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Full text of "Sermons, instructions et allocutions du R.P. Henri-Dominique Lacordaire ; notices, textes, fragments, analyses"

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University  of  Toronto 


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SERMONS 

INSTRUCTIONS  ET  ALLOCUTIONS 

DU 

•     R.  P.  HENRI -DOMINIQUE  LÂCORDAIRE 

DES  FRÈRES  PBÊCHEURS 
TO  M  E    I 


SERMONS 

INSTRUCTIONS  ET  ALLOCUTIONS 


R.  P.  HENRI-DOMINIQUE  LACORDAIRE 

DES  FRÈRES   PRÊCHEURS 

(NOTICES:  TEXTES,  FRAGMENTS,  ANALYSES) 


Colligitc  qure  superaverunt  fra- 
gmenta ne  jiereant. 

(JoA-v.  VI,  12.) 


TOME    I 

SERMONS    (1825-1849) 


PARIS 

LIBRAIRIE  POUSSIELGUE   FRÈRES 

RUE    CASSETTE,    15 
1884 


OCT  -5  1933 

C>3%S 


APPROBATION  DE  L'ORDRE 


Nous,  soussignés,  après  avoir  lu  et  examiné  par  com- 
mission du  T.  R.  P.  Provincial  le  recueil  manuscrit  des 
Sermons,  Instructions  et  Alloculions  du  R.  P.  Henri-Do- 
minique Lacordaire,  en  avons  approuvé  l'impression  sous 
les  réserves  faites  par  l'auteur  dans  V Avertissement. 

Paris,  10  janvier  1884. 

Fr.  m.  D.  SOUAILLARD  des  Fr.  Pr. 
Maître  en  Théol.  et  Ex-Prov. 

Fr.  Bernard  CHOGARNE, 
DES  Frères  Prêcheurs,  Ex- Provincial. 


IMPRIMATUR  : 

Fr.  Th.  FAUCILLON, 
Provincial  des  Frères  Prêcheur». 


AVERTISSEMENT 


En  1857,  le  R.  P.  Lacordaire  accueillit  en  ces 
termes  la  proposition  qui  lui  était  faite  de 
joindre  les  Homélies  prêchées  dans  la  chapelle 
des  Carmes  au  sixième  volume  de  la  nouvelle 
édition  de  ses  Œuvres:  «...  Cela  n'aurait  aucun 
sens,  à  moins  d'y  ajouter  aussi  tous  les  discours 
que  j'ai  prononcés  çà  et  là ,  et  dont  la  sténogra- 
phie a  été  publiée  contre  mon  gré.  C'est  ce  que 
l'on  a  fait  dans  l'édition  milanaise  '  de  mes  écrits. 


1  Opère  complète  del  R.  P.  H.  D.  Lacordaire,  vol.  IV:  Elogi 
funehn,  Sermonie  Discorsi.  Milano,  E.  Oliva,  1854. 

Cette  édition  est  aussi  erronée  qu'incomplète. 

Les  Homélies  des  Carmes  s'y  trouvent  pêle-mêle  avec  quel- 
ques autres  sermons  et  les  discours  publiés  par  le  P.  Lacor- 
daire lui-même. 

L'auteur  lui  attribue  : 

l"  Sous  le  titre  de  :  Sermon  sur  la  consécration  de  trente 
jeunes  dominicains,  la  Relation  d'une  prédication  du  R.  P.  La- 
cordaire sur  le  Tiers-Ordre  de  Saint-Dominique ,  etc.,  publiée 
par  M.  l'abbé  Desgenettes  dans  le  Journal  des  Prédicateurs 
(1"  vol.  184'»,  p.  40). 

2»  Les  quatre  sermons:  Sur  la  Foi;  Sur  l'Insuffisaixce  de  la 
raison  hximaine  pour  conduire  l'homme  à  la  vérité;  Pour  le 


VIII  AVERTISSEMENT 

Mais  j'ai  résolu  de  ne  pas  revoir  ces  discours 
et  de  les  laisser  tels  quels,  là  où  ils  sont, 
sauf,  après  ma  mort,  l'usage  qu'on  en  voudra 
faire^...  d 

Cette  lettre  tomba  sous  nos  yeux,  quand  déjà 
nous  mûrissions  en  silence  un  dessein  que 
nous  savions  particulièrement  sympathique  aux 
amis  et  aux  admirateurs  du  P.  Lacordaire, 
comme  à  tous  les  membres  de  la  famille  reli- 
gieuse dont  il  a  été  le  magnanime  restaurateur 
en  France.  Sa  lecture  fut  pour  nous  un  haut  et 
puissant  encouragement. 

Fidèle  à  la  voix  du  Maître  qui,  après  avoir 
rassasié  miraculeusement  la  foule  accourue  pour 
Tentendre,  avait  dit  à  ses  disciples  :  Ramassez 
les  morceaux  de  pain  qui  restent,  de  peur  qu'ils 
ne  soient  perdue,  nous  avions  entrepris  de  re- 
chercher les  Sermons  et  les  Allocutions  du 
P.  Lacordaire,  partout  où  ils  gisaient  épars  et 
presque  ignorés.  A  force  de  patience  et  de  tra- 
vail, nous  avions  fini  par  en  recueillir  un  très 


Mercredi  des  Cendres;  Sur  la  Divinité  de  Jésus-Christ,  qui  ont 
été  prêches  par  M,  l'abbé  David,  mort  évêque  de  Saint- 
Brieuc.  (Voir  la  Tribune  sacrée,  décembre  1850,  janvier,  fé- 
vrier et  novembre  1851.) 

»  Sorèze,  18  juillet  1857,  à  M.  Fiot.  —  L'autographe  de  cette 
lettre  est  conservé  avec  d'autres  souvenirs  dans  la  cellule  de 
l'ancien  couvent  des  Carmes  habitée  par  le  R.  P.  Lacordaire , 
et  transformée  en  chapelle  par  les  soins  pieux  de  M(r»d'Hulst, 
recteur  de  l'Institut  catholique. 


AVERTISSEMENT  IX 

grand  nombre,  et  nous  avions  eu  la  joie  d'y 
trouver  un  riche  fonds  de  sujets  variés,  de  pen- 
sées élevées,  de  conceptions  originales,  marquées 
au  coin  de  son  beau  génie  oratoire.  Il  nous 
sembla  dès  lors  que  le  premier  et  le  meilleur 
«  usage  à  en  faire  »  était  de  les  publier,  après 
les  avoir  soigneusement  coUationnés. 

En  commençant  aujourd'hui,  nous  espérons 
qu'on  trouvera  quelque  charme  dans  ces  ac- 
cents peu  connus  de  la  voix  harmonieuse  que 
la  Providence  fit  entendre  à  nos  contemporains 
pour  les  captiver,  et  aussi  quelque  profit  dans  ces 
«  miettes  conservées  du  pain  »  exquis  qu'elle 
leur  distribua  pour  les  nourrir. 

Nous  espérons  encore  que  cette  publication 
fera  connaître  l'orateur  tout  entier,  en  le  mon- 
trant sous  ses  divers  aspects,  et  surtout  en 
révélant  à  côté  du  conférencier  et  de  l'apologiste, 
le  serraonnaire  et  le  prédicateur.  Non,  certes, 
que  nous  prétendions  égaler  l'un  à  l'autre.  Il 
nous  suffirait,  au  besoin,  de  constater  que  dans 
le  P.  Lacordaire  le  prédicateur  occupe  la  même 
place,  secondaire  et  accessoire,  que  les  sermons 
dans  son  brillant  et  fécond  apostolat.  Mais  nous 
croyons  qu'il  n'est  pas  possible  et  qu'il  serait 
injuste  de  les  comparer  entre  eux. 

En  effet,  s'il  a  mis  la  dernière  main  à  ses 
Conférences,  s'il  leur  a  donné,  en  vue  de  la  publi- 


X  AVERTISSEMENT 

cité,  la  forme  desUnée  à  compléter  Torateur  par 
récrivain,  il  n'a  rien  laissé,  en  mourant,  de  ses 
Sermons  écrits  ou  improvisés,  et  n'a  jamais 
voulu  revoir  ceux  qu'on  avait  sténographiés  et 
publiés  malgré  lui.  Comment  pourrions-nous 
Toublier,  alors  que  nous  sommes  réduit  trop 
souvent  à  ne  reproduire  que  de  simples  es- 
quisses, des  analyses  froides  et  incolores,  des 
fragments  et  des  textes  incomplets?  Et  notre 
devoir  n'est-il  pas  plutôt  de  le  rappeler,  alors 
que  lui-même,  de  son  vivant,  a  tant  de  fois 
déclaré  pour  sauvegarder,  avec  son  droit  de 
propriété,  «  l'honneur  et  la  sécurité  de  son 
ministère, ...  qu'il  ne  pouvait  répondre  à  l'Eglise 
ni  au  public  d'extraits  ou  de  textes  plus  ou 
moins  tronqués  par  des  sténographes  dont  il 
n'avait  pu  rectifier  les  erreurs  ou  les  omissions 
inévitables  ^  » 

Après  cela,  il  est  aisé  de  comprendre  que, 
ne  pouvant  nous  borner,  dans  l'œuvre  entre- 
prise ,  au  simple  rôle  de  collectionneur,  nous 
avons  dû  concilier  les  graves  réserves  for- 
mulées par  le  R.  P.  Lacordaire,  dès  les  pre- 
miers jours  de  son  apostolat,  avec  sa  déclaration 

1  Note  mise  en  lêle  de  la  Lettre  sur  le  Saint-Siège,  publiée 
le  1"  janvier  1838.  —  11  estimait  d'ailleurs  «  qu'il  n'y  a  aucun 
rapport  entre  la  vérité  parlée  et  la  vérité  écrite;  que  rien  n'est 
plus  infidèle  que  la  plus  fidèle  sténographie...  »  (Lettre  à 
M.  de  Sainl-Priesl,  directeur  de  la  Dominicale,  9  avril  1835.) 


AVERTISSEMENT  XI 

écrite  dans  ses  dernières  années,  qui,  nous 
Tavons  vu,  autorisait  d'avance  une  sorte  de 
publication  posthume.  Voici  donc  quelle  mé- 
thode nous  avons  adoptée. 

Nous  avons  veillé  à  ce  qu'aucune  erreur  doc- 
trinale ne  se  glissât  dans  la  reproduction  des 
analyses  ou  des  textes  recueillis;  mais  quant 
au  style,  il  nous  a  semblé  qu'il  était  impos- 
sible de  le  modifier  sensiblement,  et  si  nous 
nous  sommes  permis  de  faire  quelques  retou- 
ches légères  indispensables ,  nous  avons  pris 
soin  de  ne  jamais  altérer  le  caractère  et  l'allure 
propres  de  l'improvisation. 

Pour  les  Sermons,  nous  avons  suivi  l'ordre 
chronologique  en  les  faisant  précéder  d'une 
Notice  qui  en  rapporte  les  circonstances  parti- 
culières, et  en  rattachant  autant  que  possible 
les  sermons  sur  le  même  sujet  à  celui  dont  le 
texte  nous  a  paru  le  plus  complet.  On  pourra 
ainsi  parcourir  pas  à  pas  l'œuvre  toujours  gran- 
dissante du  prédicateur,  depuis  ses  débuts  au 
séminaire  d'issy  jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière 
apostolique. 

Le  premier  volume  comprendra  les  ser- 
mons prêches  de  1823  à  1849  inclusivement;  le 
deuxième,  les  sermons  prêches  de  1830  à  1830, 
et  se  terminera  par  les  Instructions  données  à 
l'École  de  Sorèze. 


XII  AVERTISSEMENT 

Dans  le  troisième  volume  nous  publierons  les 
Allocutions,  classées  suivant  le  double  ordre 
combiné  des  dates  et  des  matières. 

Nous  continuerons  à  recevoir  avec  joie  et 
reconnaissance  tous  les  renseignements,  toutes 
les  communications  qu'on  voudra  bien  nous 
transmettre  *.  Nous  serions  heureux  que  ce 
recueil  ne  fût  pas  trop  indigne  du  public  auquel 
nous  l'offrons,  de  la  piété  filiale  qui  l'a  inspiré, 
et  surtout  de  la  mémoire  à  jamais  chérie  et 
vénérée  de  celui  que  Dieu  nous  donna  pour  Res- 
taurateur et  pour  Père. 

Paris,  le  10  janvier  1884. 

Fr.  E.  C.  BAYONNE, 
DES  Frères  Prêcheurs. 

*  Prière  d'adresser,  soit  à  MM.  Poussielgue,  15,  rue  Cas- 
sette, soit  au  P.  C.  Bayonne,  222,  rue  du  Faubourg  Saint- 
Honoré. 


SERMONS 


R.  P.  HENRI-DOMINIQUE  LACORDAIRE 

DES  FRÈRES   PRÊCHEURS 
1825-1849 


SUR  LE  MYSTÈRE  DE  L'INCARNATION 
Prêché  au  séminaire  d'Issy,  le  8  décembre  1825. 

NOTICE 

Henri  Lacordaire,  né  orateur  et  écrivain  comme 
d'autres  naissent  poètes  ou  artistes ,  avait  quitté  le  bar- 
reau le  12  mai  1824,  vingt-deuxième  anniversaire  de  sa 
naissance,  pour  entrer  au  séminaire  d'Issy.  Un  mois  après 
il  prenait  la  soutane,  recevait  la  tonsure,  et  il  écrivait  : 
«  En  voilà  pour  jamais  !  » 

Ses  condisciples  ne  tardèrent  pas  à  subir  l'ascendant 
de  sa  supériorité  non  moins  que  le  charme  de  sa  conver- 
sation. «  Lorsque  son  tour  fut  venu  de  prêcher  au  réfec- 
toire, selon  l'usage,  raconte  l'un  d'eux,  ils  se  l'indiquè- 
rent l'un  à  l'autre  en  se  touchant  du  coude  et  en  regardant 
la  chaire  dont  il  montait  le  terrible  escalier. 

I  1 


2  SERMON 

«  Au  travers  des  premiers  coups  de  dents  que  rien 
n'arrête,  il  commence  d'une  voix  faible  et  retenue,  comme 
il  a  toujours  commencé  depuis;  mais  d'un  style  toujours 
élevé  et  qui  tient  à  être  plutôt  solennel  que  simple; 
puis  le  voilà  qui,  d'une  voix  perçante,  suit  son  mouve- 
ment oratoire;  il  part,  s'envole,  et  va  se  reposer  au  som- 
met du  Calvaire,  en  saluant  de  toute  son  éloquence  la 
Croix  jusqu'alors  infâme  et  devenant  (ô  prodige  admi- 
rable!) l'instrument  de  notre  civilisation.  Et  tous  les 
yeux  restent  fixés  sur  lui,  toutes  les  mains  s'arrêtent,  et 
ce  fut  pendant  sa  brillante  invocation  un  moment  de 
silence  qu'on  peut  dire  historique;  car  ce  premier  dis- 
cours a  été  le  type  de  sa  manière  oratoire  durant  toute 
sa  vie  ;  même  début ,  mêmes  gradations  artistiques ,  mêmes 
repos  à  effet.  Grande  et  bonne  impression  finale  sur  l'au- 
ditoire *.  » 

Le  soir,  à  l'un  des  exercices  de  piété  qui  terminaient 
la  journée,  le  supérieur  rendit,  selon  la  coutume,  son 
jugement  sur  le  sermon  prêché  le  matin.  Tout  en  le  trou- 
vant «  généralement  bon  »,  le  grave  M.  Ruben  fit  de  nom- 
breuses réserves  et  une  critique  plus  que  sévère.  Henri 
Lacordaire  les  accueillit,  à  la  grande  édification  de  ses 
condisciples,  avec  une  modestie  au  moins  égale  au  beau 
talent  qu'il  venait  de  révéler. 

Il  a  raconté  lui-même  dans  une  lettre*  souvent  repro- 
duite l'impression  qu'il  éprouva  en  prêchant  sur  le  mys- 
tère de  l'Incarnation  «  dans  un  réfectoire  où  mangeaient 
cent  trente  personnes,  à  travers  ic  bruit  des  assiettes,  des 
cuillers  et  de  tout  le  service.  »  —  «  La  tentative  que  j'ai 
faite  dans  l'éloquence  sacrée,  disait-il  en  terminant,  m'a 
révélé, à  ce  que  je  crois,  le  genre  le  plus  propre  au  déve- 
loppement de  mes  facultés  et  à  la  carrière  que  j'ai  embras- 
sée, et  j'ai  résolu  de  me  livrer  spécialement  et  presque 
exclusivement  aux  travaux  de  la  chaire. 

'  Souvenirs  et  Lettres  d'ami,  par  M»'  Régnier,  chap.  x. 
»  A  M.  P.  Lorain,  8  janvier  1826. 


SUR   LE    MYSTERE    DE    L  INCARNATION  3 

«  Qu'en  penses-tu,  mon  cher  ami?  Dans  ma  première 
ferveur  j'ai  déjà  dévoré  VEssai  sur  l'Éloquence  du  car- 
dinal Maury,  et  je  me  propose  d'en  faire  une  analyse  qui 
fixera  dans  mon  esprit  les  principales  idées  que  Tinstinct 
de  l'orateur  devine,  mais  qu'il  est  toujours  utile  de  mé- 
diter, » 

Nous  ne  connaissons  de  ce  sermon  que  le  plan  général 
et  le  fragment  suivant,  transcrits  par  le  jeune  orateur  dans 
une  lettre  adressée  à  un  autre  de  ses  amis,  M.  Théophile 
Foisset,  son  futur  historien.  Il  lui  écrivait  le  14  dé- 
cembre 1823  : 

«...La  cause  de  ma  longue  négligence  a  été  un  sermon  sur 
VIncarnalioa  auquel  je  m'étais  mis  quelques  jours  après 
mon  arrivée  (31  octobre),  et  que  j'ai  prononcé  jeudi  der- 
nier avec  succès.  Je  n'entre  pas  dans  le  détail  de  mon 
plan,  parce  que  cela  serait  de  peu  d'intérêt  pour  vous...  » 

Le  17  janvier,  il  ajoutait,  sur  les  instances  de  cet 
ami  : 

PLAN    ET   FRAGMENT 

«  Voici  le  plan  de  mon  discours  que  vous  me  de- 
mandez. 

«  Je  suppose  que  je  m'adresse  à  un  auditoire 
chrétien,  mais  dont  la  foi  a  besoin  d'être  affermie  sur 
l'un  des  principaux  mystères  de  la  religion,  et  je 
veux  lui  montrer  que  ce  mystère  est  sublime,  et 
qu'on  ne  peut  rien  changer  dans  l'idée  qu'en  donne 
l'Église,  sans  tomber  dans  des  conséquences  révol- 
tantes, en  sorte  que  ce  mystère,  tout  inconcevable 
qu'il  est,  ne  peut  cependant  être  conçu  par  l'esprit 
humain  autrement  que  comme  il  est. 

ce  Ainsi,  Jésus-Christ  est  Dieu,  Jésus-Christ  est 
homme,  Jésus-Christ  est  Dieu  et  homme  dans  une 
seule  personne;  car,  s'il  n'est  pas  Dieu,  où  est  la 


4  SËKMOiN 

puissance  de  la  Croix  sur  Dieu  ?  s'il  n'est  pas 
homme,  où  est  la  puissance  de  la  Croix  sur  les  hom- 
mes? s'il  n'est  pas  Dieu  et  homme  dans  une  seule 
personne,  où  est  la  puissance  de  la  Croix  sur  Dieu  et 
sur  les  hommes?  Voilà  mes  trois  parties. 

«  La  Croix  est  impuissante  sur  Dieu ,  si  Jésus- 
Christ  n'est  pas  Dieu,  parce  qu'alors  il  n'a  pu  satis- 
faire pour  les  hommes,  et  dans  ce  cas  la  Croix  ne 
présente  plus  à  l'univers,  depuis  dix- huit  siècles, 
qu'une  victime  humaine  immolée  à  Dieu. 

a  La  Croix  est  impuissante  sur  les  hommes,  si 
Jésus-Christ  n'est  pas  homme,  parce  qu'elle  cesse 
d'être  une  source  de  consolations  et  de  vertus,  et 
que  les  souffrances  et  la  mort  de  Jésus-Christ  ne 
sont  plus  qu'une  dérision  sacrée. 

«  La  Croix  est  impuissante  sur  Dieu  et  sur  les 
hommes,  si  Jésus-Christ  n'est  pas  Dieu  et  homme 
dans  une  seule  personne  :  sur  Dieu,  parce  que  la  na- 
ture humaine  étant  séparée  de  la  divine,  ce  n'est 
plus  qu'un  homme  qui  a  satisfait  ;  sur  les  hommes  , 
parce  que  les  deux  natures  étant  divisées,  la  Croix 
devient  une  source  d'idolâtrie. 

«  Je  vais  vous  transcrire  Texorde  du  second  point, 
qui  vous  fera  mieux  comprendre  mon  but. 

«  Avant  que  la  Croix  parut  dans  le  monde,  les 
homm.es  ne  pouvaient  entrer  dans  les  temples  con- 
sacrés aux  divinités  qu'ils  s'étaient  faites,  sans  que 
leurs  passions  fussent  excitées  par  la  vue  même  de 
ce  qu'ils  venaient  adorer.  L'art  épuisait  toutes  ses 
ressources  pour  rendre  les  dieux  complices  des  dé- 
sordres de  la  terre,  et  le  malheureux  qui  apportait  à 


SUR    LE   MYSTERE    DE    I.  INCARNATIOX  5 

leurs  pieds  des  plaintes  et  des  larmes,  n'apercevait 
le  plus  souvent  sur  leur  visage  que  les  charmes  du 
|)laisir  et  les  grâces  de  la  beauté.  Le  paganisme  n'a- 
vait oublié  dans  ses  inventions  qu'une  seule  chose, 
la  misère  de  l'hommi';  il  avait  fait  de  la  félicité 
divine  un  piège  et  une  insulte  perpétuels  pour  l'hu- 
manité. La  religion  chrétienne  est  venue  enfin  mon- 
trer le  crucifix  à  la  terre  et  lui  dire  :  «  Voilà  Dieu  !  » 
mais  aussi:  «  Voilà  l'homme!  »  C'était  donner  un 
Dieu  à  tous  ceux  qui  souffrent,  c'est-à-dire  au 
monde;  c'était  présenter  l'homme  à  tous  ceux  qui  ne 
l'avaient  point  encore  vu,  c'est-à-dire  au  genre  hu- 
main. «  Voilà  l'homme  »  :  Que  de  larmes  ce  mot  a 
séchées  1  Que  de  vertus  il  a  produites  !  Jamais 
mot  n'a  retenti  plus  loin  que  celui-là;  il  a  pénétré 
dans  la  demeure  du  pauvre  et  dans  celle  des  rois;  il 
a  été  entendu  de  l'oppresseur  et  de  l'opprimé  ;  on  îe 
prononçait  sous  le  palais  des  Césars  au  même  ins- 
tant peut-être  où  ils  se  faisaient  appeler  du  nom  de 
Dieu.  Partout  où  ce  mot  n'est  point  parvenu,  on  est 
sûr  d'y  trouver  l'ignorance ,  des  coutumes  bar- 
bares, une  civilisation  incomplète,  quelque  chose 
enfin  qui  annonce  une  terre  où  la  Croix  n'a  pas  été 
plantée,  et  où  l'homme  ne  s'est  pas  encore  vu  lui- 
même.  «  Voilà  l'homme!  »  Qui  n'a  pas  médité  ces 
paroles?  Qui  d'entre  ceux  qui  les  ont  connues,  heu- 
reux ou  misérable,  puissant  génie  ou  faible  esprit, 
enchanté  de  la  vie  ou  las  de  ses  vanités,  ne  s'est  ar- 
rêté une  fois  en  présence  du  Crucifix,  et  le  regardant 
fixement,  ne  s'est  dit  en  lui-même  :  «  Oui,  voilà 
l'homme  !  »  Au  moment  où  je  parle,  cette  image  de 


6  SERMON 

l'humanité  de  Jésus- Christ  console  une  foule  de 
malheureux,  répand  la  paix  dans  des  cœurs  rongés 
d'amertume,  soutient  la  vertu  prête  à  tomber, 
abaisse  l'orgueil,  relève  l'espérance,  procure  à  des 
chrétiens  mourants  les  dernières  joies  qu'ils  goûte- 
ront en  ce  monde,  affermit  peut-être  loin  de  nous 
quelque  martyr  de  la  vérité,  et  le  rend  heureux  de 
verser  son  sang  pour  la  foi  que  je  vous  prêche, 
donne  enfin  des  enseignements  qui  sont  entendus 
partout,  même  de  ceux  qui  passent  en  secouant  la 
tête.  Voilà  ce  que  fait  en  ce  moment  la  Croix  dans 
toutes  les  parties  de  l'univers,  ce  qu'elle  faisait  pen- 
dant la  minute  qui  a  précédé  celle-ci,  ce  qu'elle 
a  fait  hier,  tous  les  jours  depuis  tant  de  siècles 
et  malgré  tant  de  changements ,  ce  qu'elle  fera  jus- 
qu'à la  consommation  des  choses ,  jusqu'à  l'instant 
où  elle  paraîtra  dans  les  cieux  et  où  seront  mani- 
festés tous  les  maux  qu'elle  aura  guéris,  toutes  les 
plaies  qu'elle  aura  cicatrisées,  toutes  les  pensées  sa- 
lutaires qui  seront  venues  d'elle,  tous  les  sacrifices 
qui  auront  été  accomplis  en  la  regardant,  toute  l'in- 
fluence qu'elle  aura  eue  sur  la  destinée  des  indi- 
vidus et  des  nations,  et  où  ceux  qui  ne  l'auront  pas 
connue  comprendront  qu'ils  n'ont  rien  connu.  (Jue 
devient  cependant  la  puissance  de  la  Croix  sur  les 
hommes,  si  Jésus-Christ  n'est  pas  homme,  s'il  n'a 
pas  revêtu  un  corps  et  une  âme  semblables  aux 
nôtres,  s'il  n'a  pas  pleuré  et  souffert  comme  nous,  et 
que  l'histoire  de  sa  vie  ne  soit  que  l'histoire  d'un 
Dieu  ?  Cette  puissance  n'est  plus  que  l'effet  d'une 
illusion;  l'Évangile  perd  son  charme,  la  Croix  cesse 


SLR   LES  SCANDALES   DES   CllKÉTlENS  7 

d'être  une  source  de  consolations  et  une  source  de 
vertus'...  » 


SUR  LES  SCANDALES  DES  CHRÉTIENS 
Prêché  au  séminaire  de  Saint- Sulpice,  vers  le  20  novembre  1826. 


NOTICE 

Le  deuxième  sermon  prêché  au  séminaire  de  Saint- 
Sulpice,  oii  il  avait  été  transféré  par  ordre  de  ses  supé- 
rieurs, à  la  fin  de  février  1826,  ne  nous  est  connu  que  par 
la  lettre  d'un  de  ses  condisciples. 

L'abbé  Sylvestre  Foisset  écrivait  à  son  frère  Théophile 
(29  novembre  1826)  '^  :  «  ...  J'arrive  au  sermon  de  Lacor- 
daire...  Nous  n'avons  pas  entendu  la  seconde  partie, 
mais  il  me  l'a  communiquée,  et  j'en  ai  été  beaucoup  plus 
content  que  de  la  première.  Il  y  a  plus  de  mouvements 
oratoires,  plus  de  vivacité,  de  chaleur,  et  le  but  y  est 
plus  clairement  indiqué.  La  péroraison  surtout  est  pleine 
de  chaleur  et  d'âme;  il  a  perdu  à  ne  pas  être  entendu  jus- 
qu'au bout. 

«  M.  Garnier  lui  a  reproché  un  défaut  de  clarté  dans  sa 
division  et  l'enchaînement  de  ses  propositions  ;  il  lui  a 
reproché  d'avoir  calqué  les  pensées,  le  style  et  la  couleur 
de  M.  de  Bonald.  Il  s'est  élevé  surtout  contre  le  style, 
qu'il  a  trouvé  trop  philosophique  et  peu  oratoire,  et  contre 
la  manière  de  procéder  qui  plaçait  son  discours  au-des- 

1  Communiqué  par  M.  Paul  Foisset. 

2  II  lui  avait  écrit  le  26  :  »  J'ai  été  le  mieux  traité  d'entre  les 
dix-huit  orateurs  que  nous  avons  entendus;  je  n'en  excepte  pas 
même  Lacordaire,  dont  je  le  parlerai  une  autre  fois,  et  qu'on 
a  jugé  avec  une  inconcevable  rigueur...  » 


8  SERMON 

SUS  de  la  portée  du  plus  grand  nombre  de  ses  auditeurs. 

«  Enfin  son  geste  et  son  débit  avaient  quelque  chose 
d'emphatique  peu  séant  dans  un  jeune  prédicateur. 

«  Néanmoins  ce  discours  a  été  goûté  par  tous  ceux  qui 
étaient  capables  de  le  juger.  » 

PLAN 

Va  mundo  a  scandalis. 

Réflexions  générales  sur  les  scandales  et  sur  les 
maux  dont  ils  remplissent  le  monde.  Gravité  parti- 
culière des  scandales  des  chrétiens  qui  provoquent 
des  attaques  violentes  contre  l'autorité.  En  effet  : 

I.  —  «  La  voie  d'autorité  est  le  seul  moyen  d'ar- 
river à  la  connaissance  de  la  vérité.  » 

Triple  preuve  de  cette  proposition:  par  la  raison; 
par  l'établissement  de  la  loi  mosaïque;  par  celui  de 
l'Église  catholique. 

II. —  ((  Les  scandales  des  chrétiens  ébranlent  ce 
moyen...  » 


SUR  LE  SERVICE  DE  DIEU  ET  LE  SERVICE  DU  MONDE 

Prêché  le  19  février  1828,  veille  des  Cendres,  dans  la  chapelle 
du  couvent  de  la  Visitation. 


NOTICE 

L'abbé  Lacordaire  fut  ordonné  prêtre  le  22  septembre 
1827.  Peu  de  jours  après,  il  quitta  le  séminaire,  fit  une 
courte  excursion  sur  les  bords  de  la  Loire,  et  de  retour  à 
Paris  il  s'installa  avec  sa  mère,  qui  était  venue  le  re- 


SDR   LE   SERVICE    DE    DIEU   ET   DL'    MONDE  9 

joindre  aussilôl,  dans  un  modesle  logement';  il  devait 
être  attaché  à  l'église  de  Saint-Sul|)ice  comme  prêtre 
administrateur.  «  ...  J'aurai  du  temps  à  moi,  écrivait- il, 
et  je  compte  l'employer  à  composer  quelques  sermons  et 
à  étudier  l'antiquité  ecclésiastique  dans  les  ouvrages  des 
Pères.  La  force  est  aux  sources,  et  je  veux  y  aller  voir...*» 
C'est  pour  cela  qu'il  déclina  sans  hésiter  la  proposition 
fort  inattendue  de  M.  Boyer,  qui  voulait  le  désigner  à 
son  parent  et  ami,  M^  Frayssinous,  pour  les  fonctions 
d'auditeur  de  Rote  à  la  cour  romaine.  «  Si  j'avais  désiré 
les  honneurs,  lui  répondit-il  avec  une  noble  simplicité, 
je  serais  resté  dans  le  monde.  Lorsque  je  suis  entré  dans 
le  sacerdoce,  je  n'ai  eu  en  vue  qu'une  chose  :  servir 
l'Église  par  la  parole.  Aussi  je  resterai  simple  prêtre,  et 
probablement  un  jour  je  serai  religieux.  » 

Le  nouveau  directeur  du  collège  Stanislas,  le  vénérable 
M.  Auge,  qui  l'avait  encouragé  dans  sa  vocation  ecclé- 
siastique, rinvila  à  prêcher  le  jour  de  Noël.  Il  ne  nous 
est  rien  resté  de  ce  sermon  ,  qui  fût  écrit  tout  entier.  Seu- 
lement, un  ancien  élève  de  Stanislas,  alors  en  bas  âge  ^ 
nous  a  raconté  qu'il  avait  toujours  conservé  le  souvenir 
de  l'émotion  profonde  causée  par  l'accent  et  l'enthou- 
siasme avec  lesquels  l'orateur  avait  répété  le  chant  des 
anges  sur  le  berceau  de  l'Enfant  Jésus  :  Gloria  in  excel- 
sis  Deo... 

M«^  de  Quélen,  n'ayant  pu  le  faire  attacher  au  cjergé  de 
Sainl-Sulpice,  lui  proposa  l'aumônerie  d'un  collège  royal. 
L'abbé  Lacordaire  refusa  deux  fois  celle  du  collège 
Henri  IV,  parce  que  son  prédécesseur  en  avait  été  écarté 
malgré  lui,  et  fut  nommé  enfin,  au  mois  de  février  1828, 

>  Rue  Cassette,  22. 

>  A  M.  Lorain,  14  novembre  1827.  Le  5  janvier  1828,  il  lui 
écrivait  :  «  ...  Je  ne  t'enverrai  pas  le  peu  de  sermons  que  j'ai 
composés  ;  ils  ne  sont  pas  encore  dignes  d'un  consul.  Cela 
viendra  plus  tard  peul-êlre  et  avec  la  grâce  de  Dieu...  » 

3  M.  Francisque  Bouillier. 


10  SEHMON 

chapelain  d'un  couvent  de  la  Visitation'.  «  ...  Il  n'y  a 
dans  tout  cela,  mandait-il  à  son  anii*,  qu'une  translation 
de  domicile/Si  j'avais  été  le  maître  de  moi ,  j'aurais  désiré 
ce  que  la  Providence  a  fait.  J'ai  assez  de  quoi  vivre.  Et 
que  faut-il  de  plus?...  y>  Il  soupirait  surtout  après  la 
retraite  et  le  travail,  tourmenté  qu'il  était,  comme  il  le 
disait  plus  tard,  du  besoin  de  fortes  études  qu'il  désespéra 
toujours  de  satisfaire,  et  déjà  préoccupé  de  renouveler  en 
la  rajeunissant  l'apologétique  chrétienne. 

A  peine  installé,  le  jeune  chapelain  prêcha  le  sermon 
que  nous  allons  reproduire,  le  seul  de  ses  sermons  écrits 
qui  nous  ait  été  conservé.  Les  religieuses  en  furent  ravies. 
A  force  d'instances ,  elles  obtinrent  communication  du 
manuscrit,  et  depuis  elles  eurent  soin  d'en  faire  prendre 
des  copies  par  les  pensionnaires  plus  âgées,  en  les  exhor- 
tant à  les  conserver  précieusement  avec  les  cahiers  d'ins- 
truction religieuse  qu'elles  emportaient  dans  le  monde. 

On  lit  en  tête  de  la  copie  ^  communiquée  au  R.  P.  Cho- 
carne,  pendant  qu'il  prêchait  la  station  du  carême  à  la 
cathédrale  d'Auch  (  1866)  :  Premier  sermon  du  P.  Lacor- 
daire  prononcé  quand  il  n'était  encore  que  diacre.  Voici 
comment  l'on  peut  expliquer  et  justifier  cette  note. 

L'abbé  Lacordaire  ne  reçut  le  diaconat  que  le  9  juin  1827. 
Dès  la  rentrée  de  l'année  précédente,  on  l'avait  «  accablé 
d'honneur  et  de  travail,  en  lui  confiant  une  conférence 
de  théologie,  et  en  le  nommant  au  fameux  catéchisme  de 
persévérance  ■*  »  ,  qui  avait  alors  pour  chef  l'abbé  Chalan- 
don  ^.  «  Tous  les  dimanches,  deux  à  trois  cents  jeunes 
filles,  ayant  fait  la  première  communion,  se  réunissaient 


'  Alors  rue  Saint-Étienne-du-Mont,  aujourd'hui  rue  Denfert- 
Rochereau. 

*  M.  Lorain,  5  janvier  et  10  mars  1828. 

3  Conservée  par  M"«  Laplagne-Barris,  qui  épousa  M.  Ladrix, 
mort  vice-président  de  la  cour  impériale  d'Auch. 

*  Lellre  à  M.  T.  Foisset,  23  novembre  1826. 
'  Mort  archevêque  d'Aix. 


SUR    LE   SERVICE    DE    DIEU   ET   DU   MONDE  11 

dans  la  chapelle  dite  des  Allemands.  Le  matin,  les  caté- 
chistes donnaient  tour  à  tour  lecture  du  catéchisme  et  de 
l'évangile  du  jour,  suivie  d'une  Homélie,  et  le  soir  ils 
prêchaient  une  belle  instruction  en  règle  '.  »  Or  les 
registres  des  catéchismes  de  Saint-Sulpice  nous  appren- 
nent que  peu  de  jours  avant  l'ordination  de  septembre  1827, 
M.  Chalandon  «  fit  entendre  aux  persévérantes  que  pro- 
bablement il  leur  adressait  la  parole  pour  la  dernière 
fois  »,  et  le  procès-verbal  de  l'assemblée  d'association, 
tenue  le  8  septembre,  constate  «  qu'un  de  MM.  les  caté- 
chistes adressa  une  courte  exhortation  sur  ce  texte  : 
Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres.  » 

Nous  croyons  que  ce  catéchiste  n'était  autre  que  l'abbé 
Lacordaire,  et  que  l'exhortation  dont  il  est  parlé,  retou- 
chée pour  être  mieux  appropriée  au  lieu,  à  l'auditoire  et 
aux  circonstances,  devint  le  sermon  prêché  par  lui,  l'année 
suivante,  dans  la  chapelle  de  la  Visitation,  le  mardi  de 
la  Quinquagésime ,  à  l'occasion  des  Quarante  heures. 

Du  reste ,  ce  sermon  n'a  rien  de  remarquable  que  sa 
simplicité  même,  et  nous  le  reproduisons  surtout  à  titre 
de  curiosité  littéraire. 

TEXTE 

«  Le  choix  vous  est  donné  :  voyez  au- 
jourd'hui ce  qu'il  vous  plaît  de  faire, 
si  vous  devez  servir  les  dieux  que  vos 
pères  ont  servi  dans  la  Mésopotamie,  ou 
les  dieux  des  Amorrhéens  dont  vous  ha- 
bitez la  terre  ;  pour  moi  et  ma  maison 
nous  servirons  le  Seigneur.  » 

(JOSCK,  XXIV,   15.) 

Mes  enfants, 

Les  promesses  qui  avaient  fait  l'espérance  et  la 
gloire  de  la  maison  d'Abraham  venaient  de  s'accom- 
plir dans  ses  descendants.  Fugitifs  d'une  terre  qui 

1  Lettre  de  M.  Sylvestre  Foisse  à  son  frère,  20  février  1826. 


12  SERMON 

n'était  pas  la  leur,  ils  avaient  été  introduits  par 
Josué  dans  la  terre  que  leurs  premiers  aïeux  avaient 
habitée,  et  qui  était  pleine  encore  de  monuments  de 
leur  passage.  Après  bien  des  combats,  ils  s'étaient 
partagé  rhéritage  de  leurs  pères,  et  ils  commençaient 
à  jouir  des  bénédictions  accumulées  sur  leur  race 
depuis  cinq  cents  ans.  Ce  fut  alors  que  Josué,  cou- 
vert d'années,  rassembla  autour  de  lui  les  vieillards, 
les  princes,  les  tribus  d'Israël,  pour  reposer  une 
dernière  fois  ses  yeux  sur  le  peuple  qu'il  avait 
mérité  de  conduire.  Après  leur  avoir  rappelé  les 
bienfaits  du  Seigneur,  les  merveilles  de  l'Egypte,  les 
victoires  du  Jourdain,  ce  grand  homme  leur  adressa 
les  paroles  que  vous  venez  d'entendre  :  «  Le  choix 
vous  est  donné....  » 

Telles  sont  aussi  les  paroles  que  je  vous  adresse  à 
vous,  qui  avez  été  tirées  d'un  esclavage  plus  dur  que 
celui  de  l'Egypte,  et  qui  avez  hérité  de  promesses 
meilleures  que  celles  de  l'ancienne  alliance.  Dans  ces 
jours  ,  que  le  monde  a  fait  les  siens  et  que  l'Église  a 
sanctifiés,  où  la  chair  et  l'esprit  rassemblent  toutes 
leurs  forces  pour  se  combattre,  où  il  faut  décider 
entre  les  plaisirs  et  la  pénitence,  moins  grand  que 
Josué  par  moi-même,  mais  plus  grand  que  Josué 
par  Jésus- Christ  qui  m'envoie,  je  viens,  au  nom  de 
l'un ,  vous  répéter  les  paroles  de  l'autre  :  «  Le  choix 
vous  est  donné  :  voyez  aujourd'hui  ce  qu'il  vous 
plaît  de  faire...,  et  si  vous  devez  servir  les  dieux 
périssables  du  monde;  pour  moi  et  pour  les  vrais 
chrétiens ,  nous  servirons  le  Seigneur.  »  Seulement  je 
vous  conjure  d'écouter  deux  choses  :  c'est  qu'il  est 


SUR   LE   SERVICE   DE   DIEU    ET   DU   MONDE  13 

juste  que  vous  serviez  le  Seigneur,  c'est  qu'il  est 
doux  de  le  servir.  Il  est  juste  que  vous  le  serviez,  à 
cause  de  ses  bienfaits  ;  il  est  doux  de  le  servir,  parce 
que  son  joug  est  léger.  Deux  motifs  que  je  propose  à 
votre  foi  et  à  votre  attention. 

0  Marie!  je  ne  commencerai  pas  de  prouver  à  ces 
enfants  combien  il  est  juste,  combien  il  est  doux  de 
servir  votre  Fils,  sans  avoir  prononcé  votre  nom 
sacré  et  mis  ce  que  je  vais  dire  sous  votre  sainte 
protection  :  Ave  Maria. 

PREMIÈRE    PARTIE 

S'il  fallait,  mes  enfants,  vous  rappeler  tous  les 
bienfaits  dont  Dieu  vous  a  comblées,  vous  présenter 
tous  les  titres  qui  vous  font  un  devoir  de  le  servir,  le 
jour  finirait  avant  que  ma  bouche  eût  rendu  té- 
moignage à  la  grandeur  des  miséricordes  divines. 
Peu  de  temps  suffit  pour  raconter  les  bienfaits  des 
hommes,  l'éternité  seule  racontera  les  bienfaits  du 
Seigneur.  Je  choisirai  donc  dans  leur  multitude 
celui-là  même  dont  Josué  se  servit  pour  engager  les 
tribus  d'Israël  à  ne  point  abandonner  leur  Dieu.  Il 
leur  parlait  de  la  terre  de  servitude,  persuadé  que 
c'était  assez  du  souvenir  de  l'Egypte  pour  les  atta- 
cher à  la  main  qui  les  en  avait  tirés.  Comme  eux  , 
nous  avons  été  esclaves ,  et  comme  eux  nous  avons 
été  affranchis.  Je  m'attache  à  cette  pensée,  et  je  vous 
prie  de  l'approfondir  avec  moi. 

Nous  avons  été  esclaves,  et  de  qui?  Je  pourrais 
vous  dire  du  démon,  d'un  être  autrefois  élevé  en 


14  SERMON 

gloire,  et  qui  a  voulu  se  consoler  de  la  profondeur  de 
sa  chute  par  la  dégradation  de  notre  race;  car,  tel 
est  l'orgueil,  quand  il  ne  peut  plus  jouir  par  sa  pro- 
pre élévation,  il  se  fait  de  l'abaissement  des  autres 
un  affreux  dédommagement.  Il  remue  la  fange  où  il 
vit,  empressé  d'y  découvrir  des  humiliations  plus 
grandes  que  les  siennes,  et  de  s'y  créer  une  supério- 
rité qui  le  flatte  encore  dans  le  sein  du  mépris.  Le 
démon  était  à  notre  égard  ce  que  sont  les  chefs  d'es- 
claves qui,  esclaves  eux-mêmes,  conservent  une  va- 
nité satisfaite  jusque  sous  le  fouet  de  leur  maître, 
parce  qu'ils  savent  qu'ils  rendront  des  mains  de  l'in- 
famie le  châtiment  qu'ils  reçoivent  des  mains  de 
la  puissance  ;  et  si  quelqu'un  ne  concevait  l'horreur 
d'un  tel  esclavage,  je  n'ajouterai  rien,  parce  qu'il 
viendra  un  moment  où  les  nations  de  la  terre  séche- 
ront de  frayeur  à  la  seule  pensée  d'y  tomber. 

Esclaves,  et  de  qui?  Je  pourrais  vous  dire  du  pé- 
ché, qui  nous  rend  le  jouet  des  seules  misères  pour 
lesquelles  on  n'ose  demander  ni  respect  ni  pitié 

Esclaves,  et  de  qui  encore?  Je  pourrais  vous  dire 
d'un  monde  injuste  et  corrompu.  Je  pourrais  vous 
peindre  cette  double  tyrannie  du  péché  et  du  monde, 
se  donnant  la  main  l'un  à  l'autre,  nous  pressant  au 
dedans  et  au  dehors.  Et  quiconque,  vivant  dans  cet 
état  de  servitude,  serait  tenté  de  sourire  à  mes  pa- 
roles et  d'en  accuser  l'exagération  dans  son  cœur,  je 
me  contenterais  de  réveiller  un  peu  en  lui  les  souve- 
nirs secrets  qui  attesteront  un  jour  à  la  face  des 
hommes  la  dureté  et  la  honte  du  joug  qu'ils  consen- 
tent à  porter. 


SUR    LE   SERVICE    DE    DlEl'    ET   DU    MONDE  15 

Esclaves,  et  de  qui  enfin?  Ah!  de  celui  don! 
nous  n'aurions  dû  jamais  l'être,  de  celui  dont  nous 
étions  le  chef-d'œuvre,  qui  nous  avait  faits  à  sa 
ressemblance,  pleins  d'innocence  et  de  liberté.  Créa- 
tures dégénérées  par  le  péché ,  nous  avions  cessé 
d'être  les  enfants  de  Dieu;  race  maudite  et  rebelle, 
les  rapports  de  dépendance  qui  unissent  toute  créa- 
ture à  son  créateur  avaient  perdu  pour  nous  la  no- 
blesse qu'ils  tiennent  de  l'amour,  et  s'étaient  chan- 
gés en  servitude.  Nous  étions  semblables  à  un  ami, 
devenu  l'esclave  d'un  ami  dont  il  avait  partagé  les 
secrets  et  la  fortune;  à  une  épouse  déchue  de  ce 
titre,  et  réduite  à  appeler  du  nom  de  maître  celui 
qu'elle  avait  appelé  du  nom  d'époux  ;  à  des  fils  de 
roi,  mangeant  dans  la  cour  de  leur  père,  et  loin  de 
ses  yeux,  le  pain  réservé  pour  ceux  qui  ne  méritent 
pas  même  le  nom  de  serviteurs.  Qu'est-ce  qu'était 
l'homme  alors  ?  De  quelque  côté  qu'il  tournât  sa  pen- 
sée, il  ne  rencontrait  que  l'opprobre;  au  dedans  de  lui 
le  péché,  ses  remords  et  ses  souillures;  au  dehors  un 
monde  vain,  trompeur,  ennemi  de  la  vérité;  dans  le 
ciel,  un  père  dont  il  ne  devait  jamais  voir  le  visage; 
nulle  part  un  lieu  pour  reposer  sa  tête.  Nous  ne  l'a- 
vons pas  connu,  cet  état,  nos  pères  même  n'en  ont  pas 
éprouvé  toute  l'horreur,  parce  que  l'espérance  vint, 
dès  l'origine,  adoucir  le  poids  de  leur  esclavage. 
Mais,  au  lieu  de  cette  espérance  qui  les  soutenait , 
mettez  la  certitude  de  n'être  pas  affranchis  un  jour, 
et  concevez  par  quels  gémissements  ils  se  seraient 
plaint  de  la  vie.  Le  criminel,  attaché  au  pied  d'un 
monument  qu'il  a  élevé  à  la  gloire  de  ses  maîtres , 


16  SERMON 

sait  au  moins  que  son  malheur  finira  ;  pour  l'homme, 
une  fois  esclave  par  sa  naissance,  il  eût  vainement 
attendu  de  la  mort  un  changement  de  destinée,  il 
n'en  eût  obtenu  qu'un  changement  de  misères. 

Dieu  eut  pitié  de  voir  réduit  à  un  état  si  déplo- 
rable le  plus  bel  ouvrage  sorti  de  sa  pensée.  Il  s'é- 
mut pour  nous  d'une  compassion  qu'il  avait  toujours 
eue,  mais  que  sa  sagesse  ne  lui  avait  pas  permis 
jusque-là  d'écouter.  Tandis  que  la  plupart  des  hom- 
mes ne  songeaient  pas  à  lui  demander  leur  déli- 
vrance, il  rompit  les  liens  qui  les  attachaient  à  la 
puissance  invisible  du  démon, et,  bienfaiteur  inconnu, 
il  n'entendit  pas  un  cri  de  joie  le  remercier  d'un  acte 
qui  changeait  la  face  de  toutes  choses.  En  même 
temps  qu'il  nous  arrachait  des  mains  de  celui  qui 
était  homicide  dès  le  commencement,  il  nous  arra- 
chait aussi  des  humiliations  du  péché  ;  il  nous  ren- 
dait maîtres  de  nous  et  nous  faisait  éprouver  com- 
bien il  est  doux  de  posséder  son  âme  dans  la  pureté. 
Ce  charme  secret  que  goûte  votre  conscience  dans  la 
pratique  du  bien,  ce  sentiment  de  la  liberté  qui  vous 
est  connu  et  qui  devient  plus  vif  encore  lorsque  vous 
renouvelez  votre  affranchissement  dans  la  pénitence, 
ce  bien-être  de  la  vertu  qui  vous  a  si  souvent  con- 
solé :  voilà  quelques-uns  des  fruits  de  notre  déli- 
vrance. Dieu  nous  mit  en  possession  de  notre  âme 
comme  il  avait  mis  les  enfants  d'Israël  en  possession 
du  pays  de  leurs  aïeux;  et,  de  môme  qu'ils  con- 
nurent alors  pour  la  première  fois  le  plaisir  de  s'as- 
seoir sous  leurs  vignes  et  sous  leurs  figuiers,  nous 
connûmes  le  plaisir  d'habiter  en  paix  notre  maison 


SUR   LE   SEKVICE    DE   DIEU    ET   DO    MONDE  17 

mortelle.  Dieu  ne  nous  laissa  pas  non  plus  dans  les 
biens  du  monde;  et,  pour  nous  rendre  supérieurs  à 
lui ,  il  nous  réunit  dans  une  môme  société  dont  les 
enseignements  devaient  sans  cesse  réclamer  contre 
les  enseignements  du  monde.  Si  vous  vous  trouvez 
ici ,  si  vous  venez  y  chercher  des  conseils  et  des 
forces,  si  ma  voix  frappe  en  ce  moment  vos  cœurs 
chrétiens  ,  c'est  que  Dieu  vous  a  délivrées  de  la  ser- 
vitude du  monde,  c'est  qu'il  vous  a  révélé  la  vanité 
de  ses  maximes  et  le  besoin  que  vous  avez  de  les 
fuir.  Mais,  d'un  bout  du  globe  à  l'autre,  par  une 
sainte  communication  de  prières,  de  bonnes  œuvres 
et  de  charité,  tous  les  chrétiens  conspirent  ensemble 
dans  le  dessein  de  résister  au  monde  qui  voudrait  de 
nouveau  les  assujettir.  En  vain  beaucoup  succom- 
bent à  la  séduction  et  forment  des  alliances  coupables 
avec  leur  ancien  maître,  l'honneur  et  la  liberté  ca- 
tholiques demeurent  toujours  saufs.  J'entends  bien, 
de  cette  chaire  où  je  parle,  j'entends  bien  les  cla- 
meurs de  l'ennemi,  le  bruit  de  ses  joies  misérables; 
j'entends  bien  qu'il  est  à  nos  portes  ;  mais  la  parole 
de  Jésus-Christ  n'en  est  pas  moins  vivante  ici,  mais 
nous  n'en  foulons  pas  moins  aux  pieds  les  pompes 
mensongères  auxquelles  nous  avons  renoncé,  et  si 
nous  ne  célébrons  pas  notre  victoire  sur  le  monde 
avec  le  même  éclat  qu'il  célèbre  son  infidélité,  c'est 
qu'il  y  a  longtemps  que  nous  l'avons  remportée,  et 
que  celte  parole  a  été  dite  :  Ayez  confiance,  j'ai 
vaincu  le  monde. 

Affranchis  de  la  servitude  du  démon,  du  péché  et 
du  monde,  nous  étions  devenus  dignes  de  servir 
1  2 


18  SERMON 

Dieu,  non  plus  par  contrainte,  mais  par  amour;  non 
plus  par  impuissance  de  nous  soustraire  à  sa  souve- 
raineté, mais  par  une  soumission  généreuse:  non 
plus  comme  des  esclaves,  mais  comme  des  enfants. 
Aussi  de  quels  noms  ne  nous  a-t-il  pas  appelés  de- 
puis l'époque  de  notre  rédemption  ?  Le  nom  de  ser  - 
vileur  même  lui  a  paru  trop  dur  pour  en  user  à  notre 
égard;  il  nous  a  déclaré  qu'il  ne  nous  appellerait 
plus  ses  serviteurs.  Il  nous  a  appelés  du  nom  de  fils, 
et  il  a  trouvé  qu'il  restait  encore  trop  au-dessus  de 
nous  par  ce  nom,  qui.  indiquant  l'amour,  indique 
aussi  la  supériorité.  11  nous  a  donné  le  nom  d'amis  ; 
mais  ce  mot  annonce  une  égalité  de  choix ,  non  une 
égalité  de  nature,  et  Dieu  n'en  a  pas  été  content.  Par 
une  ruse  sublime  de  sa  charité,  il  s'est  fait  notre 
frère,  il  s'est  fait  enfant  d'Adam,  il  a  voulu  être  de  la 
même  famille  et  du  même  sang  que  nous  ;  il  n'a 
point  rougi,  dit  l'Apôtre,  de  nous  appeler  ses  frères. 
0  affranchissement  qui  nous  a  élevés  plus  haut  que 
notre  liberté  première!  Et  maintenant,  race  affran- 
chie, filles,  amies,  sœurs  d'un  Dieu,  vous  à  qui  je 
ne  parle  qu'avec  un  saint  respect,  à  cause  de  tous 
ces  titres  magnifiques  que  ma  religion  vous  accorde; 
maintenant  le  choix  vous  est  donné  :  voyez  aujour- 
d'hui ce  qu'il  vous  plaît  de  faire,  si  vous  devez  ser- 
vir les  dieux  du  monde  ou  le  Dieu  qui  vous  a  déli- 
vrées des  opprobres  du  leur  tyrannie;  car  il  faut 
choisir  :  toute  créature  est  forcée  de  servir,  si  ce 
n'est  Dieu,  ce  sont  les  hommes;  si  ce  n'est  la  vertu , 
ce  sont  les  passions.  11  n'y  a  que  Dieu  qui  ne  serve 
pas.  Ne  vous  flattez  pas  non  plus  de  servir  à  demi , 


SUR    LE   SERVICE   DE    DIEU   ET    DU    MONDE  19 

de  partager  votre  cœur  entre  les  délices  de  l'amour 
divin  et  les  amusements  de  la  terre,  de  porter  la 
Croix  d'une  main  et  les  ornements  du  siècle  de 
l'autre.  Dieu  rejette  les  âmes  qui  ne  se  donnent  pas 
entièrement  à  lui,  et  qui  feignent  de  croire  qu'on 
peut  allier  son  service  avec  le  service  de  ses  enne- 
mis. 11  faut  donc  que  vous  choisissiez  le  parti  que 
vous  trouvez  le  plus  juste;  et  je  ne  vous  rappelle 
pas,  pour  déterminer  votre  choix,  que  Dieu  est  votre 
créateur,  que  vous  lui  devez  tout.  Je  me  borne  à 
vous  dire  :  nous  étions  esclaves ,  et  il  nous  a  affran- 
chis. 

Mais  il  y  a  un  mot  que  je  n'ai  pas  encore  pro- 
noncé. Nous  avons  été  affranchis,  et  qu'en  a-t-il 
coûté?  Anges  du  ciel,  vous  le  savez  peut-être!  Pour 
les  hommes,  leur  intelligence  s'est  trouvée  trop  faible 
lorsqu'il  a  fallu  mesurer  le  prix  de  leur  rançon. 
Souvent,  mais  aux  pieds  de  la  Croix,  ils  ont  regardé 
avec  amour  ce  Dieu ,  mort  pour  les  tirer  de  la  servi- 
tude ;  ils  ont  interrogé  leur  cœur,  et  il  n'a  pu  leur 
dire  ce  que  valait  ce  sacrifice.  Dix-huit  siècles  ont 
passé  devant  la  Croix,  et  ils  ne  nous  ont  point  appris 
à  évaluer  le  mystère  de  notre  délivrance.  Après  tant 
de  générations,  nous  sommes  venus  à  notre  tour 
jouir  des  bienfaits  du  Calvaire  sans  comprendre 
toute  leur  étendue,  et  ajouter  notre  ingratitude  à 
l'ingratitude  de  ceux  qui  nous  ont  précédé.  Ah  !  si 
un  homme  avait  fait  pour  nous  ce  que  Dieu  nous 
a  fait;  si,  captifs  dans  un  pays  barbare,  il  nous  était 
venu  de  quelque  contrée  lointaine  un  libérateur  qui 
eût  donné  son  sang  pour  nous  cacheter,  nous  ne 


20  SERMON 

pourrions  prononcer  son  nom  sans  êlre  émus,  voir 
son  image  sans  pleurer  d'un  tel  souvenir.  Ses  vo- 
lontés nous  seraient  sacrées  par-dessus  tout  ce  qu'il 
y  a  de  sacré  ici -bas,  et  nous  frémirions  à  la  seule 
pensée  de  trahir  le  vœu  dernier  de  son  cœur,  ce 
vœu  qu'on  respecte  dans  le  plus  indifférent  des  mi- 
sérables. Il  n'en  a  pas  été  ainsi  du  Sauveur  des  hom- 
mes :  le  monde  ne  s'est  pas  môme  aperçu  qu'il  mou- 
rait pour  lui,  et  les  paroles  qui  ont  précédé  son 
dernier  soupir,  recueillies  par  ses  disciples,  ont  peu 
trouvé  d'adorateurs.  Elles  ont  passé  de  race  en  race 
entre  les  hommages  des  uns  et  les  mépris  des  autres, 
objet  d'une  contradiction  plus  vive  dans  ces  jours 
même  où  le  souvenir  de  sa  mort  nous  devient  plus 
présent.  Oui,  c'est  ce  moment- là  que  le  monde  a 
choisi  pour  ses  fêtes,  comme  s'il  eût  voulu,  par  un 
contraste  si  sanglant,  justifier  ce  que  disait  Notre- 
Seigneur  peu  de  temps  avant  de  mourir  :  En  vérité, 
en  vérité  je  vous  le  dis,  vous  pleurerez  et  vous  gémi- 
rez, et  le  monde  sera  dans  la  joie.  Encore  n'est-ce 
pas  le  monde  seul  qui  se  réjouit  et  qui  veut  étouffer 
le  bruit  touchant  du  Calvaire  par  le  bruit  des  plai- 
sirs. Plût  à  Dieu  que  les  chrétiens  ne  fussent  pas 
mêlés  dans  ce  complot,  et  que  ces  jours  fissent  une 
séparation  anticipée  des  bons  et  des  méchants,  alors 
nous  nous  presserions  avec  plus  d'amour  autour  de 
notre  libérateur.  Alors  nous  l'enviionnerions  avec 
plus  d'éclat  et  de  dévouement,  comme  au  moment 
du  danger,  comme  sur  les  champs  de  bataille,  on  se 
précipite  autour  d'un  prince  qui  est  aimé.  Alors 
nous,  nous  lui  ferions  oublier  par  nos  adorations  et 


SUR   LE   SERVICE    DE    DIEU    ET    DU    MONDE  21 

notre  tristesse  la  joie  de  ceux  qui  l'ont  méconnu; 
nous  ne  permettrions  pas  à  l'impiété ,  à  l'indiffé- 
rence d'approcher  de  lui,  tant  nos  rangs  seraient 
pressés,  tant  il  y  aurait  de  barrières  entre  l'infidélité 
et  nous.  On  lirait  sur  notre  front  que  des  pensées 
trop  graves,  que  des  intérêts  trop  puissants  nous 
occupent  pour  compromettre  par  d'indignes  frivolités 
la  grandeur  de  nos  souvenirs  et  de  noire  vocation. 
L'Église  ne  se  mêlerait  à  la  poussière  du  monde  que 
pour  accomplir  les  devoirs  extérieurs  de  la  charité, 
qui  ne  perd   ses   droits  en    aucun   temps.  0  mon 
maître  !  n'avez -vous  été  si  longtemps  désiré  des  na- 
tions, ne  leur  avez-vous  apporté  la  liberté,  ne  l'avez- 
vous  payée  d'un  prix  si  grand,  que  pour  être  récom- 
pensé par  l'ingratitude  et  l'oubli?  Ceux  mêmes  qui 
se  disent  vos  serviteurs,  qui  se  font  gloire  de  l'être, 
n'observent  qu'à  demi  vos  commandements ,  et  por- 
tent à  regret  le  deuil  de  votre  mort,  dont  ils  accusent 
la  longueur  et  la  sévérité.  Mon  maître,  vous  avez 
souffert  pour  des  ingrats  !  Ne  croyez  pas  que  nous 
vous  aimions,  et  no  laissez  pas  votre  miséricorde 
abuser  votre  intelligence  souveraine  sur  la  vérité  de 
nos  sentiments.  Non,  nous  ne  sommes  pas  dignes  de 
porter  voire  nom,  de  nous  appeler  chrétiens,  de  re- 
garder en  face  voire  Croix.  Malheureux  avez-vous 
été  de  vous  altacher  à  la  race  d'Adam ,  qui  est  infi- 
dèle depuis  son  origine!  Ah!  n'y  a-t-il  personne  à 
qui  la  justice  parle  pour  lui,  et  qui  veuille  lui  consa- 
crer une  vie  qu'il  a  rachetée  du  plus  horrible  escla- 
vage par  un  sacrifice  dont  le  prix  est  inconnu.  Filles 
de  Jérusalem,  je  vous  adjure  de  répendre  à  l'appel 


22  SERMON 

qu'il  vous  fait  par  ma  bouche;  je  vous  adjure  de 
l'aimer  et  de  le  servir.  Ne  croyez  pas  que  son  joug 
soit  pesant,  et  ne  dites  pas  :  «  Gomment  pourrons- 
nous  le  porter?  »  Car  il  est  le  Dieu  de  tout  ce  qui 
manque  de  forces ,  et  son  royaume  est  plein  de  vier- 
ges et  d'enfants,  qui  vous  raconteront  un  jour  com- 
bien ils  ont  trouvé  doux  le  fardeau  de  sa  Croix.  C'est 
là  l'objet  de  ma  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE 

Avant  que  la  nouvelle  de  leur  rédemption  eût  été 
apportée  aux  hommes ,  tous  les  rapports  qu'ils 
avaient  avec  Dieu  se  ressentaient  de  l'état  de  servi- 
tude où  ils  étaient  réduits.  Les  peuples,  qui  ne  le 
connaissaient  que  par  des  traditions  pleines  d'impos- 
tures, l'avaient  souvent  honoré  d'un  culte  barbare , 
pensée  bien  digne  d'esclaves,  qui  ne  voient  point 
d'autorité  là  où  il  n'y  a  pas  de  tyrannie.  Le  peuple 
même  que  Dieu  avait  séparé  de  l'ignorance  et  de  la 
superstition,  n'avait  entrevu  la  majesté  divine  qu'à 
travers  les  foudres  du  mont  Sinaï,  et  avait  reçu  de 
ses  mains,  encore  tout  irritées,  une  loi  pesante 
comme  la  pierre  sur  laquelle  elle  était  écrite.  D'in- 
nombrables observances  combinées  pour  asservir  à 
la  religion  les  moindres  actes  de  la  vie,  mettaient 
sans  cesse  le  juif  dans  la  nécessité  de  la  gêne  ou  de 
la  prévarication.  Tout  est  changé  depuis  la  venue  du 
Messie;  et  de  cette  immense  législation,  que  saint 
Paul  a  lui-même  accusée  de  rigueur,  il  ne  nous 
reste  à  pratiquer  que  les  dix  commandements  aussi 


SIR   LE   SERVICE   DE    DIEU    ET    DU    MONDE  23 

anciens  que  l'homme  :  Aime  Dieu,  observe  le  jour  du 
Seigneur,  honore  ton  père  et  ta  rnère,  ne  verse  point 
le  sang,  et  le  reste,  que  les  barbares  même  vous 
diraient,  s'il  y  avait  encore  des  barbares  en  Jésus- 
Christ.  A  ces  préceptes,  l'Église  en  a  joint  six  autres, 
soit  pour  aider  les  chrétiens  à  remplir  les  premiers, 
soit  pour  les  unir  entre  eux  par  des  devoirs  exté- 
rieurs, soit  pour  les  obliger  à  prendre  part  aux  bien- 
faits propres  du  christianisme.  Voilà  toute  la  loi  ;  et 
voyez  s'il  n'est  pas  plus  doux  de  l'observer  que  de 
subir  celle  du  monde.  Le  monde  lui-même  impose- 
rait une  grande  partie  des  choses  que  je  viens  de 
vous  rappeler  sans  vous  donner  les  moyens  de  les 
accomplir.  Car  il  veut  aussi  qu'on  respecte  les  obli- 
gations morales  qui  sont  lus  fondements  de  la  société, 
et  ce  que  nous  demandons  au  nom  de  l'Évangile,  il 
le  demande  au  nom  de  son  intérêt.  Le  monde,  il  est 
vrai,  si  vous  prélV'riez  son  service  au  service  de 
Dieu,  ne  vous  dirait  pas  d'aimer  le  Seigneur,  et 
vous  tiendrait  quittes  de  ce  devoir.  Mais  il  ne  vous 
donnerait  pas  non  plus  les  consolations  attachées 
à  lamour  divin,  il  jouirait  de  votre  commerce  tant 
que  vous  auriez  quelque  chose  qui  put  lui  plaire,  et 
lorsque  l'âge  où  le  malheur  aurait  flétri  ce  qu'il 
aimait  en  vous,  il  vous  laisserait  dans  les  regrets  et 
la  solitude.  Au  lieu  qu'une  âme  qui  aime  Dieu  est 
sûre  d'être  toujours  aimée ,  d'avoir  toujours  quel- 
qu'un qui  songe  à  elle,  qui  écoute  ses  plaintes,  qui 
compatit  à  ses  maux,  et  qui  ne  méprise  jamais  ses 
pensées.  Dieu  ne  connaît  point  l'inconstance  et  la 
lassitude  qui,  tôt  ou  tard,  ruinent  les  affections  hu- 


24  SERMON 

inaiiies  les  plus  solides,  et  qui  emportent  incessam- 
ment les  alliances  que  le  goût  et  la  vanité  déclarent 
immortelles.  Ceux  qu'il  a  une  fois  aimés,  il  les  aime 
jusqu'à  la  fin  ;  il  supplée  par  la  richesse  infinie 
de  son  intelligence  à  la  pauvreté  des  choses  que  ses 
amis  lui  disent  dans  leurs  épanchements,  et  il  trouve 
leur  amour  toujours  nouveau,  parce  qu'il  est  lui- 
même  éternellement  nouveau.  Plus  ils  perdent  des 
qualités  extérieures  qui  attachent  et  séduisent  les 
hommes,  plus  Dieu  leur  ouvre  son  sein  et  compense 
leur  délaissement  par  d'ineffables  communications. 
Et  voilà  pourquoi  on  a  vu  des  femmes  qui  auraient 
possédé  le  cœur  des  rois,  quitter  volontairement  des 
palais  et  aller  demander  à  l'obscurité  des  cloîtres 
de  quoi  remplir  un  cœur  fatigué  de  misères  ,  que  ca- 
chent les  plus  illustres  attachements.  L'histoire  a 
dit  si  elles  regrettèrent  l'éclat  de  leur  première  vie,  et 
si  ce  fut  un  malheur  pour  elles  d'avoir  observé  ce 
précepte  dont  le  monde  les  avait  dispensées  :  Aime  le 
iàeigiieur  ton  Dieu  de  toute  ton  âme,  de  toutes  tes 
forces... 

Le  monde,  il  est  vrai,  si  vous  préfériez  son  service 
au  service  de  Dieu,  ne  vous  dirait  pas  d'être  humble, 
il  se  contenterait  de  cette  modestie  qui  voile  et  ne 
détruit  pas  les  prétentions.  Mais  aussi  il  vous  laisse- 
rait toutes  les  peines  de  l'orgueil ,  les  froissements 
intérieurs  qu'un  seul  mot  cause  à  l'âme;  le  désir 
effréné  de  l'estime,  les  jalousies  secrètes  et  dévo- 
rantes, les  haines  d'autant  plus  durables  que  l'a- 
mour-propre  est  la  moins  généreuse  des  passions.  Il 
vous  laisserait  le  fonds  de  tristesse  et  d'ennui  que 


SUR    LE   SERVICE   DE    DIEU    ET   DU    MONDE  25 

donnent  les  sentiments  du  peu  que  l'on  est  ici-bas, 
lorsque,  regardant  autour  de  soi,  on  se  trouve  perdu 
dans  la  foule  et  réduit  à  mettre  sa  vanité  dans  de 
frivoles  avantages.  L'humilité,  plus  heureuse,  ne 
connaît  pas  le  trouble  des  grands  désirs;  elle  ins- 
truit chacun  à  se  plaire  dans  la  position  où  la  Pro- 
vidence l'a  mis,  lui  persuadant,  par  l'exemple  d'un 
Dieu  qui  fut  le  plus  humble  des  hommes,  que  la 
place  de  terre  qu'il  occupe  est  toujours  assez  belle. 
Le  pauvre  se  résigne,  le  riche  perd  sa  hauteur;  tous 
y  gagnent  de  moins  souffrir  par  orgueil;  et  qu'est- 
ce  que  l'homme  ne  souffre  pas  par  orgueil? 

Le  monde ,  il  est  vrai ,  si  vous  préfériez  son  ser- 
vice au  service  de  Dieu ,  ne  vous  commanderait  pas 
de  venir  aux  pieds  d'un  prêtre  décharger  le  poids 
de  vos  fautes,  mais  aussi  il  laisserait  vos  fautes 
sans  remède,  et  vos  remords  sans  consolations  :  vos 
fautes  sans  remède,  car  le  monde  plaisante  quand 
il  les  croit  légères,  et  il  vous  méprise  quand  il  les 
croit  considérables ,  c'est-à-dire  qu'il  encourage  au 
vice  et  qu'il  décourage  ceux  qui  ont  eu  le  malheur 
d'y  tomber;  vos  remords  sans  consolations:  car  il 
n'y  a  que  deux  choses  qui  pourraient  adoucir  les 
remords  de  la  conscience,  le  pardon  et  le  temps.  Or 
le  monde  n'a  pas  le  droit  de  pardonner  les  injures 
faites  à  Dieu ,  et  il  ne  s'en  inquiète  même  pas  ;  il 
passe  à  côté  de  vous  sans  lire  sur  votre  front  le 
trouble  de  votre  cœur.  Que  lui  importe  que  vous 
ayez  des  remords?  Il  a  eu  de  vous  ce  qu'il  voulait, 
et  si  vous  lui  dites  :  J'ai  péché  en  livrant  le  sang 
du  Juste ^  il  vous  répondra,  comme   autrefois  les 


26  SERMON 

Pharisiens  à  Judas  :  Qu'est -ce  que  cela  nous  fait.' 
c'est  à  vous  de  voir.  Le  monde  n'a  pas  plus  de  puis- 
sance sur  les  remords  que  le  temps  qui,  en  accumu- 
lant les  fautes,  accroit  sans  cesse  le  poids  de  leur 
souvenir  et  réveille  les  humiliations  passées  par  les 
humiliations  présentes.  L'âme,  dépouillée  de  son  in- 
nocence, lui  demande  en  vain  quelque  chose  qui  la 
sépare  de  la  pensée  de  sa  chute,  et  commence  une 
autre  époque  pour  elle.  Le  temps  ne  sépare  point 
les  jours  des  jours,  il  ramène  à  la  mémoire  du  crime 
avec  une  infatigable  uniformité,  et  la  seule  consola- 
tion qui  soit  en  son  pouvoir  est  l'endurcissement;  et 
quelle  consolation  que  celle  qui  nous  fait  parvenir 
aux  derniers  degrés  de  l'abjection  morale,  qui  nous 
ôte  les  remords,  parce  que  nous  ne  soamies  plus  di- 
gnes de  les  connaître  !  Le  chrétien  trouve  dans  la 
confession  le  remède  et  le  pardon  de  ses  fautes,  un 
point  d'appui  pour  commencer  une  vie  nouvelle,  une 
époque  de  conversion  à  laquelle  il  s'attache.  11  sent, 
pour  me  servir  de  l'expression  du  Psalmiste,  que 
ses  iniquités  ont  été  éloignées  de  lui  autant  que  l'o- 
rient est  éloigné  du  couchant.  Le  repentir  lui  est  si 
doux,  qu'il  accuse  presque  Dieu  d'en  être  injuste 
envers  le  pécheur.  Eh!  mes  enfants,  je  ne  vous  dis 
pas  des  choses  qui  vous  soient  étrangères,  et  je 
pourrais  appeler  l'expérience  en  témoignage  de  la 
vérité  de  mes  paroles.  Êtes-vous  jamais  sorties  du 
tribunal  de  la  pénitence  avec  le  regret  de  vous  y  être 
présentées,  et  n'est-il  pas  vrai  qu'on  peut  appliquer 
à  la  confession  ce  que  l'on  a  dit,  il  y  a  bien  long- 
temps, de  la   vertu,  que  c'est  une  plante  dont  la 


SUR    LE   SERVICE    DE    DIEU   ET   DU    MONDE  27 

racine  est  amère  et  les  fruits  pleins  de  douceur? 

Le  monde  ne  vous  obligerait  pas  non  plus  de  rece- 
voir votre  Créateur  dans  la  sainte  communion.  Mais 
est-ce  donc  un  devoir  pénible  à  remplir?  Non,  je  ne 
ferai  pas  à  votre  foi  l'injure  de  lui  prouver  les  dé- 
lices de  l'Eucharistie.  Et  vous,  Dieu  caché,  pain  vi- 
vant descendu  du  ciel,  agneau  qui  vous  taisez  comme 
autrefois  sous  la  main  de  vos  ennemis,  je  ne  vous 
ferai  pas  à  vous-même  l'injure  de  justifier  votre  pré- 
sence sur  nos  autels,  et  le  désir  que  vous  avez  d'ha- 
biter dans  nos  cœurs  un  tabernacle  plus  digne  de 
vous  que  l'or  vil  où  vous  reposez  pour  notre  amour! 
Dieu,  tant  de  fois  abandonné,  je  ne  répondrai  rien  à 
ceux  qui  vous  refusent  une  hospitalité  qu'ils  croient 
trop  doux  de  vous  donner;  je  prendrai  le  calice  du 
salut,  et  je  plaindrai  ceux  qui  le  croient  amer. 

Enfin,  mes  enfants,  le  monde  ne  vous  défendrait 
pas  les  plaisirs  dont  l'Église  vous  éloigne.  11  ne  pé- 
nétrerait pas  dans  l'inU'rieur  de  vos  familles  pour  y 
marquer  des  jours  plus  particulièrement  destinés  à 
la  pénitence  et  à  la  mortification.  Il  vous  laisserait 
libres  de  tout  donner  à  vos  sens  et  vous  presserait 
de  jouir  avec  lui  d'une  vie  trop  courte  pour  en  per- 
dre la  moindre  partie  par  les  privations  volontaires. 
Tel  serait  son  langage ,  et  la  nature ,  unie  avec  lui  par 
de  communs  intérêts,  dégagée  de  toute  résistance  à 
ses  penchants,  deviendrait  peu  à  peu  maîtresse  de 
l'esprit,  jusqu'à  lui  demander  enfin  le  sacrifice  de 
ses  croyances  et  de  ses  vertus.  Le  premier  pas  est 
fait  vers  l'abîme  lorsqu'on  ne  combat  plus  la  chair 
et  le  sang,  parce  que  ne  plus  les  combattre,  c'est 


28  SERMON 

combattre  pour  eux,  et  par  conséquent  pour  se  per- 
dre. Pourquoi  la  vie  du  monde  et  la  vie  chrétienne 
conduisent-elles  à  des  résultats  si  différents  :  l'un 
à  l'affaiblissement  de  la  foi,  à  l'indifférence,  à  l'oubli 
de  ses  devoirs  les  plus  saints;  l'autre  à  la  crainte  de 
Dieu,  au  respect  de  la  religion,  à  la  pureté  des 
mœurs?  Pourquoi?  C'est  que  la  vie  du  monde  ne 
combat  point  la  chair  et  le  sang,  et  que  par  une 
suite  d'actes  qui,  pris  séparément,  peuvent  n'être 
pas  de  grandes  fautes,  elle  relâche  les  ressorts  de 
l'âme  et  la  livre  à  l'empire  des  pensées  terrestres. 
C'est  que  la  vie  chrétienne  combat  la  chair  et  le 
sang,  et  que  par  une  suite  d'actes  qui,  pris  séparé- 
ment, peuvent  n'être  pas  de  grands  efforts  de  vertu, 
elle  tient  l'âme  au  niveau  des  choses  du  ciel.  Ainsi  le 
monde ,  en  vous  appelant  aux  plaisirs  et  aux  diver- 
tissements profanes,  vous  appelle  au  vice,  vous  en 
ouvre  toutes  les  portes,  sauf  à  vous  mépriser  lorsque 
vous  seriez  tombées  à  un  certain  degré  de  bassesse 
où  il  aurait  lui-même  honte  de  son  ouvrage.  L'É- 
glise, au  contraire,  en  vous  appelant  aux  privations, 
vous  appelle  à  la  vertu  et  à  la  sainteté.  Voilà  le 
secret  du  temps  où  nous  entrons.  Dans  quarante 
jours,  si  Dieu  nous  ouvrait  ces  yeux  mortels  qui  ne 
peuvent  voir  que  les  choses  sensibles,  et  qu'ils  dé- 
couvrissent tous  les  maux,  tous  les  désordres,  tous 
les  crimes  qui  seront  le  fruit  des  plaisirs  de  l'époque, 
nous  serions  saisis  à  leur  vue  d'un  inconsolable 
étonnement,  que  n'adoucirait  pas  le  spectacle  de 
toutes  les  bonnes  œuvres  nées  du  sein  de  la  péni- 
tence chrétienne.  Voyez  donc  si,  en  cela  comme  dans 


SOR   LE   SERVICE   DE   DIEU   ET    DU   MONDE  29 

le  reste,  il  est  plus  doux  de  suivre  le  monde  que  Jé- 
sus-Christ. Car  le  choix  vous  est  donné  :  voyez  si 
vous  devez  préférer  les  dieux  dont  vous  habitez  la 
terre,  au  Seigneur  voire  Dieu. 

Je  vous  ai  raconté  une  faible  partie  de  ses  bien- 
faits et  une  partie  plus  faible  encore  des  avantages 
qu'on  goûte  à  le  servir.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour 
rendre  gloire  à  mon  Dieu  et  vous  attacher  à  son  ser- 
vice par  les  liens  de  la  reconnaissance  et  de  l'amour. 
Après  cela,  mes  enfants,  le  choix  est  dans  vos  mains  : 
le  monde  est  à  deux  pas,  Jésus-Christ  est  encore 
plus  près;  c'est  à  vous  de  voir.  Ah  !  s'il  en  était  une 
une  seule  parmi  vous  qui  fût  tentée  de  préférer 
le  monde,  je  la  conjurerais  par  sa  foi  de  ne  pas  faire 
à  Notre-Seigneur  cet  outrage.  Comptant  peu  sur  mes 
forces,  je  me  jetterais  au  pied  de  ce  tabernacle  pour 
prier  le  Dieu  vivant  qui  l'habile  de  toucher  le  cœur 
de  celte  brebis  égarée,  et  de  ne  pas  permettre  qu'elle 
sorte  de  sa  présence  avec  une  si  funeste  résolution. 
Et  s'il  y  avait  aussi  parmi  vous  des  âmes  ordinaire- 
ment étrangères  à  nos  assemblées  par  leur  âge  ou 
leur  position ,  et  que  nos  solennités  y  eussent  con- 
duites aujourd'hui ,  je  leur  rappellerais  les  premiers 
temps  de  leur  vie,  lorsqu'elles  entendaient  parler 
comme  vous  d'un  monde  qu'elles  ne  connaissaient 
pas  encore,  et  que  peu'.-élre  elles  ont  trop  connu 
depuis.  Je  leur  demanderais,  au  nom  de  Jésus-Christ, 
ce  qu'elles  ont  fait  des  années  qui  ont  passé  sur  leur 
tête,  et  si,  à  la  vue  des  autels  où  leur  enfance  fut  ins- 
truite, elles  se  trouvent  sans  reproche  et  sans  regret; 
je  leur  dirais  de  raconter  à  ces  enfants  les  pièges  et 


30  SERMON 

les  malheurs  du  monde,  les  espérances  confondues, 
les  joies  changées  en  remords,  tout  ce  qu'il  y  a  d'a- 
mer loin  du  service  de  Dieu;  je  leur  dirais  à  elles- 
mêmes,  pour  m'unir  aux  desseins  de  la  Providence, 
qui  les  a  amenées  ici ,  je  leur  dirais  qu'il  est  temps 
de  fixer  enfin  l'incertitude  de  leur  cœur  et  de  se  pro- 
noncer, d'une  manière  irrévocable,  pour  le  Dieu  qui 
a  réjoui  leur  jeunesse. 

Vous  donc,  mes  enfants,  et  vous  à  qui  je  ne  puis 
donner  ce  nom,  chrétiens  de  tous  les  âges,  ne  répon- 
drez-vous  pas  à  la  charité  qui  vous  presse  par  ma 
voix  ce  que  le  peuple  d'Israël  répondit  à  Josué  près 
de  mourir  :  Loin  de  nous,  dirent-ils,  loin  de  nous  la 
pensée  d'abandonner  le  Seigneur  et  de  servir  des 
dieux  étrangers.  C'est  le  Seigneur  notre  Dieu  qui 
nous  a  tirés,  nous  et  non  pères ,  du  pays  d'Egypte  et 
de  la  maison  de  servitude ,  qui  a  fait  de  grande  pro- 
diges à  nos  yeux ,  qui  nous  a  gardés  le  long  des  che- 
mins que  nous  avons  parcourus,  et  parmi  les  nations 
que  nous  avons  traversées.  C'est  lui  qui  a  chassé  les 
peuples  de  la  terre  que  nous  possédons.  Nous  servi- 
rons donc  le  Seiyneur,  parce  que  nul  que  lui  n'est 
notre  Dieu.  Et  moi,  touché  de  vos  paroles,  mais  tou- 
jours craignant  pour  l'avenir,  je  vous  répliquerai 
avec  Josué  :  Vous  ne  pouvez  pas  servir  le  Seigneur, 
parce  que  c'est  un  Dieu  saint,  un  Dieu  fort  et  jaloux, 
qui  ne  souffre  point  qu'on  se  partage  entre  lui  et  les 
créatures.  0  inconstance  !  ô  fragilité  de  nos  pensées! 
mouvements  de  conversion  qui  viennent  et  qui  pas- 
sent; parole  de  mon  Dieu,  qui  changez  les  cœurs; 
discours  des  hommes  qui  emportez  l'efTet  de  la  pa- 


SUR    LES   BIENFAITS   DE    LA    RÉDEMPTION  31 

rôle  divine  !  serons-nous  donc  toujours  le  jouet  des 
désirs  les  plus  contraires?  Nous  verra-t-on  toujours 
passer  des  fêtes  de  Sion  aux  fêtes  de  Samarie,  parti- 
ciper aux  œuvres  des  saints  et  aux  complots  des  pé- 
cheurs, faire  monter  vers  le  ciel  l'encens  de  nos 
prières  et  l'odeur  de  nos  infidélités?  Ah!  ne  me 
laissez  pas  sur  ces  doutes  affligeants;  peuple  d'Is- 
raël, parlez  encore  une  fois  et  criez  à  Josué  :  //  n'en 
sera  pas  comme  vous  avez  dit,  mais  nous  servirons  le 
Seigneur;  et  moi,  rassuré  par  vos  protestations,  fer- 
mant les  yeux  sur  l'histoire  des  enfants  d'Israël,  qui 
a  démenti  la  solennité  de  leur  promesse,  je  vous 
répondrai  avec  ce  capitaine  mourant,  par  lequel  j'ai 
commencé ,  et  par  lequel  je  finis  :  Vous  êtes  donc  té- 
moins que  vous  avez  choisi  vous-même  le  Seigneur 
pour  le  servir. 
Ainsi  soit-il. 


SUR  LES  BIENFAITS  DE  LA  REDEMPTION 

Prêché  le  5  mai  1833,  à  Saint-Roch. 

NOTICE 

Peu  après,  le  chapelain  de  la  Visitation  '  fut  nommé  au- 
mônier adjoint  du  collège  Henri  IV  ,  et  chargé  de  faire  le 

*  Les  religieuses  trouvaient  que  ses  instructions  étaient  trop 
métaphysiques.  Il  en  corrigeail  soigneusement  les  rédactions, 
dont  plusieurs  ont  été  conservées,  et  les  notes  bien ,  très  bien, 
parfait,  signées  H.  L.,  prouvent  que  son  enseignement  se 
maintenait  à  la  portée  des  élèves  âgées  et  intelligentes. 


32  SERMON 

catéchisme  aux  élèves  des  cinquième,  quatrième  et  troi- 
sième classes,  plus  un  petit  prône  d'un  quart  d'heure 
tous  les  trois  mois.  A  la  rentrée  de  1829,  il  quitta  la  Visi- 
tation et  vint  s'installer  avec  sa  mère  au  collège  Henri  IV, 
où  il  se  fit  remarquer  par  ses  brillantes  instructions 
improvisées  aux  élèves  de  quatrième  et  de  troisième  *. 

(c  ...  Mes  fonctions,  écrivait-il  *,  sont  aussi  plus  res- 
treintes et  mon  temps  plus  solitaire.  J'en  suis  bien  aise. 
Mes  études  continuent.  Je  mêle  l'histoire  ecclésiastique  à 
la  théologie.  Tout  aujourd'hui  est  dans  l'histoire.  Du  reste, 
je  n'écris  rien,  je  ne  combine  rien  par  rapport  à  un  but 
fixe;  c'est  mon  tour  du  monde  que  je  fais  une  première 
fois,  mes  mains  dons  mes  poches  et  pour  voir  un  peu  en 
fumant  ce  que  c'est  que  ce  ciel,  que  cet  Océan,  comment 
est  l'orage,  et  ce  que  disent  enfin  tous  ces  vieux  rivages 
qui  ont  vu  tant  de  choses...  » 

Bientôt,  accablé  par  son  isolement  et  profondément  dé- 
couragé par  l'impuissance  de  son  zèle,  le  jeune  aumô- 
nier résolut  de  passer  en  Amérique.  La  fondation  de  1'^- 
venir,  qui  suivit  de  près  la  révolution  de  1830,  le  fil 
rester  en  France,  et,  impatient  d'agir,  il  s'empressa  de  se 
joindre  «  aux  rares  collaborateurs  d'une  œuvre  tout  à  la 
fois  catholique  et  nationale,  d'où    l'on  pouvait  attendre 


«  Un  jour,  raconte  M.  Dumonl,  professeur  d'histoire  au 
lycée  Saint-Louis,  entrant  dans  la  petite  chapelle  d'un  monas- 
tère de  la  Visitation,  je  n'y  trouvai  qu'un  jeune  ecclésiastique 
assis  dans  le  chœur,  d'où  il  adressait  une  instruction  aux 
jeunes  pensionnaires,  que  lui  seul  voyait  derrière  la  grille  en 
face  de  lui.  Je  pris  plaisir  à  cette  parole  d'une  simplicité  vive 
et  nette.  Ce  que  je  venais  d'écouler  était  d'un  genre  à  part,  que 
je  n'avais  jamais  rencontré  ailleurs.  »  (Voirie  Monde,  24  août 
1863.) 

>  M.  l'abbé  Boniver,  premier  aumônier,  aimait  beaucoup 
son  second,  qu'il  avait  connu  particulièrement  à  Saint-Sulpice. 
«  ...  H  se  plaisait  à  en  louer  l'éloquence  naturelle,  très  goûtée 
des  élèves  de  la  maison.  »  (E.  Uumont,  loc.  cit.) 

»  A  M.  T.  Foisset,  le  29  décembre  1829. 


SUR   LES   BIENFAITS   DE    LA    RÉDEMPTION  33 

l'affranchissement  de  la  religion,  la  réconciliai  ion  des 
esprits, et  par  conséquent  une  rénovation  de  la  société  '  ». 
On  sait  assez  comment  se  termina  la  campagne  entre- 
prise. 

Après  avoir  brisé  le  dernier  lien  qui  le  rattachait  à 
M.  de  La  Mennais,  dont  il  prévoyait  tristement  la  révolte 
et  la  chute  prochaines,  il  revint  à  Paris ,  où  il  retrouva  sa 
mère  (décembre  1832),  pour  se  remettre  entre  les  mains 
de  son  archevêque,  qui  lui  rendit,  à  sa  demande,  l'aumô- 
nerie  du  même  couvent  de  la  Visitation.  11  était  heureux 
de  rentrer  dans  l'obscurité  et  le  silence,  et  il  «  comptait 
tout  à  la  fois  écrire  et  se  préparer  à  la  prédication, 
deux  choses  sans  lesquelles  sa  vie  n'eût  pas  été  com- 
plète^ ». 

<v  ...  Je  suis  ici  heureux  dans  ma  solitude,  écrivait-il 
le  29  avril  1833^,  lisant  la  Bible,  la  Vie  des  saints,  saint 
Augustin,  dont  je  suis  fou,  et  commençant  à  semer  dans 
les  chaires  la  parole  de  Dieu...  « 

«  Tout  le  monde  lui  disait  qu'il  n'avait  aucun  talent 
naturellement  pliable  au  genre  ordinaire  do  la  prédica- 
tion; que  sa  parole  ne  convenait  qu'aux  débats  orageux 
du  barreau,  et  que  s'il  pouvait  l'utiliser  pour  l'Église,  ce 
serait  uniquement  dans  le  genre  apologétique,  c'est-à- 
dire  dans  cette  forme  où  l'on  rassemble  les  beautés ,  les 
grandeurs,  l'histoire  et  la  polémique  religieuse  pour 
agrandir  le  christianisme  et  y  engendrer  la  foi.  » 

Néanmoins,  encouragé  par  M.  de  Montalembert,  et 
voulant  «  se  jeter  dans  une  carrière  où  il  n'aurait  jamais 
l'occasion  de  rencontrer  sa  vie  passée  sur  son  chemin  , 
savoir  :  la  prédication  ordinaire  des  paroisses "*  »,  il  prit 
des  engagements  avec  plusieurs  églises.  Le  premier  essai, 
fait  à  Saint- Roch, fut  loin  d'être  favorable. Ses  principaux 

*  Notice. 

«  Lettre  à  M.  Lorain,  16  février  1833. 
3  A  M.  T.  Foisset. 

*  Lettre  à  M.  de  Montalembert,  19  août  1833. 

I  3 


34  SERMON 

auditeurs  se  dirent  l'un  à  Tautre  «  qu'il  était  un  liommo 
de  talent,  mais  qu'il  ne  serait  jamais  un  prédicateur; 
qu'il  n'avait  pas  le  don  de  la  parole  sacrée,  et  qu'il  devait 
diriger  sa  vie  sacerdotale  vers  un  tout  autre  ministère  ». 
«  Le  dimanche  5  mai  1833,  raconte  l'un  d'eux ^  vers 
sept  heures  du  soir,  un  public  très  clairsemé  se  groupait 
dans  l'église  Saint- Roch,  entre  la  chaire  et  le  banc 
d'œuvre,  à  la  lueur  sépulcrale  d'une  lampe,  pour  entendre 
une  prédication  de  surcroît ,  tout  l'office  étant  fini  et 
l'église  vide.  Il  paraissait  qu'on  n'en  avait  pas  fait  l'an- 
nonce et  qu'on  admettait  à  l'essai,  en  petit  comité, 
quelque  jeune  apprenti  de  prédication.  C'était  l'abbé  La- 
cordaire  qu'attendait  cet  auditoire ,  composé  de  quelques 
amis  modestement  invités  par  lui  et  de  quelques  curieux, 
y  compris  quelques  ecclésiastiques,  dont  deux  avaient 
déjà  une  certaine  petite  réputation  de  prêcherie  ;  et  de  tous 
ces  curieux,  pas  un  n'ignorait  que  le  jeune  orateur  attendu 
était  doué  d'un  talent  peu  commun.  Il  parut  bientôt ,  et  il 
parla  pendant  une  heure  sur  la  fête  de  VInvention  de  la 
sainte  Croix.  Ce  sermon  était  tout  simplement  un  chef- 
d'œuvre  de  pensée,  de  développement  et  d'expression.  » 

PLAN 

II  voulait  prouver  qu'ayant  perdu  nos  avantages 
les  plus  précieux  par  le  péché,  nous  retrouvions 
tout  dans  la  Rédemption  et  dans  la  Croix  ;  ce  qu'il 
démontrait  par  ces  trois  considérations  : 

1. —  L'homme  ici-bas  n'a  pas  la  vze  (l'humanité 
ne  vit  pas  réellement,  elle  ne  dure  qu'un  moment 
et  disparaît  sans  cesse)  ; 

II.  —  L'homme  n'a  pas  la  gloire  (c'est-à-dire  ni 
l'illustration,  ni  la  richesse,  ni  la  puissance); 

'  M.  Edouard  Dumont,  loc.  cit. 


SUR    LA   CHARITE  ,35 

III.  —  L'homme  n'a  pas  Vamour,  il  n'est  point 
aimé;  toutes  les  affections  humaines  sont  impuis- 
santes et  périssables. 

«  La  rédemption  lui  donne  la  vie  véritable  et  éter- 
nelle, l'honneur  avec  une  incomparable  distinction, 
et  l'amour  parfait  et  immuable  ^..  » 


SUR  LA  CHARITÉ 
VIE  DU  MONDE  ET  FRUIT  RÉSERVÉ  DU  CHRISTIANISME 

Prêché  à  Notre-Dame,  le  28  décembre  1835,  pour  l'œuvre 
des  Orphelins  du  choléra. 

NOTICE 

Le  lendemain  de  son  malencontreux  essai ,  l'orateur  de 
Saint- Roch  écrivait  à  son  ami  Lorain  :  «  ...  Il  ne  m'est 
rien  arrivé  de  bien  nouveau,  sinon  que,  voulant  essayer 

'  «  Tout  cela  exposé  avec  celte  ingénieuse  singularité  qui  a 
hoiTcur  du  lieu  commun,  comme  il  le  dit  quelque  part  dans 
ses  Conférences. 

«  Il  était  impossible,  avec  de  telles  circonstanses  et  si  peu 
d'auditeurs,  que  ce  sermon  eût  le  moindre  écho...  L'abbé  La- 
cordaire  regarda  cet  échec,  où  il  n'y  avait  pas  de  sa  faute  évi- 
demment, comme  une  indication  qu'il  n'était  point  fait  pour 
la  prédication  paroissiale,  et  il  y  renonça,  retirant  toutes  ses 
promesses  données.  La  Providence  le  dirigeait  ainsi  tout  d'un 
coup  vers  une  vocation  particulière,  où  il  serait  arrivé  autre- 
ment bien  plus  tard. 

<c  Quinze  ans  après,  il  avait  si  bien  oublié  ce  sermon  que  je 
lui  envoyai  le  sujet  et  la  division,  en  lui  témoignant  le  regret 
de  ne  voir  reparaître  ces  heureuses  idées  dans  aucune  de  ses 
conférences  où  elles  auraient  dû  trouver  place,  si  elles  ne  lui 
avaient  échappé...  »  (Id.  ibid.  Voir  Le  Monde,  20  août  1863.) 


36  SERMON 

si  j'étais  propre  à  la  prédication ,  et  à  quel  genre  de  pré- 
dication, j'ai  prêché  dans  un  collège  avec  succès,  et 
dans  une  paroisse  de  manière  à  être  bien  mécontent  de 
moi...  » 

«  ...  J'ai  essayé  de  prêcher,  ajoutait-il  en  écrivant  à 
son  ancien  maître  ^  Je  réussis  auprès  des  jeunes  gens,  et 
c'est  à  deux  que  j'ai  résolu  de  consacrer  mon  temps. 

«  Quant  aux  paroisses ,  je  sympathise  peu  avec  une  as- 
semblée ordinaire  de  fidèles;  mon  esprit  solitaire  et  spé- 
culatif par  nature,  comme  aussi  par  une  longue  habitude, 
ne  connaît  pas  assez  les  mœurs  ordinaires  des  fidèles,  ne 
compatit  pas  à  la  faiblesse  commune  des  intelligences.  Je 
ne  sais  pas  donner  des  développements  qui  représentent 
la  pensée  sous  mille  formes  diverses;  un  point  de  vue  vif 
et  étendu,  hardi  même,  un  raisonnement  suivi,  de  la 
passion  qui  amène  la  controverse ,  de  la  tendresse  de 
cœur,  voilà  mes  forces.  Il  me  manque  de  l'art.  J'ai  tou- 
jours été  un  homme  spontané  et  rien  de  plus  que  cela...  » 
Il  avait  déjà  prêché  au  collège  Stanislas,  le  jour  de 
Pâques,  à  la  prière  de  M.  l'abbé Buquet-,  alors  préfet  des 
études,  qui  fut  frappé  de  l'impression  produite  sur  le 
jeune  auditoire.  Le  30  juin,  il  y  prêcha  de  nouveau  avec 
autant  de  succès,  et  le  soir  même  il  s'épanchait  en  ces 
termes  avec  son  meilleur  ami  : 

a  ...  Il  est  huit  heures  et  demie  du  soir,  mon  cher 
Charles,  et  je  n'ai  pas  encore  accompli  cette  douce  tâche 
du  dimanche. 

«  C'est  que  je  viens  de  prêcher  à  Stanislas  un  sermon 
sur  l'Église,  à  propos  de  la  fête  des  saints  apôtres  Pierre  et 
Paul.  Il  y  avait  beaucoup  de  jeunes  gens  étrangers  et  plu- 
sieurs élèves  de  l'Ecole  polytechnique.  Je  n'ai  pas  été 
mal  content  de  moi;  je  suis  toujours  à  l'aise  avec  la  jeu- 
nesse. Ce  sermon  terminera  les  divers  essais  que  je  m'é- 
tais proposé  de  faire  avant  la  fin  de  l'année. 

1  M.  Delahaye,  7  mai  1833. 
*  Mon  évêque  de  Parium. 


SUR    LA   CHARITÉ  37 

«  Il  m'est  évident,  comme  il  me  l'a  toujours  été,  que  je 
n'ai  ni  assez  de  force  physique,  ni  assez  de  flexibilité 
dans  l'esprit,  ni  assez  de  goût  pour  la  chaire,  prise  en 
général,  ni  assez  de  compréhension  du  monde,  où  j'ai 
toujours  vécu  et  vivrai  toujours  solitaire,  rien  assez  de  ce 
qu'il  faut  pour  être  un  prédicateur  dans  la  force  du  terme. 
Je  puis  un  jour  être  appelé  à  une  œuvre  que  réclame  la 
jeunesse  et  qui  lui  soit  uniquement  consacrée.  Les  travaux 
que  celte  œuvre  exigera,  sous  les  rapports  de  la  parole, 
ne  contrarieront  pas  ceux  auxquels  je  suis  porté  et  aux- 
quels je  me  suis  livré  depuis  dix  ans,  savoir  :  l'étude  de 
la  religion  dans  son  économie  générale,  dans  ses  rapports 
avec  tous  les  ordres  de  vérité.  J'ai  déjà  tracé  le  plan  où 
je  ferai  entrer  tout  ce  que  j'ai  acquis  à  cet  égard  et  tout 
ce  que  j'apprendrai.  11  y  a  dans  les  Pères,  dans  les  écri- 
vains chrétiens  une  mine  inépuisable,  mais  dispersée  çà 
et  là.  Un  ouvrage  d'ensemble  manque.  D'un  autre  côté, 
s'il  naît  quelque  controverse  dans  l'Église,  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise,  j'y  prendrai  part, et  c'est  tout  à  fait  mon  genre. 
Deviens  hérétique,  mon  petit,  et  tu  verras. 

«  Quant  à  présent  il  faut  étudier,  mener  une  vie  grave  et 
simple,  laisser  le  temps  mûrir  la  pensée  et  amener  la 
conflance.  Un  homme  a  toujours  son  heure;  il  faut  qu'il 
l'attende,  et  qu'il  ne  fasse  rien  contre  la  Providence  ^  v 

L'heure  de  cet  humble  et  fidèle  serviteur  de  la  Provi- 
dence sonna  bientôt.  Les  conférences  de  Stanislas  ^1834)  ' 
et  surtout  celles  de  Notre-Dame  (1833),  lui  révélèrent  sa 
vraie  vocation,  «  l'enseignement  apologéti(jue  de  la  reli- 

1  Lettre  inédite  ,  communiquée  par  M"":  la  comtesse  de  Mon- 
talembert. 

*  Il  avait  dès  lors  résolu  de  ne  plus  écrire  et  de  se  livrer  à 
l'improvisation.  «  ...  Quant  à  l'envoyer  des  bribes  de  mon 
éloquence,  comme  lu  me  dis,  écrivail-il  à  M.  Lorain,  le  2  mai 
1834,  cela  sérail  difficile.  Je  n'ai  rien  d'écrit.  J'improvise  tou- 
jours, et  je  n'ai  même  quelque  action  que  par  là.  Mon  style 
et  ma  récitation  sont  tout  à  fait  impropres  à  l'effet  oratoire , 
en  sorte  que  j'ai  renoncé  à  jamais  rien  prononcer  d'écrit...  « 


38  SERMON 

gion  du  haut  de  la  chaire  ».  Toutefois  le  prédicateur  ne 
tarda  pas  à  paraître  à  côté  du  conférencier. 

Nous  ne  savons  rien  du  sermon  qu'il  prêcha  le  lundi 
4  mai  1835,  dans  l'église  Saint- Pierre  du  Gros-Caillou, 
en  faveur  d'un  ouvroir  de  jeunes  filles  dirigé  par  les  sœurs 
de  Charité*;  mais  nous  possédons  une  analyse  très  éten- 
due de  celui  qu'il  prononça  plus  tard  à  Notre-Dame. 
Mp  de  Quélen,  voulant  lui  donner  un  nouveau  gage  d'a- 
mitié, l'invita  à  prêcher  en  faveur  de  l'œuvre  des  orphe- 
lins du  choléra,  fondée  par  lui  à  Conflans,  et  pour  la- 
quelle il  avait  porté  lui-même  la  parole  chaque  année. 
On  lit  dans  V Univers  du  29  décembre  1833  : 
«  C'était  hier  le  jour  depuis  longtemps  désigné  pour  la 
réunion  de  l'œuvre  des  orphelins  du  choléra.  Malgré  le 
froid,  dès  midi,  la  métropole  était  envahie  par  les  jeunes 
gens  et  les  dames.  A  deux  heures,  M.  l'abbé  Lacordaire 
est  monté  en  chaire.  Sa  parole,  d'abord  méditative,  s'est 
bientôt  animée  :  sa  pensée,  après  s'être  d'abord  arrêtée 
quelque  temps  dans  les  hauteurs  métaphysiques  de  la  théo- 
logie chrétienne,  s'est  graduellement  abaissée  et  a  dévoilé 
à  nos  yeux  les  mystères  de  la  charité.  Malgré  les  diffé- 
rences  des  sujets,  M.  Lacordaire  a  été  aussi  grand  ora- 
teur que  dans  les  conférences  du  carême  *.  » 

ANALYSE^ 

Monseigneur  et  mes  Frères, 

11  y  a  quelque  chose  qui  doit  nous  ravir  toutes 
les  fois  que  nous  y  pensons  ;  c'est  la  puissance  de  la 

1  Voir  la  Quotidienne ,  2  mai  183o. 

'  Le  même  journal  raconte  que  la  qiiêle  s'ëleva  à  quatorze 
mille  francs,  et  qu'à  la  suite  de  ce  sermon,  un  riche  éludianl 
résolut  de  consacrer  sa  fortune  aux  œuvres  de  bienfaisance  et 
d'entrer  dans  rélal  ecclésiastique.  (30  décembre  1835  et  25  jan- 
vier 1836.) 

'  Voir  l'Univers  du  31  décembre  1835  et  du  1"  janvier  1836. 


SUR   LA  CHARITÉ  39 

vérité.  Pascal  disait  :  «  Il  y  a  un  livre  italien  qui  a 
pour  titre  :  De  l'Opinion,  reine  du  momie;  je  ne  l'ai 
pas  lu ,  mais  j'y  souscris  pour  ma  part,  sauf  le  mal , 
s'il  y  en  a.  »  Pour  nous,  nous  n'y  souscrivons  pas. 
Qu'est-ce  que  l'opinion?  La  reine  d'un  moment  qui 
passe  et  qui  est  remplacée  par  une  autre.  Mais  la 
véritable,  l'immortelle  et  toute-puissante  reine  du 
monde,  c'est  la  vérité.  Elle  peut  paraître  passer,  mais 
elle  ne  passe  pas  réellement,  et  quand  on  la  croit  par 
terre,  elle  est  debout.  En  effet,  mes  Frères,  elle  est 
debout ,  après  avoir  été  tant  et  par  tant  d'armes 
combattue;  et  s'il  est  permis  de  se  livrer  à  des  pré- 
visions qui  surpassent  de  si  haut  l'intelligence  de 
l'homme,  on  pourrait  dire  qu'il  y  a  un  pressentiment 
universel  que  la  vérité  a  repris  de  nouvelles  forces , 
et  qu'après  un  combat  étonnant  de  trois  siècles,  où 
elle  a  paru  plus  abattue  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été, 
sa  tête  de  géant  et  do  dominatrice  va  se  lever  pour 
couronner  le  monde  et  ses  enfants. 

D"où  vient  cela,  mes  Frères?  D'où  vient  celte  puis- 
sance suréminente,  quoique  si  difficile  à  porter  par 
l'homme?  Ah  !  d'où  elle  vient?  c'est  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  plus  puissant  que  les  passions  de  l'homme; 
c'est  que  plutôt  il  y  a  une  passion  souveraine  dans 
le  cœur  de  l'homme,  à  laquelle  toutes  les  autres 
doivent  obéir,  la  passion  de  la  vie,  la  passion  de 
vivre.  Après  tout,  nous  voulons  vivre,  la  société 
veut  vivre;  il  n'y  a  pas  un  vermisseau  qui  ne  veuille 
vivre;  tout  tend  à  la  vie,  tout  aspire  à  la  vie.  Si,  çà 
et  là,  quelques  forcenés  s'enlèvent  à  eux-mêmes  un 
bien  si  précieux,  ils  ne  se  l'enlèvent  qu'en  conservant 


40  SERMON 

l'espérance;  et  leur  suicide  n'est  pas  un  hommage 
au  néant,  c'est  un  hommage  malheureux  à  l'immor- 
talité. 

Eh  bien!  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  cette 
passion  de  la  vie,  entre  cette  puissance  de  la  vie, 
dans  notre  cœur,  et  la  puissance  qu'y  occupe  la 
vérité,  et  quels  rapports?  C'est  que  la  vérité,  c'est  la 
vie;  que  la  vérité  étant  ce  qui  est,  étant  la  loi  de 
tout  ce  qui  est,  nul  ne  peut  vivre  que  par  la  vérité, 
et  nul  ne  peut  mourir  que  par  l'erreur.  Et  voilà 
pourquoi  au  premier  péché  que  commit  l'homme, 
il  lui  fut  dit  :  Tu  mourras: 

Il  serait  long  de  vous  faire  ce  livre  de  la  vie,  ce 
livre  du  christianisme.  Ce  ne  sera  qu'à  la  fin  des 
temps  qu'il  sera  complètement  écrit;  et  pour  ce  qu'il 
y  a  d'écrit  jusqu'à  présent,  ce  serait  déjà  trop  long 
de  le  faire  passer  sous  vos  yeux.  Mais  puisque  aussi 
bien  nous  voilà  réunis  pour  une  œuvre  charitable, 
puisque  aussi  bien  la  charité  est  le  fond  du  christia- 
nisme, bornons-nous  à  vous  montrer  ceci  :  c'est  que 
la  charité  est  la  vie  du  monde,  el  que  la  source  de  la 
charité  ne  vient  pas  du  monde,  mais  vient  du  chris- 
tianisme. D'où  il  suit  que  le  christianisme  est  la 
source  de  la  vie  pour  le  monde,  pour  la  société. 

Telle  est  cette  instruction  pour  laquelle  je  vous 
prie  de  dire  un  Ave  Maria,  afin  que  la  sainte  Vierge 
la  protège. 

M.  l'abbé  Lacordaire  reprend  en  ces  termes  : 

I.  —  Le  monde  est  un  tissu  composé  de  sept 
grandes  faiblesses  et  de  sept  grandes  forces  :  la  fai- 
blesse de  l'âge,  la  faiblesse  du  sexe,  la  faiblesse  du 


SUR   LA   CHARITÉ  41 

corps,  la  faiblesse  deTesprit,  la  faiblesse  de  la  pau- 
vreté, la  faiblesse  du  pouvoir  et  la  faiblesse  des 
passions  ;  cl  à  côté  s'élèvent  et  correspondent  à 
ces  sept  faiblesses  sept  grandes  forces  qu'il  serait 
presque  inutile  de  nommer,  que  nous  nommerons 
néanmoins  :  la  force  de  l'àgc,  la  force  du  sexe,  la 
force  du  corps,  la  force  de  l'esprit,  la  force  de  la 
fortune,  la  force  du  pouvoir  et  la  force  de  la  vertu. 
Telle  est  l'organisation  du  monde;  c'est  là  sa  pre- 
mière loi,  c'est  là  sa  première  économie;  et  à  côté  de 
cette  première  loi,  il  en  est  une  autre;  c'est  que  la 
force  est  nécessaire  à  la  faiblesse  pour  la  soutenir; 
mais  aussi,  et  c'est  là  une  admirable  chose,  c'est  que 
la  faiblesse  est  nécessaire  à  la  force  potir  vivre,  et 
qu'il  n'y  a  pas  de  force  sans  la  faiblesse  qui  lui  cor- 
respond. Car  où  serait  la  puissance  de  la  virilité 
sans  la  faiblesse  de  l'enfance?  Où  serait  la  force  qui 
tient  le  sceptre  et  l'épée  sans  la  faiblesse  qui  manie 
le  fuseau?  Où  serait  la  puissance  de  l'esprit  s'il  n'y 
avait  pas  l'infériorité  de  l'esprit?  Où  serait  la  richesse 
s'il  n'y  avait  pas  la  pauvreté  qui  travaille  et  qui 
sue  ?  Où  serait  le  pouvoir  s'il  n'y  avait  pas  de  sol- 
dats pour  obéir?  Où  serait  la  vertu  elle-même, 
comme  l'a  dit  quelque  part  TÉvangile,  si  l'ivraie 
était  arrachée  du  monde,  si  la  moisson  des  passions 
n'était  pas  immense  et  glorieuse? 

Ainsi,  seconde  loi  du  monde,  la  force  et  la  fai- 
blesse se  sont  réciproquement  nécessaires  et  sub- 
sistent l'une  par  l'autre. 

Mais  il  y  a  une  troisième  loi,  c'est  que  pourtant 
la  force  et  la  faiblesse  sont  ennemies;  c'est  que  la 


42  SERMON 

force,  de  sa  nature,  tend  à  opprimer  la  faiblesse,  et 
que  la  faiblesse  tend  ou  à  la  bassesse  de  la  servitude, 
ou  au  danger,  au  crime  de  la  révolte.  En  sorte  que 
le  monde  entre  ces  deux  puissances  est  sans  cesse 
placé  entre  l'anarchie  et  la  servitude,  et  toutes  les 
fois  qu'elles  ne  sont  pas  mises  en  équilibre  par  une 
troisième  puissance  dont  tout  à  l'heure  nous  cher- 
cherons et  proclamerons  le  nom,  il  n'y  a  pas  de  paix 
pour  le  monde;  il  y  a  ce  que  vous  voyez  à  toutes  les 
époques  de  grands  troubles  et  de  désorganisation 
sociale,  c'est-à-dire,  tantôt  la  faiblesse  qui  se  révolte 
et  tantôt  la  force  qui  écrase.  Il  faut  donc,  pour  que 
le  monde  soit  complet,  pour  qu'il  soit  harmonique, 
quelque  chose  qui  mette  en  équilibre  la  force  et  la 
faiblesse.  Or  on  ne  peut  mettre  en  équilibre  deux 
choses  qu'en  étant  en  proportion  avec  elles,  et  on  ne 
peut  être  en  proportion  avec  deux  choses  qu'en 
participant  de  la  nature  de  l'une  et  de  l'autre.  Il 
faut  donc  que  la  puissance  qui  est  chargée  de  mettre 
en  équilibre  la  force  et  la  faiblesse,  tienne  de  la  force 
et  de  la  faiblesse.  Il  vaut  bien  mieux  qu'elle  soit 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  et  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  faible  :  le  comble  de  la  force  pour  résister  en 
faveur  de  la  faiblesse  à  toute  la  force  humaine,  et 
le  comble  de  la  faiblesse  afin  de  s'abaisser  jusqu'à 
elle,  de  l'clcver  jusqu'à  elle  et  jusqu'à  la  force. 

Quelle  sera  cette  puissance?  J'ouvre  le  Livre  de  la 
vie,  le  Livre  où  toute  vérité  se  trouve  contenue;  et 
dans  ce  Livre  mystérieux  j'en  trouve  un  plus  mys- 
térieux encore,  s'il  est  possible,  qui  traite  de  l'union 
de  l'homme  avec  Dieu ,  et  de  Jésus-Christ  avec  son 


SUR    LA   CHARITÉ  43 

Église.  Et  voici  ce  que  j'y  trouve  à  la  fin,  comme 
étant  le  résumé  de  toute  la  doctrine  qui  est  établie 
dans  ce  Livre  :  Foriis  est  ut  mors  dilectio .  «  L'amour 
est  fort  comme  la  mort.  » 

Qu'y  a-t-il  de  plus  puissant  que  la  mort?  qu'y  a-t-il 
qui  renverse  et  qui  détruit  mieux  que  la  mort,  non 
seulement  l'homme,  mai3  les  empires?  Eh  bien! 
pourtant  l' Écriture  nous  apprend  qu'il  y  a  quelque 
chose  d'aussi  fort  qu'elle  non  pas  pour  détruire, 
mais  pour  édifier:  c'est  la  charité.  Foriis  est  ut  mors 
dilectio. 

Dura  sicut  infernus  œmuîatio.  «  Le  zèle  de  l'a- 
mour est  inflexible  comme  l'enfer.  »  Qu'y  a-t-il 
de  plus  dur,  de  plus  tenace,  de  plus  invincible  que 
cet  avare  enfer,  qui  ne  lâche  jamais  de  proie,  et  dans 
lequel  l'espérance,  qui  est  partout,  a  dit  un  écri- 
vain, ne  se  trouve  pas?  Eh  bien!  l'amour,  quand  il 
est  méprisé,  quand  il  est  poussé  à  bout,  quand  il 
revient  en  quelque  sorte  avec  la  haine  qu'il  a  puisée 
dans  ses  propres  entrailles,  il  est  puissant,  il  est 
inflexible,  il  est  désespéré  comme  l'enfer.  Dura 
sicut  infernus  œmuîatio. 

M  Ses  lampes  sont  des  lampes  de  flamme  et  de 
feu.  »  Le  feu  qui  détruit,  qui  dans  un  moment  peut 
éteindre  les  travaux  des  siècles,  eh  bien!  voilà 
encore  une  comparaison  dont  l'Écriture  se  sert  pour 
nous  apprendre  la  puissance  terrible  de  la  charité  : 
Aquœ  multse  non  potuerunt  extinguere  charitatem. 
Les  eaux  n'ont  pu  éteindre  la  charité ,  et  les  fleuves 
eux-mêmes  ne  la  couvriront  pas  de  leurs  flots; 
mettez-lui  une  pierre  au  cou  et  jetez-la  au  fond  de 


44  SËKMON 

la  mer,  et  ces  fleuves  qui  y  sont  ramassés  ne  la 
couvriront  pas  de  leurs  eaux;  elle  élèvera  sa  tête 
paisible  et  victorieuse. 

Ainsi  voilà  quelque  chose  qui  est  plus  puissant, 
aussi  fort  que  la  mort,  que  l'enfer,  (|ue  le  feu,  que 
l'Océan,  et  ce  quelque  chose,  à  qui  appartient-il V 
quel  en  est  le  maître  et  le  dépositaire? 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  à  qui  appartenaient 
la  force  et  la  faiblesse.  Mais  à  qui  appartient  cette 
troisième  puissance  que  nous  venons  de  définir  avec 
les  termes  mêmes  de  l'Écriture  sainte.  Ah!  mes 
Frères,  c'est  la  merveille,  elle  appartient  à  tous;  elle 
est  un  fruit,  un  acte  de  la  liberté  de  l'homme  aidé  de 
la  grâce;  la  liberté  de  l'homme  qui  ne  lui  manque 
jamais  dans  son  cœur,  et  la  grâce  de  Dieu  qui  ne  lui 
manque  jamais  non  plus.  Elle  est  à  nous  tous,  au 
dernier  d'entre  nous  tous ,  au  plus  faible  contre  le 
plus  puissant.  Et  ramassez  tout  ce  que  vous  voudrez 
de  forces  autour  de  vous,  autant  de  soldats  que  vous 
voudrez,  faites  que  vous  soyez  le  maître  du  monde, 
bien  plus  que  ces  empereurs  romains  qui  ont  com- 
battu contre  le  christianisme,  faites  qu'il  n'y  ail  pas 
un  lieu  dans  l'univers  pour  vous  échapper,  eh  bien! 
un  jour,  dans  quelque  bois  de  votre  empire,  un 
bûcheron  se  lèvera,  il  essuiera  son  front  tout  humide 
de  ses  labeurs ,  il  prendra  sa  veste  suspendue  à  un 
arbre,  il  en  ceindra  ses  épaules,  et  fort  d'une  simple 
goutte  de  l'amour  divin,  de  l'amour  de  ses  frères 
qu'il  laissera  tomber  de  son  cœur,  il  se  dressera,  il 
ira  contre  votre  empire,  dans  votre  capitale,  il  se 
plantera  comme  une  sentinelle  aux  portes  de  votre 


SUR   LA   CHARITÉ  45 

palais.  Cet  amour  qui  dévore  son  cœur,  il  ira  de 
bûcheron  en  bûcheron,  d'homme  portant  la  besace 
à  d'autres  hommes  portant  la  besace,  non  pas  de 
soldats  en  soldats,  mais  de  femmes  en  femmes, 
d'enfants  en  enfants.  Cette  goutte  d'eau,  de  feu, 
cotte  goutte  du  ciel ,  elle  s'étendra  comme  un 
océan.  Et  entendez-vous  tout  cet  empire  qui  se 
remue?  Entendez-vous  dans  le  sein  du  monde  et 
dans  ses  entrailles  le  feu  de  la  charité?  A  son 
simple  murmure,  regardez  où  est  le  puissant,  cet 
homme  de  tout  à  l'heure,  le  faible,  ne  le  rencontre 
même  pas  pour  pousser  son  cadavre  du  pied.  A-t-il 
tiré  le  glaive? Non,  il  a  aimé,  il  a  vaincu  comme  le 
christianisme  a  vaincu  l'empire,  par  l'amour. 

Ainsi  nous  avons  trouvé  une  force  contre  la  force, 
quelque  chose  qui  est  plus  fort  que  tout,  et  qui 
appartient  à  ce  qui  est  lo  plus  faible.  Mais  cela  ne 
suffit  pas;  il  faut  encore  que  ce  quelque  chose  soit 
plus  faible  que  le  reste,  afin  qu'il  soit  en  proportion 
et  avec  la  force  et  avec  la  faiblesse.  Or,  mes  Frères, 
qu'y  a-t-il  du  plus  faible  que  la  charité?  qu'y  a-t-il 
qui  se  rende  plus  petit,  qui  s'amoindrisse  avef  autant 
de  facilité?  Avez-vous  besoin  que  la  main  de  la 
charité  ne  vous  touche  qu'à  peine?  elle  sera  sur 
votre  mal  comme  l'air.  Avez-vous  besoin  qu'elle 
vous  parle  avec  une  douceur  inexprimable ,  qu'elle 
vous  fasse  néanmoins  entendre  sa  voix?  La  charité 
vous  parlera  avec  le  charme  et  la  paix  du  silence; 
elle  lancera  dans  votre  cœur  les  paroles  dont  vous 
avez  besoin ,  et  qui  n'ébranleront  pas  ses  fibres  que 
la  maladie  a  rendues  si  douloureusement  sensibles.  Et 


46  SEKMON 

aussi  quand  le  fondateur,  le  rénovateur  de  la 
charité  sur  la  terre,  a  été  prédit  par  les  prophètes, 
de  quelles  paroles  se  sont-ils  servis  pour  l'annoncer? 
Écoulez  le  prophète  Isaïe  :  Tanquam  agnus  coram 
tondenteseobmidescet.  «  Il  se  taira  comme  un  agneau 
devant  celui  qui  le  tond.  On  n'entendra  pas  sa  voix 
dans  les  places  publiques  ;  il  n'achèvera  pas  le  roseau 
à  demi  brisé  et  n'éteindra  pas  la  mèche  qui  fume 
encore.  »  Et  lorsque  saint  Jean,  l'apôtre  de  la 
charité,  vit  du  fond  de  son  île  de  Pathmos  les  mys. 
tères  du  ciel,  que  vit-il?  Vidi  agnum  slanlem  tan- 
quam occisum.  «  Je  vis  un  agneau  qui  se  tenait 
comme  tué.  »  Et  tous  les  jours,  quand,  au  saint 
sacrifice  delà  messe,  vous  venez  vous  asseoir  devant 
la  barrière  sainte  qui  vous  sépare  du  tabernacle, 
qu'est-ce  que  le  prêtre,  portant  Jésus- Christ,  vous 
dit?  Ecce  agnus  Dei.  «  Voici  l'agneau  de  Dieu,  »  ce 
qu'il  y  a  de  plus  doux,  de  plus  faible  au  monde. 
Voici  la  charité  vivante.  El  toutefois  ces  deux  qua- 
lités qui  paraissent  si  inconciliables,  elles  sont  com- 
patibles entre  elles;  la  charité  est  le  comble  de  la 
force,  elle  est  le  comble  de  la  faiblesse,  et  Isaïe  a 
réuni  ces  deux  magnifiques  caractères  dans  un  seul 
verset,  dans  une  seule  parolt  en  disant  :  Emilie 
agnum,  Domine,  dominalorem  lerrœ.  «  Seigneur, 
envoyez-nous  l'agneau  qui  sera  le  dominateur  de  la 
terre.  » 

Ainsi  la  charité  est  tout  à  la  fois  soumise  et  maî- 
tresse :  elle  est  tout  à  la  fois  l'agneau  de  Dieu  et  le 
lion  de  Dieu  ,  s'il  nous  est  permis  de  créer  cette 
dernière  expression ,  qui  n'est  pas  dans  l'Écriture. 


SlîR    LA   CBAUITH  47 

Donc  voilà  le  monde  formé,  le  monde -moral  et 
social  :  voilà  la  force  et  la  faiblesse  qui  tont  harmo- 
nisées entre  elles.  Vous  êtes  faible  et  vous  serez 
protégé  par  la  force ,  parce  que  la  charité  animera 
le  fort,  et  quand  elle  ne  l'animerait  pas,  vous  trouvez 
encore,  sans  la  révolte,  la  charité  pour  vous  défendre 
en  vous-même;  et  si  cette  charité  n'est  pas  entendue 
du  fort,  vous  ne  vous  lèverez  pas,  vous  ne  tirerez 
pas  le  glaive ,  vous  ne  livrerez  pas  le  monde  à  l'a- 
narchie; mais  vous  aimerez  encore  davantage;  vous 
vaincrez  la  puissance  injuste  à  force  de  charité; 
vous  répéterez  cette  merveille  que  le  christianisme 
a  opérée  dans  le  monde.  On  le  tue;  mais  on  ne  pout 
pas  le  vaincre,  disait  un  Père  de  l'Eglise,  si  je  ne 
me  trompe.  Pourquoi?  parce  qu'on  peut  lui  ôter  la 
vie,  mais  non  pas  la  charit,',  et  que  la  charité  sort 
du  cœur  de  celui  qui  est  immolé  pour  animer  un 
autre  cœur  encore  vivant.  Et  ainsi  ce  prosélytisme 
de  la  mort  et  de  la  charité,  du  sang  versé,  s'a- 
chève, se  vide  lui-même  dans  sa  propre  nature;  il 
est  invincible,  immortel.  Voilà  l'organisation  du 
monde,  V'ilà  comment  la  charité  est  la  vie  du  monde, 
puisqu'elle  unit  entre  elles  et  la  force  et  la  faiblesse, 
qui  sont  les  éléments  dont  le  monde  moral  est  com- 
posé. 

J'ai  dit  en  second  lieu  que  la  source  de  cette 
charité  n'était  pas  dans  le  monde,  qu'elle  ne  venait 
pas  du  monde,  de  la  nature,  si  vous  l'aimez  mieux, 
mais  qu'elle  venait  d'ailleurs,  c'est-à-dire  du  chris- 
tianisme. C'est  là  ce  que  nous  devons  encore  vous 
montrer. 


48  SERMON 

II.  —  Si  nous  voulions  établir  d'une  manière 
assurée  cette  doctrine,  nous  n'aurions  qu'à  prendre 
les  sept  faiblesses  hors  du  christianisme ,  hors  des 
peuples  qui  ont  vécu  sous  le  joug  du  christianisme  et 
à  examiner  comment  la  force  s'est  comportée  à  leur 
égard.  Nous  aurions  une  démonstration  de  faits, 
une  démonstration  historique  que  rien  ne  pourrait 
ébranler.  Mais,  vous  le  voyez,  cela  serait  long. 
Prenons  une  seule  de  ces  faiblesses;  prenons  celle 
qui  semble  avoir  le  plus  de  droits  à  la  protection  et 
au  respect  de  la  force. 

Si  quelque  chose  doit  arrêter  la  brutalité  maî- 
tresse, si  quelque  chose  est  capable  de  plier  le 
sceptre  qui  commande,  c'est  le  sein  qui  nous  adonné 
la  vie;  c'est  la  faiblesse  d'Eve  humiliée  devant 
Adam,  à  cause  de  la  faute  primitive  qui  nous  a 
perdus.  Qu'a  été  cependant  hors  du  christianisme, 
et  quelle  est  encore  aujourd'hui  dans  le  monde,  la 
conduite  d'Adam  à  l'égard  d'Eve,  par  conséquent  la 
conduite  des  fils  à  l'égard  de  leurs  mères,  des  frères 
à  l'égard  de  leurs  sœurs?  Hors  du  christianisme, 
nous  trouvons  le  polythésime,  le  brahmanisme,  le 
confucianisme,  le  mahométisme.  Un  coup  d'œil 
rapide  va  vous  apprendre  quel  a  été  le  dessein  de 
cette  moitié  du  genre  humain. 

Chez  les  polythéistes,  vous  le  savez,  ce  sentiment 
exquis  qui  occupe  une  si  grande  place  dans  la  société 
chrétienne,  qui  unit  si  admirablement  l'homme  à  la 
femme,  comme  Jésus-Christ  est  uni  à  son  Église,  en 
vertu  de  ces  paroles  de  saint  Paul  :  Viri,  didgiie 
uxores  vestras,  sicul  Christus  dilexit  Ecdesiam,  ce 


SUR    LV    CUAIUÏK  49 

sentiment,  on  a  peine  à  le  croire,  il  n'existait  pas! 
Quand  nous  lisons  les  littérateurs  anciens,  les  tra- 
giques grecs,  par  exemple,  nous  y  trouvons  un  vide 
complet,  un  siler.ce  absolu  à  cet  égard.  L'homme 
marche  à  côté  de  l'homme;  il  marche  à  côté  de  sa 
compagne,  et  jamais  un  seul  vers,  un  seul  mot,  un 
seul  accent  sorti  du  cœur,  ne  révèle  à  ceux  qui 
lisent,  ou  à  ceux  qui  entendent,  ce  que  le  premier 
coup  d'œil  jeté  sur  la  scène  du  monde  chrétien  nous 
révèle  et  nous  apprend  aujourd'hui. 

Ainsi,  la  femme,  c'était  une  sorte  d'esclave  re- 
léguée dans  un  appartement  retiré  de  la  maison, 
où  elle  était  sûre  d'être  trouvée  par  son  maître, 
quand  son  maître  avait  besoin  de  lui  commu- 
niquer des  ordres  ;  et  la  débauche  du  paganisme , 
loin  d'adoucir  cet  avilissement,  ne  faisait  natu- 
rellement que  l'augmenter ,  comme  aujourd'hui 
encore,  chez  les  peuples  chrétiens,  la  débauche  est 
la  seule  source  de  l'avilissement  pour  la  compagne 
de  l'homme. 

Si  nous  parlons  du  brahmanisme ,  de  cette  religion 
qui  vit  si  puissamment  dans  l'Inde  orientale,  qu'est- 
ce  que  nous  y  trouvons?  Un  spectacle  ,  je  ne  dirai 
pas  plus  hideux,  mais  plus  atroce  encore;  nous  y 
verrons  réellement,  non  plus  sur  la  foi  des  écrivains 
de  l'antiquité,  mais  par  les  yeux  de  nos  voyageurs, 
mais  par  nous-mêmes,  la  femme  réduite  à  un  état 
d'abjection  incompréhensible;  et  lorsqu'elle  a  le 
malheur  de  devenir  veuve,  c'est-à-dire  à  nos  yeux 
de  devenir  plus  sacrée,  c'est  encore  à  ce  moment 
que  l'abjection  augmente  pour  elle,  que  sa  rencontre 
I  4 


5U  SERMON 

môme  est  comme  une  souillure  qui  doit  être  lavée  par 
des  purifications;  jusque-là  que  ces  malheureuses 
ont  trouvé  non  seulement  le  compte  de  leur  vanité, 
mais  même  de  leur  intérêt,  à  s'immoler  souvent  sur 
le  bûcher  de  ces  cires  ingrats  qui  les  avaient  traitées 
avec  tant  de  mépris. 

Si  nous  pénétrons  en  Chine,  où  règne  la  doctrine 
de  Confucius,  nous  y  verrons  que  la  femme  est 
soumise,  non  pas  seulement  au  divorce,  mais  parce 
qu'il  faut  surtout,  dans  ces  pays-là,  honorer  les  an- 
cêtres en  laissant  soi-même  une  postérité,  nous  la 
verrons  réduite  à  ce  rôle  de  donner  une  postérité. 
Nous  y  verrons  la  maternité  achetée  par  des  conces- 
sions que  nous  ne  pouvons  pas  nommer  dans  cette 
chaire,  mais  dont  on  peut  trouver  des  exemples  chez 
d'autres  peuples  et  dans  le  mahométisme,  dont  nous 
allons  parler,  et  qui  est  la  dernière  religion  hors  du 
sein  du  christianisme. 

Les  peuples  qui  vivent  sous  la  loi  du  mahomé- 
tisme étant  plus  proches  de  nous,  vous  savez  dans 
quel  état  de  servitude,  de  misère,  dans  quel  état,  à 
nos  yeux  si  humiliant,  le  sort  d'Eve  y  est  condamné. 

Et  c'est  là  tout,  mes  Frères,  car  hors  du  christia- 
nisme vous  ne  trouverez  que  ces  quatre  grandes 
religions.  Tout  homme  vit  sous  le  christianisme  ou 
sous  l'une  de  ces  quatre  formes  religieuses.  Partout 
donc  vous  y  trouvez  la  faiblesse  opprimée  par  la 
force,  et  la  faiblesse  qui  semblerait  réclamer  natu- 
rellement le  plus  d'appui,  un  appui  plus  naturel, 
un  appui  plus  saint. 

Si  nous  en  cherchons  la  cause,   hélas I  nous  la 


SUR   LA  CHARITÉ  51 

trouvons  d'abord  dans  cet  esprit  de  domination  dont 
la  rage  est  innée  dans  le  cœur  de  l'homme,  disait 
un  écrivain  illustre.  Quelle  est  la  puissance  qui  se 
tient  dans  ses  bornes  légitimes,  depuis  le  prince 
jusqu'au  dernier  de  ses  sujets?  Chacun  abuse  de 
sa  force;  chacun  songe  sans  cesse  à  sortir  du  cercle 
qui  lui  est  tracé  par  la  loi  des  choses;  et  il  faut  une 
guerre,  une  lutte  intestine  sans  cesse  renaissante 
des  uns  avec  les  autres,  pour  que  nous  restions 
chacun  renfermés  dans  la  sphère  qui  nous  appar- 
tient. 

Et  en  second  lieu,  notre  indigence!  Qu'est-ce  que 
nous  possédons?  Nous  possédons  si  peu  de  chose 
que  nous  cherchons  sans  cesse  à  attirer  ce  qui  est  hors 
de  nous  à  nous;  ne  trouvant  en  nous  que  la  misère, 
que  la  pénurie,  nous  demandons  sans  cesse,  loin 
de  pouvoir  donner;  nous  nous  faisons  centre  de  tout, 
afin  de  pouvoir  vivre  et  de  pouvoir  satisfaire  cette 
passion  de  la  vie  qui  nous  possède. 

Voilà,  et  avec  beaucoup  d'autres  causes  qu'il 
serait  trop  long  d'examiner,  ce  qui  fait  le  fond  de 
notre  tyrannie  à  tous ,  car  tous,  quand  nous  ne 
sommes  pas  chrétiens ,  nous  sommes  plus  ou  moins 
des  tyrans;  nous  sommes  plus  ou  moins  des  êtres 
qui  abusent  de  la  puissance  qu'ils  ont  reçue.  Et 
cependant,  mes  Frères,  la  charité  anime  le  monde; 
elle  y  vit,  elle  le  pénètre  de  toutes  parts,  car  sans 
cela  le  monde  ne  vivrait  pas.  Il  faut  bien  que  la 
charité  s'y  trouve,  puisqu'il  vit  après  tout,  et  vous 
en  avez  ici  même  une  preuve.  Que  sont  ces  enfants, 
objet  de  votre  assemblée,  sinon  des  orphelins  dont 


52  SERMON 

VOUS  vous  êtes  faits  volontairement  les  pères  et  les 
mères?  Quel  est  ce  pontife  assis  sur  la  chaire  de 
saint  Denis,  sinon  le  successeur  de  tous  ces  hommes 
dont  la  mémoire  couvre  le  monde ,  qui  disaient  : 
Qui  nous  séparera  de  la  charité  de  Jésus-Christ? 
Sera-ce  la  trihulation,  la  faim,  le  péril,  les  que- 
relles? Dans  toutes  ces  choses,  nous  avons  le  dessus  à 
cause  de  celui  qui  nous  a  aimés.  Et  enfin  qu'est-ce 
que  cette  voix  qui  vous  parle  par  notre  organe , 
sinon  la  voix  de  la  charité  qui  nous  a  été  transmise, 
et  que  nous  bégayons  comme  nous  le  pouvons  ? 

Ainsi ,  mes  Frères ,  nous  ne  pouvons  pas  faire  un 
pas  sans  rencontrer  la  charité,  depuis  notre  berceau 
jusqu'à  notre  tombe.  Ces  pierres  mêmes  sont  de- 
venues sensibles.  Mais  enfin  d'où  vient-elle,  celte 
charité  qui  est  incontestablement  dans  le  monde,  si 
elle  ne  vient  pas  du  monde,  de  notre  nature?  Ah! 
elle  vient  d'une  parole  qui  a  été  dite,  qui  a  été  lancée 
dans  le  monde,  d'une  parole  qui  depuis  dix  huit 
cents  ans  et  même  déjà  auparavant  a  germé  et 
germe  dans  une  foule  de  cœurs. 

Un  jeune  Égyptien  riche  se  promenait  un  jour 
dans  son  pays;  il  entre  par  hasard  dans  un  temple, 
dans  une  église;  il  y  entend  un  ministre  comme  celui 
qui  vous  parle,  qui  disait:  Voulez-vous  être  parfait? 
vendez  ce  que  vous  avez,  et  donnez-le  aux  pauvres. 
Ce  jeune  homme  sort,  il  prend  à  la  lettre  ces  pa- 
roles; il  vend  ses  biens,  il  les  distribue  aux  pauvres; 
il  va  sur  une  montagne;  il  s'y  couvre  de  feuilles 
d'arbres,  il  y  reste  soixante,  quatre-vingts  ou  cent 
ans,  je  ne  me  le   rappelle  pas;    c'était  saint  An- 


SUR    LA   CHARITÉ  53 

toine.  Par  (jui  avait-il  été  engendré?  par  une  seule 
parole. 

Un  autre  se  promenait  dans  sa  ville  d'Assise,  en 
Italie;  il  entre  dans  une  église;  il  entend  quelq\ies 
paroles,  il  sort;  le  voilà  transformé.  Il  était  fils  d'un 
homme  riche  livré  au  négoce;  au  lieu  de  profiter  des 
biens  qu'il  trouvait  au  sein  de  sa  famille,  il  donnait 
tout  aux  pauvres;  il  ôlait  même  ses  vêtements  pour 
les  en  couvrir,  jusque-là  que  son  père,  voyant  qu'il 
ne  pourrait  jamais  le  faire  succéder  à  ses  affaires , 
le  conduisit  à  l'évêque,  et  lui  dit  :  «  Je  vous  le 
donne,  faites-en  ce  que  vous  voudrez.  »  François, 
jetant  alors  ses  habits,  s'écrie:  «  Je  pourrai  dire  avec 
plus  de  vérité  :  Notre  Père  qui  êtes  aux  cieux.  » 
Qu'est-ce  qui  l'avait  engendré  ?  C'est  une  parole. 
C'était  la  parole  de  l'amour,  non  pas  de  l'amour 
grossier  et  misérable  dont  parlent  les  hommes;  mais 
de  l'amour  éternel,  mais  de  l'amour  qui  unit  entre 
elles  les  personnes  divines  dans  le  ciel.  Et  cette 
parole  étant  tombée  sur  sa  tête,  elle  avait  allumé 
l'amour  dans  d'autres  cœurs,  parce  que  le  propre  de 
toutes  choses  est  de  pouvoir  se  perpétuer,  de  pouvoir 
être  fécond.  Ainsi,  quand  Dieu  voulut  nous  donner 
la  lumière,  il  planta  son  soleil  dans  les  cieux,  et  là 
nous  alluma  toutes  ces  faibles  clartés  qui  nous  illu- 
minent dans  les  ténèbres. 

Ainsi  ,  une  parole  de  l'amour  a  été  dite  aux 
hommes,  mais  de  l'amour  saint ,  véntable,  qu'  ne 
passe  pas;  et  cette  parole  va  sans  cesse  engendrant 
la  charité  dans  les  cœurs,  parce  que  le  propre  de  la 
charité,  par-dessus  toutes  les  choses  qui    sont  fé- 


54  SERMON 

condes,  est  sa  fécondité  même.  Aussi  nous  autres, 
faibles  orateurs  que  nous  sommes,  qu'est-ce  qui  fait 
notre  force  à  travers  toutes  les  faiblesses  que  nous 
vous  débitons?  C'est,  mes  Frères,  cette  force  de  la 
parole  évangélique,  de  la  parole  de  charité  qui  de 
temps  en  temps  ressort  au  travers  de  nos  propres 
paroles.  Aussi  notre  plus  grand  effort,  c'est  de  nous 
cacher  pour  vous  faire  arriver  à  la  })arole  de  Dieu, 
de  la  vérité,  et  moins  nous  la  dérobons  à  votre  cœur, 
plus  elle  est  féconde,  moins  nous  y  mettons  de  notre 
humanité  grossière,  plus  cette  parole  engendre  en 
vous  la  charité. 

C'est  donc  la  parole  de  Dieu  qui  est  la  puissance 
qui  unit  en  ce  monde  la  force  et  la  faiblesse.  Aussi 
nos  ennemis  sont  tellement  persuades  par  l'expé- 
rience que  la  charité  est  notre  domaine,  que  là  nous 
ne  pouvons  pas  être  vaincus,  qu'ils  font  chaque  jour, 
je  ne  dirai  pas  des  efforts  pour  imiter  cette  charité 
en  la  déguisant  sous  d'autres  noms,  mais  que,  re- 
connaissant leur  impuissance,  ils  sont  aujourd'hui 
parvenus  à  concevoir  le  dessein  de  se  passer  de  cha- 
rité, d'arriver  à  un  certain  état  d'organisation  pure- 
ment humaine  où  l'on  pourra  vivre  sans  avoir  besoin 
de  ces  secours  mutuels  que  nous  nous  prêtons.  Ils 
ont  opéré  déjà  dans  l'industrie;  ils  disent  qu'en 
fabriquant  beaucoup,  qu'en  établissant  de^  manu- 
factures à  l'infini,  des  chemins  de  fer,  que  sais-je? 
ils  parviendront  à  secourir  tous  ceux  qui  ont  besoin 
de  quelque  chose;  ils  parviendront,  en  un  mot,  par 
la  seule  puissance  des  machines  à  remplacer  ce  lien 
qui  unit  la  force  et  la  faiblesse. 


SUR    LA    CHAUITÉ  55 

Quel  est  le  démenti  que  Dieu  leur  a  donné?  Il 
leur  a  donné  un  bien  sanglant  et  bien  éclatant  dé- 
menti; il  a  fait  croître  la  misère  là  où  ils  ont  fait 
croître  et  pulluler  leurs  machines  ;  il  a  livré  les  pays 
d'industrie  à  un  spectacle  de  misère  que  les  peuples 
les  plus  pauvres,  qui  labourent  péniblement  la  terre, 
n'ont  jamais  donné,  ne  donneront  jamais,  jusque-là 
qu'aujourd'hui,  après  un  demi- siècle  d'essais,  tous 
les  économistes  sont  en  émoi  et  qu'ils  se  disent  : 
Serait-il  bien  possible  que  l'industrie  ne  fît  qu'en- 
richir quelques-uns  pour  appauvrir  le  plus  grand 
nombre;  que  l'industrie  ne  fût  qu'une  nouvelle  force 
qui  accablât  davantagela  faiblesse;  qu'ainsi,  au  lieu 
des  sept  fléaux  oppresseurs,  nous  en  aurions  un  hui- 
tième de  plus  ? 

Ce  résultai  les  a  épouvantés;  ils  ont  rêvé  une  sorte 
d'association  entre  l'ouvrier  et  le  fabricant,  entre  le 
riche  et  le  pauvre,  de  telle  sorte  qu'avec  un  certain 
temps  et  un  certain  progrès,  il  n'y  aurait  plus  de 
pauvres.  Et  Jésus-Christ  leur  a  répondu  du  fond  de 
l'Evangile  :  Vous  aurez  toujours  des  pauvres  avec 
vous. 

Laissons-les  donc,  mes  Frères,  car  ils  ne  sont 
qu'au  commencement  de  cette  dernière  expérience , 
laissons-les  chercher  des  combinaisons  pour  détruire 
la  faiblesse  de  l'àme,  la  faiblesse  du  sexe,  pour  faire 
que  l'enfant  n'ait  pas  besoin  de  l'amour  de  sa  mère 
et  qu'Eve  n'ait  pas  besoin  de  l'homme,  d'Adam; 
pour  faire  qu'il  n'y  ait  plus  de  pauvres  et  plus  de 
riches;  pour  faire  qu'il  n'y  ait  plus  de  souverains  et 
qu'il  n'y  ait  plus  de  sujets. 


36  SERMON 

Nous  autres,  nous  n'avons  jamais  rien  vu  de  cela. 
Depuis  six  mille  ans,  que  voyons-nous?  L'enfance 
persévérer,  la  faiblesse  du  sexe  persévérer,  la  pau- 
vreté s'accroître  tous  les  jours  par  ces  fléaux  que 
Dieu  envoie,  qui  font  crouler  tout  d'un  coup  les  spé- 
culations humaines,  témoin  celui  qui  nous  rassemble 
ici,  qui  nous  donne  l'occasion  de  substituer  la  puis- 
sance de  notre  charité  à  la  faiblesse  de  tous  ces 
rêves.  Nous  qui  voyons  tout  cela  se  suivre,  se  succé- 
der sans  intervalle,  triomphons,  mais  avec  modestie, 
avec  humilité,  dans  la  puissance  que  Dieu  nous  a 
donnée;  car  même  dans  notre  plus  grande  force, 
nous  ne  devons  pas  insulter  ceux  qui  sont  opposés  à 
la  vérité,  dont  nous  sommes  les  organes. 

Les  martyrs  bénissaient  leurs  bourreaux;  et  nous 
qui ,  bien  loin  d'être  martyrs,  montons  au  Gapitole, 
accompagnés  de  cette  force  morale  qui  croît  sans 
cesse,  même  quand  elle  paraît  décroître,  soyons 
modestes,  et  disons-nous  à  nous-mêmes  les  mots 
que  l'esclave  disait  aux  anciens  triomphateurs.  Oui, 
n'abusons  pas,  même  de  notre  charité ,  pour  nous 
trop  prévaloir;  car  que  n'avons-nous  pas  à  gagner 
sous  ce  rapport?  Combien  de  reproches  n'avons- nous 
pas  à  nous  faire  aux  yeux  de  Dieu  et  du  ciel?  Ah! 
notre  charité  a-t-elle  crû  avec  la  dureté  du  ciel? 
Avons-nous  opposé  à  tous  ces  riens  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure  et  à  toutes  ces  accusations 
dont  le  christianisme  a  été  l'objet,  une  foi  plus  ar- 
dente, une  charité  renouvelée  dans  les  tribulations? 
N'avons-nous  rien  à  faire  pour  être  véritablement 
charitables?  Sortirons- nous  d'ici  comme  saint  An- 


SUR    LA   CHARITÉ  57 

loine  en  sortit,  comme  saint  François  en  sortit? 
Chose  digne  de  méditation  ;  certes  nous  voici  une 
bien  petite  armée.  Qu'est-ce?  quelques  femmes, 
quelques  jeunes  gens.  11  suffirait  de  la  plus  légère 
puissance  armée  pour  s'opposer  à  nous  et  nous  mettre 
en  poussière.  Cependant  si  Dieu  opérait  en  nous  ce 
qu'il  lui  plut  d'opérer  chez  ses  apôtres,  quand  les 
langues  de  l'amour  tombèrent  en  forme  de  feu  sur 
leurs  têtes,  la  destinée  du  genre  humain  serait 
changée  ;  ce  petit  troupeau  qui  est  ici  renouvellerait 
la  face  de  la  terre.  Emitte  Spiritum... 

Que  dis-je?  il  ne  nous  faudrait  pas  tous;  il  ne 
faudrait  qu'un  saint  Antoine,  qu'un  saint  François 
d'Assise,  qui  pénétrât  le  peuple  de  Jésus -Christ, 
comme  saint  François  pénétrait  le  peuple  d'Italie 
qui  le  voyait  passer  avec  son  cordon  autour  des 
reins.  Eh  bien!  cet  un,  ce  seul,  l'avons-nous  pro- 
duit depuis  trente  ans?  Après  que  des  troubles  si 
visiblement  marqués  du  sceau  de  la  colère  divine 
eurent  frappé  nosesprits,  que  nos  pères  de  l'ancienne 
Eglise  de  France  nous  eurent  laissé  sur  l'échafaud, 
dans  l'exil,  tant  de  grands  exemples,  avons-nous 
fécondé  leur  sang?  nous  sommes-nous  montrés 
dignes  d'être  leurs  héritiers? 

Avons-nous  crié  contre  le  siècle,  non  par  des 
paroles  tombées  de  l'histoire,  mais  avec  des  langues 
de  charité  tombées  de  notre  siècle?  Avons-nous  fait 
voir  à  ces  gens  qui  prédisent  notre  fin  que  nous  ne 
faisons  que  commencer,  que  nous  sommes  les  petits 
enfants  d'un  siècle  qui  a  tout  détruit,  mais  que  déjà 
on  peut  saisir  dans  notre  poitrine  ce  que  nous  serons 


58  SERMON 

un  jour,  quand  le  siècle  aura  grandi,  que  nous  serons 
parvenus  à  la  maturité  que  nous  n'avons  pas?  Dieu 
le  sait,  ce  n'est  pas  à  moi  de  décider  cette  question 
humaine,  chrétienne.  Disons-nous  bien  que,  hors  de 
la  charité  nous  n'avons  pas  de  force.  Imaginez  tout 
ce  que  vous  voudrez,  toutes  les  combinaisons  sociales 
possibles;  tous  les  éléments  de  puissance  réunis  ne 
seront  que  des  éléments  de  chute ,  s'ils  ne  sont  pas 
fondés  sur  la  charité. 

Tout  est  là.  Qu'est-ce  que  cela  nous  coûte?  Nous 
avons  la  grâce,  nous  avons  la  foi,  vainquons  par 
l'amour.  Puisque  nous  ne  pouvons  pas  devenir 
dos  hommes  transformés  par  la  charité,  du  moins 
saisissons  çà  et  là  les  occasions  qui  se  présentent 
pour  faire  au  moins  un  elTort  qui  nous  élève  au- 
dessus  de  nous-mêmes.  La  mer,  l'Océan,  par  sa  plé- 
nitude, ne  nous  appartient  pas,  mais  du  moins  lais- 
sons monter  en  nous  la  charité  comme  un  flot 
passager.  Ouvrons  notre  cœur  pour  une  minute ,  et 
puis  ne  le  refermons  pas,  laissons-le  entr'ouverl.  Qui 
sait,  peut-être,  quand  nous  l'aurons  entr'ouvert  un 
peu  plus.  Dieu  y  mettra  cette  puissance  céleste  par 
laquelle  il  prend  ses  saints  et  les  met  au  haut  de 
la  montagne  pour  les  montrer  aux  peuples,  et  les 
animer  de  son  inspiration  toute-puissante. 

Voilà  la  simple  exhortation  que  je  me  permets. 
Vous  savez  quelle  a  été  la  source  de  ce  saint  mys- 
tère, vous  savez  le  fléau,  vous  savez  la  charité,  vous 
savez  tout.  Eh  bien!  faites  ce  que  Dieu  seul  saura, 
et  ce  qui  vous  sera  rendu  si  abondamment  au  jour 
de  la  charité  et  de  la  justice  univers  lies.  C'est  la 


SUR    LES    DEVOIRS    DE    LA   CHARITÉ    CHRÉTIENNE        59 

grâce  que  je  vous  souhaite  avec  la  bénédiction  de 
Monseigneur. 


SUR  LES  DEVOIRS  DE  LA  CHARITÉ  CHRÉTILNNE 
ENVERS  LES  PRÊTRES  PAUVRES  ET  INFIRMES 

Prêché,  le  24  mars  1836,  à  la  chapelle  de  l'infirmerie  Marie-Thérèse, 
fondée  par  M'"^  de  Chateaubriand. 

NOTICE 

Les  inédecins  avait  prescrit  les  bains  de  mer  à  l'abbé 
Lacordaire,  dont  la  santé,  fort  délicate,  était  ébranlée 
par  les  fatigues  de  la  station  quadrngésimale.  Le  27  juil- 
let 1835,  il  écrivait  de  Dieppeà  iM'"»  Swetchine:  «  ...  M.  de 
Chateaubriand  et  tout  ce  monde -ci  (M'"^  Récamier, 
MM.  Ampère,  Ballaiiche,  etc.)  m'ont  fait  beaucoup  d'ac- 
cueil. Il  nous  a  lu  l'autre  jour  des  fragments  de  ses  mé- 
moires :  c'était  le  moment  des  Cent  jours.  Son  style  est 
toujours  le  même:  il  est  le  roi  de  l'expression.  Mais  nous 
ne  l'avons  plus  depuis  avant- hier  qu'il  nous  a  quittés, 
non  sans  emporter  de  moi  la  promesse  d'un  petit  discours 
à  Marie-Thérèse  pour  cet  hiver.  Je  mène  une  vie  de  gla- 
diateur contre  ces  petits  discours ,  et  je  suis  heureux 
d'avoir  échappé  hier  à  l'apôtre  saint  Jacques ,  qui  est  le 
patron  de  ma  paroisse  actuelle...  » 

Le  petit  discours  promis  fut  prêché,  l'année  suivante, 
devant  une  assemblée  d'élite  dans  laquelle  on  remarquait 
l'illustre  auteur  du  Génie  du  christianisme,  et  sous  la 
présidence  de  M^  l'archevêque  de  Paris,  qui,  après  le  sa- 
lut, posa  et  bénit  la  première  pierre  du  nouveau  bâtiment 
destiné  aux  ecclésiastiques  admis  à  l'infirmerie. 


60  SERMON 

ANALYSE'    ET    FRAGMENT'-' 

L'orateur  parla  avec  onction  et  éloquence  des 
soins  que  la  religion  réclame  dans  notre  société. 

«  Le  clergé  est  pauvre  et  doit  l'être;  mais  il  ne 
faut  pas  que  sa  misère  soit  telle  que  la  sérénité  de 
ses  fonctions  en  soit  troublée.  Le  prêtre  est  nourri 
par  l'État;  mais  cette  subsistance,  peut-il  en  refuser 
la  moitié  aux  indigents? 

«  N'a-t-il  pas  d'ailleurs  d'autres  besoins?  Le 
prêtre  ne  peut  pas  travailler  de  ses  mains.  Sa  vie 
s'use  à  l'autel,  mais  sans  autre  fruit  que  la  grâce 
qui  en  découle. 

«  Que  faire?  Se  réfugier  dans  le  sein  de  la  charité 
chrétienne,  et  recevoir  ces  pieuses  aumônes  que  les 
femmes  sont  toujours  les  premières  à  offrir,  parce 
qu'elles  ont  le  cœur  plus  dégagé  des  vaines  tour- 
mentes du  siècle.  » 

Montrant  alors  avec  un  art  touchant  les  liens 
plus  étroits  qui  existent  entre  les  besoins  des  prêtres 
et  la  charité  des  femmes ,  et  par  conséquent  la  dette 
de  reconnaissance  contractée  parcelles-ci  plus  grande 
et  plus  sacrée,  l'orateur  s'exprima  en  ces  termes  : 

«...  Ces  luttes  puissantes,  ces  existences  pleines 
de  veilles  et  de  travail,  toutes  ces  laborieuses  desti- 
nées du  sacerdoce  sont  au-dessus  des  forces  de  votre 
sexe  :  il  y  a  plus,  en  quelque  sorte  étrangères  à  vos 
douces   et  utiles  destinées;  ces  devoirs  vous    sont 

»  Voir  l'Univers  du  26  mars  1836. 

'  Voir  la  Gazette  de  France  du  7  avril  1836.  —  Études  reli- 
gieuses :  M.  Lacordaire  chez  M.  de  Chateaubriand. 


SUR  LES  DEVOIRS  DE  LA  CHARITÉ  CHRÉTIENNE    61 

défendus  par  vos  devoirs,  ces  vertus  interdites  par 
vos  propres  vertus.  Et  cependant  que  ne  duvcz-vous 
pas  aux  prêtres!  Dans  toute  société  chrétienne  ce 
sont  de  nobles  et  puissants  intermédiaires  entre 
vous  et  vos  affections ,  les  tuteurs  de  votre  faiblesse, 
les  gardiens  de  votre  bonheur.  Comme  à  tous ,  les 
prêtres  vous  ouvrent  la  vie  de  la  religion  dans  le 
baptême,  vous  préparent  aux  saintes  initiations  des 
sacrements,  consacrant,  conseillant,  éclairant  quel- 
quefois ces  unions  d'où  dépend  votre  vie.  Entre  le 
voile  blanc  des  épousées  et  le  linceul  des  funé- 
railles, la  protection  du  prêtre  vous  suit  partout 
sans  vous  abandonner  un  instant.  La  tendresse  de 
vos  enfants ,  l'affection  de  vos  époux  ou  leur  retour, 
sont  leur  ouvrage ,  car  ils  prêchent  tous  ces  de- 
voirs de  famille  dont  se  compose  votre  félicité.  Que 
ne  devez-vous  pas  aux  prêtres  I 

«  Aux  prêtres ,  de  nouveaux  et  do  touchants  de- 
voirs sont  imposés  dans  le  temps  où  nous  sommes, 
devoirs  inconnus  dans  les  siècles  passés ,  comme  les 
nouveaux  besoins  du  sacerdoce.  Quand  la  voix  de 
saint  Vincent  de  Paul  trouvait  des  mères  pour  ces 
millions  d'enfants  qui  lui  doivent  et  qui  lui  devront 
la  vie,  et  qui  à  deux  pas  de  cette  demeure  vivent 
du  lait  qu'il  a  fait  couler  pour  eux,  Vincent  et  ses 
dignes  émules  ne  connaissaient  que  la  pauvreté  vo- 
lontaire. Mais  depuis  que  le  ciel,  dirai-je  dans  sa 
justice  sévère,  dirai-je  dans  sa  bonté?  a  purifié  le 
clergé  de  son  opulence,  le  prêtre  brisé  des  fatigues 
de  l'apostolat  éprouve  au  bout  de  sa  carrière  cette 
pauvreté  qu'il  assistait  jadis,  et   n'est  pas  sûr  de 


62  SERMON 

trouver  dans  sa  vieillesse  le  paiii  de  ses  derniers 
jours  et  le  lit  de  mort  de  son  agonie.  Ce  sont  ces 
vénérables  misères  que  vous  devez  secourir  en  ce 
moment.  Quand  ces  vies  si  utiles  et  si  nécessaires 
au  monde ,  plus  nécessaires  aux  riches  qu'aux 
pauvres,  car  le  riche  a  de  plus  grands  devoirs  et  de 
plus  difficiles  vertus,  quand  ces  vies  sont  épuisées 
de  dévouements ,  usées  de  travail,  dévorées  par  le 
zèle,  il  faut  qu'elles  puissent  trouver  dans  ce  séjour 
de  repos  et  de  prière,  asile  unique  dont  nul  asile 
rival  ne  s'élève  en  France ,  une  dernière  retraite  et 
un  premier  tombeau...  » 


SUR  LE  DOGME  DE  LA  RÉSURRECTION 
TRIOMPHE  DU  CHRISTIANISME 

Prêché  à  Rome,  à  Saint -Louis -des -Français,  le  jour  de  Pâques, 
19  avril  1840. 

NOTICE 

Après  un  nouveau  séjour  prolongé  à  Rome  (1836-1837), 
Tabbé  Lacordaire  se  rendit  à  Metz  pour  y  prêcher  des  con- 
férences. Chemin  faicant,  il  s'arrêta  à  Villersexel ,  chez 
M.  le  marquis  de  Grammont,y  donna  lecture  de  sa  Lettre 
sur  le  Saint-Siège ,  encore  inédite,  et  prêcha  dans  l'église 
du  village  (octobre  1837). 

Entré  dans  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs  le  9  avril  1839, 
il  écrivait  à  M"""  Swetchine  le  13  mai  de  Tannée  suivante  : 

«  ...  Nous  avons  fait  nos  vœux,  le  12  avril,  avec  une 
grande  joie...  Le  lendemain  nous  étions  sur  la  route  de 


SUR    LE   I)0(JME    DE    L\    RÉSURRECTION  63 

Rome...  Les  Français  me  supplièrent  de  prêcher  le  jour 
de  Pâques.  J'y  avais  grande  répugnance,  comme  vous  le 
pensez;  mais  dès  le  lendemain  malin  une  lettre  de  l'abbé 
Lacroix  (clerc  national  de  France),  m'y  ayant  invile  au  nom 
de  l'ambassadeur,  je  ne  pus  refuser.  C'était  la  première 
fois  que  je  parlais  à  Rome  et  dans  mon  habit  dominicain. 
La  foule  était  considérable  à  Saint-Louis... 

«  Le  peu  do  temps  de  préparation  et  la  nouveauté  du 
terrain  ne  m'ont  pas  permis  d'être  ce  que  j'aurais  voulu; 
toutefois  mon  amour -propre  n'a  pas  eu  trop  à  souffrir. 
Mais  il  s'est  élevé  aussitôt  les  mêmes  luttes  qu'à  Paris  et 
à  Metz,  les  uns  approuvant,  les  autres  furieux;  et  pen- 
dant près  de  quinze  jours  il  n'a  été  question  que  de  cela. 
Heureusement  j'avais  un  cardinal  dans  mon  auditoire, 
quatre  évèques,  plusieurs  prélats,  des  Jésuites,  des  Domi- 
nicains, et  il  a  été  impossible  d'en  rien  extraire  de  ré- 
préhensible...  » 

De  son  côté,  M'"''  Albert  de  la  Ferronays  écrivait  à 
M.  de  Montalembert  (Rome,  28  avril). 

«  ...  Cher  ami,  j'ai  enfin  entendu  prêcher  le  P.  Lacor- 
daire.  Je  crois  que  cela  a  dépassé  ce  que  j'imaginais, 
quoique  mon  imagination  allât  loin.  Ûh!  que  j'aime  ce 
feu, cette  coi.viction  d'airain, cette  foudroyante  éloquence! 
Que  j'aurais  voulu  pouvoir  et  faire  quelque  chose  après 
cela!  Il  a  déplu  à  quelques-uns,  mais  je  méprise  ces  cri- 
tiques. Que  j'aurais  voulu  l'entendre  encore!  Il  demande 
de  vos  nouvelles  avec  tendresse  *.  » 

Nous  donnuns  le  plan  et  l'analyse  abrégée  de  ce  sermon 
d'après  la  letLre  du  P.  Lacordaire  à  M"'^  Swetchine,  com- 
plétée par  d'autres  souviuirs,  et  surtout  par  les  no!es 
de  voyages,  qu'un  auditeur  compétent,  M.  Ernest  Naville, 
a  bien  voulu  nous  communiquer. 

1  Voir  aussi  dans  l'Univers,  3  mai  18'iU,  la  lettre  écrite  de 
Rome,  le  20  avril,  par  un  jouue  diplomate  qui  fui  enlliousiasmé 
de  ce  sermon. 


64  SERMON 

PLAN    KT    ANALYSE 

In  mnndo  pressnram  habehitig, 
sed  confldite:  Ego  vici  mvndum. 

«  Vous  aurez  des  tribulation« 
dans  le  monde;  mais  prenez  cou- 
rage: J'ai  vaincu  le  monde.» 

(S.  Jban,  XVI,  33.) 

«  Nous  avons  vaincu!  nous  avons  vaincu!...  La 
victoire  du  christianisme  vient  de  sa  triple  force 
dans  l'ordre  des  idées,  dans  l'ordre  des  affections, 
dans  l'ordre  de  la  puissance. 

«  Or  le  dogme  de  la  résurrection  est  le  triomphe 
du  christianisme.  Il  a  assuré  sa  victoire  dans  ces 
trois  ordres  :  nous  devons  par  conséquent  montrer 
sa  triple  valeur  logique,  morale  et  sociale.  » 

I.  — Valeur  logique.  Dans  l'ordre  des  idées,  la 
résurrection  seule  explique  bien  le  mystère  de  la 
mort,  en  la  montrant  comme  un  mal  et  une  peine 
amenés  par  le  péché  du  premier  homme.  Aucune 
autre  doctrine  n'a  su  interpréter  ce  mystère.  Le 
dogme  de  la  résurrection  a  triomphé  du  panthéisme, 
qui  regarde  la  mort  comme  une  phase  de  la  vit  ;  du 
manichéisme,  qui  professe  qu'elle  est  une  dilatation 
delà  vie;  du  matérialisme,  qui  n'y  voit  qu'un  anéan- 
tissement. 

IL  —  Valeur  morale.  Dans  l'ordre  des  affections, 
ce  dogme,  en  faisant  naître  la  vie  de  la  mort  par  le 
dévouement  et  le  sacrifice,  a  triomphé  de  l'égoïsme, 
base  principale  de  l'antiquité. 

III.  —  Valeur  sociale.  Dans  l'ordre  de  la  puis- 
sance, il  a  créé  le  martyre,  seule  force  de  la  puis- 


SUR  LE  DOGME  DE  LA  RÉSURRECTIOW       65 

sance  spirituelle  contre  la  force  de  la  puissance  phy- 
sique et  la  tyrannie  des  pouvoirs  temporels...  «Ainsi, 
rnoi,  ministre  de  Dieu,  avec  sa  seule  parole,  je  puis 
plus  que  les  princes... 

«  Nous  assistons  maintenant  à  un  autre  triomphe 
del'Eglise.à  son  triomphesurleprotestantismeetsur 
le  rationalisme.  Leurs  doctrines  meurent  dans  toute 
l'Europe  après  avoir  montré,  pendant  trois  siècles, 
qu'elles  sont  impuissantes:  dans  l'ordre  des  idées,  où 
elles  apportent  la  négation  et  la  contradiction  ;  dans 
l'ordre  dos  sentiments,  car  elles  sont  incapables 
d'inspirer  la  vertu  de  sacrifice;  dans  l'ordre  social, 
puisqu'elles  ne  font  que  troubler  et  diviser. 

«  Ce  triomphe  s'accomplit  surtout  au  sein  de  la 
France,  qui,  si  elle  a  eu  des  torts,  commence  à  les 
réparer  largement.  Elle  va  sauver  l'Église  une  qua- 
trième fois  contre  le  rationalisme,  comme  elle  l'a 
sauvée  déjà  trois  fois,  sous  Glovis  contre  l'aria- 
nisme,  sous  Charlemagne  contre  l'oppression  en 
créant  l'État  pontifical,  sous  la  Ligue  contre  le  cal- 
vinisme. D'ici  à  vingt-cinq  ou  trente  ans,  cela  devien- 
dra clair  pour  tout  le  monde.  La  France  est  le  pal- 
ladium de  l'Église. 

«...  Messieurs,  vous  allez  quitter  Rome,  qui  est 
la  tête  et  le  cœur  du  christianisme,  mais  c'est  pour 
retourner  dans  notre  France,  qui  en  est  le  bras 
droit...  Vous  qui  croyez,  ayez  espérance!  Et  vous 
qui  ne  croyez  pas,  patience!...  » 


66  SERMON- 

SUR   LES   BIENS   QUE  DONNE  LE   MONDE 
ET  SUR  Cr.DX  QUE  DONNE  JÉSUS -CHRIST 

Prêché  à  Bordeaux,  le  l^""  février  1842,  dans  la  chapelle  de  la  maison 
des  Filles  repenties,  dite  maison  de  la  Miséricorde. 

NOTICE 

Vers  la  fin  de  1840,  le  maître  général  des  Frères  Prê- 
cheurs envoya  le  P.  Lacordaire  à  Paris  «  pour  montrer 
que  le  rétablissement  des  Dominicains  français  n'était 
pas  une  chimère  ». 

L'inauguration  solennelle  de  leur  Ordre  et  de  leur  habit 
en  France  eut  lieu,  le  14  février  1841 ,  à  l'occasion  d'un 
sermon  de  charité  pour  les  pauvres  visités  par  la  Société 
de  Saint-Vincent-de-Paul.  Le  P.  Lacordaire  parut  à  Notre- 
Dame  avec  sa  tête  rasée,  sa  tuniquo  blanche  et  son  man- 
teau noir  au  milieu  d'une  foule  qui  débordait  de  la  perle 
au  sanctuaire.  Aspirant  à  couvrir  de  la  popularité  des 
idées  l'audace  de  sa  présence,  il  choisit  pour  sujet  de 
son  discours  la  Vocation  de  la  nation  française;  le  suc- 
cès surpassa  son  attente. 

Dès  l'Avent  de  cette  année,  il  reprit  à  Bordeaux,  et 
l'hiver  suivant  à  Nancy,  le  cours  de  ses  conférences  en 
province,  interrompu  depuis  la  station  de  Metz  (1838). 
«  L'horizon  de  la  France  s'était  fort  assombri  en  quelques 
mois  ,  et  pour  passer  plus  facilement  avec  les  siens  entre 
les  nuages  et  la  foudre,  tout  en  semant  dans  la  tempête,  » 
il  dut  se  résigner  à  ne  paraître  en  chaire  qu'en  couvrant 
d'un  rochetsa  robe  blanche. 

Pendant  la  station  de  Bordeaux,  dont  le  succès  fut  si 
éclatant, le  conférencier  prêcha  divers  sermons  de  circon- 
stance*. Nous  donnons  l'analyse  de  celui  qu'il  prononça 
dans  la  chapelle  de  la  Miséricorde. 

*  <i  Hier,  dit  la  Guienne  du  8  décembre  18^1 ,  une  société 


SUR   LES   BIENS   DU    MONDE   ET   CEUX   DE   JÉSUS-CHRIST   67 

On  lit  dans  la  Guienne  (2  février  1842   : 

«  Tout  ce  que  Bordeaux  renferme  de  riche  et  d'opulent 
assistait  à  ce  sermon.  Le  R.  P.  Lacordaire  n'a  peut-être 
jamais  été  si  entraînant  et  si  simple;  il  a  ému  tout  son 
auditoire  en  traçant  le  tableau  des  filles  repenties,  au 
milieu  de  leur  pauvreté  et  de  leur  pénitence.  » 

ANALYSE' 


Qiui  rite  primvm  reynum  Dei  et  jti- 
stitiam  ejjis ,  et  hœc  oninia  adjiciejitur 
voMs. 

«  Cherchez  premièrement  le  royaume 
de  Dieu  et  sa  Justice,  et  le  rcâte  vou» 
sera  donné  par  surcroît.  » 

(S.  MATrH.,  Ti,  33.) 


Le  bien  et  le  mal  se  disputent  l'humanité.  Le  gé- 
nie du  mal  déploie  son  incessante  activité ,  et  il  dit 
aux  hommes  :  Venez  avec  moi;  je  vous  donnerai 
des  richesses,  et  vous  jouirez  de  tous  les  plaisirs 
des  sens  ;  venez  avec  moi ,  et  je  vous  donnerai 
toutes  les  jouissances  de  l'esprit,  les  honneurs,  les 
dignités;  vous  serez  supérieurs  aux  autres  hommes, 
qui  rendront  hommage  à  votre  supériorité  et  seront 
les  esclaves  de  votre  fortune;  venez  avec  moi,  et  je 
vous  donnerai  toutes  les  joies,  toutes  les  émotions 
du  cœur. 

Voilà  ce  que  dit  le   monde  à  l'homme;  et  il  ne 

d'élite  s'était  réunie  dans  la  chapelle  de  la  rue  Margaux,  pour 
entendre  le  P.  Lacordaire,  ce  prédicateur  éloquent  qui  possède 
à  un  si  haut  degré  le  talent  ûe  se  faire  admirer  par  ses  nom- 
breux auditeurs,  d 

'  Rédigée  par  un  auditeur  très  compétent.,  M.  Jacquemet, 
ingénieur,  frère  de  l'évèque  de  Nantes,  et  communiquée  par 
son  ami,  M.  Raboulet-Chevallier. 


fis  SERMON 

peut  pas  dire  autre  chose  que  ce  que  le  tentateur  a 
dit  à  Jésus-Christ  dans  le  désert:  Si  vous  êtes  le  Fils 
de  Dieu,  dites  à  ces  pierres  de  se  changer  en  pain... 
C'est  la  tentation  du  corps  :  les  besoins  d'abord,  et 
puis  les  plaisirs  des  sens.  Ensuite  le  démon  prit 
Jésus-Christ  dans  la  ville  sainte  et  le  porta  sur  le 
sommet  du  Temple ,  en  lui  disant  :  Si  vous  êtes  le 
Fils  de  Dieu,  jetez-vous  de  haut  en  bas,  car  il  est 
écrit  :  Dieu  voils  a  confié  à  ses  anges,  et  ils  vous 
porteront  dans  leurs  mains,  de  peur  que  vous  ne 
heurtiez  le  pied  contre  quelque  pierre.  C'est  la 
tentation  de  l'esprit  :  l'orgueil,  l'égoïsme,  l'indé- 
pendance. Enfin  le  diable  porta  le  Sauveur  sur 
une  montagne  élevée;  là  il  lui  fit  voir  tous  les 
royaumes  du  monde  avec  leur  gloire,  et  il  lui  dit  : 
Je  vous  donnerai  tout  cela,  si  vous  vous  prosternez 
et  si  vous  m'adorez.  Voilà  la  tentation  du  cœur  : 
l'ambition  sans  mesure,  la  soif  des  honneurs  et  des 
dignités  du  monde. 

Jésus-Christ  n'agit  pas ,  ne  parle  pas  comme  le 
monde;  il  ne  cherche  pas  à  séduire,  mais  il  montre 
le  but  vers  lequel  tout  homme  doit  tendre,  sans  faire 
briller  aux  yeux  l'éclat  des  promesses.  Cherchez  d'a- 
bord, nous  dit-il,  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice, 
et  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  Le  monde 
promet  beaucoup  et  tient  peu.  Jésus-Christ  donne 
baeucoup  plus  qu'il  ne  promet.  Voyons  donc  ce  que 
donne  le  monde  à  ceux  qui  lu  suivent,  ce  qu'il  donne 
à  leur  corps,  à  leur  esprit,  à  leur  cœur.  Ce  sera  l'objet 
de  la  première  partie  de  ce  discours.  Voyons  ce  que 
Jéous-Chrisl  donne  à  ceux  qui  cherchent  son  royaume 


I 


SUR   LES   BIENS   DU   MONDE  ET   CEUX   DE    JÉSUS-CHRIST   69 

et  sa  justice  :  ce  qu'il  donne  à  leur  corps,  à  leur 
esprit,  à  leur  cœur.  Ce  sera  l'objet  de  la  deuxième 
partie  de  ce  discours. 

I.  —  Vous  savez  ce  que  dit  le  monde ,  il  ne  voit  que 
Iq présent,  il  n'y  a  que  le  présent  pour  les  hommes 
du  monde,  et  il  s'en  attribue  toutes  les  faveurs, 
toutes  les  joies.  Que  de  promesses  il  fait  pour  le 
corps,  de  délices  et  de  bonheur,  au  milieu  de  ses 
fêtes,  de  ses  banquets,  de  ses  richesses!  mais  que 
donne-t-il,  en  fin  de  compte?  Peut-il ,  avec  sa  civili- 
sation charnelle,  avec  ses  recherches  pour  améliorer 
l'état  de  la  société,  pour  donner  du  bien-être  au 
peuple;  a-t-il  même  pu  parvenir  à  lui  donner  tou- 
jours le  pain  qui  doit  l'empêcher  de  mourir  de  faim? 
Non ,  et  l'histoire  de  notre  siècle  est  là  pour  le  dé- 
montrer; les  commotions  populaires,  les  cris  de 
détresse  que  pousse  quelquefois  le  peuple  aux  abois, 
le  peuple  sans  pain  et  sans  travail,  c'est-à-dire  sans 
pain  et  sans  moyens  de  s'en  procurer  ;  ces  fermenta- 
tions sociales,  cette  misère  poussée  si  souvent  jus- 
qu'à la  dépravation,  celte  pauvreté  si  répandue, 
que  dis-je?  ce  mot  nouveau,  que  les  siècles  précé- 
dents ne  connaissaient  pas,  ce  mot  qui  exprime  une 
chose,  un  mal  inconnu  avant  nous,  le  paupérisme, 
c'est-à-dire  la  misère  devenue  un  système  social ,  la 
misère  systématisée,  oh!  tout  cela  prouve  bien  que 
le  monde  n'a  pas  de  quoi  donner  au  peuple  ce  qu'il 
faut  pour  le  nourrir. 

Dieu  seul  a  la  paternité,  parce  que  c'est  lui  qui 
nous  a  créés  :  le  monde  n'a  pas  la  maternité,  il 
n'est  qu'une  marâtre.  Voyez  ce  que  fait  le  monde; 


70  SERMON 

il  choisit  entre  ses  enfants  pour  en  avantager  quel- 
ques-uns; il  commence  par  donner  à  la  grande  ma- 
jorité ,  malgré  ses  promesses ,  il  commence  à  leur 
donner,  quoi?  la  misère;  et  il  réserve  tout,  j'entends 
tout  ce  qu'il  peut  donner,  pour  un  petit  nombre  de 
favoris.  Les  voyez-vous  ceux-là,  les  favoris,  les 
voyez -vous,  couchés  dans  la  mollesse,  foulant  de 
somptueux  tapis,  vivant  dans  des  palais  au  milieu 
des  festins  les  plus  splendides  et  des  fêtes  les  plus 
cuivrantes?  Ceux-là,  le  monde  les  montre  avec 
tierté;  tous  les  plaisirs  des  sens  ne  sont-ils  pas  pour 
eux?  et  leurs  corps  n'ont-ils  pas  reçu  tout  ce  qu'ils 
peuvent  désirer  pour  le  bien-être?  Eh  bien!  non, 
mes  Frères,  le  monde  n'a  fait  qu'avilir  leurs  corps. 
Dieu  avait  donné  à  ce  jeune  homme  cette  beauté 
qui  luit  sur  un  front  de  vingt  ans,  cette  taille  élan- 
cée qui  domine  la  nature,  cette  stature  qui  annonce 
un  roi  au  milieu  de  la  création;  il  lui  avait  donné 
ce  regard  angélique  qui  est  un  reflet  du  ciel,  ce  front 
qui  regarde  en  haut  et  sur  lequel  se  peignent  toutes 
les  noblesses  de  son  âme,  ces  lèvres  qui  ne  distil- 
laient que  des  paroles  pures,  que  des  paroles  ai- 
mantes; il  lui  avait  donné  ces  mains  qui  ne  se  con- 
tractaient que  dans  les  émotions  de  l'amitié,  ce 
cœur  qui  ne  battait  que  pour  des  sentiments  nobles, 
louables,  généreux,  qui  ne  battait  que  pour  le  bon- 
heur de  sa  famille  et  de  l'humanité.  Qu'est-ce  que 
tout  cela  est  devenu  entre  les  mains  du  monde? 
Voyez-vous  ce  corps  voûté ,  cet  œil  glacé,  ce  visage 
décharné ,  celle  main  contractée  par  le  mal ,  ce 
cœur  qui  ne  bat  plus  au  contact  du  cœur  d'un  ami , 


SUR   LES  BIENS  DU   MONDE   ET   CEUX    DE   JÉSUS-CHRIST    71 

d'un  frère?  Voyez- vous  ce  spectre  ambulant,  der- 
rière lequel  on  croit  déjà  entendre  les  pas  du  fos- 
soyeur? 0  monde  1  qu'as-tu  fait  de  tant  de  beauté  et 
de  tant  de  gloire? 

Donc  le  monde  ne  procure  que  l'avilissement  du 
corps. 

Il  réussira  moins  encore  à  glorifier  l'esprit;  car 
les  sciences  physiques  peuvent  bien  quelque  chose 
pour  développer  les  intérêts  matériels;  mais  l'homme 
n'est  pas  tout  matière,  il  y  a  des  intérêts  moraux 
qui  prédominent  sur  tous  les  autres,  et  le  monde  ne 
sait  pas,  ne  peut  pas  satisfaire  ces  intérêts.  Il  est 
donc  impuissant  à  guérir  la  plaie  sociale  de  l'esprit 
humain,  auquel  il  n'offre  pour  lui  servir  d'appui  que 
des  opinions  décousues,  bizarres  et  quelquefois  ab- 
surdes. 

Le  cœur,  ah  !  le  cœur  !  que  peut  le  monde  pour 
satisfaire  et  rassasier  ce  pauvre  cœur  humain?  Au 
milieu  de  toutes  ces  joies  frivoles ,  au  milieu  de  ces 
triomphes  de  l'ambition,  le  cœur  de  l'homme  est 
toujours  agité,  toujours  flétri;  car  le  dégoût  est 
au  fond  de  toutes  ces  choses,  et  l'ennui,  un  ennui 
inexorable ,  fait  le  fond  de  la  vie  humaine ,  comme 
le  dit  Bossuet. 

II. —  Quel  changement,  mes  Frères,  quand,  après 
avoir  considéré  ce  que  donne  le  monde,  on  con- 
temple les  dons  de  Jésus-Christ  pour  la  nourriture 
du  corps  de  l'homme,  pour  la  glorification  de  son 
esprit,  pour  la  béatification  de  son  cœur! 

Nous  autres,  nous  possédons  le  remède  à  la  faim  et 
à  la  soif  qui  tourmentent  le  peuple:  nous  possédons 


72  SERMON 

le  moyen  infaillible  de  faire  disparaître  la  misère, 
le  paupérisme,  qui  gangrènent  la  société,  et  ce 
moyen  nous  a  été  enseigné  par  une  bouche  qui  ne 
peut  tromper  et  dont  les  paroles  subsisteront  lors 
même  que  le  ciel  et  la  terre  seraient  bouleversés  : 
Cherchez  d'abord,  nous  di  dit  Jésus-Chrisl,/e  royaume 
de  Dieu  et  sa  justice,  et  tout  le  reste  vous  sera  donné 
par  surcroît.  Dieu  nourrit  les  oiseaux  du  ciel;  il 
protège  le  lis  de  la  vallée,  qu'il  a  vêtu  plus  riche- 
ment que  Salomon  dans  toute  sa  gloire.  Ne  valez- 
vous  pas  mieux  que  tout  cela,  hommes  de  peu  de  foi? 
Cherchez  donc  d'abord  Dieu  et  sa  jusiice,  et  votre 
pain  quotidien  ne  vous  manquera  jamais. 

En  voulez-vous  une  preuve  écrasante?  Regardez 
cette  maison  avec  les  trois  cents  filles  qu'elle  nour- 
rit :  elle  n'a  pas  de  revenus;  elle  n'amasse  pas,  ce 
serait  insulter  à  la  Providence  :  on  n'y  pourvoit 
jamais  qu'au  présent;  l'avenir  est  confié  à  Dieu; 
on  y  fait  même  des  dettes,  quand  il  le  faut,  pour 
sauver  des  âmes.  Oh  !  ne  vous  inquiétez  pas ,  ses 
créanciers  sont  tranquilles ,  car  Dieu  est  le  débi- 
teur, il  payera.  Et  celte  maison,  mes  Frères,  où  l'on 
n'apporte  rien,  dont  les  vices  de  notre  société  aug- 
mentent sans  cesse  les  charges,  subsiste  ainsi,  non 
pas  seulement  depuis  six  mois,  non  pas  seulement 
depuis  deux  ans,  elle  subsiste  ainsi  depuis  cin- 
quante ans;  et  ces  pauvres  filles  reçoivent  à  temps 
le  pain  qui  leur  est  nécessaire:  Dieu  leur  enverrait, 
comme  à  Élie,  un  ange  pour  les  nourrir,  plutôt  que 
de  les  laisser  mourir  de  faim. 

Et  qu'est  ce  prodige  auprès  d'un  autre  prodige 


SUR   LES   BIENS   DU    MONDE   BT   CEUX    DE   JÉSUS-CHRIST   73 

plus  grandencore!  Elles  viennent  ici,  ces  filles,  telles 
que  le  monde  les  a  dotées.  Et  ce  monde  que  leur 
a-t-il  laissé?  Rien;  que  dis-je?  moins  que  rien.  J'en 
ai  dit  assez ,  vous  tuppléerez  à  ce  que  je  ne  dis  pas, 
par  respect  pour  celles  dont  je  parle...  Eh  bien! 
qu'est-il  arrivé  à  ces  pauvres  âmes  tombées  dans 
l'humiliation,  flétries  par  le  monde?  Qu'est -il  ar- 
rivé? Elles  ont  franchi  le  seuil  d'une  porte  et  elles 
ont  reconquis  l'estime  de  Dieu,  l'estime  des  hommes 
et  leur  propre  estime;  elles  ont  reconquis  toute  la 
dignité  humaine  ;  elles  sont  transfigurées,  et  le  monde 
ne  les  reconnaît  plus.  Et  si  je  pouvais  vous  faire 
lire  au  fond  de  leurs  cœurs,  quel  nouveau  prodige 
vous  y  découvririez!  Combien  vous  seriez  surpris  de 
voir  les  flots  de  bonheur  qui  les  inondent!  iVlais 
enfin  je  n'ai  pas  besoin  de  cela;  elles  sont  ici  ou 
milieu  d'une  vie  dure  et  austère,  d'une  vie  de  priva- 
tions et  de  pénitences.  Souvent,  d'après  les  calculs 
ordinaires,  elles  sont  sur  le  point  de  manquer  de 
tout,  même  de  pain;  qu'est-ce  donc  qui  les  retient 
ici?  car  la  porte  est  ouverte,  et  elles  ne  sortent  pas. 
Elles  sont  donc  contentes?  Oui ,  elles  sont  contentes 
et  heureuses.  C'est  que  cette  maison  est  la  mai- 
son de  Jésus-Christ  ;  c'est  véritablement  la  maison 
de  Nazareth  :  c'est  ici  la  sainte  famille  de  Jésus- 
Christ;  oui,  elles  sont  les  filles  bien-aimées  de 
Jésus-Christ,  leur  Sauveur,  qui  les  a  guéries,  qui 
les  a  ressuscilées  à  sa  grâce ,  qui  les  aime  du  plus 
ardent  amour  et  qui  leur  verse  chaque  jour  ses  plus 
abondantes  bénédictions. 
Que  viens-je  donc  faire  ici?  Mes  Frères,  ces  murs, 


74  SERMON 

ces  murs  bénis  ne  sont- ils  pas  plus  éloquents  que 
ma  parole?  Pourquoi  osé-je  parler  ici?  Est-ce  pour 
ces  saintes  filles,  ces  filles  do  Jésus -Christ?  Oh! 
non,  elles  n'en  ont  pas  besoin,  car  elles  ont  Dieu 
pour  père.  Si  je  viens  prier  ici,  c'est  pour  moi, 
c'est  pour  vous.  Je  ne  suis  ici  qu'un  mendiant  qui 
vient  leur  demander  Vaumônc  de  leurs  prières,  afin 
que  Dieu  bénisse  l'œuvre  de  ma  vocation,  l'œuvre 
que  je  suis  venu  entreprendre  à  Bordeaux ,  afin  que 
Dieu  me  bénisse  moi-même. 

Et  vous,  mes  Frères,  est-ce  pour  ces  pauvres 
filles  que  vous  êtes  v  mus  ?  Oh  !  n'ayez  pas  la  pré- 
somption de  le  croire,  mais  bénissez  Dieu  de  ce  qu'il 
a  bien  voulu  mettre  à  un  si  faible  prix  les  faveurs 
qu'il  vous  prépare  par  l'intermédiaire  des  prières 
de  celte  maison.  Et  qui  de  vous  n'a  pas  un  père,  un 
frère,  un  époux,  un  fils  dont  vous  demandez  la 
conversion?  Vous  êtes  donc  associés  à  mon  œuvre, 
à  ma  prédication  ;  je  sème,  mais  Dieu  seul  fait  fruc- 
tifier la  semence,  et  il  la  fera  fructifier  dans  l'esprit 
et  le  cœur  de  cet  époux,  de  ce  fils  chéri,  en  faveur 
de  votre  aumône  de  ce  jour. 

Dieu  ne  vous  a  donné  la  fortune  selon  le  monde 
que  pour  vous  donner  le  moyen  de  la  sanctifier  et 
d'en  faire  des  trésors  pour  le  ciel,  en  la  versant 
dans  le  sein  des  pauvres ,  et  vous  concevez  mainte- 
nant comment  l'économie  catholique  assure  la  dis- 
parition de  la  misère  et  du  paupérisme  :  c'est  que 
le  jour  où  il  y  aura  en  France  unité  religieuse  et 
pratique  sincère  du  christianisme,  il  y  aura,  au-de- 
vant des  mains  que  je  tendrai  pour  demander  le  pain 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIKES  EN  GÉNÉRAL   75 

(le  la  churilé,  il  y  aura  des  milliers  de  bras  déjà 
tendus  pour  secourir  celui  qui  souffre, 

11  n'est  pas ,  mes  Frères  ,  de  plus  sûr  moyen  de 
gagner  le  ciel  que  l'aumône,  parce  que  V aumône ^ 
dit  la  sainte  Écriture,  rac/tè/e /a  multilude  des  péchés. 

Donnez  donc  sur  la  terre,  et  il  vous  sera  pardonné 
beaucoup  dans  le  ciel,  qui  est  voire  patrie  et  la 
mienne.  Ainsi  soit-il. 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIRES  EN  GENERAL 
SUR  LE  SANCTUAIRE  DU  MONT-CARMEL 

Prêché,    à  la  cathédrale   de  Versailles,   le   26   novembre   1843, 
pour  le  rétahlissemeat  de  l'hospice  et  du  sanctuaire  du  Mont-Carmel. 

NOTICE 

Le  P.  Lacordaire  ne  cessait  pas  de  faire  «  une  guerre 
de  gladiateur  »  aux  sermons  détachés  qu'on  lui  demandait 
de  toutes  parts'.  Mais,  s'il  refusait  presque  toujours  les 

'  SigHalona,  d'après  le  journal  l'Espérance ,  divers  sermons 
ou  allocutions  prêches  par  le  P.  Lacordaire  pendant  son  pre- 
mier séjour  à  Nancy. 

Le  21  juin  1843,  fùle  de  saint  Louis  deGonzague,  au  petit 
séminaire  de  Potit-à-Mousson  :  Sur  les  caractères  de  la  voca- 
tion et  les  moyens  de  la  conserver. 

Le  2  juillet,  au  collège  royal  de  Nancy,  à  l'occasion  de  la  pre- 
mière communion  et  de  la  cunfirmation.  «  ...  Avant  le  renou- 
vellement des  promesses  du  baptême,  il  exposa  à  son  jeune 
auditoire  la  parabole  du  bon  Samaritain.  Son  allocution  fut 
aussi  élincelante  d'éloquence  que  pénétrante  d'onction...»  (Lettre 
écrite  à  M.  Th.  Foisset,  le  li  mai  1868,  par  M.  Lamblin,  au- 
mônier du  collège,  devenu  vicaire  général  de  Bourges.) 

Le  23  août,  au  collège  secondaire  de  Vie,  dirigé  par 
M.  VVeiss. 


76  SBRMON 

sermons  de  simple  apparat,  il  acceptait  volontiers  de  prê- 
cher des  sermons  de  charité  :  c'était,  disait- il,  sa  ma- 
nière de  faire  l'aumône.  Il  prit  bientôt  pour  règle  de  prê- 
cher chaque  année,  dans  ce  but,  deux  ou  trois  fois  entre 
les  stations  de  l'Avent  et  du  Carême,  ne  refusant  à  per- 
sonne ni  à  aucune  œuvre,  et  répondant  aux  demandes  selon 
l'ordre  où  elles  étaient  adressées,  et  inscrites  aussitôt  sur 
son  carnet.  C'est  ainsi  qu'il  arriva  au  terme  de  sa  carrière 
apostolique,  après  avoir  porté  la  parole  pour  toutes  les 
grandes  oeuvres  de  charité  fondées  en  France  dans  la 
première  moitié  du  xix"  siècle. 

Le  sermon  suivant,  dont  nous  reproduisons  l'analyse 
publiée  par  la  Chaire  catholique  (décembre  1843),  fut 
prêché  sur  la  demande  du  F.  Charles  Ognissanti,  envoyé 
par  son  Ordre  en  France  pour  remplacer  dans  son  office  de 
quêteur  le  F.  Jean-Baptiste  Cassini ,  architecte,  qui  avait 
entrepris  de  rebâtir  l'hospice  et  le  sanctuaire  du  Mont- 
Carmel. 

ANALYSE 

Après  un  court  exorde,  dans  lequel  l'orateur  ap- 
pelle sur  lui  la  bénédiction  de  la  très  sainte  Vierge 
Marie  et  se  félicite  d'avoir  été  choisi  pour  parler  en 

A  Saint-Épvre,  le  ITseplembre,  jour  de  la  fêle  patronale  de 
la  paroisse.  Prenant  pour  lexle  ces  paroles  de  saint  Paul 
(!!•  Épît.  aux  Cor.,  i,  12):  Ce  qui  fait  nntre  gloire,  c'est  le 
témoignage  de  notre  conscience  que  nous  avons  vécu  dans  la 
simplicité  du  cœur  et  la  sincérité  de  Dieu,  il  montra  que  la 
TJe  de  la  grâce  est  très  supérieure  à  celle  du  corps  et  de  l'es- 
prit, et  que  cette  vie  est  une  inconleslable  réalité  i>ralique 
pour  les  âmes  fidèles. 

Le  21  septembre,  à  Ribeauvillé,  où  il  était  venu  incognito, 
dans  la  chapelle  desScurs  de  la  Providence.  Me'  Roess,  évèque 
de  Strasbourg,  et  Mf-'^  Weiss,  évèque  de  Spire,  avaient- prêché 
le  matin  pour  la  vôture  de  plusieurs  postulantes  et  la  confir- 
mation des  élèves  du  pensionnat.  Ils  invitèrent  le  P.  Lacor- 
daire  à  prêcher  le  soir,  dès  que  sa  présence  leur  lut  sigualce. 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIRES  EN  GÉNÉRAL   77 

faveur  d'une  œuvre  qui  l'intéresse,  le  R.  P.  exprime 
l'intention  d'examiner  dans  son  discours  ce  que 
c'est  qu'un  sanctuaire  en  général,  ce  que  c'est  que 
le  sanctuaire  du  Mont-Garmel  en  particulier. 

«  ...  Un  sanctuaire  est  plus  qu'un  temple,  et 
nous  ne  pouvons,  par  conséquent,  nous  en  faire  une 
juste  idée  qu'en  examinant  d'abord  ce  que  c'est  que 
le  temple;  »  et  comme  la  première  chose  à  examiner 
c'est  l'ouvrier,  c'est  l'artiste  qui  a  fait  une  œuvre, 
afin  d'être  conduit,  de  degré  en  degré,  à  la  connaître 
davantage,  le  prédicateur  se  demande  quel  est  l'ar- 
tiste qui  a  fait  le  temple. 

«  I. —  Dieu  est  l'artiste  universel,  Deus  omnium 
artifex,  comme  dit  l'Écriture,  celui  qui,  du  pôle  in- 
visible que  nous  ne  pouvons  mesurer,  a  étendu  le 
monde  et  s'est  glorifié,  dans  ses  saints  Livres,  de 
l'habileté  et  de  l'art  qu'il  avait  déployés  dans  cet 
ouvrage. 

«  Dieu  est  le  premier  artiste,  c'est-à-dire  le  pre- 
mier qui,  avec  la  poussière,  ait  réalisé,  ait  exprimé, 
ait  rendu  des  idées  vivantes,  et  les  ait  fait  parler  et 
palpiter  jusque  dans  l'immobilité  du  marbre  et  du 
granit.  Après  lui  vient  l'homme  fait  à  son  image , 
l'homme  qui  a  reçu  puissance  sur  la  matière,  sur  la 
terre  et  sur  la  cendre,  qui  peut  à  son  tour  réaliser, 
exprimer  des  idées,  non  pas  en  créant  des  substances 
comme  Dieu,  mais  en  changeant,  en  multipliant 
leurs  formes,  et  en  méritant  à  un  autre  titre,  à  un 
degré  inférieur,  ce  nom  de  créateur  qui  est  le  pre- 
mier par  lequel  Dieu  se  révèle  à  nous;  c'est  donc 
l'homme  qui  est  l'artiste  du  temple. 


78  SERMON 

«  Quand  l'homme  détruit,  on  peut  aisément  mé- 
priser son  œuvre,  car  détruire,  ce  n'est  rien  faire; 
mais  quand,  du  fond  de  son  infirmité,  l'homme, 
entre  son  berceau  et  sa  tombe,  bâtit  quelque  chose 
qui  le  fait  tenir  debout  par  delà  lui-même,  lorsqu'il 
commande  à  un  temps  qui  n'est  pas  encore,  et  qu'il 
brave  toutes  les  vicissitudes  de  l'avenir,  nous  devons 
être  saisis  d'émotion,  de  respect,  nous  devons  admi- 
rer la  puissance  de  l'homme,  qui  touche  alors  à  la 
puissance  de  Dieu. 

«  Mais  l'homme  n'est- il  pas  une  créature  libre? 
Quand  il  fait  quelque  chose,  ne  la  fait-il  pas  parce 
qu'il  le  veut? Oui,  il  est  ainsi;  et  par  conséquent  le 
temple  est  un  ouvrage  libre  de  l'homme,  le  temple 
existe  parce  que  l'homme  l'a  voulu.  Que  quelque 
chose  qui  pouvait  ne  pas  être,  ne  soit  pas;  que 
quelque  chose  qui  peut  être  détruit  à  tout  moment, 
subsiste;  que  d'un  bout  de  l'univers  à  l'autre,  dans 
tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux,  ces  temples 
aient  groupé  autour  d'eux  des  populations  humaines, 
et  toujours  par  un  acte  de  volonté  libre  de  tant 
d'hommes,  voilà  qui  nous  émerveille! 

«  Et  de  plus,  cet  ouvrage  libre  de  l'homme,  il  est 
le  plus  grand  qu'il  ait  fait.  Quand  nous  regardons 
autour  de  nous,  dans  l'histoire  ou  dans  la  réalité  pré- 
sente, nous  ne  trouvons  rien  qui  soit  plus  élevé,  qui 
porte  plus  de  grandeur.  Dans  les  arts,  dans  la  pein- 
ture, dans  la  sculpture,  dans  l'architecture,  dans  le 
goût,  dans  le  génie ,  dans  l'intelligence,  dans  tous 
les  degrés  et  dans  tous  les  sens ,  on  a  vu  se  réunir, 
pour  faire  des  temples,  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIRES  EN  GÉNÉRAL   79 

extérieurement  parmi  les  hommes.  Et  les  rois  eux- 
mêmes,  chose  singulière!  les  rois,  qui,  outre  l'or- 
gueil privé  de  l'homme,  ont  encore,  —  et  il  faut  le 
leur  pardonner  beaucoup ,  —  l'orgueil  de  la  princi- 
pauté, et  qui,  quand  ils  servent  Dieu,  ont,  dans 
l'humilité  qui  leur  estnécessaire  comme  à  nous,  un  si 
prodigieux  mérite,  les  rois,  quand  ils  bâtissent  leurs 
palais,  comme  Versailles  nous  en  olîre  un  mémo- 
rable, un  illustre  exemple,  malgré  l'envie  de  porter 
à  la  postérité,  dans  leurs  demeures,  une  image  de 
leur  puissance,  de  leur  génie,  et  du  génie  de  ceux 
qui  les  entouraient  et  leur  faisaient  une  garde,  les 
rois  ont  toujours  élevé,  dans  leurs  palais  même,  le 
temple  plus  haut  que  le  trône,  et  cela  sans  excep- 
tion. Quand  nous  parcourons  ces  anciennes  cités 
détruites,  Balbec,  Palmyre,  et  tant  d'autres;  quand 
nous  voyons  ces  luines,  s'il  y  a  des  colonnes  debout, 
s'il  y  a  des  chapiteaux  ou  quelques  fragments  d'ins- 
cription, toujours  dans  ces  débris  nous  reconnaî- 
trons un  tombeau ,  et  le  tombeau  est  un  monument 
religieux,  ou  bien  plutôt  encore  nous  retrouverons 
le  temple  du  Dieu  vivant. 

«  Ainsi,  le  temple  est  le  plus  grand  ouvrage  de 
l'homme  libre,  celui  que,  par  conséquent,  toujours 
et  partout,  il  a  voulu  être  le  plus  grand,  malgré 
son  orgueil ,  qui  devait  lui  faire  se  mettre  lui-même 
avant  tout  et  tous  dans  ses  ouvrages  ..  « 

L'oraleur  arrive  à  cette  conclusion ,  que  le  nom- 
breux auditoire  qui  l'entoure  est  réuni  en  faveur  du 
plus  grand  ouvrage  qui  puisse  être,  car  on  ne  peut 
rien   lui  proposer  de  plus  grand  que  l'édification 


80  SBRMON 

d'un  temple,  surtout  à  une  époque  où  les  chrétiens 
n'élèvent  plus  de  temples,  où  presque  partout  ce 
n'est  plus  la  communauté  chrétienne  qui  bâtit  pour 
les  siècles  un  édifice  à  la  gloire  de  Dieu,  mais  la 
communauté  civile... 

«  Or,  puisque  le  temple  est  un  ouvrage  libre  de 
l'homme,  puisque  l'homme  ne  fait  rien  sans  raison, 
et  que,  d'ailleurs,  toute  œuvre  d'art  n'est  autre 
chose  que  la  réalisation  d'une  idée  exprimée  au 
dehors,  quelle  est  l'idée  qui  a  bâti  le  temple?  quelle 
est  l'idée  qui  a  été  bâtie  en  pierre  et  que  nous  appe- 
lons un  temple?  Quelle  idée  s'est  présentée  paitout  à 
l'homme  pour  lui  faire  bâtir  cet  édifice  supérieur  à 
tous  les  autres? 

«  C'est  l'idée  de  Dieu,  c'est  l'idée  d'un  être  qui  est 
le  principe  de  tous  les  êtres,  le  principe  de  toute  vé- 
rité, le  principe  de  tout  devoir,  le  principe  de  toute 
loi ,  le  principe  de  toute  félicité.  Cette  idée  est  maî- 
tresse de  l'homme,  cette  idée  gouverne  le  monde; 
c'est  elle  qui  est  sous  la  pierre  et  la  fait  tenir  debout. 
Oui ,  le  temple  c'est  l'idée  de  Dieu  élevée  par-dessus 
les  palais  des  rois ,  par-dessus  l'idée  de  la  royauté 
et  de  la  justice,  par-dessus  les  monuments  des  con- 
suls et  des  triomphateurs,  parce  qu'elle  est  la  source 
delà  gloire,  du  commandement,  par-dessus  tout, 
parce  que  Dieu  est  infiniment  au-dessus  de  tout....  » 

Le  prédicateur  développe  ensuite  cette  pensée  que 
le  temple  est  une  attestation  solennelle,  au  mi- 
lieu des  peuples,  de  l'existence  de  Dieu  ;  qu'il  est 
comme  la  signature  de  l'humanité  apposée  au  pre- 
mier article  du  symbole  :  je  crois  en  Dieu;  qu'il 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIRES  EN  GÉNÉRAL   81 

n'est  pas  une  pyramide  morte  où  le  voyageur  entre 
par  curiosité,  mais  un  refuge  ouvert  à  l'homme 
pour  toutes  les  circonstances  heureuses  ou  malheu- 
reuses de  sa  vie,  parce  qu'il  y  trouve  Dieu,  la  clef 
de  voûte  des  temples,  et  entre  en  communication 
avec  lui... 

«  Sous  les  voûtes  d'or  et  d'airain  du  temple  de 
Salomon,  le  plus  grand  roi  qui  fut  jamais,  les  bras 
étendus  vers  le  ciel,  s'écriait  au  milieu  du  peuple 
agenouillé  et  pleurant  :  Seigneur,  est-il  croyable 
que  vous,  que  les  deux  et  l^  ciel  des  deux  ne  peuvent 
contenir,  vous  habitiez  dans  cette  maison?  Comme 
Dieu  a  dit  à  la  mer  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin, 
l'homme  a  pris  un  compas,  il  en  a  fixé  la  pointe, 
puis,  étendant  l'autre  branche  pour  tracer  un  cercle, 
il  a  dit  à  Dieu  :  «  Dans  ce  centre  où  j'ai  posé  la 
pointe  de  mon  compas  sera  ton  autel ,  et  sur  cet 
autel  lu  viendras,  lu  te  feras  petit,  parce  que  telle 
est  ma  volonté.  »  Le  temple  est  un  acte  de  la  toute- 
puissance  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu,  du  fils  à 
l'égard  de  son  père ,  un  cri  de  foi ,  d'amour,  de  com- 
mandement qui  s'échappe  de  la  poitrine  de  l'hu- 
manité. 

«  Les  anciens,  quand  ils  élevaient  ces  maisons,  ne 
savaient  pas  ce  qu'ils  faisaient.  Cette  présence  de 
Dieu  dans  des  murs,  dans  du  bois,  dans  de  la  pierre, 
ils  ne  l'expliquaient  pas  ;  mais  le  temps  devait  ve- 
nir où  cet  ordre  de  f  humanité  à  Dieu  s'accomplirait. 
Dieu  s'est  fait  petit  puisque  nous  lui  avons  bâti  des 
maisons;  il  s'est  incarné ,  Verbum  caro  factiim  est. 
A  une  maison  de  pierre  il  faut  un  Dieu  qui  ait  un 
1  6 


82  SERMON 

corps;  il  faut  donc,  pour  qu'il  soit  esclave,  petit, 
obéissant,  qu'il  se  fasse  homme  comme  nous;  il  est 
caché  sous  les  apparences  du  pain  et  du  vin;  il  a 
dit  :  a  Taillez-moi  une  cabane  dans  le  temple,  faites 
un  tabernacle;  mais  non,  ce  tabernacle  est  trop 
grand,  prenez  un  vase  de  ce  tabernacle,  faites  ce 
vase  le  plus  petit  que  vous  pourrez ,  et  dans  cet  es- 
pace impalpable,  insensible,  vous  prononcerez  des 
paroles  sacrées,  et  j'y  viendrai  habiter. 

«Voilà ceque  c'est  que  le  temple;  c'est  un  acte  par 
lequel  l'homme  ordonne  à  Dieu  de  venir,  de  l'at- 
tendre comme  le  sujet  dans  l'antichambre  de  son 
roi. 

«  II.  —  Le  sanctuaire  est  plus  que  le  temple.  Ce- 
lui-ci est  borné  aux  adorations  des  hommes  qui  l'en- 
vironnent, tandis  qu'on  va  chercher  le  sanctuaire  au 
loin;  les  hommes  s'y  pressent  en  foule  et  y  font  des 
pèlerinages;  ils  y  cherchent  quelque  chose  qu'ils 
n'ont  point  coutume  de  trouver  dans  les  temples 
ordinaires.  » 

Ici  le  prédicateur  énumère  les  autres  différences 
qu'il  y  a  entre  le  temple  et  le  sanctuaire  :  le  premier 
a  été  choisi  et  fait  par  l'homme;  le  second,  au  con- 
traire ,  a  été  prédestiné  de  Dieu ,  qui  a  désigné  la 
pierre,  qui  l'a  bénie... 

«  De  même  qu'il  y  a  des  hommes  prédestinés,  tels 
que  saint  Paul,  saint  Pierre,  et  tous  les  grands 
saints ,  pour  être  au  milieu  de  l'église  comme  des 
flambeaux,  il  y  a  aussi  des  lieux  qui  ont  été  prédes- 
tinés, et  il  y  a  encore  des  temples,  des  sanctuaires 
qui  ont  été  prédestinés.  Tel  est  celui  du  Mont-Car- 


SUR  LE  TEMPLE  ET  LES  SANCTUAIRES  EN  GÉNÉRAL   83 

mel;  c'est  un  sanctuaire,  c'est  un  lieu  prédestiné, 
c'est  un  temple  que  les  hommes  n'ont  pas  fait, 
n'ont  pas  choisi,  dont  ils  n'ont  bàli  que  les  murailles. 
Ces  sanctuaires- là  ont  le  don  d'immortalité;  quand 
ils  ont  été  détruits,  ils  sont  toujours  rebâtis  de  nou- 
veau ;  ainsi,  à  la  fin  d'un  siècle  qui  fut  une  époque 
de  destruction,  le  Carmel  fut  détruit,  et  maintenant 
Dieu  le  fait  rebâtir.  » 

III.  —  Après  avoir  démontré  que  presque  tous  les 
sanctuaires  répandus  dans  l'univers  chrétien  ont  été 
consacrés  à  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  l'orateur 
signale  le  Mont  Carmel  comme  le  premier  lieu  où 
son  nom  a  été  sculpté  et  invoqué,  où  le  chrétien 
s'est  mis  à  genoux  et  a  dit  :  Ave,  Maria,  gratta  plena, 
Doniinus  tecum/  «...  11  était  juste  que  ce  lut  dans  la 
terre  des  patriarches,  dans  la  terre  où  Notre-Sei- 
gneur  avait  passé  sa  vie,  que  le  premier  sanctuaire 
de  Notre-Dame  fût  élevé;  il  était  juste  qu'il  lut  situé 
aux  bords  de  la  mer;  car,  en  réalité,  dans  la  langue 
hébraïque,  le  nom  de  Marie  veut  dire  profondeur, 
amertume  de  la  mer;  et  ce  fut  plutôt  à  l'occident  de 
la  Terre  sainte  qu'à  l'orient  qu'on  plaça  le  premier 
sanctuaire  de  la  Vierge,  parce  que  des  trois  races 
humaines,  de  Sem,  de  Gham  et  de  Japhet,  c'était 
la  race  de  Japhet  qui  était  prédestinée  pour  l'avenir 
de  l'église  chrétienne,  pour  être  la  fondatrice  de 
Rome,  la  propagatrice  de  l'Évangile  dans  toutes  les 
nations,  qu'elle  devait  ramener  en  Orient,  où  il 
était  né. 

«  Le  Mont  Carmel  a  été  l'habitation  d'Élie,  le  ven- 
geur de  Dieu ,  le  grand  représentant  de  l'ordre  pro- 


84  SERMON 

phétique.  Quand,  après  trois  années,  pendant  les- 
quelles pas  une  goutte  d'eau  n'était  venue  rafraîchir 
la  terre,  il  voulut  rouvrir  les  sources  devenues  d'ai- 
rain ,  il  s'agenouilla  tourné  vers  l'occident  et  il  vit 
s'élever  de  la  mer  une  nuée  symbolique  portant  la 
pluie  et  la  fécondité.  C'est  le  salut  pour  Israël.  En 
même  temps  le  prophète  reconnaît  sous  ce  voile,  la 
Vierge  Mère,  d'où  le  salut  nous  est  venu,  et  il  s'ap- 
plique aussitôt  à  lui  former,  pour  l'honorer  déjà, 
avant  que  le  ciel  nous  la  donne,  une  famille  sainte, 
une  tribu  choisie,  qui  va  sur  la  montagne  vivre 
sous  ses  auspices.  Et  c'est  un  membre  de  cette  tribu 
antique,  un  descendant  de  ces  fils  de  la  Vierge,  un 
religieux  du  Garmel,  de  l'Ordre  de  la  Sainte-Vierge 
par  excellence,  qui  vient  tendre  la  main  afin  que 
nous  aidions  à  relever  les  ruines  de  son  premier 
sanctuaire. 

«  Le  premier  sanctuaire  de  Notre-Dame,  voilà  donc 
ce  qu'on  nous  demande  de  rebâtir.  On  sollicite  au- 
jourd'hui notre  charité  afin  d'en  achever  la  construc- 
tion entreprise  depuis  vingt  ans  par  tant  de  prêtres 
héroïques,  »  que  l'orateur  déclare  ne  vouloir  pas 
nommer,  «  de  peur,  dit-il,  de  blesser  la  sainte  humi- 
lité de  celui  qui  les  représente  ici  ^  » 

«  Ne  ferons-nous  rien,  s'écrie  l'orateur  en  termi- 
nant, ne  ferons-nous  rien  pour  ce  premier  sanctuaire 
de  la  Vierge,  nous  qui  lui  disons  tous  les  jours  : 
Je  vous  salue,  Marie,  pleine  de  grâce?  Ce  sanc- 
tuaire est  encore  exposé  aux  incursions  des  bêtes 

*  Le  frère  Charles. 


SUIl    LE   TEMPLE    ET   LES   SANCTUAIRES  EN   GÉNÉRAL      85 

féroces  et  de  l'homme,  qui  descend  quelquefois, 
quand  la  grâce  de  Jésus-Christ  l'abandonne,  au- 
dessous  de  la  bête.  On  nous  demande  quelques 
oboles;  ce  n'est  pas  là  seulement  une  œuvre  catho- 
lique, une  œuvre  pieuse,  c'est  encore  une  œuvre 
française,  nationale.  Godefroy  de  Bouillon,  saint 
Louis  et  tant  d'autres  illustres  rois  et  chevaliers, 
nos  ancêtres,  ont  fait  de  la  Syrie  une  terre  où  le 
nom  français  ne  peut  plus  périr,  une  terre  où  notre 
nom  s'est  confondu,  —  ce  qui  n'est  arrivé  pour  au- 
cun autre  peuple,  —  avec  le  nom  de  chrétien;  en 
sorte  que  là-bas  être  franc  et  être  chrétien ,  c'est 
absolument  la  même  chose.  Eh  bien!  ne  perdons 
pas  cette  prérogative ,  souvenons-nous  de  nos  armoi- 
ries, sachons  respecter  le  sang  de  nos  aïeux;  et  parce 
qu'il  est  efl'acé  par  un  sang  plus  moderne,  n'abdi- 
quons aucune  tradition  de  notre  patrie.  Ce  n'est  pas 
Bélisaire,  vivant  et  aveugle,  qui  nous  demande  une 
obole,  c'est  toute  la  chevalerie  française  qui  a  reçu 
là  l'hospitalité  dans  nos  ancêtres; et  sans  remonter  à 
Godefroy  de  Bouillon,  à  Philippe- Auguste,  à  saint 
Louis,  la  Providence  a  conduit  là  un  capitaine  plus 
jeune,  dont  le  nom  est  illustre  aussi,  mais  que  nous 
voulons  taire,  car,  dans  la  chaire  chrétienne,  il  y  a 
des  noms  qu'il  faut  laisser  vieillir  avant  de  les  pro- 
noncer. Eh  bien!  l'on  sait  l'hospitalité  qu'il  a  trou- 
vée au  Mont-Carmel,  on  sait  que  les  cendres  de  nos 
soldats  y  ont  été  déposées  pieusement,  en  sorte  qu'au 
grand  jour  de  Dieu,  quand  le  passé  et  le  présent, 
les  temps  anciens  et  les  temps  modernes  apparaî- 
tront avec  les  ossements  des  prophètes  d'Israël,  et 


86  SERMON 

les  ossements  de  nos  soldats ,  nous  espérons  qu'il 
y  aura  parmi  ceux-ci  des  saints.  Car,  lorsqu'on  meurt 
sur  un  champ  de  bataille,  loin  de  la  patrie,  sans 
avoir  un  parent  ou  un  ami  à  ses  cotés,  et  qu'on 
tombe  dans  un  sillon  qu'aucune  gloire  ne  viendra 
couvrir,  on  consacre  volontiers  à  Dieu,  pour  en  ob- 
tenir grâce  et  pardon ,  le  dernier  moment  de  la  vie. 
«  Cette  aumône,  cette  pieuse  aumône,  qui  va  sor- 
tir de  votre  cœur  et  de  votre  bourse,  cette  petite 
pierre  que  vous  allez  mettre  au  Carmel  de  l'Orient 
trouvera  sa  place  dans  le  Carmel  de  l'éternité.  Tous 
les  sanctuaires  ont  leur  place  dans  le  ciel.  Tout  est 
bâli  en  vertu  d'un  plan  général.  Vous  aurez  fait 
quelque  chose  d'éternel,  d'immuable,  et  un  jour,  au 
sein  de  ces  murs  tranquilles  où  la  joie  de  Dieu  ré- 
gnera sans  partage,  dans  ce  pur  cristal  où  la  lumière 
de  Dieu  vous  éclairera,  vous  reconnaîtrez  votre 
main,  votre  caractère.  Ainsi,  aux  jours  de  notre  jeu- 
nesse, lorsque  nous  nous  promenions  dans  les  bois 
avec  nos  amis,  nous  nous  plaisions  à  graver  nos  noms 
sur  des  platanes  ou  sur  des  chênes,  en  les  confiant 
au  temps,  et  nous  nous  disions  :  «  Quand  est-ce 
que  nous  nous  retrouverons  en  ces  lieux  pour  nous 
y  rappeler  ces  jeunes  et  heureuses  années  où ,  assis 
sur  la  mousse,  nous  parlions  de  l'avenir.  »  Eh  bien! 
cet  arbre  a  grandi, et  notre  œuvre  avec  lui  :  le  temps 
les  a  respectés  et  développés.  Et  si  les  choses  se 
passent  de  la  sorte  dans  l'ordre  naturel,  combien 
plus  dans  l'ordre  surnaturel!  Combien  plus  cette 
œuvre  que  vous  gravez  pour  Dieu,  cette  pierre,  ces 
monuments  que  vous  dressez  dans  la  jeunesse  de  la 


SUR    LA   DIVINITÉ   DE   JÉSUS-CHRIST  87 

vie  présente,  combien  plus  tous  ces  souvenirs  lleu- 
riront-ils,  rajeunis,  agrandis,  perfectionnés  au  sein 
de  la  vie  future  et  éternelle?  C'est  ma  foi ,  c'est  mon 
espérance;  je  souhaite  que  vous  m'ayez  compris  et 
que  votre  charité  en  soit  la  preuve...  » 


SUR  LA  DIVINITÉ  DE  JESUS -CHHIST 

Prêché  à  Beaune,  dans  l'église  Notre-Dame,  le  27  mai  1844, 
lundi  de  la  Pentecôte. 


NOTICE 

Le  3  décembre  1843,  le  P.  Lacordaire  inaugurait  à 
Notre-Dame  de  Paris  la  station  de  TAvent  sur  les  vérités 
fondamentales  de  la  religion,  station  analogue  à  celle 
créée  par  M^'  de  Quélen  pour  le  carême  et  confiée  depuis 
quelques  années  au  R.  P.  de  Ravignan  ^ 

Comme  la  question  de  la  liberté  de  renseignement  et 
des  associations  religieuses  passionnait  alors  les  esprits, 
le  maître  général  de  l'Ordre ,  sur  l'intervention  de  Me^'  Af- 
fre,  lui  ordonna  de  prêcher  en  habit  de  prêtre  séculier.  Le 
P.  Lacordaire  crut  obéir  suffisamment  en  mettant  par- 
dessus sa  robe  blanche  le  rochet  et  la  mozette  des  cha- 
noines de  Paris,  ainsi  que  le  lourd  manteau  rouge  et  noir 

*  Il  avait  écrit  de  Nancy,  le  20  août  i8'i3,  à  M'"«  Swetcbine  : 
<i  ...  Quant  aux  sermons  de  charité,  il  n'y  faut  pas  penser 
(pour  l'année  prochaine).  Comment  voulez-vous  que  d'un 
dimanche  à  l'autre  je  compose  deux  discours  dans  ma  têle  et 
que  je  les  prononce?  Or  ce  double  travail  me  serait  imposé, 
puisque  aussitôt  après  mes  conférences  de  Paris  je  pars  pour 
Grenoble.  A  l'impossible  nul  n'est  tenu...  » 


88  SEKMON 

dont  il  ne  tarda  pas  à  se  débarrasser.  Le  calme  se  fit  bien- 
tôt, et  dès  le  5  janvier  1844  il  put  écrire  à  ses  Frères  : 
«  ...  Aujourd'hui  le  port  de  Tliabit  en  chaire  ne  souffrirait 
ancune  difficulté,  el  c'est  ainsi  que  j'ai  pfulé  à  Saint-Merry, 
le  jour  de  Noël,  à  une  congrégation  de  cinq  à  six  cents 
hommes...  ^ 

En  effet,  un  mois  après,  il  ouvrait  la  station  de  Gre- 
noble (4  février-28  avril  1844),  et  pour  la  première  fois, 
depuis  le  sermon  sur  la  Vocation  de  la  nation  fvançnse 
(1841),  il  paraissait  en  chaire  avec  son  habit  sans  dégui- 
sement aucun. 

La  fondation  du  couvent  de  Chalais  le  retint  quelque 
temps  dans  le  Dauphiné.  Le  24  mai,  il  quitta  Grenoble, 
afin  de  regagner  Nanc}-,  où  il  avait  encore  ce  qu'il  appelait 
«  son  quartier  général.  »  Il  lui  fallut  trois  semaines  pour 
y  arriver«à  travers  sa  famille,  qu'il  n'avait  pas  vue  depuis 
six  ans,  de  vieux  amis,  des  dîners  et  des  discours  impré- 
vus ». 

Arrivé  à  Bligny-S.-Beaune ,  chez  M.  Foisset ,  le 
25  mai ,  veille  de  la  Pentecôte,  il  put  décliner  sans  peine 
les  invitations  venues  d'Autun  et  de  Châlon ,  qui  n'étaient 
plus  sur  sa  route,  et,  pressenti  par  son  ami ,  il  le  pria  de 
décliner  toutes  celles  qu'on  lui  adresserait  d'ailleurs.  Mais, 
le  soir  même,  il  accepta  celle  de  M.  le  curé  de  la  paroisse  , 
qui  lui  demanda  de  vouloir  bien  prêcher  le  lendemain 
dans  son  église,  pendant  la  grand'messe,  en  lui  faisant 
observer  que,  selon  une  vieille  coutume,  le  sermon  avait 
lieu  non  après  l'Évangile,  mais  immédiatement  avant  la 
Préface. 

Le  lendemain  matin,  plusieurs  familles  accoururent  de 
Beaune  pour  l'entendre  et  prirent  place  dans  la  nef.  Le 
Père  ne  voulut  voir  que  des  cultivateurs  devant  lui.  Il 
prêcha  sur  la  fête  du  jour  avec  une  grande  simplicité,  et 
en  terminant  il  trouva  des  termes  pleins  de  fraîcheur 
et  de  poésie  pour  les  féliciter  de  n'être  pas  nés  dans  les 
villes  et  leur  dépeindre  le  bonheur  de  la  vie  des  champs. 


SUR   LA   DIVINITÉ   DE   JÉSUS-CHRIST  89 

Les  paroissiens  sortirent  tout  charmés  et  transfigurés, 
sans  trop  savoir  pourquoi,  et  se  répétant  les  uns  aux  autres 
que  le  prédicateur  leur  avait  dit  des  choses  fort  aimables, 
tandis  que  leur  curé  ne  se  lassait  pas  de  les  rudoyer. 

Le  soir,  quelques  notables  de  Beaune  se  rendirent 
à  Bligny.  Un  membre  du  barreau  lut  une  supplique  au 
P.  Lacordaire,  pour  obtenir  qu'il  se  fit  entendre  dans  leur 
ville  le  lendemain.  Le  Père  s'empressa  de  répondre,  à  la 
grande  stupéfaction  de  M.  Foisset,  qui  se  voyait  ainsi 
désavoué  par  son  ami,  «  qu'il  n'était  qu'un  envoyé  chargé 
de  rompre  le  pain  de  la  parole  divine  à  qui  la  demandait, 
et  qu'il  ne  lui  était  pas  permis  de  refuser,  ne  s'apparte- 
nant  point  lui-même  et  ayant  renoncé,  en  face  des  âmes, 
à  sa  liberté  '.  » 

Pris  à  rimproviste,  mais  non  au  dépourvu,  l'orateur 
choisit  un  de  ces  sujets  qu'il  avait  traités  plusieurs  fois 
dans  ses  conférences  de  province,  notamment  à  Grenoble, 
en  modifiant  la  forme  seule,  suivant  les  circonstances. 
Nousl'avons  dit, depuis  Texpéricnce  failcàStanislas(183'4), 
il  improvisait  toujours  . 

Nous  donnons  l'analyse  du  sermon  prêché  à  Beaune, 
d'après  le  compte  rendu  des  deuxjournaux  de  la  localité', 
complété  par  les  souvenirs  et  les  notes  qui  nous  ont  été 
communiqués. 


ANALYSE 

Cliristus  vincit ,  Christus  régnât, 
Chrishis  imperat. 

Le  Christ  est  vainqueur,  le  Christ 
règne,  11  a  roiuplre. 

Il  y  a  dix-huit  siècles,  un  homme,  venu  on  ne  sa- 
vait d'où,  prononça  cette  parole  vraiment  audacieuse, 

'   rémoigiiage  de  M.  Paul  Foisset. 

*  La  Chronique  de  la  Bourgogne ,  et  la   Revue  de  la  Câte~ 
d'Or. 


90  SERMON 

j'oserais  presque  dire  insolente  :  «  Je  suis  Dieu!  » 
Pendant  trois  ans,  il  parcourut  un  pays  étroit,  re- 
culé, méprisé  de  Rome,  y  prêchant  sa  doctrine,  et 
il  fut  ensuite  crucifié  entre  deux  voleurs... 

Tableau  de  la  grandeur  et  de  la  puissance,  en  ap- 
parence éternelles,  de  l'empire  romain. 

11  y  a  de  cela  dix-huit  siècles.  Lorsqu'un  jour  j'en- 
trai, par  la  porte  Flaminienne,  dans  cette  ville  qui 
a  porté  le  plus  grand  nom  de  l'antiquité  et  qui  le 
garde  encore,  je  courus  à  ce  Capitole,  témoin  si 
longtemps  de  la  gloire  des  triomphateurs.  Le  temple 
de  Jupiter  avait  disparu;  des  marbres  brisés,  des 
statues  mutilées,  des  colonnes  branlantes  en  étaient 
les  seuls  vestiges.  Je  descendis  au  Forum;  quel- 
ques débris  de  colonnes  gisaient  çà  et  là.  J'y  cher- 
chai vainement  le  peuple  romain;  des  pâtres  l'a- 
vaient remplacé,  et  il  ne  restait  plus  pierre  sur 
pierre  de  la  tribune  d'où  avait  retenti  la  voix  d'Hor- 
tensius  et  de  Cicéron.  Je  gravis  le  mont  Palatin;  le 
palais  des  Césars  était  détruit;  les  Césars  n'avaient 
pas  même  laissé  un  prétorien  pour  avertir  de  leur 
absence.  J'errai  quelque  temps  silencieux;  tout 
était  désert  :  je  ne  voyais  autour  de  moi  que  des 
ruines,  encore  des  ruines,  toujours  des  ruines,  dé- 
bris majestueux  d'un  grand  empire  évanoui. 

Tout  à  coup  je  découvre  au  loin  un  monument 
gigantesque  dont  la  coupole  surmontée  d'une  Croix 
semblait  chercher  les  cioux;  je  m'y  dirige;  je  pé- 
nètre, après  avoir  traversé  une  place  immense,  sous 
les  voûtes  de  ce  temple,  le  plus  grand  de  tous  les 
temples ,   le  plus  vaste  horizon  que   les    hommes 


SUR    LA    DiVlNITÉ    DE   JÉSUS-CHRIST  91 

aient  jamais  emprisonné  entre  des  pierres;  une 
grande  foule  s'y  trouvait  rassemblée,  il  me  parut 
qu'elle  attendait  quelque  chose  de  solennel...  Cepen- 
dant un  vieillard  s'avance  portant  un  pain  mysté- 
rieux, celui  dont  le  Christ  avait  dit  :  Le  pain  dévie, 
c'est  moi,  et  tous  les  représentants  des  nations  de 
l'Europe,  leurs  ambassadeurs,  leurs  poètes,  leurs 
artistes,  leurs  pèlerins  se  prosternent  aussitôt,  ado- 
rant et  priant  comme  si  Dieu  lui-même  avait  passé 
devant  eux  sous  la  forme  de  ce  pain  porté  par  ce 
vieillard.  Ce  vieillard  n'était  autre  que  le  succes- 
seur de  saint  Pierre,  le  vicaire  du  Christ,  dont  il 
était  écrit  sur  le  fronton  d'un  obélisque,  au  centre  de 
la  place  du  Vatican  :  «  Le  Christ  est  vainqueur,  il 
règne,  il  a  l'empire,  il  délivre  son  peuple  de  tout 
mal.  » 

Et,  rentrant  en  moi-même ,  je  songeai  que  ce  n'é- 
tait ni  d'aujourd'hui  ni  d'hier  que  ce  Juif  crucifié 
avait  obtenu  l'adoration  des  peuples  les  plus  éclai- 
rés de  la  terre;  que  depuis  dix-huit  siècles  sa  pensée 
remuait  toute  l'humanité;  que  ses  paroles  et  ses 
actes  s'étaient  répandus  d'un  pôle  à  l'autre;  que  le 
monde,  imitant  la  Judée,  s'était  partagé  en  deux 
camps,  l'un  affirmant  sa  divinité,  l'autre  la  niant, 
en  sorte  qu'il  n'y  avait  pas  un  acte  de  la  vie  privée 
ou  publique,  pas  une  bataille,  pas  un  traité  qui  ne 
renfermât  pour  lui  une  bénédiction  ou  une  malédic- 
tion, et  que  pas  un  homme  ne  pouvait  vivre  sans  le 
combattre  ou  sans  le  défendre,  sans  lui  dire  :  oui 
ou  non. 

Comment  se  sont  opérés  de  si  prodigieux  change- 


y2  SERMON 

nients  dans  le  monde?  Quelle  est  la  cause  de  cette 
transformation  de  l'humanité?  En  d'autres  termes, 
Jésus-Christ,  auteur  de  ces  changements  et  de  cette 
transformation,  Jésus-Christ  mort  sur  la  Croix  était- 
il  vraiment  Dieu?  Question  capitale,  question  de 
vie  ou  de  mort  pour  chacun  de  nous,  question  qui 
renferme  toute  notre  destinée... 

I.  —  Jésus-Christ  a  cru  à  sa  divinité.  Donc  il  était 
Dieu. 

Il  a  déclaré  plusieurs  fois  qu'il  ('tait  Dieu  ,  il 
a  été  pour  cela  plusieurs  fois  sur  le  point  d'être  la- 
pidé; enfin  il  est  mort  pour  affirmer  sa  divinité.  Et 
il  ne  trompait  pas,  il  n'était  pas  trompé;  car  c'était 
un  homme  juste,  sincère,  honnête,  un  homme  de 
bien  et  un  homme  de  génie. 

Étant  homme  de  bien  et  jouissant  de  la  plénitude 
de  sa  raison,  il  ne  pouvait  ni  tromper  ni  se  trom- 
per sur  ce  qu'il  affirmait ,  sur  un  phénomène  de 
conscience.  Il  sentait,  il  savait  qu'il  était  Dieu ,  il  le 
disait  avec  une  simplicité  et  une  candeur  admirables 
qui  garantissaient  la  véracité  de  son  témoignage. 
Comment  douter  de  sa  probité,  de  sa  sincérité,  de  sa 
conviction,  lorsqu'on  lit  l'Évangile? 

Jésus-Christ  était  un  génie  supérieur;  il  l'a  prouvé, 
car  il  a  changé  la  face  du  monde,  il  a  créé  un  em- 
pire qui  a  vaincu  tous  les  autres,  qui  n'a  d'autres 
limites  que  celles  de  l'orbu  terrestre ,  qui  dure  uni- 
quement par  la  vie  qu'il  a  reçue  de  son  fonda- 
teur, qui  a  bravé  tous  les  principes  de  ruine  et  qui 
subsiste  comme  l'atmosphère,  comme  le  monde, 
malgré  la  destruction  incessante  de  tous  leurs  élé- 


SUR    LA   DIVINITÉ    DE   JÉSUS -CHRIST  93 

ments.  Eh  bien!  si,  en  tant  qu'honnête  homme, 
Jésus-Christ  n'eût  pas  voulu  mentir  en  affirmant  sa 
divinité,  comme  génie  supérieur,  il  eût  compris  aisé- 
ment qu'un  tel  mensonge  serait  inutile ,  dangereux 
et  sans  gloire. 

Mensonge  inutile.  Jésus- Christ  pouvait  se  poser, 
je  ne  dirai  pas  comme  un  philosophe,  les  philoso- 
sophes  ne  créent  par  leur  doctrine  qu'un  thème  à 
discussions  et  appellent  les  combats  où  ils  péris- 
sent tôt  ou  tard ,  mais  comme  un  envoyé  de  Dieu , 
à  l'exemple  de  Lycurgue,  de  Minos,  de  Numa.  Ces 
législateurs  antiques  se  disaient  les  envoyés  et  les 
interprètes  de  la  puissance  et  de  la  sagesse  divines, 
parce  qu'ils  sentaient  bien  qu'ils  ne  pourraient  pas 
commander  au  nom  de  leur  propre  autorité,  et  que 
les  hommes  auraient  repoussé  le  joug  humain  qu'on 
aurait  voulu  imposer  à  leur  pensée  et  à  leur  con- 
science. 

Mensonge  maladroit  et  sans  gloire.  En  elTet ,  lors- 
qu'on est  capable  d'opérer  de  grandes  choses,  n'y 
a-^;-il  pas  plus  d'habileté  à  laisser  croire  qu'on  n'est 
qu'un  simple  mortel?  S'attribuer  la  divinité, n'est-ce 
pas  atténuer,  sous  un  rapport,  le  mérite  de  ses 
propres  œuvres  et  en  diminuer  le  prestige?  Le  chêne 
peut-il  se  glorifier  de  surpasser  le  roseau?  Non  :  la 
nature  du  roseau  est  d'èlre  faible  et  petit;  la  nature 
du  chêne  est  d'être  fort  et  puissant ,  de  jeter  dans  le 
sol  de  profondes  racines  et  de  porter  sa  tête  vers  les 
cieux. 

Mensonge  dangereux  et  nuisible.  En  se  donnant 
comme  Dieu,  il  ajoutait  à  son  œuvre  une  diffîcullt' 


94  SERMON 

immense,  puisqu'il  devait  mourir;  c'était  défier  les 
hommes  et  leur  croyance.  Un  prophète  peut  mourir, 
mais  non  un  Dieu;  on  peut  croire  à  uneeneur,  mais 
non  à  un  mensonge.  Or  l'homme  de  génie  pense 
naturellement  à  la  mort,  au  tombeau  qui  viendra 
le  démentir  et  le  déshonorer  s'il  a  trompé  ses  sem- 
blables. 

Non,  Jésus  ne  mentait  pas.  Honnête  homme  et 
homme  de  génie,  il  affirmait  qu'il  était  Dieu;  donc 
il  le  croyait.  Et  n'est-ce  pas  la  première  condi- 
tion du  génie  d'avoir  loi  en  lui-même?  César, 
monté  sur  une  frêle  barque  en  pleine  mer,  rassure 
le  pilote  qu'épouvante  l'orage  :  «Ne  crains  rien,  lui 
dit-il,  tu  portes  César  et  sa  fortune.  »  César  avait  foi 
en  lui.  Une  femme  célèbre  a  dit  de  Napoléon  :  «  Cet 
homme  croit  en  lui.  »  Là ,  en  effet,  était  le  secret  de 
sa  force.  Et  si  les  grands  hommes  s'expliquent  parla 
foi  qu'ils  ont  eue  en  eux-mêmes,  comment  Jésus 
n'aurait-il  pas  eu  foi  en  sa  nature  et  en  sa  personne 
divines?  Comment  aurait- il  affirmé  qu'il  était  Dieu 
sans  avoir  confiance  en  sa  divinité?  , 

Si  le  Christ  n'avait  pas  cru  à  sa  divinité,  il  aurait 
eu  recours,  pour  l'affirmer  et  pour  l'établir,  à  tous  les 
moyens  que  les  hommes  mettent  en  jeu  pour  faire 
triompher  leurs  doctrines,  à  la  popularité,  à  l'esprit 
de  nationalité,  aux  armes,  aux  passions,  à  la 
science,  au  génie.  Or  il  n'a  employé  aucun  de  ces 
moyens  terrestres  et  humains. 

Le  premier,  le  plus  puissant  de  tous  les  moyens  de 
succès,  c'est  la  popularité,  c'est-à-dire  l'action  qu'on 
exerce  sur  la  multitude  en  entrant  dans  ses  idées, 


SUR   LA   DIVINITÉ   DE   JÉSUS-CHRIST  95 

dans  ses  goûts,  dans  ses  passions, dans  ses  intérêts, 
pour  lui  communiquer  ensuite,  à  un  moment  donné, 
une  sorte  du  commotion  électrique.  Qui  ne  connaît 
le  populaire?... Il  y  a  de  ces  moments  où  un  homme, 
d'un  mot,  d'un  seul  mot  en  remue  trente  millions 
d'autres.  Or  nul  ne  fut  plus  à  môme  que  le  Christ 
d'acquérir  cette  influence...  Mieux  que  les  Gracques 
il  pouvait  remuer  le  peuple,  agiter  les  masses, 
puisque  sa  doctrine  avait  pour  bases  l'égalité  et  la 
fraternité  de  tous  les  hommes,  enfants  d'un  même 
père  qui  est  aux  cieux,  et  conséquemment  la  ruine 
de  la  civilisation  et  du  la  société  payennes,  dont 
l'empire  romain  était  la  plus  haute  expression.  Mais 
non  :  Jésus  disait  à  la  foule  :  «  Heureux  ceux  qui 
souffrent!  Heureux  ceux  qui  pleurent!  Heureux  ceux 
qui  ont  faim  !  Hcuruux  les  pauvres, les  humbles,  les 
petits!  Je  ne  vous  apporte  pas  les  biens  du  la  turre 
et  du  temps,  mais  ceux  du  ciel  et  de  l'éternité  !  »  Il 
repoussait  donc  la  popularité,  le  premier  de  tous  les 
moyens  humains.  C'est  qu'il  en  avait  un  autre,  c'est 
qu'il  avait  foi  en  sa  divinité,  en  lui-même.  Il  jetait 
sa  parole  sur  le  monde,  comme  le  laboureur  jette  son 
grain  dans  les  sillons,  ne  comptant  que  sur  l'air,  la 
pluie,  la  chaleur,  pour  le  faire  germer  et  mûrir.  L 
laboureur  n'a  pas  besoin  de  vos  suffrages  pour  sa 
moisson.  La  vérité  non  plus,  la  vérité,  ce  grain 
par  excellence,  n'a  besoin  ni  de  vous  ni  de  vos  aca- 
démies; elle  croît  sous  l'œil  de  Dieu  pour  vous,  et 
trop  souvent  malgré  vous... 

Un   autre  moyen  de  succès  pour  une  doctrine, 
c'est  de  se  lier  aux  entrailles  mêmes  d'un  peuple,  à 


96  SERMON 

son  amour-propre,  à  son  ambition,  à  tout  ce  qui 
constitue  l'esprit  et  le  sentiment  national.  C'est  ce 
que  fait  la  Russie,  en  appelant  à  elle  les  Slaves  et 
les  schismatiques  grecs  de  tous  pays  pour  leur  don- 
ner l'indépendance  et  la  gloire  sous  sa  domination. 
Chef-d'œuvre  de  politique  humaine  :  l'ambition  et  le 
schisme  deviennent  ainsi  comme  deux  coursiers  de 
front  qui  portent  le  même  cavalier  aux  mêmes  desti- 
nées. Le  Christ  pouvait  faire  de  même.  Rien  ne  lui 
était  plus  facile.  Nulle  part,  plus  que  chez  le  peuple 
Juif,  l'esprit  de  nationalité  n'avait  de  vie  et  de  puis- 
sance. Ce  peuple  attendait  un  Messie  qui  devait  le 
rendre  le  maître  du  mond<î.  C'était  une  opinion  gé- 
néralement répandue  qu'un  conquérant  venu  de 
l'Orient  allait  arriver  à  l'empire  universel.  Suétone 
et  Tacite  l'ont  rapportée  ,  et  peut-être  favori  sa- t-elle 
l'avènement  de  Vespasien.  Plusieurs  aventuriers, 
se  prétendant  le  Messie,  furent  poursuivis  et  punis. 
Eh  bien!  Jésus-Christ  disait  aux  Juifs  :  «  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  Je  ne  suis  pas  venu 
pour  vous  seuls,  mais  pour  tous  les  hommes,  mais 
pour  toutes  les  nations...  11  ne  restera  pas  pierre 
sur  pierre  de  ce  temple  dont  vous  êtes  si  fiers.  » 
Ainsi  il  coulait  à  fond  toutes  les  espérances  ter- 
restres de  ses  compatriotes;  il  leur  faisait  sentir  l'i- 
gnominie de  leur  future  nationalité.  Il  n'attendait 
rien  que  de  lui-même;  il  se  disait  et  se  croyait 
Dieu. 

Est-ce  par  les  armes  qu'il  a  voulu  triompher?  Au 
moment  décisif,  quand  l'un  de  ses  disciples  tire  l'é- 
pée  contre  les  ennemis  accourus  pour  le  saisir,  il 


SUR    LA    DIVINITÉ    DE   JÉSUS-CHRIST  97 

lui  ordonne  de  la  rennettre  dans  le  fourreau,  en  pro- 
clamant que  «  quiconque  se  servira  de  l'épée  périra 
par  l'cpée  ».  Il  avait  dit  à  ses  apôtres  de  se  disper- 
ser dans  le  monde,  sans  glaive,  comme  sans  or, 
ainsi  que  des  agneaux  au  milieu  des  loups  :  «  Allez 
frapper  à  toutes  les  portes.  Si  l'on  refuse  de  vous 
ouvrir  et  de  vous  écouter,  contentez-vous  de  secouer 
la  poussière  de  vos  pieds,  et  encore  vous  ne  vous  le 
permettrez  pas,  si  une  seule  âme  vous  a  écoulés.  Sur 
une  grande  population,  une  âme  est  un  trésor  pour 
l'éternité...  » 

A-t-il  fait  appel  aux  passions,  à  l'orgueil,  à  l'a- 
mour des  richesses  ou  des  plaisirs,  à  toutes  ces  pas- 
sions sans  lesquelles  les  plus  grandes,  les  plus  hautes 
idées  métaphysiques  n'obtiennent  rien  des  hommes? 
Les  mathématiques  peuvent  élever  des  pierres  sur 
des  pierres,  leur  commander  et  les  dresser  en  ponts, 
en  palais,  en  obélisques,  en  temples,  en  cathé- 
drales; jamais  elles  n'ont  pu  élever  des  hommes 
sur  des  hommes,  faute  de  les  émouvoir.  Jésus-Christ 
s'empare-t-il  des  sens?  II  est  chaste  et  il  prêche  la 
chasteté.  De  l'cgoïsme?  Il  prescrit  «  d'aimer  Dieu 
par-dessus  tout  et  le  prochain  comme  soi-même  ». 
Nos  passions!  il  n'en  voulait  à  aucun  prix.  Loin  de 
les  favoriser  et  de  les  appeler  à  son  aide ,  il  invente 
contre  elles  un  langage  nouveau;  il  veut  qu'elles 
soient  crucifiées  avec  nous. 

Et  la  science,  la  démonstration!  Jamais  il  n'a  fait 
un  seul  raisonnement  philosophique.  Il  affirmait,  il 
concluait,  il  disait  simplement  :  cela  est.  A  la  Sama- 
ritaine, qui  avait  dit  du  Messie  attendu  que  lorsqu'il 
I  7 


98  SERMON 

serait  venu  il  révélerait  toutes  choses ,  il  répon- 
dait :  «  Ce  Messie,  c'est  moi-même  qui  parle  avec 
vous...  »  Pendant  la  dernière  Cène,  prenant  du  pain 
entre  ses  mains,  il  disait  à  ses  disciples  :  Ceci  est 
mon  corps...  Il  ne  démontrait  pas,  il  affirmait.  Il 
enseigne,  celui-là,  disaient  les  Juifs,  comme  ayant 
autorité.  Un  roi  ne  démontre  pas  ses  ordres  ;  il 
parle,  et  on  obéit;  il  fait  un  geste,  il  agite  une  son- 
nette, et  les  bataillons  se  meuvent,  les  empires  s'é- 
branlent. Ainsi  faisait  Jésus- Christ  dans  l'ordre 
intellectuel.  «  Si  vous  avez  bonne  volonté,  la  vérité 
germera  en  vous,  comme  le  bon  grain.  Mais  malheur 
à  qui  fermera  son  cœur!  Au  jour  du  jugement,  il 
lui  sera  prouvé  que  le  vrai  lui  a  été  offert  et  qu'il  l'a 
repoussé.  » 

Enfin,  est-ce  par  son  génie  que  Jésus -Christ  a 
réussi?  Mais  il  ne  s'est  adressé  qu'aux  pauvres,  aux 
humbles,  aux  petits;  il  n'a  jamais  parlé  que  leur 
langage.  «  Que  celui  qui  a  des  oreilles  pour  entendre 
entende!  Heureux  qui  aura  cru  sans  avoir  vu!  »  Il  a 
choisi  de  préférence  pour  ses  apôtres  des  ignorants, 
des  pêcheurs  ramassés  sur  les  bords  d'un  lac.  «  Al- 
lez, leur  dit-il,  et  enseignez  toutes  les  nations  :  je 
serai  avec  vous.  » 

Jésus-Christ  a  donc  repoussé  tous  les  moyens  hu- 
mains; il  n'avait  besoin  que  de  sa  foi  en  lui-même, 
et  s'il  croyait  en  lui,  il  était  Dieu.  Car  on  peut  se 
tromper  sur  tout  fait  qui  n'est  pas  de  conscience 
personnelle,  mais  il  n'y  a  pas  d'erreur  possible  sur 
un  fait  de  sens  intime.  Ici  la  vérité  et  la  conviction 
sont  identiques. 


SUR    LU    DIVINITÉ    DE   JÉSUS-CHRIST  99 

Témoignage  de  J.-J.  Rousseau  et  de  Napoléon  ' 
sur  la  divifiitéde  Jésus- Christ. 

Vous  aussi,  Messieurs,  relisez,  dans  l'âge  mûr, 
l'Évangile  que  vous  avez  peut-être  lu  dans  votre  jeu- 
nesse; vous  y  découvrirez  ce  que  vous  ne  vîtes  pas 
alors;  vous  ne  douterez  plus  ni  de  sa  divinité,  ni  de 
celle  de  son  auteur... 

II.  —  Jésus-Christ  a  fait  croire  à  sa  divinité.  Donc 
il  était  Dieu. 

Voyez  dans  quelle  situation  il  laisse  ses  disciples 
en  mourant.  Ils  ont  à  propager  la  doctrine  d'un 
homme  condamné  au  dernier  supplice,  par  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grave  au  monde,  par  des  magistrats,  la 
doctrine  d'un  Juif  crucifié!...  11  y  a  eu  récemment  à 
Paris  un  essai  de  religion  et  de  politique  nouvelles, 
dont  la  doctrine  avait  certaines  vues  généreuses, 
élevées,  dont  les  fondateurs  et  les  adeptes  étaient  très 
savants,  très  convaincus,  très  spirituels ,  quelques-uns 
du  moins;  l'erreur  peut  avoir,  elle  aussi,  la  science 
et  la  bonne  foi.  Eh  bien!  il  a  suffi  pour  la  discrédi- 
ter d'un  simple  procès  en  cour  d'assises;  celte  reli- 
gion nouvelle  a  disparu  sous  le  poids  d'une  simple 
condanmation  à  l'amende  et  à  la  prison... 

Les  disciples  étaient  des  hommes  grossiers ,  igno- 
rants ,  de  pauvres  pêcheurs  des  lacs  de  la  Galilée,  et 
ils  avaient  à  combattre,  à  renverser  le  paganisme, 
résumé  des  traditions  anciennes  de  tous  les  peuples 
englobés  dans  la  domination  romaine,  réunis,  comme 
en  un  faisceau,  en  un  grand  peuple  unique  et  souve- 

*  EmpruQto  à  la  légende  napoléonienne. 


100  SERMON 

rain  sous  la  main  de  l'empereur,  dieu  terrestre  qui, 
d'un  mol,  faisait  tout  remuer.  Et,  pour  cette  lutte 
inégale,  ils  n'avaient  ni  la  tribune  aux  harangues, 
elle  n'existait  plus,  les  prétoriens  l'avaient  brisée; 
ni  la  chaire,  ni  la  presse,  qui  n'existaient  pas  encore; 
ni  la  libertédeconscienceoudes cultes, dont  on  n'avait 
alors  nulle  idée...  Que  feront-ils,  ces  héritiers,  ces 
apôtres  du  Christ?...  Ils  vont  droit  à  la  capitale  du 
monde,  ils  se  posent  en  face  du  Panthéon,  de  ce 
temple  fameux  de  toutes  les  divinités  de  Rome  et  du 
monde,  sanctuaire  de  tous  les  trophées,  de  toutes  les 
gloires  et  de  toutes  les  doctrines  de  l'antiquité.  Ils 
s'y  présentent  avec  leur  bâton  de  voyageurs ,  avec 
leur  parole  d'apôtres,  comme  me  voilà;  ils  font  un 
signe  sur  leurs  fronts,  ils  parlent  d'un  Juif  crucifié 
pour  le  salut  des  hommes;  on  les  méprise,  mais 
non  pas  longtemps.  Un  jour,  l'empereur  apprit  que 
cette  vile  nation  des  Juifs  se  remuait  autour  de  lui, 
prêchant  un  Dieu  nouveau.  Quelques-uns  voulaient 
placer  ce  Dieu  parmi  les  statues  immobiles  du  Pan- 
théon. L'empereur  préféra  le  persécuter,  et  envoya 
contre  lui  ses  proconsuls,  ses  sophistes...  Les  disci- 
ples ne  se  défendirent  que  par  un  seul  mot  :  Jésus- 
Christ  est  Dieu ,  et  à  la  fin  ils  triomphèrent.  Trois 
siècles  après,  trois  cents  vieillards,  pauvres,  faibles, 
presque  tous  mutilés  par  le  fer  des  bourreaux  pour 
avoir  confessé  la  divinité  de  Jésus-Christ,  s'assem- 
blèrent sous  les  yeux  de  l'empereur,  (\u\  s'assit  au 
milieu  d'eux,  sans  couronne,  sur  un  humble  siège, 
en  leur  disant  :  «  Mes  Pères  et  mes  F'rères...  »  Le 
ihrélien! 


SUR   LA    DIVINITÉ    DE   JÉSUS-CURISl  101 

Époque  des  barbares,  leur  conversion  au  chris- 
tianisme, qui  fait  la  grandeur  des  peuples  mo- 
dernes. 

D'où  vient  cette  immense  révolution?  Les  disci- 
ples, les  croyants  se  sont-ils  appuyés  sur  la  popula- 
rité? Quoi  de  plus  impopulaire  que  les  chrétiens 
pendant  ces  trois  premiers  siècles!  Inondations,  fa- 
mines, défaites,  on  leur  imputait  tous  les  malheurs, 
tous  les  fléaux,  parce  que,  disait-on,  ils  attiraient 
sur  l'empire  la  colère  des  dieux  qu'ils  avaient  chas- 
sés. Cette  impopularité,  nous  l'avons  toujours  gar- 
dée. Et  encore  aujourd'hui,  sommes-nous  populaires, 
nous,  prêtres,  nous,  catholiques?  Si  nous  appuyons 
le  pouvoir,  on  dit  que  c'est  pour  mendier  ses  faveurs 
ou  souffler  la  tyrannie;  si  nous  soutenons  le  peuple, 
c'est  pour  flatter  ses  penchants;  si  nous  défendons 
la  liberté,  c'est  pour  favoriser  la  tyrannie  sous  une 
autre  forme.  Notre  morale  est-elle  douce?  on  l'ap- 
pelle corruptrice;  sévère?  nous  sommes  cruels  et 
barbares.  Et  néanmoins  nous  avançons  toujours , 
plantant  la  Croix  partout  sur  vos  routes,  sur  vos 
places,  sur  vos  plus  superbes  édifices.  Notre  force, 
c'est  notre  impopularité,  car  elle  prouve  que  nous 
n'avons  qu'un  seul  appui,  la  foi  en  la  divinité  de 
Jésus-Christ. 

Les  apôtres  avaient-ils  compté  sur  l'esprit  natio- 
nal? mais  ils  appartenaient  à  la  nation  juive,  si  mé- 
prisée dans  tout  l'empire.  Souvent  les  Romains  ne 
voulaient  point  des  Juifs  pour  esclaves.  Tacite  écri- 
vait dédaigneusement  :  Une  superstition  judaïque  a 
envahi  l'univers;  et  Tertullien  lui- môme,  avant  sa 


102  SERMON 

conversion,  appelait  cela  une  affaire  de  Juifs.  Et 
nous, après  que  nous  avons  fait  la  France, sauvé  les 
lettres,  les  arts,  les  sciences,  bâti  vos  ponts  comme 
vos  cathédrales,  quand  vous  ne  saviez  pas  encore  bar- 
bouiller sur  du  papier,  on  croit  avoir  tout  dit  contre 
nous ,  en  nous  disant  que  nous  ne  sommes  pas  Fran- 
çais, parce  que  nous  sommes  humanitaires,  catho- 
liques! Eh!  sans  doute,  pas  plus  que  Jésus- Christ 
nous  ne  devons  appuyer  notre  foi  sur  la  nationa- 
lité... 

Les  apôtres  ont-ils  compté,  avons- nous  compté 
sur  les  armes?  Avons-nous  propagé  nos  croyances 
avec  le  cimeterre  et  l'épée,  et  redisons-nous  avec 
Mahomet  : 
Regardez  dans  mes  mains  l'empire  et  la  victoire? 

Non!  nous  avons  été  martyrs;  martyrs  sous  les 
empereurs,  martyrs  en  France,  il  y  a  cinquante 
ans,  aujourd'hui  en  Asie,  toujours  martyrs;  car  il  y 
a  le  martyre  à  coups  de  hache,  celui  des  temps  bar- 
bares, et  le  martyre  à  coupsde phrases, celui  des  temps 
civilisés.  Nous  ne  nous  en  plaignons  pas,  tout  en 
nous  doit  prouver  que  nous  n'avons  d'appui  qu'en 
Jésus-Christ  Dieu. 

La  science,  le  génie  !  nous  en  avons  eu  ;  nous  en 
avons  encore  ;  mais  le  monde  en  a  plus  que  nous. 
La  majorité  des  savants  reste  contre  nous.  Non,  ce 
n'est  pas  là  qu'est  notre  force.  Nous  n'avons  qu'une 
force,  une  seule,  la  vérité  qui  est  en  nous,  notre  foi 
en  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Jamais  aucune  doc- 
trine n'a  produit  un  tel  résultat  dans  le  monde,  une 
conviction  aussi  générale,  aussi  persévérante,  aussi 


SUR    LA    DIVINITÉ    DE    JÉSUS- CHRIST  lU3 

inébranlable,  résistant,  pendant  dix-huit  siècles,  à 
la  science,  aux  intérêts,  aux  passions,  à  la  ruse  et 
à  la  violence,  à  l'individualité  et  à  la  nationalité 
conjurées  contre  elle.  Jamais  'in  homme  qui  a  dit 
Je  suis  Dieu,  et  est  mort  ensuite  cloué  sur  une  Croix, 
n'a  dominé  le  monde  pendant  dix-huit  cents  ans 
sans  aucun  moyen  humain.  La  simple  affirmation 
du  Christ  disant  qu'il  était  Dieu  n'aurait  jamais 
subjugué  les  esprits  comme  elle  l'a  fait,  s'il  ne 
l'eût  pas  été  réellement  :  une  telle  force  de  convic- 
tion ne  se  trouve  que  dans  la  vérité. 

Ainsi  le  Christ  est  Dieu  parce  qu'il  y  cru  à  sa  di- 
vinité et  qu'il  y  a  fait  croire  le  monde. 

Depuis  dix-huit  siècles,  le  christianisme  repose 
sur  sa  propre  certitude,  disant  :  Le  Christ  est  Dieu; 
j'en  suis  sûr,  j'en  donne  ma  parole.  Et  qu'avez-vous 
en  regard?  l'incrédulité  qui  ne  peut  pas  même  dire  : 
Le  Christ  n'est  pas  Dieu  ,  j'en  suis  sur,  j'en  donne 
ma  parole;  la  philosophie  qui  ne  peut  pas  même 
vous  préserver  du  doute  à  l'heure  de  la  mort. 
Le  christianisme  vient  s'installer  jusque  sur  les 
champs  de  bataille,  et  le  guerrier  mourant  qui  n'a 
pas  la  foi  prend  son  épée,  en  contemple  la  poignée 
et  s'écrie  :  Peut-être!  Et  il  me  suffit,  à  moi  qui 
crois,  de  saisir  la  main  d'un  jeune  homme,  d'arrê- 
ter mon  regard  sur  le  sien ,  pour  le  jeter  dans  le 
trouble  et  l'embarras.  Mais  lui,  peut-il  m'intimi- 
der?  peut-il  ébranler  ma  foi?  Non,  car  il  n'a  ni 
certitude  ni  croyance  à  m'opposer.  Il  est  pour- 
suivi par  le  doute,  par  la  crainte;  moi,  j'ai  le  calme 
et  la  paix;  et  tandis  qu'il  se  débat  dans  l'incerti- 


104  SERMON 

tilde  ou  la  négation,  moi  je  crois  que  Jésus-Christ 
est  Dieu,  j'en  suis  sûr,  j'en  donne  ma  parole;  ma 
couche  et  mon  sommeil  ne  sont  point  agités;  je 
crois,  j'affirme,  je  me  repose  doucement  dans  ma 
foi. 

Seigneur,  j'ai  été  jeune  et  j'ai  douté  de  vous.  Ma 
barque  a  erré  longtemps  d'éciieils  en  écueils ,  sans 
rame,  sans  voile,  sans  pilote;  alors  j'étais  mal- 
heureux, Seigneur!  Un  jour,  j'ai  vu  la  lumière, 
j'ai  cru  en  vous.  Depuis  vingt  ans ,  je  crois  en  vous , 
et  je  suis  heureux.  Merci,  Seigneur,  des  joies  que 
vous  m'avez  données;  mon  âme  est  arrivée  au  port, 
Seigneur,  merci!  Faites  que  tous  ceux  qui  m'ont 
entendu  partagent  ma  foi  inébranlable  en  l'Homme- 
Dieu;  faites  que  chacun  répète  avec  moi,  comme  il 
est  écrit  sur  l'obélisque  de  la  place  du  Vatican  :  Le 
Christ  est  vainqueur;  il  règne;  il  a  P  empire;  il  dé- 
Hvi  e  son  peuple  de  tout  mal. 


SUR  LA  PUISSANCE  DE  LA  FOI 
ET  SUR  LES  CAUSES  DE  CETTE  PUISSANCE 

Prêché  à  la  cathédrale  de  Dijon,  le  2  juin  1844,  fête  de  la 
sainte  Trinité. 

NOTICE 

Le  P.  Lacordaire  arriva  à  Dijon  le  29  mai.  «  Le  même 
jour,  à  huit  heures  du  soir,  il  reç-ul  une  nombreuse  dé- 


SUR   LA   PUISSANCE    DE    LA    FOI  lU5 

pulalion  de  jeunes  gens.  L'un  d'eux  prit  la  parole,  et, 
après  lui  avoir  otlerl  l'hommage  du  respect  et  de  l'admi- 
ration de  l'assemblée,  le  pria,  au  nom  de  la  ville  en- 
tière, dont  celle  jeunesse  était  en  ce  moment  l'organe,  de 
monter  dans  la  chaire  delacalhédrale  pour  répandre  sur  les 
auditeurs  empressés  qu'un  double  titre  lui  rendait  frères, 
la  parole  de  vie,  avec  cette  magnificence  dont  Dieu  sem- 
blait lui  avoir  réservé  le  secret. 

«  Le  Père  répondit  avec  émotion  qu'il  était  touché  de 
cette  démarche,  mais  qu'il  lui  serait  pénible  de  n'avoir 
qu'à  parler  un  jour  dans  une  ville  d'études,  de  hautes 
écoles,  de  magistrature,  où  il  voudrait  pouvoir  dérouler 
un  ensemble  de  vérités  avec  l'étendue  et  les  développe- 
ments nécessaires  pour  satisfaire  les  esprits  qui  réflé- 
chissent. 

«  De  nouvelles  instances  furent  faites  afin  d'obtenir  au 
moins  un  discours  détaché,  comme  arrhes  d'une  station 
d'ailleurs  désirée  de  tous.  Vaincu  par  l'unanimité  de  ces 
instances,  le  Père  finit  par  céder,  et  promit  de  prêcher  le 
dimanche  suivant  à  la  cathédrale. 

a  Celte  nouvelle,  aussitôt  répandue  dans  la  ville,  fut 
accueillie  avec  une  sorte  d'enthousiasme.  Le  2  juin,  on 
accourut  de  quinze  à  dix-huit  lieues  à  la  ronde.  L'église 
fut  envahie  une  heure  avant  que  le  célèbre  orateur 
parût  en  chaire.  On  eût  dit  un  rendez-vous  d'honneur; 
toutes  les  classes,  toutes  les  opinions  y  avaient  été 
fidèles,  et  elles  semblaient  préluder  là  à  cette  grande  fra- 
ternité clirélienne,  dernier  mot  de  leur  avenir  '.  » 

L'orateur  prêcha  sur  la  Puissance  de  la  foi,  sujet 
qu'il  avait  déjà  traité  à  Bordeaux,  dans  la  deuxième  con- 
férence, et  peu  après  à  Tours  et  à  Toul,  comme  nous  le 
verrons  dans  la  suite.  Son  sermon  fut  soigneusement  ré- 
digé, sur  les  notes  prises  par  M.M.  Chocarne,  Ligiez, 
Roy,  GautreJet  et  Ménétrier,  élèves  du  grand  séminaire. 

*  Spectateur  de  Dijon,  2  et  4  juin  1844. 


106  SERMON 

Nous  reproduisons  cette  rédaction ,  en  la  conriplétant  à 
l'aide  de  l'excellente  analyse  publiée  dans  le  Spectateur 
de  Dijon  (4  et  6  juin  1844)  par  M.  l'abbé  Drioux,  pro- 
fesseur d'histoire  ecclésiastique  au  grand  séminaire  de 
Langres. 

TEXTE 


Et  h<ec  est  Victoria  qute  vincit  mun- 
dum,  fldes  noitra. 

«  Cette  victoire  par  laquelle  noua 
triomphons,  c'est  la  victoire  de  notre 
f  oL  » 

(  V*  ÉP.    DE   S.  JkA>-  ,   V,  4.) 


Monseigneur  %  Messieurs, 

Tous  les  phénomènes  qui  se  produisent  dans  le 
monde  où  nous  sommes  se  réduisent  à  un  seul,  le 
phénomène  de  la  puissance.  Que  le  soleil  immobile 
au  milieu  de  l'espace  attire  les  planètes,  que  la  terre 
gravite  autour  de  lui,  que  la  mer  batte  ses  rivages 
sans  pouvoir  les  dépasser,  que  la  foudre  gronde 
dans  les  nues,  que  le  vent  rugisse  comme  un  lion  en 
passant  sur  nos  têtes,  que  l'arbre  croisse,  que  la 
fleur  s'épanouisse,  que  la  main  de  l'homme  sillonne 
la  terre,  toujours  et  partout,  c'est  la  puissance  qui 
se  manifeste. 

Étudier  les  puissances,  les  connaître,  s'en  servir, 
c'est  là  tout  le  travail  et  la  vie  de  l'homme. 

Parmi  ces  puissances,  il  en  est  une  moins  étudiée, 
mais  plus  réelle  que  les  autres,  une  puissance  supé- 
rieure à  tout,  à  qui  rien  ne  résiste,  contre  laquelle 

'  M»'  Rivet,  cvêque  de  Dijon. 


SUK    LA    PUISSANCE    DE    LA    FOI  107 

on  a  tout  fait,  contre  laquelle  on  n'a  rien  pu  :  c'est 
celle  dont  il  est  parlé  dans  mon  texte  :  El  hœcest  Vic- 
toria quœ  vincit  mundum,  fîdes  nostra  :  Cette  victoire 
par  laquelle  nous  triomphons  du  monde,  c'est  la 
victoire  de  notre  foi.  C'est  à  la  foi  qu'il  a  été  promis 
de  transporter  les  montagnes,  et  celui  qui  en  aurait 
comme  un  grain  de  sénevé  pourrait,  en  effet,  les  trans- 
porter. Je  vais  donc  étudier  cette  puissance  de  la  foi, 
la  plus  grande,  la  plus  haute  de  toutes.  J'en  consta- 
terai d'abord  l'existence,  et  comme  ce  n'est  rien  que 
de  montrer  des  faits  si  on  ne  remonte  à  leurs  causes, 
j'essayerai  ensuite  de  vous  dire  au  moyen  de  quels 
ressorts  Dieu  met  en  œuvre  cette  puissance  de  la 
foi. 

Messieurs,  je  me  réjouis  d'annoncer  la  parole  de 
Dieu  dans  une  ville  justement  célèbre  par  le  parfum 
de  son  esprit,  honorée  par  tant  de  sublimes  génies. 
Je  me  réjouis  surtout  parce  que  c'est  ici  le  ciel  qui  a 
couvert  ma  jeunesse,  et  que  je  ne  puis  faire  un  pas 
sur  celte  terre  de  mes  premières  ann.'es  sans  y 
retrouver  les  traces  de  mes  maîtres  et  de  mes  amis. 
Parvenu  au  milieu  de  ma  carrière,  cette  chaire  est 
pour  moi  la  montagne  péniblement  gravie  d'où  je 
puis,  comme  le  voyageur,  promener,  avant  de  des- 
cendre sa  pente  rapide,  des  regards  attendris  pour 
évoquer  les  souvenirs  du  temps  passé;  et,  après  m'y 
être  arrêté  un  instant,  il  ne  me  restera  plus  qu'à 
parcourir  le  chemin  qui  doit  me  conduire  au  terme. 
Je  vous  rapporte  cette  parole  dont  vous  avez  connu 
les  jeunes  accents;  mes  amis  et  mes  maîtres  jugeront 
si  ce  n'est  pas  en  vain  que  j'ai  traversé  la  première 


108  SERMON 

moitié  de  m*a  vie,  si  ce  n'est  point  en  vain  que  j'ai 
communiqué  avec  Dieu!... 

I.  — Je  ne  viens  point  offrir  un  vain  spectacle  :  je 
veux  démontrer  la  puissance  de  la  foi. 

Toute  puissance  se  manifeste  par  trois  actes  : 
détruire,  édifier,  résister.  Détruire,  c'est  renverser 
ce  qui  est,  faire  rentrer  dans  le  néant;  édifier,  c'est 
assembler,  réunir,  c'est  donner  la  vie  à  ce  qui  n'était 
pas;  résister,  c'est  combattre  le  néant,  qui,  comme 
Saturne,  veut  faire  rentrer  dans  ses  entrailles  le  fruit 
qui  en  est  sorti.  La  foi  étant  la  plus  haute,  la  plus 
morale  de  toutes  les  puissances,  doit  donc  posséder 
à  un  degré  supérieur  la  force  de  destruction,  la  f  jrce 
d'édification  et  la  force  de  résistance.  Qu'on  ne 
s'étonne  pas  que,  en  parlant  de  la  foi,  il  faille  parler 
aussi  de  sa  main  qui  détruit  et  qui  condamne;  c'est 
que  le  mal  est  dans  le  monde,  que  Terreur  y  règne, 
et  qu'il  est  bian  juste  que  la  vérité  et  la  foi  aient  une 
arme  pour  lutter,  une  force  qui  renverse  et  qui  fasse 
son  champ  de  bataille! 

Le  plusgrandempirequi  ait  jamais  établi  sa  puis- 
sance sur  la  terre  est  le  paganisme..  Le  démon,  tran- 
chons le  mot,  le  diable,  car  c'est  son  vrai  nom,  selon 
l'énergique  signification  de  son  étymologie,  8ia  [iouXr,, 
la  volonté  qui  s'est  mise  en  travers  de  la  volonté 
divine,  le  diable,  ne  pouvant  rien,  ne  pouvant  mettre 
la  vie  là  où  était  la  mort,  prit  l'orgueil  et  les  pas- 
sions humaines,  les  pétrit  comme  dans  un  vase,  les 
broya  ensemble  de  sa  main  du  fer  pour  s'en  servir 
contre  Dieu  :  œuvre  morte  et  stérile  qu'il  plaça  sur  l'au- 
tel pour  lui  donner  la  vie  et  à  laquelle  il  attacha  l'idée 


SUR   LA    PUISSANCE    DE    LA    FOI  109 

de  la  divinité,  sachant  bien  que  le  cœur  de  l'homme 
a  des  retours  infaillibles  vers  Dieu.  Pour  consommer 
son  œuvre,  il  suscita  des  peuples,  les  corrompit,  les 
dégrada,  et  créa  ainsi  contre  Dieu  un  empire,  l'em- 
pire du  mal;  et,  comme  il  fallait  qu'il  n'y  eût  qu'un 
seul  sceptre,  on  vit  le  grand  empire  romain ,  évoque 
extérieur  du  monde  payen,  courber  les  nations  sous 
sa  puissance,  comme  le  vent  couche  les  épis! 

Alors  la  liberté  fut  enchaîn'e,  la  parole  captive, 
la  tribune  muette,  et  au  milieu  de  Rome  se  dressa 
le  Panthéon,  apothéose  de  l'homme,  résumé  delà 
sagesse  humaine  déjà  vieille  de  quarante  siècles. 

En  ce  temps-là,  à  une  autre  extrémité  de  l'empire, 
un  Homme-Dieu ,  prenant  nos  sens  et  notre  orgueil , 
les  avait  broyés ,  pétris  ensemble  sur  le  Calvaire  ,  et , 
descendu  de  la  Croix,  il  avaitenvoyc  douze  pêcheurs, 
sans  épée,  sans  puissance,  avec  un  bàlon,  pas  deux, 
regarder  en  face  le  Panthéon.  Ils  vinrent,  pauvres 
colombes  lâchées  de  l'Arche,  agneaux  jetés  au  mi- 
lieu des  loups;  ils  vinrent,  ces  petits,  dont  le  monde 
ne  connaissait  pas  les  noms;  ils  arrêtèrent  sur  le 
Panthéon  ce  regard  qui  avait  contemplé  l'Homme- 
Dieu;  et  un  jour,  après  bien  des  louleurs,  bien  du 
sang  versé,  bien  des  actes  d'amour  sur  lesquels  je 
ne  m'arrête  pas,  car  on  se  lasse  à  répéter  la  gloire 
et  à  redire  le  courage,  un  jour,  dans  une  enceinte 
plus  auguste,  entre  l'Asie  et  l'Afrique,  un  empereur 
parut,  et,  s'asseyanl  au  milieu  de  trois  cent  di.x-huit 
vieillards,  il  leur  dit  :  a  Mes  frères  et  mes  pères, 
l'idolâtrie  est  vaincue!...  » 

L'ennemi  ne  se  tint  pas  pour  battu.  Il  prétendit 


110  SERMON 

que,  par  la  dislinclion  des  personnes,  nous  atta- 
quions l'unitj  divine.  Il  se  posa  en  face  et  se  fit  le 
défenseur  du  Dieu-Un.  Pétrissant  de  nouveau  notre 
orgueil  et  notre  sensualité,  il  fonda  le  mahomé- 
tisme,  il  créa  sa  plus  merveilleuse  invention,  qui  se 
répandit  avec  la  rapidité  de  l'éclair  de  Samarcande  à 
Lisbonne,  et  vint  insulter  nos  côtes  et  celles  de 
l'Italie.  Comme  il  était  obligé  d'aller  vite  et  qu'il  ne 
pouvait  ourdir  dans  l'ombre,  il  mit  son  œuvre  à 
cheval,  et,  enfonçant  ses  éperons  dans  les  flancs  de 
son  coursier,  il  ordonna  à  son  épée  de  déclarer  que 
la  vérité  et  la  victoire  sont  synonymes. 

Le  monde  tressaillit,  et  l'Europe  arma  ses  che- 
valiers :  Godefroy  de  Bouillon,  Philippe-Auguste, 
Richard  Cœur-de-Lion,  et  saint  Louis,  qui  clôt  par 
sa  mort  les  trois  cents  ans  de  chevalerie  et  de  sang 
versé  pour  Dieu. 

Nous  fûmes  vaincus  !  Tant  mieux  !  je  m'en  réjouis. 
Et  ces  vieux  braves  qui,  du  haut  du  ciel,  entendent 
mes  paroles,  ne  s'en  offenseront  pas!  Si  nous  avions 
été  victorieux,  qu'eût  dit  le  monde?...  Qu'entre 
Jésus-Christ  et  Mahomet  il  n'y  avait  que  la  lon- 
gueur d'une  épée;  que  de  preux  chevaliers  avaient 
cédé  à  des  chevaliers  plus  braves  et  plus  heureux  : 
l'œuvre  de  Dieu  eût  été  décidée,  jugée  par  la  force. 
Nous  n'avons  pas  été  victorieux ,  car  de  même  que 
nous  avions  triomphé  du  paganisme  en  mourant  sur 
les  échafauds  ,  il  nous  fallait  triompher  du  maho- 
métisme  en  tombant  vaincus  sur  les  champs  de 
bataille. 

Le  jour  où  tout  fut  dit,  le  génie  de  la  vérité  ap- 


SUR   LA.   PUISSANCE    DE   LA    FOI  111 

parut;  et  maintenant,  ce  viel  empire,  nous  le  tenons. 
Quand  l'Europe  voudra,  elle  ramassera  négligem- 
ment sur  une  table  une  plume,  elle  écrira  trois  mots, 
et  ce  vieil  empire  aura  disparu ,  le  mahométisme 
sera  rentré  dans  le  néant,  comme  une  chose  finie 
qui  n'a  plus  d'espérance. 

Je  sais  que  cette  œuvre  n'est  pas  achevée,  que 
l'œuvre  de  Mahomet  est  encore  puissante  pour  dé- 
truire; mais  la  civilisation  marche  avec  le  christia- 
nisme; nous  nous  pressons  d'achever  nos  canaux, 
de  jeter  les  roules  où  le  fer  et  la  vapeur  doivent  nous 
transporter.  Hâtons  le  jour  où  la  vérité  érigera  les 
colonnes  d'Hercule  et  écrira,  avec  notre  épée,  sur 
les  confins  du  monde  :  Sislimiis  hic  tandem  nobis 
ubi  de  fuit  orbis. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  détruisant,  mais  c'est 
en  édifiant  que  la  foi  a  manifesté  sa  puissance.  A 
quoi  servirait-il  de  détruire  ce  qui  est,  si  l'on  ne 
mettait  quelque  chose  à  la  place?  Édifier,  c'est 
assembler;  assembler,  c'est  mettre  l'unité  dans  la 
pluralité.  Or,  plus  l'unité  sera  absolue,  plus  la  plu- 
ralité sera  étendue  et  plus  l'édification  sera  profonde 
et  durable.  Eh  bien!  que  fit  Jésus?  Il  mit  à  Rome 
une  pointe  de  son  compas,  étendit  l'autre  jusqu'aux 
deux  pôles,  et,  d'un  lourde  main,  embrassa  toute 
l'humanité  en  disant  :  «  Là  où  finira  la  terre,  là 
finira  l'Eglise,  la  religion  chrétienne.  »  Alors  on 
vit  se  former  cet  immense  empire  ,  où  il  y  a  unité 
d'esprit,  unité  de  cœur,  où  les  hommes  ne  sont 
séparés  ni  parles  mers,  ni  par  les  fleuves,  ni  par  les 
montagnes,  empire  gouverné  par  un  vieillard  dé- 


112  SERMON 

sarmé,  auquel  il  a  été  dit  :  «  Tu  verras  les  ambas- 
sadeurs de  toutes  les  nations  à  ta  cour.  »  Il  règne, 
et  chaque  jour,  après  leur  avoir  mis  un  peu  d'huile 
aux  mains  et  sur  la  tête,  il  envoie  ses  évoques  aux 
deux  pôles,  princes  spirituels  qui  établissent  leur 
empire  par  la  persuasion.  C'est  de  l'histoire;  jamais 
ni  Cyrus,  ni  Alexandre,  ni  leur  dernier  héritier 
Napoléon,  n'ont  pu  constituer  une  pareille  unité  ou 
une  telle  pluralité.  C'a  été  le  rôve  de  leur  ambition; 
ils  n'ont  jamais  pu  le  réaliser.  Il  fallait  qu'il  fût 
évident  que  l'Église  est  la  plus  haute  puissance  d'é- 
dification qui  soit  dans  le  monde. 

J'ajoute  la  plus  grande  puissance  de  résistance; 
car  la  foi  réunissant  tous  les  hommes  dans  un  même 
esprit,  leur  donne  ce  redoutable  pouvoir  des  masses 
contre  lequel  on  ne  peut  rien  :  c'est  la  force  des  pyra- 
mides, l'homme  s'userait  à  les  renverser. 

Et  à  quoi  opposera-t-elle  cette  résistance  ?  Ce  sera 
au  mal. 

L'homme,  de  sa  nature,  craint  la  puissance;  il  la 
déteste  parce  qu'il  est  une  puissance  lui-même,  et 
que  toute  puissance  ne  peut  souffrir  qu'une  autre 
vienne  mettre  un  frein  à  la  sienne  ou  la  renverser 
entièrement.  L'homme  veut  se  faire  centre  pour  con- 
stituer l'ordre,  et,  dos  qu'une  puissance  s'élève,  il 
se  dresse  de  toute  sa  hauteur  et  réagit  contre  elle.  Il 
a  donc  essayé  de  renverser  celle  de  la  foi ,  et  trois 
moyens  ont  été'  employés  contre  cette  force  d'inertie 
que  possède  l'Église  :  la  violence,  la  science,  le  ri- 
dicule. 

Quand  un  homme  en  rencontre  un  autre  qui  est  fort 


SUR   LA   PUISSANCE    DE    LA    FOI  113 

de  la  force  du  la  vérité  ;  —  car,  entre  nous,  Messieurs, 
et  d'homme  à  homme ,  il  n'y  a  pas  et  il  ne  peut  pas  y 
avoir  de  supérieur  :  un  homme  en  vaut  un  autre; 
nous  sommes  tous  égaux  par  l'esprit  comme  nous  le 
sommes  tous  par  le  cœur;  un  payen  vaut  un  chrétien 
sous  ce  rapport,  et  si  Démoslhène  et  Cicéron  se 
fussent  assis  au  pied  de  la  chaire  de  Bossuet,  ils 
eussent  été  ravis,  sans  doute;  mais  s'ils  s'étaient 
levés  après,  ils  auraient  emporté  à  leur  tour  l'admi- 
ration des  peuples,  en  leur  redisant  les  merveilles  du 
forum  d'Athènes  ou  de  la  tribune  de  Rome;  oui, 
nous  sommes  tous  égaux  :  c'est  notre  gloire  et  notre 
dignité  à  tous  !  —  quand  donc  un  homme  en  ren- 
contre un  autre  qui  appuie  sa  faiblesse  sur  la  vérité, 
qui  émet  des  idées  divines ,  des  idées  qui  ne  tom- 
beront de  ses  lèvres  qu'après  avoir  passé  par  la  poi- 
trine de  Jésus-Christ;  si  cet  homme  à  son  tour  veut 
faire  prévaloir  les  idées  de  la  nature,  d'un  autre 
ordre,  et  qu'il  soit  fatigué  de  ne  pouvoir  y  réussir, 
alors  il  y  aura  pour  lui,  dans  celle  inégalité,  quelque 
chose  qui  blesse,  qui  irrite,  qui  désespère;  alors  il 
se  souviendra  qu'il  porte  un  fourreau  sur  sa  cuisse, 
et  il  dira  :  «  Si  je  n'ai  pas  la  vérité,  j'ai  la  force,  la 
force  du  bourreau,  mais  ennoblie  par  la  magistra- 
ture. »  A  nous,  Messieurs,  de  répondre  avec  dignité, 
de  nous  soumettre  à  la  loi,  en  acceptant  ce  qu'elle 
veut,  de  tendre  la  tête  et  d'en  appeler  à  une  puis- 
sance plus  haute.  Et  c'est  ce  que  nous  avons  fait 
contre  la  violence  pendant  les  perséculions.  Le  chré- 
tien savait  mourir  avec  dignité,  avec  simplicité, 
avec  espérance,  en  disant  :  «  Je  me  fie  à  mon  sang 
1  8 


1 14  SERMOX 

versé  et  à  Dieu  qui  le  connaît  !  »  Bien  des  fois  ce- 
pendant les  enfants  de  l'Église  ont  senti  faiblir 
leur  courage;  bien  des  fois  ils  ont  tremblé;  bien 
des  fois  il  a  fallu  que  Dieu  nous  prît  les  mains  pour 
nous  aider  à  consommer  le  sacrifice;  bien  des  fois 
la  force  s'est  vue  sur  le  point  de  l'emporter  :  nous 
avons  vaincu  pourtant  ! 

La  force  n'ayant  pu  l'emporter,  dans  des  temps 
plus  civilisés  on  a  eu  recours  à  un  autre  moyen,  à 
la  science.  Les  savants  se  sont  mis  à  l'œuvre;  ils 
ont  cherché  au  plus  profond  du  ciel  et  de  la  terre 
une  arme  contre  Dieu.  A  cet  assaut,  le  monde  a  été 
ébranlé;  mais  cinquante  ans  se  sont  écoulés,  les 
vieux  savants  sont  morts  ;  de  jeunes  hommes  se  sont 
levés;  ils  ont  reconstruit  pièce  à  pièce  l'édifice  de  la 
science,  et  les  résultats  de  leurs  travaux  ont  donné 
raison  à  notre  foi  ;  la  victoire  a  été  de  nouveau  pour 
nous. 

Il  restait  une  dernière  arme,  le  ridicule  :  on  y  eut 
recours.  De  même  qu'il  n'y  a  qu'un  pas  du  Capitule 
à  la  roche  Tarpéienne ,  il  n'y  a  qu'un  pas  aussi  du 
sublime  au  ridicule.  Jamais,  Lucrèce  à  part,  les 
anciens  n'avaient  employé  cette  arme;  leurs  mys- 
tères n'étaient  pas  assez  relevés  pour  être  atteints 
par  le  ridicule;  mais  ces  mots  :  un  Dieu  crucifié,  ces 
mots  qui,  dans  la  bouche  de  Bossuet,  feraient  dresser 
les  cheveux  sur  nos  têtes,  pouvaient  faire  rire.  Dieu 
créa  donc ,  je  me  trompe ,  on  créa  contre  Dieu  un 
homme,  que  je  ne  veux  pas  nommer;  —  car,  dans 
la  chaire  de  vérité,  je  n'ai  coutume  de  nommer  que 
ceux   qu'il   m'est  permis  d'aimer  ou  de  louer,  et 


SUR    LA    PUISSANCE    DE    LA    FOI  115 

quand  cela  m'est  impossible,  je  laisse  à  mes  audi- 
teurs le  soin  d'interpréter  mon  silence.  —  Cet  homme 
se  moqua...  de  quoi?  du  Coran  peut-être?  Des 
Védas  ?  Non...  de  l'Évangile!  Il  parvint  à  répandre 
partout  la  contagion  du  rire.  Mais  Dieu  ne  laissa 
pas  aux  hommes  le  temps  d'achever;  il  fit  passer 
sur  leurs  tôles  une  do  ces  tiMupêles  comme  le  monde 
n'en  avait  jamais  vu;  il  ébranla  la  société  sur  ses 
bases;  il  y  eut  des  larmes  comme  on  n'en  avait 
jamais  encore  versé.  Nous  ne  rions  plus  maintenant, 
et  la  question  religieuse  apparaît  à  tous  une  ques- 
tion sérieuse  et  grave.  Comme  il  avait  vaincu  la 
force  et  la  science,  Diru  a  vaincu  le  rire;  c'est  là  sa 
dernière  et  sa  plus  prodigieuse  victoire. 

Ainsi,  que  je  considère  notre  foi  comme  un  instru 
ment  de  destruction,  d'édification  ou  de  résistance, 
elle  est  la  plus  haute  puissance  morale  qui  soit  sur 
la  terre.  D'où  lui  vient  cette  force?  Au  moyen  de  quels 
ressorts  agit-elle?  Voilà  ce  qu'il  faut  étudier;  car,  je 
le  répète,  c'est  peu  de  constater  les  faits,  si  on  ne 
remonte  à  leurs  causes.  Félix  qui  potiiil  rerum 
cognoscere  causas!  dit  le  poète  romain.  C'est  là,  en 
effet,  la  vraie  philosophie- 

II.  —  D'où  vient  donc  cette  puissance  de  la  foi 
chrétienne?  Il  semble  que  cette  question  devrait  se 
décider  par  un  seul  mot  :  Dieu  l'a  voulu.  Ce  serait 
bien  répondre;  car  il  est  certain  que  Dieu  est  la 
source  de  toute  puissance,  et  par  conséquent,  dès 
que  quelque  chose  aune  puissance  quelconque,  c'est 
que  Dieu  lui  a  communiqué  sa  propre  puissance  à 
un  certain  degré;  mais  ce  ne  serait  pas  répondre 


116  SERMON 

suffi sammenl.  En  elïeL,  quand  Dieu  agit,  il  enchaîne 
des  ressorts,  constitue  des  iorces  et  des  causes  immé- 
diates. Ainsi,  quand  la  foudre  tombe,  si  un  phy- 
sicien disait  :  «  Elle  tombe  parce  que  Dieu  l'a 
voulu,  »  ce  ne  serait  pas  répondre  scientifiquement. 
Il  y  a  une  cause  immédiate,  un  ressort  caché  qu'il 
faut  apercevoir  et  étudier,  et  c'est  ce  que  nous  allons 
faire  par  rapport  à  la  foi.  Sans  doute  c'est  de  Dieu 
qu'elle  tient  toute  sa  puissance;  mais  sondons  la 
profondeur  de  ce  mystère  et  voyons  comment  Dieu 
la  lui  communique. 

Comme  nous  sommes  esprit  et  corps,  il  existe 
dans  le  monde  deux  sortes  de  forces:  celle  des  corps, 
et  celle  des  idées.  Un  astre  tombe;  après  sa  chute, 
il  s'éteint,  il  est  mort.  Gambyse  traverse  l'Egypte; 
Dieu  fait  lever  un  léger  vent;  son  armée  tombe  sans 
sépulture,  et  c'est  à  peine  si,  en  remuant  ce  sable,  le 
voyageur  peut  retrouver  encore  la  place  où  tant  de 
gloires  et  tant  de  douleurs  se  sont  couchées.  La 
différence  entre  ces  deux  forces,  c'est  que  les  corps 
meurent  toujours,  et  que  les  idées,  du  moins  les 
idées  vraies ,  sont  immortelles.  La  gloire  est  péris- 
sable, ainsi  que  le  bras  qui  s'en  sert;  mais,  dès 
qu'une  idée  est  sortie  du  fourreau,  elle  frappe  le 
monde,  elle  l'agite,  elle  l'ébranlé,  et  ne  périt 
jamais. 

En  outre,  la  force  matérielle  est  inerte;  à  tout  ce 
qui  est  corps,  il  faut  un  moteur,  si  bien  que  tout  corps 
s'arrête  quand  le  moteur  cesse  d'agir.  Mais  l'idée  est 
un  principe  d'activité  dans  l'homme,  parce  qu'elle 
émane  de  son  intelligence,  qui  est  un  refiel  de  l'infini. 


SUR    I.X    PUISSANCE    DE    L\    FOI  117 

Jetez  un  homme  à  César,  plongez-le  dans  un  cachot, 
meltez-y  trois  portes,  multi[)liez  les  verrous  et  les 
geôliers;  ajoutez  par-dessus  la  puissance  de  vos  ma- 
gistrats, la  force  de  vos  armées  ;  au  fond  de  ce  cachot 
croîtra  une  herbe,  tombera  un  brin  de  paille,  se  trou- 
vera un  filament,  un  je  ne  sais  quoi;  le  prisonnier 
broiera  cette  herbe ,  façonnera  cette  paille ,  il  y  dépo- 
sera une  idée ,  un  court  testament.  Un  jour,  les  portes 
de  ce  cachot  s'ouvriront,  on  ramassera  ce  testament; 
l'homme  sera  mo;t,  et  cette  idée  qu'on  avait  crue 
captive  et  morte  avec  lui ,  s'échappera  de  son  sé- 
pulcre; elle  ira  remuer  le  monde,  régénérer  l'huma- 
nité! {  Mouvement  prolonge'.) 

Oui,  les  idées  sont  immortelles  !  Se  priver  d'une 
idée  c'est  se  couper  un  bras...  Jamais  Dieu  n'a 
permis  qu'une  idée  vraie  périt.  Quand  elle  a  été 
menacée ,  toujours  il  a  façonné  une  arche  pour  la 
recueillir.  Ainsi,  dans  la  barbarie,  les  cloîtres  de 
l'Occident  portaient  les  idées.  Le  Moine,  en  priant, 
a  fini  par  être  le  maître,  et  cela  se  conçoit,  car  ce 
sont  les  idées  qui  gouvernent  les  corps.  Une  armée 
marche  au  combat;  qui  la  mène?  Est-ce  le  bras  qui 
tient  l'épée?  Non,  Messieurs,  c'est  l'idée,  l'idée  de 
la  patrie,  l'idée  de  la  famille,  l'idée  de  l'honneur, 
l'idée  du  devoir,  l'idée  de  l'obéissance,  l'idée  de 
l'éternité!  et  l'épée  n'est  jamais  si  fermement  tenue 
que  lorsqu'elle  l'est  par  cette  dernière  idée.  Une 
armée  n'est  pas  la  réunion  d'un  grand  nombre  de 
corps  qu'on  fait  marcher  à  sa  guise.  Une  armée  de 
400,000  hommes,  c'est  400,000  idées.  Le  général 
remue  à  peine  les  lèvres ,  une  idée  en  jaillit  et  fait 


118  SERMON 

mouvoir  toutes  ces  multitudes.  Si  elle  vient  à  se  dis- 
soudre, c'est  que  le  vent  des  idées  a  changé.  Si  ces 
murs  sont  debout,  c'est  une  idée  qui  les  soutient,  et 
tant  qu'ils  subsisteront,  cette  idée  ne  pourra  être 
oubliée.  Cest  l'idée  qui  fait  que  vous  êtes  réunis 
dans  cette  enceinte,  que  ma  voix  s'y  élève  libre  et 
fîère,  qu'elle  n'est  point  captive ,  qu'elle  ne  saurait 
l'être  qu'à  son  profit  et  à  sa  gloire,  et  que  toute  la 
puissance  humaine  ne  peut  rien  contre  ma  faiblesse. 
Il  y  a  des  temps  où  l'on  ne  trouve  pas  de  bourreaux, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  d'idées;  il  y  en  a  d'autres  où 
il  y  a  des  hts  de  justice  pour  juger  les  idées... 

De  toutes  les  idées,  qu'elle  est  la  plus  puissante? 
Vous  l'avez  compris,  c'est  celle  de  Dieu.  Toutes  les 
idées  qui  nous  font  agir  se  réduisent  à  trois  :  celles 
du  vrai,  du  devoir  et  du  droit.  Or,  sans  l'idée  de 
Dieu,  où  serait  l'idée  du  vrai,  du  devoir  et  du  droit? 
Sans  l'idée  de  Dieu,  on  doit  dire  avec  le  sceptique  : 
«  La  vérité  est  ce  qu'elle  peut.  »  Sans  l'idée  de  Dieu, 
point  de  devoir,  car  le  devoir  est  une  obligation  à 
mon  préjudice;  sans  cette  idée  on  ne  peut  même  se 
créer  un  droit,  car  ce  droit  est  toujours  contre  le 
profit  d'autrui.  Donc  la  vérité,  le  devoir,  le  droit 
viennent  de  Dieu ,  et  l'homme  se  cite  lui-même  à  ce 
triple  tribunal  :  donc  la  société  qui  agira  d'après 
cette  idée  sera  la  plus  puissante;  donc  l'Église  qui 
tire  toute  sa  force  de  cette  idée  n'a  tant  de  puissance 
que  parce  qu'elle  a  pour  base  l'idée  de  Dieu. 

C'est  l'idée  chrétienne  par  excellence,  idée  consti- 
tuante, capitaine  et  généralissime  de  l'humanité. 
Comment  et  pourquoi  cela  ?  A  cause  de  la  manière 


SUR    LA    PUISSANCE    DE    L\    FOI  119 

dont  elle  pénèlro  dans  l'esprit  humain.  L'intelli- 
gence ne  peut  saisir  une  id^e  que  par  trois  voies  : 
le  doute,  l'affirmation  ou  la  négation.  — Jesuislong, 
Messieurs,  mais  permettez-moi  ces  détails.  Pour 
connaître  une  machine  en  son  entier,  ne  faut-il  pas 
qu'on  démonte  toutes  les  [lièces  une  à  une,  qu'on 
vous  en  montre  tous  les  ressorts ,  et  qu'on  les  re- 
monte ensuite  sous  vos  yeux,  pour  vous  faire  com- 
prendre comment  ils  s'unissent  les  uns  aux  autres. 
Eh  bien  donc,  le  doute  est  une  oscillation  entre  le  oui 
et  le  non,  un  balancementenlre  l'affirmation  et  la  né- 
gation ;  par  conséquent,  il  ne  peut  être  une  puissance. 
La  négation,  c'est  pire  encore,  c'est  la  destruction  de 
toute  force.  Le  doute,  c'est  la  l<Hhargie;  mais  la  né- 
gation, c'est  une  folie,  une  imbécillité.  Un  p..uple  à 
l'état  de  doute  est  un  peuple  mort;  mais  un  peuple 
à  rt'tat  de  négation,  c'est  un  peuple  fou,  imbécile! 
Quoi  !direz-vous,  ne  peut-on  nier  l'erreur?  Non!  on 
ne  peut  rien  nier;  on  doit  affirmer  seulement  la  vérité 
contraire  à  l'erreur,  et  dès  lors  l'erreur  tombe  bientôt 
d'elle-même.  Mais,  nier  pour  nier,  détruire  et  ne 
rien  mettre  à  la  place,  c'est  folie.  Aussi,  quand  le 
christianisme  a  paru,  il  a  d'abord  présenté  au  monde 
une  Croix,  et  quand  les  hommes  ont  été  convertis, 
ils  ont  brisé  les  statues  de  leurs  faux  dieux,  et  même 
le  plus  souvent  ils  les  ont  laissés  tomber  en  pous- 
sière. L'Église  disait:  «  Voici  la  Croix!  »  on  l'en- 
censait, et  les  idoles  croulaient  d'elles-mêmes.  Non , 
ne  niez  pas  l'erreur  si  vous  ne  pouvez  la  remplacer; 
car,  là  encore,  il  y  a  un  reste  de  vérité  sur  lequel 
vous  n'avez  pas  le  droit  de  mettre  la  main.  Un  pay 


120  SERMON 

San  a  recueilli  dans  son  écuelle  un  peu  d'eau  bour- 
beuse pour  étancher  sa  soif.  Celui  qui  nie,  c'est 
celui  qui,  abordant  cet  homme,  veut  renverser  l'eau 
croupie  qu'il  va  boire.  «  Mais,  Monsieur,  répondrait 
le  paysan,  donnez-moi  de  l'eau  pure,  et  je  serai 
le  premier  à  rejeter  celle-ci;  si  vous  n'en  avez  point 
d'autre  à  m'offrir,  laissez-moi  du  moins  me  désal- 
térer avec  celle  que  j'ai  recueillie  sur  ma  route.  » 
Ainsi,  nier  sans  rien  mettre  à  la  place,  nier  pour 
nier,  détruire  sans  édifier,  sans  substituer  quelque 
chose  à  ce  qu'on  renverse,  je  le  répHe,  c'est  de  la 
folie,  de  l'imbécillité. 

Reste  donc  l'affirmation,  qui  est  l'acceptation 
franche  des  idées.  L'affirmation  est  naturelle  à 
l'homme.  11  en  a  un  si  grand  besoin,  que  parmi  ceux 
qui  se  disent  incrédules  vous  rencontrerez  les  affir- 
mations les  plus  étranges,  les  plus  incroyables. 
Alors  même  qu'il  a  renoncé  à  tout,  l'incrédule  com- 
pose de  tous  ces  débris  de  sa  croyance  passée  un 
fantôme  auquel  il  tend  les  mains  et  devant  lequel 
il  se  prosterne;  c'est  là,  si  j'ose  le  dire,  ce  qu'il  y  a 
encore  de  divin  dans  l'erreur.  Aussi  la  société  qui 
affirme  le  plus  fermement  est-elle  la  plus  puissante: 
or  l'Église  affirme  par  la  vertu  et  par  le  sang,  et  je 
dirai,  comme  Pascal  :  «  Je  crois  volontiers  des  té- 
moins qui  se  font  égorger.  » 

Il  y  a  trois  sources  de  l'affirmation  :  l'évidence,  la 
probabilité,  l'autorité.  L'évidence  qui  permet  d'af- 
firmer après  avoir  cherché,  discuté,  reconnu,  appar- 
tient à  la  science.  Or  la  science ,  aristocratique  de  sa 
nature ,  n'est  pas  le  partage  du  peuple  ;  elle  n'est 


SUR    LÀ    PUISSANCE    DE    I.A    FOI  121 

pns  populaire,  elle  ne  peut  l'être  et  reste  fatalement 
le  privilège  d'un  petit  nombre.  C'est  une  armée  de 
généraux  sans  soldats,  idée  sans  écho ,  idée  morte. 
La  probabilité  engendre  l'opinion.  L'opinion,  plus 
facile  à  saisir,  régit  le  monde.  Mais  elle  est 
une  force  sans  racines  et  sans  durée  ;  elle  change 
et  varie  chaque  jour;  elle  est  anarchique  par  sa 
mobilité  même,  qui  vient  de  la  probabilité,  lumière 
indécise  et  crépusculaire,  incapable  de  diriger  les 
hommes  et  la  société.  L'autorité,  au  contraire,  c'est 
une  raison  supérieure  et  amie,  qui  vient  au  secours 
de  notre  raison  et  l'éclairé.  On  y  croit .  comme  l'en- 
fant croit  au  lait  de  sa  mère.  Or  l'autorité  affirme 
la  plus  haute  des  idées  ;  c'est  la  raison  de  Dieu 
transmise  à  la  raison  de  l'Église,  qui  la  transmet  à 
son  tour  à  la  raison  de  l'humanité  :  Dieu  en  haut, 
l'humanité  en  bas,  l'É'-rlise  entre  les  deu.x.  Nous 
croyons  à  l'autorité,  comme  nous  croyons  à  ceux  qui 
nous  aiment,  à  ceux  qui  nous  gn  irissent. 

Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  Gela  prouve  que  la 
foi  est  la  plus  grande  des  forces;  car  elle  repose  sur 
la  plus  haute  idée,  l'idée  de  Dieu;  car  elle  a  le  moyen 
le  plus  puissant  de  saisir  cette  idée  unie  au  dévoue- 
ment que  produit  l'amour  le  plus  tendre  et  le  plus 
fort,  la  charité  ;  cela  prouve  que  la  foi  est  respec- 
table, et  qu'une  puissance  qui  a  fait  tant  de  bien  dans 
le  monde  mérite  au  moins  notre  vénération;  cela 
prouve  enfin  que  la  foi  est  la  plus  haute  des  puis- 
sances, ainsi  que  nous  voulions  le  démontrer. 

C'est  à  vous  surtout,  jeunes  gens,  que  je  confie 
ces  vérités;   le  temps  me  permet  à  peine   de  les 


122  SERMON 

indiquer,  mais  vous  pourrez  les  mûrir  dans  le  secret 
de  votre  cœur.  Après  les  révolutions ,  lorsque  l'exilé 
revient  dans  les  lieux  oiî  il  a  passé  sa  jeunesse ,  il 
cherche  les  débris  du  toit  paternel ,  en  rassemble  les 
pierres  dispersées ,  il  le  reconstruit  et  s'y  abrite 
avec  amour.  Nos  pères  ont  fait  des  ruines ,  mais  ne 
leur  en  voulons  pas  trop,  car  nous  ne  savons  pas 
par  quelles  épreuves  ils  ont  passé,  et  peut-être 
eussions-nous  fait  pis  qu'eux.  Mettons  donc  de  la 
piété  filiale  dans  leur  souvenir  ;  venus  en  des  temps 
meilleurs  ,  répondons  aux  besoins  du  siècle,  et  sa- 
chons édifier. 

0  mon  pays  !  ô  France  !  je  te  salue  comme  la 
future  libératrice!  Oui,  c'est  toi  qui  seras  comme 
une  autre  Arménie ,  où  l'arche  sainte  viendra  s'ar- 
rêter après  ce  nouveau  déluge.  Je  l'espère,  je  le 
souhaite  ardemment,  car  je  ne  sépare  jamais,  dans 
mes  espérances  et  dans  mes  vœux,  la  patrie  mortelle 
de  la  céleste  Cité  !... 


SUR  LE  MÊME  SUJET 

Prêché  à  la  cathédrale  de  Tours,  le  14  avril  1842,  en  faveur 
de  la  colonie  agricole  de  Mettray. 

L'orateur  débuta  en  ces  termes  : 

«  Parmi  les  œuvres  chrétiennes  dont  la  France  est 
fondatrice,  il  n'en  est  point  qui  mérite  davantage 
notre  assentiment  et  notre  reconnaissance  que  celle 


SUR    SA    PUISSANCE    DE    LA    FOI  123 

qui  nous  réunit  aujourd'hui  dans  cette  enceinte.  En 
effet,  un  des  grands  désirs,  un  des  premiers  vœux 
du  ciiristianisme  a  toujours  été  de  substituer  la  loi 
d'expiation  à  la  loi  de  répression,  d'unir  la  bonté  et 
la  miséricorde  à  la  nécessité  et  à  la  justice,  l'édu- 
cation, la  réhabilitation  des  coupables  à  leur  dégra- 
dation et  à  leur  châtiment.  C'est  ce  qui  a  été  admi- 
rablement commencé  sous  nos  yeux  par  l'institution 
de  cette  colonie  agricole,  à  laquelle  vous  apportez 
en  ce  jour  toutes  vos  sympathies,  après  lui  avoir 
donné  votre  appui,  vos  deniers,  votre  territoire. 

«  Je  suis  monté  dans  cette  chaire.  Messieurs,  non 
pour  vous  recommander  cette  œuvre,  elle  se  recom- 
mande assez  d'elle-même,  mais  pour  vous  parler  de 
la  foi  chrétienne. 

«  La  foi  est  la  plus  grande  de  toutes  les  puis- 
sances. Je  vous  le  montrerai,  et  j'en  rechercherai 
ensuite  la  cause  avec  vous.  » 

Récit  du  songe  de  Nabuchodonosor  expliqué  par 
le  jeune  Daniel.  La  statue  d'or,  d'argent,  d'airain, 
de  fer  et  d'argile,  est  réduite  en  poudre  par  une 
petite  pierre  qui  se  détache  de  la  montagne ,  sans 
le  secours  d'aucune  main,  et  forme  un  nouveau 
royaume  qui  ne  sera  jamais  détruit.  Celte  statue  est 
le  symbole  des  quatre  grands  empires  de  l'antiquité; 
et  la  petite  pierre ,  celui  de  la  Foi ,  dont  le  royaume 
est  sans  limite  et  n'aura  point  de  fin. 

Comme  la  pierre  de  la  montagne,  la  Foi  a  dû 
déployer  sa  puissance  sous  une  triple  forme  :  en 
de'tniisant ,  en  édifiant  et  en  résistant. 

D'où  lui  vient  cette  puissance?  De  l'idée  de  Dieu, 


124  SERMON 

enseignée  aux  hommes  par  la  voie  d'affirmation, 
d'autorité.  L'enfant  qui  se  soumet  à  son  père  fait 
acte  de  raison  en  se  soumettant  à  une  raison  supé- 
rieure à  la  sienne.  Or  la  raison  de  l'Église  est  la 
raison  dans  son  expression  la  plus  élevée,  la  plus 
universelle. 

<'  C'est  à  elle,  à  elle  seule  que  je  me  suis  rendu. 
Et  pensez-vous  que  ce  soit  sans  motif,  sans  examen  ; 
pensez-vous  que  ce  soit  pour  mon  plaisir  que  j'ai 
couvert  mon  corps  et  mon  âme  d'un  froc  de  moine? 
Nul  de  vous  ne  pourrait  le  croire. 

«  L'autorité,  qui  est  une  paternité  dans  l'ordre 
des  idées,  est  la  cause  et  le  principe  de  l'affirmation. 
C'est  l'autorité  divine  qui  engendre  l'affirmation 
de  l'Église,  du  prêtre.  Cette  autorité  est  la  nôtre; 
c'est  la  mienne.  Je  parle  au  peuple,  le  peuple  sentira 
ma  paternité;  renversez  ces  cathédrales,  le  peuple 
les  rebâtira.  Tl  nous  aime  parce  que  nous  l'aimons. 
Aussi  bien  le  peuple  français  est  le  plus  généreux 
des  peuples  de  la  terre.  Nous  le  sauverons,  oui, 
nous  le  sauverons  i>arce  que  nous  croyons  à  notre 
patrie.  Oh!  je  vous  la  recommande,  cette  foi  de 
la  patrie  !  foi  sainte  ,  foi  douce,  foi  durable  !  Croyez, 
croyez  à  la  patrie  '.  » 

'  Notice  sur  le  P.  Lacordaire  et  analyse  des  discours ,  etc. 
Tours,  avril  1842. 


SUR   LA   PUISSANCE    DE    I.A    FOI  i2u 

SUR  LE  MÊME  SUJET 
A  Toal,  a  Bourg,  à  Marseille. 

Le  P.  Lacordaire  prêcha  sur  le  même  sujet  à  Toul ,  le 
3  septembre  1843  ^  à  Toccasion  de  la  fête  patronale  de 
Saint-Mansuy ,  qui  porta  la  foi  chrétienne  aux  anciens 
Leuques,  dans  le  pays  Toulois  et  dans  toute  la  contrée 
appelée  plus  tard  la  Lorraine,  A  la  fin  de  son  discours,  il 
adressa  un  appel  chaleureux  à  tous  ceux  qui  avaient  la  foi 
et  à  ceux  qui  n'avaient  pas  encore  le  bonheur  de  croire, 
et  remercia  ses  auditeurs  de  leur  bienveillante  attention , 
ajoutant  avec  un  sourire  plein  de  grâce  et  de  modestie 
«  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  se  plaindre  d'avoir  été  un 
peu  troublé  par  l'affluence  du  public...  -< 


Le  27  septembre  1846,  sur  l'invitation  de  l'évêque  de 
Beliey  *,  il  vint  prêcher  à  Bourg,  dans  la  belle  église  de 
Brou,  un  sermon  de  charité  en  faveur  de  la  Société  de 
Saint-Vincent-de-Paul. 

«  Quand  il  parut,  ditle  Journal  de  l'Ain  [2S  septembre), 
tout  l'auditoire  se  leva  et  le  suivit  des  yeux  jusqu'à  la 
chaire.  «  Le  sujet  et  le  texte  choisis  par  l'orateur  furent 
les  mèn.LS  qu'à  Dijon. 

«...  Lorsque  Noire-Seigneur  Jésus-Christ  voulut 
fonder  son  Église,  il  ne  donna  à  ses  Apôtres  ni  la 

'  M.  Delalle,  curé  de  la  cathédrale,  mort  depuis  évêque  de 
Rodez,  envoya  un  compte  rendu  à  V Espérance  de  Nancy. 
(Jeudi,  7  septembre.) 

-  Mk^  Dévie,  qui  lui  avait  écrit  le  21  février  iS4i  :  ^  L'asso- 
ciation de  Saint-Vincent-de-Paul  soupire  depuis  longtemps 
après  le  moment  de  vous  posséder.  » 


126  SERMON 

puissance,  ni  la  science,  ni  la  philosophie;  il  leur 
donna  la  foi,  et  leur  dit  :  Voies  aurez  des  tribu- 
lations dans  le  monde.... 

«  Monseigneur,  en  traitant  de  la  foi ,  je  ne  fais 
qu'expliquer  et  développer  ce  que  toute  votre  vie 
a  si  bien  démontré.  Vous  êtes  sorti  du  milieu  des 
débris  d'une  société  tombée  parce  qu'elle  avait 
essayé  de  renverser  cette  puissance  ;  car  s'il  est 
une  puissance  contre  laquelle  la  main  des  hommes 
ne  saurait  prévaloir,  c'est  celle  de  la  foi,  qui  est 
l'œuvre  de  Dieu,  qui  est  Dieu  lui-même.  » 

Il  termina  en  disant  : 

«  Veuillez  me  pardonner  d'avoir  condensé  tant  de 
vérités  dans  de  courts  instants.  Si  j'ai  pu  réussir  à 
faire  pénétrer  en  vous  quelques  idées,  je  le  dois  au 
bienveillant  accueil  que  vous  m'avez  accordé;  je  le 
dois  aussi  à  cette  charité  qui  m'anime,  qui  est  la 
consolation  de  tous  les  jours  de  ma  vie,  qui  sera 
mon  meilleur  soutien  dans  ses  derniers  moments.  » 


Après  la  station  de  Toulon  (Avent  1847),  le  P.  Lacor- 
daire  se  rendit  à  Marseille  pour  y  prêcher  un  sermon  de 
charité  vivement  sollicité  par  Tévèqueet  parla  Société  de 
Saint-Vincent-de-Paul.  Il  prêcha  ce  sermon,  le  dimanche 
9  janvier  1848,  dans  l'église  Saint-Joseph,  et  débuta  ainsi  : 
Prenez  con/iance,  j'ai  vaincu  le  monde.  Quel  est  l'auda- 
cieux qui  a  osé  dire  -.J'ai  vaincu  le  monde?  Alexandre 
a  dit  :  J'ai  vaincu  l'Asie.  César  a  dit  :  J'ai  vaincu  la 
Gaule....  » 

La  stupeur  de  l'auditoire  fit  bientôt  place  à  l'admira- 
tion et  à  l'enthousiasme. 


SÛR   LE   MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ    DE   LA    FOI       127 

SUR  LE  MÉRITE  ET  LA  NÉŒSSITÉ  DE  LA  FOI 
Prêché  à  Langres,  le  9  juin  1844. 

NOTICE 

Le  P.  Lacordaire  reçut  à  Dijon  même  une  lettre  ^  de 
Mff'  Parisis,  évêque  de  Langres,  qui  le  priait  instamment 
de  descendre  chez  lui  et  de  prêcher  dans  sa  cathédrale.  Ar- 
rivé à  Bussières,  berceau  de  sa  famille,  il  exprima  le 
cruel  embarras  oîi  le  jetait  une  invitation  si  peu  attendue. 
«  Quel  bien  voulez-vous  que  je  fasse ,  dit-il,  avec  des  ser- 
mons isolés?  On  me  ferait  promener  ainsi  comme  une 
bête  curieuse,  sans  compter  cetle  fois  que  je  risque  do 
me  mettre  encore  plus  à  dos  celui  qui  m'a  invité.  »  On  lui 
répondit  qu'il  était  le  meilleur  juge  dans  cette  affaire, 
mais  à  la  condition  de  songer  au  plaisir  et  au  bien  qu'il 
pourrait  procurer  en  acceptant.  Il  s'inclina  avec  sa  sim- 
plicité accoutumée. 

Mff^de  Langres  le  reçut  à  bras  ouverts,  comme  un  des 
premiers  et  des  plus  vaillants  défenseurs  de  la  liberté 
d'enseignement,  dont  il  était  devenu  lui-môme  le  champion 
intrépide.  Le  lendemain  matin ,  après  avoir  célébré  la 
messe  de  communauté.,  le  Père  adressa  une  belle  allocu- 
tion aux  élèves  du  grand  séminaire,  sur  le  ministère  pos- 
toral,  cl  le  ministère  doctrinal  ou  apostolique ,  repré- 
sentés l'un  par  saint  Pierre,  l'autre  par  saint  Paul.  Le 
soir,  à  une  heure  el  demie ,  il  prêcha  à  la  cathédrale ,  qui , 
malgré  la  profondeur  de  son  vaisseau  et  l'ampleur  de  ses 
nefs,  pouvait  à  peine  contenir  la  foule  des  auditeurs.  Les 
plus  jeunes  élèves  du  petit  séminaire ,  rangés  sur  les  de- 
grés de  l'autel  majeur,  faisaient  un   gracieux  contraste 


'  Écrite  le  samedi  de  la  Pentecôle  et  remise  par  M.  le  curé  de 
Bussières. 


128  SERMON 

avec  la  gravité  de  rassemblée.  Il  prit  pour  sujet  le  Mérite 
de  la  Foi,  qu'il  avait  déjà  traité  dans  la  première  con- 
férence de  Bordeaux. 

?îous  donnons  ici,  eu  la  complétant,  l'analyse  de  ce 
sermon ,  publié  par  Tabbé  Drioux  dans  le  Spectateur  de 
Dijon  (16  juin  18441'. 

AKALYSE 


Sine  flde  auteni  impossibïle  est  pla- 
cere  Deo. 

«  Sans  la  ff>l ,  il  est  impossible  de 
plaire  à  Dieu.  » 

(.Ép.  aux  Eehr.,  xi,  6.) 


«  Il  est  bien  étonnant  qu'entre  tous  les  sentiments 
qui  se  remuent  au  fond  du  cœur  de  liiomme,  entre 
toutes  ces  actions  héroïques  qui  peuplent  son  his- 
toire, entre  tous  les  mouvements  de  sa  pensée,  il  n'y 
ail  qu'un  seul  acte  qui  soit  déclaré  nécessaire,  et 
par  lequel  tous  doivent  passer  pour  être  sanctifiés, 
pour  devenir  agréables  à  Dieu. 

«  C'est  de  la  foi  qu'il  est  rapporté  les  choses  les 
plus  merveilleuses  dans  la  sainte  Écriture.  Il  y  est 
dit  que  «  par  elle  les  Saints  ont  vaincu  les  empires, 
opéré  la  justice,  obtenu  les  promesses,  brisé  la 
gueule  des  lions,  éteint  l'impétuosité  du  feu,  bravé 
le  tranchant  du  glaive  ».  Et  ailleurs  :  «  Si  vous  aviez 
de  la  foi  seulement  comme  un  grain  de  sénevé,  vous 
diriez  à  cette  montagne  :  passe  là,  et  elle  y  passerait.  » 

«  D'où  vient  donc  à  la  foi  ce  mérite  ? 

1  L'analyse  de  ce  sermon  et  celle  du  sermon  de  Dijon  furent 
réunies  et  publiées  aussitôt  sous  la  forme  d'une  brochure 
iu-12. 


SUR   LE   MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ   DE   LA   FOI       129 

«  Pourquoi  Dieu  a-t-il  obligé  l'homme  à  croire? 

«Telles  sont  les  deux  questions  auxquelles  je  vais 
répondre. 

«  Je  me  félicite  de  parler  au  milieu  d'un  tel  au- 
ditoire, sous  les  voûtes  d'une  antique  basilique 
dont  l'origine  remonte  jusqu'aux  premiers  siècles 
chrétiens,  et  surtout  devant  un  prélat  qui  s'est 
rendu  si  grand  par  le  talent  et  le  courage  déployé 
pour  la  cause  de  l'Église,  et  qui  a  su,  dans  des 
temps  difficiles ,  en  touchant  aux  ressorts  com- 
pliqués des  affaires ,  allier  une  sainte  énergie  à  une 
exquise  modération,  donnant  ainsi  à  tous,  prêtres 
et  fidèles ,  l'exemple  à  suivre  pour  verser  l'onction 
de  la  charité  sur  les  âpres  accidents  de  la  vie. 

«  I.  — Avant  d'établir  en  quoi  consiste  le  mérite  de 
la  foi ,  remarquons  que  dans  l'homme  il  y  a  trois 
manières  de  connaître  :  la  vision,  la  raison,  la  foi. 

«  Il  y  a  vision  quand  on  voit  les  choses  immédia- 
tement, par  soi-même,  sans  le  secours  d'aucun 
intermédiaire.  C'est  ainsi  que  nos  organes  et  nos 
sens  nous  mettent  en  rapport  avec  les  objets  exté- 
rieurs; la  lumière  du  soleil  frappe  nos  yeux,  et  nous 
affirmons  son  existence.  Mais  en  cela  il  n'y  a  point 
de  mérite.  Quel  mérite  y  aurait-il  à  affirmer  ce  que 
l'on  voit  de  ses  yeux,  ce  que  l'on  touche  de  ses 
mains,  ce  que  l'on  entend  de  ses  oreilles?... 

«  Par  le  procédé  de  la  raison,  on  s'élève  à  une 
région  supérieure.  Au  moyen  de  principes  et  de  dé- 
ductions, on  établit  sûrement  des  choses  qu'on  ne 
voit  pas,  qu'on  ne  touche  pas,  qu'on  n'entend  pas. 
Le  mathématicien,  par  exemple,  part  de  certaines 
1  9 


130  SERMON 

données  évidentes,  de  certains  axiomes,  et  affirme 
les  conclusions  qui  s'en  déduisent.  Il  les  affirme 
avec  certitude,  et  cela  justement,  parce  que  la  raison 
mathématique  est  impérissable ,  infaillible.  Mais, 
dans  toutes  ses  déductions ,  où  est  le  mérite?  La 
science,  avec  toutes  ses  démonstrations ,  prouve  seu- 
lement qu'un  homme  a  un  peu  plus  ou  un  peu  moins 
de  capacité  qu'un  autre  homme  :  rien  de  plus.  Elle 
ne  donne  pas  de  droit  à  une  récompense,  car  il  n'est 
pas  plus  méritoire  d'aftîrmer  ce  qu'on  s'est  démontré, 
que  d'aftlrmer  ce  qu'on  voit,  ce  qu'on  touche,  ce 
qu'on  sent  :  de  part  et  d'autre  il  y  a  évidence ,  et  on 
est  subjugué  par  elle.  Aussi  l'Écriture  ne  vante-t-elle 
jamais  la  science.  Elle  en  parle  même  avec  une  sorte 
de  dédain.  Où  sont  les  sages  parmi  nous,  s'écrie 
l'apôtre  saint  Paul.  Où  sont  les  docteurs  ?  Où  sont 
les  conquérants  de  ce  siècle  ?  C'est  par  la  folie  de  la 
croix  que  Dieu  a  sauvé  le  monde,  afin  d'apprendre 
à  tous  les  savants  la  vanité  de  leurs  pensées. 

«  De  tous  les  moyens  de  connaître,  la  foi  est  le 
seul  qui  soit  méritoire.  D'où  lui  vient  ce  privilège? 

«  Serait-ce  parce  qu'elle  nous  contraint  à  croire  à 
des  choses  déraisonnables  ou  contraires  à  la  raison? 
Non,  cela  ne  peut  pas  être.  Rien  ne  périt,  rien 
ne  meurt,  rien  ne  s'anéantit  de  ce  que  Dieu  a  ap- 
pelé à  la  vie.  Quand  il  eut  créé  le  monde,  jetant 
un  regard  d'amour  sur  l'ensemble  de  ses  œuvres , 
il  vil  que  tout  était  très  bien.  Il  respecte  donc 
tout  ce  qui  est  sorti  de  ses  mains,  et  il  leconserve. 
La  raison  de  l'homme  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble 
entre  ses  œuvres,  et  o'il  ne  veut  pas  anéantir  un 


SUR   LE    MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ    DE    LA    FOI       131 

seul  atome  de  matière,  il  doit  nécessairement  être 
encore  plus  éloigné  d'anéantir  ce  qui  est  le  prodige, 
la  merveille  de  toute  la  création  visible.  Or  ce  serait 
tuer  la  raison,  ce  serait  l'anéantir  que  d'exiger  d'elle 
de  croire  à  des  choses  déraisonnables. 

a  Serait-ce  parce  qu'elle  nous  oblige...  à  croire  à 
des  choses  incompréhensibles? —  c'est  l'idée  qui  m'é- 
chappait. —  Pas  davantage.  L'incompréhensibilité 
n'est  pas  un  des  caractères  distinctifs  des  vérités  qui 
sont  l'objet  de  la  foi.  Comprendre,  à  parler  propre- 
ment, comprendre  selon  l'étymologie  du  mot,  c'est 
saisir  pleinement  une  chose,  c'est  ne  plus  avoir  de 
questions  à  faire  sur  elle.  A  ce  titre,  il  n'y  a  rien  que 
nous  comprenions  totalement  dans  sa  nature,  selon 
le  mot  énergique  de  Pascal  :  «  Nous  ne  savons  le 
«  tout  de  rien.  »  Un  simple  grain  de  poussière  est 
pour  le  chimiste  une  chose  incompréhensible,  il  le 
décomposera,  il  l'analysera,  mais  après  sa  décom- 
position et  son  analyse,  il  se  trouvera  avec  un  reste 
qu'il  appelle  un  résidu ,  et  ce  résidu  se  rira  de  lui. 
Par  la  science  il  a  fait  un  pas,  deux  pas;  mais  au 
delà,  qu'y  a-t-il?  Demandez-le-lui,  il  ne  pourra  pas 
vous  répondre,  et  cela  parce  qu'il  ne  connaît  pas 
entièrement,  parce  qu'il  ne  comprend  pas.  S'il  en 
est  ainsi  d'un  grain  de  poussière,  combien  plus 
des  astres,  des  mondes  qui  peuplent  l'espace?  Plus 
la  science  s'élève,  plus  elle  embrasse  de  choses 
incompréhensibles;  plus  on  devient  savant,  plus  on 
se  reconnaît  ignorant.  Tel  le  voyageur  qui  gravit  une 
montagne  :  quand  il  est  arrivé  au  sommet,  les  lignes 
qui  encadrent  sa  vue  sont  plus  étendues,  mais  ce 


132  SERMON 

qu'il  voit  est  moins  distinct;  les  extrémités  des 
divers  horizons  se  confondent,  les  perspectives  ne 
se  découvrent  que  vagues  et  indécises ,  et  le  regard 
se  perd  dans  un  immense  abîme.  L'incompréhen- 
sible, c'est  l'horizon  qui  limite  notre  connaissance; 
c'est  a  circonférence  qui  enveloppe  notre  raison  et 
l'empêche  de  pénétrer  au  delà.  L'incompréhensible 
n'existe  pas  pour  Dieu.  Seul  il  comprend  tout,  parce 
que  sa  connaissance  est  sans  limites,  parce  que 
seul  il  est  un  centre  sans  circonférence ,  et  qu'il  lui 
suffit  de  se  regarder  pour  tout  voir  et  tout  com- 
prendre en  lui-même. 

«  Enfin,  la  foi  serait-elle  méritoire  parce  qu'elle 
nous  oblige  à  croire  des  choses  non  démontrées ,  non 
prouvées?  Mais  admettre  ce  qui  n'est  pas  prouvé 
est  impossible.  Ceux  qui  croient  sans  preuves,  sans 
motifs,  ne  croient  pas,  ils  se  bercent  dans  de  vagues 
imaginations,  dans  des  illusions  chimériques.  Sans 
doute  on  ne  peut  pas  démontrer  les  mystères  qui 
sont  l'objet  de  la  foi,  mais  on  peut  prouver  avec  cer- 
titude qu'ils  sont  révélés  par  Dieu.  Pour  croire  fer- 
mement, il  faut  qu'on  se  démontre  la  vérité  de  sa 
croyance,  et  on  peut  se  la  démontrer  en  constatant 
le  fait  de  la  révélation.  Sans  cela.  Dieu  lui-même  ne 
serait  pas  en  droit  de  nous  demander  notre  assen- 
timent. C'est  ce  que  Jésus-Christ  nous  enseigne, 
quand  il  dit  des  Juifs  :  Si  je  n'avais  pas  fait  devant 
eux  les  œuvres  que  j'ai  faites ,  ils  ne  seraient  pas  cou- 
pables. 

«  Ainsi  le  mérite  de  la  foi  ne  consiste  pas  à  croire 
des  choses  déraisonnables,   incompréhensibles,  ou 


SUR  LE  MÉRITE  ET  LA  NÉCESSITÉ  DE  LA  FOI   133 

non  prouvées.  Ce  mérite  consiste  dans  l'élévation 
qu'elle  donne  à  l'homme,  dans  la  confiance  dont  elle 
l'anime,  dans  le  dévouement  qu'elle  lui  inspire. 

«  D'abord  elle  élève  l'homme.  Pour  le  comprendre 
il  faut  observer  qu'il  y  a  en  nous  une  triple  vie  :  la 
vie  des  sens,  la  vie  do  la  pensée  ou  de  l'esprit,  la 
vie  de  la  foi  ou  de  la  grâce.  Vivre  de  la  vie  des  sens, 
c'est  voir,  toucher,  sentir.  Le  laboureur  qui  creuse  un 
sillon  en  se  mettant  à  la  suite  d'un  vil  animal,  et  qui 
croit  qu'au  delà  des  choses  qu'il  touche  et  remue , 
il  n'y  a  que  cet  autre  sillon  un  peu  plus  profond 
et  un  peu  plus  large,  qu'une  main  étrangère  lui 
creusera  un  jour  pour  qu'il  y  dorme  à  jamais,  ce- 
lui-là ne  connaît  que  la  vie  des  sens.  Au-dessus  de 
lui  se  place  le  savant  qui  vit  de  la  vie  de  la  pensée. 
Dans  la  région  supérieure  qu'il  habite,*  il  travaille 
sur  des  principes  abstraits,  il  combine  des  idées,  il 
fait  des  théories  et  des  systèmes.  Tout  cela  est  grand 
et  honorable;  mais,  après  tout,  c'est  le  pur  travail 
de  l'homme,  la  simple  opération  d'une  intelligence 
bornée  et  finie.  La  foi,  au  contraire,  nous  élève 
au-dessus  denous-même  et  nous  porte  jusqu'à  Dieu. 
Elle  établit  une  alliance  si  intime  entre  lui  et  nous 
qu'elle  nous  divinise,  en  nous  faisant  participera 
sa  nature,  si  bien  que  ses  pensées  sont  nos  pensées, 
son  esprit  notre  esprit,  sa  volonté  notre  volonté. 

«Abrahamn'était  qu'un pasteurdela  Chaldée.  Dieu 
lui  dit  un  jour  de  sortir  de  son  pays  et  de  s'en  aller 
au  loin  pour  recevoir  un  grand  héritage.  Il  crut  à  la 
paroled'en  haut,  et  sortit  de  son  Tpay^,  ne  sachant  pas 
même  où  il  dirigeait  ses  pas.  En  récompense  de  sa 


134  SERMON 

foi ,  le  Seigneur  le  fît  sortir  un  autre  jour  de  sa  tente, 
le  prit  par  la  main,  lui  montra  le  ciel,  et  lui  promit 
de  multiplier  sa  race  comme  les  grains  de  sable  qui 
sont  sur  les  bords  de  la  mer,  et  comme  les  étoiles 
qui  brillent  au  firmament.  Ce  pasteur  de  la  Chaldée 
devint  ainsi  le  père  de  tous  les  croyants.  Son  regard 
embrassa  tous  les  temps  ;  il  vit  sa  postérité  couvrir 
la  surface  de  la  terre,  et  son  souvenir  fut  gravé 
dans  la  mémoire  de  toutes  les  générations.  Abraham, 
Isaac,  Jacob!  quels  noms  plus  sonores,  plus  glo- 
rieux ont  jamais  retenti  aux  oreilles  des  hommes! 

«  La  confiance,  deuxième  mérite  de  la  foi.  Tout 
repose  ici-bas  sur  la  confiance.  L'amitié  la  suppose, 
et  sans  elle  toutes  les  relations  sociales  seraient  dé- 
truites. Avoir  confiance  en  quelqu'un  c'est  proclamer 
qu'il  y  a  en  lui  vérité,  bonté,  puissance  :  vérité  dans 
le  sens  qu'il  ne  peut  être  trompé  sur  ce  point;  bonté, 
parce  qu'il  ne  veut  pas  tromper  celui  qui  se  confie  en 
lui;  puissance,  parce  qu'il  est  capable  de  réaliser 
ce  qu'il  a  promis,  ou  de  se  sacrifier  pour  sa  parole. 
Aussi  le  dernier  mot  de  l'homme  probe,  c'est  celui-ci  : 
Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur.  Voilà  ce  qu'il  y 
a  au  monde,  dans  l'ordre  humain,  de  plus  saint  et 
de  plus  sacré.  Au  contraire ,  le  défaut  de  confiance 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  dégradant.  Déshonorer  un 
homme,  ce  n'est  pas  tant  l'accuser  d'être  un  vokur, 
un  adultère,  un  assassin,  c'est  se  défier  de  sa  pa- 
role. Du  jour  où  on  a  pu  lui  dire  :  Tu  as  menti!  cet 
homme  est  mort,  il  est  tué  moralement. 

«Alexandre,  frappé  d'une  grave  maladie  au  milieu 
de  ses  conquêtes,  avait  appris  que  son  médecin  vou- 


SUR   LE   MÉRITE    ET   L\   N'ÉCESSITÉ    DE    L\    FOI       135 

lait  l'empoisonner.  Quand  celui-ci  vint  lui  apporter 
le  remède  préparé,  il  reçut  d'une  main  ce  remède 
pour  l'avaler  d'un  seul  trait,  et  lui  remit  de  l'autre 
le  billet  accusateur.  Toute  l'antiquité  a  loué  ce  trait 
magnanime  et  l'a  exalté  plus  haut  que  ses  victoires 
d'Issus  et  d'ArbuUcs.  Pourquoi?  Parce  que  le  grand 
conquérant  fit  preuve  d'une  confiance  héroïque, 
parce  qu'il  crut  à  la  vertu,  et  qu'il  y  crut  sur  sa 
tête,  au  péril  de  sa  vie... 

«  Bonaparte,  étant  premier  consul,  avait  promis  à 
un  polonais  le  grade  de  lieutenant.  Un  mois,  deux 
mois  s'écoulèrent,  et  le  brevet  n'arrivait  pas.  Alors 
l'ofûcier  indigné  lui  écrivit  :  «  Citoyen  général,  j'ai 
«  vainement  attendu  pendant  deux  mois  l'exécution 
((  de  la  promesse  que  vous  m'aviez  faite.  Je  ne  puis 
«  servir  plus  longtemps  un  État  dont  le  chef  manque 
«  à  sa  parole.  »  Et,  par  un  acte  effroyable  de  déses- 
poir, il  se  donna  la  mort.  «  Ces  Polonais,  dit  le 
«  premier  consul  un  l'apprenant,  ces  Polonais  c'est 
«  tout  honneur!  » 

«  Aussi  bien  la  confiance  est  la  marque  de  tous 
les  grands  et  nobles  cœurs.  Plus  un  homme  a  l'àme 
élevée,  plus  il  est  disposé  à  se  fier  aux  autres;  il  a 
souvent  à  gémir  sur  ses  déceptions,  mais  il  ne  peut 
s'empêcher  de  croire  à  la  bonté  de  ses  semblables. 
Au  contraire,  l'àme  étroite  et  rampante  ne  nourrit 
que  la  défiance.  Et  comment  croiraient-ils  aux  au- 
tres, ces  cœurs  vils  et  soupçonneux  qui  ne  croient 
pas  seulement  à  eux-mêmes? 

«  Le  Père  des  croyants,  Abraham,  crut  aux  pro- 
messes de  Dieu  et  il  y  crut  contre  toute  espérance. 


136  SERMON 

Quand  un  ange  du  ciel  lui  annonça  qu'il  aurait  un 
fils,  son  corps  était  depuis  longtemps  cassé  par  la 
vieillesse.  Il  n'y  avait  nulle  apparence  qu'une  pa- 
reille promesse  pût  se  réaliser  :  il  crut,  malgré  tout, 
et  sa  foi  lui  fut  imputée  à  justice. 

«Dieu, qui  est  toute  vérité, toute  bonté,  toute  puis- 
sance, a  par  là  même  tous  les  droits  possibles  à  notre 
confiance  absolue.  L'Évangile  est  sa  parole  d'hon- 
neur. Il  veut  que  nous  acceptions  tout  ce  qu'il  nous 
y  enseigne,  et  nous  ne  pouvons  nous  y  refuser  sans 
manquer  de  justice. 

«  Enfin,  le  troisième  mérite  de  la  foi  est  un  mérite 
de  dévouement.  Les  saintes  Écritures  nous  disent 
très  peu  de  chose  sur  les  récompenses  futures  ré- 
servées aux  croyants.  Voir  Dieu  face  à  face,  le  voir 
toujours,  le  voir  par  un  seul  acte  éternellement  le 
même  :  voilà  tout  ce  que  la  foi  nous  fait  espérer.  Pour 
parvenir  à  cette  fin,  elle  nous  oblige  à  nous  détacher 
de  la  terre,  à  sacrifier  les  biens  variés  qui  nous  en- 
tourent, les  joies  sensibles  qu'ils  nous  procurent. 
«  Le  chrétien  doit  même  croire  sur  sa  tête  et  au 
péril  de  sa  vie,  toujours  prêt  à  immoler  à  Dieu  ce 
qu'il  a  de  plus  cher,  comme  Abraham.  Ce  patriar- 
che, après  avoir  obtenu  un  fils  pour  héritier,  reçut 
du  ciel  Tordre  de  l'immoler  de  sa  propre  main.  Sa 
grande  âme  ne  s'oMun^ /)as  a/ors  à  la  dé  fiance  ;  mais 
il  obéit  aussitôt ,  sachant  que  Dieu  est  assez  puissant 
pour  rappeler  ceux  qu'il  veut  d'entre  les  morts. 
C'est  la  même  foi  qui  soutient  le  croyant,  qui  le  for- 
tifie et  l'encourage,  parce  qu'elle  lui  apprend  que 
Dieu  peut  et  veut  réaliser  tout  ce  qu'il  a  promis 


SUR    LE   MÉRITE    ET    LA    NÉCESSITÉ    DE    LA    FOI       137 

«  II. —  Pourquoi  Dieu  a-t-il  obligé  l'homme  à 
croire? 

«  Le  premier  motif  qui  Ta  porté  à  lui  imposer 
cette  obligation  est  un  motif  d'honneur,  tout  à  l'a- 
vantage de  l'homme  même. 

«Sans  doute  Dieu  aurait  pu  le  créer  parfait;  il  était 
libre  de  lui  donner,  dès  le  premier  instant,  la  claire 
vision  de  toutes  choses,  et  d'incliner  nécessairement 
son  cœur  vers  le  bien.  L'homme  alors  eût  été  une 
œuvre  admirable,  merveilleuse,  témoignant  de  la 
puissance  et  de  l'habileté  de  son  créateur,  mais  ne 
méritant  aucun  honneur  personnel.  Car  si  un  édifice 
magnifique  révèle  le  talent  de  l'artiste  qui  l'a  élevé, 
par  lui-même  il  n'est  digne  d'aucun  éloge  ,  n'ayant 
rien  tiré  de  son  propre  fonds.  Or  Dieu  avait  déjà 
imprimé  le  caractère  de  ses  attributs  et  de  ses  per- 
fections d'une  manière  trop  admirable  dans  ses 
autres  créatures  pour  ne  se  proposer  rien  de  mieux 
ni  rien  de  plus  dans  la  création  de  l'homme... 

«  Il  pouvait  également  faire  de  l'homme  un  savant, 
en  le  rendant  capable  de  se  démontrer  toutes  les 
vérités  qui  devaient  être  l'aliment  de  son  intelli- 
gence. Mais  alors  où  eût  été  la  grandeur  de  l'homme? 
Sa  science  eût-elle  été  un  spectacle  digne  de  la  divi- 
nité? Le  suprême  ordonnateur  de  toutes  choses  eùl-il 
pu  se  complaire  à  le  voir  établir  par  a  plus  b,  ou 
par  X  multipliant  y,  toutes  les  vérités  à  croire? 
N'eût-ce  pas  été  une  pitié  de  voir  le  monde  trans- 
formé en  une  école  de  géomètres  ou  de  mathémati- 
ciens, appuyant  tout  sur  des  chifTres,ou  démontrant 
tout  par  des  lignes  tracées  sur  un  tableau  noir,  avec 


138  SERMON 

un  morceau  de  craie  blanche?  D'ailleurs,  avec  toute 
sa  science,  l'homme  eût-il  possédé  quelque  chose 
qui  ne  fût  pas  en  Dieu,  Qu'ont  fait  les  Copernic, 
les  Euler,  les  Newton?  Ils  ont  pris  le  monde,  l'ont 
amené  dans  leur  cabinet,  en  ont  pesé  toutes  les 
parties  et  reconnu  toutes  les  lois.  Mais  quand  ils 
firent  ces  découvertes,  il  y  avait  longtemps  que 
Dieu  les  connaissait,  lui  qui  avait  pesé  le  monde 
dès  le  jour  où  il  le  lança  négligemment  dans  l'espace, 
en  lui  assignant  du  doigt  la  route  qu'il  devait  par- 
courir... 

«  En  obligeant  l'homme  à  croire.  Dieu  l'a  élevé  in- 
finiment. Il  lui  a  donné  ce.  qu'il  ne  possède  pas  lui- 
même,  à  cause  de  sa  perfection  essentielle,  absolue. 
Car  il  est  sage,  il  est  bon,  il  est  puissant,  mais  il 
n'est  pas  vertueux  à  proprement  parler;  puisqu'il 
n'a  pas  d'effort  à  faire,  d'énergie  à  déployer,  et 
qu'il  ne  lui  reste  plus  rien  à  acquérir.  En  créant 
l'homme  dans  l'ordre  de  la  liberté  et  surtout  de  la 
foi,  il  a  opéré  en  lui  la  plus  étonnante  des  mer- 
veilles :  il  Ta  rendu  capable  de  vertu.  Il  l'a  mis  à 
môme  d'acquérir  des  perfections  qui  fussent  son 
œuvre,  le  fruit  de  ses  efforts,  de  ses  mérites  per- 
sonnels, et  par  là  il  s'est  donné  à  lui-même  le 
plus  grand  des  spectacles,  comme  l'a  dit  Scnèque, 
«  celui  d'un  grand  cœur  aux  prises  avec  l'adversité.  » 
Car  sa  gloire,  à  lui,  est  de  voir  sortir  de  notre  néant 
et  de  notre  misère  quelque  chose  d'éclatant  et  d'ho- 
norable... Cette  vue  le  pénètre  d'un  si  profond  res- 
pect pour  l'homme,  qu'il  s'agenouille  devant  lui, 
devant  sa  foi  et  sa  liberté,  comme  devant  le  plus 


SUR   LE   MÉRITE   ET   LA  NÉCESSITÉ   DE   LA   FOI       139 

étonnant  prodige...  Quoi  de  plus  beau,  en  effet, 
que  ce  cœur  humain  toujours  attiré  en  bas  par  ses 
inclinations  terrestres  et  montant  sans  cesse  en  haut 
par  l'énergie  de  sa  vertu  et  de  sa  foi ,  jusqu'à  ce 
qu'enfin,  le  trépas  venant  à  couper  la  corde,  cet 
aérostat  sublime  s'élève  au  sein  de  la  Divinité!... 

«  Un  autre  motif  pour  lequel  Dieu  oblige  l'homme 
à  croire,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  l'ho- 
norer :  nous  ne  pouvons  que  croire  et  aimer.  Dieu 
est  amour,  et  par  une  loi  nécessaire  et  fatale,  l'a- 
mour exige  la  réciprocité.  Dieu  ne  peut  aimer  ses 
créatures,  sans  exiger  qu'elle  l'aiment  à  leur  tour,  et 
celles-ci  no  peuvent  lui  témoigner  leur  amour  qu'en 
croyant  en  lui.  Imaginez,  cherchez  un  autre  moyen, 
et  voyez... 

«Malheureusement il  se  trouve  des  hommes  froids 
et  glacés  qui  ne  sont  sensibles  qu'à  leurs  intérêts, 
et  ne  s'attachent  qu'à  ceux  qui  les  entourent.  Ils 
sont  sans  doute  capables  de  grands  dévouements  et 
d'actes  héroïques.  On  rencontre  encore  en  eux  des 
vertus,  comme  en  sillonnant  une  mer  orageuse  et 
semée  d'écueils,  on  découvre  çà  et  là  sur  les  flancs 
des  rochers  quelques-unes  de  ces  plantes  parasites 
que  les  flots  ont  épargnées.  Mais  ce  ne  sont  que  des 
vertus  humaines  et  naturelles.  Elles  recevront  leur 
récompense,  parce  que  Dieu  sait  récompenser  tout 
ce  qui  est  louable  et  vertueux.  Seulement  cette  ré- 
compense sera  vaine,  comme  l'objet  qui  la  leur  a 
méritée.  Vous  vous  attachez  aux  hommes,  vous 
leur  faites  du  bien,  vous  conservez  avec  soin  votre 
réputation,  vous  respectez  votre  honneur,  tout  cela 


140  SERMON 

VOUS  profite.  Vous  acquérez  de  l'eslime  et  de  la  con- 
sidération; votre  conscience  jouit  du  bonheur  que 
procure  toute  bonne  action;  vous  parvenez  aux 
charges  et  aux  dignités,  c'est-à-dire  :  le  monde, 
que  vous  aimez,  vous  récompense  par  des  biens  qui 
sont  vains  et  passagers  comme  lui  et  comme  vous  : 
Vani,  vanam. 

«  Mais,  si  vous  n'avez  point  pensé  à  Dieu,  si  vous 
ne  l'avez  point  aimé  pendant  la  vie,  il  vous  repous- 
sera nécessairement  de  son  sein  et  pour  jamais 
après  la  mort.  Nulle  alliance  ne  pourra  plus  s'éta- 
blir entre  vous  et  lui.  Tous  les  crimes  sont  rémis- 
sibles,  excepté  celui  de  l'ingratitude,  et  quand  on  a 
péché  en  mourant,  contre  l'amour,  c'en  est  fini  pour 
toujours...  » 

L'orateur  termine  cet  admirable  discours  en 
exhortant  ses  auditeurs  à  seconder  le  mouvement 
de  régénération  qui  travaille  toute  la  société.  Aux 
hommes  déjà  d'un  âge  mûr,  il  rappelle  qu'arrivés 
au  delà  du  sommet  de  la  carrière  et  descendant  la 
pente  qui  mène  vers  l'abîme,  leur  devoir  était  de 
considérer  leur  passé  et  de  réfléchir  sur  leur  avenir. 
Aux  jeunes  gens,  il  montre  à  grands  traits  les  fron- 
tières de  la  vérité  dés«lées  par  l'erreur,  et  les  convie 
chaleureusement  au  combat  pour  arrêter  les  ravages 
de  l'ennemi.  Il  leur  témoigne  ses  ardentes  sympa- 
thies ,  en  les  assurant  que  s'il  rencontrait  un  jour  la 
main  édificatrice  de  l'un  d'eux  travaillant  à  l'oeuvre 
de  la  reconstruction ,  il  la  presserait  avec  bonheur  ici- 
bas,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  fût  donné  de  la  serrer  à  ja- 
mais dans  la  Jérusalem  du  ciel. 


SUR   LE   MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ   DE    LA   FOI        lAl 

M^Parisis,  se  levant  alors,  dit  qu'il  croyait  expri- 
mer les  sentiments  de  toute  l'assemblée  et  ccux 
de  tout  le  diocèse,  en  adressant  à  l'illustre  orateur 
ses  remerciements  pour  la  visite  qu'il  avait  bien 
voulu  faire  à  son  église  cathédrale,  ses  félicitations 
pour  le  beau  talent  que  Dieu  lui  avait  donné,  ses 
vœux  enfin  pour  que  la  Providence  continuât  à  bé- 
nir son  admirable  ministère,  et  que  sa  puissante 
parole  contribuât  de  plus  en  plus  à  faire  comprendre 
à  la  France  que  la  foi  est  la  lumière,  la  force  et  la 
gloire  des  nations... 


SUR  LE  MÊME  SUJET 

Prêché  à  Orléans,  le  15  novembre  1846,  en  faveur  d«s  inondés 
de  la  Loire. 


NOTICE 

On  sait  que  les  grandes  inondations  de  la  Loire  (19,  20 
et  21  octobre  1846),  excitèrent  la  compassion  sur  tous  les 
points  de  la  France.  Le  P.  Lacordaire,  désirant  payer 
son  tribut  à  la  misère,  ofTrit  à  M^  Fayet,  évêque  d'Or- 
léans, de  prècherdans  la  cathédrale  un  sermon  de  charité. 
Son  offre  fut  acceptée  avec  reconnaissance ,  et  le  di- 
manche, lo  novembre,  un  auditoire  aussi  nombreux  que 
distingué  se  pressait  autour  de  la  chaire  de  Sainte- 
Croix. 


142  SERMON 


ANALYSE  1 


Justus  meus  exfide  vivit. 
a  Mon  Juste  vit  de  la  foi.  » 
(Ép.  aux  Rom.,  i,  17.) 

«  Ces  grandes  catastrophes,  qui  viennent  de  temps 
à  autre  interrompre  le  cours  ordinaire  des  choses,  ne 
sont  envoyées  par  Dieu  que  pour  réveiller  dans  nos 
âmes  deux  sublimes  sentiments  :  la  foi  et  la  charité. 
Elles  excitent  la  charité,  en  nous  obligeant  à  nous 
secourir  les  uns  les  autres  à  la  vue  de  ce  que  la 
nudité  et  la  misère  ont  de  plus  hideux  et  de  plus 
effrayant.  Dans  ces  moments  de  détresse  publique  et 
de  calamité  immense,  le  cœur  ne  peut  qu'obéir  à  cet 
instinct  secret  et  naturel,  qui  le  pousse  comme  mal- 
gré lui  à  soulager  les  malheureux.  Inutile  de  déve- 
lopper cette  pensée  devant  vous,  puisque,  dans  ces 
tristes  jours,  lorsque  le  fléau  de  l'inondation  pesait 
sur  tant  d'infortunés ,  vous  avez  su  montrer  tout  ce 

*  D'après  les  articles  publiés  par  le  journal  l'Orléanais 
(22  novembre  1846.  G.  Franc)  et  par  la  Revue  orléanaise  (An- 
née 1847,  p.  234-288),  dont  l'auteur,  M.  Ém.  de  Torqual ,  vicaire 
de  la  cathédrale,  terminait  ainsi  :  «  ...  Ce  sermon  et  l'allo- 
cution faite  le  soir  même  aux  membres  de  la  conférence  de 
Saint-Vincent-de- Paul  ,  fixèrent  à  Orléans  de  la  manière 
la  plus  heureuse  l'opinion  sur  le  talent  aussi  incontestable 
qu'inimitable  du  P.  Lacordaire.  Tous  les  auditeurs  furent 
profondément  impressionnés,  et  la  modestie,  la  pit-té  qui  res- 
piraient dans  ses  traits  achevèrent  l'effet  produit  par  son  entraî- 
nante et  magique  éloquence.  La  prévention  fil  place  à  l'es- 
time et  à  radiniralion  dans  plus  d'un  cœur,  et  les  vœux  les 
plus  ardents  appelèrent  la  réalisation  du  désir  que  lui  témoi- 
gna Mkt  Fayet,  de  lui  voir  fournir  plus  tard  la  station  du 
carême  à  Sainte-Croix. 


SUR   LE   MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ   DE    LA    FOI       143 

que  peut  le  dévouement,  tout  ce  que  renferme  de 
vraiment  généreux  la  charité  chrétienne.  Je  laisse 
donc  aux  victimes  soulagées  par  vos  abondantes  au- 
mônes le  soin  de  vous  dire  ce  qu'est  la  charité,  et 
quel  bien  elle  nu  cesse  de  répandre  autour  d'elle, 

«  Ces  mêmes  catastrophes  ravivent  noire  foi,  puis- 
qu'elles nous  montrent  combien  sont  vaines  et  inu- 
tiles ces  œuvres  de  la  science  qui  semblaient  nous 
mettre  à  l'abri  d'un  pareil  fléau.  En  effet,  réduits  à 
nos  seules  forces,  voyant  abattre  à  nos  pieds  ce  qui 
faisait  et  notre  orgueil  et  notre  sécurité,  nous  ren- 
trons en  nous-mêmes,  et  nous  pensons  à  Dieu,  en- 
traînés vers  lui  par  le  seul  poids  de  notre  propre 
faiblesse.  La  foi  sera  donc  l'unique  sujet  de  nos  ré- 
flexions. 

«  Et  qu'est-ce  que  cette  foi  qui,  dirigeant  toutes 
nos  actions,  peut  nous  mériter  le  ciel,  nous  faire 
pardonner  toute  une  vie  d'iniquité?  La  foi,  c'est  le 
principe  de  la  justice  chrétienne,  c'est  la  sève  qui 
la  communique.  » 

...  Ici  l'orateur  cite  les  textes  sacrés  qui  démon- 
trent la  puissance  de  la  foi ,  le  prix  que  Dieu  attache 
à  celte  vertu ,  et  le  malheur  de  son  absence  dans  les 
âmes.  Puis  il  s'écrie  : 

«  Qu'y  a-t-il  donc  de  si  extraordinaire  à  dire  :  Je 
crois,  pourquede  telles  paroles  soient  descendues  du 
ciel  afin  de  provoquer  cet  aveu,  cette  confession?  Ne 
semble-t-il  pas  que  Dieu,  s'il  existe,  devrait  se 
montrer  tel  qu'il  est  et  dissiper  les  ombres  qui  nous 
le  dérobent?  Si  le  soleil,  qui  n'est  qu'un  être  maté- 
riel, apparaît  chaque  jour  à  l'univers  entier,  n'ap- 


144  SERMON 

partenait-il  pas  au  soleil  des  intelligences  de  se  le- 
ver, chaque  jour  aussi  ,  sur  l'horizon  de  notre 
monde.  «  J'ai  souhaité  cent  fois,  disait  Pascal ,  que 
«  Dieu  se  fût  caché  tout  à  fait  ou  montré  tout  à  fait?  » 
Mais  non';  il  y  a  en  même  temps  obscurité  et  lumière. 
Pourquoi  cela?  Pourquoi  celle  lumière  et  cette  ob- 
scurité? C'est  co  qui  va  être  expliqué  dans  cet  en- 
tretien. 

«  Permettez-moi  de  m'incliner  devant  votre  Pontife 
qui,  pendant  un  quart  de  siècle,  a  porté  si  haut  l'é- 
loquence de  la  chaire.  J'aurais  craint,  je  n'aurais 
peut-être  pas  osé  faire  entendre  ma  voix  à  ses  oreilles 
inquiètes  et  délicates,  si  je  n'avais  pas  été  certain 
d'avance  qu'un  pasteur  écouterait  avec  intérêt  et 
bienveillance  un  discours  sur  la  foi,  en  faveur  de  son 
troupeau  infortuné... 

«  I.  —  La  foi  est  l'adhésion  de  l'intelligence  et  du 
cœur  à  ia  parole  de  Dieu,  communiquée  par  l'É- 
glise. 

«  Au  commencement ,  Dieu  a  parlé  pour  créer  le 
monde;  tous  les  jours  il  parle  à  la  nature  et  à 
l'homme  :  à  la  nature ,  pour  faire  observer  les  lois 
physiques;  à  l'homme,  pour  faire  observer  les  lois 
morales,  pour  l'éclairer  et  le  diriger,  La  nature  obéit 
passivement,  aveuglément;  mais  l'homme,  doué 
d'intelligence  et  de  volonté,  use  de  sa  raison  et  de  sa 
liberté  pour  croire  ou  ne  pas  croire.  Et  tandis  qu'il  y 
a  unité  dans  la  soumission  des  êtres  irrationnels  à  la 
parole  divine,  il  y  a  schisme  parmi  les  hommes  ;  une 
partie  l'accepte,  une  autre  la  refuse.  Dans  cette  as- 
semblée même,  il  y  a  schisme  et  division.  Les  uns 


SUH   LE   MÉRITE   ET   LA   NÉCESSITÉ   DE   LA   FOI        145 

sont  venus  m'écouter  avec  la  simplicité  de  la  foi,  les 
autres  avec  le  désir  et  la  curiosité  de  savoir  ce  que 
je  pourrais  dire  de  neuf  sur  une  question  si  souvent 
traitée  et  débattue.  Chez  ceux-là,  si  ma  parole  ne 
porte  pas  la  conviction,  elle  excitera  du  moins  la 
réflexion ,  et  peut-être  le  trouble.  Dieu  l'affirme ,  la 
vérité  ne  se  montre  jamais  inutilement  à  l'homme. 

«  Mais,  demande  l'incrédulité,  où  est  le  mérite  de 
votre  foi,  ô  vous  qui  croyez?  Car,  ou  cette  foi  est 
motivée,  ou  elle  ne  l'est  pas.  Si  vous  avez  des  rai- 
sons de  croire,  votre  mérite  est  nul,  comme  celui  de 
tout  acte  rationnel.  Si  vous  n'en  avez  pas,  votre  mé- 
rite est  plus  nul  encore,  puisqu'un  acte  irrationnel 
ne  peut  jamais  être  méritoire. 

«  Où  donc  est  le  mérite  de  la  foi?  Consiste-t-il 
dans  le  sacrifice  que  Dieu  nous  demande  de  notre 
raison  ?  Mais  ce  sacrifice  n'est  rien  ou  presque  rien. 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  de  renoncer  à  une  raison 
bornée  pour  suivre  celle  de  Dieu,  qui  est  infinie,  qui 
est  parente,  mère  de  la  nôtre?  D'autant  que  ce 
renoncement  n'est  pas  même  nécessaire.  La  vérité 
du  christianisme  est  si  saisissante,  si  lumineuse, 
qu'elle  entraîne  et  subjugue  la  grande  majorité  des 
hommes  qui  la  connaissent,  et  que  partout  où  elle 
se  présente,  elle  triomphe.  Le  paganisme  et  le  maho- 
métisme  viennent  lui  demander  la  civilisation...  Jé- 
sus-Christ l'a  dit:  «  Je  ne  suis  pas  ombre,  je  suis 
«  lumière.  »  En  nous  invitante  adhérer  à  sa  parole,  il 
ne  nous  demande  donc  pas  de  sacrifier  notre  raison. 
Ainsi  là  n'est  pas  le  mérite  de  notre  foi. 

a  Ce  mérite  se  trouve-t-il  en  ce  que  Dieu  veut  que 
1  10 


146  SERMON 

nous  croyions  sans  motifs?  Pas  davantage.  Les 
motifs  de  la  foi  sont  innombrables  et  permanents. 
Si  je  n'avais  pas  fait  des  œuvres  que  d'autres  n'ont 
pu  faire,  ils  seraient  sans  péché,  disait  Jésus-Christ 
en  parlant  des  Juifs,  qui  restaient  incrédules.  Donc 
là  encore  n'est  pas  le  mérite  de  la  foi. 

«  Consiste-t-il,  enfin,  en  ce  que  Dieu  nous  demande 
de  croire  des  choses  incompréhensibles.  Qu'est-ce 
que  l'incompréhensibilité,  sinon  la  circonférence  qui 
enveloppe  notre  raison,  et  au  delà  de  laquelle  l'homme 
ne  saurait  pénétrer?  Je  me  regarde,  je  m'examine. 
On  me  dit  que  je  suis  un  composé  de  corps  et  d'àme, 
une  seule  personne  en  deux  natures.  Mais  comment 
ces  deux  natures,  l'esprit  et  la  matière,  ont-elles  été 
unies  ?  Comment  ont  été  scellés  les  deux  éléments 
qui  constituent  ma  personnalité?  Je  l'ignore.  Je  ne 
comprends  pas  ce  mystère  de  moi-même,  de  la  per- 
sonnalité humaine.  Je  le  crois  cependant,  mais  si  je 
le  crois  sans  le  comprendre,  comme  tant  d'autres 
mystères,  quel  mérite  ai -je  à  croire  les  choses  in- 
compréhensibles que  Dieu  propose  à  ma  foi  ?... 

«  Ce  qui  fait  le  mérite  de  la  foi,  c'est  la  confiance  ; 
c'est  que  le  chrétien  croit  les  vérités  révélées  sur  la 
parole  de  Dieu. 

a  11  y  a  en  nous  quelque  chose  de  caché,  de 
secret,  c'est  notre  pensée  interne;  nul  homme  ne 
peut  savoir  ce  qui  se  passe  dans  notre  âme.  Lors 
donc  que,  sans  avoir  pu  lire  au  fond  de  notre  cœur, 
quelqu'un  nous  dit  :  «  Je  vous  crois,  »  il  nous  donne 
le  témoignage  de  confiance  le  plus  précieux,  comme 
s'il  nous  disait  expressément  :  «  Je  me  repose  en 


SUR  LE  MÉRITE  ET  LA  NÉCESSITÉ  DE  LA  FOI   147 

«  VOUS,  je  m'abandonne  à  vous,  parce  que  je  vous 
«  crois  incapable  de  me  tromper.  »  Au  contraire ,  dire 
à  un  homme  :  «  Je  ne  vous  crois  pas;  »  refuser  d'ad- 
mettre sur  sa  simple  parole  ce  qu'il  nous  affirme, 
c'est  lui  faire  l'offense  la  plus  grave  ;  lui  demander 
la  preuve  de  ce  qu'il  avance,  c'est  mettre  en  doute  sa 
véracité,  c'est  l'outrager  et  l'avilir  à  ses  propres 
yeux;  lui  dire:  «  Vous  en  avez  menti;  »  c'est  lui 
faire  la  plus  sanglante  injure,  c'est  le  déshonorer 
aux  yeux  de  tous. 

«  Et  la  confiance  dont  je  parle  ici  n'est  nullement 
celle  que  je  donne  à  un  homme  qui  m'affirme  une 
chose  évidente,  dont  la  vérité  est  saisissable  pour 
ma  raison,  tel,  par  exemple,  qu'un  mathématicien 
qui  me  fait  reconnaître  l'exactitude  et  la  justesse  de 
son  calcul;  non,  c'est  la  confiance  que  Jésus- Christ 
admirait  dans  le  centurion ,  dans  la  Chananéenne. 

«  Dès  lors,  si  dans  ce  monde  nos  relations,  même 
celles  qui  ne  constituent  pas  une  véritable  et  franche 
amitié,  ne  peuvent  exister  agréables  pour  nous,  ho- 
norables pour  les  autres,  sans  confiance  réciproque  ; 
si  nous  ne  pouvons ,  à  plus  forte  raison ,  avoir  de 
vrais  amis  qu'autant  que  notre  intelligence  et  notre 
cœur  adhèrent  à  leurs  paroles,  il  suit  de  là  que  nos 
relations  avec  Dieu  nécessitent  de  notre  part  une 
adhésion  formelle  à  sa  parole,  une  confiance  sans 
bornes  dans  ce  qu'il  lui  plaît  de  nous  révéler.  Comme 
la  confiance  d'un  homme  en  un  autre  homme  est 
un  sublime  témoignage,  de  même  la  confiance  de 
l'homme  en  Dieu  constitue  le  mérite  de  la  foi.  Car, 
dire  à  Dieu  :  «  Je  vous  crois,  quoique  je  ne  pénètre 


148  SERMON 

0  pas  les  ténèbres  qui  vous  dérobent  à  moi ,  quoique 
«  je  ne  lise  pas  dans  voire  pensée  intime,  »  c'est  re- 
connaître sa  vérité,  c'est  rendre  hommage  à  sa  bonté. 

«  11  y  a  plus.  Cette  confiance  acquiert  un  degré 
de  mérite  bien  plus  élevé,  si  elle  va  jusqu'au  sacrifice.  » 
—  Trait  d'Alexandre,  prenant  le  remède  qu'on  lui  a 
dit  être  empoisonné  par  son  médecin. —  «Qu'y  a-t-il 
donc  de  si  admirable  dans  celte  conduite  du  vain- 
queur d'Arbelle?  demande  un  auteur  dont  le  nom 
est  trop  profane  pour  être  cité.  Alexandre,  de  la  vie 
duquel  dépendait  le  sort  de  toute  une  armée,  n'est-il 
pas  plutôt  blâmable  d'avoir  exposé  des  jours  aussi 
précieux?  Ce  qu'il  y  a  d'admirable,  répond  le  même 
auteur,  c'est  le  sublime  de  la  confiance  qui  pousse  le 
roi  de  Macédoine  jusqu'au  sacrifice.  Pour  être  capa- 
ble d'un  tel  héroïsme,  il  fallait  bien  qu'il  se  sentît 
lui-même  digne  d'une  confiance  semblable  à  celle  que 
lui  inspirait  son  ami.  Et  ce  qu'Alexandre  faisait  pour 
un  médecin  qui,  après  tout,  pouvait  être  coupable, 
l'homme  ne  le  ferait  pas  pour  Dieu  ? 

«  Eh  bien!  le  chrétien,  l'homme  de  foi  le  fait 
chaque  jour.  Sa  confiance  en  Dieu  s'élève  jusqu'au 
sacrifice.  Car  Dieu  lui  demande  de  lui  immoler  ses 
goûts,  ses  plaisirs,  ses  passions,  sa  vie  elle-même. 
Pour  conserver  son  âme  dans  l'élernité,  nous  a-t-il 
ditpar  les  lèvres  de  Jésus-Christ,  il  faut  laperdre  dans 
le  temps ,  c'est-à-dire  qu'il  faut  conserver  sa  pureté 
sous  les  orages  et  le  feu  des  passions,  que,  sous  une 
enveloppe  charnelle,  il  faut  vivre  comme  des  anges. 

«  Cette  parole  n'a  jamais  trompé.  Si  elle  avait 
trompé  une  seule  fois,  nous  serions  autorisés  à  vivre 


SUR   LE    MÉRITE   ET    L\  NÉCESSITÉ    DE    LA   FOI        149 

tranquilles  dans  l'incrédulité,  mais  puisque  nous  la 
voyons  accomplie,  croyons  ou  tremblons... 

«  II.  —  Nous  avons  montré  la  foi  adhérant  à  Dieu 
par  la  confiance  comme  à  la  souveraine  vérité  ;  mon- 
trons-la maintenant  adhérant  à  Dieu  par  l'amour, 
comme  à  la  souveraine  et  infinie  bonté. 

«  La  foi  est  la  racine  de  l'amour,  ou ,  si  vous  le 
voulez ,  l'amour  est  l'épanouissement  de  la  foi.  Et  de 
même  que  l'homme  veut  la  réciprocité  dans  l'affec- 
tion ,  qu'il  se  lasse  d'attendre  et  repousse  enfin  celui 
qui  le  dédaigne,  de  même  Dieu,  qui  est  amour,  veut 
être  aimé  de  nous;  il  nous  rejette  lorsque  nous  ne 
répondons  pas  à  l'affection  qu'il  éprouve  pour  nous, 

«  Ce  qui  donne  du  prix  à  l'amour,  c'est  qu'il 
est  : 

«  1°  Un  acte  libre.  Il  faut  qu'il  se  donne,  et  non  pas 
qu'on  le  ravisse.  Or,  si  Dieu  s'était  montré  à  nous  tel 
qu'il  est,  sans  ombre,  avec  toute  sa  beauté,  il  eût  en" 
traîné  notre  cœur,  nous  n'eussions  plus  été  maîtres  de 
ne  pas  l'affectionner;  en  un  mot,  notre  amour  n'eût 
pas  été  libre,  mais  nécessité.  La  foi  était  donc  néces- 
saire pour  lui  laisser  sa  liberté,  c'est-à-dire  qu'il  fal- 
lait que  Dieu  ne  se  montrât  pas  pleinement,  entière- 
ment, mais  assez  pourtant  pour  ne  pas  donner  pré- 
texte à  notre  indifférence.  Il  fallait  qu'il  y  eût  dans 
cette  vision  ombre  et  lumière  ;  ombre,  pour  que  notre 
affection  demeurât  libre  et  spontanée;  lumière,  pour 
qu'elle  eût  un  objet  perçu. 

«  2°  Un  acte  de  préférence.  Ce  qui  flatte  surtout 
l'objet  aimé,  c'est  qu'il  a  été  préféré  à  tout  autre, 
c  est  qu'on  l'a  choisi  entre  mille.  Dieu  aussi  a  voulu 


150  SERMON 

être  choisi,  il  a  voulu  avoir  notre  préférence.  Et  pour 
l'obtenir  il  devait  être  en  même  temps  visible  et  ca- 
ché, vu  et  non  vu,  afm  qu'il  y  eût  hésitation  de  notre 
part,  que  nous  pussions  nous  déterminer  pour  lui  ou 
pour  d'autres,  l'accepter  ou  ne  pas  l'accepter,  et 
qu'ainsi  notre  amour,  étant  un  amour  de  choix,  fût 
plus  méritant  et  plus  parfait. 

«  3"  Un  acte  de  dévouement.  Le  bonheur  de  celui 
qui  aime  vient  moins  des  délices  qui  accompagnent 
l'affection  que  des  sacrifices  qu'elle  exige.  Quelle  joie 
de  se  dévouer,  de  s'immoler  pour  un  ami  !  L'affection 
est  plus  suave  à  proportion  qu'elle  coûte  davantage: 
voilà  pourquoi  nul  amour  n'égale  celui  d'une  mère 
pour  ses  enfants.  Qui  pourrait  dire  son  bonheur 
lorsqu'après  vingt  ans  de  veilles ,  de  peines ,  de  dou- 
leurs et  de  privations  de  tout  genre,  elle  voit  son  fils 
venir  respectueusement  s'incliner  devant  elle  !  Comme 
elle  est  heureuse  et  fière  de  pouvoir  dire  alors:  «Voilà 
«  ce  que  j'ai  obtenu  et  mérité  par  des  millions  de 
«  sacrifices.  »  Le  dévouement  qu'exige  notre  amour 
pour  Dieu  ajoute  donc  au  prix  de  cet  amour,  qui 
eût  été  bien  moindre  s'il  nous  eût  moins  coûté.  Et 
qu'aurait-il  pu  nous  coûter,  si  Dieu  se  fût  montré 
à  nous  sans  voiles  et  sans  nuages  ? 

a  4"  Un  acte  d'union.  »  Ici  l'orateur,  comprenant  la 
difficulté  de  parler  de  l'amour  divin  sans  éveiller  des 
idées  trop  profanes,  a  employé  une  heureuse  pré- 
caution oratoire  qui  lui  a  permis  une  comparaison 
aussi  juste  que  saisissante.  Il  a  développé  ensuite 
cette  partie  de  son  discours  avec  une  rare  délicatesse 
de  pensée  et  d'expression.  Après  chaque  tableau,  on 


Sl'R   LE    MÉIIITE    ET   LA   NÉCESSITÉ    DE    LA   FOI        loi 

se  disait  :  «  C'est  vrai,  »  sans  s'arrêter  à  ce  qu'il  dé- 
crivait :  la  beauté  en  faisait  tout  le  voile.  Comme  la 
peinture  de  la  première  amitié,  obtenue  au  collège,  a 
été  exquise  et  louchante  !... 

«  Ainsi ,  entre  Dieu  et  nous ,  s'établit  une  union  qui 
tend  à  se  resserrer  chaque  jour,  que  la  mort  ne  sau- 
rait briser.  Ici-bas,  la  mort  a  stérilisé  plus  d'une 
affection,  éteint  et  anéanti  plus  d'un  amour  qui  sem- 
blait devoir  se  prolonger  par  delà  le  terme  de  cette 
vie.  Par  rapport  à  Dieu,  l'amour  ne  cesse  jamais 
avec  la  vie.  La  mort,  loin  de  l'éteindre,  le  dégage  des 
entraves  qui  le  séparaient  de  son  objet  :  elle  ne  fait 
que  la  compléter  et  la  perfectionner,  en  la  rendant 
infiniment  plus  douce  et  plus  durable. 

«  L'union  de  l'âme  avec  son  créateur  et  père  aurait 
pu  se  réaliser  dès  cette  vie  ;  mais  cette  union  aurait 
ôté  à  notre  amour  les  trois  caractères  essentiels  que 
nous  avons  développés.  Elle  commence  simplement 
ici -bas  pour  se  consommer  dans  la  vie  future.  La 
charité  ne  meurt  jamais:  l'affection  ne  change  point 
de  nature,  et  l'âme  du  chrétien,  passant  de  la  terre 
au  ciel,  peut  dire  à  Dieu  :  Je  vous  ai  aimé  invi- 
sible, ô  maître,  ô  père,  ô  ami  !  Aujourd'hui  je  vous 
aime  visible.  Je  vous  ai  aimé  parmi  les  épreuves,  au 
sein  des  orages  soulevés  par  les  passions,  malgré 
tous  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  la  perfection  de 
cet  amour;  aujourd'hui  je  vous  aime  sans  effort,  au 
sein  du  calme  le  plus  profond,  de  la  paix  la  plus 
inaltérable.  Prenez  ce  cœur  qui  a  battu  si  généreu- 
sement pour  vous;  acceptez  ce  corps  que  j'ai  marty- 
risé par  quarante  ans  de  chasteté.  Cueillez  cet  amour. 


152  SERMON 

qui  a  grandi  à  travers  mille  obstacles,  et  par  des  sa- 
crifices sans  nombre. 

«  Chrétiens  qui  croyez,  pour  vous  ma  parole  est  in- 
telligible, je  dirai  presque  que  tout  voile  a  disparu. 
Mais  vous,  Messieurs,  qui  ne  croyez  pas,  vous  ne  la 
comprenez  pas,  cette  parole.  Vous  avez,  je  le  sais , 
une  autre  manière  de  croire  que  par  la  foi,  vous 
croyez  par  la  raison,  par  la  philosophie,  par  la  sa- 
gesse humaine,  car  je  ne  suppose  pas  qu'il  y  ait  des 
athées  parmi  vous;  s'il  en  est,  laissons-les  triste- 
ment relégués  aux  dernières  extrémités  de  la  vérité 
et  de  la  civilisation.  Mais,  sachez-le  bien,  celui  qui 
ne  croit  que  par  la  raison  n'aime  pas  Dieu ,  il  ne 
pense  pas  à  lui,  il  ne  le  prie  pas;  s'il  l'aimait,  il  le 
prierait,  son  esprit  et  son  cœur  seraient  sans  cesse 
occupés  de  lui.  Ne  pas  aimer  Dieu,  c'est  lui  déchirer 
le  cœur,  c'est  être  parricide.  Donc  pour  éviter  ce 
crime ,  et  puisqu'il  est  impossible  de  l'aimer  en 
croyant  par  la  raison ,  croyez  désormais  par  la 
foi...  » 

L'orateur  adresse  à  Dieu  une  prière  émue  en  fa- 
veur de  tous  ceux  qui  refusent  de  croire,  et  termine 
par  le  langage  de  la  charité  la  plus  ardente  son  dis- 
cours inspiré  par  la  foi  la  plus  vive. 


SUR   LA  RICHESSE   ET   LA   PAUVRETÉ  lo3 

SlIR  LA  RICHESSE  ET  LA  PAITFJ:TÉ 
SELON  LE  RATIONALISME  ET  SELON  LE  CHRISTIANISME 

Prêché  à  la  cathédrale  de  Nancy,  le  1«'"  août  1844,  pour  la  fét» 
patronale  de  la  société  de  Saint-Vincent  -  de  -  Paul. 

NOTICE 

De  retour  à  Nancy,  il  écrivait  le  16  juin  1844,  à 
Mme  Swetchine  :  «  ....  J'ai  prêché  à  Bligny,  à  Beaune ,  à 
Dijon, à  Langres;  les  députalions  me  prenaient  à  la  gorge 
et  ne  me  laissaient  pas  la  possibilité  de  résister.  C'est  la 
première  fois  que  je  montais  en  chaire  à  Dijon ,  ville  de 
ma  jeunesse  et  presque  de  ma  naissance;  Dieu  m'y  a 
inspiré  au  delà  de  ce  que  j'attendais;  c'est  une  gracieu- 
seté qu'il  me  réservait,  et  je  confesse  que  pendant  toute 
cette  campagne  il  a  été  d'une  recherche  exquise  à  me 
faire  plaisir... 

«  J'ai  reçu  à  Dijon  une  lettre  de  l'évèque  de  Langres, 
l'un  de  mes  plus  chauds  adversaires;  il  m'y  priait  instam- 
ment de  descendre  chez  lui  et  de  prêcher  dans  sa  cathé- 
drale. Il  m'a  reçu  en  effet  à  bras  ouverts,  et  à  la  fin  de 
mon  discours  m'a  adressé  un  compliment  parfait.  Jamais 
réconciliation  ne  s'est  faite  plus  complètement  et  de  meil- 
leure grâce  ^  Nous  sommes,  du  reste,  en  veine  d'union  et 

»  Chargé  de  l'inviter  à  prêcher  de  nouveau  pour  les  fêtes  de 
l'Assomption  et  de  saint  Mammès,  M.  Donadei,  vicaire  gé- 
néral, lui  écrivit  le  7  juillet  suivant  :  «  ...  Inutile  de  dire  que 
je  suis  l'interprète  de  tous  les  Langrois,  surtout  du  clergé  et 
très  particulièrement  de  Mer  l'Évêque;  car  il  est,  lui  aussi,  un 
nouveau  converti,  et  un  converti  sans  arrière-pensée;  ce  sont 
les  propres  expressions  dont  il  s'est  servi  en  me  parlant  de  vous 
dans  le  dernier  entretien  quej'ai  eu  l'honneur  d'avoir  avec  lui, 
et  vous  demeurerez  convaincu  de  la  sincérité  de  ses  paroles  lors- 
que vous  saurez  que,  dans  ce  même  entretien,  le  Prélat  m'a  dit  : 


154  SERMON 

d'unité  générales.  Avez-vous  remarqué  que  c'est  la  pre- 
mière fois  depuis  la  Ligue  que  l'Église  de  France  n'est 
pas  divisée  par  des  querelles  et  par  des  schismes?...  » 

Il  reprit  bientôt  le  cours  de  ses  prédications.  Le  di- 
manche, 30  juin,  il  prêcha  dans  l'église  de  Saint-Vin- 
cent et  de  Saint-Fiacre  Sur  la  constitution  de  l'Église 
catholique  cl  les  devoirs  des  fidèles  à  son  égard;  le 
2  juillet,  il  adressa  dans  l'église  paroissiale  de  Faulxune 
touchante  allocution  aux  habitants  de  la  commune  qui 
avaient  quitté  leurs  travaux  dans  l'espoir  de  l'entendre; 
le  21  du  même  mois,  il  prêcha  à  Lunéville  pour  l'oeuvre 
des  Dames  de  charité. 

Nous  reproduisons  l'analyse  du  sermon  prêché  le 
1"  août,  telle  qu'elle  fut  publiée  le  lendemain  par  l'Es- 
pérance de  Nancy. 

ANALYSE 

Adoptant  pour  thème  un  de  ces  sujets  hauts  et 
vastes,  comme  il  sait  en  choisir,  l'orateur  a  traité, 
sous  une  forme  tout  à  fait  neuve,  la  grande  question 
sociale  de  la  richesse  et  de  la  pauvreté,  redoutable 
problème  dont  la  solution  complète  était  providen- 
tiellement réservée  à  la  seule  religion  du  Christ. 

Au  système  rationaliste  ou  païen,  qui  asservis- 
sait  l'âme  au  corps  et  matérialisait  l'individu  en  l'en- 
fermant dans  le  cercle  étroit  des  idées  purement  hu- 
maines, l'illustre  prédicateur  a  opposé,  avec  autant  de 
force  que  de  logique  et  d'éclat,  la  théorie  ou  plutôt  la 

«  Il  est  en  France  quatre  hommes  suscités  de  Dieu  pour  les 
«  jours  mauvais  où  nous  vivons,  quatre  hommes  providen- 
«  tiels.  Ces  hommes  sont,  en  première  ligne,  le  P.  Lacordaire, 
«  ensuite  le  P.  de  Ravignan,  Dom  Guéranger  et  M.  le  comte 
«  de  Montalembert...  » 


SUR    LA   RICHESSE   ET    LA    PAUVRETÉ  155 

réalité  chrétienne,  fondée  sur  la  grâce.  Cette  féconde 
émanation  de  Dieu  vint,  par  le  sang  du  Rédempteur, 
réhabiliter  la  société,  en  révélant  tout  à  coup  au  pa- 
ganisme stupéfait  la  richesse  du  pauvre  et  la  pau- 
vreté du  riche,  réduit  désormais  à  envier,  dans  la 
stérilité  de  son  opulence,  l'invisible  trésor  de  celui 
qu'il  avait  jusque-là  superbement  foulé  du  pied,  le 
regardant  comme  une  chose  et  non  comme  un  homme, 
une  personne.  Au  lieu  donc  de  se  voir  écraser  sans 
pitié  par  le  petit  nombre  ou  les  puissants,  le  grand 
nombre  ou  les  faibles ,  enlevés  par  la  main  de  Dieu , 
ont  pu  respirer  libres,  et  bénir  le  jour  de  leur  récon- 
ciliation avec  leurs  oppresseurs  d'autrefois.  De  là 
celte  mystérieuse  et  sublime  transformation  du  vieux 
monde,  si  manifeste  encore  aujourd'hui;  de  là  le  rap- 
prochement, la  fusion,  la  fraternité  des  idées  et  des 
âmes;  de  là  l'intime  union  de  tous  les  membres  de 
la  famille  chrétienne  dans  le  saint  niveau  de  l'Évan- 
gile; de  là, enfin,  le  généreux  empressement  de  ceux 
qui  regorgent  des  biens  de  la  terre,  à  donner  de  leur 
superflu  à  ceux  qui  en  sont  déshérités.  Merveilleuse 
puissance  d'une  religion  seule  capable  d'opérer  ce 
miracle,  où  perce  une  des  plus  éclatantes  preuves  de 
sa  divinité  1 

Voilà,  en  quelques  mots,  la  pâle  esquisse  du  ma- 
gnifique discours  qui  élcctrisa ,  jeudi,  le  plus  impo- 
sant auditoire  qu'ait  jamais  contenu  l'enceinte  de 
notre  cathédrale. 

D'une  voix  aussi  affectueuse  et  douce  qu'elle  s'é- 
tait montrée  ardente  et  sublime,  le  P.  Lacordaire,  en 
finissant,  s'est  applaudi  d'avoir  exposé  les  droits  du 


156  SERMON 

pauvre  et  les  devoirs  du  riche  devant  l'élite  de  cette 
excellente  cité  de  Nancy,  qui  comprend  si  bien  les 
uns  et  pratique  si  dignement  les  autres;  et  où,  grâce 
à  une  sainte  intelligence  de  la  liberté,  la  divergence 
des  opinions  semble  plutôt  seconder  l'essor  des 
bonnes  œuvres  que  l'entraver... 


SUR  LE  MÊME  SUJET 

Prêché,  le  21  novembre  1844,  à  l'église  Saint -Jacques -du -Haut - 
Pas,  sous  la  présidence  de  Ms'"  Berteaud,  évéque  de  Tulle,  pour 
les  pauvres  de  la  paroisse,  visités  par  la  conférence  de  Saint- 
Vincent-de-Paul. 

NOTICE 

L'éloge  funèbre  de  Ms^  Forbin-Janson  fut  lu  dans  la 
cathédrale  de  Nancy,  le  28  juillet,  et  obtint  un  «  succès 
complet  au  delà  de  toutes  les  espérances  dans  toutes  les 
opinions.  » —  «...  Ne  tardez  pas  un  instant  à  me  l'en- 
voyer, mandait  à  l'orateur  M""=  Swelchine.  M.  de  Lambel, 
qui  a  eu  l'amabilité  d'entrer  sur  vous  dans  beaucoup  de 
détails  ,  n'omettant  ni  votre  visage,  ni  votre  voix  dont  il  a 
été  fort  content,  m'a  beaucoup  parlé  de  votre  discours 
pour  la  conférence  de  Saint-Vincent-de-Paul,  de  ses  beau- 
tés, et  des  heureux  fruits  qu'il  a  portés.. le  suis  convaincue 
que  les  hauteurs  sublimes  auxquelles  vous  vous  élevez  ne 
sont  pas  encore  le  dernier  mot  de  votre  génie;  vous  ne 
compterez  pas  plus  de  rayons,  mais  ils  se  concentreront 
encore  davantage,  ils  n'auront  pas  plus  d'éclat,  mais  plus 
d'intensité.  11  me  semble  sentir  en  vous  cette  force  encore 
destinée  à  croître,  et  qui  croîtra  toujours  parce  que  vous 


SUR    LA   RICHESSE   ET   LA   PAUVRETÉ  157 

ne  vous  reposerez  jamais;  intrépide,  vous  ne  lui  ferez 
pas  défaut,  vous  travaillerez  toujours  comme  ces  voya- 
geurs du  Mont-Blanc,  qui  croient  n'avoir  rien  fait  s'ils 
n'ont  atteint  sa  cime...  Quelle  profonde  et  vivante  grati- 
tude vit  en  moi,  pour  tous  les  dons,  pour  toutes  les 
grâces  dont  Dieu  vous  a  comblé ,  pour  tous  les  périls 
auxquels  il  vous  a  arraché!...  » 

Le  21  novembre,  le  P.  Lacordaire  prêcha  à  Paris,  à 
Saint-Jacques-du-Haut-Pas,  sur  le  même  sujet  et  pour  la 
même  œuvre  qu'à  la  cathédrale  de  Nancy  (1"  août),  un 
discours  de  charité  dont  la  Chaire  catholique  (tome  II, 
page  666)  a  publié  l'analyse  suivante. 

ANA.LTSE 


«  Cherchez  d'abord  le  royaume  de 
Dieu  et  ea  justice,  et  tout  le  reste 
V0U3  sera  donné  par  surcroît.  » 


L'orateur,  prenant  pour  texte  ces  paroles  de  l'É- 
vangile, se  propose  d'exposer  la  doctrine  de  l'Évan- 
gile et  celle  du  siècle,  qu'il  appelle  rationaliste,  pour 
se  servir  d'une  expression  moderne,  sur  la  richesse 
et  la  pauvreté. 

I.  —  Il  définit  la  richesse,  une  surabondance  des 
choses  de  la  vie,  ou,  plus  brièvement,  une  surabon- 
dance de  la  vie ,  car  les  choses  de  la  vie  ne  servent 
qu'à  faire  vivre. 

«  Dieu  seul  est  riche ,  puisque  seul  il  a  la  vie ,  la 
plénitude,  la  surabondance,  l'infinité  de  la  vie.  Non 
seulement  il  est  riche,  mais  il  est  la  richesse,  et  la 
richesse  absolue.  A  l'autre  extrémité  de  lui,  pour 
ainsi  dire,  quelque  part,  qui  n'est  pas  un  lieu,  parce 
que  ce  n'est  rien,  il  y  a  gisant,  inanimé,  source  im- 


158  SERMON 

pitoyable  de  misère  absolue,  le  néant,  qui  n'a  ni 
mouvement,  ni  palpitation,  ni  vie.  Et  si  jamais  il  ne 
s'était  trouvé  en  Dieu  quelque  chose  qui  le  portât  à 
répandre  sa  richesse  en  dehors  de  lui ,  ces  deux 
extrêmes,  l'être  et  le  néant,  la  richesse  absolue  et  la 
misère  absolue,  se  seraient  tenues  comme  deux  co- 
lonnes pendant  toute  l'éternité,  se  regardant  face 
à  face  et  ne  se  disant  rien.  Mais  Dieu  étant  riche, 
étant  la  richesse  et  la  richesse  absolue ,  est  naturel- 
lement bon,  la  bonté  même.  De  là,  en  se  contem- 
plant et  en  voyant  la  pauvreté  de  tout  le  reste,  il  a 
voulu  appeler  à  l'être  ce  qui  n'existait  point,  à  la  vie, 
ce  qui  n'était  pas  vivant. 

«  Il  a  établi  trois  foyers  de  vie  et  de  richesse,  im- 
parfaites, relatives,  car  lui  seul  peut  posséder  la  vie 
et  la  richesse  parfaites ,  absolues. 

«  Ces  trois  foyers  sont  les  corps,  les  idées  et  la 
grâce.  Chacun  d'eux  renferme  un  certain  degré 
d'être  et  de  non-être ,  de  vie  et  de  mort ,  de  richesse 
et  de  misère,  selon  qu'il  participe  plus  ou  moins  de 
Dieu  qui  est  l'être,  la  vie,  la  richesse,  ou  du  néant 
qui  est  le  non-être,  la  mort,  la  misère.  Eh  bien!  où 
est  la  richesse  véritable  ?  Dans  quel  foyer  se  trouve 
la  vie  prépondérante? 

«  Les  corps  participent  de  Dieu ,  d'abord  en  tant 
qu'ils  sont  des  substances,  c'est-à-dire  des  êtres 
réels,  subsistant  en  eux-mêmes,  quoique  non  indé- 
pendamment de  la  force  divine  qui  les  soutient,  en 
un  mot,  des  êtres  qui  ne  sont  pas  des  fantômes,  mais 
de  puissantes  réalités. 

«  En  second  lieu,  ils  participent  par  leur  beauté 


SUR   LA    RICHESSE   ET   LA    PAUVRETÉ  159 

de  Dieu,  qui  est  la  beauté  même,  la  beauté  éternelle, 
selon  le  mot  de  saint  Augustin,  toujours  nouvelle  et 
toujours  antique.  Les  corps  sont  beaux.  Dans  les 
plus  chétiis  d'entre  eux,  le  Créateur  a  répandu  un 
charme  qui  nous  attire  et  nous  attache,  et  sur  le 
visage  de  l'homme  il  a  mis  une  expression,  une 
flamme,  une  vie,  une  sérénité,  une  douceur,  une 
majesté  qui ,  après  la  face  de  Dieu ,  ou  du  moins 
après  celle  des  anges,  en  font  ce  qu'il  y  a  de  plus 
parfait,  de  plus  ravissant,  de  plus  admirable,  tant 
qu'on  ne  l'a  pas  souillé  par  le  péché,  car  le  péché 
déshonore  en  nous  toute  expression,  tout  reflet  de  la 
divinité.  » 

Après  avoir  signalé  les  autres  privilèges  des 
corps,  l'orateur  indique  en  quoi  ils  participent  du 
néant. 

«  Ils  sont  mortels.  Ils  ne  s'anéantissent  jamais, 
mais  ils  changent  sans  cesse  de  lieu.  Après  avoir  été 
humains,  ils  passent  par  des  transformations  suc- 
cessives dans  une  foule  d'autres  êtres,  mais  en  con- 
servant toutefois  une  empreinte  incommunicable  de 
notre  personnalité,  que  nous  retrouverons  dans  notre 
résurrection  finale. 

«  Ils  sont  changeants.  Ils  passent  du  printemps  à 
l'automne,  puis  à  l'hiver,  c'est-à-dire  de  la  jeunesse 
à  la  maturité  et  à  la  vieillesse.  Quel  est  celui  d'entre 
nous  qui ,  jetant  ses  yeux  en  arrière  sur  le  temps 
passé,  ne  se  rappelle  pas  que  sa  vie  était  florissante 
autrefois,  qu'elle  palpitait  et  se  répandait  en  dehors 
de  lui  et  presque  malgré  lui  ?  Elle  a  coulé  comme 
un  fleuve;  le  flot  des  ans  nous  a  emportés  vers  la 


160  SERMON 

décadence,  et  notre  front  a  été  sillonné  peu  à  peu 
par  des  imperfections  croissantes. 

«  Ils  sont  limités,  étroits.  A  part  ce  qu'on  appelait 
les  quatre  éléments  dans  l'ancienne  philosophie , 
nous  possédons  à  peine  le  monde  où  nous  vivons , 
tant  nous  remplissons  peu  d'espace  du  pôle  de  la 
création  à  notre  pôle,  tant  nous  avons  sous  la  main 
peu  de  choses  qui  puissent  suffire  à  nos  besoins  in- 
cessants et  presque  infinis. 

«  Les  sens  qui  nous  mettent  en  rapport  avec  ce 
foyer  de  vie  sont  pareillement  mortels,  mobiles  et 
limités.  Et  ainsi,  la  conclusion  finale  de  nos  rapports 
avec  ce  foyer  et  toutes  ses  infirmités,  cet  amour  que 
nous  pouvons  appeler  naturel^  amour  plein  d'exalta- 
tion, parce  que  l'objet  aimé  est  substantiel  et  sen- 
sible, est  fatalement  peu  durable.  Il  manque  de  per- 
pétuité à  cause  de  celte  mortalité  qui  nous  ravit 
son  objet,  et  de  cette  mutabilité  qui  le  fait  se  trans- 
former sans  cesse  sous  nos  mains,  sous  nos  yeux. 
Qui  de  nous,  arrivé  à  un  certam  âge,  se  rappelant  la 
vivacité  des  affections  de  sa  jeunesse,  et  regardant 
autour  de  lui  d'un  œil  grave  et  sérieux  tout  ce  qui 
s'est  passé  depuis,  ne  sent  avec  tristesse  que  cet 
amour  naturel  a  souffert  bien  des  atteintes  ? 

«  Encore  si  les  organes  et  les  sens  s'afl'aiblissaient 
seuls  !  Mais  non  !  Quelque  chose  de  plus  sûr,  de 
plus  intime  s'affaiblit  en  nous.  C'est  nous-mêmes 
qui  perdons  lentement  l'affection;  c'est  nous-mêmes 
qui  avançons  dans  l'égoïsme  en  cherchant  à  retenir 
cette  vie  si  large,  si  abondante  autrefois  en  nous;  si 
bien  que  l'objet  s'éteint,  que  l'organe  s'affaiblit,  et 


SUR   LA   RICHESSE    ET  LA   PAUVRETÉ  161 

et  que  le  cœur  par  lequel  nous  puisions  à  ce  foyer 
de  vie  s'alanguil  lui-même,  que  tout  meurt  en  nous, 
avant  même  que  l'objet  de  notre  amour  naturel  ne 
soit  mort... 

«  Les  idées  sont  un  foyer  de  vie  plus  large  et  plus 
digne  de  nous.  A  l'opposite  des  corps,  elles  restent 
immortelles;  elles  ne  sont  pas  nées  d'hier,  et  ne 
mourront  pas  demain  malin;  les  générations  aper- 
çoivent tour  à  tour  ces  idées.  Elles  courent  dans  l'es- 
prit humain  comme  le  sang  coule  dans  nos  veines  ; 
affranchies  de  l'infirmité  et  de  la  mort,  ce  sont  ces 
îles  fortunées  sur  lesquelles  règne  un  même  climat , 
passe  et  repasse  sans  cesse  un  même  soleil,  en  res- 
pectant leur  fraîche  verdure  et  leur  éternelle  jeu- 
nesse. 

«  C'est  en  vain  que  vous  attaqueriez  les  idées. 
Vous  avez  reçu  un  esprit  ingénieux;  vous  avez  une 
bouche  qui  verse  l'or  par  torrents;  vous  avez  écrit 
des  livres  que  tout  le  monde  connaît,  et  la  célé- 
brité dont  ils  ont  environné  votre  front  vous  survi- 
vra; c'est  là  une  grande  faveur  du  ciel.  Mais  si  vous 
avez  attaqué  les  idées  vraies,  si  vous  avez  conspiré 
contre  elles,  si  vous  avez  cru  que  votre  jeunesse, 
votre  force,  votre  renommée  amoindriraient  leur 
règne,  vous  vous  êtes  trompé.  Vous  pourrez  rester 
écrivain  immortel,  car  on  peut  écrire  l'erreur  avec 
un  style  de  diamant,  dont  l'éclat  brillera  devant  la 
postérité;  mais,  sachez-le  bien,  c'est  une  petite  chose 
que  de  mourir  en  n'enfermant  dans  son  tombeau 
qu'un  peu  d'esprit,  sans  y  emporter  quelques-unes 
de  ces  vérités  immuables  qui  font  la  gloire  de  ceux 
I  II 


162  SERMON 

qui  meurent  après  les  avoir  défendues  pendant  la 
vie. 

«  Les  idées  sont  illimitées,  universelles;  elles  ne 
ressemblent  pas  à  ce  monde,  à  cette  terre  qu'on 
prend  par  un  bout,  et  puis  par  un  autre  bout,  et 
dont  on  mesure  aisément,  avec  un  compas,  l'éten- 
due. Tout  le  monde  peut  y  puiser;  leur  orbite  est 
sans  limites,  et  leur  règne  sans  fin ,  comme  celui  de 
Dieu. 

«  La  faculté  ,  l'instrument  par  lequel  on  commu- 
nique avec  le  royaume  et  le  foyer  des  idJes,  c'est 
l'esprit.  Immobile,  immuable  dans  son  essence 
comme  l'âme,  il  n'en  est  pas  moins  limité,  et  il  s'af- 
faiblit lui  aussi,  quoique  à  un  moindre  degré  que  les 
sens  et  les  organes. 

«  Mais  à  la  différence  des  corps  qui  sont  subsistants 
en  eux-mêmes,  les  idées  ne  sont  pas  des  substances, 
des  êtres  vivants:  voilà  leur  véritable  et  grande  in- 
firmité. En  effet.  Dieu  ayant  voulu  nous  donner  plus 
que  les  corps,  quelque  chose  d'éternel  et  d'im- 
muable qui  ne  fût  pas  lui,  s'il  avait  fait  de  cette 
chose  une  substance,  cette  substance  immuable  et 
éternelle  aurait  été  lui-même.  Il  a  donc  fallu  qu'à 
l'inverse  des  corps  et  de  la  matière,  les  idées  qui 
sont  immuables  et  éternelles  ne  fussent  point  en 
elles-mêmes  des  substances.  C'est  là  ce  qui  donnera 
toujours  au  matérialisme  quelque  avantage  sur  le 
spiritualisme,  car  il  y  a  une  sorte  de  contradiction 
dans  les  termes  dont  se  sert  le  philosophe  spiritua- 
lisle  pour  démontrer  la  réalité,  l'objectivité  des  idées, 
base  et  fondement  de  son  système. 


SUR   LA   RICHESSE   ET    LA   PAUVRETÉ  163 

«  Enfin,  l'esprit  a  une  autre  faiblesse,  une  autre  in- 
firmité. L'amour  idéal,  qui  en  est  la  conclusion,  a 
plus  de  durée  que  l'amour  naturel,  conclusion  du 
corps,  parce  que  son  objet  est  fixe,  immuable.  Mais 
il  manque  d'exaltation,  parce  que  cet  objet,  n'étant 
pas  une  substance,  est  incapable  de  faire  éprouver 
le  même  sentiment,  ou  du  moins  la  même  sensation 
du  réel,  du  présent,  et  qu'on  ne  peut  pas  s'attacher 
à  lui  comme  on  s'attache  à  un  corps. 

«  Aussi  Dieu  a-t-il  voulu  nous  ouvrir  une  vie  plus 
haute,  plus  large  encore  que  celle  de  l'esprit;  c'est 
la  vie  que  nous,  chrétiens,  nous  appelons  la  vie  de 
la  grâce.  Nous  vivons  de  la  grâce,  comme  on  vit  de 
la  vie  du  corps  et  des  sensations,  de  l'esprit  et  des 
idées  :  vie  véritable,  vie  réelle  qui  a  ses  mouve- 
ments, ses  phénomènes,  ses  résultats  particuliers. 
L'incrédulité  peut  bien  en  rire  tant  qu'il  lui  plaira, 
mais  nous,  qui  vivons  de  cette  vie,  qui  en  sentons  la 
douce  et  puissante  réalité,  il  nous  est  bien  permis 
d'en  parler  avec  assurance,  et  nous  pouvons  dédai- 
gner pour  un  moment  ceux  qui  traitent  de  chimé- 
rique celte  vie,  que  nous  regardons  comme  la  vie 
principale  et  prépondérante... 

«  Donc  la  grâce  nous  met  en  rapport  non  plus  avec 
les  corps  et  la  matière,  non  plus  avec  les  idées,  mais 
avec  Dieu  lui-même,  et  cela  directement,  intime- 
ment, substantiellement.  Cette  vie  renferme  tout  ce 
que  renferme  ou  celle  des  corps  ou  celle  des  idées,  et 
nous  met  en  possession  de  biens  infiniment  supé- 
rieurs. Par  elle,  nous  avons  un  objet  immuable, 
éternel,  substantiel,  qui  ne  parle  pas  seulement  à 


164  SERMON 

nos  sens  et  à  notre  esprit,  mais  qui  parle  à  notre 
àme  tout  entière,  qui  lui  dit  ce  que  Dieu  seul  sait  de 
lui-même,  qui  survit  aux  sens  et  même  à  l'esprit.  De 
là  vient  la  supériorité  incontestable  et  incomparable 
de  l'amour,  de  la  charité,  conclusion  de  cette  com- 
munication avec  le  foyer  de  la  grâce. 

«  Un  certain  nombre  d'hommes,  rassasiés  de  l'a- 
mour naturel,  se  rejettent  sur  l'amour  idéal.  Ils 
cherchent  dans  les  rapports  des  idées  entre  elles, 
dans  les  grandes  lois  de  la  nature,  un  dédommage- 
ment et  une  consolation ,  en  présence  du  monde  ex- 
térieur qui  s'en  va  et  leur  échappe.  Mais  il  vient  un 
moment  où  l'on  sent  la  vanité  de  ces  idées  qui, 
quoique  réelles,  ne  nous  mettent  en  rapport  qu'avec 
des  abstractions.  Et  quand  enfin,  éclairés  par  l'ina- 
nité de  ces  deux  genres  de  richesse  ou  de  vie,  on  se 
donne  à  l'amour  divin,  on  dépouille  l'enfant,  comme 
dit  saint  Paul,  pour  revêtir  l'homme  et  le  chrétien, 
alors  l'amour  divin,  la  charité  prédomine  sur  tout.  Il 
s'empare  de  nous  plus  que  le  corps  et  les  sens,  plus 
que  les  idées  et  l'esprit  ne  s'en  sont  emparés;  il 
nous  entraîne,  il  nous  subjugue;  son  exaltation  est 
renouvelée  et  soutenue  sans  cesse  par  une  communi- 
cation directe  avec  un  être  substantiel,  qui  est  Dieu, 
et  fait  couler  en  nous  la  vie  interne,  immuable,  éter- 
nelle, infinie,  qui  est  en  lui.  C'est  ce  que  Notre-Sei- 
gneur  nous  a  si  bien  enseigné  par  les  premières  pa- 
roles de  mon  texte  :  Cherchez  d'abord  le  royaume  de 
Dieu  et  sa  justice.  » 

II. —  Ladoctrine  du  siècle,  au  contraire,  se  réduit  à 
ceci  :  «  Point  de  richesse  de  l'âme;  »  le  rationalisme 


SUR   L\   RICHESSE   ET   LA    PAUVRETÉ  165 

ne  considère  l'esprit  que  comme  un  capital  indus- 
triel... 

Ici  l'orateur  met  en  présence  les  deux  doctrines 
sur  la  pauvreté  et  la  richesse,  et  compare  ensuite 
leurs  résultats  sur  le  bonheur  de  l'homme  et  de  la 
société. 

«  Quand  il  eut  été  posé  dans  le  monde  qu'il  n'y 
avait  qu'une  richesse,  celle  des  corps,  dont  on  se 
met  en  possession  par  les  sens  ;  quand  cette  doctrine 
eut  prévalu  dans  le  monde  qui  précéda  la  venue  de 
Jésus-Christ  dans  le  monde  païen,  monde  des  sens, 
monde  de  l'extérieur,  monde  misérable,  monde  qui  a 
été  maudit  et  qui  l'est  encore  aujourd'hui  par  Dieu , 
qu'arriva-t-il  ?  Ce  qu'on  n'aurait  jamais  cru.  C'est 
que  tout  à  coup  l'humanité  avide,  regardant  cette 
proie  du  monde  visible  qu'on  venait  de  lui  livrer,  et 
étendant  son  bras  pour  la  saisir,  il  se  trouva  que  ses 
mains  débordaient,  et  que  l'univers  était  trop  étroit. 
Il  se  trouva  que  ce  foyer  de  vie  ne  pouvait  suffire 
qu'à  un  très  petit  nombre  d'hommes;  que,  par  la  fata- 
lité des  choses,  la  masse  presque  entière  de  l'huma- 
nité était  condamnée  à  vivre  dans  la  misère,  en  face 
de  l'opulence  de  quelques-uns.  Il  fallut  que  la  grande 
majorité  des  humains  travaillât  et  suât  pour  nourrir 
et  engraisser  cette  petite  minorité  se  reposant  dans 
la  tranquillité,  la  mollesse  et  le  luxe  de  ses  palais. 
On  conçoit  bien  que  ce  grand  nombre  n'accepta  pas 
le  travail  et  la  misère,  et  il  eut  raison,  car  en  les  ac- 
ceptant il  eût  fait  preuve  de  bassesse  et  d'abjection. 
Il  se  leva  et  il  combattit.  Il  fut  vaincu,  parce  que  le 
petit  nombre  avait ,  outre  la  richesse ,  l'esprit  et  les 


166  SERMOX 

idées,  la  puissance  et  l'empire.  Seulement,  comme 
on  ne  peut  pas  toujours  combattre,  on  transigea  et 
on  convint,  par  la  force  des  choses,  qu'on  retiendrait 
dans  l'esclavage  les  deux  tiers  du  genre  humain , 
condamné  fatalement  à  ne  pas  jouir.  On  chargea  de 
liens  et  de  fers  cette  bête  de  somme,  qu'on  appela 
l'humanité,  et  les  princes  du  monde  dormirent  tran- 
quilles ,  en  voyant  de  leurs  chaises  curules  presque 
tous  leurs  semblables  mourir  dans  de  misérables 
chaumières,  après  leur  avoir  apporté  le  fruit  de  leurs 
sueurs  et  de  leur  sang.  Voilà  ce  qu'était  le  monde 
avant  l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu. 

«  Jésus-Christ  apporta  aux  hommes  la  vraie  théorie 
de  la  richesse,  leur  prêchant  «le  royaume  de  Dieu  et 
«  sa  justice,  parce  que  tout  le  reste  leur  serait  donne 
«  par  surcroît.»  Alors  il  s'opéra  une  révolution;  non 
pas  une  révolution  politique  dans  un  empire,  qui  ne 
vaut  pas  la  peine  de  tourner  la  tête  pour  la  voir,  il 
n'y  a  là  que  des  hommes  mis  à  la  place  d'autres 
hommes,  que  quelques  monceaux  de  papier  griffonné 
à  l'envers  au  lieu  de  l'être  à  l'endroit;  il  s'opéra  une 
vraie  révolution,  une  révolution  dans  les  âmes. 

«  Chose  inouïe!  les  Césars,  et  toute  la  partie  de 
l'humanité  qui  jouissait,  virent  tout  à  coup  les  es- 
claves contents,  ne  demandant  plus  rien,  leur  disant 
même  :  «  Vous  avez  peur  de  nous!  N'ayez  plus  peur. 
«  Nous  connaissons  la  vraie  richesse,  et  nous  la  pos- 
«  sédons.  Nous  aimons  le  Dieu  véritable.  Cela  nous 
«  suffît.  »  Eh  bien  !  comment  répondirent  les  Césars  à 
ce  langage  des  premiers  fidèles?  En  les  persécutant. 
Pendant  trois  siècles,  ils  ouvrirent  les  entrailles  des 


SUR   LA   PUISSANCE   EXPIATRICE    DE   l'aUMOXE         167 

chrétiens  pour  en  arracher  ce  trésor  du  Christ,  ce 
trésor  de  l'àme.  Pourquoi  cela  ?  C'est  parce  que,  par 
la  doctrine  de  l'Évangile,  les  Césars  étaient  devenus 
pauvres,  et  que  les  pauvres  et  les  esclaves  étaient 
devenus  riches  et  libres.» 

L'orateur  expose  les  progrès  acconaplis  dans  !e 
monde  par  la  vie  de  la  grâce.  Il  prouve  ensuite 
qu'elle  est  la  véritable  richesse  des  peuples  moder- 
nes :  «  La  civilisation  chrétienne  a  surpassé  toutes 
les  autres  dans  l'industrie,  dans  le  négoce,  dans  tous 
les  arts,  parce  qu'elle  représente  le  grand  capital  de 
la  vraie  richesse,  c'est-à-dire  Dieu  vivant  et  mourant 
en  Jésus-Christ  pour  les  hommes.  » 

11  termine  par  un  touchant  appel  à  la  générosilé 
de  son  nombreux  auditoire  en  faveur  des  pauvres 
de  la  paroisse. 


SUR  LA  PUISSANCE  EXPIATRICE  DE  L'AUMONE 

Prêché  à  Saint-Roch,  le  jeudi  30  janvier  1845,  en  faveur  de  la 
colonie  agricole  et  industrielle  établie  au  Petit -Bourg,  près  Corbeil. 

NOTICE 

M.  Portails,  premier  président  de  la  cour  de  cassation, 
avait  fondé  à  Petit-Bourg,  près  Corbeil,  sous  le  patro- 
nage de  l'archevêque  de  Paris,  une  colonie  agricole  et 
industrielle,  pour  ouvrir  un  asile  aux  enfants  pauvres  ou 
orphelins.  Le  4  octobre  181'i,  il  écrivit  une  longue  lettre 
au  R.  P.  Lacordaire,  lui  demandant  un  sermon  de  charité 
au  profit  de  sa  colonie,  qui  témoignerait  sa  reconnais- 
sance par  la  fondation  du  lit  Lacordaire.  Celui-ci  accepta 
pour  le  30  janvier  suivant.  (Lettre  à  M"""  Swelchine, 
Nancy,  24  octobre  1844.) 


168  SERMON 

On  lit  dans  V Univers  du  31  janvier  184o:  «  L'assemblée 
était  nombreuse,  brillante,  probablement  riche  des  biens 
de  la  fortune,  probablement  moins  riche  des  biens  des 
saines  doctrines.  L'orateur  s'adressait  à  un  grand  nombre 
d'esprits  versés  dans  !es  sciences  politiques  et  économiques, 
mais  dont  beaucoup  peut-être  ignoraient  la  loi  stricte  de  la 
charité  chrétienne;  bienfaisants  d'habitude  etd'inclination, 
attendant  peut-être  la  parole  apostolique  pour  le  devenir 
par  conviction  et  par  résolution.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'au- 
ditoire, l'éloquent  prédicateur  a  choisi  un  texte  fort  bien 
adapté  à  la  circonstance  :  il  a  donné  la  théorie  de  l'aumône.  » 

Le  même  journal  ajoute,  après  avoir  analysé  ce  discours  : 
«  ...  S'il  nous  est  permis  de  juger  un  discours  par  nos 
propres  émotions,  le  R.  P.  Lacordaire  aura  trouvé  rare- 
ment des  inspirations  plus  opportunes,  plus  pathétiques 
et  plus  efficaces.  Un  mérite  que  nous  devons  signaler 
particulièrement,  c'est  la  fermeté  avec  laquelle  l'ensei- 
gnement doctrinal  a  été  développé  par  l'orateur  à  travers 
les  pièges  charmants  de  l'imagination.  Maître  de  son 
fécond  esprit,  possesseur  d'un  trésor  de  vérité,  le  prédi- 
cateur a  donné  un  exemple  remarquable  de  force  et  de 
sainte  hardiesse  mêlées  au  discernement  et  à  la  mesure.  » 

texte' 

Eleemosyiia  a  morte  Uherat  et  ipsa 
est  qn<B  purgat  peccata  et  facit  iiive- 
nire  misericordiam  et  vitam  eeternam. 

«  L'aumône  d<51ivre  de  la  mort;  c'est 
elle  qui  expie  les  péchés  et  qui  fait 
trouver  la  miséricorde  et  la  vie  éter- 
nelle. » 

(ToB.,xn,9.) 

Monseigneur,  mes  Frères, 

Voilà  sans  doute  une  parole  de  l'Ecriture  capable 
de  nous  jeter  dans  le  plus  profond  étonnement.  Car 

1  D'après  la  sténographie,  communiquée  par  M.  E.  Cartier 


SUn   LA   PUISSANCE   EXPIATRICE   DE    l'aUMOXE         169 

je  conçois  bien  que  Dieu  pardonne  à  qui  se  repent; 
je  conçois  bien  que  l'amour  de  Dieu  et  des  hommes 
expie  lus  fautes  de  notre  vie;  mais  que  l'aumône, 
cette  vertu  matérielle,  mais  qu'un  peu  de  pain  jeté 
à  ceux  qui  souffrent  puissent  avoir  une  aussi  grande 
vertu  que  celle  de  l'expiation  :  voilà  ce  qui  passe  ma 
pensée!  Et  cependant,  mes  Frères,  nous  ne  pouvons 
en  douter.  Partout  l'Écriture  tient  le  même  langage; 
soit  que  Daniel,  appelé  devant  la  majesté  du  roi  de 
Babylone  et  lui  présageant  la  perle  prochaine  de  sa 
raison,  veuille  lui  donner  des  conseils  et  lui  dise  : 
Néanmoins ,  rachetez  vos  péchés  par  l' aumône  et  vos 
iniquités  par  des  miséricordes  envers  le  pauvre; 
soit  que  Notre-Seigneur,  après  avoir  stigmatisé  les 
pharisiens,  veuille  leur  ouvrir  une  porte  du  salut 
et  lenr  dise  :  Verum.tamen  quod  svperest  date  elee- 
mosynam ,  et  ecce  omnia  munda  sunt  vobis.  —  Au 
surplus,  faites  l'aumône,  et  tout  est  pur  en  vous. 
Ainsi ,  nous  ne  pouvons  douter  de  cette  vérité.  Elle 
renferme  pourtant  un  profond  mystère.  D'où  vient 
cette  puissance  expiatrice  de  l'aumône?  Comment 
peut-elle,  dans  les  desseins  de  Dieu  sur  les  hommes, 
jouer  un  si  grand  rôle?  Ce  sera,  mes  Frères ,  le  sujet 
de  cet  entretien;  je  ne  vous  en  indique  pas  la  divi- 
sion, parce  qu'au  fond,  vous  verrez  peu  à  peu  les 
pensées  se  classer  dans  un  ordre  qui  satisfera  votre 
esprit.  Invoquons  seulement  la  bienveillante  protec- 
tion du  Très-Haut  par  l'intercession  de  Marie,  afin 
que  vos  cœurs,  comme  le  mien,  s'ouvrent  à  Dieu. 

au  P.  Lacordaire,  qui  ne  voulut  ni  en  prendre  lecture  ni  en 
permettre  la  publication. 


170  SERMON 

Puisque  nous  recherchons  quelles  sont  les  puis- 
sances cxpiatrices  de  l'aumône,  il  est  nécessaire 
avant  tout  que  nous  sachions  ce  que  c'est  que  l'expia- 
tion; car  si  nous  ne  le  savons  pas,  il  nous  sera 
impossible  de  définir  et  de  trouver  d'où  vient  cette 
force  d'expiation  qui  est  dans  l'aumône.  Or,  mes 
Frères,  quand  l'homme  a  longtemps  méconnu  sa 
nature;  quand  il  a  outragé  au  dedans  de  lui  le  ta- 
bernacle dont  Dieu  a  fait  l'asile,  le  siège  delà  beauté 
morale,  si  semblable  à  la  beauté  divine;  quand  il 
n'a  pas  outragé  seulement  cette  physionomie  exté- 
rieure qui  est  cependant  si  grande  en  lui  et  si  digne 
de  respect,  mais  quand  il  a  violé  la  majesté  inté- 
rieure de  son  être;  quand  il  a  dépassé  les  bornes  que 
Dieu  a  posées  pour  qu'il  ne  s'éloigne  pas  de  lui, 
alors  de  temps  à  autre  il  est  saisi  d'un  retour  vers 
ce  charme  qu'il  a  perdu.  Gomme  un  homme,  par- 
venu à  un  âge  avancé,  et  déjà  flétri,  ruiné  par  le 
temps ,  regarde  quelquefois  ce  visage  naguère  si  flo- 
rissant et  si  jeune,  et  se  prend  à  regretter  cette  dé- 
cadence qui  l'a  jeté  loin  des  années  brillantes  de  la 
vie,  ainsi  le  coupable  se  regarde  parfois  dans  cette 
vieillesse  prématurée  de  l'àme  que  le  vice  y  a  faite; 
il  est  saisi  d'un  remords.  Et  si  ce  remords  s'enracine 
fortement  dans  son  cœur,  si  ce  gémissement  inté- 
rieur porte  son  fruit,  il  sent  en  lui  le  désir  d'expier 
ses  fautes  et  de  mieux  vivre  à  l'avenir...  Il  ne  veut 
pas  laisser  dans  l'abîme  du  passé  ce  qu'il  trouve 
exécrable,  il  veut  y  descendre  parce  qu'il  a  besoin  de 
la  totalité  de  son  être,  de  la  totalité  de  ses  années; 
il  n'en  veut  rien  sacrifier  au  vice  et  à  l'erreur;  il 


SUR    LA   PUISSANCE   EXPIATRICE    DE    l'aUMOME        171 

veut  faire,  par  un  effort  surhumain, ce  qui  n'est  plus 
au  pouvoir  des  hommes;  il  veut  prendre  le  passé 
souillé,  le  laver,  le  purifier  et  arriver  devant  Dieu 
saint  et  sacré  des  pieds  jusqu'à  la  tête.  Cet  effort, 
ces  désirs  si  légitimes,  eh  bien!  Dieu  les  permet, 
les  approuve,  les  seconde;  il  fournit  un  instrument 
qui  peut  opérer  de  si  prodigieux  effets,  et  cet  instru- 
ment, c'est  l'expiation,  qui  est,  par  conséquent, 
une  concession  de  sa  miséricorde. 

Non  seulement  l'expiation  est  une  concession  de 
sa  miséricorde,  elle  est  encore  une  exigence  de  sa 
justice.  Dieu ,  non  plus ,  ne  veut  pas  qu'on  ait  désho- 
noré impunément  sa  propre  image,  il  ne  veut  pas 
qu'un  seul  mal  arrive  dans  le  monde  qu'il  ne  soit 
réparé,  expié.  Ainsi,  l'homme  et  Dieu  se  rencontrent 
dans  la  même  idée  :  l'un  par  un  sentiment  de  justice, 
l'autre  par  un  sentiment  de  gloire  pour  lui-môme. 
Si  Dieu  crie  vengeance,  l'homme  demande  à  Dieu  la 
même  chose. 

Qu'est-ce  qu'un  crime?  Tout  crime  a  été  une  jouis- 
sance injuste,  et  comme  on  ne  saurait  détruire  une 
chose  que  par  son  contraire,  l'expiation  sera  néces- 
sairement une  souffrance  injuste ,  c'est-à-dire  une 
souffrance  outre  mesure,  une  souffrance  exception- 
nelle, une  souffrance  que  Dieu  n'avait  pas  préparée 
à  l'homme,  que  l'homme  s'est  faite  de  ses  propres 
mains,  et  qui  est  en  dehors  du  plan  de  la  Provi- 
dence. 

C'est  pourquoi,  mes  Frères,  lorsque  le  philosophe, 
considérant  ce  misérable  monde,  se  plaint  du  dé- 
sordre,  il  a  raison;  le  désordre   ne   devait  pas  y 


172  SERMON 

régner,  la  peine  ne  devait  pas  s'y  trouver;  seule- 
ment son  erreur  est  d'accuser  Dieu  d'une  œuvre  qui 
n'est  pas  la  sienne.  Le  philosophe,  en  ce  cas,  est 
semblable  à  un  homme  qui  a  incendié  sa  maison  et 
qui  se  plaint  de  ce  que  le  feu  en  a  commis  la  dévas- 
tation. Le  bon  sens  répond  à  cet  homme  :  le  feu  n'a 
pas  été  fait  pour  brûler  la  maison,  c'est  toi  qui  l'y  as 
mis;  elle  a  péri  par  loi  et  non  par  le  feu. 

Donc  l'expiation  est  une  souffrance  injuste  et 
anormale  pour  l'homme;  et  parce  que  l'homme  est 
dans  trois  états,  l'état  individuel,  l'état  national, 
l'état  humanitaire ,  il  y  a  dans  le  monde  l'expiation 
individuelle,  l'expiation  nationale,  l'expiation  hu- 
manitaire. 

La  première  est  une  souffrance  que  Dieu  envoie  à 
chacun  selon  la  mesure  de  ses  fautes  ;  et  si  elle  ne 
peut  s'achever  ici ,  elle  s'achèvera  ailleurs.  Elle  est 
très  variée;  elle  se  compose  des  pertes  de  fortune, 
d'amis,  de  parents,  des  affections  malheureuses,  des 
injures  qui  viennent  nous  assaillir  de  tous  les  côtés, 
des  chagrins  et  des  douleurs  qui  nous  prennent  à 
l'improviste. 

Quant  à  l'expiation  nationale ,  elle  se  trouve  dans 
ces  grands  coups  qui  frappent  les  peuples,  qui  de 
l'indépendance  les  précipitent  dans  la  servitude,  et 
après  en  avoir  fait  les  délices  de  la  prospérité,  en 
font  l'opprobre  et  le  jouet.  Toutes  les  fois  que  les  ca- 
tastrophes nous  apparaissent  dans  l'histoire,  nous 
disons  qu'elles  ont  été  méritées;  mais  si  l'entende- 
ment de  ce  peuple  s'est  abaissé;  mais  si  ses  lumières 
se  sont  obscurcies,  si  son  orgueil  s'est  accru  et  avec 


SUR    LA    PUISSANCE    EXPIATRICE   DE    l'aUMONE        173 

lui  sa  domination ,  alors  l'expiation  devient  terrible , 
effroyable;  il  pleut  du  sang  afin  qu'il  sente  son 
excellence  jusque  dans  les  étreintes  de  la  mort. 

Il  y  a  une  troisième  expiation,  l'expiation  huma- 
nitaire. Comme  l'humanité,  dans  son  ensemble  ,  est 
pécheresse,  comme  le  règne  du  vice,  depuis  Satan, 
n'a  jamais  été  étouffé,  il  ne  le  sera  jamais,  il  s'ensuit 
que  l'humanité  en  tout  temps,  en  tous  lieux,  doit 
subir  une  expiation  stable,  continue,  permanente. 
Lorsqu'elle  n'est  pas  spontanée,  Dieu  la  fait  d'au- 
torité; lorsqu'elle  n'est  pas  volontaire,  il  l'impose. 
Or  le  grand  moyen,  l'instrument  général  de  cette 
expiation,  c'est  la  pauvreté. 

La  pauvreté  renferme  toute  humiliation,  toute 
douleur,  tout  dénuement,  et  par  conséquent  elle  at- 
taque la  triple  jouissance  de  l'homme,  qui  est  une 
jouissance  de  l'orgueil,  du  plaisir  et  de  l'avarice;  je 
me  sers  du  nwt  plaisir  pour  ne  pas  en  employer  un 
autre  dont  le  sens  est  trop  restreint.  Le  monde  n'est 
qu'orgueil,  plaisir  et  avarice.  En  compensation  de 
toutes  ses  joies,  de  toutes  ses  vanités,  de  tout  son 
bien-être,  voilà  la  pauvreté  qui  réduit  l'homme  à 
tendre  la  main ,  à  se  lever  sans  avoir  sa  subsistance 
assurée,  à  dépendre,  pour  un  peu  de  pain,  de  la  cha- 
rité d'autrui!  La  voilà  qui  blesse  non  seulement  son 
orgueil ,  mais  encore  toute  sa  personne  par  le  froid , 
parla  faim,  par  la  nudité,  en  un  mot,  par  tous  les 
pores  où  la  pauvreté  peut  entrer.  L'impuissance 
d'avoir  un  trésor,  même  une  simple  réserve,  l'im- 
possibilité d'ouvrir  un  tiroir  et  de  dire  :  «  J'ai  de 
quoi   vivre   pendant  trois  jours!   »   telle  est,  mes 


174  SERMON 

Frères,  l'expiation  de  l'humanité.  Et  quand  l'écono- 
mie politique,  épouvantée  de  ce  malheur  perpétuel, 
fait  des  prophéties,  annonce  et  prépare  des  révolu- 
tions pour  détacher  d'elle  ou  du  monde  le  fléau  de 
la  pauvreté  ou  du  paupérisme,  elle  est  semblable  à 
un  enfant  qui ,  voyant  la  mousse  s'attacher  aux  ar- 
bres, percevant  les  signes  des  maladies  produites 
par  l'intempérie  des  saisons,  voudrait  dépeupler  la 
nature  de  tous  ses  inconvénients,  et  se  prendrait  du 
désir  de  parcourir  le  monde  entier  pour  enlever  des 
arbres  cette  mousse,  pour  extirper  les  excroissances 
et  les  déshonneurs  de  la  végétation.  Eh  bien!  mes 
Frères,  l'économie  politique  est  puérile,  l'expérience 
le  prouve  déjà  trop... 

A  côté  du  monde  de  la  jouissance  et  de  la  ri- 
chesse, se  développe  nécessairement  le  monde  de  l'ex- 
piation, qui  est  celui  de  la  pauvreté  et  de  la  misère. 
Jamais  les  richesses  de  la  civilisation  ne  produiront 
qu'un  immense  développement  de  la  pauvreté.  La 
civilisation,  en  développant  le  rire,  doit  développer 
les  larmes;  en  donnant  satisfaction  à  l'orgueil,  elle 
doit  développer  l'humiliation;  en  développant  l'ava- 
rice, elle  doit  développer  le  dénuement,  et  si  le  monde 
pouvait  s'enrichir,  sans  que  la  pauvreté  s'augmen- 
tât, vous  pourriez  prendre  votre  montre,  arrêter 
l'aiguille  à  ce  quart  d'heure,  à  cette  minute-là,  et 
dire  que  tout  ordre  a  cessé,  que  toutes  les  lois  di- 
vines et  humaines  sont  bouleversées. 

Nous,  chrétiens,  nous  approuvons  d'une  part 
ceux  qui  rêvent  ce  bien-être  de  l'humanité,  mais,  de 
l'autre,  nous  leur   déclarons  que  leurs   tentatives 


SUR   LA.   PUISSANCE    EXPIATRICE    DE    l'aUMONE        175 

sont  chimériques.  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  l'a 
dit  :  «  Vous  aurez  toujours  des  pauvres  avec  vous,» 
parce  que  vous  aurez  toujours  des  vices;  le  vice  né- 
cessite, engendre  la  pauvreté.  Oui,  nous,  chrétiens, 
placés  en  dehors  de  tous  ces  rêves,  ne  les  stigmati- 
sons pas  trop  violemment,  respectons  ces  bons  désirs 
dans  le  cœur  de  l'homme,  fussent-ils  chimériques, 
et  servons -nous  des  remèdes  que  nous  avons  pour 
sauver  le  monde,  autant  qu'il  peut  être  sauvé. 

Ces  remèdes,  quels  sont- ils  par  rapport  à  la  ques- 
tion que  nous  traitons?  Qu'y  a-t-il  entre  le  monde  de 
la  jouissance  et  le  monde  de  l'expiation? 

Le  monde  de  la  jouissance  est  atroce,  le  monde  de 
l'expiation  est  affreux.  Le  monde  de  la  jouissance  est 
atroce;  car  enfin,  la  mam  sur  la  conscience,  com- 
ment peut-on  jouir  à  côté  d'êtres  qui  souffrent? 
Comment!,  si  Dieu  n'a  pas  fait  quelque  chose  pour 
mêler  ces  deux  mondes,  comment  supporter  la  vie? 
Nous  avons  des  biens,  et  à  cùté  de  nous  ,  des  mil- 
lions de  créatures  sont  dans  la  pauvreté  par  expia- 
lion;  et  pourquoi?  Est-ce  qu'elles  ont  commis  la 
faute?  Sont- elles  les  seules  coupables?  On  ne  peut 
se  le  dissimuler,  l'humanité  est  partagée  en  deux 
classes  :  il  y  a  une  classe  qui  est  dans  la  richesse  et 
la  jouissance,  et  une  autre  dans  la  pauvreté  et  l'expia- 
tion. Comment  accepter  cette  expiation?  Comment 
souffrir  qu'un  autre  expie  nos  fautes? 

Il  faut,  mes  Frères,  il  faut  absolument  qu'il  y  ail 
un  point  de  contact  entre  le  monde  de  la  jouissance 
et  le  monde  de  l'expiation.  Un  monde  ainsi  partagé 
serait  un  édifice  d'iniquité  si  ces   deux  moitiés  n'a- 


176  SERMON 

valent  pas  un  moyen  de  se  mettre  en  rapport  afm  de 
se  compenser,  de  se  corriger.  Il  y  en  a  deux,  on 
peut  passer  directement  ou  indirectement  du  monde 
de  la  jouissance  dans  le  monde  de  l'expiation. 

On  y  passe  directement  par  la  pauvreté  volontaire, 
par  le  sacrifice  volontaire  de  la  richesse  à  la  pau- 
vreté, qui  constitue  les  ordres  religieux.  Les  ordres 
religieux  sont  le  passage  direct  par  lequel  on  aban- 
donne le  monde  de  la  jouissance,  pour  entrer  dans 
le  monde  de  l'expiation,  et  quand  on  entend  des 
chrétiens  demander  à  quoi  servent  les  Chartreux, 
les  Trappistes,  ne  doit- on  pas  s'en  étonner,  en  être 
épouvanté  ?  Pour  moi  ,  c'est  une  ingratitude  si 
grande  que  je  ne  puis  la  comprendre.  Quoi  !  un  homme 
qui  s'approche  de  la  sainte  table,  qui  invoque  la 
puissance  dfe  la  Croix  et  la  cherche  jusque  dans  ses 
angoisses,  cet  homme  insulte  à  ces  malheureux  et 
nobles  volontaires  et  les  appelle  de  pieux  fainéants! 
Ah!  mes  Frères,  de  pieux  fainéants!...  Mais  nous 
qui  sommes  du  monde,  vous  qui  jouissez,  vous  qui 
n'avez  que  la  peine  de  ramasser  chaque  matin  votre 
vie,  mais  nous  tous,  si  ce  sont  là  des  fainéants,  qui 
sommes -nous  donc?  Eh  bien!  oui,  mes  Frères,  ils 
ne  font  que  d'être  pauvres,  que  de. manger  un  pain 
rare;  ils  ne  font  rien  en  définitive,  que  d'être  comme 
tant  d'hommes  qui  sont  dans  la  pauvreté;  mais 
puisque  la  pauvreté  expie  pour  nous,  puisque  les 
ordres  religieux  sont  un  passage  direct  du  monde  de 
la  jouissance  au  monde  de  l'expiation,  quoi  de  plus 
utile  que  les  ordres  religieux?  Malheur  à  toute  so- 
ciété qui  les  bannit  de  son  sein,  qui  repousse  loin 


SUR   LA   PUISSANCE   EXPIATRICE    DE    l'aUMONE       177 

d'elle  le  don  complet  de  soi-même  à  celui  qui  est 
pauvre.  En  effet,  une  société  qui  en  vient  là  détruit 
l'enseignement  fondamental  par  lequel  s'opère  l'a- 
miableaccord  entre  la  richesseet  la  pauvreté.  Lorsque 
vous  chassez  le  religieux,  le  volontaire  de  l'expia- 
tion, c'est  que  vous  voulez  un  accroissement  sans 
limites  du  monde  de  la  jouissance.  Mais,  je  vous  l'ai 
dit,  la  jouissance  ne  peut  se  développer  qu'en  éten- 
dant le  cancer  de  la  pauvreté.  De  là  vient  la  stérilité 
des  systèmes  de  l'économie  politique  qui,  en  visant  à 
multiplier  la  richesse,  ne  savent  pas,  ne  peuvent 
pas  empêcher  que  les  besoins  se  multiplient  en  pro- 
portion; ce  qui  laisse  dans  le  même  rapport  les  deux 
termes  du  problème:  d'un  côté  la  jouissance  grandis- 
sant, de  l'autre  la  misère  faisant  des  progrès  égaux  et 
élevant  chaque  jour  la  voix  avec  une  plus  impérieuse 
énergie. 

Il  y  a  plus,  celui  qui  rejette  les  religieux  attire 
sur  lui  la  malédiction  de  Dieu;  quiconque  chasse  ces 
pénitents  se  prive  du  monde  de  l'expiation;  il  reste 
dans  ses  palais,  dans  le  gouffre  de  ses  plaisirs ,  et  ne 
veut  pas  même  tolérer  que  d'autres  expient  pour 
lui  la  masse  de  ses  iniquités.  11  y  a  dans  cette  ingra- 
titude quelque  chose  de  si  effroyablement  injuste  que 
Dieu,  toujours  sévère  pour  les  peuples  qui  ne  veu- 
lent point  accepter  l'expiation  qu'on  s'impose  en 
leur  faveur,  exercera  tôt  ou  tard  des  vengeances 
terribles,  fera  pleuvoir  du  sang,  infligera  des  tor- 
tures imprévues,  des  châtiments  inouïs  qui  jet- 
teront les  âmes  dans  la  consternation. 

Mais,  mes  Frères,  tout  le  monde  n'est  pas  appelé 
I  12 


178  SERMON 

à  quitter  ainsi  le  monde  de  la  jouissance.  Dieu  n'a 
imposé  ce  sacrifice  qu'à  des  hommes  rares  et  privi- 
légiés ;  je  ne  suis  pas  venu  vous  dire  d'entrer  chez 
les  Trappistes  ou  les  Chartreux.  Bienheureux  ceux 
qui  abandonnent  le  monde  afin  de  ne  plus  vivre  que 
de  la  vie  des  saints!  mais,  encore  un  coup,  je  ne 
suis  point  ambassadeur  de  cette  vérité,  je  ne  vous 
prêche  point  un  tel  héroïsme.  Je  dis  simplement  qu'il 
y  a  un  moyen  indirect  de  sortir  du  monde  de  la 
jouissance,  pour  entrer  dans  le  monde  de  l'expiation; 
et  ce  moyen,  c'est  l'aumône. 

Maintenant  que  j'ai  établi  ces  préliminaires,  pre- 
nant une  pièce  d'or,  je  vais  la  considérer  dans  le 
monde  de  la  jouissance,  puis  dans  le  monde  de 
l'expiation ,  et  vous  comprendrez  mieux  cette  parole 
de  mon  texte  :  L'aumône  délivre  de  la  mort;  c'est 
elle  qui  expie  les  péchés  et  qui  fait  trouver  la  miséri- 
corde et  la  vie  éternelle.  Voilà  donc ,  mes  Frères ,  une 
pièce  d'or  dans  le  monde  de  la  jouissance;  voyons 
son  histoire  et  ce  qu'elle  y  fait.  Peut-être  n'y  avez- 
vous  jamais  réfléchi.  Je  n'envisage  pas  cet  or  par 
rapport  à  la  condition  de  chacun  d'entre  vous  ;  je  le 
pourrais  cependant,  car,  remarquez-le  bien,  lorsque 
l'or  sert  même  au  nécessaire,  il  ne  quite  pas  pour 
cela  le  monde  de  la  jouissance.  Seulement  il  y  est 
à  l'état  normal,  à  l'état  approuvé  de  Dieu.  Ainsi, 
qu'une  mère  emploie  cet  or  au  besoin  légitime  de  sa 
famille,  elle  en  a  le  droit;  et  si  peu  riche  que  soit 
cette  mère,  toujours  est- il  vrai  que  cette  pièce  d'or 
sert  à  vous  couvrir,  à  vous  nourrir,  à  vous  chauffer, 
à  aller  en  voiture  quand  cela  vous  convient,  c'est- 


SUR   LA   PUISSANCE    EXPIATRICE    DE   l'aUMONE        179 

à-dire  qu'elle  vous  sert  à  une  jouissance  première, 
permise.  L'or,  dans  celle  condilion,  n'a  aucun  mé- 
rite, mais  on  ne  peut  lui  rien  reprocher;  il  est  inno- 
cent, mais  il  ne  commencée  être  méritant  que  lorsque 
la  mère  est  tellement  à  l'étroit  que  cet  or  est  un 
sujet  d'inquiétude,  un  objet  qui  lui  fait  demander 
comment  elle  habillera  ses  enfants,  comment  elle  les 
nourrira,  les  élèvera.  Alors  surgit  la  nécessité  d'une 
maison  bien  administrée,  et  nous  savons  combien 
cela  est  beau,  honorable,  combien,  en  définitive,  il 
sort  de  là  de  vertus  secrètes  qui  n'ont  point  de  par- 
fum ici-bas,  mais  qui  en  auront  dans  l'éternité.  Et 
moi,  né  dans  cette  région,  pourrais -je  ignorer  ces 
vertus  et  ne  pas  reconnaître  qu'il  y  a  dans  cet  or  un 
grand  mérite?  Hors  de  là ,  mes  Frères ,  hors  de  la  fa- 
mille, de  la  condition  sociale,  de  l'aisance  permise, 
c'est-à-dire  pour  le  très  grand  nombre  de  ceux  qui 
possèdent,  qu'est-ce  que  Tor?  Un  moyen,  un  ins- 
trument d'orgueil,  de  plaisir,  d'avarice.  On  en  fait 
un  de  ces  trois  usages  :  on  achète  quelque  chose 
qui  brille,  qui  ne  nourrit  personne;  on  doit  aller 
quelque  part,  on  veut  paraître  dans  le  monde,  on 
emprunte  souvent  des  parures  qui  sont  à  d'autres, 
afln  d'afficher  un  luxe,  même  supérieur  à  sa  propre 
fortune  :  l'emploi  de  l'or  est  un  acte  d'orgueil  en  ce 
cas;  ou  bien  on  achète  sans  avoir  besoin  d'acheter, 
on  le  consacre  à  la  jouissance  :  c'est  un  acte  de  plai- 
sir ;  ou  bien  enfin  on  le  garde ,  on  l'entasse  :  c'est  un 
acte  d'avarice.  Il  est  impossible  que  l'on  produise 
autre  chose,  hors  du  nécessaire,  qui  ne  soit  de 
l'orgueil,  ou  de  l'avarice,  ou  de  la  volupté. 


180  SERMON 

Eh  bien!  prenez  cet  or.  Il  est  là,  sur  un  sommet, 
entre  deux  penchants;  il  peut  verser  à  droite  ou  à 
gauche.  Je  viens  de  vous  le  montrer  versant  à 
gauche;  maintenant  voyons-le  verser  à  droite.  Où 
ira-t-il  en  vous  quittant?  Mes  Frères,  s'il  tombe 
dans  le  domaine  de  la  pauvreté,  il  devient  d'abord 
révélateur,  apostolique.  Il  va  trouver  les  hommes  du 
monde  de  l'expiation;  il  leur  apprend  qu'il  y  a  un 
Dieu ,  une  Providence  qui  travaille  à  tout  instant  et 
veille  sur  eux,  que  l'opulence  n'est  pas  entièrement 
égoïste,  qu'elle  est  aussi  généreuse  ,  et  que  tout  ce 
mouvement  de  plaisir  est  entremêlé  d'un  tissu  de 
bonnes  pensées  et  de  bonnes  œuvres,  dont  l'effet 
total  arrive  aux  pauvres  pour  leur  manifester  la 
bonté  divine.  Or,  mes  Frères ,  il  n'y  a  rien  de  beau , 
de  grand,  comme  cette  révélation  apostolique.  Re- 
gardez en  haut  ces  étoiles  qui  brillent  et  projettent 
leur  lumière  sur  le  monde.  De  même,  quand  l'or 
tombe  dans  le  sein  du  pauvre ,  il  devient  une  étoile 
qui  brille  au  firmament  de  l'éternité,  une  étoile 
qui  illumine  les  yeux  et  le  front  du  pauvre.  Quand 
les  bergers  étaient  autour  de  la  crèche  du  Sauveur, 
quand  les  rois  mages  se  dirigeaient  de  l'Orient  vers 
Bethléhem,  ils  virent  une  étoile  au  ciel;  c'était  celle 
qui  apparaît  avec  la  charité  à  tous  les  hommes  qui 
souffrent. 

L'or,  qui  était  orgueil,  avarice  et  volupté  dans  le 
monde  de  la  jouissance,  devient  ensuite  le  remède  de 
l'humiliation,  lesoulagement  de  la  pauvreté.  Il  revêt  ce 
qui  est  nu ,  il  réchauffe  ce  qui  est  froid,  il  nourrit  ce 
qui  a  faim,  il  désaltère  ce  qui  a  soif,  il  joue  le  rôle 


SUR    LA    PUISSANCE    EXPIATRICE    DE    L'aUMONE         181 

de  tous  les  éléments.  L'or,  en  tombant  dans  les  mains 
du  pauvre ,  s'y  métamorphose  en  tous  les  biens  que 
Dieu  a  créés;  il  devient  le  pain,  la  consolation,  la 
lumière;  il  est  la  joie  de  la  mère,  le  sourire  de 
l'enfant;  il  est  le  soleil ,  la  pluie ,  la  chaleur,  la  rosée  ; 
il  est  le  parfum  des  fleurs  :  c'est  le  printemps,  c'est 
la  vie  de  la  famille. 

Enfin,  mes  Frères ,  l'or  qui  tombe  dans  le  sein  du 
pauvre  est  fondateur.  Tout  le  monde  aujourd'hui 
veut  être  fondateur;  c'est  une  des  grandes  préten- 
tions de  notre  époque.  L'or  joue  ce  rôle  quand  il 
passe  du  monde  de  la  jouissance  au  monde  de  l'expia- 
tion. Si  Vincent  de  Paul  revenait  au  milieu  de  vous, 
que  ferait-il  sans  vous?  Rien!  Sans  votre  or,  il  ne 
pourrait  rien  faire.  S'il  a  couvert  notre  sol  de  monu- 
ments pieux,  c'est  grâce  à  l'or  des  dames  et  des 
princesses ,  en  sorte  que  l'or  est  nécessaire  à  la  cha- 
rité. Dieu  créerait  des  milliers  de  saints  Vincent  de 
Paul,  qu'ils  seraient  aussi  impuissants  les  uns  que 
les  autres  sans  votre  or.  Toutes  ces  fondations  qui 
subsistent  au  milieu  des  villes ,  ce  n'est  pas  seule- 
ment saint  Vincent  de  Paul  qui  les  a  élevées,  c'est 
l'or  qui  roulait  dans  le  monde.  Seulement,  au  lieu 
d'aller  y  rouler  dans  un  cercle  à  peu  près  invariable, 
il  fui  saisi  par  le  rouage  puissant  de  la  charité,  qui 
le  façonna,  le  travailla  pour  les  siècles,  que  dis- je! 
pour  l'éternité. 

Gomment  donc  s'expliquer,  mes  Frères,  qu'une 
chrétienne,  lorsqu'elle  va  faire  une  dépense,  ne 
réfléchisse  pas  à  ce  que  deviendrait  son  or  si,  au 
lieu  de  le  verser  pour  une  chose  vaine  et  inutile,  elle 


182  SERMON 

l'employait  à  l'aumône?  Voilà  ce  qui  nous  explique 
les  deux  textes  de  l'Écriture.  L'un  dit  :  Vœ  divili- 
bus;  malédiction  contre  l'or,  malheur  à  l'or,  quand 
il  est  dans  le  monde  des  jouissances!  L'autre  n'a 
pas  assez  de  louanges  pour  l'aumône,  pour  l'or 
quand  il  va  dans  le  monde  de  l'expiation.  A  l'homme 
qui  donne  au  pauvre ,  il  sera  dit  :  «  Soyez  béni , 
parce  que  vous  avez  donné,  etc.  »  Tout  homme  suivra 
son  or;  il  ira  vers  la  récompense  s'il  l'a  versé  dans  le 
monde  de  l'expiation  ,  mais  il  tombera  du  côté  de  la 
condamnation  s'il  a  laissé  cet  or  stérile ,  et  même 
plus  que  stérile,  en  le  prodiguant  honteusement  dans 
le  monde  des  jouissances. 

Et  maintenant,  mes  Frères,  sans  entrer  dans  de 
longs  détails,  voyez  la  justice  divine.  Vous  êtes  soli- 
daires des  pauvres ,  dans  les  bénédictions  qu'ils  font 
monter  vers  Dieu.  Cette  larme,  c'est  vous  qui  l'avez 
formée;  cette  allégresse  d'une  famille  qui  renaît  à  l'es- 
pérance, qui  revient  à  Dieu,  c'est  vous  qui  l'avez  cau- 
sée par  votre  or.  Ainsi  toutes  les  joies,  toutes  les  béné- 
dictions qui  sortent  du  cœur  du  pauvre,  au  lieu  des 
tristesses  et  des  malédictions,  tout  cela  est  à  vous, 
et  voilà  pourquoi  vous  expiez  vos  fautes  en  même 
temps  que  vous  produisez  ces  heureux  résultats. 
Voyez  donc,  mes  Frères,  ce  que  vous  avez  à  faire 
pour  entrer  dans  le  courant  de  la  bénédiction,  au 
lieu  de  suivre  celui  de  la  malédiction;  c'est  de  faire 
le  budget  du  pauvre,  le  budget  de  l'humiliation,  du 
dénuement ,  à  côte  du  budget  de  la  jouissance ,  de  ce- 
lui de  l'orgueil  et  de  l'avarice.  Si  les  chrétiens  fai- 
saient ce  double  budget-là,  si,  chaque  fois  que  vous 


SUR   L\   PUISSANCE   EXPIATRICE   DE    l'aUMONE       183 

lirez  quelques  pièces  de  votre  bourse  et  les  inscri- 
vez sur  vos  tablettes ,  vous  aviez  soin  d'inscrire  en 
face  ce  que  vous  avez  donné  au  pauvre ,  vorfs  verriez 
l'épouvantable  différence  qui  existe  entre  le  budget 
de  la  jouissance  et  celui  de  l'expiation ,  entre  le  bud- 
get de  l'égoïsme  et  celui  de  la  charité.  Et  pourquoi 
cela?  C'est  qu'il  n'y  a  rien  de  fixe  chez  vous;  c'est 
que  vous  regardez  la  jouissance  comme  étant  le 
droit  commun;  c'est  que  pour  tout  ce  qu'on  vous 
demande  en  faveur  du  pauvre,  vous  croyez  avoir 
fait  un  grand  effort  quand  vous  avez  tiré  de  votre 
bourse  une  obole  rare  et  parcimonieuse.  Que  de 
personnes  parmi  vous  dont  les  cheveux  se  dresse- 
raient sur  la  tôte,  si  elles  pouvaient  voir  le  double 
budget  de  leurs  achats  et  de  leurs  aumônes  1  Ne  se- 
rait-ce point  pour  elles  qu'il  a  été  dit  :  «  Malheur  à 
l'or!  Vse  divitihus!  » 

Mes  Frères,  voici  cent  quinze  orphelins  qui  vien- 
nent solliciter  votre  charité.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
louer  et  d'expliquer  cette  œuvre,  vous  la  connaissez 
mieux  que  moi...  En  travaillant  pour  ces  jeunes 
enfants,  vous  travaillerez  pour  des  hommes  qui  n'au- 
ront plus  besoin  de  cette  charité  et  qui  rendront  à 
l'œuvre  ce  que  vous  aurez  fait  pour  eux.  Je  vous 
engage  donc  à  verser  votre  or  du  côté  de  l'expiation. 

Nous  devons  tous  nous  entr'aider  les  uns  les 
autres;  il  ne  doit  y  avoir  exclusion  pour  personne: 
religieux,  prêtres,  laïques,  nous  devons  tous  con- 
courir au  bien,  nous  devons  tous  donner.  Ce  royaume 
produit  des  guerriers,  des  apôtres;  il  produit  de 
grands  écrivains,  des  trappistes,  des  chartreux;  il 


184  SERMON 

produit  des  religieux  de  tout  genre  :  il  a  besion  de 
tous,  de  même  que  la  nature  a  besoin  de  toutes  ses 
productions  pour  son  développement,  et  jamais  un 
royaume  n'est  assez  riche  pour  exclure  un  seul  dé- 
vouement, une  seule  vertu,  une  seule  idéel  Voilà, 
Messieurs  et  mes  Frères,  pourquoi  j'apporte  ma 
coopération  à  une  œuvre  laïque  ;  et  moi ,  religieux  , 
je  compte  sur  la  réciprocité  dans  une  autre  occa- 
sion... 


SUR   LE  MEME  SUJET 

Prêché  à  Strasbourg,  le  5  mai  1846,  pour  l'inauguration  de  l'œuvre 
de  la  Providence,  destinée  à  venir  en  aide  à  la  maison  du  Bon- 
Pasteur  et  à  patronner  les  orphelins  que  leur  âge  ne  permettait 
pas  de  recueillir  dans  les  hospices. 

ANALYSE  1 

...  Fidèle  au  caractère  de  son  génie,  le  prédica- 
teur a  commencé  par  poser  la  grande  théorie  de  la 
charité,  résumée  dans  la  loi  générale  de  l'expiation 
qui  est  imposée  à  tout  le  genre  humain.  S'appuyant 
sur  le  texte  sacré,  il  a  développé  la  nécessité  de  l'au- 
mône pour  racheter  l'homme  du  péché  et  de  la  mort, 
et  présenté  le  tableau  le  plus  saisissant  de  la  moitié 
de  l'humanité  vouée  continuellement  à  l'expiation 
dans  la  pauvreté,  les  souffrances  et  la  mortification. 
En  présence  de  tant  de  misères  et  de  dures  priva- 

1  Publiée  par  V Impartial  du  Rhin,  6  mai  1846. 


SUR    LA    PUISSANCE    EXPIATRICE    DE    l'aUMONE        185 

lions,  dont  le  riche  voit  si  rarement  l'étendue  et  la 
profondeur,  le  R.  P.  a  indiqué  aux  heureux  du  siècle 
leur  part  obligée  dans  le  grand  mystère  de  l'expia- 
tion, qui  pour  eux  se  résout  dans  l'aumùne. 

Dans  la  première  partie,  il  précisa,  avec  toute 
l'énergie  de  sa  parole,  le  caractère  individuel,  natio- 
nal et  humanitaire  de  la  loi  de  l'expiation  et  se  ré- 
serva de  faire  ressortir  dans  la  deuxième  tous  les 
avantages  des  richesses,  suivant  qu'elles  sont  em- 
ployées dans  la  sphère  des  jouissances  ou  dans  la 
sphère  de  l'expiation. 

Ici  le  prédicateur,  montrant  les  richesses  sous 
la  forme  d'une  pièce  d'or,  dépeignit  avec  les  couleurs 
les  plus  naturelles  et  les  plus  vraies ,  en  premier 
lieu  ce  que  la  monnaie  produit  dans  le  monde  des 
jouissances  :  toutes  les  satisfactions  de  l'orgueil , 
tous  les  plaisirs  des  sens,  toutes  les  convoitises  de 
l'avarice  ;  et  en  deuxième  lieu  ce  qu'elle  réalise  dans 
le  monde  de  l'expiation  :  l'illumination  par  la  trans- 
mission de  la  foi  au  pauvre ,  la  vivificalion  par  l'ef- 
fusion de  la  charité,  la  création,  la  fondation  par 
les  œuvres  chrétiennes. 

Après  avoir  mis  en  relief,  avec  tout  le  brillant  de 
son  éloquence  et  de  la  puissance  si  entraînante  de 
la  vérité,  les  deux  côtés  de  la  médaille:  le  passage 
si  rapide  des  jouissances,  d'une  part,  le  mérite  éter- 
nel des  œuvres,  de  l'autre,  le  R.  P.  a  payé  un  tribut 
d'admiration  à  l'apôtre  de  la  charité  par  excellence, 
à  saint  Vincent  de  Paul,  dont  les  fondations  survi- 
vent à  toutes  les  vicissitudes  temporelles. 

Arrivant  à  l'objet  plus  spécial  de  son  discours  , 


186  SERMON 

VG'Mvre  de  la  Providence  el  du  Patronage  du  Bon- 
Pasteur,  il  a  exposé  en  traits  magnifiques  toute 
l'importance  de  cette  association,  dans  le  succès  de 
laquelle  il  serait  heureux  de  laisser  un  souvenir 
vivant  de  son  passage.  «  Autrefois,  a-t-il  dit,  c'é- 
taient des  ducs,  des  princes,  des  barons  qui  fai- 
saient les  fondations  ;  aujourd'hui  les  œuvres  s'ac- 
complissent d'une  manière  plus  agréable  encore  à 
Dieu ,  par  le  concours  de  tous ,  par  l'union  des 
âmes...  » 

Le  prédicateur  a  terminé  son  discours  par  quel- 
ques paroles  sur  la  puissance  et  les  merveilles  de 
l'association,  à  qui  rien  n'est  impossible  si  l'esprit 
de  Dieu  y  préside. 


SUR  LA  PERTE  PROGRESSIVE  DE  LA  VERITE 

Prêché  à  Notre-Dame  de  Paris,  le  jeudi  12  fémer  1846,  pour 
le  Patronage  et  Asile  des  aliénées  convalescentes,  sorties  de  la 
Salpétrière,  fondés,  en  1841 ,  par  les  docteurs  Palret  et  Voisine. 

NOTICE 

Le  P.  Lacordaire  prêcha  le  27  avril  1845  à  Grenoble  et 
le  11  mai  à  Saint-Etienne.  On  lit  dans  le  Courrier  de 
l'Isère  (29  avril  1845)  :  «  Le  R.  P.  Lacordaire  a  donné 
une  conférence  dimanche  dernier  à  Grenoble,  à  la  cathé- 
drale. La  foule  accourue  pour  l'entendre  était,  comme 
toujours  ,  compacte  et  empressée.  Avec  une  délicatesse  et 
un  tact  parfaits,  le  célèbre  orateur  a  fait  allusion  aux 


SUR   LA   PERTE    PROGRESSIVE   DE    LA   VÉRITÉ        187 

souvenirs  de  Tannée  dernière ,  à  la  sympathie  qu'il  a  ren- 
contrée parmi  nous  et  que  nous  avons  eu  le  bonheur  de 
lui  faire  partager.  Il  a  ensuite  commencé  son  discours, 
dont  le  texte  était  celui-ci:  Quœrite  ergo  primiim 
regnum  Dei  et  justitiam  ejus,  etc.  Quoique  sa  santé  nous 
ait  paru  un  peu  altérée  à  la  suite  de  ses  immenses  Ira- 
vaux,  sa  parole  et  son  accent  n'ont  rien  perdu  de  leur 
charme  et  de  leur  éclat.  Il  a  eu  des  mouvements  d'élo- 
quence pleins  de  cette  énergie,  de  cette  ardeur  commu- 
nicative  qui  font  la  puissance  de  Tapôtre  et  qui  pénètrent 
ses  auditeurs  de  conviction  et  d'enthousiasme. 

«  Le  jour  de  la  Pentecôte,  il  ira  prêcher  à  Saint- 
Étienne,  dans  l'église  Saint -Ennemond,  en  faveur  de  la 
Providence  des  jeunes  garçons,  établissement  de  création 
récente,  mais  qui  porte  déjà  les  plus  heureux  fruits.  » 

A  Saint-Élienne,  l'orateur  choisit  pour  thème  l'Or  et 
Dieu,  et  le  développa  avec  une  merveilleuse  éloquence. 
Dans  sa  péroraison,  il  exhorta  ses  nombreux  auditeurs, 
surtout  les  dames,  à  verser  une  aumône  abondante  en 
faveur  de  l'œuvre  de  la  Providence,  «  Donnez,  Mesdames, 
s'écria-t-il ,  donnez  beaucoup,  car  l'aumône  a  la  merveil- 
leuse puissance  d'effacer  les  péchés  et  d'affranchir  de  la 
mort  éternelle.  Donnez,  car  en  donnant  aux  pauvres  vous 
prêterez  à  Dieu  ,  qui  d'ordinaire  se  plaît  à  faire  prospérer 
les  familles  charitables.  Donnez  beaucoup,  car  vos  largesses 
soulageront  la  misère  de  tant  d'enfants  infortunés...  »  Et 
faisant  allusion  aux  accidents  si  multiples  qui,  dans  les 
villes  manufacturières,  peuvent  amener  tout  à  coup  la  ruine 
des  familles  opulentes,  il  ajouta  :  «  Oui,  donnez,  donnez 
beaucoup;  la  richesse  est  mobile  et  changeante, la  fortune 
capricieuse  et  routière,  aujourd'hui  plus  que  jamais; 
peut-être  vous  préparerez  ainsi  un  asile  à  vos  enfants  ou  à 
vos  petits-enfants...  »  Quelques  dames  murmurèrent  contre 
ces  dernières  paroles,  mais  Tune  d'entre  elles  ne  tarda  pas 
à  justifier  leur  vérité  et  leur  opportunité,  en  venant  de- 
mander peu  après  une  place  à  la  Providence  pour  un 


188  SERMON 

membre  de  sa  famille  dont  la  fortune  avait  fait  naufrage  *. 

«  ...  J'ai  recommencé  mes  conférences  de  Notre-Dame, 
écrivait-il  le  8  décembre  suivant  '.Je  donnerai  ensuite 
quelques  sermons  de  charité,  et  j'irai  passer  le  carême 
à  Strasbourg...  « 

Le  premier  sermon  fut  donné  à  la  Madeleine,  le  29  jan- 
vier 1846,  en  faveur  de  Téglisede  Bellevue,  près  Meudon, 
bénite  le  23  octobre  184o  par  Tévêque  de  Versailles.  Les 
catholiques  du  hameau,  qui,  depuis  vingt  ans,  n'avaient 
qu'une  chaumière  pour  chapelle,  l'avaient  édifléepar  leurs 
aumônes  en  concurrence  du  temple  protestant,  construit 
l'année  précédente,  où  la  foule  s'était  bientôt  portée  pour 
entendre  un  orateur  célèbre  ^.  Le  P.  Lacordaire  traita 
de  l'agrément  et  des  inconvénients  d'être  protestant  *. 
Ce  discours  n'a  pas  été  recueilli. 

Nous  reproduisons,  d'après  \e  Journal  des  Prédicateurs 
(année  1846),  le  discours  prononcé  pour  la  société  du 
Patronage  des  aliénées  convalescentes ,  formée  sous  la 
présidence  de  l'archevêque  de  Paris. 

TEXTE 

Mes  Frères, 

Il  y  a  trois  hérauts  qui  sont  chargés  de  nous 
annoncer  d'heure  en  heure  la  réalité  de  notre  néant. 
Le  premier,  c'est  la  maladie;  le  second,  c'est  la 
mort;  le  troisième,  c'est  la  folie.  Je  mets  la  folie  après 
Iss  deux  autres,  car  ils  n'attaquent  que  notre  nature 
inférieure,  tandis  que  la  folie  s'en  prend  à  notre 
nature  supérieure,  à  ce  qui  fait  réellement  de  nous 
des  êtres  dignes  d'envie  et  de  gloire. 

1  Témoignage  de  M.  A.  Gcrin,  fondateur  de  l'œuvre. 

*  A  M.  Brac  de  la  Perrière. 

'  Voir  VL'nivers  du  27  janvier  1846. 

''  Témoignage  de  M.  E.  Cartier. 


SUR    LA   PERTE    PROfiRESSIVE    DE    L.V   VÉRITÉ         189 

L'homme  jeté  au  milieu  de  cet  immense  univers, 
assujetti  à  une  loi  fatale  de  son  propre  esprit,  sait 
le  lire  et  le  comprendre.  11  a  vu  dans  le  ciel  des 
orbes  se  mouvoir  et  accomplir  certains  mouvements; 
alors,  bien  qu'ils  fussent  placés  à  des  profondeurs 
incalculables  ,  il  leur  a  fait  signe  de  la  main  et  ils 
se  sont  abaissés  pour  être  calculés  et  pesés  dans  les 
balances  de  ses  académies.  11  a  vu  l'Océan  ouvrir 
devant  lui  son  immensité,  et  il  a  su ,  par  la  force 
de  son  génie,  traverser  ces  mers  si  profondes  sur  un 
bois  fragile,  et  nouer  ainsi  aux  extrémités  de  la  terre, 
avec  des  peuples  qui  lui  étaient  inconnus,  des  rela- 
tions de  commerce  et  de  fraternité.  La  foudre,  sil- 
lonnant de  temps  à  autre  le  firmament,  l'inquiétait. 
11  l'a  étudiée,  et  enfin,  à  la  suite  des  siècles,  au 
moyen  d'un  léger  fil  suspendu  aux  faîtes  de  ses  pa- 
lais, il  a  su  commander  à  cette  force  à  la  fois  si  ca- 
pricieuse et  si  terrible  :  aujourd'hui  il  la  voit  tomber 
devant  lui  comme  un  enfant  verrait  crouler  un  monde 
sans  en  être  étonné. 

Eh  bien!  mes  Frères,  toutes  ces  forces  de  l'esprit, 
du  génie  humain,  tout  cela  périt,  tout  cela  s'évanouit 
par  l'eflct  d'une  simple  catastrophe  dont  nous  ne 
pouvons  connaître  ni  prévoir  l'échéance. 

Qu'est-ce  donc  que  notre  corps?  qu'est-ce  donc  que 
notre  esprit?  qu'est-ce  donc  que  nos  organes? 
qu'est-ce  donc  que  l'homme  tout  entier?  Dieu  touche 
de  son  doigt  cet  être  d'une  si  grande  puissance  in- 
tellectuelle, et  il  le  fait  aussitôt  descendre  au-dessous 
d'un  animal  doué  d'instinct!  Dieu  le  touche  de  son 
doigt,  et  sa  force  d'intelligence  lui  est  retirée,  et  il 


190  SERMON 

passe  sur  la  terre  comme  un  être  condamné  et  flétri  ! 
Voilà  pourquoi,  do  toutes  les  révélations  de  notre 
misère  et  de  la  colère  de  Dieu  contre  notre  orgueil, 
la  folie  est  certainement  la  plus  étonnante  de  toutes. 

Et  qu'est-ce  que  la  folie,  mes  Frères?  Puisque 
cette  réunion  a  lieu  pour  la  soulager,  il  est  bien  na- 
turel de  s'entretenir  de  la  chose  à  laquelle  on  veut 
porter  secours.  Qu'est-ce  que  la  folie?  La  folie 
est  une  altération  de  la  raison  arrivée  à  un  tel  degré 
qu'elle  n'est  plus  passagère  ni  locale,  mais  qu'on 
peut  l'appeler  une  taie  de  la  raison.  Et  la  raison , 
qu'est-elle?  Pas  autre  chose  qu'un  certain  nombre 
de  vérités  premières  avec  leurs  conséquences  qui 
étendent  la  vue  de  notre  intelligence.  La  perte  de  la 
raison  n'est  donc  pas  autre  chose  que  la  perte  de  la 
vérité  à  son  plus  haut  degré.  Dans  cette  perte  de  la 
vérité,  notre  esprit,  substantiellement,  n'est  pas 
touché,  car  on  ne  comprend  pas  l'altération  d'une 
substance  intellectuelle,  du  moins  dans  l'état  où 
nous  sommes;  notre  intelligence,  qui  est  pour  nous 
la  faculté  de  connaître,  n'est  pas  non  plus  atteinte; 
mais  ce  qui  est  atteint  bien  certainement,  c'est  l'ac- 
tion de  notre  esprit  sur  certaines  vérités  primor- 
diales qui  constituent  comme  le  fond  de  notre  intel- 
ligence. 

Or  la  perte  de  la  vérité  qui  se  résume  en  la  folie 
n'est  pas  immédiate.  Avant  d'arriver  à  cette  cala- 
strophe  totale,  il  est  bien  des  folies  préalables;  il  est, 
dans  l'échelle  de  la  vérité ,  bien  des  échelons  à  des- 
cendre pour  arriver  là.  Eh  bien!  donc,  mes  Frères, 
c'est  cette  perte  successive  de  la  vérité ,  à  partir  du 


SUR  LA  PERTE  PROGRESSIVE  DE  LA  VÉRITÉ    191 

catholicisme,  qui  est  la  plus  haute  possession  du 
vrai,  jusqu'à  la  folie  qui  en  est  la  plus  haute  perle, 
c'est  celte  échelle  décroissante  de  la  vérité  que  je 
veux  traiter  devant  vous,  parce  que  j'espère  que 
nous  y  trouverons  quelques  enseignements  pour 
la  direction  de  notre  vie,  soit  pour  nous,  soit  pour 
les  autres. 

Au  lieu  de  vous  exposer  l'objet  de  votre  assemblée, 
que  vous  connaissez  déjà,  et  d'exciter  une  compas- 
sion toute  formée  dans  votre  cœur,  n'cst-il  pas  na- 
turel, alors  que  vous  venez  apporter  ici  votre  charité, 
de  vous  donner  en  retour  quelques  vérités  utiles , 
afin  qu'il  y  ait  entre  l'ordre  spirituel  et  l'ordre  tem- 
porel un  échange  qui  les  consacre  tous  deux,  et  qui 
fasse  que  le  bien  de  l'âme  résulte  de  la  même  opéra- 
tion que  le  bien  du  corps? 

Je  me  propose  donc,  mes  Frères,  d'examiner  la 
perte  successive  de  la  vérité  entre  le  catholicisme  et 
la  folie ,  qui  en  sont  les  deux  pôles  :  l'un  le  pôle  af- 
firmatif ,  l'autre  le  pôle  négatif.  Ave,  Maria. 

Mes  Frères, 

Notre  esprit  n'est  pas  la  vérité;  il  possède  la  vérité 
à  quelque  degré ,  mais  il  n'est  pas  la  vérité.  Nous 
naissons  intelligents,  c'est-à-dire  capables  de  con- 
naître; mais  nous  ne  naissons  pas  raisonnables, 
c'est-à-dire  en  possession  de  la  vérité.  Ce  n'est  qu'à 
un  certain  âge  que  la  raison  commence  à  poindre, 
cet  âge,  nous  l'appelons  vulgairement  l'âge  de  rai- 
son. Dès  lors,  à  mesure  que  l'homme  grandit,  en 


192  SERMON 

marchant  vers  la  maturité,  il  possède  un  plus  grand 
nombre  d'idées  vraies  :  à  ce  degré,  sa  raison  se  forme 
et  se  complète. 

L'esprit  de  l'homme  n'est  donc  pas  la  vérité.  La 
vérité  et  lui,  ce  sont  deux  choses.  Il  y  a,  entre  lui  et 
la  vérité,  disproportion.  La  vérité,  c'est  ce  qui  est: 
la  vérité,  ce  sont  toutes  les  substances,  tous  les  phé- 
nomènes, toutes  les  relations  des  phénomènes  entre 
eux  et  des  phénomènes  avec  les  substances.  Or  il 
est  évident  que  l'homme  le  plus  doué  sous  le  rapport 
de  l'esprit  et  du  génie,  après  bien  des  années  consa- 
crées à  l'étude  des  substances,  des  phénomènes  et 
de  leurs  relations  entre  eux,  n'en  connaît  qu'une 
infiniment  petite  portion.  La  science  universelle  n'a 
jamais  existé.  L'homme  a  bien  pu  connaître  à  peu 
près  tout  ce  que  l'esprit  humain  connaissait  de  son 
temps;  mais  qu'était-ce  que  l'esprit  humain  connais- 
sait? Quelle  Babel  de  questions  les  savants  ne  se 
sont-ils  pas  toujeurs  posée  comme  le  terme  des  ef- 
forts futurs  de  la  science,  qui  n'ait  été  bientôt  at- 
teinte et  dépassée? 

Ainsi,  mes  Frères,  sans  entrer  dans  une  plus 
grande  démonstration ,  le  fait  le  plus  simple,  le  plus 
vulgaire  nous  prouve  qu'entre  nous  et  la  vérité  il  y  a 
disproportion.  Notre  esprit  est  étroit,  et  la  vérité  est 
sans  bornes;  la  vérité  est  toute  lumière,  et  notre  es- 
prit est  tout  ténèbres.  Nous  disons  quelquefois  :  telle 
vérité  est  obscure;  non,  c'est  notre  entendement  qui 
est  obscur.  Je  vois  gravée  sur  un  tableau  une  for- 
mule mathématique ,  et  je  dis  tout  d'abord  qu'elle  est 
obscure  :  mais  que  j'en  aie  la  clef,  et  aussitôt  elle  me 


SUR  r.V  PERTE  PROGRESSIVE  DE  LA  VÉRITÉ    193 

paraît  claire  comme  le  jour.  Ce  n'était  donc  pas  la 
formule,  c'était  mon  entendement  qui  était  obscur. 
Combien  la  vérité  ne  diffère- t-elle  pas  de  notre 
esprit?  elle  si  lumineuse,  si  ferme,  nous  si  obs- 
curs et  si  mobiles;  elle  qui  résiste  si  bien  à  toutes 
les  attaques,  nous  qui  sommes  troublés,  arrêtés  à  la 
moindre  dilïicullé  qu'élève  devant  nous  un  homme 
ingénieux! 

Donc,  mes  Frères,  la  vérité  n'est  pas  en  nous,  ou  du 
moins  elle  n'est  en  nous  qu'à  l'état  de  germe.  Elle 
est  hors  de  nous,  à  l'état  de  principe  obscur,  de 
principe  qui  peut  se  développer  au  contact  de  la  pa- 
role; mais,  quoi  qu'il  en  soit,  et  encore  que  notre 
intelligence  soit  constituée  par  quelque  germe  de 
vérités  premières,  toujours  est-il  que  l'expression 
complète  de  la  vérité,  ce  n'est  pas  nous. 

Puisque  la  vérité  n'est  pas  nous,  il  faut  que  nous 
la  cherchions  hors  de  nous.  Et  de  plus,  comme 
entre  la  vérité  et  nous  il  y  a  disproportion,  il  faut 
nécessairement,  si  Dieu  est  juste,  que  quelque  part  la 
vérité  soit  toute  faite,  que  quelque  part  la  vérité  soit 
parfaitement  lumineuse,  que  quelque  part  la  vérité 
soit  armée  pour  attaquer  et  pour  se  défendre;  en 
sorte  que  nous  n'ayons  que  la  peine  d'entrer  dans 
cet  établissement  do  la  vérité  pour  être  certain  de  la 
rencontrer  entière.  Il  doit  y  avoir  nécessairement  un 
établissement  de  la  vérité  sur  la  terre,  comme  il  y  a 
un  établissement  de  la  vie  qui  est  la  nature;  il  doit  y 
avoir  nécessairement  un  établissement  de  la  vérité 
qui  puisse  nous  communiquer,  selon  nos  besoins,  tout 
ce  qui  nous  est  nécessaire;  sans  cela,  certainement, 
I  13 


194  SERMON 

il  ne  faut  plus  songer  à  la  vérité  :  elle  n'est  plus  pour 
nous  qu'un  empire  placé  loin  de  nos  atteintes,  auquel 
il  faut  renoncer  et  dire  un  éternel  adieu. 

Oui ,  mes  Frères ,  il  existe  un  établissement  de  la 
vérité,  où  elle  est  toute  lumineuse,  tout  armée  de 
pied  en  cap,  pour  attaquer  et  pour  se  défendre,  et  cet 
établissement  de  la  vérité ,  c'est  l'Église  catholique 
dont  vous  faites  partie,  l'Église  catholique  dans 
laquelle,  enfants,  vous  avez  été  baptisés,  l'Église 
catholique  qui  est  votre  vie  et  votre  gloire.  C'est 
l'Église  qui  est  cet  établissement;  c'est  l'Église 
qui  défend  la  vérité  pendant  que  les  géants  de  la 
science  soulèvent  contre  elle  et  contre  vous,  qui  en 
êtes  les  fils,  des  difficultés  qui  dépassent  vos  forces, 
mais  qu'elle  sait  repousser;  car  Dieu  suscite  alors 
ses  évêques,  ses  docteurs,  qui  écoutent,  qui  regar- 
dent de  sang-froid  l'erreur,  qui  la  dissèquent,  qui 
démontrent  ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  ce  qu'il  y  a  de 
faux.  Ils  prononcent  un  arrêt  qui  fixe  tout,  et 
ne  laissent  plus  passer  l'erreur  devant  les  yeux  des 
hommes  que  comme  un  torrent  dont  ils  effacent  aus- 
sitôt les  traces ,  pour  que  les  pasteurs  puissent  dire 
le  lendemain  :  «  Où  donc  est-il,  le  torrent?  » 

Mais  cet  établissement  de  la  vérité,  si  éclatant, 
si  supérieur  à  tout,  objet  de  toutesles  insultes,  parce 
que  ce  qui  est  fort  est  toujours  menacé  par  ceux  qui 
aspirent  à  la  force  et  qui  n'y  parviennent  jamais;  cet 
établissement  de  la  vérité ,  dis-je,  cet  empire ,  il  faut 
pourtant  bien  l'accepter,  il  faut  pourtant  bien  lui  obéir 
par  un  acte  d'humilité.  Pourquoi?  parce  qu'il  com- 
mande à  notre  esprit,  élant  plus  fort  que  lui ,  et  qu'il 


SUR    LA   PERTE    PROGRESSIVE   DE    LA   VÉRITÉ         195 

résiste  à  notre  esprit  quand  nous  voulons  l'insulter 
ou  l'attaquer. 

Eh  bien!  mes  Frères,  ce  commandement  de  la  vé- 
rité établi ,  cette  résistance  de  la  vérité  établie  in- 
vinciblement contre  toutes  les  coalitions  d'esprits 
qui  se  présentent,  ce  commandement  nous  pèse  et 
cette  résistance  ne  nous  va  pas.  Notre  orgueil  ne 
veut  accepter  la  vérité  que  comme  une  forme;  il  ne 
veut  pas,  quand  il  prétend  l'explorer,  rencontrer  une 
digue  qui  ne  lui  permette  pas  de  passer  outre.  C'est 
là,  mes  Frères,  le  premier  orgueil,  d'où  vient  la  pre- 
mière perte  de  la  vérité,  la  première  dégradation  de 
la  vérité  dans  l'inttdligence;  c'est  l'hérésie. 

L'hérétique,  qui  est  le  premierfou,  l'hérétique  con- 
çoit etadmetla  nécessité d'unétablissement  de  la  vé- 
rité sur  la  terre;  il  le  veut,  mais  il  le  veut  sans  com- 
mandement et  sans  résistance.  Alors  il  cherche  dans 
le  monde  quelque  chose  qui  puisse  être  autre  chose 
que  lui ,  plus  grand  que  lui ,  plus  fort  que  lui  ;  quelque 
chose  qui  soit  comme  un  gage  de  vérité  au  milieu  du 
monde,  et  cependant  qui  manque  d'une  certaine  force 
de  stabilité  pour  résister  à  la  volonté  de  son  esprit. 
A  ce  point  de  vue,  l'hérétique  prend  Jésus  exprimé 
dans  la  Bible;  or  Jésus  est  vrai  et  la  Bible  est  vraie, 
et  sous  ce  rapport  il  a  bien  fait  son  choix.  Mais  Jésus 
ne  commande  pas,  Jésus  ne  résiste  pas;  Jésus,  pour 
notre  état  présent,  est  invisible  et  comme  mort;  je 
dis  mort,  et  vous  savez  bien  qu'il  est  vivant  au  ciel, 
seulement,  de  ce  qu'il  avait  été  sur  la  terre,  tout  a 
disparu  dans  sa  personnalité  vivante,  et  il  n'a  laissé 
dans  l'Eglise  qu'un  représentant   assisté  de  l'Es- 


lyO  SERMOX 

pril-Sainl;  le  Christ  se  laisse  faire,  il  est  dans 
son  tombeau;  il  est  bien  ressuscité, maisil  n'est  res- 
suscité que  pour  les  yeux  de  la  foi  ;  il  n'est  pas  res- 
suscité pour  l'hérétique  qui  va  le  chercher  là  où  il 
n'a  pas  voulu  rester,  là  d'où  il  s'est  élancé  au  ciel. 
Pour  l'hérétique,  il  reste  les  bras  étendus,  comme 
au  jour  où  on  le  plaça  dans  son  cercueil;  là  on  peut, 
au  lieu  d'encens ,  lui  apporter  l'insulte  sous  le  nom 
qu'on  voudra.  Car,  en  définitive,  il  ne  parle  pas;  sa 
parole  est  dans  la  Bible,  mais  c'est  de  la  parole 
écrite,  c'est  de  la  parole  fixée;  c'est,  comme  a  dit 
Platon,  une  parole  qui  n'a  plus  de  père  pour  la  dé- 
fendre et  qu'on  peut  transformer  selon  son  caprice. 
Ainsi ,  l'orgueil  de  l'hérétique  est  satisfait  en  même 
temps  qu'un  certain  besoin  d'établissement  de  la  vé- 
rité. Mais  cela  est-il  la  vérité?  Mais  la  Bible,  mais 
le  Christ  sont-ils  vrais  quand  il  les  tourmente, 
quand  il  les  assaisonne  selon  son  appétit  du  matin 
ou  du  soir?  Non ,  mes  Frères ,  là  il  n'y  a  plus  posses- 
sion entière  de  la  vérité,  car  les  hérétiques  la  violent, 
cette  vérité,  en  épluchant  la  Bible;  non,  il  n'y  a  plus 
là  possession  pleine  de  la  vérité ,  car  du  moment  où 
on  peut  y  ajouter  ou  en  ôter,  il  n'y  a  plus  de  sûreté, 
plus  de  certitude  pour  l'esprit.  Quand  on  a  posé  hier 
un  dogme  en  dehors  de  la  vérité  absolue,  pourquoi 
ne  le  détruirait-on  pas  aujourd'hui?  Comment  un 
homme  qui  peut  voir  aujourd'hui  dans  l'Évangile 
une  chose  qu'il  n'y  voyait  pas  hier,  comment  cet 
homme  ne  nierait-il  pas  le  lendemain  ce  qu'il  affir- 
mait la  veille  comme  un  dogme? 

De  là,  mes  Frères,  le  doute,  pour  ne  pas  parler  du 


SUR    LA    PERTE    PROGRESSIVE    DE    LA    VÉRirÉ         107 

reste;  après  le  premier  orgueil,  le  premier  doute, 
un  premier  doute  qui  ne  détruit  pas  tout,  parce  que 
le  premier  orgueil  n'a  pas  détruit  tous  les  fonde- 
ments. Or  qu'est-ce  que  le  doute?  C'est  le  plus 
grand  ennemi  de  la  vérité.  Avec  le  doute  il  n'y  a 
plus  d'établissement  stable  de  la  vérité,  il  n'y  a 
plus  qu'une  vérité  qu'on  juge  et  qui  se  transforme 
bientôt  en  erreur,  une  vérité  semblable  à  ces  feux 
qui  s'élèvent  dans  les  cimetières,  qui  éclairent  un 
instant  les  voyageurs,  mais  qui  ne  sont  pas  des 
feux  durables  destinés  à  éclairer  notre  route  dans  ce 
monde. 

Cependant,  mes  Frères,  quelque  facile  que  soit 
pour  l'esprit  ce  doute,  cette  hérésie,  nous  ne  nous 
en  contentons  pas  encore.  Jésus,  dans  la  Bible,  a 
une  certaine  autorité  qui  subsiste,  il  faut  la  détruire. 
Alors,  au  lieu  de  prendre  pour  l'établissement  de  la 
vérité  quelque  chose  comme  la  Bible  et  le  Christ 
encore  visibles,  on  déclare  que  c'est  Dieu  qui  est 
l'établissement  de  la  vérité ,  que  c'est  en  Dieu  seul 
que  la  vérité  subsiste;  qu'entre  Dieu  et  nous  est  la 
vérité,  et  que  nous  sommes  capables  de  la  connaître 
sans  intermédiaires  vivants.  C'est  là  le  théisme,  et 
le  théisme  est  la  seconde  perte  de  la  vérité. 

Voilà  donc  le  drame  entre  Dieu  et  l'esprit.  Dieu  , 
c'est  encore  beaucoup;  c'est  un  nom  sacré;  c'est  un 
nom  invoqué  par  toute  la  terre;  c'est  un  nom  béni; 
c'est  un  nom  qui  protège  le  genre  humain;  c'est  un 
nom  qui  assiste  le  malheureux;  c'est  au  nom  de 
Dieu  que  tout  bien,  toute  bonne  action  s'accomplit 
ici-bas;  c'est,  enfin,  quelque  chose  de  grand  en- 


198  SEUMON 

core.  Oui,  sans  doute;  mais  remarquez,  mes  Frères, 
combien  l'orgueil  est  beaucoup  plus  à  l'aise  avec 
Dieu.  Considéré  abstractivement,  Dieu  est-il  bien  la 
vérité?  Dieu  n'a  pas  de  parole  ici-bas,  il  n'a  pas  d'ac- 
tion sensible,  il  n'a  pas  de  représentant;  il  faut  le 
chercher  en  dedans  de  soi,  dans  une  certaine  lumière 
que  nous  appelons  raison.  Là  le  doute  s'accroît;  il 
était  grand  déjà  tout  à  l'heure  dans  l'hérésie,  mais 
combien  plus  dans  le  théisme!  En  etTet,  qu'est-ce 
que  Dieu?  qu'est-ce  que  sa  nature?  qu'est-ce  que  sa 
volonté?  qu'est-ce  que  sa  providence?  qu'est-ce  que 
son  action?  qu'est-ce  que  sa  substance?  Où  est-il? 
que  fait-il?  pourquoi  nous  a-t-il  mis  au  monde?  Et 
tant  d'autres  questions!...  Or,  mes  Frères,  pour  juger 
toutes  ces  questions,  pour  les  poser,  qu'avons- 
iious?  Nous  avons  uniquement  ce  que  nous  trou- 
vons au  dedans  de  nous-mêmes,  c'est-à-dire  cer- 
taines idées,  certaines  manières  de  sentir.  Ainsi, 
tous  les  jours  nous  disons  :  Dieu  est  trop  bon  pour 
condamner  les  méchants  à  des  peines  éternelles;  et 
voilà  que  nous  décidons  de  Dieu  d'après  un  certain 
sentiment  de  pitié  que  nous  nous  sommes  fait.  Tous 
les  jours  nous  disons  encore  :  Dieu  est  trop  bon  pour 
avoir  créé  le  monde  il  y  a  six  mille  ans,  le  monde 
a  toujours  dû  être.  Mais  Dieu  aussi  a  toujours  dû 
être,  et  il  a  été  bon  dès  qu'il  Ta  pu,  c'est-à-dire  tou- 
jours. 

Ainsi,  quelles  que  soient  les  questions,  prenez 
les  théistes  un  à  un,  vous  ne  trouverez  jamais  chez 
eux  un  seul  symbole  commun.  Dans  le  théisme,  se- 
lon que  l'homme  a  certains  sentiments,  certaines 


SUR  LA  PERTE  PROGRESSIVE  DE  LA  VÉRITÉ    199 

connaissances,  il  fait  Dieu  à  son  image,  il  le  mesure, 
le  taille,  l'arrondit  à  son  sens;  en  un  mot.  Dieu  n'est 
plus  autre  chose  querhommemême,un  peu  agrandi, 
mais  ce  sont  toujours  ses  idées,  sa  volonté  :  Dieu 
fait  telle  ou  telle  chose  de  telle  ou  telle  façon ,  parce 
que  l'homme,  lui,  aurait  fait  comme  cela.  Quelle 
certitude!!!... 

Et  puis,  quand  on  est  arrivé  au  fond  de  ce  scepti- 
cisme, on  voit  à  côté  de  Dieu  la  nature,  l'ensemble 
de  celle  matière  si  inférieure  à  l'idée  que  nous  nous 
faisons  de  Dieu.  Alors  se  présente  la  question  de 
savoir  ce  que  c'est  que  la  nature ,  si  c'est  Dieu  qui 
l'a  faite,  ou  si  elle  n'a  pas  toujours  existé.  Si  c'est 
Dieu ,  c'est  un  grand  mystère  que  la  création  ;  aucun 
philosophe  n'a  pu  la  comprendre.  Cependant,  si  vous 
n'admettez  pas  la  création,  vous  supposez  que  le 
monde  est  éternel;  mais  si  le  monde  est  éternel ,  il  y 
a  donc  autre  chose  qui  est  aussi  infini  que  Dieu,  au 
moins  par  l'éternité.  Ici  on  me  dira  que  la  nature 
étant  éternelle,  puisque  l'imagination  ne  se  la  re- 
présente pas  créée,  nous  avons  par  cela  même  sous 
les  yeux  Dieu  vivant  dans  le  monde;  en  sorte  que 
tous  les  astres,  par  exemple,  sont  la  manifestation 
de  sa  propre  puissance.  Ah!  prenez  garde!  Dès  lors 
on  tend  à  mettre  la  nature  à  la  place  de  Dieu ,  et  on 
arrive  au  troisième  degré  de  la  perte  de  la  vérité, 
au  matérialisme;  c'est-à-dire  que,  ne  rencontrant  ja- 
mais Dieu  pour  parler,  pour  agir  et  pour  résister, 
l'homme  le  nie.  Cette  négation  pratique  est  très 
commune.  Quiconque  n'admet  pas  un  représentant 
de  Dieu  sur  la  terre,  une  parole  de  Dieu  sur  la  terre, 


200  SERMON 

tôt  OU  tard,  et  plus  ou  moins,  finira  par  nier  Dieu, 
qu'il  aura  remplacé  par  la  nature  à  force  de  géné- 
liser  la  divinité. 

Nous  voilà  donc  tombés  dans  le  matérialisme. 
L'établissement  de  la  vérité,  au  lieu  d'être  en  Jésus- 
Christ,  en  Dieu  el  en  l'Église,  n'est  plus  pour  nous 
que  dans  la  nature,  dans  la  nature  vivante. 

Il  semble  qu'arrivé  à  ce  point,  ayant  quelque 
chose  de  palpable  sous  la  main ,  ne  reconnaissant 
plus  comme  certain  que  ce  qui  se  meut,  que  ce  qui 
est  matière  tangible  et  accessible,  il  semble  qu'on 
s'arrêtera  là  et  que  l'esprit  humain  restera  dans  cet 
état  d'une  manière  fixe  et  permanente.  Il  n'en  est 
rien.  Après  avoir  descendu  ces  trois  échelons  de  la 
perte  de  la  vérité,  en  abandonnant  successivement 
l'Église,  Jésus  et  Dieu,  nous  allons  voir  que  l'esprit 
de  l'homme  va  jusqu'à  abandonner  la  nature  elle- 
même,  et  arrive  enfin  à  cette  perte  totale  de  la  vérité 
que  nous  nommons  la  folie. 

Voilà  l'homme  tout  seul  avec  la  nature!  Il  n'admet 
rien  que  ce  qu'il  voit,  que  ce  qu'il  entend,  que  ce 
qu'il  pèse  et  calcule  suivant  les  mathématiques,  la 
physique,  la  chimie  et  tout  ce  qui  découle  de  leurs 
lois,  de  leurs  principes  et  de  leurs  rapports. 

Mais,  mes  Frères,  il  y  a  là  encore  commandement 
et  résistance.  Les  mathématiques  commandent.  Si 
vous  faites  une  maison  en  dehors  des  lois  mathéma- 
tiques ,  elle  croulera;  si  vous  faites  une  opération  en 
dehors  des  lois  de  la  physique  ou  de  la  science  qui 
concerne  le  corps  humain,  vous  tuerez  le  patient. 
En  un  mot,  il  y  a  là  encore  quelque  chose  de  plus 


MICHAEL'8 


ut  (•/■,[- 


SUR  LA  PERTE  PRUGRESSIVE  DE  LA  VEUITE    201 

fort  que  l'homme  :  ce  sont  les  rapports  des  sciences 
avec  la  nature.  Eh  bien  !  l'homme  n'accepte  pas 
même  ce  joug  de  la  nature  et  de  la  science.  Quand 
une  fois  il  a  pu  arriver  à  nier  l'Eglise,  à  nier  Jé- 
sus-Christ, à  nier  Dieu,  comment  voulez-vous  que 
la  nature  l'arrête  et  qu'il  ne  puisse  pas  trouver  des 
ressources  dans  son  esprit  pour  lui  porter  un  défi, 
pour  l'anéantir,  au  moins  dans  son  intelligence?  Et 
c'est  ce  qu'il  fait. 

La  nature?  Mais  qu'est-ce  que  c'est?  un  monceau 
de  matière.  Ce  n'est  rien  devant  mon  esprit;  c'est 
quelque  chose  seulement  pour  mes  sens.  Je  vois 
bien,  comme  dit   Bossuet,  qu'on  a  deux  trous  à  la 
tête,  et  qu'à  l'aide  de  ces  deux  trous   on  aperçoit 
quelque  chose;  mais  qui  me  répond  de  la  réalité  de 
ces  choses  qui  sont  hors  de  moi  ?  Au  fond ,  c'est  moi 
qui  agis,  et  j'ai  l'expérience  que  dans  certain  état  de 
mon  corps  je  vois  des  choses  qui,  de  l'avis  de  tout 
le  monde,  n'existent  pas  de  la  manière  dont  je  les 
vois.  Par  conséquent,  la  nature  telle  que  je  la  vois 
peut  bien  n'être  qu'une  illusion  de  mes  sens;  car 
enfin  c'est  moi  qui  affirme  qu'elle  est  ainsi  ;  mais,  en 
dehors  de  cette  affirmation,  comment  s'affirme-t-elie 
elle-même?  Quel  langage  a -t- elle  contre  moi?  com- 
ment peut-elle  être  saisie?  comment  peut- on  juger 
le  moins  du  monde  son  existence?  Les  phénomènes 
qui  sont  en  elle ,  ce  n'est  rien  que  quelque  chose  de 
vide ,  que  quelque  chose  d'inerte,  que  quelque  chose 
qui  se  promène  devant  mes  yeux,  mais  qui  est  sans 
réalité  ;  c'est  une  ombre ,  c'est  tout  ce  que  vous  vou- 
drez, mais,  en  définitive,  c'est  une  chose  qui  n'a  de 


202  SERMON 

réalité  que  celle  que  mon  intelligence  se  suscite  à 
elle-même,  conformément  à  certaines  lois  qui  la  con- 
stituent et  la  dominent. 

Mon  Dieu!  si  on  a  pu  nier  le  phénomène  de  l'É- 
glise; si  on  a  pu  dire  que  cette  Église,  depuis  le  com- 
mencement du  monde,  et  principalement  depuis  Jé- 
sus-Christ, est  un  phénomène  sans  réalité;  si  on  a 
pu  dire  que  ses  dogmes,  la  conversion  du  monde, 
les  martyrs,  ne  sont  rien  qu'une  ombre;  qu'il  importe 
peu  que  cela  ait  été  ou  n'ait  pas  été;  que  cela  est  né 
en  Syrie  du  rêve  de  quelques  hommes  d'esprit,  et 
que  ce  rêve  a  été  continué,  poursuivi  par  d'autres 
hommes,  trompeurs  ou  trompés;  si  on  a  pu  dire 
tout  cela  de  l'Église,  que  ne  peut-on  dire  de  la  na- 
ture? Si  on  a  pu  condamner  ainsi  la  réalité  catho- 
lique; si  on  a  pu  penser  que  le  pape,  assis  depuis 
dix-huit  cents  ans  sur  son  trône ,  n'est  rien  ;  si  on  a 
pu  croire  que  ce  vieillard  sans  armes,  vis-à-vis  tant 
de  potentats  armés ,  n'a  eu  pour  se  défendre  jusqu'à 
ce  jour  qu'une  force  résidant  seulement  dans  l'ima- 
gination de  ceux  qui  lui  obéissent  et  qui  ont  la  sim- 
plicité de  le  croire,  comment  voulez-vous  que  la  na- 
ture seule  soit  assez  puissante  pour  parler  à  des 
hommes  qui  font  profession  de  pareils  principes? 

Quelques-uns,  moins  accoutumés  à  ce  spectacle 
de  la  dégradation  de  l'esprit  humain,  m'accusent 
peut-être  de  ce  que,  au  lieu  de  vous  développer  des 
vérités  évangéhques  et  de  vous  apitoyer  sur  la  folie, 
jevous  expose  des  désordres  intellectuels  qui  ne  sont 
que  dans  mon  imagination?  Non,  mes  Frères,  je 
vous  raconte  véritablemennt  les  catastrophes  s-icces- 


S["R  I,.V  PERTK  PROGRESSIVE  DE  LA  VÉRITÉ    203 

sives  de  l'esprit  humain.  Vous  vivez  au  milieu  de 
gens  qui  nient  l'Église  et  qui  affirment  Dieu,  ou  qui 
nient  Dieu  et  affirment  la  nature.  A  côté  de  ces 
gens-là,  par  une  conclusion  logique,  vous  êtes  plus 
ou  moins  dans  un  établissement  complet  de  la  vérité, 
puisque  vous  n'avez  pas  parcouru  toutes  les  vicissi- 
tudes de  l'esprit.  Ces  vicissitudes  n'en  existent  pas 
moins  :  elles  sont  une  part  du  mouvement  général 
de  l'esprit  humain,  une  part  grande  et  solennelle.  Il 
m'appartient  donc,  quand  l'occasion  s'en  présente, 
de  vous  en  entretenir ,  de  vous  les  raconter. 

Je  vous  ai  dit  comment,  après  avoir  nié  les  réalités 
religieuses,  les  réalités  intellectuelles,  on  arrive,  de 
négation  en  négation,  à  nier  la  dernière  des  réalités, 
la  réalité  morte  que  nous  appelons  le  monde  phy- 
sique. Si  l'intelligence,  si  la  religion  ne  sont  rien, 
que  voulez-vous  que  soit  une  étoile  qui  roule  dans 
le  ciel  ?  Qu'importe  !  c'est  un  nuage ,  c'est  moins 
qu'un  nuage,  c'est  une  apparence;  je  la  vois  comme 
je  vois  Jésus- Christ,  comme  je  vois  l'Église  et  le 
reste. 

Donc,  mes  Frères,  on  a  nié  la  nature,  comme  on 
avait  nié  les  autres  réalités,  parce  qu'elle  commande 
encore  à  l'esprit,  parce  qu'il  faut  lui  obéir. 

C'est  là  ce  qu'on  appelle ,  en  langue  philoso- 
phique, l'athéisme,  qui  fait  dire  :  c'est  moi  qui  suis 
la  vérité,  c'est  moi  qui  crée  tout,  c'est  moi  qui  fais 
tout;  c'est,  en  un  mot,  moi  qui  suis  l'absolu  et  qui 
ai  la  science  de  ce  qui  est  absolu;  tout  ce  qui  se 
fait  dans  le  monde  n'est  qu'une  création  de  mon  in- 
telligence! Cet  athéisme  existe.  11  a  ses  livres,  ses 


204  SERMON 

chaires,  ses  docteurs,  et  cependant  il  est  produit  par 
la  loi  de  dégradation  de  la  vérité  dont  je  viens  de 
vous  faire  parcourir  quelques  échelons. 

Quand  l'homme  en  est  là,  s'arrêtera- t-il,  au 
moins?  Non,  non,  mes  Frères.  Et  pourquoi  voulez- 
vous  qu'il  s'arrête  en  détruisant?  11  y  avait  doute 
dans  l'hérésie,  doute  dans  le  théisme,  doute  dans  le 
naturalisme,  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  doute  dans 
l'athéisme?  Si  on  a  trouvé  des  raisons  de  douter,  de 
nier  dans  tous  les  dogmes  antérieurs ,  pourquoi 
n'en  trouverait-on  pas  dans  ce  dernier  dogme,  où 
l'homme  est  seul  face  à  face  avec  lui-même  et  où  il 
peut  se  dire  :  je  suis  toutes  ces  puissances  et  je  veux 
les  nier,  je  veux  nier  Dieu,  j€  veux  nier  le  Christ, 
je  veux  nier  l'Église!...  Si  l'homme  a  douté  de  toutes 
les  autres  choses,  pourquoi  ne  douterait-il  pas  de 
lui-même?  Et  en  effet,  n'y  a-t-il  pas  eu  un  temps  où 
on  n'était  pas;  n'y  a-t-il  pas  eu  un  temps  où  on  n'a- 
vait ni  pensée,  ni  vie,  ni  mouvement?  N'arrivera- 
t-il  pas  un  temps  où  on  retournera  à  ce  néant?  Alors 
que  deviendrait  l'affirmation  de  soi,  cet  absolu  qui 
s'est  posé  soi-même  comme  étant  le  fond  de  tout? 

C'est  ainsi,  mes  Frères,  qu'on  arrive  enfin  au 
scepticisme,  c'est-à-dire  à  douter  de  tout,  même  de 
soi.  Ce  doute,  il  existe,  et  c'est  le  plus  grand  de  tous 
les  doutes,  parce  que  l'athéisme  est  le  plus  grand  de 
tous  les  orgueils.  Dieu  a  associé  un  doute  à  chaque 
orgueil;  et  à  mesure  que  la  négation  croît,  le  doute 
croît  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  au  scepticisme  total. 

Voilà  la  loi  de  la  perte  de  la  vérité,  négation  suc- 
cessive de  tous  les   établissements  du  vrai  jusqu'à 


SIK    LA    l'ERTE    PIlûGRESSIVE   DE   LA    VÉRITÉ         205 

arriver  ù  soi-même,  jusqu'à  arriver  à  se  faire  Dieu  , 
et  à  dire  comme  Dieu  :  Ego  sum  veritas.  D'une 
part,  croissance  d'orgueil,  de  l'autre,  diminution  de 
la  force  d'affirmation;  puis  doute,  puis  négation, 
puis  enfin  scepticisme. 

A  ce  point,  mes  Frères,  vous  concevez  ce  que 
Dieu  avait  à  faire.  11  lui  a  fallu,  dans  tout  le  gouver- 
nement de  notre  être,  il  lui  a  fallu  châtier  notre  in- 
solence et  lui  donner  des  leçons.  Pour  cela  il  nous  a 
imposé  la  maladie  et  la  mort;  la  mort,  pour  que 
nous  ne  puissions  pas  dire  :  je  suis  la  vie,  ego 
sum  vila;  la  maladie,  c'est-à-dire  la  folie,  afin 
que  nous  ne  puissions  pas  dire  :  je  suis  la  vérité, 
ego  sum  veritas.  A  mesure  qu'une  époque  se  rem- 
plit d'orgueil,  elle  se  remplit  de  fous;  à  mesure  que 
l'orgueil  croît  dans  le  monde,  les  prisons  de  la  folie 
élargissent  leur  enceinte  pour  recevoir  tous  ces  su- 
perbes qui  ont  eu  assez  d'esprit  pour  nier  l'Église, 
le  Christ  et  Dieu ,  pour  nier  la  nature  et  eux-mêmes. 
Ce  n'est  pas  qu'on  arrive  à  la  folie  par  un  acte 
spontané,  non.  Elle  est  un  châtiment,  un  châtiment 
qui  reste  longtemps  suspendu  sur  la  tête  du  cou- 
pable ,  parce  que  Dieu  lui  offre  longtemps  aussi  des 
moyens  de  conversion  vers  la  vérité  ;  mais  il  y  a 
enfin  un  moment  où  Dieu  prend  l'homme  par  la  tête, 
la  lui  secoue  et  lui  enlève  la  raison  aux  yeux  de 
tous,  accomplissant  ainsi  d'avance  ce  qu'il  devait  ac- 
complir au  jour  du  jugement  :  a  Je  rirai  et  je  me 
moquerai.  » 

La  folie!  Quoi!  ce  grand  génie,  pour  qui  l'Église 
était  trop  peu,  pour  qui  le  Christ  était  trop  peu, 


206  SERMOX 

pour  qui  Dieu  lui-même  était  trop  peu,  qui  faisait 
fi  de  la  nature  elle-même ,  et  qui  se  posait  comme  le 
géant  de  la  science,  ne  voit  pas  même  ce  qui  est 
devant  lui;  il  ne  reconnaît  plus  ses  amis,  ni  lui- 
même;  il  est  séquestré  de  toute  société,  et  il  lui  est 
impossible  désormais  d'avoir  aucune  pensée!  Il  a  eu 
la  puissance  de  destruction  à  son  plus  haut  degré, 
et  la  preuve  de  sa  folie,  c'est  son  impuissance  radi- 
cale! Quoi!  ces  êtres  dont  toutes  les  forces  physiques 
sont  exagérées,  ces  êtres  qui  ébranleraient  les  murs 
de  leur  prison,  dont  toutes  les  facultés  sont  existantes 
à  un  point  qu'on  ne  peut  dire,  ils  sont  dans  l'impuis- 
sance de  faire  une  démarche ,  de  commander  à  quoi 
que  ce  soit,  d'être  obéis  pour  rien!  Ils  sont  au-des- 
sous des  enfants  ,  car  on  obéit  aux  enfants  et  on  ç'o- 
béit  pas  aux  fous. 

Ici,  mes  Frères,  il  convient  d'établir  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  folie  de  la  foi,  qui  est  aussi  une  ab- 
dication du  sens  naturel,  et  la  folie  proprement  dite  : 
on  a  voulu  quelquefois  les  confondre. 

En  lisant  la  vie  de  sainte  Thérèse,  ou  de  tout 
autre  grand  personnage  de  l'Église ,  il  y  a  des  méde- 
cins qui  ont  dit  que  sainte  Thérèse  était  folle,  et  que 
les  autres  saints  étaient  fous.  Oui;  mais  avec  cette 
différence  que  les  plus  puissants  des  hommes,  ce 
sont  les  saints,  et  que  les  plus  impuissants  des 
hommes  ,  ce  sont  les  fous  ;  en  sorte  que  le  comble  de 
la  puissance  est  l'abdication  de  la  raison  en  Dieu,  si 
l'on  veut,  et  que  le  comble  de  l'impuissance  est  l'ab- 
dication de  la  raison  par  le  châtiment  de  la  folie.  Le 
saint  et  le  fou  sont  les  deux  extrémités.  Le  saint, 


SUR  LA  PERTE  PROGRESSIVE  DE  LA  VÉRITÉ    207 

c'est  la  force  affirmative,  c'est  le  catholicisme  à  son 
plus  haut  degré,  comme  le  fou  est  la  force  négative, 
l'athéisme  à  son  plus  haut  degré.  Or,  comme  en 
tout  les  extrêmes  se  touchent,  entre  ces  deux  folies 
il  doit  y  avoir  quelque  point  de  contact;  mais  la  dif- 
férence, c'est  que  le  fou  ne  peut  rien  dans  sa  folie, 
tandis  que  le  saint  n'est  jamais  plus  puissant  que 
quand  il  est  le  plus  saint;  la  sainteté  est  l'élément 
de  toute  édification,  de  toute  certitude,  de  tout 
amour,  de  tout  ce  que  les  hommes  respectent,  vénè- 
rentet  aiment:  voilà,  mes  Frères,  la  différence.  Lais- 
sons donc  la  physiologie  médicale  arguer  contre  nos 
saints.  Nous  avons  vu  des  saints,  nous  avons  vu 
des  fous,  et  nous  avons  fait  facilement  la  différence. 
Qu'on  mette  un  saint  et  un  fou  en  présence  du  monde, 
et  la  question  sera  bientôt  jugée  par  le  sens  com- 
mun, si  elle  ne  l'est  pas  par  la  science.  Devant  la 
folie  des  saints  viennent  se  perdre  les  arrêts  de  la 
science;  c'est  une  folie  qu'elle  ne  peut  guérir,  parce 
qu'elle  n'en  connaît  pas  les  lois. 

Maintenant,  mes  Frères,  ce  grand  châtiment  de 
la  folie,  nous  devons  en  faire  notre  profit,  et  d'abord, 
nous  bien  pénétrer  que  quand  il  y  a  en  nous  une 
pensée  contraire  à  la  pensée  de  l'Église  et  à  la  vérité 
établie ,  il  y  a  en  môme  temps  en  nous  un  principe 
d'orgueil,  un  principe  de  déraison,  un  principe  de 
folie.  Tout  homme  qui  affirme  quelque  chose  contre 
l'Eglise  est  déjà  fou  d'orgueil. 

Eh  bien!  je  vous  le  dirai  tout  simplement,  il  y  a 
encore  une  foule  de  catholiques  qui  ont  cet  orgueil 
et  ce  principe  de  folie;  il  y  a  des  catholiques  qui 


208  SKHMON 

posent  leur  raison  propre  contre  le  jugement  de 
l'Église  et  qui  ne  craignent  pas  d'affirmer  contre 
certaines  vérités  établies,  contre  des  choses  qu'ils 
n'estiment  pas  capitales.  C'est  déjà  un  commence- 
ment de  folie.  Si  ces  catholiques  poursuivaient  sur 
cette  pente,  ils  arriveraient  de  négation  en  négation 
à  toutes  celles  que  j'ai  dites.  Il  ne  faut  pas  nier  du 
tout  ou  nier  tout  à  fait  :  quand  on  s'arrête  dans  la 
négation,  savez- vous  ce  que  c'est?  C'est  de  la  peti- 
tesse d'esprit.  Je  sais  bien  que  lorsqu'on  n'a  pas  un 
esprit  capable  d'affirmer  tout,  on  se  tient  dans  un 
certain  milieu  entre  la  vérité  et  l'erreur,  et  on  ap- 
pelle cela  avoir  une  religion  éclairée.  Ce  n'est  qu'une 
religion  qui  tronque  la  religion  catholique  à  un  cer- 
tain endroit  et  qui  ne  vaut  rien.  Ainsi,  quand,  de  nos 
jours,  on  parle  de  miracles,  on  croit  qu'il  est  d'une 
religion  éclairée  de  nier  ces  miracles.  Par  là  on  se 
réunit  aux  hommes  de  la  négation  sur  ce  point.  On 
se  console  en  disant  qu'on  respecte  les  miracles  an- 
ciens :  c'est-à-dire  qu'on  a  un  commencement  de  fo- 
lie qui  conduirait,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  à  nier 
les  miracles  de  l'Évangile,  puis  à  nier  Jésus,  puis  à 
nier  Dieu.  Nous  ne  vous  en  approuvons  pas;  son- 
geons que  nous  sommes  petits,  que  rien  n'étant  aussi 
limité  que  notre  esprit,  nous  voulons  néanmoins  en- 
cadrer la  vérité  dans  notre  esprit,  au  lieu  d'encadrer 
notre  esprit  dans  la  vérité. 

Le  fond  de  ce  que  j'ai  dit  est  ceci  :  on  ne  veut 
pas  admettre  une  raison  supérieure  à  la  sienne; 
on  rejette  la  raison  de  l'Église,  parce  qu'elle  est  su- 
périeure à  la  raison  humaine;  on  rejette  la  raison 


SUR    LA    PERTE    PROGRESSIVE   DE    l.\    VLRITÉ  209 

du  Chiisl,  parce  qu'elle  est  supérieure  à  la  raison 
humaine;  enfin,  on  rejette  la  raison  de  Dieu  et  la 
raison  de  la  nature,  parce  qu'elles  ont  encore  quelque 
chose  de  supérieur  à  la  raison  humaine,  et  on  agit 
ainsi  jusqu'à  ce  qu'on  reste  seul  maître  absolu.  Dès 
que  nous  avons  une  tentation  d'orgueil  contre  la  vé- 
rité, sachons  bien  que  c'est  une  tentation  contre  la 
supériorité  de  l'intelligence  divine  établie  dans  le 
monde. 

Je  voudrais  vous  pénétrer  fortement  de  cesvérités, 
et  je  ne  sais  si  j'y  réussis.  Un  pauvre  capucin  parle 
en  chaire  de  Dieu.  On  dit  :  «  Ce  bon  père  capucin, 
il  croit  cela.  »  Oui,  mes  Frères,  il  le  croit,  et  parce 
qu'il  le  croit,  il  soumet  son  esprit  à  l'esprit  de  l'É- 
glise; il  encadre  son  esprit  dans  l'esprit  de  l'Eglise, 
et  tous  ses  efiforts  tendent  à  vous  persuader  d'en  faire 
autant.  Si  le  temps  me  le  permettait,  je  tirerais  de 
ce  sujet  des  conséquences  pratiques,  car  tous  les 
jours  nous  tombons  dans  la  défiance  de  l'Église;  tous 
les  jours  nous  retranchons  quelque  chose  de  la  vé- 
rité, et  c'est  là  un  germe  de  négation,  de  folie,  par 
conséquent.  Mais  tirons  d'autres  conclusions. 

Ces  pauvres  fous  qui  nous  avertissent  du  néant  de 
notre  raison,  ils  souffrent;  il  faut  les  soulager.  Dès 
longtemps,  mes  Frères,  l'Église  s'en  est  occupée;  elle 
s'en  est  occupée  bien  avant  les  savants,  quoiqu'il 
faille  aussi  leur  rendre  justice.  Ainsi ,  saint  Jean-de- 
Dieu  avait  été  renfermé  dans  un  hùpilal  de  fous,  parce 
qu'il  était  saint.  Il  eut  alors  particulièrement  pitié 
des  fous,  et  les  frères  de  Saint-Jean-de-Dieu  se  sont 
occupés  depuis  lors  du  régime  de  ces  infortunés.  Ils 
I  14 


210  SERMON 

n'ont  pas  désespéré  que  Dieu  pût  en  guérir  quelques- 
uns;  ils  ont  pensé  qu'il  y  avait  des  atteintes  d'aliéna- 
tion mentale  qui  étaient  le  fruit  des  malheurs,  de 
l'hérédité  ou  de  beaucoup  d'autres  circonstances,  et 
qui  n'étaient  peut-être  pas  sans  espoir  de  retour;  ils 
ont  cru  qu'on  pourrait  peut-être  çà  et  là,  par  des 
traitements  charitables,  en  présentant  encore  les 
idées  religieuses  à  leur  esprit,  les  calmer,  les  adou- 
cir, les  mettre  sur  la  voie  de  la  raison  et  du  bien. 

La  science,  surtout  dans  ces  derniers  temps,  est 
entrée  dans  cette  voie.  Des  médecins  honorables,  des 
hommes  de  bien  dans  la  plus  haute  acception  de  ce 
mot,  instruits  à  la  fois  dans  la  science  de  Dieu  et 
dans  les  sciences  de  l'ordre  physique,  se  sont  occu- 
pés des  fous.  Selon  les  indications  de  ces  médecins,  on 
les  a  tirés  de  prison,  on  leur  a  bâti  des  hôpitaux,  on 
leur  a  donné  des  aumôniers,  et  on  a  proclamé  très 
haut  dans  les  feuilles  publiques  qu'ils  n'étaient  pas 
insensibles  à  la  voix  des  prêtres.  Récemment,  un 
protestant  assistait,  dans  un  hospice,  à  la  scène  d'un 
prêtre  parlant  à  une  assemblée  de  fous  ;  il  fut  étonné 
du  profond  silence  qui  se  faisait  à  sa  voix,  et  des 
grands  égards  dont  il  était  l'objet.  En  se  retirant,  il 
prononça  ces  paroles  remarquables  :  «  Ah  !  les  mal- 
heureux! quel  mal  ils  nous  ont  fait!  »  11  disait  cela 
parce  qu'il  savait,  par  expérience,  que  le  ministre 
prolestant,  dépouillé  du  prestige  divin,  n'aurait  pas 
pu  imposer  à  une  assemblée  de  fous  ce  respect  si 
profond;  il  comprenait,  par  ce  spectacle,  l'ascendant 
delà  vérité  établie  dans  l'Église,  vérité  qui  peut  se 
faire  entendre  même  d'un  auditoire  où  la  raison 


SUR    LA   PERTE    PROGRESSIVE   DE    f.A   VÉRITÉ  211 

n'existe  plus.  Voilà,  mes  Frères,  ce  qui  se  passe  à 
côté  de  nous,  voilà  ce  que  peut  faire  le  catholi- 
cisme. 

Il  est  un  autre  point  de  vue  quejedois  vous  présen- 
ter. Ces  pauvresfous,  guéris,  sortent  del'hôpital.  Alors 
que  deviennent- ils?  Vous  savez  combien  la  vie  est 
dure ,  quand  on  se  trouve  dans  Paris  n'ayant  rien 
pour  sa  subsistance,  n'ayant  plus  d'amis,  plus  de 
famille,  et  qu'on  a  été  fou,  et  qu'il  faut  lutter  avec 
une  intelligence  affaiblie  contre  le  désavantage  d'une 
pareille  position.  Mes  Frères,  n'y  a-t-il  pas  de  quoi 
retomber  dans  celte  maladie  dont  on  a  été  sauvé 
comme  par  miracle?  Eh  bien!  on  a  songé  à  ces  pau- 
vres fous  guéris,  surtout  aux  femmes  qui  sortent  de 
l'hospice  de  la  Salpêtrière;  on  y  a  songé,  et  on  leur 
a  ouvert  un  asile  afm  qu'elles  puissent  y  trouver  des 
secours  au  premier  moment.  On  a  fait  plus,  on  a 
pensé  à  un  patronage.  On  les  patronne  ,  on  va  les 
voir,  on  s'occupe  d'elles;  et  ainsi  elles  peuvent  quel- 
quefois reconnaître  un  visage  qui  leur  a  fait  du  bien. 
Or,  mes  Frères,  c'est  pour  celle  œuvre  du  patro- 
nage des  aliénés  qu'on  vous  deraandevotre  concours. 
Nous  vivons  tous  dans  un  temps  où  la  folie  s'aug- 
mente parce  que  l'orgueil  augmente.  Quand  toutes 
les  passions  de  l'esprit  ont  libre  cours  dans  un  pays, 
il  est  inévitable  que  beaucoup  d'intelligences  n'y  suc- 
combent; et  nul  de  nous,  car  il  faut  toujours  arriver  à 
soi,  nul  de  nous ,  si  grand  esprit  qu'il  soit,  n'est  à  l'a- 
bri de  cette  catastrophe  dont  nous  portons  le  germe , 
comme  de  toute  autre  maladie,  comme  de  la  mort. 
Prenez  garde!  nous  avons  reçu  de  nos  générations 


212  SERMON 

antérieures  un  sang  appauvri  ;  notre  esprit  est  un  es- 
prit affaibli;  nous  n'avons  plus  la  fermeté  de  caractère 
des  anciens.  Nous  sommes  petits  devant  les  vicissi- 
tudes delà  vie;  à  tout  moment,  on  voit  des  hommes 
tomber  lâchement  dans  le  suicide  ou  dans  la  folie. 
On  a  vu  le  monde  en  grand;  on  a  voulu  s'y  créer, 
au  delà  de  toutes  ressources  humaines,  une  position 
colossale,  et  au  premier  revers  on  se  trouve  petit, 
on  n'a  pas  d'âme  contre  l'adversité,  et  c'est  préci- 
sément en  face  de  l'adversité  qu'on  reconnaît  les 
grandes  âmes.  Les  revers ,  les  vicissitudes  du  corps 
et  de  l'esprit  se  multiplient,  parce  que  tout  est  libre, 
et  que,  tout  étant  libre,  tout  est  sans  digue. 

Et  puis,  le  malheur  peut  nous  surprendre.  En 
montant  son  escalier,  on  est  atteint  par  une  cata- 
strophe qui  trop  souvent  n'est  pas  encore  un  avertis- 
sement suffisant,  car  bien  des  fois  on  attend  une 
autre  catastrophe  avant  de  se  dire  :  «  Voilà  le  résul- 
tat de  tes  rêves,  de  ton  ambition.  Que  vas-tu  faire?» 
Rien  ne  peut  nous  répondre,  mes  Frères,  qu'avec 
notre  sang  et  notre  esprit  affaiblis  nous  n'ayons  pas 
devant  nous  le  suicide  ou  la  folie.  Préparons  donc ,  à 
nous-môme  peut-être,  à  nos  neveux  ou  à  quelqu'un 
de  notre  famille,  préparons  des  ressources,  augmen- 
tons le  bien  fait  envers  la  folie.  Il  y  a  eu  un  temps 
où  la  lèpre  existait;  les  maladies  de  ces  temps-ci,  ce 
sont  les  maladies  de  l'esprit;  ce  n'est  pas  la  matière 
qui  est  malade  de  nos  jours,  c'est  l'intelligence. 
Quand  nous  vint  la  lèpre  d'Orient,  nous  fîmes  de 
vastes  ladreries;  faisons  aujourd'hui  à  la  folie  des  ré- 
servoirs de  charité  plus  grands  encore! 


SLR    LA   DÉVOTION   AU   CORPS   DE    JÉSUS-CHRIST       213 

J'ai  voulu  VOUS  montrer,  mes  Frères,  par  quelles 
séries  de  déductions  log^iques  on  arrive  à  ébranler 
les  propres  fondements  de  son  esprit,  comment  on 
fait  ainsi  crouler  sur  soi  l'édifice  de  sa  propre  raison, 
comme  autrefois  Samson  fit  crouler  sur  lui-même, 
en  l'ébranlant,  le  temple  philistin.  Bien  que  faible 
par  ma  parole,  je  me  suis  porté  devant  vous  ambas- 
sadeur de  la  vérité,  pour  vous  prémunir  contre  le 
fléau  de  notre  temps.  Plusieurs  d'entre  vous  ne 
m'ont  peut-être  pas  compris;  mais  s'il  y  a  eu  une 
seule  intelligence  qui  soit  demeurée  bien  avertie  de 
la  catastrophe  finale  de  l'orgueil,  je  serai  content.  Je 
le  serai  surtout  si  vos  cœurs  sont  généreux,  si  quel- 
ques pauvres  aliénées  sont  secourues,  si  elles  trou- 
vent, en  rentrant  dans  le  monde,  quelque  soutien, 
quelque  espérance,  quelque  consolation  venant  du 
cœur  de  Jésus-Christ,  par  le  vôtre,  mes  Frères. 
Amen. 


SUR  LA  DÉVOTION  AU  CORPS  DE  JÉSUS -CHRIST 

Prêché  à  Notre-Dame  de  Paris,  le  19  février  1846,  pour  l'œuvre 
du  Calvaire  de  Montmartre. 

NOTICE 

Depuis  la  destruction  du  Calvaire  du  mont  Valërien 
(  1830) ,  les  chrétiens  de  Paris  soupiraient  après  le  jour  où 
il  leur  serait  donné  de  vénérer  de  nouveau  la  Croix  de 
Jésus-Christ  publiquement  exposée  sur  quelque    sainte 


214  SERMON 

montagne.  Leurs  vœux  furent  bienlôt  accomplis,  et  le 
Calvaire  restauré  de  Montmartre  devint  le  but  d'un  solen- 
nel et  pieux  pèlerinage. 

Il  restait  deux  chapelles  et  un  sépulcre  à  construire 
lorsque  le  P.  Lacordaire  prêcha,  en  faveur  de  l'œuvre', 
ce  sermon  de  charité  qui  fut  publié,  comme  le  précédent, 
par  le  Journal  des  Prédicateurs. 

TEXTE 

Manifeste  magnum  est  pietatis  sacra- 
mentum,  quod  mani/estatum  est  in  carne, 
justiflcatvmest  in  spiritu,apparuitangelis, 
prœdicatiim  estgentibus,  crcâitum.  est  in 
mundo,  assumptum  est  in  gloria. 

<  Manifestement  il  est  grand ,  le  sacre- 
ment de  la  piété  qui  a  été  marlfestédans 
la  chair,  qui  a  été  justifié  dans  l'esprit, 
qui  est  apparu  aux  anges,  qui  a  été  i>rê- 
ché  aux  nations,  qui  a  été  cru  dans  le 
inonde,  et  qui  a  été  élevé  dans  la  gloire.  » 

(/"  Ép.  à  Tim.,  iri,  16.) 

Mes  Frères, 

Pour  aucune  autre  œuvre,  quelle  qu'elle  l'ut, 
quelque  misère  qu'il  s'agît  de  soulager,  et  quand 
j'aurais  devant  moi  des  montagnes  de  morts  et  de 
mourants,  je  ne  parlerais  avec  tant  d'abondance  de 
cœur,  avec  tant  de  foi,  avec  tant  d'enthousiasme; 
car  si  j'ai  du  respect,  si  j'ai  de  la  dévotion  au  corps 
des  pauvres,  j'ai  un  respect  plus  grand,  j'ai  une 
dévotion  plus  profonde  pour  le  corps  de  Jésus- 
Christ,  qui  est  le  père  du  pauvre,  le  grand  pauvre 
du  temps  et  de  l'éternité  ! 

Je  dois  vous  entretenir  de  cette  œuvre  du  Calvaixe 
de  Montmartre  qui  a  intéressé  votre  âme  tout  en- 

'  Voir  VUnivcrs  du  17  février  1846. 


SUIl    r-A    DÉVOTION    AT   CORPS    DE    JESIS-CDRIST      215 

tière;  mais  d'abord  je  veux  traiter  devant  vous  de 
la  dévotion  au  corps  de  Jcsus-Ciirist.  Je  pourrai 
ainsi  vous  faire  mieux  comprendre  quels  rapports 
existent  entre  cette  dévotion  et  l'œuvre  pour  laquelle 
vous  êtes  rassemblés. 

Je  prie  Dieu,  mes  Frères, de  donner  à  mes  paroles 
un  accent  capable  de  vous  toucher,  de  révéler  à  vous- 
mêmes  ,  chrétiens ,  qui ,  souvent  entraînés  par  la  pure 
philanthropie,  considérez  trop  les  membres  sans 
assez  considérer  le  chef,  toute  l'importance  do  la 
piété.  Puisse-t-il  animer  mes  paroles  d'une  telle  per- 
suasion, qu'elles  vous  inspirent  des  pensées  dignes 
du  sujet  que  je  vais  traiter,  dignes  de  l'œuvre  qui 
vous  rassemble,  dignes  aussi  de  la  charité  qui ,  bien 
qu'à  l'état  latent,  est  au  fond  de  tous  vos  cœurs. 

I.  —  Mes  Frères,  nous  n'avons  été  créés  et  mis 
au  monde  que  pour  cire  amoureux.  Je  suis  fâché  de 
me  servir  de  cette  expression,  si  vulgairement  ra- 
baissée à  des  proportions  indignes  d'elle,  mais,  au 
fond,  cela  m'est  indifférent.  Je  dis  donc  que  nous 
avons  été  créés  et  mis  au  monde  uniquement  et 
absolument  pour  être  amoureux,  et  que  le  ciel  qui 
nous  est  promis  n'est  pas  autre  chose  qu'un  lieu  où 
cette  faculté,  cette  destinée,  celle  prédestination  de 
notre  àme  s'accomplira  dans  la  mesure  où  nous 
l'aurons  méritée,  en  développant  en  nous,  à  l'infini, 
ce  germe  d'amour  qui  y  a  été  déposé. 

Nous  sommes  faits  de  telle  sorte  que  ce  qui  est 
esprit  pur  ne  nous  touche  pas,  parce  que  nous  ne 
sommes  pas  de  purs  esprits ,  et  que ,  d'un  autre  côté , 
ce  qui  est  purement  visible  et  tangible,  c'est-à-dire 


216  SERMON 

le  corps,  quand  il  est  tout  seul,  nous  louche  peu, 
parce  que  nous  avons  un  esprit,  bien  qu'imparfait, 
et  que  nous  sommes,  par  cela  même,  trop  élevés 
pour  pouvoir  être  véritablement  touchés  et  retenus 
par  ce  qui  n'est  qu'un  peu  de  poussière  plus  ou 
moins  colorée. 

Il  faut  donc,  pour  que  notre  enthousiasme  soit  sus- 
ceptible d'être  excité,  il  faut  qu'il  y  ait  une  âme 
transparente  dans  un  corps,  et  qu'il  y  ait  un  corps 
joint  à  une  âme  :  quand  ces  deux  circonstances  se 
rencontrent,  à  l'instant  ce  sentiment  que  nous  appe- 
lons l'amour  est  excité  en  nous.  Alors  c'est  sur  la 
figure  de  l'homme,  sur  cette  partie  de  lui-même  qu'il 
porte  haute  et  visible  pour  tous ,  que  reluit  ce  mé- 
lange ,  cette  mixtion  singulière  de  l'âme  et  du  corps 
qui  fait  que,  sur  le  front,  sur  les  lèvres  et  dans  les 
yeux,  nous  apercevons,  outre  la  configuration  exté- 
rieure, quelque  chose  qui  ressort ,  quelque  chose  qui 
se  peint,  et  qui,  tout  en  touchant  la  partie  extérieure 
de  nous-mêmes,  enflamme  en  nous  ce  qu'il  y  a  de 
plus  secret  et  de  plus  profond. 

Mais,  mes  Frères,  cette  racine  exquise  de  l'amour 
qui  nous  fut  donnée  dans  le  paradis  de  notre  création, 
cette  racine  a  été  gâtée  et  corrompue,  elle  a  été 
attaquée  par  ses  deux  extrémités  :  du  côté  de  l'âme, 
par  l'orgueil,  et  du  côté  du  corps,  par  la  prédomi- 
nance des  sens,  que  nous  appelons  la  sensualité. 

L'orgueil  nous  dessèche;  il  nous  ramène  à  nous, 
à  notre  personnalité;  il  nous  rend  incapables  de  sor- 
tir véritablement  de  nous-mêmes  pour  nous  donner 
à  un  autre;  il  fait  que  nous  demeurons  dans  notre 


SUR   LA    DÉVOTION    AU   CORPS   DE   JÉSUS-CHRIST       217 

solitude,  et  que  si  nous  avons  quelque  apparence 
d'affection,  ce  n'est  réellement  qu'un  voile  dont  nous 
couvrons  l'égoïsme  qui  est  en  nous  ;  car,  véritable- 
ment, au  fond  nous  n'aimons  que  nous,  dans 
l'ambition,  les  richesses,  le  bien-être  extérieur  et 
intérieur.  Voilà  tout  ce  que  l'orgueil  nous  demande, 
tout  ce  que  nous  lui  accordons. 

La  sensualité  détruit  aussi  l'amour.  Une  fois  que 
nous  ne  recherchons  plus  que  la  satisfaction  exté- 
rieure, ce  qui,  à  vrai  dire,  est  une  autre  espèce 
d'ég-oïsme,  nous  ne  cherchons  plus  que  nous-mêmes, 
c'est-à-dire,  nous  ne  cherchons  plus  qu'une  ignoble 
brutalité  qui  est  l'extinction  de  tout  sentiment  géné- 
reux. Or  c'est  là  ce  qui  gâte  le  plus  l'homme,  ce 
qui  le  perd  davantage;  c'est  là  ce  qui  ruine  les 
sociétés.  C'est  pourtant  cela  qui  existe  sans  cesse  au 
milieu  de  nous,  qui  nous  fait  des  êtres  malheureux 
et  indignes ,  plongés  que  nous  sommes  dans  de 
misérables  jouissances,  de  la  véritable  félicité  qui 
nous  est  due,  mais  qui,  dans  celte  voie  où  nous 
croyons  la  rencontrer,  ne  nous  apparaîtra  jamais. 

Les  hommes  penchant  ainsi  ou  vers  l'orgueil,  ou 
vers  les  sens,  il  n'y  a  presque  pas  d'àmes  qui  puis- 
sent trouver,  entre  ces  deux  extrémités,  un  vrai 
point  où  l'amour  se  manifeste  encore.  De  là  viennent 
ces  tristes  catastrophes  de  nos  affections;  de  là  vient 
que,  après  ces  illusions  de  la  jeunesse,  que  nous 
nous  sommes  créées  dans  l'espoir  de  les  voir  réalisées 
par  un  moyen  ou  par  un  autre ,  dans  un  certain 
moment  heureux  et  attendu  de  notre  vie,  de  là  vient, 
dis-je,  qu'après  ces  illusions,  tôt  ou  tard  et  même 


218  SERMON 

bientôt  la  réalité  se  montre, et  qu'alors  nous  demeu- 
rons convaincus  que  ce  que  nous  avons  cherché  ici- 
bas  ne  s'y  rencontre  pas. 

Il  fallait,  par  conséquent,  mes  Frères,  si  Dieu 
devait  avoir  pitié  de  nous,  s'il  devait  nous  réparer 
et  nous  rappeler  au  bien,  il  fallait  qu'il  ressuscitât 
l'amour  tel  qu'il  était  au  temps  primitif  de  la  créa- 
tion. Et  comme  cet  amour  ne  pouvait  être  rétabli 
que  selon  les  lois  de  notre  nature,  parce  que  Dieu 
ne  venait  pas  la  changer,  mais  seulement  la  réparer, 
il  fallait  que  le  mystère,  que  le  sacrement  de  l'amour, 
appelé  admirablement  dans  nos  Livres  saints  le 
mystère  de  la  piété,  il  fallait,  comme  le  dit  saint 
Paul,  que  ce  mystère  fût  manifesté  dans  la  chair  : 
Manifestatum  in  caime.  Il  fallait  donc  que  la  beauté 
véritable,  la  beauté  humaine  nous  réapparût;  il  fal- 
lait reprendre  ces  conversations  que  nous  avions 
eues  avec  Dieu  dans  le  paradis  terrestre,  et  revoir, 
non  pas  cette  beauté  fanée  que  les  sens  détruisent, 
mais  cette  beauté  pure  qui  excite  l'amour  sans 
tache;  il  fallait  retrouver  la  physionomie  d'Adam, 
la  physionomie  d'Eve,  la  physionomie  de  l'Éden, 
cette  physionomie  enfin  que  Notre -Seigneur  Jésus- 
Christ,  dans  sa  virginale  et  divine  beauté,  est  venu 
nous  apporter,  pour  ressusciter  l'amour  que  nous 
devions  à  Dieu  et  à  nous-mêmes.  C'est  Jésus-Christ, 
en  effet,  qui  nous  a  rapporté  la  physionomie  hu- 
maine dans  toute  sa  pureté,  dans  toute  sa  sainteté, 
telle  que,  quand  nos  premiers  parents  se  prome- 
naient sous  les  ombrages  du  paradis  terrestre,  se 
regardant  l'un  l'autre,  elle  liquéfiait  leur  amour,  le 


SUR    LA   DÉVOTIOX   AU   CORPS   DE   JÉSUS-CURIST       219 

faisait  aller  de  l'un  à  l'autre  comme  une  eau  vive 
qui,  par  mille  détours,  se  croise  et  se  recroise  sans 
jamais  rien  perdre  de  sa  limpidité.  Ah!  c'était  un 
beau  temps  que  celui  où  régnait  cette  beauté  cor- 
porelle qui  n'était  pas  charnelle,  cette  beauté  spiri- 
tuelle qui  provoquait  ces  élans,  ces  flots  d'amour 
toujours  purs,  jamais  troublés! 

Eh  bien  !  quand  Jésus-Christ  apparut  au  monde , 
quand  ses  disciples  le  virent,  ils  éprouvèrent  ce  que 
nos  premiers  parents  avaient  éprouvé,  mais  à  un 
plus  haut  degré  ;  ce  fut  quelque  chose  de  plus  com- 
plet, de  plus  violent  et  en  même  temps  de  plus  paci- 
fique encore.  De  là  vient  que  ses  premiers  disciples, 
indépendamment  de  l'instinct  de  la  grâce  intérieure 
qui  agissait  en  eux,  comme  le  remarquent  les  Pères 
de  l'Église,  se  sentaient  attirés  vers  lui;  ils  n'avaient 
pas  regardé  un  instant  la  physionomie  du  Sauveur 
du  monde,  qu'ils  étaient  déjà  transformés  au  dedans 
d'eux-mêmes,  et  qu'ils  éprouvaient  un  sentiment 
inconnu. 

Ainsi,  mes  Frères,  quand  il  vous  arrive  de  rencon- 
trer des  physionomies  saintes,  qui  expriment,  autant 
que  l'humanité  le  peut,  la  physionomie  du  Christ, 
—  et  une  des  choses  qui  fait  la  puissance  des  saints, 
c'est  qu'on  ne  les  voit  pas  par  le  dedans,  on  les  voit 
par  le  dehors;  on  les  voit,  non  seulement  par  leurs 
œuvres ,  mais  aussi  par  le  reflet  de  la  beauté  du  Christ 
sur  leur  visage,  de  telle  sorte  qu'on  dirait  presque 
à  leur  vue  :  Voilà  le  Christ,  —  ainsi,  disais-je, 
quand  il  vous  arrive  de  rencontrer  un  de  ces  hommes, 
il  n'est  personne  de  vous  qui  ne  se  sente  prêt  à  lui 


220  SERMON 

ouvrir  son  ème,  à  lui  donner  sa  confiance,  à  l'aimer 
comme  on  n'aime  pas  sa  mère,  comme  on  n'aime 
pas  son  père,  comme  on  n'aime  pas  son  épouse  ;  à 
l'aimer  de  l'amour  le  plus  vif  de  tous,  d'un  amour 
infini;  car  nous  sentons  qu'il  est  notre  père  spirituel 
et  que  nous  sommes  ses  enfants  spirituels.  On  sait 
la  mesure  de  l'amour  qu'on  a  pour  son  père,  sa 
mère,  son  époux;  mais  on  ne  saurait  dire  l'amour 
immense  que  l'on  éprouve  auprès  de  celui  qui  exprime 
pour  nous  la  physionomie  du  Christ ,  notre  Seigneur 
tant  aimé  et  tant  aimable. 

Eh  bien  !  cet  empire  extérieur  de  la  physionomie 
des  saints  est  celui  dont  les  disciples  sentirent  l'in- 
fluence, mais  à  un  plus  haut  degré,  à  la  vue  de 
Jésus-Christ. 

A  mesure  que  nous  devenons  plus  parfaits,  plus 
saints ,  il  se  reflète  sur  notre  front  quelque  chose  de 
cette  beauté  divine  qui  n'excite  aucun  mauvais 
mouvement,  aucun  amour  qui  se  flétrit,  qui,  au 
contraire,  réveille,  excite  toutes  les  pensées  géné- 
reuses qui  élèvent  l'homme  au-dessus  de  lui-même. 
Depuis  la  chute  de  nos  premiers  parents  jusqu'à 
l'avènement  du  Christ ,  l'amour  ne  s'était  plus  mani- 
festé, d'une  part,  que  par  l'orgueil,  de  l'autre,  que 
par  la  sensualité.  Jésus-Christ,  le  Fils  de  Dieu,  en 
s'abaissant  jusqu'à  prendre  un  corps,  avait  brisé 
l'orgueil,  et  en  même  temps,  en  prenant  ce  corps  si 
parfaitement  pur,  il  avait  brisé  la  sensualité,  c'est- 
à-dire  l'incontinence,  la  concupiscence. 

La  dévotion  au  corps  du  Christ,  je  dis  à  son  corps, 
je  ne  parle  pas  de  son  esprit,  à  ce  corps  qui  est  la 


SUU    LA   DÉVOTION    AU    CORPS   DE    JÉSUS-CHRIST       221 

source  de  toute  humilité,  de  toute  chasteté,  de  toute 
charité,  a  donc  ramené  l'amour,  qui  s'était  égaré  à 
ces  deux  extrémités  de  l'orgueil  et  de  la  sensualité, 
vers  la  beauté  primitive  que  Dieu  avait  ressuscitée, 
vers  le  corps  de  son  Fils.  Cette  dévotion  à  la  chair 
du  Christ  commença  tout  de  suite,  avant  même  que 
Jésus  eût  traversé  les  mystères  de  la  Passion,  l^lle 
se  manifesta  dans  Madeleine,  qui  représentait  l'âme 
déchue,  dégradée  par  tous  les  abus  de  l'affection. 
Dans  l'une  des  histoires  les  plus  célèbres  de 
l'Évangile,  qui  est-ce  qui  nous  est  proposé  d'abord 
pour  modèle?  C'est  cette  femme,  c'est  Madeleine. 
Apprenant  un  jour  que  Jésus  est  assis  à  un  banquet, 
elle  va  le  trouver,  apportant  un  vase  de  parfums; 
elle  se  jette  à  ses  pieds ,  les  inonde  de  ses  parfums 
et  de  ses  larmes ,  puis  elle  essuie  en  même  temps 
avec  ses  cheveux,  sur  les  pieds  du  Christ,  et  ses 
larmes  et  ses  parfums.  Tel  fut  le  premier  acte  de 
dévotion  au  corps  de  Jésus- Christ.  Les  disciples, 
voyant  CL'la,  dirent:  Pourquoi  perdre  ce  parfum? 
n'aurail-on  pas  pu  le  vendre  trois  cents  deniers  que 
Von  aurait  donnés  aux  pauvres?  Jésus,  qui  pré- 
voyait ])ien  les  objections  que  l'on  ferait  contre  la 
dévotion  à  son  corps;  Jésus,  qui  prévoyait  que  l'on 
dirait,  quand  on  bâtirait  ses  églises  :  Pourquoi  ne 
pas  les  faire  plus  petites,  et  donner  le  surplus  de 
l'argent  aux  pauvres?  quand  on  illuminerait  ses 
autels  :  Est-ce  qu'il  ne  vaudrait  pas  mieux  secourir 
les  membres  du  Christ?  quand  on  voudrait  élever 
des  Calvaires  pour  représenter  son  corps  sacré  sous 
toutes  les  formes  de  la  douleur  :  A  quoi  bon  cette 


222  SERMON 

dépense  inutile?  est-ce  que  nous  n'avons  pas  des 
pauvres?  est-ce  qu'il  ne  faut  pas  courir  avant  tout 
à  leur  secours?  est-ce  que  le  Seigneur  a  besoin  de 
parfums,  de  lumières?  n'esl-il  pas  par  lui-même  son 
parfum,  sa  lumière?...  Jésus,  qui  prévoyait  bien 
toutes  ces  objections  dérisoires  contre  son  culte,  y 
répondit  à  l'avance  en  répondant  à  ses  disciples, 
étonnés  de  la  dévotion  de  Madeleine  :  Vous  aurez 
toujours  des  pauvres  avec  vous;  laissez  faire  celle 
femme  elle  le  fait  pour  ma  sépulture;  et  partout  où 
sera  racontée  celte  histoire,  elle  sera  racontée  à  sa 
louange.  En  effet,  mes  Frères,  après  le  nom  de  la 
Vierge  Marie,  il  n'y  en  a  pas  de  plus  célèbre  que 
celui  de  Madeleine,  de  la  pécheresse  qui  arrosa  de 
ses  larmes  les  pieds  du  Seigneur,  nous  initiant  ainsi 
à  la  dévotion  de  son  corps. 

Plus  tard,  ce  n'est  plus  la  femme  pécheresse,  — 
il  faut  que  l'autre  côté  de  la  nature,  l'innocence,  se 
montre  à  son  tour,  —  c'est  un  jeune  homme  qui  est 
choisi  pour  nous  donner  l'enseignement  de  cette 
dévotion.  Car,  plus  haut  que  la  femme,  plus  haut 
que  la  vierge,  plus  précieux  qu'elle,  se  trouve  le 
jeune  homme  qui,  au  milieu  des  illusions  de  son 
âge  et  du  monde,  a  su  conserver  sa  pureté  virginale  : 
c'est  là  l'être  privilégié  par  excellence,  celui  qui 
représente  le  plus  Jésus-Christ,  celui  qui  plaît  le 
plus  à  Dieu,  celui  qui  touche  le  plus  le  cœur  des 
anges  et  le  cœur  des  hommes.  Eh  bien!  saint  Jean 
représente  à  jamais  la  jeunesse  chrétienne  qui 
dompte  son  corps  par  dévotion  au  corps  du  Christ, 
qui  remplace  dans  son  cœur  le  vain  amour  du  corps 


SUR  LA  DÉVOTION  AU  CORPS  DE  JÉSUS -CHRIST   223 

de  la  créature  par  l'amour  sacré  et  durable  du  corps 
du  Christ.  Que  fait  saint  Jean?  Il  ne  se  jette  pas, 
comme  Madeleine,  aux  pieds  du  Christ;  il  pose  sa 
tête  sur  la  poitrine  du  Christ,  sur  la  poitrine,  le 
siège  des  passions;  saint  Jean,  le  jeune  homme,  le 
modèle  des  jeunes  gens  chrétiens,  monte  au  Calvaire 
avec  le  Christ,  appuyant  sa  tète  sur  la  poitrine  de 
son  divin  maître.  Là  commence,  mes  Frères,  la  dévo- 
tion au  sacré  Cœur,  que  vous  croyez  née  seulement 
au  siècle  dernier,  mais  qui  véritablement  est  née,  le 
jour  de  la  Cène,  du  baiser  de  saint  Jean  à  la  poi- 
trine de  son  Dieu. 

Gela  fait,  la  dévotion  au  corps  du  Christ  était 
révélée. 

Ces  exemples  de  Madeleine  et  de  saint  Jean  doi- 
vent nous  porter,  mes  Frères,  à  révérer  tout  ce  qui 
est  extérieurement  le  Christ.  Mais  tout  n'était  pas 
accompli  dans  le  mystère  ou  le  sacrement  de  la  piété, 
c'est-à-dire  de  l'amour  sans  tache,  de  l'identification 
de  l'âme  avec  l'amour  pur.  Il  existe  une  autre  partie 
bien  plus  profonde  de  l'amour,  c'est  le  dévouement. 
S'identifier  par  l'àme,  c'est  la  moitié  de  l'amour; 
se  dévouer  par  l'âme,  c'en  est  la  seconde  et  la  plus 
belle  moitié. 

Dieu,  mes  Frères,  sans  qu'il  nous  soit  possible  de 
le  comprendre,  sinon  par  ce  que  nous  éprouvons 
nous-mêmes,  Dieu  éprouve  le  besoin  de  souffrir,  de 
se  dévouer  pour  ce  qu'il  aime;  lui,  qui  est  l'impas- 
sibilitô  absolue.  Lui,  qui  ne  peut  pas  souffrir;  lui, 
qui,  pour  ainsi  dire,  n'a  aucune  idée  delà  souffrance, 
parce  que  sa  nature  ne  la  connaît  pas,  il  éprouve  le 


224  SERMON 

besoin  de  souffrir,  de  se  dévouer  pour  ce  qu'il  aime!... 
Il  y  a  au  fond  de  l'amour  un  besoin  de  se  dévouer 
qui  est  tel,  que  le  Seigneur,  le  Fils  de  Dieu,  envoyé 
par  son  Père  pour  racheter  les  hommes  par  ses 
souffrances  et  sa  mort,  disait  :  Oh/ combien  je  souffre 
en  attendant  l'heure  où  mon  sacrifice  doit  s'accom- 
plir! Combien  je  suis  dans  l'angoisse  jusqu'au  mo- 
ment où  je  subirai  la  plénitude  de  l'opprobre  à  cause 
de  mes  enfants,  que  j'ai  aimés  de  toute  éternité! 

Il  fallait  donc  que  dans  le  corps  du  Christ  fût 
manifestée  la  seconde  partie  du  mystère  de  l'amour, 
par  la  Passion  la  plus  douloureuse  et  la  plus  igno- 
minieuse à  la  fois  qui  fut  possible!  Il  fallait  que 
Dieu  fût  homme,  afin  que  le  mystère  fût  manifesté 
dans  la  chair,  suivant  l'expression  de  saint  Paul,  et 
souffrît  des  douleurs  qu'aucun  homme  n'eût  jamais 
souffertes. 

Cela  vous  étonne  bien  un  peu  vous-mêmes,  tout 
chrétiens  que  vous  êtes,  car  vous  êtes  des  chrétiens 
lâches  et  appauvris,  des  chrétiens  du  siècle,  des 
chrétiens  qui  alliez  le  ciel  et  la  terre,  et  qui,  par  je 
ne  sais  quelle  détestable  transaction  entre  la  péni- 
tence chrétienne  et  les  félicités  terrestres ,  cherchez 
à  agrandir  la  voie  que  le  Christ  nous  a  ouverte  sur 
le  Calvaire;  qui,  chaque  jour,  en  voyant  vos  années 
s'avancer  paisibles,  échappant  plus  ou  moins,  par 
votre  position,  aux  tortures  du  monde,  vous  félicitez 
que  la  voie  vous  ait  été  faite  si  large  et  si  facile; 
qui  croyez  qu'on  arrive  au  sommet  du  Calvaire  en 
traînant  une  Croix  ainsi  prédestinée  pour  la  jouis- 
sance et  la  tranquillité.   Mais  si  vous  ne  souffrez 


SUR    LA    DÉVOTION    AV   COKPS   DE   JÉSUS-CHRIST      225 

pas  par  vous-mêmes,  si  vous  ne  souffrez  pas  par 
votre  propre  volonté,  si  les  mystères  chrétiens  sont 
pour  vous  des  choses  dont,  du  haut  de  cette  chaire, 
on  ose  à  peine  parler  à  vos  oreilles,  devenues  su- 
perbes et  incrédules  à  la  fois,  ah!  prenez  garde!  Dieu 
prend  sa  revanche.  11  suscite,  par  le  jeu  même  de 
vos  passions,  par  la  lassitude  de  vos  vaines  jouis- 
sances, il  suscite  les  peines  de  la  vie;  il  crée,  malgré 
toutes  vos  richesses,  il  crée  tut  ou  lard  pour  vous  un 
Calvaire  et  une  Croix!  Vous  gémissez  alors!...  Ah! 
Dieu  est  boni...  Vos  gémissements  sont  pour  vous 
le  signe  assuré  de  ses  bénédictions!...  Rappelez-vous 
les  paroles  de  la  mère  de  Fouquel  :  «  Mon  Dieu! 
je  commence  à  croire  au  salut  de  mon  fils  ,  puisque 
vous  l'avez  fait  malheureux  !  » 

Par  l'exemple  du  Dieu,  souffrant  dans  la  personne 
de  son  Fils  pour  les  hommes  qu'il  aime,  vous  voyez, 
mes  Frères,  qu'on  n'aime  pas  sans  se  donner,  sans  se 
dévouer.  Et,  malgré  les  accusations  que  j'énonce 
contre  vous,  je  vous  rends  celte  justice  que  vous 
portez  au  dedans  de  vous  la  véritable  image  de  Dieu, 
et  que,  quand  vous  aimez  sincèrement,  vous  savez 
souffrir  pour  les  objets  de  votre  affection,  que  vous 
savez  souffrir  pour  vos  enfants,  pour  ceux  qui  ont 
su  conquérir  votre  âme  tout  entière.  Alors  le  mystère 
qui  vous  est  inconnu  du  côté  de  Dieu  vous  est  connu 
du  côté  de  la  terre;  vous  justifiez  ainsi  le  mystère 
de  la  Croix,  il  est  vrai,  dans  une  misérable  affection 
humaine  ,  vous  l'acceptez  sans  le  comprendre,  vous 
ne  le  regardez  que  par  son  côlé  terrestre ,  vous  ne  le 
concevez  pas  selon  les  saintes  Écritures;  mais  enfin, 
1  io 


226  SERMON 

par  un  bout  ou  par  un  autre,  vous  le  sentez.  Il  n'y 
a  donc  personne  ici  qui  n'ait  éprouvé  du  bonheur  à 
sacrifier  quelque  chose  à  son  amour;  et  cela  suffit 
pour  que  votre  esprit  comprenne  que  le  sacrement  de 
la  piété,  de  l'amour,  après  avoir  été  manifesté  par  la 
dévotion  de  l'homme  au  corps  du  Christ,  a  été  ma- 
nifesté par  le  Fils  de  Dieu  dans  son  corps  crucifié, 
et  nous  a  été  enseigné  par  ce  grand  exemple. 

Oui ,  mes  Frères ,  à  cause  de  son  amour  pour  nous , 
le  Christ  a  été  flagellé  comme  un  esclave  !  Rougis- 
sez-en si  vous  voulez,  il  a  été  battu,  puis  attaché 
par  les  quatre  membres  comme  un  vil  esclave!  Il 
nous  a  enseigné  par  là  qu'il  n'y  a  rien  de  si  abject 
dont  1  amour  ne  triomphe.  Dieu,  de  toute  éternité, 
l'avait  plantée ,  cette  Croix  qui  a  racheté  le  monde  ;  et 
le  plus  beau  jour  de  toute  l'éternité  fut  celui  où 
son  Fils  fut  regardé  du  haut  du  ciel  attaché  à 
cette  Croix,  dont  voici  l'image  devant  vos  yeux,  à 
cette  Croix  que  vous  ne  devez  jamais  perdre  de  vue. 

Ici,  mes  Frères ,  remarquez  la  suite  de  mon  texte. 
Cette  dévotion  au  corps  du  Christ,  cette  manifes- 
tation du  sacrement  de  lamour,  justificatum  est  in 
spirilu,  elle  a  été  justifiée  dans  l'esprit. 

Tandis  que  le  spiritualisme  philosophique,  tandis 
que  le  spiritualisme  platonique  et  stoïque ,  incapable 
de  nous  toucher,  ne  réparait  pas  nos  mœurs,  la 
matière  chrétienne ,  s'il  m'est  permis  de  me  servir  de 
cette  expression,  réparait  tout  ce  qui  était  corrompu, 
faisait  des  cœurs  justes,  des  cœurs  aimants,  des 
cœurs  humains,  trois  choses  qui  ne  s'étaient  jamais 
vues.  C'est  par  la  matière  chrétienne  que  le  règne 


SLR  LA  DÉVOTION  AU  CORPS  DE  JÉSL'S- CHRIST   227 

delà  pureté  a  été  établi  sur  la  terre;  c'est  en  ado- 
rant le  corps  du  Christ  que  nous  avons  cessé  d'ado- 
rer le  corps  de  l'homme.  Pour  objet  de  son  adoration , 
il  faut  à  l'homme  un  corps;  il  ne  lui  faut  pas  pu- 
rement de  l'esprit,  mais  du  tangible,  du  visible;  il 
lui  faut  des  pieds  qu'il  puisse  baiser,  une  poitrine 
qu'il  puisse  embrasser;  je  ne  crains  pas  de  me 
servir  de  ces  expressions,  elles  sont  dans  l'Évangile; 
je  puis  bien,  du  haut  de  cette  chaire,  les  répéter. 
Ce  n'est  qu'en  adorant  le  corps  du  Christ  qu'il  pourra 
sortir  de  l'adoration  du  corps  humain. 

Lisez  Platon,  Zenon,  ils  ne  parlent  que  de  l'es- 
prit; quant  à  la  matière,  ils  disent:  Vous  y  périrez. 
L'Apôtre  dit,  au  contraire  :  C'est  la  matière  qui 
régénère  l'esprit;  justificatum  est  in  spirilu:  la  ma- 
tière a  été  justifiée  par  les  fruits  qu'elle  a  portés 
j^ns  l'esprit.  Apparuil angelis ,  ajoute  l'Apôtre;  elle 
a  apparu  aux  anges.  Auparavant,  les  anges  n'avaient 
pas  encore  une  véritable  idée  de  la  créature  de  Dieu  ; 
c'est  Jésus  crucifié  au  Calvaire  qui  la  leur  a  révélée 
dans  toute  sa  plénitude.  Alors  les  anges  l'adorèrent, 
et  ce  jour  fut  le  plus  grand. 

Puis  le  Christ  a  été  prêché  aux  nations  ,  à  toutes 
sans  exception,  quelles  que  fussent  leurs  idées  ,  leur 
philosophie.  A  toutes  les  nations  on  a  porté  la  Croix, 
devant  toutes  on  a  planté  un  Crucifix.  D'abord  on 
présenta  la  Croix  aux  esprits  d'Athènes.  A  ces  esprits 
brillants,  sceptiques,  on  présenta  une  image  gros- 
sière du  Christ,  et  ils  nous  le  reprochèrent;  car  la 
première  objection  que  rencontrèrent  nos  pères ,  la 
plus  grande  fut  celle-ci  :  «  Quoi  !  vous  adorez  comme 


228  SERMON 

un  Dieu  un  homme  qui  a  élc  ballu  comme  un 
esclave,  qui  esl  mort  de  la  mort  des  esclaves!...  » 
Ils  adoraient  bien  la  matière,  mais  ils  l'adoraient 
sous  des  formes  gracieuses  qui  leur  parlaient  de 
leurs  voluptés,  et  ils  ne  pouvaient  concevoir  que 
nous  adorassions  la  matière  souffrante.  Et  cependant, 
la  première  chose  que  l'on  fait  encore  tous  les  jours , 
à  quelque  peuple  que  l'on  s'adresse,  c'est  de  poser 
le  Crucifix,  puis  on  parle,  on  prêche  à  ses  pieds; 
on  dit  :  «  Celui-ci  s'est  fait  tuer  pour  vous,  moi  je 
mourrai  pour  sa  foi;  mon  sang,  mêlé  à  celui  de  mon 
maître,  vous  persuadera  peut-être!  »  Sans  la  Croix, 
on  ne  convertit  personne  ! 

Creditum  est  in  mundo,  dit  encore  l'Apôtre,  et  c'est 
là  ce  qui  décide  de  tout;  ce  qui  était  le  plus  difficile 
à  croire  a  été  cru...  On  croit  un  moment  le  système 
d'un  philosophe  célèbre ,  et  souvent  le  lendemain  on 
n'y  croit  plus;  mais  le  mystère  de  la  piété,  manifesté 
dans  la  chair  sous  une  apparence  ignominieuse,  est 
toujours  et  partout  cru  dans  le  monde. 

Assumptum  est  in  gloria,  dit  enfin  l'Apôtre,  il  a 
été  élevé  dans  la  gloire.  Du  Calvaire  il  est  passé  aux 
catacombes,  des  catacombes  au  Capitole,  et  du  Capi- 
tole  sur  le  front  des  souverains.  Constantin  vit  la 
Croix  dans  le  ciel,  et  il  lui  fut  dit  que  toute  victoire 
dans  ce  monde  ne  s'obtiendrait  que  par  ce  signe  : 
In  hoc  signo  vincesf  Quand  on  voit  disparaître  ce 
signe ,  quand  on  voit  les  pouvoirs  humains  reculer 
devant  ce  signe  d'humilité,  de  charité  ,  de  justice  et 
de  bonté,  on  peut  prévoir  que  c'est  la  veille  de  la  fin 
et  des  dynasties,  et  des  races,  et  de  tous  les  pouvoirs 


SUR    [.A   DÉVOTION    AU    T.ORPS    DE   JESUS  -  CHRIST      229 

orgueilleux.  Quiconque  fait  tomber  la  Croix  res- 
semble à  une  statue  qui  pousse  son  piédestal  et 
croit  qu'elle  restera  suspendue  dans  l'espace...  ^s- 
sumpliim  est  hi  gloriaf...  Vous  l'avez  fait  tomber, 
mais  quelques  amis  après  vous  l'ont  remontée,  et 
elle  monte,  elle  monte  encore  au-dessus  des  géné- 
rations !  elle  s'élève  encore  dans  l'estime  et  la  gloire 
de  l'univers!  Les  impies  se  consolent,  parce  qu'au- 
dessus  de  quelques  bâtiments  ils  ne  la  voient  plus  ; 
mais  qu'importe,  si  quelques  fidèles  la  suivent  tou- 
jours des  yeux  et  la  montrent  toujours  s'élevantplus 
haut  encore ,  avec  plus  d'empire  et  de  majesté! 

Je  crois,  mes  Frères,  que,  dans  ces  derniers  temps, 
vous  avez  vu  ce  spectacle...  Vous  pouvez  donc 
redire,  avec  le  même  accent  de  triomphe,  le  final  de 
mon  texte  :  Il  est  grand  le  mystère  de  la  piété  qui  a 
été  manifesté  dajis  la  chair...,  qui  a  été  cru  dans  le 
monde  et  élevé  dans  la  gloire  l 

II. —  Voyons  maintenant  quel  rapport  il  y  a  entre 
ce  que  je  viens  de  vous  exposer  et  l'œuvre  qui  vous 
rassemble.  Je  tâcherai  d'être  très  simple,  quoique 
aussi  concluant  que  je  pourrai.  Nous  quittons  la 
théorie,  et  nous  arrivons  à  la  pratique. 

Mes  Frères,  vous  avez  le  bonheur  de  posséder  au- 
dessus  de  votre  ville,  de  votre  capitale,  de  la  capitale 
de  ce  royaume  très  chrétien,  une  colline  dont  vous 
ne  connaissez  pas  toutes  les  merveilles ,  et  que 
j'appellerai,  sans  crainte  d'en  dire  trop,  une  colline 
prédestinée  dans  l'ordre  de  la  nature  comme  dans 
l'ordre  de  la  grâce. 

Oui,  cette  simple  colline  de  Montmartre,  qui  ne 


230  SERMON 

VOUS  paraît  qu'un  peu  de  sable,  un  peu  déplâtre,  si 
vous  voulez,  celte  colline  renferme,  dans  l'ordre 
naturel,  des  merveilles  qui  ont  fait  parler  tous  les 
savants.  Ne  vous  étonnez  pas  que  je  vous  parle  de 
ceci,  car  jamais  Dieu  n'a  prédestiné  un  lieu  pour  la 
grâce  sans  qu'il  y  ait  mis,  pour  attirer  l'attention 
des  hommes,  quelque  chose  de  singulier,  quelque 
chose  de  frappant  dans  l'ordre  naturel.  Ainsi ,  qui- 
conque a  vu  Rome,  l'agrum  Romanum,  quiconque 
a  vu  cette  terre  et  ces  collines  est  saisi  de  cette  idée  , 
que  Dieu  avait  prédéterminé  qu'en  ce  lieu  devait 
être  assise  un  jour  la  puissance  souveraine.  De 
même,  quand  Dieu  prépare  un  saint,  il  prépare  aussi 
son  corps;  car  ne  croyez  pas  que,  lorsqu'une  âme  a 
été  prédestinée,  Dieu  ne  travaille  pas  d'abord  à  son 
corps.  Il  n'y  a  pas  un  saint  dont  les  linéaments 
extérieurs  n'aient  été  touchés  par  la  main  de  Dieu 
avec  une  attention  toute  paternelle;  chacun  des  che- 
veux d'un  saint,  chacune  des  parties  de  l'homme 
prédestiné  à  parler  aux  hommes  et  à  agir  sur  eux  , 
a  de  l'importance,  et,  par  conséquent,  Dieu,  qui  est 
tout  harmonie ,  a  préparé  à  sa  grâce  un  vase  où  elle 
fût  à  l'aise,  comme  lorsque  nous  voulons  allumer 
une  lampe ,  nous  préparons  un  vase  extérieur  pour 
la  recouvrir  et  accroître  sa  lumière. 

Eh  bien!  mes  Frères,  Montmartre  a  été  préparé 
comme  un  mystère  singulier.  C'est  un  tertre  isolé  : 
dans  ses  couches  supérieures,  on  ne  remarque  que 
les  alluvions  provenant  des  eaux  qui  nous  entourent 
dans  un  certain  espace;  mais  au-dessous  se  trouvent 
d'autres  couches  où  le  système  oriental  apparaît. 


SLR    L\   DÉVOTION   AU   CORPS   DE   JÉSCS-CHRIST        231 

Des  palmiers,  arbres  étrangers  à  notre  climat,  y 
sont  incrustés;  la  science  les  y  a  découverts  et  s'est 
étonnée  comment  à  cette  hauteur,  d'une  manière 
tout  à  fait  isolée ,  ces  produits  de  l'Asie  avaient  pu 
y  être  apportés  et  devenir,  sous  nos  yeux,  comme  les 
témoins  de  quelque  singulière  catastrophe  opérée 
par  la  Providence.  Dans  des  couches  encore  plus 
inférieures ,  la  science  a  trouvé  à  l'état  fossile  des 
fruits  et  des  oiseaux  d'Amérique.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement l'Asie  qui  est  venue  apporter  son  tribut,  c'est 
encore  l'Amérique.  Ces  deux  grandes  sœurs,  l'une 
à  notre  droite,  l'autre  à  notre  gauche,  posent  là 
devant  nous,  comme  si  ces  deux  contrées,  qui  sont 
les  avant-bras  du  monde ,  étaient  venues  saluer  la 
capitale  de  notre  pays,  et  lui  donner  un  signe  de  la 
prédestination  de  sa  gloire.  Et  enfin  par- dessous 
toutes  ces  couches ,  dans  les  dernières  profondeurs , 
sont  rassemblés  les  débris  d'animaux  antédiluviens. 
Un  célèbre  naturaliste  a  mis  le  comble  à  sa  répu- 
tation en  explorant  ces  sables  ,  et  en  découvrant  au 
milieu  d'eux  des  races  perdues. 

Voilà  donc ,  mes  Frères ,  tous  les  âges ,  toutes  les 
grandes  époques ,  tous  les  grands  continents  qui  se 
tiennent  debout  à  l'extrémité  septentrionale  de  votre 
ville. 

Est-ce  là  tout?  oui,  pour  l'ordre  naturel;  mais  il 
reste  encore  l'ordre  de  la  grâce. 

C'est  sur  cette  colline  de  Montmartre  que  saint 
Denis  trouva  les  idoles  et  qu'il  fut  immolé;  c'est  là 
qu'une  chapelle,  appelée  la  chapelle  des  Martyrs, 
fut  conservée  d'âge  en  âge  ;  c'est  là  que  le  chapitre 


232  SKRMO.N 

de  notre  cathédrale  allait  porter  ses  hommages;  c'est 
là,  entre  autres  circonstances  mémorables,  qu'Eu- 
gène III  consacra  l'église  qui  existe  encore  ;  c'est  là 
que  saint  Ignace  de  Loyola  jeta  les  fondements  de 
la  Compagnie  de  Jésus;  c'est  là  enfin  que  vinrent  en 
pèlerinage,  et  saint  François  de  Sales,  fondateur  de 
la  Visitation,  el  saint  Vincent  de  Paul,  fondateur  des 
Lazaristes  et  des  Filles  de  la  Charité,  et  M.  Olier, 
fondateur  de  Saint- Sulpice,  et  le  cardinal  de  Bé- 
rulle,  fondateur  de  l'Oratoire,  d'où  est  sorti  Mas- 
sillon. 

Voilà,  mes  Frères,  ce  qui  vous  recommande  Mont- 
martre, dans  l'ordre  de  la  nature  comme  dans  l'ordre 
de  la  grâce. 

D'ailleurs,  mes  Frères,  Montmartre  est  un  pèle- 
rinage qui  vit  toujours;  le  peuple  y  va  encore  à  cer- 
taines époques.  Le  peuple,  le  dernier  gardien  des 
traditions  des  saintes  choses,  le  peuple,  dont  la 
mémoire  est  moins  fragile  que  la  mémoire  des  grands, 
le  peuple  n'a  jamais  cessé  de  fréquenter  Montmartre. 

Eh  bien  !  il  reste  aujourd'hui ,  parmi  toutes  les 
constructions  modernes  qui  enseveliront  bientôt  cette 
chère  et  sainte  colline,  il  reste  encore  un  champ,  un 
coin  de  terre  :  on  y  a  bâti  déjà  quelques  stations 
pour  honorer  le  corps  de  Notre-Seigneur  dans  le 
mystère  de  sa  douleur.  Elles  sont  presque  achevées; 
mais  il  y  a  une  légère  dette  de  6,000  francs,  et  il 
faudrait  4,000  francs  pour  les  stations  qui  restent  à 
construire  :  en  tout  10,000  francs.  Le  terrain  est  en 
ce  moment  à  bail  pour  dix  ans,  et  il  serait  vendu 
20,000  francs  :  ce  serait  en  tout  30,000  francs  qu'il 


SIR    LA    DÉVOTION    AU   CORPS   DE   JÉSIS- CHRIST       283 

faudrait  pour  achever  complèlement  l'œuvre  en  dix 
ans.  Si  donc  les  âmes  charitables  voulaient  trouver 
ces  30,000  francs  en  dix  ans,  ce  peu  de  terre  serait 
sauvé,  et,  au  milieu  de  cette  masse  de  trafiquants 
de  toutes  sortes  qui  se  sont  établis  là  mènie  où 
Eugène  III  était  venu,  il  y  aurait  au  moins  un  ter- 
rain sacré. 

Cette  œuvre  est  sainte,  mes  Frères  ;  on  n'aurait  pas 
dû  avoir  besoin  de  vous  la  proposer,  elle  aurait  dû 
sortir  de  vos  entrailles;  une  donation  spontanée  de 
votre  part  aurait  dû  montrer  à  toute  la  France  que 
saint  Denis,  que  les  fondateurs  de  cette  église  de 
Paris  sont  toujours  vénérés  parmi  nous,  que  nous 
ne  sacrifions  pas  aux  pauvres  tout  ce  que  nous  pou- 
vons donner,  que  nous  savons  donner  aussi  au  fon- 
dateur, à  la  source  de  notre  charité,  que  nous  savons 
lui  conserver  ce  qui  doit  lui  être  conservé  par  le 
tribut  de  notre  vénération. 

Accueillez  cette  œuvre,  mes  Frères,  accueillez-la, 
je  vous  en  conjure,  par  respect  pour  tous  vos  sou- 
venirs, pour  toutes  vos  âmes,  et  allez-y  chercher  une 
bonne  pensée.  Si  vous  ne  la  faites  pas,  cette  œuvre, 
d'autres  la  feront  :  nous  convoquerons  le  peuple 
dans  cette  basilique;  nous  y  convoquerons  les  dames 
de  la  Halle  et  les  charbonniers  de  Paris ,  et  si  les 
grandes  dames  du  faubourg  Saint-Germain  ne  font 
rien  pour  le  Seigneur,  j'en  appellerai  au  peuple,  et 
je  suis  garant  que  ce  que  nous  lui  demanderons, 
nous  l'obtiendrons  ! 


234  SERMON 


SUR  LE  MYSTÈRE  DE  LA  PAUVRETÉ 

Prêché  à  la  cathédrale  do  Nancy,  le  18  octobre  1846,  fête  de 
saint  Michel,  patron  des  négociants. 

NOTICE 

On  lit  dans  VEspérancc  de  Nancy  *  : 

«  Il  serait  difficile,  à  moins  d'en  avoir  été  témoin,  de 
se  faire  une  idée  de  Tassistance  nombreuse  qui ,  se  pres- 
sant dans  l'enceinte  réservée  aux  personnes  invitées, 
refluait  jusque  dans  les  collatéraux.  C'est  qu'indépendam- 
ment de  la  solennité  du  jour,  cette  foule  était  avide  d'en- 
tendre le  R.  P.  Lacordaire  qui  devait,  sur  l'invitation  de 
MM.  les  négociants,  prononcer  le  discours  d'usage.  L'at- 
tente du  public  n'a  pas  été  trompée  :  pendant  cinq  quarts 
d'heure,  l'éloquent  dominicain  a  tenu  son  nombreux  audi- 
toire sous  l'impression  de  sa  puissante  parole,  il  nous 
semble  s'être  surpassé,  si  nous  osons  nous  exprimer 
ainsi...  » 

ANALYSE^ 

La  quête  annoncée  devant  être  faite  uniquement 
au  profit  des  pauvres,  l'orateur  avait  pris  pour  texte 

1  20  octobre  1846.  Ce  journal  signale  (18  octobre  1843  et 
21  avril  18''i6)  ime  courte  allocution  du  Père  à  la  portée  des 
plus  simples,  faite,  le  12  octobre  1843,  dans  l'église  de  Salomé 
(Meurthe);  et  une  autre,  à  Molsheim,  avant  la  confirmation 
que  M?'  l'évêque  de  Strasbourg  devait  administrer  dans  la 
chapelle  des  religieuses  de  la  congrégation  de  Molsheim. 

2  D'après  le  même  journal,  loc.  cit.  Nous  ajoutons  à  cette 
analyse  les  souvenirs  d'un  auditeur,  qui  nous  ont  été  commu- 
niqués par  M.  Monier,  supérieur  du  séminaire  de  l'Institut  ca- 
tholique. 

L'orateur  a  traduit  ainsi  le  texte  :  Beatus,  etc.  :  «  Bienheu- 
reux celui  qui  a  l'intelligence  du  pauvre!  » 


SLK  LE    MYSTERE  DE  LA  rAUVHETK       235 

ces  paroles  du  Psalmiste  :  Bealus  qui  intcUigil  super 
egenum  et  pauperem,  et  pour  sujet  le  mystère  de  la 
pauvreté. 

«  I.  —  La  pauvreté  est  un  des  plus  grands  mys- 
tères de  l'état  social  :  le  monde  s'efforce  de  le  pénétrer 
pour  y  porter  remède,  mais  n'en  ayant  pas  l'intel- 
ligence, ses  efforts  sont  en  pure  perte,  et  les  moyens 
qu'il  emploie  ne  peuvent  réussir  à  fermer  cette 
plaie,  toujours  aussi  vive  depuis  six  mille  ans. 

«  Aucune  nation  n'a  fait  plus  que  l'Angleterre  pour 
arriver  à  la  solution  de  cette  grande  question  d'éco- 
nomie sociale,  et  pourtant,  malgré  les  deux  cents 
millions  formant  le  total  effrayant  de  la  taxe  des 
pauvres,  nulle  part  plus  que  de  l'autre  côté  de  la 
Manche  la  misère  ne  se  présente  aux  yeux  de  l'ob- 
servateur sous  des  caractères  hideux  et  avilissants 
pour  l'espèce  humaine. 

«  La  France  a  pris  une  autre  route.  Il  y  a  à  peine 
un  demi  siècle,  les  réformateurs  sociaux  ont  dit  pour 
anéantir  le  paupérisme  :  «  Il  faut  diviser  la  propriété 
«  le  plus  possible;  il  faut  anéantir  les  substitutions, 


Dans  la  première  partie  il  a  développé  celle  pensée  :  d'ordi- 
naire le  riche  méprise  le  pauvre. 

1"  Presque  toujours  le  riche  ne  voit  dans  le  pauvre  qu'un 
obstacle  qui  empêche  sa  marche  en  avant.  Il  ressemble  à  un 
homme  qui,  traversant  un  fourré  et  voulant  aller  droit  devant 
lui ,  écarte  »  avec  sa  baguette  »  les  branches  qui  le  gênent. 

2°  Trop  souvent  le  pauvre  n'esl  pour  le  riche  qu'un  outil 
dont  il  se  sert  pour  arriver  à  ses  fins.  A  cette  idée  se  ratta- 
chent ces  belles  et  énergiques  paroles  :  "  ...  Mais  le  bœuf  lui- 
même  qui  laboure  vos  champs,  s'il  pouvait  savoir  avec  quel 
mépris  vous  le  traitez,  ffaîis  un  accès  de  raison,  il  vous  foulerait 
aux  pic  Is...  » 


236  SERMON 

«  les  majorais;  il  faut  que  tous  les  enfants  aient  une 
«  part  égale  à  la  succession  paternelle.  »  Tout  cela  a 
été  fait,  et  cependant  le  paupérisme  est  à  nos  portes. 
Les  systèmes  se  multiplient  pour  y  remédier,  et 
chacun  aperçoit  dans  le  lointain  l'on  ne  sait  quelle 
révolution  sociale  portant  l'inquiétude  dans  tous  les 
cœurs.  Car,  il  ne  faut  pas  se  faire  illusion,  les  révo- 
lutions politiques  et  religieuses  ont  fait  leur  temps, 
les  révolutions  sociales  seules  nous  menacent.  Le 
siècle  donc  n'a  pas  l'intelligence  de  la  pauvreté ,  il 
ne  peut  en  sonder  le  mystère. 

«  11.  —  Le  christianisme  seul  a  cette  intelligence: 
le  christianisme  seul  peut  y  porter  remède.  En  effet, 
cette  pauvreté,  cette  misère  qui  pour  l'humanité  est 
le  plus  grand,  le  plus  effrayant  des  maux,  est  consi- 
dérée par  le  chrétien  sous  un  tout  autre  point  de 
vue,  le  divin  législateur  l'ayant  mise  au  nombre  des 
béatitudes  quand  il  a  dit  :  Bienheureux  les  pauvres' 
de  gré!  Sous  la  loi  chrétienne,  en  effet,  le  riche  peut, 
au ^ sein  même  de  la  fortune,  être  véritablement 
pauvre  de  cœur.  Il  sait  que  les  richesses  sont  le  plus 
grand  obstacle  au  salut;  il  se  garde  donc  de  se  lais- 
ser enfler  par  l'orgueil;  mais,  comprenant  le  mystère 
de  la  pauvreté,  il  met  son  bonheur  à  soulager  ses 
frères  souffrants.  En  un  mot,  la  pauvreté  dans  la 
société  chrétienne  est  l'arôme  qui  empêche  la  richesse 
de  se  corrompre  et  de  dégénérer  en  un  égoïsme 
odieux. 

«  De  son  côté ,  le  pauvre ,  soutenu  par  l'espoir  de 
la  vie  future,  accepte  l'état  où  il  a  plu  à  Dieu  de  le 
placer;  le  pauvre  est  croyant  parce  qu'il  est  pauvre, 


SUR  LE  SERVICE  l'L'BLIC  DANS  LA  SOCIÉTÉ  CORÉTIENNE  237 

parce  qu'il  sent  qu'il  n'est  pas  possible  qu'un  Dieu 
bon,  un  Dieu  juste  ,  l'ait  créé  uniquement  pour  lan- 
guir sur  celte  terre  dans  la  position  la  plus  malheu- 
reuse, tandis  que  le  riche  orgueilleux  est  naturel- 
lement incrédule,  car,  aspirant  à  la  puissance,  il  est 
en  quelque  sorte  jaloux  de  la  puissance  de  Dieu 
même.  Malheur  donc  à  ceux  qui  cherchent  à  arra- 
cher au  pauvre  la  foi ,  sa  seule  consolation  ! 

«...  Messieurs ,  vous  m'avez  choisi  pour  vous  faire 
entendre  la  voix  de  la  vérité,  je  vous  en  remercie. 
Maintenant  l'Église  n'a  plus  de  richesses,  le  château 
est  pauvre,  c'est  le  commerce  qui  est  dépositaire  de 
la  fortune  publique;  c'est  au  commerce  à  comprendre 
le  mystère  de  la  pauvreté  pour  la  soulager...  » 


SUR  LE  SERVICE  PUBLIC  DANS  LA  SOCIÉTÉ  CHRÉTIENNE 

Prêché,  pour  l'œuvre  des  Ecoles  chrétiennes,  à  la  cathédrale 
de  Nancy,  le  25  octobre  1846. 

ANALYSE  1 

I.  —  Toute  société,  dès  le  principe,  a  dij  organiser 
pour  s'administrer  un  service  public  humain;  la 
société  chrétienne  a  aussi  son  service  public. 

II.  —  Entre  le  service  public  humain  et  le  service 
public  chrétien ,  il  existe  une  grande  différence. 

L'orateur,  développant  ces  deux  propositions,  a 

*  Espérance  de  Nancy. 


238  SERMON 

montré  les  nations  les  plus  anciennes ,  monarchies , 
républiques  ou  oligarchies,  assises  sur  la  base  gé- 
nérale du  service  public.  De  là  l'organisation  de  la 
magistrature,  de  l'armée,  etc..  Quoique  nécessai- 
rement rétribué,  le  service  public  humain  a  pourtant 
été  dans  tous  les  siècles  l'occasion  des  plus  beaux 
dévouementseldesplussublimes  sacrifices.  L'homme, 
en  effet,  véritablement  animé  de  l'amour  de  la  patrie, 
ne  se  borne  pas  à  remplir  strictement  les  fonctions 
qui  lui  sont  confiées  d'après  la  manière  dont  ses 
services  sont  reconnus  par  l'État.  Voyez  le  soldat, 
personne  n'est  moins  rétribué  que  lui ,  et  personne 
cependant  n'est  plus  prêt,  à  toute  heure,  au  plus 
grand  des  sacrifices ,  à  celui  de  son  sang. 

Mais  quelque  riches  qu'aient  été  les  plus  puis- 
santes des  nations  de  la  terre,  elles  n'ont  jamais  pu 
organiser  ni  rétribuer  un  service  public  capable  de 
répondre  à  tous  les  besoins  de  la  société.  Supposez 
une  nation  qui  disposerait  de  toutes  les  richesses  du 
monde,  elle  n'y  réussirait  pas  encore. 

Ce  que  l'antiquité  païenne  n'a  pu  faire,  le  chris- 
tianisme, lui,  l'a  fait.  Et  comment  a-t-il  pu  y  par- 
venir? En  mettant  en  honneur  ce  que  jusqu'alors  on 
avait  regardé  comme  le  comble  du  malheur  et  de 
l'opprobre  :  la  pauvreté,..  Oui,  l'esprit  de  pauvreté  a 
produit  les  merveilles  que  n'avaient  pu  jamais  réa- 
liser les  nations  les  plus  opulentes.  C'est  cet  esprit, 
joint  à  l'obéissance  et  à  la  chasteté,  qui  a  créé  les 
ordres  religieux,  le  clergé  si  dévoué  et  qui  pourtant 
coûte  si  peu  à  l'État ,  et  dans  ces  derniers  temps  ces 
Frères  des  Écoles  chrétiennes,  ne  demandant  pour 


SUR  LE  SERVICE  PIBMC  DANS  LA  SOCIÉTÉ  CIIUÉTIEXNE     239 

remplir,  avec  une  sublime  abnégation ,  les  devoirs 
imposés  par  leur  vocation,  que  de  recevoir  tout  juste 
de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim... 

11  faudrait  une  analyse  beaucoup  plus  étendue 
pour  donner  une  idée  de  ce  discours,  dont  nous 
venons  d'esquisser  seulement  les  points  fondamen- 
taux. L'éloquent  dominicain  s'y  est  montré,  comme 
toujours,  non  seulement  orateur  chrétien,  mais  éco- 
nomiste profond...  Nous  regrettons  vivement  de  ne 
pouvoir  retracer  ici  le  magnifique  tableau  de  la 
chasteté  et  l'éloge  des  modestes  disciples  du  bien- 
heureux de  la  Salle.  Il  a  montré  coannent  avec  des 
vertus  si  opposées  en  apparence  aux  penchants  de 
l'humanité,  le  christianisme  a  su  créer  des  institu- 
tions nécessaires  à  son  bonheur  sur  celte  terre; 
comment  seul  il  pouvait  résoudre  les  questions  sur 
lesquelles  pâlissent  nos  publicistes  sans  parvenir  à 
leur  trouver  une  solution...  «  Il  faudra  bien,  a-t-il 
dit  en  terminant,  qu'on  arrive  à  reconnaître  cette 
vérité  dont  nos  dissensions  retardent  seules  le 
triomphe.  Mais  les  discussions  disparaîtront  devant 
l'évidence,  et  un  jour  viendra  où  tous  les  hommes, 
oubliniil  les  opinions  qui  les  divisent,  s'embrasse- 
ront au  pied  de  la  Croix...  » 


•24U  SERMON 

SUR  LA  PRÉDESTINATION  DE  SAINTE  MADELEINE 
ET  SOR  LES  CAUSES  DE  CETTE  PRÉDESTLXATION 

Prêché  à  Saint-Sulpice,  le  28  janvier  1847,  en  faveur  de  l'Asile- 
Ouvroir,  fondé  en  1839  par  le  baron  de  Gérando. 

NOTICE 

Le  P.  Lacordaire  avait  écrit  le  l*""  novembre  1845  à 
M"^®  Swetchine  :  «  ...  Mon  intention  est  d'accorder  le 
sermon  de  charité  à  M.  de  Gérando,  mais  seulement  pour 
l'année  1847  :  cela  n'est  pas  possible  pour  le  présent 
hiver...  » 

V Univers  du  26  janvier  1847  annonça  ce  sermon  en 
disant  que  cet  asile- ouvroir  «  depuis  sept  années  avait 
sauvé  de  la  misère  et  de  ses  dangers  près  de  800  jeunes 
filles  convalescentes  à  leur  sortie  des  hôpitaux...  » 

M.  de  Gérando,  président  actuel  de  l'œuvre,  nous  a 
raconté  qu'étant  allé  remercier  l'orateur,  au  nom  de  son 
père,  il  le  pria  de  lui  communiquer  au  moins  l'analyse 
du  discours  prononcé  :  «  Je  le  voudrais  bien,  lui  répondit 
le  P.  Lacordaire  en  souriant,  mais  cela  n'est  pas  pos- 
sible; je  compte  m'en  servir  dans  d'autres  occasions  qui 
ne  manqueront  pas  de  se  présenter.  » 

TEXTE* 

Remittuntur  ei  peccata  multa  qno- 
niam  dilcxit  mullum. 

«  Beaucoup  de  péchés  lui  sont  reniiâ 
parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé.  » 

(S.  Luc,  vn,  47.) 

Mes  Frères,  l'Ancien  Testament  nous  a  conservé  la 
mémoire  d'un  grand  nombre  de  femmes  illustres  : 

*  Publié  par  la   Trihime  sacrée,  juin  1849, 


SUR    LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE   MADELEINE      241 

Eve,  la  mère  de  tous  les  hommes;  Sara,  Rebecca, 
Rachel,  épouses  des  premiers  patriarches  de  la  fa- 
mille hébraïque;  Débora,  qui  gouverna  le  peuple  de 
Dieu;  Ruth,  qui  abandonna  sa  patrie  pour  suivre  sa 
belle-mère;  Judith,  qui  délivra  Jérusalem  des  inva- 
sions d'un  ennemi  formidable;  Esther,  qui  sauva  son 
peuple  dans  la  captivité;  Susanne,  qui  exposa  sa  vie 
pour  sauver  son  innocence  devant  Dieu;  et  enfin, 
cette  mère  des  Machabées ,  qui  couronne  toute  l'an- 
tiquité sacrée,  et  qui  non  seulement  donna  sa  vie, 
mais  la  vie  de  ses  enfants,  préférant  le  salut  de  leur 
âme  au  salut  temporel  de  la  vie  présente. 

En  échange  de  toutes  ces  gloires  de  l'Ancien  Tes- 
tament, le  Nouveau  ne  nous  en  offre  que  deux:  la 
gloire  de  la  bienheureuse  Mère  de  Notre-Seigneur, 
et  la  gloire  de  la  pécheresse  Marie  Madeleine.  Nous 
ne  trouvons  pas  dans  les  saintes  pages  de  l'Évangile 
d'autres  femmes  célèbres  qui  aient  été  proposées  à 
notre  admiration  et  à  notre  méditation.  J'ai  choisi 
Marie  Madeleine,  parce  que  vous  êtes  réunis  pour 
une  œuvre  qui  est  relative  à  des  fautes  que  cette 
femme  héroïque,  tant  pardonnée  et  tant  honorée, 
avait  commises  ;  parce  que  vous  avez  besoin  de  com- 
prendre cette  œuvre  et  de  savoir  ce  que  vous  faites  à 
la  suite  de  Jésus-Christ,  en  préparant  des  secours  à 
cette  race  d'àmes  perdues  qui,  depuis  le  commence- 
ment du  monde  jusqu'à  Notre-Seigneur,  et  depuis 
Notre-Seigneur  jusqu'à  aujourd'hui,  ne  cesse  de  ten- 
dre des  pièges,  en  quelque  sorte,  à  la  miséricorde  de 
Dieu,  et  qui,  voulant  surpasser  par  la  grandeur  de 
leurs  crimes  cette  miséricorde,  ont  trouvé  cependant 
1  16 


242  *         SERMON 

qu'elle  était  supérieure  à  tous  les  efforts  qu'elles  fai- 
saient pour  la  détruire. 

Mon  dessein  est  d'examiner  devant  vous  qu'elle  a 
été  la  prédestination  de  Marie  Madeleine,  quelles 
sont  les  prérogatives  que  Dieu,  que  Notre- Seigneur 
lui  ont  accordées;  et,  en  second  lieu,  de  rechercher 
la  cause  de  cette  prédestination. 

I.  —  Ce  à  quoi  nous  faisons  le  plus  d'attention,  c'est 
à  choisir  ceux  avec  lesquels  nous  désirons  passer 
notre  vie.  Cette  vie  est  courte,  elle  est  pleine  de  mi- 
sères et  d'ennuis,  et  une  des  plus  grandes  conso- 
lations qui  nous  sont  permises,  est  de  choisir  les 
compagnons  de  notre  pèlerinage.  C'est  en  dehors  des 
liens  mêmes  de  la  parenté  que  trop  souvent  nous 
satisfaisons  notre  cœur,  en  discernant  des  âmes  qui 
nous  plaisent,  qui  vont  à  la  nôtre,  à  qui  nous  don- 
nons notre  confiance ,  à  qui  nous  exposons  nos 
peines,  nos  incertitudes.  Le  choix  de  nos  amis,  de 
ceux  qui  nous  sont  familiers,  voilà  certainement 
l'un  de  nos  plus  grands  soins,  et  c'est  l'un  des  plus 
rares  bonheurs  quand  nous  savons  bien  choisir. 

Jésus- Christ  n'était  pas  exempt  de  ce  besoin.  Il 
était  faible  comme  nous,  il  était  petit  comme  nous, 
il  avait  à  traverser  de  trisl  s  jours  et  de  laborieuses 
difficultés;  il  lui  fallait  des  amis,  il  lui  fallait  des 
compagnons  de  tous  ses  jours.  Et  non  seulement  il  a 
voulu  des  apôtres  capables  d'annoncer  avec  lui  sa 
parole,  non  seulement  il  a  voulu  des  martyrs  capa- 
bles de  donner  leur  sang  pour  lui ,  mais  encore  il  a 
voulu  choisir  parmi  les  urnes  qui  étaient  autour 
de  lui  un  certain  nombre  de  femmes  dignes  de  le 


SUK   LA    PRÉDESTINATION    DE   SAiNTE   MADELEINE      243 

comprendre,  de  le  servir,  de  le  voir  et  de  l'cnlendre 
chaque  jour.  11  est  marqué  expressément  que  lors- 
qu'il commença  sa  mission,  il  avait  fait  ce  choix,  car 
l'Évangéliste  dit  :  El  il  arriva  que  désormais  la  vie 
publique  de  Jésus-Ckrisl  étant  commencée,  il  allait  à 
travers  les  villes  et  les  campagnes,  évangélisant  et 
annonçant  la  loi  de  Dieu,  et  les  douze  apôtres  étaient 
avec  lui,  et  quelques  femmes.  Et  l'Évangéliste  ajoulc 
immédialement :  iyarift  quœ  vocatur Magdalena,  etc., 
Marie  ,  qui  est  appelée  Madeleine,  etc. 

Elle  est  nommée  la  première ,  non  pas  la  seule , 
mais  la  première,  parce  que,  parmi  toutes  celles  nom- 
mées, elle  est  la  seule  qui  soit  arrivée  à  lillustraLion 
et  à  la  popularité  !  Ainsi  elle  accompagnait  Notre- 
Seigneur,  elle  était  à  cùté  de  lui,  elle  entendait  ses 
paroles  à  tout  instant;  elle  le  voyait  au  milieu  de 
sesapùlres,  dans  ses  miracles,  enfin,  dans  cette  inti- 
mité que  les  évangélistes  eux-mêmes  n'ont  pas  pu 
prendre.  Ah  1  mes  Frères,  si  Notre-Seigneur  pouvait 
ressusciter;  si,  au  milieu  de  la  vanité  et  de  l'affaiblis- 
semeat  de  notre  temps,  il  pouvait  reprendre  et  choi- 
sir parmi  nous  des  compagnons  et  des  amis,  combien 
n'envierions-nous  pas  cette  prérogative,  ce  privilège, 
cette  gloire,  cette  consolation,  cette  force!  Marie 
Madeleine  avait  été  choisie;  elle  a  été  choisie  la  pre- 
mière entre  toutes ,  et  c'est  pour  cela  qu'elle  est 
la  plus  illustre. 

Mais  que  faisaient-elles,  ces  saintes  femmes?  A 
cette  prérogative  de  la  familiarité  divine ,  quel  office 
était-il  attaché?  Elles  servaient  Notre-Scigneur  :  Mi- 
nistrabant  ei.  Elles  le  servaient  !  Il  n'est  pas  dit  que 


244  SERMON 

les  apôtres  servaient  le  Christ  ;  cela,  à  moins  que  ma 
mémoire  ne  me  trompe  beaucoup,  n'a  été  dit  que  des 
saintes  femmes  et  de  Marie  Madeleine.  Notre-Sei- 
gneur  était  servi  par  la  parole  des  apôtres,  mais  c'é- 
tait là  le  service  évangélique.  Il  voulait  être  servi , 
dans  la  vie  domestique  et  intime,  par  ces  saintes 
femmes  qui  l'accompagnaient. 

Cela  peut  vous  paraître  singulier,  et  cependant 
jamais,  par  ses  plus  cruels  ennemis,  la  sainte  et  sa- 
crée pureté  de  Notre- Seigneur  n'a  été  même  me- 
nacée de  loin.  Il  est  apparu  si  grand  dans  sa  pureté, 
que  c'est  le  seul  point  de  sa  vie  que  tout  le  passé  en- 
nemi ait  respecté,  et  que,  ni  dans  l'antiquité  ni  au- 
jourd'hui, un  seul  mot  d'aucune  plume  n'est  tombé 
sur  son  front  virginal  et  divin!  On  n'a  rien  épargné, 
on  a  tout  dit  contre  lui ,  excepté  cela  ;  il  a  couvert 
ses  rapports  de  la  magnanimité  sublime  de  sa  vertu, 
et  les  apôtres  ont  dit  ce  qui  s'était  passé,  sans  même 
chercher  à  voiler  ou  à  diminuer  leurs  expressions. 

Et  comment  les  saintes  femmes  le  servaient-elles  ? 
Elles  le  servaient  de  facultatibus  suis,  de  leurs  fa- 
cultés ,  c'est-à-dire  de  leurs  ressources  temporelles  ! 
Noire-Seigneur  n'avait  point  de  patrimoine.  Il  était 
fils  d'un  artisan,  il  ne  possédait  rien,  il  avait  aban- 
donné les  ressources  du  travail  ordinaire  pour  le  tra- 
vail évangélique;  il  était  juste  qu'il  fût  servi  des 
ressources  des  autres.  De  qui  les  recevait-il,  ces 
ressources  ?  De  ces  saintes  et  héroïques  femmes ,  et 
par  elles  de  ce  qui  n'est  pas,  pour  ainsi  dire,  du  patri- 
moine libre,  puisque  partout  la  femme  est  sous  la 
puissance  de  son  mari.  Mais  la  foi,  la  piété,  la  sain- 


SUR  LA   PRÉDESTINATION   DE  SAINTE    MADELEINE      245 

teté,  le  sentiment,  la  modestie,  la  générosité,  tant 
de  vertus  qui  vous  sont  familières,  formaient  le  pa- 
trimoine où  Jésus-Christ  puisait  de  préférence  à  tout; 
et  voilà  pourquoi  il  les  avait  choisies  pour  être,  s'il 
m'est  permis  de  me  servir  de  cette  expression ,  son 
budget  de  ce  temps-là.  Et  celte  règle  de  vivre  parmi 
les  fidèles ,  c'est  la  vraie  règle ,  c'est  la  vraie  nourri- 
ture de  l'Église;  elle  n'en  a  jamais  voulu  d'autre,  elle 
n'en  veut  point  d'autre  aujourd'hui.  Car,  mes  Frères, 
ne  croyez  pas  que  maintenant  la  subsistance  du 
Christ,  celle  de  son  Église,  soit  autrement  assurée 
qu'elle  ne  l'était  alors,  qu'elle  ne  l'a  été  toujours.  Si 
ce  que  nous  appelons  l'État  fournit  aux  principaux 
besoins  de  l'Église  de  France ,  ne  croyez  pas  que  ce 
soit  un  salaire,  et  que  nous  l'acceptions  comme 
le  salaire  d'une  fonction,  et  d'une  fonction  qui  serait 
rétribuée  par  des  mains  dont  la  foi  et  la  pureté  ne 
nous  seraient  pas  connues;  non!  Nous  acceptons  des 
mains  de  l'État  la  rente  des  anciens  biens  de  l'É- 
glise venus  de  la  main  des  fidèles.  L'État,  dans  des 
jours  néfastes,  a  conquis,  pour  me  servir  du  mot  le 
plus  doux,  les  propriétés  de  la  sainte  Église,  et, 
quand  l'heure  de  la  réparation  est  arrivée,  la  munifi- 
cence chrétienne  ayant  fait  remise  à  l'État  de  cette 
conquête,  l'a  obligé  d'acquitter,  dans  une  certaine 
proportion ,  la  rente  de  ses  biens  primitifs.  Voilà 
notre  rélrihution  !  Jamais  l'Église,  ni  le  Christ,  ni 
leurs  ministres  n'ont  accepté  de  salaire  comme  fonc- 
tionnaires, si  juste  que  cela  soit,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  des  fonctionnaires  de  l'ordre  humain,  mais  des 
fonctionnaires  de  l'ordre  divin,  et  qu'étant  fonction- 


246  SERMON 

naires  de  l'ordre  divin ,  ce  n'est  pas  le  trésor  de  la 
chose  publique  qui  les  paye ,  c'est  le  trésor  du  ciel , 
c'est-à-dire  la  charité. 

Et  voilà  ce  que  faisaient  les  saintes  femmes  !  Par 
les  trésors  de  la  charité,  elles  nourrissaient  le  Christ 
et  l'Église  primitive;  et  Marie  Madeleine  était  ap- 
pelée par-dessus  les  autres  à  cette  première  prérotra- 
tive  d'être  de  la  familiaritt'  du  Christ,  d'être  de  son 
service  et  de  pourvoir  à  sa  subsistance  temporelle  ! 

Une  seconde  prérogative  lui  a  été  accordée.  Notre- 
Seigneur,  si  prodigue  de  miracles,  a  été  avare  sur- 
tout d'une  sorte  de  prodiges ,  je  veux  dire  de  ce  pro- 
dige qui  fait  violence  à  la  vie  et  à  la  mort,  qui  tire  du 
tombeau,  qui  appelle  celui  qui  n'est  plus  et  lui  dit  de 
revivre  !  Il  n'a  opéré  le  miracle  de  la  résurrection 
que  dans  trois  cas,  et  chaque  fois  pour  satisfaire  à 
un  grand  sentiment  de  la  nature  humaine.  La  pre- 
mière fois,  en  ressuscitant  la  fille  de  Joïre,  en  ren- 
dant une  fille  à  son  père;  la  seconde  fois,  en  ressus- 
citant le  fils  de  la  veuve  de  Na'ùn,  en  rendant  un  fils 
à  sa  mère  !  Et  voyez  la  délicatesse  :  au  père,  la  fille; 
à  la  mère,  le  fils!  Vous  connaissez  ces  linéaments 
subtils  de  l'amour;  vous  savez  distinguer  là  où  en 
quelque  sorte  l'amour  lui-même  ne  peut  pas  distin- 
guer; vous  savez,  avec  la  puissance  de  son  regard  , 
discerner  qu'il  valait  mieux  ressusciter  une  fille 
pour  son  père  et  un  fils  pour  sa  mère!  Mais  il  y 
avait  un  troisième  sentiment  qu'il  voulut  consacrer, 
c'est  le  sentiment  fraternel. 

Deux  frères,  un  frère  et  une  sœur,  quel  lien  plus 
charmant  !  quelle  affection  plus  naturelle  entre  deux 


SUR   LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE   MADELEINE      247 

âmes  sorties  de  la  même  source,  nourries  au  même 
foyer,  lorsqu'elles  ont  le  bonheur  de  ne  pas  cher- 
cher en  dehors  les  satisfactions  de  l'amitié,  mais 
de  les  puiser  dans  les  liens  du  sang,  où  la  nature  et 
Dieu  l'ont  mise  comme  à  plaisir!  Eh  bien!  Jésus- 
Christ  a  ressuscité  un  frère,  Lazare,  le  frère  de 
Marthe  et  de  Marie  Madeleine,  car,  bien  que  le  point 
soit  discuté,  j'admets  avec  l'Église  romaine  et  avec 
la  tradition  que  Marthe,  Marie  Madeleine  et  Lazare 
étaient  d'une  famille  unique.  Il  a  donc  ressuscité  le 
frère  de  Marie  Madeleine;  il  a  fait  pour  elle  un  de 
ces  miracles  qu'il  n'a  opérés  que  trois  fois.  C'a  été 
la  seconde  prérogative  de  Madeleine. 

Il  en  est  une  troisième  qu'elle  n'a  partagée  avec 
personne,  et  qui  est  bien  autrement  importante.  Et 
ici  j'avoue  que  ma  parole  hésite;  j'ai  besoin  de  m'en- 
tourer  de  ([uelque  précaution  pour  que  vous  écouliez 
la  parole  que  j'ai  à  vous  dire  avec  toute  la  sim- 
plicité, avec  tout  le  respect,  avec  toute  la  sainteté 
avec  lesquels  elle  doit  être  accueillie. 

Notre-Seigneur,  la  sainteté  même,  la  pureté  di- 
vine! eh  bien!  il  a  voulu,  et  deux  fois  seulement 
dans  sa  vie,  il  a  voulu  que  îa  main  d'une  femme  le 
touchât  !  Et  c'est  Marie  Madeleine  qui ,  ces  deux 
fois,  elle  seule  entre  toutes  les  autres,  a  eu  cet  insi- 
gne honneur.  Ce  sont  deux  mémorables  histoires; 
donnons-nous  le  plaisir  de  vous  les  raconter. 

La  i>remière  fois  donc,  Jésus-Christ  étant  assis  à 
un  banquet,  il  vint  une  femme  que  l'Écriture  définit  : 
Une  femme  qui  c'tail  une  pécheresse  dans  la  cité  !  Et 
abordant  Notre-Seigneur  elle  se  mit  à  ses  pieds,  y 


248  SERMON 

répandit  des  larmes  et  des  parfums ,  et  essuya  ses 
pieds  divins  embaumés  par  elle,  plus  encore  de  sa 
charité  que  de  ses  parfums  !  Tout  le  monde,  tous  les 
hommes  humains  de  ce  temps-là  furent  scandalisés, 
et  celui  qui  avait  invité  Notre-Seigneur  se  dit  en  lui- 
même  :  Mais  si  celui-là  était  un  'prophète ,  il  saurait 
quelle  est  la  femme  qui  le  touche;  il  saurait  que  c'est 
une  pe'cheresse  !  Sur  quoi  Notre-Seigneur,  qui  lisait 
dans  son  âme,  lui  adressa  la  parole  en  ces  termes: 
Simon,  j'ai  quelque  chose  à  te  dire.  Simon  répondit  : 
Maître,  dites.  Jésus-Christ  lui  dit  :  //  y  avait  un 
homme  à  qui  un  autre  devait  cent  deniers,  et  un  se- 
cond débiteur  lui  en  devait  cinquante;  le  créancier  a 
remis  la  somme  à  tous  les  deux:  quel  est  celui  qui 
l'aime  le  plus?  Simon  répondit:  Mais  c'est  celui  à 
qui  il  a  remis  davantage.  El  Notre-Seigneur  répli- 
qua :  Tu  as  bien  répondu,  Simon.  Tu  vois  cette 
femme?  Quand  je  suis  entrée  dans  ta  maison,  tu  ne 
m'as  pas  donné  d'eau  pour  me  laver  les  pieds,  et 
celle-ci  n'a  fait  que  laver  mes  pieds  avec  ses  larmes 
depuis  qu'elle  est  entrée.  Quand  je  suis  entré ,  tu  ne 
m'as  pas  baisé  au  visage  pour  me  recevoir,  et  celle- 
ci  ne  fait  que  baiser  mes  pieds  ;  tu  n'as  pas  répandu 
de  parfums  sur  ma  tête  pour  m'honorer,  et  celle-ci 
ne  fait  que  répandre  sur  mes  pieds  des  parfums  pré- 
cieux. C'est  pourquoi  je  te  dis  :  Beaucoup  de  péchés 
lui  sont  remis,  parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé.  Et  il 
ajouta  :  Femme,  vos  péchés  vous  so7it  remis. 

Voilà  en  quelle  occasion  une  main  humaine  a  tou- 
ché la  première  fois  la  chair  plus  que  virginale  de 
Notre-Seigneur. 


SUR   LA  PRÉDESTINATION   DE   SAINTE   MADELEINE      249 

Une  autre  fois,  étant  près  d'entrer  à  Jérusalem, 
l'avant-veille  de  sa  mort,  Marie  Madeleine,  dans  un 
banquet,  verse  encore  sur  sa  tête  et  sur  ses  pieds  de 
nouveaux  parfums.  Lorsque  les  disciples  remarquè- 
rent qu'on  aurait  pu  vendre  tous  ces  parfums  pour 
les  donner  aux  pauvres,  Jésus-Christ  leur  dit  ces 
paroles  :  Je  ne  serai  pas  toujours  avec  vous:  ce  que 
celle-ci  a  fait,  c'est  pour  honorer  ma  sépulture;  c'est 
pourquoi  cette  action  sera  racontée  partout  à  sa 
gloire/  C'est  ce  qui  est  arrivé.  Madeleine  répandant 
des  larmes  et  des  parfums  sur  les  pieds  de  Notre- 
Seigneur,  c'est  une  histoire  populaire,  une  histoire 
que  toute  la  terre  connaît,  que  toute  la  terre  res- 
pecte, et,  quand  on  la  raconte,  chacun  sait  que  cela 
fait  plaisir  à  notre  cœur. 

Enfin,  vint  le  moment  où  Notre-Seigneur  devait 
couronner  tous  ses  bienfaits.  Quand  il  a  beaucoup 
servi  les  hommes,  il  lui  convient  de  leur  donner  en- 
core sa  vie  en  témoignage  de  sa  probité,  de  la  sincé- 
rité de  son  action.  C'est  une  belle  chose  que  de  bien 
vivre,  mais  c'est  la  fin  qui  couronne  la  vie.  En  effet,  mes 
Frères,  quoique  nous  ayons  agi,  quoique  nous  ayons 
parlé,  quoique  nous  ayons  donné  l'aumône,  visité  le 
pauvre,  il  reste  à  consommer  quelque  chose  dans 
notre  amour- propre  si  ingénieux,  quelque  chose  de 
notre  personnalité  résistant  à  toutes  les  vertus,  c'est 
de  nous  immoler,  de  donner  notre  vie,  de  l'abandon- 
ner volontairement.  Jésus -Christ,  notre  chef,  nous 
en  a  donné  l'exemple  en  mourant  sur  la  Croix ,  afin 
que  son  supplice,  et  son  supplice  prématuré,  étant 
plus  grand  que  le  supplice  de  tout  autre ,  nous  souf- 


250  SERMOX 

frions  comme  lui,  et  comme  lui  nous  disions  :  J'ai 
une  pâque  à  manger  avec  vous,  et  mon  âme  n'aura 
pas  de  repos  jusqu'à  ce  que  je  l'ai  mangée  avec  vous! 

Or,  à  ce  moment  où  les  apôtres  se  débandèrent, 
où  Notre-Seigneur  était  abandonné  de  tout  le  monde, 
qu'est-ce  qui  se  pressait  au  pied  de  sa  Croix?  L'É- 
vangile le  dit  :  Marie ,  mère  de  Jésus ,  une  autre 
femme  appelée  Marie,  et  Marie  Madeleine.  Cette 
femme  eut  donc  le  quatrième  privilège  d'assister  au 
pied  de  la  Croix  de  Notre-Seigneur  et  de  recevoir  son 
sang  la  première,  avec  sa  Mère,  saint  Jean  et  une 
autre  Marie. 

Restait  le  beau  moment  de  la  résurrection.  Ses 
tribulations  étaient  achevées  :  Notre-Seigneur  avait 
vécu  sa  vie;  il  allait  ressusciter.  Il  était  arrivé,  ce 
beau  moment  que  nous  aurons  un  jour,  lorsque 
nous  planerons  par-dessus  notre  tombeau,  et  que 
nous  dirons  :  C'est  fini  du  mal,  des  épreuves,  de  la 
tentation;  le  corps,  ce  dernier  débris  abandonné  au 
mal,  ce  corps,  qui  est  perdu  dans  la  terre,  il  va  de- 
venir mon  compagnon.  Ah  !  si  cela  était  possible,  à 
ce  moment-là,  avec  quel  soin  nous  choisirions  nos 
amis,  nos  compagnons!  comme  nous  voudrions  les 
retrouver  pour  qu'ils  soient  les  témoins  de  notre 
résurrection  !  comme  le  père  retrouverait  son  fils,  la 
sœur  son  frère,  un  ami  son  ami!  Car  l'homme  aura 
une  figure,  une  physionomie  particulière.  Quand  il 
faudra  nous  retrouver  dans  un  corps  devenu  immor- 
tel, parfait,  subtil,  impassible,  et  cependant  se  re- 
connaître, voir  que  c'est  bien  soi,  qu'on  s'est  ainsi 
connu,  ainsi  aimé,  ce  sera  un  beau  moment!  Et 


SDR   LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE   MADELEINE      251 

nous  sentons,  dans  le  plus  profond  de  nos  entrailles, 
tout  ce  que  nous  donnerions  pour  en  être  les  pre- 
miers témoins. 

Eh  bien  !  Jésus-Christ  pouvant  choisir  celui  à  qui 
il  apparaîtrait  le  premier,  qui  a-t-il  choisi?  Est-ce 
sa  Mère?  Non,  non.  Est-ce  l'apôtre  saint  Pierre,  le 
chef  de  son  Église,  son  vicaire  sur  la  terre?  Non  , 
non.  Qui  donc?  Écoutez  l'Évangile  :  Il  apparut  d'a- 
bord, et  la  première  fois,  à  Marie  Madeleine.  Vous 
connaissez  cette  touchante  histoire.  Marie  étant  ve- 
nue au  tombeau  pour  embaumer  encore  une  fois 
Notre-Seigneur,  elle  trouva  le  tombeau  vide;  elle  y 
était  retournée,  amenant  avec  elle  saint  Pierre  et 
saint  Jean,  qui  l'avaient  quittée  tout  émus  et  incer- 
tains. Madeleine  était  restée  priant  et  pleurant,  et 
alors,  en  se  retournant,  elle  vit  quelqu'un.  Certes, 
elle  aimait  bien  Notre-Seigneur,  et  cependant  l'effet 
de  la  résurrection ,  l'effet  de  la  transfiguration  de  la 
mort  à  la  vie  était  si  grand,  qu'elle  ne  le  reconnut 
pas.  Le  prenant  pour  le  jardinier,  elle  lui  dit  :  Est-ce 
vous  qui  l'avez  enlevé?  Dites-moi  où  il  est,  je  le  pren- 
drai. Et  Jésus-Christ,  voyant  que  sa  figure  exté- 
rieure ne  lui  avait  pas  fait  reconnaître  son  bien-aimé 
Maître,  lui  dit  :  Marie/  et  Marie,  tombant  à  ses 
pieds,  répondit:  Maître!  Et  alors  Jésus-Christ  ajouta  : 
Va  trouver  mes  frères,  et  dis-lenr  que  je  monte  vers 
mon  Père,  qui  est  votre  Père,  vers  mon  Dieu,  qui  est 
votre  Dieu. 

Telles  sont  les  cinq  prérogatives  accordées  à  Ma- 
rie Madeleine  ! 

Quelle  était  donc  celle  femme?  Qu'avait -elle  fail 


252  SERMON 

pour  mériter  son  sort  ?  Quelle  a  été  la  cause  de  cette 
singulière  prédestination?  C'est  ce  qui  me  reste  à 
vous  dire. 

IL— Quelle  était  cette  femme?  L'Écriture  l'a  défi- 
nie par  ces  mots  :  Celait  une  femme  qui  était  péche- 
resse dans  la  cité!  Marie  Madeleine  avait  méconnu 
le  sacré  ministère  de  sa  vocation.  Appelée,  comme 
femme,  au  ministère  de  la  pudeur,  le  premier  de 
tous,  celui  qui  est  comme  l'avant-garde  de  toutes  les 
vertus ,  elle  l'avait  déserté  ! 

Je  dis  que  le  ministère  de  la  pudeur  est  comme  l'a- 
vant-garde du  bien,  car  depuis  notre  corruption  ori- 
ginelle ,  nous  avons  d'infinies  précautions  à  prendre 
contre  nous-mêmes.  Une  ombre,  quelque  chose  qui 
passe,  un  rien,  vient  saisir  notre  cœur  et  le  troubler. 
Il  faut  que  dans  le  regard  de  l'homme,  dans  son 
geste,  dans  toute  sa  tenue,  respirent,  quoique  avec 
simplicité,  une  dignité  et  une  majesté  qui  arrêtent  le 
vice ,  en  lui  annonçant  que  s'il  y  a  là  un  corps  et 
des  sens ,  sujets  à  de  grandes  faiblesses ,  il  y  a  par- 
dessus une  âme  généreuse  et  puissante  qui  sait  ce 
qu'elle  est,  qui  se  connaît,  qui  se  respecte,  et  dont  le 
rayonnement  extérieur ,  imposant  le  respect  aux 
autres,  est  comme  un  préservatif  contre  toutes  ces 
conjurations  du  vice  qui  veulent  franchir  toutes  les 
barrières,  renverser  toutes  les  vertus,  et  arriver  par 
l'insolence  et  l'audace  à  nous  révéler,  malgré  nous, 
notre  propre  et  triste  infirmité  ! 

Ce  ministère  de  la  pudeur,  il  vous  a  été  confié 
surtout,  Mesdames.  L'homme  a  sa  pudeur  assu- 
rément; mais  elle  inspire  plutôt  (la  crainte  que  le 


SUR   LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE    MADELEINE      253 

respect.  La  pudeur  de  l'homme,  c'est  une  sorte  de 
défiance  mâle  et  sévère,  qui  contient  de  la  menace, 
et  qui  fait  que  devant  le  front  du  vieillard  et  de 
l'homme  mûr,  dignes  d'eux-mêmes,  limpure  jeunesse 
n'ose  pas  apprendre  à  s'émanciper  !  Mais  vous,  Mes- 
dames, vous  savez  inspirer  le  respect,  le  respect  sé- 
paré de  toute  crainte ,  de  toute  menace.  Vous  révé- 
lez la  vertu  et  la  présence  de  l'àme  avec  une  grâce 
qui  attire  encore  au  moment  où  elle  éloigne.  Et  c'est 
là  cet  admirable  mystère  de  la  pudeur  que  Marie 
Madeleine  avait  foulé  aux  pieds  ! 

Elle  avait  aussi  méprisé  le  second  ministère,  le 
ministère  des  saintes  affections.  Car  ce  n'est  pas 
seulement  le  ministère  du  respect  qui  vous  a  été 
confié.  L'homme  est  trop  dur,  l'homme  est  trop  oc- 
cupé de  soucis  !  A  mesure  que  son  front  blanchit 
sous  l'efîort  puissant  de  la  vie,  la  source  des  émo- 
tions simples  et  naïves  se  tarit  en  lui  ;  il  s'affaiblit, 
il  devient  un  homme  public;  l'homme  public  absorbe 
l'homme  privé,  et  le  cœur  disparaît  dans  toutes  ces 
tentatives  d'ambition,  de  pouvoir  et  de  force  qui 
composent  la  fin  et  la  grande  moitié  de  notre  exis- 
tence. Dieu  a  formé  un  réservoir  aux  affections , 
mais  aux  affections  saintes,  et  vous  les  possédez 
toutes  à  la  fois.  A  vous  le  ministère  des  affections, 
mais  des  saintes  affections. 

L'affection  en  elle-même  n'est  qu'un  mouvement 
du  cœur.  Pourvu  que  le  cœur  aime  et  qu'on  vienne 
à  lui,  l'affection  est  satisfaite.  Mais  ce  n'est  pas  là , 
en  ne  considérant  que  ce  point  de  vue,  ce  n'est  pas 
là  une  sainte  affection.  L'affection  sainte  dont  vous 


254  SERMON 

êtes  les  ministres  et  les  gardiennes,  Mesdames,  c'est 
une  affection  mêlée  de  devoirs  très  profonds,  très 
grands,  très  essentiels,  qui  font  qu'en  même  temps 
que  le  cœur  est  satisfait,  la  vertu  est  exercée;  c'est 
l'affection  de  la  fille  envers  ses  parents ,  l'affection 
de  l'épouse  envers  son  mari  et  envers  ses  enfanls  ; 
c'est  l'affection  de  la  sœur  envers  le  frère  ;  c'est  l'af- 
fection de  l'àme  chrétienne,  de  la  femme  chrétienne 
à  l'égard  de  toute  misère.  Or  il  y  a  ceci  de  par- 
ticulier :  c'est  que  l'atTection,  tout  en  étant  bri- 
sée et  comme  amortie,  à  un  certain  degré,  par  le 
devoir,  l'affection  prend  dans  le  devoir  le  caractère 
d'un  office,  le  caractère  d'un  sacrifice!  Ainsi,  Mes- 
dames, à  peine  le  cœur  a-t-il  trouvé  dans  la  vie  un 
attachement  qui  le  remplit,  que  des  devoirs  sérieux 
qui  dureront  quarante,  cinquante  ans,  se  présentent 
et  s'enchâssent  les  uns  dans  les  autres.  Dès  lors  l'af- 
fection et  la  vertu  ne  font  plus  qu'une  seule  et  même 
chose,  et  l'œil  ne  peut  plus  discerner  dans  les  conso- 
lations du  cœur  le  sacrifice  et  l'héroïsme  du  dévoue- 
ment. Le  dévouement  se  pétrit  avec  l'affection;  tous 
deux  forment  une  sorte  de  terre  nouvelle,  chimique- 
ment inconnue,  visible  à  Dieu  seul,  un  sentiment 
nouveau,  qui  fait  que  le  cœur  de  l'homme ,  en  même 
temps  qu'il  est  plus  heureux ,  est  cependant  contraint 
au  dévouement,  et  présente  au  Ciel  le  spectacle  de 
Notre-Seigneur;  car  tandis  que  Notre-Seigneur 
aimait  ici-bas  si  prorondément ,  il  travaillait  et  rem- 
plissait un  office  si  merveilleusement  propre  à  amor- 
tir, à  crucifier  la  nature!  Telle  est  la  vérité  de  la  vie I 
Le  reste  est  ce  que  nous  appelons  de  l'amour.  Là  où 


SUR   LA   PRÉDESTINATION    DE    SAINTE    MADELEINE      255 

n'est  que  le  cœur  sans  la  vertu,  que  l'affection  sans 
le  dévouement ,  non ,  là  n'est  pas  la  viu  ! 

Madeleine  avait  cherché  l'affection,  mais  pas  dans 
la  vertu.  Elle  avait  cru  que  l'affection  détachée  de  la 
vertu  était  meilleure  et  préférable,  et  elle  fut  entraî- 
née dans  celte  corruption  qui  la  conduisit,  non  seu- 
lement à  être  une  pécheresse  devant  Dieu,  mais  une 
pécheresse  en  public;  elle  foula  aux  pieds  toute 
espèce  de  devoir,  et  ne  trouva  plus,  pour  consola- 
tion, ce  débris  d'affection  auquel  elle  avait  tout  sa- 
crifié. Voilà  ce  qu'elle  était!  c'est-à-dire,  au  fond,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  méprisable  sur  la  terre,  une  femme 
sans  pudeur,  sans  vertu,  ^uns  affection,  une  femme 
en  qui  les  derniers  traits  de  la  dignité  de  sa  nature 
avaient  complètement  disparu;  et  quand  elle  vint 
aux  pieds  de  Notrc-Seigneur,  elle  était  ainsi.  Là, 
aux  pieds  de  Notre-Seigneur,  elle  fut  choisie  pour 
loucher  son  corps  virginal,  pour  vivre  dans  sa  fami- 
liarité, pour  le  servir,  pour  le  soutenir  dans  sa  vie 
temporelle,  pour  l'assister  au  pied  de  sa  Croix,  pour 
être,  la  première,  témoin  de  sa  résurrection.  Mais, 
encore  une  fois,  pourquoi?  et  d'où  vient  cet  étrange 
choix  qu'avait  fait  Notre-Seigneur? 

Serait-ce  que  Dieu  a  voulu  nous  indiquer  par  là 
qu'en  tout  péché  il  y  a  de  la  ressource?  Non.  Car, 
enfin,  en  pardonnant  au  bon  larron  sur  la  Croix,  il 
avait  suffisamment  rempli  cet  office  de  sa  prédica- 
tion ;  il  avait  pardonné  à  un  homme  pour  un  seul 
mot,  pour  un  seul  mouvement  de  son  cœur  :  cela 
suffisait  pour  établir  cette  vérité.  Or  il  ne  pardon- 
nait pas  seulement  à  Madeleine,  il  l'élevait  au -des- 


256  SERMON 

SUS  de  toutes  les  femmes,  excepté  la  sainte  Vierge 
sa  mère;  par  conséquent  ce  n'était  pas  une  question 
de  salut,  c'était  une  question  de  glorification.  Et 
quand  je  demande  pourquoi  il  a  pardonné  à  Made- 
leine, ce  n'est  pas  la  vraie  position  des  termes,  je 
dois  demander  pourquoi  il  a  glorifié  Madeleine, 
pourquoi  il  lui  a  accordé  la  glorification  de  la  sain- 
teté. C'est  là  la  question. 

Nous  en  trouverons  ,  si  je  ne  me  trompe,  le  secret 
dans  deux  considérations.  C'estqu'en  pardonnant,  en 
élevant  ainsi  Marie  Madeleine,  Notre-Seigneur  fai- 
sait un  acte  de  souveraine  miséricorde  et  de  sou- 
veraine justice. 

D'abord,  un  acte  de  souveraine  miséricorde.  C'est 
qu'à  la  différence  de  noue,  qui  n'aimons  que  ce  qui  est 
bien  et  beau ,  il  y  a  en  Dieu  et  en  ceux  qui  sont  faits  à 
l'image  de  Dieu  une  passion  particulière  que  nous 
appelons  la  miséricorde,  et  qui  consiste  à  aimer  pré- 
cisément ce  qui  n'est  pas  bien  et  ce  qui  n'est  pas 
beau,  en  sorte  que  plus  un  objet  est  vil,  perdu, 
dédaigné,  plus  cette  passion  que  nous  appelons  la 
miséricorde  se  sent  soulever  et  venir  vers  cet  objet 
abandonné  et  méprisé  de  tous. 

Humainement,  la  miséricorde  est  impossible,  et 
surtout  elle  est  impossible  à  l'égard  du  vice.  Le 
monde  est  plein  de  vices ,  mais  de  vices  qui  se  res- 
pectent à  un  certain  degré;  et  quand  une  fois  la 
barrière  qu'il  a  opposée  au  vice  est  franchie,  le 
monde,  comme  si  le  vice  lui-même  en  se  montrant  à 
nu  le  déshonorait,  le  monde,  dis-je,  éprouve  contre 
lui  une  sorte  de  passion  furieuse;  il  ressent  le  besoin 


SUR   LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE    MADELEINE      257 

de  fouler  aux  pieds  ce  téméraire  qui  a  osé  jeter  son 
lard  et  se  montrer  tel  qu'il  est  sur  les  places  pu- 
bliques. Le  monde  se  sentant  atteint  par  cette  vision 
de  lui-même,  se  retourne  contre  le  vice  qui  le  dé- 
masque et  lui  fait  ainsi  un  sanglant  outrage  ,  et  fei- 
gnant de  se  séparer  de  lui ,  il  veut  persuader  à  la 
foule  qui  regarde  que  lui-même  est  quelque  chose  de 
pur,  de  saint,  aimant  le  bien,  la  vérité.  Puisqu'il 
est  tellement  furieux  contre  le  vice,  et  qu'il  rend 
contre  lui  de  tels  arrêts,  n'est-ce  pas  quelque  chose 
de  bien  pur  et  de  bien  beau  que  le  monde?  Voilà  le 
monde;  c'est  un  sépulcre  blanchi;  mais  quand  on 
tire  les  ossements  du  tombeau  et  qu'on  les  montre 
au  peuple ,  le  monde  se  retourne  et  ne  veut  pas  se 
reconnaître  lui-même!  11  déleste  donc  le  vice  tombé 
bas  et  mis  à  nu! 

Pour  Dieu,  il  en  est  lout  autrement;  quand  il  n'y 
a  plus  de  ressources,  quand  tout  est  perdu,  quand 
une  âme  est  avilie,  jamais  Dieu  n'est  plus  louché.  Il 
va  trouver  de  pauvres  galériens  dans  leurs  cachots; 
il  se  plaît  aux  galères;  il  y  fait  des  transformations 
qui  le  consolent  de  toutes  ces  belles  apparences  des 
vertus  humaines.  Quand  une  âme  est  ainsi  abjecte  et 
abandonnée,  c'est  presque  toujours  le  moment  de  la 
grâce.  Or  Marie  Madeleine  était  plus  que    toute 
autre  abandonnée  et  perdue ,  et  par  conséquent  Dieu 
s'est  senti  porté  à  faire  un  acte  de  souveraine  mi- 
séricorde  en   l'élevant  par-dessus  toutes  les  créa- 
tures de   son   sexe,  excepté   la  très  sainte  Vierge. 
11  a  voulu  porter  un  défi  au  monde  et  prouver  que 
ce  que  le  monde  ne  trouvait  plus  bon  pour  lui  était 
I  17 


258  SERMON 

encore  bon  pour  Dieu;  qu'il  y  avait  des  ressources 
dans  sa  miséricorde  que  le  monde  ne  connaît 
pas;  que  ce  que  le  monde  repousse,  Dieu  peut  en 
faire  un  trésor  de  grâces  et  de  prérogatives  particu- 
lières. 

Je  dis  qu'en  second  lieu  il  y  a  là  un  acte  de  sou- 
veraine justice.  Oui,  un  acte  de  souveraine  justice; 
car,  remarquez  l'histoire  de  toutes  ces  malheureuses 
âmes.  Un  jeune  homme  est  fier  de  sa  naissance,  il 
est  riche,  il  est  beau,  il  est  lettré;  il  aies  quatre  ou 
cinq  dons  qui  donnent  une  puissance  irrésistible  :  la 
magie  de  la  jeunesse,  de  la  beauté,  de  la  richesse, 
delà  naissance  et  delà  distinction  de  l'esprit. Quand 
on  réunit  ces  quatre  ou  cinq  choses,  il  n'est  rien 
qui  ne  nous  cède  pour  un  quart  d" heure.  Eh  bien  ! 
cet  enfant  illustre  est  surchargé  de  grâces,  il  s'en- 
nuie! il  ne  sait  que  faire  de  sa  personne;  Dieu  et 
le  monde  l'ont  tellement  comblé  que  la  vie  lui  est  à 
charge.  11  promène  autour  de  lui  ses  superbes  dé- 
dains, et  avisant,  dans  des  rangs  inférieurs,  des 
âmes  qui  n'ont  rien,  qui  vivent  de  leur  travail,  il  se 
fait  une  sorte  de  drame  du  plaisir  de  perdre  ces 
créatures  presque  dénuées  et  qui  vivent  pieusement 
sous  l'œil  de  Dieu  ,  séparées  de  leurs  familles,  ga- 
gnant à  peine  leur  pain  de  chaquejour.  Le  misérable 
louche  à  ces  âmes  et  leur  donne  le  coup  que  l'on 
donne  à  la  fleur  et  qui  la  fait  pencher  pour  ne  se  re- 
lever jamais.  Et  puis,  ce  drame  d'un  instant  con- 
sommé, le  lendemain,  en  s'éveillant,  il  regarde,  il 
a  oublié!  11  ne  retrouve  que  lui-même,  jeune,  beau, 
riche,  honoré  et  aimé;  il  est  prêt,  le  soir,  à  recom- 


SUR   LA   PRÉDESTINATION   DE  SAINTE   MADELEINE      259 

mencer  ce  qu'il  a  fait  le  soir  qui  a  précédé ,  et  prêt 
encore  à  oublier  le  lendemain  tous  ces  crimes  qui 
enchaînent  ses  jours  les  uns  aux  autres!  Et  quand 
tout  cela  s'est  passé  et  répété  de  la  part  d'un  cer- 
tain nombre  d'hommes ,  il  se  forme  dans  les  bas- 
fonds  de  l'ordre  social  une  sorte  de  misère  et  d'ab- 
jection dont  on  ne  peut  prononcer  le  nom  devant 
aucune  oreille  qui  se  respecte.  Et  cette  masse  misé- 
rable végète!  Mais  elle  n'est  que  le  produit  de  vos 
passions  à  vous  riches,  à  vous  jeunes,  à  vous  puis- 
sants, à  vous  gens  lettrés,  qui  oubliez  tout  cela,  et 
qui  ne  daignez  pas  môme  offrir  votre  bourse  pour 
payer  à  ces  âmes  perdues  un  lit  dans  un  hôpital, 
où  elles  meurent,  entre  Dieu  qui  les  recherche  en- 
core, et  le  monde,  qui  les  a  flétries  et  abandonnées 
pour  vous! 

Eh  bien!  pour  résister  à  ces  abominables  séduc- 
tions de  la  classe  riche  de  la  société,  qu'a  donc  cette 
pauvre  femme?  Elle  a  la  faiblesse  du  sexe,  les  dons, 
la  facilité  des  senlimimts,  la  grâce  des  affections  qui 
est  son  ministère,  qui  est  son  secret,  son  trésor, 
trésor  porté  dans  un  vase  fragile!  Elle  a  la  faiblesse 
du  sexe  et  son  inexpérience;  elle  a  la  faiblesse  de  la 
pauvreté,  elle  n'a  pas  de  pain,  ou  n'a  qu'un  pain 
rare  et  amer;  on  peut  encore,  si  sa  vertu  résiste,  la 
prendre  par  ce  côté  et  l'assiéger  par  la  famine.  Elle 
a  l'abandon  de  sa  famille;  elle  a  quitté  sa  mère,  son 
père,  ses  frères,  ses  sœurs,  pourquoi?  Parce  que 
la  faim  l'a  contrainte  de  dire  adieu  à  toutes  ces 
choses  qui  font  le  bonheur;  elle  est  venue  dans  cette 
capitale,  mais   avec  l'espoir  qu'on  respectera  son 


260  SERMON 

courage,  sa  jeunesse,  son  sexe,  sa  pauvreté,  sa  fa- 
mille absente,  son  abandon! 

Voilà  ce  que  vous  avez  fait,  vous,  pour  ces  pau- 
vres créatures!  Et  voilà  ce  que  Dieu  a  fait  pour 
Marie  Madeleine,  ce  qu'il  fait  encore  tous  les  jours. 
11  la  prend  à  lui,  il  lui  permet  de  le  loucher,  et  il  ne 
le  permet  qu'à  elle  seule;  elle  l'a  vu  la  première 
dans  sa  résurrection:  puisqu'elle  a  embaumé  son 
corps,  il  est  juste  qu'elle  voie  la  première  ce  corps 
glorifié!  Voilà  ce  que  vous  faites  à  ces  âmes;  et 
voilà  ce  que  Jésus- Christ  leur  fait  tous  les  jours 
dans  la  personne  de  Marie  Madeleine!  Jugez  le 
monde  et  jugez  Jésus-Christ! 

Maintenant,  parmi  ces  âmes  si  dignes  d'un  si 
grand  intérêt  et  qui  présentent  à  ceux  qui  les  voient, 
quand  une  fois  elles  ont  entendu  la  parole  du  Maître, 
un  spectacle  si  doux  et  si  consolant,  il  en  est  encore 
de  plus  dignes  de  votre  intérêt,  et  ce  sont  celles 
pour  lesquelles  vous  êtes  aujourd'hui  assemblés. 
Parmi  ces  âmes,  il  en  est  qui  n'ont  commis  qu'une 
première  faute.  Séparées ,  par  la  honte,  de  leurs  fa- 
milles, elles  n'ont  besoin  que  d'une  main  pure  et 
charitable  qui  leur  ouvre  la  porte  du  sanctuaire  do- 
mestique; et  ce  moment  de  leur  vie  passé,  elles 
pourraient  remplir  ce  ministère  de  la  pudeur  et  des 
saintes  affections,  qui  est  le  partage  de  leur  sexe. 
C'est  pour  ces  âmes  que  M.  de  Gérando  a  ouvert  un 
asile;  c'est  l'œuvre  par  laquelle  il  a  lerminé  sa 
longue  et  glorieuse  carrière;  c'est,  dis -je,  cette 
œuvre  qui  vous  est  présentée  par  mon  ministère  et 
pour  laquelle  vous  êtes  réunis.  Il  s'agit,  au  sortir 


SUR   LA   PRÉDESTINATION   DE   SAINTE    MADELEINE      261 

des  hôpitaux,  de  fournir  à  quelques  âmes  qu'on  peut 
perdre ,  dont  on  sait  très  bien  qu'elles  n'ont  commis 
qu'une  faute,  il  s'agit  de  leur  fournir  quinze  jours, 
trois  semaines,  un  mois  d'aliments,  le  temps  d'é- 
crire à  leurs  familles,  de  remettre  leur  cœur  d'une 
si  prolonde  secousse,  de  leur  faire  oublier  à  elles- 
mêmes  ce  qu'elles  ont  été,  et  par  le  spectacle  de 
Marie  Madeleine,  de  les  toucher  du  même  repentir 
afin  qu'elles  reçoivent  les  mêmes  consolations.  Ce 
sont  ces  âmes  auxquelles  vous  allez  faire  l'aumône! 
Eh  bien!  il  en  est  peu  d'entre  vous  qui  n'aient 
des  fils  et  des  frères  pour  qui  elles  prient  chaque 
jour.  Vous  demandez  à  Dieu  de  les  soutenir  dans 
cette  pureté,  dans  ce  respect  de  soi-même  sans  les- 
quels la  foi  fait  bientôt  un  triste  naufrage.  Or  le 
meilleur  moyen  que  vous  pourrez  employer  pour 
être  favorables  à  ces  fils  bien -aimés,  à  ces  frères 
chéris,  c'est  de  payer  votre  tribut  d'expiation.  Ver- 
sez cette  obole  expiatrice,  et  peut-être  ce  fils  qui  va 
vous  échapper,  ce  frère  qui  va  se  corrompre,  écou- 
tera la  voix  de  Dieu  et  sera  retenu  sur  le  bord  de 
l'abîme  ;  et  alors  il  vous  sera  donné  d'entendre  cette 
parole  de  Jésus-Christ  :  Beaucoup  de  péchés  seront 
pardonnes  à  vos  fils  et  à  vos  frères,  parce  que  vous- 
mêmes  vous  avez  pardonné  beaucoup,  vous  avez 
aimé  beaucoup. 


262  SERMON 


SUR  LA  DÉVOTION  AU  SACRÉ  CŒUR 

Prêché  à  Saint-Roch,  le  10  février  1847,  pour  l'érection,  à  Moulins, 
de  la  première  église  du  sacré  Cœur  en  France. 

TEXTE  * 

Mes  Frères  , 

Nous  sommes  réunis  pour  contribuer  à  l'érection 
de  la  première  église  de  France  qui  ait  été  dédiée  au 
sacré  Cœur  de  Notre -Seigneur.  La  question  est 
donc  de  savoir  quel  est  l'intérêt  qui  s'attache  à  cette 
œuvre;  de  savoir  si  elle  n'est  autre  chose  pour  nous 
que  l'édification  d'une  église  ordinaire,  ou  bien  si 
nous  devons  y  attacher  un  sens  plus  étendu  et  plus 
profond,  qui  exige,  par  conséquent,  de  notre  piété 
un  concours  plus  dévoué  et  plus  considérable.  Or, 
pour  que  nous  puissions  en  juger,  il  est  nécessaire 
que  nous  appréciions  la  dévotion  au  sacré  Cœur  de 
Notre-Seigneur,  et  nous  ne  pouvons  évidemment  le 
faire  qu'en  examinant  d'abord  ce  que  c'est  que  la 
dévotion  dans  le  Christianisme.  Je  m'occuperai  donc 
dans  une  première  partie  de  la  dévotion  chrétienne 
en  général ,  et,  dans  une  seconde  partie ,  de  la  dévo- 
tion au  sacré  Cœur  de  Notre-Seigneur. 

I.  —  Trois  choses  constituent  la  vie  chrétienne  : 
les  mœurs,  les  sacrements  et  les  dévotions. 

1  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  mai  1847. 

Voir  dans  VUnivei^s  du  7  février  1847  l'annonce  de  celte 
assemblée  de  charité.  L'église  du  Sacré-Cœur  de  Moulins  a 
été  consacrée  par  Mp  de  Dreux-Brézé,  le  17  octobre  1881. 

^^^\^^l  OF  Ait 


SUR   LA   DÉVOTION  AD  SACRÉ   CCEUR  263 

Les  mœurs  sont  le  travail  que  nous  faisons  au 
dedans  de  nous-mêmes  pour  rétablir  dans  notre  être 
la  ressemblance  avec  Dieu,  selon  laquelle  nous 
avons  été  créés,  et  d'où  nous  sommes  déchus  par  la 
faute  de  nos  premiers  parents.  Dieu  est  notre  mo- 
dèle. Si  loin  que  nous  soyons  placés  de  lui  par 
notre  petitesse  apparente,  cependant  il  est  vrai  de 
dire  que  par  notre  âme  unie  à  notre  corps,  nous 
sommes  à  l'image  et  à  la  ressemblance  de  Dieu.  Et 
encore  qu'il  nous  fût  difficile  de  l'établir  humaine- 
ment, par  la  raison,  nous,  Chrétiens,  nous  nous 
soucierions  très  peu  de  cette  impuissance  où  la 
raison  nous  laisserait;  appuyés  sur  les  saintes 
Écritures  et  sur  les  communications  habituelles  que 
nous  avons  avec  Dieu,  nous  comprendrions,  par  le 
ministère  de  ses  créatures,  et  par  ce  qui  se  passe 
plus  ou  moins  au  dedans  de  nous,  que  cette  image 
est  réelle,  véritable,  et  qu'elle  doit  servir  de  base  à 
toute  l'activité  de  notre  existence. 

Cette  image  sacrée,  elle  est,  non  pas  détruite  en 
nous,  mais  altérée;  elle  a  été  altérée  volontaire- 
ment par  ce  que  nous  appelons  le  péché,  c'est-à-dire 
par  une  prévarication  de  notre  volonté  libre  qui  nous 
a  fait  préférer  un  ordre  de  choses  indigne  de  nous,  à 
cet  ordre  sublime  et  infini  (jui  était  notre  principe 
et  qui  est  notre  fin!  Et,  Chrétiens,  nous  travaillons 
tous  les  jours  à  restaurer  cet  ordre  affaibli,  altéré  , 
défiguré;  tous  les  jours  ,  depuis  le  premier  moment 
de  notre  carrière  jusqu'à  celui  où  la  mort  viendra 
nous  saisir  et  nous  accabler  une  dernière  fois  dans 
les  tribulations,  nous  ne  travaillons  qu'à   rétablir 


264  SERMON 

cette  sainte  image ,  non  seulement  dans  notre  âme , 
mais  encore  dans  la  physionomie  extérieure  de  notre 
être.  En  sorte  qu'en  nous  voyant,  l'homme,  le  ra- 
tionaliste lui-même,  révère  notre  auteur;  à  la  suite 
de  nos  actions ,  à  la  générosité  de  ce  que  nous  fai- 
sons, il  est  forcé  de  reconnaître  que  quelque  chose 
de  divin  est  descendu  sur  nous,  nous  couvre,  nous 
embrasse,  nous  transfigure  incessamment. 

Mais   comment  rétablir  cette   ressemblance  glo- 
rieuse avec  Dieu?  Par  la  ressemblance  de  nos  pen- 
sées avec  les  siennes ,  par  la  ressemblance  de  nos 
actions  avec  les  siennes ,  par  la  ressemblance  même 
de  notre  existence  avec  la  sienne,  en  la  purifiant  avec 
les  moyens  qu'il  nous  a  donnés.  Or  tous  ces  moyens, 
penser  comme  Dieu,  agir  comme  Dieu,  se  trans- 
substantier  en  Dieu,  en  travaillant  non  seulement 
sur  les  actes,  mais  sur  les  substances  qui  les  portent, 
tout  cela  aboutit  à  un  terme  extrême,  sans  lequel  ce 
que  je  viens  de  dire  ne  servirait  de  rien,  à  l'amour 
de  Dieu!  Car  la  fin  de  la  foi  qui  nous  donne  les 
mêmes  pensées  que  Dieu,  la  fin  de  l'observance  des 
commandements  qui  nous  fait  agir  comme  Dieu,  la 
fin  de  toute  l'action  intime  de  Dieu  sur  nous  qui  fait 
que  nous  nous  purifions  et  que  nous  lui  ressemblons 
de  plus  en  plus,  tout  cela  n'est  rien,  si  nous  n'a- 
vons pas  l'amour,  comme  le  dit  énergiquement  saint 
Paul.  Quand  je  parlerais,  dit-il  dans  un  passage  fa- 
meux, quand  je  parlerais  toutes  les  langues  des  anges 
et  des  hommes ,  quand  je  connaîtrais  tous  les  mys- 
tères, quand  je  donnerais  mon  corps  pour  être  brûlé, 
si  je  n'ai  pas  l'amour,  je  ne  suis  rien  !  —  Nihil  sumf 


STTR    LA    DÉVOTION   AU   SACRÉ    COEUR  263 

La  charité,  l'amour  de  Dieu  ,  et  des  hommes  en 
Dieu,  c'est  tous  les  commandements,  toute  la  loi, 
on  vous  l'a  dit  cent  fois;  c'est  en  même  temps  l'ac- 
complissement et  la  fin  de  toutelavie  chrétienne:  La 
fin  de  tous  les  préceptes,  c'est  la  charité  dans  un  cœur 
pur. 

Or  il  est  bien  difficile  d'aimer  Dieu.  Hôlas!  nous 
avons  de  la  peine  à  aimer  les  hommes,  que  nous 
voyons,  les  créatures  les  mieux  douées.  Celles  qui 
nous  saisissent  par  l'éclat  de  leurs  dons,  celles-là 
mêmes,  elles  retiennent  à  peine  un  jour  ou  deux 
notre  puissance  affective;  puis  l'ennui,  la  froideur, 
le  désenchantement  ne  tardent  pas  à  paraître;  et 
ainsi,  ce  qui  est  vivant,  ce  qui  est  notre  propre 
corps  et  notre  propre  sang ,  ce  qui  nous  touche  de 
si  près,  c'est  à  peine,  en  de  rares  moments  de  notre 
vie,  si  nous  pouvons  sentir  pour  cela  cet  embrase- 
ment, cette  affection  que  nous  nommons  la  charité 
ou  l'amour,  en  prenant  ce  mot  dans  un  sens  sacré. 

Que  sera-ce  donc  d'aimer  Dieu,  qu'on  ne  voit  pas? 
que  sera-ce  de  chercher  h  ressembler  à  un  être  que 
nous  ne  trouvons  nulle  part,  qui  n'apparaît  ni  à 
notre  imagination,  ni  à  nos  sens,  ni  à  la  pointe  la 
plus  subtile  de  notre  esprit.  Comment,  errant  à  tra- 
vers ces  profondes  solitudes,  montant  aussi  haut 
que  nous  pouvons  atteindre,  descendant  aussi  bas 
que  nous  pouvons  descendre,  comment  saisirons- 
nous  une  ombre,  un  vestige  de  cette  substance 
adorable  qui  doit  nous  ravir  et  faire  de  nous  plus 
qu'une  créature,  plus  que  nous-mêmes?  Comment 
ce  mystère  va-t-il  s'accomplir?  On  n'aime  que  ses 


266  SERMON 

semblables;  nous  avons  perdu  notre  similitude  avec 
Dieu,  nous  l'avons  perdue  ou  du  moins  tellement 
altérée,  qu'elle  est  comme  perdue.  Qui  réparera  les 
ruines  de  notre  nature?  qui  rétablira  les  traits  si 
profondément  altérés  de  notre  ressemblance  pre- 
mièro?  Le  miracle  s'est  accompli.  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ  s'est  rendu  visible  afin  de  nous  donner 
les  moyens  de  voir  et  d'entendre  au  moins  une  pa- 
role sortir  non  simplement  de  l'homme,  mais  des 
profondeurs  de  la  divinité  elle-même  :  en  sorte  que 
nous  n'avons  plus  été  purifiés  seulement  par  les 
œuvres  de  notre  âme,  mais  encore  par  la  person- 
nalité de  Jésus-Christ.  En  voyant,  en  entendant 
Jésus-Christ  dans  l'Évangile,  c'est  Dieu  lui-même 
que  nous  voyons,  que  nous  entendons;  et  c'est  sa 
perfection  qui ,  apparaissant  à  travers  les  voiles  de 
son  humanité,  nous  ravit  à  nous-mêmes  et  nous 
élève  vers  lui. 

Jésus-Christ,  en  nous  quittant,  a  laissé  sa  vertu, 
sa  force  d'assimilation  avec  nous ,  et  par  elle  il  nous 
a  unis  avec  Dieu  ;  il  l'a  laissée  dans  ce  que  nous  ap- 
pelons les  sacrements,  qui  sont  le  second  élément  de 
la  vie  chrétienne. 

A  peine  nés,  on  nous  verse  une  eau  sainte  sur  le 
front,  et  cette  eau,  par  une  mystérieuse  correspon- 
dance avec  notre  âme,  y  produit  la  similitude  divine, 
au  moins  en  germe.  Puis  d'autres  sacrements  vien- 
nent, quand  notre  âge  est  plus  mûr,  nous  asseoir 
sur  ce  fondement  de  la  vie  chrétienne.  Le  sacre- 
ment de  pénitence  nous  purifie  si  nous  avons  eu  le 
malheur  d'être  souillés;  il  en  est  ainsi  des  autres.  Et 


SUR    LA   DÉVOTION   AD   SACRÉ   CŒUR  267 

de  même  que  rameur  de  Dieu  est  le  terme  de  toutes 
les  mœurs  chrétiennes,  le  sacrement  de  l'amour  est 
aussi  le  terme,  le  plus  haut  point  de  tous  les  sacre- 
ments. C'est  dans  l'Eucharistie,  appelé  de  ce  beau 
nom  de  sacrement  de  l'amour,  que  nous  communi- 
quons de  plus  près  avec  Jésus- Christ,  avec  son 
corps,  avec  son  sang,  avec  son  âme,  avec  sa  divi- 
nité, avec  la  plénitude  de  tout  ce  qu'il  est  humaine- 
ment et  divinement.  Et  ainsi ,  comme  l'amour  de 
Dieu  est  le  terme  des  mœurs  chrétiennes,  le  sacre- 
ment de  l'amour  est  le  terme  de  cette  seconde  opé- 
ration de  notre  vie  que  nous  appelons  les  sacre- 
ments. 

Est-ce  là  tout?  Dans  lavie  chrétienne  n'y  a-l-il  plus 
rien  au  delà?  Vous  me  prévenez,  et  vous  savez, 
comme  nous  l'avons  annoncé,  du  reste, qu'il  y  a  en- 
core les  dévotions.  Qu'est-ce  à  dire? 

C'est-à-dire  que  quand  on  aime,  il  y  a  une  impos- 
sibilité naturelle  de  ne  pas  exprimer  son  amour. 
L'amour  s'exprime  par  des  pratiques,  malgré  lui;  il 
s'exprime  pour  se  conserver,  il  s'exprime  pour  s'aug- 
menter, pour  agir  de  lui-même.  Par  exemple,  si  un 
fils  ne  baisait  jamais  pieusement  la  main  de  sa  mère; 
si  dans  son  regard,  dans  ses  gestes,  dans  toute  sa 
conduite,  il  n'y  avait  pas  comme  un  culte  de  la  ma- 
ternité en  lui ,  quelque  lien  profond  que  ce  rapport 
de  la  mère  à  l'enfant  produise  de  soi,  cet  amour 
filial  s'éteindrait  dans  une  sorte  d'inanition;  non 
seulement  il  ne  s'augmenterait  pas,  mais  il  ne  se 
conserverait  pas.  11  faut,  et  c'est  le  charme  de  notre 
vie  quand  nous  vivons  avec  des  êtres  que  nous  ai- 


268  SERMON 

mons,  il  faut  qu'à  chaque  instant  la  parole  ait  un 
écho,  le  mouvement  des  lèvres  uu  certain  pli,  le 
regard  des  yeux  une  certaine  puissance,  les  gestes 
une  certaine  expression  qui  révèle  à  quelqu'un  qui 
est  à  côté  de  nous  que  nous  l'aimons  et  que  nous 
sommes  contents  d'être  à  côté  de  lui!  Fissions- 
nous  des  eiïorts  pour  nous  empêcher  de  produire  ce 
culte  des  dévolions  naturelles ,  nous  n'en  viendrions 
pas  à  bout,  et  à  son  absence  nous  reconnaîtrions 
que  nous  n'aimons  plus.  C'est  la  conservation  des 
affections  vraies  et  pieuses,  quoique  naturelles,  c'est 
aussi  leur  augmentation,  leur  accroissement. 

Qu'est-ce  qui  nous  rend,  à  la  longue,  une  per- 
sonne si  chère,  si  aimable,  si  précieuse?  Hélas!  ce 
n'est  pas  toujours  d'avoir  fait  pour  elle  de  très 
grands  sacrifices;  car,  malheureusement,  dans  la  vie 
ces  occasions  sont  rares,  et,  quand  elles  se  présen- 
tent, on  trouve  peu  de  personnes  qui  sachent  les 
saisir;  c'est  d'avoir  fait  pendant  dix  ans,  pendant 
vingt  ans,  une  suite  d'actes  presque  insaisissables. 
Dans  un  cours  d'eau,  il  n'y  a  que  des  gouttes  qui 
suivent  d'autres  gouttes,  mais  toutes  ensemble,  à 
l'entrée  de  l'Océan,  forment  quelque  chose  d'inta- 
rissable, de  majestueux,  que  nous  appelons  un 
fleuve.  Il  en  est  de  même  du  cours  des  affections; 
ce  ne  sont  que  des  gouttes  d'eau ,  toutes  sorties  de 
notre  cœur,  par  tous  nos  pores ,  mais  elles  ont 
formé  un  fleuve,  un  océan  qui  est  là  sur  notre  poi- 
trine, qui  y  pèse  de  tout  son  poids,  et  qui  fait  que 
nous  tressaillons  de  nous  sentir  invinciblement  atta- 
chés à  cet  être  que  nous  ne  pouvons  pas  définir,  tant 


SUR   LA    DÉVOTION   AU   SACRÉ   COEUR  269 

il  nous  paraît  invisible,  insaisissable,  impalpable. 

Non  seulement  c'est  l'augmentation  de  l'amour, 
c'en  est  aussi  la  jouissance.  En  eiïet,  comment  jouis- 
sons-nous les  uns  des  autres?  Qu'est-'e  que  jouir 
les  uns  des  autres,  sinon  nous  donner  à  chaque  ins- 
tant, dans  la  mesure  de  nos  relations,  de  notre 
cœur,  toutes  ces  marques  d'affeclion,  de  dévoue- 
ment, de  tendresse?  Évidemment,  c'est  le  soutien, 
la  récompense  de  l'amour;  c'en  est  la  force  vive, 
mais  c'en  est  encore  la  jouissance.  Car  si  on  nous 
disait  d'aimer  sans  donner  ni  recevoir  ces  marques 
de  notre  attachement,  nous  croirions  qu'on  veut 
nous  demander  le  sacrifice,  sans  nous  otTrir  en 
môme  temps  la  récompense.  Ainsi,  chose  admirable! 
en  même  temps  que  nous  donnons,  nous  recevons, 
et  cet  amour  qui  naît  de  nos  regards,  de  nos  pa- 
roles, de  nos  gestes,  de  toutes  nos  marques  d'es- 
time et  de  tendresse,  il  retombe  sur  nous  et  y  pro- 
duit un  fruit  délicieux,  aussi  bien  pour  nous  que 
pour  autrui;  en  sorte  que,  dans  l'affection,  donner 
c'est  recevoir,  et  recevoir,  c'est  donner. 

Voilà  la  loi  des  atïeclions  et  des  dévotions,  même 
au  point  de  vue  de  la  nature.  Et  si  telle  est  cette  loi 
au  point  de  vue  de  la  nature,  comment  voulez-vous 
que,  par  rapporta  Dieu,  il  en  soit  autrement?  Com- 
ment voulez-vous  concevoir  un  amour  de  Dieu ,  une 
estime  de  Dieu  ,  une  recherche  de  Dieu,  une  posses- 
sion de  Dieu,  qui  ne  s'exprime  par  aucun  culte,  par 
aucune  dévotion,  aucune  parole,  aucun  regard, 
aucun  geste,  aucune  gratitude?  Cela  est  impossible, 
évidemment  impossible. 


270  SERMON 

Donc,  le  culte  ou  la  dévotion,  car  la  dévotion 
n'est  que  la  pointe  la  plus  tendre  du  culte,  le  culte 
ou  la  dévotion,  c'est  l'amour  même,  en  tant  qu'il 
vit  et  s'exprime.  El  lors  même  que  Dieu  ne  l'aurait 
point  établi,  que  l'exemple  des  saints  et  les  tradi- 
tions de  l'Église  ne  nous  apprendraient  pas  ces  dé- 
votions saintes,  chacun  de  nous,  seul  à  seul,  au 
pied  de  son  Crucifix,  imaginerait  et  créerait  un 
culte  extérieur.  Nous  en  créons,  dans  le  fait,  qui  ne 
sont  connus  que  de  Dieu  seul,  quoique  l'Église  en 
ait  établi  une  multitude  qui  sont  visibles  et  patents. 
Il  y  a  dans  ce  trésor  de  l'amour  une  si  grande  abon- 
dance de  dire  et  de  faire,  que  cela  naît  comme 
dans  une  prairie,  par  un  soleil  de  printemps,  les 
fleurs  naissent  et  s'épanouissent,  sans  qu'on  sache 
d'où  elles  viennent  ni  où  elles  vont. 

Mais  si  Notre-Seigneur  n'était  pas  venu,  si  son 
corps  n'était  pas  présent  et  ressuscité,  la  dévotion 
serait  impossible.  Nous  ne  pourrions  dire  à  ce  Dieu 
invisible,  nous  ne  pourrions  lui  dire  qu'une  chose  : 
c'est  que  nous  l'aimons!  Ce  serait  beaucoup;  il  y  a 
des  saints  qui  passaient  des  journées  à  dire  à  Dieu  : 
Mon  Dieu,  je  vous  aime;  mon  Dieu,  je  vous  aime! 
et  puis,  la  minute,  l'instant  d'après,  comme  brûlés 
par  un  feu  incessant,  ils  répétaient  :  Mon  Dieu,  je 
vous  aime!  Cependant,  ce  n'est  pas  assez.  Comme 
nous  sommes  corps  et  àme,  et  que  les  choses  exté- 
rieures nous  frappent  surtout,  il  était  nécessaire, 
sous  ce  rapport  de  la  dévotion,  comme  sous  celui 
des  sacrements,  que  Notre- Seigneur  Jésus-Christ 
nous  fût  donné  et  nous  restât.  C'est  donc  Notre- 


SUR   LA   DÉVOTION   AU   SACRÉ   CŒUR  271 

Seigneur,  c'est  donc  le  corps  de  Notre-Seigneur  qui 
est  le  centre,  le  terme  de  toutes  les  dévotions  de  l'É- 
glise. Si  ce  lieu  qui  nous  contient  est  un  lieu  sacré 
pour  nous,  si  ce  ne  sont  point  là  de  vaines  murailles, 
c'est  que  le  corps  de  Notre-Seigneur,  notre  maître 
et  notre  rédempteur,  est  réellement  présent;  c'est 
que  nous  le  croyons  d'une  foi  ferme  et  inébranlable; 
c'"est  qu'en  entrant  dans  la  maison  du  Seigneur,  nous 
sommes  persuadés  que  le  Seigneur  y  habite;  c'est 
qu'en  nous  agenouillant,  nous  nous  agenouillons 
devant  le  roi  de  notre  àme,  qu'en  lui  parlant,  nous 
sommes  surs  qu'il  est  là,  non  seulement  avec  sa 
divinité  invisible,  mais  avec  son  humanité  visible, 
sous  les  voiles  eucharistiques.  Si  nous  vénérons  la 
très  sainte  Vierge,  c'est  qu'elle  a  porté  dans  ses 
chastes  entrailles  le  fruit  de  l'amour  éternel,  le  Verbe 
de  Dieu.  Si  nous  vénérons  les  saints,  c'est  que  les 
saints  ont  été  comme  nous  substantiellement  sur  la 
terre;  c'est  qu'ils  ont  été  transsubstantiés  en  Jésus- 
Christ.  Si  nous  vénérons  les  reliques ,  c'est  que , 
saisies  par  la  mort  en  ce  qu'elles  avaient  encore  du 
péché,  elles  ont  été,  à  ce  moment  suprême,  finale- 
ment purifiées,  qu'il  n'y  reste  plus  rien  que  de  juste 
et  de  sacré;  que  l'Esprit-Saint  les  a  remplies,  en 
attendant  le  jour  du  jugement  dernier;  en  un  mot, 
qu'il  n'y  a  plus  avec  la  matière  que  l'Esprit-Saint, 
que  le  sang,  le  corps  du  Fils  de  Dieu,  qui  les  a  faits, 
et  qui  attend  le  jour  de  la  résurrection  qu'il  a 
marqué,  pour  les  tenir  à  son  tour  éternellement 
dans  ses  chastes  mains. 
Tel  est  le  principe  de  toutes  nos  dévotions  :  il  n'y 


272  SERMON 

en  a  pas  une  qui,  de  près  ou  de  loin,  directement 
ou  indireclement,  ne  se  rattache  au  corps  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Chrict.  Otez  ce  corps,  il  n'y  a  plus 
rien.  Voilà  pourquoi  les  temples  du  protestantisme 
sont  déserts,  pourquoi  ils  sont  fermés  quand  le  soleil 
se  lève  et  quand  il  se  couche,  excepté  un  seul  jour 
de  la  semaine,  où  l'homme  vient  y  parler,  où  on  se 
rassemble  autour  de  lui  pour  entendre  sa  parole.  En 
ûtant  l'Eucharistie,  il  a  tué  la  force  vive  des  sacre- 
ments; il  a  tué  le  principe  de  la  dévotion;  quand 
l'amour  n'est  plus ,  la  dévotion  n'existe  plus.  Le 
protestantisme,  en  étant  hostile  à  la  présence  réelle, 
s'est  privé  de  tous  les  sacrements  et  de  toutes  les 
dévotions,  c'est-à-dire  de  tous  les  rapports  de  ten- 
dresse de  l'ème  avec  Dieu. 

Or  ces  dévotions,  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  con- 
traire à  la  foi  et  aux  bonnes  mœurs,  elles  sont 
abandonnées  d'abord  à  notre  inspiration.  Saint 
Augustin  disait  :  Aimez,  et  faites  tout  ce  que  vous 
voudrez.  Si  cela  est  vrai ,  cela  est  vrai  surtout  dans 
l'expression  de  l'amour.  Aimons ,  et  faisons  ce  que 
nous  voudrons.  Cela  a  besoin  d'une  certaine  inter- 
prétation, mais,  quand  il  s'agit  d'amour,  il  n'est 
plus  besoin  d'explication  pour  le  faire  rentrer  dans 
la  sobriété  dogmatique.  Aimons  donc,  et  faisons 
pour  Dieu  ce  qui  nous  plaira.  C'est  ce  que  nous 
voyons  dans  la  vie  des  saints,  et  ce  qui  fait  que, 
dans  leur  histoire,  nous  éprouvons  un  charme  de 
lecture  inexprimable.  Nous  voyons  comment  l'amour 
s'est  transsubstantié  dans  leurs  actes;  et  c'est  pour- 
quoi, en  lisant  leur  vie,  jamais  le  sourire  ne  doit 


SUR    LA    DÉVOTION   AU   SACRÉ   CŒUR  273 

effleurer  nos  lèvres,  si  singulière  que  soit  l'action 
au  point  de  vue  humain.  C'était  un  élan  d'amour, 
et  l'amour  n'a  rien  à  faire  avec  la  raison.  11  est 
même  permis  d'être  extravagant,  quand  il  y  a  sain- 
teté et  amour  :  l'extravagance  disparaît  dans  les  su- 
blimes inspirations  de  l'amour. 

Cependant,  bien  que  nous  ayons  une  si  grande 
habitude  dans  l'expression  de  notre  charité  envers 
Dieu  et  envers  le  corps  de  Notre- Seigneur,  l'Église 
a  fixé  une  foule  de  pratiques  de  dévotion:  l'agenouil- 
lement devant  les  autels,  devant  la  sainte  Eucha- 
ristie; l'encensement,  les  cérémonies  de  la  sainte 
Messe;  les  hommages,  le  prosternement,  et  mille 
choses  semblables,  qu'il  est  inutile  de  vous  énumé- 
rer,  puisque  vous  les  voyez  tous  les  jours.  Mais  à 
côté  de  ces  pratiques,  de  ces  dévotions  fixes  de 
l'Église,  Notre-Seigneur  intervient  par  des  révéla- 
tions positives,  quand,  par  des  secrets  connus  de 
lui ,  il  a  besoin  de  ranimer  notre  charité.  Alors  il 
choisit,  ordinairement  du  moins,  quelque  àme  sainte 
et  pieuse  à  qui  il  manifeste  ce  qu'il  veut  que  les 
hommes  fassent  de  nouveau  pour  le  vénérer,  pour 
l'adorer,  pour  lui  témoigner  leur  affection.  Et  nous, 
qui  sommes  chrétiens,  qui  savons  que  Notre-Sei- 
gneur, montant  au  ciel ,  a  promis  d'être  avec  son 
Église  jusqu'à  la  fin  des  temps,  ne  soyons  pas  éton- 
nés de  l'existence  d'une  telle  révélation.  Notre-Sei- 
gneur ne  s'est  rien  interdit  :  il  est  le  chef  vivant  de 
son  Église  ;  il  voit,  il  connaît  tous  ses  besoins;  il  lui 
parle  par  des  grâces  invisibles,  quand  elle  en  a  be- 
soin; il  lui  parle  par  des  miracles  éclatants,  par  des 
i  18 


274  SERMON 

prodiges,  quand  elle  a  besoin  d'être  confirmée;  il  lui 
parle  par  les  prophéties ,  quand  elle  a  besoin  d'être 
avertie  des  temps  heureux  ou  malheureux  qui  se 
préparent  et  enfin,  il  lui  parle  par  des  révélations  et 
des  dévotions,  lorsque  le  genre  humain  a  besoin  de 
ces  dévotions  nouvelles  pour  rallumer  sa  foi,  sa 
charité... 

Aussi  nous  sommes  bien  loin  de  ces  hommes  qui 
croyaient  peut-être  avoir  la  foi ,  et  qui,  après  que  la 
bonté  de  Dieu  s'était  manifestée  par  les  prophètes  et 
par  Notre -Seigneur,  mettaient  des  bornes  à  cette 
révélation,  disant  :  «  Passé  les  quatre  mille  ans  du 
monde.  Dieu  n'a  pas   pu  parler,  parce  qu'avec  le 
Christ  tout  a  été  écrit.  »  Tous  ceux  qui  connaissent 
par  l'histoire,  même  des  temps  présents,  les  mou- 
vements et  les  communications  de  l'Esprit-Saint,  de 
Notre-Seigneur  et  de  son  Eglise,  savent  que  cela 
n'est  pas;  que  le  miracle  est  permanent;  que  les 
prophéties  sont  permanentes;  que  la  révélation  est 
permanente.  Si  le  Seigneur  ne  fait  plus  les  mômes 
efîorts  pour  que  ce  soleil  d'action  soit  vu  de  tous  les 
temps,  les  âmes  qui  entendent  le  moindre  frémisse- 
ment de  Dieu  dans  le  monde  n'en  sont  pas  moins 
averties.de  tout,  et  communiquent  aux   autres  ce 
que  l'Esprit-Saint  veut  que  ses  serviteurs  connais- 
sent ici- bas.   Pour  parler  le  langage  historique. 
Dieu  n'a-t-il  pas  donné  une  grande  preuve  de  révé- 
lation lorsqu'au  xiii''  siècle,  dans  un  moment  so- 
lennel pour  l'Église,  après  avoir  appelé  saint  Domi- 
nique et  saint  François  d'Assise,  il  opéra  un  prodige 
qui  renouvela  la  face  de  la  chrétienté  en  instituant, 


SUR   LA    DÉVOTION   AU   SACRÉ   CŒUR  275 

par  une  pieuse  fille  des  environs  de  Liège,  la  fête 
du  très  saint  Sacrement. 

Voilà  ce  que  sont  les  mœurs,  les  sacrements,  les 
dévotions,  moyens  par  lesquels  l'amour  se  perpétue 
dans  l'Église. 

Nous  pouvons  maintenant  aborder  avec  fruit  la 
question  de  la  dévotion  au  sacré  Cœur. 

IL  —  Vers  le  milieu  du  xvii''  siècle,  l'Église  de 
France  avait  remporté  contre  l'ennemi  du  salut  une 
grande  victoire.  Le  siècle  précédent  avait  été  occupé 
à  repousser  de  notre  territoire  et  de  nos  cœurs 
l'hérésie  et  le  schisme.  Grâce  à  nos  ancêtres,  nous 
en  étions  venus  à  bout  glorieusement.  Je  dis  glo- 
rieusement, non  certes  que  i)ion  des  calamités 
n'eussent  payé  ce  triomphe;  mais  non  dans  ce 
monde,  aucune  lutte,  même  la  plus  légitime,  ne  se 
passe  sans  qu'il  en  coûte  des  larmes  et  du  sang;  et 
si  dans  ces  grands  combats  du  xvi®  siècle  il  y  eut 
des  fautes  commises  de  la  part  des  catholiques ,  il  y 
en  eut,  pour  nous  borner  à  la  France,  d'innombrables 
et  d'effroyables  commises  par  le  schisme  et  l'héré- 
sie, qui  nous  avaient  trahis ,  qui  s'étaient  détachés 
de  nous  pour  créer  à  part  une  secte  restée  jusqu'à 
présent  l'ennemie  du  Catholicisme. 

Le  commencement  du  xvii''  siècle  avait  été  pour 
l'Église  de  France  un  temps  de  préparation.  Saint 
François  de  Sales  avait  paru;  saint  Vincent  de 
Paul  avait  fondé  ses  prodigieux  établissements  de 
charité.  Mais,  vers  1750,  l'œil  de  Dieu  et  déjà  l'œil 
de  l'homme  attentif  pouvaient  discerner  pour  l'Église 
de  France  le  germe  d'un  triple  combat  à  mort. 


276  SERMON 

C'était,  premièrement,  une  hérésie  nouvelle  que 
nous  avons  depuis  appelée  du  nom  de  son  premier 
auteur,  le  jansénisme.  Son  idée  fondamentale  était, 
à  mon  sens,  une  idée  de  la  sévérité  de  la  vie  chré- 
tienne séparée  de  l'idée  de  la  tendresse:  je  parle 
ainsi,  car  je  ne  veux  donner  à  cette  hérésie  qu'une 
origine  honnête ,  telle  que  je  puis  la  concevoir, 
telle  qu'elle  s'est  formée  d'abord  dans  un  grand 
nombre  d'esprits  qui,  en  effet,  avant  d'avoir  été 
atteints  et  convaincus  d'opiniâtreté,  étaient  évidem- 
ment probes,  pieux,  estimables,  plusieurs  même 
doués  du  plus  grand  talent,  pour  ne  pas  dire  du 
plus  remarquable  génie;  j'ai  donc  besoin,  à  cause 
d'eux,  de  chercher  une  raison  honnête  à  leur  hé- 
résie, et  je  la  trouve  dans  cette  idée  de  sévérité. 
En  ôtant  au  Christianisme  l'idée  et  l'action  de  la 
tendresse,  ils  ne  considéraient  plus  que  la  gran- 
deur des  jugements  de  Dieu,  que  ce  petit  nombre 
d'élus  attachés  sincèrement  à  la  Croix  de  Notre-Sei- 
gneur,  la  portant  avec  fidélité,  avec  régularité, 
et  faisant  comme  une  stricte  séparation  d'avec  le 
monde.  Et  alors  ces  hommes  furent  conduits  de 
pas  en  pas,  envoûtant  opposer  la  morale  au  dogme, 
les  pratiques  aux  croyances,  à  créer  une  théorie  de 
leur  schisme  telle  qu'ils  la  concevaient;  c'est-à- 
dire  que,  voyant  le  petit  nombre  de  ceux  qui  prati- 
quaient réellement  les  dogmes  chrétiens ,  ils  furent 
conduits  à  penser  que  Jésus- Christ,  qui  est  mort 
pour  tous  les  hommes,  n'était  réellement  mort  que 
pour  un  certain  nombre  d'entre  eux  ,  prédestinés  de 
toute  éternité;  que  tout  le  reste  avait  été  abandonné, 


SUR  LA  DÉVOTION  AU  SACRÉ  COEUR       277 

selon  une  expression  célèbre,  dans  une  sorte  de 
niasse  de  perdition;  qu'il  ne  fallait  pas  s'en  inquié- 
ter, mais  qu'au  milieu  de  cette  confusion  de  crimes 
et  de  misères  la  parole  évangélique  devait  discer- 
ner les  bons  épis,  les  recueillir  et  les  porter  dans 
les  greniers  du  père  de  famille,  laissant  tout  le  reste 
aller,  d'abîme  en  abîme,  à  l'abîme  final  ! 

Telle  était,  honnêtement  parlant,  la  pensée  de 
ces  hommes  que  je  ne  veux  pas  môme  nommer, 
parce  que  je  respecte  leur  mémoire  dans  les  services 
qu'ils  ont  rendus  à  l'Église,  sous  d'autres  rapports , 
et  que  je  veux  traiter  les  choses  dogmatiques  en 
laissant  les  questions  de  personnes  de  côté.  Mais  le 
jansénisme,  en  éliminant  l'idée  de  tendresse,  d'af- 
fection, les  dévotions  qui  sont  les  expressions  de  la 
doctrine  catholique,  le  jansénisme,  dis-je,  devait  fa- 
talement arriver  à  la  révolte  et  à  tout  ce  qui  en  est 
la  suite,  et  enlever  ainsi  à  notre  pays,  au  moment 
oii  il  en  avait  le  plus  besoin,  une  foule  d'orateurs  , 
d'écrivains,  de  défenseurs  qui  lui  étaient  néces- 
saires, mettre  le  clergé  contre  le  clergé,  les  mo- 
nastères contre  les  monastères,  en  un  mot,  dans 
notre  Église  de  F'rance,  brisée  en  mille  tronçons, 
établir  la  colonne  unique  de  la  vérité  que  nous 
voyons  triomphante  à  côté  du  protestantisme. 

En  même  temps  surgissait  un  autre  mal  pins 
profond  encore ,  le  rationalisme.  Un  jeune  iionime 
imagina  de  faire  une  nouvelle  thJoriede  philosophie, 
et  de  poser  dans  cette  théorie  ,  où  il  y  a  de  bonnes 
choses,  certains  principes  d'où  devait  naître  celte 
méthode  :   qu'au  fond ,  tout   homme ,  quoiqu'il  fût 


278  SERMON 

abandonné  à  toute  espèce  d'incertitude,  même  dans 
l'ordre  naturel,  pouvait  se  faire  à  lui  seul  sa  vérité; 
que  chacun  ,  indépendamment  de  toute  révélation  , 
de  toute  connaissance,  devait  s'isoler,  se  poser  en 
dehors  de  tout  ce  qui  était  antérieur,  et  se  faire  le 
système  d'un  monde  créé  pour  lui  tout  seul ,  sans 
s'occuper  de  ce  qu'il  devait  être  pour  les  autres. 
C'est  de  là  que  devait  naître  cette  grande  plaie  du 
rationalisme  qui  rejette  l'existence  des  révélations  de 
Notre-Seigneur  à  son  Église. 

Et  à  côté  de  ces  deux  plaies  du  jansénisme  et  du 
rationalisme  qui  commençait  à  poindre,  un  troi- 
sième principe,  tout  à  fait  étranger  à  la  France 
jusque-là,  se  manifestait  aussi;  je  veux  dire  le  des- 
potisme. 

Vous  m'arrêtez,  et  vous  me  dites  que  vous  conce- 
vez très  bien  que  dans  la  chaire  chrétienne  on 
puisse  nommer  des  erreurs  telles  que  le  jansénisme 
et  le  rationalisme,  parce  que  ce  sont  des  erreurs  re- 
latives à  la  religion;  mais  que  le  despotisme  étant 
une  chose  politique,  il  n'est  pas  séant,  à  un  cer- 
tain degré,  d'en  entretenir  les  fidèles  rassemblés 
dans  le  lieu  saint.  Gela  serait  vrai,  si  j'entendais  le 
despotisme  au  point  de  vue  politique;  mais  ce  n'est 
pas  ainsi  que  je  le  prends.  J'entends  par  le  despo- 
tisme ,  et  au  fond  il  n'y  en  a  pas  d'autre  peut-être, 
cette  prédominance  de  la  volonté  d'un  seul  sur  la 
volonté  de  tous,  qui  fait  que  la  volonté  d'un  homme 
est  la  loi  souveraine  d'un  pays,  d'un  État;  que  la 
nature,  la  conscience,  la  foi  doivent  fléchir  devant 
elle,  parce  qu'elle  renferme  en  elle  tout  ordre,  toute 


SUR   LA  DÉVOTION  AU  SACRÉ   CŒUR  279 

sécurité,  toute  autorité,  et  que  le  reste  ne  doit  ap- 
paraître et  se  faire  jour  ici -bas  qu'au  gré  de  cette 
volonté  suprême. 

Eh  bien!  nous,  Chrétiens,  nous  n'avons  jamais 
fait  autre  chose  que  de  combattre  le  despotisme, 
comme  nous  avons  combattu  les  premiers  schismes , 
les  premières  hérésies  et  les  premières  révoltes.  Dès 
l'origine,  nous  avons  été  armés  contre  lui  par  les 
apôtres  de  cette  parole  foudroyante  :  //  vaut  mieux 
obéir  à  Dieu  qu'aux  hommei^!  tandis  que  sa  devise 
est  celle-ci  :  Il  vaut  mieux  obéir  aux  hommes  qu'à 
Dieu  ! 

Pour  faire  comprendre  le  rôle  que  devait  jouer 
dans  notre  patrie,  à  côté  du  jansénisme  et  du  ra- 
tionalisme, ce  troisième  élément  antichrétien,  il  ne 
me  serait  pas  nécessaire  de  chercher  bien  loin  des 
exemples  qui  montrent  ce  que  deviennent  la  foi  et  la 
nature  dans  ce  principe  du  despotisme,  et  comment 
un  seul  homme  armé  de  l'autorité  des  lois  peut 
faire  que  des  millions  d'hommes  n'adorent  plus, 
n'aient  plus  de  dévotions  chrétiennes  et  n'obéissent 
plus  qu'aux  caprices  insensés  de  sa  volonté!  Je 
laisse  le  présent;  je  m'arrête  aux  doctrines  considé- 
rées en  elles-mêmes. 

Dans  notre  pays  de  France,  depuis  Clovis,  les 
barons ,  les  évoques ,  les  abbés  des  grands  monas- 
tères avaient  pu  mettre  dans  la  balance  des  choses 
publiques  la  force  de  la  loi,  la  puissance  de  l'Evan- 
gile, la  constitution  sacrée  de  l'Église.  Pour  la  pre- 
mière fois,  dans  la  splendeur  du  plus  magnifique 
des  règnes,  allait  apparaître  un  pouvoir  qui  n'aurait 


280  SERMON 

plus  de  contrepoids  :  si  bien  que,  attaquée  simul- 
tanément par  le  jansénisme  et  le  rationalisme,  liée 
en  outre  parce  développement  du  pouvoir  absolu, 
l'Église  de  France  devait  arriver  au  schisme,  à 
l'hérésie,  et,  en  définitive,  à  une  décadence  pleine 
et  entière. 

Tel  était,  en  1750,  l'avenir  de  l'Église  de  France. 
Mais  il  plut  à  Dieu ,  qui  voulait  nous  sauver,  de 
nous  donner  un  gage  certain  qu'il  ne  nous  abandon- 
nerait pas.  Jamais  la  France  et  son  Église  n'avaient 
été  menacées  par  des  ennemis  plus  grands  et  plus 
dangereux;  il  voulut  nous  assurer  qu'il  veillerait 
sur  nous  ,  et  qu'au  moment  marqué  il  nous  tirerait 
de  l'abîme  et  des  mains  des  méchants!  Il  arriva 
donc,  vers  cette  époque,  dans  l'Ordre  de  la  Visita- 
tion, Ordre  très  sage,  très  aimable,  très  humble, 
qui  n'a  jamais  laissé  ici -bas  d'autres  traces  que 
celles  que  l'on  suit  par  des  choses  douces  et  bonnes, 
il  arriva,  dis-je,  dans  cet  Ordre,  fondé  par  saint 
François  de  Sales  en  Bourgogne ,  qu'une  simple 
religieuse,  nommée  Marguerite-Marie,  reçut  commu- 
munication  deNotre-Seigneurqu'il  désirait  que  dans 
son  Église  une  nouvelle  dévotion  fût  instituée.  Le 
Seigneur  lui  apparut,  et  lui  montrant  sa  poitrine 
toute  resplendissante  d'amour,  il  lui  dit  :  «  Voilà 
le  cœur  qui  a  tant  aimé  les  hommes  !  »  Il  lui  de- 
manda trois  choses  :  1°  de  se  lever  la  nuit  du  jeudi 
nu  vendredi,  de  onze  heures  à  minuit,  moment  de 
son  agonie  au  jardin  des  Oliviers,  de  se  prosterner 
par  terre,  et  là,  de  s'unir  de  cœur  à  lui,  à  tout  ce 
qu'il  avait  souffert  à  ce  commencement  de  sa  Pas- 


SUR   LA   DÉVOTION   AU   SACRÉ   CŒUR  281 

sien;  2°  de  communier  tous  les  premiers  vendredis 
de  chaque  mois;  3°  d'obtenir  de  l'Église,  par  l'inter- 
médiaire de  ses  pasteurs  ,  qu'il  fût  établi,  le  ven- 
dredi après  l'Octave  de  la  ?"ête-Dieu,  une  solennité 
en  l'honneur  du  sacré  Cœur  de  Notre-Seigneur. 

Cette  religieuse  fut  poursuivie  pendant  longtemps 
de  ces  manifestations  divines.  Dans  son  couvent,  on 
la  repoussa  pendant  près  de  vingt  années  avec  une 
obstination  presque  inébranlable  jusqu'à  la  fin.  Ces 
bonnes  Sœurs  de  la  Visitation  ne  voulaient  pas 
concevoir  que  Dieu  eût  choisi  leur  Ordre  pour  que 
son  esprit  y  produisît  quelque  chose  de  nouveau; 
elles  avaient  horreur  de  la  pensée  qu'une  simple 
fille,  comme  elles,  pouvait  recevoir  de  si  hautes 
communications,  el  il  n'est  sorte  de  contrariétés, 
d'amertumes,  de  contradictions,  d'humiliations  que 
pendant  près  de  vingt  années  sœur  Marie-Marguerite 
n'eût  à  souffrir,  uniquement  parce  qu'elle  était  fidèle 
à  la  parole  de  son  bon  Maître  :  c'est  en  vain  qu'elle 
révélait  à  ses  .  upérieurs  et  à  ses  directeurs  les  mer- 
veilles de  grâce  qui  se  passaient  en  elle.  Voilà  l'ori- 
gine de  cette  dévotion;  comme  beaucoup  de  grandes 
choses  dans  le  monde,  elle  est  due  à  une  très  simple, 
très  pieuse  fille! 

Quand  Dieu  agit,  il  commence  dans  l'humilité, 
dans  le  secret  des  âmes;  mais,  quand  il  le  veut, 
il  sait  authentiquer  son  œuvre  et  donner  notoriété 
à  ce  qu'il  a  fait!  Il  voulut  donc  qu'il  y  eût  en 
France,  théâtre  choisi  pour  l'introduction  de  cette 
nouvelle  fête,  un  événement  considérable  qui  mani- 
festât ses  intentions  à  l'Église  de  France  et  à  toute 


282  SERMON 

l'Église.  Cet  événement  arriva  en  1720,  lors  de  la 
fameuse  peste  de  Marseille  qui  a  rendu  si  célèbre  son 
évêque,  M.  de  Belzunce. 

Marseille  était  ravagée  par  cet  épouvantable  fléau. 
Dévouement,  prières,  supplications,  rien  n'apaisait 
la  colère  du  Ciel,  lorsque  ce  pieux  et  excellent 
évêque,  qui  avait  eu  des  communications  avec  les 
religieuses  de  la  Visitation  de  Moulins,  conçut  l'idée 
de  consacrer  son  diocèse  au  sacré  Cœur  de  Notre- 
Seigneur.  Il  fît  une  procession,  pieds  nus,  si  je  ne 
me  trompe,  avec  son  clergé;  l'Ordre  de  ville,  les 
échevins,  refusèrent  d'y  prendre  part.  Cependant  le 
fléau  cessa,  à  l'issue  même  de  ia  procession,  et  avec 
un  enchantement  tel,  qu'on  constata  que  pendant 
plusieurs  mois  il  n'y  eut  plus  de  maladie  d'aucun 
genre  dans  Marseille.  Mais  comme  la  ville,  par 
ses  magistrats,  ne  s'était  point  associée  aux  vœux 
de  Belzuiice ,  le  fléau  reparut  en  1722.  Alors  l'é- 
vêque  adressa  une  supplique  aux  échevins;  il  leur 
raconta  ce  qui  s'était  passé  et  ce  que  tout  le 
monde  savait;  il  les  supplia  de  vouloir  bien  prendre 
part  à  la  consécration  du  diocèse  au  sacré  Cœur 
de  Noire- Seigneur.  L'Ordre  de  ville  délibéra  et 
décida  qu'il  se  rendrait,  le  lendemain  de  l'Octave 
du  Saint-Sacrement,  à  la  cathédrale,  pour  y  entendre 
la  messe  et  de  là  assister  à  une  procession  générale. 
Après  cette  cérémonie,  la  peste  disparut  une  se- 
conde fois  de  Marseille.  Tel  est  l'événement  public 
qui  donna  sanction  ,  devant  les  autorités  religieuses 
et  devant  l'opinion  publique,  à  tout  ce  qu'avait 
fait  la  sœur  Marie-Marguerite,  indépendamment  de 


SUR   LA   DÉVOTION  AU   SACRÉ   CŒUR  283 

ses  souffrances,  par  sa  fidélité  à  ce  que  Dieu  lui 
avait  révélé.  Depuis,  la  dévotion  au  sacré  Cœur, 
par  l'intermédiaire  du  pouvoir  spirituel,  s'est  ré- 
pandue dans  les  diocèses  de  France  et  par  toute 
l'Église. 

Voilà,  mes  Frères,  comment  nous  fut  donné  ce 
gage  de  la  bonté  de  Dieu  sur  notre  pays.  Mais  pen- 
dant ce  temps,  le  jansénisme,  le  rationalisme  et  le 
despotisme  allaient  leur  cours.  Moins  d'un  siècle 
après  ces  événements,  le  roi  Louis  XVI,  avec  sa 
famille,  était  au  Tmplc,  et  il  regardait  les  ruines 
de  la  monarchie  fi-ançaise.  11  voyait,  à  travers  la 
fidélité  d'un  grand  nombre  d'âmes,  la  plaie  faite 
par  le  jansénisme  qui  venait  de  produire  un  schisme 
formel  dans  l'Église,  le  rationalisme  qui  avait  dé- 
truit tous  les  fondements  de  l'ordre  même  humain, 
et  aussi  les  abus  d'autorité  de  ses  ancêtres,  rempla- 
cés alors  par  un  autre  despotisme,  par  le  despo- 
tisme de  la  plus  sanglante  anarchie.  Louis  XVH,  en 
présence  de  ce  spectacle,  persuadé  qu'il  n'y  avait 
plus  de  ressources  humaines,  se  tourna  vers  Dieu; 
il  ne  se  contenta  pas  de  lui  offrir  simplement  son 
royaume,  il  voulut  le  vouer  au  sacré  Cœur  de 
Nptre-Seigneur.  Il  lui  demanda,  par  l'invocation  de 
ce  Cœur  aimable  et  souverain,  de  sauver  la  France  ; 
etpuis,commeilestdit,ildisparutd'un  coupdefoudre 
dans  une  tempête!  Par  ce  vœu,  le  plus  homme  de  bien 
de  nos  rois,  je  ne  dis  pas  le  plus  saint,  puisque  saint 
Louis  en  fait  partie,  le  plus  homme  de  bien  de  nos 
rois,  ses  ennemis  mômes  ont  été  contraints  de  lui 
rendre  cet  hommage,    Louis   XVI  accepta  le  gage 


284  SERMON 

de  salut  qui,  un  siècle  plus  tôt,  avait  été  donné  à 
son  pays;  il  l'accepta  sous  la  forme  et  avec  les  con- 
ditions que  Dieu   avait  voulues. 

Sept  années  après,  un  homme  d'une  autre  race 
anéantissait  le  jansénisme  d'un  revers  de  sa  main; 
on  voyait  disparaître,  avec  un  seul  mot,  ce  schisme 
qui,  depuis  cent  cinquante  ans,  dévorait  la  France. 
Depuis,  il  n'en  fut  plus  question  que  dans  les  pâles 
souvenirs  de  quelques  vieillards  qui  honorent  de 
leur  estime  ces  débris  du  passé.  Et,  à  côté  de  cela, 
ce  même  homme,  qui  jetait  dans  la  fange  de  l'oubli 
eu  jansénisme  dont  il  semblait  devoir  être  le  sou- 
tien, appelait  à  lui  le  patriarche  des  âmes,  le  vicaire 
de  Jésus-Christ.  Il  signait  de  sa  main  puissante,  à 
côté  de  la  main  de  ce  débile  vieillard,  le  traité  qui 
gouverne  encore  dans  notre  patrie  les  choses  spiri- 
tuelles, et  qui  me  permet,  sommairement  comme  di- 
vinement, du  vous  parler.  Le  jansénisme  et  le  ra- 
tionalisme recevaient  là  ce  coup  mortel  dont  nous 
voyons  aujourd'hui  les  conséquences.  Enfin,  plus 
tard,  par  la  main,  non  plus  de  cet  homme,  mais 
par  la  main  des  Bourbons  de  France ,  des  héritiers 
de  Louis  XVI,  des  lois  salutaires  furent  données  à 
notre  patrie,  et  les  libertés  publiques  sanctionnées. 
Et  quels  que  soient  les  événements  accomplis  depuis 
dans  cette  même  maison  de  Bourbon,  à  une  époque  plus 
récente  encore,  la  confirmation  de  ce  traité,  de  ce  de- 
voir, de  ce  respect  de  Dieu,  a  été  de  nouveau  consa- 
crée! Je  n'en  dis  pas  davantage;  je  ne  veu.x  que 
toucher  juste  ce  qu'il  faut  des  événements  pour 
constater  les  choses  de  Dieu,  et  je  laisse  celles  qui 


SUR    LA   DÉVOTION   AU   SACRÉ   COEUR  285 

me  serreraient  de  trop  près  dans  l'ombre  de  notre 
cœur  et  de  notre  imagination.  Il  m'a  suffi  de  dire 
que,  si  depuis  quarante  ans  le  jansénisme,  le  ra- 
tionalisme et  le  despotisme  n'étaient  pas  morts  en 
France,  ils  avaient  reçu  néanmoins  trois  blessures 
dont  ils  ne  se  relèveraient  pas;  et  cela  a  commencé 
sept  ans  après  que  Louis  XVI  eut  voué  son  royaume 
et  sa  patrie  au  sacré  Cœur. 

Voilà  comment  cette  dévotion  n'est  pas  seulement 
pour  nous  aujourd'hui  une  chose  religieuse,  mais 
une  chose  nationale.  Dieu,  il  y  cent  cinquante  ans, 
au  moment  où  se  préparaient  les  périls,  nous  avait 
ouvert  dans  son  cœur  un  gage  de  tendresse.  Nous 
avions  été  attaqués  par  le  jansénisme.  Dieu  nous 
montra  que  le  Christianisme  n'était  pas  seulement 
toute  vérité,  mais  toute  tendresse.  De  plus,  en  nous 
ouvrant  son  cœur,  il  avait  attaqué  le  rationalisme, 
parce  que  le  rationalisme  se  fonde  sur  la  vaine  puis- 
sance des  raisonnements,  et  non  sur  le  cœur  et  les 
entrailles  de  l'homme;  il  nous  enseignait  par  là  que 
pour  croire  il  ne  faut  pas  seulement  raisonner,  mais 
qu'il  faut  aimer.  Il  nous  signalait  le  vice  radical  du 
jansénisme,  du  rationalisme  et  du  despotisme,  qui 
foulaient  aux  pieds  la  conscience,  la  nature,  la  foi, 
pour  ne  voir  dans  les  choses  humaines  qu'une  dé- 
monstration mathématique,  que  des  rouages  qui 
s'enchaînent  fatalement  les  uns  dans  les  autres, 
enfin  que  la  volonté  d'un  seul  qui  s'impose  à  la 
volonté  de  tous. 

Aussi,  par  cette  dévotion,  nous  devions  vaincre 
cette  triple  cause  de  nos  mau.K.  C'était  par  les  en- 


286  SERMON 

trailles  de  Notre- Seigneur,  par  les  entrailles  du 
cœur  chrétien  que  nous  devions  vaincre  la  sévé- 
rité outrée  du  jansénisme;  c'était  par  les  entrailles 
de  Notre- Seigneur  et  par  les  entrailles  du  cœur 
chrétien  que  nous  devions  vaincre  ce  froid  ratio- 
nalisme qui  nous  ôlait  toute  connaissance  supé- 
rieure de  Dieu  et  de  toutes  les  beautés  qui  charment 
la  vie;  c'était  par  les  entrailles  de  Notre-Seigneur 
et  par  les  entrailles  du  cœur  chrétien  que  nous  de- 
vions vaincre  le  despotisme,  qui  n'était  pas  naturel 
à  notre  pays,  pas  plus  qu'au  sang  chrétien.  Tout 
cela  s'est  accompli  par  le  Cœur  de  Notre-Seigneur, 
qui  est  doux  comme  le  miel  et  fort  comme  le  lion , 
pour  faire  allusion  à  un  passage  de  l'Écriture,  et  qui 
est  devenu  le  remède  efficace  appliqué  à  nos  maux. 

Après  de  si  grands  bienfaits,  il  nous  reste  un  très 
grand  devoir  à  remplir.  C'est  de  faire  (Quelque  chose, 
non  seulement  de  notre  consentement  individuel, 
mais  du  consentement  commun  de  l'Église;  c'est 
d'établir  un  monument  au  centre  de  notre  patrie, 
une  église ,  la  première  dédiée  au  sacré  Cœur,  où 
tous  nous  pourrons  aller  pour  demander  à  Dieu  les 
grâces  qui  achèveront  ce  mystère  de  bonté  accompli 
sur  notre  patrie. 

Moulins  a  été  choisie  :  l'église  y  est  maintenant 
à  fleur  de  terre.  Pourquoi  Moulins?  parce  que  c'est 
là  qu'a  été  érigé  un  monastère,  une  chapellede  la  Vi- 
sitation; c'est  là  que  setrouventles  restes  mortels  du 
fameux  duc  de  Montmorency,  décapité  à  Toulouse 
sous  le  cardinal  Richelieu;  c'est  là  que  repose  la 
fondatrice  de  l'Ordre  de  la  Visitation,  où  se  sont  pas- 


SUR   LA    DÉVOTION   AU   SACRÉ    CœUR  287 

ses  ces  mystères  de  dévotion.  Et  enfin,  que  voulez- 
vous?  le  pasteur  de  la  paroisse,  auquel  cette  idoe  a 
été  inspirée  d'en  haut,  a  sacrifié  son  patrimoine 
pour  jeter  les  fondements  de  cette  église,  croyant 
qu'il  convenait  de  donner  une  telle  consécration  à 
sa  contrée,  qui  est  le  cœur  de  la  France,  où  tous  les 
dévouements  trouvent  à  s'exercer  et  ne  se  lassent 
jamais.  Beaucoup  de  fidèles  sont  déjà  venus  à  son 
aide;  il  a  voulu  faire  appel  à  votre  charité,  et  voilà 
pourquoi  il  nous  a  réunis  et  convoqués  ici. 

Or  donc.  Mesdames,  et  vous,  mes  Frères,  posons 
au  centre  de  la  France,  à  Moulins  ,  à  coté  de  cette 
splendide  capitale,  fondons  cette  première  église 
dédiée  au  sacré  Cœur  ;  apportons-y  notre  foi ,  notre 
prière,  notre  bénédiction  et  notre  obole.  Donnons  en 
actions  de  grâces  à  ce  Dieu  qui,  pendant  cent  qua- 
rante ans,  a  veillé  et  veille  encore  sur  nous,  don- 
nons-lui une  preuve  que  nous  accomplissons  et  que 
• 

nous  continuerons  à  servir  ses  augustes  desseins 
sur  notre  patrie!  Rien  n'est  indiilérent  dans  les 
chosus  qui  louchcnl  à  Dieu,  et  assurément  beau- 
coup d'entre  vous  ne  se  doutaient  pas  de  tout  ce  qui 
était  renfermé  dans  cette  dévotion  au  sacré  Cœur  de 
Notre- Seigneur.  Ne  doutons  pas,  non  plus,  de  tout 
ce  qui  sera  renfermé  dans  ce  temple  que  nous  allons 
bâtir,  ne  doutons  pas  des  desseins  de  miséricorde 
que  Dieu  réalisera.  Peut-être  sera-t-il  le  palla- 
dium de  notre  patrie,  peut-être  deviendra- t- il  le 
palladium  de  tous  les  pays  qui  ne  sont  pas  encore 
illuminés,  comme  le  notre,  de  toutes  ces  lumières 
de  l'ordre  temporel  et  spirituel! 


288  SERMON 

0  très  sacré  Cœur  de  Notre-Seigneur  !  Père  des 
miséricordes!  sanctuaire  des  grâces  !  vous  nous 
fûtes  donné,  il  y  a  cent  cinquante  ans,  par  un 
excès  de  votre  tendresse.  Vous,  qui  nous  avez  ra- 
chetés, daignez  bénir  notre  dessein  ;  enflammez  tous 
ces  cœurs  qui  m'écoutent,  et  que  ces  murs,  nous, 
vivants,  nous  puissions  les  voir,  vous  y  prier,  vous  y 
adorer,  vous  y  demander,  pour  la  gloire  de  l'Eglise, 
la  continuation  de  l'œuvre  que  je  prêche  en  ce  mo- 
ment, afin  que  beaucoup  d'âmes,  beaucoup  de  ceux 
qui  n'ont  pas  encore  la  foi,  étant  éclairés  par  le  se- 
cours de  votre  grâce,  nous  disions  tous  :  Loué  soit, 
aimé  et  adoré  à  jamais  le  très  sacré  Cœur  de  Notre- 
Seigneur,  notre  Maître,  notre  Sauveur,  notre  meil- 
leur et  notre  aimable  Ami  ! 


SUR  LE  PAUVRE 
SELON  LE  MONDE  ET  SELON   L'ÉVANGILE 

Prêché  à  Bruxelles,  dans  l'église  Notre -Dame -des -Victoires,  au 
Sablon,  le  27  avril  1847,  en  faveur  des  pauvres  visités  par  la 
société  de  Saint-Vincent- de -Paul  ^ 

NOTICE 

En  1846,  M^  Von  Bommel ,  évêque  de  Liège,  voulant 
célébrer  avec  pompe  le  grand  jubilé  de  rinstitution  de  la 
FêLe-Dieu,  avait  invité  de  nombreux  prélats  et  plusieurs 

•  La  quête  et  le  prix  des  places  produisirent  la  somme  de 
quinze  mille  francs  qui  furent  distribués  aux  pauvres  des 
Flandres,  où  la  misère  était  alors  très  grande. 


SUR   LE    PAUVRE   SELON   LE    MONDE   ET   l'ÉVANGILE      289 

prédicateurs  célèbres.  M.  de  Gerlache  écrivit  le  18  jan- 
vier au  R.  P.  Lacordaire,  le  priant  de  venir  ensuite  à 
Bruxelles  pour  y  prêcher  un  sermon  de  charité  en  faveur 
des  conférences  de  Saint-Vincent-de-Paul,  dont  il  était 
président. 

Le  R.  P.  Lacordaire  ne  put  répondre  à  cette  invitation 
que  Tannée  suivante,  après  avoir  prêché  le  carême  à  Liège. 
Il  traita  de  nouveau  *  de  la  pauvreté  et  de  la  richesse  selon 
le  monde  et  selon  l'Évangile.  Ce  sermon,  le  plus  beau  et 
le  plus  complet  de  tous  ceux  que  nous  possédons  sur  ce 
sujet,  fut  sténographié.  L'orateur  ne  permit  pas  de  le  pu- 
blier, mais  un  de  ses  admirateurs  avait  soigneusement 
conservé  ce  trésor. 


TEXTE 


Beatus  qui  inteTlioit  super  egenum 
et  pauperem. 

1  Bienheureux  celui  qui  a  l'intelli- 
gence do  l'Indigent  et  du  pauvre.  » 
(  Psaume  xl,  1.) 


MeSSEIGNEURS  *,   MES   Frères, 

Vous  le  remarquez,  l'Écriture  ne  dit  pas  dans  le 
texte  que  j'ai  choisi  :  Bienheureux  celui  qui  aime  le 
pauvre,  bienheureux  celui  qui  assiste  le  pauvre; 
elle  dit  d'une  manière  plus  profonde  et  plus  mysté- 
rieuse :  Bienheureux  celui  qui  a  Tintelligence  du 
pauvre.  Gela  suppose,  mes  Frères,  que  la  pauvreté 
est  un  mystère ,  et  qu'il  y  a  une  science  de  ce  mys- 

1  Voir  pages  lb3,  lo7,  23-4. 

'  Le  nonce  apostolique,  les  évêques  de  Liège  et  de  Gand. 
1  19* 


290  SERMON 

tère,  une  science  que  le  monde  ne  possède  pas,  car 
s'il  la  possédait,  rÉcrilure  ne  dirait  pas  :  Bienheu- 
reux celui  qui  a  l'intelligence  du  pauvre.  11  y  a  une 
science  dp  la  pauvreté  que  l'Église  seule  possède, 
parce  que  Dieu  lui  a  révélé  tous  ses  secrets ,  du 
moins  tous  les  secrets  qu'il  nous  est  nécessaire  de 
connaître  pour  arriver  à  notre  fin,  à  notre  desti- 
nation. 

Je  dis  donc,  Messieurs,  et  c'est  le  but  de  ce  dis- 
cours, approprié,  comme  vous  le  voyez,  aux  circon- 
stances qui  vous  préoccupent,  et  qui  sont  la  cause 
première  de  cette  honorable  assemblée,  je  dis  que  le 
monde  ne  possède  pas  la  science  de  la  pauvreté, 
qu'il  n'en  a  ni  l'intelligence  spéculative  ni  l'intel- 
ligence pratique,  et  que  l'Église  seule,  sur  ce  point 
comme  sur  tant  d'autres,  possède  la  véritable  science 
spéculative  et  pratique.  C'est  là  l'objet  de  ce  dis- 
cours, c'est  là  sa  division  naturelle. 

Cependant,  mes  Frères,  avant  de  commencer,  éle- 
vons les  regards  de  notre  âme  vers  Dieu.  Il  s'agit 
des  pauvres!  c'est-à-dire,  au  fond,  de  nous-mêmes 
qui  touchons  par  tant  de  points  à  la  misère,  à  la  mi- 
sère physique  et  à  la  misère  morale.  Il  s'agit  des 
pauvres!  c'est-à-dire,  de  l'humanité  presque  tout 
entière.  Écoutons,  sachons  ce  que  le  monde  en  pense 
et  ce  que  Dieu  en  a  pensé  lui-même,  et  ce  qu'il  nous 
en  a  dit  dans  ses  saints  Livres.  Élevons,  dis-je, 
notre  âme  vers  Dieu ,  afin  que  ce  ne  soit  pas  ici  un 
simple  charme  extérieur  de  diction  qui  nous  sai- 
sisse, mais  que  la  vie  pénètre  au  plus  profond  de 
notre  cœur,  qu'elle  nous  apprenne,  aussi  bien  pour 


SUR   LE   PAUVRE   SELON   LE   MONDE    ET    l'EVàNGILE      291 

le  soulagement  des  malheureux  que  pour  la  direc- 
tion de  noire  propre  vie,  des  choses  que  peut-être 
nous  ne  savons  pas  encore  ou  que  du  moins  nous 
n'avons  pas  suffisamment  méditées. 

1.—  La  pauvreté  est  l'état  d'un  homme  qui  gagne 
laborieusement  le  strict  nécessaire  de  la  vie,  et,  dans 
la  pensée  du  monde,  la  pauvreté  est  le  souverain 
malheur.  A  peine  sommes- nous  nés,  à  peine  notre 
intelligence  s'est-elle  éveillée  à  la  lumière,  que  nos 
parents,  nos  maîtres,  nos  amis,  l'instinct  même  de 
la  nature  nous  préeentent  de  loin  le  fantôme  de  la 
pauvreté  comme  notre  ennemi  secret,  notre  ennemi 
premier,  celui  contre  lequel  nous  devons  diriger  toute 
la  tension  de  notre  esprit,  toute  la  force  de  notre 
caractère,  toutes  les  ressources  de  la  position  où 
nous  sommes  placés  par  notre  naissance.  Éviter  la 
pauvreté,  conquérir  la  richesse,  arriver  là,  c'est, 
dès  nos  premiers  instants,  le  but  qu'on  nous  pro- 
pose, et  si  chrétienne  que  soit  notre  famille,  cette 
sourde  et  vive  impulsion  préside  à  toute  notre  édu- 
cation; c'est  la  plus  claire  des  révélations  faites  à 
notre  intelligence  quand  elle  s'est  éveillée. 

Et,  en  effet,  mes  Frères,  ne  semble-t  il  pas  que 
cela  soit  juste?  car  si  nous  avons  un  droit,  si  nous 
avons  un  devoir,  si  nous  avons  une  destinée,  c'est 
assurément  de  vivre,  puisque  nous  ne  sommes  ici 
que  pour  cela.  Or,  être  pauvre,  est-ce  bien  vivre? 
Etre  pauvre ,  c'est  ne  pas  jouir  de  l'exercice  de  nos 
facultés,  de  l'exercice  de  nos  sens.  Être  pauvre, 
c'est  n'avoir  aucune  communication  avec  la  science 
et  avec  l'art,  qui  sont  les  deux  grands  besoins  de 


292  SERMON     . 

notre  esprit:  la  science,  le  besoin  de  connaître; 
l'art,  le  besoin  de  discerner  le  beau ,  et  d'en  jouir. 

Le  pauvre  est  exclu  de  la  science,  il  est  exclu  de 
l'art.  Il  passe  devant  tous  nos  établissements  scien- 
tifiques, il  en  voit  tous  les  résultats,  mais  il  n'y 
pénètre  pas.  Il  ne  sait  rien  de  la  nature.  C'est  à 
peine  si  les  premiers  éléments  de  la  connaissance  lui 
sont  acquis;  et  quand  on  parle  de  l'instruction  uni- 
verselle, quand  les  plans  philanthropiques,  que  l'on 
regarde  encore  comme  extrêmes,  proclament  qu'il 
faut  apprendre  à  tous  à  lire,  à  écrire,  à  calculer,  à 
tracer  quelques  figures,  on  s'estime,  le  monde 
s'estime  généreux  envers  le  pauvre.  Il  croit  qu'il  lui 
fait  un  présent  magnifique ,  et  que  ces  vils  éléments 
de  la  science ,  que  nous  foulons  aux  pieds ,  c'est  à 
quoi  seulement  peut  prétendre  quiconque  est  né 
pauvre  et  vit  pauvre. 

L'instinct  de  l'art,  le  pauvre  en  jouit-il?  a-t-il 
le  sentiment  du  beau?  voit- il  dans  nos  monuments 
ce  qui  devrait  le  charmer?  Non;  il  passe  au  travers 
de  tout  cela  comme  une  ombre  qui  est  étrangère  à 
l'art,  aussi  bien  qu'à  la  science.  Il  n'exerce  pas  ses 
facultés;  il  vit  courbé  sur  la  terre,  il  est  courbé  sur 
un  vil  métier,  et  tout  l'effort  de  son  intelligence, 
c'est  juste  de  ne  pas  mourir  de  faim  le  soir  du  jour 
où  il  s'est  levé,  ou  le  lendemain  du  jour  où  il  s'est 
couché. 

Quant  à  ses  sens  ,  qui  le  mettent  en  rapport  avec 
la  nature,  il  semble  que  du  moins  il  en  jouira  comme 
tous  les  autres ,  comme  les  hommes  les  mieux  favo- 
risés des  dons  de  la  fortune?  Chose  étonnante,  Mes- 


SUR   LE    PAUVRE  SELON   LE   MONDE   ET  l'ÉVANGILE      293 

sieurs!  il  n'en  est  rien.  Si  la  Providence  a  été  gé- 
néreuse pour  l'homme,  c'est  dans  la  diffusion  de  la 
lumière;  qu'y  a-t-ilde  plus  magnifiquement  répandu 
que  la  lumière  de  cet  astre  qui  semble  se  lever  pour 
la  nature  entière?  Le  pauvre  en  est  exclu  pourtant. 
Il  habite  des  réduits  sombres,  où  elle  ne  pénètre 
qu'à  de  rares  moments,  pour  lui  révéler  en  quelque 
sorte  un  plaisir  dont  il  est  privé.  Et  si,  une  fois  la 
semaine ,  il  peut  épanouir  sa  misère  aux  rayons 
d'un  beau  soleil ,  il  en  est  comme  étonné  lui-même 
et  se  surprend  à  bénir  la  natuie,  qui  est  si  bonne 
pour  lui:  tant  il  est  désaccoutumé  de  la  voir,  de  la 
connaître  el  d'en  jouir! 

11  y  a  quelque  chose  de  plus  répandu,  de  plus 
commun  que  la  lumière:  c'est  l'air,  l'air  que  nous 
respirons ,  l'air  sans  lequel  le  mouvement  de  la  vie 
n'est  pas  possible.  Eh  bien!  le  pauvre  encore,  par 
un  prodige,  en  est  déshérité;  il  habite  des  réduits 
infects,  où  l'effet  immédiat  de  l'agglomération  est 
de  corrompre  cet  air  respirable,  et  de  faire  un  poi- 
son du  premier  aliment  de  la  vie;  d'en  faire  un  ali- 
ment qui  use  tous  les  ressorts  de  l'existence  du 
pauvre,  et  le  mène  à  pas  de  géant  vers  sa  fin, 
vers  une  fin  toute  pleine  de  maladies  et  d'infir- 
mités. 

Voilà  le  pauvre!  Par  conséquent,  il  n'exerce  ni  les 
facultés  de  son  esprit,  ni  les  organes  de  son  corps; 
et  comme  nous  cessons  d'exister  quand  cessent  les 
facultés  de  notre  ame  et  les  fonctions  de  nos  organes , 
il  s'ensuit  que  le  pauvre,  à  la  lettre,  ne  vit  pas  : 
si  bien  que  nous  avons  créé  un  mot  énergique,  un 


294  SERMON 

mot  qui  est  dans  toutes  les  langues ,  le  mot  végéter, 
pour  exprimer  l'existence  du  pauvre.  Nous  disons 
qu'il  ne  vit  pas,  mais  qu'il  végète,  c'est-à-dire  qu'il 
est  réduit  à  la  situation  de  la  plante.  Et  encore  la 
plante,  elle  jouit  de  l'air,  elle  jouit  de  la  lumière, 
elle  jouit  de  la  terre,  elle  jouit  du  soleil,  elle  est  de 
toutes  les  fêtes  que  la  nature  donne  aux  créatures 
animées.  Le  pauvre,  on  a  presque  tort  de  dire  qu'il 
végète,  car  le  végétal,  il  ne  souffre  pas;  la  plante, 
elle  n'est  pas  privée,  elle  a  la  plénitude  de  tout  ce 
qui  lui  a  été  destiné;  mais  le  pauvre,  il  n'a  rien,  il  ne 
jouit  ni  de  ce  qui  a  été  mis  dans  l'esprit,  ni  de  ce 
qui  a  été  mis  dans  le  corps  pour  la  félicité  de 
l'homme  ici-bas.  II  ne  vit  pas,  mes  Frères,  il  ne 
vit  pas! 

Et  ces  êtres  qui  ne  vivent  pas,  ces  êtres  qui  sont 
à  côté  de  nous,  privés  de  tout,  combien  sont-ils, 
Messieurs,  combien  sont-ils?  Est-ce  l'exception? 
Est-ce  le  petit  nombre?  Non,  Messieurs,  c'est  tous; 
c'est  presque  tous;  c'esl  la  multitude,  c'est  le  genre 
humain  presque  tout  entier.  Quand  on  parcourt  la 
terre,  on  rencontre  çà  et  là  quelques  heureux  dont 
les splendides  maisons,  disséminées surle  sol,  attirent 
l'attention  et  les  regards ,  tandis  qu'une  multitude  de 
cabanes  misérables,  habitées  par  ces  êtres  végétants 
que  nous  appelons  les  pauvres,  sont  étendues  sur  le 
sol  et  en  couvrent  la  surface. 

Ainsi  la  masse,  la  presque  totalité  du  genre  hu- 
main ,  est  exclue  de  la  vie  par  la  pauvreté ,  au  sens 
du  monde;  car  ce  n'est  pas  la  doctrine  de  l'Église 
que  j'expose,  c'est  celle  du  monde,  celle  du  sens 


SUR    LE    PAUVRE   SELON    LE    MONDE    ET   L'ÉVANGILE      295 

humain ,  celle  qui  se  présente  naturellement  à  l'es- 
prit quand  on  se  sépare  de  la  vérité  qui  a  été  révé- 
lée par  Dieu. 

Et  cependant,  mes  Frères,  est-ce  là  toute  la  pau- 
vreté? Ne  va-t-elle  pas  plus  loin  que  je  ne  viens  de  le 
dire?  Oui,  elle  va  plus  loin!  La  pauvreté,  gagner 
laborieusement  le  triste  nécessaire  de  la  vie,  c'est 
encore  un  bonheur,  c'est  une  félicité.  Gagner  sa  vie! 
mais  savez-vous  ce  que  c'est  que  gagner  sa  vie?  Ne 
devoir  rien  à  personne;  avoir  trouvé  dans  ses  bras 
et  dans  son  dévouement  la  force  qui  nous  soutient; 
passer  le  front  levé  devant  le  genre  humain  et  de- 
vant Dieu,  qui  en  est  le  père,  se  regardant  du  haut 
en  bas  de  la  vie  et  se  rendant  justice  qu'on  ne  doit 
rien  à  personne,  parce  que  ce  qui  nous  a  été  payé 
nous  était  dû;  avoir  vécu  de  ses  efforts  et  de  la  jus- 
tice, et  traversé  ainsi  un  certain  nombre  d'années, 
ah!  c'est  un  sort  sacré,  et  véritablement  digne 
d'envie  :  rien  n'est  plus  grand  ici-bas  que  de  gagner 
sa  vie.  El  quand  on  a  le  bonheur  d'avoir  sa  vie  toute 
gagnée,  de  naître,  non  plus  dans  le  besoin,  la  néces- 
sité, mais  de  naître  n'ayant  plus  rien  à  faire,  n'ayant 
plus  à  remplir  ce  saint  ministère  de  gagner  sa  vie, 
on  ne  peut  le  compenser  qu'en  faisant  gagner  la  vie 
aux.  autres.  Il  n'y  a  ici-bas,  mes  Frères,  que  deux 
fonctions  :  l'homme  qui  gagne  sa  vie,  et  l'homme 
qui  fait  gagner  la  vie  aux  autres.  Quand  on  ne 
remplit  pas  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  fonctions, 
on  n'appartient  à  rien  qu'à  l'égoïsme ,  qu'à  l'enfer! 

Il  y  a  donc  un  autre  échelon  de  la  pauvreté,  et 
c'est  la  misère.  Qu'est-ce  que  la  misère,  mes  Frères? 


296  SERMON 

La  misère,  c'est  ne  pas  gagner  sa  viç,  quelque 
travail  que  l'on  y  mette.  Et  cela  existe-t-il,  Mes- 
sieurs? Est-il  bien  possible  qu'ici-bas  il  y  ait  des 
hommes  pouvant  gagner  leur  vie  par  le  travail,  vou- 
lant la  gagner,  qui  pourtant  ne  la  gagnent  pas,  ne 
peuvent  pas  la  gagner?  Oui,  Messieurs,  cela  est.  Et 
ces  hommes  sont-ils  invalides,  sont-ils  perclus?  Non, 
ce  sont  des  hommes  pleins  de  vie,  pleins  de  vigueur, 
pleins  de  bonne  volonté;  ce  sont  des  hommes  qui 
sont  sur  vos  places  publiques  et  qui  n'attendent 
qu'une  chose  de  la  providence  de  Dieu  et  de  la  pro- 
vidence des  hommes;  c'est  qu'on  leur  donne  du  tra- 
vail,  si  laborieux  et  si  pénible  qu'il  soit,  mais  du 
travail.  Eh  bien!  ce  travail,  il  n'existe  pas  pour  tous; 
nous  sommes  entourés  d'hommes  qui  ne  demandent 
qu'à  vivre  du  travail,  et  qui  ne  le  peuvent  pas. 

Oui,  cet  étrange  prodige  d'un  homme  qui  a  droit 
à  la  vie,  qui  ne  peut  vivre  que  par  le  travail,  qui 
demande  du  travail  et  qui  n'en  obtient  pas,  ce  pro- 
dige, il  existe;  il  est  sous  nos  yeux,  il  nous  presse 
de  toutes  parts.  Mais  du  moins.  Messieurs,  sera-ce 
là  le  dernier  degré  de  la  pauvreté?  Non,  ce  n'est  pas 
le  dernier  degré,  car  cette  misère  peut  être  assistée  ; 
on  peut  lui  faire  l'aumône  de  la  charité;  ne  pou- 
vant pas  lui  donner  du  travail,  parce  qu'elle  n'en 
possède  pas,  la  société  du  moins  peut  tirer  de  ses 
entrailles  la  commisération  et  le  don  de  l'aumône. 
La  misère  assistée  est  un  degré  inférieur  à  la  pau- 
vreté, car  elle  ne  doit  la  vie  qu'à  la  générosité  des 
autres ,  tandis  que  la  pauvreté  doit  la  vie  à  son 
propre  travail.  Mais  la  ujisère  assistée,  la  misère  qui 


SDR    LE   PAUVRE   SELON   LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE      297 

ne  vit  plus  du  travail,  mais  de  dons  gratuits,  la 
misère  ainsi  définie  est-elle  le  dernier  degré  de  la 
pauvreté? Non!  ce  n'est  pas  même  le  dernier  degré. 
Il  y  a  non  seulement  une  misère  qui  ne  gagne  pas  la 
vie  et  qui  vit  des  dons  gratuits  des  autres,  mais  il  y 
a  une  misère  qui  est  inassistée,  une  misère  que  la 
société  n'assiste  même  pas;  une  misère  qui,  à  la 
lettre, meurt  de  faim;  nous  en  sommes  présentement 
témoins. 

Cette  misère  existe;  elle  existe  en  Europe,  elle 
existe  dans  votre  pays ,  elle  est  ici  sous  nos  yeux.  11 
y  a  une  misère  qui  va  non  seulement  jusqu'à  man- 
quer du  travail,  mais  jusqu'à  manquer  de  l'aumône; 
par  conséquent  une  misère  qui  va  droit  à  la  mort  et 
qui  se  confond  avec  elle.  Et  cet  être.  Messieurs, 
qui  meurt  pour  ne  pouvoir  travailler  tout  en  ayant 
la  bonne  volonté,  qui  meurt  en  tendant  la  main  et 
qui  ne  reçoit  rien,  parce  qu'on  ne  peut  pas  ,  ou  que 
la  société  pense  qu'elle  ne  peut  lui  donner  ni  du 
pain  ni  du  travail;  cette  misère  si  étonnante  de 
l'homme,  c'est  cependant  l'état  d'un  être  qui  a  élé 
appelé  à  la  vie!  que  dis -je?  à  qui  la  vie  est  im- 
posée, à  qui  l'on  a  dit ,  non  pas  :  Tu  pourras  vivre; 
mais  :  Tu  devras  vivre,  lu  dois  vivre,  la  vie  est  un 
dépôt  qui  t'es  confié,  et  tu  dois  le  garder.  Eh  bien! 
la  nature  a  fait  les  choses  de  telle  sorte  que  cet 
homme,  à  qui  la  vie  est  imposée,  ne  peut  vivre  ni 
de  son  travail  ni  des  dons  gratuits  des  autres,  et 
qu'il  est  condamné  à  la  mort  par  l'état  déplorable  où 
il  se  trouve  réduit. 

Voilà  sur  quoi  il   faut  ([ue  le  monde  s'explique. 


298  SERMON 

voilà  le  phénomène  de  la  pauvreté!  Je  n'ai  rien  exa- 
géré, vous  le  connaissez  aussi  bien  que  moi!  Ce 
phénomène ,  comment  le  monde  l'explique-t-il  spé- 
culalivement?  Je  demande  au  monde  riche,  au 
monde  oisif,  au  monde  qui  jouit,  au  monde  qui  est 
aimable,  au  monde  qui  est  heureux  :  Qu'est-ce  que 
tu  penses  de  la  pauvreté  qui  est  à  tes  pieds?  Et  je 
n'entends  que  deux  réponses. 

La  première  est  celle  du  matérialisme  égoïste  qui 
dit  :  C'est  une  nécessité  des  choses;  je  ne  sais  pas 
pourquoi  cela  est,  mais  cela  est  comme  cela,  parce 
que  cela  est  comme  cela,  et  je  n'y  puis  rien.  Voilà 
toute  l'explication  du  matérialisme  égoïste ,  et  vous 
concevez,  mes  Frères,  que  ce  n'est  pas  là  une  doc- 
trine, c'est  une  dérision.  Néanmoins  toute  l'antiquité 
n'a  pas  eu  d'autre  réponse  au  mystère  de  la  pauvreté 
que  la  réponse  du  matérialisme  égoïste  :  il  faut  être 
riche,  la  pauvreté  est  le  souverain  malheur;  heureux 
ceux  qui  s'en  débarrassent;  heureux  ceux  qui  arri- 
vent à  la  richesse;  tant  pis  pour  ceux  qui  ne  s'en  dé- 
barrassent pas!  Et  encore,  ce  n'est  pas  tout,  mes 
Frères.  Le  pauvre,  le  misérable,  l'homme  qui  ne  vit 
pas  est  dangereux;  il  trouble  le  sommeil  des  gens 
qui  jouissent,  alors  même  qu'il  n'y  aurait  pas  de 
révolte  à  craindre.  Car  c'est  une  dure  pensée  que  de 
se  dire  dans  des  appartements  bien  clos ,  bien  illu- 
minés, entouré  de  ses  amis,  embellis  des  spectacles 
d'une  magnificence  qui  ne  tarit  jamais,  c'est  une 
dure  pensée  qni  se  présente  à  l'esprit  du  matérialiste 
le  plus  consommé,  que  peut-être  il  y  a  là-bas,  à  la 
porte ,  des  gens  qui ,  comme  Lazare ,  seraient  heu- 


SUR    LE    PAUVRE   SELON    LE   MONDE    ET   l'ÉVANGILE      299 

reux  d'avoir  une  miette  de  pain ,  et  qui  n'ont  pas 
cette  miette  parce  que  personne  ne  la  leur  donne. 
Et  dès  lors  le  matérialisme,  le  matérialisme  égoïste 
a  dû  se  débarrasser  de  celte  pauvreté,  de  la  mi- 
sère qui  a  l'insolence  d'exister  et  de  troubler  ses 
joies. 

L'antiquité,  qui  n'était  que  le  matérialisme  égoïste 
vivant  à  l'état  social,  l'antiquité  se  tirait  d'affaire 
parla  destructiondel'homme.  Elle  détruisait  l'homme 
par  la  guerre  et  par  l'esclavage.  On  faisait  des 
guerres  d'extermination  et  des  guerres  qui  amenaient 
encore  par  la  servitude  un  autre  genre  d'extermina- 
tion. Il  y  avait  encore  des  pauvres  juste  assez  pour 
avoir  des  serviteurs.  Mais  quand  la  pauvreté  avait 
l'audace  de  dépasser  la  mesure  de  ce  qui  était  néces- 
saire au  service  du  riche,  on  trouvait  le  moyen  de  la 
supprimer  par  la  guerre,  et,  après  la  victoire,  par  les 
supplices  secrets  et  les  abrutissements  de  l'escla- 
vage.C'était  le  régime  ancien,  le  régime  avant  Jésus- 
Christ.  Personne  ne  s'en  plaignait;  tout  le  monde 
était  content.  La  voix  qui  s'en  serait  plainte,  c'est  la 
voix  de  l'humanité;  mais  alors  l'humanité  n'ex'stait 
pas.  Il  y  avait  des  cités,  des  agrégations  d'hommes 
riches  et  d'hommes  pauvres;  mais  ce  que  dans  notre 
langage  moderne  et  chrétien  nous  appelons  le  genre 
humain,  yenus  humanum,  ce  quelque  chose  qui 
est  commun  à  tous ,  aux  riches ,  aux  pauvres ,  ce 
quelque  chose  était  une  chimère,  une  abstraction 
qui ,  même  à  l'état  d'abstraction ,  n'était  pas  con- 
nue de  l'antiquité  païenne.  Si  ,  quehjuefois  saisie 
d'un  instinct  de  charité,  elle  assurait,  dans  certaines 


300  SERMON 

républiques,  des  distributions  d'aumônes,  c'était 
aux  citoyens,  ce  n'était  pas  aux  pauvres;  c'était 
à  l'homme  inscrit  dans  la  cité,  à  l'homme  qui  avait 
non  pas  le  droit  de  la  nature,  mais  le  droit  de 
la  loi  particulière  à  cette  république  :  on  lui  je- 
tait en  pâture  certaines  aumônes,  mais,  encore  une 
fois,  ce  n'était  pas  là  le  peuple,  ce  n'était  pas  là 
le  pauvre,  ce  n'élaitpas  là  l'humanité  qu'on  nourris- 
sait, c'étaient  les  citoyens.  Plus  tard  aussi,  quand 
Rome  rassemblait  dans  son  sein  cette  multitude 
qui  faisait  et  défaisait  les  empereurs  ,  ceux-ci,  pour 
se  la  concilier,  lui  jetaient  du  pain  et  des  specta- 
cles, et  les  anciens  ont  résumé  la  vie  de  ce  peuple 
en  deux  mots  :  panem  et  circenses.  Ce  peuple,  ainsi 
nourri  dans  l'oisiveté  et  dans  la  débauche,  ne  voyait 
pas  le  mépris  que  lui  témoignaient  les  empereurs 
dans  les  spectacles  indignes  de  l'homme  qu'on  lui 
donnait,  et  même  dans  le  pain  qu'on  lui  jetait  ma- 
gnifiquement des  fenêtres  impériales,  jusqu'au  jour 
où  il  se  ruait  sur  la  personne  du  César  qui  l'a- 
vait nourri  dans  l'insolence  et  la  stupidité.  En  bri- 
sant son  idole,  ébloui  par  son  triomple  d'un  jour,  il 
se  croyait  maître  :  il  se  croyait  grand  parce  qu'il 
était  destructeur,  parce  qu'il  avait  renversé  ceux 
qui  avaient  présidé  à  celte  indigne  vie.  Voilà ,  mes 
Frères,  tout  le  système  du  matérialisme  égoïste, 
c'est-à-dire  le  système  de  toute  l'antiquité  païenne. 
Dans  nos  temps  modernes,  nous  sommes  revenus, 
le  monde  est  revenu  au  matérialisme;  mais  il  a  revêtu 
une  forme  que  les  païens  ne  connaissaient  pas,  il  a 
revêtu  la  forme  philanthropique  :  c'est-à-dire  que 


SDR  LE   PAUVRE   SELON   LE   MONDE  ET   l'ÉVANGILB      301 

le  monde  d'une  part,  en  tant  que  matérialiste,  a 
voulu  jouir  de  la  vie  à  la  manière  des  païens;  mais 
que  de  l'autre,  l'idée  de  l'humanité  élant  entrée  si 
profondément  dans  les  esprits ,  bien  qu'on  soit  re- 
venu au  matérialisme,  on  n'a  pas  pu  revenir  au 
mépris,  à  la  servitude,  à  la  destruction  du  genre 
humain.  Le  matérialisme  tel  qu'il  est  aujourd'hui 
est  un  matérialisme  philanthropique,  qui  fait  pro- 
fession d'aimer  les  hommes,  de  chercher  leur  bien- 
être,  et  la  solution  des  grands  problèmes  que  nous 
attendons  tous.  Et  il  faut  l'en  louer,  mes  Frères,  il 
faut  l'en  louer;  il  ne  faut  pas,  parce  qu'il  est  maté- 
rialiste, parce  qu'il  se  trompe  sur  le  vrai  principe 
des  choses,  il  ne  faut  pas  méconnaître  le  mérite  émi- 
nent  qu'il  possède.  Tout  homme  qui  veut  jouir  de  la 
terre  se  trompe  sans  doute;  tout  homme  qui  pose  la 
jouissance  comme  le  fond  de  notre  passage  ici- bas 
est  dans  une  erreur  fondamentale,  c'est  vrai;  mais  il 
a  ce  grand  mérite,  il  a  ce  mérite  éminent  de  vouloir 
que  la  jouissance  soit  pour  tous,  qu'elle  soit  parta- 
gée entre  tous,  que  personne  ne  soit  exclu  de  la  jouis- 
sance et  de  la  fortune  commune.  C'est  là  un  bien 
grand  progrès;  c'est  là  un  des  progrès  les  plus  si- 
gnalés que  le  Christianisme  ait  accomplis,  progrès 
tellement  signalé  que  ses  adversaires  mêmes,  ceux 
qui  nient  fondamentalement  sa  doctrine,  ceux  qui 
posent  une  doctrine  toute  contraire  de  la  sienne,  la 
doctrine  de  la  jouissance,  restent  cependant  philan- 
thropes, restent  chrétiens  par  ce  côté  de  leur  âme, 
de  leurs  vues  et  de  leurs  projets.  Nous  ne  devons 
jamais,  mes   Frères,   en  entendant  parler  de   ces 


302  SERMOiN 

choses  ,  oublier  le  côté  magnifique  de  la  race  hu- 
maine, telle  que  le  christianisme  l'a  faite.  Et  j'avais 
besoin  de  vous  dire  cela,  afin  que,  devant  montrer 
combien  cette  école  du  matérialisme  philanthropique 
est  impuissante  à  l'endroit  du  mystère  de  la  pau- 
vreté, vous  sachiez  cependant  que  je  ne  prétends 
pas  lui  jeter  une  défaveur  qui  soit  totale.  Je  méprise 
l'antiquité  païenne,  je  la  déteste,  parce  que  c'était 
un  matérialisme  abject  et  égoïste.  Mais  partout  où 
je  rencontre  un  reste  de  l'amour  des  hommes,  par- 
tout où  un  homme  convoque  l'humanité  tout  en- 
tière pour  jouir  avec  lui,  là,  mes  Frères,  il  reste  un 
sentiment  chrétien.  C'est  une  louange  qui  est  donnée 
à  l'Évangile,  qui  lui  est  donnée  à  l'instant  même  où 
on  la  repousse,  et  où  l'on  pose  des  doctrines  qui  ne 
sont  pas  les  siennes.  Ainsi,  dans  ce  que  nous  allons 
dire  dans  la  seconde  solution  du  monde  par  le  ma- 
térianisme  philanthropique,  ne  le  comparons  jamais 
au  matérialisme  païen ,  et  faisons  toujours  entendre 
dans  notre  langage,  comme  j'aurai  soin  de  le  faire, 
quelque  chose  qui  sente  l'estime  et  presque  le  res- 
pect. 

Voici  donc  ce  que  le  matérialisme  philanthropique 
a  imaginé  pour  résoudre,  dé  notre  temps,  le  mys- 
tère de  la  pauvreté.  C'est  l'Angleterre  qui  a  donné 
l'exemple.  L'Angleterre  ayant  détruit  tous  les  grands 
établissements  chrétiens  dans  le  sein  de  son  empire, 
se  trouva  bientôt  face  à  face  avec  des  populations 
innombrables  de  pauvres.  Elle  décréta  qu'elle  devait 
nourrir  ses  pauvres,  qu'elle  ne  leur  devait  pas  l'au- 
mône, mais  qu'elle  leur  devait  le  partage,  dans  une 


SUR   LE   PAUVRE   SELON   LE   MONDE    ET    l'ÉVANGILE      303 

certaine  proportion,  de  la  richesse  publique;  et  elle 
établit  généreusement,  magnifiquement  la  taxe  des 
pauvres,  qui,  à  certains  temps  voisins  du  nôtre,  a 
été  jusqu'à  près  de  200,000,000  du  francs  de  revenu 
par  année.  Et  on  ne  disait  pas  dans  la  loi,  on  ne 
prétendait  pas  dire  au  pauvre  qu'on  lui  passait  une 
aumôme;  on  semblait  lui  accorder  un  droit.  L'An- 
gleterre disait  à  ses  enfants  :  «  Tendez  la  main, 
mais  tendez-la  sans  rougir,  car  ce  n'est  pas  une  au- 
môme qui  vous  est  donnée;  ce  n'est  pas  la  charité 
qui  y  tombe  :  c'est  la  justice.  Ne  pouvant  pas  rece- 
voir de  travail,  et  recevant  l'équivalent  de  ce  que 
vous  aurait  procuré  votre  travail,  vous  gagnez  en- 
core votre  vie;  vous  n'êtes  pas  dans  le  don  gratuit, 
vous  restez  encore  dans  la  justice  de  l'homme  qui  a 
droit  au  travail  parce  qu'il  a  droit  à  la  vie.  »  Voilà 
ce  que  cette  magnanime  nation  a  fait  pour  ses 
pauvres. 

Eh  bien  !  Messieurs,  par  ses  dons,  par  ses  immenses 
dons  qui  durent  déjà  depuis  si  longtemps,  la  pau- 
vreté a-t-elle  été  étoulïée  en  Angleterre?  Non,  il 
n'existe  aucun  pays  au  monde  où  la  pauvreté  et  la 
misère  aient  des  bases  plus  larges  et  plus  profondes. 
Et  cette  taxe  des  pauvres,  cette  idée  qui  paraissait 
si  simple  de  donner  une  part  de  la  fortune  publique 
à  ceux  qui  ne  peuvent  pas  travailler,  a  produit  ce 
que  tout  le  monde  sait,  la  plèbe  la  plus  misérable 
qui  soit  sous  la  face  du  ciel. 

En  France,  nous  avons  pris  une  autre  marche.  Par- 
tant du  même  principe  de  matérialisme  philanthro- 
pique, nous  nous  sommes  imaginés  qu'un  partage 


304  SERMON 

égal  des  propriétés  entre  les  enfants ,  qu'une  liberté 
illimitée  du  commerce  et  de  l'industrie  apporteraient 
un  changement  dans  la  situation  des  classes  pauvres, 
que  l'aisance  se  répandrait  partout  par  la  liberté  du 
travail,  et  en  même  temps  par  l'extrême  division 
des  propriétés.  Nous  avons  accompli  cette  prodi- 
gieuse révolution  d'un  trait  de  plume  en  1789.  Eh 
bien!  l'expérience  est  faite.  Après  cinquante  ans  de 
cette  division  égale  des  propriétés  entre  les  enfants, 
sans  aucune  sorte  de  distinction,  de  cette  liberté  illi- 
mitée du  travail  et  de  l'industrie,  qui  permettait  à 
chacun  de  porter  ses  talents  et  ses  bras  partout  où 
il  le  voulait,  la  France,  quoique  moins  pauvre  et 
moins  misérable  que  l'Angleterre  dans  les  classes 
inférieures ,  la  France  présente  le  spectacle  de  la 
pauvreté  et  de  la  misère ,  au  moins  autant  qu'elle  le 
présentait  avant  1789,  pour  ne  pas  dire  plus  :  il  me 
suffit  de  constater  que,  de  l'avis  de  tous,  la  pauvreté 
et  la  misère  sont  au  moins  aussi  larges  qu'elles  l'é- 
taient avant  cette  grande  révolution  qui  a  changé  les 
rapports  ,  la  constitution  de  la  propriété,  du  travail, 
du  commerce  et  de  l'industrie. 

On  a  tenté  une  troisième  épreuve.  On  a  pensé  que 
par  la  multiplication  de  la  mécanique  on  pourrait 
arriver  à  un  tel  développement  du  travail,  à  des 
produits  si  riches  et  si  multipliés,  qu'au  moins  les 
principaux  objets  nécessaires  à  la  vie  deviendraient 
une  chose  facile  pour  tous;  et  nous  avons,  depuis 
un  certain  nombre  d'années,  le  règne  de  la  méca- 
nique, le  règne  des  automates  travaillant,  le  règne 
de  ces  automates  qui  ne  mangent    pas,  mais  qui 


SUR    LE   PAUVRE   SELON    LE    MONDE    ET    l'ÉVANGILE      305 

produisent  dix  fois,  cent  fois,  mille  fois  plus  vite 
que  rhonnme  ne  peut  produire.  L'industrie  fondée 
dans  notre  siècle  sur  ce  développement  illimité  de 
la  mécanique,  qu'a-t-elle  produit,  mes  Frères?  A-t- 
elle résolu  le  mystère  de  la  pauvreté,  le  mystère  de 
la  misère  dans  un  sens  favorable  au  peuple?  Non , 
tous  les  pays  où  l'industrie  opère  ces  grandes  mer- 
veilles sont  les  pays  où  s'entassent  les  populations 
les  plus  misérables.  En  ^orte  que  tous  les  écono- 
mistes, tous  ceux  qui  s'occupent  de  l'avenir  du  peu- 
ple sont  épouvantés,  au  bout  d'un  très  petit  nombre 
d'années,  des  résultats  que  produit  le  règne  des 
machmes ,  le  règne  de  la  mécanique ,  le  règne  de 
la  production  industrielle  développée  dans  le  sens 
automate  :  l'avilissement  de  l'homme,  l'abaissement 
de  la  main-d'œuvre,  l'accroissement  progressif  du 
prix  des  substances  nécessaires.  Les  prix  de  ces 
substances  ne  (oui  qu'augmenter,  et  ceux  de  tous 
les  produits  manufacturés  diminuent;  si  bien  qu'un 
homme  peut  en  quelque  sorte  se  vêtir  aisément 
avec  luxe ,  tandis  qu'il  lui  est  très  difficile  de  pour- 
voir à  sa  nourriture  quotidienne  et  à  celle  de  sa 
famille. 

Voilà,  mes  Frères,  le  triple  effort  anglais,  fran- 
çais, européen,  accompli  par  le  matérialisme  phi- 
lanthropique pour  résoudre  le  mystère  de  la  pau- 
vreté et  de  la  misère.  La  pauvreté  subsiste,  la  misère 
subsiste,  la  misère  assistée  et  également  la  misère 
inassistée.  Jamais  dans  l'histoire  de  l'Europe  on  n'a 
entendu  parler  plus  fréquemment  de  populations 
entières  qui  succombent  sous  le  règne  impitoyable 
I  20 


306  SERMON 

de  la  faim.  Tout  semble  disposé  pour  produire  la 
richesse,  et,  par  un  mystère  inouï,  l'homme,  les 
princes,  les  peuples  commencent  à  s'apercevoir  de 
cet  axiome  effrayant  :  c'est  que  le  développement  de 
la  richesse  entraîne,  par  un  contre-coup  latal  et 
comme  inexplicable,  le  développement  de  la  misère; 
en  sorte  que ,  à  mesure  que  la  richesse  se  produit 
et  s'accumule  dans  un  pays,  on  peut  être  sûr  dès  à 
présent  que  la  misère  s'y  développera  dans  une  égale 
proportion. 

Et  le  monde  en  est  là;  il  n'a  pas  donné  une  autre 
solution  au  mystère  de  la  pauvreté  que  celle  que  je 
viens  de  dire.  Ces  magnifiques  efforts  de  l'Angle- 
terre, de  la  France,  du  monde  industriel  n'ont 
abouti  que  là.  Par  conséquent  le  monde  ne  sait  pas 
ce  que  c'est  que  la  pauvreté;  il  ne  sait  pas  théori- 
quement ce  que  c'est  que  la  misère.  Il  ne  sait  pas 
pourquoi  l'homme  qui  doit  vivre  ne  peut  pas  vivre; 
pourquoi  l'homme  à  qui  le  travail  a  été  imposé 
comme  une  loi  ne  peut  pas  même  jouir  du  bénéfice 
de  cette  loi.  Il  a  été  dit  à  l'homme  :  «  Tu  mangeras 
ton  pain  à  la  sueur  de  ton  front,  »  et  il  ne  peut  pas 
même  vivre  de  sa  condamnation. 

La  théorie  spéculative  de  la  pauvreté ,  de  la  mi- 
sère, le  monde  ne  la  connaît  pas.  Mais,  pratique- 
ment, tout  ce  qu'il  a  fait  par  le  matérialisme  phi- 
lanthropique ou  par  le  matérialisme  égoïste,  n'a 
abouti  qu'à  maintenir  l'humanité  sous  le  joug  de 
cette  triple  misère,  de  ce  triple  scandale  de  la  pau- 
vreté. 
Écoutons  donc,  mes  Frères,  une  autre  doctrine. 


SUR   LE   PAUVRE   SELON    LE    MONDE   ET   l'ÉVANGILE      307 

Voyons  ce  que  va  nous  dire  l'Évangile  et  le  Christ 
Jésus;  sachons  s'il  a  mieux  expliqué  spéculative- 
ment  le  problème  de  la  pauvreté,  et  si,  pratique- 
ment, il  en  a  tiré  un  meilleur  parti  que  le  monde  ne 
l'a  fait.  C'est  l'objet  de  ma  seconde  partie. 

II.  —  Nous  allons  entendre,  Messieurs,  une  autre 
parole  que  la  parole  de  l'homme;  une  parole  qui, 
sur  tous  les  sujets,  a  contredit  la  parole  et  la  pen- 
sée de  l'homme;  une  parole  qui,  même  quand  elle 
s'est  rencontrée  en  apparence  avec  la  parole  hu- 
maine, l'a  cependant  radicalement  bouleversée;  car, 
en  disant  les  choses  que  l'homme  avait  déjà  dites, 
elle  les  a  dites  cependant  avec  des  circonstances, 
des  réserves  telles,  que  la  pensée  de  l'homme, 
alors  même  qu'elle  semblait  être  affirmée  par  cette 
nouvelle  parole,  était  au  fond  détruite  et  contredite. 

Le  signe  de  la  parole  du  Christ,  le  signe  évangé- 
lique,  c'est  la  contradiction  de  tout  ce  que  pense 
l'homme,  de  tout  ce  que  dit  l'homme,  môme  quand 
l'Évangile  semble  dire  comme  lui  et  paraît  penser 
comme  lui.  Ainsi  nous  croyons  généralement  à 
l'immortalité  de  l'àme  :  c'est  la  doctrine  de  tous  les 
peuples  pris  dans  leur  ensemble.  Eh  bien!  quand  le 
Christ  a  affirmé  l'immortalité  de  l'âme,  il  l'a  pré- 
sentée sous  une  forme  toute  nouvelle;  il  a  dit  qu'elle 
avait  lieu  avec  la  résurrection  des  corps,  et  par  ce 
mystère,  ajouté  à  l'autre,  il  a  changé  fondamentale- 
ment la  pensée  de  l'humanité  en  la  consacrant. 

Mais  ce  n'est  que  très  rarement  que  la  parole  du 
Christ  se  rencontre  avec  celle  de  l'humanité;  en  gé- 
néral, où  l'homme  dit  oui,  l'Évangile  dit  non.  Et  à 


308  SERMOX 

côté  de  cette  contradiction  de  toute  pensée  humaine, 
qui  fait  le  fond  de  l'Évangile,  il  y  a  un  second 
signe  de  la  parole  de  Jésus- Christ  :  c'est  l'efficacité. 
Tandis  que  la  parole  de  l'homme  passe  et  se  brise  au 
premier  rocher,  la  parole  de  Dieu  va  toujours  son 
chemin;  elle  irrite  le  monde  en  le  contredisant;  et 
cependant,  tout  irrité  qu'il  est,  le  monde  se  brise  au 
souffle  et  au  bruit  de  cette  parole, comme  une  vague 
impuissante  se  brise,  en  écumant,  au  rivage  des  mers. 

Vous  allez  l'entendre  ici.  Messieurs,  vous  allez 
l'entendre,  celte  parole  de  contradiction, cette  parole 
d'efficacité  qui  fait  le  fond  du  Christianisme,  ut  qui 
en  assure  a  jamais  la  supériorité  sur  tous  les  rêves 
de  rhomme;  car  enfin,  ce  rêve  du  Christ,  il  s'est 
réalisé,  il  vit,  il  est  présent,  il  vous  domine,  et  tout 
ce  que  vous  avez  fait,  philanthropes  et  sages  de  tous 
les  temps,  tout  cela  s'est  perdu  dans  le  vent  des 
siècles  ,  et  se  perd  à  chaque  instant  sous  nos  regards, 
au  tressaillement  de  la  chrétienté,  qui  voit  votre 
vanité  et  qui  en  triomphe. 

Eh  bien  donc  ,  le  Christ  va  parler  sur  le  mystère 
de  la  pauvreté.  Il  va  dire  la  pensée  éternelle  sur 
celte  question  qui  vous  agite,  et  qui  est  le  premier 
des  intérêts ,  le  premier  des  problèmes  sociaux.  Le 
Christ,  Fils  de  Dieu,  assemble  pour  la  première 
fois  ses  disciples  autour  de  sa  personne  sacrée.  Il 
s'assied  sur  une  colline,  et  là,  voyant  la  multitude 
rangée  autour  de  lui,  il  ouvre  la  bouche,  el  le  pre- 
mier mystère  qu'il  vient  expliquer,  c'est  le  mystère 
môme  de  la  pauvreté;  car,  comme  le  mystère  de  la 
pauvreté  est  le  mystère  de  la  vie  individuelle,  de  la 


SUR    LE   PADVRE  SELON   LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE      309 

vie  sociale,  de  la  vie  de  tous,  c'était  le  premier  sur 
lequel  il  avait  à  s'expliquer. 

Oh!  que  je  suis  curieux  d'entendre  cette  parole 
qui  a  tout  changé!  Que  dit-elle,  cette  parole,  sur  le 
mystère  delà  pauvreté?  Beati  pauperes  spirilu, bien- 
heureux les  pauvres  île  çp^é!  Bienheureux  celui  qui , 
étant  né  riche  et  qui,  possédant  tout,  méprise  sa  ri- 
chesse comme  un  vain  ha^oge  qui  arrête  sa  course, 
la  foule  aux  pieds  et  devient  pauvre  de  son  propre 
gré!  Bienheureux  celui  qui,  étant  né  pauvre,  con- 
naît le  trésor  infini  qu'il  possède,  s'attache  à  sa 
pauvreté,  y  consent,  et,  en  y  consentant,  accepte 
ce  grand  bénéfice,  ce  grand  patrimoine  de  la  pau- 
vreté que  Dieu  a  donné  au  genre  humain,  comme  le 
plus  grand  don  qu'il  pijt  lui  faire.  Beaii  pauperes 
spirilu! 

Et,  rencontrant  un  jeune  homme  qui  lui  de- 
mande :  Mais  qu'esl-ce  que  je  ferai  pour  avoir  la 
vie  étemelle?  Jésus,  dit  l'Évangile,  le  regarde  à  cette 
parole,  et  il  l'aime.  Il  lit  sur  le  front  de  ce  jeume 
homme  ce  que  nous,  ministres  de  Dieu,  nous  y  li- 
sons si  souvent,  non  pas  le  charme  extérieur  de  la 
jeunesse,  mais  la  jeunesse  de  l'àme,  la  simplicité 
éternelle  d'un  cœur  qui  est  pur,  et,  de  même  que 
nous  nous  sentons  portés  vers  cette  révélation  inté- 
rieure qui  est  déjà  si  belle  dans  sa  forme  extérieure, 
Jésus  se  sentit  porté  vers  ce  jeune  homme,  et  l'É- 
vangile nous  dit  que,  l'ayant  regardé,  il  l'aima  : 
Et  intuitus  eumdilexit.  VX  l'ayant  aimé,  il  lui  révéla 
son  dernier  secret:  Vous  savez  ce  qui  est  écrit  :  Vous 
aimerez  vos  parents;  vous  aimerez  Dieu.   Vous  ne 


310  SERMON 

tuerez  point.  Vous  ne  commettrez  "point  d'adultère. 
Vous  ne  déroberez  point...  Le  jeune  homme  répondit: 
Cest  bien;  j'ai  accompli  toutes  ces  choses  dès  ma 
jeunesse.  Et  alors  Jésus  ajouta  :  Si  vous  voulez  être 
parfait,  allez,  vendez  tout  ce  que  vous  avez,  et  le  don- 
nez aux  pauvres.  Faites-vous  pauvre,  si  vous  voulez 
être  parfait;  si  vous  voulez  arriver  dès  ici-bas,  non 
seulement  à  la  perfection,  mais  à  la  félicité,  faites- 
vous  pauvre. 

Ainsi,  Jésus  donne  un  démenti  au  monde.  Le 
monde  dit  et  pense  que  la  pauvreté  est  le  souverain 
malheur;  et  Jésus-Christ  nous  révèle,  dans  la  pre- 
mière parole  de  ce  fameux  discours  de  la  montagne, 
que  la  pauvreté  est  la  première  béatitude.  Je  crois 
que  la  contradiction  est  complète;  mais  il  ne  suffit 
pas  qu'elle  soit  complète,  il  faut  savoir  sur  quoi  elle 
porte. 

La  pauvreté  est  la  première  béatitude.  Mais  quoi  ! 
la  béatitude  n'est-elle  pas  d'exercer  ses  facultés,  de 
vivre,  d'utiliser  son  esprit  et  ses  sens?  Oui,  mes 
Frères,  la  vie,  c'est  l'exercice  de  nos  facultés;  la  vie  . 
c'est  la  jouissance  de  nos  facultés;  mais  ce  qui  est  ici- 
bas  est  un  horizon  trop  étroit  pour  ces  facultés  dont 
nous  parlons.  L'exercice  de  nos  facultés  dans  l'ordre 
extérieur  des  choses,  cet  exercice  est  trop  borné,  il 
ne  peut  pas  nous  satisfaire.  Tous  les  trésors  de  la 
terre,  accumulés  dans  une  même  main,  ne  peuvent 
pas  exercer  notre  esprit,  ni  sous  le  rapport  de  la 
science,  ni  sous  le  rapport  de  l'art,  ni  sous  le  rapport 
de  la  jouissance,  autant  que  notre  esprit  le  désire. 
Pourquoi,  mes  Frères?  Parceque  nous  avons  en  nous 


SUR   LE   PAUVRE   SELON    LE   MONDE    ET    l'ÉVàNGILE      311 

la  connaissance  de  l'infini,  le  sentiment  de  l'infini 
et  que  tout  ce  qui  est  fini,  nous  fépuisons  dans  un 
instant.  Que  me  parlez-vous  du  soleil,  des  étoiles, 
de  la  lumière ,  de  l'air?  Mais  dans  un  souffle  de  ma 
respiration,  j'ai   puisé  tout  l'air  respirable!  Mais 
dans  un  seul  regard  de  mon  œil,  j'ai  vu  tout  ce  qui 
peuple  l'espace,  de  l'orient  à  l'occident,  du  nord  au 
midi!  Mais  au  moment  où  je  vous  parle  de  ma  féli- 
cité et  de  ma  grandeur,  j'ai   passé   par-dessus  les 
étoiles ,  par-dessus  le  solei4 ,  par-dessus  les  mondes  ; 
je  roule  dans  les  orbes  de  l'immensité  divine,  j'y 
monte,  et  je  les  refoule,  comme  le  hardi  navigateur 
aéronaute  qui,  s'élevant  dans  un  fragile  esquif,  dé- 
daigne la  terre,   la  refoule  du  pied,   la   repousse 
comme  une  chose  qui  n'est  plus  digne  de  sa  con- 
templation, qui  n'est  plus  digne  de  l'exercice  de  ses 
facultés  et  de  sa  science!  L'infini,  mes  Frères,  l'in- 
fini, voilà  notre  vie,  voilà  notre  horizon,  voilà  notre 
océan!  Il  n'en  est  pas  d'autre.  Et  les  heureux  de  ce 
monde,  au  milieu  de  leurs  ennuis,  le  savent  bien. 
Oii  !   ils  savent   combien  les  appartements  magni- 
fiques, les  richesses  accumulées,  combien  tout  cela 
est  vain;   combien  le   cœur  est  peu   satisfait  dans 
cette  abondance;  combien  il  reste  stérile  quand  il  ne 
sait  ce  qu'il  veut  ni  ce  qu'il  cherche.  C'est  là,  mes 
Frères,  la  révélation  quotidienne;  et  certes  l'homme 
qui  gagne  péniblement  sa  vie  chaque  jour,  et  qui  se 
rend  ce  témoignage  d'avoir  vécu  du  travail,  d'avoir 
vécu  delà  justice,  celui-là  est,  même  humainement, 
plus  heureux  que  tous  nos  grands, que  tous  nos  rois. 
Et  si  le  Christianisme  nous  révèle  cette  vérité  de  la 


312  SERMON 

nature,  la  raison  nous  la  révèle  aussi.  Elle  a  arraché 
à  des  profanes,  à  des  païens,  cette  vérité  :  qu'une 
cabane  est  plus  vaste  pour  être  heureux  que  le  pa- 
lais d'un  prince. 

L'infini,  mes  Frères,  Dieu  en  un  mot,  car  l'infini 
réel,  c'est  Dieu  :  voilà  l'horizon  de  notre  vie!  La  pau- 
vreté chrétienne  est-elle  donc  le  dépouillement  de  la 
vie?  Non,  mille  fois  non;  c'est  le  dépouillement  de 
l'ombre,  du  songe,  du  rêve;  ce  n'est  pas  le  manteau 
véritable  que  nous  devons  porter  que  la  pauvreté 
nous  arrache.  Ce  qu'elle  nous  arrache,  c'est  un  vête- 
ment qui  nous  est  étranger,  c'est  quelque  chose  qui 
n'est  pas  digne  de  nous ,  c'est  quelque  chose  de 
vain,  de  périssable,  qui  ne  peut  nous  satisfaire.  Ce 
qu'il  nous  faut,  ce  qui  est  notre  vêtement,  notre 
nourriture,  notre  lumière,  notre  air,  c'est  la  lumière 
de  Dieu,  c'est  l'air  de  Dieu,  c'est  le  vêtement  de 
Dieu,  c'est  la  substance  de  Dieu!  Dieu,  c'est  la  vie, 
l'éternité,  l'infini!  voilà  la  véritable  richesse;  il  n'en 
existe  point  d'autre,  et,  en  nous  privant  de  tout  le 
reste,  pourvu  qu'il  nous  donne  cela.  Dieu  ne  nous 
prive  de  rien  qui  soit  réellement  digne  de  nous;  et, 
par  conséquent,  c'était  à  ce  point  de  vue  de  la  vie 
véritable  que  Dieu  se  plaçait,  quand  il  disait  :  Bien- 
heureux les  pauvres;  bienheureux  celui  qui  foule 
aux  pieds  les  richesses  périssables  !  L'œil  fixé  sur 
l'éternité  et  les  véritables  biens,  il  ne  disait  qu'une 
chose  qui  était  pour  lui  de  sens  commun ,  de  simple 
bon  sens,  et  qui  l'est  devenue  pour  tout  le  Christia- 
nisme. 

Cependant,  vous  me  direz  :  «  Pourquoi  Dieu  ne 


SUR   LE   PAUVRE   SELON    LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE      313 

nous  a-t-il  pas  donné  tout  à  la  fois  les  biens  pré- 
sents et  les  biens  fixes,  les  biens  de  l'infini?  Pour- 
quoi la  richesse  présente  n'entrerait-elle  pas  dans  le 
patrimoine  de  tous  les  hommes,  en  même  temps  que 
la  richesse  future?  »  Kh!  mes  l'rères,  c'est  qu'il  y 
a  incompatibilité  entre  la  jouissance  des  biens  pré- 
sents et  la  jouissance  des  biens  futurs,  entre  la 
possession  du  fini  et  la  possession  de  l'infini.  La  ri- 
chesse est  le  grand  chemin  qui  nous  éloigne  de  Dieu  , 
et  c'est  pourquoi  Jésus-'Ghrist  a  dit  :  Malhevr  à 
vous  qui  êtes  riches  !  11  n'a  pas  voulu  condamner 
tous  les  riches;  il  n'a  pas  dit  que  tous  les  riches 
étaient  des  insensés,  des  cœurs  durs  et  étroits,  non. 
Mais  il  a  dit  que  la  richesse  est  un  chemin  qui  fait  les 
malheureux,  parce  qu'il  éloigne  de  Dieu,  et  (pi'il 
faut  dix  fois,  cent  fois  plus  de  courage,  plus  d'ef- 
ibrts  à  un  homme  né  dans  la  richesse,  pour  aller  à 
Dieu,  qu'à  un  homme  né  dans  la  pauvreté;  parce 
que  la  pauvreté  est  le  grand  chemin  de  Dieu,  la 
grande  voie,  la  voie  royale  de  l'éternité.  Et  pour- 
quoi, mes  Frères?  Le  voici:  c'est  que  l'homme  riche 
est  tenté  d'orgueil  et  de  complaisance  en  lui-même, 
est  tenté  d'assouvir  sa  faim  dévie  et  de  béatitude  ici- 
bas,  parce  qu'il  y  trouve  quelques  ombres  qui  repré- 
sentent des  images  du  bien  souverain  et  éternel.  Mais 
le  pauvre,  l'homme  qui  travaille  à  un  vil  métier, 
comment  voulez-vous  qu'il  se  persuade  que  c'est  là 
son  sort,  que  c'est  là  son  partage?  Comment  voulez- 
vous  qu'un  pauvre  paysan,  courbé  sur  sa  charrue, 
se  persuade  qu'il  est  fait  pour  tracer  des  sillons  dans 
la  terre  et  moissonner,   à   la   chaleur  brûlante  du 


314  SERMON 

• 

jour,  quelques  épis  qui  ne  lui  appartiennent  même 
pas  pour  la  plus  grande  partie  ?  Non,  mes  Frères. 
Aussi  le  peuple,  le  peuple  de  Dieu,  quand  il  n'est 
pas  corrompu  par  la  vaine  science,  est  naturelle- 
ment croyant.  Et  on  a  vu  assez  d'exemples  dans  le 
monde  de  ces  peuples  libres  et  chrétiens,  contents 
de  leur  sort,  ne  méprisant  pas  les  riches,  ne  mépri- 
sant que  la  richesse;  satisfaits  d'avoir  leur  pain 
quotidien  assuré,  bénissant  Dieu,  trouvant  leur 
sort  préférable  à  tout  autre,  et,  les  jours  de  fête, 
leurs  femmes  et  leurs  enfants  à  leur  bras,  allant 
gaiement  à  la  maison  du  Seigneur,  lui  rendant 
grâces  de  tous  les  bienfaits  de  la  vie ,  élevant  leur 
cœur  au  sein  de  la  Divinité  qui  les  a  si  bien  parta- 
gés, qui  leur  a  donné  le  bonheur  d'être  pauvres,  et 
de  sentir  le  prix  de  la  pauvreté. 

C6  spectacle,  mes  Frères,  on  le  voit  encore  et 
dans  les  pays  pauvres  de  l'Espagne,  et  dans  l'Hel- 
vétie,  chez  ce  peuple  qui,  attaché  à  ces  Alpes  ma- 
gnifiques où  il  a  fondé  la  liberté  sociale  qu'il  vient 
de  défendre  encore ,  et  qu'il  défend  les  armes  à  la 
main,  et  surtout  par  son  détachement  des  richesses 
de  la  terre.  Il  n'attend  rien  de  ce  monde,  et ,  préci- 
sément parce  qu'il  n'en  attend  rien,  il  sait  mieux 
défendre,  dans  la  mesure  des  forces  que  Dieu  lui  a 
données ,  les  biens  du  corps  et  les  biens  de  l'âme. 

La  pauvreté  est  donc  la  première  béatitude  parce 
qu'elle  est  le  grand  chemin  de  Dieu,  tandis  que  la 
richesse  est  le  grand  chemin  qui  éloigne  de  Dieu. 
Pourtant  la  misère  n'est  pas  expliquée  par  là.  La 
pauvreté  se  trouve  expliquée    dans    son    premier 


SUR   LE    PAUVRE   SELON   LE   MONDE    ET   L'ÉVANGILE      315 

degré,  qui  est  de  gagner  laborif;usement  sa  vie; 
mais  elle  n'est  pas  expliquée  dans  son  second  et 
dans  son  troisième  degré  ,  qui  est  la  misère  assistée 
et  la  misère  inassislée. 

Dieu  a-t-il  dit  :  Bienheureuse  la  misère  :  bienheu- 
reux les  misérables  qui  ne  gagnent  pas  leur  pain? 
Non  !  celte  seconde  partie  du  mystère  n'a  pas  la 
même  solution.  La  pauvreté  est  une  bénédiction;  la 
misère  est  un  des  plus  grands  châtiments  de  Dieu. 
Dieu  nous  a  condamnés  à  gagner  notre  pain  à  la 
sueur  de  notre  front,  mais  il  ne  nous  a  pas  con- 
damnés à  mourir  de  faim.  Il  a  promis  du  pain  à 
tous  ses  enfants;  et  si  vous  ne  croyez  pas  que  j'a- 
Vc.nce  quelque  chose  de  son  propre  fonds,  je  vais 
encore  citer  une  très  aimable  conversation  de  Notre- 
Seigneur  sur  la  pauvreté  proprement  dite.  Un  jour, 
il  disait  à  ses  disciples  :  Ne  soyez  pas  inquiets  de 
votre  vie ,  pour  savoir  ce  que  vous  inangerez  ,  ni  de 
votre  corps,  pour  savoir  de  quoi  vous  le  couvrirez. 
Voyez  les  oiseaux  du  ciel  :  ils  ne  sèment  pas  ;  ils  ne 
récoltent  pas  et  ils  n'ont  point  de  greniers  pour  y 
mettre  le  grain.  Et  cependant  votre  Père  céleste  les 
noui^nt.  Combien  n'ètes-vouspas  plus  grands/  Voyez 
aussi  le  lis  des  champs:  il  ne  travaille  pas,  et  il  ne  file 
pas,  et  cependant  je  vous  déclare  que  Salomon,  dans 
toute  sa  gloire ,  n'était  pas  revêtu  avec  autant  de  ma- 
gnificence que  l'un  d'eux.  Si  donc  votre  Père  céleste 
donne  un  vêtement  si  magyiifique  à  une  herbe  qui 
croit  un  jour  et  qui  le  lendemain  est  jetée  au  feu, 
combien  plus  vous  donnera-t-il,  ô  hommes  de  peu  de 
foi,  ce  qui  vous  est  nécessaire!  Ne  soyez  donc  pas 


316  SERMON 

inquiets  de  ce  que  vous  boirez ,  de  ce  qui  couvrira 
votre  corps.  Les  nations,  il  est  vrai,  les  nations 
clierchent  ces  c/ioses,  gentes  inquirunt  illa  ;  mais 
pour  vous ,  votre  Père  céleste  s'en  occupe  ;  pour  voU'i, 
cherchez  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice ,  et  toutes 
ces  autres  choses  vous  seront  données  par  surcroît  : 
«Quseriteero-o  primumregnum  Dei,etjustitiamejus, 
et  haec  omnia  adjicientur  vobis.  » 

Ainsi,  mes  Frères,  Dieu  nous  a  tellement  préparé 
de  quoi  vivre  à  tous,  qu'il  ne  veut  pas  que  nous 
soyons  inquiets  de  notre  nourritui-e  et  de  nos  vête- 
ments. Car,  dit-il,  je  nourris,  ma  Providence  nourrit 
les  oiseaux  du  ciel.  J'habille  le  lis  des  champs.  Et 
si  je  nourris  les  oiseaux  du  ciel,  si  j'habille  le  lis 
des  champs,  combien  plus  moi,  votre  Père  céleste, 
ne  songerai-je  pas  à  votre  nourriture ,  à  votre  vête- 
ment? Ne  soyez  pas  inquiets;  ne  soyez  inquiets  que 
d'une  chose,  et  je  vous  promets  tout  le  reste.  Ne 
soyez  inquiets  que  du  royaume  de  Jésus-Christ  et 
de  sa  justice,  parce  que,  quand  vous  les  cherche- 
rez, toutes  les  autres  choses  nécessaires  vous  seront 
données  par  surcroît. 

Eh!  cela  est  certain.  Tout  homme  qui  sert  Dieu, 
tout  peuple  qui  cherche  le  royaume  de  Dieu  et  sa 
justice,  oui,  je  le  sais,  et  nous  en  avons  maintenant 
un  exemple,  ce  peuple  pourra  souffrir  de  la  faim  , 
et  en  apparence  contredire  les  paroles  si  éloquentes 
et  si  aimables  que  je  viens  de  citer.  Mais,  mes 
Frères,  songez  que  dans  l'humanité  rien  n'est  isolé, 
que  le  peuple  est  mêlé  au  peuple ,  que  l'homme  est 
mêlé  à  l'homme,  que,  par  conséquent,  tel  peuple  ou 


SUR   LE   PAUVRE   SELON    LE    MONDE    ET   l'ÉVANCILE      317 

tel  homme  qui  réellement  cherche  le  royaume  de 
Dieu  et  sa  justice,  peut  être  mêlé  à  d'autres  desti- 
nées ,  à  d'autres  peuples ,  à  d'autres  hommes  qui 
n'ont   pas   cherché,   et   qui    ne   cherchent   pas    le 
royaume  de   Dieu    et    sa  justice.   Il  n'en   est   pas 
moins  simple  et  élémentaire,  d'après  la  foi,  que  si  la 
terre  était  ce  qu'elle  doit  être,  que  si  elle  aimait  et 
cherchait  le  Seigneur,  ce  que  nous  appelons  la  mi- 
sère n'existerait  pas.  La  misère  est  un  châtiment  de 
Dieu,  la  misère  n'est  pas  venue  de  Dieu,  la  misère 
est  antichrétienne ,  la  misère  est  contraire  à  la  vo- 
lonté et  à   la  providence  de  Celui   qui  nourrit  les 
oiseaux  du   ciel  et  qui    revêt  le    lis  des  champs. 
Donc ,   au   litu   d'être   une  bénédiction   comme   la 
pauvreté,    la  misère  est  un  châtiment,  et  il  l'aut 
à  tout  prix  que  l'homme,  que  le  peuple  de  Dieu 
travaille  pour  qu'elle  disparaisse;  tandis   qu'il  lui 
importe  de  mamlcnir  dans  son  sein,  en  réglant  et 
modérant  la  richesse,  de  maintenir  la  pauvreté  dans 
un  règne  et  une  disposition  équitables. 

Voilà,  mes  Frères,  les  deux  points  de  vue  spécu- 
latifs du  Christ  sur  la  pauvreté  et  sur  la  misère; 
voilà  comment  l'Évangile  a  établi  le  spiritualisme 
économique  ou  l'économie  spirilualiste  en  principe. 
Ce  n'est  pas  tout.  Il  lallaiL  que  cotte  doctrine  fût 
efficace;  il  fallait  que  le  Christ  établît  le  respect  et 
l'amour  de  la  pauvreté,  qu'il  établît  le  service,  le 
soulagement  réel  de  la  misère.  Eh  bien!  il  l'a  opéré 
pratiquement;  il  a  suivi  son  principe,  non  pas  seu- 
lement dans  la  théorie,  mais  encore  dans  la  pra- 
tique. 


318  SERMON 

L'Evangile ,  Jésus-Christ ,  a  créé  ici-bas  le  respect 
et  l'amour  de  la  pauvreté.  Oui,  mes  Frères,  tandis 
que  les  hommes  ne  cherchent  que  leur  fortune,  le 
vrai  chrétien,  un  grand  nombre  de  chrétiens  accep- 
tent tranquillement  leur  sort  et  leur  pauvreté,  que  le 
Christ  a  élevé  à  l'état  d'une  fonction  et  d'une  di- 
gnité. Je  suis  pauvre,  j'en  suis  content  :  mais,  re- 
marquez-le, vous  êtes  obligés,  et  je  parle  ici  de  tous 
les  pauvres  dans  ma  personne,  vous  êtes  obligés 
par  le  sentiment  chrétien  à  respecter  ma  pauvreté. 
Je  ne  suis  pas  vil  comme  un  plébéien  grec  ou  ro- 
main, je  suis  sacré  pour  vous;  et  si  je  ne  suis  pas 
sacré  pour  vous,  vous  n'êtes  pas  sacrés  pour  Dieu, 
vous  êtes  en  dehors  de  Dieu,  en  dehors  de  l'Évan- 
gile et  de  Jésus-Christ.  Je  suis  pauvre,  et  par  cela 
seul  que  je  suis  pauvre,  je  suis  digne  de  votre  res- 
pect :  car  je  ressemble  à  mon  Maître  et  au  vôtre  qui 
est  né  pauvre,  qui  a  vécu  pauvre,  et  qui  est  mort 
pauvre.  Je  porte  le  vêtement  du  Christ  dans  la 
pauvreté;  je  suis  tout  couvert  du  Christ,  j'ai  revêtu 
le  Christ.  Et  si ,  quand  je  passe  dans  la  rue  avec 
mes  haillons,  vous  laissez  tomber  de  votre  cœur, 
même  tacitement,  un  seul  regard  de  mépris,  je 
suis  consolé  par  le  regard  de  Dieu  qui  tombe  sur 
moi.  Je  plais  à  Dieu,  qu'importe  que  je  ne  vous 
plaise  pas?  Cette  pensée  que  vous  avez  contre  moi 
est  une  malédiction  qui  pèsera  sur  vous.  Jésus-Christ 
a  dit  que  ce  que  l'on  fait  au  plus  petit  des  pauvres, 
c'est  à  lui-même  qu'on  le  l'ait;  il  a  ajouté  qu'au  jour 
du  jugement  il  sera  demandé  compte  d'une  seule 
chose  :  SI  on  a  vêtu  le  pauvre,  si  on  lui  a  donné  du 


SUR   LE   PAUVRE   SELON   LE   MONDE    ET   l'ÉVANGILE      319 

pain;  et  qu'un  verre  d'eau  donné  au  plus  petit 
d'entre  les  hommes  ne  perdra  pas  sa  récompense 
devant  Dieu  :  en  sorte  que  donner  tout  son  sang 
pour  un  prince  de  la  terre,  ce  n'est  pas  autant,  dans 
le  règne  de  Jésus- Christ,  que  de  donner  un  verre 
d'eau  au  dernier  des  pauvres. 

Voilà  comment  le  respect  du  pauvre  a  été  créé  par 
Jésus-Christ;  comment  la  pauvreté  est  devenue  une 
grandeur,  et,  de  plus,  une  fonction. 

Je  suis  pauvre,  mais  ne  voyez -vous  pas  que  je 
pourrais  être  riche?  Ne  voyez-vous  pas  que  je  me 
suis  retiré  de  la  lutte?  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  me 
contentant  de  peu,  je  fais  votre  place  plus  grande  ; 
qu'en  désintéressant  mon  ambition,  j'ai  laissé  le 
champ  libre  à  la  vôtre?  Par  conséquent,  en  me  reti- 
rant de  la  scène  du  monde,  en  me  vouant  à  la  pau- 
vreté la  plus  stricte,  en  me  contentant  du  pain  ga- 
gné à  la  sueur  de  mon  front,  n'ambitionnant  rien, 
vous  laissant  en  paix  dans  vos  richesses ,  ne  voyez- 
vous  pas  que  j'ai  accompli  la  plus  nécessaire  et,  en 
même  temps,  la  plus  magnifique  des  fonctions?  Le 
repos,  la  paix,  la  puissance  de  tout  ce  qui  vous  en- 
toure, vous  le  tenez  de  ce  que  moi  et  mes  frères, les 
pauvres,  nous  avons  abandonné  notre  part  de  la 
terre ,  notre  part  de  fortune. 

Ainsi  le  respect,  l'amour  de  la  pauvreté  ont  été 
créés  par  le  Christ  et  jusque-là  que,  tous  les  jours 
encore,  malgré  cette  dégradation  passagère  des 
temps  où  nous  sommes,  nous  voyons  des  hommes 
riches,  des  fils  de  famille,  se  retirer  du  monde  pour 
aller  s'ensevelir  dans  les  cloîtres,  et  avoir  le  plaisir 


320  SERMOX 

de  gagner  strictement  leur  vie  à  la  sueur  de   leur 
front. 

L'amour  et  le  respect  de  la  pauvreté  ont  été  créés 
dans  le  monde  par  le  Christianisme,  et  quiconque 
n'a  pas  lamour  et  le  respect  de  la  pauvreté,  qui- 
conque n'entend  pas  cette  parole  :  «  Bienheureux 
les  pauvres,  »  celui-là  n'est  pas  chrétien. 

Enfin  ,  mes  Frères ,  et  je  ne  m'étendrai  pas  long- 
temps sur  ce  point,  le  soulagement,  le  service  réel 
et  personnel  de  la  misère  a  été  aussi  créé  par  Jésus- 
Christ.  Il  ne  suffisait  pas  d'établir  le  respect  et  l'a- 
mour de  la  pauvreté.  Comme  la  misère  est  un  châ- 
timent, il  fallait  poursuivre  l'anéantissement,  la 
destruction  de  la  misère,  autant  que  possible;  et 
c'est  ce  que  nous  avons  fait  par  tous  les  instituts  de 
charité  et  de  dévouement  fondés  par  la  parole  de 
Jésus-Christ;  c'est  ce  que  je  n'ai  pas  le  temps  de 
développer,  mais  que  je  rappelle  seulement. 

Et  par  là,  mes  Frères,  par  ces  principes  ,  la  solu- 
tion spéculative  et  théorique  de  la  pau\retéet  de  la 
misère  a  été  trouvée.  L'Évangile  a  créé  des  hommes 
contents  de  peu,  des  hommes  contents  de  leur  sort; 
il  a  détruit  les  haines,  les  divisions  des  esprits  que 
produit  l'amour  des  biens  de  la  terre;  il  a  révélé  les 
vrais  biens,  qui  sont  les  biens  spirituels,  et  non  les 
biens  matériels,  et  en  nous  attachant  aux  biens  spi- 
rituels, en  nous  détachant  des  biens  matériels,  il  a 
créé  la  paix  du  monde,  la  paix  chrétienne,  la  paix 
sociale  de  la  chrétienté,  paix  qui  est  troublée  dès 
qu'on  fait  des  biens  matériels  une  chose  que  tous 
les  hommes  sont  à  se  disputer;  car,  en  se  les  dispu- 


SUR    LE   PAUVRE   SELON   LE    MONDE   ET   l'ÉVANGILE      321 

tant,  la  part  se  trouve  trop  petite;  d'où  il  suit  que 
la  généralité  en  est  privée,  et,  réduite  ainsi  à  l'é- 
tat d'abjection,  toute  prête  à  s'indigner  et  à  se  ré- 
volter. 

Quant  à  la  misère,  ce  grand  châtiment,  j'en  con- 
viens, nous  ne  l'avons  pas  détruite;  on  nous  l'oppose 
maintenant.  On  nous  dit  :  «  Il  y  a  une  chose  qui 
vous  a  manqué  :  c'est  bien  pour  la  pauvreté  ;  peut- 
être  vous  la  passerait-on  car  enfin  le  pauvre  vit  en 
travaillant;  mais  par  vos  institutions  chrétiennes 
vous  n'avez  pas  détruit  la  misère.  »  Mes  Frères, 
nous  n'avons  pas  détruit  la  misère,  nous  ne  la  dé- 
truirons pas,  parce  que  les  péchés  engendrent  la 
misère,  la  misère  physique  aussi  bien  que  la  misère 
morale.  Eh  bien!  nous  combattons  le  péché,  et  en 
combattant  le  pJché  nous  combattons  le  principe  de 
la  misère.  Et  la  misère  elle-même ,  produite  par  le 
péché ,  nous  la  combattons  par  la  charité.  La  cha- 
rité réelle  et  personnelle  combat  directement  la  mi- 
sère. Nous  ne  pouvons  pas  plus  l'éteindre  que  nous 
ne  pouvons  éteindre  le  péché;  nous  ne  pourrions 
éteindre  le  péché  qu'en  touchant  à  la  liberté  même. 
Nous  ne  pouvons  détruire  la  liberté,  et  qui  dit  li- 
berté ,  dit  abus  possible  de  la  liberté,  et  qui  dit  abus 
possible  de  la  liberté,  dit  péché,  et  la  misère  comme 
conséquence.  Il  ne  nous  reste  donc  plus  qu'à  res- 
treindre la  misère  autant  que  nous  le  pourrons; 
mais  la  détruire,  c'est  impossible,  parce  que  pour 
la  détruire  il  faut  détruire  le  péché ,  et  pour  cela , 
détruire  la  liberté  même,  c'est-à-dire  détruire 
l'homme. 

I  21 


322  SERMON 

Cependant,  mes  Frères,  tout  en  posant  ces  prin- 
cipes, remarquez -le  bien,  nous  ne  nous  opposons 
pas  à  ce  que  les  problèmes  économiques  soient  réso- 
lus par  la  société  humaine,  à  ce  qu'on  cherche  à 
rendre  l'homme  et  le  monde  meilleurs  qu'ils  ne 
l'ont  été  dans  les  temps  présents  et  dans  les  temps 
antérieurs.  Le  Christ,  en  cette  matière,  a  posé  des 
principes  nécessaires  et  absolus,  qui  ne  périront 
jamais,  savoir  :  que  la  pauvreté  est  la  première  béa- 
titude, et  que  la  misère  est  un  châtiment.  En  pra- 
tique, il  a  créé  le  respect  et  l'amour  de  la  pau- 
vreté, puis  le  service  réel  et  personnel,  le  soula- 
gement réel  et  personnel  de  la  misère  :  cela  sera 
toujours  nécessaire;  il  vous  laisse  libres  dans  votre 
action  ;  si  vous  pouvez  organiser  la  société  humaine 
d'une  manière  raisonnable  et  profitable,  et  qui  di- 
minue les  maux  de  la  misère,  vous  avez  le  champ 
libre. 

Dans  l'ordre  de  la  société  civile,  le  Christ  n'a  posé 
que  deux  principes ,  le  droit  et  le  devoir,  la  liberté 
et  l'autorité ,  mais  toutes  les  formes  d'organisation 
nous  sont  loisibles.  Vous  pouvez,  selon  les  temps 
et  les  lieux,  agiter  ces  grands  problèmes  sociaux  et 
les  résoudre;  toujours  l'autorité  sera  nécessaire 
pour  maintenir  le  devoir  et  la  liberté,  nécessaire 
pour  maintenir  le  droit.  Eh  bien!  de  même,  vous 
pouvez  résoudre  économiquement,  philantropique- 
ment  le  problème  de  la  pauvreté  en  des  façons  peut- 
être  meilleures  ou  différentes  :  libre  à  vous  1  Mais 
ce  que  nous  maintenons,  ce  qui  est  notre  patri- 
moine, ce  qui  est  indestructible,  c'est  que  le  maté- 


SUR    LE    PAUVRE   SELON   LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE      323 

rialisme  économique  ne  produira  jamais  que  l'aug- 
mentation de  la  misère;  c'est  que  quiconque  ne 
partira  pas,  même  dans  l'existence  publique,  des 
principes  du  spiritualisme,  du  principe  de  la  pau- 
vreté, admis  comme  un  bien  et  un  bien  réel, celui-là, 
ceux-là,  se  perdront  dans  des  abîmes  où  les  maux 
du  monde  ne  feront  que  s'accroître  ot  épouvanteront 
l'avenir. 

Du  reste,  en  assurant  cela,  encore  une  fois,  qu'on 
ne  m'accuse  pas  de  vouloir  arrêter  les  tentatives 
des  publicistes,  de  ceux  du  moins  qui  sont  raison- 
nables, et  qui  posent  des  fondements  que  l'homme 
et  l'expérience  peuvent  accepter.  Nous  disons  seule- 
ment qu'il  y  a  de  grands  principes  de  l'ordre  écono- 
mique, comme  de  l'ordre  social,  de  l'ordre  politique, 
que  l'Évangile  a  posés  et  que  personne  ne  détruira, 
mais  que  le  champ  est  libre  pour  toutes  les  autres 
choses  d'un  ordre  secondaire. 

Je  me  résume  sur  la  pauvreté.  Le  monde  estime 
que  c'est  le  souverain  malheur;  Jésus-Christ  estime 
que  c'est  la  première  béatitude.  Le  monde,  en  dé- 
veloppant la  richesse,  produit  une  plus  grande  mi- 
sère; Jésus -Christ,  en  détachant  de  la  richesse, 
produit  une  moins  grande  misère ,  la  diminue ,  la 
soulage  et  la  console. 

Le  matérialisme,  la  solution  matérialiste  du  pro- 
blème de  la  pauvreté,  divise  tous  les  esprits,  les 
remplit  de  haine  et  de  passion  les  uns  contre  les 
autres;  la  doctrine  spiritualiste,  la  solution  spiritua- 
liste  du  problème  de  la  pauvreté,  pacifie,  apaise, 
console ,  réunit  les  esprits  :  en  sorte  que  le  monde 


324  SERMON 

non  seulement  n'explique  pas  le  mystère,  mais  qu'il 
en  augmente  les  difficultés  en  augmentant  la  mi- 
sère, et  que  Jésus-Christ  explique  le  mystère  et  di- 
minue en  même  temps  l'âpreté  du  mal. 

Chrétiens,  mes  Frères,  ces  grands  problèmes, 
dont  je  viens  de  vous  donner  un  aperçu,  sont  plus 
que  jamais  du  ciècle  présent.  Dieu  nous  a  révélé 
que,  en  dehors  du  christianisme,  on  ne  va  qu'à  une 
misère  physique  et  morale,  toujours  croissante.  Nos 
adversaires  ne  nous  en  croient  pas;  mais  la  parole 
de  Dieu  n'a  jamais  passé,  elle  ne  passera  pas  plus 
sur  ce  point  que  sur  un  autre,  et  déjà,  au  bout 
d'un  petit  nombre  d'années,  vous  entendez  le  cri 
terrible  qui  sort  des  entrailles  de  la  société  par  l'éta- 
blissement et  la  propagation  du  matérialisme  écono- 
mique. Ces  misères  iront  en  s'augmentant  jusqu'au 
jour  où,  enfin,  le  monde  s'arrêtera  et  reviendra  à  la 
doctrine  de  Jésus-Christ,  la  seule  qui  puisse  don- 
ner la  paix  du  présent,  comme  la  paix  de  l'éter- 
nité. C'est,  mes  Frères,  aujourd'hui  notre  doulou- 
reux triomphe,  que  le  mal  dont  souffre  le  monde. 
C'est  notre  triomphe,  parce  que  l'Évangile  l'a  pré- 
dit; c'est  notre  douloureux  triomphe,  non  parce  que 
nous  souffrons  pour  nous,  mais  parce  que  nous 
souffrons  des  misères  de  nos  frères  :  d'ailleurs  ce 
douloureux  triomphe  est  nécessaire  aux  desseins  de 
Dieu,  et  il  aura  lieu. 

Mais  en  même  temps  que  cette  grande  démonstra- 
tion de  la  vérité  du  christianisme,  sous  le  rapport 
même  économique,  nous  est  donnée,  et  elle  nous 
sera  donnée  de  plus  en  plus,  il  faut,  d'un  autre  côté. 


SUR   LE   PAUVRE   SELON    LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE      325 

que  nous,  nous  augmentions  notre  charité  pour  la 
proportionner  à  l'accroissement  des  misères  sociales  ; 
car,  bien  que  Dieu  et  nos  adversaires  se  chargent 
de  presque  toute  la  démonstration  de  la  vérité  chré- 
tienne, dans  cette  circonstance  comme  dans  tant 
d'autres,  cependant,  nous  tous,  nous  sommes  obli- 
gés d'y  coopérer,  et  nous  ne  le  pouvons  qu'en  nous 
fortifiant  dans  le  respect  et  l'amour  de  la  pauvreté  , 
dans  le  service  réel  et  personnel  du  pauvre  et  du 
misérable  dont  les    intérêts  vous   ont  aujourd'hui 
réunis.  Puisse,  Messieurs,  votre  illustre  patrie,  qui 
m'a  donné  l'hospitalité  depuis  plusieurs  mois%  pos- 
séder toujours   ce    spiritualisme  chrétien!  puisse- 
t-elle  le  garder  et  le  fortifier;  puisse-t-elle,  par  son 
exemple,  ses  leçons  et  ses  actes,   contribuer  à  ce 
magnifique  triomphe  du  christianisme  dont  nous  ne 
saluons  encore  que  les  avant- postes,  et  dont  nous 
voyons,  en  quelque  sorte,  le  péristyle  s'élever  dans 
votre  pays  !  C'est  l'espérance  que  j'emporte  après 
l'avoir  vu  et  habité;  ce  sont  les  adieux  que  je  vous 
fais. 

*  Il  avait  prêché  le  carême  à  Liège. 


SERMON 


SUR  LE  MÊME  SUJET 

Prêché,  le  19  juillet  1849,  fête  de  saint  Vincent  de  Paul, 
à  Sainte-Reine  (Côte-d'Or),  dans  la  chapelle  de  l'hospice. 

NOTICE 

Le  25  mai  1847,  le  R.  P.  Lacordaire  lut  à  la  cathédrale 
de  Nancy  l'oraison  funèbre  du  général  Drouot. 

Le  29  juillet,  il  prêcha  à  Grenoble  pour  la  Société  de 
Saint-Vincent-de-Paul,  qui  fit  célébrer  la  fête  de  son 
patron  dans  la  chapelle  des  Pénitents  Blancs.  Il  monta 
en  chaire  après  l'Évangile  et  retraça,  dans  un  discours 
pathétique,  en  présence  d'un  auditoire  nombreux  et  choisi, 
les  besoins  des  pauvres  et  le  devoir  sacré  de  l'aumône. 

Le  25  août  il  prêcha  à  Voreppe  pour  la  fête  de  l'As- 
somption de  la  très  sainte  Vierge,  et  le  5  septembre  il 
donna  à  Tournon  un  discours  sur  la  Trinité  en  faveur  de 
la  Société  de  Saint-Vincent- de- Paul.  «  Une  condition 
expresse  de  ce  discours,  avait-il  mandé*,  c'est  qu'on 
n'en  écrira  rien  à  aucun  journal.  Je  souffre  beaucoup  de 
cette  publicité  à  propos  de  tout.  C'est  une  faiblesse  dans 
un  temps  comme  le  nôtre,  mais  je  n'ai  pu  encore  la 
vaincre  :  soyez-moi  donc  en  aide...  » 

Enfin  il  prêcha  la  station  del'Avent  à  Toulon,  et  désor- 
mais les  conférences  de  Notre-Dame  eurent  lieu  pendant 
le  carême.  Dès  le  9  janvier  1848 ,  M*^  Affre  l'avait  prié  de 
lui  réserver  cette  année-là  deux  sermons  de  charité  pour 
deux  œuvres  «  dignes  de  son  zèle,  l'œuvre  de  l'infirmerie 
Marie-Thérèse,  et  celle  des  jeunes  apprentis  *  ». 

1  Lettres  inédites  à  M.  Albert  du  Boys,  Chalais,  21  juillet 
et  20  août  1847. 

*  L'année  suivante,  Tarchevêque  de  Paris  prit  sous  sa  pro- 
tection l'œuvre  de  Marie-Thérèse,  fondée  par  la  duchesse  d'An- 


SDR  LE  PAUVRE   SELON   LE   MONDE   ET  l'eVANGILE      327 

Il  est  probable  que  la  révolution  de  Février  modifia  les 
projets  du  Prélat.  Nous  n'avons  retrouvé  aucune  trace  de 
ces  deux  sermons,  et  nous  savons  que  pendant  la  station 
de  1848  l'orateur  de  Notre-Dame  ne  sollicita  la  charité  des 
fidèles  qu'une  seule  fois  :  ce  fut  en  faveur  des  émigrés 
polonais  qui  désiraient  rentrer  dans  leur  patrie.  Il  ter- 
mina ainsi  la  sixième  conférence  ;  «  ...  En  commençant, 
je  vous  conviais  à  faire  un  acte  final  d'hospitalité  envers 
la  Pologne.  Eh  bien  !  ici ,  aux  portes  de  cette  métropole 
qui  ont  si  souvent  abrité  les  prières  de  ses  enfants  en 
faveur  de  leur  patrie,  la  Pologne  va  vous  tendre  sa  main 
magnanime  et  mutilée  par  l'injustice  et  le  despotisme. 

«  Regardez  cette  main,  lisez-y  qu'on  peut  fuir  sa  patrie 
par  amour  de  la  patrie,  qu'on  peut  fuir  et  les  honneurs  et 
les  aises  par  amour  de  la  vérité,  de  la  justice,  de  la  sainte 
et  patriotique  liberté  donnée  par  Jésus-Christ  aux  nations  ; 
lisez  cela,  cet  enseignement  vaut  bien  l'acte  généreux  par 
lequel  vous  témoignerez  votre  gratitude  à  ces  infortunés  ^» 

Le  Père  Lacordaire  préluda  à  cette  station  par  l'oraison 
funèbre  d'O'Connell,  qu'il  prononça  le  10  février  à  Notre- 
Dame,  et  publia  le  dimanche  suivant  dans  VUnivei'S,  après 
avoir  revisé  la  sténographie. 

Invité  d'abord  à  la  prononcer  dans  la  cathédrale  de 
Lyon,  où  le  corps  d'O'Connell  était  attendu  ,  il  avait  écrit 
à  M">o  Swetchine  (Chalais,  16  juillet  1847)  :  «  ...  J'ai 
accepté  sans  broncher,  et  au  moment  où  je  vous  parle  mon 
discours  est  fait  dans  ma  tête,  car  cette  fois  je  n'écrirai 
pas.  Outre  que  je  n'en  avais  pas  le  temps,  les  deux  expé- 
riences de  Nancy  pour  M^^  de  Janson  et  le  général  Drouot 

goulême  et  longtemps  dirigée  par  M"»  de  Chateaubriand;  elle 
languissait  sans  secours  depuis  queTexil  et  la  mort  lui  avaient 
ravi  ses  deux  généreuses  bienfaitrices.  Une  assemblée  de 
charité  fut  tenue  à  Notre-Dame,  le  lundi  de  Pâques,  9  avril  , 
sous  sa  présidence,  et  le  P.  Lacordaire  y  prêcha  de  nouveau 
pour  cette  œuvre.  (  Univers,  8  avril  1849.) 
•  Voir  la  Tribune  sacrée ,  année  1848,  p.  464. 


328  SERMON 

m'ont  prouvé  que  la  lecture  était  toujours  trop  froide , 
si  animée  qu'elle  fût.  Dès  qu'un  auditoire  dépasse  cer- 
taines bornes,  il  faut  absolument  le  saisir  de  ses  bras  et 
l'électriser  de  ses  yeux.  Le  sujet  présent  n'a  pas  d'ailleurs 
les  difficultés  oratoires  et  locales  des  deux  autres.  A 
Nancy,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  j'étais  sur  des  charbons 
ardents;  ici  je  nage  en  pleine  eau...  » 

La  station  de  l'Avent  1848,  prêchée  à  Dijon,  fut  suivie 
peu  après  de  la  fondation  du  couvent  de  Flavigny.  Le 
P.  Lacordaire,  comme  nous  allons  le  voir,  eut  dès  lors 
occasion  de  prêcher  souvent  dans  le  diocèse. 

ANALYSE  * 

Beatus  qui  inUlligit... 

Mes  très  chers  Frères, 

Partout  où  nous  portons  nos  regards  soit  au  ciel, 
soit  sur  la  terre,  soit  sur  la  nature,  soit  sur  la  so- 
ciété, notre  esprit  cherche  à  s'exercer  et  s'efforce  de 
comprendre.  Mais  après  tant  de  siècles  d'études  et 
d'efforts ,  nous  ne  sommes  pas  encore  parvenus  à 
la  connaissance  du  mystère  de  la  pauvreté.  Et  ce- 
pendant la  science  de  la  pauvreté  est  une  science 
importante,  une  science  sans  laquelle  nous  ne  pou- 
vons nous  sauver. 

Quel  autre  moment  pourrais-je  choisir  pour  vous 
expliquer  ce  mystère ,  plutôt  que  celui  où  nous  célé- 

*  D'après  le   Spectateur  de  Dijon,  du  9    septembre. 

Dans  le  numéro  du  17  octobre  on  trouve  une  deuxième  ana- 
lyse communiquée  par  M.  Cti.  Arcelot  de  Dracy,  «  pour  servir 
à  l'édification  de  tout  le  monde  et  faire  taire  de  fâctuuses  et 
fausses  interprétations.  » 


SUR    LE    PAUVRE   SELON    LE   MONDE    ET  L'ÉVANGILE      329 

brons  la  fête  de  saint  Vincent  de  Paul,  fondateur,  il 
y  a  près  de  deux  siècles  ou  deux  siècles  et  demi,  de 
l'institut  de  ces  nobles  Filles  de  la  Charité,  qui  dans 
cette  maison  enseignent  la  science  de  la  pauvreté 
par  leur  dévouement  envers  les  pauvres? 

...  D'abord  qu'est-ce  que  la  pauvreté?  Le  monde, 
pour  répondre  à  cette  question,  commence  par  poser 
cette  maxime  :  La  pauvreté  est  le  souverain  mal,  et 
la  richesse  le  souverain  bien.  Dès  notre  plus  tendre 
enfance,  nous  cherchons  à  comprendre,  à  nous  rendre 
raison  de  ce  qui  frappe  nos  sens.  Lorsque  nous 
voyons  passer  le  riche ,  environné  de  luxe  et  de  plai- 
sir, emporté  dans  un  somptueux  équipage  par  des 
coursiers  qui  semblent  ne  pas  toucher  la  terre ,  et 
que  nous  apercevons  à  côté  le  pauvre  couvert  de 
haillons  qui  cachent  à  peine  sa  nudité,  et  tendant 
unemain  suppliante,  nous  nous  demandons '.Qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  Pourquoi  les  uns  ont-ils  tout,  et 
les  autres  rien?  Nous  interrogeons,  et  à  la  ques- 
tion faite  par  leur  enfant  sur  la  qualité  d'un  passant, 
le  père  et  la  mère  se  hâtent  de  répondre  :  «  C'est  un 
riche ,  »  comme  pour  désigner  une  personne  heu- 
reuse et  digne  d'envie;  ou  bien  :  «  C'est  un  pauvre,  » 
comme  pour  désigner  un  être  vil  et  abject.  La  pre- 
mière leçon  de  nos  parents  insensés ,  pour  ne  pas 
dire  barbares,  est  de  nous  inspirer  le  mépris  et  la 
haine  de  la  pauvreté,  l'estime  et  l'amour  de  la  ri- 
chesse. «  Soyez  actifs  et  laborieux,  nous  disent-ils, 
et  avec  de  l'intelligence  vous  parviendrez  toujours  à 
être  de  la  classe  de  ceux  qui  sont  quelque  chose ,  de 
ceux  qui  possèdent  et  qui  sont  heureux  !  » 


330  SERMON 

Oui,  on  s'est  demandé  souvent  pourquoi  une  par- 
tie de  l'humanité  est  heureuse,  et  l'autre  malheu- 
reuse ;  et  ne  pouvant  expliquer  ce  mystère ,  on  est 
allé  jusqu'à  accuser  la  Providence.  Le  monde  a  dit: 
«  Heureux  sont  les  riches!  parce  qu'ils  peuvent  se 
rassasier  et  satisfaire  leurs  désirs.  Malheureux  les 
pauvres  1  car,  toujours  affamés,  ils  sont  obligés  d'o- 
béir aux  volontés,  aux  caprices  des  riches,  comme 
des  ilotes;  ils  doivent  se  courber  devant  eux  dans  la 
position  la  plus  humiliante  et  s'abaisser  à  leurs  pieds 
pour  ajuster  leur  chaussure.  » 

Pourtant,  mes  Frères,  l'homme  n'est  pas  un  vil 
animal  :  c'est  une  noble  et  grande  créature,  et 
voilà  pourquoi  la  nature  le  porte  à  s'élever,  à  gra- 
vir successivement  les  degrés  de  l'inûni.  Nous  di- 
sons :  «  Bienheureux  ceux  qui  ont  de  quoi  se  loger, 
se  nourrir  et  se  vêtir!  »  Et  Jésus-Christ,  qui  n'avait 
pas  oîi  reposer  sa  tête,  disait  :  Bienheureux  ceux 
qui  ont  faim,  parce  qu'ils  seront  rassasiés.  Aussi, 
malgré  ces  cris  et  ces  clameurs  du  monde,  il  s'est 
trouvé  des  hommes  qui,  comme  saint  Vincent  de 
Paul,  ont  montré  que  l'Évangile  n'était  pas  tant 
l'œuvre  d'une  sublime  éloquence  que  le  fruit  d'une 
charité  divine. 

Je  démontrerai  en  premier  lieu  que  le  monde  ne 
connaît  pas  la  science  et  le  mystère  de  la  pauvreté , 
et  en  second  lieu  que  l'Église  seule  possède  la  science 
de  la  pauvreté  et  explique  ce  mystère.  Tel  sera  le 
partage  de  cette  instruction. 

I.  —  Pour  expliquer  cette  énigme,  quelques-uns 
ont  dit  :  La  pauvreté  ne  vient  pas  de  Dieu.  Dieu 


SUR   LE   PAUVRE   SELON   LE  MONDE   ET  l'ÉVANGILE      331 

veut  que  nous  soyons  tous  heureux;  par  conséquent 
elle  est  incompatible  avec  sa  bonté.  De  l'existence 
delà  pauvreté,  quelques  autres  ont  conclu  que  Dieu 
n'existait  pG3,  et  ils  sont  tombés  dans  l'athéisme  le 
plus  dégradant  et  le  plus  méprisable. 

D'autres  ont  dit  que  la  pauvreté  venait  de  la  na- 
ture, et  quand  on  a  voulu  y  remédier  on  est  toujours 
demeuré  à  côté  de  la  question.  Car  qu'est-ce  que  la 
nature,  sinon  l'ensemble  des  forces  productives?  On 
a  donc  voulu  d'abord  cultiver  davantage  la  terre. 
Mais  nous  savons  que  la  terre  ne  produira  jamais 
guère  plus  qu'elle  n'a  produit  jusqu'à  ce  jour,  ou 
que  du  moins  il  est  impossible  d'augmenter  in- 
définiment sa  fécondité.  On  a  voulu  ensuite  résoudre 
le  problème  par  le  partage  des  terres  et  des  biens. 
Eh!  mes  Frères,  si  on  faisait  ce  partage,  chacun 
de  nous  aurait  à  peine  de  quoi  subsister  un  jour!  Si 
le  partage  des  biens  donnait  la  richesse  à  tous, 
chacun  aspirerait  au  repos ,  personne  ne  travaille- 
rait plus,  la  terre  deviendrait  improductive,  et  de  là 
surgirait  non  plus  une  pauvreté  partielle,  mais  une 
misère  efforyable  et  totale,  qui  serait  le  dernier  de- 
gré d'abaissement  et  d'abjection  de  l'espèce  humaine. 
On  a  dit  encore  :  Si  les  populations  étaient  moins  nom- 
breuses, chacun  posséderait  et  jouirait  davantage, 
et  on  a  voulu ,  l'antiquité  païenne  a  voulu  détruire 
les  populations  par  la  guerre  et  par  l'esclavage.  Mais 
depuis  six  mille  ans  que  le  monde  s'agite,  malgré  toutes 
les  guerres  d'extermination  qui  ont  ensanglanté  le  sol 
et  ravagé  les  empires,  la  pauvreté,  la  misère  subsis- 
tent encore.  Théorie  bien  dangereuse  d'ailleurs!  car 


332  SERMON 

en  plaçant  ainsi  le  pauvre  en  présence  du  riche, 
n'enseigne-t-on  pas  aux  pauvres  qu'après  tout  leur 
intérêt  serait  d'exterminer  les  riches,  puisqu'ils  sont 
les  plus  nombreux  et  les  plus  forts? 

Enfin  on  a  cru  que  la  pauvreté  provenait  des  con- 
stitutions sociales,  de  la  forme  des  gouvernements, 
et  on  a  cherché  à  améliorer  le  sort  des  pauvres,  en 
les  modifiant  ou  en  les  changeant. 

L'Angleterre  est  sans  contredit  l'un  des  pays  les 
plus  civilisés  du  monde  entier;  la  royauté  y  est  for- 
tement assise;  l'aristocratie  y  est  si  profondément 
enracinée,  qu'elle  paraît  inhérente  au  sol;  c'est  la 
nation  la  plus  féconde  en  institutions  libérales,  la 
plus  commerçante,  la  plus  industrielle  de  l'Europe. 
L'Angleterre  a  puisé  des  systèmes  d'amélioration 
dans  sa  religion  nouvelle,  séparée  de  la  nôtre;  la  classe 
des  riches  a  voté  deux  cents  millions  chaque  année 
pour  soulager  les  indigents.  Eh  bien!  à  quoi  a-t-elle 
abouti  ?  Avec  sa  réforme ,  avec  sa  taxe  des  pauvres , 
malgré  son  commerce  et  son  industrie ,  malgré  ses 
mines  et  ses  flottes,  elle  n'a  fait  qu'engendrer  un  état 
d'indigence  tel  que,  pour  le  caractériser, ne  trouvant 
pas  de  terme  dans  le  langage  ordinaire,  il  a  fallu  créer  le 
mot  paupérisme;  et  encore  aujourd'hui  elle  possède 
deux  centmille  esclaves  dans  ses  colonies.  C'est  le  pays 
du  monde  où  l'extrême  misère  se  trouve  le  plus  souvent 
et  le  plus  étroitement  accolée  à  l'extrême  opulence. 

En  France,  il  y  a  soixante  ans,  on  a  changé  la 
forme  du  gouvernement,  le  régime  des  successions 
et  de  la  propriété;  on  a  proclamé  la  liberté  du  tra- 
vail et  du  commerce,  et  on  n'a  fait  qu'engendrer  un 


SUR   LE    PAUVRE   SELON   LE   MONDE    ET    l'ÉVANGILE      333 

commencement  de  paupérisme.  On  avait  voulu  éga- 
liser, niveler,  et  les  fortunes,  frappées  sous  une 
forme,  se  sont  bientôt  renouvelées  sous  une  autre; 
d'immobilières  et  d'aristocratiques ,  elles  sont  deve- 
nues industrielles,  manufacturières,  etc.  On  avait 
voulu  établir  la  fraternité,  et  on  a  créé  la  discorde, 
l'antagonisme.  Avant  1793 ,  époque  de  sinistre  mé- 
moire, le  riche  aimait  le  pauvre  et  le  pauvre  aimait 
le  riche.  Ce  qu'on  appelait  le  château  visitait  vo- 
lontiers le  toit  de  chaume.  Les  puissants  et  les  fai- 
bles se  voyaient  et  s'aidaient  mutuellement;  entre 
le  seigneur  et  l'homme  des  champs  régnait  une  tou- 
chante affection ,  basée  sur  les  bienfaits.  Mais  au- 
jourd'hui,  surtout  dans  les  villes,  les  pauvres  et 
les  riches  ne  se  visitent  plus,  ne  s'estiment  plus, 
ne  s'aiment  plus  entre  eux  ;  ils  ne  se  connaissent 
plus;  ils  se  détestent,  ils  se  portent  envie,  et  de 
grandes  catastrophes  sont  à  redouter... 

On  a  voulu  se  passer  du  Christ  et  de  l'Église,  et 
rejeter  les  principes  de  l'Évangile;  c'est  pourquoi 
on  n'a  jamais  pu  se  rendre  compte  du  mystère  de 
la  pauvreté,  et  on  est  venu  à  croire  que  la  pauvreté 
était  incompatible  avec  le  bonheur. 

En  effet,  qu'est-ce  que  le  bonheur?  En  quoi  con- 
siste-t-il  selon  le  monde?  11  consiste  dans  le  repos, 
dans  la  jouissance,  dans  l'élévation;  et  le  monde, 
voyant  aisément  que  ces  trois  caractères  ne  se  ren- 
contrent pas  dans  la  pauvreté,  mais  dans  la  richesse, 
a  posé  cette  maxime  qu'il  fallait  fuir  la  pauvreté 
comme  le  mal  souverain,  et  rechercher  la  richesse 
comme  le  souverain  bien.  Dans  un  sens,  il  a  eu  rai- 


334  SERMON 

son.  Car  le  riche  possède  d'abord  le  repos,  je  n'en- 
tends pas  le  repos  sans  mouvement,  puisque  la 
vie ,  c'est  le  mouvement ,  mais  le  repos  dans  le  mou- 
vement ,  ce  repos  qui  ne  pèse  pas ,  ce  repos  dans  le- 
quel le  cœur  est  entraîné  doucement  et  sans  con- 
trainte vers  le  but  où  l'emporte  sa  passion.  C'est 
l'état  du  riche,  que  je  vous  montrais  en  commen- 
çant, bercé  dans  le  luxe  et  le  plaisir ,  emporté  dans 
un  brillant  équipage  par  des  coursiers  rapides,  ou 
bien  mollement  étendu  sur  sa  couche.  A  son  réveil,  il 
sent  ses  membres  délassés  de  leur  fatigue;  l'astre  du 
jour  l'éclairé  de  ses  rayons  qui  pénètrent  à  travers 
les  rideaux  de  sa  chambre  somptueuse;  il  peut  re- 
poser encore  et  attendre  pour  se  lever  le  moment 
qu'il  se  fixera.  Il  possède  aussi  la  jouissance,  jouis- 
sance de  faire  sa  volonté ,  de  satisfaire  ses  passions , 
d'accomplir  ses  désirs ,  d'exercer  ses  facultés  et  ses 
sens.  11  possède  enfin  l'élévation;  le  premier  rang 
semble  lui  appartenir  dans  la  société;  il  peut  arriver 
aux  honneurs,  au  pouvoir,  au  commandement,  et 
satisfaire  son  orgueil,  son  ambition,  qui  parfois, 
quand  il  gouverne  un  royaume ,  lui  font  désirer  de 
subjuguer  des  empires,  même  de  diriger  les  astres, 
s'ils  étaient  capables  de  lui  obéir. 

Mais  le  pauvre,  lui,  ne  possède  aucun  des  trois 
éléments  qui  constituent  le  bonheur  selon  le  monde. 
Qu'est-il  besoin  de  le  démontrer?  11  ne  possède  pas 
le  repos;  il  n'a  pas  de  palais  à  habiter,  il  n'a  qu'une 
masure  pour  s'abriter,  une  chaumière  où  il  lui  faut 
passer  ses  jours.  Dès  que  les  rayons  du  soleil  vien- 
nent frapper  sa  fenêtre,  il  doit  se  lever,  vêtir  ses 


SUR   LE    PAUVRE    SELON    LE    MONDE   ET   l'ÉVANGILE      335 

haillons,  porter  l'instrument  de  travail  sur  son 
épaule,  gagner  péniblement  le  pain  de  sa  femme  et 
de  ses  enfants  à  la  sueur  de  son  front,  au  prix  d'un 
ingrat  labeur,  et  revenir,  le  soir,  non  seulement 
trempé  de  ses  sueurs,  mais  de  la  pluie,  de  la  neige, 
grelottant  de  froid  ou  accablé  par  la  chaleur,  et  se 
reposer  ensuite  sur  une  couche  dure  pour  quelques 
heures.  Il  n'a  pas  la  jouissance,  car  faire  sa  vo- 
lonté, accomplir  ses  désirs,  il  ne  le  peut  pas;  exer- 
cer son  esprit,  il  n'en  a  pas  le  temps,  absorbé  qu'il 
est  par  le  travail;  exercer  ses  sens,  il  en  est  presque 
incapable,  ses  mains  calleuses  et  durcies  sont  de- 
venues insensibles  au  toucher.  Si,  entrant  dans  la 
maison  de  Dieu,  il  aperçoit  un  tableau  sur  lequel  un 
artiste  a  voulu  réaliser  l'idéal  entrevu ,  il  ne  le  re- 
gardera même  pas,  pensant  et  se  disant  que  sans 
doute  il  aura  plu  à  quelque  peintre  de  barbouiller 
des  couleurs  sur  une  vile  toile.  Il  n'a  point  l'éléva- 
tion ,  le  pouvoir,  les  honneurs ,  car  il  faut  qu'il  se 
sacrifie  sans  cesse  à  la  volonté  d'autrui  pour  quel- 
ques misérables  pièces  d'argent.  Il  n'est  pas  heureux, 
et  tous  les  jours  agité  par  la  pensée  et  l'envie  des  ri- 
chesses, des  plaisirs  et  des  honneurs  qu'il  ne  peut 
posséder,  il  éprouve,  pendant  de  longues  années,  le 
supplice  de  Tantale... 

II.  —  ...  Comment  donc  se  fait -il  qu'un  jour 
Jésus-Christ  rassembla  au  pied  d'une  montagne  une 
foule  de  pauvres  qui  l'avaient  suivi,  et  que,  ouvrant 
sa  bouche,  il  leur  dit  :  Bienheureux  les  pauvres! 
Vous  avez  donné  tout  à  l'heure  la  vraie  définition 
du  bonheur;  celle  de  Notre-Seigneur  est  semblable 


336  SERMON 

à  la  vôtre,  et  pourtant,  au  fond,  il  vous  contredit,  il 
vous  donne  un  démenti.  Eh  !  mes  très  chers  Frères, 
c'est  que  la  question  est  de  savoir  quels  sont  le  re- 
pos, la  jouissance,  l'élévation  qui  constituent  le 
vrai  bonheur.  Il  y  a  deux  sortes  de  repos,  comme  il 
y  a  deux  sortes  de  jouissances  et  deux  sortes  d'élé- 
vation. Il  y  a  le  repos  de  l'âme  et  le  repos  du  corps , 
la  jouissance  de  l'âme  et  la  jouissance  du  corps, 
l'élévation  de  l'âme  et  celle  du  corps;  et  autant 
l'âme  l'emporte  sur  le  corps ,  autant  le  bonheur  du 
pauvre  peut  l'emporter  sur  le  bonheur  du  riche. 

Les  riches,  je  ne  dis  pas  tous,  je  ne  parle  que 
des  riches  païens ,  et  de  ceux  qui  vivent  en  païens , 
les  riches  n'ont  pas  le  repos  de  l'âme.  Demandez- 
leur  s'ils  ont  cette  paix,  ce  repos  dans  leurs  palais, 
dans  la  satisfaction  de  leurs  désirs  et  de  leurs  pas- 
sions ,  au  milieu  de  leurs  joies  et  de  leurs  festins. 
Non,  ils  ne  l'ont  pas,  ils  ne  peuvent  pas  l'avoir.  Un 
empereur  d'Orient  disait  qu'il  n'avait  que  quatorze 
journées  de  bonheur  dans  les  cinquante  années  de 
sa  vie.  Et  encore  comptait-il  en  païen;  s'il  avait  été 
chrétien,  il  n'en  aurait  compté  aucune;  ces  qua- 
torze journées  n'auraient  pas  fait  une  seule  des  nôtres. 
Le  pauvre,  au  contraire,  a  le  vrai  repos,  qui  con- 
siste dans  une  bonne  conscience  et  un  cœur  pur;  le 
repos  de  son  corps  est  court  et  troublé,  mais  son 
âme  reste  paisible  et  n'est  point  agitée  par  les  re- 
mords. Je  vous  donne  ma  'paix,  disait  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ;  mais  je  ne  vous  la  donne  pas  comme 
le  monde  la  donne.  Et  celte  paix  est  le  repos  du 
pauvre  ;  il  aime  son  Dieu ,  il  jouit  de  celui  qui  est 


SUR   LE   PAUVRE    SELON   LE   MONDE   ET   l'ÉVANGILE       337 

son  principe  et  sa  fin  ;  c'est  une  félicité  que  per- 
sonne ne  peut  lui  ravir  :  non  pas  qu'elle  soit  par- 
faite et  absolue,  puisque  la  souflrance  est  la  condi- 
tion nécessaire  de  la  vie;  mais  enfin  le  pauvre,  pra- 
tiquant plus  aisément  la  vertu  que  le  riche,  peut  jouir 
mieux  que  lui  de  la  paix  ineffable  d'une  bonne  con- 
science. La  paix  du  cœur  se  trouve  sur  la  roule  pénible 
que  parcourt  le  pauvre  avec  le  coursier  de  la  vertu. 
Enfin  le  pauvre  a  l'élévation.  Il  monte  vers  Dieu 
par  son  humilité  même,  et  comme  Dieu  est  infini , 
il  peut  s'élever  au-dessus  des  princes  de  la  terre. 
Quoi  de  plus  sublime  que  celui  qui  reconnaît  sa  mi- 
sère et  son  néant,  qui  s'élève  par  l'amour  en  se  dé- 
tachant des  biens  périssables  !  De  même  que  l'air 
s'élève  d'autant  plus  qu'il  est  plus  léger,  de  même 
l'àme  du  pauvre,  dégagée  du  fardeau  de  la  terre,  peut 
s'élever  plus  haut  vers  le  ciel.  Ainsi  le  pauvre  n'est 
malheureux  que  par  sa  faute. 

La  pauvreté  existe  nécessairement  ici-bas.  Dieu, 
qui  est  tout-puissant,  aurait  pu  à  son  gré  rendre 
tous  les  hommes  riches ,  il  ne  l'a  pas  voulu  ;  et  Jésus- 
Christ  nous  a  dit  :  Vous  aurez  toujours  des  pauvres 
parmi  vous.  ...  Mais  il  faut  distinguer  la  pauvreté 
de  la  misère. 

Le  pauvre  est  celui  qui  a  besoin  de  travailler  pour 
vivre.  Le  travail,  c'est  la  loi  divine  imposée  aux 
hommes,  et  il  y  en  a  beaucoup  dans  la  société  qui, 
s'ils  avaient  travaillé  pendant  qu'ils  étaient  dans  la 
force  de  l'âge  et  de  la  santé,  ne  seraient  pas  tombés 
dans  la  misère.  Le  misérable,  c'est  trop  souvent  le 
mauvais  ouvrier  qui  mange  aussitôt  l'argent  qu'il 
I  22 


338  SERMON 

gagne,  pour  aller  un  jour  mendier  son  pain  et  mourir 
à  l'hôpital  ;  c'est  celui  qui  a  passé  ses  jours  dans  l'oi- 
siveté, et  ses  nuits  dans  la  débauche,  au  sein  de  nos 
cités  corrompues,  il  faut  assister  la  pauvreté,  et  si 
parfois  on  est  tenté  de  repousser  la  misère,  on  doit 
songer  que  souvent  elle  est  la  suite  d'un  accident, 
d'un  malheur,  qu'elle  est  involontaire,  qu'elle  peut  se 
rencontrer  dans  l'innocence  comme  dans  le  repentir. 
C'est  pourquoi  toute  personne  malheureuse  est  digne 
de  respect.  Rappelez-vous  sainte  Madeleine,  la  péche- 
resse de  l'Évangile;  Notre- Seigneur  l'admit  dans  le 
cortège  des  saintes  femmes  qui  le  servaient  à  la  suite 
de  la  sainte  Vierge,  la  pureté  même.  11  voulut  qu'elle 
l'assistât  sur  le  Calvaire,  au  pied  de  la  Croix,  à  coté  de 
sa  Mère  et  de  saint  Jean  son  disciple  bien-aimé,  et 
qu'elle  fût  aussi  le  premier  témoin  de  sa  résurrection. .. 
La  charité  couvre  tout  de  son  manteau;  elle  dit  à 
celui  qui  serait  tenté  de  repousser  un  misérable  par 
sa  faute  qu'il  l'est  devenu  par  accident.  Saint  Vin- 
cent de  Paul  et  ses  vénérables  Filles  possèdent  lar- 
gement cet  esprit  de  charité  qui  soulage  toutes  les 
misères,  car  il  faut  que  le  malheureux  vive;  c'est 
son  droit,  c'est  même  son  devoir;  il  faut  lui  faire 
l'aumône,  et  il  n'a  pas  à  rougir  en  la  recevant.  C'est 
au  riche  qu'il  appartient  de  soutenir  l'existence  du 
pauvre  et  du  malheureux  par  la  charité,  par  sa 
bourse,  par  son  cœur,  par  son  regard  ,  par  quelques 
paroles  d'encouragement  et  de  consolation ,  car 
V homme  ne  vil  pas  seulement  de  pain,  mais  de 
toute  parole  sortie  de  la  bouche  de  Dieu.  Et  c'est 
ainsi,  mes  Frères,  que  se  résout,  en  théorie  et  en 


SDR   SAINT   PIERRE,    CHEF    DE    l'ÉGLISE  339 

pratique,  la  question  du  mystère  de  la  pauvreté. 
...  La  pauvreté  vient  de  Dieu.  C'est  lui  qui  l'a 
créé  et  qui  la  crée  encore  tous  les  jours.  Prions-le 
qu'il  ne  l'enlève  pas  du  milieu  de  nous ,  que  sa  misé- 
ricorde généralise  la  pauvreté  volontaire,  et  éloigne 
de  nous  la  misère.  Comme  la  pauvreté  fait  le  bon- 
heur de  l'homme  qui  l'apprécie,  elle  fait  la  force  de 
l'Église.  Jamais  l'Église  n'a  été  en  plus  grand  péril 
que  lorsqu'elle  a  été  riche,  parce  qu'elle  portait 
dans  son  sein  ce  qui  crée  la  misère,  jusqu'au  jour 
où  elle  s'est  dépouillée  de  ses  biens  pour  les  distri- 
buer aux  pauvres.  Encore  une  fois,  ce  n'est  pas  la 
pauvreté  qui  crée  la  misère,  c'est  la  richesse;  et 
nous  devons  dire  avec  Dieu  et  avec  Jésus- Christ  : 
Beatusqui  intelligitj  etc.. 


SUR  SAINT  PIERRE,  CHEF  DE  L'ÉGLISE 

Prêché  dans  l'église  de  Frolois  (Côte-d'Or),  le  dimanche  l»""  juille 
1849,  fête  patronale  de  la  paroisse  '. 


CANEVAS' 

Tu  es  Petrus,  et  super  hanc  pe- 
tram  adiflcabo  Eccïesiam  meam. 

Qu'est-ce  que  l'Église?  —  L'Église  étant  une  so- 
ciété, nous  ne  pouvons  la  connaître  qu'en  sachant 

1  Voir  le  Spectateur  de  Dijon,  6  juillet  1849.  —  M.  Corbo- 
lin,  curé  de  Frolois,  était  un  des  principaux  bienfaiteurs  du 
nouveau  couvent  des  Dominicains,  fondé  à  Flavigny  par  un 
élan  spontané  du  clergé  diocésain. 

*  Copié  par  le  R.  P.  Ghocarne  sur  le  carnet  où  le  R.  P.  La 


340  SERMON 

ce  que  c'est  qu'une  société,  combien  il  y  a  d'espèces 
de  sociétés,  et  quelle  est  cette  société  que  Jésus- 
Christ  fonda  par  ces  paroles  :  Tu  es  Peirus,  etc. 

La  société  est  l'union  des  êtres  semblables.  Par- 
tout où  il  y  a  des  êtres  semblables ,  ils  se  cherchent 
et  s'unissent.  —  La  pierre,  la  plante,  l'animal, 
l'homme.  —  Pourquoi  ?  —  La  société  et  la  vie  sont 
une  seule  et  même  chose  ,  la  vie  n'étant  qu'un  mou- 
vement spontané ,  lequel  suppose  une  relation  avec 
un  objet  où  tend  le  mouvement,  et  cette  relation 
constituant  une  société.  —  Aussi ,  Dieu  qui  est  la 
vie,  est-il  la  société  par  excellence  dans  le  mystère 
de  sa  triple  et  indivisible  Unité. 

Mais,  l'homme  étant  complexe,  il  y  a  pour  lui  plu- 
sieurs sociétés.  —  La  première  est  la  société  des 
corps  qu'il  a  avec  toute  la  nature  :  société  passagère, 
étroite,  égoïste.  —  Passagère,  parce  que  le  corps 
meurt;  étroite,  parce  que  la  nature  ne  met  à  notre 
disposition  qu'un  nombre  très  borné  d'éléments ,  au 
prix  d'un  travail  continuel;  égoïste,  parce  que  nous 
ne  pouvons  jouir  en  même  temps  des  mêmes  corps. 
De  là  un  sujet  perpétuel  de  disputes  et  de  guerre 
entre  les  hommes. 

Deuxième  société  de  l'homme,  celle  des  cœurs.  — 
L'homme  n'est  pas  seulement  un  corps,  il  est  un 
corps  joint  à  un  esprit;  de  cette  union  résulte  la 


cordaire  avait  écrit  le  canevas  de  quelques  sermons  sous  le  titre 
de  Discours  prononcés  à  ...,  soit  avant  de  prêcher  pour  en  fixer 
mieux  les  idées  principales,  soit  après,  afin  d'en  conserver  plus 
sûrement  le  souvenir.  Ce  cainel  ua  pas  été  retrouvé  après  sa 
mort. 


SUR    SAINT    PIERRE,    CHEF    DE    l'ÉGLISE  341 

sensibilité,  dont  le  cœur  semble  l'organe  et  est  l'ex- 
pression. 

Par  le  cœur,  l'homme  s'attache  à  son  semblable , 
non  plus  seulement  de  l'étreinte  égoïste  du  corps  , 
mais  avec  dévouement.  Toutefois,  cette  société  n'é- 
chappe pas  aux  infirmités  de  la  première  ;  elle  est 
aussi  passagère,  étroite,  égoïste.  —  Passagère,  car 
la  mort,  en  dissolvant  l'union  de  l'âme  et  du  corps  , 
détruit  la  sensibilité  propFement  dite;  étroite,  parce 
que  le  cœur  borne  ses  affections  à  la  famille  et  à  un 
très  petit  nombre  d'amis;  égoïste,  à  cause  de  cette 
borne  même. 

Est-ce  donc  là  toute  l'union  que  l'homme  peut 
avoir?  —  Ne  le  croyez  pas.  —  H  y  a  en  l'homme 
autre  chose  que  lu  corps,  qui  n'est  qu'une  poussière 
fragile,  autre  chose  que  le  cœur,  qui  lui-même  s'at- 
faisse  avec  la  dissolution  du  corps.  —  L'homme 
a  une  âme,  c'est-à-dire  une  substance  intelligente  , 
immortelle ,  capable  de  subsister  hors  du  corps  ;  et 
comme  il  y  a  société  des  corps  et  des  cœurs,  il  y  a 
aussi  celle  des  âmes.  —  C'est  cette  société  des  âmes 
qui  s'appelle  l'Église,  et  que  Jésus-Christ  a  recon- 
stituée par  cette  parole  :  Tu  es  Petrus,  etc.  Société 
éternelle,  infinie,  dévouée,  car  au  lieu  que  la  société 
des  corps  a  pour  siège  la  nature,  au  lieu  que  la 
société  des  cœurs  a  pour  siège  l'humanité,  la  société 
des  âmes  a  Dieu  pour  principe,  pour  siège  et  pour 
centre. 

Dieu  est  la  première  âme  et  l'auteur  de  toutes  les 
âmes.  —  Il  est  la  première  âme,  parce  qu'il  est  une 
âme  éternelle  et  infinie.  —  11  a  fait  les  autres  âmes 


342  SERMON 

à  son  image  et  ressemblance,  et  dès  lors  a  été  fondée 
la  société  des  âmes  en  lui  et  avec  lui.  —  Quiconque 
brise  avec  lui,  brise  avec  les  âmes,  de  la  même  ma- 
nière que  quiconque  brise  avec  la  nature,  brise  avec 
les  corps,  et  que  quiconque  brise  avec  l'humanité, 
brise  avec  les  cœurs.  Nulle  société  ne  peut  subsister 
qu'appuyée  sur  son  centre.  Dieu  est  le  centre  des 
âmes,  comme  la  nature  et  l'humanité  sont  le  centre 
des  corps  et  des  coeurs.  —  C'est  pourquoi  celui  qui 
n'est  pas  uni  à  Dieu  n'est  pas  uni  aux  âmes;  il  ne  vit 
plus  que  de  la  vie  du  corps  et  du  cœur,  vie  passagère, 
étroite,  égoïste,  comme  nous  l'avons  montré. 

Au  contraire,  celui  qui  est  uni  à  Dieu,  étant  en 
rapport  avec  l'Éternel  et  l'Infini,  et  y  puisant  une 
vie  sans  bornes,  il  lui  est  aisé  d'être  en  société  avec 
toutes  les  âmes  :  société  éternelle ,  puisqu'elle  part 
de  Dieu  et  y  aboutit  ;  société  infinie  par  la  même 
raison;  société  dévouée,  parce  que  l'homme  s'y 
donne  à  tous  et  leur  rend  autant  qu'il  reçoit. 

La  société  des  âmes,  nous  l'avons  dit,  a  été  en 
Dieu  de  toute  éternité  entre  les  personnes  divines  ; 
elle  s'est  répandue  dans  le  temps,  par  la  création 
d'âmes  semblables  à  Dieu.  —  Mais  l'homme  ayant 
oublié  Dieu,  la  société  des  âmes  s'est  dissoute  sur  la 
terre ,  sauf  un  petit  nombre  d'âmes  fidèles.  —  Il  n'y 
a  plus  eu  entre  les  hommes  que  la  société  des  corps 
et  des  cœurs,  c'est-à-dire  une  société  misérable  dont 
la  guerre  et  la  servitude  étaient  le  fond,  guerre 
entre  les  familles  et  les  nations,  servitude  des  faibles 
à  l'égard  des  forts. 

Dieu  a  donc  envoyé  son  Fils  aux  hommes  pour 


SUR   SAINT  PIERRE  ,    CHEF   DE   l'ÉGLISE  34  3 

qu'en  le  voyant  ils  se  rappelassent  leur  âme ,  et 
renouvelassent  entre  eux  et  lui  la  société  des  âmes. 
—  C'est  ce  qui  a  eu  lieu.  —  Jésus-Christ  a  rassem- 
blé autour  de  lui  quelques  pauvres;  il  a  choisi  l'un 
d'eux  pour  le  représenter  plus  particulièrement,  pour 
être  son  vicaire  visible  et  permanent  en  ce  monde. — 
Il  les  a  envoyés  aux  âmes  dispersées  par  toute  la 
terre  pour  les  réunir  en  Dieu.  —  Celte  œuvre  s'est 
accomplie,  malgré  toutes  les  résistances.  —  Vous  le 
voyez  de  vos  yeux.  Le  règne  de  la  paix  a  succédé  au 
règne  de  la  guerre,  la  charité  à  l'égoïsme,  la  vie  à  la 
mort.  La  parole  de  Jésus-Christ,  dite  à  Pierre,  est 
demeurée  stable.  —  Tu  es  Piei^e,  c'est-à-dire  par 
toi-même  tu  es  dur  et  stérile  comme  une  pierre  ;  sur 
toi,  sur  cette  dureté  et  cette  stérilité,  je  bâtirai  le 
royaume  de  l'amour  et  de  la  fécondité.  —  Tu  es 
Pierre,  car  tu  n'es  qu'un  pauvre  homme,  un  pê- 
cheur, un  ignorant;  mais  sur  toi  je  bâtirai  le 
royaume  de  la  puissance  et  de, la  science,  contre 
lequel  aucune  puissance  et  aucune  science  ne  pré- 
vaudront jamais.  —  Tu  es  Pierre,  c'est-à-dire  tu  es 
mortel  et  d'un  jour  ;  mais  sur  toi  je  bâtirai  le 
royaume  de  l'immortalité  de  la  terre  et  de  l'immor- 
talité du  ciel.  —  Tu  es  Pierre,  c'est-à-dire  un  corps 
et  un  cœur  égoïstes;  mais  sur  toi  je  bâtirai  le 
royaume  des  âmes.  Toute  âme  te  reconnaîtra  pour 
son  chef  et  pour  son  père;  et  quiconque  ne  te  recon- 
naîtra pas,  demeurera  stérile  et  dur, comme  tu  l'étais 
toi-même,  ne  vivra  que  mort,  et  ne  mourra  que  pour 
vivre  hors  de  toute  société ,  même  celle  des  corps  et 
des  cœurs. 


344  SERMON 


SUR  LE  CAPITAL  NÉCESSAIRE  DE  LA  VIE 

Prêché,  le  dimanche  29  juillet  1849,  au  petit  séminaire 
Saint -Bernard,  à  Plombières-lès-Dijon. 

texte! 

Facile  voMs  thesaurum. 
«  Faites-vous  un  trésor.  » 
(S.  Luc,  xni,  33.) 

Monseigneur*,  mes  très  chers  Enfants, 

Appelé  par  votre  évêque  et  votre  père  à  vous 
adresser  quelques  paroles  d'édification  dans  cette 
belle  fête  de  votre  petit  séminaire  Saint-Bernard,  je 
vous  avoue  que  j'ai  éprouvé  quelque  embarras  à  me 
déterminer  dans  le  choix  du  sujet  que  je  traiterais. 
Je  me  suis  demandé  s'il  ne  serait  pas  plus  utile  au 
bien  de  votre  âme  et  à  l'intérêt  de  cette  solennité  de 
me  borner  à  vous  adresser  une  exhortation,  à  la 
fois  simple,  utile  et  conforme  à  l'objet  même  de  la 
fête.  Mais  vous  pensez  peut-être  qu'il  vous  serait 
humainement  plus  agréable  d'entendre  une  instruc- 
tion d'un  autre  genre,  qui  pût  aller  davantage  à  votre 
esprit,  sans  être  pourtant  moins  saintement  profi- 
table et  moins  utile  à  votre  avancement  spirituel. 

1  Rédigé  sur  les  notes  recueillies  par  des  professeurs  et  des 
élèves,  publié  par  le  Spectateur  de  Dijon,  et  reproduit  par 
V  Enseigne  ment  catholique  (1862),  sous  le  titre  :  Discours  sur 
le  capital. 

>  Mgr  Rivet,  évêque  de  Dijon. 


SUR   LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE   DE   LA   VIE  345 

Je  veux  donc  vous  mettre  au  courant  du  grand 
principe  de  la  vie.  Après  tout,  la  première  vocation 
de  l'homme  c'est  de  vivre.  Il  vous  paraît  peut-être 
que  c'est  une  chose  bien  simple  de  vivre,  et  qu'il 
vous  suffit  de  dire ,  que  de  même  que  vous  avez  fait 
jusqu'aujourd'hui,  ainsi  ferez-vous  par  la  suite.  Se 
lever,  ordonner  un  certain  travail  de  la  journée, 
prendre  ses  repas  et  son  repos ,  entremêler  les  occu- 
pations sérieuses  de  distractions  agréables,  pensez- 
vous  que  c'est  là  la  vie,  la  vie  non  seulement  dans 
ce  monde,  mais,  en  élargissant  ce  cercle,  en  l'infi- 
nisant ,  si  on  peut  se  permettre  cette  expression ,  la 
vie  dans  son  acception  la  plus  générale?  que  c'est 
là  ce  à  quoi  nous  sommes  appelés?  Mes  bien  chers 
Enfants  et  mes  Frères,  la  vie  est  bien  autrement 
difficile,  et  vous  ne  tarderez  pas,  au  sortir  de  ces 
murs  qui  protègent  votre  innocence ,  qui  préservent 
et  élèvent  votre  adolescence ,  à  vous  en  apercevoir. 
C'est  pourquoi ,  dans  ce  siècle  agité  où  nous  vivons, 
il  est  bon  que,  de  très  bonne  heure,  vous  soyez  ini- 
tiés aux  profondeurs  de  la  sainte  Écriture  et  de  la 
doctrine  chrétienne;  et  c'est  relativement  à  cette 
grande  affaire  de  la  vie,  que  Jésus-Christ  vient  vous 
dire  cette  parole  :  Facile  vobis  thesaurum:  Faites- 
vous  un  trésor. 

Le  trésor,  mes  chers  Frères,  c'est  une  image. 
Notre-Seigneur  ayant  voulu  tenir  un  langage  qui  put 
être  facilement  entendu  de  tous  les  hommes ,  même 
des  plus  simples ,  a  toujours  préféré  l'image  qui 
peint  l'idée,  à  l'expression  qui  la  rend  d'une  ma- 
nière plus  générale,  plus  exacte,   plus  profonde. 


346  SERMON 

Dans  nos  langues  modernes,  ce  que  l'Évangile  ap- 
pelle un  trésor,  dont  il  est  si  souvent  question  dans 
les  saintes  Écritures  et  dans  le  Nouveau  Testament 
en  particulier,  c'est  ce  que  nous  appelons  un  capi- 
tal ;  et,  quand  Jésus-Christ  nous  dit  :  Facite  vobis 
thesaurum,  c'est  comme  s'il  nous  disait  :  Faites- 
vous  un  capital.  Le  trésor  est  une  image  feinte  de 
choses  plus  ou  moins  précieuses  qui  sont  renfer- 
mées, tandis  que  le  mot  capital  est  un  terme  méta- 
physique, l'un  des  plus  profonds  des  langues  ac- 
tuelles, qui  vient  de  cette  expression  énergique  ca- 
put,  la  tête.  Ainsi,  le  capital,  c'est  le  principe  de 
la  vie ,  le  capital ,  c'est  le  principe  de  tout,  le  juge  de 
tout;  il  commande  à  tout,  il  gouverne  tout,  il  s'asso- 
cie à  tout,  et,  là  où  il  disparaît,  tout  s'évanouit  avec 
lui.  Nous  allons  donc  parler  devant  Dieu  et  en  Dieu, 
à  l'aide  de  la  doctrine  que  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  nous  a  révélée ,  de  cette  grande  loi  du  capi- 
tal ,  qui  est  la  loi  de  la  vie  et  qui  se  borne  à  ce  mot  : 
Facite  vobis  thesaurum. 

Le  capital,  car  notre  première  intention  doit  être 
de  vous  le  définir,  est  une  quantité  de  vie  étrangère 
à  nous  par  sa  nature,  mais  qui,  se  transformant 
sous  nos  mains,  est  soumise  par  nous  jusqu'à  faire 
partie  en  quelque  sorte  et  même  très  réellement  de 
nous-mêmes.  Lo  capital,  c'est  la  vie  étrangère  à 
nous  que  nous  nous  assujettissons,  que  nous  nous 
rendons  propre  et  personnelle;  de  sorte  que,  quand 
le  Seigneur  nous  a  dit  :  Faites-vous  des  trésors,  il 
nous  a  dit  :  «  Prenez  autant  que  possible,  amassez 
de  la  vie  qui  est  hors  de  vous  pour  la  mettre  en  vous.  » 


SUR    LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE   DE   LA   VIE  347 

C'est  ce  que  vous  faites  tous  les  jours  plus  ou  moins, 
sans  vous  en  apercevoir,  dans  tous  les  ordres  de  la 
vie  possible ,  et  selon  les  moyens  de  votre  capacité. 
Cette  opération  d'où  dépend  toute  notre  existence, 
c'est  ce  dont  je  viens  vous  entretenir,  en  examinant 
s'il  est  vrai  que  le  capital  est  le  principe  de  tout ,  le 
juge  de  tout;  en  même  temps,  je  vais  vous  rendre 
raison  de  ce  fait  en  recherchant  comment  le  capital 
s'acquiert,  et  comment  il  se  conserve.  Je  me  flatte, 
mes  très  chers  Enfants,  que,  pour  le  plus  grand 
nombre  d'entre  vous  ,  ce  que  je  vais  vous  dire  de  la 
part  de  Dieu  et  de  Notre -Seigneur  vous  sera  très 
accessible,  car  il  n'y  a  rien  de  plus  clair  que  la  vé- 
rité. La  clarté  l'accompagne,  et,  à  mesure  que  la 
pensée  s'élève  ou  s'enfonce  dans  les  profondeurs  où 
elle  est  cachée,  la  clarté  marche  avec  elle  et  dis- 
sipe tous  les  nuages;  ce  qui  est  obscur,  c'est  l'erreur, 
ce  sont  ces  brouillards  qui  nous  voilent  la  vérité. 
Tournons  donc  nos  yeux  et  notre  cœur  vers  Dieu. 
Mes  très  chers  Enfants  et  mes  Frères,  pardon- 
nez-moi cette  expression  singulière  avec  laquelle  je 
viens  de  traduire  ces  paroles  si  respectables  dont 
Jésus- Christ  s'est  servi  pour  annoncer  les  vérités 
que  vous  avez  entendues.  Il  est  dangereux  pour  moi 
d'essayer  la  transfiguration  de  ces  mots,  des  expres- 
sions même  que  Jésus-Christ  a  employées  :  car, 
puisqu'il  a  daigné  s'en  servir,  c'est  qu'apparemment 
elles  sont  les  meilleures,  c'est  qu'apparemment  elles 
sont  les  plus  utiles.  Mais  Dieu,  qui  est  si  bon, 
compatit  à  notre  infirmité  et  nous  permet,  à  cause 
des  difficultés  des  temps  et  des  besoins  des  intelli- 


348  SERMON 

gences,  de  dévoiler,  d'éclaircir  sa  parole  et  de  la 
présenter  sous  une  autre  forme.  C'est  ce  que  j'es- 
père faire  sans  manquer  de  respect  à  cette  sublime 
parole,  et  en  même  temps  avec  une  clarté  et  une 
simplicité  qui ,  tout  en  pénétrant  assez  avant  dans 
les  profondeurs  des  choses,  vous  permettront  de 
retirer  de  cette  instruction  un  solide  enseigne- 
ment. 

I. —  Mes  chers  Enfants  et  mes  Frères,  nous  n'ap- 
portons point  de  capital,  point  de  trésor  avec  nous  : 
nous  naissons  nus,  et,  comme  l'a  dit  l'Écriture  ou 
un  saint  Père,  il  n'est  pas  douteux  qu'étant  entrés 
nus  dans  la  vie,  nous  en  sortirons  nus  comme  nous 
y  sommes  entrés.  L'homme  apporte  en  naissant  un 
germe  de  vie;  il  apporte  avec  lui  des  facultés  et  des 
organes;  mais  si  ces  facultés  et  ces  organes  étaient 
abandonnés  un  certain  nombre  d'heures,  l'homme 
s'évanouirait.  Il  faut  qu'à  l'instant  même  où  il  vit, 
qu'à  l'instant  même  où  le  mouvement  intérieur  et 
extérieur  lui  a  été  donné,  il  puise  la  vie  en  dehors 
de  lui ,  qu'il  s'approprie  une  vie  qui  lui  était  étran- 
gère, et  qu'il  continue  ainsi  du  premier  jusqu'au 
dernier  de  ses  jours. 

Celui  qui  n'amasse  point  de  trésor,  de  capital , 
celui-là  c'est  ce  que  nous  appelons  le  sauvage.  Le 
sauvage,  c'est  un  homme  qui  n'a  aucun  capital  : 
aucun  capital  matériel,  aucun  capital  intellectuel, 
aucun  capital  moral.  Il  n'a  point  de  capital  maté- 
riel, car  il  n'a  pas  de  propriété;  il  erre  dans  les 
forêts,  au  bord  des  fleuveï^  ;  il  demande  sa  nourri- 
ture aux  hasards  de  la  Providence  et  de  la  nature, 


SUR    LE   CAPITAL    NÉCESSAIRE   DE    LA   VIE  349 

qui  envoie  sous  sa  flèche  un  animal  qu'il  n'a  pas 
môme  cherché;  il  se  donne  tout  au  plus  la  peine  de 
se  promener  et  de  marcher  devant  lui.  Il  n'a  point 
de  capital  intellectuel  :  les  astres  roulent  sur  sa  tête, 
il  n'en  cherche  pas  la  loi;  il  ne  se  demande  pas 
quelle  est  cette  terre  qui  le  porte.  Il  n'a  point  de 
capital  moral  :  il  est  sur  terre,  et  il  ignore  pourquoi 
il  y  est;  il  sait  vaguement  qu'il  y  a  un  Grand-Esprit, 
une  tradition  le  lui  a  rapporté;  il  l'adore,  il  le  vé- 
nère d'une  manière  bizarre  et  absolument  incom- 
plète. Il  est  tout  chair  et  tout  sang.  Il  tue  quand  il 
en  sent  le  besoin,  quand  il  sent  le  plaisir  de  tuer; 
il  abuse  de  sa  puissance,  ou  mieux,  de  sa  force 
contre  ses  ennemis  vaincus,  ou  plutôt  il  n'a  pas 
même  d'ennemis,  car  l'amitié  et  l'inimitié,  c'est  une 
chose  morale  qui  n'existe  pas  pour  lui.  Il  y  a  un 
obstacle,  il  le  brise;  il  a  une  frénésie,  il  la  satis- 
fait sans  mesure,  sans  se  douter  qu'il  y  a  bien  ou 
mal. 

Et  vous,  mes  chers  Enfants ,  il  y  a  dix  ans,  il  y  a 
douze  ans,  quinze  ans  que  l'on  travaille  à  vous  tirer 
de  cet  état  sauvage.  Car,  par  vous-mêmes,  si  votre 
père,  si  votre  mère  ne  vous  avaient  touchés  dès 
votre  enfance;  si  l'on  vous  avait  abandonnés,  à  sup- 
poser que  vous  ayez  mené  une  vie  quelconque ,  que 
vous  ayez  pu  vivre;  si  l'Église  n'avait  pas  versé  en 
vous ,  par  le  baptême ,  le  premier  élément  d'une  vie 
supérieure,  vous  seriez  de  véritables  sauvages.  Cet 
homme  sauvage,  cette  bête  sauvage,  cet  animal 
féroce,  il  subsiste  en  nous,  il  nous  apparaît  de 
temps  en  temps,  il  nous  sollicite  et  nous  presse; 


330  SERMON 

nous  le  voyons  chaque  jour,  mes  très  chers  En- 
fants, dans  cette  société  française  si  profondément 
troublée,  et  j'en  ai  eu  par  devers  moi  de  terribles 
exemples. 

On  ne  reçoit  jamais  beaucoup,  dit  l'Évangile, 
sans  qu'il  nous  soit  redemandé  beaucoup.  11  est  diffi- 
cile, si  vous  n'êtes  pas  meilleurs  que  les  autres,  que 
vous  restiez  aussi  bons.  On  vous  a  donné  plus  qu'une 
bonté  ordinaire;  on  vous  a  préparés  pour  des  em- 
plois sacrés;  on  vous  a  retirés  du  milieu  d'un  siècle 
agité  et  corrompu;  on  vous  a  donné  une  éducation 
qui ,  je  puis  le  dire,  malgré  la  modération  que  j'aime 
à  garder,  n'est  généralement  pas  la  même  ailleurs. 
Par  conséquent,  ayant  reçu  beaucoup,  il  vous  sera 
demandé  beaucoup;  et,  si  vous  croyez  que  vous 
pouvez  répondre  par  une  vertu  tout  ordinaire  à  ce 
que  vos  familles  ont  fait  pour  vous ,  à  ce  que  la  so- 
ciété attend  de  vous,  à  ce  que  Dieu  exige  de  vous, 
vous  vous  trompez  étrangement.  C'est  notre  mère, 
c'est  l'Église,  notre  seconde  mère,  qui  nous  a  pré- 
servés de  cette  barbarie  impie. 

Voilà  donc  l'homme  sans  capital  :  sans  capital 
matériel,  sans  capital  intellectuel,  sans  capital 
moral. 

Ce  qui  élève  l'homme,  c'est  la  propriété,  c'est 
son  capital ,  c'est  sa  famille  ;  ce  qui  élève  l'homme , 
c'est  de  s'assujettir  la  terre,  dont  il  a  été  fait  roi 
par  le  Créateur;  et  n'eût-il  acquis  qu'un  champ  pour 
y  mettre  son  tombeau ,  n'eût-il  que  le  pouvoir  de 
fouiller  cette  terre  qui  sera  son  sépulcre ,  par  cela 
seul  qu'il  est  propriétaire,  l'homme  est  grand.  Oui, 


SUR    LE    CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE    LA   VIE  351 

si  l'on  ne  peut  vivre  propriétaire,  on  veut  du  moins 
mourir  propriétaire,  avoir  un  terrain  pour  y  dépo- 
ser ses  os  jusqu'au  jour  où  la  trompette  de  l'éternité 
les  réveillera. 

Le  capital  de  l'homme,  ce  n'est  pas  seulement  la 
propriété  de  la  terre,  c'est  la  science  de  la  terre, 
c'est  la  science  de  son  corps,  c'est  la  science  du 
ciel,  c'est  la  science  de  la  sagesse.  Eh  bien!  il  est 
par  trop  clair  que  c'est  là  aussi  une  propriété  qui 
est  la  dignité  de  l'homme.  Entendez -nous  bien  : 
pour  nous  assujettir  les  astres,  en  constater  les  lois, 
tracer  leur  course,  décrire  sur  une  feuille  de  papier 
tous  ces  mouvements  merveilleux  que  la  sagesse 
divine  a  créés  comme  en  se  jouant,  il  faut  que  l'in- 
telligence bornée  suive  pas  à  pas  l'intelligence  infi- 
nie, jusqu'à  ce  qu'elle  en  connaisse  les  plans  et  se 
les  rende  personnels.  C'est  la  dignité  de  l'homme  de 
voir  l'ouvrage  de  Dieu  comme  lui ,  de  l'entendre  et 
de  se  dire  :  «  Dieu  a  lait  le  monde,  mais  moi  je  le 
connais ,  je  le  sais  ;  »  et  c'est  par  cette  même  science 
qu'il  devient  propriétaire  intellectuellement ,  méta- 
physiquement,  glorieusement,  de  la  terre,  de  l'air, 
de  la  lumière,  de  même  qu'il  s'est  donné  la  propriété 
matérielle  d'une  partie  du  globe. 

Après  tout,  que  vous  importe  de  vous  promener 
dans  l'univers  sans  rien  y  posséder?  Vous  le  savez. 
Si  votre  pied ,  en  se  posant  sur  la  poussière ,  ne  peut 
pas  dire  :  «  Cette  poussière  est  à  moi,  »  vous  regar- 
dez par  delà  tous  les  astres ,  vous  mesurez  les  es- 
paces incommensurables,  et  par  la  science  vous 
vous  faites  un  capital  que  nul  ne  peut  vous  contes- 


352  SERMON 

ter.  Les  conquérants  se  disputent  le  sol  matériel, 
mais  la  science  n'a  de  disputes  avec  personne  ;  et 
quand  la  vérité  a  été  découverte,  elle  appartient 
à  deux,  elle  appartient  à  trois,  elle  appartient  à 
mille,  elle  appartient  à  tous  et  tout  entière,  sans  di- 
visions. Quand  nous  posséderons  Dieu,  nous  pos- 
séderons l'infini ,  et  chacun  de  nous  le  possédera 
tout  entier. 

Enfin  ,  mes  très  chers  Enfants  ,  le  capital  moral , 
c'est-à-dire  la  vertu ,  c'est  la  dignité  de  notre  âme. 
Nous,  nés  dans  ces  tentations  que  je  décrivais  tout 
à  l'heure,  incontinents  par  nature,  poussés  aux 
plus  lamentables  excès  ,  dont  les  plus  âgés  d'entre 
vous  peuvent  déjà  entrevoir  dans  l'histoire  ancienne 
les  plus  tristes  peintures,  orgueilleux  par  le  même 
instinct  qui  nous  livre  aux  passions  des  sens,  nous 
arrivons  par  la  vertu  à  être  chastes,  à  être  humbles. 
De  Tégoïsme  nous  arrivons  à  la  charité;  nous  arri- 
vons à  respecter  notre  corps  et  à  le  soumettre  à 
l'empire  de  l'esprit;  nous  arrivons,  en  définitive,  à 
subjuguer  nos  sens,  qui  se  révoltent  avec  la  chair. 
Les  tempêtes  de  notre  corps  grondent  autour  de 
nous  ;  mais ,  plus  forts  que  cet  homme  courageux 
que  le  poète  romain  nous  représente  inébranlable 
au  milieu  des  ruines  du  monde,  nous  résistons  aux 
passions  qui  conspirent  contre  nous  et  nous  pous- 
sent à  immoler  notre  dignité  à  des  jouissances  bru- 
tales. L'orage  peut  vous  courber  profondément,  mais 
vous  vous  relevez  bientôt;  ou  plutôt  vous  ne  vous 
courbez  même  pas,  et  si  vous  vous  inclinez,  c'est 
l'âge  gui  vous  fait  plier  légèrement  la  tête  ;  vous 


SUR    LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE   LA   VIE  353 

songez  à  la  dignité  et  à  la  majesté  de  votre  empire  : 
car  être  fort  en  étant  si  faible,  c'est  le  chef-d'œuvre 
de  la  vertu.  La  vertu,  c'est  la  force  dans  la  fai- 
blesse. 

Ainsi,  mes  très  chers  Enfants,  le  capital  maté- 
riel, le  capital  intellectuel,  le  capital  moral  :  maté- 
riel par  la  propriété,  intellectuel  par  la  science  et  la 
sagesse,  moral  par  la  vertu,  voilà  toute  notre  vie. 
Et  ne  vous  étonnez  pas  que  Jésus- Christ  ait  em- 
ployé cette  expression  si  simple ,  si  vulgaire  et 
presque  si  indigne  :  Facile  vobis  thesauros,  faites- 
vous  des  trésors,  faites-vous  un  capital  :  vous  voyez 
ce  que  cette  parole  signifie,  vous  voyez  combien  elle 
était  bonne,  belle  et  profonde.  Or,  de  même  que 
pour  l'individu,  la  qualité  de  propriétaire  se  pré- 
sente pour  la  famille  sous  ce  triple  capital  dont  je 
viens  de  vous  exposer  la  nature. 

Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  famille?  Croyez-vous 
que  ce  soit  un  mâle  ou  une  femelle  avec  des  petits? 
Non  :  une  famille,  c'est  un  homme,  c'est  une  femme, 
un  enfant,  des  serviteurs.  Un  homme  libre,  oui;  un 
propriétaire  a  un  certain  degré;  un  homme,  c'est-à- 
dire  l'homme  qui  ne  s'étonne  pas  de  tout  ce  qui  est 
autour  de  lui,  parce  qu'il  le  voit;  un  homme, 
c'est-à-dire  un  être  qui  a  vaincu  ses  passions,  qui  se 
gouverne,  qui  gouverne  sa  maison,  qui  gouverne 
tout  ce  qui  est  à  lui;  un  homme  qui  a  les  pensées 
nobles,  grandes,  généreuses,  vir;  une  femme,  c'est- 
à-dire  un  être  qui ,  avec  plus  de  faiblesse,  avec  plus 
de  grâce  ,  mais  moins  de  science ,  est  doué  des 
mémos  dons ,  d'une  vertu  moins  éclatante  peut-être, 
I  23 


354  SERMON 

mais  d'une  vertu  qui,  comme  je  le  disais  tout  à 
l'heure,  est  d'autant  plus  haute  que  ce  qui  fait  la 
grandeur  de  la  vertu  c'est  la  faiblesse;  un  enfant, 
issu  de  l'homme  et  de  la  femme,  participant  dans 
son  jeune  âge  à  la  force  de  l'un,  à  la  grâce  de 
l'autre,  pleurant  avec  sa  mère,  agissant  avec  son 
père,  déjà  marchant  derrière  lui ,  et  bientôt  destiné 
à  lui  succéder;  enfin  le  serviteur,  c'est-à-dire 
l'homme  moins  doué  de  science  et  de  propriété,  mais 
de  plus  de  vertu  peut-être,  parce  qu'il  est  obligé 
d'obéir,  s'immolant  par  un  sacrifice  généreux  à 
l'homme,  à  la  femme,  à  l'enfant,  éternellement  de- 
bout afin  de  protéger  leur  âge  de  dernière  décadence; 
et  tous  les  quatre  ensemble ,  se  retrouvant  dans  une 
vie  meilleure  pour  célébrer  devant  Dieu  la  beauté 
de  la  famille.  Par  conséquent  la  famille,  c'est  encore 
la  propriété,  c'est  encore  la  science  et  la  sagesse, 
c'est  encore  la  vertu. 

Parlerai-je  des  nations?  Il  y  a,  vous  le  savez,  des 
nations  qui  n'ont  jamais  su  défendre  leur  indépen- 
dance, des  nations  qui  n'ont  jamais  su  arriver  à 
une  civilisation  réglée,  des  nations  esclaves  que 
l'histoire  méprise  et  que  la  postérité  flétrit;  il  y  a  des 
nations  qui  avaient,  non  par  la  fraude  et  la  vio- 
lence, mais  par  le  droit  de  conquête,  acquis  un 
territoire  qu'elles  n'ont  pas  su,  je  ne  dis  pas  con- 
server, mais  protéger,  des  nations  qui  avaient  une 
patrie  qu'elles  ont  cédée  sans  résistance,  ou  bien 
qu'elles  n'ont  pas  su  défendre  jusqu'au  sépulcre,  tan- 
dis que  sur  les  bords  de  l'Atlantique,  comme  le  dit 
un  auteur  que  je  ne  veux  pas  et  peut-être  que  je  ne 


SUR   LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE    LA   VIE  355 

peux  pas  nommer,  une  poignée  d*  pêcheurs  de 
harengs  ont  défendu  leur  territoire,  envahi  par  les 
eaux,  contre  les  plus  grandes  puissances  de  l'Eu- 
rope; il  y  a  des  nations  qui  habitent  étrangères  sur 
leur  propre  territoire,  tout  en  le  possédant  :  ces  na- 
tions-là sont  des  nations  viles,  parce  qu'elles  ne 
sont  point  encore  parvenues  à  la  culture  de  l'esprit, 
à  la  pratique  de  la  vertu. 

Dans  les  nations  libres,  vous  retrouverez  ces  trois 
grands  signes  de  toute  civilisation  :  le  capital  maté- 
riel, le  capital  intellectuel,  le  capital  moral;  capital 
matériel ,  dans  leur  propriété  nationale  défendue  jus- 
qu'à ce  siècle;  capital  intellectuel  :  de  leur  sein  a 
jailli  la  lumière  des  sciences  et  des  lettres;  elle  a 
émis  dans  le  monde  tous  ces  faisceaux  de  clartés  qui 
brillent  encore  aux  regards  de  notre  esprit,  une  vé- 
rité qui  a  illuminé  toutes  les  contrées  de  l'Europe; 
capital  moral,  par  une  vertu  humaine,  sinon  divine, 
vertu  qui  s'étend  depuis  les  enfants  jusqu'aux  vieil- 
lards. Les  Juifs,  les  Grecs,  les  Romains,  ces  trois 
grands  peuples,  ont  possédé  à  un  haut  degré  ces 
trois  capitaux,  signes  infaillibles  dévie  pour  les 
nations.  Voilà,  mes  très  chers  Frères  et  mes  Enfants, 
ce  qui  fait  la  force,  ce  qui  fait  la  grandeur  des  peu- 
ples; et  quand  une  nation  meurt,  ce  n'est  pas  parce 
qu'elle  est  déchue,  tombée,  dans  l'impossibilité  de 
vivre,  c'est  parce  qu'elle  a  manqué  aux  desseins  de 
Dieu ,  c'est  parce  qu'elle  a  manqué  de  science  ou  de 
de  vertu ,  ou  de  tout  à  la  fois. 

Enfin,  mes  très  chers  Frères,  si  nous  parlons  de 
choses  encore  plus  élevées,  de  la  religion  par  exemple, 


356  SERMON 

VOUS  entendra  bien  des  discussions  sur  la  religion. 
Il  ne  faut  pas  un  quart  d'heure  pour  les  juger  :  car, 
comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  le  capital, 
dont  je  viens  devons  parler,  c'est  le  principe  de  tout, 
c'est  le  juge  de  tout ,  et  vous  le  voyez  sans  que  j'aie 
besoin  de  l'énoncer  d'une  manière  expresse.  Eh  bien  1 
voulez-vous  juger  d'une  religion?...  Demandez-vous, 
quand  on  vous  parled'une  religion  :A-t-elle  un  capital 
historique,  un  capital  intellectuel,  un  capital  mo- 
ral? Si  elle  n'en  a  point,  elle  n'a  pu  résister  à 
l'attaque  des  sciences  humaines.  La  religion  de 
Mahomet  est  fausse,  parce  qu'elle  n'a  pas  de  capi- 
tal historique  :  elle  commence  à  lui,  elle  finira  de- 
main. Elis  n'a  pas  de  capital  intellectuel  :  où  est  sa 
littérature?  où  sont  ses  arts,  ses  lettres?  Elle  n'a 
pas  de  capital  moral  :  où  sont  les  peuples  civilisés 
par  l'islamisme?  Les  voilà  qui  sont  devant  vous, 
comme  un  peuple  d'ilotes;  ils  vivent,  parce  que 
nous  leur  permettons  de  vivre;  ils  vivent  jusqu'à  ce 
que  les  progrès  des  sciences  et  de  la  civilisation 
nous  permettent  de  leur  dire:  C'est  assez,  passez!... 
Et  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  religions ,  excepté  de 
la  religion  catholique.  Ce  qui  fait  la  grande  force  du 
catholicisme,  c'est  qu'il  a  le  plus  grand  capital  his- 
torique, le  plus  grand  capital  matériel,  le  plus 
grand  capital  intellectuel,  le  plus  grand  capital  mo- 
ral; par  conséquent,  c'est  la  seule  vraie  religion.  Mes 
très  chers  Frères  et  mes  Enfants,  le  capital  est  le 
principe  de  toute  dignité,  de  toute  puissance  dans 
l'individu,  dans  la  famille,  dans  les  nations,  dans 
les  religions  qui  se  disputent  le  monde.  11  ettlejuge 


SUR    LE    CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE    LA   VIE  357 

de  tout  :  choses,  hommes,  institutions;  et  Jésus- 
Christ  nous  a  découvert  le  secret  de  la  vie,  en  nous 
disant  avec  raison  :  Facile  vobis  thesauros:  Faites- 
vous  des  trésors. 

Il  nous  reste  à  savoir  la  manière  dont  on  peut 
acquérir  le  capital,  ce  trésor  précieux;  comment 
vous  pourrez  acquérir  et  conserver  le  capital  maté- 
riel, le  capital  intellectuel  et  le  capital  moral  :  c'est 
l'objet  d'une  seconde  partie, 

II.  —  Puisque,  mes  très  chers  Frères,  nous  nais- 
sons sans  apporter  de  capital,  et  que  la  nature 
nous  a  donné  simplement  un  germe  de  vie  intellec- 
tuelle et  morale  ,  comment  pouvons-nous  passer  de 
l'état  où  nous  sommes  privés  de  capital  à  l'état  où 
nous  avons  un  capital?  Le  premier  moyen  qui  se 
présente,  quant  à  l'ordre  matériel  du  moins,  c'est 
la  fraude  et  la  violence,  et  c'est  ce  qui  constitue  ce 
que  nous  appelons  non  pas  l'étal  sauvage,  mais  l'é- 
tat de  barbarie.  Dans  l'état  sauvage,  l'homme  ou  la 
peuplade  ne  se  soucie  pas  du  capital  matériel ,  ne  se 
soucie  pas  même  d'acquérir  une  propriété;  il  re- 
garde comme  indigne  de  son  indépendance  de  s'as- 
sujettir à  un  territoire;  selon  lui,  c'est  se  donner  des 
bornes;  à  son  idée  ,  il  est  le  maître  de  toute  la  terre, 
il  va  où  il  veut,  marche  et  se  repose.  Mais  s'il  a 
planté  sa  tente,  il  est  évident,  par  cela  seul  qu'il 
sera  obligé  de  la  garder,  de  cultiver  tout  autour,  de 
devenir,  en  un  mot,  un  peuple  limité  par  la  pro- 
priété; il  lui  paraît  que  cette  limite  est  indigne  de 
lui  :  il  ne  songe  donc  pas,  ni  par  la  fraude,  ni  par 
la  violence,  à  se  conquérir  un  capital. 


358  SERMON 

Au  delà  de  l'état  sauvage,  un  peu  au-dessus, 
commence  la  barbarie  ;  et  la  barbarie,  c'est  un  ins- 
tinct qui  nous  fait  comprendre  que,  malgré  tous  les 
avantages  extérieurs  de  l'état  sauvage,  il  serait  beau 
d'avoir  une  propriété,  de  posséder  quelque  chose  qui 
fût  à  soi  sur  la  terre.  Le  barbare  n'ayant  que  ses 
bras,  n'ayant  pas  même  encore  l'idée  du  droit,  du 
moins  d'une  manière  assez  complète,  il  en  appelle  à 
la  force;  il  appelle  sien  ce  qu'il  a  conquis,  ce  qu'il  a 
renfermé  dans  le  tour  de  son  épée  :  «  Ceci ,  dit-il , 
est  à  moi,  car  j'y  ai  planté  mon  épée;  ceci  est  à  moi, 
car  j'en  ai  chassé  le  possesseur;  ceci  est  à  moi ,  car 
j'ai  coupé  la  tête  de  celui  qui  en  était  le  propriétaire; 
je  l'ai  enlevé  par  la  force,  et  je  l'ai ,  là ,  égorgé.  J'ai 
sa  tête ,  et ,  comme  le  faisaient  les  Huns  d'Attila , 
comme  le  faisait  Attila  lui-même,  je  bois  dans  le 
crâne  de  celui-là  qui  avait  osé  s'en  dire  le  possesseur 
avant  moi.»  Dans  cet  état  de  barbarie,  le  capital 
intellectuel,  le  capital  moral,  est  nul  ou  presque 
nul ,  et  le  capital  matériel  n'est  qu'une  propriété 
conquise  par  la  fraude  et  la  violence. 

Au  contraire,  comment  l'homme  devient- il  un 
être  civilisé,  comment,  sans  violence,  naturelle- 
ment, lui  qui  n'a  rien,  peut -il  acquérir  avec  l'ap- 
probation de  Dieu  et  de  sa  conscience?  Dites -moi, 
comment  Dieu  est-il  le  propriétaire  du  monde?  Parce 
qu'il  l'a  fait.  Eh  bien!  vous  serez  propriétaires  quand 
vous  aurez  produit.  Le  capital  est  légitime  lors- 
qu'il est  une  production,  une  création.  Ce  que  vous 
faites  est  à  vous,  comme  ce  qu'il  a  fait  est  à  Dieu. 
Mais  pouvez-vous  faire  quelque  chose?  Pouvez-vous 


SUR    LE    CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE    LA    VIE  359 

dire  :  «  Je  veux  que  telle  chose  soit?  «  Il  vous  est 
interdit  de  créer  par  un  seul  acte  delà  volonté.  Pour 
que  V0U5  produisiez  ce  qui  n'existait  pas,  il  faut 
que  vous  fécondiez,  avec  votre  travail,  cette  terre 
ingrate.  Par  elle-même,  la  terre  végétale  n'existe 
pas;  il  n'y  en  a  qu'une  préparation.  Qu'est  devenue 
la  Syrie,  le  Péloponèse,  la  Grèce,  cette  terre  clas- 
sique de  la  fertilité,  de  la  beauté,  dont  on  peut  dire, 
en  transportant  à  la  Grèce  ce  que  Virgile  a  dit  de 
l'Italie  :  Magna  parens  frugum . . . ,  magna  virum?  — 
Où  est  la  terre  végétale  !  où  est  la  fécondité  de  la 
Grèce,  du  Péloponèse  et  de  la  Syrie?  Elles  ont  dis- 
paru ,  parce  que  le  travail  en  a  disparu  ,  parce  que 
les  lois  qui  fécondent  le  travail  en  ont  elles-mêmes 
disparu.  Par  elle-même  la  terre  ne  produit  pas;  elle 
produit,  comme  le  dit  l'Écriture,  des  ronces  et  des 
épines.  Si,  dans  ce  moment,  tout  le  travail  de 
l'homme  s'arrêtait,  la  terre  s'arrêterait  dans  sa  fé- 
condité et  rentrerait  bientôt  dans  l'improduction 
presque  absolue. 

Il  faut,  mes  très  chers  Enfants,  c'est  là  notre  loi, 
il  faut  travailler.  Nous  mangeons  par  instinct.  Cela 
vous  paraît  bien  simple  de  manger.  Mais  si  vous 
pouviez  voir  ce  que  c'est  que  le  pain  et  quelle  quan- 
tité de  pain  il  faut  sur  la  terre ,  si  vous  pouviez  voir 
ce  qu'il  en  coûte  à  l'homme  pour  l'avoir,  vous  ne 
pourriez  jamais  en  prendre  un  morceau  dans  votre 
main  pans  éprouver  un  frissonnement.  Le  chrétien 
qui  a,  par  la  tradition,  le  signe  qui  lui  indique  la 
valeur  de  ces  choses,  ne  mange  jamais  le  pain  que 
Dieu  a  donné  à  l'homme  qu'après  avoir  fait  sur  son 


3n0  SERMON 

front  et  sur  sa  poitrine  le  signe  sacré  de  la  Rédemp- 
tion. Car  manger  du  pain ,  c'est  manger  la  sueur  de 
l'homme;  car  manger  du  pain,  c'est  manger  le  sang 
d'un  grand  nombre  de  nos  semblables  et  de  nos 
frères.  En  ce  moment-ci ,  courbés  sous  le  poids  de 
la  chaleur,  il  y  a  des  hommes  qui  meurent  sur  le 
sillon ,  laissant  des  enfants  sans  pain.  Produire  , 
créer  du  pain!  c'est  faire  une  chose  aussi  grande, 
aussi  belle  que  quand  Dieu  a  dit  :  Fiat  lux!  Mais 
pour  faire  du  pain,  pour  en  donner  à  l'homme,  il  en 
coûte  du  labeur,  il  en  coûte  des  sueurs,  il  en  coûte  du 
sang!  Et  quand  on  apportera  sur  l'autel  du  juge- 
ment, à  ce  jour  dernier,  deux  balances  :  la  balance 
chargée  du  pain  que  l'homme  aura  consommé  sur  la 
terre;  d'un  autre  côté,  tout  le  sang,  toutes  les 
larmes  et  toutes  les  sueurs  que  ce  pain  aura  coûtés, 
le  ciel  et  la  terre,  les  anges  et  les  saints  s'écrieront  : 
Oh!  que  l'homme  a  été  grand!  Oh!  que  Dieu  a  été 
grand  dans  le  pain!  En  se  cachant  dans  le  pain,  il 
s'est  caché  dans  le  sang,  il  s'est  caché  dans  les 
sueurs,  il  s'est  caché  dans  la  peine,  il  s'est  caché 
dans  la  vertu  de  l'homme. 

Par  conséquent,  acquérir  le  capital  terrestre  et 
matériel,  le  capital  intellectuel  et  moral,  c'est  être 
vertueux.  Ce  que  vous  n'aviez  pas  en  naissant, 
comment  l'aurez-vous  légitimement?  Par  vos  mains, 
par  des  sueurs,  par  des  sommeils  brefs;  vous  l'aurez 
par  le  sang,  vous  l'aurez  par  des  morts  avant  le 
temps,  vous  l'aurez  par  la  vertu  :  en  un  mot,  le  ca- 
pital est  une  production  de  la  vertu;  il  s'acquiert 
par  des  luttes. 


SUR   LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE   LA   VIE  361 

Quant  au  capital  intellectuel ,  je  ne  m'arrêterai 
pas  à  vous  démontrer  tout  ce  qu'il  exige  de  travail, 
de  peine,  de  larmes,  tout  ce  qu'il  y  a  de  difficultés  à 
l'acquérir  par  l'étude  :  c'est  votre  fait,  c'est  votre  loi 
à  tous.  Dans  une  matière  aussi  sérieuse,  ce  serait 
peine  perdue  que  de  vous  montrer  toutes  les  diffi- 
cultés de  la  science.  Et  enfin,  quant  à  la  vertu,  il 
est  bien  simple  que  ce  capital  moral  s'acquiert  par 
la  lutte.  Nous  avons  toutes  les  passions  qui  s'oppo- 
sent, dans  notre  corps,  dans  notre  chair,  à  ce  que 
nous  devenions  des  hommes  de  bien  ,  des  hommes 
vertueux,  des  hommes  dévoués  à  la  loi  de  justice; 
mais  nous  trouvons  la  force  pour  le  devenir  dans 
notre  conscience,  dans  les  révélations,  dans  les 
Écritures  :  vertu  signifie  effort,  lutte,  combat. 

Ainsi  les  capitaux  ne  s'acquièrent  que  par  le  travail 
et  la  vertu.  Pour  acquérir  soit  le  capital  matériel, 
soit  le  capital  intellectuel,  soit  le  capital  moral,  il 
faut  être  laborieux  et  vertueux.  Et  quand  on  s'ima- 
gine qu'il  y  a  un  moyen  de  devenir  bientôt  proprié- 
taire sans  ces  deux  conditions,  sans  être  convaincu 
que  c'est  le  travail ,  la  vertu  qui  produit  le  capital  ; 
quand  on  s'imagine  qu'il  y  a  un  moyen  de  devenir 
en  peu  de  temps  propriétaire ,  comme  vous  l'enten- 
drez dire  bientôt,  sans  respect  pour  cet  article  pri- 
mitif inscrit  au  premier  chef  de  toute  la  loi  :  Tu 
mangeras  ton  pain ,  le  pain  que  tu  produiras,  à  la 
sueur  de  ton  front;  qu'il  y  a  des  chartes,  des  consti- 
tutions qui  peuvent  effacer  ces  pensées;  quand  on 
croit  que  l'on  créera  et  qu'on  augmentera  tous  les 
capitaux  autrement  que  par  un  travail  continu  et 


362  SERMON 

une  solide  vertu,  je  ne  dirai  pas  que  c'est  le  dernier 
degré  de  la  folie,  mais  que  ce  sont  des  excès  de  folie 
qui  ne  peuvent  s'exprimer  en  aucune  langue.  Comme 
l'aigle  plane  par-dessus  le  chêne  et  tous  les  arbres 
les  plus  élevés,  ainsi  quiconque  n'associe  pas  l'idée 
de  capital  à  l'idée  de  vertu,  mais  à  l'idée  de  je  ne 
sais  quel  agent  mécanique,  plane  dans  la  folie,  à  la 
hauteur  de  l'aigle  ,  au-dessus  de  toutes  les  choses 
d'ici-bas.  Encore  une  fois,  le  capital,  c'est  la  pro- 
duction de  la  propriété  par  la  vertu. 

Il  y  a  un  second  acte ,  mes  Frères  ;  il  ne  suffît  pas 
de  produire,  il  faut  conserver:  car,  si  vous  consom- 
mez autant  que  vous  produisez,  vous  n'aurez  pas 
de  capital.  Il  y  a  quelque  chose  qui  ne  produit  pas, 
c'est  le  vice;  il  y  a  quelque  chose  qui  consomme  au- 
tant et  plus  qu'il  ne  produit ,  c'est  encore  le  vice;  il  y 
a  une  autre  chose  qui  conserve, qui  épargne,  c'est  la 
vertu.  Pour  épargner,  mes  Frères,  il  faut  être  sobre  : 
de  sorte  que  si  tout  le  blé,  si  toute  l'huile,  si  tout 
ce  que  vous  pourrez  acquérir  matériellement  par  ce 
second  acte  ,  vous  le  dépensez  au  profit  de  vos  sens 
extérieurs,  vous  n'avez  pas  de  capital,  parce  que 
vous  n'avez  aucun  produit.  Le  capital  disparaît  dans 
le  moment  même  où  il  est  engendré. 

Le  second  acte  qui  fait  le  capital,  c'est  donc 
l'épargne.  C'est  l'épargne  qui  produit  le  capital  en 
tout  :  car,  même  dans  la  science,  il  faut  épargner  l'es- 
prit. Tous  les  jours  on  perd  subitement  son  capital  in- 
tellectuel, non  simplement  par  l'abus  des  sens  exté- 
rieurs, mais  par  l'abus  des  sens  intérieurs.  La  folie 
n'est  pas  autre  chose  que  la  soiistraction  subite  de 


SUR    LE    CAPITAL   NÉCESSAIRE   DE    LA   VIE  363 

l'exercice  de  nos  facultés  intellectuelles,  des  talents, 
du  capital  intellectuel.  Si  vous  voulez  avoir  des  exem- 
ples, vous  en  avez;  mais,  mes  Enfants  (car,  autant 
que  possible  dans  ce  discours,  je  cherche  des  applica- 
tions), vous  devez  faire  cette  remarque,  que  cet  abus 
est  très  souvent  celui  des  sens  intérieurs.  L'abus 
des  passions  est  dangereux,  comme  celui  de  l'ambi- 
tion; celui  des  facultés  intellectuelles  l'est  aussi. 
L'épargne,  c'est-à-dire  la  sobriété  et  la  modération 
dans  le  travail,  c'est  le  secret  de  la  vie  intellec- 
tuelle. Nul  homme  ne  peut  travailler  intellectuelle- 
ment plus  de  huit  heures  par  jour.  Peut-être  croyez- 
vous  travailler  plus  de  huit  heures  par  jour;  mais, 
au  fond,  vous  ne  travaillez  pas,  de  voire  personna- 
lité ,  plus  de  huit  heures,  si  vous  défalquez  tout  ce 
que  vos  maîtres  font  autour  de  vous.  Tout  homme 
qui  veut  aller  au  delà  ,  je  ne  dis  pas  qu'il  perdra  la 
raison,  qu'il  perdra  l'usage  de  ses  facultés,  mais,  à 
coup  sûr,  il  perdra  l'usage  de  ses  sens  et  tombera  en 
décadence.  De  même  que  vous  devez  vous  défier  de 
la  paresse,  ainsi  vous  devez  vous  défier  de  l'e.xcès 
du  travail  intellectuel.  Il  faut  acquérir  pour  conser- 
ver, et  pour  acquérir,  il  faut  épargner. 

De  même  pour  la  vertu;  il  ne  suffit  pas  de  l'ac- 
quérir, il  faut  la  conserver  par  l'exercice,  par  la  per- 
sévérance, qui  n'est  autre  chose  que  l'épargne  du 
temps.  Ainsi,  lorsqu'un  homme,  dans  toutes  ses  ac- 
tions, est  réglé  par  ses  devoirs  de  justice  et  de  cha- 
rité, il  use  sagement  de  toutes  les  choses  bonnes 
et  utiles,  de  toutes  les  vertus  qu'il  a  acquises;  il  les 
épargne  ,  il  en  garde  le  dépôt ,  en  sorte  qu'il  en  use 


364  SERMON 

sans  cesse  d'une  manière  convenable,  qui  en  perpé- 
tue la  durée ,  car  l'usage  n'est  qu'une  création  con- 
tinue. 

Voilà,  mes  très  chers  Frères  et  mes  Enfants,  selon 
le  dire  des  sages,  comment  s'acquièrent  tous  les  ca- 
pitaux physiques,  intellectuels  et  moraux,  par  la 
vertu  qui  les  produit,  par  la  vertu  qui  les  conserve. 
Voilà  l'homme  civilisé;  mais  n'y  a-t-il  rien  au  delà? 
L'homme  civilisé,  qui,  contrairement  au  sauvage 
et  au  barbare,  acquiert  le  capital  matériel,  intel- 
lectuel et  moral ,  l'homme  civilisé ,  qui  se  fait  des 
trésors,  qui  produit  par  la  vertu  et  conserve  par  la 
vertu,  est-ce  là  tout  l'homme?  Non.  Car,  acquérir 
ainsi  des  capitaux  pour  soi,  c'est  être  égoïste;  il  y  a 
là  un  grand  écueil,  qui  fait  que  ceux  d'entre  vous 
qui  connaissent  les  Ecritures  m'ont  accusé,  quand 
j'ai  prononcé  mon  texte,  de  ne  l'avoir  pas  prononcé 
tout  entier.  Il  y  a  autre  chose  dans  l'Évangile, 
parce  que  cette  expression  :  Faites-vous  des  trésors , 
peut  être  égoïste,  et  il  n'y  a  pas  d'égoïsme  dans 
l'Évangile.  Faites-vous  des  trésors,  amassez  des 
capitaux,  sans  doute,  c'est  là  la  vie;  mais  si  vous  le 
faites  pour  orner  la  vie,  pour  braver  les  éventualités 
de  l'existence,  si  pleine  de  périls  et  de  hasards,  vous 
ne  constituez  qu'une  civilisation  purement  humaine. 
En  effet,  pour  ne  pas  abuser  encore  longtemps  de 
votre  attention ,  pour  ne  pas  vous  fatiguer,  je  le  di- 
rai en  peu  de  mots,  malgré  le  bon  vouloir,  malgré  la 
vérité,  malgré  la  vertu  ,  il  n'y  a  aucune  civilisation 
humaine  qui  puisse  faire  participer  tous  les  hommes 
aux  deux  premiers  capitaux.  Quant  au  capital  mo- 


SUR    LE    CAPITAL    NÉCESSAIRE   DE    LA    VIB  363 

rai,  personne  n'en  est  exclu;  mais  quant  au  capital 
matériel,  au  capital  intellectuel,  la  grande  majorité 
des  hommes  en  est  exclue.  La  pauvreté,  c'est  là  l'é- 
cueil  de  la  civilisation  purement  humaine. 

Cependant,  comme  il  faut  à  toute  force  un  capital 
pour  vivre ,  et  que  la  plupart  des  hommes  sont  con- 
damnés à  ne  pas  l'avoir,  la  grande  majorité,  les 
trois  quarts  de  l'humanité  n'auraient  pas  de  quoi 
vivre.  11  n'y  a  aucune  civilisation  humaine  qui  puisse 
donner  à  tous  une  propriété  matérielle  sérieuse.  On 
pourrait,  à  la  rigueur  c'est  peut-être  possible,  donner 
quelques  ares,  quelques  hectares  à  chacun;  mais 
quelques  ares,  quelques  hectares  ne  peuvent  pas 
constituer  un  capital  matériel.  Il  n'est  aucun  agen- 
cement des  affaires  des  nations  qui  puisse  donner  à 
tous  les  citoyens  une  propriété  intellectuelle  sé- 
rieuse; tout  le  monde  peut  apprendre  à  lire  et  à 
écrire ,  on  peut  y  obliger  tous  les  citoyens  par  des 
lois  :  mais  est-ce  là  un  capital  intellectuel  sérieux? 
La  nature  humaine,  c'est-à-dire  la  grande  majo- 
rité des  hommes,  est  donc  condamnée  à  manquer 
des  deux  premiers  capitaux.  Cela  vous  démontre 
suffisamment  que  la  civilisation  humaine  est  une 
civilisation  incomplète,  si  elle  n'est  pas  fondée  sur 
l'acquisition  des  capitaux  supérieurs ,  véritables  : 
Facile  vobis  thesau7'os,  qui  non  velerascent ;  faites- 
vous  des  capitaux  intellectuels  et  matériels,  qui  ne 
soient  pas  bornés  par  l'espace  et  par  le  temps; 
faites-vous  des  capitaux  matériels  sans  limite,  qui 
puissent  nourrir  tout  le  monde;  faites-vous  dts  ca- 
pitaux intellectuels  qui  puissent  donner  la  sagesse  à 


366  SERMON 

tout  le  monde,  et  vous  m'entendez  bien,  mes  chers 
Enfants,  le  germe  primitif  de  ces  capitaux  vous  a 
été  donné  dans  le  baptême. 

Dans  l'histoire  des  faits  ,  le  capital  intellectuel  de 
tous  les  peuples,  de  tous  les  hommes,  c'est  la  foi; 
le  capital  matériel  de  tous  les  peuples,  de  tous  les 
hommes ,  c'est  la  foi  :  c'est  la  foi  qui  nous  fait  con- 
naître ,  non  pas  le  cours  des  astres ,  mais  la  marche 
que  leur  imprime  la  main  de  Dieu,  la  science  du 
fini  puisée  dans  le  sein  de  l'infmi.  Si  je  connais,  si 
je  vois  Dieu,  non  pas  substantiellement,  mais  dans 
le  secret  de  sa  propre  pensée,  dans  ses  plans,  dans 
ses  opérations;  si  j'assiste  à  ses  conseils,  si  j'entends 
sa  parole,  qu'importe  que  je  n'entende  pas  la  science 
des  choses  finies ,  si  j'ai  la  science  de  l'infini?  Q'im- 
porte ,  si  je  ne  puis  pas  savoir  comment  la  poussière 
se  coagule  et  se  décoagule,  qu'importe  que  je  n'en- 
tende pas  la  chimie  des  choses  créées,  si  j'entends 
la  chimie  divine  qui  est  en  Dieu?  Qu'importe  que 
je  ne  sois  pas  savant  de  la  terre,  si  j'ai  la  science 
divine?  Qu'importe  que  je  ne  connaisse  pas  toutes 
les  conséquences,  si  je  connais  le  principe  souverain, 
le  principe  unique,  qui  est  Dieu,  Père,  Fils  et  Saint- 
Esprit?  Et  de  même,  si  je  n'ai  pas  de  terre ,  si  elle 
m'est  refusée,  si  je  n'en  possède  aucune  partie  sé- 
rieuse, que  m'importe,  si  j'ai  la  terre  d'en  haut,  la 
terre  qui  n'a  pas  d'orient,  qui  n'a  pas  d'occident, 
qui  n'a  pas  de  septentrion,  qui  n'a  pas  de  midi  :  la 
terre  qui  est  mesurée  par  l'infini,  comme  disent  les 
saintes  Écritures?  Je  suis  riche  ,  pourvu  que  j'aie 
mes  deux  bras;  je  mangerai  tant  que  je  pourrai  cul- 


SUR    LE   CAPITAL   NÉCESSAIRE    DE    LA    VIE  367 

tiver  la  terre;  quand  je  ne  pourrai  plus,  je  mangerai 
par  cet  autre  capital  de  la  charité  qui  me  sustentera. 
Il  y  a,  dans  l'humanité,  d'autres  bras  qui  travaille- 
ront pour  moi.  Je  ne  calcule  pas  le  temps  ni  les  an- 
nées ,  comme  l'homme  inculte;  j'arrive,  par  une 
extrémité  opposée,  d'une  sagesse  toute  surhumaine, 
au  même  but  :  je  m'abandonne,  en  travaillant,  en 
suant,  en  souffrant,  à  la  providence  de  Dieu,  dont  les 
trésors  sont  inépuisables  et  qui  prend  soin  de  mon 
existence,  elle  qui  ne  laisse  pas  tomber  un  cheveu 
de  ma  tête  sans  le  vouloir.  C'est  la  parole  même  de 
Jésus- Christ  :  Cherchez  d'abord  la  justice  el  le 
royaume  de  Dieu,  et  le  reste  vous  sera  donné  par 
surcroît. 

Voilà  le  capital  de  la  science  universelle,  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité,  qui  établissent  des  rap- 
ports de  communication  et  de  soulagement  entre  les 
hommes.  Ainsi ,  vous,  mes  chers  Enfants,  à  qui  j'ai 
principalement  à  parler,  vous  êtes  ici  pour  acquérir, 
sans  doute,  le  capital  de  la  science  et  de  la  vertu,  le 
trésor  de  la  science  et  de  la  sagesse.  Vous  faites  bien; 
vous  devez  le  faire,  car  c'est  utile  aux  hommes;  si 
vous  ne  voulez  pas  le  faire  pour  vous-mêmes,  vous 
devez  le  faire  par  charité.  Si  la  plupart  d'entre  vous 
répondent  à  la  vocation  qu'ils  semblent  avoir  reçut,- 
de  Dieu,  vous  êtes  destinés  à  illuminer  les  autres; 
vous  êtes  l'espérance  du  sanctuaire,  de  la  chaire  : 
cultivez  donc  ce  capital  de  voti'e  âme  plus  que  tout 
le  reste. 

La  vie  est  incertaine  et  amère  dans  tous  les  temps  ; 
les  pensées  des  hommes  sont  timides,  cogitaliones 


368  SERMON 

hominum  timidœ;  nul  ne  peut  se  dire  comment  il 
vivra  et  comment  il  mourra ,  où  sera  creusé  son  sé- 
pulcre. Si  vous  voyiez ,  Messieurs ,  si  vous  voyiez 
votre  destinée  telle  qu'elle  sera  dans  ce  siècle,  en 
commençant  par  moi  et  en  finissant  par  le  plus 
petit  d'entre  vous;  si  vous  voyiez  cette  tragédie;  si 
vous  voyiez  le  sang  qui  sera  répandu ,  les  accidents 
tragiques  qui  vous  mettront  dans  la  tombe,  les  pas- 
sions assouvies  qui  se  sont  un  moment  satisfaites 
par  la  cruauté;  si  vous  aviez  pénétré  tout  cela,  arrê- 
tés au  bord  de  l'abîme,  vous  fermeriez  les  yeux  pour 
ne  les  ouvrir  jamais.  Le  pain  manquera  peut-être, 
la  liberté  manquera  à  beaucoup  d'entre  vous,  la  vie 
vous  sera  peut-être  violemment  arrachée.  Vous  tou- 
chez à  ces  temps  où  Gicéron  lui-même  fut  obligé  de 
tendre  au  bourreau  cette  gorge  d'où  était  sortie  cette 
magnifique  éloquence  qui  retentit  tant  de  fois  dans 
le  forum;  et  l'orateur  romain, en  montrant  sa  langue 
aux  satellites  envoyés  pour  l'égorger,  pouvait  dire  : 
«  Coupez  cette  langue  qui  a  tant  de  fois  sauvé  la 
république;  »  comme  Agrippine,  condamnée  à  mort 
par  son  fils,  devait  dire  plus  tard  à  son  bourreau  : 
Feri  ventrem.  Aucun  de  nous ,  dans  les  temps  pré- 
sents, orateur  ou  travailleur,  grand  ou  petit,  comte 
ou  roturier,  ne  peut  compter  et  s'assurer  sur  rien 
de  brillant  ou  d'obscur;  mais  dans  la  vie  et  dans  la 
morl,  dans  la  richesse  et  dans  la  pauvreté,  dans 
toutes  les  fortunes,  il  y  a  un  trésor  qui  ne  vous 
manquera  jamais  :  le  trésor  de  la  foi,  par  lequel  le 
Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  vous  communique- 
ront toutes  leurs  richesses ,  par  lequel  vous  tiendrez 


SUR    LE   CAPITAL   NECESSAIRE    DE   LA   VIE  369 

la  Croix  dans  vos  mains,  eL,  rcgarJanl  en  face  toutes 
les  adversités  et  Jésus  crucifié,  vous  serez  sans 
crainte,  car,  quand  on  tient  la  Croix  et  qu'on  y  croit, 
on  peut  envisager  toutes  les  adversités,  toutes  les 
souffrances  et  marcher  avec  sécurité,  avec  plus  que 
sécurité,  avec  bonheur!  Avec  la  Croix,  il  n'est  aucun 
siècle  que  le  chrétien  ne  puisse  traverser;  quand  il 
voit  d'un  côté  tous  les  travaux  ,  toutes  les  douleurs, 
et  de  l'autre  ce  divin  Crucifié,  il  l'embrasse  avec 
ardeur,  et  pour  lui  le  reste  n'est  plus  rien. 

Pour  espérer  en  la  Croix,  pour  la  porter  avec 
fruit,  il  faut  y  croire,  il  faut  l'aimer.  Eh  bien!  vous 
apprenez  à  l'aimer,  vous  apprenez  à  la  connaître, 
humbles  enfants,  remplis  de  l'esprit  de  Dieu;  et  si 
vous  n'emportez  pas  cela  de  cette  maison,  je  vous 
plains,  je  vous  plains  beaucoup.  Mais,  par  ce  que 
je  lis  sur  vos  visages,  je  suis  persuadé  du  contraire; 
tant  de  vertus  déjà  acquises  m'en  sont  un  sûr  ga- 
rant, et,  pour  ne  pas  trop  vous  effrayer,  pour  ne 
pas  vous  laisser  avec  ce  sinistre  augure,  je  veux 
finir  par  cette  parole  prophétique  :  Au-dessus  de  la 
Croix,  il  y  a  l'Espérance. 


24 


370  SERMON 

SUR  LA  NÉCESSITÉ  ET  LA  MISSION 
DES  ORDRES  RELIGIEUX 

Prêché  à  Paris,  le  4  novembre  1849,  pour  l'installation 
de»  Frères  Préolieurs,  dans  le  couvent  et  l'église  des  Carmes  *. 

NOTICE 

Mf^  Affre  avait  eu  la  pensée  de  créer  dans  Tancien 
couvent  des  Carmes  (rue  de  Vaugirard)  une  école  de 
hautes  études  ecclésiastiques,  en  même  temps  qu'un 
corps  de  prêtres  auxiliaires  pour  en  desservir  l'église. 

En  1849,  son  successeur,  M^^  Sibour,  offrit  au  R.  P.  La- 
cordaire  l'église  et  une  partie  de  ce  couvent,  dont  l'autre 
devait  rester  avec  la  chapelle  des  Martyrs  à  l'école  nor- 
male ecclésiastique  sous  la  direction  de  M.  Cruice,  Le 
P.  Lacordaire  accepta  volontiers  ces  offres  et  s'établit 
aux  Carmes  le  15  octobre  1849,  jour  de  la  fête  de  sainte 
Thérèse.  Neuf  religieux  dominicains  ne  tardèrent  pas  à 
l'y  rejoindre. 

L'installation  solennelle  eut  lieu  le  4  novembre.  M^  l'ar- 
chevêque de  Paris  avait  voulu  choisir  le  jour  de  la  fête 
de  saint  Charles  Borromée,  ce  grand  réformateur  du 
clergé  au  xvi®  siècle,  pour  planter  de  sa  main  l'ordre  de 
Saint-Dominique  dans  les  mêmes  lieux  où  la  révolution 
avait  extirpé  celui  des  Carmes  soixante  ans  auparavant. 

Cette  cérémonie  fut  des  plus  touchantes.  A  neuf  heures 
précises,  M^'^  Sibour,  assisté  de  M.  Buguet,  son  grand 
vicaire,  et  de  M.  Coquant,  secrétaire  général  de  l'arche- 
vêché, entonna  le  Veni  Creator,  et  monta  ensuite  à  l'au- 

1  Le  19  août  1849,  le  R.  P.  Lacordaire  prêcha,  à  Nancy, 
un  sermon  sur  l'Inégalité  et  l'Harmonie  des  conditions  dont 
nous  possédons  le  canevas,  écrit  par  lui-même.  Nous  publie- 
rons ce  canevas  dans  le  volume  suivant  avec  Vanahjse  donnée 
par  V Espérance  de  Nancy,  et  celle  d'un  autre  sermon  sur  le 
même  sujet,  prêché  à  Chàtillon-sur-Seine  le  21  juillet  1850. 


SUR    LA   NÉCESSITÉ    DES   ORDRES   RELIGIEUX  371 

tel  afin  d'adresser  quelques  paroles  aux  lidèles  qui  se 
pressaient  dans  réglise.Dans  une  allocution  chaleureuse, 
il  rappela  l'histoire  de  ce  sanctuaire  béni  autour  duquel 
la  prière  et  la  science  ont  laissé  tant  de  traces,  que  les 
martyrs  de  la  foi  «nt  consacré  de  leur  sang,  et  que  garde 
encore  le  cœur  du  martyr  de  la  charité,  son  glorieux 
prédécesseur.  «  Ce  cœur  appelle  mon  cœur,  »  s'écria-t-il 
en  terminant.  Puis,  se  tournant  vers  le  R.  P.  Lacordaire, 
assis  à  sa  droite,  et  vers  les  Frères  Prêcheurs,  rangés 
dans  le  sanctuaire  en  deux  files,  il  leur  rappela,  dans 
l'effusion  de  la  plus  tendre  charité,  qu'il  avait  lui-même 
pour  patron  leur  patriarche,  saint  Dominique,  et  leur 
confia  solennellement  le  soin  de  garder  tous  ces  trésors  et 
de  les  faire  fructifler,  en  se  vouant  surtout  aux  pauvres 
et  aux  jeunes  gens. 

La  grand'messe  commença  aussitôt  :  elle  fut  célébrée 
par  le  R.  P.  Aussant  selon  le  rit  dominicain.  Après  l'évan- 
gile, le  R.  P.  Lacordaire  monta  en  chaire  et  prononça  un 
discours  dont  nous  regrettons  de  ne  reproduire  qu'une 
très  fi'oide  et  très  incomplète  analyse. 

ANALYSE' 

Gratias  ago  :  tel  fut  son  texte.  Jamais  peut-être  il 
ne  traita ,  avec  plus  d'onction  et  plus  de  grâce,  avec 
un  accent  plus  doux  et  à  la  fois  plus  pénétrant,  les 
choses  de  la  charité,  et  l'on  peut  dire  qu'il  sut 
noblement  ensevelir  dans  la  simplicité  de  sa  parole 
tout  ce  que  son  âme  renfermait  de  joie,  de  bonheur 
et  de  reconnaissance. 

Après  avoir  montré  les  sources  profondes  et  mys- 
térieuses de  la  famille  spirituelle  dans  la  sainte  Tri- 

1  Voir  l'Univers,  la  Gazette  de  France,  la  Voix  de  la  véi-ilé, 
5  et  6  novembre  1849. 


372  SERMON 

nité,  il  en  indiqua  le  symbole  dans  la  famille  tempo- 
relle, par  le  tableau  le  plus  saisissant,  et  en  fil  voir 
les  fondements  et  la  nécessité  dans  l'essence  même 
de  la  charité,  et  dans  le  besoin  incessant  que  nous 

s. 

avons  d'être  secourus  et  aimés. 

Exposant  ensuite  la  nature  de  la  famille  reli- 
gieuse, qui  ne  vit  que  dans  la  vérité  et  la  charité,  il 
invoqua  l'exemple  du  grand  Melchisédech ,  et  sur- 
tout celui  de  Notre- Seigneur.  «...  Jésus-Christ  s'ho- 
norait de  sa  descendance  sacerdotale,  selon  l'ordre 
de  Melchisédech.  11  a  voulu  vivre  en  commun  avec 
ses  Apôtres ,  et  n'avoir  d'autre  postérité  que  le  genre 
humain  tout  entier,  auquel  il  a  donné  sa  vie  et  son 
cœur.  Ainsi  feront  les  enfants  de  saint  Dominique. 
A  la  suite  de  leur  Père,  des  Pie  V,  des  Thomas  d'A- 
quin  et  des  Vincent  Ferrier,  des  sainte  Catherine  de 
Sienne  et  des  sainte  Rose  de  Lima,  ils  vivront  d'une 
vie  toute  spéciale,  inspirée  uniquement  par  le  ser- 
vice de  Dieu  et  l'amour  des  chrétiens...  » 

L'orateur  termina  son  allocution  par  des  actions 
de  grâces  adressées  à  l'archevêque  de  Paris,  «  le- 
quel, dit-il,  montrait  autant  de  courage  que  d'ar- 
dente foi,  en  semant  ainsi  dans  la  tempête  et  l'o- 
rage, et  en  osant  procéder  au  rétablissement  d'un 
ordre  religieux,  quand  tout  chancelle  sur  le  sol  po- 
litique ,  et  qu'il  semble  que  plus  rien  n'est  assis  que 
le  tombeau.  » 

Enfin,  évoquant  d'une  voix  émue  tous  les  souve- 
nirs de  l'église  des  Carmes  ^ ,  il  rendit  hommage  à  la 

1  Les  cœurs  de  M^^  de  Quélen  et  de  Mï^  Affre  y  sont  pieuse- 


SUR   LA  NÉCESSITÉ  DES  ORDRES  RELIGIEUX         373 

foi  et  au  dévouement  du  clergé  de  France  pendant  la 
révolution  ;  et  après  avoir  rappelé  la  mémoire  du 
vénérable  Me""  de  Quélen  et  de  l'héroïque  M?""  Affre , 
il  remercia  une  dernière  fois  le  Prélat  du  précieux 
héritage  qu'il  recevait  de  ses  mains,  et  de  la  mission 
spéciale  qui  lui  était  confiée,  comme  une  part  de 
sa  charge  pastorale,  d'évangéliser  la  jeunesse  des 
écoles. 

ment  conservés.  On  sait  aussi  que,  le  2  septembre  1792,  le 
saint  archevêque  d'Aix  donfia,  du  haut  de  la  chaire,  la  béné- 
diction et  l'absolution,  qu'il  leur  réclama  ensuite  pour  lui- 
même,  à  ses  compagnons  de  captivité,  au  moment  où  ils  al- 
laient être  massacrés  par  les  septembriseurs. 


HOMELIES 

PRÊCHÉES    DANS    L'ÉGLISE    DES   CARME» 


NOTICE 

L'obligation  d'évangéliser  les  fidèles  qui  fréquentaient 
l'église  des  Carmes  fournit  au  P.  Lacordaire  l'occasion 
d'annoncer  la  parole  de  Dieu  d'une  manière  plus  simple, 
plus  familière  et  plus  pratique.  Déjà,  le  l*^""  novembre, 
il  avait  fait  une  homélie  sur  la  première  béatitude  de  l'é- 
vangile du  jour,  et  tracé  admirablement  aux  riches  leurs 
devoirs  envers  les  pauvres ,  devançant  ainsi  la  recomman- 
dation de  son  archevêque. 

«  Imaginez -vous,  écrivait -il  peu  après,  que  je  suis 
devenu  curé  •  :  tous  les  dimanches ,  après  l'évangile , 
je  fais  un  prône  d'une  demi-heure,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  une  homélie  sur  le  texte  évangélique  du  jour. 
Notre  église  est  pleine.  On  paraît  content  de  ce  nouveau 
genre  de  prédication,  et  l'on  croit  qu'il  produira  du  bien, 
plus  de  bien  même  que  les  conférences  de  Notre-Dame...  » 

Le  3  janvier  1850,  écrivant  à  M.  Foisset,  il  ajoutait  : 
«...  Nous  sommes  accablés  de  travaux.  En  ce  qui  me 
concerne,  je  me  suis  mis  à  faire  le  curé,  et  me  voici  à 
ma  onzième  homélie,  laquelle  sera  suivie  de  plusieurs 
sermons  de  charité,  puis  des  conférences  du  carême.  Notre 
église  est  fort  suivie,  et  nous  sommes  aussi  libres  à 
Paris  que  s'il  n'y  avait  pas  contre  les  ordres  religieux 
vingt  fois  cent  décrets,  mille  ordonnances  el  tutti  quanti. 
Dieu  soit  loué!  Il  nettoie  l'aire,  mais  je  crains  qu'il  n'y 
faille  encore  de  bons  coups  de  vent.  A  sa  très  sainte 
garde  !...  » 

ï  A  M""  de  Prailly,  le  26  novembre. 


HOMÉLIES  375 

Ces  belles  homélies,  commencées  le  1^''  novembre  1849, 
se  terminèrent  le  6  janvier  de  Tannée  suivante.  Sept 
d'entre  elles  seulement  furent  recueillies  par  la  Tribune 
sacrée  et  publiées  tour  à  tour,  mais  sans  aucun  ordre  et 
avec  de  nombreuses  incorrections. 

Elles  eurent  un  grand  succès  et  attirèrent  une  foule 
d'auditeurs  dans  la  chapelle  des  Carmes.  «  Là,  écrit  M.  Du- 
mont  *,  l'intrépidité  naturelle  du  Père  était  plus  à  l'aise 
et  ne  ménageait  pas  les  curieux  :  on  en  parlait  diverse- 
ment. Je  voulus  savoir  ce  qui  en  était,  et  il  m'adressa  cette 
explication  : 

«  Paris,  26  avril  1830.  Mon  cher  ami,  vous  avez  bien 
raison  de  croire  que  je  ne  parle  jamais  des  devoirs  des 
riches  envers  les  pauvres  sans  y  mettre  la  mesure  de  lan- 
gage qui  convient  en  cette  matière;  mais  les  passions  po- 
litiques sont  tellement  excitées  que,  selon  la  remarque  du 
Correspondant ,  si  l'on  prononçait  en  chaire  certains  dis- 
cours de  Bossuet  ou  de  Massillon,  tout  le  monde  crierait 
au  socialisme.  Les  chrétiens  eux-mêmes  ne  peuvent  plus 
entendre  les  vérités  évangéliques  les  plus  vulgaires...  » 

K ...  Je  ne  sais  pourquoi,  avait-il  déjà  écrit  le  10  janvier, 
vous  revenez  sans  cesse  sur  cette  idée  que  je  fais  de  la 
politique.  La  vérité  est  que  mon  crime  est  de  ne  pas  faire 
de  la  politique,  c'est-à-dire  de  demeurer  en  dehors  de 
tous  les  partis  et  de  leur  dire  à  tous,  dans  roccasion, 
les  grandes  vérités  sociales  de  l'Évangile.  Il  n'y  a  aucun 
prédicateur  voulant  se  tenir  sur  cette  ligne,  qui  ne  sus- 
cite dos  mauvais  vouloirs,  parce  que  rien  ne  déplaît  plus 
à  l'homme  que  l'indépendance  évangélique  et  que  la  force 
intérieure  par  où  l'on  résiste  aux  passions  de  soft  temps... 
Ce  que  l'on  appelle  de  la  politique  en  moi  c'est  de  dire 
la  vérité ,  la  vérité  la  plus  générale  aux  riches ,  aux  pau- 
vres, aux  croyants,  aux  incroyants...  » 

»  Voir  le  Monde.  28  août  1863. 


376  HOMÉLIE 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ 

Préchée  le  18  novembre  1849,  XXV«  dimanche  après  la  Pentecôte 
ou  VI^  dimanche  après  l'Epiphanie. 

TEXTE» 

Mes  Frères  , 

L'Évangile  de  ce  jour  nous  présente  une  parabole 
singulière,  en  ce  que,  au  premier  coup  d'œil,  il  ne 
paraît  guère  possible  d'en  déterminer  le  sens  et  de  se 
rendre  compte  de  l'enseignement  qui  y  est  contenu. 
Notre-Seigneur,  dans  cet  Évangile ,  dit  à  ses  disci- 
ples :  Le  royaume  du  ciel  est  semblable  à  un  grain 
de  sénevé  qu'un  homme  a  semé  dans  son  champ. 
C'est  la  plus  petite  de  toutes  les  semences;  mais,  lors- 
qu'il a  pris  et  poussé,  il  est  plus  grand  que  toutes  les 
plantes,  et  devient  un  arbre  sous  lequel  habitent  les 
oiseaux  du  ciel. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  mes  Frères,  que  le 
royaume  de  Dieu  soit  une  petite  semence,  non  seu- 
lement une  petite  semence,  mais  la  plus  petite  de 
toutes?  Pourquoi  cela?  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 
Quelle  est  la  leçon  que  Notre-Seigneur  a  voulu  nous 
donner  dans  cet  Évangile?  11  est  clair  que  Notre- 
Seigneur  a  voulu  nous  dire  quelque  chose  d'im- 
portant; car  tout  ce  qu'il  a  dit,  c'était  la  parole  de 

*  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  janvier  1850;  reproduit  par 
V Enseignement  catholique,  1863;  par  V Encyclopédie  de  la 
prédication  contemporaine ,  Homélies,  vol.  IV. 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ     377 

Dieu,  et,  à  la  différence  des  hommes  les  plus  élevés, 
qui  même  en  disant  une  grande  chose  y  mêlent  des 
choses  de  peu  de  valeur,  il  n'est  jamais  tombé  de  la 
bouche  de  Jésus-Christ  une  seule  parole  ^ui,  du 
commencement  à  la  fin ,  n'ait  été  destinée  à  nous 
donner  des  enseignements  supérieurs  à  tous  ceux 
que  les  créatures  peuvent  nous  donner.  Pourquoi 
donc,  pourquoi  le  royaume  de  Dieu  est-il  appelé  une 
petite  semence?  Pourquoi  la  plus  petite  de  toutes  les 
semences? 

Pour  l'entendre,  il  faut  que  nous  sachions  ce 
que  c'est  que  le  royaume  de  Dieu  ;  car,  si  nous  ne 
le  savions  pas,  nous  ne  pourrions  pas  nous  rendre 
compte  de  l'intention  de  Notre- Seigneur  dans  cette 
parabole.  Tout  royaume  suppose  un  roi.  Tout  roi 
suppose  un  règne.  Le  roi  du  royaume  du  ciel ,  c'est 
Dieu.  Le  règne  qui  constitue  ce  royaume,  c'est  le 
règne  de  Dieu.  Par  conséquent,  le  royaume  se 
réduit  au  roi,  le  roi  se  réduit  au  règne  ;  pour  com- 
prendre pourquoi  le  royaume  de  Dieu  est  la  plus 
petite  de  toutes  les  semences ,  il  faut  que  nous  en- 
tendions pourquoi  le  règne  de  Dieu  est  la  plus  petite 
de  toutes  les  semences,  et,  afin  de  l'entendre,  il  faut 
se  demander  :  Qu'est-ce  qu'un  règne?  Qu'est-ce  que 
régner?  Quand  nous  saurons  ce  que  c'est  que  ré- 
gner, nous  saurons  ce  que  c'est  que  le  règne  de 
Dieu ,  et  quand  nous  saurons  ce  que  c'est  que  le 
règne  de  Dieu ,  nous  saurons  pourquoi  il  est  appelé 
la  plus  petite  de  toutes  les  semences. 

Qu'est-ce  donc  que  régner?  Régner,  mes  Frères  , 
ce  n'est  pas  dominer.  Alexandre  a  dominé  sur  une 


378  HOMÉLIE 

partie  du  monde  :  il  n'a  jamais  régné  un  seul  jour  de 
sa  vie.  César  a  conquis  la  Gaule,  il  a  renversé  les 
lois  sacrées,  héréditaires,  de  sa  patrie  toute- puis- 
sante ;  il  a  été ,  entre  les  mortels  qui  ont  ceint  l'épée 
et  en  ont  tiré  des  victoires ,  un  des  hommes  les  plus 
éloquents,  les  plus  heureux  jusque  dans  leur  mort 
infortunée,  et  qui  ont  laissé  un  nom  à  jamais  popu- 
laire. Et  cependant,  ni  dans  la  Gaule,  ni  sur  les 
bords  de  l'Éridan,  ni  quand  il  eut  franchi  les  degrés 
du  sénat  de  Rome  républicaine,  jamais  César  n'a 
régné  un  seul  jour  de  sa  vie.  Il  a  vaincu ,  il  a  gou- 
verné, il  a  dominé,  il  a  foulé  aux  pieds  des  hommes, 
mais  le  règne  lui  a  été  refusé. 

Un  règne,  en  effet,  c'est  l'empire  d'une  volonté 
qui  est  obéie  par  persuasion  et  par  amour.  Jeter  par 
terre  des  hommes,  les  assujettir  par  des  licteurs 
et  des  bourreaux,  ce  n'est  pas  régner,  c'est  s'im- 
poser à  la  malédiction  de  ceux  dont  on  est  maître 
par  la  force.  Et  si  les  hommes  ont  appelé ,  dans  leur 
langage,  ces  choses-là  un  règne,  le  cœur  de  l'homme 
a  protesté.  Il  a  appelé  régner,  gouverner  par  amour, 
par  persuasion,  des  êtres  qui  acceptent  le  joug  ,  non 
pas  le  joug  qui  leur  est  imposé,  mais  celui  qu'ils  veu- 
lent bien  accepter,  qui  leur  plaît,  qui  va  à  leur  âme, 
qui  les  satisfait ,  en  un  mot.  Régner,  c'est  comman- 
der à  des  gens  qui  se  commandent  à  eux-mêmes  de 
se  soumettre  à  autrui,  et  par  conséquent,  aucun  roi 
de  création  purement  humaine  n'a  jamais  régné  ; 
car  pour  régner,  il  faudrait  commencer  par  écarter 
les  armes,  par  ôler  la  toge,  par  se  dépouiller  de  l'ap- 
pareil extérieur,  pour  descendre  dans  la  rue ,  faible  , 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ     379 

à  la  veille  de  la  inort,  se  présenter  devant  un  peuple, 
le  chapeau  à  la  main ,  le  saluer  et  en  être  salué  : 
voilà  régner.  Et  comme  cela  est  arrivé  rarement 
dans  l'histoire ,  comme  cela  n'est  jamais  arrivé  que 
par  un  principe  divin  qui  a  pénétré  les  hommes 
investis  du  pouvoir,  il  n'y  a  pas  eu,  humainement 
parlant,  de  règne  sur  la  terre.  Il  y  a  eu  des  domina- 
tions, des  tyrannies  ,  des  pouvoirs  qui  ont  approché 
d'un  règne,  en  approchant  plus  ou  moins  d'un  autre 
principe  supérieur;  mais  il  n'y  a  qu'un  roi,  il  n'y  a 
qu'un  souverain  qui  règne  sans  dominer,  qui  se  fait 
obéir  d'un  grand  nombre  de  sujets  ici-bas,  sans  leur 
envoyer  des  licteurs  et  des  appareils  de  majesté.  Ce 
roi,  c'est  Dieu;  ce  règne,  c'est  le  règne  tout  aimable 
et  tout-puissant  de  Dieu. 

Régner,  mes  Frères,  implique  donc  l'idée  de  la 
liberté  de  l'homme  qui  s'assujettit  volontairement. 
Le  règne  de  Dieu,  c'est  l'obéissance  que  nous  lui 
prêtons,  parce  que  nous  croyons  en  lui.  Quand  une 
âme  qui  ne  croyait  qu'à  elle-même,  n'obéissait  qu'à 
elle-même,  commence  à  reconnaître  au  dedans  de  soi 
Dieu,  à  plier  le  genou  devant  lui,  à  respecter  sa  pa- 
role et  ses  commandements,  le  règne  de  Dieu  se 
forme  dans  cette  âme.  Quand  un  peuple  qui  ne 
croyait  qu'à  lui-même,  à  sa  puissance,  à  ses  sages, 
à  ses  législateurs,  commence  à  s'incliner  devant  la 
majesté  révérée  de  Dieu ,  à  penser  qu'il  y  a  des  lois 
plus  hautes  que  les  siennes,  des  destinées  plus  pro- 
fondes que  celles  qu'il  se  machine  à  lui-même,  en  ce 
moment-là,  le  règne  de  Dieu  s'établit  dans  les  en- 
trailles de  ce  peuple.  Jusque-là  il  s'est  obéi  à  lui- 


3Hn  HOMÉLIE 

même,  c'est-à-dire  qu'il  s'est  assujetti  à  quelques 
hommes  qu'il  croit  avoir  choisis,  mais  qu'il  n'a 
jamais  choisis.  L'homme  croit  choisir  ses  maîtres  ; 
mais  ils  lui  viennent  d'ailleurs  que  de  sa  volonté.  Il 
n'y  a  qu'un  maître  q'ue  nous  choisissions  librement, 
c'est  Dieu ,  le  plus  grand  de  tous.  En  dehors  de 
celui-là,  nous  sommes  les  esclaves  de  tous  les 
autres,  et  si  les  rois  n'avaient  pas  de  gendarmes,  ils 
s'en  apercevraient  bien. 

Cela  étant,  mes  Frères,  pourquoi  le  règne  de 
Dieu,  tel  que  je  viens  de  le  définir,  est-il  la  plus 
petite  de  toutes  les  semences  ?  Il  est  la  plus  petite  de 
toutes  les  semences,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
petit  que  ce  qui  commence  par  la  persuasion,  par  la 
liberté  morale  de  l'homme.  Quand  on  veut  établir 
un  règne  autrement  que  par  la  liberté  morale  de 
l'homme,  que  fait-on?  On  combine  des  intérêts,  on 
rassemble  des  soldats,  on  forme  des  complots,  on 
écrit  des  livres  grands  ou  petits  :  en  un  mot,  on 
remue  par  des  incidents  que  les  rencontres  humaines 
jettent  au-devant  de  nous,  on  crée  une  conjuration 
quelconque;  elle  réussit  ou  elle  ne  réussit  pas.  Si 
elle  réussit,  tout  à  coup  une  masse  d'hommes  se  met 
à  plier  le  genou ,  à  adorer  cette  idée ,  ce  roi ,  ce 
prince,  ce  consul,  qui  vous  voudrez.  Cela  commence 
faslueusement,  et  cela  se  termine  déplorablement 
dans  la  poussière  et  dans  l'abjection.  Ce  qui  com- 
mence par  la  force ,  se  termine  par  la  force  ;  ce  qui 
commence  par  la  ruse,  se  termine  par  la  ruse;  ce 
qui  commence  par  le  hasard,  se  termine  par  le  ha- 
sard ;  ce  qui  commence  par  le  vrai,  finit  par  le  vrai  ; 


SUR  LA  PARABOLE  DU  (;»AIN  DE  SÉNEVÉ     381 

ce  qui  commence  par  Dieu,  finit  par  Dieu;  ce  qui 
commence  par  l'éternité,  finit  par  l'éternité.  Le  prin- 
cipe et  la  fin  sont  toujours  égaux.  Voulez-vous  savoir 
ce  que  vous  serez?  Demandez-vous  comment  vous 
avez  commencé.  Votre  germe  est  tout;  un  chêne 
était  dans  son  gland,  et,  s'il  n'avait  pas  été  dans 
son  gland ,  il  n'aurait  pas  étendu  ses  racines  sur 
la  terre  qu'il  couvre  et  protège  de  son  ombre  puis- 
sante. 

Au  contraire,  voulez -vous  commencer  par  Dieu, 
par  la  persuasion,  par  la  liberté?  Eh  bien!  vous 
êtes,  je  suppose,  un  enfant;  vous  souhaitez  la  con- 
version de  votre  père.  Votre  père  ne  croit  pas;  c'est 
un  homme  de  bien,  un  homme  aimable,  un  homme 
que  vous  aimez;  mais  il  a  le  malheur  de  ne  pas 
croire  quelque  chose  qui  est  en  dehors  de  sa  raison. 
Vous,  petit  enfant  de  quinze  ans,  vous  ne  faites  pas 
la  circonvallation ,  le  siège  de  votre  père.  Le  matin 
en  vous  levant,  le  soir  en  vous  couchant,  vous  vous 
mettez  à  genoux,  vous  joignez  les  deux  mains.  — 
Pourquoi  joignez-vous  les  deux  mains?  C'est  une 
forme  que  la  tradition  nous  a  laissée.  Nous  joignons 
les  deux  mains  pour  étreindre  quelque  chose  qui  est 
insaisissable.  Joindre  les  deux  mains ,  c'est  donner  à 
Dieu  une  sainte  poignée  de  main;  voilà  pourquoi 
nous  joignons  les  deux  mains  en  priant.  —  Vous 
joignez  donc  les  deux  mains,  et  puis  vous  dites  : 
«  Notre  Père  qui  êtes  au  ciel,  j'ai  sur  la  terre  un 
autre  père  qui  ne  croit  pas  ;  je  vous  prie  de  lui  donner 
la  lumière  qui  est  en  vous  et  qui  n'est  pas  en  lui.  » 
Voilà  le  commencement  de  la  conversion  de  votre 


382  HOMÉLIE 

père.  C'est  petit,  c'est  la  plus  petite  de  toutes  les 
choses,  personne  ne  s'en  occupe,  personne  ne  s'en 
doute,  et  un  matin  votre  père  se  lève  et  se  dit  en 
passant  sa  main  sur  son  front  :  «  Pourtant ,  s'il  y 
avait  quelque  autre  chose  de  vrai  que  ce  que  je 
sais!  Pourtant,  si  mon  enfant,  qui  a  quinze  ans, 
avait  raison  contre  moi ,  qui  suis  un  homme  de  cin- 
quante ans!  Et  pourquoi  pas?  Est-ce  que  Dieu  ne 
se  révèle  pas  aux  hommes  en  naissant?  Est-ce  que 
mes  cinquante  ans  et  mes  cheveux  qui  commen- 
cent à  blanchir  auraient  seuls  le  privilège  de  la  rai- 
son? Est-ce  qu'il  n'y  a  dans  le  passé  de  ma  vie 
aucune  action  que  je  me  reproche?  Est-ce  que  j'ai 
expié  ces  actions,  est-ce  que  j'en  suis  purifié?  Mon 
enfant  est  pur,  et  peut-être  que  la  vérité  est  du  côté 
de  la  pureté  elle-même!  »  L'homme  se  convertit; 
il  se  convertit  par  le  grain  de  sénevé ,  par  la  chose 
qui  est  la  plus  humble,  la  plus  simple  du  monde. 
Voilà  pourquoi,  mes  Frères,  ce  qui  commence  par 
la  liberté  commence  par  un  rien.  Persuader  une 
âme,  assiéger  une  âme,  c'est  supplier  une  âme,  c'est 
se  mettre  à  ses  pieds.  Il  n'y  a  rien  de  plus  petit  que 
de  se  mettre  aux  pieds  de  quelqu'un.  Eh  bien!  c'est 
comme  cela  qu'on  persuade.  Quand  Dieu  a  voulu 
nous  persuader,  il  s'est  fait  petit ,  il  s'est  mis  entre 
les  mains  des  bourreaux ,  et  il  a  dit  à  l'homme  : 
«  Regarde-moi ,  moi  qui  suis  le  Dieu  qui  a  tout  fait  ; 
je  suis  à  tes  pieds ,  et  je  vais  mourir,  et  je  vais  être 
crucifié  pour  toi,  «  La  Croix,  c'est  le  grain  de  sé- 
nevé, car  la  Croix,  c'est  la  plus  grande  humiliation 
qui  se  puisse  concevoir,  ce  qu'il  y  a  de  plus  petit  et 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ     383 

de  plus  misérable;  c'est  bien  le  grain  de  sénevé, 
devenu  ensuite  le  grand  arbre  du  christianisme  qui, 
après  avoir  été  crucifié  dans  son  chef,  après  avoir 
été  bafoué,  honni  par  tous  ceux  qui  avaient  quelque 
puissance,  quelque  sagesse,  quelque  force  ici-bas, 
est  enfin  devenu  ce  que  vous  voyez.  Chaque  jour  ce 
christianisme  est  pour  le  monde  un  grain  de  sénevé; 
on  l'humilie,  on  le  jette  à  terre,  on  le  crucifie  de 
nouveau,  on  lui  dit  :  «  Va-t-en  !  Qu'est-ce  que  ce  re- 
liquat d'esprits  faibles  ?  Qu'est-ce  que  ce  reste  d'im- 
béciles que  la  terre  porte  encore  et  qui  ont  encore  un 
coffre  de  bois  qu'on  appelle  un  autel  ?  Arrière  ces 
gens  de  néant  !  arrière  cette  poussière  que  le  monde 
porte  encore  !  »  Tant  mieux  !  mes  Frères ,  nous  ne 
sommes  pas  encore  assez  petits.  Souvenez -vous  que 
le  jour  où  nous  ne  serons  plus  rien,  ce  jour-là  sera 
celui  de  notre  triomphe.  Et  déjà  nous  en  avons  l'au- 
gure, le  signe  avant-coureur  ;  le  monde  voit  aujour- 
d'hui pourquoi  nous  sommes  devenus  si  peu  de 
chose,  il  voit  qu'il  ne  peut  plus  se  passer  de  nous. 
C'est  parce  que  nous  approchons  du  néant  que  le 
monde  reconnaît  notre  grandeur  et  notre  néces- 
sité. 

Telle  est  la  première  raison  pour  laquelle  le  règne 
de  Dieu  est  la  plus  petite  de  toutes  les  semences.  Et 
remarquez,  en  passant,  que  toutes  les  semences 
sont  petites;  il  n'y  en  a  pas  de  grandes  dans  la  na- 
ture; mais,  comme  je  ne  me  pique  pas  de  savoir 
tout,  et  que  je  ne  connais  que  les  semences  qui 
paraissent  sous  mes  yeux,  j'ajoute  sauf  exception, 
de  peur  qu'il  n'y  ait  ici  quelque  naturaliste  qui ,  en 


384  HOMÉLIE 

sachant  plus  que  moi,  ne  me  donne  un  démenti.  Je 
dis  que  toutes  les  semences,  sauf  exception,  sont 
petites;  les  plus  grands  arbres  sont  contenus  dans 
quelque  ciiose  qui  est  presque  imperceptible.  Pour- 
quoi? C'est  que  Dieu,  dans  l'ordre  de  la  nature,  a 
voulu  nous  donner  une  leçon  de  commencement;  il  a 
voulu  nous  montrer,  même  dans  les  choses  tangibles, 
que  ce  qui  doit  durer  longtemps  commence  par  un 
petit  élément;  et  que,  pour  établir  son  règne,  sur- 
tout en  commençant,  il  faut  agir  par  la  persuasion  : 
c'est  une  navigation  au  long  cours.  Quand  on  voit 
des  gens,  des  hommes  d'État,  se  proposer  de  faire 
un  empire  du  jour  au  lendemain,  on  peut  être  assuré 
que  ces  gens-là  n'ont  pas  la  plus  petite  connaissance 
de  ce  que  c'est  que  la  durée  d'un  seul  jour  qui 
se  tient  debout.  Pour  qu'un  jour  se  tienne  debout,  il 
faut  qu'il  y  ait  l'éternité  par  derrière.  Ainsi,  mes 
Frères,  la  liberté  et  la  persuasion  étant  le  principe 
du  règne  de  Dieu,  et  tout  ce  qui  commence  par  là 
étant  petit,  ce  règne  est  la  plus  petite  de  toutes  les 
semences.  Ajoutons  une  autre  raison. 

Le  règne  de  Dieu  est  la  plus  petite  de  toutes  les 
semences,  parce  qu'il  doit  commencer  par  l'humiUté. 
En  effet,  comment  l'avons-nous  défini  ?  Nous  l'avons 
défini  :  l'obéissance  amoureuse ,  volontaire  et  libre  à 
la  volonté  de  Dieu.  Or,  pour  cela,  il  faut  être  hum- 
ble, il  faut  s'humilier.  L'homme  qui  n'est  pas  hum- 
ble ne  sacrifie  jamais  sa  raison  et  sa  volonté  à  la 
raison  et  à  la  volonté  d'autrui;  hors  de  là,  en  dehors 
de  la  vertu  d'humilité,  il  n'y  a  aucun  motif  de  sacri- 
fier sa  raison  et  sa  volonté  à  la  raison  et  à  la  volonté 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRALN  DE  SÉNEVÉ     385 

d'un  autre.  Quand  un  homme  nous  parle  en  bon 
nom,  et  que  nous  sentons  au  dedans  de  nous  que 
nous  le  repoussons,  que  nous  ne  voulons  pas  accep- 
ter ses  raisons  et  ses  ordres ,  nous  faisons  un  acte 
parfaitement  rationnel  et  parfaitement  légitime.  Il 
n'y  a  aucun  motif  pour  qu'un  liomme  soumette  sa 
raison  à  celle  d'un  autre,  parce  que,  humainement 
parlant,  nous  sommes  radicalement  égaux,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  possibilité  de  trouver  entre  deux 
hommes,  ayant  tous  les  deux  un  cœur  et  une  àme  , 
des  différences  réellement  essentielles;  il  n'existe 
que  des  ditîérences  d'accident,  qui  se  réduisent  à  in- 
finiment peu  de  chose.  Et  toutes  les  fois  que  l'or- 
gueil veut  creuser  ce  que  nous  appelons  des  inéga- 
lités, l'orgueil  prononce  toujours  que  les  inégalités 
sont  chimériques,  qu'elles  ne  sont  qu'apparentes,  et 
que,  dans  tous  les  cas,  si  elles  étaient  réelles,  elles 
seraient  contre  le  droit.  Pour  s'iiumilier,  il  faut 
aimer  :  c'est  dans  l'amour  qu'est  la  racine  de  l'hu- 
miliation volontaire.  Et  voilà  pourquoi,  lorsque  nous 
aimons,  nous  nous  mettons  tranquillement,  naturel- 
lem.ent,  avec  efîusion,  aux  pieds  de  ceux  que  nous 
aimons;  nous  reconnaissons  que  se  faire  aimer,  c'est 
la  plus  grande  de  toutes  les  puissances,  la  plus  pro- 
fonde de  toutes  les  pensées,  la  plus  excellente  de 
toutes  les  dominations.  Aussi ,  l'être  qui  est  capable 
de  se  faire  aimer  de  nous,  cet  être,  nous  le  vénérons, 
nous  le  sacrons ,  nous  l'adorons.  Nous  radorons , 
nous  avons  mis  ce  mot  dans  notre  langage  ordi- 
naire :  nous  adorons  ceux  qui  nous  sont  les  plus 
chers.  El  cela  est  vrai.  Obéir  à  quelqu'un  librement 
I  25 


386  HOMÉLIE 

et  volontairement,  c'est  de  tous  les  empires  le  plus 
merveilleux,  c'est  de  tout  ce  que  l'homme  peut  faire 
ici-bas  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  et  de  plus  inouï. 
Et,  par  conséquent,  ce  règne,  celte  domination  qui 
sort  si  librement  de  nous,  celle-là  nous  la  reconnais- 
sons, celle-là  nous  la  sacrons,  celle-là  peut  durer.  Elle 
peut  durer  ce  que  peuvent  durer  les  choses  purement 
humaines;  mais  enfin  c'est  certainement  ce  qu'il  y  a, 
dans  ce  que  nous  faisons,  déplus  solide  et  de  plus  cher. 
Le  royaume  de  Dieu  commence  donc  par  l'humi- 
liation de  notre  raison  et  de  notre  volonté.  Il  n'y 
a  que  notre  humilité  qui  puisse  nous  porter  à  cette 
sujétion-là;  et  aussi,  mes  Frères,  nous  nous  éton- 
nons tous  les  jours  de  ce  que  des  gens  de  rien  pro- 
duisent. Nous  voyons  des  corporations  entières  s'é- 
lever dans  l'Église  ;  nous  voyons  des  gens  qui  n'ont 
point  de  nom,  point  de  fortune,  qui  n'ont  rien,  bâtir, 
constituer  je  ne  sais  quelle  puissance  morale.  Nous 
demandons:  Comment  cela  s'est-il  fait?  Eh!  mon 
Dieu  !  cette  personne,  cet  homme  a  pris  la  volonté 
de  Dieu  au  lieu  de  la  sienne.  Au  lieu  de  se  dire  : 
«  Moi,  je  veux  cela,  »  il  s'est  dit:  «  Qu'est-ce  que 
Dieu  veut?  Qu'est-ce  que  Dieu  veut  de  moi?  »  C'est 
là  la  première  question  que  doit  se  poser  le  chrétien 
dans  l'ordre  de  la  foi  pratique.  Dieu  veut-il  que 
je  reste  dans  ma  position  ou  que  j'en  sorte?  Dieu 
veut-il  que  je  me  consacre  à  lui  dans  un  cloître, 
ou  que  je  reste  dans  le  monde?  Dieu  veut-il  que 
je  lui  consacre  ma  virginité,  ou  veut-il  que  je 
m'engage  dans  les  liens  sacrés  du  mariage?  Dieu 
veut-il   que  je  sois    l'auteur  d'une  nouvelle   fa- 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ     387 

mille,  ou  veut- il  que  ma  famille  se  termine  à  moi  ? 

Qu'est-ce  que  Dieu  veut  ?  {elle  doit  être  la  première 
question  de  l'intelligence,  la  première  question  de 
la  volonté.  Quand  vous  vous  l'êles  posée,  que  vous 
savez  ce  que  Dieu  veut,  qu'y  a-l-il  d'étonnant  à  ce 
que  vous  soyez  plus  puissant  que  tous  les  autres? 
Vous  voulez  ce  qu'il  veut,  vous  faites  ce  qu'il  veut 
que  vous  fassiez.  Mais  si  vous  demandez  :  Qu'est-ce 
que  je  veux,  moi?  Que  me  faut-il?  Quels  sont  mes 
aises,  mes  plaisirs?  Qu'est-ce  qui  me  satisfera  ici- 
bas?  Quel  est  mon  chemin  ,  mon  chemin  qui  vienne 
à  moi ,  qui  vienne  de  moi,  qui  parle  de  moi  et  re- 
tourne à  moi?  Oui ,  mes  Frères,  quand  vous  faites 
cela,  vous  faites  ce  que  vous  voulez  sans  doule, 
mais  cela  n'entre  pas  dans  les  desseins  d'une  volonté 
supérieure  à  la  vôtre.  Au  bout  d'un  certain  temps , 
votre  vue  se  trouble,  vous  cherchez,  vous  regardez 
et  vous  dites  :  «  Mais,  où  suis-je?  Il  me  semble  qu'il 
n'y  a  plus  de  sentier  :  je  suis  un  homme  perdu,  je 
suis  un  homme  mort.  »  Je  le  crois  bien  que  vous 
êtes  mort ,  puisque  vous  êtes  tout  seul  !  H  y  a 
contre  vous  la  volonté  de  Dieu,  qui  est  bien  autre 
chose  encore  que  toutes  les  volontés  humaines.  Et, 
au  contraire,  quand  vous  êtes  avec  Dieu,  que  vous 
importe  la  volonté  de  l'homme?  Lorsque  c'est  Dieu 
qui  trace  le  sillon  et  que  vous  êtes  derrière  la  char- 
rue, vous  allez  tranquillement,  vous  arrivez  sûre- 
ment à  votre  fin.  Et  c'est  là  ce  que  la  plus  petite 
âme  chrétienne  parmi  vous  fait  tous  les  jours. 

M.  Olier,  un  homme  d'esprit,  un  homme  de  cœur 
qui  avait  mille  raisons  pour  réussir  dans  ce  qu'il 


388  HOMÉLIE 

voulait,  s'occupait  depuis  de  longues  années  de  la 
fondation  du  premier  séminaire  de  France,  et  on 
peut  même  dire  du  premier  séminaire  d'Europe. 
Pénétré  depuis  quinze  ans  de  cette  idée,  après  y 
avoir  réfléchi  dans  la  prière,  il  alla  consulter  dans 
Paris  toutes  les  plus  saintes  personnes  d'alors,  saint 
Vincent  de  Paul  et  le  cardinal  de  BéruUe.  Ce  sont  là 
des  noms  bien  illustres  et  cependant  bien  ignorés , 
bien  inconnus  de  notre  génération.  Il  alla  les  voir,  et 
en  revenant  il  disait  tout  seul  en  chemin  :  «  Nous 
faisons  la  volonté  de  Dieu,  nous  faisons  la  volonté 
de  Dieu,  nous  faisons  la  volonté  de  Dieu...  »  Il  est 
là,  le  séminaire  de  Saint-Sulpice;  il  est  là,  à  coté  de 
l'église  et  protégé  par  elle.  M.  Olier  était  allé  trou- 
ver un  saint  qui  lui  avait  dit  :  «  Vous  faites  la 
volonté  de  Dieu,  »  et  il  s'était  dit  :  «  Je  fais  la  vo- 
lonté de  Dieu.  »  Son  œuvre  vit ,  comme  toutes  les 
œuvres  de  celui  qui  s'est  dit:  Je  ne  peux  rien,  je 
ne  suis  rien,  je  suis  un  pauvre  grain  de  poussière, 
mais  je  viens  faire  ce  que  le  bon  Dieu  veut,  s'il 
daigne  me  le  déclarer;  je  suis  prêt  atout.  Voilà,  mes 
Frères,  comment  l'Église  fonde  et  comment  nous 
fondons;  cela  est  parfaitement  simple,  parfaitement 
humble ,  parfaitement  misérable. 

C'est  le  grain  de  sénevé ,  et  le  grain  est  devenu  un 
grand  arbre  sous  lequel  s'abritent  les  oiseaux  du 
ciel.  Je  dis  les  oiseaux  du  ciel,  lus  vertus,  tout  ce 
qui  est  léger,  tout  ce  qui  va  dans  l'air,  tout  ce  qui 
ne  descend  pas  dans  la  tombe,  et  il  n'y  a  guère,  mes 
Frères,  que  la  vertu  qui  ne  descend  pas  dans  la 
tombe  et  qui  surnage  toujours  et  dans  oe  monde  et 


SUR  LA  PARABOLE  DU  GRAIN  DE  SÉNEVÉ     3  89 

dans  l'autre.  Pourquoi  le  grain  de  sénevé  devient-  il 
un  arbre?  Et  qu'est-ce  qu'un  arbre?  Vous  croyez  que 
c'est  une  chose  bien  simple?  Non,  rien  de  moins 
simple  qu'un  arbre.  Un  arbre!  d'abord,  il  a  des  ra- 
cines. Vous  direz  :  «  Mais  c'est  bien  simple  d'avoir  des 
racines.  »  Je  souhaite  seulement  que  vous  en  ayez 
une  seule.  Avoir  des  racines ,  c'est  s'enfoncer  dans 
un  sol  fécond,  y  puiser  la  vie,  y  tenir  par  quelque 
chose  de  propre,  de  porsonnel. 

Qu'est-ce  donc  qu'avoir  des  racines  ici -bas?  Les 
arbres  de  nos  forêts  ont  des  racines,  et  l'homme,  il 
n'en  a  pas,  mes  Frères.  Il  a  deu.x  pieds  qui  posent 
sur  la  poussière,  mais  qui  n'y  entrent  pas.  Les  sta- 
tues sont  scellées  avec  des  clous  sur  les  blocs  qui 
leur  servent  de  piédestaux,  mais  elles  n'ont  pas  de 
racines.  On  donne  aux  maisons  des  racines  qu^on 
appelle  des  fondements;  ces  fondements  ne  sont  pas 
vivants.  L'empire  de  César  n'avait  pas  de  racines; 
l'empire  d'Alexandre  n'avait  pas  de  racines;  c'étaient 
des  choses  qui  étaient  posées  par  terre.  Quand  vous 
êtes  posés  par  terre,  il  suffît  d'un  souffle  du  vent 
pour  vous  abattre  si  vous  n'êtes  déjà  renversé. 

C'est  pourquoi  Dieu  compare  son  règne  à  un  arbre. 
L'arbre  a  d'abord  des  racines;  en  second  lieu  il  a 
la  hauteur,  l'élévation,  la  profondeur.  Nous  n'a- 
vons pas  de  hauteur,  mes  Frères;  vous  avez  vu  déjà 
passer  assez  de  grandeurs  humaines  pour  être  per- 
suadés qu'il  n'y  a  pas  ici-bas  de  grandeur  véritable. 
Enfin  le  règne  de  Dieu  est  un  arbre  qui  est  quelque 
chose  de  touffu,  qui  est  un  abri.  Hélas!  mes  Frères, 
parmi  nous,   qui   a  un  abri?  Qui  est  l'abri  d'un 


390  HOMÉLIE 

autre?  Qui  protège  un  autre  homme  parmi  nous? 
Vous  élevez  vos  enfants,  vous  vous  donnez  beaucoup 
de  mal;  vous  souhaitez  d'étendre  votre  ombrage  sur 
eux  comme  un  arbre  pour  leur  donner  un  abri.  Com- 
bien, parmi  vous,  atteignent  le  but  de  leurs  vœux? 
Combien,  parmi  vous,  ont  des  enfants  qui  leur 
donnent  des  consolations? C'est  qu'on  n'a  de  l'ombre 
et  de  l'étendue  qu'avec  la  foi.  Les  choses  ne  sont 
grandes  dans  la  nature  que  parce  qu'elles  ont  la  pro- 
fondeur, la  hauteur  et  la  largeur.  Eh  bien!  tout  cela 
est  sorti  du  grain  de  sénevé  :  l'homme  devient  pro- 
fond par  le  règne  de  Dieu  qui  est  en  lui  ;  il  devient 
étendu,  élevé,  il  devient  un  arbre,  il  est  paisible  et 
content  comme  un  être  qui  est  enraciné.  Lèvent  seul 
l'agite,  mais  ce  vent  rafraîchit  non  seulement  l'arbre 
lui-même,  mais  les  oiseaux  qui  viennent  voltiger 
sous  son  feuillage.  Un  arbre  au  milieu  d'un  champ, 
c'est  toute  une  joie,  c'est  un  palais,  c'est  un  empire. 
Les  oiseaux  aperçoivent  cet  arbre,  ils  y  viennent  et 
ils  y  chantent. 

Les  chrétiens,  mes  Frères,  sont  un  ensemble  de 
voix  qui  chantent  un  hymne  perpétuel  à  Dieu.  Le 
démon  secoue  un  peu  notre  arbre  qui  a  été  pro- 
duit par  un  grain  de  sénevé;  la  nuit  passe,  l'orage 
cesse ,  et  on  voit  qu'il  a  respecté  la  racine  qui  est 
profonde  ,  le  feuillage  qui  est  élevé ,  les  oiseaux  qui 
l'habitent.  11  respecte  Dieu  en  nous,  car  il  n'y  a  que 
Dieu  qui  sème  de  tels  arbres.  Le  chrétien  qui  repré- 
sente Dieu,  on  peut  le  tuer;  mais  en  le  tuant  on 
le  respecte  encore.  La  postérité  se  lève,  et  ne  se  con- 
tentant pas  de  le  respecter,  elle  l'embaume  de  vertus 


SUR  l'Évangile  du  i«''  dimanche  de  l'avent    391 

dans  toute  une  suite  de  générations  innombrables. 
Voilà,  mes  Frères,  la  parabole  du  grain  de  sé- 
nové.  Par  conséquent,  commencez  par  la  persuasion, 
par  ce  qui  est  petit;  Dieu  descendra  jusque  dans 
votre  tombeau,  et,  comme  il  l'a  promis,  cet  arbre 
mort,  cet  arbre  mutilé,  il  le  ressuscitera,  il  le  plan- 
tera dans  un  lieu  où  la  mort  et  le  péché  n'auront 
plus  d'empire. 


SUR  L'ÉVANGILE  DU  I^'"  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

DE  LA  PRÉPARATION  AU  JUGEMENT  DERNIER 

PAR    LA     CONFESSION 

Préchée  le  2  décembre  1849. 

TEXTE  * 

Mes  Frères, 

Hier  soir,  au  coucher  du  soleil,  l'année  litur- 
gique a  terminé  son  cours  et  en  a  commencé  un 
nouveau.  De  même  que  le  soleil  détermine  sa  car- 
rière par  l'année  naturelle,  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  qui  est  la  seule  et  véritable  lumière  de  tous 
les  esprits,  détermine  par  la  mémoire  de  sa  car- 
rière ce  que  nous  appelons  l'année  chrétienne, 
l'année  ecclésiastique,  l'année  liturgique.  Et  comme 
on  a  terminé,  hier  soir,  la  commémoration  de  tous 
les  mystères  de  cette  grande  vie  terrestre,  aujour- 
d'hui recommence  la  carrière  qui  compose  l'année 
ecclésiastique. 

'  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  octobre  ISol  ;  par  VEncy- 
clopédie,  etc.,  Stations  de  l'Avent,  vol.  I. 


392  HOMÉLIE 

Il  est  manifeste  que  cette  année  ne  peut  com- 
mencer que  par  le  lever  de  l'astre  qui  a  tout  illu- 
miné et  tout  changé  parmi  nous,  c'est-à-dire  par  la 
naissance  immortelle  du  Fils  de  Dieu  Et  parce 
qu'il  est  naturel  de  se  préparer  à  des  événements 
majeurs,  parce  que  nous  comprenons  d'instinct  que 
tout  ce  qui  est  grand,  que  tout  ce  qui  a  des  effets 
retentissants  et  prolongés,  doit  être  sollicité  par 
des  désirs,  il  s'ensuit  que  l'Église,  agissant  sous 
l'inspiration  divine,  a  dû  nous  ménager  un  temps 
par  lequel  nous  puissions  nous  préparer  à  la  mé- 
moire de  la  naissance  du  Fils  de  Dieu  ici-bas.  C'est 
ce  que  nous  appelons  le  temps  de  l'Avent  ou  de 
l'Avènement. 

Si  vous  l'avez  remarqué,  l'Évangile  qui  termine 
l'année  liturgique,  c'est-à-dire  le  dernier  dimanche 
après  la  Pentecôte,  est  aussi  l'Évangile  qui  com- 
mence cette  même  année.  Au  dernier  dimanche  de 
la  Pentecôte,  l'Évangile  choisi  par  l'Église  nous 
annonce  qu'un  temps  viendra  où  il  y  aura  des  signes 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre ,  où  les  astres  s'ébranle- 
ront et  prendront  un  cours  qui  les  étonnera  eux- 
mêmes.  Les  nations,  habituées  à  l'ordre  de  la  nature, 
seront  prises  d'un  saisissement  d'effroi  en  voyant 
que  dans  ces  armées  si  paisibles  que  la  main  de 
Dieu  avait  disposées  par-dessus  nos  têtes,  il  y  a 
des  mouvements,  des  tressaillements  inaccoutumés, 
des  bataillons  qui  se  déplacent,  enfin  quelque  chose 
qui  annonce  que  tout  se  meut  par  une  ordonnance 
nouvelle  et  sur  un  plan  qui  va  désormais  changer 
les  destinées  visibles  et  invisibles  du  ciel  et  de  la 


SUR  l'Évangile  du  i""  dimancbe  de  l'avent     393 

terre.  Or,  ce  même  Evangile  qui  a  terminé  l'année 
chrétienne,  la  commence  aujourd'hui.  L'un  est  tiré 
de  saint  Matthieu,  l'autre  de  saint  Luc;  mais  au 
fond,  avec  les  variantes  nécessaires  à  tous  les  signes 
véridiques  d'un  même  fait,  cet  Evangile  est  le 
même  pour  le  commencement  comme  pour  la  fin. 

Pourquoi  cela,  mes  Frères?  Pourquoi,  au  moment 
où  il  s'agit  de  nous  préparer  à  la  naissance  du  Fils 
de  Dieu,  vous  parle- 1- on  de  cet  autre  avènement 
qui  doit  tout  terminer?  C'est  que  le  premier  avè- 
nement n'a  été  lui-même  que  la  préparation  et  la 
prophétie  du  second;  c'est  que,  pour  nous,  Jésus- 
Christ,  qui  a  tout  commencé,  doit  tout  finir.  Mais 
cette  raison  générale  ne  nous  suffit  pas. 

Qu'est-ce  que  vient  faire  Notre-Seigneur?N'a-t-il 
pas  accompli  toute  sa  tâche?  Il  est  venu,  il  a  parlé, 
il  a  donné  la  vérité,  il  est  mort  pour  cette  vérité, 
il  a  trouvé  dans  son  sang  la  guérison  pour  les 
âmes  malades,  il  a  fondé  l'Eglise,  il  a  fait  des 
saints  dans  toute  la  suite  des  siècles,  il  a  balayé 
les  impies,  il  les  a  jetés  eux  et  leurs  œuvres  dans 
le  néant!  Eh  bien!  ce  Dieu  créateur,  ce  Dieu 
rédempteur  par  son  sang,  ce  Dieu  qui  règne,  qui 
commande,  qui  est  obéi  de  ceux-là  mêmes  qui  en- 
tendent lui  désobéir,  qui  est  le  dominateur  de  ceu.x- 
là  mêmes  qui  travaillent  contre  sa  domination,  quel 
ouvrage  lui  reste-l-il  donc  à  accomplir?  que  veut-il 
nous  apporter?  pourquoi  cette  rénovation  des  lieux? 
pourquoi  tout  ce  changement,  tous  ces  tressaille- 
ments? Pourquoi?  que  reste-t-il  à  faire? 

Ah!  mes  Frères,  il  reste  une  bien  plus  grande 


394  HOMÉLIE 

chose  que  vous  ne  le  croyez.  Dans  le  premier  avè- 
nement de  Jésus-Christ,  Dieu  s'est  révélé;  Dieu 
est  connu,  il  n'y  a  plus  aucun  mystère  en  lui.  Il 
n'y  p  de  mystères  à  son  égard  que  ceux  que  nous 
voulons  bien  nous  former  à  nous-mêmes;  mais  Dieu 
a  tout  dit;  il  a  dit  sa  pensée,  il  a  dit  sa  volonté,  il 
a  fait  ses  œuvres,  il  a  dit  ses  intentions.  Néan- 
moins il  reste  une  chose  inconnue,  et  celte  chose 
inconnue  c'est  l'homme.  Le  grand  mystère  qui 
reste  à  expliquer  ce  n'est  plus  celui  de  Dieu,  c'est 
celui  de  l'homme.  Le  monde  a  commencé  par  la 
révélation  de  Dieu;  il  doit  se  terminer  par  la  révé- 
lation de  l'homme. 

Voilà  pourquoi,  mes  Frères,  Jésus-Christ  vient 
une  seconde  fois.  Il  n'a  plus  rien  à  nous  dire,  il 
nous  a  tout  dit;  il  n'a  plus  rien  à  faire,  il  a  tout 
fait;  il  n'a  plus  rien  à  consommer  de  son  sang  et  de 
son  être,  car  il  a  dit  en  mourant  sur  la  Croix  :  Con- 
summatum  est!  Tout  ce  qui  est  de  moi,  tout  est 
accompli.  Mais  si  tout  est  dit,  si  tout  est  fait,  si 
tout  est  accompli  pour  ce  qui  est  du  Christ,  tout 
n'est  pas  dit,  tout  n'est  pas  fait,  tout  n'est  pas 
accompli  pour  ce  qui  çst  de  nous. 

Vous  dites  quelquefois  :  «  C'est  un  homme  de  ma 
connaissance.  »  Un  homme  de  votre  connaissance, 
mes  Frères!  Oui,  vraiment,  est-ce  que  vous  croyez 
qu'il  y  a  des  hommes  de  votre  connaissance  ?  Vous 
croyez  connaître  un  homme!  Mais  si  vous  connais- 
siez un  seul  homme,  vous  connaîtriez  des  mystères 
plus  profonds  que  les  mystères  mêmes  de  Dieu. 
Tout  homme  est  un  abîme,  même  à  ses  amis  les 


SUR  l'évanuile  du  i"""  dimanche  de  l'avent     395 

plus  chers,  même  à  ceux  pour  qui  il  n'a  rien  de 
caché.  Si  l'homme  était  connu,  eh!  mon  Dieu, 
l'ordre  serait  établi.  Si  nous  pénétrions  la  con- 
science des  grands  et  des  petits,  si  les  intentions 
nous  étaient  manifestes,  si  dans  le  moment  où  je 
vous  parle  il  y  avait  la  publicité  des  consciences,  le 
bien  serait  le  maître  et  le  mal  serait  relégué  à  la 
place  où  il  doit  être,  c'est-à-dire  à  la  place  du 
mépris  et  de  l'impuissance  absolue.  Mais  le  mal 
peut  être  le  maître,  et  il  l'est  trop  souvent,  parce 
qu'au  fond  l'homme  est  inconnu,  parce  qu'il  ne 
porte  pas  au  dehors  de  lui  ce  qui  est  en  lui.  Il 
faut  donc,  mes  très  chers  Frères,  que  tout  ce  qui 
reste  d'obscur ,  et  il  n'y  a  d'obscur  que  ce  qui 
vient  de  l'homme,  soit  connu.  Vous  accusez  Dieu; 
vous  dites  en  examinant  les  choses  qu'il  n'est  pas 
bon,  qu'il  n'est  pas  sage,  qu'il  n'est  pas  puissant. 
Cette  obscurité  ne  vient  pas  de  lui;  elle  vient  de 
nous.  Il  est  donc  nécessaire  qu'il  y  ait  une  révé- 
lation de  l'homme  par  Dieu,  et  c'est  pour  faire 
cette  révélation  que  le  second  avènement  de  Jé- 
sus-Christ doit  s'accomplir. 

De  même  qu'il  y  a  eu  un  premier  Évangile  que 
l'apôtre  saint  Paul  appelle  l'Évangile  de  Dieu,  il 
doit  y  avoir  un  second  Évangile  qui  est  l'Évangile 
de  l'homme.  Le  premier  Évangile  est  immortel; 
le  second,  celui  de  l'homme,  doit  être  immortel 
aussi.  Or  voyons  ce  qui  s'y  trouvera. 

Vous  avez  pu  remarquer  dans  le  premier  Évan- 
gile, dans  l'Évangile  de  Dieu,  deux  actions  colla- 
térales ou  parallèles,  qui  ne  se  séparent  jamais. 


396  HOMÉLIE 

L'une  est  celle  de  Notre -Seigneur,  de  Dieu  rendu 
visible,  de  l'Homme  parfait  qui  sème  des  vérités  et 
des  bontés  à  chaque  pas;  c'est  là  le  côté  tendre, 
aimable,  le  côté  saisissant  et  attendrissant  de  l'Évan- 
gile. Mais  dans  ce  même  corps  de  choses,  de  faits 
et  de  doctrines,  nous  discernons  une  autre  action, 
action  mauvaise,  action  impie,  action  scélérate, 
action  diabolique  ;  nous  voyons  s'y  manifester  ce 
qui  a  scandalisé  tous  les  hommes  qui  ne  suivent 
que  les  instincts  de  la  lumière  purement  naturelle; 
nous  y  voyons  surgir  un  personnage,  que  nous 
appelons  le  démon,  l'esprit  de  ténèbres,  le  mauvais 
esprit,  qui  combat  contre  le  Christ,  qui  le  prend 
par  les  cheveux,  le  porte,  tout  saint  qu'il  est, 
sur  le  pinacle  du  temple,  lui  montre  l'univers,  le 
tente  d'orgueil,  de  sensualisme;  qui  agit  par- des- 
sous terre,  convoque  les  princes  et  les  prêtres,  le 
fait  trahir  par  ceux  qui  auraient  dû  l'aimer  le  plus; 
qui,  finalement,  le  mène  à  la  Croix,  et  là,  le  voyant 
pendu  et  impuissant  en  face  de  tous  les  anciens  et 
de  tous  les  siècles  présents  et  à  venir,  rit  une  der- 
nière fois  d'un  rire  bientôt  détrompé  par  la  résur- 
rection, lorsque  Jésus-Christ,  sortant  de  son  tom- 
beau, apparaît  à  ce  monstre  et  lui  dit  :  «  Moi,  que 
tu  as  tué,  je  suis  vivant,  et  pour  toujours  !  » 

Eh  bien  !  mes  Frères ,  dans  notre  Evangile  à 
nous,  les  deux  pages,  la  page  de  droite  et  la  page 
de  gauche  s'y  trouvent  aussi.  11  y  a  l'homme  qui 
est  bon,  l'homme  qui  est  vrai,  l'homme  qui  est 
charitable,  l'homme  qui  est  aimant,  l'homme  qui 
continue  le  Christ;  c'est  là  la  belle  page  de  notre 


SDR   l'évangile   du    I"    DIMANCHE   DE   l'aVENT       397 

Évangile.  Mais  cette  page  est  voilée;  cette  page, elle 
n'est  pas  connue  ;  nous  opérons  le  bien  sans  être 
vus,  et  lorsque  l'Apôtre  a  voulu  définir  notre  vie, 
il  a  dit  :  Abscondila  est  viia  vestra  in  Deo  cum 
Chvisto.  «  Votre  vie  est  cachée  en  Dieu  avec  le 
Christ.  »  Votre  vie  est  cachée!  on  croit  la  voir  et  on 
ne  la  voit  pas. 

Il  n'y  a  pas  si  chétive  àme  de  chrétien,  pauvre, 
dénué,  en  haillons,  cherchant,  par  un  travail  con- 
tinu, à  gagner  sa  vie,  qui  ne  porte  au  dedans  d'elle, 
caché  à  tous  les  regards,  quelque  chose  d'admirable 
que  personne  ne  peut  voir,  qu'elle-même  ne  voit 
pas  complètement.  Les  larmes  des  saints  ne  sont 
pas  connues  des  yeux  qui  les  répandent;  les  au- 
mônes qui  sortent  des  mains  chrétiennes,  si  la 
main  droite  qui  les  donne  les  connaît,  l'Evangile 
dit  que  la  main  gauche  ne  s'en  est  pas  aperçue. 
Nous  marchons,  au  dedans  de  nous,  inconnuo  à 
tous  les  autres  et  à  nous-mêmes;  nous  doutons  de 
nous,  nous  travaillons  à  notre  salut  avec  tremble- 
ment, comme  dit  l'apôtre  saint  Paul.  Nous  sommes 
effrayés,  nous  nous  trouvons  petits,  misérables; 
nous  nous  prenons  à  croire  à  tout  moment  que  nous 
ne  sommes  rien ,  que  nous  ne  faisons  rien ,  que  nous 
ne  pouvons  rien;  nous  sommes  un  mystère  caché. 
C'est  la  belle  page  de  notre  Évangile,  et,  je  le  répète, 
personne  ne  la  connaît.  Nous  sommes  moqués,  in- 
sultés; on  dit  que  nous  sommes  des  gens  de  dévotion, 
qu'on  méprise,  dont  on  se  rit;  quelques  chrétiens 
souvent  rient  eux-mêmes  lorsqu'ils  voient  pratiquer 
certaines  choses.  Ainsi,  mes  Frères,  nous  passons 


398  HOMÉLIE 

sur  cette  terre  en  faisant  le  bien  comme  le  faisait  le 
Christ;  si  ce  n'est  nous,  du  moins  quelques-uns 
parmi  nous,  passent  en  foisant  le  bien.  Nous  pas- 
sons sans  être  vus,  sans  être  connus,  sans  être 
appréciés. 

Et  à  côté,  il  y  a  l'autre  page,  la  page  mauvaise, 
la  page  corrompue,  la  page  égoïste;  à  côté  de 
l'homme  divinisé,  il  y  a  l'homme  diabolisé.  Comme 
Jésus-Christ  dans  son  règne  invisible  avait  le  démon 
pour  obstacle  et  pour  ennemi,  nous  avons  aussi 
pour  obstacle  et  pour  jnnemi  parmi  nous  des  dé- 
mons qui  ne  sont  occupés  qu'à  pervertir  et  à  ren- 
verser le  royaume  de  Dieu.  Vous  ne  le  croyez  pas, 
c'est  tout  simple  :  vous  êtes  dupés;  il  est  tout 
naturel  que  vous  ne  voyiez  pas  plus  l'abîm-e  du 
crime  que  l'abîme  de  la  vertu.  Si  tout  à  coup  la 
page  droite  et  la  page  gauche  de  l'Évangile  vous 
étaient  révélées,  vous  seriez  dans  un  saisissement 
d'admiration  pour  la  page  de  la  vertu ,  et  en  même 
temps  vous  reculeriez  d'épouvante  devant  la  page 
du  mal.  Si  vous  saviez  ce  que  l'homme  mauvais 
prépare,  ce  qu'il  fait  dans  ce  moment  sur  tous  les 
points  du  globe,  ses  desseins,  ses  plans,  ses  espé- 
rances, même  en  le  voyant,  vous  ne  pourriez  pas 
le  croire,  parce  qu'encore  que  vous  soyez  mauvais, 
vous  n'êtes  pas  voués  au  mal;  vous  êtes  du  côté  faible, 
vous  êtes  du  côté  qui  abandonna  Jésus-Christ  à  sa 
Passion,  non  pas  par  trahison,  mais  parce  qu'il  ne 
voyait  pas  clairement  et  qu'il  ne  comprenait  pas  ce 
que  faisait  Judas,  ce  que  faisaient  tous  ces  hommes 
qui  ont  sacrifié  Jésus-Christ  le  sachant  et  le  voulant. 


SUR  l'Évangile  du  i""  dimanche  de  l'avent    399 

Eh  bien!  nous  voilà!  Tout  s'est  troublé  par  l'obs- 
curité de  la  vertu  et  par  l'obscurité  du  crime;  nos 
bataillons  se  mêlent  et  s'entrelacent;  le  bien  est 
à  côté  du  mal,  le  saint  à  côté  du  scélérat.  Et  cela 
change  à  tout  moment  :  celui  qui  était  saint  devient 
un  abîme  de  crimes,  et  celui  qui  était  un  abîme 
de  crimes  devient  saint.  Nous  n'y  comprenons  rien; 
tous  nous  allons  au  hasard,  et  c'est  ce  qui  fait  qu'à 
chaque  moment  nous  nous  demandons  :  «  Mais,  mon 
Dieu,  où  allons -nous?  »  La  terre  tremble,  les 
collines  fuient,  les  fleuves  remontent  à  leur  source. 
Est-ce  que  le  mal  ne  va  pas  triompher  du  bien  ?  Où 
est  le  bien?  Le  bien  est  invisible  et  le  mal  aussi, 
et  cela  sera  jusqu'à  la  fin  du  monde.  11  est  juste 
que  le  Christ  vienne  pour  nous  révéler  nous-mêmes  à 
nous-mêmes,  pour  que  Dieu  soit  justifié  et  glorifié, 
pour  que  l'homme  soit,  lui  aussi,  justifié  et  glorifié. 
Telle  est  la  raison  du  second  avènement  de  Jésus- 
Christ.  Et  qu'y  fera-t-il?  Rien  qu'une  chose  :  il  y 
établira  la  publicité  des  consciences.  Si  un  homme 
vous  révélait  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  pense  et  ce  qu"il 
veut,  il  ne  vous  tromperait  jamais.  Il  vous  dirait  : 
«  Je  veux  vous  vendre  ceci ,  mais  je  vous  avertis 
que  mon  intention  est  de  vous  le  vendre  deux  fois 
plus  cher  que  cela  ne  coûte;  je  veux  vous  vendre 
ceci ,  je  vous  le  donne  comme  bon ,  mais  je  vous 
préviens  que  cela  est  détestable.  »  Et  ainsi  de  suite 
pour  tout  le  reste,  depuis  le  plus  petit  projet  des 
hommes  jusqu'aux  plus  grands  desseins  des  poten- 
tats. Si  chacun  nous  disait  :  «  Voici  ce  que  je  veux, 
voici  ma  pensée,  mon  acte,  mon  intention,  '^  nous 


400  HOMÉLIE 

ne  serions  trompés  en  rien,  et  comme  le  mal  est 
horrible  quand  on  le  voit  face  à  face,  le  mal  serait 
exclu  par  cela  seul  qu'il  serait  vu. 

Le  Christ  gravissant  la  montagne  et  annonçant 
à  ses  disciples  qu'ils  allaient  devenir  apôtres  et 
martyrs  de  son  Évangile,  leur  disait  :  Vous  serez 
conduits  devant  les  tribunaux  de  la  terre,  devant  les 
présidents  et  les  juges;  on  vous  reniera,  on  vous 
abandonnera;  le  fils  livrera  son  père,  le  père  livrera 
son  fds,  et  vous  serez  en  haine  à  tous  à  cause  de 
mon  nom.  Il  ajoutait  et  terminait  par  cette  mémo- 
rable parole  :  Cependant  ne  les  craignez  pas  !  Pour- 
quoi? Quelle  raison  donne-t-il  pour  que  nous  ne  les 
craignions  pas?  Il  dit  :  Ne  les  craignez  pas,  car  il 
n'y  a  rien  de  caché  qui  ne  sera  découcert,  et  il  n'y 
a  rien  d'obscur  qui  ne  sera  dévoilé. 

Voilà,  mes  Frères,  noire  certitude  du  triomphe. 
Nous  n'avons  pas  besoin  d'honneurs,  nous  n'avons 
pas  besoin  de  puissance;  nous  avons  besoin  sim- 
plement que  ce  qui  est  inconnu  soit  connu,  que  ce 
qui  est  secret  soit  dévoilé.  Gela  seul  suffira  pour 
notre  avenir;  et  aussi,  mes  Frères,  celte  consolation 
nous  sera  donnée  pour  la  justification  de  Dieu  et 
pour  la  nôtre.  On  verra  la  vertu  et  la  conscience 
des  uns ,  la  vertu  et  la  conscience  des  autres. 

Ainsi,  ce  qui  doit  tout  terminer,  cette  grande 
révélation  de  l'homme  qui  est  la  consommation  de 
toutes  choses,  sera  la  publicité  des  consciences. 
Dieu  prendra  cette  vengeance  et  sera  le  maître  le 
jour  où  les  consciences  seront  à  l'état  public.  Et 
c'est  pourquoi,    mes  Frères,   le    Christ,  en  nous 


SUR  l'Évangile  du  i»""  dimanche  de  l'a  vent    401 

annonçant,  pour  la  première  fois,  cette  fin  dans 
l'Évangile  d'aujourd'hui,  nous  dit  des  paroles  qui 
ont  comme  un  retentissement  d'orgueil.  Après  nous 
avoir  peint  toutes  les  commotions  du  monde,  après 
avoir  tîté  jusqu'à  dire  que  les  vertus  des  cieux 
seront  ébranlées,  il  ajoute  :  His  fieri  incipieniibus , 
lorsque  ces  choses  commenceront,  levez  la  tête, 
regardez  à  l'Orient  :  Respicile  et  levale  capita  vestra, 
levez  vos  tètes,  vous  qui  les  aurez  tenues  par  terre 
pendant  de  si  longs  siècles  :  Quoniam  appropinquai 
redemptio  vestra;  parce  que  votre  rédemption  est 
proche,  la  rédemption  de  la  publicité,  la  rédemp- 
tion de  la  publicité  des  consciences.  Et  afin  de 
profiter  d'une  manière  pratique  de  cette  leçon  qui 
nous  est  donnée,  pour  nous  préparer  à  la  mémoire 
du  premier  avènement  de  Notre-Seigneur,  commen- 
çons, c'est  là  l'enseignement  positif  qui  nous  est 
donné  aujourd'hui,  commençons  par  pratiquer  au 
dedans  de  nous  la  publicité  de  la  conscience. 

Vous  me  direz  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela  : 
pratiquer  la  publicité  de  la  conscience?  »  Le  voici. 
Dès  que  nous  avons  une  pensée,  qu'elle  s'offre  à 
nous,  demandons- nous  :  «  Pourrais- je  avoir  cette 
pensée  devant  tout  le  monde?  pourrais-je  la  montrer 
et  la  mettre  à  la  face  de  tout  l'univers?  Non.  »  Eh 
bien!  laissons  celte  pensée;  elle  est  diabolique. 
«  Pourrais-je  dire  le  dessein  que  j'ai  conçu,  le  dire 
à  mes  amis,  le  dire  à  tout  le  monde?  »  Si  je  le  peux, 
allons  à  la  fin,  je  suis  sur  que  je  suis  dans  la  vérité  et 
dans  la  justice.  «  Cette  intention  que  j'ai  par  rapport 
à  celte  personne  et  à  celle  chose,  pourrais-je  la  lui 
I  26 


402  HOMÉLIE 

dévoiler?  pourrais-je  lui  dire  :  «  J'ai  telle  intention  à 
votre  égard?»  Si  je  le  puis,  mon  intention  est  par- 
faite, je  puis  être  tranquille  et  la  suivre. 

Il  en  est  de  même,  mes  Frères,  de  tout  ce  que  nous 
faisons,  et  le  chrétien  véritable  est  celui  qui  peut 
se  manifester  ainsi  à  ses  proches.  Le  Christ  nous  a 
dit  d'avoir  la  simplicité  de  la  colombe.  A  mesure 
que  nous  devenons  chrétiens,  non  seulement  pour 
nous-mêmes,  mais  pour  les  autres,  nous  devons 
dire  franchement,  sincèrement,  expressément  notre 
pensée,  notre  intention,  notre  conscience.  Le  vrai 
chrétien  est  un  homme  public;  le  vrai  chrétien, 
c'est  un  homme  qui   est  arrivé  à  ce  caractère  si 
aimable  de  la  franchise.  Il  dit:  «  Pour  moi,  voilà 
mon  opinion,  voilà  le  dessein  que  j'ai,  voilà  mon 
intention;  je  me  contenterai  de  ceci  ;  si  j'arrive  là, 
je  suis  un  homme  heureux,  un  homme  content,  » 
et  amsi  du  reste.  Mais  l'homme  qui  ne  met  jamais 
sur  ses  lèvres  ses  vrais  desseins,  ses  vraies  inten- 
tions,   l'homme  caché,   l'homme  subtil,  l'homme 
retors,  l'homme  serpent,  celui-là,   il   est  loin  du 
christianisme.  Car,  je  vous  le  demande,  qu'a-t-on 
de  caché  quand  on  fait  le  bien?  Quand  on  le  fait, 
qu'a-t-on  à  retenir  au  dedans  de  soi  ?  Rien,  Et  nous 
possédons  cette  simplicité  et  cette  franchise  au  degré 
où  nous  sommes  imbus  intérieurement  de  la  force 
et  de  la  sève  du  christianisme  véritable. 

Aussi  rien  n'est  aimable  comme  le  vrai  chrétien. 
Si  une  personne  n'est  pas  aimable,  vous  pouvez 
assurer  qu'il  lui  manque  quelque  chose  pour  être 
chrétienne.  Et  lorsqu'on  dit  de  telle  personne  qu'elle 


SUR   l'évangile    du    !<"■   DIMANCHE   DE   l'aVENT      403 

est  chrétienne,  mais  qu'elle  a  un  détestable  caractère, 
on  se  trompe  sur  la  première  partie.  Si  on  était 
chrétien,  toutes  choses  en  sortant  au  dehors  seraient 
naturellement  la  vérité,  la  charité,  la  bonté.  C'est 
ce  que  nous  voyons  dans  tous  les  saints  :  vous  ne 
lirez  jamais  la  vie  d'un  saint  sans  être  pénétré  de 
son  amabilité.  La  sainteté,  on  peut  la  définir  l'ama- 
bilité à  son  suprên^e  degré,  et  aussi  la  franchise 
et  la  simplicité  à  leur  suprême  degré. 

En  second  lieu,  il  ne  suffit  pas,  pour  nous  préparer 
à  la  grande  révélation  de  l'Évangile,  à  la  révélation 
dernière,  il  ne  suffit  pas  de  pratiquer  au  dedans 
de  nous  l'universalisation,  la  publicité  des  con- 
sciences; nous  devons  la  pratiquer  en  une  autre 
façon  qui  est  une  des  merveilles  du  christianisme, 
et  que  nous  appelons  la  confession. 

Vous  avez  très  souvent  regardé  comme  quelque 
chose  d'extraordinaire  et  de  bizarre,  comme  une 
idée  tout  à  fait  étrange  de  se  mettre  aux  pieds 
d'un  autre  homme  pour  lui  dire  ce  qu'on  a  pensé, 
ce  qu'on  a  voulu ,  ce  qu'on  a  senti  et  ce  qu'on  a 
fait.  Pas  du  tout.  C'est  l'initiation  même  au  chris- 
tianisme, c'est  l'initiation  môme  à  notre  propre 
triomphe,  puisque  notre  triomphe  c'est  notre  ré- 
vélation. Lorsque  nous  choisissons  une  âme  à  qui 
nous  ouvrons  toute  la  nôtre,  nous  ne  faisons  pas 
un  acte  étrange,  nous  faisons  l'acte  sauveur,  l'acte 
rédempteur,  l'acte  consommateur  de  notre  triomphe 
qui  est  de  pouvoir  nous  montrer;  car,  si  nous  ne 
pouvons  pas  nous  montrer  ici -bas  à  un  homme, 
comment  nous  montrerons-nous  à  tous  dans  le  ciel? 


404  HOMÉLIE 

Par  conséquent,  la  confession,  c'est  l'initiation  de 
ce  qui  est  notre  gloire;  la  confession  n'est  qu'une 
révélation,  et  plus  la  révélation  s'élend,  plus  nous 
pouvons  nous  révéler  à  tous,  plus  notre  gloire 
s'étend,  puisque  notre  gloire,  encore  une  fois,  serait 
d'être  vus  de  tous.  La  gloire?  c'est  la  connaissance 
d'un  être  répandue  au  plus  loin  possible,  c'est  la  con- 
naissance de  ce  qu'il  a  de  bien ,  de  bon,  de  vrai,  de 
beau.  Donc,  nous  préparer  parla  confession  à  être 
connus ,  c'est  nous  préparer  à  la  gloire  ;  c'est  détruire 
en  nous,  par  la  nécessité  même  de  celte  ouverture, 
ce  qui  est  un  obstacle  à  nos  propres  yeux  pour  être 
connus,  pour  que  nous  osions  nous  présenter  à  l'as- 
semblée des  saints  dans  ce  dernier  jour. 

Et,  chose  remarquable  !  il  semblerait  que  plus  on 
devient  pur,  plus  on  devrait  avoir  horreur  de  la 
confession  d'âme  à  âme,  puisqu'on  connaît  ce  que 
l'Écriture  appelle  le  péché,  c'est-à-dire  le  mal.  Cepen- 
dant c'est  le  contraire  qui  arrive.  Plus  une  âme  se 
purifie,  plus  elle  a  de  facilité  à  avouer  ses  fautes 
les  plus  simples  :  en  sorte  qu'elle  finit  par  y  trouver 
une  espèce  de  satisfaction,  et  qu'on  voit  des  âmes  à 
qui  il  faut  interdire  l'exposition  de  leur  conscience, 
tant  elles  voudraient  révéler  souvent  à  tout  le 
monde  ce  qu'elles  sont,  comme  saint  Augustin  l'a 
fait  dans  ses  Confessions.  D'autre  part,  plus  on  est 
dans  le  mal  et  plus  il  semble  que  l'aveu  du  mal 
devrait  paraître  naturel.  Et  cependant,  plus  nous 
sommes  dans  cet  étal,  plus  nous  avons  horreur  de 
dire  ce  que  nous  pensons  et  ce  que  nous  faisons  :  en 
sorte  que  c'est  le  mal  qui  a  peur  de  lui-mênu'.  Le 


SUR  l'Évangile  dd  i^f  dimanche  de  l'avent    405 

bien  n'a  pas  peur  du  mal.  Quand  nous  faisons  le 
bien,  nous  n'appartenons  plus  à  nous-mêmes,  et  les 
autres  ne  peuvent  plus  voir  le  mal  qui  a  été  en  nous 
qu'à  travers  la  lumière  splendide  du  bien;  ce  mal 
n'est  qu'une  ombre  qui  fait  ressortir  la  lumière. 
Dans  un  tableau,  l'ombre  qui,  toute  seule,  est  une 
chose  horrible,  qui  ne  peut  pas  même  se  discerner, 
s'éclaire  en  présence  de  la  lumière  produite  par  le 
peintre;  elle  la  fait  ressortir  davantage.  La  lumière 
et  l'ombre  engendrent  sur  la  toile  ces  merveilles 
de  l'art  que  les  yeux  ne  se  lassent  jamais  de  con- 
templer; car  on  n'admire  pas  la  lumière  toute  seule, 
on  admire  le  mélange  de  la  lumière  et  de  l'ombre, 
qui  se  font  ressortir  mutuellement.  Il  n'y  a  que 
Dieu  qui  puisse  être  vu  environné  d'une  lumière 
toute  pure;  c'est  son  privilège.  Mais  il  n'y  a  pas 
d'âmes  qui  n'aient  leur  côté  d'ombres,  ne  fût-ce 
que  par  suite  du  péché  originel. 

Voilà  ce  que  nous  sommes,  et,  au  degré  où  nous 
le  sommes,  nous  pourrions  faire  notre  confession 
comme  la  faisaient  les  premiers  chrétiens,  en  public. 
Nous  sentons  alors  que  nous  sommes  purs.  A  me- 
sure que  notre  perfection  intérieure  grandit,  notre 
piédestal  de  la  confession  s'élève  ;  nous  pouvons 
nous  montrer  à  tous  les  regards;  nous  pourrions 
écrire  notre  confession ,  comme  saint  Augustin ,  et 
personne  ne  la  lirait  avec  scandale  :  le  livre  des 
Confessions  de  saint  Augustin  est  resté  son  livre 
privilégié,  son  livre  admirable,  son  livre  touchant, 
et  le  titre  principal  de  sa  gloire. 

Ainsi,  mes  Frères,  pratiquons   la  publicité  des 


406  BOMÉLIE 

consciences  pour  nous  préparer  à  la  fête  de  la  Nati- 
vité de  Notre-Seigneur.  Demandons -nous  si  nous 
poumons  faire  et  penser  devant  tout  le  monde  ce 
que  nous  faisons  et  pensons  en  particulier.  Puis 
demandons-nous  à  quel  degré  nous  sommes  par- 
venus dans  la  confession  de  nous-mêmes:  le  degré 
où  nous  sentirons  la  facilité  de  cette  confession, 
est  le  degré  môme  où  nous  sommes  prêts  à  com- 
paraître devant  le  genre  humain,  Dieu  compris, 
puisqu'il  s'est  fait  homme. 

C'est  ce  que  Dieu  exige  de  vous,  et  s'il  en  est 
ici  qui,  jusqu'à  présent,  aient  pratiqué  la  publicité 
de  leur  conscience  avec  trouble,  douleur  et  affliction, 
qu'ils  apprennent  à  connaître  ce  qu'est  cette  con- 
fession. C'est  la  gloire  môme,  la  préparation  à  notre 
seule  gloire.  Nous  n'avons  qu'une  gloire,  ce  sera 
d'être  connus  un  jour.  Hélas  !  nous  vivons  en  nous 
calomniant,  en  nous  haïssant,  en  nous  offensant  les 
uns  les  autres,  parce  que  nous  ne  nous  connaissons 
pas.  Mais  un  confesseur  ne  peut  ni  haïr  ni  mépriser 
son  pénitent;  cela  lui  est  impossible.  Il  y  a  une 
loi  qui  n'est  pas  d'établissement  divin,  mais  qui  est 
puisée  dans  les  profondeurs  mêmes  de  la  nature 
des  choses.  Il  est  impossible  à  celui  qui  confesse, 
homme  ou  prêtre,  qui  que  ce  soit,  de  mépriser  celui 
qui  se  confesse.  Que  le  plus  grand  des  scélérats, 
descendu  dans  le  dernier  degré  de  l'abjection,  des 
passions,    des   châtiments   humains,    vienne  vers 
vous,  qu'il  s'agenouille  devant  vous,  se  confesse 
à  vous,  il  vous  sera  d'une  impossibilité  morale, 
métaphysique,  absolue,  de  le  mépriser.  Au  moment 


SUR  l'évangile  du  i"""  dimanche  de  l'avent    407 

où  il  se  montre,  vous  l'aimez.  Je  ne  sais  pas  pour- 
quoi; je  sais  que  c'est  la  loi,  que  je  l'éprouve; 
je  comprends  qu'il  en  doit  être  ainsi,  parce  que, 
si  misérable  que  l'on  soit,  se  faire  connaître,  c'est 
avoir  le  plus  grand  des  courages,  c'est  se  changer, 
se  transformer,  c'est,  en  un  mot,  avoir  fait  son 
avènement  au  bien.  Or,  quand  un  homme  est  dans 
le  bien,  qu'importe  d'où  il  vient?  Plus  la  fange 
d'où  il  s'est  transformé  dans  la  vérité  est  pro- 
fonde, plus  son  avènement  dans  la  vérité  est  une 
chose  admirable.  Lorsqu'un  homme  sort  du  crime, 
et  qu'il  dit  en  sortant  :  «  Je  suis  un  criminel  et  un 
infâme,  »  à  ce  moment  il  est  un  héros  de  la  vérité 
et  de  la  vertu.  Il  y  a  impossibilité  d'avoir  un  sen- 
timent de  mépris  pour  lui.  Quand  les  saints  dans 
le  ciel,  au  jour  de  la  grande  et  éternelle  publicité, 
paraîtront  avec  toutes  leurs  imperfections  et  leurs 
fautes,  ils  puiseront  dans  ces  imperfections  et  dans 
ces  fautes  mêmes,  qui  seront  comme  le  piédestal  de 
leur  triomphe,  une  grandeur  d'autant  plus  élevée 
et  d'autant  plus  admirée. 

Quand  on  veut  être  aimé,  respecté,  vénéré,  il 
faut  se  confesser.  Si  vous  n'avez  plus  une  âme  qui 
vous  aime,  plus  personne  qui  vous  respecte,  si 
tout  le  monde  vous  fuit,  se  défie  de  vous,  prenez 
un  charbonnier  que  vous  rencontrerez  au  coin  d'une 
rue,  confessez -vous  à  lui.  Non  seulement  il  vous 
plaindra,  mais  il  vous  aimera;  vous  aurez  un  ami 
pour  vous.  Voilà  ce  que  Dieu ,  à  qui  nous  nous 
confessons,  bien  malgré  nous,  est  pour  nous.  Quand 
la  terre  n'est  plus  rien    pour  nous,  quand  nous 


408  HOMÉLIE 

sommes  misérables,  odieux  et  abjects,  un  simple 
regard  de  confession,  d'élévation  vers  Dieu  nous 
réconcilie  avec  nous  et  avec  lui.  Il  ne  peut  pas 
nous  mépriser  quand  nous  nous  confessons  à  lui; 
cela  lui  est  impossible.  Dieu  est  la  pureté  môme; 
le  crime,  en  se  confessant  à  lui,  est  vertu  :  la 
grandeur  de  l'homme  est  sauvée,  lors  même  que 
le  ciel  et  la  terre  ne  le  voudraient  pas.  C'est  pour- 
quoi il  est  écrit  que  si,  au  plus  profond  des  abîmes 
de  l'enfer,  un  démon  pouvait  avoir  un  regard  de 
confession  avec  Dieu,  il  monterait  à  l'instant  à  la 
voûte  du  ciel  et  y  brillerait  comme  une  étoile  qui 
ne  s'éteindrait  jamais. 

En  un  mot,  être  vu,  connu,  c'est  la  gloire;  il  n'y 
en  pas  d'autre  sur  la  terre.  Qu'est-ce  qa'un  homme 
qui  a  la  gloire?  C'est  un  homme  qui  est  nommé, 
qui  est  vu,  qui  est  connu,  un  homme  dont  on  suit 
la  trace,  qui,  montant  dans  une  voiture,  ou  en  des- 
cendant, fait  dire  :  «Monsieur  un  tel  est  parti;  il  est 
arrivé.  »  Il  est  connu,  on  le  discerne  dans  la  rue, 
sur  les  places  publiques  ;  on  dit  :  Le  voilà  !  Eh  bien  ! 
la  confession  que  nous  donnons  tous  les  jours,  c'est 
cette  publicité,  c'est  la  révélation  de  notre  intérieur, 
qui  fait  que  nous  sommes  un  homme  connu,  que 
nous  arrivons  à  la  notoriété  publique.  Par  consé- 
quent, la  confession  et  la  gloire,  c'est  une  seule  et 
même  chose.  La  confession,  la  publicité,  la  gloire, 
ce  sont  des  synonymes,  et  quand  Dieu  nous  a  im- 
posé la  confession ,  il  n'a  fait  que  nous  imposer  la 
dignité  et  la  nécessité  d'être  grands  et  glorieux. 

J'espère  donc,  mes  Frères,  que  parmi  vous  il 


SUR  l'Évangile  du  ii«  dimanche  de  l'avent    409 

y  en  aura  qui  se  sentiront  portés,  pour  cette  belle 
fête  de  Noël,  vers  cette  pratique  intérieure  et  exté- 
rieure de  la  publicité  des  consciences,  qui  est  la 
pratique  même  de  la  justiOcBtion  et  de  la  glorifica- 
tion. 


SDR  L'EVANGILE  DU  II»  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

L'ÉVANGÉLISATION  DES  PAUVBES 
CARACTÈRE   PRINCIPAL   DE   LA  MISSION   DE   JÉSUS -CHRIST 

Préchée  le  9  décembre  1849, 

TEXTE  1 

Mes  Frères  , 

Lorsqu'on  entre  à  Rome  par  la  route  de  Naples,  à 
peine  a-t-on  franchi  la  porte,  qu'on  découvre  à  sa 
gauche  un  monument  imposant.  On  s'approche,  on 
s'arrête,  on  regarde  et  on  y  lit  cette  inscription  : 
Dogmate  papali  et  imperiali  mihi  daium  est  esse 
mater  et  caput  omnium  ecclesiarum.  Par  un  décret 
papal  et  impérial,  il  m'a  été  donné  d'être  la  mère  et 
la  tête  de  toutes  les  églises  !  On  regarde  de  nouveau, 
et  plus  haut  on  lit  cette  autre  inscription  :  Joanni  et 
Salvatori.  A  Jean  et  au  Sauveur. 

Quel  est,  mes  Frères,  ce  Jean  dont  le  nom  pré- 
cède celui  du  Sauveur  sur  la  première  église  de  la 

'  Publié  par  la  Tribnne  sacrée,  décembre  1849;  par  VEncy- 
clopèdie,  etc.,  loc.  cit. 


410  HOMÉLIE 

chrétienté,  sur  cette  fameuse  église  de  Saint-Jean 
de  Latran?  Était-ce  un  prophète?  Non;  il  a  déclaré 
lui-même  qu'il  n'était  pas  prophète.  Était-ce  un 
apôtre?  Pas  davantage;  il  n'a  jamais  annoncé  la 
doctrine  du  Christ.  Était-ce  un  martyr?  Non ,  du 
moins  dans  le  sens  absolu  du  mot;  il  a  versé  son 
sang,  mais  il  l'a  versé  pour  -une  autre  cause  que 
celle  du  Christ,  pour  rendre  témoignage  à  la  sain- 
teté du  mariage  et  de  la  famille. 

Qu'était-ce  donc  que  Jean,  qui  n'était  ni  un  pa- 
triarche, ni  un  prophète,  ni  un  apôtre,  ni  un  mar- 
tyr, et  dont  le  nom  a  mérité  d'être  inscrit,  avant  celui 
du  Christ ,  sur  la  première  des  églises  chrétiennes? 

Aujourd'hui,  mes  Frères,  dans  l'Évangile  du  se- 
cond dimanche  de  l'Avent.  ce  mystère  nous  est 
expliqué  par  la  bouche  de  Notre-Seigneur  lui-même, 
Il  demande  à  ceux  qui  étaient  allés  voir  Jean  :  Qui 
êtes  vous  donc  allés  voir  dans  le  désert?  Est-ce  un 
roseau  agité  par  le  vent?  Notre-Seigneur  voulait  par 
cette  définition  désigner  l'homme;  il  voulait  dire  : 
«  Est-ce  un  homme  que  vous  êtes  allés  voir  dans  le 
désert?  »  Il  n'attend  pas  même  la  réponse  de  la 
multitude,  car  la  multitude  ne  va  pas  au  désert 
pour  voir  un  roseau  agité  par  le  vent.  Il  reprend  et 
il  dit  :  Est-ce  un  homme  vêtu  d'habits  riches  que 
vous  êtes  allés  voir?  c'est-à-dire  :  <<■  Êtes -vous  allés 
voir  un  grand  de  la  terre?  »  Il  n'a  pas  besoin  de  ré- 
pondre au  silence  de  la  multitude,  car  les  hommes 
ne  courent  pas  au  désert  pour  aller  voir  des  grands; 
ce  n'est  pas  là  qu'ils  les  cherchent.  Et,  reprenant 
encore,  Jésus- Christ  ajoute  :  Est-ce  donc  un  pro- 


SUR  l'Évangile  du  ii«  dimanche  de  l'avext    411 

phèle  que  vous  êtes  allés  voir?  Oui,  un  prophète  et 
plus  qu'un  prophète,  car  c'est  celui  dont  il  a  été 
écrit:  Voici  que  j'envoie  mon  ange  devant  toi,  qui 
préparera  tes  voies.  Et  en  vérité,  parmi  les  enfants 
des  hommes,  il  ne  s'en  est  jamais  levé  un  plus  grand 
que  Jean -Baptiste. 

Jean- Baptiste,  mes  Frères,  a  eu  cet  honneur 
unique,  entre  tous  les  hommes,  d'être  le  précurseur 
du  Christ.  Notre -Seigneur  lui-même,  tout  puissant 
qu'il  était,  a  voulu  accomplir  toutes  les  lois  de  l'hu- 
manité. Et  comme  c'est  une  loi  de  l'humanité  de  ne 
jamais  paraître  ici-bas  avec  une  mission,  quelque 
peu  importante  qu'elle  soit,  car  tout  homme  a  une 
mission,  sans  avoir  quelqu'un  qui  lui  prépare  les 
voies  et  qui  est  son  précurseur,  son  introducteur, 
celui  qui  l'établit  dans  le  monde,  qui  le  marque  au 
front;  comme  la  plupart  des  hommes,  pour  ne  pas 
dire  tous,  sont  impuissants  à  briser  cette  voûte 
épaisse  qui  pèse  sur  nous  et  nous  empêche  de  per- 
cer au  dehors  ,  le  Christ  a  voulu  accomplir  cette  loi 
générale  de  l'humanité  et  avoir  un  précurseur  qui 
lui  préparât  les  voies. 

Je  n'entrerai  pas  dans  cette  mémorable  et  belle 
histoire  de  saint  Jean.  Sa  naissance,  son  adoles- 
cence, sa  vie  au  désert,  tous  ses  actes  publics,  je 
vous  engage  à  les  relire  dans  la  sainte  Ecriture  : 
c'est  une  des  plus  grandes  choses,  des  plus  singu- 
lières et  des  plus  douces  qui  soient  contenues  dans 
les  saints  Livres,  que  la  vie  de  cet  homme  depuis 
son  premier  jusqu'à  son  dernier  moment.  Je  suis 
pressé  par  des  vérités  peut-être  plus  importantes  qui 


412  HOMÉLIE 

sont  renfermées  dans  l'Évangile  de  ce  jour;  car  je 
pense  que  vous  me  permettez ,  non  pas  d'abdiquer  le 
mystère  que  nous  célébrons  aujourd'hui,  mais  de  le 
laisser  de  côté  dans  votre  foi  et  dans  votre  charité 
profonde  pour  la  très  sainte  Vierge,  afin  de  suivre 
dans  le  temps  de  l'A  vent  les  pensées  qui  nous  sont 
présentées  à  méditer  par  la  sainte  Église.  Ce  n'est 
pas,  vous  le  pensez  bien,  que  je  dédaigne  ce  magni- 
fique mystère  de  l'Immaculée  Conception;  je  sais 
tout  ce  que  je  lui  doi-  et  tout  ce  que  je  suis  in- 
térieurement pour  lui,  mais  je  dois  préférer  une 
instruction  plus  générale  qui  se  rapporte  au  temps 
préparatoire  de  Noël,  plutôt  que  d'aborder  ce  sujet, 
quelque  tentant  qu'il  ait  été  pour  mon  cœur. 

Jean-Baptiste  donc,  commençant  aujourd'hui  son 
rôle  de  précurseur,  envoie  vers  son  maître  bien-aimé 
deux  de  ses  disciples  pour  lui  demander  :  Êtes-vous 
celui  qui  doit  venir,  ou  faut-il  que  nous  en  atten- 
dions un  autre?  Et  le  Christ  répond  :  Allez ,  dites  à 
Jean  ce  que  vous  avez  vu  et  ce  que  vous  avez  entendu. 
Les  aveugles  voient,  les  boiteux  marchent,  les  sourds 
entendent ,  les  lépreux  sont  guéris,  les  inorls  ressus- 
citent ! 

Voilà  le  premier  signe  que  le  Christ  donne  de  sa 
mission.  Et  comme  Jean  préparait  sa  voie,  il  lui 
fournit  l'occasion  solennelle  de  répondre  devant  la 
multitude  à  la  question  qui  lui  est  adressée  en  son 
nom,  et  qui  lui  donne  le  moyen  naturel  d'indiquer  à 
quels  signes  on  doit  le  reconnaître,  c'est-à-dire  ap- 
prendre qu'il  est  dominateur  de  toutes  les  puissances 
créées. 


SUR  l'Évangile  du  ip  dlmanche  de  l'a  vent    413 

Mais  s'arrête-t-il  là?  Le  véritable  caractère,  le 
grand  signe  du  Christ,  sont-ils  ces  miracles  qu'il  a 
faits  et  qu'il  opère  encore  tous  les  jours?  Non;  ces 
miracles  ont  été  rares ,  même  dans  les  premiers 
temps,  et  à  plus  forte  raison  aujourd'hui.  Le  Christ 
n'en  a  opéré  que  pendant  trois  années,  et  ses  apô- 
tres et  ses  martyrs  n'en  ont  opéré  que  quelques-uns 
répandus  çà  et  là  dans  l'histoire;  le  miracle  n'est  pas 
le  cours  ordinaire  des  choses,  ni  la  démonstration 
perpétuelle  de  sa  divinité  et  de  sa  mission.  Aussi 
ajoute-t-il  immédiatement  après  ces  énumérations 
de  sa  puissance  :  Pauperes  evangelizanlur.  Allez ,  et 
dites  à  Jean  ce  que  vous  avez  vu  et  ce  que  vous  avez 
entendu,  non  pas  seulement  que  les  aveugles  voient, 
que  les  boiteux  marchent,  que  les  sourds  entendent, 
que  les  lépreux  sont  guéris  et  que  les  morts  sortent 
de  leurs  tombeaux;  allez,  et  dites  à  Jean  autre  chose 
encore,  dites-lui  de  ma  part  que  les  pauvres  sont 
évangélisés. 

Voilà ,  mes  Frères ,  le  grand  signe  de  Dieu ,  le 
signe  permanent,  le  signe  quotidien,  le  signe  auquel 
nul  ne  peut  se  tromper.  Et  pourquoi?  Pour  deux 
raisons.  Parce  que ,  de  tous  les  biens  précieux  qui 
peuvent  nous  être  accordés  ici-bas,  la  doctrine  est  le 
premier  de  tous,  et  que  cependant,  avant  et  après 
le  Christ,  jamais  la  doctrine,  ce  plus  précieux  de 
tous  les  biens,  n'a  été  donnée  aux  pauvres,  je  ne  dis 
pas  à  tous  les  pauvres ,  mais  à  un  seul  pauvre. 

Je  dis  d'abord  que  la  doctrine  est  le  plus  précieux 
de  tous  les  biens,  plus  précieux  que  la  vie,  plus  pré- 
cieux que  l'honneur,  plus  précieux  que  le  temps  et 


414  HOMÉLIE 

le  monde,  que  toute  puissance  et  toute  gloire.  Car, 
mes  Frères,  qu'est-ce  que  la  doctrine?  La  doctrine, 
c'est  d'abord  un  but,  le  but  de  notre  vie,  de  chaque 
pas  que  nous  y  faisons.  C'est  ensuite  le  chemin 
pour  arriver  promptement  à  ce  but  de  notre  vie  ,  et 
comme  le  but  e^t  tout,  puisque  c'est  là  qu'on  tend, 
le  chemin  par  lequel  on  y  va  est  tout  avec  ce  but. 
En  troisième  lieu,  la  doctrine,  c'est  la  certitude  im- 
muable, inébranlable  et  du  but  et  du  chemin;  certi- 
tude qui  fait  que  jamais,  à  un  quart  d'heure  quel- 
conque de  notre  vie,  l'œil  fixé  sur  la  perspective  qui 
nous  a  été  révélée,  le  pied  pose  dans  l'étroit  sentier 
qui  y  conduit,  notre  âme  ne  flotte  ni  n'hésite  et 
marche  toujours  en  avant,  en  voyant  de  loin  à  tra- 
vers tous  les  nuages,  tous  les  orages  et  toutes  les 
poussières,  cette  montagne  sacrée  que  l'humanité 
gravit  et  où  son  terme,  qui  est  Dieu  ,  l'attend  pour 
la  couronner,  pour  l'asseoir  à  jamais.  En  quatiième 
lieu,  la  doctrine,  cest  le  règlement  intérieur  de 
toutes  nos  passions,  de  tous  nos  sens,  de  tout 
notre  être  par  le  tribunal  interne,  invisible,  libre, 
dominateur  de  nous-môme,  imposé  par  Dieu,  accepté, 
voulu  par  nous,  qui  constitue  la  sainte  et  immor- 
telle liberté  de  la  conscience  humaine.  Voilà  la  doc- 
trine ! 

Partout  ailleurs,  la  force;  partout  ailleurs,  l'in- 
certitude; partout  ailleurs,  des  sentiers  qui  se  croi- 
sent et  qu'on  ne  connaît  pas;  partout  ailleurs,  un 
hasard  qui  n'a  pas  de  but  et  la  vie  humaine  aban- 
donnée à  toute  lumière  qui  se  lève,  à  toutes  ténèbres 
qui  se  montrent,  en  un  mot,  à  ce  qui,  à  tout  moment, 


SUR  l'Évangile  du  ii*  dimanche  de  l'avent    41î5 

assiège  notre  existence,  et  de  la  droite  et  de  la 
gauche,  et  de  la  terre,  et  du  ciel,  et  de  l'enfer. 

Parla,  mes  Frères,  vous  concevez  aisément  que 
la  doctrine  est  le  plus  précieux  de  tous  les  biens, 
puisque  c'est  votre  vie,  votre  chemin,  votre  certi- 
tude, et  la  liberté  de  votre  conscience  dominant  par 
son  propre  choix  sur  tous  vos  actes. 

Sans  ce  grand  bien,  le  premier  de  tous,  l'homme 
n'est  rien,  pas  même  un  vil  pourceau;  car  un  pour- 
ceaif,  il  a  son  but,  c'est  la  tanière  étroite  où  il  boit, 
mange  et  dort;  il  a  son  chemin,  son  chemin  et  son 
but  c'est  la  même  chose;  il  a  sa  certitude  inébran- 
lable dans  l'instinct  qui  lui  a  été  donné;  il  a,  non 
pas  sa  conscience,  mais  son  appétit  qui  le  détermine 
à  faire  chaque  jour  et  à  chaque  heure  ce  qu'il  l'ait  à 
chaque  jour  et  à  chaque  heure.  Mais  vous,  si  vous 
n'avez  pas  la  doctrine,  vous,  êtres  libres  et  intelligents, 
êtres  qui  sentez  que  vous  n'avez  pas  qu'à  boire, 
manger  et  dormir,  vous,  qu'ôtes-vous?  Vous  n'êtes 
pas  un  animal,  vous  n'êtes  pas  un  ange,  vous  ne 
savez  ce  que  vous  êtes;  vous  vous  le  demandez,  vous 
faites  des  doctrines  sans  fin  et  sans  terme  pour  vous 
en  assurer.  Vous  vous  battez  sur  les  champs  de  ba- 
taille pour  savoir  ce  que  vous  êtes  et  ce  que  vous 
deviendrez.  Vous  cherchez  à  vous  faire  ici-bas  un 
trépied  où  vous  puissiez  vous  asseoir  et  dire:  «Voilà 
mon  être,  mon  but,  mon  chemin,  ma  destinée,  ma 
certitude,  ma  gloire,  ma  conscience,  ma  liberté, 
ma  dignité,  ma  royauté,  »  tout  ce  que  vous  voudrez 
de  noms  magnifiques  que  vous  inventez.  Puis,  un 
autre  flot  vous  envahit  et  jette  nar  terre  ce  vil  tré- 


416  HOMÉLIE 

pied  que  vous  éleviez  pour  votre  tranquillité,  et 
ainsi  de  suite,  sans  que  vous  vous  arrêtiez  jamais 
dans  cette  triste  et  puérile  édification.  Voilà  ce  que 
c'est  que  l'homme  qui  n'a  pas  la  doctrine. 

Eh  bien!  cette  doctrine ,  le  pauvre,  en  dehors  du 
Christ,  ne  l'a  jamais  eue,  ne  l'a  jamais  connue. 
Pourquoi?  C'est  que  pour  posséder  même  une  doc- 
trine fausse,  il  faut  infiniment  de  capacité;  dans 
un  siècle  on  trouve  à  peine  deux  ou  trois  hommes 
qui  croient  l'avoir.  La  plus  haute  ambition,  c'est 
celle  de  la  doctrine,  et  vous  pouvez  compter  au- 
jourd'hui, dans  l'Europe,  qui  est  le  monde,  com- 
bien il  y  a  d'hommes  qui  font  des  doctrines.  Il  y  en  a 
deux  ou  trois,  et  encore  ces  deux  ou  trois  se  battent 
entre  eux;  on  passe  en  les  regardant,  et  en  s'éton- 
nant  de  la  sécurité  ou  plutôt  de  l'audace  qu'ils  ont 
dans  cette  exposition  de  leurs  pensées,  qu'un  très 
petit  nombre  connaît ,  qui  demain  matin  n'existera 
plus. 

La  doctrine  suppose  la  plus  rare  de  toutes  les 
capacités,  celle  de  trouver,  d'imaginer  quelque 
chose  qui  puisse  fixer  un  certain  nombre  de  dis- 
ciples, au  moins  pendant  vingt  ans,  c'est-à-dire  pen- 
dant cette  fleur  de  l'homme  qui  s'épanouit  de  la 
trentième  à  la  cinquantième  année,  lorsqu'on  n'est 
plus  un  enfant  et  qu'on  n'est  pas  encore  un  vieillard. 
Or,  quand  on  a  fait  cela,  quand  on  a  eu  assez  d'es- 
prit, de  génie,  de  fermeté  de  caractère  pour  arriver 
à  une  doctrine,  et  avoir  quelques  disciples,  c'est  une 
chose  trop  grande  pour  la  jeter  au  vulgaire;  il  faut 
des  oreilles  fines  et  délicates  pour  l'entendre  ;  il  faut 


SUR  l'Évangile  du  ii«  dimanche  de  l'avent    417 

des  applaudissements  qui  consolent  de  tous  les  re- 
buts qu'on  a  essuyés,  des  honneurs  qu'on  a  mépri- 
sés, des  attaques  qu'on  a  subies;  il  faut  un  encens 
qui  monte  d'intelligences  élevées,  et  qui  nous  con- 
sole à  nos  propres  yeux  de  cette  infirmité  contre 
laquelle  nous  ne  cessons  pas  de  lutter  jusque  dans 
nos  plus  grands  succès.  Voilà  pourquoi  l'esprit 
cherche  l'esprit,  la  capacité  cherche  la  capacité, 
l'harmonie  musicale  cherche  des  oreilles  capables 
de  la  saisir;  et  comme  le  pauvre  n'a  pas  d'esprit,  de 
capacité,  d'art,  attendu  que  s'il  a  tout  cela,  il  n'a 
aucun  moyen  de  le  développer,  l'homme  de  génie  ne 
va  pas  chercher  le  pauvre  dans  sa  mansarde  ou  sur 
les  boyaux  de  son  champ,  pour  lui  dire  des  vérités 
qu'il  n'entendrait  pas  et  qu'il  n'aurait  pas  même  la 
bonne  idée  d'apprendre.  Voilà  pourquoi  jamais  ni 
Platon,  ni  Aristote,  ni  autres,  et  ce  sont  de  grands 
noms,  n'ont  donné  la  doctrine  au  pauvre. 

La  doctrine!  aujourd'hui  personne  ne  la  donne  au 
pauvre.  Le  pauvre,  quel  qu'il  soit,  est  dédaigné  de 
presque  tout  le  genre  humain  ;  il  est  dédaigné  de 
tous  ceux  qui  sont  capables  de  fonder  une  doctrine , 
sauf  dans  un  seul  cas,  quand  la  doctrine  a  pour  but 
un  effet  politique  présent,  c'est-à-dire  quand  elle 
a  pour  but  de  grandes  passions  terrestres.  Alors,  au 
contraire,  le  pauvre  est  recherché.  Comme  tous  ceux 
qui  sont  à  l'aise  et  jouissent  ici-bas  ne  sont  pas  des 
instruments  de  perturbation,  quand  la  doctrine  se 
jette  du  côté  des  intérêts  terrestres  et  non  pas  du 
côté  du  but  suprême  et  invisible  ,  alors  le  pauvre  est 
choyé,  rassemblé,  placé  sur  un  piédestal.  Mais  que 


418  noMÉLiE 

fait-on?  On  ne  le  dédaigne  plus,  on  le  flatte;  on  ne 
l'élevé  pas,  on  le  soulève.  On  lui  représente  qu'il  est 
malheureux,  qu'il  faut  tout  changer,  que  le  monde 
est  au  rebours  du  sens  commun.  Les  Gracques  l'ont 
fait  ;  avant  les  Gracques  d'autres  Gracques  l'avaient 
fait.  Aujourd'hui  nous  avons  des  Gracques  modernes 
qui  le  font  encore,  et  après-demain  matin,  quand  ils 
n'existeront  plus,  il  en  viendra  d'autres  pour  les 
remplacer  dans  ces  essais  qui  font  le  mouvement  des 
nations  à  toutes  les  grandes  époques  de  crise  so- 
ciale. Le  pauvre  est  soulevé,  non  élevé  ;  encore  une 
fois ,  on  ne  lui  donne  pas  de  doctrine  ;  on  le  soulève 
à  propos  des  intérêts  terrestres ,  mais  on  ne  l'élève 
pas  à  propos  des  intérêts  célestes,  qui  sont,  en 
réalité,  son  véritable  avenir.  Ainsi,  ou  le  dédain  ou 
la  tempête,  ou  méprisé  ou  soulevé:  voilà  tout  ce 
qu'est  le  pauvre  ici -bas  en  dehors  de  Jésus -Christ. 
Et  si  jamais  un  homme  d'esprit  vient  à  un  pau- 
vre, s'il  se  penche  vers  lui  pour  lui  dire  des  choses 
qu'on  n'a  pas  l'habitude  de  dire  à  un  auditeur  inin- 
telligent, vous  pouvez  assurer  que  la  vérité  est  là, 
que  Dieu  est  là,  car  jamais  humain  n'a  fait  cela  par 
sa  propre  volonté.  Aussi,  mes  Frères,  lorsque  la 
doctrine  est  venue  à  vous,  ce  n'est  pas  un  philo- 
sophe qui  s'est  glissé  dans  le  sanctuaire  de  votre 
âme.  Celui  qui  est  venu  vous  trouver,  c'est  un  pauvre 
prêtre,  homme  très  simple  et  très  vulgaire,  bien  au- 
dessous  devons  souvent,  mais  qui  renfermait,  quoique 
dans  un  vase  triste  et  infirme,  ce  baume  précieux  de 
la  doctrine  et  de  la  vérité  éternelles.  Il  s'est  approché 
de  vous,  il  vous  a  persuadé  que  le  monde  n'était 


SUR  l'Évangile  du  ii«  dimanche  de  l'avent    419 

rien,  que  vous  n'étiez  rien  vous-mêmes,  que  voire 
destinée  n'était  pas  de  ce  temps;  il  vous  a  donné 
des  lumières  que  vous  ne  croyiez  pas  possibles,  et 
dont  vous  n'aviez  aucune  espèce  d'idée.  Et  alors 
votre  âme  s'étant  élargie ,  toutes  vos  facultés  ayant 
pris  un  nouvel  essor  vers  un  horizon  que  vous  ne 
connaissiez  pas,  vous  avez  compris  ce  que  c'était 
qu'un  précurseur,  le  plus  grand  de  tous  les  hommes 
pour  vous,  comme  pour  le  Christ  ;  vous  avez  dit ,  en 
joignant  les  mains  de  reconnaissance,  et  vous  dites 
encore  tous  les  jours,  en  pensant  à  votre  père  spi- 
rituel, à  votre  précurseur  :  «  Il  y  a  eu  un  homme  en 
voyé  de  Dieu  qui  s'appelait  Jean.  11  n'était  pas  la 
lumière,  mais  il  était  venu  pour  rendre  témoignage 
à  la  lumière ,  afin  que  tous  crussent  par  lui  en  celui 
qui  est  la  véritable  lumière.  » 

Voilà  l'opération  qui  s'est  passée  en  vous  et  qui 
se  passe  dans  le  pauvre.  Et  toutes  les  fois  que  le 
pauvre  est  évangélisé,  par  cela  seul,  surtout  si  c'est 
une  action  générale,  profonde  et  continue,  il  y  a  dé- 
monstration quu  c'est  Dieu  qui  parle  et  qui  agit; 
car,  en  dehors  de  Dieu ,  vous  ne  trouverez  jamais 
cette  action  dans  l'histoire  du  genre  humain.  Pau- 
peres  evangelizantur ;  les  pauvres  sont  évangélisés , 
c'est  la  première  leçon  qui  nous  a  été  donnée. 

Voulez -vous  participer  à  la  mission  de  Jean? 
Voulez-vous  que  votre  nom  soit  écrit  à  côté  du  nom 
du  Sauveur,  comme  étant,  même  après  lui,  son  pré_ 
curseur?  Eh  bien  !  évangélisez  les  pauvres. 

Vous  vous  plaignez  tous  les  jours  que  les  pauvres 
vous  échappent;  vous  vous  plaignez  qu'on  les  sous- 


420  HOMÉLIE 

trait  à  votre  influence  dans  des  assemblées  plus  ou 
moins  criminelles  ;  vous  vous  plaignez  que  les  pau- 
vres conspirent  contre  votre  tranquillité,  qu'ils  ne 
vous  laissent  pas  dans  l'avenir  un  lieu  sur  lequel 
vous  puissiez  poser  le  pied.  C'est  vrai,  le  fait  est 
ainsi;  mais  à  qui  la  faute?  Évangélisez-vous  les 
pauvres?  Continuez -vous,  ici -bas,  le  règne  du 
Christ,  qui  vous  a  tout  donné,  vous,  pauvres  évan- 
gélisés,  vous  qui  n'avez  rien  qui  ne  vous  soit  venu 
par  un  père  spirituel  et  un  précurseur?  Avcz-vous 
rendu  à  d'autres  âmes  la  lumière  qui  vous  a  été 
donnée?  Perpétuez-vous  la  foi  dont  le  dépôt  vous 
a  été  transmis  par  tant  de  sang  et  d'apostolat  géné- 
reux? Ne  la  gardez-vous  pas,  cette  doctrine,  comme 
une  possession  égoïste  qui  vous  suffit  pour  vous 
sauver?  Ne  dites-vous  pas  :  «  J'ai  la  foi,  j'ai  la 
vérité ,  mon  salut  est  assuré ,  je  n'ai  plus  rien  à 
faire  :  pourvu  que  je  me  tienne  strictement  dans  les 
commandements  de  Dieu  et  de  l'Église,  pourvu  que 
j'assiste  à  la  messe  le  dimanche,  que  je  fasse  mes 
prières,  que  je  donne  un  peu  d'argent  aux  pauvres  , 
que  je  ne  sois  pas  insultant  pour  eux,  j'ai  accompli 
le  précepte?  »  Oui,  vous  avez  tout  accompli,  excepté 
le  précepte  qui  est  le  grand  signe  de  la  mission  du 
Christ  et  de  la  divinité  des  choses  qu'il  nous  a  trans- 
mises. Vous  avez  tout  fait,  excepté  d'évangéliser  les 
pauvres. 

Priez-vous  avec  vos  serviteurs  ?  Les  rassemblez- 
vous,  comme  autrefois  Fénelon,  comme  les  princes 
du  sang,  comme  les  plus  grands  évêques,  comme  les 
chefs  de  toutes  les  familles,  de  la  cabane  au  palais. 


SUR  l'Évangile  du  ii»  dimanche  de  l'a  vent    421 

pour  faire  avec  vous  une  lecture  dans  un  livre  qui 
parle  de  Jésus-Christ?  Vous  agenouillez -vous  en 
commun  sur  la  même  dalle,  ou  ne  vous  agenouillez- 
vous  pas  plutôt  sur  des  tapis  de  velours,  dans  le 
secret,  entre  Dieu  et  vous,  craignant  que  les  murs 
de  votre  maison  ne  soient  des  spectateurs  trop  fi- 
dèles de  votre  prière,  reléguant  loin  de  vous  les  ser- 
viteurs que  vous  dominez  toute  la  journée  par  la 
puissance  de  votre  volonti',  et  craignant  de  vous 
abaisser  un  moment  avec  eux  pour  prier?  Imitez- 
vous  celui  qui  s'est  couché  par  terre  entre  les  bras 
du  ses  bourreaux  pour  vous  apprendre  à  vous  élever 
vers  Dieu  en  vous  humiliant?  Faites-vous  cela? 
N'avez-vous  pas  perdu  toutes  les  traditions  de  la 
famille  chrétienne?  Vos  pauvres,  vos  serviteurs 
descendent  de  vos  maisons  pour  aller  dans  les  mar- 
chés médire  de  vous,  calomnier  même  vos  inten- 
tions, grandir  la  dureté  et  le  dédain  dont  peut-être 
vous  donnez  des  preuves,  et  mêler  ensemble  et  leurs 
complots  et  leurs  malédictions.  Je  le  crois  sans  peine. 
Savez-vous  bien  qu'il  n'y  a  (jue  deux  prodiges  en 
ce  monde?  Une  île  au  milieu  de  la  mer,  un  bouquet 
d'arbres  dans  l'immensité  de  l'Océan.  Les  flots 
viennent  et  battent  les  fleurs  tremblantes  qui  sont 
sur  ses  bords,  ef  cependant  il  y  a  vingt  siècles  que 
cette  île  reste  paisible  au  sein  de  ces  tempêtes  qui 
ne  s'arrêtent  jamais.  Voilà  le  premier  prodige.  Le 
second,  c'est  un  pauvre  qui  n'a  rien  que  le  spectacle 
des  hommes  heureux ,  des  hommes  qui  ont  quelque 
chose,  un  pauvre  qui  se  met  à  genoux  devant  vous  , 
qui  vous  rend  les  plus  vils  et  les  plus  ignominieux 


422  HOMÉLIE 

services,  et  qui,  plus  fort  que  vous-mêmes,  tout 
seul ,  à  plus  forte  raison  quand  il  compte  ceux  qui 
sont  à  côté  de  lui  dans  les  rues  et  partout,  vous 
laisse  tranquille  cependant;  un  pauvre  qui,  battu 
par  tous  les  vents  de  l'ambition,  de  l'orgueil  hu- 
main, de  l'instabilité  humaine,  ne  comprenant  pas 
les  mystères  du  présent  et  de  l'avenir,  ne  trou- 
vant du  côté  de  l'âme  aucun  contrepoids ,  aucune 
compensation,  vous  respecte  encore,  au  moins  ex- 
térieurement, et  ne  vous  saisit  pas  de  ses  deux 
bras  puissants  pour  vous  écraser  par  terre  ou  vous 
broyer  contre  une  muraille.  Voilà  le  second  pro- 
dige. Il  n'y  a  que  ces  deux  prodiges-là  dans  le 
monde. 

Et  que  faites-vous  pour  conjurer  tout  cela?  Le 
Christ  vous  a  dit  :  «  Évangélisez  les  pauvres,  don- 
nez-leur la  même  certitude  des  choses  futures  qu'à 
vous.  Agenouillez -vous  avec  eux;  traitez-les  en 
frères.  Imitez- moi;  moi,  le  Christ,  Fils  de  Dieu,  je 
me  suis  bien  mis  à  genoux  la  veille  de  ma  Passion.» 
Qu'avez-vous  fait  de  tous  ces  enseignements  et  de 
tous  ces  exemples?  Vous  en  avez  fait  ce  que  vous 
avez  fait  de  tout,  c'est-à-dire  que  peu  à  peu  vous  avez 
laissé  le  vague  des  idées ,  les  pratiques  païennes 
vous  envahir.  Aussi  les  pauvres  se  séparent  à 
chaque  instant  de  vous.  Où  sont  ces  vieux  serviteurs 
qu'ont  connu  les  châteaux  de  nos  pères? —  Quand  je 
dis  de  nos  pères,  c'est  qu'au  fond  ceux  qui  possé- 
daient ces  châteaux,  dans  le  bon  temps  du  chris- 
tianisme, étaient  bons,  généreux  et  d'un  sang 
moins  plébéien  que  le  nôtre.  —  Oui,  où  sont  ces  an- 


SUR  l'Évangile  du  n°  dimanche  de  l'avent     423 

ciens  serviteurs  qu'on  vénérait  comme  la  tradition 
du  père,  du  grand-père,  qui  avaient  servi  les  oncles 
et  les  aïeux,  et  qu'on  venait  voir  sur  leur  lit  de  mort 
comme  une  relique  sacrée  de  l'antiquité  nobiliaire? 
Vous  n'avez  plus  que  des  mercenaires  qui  comptent 
vos  écus.  Si  un  voisin  indélicat  luur  offre  quelques 
pièces  de  monnaie  de  plus  que  vous,  même  après 
vingt  ans  de  services,  s'il  se  trouve  aujourd'hui  en 
Europe  deux  serviteuis  qui  aient  vingt  ans  de  ser- 
vice, ils  passent  pour  cette  vile  monnaie  au  maître 
qu'ils  ne  connaissaient  pas  ,  et  ne  gardent  de  vous 
aucune  espèce  de  souvenir,  sinon  pour  en  dire  du 
mal  et  se  venger  du  temps  où  ils  vous  obéissaient  et 
'VOUS  servaient.  Voilà  la  vérité. 

Mais,  qu'est-ce  qui  l'a  faite,  cette  vérité?  Ah  !  les 
païens  n'étaient  pas  tenus  aux  vertus  chrétiennes , 
mais  les  chrétiens  sont  tenus  aux  mœurs  chré- 
tiennes. Allez-vous-en  si  vous  voulez;  quittez  Jean 
le  Précurseur,  allez-vous-en  et  dites  adieu  au  Christ. 
Allons,  remettez  Vénus  sur  ses  colonnes  et  Jupiter 
sur  le  Capitule;  portez  dans  les  drapeaux  de  vos 
armées  les  signes  trop  peu  glorieux  de  l'antiquité 
profane;  et  encore,  là  vous  retrouverez  au  moins 
dans  ces  faux  dogmes  des  mœurs  analogues;  le 
païen  vivra  comme  un  païen.  Mais,  étant  chrétiens , 
s'être  laissé  envahir  par  toutes  les  mœurs  païennes, 
ne  plus  lire  la  sainte  Écriture  pour  ses  serviteurs , 
pour  ses  enfants,  ni  même  pour  soi ,  quelle  honte  ! 
Combien  y  en  a-t-il  parmi  vous  qui  lisent  trois  ver- 
sets de  l'Évangile  par  jour?  Combien  y  en  a-t-il  qui 
savent  qu'il  y  a  une  parole  de  Dieu  sur  la  terre,  que 


424  HOMÉLIE 

Jésus-Christ  s'est  fait  homme,  qu'il  est  mort  pour 
nous,  qui  lisent  tout,  excepté  cette  parole,  qui  dévo- 
rent un  vil  et  impur  roman  sorti  de  la  plume  exé- 
crable d'un  homme  de  génie,  qu'il  faudrait  voir  au 
pilori  pour  venger  les  mœurs  outragées  par  cet  in- 
digne abus  de  l'esprit.  Vous  lisez  ces  livres  ,  vous 
les  connaissez  ;  on  trouve  ces  immondes  écrits  sur 
toutes  vos  tables ,  et  l'Évangile ,  on  ne  le  trouve  pas 
même  dans  les  derniers  rayons  de  vos  bibliothèques. 
Je  crois  bien  que  vous  ne  le  lisez  pas  pour  vos  ser- 
viteurs ,  puisque  vous  ne  le  lisez  pas  pour  vous- 
mêmes;  vous  ne  le  lisez  pas  dans  vos  salons ,  com- 
ment le  liriez-vous  dans  la  cuisine?  Et  aussi,  quand 
on  leur  dit  que  le  Christ  a  établi  l'égalité,  la  fra- 
ternité, la  générosité,  et  qu'ils  ne  trouvent  pas  cela 
autour  d'eux,  ni  dans  les  mœurs,  ni  dans  les  insti- 
tutions, ils  se  prennent  à  croire  que  vous  n'êtes 
tous  que  des  traîtres  qui  abandonnez  la  véritable 
doctrine,  qui  ne  vous  en  servez  que  comme  d'un 
moyen  pour  dominer  la  partie  pauvre  et  souffrante 
de  l'humanité.  Voilà  ce  dont  ils  vous  accusent.  C'est 
à  vous  de  voir  à  quel  degré  l'accusation  est  juste  ou 
ne  l'est  pas. 

Ainsi,  tant  que  l'on  s'occupera  du  pauvre,  tant 
qu'on  évangélisera  le  pauvre,  tant  qu'on  payera 
pour  le  pauvre  et  qu'on  s'immolera  pour  le  pauvre, 
il  y  aura  entente  entre  toutes  les  parties  de  la  so- 
ciété. Le  jour  où  vous  vous  en  séparerez,  c'en  sera 
fait  du  monde  chrétien  et  du  monde  païen;  car  le 
monde  païen  ne  peut  pas  revenir,  de  sorte  que  nous 
allons  en  avant,  entre  le  monde  chrétien  qui  n'est 


SUR  l'Évangile  du  ii«  dimanche  de  f.'avent    425 

plus,  et  le  monde  païen  qui  est  beaucoup  moins 
encore. 

Avez -vous  voyagé  dans  cette  vieille  et  catholique 
Espagne  ?  .le  voyais  naguère  un  homme  d'esprit  qui 
revenait  de  cette  illustre  contrée;  il  me  raconta  ce 
qu'il  y  avait  vu  comme  débris  des  anciennes  mœurs 
de  ces  héros  qui ,  après  huit  siècles  de  patience,  ont 
fini  par  chasser  l'islamisme.  Un  jour,  passant  à 
Pampelune,  il  traversait  une  place.  Il  aperçut  à  la 
grande  porte  d'une  maison,  qui  paraissait  respec- 
table par  son  extérieur  et  par  sa  hauteur,  un  vieil- 
lard à  cheveux  blancs,  assis,  fumant  un  cigare  et 
causant  avec  un  hallebardier.  Le  Français  était 
accompagné  d'un  Espagnol  à  qui  ce  vieillard  fit 
signe  de  s'approcher.  Tous  deux  causent  un  quart 
d'heure;  le  vieillard  se  rassied,  continue  à  fumer 
son  cigare  et  à  causer  avec  le  hallebardier.  Les  deux 
voyageurs  s'en  vont  ;  le  Français  demande  quel  est 
ce  vieillard.  —  «  C'est  le  vice-roi  de  Pampelune,  » 
répond  l'Espagnol. 

Et,  à  propos  de  cette  anecdote,  il  me  racontait 
aussi  ce  qu'il  avait  remarqué  de  la  familiarité  des 
grands  d'Espagne  avec  leurs  serviteurs.  Il  avait  vu 
une  voiture  de  noble  voyageant;  on  fil  une  halte 
dans  un  village;  la  portière  s'ouvrit,  les  laquais 
vinrent  entourer  le  maître  et  lui  essuyer  le  front.  Le 
seigneur  fit  appeler  un  villageois  qui  était  dans  un 
champ;  il  lui  demanda  des  nouvelles  du  curé  du 
village,  de  tout  ce  qui  s'y  était  passé,  des  morts,  des 
vivants.  Après  une  demi-heure  de  repos,  chacun 
reprit  son  poste;  on  continua  la  route,  le  maître  et 


426  HOMÉLIE 

les  serviteurs  ne  faisant  qu'un  seul  cœur  et  qu'une 
seule  âme.  C'est  pourquoi  l'Espagne,  tout  agitée 
qu'elle  est,  est  plus  tranquille  que  vous;  car  il 
lui  reste  des  mœurs  chrétiennes,  et  vous  n'en  avez 
plus. 

Rappelons- nous  donc  les  traditions  de  nos  ancê- 
tres. Si  je  vous  disais  quelque  chose  que  vos  pères 
n'aient  pas  pratiqué  ,  vous  pourriez  m'accuser  d'être 
un  novateur.  Mais  il  n'est  pas  de  livre  un  peu  an- 
cien qui  ne  vous  dise  comment  ils  vivaient ,  et  la 
Bretagne  peut  encore  en  fournir  des  exemples.  Là  il 
n'est  pas  de  famille  où  l'on  n'ait  gardé  quelque  sou- 
venir d'il  y  a  un  siècle  ou  deux  de  notre  pays  de 
France.  Comme  l'Espagne,  elle  est  une  de  ces  rares 
contrées  où  l'on  a  conservé  religieusement  quelques 
vestiges  du  christianisme  pratique,  positif,  popu- 
laire. 

11  y  a  en  Bretagne  un  lieu  appelé  le  manoir  ;  non 
pas  le  château,  mais  le  manoir.  C'est  là  que  résidait 
ce  qu'on  appelait  la  noblesse  autrefois.  — 11  n'y  a  plus 
de  noblesse  aujourd'hui  !  Si  du  moins  nous  avions 
sauvé  la  noblesse  générale  des  idées  et  des  cœurs  ! 
mais  il  est  triste  d'avoir  détruit  la  noblesse  prin- 
cière  ou  héréditaire,  sans  avoir  répandu  la  véritable 
et  la  grande  noblesse  à  plus  fortes  doses  qu'elle  n'est 
aujourd'hui  répandue  dans  notre  pays.  —  Bref,  le 
château  s'appelait  autrefois  le  manoir.  Le  noble, 
c'était  le  consultant,  le  jurisconsulte,  le  médecin,  et, 
comme  on  disait  jadis,  si  je  ne  me  trompe,  le  grand 
aumônier  de  sa  commune,  de  son  village.  S'il  arrive 
aujourd'hui  qu'un  seigneur  n'ait  pas  cinq,  six,  sept 


SUR  l'Évangile  du  ii^  dimanche  de  l'avent    427 

ou  huit  mille  francs  à  mettre  tous  les  ans  au  service 
de  toutes  les  infortunes  et  de  toutes  les  misères  mo- 
rales et  physiques  de  son  village,  il  vend  son  manoir, 
se  retire  à  la  ville  où  il  vit  ignoré,  perdu  au  milieu 
des  gens  plus  riches  que  lui,  parce  qu'il  ne  peut 
plus  satisfaire  à  la  dignité  hospitalière  de  son  pa- 
triarcat chrétien. 

Voilà  ce  qu'était  la  société  chrétienne  avant  notre 
temps.  Voilà  ce  qu'il  faut  ressusciter,  si  vous  voulez 
réconcilier  le  pauvre  et  le  riche,  le  peuple  et  le 
noble,  toutes  les  parties  disloquées  de  notre  société. 
Soyez  chrétiens,  et  pour  l'être,  évangélisez  les  pau- 
vres. 

Ainsi,  je  vous  demande  instamment,  positivement, 
au  nom  de  Dieu,  du  Christ  et  de  saint  Jean, 
je  vous  demande  de  rétablir  dans  vos  familles,  à 
moins  d'empêchement  et  d'impossibilité  absolue , 
la  lecture  quotidienne  d'un  livre  pieux,  et  la  prière 
en  commun.  Si  vous  faites  cela,  vous  ferez  plus ,  au 
moins  pour  votre  part,  que  toutes  les  lois,  les  insti- 
tutions et  les  systèmes  politiques  combinés,  pour 
arriver  à  rasseoir  notre  pays,  lequel  n'est  malheu- 
reux que  parce  que  les  pauvres  sont  séparés  des 
riches  qui  ne  sont  pas  chrétiens ,  ou  qui  ne  le  sont 
pas  complètement. 

J'aurais  bien  des  choses  à  vous  dire  sur  cet  Évan- 
gile. Il  y  a  encore  le  troisième  signe  de  Dieu  :  Bien- 
heureux qui  ne  sera  pas  scandalisé  à  cause  de  moi  ! 
Car  le  Christ  a  toujours  été  un  scandale.  11  a  été  de 
son  vivant  un  scandale  par  sa  doctrine;  un  scandale 
par  sa  mort;  sous  les  empereurs,  par  les  persécu- 


428  HOMÉLIB 

lions;  sous  Constantin,  par  les  querelles  des  chré- 
tiens entre  eux;  au  moyen  âge,  par  les  divisions  de 
l'Eglise;  au  xvi''  siècle,  par  la  dislocation  de  l'Église 
en  deux  parties,  les  protestants  et  les  catholiques; 
aujourd'hui,  par  la  faiblesse  des  institutions  et  des 
mœurs  chrétiennes.  Jésus-Christ  sera  toujours  un 
scandale ,  et  pour  beaucoup,  les  paroles  que  je  viens 
de  redire  sont  un  scandale.  Plusieurs  parmi  vous 
m'accuseront  d'irriter  les  passions,  de  dire  aux  riches 
des  vérités  trop  dures.  On  me  l'a  reproché;  mais  je  me 
console  avec  saint  Jean -Baptiste,  le  précurseur  de 
mon  Maître,  qui  disait  à  la  foule  des  vérités  austères 
et  qui  a  mérité  d'être  appelé  par  le  Sauveur  le  pre- 
mier d'entre  les  hommes.  Je  n'aspire  pas  à  cet  hon- 
neur ;  j'aspire  à  l'honneur  d'être  un  véritable  prédi- 
cateur, un  prédicateur  sincère  de  la  parole  divine,  et 
de  trouver  çà  et  là,  parmi  cette  multitude  qui  m'é- 
coute, ce  qui  ne  m'a  jamais  manqué,  quelques  hom- 
mes qui  cherchent  Dieu,  et  qui  fmissenl  par  le  trou- 
ver :  Que  ce  soit  là  votre  récompense  à  tous  aujour- 
d'hui !  —  Ainsi  soit-il  ! 


SDR  l'Évangile  du  iir  dimanche  de  l'avent    ''t29 


SUR  L'ÉVANGILE  DU  lU"  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

LE   BAPTÊME  DE  SAINT  JEAN -BAPTISTE  ;  LA   PURIFICATION 
DU  CORPS  PAR  LA  FRUGALITÉ  ET  LA  SOBRIÉTÉ 

Préchée  le  16  décembre  1849. 


TEXTE  * 

Mes  Frères, 

Nous  avons  vu  le  précurseur  saint  Jean -Bap- 
tiste accomplir  la  prennière  fonction  de  sa  mission  , 
c'est-à-dire  le  témoignage.  11  avait  été  choisi  pour 
rendre  témoignage  au  Sauveur  du  monde,  et  il  le  fît 
soit  directement,  en  le  désignant  comme  celui  qui 
remettait  les  péchés  du  monde,  soit  indirectement , 
ainsi  qu'il  est  raconté  dans  l'Évangile  du  dimanche 
précédent,  en  lui  donnant  lieu  de  désigner  les  ca- 
ractères de  sa  mission  rédemptrice,  et  vous  avez 
vu  que  le  principal  de  ces  caractères  était  Tévangé- 
lisation  des  pauvres  :  Pauperes  evangelizantur. 
Mais  ce  n'était  là  qu'une  part  de  son  ministère,  et 
aujourd'hui  une  seconde  part  se  présente  à  nos  yeux 
dans  l'Évangile  du  troisième  dimanche  de  l'Avent. 

Saint  Jean  avaitenvoyé  au  Christ  pour  lui  faire  cette 
question  :  Qui  êtes -vous?  Etes-vous  celui  qui  doit 
venir,  ou  faut-il  que  nous  en  attendions  un  autre? 
Maintenant  ce  sont  les  Juifs  qui,  étonnés  de  sa  vie 
et  de  sa  prédication  ,  envoient  vers  lui  des  prêtres  et 

*  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  février  IbSO;  par  VEncyclo- 
pédie,  etc.,  loc.  cit. 


430  HOMÉLIE 

des  lévites  pour  lui  adresser  la  même  question  qui 
avait  été  adressée  en  son  nom  au  Fils  de  Dieu  :  Tu 
quis  es?  Vous,  qui  êtes- vous?  Êles-vous  le  Christ? 
Et  l'Évangile  nous  apprend  que  saint  Jean  répondit 
qu'il  n'était  pas  le  Christ.  —  Mais  êles-vous  donc 
Élie,  le  'prince  des  prophètes?  —  Non;  je  ne  suis  pas 
Élie, —  Mais,  à  tout  le  moins,  êtes-vous  un  pro- 
phète? —  Je  ne  suis  pas  davantage  un  prophète.  — 
Et  alors,  surpris,  ils  lui  disent  :  Mais  alors  qui 
êles-vous  donc,  afin  que  nous  donnions  une  réponse 
à  ceux  qui  nous  ont  envoyés?  Et  il  leur  répond  : 
Ego  vox!  Je  suis  une  voix!  Ego  vox  clamantis  in 
deserto,  une  voix  qui  crie  dans  le  désert.  —  Et  que 
dit-elle,  cette  voix?  Elle  dit  :  Dirigite  viam  Do- 
mini!  Préparez  le  chemin  du  Seigneur!  Et  alors  les 
envoyés,  surpris  de  plus  en  plus,  lui  adressent 
cette  nouvelle  question  :  Mais  si  vous  n'êtes  ni  le 
Christ,  ni  Élie,  ni  un  prophète,  pourquoi  baptisez- 
vous? 

Cela  peut  vous  paraître  étrange,  mes  Frères;  car 
peut-être  croyez-vous  qu'il  est  bien  simple  de  bapti- 
ser, c'est-à-dire  de  laver.  Cependant  les  Juifs,  ayant 
entendu  que  cet  homme  du  désert  n'était  ni  le  Christ, 
ni  le  prince  des  prophètes,  ni  un  prophète,  lui  disent  : 
«  Mais  alors  pourquoi  est-ce  que  vous  baptisez?  » 
C'est  qu'ils  entendaient  ce  que  c'était  que  baptiser 
et  qu'être  baptisé.  Le  baptême  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  purification.  Or  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de 
puriiier,  et  à  cens,  qui  sont  envoyés  par  lui.  L'homme 
ne  purifie  pas  l'homme,  et  l'homme  ne  se  purifie 
pas  soi-même.  Et  c'est  là  la  vérité  qui  est  contenue 


^   ^/fiftAR 


SUR  l'Évangile  du  m*  dimanche  de  lavent    4:jl 

dans  l'étonnement  des  Juifs,  lorsque,  voyant  saint 
Jean  répondre  qu'il  n'est  ni  le  Christ  ni  prophète , 
ils  lui  disent  :  «  Pourquoi  baptisez -vous?  Pourquoi 
purifiez -vous?  »  Et  saint  Jean  leur  répond  avec 
simplicité  et  modestie  :  Ego  baptizo  in  aqua.  Pour 
moi,  je  vous  baplize  dans  l'eau;  mais  il  y  en  a  un 
autre  que  moi,  qui  est  au  milieu  de  vous,  que  vous 
ne  connaissez  pas,  qui  est  plus  fort  que  moi,  qui 
était  avant  m,oi,  qui  viendra  après  moi,  et  dont 
je  ne  suis  pas  digne  de  délier  la  chaussure  :  c'est 
celui-là  qui  vous  baptisera  dans  l'eau  et  le  feu. 

Ainsi,  mes  Frères,  saint  Jean  nous  indique  qu'il 
y  a  deux  baptêmes,  un  baptême  premier,  un  bap- 
tême initiai,  et  un  baptême  second,  un  baptême 
final.  Lui,  il  a  donné,  il  donne  le  baplême  initial; 
le  Christ  donnera  le  baptême  final,  qui  accomplit 
et  qui  termine  tout. 

Et  quel  est  ce  premier  baptême  que  nous  donne 
saint  Jean?  Il  le  définit  en  disant  :  Ego  baptizo  in 
aqua.  Pour  moi,  je  baptise  dans  l'eau!  Voilà  ce  qu'il 
faut  que  nous  entendions.  Je  baptise  dans  l'eau,  je 
lave  dans  l'eau,  je  purifie  dans  l'eau;  c'est  si  simple 
que  cela  nous  semble  très  extraordinaire,  et  par 
conséquent  il  y  a  là -dessous  une  vérité  cachée 
qu'il  faut  que  nous  pénétrions. 

Qu'est-ce  donc  que  le  baptême  initial ,  la  purifica- 
tion préparatoire  de  l'homme,  que  saint  Jean  a  été 
envoyé  pour  nous  donner?  C'est  la  purification  de 
l'homme  extérieur,  la  purification  du  corps?  Vous 
me  direz  :  «  Mais  qu'est-ce  qu'il  peut  y  avoir  de  reli- 
gieux dans  la  purification  du  corps?  »  Ce  qu'il  peut 


432  KOMELIE 

y  avoir  de  religieux?  c'est  que  le  corps  et  l'âme  ne 
font  qu'un,  quoique  d'une  substance  différente,  et 
qu'il  est  impossible  d'arriver  à  la  purification  de 
l'esprit  sans  la  purification  du  corps.  Et  comment 
cela?  Parce  que  le  siège  de  nos  vices,  le  siège  de 
nos  passions,  le  siège  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  mau- 
vais et  de  coupable  en  nous,  est  dans  le  corps. 
C'est  par  le  corps  que  nous  venons  souillés  ici-bas, 
et  indépendamment  du  péché  originel  qui  nous  est 
transmis,  nous  concevons  très  bien  que  le  corps  est 
inférieur  à  l'âme  ;  nous  concevons  très  bien  que  Tâme, 
étant  étroitement  unie  à  un  corps,  c'est-à-dire  à  une 
certaine  poussière  organisée,  il  peut,  il  doit  en  rejaillir 
sur  elle  des  infériorités,  des  abaissements,  des  souil- 
lures :  du  moins,  naturellement,  cela  apparaît  ainsi. 
Car  il  est  manifeste,  en  effet,  que  là  où  il  y  a  dispro- 
portion entre  deux  êtres  qui  sont  unis,  celui  qui  est 
inférieur  et  intimement  associé  à  l'autre,  attire  sans 
cesse  vers  le  bas  celui  qui  est  supérieur,  et ,  par  con- 
séquent, lors  même  que  nous  n'aurions  pas  en  nous 
la  transmission  physique  du  péché  originel,  il  nous 
resterait  encore  à  combattre  l'infériorité  de  la  partie 
animale  dont  nous  ne  pouvons  pas  nous  séparer. 

Il  faut  donc  attaquer  le  corps.  Le  corps,  c'est  le 
grand  ennemi;  le  corps  est  le  siège  de  toutes  les 
passions  sensibles  et  sensuelles.  De  plus,  il  est 
le  siège  de  l'orgueil  même,  puisqu'il  est  écrit  dans 
saint  Paul  que  l'orgueil  est  un  avec  le  corps. 
Et,  en  effet,  si  nous  étions  de  purs  esprits,  en 
face  de  Dieu,  l'orgueil  ne  nous  viendrait  pas;  il 
nous  vient  de  la  partie  qui  est  infime  en  nous,  qui 


SUR  l'Évangile  du  m"  dlmanche  de  l'avent    433 

est  misérable,  et  qui,  par  cela  seul  qu'elle  est  infime 
et  misérable,  sent  sa  position,  sent  le  peu  qu'elle  est, 
et  fait  effort,  par  l'alliance  même  où  elle  est  avec 
l'àme,  pour  monter  plus  haut  qu'elle  ne  doit  :  en 
sorte  que  ce  mouvement  d'ascension  qui  nous  porte 
plus  haut  que  nous  ne  devons,  vient  précisément 
de  ce  qui,  à  chaque  moment,  nous  incline  à  terre, 
au-dessous  de  nous-mêmes,  au-dessous  de  notre 
âme. 

Le  corps  est  donc  le  grand  ennemi;  et,  par  con- 
séquent, la  mission  de  saint  Jean,  sa  mission  pré- 
paratrice, son  baptême,  sa  purification,  c'est  le 
baptême  et  la  purification  du  corps. 

11  s'agit  de  diminuer  le  corps;  mais  en  même 
temps  prenez  garde.  La  vie  de  l'âme  dépendant  de 
la  vie  du  corps  à  cause  de  l'union  des  deux  sub- 
stances, si  vous  enlevez  trop  de  la  vie  du  corps,  vous 
diminuez  celle  de  l'àme,  vous  affaiblissez  vos  fa- 
cultés, vous  vous  ôtez  le  moyen  d'accomplir  dans  sa 
plénitude  la  fin  terrestre  qui  vous  a  été  confiée. 
Ainsi  il  faut  diminuer  le  corps  en  accroissant  sa 
force  vitale. 

Le  baptême  de  saint  Jean  renferme  ce  double 
problème  :  diminuer  le  corps  en  lui  donnant  une 
plus  grande  et  plus  forte  vie.  C'est  là  le  problème, 
c'est  là  le  baptême  de  l'eau,  c'est  la  purification 
initiale,  celle  que  saint  Jean  est  venu  accomplir 
parmi  nous,  qui  a  précédé  le  baptême  de  l'esprit 
et  du  feu  que  devait  nous  donner  le  Sauveur  du 
monde. 

Cela  posé,  comment  produire  cette  merveille  de 
1  28 


434  HOMÉLIE 

diminuer  le  corps  en  augmentant  sa  force  vitale?  Je 
le  répèle,  c'est  le  baptême  de  l'eau  qui  produit  cette 
merveille. 

Vous  me  direz  :  qu'est-ce  que  le  baptême  de 
l'eau?  Il  nous  est  expliqué  par  la  vie  même  de  saint 
Jean-Baptiste,  Qu'est- ce  que  c'était  que  saint  Jean? 
Comment  a-t-il  vécu?  Comment  s'est-il  imposé  à 
lui-même  le  baptême  qu'il  devait  donner  aux  au- 
tres? 

Saint  Jean,  nous  dit  l'Écriture,  se  retira  tout 
jeune  dans  le  désert.  Il  était  vêtu  d'un  habit  fait  de 
poils  de  chameau;  il  portait  autour  des  reins  une 
ceinture  de  peau;  il  se  nourrissait  de  sauterelles 
et  de  miel  sauvage.  Voilà  la  vie  qu'a  menée  saint 
Jean  le  précurseur,  et  c'est  là  ce  que  j'appelle  le 
baptême  de  Teau.  Cette  vie  que  menait  saint  Jean 
a  deux  noms  célèbres  dans  le  monde  profane  et 
dans  le  monde  chrétien.  Le  baptême  de  l'esu  est 
pratiqué  de  ceux-là  même  qui  ne  le  connaissent 
pas.  Il  sauve  à  tout  moment  le  genre  humain, 
et  le  prépare  au  Christ.  Le  baptême  de  saint  Jean 
est  immortel  comme  la  pensée  du  Christ.  Parmi 
les  gens  qui  n'ont  entendu  parler  ni  du  précur- 
seur ni  du  Christ,  il  y  en  a  une  foule  qui  sont 
baptisés  du  baptême  précurseur  de  saint  Jean,  et 
c'est  ce  baptême  qui  sauve  le  monde  ou  le  prépare 
à  son  salut,  non  à  son  salut  de  l'autre  côté  de  la 
vie,  mais  à  son  salut  présent.  Car  sans  ce  baptême 
l'homme  ne  vivrait  pas  ;  sans  ce  baptême  les  siècles 
ne  passeraient  plus  sur  la  terre  que  comme  le  bruit 
d'une  horloge  passe  sur  un  tombeau  déjà  vidt-,  parce 


SUR  l'Évangile  du  m»  dimanche  de  l'avent    435 

que  la  poussière  en  a  disparu  sous  les  coups  per- 
sévérants du  néant. 

Quels  sont  donc  ces  deux  noms  de  la  vie  de 
saint  Jean  dans  le  désert?  Le  baptême  de  l'eau, 
dans  le  monde  profane,  s'appelle  la  frugalité  et  la 
sobriété;  dans  le  monde  chrétien,  il  s'appelle  l'ab- 
stinence et  le  jeûne.  Ce  qui  a  reçu  des  deux  côtés  du 
corps  et  de  l'âme  et  de  leur  union,  ce  qui  a  reçu  la  force 
de  diminuer  le  corps  en  augmentant  sa  vitalité,  ce 
sont  ces  mémorables  vertus  dont  l'antiquité  païenne 
est  toute  pleine,  que  les  grands  hommes  de  Plutarque 
ont  pratiquées  sans  savoir  ce  qu'ils  faisaient  ou  ne 
les  connaissant  qu'au  point  de  vue  de  la  nature  : 
la  frugalité  et  la  sobriété;  la  frugalité,  c'est-à-dire 
vivre  de  pain,  de  légumes  et  de  fruits,  fruges;  la 
sobriété,  c'est-à-dire  manger  peu  et  rarement,  ne 
donner  à  l'ordre  physique  que  ce  qui  est  strictement 
nécessaire  pour  qu'il  ne  s'amoindrisse  pas,  ne  pé- 
risse pas,  ne  manque  pas  à  ses  fonctions.  Ces  deux 
vertus  diminuent  le  corps,  c'est  évident.  Il  est  clair 
que  vivre  de  pain,  de  légumes  et  de  fruits,  manger 
peu  et  rarement,  il  est  clair  que  cela  diminue  le 
corps.  Comme  la  partie  inférieure  est  en  nous  le 
siège  des  passions  les  plus  brutales,  et  que  le  pain, 
les  légumes  et  les  fruits  ne  produisent  qu'une  sub- 
stance, un  sang,  un  lait  qui  est  plus  adouci,  qui 
n'a  pas  passé  par  cet  état  sauvage  et  abject  de  la 
brute  pure,  il  est  reconnu  de  tous,  de  toutes  les 
bouches  de  la  science  médicale  et  morale,  qu'en 
même  temps  que  le  corps  est  diminué  dans  le  mau- 
vais sens,  il  est  augmenté  dans  sa  force  vitale  :  si 


436  HOMÉLIE 

bien  que  nous  n'avons  pas  encore  aujourd'hui  de 
remède  plus  efficace  que  la  frugalité  et  la  sobriété. 
Toutes  les  grandes  nations  ont  commencé  par  là. 
Quand  les  Romains  étaient  puissants,  lorsque,  dans 
le  Latium,  ils  préparaient  cette  destinée  prépondé- 
rante qui  devait  imposer  à  tout  l'univers  le  respect 
et  le  ployement  de  genou  devant  le  nom  romain, 
c'étaient  des  gens  qui  conduisaient  la  charrue  du 
matin  jusqu'au  soir,  et  qui  ne  se  reposaient  de  ce 
labeur  pénible  sous  un  soleil  destructeur  qu'en 
mangeant,  dans  la  joie  et  dans  la  simplicité  naïve 
de  leur  cœur  antique,  le  pain,  les  légumes,  les 
fruits  qu'ils  avaient  semés  et  récoltés  de  leurs  ma- 
gnanimes mains.  C'est  ce  qui  a  fait  les  Romains; 
voilà  comment  ces  hommes  se  nourrissaient  :  par 
eux  la  victoire  entrait  dans  Rome,  et  par  l'épée  elle 
retentissait  jusqu'aux  extrémités  du  genre  humain. 
Elle  poilait  à  ces  monarques  de  l'Asie  endormis 
dans  les  joies  impures  des  festins,  des  banquets  et 
des  ignominies  de  la  bouche,  elle  leur  portait  les 
ordres  du  sénat  en  leur  disant  :  «  Le  sénat  romain 
vous  ordonne  ou  vous  demande  telle  chose.  »  Elle 
leur  disait  :  «  A  vous,  hommes  de  la  table,  à  vous, 
hommes  des  vins  grecs  et  précieux,  les  gens  qui 
boivent  peu  et  mangent  peu  vous  intiment  leurs 
sacrées  et  toutes-puissantes  volontés.  »  C'étaient  là 
les  Romains  ! 

Et,  par  contre,  à  mesure  que  cette  grande  nation 
a  imité  celles  qu'elle  avait  vaincus,  à  mesure  que 
les  Romains  ont  mangé  comme  leurs  ennemis,  leur 
majesté  a  baissé;  et  il  est  venu  des  bords  du  Danube 


SUR  l'Évangile  du  m®  dimanche  de  l'avent    437 

et  des  régions  plus  lointaines  des  fils  de  la  terre, 
sobres  comme  ils  avaient  été  et  qui,  par  cela  seul 
qu'ils  portaient  en  eux  ce  mérite  éminent,  le  premier 
de  tous,  la  frugalité  et  la  sobriété,  ont  pris  l'empire 
romain  sur  leurs  pavois  et  l'ont  fait  sauter  comme 
on  fait  sauter  des  dés  pour  se  jouer.  Rome,  devenue 
étrangère  à  la  frugalité  et  à  la  sobriété ,  a  été  jetée 
à  terre  par  l'homme  frugal  et  sobre.  Et  nos  géné- 
rations, qui  ne  savent  plus  ce  que  c'est  que  la  fru- 
galité et  la  sobriété,  au  milieu  de  leurs  jeux  d'esprit, 
elles  regardent  à  l'horizon  si  le  barbare  frugal  et 
sobre  n'a  pas  planté  déjà  sa  tente  et  son  pavillon, 
et  si  l'on  ne  voit  pas  briller  à  l'Orient  le  drapeau 
glorieux  de  la  victoire  porté  par  tout  homme  qui 
respecte  assez  son  corps  et  son  âme  pour  manger 
peu  et  rarement. 

Voilà  le  baptême  de  saint  Jean,  le  baptême  de  la 
frugalité  et  de  la  sobriété,  sans  lequel  toutes  les 
races  humaines  n'existeraient  pas.  Qu'êtes-vous, 
vous-mêmes?  Ce  que  vous  êtes?  Vous  êtes  des 
enfants  de  la  campagne;  à  une  génération ,  deux  gé- 
nérations, trois  générations,  peu  importe  le  nombre, 
vous  venez  tous  des  champs.  Ce  sont  des  labou- 
reurs, des  hommes  qui  se  levaient  à  trois  heures 
du  matin  pour  ensemencer  et  récolter  la  terre ,  qui 
vous  ont  donné  le  peu  de  sang  généreux  qui  palpite 
encore  dans  vos  veines.  Vous  l'avez  porté  dans  les 
villes,  dans  les  fabriques,  et  à  mesure  que  vous 
avez  vécu  dans  ces  lieux  corrupteurs  où  il  n'y  a  pas 
de  lumière,  de  soleil,  de  frugalité,  de  sobriété,  vos 
traits  se  sont  amoindris,  votre  œil  est  devenu  terne. 


438  HOMÉLIE 

VOS  mains  ont  blanchi,  et  vous  avez  insulté  votre 
propre  corps  jusqu'à  vous  regarder  dans  un  miroir 
et  vous  écrier  :  a  Je  suis  blanc,  »  c'est-à-dire  :  «  J'at- 
teins déjà  assez  près  de  la  tombe  pour  que  le  sang 
ne  s'aperçoive  plus  à  la  surface  colorée  de  ma  peau.  » 

Ainsi  vous  vivez  et  vous  vous  renouvelez  par 
l'homme  de  la  campagne,  c'est-à-dire  par  l'homme 
sobre  et  frugal.  Et  ne  vous  est-il  jamais  arrivé, 
quand  vous  avez  été  absents  de  cette  capitale  pen- 
dant six  mois,  pendant  un  an,  que  vous  avez  respiré 
dans  vos  château.^,  dans  vos  maisons  ou  dans  celles 
de  vos  amis,  un  air  plus  pur  et  plus  digne  de  vous , 
ne  vous  est-il  jamais  arrivé,  quand  vous  avez  franchi 
les  barrières  de  cette  capitale  pour  y  rentrer,  et  que 
vous  avez  rencontré  plusieurs  personnes,  d'être 
saisis  d'épouvante  et  de  dire  .•  «  Ce  ne  sont  pas  des 
vivants,  ce  sont  des  morts;  c'est  une  ville  habitée 
par  des  cadavres.  Il  n'y  a  plus  de  vie  là  dedans; 
s'ils  vivent  jusqu'à  trente  ou  trente-cinq  ans,  ils 
doivent  s'estimer  heureux,  si  c'est  vivre  que  de 
traîner  un  corps  languissant  sur  le  pavé  d'une 
grande  ville,  et  d'atteindre  lâchement,  péniblement, 
la  moitié  du  cycle  fixé  à  la  vie  commune  de  l'hu- 
manité. » 

Que  se  passe-t-il  donc  ici?  11  se  passe  sans  doute 
des  privations  anormales;  mais  il  s'y  passe,  même 
dans  les  classes  vulgaires,  même  dans  les  classes 
qui  auraient  dû  conserver  le  souvenir  de  la  vie  de 
leurs  pères  et  de  leurs  champs,  il  se  passe  des 
orgies,  l'abus  de  la  bouche,  l'abus  des  sens,  qu'il 
est  si  facile  de  solliciter  et  d'assouvir,  mais  par  des 


SUR  l'Évangile  du  m"  dimanche  de  l'avent    439 

choses  qui  n'ont  aucune  délicatesse,  qui,  par  leur 
grossièreté  même,  remplacent  dans  ces  êtres  moins 
favorisés  de  la  fortune  ce  que  produisent  dans  d'autres 
la  recherche  et  l'abondance  des  mets.  Nous  vivons 
ici,  pauvres  et  riches,  en  dehors  du  baptême  de 
saint  Jean,  et  si  nous  n'avions  que  le  sang  de  cette 
capitale  pour  la  repeupler,  si,  comme  l'a  dit  un 
philosophe  du  dernier  siècle,  la  campagne  n'accou- 
rait pas  sans  cesse  à  noli'c  secours  avec  ses  muscles 
grossiers  et  généreux,  les  bords  de  la  Seine,  dans 
deux  cents  ans,  ne  représenteraient  plus  qu'un 
cimetière  dont  on  viendrait  visiter  les  monuments, 
comme  on  visite  les  pyramides  d'Egypte,  qui  sur- 
montent de  vastes  nécropoles. 

C'est  le  baptême  de  saint  Jean  qui  fait  vivre,  humai- 
nement parlant,  les  hommes,  les  peuples,  les  généra- 
tions. Aussi,  quand  aujourd'hui  on  nous  prêche  par- 
tout le  bien-être  et  les  jouissances,  on  attaque  non  pas 
le  Christ,  on  va  bien  plus  haut  que  le  Christ,  on 
remonte  jusqu'au  Précurseur.  C'est  le  baptême  de 
saint  Jean  qu'on  attaque  :  car,  si  la  purilication  du 
corps  est  détruite  ici -bas,  ne  vous  attendez  pas  que 
la  purification  de  l'àme  puisse  subsister.  Si  les 
corps  ne  diminuent  pas,  tout  en  accroissant  leur 
force  vitale,  le  christianisme  est  impossible;  le  Christ 
n'est  pas  sans  saint  Jean,  le  baptême  de  l'esprit  n'est 
pas  sans  le  baptême  de  l'eau,  de  la  frugalité  et  de  la 
sobriété.  C'est  pourquoi  Dieu  y  a  pourvu.  Quand  il 
nous  chassa  du  paradis  terrestre,  il  nous  condamna 
forcément,  et  quoi  que  nous  fissions,  au  baptême  de 
saint  Jean ,  lorsqu'il  nous  dit  :   Vous  vous  7iounnrez 


440  HOMÉLIE 

de  pain.  Il  ne  dit  pas  de  chair,  il  dit  de  pain,  et 
encore  à  la  sueur  de  votre  front,  c'est-à-dire  rare- 
rement,  difficilument,  péniblement.  Et  en  dépit  de 
tous  les  systèmes,  de  toutes  les  utopies  du  monde, 
de  tout  ce  qu'on  fera  pour  sortir  de  ce  baptême  du 
pain  et  de  l'eau,  on  n'en  viendra  jamais  à  bout.  La 
masse  de  l'humanité  est  condamnée  au  pain  et  à 
l'eau  pour  vivre,  non  pas  célestement,  mais  ter- 
restrement,  et  c'est  sa  gloire.  Car  où  est  notre  vie? 
Elle  est  dans  l'àme.  Notre  vie!  elle  ne  dépend  pas 
de  la  terre  seulement,  ell':"  est  dans  la  pensée,  elle 
est  dans  les  affections,  elle  est  dans  les  sentiments 
qui,  du  matin  au  soir,  nous  animent.  Nous  ne  nous 
asseyons  à  notre  table  que  deux  fois  par  jour,  mais 
nous  pensons  toujours,  nous  aimons,  nous  haïssons, 
nous  nous  mouvons  sans  cesse.   La  vie  est  donc 
dans  l'âme.  Elle  est  d'autant  plus  élevée  dans  l'âme 
que  le  principe  qui  la  meut  est  plus  élevé  lui-même. 
Eh  bien!  que  faut-il  à  notre  corps?  Juste  ce  qu'il 
lui  faut  pour  vivre,  pour  que  l'àme  ne  défaille  pas; 
juste  assez  de  sang,  assez  de  lait,  assez  d'activité 
pour  que  l'âme  puisse  accomplir  ses  fonctions.  Tout 
le  reste  est  vain,  est  superflu.  Que  dis-je,  vain  et 
superflu?  Je  viens  de  vous  le  démontrer  par  l'his- 
toire des  hommes  et  des  peuples,  tout  le  reste  est 
dangereux,  vous  appauvrit,  vous  précipite  au  tom- 
beau. Manger  plus  que  le  nécessaire,  ce  n'est  pas 
seulement  manquer  de  justice  envers  les  autres, 
c'est  en   manquer  envers  votre  propre  vie.  Jamais 
homme  vivant  dans  les  délices  de  la  table  n'a  pu 
atteindre  cet  âge  et  ces  cheveux  blancs  vénérables  du 


SUR  l'Évangile  du  iii®  dimanche  de  l'avent    441 

paysan  qui,  courbé  sur  son  hoyau  pendant  quatre- 
vingts  ans,  vient  cependant  encore,  entouré  de  ses  fils 
et  de  ses  petits -fils,  se  mettre  à  table  d'un  pied  gai, 
d'un  œil  content,  béni  de  sa  famille,  boire  cette  eau 
qui  ne  lui  a  jamais  manqué,  et  admirer  cette  jeu- 
nesse qui  couronne  sa  postérité,  toute  forte  elle- 
même  de  la  puissance,  de  la  sobriété  et  de  la  fru- 
galité. 

Vous  ne  devez  donc  à  la  vie  extérieure  et  animale 
que  juste  ce  qui  est  nécessaire  pour  que  l'àme  ac- 
complisse ses  diverses  fonctions.  Prendre  plus  que 
ce  qui  est  nécessaire  pour  le  corps,  c'est  non  seule- 
ment agir  contre  la  justice  envers  les  autres,  c'est 
agir  encore  contre  sa  propre  puissance  de  durée  et 
de  pérennité. 

Maintenant  les  deux  noms  que  la  frugalité  et  la 
sobriété  portent  dans  le  monde  chrétien,  sont  l'ab- 
stinence et  le  jeûne  ;  il  n'y  a  que  les  mots  de  changés. 
Frugalité  vient  de  fruges,  et  abstinence  veut  dire 
absence,  privation  de  chair.  L'abstinence  et  la  fru- 
galité sont  donc  une  seule  et  même  chose.  Quant 
au  jeûne,  qui  ne  consiste  qu'à  manger  tard  et  peu, 
est- il  autre  chose  que  ce  nom  de  sobriété  qui  se 
trouve  dans  les  livres  moraux  des  anciens,  même  les 
plus  ignorants  du  christianisme? 

Eh  bien  !  celte  loi  de  l'abstinence  et  du  jeûne,  qui 
a  ses  racines  dans  l'humanité,  qui  est  sa  vie,  son 
salut,  son  bonheur  terrestre,  l'estimez-vous?  Gardez- 
vous  l'abstinence?  observez-vous  le  jeûne?  Parmi  les 
chrétiens  eux-mêmes,  combien  n'y  en  a-t-il  pas  qui 
disent  :  «  L'abstinence,  le  jeûne,  que  voulez-vous, 


442  HOMÉLIE 

c'est  comme  cela.  L'Église  les  a  prescrits  il  y  a  dix- 
huit  cents  ans,  je  ne  sais  trop  pourquoi;  mais  enfin, 
puisque  ça  est,  tâchons  de  nous  en  tirer  le  moins 
mal  que  nous  pourrons?  »  Voilà  comment  la  loi  de 
l'abstinence  et  du  jeune  est  considérée.  Et  nous,  les 
illuminés  du  Christ,  la  partie  choisie,  nous  qui 
croyons  avoir  la  foi,  nous  faisons  abstinence  sans 
amour,  sans  piété ,  sans  conviction ,  uniquement 
parce  que  notre  confesseur  nous  a  dit  qu'en  y  man- 
quant nous  commettrions  un  péché  mortel,  et  encore 
nous  assiégeons  sa  conscience  pour  lui  représenter 
qu'il  n'est  pas  possible  que  nous  jeûnions.  Nous 
cherchons  dans  l'état  de  notre  corps  des  excuses 
pour  pouvoir  assouvir  à  nos  heures  déterminées  ce 
penchant  de  la  chair,  qui  est  vil  et  ignominieux 
toutes  les  fois  qu'on  lui  donne  autre  chose  que  le 
strict  nécessaire  :  car  lui  donner  le  nécessaire,  c'est 
travailler  pour  l'àme,  cela  est  noble  et  grand;  lui 
accorder  davantage,  cela  est  petit  et  misérable.  Le 
pain  et  l'eau,  encore  une  fois,  c'est  la  vie  et  l'hon- 
neur du  monde.  C'est  pourquoi  les  saints  vivaient 
le  plus  possible  de  pain  et  d'eau  comme  les  pauvres. 
Us  honoraient  le  pain  et  l'eau,  parce  qu'ils  savaient 
que  le  pain  et  l'eau  étaient  leur  honneur.  Ne  croyez 
pas,  en  effet,  que  ce  soit  peu  de  chose  que  ces  deux 
substances  qui,  seules,  peuvent  nourrir  l'homme. 
Tout  homme  peut  vivre  avec  du  pain  et  de  l'eau,  de 
l'eau  qui  est  à  tous,  et  du  pain  qui  est  assez  faci- 
lement à  tous  pour  peu  qu'on  veuille  le  gagner. 

Ce  n'est  pas  assez,  il  faut  pratiquer  plus  en  grand 
la  frugalité  et  la  sobriété;  car,  comme  nous  le  disent 


SUR  l'Évangile  du  iii«  dimanche  de  l'avent    443 

très  bien  les  incroyants  en  se  moquant  de  nous,  et 
ils  ont  raison  :  «  Vous  autres,  chrétiens,  vous  faites 
des  repas  magnifiques  dans  le  courant  de  la  semaine, 
et  il  y  a  deux  jours  où  vous  dites  que  vous  faites 
abstinence.  Vous  dites  que  vous  jeûnez  dans  le 
carême,  lorsqu'au  fond  vous  vivez  comme  nous, 
peut-être  mieux  que  nous ,  et  assurément  avec  plus 
de  recherche  que  le  pauvre.  »  Ce  reproche  est  juste. 
Quand  on  ne  peut  pas  répondre  à  un  ennemi  de 
notre  foi  ou  à  un  incroyant  qu'on  observe  la  fruga- 
lité et  la  sobriété,  en  dehors  môme  de  l'abstinence 
et  du  jeûne  religieux,  on  ne  peut  pas  lui  donner  une 
vraie  solution  de  la  difficulté,  car  on  n'est  pas  tenu 
seulement  à  l'abstinence  et  au  jeûne  à  certains 
jours,  on  est  tenu  généralement  à  la  frugalité  et  à 
la  sobriété. 

Permettez -moi  de  vous  dire  quelque  chose. 

Ma  mère  était  fille  d'un  avocat  au  Parlement  de 
Bourgogne.  Ole  a  connu,  par  conséquent,  la  vie 
de  la  bourgeoisie  avant  1789,  et  cette  vie  était  celle 
de  son  père,  de  mon  grand-père.  Voulez-vous  savoir 
quelle  était  sous  le  rapport  dont  nous  parlons,  la 
vie  d'un  avocat  au  Parlement  de  Bourgogne?  Je  vais 
vous  le  dire. 

Un  avocat  au  Parlement  de  Bourgogne  se  levait 
à  quatre  heures  du  matin.  A  sept  heures,  il  allait 
au  Palais  après  avoir  pris  une  croûte  de  pain  ;  il  en 
revenait  vers  les  onze  heures  ou  midi.  A  une  heure, 
il  se  mettait  à  table  avec  sa  famille;  on  prenait  la 
soupe  et  le  bœuf:  rien  de  plus,  rien  de  moins.  Il 
retournait  au  Palais  à  trois  heures,  c'est  ce  qu'on 


444  HOMÉLIE 

appelait  l'audience  de  relevée  ;  il  y  restait  jusque 
vers  cinq  heures,  un  peu  plus,  un  peu  moins.  A 
cinq  heures  on  était  libre;  on  voyait  ses  amis,  on 
jouait  une  partie  avec  eux.  A  neuf  heures,  on  sou- 
pait  avec  un  morceau  de  rôti ,  une  salade  et  un  peu 
de  dessert,  et  on  se  couchait  à  dix  heures. 

Telle  était  la  vie  bourgeoise ,  non  pas  du  temps 
de  saint  Louis  ou  de  Louis  XIV,  mais  du  temps  de 
vos  grands-pères.  Et  c'est  de  la  sorte  que  l'honneur 
des  familles,  la  dot  des  filles,  la  santé,  le  lustre  du 
visage  et  la  vraie  beauté  de  l'homme  se  perpétuaient 
dans  la  race. 

Eh  bien  !  mes  Frères ,  parmi  les  vôtres ,  parmi 
vos  parents,  parmi  vos  amis  et  chez  vous-mêmes, 
connaissez -vous  l'analogue  de  cette  vie  qui  était  la 
vie  des  bourgeois  de  bonne  maison  ?  Combien  nous 
sommes  déchus  par  le  retour  au  paganisme  !  Les 
conseillers  au  Parlement  se  levaient  à  quatre  heures 
du  matin  et  ils  étaient  obligés  d'être  à  sept  heures 
au  Palais ,  puisque  ceux  qui  devaient  plaider  devant 
eux  y  avaient  rendez -vous. 

Donc,  examinons- nous  à  cet  égard,  la  chose  est 
sérieuse;  encore  une  fois,  vous  ne  sauverez  pas 
le  monde  sans  les  mœurs  chrétiennes.  Si  vous  ne 
revenez  pas  à  la  frugalité,  à  la  sobriété,  au  travail, 
à  la  modestie  de  nos  anciens,  n'espérez  pas  vous 
tirer  d'affaire. 

Il  y  a  quelques  mois,  un  notaire  d'une  de  nos 
villes,  riche,  honnête,  honoré,  me  disait,  les  bras  croi- 
sés sur  sa  poitrine,  après  que  nous  avions  devisé  des 
choses  publiques  :  «  Père  Lacordaire,  nous  ne  nous 


SUR  l'Évangile  du  iii«  dimancue  de  l'avent    443 

en  tirerons  pas  sans  la  vieille  économie.  »  Eh  bien  1 
la  frugalité  et  la  sobriété,  c'est  la  vraie  économie 
médicale,  la  vraie  économie  domestique,  la  vraie 
économie  politique.  On  vous  a  dit  dans  les  livres 
d'économie  politique  qui  s'impriment  depuis  quatre- 
vingts  ans  :  «  Consommez  le  plus  possible,  la  con- 
sommation fait  vivre  le  commerce  et  l'industrie,  et 
le  commerce  et  l'industrie  font  vivre  le  monde.  » 
C'est  juste  le  contre-pied  du  vrai,  c'est  une  maxime 
infernale.  La  vraie  maxime,  la  maxime  de  la  santé, 
la  maxime  du  foyer  domestique,  la  maxime  des 
grands  peuples,  la  voici  :  «  Consommez  le  moins 
qu'il  vous  est  possible;  le  commerce  vendra  ce  qu'il 
pourra;  le  commerce  est  pour  vous,  et  non  pas  vous 
pour  lui.  Le  commerce  et  l'industrie  sont  faits  pour 
vous  nourrir  et  vous  vêtir,  et  vous,  vous  n'êtes 
pas  créés  pour  alimenter  le  commerce  et  l'indus- 
trie. »  Au  fond,  on  vivait  autrefois  en  consommant 
le  moins  possible,  et  aujourd'hui,  en  suivant  cette 
maxime  de  consommer  le  plus  possible,  qui  vous 
dit  que  nous  vivions?  Si  vous  le  croyez,  vous  êtes 
faciles  à  vous  consoler  et  à  vous  satisfaire  de  la  défi- 
nition de  la  vie. 

Je  vois  bien  l'objection  que  vous  me  ferez  contre 
le  baptême  de  saint  Jean,  contre  le  baptême  du  pain 
et  de  l'eau,  ce  divin  baptême  qui  n'est  pas  aussi 
grand  que  le  baptême  de  l'esprit  et  du  feu,  mais 
qui  est  cependant  si  grand  et  si  vrai.  «  A  quoi  bon? 
me  direz -vous.  Quand  moi,  pauvre  mdividu  perdu 
dans  la  foule,  je  ferai  ce  que  vous  dites,  quel  profit 
en  résultera-t-il  pour  le  genre  humain?  » 


446  HOMÉLIE 

Gela  n'est  pas  exact:  les  bonnes  mœurs,  comme 
les  mauvaises,  gagnent  de  proche  en  proche.  Mais 
quand  cela  serait,  vous  profiteriez  en  vous,  vous 
profiteriez  en  votre  santé,  en  votre  joie,  en  votre 
justice  extérieure,  et  en  voyant  passer  le  monde 
condamné  à  toutes  les  vicissitudes  qui  s'y  pressent 
de  plus  en  plus,  vous  diriez,  ainsi  que  Daniel  en 
voyant  passer  l'assemblée  qui  avait  condamné  à 
mort  la  chaste  Susanne  comme  convaincue  d'adul- 
tère :  «  Je  suis  pur  de  ce  sang  qui  est  versé.  Juges 
d'Israël,  femmes  d'Israël,  filles  d'Israël,  magistrats, 
soldats,  vous  conduisez  en  chœur  et  en  pompe 
l'innocence  à  la  mort;  moi,  je  suis  pur  de  ce  sang 
que  vous  allez  verser.  » 

Eh  bien!  aujourd'hui,  si  nous  ne  pouvons  pas 
sauver  le  monde,  sauvons  du  moins  notre  âme. 
Notre  âme,  c'est  un  monde;  notre  âme,  c'est  une 
éternité;  notre  âme,  c'est  une  joie  pure,  sainte,  qui 
ne  finira  jamais  si  nous  savons  apprécier  ce  qu'elle 
est  et  vivre  pour  elle  comme  nous  devons  vivre. 
Faisons  donc  ce  que  nous  pouvons  pour  sauver 
les  autres  hommes,  pour  les  instruire  par  nos 
vertus,  et  léguons  à  nos  amis  les  plus  chers  les 
exemples  d'une  vie  sobre,  frugale,  honnête,  géné- 
reuse. Et  quand  même  ils  n'en  profiteraient  pas, 
nous  pourrions  répéter  celte  sublime  protestation 
de  Daniel,  devant  celui  qui  réserve  des  récom- 
penses éternelles  aux  hommes  de  bonne  volonté  : 
«  Le  monde  périt,  mais  moi,  je  suis  pur  de  son 
sang.  » 

Cela  vaut  la  peine  de  penser  au  baptême  du  pain 


SUR  l'Évangile  du  iv  dimanche  de  l'avent    447 

et  de  l'eau,  au  baptême  de  saint  Jean,  sans  lequel 
vous  ne  purifierez  ni  votre  corps  ni  votre  âme,  sans 
lequel,  par  conséquent,  le  règne  de  l'esprit  n'est 
possible  ni  dans  vous  ni  hors  de  vous. 


SUR  L'EVANGILE  DU  IV°  DIMAiNCHE  DE  L'AVENT 

NUL   NE   PEUT   DIRE  :  JE   SUIS  BON;  JE   SUIS  HEUREUX 

Préchée  le  23  décembre  1849. 

TEXTE  * 

Mes  Frères, 

L'Evangile  de  ce  jour  s'ouvre  avec  une  incompa- 
rable solennité  qui  n'a  pas  de  semblable  ni  d'égale 
dans  aucun  autre  évangile:  L'an  XV de  l'empire  de 
Tibère-César,  Ponce- Pilate  étant  procurateur  de  la 
Judée,  Hérode,  tétrarque  de  la  Galilée,  Philippe,  son 
frère,  de  V Iturée  et  de  la  Trachonite ,  Lisanias , 
tétrarque  de  la  contrée  de  l'Abilène,  so;cs  les  princes 
des  prêtres  Anne  et  Caïphe,  la  parole  de  Dieu  tomba 
6ur  Jean ,  fils  de  Zacharie,  dans  le  désert. 

Quelle  est  donc,  mes  très  chers  Frères,  cette  pa- 
role qui  est  annoncée  avec  une  date  si  circonstanciée 
et  si  solennelle?  Qu'est-ce  que  le  Seigneur,  après 
quatre  mille  ans,  non  pas  de  silence,  mais  de  paroles 
diverses  transmises  par  ses  prophètes  en  des  temps 

1  Publié  par  la   Tribune  sacrée,  mars  1850;  par  VEncyclo- 
pédie,  etc.,  loc.  cit. 


448  HOMÉLIE 

divers,  voulait  dire  à  l'humanité,  l'an  XV  de  Tibère- 
César,  sous  la  procuration  de  Ponce- Pilate,  sous 
Hérode,  Philippe,  Lisanias,  Anne,  Gaïphe,  té- 
Irarques  ou  princes  des  prêtres?  Qu'est-ce  que  Dieu 
avait  à  dire  au  monde  pour  donner  à  sa  parole  une 
date  qu'il  n'a  donnée  nulle  part  ailleurs  avec  autant 
d'importance  et  de  gravité? 

Mes  Frères,  il  y  a  un  mot  que  l'homme  a  le  droit 

et  le  devoir  de  prononcer,  et  qui  est  cependant  le 

mot  le  plus  criminel  qui  puisse  sortir  de  sa  bouche. 

Il  y  a  un  second  mot  que  l'homme  a  le  droit  et  le 

devoir  de  prononcer,  et  qui  est  cependant  le  mot 

le  plus  insensé  qui  puisse  sortir  de  sa  bouche.  Le 

premier  de  ces  deux  mots  est  celui-ci  :  Je  suis  bon  ! 

Le  second  est  celui-ci  :  Je  suis  heureux!  L'homme 

a  le  droit  et  le  devoir  de  dire  :  Je  suis  bon,  car  il  a 

été  créé  pour  la  perfection;  la  perfection  c'est  son 

droit,  la  perfection  c'est  son  devoir.  Et  cependant 

j'affirme  que  de  tous  les  mots  qu'il  puisse  prononcer, 

le  plus  criminel  est  celui-ci  :  Je  suis  bon  !  En  outre, 

l'homme  a  le  droit  de  dire  :  Je  suis  heureux  !  car  il 

a  été  créé  pour  la  béatitude,  et  non  seulement  la 

béatitude  est  son  droit ,  mais  elle  est  encore  son 

devoir,  puisque  c'est  le  terme  qui  lui  a  été  indispen- 

sablcment  tracé  pour  sa  perfection.  Et  cependant, 

de  tous  les  mots  que  puisse  dire  l'homme,  s'il  y  en 

a  un  qui  témoigne  de  sa  démence,  c'est  celui-ci  :  Je 

suis  heureux  !  Dire  :  Je  suis  bon  !  Je  suis  heureux  ! 

c'est  donc  le  comble  du  crime  et  le  comble  de  la 

folie. 

En  effet,  mes  Frères,  quel  est  celui  d'entre  nous 


SUR  l'Évangile  du  iv«  dimanche  de  l'avent    4'49 

qui,  créé  pour  la  perfection,  puisse  se  rendre  le 
témoignage  qu'il  est  vraiment  bon,  vraiment  par- 
fait. Le  Christ  disait  à  un  jeune  homme  qui  l'ap- 
pelait Magisltr  bone,  Maître  bon  :  «  Mais  pourquoi 
m' appelez-vous  bon?  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  soil  bon. 
Vous  me  reconnaissez  donc  comme  Dieu,  puisque 
vous  dites  :  Maître  bon,  qu'est-ce  que  je  dois  faire?» 

Nous  portons  au  dedans  de  nous  un  premier  idéal, 
qui  est  l'idéal  de  la  conscience.  Nous  avons  beau 
obscurcir  notre  entendement ,  nous  avons  en  nous 
une  beauté  morale  que  rien  ne  peut  troubler, 
qu'aucun  crime  ne  peut  corrompre,  dont  la  voix 
silencieuse  et  muette  pour  tous,  excepté  pour  nous, 
nous  dit  ce  qui  est  saint,  ce  qui  est  juste,  ce  qui  est 
vrai,  ce  qui  doit  être  pratiqué  par  nous  si  nous  vou- 
lons être  dignes  de  nous.  Nous  sentons  un  Dieu 
présent,  un  Dieu  vivant,  un  Dieu  habitant  en  nous, 
un  Dieu  concitoyen,  un  Dieu  confrère,  un  Dieu  qui 
semble  n'être  pas  nous,  puisqu'il  est  Dieu,  et  qui 
cependant  est  nous-mêmes;  c'est  l'idéal  palpitant 
et  incorruptible  de  la  conscience. 

Et  ce  premier  idéal,  nous  ne  le  réalisons  jamais. 
Nous  avons  beau  faire,  nous  avons  beau  étudier, 
nous  restons  perpétuellement  au-dessous  de  celte 
image  sensible  et  toute-puissante  qui  nous  adresse 
à  tout  moment  des  encouragements  et  des  reproches; 
et,  gravissant  toujours  pour  atteindre  ce  que  nous 
voyons ,  ces  degrés  que  nous  montons  en  nous 
rapprochant  de  plus  en  plus  nous  laissent  tou- 
jours loin  de  cette  obscure  et  ineffable  divinité  qui , 
présente  en  nous ,  est  la  lumière  qui  enveloppe 
I  29 


450  HOMÉLIE 

de  tous  côtés  notre  âme,  notre  esprit,  notre  cœur, 
tout  notre  être. 

Si  ce  n'était  que  cela,  encore  pourrions-nous  dire  à 
un  certain  degré  :  Je  suis  bon  I  puisque  nous  tendrions 
à  atteindre  l'idéal  de  notre  conscience.  Mais  non  : 
loin  de  monter,  loin  d'y  arriver,  tous  tant  que  nous 
sommes,  nous  descendons,  nous  fuyons  d'une  fuite 
éternelle, pour  parler  le  langage  de  Pascal, et  l'œil  fixé 
vers  le  type,  vers  le  beau  moral  qui  nous  est  présent, 
le  voyant,  l'interrogeant,  le  blasphémant,  lui  jetant 
des  pièges  et  des  systèmes  tant  que  nous  en  pouvons 
créer,  il  ne  se  voile  pas,  il  demeure;  il  ne  s'élève 
pas,  il  reste  immobile  ,  et  nous  descendons  toujours 
en  le  voyant  toujours;  il  est  inexorable!  Au-des- 
sous de  nous,  il  y  a  un  autre  abîme,  abject,  téné- 
breux, infâme,  maudit.  Il  nous  appelle,  il  nous 
attend,  il  nous  sollicite,  il  nous  cherche,  il  nous 
attire  à  lui,  sans  nous  empêcher  de  voir  cet  idéal 
sublime  et  inoubliable  qui  est  nous-mêmes  et  notre 
propre  conscience.  Nous  voilà  dans  la  misère  mo- 
rale, nous  voilà  dans  l'abjection  des  sens,  nous 
voilà  dans  tous  les  crimes,  non  pas  dans  tous  à  la 
fois  et  toujours,  mais  dans  quelques-uns  des  crimes 
qui  prennent  possession  de  nous,  dont  les  deux  plus 
vulgaires,  quoique  tous  les  deux  on  ne  peut  plus 
contradictoires,  sont  le  crime  des  sens  et  le  crime 
de  l'orgueil! 

Et  cependant  nous  avons  un  si  étrange  besoin  de 
correspondre  à  la  divinité  de  notre  nature,  que  tout 
en  étant  mauvais,  tout  en  faisant  des  actes  indignes, 
tout  en  étant  barbares  contre  nous-mêmes,  tout  en 


SUR  l'Évangile  du  iv<^  dimanche  de  l'avent    451 

manquant,  si  ce  n'est  à  cette  probité  vulgaire  qui 
suffit  aux  hommes  pour  se  donner  réciproquement 
leur  estime,  nous  manquons  à  cette  probité  plus 
haute,  plus  sainte,  sans  laquelle  nous  ne  pouvons 
pas  nous  estimer  complètement  nous-mêmes.  Malgré 
cela,  nous  avons  tant  besoin  de  cette  estime,  nous 
nous  estimons  si  naturellement,  que  nous  voulons 
à  toute  force  nous  rendre  le  témoignage  que  nous 
sommes  bons.  Et  de  là  tous  ces  systèmes  que  vous 
enfantez,  tous  ces  délires  de  votre  orgueil  aux  prises 
avec  votre  corruption,  qui  fait  que  vous  voulez  justi- 
fier à  vous-mêmes  l'infamie,  je  ne  dirai  pas  de  vous- 
mêmes,  —  je  ne  veux  pas  me  séparer  de  vous,  — 
que  nous  voulons  justifier  notre  propre  infamie.  Ne 
pouvant  sanctifier  nos  actes  par  des  réalités  con- 
formes à  l'idéal  de  la  conscience ,  nous  voulons  du 
moins  transformer,  s'il  est  possible,  au  moyen  d'une 
doctrine,  la  conscience  elle-même,  et  après  être 
entrés  dans  toutes  les  iniquités  que  l'enfer  vomit 
à  toute  heure  de  son  sein,  appuyés  sur  une  odieuse 
doctrine,  nous  nous  frottons  les  mains  et  nous  nous 
disons,  comme  la  femme  adultère  de  l'Écriture  : 
«  Après  tout,  quel  mal  ai -je  fait?  j'ai  suivi  ma 
nature.  » 

Eh  bien  !  je  dis  que  c'est  le  comble  du  crime;  car 
s'il  y  avait  quelque  chose  qui  put  ennoblir  ou  af- 
franchir le  crime,  ce  serait  au  moins  de  le  recon- 
naître et  d'être  franc  avec  soi-même.  Or  nous 
sommes  hypocrites  avec  nous-mêmes;  ce  n'e.-t  pas 
à  l'égard  des  autres  seulement  que  nous  cht-rchons 
à  tromper,  c'est  à  notre  propre  égard.  Nous   ren- 


452  HOMÉLIE 

dons  un  hommage  à  la  vertu ,  en  cherchant  à  cor- 
rompre en  nous  ce  témoin  incorruptible  de  la  vertu. 
Nous  mentons  à  nous-mêmes,  suivant  Te  langage 
de  l'Écriture  qui  a  dit  :  L'iniquité  s'est  menti  à  elle- 
même.  En  nous  disant  :  «  Je  suis  bon  !  »  nous  nous 
exaltons,  nous  exaltons  l'orgueil  jusque  dans  le 
vice;  et  ainsi  nous  nous  ôtons  toute  espèce  de  res- 
source pour  attirer  sur  nous  d'en  haut,  de  celui  qui 
nous  regarde  et  qui  voit  tous  nos  secrets,  au  moins 
la  compassion  qui  lui  ferait  dire  :  Voilà  des  gens 
bien  malheureux!  Nous  pourrions  peut-être  l'atten- 
drir même  par  nos  vices,  nous  l'irritons  par  l'orgueil 
dont  nous  voulons  couvrir  ces  vices. 

Il  est  donc  vrai,  le  mot  le  plus  criminel  est 
celui-ci  :  Je  suis  bon  !  Quoique  nous  ayons  le  droit 
et  le  devoir  de  dire  :  Je  suis  bon  !  ce  mot  est  le  plus 
grand  de  tous  nos  crimes. 

En  second  lieu ,  ce  second  mot  :  Je  suis  heureux  ! 
est  le  plus  insensé  de  tous  les  mots.  Car,  de  même 
que  nous  avons  en  nous  un  idéal  de  la  conscience, 
nous  portons  un  autre  idéal,  qui  est  l'idéal  du 
désir.  L'homme  a  été  doué  de  cette  singulière  faculté 
que  nous  appelons  le  désir;  il  connaît,  il  voit;  mais, 
de  plus,  il  soupire,  il  désire.  Cette  faculté  est  telle- 
ment puissante,  que  nous  avons  beau  désirer,  nous 
désirons  encore. 

Y  a-t-il  parmi  vous,  mes  Frères,  une  seule 
créature  qui  puisse  dire  :  J'ai  arrêté  mon  désir!  Y 
a-t-il  parmi  vous  un  être  doué  de  beauté,  de  talent, 
de  fortune,  de  capacité,  de  gloire,  d'immortalité, 
déjà  couronné  par  cette  gloire  présente,  augure  de 


SUR  l'Évangile  du  iv  dimanche  de  l'avent    453 

celle  qui  nous  ensevelira  et  qui  nous  gardera  tou- 
jours dans  notre  tombeau,  y  a-t-il  un  homme  qui 
ait  tout  cela,  et  dont  le  désir  se  soit  arrêté,  dont 
l'àme  ressemble  à  cette  mer,  autrefois  impétueuse, 
qu'on  appelle  la  mer  de  glace,  qui,  un  jour  enfin,  lasse 
de  couler,  s'est  prise  tout  à  coup,  et,  depuis  deux 
mille  ans,  est  là,  immobile  sous  les  yeux  du  spec- 
tateur? La  mer  de  nos  désirs,  ces  flots  poussés 
derrière  ces  flots,  y  a-t-il  un  jour,  y  a-t-il  un  quart 
d'heure  où  ils  se  soient  pris ,  et  où  nous  ayons  dit  : 
Je  ne  désire  plus  rien  maintenant;  je  suis  complet? 
Non,  mes  Frères,  ce  jour-là,  ce  quart  d'heure-là, 
cette  minute -là  n'a  jamais  existé  pour  le  plus  par- 
fait, le  plus  saint,  le  plus  héroïque  d'entre  nous. 
Après  un  désir,  il  vient  un  désir;  après  un  autre 
désir,  il  vient  un  autre  désir.  Je  ne  sais  comment 
cela  a  lieu;  peu  m'importe,  je  n'en  recherche  pas 
la  loi,  la  raison;  je  constate  le  fait.  Par  conséquent, 
vous  n'êtes  pas  heureux;  car,  pour  que  vous  puis- 
siez être  heureux,  il  faudrait  que  vous  n'ayez  plus 
de  désirs.  S'il  y  avait  une  créature  qui  pût  dire  : 
«  Je  ne  désire  plus  rien!  »  elle  serait  heureuse; 
mais,  du  moment  qu'elle  désire  quelque  chose,  c'est 
que  quelque  chose  lui  manque,  et,  quelque  chose 
lui  manquant,  son  idéal  de  désir  n'est  pas  satisfait: 
donc  elle  n'est  pas  heureuse. 

Vous  avez  de  la  fortune  et  vous  n'avez  pas  d'es- 
prit. Vous  avez  des  enfants  qui,  lorsqu'ils  étaient 
au  berceau,  charmaient  votre  œil  et  votre  espérance; 
ils  vous  ont  trahis  dans  les  délices  et  les  erreurs  de 
ce  monde,  et  leur  mère  ne  compte  plus  dans  leur 


4o4  HOMÉLIE 

cœur  que  comme  une  goutte  d'eau  perdue  dans  un 
océan.  Vous  avez  de  la  gloire;  mais  elle  est  insultée 
et  maudite  par  une  partie  du  genre  humain.  Vous 
avez  de  la  puissance;  mais  on  conspire  contre  elle 
pour  la  jeter  à  bas,  et,  après  vous  avoir  dressé  des 
statues,  on  aspire  à  en  effacer  déjà  les  inscriptions 
dans  le  présent  et  dans  l'histoire.  Par  conséquent, 
vous  désirez  toujours,  parce  qu'il  y  a  toujours 
quelque  chose  qui  vous  manque.  Et  pourtant,  vous 
mettez  votre  orgueil  à  vous  dire  que  vous  êtes 
heureux;  vous  feignez  d'être  heureux,  vous  cachez 
vos  larmes. 

Mais  dites-moi  donc  une  fois,  mes  Frères,  pour- 
quoi vous  cachez  vos  larmes  ?  Pourquoi  ne  pleurez- 
vous  pas  devant  tout  le  monde?  Pourquoi  ne  dites- 
vous  pas  à  tout  le  monde  :  «  Oui,  j'ai  un  beau 
costume,  j'ai  une  belle  maison,  j'ai  de  beaux  enfants, 
et  cependant  je  pleure  le  soir  en  me  couchant  et  le 
matin  en  me  levant  :  il  n'y  a  que  la  nuit  du  sommeil 
qui  soit  capable,  en  mettant  l'oubli  en  moi-même, 
de  me  persuader,  dans  cet  oubli  total,  que  je  suis 
heureux;  il  faut  que  je  dorme  pour  me  sentir  à 
l'aise  ?  »  Pourquoi  est-ce  que  vous  ne  dites  pas  tout 
cela?  C'est  que,  sachant  que  vous  êtes  destinés 
à  être  heureux,  vous  avez  l'orgueil  du  bonheur, 
comme  vous  avez  l'orgueil  de  la  conscience.  N'ac- 
complissant pas  l'idéal  de  la  conscience  véritable, 
vous  dites  :  «  Je  suis  bon  !  »  et  vous  en  appelez  à 
vous-mêmes  et  aux  autres.  Et  de  même,  ne  pouvant 
pas  arriver  à  l'idéal  du  bonheur  et  à  sa  vraie  pos- 
session, vous  fardez  votre  existence,  afin  que  chacun 


SUR  l'évaxgile  du  iv«  dimanche  de  l'avent    455 

dise  en  vous  voyant  :  «  Voilà  un  homme  lieureux!  » 
Ainsi,  c'est  un  mot  insensé.  Et  pendant  quatre 
mille  ans,  les  hommes,  au  milieu  de  leurs  crimes 
et  de  leurs  infortunes,  n'avaient  pas  cessé  de  dire  : 
«  Nous  sommes  bons,  nous  sommes  heureux!  »  Il 
y  avait  une  multitude  abjecte,  étouffée  sous  les  pas 
de  quelques-uns ,  elle  ne  comptait  pas;  mais  le  reste, 
qui  surnageait  à  la  surface,  qui  commandait,  qui 
écrivait,  qui  régnait,  en  un  mot,  ce  reste,  le  petit 
nombre,  se  disait  bon  et  se  disait  heureux.  Cette 
minorité  avait  ses  poètes ,  ses  historiens ,  ses  servi- 
teurs,  ses  trépieds,   ses   pontifes;    elle  avait  son 
immortalité  avant  d'être  morte,  comme  je  le  disais 
tout  à  l'heure;  elle  avait  tout  cela.  Elle  montait  sur 
un  trône;   il  y  avait  par  tout  l'empire  romain  un 
homme  qu'on    appelait  Auguste,   César,    Tibère, 
Nerva,  Trajan,  comme  vous  voudrez,  qui  était  là 
pour  représenter  devant  elle  cet  idéal  de  la  con- 
science et  de  la  félicité  humaines.  Et  du  Danube  au 
Rhin,  des  contrées  sauvages  qui  avaient  à  peine 
entendu  le  nom  de  l'empire  romain,  jusqu'aux  ré- 
gions les  plus  obscures  de  l'Atlantique,  il  s'élevait 
un  concert  d'hommages  qui  arrivait,  se  grossissait, 
apportant  cette   acclamation  de    tous  les  peuples 
à  leur  prince ,  chaque  jour,  à  son  auguste  lever  : 
«  0  César  !  ô  Dioclétien  I  ô  Héliogabale  !  ô  Hercule  ! 
ô  Maximin  !   vous   êtes  bon  !  vous  êtes  heureux  ! 
vous  êtes  immortel!  vous  êtes  l'éternité  vivante  et 
en  personne  !  »  Et  la  tourbe  immonde  des  esclaves 
écrasée  sous  les  planchers  de  ce  vil   théâtre,   qui 
n'était  qu'imposture  des  deux  côtés,  du  côté  du 


456  HOMÉLIE 

bien  et  du  côté  de  la  félicite,  la  tourbe  abjecte  de  la 
servitude  battait  des  mains  et  disait  :  «  Vive  César! 
Nous,  qui  allons  mourir,  nous  le  proclamons  le 
vivant,  le  bienheureux,  le  parfait!  » 

Cependant,  à  cette  heure-là  même  de  l'iniquité  et 
de  la  bassesse  de  quatre  mille  ans  accumulés,  il  y 
eut  des  hommes  qui  eurent  l'idée  que  peut-être 
l'homme  était  mauvais  et  qu'il  n'était  pas  heureux, 
et  qu'il  y  avait  en  se  séparant  de  la  foule,  en  se 
séparant  de  l'humanité,  un  moyen  d'arriver  à  la 
vertu  et  d'arriver  à  la  félicité  :  ce  furent  les  stoïciens. 
Les  stoïciens  se  déJoattirent  contre  les  abjections 
et  les  infortunes  de  leur  temps.  Us  disaient  à  Ju- 
piter :  «  Jupiter,  tu  nous  donneras,  si  tu  le  veux, 
la  vie,  la  beauté,  la  fortune;  mais  nous,  nous 
nous  donnerons  à  la  vertu!  »  Ils  lui  disaient  en- 
core :  «  0  tout-puissant!  tu  peux  nous  envoyer  les 
maladies,  les  tortures,  tous  les  supplices  que  la 
nature  et  les  tyrans  ont  créés;  eh  bien  !  nous  serons 
plus  forts  que  la  souffrance,  et  entre  les  bras  des 
bourreaux  ou  delà  nature  qui  nous  torturera  comme 
un  bourreau ,  nous  dirons  à  la  douleur  :  Tu  n'es 
rien!  »  C'était  là  le  stoïcisme,  la  plus  grande  doc- 
trine qu'ait  inventée  l'humanité  contre  ses  maux 
et  ses  tourments.  Ses  disciples  disaient  :  «  Nous 
sommes  mauvais,  nous  serons  bons  par  nos  propres 
efforts;  nous  souffrons,  mais  nous  ferons  bien  voir 
à  la  souffrance  qu'elle  ne  peut  rien  contre  l'àmc 
d'un  stoïcien.  » 

Voilà,  mes  Frères,  tout  ce  que  l'humanité  fit 
voir  de  plus  grand,  le  vœu  le   plus  auguste  qui 


SUR  l'Évangile  du  iv*  dimanche  de  l'avent    457 

sortit  de  son  sein.  Et  cela  se  passait  ;"i  l'instant 
même,  au  quart  d'heure  dont  l'évangile  de  ce  jour 
nous  donne  la  date  :  L'an  XV  de  Tibère-César, 
Ponce-Pilate  étant  procurateur  de  la  Judée,  Hérode 
étant  tétrarque  de  la  Galilée,  Philippe,  son  frère, 
tétrarque  de  l'Iturée  et  de  la  Trachonite ,  Lysanias 
étant  tétrarque  de  la  contrée  d'Abilène,  sous  les 
princes  des  prêtres  Anne  et  Caïphe.  A  ce  moment- 
là  môme  que  je  viens  de  décrire,  la  parole  de  Dieu 
tomba  sur  Jean,  fils  de  Zacharie,  dans  le  désert. 
Ce  moment  était  si  remarquable;  la  parole  de  Dieu, 
après  quatre  mille  ans,  allait  dire  à  l'humanité 
quelque  chose  de  si  étonnant,  de  si  nouveau,  de 
de  si  inouï,  de  si  supérieur  à  l'humanité,  qu'il 
fallait  que  cette  date  fût  ainsi  posée  dans  sa  minutie 
suprême. 

Qu'est-ce  qu'elle  disait  donc,  cette  parole?  Elle 
disait:  «  Faites  pénitence,  car  le  royaume  du  ciel 
est  proche;  faites  pénitence,  car  voici  l'agneau  qui 
efface  les  péchés  du  monde  !  faites  pénitence  !  » 
Qu'y  a-t-il  là  dedans  de  si  extraordinaire?  Le 
voici  :  Faites  pénitence;  vous  devez  vous  dire  : 
«  Mais  après  tout  et  pourtant  je  ne  suis  pas  bon; 
mais  après  tout  et  pourtant  je  ne  suis  pas  heu- 
reux; mais,  quoi  que  je  fasse,  je  ne  puis  pas  être 
heureux  par  mes  propres  forces;  mais  l'humanité 
tout  entière,  depuis  quarante  siècles,  n'a  pas  pu 
être  bonne  et  heureuse  par  ses  propies  forces  ;  mais 
peut-être  avec  un  secours  d'en  haut,  peut-être  avec 
un  auxiliaire  divin,  nous  pourrions  être  bons  et 
être  heureux.  Eh  bien!  ce  secours  d'en  haut,  cet 


458  HOMÉLIE 

auxiliaire  divin,  je  le  demande,  je  le  sollicite,  je 
l'espère,  je  l'attends.  Seigneur,  dites  une  parole,  et 
votre  serviteur  sera  guéri  !  » 

Voilà,  mes  Frères,  ce  que  saint  Jean,  dans  son 
baptême  de  la  pénitence,  apportait  au  monde.  A  la 
formule  :  je  suis  bon  et  je  suis  heureux,  il  substi- 
tuait cette  formule  :  je  ne  suis  pas  bon  et  je  ne  suis 
pas  heureux;  je  ne  puis  être  bon  et  heureux  que  par 
le  secours  de  Dieu,  et  ce  secours  de  Dieu,,  je  le  désire. 

C'est  bien  peu  de  chose,  c'est  vrai,  extrêmement 
peu  de  chose,  et  cependant,  ce  peu  de  chose, 
encore  aujourd'hui ,  même  après  qu'il  vous  a  été 
annoncé,  vous  ne  l'entendez  pas  et  vous  ne  l'ac- 
ceptez pas.  Dieu  avait  employé  quatre  mille  ans 
pour  donner  au  monde  la  démonstration  qu'il  était 
mauvais  et  qu'il  était  malheureux;  toute  l'histoire 
s'était  faite  et  avait  été  construite  pour  démontrer  à 
l'homme  qu'il  était  mauvais  et  qu'il  n'était  pas 
heureux ,  et  néanmoins ,  après  tout  cela ,  après  tant 
de  signes  et  de  philosophie,  il  fallait  qu'un  pauvre 
homme,  un  homme  du  désert,  vêtu,  comme  nous 
le  disions  la  dernière  fois,  d'un  habit  fait  avec  des 
poils  de  chameau,  mangeant  des  sauterelles  et  du 
miel  sauvage,  vînt  dire  aux  hommes  :  «  Mais  dites 
donc  enfin  une  fois,  dites  donc  à  Dieu  :  Nous  ne 
sommes  pas  bons  et  nous  ne  sommes  pas  heureux  ; 
dites  donc  cela  une  fois.  » 

Il  fallait  ce  miracle.  Depuis  dix-huit  cents  ans  il 
y  a  des  hommes  qui  disent  :  Nous  ne  sommes  pas 
bons  et  nous  ne  sommes  pas  heureux,  et  pourtant, 
mes  Frères,  l'humanité  ne  le  dit  pas  encore.  Qu'est-ce 


SUR  l'Évangile  du  iv«  dlmanche  de  l'avent    459 

qui  vous  partage  aujourd'hui?  qu'est-ce  qui  vous 
agile? 

Ce  sont  deux  partis;  oui,  deux  partis,  il  n'y  en  a 
que  deux.  Il  y  a  le  parti  des  superbes,  le  parti  des  con- 
tents qui  disent  :  «  Mais  nous  sommes  bons  et  nous 
sommes  heureux,  pourquoi  est-ce  que  vous  nous 
troublez?»  C'était  le  parti  des  riches  et  des  puissants 
avant  Jésus-Christ;  il  est  toujours  le  même  au 
fond.  Ils  se  croient  bons  parce  qu'ils  ne  méritent 
pas  la  potence  ;  ils  se  croient  heureux  parce  qu'ils  ont 
plus  que  du  pain,  et  ils  s'écrient:  Mais  laissez-nous 
donc  en  repos!  Encore  une  fois,  c'est  le  parti  des 
superbes,  le  parti  des  contents  d'eux-mêmes.  A  côté 
de  celui-là,  il  y  a  le  parti  des  superbes  qui  ne  sont 
contents  ni  d'eux  ni  de  leurs  vertus,  ils  sont  plus 
francs,  ni  de  leur  situation  matérielle,  car  ils  n'ont  pas 
au-dessus  du  pain ,  ils  n'ont  pas  le  pain  ou  croient 
ne  pas  l'avoir  et  ne  pas  le  manger  ou  le  posséder  :  c'est 
le  parti  des  superbes  chimériques.  Ils  disent  comme 
les  stoïciens  :  «  Il  est  vrai,  nous  ne  sommes  pas  bons 
et  nous  ne  sommes  pas  heureux;  mais  c'est  la  faute 
de  certains  hommes,  de  certaines  choses,  d'une 
certaine  organisation,  et,  coûte  que  coûte,  nous 
nous  rendrons,  par  nos  propres  forces,  et  bons  et 
heureux.  »  C'est  la  lutte  de  ces  deux  partis,  les  su- 
perbes contents  et  les  superbes  chimériques,  qui 
s'agitait  avant  le  Christ  et  qui  s'agite  encore  au- 
jourd'hui. 

Et,  entre  les  deux,  se  trouve  le  parti  des  humbles 
appuyés  en  Dieu,  des  humbles  qui  sont  doux,  des 
humbles  qui   sont   charitables,   qui  travaillent   à 


460  HOMÉLIE 

corriger  leurs  défauts,  qui  les  connaissent,  qui 
voient  l'instabilité  et  la  vanité  des  choses  humaines, 
et  qui  disent  :  «  Nous  ne  sommes  pas  bons  par 
nous-mêmes,  nous  ne  sommes  pas  heureux  par 
nous-mêmes,  mais  nous  demandons  à  Dieu  de  nous 
rendre  bons  et  heureux  en  Jésus-Christ. 

En  effet,  mes  très  chers  Frères,  ce  Jésus -Christ 
dont  nous  allons  célébrer  la  naissance,  ce  Jésus- 
Christ  dont  les  anges  vont  nous  annoncer  l'avène- 
ment en  nous  disant  :  Gloire  à  Dieu  au  plus  haut 
des  deux,  et  paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne 
volonté!  il  viendra  nous  apporter  l'idéal  de  la  con- 
science réalisé.  Quiconque  le  voudra ,  ne  se  perdra 
plus  dans  le  spectacle  impuissant  de  son  idéal  inté- 
rieur; mais  voyant  la  bonté  vivante  dans  des  faits 
réels,  dans  des  faits  visibles,  dans  des  faits  qui 
ont  été  reproduits,  parviendra  à  l'imiter  à  un  cer- 
tain degré;  il  prendra  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  bon, 
de  vraiment  saint  sur  la  terre,  ce  qui  approche  le 
plus  de  cet  idéal  de  la  conscience  qui,  jusqu'à 
Jésus-Christ,  n'avait  été  qu'un  témoin  contre  nous, 
et  une  sorte  de  bourreau  dont  nous  avons  fait  tout 
eu  qu'il  était  possible  pour  nous  délivrer. 

Et  en  même  temps  le  Christ,  naissant  dans  une 
étable  entre  des  animaux,  le  Christ  pauvre,  déchu, 
puisqu'il  était  de  race  royale,  le  Christ  méconnu, 
abandonné,  mourant  sur  un  bois  infâme,  le  Christ 
nous  donnera  aussi  le  moyen  d'atteindre  cet  idéal 
du  désir  qui  est  en  nous  ;  il  nous  donnera  la  confor- 
mité à  sa  volonté,  c'est-à-dire  à  la  volonté  de  Dieu. 
Acceptons,   mes  Frères,   tout  ce  qui   nous   arrive 


SUR  l'Évangile  du  iv  dimanche  de  l'avent    461 

avec  un  cœur  honnête  et  gai ,  disant  :  «  C'est  Dieu 
qui  gouverne  tout,  qui  nous  voit;  c'est  Dieu  qui 
est  notre  mesure,  la  mesure  de  tous  ensemble  et  de 
chacun  en  particulier;  c'est  Dieu  qui  veut  cela,  je 
le  veux  comme  lui;  qu'est-ce  que  je  pourrais  vou- 
loir de  mieux  que  Dieu  ?  »  Le  chrétien  apaise 
au  dedans  de  lui  l'idéal  du  désir  en  ne  désirant 
que  ce  que  Dieu  veut  ou  permet.  Il  est  satisfait , 
car  il  ne  peut  rien  désirer  après  ce  que  Dieu  dé- 
sire. Demandez  à  un  saint  ce  qu'il  désire,  il  vous 
dira  :  Je  désire  ce  que  Dieu  veut,  ce  que  Dieu  per- 
met :  je  désire  ce  que  Dieu  veut,  car  que  voulez- 
vous  qui  se  fasse  de  mieux  que  ce  que  Dieu  veut  ? 
je  désire  ce  que  Dieu  permet,  même  le  mal;  car, 
apparemment,  puisqu'il  le  permet,  il  a  une  raison 
souveraine  de  justice  et  de  miséricorde.  Moi,  je  le 
permets  si  Dieu  est  content;  je  suis  content  puisque 
Dieu  est  content;  il  veut  que  je  souffre,  j'en  suis 
content;  il  veut  que  je  sois  humble  et  petit,  j'en 
suis  content;  il  veut  que  je  fasse  des  souliers!... 
j'en  suis  content. 

Mes  Frères,  plût  à  Dieu  que  ce  langage,  que  je 
viens  de  tenir  exprès,  qui  a  sollicité  voire  léger 
sourire,  plût  à  Dieu  que  nous  le  tinssions  tous! 
Si  tous  nous  voulions  faire  des  souliers,  il  n'y 
aurait  que  des  heureux;  le  monde  serait  tranquille, 
et  vous  seriez  meilleurs  que  vous  n'êtes.  Par  con- 
séquent, sachons  respecter  les  choses  petites;  car 
enfm  c'est  la  Croix  qui  a  sauvé  le  monde,  et  il  n'y 
a  rien  de  plus  petit  que  la  Croix.  Si  elle  a  été  glo- 
rifiée, c'est  parce  que,  comme  le  dit  l'Évangile,  il 


462  HOMÉLIE 

était  écrit  dans  les  prophètes  :  «  Toute  vallée  sera 
remplie,  toute  montagne  et  toute  colline  sera  abaissée, 
et  toute  chair  verra  le  salut  de  Dieu,  Toute  chair 
verra  le  salut  de  Dieu  quand  les  petites  choses 
seront  grandies  et  quand  les  grandes  choses  seront 
abaissées.  »  Et,  par  conséquent,  à  la  suite  de  saint 
Jean- Baptiste,  qui  avait  déclaré  n'être  pas  digne 
de  délier  les  cordons  des  souliers  du  Seigneur, 
j'avais  le  droit,  dans  mon  langage  apostolique,  de 
vous  parler  de  faire  des  souliers.  En  nous  disant 
ces  petites  choses  avec  de  graves  paroles,  saint 
Jean  a  dit  des  choses  formidablement  grandes  et 
qui  étaient  annoncées  par  cette  date  :  Sous  le  règne 
de  Tibère-César,  P once -Pilate  étant  procurateur  de 
la  Judée,  Hérode,  télrarque  de  la  Galilée,  son  frère 
Philippe  de  l'Iturée  et  de  la  Trachonite,  Lisanias, 
tétrarque  de  la  contrée  d'Abilène,  sous  les  princes 
des  prêtres  Anne  et  Caïphe,  la  parole  de  Dieu 
tomba  sur  Jean  dans  le  désert  et  lui  dit  :  Faites 
pénitence,  résignez -vous  aux  petites  choses,  et  tâ- 
chez, dans  cette  pénitence  et  dans  cette  humiliation, 
de  devenir  des  montagnes  et  d'aspirer  vers  Dieu , 
qui  n'est  si  grand  que  parce  qu'il  a  été  capable  de 
s'abaisser  vers  nous. 

Ainsi,  mes  Frères,  qui  que  vous  soyez,  aujour- 
d'hui où  l'on  vous  dit  :  Faites  pénitence,  car  le  roi 
d'Israël  est  proche,  demandez-vous  intérieurement, 
le  regard  fixé  sur  votre  conscience,  si  ce  n'est  sur 
l'Évangile  :  «  Suis-je  bon?  »  Si  vous  pouvez  vous 
répondre  que  vous  êtes  bon,  je  n'ai  rien  à  vous 
dire;  mais,  si  vous  ne  le  pouvez  pas,  permettez- 


SDR  l'Évangile  du  iv«  dimanche  de  l'avent    463 

moi  de  vous  dire  comme  saint  Jean  :  Faites  péni- 
tence. Dites  d'abord  à  Dieu  :  Je  ne  suis  pas  bon  I 
En  second  lieu,  désirez  de  devenir  bons.  Vous 
l'essayez  en  vain  par  vos  propres  forces;  concevez 
que  peut-être  il  vous  manque  une  force  supérieure 
pour  accomplir  cette  merveille.  Dites  à  Dieu  :  Mon 
Dieu,  je  ne  suis  pas  bon,  je  voudrais  l'ôtre;  don- 
nez-moi la  force  de  le  devenir!  Diles-lc-lui  aujour- 
d'hui, dites-le-lui  demain,  dites-le-lui  après-demain, 
et  si  ce  n'est  pas  le  troisième  jour,  c'est  le  quatrième 
que  vous  serez  exaucés. 

Demandez -vous  aussi  :  «  Suis- je  heureux?  »  Mon 
frère  de  dix-huit  ans,  vous  êtes  beau,  vous  êtes 
jeune,  vous  êtes  riche,  vous  avez  la  triple  puis- 
sance du  monde  qui  est  la  beauté,  la  richesse  et 
la  jeunesse.  Mon  frère  de  dix-huit  ans,  est-ce  que 
vous  êtes  heureux?  Si  vous  êtes  heureux,  eh  bien! 
moi,  homme  de  bientôt  cinquante  ans,  qui  suis 
heureux  aussi  par  le  Christ,  parce  j'ai  compris 
qu'avant  de  le  connaître  je  ne  l'étais  pas ,  mon 
frère  de  dix-huit  ans,  si  sincèrement  dans  vos 
délices  vous  pouvez  dire  comme  moi,  déjà  blanchi  : 
Je  suis  heureux!  je  n'ai  rien  à  vous  dire,  sinon 
que  je  vous  attends  dans  dix  années.  Dans  dix 
années,  saint  Jean  reparaîtra;  l'aurore  du  Christ 
se  lèvera  de  nouveau  pour  vous;  l'expérience  aura 
passé  sur  vous.  Je  ne  serai  peut-être  plus;  mais, 
si  ce  n'est  dans  celte  église,  toutes  les  églises 
ne  sont  qu'une,  dans  une  autre  qui  sera  la  même 
en  foi  et  en  unité,  un  autre  moine,  un  autre  prêtre, 
un  autre  vieillard  viendra  vous  dire  :  «  Mon  frère 


464  HOMÉLIE 

de  trente  ans,  êtes  vous  heureux?  »  Si  vous  répondez 
encore  ce  jour-là  :  «  Je  suis  heureux  !  »  je  vous 
accorde  dix  ans  de  plus;  et,  dans  vingt  ans,  le 
même  pliénomène,  le  même  cri  parti  du  désert,  il 
y  a  dix-huit  cents  ans  ,  vous  dira  :  «  Mon  frère  de 
quarante  ans,  ôtes-vous  heureux  dans  votre  femme? 
êtes -vous  heureux  ou  méprisé  dans  vos  enfants? 
êtes -vous  heureux  ou  détrompé  dans  votre  gloire? 
êtes-vous  heureux?  »  Je  ne  pousse  pas  plus  loin; 
car,  d'ordinaire,  quarante  ans  c'est  le  dernier  coup 
de  la  cloche  des  illusions;  à  quarante  ans,  le  monde 
meurt,  et  la  maturité  nous  révèle  la  sincérité  et  la 
réalité  des  choses.  Je  vous  arrête  donc  à  quarante 
ans,  et,  s'il  s'est  trouvé  un  jeune  homme  qui 
a  pu  répondre  à  saint  Jean  :  «  Je  suis  heureux!» 
parmi  les  hommes  dont  les  cheveux  ont  été  blanchis 
par  quarante  ans  d'expérience,  parmi  ces  hommes 
ayant  les  soucis  des  choses  privées  et  publiques , 
des  choses  du  présent  et  des  choses  de  l'avenir,  il  ne 
s'en  trouvera  aucun  capable  de  répéter  :  Oui ,  je  suis 
content! 

Eh  bien  !  si  à  cet  âge  vous  n'êtes  pas  con- 
tent, peut-être  que  quelque  chose  vous  manque. 
Et  que  vous  manque-t-il?  Il  vous  manque  Dieu,  il 
vous  manque  la  vérité,  il  vous  manque  la  charité. 
C'est  pourquoi  Dieu  vous  convie  au  berceau  d'un 
nouveau -né,  d'un  petit  enfant  qui  va  naître  en 
Judée,  devant  les  bergers,  sous  le  souffle  de  vils 
animaux.  Préparez- vous  à  cette  naissance,  à  celte 
révélation,  et  puissicz-vous  vous  joindre  à  la  voix 
qui  dit  depuis  dix-huit  siècles  et  qui  redira  jusqu'à 


SUR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel      465 

la  fin  des  temps  :  G/ofre  à  Dieu  au  plus  haut  des 
deux,  et  paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne 
volonté! 


SUR  L'ÉVANGILE  DU  DIMANCHE  APRÈS  NOEL 

JÉSUS -CHRIST  SIGNE  DE  CONTRADICTION 

Préchée  le  30  décembre  1849. 

TEXTE* 

Mes  Frères  , 

Lorsqu'un  enfant  nous  est  né,  l'un  de  nos  pre- 
miers désirs,  désir  presque  invincible,  c'est  de  tirer 
de  ses  premiers  moments  un  augure  de  sa  des- 
tinée. 11  n'est  aucun  de  vous,  pères  et  mères  de  fa- 
mille, qui,  après  avoir  reçu  de  Dieu  ce  don  excellent 
d'un  fils,  n'ait  pesé,  pour  ainsi  dire,  dès  son  ber- 
ceau tout  l'intervalle  de  ses  années;  qui,  calculant 
sa  fortune,  sa  naissance,  le  génie  de  ses  parents, 
n'ait  cherché  à  prévoir  ce  qu'il  pourra  devenir  un 
jour. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  aussi,  immédiatement 
après  la  naissance  de  Notre- Seigneur,  et  c'est  cette 
révélation,  ce  pressentiment  de  l'avenir,  qui  nous 
est  aujourd'hui  présenté  dans  rÉvangilc.  11  y  est 
dit  que  les  parents  de  Notre -Seigneur  l'ayant  con- 
duit au  Temple,  il  s'y  rencontra  un  vieillard  appelé 
Siméon.  Après  qu'il  eut  rendu  grâce  à  Dieu  de  ce 

>  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  avril  1850. 

I  30 


466  HOMÉLIE 

qu'il  lui  avait  été  permis  avant  de  mourir  de  con- 
templer celui  qui  devait  être  la  gloire  d'Israël  et  le 
salut  du  monde,  se  tournant  vers  sa  mère,  ce  vieil- 
lard lui  dit  :  Celui-ci  est  posé  pour  la  ruine  et  la 
résurrectioyi  d'un  grand  nombre  en  Israël,  et  comme 
un  signe  auquel  il  sera  contredit.  —  Ecce  posilus 
est  hic  in  ruinam  et  in  resurrectionem  multorum , 
et  in  signum  cui  contradicetur. 

Tel  est  le  présage  qui  fut  déposé  sur  le  berceau 
du  Sauveur  Jésus,  et  celui-là  les  renfermait  tous. 
11  se  résume  en  ceci  :  c'est  que  cet  enfant  serait  un 
signe  de  contradiction.  Le  vieillard  de  l'Évangile 
ne  pouvait  pas  dire  une  chose  à  la  fois  plus  doulou- 
reuse et  plus  sublime.  Car  si  la  contradiction  est 
la  plus  grande  douleur  de  la  vie,  c'en  est  aussi  le 
grand  ressort;  en  sorte  que  toute  souffrance  a  sa 
racine  dans  la  contradiction,  et  que  toute  grandeur 
y  trouve  son  principe  et  son  commencement. 

La  contradiction,  c'est  l'opposition  des  pensées  à 
notre  pensée,  l'opposition  des  sentiments  à  notre  sen- 
timent, l'opposition  des  volontés  à  notre  volonté.  Et 
comme  notre  pensée,  notre  sentiment,  notre  volonté, 
c'est  nous-mêmes,  c'est  notre  être,  aussi  près  qu'on 
puisse  le  rencontrer  et  le  toucher,  il  s'ensuit  que 
s'opposer  à  notre  pensée,  à  notre  sentiment,  à  notre 
volonté,  c'est  s'opposer  à  nous-mêmes  autant  qu'il 
est  possible  de  s'y  opposer;  et,  par  conséquent,  c'est 
nous  inspirer  de  la  répulsion,  de  l'inimitié,  car  nous 
avons  horreur  de  ce  qui  nous  nuit,  de  ce  qui  nous 
trouble ,  de  ce  qui  s'oppose  au  passage  de  nos  sen- 
timents, de  nos  pensées  et  de  nos  volontés. 


SUR  l'Évangile  du  dlmanche  après  nuel       467 

Aussi,  mes  Frères,  c'est  celte  horreur  de  la  con- 
tradiction qui  fait  qu'un  des  usages  les  plus  nobles 
de  la  force  humaine  c'est  de  supporter  d'être  contre- 
dit, et  qu'il  n'y  a  rien  de  si  éminent  ici-bas,  qu'un 
esprit,  prince  ou  charbonnier,  souffrant  autour  de 
soi  la  contradiction.  Souvent  ce  n'est  là  qu'un  effort; 
mais  on  a  noté,  dans  la  vie  des  grands  hommes,  les 
rares  moments  où  ils  ont  pu  être  contredits  au 
milieu  de  leur  domination  et  de  leur  majesté.  On  a 
dit  :  une  fois,  deux  fois,  trois  fois,  ils  ont  été  assez 
grands  pour  subir  la  contradiction. 

La  contradiction  nous  coûte,  en  effet,  à   un  tel 
degré,  que  toute  notre  vie  est  occupée  à  l'éviter. 
Ainsi,  à  peine  avons-nous  franchi  l'enfance,  à  peine 
nos  passions  et  nos  idées  s'évcillenl-elles  ensemble, 
que  nous  cherchons  des  amis  dans  cette  jeunesse 
qui  est  autour  nous,  qui  est  du  même  rang  que 
nous,  qui  est  du  même  avenir  probable  que  nous. 
Que  faisons-nous?  Nous  cherchons  des  sympathies, 
c'est-à-dire  que  dans  ces  deux  ou  trois  cents  jeunes 
gens  qui  composent  le  cortège  de  notre  adolescence, 
nous  cherchons    à   rencontrer  une  àmc,   non   pas 
deux,  mais  une   âme  qui  soit  sympathique  à  la 
notre,  qui  pense  avec  nous,  qui  sente  avec  nous, 
qui  veuille  avec  nous.  Et  nous  nous  faisons  tous 
cette  illusion  et  ce  charme  d'avoir  au  moins  ren- 
contré cette  âme  entre   seize  et  vingt  ans.   Nous 
croyons  la  découvrir  sur  un  front,  dans  le  sourire 
do  deux  lèvres  qui  se  rapprochent  d'une  certaine 
manière  en  nous  regardant,  car  les  lèvres  regardent 
bien  mieux  encore  que  les  yeux  ;  nous  nous  imagi- 


468  HOMÉLIE 

nons  que  nous  avons  enfin  trouvé  quelqu'un  qui 
aura  cette  admirable  prédestination  commune  avec 
la  nôtre,  de  marcher  côte  à  côte  dans  la  vie,  et  nous 
nous  figurons  que  ce  compagnon  de  notre  existence 
ne  pensera,  ne  sentira,  ne  voudra  jamais  autrement 
que  nous.  Nous  nous  donnons  la  main,  nous  appe- 
lons cela  une  amitié,  nous  la  saluons  des  noms  les 
plus  mémorables  que  nous  trouvons  dans  l'histoire. 
Nous  applaudissons  ces  deux  êtres  rencontrés,  qui, 
comme  deux  arbres  jumeaux,  plantés  dans  la  même 
terre,  sous  le   même  ciel,    imprégnés   des   mêmes 
rosées,  croissent  ensemble  sans  se  surpasser  jamais, 
rameaux  contre  rameaux,  feuillage  contre  feuillage, 
se  penchant  et  se  relevant  à  la  même  heure ,  au 
même  souffle,  au  môme  pressentiment,  à  la  même 
culture,  à  la  même  floraison;  et  nous  nous- flattons 
que  nous  traverserons  ainsi  notre  destinée.  Mais, 
hélas!  à  peine    avons -nous  vécu,  à  peine  avons- 
nous  franchi  ces  étroites  Thermopyles  de  la  jeu- 
nesse, à  peine  nous  trouvons-nous  en  face  de  cette 
armée  immense,  incalculable,  qui  était  les  Perses 
pour  les  Grecs,  et  qui,  pour  nous,  est  le   monde 
avec  toutes  ses  amertumes  et  ses  longs  désenchan- 
tements; à  peine,  dis-je,   avons-nous  franchi  ces 
étroites  Thermopyles  de  notre  bien -aimée  jeunesse, 
que  déjà  nous  commençons  à  nous  écarter  les  uns 
des  autres,  et  il  est  bien  peu  d'hommes  qui,  arrivés 
aux  cheveux  blancs,   puissent  retrouver  au   coin 
de  leur  feu  celui  qui  fut  leur  ami,  pensant,  sentant 
et  voulant  ù  l'unisson. 

Comme  un  voyageur  qui  a  franchi,  dans  une  longue 


SUR  l'Évangile  du  dimaxcue  après  noel       460 

marche,  colline  sur  colline,  arrive  au  sommet  d'une 
montagne  après  avoir  laissé  çà  et  là  sur  sa  route 
ceux  qui  l'accompagnaient,  et  se,  trouvant  seul  en 
présence  d'une  nature  immense,  regarde  et  aperçoit 
dans  la  vallée  des  arbres  brisés  par  la  tempête  ou 
la  vieillesse;  ainsi,  arrivés  au  faîte  de  la  vie,  nous 
regardons  autour  de  nous  et  nous  nous  trouvons 
seuls.  Au  loin,  dans  le  vallon,  nous  apercevons 
au-dessous  de  nous  les  amitiés  dévastées,  les  con- 
cordes évanouies,  les  générosités  aimables  et  réci- 
proques qui  ont  péri  dans  le  chemin  et  ne  se  ren- 
contreront jamais  plus.  Et,  l'œil  attristé,  le  cœur 
grave,  nous  regardons,  nous  montons  lentement 
ces  derniers  et  glacés  sommets  de  l'existence  qui 
seraient  la  plus  misérable  des  choses  si  Dieu  n'était 
pas  au  bout,  Dieu  en  qui  s'éteignent  toutes  les 
contradictions,  en  qui  se  trouvent  éternellement 
vivantes  et  fleuries  toutes  les  harmonies,  toutes  les 
beautés  que  nous  voyons  sur  la  terre. 

L'amitié  n'est  pas  le  seul  etîort  que  nous  fassions 
pour  éviter  la  contradiction,  car  entre  amis  on  est 
simplement  d'homme  à  homme,  de  sexe  à  sexe,  de 
cœur  semblable  à  cœur  semblable.  Dieu  nous  avait 
pétris  dès  le  commencement  de  manière  à  nous 
assurer,  au  moins  dans  un  être,  la  sympathie.  Il 
avait  tiré  de  notre  propre  poitrine  un  être  semblable 
à  nous,  égal  à  nous,  et  cependant  différent  de  nous, 
plus  humble  ou  du  moins  plus  modeste,  plus  calme, 
plus  serein,  plus  sensible,  plus  dévoué,  plus  ca- 
pable de  s'oublier,  incapable  des  hautes  affaires 
par   sa   simplicité  même,  n'ayant   pas   à  se  jeter 


470  HOMÉLIE 

devant  noire  chemin  parce  que  sa  carrière  était 
tout  autre  et  sacrée,  destiné  seulement  à  devenir, 
comme  l'appelle  énergiquement  et  justement  l'Écri- 
ture, la  compagne  de  l'homme.  L'homme  s'unit  à 
cet  être  dilïérent  de  lui,  qui  ne  peut  pas  se  trouver 
sur  son  chemin;  il  cherche  dans  cette  multitude  de 
créatures,  il  en  cherche  une  qui  lui  paraisse  plus 
sympathique  à  sa  propre  existence,  à  sa  fortune,  à 
sa  naissance,  à  ses  goûts,  à  ses  penchants,  à  son 
cœur;  il  s'étudie,  il  dit  :  «  Je  ne  suis  plus  jeune,  je 
n'ai  plus  rien  à  attendre  de  l'être  qui  est  de  mon 
sexe,  mais  il  y  en  a  un  autre.  »  Il  cherche  autour  de 
lui  et  croit  le  rencontrer;  il  se  donne  aux  pieds  des 
autels,  à  la  face  de  Dieu,  il  s'écrie:  «  Maintenant, 
amitié,  ambition,  gloire,  fortune,  naissance,  tout 
est  terminé,  je  vous  donne  tout;  vous  vous  donnez 
à  moi,  moi  à  vous;  vous  et  moi,  deux  ensemble, 
c'est  l'univers,  c'est  l'humanité.  »  On  se  dit  ct4a  dans 
un  jour,  dans  une  heure,  dans  un  enthousiasme 
qui  n'a  pas  d'égal,  et  on  descend  de  l'autel  pour 
entrer  dans  la  vie,  jeune,  nouveau,  ressuscité, 
comme  ces  insectes  qui,  sortis  enfin  de  leur  enve- 
loppe, arrivent  à  la  lumière,  à  la  chaleur,  et  se 
posent  sur  des  fleurs. 

Hélas!  quelle  lumière!  quelle  chaleur!  quelles 
fleurs  !  Qu'est-ce  que  nous  trouvons  la  plupart  du 
temps?  Chose  horrible  !  au  foyer  domestique,  dans 
cet  être  si  bien  préparé ,  où  Dieu  a  mis  tout  l'esprit 
possible  et  en  même  temps  tout  le  cœur  imaginable, 
hélas!  là  même,  la  lutte,  la  contradiction  plus 
inévitable  désormais,  plus  profonde,  plus  intime. 


SUR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel      471 

Poitrine  contre  poitrine,  main  dans  la  main,  esprit 
dans  l'esprit,  à  toujours,  du  matin  au  soir,  du 
soleil  qui  se  couche  au  soleil  qui  se  lève,  au  lieu 
de  l'iiarmonie  ,  la  contradiction;  les  goùls  qui  se 
heurtent,  les  sentiments  qui  s'excommunient,  les 
volontés  qui  se  livrent  des  batailles  intestines,  et, 
comme  le  disait  un  historien  romain,  des  guerres 
plus  que  civiles.  C'est  là  le  terme  auquel  cette  sainte 
et  divine  institution  du  mariage  aboutit  trop  sou- 
vent; et  cependant,  parmi  les  exaltations  de  l'àme, 
il  n'en  est  pas  de  plus  vraies  que  celles  qui  sortent 
de  cette  union  bénie,  ratifiée,  consacrée,  et  que 
Dieu  avait  faite  pour  être  l'harmonie ,  s'il  est  pos- 
sible ici -bas  de  trouver  l'harmonie. 

Éprouvé  dans  l'amitié,  éprouvé  dans  le  mariage, 
dans  la  famille,  l'homme,  à  quarante  ans,  s'éveille 
pour  vivre  d'une  autre  vie.  Voulant  disposer  de  la 
vie  du  sentiment,  il  cherche  une  vie  plus  forte, 
plus  énergique  et  qui  le  remplisse  tout  entier.  Il 
s'empare  du  gouvernement  de  la  chose  publique,  et 
comme  on  n'est  rien  seul,  on  cherche  un  parti;  on 
le  trouve  dans  les  idées  et  dans  les  opinions  qu'on 
a  reçues  de  ses  ancêtres,  de  ses  lectures,  de  ses 
propres  méditations;  on  se  donne  à  ce  parti  et  on 
dit  :  M  Là  du  moins  nous  éviterons  la  contradiction  ; 
là  du  moins ,  non  plus  deux  êtres  ensemble ,  mais 
des  phalanges  d'esprits  ensemble,  nous  marche- 
rons en  commun,  nous  accomplirons  nos  destinées, 
non  plus  privées,  mais  publiques.  » 

Hélas  !  on  n'a  pas  marché  cinq  ou  six  ans  de  la 
sorte,   après  avoir   disposé  de   toute  la  puissance 


472  HOMÉLIE 

possible,  que  des  événements,  des  changements 
d'hommes  et  de  choses  rompent  tous  ces  liens  que 
nous  avons  tissus.  Les  partis  se  disloquent,  les 
hommes  qui  s'estimaient  ne  s'estiment  plus,  ou  s'il 
y  a  encore  de  l'estime,  c'est  une  estime  doulou- 
reuse qui  fait  rencontrer  un  ennemi  dans  celui 
qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  respecter  et  qui  la 
rend  ainsi  plus  poignante  au  cœur. 

Et  enfin  on  arrive  au  fond  de  la  vie.  L'homme  est 
alors  désabusé  de  tout.  Se  retirant  en  soi-même,  il 
pourrait  écrire  sur  son  tombeau,  comme  cet  homme 
qui  avait  été  mêlé  aux  affaires  publiques  et  dont 
nous  lisons  sur  le  marbre  la  dernière  pensée,  dans 
le  coin  d'une  église  de  Rome:  «  Ci-gît  qui,  après 
«  s'être  mêlé  des  affaires  de  tous ,  a  fini  par  recon- 
«  naître  qu'elles  étaient  plemes  de  difffcultés  et 
«  d'amertume,  et  qui  heureusement,  avant  sa  fin, 
«  a  vécu  pour  Dieu  et  pour  lui-même.  » 

Oette  grande  douleur  de  la  contradiction,  qui 
nous  accompagne  partout  et  que  je  n'ai  dépeinte 
qu'avec  des  traits  affaiblis ,  devait  être  aussi  la  des- 
tinée du  Sauveur  du  monde.  11  devait  être  l'image 
et  le  centre  de  toutes  nos  douleurs,  et,  par  suite,  il 
devait  recevoir  plus  de  contradiction  que  qui  que 
ce  soit  au  monde.  De  son  vivant  on  l'a  traité  d'im- 
posteur, d'instrument  du  démon.  C'est  au  nom  du 
démon  qu'on  l'accuse  de  démence,  qu'il  est  traité 
de  fou  et  conduit  devant  les  princes  de  ce  monde, 
revêtu  d'une  robe  qui  indiquait  que  les  vainqueurs 
et  les  dominateurs  de  la  terre  ne  le  regardaient 
que  comme  un  fou  sans  conséquence.  Imposteur,  fou, 


scR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel       473 

instrument  de  la  puissance  de  ténèbres,  c'est  ainsi 
que  Xolre-Seigneur  a  été  traité  et  qu'il  l'est  encore 
dans  la  suite  des  âges.  Les  uns  expliquent  le  succès 
étrange  de  sa  vie  comme  étant  d'un  vil  imposteur, 
les  autres  comme  étant  d'un  homme  en  démence 
qui  a  réussi  par  hasard,  les  autres  comme  étant 
d'un  instrument  d'une  puissance  que  ceux-ci  appel- 
leront bonne,  ceux-là  mauvaise,  mais  sans  recon- 
naître, en  faisant  cet  aveu,  la  véritable  mission  de 
Notre-Seigneur. 

11  a  dû  souffrir  tout  cela  et  il  le  souffre  encore 
aujourd'hui.  Il  est  contredit  parmi  vous,  comme  on 
est  contredit  par  ses  amis.  Jésus-Christ  est  contre- 
dit par  les  siens,  comme  on  est  contredit  par  son 
épouse  et  son  époux.  Jésus- Christ  est  contredit 
par  ceux  qui  sont  de  son  Église,  il  est  contredit 
par  ceux  qui  combattent  pour  lui,  qui  sont  de 
son  parti.  Ainsi,  dans  l'amitié,  dans  le  mariage  et 
dans  les  partis,  il  trouve,  comme  le  trouvent  les 
hommes,  des  esprits  qui  combattent  ses  pensées, 
ses  sentiments,  ses  volontés. 

En  est- il  parmi  vous  qui  ne  contredisent  jamais 
Jésus-Christ?  Pouvez -vous  vous  en  flatter?  Ne  lui 
faites-vous  pas  contradiction  en  lisant  l'Évangile? 
Ne  vous  arrive-t-il  pas  bien  souvent  de  dire  : 
«  Qu'est-ce  que  cela  et  quelle  valeur  cela  a-t-il? 
Pourquoi  nous  demande- t-on  telle  ou  telle  chose? 
Est-ce  sagesse?  est-ce  raison?  »  Voilà  comment  il 
est  facile  de  contredire  Notre-Seigneur.  El  si,  pre- 
nant ses  enseignements  un  à  un  dans  l'Evangile, 
vous  vous  demandez  sérieusement  :  «  Voyons,  est-ce 


474  HOMÉLIE 

que  je  crois  cela  ?  »  Par  exemple  celte  parole  : 
Bienheureux  les  pauvres/  pouvez-vous  affirmer  que 
vous  la  croyez?  Mes  Frères,  si  vous  la  croyiez, 
est-ce  que  vous  aimeriez  autant  la  fortune?  Est-ce 
que  vous  aimeriez  autant  vos  aises?  Est-ce  que 
vous  aimeriez  autant  d'occuper  l'appartement  le 
plus  magnifique  que  vous  pouvez?  Est-ce  que  vous 
n'auriez  pas  une  autre  idée  que  celle  qui  con- 
siste à  dire  :  «  Voilà  un  homme  qui  a  fait  fortune, 
il  est  bien  heureux?  »  Est-ce  que  vous  éprouveriez 
un  sentiment  de  jalousie  en  rentrant  dans  votre 
petite  chambre,  si  vous  avez  le  bonheur  insigne 
d'avoir  une  petite  chambre?  En  rentrant  dans  cette 
petite  chambre,  vous  dites-vous  :  'x  Je  suis  heureux 
d'avoir  une  petite  chambre;  je  sors  de  ces  palais 
où  j'ai  vu  la  futilité,  de  ces  palais  habités  par  des 
hommes  tristes  qui  ne  connaissent  pas  Dieu  ou 
qui  le  connaissent  mal,  tandis  que  moi  j'habite, 
comme  Notre-Seigneur,  comme  son  père  nourricier, 
le  charpentier  Joseph,  une  petite  chambre?  »  Est-ce 
là  le  véritable  fond  de  votre  pensée?  Vous  le  voyez, 
vous  contredisez  Notre-Seigneur  à  propos  de  ces 
paroles  :  «  Bienheureux  les  pauvres  !  »  Vous  dites  : 
«  C'est  une  vérité  poétique,  je  ne  sais  pas  ce  que  ça 
veut  dire,  je  l'admets;  »  mais,  en  définitive,  vous 
n'en  croyez  pas  un  seul  mot.  Je  sais  bien  qu'il  n'y 
en  a  que  deux,  Beati  pauperes ,  mais  vous  ne  croyez 
ni  le  premier  ni  le  dernier. 

Vous  contredisez  donc  Notre-Seigneur.  Et  quand 
il  triomphe  parmi  vous,  dans  vos  enfants,  dans  ces 
enfants  que  vous  aimez  avec  idolâtrie,  et  certes  il 


SIR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel      47o 

est  facile  de  le  concevoir,  quelle  conduite  est  la 
vôtre?  Vos  enfants  veulent  se  donner  à  Dieu  pour 
avoir  une  petite  chambre,  pour  n'avoir  que  deux 
habits,  et  seulement  afin  d'en  changer  lorsque  l'un 
n'est  plus  propre  à  porter,  vous  éprouvez  une  dou- 
leur amère,  vous  épuisez  toutes  les  ressources  de 
l'imagination,  de  la  tendresse  et  de  l'empire  pour 
détourner  leur  àme  de  se  consacrer  à  Jésus- Christ, 
c'est-à-dire  de  pratiquer  celte  parole:  «  Bienheureux 
les  pauvres!  bienheureux  ceux  qui  pleurent,  ceux 
qui  souffrent  persécution!  » 

Il  y  a  dans  les  familles  une  effroyable  contradiction 
contre  ceux  qui  veulent  accomplir  l'Evangile,  se 
donner  à  Dieu,  et  en  se  donnant  à  Dieu  se  donner  à 
leurs  frères  et  au  genre  humain.  Et  si  l'Église  ne  se 
recrute  pas,  si  elle  est  pa^uvre,  pauvre  en  esprits, 
pauvre  en  caractères,  pauvre  en  sentiments,  pauvre, 
quoique  riche  de  sa  pauvreté  même  et  de  la  grâce 
que  Dieu  lui  a  faite,  étant  abandonnée  par  tous,  de 
trouver  des  gloires  et  des  vertus  qui  peuvent  en  im- 
poser au  monde  et  lui  prêtent  un  plus  durable  appui 
que  celui  de  ces  grands  et  riches  esprits  qui  veulent 
gouverner  le  monde  et  y  réussissent  avec  le  succès 
que  vous  avez  sous  les  yeux;  eh  bien!  dis-je,  si 
l'Église  est  dans  cet  état,  ne  croyez  pas  que  les 
vocations  font  défaut,  et  que  Dieu  paile  moins  aux 
cœurs.  Non,  mais  autrefois,  entrer  dans  l'Église, 
c'était  entrer  dans  un  corps  éclairé,  éminent;  c'était 
entrer  dans  un  corps  puissant ,  être  sur  le  chemin 
des  abbayes,  des  évêchés,  des  bénéfices,  des  hon- 
neurs; aujourd'hui,  c'est  être  sur  le  chemin  d'une 


476  HOMÉLIE 

cure  de  campagne  avec  800  francs  de  rente  et  les 
plantes  de  son  jardin.  Et  cela,  mes  Frères,  est  cause 
que  ces  mêmes  familles,  ambitieuses  comme  elles 
étaient,  contredisent  le  Christ.  Elles  donnaient  autre- 
fois leurs  enfants  à  Dieu  ;  elles  ne  les  lui  donnent  plus 
maintenant,  parce  qu'elles  n'admettent  pas  que  le 
pauvre  est  bienheureux,  que  le  sacerdoce  est  la  plus 
haute  dignité  qui  puisse  être  conférée;  parce  qu'elles 
n'admettent  pas  ce  que  nos  pères  avaient  compris, 
savoir  :  que  la  plus  grande  faveur  que  Dieu  puisse 
faire,  c'est  de  demander  un  enfant  à  un  père,  à  une 
mère,  afin  que,  sortant  des  murs  étroits  de  la  famille, 
il  devienne  le  père  ou  la  mère  d'une  multitude  d'àmes 
qui,  le  voyant  un  jour  entrer  dans  le  Paradis,  se  pres- 
seront à  la  porte  et  lui  diront:  «  Mon  père,  ma  mère  !  » 

Vous  ne  croyez  plus  rien  de  tout  cela.  Vous  croyez 
à  l'argent,  aux  plaisirs;  vous  croyez  à  la  dignité 
humaine,  vous  croyez  à  la  terre,  mais  vous  ne 
croyez  pas  au  Christ  qui  a  été  percé  et  mis  en  Croix 
sur  un  morceau  de  bois  au  Calvaire;  vous  ne  croyez 
pas  aux  plaies  de  cette  chair  qui  a  été  victime  pour 
vous  :  c'est  là  pourtant  l'Évangile,  c'est  la  vérité, 
c'est  la  charité,  c'est  la  féhcité,  non  pas  seulement 
de  l'avenir,  mais  du  présent.  Non,  j'en  jure,  vous 
ne  le  croyez  pas. 

Donc,  vous  contredisez  la  Croix.  L'avez -vous 
même  dans  votre  chambre?  l'avez -vous  derrière  le 
rideau  de  votre  lit?  l'avez-vous  dans  un  tiroir,  sous 
tous  vos  papiers?  Non.  On  passe  dans  une  foule  de 
maisons  chrétiennes,  on  y  cherche  en  vain  l'image 
de  l'ami  véritable,  de  l'homme-Dieu  qui  a  été  cruci- 


SLR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel      477 

fié  pour  nous;  on  y  trouve  le  portrait  des  parents, 
des  amis,  des  iudifTérents  souvent,  d'une  foule  de 
gens  qui  ne  sont  rien  ;  mais  quant  à  l'image  de  Jtisus- 
Ghrist,  vous  faites  tellement  de  la  contradiction 
contre  sa  Croix,  qu'à  part  dans  l'église  où  vous 
venez  la  chercher,  vous  avez  horreur  de  la  voir. 
Vous  êtes  comme  Louis  XIV,  qui,  voyant  chez 
M"""  de  Maintenon  un  cadre  magnifique  dans  lequel 
celte  femme  célèbre  avait  cherché  à  dérober  dans 
cette  gloire  de  l'or  l'image  du  crucifié,  lui  dit  : 
«  Voilà  une  image  bien  sérieuse  dans  un  ornement 
bien  frivole,  je  vous  conseille  de  la  faire  ôter.  » 
Vous  ne  pouvez  pas  entendre  le  conseil  de  Louis  XIV, 
car  le  Christ  n'est  pas  même  chez  vous,  dans  votre 
maison.  Pourrais -je  croire  qu'il  est  dans  voire 
cœur?  Vous  contredisez  donc  Jésus-Christ  tous  les 
jours  dans  vos  pensées,  dans  vos  sentiments,  dans 
vos  volontés. 

De  plus,  la  contradiction  est,  en  même  temps  que 
la  grande  douleur  de  l'àme,  la  grande  consolation 
de  la  vie. 

C'est  la  contradiction  qui  illumine  la  pensée. 
Qu'est-ce  qui  fait  l'orateur?  qu'est-ce  qui  fait  l'écri- 
vain? qu'est-ce  qui  fait  ces  génies  qui  éclatent  çà 
et  là  au  milieu  de  nous?  C'est  la  rencontre  de  la 
contradiction  sur  leur  chemin.  On  est  au  milieu 
d'un  siècle  abâtardi  dans  ses  mollesses  et  cependant 
plein  d'un  orgueil  démesuré;  on  vit  dans  un  temps 
d'esclaves,  d'eunuques,  dans  un  temps  où  se  pava- 
nent toutes  sortes  d'illustrations,  comme  il  s'en 
trouva  à  la  porte  des  empereurs  de  Constantinople 


478  HOMÉLIE 

pendant  trois  ou  quatre  siècles,  jusqu'à  ce  que  les 
barbares  et  l'islamisme  fussent  venus  pour  les  rem- 
placer; on  vit  dans  un  siècle  indigne.  Mais  si  quel- 
qu'un, s'élevant  au-dessus  de  lui,  le  foulant  à  ses 
pieds,  se  met,  philosophe  ou  chrétien,  à  lui  dire  ses 
vérités,  à  le  regarder  en  face  et  lui  dire  :  «  Je  ne 
veux  rien  de  toi ,  je  n'attend  rien  de  toi ,  passe  ton 
chemin,  va-t'en.  Du  haut  de  la  montagne  où  la  vé- 
rité philosophique  ou  chrétienne  m'a  placé,  je  me 
considère  plus  grand  que  toi,  puisque  tu  passes,  et 
que  moi  je  suis  maître  du  temps,  puisque  je  puis 
te  parler  et  te  dire  qui  tu  es  :  »  voilà  une  grandeur  ! 
Il  y  a  des   hommes  qui  ont  donné  ce  spectacle 
dans  leur  temps;  il  y  en  a  peut-être  quelques-uns, 
très  rares,  qui  le  donnent  de  nos  jours  :  je  dis  très 
rares,  car  quel  est  celui  qui,  aujourd'hui,  ne  flatte 
pas  son  siècle  dans   le  sens  de  ses  idées,   de  ses 
crimes  ou  de  ses  passions?  Quel  est  celui  qui  se 
tient  au  milieu,  qui  dit  la  vérité  à  ceux  qui  s'appel- 
lent l'ordre,  et  à  ceux  qui  s'appellent  le  désordre? 
Quel  est  celui  qui,  se  mettant  avec  le  Christ  pour 
prophétiser  à  toutes  les  créatures,  leur  dit  la  vérité 
toute  simple,  la  vérité  toute  nue,  leur  dit  le  salut  tel 
qu'il  est?  Où  est-il,  celui-là?  Il  y  en  a  peut-être, 
mais  les  voyez-vous?  Ah!  si  on  doit  les  voir,  ce  sera 
dans  des  temps  meilleurs  que  les  nôtres;  ce  sera  la 
postérité  qui  se  lèvera  sur  notre  tombeau,  et  qui, 
découvrant  cette  génération  couchée  par  terre,  verra 
se  lever  dans  la  lumière  de  l'avenir  quelques  ombres 
entrevues  çà  et  là,   et  sur  lesquelles  tombera  un 
rayon  de  gloire  parce  qu'ils  auront  vécu  de  la  vérité 


SUR  l'Évangile  du  dimakche  après  noel      479 

et  qu'ils  l'auront  confessée.  Et,  de  même  que  le 
Christ  ne  rougit  pas  de  ceux  qui  l'ont  confessé,  de 
même  aussi  la  postérité  ne  rougit  pas  de  l'amitié  de 
ceux  qui  ont  eu  le  courage  de  se  conduire  de  manière 
à  attendre  ses  jugements ,  sans  se  soucier  des  juge- 
ments do  leurs  contemporains. 

Voilà  ce  qui  naît  de  la  contradiction,  les  grands 
génies,  et  aussi  les  sentiments  ardents,  généreux,  et 
les  volontés  énergiques. 

Eh  bien!  comme  le  Christ  devait  être  la  force  de 
l'esprit  par  excellence,  la  force  de  la  charité  par 
excellence,  la  force  de  la  volonté  par  excellence,  il 
était  juste,  il  était  bon,  il  était  divin  qu'il  rencon- 
trât la  plus  haute,  la  plus  universelle,  la  plus  irré- 
conciliable contradiction.  11  l'a  trouvée  de  son  temps; 
la  contradiction  l'a  mené  au  Calvaire.  Il  l'a  trouvée 
hier,  il  la  trouve  aujourd'hui,  il  la  trouvera  demain. 
Hier,  on  lui  disait  encore  qu'il  était  un  imposteur, 
un  fou,  un  instrument  du  démon;  on  le  lui  dit 
aujourd'hui.  Si  vous-mêmes  vous  ne  lui  dites  pas 
hautement  ces  insultes  qui  sont  les  dernières  et  les 
plus  outrageantes,  vous  les  lui  dites  du  moins  au- 
dessous,  dans  une  région  inférieure.  Vous  lui  dites 
des  choses  moins  fortes ,  mais  c'est  comme  les  choses 
que  l'on  dit  dans  l'amitié,  au  foyer  domestique; 
elles  ne  font  pas  tant  de  bruit  que  la  contradiction 
du  dehors,  mais  comme  elles  sont  amères,  comme 
elles  sont  poignantes!  Une  âme  qui  se  confesse  à 
Jésus-Christ,  qui  communie  avec  lui,  et  le  contredit 
de  la  sorte,  ah!  il  n'y  a  pas  de  parole  d'ami  ni 
d'époux  qui  puisse  être  plus  triste  à  dire  que  celle-là. 


480  HOMÉLIE 

Donc,  en  considérant  que  Jésus -Christ  a  dû  être 
contredit,  que  c'est  la  marque  de  sa  puissance, 
qu'il  le  sera  toujours,  prenez  cependant,  pour  ne  pas 
ajouter  à  cette  triste,  mais  indispensable  nécessité, 
pour  ajouter  au  contraire  à  sa  consolation ,  prenez 
cette  résolution  de  ne  jamais  le  contredire.  Vous  ne 
l'entendez  pas,  vous  ne  le  goûtez  pas  encore,  vous 
ne  le  portez  pas  en  vous ,  mais  du  moins  ne  le  con- 
tredisez pas.  Pour  savoir  si  vous  le  contredisez  ou 
non,  lisez  son  Évangile,  lisez  chaque  jour  cinq  v«r- 
sets  de  l'Évangile,  et  dites- vous  :  «  Est-ce  que  je 
crois,  est-ce  que  je  pratique  cela?  »  Et  en  faisant 
ainsi,  vous  aurez  le  bonheur  de  n'être  pas  un  sujet 
de  tristesse  pour  votre  Rédempteur,  pour  votre  ami 
le  plus  cher  et  le  plus  tendre.  Vous  y  trouverez 
aussi  une  bien  grande  récompense,  c'est  d'être 
affranchi  de  toutes  ces  contradictions  qu'on  rencontre 
dans  le  monde.  Quand  on  ne  contredit  pas  le  Christ, 
le  Christ  ne  nous  contredit  pas;  quand  on  n'est  pas 
contredit  du  Christ,  on  n'est  pas  contredit  de  Dieu  ; 
quand  on  n'est  pas  contredit  de  Dieu ,  on  n'est  pas 
contredit  de  sa  conscience;  quand  on  n'est  pas  con- 
tredit de  sa  conscience  ,  on  peut  être  contredit  des 
hommes,  maison  est  au-dessus  d'eux:  on  est  comme 
sur  ces  hautes  montagnes  qui  ont  au-dessous  d'elles 
les  nuages ,  les  orages  et  la  foudre ,  et  qui  sont  éclai- 
rées d'une  lumière  calme  et  paisible. 

On  dit  qu'à  Constantinople,  Arsène,  précepteur  de 
l'un  des  fils  de  Théodose  le  Grand,  quitta  le  palais 
et  se  retira  à  Scété,  en  Egypte,  où  il  refusait  de 
voir  les  solitaires  qui  habitaient   cette  sombre  re- 


SUR  l'Évangile  du  dimanche  après  noel      481 

traite.  L'un  d'eux  frappa  à  sa  porte  et  lui  demanda  : 
«  Arsène  le  solitaire,  pourquoi  ne  parlez- vous  pas  à 
vos  frères  et  ne  sortez-vous  jamais  de  votre  cel- 
lule? «  Il  répondit  :  «  C'est  qu'Arsène  le  solitaire 
ayant  vécu  parmi  les  hommes,  y  a  trouvé  plusieurs 
pensées,  et  que,  dans  sa  cellule,  il  n'en  a  trouvé 
qu'une  seule.  Il  n'ose  pas  en  franchir  le  seuil,  de 
peur  qu'au  moment  où  il  le  passerait  il  ne  rencon- 
trât ces  pensées  contradictoires  qui,  dans  les  palais 
des  empereurs ,  l'ont  tellement  froissé  qu'elles  l'ont 
conduit  ici.  Laissez- le  donc,  mon  frère,  car  vous 
êtes  une  autre  pensée  que  moi  ;  vous  me  dites  de 
sortir,  et  ma  pensée  me  dit  de  rester.  » 

Sans  quitter  Constantinople,  sans  aller  chez  les 
solitaires,  sans  vous  enfermer  dans  une  cellule, 
vous  pouvez  trouver  cette  perle  précieuse  d'une 
pensée  unique,  Dieu;  d'un  sentiment  unique,  Dieu; 
d'une  volonté  unique,  Dieu!  Penser  comme  Dieu, 
aimer  comme  Dieu,  vouloir  et  faire  comme  Dieu, 
cette  pensée,  ce  senliment,  cette  volonté  unique 
vous  étant  donnés,  vous  serez  affranchis  de  la  grande 
douleur  de  celle  vie,  qui  est  la  contradiction;  et,  ce 
qui  est  plus  grand  encore,  c'est  que  la  contradiction 
ne  sera  pas  détruite,  elle  sera  au-dessous  de  vous; 
elle  vous  restera  pour  vous  élever,  pour  vous  don- 
ner une  âme  énergique. 

Que  ce  soient  là  mes  souhaits  pour  vous,  mes 
Frères,  du  haut  de  cette  chaire,  dans  celle  église, 
au  pied  de  ces  autels  affranchis  de  la  contradic- 
tion, qui  ne  vous  donnent  que  le  vrai  et  ne  vous 
parlent  que  de  Dieu!  Oui,  que  ce  soient  là  les 
1  31 


482  HOMÉLIE 

souhaits  qui ,  pour  cette  année  qui  s'ouvre,  tombent 
de  mes  lèvres  après  avoir  passé  par  mon  cœur,  où 
ils  ont  été  mis,  je  l'espère,  par  la  main  bénie,  paci- 
fique et  adorable  de  Noire-Seigneur!  Donc,  pour  la 
fin  de  cette  année  et  pour  l'année  prochaine ,  avi 
nom  du  Christ,  je  vous  souhaite  la  paix,  je  vous 
donne  la  paix;  puissé-je  ajouter  vraiment  et  sans 
me  tromper  :  je  vous  laisse  à  tous  la  paix  1 


SUR  L'EVANGILE  DE  LA  FETE  DE  L'EPIPHANIE 

DE  L'OR  ET  DE  L'USAGE  Qr'IL  FAUT  EX  FAIRE 

Préchée  le  6  janvier  1850. 

TEXTEi 

Déjà,  mes  Frères,  dès  le  momentde  sa  naissance, 
Notre-Seigneur  s'est  manifesté  aux  bergers;  il  a 
choisi  ces  humbles  créatures,  qui  semblent  être  au 
plus  extrême  rang  de  la  société  humaine,  pour 
leur  envoyer  ses  premiers  messagers.  Mais  le  Sau- 
veur du  monde  n'excluait  personne  du  salut,  et, 
par  conséquent,  ce  n'était  pas  seulement  aux  ber- 
gers qu'il  devait  être  annoncé,  c'était  aux  grands, 
aux  riches,  aux  princes  de  ce  monde,  et,  dès  les 
temps  antiques,  il  leur  avait  préparé  un  message 
surnaturel  qui  devait  leur  annoncer  sa  venue.  Un 

1  Publié  par  la  Tribune  sacrée,  avril  1850;  par  V Enseigne- 
ment catholique,  1863. 


SDR  l'Évangile  de  la  fête  de  l'épiphame      483 

prophète  de  l'Orienl,  bien  des  siècles  avant  la  nais- 
sance du  Christ,  avait  dit  :  Une  étoile  sortira  de 
Jacob.  Celte  étoile  parut,  en  effet,  avec  des  signes 
si  particuliers,  qu'appuyés  sur  la  tradition  et  sur 
l'Esprit-Saint,  des  rois  se  mirent  en  marche,  de 
l'extrémité  de  l'Asie,  vinrent  à  Jérusalem  pour  s'in- 
former de  ce  nouveau -né,  qui  devait  diriger  les  des- 
tinées du  monde,  et,  l'ayant  trouvé,  il  est  dit  qu'ils 
se  prosternèrent  devant  lui  et  lui  offrirent  en  présent 
de  l'or,  de  l'encens  et  de  la  myrrhe. 

Je  conçois  l'encens,  car  l'encens  est  de  tous  les 
parfums  le  plus  exquis;  il  signifiait  que  le  Christ 
Sauveur  venait  pour  embaumer  la  vie  du  genre 
humain.  Je  conçois  la  myrrhe,  car  la  myrrhe  est 
un  parfum  qui  sert  à  préserver  les  cadavres  de  la 
corruption;  elle  voulait  dire  que  le  Sauveur  du 
monde  venait  pour  embaumer  le  genre  humain 
jusque  dans  son  trépas.  Mais  ce  que  je  ne  com- 
prends pas,  du  moins  aussi  bien  et  aussi  vite,  c'est 
l'oblation  de  l'or  faite  à  ce  libérateur  de  notre  hu- 
manité déchue;  car,  de  tous  les  maux  du  genre  hu- 
main, de  toutes  ses  plaies,  de  tout  ce  qui  précipite 
sa  ruine,  l'or  est  incontestablement  l'agent  le  plus 
efficace.  C'est  l'or  qui  est  le  corrupteur  des  mœurs; 
c'est  l'or  qui  est  le  corrupteur  des  consciences;  c'est 
l'or  qui  est  la  ruine  des  empires.  Par  conséquent,  il 
nous  est  difficile  de  comprendre  pourquoi  l'or  se 
trouvait  dans  les  mains  des  rois  mages,  dans  cette 
vénérable  et  incorruptible  compagnie  de  l'encens  et 
de  la  myrrhe  :  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  corrompu  et 
de  plus  corrupteur,  avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 


484  HOMÉLIE 

préservatif  de   toute  corruption,    de   toute  dépra- 
vation. 

J'ai  dit,  et  il  faut  vous  démontrer  cette  proposi- 
tion ,  que  l'or  est  le  corrupteur  des  mœurs. 

S'il  n'y  avait  eu  entre  nous  que  les  échanges 
nécessaires  à  la  vie,  le  genre  humain  n'eût  jamais 
quitté  cette  existence  primitive  dont  les  anciens  nous 
ont  laissé  quelques  portraits.  On  eût  travaillé  la 
terre,  on  eût  tiré  de  son  sein  fertilisé  ce  qui  était 
immédiatement  nécessaire  à  notre  entretien.  On  eût 
transformé,  comme  le  faisaient  de  leurs  mains  les 
filles  des  rois,  la  toison  des  animaux  domestiques, 
pour  en  faire  non  seulement  le  vêtement  des  enfants 
du  peuple,  mais  le  manteau  royal  des  enfants  des 
palais.  Et  ainsi,  par  l'absence  d'un  moyen  d'échange 
plus  parfait,  nous  aurions  continué,  pendant  toute 
la  durée  assignée  au  cours  de  notre  âge,  celte  vie 
paisible  dont  on  trouve  dans  la  Bible ,  à  ses  premières 
pages,  et  dans  Homère  encore,  des  traces  si  ma- 
gnifiques et  si  charmantes  pour  notre  imagination 
toute  corrompue  qu'elle  soit  par  notre  civilisation 
avancée. 

Mais,  dès  les  premiers  temps  ou  peu  après,  on 
sut  tirer  des  entrailles  de  la  terre,  et  façonner  un 
moyen  d'échange  qui,  sous  une  forme  excessivement 
étroite  et  portative,  rassemblait  des  facultés  consi- 
dérables, des  puissances  énormes;  de  sorte  qu'un 
homme  pouvait  tenir  dans  sa  main  de  quoi  repré- 
senter des  multitudes  de  champs,  de  travaux,  d'ou- 
vriers appliqués  à  ces  champs  et  à  ces  travaux;  de 
sorte  qu'un  seul  homme  pouvait  tenir  dans  le  creux 


SUR  l'Évangile  de  la  fête  de  l'Epiphanie      485 

de  sa  main  de  quoi  jouir,  de  quoi  séduire,  de  quoi 
commander,  de  quoi  éterniser,  de  quoi  ruiner,  de 
quoi  assujettir  une  multitude  infinie  d'existences. 
Fut-ce  un  bien?  fut-ce  un  mal?  Devons-nous  mau- 
dire l'or  ou  le  bénir?  Peu  importe!  En  ce  moment, 
je  constate  simplement  le  fait  de  cette  accumulation 
de  puissance  dans  un  symbole,  dans  un  instrument , 
qui  peut  être  si  facilement  concentrée  dans  des  mains 
perverses. 

Eh  bien!  il  s'est  trouvé  que  l'or  a  corrompu  les 
mœurs,  car  il  a  introduit  le  luxe.  Sans  l'or,  le  luxe 
est  impossible,  non  pas  seulement  parce  que  l'or 
entre  matériellement  dans  les  objets  de  luxe,  mais 
parce  que,  sans  lui,  il  est  impossible  de  payer  les 
travaux  qui  composent,  qui  produisent  le  luxe.  Du 
luxe,  c'est-à-dire  de  l'ornementation  excessive  de 
l'homme,  de  son  corps,  de  sa  maison  et  de  tout  ce 
qui  le  touche,  résulte  la  mollesse.  On  se  met  telle- 
ment en  garde,  on  se  fait  tellement  plus  fort  que 
les  éléments  extérieurs,  qu'ils  ne  peuvent  plus  nous 
atteindre,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  justice,  de  miséri- 
corde, de  changements,  d'afflictions  dans  l'air,  la 
lumière  et  tous  les  éléments,  en  un  mot,  celte  pro- 
portion merveilleuse  que  Dieu  y  avait  établie,  est 
tout  à  fait  détruite.  La  conjuration  de  l'or  brave  la 
puissance  de  Dieu  ;  elle  change  le  temps  et  les  sai- 
sons, et  amène  la  chaleur  aux  époques  où  Dieu  ne 
l'a  pas  préparée;  elle  nous  révèle  des  substances 
que  nous  arrachons  par  la  force  de  nos  combinai- 
sons à  la  nature,  cl  que  la  nature  avait  enfouies 
bien  loin  sous  nos  pieds,  comme  des  secrets  perdus, 


486  HOMÉLIE 

dans  des  abîmes  auxquels  nous  devions  nous  garder 
de  toucher. 

Après  la  mollesse  vient  la  sensualité,  cet  avilis- 
sement de  l'homme  qui  a  tellement  préservé  ses  sens, 
qui  les  a  tellement  adulés,  tellement  façonnés,  qu'ils 
sont  préservés  désormais  contre  la  main  pénible  et  en 
même  temps  régénératrice  de  la  douleur.  La  douleur, 
cette  source  de  perfection  perpétuelle  et  immanente 
dans  les  choses,  telles  que  Dieu  les  avait  faites,  la 
douleur  nous  fuit  ;  les  sens  nous  gagnent,  et  montent 
comme  une  mer  qui  n'a  plus  de  digues,  qui  ne  ren- 
contre plus  ni  sables,  ni  dunes,  ni  rochers,  n'ayant 
plus  devant  elle  qu'une  plaine  tout  unie  où  elle  se 
promène  et  s'avance,  tant  qu'il  plaît  à  ses  profon- 
deurs de  ne  pas  rester  là  où  elles  sont. 

Et  ainsi,  peu  à  peu,  de  la  mollesse  et  du  luxe, 
naît  celle  abjection  de  la  vie  sensuelle,  de  la  vie 
qui,  pendant  vingt-quatre  heures,  ne  permet  pas  à 
une  pointe  d'épingle  de  toucher,  je  ne  dis  pas  notre 
être,  mais  sa  surface,  son  plus  extérieur  parapet. 
Et  de  là,  les  sens  étant  flattés,  amollis,  naît  la  dé- 
pravation; car,  de  même  qu'il  n'y  a  pas  de  bornes 
dans  le  bien,  il  n'y  a  pas  de  bornes  dans  le  mal.  On 
avance  toujours  dans  le  bien,  parce  que  l'extrémité 
du  bien,  c'est  Dieu,  qui  est  sans  bornes;  on  avance 
toujours  dans  le  mal,  parce  que  l'extrémité  du  mal, 
c'est  le  néant,  qui  n'a  pas  de  bornes,  et  que  le  mal, 
qui  est  le  néant  actif,  est  prodigieusement  puis- 
sant. Par  la  mollesse,  le  sensualisme,  la  dépra- 
vation, nous  arrivons  à  ce  point  où  les  sens  les 
plus   vils,  les  plus  abjects  qu'on   puisse  nommer, 


SUR  l'Évangile  de  la  fête  de  l'epiphanie      487 

nous  dominent  et  nous  possèdent;  où  l'amitié,  les 
affections  de  famille  ne  peuvent  plus  nous  comman- 
der; où  nous  trahissons  tout;  où  nous  ne  faisons 
plus  de  l'univers  qu'un  mauvais  lieu,  et  de  la  chair 
humaine  qu'une  boucherie  où  elle  est  immolée  pour 
nos  passions. 

Voilà  l'or!  C'est  l'or  qui  perd  les  jours  et  les  nuits 
des  dépravés.  La  dépravation  est  si  hiileuse,  elle 
est  si  lâche,  il  lui  faut  des  ressorts  si  puissants,  que 
si  on  n'avait  pu  ramasser  dans  le  creux  de  la  main 
d'un  homme  cet  empire  et  cette  domination,  elle 
n'aurait  pas  trouvé  de  sceptre;  elle  fût  restée  inerte, 
parce  qu'elle  n'aurait  pas  trouvé  des  canaux  et  des 
moyens  d'expansion. 

L'or  est  donc  le  corrupteur  des  mœurs.  Cela  est 
clair,  de  soi,  par  le  simple  spectacle  de  l'expérience 
du  monde. 

La  corruption  des  mœurs,  c'est  beaucoup,  mais 
ce  n'est  pas  tout.  Il  est  possible,  cela  s'est  vu,  que 
chez  des  hommes  souillés  par  leurs  passions,  par 
leur  volonté,  par  leur  orgueil,  il  te  soit  trouvé  un 
rempart,  une  conscience,  sinon  du  côté  de  Dieu,  au 
moins  du  côté  des  choses  humaines;  qu'un  individu, 
comme  Alcibiade,  flétri  de  vices,  paraissant  à  la 
tribune  et  traitant  des  affaires  publiques ,  ait  encore 
pu  y  apporter  la  générosité,  l'indépendance  et  la 
résolution  de  mourir  pour  la  gloire  d'un  peuple.  Il 
s'est  rencontré  dans  l'histoire  du  monde  que  la  cor- 
ruption des  sens  n'a  pas  toujours  été,  sur  tous  les 
points  et  dans  toute  son  étendue,  la  corruption  de  la 
conscience.  Il  y  a  eu  des  êtres  puissants  qui,  par 


488  HOMÉLIE 

l'ambition,  par  un  certain  sentiment  patriotique, 
ont  présenté  à  la  fois  le  spectacle  de  mœurs  lamen- 
tables et  celui  d'une  dignité  politique  qui  étonne  la 
postérité  en  montrant  l'homme  ainsi  partagé,  si  bas 
d'un  côté  et  si  grand  de  l'autre. 

Mais ,  mes  Frères ,  ce  n'ont  été  là  que  des  excep- 
tions. La  règle  générale,  prouvée  par  toute  l'his- 
toire, c^estque  là  où  les  mœurs  sont  corrompues,  les 
consciences,  dans  tous  leurs  plus  profonds  replis, 
ne  lardent  pas  à  se  corrompre.  Gomme  on  ne  vit  que 
par  les  désirs  et  les  sens,  et  que  l'or  en  est  l'élément, 
il  faut  trouver  de  l'or;  et  comme  l'or  est  rare,  comme 
il  est  enfoui  très  avant  dans  la  terre  et  que  très  peu 
peuvent  le  posséder  dans  une  certaine  abondance, 
il  s'ensuit  que  l'or  n'est  pas  simplement  la  séduction 
des  sens,  mais  qu'il  est  la  puissance  des  tyrans. 

Les  tyrans ,  mes  Frères ,  nous  sommes  tentés  de 
croire  qu'ils  sont  fabuleux,  parce  que  sans  doute  nous 
entrevoyons  la  tyrannie  sous  d'aulres  faces  que  dans 
les  mains  d'un  seul.  Le  mot  prend  aujourd'hui  une 
certaine  teinte  de  déclamation;  mais,  parce  que  les 
temps  ne  sont  jamais  qu'un  point,  et  que  ce  qui  peut 
être  déclamation  dans  un  moment  de  la  durée  ne 
l'est  pas  dans  la  généralité,  je  dis  que  de  même  que 
l'or  est  dans  les  mains  des  habiles  pour  séduire  les 
faibles,  il  est  aussi  dans  la  main  des  tyrans  pour 
séduire  les  forts, 

Jugurlha,  vaincu  par  Rome,  mais  non  pas  com- 
plètement, voulut  voir  cette  ville  qui  le  poursuivait 
même  dans  les  déserts  de  l'Afrique.  Il  quitta  ces 
régions  que  son  ancêtre,  du  moins  dans  la  gloire. 


SUR  l'évangile  de  la  fête  de  l'Epiphanie       489 

Annibal,  avait  quittées  à  la  lètf  d'une  armée,  pour 
venir,  à  travers  les  Espagnes  et  les  Gaules,  camper 
pendant  seize  à  dix- huit  ans  jusque  sous  les  rem- 
parts des  Romains,  et  montrer  à  ces  fiers  domina- 
teurs du  monde  la  seule  fumée  ennemie  que  leurs 
murs  aient  jamais  pu  contempler.  Jugurlha,  donc, 
quitta  ses  solitudes  et  alla  voir  ce  sénat,  d'une  re- 
nommée encore  si  merveilleuse.  Après  l'avoir  visité, 
sortant  de  la  ville  avec  quelques-uns  des  siens,  il 
monta  sur  une  des  collines  qui  la  bordent  des  deux 
côtés,  et  lui  servent  comme  d'une  garde  prétorienne 
pour  la  préserver  d'une  vue  qui  la  découvrirait  de 
trop  loin,  et  se  retournant  vers  Rome,  il  dit  ces 
mots  que  l'histoire  a  conservés  :  «  0  ville  qui  n'at- 
tend plus  qu'un  acheteur  !  »  Les  acheteurs  vinrent 
bientôt.  Ce  furent  d'abord  les  eunuques,  après  les 
eunuques  les  barbares,  après  les  barbares  un  ca- 
davre dont  il  ne  reste  plus  rien  qu'une  trace  d'igno- 
minie, qui  fait  que  chaque  fois  qu'on  réfléchit  à  la 
fin  de  cet  empire  romain,  on  y  voit  la  fange  dans 
l'or,  l'or  dans  la  fange,  la  corruption  des  mœurs 
dans  la  corruption  des  consciences. 

L'or  va  donc  plus  loin  que  les  sens;  il  remonte 
jusqu'à  la  conscience,  il  fait  qu'on  met  son  cœur 
dans  une  balance,  et  qu'avec  un  peu  d'or  on  parvient 
à  en  trouver  le  juste  poids. 

Il  y  eut  une  reine  de  France,  célèbre  par  sa  piété 
et  ses  bonnes  mœurs,  à  qui  on  disait  un  jour,  en 
lui  parlant  d'ambitieuses  prétentions  qui  avaient 
osé  espérer  d'elle  quelque  chose  de  contraire  à  sa  foi 
et  à  sa  majesté  :  «  Mais,  cependant,  si  le  duc  de 


490  HOMÉLIE 

Buckingham  était  possesseur  de  deux,  de  trois,  de 
quatre,  de  dix,  de  vingt  millions?...  »  La  reine 
arrêta  avec  générosité  en  disant  :  «  Prenez  garde, 
vous  en  mettrez  tant!  »  Ainsi,  il  y  a  dans  l'or  un 
charme  qui  peut  arracher  à  une  âme  pure,  mais 
ingénue,  celte  exclamation  que  l'histoire  a  recueillie. 
L'or,  qui  ne  corrompt  pas  toujours  les  sens ,  peut 
corrompre  les  consciences;  et  une  fois  les  con- 
sciences corrompues  et  les  mœurs  ruinées,  les  em- 
pires le  sont  eux-mêmes  à  tout  jamais! 

Eh  bien!  je  vous  le  demande,  en  présence  de  cette 
histoire  de  l'or,  qu'avait-il  à  faire  entre  la  myrrhe 
et  l'encens,  dans  les  mains  des  Mages?  Qu'est-ce 
que  signifiait  son  oblation  à  Notre-Seigneur? 

Elle  signifiait  que  Dieu  est  assez  puissant  pour 
ne  désespérer  de  rien ,  qu'il  est  capable  de  purifier 
ce  qui  a  été  flétri  par  la  main  des  hommes.  L'or 
était  apporté  à  Jésus-Christ,  avec  la  myrrhe  et  l'en- 
cens, par  les  nations  représentées  par  leurs  rois,  pour 
être  purifié ,  béni,  sanctifié  et  devenir  un  des  grands 
instruments  de  la  régénération  humaine.  Comment 
cela?  C'est  que  les  rois,  en  apportant  au  nom  de 
toutes  les  nations  du  globe  l'or  en  tribut,  reconnais- 
saient ce  principe  chrétien  :  Dieu  est  le  propriétaire 
suprême  des  choses.  Il  y  a  longtemps  que  le  roi 
David  a  dit  :  La  terre  est  au  Seigneur  avec  tout  ce 
qu'elle  renferme...  et  qu'il  en  a  donné  la  raison  en 
ajoutant  :  Parce  que  c'est  lui  qui  a  créé  et  posé  l'uni- 
vers. Dieu  est  propriétaire  du  monde,  parce  qu'il 
n'y  a  de  propriétaire  vrai ,  absolu  d'une  chose  que 
celui  qui  l'a  créée. 


SUR  l'evanglle  de  la  fête  de  l'Epiphanie      491 

Vous  vous  dites  propriétaires!  C'est  là,  mes 
Frères,  le  principe  païen  relativement  à  l'or,  et  ce 
qui  fait  que  l'or  a  été  une  puissance  si  dégradée, 
dans  tous  les  temps  ,  en  dehors  de  la  foi  chrétienne. 
Vous  vous  dites,  et  vous  vous  croyez  propriétaires. 
C'est  vrai  selon  la  loi  civile,  je  ne  vous  le  dispute 
pas;  mais  selon  la  loi  de  Dieu,  Dieu  seul  est  le  vrai 
propriétaire,  parce  que  Dieu  seul  a  fait  les  choses. 
Nous  n'avons  pas  fait  la  terre,  par  conséquent  elle 
n.j  nous  est  pas  propre;  les  lois  humaines  peuvent 
nous  la  rendre  propre;  mais,  aux  yeux  du  chrétien, 
Dieu  seul  ayant  fait  le  monde,  lui  seul  est  proprii.-- 
laire  du  monde.  11  répète  à  tout  moment,  dans  les 
Écritures  :  Ego  Dominus  !  Je  suis  le  Seigneur! 
Je  suis  le  seul  Seigneur!  mais  le  Christ  étant  venu 
pour  sauver  le  monde ,  il  a  plu  au  Seigneur  de  le 
constituer  l'héritier  de  toutes  choses.  Tout  genou 
doit  fléchir  devant  Jésus-Christ,  parce  que,  par  son 
sang  répandu,  il  a  mérité  d'être  le  propriétaire  unique 
au  moyen  de  la  transmission  que  Dieu  lui  a  faite. 

Que  résulte-t-il  de  là?  Il  en  résulte,  dans  tout 
cœur  chrétien,  ce  dépouillement  volontaire  de  soi- 
même  qui  nous  est  imposé,  non  par  la  législa- 
tion civile,  mais  par  notre  for  intérieur  et  notre 
volonté  personnelle,  en  vertu  de  laquelle  nous  recon- 
naissons que  tout  ce  que  nous  voyons  appartient  à 
Dieu,  et  par  conséquent  au  Christ;  que  le  Christ 
en  est  vraiment  le  propriétaire,  et  que  nous  n'en 
sommes  que  les  administrateurs.  Quiconque  d'entre 
vous  se  croit  propriétaire  au  litre  essentiel  et  pri- 
mitif, celui-là  n'est  pas  chrétien;  le  chrétien  qui 


492  BOMÉLll- 

possède  est  simplement  détenteur  de  la  portion  de 
la  terre  que  le  Christ  lui  a  donné  à  administrer,  à 
faire  valoir,  et  à  faire  valoir  dans  quel  sens?  Pour  le 
Christ  lui-même. 

Il  y  a  un  triple  Christ  pour  qui  la  terre  que  vous 
possédez  ou  plutôt  que  vous  administrez  doit  être 
cultivée,  fertilisée. 

D'abord  le  Christ  public,  celui  qui  est  à  tous, 
celui  qui  est  sur  les  autels ,  sous  les  espèces  du 
pain  :  c'est  la  nourriture  de  tous,  c'est  le  pain  de 
tous,  le  grand  pain  de  la  vie  spirituelle,  le  pain  in- 
violable, le  pain  incorruptible,  le  pain  qui  nourri- 
rait le  genre  humain  avec  toutes  ses  générations,  si 
le  genre  humain  et  ses  générations  le  connaissaient 
et  l'estimaient  à  son  prix.  Eh  bien!  c'est  pour  ce 
Christ  public  d'abord,  que  vous  possédez  et  que 
vous  êtes  propriétaires,  non  pas  au  premier  titre, 
mais  au  second.  Remarquez-le  bien,  votre  premier, 
votre  plus  grand  devoir,  comme  administrateurs  des 
biens  du  Christ,  c'est  de  faire  que  le  Christ,  qui  est 
la  nourriture  de  tous,  soit  sur  ses  autels,  qu'il  y 
soit  toujours,  qu'il  y  soit  visible,  qu'il  y  appelle 
l'atfamé,  l'affamé  du  corps  et  l'affamé  de  l'àme.  Et 
pour  cela,  il  faut  qu'il  y  ait  un  autel;  pour  cela,  il 
faut  qu'il  y  ait  un  temple  qui  couvre  cet  autel  et  le 
mette  à  l'abri  des  intempéries  des  saisons.  C'est  le 
temple  qui  couvre  le  pain  de  la  vie  que  vous  devez 
bâtir  avant  tout. 

Il  vous  faut  aussi  le  temple  vivant,  qui  est  le 
prêtre.  L'autel,  le  temple,  le  prêtre,  c'est-à-dire  le 
Christ  vivant  et  vivificateur  de  tout  :  voilà  l'impôt 


SUR  l'Évangile  de  la  fête  de  l'Epiphanie      493 

que  vous  devez  payer  d'abord,  au  Clirisl,  proprié- 
taire unique,  universel. 

Ainsi,  la  première  base  de  l'art  chrétien,  ce  n'est 
pas  votre  vêtement,  ce  n'est  pas  votre  maison  ,  c'est 
le  vêtement,  c'est  la  maison,  c'est  l'ornement  de 
Dieu  sur  la  terre,  et  tout  cela,  dans  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grand,  de  plus  magnifique,  de  plus  colossal, 
afin  que  partout  où  un  homme  abordera,  le  temple 
lui  apparaisse,  ouvre  son  cœur,  non  pas  à  la  corrup- 
tion, mais  aux  saints,  aux  pieux  désirs,  au  souvenir 
de  son  berceau,  de  sa  mort,  de  sa  tombe,  de  son 
passé  et  de  son  avenir,  et  qu'à  la  vue  de  ce  temple , 
si  perdu  qu'il  soit  dans  la  bassesse  des  passions,  il 
s'arrête  en  disant  :  «  11  y  a  un  Dieu  ,  je  ne  sais  lequel , 
mais  il  est  vénéré  d'un  peuple  qui  l'honore  magni- 
fiquement, royalement.» 

Lycurgue,  sentant  que  l'or  troublait  les  peuples, 
l'avait  interdit  sur  le  territoire  de  sa  nation,  et 
fait  remplacer  par  une  monnaie  en  fer.  C'étaient 
là  des  idées  de  législateurs  enfants.  L'or  vient  de 
Dieu;  il  est  puissant,  il  faut  le  diriger  vers  sa 
vraie  destinée.  Tous  les  arts,  l'archileclure,  la  pein- 
ture, la  musique,  tout  ce  qui  est  beau,  exprimé 
sous  des  formes  terrestres  et  vraies,  tout  cela  sort 
de  l'or,  tout  cela  doit  vivre.  Jamais,  aux  plus 
grandes  époques  de  la  foi,  l'art  n'a  eu  de  plus 
mémorables  personnifications  et  de  plus  grande 
extension  que  lorsque  le  temple  était  ce  qu'il  doit 
être  parmi  les  hommes.  Mais  aujourd'hui,  (jue  l'art 
retourne  à  ses  instincts  païens,  où  sont  les  artistes? 
Qu'est-ce  que  l'on  fait  pour  eux?  Tandis  que  toute 


494  HOMÉLIE 

la  terre  européenne,  il  y  a  quatre  ou  cinq  siècles, 
leur  disait:   «   Venez,  bâtissez,  ornez,   sculptez, 
mettez  Dieu  et   l'éternité  partout,    tirez   de  votre 
pinceau,  de  votre  ciseau,  des  marbres  et  des  cou- 
leurs qui  enseignent  le  bien  aux  générations;  »  de 
nos  jours,  à  ces  pauvres  artistes  dégradés,  comme 
nous  le  sommes  tous ,  parce  qu'à  mesure  que  Dieu 
s'efface,  l'art  s'efface  aussi,  on  leur  fait  faire  des 
bluettes,  des  statuettes  :  trop  heureux  lorsqu'on  ne 
leur  demande  pas  des  choses  qui  représentent  le 
vice  dans  sa  plus  immonde  nudité,  lorsqu'on  n'en 
fait  pas  les  instruments  d'une  perversion  qu'ils  mau- 
dissent! Us  la  maudissent  d'autant 'plus  que,  non 
seulement  ils  savent  le  mal  qu'ils  font,  mais  que 
ce  mal,  ils  l'ont  en  horreur  et  en  exécration;  mais 
souvent,  pour  vivre,  affamés  par  la  bassesse  mgé- 
nieuse  de  l'art  actuel ,  ils  sont  obligés  de  tendre  la 
main  aux  corrupteurs  de  l'humanité,  puisque  les 
arts  divins  et  encouragés  par  Jésus-Christ  n'existent 
plus  ou  ne  peuvent  plus  prospérer. 

Ensuite,  il  y  a  un  second  Christ,  c'est  le  Christ 
pauvre;  après  le  Christ  public,  vient  le  Christ 
pauvre.  Eh  bien!  votre  or,  appartenant  au  Christ, 
dont  vous  n'êtes  que  les  administrateurs,  après  être 
allé  au  Christ  public,  qui  est  le  bienfaiteur  de  tous, 
le  pauvre  compris,  votre  or  doit  aller  aux  pauvres 
et  leur  donner  le  strict  nécessaire.  On  ne  vous  de- 
mande pas  davantage  pour  le  pauvre,  faites-y  bien 
attention;  le  Christ  pauvre  se  contente  de  cela.  Il 
vous  dit  :  «  Pourvu  que  je  ne  meure  pas  de  faim  et 
de  froid,  c'est  tout  ce  que  je  veux.  »  Et  s'il  arrivait 


SUR  l'Évangile  de  la  fête  de  l'épiphame      49?) 

qu'un  peuple  fût  assez  malheureux,  dans  certains 
moments,  pour  ne  pouvoir  plus  suffire  à  sa  sub- 
sistance, ce  qui  no  s'est  jamais  vu  que  par  le  crime, 
car  à  la  vertu  il  est  promis  qu'elle  trouvera  toujours 
son  pain,  si  par  hasard  cela  arrivait,  le  Christ 
pauvre  consentirait  alors  à  mourir  comme  il  est 
mort  une  première  fois  au  Calvaire.  Il  dirait  :  «  Je 
sens  qu'il  y  a  impossibilité  de  vivre,  et  je  meurs  en 
m'immolant  une  seconde  fois  pour  le  salut  du  genre 
humain!  »  Le  strict  nécessaire!  Au  jour  du  juge- 
ment, le  Christ  public  ne  vous  demandera  pas  si 
vous  l'avez  vctu  d'or  et  de  soie;  mais  le  Christ 
pauvre  vous  demandera  si  vous  lui  avez  donné  un 
haillon,  comme  fit  saint  Martin  en  coupant  une 
partie  de  son  manteau. 

Saint  Martin,  ce  soldat  pannonien,  se  trouvait 
près  d'Amiens;  il  vit  un  pauvre  tout  nu;  il  fut 
effrayé  de  rencontrer  le  Christ  dans  cet  état;  car  le 
pauvre,  c'est  le  Christ,  cela  est  de  foi.  Alors,  pui- 
sant dans  sa  poche,  il  n'y  trouva  rien;  ce  qui  est  le 
propre  et  la  gloire  du  soldat.  Il  songea  qu'il  avait 
un  manteau  et  une  épée;  il  tira  l'épée,  prit  le  man- 
teau ,  en  coupa  une  portion  et  la  jeta  respectueuse- 
ment et  amoureusement  sur  les  épaules  du  Christ 
nu;  puis  il  alla  dormir:  on  dort  quand  on  a  fait  du 
bien!  Pendant  son  sommeil,  il  vit  une  image  se 
lever  devant  lui;  c'était  le  Christ,  revêtu  tant  bien 
que  mal  de  la  portion  du  manteau  qu'il  lui  avait 
donnée  la  veille  ,  et  qui  lui  dit  ces  belles  et  divines 
paroles:  «Martin,  encore  catéchumène,  m'a  donné 
ce  manteau!  » 


496  HOMÉLIE 

Eh  bien  I  c'est  tout  ce  que  le  Christ  pauvre  vous 
demande;  il  vous  demande,  même  avec  instance,  de 
ne  lui  donner  que  des  haillons,  car  il  tient  à  être 
pauvre;  il  veut  être  riche  à  l'égal  du  pauvre  qui  est 
dans  la  rue  :  chacun  a  ses  idées I  Et,  mes  Frères, 
refuser  à  Dieu  un  haillon,  refuser  du  pain  au 
Christ,  à  lui  qui  est  le  maître  du  monde,  c'est  une 
action  atroce.  Les  peuples  où  se  passent  ces  choses- 
là,  et  il  y  en  a,  je  ne  veux  pas  les  nommer,  les  peuples 
où  le  Christ  pauvre  ne  trouve  pas  son  haillon  et  son 
morceau  de  pain,  ces  peuples-là  ne  sont  plus  chré- 
tiens; ce  sont  des  peuples  maudits,  et  tôt  ou  tard 
l'or,  qui  ne  sert  plus  à  son  usage,  leur  fera  le  destin 
qu'd  a  fait  à  tous  les  peuples  insensibles  et  qui  ne 
goûtent  plus  que  les  choses  du  corps,  ses  jouis- 
sances et  son  orgueil. 

En  troisième  lieu,  pour  finir,  outre  le  Christ 
public  et  ie  Christ  pauvre,  il  y  a  le  Christ  inlime: 
c'est  vous;  car,  mes  Frères,  vous  êtes  des  Christ, 
cela  est  de  foi ,  vous  êtes  les  membres  vivants  du 
Christ.  Eh  bien!  le  Christ,  qui  vous  demande  l'au- 
mône pour  lui  en  tant  qu'il  est  public  et  pauvre, 
vous  la  fait,  à  vous,  en  tant  que  vous  êtes  à  l'état 
d'intimité.  Il  veut  vous  nourrir,  vous  loger,  vous 
vêtir,  et  au  lieu  qu'il  ne  vous  demande  pour  lui,  en 
tant  qu'il  est  pauvre,  que  le  strict  nécessaire,  il 
vous  accorde,  à  vous  qu'il  a  choisis,  qu'il  a  pré- 
destinés à  lui  faire  aussi  l'aumône  en  tant  qu'il  est 
public  et  pauvre,  il  vous  accorde  plus  que  le  néces- 
saire, le  nécessaire  et  l'utile.  Vous  pouvez  garder 
ce  qui  vous  est  nécessaire,  ce  qui  vous  est  utile; 


SUR  l'Évangile  de  la.  fête  de  l'Epiphanie    497 

au  delà  commence  le  crime  de  l'or.  Tout  ce  qui 
n'est  plus  nécessaire  et  loul  ce  qui  n'est  plus  utile, 
en  fait  d'or,  le  garder,  c'est  une  scélératesse,  oui, 
une  scélératesse;  car,  lorsqu'on  a  pris  pour  soi  plus 
que  le  nécessaire  et  l'utile,  refuser  à  Dieu,  qui  nous 
a  donné  ce  nécessaire  et  cet  utile,  lui  refuser  à  lui 
le  strict  nécessaire,  le  laisser  dans  la  faim,  dans  la 
soif,  dans  le  froid,  mes  Frères,  c'est  tuer  son  père  et 
sa  mère,  à  qui  l'on  doit  tout;  c'est  imiter  le  fils  ingrat 
qui,  mené  doucement  dans  un  char  avec  des  che- 
vaux magnifiques,  écrase  sa  mère  qui  passe  dans 
la  rue  et  dit  :  «  Qu'est-ce  que  c'est?  une  pauvre 
femme  qui  se  meurt!  »  Malheureux!  misérable! 

Voilà  comment,  le  Christ  intime  ne  se  contentant 
pas  du  nécessaire  et  de  l'utile,  lorsque  le  Christ 
pauvre  se  contente  du  strict  nécessaire,  on  arrive 
à  quelque  chose  de  pire  que  ce  que  l'antiquité  avait 
produit.  Elle  ne  connaissait  pas  le  Christ,  elle  ne 
savait  pas  ce  qu'elle  faisait;  mais  vous,  mes  Frères, 
vous  savez  ce  que  vous  faites.  Par  conséquent,  si 
vous  employez  votre  or  au  tremen  l  qu'il  n'est  permis. ..  ; 
mais  non,  je  ne  veux  pas  répéter  la  vérité  que  je 
vous  disais  tout  à  l'heure;  elle  est  tellement  atroce 
que  je  ne  veux  pas  la  dire  une  seconde  fois.  Il  ne 
faut  pas  la  répéter  à  celui  dont  le  cœur  n'est  pas 
blessé  à  mort  par  cette  vérité  dite  une  première  fois. 
Une  vérité  dite  une  fois ,  quand  elle  est  d'un  certain 
ordre,  c'est  un  sacrilège  de  la  dire  une  seconde  fois. 
Je  vous  l'ai  dite,  le  trait  est  en  vous,  vous  l'avez 
reçu;  si  vous  ne  l'avez  pas  reçu,  mon  devoir  est  de 
me  taire  :  Dieu  vous  jugera  ! 

I  •  32 


498  HOMÉLIE 

Un  hoiinêle  homme  malheureux  vint  trouver  un 
jour  Franklin  et  lui  dit  :  «  Monsieur,  j'ai  besoin  de 
vingt-cinq  louis  ou  je  suis  perdu.  »  Franklin  ouvrit 
son  secrétaire,  prit  vingt- cinq  louis  et  les  remit  à 
cet  homme  en  lui  disant  :  «  Monsieur,  voici  vingt- 
cinq  louis;  je  vous  les  prête  à  cette  condition  :  c'est 
que,  quand  vous  n'en  aurez  plus  besoin,  vous  cher- 
cherez un  homme  honnête  et  malheureux  comme 
vous,  et  vous  les  lui  prêterez  à  la  même  condition 
que  je  vous  les  prête,  et  ainsi  indéfiniment.  » 

Mes  Frères,  ces  vingt- cinq  louis  de  Franklin, 
comme  les  hommes  honnêtes  et  malheureux,  ne 
manquent  jamais;  il  est  à  présumer  qu'ils  agissent 
encore  et  que,  jusqu'à  la  fin  des  temps,  ils  rencon- 
treront un  homme  honnête  et  malheureux.  Ce  que 
Frankfin  a  fait  pour  vingt-cinq  louis,  Jésus-Christ 
l'a  fait  pour  l'or  tout  entier.  11  a  prêté  l'or  au  monde, 
au  monde  chrétien,  au  monde  malheureux  et  hon- 
nête ,  à  la  condition  de  le  prêter  au  monde  honnête 
et  malheureux  lorsque  nous  le  rencontrerons.  Nous 
sommes  sans  cesse  au*  milieu  de  ce  prêté  et  de  ce 
rendu,  recevant  du  Christ  et  donnant  au  Christ,  re- 
cevant du  Christ  riche  de  tout  et  donnant  au  Christ 
dépouillé  de  tout  pour  nous.  C'est  là  le  vrai  jeu 
de  l'or,  et  voilà  pourquoi ,  sanctifié  et  béni ,  il  nous 
apparaît  aujourd'hui  entre  l'encens  et  la  myrrhe! 

J'aurais  voulu  continuer  ces  instructions  fami- 
lières avec  vous,  je  ne  le  puis  pas.  Je  vous  ai  parlé 
des  pauvres  temporels  à  qui  je  dois  chaque  année 
une  part  de  ma  voix,  mais  il  y  a  aussi  les  pauvres 
spirituels  à  qui  je  dois  des  vérités  dune  autre  sorte. 


SL'R  l'Évangile  de  la  fête  de  l'Epiphanie     499 

C'est  pour  aller  les  trouver  que  je  me  sépare  de 
vous,  et  en  m'en  séparant,  avec  le  lien  sacré  qui 
nous  unit  tous,  je  vous  retrouverai  toujours;  nous 
serons  toujours  présents  les  uns  aux  autres,  au 
pied  de  ces  autels,  dans  la  vérité,  dans  la  sainteté 
et  dans  la  charité. 


FIN    DU    PREMIER   VOLUME 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Approbation  de  l'ordre v 

Avertissement vu 


SERMONS 

1825-1849 


Sur  le  mystère  de  l'Incarnation.  —  Prêché  au  séminaire 
d'Issy,  le  8  décembre  1825.  Plan  et  fragment 3 

Sur  les  scandales  des  chrétiens.  —  Prêché  au  séminaire  de 
Saint -Sulpice,  septembre  1826.  P/an  giénëra/ 8 

Sur  le  service  de  Dieu  et  le  service  du  monde.  —  Prêché  le 
19  février  1828  dans  la  chapelle  du  premier  monastère  de  la 
Visitation.  Texte  écrit 11 

Sur  les  bienfaits  de  la  Rédemption.  —  Prêché  le  5  mai  1833 
à  Saint -Roch.  Pian  général 34 

Sur  la  charité,  vie  du  monde  et  fruit  réservé  du  christia- 
nisme. —  Prêché  à  Notre-Dame,  le  28  décembre  1835.  Ana- 
lyse  38 

Sur  les  devoirs  de  la  charité  chrétienne  envers  les  prêtres 
INFIRMES.  —  Prêché  le  24  mars  1836,  à  la  chapelle  de  l'infir- 
merie Marie- Thérèse,  ylnaii/se  e< /"ragm**/!* 60 

Sur  le  dogme  de  la  Résurrection,  triomphe  du  christianisme. 
—  Prêché  à  Rome,  à  Saint-Louis-des-Français,  le  19  avril 
1841.  Analyse 64 

Sur  les  biens  que  donne  le  monde  et  sur  ceux  que  donne 
JÉSUS -Christ.  —  Prêché  à  Bordeaux,  le  1"  février  1842. 
dans  la  chapelle  de  la  maison  de  la  Miséricorde.  Ana- 
lyse  67 


502  TABLE 

Sur  le  temple  et  les  sanctuaires,  sur  le  sanctuaire  du 
Mont-Carmel.  —  Prêché  à  la  cathédrale  de  Versailles,  le 
26  novembre  1843.  Analyse 76 

Sur  la  divinité  de  Jésus- Christ. —  Prêché  à  Beaune,  dans 
l'église  Notre-Dame,  le  27  mai  1844.  ylnaiyse 89 

Sur  la  puissance  de  la  foi  et  sur  les  causes  de  cette  puis- 
sance. —  Prêché  à  la  cathédrale  de  Dijon,  le  2  juin  1844. 
Texte 106 

Sur  le  mérite  et  la  nécessité  de  la  foi. —  Prêché  à  la  cathé- 
drale de  Langres,  le  9  juin  1844.  Analyse 128 

Sur  le  même  sujet.  —  Prêché  à  la  cathédrale  d'Orléans,  le  15  no- 
vembre 1846.  Analyse 142 

Sur  la  richesse  et  la  pauvreté  selon  le  rationalisme  et 
selon  le  christianisme.  —  Prêché  à  la  cathédrale  de  Nancy, 
le  1"  août  1844.  Analyse 154 

Sur  le  même  sujet.  —  Prêché  le  21  novembre  1844,  à  l'église 
Saint-Jacques-du-Haut-Pas.  Analyse 157 

Sur  la  puissance  exfiatrice  de  l'aumône.  —  Prêché  à  Saint- 
Roch,  le  30  janvier  1845.   Texte  sténographié 168 

Sur  la  perte  progressive  de  la  vérité.  —  Prêché  à  Notre- 
Dame,  le  12  février  1846.  Texte,  d'après  le  Journal  des 
Prédicateurs 188 

Sur  la  dévotion  au  corps  de  Jésus- Christ.  —  Prêché  à 
Notre-Dame,  le  19  février  1846.  Texte,  d'après  le  Journal 
des  Prédicateurs 214 

Sur  le  mystère  de  la  pauvreté.  —  Prêché  à  la  cathédrale  de 
Nancy,  le  18  octobre  1846.  Analyse 234 

Sur  le  service  public  dans  la  société  chr.:tienne.  —  Prêché 
à  la  cathédrale  de  Nancy,  le  25  octobre  1846.  Analyse.    237 

Sur  la  prédestination  de  sainte  Madeleine.  —  Prêché  à 
Saint-Sulpice ,  le  28  janvier  1847.  Texte,  d'après  la  Tribune 
sacrée 240 

Sur  la  dévotion  au  sacré  Cœur. —  Prêché  à  Saint-Roch,  le 
10  février  1847.  Texte,  d'après  la  Tribune  sacrée..   .   .     262 

Sur  le  pauvre  selon  le  monde  et  selon  l'Évangile.  —  Prêché 
à  Bruxelles,  dans  l'église  de  Notre-Dame-des- Victoires,  au 

Sablon  ,  le  27  avril  1847.    Texte  sténographié 289 

Sur  le  même  sujet.  —  Prêché  le  19  juillet  1849,  à  Sainte- 
Reine  (Côte-d'Or),  dans  la  chapelle  de  l'Hospice.  Ana- 
lyse  328 

Sur  saint   Pierre,   chef   de   l'Église.  —  Prêché  à  Frolois, 


TABLE  503 

(Côle-d'Or),  le  i""'  juillet  18'i9.  Canevas,  écrit  par  le  P.  La- 
cordairc 339 

Sur  de  capital  nécessaire  de  la  vie.  —  Prêché  le  l'J  juil- 
let 1849,  au  pelit  séminaire  de  Plonibières-lez-Dijon.  Texte, 
d'après  le  Spectateur  de  Dijon 344 

Sur  la  nécessité  et  la  mission  des  ordres  religieux.  —  Prê- 
ché à  Paris,  le  4  novembre  18'j9,  dans  l'église  des  Carmes. 
Anclyse 371 

H  OMKLIES 

PRIÎCIIÉES     DANS     L'ÉGLISE    DES    CARMES 

Sur  la  parabole  du  grain  de  sénevé.  —  Piéchée  le  18  no- 
vembre 1849,   Texte,  d'après  la  Tribune  sacrée.  .   .   .     373 

Sur  l'évangile  du  i"  dimanche  de  l'Avent.  —  De  la  prépa- 
ration au  Jugement  dernier  par  la  confession.  —  Prêchée 
le  2  décembre  1849.   Texte,  d'après  la  Tribune  sacrée.    391 

Sur  l'évangile  du  w  dimanche  de  l'Avent.  —  L'évangélisa- 
tion  des  pauvres,  caractère  principal  de  la  mission  de  Jésus- 
Christ.  —  Prêchée  le  9  décembre  1849.  Texte,  d'après  la 
Tribune  sacrée 409 

Sur  l'évangile  du  iii"  dimanche  de  l'Avent.  —  Le  baptême  de 
saint  J cm- Baptiste;  la  purification  du  corps  par  la  finiga- 
lilé  et  la  sobriété.  —  Prêchée  le  IG  décembre  1649.  Texte, 
d'après  la  Tribune  sacrée 429 

Sur  l'évangile  du  iv»  dimanche  de  l'Avent.  —  Nul  ne  peut 
dire  :  Je  suis  bon;  je  suis  heureux.  —  Prêchée  le  23  dé- 
cembre 1849.  Texte,  d'après  la  Tribune  sacrée  ....     447 

Sur  l'évangile  du  dimanche  après  Noël.  —  Jésus -Christ, 
signe  de  contradiction.  —  Prêchée  le  30  décembre  18i9. 
Texte,  d'après  la  Tribune  sacrée 405 

Sur  l'évangile  de  la  fête  de  l'Epiphanie.  —  De  l'or  et  de 
l'usage  qu'il  faut  en  faire.  —  Prêchée  le  6  janvier  1830. 
Texte,  d'après /a  Tribune  sacrée .482 


14348.  —  Tours,  Impr.  Mamo. 


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