plus ; ils sont des
dieux, ils ne pourront plus trom-
per ni être trompés.
- 5. En son excès, c.-à-d. avec l'exa-
gération où il donne quelquefois.
6. Ps. cxv, t.
POUR ÊTRE HEUREUX.
59*
ni aucune ambiguïté, aucune ignorance qui voui l'enve-
loppe, ni aucun nuage qui vous la couvre, ni aucun faux
jour, aucune fausse lumière qui vous la déguise, ni au-
cune erreur qui la combatte, ni même aucun doute qui
l'affaiblisse . Aussi, dans cet état bienheureux, ne faudra-
t-il point la chercher par de grands efforts, ni la tirer de
loin comme par machines et par artifice, par une longue
suite de conséquences et par un grand circuit de raison-
nements1. Elle s'offrira d'elle-même, toute pure , toute ma-
nifeste, sans confusion, sans mélange, et t nous rendra,
« dit saint Jean, semblables à Dieu, parce que nous le ver-
^ rons tel qu'il est : » Cum apparuerit, timiles ei erimut ;
quia videbimus eum sicuti est*
Mais écoutez la suite de ce beau passage : « Celui qui a
« en Dieu cette espérance se conserve pur, ainsi que Dieu
« même est pur: » Omnis qui habet hanc tpem in eo,
sanctijicat se, sicut et ille sanctus est*. Rien de souillé
n'entrera Jans le royaume de Dieu. Il faudra passer par
l'épreuve4 d'un examen rigoureux, afin qu'une si pure
beauté ne soit vue, ni approchée que des esprits purs :
et c'est ce qui fait dire au Sauveur des âmes dans l'évan-
gile de ce jour : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur,
« car ils verront Dieu6 ! » Écoutez, esprits téméraires et
follement curieux, qui dites: Nous voudrions voir, nous
voudrions entendre toiites les vérités de la foi. C'est ici le
temps de se purifier, et non encore celui de voir. Laissez
1. Bossuet aurait, sans doute,
barré à une seconde lecture quel-
ques-uns des mots qui surchar-
gent cette phrase. Il multipliait
souvent en écrivant les expres-
sions différentes de sa pensée,
sauf à choisir ensuite.
2. I Joann., m, 2.
3. Joann., m, 3. Bossuet tra-
duit sur le texte grec, comme
le prouvent les deux mots grecs
qu'il a écrits en marge : àplÇs.,
â^vôç, purificat, purus, au lieu de
sanclificat, sanctus, que donne la
Vulgate. Voir p. 240, n. 1, et de
la Broise, Bossuet et la Bible.
A. Var. : par le feu.
S. Matth., ▼, 8.
5â8 SUR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES
traiter vos yeux malades, souffrez qu'on les nettoie, qu'on
les fortifie: après, si vous ne pouvez pas encore porter* le
grand jour, vous jouirez* delà douceur accommodante5 d'une
clarté tempérée. Que si toutes les lumières du christianisme
sont des ténèbres pour vous, faites- vous justice à vous-mê-
mes. De quoi vous occupez-vous ?Quel est le sujet ordinaire
de vos rêveries et de vos discours ? Quelle corruption ! Quelle
immodestie ! Oserai-je le dire dans cette chaire, retenu par
le saint apôtre î t Que ces choses ne soient pas même
« nommées parmi vous4! » Quoi ! pendant que vous ne mé-
ditez que chair et que sang, comme parle l'Écriture sainte,
les discours spirituels prendront-ils en vous ? Par où s'insi-
nueront les lumières pures et les chastes vérités du chris-
tianisme? La sagesse que vous ne cherchez pas, descendra-
t-elle de son trône pour vous enseigner ! Allez, hommes corrom-
pus et corrupteurs, purifiez vos yeux et vos cœurs, et peu à
peu vos esprits s'accoutumeront aux lumières de l'Évangile.
Vivons donc chrétiennement, et la vérité nous sera un
jour découverte. Jamais vous n'aurez respiré un air plus
doux : jamais votre faim n'aura été rassasiée par une manne
plus délicieuse, ni votre soif étanchée par un plus salutaire
rafraîchissement. Rien de plus harmonieux que la vérité,
nulle mélodie plus douce, nul concert mieux entendu ; nulle
beauté plus parfaite et plus ravissante. Quoi! me vanterez-
vous toujours l'éclat dece teint î Vous vous dites chrétienne,
et vous étalez avec pompe cette fragile beauté, piège pour les
autres, poison pour vous-même, qui se vante de traîner
après soi les âmes captives, et qui vous fait porter à vous-
même un joug plus honteux. Jetez, jetez un peu les yeux,
clirétiens, sur cette immortelle beauté que le chrétien doit
i *
1. Cf. p. 392, n. î. 3. Proportionnée à Tôtre fai-
2. Var. : vous jouirez du moins blesse, et, partant, commode,
agréablement... 4. Ephes. v, 3.
POUR ËTRÏ H1URIOT, 99»
servir. Cette beauté diTine ne montre à vos yeux ni une
grâce artificielle, ni des ornements empruntés, ni une jeu-
nesse fugitive, ni une vivacité * toujours défaillante. Là se
trouve la grâce avec la durée; là se trouve la majesté avec
la douceur : là se trouve le sérieux avec l'agréable : là se
trouve Fhonnêteté avec le plaisir et avec la joie. C'est ce
que nous avons à considérer dans la seconde partie.
SECOND POINT.
De toutes les passions, la plus pleine d'illusion, c'est la
joie ; et le Sage n'a jamais parlé avec plus de sens, que
quand il a dit dans l'Ecclésiaste, qu'il « estimait le ris une
« erreur, et la joie une tromperie : • Risum reputavi erro-
rem, et gaudio dixi : Quid frustra deciperis* ? Depuis notre
ancienne désobéissance, Dieu a voulu retirer à soi tout ce
qu'il avait répandu de solide contentement sur la terre ; et
cette petite goutte de joie qui nous est restée pour rendre
la vie supportable, et tempérer par quelque douceur5 ses
amertumes infinies, n'est pas capable de satisfaire un es-
prit solide. Et certes, il ne faut pas croire que ce lieu de
confusion, où les bons sont mêlés avec les mauvais, puisse
être le séjour des joies véritables. «Autres sont les biens que
« Dieu abandonne4 pour la consolation des captifs, autres
« ceux qu'il a réservés pour faire la félicité de ses enfants: »
« Aiiud solatium captivorum, aliud gaudium liberorum*.
Mais pour vous donner une forte idée de ces plaisirs vé-
ritables qui enivrent les bienheureux, philosophons un peu
avant toutes choses sur la nature des joies du monde. Car,
mes frères, c'est une erreur de croire qu'il faille indiffé-
remment recevoir la joie, quelque main qui nous la pré
t. Éclat. On dit encore : une j 3. Yar. : corriger tant soit peu
lumière vive. I. Var. : répand.
2. Eccl., h, 2. I 5. S. Aug., in Ps», cxvxvi, 5.
400
SDR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES
sente1. Que m'importe, dit l'épicurien, de quoi je me ré-
jouisse, pourvu que je sois content? Soit erreur, soit vérité,
c'est toujours être trop chagrin que de refuser la joie, de
quelque part qu'elle vienne*. Mais le Saint-Esprit prononce
au contraire que celui-là est insensé, qui se réjouit dans les
choses vaines; que celui-là est abandonné* de Dieu, qui se
réjouit dans les mauvaises, et qu'enfin on est malheureux,
quand on n'aime que les plaisirs que la raison condamne
ou qu'elle méprise.
Il faut donc avant toutes choses considérer d'où nous
vient la joie, et quel en est le sujet. Et premièrement, chré-
tiens, toutes les joies que nous donnent les biens de la
terre sont pleines d'illusion et de vanité. C'est pourquoi,
dans les affaires du monde, le plus sage est toujours celui
que la joie emporte le moins. Écoutez la belle sentence que
prononce l'Ecclésiastique : « Le fol inconsidéré*, dit-il,
« fait sans cesse éclater son ris5 emporté; et le sage à peine
rit-ii doucement : » Fatuus in risu exaltât vocem suam; vir
autem sapiens vix tacite ridebit °. En effet, quand on voit
un homme emporté, qui, ébloui de sa dignité ou de sa for-
tune, s'abandonne à la joie sans se retenir, c'est une marque
certaine d'une âme qui n'a point de poids, et que sa légèreté
rendra le jouet éternel de toutes les illusions7 du monde.
Le sage, au contraire, toujours attentif aux misères et aux
1. Var. : de quelque côté qu'elle
naisse.
2. Note marginale : « Ceux qui le
pensent ainsi, ennemis du progrés
de leur raison, qui leur fait voir
tous les jours la vanité de leurs
joies, estiment leur âme trop peu
de chose, puisqu'ils croient qu'elle
peut être heureuse sans posséder
aucun bien solide, et qu'ils met-
tent son bonheur, et. par consé-
quent, sa perfection dans un songe.
Remarquez qu'il ne faut pas dis-
tinguer le bonheur de l'âme
d'avec sa perfection : grand prin-
cipe».
3. Var. : maudit.
4. Var. : indiscret
5. V. p. 567, n. 5, et 539, n. 2.
6. Eccl., xxi, 23.
7. Voyez p. 22, n. 2, et p. 399.
1.8.
POUR ÊTRE HEUREUX. 401
vanité* de la vie humaine, ne se persuade jamais qu'il puisse
avoir trouvé sur la terre, en ce lieu de mort, aucun véri-
table sujet de se réjouir. C'est pourquoi il rit en tremblant,
comme disait l'Ecclésiastique ; c'est-à-dire qu'il supprime
lui-même sa joie indiscrète par une certaine hauteur d'une
âme qui désavoue sa faiblesse, et qui, sentant qu'elle est
née pour des biens célestes, a honte de se voir si fort trans-
portée par des choses si méprisables.
Après avoir regardé d'où nous vient la joie, il faut en-
core considérer où elle nous mène. Car, 6 plaisirs, où
nous menez-vous? à quel oubli de Dieu et de nous-mêmes !
à quels malheurs et à quels désordres! Ne sont-ce pas les
plaisirs déréglés qui ont conseillé tous les crimes? car
quel en est le principe universel, sinon qu'on se plaît où
il ne faut pas? Donc la raison nous oblige à nous délier des
plaisirs : flatteurs pernicieux et conseillers infidèles, qui
ruinent tous les jours en nous [l'âme, le corps,] la gloire1,
la fortune, la religion et la conscience.
Enfin il faut méditer combien la joie est durable. Car
Dieu, qui est la vérité même, ne permet pas à l'illusion
de régner longtemps. C'est lui, dit le roi-prophète, qui se
plaît, pour punir l'erreur volontaire de ceux qui ont pris
plaisir à être trompés, « d'anéantir dans sa cité sainte
(( toutes les félicités imaginaires, comme un songe s'a-
d néantit quand on se réveille, et qui fait succéder des
« maux trop réels à la courte imposture de leurs rêve-
« ries 2 : » Y élut somnium surgentium. Domine , in civitate
tua imaginera ipsorum ad nihilum rédiges 5.
Concluons donc, chrétiens, que si la félicité est une joie,
c'est une joie fondée sur la vérité î gaudium de veritate,
comme la définit saint Augustin 4. Telle est la joie des
t. Au sens cornélien: l'honneur. 1 2. Ps . Lixn, &).
2. Var. : d'un son^e agréable. I 3. Confess. , X, xxisj.
402 SUR LES CONDITIONS NECESSAIRES
bienheureux, non une joie seulement, mais une joie solide
et réelle, dont la vérité est le fond, dont la sainteté est
l'effet, dont l'éternité est la durée. Telle est la joie des bien-
heureux, dont la plénitude est infinie, dont les transports
sont inconcevables et les excès tout divins. Loin de notre
idée les joies sensuelles qui troublent la raison, et ne per-
mettent pas à l'âme de se posséder; en sorte qu'on n'ose
pas dire qu'elle jouisse d'aucun bien, puisque, sortie d'elle-
même, elle semble n'être plus à soi pour en jouir. Ici elle
est vivement touchée dans son fond le plus intime, dans la
partie la plus délicate et la plus sensible ; toute hors d'elle,
toute à elle-même; possédant celui qui la possède; la rai-
son toujours attentive et toujours contente.
L'orateur cite ensuite les paroles par lesquelles le prophète
Isaïe publie les merveilles de la félicité des élus (/*., lxv,16 sqq.;
lxti, 18, sqq.) et il exhorte ses auditeurs à aspirer à ces joies
célestes, c d'autant plus touchantes qu'elles seront accompagnées
d'un parfait repos. >
TROISIÈME POINT.
Dieu, en effet, à ce repos des élus destine t le jour immuable
de l'éternité *.Eu vain nous prétendons nous reposer ici-bas: « le
temps nous enlève, et nous sommes la proie de notre propre du-
rée. » Le repos véritable n'est pas de cette vie, où l'homme est
exposé sans cesse aux attaques imprévues de la fortune *. Heu-
reux celui qui, pour le jour de la tempête, se sera ménagé un
lieu d'abri : mais cet abri, où le trouver?
Jetez les yeux de tous côtés; le déluge a inondé toute
la terre, les maux en couvrent toute la surface, et vous ne
trouverez pas même où mettre le pied*. 11 faut donc cher-
cher le moyen de sortir de toute l'enceinte du monde.
1. Répétition presque textuelle j 2. Var. : Les maux sont répan-
d'un passage du sermon sur t'A- I dus de toutes parts, et tous ne
rneur des Plaisir» (p. 380.) I trouverez pas où vous arrêter.
POUR ÊTRE HEUREUX.
403
Il est vrai qu'il y a une partie de nous-mêmes ' sur la-
quelle la fortune n'avait aucun droit : notre esprit, notre
raison, notre intelligence. Et c'est la faute que nous avons
faite : ce qui était libre et indépendant, nous l'avons été
engager- dans les biens du monde; et par là nous l'avons
soumis, avec tout le reste , aux pri&*js de la fortune.
Imprudents! la nature même a enseigné aux animaux
poursuivis5, quand le corps est découvert, de cacher la
tête; nous, dont la partie principale était naturellement à
couvert de toutes les insultes, nous la produisons au de-
hors, et nous exposons aux coups ce qui était inacces-
sible et invulnérable. Que reste-t-il, donc maintenant, si-
non que, démêlant4 iu milieu du monde cette partie im-
mortelle, nous l'allions établir dans la cité sainte que Dieu
nous a préparée?
Peut-être que *ous penserez que vous ne pouvez vous
établir où vous n'êtes pas, et que je vous parle en vain de
la terre et de la sûreté du port, pendant que vous voguez
au milieu des ondes. Eh quoi! ne voyez-vous pas ce na-
vire qui, éloigné de son port, battu par les vents et par les
flots, vogue dans une mer inconnue? Si les tempêtes l'a-
gitent, si les nuages couvrent le soleil, alors le sage pilote,
craignant d'être emporté contre des écueils, commande
qu'on jette l'ancre ; et cette ancre fait trouver à son vais-
seau la consistance parmi les flots, la terre au milieu des
ondes, et une espèce de port assuré dans l'immensité * et
dans le tumulte de l'Océan. Ainsi, dit le saint apôtre,
« jetez au ciel votre espérance, laquelle sert à votre âme
« comme d'une ancre ferme et assurée : » Quam tient
i. Var. : 11 est vrai qu'il y a en
nous une secrète partie.
t. V. p. 574, n. 5, 382, n. 4.
3. Voir page 382, note 4.
4. Dégageant. Cf. Corneille, La
Suivante, I, 9 : « Et s'il peut
d'avec moi jamais se démêler, d
5. Première rédaction : vaslite.
404 SUR LES CONDITIONS NECESSAIRES
anchoram habemus animœ tutam ac firmam*. Jetez cette
ancre sacrée, dont les cordages ne rompent jamais, dans
la bienheureuse terre des vivants; et croyez qu'ayant trouvé
un fond si solide, elle servira de fondement assuré à votre
vaisseau jusqu'à ce qu'il arrive au port ».
Mais, messieurs, pour espérer, il faut croire. Et c'est ce
■m'on nous dit tous les jours : Donnez-moi la foi; et je
quitte tout ; persuadez-moi de la vie future, et j'aban-
donne tout ce que j'aime pour une si belle espérance. —
Eh quoi! homme, pouvez- vous penser que tout soit corps et
matière en vous? Quoi! tout meurt, tout est enterré? Le
cercueil vous égale aux bêtes, et il n'y a rien en vous
qui soit au-dessus ? Je le vois bien5, votre esprit est
rempli4 de tant de belles sentences, écrites si éloquem-
ment, qu'un Montaigne5, je le nomme, vous a débitées;
qui préfèrent les animaux à l'homme, leur instinct à
notre raison, leur nature simple, innocente et sans fard,
c'est ainsi qu'on parle, à nos raffinements et à nos malices.
Mais, dites-moi, subtil philosophe, qui vous riez si finement 6
de l'homme qui s'imagine être quelque chose, compterez-
vous encore pour rien de connaître Dieu? Connaître une
première nature, adorer son éternité, admirer sa toute-
puissance, louer sa sagesse, s'abandonner à sa providence,
obéir à sa volonté, n'est-ce rien qui nous distingue des
bêtes? Tous les saints, dont nous honorons aujourd'hui la
glorieuse mémoire, ont-ils vainement espéré en Dieu, et
n'y a-t-il que les épicuriens7 et les sensuels qui aient
1 Hcbr., ti, 49.
f . La comparaison n'est pas
iris exacte.
3. Var. : sans doute.
4. Variante : infatué.
5. Montaigne. Voir en particu-
lier dans les Essais, II, xn, ï'Apo-
k>gi€de RaimondSebond. — Com-
parez Pascal (édit. Haret, i, 7)ï
« Il est dangereux de trop faire
voir à l'homme combien il est
égal aux bêtes sans lui montrer
sa grandeur. > Cf. p. 39ri.
6. Var. : si éloquemment — si
galamment.
7. Var. : épicuHens brutaux.
POUR ÊTRE HEUREUX.
405
connu droitement1 ce que c'est que l'homme? Plutôt ne voyez-
vous pas que si une partie de nous-mêmes tient à la
nature sensible, celle qui connaît et qui aime Dieu, qui e*
cela est semblable à lui, puisque lui-même se connaît eî
s'aime, dépend nécessairement de plus hauts principes *\
Et donc5! que les éléments nous redemandent tout ce
qu'ils nous prêtent, pourvu que Dieu puisse aussi nous
redemander cette âme qu'il a faite à sa ressemblance.'
Périssent toutes les pensées que nous avons données aux
choses mortelles; mais que ce qui était né capable de*
Dieu soit immortel comme lui ! Par conséquent, homme
sensuel, qui ne renoncez à la vie future que parce que
vous en craignez les justes supplices, n'espérez plus au
néant ; non, non, n'y espérez plus : voulez-le, ne le voulez
pas, votre éternité vous est assurée. Et certes, il ne tient
qu'à vous de la rendre heureuse : mais si vous refusez
ce présent divin, une autre éternité vous attend; et vous
vous rendrez digne d'un mal éternel, pour avoir perdu
volontairement un, bien qui le pouvait être.
Entendez-vous ces vérités? Qu'avez-vous à leur oppo-
ser? Les croyez-vous à l'épreuve de vos frivoles raisonne-
ments et de vos fausses railleries? Murmurez et raillez
tant qu'il vous plaira : le Tout-Puissant a ses règles, qui
ne changeront ni pour vos murmures ni pour vos bons
mots ; et il saura bien vous faire sentir, quand il lui plaira,
ce que vous refusez maintenant de croire. Allez, courez-
I. Ce mot était contesté au
xvii' siècle, car on lit dans ta Suite
des Remarques Nouvelles du P.
Bouhours (1692) : « Cet adverbe est
employé par des personnes d'une
grande politesse... de sorte qu'il
faudrait être bien hardi pour le
condamner. » Bossuet en a usé
plusieurs fois : « L'homme juge
droitement. » traité de la con-
naissance de Dieu et de soi-même^
IV, v. — Var. : bien.
2. Var. : doit avoir de plus
hauts principes.
3. Et donc... Voir p. 81, n. 3.
• i. V. p. 57, n. 5. « Il était ca-
pable d'affaires. » La Rochefou-
cauld.
406 SUR LES CONDITIONS NÉCESSAIRES.
en les risques, montrez- vous brave et intrépide, en ha-
sardant tous les jours votre éternité. Ah ! plutôt, chrétiens,
craignez de tomber en ses mains terribles*. Remédiez aux
désordres de cette conscience gangrenée. Pécheurs, ii y a
déjà trop longtemps que « l'enflure de vos plaies est sans
« ligatures, que vos blessures invétérées n'ont été frottées
« d'aucun baume : » Vulnus et livor, et plaça tumen$, non
est circumligata, nec curaia medicamine, neque fota oleo\
Cherchez un médecin qui* vous traite; cherchez un confes-
seur qui vous lie par une discipline salutaire : que ses
conseils soient votre huile, que la grâce du sacrement soit
un baume bénin sur vos plaies. Ou si vous vous êtes
approchés de Dieu, si vous avez fait pénitence dans une
si grande solennité, allez donc désormais et ne péchez
plus . Quoi ! ne voulez-vous rien espérer que dans cette
vieî Ah! ce n'est point la raison, c'est le dépit et le
désespoir qui inspirent de telles pensées. S'il était ainsi,
chrétiens, si toutes nos espérances étaient renfermées dans
ce siècle, on aurait quelque raison de penser, que les
animaux l'emportent sur nous. JNos maladies, nos ini-
mitiés, nos chagrins, nos ambitieuses folies, nos tristes
et malheureuses prévoyances 3 qui avancent les maux, bien
loin d'en empêcher le cours, mettraient nos misères dans
le comble. Éveiilez-vous donc, ô enfants d'Adam; mais
plutôt éveillez-vous, ô enfants de Dieu, et songez au lieu
de votre origine.
Suie, celui-là serait haï de Dieu et des hommes, qui ne
souhaiterait pas votre gloire même en cette vie, et qui re-
fuserait d'y concourir de toutes ses forces par ses fidèles
servie»*. Mais certes je trahirais Votre Majesté, et je lui
1. Var. : puissantes. 3. Sur les pluriels de cette es-
8. ii., i, 6. I pèce, voyez page 301, u. 4.
POUR ÊTRE HEUREUX.
407
serais infidèle, si je bornais mes souhaits pour elle dans *
cette vie périssable. Vivez donc toujours heureux, toujours
fortuné, victorieux de vos ennemis, père de vos peuples;
mais vivez toujours bon, toujours juste, toujours humble
et toujours pieux2, toujours attaché à la religion et pro-
tecteur de l'Église. Ainsi^nous vous verrons toujours roi,
toujours auguste, toujours couronné, et en ce monde et
en l'autre. Et c'est la félicité que je vous souhaite, avec le
Père, le Fils et le Saint-Esprit 5. /
1. Dans (intra...) , quoique
moins usité même au xvii* siècle,
est plus logique, avec berner
que à. Cf. Boileau (Êp. vi) : « Ici
dans un vallon bornant tous mes
désirs.... » Cf. p. 280, n. 6.
2. Sur l'exagération de ces
éloges, à la date de 1669, on
nous permettra de renvoyer à
notre biographie de Bossuet (coll.
des Grands Écrivains français),
p. 48-50.
5. Cf. plus haut p. 283-284 et un
souhait analogue dans le sermon
$ur les Devoirs des ~ Rois où
Bossuet avait développé une idée
seulement indiquée dans celui-ci
(p. 395) : « Dieu donna, dit l'Écri-
ture [au roi Salomon], une sagesse
merveilleuse,.., une prudence très
exacte,... une étendue de cœur
comme le sable de la mer. Sans
cette -merveilleuse étendue de
cœur, on ne connaît jamais la
vérité.JCar les hommes, et parti-
culièrement les princes, ne sont
pas si heureux que la vérité vienne
a eux de droit fil, pour ainsi dire,
et d'un seul endroit. Il faut donc
un cœur étendu pour recueillir
la vérité de çà et de là, partout
où l'on en découvre quelque ves-
tige. Et c'est pourquoi il ajoute :
BOSSUET, SERMONS.
Un cœur étendu comme le sable
de la mer, c'est-à-dire capable
d'un détail infini, des moindres
particularités, de toutes les cir-
constances les plus menues, pour
former un jugement droit et
assuré. Tel était le roi Salomon.
Ne disons pas, chrétiens, ce que
nous pensons de Louis Auguste,
et, retenant en nos cœurs les
louanges que nous donnons à sa
conduite, faisons quelque chose
qui soit plus digne de ce lieu :
tournons-nous au Dieu des armées
^t faisons une prière pour notre
roi : « 0 Dieu, donnez à ce prince
cette sagesse, cette étendue, cette
docilité modeste, mais pénétrante,
que désirait Salomon. Ce serait
trop vous demander pour un
homme que de vous prier, ô Dieu
vivant, que le roi ne fût jamais
surpris : c'est le privilège de votre
science de n'être pas exposée à la
tromperie. Mais faites que lasur-
prise ne l'emporte pas, et que ce
grand cœur ne change jamais que
pour céder à la vérité. 0 Dieu!
faites qu'il la cherche! ô Dieu!
faites qu'il la trouve I Car pourvu
qu'il sache la vérité, vous lui avez
fait le cœur si droit que nous ne
craignons rien pour la justice. •
29
POUR LA PROFESSION
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE
SERMON ER030NCB" AUX CARMÉLITES, LE 4 JUIN 1675
NOTICE
La duchesse de La Vallière * était entrée au mois d'avril 1674 aux
Carmélites pour achever dans cet ordre- austère une pénitence
qu'elle avait depuis longtemps déjà commencée dans le monde. C'est
en effet dès 1667 qu'elle s'était vue abandonnée du Roi pour Madame
de Montespan, et depuis lors elle n'avait pas quitté la Cour. Ce qui l'y
retenait, elle l'a dit elle-même* : elle se croyait obligée d'expier pu-
bliquement le crime de sa faveur passée, en donnant à ceux qui en
avaient été les témoins le spectacle de son humiliation présente3.
La manière dont elle consentit à rester à la Cour ne lui fournis-
sait que trop les moyens de subir cette mortification qu'elle
cherchait : pendant ces sept années, ce fut avec Mlle de La Val-
lière qu'habita presque toujours Mme de Montespan.
Après avoir, durant les premiers temps qui suivirent sa dis-
grâce, souffert, — suivant son expression4, — s comme une
damnée, » elle s'était lassée enfin de cette communauté de vie que
les mépris du Roi, qu'elle aimait toujours, lui rendaient encore
plus douloureuse. Mais elle comprit alors que si d'abord elle
avait librement accepté cette étrange et pénible servitude, il lui
fallait s'y résigner maintenant jusqu'à ce qu'il plût au Roi de
Ven dégager. Louis XIV jugeait nécessaire qu'elle demeurât près
1. P. Clément, Préface des Ré-
flexions de la duchesse de la Val-
lière sur la miséricorde de Dieu,
et J. Lair, Louise de La Vallière
et la Jeunesse de Louis xvt (1881).
2. Mémoires de la princesse
Palatine, t. n, p. 120.
3. Elle y demeura sans doute
aussi dans l'intérêt de son der-
nier enfant dont le sort ne lu*
réglé qu'en 1669.
4. Mémoires de la princesse
Palatine seconde duchesse d'Or-
liant, endroit déjà cité, note 2.
POUR LA PROFESSION DE MADEMOISELLE DE LAVALLIÈRE. 409
de lui *, et qu'elle continuât de vivre avec Mme de Montespan. Il
n osait étaler ouvertement le scandale d'une liaison doublement
adultère, et la présence de Mlle de La Vallière à la Cour pouvait
donner le change au public sur l'objet des préférences royales 2.
Aussi Mlle de La Vallière essaya-t-eHe en vain de s'échapper ; elle
s'enfuit, un matin du mois de février 1671 , au couvent de Sainte-
Marie de Chaillot : Golbert fut envoyé pour la reprendre et la ra-
mena dès le soir5.
Ce ne fui que deux ans plus tard , quand les enfants de
Mme de Montespan et du Roi purent être reconnus, quand on eut
décidé M . de Montespan à un divorce auquel jusqu'alors il s'était
refusé, quand l'amour de Louis XIV put s'afficher sans danger
et sans crainte, ce fut alors seulement que Mlle de La Vallière,
désormais inutile, put songer à reprendre une liberté dont « le
Maître * » n'avait plus besoin.
Encore même à ce moment, Mme de Montespan et Louis XIV
ne virent-ils qu'avec déplaisir ses projets de retraite. Les Carmé-
lites leur faisaient peur *; une pénitence si rigoureuse était d'un
exemple fâcheux, et avait l'air d'un reproche public. Les amis de
Mlle de La Vallière, M. de Beauvilliers, le maréchal de Bellefonds,
son conseiller et son directeur, Bossuet enfin à qui elle s'était con-
fiée, durent travailler longtemps pour qu'on lui permît d'accom-
plir ses pieux desseins. Et quand elle obtint enfin l'autorisation
de quitter la Cour, Bossuet, qui s'était chargé de négocier avec
Mme de Montespan , pouvait dire justement qu'il &i coûtait
parfois pour sauver les âmes 6
Ajoutons que le monde suspectait encore la sincérité de son
changement et la constance de sa vocation 7. On fut détrompé,
quand on sut que la nouvelle Carmélite, loin de se soustraire
aux obligations les plus dures, les sollicitait au contraire, et que
son rèle, loin de décroître, avait besoin d'être modéré s. Trois
mois à peine après son entrée, on lui permettait de prendre l'habit.
Elle avait souhaité que Bossuet, à qui elle devait tant, ou Bourda-
1. Bussy Rabutm, Correspon-
dance, t. i, p. 382, 588-
2. Lair, ouvrage cité. 51. 211.
3. Ibid. p. 230-255.
4. Lettre de Louise de La Val-
lière, du 16 janvier 1674.
5. Bossuet, Lettre au maréchal
de Bellefonds, 25 d<*-<îmbre 1673.
6. Bossuet , au même, A août
1674.
7. M- de Sévigné, lettre du 15
décembre 1673.
8. Voir ses Lettres, ainsi que
la Lettre-Circulaire de la Prieure
des Carmélites, à la mort de la
sœur Louise de la Miséricorde.
410
POUR LA PROFESSION
loue, à son défaut, prêchât le sermon devêture: ils ne le purent ni
l'un ni l'autre. Ce fut l'abbé de Froment ières qui parla à leur place.
L'année suivante (1675), Bossuet put prêcher le sermon de la
Profession. Il est à remarquer qu'on ne fut pas en général fort
content de son discours : on le trouva, dit Mme de Sévigné1, « moins
divin» qu'on ne l'espérait2. Assurément si quelques-uns s'imagi-
naient que Bossuet, entreprenant, pour le plus grand plaisir de
ses auditeurs, de raconter un passé si difficile à redire, fourni-
rait à leur curiosité frivole le plaisir des allusions saisies, des
réticences interprétées, ceux-là durent être déçus. Si d'autres
s'attendaient3, dans le récit de la conversion de Mlle de La
Vallière, à retrouver dans la bouche du prédicateur les confi-
dences intimes de la pénitente sur son nouvel état, Bossuet n'en-
tendit pas non plus son sujet de cette sorte. Il le traita d'une
manière toute générale et toute abstraite. Il fit à peine mention
dans son discours de celle qui en était l'objet, et oubliant à
dessein la personne elle-même et sa vie particulière, il se borna
à raconter l'histoire éternelle de l'âme qui s'éloigne de Dieu
pour son malheur, et qui revient à l'appel de la grâce. II
parla beaucoup de la pénitence, et très peu de la pénitente, et,
sans changer ce jour-là la méthode qu'il suivait d'ordinaire en
ce genre de discours, i\ aima mieux essayer d'instruire son au-
ditoire que de chercher à l'amuser. Les~ profanes l'en blâmèrent
sans doute, mais la nouvelle Carmélite, qui aimait, nous le sa-
vons*, à garder pour ses amis les plus chers les secrets de son
âme, dut savoir gré au prédicateur dont la parole discrète, tout en
publiant hautement les miséricordes de Dieu sur elle6, avait su
1. Mme de Sévigné, 5 juin 1675.
2. Bayle écrit à propos du même
sermon : « J'ai ouï dire que M. de
Condom n'a guère réussi et qu'il
ne lit que rebattre les pensées dont
s'était servi M. l'évêque d'Aire
(Fromentières). » — Sur ce pré-
dicateur, v. plus haut, p. 285, n. A.
3. Mme de Sévigné, toute la
première, qui aimait tant avoir
« dépeindre les gens ».
4. Lettre de sœur Louise de la
Miséricorde au maréchal de Bel-
lefonds (Lair, p. 373) : « Vous êtes
trop indiscret pour un directeur,
et je suis surprise de ce que vous
avez fait part de mon intérieur à
quelques-uns. C'est à vous seul
que j'en rends compte, parce que
vous y prenez intérêt, et point à
tout le reste du monde.... Ne faites
donc plus valoir mes lettres, je
vous prie, et qu'elles soient entre
vous et moi. »
5. On sait qu'au moment où la
duchesse de La Vallière commença
de songer à la retraite, elle écri-
vit des Réflexions sur la miséri-
corde de Dieu, publiées, malgré
elle, de son vivant, sous l'anonyme.
DE MADEMOISELLE DE LÀ VALLIÈRE
411
ménager à la fois les délicatesses de son humilité et la pudeur
de son repentir.
EXTRAITS
Et dixit qui ttdebat in throno : Eccê nova
facto omnia.
Et Celui qui était assit sur le trône a dit : Je
renouvelle toutes choses '.
Apoc, xxi, 5.
> Ce sera sans doute un grand spectacle, quand celui qui
est assis sur le trône d'où relève tout l'univers, et à qui il
ne coûte pas plus à faire qu'à dire, parce qu'il fait tout ce
qui lui plaît par sa seule parole, prononcera du haut de
son trône, à la fin des siècles, qu'il va renouveler toutes
choses ; et qu'en même temps on verra toute la nature chan-
gée faire paraître un monde nouveau pour les élus. Mai*
quand, pour nous préparer à ces nouveautés surprenantes
du siècle futur2, il agit secrètement dans les cœurs par son
Saint-Esprit, qu'il les change, qu'il les renouvelle ; et que,
les remuant jusqu'au fond, il leur inspire des désirs jusqu'a-
lors inconnus, ce changement n'est ni moins nouveau m
moins admirable. Et certainement, chrétiens, il n'y a rien
de plus merveilleux que ces changements. Qu'avons-nous
vu, et que voyons-nous! quel état, et quel état! Je n'ai pas
besoin de parler, les choses parlent assez d'elles-mêmes.
Madame, voici un objet digne de la présence et des yeux
d'une si pieuse reine. Votre Majesté ne vient pas ici pour
apporter les pompes mondaines dans la solitude ; son hu-
1 . Bossuet écrivait le 19 mars 1675
à la Mère Agnes de Bellefonds
au sujet de Mlle de La Vallière:
« Dieu a jeté dans ce cœur le fon-
dement de grandes choses; vrai
ment tout est nouveau, et je suis
persuadé plus que jamais de
l'application de mon texte. »
2. Futur. Voyez sur ce mot
page 276, note 5.
412
POUR LA PROFESSION
milité la sollicite à venir prendre part aux abaissements de
la vie religieuse ; et il est juste que, faisant par votre état
une partie si considérable des grandeurs du monde, vous
assistiez quelquefois aux cérémonies où on apprend à les
mépriser. Admirez donc avec nous ces grands change-
ments de la main de Dieu. Il n'y a plus rien ici de l'an-
cienne forme, tout est changé au dehors : ce qui se fait au
dedans est encore plus nouveau : et moi, pour célébrer ces
nouveautés saintes, je romps un silence de tant d'années *,
je fais entendre une voix que les chaires ne connaissent
plus.
s Afin donc que tout soit nouveau dans cette pieuse céré-
monie, ô Dieu ! donnez-moi encore ce style nouveau du
Saint-Esprit, qui commence à faire sentir sa force toute-
puissante2 dans la bouche des apôtres. Que je prêche
comme un saint Pierre la gloire de Jésus-Christ crucifié;
que je fasse voir au monde ingrat avec quelle impiété
il le crucifie encore tous les jours. Que je crucifie le
monde à son tour ; que j'en efface tous les traits et toute
la gloire ; que je l'ensevelisse, que je l'enterre avec Jésus-
Christ ; enfin que je fasse voir que tout est mort, et qu'il n'y
a que Jésus-Christ qui vive.
Mes sœurs, demandez pour moi cette grâce : ce sont les
auditeurs qui font les prédicateurs ; et Dieu donne, par
ses ministres, des enseignements convenables aux saintes
dispositions de ceux qui écoutent 3. Faites donc, par vos
prières, le discours qui doit vous instruire; et obtenez-moi
les lumières du Saint-Esprit, par l'intercession de la sainte
Vierge : Ave> Maria.
1. Bossuet ne paraissait presque
plus dans les chaires depuis qu'il
était précepteur du Dauphin,
c'est-à-dire depuis 1670.
2. On était au mardi dé la Pen-
tecôte.
3. Voyez le développement d«
cette idée, page 196.
DE MADEMOISELLE DE LA VaLLIÊRE. 413
Nous ne devons pas être curieux de connaître distinc-
tement ces nouveautés merveilleuses du siècle futur :
comme Dieu les fera sans nous, nous devons nous en re-
poser sur sa puissance et sur sa sagesse. Mais il n'en est
pas de même des nouveautés saintes qu'il opère au fond
de nos cœurs. Il est écrit : « Je vous donnerai un cœur
« nouveau * ; » et il est écrit : « Faites-vous un cœur nou-
« veau 2 : » de sorte que ce cœur nouveau qui nous est
donné, c'est nous aussi qui le devons faire ; et comme nous
devons y concourir par le mouvement de nos volontés, il
faut que ce mouvement soit prévenu par la connaissance.
Considérons donc, chrétiens, quelle est cette nouveauté
des cœurs, et quel est l'éta't ancien d'où le Saint-Esprit nous
tire. Qu'y a-t-il de plus ancien que de s'aimer soi-
même, et qu'y a-t-il de plus nouveau que d'être soi-même
son persécuteur? Mais celui qui se persécute lui-même doit
avoir vu quelque chose qu'il aime plus que lui-même :
de sorte qu'il y a deux amours qui font ici toutes choses.
Saint Augustin les définit par ces paroles : Amor sui usque
ad contemptum Dei; amor, Dei usque ad contemptum sui 5 :
l'un est « l'amour de soi-même poussé jusqu'au mépris
« de Dieu ; » c'est ce qui fait la vie ancienne et la vie du
monde : l'autre est « l'amour de Dieu poussé jusqu'au
mépris de soi-même; * c'est ce qui fait la vie nouvelle du
christianisme, et ce qui, étant porté à sa perfection, fait
la vie religieuse. Ces deux amours opposés feront tout le
sujet de ce discours.
Mais, prenez bien garde, messieurs, qu'il faut ici ob-
server plus que jamais le précepte que nous donne l'Ec-
clésiastique. « Le sage qui entend, dit-il*, une parole
« sensée, la loue, et se l'applique à lui-même : » il ne re-
1. Ezech., xxxvi, .26. I 3. De Civitate Deî, XIV, xx.
8. Ezeeh., xvm, 31. S ' *■ Eccl., xxi, 18.
414 POUR LA PROFESSION
garde pas à droite et à gauche, à qui elle peut convenir ; il
se l'applique à lui-même, et il en fait son profit. Ma sœur,
parmi les choses que j'ai à dire, vous saurez bien dé-
mêler ce qui vous est propre. Faites-en de même, chré-
tiens ; suivez avec moi l'amour de soi-même dans tous ses
excès, et voyez jusqu'à quel point il vous a gagnés par ses
douceurs dangereuses. Considérez ensuite une âme qui,
après s'être ainsi égarée, commence à revenir sur ses pas;
qui abandonne peu à peu tout ce qu'elle aimait, et qui,
laissant enfin tout au-dessous d'elle, ne se réserve plus que
Dieu seul. Suivez-la dans tous les pas qu'elle fait pour re-
tourner à lui, et voyez si vous avez fait quelque progrès
dans cette voie; voilà ce que vous aurez à considérer.
Entrons d'abord au fond de notre matière ; je ne veux pas
vous tenir longtemps en suspens.
PREMIER POINT
L'homme, que vous voyez si attaché à lui-même par son
amour-propre, n'a pas été créé avec ce défaut. Dans
son origine, Dieu l'avait fait à son image : et ce nom da-
mage lui doit, faire entendre qu'il n'était point pour lui-
même : une image est toute faite pour son original. Si un
portrait pouvait tout d'un coup devenir animé, comme il
ne se verrait aucun trait qui ne se rapportât à celui qu'il
représente, il ne vivrait que pour lui seul, et ne respire-
rait que sa gloire. Et toutefois ces portraits que nous ani-
mons, se trouveraient obligés à partager leur amour entre les
originaux qu'ils représentent, et le peintre qui les a
faits. Mais nous ne sommes point dans cette peine : nous
sommes les images de notre auteur, et celui qui nous a faits
nous a faits aussi à sa ressemblance : ainsi en toute ma-
nière nous nous devons à lui seul, et c est à lui seul que
notre âme doit être attachée.
DE MADEMOISELLE DE LA VALUÈRE. 415
En effet, quoique cette âme soit défigurée, quoique cettes
image de Dieu soit comme effacée par le péché, si nous e*.
cherchons bien tous les anciens traits, nous reconnaîtrons,
nonobstant sa corruption, qu'elle ressemble encore à Dieu,
et que c'est pour Dieu qu'elle est faite. 0 âme, vous con-
naissez et vous aimez : c'est là ce que vous ayez de plus
essentiel, et c'est par là que vous ressemblez à votre au-
teur, qui n'est que connaissance et qu'amour. Mais la con-
naissance est donnée pour entendre ce qu'il y a de plus
vrai, comme l'amour est donné pour aimer ce qu'il y a de
meilleur. Qu'est-ce qu'il y a de plus vrai que Celui qui est
la vérité même? et qu'y a-t-ilde meilleur, que Celui qui est
la bonté même? L'âme est donc faite pour Dieu : c'est à lui
qu'elle devait se tenir attachée, et comme suspendue, par
sa connaissance et par son amour ; c'est ainsi qu'elle est
l'image de Dieu. Il se connaît lui-même, il s'aime lui-mê-
me, et c'est là sa vie : et l'âme raisonnable devait vivre
aussi en le connaissant et en l'aimant. Ainsi, par sa natu-
relle constitution, elle était unie à son auteur, et devait
faire sa félicité de celle d'un être si parfait et si bienfai-
sant ; en cela consistait sa droiture et sa force. Enfin c'est
par là qu'elle était riche ; parce que, encore qu'elle n'eût
rien de son propre fonds, elle possédait un bien infini par
la libéralité de son auteur; c'est-à-dire, qu'elle le possé-
dait lui-même, et le possédait d'une manière si assurée,
qu'elle n'avait qu'à l'aimer persévéramment * pour le pos-
séder toujours; puisque aimer un si grand bien, c'est ce
qui en assure la possession, ou plutôt c'est ce qui la fait.
Mais elle n'est pas demeurée longtemps en cet état. Cette
âme qui était heureuse, parce que Dieu l'avait faite à son
image, a voulu non lui ressembler, mais être absolument
1. Persévéramment. Cet adverbe | nairei de la fin du dix-septième
ne te trouve pas dans les diction- l siècle.
416 POUR LA PROFESSION
comme lui. Heureuse qu'elle était de connaître et d'aimer
celui qui se connaît et s'aime éternellement, elle a voulu,
comme lui, faire elle-même sa félicité. Hélas ! qu'elle s'est
trompée, et que sa chute â été funeste ! Elle est tombée de
Dieu sur elle-même. Que fera Dieu pour la punir de sa dé-
fection? Il lui donnera ce qu'elle demande : se cherchant
elle-même, elle se trouvera elle-même. Mais en se trouvant
ainsi elle-même, étrange confusion ! elle se perdra bientôt
elle-même. Car voilà que déjà elle commence k se mécon-
naître; transportée de son orgueil, elle dit : Je suis un Dieu,
et je me suis faite moi-même. C'est ainsi que le Pro-
phète fait parler les âmes hautaines, qui mettent leur fé-
licité dans leur propre grandeur et dans leur propre ex-
cellence *.
En effet, il est véritable que pour pouvoir dire : Je
veux être content de moi-même et me suffire à moi-même,
il faut aussi pouvoir dire : Je me suis fait moi-même, ou
plutôt : Je suis de moi-même. Ainsi l'âme raisonnable veut
être semblable à Dieu par un attribut qui ne peut convenir
à aucune créature, c'est-à-dire par l'indépendance et par
la plénitude de l'être. Sortie de son état, pour avoir voulu
être heureuse indépendamment de Dieu, elle ne peut ni
conserver son ancienne et naturelle félicité, ni arriver à
celle qu'elle poursuit vainement. Mais comme ici son orgueil
la trompe, il faut lui faire sentir par quelque autre
endroit2 sa pauvreté et sa misère. Il ne faut pour cela
que la laisser quelque temps à elle-même; cette âme, qui
s'est tant aimée et tant cherchée, ne se peut plus supporter.
Aussitôt qu'elle est seule avec elle-même, sa solitude lui
fait horreur: elle trouve en elle même un vide infini, que
Dieu seul pouvait remplir : si bien qu'étant séparée de
1. Ezéch., txnu. 2; xxu 9. I chette, p. 530, n. 4, sur l'emploi
% Cf. La Bruyère, éd. cl. Ha- | fréquent de ce mot au xyh' siècle.
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIERE. 417
Dieu, que son fonds réclame sans cesse; tourmentée par
son indigence, l'ennui la dévore, le chagrin la tue ; il faut
qu'elle cherche des amusements au dehors : et jamais elle
n'aura de repos, si elle ne trouve de quoi s'étourdir. Tant
il est vrai que Dieu la punit par son propre dérèglement,
et que, pour s'être cherchée elle-même, elle devient elle-
même son supplice. Mais elle ne peut pas demeurer en cet
état, tout triste qu'il est ; il faut qu'elle tombe encore plus
bas ; et voici comment.
Représentez-vous un homme qui est né dans les riches-
ses, et qui les a dissipées par ses profusions ; il ne peut
souffrir sa pauvreté. Ces murailles nues, cette table dégar-
nie, cette maison abandonnée, où on ne voit plus cette
foule de domestiques, lui fait peur : pour se cacher à lui-
même sa misère, il emprunte de tous côtés ; il remplit par
ce moyen, en quelque façon, le vide de sa maison, et sou-
tient l'éclat de son ancienne abondance. Aveugle et mal-
heureux, qui ne songe pas que tout ce qui Téblouit menace
sa liberté et son repos ! Ainsi l'âme raisonnable, née riche
par les biens que lui avait donnés son auteur, et appauvrie
volontairement pour s'être cherchée elle-même, réduite à
ce fonds étroit et stérile, tâche de tromper le chagrin que
lui cause son indigence, et de réparer ses ruines, en em-
pruntant de tous côtés de quoi se remplir.
Elle commence par son corps et par ses sens, parce qu'elle
ne trouve rien qui lui soit plus proche. Ce corps qui lui est
uni si étroitement, mais qui toutefois est d'une nature si in-
férieure à la sienne, devient le plus cher objet de ses com-
plaisances. Elle tourne tous ses soins de ce côté-là; le
moindre rayon de beauté qu'elle y aperçoit suffît pour
l'arrêter : elle se mire, pour ainsi parler, et se considère
elle-même dans ce corps : elle croit voir, dans la douceui
de ces regards et de ce visage, la douceur d'une humeur
418 POUR LA PROFESSION
paisible; dam la délicatesse des traits, la délicatesse de
l'esprit; dans ce port et cette mine relevée, la grandeur et
la noblesse du courage. Faible et trompeuse image sans
doute; mais enfin la vanité s'en repaît. À quoi es-tu réduite,
âme raisonnable ? Toi, qui étais née pour l'éternité et pour
un objet immortel, tu deviens éprise et captive d'une fleur
que le soleil dessèche, d'une vapeur que le vent emporte,
en un mot, d'un corps qui, par sa mortalité, est devenu un
empêchement et un fardeau à l'esprit.
Elle n'est pas plus heureuse en jouissant des plaisirs que
ses sens lui offrent : au contraire, elle s'appauvrit dans
cette recherche, puisqu'en poursuivant le plaisir elle perd
d'abord la raison. Le plaisir est un sentiment qui nous trans-
porte, qui nous enivre, qui nous saisit indépendamment de
la raison, et nous entraîne malgré ses lois. La raison en
effet n'est jamais si faible que lorsque le plaisir domine; et
ce qui marque une opposition éternelle entre la raison et le
plaisir, c'est que, pendant que la raison demande une chose,
le plaisir en exige une autre : ainsi l'âme, devenue captive
du plaisir, est devenue en même temps ennemie de la rai-
son. Voilà où elle est tombée, quand elle a voulu emprunter
des sens de quoi réparer ses pertes : mais ce n'est pas là
encore la fin de ses maux. Ces sens, de qui elle emprunte,
empruntent eux-mêmes de tous côtés; ils tirent tout de
leurs objets, et engagent par conséquent, à tous ces objets
extérieurs, l'âme, qui, livrée aux sens, ne peut plus rien
avoir que par eux.
Sans parler de tous les sens, l'orateur considère seulement la
vue et il montre à combien d'objets extérieurs elle nous attache.
C'est elle qui produit l'avarice, t triste et sombre passion, autant
qu'elle est cruelle et insatiable. » Mais les passions nobles et gé-
néreuses ne sont pas davantage capables de remplir l'âme : quoi
de « plus misérable et de plus pauvre » que la gloire, fût-ce celle
d'Alexandre, du plus renommé .des conquérants?
DE MADEMOISELLE DE LA VALLÏERE. 419
Vous voyez, messieurs, l'âme raisonnable déchue de sa
première dignité, parce qu'elle quitte Dieu, et que Dieu la
quitte; menée de captivité en captivité, captive d'elle-même,
captive de son corps, captive des sens et des plaisirs, captive
de toutes les choses qui l'environnent. Saint Paul dit tout eu
un mot, quand il parle ainsi : « L'homme, dit-il, est vendu
« sous le péché : » Venumdatut $ub peccato* ; livré au péché,
captif sous ses lois, accablé de ce joug honteux comme un
esclave vendu. A quel prix le péché l'a-t-il acheté? Il l'a
acheté par tous les faux biens qu'il lui a donnés. Entraîné
par tous ces faux biens, et asservi par toutes les choses
qu'il croit posséder, il ne peut plus respirer, ni regarder
le ciel, d'où il est venu. Ainsi il a perdu Dieu, et toute-
fois, le malheureux, il ne peut s'en* passer, car il y a au
fond de notre âme un secret désir qui le redemande sans
cesse.
L'idée de Celui qui nous a créés est empreinte profondé-
ment au dedans de nous. Mais, ô malheur incroyable et
lamentable aveuglement! rien n'est gravé plus avant dans
le cœur de l'homme, et rien ne lui sert moins dans sa con-
duite. Les sentiments de religion sont la dernière chose qui
s'efface en l'homme, et la dernière que l'homme consulte :
rien n'excite de plus grands tumultes parmi les hommes ,
rien ne les remue davantage, et rien en même temps ne les
remue moins. En voulez-vous voir une preuve ? A présent que
je suis assis dans la chaire de Jésus-Christ et des apôtres,
que vous m'écoutez avec attention, si j'allais (ah! plutôt la
mort!) si j'allais vous enseigner quelque erreur, je verrais
tout mon auditoire se révolter contre moi. Je vous prêche
les vérités les plus importantes de la religion: que feront-
elles? O Dieu! qu'est-ce que l'homme? est-ce un pro~
1. Rom., vu. 14. 12. Cf. p. 21, n. 2.
430 POUK LA PROFESSION
digeT est-ce un composé monstrueux de choses incompa-
tibles? ou bien est-ce une énigme inexplicable * ?
Non, messieurs, nous avons expliqué l'énigme. Ce qu'il
y a de si grand dans l'homme est un reste de sa première
institution: ce qu'il y a de si bas, et qui paraît si mal assorti
avec ses premiers principes, c'est le malheureux effet de sa
chute. Il ressemble à un édifice ruiné, qui dans ses masures
renversées conserve encore quelque chose de la beauté et
de la grandeur de son premier plan. Fondé dans son origine
sur la connaissance de Dieu et sur son amour, par sa vo-
lonté dépravée il est tombé en ruine ; le comble s'est abattu
sur les murailles, et les murailles sur le fondement. Mais
qu'on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce
bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l'idée* du
premier dessein, et la marque de l'architecte. L'impression
de Dieu reste encore en l'homme si forte qu'il ne peut la
perdre, et tout ensemble si faible qu'il ne peut la suivre : si
bien qu'elle semble n'être restée que pour le convaincre de
sa faute, et lui faire sentir sa perte. Ainsi il est vrai qu'il a
perdu Dieu : mais nous avons dit, et il est vrai, qu'il ne pou-
vait éviter après cela de se perdre aussi lui-même.
L'âme, qui s'est éloignée de la source de son être, ne connaît
plus ce qu'elle est. Elle s'est embarrassée, dit saint Augus-
tin5, dans toutes les choses qu'elle aime ; et de là vient qu'en
les perdant elle se croit aussitôt perdue elle-même. Ma mai-
son est brûlée ; on se tourmente, et on dit, Je suis perdu :
ma réputation est blessée, ma fortune est ruinée, Je suis
perdu. Mais surtout quand le corps est attaqué, c'est là qu'on
s'écrie plus que jamais, Je suis perdu. L'homme se croit
1. Comparez le sermon sur la
MorttYOr. fun. d'Henriette d'An-
gleterre et les Pensées de Pascal :
« Quelle chimère est-ce donc que
l'homme ? Quelle nouveauté 1 Quel
monstre I quel chaos I quel sujet
de contradiction! quel prodige! ■
Voy. p. 289, n. 5.
3. Idée. Voir page 341, note 2.
3. De Trinit., x, 7.
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIERE. 421
attaqué au fond de son être, sans vouloir jamais considérer
que ce qui dit, Je suis perdu, n'est pas le corps : car le corps
de lui-même est sans sentiment ; et l'âme, qui dit qu'elle
est perdue, ne sent pas qu'elle est autre chose que celui dont
elle connaît la perte future ; c'est pourquoi elle se croit per-
due en le perdant. Ah! si elle n'avait pas oublié Dieu, si elle
avait toujours songé qu'elle est son image, elle se serait
tenue à lui comme au seul appui de son être, et, attachée à
un principe si haut, elle n'aurait pas cru périr en voyant
tomber ce qui est si fort au-dessous d'elle. Mais, comme
dit saint Augustin1, s'élant engagée tout entière dan son
corps et dans les choses sensibles; roulée et enveloppée
parmi les objets qu'elle aime, et dont elle traîne continuel-
lement l'idée avec elle, elle ne s'en peut plus démêler, elle
ne sait plus ce qu'elle est. Elle dit : Je suis une vapeur, je
suis un souffle, je suis un air délié, ou un feu subtil; sans
doute une vapeur qui aime Dieu, un feu qui connaît Dieu,
un air fait à son image! 0 âme, voilà le comble de tes maux;
en te cherchant, tu t'es perdue ; et toi-même tu te méconnais.
En ce triste et malheureux état, écoutons la parole de
Dieu par la bouche de son prophète : Convertimini, sicut in
profundum recesseratis, filii Israël *1 0 âme, reviens à Dieu
autant du fond que tu t'en étais profondément retirée '
SECOND POINT
Et en effet, chrétiens, dans cet oubli profond et de Dieu et
d'elle-même, où elle est plongée, ce grand Dieu sait bien la
trouver. Il fait entendre sa voix, quand il lui plaît, aumilieu
du bruit du monde : dans son plus grand éclat, et au mi-
lieu de toutes ses pompes, il en découvre le fond* c'est-à-
dire, la vanité et le néant. L'âme, honteuse de sa servitude,
vient à considérer pourquoi elle est née; et, recherchant en
1. Dt Trinité x, 11. | 2. /*.,
422 POUR LA PROFESSION
elle-même les restes de l'image de Dieu, elle songe à la ré-
tablir en se réunissant à son auteur. Touchée de ce senti-
ment, elle commence à rejeter les choses extérieures.
0 richesses, dit-elle, vous n'avez qu'un nom trompeur *• vous
venez- pour me remplir, mais j'ai un vide infini, où1 vous
n'entrez pas. Mes secrets désirs, qui demandent Dieu, ne
peuvent pas être satisfaits par tous vos trésors ; il faut que
je m'enrichisse par quelque chose déplus grand et déplus
intime. Voilà les richesses méprisées.
L'âme, considérant ensuite le corps auquel elle est unie,
le voit revêtu de mille ornements étrangers : elle en a honte,
parce qu'elle voit que ces ornements sont un piègepour les
autres et pour elle-même. Alors elle est en état d'écouter les
paroles que le Saint-Esprit adresse aux dames mondaines,
par la bouche du prophète Isaïe : « J'ai vu les filles de Sion
« la tête levée, marchant d'un pas affecté, avec des conte*
« nances étudiées, et faisant signe des yeux à droite et à
« gauche : pour cela, dit le Seigneur, je ferai tomber tous
« leurs cheveux 2. » Quelle sorte de vengeance ! Quoi ! fal-
lait-il foudroyer et le prendre d'un ton si haut pour abattre
des cheveux? Ce grand Dieu, qui se vante <le déraciner pai
son souffle les cèdres du Liban, tonne pour abattre les feuil-
les des arbres- ! Est-ce là le digne effet d'une main toute-
puissante ? Qu'il est honteux à l'homme d'être si fort atta-
ché à des choses vaines, que les lui ôter soit un supplice !
C'est pour cela que le prophète passe encore plus avant.
Après avoir dit : Je ferai tomber « leurs cheveux ; je dé-
« truirai, poursuit-il, et les colliers, et les bracelets, et les
f anneaux, et les boîtes à parfums, et les vestes, et les man
« teaux, et les rubans, et les broderies, et ces toiles si dé-
« liées; * vaines .ouverture* qui ne cachent rien, et le
1. Cf. p. 182, n. 3. 1 2. /«., m, 16, 17.
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE. 425»
peste. Car le Saint-Esprit a voulu descendre dans un dénora-r
brement exact de tous les ornements de la vanité , s'atta-
chant, pour ainsi parler, à suivre oar sa vengeance toutes
lies diverses parures qu'une vaine curiosité 1 a inventées. A
ces menaces du Saint-Esprit, l'âme, qui s'est sentie long-
temps attachée à ces ornements, commence à rentrer en
elle-même. Quoi f Seigneur, dit-elle, vous voulez détruire
toute cette vaine parure? Pour prévenir votre colère, je
commencerai moi-même à m'en dépouiller. Entrons dans
un état où il n'y ait plus d'ornement que celui de la vertu.
Ici cette âme dégoûtée du monde, s'avisant que ces or-
nements marquent dans les hommes quelque dignité, et
venant à considérer les honneurs que lé monde vante, elle
en connaît aussitôt le fond. Elle voit l'orgueil qu'ils inspi-
rent, et découvre, dans cet orgueil, et les disputes, et les
jalousies, et tous les maux qu'il entraîne : elle voit en même
temps que, si ces honneurs ont quelque chose de solide,
c'est qu'ils obligent de donner au monde un grand exem-
ple. Mais on peut en les quittant donner un exemple plus
utile ; et il est beau, quand on les a, d'en faire un si bel
usage. Loin donc, honneurs de la terre! Tout votre éclat
couvre mal nos faiblesses et nos défauts ; il ne les cache
qu'à nous seuls, et les fait connaître à tous les autres.
Ah! « j'aime mieux avoir la dernière place dans la maison
« de mon Dieu que de tenir les plus hauts rangs dans la
t demeure des pécheurs â. »
L'âme se dépouille, comme vous voyez, des choses exté-
rieures ; elle revient de son égarement, et commence à être
plus proche d'elle-même. Mais osera-t-elle toucher à ce
corps si tendra, si chéri, si ménagé? N'aura-t-on point de
pitié de cette complexion délicate ? Au tontraire, c'est à lui
i. Sens étymologique : cura. | %. J>*., Lxxçin, H,
SOSSttET, SERMONS. - SO
424 POim LÀ PROFESSION
principalement que Târne s'en prend, comme à son plus
dangereux séducteur. J'ai, dit-elle, trouvé une victime :
depuis que ce corps est devenu mortel, il semblait n'être
devenu pour moi qu'un embarras, et un attrait qui me
porte au mal : mais la pénitence me fait voir que je le puis
mettre à un meiilevr usage. Grâce a la miséricorde divine,
j'ai en lui de quoi réparer mes fautes passées. Cette pensée
la sollicite à ne plus rien donner à ses sens : elle leur ôte
tous leurs plaisirs ; elle embrasse toutes les mortifications ;
elle donne au corps une nourriture peu agréable, et, afin
que la nature s'en contente, elle attend que la nécessité la
rende supportable. Ce corps si tendre couche sur la dure;
la psalmodie de la nuit et le travail de la journée y attirent
le sommeil ; sommeil léger qui n'appesantit pas l'esprit, et
n'interrompt presque point ses actions. Ainsi toutes les
fonctions, même de la nature, commencent dorénavant à
devenir des opérations de la grâce1. On déclare une guerre
immortelle et irréconciliable à tous les plaisirs; il n'y en a
aucun de si innocent, qui ne devienne suspect : la raison,
que Dieu a donnée à l'âme pour la conduire, s'écrie en les
voyant approcher : « C'est ce serpent qui nous a séduits : »
Serpens decepit me*. Les premiers plaisirs qui nous ont
Irompés sont entres dans notre cœur avec une mine inno-
cente, comme un ennemi qui se déguise pour entrer dans
une place, qu'il veut révolter contre les puissances légi-
times. Ces désirs, qui nous semblaient innocents, ont re-
mué peu à peu les passions les plus violentes, qui nous ont
mis dans les fers que nous avons tant de peine à rompre.
L'âme, délivrée par ces réflexions de la captivité des sens,
et détachée de son corps par la mortification, est enfin ve-
nue à elle-même. Elle est revenue de bien loin, et semble
1. Cf. plus haut, p. 63-65. j 2. Gènes, vu
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.
425
avoir fait un grand progrès: mais enfin, s'étant trouvée
elle-même, elle a trouvé la source de tous ses maux. C'est
donc à elle-même qu'elle en veut encore : déçue par sa li-
berté, dont elle a fait un mauvais usage, elle songe à la
contraindre de toutes parts ; des grilles affreuses, une re-
traite profonde, une clôture impénétrable, une obéissance
entière, toutes les actions réglées, tous les pas comptés,
cent yeux qui vous observent; encore trouve-t-ehe qu'il
n'y en a pas assez pour l'empêcher de s'égarer. Elle se met
de tous côtés sousle joug : elle se souvient des tristes jalou-
sies du monde ', et s'abandonne sans réserve aux douces
jalousies d'un Dieu bienfaisant, qui ne veut avoir les cœurs
que pour les remplir des douceurs célestes. De peur de
retomber sur ces objets extérieurs, et que sa liberté ne
s'égare encore une fois en les cherchant, elle se met des
bornes de tous côtés, mais, de peur de s'arrêter en elle-
même, elle abandonne sa volonté propre. Ainsi, resserrée
de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du
ciel: elle se donne donc en proie à l'amour divin; elle
rappelle sa connaissance et son amour à leur usage pri-
mitif. C'est alors que nous pouvons dire avec David : « 0
« Dieu, votre serviteur a trouvé son cœur, pour vous faire
« cette prière*. » L'âme, si longtemps égarée dans les
choses extérieures, s'est enfin trouvée elle-même; mais
c'est pour s'élever au-dessus d'elle, et se donner tout à
fait à Dieu.
Il n'y a rien de plus nouveau que cet état, où l'âme
pleine de Dieu s'oublie elle-même. De cette union avec
1. Elle se souvtent des triste»
jalousies du monde. Gela rappelle
ce mot de Mlle de La Valliére,
disant à Mme Scarron (depuis
Mmede Maintenqn) quelque temps
^vant de se retirer aux Carmé-
lites . « Quand j'aurai de la peine
aux Carmélites, je me souvien-
drai de ce que ces gens-là
(Louis XIV et Mme de Montespan)
m'ont fait souffrir. *
1 II Reg.t vu, 27.
426 POUR LA PROFESSION
Dieu, on voit naître bientôt en elle toutes les vertus. Là
est la véritable prudence ; car on apprend à tendre à sa
fin, c'est-à-dire, à Dieu, par la seule voie qui y mène,
c'est-à-dire, par l'amour. Là çst la force et le courage;
car il n'y a rien qu'on ne souffre pour l'amour de Dieu.
Là se trouve la tempérance parfaite ; car on ne peut plus
goûter les plaisirs des sens qui dérobent à Dieu les cœurs
et l'attention des esprits. Là on commence à faire justice
à Dieu, au prochain, et à soi-même : à Dieu, parce qu'on
lui rend tout ce qu'on lui doit, en l'aimant plus que soi-
même : au prochain, parce qu'on commence à l'aimer
véritablement, non pour soi-même, mais comme soi-même,
après qu'on a fait l'effort de renoncer à soi-même : enfin,
on se fait justice à soi-même, parce qu'on se donne de
tout son cœur à qui on appartient naturellement. Mais
en se donnant de la sorte on acquiert, le plus grand de
tous les biens, et on a ce merveilleuy avantage d'être
heureux par le même objet qui fait la félicité de Dieu.
L'amour de Dieu fait donc naître toutes les vertus; et
pour les faire subsister éternellement, il leur donne pour
fondement l'humilité. Demandez à ceux qui ont dans le
cœur quelque passion violente s'ils conservent quelque
orgueil ou quelque fierté en présence, de ce qu'ils aiment :
on ne se soumet que trop, on n'est que trop humble.
L'âme possédée de l'amour de Dieu, transportée par cet
amour hors d'elle-même, n'a garde de songer à elle, ni par
conséquent de s'enorgueillir; car elle voit un objet au prix
duquel elle se compte pour rien, et en est tellement éprise
qu'elle le préfère à elle-même, non seulement par raison,
mais par amour.
Mais voici de quoi l'humilier plus profondément encore.
Attachée à ce divin objet, elle voit toujours au-dessous
d'elle deux gouffres profonds, le néant d'où elle est tirée
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIERE. 427
et un autre néant plus affreux encore, c est le péché, où
elle peut retomber sans cesse, pour peu qu'elle s'éloigne
de Dieu, et qu'elle l'oblige de la quitter. Elle considère
que, si elle est juste, c'est Dieu qui la fait telle continuelle-
ment. Saint Augustin * ne veut pas qu'on dise que Dieu nous
a faits justes, mais il dit qu'il nous fait justes à chaque
moment. Ce n'est pas, dit il, comme un médecin qui, ayant
guéri son malade, le laisse dans une santé qui n'a plus
besoin de son secours ; c'est comme l'air qui n'a pas été
fait lumineux pour le demeurer ensuite par lui-même, mais
qui est fait tel continuellement par le soleil. Ainsi l'âme
attachée à Dieu sent continuellement sa dépendance, et
sent que la justice qui lui est donnée ne subsiste pas toute
seule, mais que Dieu la crée en elle à chaque instant : de sorte
qu'elle se tient toujours attentive de ce côté-là ; elle demeure
toujours sous la main de Dieu, toujours attachée au gouver-
nement et comme au rayon de sa grâce. En cet état elle
se connaît, et ne craint plus de périr, de la manière dont
elle le craignait auparavant : elle sent qu'elle est faite pour
un objet éternel, et ne connaît plus de mort que le péché.
Il faudrait ici vous découvrir la dernière perfection de
l'amour de Dieu : il faudrait vous montrer cette âme déta-
chée encore des chastes douceurs qui Font attirée à Dieu,
et possédée seulement de ce qu'elle découvre en Dieu
même, c'est-à-dire, de ses perfections infinies. Là se verrait
l'union de l'âme avec un Jésus délaissé; là s'entendrait 2
la dernière consommation de l'amour divin dans un endroit
de l'âme si profond et si retiré, que les sens n'en soup-
çonnent rien, tant il est éloigné de leur région; mais pour
expliquer cette matière, il faudrait tenir un langage que le
-monde n'entendrait pas.
i. De u.u. ad litt., yi 11. 2S, 2. Cf. p. 351, a. 1.
428 , POUR LA PROFESSION
Finissons donc ce discours, et permettez qu'en le finis
sant je vous demande, messieurs, si les saintes vérités
que j'ai annoncées ont excité en vos cœurs quelque étin-
celle de l'amour divin. La vie chrétienne que je vous
propose, si pénitente, si mortifiée, si détachée des sens et
de nous-mêmes, vous paraît peut-être impossible. — Peut-
on vivre, direz-vous, de cette sorte? Peut-on renoncer à
ce qui plait? — On vous dira de là-haut* qu'on peut quelque
chose de plus difficile, puisqu'on peut embrasser tout ce
qui choque. — Mais pour le faire, direz-vous, il faut ai-
mer Dieu ; et je ne sais si on peut le connaître assez pour
l'aimer autant qu'il faudrait. — On vous dira de là-haut
qu'on en connaît assez pour l'aimer sans bornes. — Mais
peut-on mener dans le monde une telle vie? — Oui sans
doute, puisque le monde même vous désabuse du monde :
ses appas ont assez d'illusions, ses faveurs assez d'incon-
stances, ses rebuts assez d'amertume; il y a assez d'in-
justice et de perfidie dans le procédé des hommes, assez
d'inégalités et de bizarreries2 dans leurs humeurs incom-
modes et contrariantes ; c'en est assez sans doute pour
nous dégoûter.
Eh! dites-vous, je ne suis que trop dégoûté : tout me
dégoûte en effet, mais rien ne me touche; le monde me dé-
plaît, mais Dieu ne me plaît pas pour cela. — Je connais
cet état étrange, malheureux et insupportable, mais trop
ordinaire dans la vie. Pour en sortir, âmes chrétiennes,
sachez que qui cherche Dieu de bonne foi ne manque jamais
de le trouver; sa parole y 3 est expresse : « Celui qui frappe,
« on lui ouvre; celui qui demande, on lui donne; celui
« qui cherche, il trouve infailliblement4. > Si donc vous
4. Mlle de La Vallière était dans
une tribune avec la reine.
2. Cf. p. 458, n. 2.
3. Y, c'est-à-dire : € en cet
endroit », — « ou sur ae point »»
3. Maith.. vi, 8.
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE. 49*
ne trouvez pas, sans doute tous ne cherchez pas. Remuez
jusqu'au fond de votre cœur : les plaies du cœur ont cela
qu'elles peuvent être sondées jusqu'au fond, pourvu qu'on
ait le courage de les pénétrer. Vous trouverez dans ce
fond un secret orgueil qui vous fait dédaigner tout ce
qu'on vous dit, et tous les sages conseils : vous trouverez
un esprit de raillerie inconsidérée, qui naît parmi l'en-
jouement des conversations. Quiconque en est possédé croit
que toute la vie n'est qu'un jeu : on ne veut que se divertir;
et la face de la raison, si je puis parler de la sorte, paraît
trop sérieuse et trop chagrine.
Mais à quoi est-ce que je m'étudie? À chercher des
causes secrètes du dégoût que vous donne la piété? Il y en
a de plus grossières et de plus palpables : on sait quelles
sont les pensées qui arrêtent le monde ordinairement.
On n'aime point là piété véritable, parce que, contente des
biens éternels, elle ne donne point d'établissement sur la
terre, elle ne fait point la fortune de ceux qui la suivent.
C'est l'objection ordinaire que font à Dieu les hommes du
monde : mais il y a répondu, d'une manière digne de lui,
par la bouche du prophète Malachie * : « Vos paroles se sont
« élevées contre moi, dit le Seigneur, et vous avez répondu :
« Quelles paroles avons-nous proférées contre vous? — Vous
« avez dit : Celui qui sert Dieu se tourmente en vain. Quel
« bien nous est-il revenu d'avoir gardé ses commande-
« ments, et d'avoir marché tristement devant sa face?
« Les hommes superbes et entreprenants sont heureux :
h car ils ont tenté Dieu en songeant de* se faire heureux
« malgré ses lois, et ils ont fait leurs affaires. »
Voilà l'objection des impies, proposée dans toute sa
force par 13 Saint-Esprit. « A ces mots, poursuit le pro-
i. Mal, ni 13. *qq. 1 & Cf. p. 134, n. i.
430 POUR LA PROFESSION
« phète, les gens de bien, étonnés, se sont parlé secrète-
« ment les uns aux autres. » Personne sur la terre n'ose
entreprendre, ce semble, de répondre aux impies qui at-
taquent Dieu avec une audace si insensée ; mais Dieu ré-
pondra lui-même : « Il a prêté l'oreille à ces choses, dit
« le prophète, et il les a ouïes: il a fait un livre où il
« écrit les noms de ceux qui le servent ; et en ce jour où
« j'agis », dit le Seigneur des armées, c'est-à-dire « où
« j'achève tous mes ouvrages, où je déploie ma miséricorde
« et ma justice; en ce jour, dit-il, les gens de bien seront
« ma possession particulière ; je les traiterai comme un
« boa père traite un fils obéissant. Alors vous vous retour-
« nerez, ô impies ! Vous verrez de loin leur félicité, dont
« vous serez exclus pour jamais; et vous verrez alors quelle
« différence il y a entre le juste et l'impie, entre celui qui
« sert Dieu et celui qui méprise ses lois. » C'est ainsi que
Dieu répond aux objections des impies. Vous n'avez pas
voulu croire que ceux qui me servent puissent être heu-
reux; vous n'en avez^cru ni ma parole, ni l'expérience
des autres; votre expérience vous en convaincra; vous les
verrez heureux, et vous vous verrez misérables : Hœc dicit
Dominus faciens hsec : « C'est ce que dit le Seigneur;
il l'en faut croire : « car lui-même qui le dit, c'est lui
qui le fait »; et c'est ainsi qu'il fait taire les superbes et
les incrédules.
Serez-vous assez heureux pour profiter de cet avis, et
pour prévenir sa colère? Allez, messieurs, et pensez-y:
ne songez point au prédicateur qui vous a parlé, ni s'il a
bien dit, ni s'il a mal dit1 : qu'importe qu'ait dit un homme
mortel? Il y a un prédicateur invisible qui prêche dans
le fond des cœurs et le prédicateur et les auditeurs doi-
1. Cf. le sermon de 1661 sur la parole de Dieu.
DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÊRË. 431
*ent écouter celui-là. C'est lui qui parle intérieurement
a celui qui parle au dehors, et c'est lui que doivent en-
tendre au dedans du cœur tous ceux qui prêtent l'oreille
aux discours sacrés. Le prédicateur, qui parle au dehors,
ne fait qu'un seul sermon pour tout un grand peuple :
mais le prédicateur du dedans, je veux dire le Saint-
Esprit, fait autant de prédications différentes qu'il y a
de personnes dans un auditoire; car il parle à chacun en
particulier, et lui applique selon ses besoins la parole de
vie éternelle. Écoutez-le donc, chrétiens; laissez-lui re-
muer au fond de vos cœurs ce secret principe de l'amour
de Dieu. Esprit Saint, Esprit pacifique, je vous ai préparé
les voies en prêchant votre parole. Ma voix a été semblable
peut-être à ce bruit impétueux qui a prévenu votre des-
cente : descendez maintenant, ô feu invisible! et que ces
discours enflammés, que vous ferez au dedans des cœurs,
les remplissent d'une ardeur céleste. Faites-leur goûter
la vie éternelle, qui consiste à connaître et à aimer Dieu :
donnez-leur un essai de la vision1, dans la foi; un avant-
goût de la possession, dans l'espérance; une goutte de ce
torrent de délices qui enivre les bienheureux, dans les
transports Célestes de l'amour divin.
Et vous, ma sœur, qui avez commencé à goûter ces
chastes délices, descendez, allez à l'autel; victime de la
pénitence, allez achever votre sacrifice : le feu est allumé,
l'encens est prêt, le glaive est tiré : le glaive, c'est la pa-
role qui sépare l'âme d'avec elle-même, pour l'attacher
à son Dieu uniquement. Le sacré pontife vous attend avec
ce voile mystérieux que vous demandez. Enveloppez- vous
dans ce voile; vivez cachée à vous-même aussi bien qu'à
tout le monde, et, connue de Dieu, échappez-vous à vous-
1 Vision. Voir page 111, note 1, et page 583, note 4.
452 PROFESSION DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÊRE.
même, sortez de vous-même, et prenez un si noble essor
que vous ne trouviez de repos que dans l'essence du Père, du
Fils et du Saint-Esprit1.
1. Ce discours fut imprimé en
1691, sans l'aveu de l'auteur,
d'après une copie fautive. Bossuet,
nous dit l'abbé Le Dieu, ne s'y
reconnut pas. Le manuscrit, —
rédigé par l'abbé Fleury, disciple
et ami de Bossuet, « mais apos-
tille et corrigé à toutes les pages
de la main de Bossuet lui-
même », — a été publié par l'abbé
Lebarq.
Il nous apprend, une fois de
plus, avec quel soin attentif
Bossuet retouchait, quand il en
avait le loisir, la forme de ses dis-
cours. « Fleury, secrétaire offi-
cieux de Bossuet, avait ainsi relevé
la pensée du maître : « Le chagrin
la dévore, l'ennui la tue [l'âme
pécheresse]. » (Cf. plus haut, p.
417.) Bossuet considérant sans
doute que le chagrin est plus
mortel que X ennui, quoique à cette
époque ennui et ennuyé eussent
un sens très énergique, corrige
ainsi de sa main : « L'ennui la_
dévore, le chagrin la tue ». —
Fleury avait rédigé, peut-être
d'après la parole même de l'ora-
teur : « Ce n'est pas comme un mé-
decin qui, ayant guéri son malade,
le laisse demeurer sain sans son
secours. » Bossuet fait disparaître
cette cacophonie et corrige :-
«... le laisse dans une santé qui
n'a plus besoin de son secours. >
Dans un Sermon de vêture
(pour Mlle de Beauvais, 22 nov.
1667), Bossuet avait développé,
comme dans celui-ci, une psycho-
logie intéressante. Il y étudiait à
l'aide de saint Augustin « le pro-
grès de V orgueil ». « Une âme ver-
tueuse, qui se cultive elle-même,
ne découvre rien sur la terre qui
soit capable de la délecter plus
qu'elle-même, et elle trouve d'au-
tant plus à se plaire dans son propre
bien que le bien qu'elle recherche
est plus excellent. C'est pourquoi,
si l'on n'y prend garde attentive-
ment, en épurant son jugement
et son esprit, on nourrit en soi-
même, insensiblement, une gloire
cachée et intérieure qui est d'au-
tant plus à craindre qu'il reste
moins de défauts pour lui servir
de contre-poids... En cet état,
chrétiens, bien loin de mépriser
la vaine gloire, au contraire, nous
en séparons pour nous le plus
délicat et le plus exquis. Nous en
prenons le plus fin -parfum, et
tirons, pour ainsi dire, l'esprit et
la quintessence de cet agréable
poison Car notre gloire est d'au-
tant plus grande qu'elle se con-
lente d'elle-même. Nous trouvons
je ne sais quoi de plus fin dans
notre propre jugement, quand il
a eu la force de s'élever au-des-
sus des jugements des autres ; ce
qui fait que nous en sommes et
plus amoureux et plus jaloux. Et
alors, quand il arrive que nous
nous plaisons en nous-mê mes, nous
nous y plaisons d'autant plus que
rien ne nous plait que nous. > '
SDR LES EFFETS
DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST
POUR LE JOUR DE PAQUES
PRÊCHÉ A SAINT-GERMAIN, LE 6 AVRIL 1681
NOTICE
L'abbé de Froraentiêres *, désigné pour prêcher à la Cour le
Carême de 1681, étant tombé malade, on confia à plusieurs pré-
dicateurs le soin de le remplacer. Le P. Gaillard, jésuite, l'évoque
d'Autun, Gabriel de Roquette, le P. Hubert, de l'Oratoire, et plu-
sieurs autres moins connus, vinrent tour à tour occuper la chaire
royale pendant cette station, qui fut close le jour de Pâques, par
un sermon de Bossuet. Le précepteur du Dauphin n'avait prêché
nulle part depuis la profession de Mlle de La Vallière (1675) ; mal-
gré cette interruption de sept ans, il parut ce jour-là, nous dit
un journal contemporain f, s'être surpassé lui-même
EXTRAITS
Chrûius résurgent ex mortui» jam non m**
ritur.
Jésus-Christ ressuscité ne meurt plus.
Rom., vi, 9
avoir à prêcher le plus glorieux des mystères de Jésus-
Christ et la fête la plus solennelle de son Église, devant le
1. V. p. 284, n. i, et p. 310, n. 2. I Floquet, Bouuet précepteur au
2. Le Mercure galant. — Voir I Dauphin pages 551-533.
434 SDR LES EFFETS
plus grand de tous les rois et la cour la plus auguste de
l'univers ; reprendre la parole après tant d'années1 d'un
perpétuel silence, et avoir à contenter la délicatesse d'un
auditoire qui ne souffre rien que d'exquis , mais qui, per-
mettez-moi de le dire, sans songer, autant qu'il faudrait, à
se convertir, souvent ne veut être ému qu'autant qu'il ie
faut pour éviter la langueur d'un discours sans force, et
plus soigneux de son plaisir que de son salut, lorsqu'il s'a-
git de sa guérison, veut qu'on cherche de nouveaux moyens
de flatter son goût raffiné ; ce serait une chose à craindre,
si celui qui doit annoncer dans l'assemblée des fidèles la
gloire de Jésus-Christ ressuscité, et y faire entendre la voix
immortelle de ce Dieu sorti du tombeau, avait à craindre
autre chose que de ne pas assez soutenir la force et la ma-
jesté de sa parole. Mais ici ce qui fait craindre soutient :
cette parole divine, révérée du ciel, de la terre et des en-
fers, est ferme et toute-puissante par elle-même ; et l'on ne
peut l'affaiblir, lorsque, toujours autant éloigné d'une exces-
sive rigueur qui se détourne à la droite que d'une ex-
trême condescendance qui se détourne vers la gauche 2, on
propose cette parole dans sa pureté naturelle, telle qu'elle
est sortie de la bouche de Jésus-Christ et de ses apôtres,
fidèles et incorruptibles témoins de sa résurrection, et de
toutes les obligations qu'elle nous impose. Alors il ne reste
plus qu'une seule crainte vraiment juste, vraiment raison-
nable, mais qui est qpmmune à ceux qui écoutent avec celui
qui parle : c'est de ne profiter pas de cette parole, qui main-
tenant nous instruit, et un jour nous doit juger; c'est de
n'ouvrir pas le cœur assez promptement à la vertu qui l'ac-
compagne, et de prendre plus garde à l'homme qui parle
au dehors, qu'au prédicateur invisible qui sollicite les
1. Apre» tant d'années. Voir la I 2. Var. : Lorsque sans se détour-
Notice. I ner ni à la droite, ni à la gaucbe.
DE LA RÉSURRECTION DE JESUS-CHRIST. 435
cœurs de se rendre à lui. Que si vous écoutez au dedans ce
céleste prédicateur, qui jamais n'a rien de faible ni de lan-
guissant, et dont les vives lumières pénètrent les replis
les plus cachés1 des consciences, que de miracles nouveaux
nous verrons paraître ! quede morts sortiront du tombeau!
que de ressuscites viendront honorer la résurrection de
Jésus-Christ ! et que leur inébranlable persévérance rendra
un beau témoignage à l'immortelle vertu qu'un Dieu res-
suscité, pour ne mourir plus, répand dans les cœurs de
ses fidèles ! Pour commencer un si grand ouvrage, pro-
sternés avec Madeleine et lés autres femmes pieuses aux
pieds de ce Dieu vainqueur de la mort, demandons-lui tous
ensemble ses grâces vivifiantes, par les prières de celle qui
les a reçues de plus près et avec le plus d'abondance. Ave.
Après avoir exposé le mystère de la Résurrection de Jésus-
Christ, l'orateur se propose d'en considérer les effets salutaires.
Jésus-Christ ressuscité, et ressuscité pour jamais, a communiqué
son immortalité à la loi qu'il a établie, à l'Église qu'il a fondée, aux
fidèles enfin, membres de son corps mystique, qui doivent, comme
lui, mourir au péché pour revivre en lui et par lui. « A cette
loi toujours nouvelle nous devons un perpétuel renouvellement
de nos mœurs ; à cette Église toujours immuable, un inviolable
attachement ; à ce Chef qui nous veut avoir pour ses membres
toujours vivants, une horreur du péché si vive qu'elle nous le
fasse éternellement détester plus que la mort. Voilà le fruit du
mystère et les trois points de ce discours. »
PREMIER POINT.
Ce fut une doctrine bien nouvelle au monde, lorsque saint
Paul écrivit ces mots : « Vivez comme des morts ressusci-
« tés *. » Mais il explique plus clairement ce que c'est que
de vivre en ressuscites, et à quelle nouveauté de vie nous
oblige une si nouvelle manière de s'exprimer, lorsqu'il dit
i. Var. : les plus profonds. J %, Ronu, ru 13,
436 SUR LES EFFETS
en un autre endroit : « Si vous êtes ressuscites avec Jésus-
« Christ, cherchez les choses d'en haut, où Jésus-Christ est
« assis à la droite de son Père ; goûtez les choses d'en haut
et non pas les choses de la terre : « Si consurrexistis cum
Christo, quœ sursum sunt quxritey ubi Christus est in dextera
Dei sedens; quœ sursum sunt sapite,non quœ super terram1».
Cette doctrine, qui est une suite de la résurrection de Jésus-
Christ, nous apprend le vrai caractère de la loi nouvelle.
L'ancienne loi ne nous tirait pas de la terre, puisqu'elle
nous proposait des récompenses temporelles, et plus pro-
pres à soutenir les infirmes qu'à satisfaire les forts : comme
elle était appuyée sur des promesses de biens périssables,
elle ne posait pas encore un fondement qui pût demeurer.
Mais Jésus-Christ ressuscité rompt tout d'un coup tous les liens
de la chair et du sang, lorsqu'il nous fait dire par son saint
apôtre : Quœ sursum sunt quœrite, «cherchez les choses d'en
haut ; » Qux sursum sunt sapite, « goûtez les choses d'en
« haut: » c'est là que Jésus-Christ vous a précédés, et où
il doit avoir emporté avec lui tous vos désirs. En suite -de
cette doctrine, le sacrifice très véritable que nous célébrons
tous les jours sur ces saints autels commence par ces pa-
roles : Sursum corda : « Le coeur en haut, le cœur en haut ; » et
quand nous y répondons : Habemus ad Dominum: «Nous éle-
vons nos cœurs à Dieu » , nous reconnaissons tous ensemble
que le véritable culte du Nouveau Testament, c'est de nous
sentir faits pour le ciel et de n'avoir que le ciel en vue.
Mais j'entends vos malheureuses réponses: Je ne suis
que terre, et vous voulez que je ne respire que le ciel ; je
iie sens que la mort en moi, et vous voulez que je ne pense
qu'immortalité f — Mais les biens que vous poursuives sont
si peu de chose! — Feu de] chose, je le confesse, et en-
1. Coloss., m, 1, 2. \ 8. En conséquence... CI sup. 1. %
DE LA RESURRECTION DE JÉSUS-CHRIST 437
oore moins, si vous le vouler . mais aussi que peut recher-
cher un rien comme moi, que des biens proportionnés au
peu qu'il est?
Saintes vérités du christianisme, fidèle et irréprochable
témoignage que les apôtres ont rendu, au péril de tout, à
leur Maître ressuscité ; mystère d'immortalité que nous cé-
lébrons, attesté par le sang de ceux qui l'ont vu, et confirmé
par tant de prodiges, par tant de prophéties, par tant de
martyres, par tant de conversions, par un si soudain chan-
gement du monde, et par une si longue suite de siècles,
n'avez-vous pu encore élever les hommes aux objets éter-
nels! et faut-il, au milieu du christianisme, faire de nou-
veaux efforts pour montrer aux enfants de Dieu qu'ils ne
sont pas si peu de chose qu'ils se l'imaginent ! Nous deman-
dons un témoin revenu de l'autre monde, pour nous en ap-
prendre les merveilles ; Jésus-Christ, qui est né dans la
gloire éternelle, et qui y retourne ; a Jésus-Christ, témoin
« fidèle, et le premier-né d'entre les morts, » comme il est
écrit dans l'Apocalypse * : Jésus-Christ qui s'y glorifie d'avoir
la « clef de l'enfer et de la mort * » ; qui en effet est des-
cendu non seulement dans le tombeau, mais encore dans
les enfers, où il a délivré nos pères, et fait trembler Satan
avec tous ses anges par son approche glorieuse; ce Jésus-
Christ sort victorieux de la mort et de l'enfer, pour nous an-
noncer une autre vie : et nous ne voulons pas l'en croire!
Nous voudrions qu'il renouvelât aux yeux de chacun de
nous tous ses miracles, que tous les jours il ressuscitât pour
nous convaincre; et le témoignage qu'il a une fois rendu au
genre humain, encore qu'il le continue, comme vous verrez
d'une manière si miraculeuse dans son Église catholique
ne nous suffit pas
1. Apec, i, 5. i î. Apte*, u is,
438
SUR LES EFFETS
À Dieu ne plaise! dites-vous; je suis chrétien, ne me
traitez pas d'impie. Ne me dites rien des libertins, je les
connais : tous les jours je les entends discourir, et je ne
remarque dans tous leurs discours qu'une fausse capacité,
une curiosité vagué et superficielle, ou, pour parier franche-
ment, une vanité toute pure; et pour fond des passions
indomptables, qui, de peur d'être réprimées par une trop
grande autorité, attaquent l'autorité de la loi de Dieu, que,
par une erreur naturelle à l'esprit humain, ils croient avoir
renversée, à force de le désirer. — Je les reconnais à ces
paroles: vous ne pouviez pas me peindre1 plus au naturel
leur caractère léger et leurs bizarres * pensées : j'entends ce
que me dit votre bouche : mais que me disent vos œuvres ?
Vous les détestez, dites-vous : pourquoi donc les imitez-
vous? pourquoi marchez-vous dans les mêmes voies? pour-
quoi vous vois-je aussi éblouis 3 des grandeurs humaines,
aussi enivrés de la faveur et aussi touchés de son ombre,
aussi délicats sur le point d'honneur, aussi entêtés de folles
amours, aussi occupés de votre plaisir, et, ce qui en est une
suite, aussi durs à la misère des autres, aussi jaloux en
secret du progrès de ceux que vous trouvez à propos de ca-
resser en public, aussi prêts à sacrifier votre conscience à
quelque grand intérêt, après l'avoir défendue peut-être,
pour la montre et pour l'apparence, dans des intérêts mé-
diocres ? Avouons la vérité : faibles chrétiens ou libertins
déclarés, nous marchons également dans les voies de per-
1. Var. : représenter.
2. Bizarre, qui s'écrivit bijearre
jusque dans la première moitié
du dix-septième siècle, était syno-
nyme de fou dans l'ancien fran-
çais. « Coeffeteau, dans son His-
toire romaine, parlant de Cali-
gula, a dit Im bizarrerie de «es
déportements. » Patru, Notes sur
Vaugelas. Bossuet donne ici à ce
mot à peu près le sens qu'indique
Furetière (Dictionnaire) : « Bi-
zarre : qui a des mœurs inégales,
des opinion» extraordinaire* et
particulières. »
3. Var. - enchanté».
DE U RESURRECTION DE JÉSUS-CHRIST. 439
dition, et tous ensemble nous renonçons par notre con-
duite à l'espérance de la vie future.
Venex, venei, chrétiens» que je vous parle: cette vie éter-
nelle, qui entre encore si peu dans votre esprit ,1a désirez-
vous du moins T Est-ce trop demander à des chrétiens que
de vouloir que vous désiriez la vie éternelle? Mais, si vous
la désirez, vous l'acquérez par ce désir en le fortifiant;
et sans tourner davantage1, sans fatiguer votre esprit par
une longue suite de raisonnements, vous avez, dans cet in-
stinct d'immortalité, le témoignage secret de l'éternité pour
laquelle vous êtes nés, ïa preuve qui vous la démontre, " le
gage du Saint-Esprit qui vous en assure, et le moyen infail
lible de la recouvrer. Dites seulement avec David, David, un
homme comme vous , mais un homme assis sur le trône et
environné de plaisirs ; mais un roi victorieux et comblé de
gloire, dites seulement avec lui : « Mon bien, c'est dé m'at--
tacher à Dieu: » Mihi autem [adhœrere Deo bonum est]. Un
trône est caduc, la grandeur s'envole, la gloire n'est qu'une
fumée, la vie n'est qu'un songe: « mon bien, c'est d'avoir
« mon Dieu, et de m'y tenir attaché; » et encore:
« Qu'est-ce que je veux dans le ciel, et qu'est-ce que je vous
« demande sur la terre? Vous êtes le Dieu de mon cœur,
« et mon Dieu, mon partage éternellement.2 j>
Mais il faut pousser3 ce désir avec toute ia pureté de la
nouveauté chrétienne. Je m'explique : les Juifs, qui n'en-
tendaient pas les mystères de Jésus-Christ, ni, comme parle
l'Apôtre, « la vertu de sa résurrection, et les richesses ines-
timables du siècle futur4, » ne laissaient pas de préférer
Dieu aux fausses divinités ; mais ils voulaient obtenir de lui
des félicités temporelles. Moi, Seigneur, je ne veux que
1. Var. : sans aller plus loin.
2. P$., lxxii, 28, 25, 26.
3. Emettre, produire. « Et le
cœur poussait mille voem. » Cor*
neille, [mit de 7.-C, 1, 18.
4. Philipp., m, 18. Hebr. , vi, 3.
BOSSUET, SERMONS. ^\
449 SUR LES EFFETS
tous, mon Dieu, mon partage éternellement ; ni dans le
ciel, ni dans la terre, je ne veux que vous. Tout ce qui n'est
pas éternel, fût-ce une couronne, n'est digne ni de votre
libéralité ni de mon courage ; et puisque vous avez voulu
que je connusse, faiblement, à la vérité, eu égard à votre
immense grandeur, mais enfin avec une certitude qui ne
me laisse aucun doute, votre éternité tout entière et votre
infinie perfection^ j'ai droit de ne me contenter pas d'un
moindre objet*: je ne veux que vous sur la terre, et je ne
veux que vous même dans le ciel ; et si vous n'étiez vous-
même le don précieux que vous nous y faites, tout ce que
vous y donnez d'ailleurs avec tant de profusion ne me serait
rien. Que si vous pouvez former ce désir avec un David, avec
un saint Paul, avec tant de saints martyrs et tant de saints
pénitents, hommes comme vous, si vous pouvez dire, à
leur exemple : Mon Dieu, je vous veux, il est à vous ; car
ni la bonté de Dieu ne lui permet de se refuser à un cœur
qui le désire ; ni une force majeure ne le peut ravir à qui
le possède, ni il n'est lui-même un ami changeant que le
temps dégoûte. Quoi î mes frères, que de cette main bien
faisante lui-même il arrache ses propres enfants de ce sein
paternel où ils veulent vivre ! il n'y a rien qui soit moins
de lui; et de toutes les vérités, la plus certaine, la mieux
établie, la plus immuable, c'est que Dieu ne peut manquer
à qui le désire, et que nul ne peut perdre Dieu que celui qui
s'en éloigne le premier par sa propre volonté.' Qui ne l'en-
tend pas, c'est un aveugle ; qui le nie, qu'il soit aïiathème.
Que sentez-vous, chrétiens, à ces paroles? Saint Paul
n'a-t-il pas ea raison de vous exciter à chercher les choses
célestes, puisqu'en les cherchant vous les acquérez? Ses
paroles ont-elles piqué votre cœur du vrai désir de la vit T
t. Sens étymologique: objectum *e but qui est devant quelqu'un.
DE LA RESURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.
441
Ai-je trouvé en les expliquant ce bienheureux fonds que
\ Dieu mit dans votre âme pour la rappeler à lui quand il la
fit à son image, que le péché vous avait fait perdre, et que
Jésus-Christ ressuscité vient renouveler î [Car enfin] d'où vous
vient cette idée d'immortalité ? d'où vous en vient le désir,
si ce n'est de Dieu? N'est-ce pas le Père de tous les esprits,
qui sollicite le vôtre de s'unir au sien pour y trouver la
vraie vie ? peut-il ne pas contenter un désir qu'il inspire ?
et ne veut-il que nous tourmenter par une vue stérile d'im
mortalité ? Ah ! je ne m'étonne pas si nous ne sentons rien
d'immortel en nous : nous ne désirons même pas l'immor-
talité ; nous cherchons des félicités que le temps emporte,
et une fortune qu'un souffle renverse. Ainsi, étant nés pour
l'éternité, nous nous mettons volontairement sous le joug
du temps, qui brise et ravage tout par son invincible rapi-
dité; et la mort, que nous cherchons par tous nos désirs,
puisque nous ne désirons rien que de mortel, nous domine de
toutes parts. Sursum corda ; sursum corda : « Le cœur en
haut, le cœur en haut : » quœ sursum sunt quserite : a Cher-
chez ce qui est en haut ; » c'est là que Jésus-Christ est assis
à la droite de son Père ; c'est de là qu'il vous envoie ce désir
d'immortalité, et c'est là qu'il vous attend pour le satisfaire.
Voilà l'abrégé de la loi nouvelle, voilà cette loi qui ne change
plus, parce qu'elle a l'éternité pour objet ; et c'est là uni-
quement que nous devons tendre.
Mais en marchant dans cette voie, apprenons de sainl
Augustin qu'elle exclut trois sortes de personnes. » Elle ex-
clut, premièrement, ceux qui s'égarent, » et qui, las d'une
vie réglée, qu'ils trouvent trop unie et trop contraignante1,
1. Trop contraignante. Ce mot,
sorti de l'usage commun, est
employé par Mme de Sévigné,
par Molière et par Saint-Simon
(Voir le Dict. de Littré), dans la
sens que nous donnons aujour-
d'hui au mot gênant : « Je vous
plains ésrii Mm« de Sévigné,
442 SUR LES EFFETS
se jettent dans les voies d'iniquité, où une riante diversité
égaie les passions et les sens. « Elle exclut, en second lieu
ceux qui retournent en arrière, et qui, sans sortir de la voi*
abandonnent les pratiques de piété qu'ils avaient embrassées,
elle exclut enfin ceux^ui s'arrêtent, et qui, croyant avoà
assez fait, ne songent pas à s'avancer dans la vertu1. » Ceu
qui sortent de la voie des commandements après y être ren
très par la pénitence, et qui retombent dans leurs premiers
crimes ; hélas ! c'est le plus grand nombre : c'est à eux que
je dois parler à la fin de ce discours ; et plût à Dieu que je
leur parle avec cette veix de tonnerre que Dieu donne aux
prédicateurs quand il veut briser les rochers et fendre les
cœurs de pierre !
Mais je ne vous oublierai pas, ô petit nombre choisi de
Dieu ! vous, mes frères, qui, fidèles à la pénitence, craignez
de rentrer dans les voies de perdition, où vous avez autre-
fois marché avec une si aveugle confiance. Vous avez encore
deux choses à craindre ; apprenez-les de Jésus-Christ même •
Tune, de retourner en arrière, et l'autre, de vous arrêter
un seul moment. Vous faites un pas en arrière, lorsque,
sans retourner au péché mortel, vous vous relâchez de l'at-
tention que vous aviez sur vous-mêmes ; que vous prodiguez
le temps que vous ménagiez ; que vous ôtez à la piété ses
meilleures heures : et vous, lorsque, tentée de relever par
quelque parure cette modestie qui commence à vous paraî-
tre trop nue, vous vous dégoûtez de cette sainte simplicité
que vous regardiez auparavant comme ia vraie marque de la
pudeur*; sans jamais vouloir songer à cette parole de Jésus-
Christ, qui foudroie votre négligence : « Celui qui met la
main à la charrue, » qui commence à cultiver son âme
des compagnies contraignantes j 2. Var. : que vous louies aupa-
que tous avez tues. » I ravent eommt le vrai ornement
1. Serm. de Cantico novo, 4. ! de la pudeur.
DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.
443
comme une terre fertile, « et qui retourne en arrière, » qui
se relâche des saintes pratiques qu'il avait choisies ; que
prononce le Fils de Dieu? quoi? peut-être qu'il_n'atteindra pas
à la perfection ? Non, messieurs ; sa sentence est bien plus
terrible : « Il n'est pas propre, dit-il, au royaume de Dieu *; »
et il n'a que faire d'y prétendre : c'est Jésus-Christ qui le
dit; croyez donc à sa parole, et tremblez*.
Et comment se sauveront ceux qui reculent en arrière,
puisque ceux qui n'avancent pas dans la vertu sont dans un
péril manifeste? Vous vous trompez, mon frère, si, dans la
vie chrétienne, vous croyez pouvoir demeurer dans un
même point; il faut, dans cette route, monter ou descendre.
Saint Paul ne cesse de crier du troisième ciel : « Renouvelez-
vous, renouvelez-vous5. » Vous vous êtes renouvelés par la
pénitence, renouvelez-vous encore; et Ongène a raison de
dire sur cette parole de saint Paul : « Ne croyez pas qu'il
suffise de s'être renouvelé une fois : il faut renouveler la
nouveauté même* : » car au point où vous croyez avoir assez
fait, l'orgueil, qui vous surprendra, vous fera tout perdre,
et vos forces seront dissipées par le repos qui relâchera
votre attention. Ne proférez5 donc.jamais cette parole indigne
d'une bouche chrétienne : Je laisse la perfection aux reli-
gieux et aux solitaires, trop heureux d'éviter la damna-
tion éternelle. Non, non, non, vous vous abusez: qui ne tend
point à la perfection tombe bientôt dans le vice; qui
grimpe sur une hauteur, s'il cesse de s'élever par un con-
tinuel effort, est entraîné6 par la pente même, et son propre
poids le précipite : c'est pourquoi toute l'Écriture nous dé-
fend de nous arrêter un seul moment. Si selon l'apôtre
1. Luc, ix, 62.
2. Var. : Si tou* croyez à m
parole, croyeï-y i!onc, et trem-
bler.
3. Ephes., it, 25.
4. In Epist. ad Roman., y, &
5. Var. : ne dites.
6. Var : emporté
444 SUR LES EFFETS
saint Paul* la rie vertueuse est une course, il faut, comme
cet apôtre, s'avancer toujours, oublier ce qu'on a fait, courir
sans relâche, et n'imaginer de repos qu'à la fin de la car-
rière, où le prix de la course nous attend*. « Si la vie ver-
tueuse est une milice, » comme dit le saint homme Job * ,
ou, comme parle saint Paul, « une lutte continuelle 4» con-
tre un ennemi également attentif et fort : se ralentir tant
soit peu, après même l'avoir atterré, c'est lui faire repren-
dre ses forces ; et une victoire mal poursuivie ne devient
pas moins funeste, par l'événement, qu'une bataille perdue6.
Dans la guerre qu'avait David avec la maison de Saul
écoutez ce que remarque le texte sacré : a David crois-
• sait tous les jours, et s'élevait de plus en plus au des-
« sus de lui-même ; au contraire la maison de Satil al-
« lait toujours décroissant », et ses forces se diminuaient :
David profictscens et semper sçipso robustior, domus au-
tem Saul decrescens quotidie e. Quel fut donc l'événement
de cette guerre ? Événement heureux à David, dont le
trône fut affermi pour jamais; mais événement funeste
au malheureux Isboseth et à la maison de Saul, qui se vit
bientôt sans ressource. Isboseth, qui se négligea, et ja-
mais ne s'aperçut qu'il diminuait, parce qu'il diminuait
peu à peu, à la fin demeure sans force. Ses soldats l'aban-
1. I Cor., ix, 2-4. I rant le cours duquel, quelque
2. Philipp., m, 13. . | plaisir qui nous attache, quelque
3. Job, vu, 1. j compagnie qui nous arrête, quel-
i. Ephes., vi, 12. j que ennui qui nous prenne, quel-
5. Bossuet développe la même | que fatigue qui nous accable,
idée dans le début du Panégyrique j aussitôt que nous commençons
de Saint Benoit (1663) : «....Toute i de nous reposer, une voix divine
la perfection de la vie monasti-
que est entièrement renfermée
dans cette seule parole : Egre-
dtre, « Sors t » La vie du chrétien
est un long et infini voyage, du-
i
s'élève d'en haut qui nous dit
sans cesse et sans relâche : Egre-
dere, « Sors, » et nous ordonne
de marcher plus outre. »
6. II Reg., ni, 1.
DE LA RESURRECTION DE JuS€S-CHRIST. 448
donnent ; Abner, qui soutenait le parti et par ses conseils
et par sa valeur, se donne à son ennemi ; le malheureux
prince est assassiné dans son lit par des parricides à qui
sa mollesse fit tout entreprendre : et, pour avoir négligé
d'imiter David, qui croissait * toujours, à force de déchoir,
il se trouva, sans y penser, au fond de l'abîme. Chrétien
qui ne veux pas t'élever sans cesse dans le chemin de 1?
vertu, voilà ta figure : tout ce que tu avais de bons dé-
sirs te quittera l'un après l'autre, et ta perte est infail-
lible.
Éveillez-vous donc, chrétiens, comme l'ange disait au
prophète : éveillez- vous, et marchez ; « car vous avez en-
« core à faire un grand voyage : * Giandis enim tibi re-
stât via *. Cette voie, dit saint Augustin, veut « des hom-
c mes qui marchent toujours : » Ambulante* quœrit 5. La
crainte de l'enfer et de ses peines éternelles vous a
ébranlé 4. c'est un bon commencement : mais il est temps
d'ouvrir votre cœur aux chastes douceurs de l'amour de
Dieu, sans lequel il n'y a point de christianisme. Vous
avez pu renoncer au crime et aux plaisirs qui vous me-
naçaient d'irrémédiables douleurs, et peut-être même dès
cette vie : la plaie n'est pas bien fermée ; et ce cœur en-
sanglanté soupire encore en secret après ses joies corrom-
pues . Épurez vos intentions ; fortifiez votre volonté par des
réflexions sérieuses et par des prières ferventes, car la
prière assidue et persévérante est le seul soutien de notre
impuissance. Vous avez commencé à goûter Dieu : car
aussi comment peut-on être chrétien, si on n'aime et si on
ne goûte ce bien infini ? Apprenez peu à peu à le goûter
seul ; et modérez ce goût du plaisir sensible, qui ne laisse
pas d'être dangereux lors même qu'il semble innocent.
1. Cf. p. 61, n. 5. 3. Serm. de Cantic. novo, 4.
2. III Reg., xix, 7. ' i. Voy. PaSe ±66', note À.
446 SUR LES EFFETS
Autrement tous éprouverez, par une cnute imprévue, la
vérité de cette sentence : « Qui se néglige tombe peu à
«peu1.» Et quoique vous nous vantiez l'innocence de
vos désirs, encore trop sensuels, je ne laisse pas de trem-
bler pour vous; parce qu'enfin, quoi que vous disiez,, du
plaisir au plaisir il n'y a pas loin, et du sensible au sen-
sible la chute n'est que trop aisée. Il faut donc travailler
sans cesse à cet édifice caduc, où toujours quelque chose
se dément : il faut toujours- s'élever, si on ne veut pas re-
tomber trop vite. A quelque point que nous soyons, saint
Paul nous excite à monter plus haut 8 : après que nous
sommes ressuscites avec Jésus-Christ, il faut encore avec
lui monter jusqu'au plus haut des cieux et jusqu'à la
droite du Père céleste. Car, si cette ambition, que le monde
veut appeler noble, inspire à un grand courage une ardeur
infatigable, qui fait qu'étant arrivé par mille travaux et
mille périls aux premiers honneurs, il oublie tout ce qu'il
a fait pour augmenter une gloire qui n'est après tout
qu'un bruit agréable autour de nous et un mélange de
voix confuses , que ne doit-on pas entreprendre pour la
véritable gloire que Dieu réserve à ses enfants? Quelle ac-
tivité et quelle vigueur ne demande-t-elle pas? Ne faut-il
pas être toujours agissant, à l'exemple de Jésus-Christ?
« Mon Père, dit-il3, opère a toujours; et moi, j'opère comme
« lui. » Mais voyons-le opérer dans sa sainte Église : ce
nous sera un nouveau motif de nous soumettre à l'opération
de la grâce qui nous renouvelle.
SECOND POINT.
Comment Jésus-Christ a travaillé à la formation de son Église :
durant sa vie et à sa mort. Il choisit ses Apôtres et il met Pierre à
i. Eccl., xrr, 1. 5. Joann., y, 17.
i. Colots., m, 1, 2. 4. Cf. p. 524, n, 4; 342, n. 1,
~jx nESÏÏRRECTION DE JËSUS-CHRIST. 447
leur tête, en ayant soin de conserver toujours a celui qu'il désigne
pour le représenter sur la terre sa primauté sur le reste de ses
disciples, t Ainsi s'achève l'Église ;... et le mystère de l'Unité, par
lequel l'Église est inébranlable, se tonsomme. »
Ir reste pourtant encore un dernier ouvrage : il faut que
cette Église, ainsi formée avec ses divers ministères, re-
çoive la promesse d'immortalité de cette bouche immor-
telle, d'où le genre humain en suspens entendra un jour sa
dernière et irrévocable sentence. Jésus-Christ assemble
donc ses saints apôtres ; et prêt à monter aux deux, écoutes
comme il leur parle * : « Toute puissance, dit-il, m'est don-
« née dans le ciel et dans la terre ; iL est temp^ de partir :
« allez, marchez à la conquête du monde : prêchez l'É-
« Tangileà toute créature; enseignez toutes les nations,
c et les baptisez au nom du Père, et du Fils et du Saint-
ci Esprit s. » Et quel en sera l'effet ? Effet admirable, effet
éternel et digne de Jésus-Christ ressuscité : « Je suis, dit—
« il, avec vous jusqu'à la consommation des siècles 5. »
Digne parole de l'Époux céleste, qui engage sa foi pour
jamais à sa sainte Église. Ne craignez point, mes apôtres, ni
vous qui succéderez à un si saint ministère; moi ressuscité,
moi immortel, je serai toujours avec vous : vainqueur de
l'enfer et de la mort, je vous ferai triompher de l'un et de
l'autre ; et l'Église que je formerai par votre sacré minis-
tère, comme moi, sera immortelle î ma parole, qui sou-
tient le monde qu'elle a tiré du néant, soutiendra aussi
mon Église : Ecce ego vobiscum sum. Si depuis ce temps,
chrétiens, l'Église a cessé un seul moment ; si elle a Un
seul moment ressenti la mort d'où Jésus-Christ l'a tirée, et
que cette Église de Jésus-Christ unie à Pierre n'ait pas con
I Tir. : Et prêt à monter «mil Matth., xrrm, 18, 19,
dieux : Toute puissance, dit-U.... I 3. Matth., ixnn. 20.
448 SUR LES EFFETS
serve avec l'unité et l'autorité une fermeté invincible,
doutez des promesses de la vie future. Mais vous voyez
au contraire que cette Église née dans les opprobres et
parmi les contradictions, chargée de la haine publique,
persécutée avec une fureur inouïe, premièrement en Jé-
sus-Christ, qui était son chef, et ensuite dans tous ses mem-
bres ; environnée d'ennemis, pleine de faux frères, et un
néant, comme dit saint Paul, dans ses commencements ' at-
taquée encore plus vivement par le dehors, et plus dange-
reusement divisée au dedans par les hérésies dans son
progrès; dans la suite, presque abandonnée, par le déplo-
rable relâchement de sa discipline ; avec sa doctrine rebu-
tante, dure à pratiquer, dure à entendre, impénétrable à
l'esprit, contraire anx sens, ennemie du monde dont elle
combat toutes les maximes, demeure ferme et inébran-
lable.
Et pour venir au particulier* de l'institution de Jésus-
Christ, car il est beau de considérer dans5 des promesses
circonstanciées un accomplissement précis , vous voyez que
(a doctrine de l'Évangile subsiste toujours dans les succes-
seurs des apôtres; que Pierre, toujours à leur tête, n'a
cessé d'enseigner les peuples, et de « confirmer ses frères*, »
et, comme disent six cent trente évêques au grand con-
cile de Chalcédoine, qu'il « est toujours vivant dans son
f propre siège 8 ; » que toutes les hérésies qui ont osé s'éle-
?er contre la science de Dieu ont senti leurs tètes su-
perbes frappées par des anathèmes dont elles n'ont pu
1. Var. : dans sa naissance.
2. Au détail. « Je n'importu-
nerai pas Votre Majesté du parti-
culier de ce qui compose cette
machine [arithmétique]. » Pascal,
Lettre à la reine Christine « Sans
entrer dans te particulier de
beaucoup de chopes... » La Roche-
foucauld.
5 Dans un cas où les promesses
ont été circonstanciées, exposées
dans le menu détail.
4. Luc, xxu, 52.
5. S. Léo., Serm., II, in.
01 LA RÉSURRECTION ÛË JESUS-CfiRlST. 440
soutenir la force; qu'elles n'ont fait que languir depuis
ce coup, et Tiennent toutes à la ifin tomber aux pieds
de l'Église et de Pierre, qui les foudroie par ses succès-
seurs; que cependant cette Église ne se diminue jamais
d'un côté.* qu'elle ne s'étende de l'autre, conformément à
cette parole que Jésus-Christ adresse lui-même à l'Église
d'Éphèse : Movebo candelabrum tuum de loco suo1 : « Je
« remuerai de sa place votre chandelier », je tous ôterai la
lumière de la foi : prenez garde, je ne l'éteindrai pas, je
la remuerai et la changerai de place ; afin que l'Église re-
gagne tout ce qu'elle perd, une vertu* invisible réparant
ses pertes; et, plutôt que de la laisser sans enfants, Dieu
faisant, selon la parole de Jésus-Christ « des pierres mêmes,
« et des peuples les plus infidèles, naître les enfants d'A-
c braham2 : » en sorte que, dans sa vieillesse, si toutefois
elle peut vieillir, elle qui est immortelle, et lorsqu'on la croit
stérile, elle soit aussi3 féconde que jamais, et demeure tou-
jours au-dessus de la ruine qui menace les choses humaines.
Lisez l'histoire des siècles passés, et considérez l'état
du nôtre; vous verrez que, par la vertu qui anime le
corps de l'Église, lorsque l'Orient s'en est séparé, le
Nord converti a rempli sa place; que le Nord, en un
autre temps, soulevé par les séditieuses prédications de
Luther, a vu sa foi non pas tant éteinte que transportée
à d'autres climats, et passée, pour ainsi parler, à de
nouveaux mondes 4; et qu'enfin dans les pays même où
l'hérésie règne, pour marque des ténèbres auxquelles elle
est condamnée, elle tombe dans un désordre visible6 par
un mélange confus de toutes sortes d'erreurs dont elle ne
1. Apoc, h, 5. I 4. Y. p. 482, note 3.
2. Matth., m, 19. 5. Y. VHist. des Variation» de»
5. Var. : autant. V. p. 211, n. t. I Église* protestantes (1688).
450
SUR LES EFFETS
peut arrêter le cours . parce qu'à force de vouloir com-
battre l'autorité de l'Église, qu'il a fallu, pour la contre-
dire, appeler humaine, les hérésiarques n'ont pu s'en
laisser aucune ni réelle ni apparente : ce qui fait que la
plus superbe hérésie, la plus fière et la plus menaçante
qui fut jamais, est devenue elle-même cette Babylone qu'elle
se vantait de quitter. Et pour lui donner le dernier coup1,
Dieu suscite un autre Cyrus, un prince aussi magnanime,
aussi modéré, aussi bienfaisant que lui, aussi grand dans
ses conseils et aussi redoutable par ses armes ; mais plus
religieux, puisqu'au lieu que Cyrus était infidèle, le prince
que Dieu nous suscite tient à gloire d'être lui-même le plus
zélé et le plus soumis* dé tous les enfants de l'Église,
comme il est, sans contestation, le premier autant en mé-
rite qu'en dignité : Dieu, dis-je, suscite ce nouveau Cyrus
pour détruire cette Babylone, et réparer les ruines de Jé-
rusalem5: de sorte aue l'Église* toujours victorieuse.
1. Et pour lui donner le der-
nier coup. Louis XIV manifestait
hautement à cette époque l'inten-
tion d'établir en France l'unité
religieuse, par des édits de plus
en plut sévères contre les Protes-
tants. En 1879, on renouvelle
l'ordonnance de 1663, contre les
protestants convertis qui revien-
draient a leur première religion ;
en 1680, les enfants issus de ma-
riages mixtes sont déclarés illé-
gitimes et inhabiles à succéder à
leurs pa««nts, ete.
2. Conseil indirect à Louis XIV.
C'était le moment où les dissen-
timents du gouvernement fran-
çais avec Rome devenaient de
jour en jonr plus vifs. (V. p. 469.)
Fléchier, prêchant à la Cour le
jour de la Pentecôte de cette
mime année, souhaitait aussi au
Roi « un cœur docile envers Dieu,
une tendresse et une soumission
de fils envers l'Église. »
3. Presque tous les prédica-
teurs, à ce moment, poussaient
le roi à la révocation de l'Édit de
Nantes. Citons seulement ce que
disait à Louis XIV, en 1683, l'abbé
Anselme. un des orateurs les plus
renommes au temps. « Selon lui,
le royaume est un corps, dont les
hérétiques sont les pieds. Jus-
qu'ici le Roi a bien voulu condes-
cendre jusqu'à laver « cette partie
de ses sujets qui est la plus basse
et la plus impure aux yeux de
Dieu > ; mais son autorité seule
pouvait aisément réduire des «obs-
tinés qui n'ont plus les appuis
qu'ils trouvaient dans 1* maiheuT
DE LÀ RÉSURRECTION DK JESUS-CHRIST
451
quoiqu'en différentes manières, tantôt malgré les puis-
sances conjurées contre elle, et tantôt par leur secours
que Dieu lui procure, triomphe de ses ennemis pour leur
salut, et pour le bien universel du monde, où seule elle
fait reluire parmi les ténèbres la vérité toute pure et la
droite règle des mœurs ' également éloignée de toutes les
extrémités.
« 0 Église, les forces me manquent à raconter vos
« louanges : » Gloriosa dicta tunt de îey civitas Dei*. « 0
« vraiment, Église de Dieu, sainte cité de l'Éternel, et
« la mère de ses enfants, vraiment on a dit de vous des
« choses bien glorieuses : » et je ne m'étonne pas de l'é-
tat heureux et permanent qui vous est prédestiné dans le
ciel, si déjà par la vertu de celui qui vous a promis d'être
avec vous, vous avez tant de majesté et tant de solidité sur
la terre. Mais, mes frères, remarquez-vous que cette pro-
uesse d'immortalité, qui soutient l'Église, s'adresse aux
apôtres et aux successeurs des apôtres? « Allez, enseignez,
baptisez ; et moi, je suis avec vous jusqu'à la consom-
mation des siècles : » avec vous à qui la chaire a été donnée ;
avec vous à qui sont commis les saints sacrements; avec
vous qui devez éclairer les autres. C'est par les apôtres
et leurs successeurs que l'Église doit être immortelle. Si
donc les successeurs des apôtres ne sont fidèles à leur
ministère, combien d'âmes périront! 0 merveilleuse im-
portance de ces charges redoutables ! ô péril de ceux qui
les exercent! Déril de ceux qui les demandent5! et périJ
des règnes passés. » Si les voies
de douceur deviennent inutiles,
la charité même en devra inspi-
rer d'autres qui donneront le
aernier coup à l'hérésie » (Cité
par l'abbé Hurel, les Orateurs
sacré* tous Louis XIV, t. n, p. 122).
1. La morale. V. p. 345, a. L
S. PS. LXXXTI, 3.
S. Massilloa disait de même à
la Cour en 1699 : « Un ministère
qu'on ne devrait accepter qu'en
tremblant, on le brigue avec au-
dace; on s'assied dans le temple
45?
SUR LES EFFETS
encore plus grand de ceux qui les donnent ! Mais comme
ceux qui les exercent, chargés d'instruire les autres, n'ont
besoin que de leurs propres lumières; et que ce grand
prince, qui les donne, entre dans les besoins de l'Église
avec une circonspection si religieuse, que nous sommes
assurés d'un bon choix, pourvu que chacun s'applique à
lui former en lui-même ou dans sa famille de dignes sujets ;
c'est à vous que j'ai à parler, à vous, messieurs, à vous
qui demandez tous les jours, ou pour vous, ou pour les
autres, ces redoutables dignités. Ah! messieurs, je vous
en conjure par la foi que vous devez à Dieu, par l'atta-
chement inviolable que vous devez à l'Eglise, à qui vous
voulez donner des pasteurs selon votre cœur, plutôt que
selon le cœur de Dieu ; et, si tout cela ne vous touche pas,
par le soin que vous devez à votre salut : ah ! ne jetez
pas vos amis, vos proches, vos propres enfants, vous-
mêmes, qui présumez tout de votre capacité, sans qu'elle
ait jamais été éprouvée; ah! pour Dieu, ne vous jetez pas
volontairement dans un péril manifeste. Ne proposez plus
à une jeunesse imprudente1 les dignités de l'Église, comme
un moyen de piquer son ambition, ou comme la juste
couronne des études de cinq ou six ans, qui ne sont qu'un
faible commencement de leurs exercices. Qu'ils appren-
nent plutôt à fuir, à trembler, et du moins à travailler
pour l'Église, avant que de gouverner l'Église : car voici
de Dieu , sans y avoir été placé
de sa main; on est à la tête du
troupeau sans l'agrément de celui
auquel il appartient, et comme
on en a pris le soin sans voca-
tion et sans talent, on le conduit
sans édification et sans fruit et
souvent même avec scandale. »
Voir aussi ses Oraison* funèbres
de Villars, archevêque de Vienne,
et de Villeroy, archevêque de Lyon.
1. Ne proposes plus à une jeu-
nesse imprudente. Comparez, dans
Y Oraison funèbre d'Anne de Gon-
zaguej « On la fit abbesse (la
princesse Bénédicte ) sans que,
dans un âge si tendre, elle sût ce
qu'elle faisait, et la marque d'une
si grave dignité fut comme un
jouet entre ses mains, etc. «
DE LA RÉSURRECTION DE JESUS-CHRIST. 453
la règle de saint Paul, règle infaillible, règle invariable,
puisque c'est la règle du Saint-Esprit : « Qu'ils soient
t éprouvés, et puis qu'ils servent* » ; et encore : « C'est
« en servant bien dans les places inférieures, qu'on peut
« s'élever à un plus haut rang» » ; et cette règle est fondée
sur la conduite de Jésus-Christ. Trois ans entiers il tient
ses apôtres sous sa discipline : instruits par sa doctrine,
par ses miracles, par l'exemple de sa vie et de sa mort, il
ne les envoie pas encore exercer leur ministère. Il revient
des enfers et sort du tombeau, pour leur donner durant
quarante jours de nouvelles instructions : et encore, après
tant de soins, de peur de les exposer trop tôt, il les envoie
se cacher dans Jérusalem : « Renfermez-vous, dit-il s;
« ne sortez pas jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la
« vertu d'en haut. » Il les jette. dans une retraite profonde,
sans laquelle le Saint-Esprit, leur conducteur nécessaire,
ne viendra pas. Voilà comme sont formés ceux qui ont
appris sous Jésus-Christ.
Et nous, messieurs, sans avoir rien fait, nous entrepre-
nons de remplir leur place ! Si l'ordre ecclésiastique est
une milice, comme disent tous les saints Pères et tous lès
conciles après saint Paul4, espère-t-on commander, mais5
le peut-on sans hasarder tout, lorsqu'on n'a jamais obéi,
jamais servi sous les autres! Et quel ordre, quelle discipline
y aura-t-il dans la guerre, si on peut seulement prétendre
à6 s'élever autrement que parles degrés? Ou bien est-ce
que la milice ecclésiastique, où il faut combattre tous les
vices, toutes les passions, toutes les faiblesses humaines,
toutes les mauvaises coutumes, toutes les maximes du
monde, tous les artifices des hérétiques, toutes les .entre-
1. I Timotk., ht, 10. J ï. 1 Timoth., 1, 8.
t. I Timoth., m,13. / l 5. Bien plus(/mmo).
3. Luc, sxiv, *£. • 6. Var : de. — Cf. p. 37S, à. S.
454
SUR LES EFFETS
prises des impies, eu un mot tous les démons et tout
l'enfer, ne demande pas autant de sagesse, autant d'art,
autant d'expérience et enfin autant de courage, quoique
d'une autre manière, que la milice du monde! Quel spec-
tacle, lorsque ceux qui devaient combattre à la tête ne
savent par où commencer; qu'un conducteur secret remue
avec peine sa faible machine, et que celui qui devait payer
de sa personne paye à peine de mine et de contenance * ! 0
malheur, ô désolation, 6 ravage inévitable de tout le trou-
peau! Car ignorez-vous cette juste, mais redoutable sen-
tence que Jésus-Christ prononce de sa prepre bouche : « Si
« un aveugle mène un autre aveugle, tous deux tom-
« beront dans le précipice*? » Tous deux, tous deux
tomberont; « et non seulement, dit saint Augustin3, l'a-
m veugle qui mène, mais encore l'aveugle qui suit. » Ils
tomberont l'un sur l'autre; mais certes Ta veugle qui mène
tombe d'autant plus dangereusement, qu'il entraîne les
autres dans sa chute, et que Dieu redemandera de sa
main le sang de son frère qu'il a perdu. Et pour voir un
ettet terrible de cette menace, considérez tant de royaumes
arrachés du sein de l'Église, par l'hérésie de ces derniers
siècles; recherchez les causes de tous ces malheurs4 il
s'élèvera autour de vous, du creux des enfers, comme un
cri lamentable des peuples précipités dans l'abîme : C'est
nos indignes pasteurs qui nous ont jetés dans ce lieu de
tourments où nous sommes; leur inutilité et leur ignorance
nous les a fait mépriser; leur vanité et leur corruption
nous les a fait haïr, injustement, il est vrai; car il fallait
1. Pour comprendre tout ce pas-
sage, il faut se rappeler ce que
fiossuet se proposait dans ce dis-
cours : c'était de persuader à
Louis XIV « d'élever à l'épiscopat
les grands vicaires des évêques,
c'est-à-dire des prêtres exercé*
dans ie gouvernement ecclésiasti-
que. » Le Dieu, Mémoire, p. 165.
2. Matthr., xv, 14.
3. Servi., xlvi, 21.
4. C£- Hist. des Var., 1. 1, i-in.
DE LÀ RESURRECTION DE JESUS-CHRIST. 455
respecter Jésus-Chrisl en eux, et les promesses faites à
l'Eglise; mais enfin ils ont donné lieu aux spécieuses dé-
clamations qui nous ont séduits : ces sentinelles endormies
ont laissé entrer l'ennemi; et la foi ancienne s'est anéantie
par ia négligence de ceux qui en étaient les dépositaires.
0 sainte Église gallicane, pleine de science, pleine de
vertu V pleine de force, jamais2 tu n'éprouveras un
tel malheur 5 : la postérité te verra telle que t'ont vue les
siècles passés, l'ornement de la chrétienté et la lumière
du monde : toujours une des plus vives* et des plus illustres
parties de cette Église éternellement vivante que Jésus-
Christ ressuscité a répandue par toute la terre.
Mais nous, mes frères, voulons-nous mourir? Et si nous
ne commençons à vivre pour ne mourir plus, que nous
sert d'être les membres d'un chef immortel, et d'un corps,
d'une Église qui ne doit jamais avoir de fin î C'est par cette
considération qu'il faut finir ce discours.
TROISIÈME POIRT
Étrange impression qui s'est mise dans l'esprit des
hommes, qui, pourvu qu'ils aient un recours fréquent aux
sacrements de l'Église, croient que les péchés qu'ils ne
cessent de commettre ne leur font pas tout le mal qu'ils
leur pourraient faire; et s'imaginent être chrétiens, parce
qu'aussi souvent confessés, qu'ils sont pécheurs, ils sou-
tiennent, dans une vie toute corrompue, une apparence
de vie chrétienne! Ce n'est pas le la doctrine que Jésus-
Christ et ses apôtres nous ont enseignée. « Jésus-Christ
« ressuscité ne meurt plus 8 » ; et de là que conclut saint
Paul? « Ainsi vous devez penser que vous êtes morts au
t. Vai\ : pleine de vie. • 3. Variante : tu ne verras.
2. Var. : jamais, jamais, je I i. Sens étyrnol. : vivante. .
l'espère. »' 5- Rom., vr, 9.
BOSSUET, SERMONS. 32
456
SUR LES EFFETS
t péché, pour vivre à Dieu par Jésus-Christ Notre-Sei-
« gneur ; » et encore avec plus de force : « Si, dit-il,
• nous sommes m arts au péché, comment pourrons-nou
• y vivre dorénavant1? » Quomodo? Comment? comment
le pourrons-nous? Parole d'étonnement qui fait voir l'A-
pôtre saisi de frayeur à la seule vue d'une rechute. Dé-
plorable dépravation des chrétiens! nous nous étonnons
maintenant, c'est une merveille, quand ceux qui fréquen-
tent les saints sacrements gardent les résolutions qu'ils y
ont prises ; et saint Paul s'étonnait alors comment ceux
qui les recevaient, et qui étaient morts au péché, pouvaient
y vivre. Si, dit-il, nous sommes morts au péché de bonne
foi ; si, de bonne foi, nous avons renoncé à ces abomina-
bles impuretés , à cette aigreur implacable d'un cœur ulcéré,
qui songe à se satisfaire par une vengeance éclatante, ou
qui, goûtant en lui-même une vengeance cachée, se rit2
secrètement de la simplicité d'un ennemi déçu; à ces
meurtres que vous fait faire tous les jours votre langue
envenimée; à cette malignité dangereuse qui vous fait
empoisonner si habilement et avec tant d'imperceptibles
détours une conduite innocente3 ; à cette fureur d'un jeu
ruineux4 où votre famille change d'état à chaque coup,
i, Rom., vi, il et vi, t.
8. Variante : triomphe.
3. Cf. sur la médisance. Bout»
daloue, Dominicales, xr Dim.
après la Pentecôte; Massillon,
Lundi de la 4* semaine de ca-
rême.
L On sait les excès où le jeu
en était venu à la Cour. « Un jour,
la reine en avait oublié la messe
et perdu 20 000 écus avant midi; »
chez Mme de Montespan, les per-
tes de 100 000 écus étaient com-
était obligé de mettre ses pierre-
ries en gage. Louis XIV qui avait
d'abord autorisé ces folies par son
exemple (Mém. de Mme de Mot-
teville, à l'année 1660), s'en in-
quiétait à présent. Golbert et Sei-
gnelay admonestaient sévèrement
de sa part les seigneurs qui jouaient
ou faisaient jouer chez eux, et le
lieutenant de police La Reynie
était invité (1681) à poursuivre les
joueurs à Paris. (Voir P. Clément-
la Police tous Louis XIV et Gail-
mimes, et Monsieur, fvère du Re^. * V**d»n, Hist de Louis XIV, t w.)
DE LÀ RÉSURRECTION DE JE SUS-CHRIST.
457
tantôt relevée pour un moment, et tantôt précipitée dans
l'abîme : si nous avons renoncé à toutes ces choses et aux
autres désordres de notre vie, comment pouvons-nous y
vivre, et nous replonger volontairement dans cette horreur?
Mais procédons par principes ; les hommes ne reviennent
que parla. Voici .donc le fondement que je pose. Quand Dieu
daigne se communiquer à sa créature, son intention n'est
pas de se communiquer en passant : « Mon Père et moi,
« nous viendrons à eux, dit le Fils de Dieu, et nous ferons
« en eux notre demeure * ; » et encore: «Le Saint-Esprit
« demeurera en vous, et il y sera2; » et encore : « Qui
« mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi
« en lui 5 ; » une demeure réciproque, en un mot ! L'Esprit
de Dieu veut demeurer; car il est stable, constant, immuable
de sa nature, il ne veut pas être en passant dans les âmes,
il y veut avoir une demeure fixe ; et s'il ne trouve dans
votre conduite quelque chose de ferme et de résolu, il se
retire : ou, pour vous dire tout votre mal, s'il ne trouve rien
de ferme et de résolu dans votre conduite, craignez qu'il ne
se soit déjà profondément retiré de vous, et que vous ne
soyez celui dont il est écrit : « Vous avez le nom de vivant,
'( et vous êtes mort *. » Ne dites pas que ce n'est que fragi-
lité, car si la fragilité, qui est la grande maladie de notre
nature, n'a point de remède dans l'Évangile, Jésus-Christ est
mort et ressuscité en vain ; en vain [Dieu] emploie à nous
convertir, comme dit saint Paul, « la même vertu par la-
« quelle il a ressuscité Jésus-Christ, » une vertu divine et
surnaturelle : In quo et returrexistù per fidem operationit
11 est vrai quen 1686, le Roi
ayant fait recommencer les « ap-
partements » (c'est-à-dire les ré-
ceptions avec divertissements) à
Versailles, « résolut d'y jouer lui-
même très gros jeu au rêver si. *
Mémoires du marquis de Sourchm^
ciiés par P. Clément.
1. Joann., xiv, 23.
2. Joann., xrv, 17.
3. Joann., vi, 57.
i Avoc. ni, l-
458 SUR LES EFFETS
Dei, qui suscitavit illum a mortuis*. Et croire qu'on prenne
toujours dans les sacrements une vertu miraculeuse et toute-
puissante, en demeurant toujours également faible, de sorte
qu'on puisse toujours mourir au péché, et toujours y vivre;
c'est une erreur manifeste.
Ce n'est pas que je veuille dire qu'on ne puisse perdre la
grâce recouvrée2, et même la recouvrer plusieurs fois dans
le sacrement de pénitence. Il faut détester tous les excès :
celui-ci est rejeté par toute l'Église et condamné manifeste-
ment dans toutes les Écritures, qui n'ont point donné de
bornes à la divine miséricorde, ni à la vertu des saints sa-
crements. Mais comme je vous avoue que la vie chrétienne
peut commencer quelquefois par l'infirmité, je dis qu'il en
faut venir à la consistance. Un fruit n'est pas mûr d'abord,
et sa crudité offense le goût ; mais s'il ne vient à matu-
rité, ce n'est pas du fruit : c'est du poison. Ainsi le pécheur
qui se convertit, pourvu qu'il déplore sa fragilité, et qu'au
lieu d'en être confus il ne s'en fasse pas une excuse, peut
ne la pas vaincre d'abord, et les fruits de sa pénitence, quoi-
que amers et désagréables, ne laissent pas d'être supportés
par l'espérance qu'ils donnent. Mais que jamais nous ne pro-
duisions ces dignes fruits de pénitence tant recommandés
dans l'Évangile*, c'est-à-dire, « une conversion solide et
« durable, » pœnitentiam stabilem, comme l'appelle
Paul4; que notre pénitence ne soit qu'un amusemeni. et,
pour parler comme un saint concile d'Espagne, notre com-
munion un jeu sacrilège, où nous nous jouons de ce que
le ciel et la terre ont de plus saint : ludere de Dominica com-
munione 6 ; que notre vie, toute partagée entre la vertu et
le crime, ne prenne jamais un parti de bonne foi, ou plutôt
1. Coloss., h, 12. I Z.Luc, m, 8.
2. Doctrine soutenue par cer- I 4. Il Cor., vu, 10.
tains théologiens protestants. » S». Conc. Eliberit , can. ï
DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.
459
qu'en ne gardant plus que le seul nom de vertu, nous pre-
nions ouvertement le parti du crime, le faisant régner en
nous malgré les sacrements tant de fois reçus : c'est un pro-
dige inouï dans l'Évangile, c'est unmonstreMans la doctrine
îles mœurs.
Faites-moi venir un philosophe, un Socrate, un Aristote2,
qui vous voudrez : il vous dira que la vertu ne consiste
pas dans un sentiment passager ; mais que c'est une ha-
bitude constante et un état permanent . Que nous ayons
une moindre idée de la vertu chrétienne, et qu'à cause
que Jésus-Christ nous a ouvert dans les sacrements une
source inépuisable pour laver nos crimes; plus aveugles
que les philosophes, qui ont cherché la stabilité dans la
vertu, nous croyions être chrétiens, lorsque nous passons
toute notre vie dans une inconstance perpétuelle; aujour-
d nui dans les eaux de la pénitence, et demain dans nos
premières ordures ; aujourd'hui à la sainte table avec Jé-
sus-Christ, et demain avec Bélial, et dans toute la cor-
ruption passée : peut-on déshonorer davantage le chris-
tianisme, et n'est-ce pas faire de Jésus-Christ même, chose
abominable! un défenseur des mauvaises habitudes?
Ce n'est pas ainsi qu'il en a parte, lui qui, trouvant
l'arbre cultivé et toujours' infructueux^,s'étonne de le voir
encore sur la terre, et prononce qu'il n'est plus bon que
i. Cf. p. 23, n. 2, p. 218, n. 5.
2. Bossuet dans son rapport au
Souverain Pontife sur l'éducation
du fils de Louis XIV, écrit: « Pour
la doctrine des mœurs, nous avons
cru qu'elle ne se devait pas tirer
d'une autre source que de l'Écri-
ture et des maximes de l'Évan-
gile ..Nous n'avons pas néanmoins
d'expliquer la Morale d'^-
rUtote, à quoi nous avons ajouté
cette doctrine admirable de So-
crate, vraiment sublime pour son
temps, qui peut servir à donner
de la foi aux incrédules et à faire
rougir les plus endurcis. »
3. Usité, au sens propre 'jus-
qu'au milieu du xvn# siècle.. Cf.
La Bruyère, éd. Servois et Rébel-
liau, p. 452, n. 7.
460
SUR LES EFFETS
pour le feu*. Quel effet attendez-vous* de vos confessions
stériles? Ne voyez-vous * pas que vous vous trompez vous-
mêmes; et qu'ennemis, non pas du péché, mais du
reproche de vos consciences qui vous inquiète, c'est de
cette inquiétude, et non du péché, que vous voulez vous
défaire : de sorte que le fruit de vos pénitences, c'est
d'étouffer le remords, et de vous faire trouver la tran-
quillité dans le crime!
— Ah! il est vrai, vous me convainquez : dans la fai-
blesse où je suis, jamais je n'approcherai* des saints sacre-
ments. — J'avais prévu cette malheureuse conséquence!
Nous voici donc dans ces temps dont parle saint Paul;
« où les hommes ne peuvent plus supporter la saine
« doctrine5. » Prêchez-leur la miséricorde toujours prête à
les recevoir: au lieu d'être attendris par cette bonté, ils
ne cesseront d'en abuser, jusqu'à ce qu'ils la rebutent et
la changent 6en fureur; faites-leur voir le péril où les pré-
cipite le mépris des saints sacrements: il n'y a plus de
sacrements pour eux. Combien en effet en connaissons-
nous qui n'ont plus rien de chrétien, que ce faux respect
pour les sacrements, qui fait qu'ils les abandonnent, de
peur, disent-ils, de les profaner! Le beau reste de chris-
tianisme! comme si on pouvait faire, pour ainsi parler,
un plus grand outrage aux remèdes, que d'en être envi-
ronné sans daigner les prendre, douter de leur vertu et
les laisser inutiles!
0 Jésus-Christ ressuscité, parlez vous-même! Vous avez
dit de votre bouche sacrée que « les morts qui seraient
t gisants dans les tombeaux entendraient la voix du Fils
1. Luc, xin, 6 et sqq.
2. Var.: Quel effet attendons-
nous de nos confessions..
S. Var. : Ne voyons-nous pas.
4. Var.: je me garderai bien
d'approcher.
5. II Tim., iv, 3.
6. La fassent se changer.
DE LA RÉSURRECTION DE JESUS-CHRIST. 461
c de l'homme, et sortiraient des ombres de la mort ». »
0 tous, plus morts que les morts, morts de quatre jours,
dont les entrailles déjà corrompues par des habitudes invé-
térées font horreur aux sens, « squelettes décharnés, os
« desséchés, » où il n'y a plus de suc, ni aucun reste de
l'ancienne forme; quoiqu'une pierre pesante vous couvre,
et que rien ne semble capable de forcer la dureté de
votre cœur, « écoutez la voix du Fils de l'homme : » Ossa
arida, audite verbum Domini*. Est-ce en vain que saint
Paul a dit que Dieu emploie pour vous convertir, et qu'il
a mis dans ses sacrements « la même vertu par laquelle
« il a ressuscité Jésus-Christ : » secundum operationem
potentiœ virtutis ejus, quam operatus est in Christo, suscitons
illum a mortuis* ; par conséquent une vertu infinie, une
vertu miraculeuse, une1 vertu qui ressuscite les morts !
Pourquoi donc voulez-vous périr \
— Ah! j'ai trop abusé des grâces, et j'ai épuisé tous les
remèdes. — Mais pourquoi accusez- vous les remèdes que
vous n'avez jamais pris qu'avec négligence? Avez-vous
gémi? Avez-vous prié! Après avoir découvert vos plaies
cachées à un sage médecin, avez-vous vécu dans le ré-
gime nécessaire, épargnant à votre faiblesse jusqu'aux
occasions les moins dangereuses, et songeant plutôt à
éviter les tentations qu'à les combattre? — Mais cette vie
est trop ennuyeuse, et on ne peut la souffrir. — Songez,
songez non pas aux ennuis, mais aux douleurs et au déses-
poir d'une éternité malheureuse : ce n'est pas ce qu'il
nous faut faire pour notre salut qui doit nous sembler
difficile, mais ce qui nous arrivera, si nous en abandon-
nons le soin. Faites donc un dernier effort; vous con-
sultez * trop longtemps. Écoutez le conseil de saint Augus-
1. I Joann., v, 25, 28. I 5. Coloss., îi, 12.
2. Ezech., xxxvn, 4. I 4. Sens lafra : vous délibérez.
462 SUR LES EFFETS
tin : il a été dans la peine ou je vous rois, et saura bien
vous conseiller ce qu'il y faut faire. Nolitejibenter collo-
qui cum cupiditatibus ve&tris* : « Cessez, dit ce pécheur
« si parfaitement converti, cessez de discourir avec vos
« passions et avec vos faiblesses; » vous écoutez trop
leurs vaines excuses, les délais qu'elles vous proposent,
les mauvais exemples qui les entretiennent, la mauvaise
honte qu'elles vous remettent continuellement devant les
yeux, et enfin les mauvaises compagnies qui vous entraî-
nent au mal comme malgré vous. Ne voyez-vous pas
l'erreur des hommes, qui, ne trouvant dans leurs plaisirs
qu'une joie trompeuse, et jamais le repos qu'ils cher-
chent, s'étourdissent les uns les autres, et s'encouragent
mutuellement à mal faire, toujours plus déterminés en
compagnie qu'en particulier; marque visible d'égarement,
et que leurs plaisirs, destitués2 delà vraie nature du bien
et toujours suivis du dégoût, ont besoin, pour se soutenir,
du tumulte qui offusque la réflexion? Cessez de les écouter,
si vous ne voulez périr avec eux. Une grande résolution
se doit prendre par quelque chose de vif et avec un soudain
effort : demain, c'est trop tard, sortez aujourd'hui de
l'abîme où vous périssez et où peut-être vous vous déplaisez
depuis si longtemps. On n'aura pas demain un autre Évan-
gile, un autre enfer, ni un autre Dieu et un autre Jésus-
Christ à vous prêcher : l'Église a fait ses derniers efforts
dans cette fête, et a épuisé toutes ses menaces. La vieil-
lesse, où vous mettez votre confiance, ne fera que vous
affaiblir l'esprit et le cœur, et répandre sur vos passions
un ridicule qui vous rendra la fable du monde, mais qui
n'opérera pas votre conversion. La mort, qui la suit de
près, vous fera jouer peut-être le personnage de pénitent
1. In Ps. cxxxvi, 21. | 2. Manquant de (destituti).
DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST. 4«3
comme à un Antîochus; vous serez alarmés et non con«
vertis : votre âme sera jetée dans un trouble irrémédiable ,
et incapable, dans sa frayeur, de se posséder elle-même,
elle vous fera rouler sur les lèvres des actes de foi suggérés,
comme l'eau court » sur la pierre sans la pénétrer. Ainsi il
n'y aura plus pour vous de miséricorde 2.
« Ah! mes frères, j'espère de vous de meilleures choses,
encore que je parle ainsi : » Confidimus autemde vobis, dilec-
iissimi, meliora, et vicimora saluti, tametsi ita loquimur s
Car pourquoi voulez-vous mourir, maison d'Israël, peuple
béni, peuple bien-aimé; autrefois enfants de colère, et
maintenant enfants d'adoption et de dilection4 éternelle;
vous pour qui toutes les chaires retentissent d'avertissements
salutaires, pour qui coulent toutes les grâces dans les sacre-
ments, pour qui toute l'Église est en travail et s'efforce de
vous enfanter en Jésus-Christ; mais8 pour qui Jésus-Christ
est mort; pour qui ce Sauveur ressuscité ne cesse d'inter-
céder auprès de son Père par ses plaies: pourquoi voulez-
vous mourir ? Vivez, vivez plutôt, mes chers frères; c'est
Dieu même qui vous le demande, qui vous y exhorte, qui
vous l'ordonne, qui vous en prie. Et nous, indignes inter-
prètes de ses volontés, et ministres tels quels de sa parole,
nous secondons les desseins de sa miséricorde, et de cette
même bouche dont nous vous consacrons les divins mys-
tères, « nous vous conjurons pour Jésus-Christ, avec l'Apô-
tre, réconciliez-vous à Dieu : » Obsecramus pro Christo,
reconciliamini Deo6; et encore avec le prophète : o Conver-
tissez-vous et vivez7 ». Mais afin de vivre pour ne mourif
i. Var. : coul» .
2. Voirie sermon sur l'Impéni-
tence finale, page 220.
3 Hebr., vi, 9.
A. Dilection,. tendresse; terme
de spiritualité. « Il n'y a rien de
plus noble dans l'Évangile que cette
loi de dilection. » Fléchier (cité
par Littrè).
5* Cf. p. 453, n. 5.
& II Cor., v, 20.
7. Ezèch., xvin, 32.
464
SUR LES EFFETS.
plus, vivez dans les précautions nécessaires à la faiblesse.
« Souvenez- vous, dit Jésus-Christ, de la femme deLoth1 »,
et des suites funestes d'un regard furtif, et du monument8
éternel, que Dieu nous y donne, des châtiments qui sui-
vent les moindres retours vers les objets qu'il faut quitter.
Le £rand mal des Israélites sous Achab, et celui qui les fit
périr sans ressource, c'est que, parmi les dieux étrangers
dont ils encensaient les autels, « ils furent, dit l'Écriture,
si abominables, qu'ils adorèrent les dieux des Amorrhéens
que Dieu avait mis en fuite devant eux 3». Ces dieux vaincus,
ces dieux renversés avec les peuples qui les servaient,
furent révérés des Israélites et devinrent l'objet de leur
culte : ce fut le comble de leurs maux et le pas le plus pro-
chain vers la perdition. Craignez une semblable aventure :
que ces idoles abattues ne voient jamais redresser leurs
abominables autels ; que la pensée de la mort efface tout
l'éclat qui vous éblouit ; que la résurrection de Jésus-Christ
®uvre vos yeux aux biens éternels, et enfin que jamais le
monde vaincu ne redevienne vainqueur.
Sire, quel autre sait mieux que vous assurer une victoire?
et de qui pouvons-nous apprendre avec plus de fruit les
véritables effets d'un triomphe entier, que de cette main
invincible sous laquelle tant d'ennemis abattus ont vu tom-
ber tout ensemble et leurs forces et leur courage, et, mal-
gré leur secret dépit, ont perdu, avee l'espérance de se
relever, jusqu'à l'envie de combattre? Jamais le monde ne
sera tout à fait vaincu par les chrétiens, jusqu'à ce qu'il
soit atterré4 de cette sorte, et qu'à torce de le vaincre nous
1. Luc, xvii, 32.
2. Avertissement [moneo).
3. III Reg., xxi, 26.
4. Atterré. On a déjà vu ce ver-
be employé (p. 144) dans son sens
primitif, abattre à terre : « Ceux
de dedans se défendirent moult
longuement et en atterrèrent et
blessèrent plusieurs. » Froissait,
Chroniq., I, i.
DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST. 465
l'ayons réduit à désespérer pour jamais de rétablir dans
nos cœurs son empire renversé. Mais, Sire, Votre Majesté,
après la victoire si pleine et si assurée, a donné la paix à
ses ennemis domptés ; et cette paix * tant vantée, mais qui
ne l'est pas encore assez, fait le comble de votre gloire.
Dans la guerre que les chrétiens ont à soutenir, il n'y a ni
paix ni trêve, puisque, si le monde cesse quelquefois de
nous attaquer par le dehors, nous-mêmes nous ne cessons,
par de continuels combats, de mettre notre salut en péril ;
de sorte que l'ennemi est toujours aux portes, et que le
moindre relâchement, le moindre retour, enfin le moindre
regard vers la conduite passée, peut en un moment faire
évanouir toutes nos victoires, et rendre nos engagement
plus dangereux que jamais. Il faut donc s'armer de nou-
veau après le triomphe. Prenez, Sire, ces armes salutaires
dont parle saint Paul2: la foi, la prière, le zèle, l'humilité,
la ferveur ; c'est par là qu'on peut s'assurer la victoire parmi
les infirmités et dans les tentations de cette vie. Arbitre de
l'univers, et supérieur même à la fortune , si la fortune
était quelque chose, c'est ici la seule occasion où vous
pouvez craindre sans honte, et il n'y a plus pour vous qu'un
seul ennemi à redouter : vous-même, Sire, vous-même, vos
victoires, votre propre gloire, cette puissance sans bornes
si nécessaire à conduire un État, si dangereuse à se conduire
soi-même ; voilà le seul ennemi dont vous ayez à vous défier.
Qui peut tout, ne peut pas assez ; qui peut tout, ordinairement
tourne sa puissance contre ui-mème ; et quand le monde
nous accorde tout, il n'est que trop malaisé de se refuser
quelque chose. Mais aussi c'est la grande gloire et la parfaite
vertu, de savoir, comme vous, se donner des bornes et de-
meurer dans la règle, quand la règle même semble nous cédei .
I. La paix de Nimègue (1678). | t. Ephes., n, il et$qq.
4§6 SUR LES EFFETS DE LA RÉSURRECTION DE JÉSUS-CHRIST.
Pour vivre dans cette règle qui soumet à Dieu toute créa-
ture, il faut. Sire, quelquefois descendre du trône. L'exem-
ple de Jésus-Christ nous fait assez voir que « celui qui
descend, c'est celui qui monte. » Celui qui est descendu, dit
saint Paul1, jusqu'aux profondeurs de la terre, c'est celui
qui est monté au plus haut des cieux. » Il faut donc descen-
dre avec lui, quelque grand qu'on soit; descendre pour
s'humilier, descendre pour se soumettre, descendre pour
compatir2, pour écouter de plus près la voix de la misère qui
perce le cœur, et lui apporter un soulagement digne d'une
si grande puissance. Voilà comme Jésus-Christ est descendu;
qui descend ainsi remonte bientôt. C'est, Sire, l'élévation
que je vous souhaite. Ainsi votre grandeur sera éternelle,
votre État ne changera jamais, et 5 nous vous verrons tou-
iours roi, toujours couronné, toujours vainqueur et en ce
monde et en l'autre, par la grâce et la bénédiction du Père,
du Fils, et du Sainfr-Esprit*.
1. Ephes., iv, 9, 10.
2. Partager les souffrances d'au-
trui. Nous n'avons pas trouvé
d'exemple de ce mot, employé
dans ce sens et au neutre. Cf., pour
l'idée, Polit, tirée de l'Écriture
sainte, 1. III, art. m, où Bossuet
expose longuement que « l'auto-
rité royale », qu'il rêve, « est pa-
ternelle et que son propre carac-
tère est la bonté. »
3. Voir La Bruyère, éd. cl. Ha-
chette, p. 158, 161, 167, 525, 532.
A. Pour mieux comprendre les
conseils que Bossuet adresse au
Roi dans tout ce discours, il faut
c@ rappeler qu'à cette date tout
le monde jugeait Mme de Montes-
pan tombée. (Voir une lettre dç
Bussy-Rabutin, du 30 avril 168 Ij.
Mlle de Fontanges allait bientôt
se voir abandonnée à son tour. Au
contraire, l'influence de Mme de
Maintenon sur l'esprit du Roi al-
lait grandissant tous les jours.
« Son crédit... est au suprême »,
écrivait déjà, à la fin de 16ii0,
Mme deSévigné. Elle avait ménagé
la réconciliation de Louis XIV avec
la reine; elle travaillait à^a con-
version, et « faisait peu à peu en-
trer » son esprit « dans les voies de
l'éternité. » (Mémoires de l'abbé
de Choisy.)
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE
SERMON PRONONCÉ A L'OUVERTURE DE L'ASSEMBLÉE 6ÉNÉAAU
DU CLERGÉ, LE 9 NOVEMBRE 1681
NOTICE
Pour comprendre et pour apprécier le sermon sur l'Unité de
rÉghse, il importe de se rappeler avec précision les circon-
stances où ce discours fut prononcé.
Depuis le commencement du règne de Louis XIV, les relations
entre la cour de Rome et le gouvernement français n'avaient
jamais été amicales. Les papes Innocent X et Alexandre VII,
élus par l'influence espagnole, soutenaient la maison d'Autriche,
et Mazarin, dont ils contrariaient la politique, ne négligeait
aucune occasion de leur témoigner son mécontentement .
Clément IX et Clément X ne furent guère plus favorables à
la France, et d'ailleurs les premiers ministres de Louis XIV,
élèves de Mazarin, ne se montraient pas mieux disposés à l'égard
du Saint-Siège que n'avait été le Cardinal. On le vit bien
tout d'abord dans l'affaire de la garde corse (1662) : le gouver-
nement français prit ardemment parti pour son ambassadeur,
et parut ne chercher, comme lui, qu'à pousser les choses à
l'extrême1. En 1663, comme le pape tardait à accorder à Louis XIV
les satisfactions demandées, le vice-légat était renvoyé d'Avi-
gnon, le Comtat-Venaissin allait être réuni à la couronne, et
déjà une armée française était sur le territoire de Parme et de
Modène, prête à envahir les États pontificaux. La politique où
Bossuet reconnaissait plus tard un parti pris t d'humilier
t Rome et de s'affermir contre elle 2 » se manifestait ouverte-
ment dès le début du gouvernement personnel de Louis XIV.
1. Lettre du duc de Gréquy, t 1. Ce sont les termes dont se
ambassadeur à Rome. I sertl'abbéLeDieu, Journal,!.}). 8.
468 SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
Bientôt à ces motifs d'hostilité, l'affaire de la Régale vint
mêler des dissentiments d'ordre religieux. On connaît l'objet
du débat. Depuis longtemps les rois de France percevaient les
revenus et nommaient aux bénéfices des évêcbés vacants,
jusqu'à ce que les évêques nouveaux eussent fait enregistrer
à la Chambre des comptes leur serment de fidélité. Louis XIV,
considérant comme un droit cette habitude invétérée, prétendit,
en 1673, soumettre au régime de la Régale les diocèses du Midi
de la France qui jusqu'alors en étaient exempts. Plusieurs
évêques de France protestèrent, et le pape prit parti pour eux.
C'était plus qu'une question d'argent, c'était une question de
principes, et le plus grand esprit de conciliation eût été néces-
saire des deux côtés. Or, au dix-septième siècle, on l'a remarqué,
le Cour de Home mit à faire valoir ses droits plus d'âpreté
qu'elle n'a coutume d'en montrer d'ordinaire. C'est surtout
à Innocent XI que l'observation s'applique. •« Homme austère,
doux et pieux, la même intégrité qui réglait sa vie privée
l'engageait aussi à remplir sans lâches ménagements les devoirs
de la papauté1. » Il se plaignait, non sans motifs, que son auto-
rité fût méconnue et diminuée en France; et, devant les empié-
tements de Louis XIV, il eût pris sans hésitation le rôle de
Boniface VIII vis-à-vis de Philippe le Bel,2. D'autre part Louis XIV,
avec les idées qu'il avait sur l'étendue de son pouvoir, devait
s'irriter de tout obstacle opposé à son omnipotence royale.
Il se défiait du pape : cette puissance, supérieure à toutes les
puissances de la terre, l'inquiétait : il n'aimait point qu'un
homme pût s'attribuer le droit de lui ôter la couronne de
dessus la tête. Colbert, entre autres, entretenait en lui ces
sentiments. Dans son zèle monarchique, le ministre de Louis XIV
ambitionnait de faire pour son maître ce que le Tiers-État,
en 1614, avait essayé vainement : il voulait protester avec éclat
contre la thé >rie de la suprématie papale sur le pouvoir tem-
porel, marquer solennellement les bornes de la" puissance
ecclésiastique, et affranchir à jamais les princes de la crainte,
peu justiiiée sans doute, mais toujours importune, de la dé-
position!. Mais il savait que « dans un temps de paix et de
concorde, le désir de conserver la bonne intelligence » empê-
cherait une tentative aussi hardie. Dès 1663, dans les premiers
1. Ranke, Histoire de la Pa- i 2. G. Roasset, Hutoxre de Lou-
pau'e, v, 455. | VOÎ&, Vf, p. 58.
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE. 469
démêlés avec le pape, il avait souhaité qu'on en vînt prompte-
ment « à quelque déclaration plus ouverte, à quelque ressen-
timent plus vif ». Aussi voyait-il en 1681, dans les différends
que suscitait la Régale, la « vraie occasion de renouveler la doc-
trine de France sur la puissance des papes».
La manière dont l'affaire était conduite montrait en effet
quelles dispositions peu accommodantes Louis XIV apportait
dans le débat. On sévissait contre les évêques d'Aleth et de Pa-
miers qui persistaient à résister aux édits royaux, et comme
après la mort des deux prélats, leurs vicaires généraux conti-
nuaient la lutte, l'un d'eux se voyait exilé, l'autre, pour cause
de sédition, condamné à mort par contumace.
innocent XI ne se relâchait pas davantage de ses prétentions.
À la guerre que faisait le Parlement de Paris à toute manifes-
tation d'idées favorables au pouvoir des papes, il répandait en
condamnant les livres gallicans sur le pouvoir des évêques.
Après avoir adressé au roi, de 1678 à 1679, trois brefs, où il l'invi-
tait, en termes sévères, à respecter les droits de l'Église, au com-
mencement de 1681, il en publia un quatrième excommuniant
non seulement les vicaires généraux nommés, sur l'ordre du
roi, dans les diocèses d'Aleth et de Pamiers, par l'archevêque
de Toulouse, mais encore l'archevêque lui-même. Une assemblée
de prélats, réunis à Paris, qui délibéraient sur ces matières,
blâma le pape, et demanda au roi de convoquer un concile na-
tional ou une assemblée générale du clergé.
Cette assemblée, qui se réunit à Paris au mois de novem-
bre 1681, était encore plus hostile au pape, encore plus à la
dévotion du roi que n'avait été la précédente. Formée de membres
indiqués, sinon désignés, par Louis XIV, elle devait être présidée
par un prélat, pour qui l'intérêt de la foi était le moindre des
soucis : l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon. A la façon
dont il s'appliquait à aigrir les choses, on pouvait deviner, et
l'on disait tout haut, que loin de désirer un accommodement,
il travaillerait volontiers à détacher de plus en plus la France
du Saint-Siège4. Déjà, en effet, on parlait de rupture avec Rome,
d'une église indépendante, d'un patriarche des Gaules. L'am»
bassadeur d'Angleterre répétait que, sous peu, les deux pays
seraient de la même religion. « La France, dit un historien, était
1. Mémoires de Legendre, secré- I Journal de l'abbé Le Dieu, secré*
taire de l'archevêque de Harlay, I taire de Bossuet, I. p. 8-9.
470
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
sans doute encore dans l'Eglise catholique, mais elle était sur le
seuil pour en sortir*. »
Tel était l'état des affaires et telle la disposition des esprits,
quand Bossuet fut chargé de prononcer le sermon d'ouverture
de l'Assemblée générale du clergé. Pour lui, gallican dès sa
■ unesse, il l'était « à la manière des évêques », et non pas « à la
manière des magistrats. »; il l'était, pour la liberté et non pour
l'asservissement de l'Église, et s'il condamnait, dans l'intér&
môme du catholicisme, les prétentions exagérées des ultramon-
tains *, il ne pouvait, dans l'affaire de la Régale, < aller jusqu'à
trouver bon le droit du Roi ». Mais le parti qu'on prendrait
sur cette affaire même l'inquiétait beaucoup moins que les
questions soulevées à cette occasion. Il connaissait le roi,
Colbert et l'Assemblée, et il craignait un schisme. C'est cette
crainte qui inspira tout son discours. A la fois ami de Louis XIV
et estimé d'Innocent XI, il tâcha d'amener les deux partis à des
sentiments plus pacifiques. On le voit, dans le sermon sur-
l'Unité de l'Église, s'adresser tour à tour an roi et au pape :
il essaye de déterminer l'un ou Tautre à faire le premier pas.
Il les exhorte par les exemples du passé ; il les supplie surtout
de considérer l'avenir et ce qu'ils doivent craindre tous deux
s'ils ne veulent rien céder ni l'un ni l'autre. C'est au pape,
on le voit, qu'il demande le plus de complaisances et de con-
cessions; mais en l'engageant à sacrifier quelque chose à
l'intérêt suprême de la foi catholique^il n'en défend pas moins
hautement « l'autorité et la majesté du Saint-Siège. » D'un bout
à l'autre de . son discours, il corubal avec énergie cette idée
d'un schisme possible, entrée déjà dans quelques esprits; il
s'applique à établir fortement, comme base indiscutable de tout
ce qui pourrait se faire dans cette assemblée dont il y avait
tout à craindre 3, la nécessité de rester attaché à l'Église romaine,
t l'Église-mère qui tient en sa main la conduite de toutes les
autres, la chaire principale, la chaire unique en laquelle seule
tous gardent l'unité. » C'est là l'idée dominante de ce discours
t. Ranke, Histoire de ta Pa-
pauté, t. IV, p. 459.
8. Bossuet, Lettres, 1" déc. 1681,
6 fév. et 28 oct. 1682, 9 déc. 1697.
3. Bossuet, Lettre à Guillaume
de Néercassel, 22 septembre 1681 :
■ Deus nos pacem sectari donet,
atque Ecclesise vulnera curare,
non multiplicare. » Voyez aussi
les autres lettres de 1681 et de 1682.
t On se proposait de porter les
choses à une extrémité dange-
reuse^ » (Mémoires de l'aibé Le
Dieu, p. 175).
SUR L'UNITE DE L'ÉGLISE. il\
où rien n'est dit au hasard, où tous les mots poi tent, où tout
concourt, dans les moindres détails du plan et de l'expression,
à insinuer aux auditeurs ces idées de prudence et de pais
que Bossuet s'efforça toujours de faire prévaloir1.
EXTRAITS
Quant pulchra tabernacula tua, Jacoo, et
tenloria tua, Isrnell
Que vos tentes sont belles, ô enfants de Jacob I
que vos pavillons, ô Israélites, sont merveilleux!
Cest ce que dit Balaam, inspiré de Dieu, è ia
vue du camp d'Israël dans le désert.
Au livre des Sombres, ixiv, 1, 2, 3, 5.
Messeignecrs,
C'est sans doute un grand spectacle de voir l'Église chré-
tienne figurée dans les anciens Israélites, la voir, dis-je,
sortie de l'Egypte et des ténèbres de l'idolâtrie, cherchant
la terre promise à travers d'un2 désert immense, où elle ne
trouve que d'affreux rochers et des sables brûlants : nulle
terre, nulle culture, nul fruit; une sécheresse effroyable;
nul pain qu'il ne lui faille envoyer du ciel : nul rafraîchis-
sement qu'il ne lui faille tirer par miracle du sein d'une
roche; toute la nature stérile pour elle, et aucun bien que
par grâce : mais ce n'est pas ce qu'elle a de plus surprenant.
Dans l'horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée
d'ennemis; ne marchant jamais qu'en bataille; ne logeant
que sous des tentes ; toujours prête à déloger et à com-
battre : étrangère que rien n'attache, que nei. ne contente,
qui regarde tout en passant, sans vouloir jamais s'arrêter,
heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des con-
1. Bossuel Lettre à l'abbé Bos- I 2. Voyez pages 21, 222, 296 et
suet, sou ne > eu, 9 décembre 1697. | 311.
BOSSUET, t-ER.MONS. 33
472 SUR L'UNITb DE L'EGLISE.
solations qu'elle reçoit durant le voyage, qu'à cause du
glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course.
Voilà l'image de l'Église pendant qu'elle voyage sur la
terre.
Balaam la voit dans le désert : son ordre, sa discipline,
ses douze tribus rangées sous leurs étendards : Dieu, son
chef invisible, au milieu d'elle : Aaron, prince des prêtres
et de tout le peuple de Dieu, chef visible de l'Église sous
l'autorité de Moïse, souverain législateur et figure de Jésus-
Christ: le sacerdoce étroitement uni avec la magistrature:
tout en paix par le concours de ces deux puissances ; Coré
et ses sectateurs, ennemis de l'ordre et de la paix, engloutis
à la vue de tout le peuple, dans la terre soudainement en-
tr'ouverte sous leurs pieds, et ensevelis tout vivants dans
les enfers. Quel spectacle 1 quelle assemblée ! quelle beauté
de l'Église ! Du haut d'une montagne, Balaam la voit tout
entière; et au lieu de la maudire comme on l'y voulait
contraindre, il la bénit. On le détourne, on espère lui en
cacher la beauté, en lui montrant ce grand corps par un
coin d'où il ne puisse en découvrir qu'une partie; et il
n'est pas moins transporté, parce qu'il voit cette partie
dans le tout, avec toute la convenance et toute la propor-
tion qui les assortit l'un avec l'autre. Ainsi, de quelque
côté qu'il la considère, il est hors de lui; etravi en admi-
ration il s'écrie : Quant pulchra tabernacula tua, Jacob, et
tentoria tua, Israël! « Que vous êtes admirables sous vos
« tentes, enfants de Jacob! » quel ordre dans votre camp!
quelle merveilleuse beauté paraît dans ces pavillons si
sagement arrangés; et si vous causez tant d'admiration
sous vos tentes et dans votre marche, que sera-ce quand
vous serez établis dans votre patrie !
Il n'est pas possible, mes frères, qu'à la vue de cette
auguste assemblée vous n'entriez dans de pareils senti-
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE. 473
ments. Une des pius celles parties de l'Église universelle
se présente à vous. C'est l'Église gallicane, qui vous a tous
engendrés en Jésus- Christ : Église renommée dans tous les
siècles, aujourd'hui représentée par tant de prélats que
vous voyez assistés de l'élite de leur clergé, et tous en-
semble prêts à vous bénir, prêts à vous instruire selon
l'ordre qu'ils en ont reçu du ciel. C'est en leur nom que
je vous parle ; c'est par leur autorité que je vous prêche1.
Qu'elle est belle, cette Église gallicane, pleine de science
et de vertu ! mais qu'elle est belle dans son tout, qui est
l'Église catholique ; et qu'elle est belle saintement et in-
violablement unie à son chef, c'est-à-dire au successeur de
saint Pierre ! Oh î que cette union ne soit point troublée !
que rien n'altère cette paix et cette unité où Dieu habite !
Esprit saint, Esprit pacifique qui faites habiter les frères
unanimement dans votre maison, affermissez-y la paix. La
paix est l'objet de cette assemblée : au moindre bruit de
division nous accourons effrayés, pour unir parfaitement le
corps de l'Église, le père et les enfants, le chef et les mem-
bres, le sacerdoce et l'empire. Mais puisqu'il s'agit d'unité,
commençons à nous unir par des vœux communs, et deman-
dons tous ensemble la grâce du Saint-Esprit par l'intercession
de la sainte Vierge. Ave>
L'orateur se propose d'exposer « le mystère de l'unité catho-
lique et le principe immortel de la beauté de l'Église ». L'Église
€ est belle et une dans son tout ; x» c'est la première partie ;
« belle et une en chaque membre : » c'est la seconde, « où nous
verrons la beauté particulière de l'Église gallicane dans ce beau
tout de l'Église universelle; » « belle et une d'une beauté et
d'une unité durables, » c'est la dernière partie, « où nous ver-
rons dans le sein de l'unité catholique des remèdes pour prév«~
nir les moindres commencements de division et de trouble. »
1. Cf. plus loin les mêmes idées p. 480
474
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE
PREMIER POINT
liossuet expose d'abord comment saint Pierre, choisi par
Jésus-Christ entre tous les apôtres, a été destiné par lui pour
fonder son Église; comment saint Paul lui-même lui a été
subordonné; quelle autorité il a reçue, autorité souveraine à
laquelle « tout est soumis : rois et peuples, pasteurs et trou-
peaux ».
Ainsi saint Pierre parait le premier en toutes manières :
le premier à confesser la foi1; le premier dans l'obligation
d'exercer l'amour'; le premier de tous les apôtres qui vtt
Jésus-Christ ressuscité des morts5, comme il en devait être le
premier témoin devant tout le peuple4; le premier quand
il fallut remplir le nombre des apôtres5, le premier qui con-
firma la foi par un miracle6; le premier à convertir les
Juifs7; le premier à recevoir les Gentils8; le premier par-
tout : mais je ne puis pas tout dire. Tout concourt à éta-
blir sa primauté; oui, mes frères, tout, jusqu'à ses fautes,
qui apprennent à ses successeurs à exercer une si grande
puissance avec humilité et condescendance. Car Jésus-Christ
est le seul pontife qui, au-dessus, dit saint Paul9, du péché
et de l'ignorance, n'a pu ressentir la faiblesse humaine que
dans la mortalité, ni apprendre la compassion que par ses
souffrances. Mais les pontifes ses vicaires, qui tous les jours
disent avec nous : « Pardonnez-nous nos fautes, » appren-
nent à compatir d'une autre manière, et ne se glorifient
pas du trésor qu'ils portent dans un vaisseau si fragile.
Mais une autre faute de Pierre donne une autre leçon à
toute l'Église. Il en avait déjà pris le gome.rnement en
1 Mail k., ivi, 16.
2 Joann., m, 15 et teq.
3 l Cor., xv, 5.
4. Act., h. 14.
5. Act,, i, 15.
6 Art., ni, 6 1
7 Act., ii, 4t.
8 Act. i, 48
y. Hebr. , il, <7-l« ; iv, 15,
vu, 26.
I
SDR L'UNITÉ Dfi L'ÉGLISE. 475
main quand saint Paul lui dit en face, qu'il « ne marchait
9 pas droitement selon l'Évangile1; » parce qu'en s'éloi—
gnant trop des gentils ccmertis, il mettait quelque espèce
de division dans l'Église. Il ne manquait pas dans la foi,
mais dans la conduite : je le sais ; les anciens l'ont dit, et il
est certain. Mais enfin saint Paul faisait voir à un si grand
apôtre qu'il manquait dans la conduite * : et encore que cette
faute lui fût commune avec Jacques, il ne s'en prend pas à
Jacques, mais à Pierre, qui était chargé du gouvernement ;
et il écrit la faute de Pierre dans une épître qu'on devait lire
éternellement dans toutes les Églises avec le respect qu'on
doit à l'autorité divine : et Pierre, qui le voit, ne s'en fâche
pas; et Paul, qui l'écrit, ne craint pas qu'on l'accuse d'être
vain : âmes célestes, qui ne sont touchées que du bien com-
mun, qui écrivent, qui laissent écrire, aux dépens de tout,
ce qu'ils croient utile à la conversion des Gentils et à Kin-
struction de la postérité. Il fallait que, dans un pontife aussi
éminent que saint Pierre, les pontifes ses successeurs ap-
prissent à prêter l'oreille à leurs inférieurs, lorsque, beaucoup
moindres que saint Paul et dans de moindres sujets, ils
leur parleraient avec moins de force, mais toujours avec le
même dessein de pacifier l'Église. Voilà ce que saint Cy-
prien5, saint Augustin4 et les autres Pères ont remarqué
dans cet exemple de saint Pierre. Admirons, après ces
grands hommes, dans l'humilité, l'ornement le plus néces-
saire des grandes places; et quelque chose de plus vénérab e
dans la modestie, que dans tous les autres dons; et le
monde plus disposé à l'obéissance, quand celui à qui on la
doit obéit le premier à la raison; et Pierre qui se corriga
plus grand, s'il se peut, que Paul qui le reprend.
Suivons ; ne vous lassez point d'entendre le grand m) -
1. Gai., n,U. U 3 S. Cypr., tpist lui.
1. Gai., 11,11. 1 4. S. Au,ju*t., epttt. lx*iih, 52.
476 SUR L'UNITE DE L'ÉGLISE.
\ère qu'une raison nécessaire nous oblige aujourd'hui de
iou's prêcher. On veut de la morale dans les sermons, et on
a raison, pourvu qu'on entende que la morale chrétienne
est fondée sur les mystères du christianisme. Ce que je vous
prêche, « je vous le dis, est un grand mystère en Jésus-
Christ et en son Église l; » et ce mystère est le fondement
de celle belle morale qui unit tous les chrétiens dans
la paix, dans l'obéissance et dans l'unité catholique.
Vous avez vu cette unité dans le saint-siège: la voulez-
vous voir dans tout Tordre et dans tout le collège épiscopal î
Mais c'est encore en saint Pierre qu'elle doit paraître, et
encore dans ces paroles : « Tout ce que tu lieras sera lié;
/ôutce que tu délieras, sera délié8. » Tous les papes et tous
les saints Pères l'ont enseigné d'un commun accord. Oui,
mes frères, ces grandes paroles, où vous avez vu si claire-
ment la primauté de saint Pierre, ont érigé les évêques,
puisque la force de leur ministère consiste à lier ou à
délier ceux qui croient ou ne croient pas à leur parole.
Ainsi cette divine puissance de lier et de délier est une
annexe nécessaire, et comme le dernier sceau de la prédi-
cation que Jésus-Christ leur -a confiée; et vous voyez en
passant tout l'ordre de la juridiction ecclésiastique. C'est
pourquoi le même qui a dit à saint Pierre : « Tout ce qut
u lieras sera lié, tout ce que tu délieras sera délié3, » a
dit la même chose à tous les apôtres, et leur a dit encore:
« Tous ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront
remis ; et tous ceux dont vous retiendrez les péchés, ils
leur seront retenus *. » Qu'est-ce que lier, sinon retenir : et
qu'est-ce que délier, sinon remettre? Et le même qui donne
à Pierre cette puissance, la donne aussi de sa propre bouche
a tous les apôtres. « Comme mon Père m'a envové, ainsi,
\. Ephe*., v, 32 | 5. Matth., xvm 18.
1 Matth., xvi. 19 ' 4. Joa»».,xx, 83.
SUR L'UNITE DE I/ËGLISE. 477
dit-il, je vous envoie*. • On ne peut voir ni une puissance
mieux établie, ni une mission plus immédiate : aussi souffle-
t— il également sur tous ; il répand sur tous le même esprit
avec ce souffle, en leur disant : « Recevez le Saint-Esprit ;
ceux dont vous remettrez les péchés, ils sont remis*' » et
le reste que nous avons récité.
C'était donc manifestement le dessein de Jésus-Christ de
mettre premièrement dans un seul ce que dans la suite il
voulait mettre dans plusieurs : mais la suite ne renverse
pas le commencement, et le premier ne perd pas sa place
Cette première parole, « Tout ce que tu lieras, » dite à un
seul, a déjà rangé sous sa puissance chacun de ceux à qui
on dira : « Tout ce que vous remettrez : » car les promesses
de Jésus-Christ, aussi bien que ses dons, sont sans repen-
tance ; et ce qui est une fois donné indéfiniment et univer-
sellement est irrévocable : outre que la puissance donnée à
plusieurs porte sa restriction dans son partage : au lieu que
la puissance donnée à un seul, et sur tous, et sans excep-
tion, emporte la plénitude : et n'ayant à se partager avec
aucun autre, elle n'a de bornes que celles que donne la
règle. C'est pourquoi nos anciens docteurs de Paris, que
je pourrais ici nommer avec honneur, ont tous reconnu
d'une même voix, dans la chaire de saint Pierre, la plénitude
de la puissance apostolique : c'est un point décidé et résolu ;
mais ils demandent seulement qu'elle soit réglée dans son
exercice par les canons, c'est-à-dire par les lois communes
de toute l'Église : de peur que, s'élevant au-dessus de tout,
elle ne détruise elle-même ses propres décrets.
Ainsi le mystère est entendu : tous reçoivent la même
puissance, et tous de la même source ; mais non pas tous en
même degré m avec la même étendue : car Jésus-Christ se
communique en telle mesure qu'il lui plaît, et toujours de la
1. Joann., xx, 21. i 2. Joann., xx. 22, 23.
478 SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
manière la plus convenable à établir l'unité de son Église.
C'est pourquoi il commence par le premier, et dans ce pre-
mier il forme le tout ; et lui-même il développe avec ordre ce
qu'il a mis dans un seul. « Et Pierre, dit saint Augustin1, qui,
dans l'honneur de sa primauté, représentait toute l'Église, re-
çoit aussi «"le premier», et «le seul» d'abord, les clefs qui dans
la sui te devaient être communiquées à tous les autres 2, » afiD
me nous apprenions, selon la doctrine d'un saint evêque de
l'Église gallicane3, que l'autorité ecclésiastique, première-
ment établie en la personne d'un seul, ne s'est répandue
qu'à condition d'être toujours ramenée au principe de son
unité ; et que tous ceux qui auront à l'exercer, se doivent
tenir inséparablement unis à la même chaire.
C'est cette chaire romaine tant célébrée par les Pères,
où ils ont exalté, comme à l'envi, « la principauté de la
chaire apostolique, la principauté principale, la source de
l'unité, et dans la place de Pierre réminent degré de la chaire
sacerdotale; l'Église mère, qui tient en sa main la conduite
de toutes les autres Eglises ; le £hef de Tépiscopat, d'où part
le rayon du gouvernement; la chaire principale, la chaire
unique, en laquelle seule tous gardent l'unité. » Vous entendes
dans ces mots saint Optât, saint Augustin, saint Cyprien, saint
Irénée, saint Prosper, saint Avite, saint Théodoret, le concile
de Chalcédoine et les autres; l'Afrique, les Gaules, la Grèce,
l'Asie; l'Orient et l'Occident unis ensemble4: et voilà, sans
préjudice des lumières divines extraordinaires et surabon-
dantes, et de la puissance proportionnée à de si grandes
1. S. Aug., in Joann. tract.,
cinv.
2. S. Opt. Mil., tu, 3.
3. S. Cxtar. Arel., Epist. ad
Sgmv.ai.h.
A. S. August., Epist. iliu ; S.
Iren.. lib. 111 m; S. Cypr.
Epist. l* ; Theodor., Epist. ad
lien,, csvi; S. Aviti, Epist. ad
Faust;; S. Prosp., Carm. de
Ingr., u; Concil. Chalced., Relat.
ad Léon. Lab., t. rr, col 857 ;_Li-
bell. Jnann. Contt., ibid., t. IT,
col. J 486; S. Opt. Mil., hb. u. 1
SDR L'UNITÉ DE L'EGLISE. 479
lumières, qui était pourles premiers temps dans les apôtres,
premiers fondateurs de toutes les Églises chrétiennes ; voilà,
dis-je, ce qui doit rester, selon la parole de Jésus-Christ et
la constante tradition de nos Pères, dans l'ordre commun
de l'Église : et puisque c'était le conseil de Dieu de per-
mettre, pour éprouver ses fidèles, qu'il s'élevât des schismes
et des hérésies, il n'y avait point de constitution ni plus
ferme pour se soutenir, ni plus forte pour les abattre. Par
cette constitution, tout est fort dans l'Église ; parce que
tout y est divin, et que tout y est uni : et, comme chaque
partie est divine, le lien aussi est divin ; et l'assemblage
est tel, que chaque partie agit avec la force du tout. C'est
pourquoi nos prédécesseurs, qui ont dit si souvent, dans
leurs conciles1, qu'ils agissaient dans leurs Églises comme
vicaires de Jésus-Christ et successeurs des apôtres qu'il a
immédiatement envoyés, ont dit aussi dans d'autres con
ciles2, comme ont fait les papes à Châlons, à Vienne et ail-
leurs, qu'ils agissaient « au nom de saint Pierre, » vice Pétri
« par l'autorité donnée à tous les évêques en la personne
de saint Pierre, » auctoritate nobis in Petro concessa ,
«comme vicaires de saint Pierre, » vicarii Pet?-i, et l'ont dit
lors même qu'ils agissaient par leur autorité ordinaire et
subordonnée ; parce que tout a été mis premièrement dans
saint Pierre, et que la correspondance est telle, dans tout le
corps de l'Église, que ce que fait chaque évêque, selon la règle
et dans l'esprit de l'unité catholique, toute l'Église, tout
Tépiscopat, et le Chef de l'épiscopat le fait avec lui.
S'il est ainsi, chrétiens : si les évêques n'ont tous en-
semble qu'une même chaire, par le rapport essentiel qu'ils
1. Conc. Meld., pisef. : Conc.
GalL, t. m, p. 27.
t. Synod. Rem. : Concil. V. »m,
col. 5yi ; Concil. Yien. : Concil.,
-x, col. iM, Concil. Cabxl.: Con-
cil., t. «, col. 275 , Concil. Rem.,
Concil. t. ix, col 481; Synod.
Cicc$tr., Concil., t. i, col. 1182;
Ivo Carnolens\s , IU t.A(lifdr&-
Petrx
480 SUR L'UNITE DE L'EGLISE.
ont tous avec la chaire unique où saint Pierre et ses suc-
cesseurs sont assis; si, en conséquence de cette doctrine,
ils doivent tous agir dans l'esprit de l'unité catholique, en
sorte que chaque évêque ne dise rien, ne fasse rien, ne
pense rien que l'Église universelle ne puisse avouer : que
doit attendre l'univers d'une assemblée de tant d'évêques?
ïï'est-il permis, messeigneurs, de vous adresser la parole,
ii vous de qui je la tiens aujourd'hui , mais à vous qui êtes
mes juges et les interprètes de la volonté divine î Ali! sans
doute, puisque c'est vous qui m'ouvrez la bouche, quand
je vous parle, messeigneurs, ce n'est pas moi qui vous
parle, c'est vous-mêmes qui vous parlez à vous-mê-
mes. Songeons que nous devons agir par l'esprit de
toute l'Eglise ; ne soyons pas des hommes vulgaires que les
vues particulières détournent du vrai esprit de l'unité
catholique: nous agissons dans un corps, dans le corps de
l'épiscopat et de l'Église catholique, où tout ce qui est con-
traire à la règle ne manque jamais d'être détesté, car l'es-
prit de vérité y prévaut toujours. Puissent nos résolutions
être telles, qu'elle soient dignes de nos pères et dignes
d'être adoptées par nos descendants ; dignes enfin d'ê-
tre comptées parmi les actes authentiques de l'Église, et
insérées avec honneur dans ces registres immortels où sont
compris les décrets qui regardent non seulement la vie pré-
sente, mais encore la vie future et l'éternité tout entière.
La comprenez-vous maintenant, cette immortelle beauté
de l'Église catholique, où se ramasse1 ce que tous les lieux, /
ce que tous les siècles présents, passés et futurs ont de)
beau et de glorieux? Que vous êtes belle dans cette union,
â Église eatholique ; mais en même temps que vous êtes
forte! « Belle, dit Le saint Cantique2, et agréable comme
1. Sens, fréquent au xvu' siècle, I me ramasse en moi. > PaacîJ,
^de recu**liir- concentrer. * Je I 2. Cant. vi. 5
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE. 481
Jérusalem ; » et en même temps « terrible comme une
innée rangée en bataille ; » belle comme Jérusalem, où
on voit une sainte uniformité et une police admirable
sous un même chef : belle assurément dans votre paix,
lorsque, recueillie dans vos murailles, vous louez celui qui
vous a choisie, annonçant ses vérités à ses fidèles. Mais si
les scandales s'élèvent, si les ennemis de Dieu osent l'atta-
quer par leurs blasphèmes, \ous sortez de vos murailles, ô
Jérusalem, et vous vous formez en armée pour les com-
battre : toujours belle en cet état, car votre beauté ne vous
quitte pas ; mais tout à coup devenue terrible : car une
armée qui parait si belle dans une revue, combien est- elle
terrible quand on voit tous les arcs bandés et toutes les
piques hérissées contre soi! Que vous êtes donc terrible, ô
Église sainte, lorsque vous marchez, Pierre à votre tête, et
la Chaire de l'unité vous unissant toute; abattant les têtes
superbes et toute hauteur qui s'élève contre la science de
Dieu; pressant ses ennemis de tout le poids de vos bataillons
serrés ; les accablant tout ensemble et de toute l'autorité
des siècles passés, et de toute l'exécration des siècles futurs;
dissipant les hérésies, et les étouffant quelquefois dans
leur naissance ; prenant les petits de Babylone et les héré-
sies naissantes, et les brisant contre votre pierre; Jésus-
tiirist, votre chef, vous mouvant1 d'en haut et vous unis-
sant, mais vous mouvant et vous unissant par des instru-
ments proportionnés, par des moyens convenables, par un
chef qui le représente, qui vous fasse en tout agir tout en-
tière, et rassemble toutes vos forces dans une seule action !
Je ne m'étonne donc plus de la force de l'Église, ni de
ce puissant attrait de son unité. Pleine de l'esprit de Celui
qui dit: « Je tirerai tout à moi2, » tout vient à elle, Juifs et
Gentils, Grecs et barbares. Les Juifs devaient venir jes pre-
1 . Très usité au xvii* siècle. | 2. Joann., ru 32
482
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
miers ; et malgré la réprobation de ce peuple ingrat, ii y a
ce précieux reste et ces bienheureux réservés tant célébrés
par les prophètes. Prêchez, Pierre ; tendez vos filets, divin
pêcheur. Cinq mille, trois mille entreront d'abord, bientôt
suivis d'un plus grand nombre. Mais« Jésus-Christ a d'autres
brebis qui ne sont pas de ce bercail1 ». C'est par vous, ô
Pierre, qu'il veut commencer à les rassembler. Voyez ces
serpents, voyez ces reptiles et ces autres animaux immon-
des qui vous sont présentés du ciel. C'est les Gentils, peuple
immonde, et peuple qui n'est pas peuple; et que vous dit la
voix céleste? «Tue et mange2, » unis, incorpore, fais mou-
rir la gentilité dans ces peuples : et voilà en même temps
à la porte les envoyés de Cornélius ; et Pierre, qui a reçu
les bienheureux restes des Juifs, va consacrer les prémices
des Gentils.
Après les prémices viendra le tout; après l'officier ro-
main, Rome viendra elle-même; après Rome, viendront les
peuples l'un sur l'autre. Quelle Église a enfanté tant d'au-
tres Églises ? D'abord tout l'Occident est venu par elle, et
nous sommes venus des premiers : vous le verrez bientôt.
Mais Rome n'est pas épuisée dans sa vieillesse, et sa voix
n'est pas éteinte ; nuit et jour elle ne cesse de crier aux
peuples les plus éloignés, afin de les appeler au banquet
où tout est fait un; et voilà qu'à cette voix maternelle les
extrémités de l'Orient s'ébranlent3, et semblent vouloir enfan-
ter une nouvelle chrétienté pour réparer les ravages des
dernières hérésies. C'est le destin de l'Église. Movebo can-
delabrum tuum: « Je remuerai votre chandelier, » dit Jésus-
Christ à l'Église d'Éphèse4; je vous ôlerai la foi : « Je le
remuerai : » il n'éteint pas la lumière, il la transporte : elle
!. Joann., x, 16.
î Act., x, 12, 13
£ Comparez 'e sermon de Féne-
lon pour la fête de l'Êpiphnni*, es
plus haut, page 449.
4. Apoc, u, 5
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE. 485
passe à des climats plus heureux. Malheur, malheur encore
une fois à qui la perd ; mais la lumière va son train, et le
soleil achève sa course.
Mais quoi? je ne vois pas encore les rois et les empereursl
Où sont-ils, ces illustres nourriciers tant de fois promis à
''Église par les prophètes ? Ils viendront, mais en leur temps.
.< Ne voyez-vous pas dans un seul psaume * le temps où le*
nations entrent en fureur, où les rois et les princes font de
vains complots contre le Seigneur et contre son Christ ? »
Mais je vois tout à coup un autre temps : Et nunc, et nunc,
« Et maintenant, » c'est un autre temps qui va paraître : Et
nunc, reges, intelligite: « Et maintenant, ô rois, entendez:»
durant le temps de votre ignorance vous avez combattu l'É-
glise, et vous l'avez vue triompher malgré vous ; maintenant
vous allez aider à son triomphe. « Et maintenant, ô rois,
entendez; instruisez-vous, arbitres du monde, servez le
Seigneur en crainte, » et le reste que vous savez.
Durant ces jours de tempête, où l'Église, comme un ro-
cher, devait voir les efforts des rois se briser contre elle,
demandez aux chrétiens si les Césars pouvaient être de leur
corps : Tertullien vous répondra hardiment que non. « Les
« Césars, dit-il2, seraient chrétiens, s'ils pouvaient être
o tout ensemble chrétiens et Césars. * Quoi ! les Césars ne
peuvent pas être chrétiens? Ce n'est pas de ces excès5 de
Tertullien ; il parlait au nom de toute l'Église dans cet ad-
mirable Apologétique, et ce qu'il dit est vrai à la lettre. Mais
il faut distinguer les temps. 11 y avait le premier temps, où
l'on devait voir l'empire ennemi de l'Église, et tout ensem-
ble vaincu par l'Église ; et le second temps, où l'on devait
wir l'empire réconcilié avec l'Église, et tout ensemble le
rempart et ta défense de l'Église.
t. ?$., il. Z Voir p. 396, note 6 : « OaTid
t. TertulL, Apol., 21. I a dit eu son excès. »
484 SUR LTJMTÊ DE L'ÉGUSE
L'Église n'est pas moins féconde que la Synagogue . elle
doit, comme elle, avoir ses Davids, ses Salomons, ses Ézéchias,
ses Josias, dont la main royale lui serve d'appui: comme
elle, il faut qu'elle voie la concorde de l'empire et du sa-
cerdoce ; un Josué partager la terre aux enfants de Dieu
avec un Éléazar ; un Josaphat établir l'observance de la loi
avec un Amarias ;un Joas réparer le_ temple avec un Joïada;
un Zorobabel en relever les ruines avec un Jésus, fils de
Joeédec; un Néhémias réformer le peuple avec un Esdras.
Mais la Synagogue, dont les promesses sont terrestres,
commence par la puissance et par les armes : l'Église com-
mence par la croix et par les martyres ; fille du ciel, il faut
qu'il paraisse qu'elle est née libre et indépendante dans
son état essentiel, et ne doit sonorigine qu'au Père céleste.
Quand, après trois cents ans de persécution, parfaitement
établie et parfaitement gouvernée durant tant de siècles,
sans aucun secours humain, il paraîtra clairement qu'elle
ne tient rien de l'homme: venez maintenant, ô Césars, il est
temps : Et nunc, intelligite. Tu vaincras, ô Constantin, et
Rome te sera soumise ;mais tu vaincras parla croix ; Rome
verra la première ce grand spectacle : un empereur victo-
rieux prosterné devant le tombeau d'un pêcheur, et devenu
son disciple.
Depuis ce temps-là, chrétiens, l'Eglise a appris d'en
haut à se servir des rois et des empereurs pour faire mieux
servir Dieu ; « pour élargir, disait saint Grégoire1, les voies
du ciel ; » pour donner un cours plus libre à l'Évangile,
une force plus présente2 à ses canons, et un soutien plus
sensible à sa discipline. Que l'Eglise demeure seule, ne
craignez rien ; Dieu est avec elle et la soutient au dedans :
mais les princes religieux lui élèvent par leur protection ces
1. S Greg., Epist. HI, lxt. | 2. Sens du latin praesen*.
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE. 48&
jxvincibles dehors qui la font jouir, disait un grand pape1,
d'une douce tranquillité, à l'abri de leur autorité sacrée.
Mais parlons toujours comme il faut de l'Épouse de Jésus-
Christ : l'Église se doit à elle-même et à ses services toute*
les grâces qu'elle a reçues des rois de la terre. Quel ordre,
quelle compagnie, quelle armée, quelque forte, quelque fidèle
et quelque agissante qu'elle soit, les a mieux servis que l'Église
a fait par sa patience ? Dans ces cruelles persécutions qu'elle
endure sans murmurer durant tant de siècles, en combat-
tant pour Jésus-Christ, j'oserai le dire, elle ne combat guère
moins pour l'autorité des princes qui la persécutent. Ce
combat n'est pas indigne d'elle, puisque c'est encore com-
battre pour l'ordre de Dieu. En effet, n'est-ce pas combat-
tre pour l'autorité légitime, que d'en souffrir tout sans mur-
mure ? Ce n'était point par faiblesse ; qui peut mourir n'est
jamais faible : mais c'est que l'Église savait jusques où il lui
était permis d'étendre sa résistance. Nondum usque ad san-
guinem restitistis : « Vous n'avez pas encore résisté jusques
« au sang, » disait l'Apôtre *: jusques au sang; c'est-à-dire
jusqu'à donner le sien, et non pas jusqu'à répandre celui
des autres. Quand on la veut forcer de désavouer ou de taire
les vérités de l'Évangile, elle ne peut que dire avec les apô-
tres : Non possumus, non po&sumus 3 : Que prétendez-vous î
« Nous ne pouvons pas ; » et en même temps découvrir le
sem où Ton veut frapper : de sorte que le même sang qui
rend témoignage à l'Évangile, le même sang le rend aussi à
cette vérité : que nul prétexte ni nulle raison ne peut au-
toriser les révoltes ; qu'il faut révérer l'ordre du ciel, et le
caractère du Tout-Puissant dans tous les princes, quels
qu'ils soient ; puisque les plus beaux temps de l'Église nous
le font voir sacré et inviolable, même dans les princes per-
i. Innoc 11, Epist.n;—Concil. I 2. Hebr.,xu, A.
iquisq. Il, Concil. Gall. | 3. Act.t it, :>r).
Ud SU H LTJNITÉ DE L'ÉGLISE.
«écuteurs de l'Évangile. Ainsi leur couronne est hors d'at-
teinte : l'Église leur a érigé un trône dans le lieu le plus sûr
de tous et le plus inaccessible, dans la conscience même où
Dieu a le sien ; et c'est là le fondement le plus assuré de la
tranquillité publique.
Nous leur dirons donc sans crainte, même en publiant
feurs bienfaits, qu'il y a plus de justice que de grâce dans
les privilèges qu'ils accordent à l'Église; et qu'ils ne pou-
vaient refuser de lui faire part de quelques honneurs de
leur royaume, qu'elle prend tant de soin de leur conserver.
Mais confessons en même temps qu'au milieu de tant d'en-
nemis, de tant d'hérétiques, de tant d'impies, de tant de
rebelles qui nous environnent, nous devons beaucoup aux
princes qui nous mettent à couvert de leurs insultes ; et que
nos mains désarmées, que nous ne pouvons que tendre au
ciel, sont heureusement soutenues par leur puissance.
Il le faut avouer, messieurs, notre ministère est pénible ■
s'opposer aux scandales, au torrent des mauvaises mœurs,
et au cours violent des passions qu'on trouve toujours d'au-
tant plus hautaines qu'elles sont plus déraisonnables ; c'est
un terrible ministère, et on ne peut l'exercer sans rigueur.
C'est ce que nos prédécesseurs, assemblés dans les conciles
de Thionville et de Meaux, appellent « la rigueur du salut
« des hommes, » rigorem salutis humanœ*. L'Église, assem-
blée dans ces conciles, demande l'assistance des rois pour
exercer plus facilement cette rigueur salutaire au genre hu-
main ; et convaincue par expérience du besoin qu'elle a de
leur protection pour aider les âmes infirmes, c'est-à-dire le
plus grand nombre de ses enfants, elle ne se prive qu'avec
peine de ce secours : de sorte que la concorde du sacerdoce
et de l'empire, dans le cours ordinaire des choses humai-
1. Conc. ad Theodon. vil., can. j Meld., can. xu : Concil. Gall.t
VI : Concil Gall. Ul, 16 ; Concil. I III, p. 53.
SUR LTJNITÉ DE L'EGLISE. 487
nés, est un des soutieûs de l'église et fait partie de cette
unité qui la rend si belle.
Car qu'y a-t-il de plus beau que d'entendre un saint em-
pereur dire à un saint pape; « Je ne vous puis rien refuser,
« puisque je vous dois tout en Jésus-Christ: » Nihil tibi
negare possum, cui per Deum omnia debeo l. « Tout ce que
<< votre autorité paternelle a réglé dans son concile pour le
« rétablissement de l'Église, je le loue, je l'approuve, je le
« confirme comme votre fils ;je veux qu'il * soit inséré parmi
« les lois, qu'il fasse partie du droit public, et qu'il vive
« autant que l'Église: » et in œternum mansura, et humanii
legibus inserenda, et inter publica jura semper recipienda
hac auctoritate, vivente Ecclesia, victura : ou d'entendre un
roi pieux dans un concile ; c'était un roi d'Angleterre :
(ah! nos entrailles s'émeuvent à ce nom, et l'Église, tou-
jours mère, ne peut s'empêcher dans ce souvenir de renou-
veler ses gémissements et ses vœux;) passons et écoutons ce
saint roi, ce nouveau David, dire au clergé assemblé : Ego
Constantiniy vos Pétri, gladium habemus in manibus ; jun-
gamus dexteras, gladium gladio copulemus 3 : « J'ai le glaive
« de Constantin à la main, et vous y avez celui de Pierre;
« donnons-nous la main, et joignons le glaive au glaive : »
que ceux qui n'ont pas la foi assez vive pour craindre les
coups invisibles de votre glaive spirituel tremblent à la vue
du glaive royal * : ne craignez rien, saints évêques ; si les
hommes sont assez rebelles pour ne pas croire à vos paroles,
qui sont celles de Jésus-Christ, des châtiments rigoureux
1. Henric. II ad Bened. VU.
2. Tout ce que je veux
qu'il soit inséré. . . Voir page 265,
sote 2.
3. Edgar, orat. ad Cler., Con-
«/., IX, col. 697.
4: Allusion aux mesures aue
LOSS'JET, SERMONS.
préparait Louis XIV pour forcer
les protestants à se convertir.
C'est dans les premiers mois de
Tannée 1681 que Louvois com-
mença de s'en occuper active-
ment. (Voyez C. Roussel, Histoire
de Louvois, m, p. 444 et suiv.j
488 SUR L'UNITE DE L'ÉGLISE.
leur en feront, malgré qu'ils en aient, sentir la force, * et
« là puissance royale ne vous manquera jamais. »
A cet admirable spectacle, qui ne s'écrierait encore une fois
avec Balaam : Quam pulçhra tabernacuia tua, Jacob! 0 Église
catholique, que vous êtes belle ! Le Saint-Esprit vous anime,
le saint-siège unit tous vos pasteurs, les rois font la garde
autour de vous: qui ne respecterait votre puissance?
SECOND POINT,
Bossuet, dans le second point, fait l'histoire sommaire de
l'Église gallicane a avec ses évêques orthodoxes et ses rois très
chrétiens ». Parmi les premiers, il cite surtout saint Irénée, qui
« présidant au concile des saints évêques des Gaules dont \)
était réputé le père, fit connaître au pape saint Victor qui*,
ne fallait pas pousser toutes les* affaires à l'extrémité' ni
toujours user d'un droit rigoureux; » et saint Avitus, qui
défendit au nom des mêmes évêques la cause du pape Symma-
que, « parce que, disait ce grand homme, quand le pape est
attaqué... l'épiscopat tout entier est en péril. » En ce temps-là
les rois francs, pleins de « respect pour le saint-siège dont
ils devaient être les plus zélés aussi bien que les plus puissants
protecteurs, » témoignaient aux souverains pontifes « je ne sais
quoi de plus filial » que les autres princes. Charlemagne disait
que « quand l'Eglise de Rome imposerait un joug à peine sup-
portable, il le faudrait souffrir , » et pourtant « jamais règne n'a
été si fort ni si éclairé » que le sien ; « jamais on n'a mieux su
distinguer les bornes des deux puissances. » Puis vinrent les
rois de la troisième race, a encore plus pieuse que les deux
autres, x> qui, « loin de profiter de la faiblesse des papes tou-
jours réfugiés dans leur royaume, se relâchaient volontaire-
ment de quelques-uns de leurs droits plutôt que de troubler
la paix de l'Église. » Ce fut alors que parut saint Bernard.
La piété se ralentissait et les désordres se multipliaient
dans toute la terre. Dieu n'oublia pas la France. Au mi-
lieu de la barbarie et de l'ignorance, elle produisit saint
Bernard, apôtre, prophète, ange terrestre, par sa doc-
SUR L'UNITE DE L'ÉGLISE. 489
tnne, par sa prédication, par ses miracles étonnants et
par une vie encore plus étonnante que ses miracles. C'est
lui qui réveilla dans ce royaume et qui répandit dans touV
l'univers l'esprit de piété et de pénitence. Jamais sujet ne
fut plus zélé pour son prince ; jamais prêtre ne fut plus
soumis à l'épiscopat ; jamais enfant de l'Église ne défendit
mieux l'autorité apostolique de sa mère l'Église romaine. Ii
regardait dans le pape seul tout ce qu'il y avait de plus grand
dans l'un et l'autre Testament : un Abraham, un Melchisé-
dech, un Moïse, un Aaron, un saint Pierre, en un mot
Jésus-Christ même1. Mais afin qu'une autorité sur laquelle
l'Église est fondée fût plus sainte et plus vénérable à tous
les peuples, il ne cessa d'en séparer, autant qu'il pouvait,
ce qui semblait plutôt la déshonorer que l'agrandir.
Tout est à vous, disait-il *, tout dépend du chef; mais
c'est avec un certain ordre. On ferait un monstre du
corps humain si on attachait immédiatement tous les
membres à la tête : c'est par les évêques et les arche-
vêques qu'on doit venir au saint-siège ; ne troublez point
cette hiérarchie, qui est l'image de celle des anges. Vous
pouvez tout, il est vrai; mais un de vos ancêtres disait
« Tout m'est permis, mais tout n'est pa? convenable 3. »
Vous avez la plénitude de la puissance, mais rien ne
convient mieux à la puissance que la *ègle. Enfin l'Église
romaine est la mère des Églises 4, mais non une maîtresse
impérieuse; et vous êtes, non pas le seigneur des évêques,
mais l'un d'eux : paroles que ce saint homme n'a pas pro-
férées pour affaiblir une autorité qu'il a fait révérer à
toute la terre ; mais afin de rappeler en la mémoire du
1. S. Bern., De Consideratione , i 5. I Cor , \,*b.
Ub 11, c vin et Ub. IV, c. vu. 4. S- Bern , De Consideratione
S. S. Bern.. ibid. , 111, iv. | /£&. IV., tap. fa.
ê90 SUR L'UNITÉ DE L'EGLiSiL
successeur de saint Pierre celte excellente doctrine, que
Jésus -Christ, qui Ta élevé à une si grande puissance, n'a
pas voulu néanmoins lui donner un caractère supérieur
à celui de 1 episcopat, afin que, dans cette haute élévation,
il prît soin de conserver dans tous les évêques la dignité
d'un caractère qui lui est commun avec eux, et qu'il son-
geât qu'il y a toujours, avec une grande autorité, quelque
chose de doux et de fraternel dans le gouvernement ecclé-
siastique ; puisque, si le pape doit gouverner les évêques,
il les doit aussi gouverner par les lois communes que le
saint-siège a faites siennes en les confirmant. C'est ce que
disent tous les papes ; et encore qu'ils puissent dispenser
des lois pour l'utilité publique *, le plus naturel exercice
de leur puissance est de les faire observer en les observan,
les premiers, comme ils en ont toujours fait profession tlè&
l'origine du christianisme. Voilà ce que disait saint Ber-
nard et tous les saints de ce temps ; voilà ce qu'ont tou
jours dit ceux qui ont été parmi nous les plus pieux.
C'est aussi ce qui obligea le roi le plus saint qui ait jamais
porté la couronne, le plus soumis au saint-siège et le plus
ardent défenseur de la foi romaine (vous reconnaissez
saint Louis), à persévérer dans ces maximes, et à publier
une pragmatique pour maintenir dans son royaume « le
« droit commun et la puissance des ordinaires2, selon
• les conciles généraux et les institutions des saints
« Pères s. »
Ne demandez plus ce que c'est que les libertés de l'É-
glise gallicane. Les voilà toutes dans ces précieuses paroles
de l'ordonnance de saint Louis ; nous n'en voulons jamais
connaître d'autres. Nous mettons notre liberté à être
sujets aux canons; et plût à Dieu que l'exécution en
1. Saint Bernard, De Consid., I î. C.-à-d. des évêques diocésains
111, r» 5. Praqm. S. Ludovici.
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE 491
lût aussi effective dans la pratique, que cette prolession
est magnifique dans nos livres ! Quoi qu'il en soit, c'est
notre loi; nous faisons consister notre liberté à marcher,
autant qu'il se peut, a dans le droit commun, » qui est le
principe ou plutôt le fond de tout le bon ordre de l'Église ;
« sous la puissance canonique des ordinaires, selon les
« conciles généraux et les institutions des saints Pères : »
état bien différent de celui où la dureté de nos cœurs, plu-
tôt que l'indulgence des souverains dispensateurs, nous a
jetés ; où les privilèges accablent les lois ; où les grâces
semblent vouloir prendre la place du droit commun, tant
elles se multiplient ; où tant de règles ne subsistent plus
que dans la formalité qu'il faut observer d'en demander
la dispense : et plût à Dieu que ces formules conservent du
moins, avec le souvenir des canons, l'espérance de les ré-
tablir ! C'est l'intention du saint-siège ; c'en est l'esprit :
est certain. Mais s'il faut, autant qu'il se peut, tendre
aiLrenouvellement des anciens canons, combien religieu-
sement faut-il conserver ce qui en reste, et surtout ce qui
est le fondement de la discipline ! Si vous voyez donc vos
évoques demander humblement au pape l'inviolable con-
servation de ces canons et de la puissance ordinaire dans
tous ses degrés, souvenez-vous qu'ils ne font que marcher
sur les pas de saint Louis et de Charlemagne, et imiter les
saints dont ils remplissent les chaires. Ce n'est pas nous
diviser d'avec le saint-siège, à Dieu ne plaise! C'est au
contraire conserver avec soin jusqu'aux moindres fibres,
qui tiennent les membres unis avec le chef. Ce n'est pas
diminuer la plénitude de la puissance apostolique : l'Océan
même a ses bornes dans sa plénitude ; et s'il les outre-
passait sans mesure aucune, sa plénitude serait un déluge
qui ravagerait tout l'univers.
492 SUR L'UNITE DE L'EGLISE.
Tour îe qui est de reconnaître « les besoins extraordinaires et
les extrêmes périls où il faut que tout s'assemble et se réunisse, »
les cas en sont prévus dans les décisions du concile de Constance;
mais a il vaut mieux espérer... que nos jours ne seront pas
assee malheureux pour avoir besoin de tels remèdes ». La
France, du reste, n'a jamais abusé de ces maximes perpétuelles
de l'Église gallicane. C'est que « nos rois,... depuis le temps
qu'ils se sont rangés sous la discipline de saint Rémi, n'ont
jamais manqué d'écouter leurs évêques orthodoxes b. Louis le
Pieux disait à ses prélats : « Je veux qu'appuyés de notre secours
a et secondés de notre puissance, comme le bon ordre le pres-
« crit, vous puissiez exécuter ce que votre autorité demande :
« famulante, ut decet, potestate nostra : » la puissancer oyale,
« qui partout ailleurs veut dominer, ici ne veut que servir. »
Les rois imitaient en cela l'exemple do Charlemagne qui,
sachant, « en prince habile, ne confondre point les bornes des
deux puissances », laissait a aux évêques l'autorité tout entière
dans les causes de Dieu et dans les intérêts de l'Église ».
Qu'est-il besoin d'alléguer les autres rois ? que ne doi-
vent point les évêques au grand Louis? que ne fait point ce
religieux prince pour les intérêts de l'Église? pour qui
a-t-il triomphé, si ce n'est pour elle T Quand tout en un
moment ploya sous sa main, et que les provinces se sou-
mirent comme à l'envi, n'ouvrit-il pas autant de temple?
à PÉglise qu'il força de places? Mais l'hérésie de Calvin
fut la seule confondue en ce temps. Aujourd'hui le luthé-
ranisme, la source du mal et la tête de l'hérésie, est entamé :
heureux présage pour l'Église! Il commence à rendre
les temples usurpés. L'un des plus grands de ces temples,
celui qui, de dessus les bords du Rhin, élève le plus
haut et fait révérer de plus loin son sacré sommet,
par la piété de Louis est sanctifié de nouveau. Que ne doit
espérer la France, lorsque, fermée de tous côtés par d'in-
vincibles barrières, à couvert de la jalousie, et assurant la
paix de l'Europe par celle dont son roi la fera jouir, elle
verra ce grand prince tourner plus que jamais tous ses
SUR L'UNITE DE L'ÉGLISE.
493
«oins au bonheur des peuples, et aux intérêts de l'Église,
dont il fait les siens ? Nous, mes frères, nous qui vous
parlons, nous avons ouï de la bouche de ce prince incom-
parable, à la veille de ce départ glorieux qui tenait toute
l'Europe en suspens, qu'il allait travailler pour l'Église et
pour l'État, deux choses qu'on verrait toujours insépa-
rables dans tous ses desseins. France, tu vivras par ces
maximes ; et rien ne sera plus inébranlable qu'un royaume
uni si étroitement à l'Église, que Dieu soutient * Combien
devons-nous chérir un prince qui unit tous ses intérêts à
ceux de l'Église ! N'est-il pas notre consolation et notre
joie, lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre par tant
de conversions? Pouvons-nous n'être pas touchés, pen-
dant que, par son secours, nous ramenons tous les jours un
si grand nombre de nos enfants dévoyés ; et qui ressent
plus de joie de leur changement que l'Église romaine, leur
mère commune, qui dilate son sein pour les recevoir ?
La main de Louis était réservée pour achever de guérir
les plaies de l'Église. Déjà celles de l'épiscopat ne nous
paraissent plus irrémédiables. Outre cent arrêts favora-
bles, ious les auspices d'un prince qui ne veut que voir
la raison pour s'y soumettre, on ouvre les yeux : on ne
lit plus les canons et les décrets des saints Pères par pièces
et par lambeaux, pour nous y tendre des pièges ; on
prend la suite des antiquités ecclésiastiques : et si on
entre dans cet esprit, que verra-t-on à toutes les pages, que
des monuments éternels de notre autorité sacrée1 ?
« Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes quand nous
1. Bossuet, vingt ans après, se
plaignait amèrement de voir
l'Église opprimée, sinon par
Louis XIV lui-même, du moins par
ses ministres, qui amoindrissaient
toub les jours les pieio«a*âves
des évêques, même dans les af-
faires purement spirituelles. (Voir
l'histoire 'le Bcssuet par le
cardinal de Bausset, livre xn, et
les lettres de Bossuet d'octobre et
de novembre 17»)v2.i
494 SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
' parlons de cette sorte ; mais nous prêchons Jésus-Christ
i qui nous a établis ses ministres, et nous prêchons tout
« ensemble - que nous sommes en Jésus-Christ dévoués à
« votre service *. » Car qu'est-ce que Fépiscopat, si ce
n'est une servitude que la charité nous impose pour sau-
ver les âmes, et qu'est-ce que soutenir l'épiscopat, que .
soutenir la foi et la discipline ? Il ne faut donc pas s'éton-
ner si Louis, qui aime et honore l'Église, aime et honore
notre ministère apostolique. Que tarde un si saint pape à
s'unir intimement au plus religieux de tous les rois? Un
pontificat si saint et si désintéressé ne doit être mémorable
que par la paix, et par les fruits de la paix, qui seront,
j'ose le prédire, l'humiliation des infidèles, la conversion
des hérétiques, et le rétablissement de la discipline. Voilà
l'objet de nos vœux ; et s'il fallait sacrifier quelque chose
à un si grand bien, craindrait-on d'en être blâmé T
TROISIÈME 'POINT
La réunion des évêques orthodoxes « a toujours été dans
l'Église un commencement de paix. »
Les exemples nous feront mieux voir le succès de ces
saintes assemblées. On rapporta dans un concile de la
province de Lyon un privilège de Rome, qu'on crut contre
l'ordre. Nos pères dirent aussitôt, selon leur coutume :
« Relisant le saint concile de Ghaicédoine, et les sentences
« de plusieurs autres Pères authentiques, le saint concile
« a résolu que ce privilège ne pouvait subsister, puisqu'il
« n'était pas conforme, mais contraire aux constitutions
a canoniques *. »
Vous reconnaissez dans ces paroles l'ancien style de
l'Église : ce concile est pourtant de l'onzième siècle ; afin
i. II Ccr.. m, 6; r*,5 I 2. Cane. Aman., anno 1025
SUR L'UNITE DE L'EGLISE. i95-
que vous voyiez dans tous les temps la suite de nos tradi-
tions, et la conduite toujours uniforme de l'Église gallicane.
Elle ne s'élève pas contre le saint-siège, puisqu'elle sait
au contraire qu'un siège qui doit régler tout l'univers n'a
jamais intention d'affaiblir la règle : mais comme, dans
un si grand siège, où un seul doit répondre à toute la
terre, il peut échapper quelque chose même à la plus
grande vigilance, on y doit d'autant plus prendre garde,
4jue ce qui vient d'une autorité si éminente pourrait à
la fin passer pour loi, ou devenir un exemple pour la
postérité.
C'est pourquoi, dans ces occasions, toutes les Églises,
mais principalement celle de France, ont toujours repré-
lenté au saint-siège, avec un profond respect, ce qu'ont
réglé les canons. Nous en avons un bel exemple dans le
second concile de Limoges, qui est encore de l'onzième
siècle. On s'y plaignit d'une sentence donnée par surprise,
et contre l'ordre canonique, par le pape Jean XVIII1. Nos
prédécesseurs assemblés proposèrent d'abord la règle
« qu'ils avaient reçue, disaient-ils, des pontifes aposto-
« liques et des autres Pères ». Ils ajoutèrent ensuite,
comme un fondement incontestable, « que le jugement de
« toute l'Église paraissait principalement dans le saint-
« siège apostolique* »• Ce ne fut pas sans remarquer
Tordre canonique avec lequel les affaires y devaient être
portées, afin que ce jugement eût toute sa force; et la
conclusion fut que « les pontifes apostoliques ne doivent
« pas révoquer les sentences des évêques » (contre cet
ordre canonique) « parce que, comme les membres sont
e obligés à suivre leur chef, il ne faut pas aussi que le chet
• afflige ses membres ».
t. C*nc. Lemov. n. Sets, u i 2. Ibid., tom. rv, Con-ciL, col. 909-
490 SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
Somme c'a toujours été la coutume de l'Église de France
de proposer les canons, c'a toujours été la coutume du
saint-siège d'écouter volontiers de tels discours, et le même
concile nous en fournit un exemple mémorable. Un
évêque * s'était plaint au même pape Jean XVIII, d'une ab-
solution que ce pape avait mal donnée au préjudice de la
sentence de cet évêque. Le pape lui fit cette réponse vrai-
ment paternelle, qui fut lue avec une incroyable consolation
de tout le concile 2 : « C'est votre faute, mon très cher
« frère, de ne m'a voir pas instruit : j'aurais confirmé votre
« sentence, et ceux qui m'ont surpris n'auraient remporté
<t que des ana thèmes. A Dieu ne plaise, poursuit-il, qu'il y
■* ait schisme entre moi et mes coévêques ! Je déclare à tous
« mes frères les évêques que je veux les consoler et les
•« secourir, et non pas les troubler ni les contredire dans
« l'exercice de leur ministère. » A ces mots, tous les évêques
-se dirent les uns aux autres : « C'est à tort que nous osons
^ murmurer contre notre chef; nous n'avons à nous plain-
■;< dre que de nous-mêmes, et du peu de soin que nous pre-
4 nons de l'avertir. »
Vous le voyez, chrétiens : les puissances suprêmes veu-
lent être instruites et veulent toujours agir avec connais-
sance. Vous voyez aussi qu'il y a toujours quelque chose
de paternel dans le saint-siège et toujours un fond de cor-
respondance entre le chef et les membres, qui rend la paix
assurée, pourvu qu'en proposant la règle on ne manque
jamais au respect que la même règle prescrit. L'Église de
f rance aime d'autant plus sa mère l'Église romaine, et !
ressent pour elle un respect d'autant plus sincère, qu'elle
7 regarde plus purement l'institution primitive et Tordre
4e Jésus-Christ. La marque la plus évidente de l'assi-
1 f'ienne. évêque de Clermont. { 2. Conc. Lemov .. n.
SUR L'UNITE DE L'ËGLISE. 497
«tance que le Saint-Esprit donne à cette mère des Églises,
c'est de la rendre si juste et si modérée, que jamais elle
n'ait mis les excès parmi les dogmes. Qu'elle est grande,
l'Église romaine, soutenant toutes les Églises, « portant,
« dit un ancien pape *, le fardeau de tous ceux qui souf-
< frent, » entretenant l'unité, confirmant la foi, liant et
déliant les pécheurs, ouvrant et fermant le ciel ! Qu'elle est
grande, encore une fois, lorsque, pleine de l'autorité de
saint Pierre, de tous les apôtres, de tous les conciles, elle
en2 exécute, avec autant de force que de discrétion, les
salutaires décrets! Quelle a été sa puissance lorsqu'elle
Ta fait consister principalement à tenir toute créature
abaissée sous l'autorité des canons, sans jamais s'éloigner
de ceux qui sont les fondements de la discipline ; et qu'heu-
reuse de dispenser les trésors du ciel, elle ne songeait pas
à disposer des choses inférieures que Dieu n'avait pas mi-
ses en sa main !
Dans cet état glorieux où vous parait l'Église romaine,
et les rois et les royaumes sont trop heureux d'avoir à lui
obéir. Quel aveuglement, quand des royaumes chrétiens
©nt cru s'affranchir en secouant, disaient-ils, le joug de
Rome, qu'ils appelaient un joug étranger, comme si l'E-
glise avait cessé d'être universelle, ou que le lien commun,
qui fait de tant de royaumes un seul royaume ae Jésus-
Christ, pût devenir étranger à des chrétiens! Quelle erreur,
quand des rois ont cru se rendre plus indépendants en s<±
rendant maîtres de la religion, au lieu que la religion,
dont l'autorité rend leur majesté inviolable, ne peut être
pour leur propre bien trop indépendante, et que la graii
deur des rois est d'être si grands qu'ils ne puissent, non
plus que Dieu dont ils sont l'image, se nuire à eux-iuê-
t. Joann. VIII. epist. lxxx. I 2 Cf. p. 21, n. 2.
♦98 SUR L'UNITÉ DE L'EGLISE.
mes, ni par conséquent à la religion, qui est l'appui de leui
irône ! Dieu préserve nos rois très chrétiens de prétendre à
l'empire des choses sacrées, et qu'il ne leur vienne jamais
une si détestable envie de régner î Ils n'y ont jamais
pensé. Invincibles envers toute autre puissance, et tou-
jours humbles devant le saint-siège, ils savent en quoi
consiste -la véritable hauteur. Ces princes, également reli-
gieux et magnanimes, n'ont pas moins méprisé que détesté
les extrémités auxquelles on ne se laisse emporter que par
désespoir et par faiblesse.
L'Église de France est zelee pour ses lmertes ■ : elle a
raison, puisque le grand concile u'Éphèse nous apprend *
que ces libertés particulières des Églises sont un des fruits
de la rédemption, par laquelle Jésus-Christ nous a affran-
chis : et il est certain qu'en matière de religion et de con-
science, des libertés modérées entretiennent l'ordre de
l'Église et y affermissent la paix. Mais nos pères nous
ont appris à soutenir ces libertés sans manquer au res-
pect; et loin d'en vouloir manquer, nous croyons au con-
traire que le respect inviolable que nous conserverons pour
le saint-siège nous sauvera des blessures qu'on voudrait
nous faire sous un nom qui nous est si cher et si vénérable.
Sainte Église romaine, mère des Églises et mère de tous
les fidèles, Église choisie de Dieu pour unir ses enfants
dans la même foi et dans la même charité, nous tiendrons
toujours à ton unité par le fond de nos entrailles ! « Si je
€ t'oublie, » Eglise romaine, « puissé-je m'oublier moi-même,
« que ma langue se sèche et demeure immobile dans ma
« bouche, si tu n'es pas toujours la première dans mon
« souvenir, si je ne te mets pas au commencement de tous
1 mes cantiques de réjouissance : » Âdhœreal linguu meù
t. G**.cil. Bitur., cap. de Eltct. | 2. Concil. Epkes., Act.
SUR L'UNITE DE L'EGLISE. 49*
faucibus mets, si non meminero tut, si non proposuen
Jérusalem in principio lœtitiœ meœ * !
Mais vous qui nous écoutez, puisque vous nous voy«
marcher sur les pas de nos ancêtres, que reste-t-il, chré-
tiens, sinon qu'unis à notre assemblée avec une fidèle
correspondance, vous nous aidiez de vos vœux? « Sou-
« vent, dit un ancien Père 2, les lumières de ceux qui en-
• seignent viennent des prières de ceux qui écoutent : »
Hoc accipit doctor quod meretur auditor. Tout ce qui
se fait de bien dans l'Église, et même par les pasteurs, se
fait, dit saint Augustin 5, par les secrets gémissements de
ces colombes innocentes qui sont répandues par toute la
terre.
Ames simples, âmes cachées aux yeux des hommes, et
cachées principalement à vos propres yeux, mais qui con-
naissez Dieu et que Dieu connaît, où êtes-vous dans cet
auditoire, afin que je vous adresse ma parole ? Mais sans
qu'il soit besoin que je vous connaisse, ce Dieu qui vous
connaît, qui habite en vous, saura bien porter mes paroles,
qui sont les siennes, dans votre cœur. Je vous parle
donc sans vous connaître, âmes dégoûtées du siècle! Ah!
comment avez-vous pu en éviter la contagion ? comment
est-ce que cette face extérieure du monde ne vous a pas
éblouies ? quelle grâce vous a préservées de la vanité : de
la vanité que nous voyons si universellement régner î Per-
sonne ne se connaît, on ne connaît plus personne; les
marques des conditions sont confondues, on se détruit
pour se parer: on s'épuise à dorer un édifice dont les
fondements sont écroulés, et on appelle se soutenir que
d'achever de se perdre. Ames humbles, âmes innocentes,
4ue la grâce a désabusées de cette erreur et de toutes
}.P*. exxxv j 3. De Bapt. contra Donat.t H,
î S. Petr. Chryt.,sermo lxxivi. I 22. 23.
500 SUR LtJNITE DE L'EGLISE.
les illusions du siècle, c'est vous dont je demande les priè-
res : en reconnaissance du don de Dieu dont le sceau est
en vous, priez sans relâche pour son Église ; priez, fondes
en larmes devant le Seigneur. Priez, justes ; mais priez,
pécheurs : prions tous ensemble; car si Dieu exauce les/
uns pour leur mérite, il exauce aussi les autres pour leur
pénitence : c'est un commencement de conversion que de
prier pour l'Église
Priez donc tous ensemble, encore une fois, que ce qui
doit finir finisse bientôt. Tremblez à l'ombre même de la
division : songez au malheur des peuples qui, ayant
rompu l'unité, se rompent en tant de morceaux, et ne
voient plus dans leur religion que la confusion de l'enfer
et l'horreur de la mort. Ah ! prenons garde que ce mal ne
gagne. Déjà nous ne voyons que trop parmi nous de ces
esprits libertins1 qui, sans savoir ni la religion, ni ses
fondements, ni ses origines, ni sa suite, « blasphèment ce
« qu'ils ignorent et se corrompent dans ce qu'ils savent :
« nuées sans eau, » poursuit l'apôtre saint Jude2, doc-
teurs sans doctrine, qui pour toute autorité ont leur har-
diesse, et pour toute science leurs décisions précipitées:
« arbres deux fois morts et déracinés, » morts première-
ment parce qu'ils ont perdu la charité, mais doublement
morts parce qu'ils ont encore perdu la foi ; et entièrement
déracinés, puisque, déchus de Tune et de l'autre, ils ne
tiennent à l'Église par aucune fibre : « astres errants, » qui
se glorifient dans leurs routes nouvelles et écartées, sans
songer qu'il leur faudra bientôt disparaître. Opposons »
ces esprits légers et à ce charme trompeur de la noi>
veauté, la pierre sur laquelle nous sommes fondés, et l'au-
torité de nos traditions où tous les siècles passés sont ren»
1. Cf. plus haut, p. 358-310. | 2. Jud. iO, 12.
SUR L'UNITÉ DE L'ÉGLISE.
501
fermes, et l'antiquité qui nous réunit à l'origine des choses
Marchons dans les sentiers de nos pères; mais marchons
dans les anciennes mœurs, comme nous voulons marcher
dans l'ancienne foi.
allez, chrétiens, dans cette voie d'un pas ferme : allons
a la tête de tout le troupeau, Messeigneurs, plus humbles
et plus soumis que tout le reste : zélés défenseurs des ca
nons, autant de ceux qui ordonnent la régularité de nos
mœurs que de ceux qui ont maintenu l'autorité sainte de
notre caractère, et soigneux de les faire paraître dans
notre \ie plus encore que dans nos discours, atin quev
quand le Prince des pasteurs et le Pontife éternel apparaîtra,
nous puissions lui rendre un compte fidèle et de nous
et du troupeau qu'il nous a commis, et recevoir tous en-
semble l'éternelle bénédiction du Père, du Fils et du Saint-
Esprit1. Amen
1. « Je fis hier le sermon ae
l'Assemblée et j'aurais prêché
dans Rome ce que j'y dis, avec
autant de confiance que dans Pa-
rie; car je crois que la vérilépeut
se dire hautement partout,
pourvu que la discrétion tempère
le discours et que la charité l'a-
nime. » Lettrede Bossuetàil. Di-
rois, 10 novembre. «... Je puis
dire que tout le monde jugea que
le ssrmon était respectueux pour
les deux puissances, pacifique, de
benne intention, et si l'effet de la
lecture est semblable a celui de
la prononciation, j'aurai sujet de
louer Dieu... Tout ce qu'on pour-
rait dire en rigueur, c'est qu'il
n'est pas besoin de remuer si sou-
vent ces matières, et surtout dans
la chaire et devant le peuple ; et
sur cela, je me condamnerais
moi-même, si la conjoncture ne
m'avait forcé, et si je n'avais parlé
d'une manière qui, assurément,
loin de scandaliser le peuple, l'a
édifié. » Lettre de Bossue l an car
dinal d'Estrées, i" décembre.
SUR LE SILENCE ;
MSTRUCTION FAITE AUX URSUUNES DE MEAUX
(1686)
NOTICE
Bossuet, pendant sa résidence à Meaux (1681-1704), prenait fort
routent la parole dans tous les monastères de son diocèse, et, en
particulier, au couvent des Ursulincs. -Il n'écrivait pas d'avance
ces entretiens familiers, et nous ne pourrions avoir une idée de
la manière dont il traitait ce genre de prédication, si plusieurs
religieuses, t celles qui avaient le plus de mémoire et de pré-
sence d'esprit » n'avaient pris soin a d'écrire, après chaque confé-
rence, le discours que le prélat leur avait fait de l'abondance de
son cœur1. »I1 est probable que nous n'avons pas ici les propres
paroles de Bossuet2, mais du moins l'esprit de ces allocutions
toutes intimes a dû être fidèlement3 conservé par les religieuses
qui les ont recueillies.
L'abbé Lebarq, d'après une lettre de Bossuet de janvier 1686,
fixe au mois de février de la même année 4 1' a Instruction aux
Ursulines de Meaux x> dont nous donnons ici quelques extraits.
1. Dom Deforis.
2. o Monseigneur, ayant fini son
exhortation, étant debout et près
de monter au parloir pour revoir
en particulier une seconde fois la
communauté tout entière, dit
encore, avant que de nous quitter,
ce peu de mots dignes d'être re-
marqués...^ (Exhortât ion sur les
devoir s de la vie religieuse, 1685 .)
On lit en tête d'une autre de ces
allocutions : « Paroles saintes de
mon illustre pasteur, Monseigneur
Jacques-Bénigne Bossuet, évêque
de Meaux, la veille et le jour de
ma profession ». Le ton même de
ces indications témoigne avec
quelle exactitude pieuse les reli-
gieuses devaient rédiger les pa»
rôles de leur évêque.
3. Les procédés de la tachygra-
pliie et de la sténographie étaient
du reste connus au ivn* siècle.
Cf. plus haut, p. xx, n. 2.
À. Hist. crit. de la Préd. de
Bossuet, p. 277.
«OR LE SILENCE. MI6
EXTRAITS
Si tacueritis, suivi eriits.
Si tu te tais, tu seras sauvé, dit un grave aufnr.
Ces paroles seront le sujet de notre méditation.
*r II y a trois sortes de silence * : le silence de règle, le silence
de prudence dans les conversations, et le silence de patience dans
les contradictions. »
PREMIER POINT
Dans» cous les ordres religieux, quelle que soit leur règle et
leur destination, il y a des temps et dos heures de sjlence.
Remarquez, mes chères filles, que tous les fondateurs de
religions ont eu trois pensées et raisons, quand ils ont établi
et prescrit le silence dans leur règle. La première, c'est
qu'ils ont connu et vu par expérience que le silence retran-
chait beaucoup de péchés et de défauts. El en effet, où le
silence n'est pas observé comme il doit l'être, combien s'y
glisse-t-il d'imperfections et de désordres ! C'est ce que nous
verrons bientôt dans la suite de cet entretien. In multiloquic
non deerii peccatum, dit le Saint-Esprit2 : « Le péché
t toujours la multitude des paroles : » et saint Jacqu^
eu raison de dire, que la langue est l'organe et le principe
de tout péché8. La seconde raison qu'ont eue encore les fon-
dateurs d'ordres en établissant l'esprit de retraite, c'est qu'ils
ont prévu que la dévotion et l'esprit d'oraison ne pouvaient
subsister sans le silence. Ceci est trop visible et trop vrai;
nous le voyons tous les jours dans ces âmes épanchées et
dissipées, qui aiment à se répandre au dehors. Hé ! dites-moi,
1. Deux antres exhortations de I du silence. Voir page 505. note l.
Bossuet aux l'rsulines de âfeaux ! 2. Pruv., \. \'J.
ont aussi pour objet la nécessité I 3. Jac.,m,t>.
BOSSUET, SERMONS.
504
SUR LE SILENCE.
chères âmes1, sont-elles pour l'ordinaire bien spirituelles
et filles d'oraison*, si elles ne sont recueillies? Quelques
bons sentiments et mouvements intérieurs que Dieu leur
donne dans la prière, ils seront sans fruit tant qu'elle*
se dissiperont aussitôt, cherchant à causer et à parler : il
est certain que toute l'onction de la dévotion s'évanouira et
se perdra insensiblement; car elle ne peut se conserver que
dans une âme silencieuse et parfaitement récolligée5, atten-
tive sur soi-même. Ainsi il ne faut pas espérer ni attendre
grande spiritualité ni piété d'une religieuse qui aime à discou-
rir et à s'entretenir avec celle-ci et avec celle-là ; qui ne peut
demeurer une hewre dans sa cellule en repos et en silence.
Enfin, la troisième raison qui a porté les fondateurs de
recommander si étroitement le silence à leurs religieux,
c'est parce que le silence unit les frères. Et en effet c'est un
1. Chères â mes. C'est ainsi que
s'exprime ordinairement Bossuet
en parlant aux religieuses. D'ail-
leurs cette bienveillance habi-
tuelle ne l'empêche pas de leur
parler quelquefois avec une im-
périeuse sévérité : « Je vous dé-
uonce de ta part de Dieu tout-puis-
sant, au nom duquel je vous parle,
par l'autorité que je tiens de lui, et
par tout l'empire qu'il me donne
sur vous toutes et sur chacune
de vos âmes, que si vous êtes sin-
cères et sans déguisement, je de-
meurerai chargé de tout ce que
veus me direz : au contraire, ce
que vous voudrez me cacher et
me taire, je vous déclare que je
vous en charge vous-mêmes, et
que ce sera un poids qui vous
écrasera. » Première exhortation
aux Ursulines de Meaux. « .. Je
vous déclare que je le veux et que je
ne changerai point : je serai ferme,
*t ne me laisserai point ébranler
par tout ce que vous me pourrez
dire, jusqu'à ce que le Saint-Es-
prit me fasse connaître autre
chose, et que je vous voie toutes
dans une si parfaite obéissance
sur ce sujet, qu'il ne reste pas la
moindre répugnance ni résistance
sur ce qui a été du passé. Je veux
vous voir dans une parfaite sou-
mission à mes ordres; à moins de
cela, n'attendez rien autre chose
de moi... » Conférence aux Ursu-
lines de Meaux.
2. Filles d'oraison, c'est-à-dire,
propres à la prière. Bossuet a
fait une instruction sur les États
d'vraison, sur les états où Pâme
doit se trouver avant et pendant
l'oraison.
3. Récolligée. Terme de spiri-
tualité . recueillie. ■ Il faut un
silence et une récollection parfaite
pour entendre intérieurement la
voix de Dieu. » Deuxième ezhor-
tation aux Vrsulinti de Meaux.
SUR LE SILENCE. 505
moyen très propre pour maintenir la charité, la paix et
l'union dans une maison religieuse; puisque le silence ban-
nit tous ces discours et entretiens qui la divisent et la dé-
truisent. Car, pour l'ordinaire, qu'est-ce qui fait la matière
de ces conversations trop familières, sinon les défauts de se?
sœurs? ce qui apporte bien souvent du trouble et de la divi-
sion dans une communauté1; el tout cela, faute de silence.
Quand on veut réformer un monastère qui n'est plus dans sa
première ferveur, que fait-on? L'on observe soigneusement si
les règles y sont bien gardées, spécialement les plus essen-
tielles. S'aperçoit-on que le silence manque et n'est plus
observé, c'est par là que l'on commence: aussitôt on y réta-
blit le silence, qui n'y était point gardé ; parce que c'est le
moyen qui retranche tout d'un coup les autres imper-
fections, abus ou désordres qui arrivent dans une maison
religieuse, parce qu'elle s'est relâchée sur la règle du silence.
Ayez donc, chères âmes, de l'amour et de l'estime du
silence de règle, si nécessaire pom entretenir et conserver
toutes les vertus religieuses. Comme je vous ai déjà dit,
dans toutes les maisons ou monastères, l'on est toujours
obligé à le garder aux temps et lieux ordonnés : c'est là ce
qui maintient la régularité. Vous autres, mes chères filles,
quoique vous soyez consacrées au public par votre institut,
pour instruire la jeunesse, vous ne laissez pas d'avoir aussi
ce silence de règle à observer dans de certains temps, et
1. Dans une exhortation faite à
la fin d'une visite pastorale dans
le même couvent (avril 1685), Bos-
suet disait : « Dieu m'a fait connaî-
tre, dans la lumière de son es-
prit, que la cause principale du
trouble et de la division de la
communauté ne vient point d'ail-
leurs que de ce qu'on est trop
prompt à parler... C'est ce que
woiu» avez vous-mêmes fort tien
remarqué, et chacune de vous a
justement mis le doigt sur la
source du mal. Presque toutes
m'ont dit leur pensée sur ce su-
jet, m'avouant... que cette grande
liberté déparier en tout temps, d»
communiquer ses sentiments sur
toutes choses et de se dire des
paroles contre la charité et la
douceur, était l'unique cause da
tous les désordres, etc
506 . SUR LE SILENCE.
j'ai remarqué, ce me semble, que par vos constitutions von»
devez vous abstenir tout au moins de tous discours et paroles
inutiles durant la journée. Et si vous ne parlez que pour le
nécessaire, vous garderez un long silence, et vous ne vous
épancherez pas inutilement parmi les créatures, en vous
entretenant de tout ce qui se passe dans une maison. Tous
ces désirs de communiquer avec cette amie seront mortifiés
et réprimés; on ne cherchera pas à s'aller décharger avec
ceïle-ci de tout ce qui fait peine, pour en murmurer et s'en
plaindre inconsidérément.
Si Notre-Seigneur faisait la visite dans ce monastère
pour voir si le silence est bien gardé, et qu'il entrât dans
les lieux où il doit être gardé; hélas! qu'est-ce qu'il y trou-
verait? Là deux petites amies, et ici trois autres en peloton,
occupées à causer et à s'entretenir ensemble à la dérobée,
tandis peut-être que Ton devrait être au chœur ou à une
autre observance. Si donc Jésus-Christ se présentait à elles,
et leur allait faire cette demande: « Quels sont ces discours
« que vous tenez ensemble? » Qui sunt hi sermones quos
confertis ad inviçem1! quelle serait leur réponse? Pour-
raient-elles dire avec vérité : Nous parlons de Jésus de Naza-
reth; ou bien, Nous parlons des moyens pour arriver à la
pratique de la vertu, pour nous encourager les unes les autres?
A.h ! c'est souvent de rien moins : car la plupart de tous vos
discours avec cette amie, qui est la confidente_de tous vos
mécontentements, sont de lui dire tous vos sentiments im-
parfaits sur tout ce qui vous choque et vous contrarie ; c'est
de parler des défauts des autres, et des prétendus déplaisirs
que vous dites avoir reçus de cette sœur, que vous ne pou-
?ei souffrir. C'est là où l'on murmure, où l'on se plaint à
tort et à travers de la conduite des officières de la maison.
t. Luc, xïiv. J7.
SUR LE SILENCE. 507
On critique, on censure, on contrôle toutes choses ; la supé-
rieure même n'est pas exempte d'être sur le tapis1 : on
blâme sa conduite et sa manière d'agir; enfin Ton mêle
dans ces entretiens familiers ce ile-ci, celle-là, encore celui-!;» :
bref, c'est dans ces communications indiscrètes où se font une
infinité de péchés de médisance, et, très souvent, de juge-
ments téméraires, plus griefs2 que l'on ne pense. Il faut ici
faire réflexion, chacune selon son besoin, à ce que la con-
science dictera, avant que de terminer ce premier point.
SECOND POINT
Dans le second point de notre méditation, nous allons
voir le silence de prudence qu'il faut garder dans les con-
versations, pour apprendre à n'y point faire de fautes
contraires à la charité. Et, pour nous y bien comporter,
envisageons, chères âmes, Jésus-Christ, notre parfait mo-
dèle, qui a pratiqué merveilleusement ce silence de prudence,
dont je vais vous parler, en vous en faisant voir un bel
exemple dans sa sacrée personne, pendant sa vie conversante
et dans les années de ses prédications.
Ce doux Sauveur était si débonnaire , qu'il est remarqué
de lui -qu'il n'a jamais rien dit qui fût capable de donner
un juste sujet de plainte et de peine à personne. Cet agneau,
plein de douceur, a contraint les Juifs mêmes de dire de lui,
que « jamais homme n'avait si bien parlé : » Nunquam
sic locuius est homo, sicut hic homo*. Et dans une autre oc-
1. Sur le tains. Bossuet parle,
en un auti p endroit, de cette sœur
çui esl « un vrai bureau d'adres-
rea.» Il n'est pas besoin d'attri-
buer à ia religieuse, qui a rédigé
cette allocution, ces expressions
familières. Bossuet n'était pas
homme à se les interdire, sur-
tout à ce moment de sa vie, ou
il s'appliquait plus que jamai
à parler « d'une manière simpl
et populaire. » Mém. de l'abbé Lb
Dieu.
2. ■ Grief se dit en cette phra-
se : Une griève maladie... Ou le
aussi des péchés et des crimes »
Dictionnaire de F arêtier? , i+jyi.
5. Joann., vu. Ai>
508 SDR Lfi SILSNLE
casion, où ils voulaient surprendre Jésus-Christ dans ses
paroles, que firent-ils à cet effet? Ils lui demandèrent s'il
était permis de payer le tribut à César. Notre-Seigneur, qui
est la sagesse même, leur fit cette réponse prudente et judi-
cieuse: qu'il était juste de o rendre à César ce qui est à
« César, et à Dieu ce qui est à Dieu '. »
Voilà, mes chères filles, une belle idée et un modèle
achevé, pour vous apprendre la pratique du silence de pru-
dence dans vos conversations ; car remarquez avec moi que
la perfection du silence ne consiste pas seulement à ne point
parler, mais aussi à parler selon les règles de la charité
chrétienne et religieuse. Comme par votre institut vous ne
devez pas vivre à la façon des ermites, et être toujours en
solitude, il est nécessaire que vous conversiez les unes avec
les autres les jours de récréations, où vous devez vous trou-
ver toutes ensemble pour obéir à la règle en esprit, de charité
et d'union. Mais, chères âmes, comme c'est ici l'endroit le
plus glissant peut-être qui soit en la vie religieuse, et où il
soit plus aisé d'y faire des fautes, soit par inconsidération ou
imprudence, n'étant pas pour lors al tentives sur vous-mêmes,
il faut se munir de grandes précautions et beaucoup veiller
sur ses paroles, pour ne point commettre de péchés, même
considérables, où insensiblement on se laisse aller dans la
conversation, faute de savoir se maintenir dans les règles
de la prudence et de la charité. C'est pourquoi il faut s'obser-
ver, et prendre des mesures pour n'y point faillir avec vos
sœurs, de manière que votre conscience n'y soit point inté-
ressée, ni la paix altérée
Car, mes filles, bien que vous soyez toutes membres
d'un même corps, cependant la différence des humeur
et tempéraments, orui se rencontre entre toutes, forme ae
1 Mattk., xxii, 21.
SUR LE SILE.NCE 509
certaines oppositions et contradictions qui vous obligent à
une grande circonspection dans les heures de vos récréa-
tions, où vous devez singulièrement faire paraître ce silence
de prudence, en prenant garde surtout de ne rien dire
qui puisse tant soit peu fâcher vos sœurs et leur donner
de la peine. Il faut aussi, par une sage discrétion, que
vous sachiez prévoir et ne pas dire les choses que vous
jugeriez ou croiriez devoir fâcher et mécontenter quelque
sœur : de plus cette même prudence doit vous empêcher
de relever cent choses qui peuvent exciter parmi vous de
petites disputes et divisions, d'où d'ordinaire elles naissent
et se forment.
Ah! mes chères filles, ayez attention à vous conduire
de la sorte, si vous voulez maintenir la paix et la charité
dans vos conversations, qui autrement deviendraient plus
nuisibles qu'utiles. Pour cet effet, il faut savoir supporter
prudemment et vertueusement les fardeaux les unes des
autres, comme vous y exhorte le grand saint Paul : Aller
altenus onera porlate1. Que cette pratique si nécessaire
vous ferait endurer de choses si vous y aviez un peu d'ap-
plication! Chacune à son tour n'a-t-elle pas à supporter
quelques défauts dans les autres? Aujourd'hui vous en-
durez une parole un peu lâcheuse, qu'une sœur vous aura
dite par mauvaise humeur : eh bien ! demain elle souffrira
peut-être de vous des choses plus sensibles.
Mais, ilirez-vous, j'ai à' converser avec cette sœur qui
est d'une humeur si rustique et si insupportable, qu'il me
faut toute ma patience pour ne la [pas] choquer ni rebuter
quand elle est dans sa mauvaise humeur. Il est vrai; il se
rencontre des personnes si inciviles et malhonnêtes dans
leurs conversations, qu'elles sont presque intraitables. Ces-
1. Gai , «, î.
MO SUR LE SILENCE.
humeurs farouches y sont fort à charge et donnent souvent
sujet d'exercer la patience des autres toute ;eur vie; car
comme naturellement elles sont de cette humeur, joint à
Féducation qu'elles ont eue qui a fort contribué à leurs
mauvaises dispositions d'esprit, il n'en faut pa- attendre
autre chose de plus. Pour l'ordinaire elles son. ombra-
geuses, soupçonneuses et très aisées à se fâcher et \ parler
selon leur boutade. Quoi qu'il en soit, la charité vou. oblige
dé les supporter et de ne les pas fâcher mal à propos. Je
sais que cela est un peu difficile; et qu'il n'y a rien Ce si
contraire à un naturel plus sociable et poli, qui sait vivre
honnêtement dans la conversation, que ces personnes
grossières et fâcheuses qui ne peuvent dire une parole de
douceur et d'honnêteté. Mais ne savez-vous pas que c'est
là où la vertu se fortifie, et où elle a matière de s'exercer
avec beaucoup de mérite ; et que c'est en supportant
patiemment les humeurs contraires à la vôtre, que vous
faites voir que vos vertus et votre conduite ne sont point
illusion?
Mais, dites-vous encore, cette sœur es.t si ombrageuse
et pointilleuse que la moindre chose la met en mauvaise
humeur, s'imaginant toujours que je lui en veux : je dis,
par exemple, une parole innocemment et bonnement, sans
avoir intention de lui faire de la peine ; cependant , elle
s'en. choque et s'aigrit. Or je veux que vous n'ayez point
eu intention de l'attaquer; toutefois, vous qui avez un
naturel plus favorable et raisonnable, vous devez en con-
science ménager ces esprits faibles, qui, par leur incapacité
de faire autrement, s'échappent souvent malgré eux. Ainsi,
par esprit de charité et de douceur, ayez égard à leurs
faiblesses : ne leur donnez pas sujet d'offenser Dieu en
1p- contrariant; ayez même de la condescendance pour
elles : abslenez-vous de dire de certaines choses, quoique
SUR LE SILENCE. 51 1
mdiflérentes et innocentes, que ces esprits mal faits pren-
draient de travers; ayez-en de la compassion : car elles-
mêmes ont de la peine et de la confusion de se voir ainsi
à charge aux autres ; ce qui les humilie et mortifie étran-
gement devant Dieu, dans la connaissance qu'il leur donne
de leur fragilité : elles en ont de l'amertume de cœur, à
moins qu'elles ne soient tout à fait aveugles sur ce défaut.
Et vous, esprits revêches, humeurs grossières et fâ
cheuses, apprenez à vous vaincre et à être maîtresses de
ces mouvements impétueux que produit en vous ce mau-
vais naturel, que vous devez sans cesse combattre et dé-
truire, pour vivre de la vie de la grâce, en mourant à
la nature. Et ne pensez pas dire, pour vous mettre à cou-
vert, comme ces âmes lâches et imparfaites ; Je ne saurais
faire autrement, c'est mon humeur : car vous n'en serez
pas quittes pour cela devant Dieu ; puisque vous êtes obli-
gées, selon les préceptes de Jésus-Christ dans l'Évangile,
de vous mortifier et de travailler à renoncer à vous-mêmes
tous les jours. Et Dieu n'a-t-il pas dit à Caïn2, au com-
mencement du monde, de mortifier son humeur farouche,
ses appétits déréglés, et de surmonter ses passions in-
domptées ?
Voyez donc, mes chères filles, la nécessité qu'il y a de
veiller sur sa langue, quand on est obligé de converser;
et vous pius particulièrement qui, par votre institut, êtes
souvent engagées à communiquer et parler avec les sécu-
liers dans les occasions que vous procure l'instruction de
la jeunesse qui vous est confiée, comme d'aller souvent
au parloir visiter tes parents des pensionnaires : car la
bienséance et l'honnêteté, quelquefois même la nécessité,
w>us obligent d'avoir des entretiens avec ces personnes, et
l. Grandement. Cf. p. 2i2, n. 3. | 2. Gènes., iv, ci, 1.
312 * UR LE SILENCE.
outre cela votre règle vous le permet; comme aussi avec
vos parents et d'autres de vos amies et connaissances.
Mais c'est ici, chères âmes religieuses, qu'il faut surtout
vous bien conduire et parler avec discrétion. Si jamais
vous avez besoin du silence de prudence, c'est dans ces
temps où il y a beaucoup à perdre ou à gagner. Je vous en
avertis, prenez-y garde; et comportez-vous-y d'une ma-
nière si édifiante, que les gens du monde n'aient pas
moins d'estime de vous. Pour cet effet, il faut qu'une re-
ligieuse au parloir, en présence des séculiers, soit d'un
maintien grave et modeste; elle doit veiller extrêmement
sur ses paroles, ne pas trop s'épancher, ni se dissiper :
car les gens du monde observent, plus que l'on ne pense,
toutes les actions et la conduite des religieuses^ au par-
loir, et, selon la sagesse et discrétion qu'ils remarquent
dans les unes, ils prennent de fort mauvaises impressions
de celles qu'ils voient trop libres, plus inconsidérées et'
mondaines dans leurs paroles; qui ne se sentent nulle-
ment de leur état, ne mêlant presque jamais dans leurs
discours rien de spirituel et de Dieu comme devrait faire
une bonne religieuse.
Ne vous y trompez pas : car bien que les gens du monde
vous tassent paraître de la complaisance et témoignent
agréei vos pensées, ou entrer dans tous vos sentiments,
vous ne savez pas de quelle manière ils prennent en eux-
mêmes les choses qu'ils semblent approuver quand ils
sont auprès de vos grilles. Car, après, qu'arrive-t-il de
ces beaux entretiens, quand ils sont en compagnie? et
lorsqu'ils se mettent à parler des religieuses, que disent-
ils? Ah! dit celle-là, ces jours passés j'ai entretenu une
religieuse, je n'ai été qu'un quart d'heure avec elle : vous
ne la connaissez pas; pour moi, je sais bien de quelle
humeur elle est, je gais ses sentiments sur telles choses.
SUR LE SILENCE. 515
^ous seriez surprises et même étonnées de s.tvoir que ce
sont souvent vos parents et vos plus proches qui parlent de
vous de la sorte. Si je vous avertis de ceci, ce n'est pas que
j'aie connaissance particulière de celte maison là dessus;
je veux croire que ce défaut n'est pas ici : ce que je dis à
présent, je le dis ailleurs ; parce que ce point est de con-
séquence : car il faut peu de chose pour mettre une com-
munauté dans une très mauvaise réputation dans l'esprit
des personnes séculières; parce qu'ils s'imaginent que
toutes les .religieuses doivent être des saintes. Et là-dessus
je me souviens moi-même que je me suis trouvé dans des
maisons honorables à Paris, où j'ai ouï parler de certaines
religieuses d'une manière plaisante et fort à la cavalière.
Mes chères filles, qu'est-ce qui produit un si méchant effet,
si ce n'est l'imprudence et l'inconsidération des particulières
qui ont parlé air parloir mal à propos, qui n'ont pu s'empêcher
de faire paraître des saillies d'une passion immortifiée,
qui donnaient à connaître leurs dispositions tant sur ce
qui les concernait, que sur les affaires particulières qui se
passent dans une maison
Pour éviter tous ces dangereux inconvénients, vous
voyez, chères âmes, que le plus sûr est de tenir très ca-
chées, et sous un secret inviolable, les affaires d'une com-
munauté, sans en donner aucune connaissance aux per-
sonnes du dehors. Et pour vous justifier ici, ne me dites
pas pour excuse : C'était à ma sœur que j'ai dit telles
choses, c'est à ma mère, c'est à un prêtre ou directeur.
Ne croyez pas avoir mieux fait, ni en être déchargées :
car, sous prétexte de direction, très souvent il arrive
qu'insensiblement l'on mêle dans ces communications
toutes les affaires les plus secrètes d'une maison, dont on
devrait se taire absolument; puisque, étant répandues au
dehors, l'expérience nous montre que l'on n'en voit que de
514
SUR LE SILENCE.
très mauvais effets, par la méchante réputation où ces
connaissances mettent la communauté.
Vous devez encore prendre garde à un point qui n'est
pas moins important que celui-ci, qui est d'être fort résen
vées dans vos paroles devant vos pensionnaires, tant celles
qui leur rendent quelques services, que celles qui sont
destinées à leur instruction : car ce sont de jeunes plantes
extrêmement susceptibles des impressions qu'on leur
donne; et quoiqu'elles soient encore jeunes, elles savent
bien remarquer ce que l'on dit et fait en leur présence :
d'où vient que, dans la suite, ces impressions premières,
que vous leur avez données, leur demeurent, et qu'après
elles se souviennent de ces idées qu'elles -avaient déjà,
lesquelles s'accroissent avec l'âge; ce qui leur fait dire,
parlant des maîtresses qu'elles ont eues : Pour moi, disent-
elles, j'ai eu dans un tel couvent une maîtresse qui n'était
guère spirituelle ni dévote, car il était rare qu'elle nous
parlât de Dieu : elle avait de certaines maximes mondaines ;
et au lieu de nous porter à la modestie, elle nous ensei-
gnait des secrets de vanité1. On en entend d'autres qui-
voyant les procédés de celle-ci si contraires à la charité,
disent que cette maîtresse-là avait assurément de l'anti-
pathie et de l'aversion pour elle.
A.h! mes chères filles, bannissez, par votre prudence et
votre bonne conduite, tous ces défauts qui ont de si mauvaises
suites. Le silence bien gardé en est le remède, et le plus
court chemin pour retrancher toutes ces pensées et dis-
1. « Je vous recommande très
expressément de ne les point por-
ter (les jeunes filles) à avoir cet air
de distinction des modes et des va-
lûtes du monde... Je sais bien
qu'il y a des parents qui les ai-
ment de la sorte, et a»i le» veu-
lent voir ce qu'on appelle en-
jouées, agréables et jolies, mais, je
vous prie, n'ayez point de condes-
cendance pour eux ; ne les écoutes
point, tenez ferme. » Quatrième
exhortation de Bossiset aux Ursu~
Une* dv J'«v*«jr
SUR LE SILENCE.
515
cours mal digérés, qui ne -laissent après tout dans la con-
science que du scrupule et bien du trouble. Car enfin, tôt
ou tard, l'on s'aperçoil que l'on a mal parlé, et que Ton ne
devait pas dire bien des choses qui auraient dû être ense-
velies dans le "silence. Ayez pour cet effet la règle du si-
lence en estime; gardez-la exactement, et vous serez à
couvert de mille embarras où jette nécessairement le trop
grand parler. Mes chères filles, avec un peu d'application
et avec une bonne volonté, vous en viendrez à bout. Ayez
attention sur votre langue, pour ne laisser échapper au-
cune parole dont vous puissiez vous repentir après l'avoir
dite. Retirez-vous dans votre cellule ; c'est là le lieu
sûr , ne vous produisez1 au dehors qu'avec peine et par
nécessité; que la prudence et la discrétion règlent toutes
vos paroles, pour n'en dire aucune qui ne soit bonne,
utile ou nécessaire. Si vous gardez toutes ces mesures,
assurez-vous que la paix et l'union sera parfaite dans cette
maison, et quelle conservera la bonne réputation où elle
est aujourd'hui
1. « D'aujourd'hui seulement je
produis mon visage. » Corneille,
Menteur, II, 10. « C'est l'amour du
monde qui nous produit, nous
dissipe, nous gens d'Église qui de-
vrions aimer la retraite. » Massil-
ion, Conférences.
2. Assurez-vous. Soyez sûres
que.... Très usité au xvue siècle :
« Jem assure que ces vérités évan-
géliques sont entrées bien avant
dans leurs consciences. » Bos-
suet, sermon sur la Parole d*
Dieu.
TABLE DES MATIÈRES
pagesr
Avertissement de la première édition i à vu
Introduction littéraire ix.
Kotes critiques sur le texte xxx:it
Sur la Bonté et la Rigueur de Dieu, piéché à Metz, vers
1653. (Extraits.) . 1
Sur la Loi de Dieu, prêché à Metz, de 1653 à 1656. [Ex-
traits.) ~ . 27
Fragments d'une seconde rédaction du même sermon,
prêché à Paris, de 1659 à 1661 48
Panégyrique de saint Bernard, prêché à Metz, en 1655. [Ex-
traits.) 5%
Sur la Providence [premier sermon), prêché à Dijon en
1656. (Extraits.) 77
Panégyrique de sainte Thérèse, prêché à Metz, en 1657.
[Extraits.) 96
Sur l'Éminente Dignité des pauvres, prêché à Paris, en 1659.
[Extraits.) 121
Panégyrique de saint Paul, prêché à Paris, vers 1659. [Ex-
traits) 135
Su» l'Honneur du monde, prêché à Paris, aux Minimes, en
4660. [Extraits.) 162
Sur la Passion de Jésus-Christ, prêché à Paris aux Mini-
mes, en 1660. (Extraits.) 180
Fragment du sermon sur la Passion de 1661 188
Fragment du sermon sdr la Passion de 1666.. . , . 191
518 TABLE DES MATIERES.
"Sur la Parole de Dieu, prêché à Paris, aux Carmélites, en
1(561. {Extraits.) . . ' 13Î
Sur l'Impénitence finale, prêché au Louvre, en 1662. (Texte
complet.) 209
Première rédaction de la péroraison ....... 235
Sur la Providence (second sermon), prêché au Louvre en
4662. (Texte complet.) 238
Sur l'Ambition, prêché au Louvre, en 1662. (Texte com-
plet.) * 260
Autre péroraison du même sermon (reprise dans le ser-
mon sur les Devoirs des Rois) -'81
Sur les Devoirs des Rois, prêché au Louvre, en 1662. (Ana-
lyse détaillée.). * . 284
Sur la Mort, prêché au Louvre en 1662. (Texte complet.). 285*
Méditation sur la Mort ou sur la Brièveté de la
vie (1648). (Texte complet.) ' 506
Sir l'Ardeur de la Pénitence, prêché au Louvre* en 1662.
(Texte complet.) 308 ]
'Sur. la Divinité de la Religion, prêché à Saint-Germain-en-
Laye, en 1665. (Extraits.) 329
Sur l'honneur, prêché à Saint-Germain-en-Laye, en 1666.
{Extraits.) 353
Sur l'Amour des Plaisirs, prêché à Saint-Germain-en-Laye,
en 1666. (Texte complet.) . 365
Sur la Justice, prêché à Saint-Germain-en-Laye, en 1666.
(Analyse détaillée.) 389
Sur les Conditions nécessaires pour être heureux, prêché à
Saint-Germain-en-Laye, en 1669. (Extraits.) 390
Pour la Profession de Mlle de La Yallière, prêché aux
Carmélites, en 1675. (Extraits.) 408
Réflexions sur l'Orgueil (Extrait de 1667) 452
Sur les Effets de la Résurrection de Jésus-Christ, prêché à
Saint-Germain-en-Laye, en 1681. (Extraits.) . . . . 432
Sur l'Unité de l'Église, prêché à Paris, dans l'église des
Grands-Augusthis, en 1681. (Extraits.). . .— . . . . 46*3
Sur le Silence, instruction faite aux Ursulines de Meaux,
en 1686. (Extraits.) , 50S
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L. B. CAT. NO. 1U
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Bossuet, Jacques Bénigne ww
Sermons choisis; texte revu sur les manu
lUTHOR
Bossuet
EX
î-756-
B7'
1917
999^
Sermons choisis
DATE DUE
3 17
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9S.elM
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BORROWER'S
99928
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1756
B7
1917