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Full text of "Servitude et grandeur militaires"

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C0LLECTTQN~^GALLIA  '^=n 


Presented  to  the 

LIBRARY  ofîhe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

the  estate  of 

GIORGIO  BANDINI 


COLLECTION    GALLIA 

Publiée  sous  la  direction  de 

CHARLES   SAROLEA 


ALFRED   DE   VIGNY 


Servitude  et  Grandeur 
Militaires 


COLLECTION   GALLIA 

PARUS 

I.  BALZAC.      Contes  PniLOSOPHiQtnîa     Introduction 

de  Paul  Bourget. 
II.  L'IMITATION   DE  JÉSUS-CHRIST.     Introductiou 
de  Monseigneur  R.  H.  Benson. 
III.  ALFRED  DE  MUSSET.     Poésies  Nouvelles. 
IV.  PENSÉES  DE  PASCAL.     Texte  do   Brunscuvigo. 
Préface  d'Emile  Boutroux.    Introduction  de  Victor 
Giraud. 
V.    LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.     Par  Madame  de  U 
Fayette.     Introduction  de  Madame  Lucie  Féli.'c 
Faure-Goyau. 
VI.  GUSTAVE  FLAUBERT.     La  Tentation  de  Saint- 
Antoine.      Introduction  d'Emile  Faguet. 
VII.  MAURICE  BARRÉS.     L'Ennemi  des  Lois. 
VIII.  LA  FONTAINE.     Fables. 
IX.  EMILE  FAGUET.     Petite   Histoire   de   la    Lit- 
térature Française. 
X.  BALZAC.     Le  Père  Goriot.     Introduction  d'Emile 

Faguet. 

XI.  ALFRED  DE  VIGNY.     Servitude  et  Grandeur 
Militaires. 

A  PARAÎTRE  PROCHAINEMENT 

EMILE  GEBHART.     Autour  d'uxe  Tiare. 
ETIENNE  LAMY.     La  Femme  de  Demain. 
LOUIS  VEUILLOT.     Odeurs  de  Paris. 
BENJAMIN  CONSTANT.     Adolphe. 
HENRI  MAZEL.     Dictionnaire  de  Napoléon. 
CHARLES  NODIER.     Contes  Fantastiques. 
HUYSMANS.     Pages  Choisies. 
PERRAULT.     Contes  de  Fées. 
VILLIERS  DE  L'ISLE  ADAM.     Axel. 
MÉMOIRES  DE  SAINT-SIMON. 
DANTE.     L'Enfer. 


ALFRED   DE   VIGNY 

SERVITUDE   ET 
GRANDEUR 

MILITAIRES 


PARIS:   GEORGES  CRÈS  ET  CIE. 
LONDRES:   J.  M.  DENT  &  SONS  LTD. 


LIVRE  PREMIER 
SOUVENIRS 

DE 

SERVITUDE    MILITAIRE 

Ave,  Cessar,  motitiiri  te  suintant.   . 


SOUVENIRS 

DE 

SERVITUDE    MILITAIRE 

CHAPITRE  PREMIER 

POURQUOI    j'ai    rassemblé   CES   SOUVENIRS 

S'il  est  vrai,  selon  le  poète  catholique,  qu'il  n'y  ait 
pas  de  plus  grande  peine  que  de  se  rappeler  un 
temps  heureux,  dans  la  misère,  il  est  aussi  vrai 
que  l'âme  trouve  quelque  bonheur  à  se  rappeler, 
dans  un  moment  de  calme  et  de  liberté,  les  temps 
de  peine  ou  d'esclavage.  Cette  mélancolique  émo- 
tion me  fait  jeter  en  arrière  un  triste  regard  sur 
quelques  années  de  ma  vie,  quoique  ces  années 
soient  bien  proches  de  celle-ci,  et  que  cette  vie  ne 
soit  pas  bien  longue  encore. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  combien  j'ai  vu 
de  souffrances  peu  connues  et  courageusement  por- 
tées par  une  race  d'hommes  toujours  dédaignée  ou 
honorée  outre  mesure,  selon  que  les  nations  la 
trouvent  utile  ou  nécessaire. 

Cependant  ce  sentiment  ne  me  porte  pas  seul  à 
cet  écrit,  et  j'espère  pourra  servir  à  montrer 
3 


4     SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

quelquefois,  par  des  détails  de  mœurs  observés  de 
mes  yeux,  ce  qu'il  nous  reste  encore  d'arriéré  et  de 
barbare  dans  l'organisation  toute  moderne  de  nos 
Armées  permanentes,  où  l'homme  de  guerre  est 
isolé  du  citoyen,  où  il  est  malheureux  et  féroce, 
parce  qu'il  sent  sa  condition  mauvaise  et  absurde. 
Il  est  triste  que  tout  se  modifie  au  milieu  de  nous, 
et  que  la  destinée  des  Armées  soit  la  seule  immo- 
bile. La  loi  chrétienne  a  changé  une  fois  les  usages 
farouches  de  la  guerre  ;  mais  les  conséquences  des 
nouvelles  mœurs  qu'elle  introduisit  n'ont  pas  été 
poussées  assez  loin  sur  ce  point.  Avant  elle,  le 
vaincu  était  massacré  ou  esclave  pour  la  vie,  les 
villes  prises,  saccagées,  les  habitants  chassés  et 
dispersés  ;  aussi  chaque  État  épouvanté  se  tenait-il 
constam^ment  prêt  à  des  mesures  désespérées,  et  la 
défense  était  aussi  atroce  que  l'attaque.  A  présent, 
les  villes  conquises  n'ont  à  craindre  que  de  payer 
des  contributions.  Ainsi  la  guerre  s'est  civilisée, 
mais  non  les  Armées  ;  car  non-seulement  la  routine 
de  nos  coutumes  leur  a  conservé  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  mauvais  en  elles;  mais  l'ambition  ou  les 
terreurs  des  gouvernements  ont  accru  le  mal,  en 
les  séparant  chaque  jour  du  pays,  et  en  leur  fai- 
sant une  Servitude  plus  oisive  et  plus  grossière  que 
jamais.  Je  crois  peu  aux  bienfaits  des  subites  orga- 
nisations; mais  je  conçois  ceux  des  améliorations 
successives.  Quand  l'attention  générale  est  attirée 
sur  une  blessure,  la  guérison  tarde  peu.  Cette  gué- 
rison  sans  doute  est  un  problème  difficile  à  résou- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     5- 

dre  pour  le  législateur,  mais  il  n'en  était  que  plus 
nécessaire  de  le  poser.  Je  le  fais  ici,  et  si  notre 
époque  n'est  pas  destinée  à  en  avoir  la  solution, 
du  moins  ce  vœu  aura  reçu  de  moi  sa  forme,  et  les 
difficultés  en  seront  peut-être  diminuées.  On  ne 
peut  trop  hâter  l'époque  où  les  Armées  seront  iden- 
tifiées à  la  Nation,  si  elle  doit  acheminer  au  temps 
où  les  Armées  et  la  guerre  ne  seront  plus,  et  où 
le  globe  ne  portera  plus  qu'une  nation  unanime 
enfin  sur  ses  formes  sociales;  événement  qui,  de- 
puis longtemps,  devrait  être  accompli. 

Je  n'ai  nul  dessein  d'intéresser  à  moi-même,  et 
ces  souvenirs  seront  plutôt  les  mémoires  des  autres 
que  les  miens  ;  mais  j 'ai  été  assez  vivement  et  assez 
longtemps  blessé  des  étrangetés  de  la  vie  des  Ar- 
mées pour  en  pouvoir  parler.  Ce  n'est  que  pour 
constater  ce  triste  droit  que  je  dis  quelques  mots 
sur  moi. 

J'appartiens  à  cette  génération  née  avec  le 
siècle,  qui,  nourrie  de  bulletins  par  l'Empereur, 
avait  toujours  devant  les  yeux  une  épée  nue,  et  vint 
la  prendre  au  moment  même  où  la  France  la  re- 
mettait dans  le  fourreau  des  Bourbons.  Aussi  dans 
ce  modeste  tableau  d'une  partie  obscure  de  ma  vie, 
je  ne  veux  paraître  que  ce  que  je  fus,  spectateur 
plus  qu'acteur,  à  mon  grand  regret.  Les  événe- 
ments que  je  cherchais  ne  vinrent  pas  aussi  grands 
qu'il  me  les  eût  fallu.  Qu'y  faire  ?  —  on  n'est  pas 
toujours  maître  de  jouer  le  rôle  qu'on  eût  aimé,  et 
l'habit  ne  nous  vient  pas  toujours  au  temps  où 


6   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

nous  le  porterions  le  mieux.  Au  moment  où  j'écris,^ 
un  homme  de  vingt  ans  de  service  n'a  pas  vu  une 
bataille  rangée.  J'ai  peu  d'aventures  à  vous  racon- 
ter, mais  j'en  ai  entendu  beaucoup.  Je  ferai  donc 
parler  les  autres  plus  que  moi-même,  hors  quand 
je  serai  forcé  de  m'appeler  comme  témoin.  Je  m'y 
suis  toujours  senti  quelque  répugnance,  en  étant 
empêché  par  une  certaine  pudeur,  au  moment  de 
me  mettre  en  scène.  Quand  cela  m'arrivera,  du 
moins  puis-je  attester  qu'en  ces  endroits  je  serai 
vrai.  Quand  on  parle  de  soi,  la  meilleure  muse  est 
la  Franchise.  Je  ne  saurais  me  parer  de  bonne 
grâce  de  la  plume  des  paons;  toute  belle  qu'elle 
est,  je  crois  que  chacun  doit  lui  préférer  la  sienne. 
Je  ne  me  sens  pas  assez  de  modestie,  je  l'avoue, 
pour  croire  gagner  beaucoup  en  prenant  quelque  . 
chose  de  l'allure  d'un  autre,  et  en  posant  dans  une 
attitude  grandiose,  artistement  choisie,  et  pénible- 
ment conservée  aux  dépens  des  bonnes  inclina- 
tions naturelles  et  d'un  penchant  inné  que  nous 
avons  tous  vers  la  vérité.  Je  ne  sais  si  de  nos  jours 
il  ne  s'est  pas  fait  quelque  abus  de  cette  littéraire 
singerie  ;  et  il  me  semble  que  la  moue  de  Bonaparte 
et  celle  de  B}Ton  ont  fait  grimacer  bien  des  figures 
innocentes. 

La  vie  est  trop  courte  pour  que  nous  en  per- 
dions une  part  précieuse  à  nous  contrefaire.     En- 
core si  l'on  avait  affaire  à  un  peuple  grossier  et 
facile  à  duper!    mais  le  nôtre  a  l'œil  si  prompt  et 
'En  1835. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     7 

si  fin  qu'il  reconnaît  sur-le-champ  à  quel  modèle 
vous  empruntez  ce  mot  ou  ce  geste,  cette  parole  ou 
cette  démarche  favorite,  ou  seulement  telle  coif- 
fure ou  tel  habit.  Il  souffle  tout  d'abord  sur  la 
barbe  de  votre  masque  et  prend  en  mépris  votre 
vrai  visage,  dont,  sans  cela,  il  eût  peut-être  pris  en 
amitié  les  traits  naturels. 

Je  ferai  donc  peu  le  guerrier,  ayant  peu  vu  la 
guerre;  mais  j'ai  droit  de  parler  des  mâles  cou- 
tumes de  l'Armée,  où  les  fatigues  et  les  ennuis  ne 
me  furent  point  épargnés,  et  qui  trempèrent  mon 
âme  dans  une  patience  à  toute  épreuve,  en  lui  fai- 
sant rejeter  ses  forces  dans  le  recueillement  soli- 
taire et  l'étude.  Je  pourrai  faire  voir  aussi  ce  qu'il 
y  a  d'attachant  dans  la  vie  sauvage  des  armes, 
toute  pénible  qu'elle  est,  y  étant  demeuré  si  long- 
temps entre  l'écho  et  le  rêve  des  batailles.  C'eût 
été  là  assurément  quatorze  ans  de  perdus,  si  je 
n'y  eusse  exercé  une  observation  attentive  et  per- 
sévérante, qui  faisait  son  profit  de  tout  pour  l'ave- 
nir. Je  dois  même  à  la  vie  de  l'armée  des  vues  de 
la  nature  humaine  que  jamais  je  n'eusse  pu  recher- 
cher autrement  que  sous  l'habit  militaire.  Il  y  a 
des  scènes  que  l'on  ne  trouve  qu'au  milieu  de  dé- 
goûts qui  seraient  vraiment  intolérables,  si  l'on 
n'était  pas  forcé  par  l'honneur  de  les  tolérer. 

J'aimai  toujours  à  écouter,  et  quand  j'étais  tout 
enfant,  je  pris  de  bonne  heure  ce  goût  sur  les  ge- 
noux blessés  de  mon  vieux  père.  Il  me  nourrit  d'a- 
bord de  l'histoire  de  ses  campagnes,  et,  sur  ses 


8    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

genoux,  je  trouvai  la  guerre  assise  à  côté  de  moi; 
il  me  montra  la  guerre  dans  ses  blessures,  la  guerre 
dans  les  parchemins  et  le  blason  de  ses  pères,  la 
guerre  dans  leurs  grands  portraits  cuirassés,  sus- 
pendus, en  Beauce,  dans  un  vieux  château.  Je  vis 
dans  la  Noblesse  une  grande  famille  de  soldats  hé- 
réditaires, et  je  ne  pensai  plus  qu'à  m'élever  à  la 
taille  d'un  soldat. 

Mon  père  racontait  ses  longues  guerres  avec 
l'observation  profonde  d'un  philosophe  et  la  grâce 
d'un  homme  de  cour.  Par  lui,  je  connais  intime- 
ment Louis  XV  et  le  grand  Frédéric;  je  n'afhrme- 
rais  pas  que  je  n'aie  pas  vécu  de  leur  temps,  fami- 
lier comme  je  le  fus  avec  eux  par  tant  de  récits  de 
la  guerre  de  Sept  ans. 

Mon  père  avait  pour  Frédéric  II  cette  admira- 
tion éclairée  qui  voit  les  hautes  facultés  sans  s'en 
étonner  outre  mesure.  Il  me  frappa  tout  d'abord 
l'esprit  de  cette  vue,  me  disant  aussi  comment 
trop  d'enthousiasme  pour  cet  illustre  ennemi  avait 
été  un  tort  des  officiers  de  son  temps  ;  qu'ils  étaient 
à  demi  vaincus  par  là,  quand  Frédéric  s'avançait 
grandi  par  l'exaltation  française  ;  que  les  divisions 
successives  des  trois  puissances  entre  elles  et  des 
généraux  français  entre  eux  l'avaient  servi  dans  la 
fortune  éclatante  de  ses  armes  ;  mais  que  sa  gran- 
deur avait  été  surtout  de  se  connaître  parfaitement, 
d'apprécier  à  leur  juste  valeur  les  éléments  de  son 
élévation,  et  de  faire,  avec  la  modestie  d'un  sage, 
les  honneurs  de  sa  \-ictoire.     Il  paraissait  quelque- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    g 

fois  penser  que  l'Europe  l'avait  ménagé.  ^lon  père 
avait  vu  de  près  ce  roi  philosophe,  sur  le  champ 
de  bataille,  où  son  frère,  l'aîné  de  mes  sept  oncles, 
avait  été  emporté  d'un  boulet  de  canon;  il  avait 
été  reçu  souvent  par  le  Roi  sous  la  tente  prussienne 
avec  une  grâce  et  une  politesse  toutes  françaises, 
et  l'avait  entendu  parler  de  Voltaire  et  jouer  de  la 
flûte  après  une  bataille  gagnée.  Je  m'étends  ici, 
presque  malgré  moi,  parce  que  ce  fut  le  premier 
grand  homme  dont  me  fut  tracé  ainsi,  en  famille, 
le  portrait  d'après  nature,  et  parce  que  mon  ad- 
miration pour  lui  fut  le  premier  symptôme  de  mon 
inutile  amour  des  armes,  la  cause  première  d'une 
des  plus  complètes  déceptions  de  ma  vie.  Ce  por- 
trait est  brillant  encore,  dans  ma  mémoire,  des 
plus  vives  couleurs,  et  le  portrait  physique  autant 
que  l'autre.  Son  chapeau  avancé  sur  un  front  pou- 
dré, son  dos  voûté  à  cheval,  ses  grands  yeux,  sa 
bouche  moqueuse  et  sévère,  sa  canne  d'invalide 
faite  en  béquille,  rien  ne  m'était  étranger;  et,  au 
sortir  de  ces  récits,  je  ne  vis  qu'avec  humeur  Bo- 
naparte prendre  chapeau,  tabatière  et  geste  pareils; 
il  me  parut  d'abord  plagiaire  :  et  qui  sait  si,  en  ce 
point,  ce  grand  homme  ne  le  fut  pas  quelque  peu  ? 
qui  saura  peser  ce  qu'il  entre  du  comédien  dans 
tout  homme  public  toujours  en  vue?  Frédéric  II 
n'était-il  pas  le  premier  type  du  grand  capitaine 
tacticien  moderne,  du  roi  philosophe  et  organisa- 
teur? C'étaient  là  les  premières  idées  qui  s'agi- 
taient dans  mon  esprit,   et  j'assistais  à  d'autres 


lo  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 
temps  racontés  avec  une  vérité  toute  remplie  de 
saines  leçons.  J'entends  encore  mon  père  tout  irrité 
des  divisions  du  prince  de  Soubise  et  de  M.  de 
Clermont;  j'entends  encore  ses  grandes  indigna- 
tions contre  les  intrigues  de  l'Œil-de-Bœuf,  qui 
faisaient  que  les  généraux  français  s'abandonnaient 
tour  à  tour  sur  le  champ  de  bataille,  préférant  la 
défaite  de  l'armée  au  triomphe  d'un  rival;  je  l'en- 
tends tout  ému  de  ses  antiques  amitiés  pour  M.  de 
Chevert  et  pour  M.  d'Assas,  avec  qui  il  était  au 
camp  la  nuit  de  sa  mort.  Les  yeux  qui  les  avaient 
vus  mirent  leur  image  dans  les  miens,  et  aussi 
celle  de  bien  de  personnages  célèbres  morts  long- 
temps avant  ma  naissance.  Les  récits  de  famille 
ont  cela  de  bon,  qu'ils  se  gravent  plus  fortement 
dans  la  mémoire  que  les  narrations  écrites  ;  ils  sont 
vivants  comme  le  conteur  vénéré,  et  ils  allongent 
notre  vie  en  arrière,  comme  l'imagination  qui  de- 
vine peut  l'allonger  en  avant  dans  l'avenir. 

Je  ne  sais  si  un  jour  j'écrirai  pour  moi-même 
tous  les  détails  intimes  de  ma  vie;  mais  je  ne  veux 
parler  ici  que  d'une  des  préoccupations  de  mon 
âme.  Quelquefois,  l'esprit  tourmenté  du  passé  et 
attendant  peu  de  chose  de  l'avenir,  on  cède  trop 
aisément  à  la  tentation  d'amuser  quelques  désœu- 
vrés des  secrets  de  sa  famille  et  des  mystères  de 
son  cœur.  Je  conçois  que  quelques  écrivains  se 
soient  plu  à  faire  pénétrer  tous  les  regards  dans 
l'intérieur  de  leur  vie  et  même  de  leur  conscience, 
l'ouvrant  et  le  laissant  surprendre  par  la  lumière, 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   ii 

tout  en  désordre  et  comme  encombré  de  familiers 
souvenirs  et  des  fautes  les  plus  chéries.  Il  y  a  des 
ceuvres  telles  parmi  les  plus  beaux  livres  de  notre 
langue,  et  qui  nous  resteront  comme  ces  beaux 
portraits  de  lui-même  que  Raphaël  ne  cessait  de 
faire.  Mais  ceux  qui  se  sont  représentés  ainsi,  soit 
ivec  un  voile,  soit  à  visage  découvert,  en  ont  eu  le 
Iroit,  et  je  ne  pense  pas  que  l'on  puisse  faire  ses 
ronfessions  à  voix  haute,  avant  d'être  assez  vieux, 
Lssez  illustre  ou  assez  repentant  pour  intéresser  i 
toute  une  nation  à  ses  péchés.  Jusque-là  on  ne  peut 
^uère  prétendre  qu'à  lui  être  utile  par  ses  idées  ou 
(»ar  ses  actions. 

Vers  la  fin  de  l'Empire,  je  fus  un  lycéen  dis- 
trait. La  guerre  était  debout  dans  le  lycée,  le  tam- 
bour étouffait  à  mes  oreilles  la  voix  des  maîtres, 
et  la  voix  mystérieuse  des  livres  ne  nous  parlait 
qu'un  langage  froid  et  pédantesque.  Les  loga- 
rithmes et  les  tropes  n'étaient  à  nos  yeux  que  des 
degrés  pour  monter  à  l'étoile  de  la  Légion  d'hon- 
neur, la  plus  belle  étoile  des  cieux  pour  des  en- 
fants. 

Nulle  méditation  ne  pouvait  enchaîner  long- 
temps des  têtes  étourdies  sans  cesse  par  les  canons 
et  les  cloches  des  Te  Deum  !  Lorsqu'un  de  nos 
frères,  sorti  depuis  quelques  mois  du  collège,  re- 
paraissait en  uniforme  de  housard  et  le  bras  en 
écharpe,  nous  rougissions  de  nos  livres  et  nous  les 
jetions  à  la  tête  des  maîtres.  Les  maîtres  même  ne 
cessaient  de  nous  lire  les  bulletins  de  la  Grande 


12  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 
Armée,  et  nos  cris  de  Vive  l'Empereur!  interrom- 
paient Tacite  et  Platon.  Nos  précepteurs  ressem- 
blaient à  des  hérauts  d'armes,  nos  salles  d'étude  à 
des  casernes,  nos  récréations  à  des  manœuvres, 
et  nos  examens  à  des  revues. 

Il  me  prit  alors  plus  que  jamais  un  amour  vrai- 
ment désordonné  de  la  gloire  des  armes;  passion 
d'autant  plus  malheureuse  que  c'était  le  temps 
précisément  où,  comme  je  l'ai  dit,  la  France  com- 
mençait à  s'en  guérir.  Mais  l'orage  grondait  en- 
core, et  ni  mes  études  sévères,  rudes,  forcées,  et 
trop  précoces,  ni  le  bruit  du  grand  monde,  où 
pour  me  distraire  de  ce  penchant,  on  m'avait  jeté 
tout  adolescent,  ne  me  purent  ôter  cette  idée 
fixe. 

Bien  souvent  j'ai  souri  de  pitié  sur  moi-même 
en  voyant  avec  quelle  force  une  idée  s'empare  de 
nous,  comme  elle  nous  fait  sa  dupe,  et  combien  il 
faut  de  temps  pour  l'user.  La  satiété  même  ne  par- 
vint qu'à  me  faire  désobéir  à  celle-ci,  non  à  la  dé- 
truire en  moi,  et  ce  livre  aussi  me  prouve  que  je 
prends  plaisir  encore  à  la  caresser,  et  que  je  ne 
serais  pas  éloigné  d'une  rechute.  Tant  les  impres- 
sions d'enfance  sont  profondes,  et  tant  s'était  bien 
gravée  sur  nos  coeurs  la  marque  brûlante  de  l'Aigle 
Romaine  ! 

Ce  ne  fut  que  très  tard  que  je  m'aperçus  que 
mes  services  n'étaient  qu'une  longue  méprise,  et 
que  j'avais  porté  dans  une  vie  tout  active  une  na- 
ture toute  contemplative.     Mais  j'avais  suivi  la 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   13 

pente  de  cette  génération  de  l'Empire,  née  avec  le 
siècle,  et  de  laquelle  je  suis. 

La  guerre  nous  semblait  si  bien  l'état  naturel 
de  notre  pays,  que  lorsque,  échappés  des  classes, 
nous  nous  jetâmes  dans  l'Armée,  selon  le  cours 
accoutumé  de  notre  torrent,  nous  ne  pûmes  croire 
au  calme  durable  de  la  paix.  Il  nous  parut  que 
nous  ne  risquions  rien  en  faisant  semblant  de  nous 
reposer,  et  que  l'immobilité  n'était  pas  un  mal  sé- 
rieux en  France.  Cette  impression  nous  dura  autant 
qu'a  duré  la  Restauration.  Chaque  année  apportait 
l'espoir  d'une  guerre;  et  nous  n'osions  quitter 
l'épée,  dans  la  crainte  que  le  jour  de  la  démission 
ne  devînt  la  veille  d'une  campagne.  Nous  traî- 
nâmes et  perdîmes  ainsi  des  années  précieuses, 
rêvant  le  champ  de  bataille  dans  le  Champ  de  Mars, 
et  épuisant  dans  des  exercices  de  parade  et  dans 
des  querelles  particulières  une  puissante  et  inutile 
énergie. 

Accablé  d'un  ennui  que  je  n'attendais  pas  dans 
cette  vie  si  vivement  désirée,  ce  fut  alors  pour  moi 
une  nécessité  que  de  me  dérober,  dans  les  nuits, 
au  tumulte  fatigant  et  vain  des  journées  militaires: 
de  ces  nuits,  où  j'agrandis  en  silence  ce  que  j'avais 
reçu  de  savoir  de  nos  études  tumultueuses  et  pu- 
bliques, sortirent  mes  poèmes  et  mes  livres;  de 
ces  journées  il  me  reste  ces  souvenirs  dont  je  ras- 
semble ici,  autour  d'une  idée,  les  traits  princi- 
paux. Car,  ne  comptant  pour  la  gloire  des  armes 


14   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

ni  sur  le  présent  ni  sur  l'avenir,  je  la  cherchais 
dans  les  souvenirs  de  mes  compagnons.  Le  peu 
qui  m'est  advenu  ne  servira  que  de  cadre  à  ces 
tableaux  de  la  vie  militaire  et  des  mœurs  de  nos 
armées,  dont  tous  les  traits  ne  sont  pas  connus. 


CHAPITRE  II 

SUR  LE  CARACTÈRE  GÉNÉRAL  DES  ARMÉES 

L'Armée  est  une  nation  dans  la  Nation;  c'est 
un  vice  de  nos  temps.  Dans  l'antiquité,  il  en  était 
autrement:  tout  citoyen  était  guerrier,  et  tout 
guerrier  était  citoyen;  les  hommes  de  l'Armée  ne 
se  faisaient  point  un  autre  visage  que  les  hommes 
de  la  Cité.  La  crainte  des  dieux  et  des  lois,  la  fidé- 
lité à  la  patrie,  l'austérité  des  mœurs,  et,  chose 
étrange  !  l'amour  de  la  paix  et  de  l'ordre,  se  trou- 
vaient dans  les  camps  plus  que  dans  les  viUes, 
parce  que  c'était  l'élite  de  la  Nation  qui  les  habi- 
tait. La  paix  avait  des  travaux  plus  rudes  que  la 
guerre  pour  ces  armées  intelligentes.  Par  elles  la 
terre  de  la  patrie  était  couverte  de  monuments  ou 
sillonnée  de  larges  routes,  et  le  ciment  romain  des 
aqueducs  était  pétri,  ainsi  que  Rome  elle-même, 
des  mains  qui  la  défendaient.  Le  repos  des  soldats 
était  fécond  autant  que  celui  des  nôtres  est  stérile 
et  nuisible.  Les  citoyens  n'avaient  ni  admiration 
pour  leur  valeur,  ni  mépris  pour  leur  oisiveté, 
parce  que  le  même  sang  circulait  sans  cesse  des 
veines  de  la  Nation  dans  les  veines  de  l'Armée. 
Dans  le  moyen  âge  et  au  delà,  jusqu'à  la  fin 


i6  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 
du  règne  de  Louis  XIV,  l'Armée  tenait  à  la  Nation, 
sinon  par  tous  ses  soldats,  du  moins  par  tous  leurs 
chefs,  parce  que  le  soldat  était  l'homme  du  Noble, 
levé  par  lui  sur  sa  terre,  amené  à  sa  suite  à  l'ar- 
mée, et  ne  relevant  que  de  lui;  or,  son  seigneur 
était  propriétaire  et  vivait  dans  les  entrailles 
mêmes  de  la  mère  patrie.  Soumis  à  l'influence 
toute  populaire  du  prêtre,  il  ne  fît  autre  chose, 
durant  le  moyen  âge,  que  de  se  dévouer  corps  et 
biens  au  pays,  souvent  en  lutte  contre  la  couronne, 
et  sans  cesse  révolté  contre  une  hiérarchie  de  pou- 
voirs qui  eût  amené  trop  d'abaissement  dans  l'o- 
béissance, et  par  conséquent  d'humiliation  dans  la 
profession  des  armes.  Le  régiment  appartenait  au 
colonel,  la  compagnie  au  capitaine,  et  l'un  et  l'autre 
savaient  fort  bien  emmener  leurs  hommes  quand 
leur  conscience,  comme  citoyens,  n'était  pas  d'ac- 
cord avec  les  ordres  qu'ils  recevaient  comme  hom- 
mes de  guerre.  Cette  indépendance  de  l'Armée 
dura  en  France  jusqu'à  M.  de  Louvois,  qui,  le 
premier,  la  soumit  aux  bureaux  et  la  remit,  pieds 
et  poings  liés,  dans  la  main  du  Pouvoir  souverain. 
Il  n'y  éprouva  pas  peu  de  résistance,  et  les  derniers 
défenseurs  de  la  Liberté  généreuse  des  hommes  de 
guerre  furent  ces  rudes  et  francs  gentilshommes, 
qui  ne  voulaient  amener  leur  famille  de  soldats  à 
l'Armée  que  pour  aller  en  guerre.  Quoiqu'ils  n'eus- 
sent pas  passé  l'année  à  enseigner  l'éternel  manie- 
ment d'armes  à  des  automates,  je  vois  qu'eux  et 
les  leurs  se  tiraient   assez  bien  d'affaire  sur  les 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   17 

champs  de  bataille  de  Turenne.  Ils  haïssaient  par- 
ticulièrement l'uniforme,  qui  donne  à  tous  le  même 
aspect,  et  soumet  les  esprits  à  l'habit  et  non  à 
l'homme.  Ils  se  plaisaient  à  se  vêtir  de  rouge  les 
jours  de  combat,  pour  être  mieux  vus  des  leurs,  et 
mieux  visés  de  l'ennemi;  j'aime  à  rappeler,  sur  la 
foi  de  Mirabeau,  ce  vieux  marquis  de  Coëtquen, 
qui,  plutôt  que  de  paraître  en  uniforme  à  la  revue 
du  Roi,  se  fit  casser  par  lui  à  la  tête  de  son  régi- 
ment:—  Heureusement,  sire,  que  les  morceaux 
me  restent,  dit-il  après.  C'était  quelque  chose  que 
de  répondre  ainsi  à  Louis  XIV.  Je  n'ignore  pas 
les  mille  défauts  de  l'organisation  qui  expirait  alors  ; 
mais  je  dis  qu'elle  avait  cela  de  meilleur  que  la 
nôtre,  de  laisser  plus  librement  luire  et  flamber  le 
feu  national  et  guerrier  de  la  France.  Cette  sorte 
d'Armée  était  une  armure  très  forte  et  très  com- 
plète dont  la  Patrie  couvrait  le  Pouvoir  souverain, 
mais  dont  toutes  les  pièces  pouvaient  se  détacher 
d'elles-mêmes,  l'une  après  l'autre,  si  le  Pouvoir 
s'en  servait  contre  elle. 

La  destinée  d'une  Armée  moderne  est  tout  autre 
que  celle-là,  et  la  centralisation  des  Pouvoirs  l'a 
faite  ce  qu'elle  est.  C'est  un  corps  séparé  du  grand 
corps  de  la  Nation,  et  qui  semble  le  corps  d'un  en- 
fant, tant  il  marche  en  arrière  pour  l'intelligence, 
et  tant  il  lui  est  défendu  de  grandir.  L'Armée  mo- 
derne, sitôt  qu'elle  cesse  d'être  en  guerre,  devient 
une  sorte  de  gendarmerie.  Elle  se  sent  honteuse 
d'eUe-même,   et  ne  sait   ni  ce  qu'elle  fait  ni  ce 


i8   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

qu'elle  est;  elle  se  demande  sans  cesse  si  elle  est 
esclave  ou  reine  de  l'État  :  ce  corps  cherche  partout 
son  âme  et  ne  la  trouve  pas. 

L'homme  soldé,  le  Soldat,  est  un  pauvre  glo- 
rieux, victime  et  bourreau,  bouc  émissaire  journel- 
lement sacrifié  à  son  peuple  et  pour  son  peuple, 
qui  se  joue  de  lui;  c'est  un  martyr  féroce  et  hum- 
ble tout  ensemble,  que  se  rejettent  le  Pouvoir  et  la 
Nation  toujours  en  désaccord. 

Que  de  fois,  lorsqu'il  m'a  fallu  prendre  une  part 
obscure  mais  active  dans  nos  troubles  civils,  j'ai 
senti  ma  conscience  s'indigner  de  cette  condition 
inférieure  et  cruelle!  Que  de  fois  j'ai  comparé 
cette  existence  à  celle  du  Gladiateur!  Le  peuple  est 
le  César  indifférent,  le  Claude  ricaneur  auquel  les 
soldats  disent  sans  cesse  en  défilant  :  Ceux  qui  vont 
mourir  te  saluent. 

Que  quelques  ouvriers,  devenus  plus  misérables 
à  mesure  que  s'accroissent  leur  travail  et  leur  in- 
dustrie, viennent  à  s'ameuter  contre  leur  chef 
d'atelier;  ou  qu'un  fabricant  ait  la  fantaisie 
d'ajouter  cette  année  quelques  cent  mille  francs  à 
son  revenu;  ou  seulement  qu'une  bonne  ville,  ja- 
louse de  Paris,  veuille  avoir  aussi  ses  trois  journées 
de  fusillade,  on  crie  au  secours  de  part  et  d'autre. 
Le  gouvernement,  quel  qu'il  soit,  répond  avec 
assez  de  sens  :  Im  loi  ne  me  permet  pas  de  juger  entre 
vous  ;  tout  le  monde  a  raison  ;  moi,  je  n'ai  à  vous 
envoyer  que  mes  gladiateurs,  qui  vous  tueront  et  que 
vous  tuerez.     En  effet,  ils  vont,  ils  tuent,  et  sont 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   19 

tués.  La  paix  revient;  on  s'embrasse,  on  se  com- 
plimente, et  les  chasseurs  de  lièvres  se  félicitent  de 
leur  adresse  dans  le  tir  à  l'officier  et  au  soldat. 
Tout  calcul  fait,  reste  une  simple  soustraction  de 
quelques  morts;  mais  les  soldats  n'y  sont  pas 
portés  en  nombre,  ils  ne  comptent  pas.  On  s'en 
inquiète  peu.  Il  est  convenu  que  ceux  qui  meurent 
sous  l'uniforme  n'ont  ni  père,  ni  mère,  ni  femme,  ni 
amie  à  faire  mourir  dans  les  larmes.  C'est  un  sang 
anonyme. 

Quelquefois  (chose  fréquente  aujourd'hui)  les 
deux  partis  séparés  s'unissent  pour  accabler  de 
haine  et  de  malédiction  les  malheureux  condamnés 
à  les  vaincre. 

Aussi  le  sentiment  qui  dominera  ce  livre  sera- 
t-il  celui  qui  me  l'a  fait  commencer,  le  désir  de 
détourner  de  la  tête  du  Soldat  cette  malédiction 
que  le  citoyen  est  souvent  prêt  à  lui  donner,  et 
d'appeler  sur  l'Armée  le  pardon  de  la  Nation.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau  après  l'inspiration,  c'est  le 
dévouement;  après  le  Poète,  c'est  le  Soldat;  ce 
n'est  pas  sa  faute  s'il  est  condamné  à  un  état 
d'îlote. 

L'Armée  est  aveugle  et  muette.  Elle  frappe  de- 
vant elle  du  lieu  où  on  la  met.  Elle  ne  veut  rien  et 
agit  par  ressort.  C'est  une  grande  chose  que  l'on 
meut  et  qui  tue;  mais  aussi  c'est  une  chose  qui 
souffre. 

C'est  pour  cela  que  j'ai  toujours  parlé  d'elle 
avec  un  attendrissement  involontaire.     Nous  voici 


20   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

jetés  dans  ces  temps  sévères  où  les  villes  de  France 
deviennent  tour  à  tour  des  champs  de  bataille,  et, 
depuis  peu,  nous  avons  beaucoup  à  pardonner  aux 
hommes  qui  tuent. 

En  regardant  de  près  la  vie  de  ces  troupes  ar- 
mées que,  chaque  jour,  pousseront  sur  nous  tous 
les  Pouvoirs  qui  se  succéderont,  nous  trouverons 
bien,  il  est  vrai,  que,  comme  je  l'ai  dit,  l'existence 
du  Soldat  est  (après  la  peine  de  mort)  la  trace  la 
plus  douloureuse  de  barbarie  qui  subsiste  parmi 
les  hommes,  mais  aussi  que  rien  n'est  plus  digne 
de  l'intérêt  et  de  l'amour  de  la  Nation  que  cette 
famille  sacrifiée  qui  lui  donne  quelquefois  tant  de 
gloire. 


CHAPITRE  III 

DE  LA  SERVITUDE  DU  SOLDAT  ET  DE  SON  CARACTÈRE 
INDIVIDUEL 

Les  mots  de  notre  langage  familier  ont  quel- 
quefois une  parfaite  justesse  de  sens.  C'est  bien 
servir,  en  effet,  qu'obéir  et  commander  dans  une 
Armée.  Il  faut  gémir  de  cette  Servitude,  mais  il 
est  juste  d'admirer  ces  esclaves.  Tous  acceptent 
leur  destinée  avec  toutes  ses  conséquences,  et,  en 
France  surtout,  on  prend  avec  une  extrême  promp- 
titude les  qualités  exigées  par  l'état  militaire. 
Toute  cette  activité  que  nous  avons  se  fond  tout  à 
coup  pour  faire  place  à  je  ne  sais  quoi  de  morne 
et  de  consterné. 

La  vie  est  triste,  monotone,  régulière.  Les 
heures  sonnées  par  le  tambour  sont  aussi  sourdes 
et  aussi  sombres  que  lui.  La  démarche  et  l'aspect 
sont  uniformes  comme  l'habit.  La  vivacité  de  la 
jeunesse  et  la  lenteur  de  l'âge  mûr  finissent  par 
prendre  la  même  allure,  et  c'est  celle  de  l'arme. 
L'arme  où  l'on  sert  est  le  moule  où  l'on  jette  son 
caractère,  où  il  se  change  et  se  refond  pour  pren- 
dre une  forme  générale  imprimée  pour  toujours. 
L'Homme  s'efface  sous  le  Soldat. 

La  Servitude  militaire  est  lourde  et  inflexible 


O.Z   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

comme  le  masque  de  fer  du  prisonnier  sans  nom, 
et  donne  à  tout  homme  de  guerre  une  figure  uni- 
forme et  froide. 

Aussi,  au  seul  aspect  d'un  corps  d'armée,  on 
s'aperçoit  que  l'ennui  et  le  mécontentement  sont 
les  traits  généraux  du  visage  militaire.  La  fatigue 
y  ajoute  ses  rides,  le  soleil  ses  teintes  jaunes,  et 
une  vieillesse  anticipée  sillonne  des  figures  de 
trente  ans.  Cependant  une  idée  commune  à  tous  a 
souvent  donné  à  cette  réunion  d'hommes  sérieux 
un  grand  caractère  de  majesté,  et  cette  idée  est 
l'Abnégation.  — L'Abnégation  du  Guerrier  est  une 
croix  plus  lourde  que  celle  du  Martyr.  Il  faut 
l'avoir  portée  longtemps  pour  en  savoir  la  grandeur 
et  le  poids. 

Il  faut  bien  que  le  Sacrifice  soit  la  plus  belle 
chose  de  la  terre,  puisqu'il  a  tant  de  beauté  dans 
des  hommes  simples  qui,  souvent,  n'ont  pas  la 
pensée  de  leur  mérite  et  le  secret  de  leur  vie.  C'est 
lui  qui  fait  que  de  cette  vie  de  gêne  et  d'ennuis  il 
sort,  comme  par  miracle,  un  caractère  factice  mais 
généreux,  dont  les  traits  sont  grands  et  bons 
comme  ceux  des  médailles  antiques. 

L'Abnégation  complète  de  soi-même,  dont  je 
viens  de  parler,  l'attente  continuelle  et  indifférente 
de  la  mort,  la  renonciation  entière  à  la  liberté  de 
penser  et  d'agir,  les  lenteurs  imposées  à  une  ambi- 
tion bornée,  et  l'impossibilité  d'accmnuler  des  ri- 
chesses, produisent  des  vertus  qui  sont  plus  rares 
dans  les  classes  libres  et  actives. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    23 

En  général,  le  caractère  militaire  est  simple, 
bon,  patient;  et  l'on  y  trouve  quelque  chose  d'en- 
fantin, parce  que  la  vie  des  régiments  tient  un 
peu  de  la  vie  des  collèges.  Les  traits  de  rudesse 
et  de  tristesse  qui  l'obscurcissent  lui  sont  imprimés 
par  l'ennui,  mais  surtout  par  une  position  toujours 
fausse  vis-à-vis  de  la  Nation,  et  par  la  comédie  né- 
cessaire de  l'autorité. 

L'autorité  absolue  qu'exerce  un  homme  le  con- 
traint à  une  perpétuelle  réserve.  Il  ne  peut  dé- 
rider son  front  devant  ses  inférieurs,  sans  leur 
laisser  prendre  une  familiarité  qui  porte  atteinte  à 
son  pouvoir.  Il  se  retranche  l'abandon  et  la 
causerie  amicale,  de  peur  qu'on  ne  prenne  acte  con- 
tre lui  de  quelque  aveu  de  la  vie  ou  de  quelque 
faiblesse  qui  serait  de  mauvais  exemple.  J'ai 
connu  des  officiers  qui  s'enfermaient  dans  un 
silence  de  trappiste,  et  dont  la  bouche  sérieuse  ne 
soulevait  la  moustache  que  pour  laisser  passage  à 
un  commandement.  Sous  l'Empire,  cette  con- 
tenance était  presque  toujours  celle  des  officiers 
supérieurs  et  des  généraux.  L'exemple  en  avait 
été  donné  par  le  Maître,  la  coutume  sévèrement 
conservée,  et  à  propos  ;  car  à  la  considération 
nécessaire  d'éloigner  la  familiarité,  se  joignait 
encore  le  besoin  qu'avait  leur  vieille  expérience  de 
conserver  sa  dignité  aux  yeux  d'une  jeunesse  plus 
instruite  qu'elle,  envoyée  sans  cesse  par  les  écoles 
militaires,  et  arrivant  toute  bardée  de  chiffres,  avec 
une  assurance  de  lauréat,  que  le  silence  seul  pouvait 
tenir  en  bride. 


24   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Je  n'ai  jamais  aimé  l'espèce  des  jeunes  officiers, 
même  lorsque  j'en  faisais  partie.  Un  secret  in- 
stinct de  la  vérité  m'avertissait  qu'en  toute  chose 
la  théorie  n'est  rien  auprès  de  la  pratique,  et  le 
grave  et  silencieux  sourire  des  vieux  capitaines  me 
tenait  en  garde  contre  toute  cette  pauvre  science 
qui  s'apprend  en  quelques  jours  de  lecture.  Dans 
les  régiments  où  j'ai  servi,  j'aimais  à  écouter  ces 
vieux  officiers  dont  le  dos  voûté  avait  encore 
l'attitude  d'un  dos  de  soldat,  chargé  d'un  sac  plein 
d'habits  et  d'une  giberne  pleine  de  cartouches.  Ils 
me  faisaient  de  vieilles  histoires  d'Egypte,  d'Italie 
et  de  Russie,  qui  m'en  apprenaient  plus  sur  la 
guerre  que  l'ordonnance  de  1789,  les  règlements  de 
service  et  les  interminables  instructions,  à  com- 
mencer par  celle  du  grand  Frédéric  à  ses  généraux. 
Je  trouvais  au  contraire  quelque  chose  de  fastidieux 
.  dans  la  fatuité  confiante,  désœu\Tée  et  ignorante 
des  jeunes  officiers  de  cette  époque,  fumeurs  et 
joueurs  éternels,  attentifs  seulement  à  la  rigueur 
de  leur  tenue,  savants  sur  la  coupe  de  leur  habit, 
orateurs  de  café  et  de  billard.  Leur  conversation 
n'avait  rien  de  plus  caractérisé  que  celle  de  tous 
les  jeunes  gens  ordinaires  du  grand  monde  ;  seule- 
ment les  banalités  y  étaient  un  peu  plus  grossières. 
Pour  tirer  quelque  parti  de  ce  qui  m'entourait,  je 
ne  perdais  nulle  occasion  d'écouter;  et  le  plus 
habituellement  j'attendais  les  heures  de  pro- 
menades régulières,  où  les  anciens  officiers  aiment 
à  se  communiquer  leurs  souvenirs.     Ils  n'étaient 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  25 

pas  fâchés,  de  leur  côté,  d'écrire  dans  ma  mémoire 
les  histoires  particulières  de  leur  vie,  et,  trouvant 
en  moi  une  patience  égale  à  la  leur,  et  un  silence 
aussi  sérieux,  ils  se  montrèrent  toujours  prêts  à 
s'ouvrir  à  moi.  Nous  marchions  souvent  le  soir 
dans  les  champs,  ou  dans  les  bois  qui  environnaient 
les  garnisons,  ou  sur  le  bord  de  la  mer,  et  la  vue 
générale  de  la  nature,  ou  le  moindre  accident  de 
terrain,  leur  donnait  des  souvenirs  inépuisables: 
c'était  une  bataille  navale,  une  retraite  célèbre, 
une  embuscade  fatale,  un  combat  d'infanterie,  un 
siège,  et  partout  des  regrets  d'un  temps  de  dangers, 
du  respect  pour  la  mémoire  de  tel  grand  général, 
une  reconnaissance  naïve  pour  tel  nom  obscur 
qu'ils  croyaient  illustre;  et,  au  milieu  de  tout  cela, 
une  touchante  simplicité  de  cœur  qui  remplissait 
le  mien  d'une  sorte  de  vénération  pour  ce  mâle 
caractère,  forgé  dans  de  continuelles  adversités,  et 
dans  les  doutes  d'une  position  fausse  et  mauvaise. 
J'ai  le  don,  souvent  douloureux,  d'une  mémoire 
que  le  temps  n'altère  jamais;  ma  vie  entière,  avec 
toutes  ses  journées,  m'est  présente  comme  un  ta- 
bleau ineffaçable.  Les  traits  ne  se  confondent 
jamais  ;  les  couleurs  ne  pâlissent  point.  Quelques- 
unes  sont  noires,  et  ne  perdent  rien  de  leur  énergie 
qui  m'afflige.  Quelques  fleurs  s'y  trouvent  aussi, 
dont  les  corolles  sont  aussi  fraîches  qu'au  jour  qui 
les  fit  épanouir,  surtout  lorsqu'une  larme  involon- 
taire tombe  sur  elle  de  mes  yeux,  et  leur  donne  un 
plus  vif  éclat. 


26  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

La  conversation  la  plus  inutile  de  ma  vie  m'est 
toujours  présente  à  l'instant  où  je  l'évoque,  et 
j'aurais  trop  à  dire,  si  je  voulais  faire  des  récits  qui 
n'ont  pour  eux  que  le  mérite  d'une  vérité  naïve; 
mais  rempli  d'une  amicale  pitié  pour  la  misère  des 
armées,  je  choisirai  dans  mes  souvenirs  ceux  qui 
se  présentent  à  moi  comme  un  vêtement  assez 
décent,  et  d'une  forme  digne  d'envelopper  une 
pensée  choisie,  et  de  montrer  combien  de  situations 
contraires  aux  développements  du  caractère  et  de 
l'intelligence  dérivent  de  la  Servitude  grossière  et 
des  mœurs  arriérées  des  Armées  permanentes. 

Leur  couronne  est  une  couronne  d'épines,  et 
parmi  ses  pointes  je  ne  pense  pas  qu'il  en  soit  de 
plus  douloureuse  que  celle  de  l'obéissance  passive. 
Ce  sera  la  première  aussi  dont  je  ferai  sentir  l'ai- 
guillon. J'en  parlerai  d'abord,  parce  qu'elle  me 
fournit  le  premier  exemple  des  nécessités  cruelles 
de  l'Armée,  en  suivant  l'ordre  de  mes  années. 
Quand  je  remonte  à  mes  plus  lointains  souvenirs, 
je  trouve  dans  mon  enfance  militaire  une  anecdote 
qui  m'est  présente  à  la  mémoire,  et,  telle  qu'elle 
me  fut  racontée,  je  la  redirai,  sans  chercher,  mais 
sans  éviter,  dans  aucun  de  mes  récits,  les  traits 
minutieux  de  la  vie  ou  du  caractère  militaire,  qui. 
l'un  et  l'autre,  je  ne  saurais  trop  le  redire,  sont  en 
retard  sur  l'esprit  général  et  la  marche  de  la  Na- 
tion, et  sont,  par  conséquent,  toujours  empreints 
d'une  certaine  puérilité. 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE 


CHAPITRE  IV 

DE  LA  RENCONTRE  QUE  JE  FIS  UN  JOUR  SUR  LA 
GRANDE  ROUTE 

La  grande  route  d'Artois  et  de  Flandre  est  lon- 
gue et  triste.  Elle  s'étend  en  ligne  droite,  sans 
arbres,  sans  fossés,  dans  des  campagnes  unies  et 
pleines  d'une  boue  jaune  en  tout  temps.  Au  mois 
de  mars  1815,  je  passai  sur  cette  route,  et  je  fis  une 
rencontre  que  je  n'ai  point  oubliée  depuis. 

J'étais  seul,  j'étais  à  cheval,  j'avais  un  bon 
manteau  blanc,  un  habit  rouge,  un  casque  noir, 
des  pistolets  et  un  grand  sabre  ;  il  pleuvait  à  verse 
depuis  quatre  jours  et  quatre  nuits  de  marche,  et 
je  me  souviens  que  je  chantais  Joconde  à  pleine 
voix.  J'étais  si  jeune!  — La  maison  du  Roi,  en 
1814,  avait  été  remplie  d'enfants  et  de  vieillards; 
l'Empire  semblait  avoir  pris  et  tué  les  hommes. 

Mes  camarades  étaient  en  avant,  sur  la  route, 
à  la  suite  du  roi  Louis  XVIII  ;  je  voyais  leurs  man- 
teaux blancs  et  leurs  habits  rouges,  tout  à  l'horizon 
au  nord;  les  lanciers  de  Bonaparte,  qui  surveil- 
27 


28   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

laient  et  suivaient  notre  retraite  pas  à  pas,  mon- 
traient de  temps  en  temps  la  flamme  tricolore  de 
leurs  lances  à  l'autre  horizon.  Un  fer  perdu  avait 
retardé  mon  cheval:  il  était  jeune  et  fort,  je  le 
pressai  pour  rejoindre  mon  escadron;  il  partit  au 
grand  trot.  Je  mis  la  main  à  ma  ceinture,  elle 
était  assez  garnie  d'or;  j'entendis  résonner  le  four- 
reau de  fer  de  mon  sabre  sur  l'étrier,  et  je  me  sentis 
très  fier  et  parfaitement  heureux. 

Il  pleuvait  toujours,  et  je  chantais  toujours. 
Cependant  je  me  tus  bientôt,  ennuyé  de  n'entendre 
que  moi,  et  je  n'entendis  plus  que  la  pluie  et  les 
pieds  de  mon  cheval,  qui  pataugeaient  dans  les 
ornières.  Le  pavé  de  la  route  manqua;  j'enfon- 
çais, il  fallut  prendre  le  pas.  Mes  grandes  bottes 
étaient  enduites,  en  dehors,  d'une  croûte  épaisse  de 
boue  jaune,  comme  de  l'ocre;  en  dedans  elles 
s'emplissaient  de  pluie.  Je  regardai  mes  épaulettes 
d'or  toutes  neuves,  ma  félicité  et  ma  consolation; 
elles  étaient  hérissées  par  l'eau,  cela  m'affligea. 

Mon  cheval  baissait  la  tête;  je  fis  comme  lui: 
je  me  mis  à  penser,  et  je  demandai,  pour  la  pre- 
mière fois,  où  j'allais.  Je  n'en  savais  absolument 
rien  ;  mais  cela  ne  m'occupa  pas  longtemps  :  j 'étais 
certain  que,  mon  escadron  étant  là,  là  aussi  était 
mon  devoir.  Comme  je  sentais  en  mon  cœur  un 
calme  profond  et  inaltérable,  j'en  rendis  grâce  à  ce 
sentiment  ineffable  du  Devoir,  et  je  cherchai  à  me 
l'expliquer.  Voyant  de  près  comment  des  fatigues 
inaccoutumées  étaient  gaiement  portées  par  des 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  29 

têtes  si  blondes  ou  si  blanches,  comment  un  avenir 
assuré  était  si  cavalièrement  risqué  par  tant 
d'hommes  de  vie  heureuse  et  mondaine,  et  pre- 
nant ma  part  de  cette  satisfaction  miraculeuse  que 
donne  à  tout  homme  la  conviction  qu'il  ne  se  peut 
soustraire  à  nulle  des  dettes  de  l'Honneur,  je  com- 
pris que  c'était  une  chose  plus  facile  et  plus  com- 
mune qu'on  ne  pense,  que  l'Abnégation. 

Je  me  demandais  si  l'Abnégation  de  soi-même 
n'était  pas  un  sentiment  né  avec  nous  ;  ce  que  c'é- 
tait que  ce  besoin  d'obéir  et  de  remettre  sa  volonté 
en  d'autres  mains,  comme  une  chose  lourde  et 
importune;  d'où  venait  le  bonheur  secret  d'être 
débarrassé  de  ce  fardeau,  et  comment  l'orgueil 
humain  n'en  était  jamais  révolté.  Je  voyais  bien 
ce  mystérieux  instinct  lier,  de  toutes  parts,  les  peu- 
ples en  de  puissants  faisceaux,  mais  je  ne  voyais 
nulle  part  aussi  complète  et  aussi  redoutable  que  ' 
dans  les  Armées  la  renonciation  à  ses  actions,  à  ses 
paroles,  à  ses  désirs  et  presque  à  ses  pensées.  Je 
voyais  partout  la  résistance  possible  et  usitée,  le 
citoyen  ayant,  en  tous  lieux,  une  obéissance  clair- 
voyante et  intelligente  qui  examine  et  peut  s'arrê- 
ter. Je  voyais  même  la  tendre  soumission  de  la 
femme  finir  où  le  mal  commence  à  lui  être  ordonné, 
et  la  loi  prendre  sa  défense;  mais  l'obéissance 
militaire,  passive  et  active  en  même  temps,  rece- 
vant l'ordre  et  l'exécutant,  frappant,  les  yeux 
fermés,  comme  le  Destin  antique!  Je  suivais  dans 
ses  conséquences   possibles  cette  Abnégation  du 


30  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

soldat,  sans  retour,  sans  conditions,  et  conduisant 
quelquefois  à  des  fonctions  sinistres. 

Je  pensais  ainsi  en  marchant  au  gré  de  mon 
cheval,  regardant  l'heure  à  ma  montre,  et  voyant 
le  chemin  s'allonger  toujours  en  ligne  droite,  sans 
un  arbre  et  sans  une  maison,  et  couper  la  plaine 
jusqu'à  l'horizon,  comme  une  grande  raie  jaune 
sur  une  toile  grise.  Quelquefois  la  raie  liquide  se 
délayait  dans  la  terre  liquide  qui  l'entourait,  et 
quand  un  jour  un  peu  moins  pâle  faisait  briller 
cette  triste  étendue  de  pays,  je  me  voyais  au  milieu 
d'une  mer  bourbeuse,  suivant  un  courant  de  vase 
et  de  plâtre. 

En  examinant  avec  attention  cette  raie  jaune  de 
la  route,  j'y  remarquai,  à  un  quart  de  lieue  environ, 
un  petit  point  noir  qui  marchait.  Cela  me  fît 
plaisir,  c'était  quelqu'un.  Je  n'en  détournai  plus 
les  yeux.  Je  vis  que  ce  point  noir  allait  comme 
moi  dans  la  direction  de  Lille,  et  qu'il  allait  en 
zigzag,  ce  qui  annonçait  une  marche  pénible.  Je 
hâtai  le  pas  et  je  gagnai  du  terrain  sur  cet  objet, 
qui  s'allongea  un  peu  et  grossit  à  ma  \nie.  Je 
repris  le  trot  sur  un  sol  plus  ferme  et  je  crus  recon- 
naître une  sorte  de  petite  voiture  noire.  J'avais 
faim,  j'espérai  que  c'était  la  voiture  d'une  can- 
tinière,  et  considérant  mon  pauvre  cheval  comme 
une  chaloupe,  je  lui  fis  faire  force  de  rames  pour 
arriver  à  cette  île  fortunée,  dans  cette  mer  où  il 
s'enfonçait  jusqu'au  ventre  quelquefois. 

A  une   centaine   de  pas,   je   vins   à  distinguer 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   31 

clairement  une  petite  charrette  de  bois  blanc,  cou- 
\erte  de  trois  cercles  et  d'une  toile  cirée  noire. 
Cela  ressemblait  à  un  petit  berceau  posé  sur  deux 
roues.  Les  roues  s'embourbaient  jusqu'à  l'essieu; 
un  petit  mulet  qui  les  tirait  était  péniblement  con- 

'  'il  par  un  homme  à  pied  qui  tenait  la  bride.  Je 
pprochai  de  lui  et  le  considérai  attentivement, 
"'était  un  homme  d'environ  cinquante  ans,  à 
;!ioustaches  blanches,  fort  et  grand,  le  dos  voûté  à 
h:  manière  des  vieux  officiers  d'infanterie  qui  ont 
]"  rté  le  sac.     Il  en  avait  l'uniforme,  et  l'on  entre- 

,  yait  une  épaulette  de  chef  de  bataillon  sous  un 
iK'tit  manteau  bleu  court  et  usé.  Il  avait  un  visage 
endurci  mais  bon,  comme  à  l'armée  il  y  en  a  tant. 
Il  me  regarda  de  côté  sous  ses  gros  sourcils  noirs, 
et  tira  lestement  de  sa  charrette  un  fusil  qu'il  arma, 
en  passant  de  l'autre  côté  de  son  mulet,  dont  il  se 
faisait  un  rempart.  Ayant  vu  sa  cocarde  blanche, 
je  me  contentai  de  montrer  la  manche  de  mon 
habit  rouge,  et  il  remit  son  fusU  dans  la  charrette, 
en  disant  : 

—  Ah!  c'est  différent,  je  vous  prenais  pour  un 
de  ces  lapins  qui  courent  après  nous.  Voulez- 
vous  boire  la  goutte  ? 

—  Volontiers,  dis-je  en  m'approchant,  il  y  a 
vingt-quatre  heures  que  je  n'ai  bu. 

Il  avait  à  son  cou  une  noix  de  coco,  très  bien 

sculptée,  arrangée  en  flacon,  avec  un  goulot  d'ar- 

i  gent,  et  dont  il  semblait  tirer  assez  de  vanité.     Il 

me  la  passa,  et  j'y  bus  un  peu  de  mauvais  vin 


32   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

blanc  avec  beaucoup  de  plaisir;  je  lui  rendis  le 
coco. 

—  A  la  santé  du  roi!  dit-il  en  buvant;  il  m'a 
fait  officier  de  la  Légion  d'honneur,  il  est  juste  que 
je  le  suive  jusqu'à  la  frontière.  Par  exemple, 
comme  je  n'ai  que  mon  épaulette  pour  vivre,  je 
reprendrai  mon  bataillon  après,  c'est  mon  devoir. 

En  parlant  ainsi  comme  à  lui-même,  il  remit 
en  marche  son  petit  mulet,  en  disant  que  nous 
n'avions  pas  de  temps  à  perdre;  et  comme  j'étais 
de  son  avis,  je  me  remis  en  chemin  à  deux  pas  de 
lui.  Je  le  regardais  toujours  sans  questionner, 
n'ayant  jamais  aimé  la  bavarde  indiscrétion  assez 
fréquente  parmi  nous. 

Nous  allâmes  sans  rien  dire  durant  un  quart 
de  lieue  environ.  Comme  U  s'arrêtait  alors  pour 
faire  reposer  son  pauvre  petit  mulet,  qui  me  fai- 
sait peine  à  voir,  je  m'arrêtai  aussi  et  je  tâchai 
d'exprimer  l'eau  qui  remplissait  mes  bottes  à  l'é- 
cuyère,  comme  deux  réservoirs  où  j'aurais  eu  les 
jambes  trempées. 

—  Vos  bottes  commencent  à  vous  tenir  aux 
pieds,  dit-il. 

—  Il  y  a  quatre  nuits  que  je  ne  les  ai  quittées, 
lui  dis-je. 

—  Bah!  dans  huit  jours  vous  n'y  penserez  plus, 
reprit-il  avec  sa  voix  enrouée  ;  c'est  quelque  chose 
que  d'être  seul,  allez,  dans  des  temps  comme  ceux 
où  nous  vivons.     Sa  vez-vous  ce  que  j 'ai  là  dedans  ? 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  33 

—  Non,  lui  dis-je. 

—  C'est  une  femme. 

Je  dis:  — Ah!  — sans  trop  d'étonnement,  et  je 
me  remis  en  marche  tranquillement,  au  pas.  Il 
me  suivit. 

—  Cette  mauvaise  brouette-là  ne  m'a  pas  coûté 
bien  cher,  reprit-Ll,  ni  le  mulet  non  plus  ;  mais  c'est 
tout  ce  qu'il  me  faut,  quoique  ce  chemin-là  soit  un 
ruban  de  queue  un  peu  long. 

Je  lui  offris  de  monter  mon  cheval  quand  il 
serait  fatigué;  et  comme  je  ne  lui  parlais  que  gra- 
vement et  avec  simplicité  de  son  équipage,  dont  il 
craignait  le  ridicule,  il  se  mit  à  son  aise  tout  à  coup, 
et  s'approchant  de  mon  étrier,  me  frappa  sur  le 
genou  en  me  disant:  — Eh  bien,  vous  êtes  un  bon 
enfant,  quoique  dans  les  Rouges. 

Je  sentis  dans  son  accent  amer,  en  désignant 
ainsi  les  quatre  Compagnies-Rouges,  combien  de 
préventions  haineuses  avaient  données  à  l'armée  le 
luxe  et  les  grades  de  ces  corps  d'ofhciers. 

—  Cependant,  ajouta-t-il,  je  n'accepterai  pas 
votre  offre,  vu  que  je  ne  sais  pas  monter  à  cheval 
et  que  ce  n'est  pas  mon  affaire,  à  moi. 

—  Mais,  Commandant,  les  officiers  supérieurs 
comme  vous  y  sont  obligés. 

—  Bah!  une  fois  par  an,  à  l'inspection,  et  en- 
core sur  un  cheval  de  louage.  Moi  j'ai  toujours 
été  marin,  et  depuis  fantassin;  je  ne  connais  pas 
l'équitation. 

Il  fit  vingt  pas  en  me  regardant  de  côté  de  temps 


34  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

à  autre,  comme  s'attendant  à  une  question;    et 
comme  il  ne  venait  pas  un  mot,  il  poursuivit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  curieux,  par  exemple!  cela 
devrait  vous  étonner,  ce  que  je  dis  là. 

—  Je  m'étonne  bien  peu,  dis-je. 

—  Oh!  cependant  si  je  vous  contais  comment 
j'ai  quitté  la  mer,  nous  verrions. 

—  Eh  bien,  repris-je,  pourquoi  n'essayez- vous 
pas  ?  cela  vous  réchauffera,  et  cela  me  fera  oublier 
que  la  pluie  m'entre  dans  le  dos  et  ne  s'arrête  qu'à 
mes  talons. 

Le  bon  Chef  de  bataillon  s'apprêta  solennelle- 
ment à  parler,  avec  un  plaisir  d'enfant.  Il  rajusta 
sur  sa  tête  le  schako  couvert  de  toile  cirée,  et  il 
donna  ce  coup  d'épaule  que  personne  ne  peut  se 
représenter  s'il  n'a  servi  dans  l'infanterie,  ce  coup 
d'épaule  que  donne  le  fantassin  à  son  sac  pour  le 
hausser  et  alléger  un  moment  son  poids  ;  c'est  une 
habitude  du  soldat  qui,  lorsqu'il  devient  officier, 
devient  un  tic.  Après  ce  geste  convulsif ,  il  but  en- 
core un  peu  de  vin  dans  son  coco,  donna  un  coup 
de  pied  d'encouragement  dans  le  ventre  du  petit 
mulet,  et  commença. 


CHAPITRE  V 

HISTOIRE    DU    CACHET   ROUGE 

—  Vous  saurez  d'abord,  mon  enfant,  que  je  suis 
né  à  Brest;  j'ai  commencé  par  être  enfant  de 
troupe,  gagnant  ma  demi-ration  et  mon  demi-prêt 
dès  l'âge  de  neuf  ans,  mon  père  étant  soldat  aux 
gardes.  Mais  comme  j'aimais  la  mer,  une  belle 
nuit,  pendant  que  j'étais  en  congé  à  Brest,  je  me 
cachai  à  fond  de  cale  d'un  bâtiment  marchand  qui 
partait  pour  les  Indes;  on  ne  m'aperçut  qu'en 
pleine  mer,  et  le  capitaine  aima  mieux  me  faire 
mousse  que  de  me  jeter  à  l'eau.  Quand  vint  la 
Révolution,  j 'avais  fait  du  chemin,  et  j 'étais  à  mon 
tour  devenu  capitaine  d'un  petit  bâtiment  mar- 
chand assez  propre,  ayant  écume  la  mer  quinze 
ans.  Comme  l'ex-marine  royale,  vieille  bonne 
marine,  ma  foi!  se  trouva  tout  à  coup  dépeuplée 
d'ofhciers,  on  prit  des  capitaines  dans  la  marine 
marchande.  J'avais  eu  quelques  affaires  de 
flibustiers  que  je  pourrai  vous  dire  plus  tard:  on 
me  donna  le  commandement  d'un  brick  de  guerre 
nommé  le  Marat. 

Le  28  fructidor  1797,  je  reçus  ordre  d'appareiller 
pour   Cayenne.     Je   devais   y   conduire   soixante 
35 


36  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

soldats  et  un  déporté  qui  restait  des  cent  quatre- 
vingt-treize  que  la  frégate  la  Décade  avait  pris  à 
bord  quelques  jours  auparavant.  J'avais  ordre  de 
traiter  cet  individu  avec  ménagement,  et  la  pre- 
mière lettre  du  Directoire  en  renfermait  une  se- 
conde, scellée  de  trois  cachets  rouges,  au  milieu 
desquels  il  y  en  avait  un  démesuré.  J'avais  dé- 
fense d'ouvrir  cette  lettre  avant  le  premier  degré 
de  latitude  nord,  du  vingt-sept  au  vingt-huitième 
de  longitude,  c'est-à-dire  près  de  passer  la  ligne. 

Cette  grande  lettre  avait  une  figure  toute  parti- 
culière. Elle  était  longue,  et  fermée  de  si  près  que 
je  ne  pus  rien  lire  entre  les  angles  ni  à  travers 
l'enveloppe.  Je  ne  suis  pas  superstitieux,  mais 
elle  me  fit  peur,  cette  lettre.  Je  la  mis  dans  ma 
chambre,  sous  le  verre  d'une  mauvaise  petite  pen- 
dule anglaise  clouée  au-dessus  de  mon  lit.  Ce  lit- 
là  était  un  vrai  lit  de  marin,  comme  vous  savez 
qu'ils  sont.  Mais  je  ne  sais,  moi,  ce  que  je  dis: 
vous  avez  tout  au  plus  seize  ans,  vous  ne  pouvez 
pas  avoir  vu  ça. 

La  chambre  d'une  reine  ne  peut  pas  être  aussi 
proprement  rangée  que  celle  d'un  marin,  soit  dit 
sans  vouloir  nous  vanter.  Chaque  chose  a  sa  petite 
place  et  son  petit  clou.  Rien  ne  remue.  Le  bâti- 
ment peut  rouler  tant  qu'il  veut  sans  rien  déranger. 
Les  meubles  sont  faits  selon  la  forme  du  vaisseau 
et  de  la  petite  chambre  qu'on  a.  Mon  lit  était  un 
coffre.  Quand  on  l'ouvrait,  j'y  couchais;  quand 
on  le  fermait,  c'était  mon  sofa  et  j'y  fumais  ma 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  37 

pipe.  Quelquefois  c'était  ma  table,  alors  on  s'as- 
seyait sur  deux  petits  tonneaux  qui  étaient  dans  la 
chambre.  Mon  parquet  était  ciré  et  frotté  comme 
de  l'acajou,  et  brillant  comme  un  bijou:  un  vrai 
miroir!  Oh!  c'était  une  jolie  petite  chambre! 
Et  mon  brick  avait  bien  son  prix  aussi.  On  s'y 
amusait  souvent  d'une  fière  façon,  et  le  voyage 
commença  cette  fois  assez  agréablement,  si  ce 
n'était.  .  .  Mais  n'anticipons  pas. 

Nous  avions  un  joli  vent  nord-nord-ouest,  et 
j 'étais  occupé  à  mettre  cette  lettre  sous  le  verre  de 
ma  pendule,  quand  mon  déporté  entra  dans  ma 
chambre  ;  il  tenait  par  la  main  une  belle  petite  de 
dix-sept  ans  environ.  Lui  me  dit  qu'il  en  avait 
dix-neuf;  beau  garçon,  quoiqu'un  peu  pâle,  et  trop 
blanc  pour  un  homme.  C'était  un  homme  cepen- 
dant, et  un  homme  qui  se  comporta  dans  l'oc- 
casion mieux  que  bien  des  anciens  n'auraient  fait: 
vous  allez  le  voir.  Il  tenait  sa  petite  femme  sous 
le  bras  ;  elle  était  fraîche  et  gaie  comme  une  enfant. 
Ils  avaient  l'air  de  deux  tourtereaux.  Ça  me 
faisait  plaisir  à  voir,  moi.     Je  leur  dis: 

—  Eh  bien,  mes  enfants  !  vous  venez  faire  visite 
au  vieux  capitaine;  c'est  gentil  à  vous.  Je  vous 
emmène  un  peu  loin  ;  mais  tant  mieux,  nous  aurons 
le  temps  de  nous  connaître.  Je  suis  fâché  de  rece- 
voir madame  sans  mon  habit;  mais  c'est  que  je 
cloue  là-haut  cette  grande  coquine  de  lettre.  Si 
vous  vouliez  m'aider  un  peu  ? 

Ça  faisait  vraiment  de  bons  petits  enfants.     Le 


38  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

petit  mari  prit  le  marteau,  et  la  petite  femme  les 
clous,  et  ils  me  les  passaient  à  mesure  que  je  les 
demandais  ;  et  elle  me  disait  :  A  droite  !  à  gau- 
che !  capitaine  !  tout  en  riant,  parce  que  le  tangage 
faisait  ballotter  ma  pendule.  Je  l'entends  encore 
d'ici  avec  sa  petite  voix:  A  gauche  !  adroite!  capi- 
taine! Elle  se  moquait  de  moi. — Ah!  je  dis, 
petite  méchante!  je  vous  ferai  gronder  par  votre 
mari,  allez.  — Alors  elle  lui  sauta  au  cou  et  l'em- 
brassa. Ils  étaient  vraiment  gentils,  et  la  con- 
naissance se  fit  comme  ça.  Nous  fûmes  tout  de 
suite  bons  amis. 

Ce  fut  aussi  une  jolie  traversée.  J'eus  toujours 
un  temps  fait  exprès.  Comme  je  n'avais  jamais 
eu  que  des  visages  noirs  à  mon  bord,  je  faisais  venir 
à  ma  table,  tous  les  jours,  mes  deux  petits  amou- 
reux. Cela  m'égayait.  Quand  nous  avions  mangé 
le  biscuit  et  le  poisson,  la  petite  femme  et  son  mari 
restaient  à  se  regarder  comme  s'ils  ne  s'étaient 
jamais  vus.  Alors  je  me  mettais  à  rire  de  tout  mon 
cœur  et  me  moquais  d'eux.  Ils  riaient  aussi  avec 
moi.  Vous  auriez  ri  de  nous  voir  comme  trois  im- 
béciles, ne  sachant  pas  ce  que  nous  avions.  C'est 
que  c'était  vraiment  plaisant  de  les  voir  s'aimer 
comme  ça!  Ils  se  trouvaient  bien  partout;  ils  trou- 
vaient bon  tout  ce  qu'on  leur  donnait.  Cependant 
ils  étaient  à  la  ration  comme  nous  tous;  j'y  ajou- 
tais seulement  un  peu  d'eau-de-vie  suédoise  quand 
ils  dînaient  avec  moi,  mais  un  petit  verre,  pour 
tenir  mon  rang.     Ils  couchaient  dans  un  hamac,  où 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    39 

le  vaisseau  les  roulait  comme  ces  deux  poires  que 
j'ai  là  dans  mon  mouchoir  mouillé.  Ils  étaient 
alertes  et  contents.  Je  faisais  comme  vous,  je  ne 
questionnais  pas.  Qu'avais-je  besoin  de  savoir 
leur  nom  et  leurs  affaires,  moi,  passeur  d'eau  ?  Je 
les  portais  de  l'autre  côté  de  la  mer,  comme  j 'aurais 
porté  deux  oiseaux  de  paradis. 

J'avais  fini,  après  un  mois,  par  les  regarder 
comme  mes  enfants.  Tout  le  jour,  quand  je  les 
appelais,  ils  venaient  s'asseoir  auprès  de  moi.  Le 
jeune  homme  écrivait  sur  ma  table,  c'est-à-dire 
sur  mon  lit;  et,  quand  je  voulais,  il  m'aidait  à 
faire  mon  point  :  il  le  sut  bientôt  faire  aussi  bien 
que  moi;  j'en  étais  quelquefois  tout  interdit.  La 
jeune  femme  s'asseyait  sur  un  petit  baril  et  se 
mettait  à  coudre. 

Un  jour  qu'ils  étaient  posés  comme  cela,  je  leur 
dis: 

—  Savez-vous,  mes  petits  amis,  que  nous  fai- 
sons un  tableau  de  famille  comme  nous  voilà  ?  Je 
ne  veux  pas  vous  interroger,  mais  probablement 
vous  n'avez  pas  plus  d'argent  qu'il  ne  vous  en  faut, 
et  vous  êtes  joliment  délicats  tous  deux  pour  bê- 
cher et  piocher  comme  font  les  déportés  à  Cayenne. 
C'est  un  vilain  pays,  de  tout  mon  cœur,  je  vous  le 
dis;  mais  moi,  qui  suis  une  vieille  peau  de  loup 
desséchée  au  soleil,  j'y  vivrais  comme  un  seigneur. 
Si  vous  aviez,  comme  il  me  semble  (sans  vouloir 
vous  interroger),  tant  soit  peu  d'amitié  pour  moi, 
je  quitterais  assez  volontiers  mon  vieux  brick,  qui 


40    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

n'est  qu'un  sabot  à  présent,  et  je  m'établirais  là 
avec  vous,  si  cela  vous  convient.  Moi,  je  n'ai  pas 
plus  de  famille  qu'un  chien,  cela  m'ennuie;  vous 
me  feriez  une  petite  société.  Je  vous  aiderais  à 
bien  des  choses;  et  j'ai  amassé  une  bonne  pacotille 
de  contrebande  assez  honnête,  dont  nous  vivrions, 
et  que  je  vous  laisserais  lorsque  je  viendrais  à 
tourner  l'œil,  comme  on  dit  poliment. 

Ils  restèrent  tout  ébahis  à  se  regarder,  ayant 
l'air  de  croire  que  je  ne  disais  pas  vrai;  et  la  petite 
courut,  comme  elle  faisait  toujours,  se  jeter  au  cou 
de  l'autre,  et  s'asseoir  sur  ses  genoux,  toute  rouge 
et  en  pleurant.  Il  la  serra  bien  fort  dans  ses  bras, 
et  je  vis  aussi  des  larmes  dans  ses  yeux;  il  me 
tendit  la  main  et  devint  plus  pâle  qu'à  l'ordinaire. 
EUe  lui  parlait  bas,  et  ses  grands  cheveux  blonds 
s'en  allèrent  sur  son  épaule;  son  chignon  s'était 
défait  comme  un  câble  qui  se  déroule  tout  à  coup, 
parce  qu'elle  était  vive  comme  un  poisson:  ces 
cheveux-là,  si  vous  les  aviez  vus!  c'était  comme 
de  l'or.  Comme  ils  continuaient  à  se  parler  bas,  le 
jeune  homme  lui  baisant  le  front  de  temps  en  temps 
et  elle  pleurant,  cela  m'impatienta. 

—  Eh  bien,  ça  vous  va-t-il?   leur  dis-je  à  la  fin. 

—  Mais  .  .  .  mais,  capitaine,  vous  êtes  bien  bon, 
dit  le  mari  ;  mais  c'est  que  .  .  .  vous  ne  pouvez  pas 
vivre  avec  des  déportés,  et  ...  Il  baissa  les  yeux. 

—  Moi,  dis-je,  je  ne  sais  ce  que  vous  avez  fait 
pour  être  déporté,  mais  vous  me  direz  ça  un  jour, 
ou  pas  du  tout,  si  vous  voulez.     Vous  ne  m'avez 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  41 

pas  l'air  d'avoir  la  conscience  bien  lourde,  et  je 
suis  bien  sûr  que  j'en  ai  fait  bien  d'autres  que  vous 
dans  ma  vie,  allez,  pauvres  innocents.  Par  exem- 
ple, tant  que  vous  serez  sous  ma  garde,  je  ne  vous 
lâcherai  pas,  il  ne  faut  pas  vous  y  attendre;  je 
vous  couperais  plutôt  le  cou  comme  à  deux  pigeons. 
Mais  une  fois  l'épaulette  de  côté,  je  ne  connais  plus 
ni  amiral  ni  rien  du  tout. 

—  C'est  que,  reprit-il  en  secouant  tristement  sa 
tête  brune,  quoique  un  peu  poudrée,  comme  cela 
se  faisait  encore  à  l'époque,  c'est  que  je  crois  qu'il 
serait  dangereux  pour  vous,  capitaine,  d'avoir  l'air 
de  nous  connaître.  Nous  rions  parce  que  nous 
sommes  jeunes;  nous  avons  l'air  heureux,  parce 
que  nous  nous  aimons;  mais  j'ai  de  vilains  mo- 
ments quand  je  pense  à  l'avenir,  et  je  ne  sais  pas 
ce  que  deviendra  ma  pauvre  Laure. 

Il  serra  de  nouveau  la  tête  de  la  jeune  femme 
sur  sa  poitrine: 

—  C'était  bien  là  ce  que  je  devais  dire  au  ca- 
pitaine ;  n'est-ce  pas,  mon  enfant,  que  vous  auriez 
dit  la  même  chose  ? 

Je  pris  ma  pipe  et  je  me  levai,  parce  que  je  com- 
mençais à  me  sentir  les  yeux  un  peu  mouillés,  et 
que  ça  ne  me  va  pas,  à  moi. 

—  Allons!  allons!  dis-je,  ça  s'éclaircira  par  la 
suite.  Si  le  tabac  incommode  madame,  son  ab- 
sence est  nécessaire. 

EUe  se  leva,  le  visage  tout  en  feu  et  tout  humide 
de  larmes,  comme  un  enfant  qu'on  a  grondé. 


42   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

—  D'ailleurs,  me  dit-elle  en  regardant  ma  pen- 
dule, vous  n'y  pensez  pas,  vous  autres  ;  et  la  lettre! 

Je  sentis  quelque  chose  qui  me  fit  de  l'effet. 
J'eus  comme  une  douleur  aux  cheveux  quand  elle 
me  dit  cela. 

—  Pardieu!  je  n'y  pensais  plus,  moi,  dis-je. 
Ah  !  par  exemple,  voilà  une  belle  affaire  !  Si  nous 
avions  passé  le  premier  degré  de  latitude  nord,  il 
ne  me  resterait  plus  qu'à  me  jeter  à  l'eau.  —  Faut- 
il  que  j'aie  du  bonheur,  pour  que  cette  enfant-là 
m'ait  rappelé  la  grande  coquine  de  lettre  ! 

Je  regardai  vite  ma  carte  marine,  et  quand  je 
vis  que  nous  en  avions  encore  pour  une  semaine  au 
moins,  j'eus  la  tête  soulagée,  mais  pas  le  cœur, 
sans  savoir  pourquoi. 

—  C'est  que  le  Directoire  ne  badine  pas  pour 
l'article  obéissance  !  dis-je.  Allons,  je  suis  au  cou- 
rant cette  fois-ci  encore.  Le  temps  a  filé  si  vite  que 
j 'avais  tout  à  fait  oubHé  cela. 

Eh  bien,  monsieur,  nous  restâmes  tous  trois  le 
nez  en  l'air  à  regarder  cette  lettre,  comme  si  eUe 
allait  nous  parler.  Ce  qui  me  frappa  beaucoup, 
c'est  que  le  soleil,  qui  ghssait  par  la  claire-voie, 
éclairait  le  verre  de  la  pendule  et  faisait  paraître  le 
grand  cachet  rouge,  et  les  autres  petits,  comme  les 
traits  d'un  visage  au  milieu  du  feu. 

—  Ne  dirait-on  pas  que  les  yeux  lui  sortent  de 
la  tête  ?  leur  dis-je  pour  les  amuser. 

—  Oh!  mon  ami,  dit  la  jeune  femme,  cela  res- 
semble à  des  taches  de  sang. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  43 

—  Bah  !  bah  !  dit  son  mari  en  la  prenant  sous 
le  bras,  vous  vous  trompez,  Laure  ;  cela  ressemble 
au  billet  de  faire  part  d'un  mariage.  Venez  vous 
reposer,  venez  ;  pourquoi  cette  lettre  vous  occupe- 
t-elle  ? 

Ils  se  sauvèrent  comme  si  un  revenant  les  avait 
suivis,  et  montèrent  sur  le  pont.  Je  restai  seul 
avec  cette  grande  lettre,  et  je  me  souviens  qu'en 
fumant  ma  pipe  je  la  regardais  toujours,  comme  si 
ses  yeux  rouges  avaient  attaché  les  miens,  en  les 
humant  comme  font  des  yeux  de  serpent.  Sa 
grande  ligure  pâle,  son  troisième  cachet,  plus  grand 
que  les  yeux,  tout  ouvert,  tout  béant  comme 
une  gueule  de  loup  .  .  .  cela  me  mit  de  mauvaise 
humeur;  je  pris  mon  habit  et  je  l'accrochai  à  la 
pendule,  pour  ne  plus  voir  ni  l'heure  ni  la  chienne 
de  lettre. 

J'allai  achever  ma  pipe  sur  le  pont.  J'y  restai 
jusqu'à  la  nuit. 

Nous  étions  alors  à  la  hauteur  des  îles  du  cap 
Vert.  Le  Marat  filait,  vent  en  poupe,  ses  dix 
noeuds  sans  se  gêner.  La  nuit  était  la  plus  belle 
que  j 'aie  vue  de  ma  vie  près  du  tropique.  La  lune 
se  levait  à  l'horizon,  large  comme  un  soleil;  la  mer 
la  coupait  en  deux,  et  devenait  toute  blanche 
comme  une  nappe  de  neige  couverte  de  petits 
diamants.  Je  regardais  cela  en  fumant,  assis  sur 
mon  banc.  L'officier  de  quart  et  les  matelots  ne 
disaient  rien  et  regardaient  comme  moi  l'ombre  du 
brick  sur  l'eau.    J 'étais  content  de  ne  rien  entendre. 


44  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

J'aime  le  silence  et  l'ordre,  moi.  J'avais  défendu 
tous  les  bruits  et  tous  les  feux.  J'entrevis  ce- 
pendant une  petite  ligne  rouge  presque  sous  mes 
pieds.  Je  me  serais  bien  mis  en  colère  tout  de 
suite;  mais  comme  c'était  chez  mes  petits  déportés, 
je  voulus  m'assurer  de  ce  qu'on  faisait  avant  de  me 
lâcher.  Je  n'eus  que  la  peine  de  me  baisser,  je  pus 
voir,  par  le  grand  panneau,  dans  la  petite  chambre, 
et  je  regardai. 

La  jeune  femme  était  à  genoux  et  faisait  ses 
prières.  Il  y  avait  une  petite  lampe  qui  l'éclairait. 
Elle  était  en  chemise;  je  voyais  d'en  haut  ses 
épaules  nues,  ses  petits  pieds  nus,  et  ses  grands 
cheveux  blonds  tout  épars.  Je  pensai  à  me  re- 
tirer, mais  je  me  dis:  —  Bah!  un  vieux  soldat, 
qu'est-ce  que  ça  fait  ?     Et  je  restai  à  voir. 

Son  mari  était  assis  sur  une  petite  malle,  la  tête 
sur  ses  mains,  et  la  regardait  prier.  Elle  leva 
la  tête  en  haut  comme  au  ciel,  et  je  vis  ses  grands 
yeux  bleus  mouillés  comme  ceux  d'une  Madeleine. 
Pendant  qu'elle  priait,  il  prenait  le  bout  de  ses 
longs  cheveux  et  les  baisait  sans  faire  de  bruit. 
Quand  elle  eut  fini,  elle  fit  un  signe  de  croix  en 
souriant  avec  l'air  d'aller  au  paradis.  Je  vis  qu'il 
faisait  comme  elle  un  signe  de  croix,  mais  comme 
s'il  en  avait  honte.  Au  fait,  pour  un  homme  c'est 
singuher. 

Elle  se  leva  debout,  l'embrassa,  et  s'étendit  la 
première  dans  son  hamac,  où  il  la  jeta  sans  rien 
dire,  comme  on  couche  un  enfant  dans  une  balan- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  45 

çoire.  Il  faisait  une  chaleur  étouffante:  elle  se 
sentait  bercée  avec  plaisir  par  le  mouvement  du 
navire  et  paraissait  déjà  commencer  à  s'endormir. 
Ses  petits  pieds  blancs  étaient  croisés  et  élevés  au 
niveau  de  sa  tête,  et  tout  son  corps  enveloppé  de 
sa  longue  chemise  blanche.  C'était  un  amour, 
quoi! 

—  Mon  ami,  dit-elle  en  dormant  à  moitié, 
n'avez-vous  pas  sommeil?  Il  est  bien  tard,  sais- 
tu? 

Il  restait  toujours  le  front  sur  ses  mains  sans 
répondre.  Cela  l'inquiéta  un  peu,  la  bonne  petite, 
et  elle  passa  sa  jolie  tête  hors  du  hamac,  comme 
un  oiseau  hors  de  son  nid,  et  le  regarda  la  bouche 
entr'ouverte,  n'osant  plus  parler. 

Enfin  il  lui  dit: 

—  Eh,  ma  chère  Laure  !  à  mesure  que  nous 
avançons  vers  l'Amérique,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  devenir  plus  triste.  Je  ne  sais  pourquoi,  il  me 
paraît  que  le  temps  le  plus  heureux  de  notre  vie 
aura  été  celui  de  la  traversée. 

—  Cela  me  semble  aussi,  dit-eUe;  je  voudrais 
n'arriver  jamais. 

Il  la  regarda  en  joignant  les  mains  avec  un 
transport  que  vous  ne  pouvez  pas  vous  figurer. 

—  Et  cependant,  mon  ange,  vous  pleurez  tou- 
jours en  priant  Dieu,  dit-il;  cela  m'afflige  beau- 
coup, parce  que  je  sais  bien  ceux  à  qui  vous  pen- 
sez, et  je  crois  que  vous  avez  regret  de  ce  que  vous 
avez  fait. 


46   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

—  Moi,  du  regret  !  dit-elle  avec  un  air  bien 
peiné;  moi,  du  regret  de  t'avoir  suivi,  mon  ami! 
Crois-tu  que,  pour  t'avoir  appartenu  si  peu,  je  t'aie 
moins  aimé?  N'est-on  pas  une  femme,  ne  sait-on 
pas  ses  devoirs  à  dix -sept  ans?  Ma  mère  et  mes 
sœurs  n'ont-elles  pas  dit  que  c'était  mon  devoir  de 
vous  suivre  à  la  Guyane?  N'ont-elles  pas  dit  que 
je  ne  faisais  là  rien  de  surprenant?  Je  m'étonne 
seulement  que  vous  en  ayez  été  touché,  mon  ami  ; 
tout  cela  est  naturel.  Et  à  présent  je  ne  sais  com- 
ment vous  pouvez  croire  que  je  regrette  rien, 
quand  je  suis  avec  vous  pour  vous  aider  à  vivre, 
ou  pour  mourir  avec  vous  si  vous  mourez. 

Elle  disait  tout  ça  d'une  voix  si  douce  qu'on 
aurait  cru  que  c'était  une  musique.  J 'en  étais  tout 
ému  et  je  dis: 

—  Bonne  petite  femme,  va! 

Le  jeune  homme  se  mit  à  soupirer  en  frappant 
du  pied  et  en  baisant  une  jolie  main  et  un  bras  nu 
qu'elle  lui  tendait. 

—  Oh!  Laurette,  ma  Laurette!  disait-il,  quand 
je  pense  que  si  nous  avions  retardé  de  quatre  jours 
notre  mariage,  on  m'arrêtait  seul  et  je  partais  tout 
seul,  je  ne  puis  me  pardonner. 

Alors  la  belle  petite  pencha  hors  du  hamac  ses 
deux  beaux  bras  blancs,  nus  jusqu'aux  épaules,  et 
lui  caressa  le  front,  les  cheveux  et  les  yeux,  en  lui 
prenant  la  tête  comme  pour  l'emporter  et  le  ca- 
cher dans  sa  poitrine.  Elle  sourit  comme  un  en- 
fant, et  lui  dit  une  quantité  de  petites  choses  de 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  47 

femme,  comme  moi  je  n'avais  jamais  rien  entendu 
de  pareil.  Elle  lui  fermait  la  bouche  avec  ses 
doigts  pour  parler  toute  seule.  Elle  disait,  en 
jouant  et  en  prenant  ses  longs  cheveux  comme  un 
mouchoir  pour  lui  essuyer  les  yeux: 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  bien  mieux  d'avoir 
avec  toi  une  femme  qui  t'aime,  dis,  mon  ami?  Je 
suis  bien  contente,  moi,  d'aller  à  Cayenne;  je 
verrai  des  sauvages,  des  cocotiers  comme  ceux  de 
Paul  et  Virginie,  n'est-ce  pas?  Nous  planterons 
chacun  le  nôtre.  Nous  verrons  qui  sera  le  meilleur 
jardinier.  Nous  nous  ferons  une  petite  case  pour 
nous  deux.  Je  travaillerai  toute  la  journée  et 
toute  la  nuit,  si  tu  veux.  Je  suis  forte;  tiens, 
regarde  mes  bras;  —  tiens,  je  pourrais  presque  te 
soulever.  Ne  te  moque  pas  de  moi;  je  sais  très 
bien  broder  d'ailleurs;  et  n'y  a-t-il  pas  une  ville 
quelque  part  par  là  où  il  faille  des  brodeuses?  Je 
donnerai  des  leçons  de  dessin  et  de  musique  si  l'on 
veut  aussi  ;  et  si  l'on  y  sait  lire,  tu  écriras,  toi. 

Je  me  souviens  que  le  pauvre  garçon  fut  si  dés- 
espéré qu'il  jeta  un  grand  cri  lorsqu'elle  dit  cela. 

—  Écrire  !  —  criait-il,  —  écrire  ! 

Et  il  se  prit  la  main  droite  avec  la  gauche  en  la 
serrant  au  poignet. 

—  Ah!  écrire?  pourquoi  ai-je  jamais  su  écrire! 
Écrire!  mais  c'est  le  métier  d'un  fou!  .  .  .  — J'ai 
cru  à  leur  hberté  de  la  presse!  —  Où  avais- je 
l'esprit?  Eh!  pourquoi  faire?  pour  imprimer 
cinq  ou  six  pauvres  idées  assez  médiocres,  lues 


48  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

seulement  par  ceux  qui  les  aiment,  jetées  au  feu 
par  ceux  qui  les  haïssent,  ne  servant  à  rien  qu'à 
nous  faire  persécuter!  Moi,  encore  passe;  mais 
toi,  bel  ange,  devenue  femme  depuis  quatre  jours  à 
peine!  qu'avais-tu  fait?  Explique-moi,  je  te  prie, 
comment  je  t'ai  permis  d'être  bonne  à  ce  point  de 
me  suivre  ici  ?  Sais-tu  seulement  où  tu  es,  pauvre 
petite?  Et  où  tu  vas,  le  sais-tu?  Bientôt,  mon 
enfant,  vous  serez  à  seize  cents  lieues  de  votre 
mère  et  de  vos  sœurs  ...  et  pour  moi!  tout  cela 
pour  moi  ! 

Elle  cacha  sa  tête  un  moment  dans  le  hamac; 
et  moi  d'en  haut  je  vis  qu'elle  pleurait;  mais  lui 
d'en  bas  ne  voj'ait  pas  son  visage  ;  et  quand  elle  le 
sortit  de  la  toile,  c'était  en  souriant  pour  lui  don- 
ner de  la  gaieté. 

—  Au  fait,  nous  ne  sommes  pas  riches  à  présent, 
dit-elle  en  riant  aux  éclats;  tiens,  regarde  ma 
bourse,  je  n'ai  plus  qu'un  louis  tout  seul.     Et  toi? 

Il  se  mit  à  rire  aussi  comme  un  enfant  : 

—  Ma  foi,  moi,  j'avais  encore  un  écu,  mais  je 
l'ai  donné  au  petit  garçon  qui  a  porté  ta  malle. 

—  Ah,  bah!  qu'est-ce  que  ça  fait?  dit-eUe  en 
faisant  claquer  ses  petits  doigts  blancs  comme  des 
castagnettes;  on  n'est  jamais  plus  gai  que  lors- 
qu'on n'a  rien;  et  n'ai-je  pas  en  réserve  les  deux 
bagues  de  diamants  que  ma  mère  m'a  données? 
cela  est  bon  partout  et  pour  tout,  n'est-ce  pas? 
Quand  tu  voudras  nous  les  vendrons.  D'ailleurs, 
je  crois  que  le  bonhomme  de  capitaine  ne  dit  pas 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    49 

toutes  ses  bonnes  intentions  pour  nous,  et  qu'il 
sait  bien  ce  qu'il  y  a  dans  la  lettre.  C'est  sûrement 
une  recommandation  pour  nous  au  gouverneur  de 
Cayenne. 

—  Peut-être,  dit-il  ;  qui  sait  ? 

—  N'est-ce  pas?  reprit  sa  petite  femme;  tues 
si  bon  que  je  suis  sûre  que  le  gouvernement  t'a 
exilé  pour  un  peu  de  temps,  mais  ne  t'en  veut  pas. 

Elle  avait  dit  ça  si  bien!  m'appelant  le  bon- 
homme de  capitaine,  que  j'en  fus  tout  remué  et 
tout  attendri;  et  je  me  réjouis  même,  dans  le 
cœur,  de  ce  qu'elle  avait  peut-être  deviné  juste  sur 
la  lettre  cachetée.  Ils  commençaient  encore  à 
s'embrasser;  je  frappai  du  pied  vivement  sur  le 
pont  pour  les  faire  finir. 

Je  leur  criai: 

—  Eh  !  dites  donc,  mes  petits  amis  !  on  a 
l'ordre  d'éteindre  tous  les  feux  du  bâtiment. 
Soufïlez-moi  votre  lampe,  s'il  vous  plaît. 

Ils  soufflèrent  la  lampe,  et  je  les  entendis  rire  en 
jasant  tout  bas  dans  l'ombre  comme  des  écoliers. 
Je  me  remis  à  me  promener  seul  sur  mon  tillac  en  ) 
fumant  ma  pipe.  Toutes  les  étoiles  du  tropique 
étaient  à  leur  poste,  larges  comme  de  petites  lunes. 
Je  les  regardai  en  respirant  un  air  qui  sentait  frais 
et  bon. 

Je  me  disais  que  certainement  ces  bons  petits 
avaient  deviné  la  vérité,  et  j'en  étais  tout  ragail- 
lardi. Il  y  avait  bien  à  parier  qu'un  des  cinq  Di- 
recteurs s'était  ravisé  et  me  les  recommandait;  je 


50  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

ne  m'expliquais  pas  bien  pourquoi,  parce  qu'il  y  a 
des  affaires  d'État  que  je  n'ai  jamais  comprises, 
moi;  mais  enfin  je  croyais  cela,  et,  sans  savoir 
pourquoi,  j'étais  content. 

Je  descendis  dans  ma  chambre,  et  j'allai  re- 
garder la  lettre  sous  mon  vieil  uniforme.  Elle 
avait  une  autre  figure;  il  me  sembla  qu'elle  riait, 
et  ses  cachets  paraissaient  couleur  de  rose.  Je  ne 
doutai  plus  de  sa  bonté,  et  je  lui  fis  un  petit  signe 
d'amitié. 

Malgré  cela,  je  remis  mon  habit  dessus;  elle 
m'ennuyait. 

Nous  ne  pensâmes  plus  du  tout  à  la  regarder 
pendant  quelques  jours,  et  nous  étions  gais;  mais 
quand  nous  approchâmes  du  premier  degré  de  la- 
titude, nous  commençâmes  à  ne  plus  parler. 

Un  beau  matin  je  m'éveillai  assez  étonné  de  ne 
sentir  aucun  mouvement  dans  le  bâtiment.  A  vrai 
dire,  je  ne  dors  jamais  que  d'un  œil,  comme  on  dit, 
et  le  roulis  me  manquant,  j'ouvris  les  deux  yeux. 
Nous  étions  tombés  dans  un  calme  plat,  et  c'était 
sous  le  1°  de  latitude  nord,  au  27°  de  longitude. 
Je  mis  le  nez  sur  le  pont  :  la  mer  était  lisse  comme 
une  jatte  d'huile;  toutes  les  voiles  ouvertes  tom- 
baient collées  aux  mâts  comme  des  ballons  vides. 
Je  dis  tout  de  suite:  —  J'aurai  le  temps  de  te  lire, 
va  !  en  regardant  de  travers  du  côté  de  la  lettre.  — 
J'attendis  jusqu'au  soir,  au  coucher  du  soleil. 
Cependant  il  fallait  bien  en  venir  là:  j'ouvris  la 
pendule,  et  j'en  tirai  vivement  l'ordre  cacheté. — Eh 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  51 

bien,  mon  cher,  je  le  tenais  à  la  main  depuis  un 
quart  d'heure  que  je  ne  pouvais  pas  encore  le  lire. 
Enfin  je  me  dis:  —  C'est  par  trop  fort!  et  je 
brisai  les  trois  cachets  d'un  coup  de  pouce;  et  le 
grand  cachet  rouge,  je  le  broyai  en  poussière. 

Après  avoir  lu,  je  me  frottai  les  yeux,  croyant 
m'être  trompé. 

Je  relus  la  lettre  tout  entière;  je  la  relus  encore; 
je  recommençai  en  la  prenant  par  la  dernière  ligne, 
et  remontant  à  la  première.  Je  n'y  croyais  pas. 
Mes  jambes  flageolaient  un  peu  sous  moi,  je  m'assis  ; 
j'avais  un  certain  tremblement  sur  la  peau  du 
visage  ;  je  me  frottai  un  peu  les  joues  avec  du  rhum, 
je  m.'en  mis  dans  le  creux  des  mains,  je  me  faisais 
pitié  à  moi-même  d'être  si  bête  que  cela  ;  mais  ce 
fut  l'affaire  d'un  moment  ;  je  montai  prendre  l'air. 

Laurette  était  ce  jour-là  si  jolie,  que  je  ne  vou- 
lus pas  m'approcher  d'elle:  elle  avait  une  petite 
robe  blanche  toute  simple,  les  bras  nus  jusqu'au 
col,  et  ses  grands  cheveux  tombants  comme  elle 
les  portait  toujours.  Elle  s'amusait  à  tremper 
dans  la  mer  son  autre  robe  au  bout  d'une  corde,  et 
riait  en  cherchant  à  arrêter  les  goëmons,  plantes 
marines  semblables  à  des  grappes  de  raisin,  et  qui 
flottent  sur  les  eaux  des  Tropiques. 

—  Viens  donc  voir  les  raisins  !  viens  donc  vite  ! 
criait-elle;  et  son  ami  s'appuyait  sur  elle,  et  se 
penchait,  et  ne  regardait  pas  l'eau,  parce  qu'il  la 
regardait  d'un  air  tout  attendri. 

Je  fis  signe  à  ce  jeune   homme   de   venir  me 


53  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

parler  sur  le  gaillard  d'arrière.  EUe  se  retourna. 
Je  ne  sais  quelle  figure  j'avais,  mais  elle  laissa 
tomber  sa  corde  ;  elle  le  prit  violemment  par  le 
bras,  et  lui  dit  : 

—  Oh!  n'y  va  pas,  il  est  tout  pâle. 

Cela  se  pouvait  bien;  il  y  avait  de  quoi  pâlir. 
Il  vint  cependant  près  de  moi  sur  le  gaillard  ;  elle 
nous  regardait,  appuyée  contre  le  grand  mât. 
Nous  nous  promenâmes  longtemps  de  long  en  large 
sans  rien  dire.  Je  fumais  un  cigare  que  je  trouvais 
amer,  et  je  le  crachai  dans  l'eau.  Il  me  suivait  de 
l'œil;  je  lui  pris  le  bras;  j'étouffais,  ma  foi,  ma 
parole  d'honneur!   j'étouffais. 

—  Ah  ça!  lui  dis-je  enfin,  contez-moi  donc, 
mon  petit  ami,  contez-moi  un  peu  votre  histoire. 
Que  diable  avez-vous  donc  fait  à  ces  chiens  d'avo- 
cats qui  sont  là  comme  cinq  morceaux  de  roi  ?  Il 
paraît  qu'ils  vous  en  veulent  fièrement  !  C'est  drôle  ! 

Il  haussa  les  épaules  en  penchant  la  tête  (avec 
un  air  si  doux,  le  pauvre  garçon!),  et  me  dit: 

—  O  mon  Dieu  !  Capitaine,  pas  grand'chose, 
allez:  trois  couplets  de  vaudeville  sur  le  Direc- 
toire, voilà  tout. 

—  Pas  possible!    dis-je. 

—  O  mon  Dieu,  si!  Les  couplets  n'étaient 
même  pas  trop  bons.  J 'ai  été  arrêté  le  15  fructidor 
et  conduit  à  la  Force;  jugé  le  16,  et  condamné  à 
mort  d'abord,  et  puis  à  la  déportation  par  bien- 
veillance. 

—  C'est  drôle!  dis-je.     Les  Directeurs  sont  des 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  53 

camarades  bien  susceptibles;  car  cette  lettre  que 
vous  savez  me  donne  ordre  de  vous  fusiller. 

Il  ne  répondit  pas,  et  sourit  en  faisant  une  assez 
bonne  contenance  pour  un  jeune  homme  de  dix- 
neuf  ans.  Il  regarda  seulement  sa  femme,  et 
s'essuya  le  front,  d'où  tombaient  des  gouttes  de 
sueur.  J'en  avais  autant  au  moins  sur  la  figure, 
moi,  et  d'autres  gouttes  aux  yeux. 

Je  repris: 

—  Il  paraît  que  ces  citoyens-là  n'ont  pas  voulu 
faire  votre  affaire  sur  terre,  ils  ont  pensé  qu'ici  ça 
ne  paraîtrait  pas  tant.  Mais  pour  moi  c'est  fort 
triste;  car  vous  avez  beau  être  un  bon  enfant,  je 
ne  peux  pas  m'en  dispenser;  l'arrêt  de  mort  est  là 
en  règle,  et  l'ordre  d'exécution  signé,  paraphé, 
scellé;   il  n'y  manque  rien. 

Il  me  salua  très  poliment  en  rougissant. 

—  Je  ne  demande  rien,  capitaine,  dit-il  avec 
une  voix  aussi  douce  que  de  coutume;  je  serais 
désolé  de  vous  faire  manquer  à  vos  devoirs.  Je 
voudrais  seulement  parler  un  peu  à  Laure,  et  vous 
prier  de  la  protéger  dans  le  cas  où  elle  me  survi- 
vrait, ce  que  je  ne  crois  pas. 

—  Oh!  pour  cela,  c'est  juste,  lui  dis-je,  mon 
garçon;  si  cela  ne  vous  déplaît  pas,  je  la  conduirai 
à  sa  famiDe  à  mon  retour  en  France,  et  je  ne  la 
quitterai  que  quand  elle  ne  voudra  plus  me  voir. 
Mais,  à  mon  sens,  vous  pouvez  vous  flatter  qu'elle 
ne  reviendra  pas  de  ce  coup-là;  pauvre  petite 
femme  ! 


54  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Il  me  prit  les  deux  mains,  les  serra  et  me 
dit: 

—  ]\lon  brave  Capitaine,  vous  souffrez  plus  que 
moi  de  ce  qui  vous  reste  à  faire,  je  le  sens  bien; 
mais  qu'y  pouvez- vous  ?  Je  compte  sur  vous  pour 
lui  conserver  le  peu  qui  m'appartient,  pour  la 
protéger,  pour  veiller  à  ce  qu'elle  reçoive  ce  que 
sa  vieille  mère  pourrait  lui  laisser,  n'est-ce  pas? 
pour  garantir  sa  vie,  son  honneur,  n'est-ce  pas? 
et  aussi  pour  qu'on  ménage  toujours  sa  santé. — 
Tenez,  ajouta-t-il  plus  bas,  j'ai  à  vous  dire  qu'elle 
est  très  délicate  ;  elle  a  souvent  la  poitrine  affectée 
jusqu'à  s'évanouir  plusieurs  fois  par  jour;  il  faut 
qu'elle  se  couvre  bien  toujours.  Enfin  vous  rem- 
placerez son  père,  sa  mère  et  moi  autant  que  pos- 
sible, n'est-il  pas  vrai?  Si  elle  pouvait  conserver 
les  bagues  que  sa  mère  lui  a  données,  cela  me 
ferait  bien  plaisir.  Mais  si  on  a  besoin  de  les 
vendre  pour  elle,  il  le  faudra  bien.  Ma  pauvre 
Laurette  !  voyez  comme  elle  est  belle  ! 

Comme  ça  commençait  à  devenir  par  trop 
tendre,  cela  m'ennuya,  et  je  me  mis  à  froncer  le 
sourcil;  je  lui  avais  parlé  d'un  air  gai  pour  ne  pas 
m'affaiblir;  mais  je  n'y  tenais  plus: — Enfin, 
suffit,  lui  dis-je,  entre  braves  gens  on  s'entend  de 
reste.     Allez  lui  parler,  et  dépêchons-nous. 

Je  lui  serrai  la  main  en  ami,  et  comme  il  ne 
quittait  pas  la  mienne  et  me  regardait  avec  un  air 
singulier: — Ah  ça!  si  j'ai  un  conseil  à  vous  donner, 
ajoutai-je,  c'est  de  ne  pas  lui  parler  de  ça.     Nous 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  55 

arrangerons  la  chose  sans  qu'elle  s'y  attende,  ni 
vous  non  plus,  soyez  tranquille;  ça  me  regarde. 

—  Ah!  c'est  différent,  dit-il,  je  ne  savais  pas  .  .  . 
cela  vaut  mieux  en  effet.  D'ailleurs,  les  adieux! 
les  adieux,  cela  affaiblit. 

—  Oui,  oui,  lui  dis-je,  ne  soyez  pas  enfant,  ça 
vaut  mieux.  Ne  l'embrassez  pas,  mon  ami,  ne  l'em- 
brassez pas,  si  vous  pouvez,  ou  vous  êtes  perdu. 

Je  lui  donnai  encore  une  bonne  poignée  de 
main,  et  le  laissai  aller.  Oh!  c'était  dur  pour 
moi,  tout  cela. 

Il  me  parut  qu'il  gardait,  ma  foi,  bien  le  se- 
cret; car  ils  se  promenèrent,  bras  dessus,  bras 
dessous,  pendant  un  quart  d'heure,  et  ils  revinrent, 
au  bord  de  l'eau,  reprendre  la  corde  et  la  robe 
qu'un  de  mes  mousses  avait  repêchées. 

La  nuit  vint  tout  à  coup.  C'était  le  moment 
que  j'avais  résolu  de  prendre.  Mais  ce  moment  a 
duré  pour  moi  jusqu'au  jour  où  nous  sommes,  et 
je  le  tramerai  toute  ma  vie  comme  un  boulet. 


Ici  le  vieux  Commandant  fut  forcé  de  s'arrêter. 
Je  me  gardai  de  parler,  de  peur  de  détourner  ses 
idées;   il  reprit  en  se  frappant  la  poitrine: 


—  Ce  moment-là,  je  vous  le  dis,  je  ne  peux  pas 
encore  le  comprendre.  Je  sentis  la  colère  me  pren- 
dre aux  cheveux,  et  en  même  temps  je  ne  sais  quoi 


56   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

me  faisait  obéir  et  me  poussait  en  avant.  J 'appe- 
lai les  officiers,  et  je  dis  à  l'un  d'eux: 

—  Allons,  un  canot  à  la  mer  .  .  .  puisque  à  pré- 
sent nous  sommes  des  bourreaux  !  Vous  y  mettrez 
cette  femme,  et  vous  l'emmènerez  au  large,  jus- 
qu'à ce  que  vous  entendiez  des  coups  de  fusil. 
Alors  vous  reviendrez.  —  Obéir  à  un  morceau  de 
papier  !  car  ce  n'était  que  cela  enfin  !  Il  fallait  qu'il 
\'  eût  quelque  chose  dans  l'air  qui  me  poussât. 
J'entrevis  de  loin  ce  jeune  homme  .  .  .  oh!  c'était 
affreux  à  voir!  .  .  .  s'agenouiller  devant  sa  Lau- 
rette,  et  lai  baiser  les  genoux  et  les  pieds.  N'est- 
ce  pas  que  vous  trouvez  que  j'étais  bien  mal- 
heureux? .  .  . 

Je  criai  comme  un  fou:  —  Séparez-les!  nous 
sommes  tous  des  scélérats  !  —  Séparez-les.  ...  La 
pauvre  République  est  un  corps  mort  !  Directeurs, 
Directoire,  c'en  est  la  vermine!  Je  quitte  la  mer! 
Je  ne  crains  pas  tous  vos  avocats;  qu'on  leur  dise 
ce  que  je  dis,  qu'est-ce  que  ça  me  fait  ?  Ah  !  je  me 
souciais  bien  d'eux  en  effet!  J'aurais  voulu  les 
tenir,  je  les  aurais  fait  fusiller  tous  les  cinq,  les 
coquins  !  Oh  !  je  l'aurais  fait  ;  je  me  souciais  de  la 
vie  comme  de  l'eau  qui  tombe  là,  tenez.  ...  Je  m'en 
souciais  bien  !  .  .  .  une  vie  comme  la  mienne.  .  .  . 
Ah  bien  oui  !   pauvre  vie  ...  va  !..  . 


Et  la  voix  du  Commandant  s'éteignit  peu  à  peu 
et  devint  aussi  incertaine  que  ses  paroles;    et  il 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  57 
marcha  en  se  mordant  les  lèvres  et  en  fronçant  le 
sourcil  dans  une  distraction  terrible  et  farouche.  Il 
avait  de  petits  mouvements  convulsifs  et  donnait 
à  son  mulet  des  coups  du  fourreau  de  son  épée, 
comme  s'il  eût  voulu  le  tuer.  Ce  qui  m'étonna,  ce 
fut  de  voir  la  peau  jaune  de  sa  figure  devenir  d'un 
rouge  foncé.  Il  défit  et  entr'ouvrit  violemment 
son  habit  sur  la  poitrine,  la  découvrant  au  vent  et  à 
la  pluie.  Nous  continuâmes  ainsi  àmarcher  dans  un 
grand  silence.  Je  vis  bien  qu'il  ne  parlerait  plus  de 
lui-même,  et  qu'il  fallait  me  résoudre  à  questionner. 

—  Je  comprends  bien,  lui  dis-je,  comme  s'il  eût 
fini  son  histoire,  qu'après  une  aventure  aussi 
cruelle  on  prenne  son  métier  en  horreur. 

—  Oh!  le  métier;  êtes-vous  fou?  me  dit-il 
brusquement,  ce  n'est  pas  le  métier  !  Jamais  le  ca- 
pitaine d'un  bâtiment  ne  sera  obligé  d'être  un 
bourreau,  sinon  quand  viendront  des  gouverne- 
ments d'assassins  et  de  voleurs,  qui  profiteront  de 
l'habitude  qu'a  un  pauvre  homme  d'obéir  aveuglé- 
ment, d'obéir  toujours,  d'obéir  comme  une  mal- 
heureuse mécanique,  malgré  son  cœur. 

En  même  temps  il  tira  de  sa  poche  un  mou- 
choir rouge  dans  lequel  il  se  mit  à  pleurer  comme 
un  enfant.  Je  m'arrêtai  un  moment  comme  pour 
arranger  mon  étrier,  et,  restant  derrière  la  char- 
rette, je  marchai  quelque  temps  à  la  suite,  sentant 
qu'il  serait  humilié  si  je  voyais  trop  clairement  ses 
larmes  abondantes. 

J'avais  deviné  juste,   car  au  bout  d'un  quart 


58  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

d'heure  environ,  il  vint  aussi  derrière  son  pauvre 
équipage,  et  me  demanda  si  je  n'avais  pas  de  ra- 
soirs dans  mon  portemanteau;  à  quoi  je  lui  répon- 
dis simplement  que,  n'ayant  pas  encore  de  barbe, 
cela  m'était  fort  inutile.  Mais  il  n'y  tenait  pas, 
c'était  pour  parler  d'autre  chose.  Je  m'aperçus 
cependant  avec  plaisir  qu'il  revenait  à  son  his- 
toire, car  il  me  dit  tout  à  coup  : 

—  Vous  n'avez  jamais  vu  de  vaisseau  de  votre 
vie,  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  n'en  ai  vu,  dis-je,  qu'au  Panorama  de 
Paris,  et  je  ne  me  fie  pas  beaucoup  à  la  science 
maritime  que  j'en  ai  tirée. 

—  Vous  ne  savez  pas,  par  conséquent,  ce  que 
c'est  que  le  bossoir  ? 

—  Je  ne  m'en  doute  pas,  dis-je. 

—  C'est  une  espèce  de  terrasse  de  poutres  qui 
sort  de  l'avant  du  navire,  et  d'où  l'on  jette  l'ancre 
en  mer.  Quand  on  fusille  un  homme,  on  le  fait 
placer  là  ordinairement,  ajouta-t-il  plus  bas. 

—  Ah!  je  comprends,  parce  qu'il  tombe  de  là 
dans  la  mer. 

Il  ne  répondit  pas,  et  se  mit  à  décrire  toutes  les 
sortes  de  canots  que  peut  porter  un  brick,  et  leur 
position  dans  le  bâtiment  ;  et  puis,  sans  ordre  dans 
ses  idées,  il  continua  son  récit  avec  cet  air  affecté 
d'insouciance  que  de  longs  services  donnent  infail- 
liblement, parce  qu'il  faut  montrer  à  ses  inférieurs 
le  mépris  du  danger,  le  mépris  des  hommes,  le 
mépris  de  la  vie,  le  mépris  de  la  mort  et  le  mépris 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE   59 

de  soi-même;  et  tout  cela  cache,  sous  une  dure 
enveloppe,  presque  toujours  une  sensibilité  pro- 
fonde. —  La  dureté  de  l'homme  de  guerre  est 
comme  un  masque  de  fer  sur  un  noble  visage, 
comme  un  cachot  de  pierre  qui  renferme  un  pri- 
sonnier royal. 

—  Ces  embarcations  tiennent  six  hommes,  re- 
prit-il. Ils  s'y  jetèrent  et  emportèrent  Laure  avec 
eux,  sans  qu'elle  eût  le  temps  de  crier  et  de  parler. 
Oh!  voici  une  chose  dont  aucun  honnête  homme 
ne  peut  se  consoler  quand  il  en  est  cause.  On  a 
beau  dire,  on  n'oublie  pas  une  chose  pareille!  .  .  . 
Ah!  quel  temps  il  fait!  —  Quel  diable  m'a  poussé 
à  raconter  ça!  quand  je  raconte  cela,  je  ne  peux 
plus  m'arrêter,  c'est  fini.  C'est  une  histoire  qui  me 
grise  comme  le  vin  de  Jurançon.  —  Ah  !  quel  temps 
il  fait  !  —  Mon  manteau  est  traversé. 

Je  vous  parlais,  je  crois,  encore  de  cette  petite 
Laurette!  —  La  pauvre  femme! — Qu'il  y  a  des 
gens  maladroits  dans  le  monde!  l'officier  fut  assez 
sot  pour  conduire  le  canot  en  avant  du  brick. 
Après  cela,  il  est  vrai  de  dire  qu'on  ne  peut  pas  tout 
prévoir.  Moi  je  comptais  sur  la  nuit  pour  cacher 
l'affaire,  et  je  ne  pensais  pas  à  la  lumière  des  douze 
fusils  faisant  feu  à  la  fois.  Et,  ma  foi!  du  canot 
elle  vit  son  mari  tomber  à  la  mer,  fusillé. 

S'il  y  a  un  Dieu  là-haut,  il  sait  comment  arriva 
ce  que  je  vais  vous  dire;  moi  je  ne  le  sais  pas, 
mais  on  l'a  vu  et  entendu  comme  je  vous  vois  et 


6o  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

vous  entends.  Au  moment  du  feu,  elle  porta  la 
main  à  sa  tête  comme  si  une  balle  l'avait  frappée 
au  front,  et  s'assit  dans  le  canot  sans  s'évanouir, 
sans  crier,  sans  parler,  et  revint  au  brick  quand 
on  voulut  et  comme  on  voulut.  J 'allai  à  elle,  je  lui 
parlai  longtemps  et  le  mieux  que  je  pus.  Elle 
avait  l'air  de  m'écouter  et  me  regardait  en  face,  en 
se  frottant  le  front.  Elle  ne  comprenait  pas,  et 
elle  avait  le  front  rouge  et  le  visage  tout  pâle.  EUe 
tremblait  de  tous  ses  membres  comme  ayant  peur 
de  tout  le  monde.  Ça  lui  est  resté.  Elle  est 
encore  de  même,  la  pauvre  petite  !  idiote,  ou  comme 
imbécile,  ou  folle,  comme  vous  voudrez.  Jamais 
on  n'en  a  tiré  une  parole,  si  ce  n'est  quand  elle  dit 
qu'on  lui  ôte  ce  qu'elle  a  dans  la  tête. 

De  ce  moment-là  je  devins  aussi  triste  qu'elle, 
et  je  sentis  quelque  chose  en  moi  qui  me  disait: 
Reste  devant  elle  jusqu'à  la  fin  de  tes  jours,  et  garde- 
la;  je  l'ai  fait.  Quand  je  revins  en  France,  je  de- 
mandai à  passer  avec  mon  grade  dans  les  troupes 
de  terre,  ayant  pris  la  mer  en  haine  parce  que  j'y 
avais  jeté  du  sang  innocent.  Je  cherchai  la 
famille  de  Laure.  Sa  mère  était  morte.  Ses 
sœurs,  à  qui  je  la  conduisais  folle,  n'en  voulurent 
pas,  et  m'offrirent  de  la  mettre  à  Charenton.  Je 
leur  tournai  le  dos,  et  je  la  garde  avec  moi. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  si  vous  voulez  la  voir,  mon 
camarade,  il  ne  tient  qu'à  vous.  —  Serait-elle  là 
dedans  ?  lui  dis-je.  —  Certainement  !  tenez  !  atten- 
dez. —  Hô!   hô  la  mule.  .  .  . 


CHAPITRE  VI 

COMMENT   JE    CONTINUAI    MA    ROUTE 

Et  il  arrêta  son  pauvre  mulet,  qui  me  parut 
charmé  que  j'eusse  fait  cette  question.  En  même 
temps  il  souleva  la  toile  cirée  de  sa  petite  char- 
rette, comme  pour  arranger  la  paille  qui  la  rem- 
plissait presque,  et  je  vis  quelque  chose  de  bien 
douloureux.  Je  vis  deux  yeux  bleus,  démesurés  de 
grandeur,  admirables  de  forme,  sortant  d'une  tête 
pâle,  amaigrie  et  longue,  inondée  de  cheveux 
blonds,  tout  plats.  Je  ne  vis,  en  vérité,  que  ces 
deux  yeux,  qui  étaient  tout  dans  cette  pauvre 
femme,  car  le  reste  était  mort.  Son  front  était 
rouge;  ses  joues  creuses  et  blanches  avaient  des 
pommettes  bleuâtres;  elle  était  accroupie  au  mi- 
lieu de  la  paille,  si  bien  qu'on  en  voyait  à  peine 
sortir  ses  deux  genoux,  sur  lesquels  elle  jouait  aux 
dominos  toute  seule.  Elle  nous  regarda  un  mo- 
ment, trembla  longtemps,  me  sourit  un  peu,  et  se 
remit  à  jouer.  Il  me  parut  qu'elle  s'appliquait  à 
comprendre  comment  sa  main  droite  battrait  sa 
main  gauche. 

—  Voyez-vous,  il  y  a  un  mois  qu'elle  joue  cette 
partie-là,  me  dit  le  Chef  de  bataillon;  demain,  ce 
6i  c 


62  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

sera  peut-être  un  autre  jeu  qui  durera  longtemps. 
C'est  drôle,  hein  ? 

En  même  temps  il  se  mit  à  replacer  la  toile 
cirée  de  son  schako,  que  la  pluie  avait  un  peu 
dérangée. 

—  Pauvre  Laurette!  dis-je,  tu  as  perdu  pour 
toujours,  va. 

J'approchai  mon  cheval  de  la  charrette,  et  je  lui 
tendis  la  main  ;  elle  me  donna  la  sienne  machina- 
lement, et  en  souriant  avec  beaucoup  de  douceur. 
Je  remarquai  avec  étonnement  qu'elle  avait  à  ses 
longs  doigts  deux  bagnes  de  diamants;  je  pensai 
que  c'étaient  encore  les  bagues  de  sa  mère,  et  je 
me  demandai  comment  la  misère  les  avait  laissées 
là.  Pour  un  monde  entier  je  n'en  aurais  pas  fait 
l'observation  au  vieux  Commandant  ;  mais  comme 
il  me  suivait  des  yeux,  et  voyait  les  miens  arrêtés 
sur  les  doigts  de  Laure,  il  me  dit  avec  un  certain 
air  d'orgueil: 

—  Ce  sont  d'assez  gros  diamants,  n'est-ce  pas? 
Ils  pourraient  avoir  leur  prix  dans  l'occasion,  mais 
je  n'ai  pas  voulu  qu'elle  s'en  séparât,  la  pauvre 
enfant.  Quand  on  y  touche,  elle  pleure,  elle  ne  les 
quitte  pas.  Du  reste,  elle  ne  se  plaint  jamais,  et 
elle  peut  coudre  de  temps  en  temps.  J'ai  tenu 
parole  à  son  pauvre  petit  mari,  et,  en  vérité,  je  ne 
m'en  repens  pas.  Je  ne  l'ai  jamais  quittée,  et  j'ai 
dit  partout  que  c'était  ma  fille  qui  était  folle.  On 
a  respecté  ça.  A  l'armée  tout  s'arrange  mieux 
qu'on  ne  le  croit  à  Paris,  allez  !  —  Elle  a  fait  toutes 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  63 

les  guerres  de  l'Empereur  avec  moi,  et  je  l'ai  tou- 
jours tirée  d'affaire.  Je  la  tenais  toujours  chaude- 
ment. Avec  de  la  paille  et  une  petite  voiture,  ce 
n'est  jamais  impossible.  Elle  avait  une  tenue  assez 
soignée,  et  moi,  étant  chef  de  bataillon,  avec  une 
bonne  paye,  ma  pension  de  la  Légion  d'honneur  et 
le  mois  Napoléon,  dont  la  solde  était  double,  dans 
le  temps,  j'étais  tout  à  fait  au  courant  de  mon 
affaire,  et  elle  ne  me  gênait  pas.  Au  contraire,  ses 
enfantillages  faisaient  rire  quelquefois  les  of&ciers 
du  7®  léger. 

Alors  il  s'approcha  d'elle  et  lui  frappa  sur  l'é- 
paule, comme  il  eût  fait  à  son  petit  mulet. 

—  Eh  bien,  ma  fille  !  dis  donc,  parle  donc  un 
peu  au  lieutenant  qui  est  là;  voyons,  un  petit  signe 
de  tête. 

Elle  se  remit  à  ses  dominos. 

—  Oh!  dit-il.  c'est  qu'elle  est  un  peu  farouche 
aujourd'hui,  parce  qu'il  pleut.  Cependant  elle  ne 
s'enrhume  jamais.  Les  fous,  ça  n'est  jamais  ma- 
lade, c'est  commode  de  ce  côté-là.  A  la  Bérésina  et 
dans  toute  la  retraite  de  Moscou,  elle  allait  nu-tête. 
—  xAUons,  ma  fille,  joue  toujours,  va,  ne  t'inquiète 
pas  de  nous;  fais  ta  volonté,  va,  Laurette. 

Elle  lui  prit  la  main  qu'il  appuyait  sur  son 
épaule,  une  grosse  main  noire  et  ridée;  elle  la 
porta  timidement  à  ses  lèvres  et  la  baisa  comme 
une  pauvre  esclave.  Je  me  sentis  le  cœur  serré  par 
ce  baiser,  et  je  tournai  bride  violemment. 

—  Voulons-nous  continuer  notre  marche,  Com- 


64  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

mandant?  lui  dis-je;  la  nuit  viendra  avant  que 
nous  soyons  à  Béthune. 

Le  Commandant  racla  soigneusement  avec  le 
bout  de  son  sabre  la  boue  jaune  qui  chargeait  ses 
bottes;  ensuite  il  monta  sur  le  marchepied  de  la 
charrette,  ramena  sur  la  tête  de  Laure  le  capuchon 
de  drap  d'un  petit  manteau  qu'elle  avait.  Il  ôta  sa 
cravate  de  soie  noire  et  la  mit  autour  du  cou  de  sa 
iille  adoptive  ;  après  quoi  il  donna  le  coup  de  pied 
au  mulet,  fit  son  mouvement  d'épaule  et  dit:  — 
En  route,  mauvaise  troupe!  —  Et  nous  repartîmes. 

La  pluie  tombait  toujours  tristement;  le  ciel 
gris  et  la  terre  grise  s'étendaient  sans  fin;  une 
sorte  de  lumière  terne,  un  pâle  soleil,  tout  mouillé, 
s'abaissait  derrière  de  grands  moulins  qui  ne  tour- 
naient pas.  Nous  retombâmes  dans  un  grand 
silence. 

Je  regardais  mon  vieux  Commandant;  il  mar- 
chait à  grands  pas,  avec  une  vigueur  toujours  sou- 
tenue, tandis  que  son  mulet  n'en  pouvait  plus,  et 
que  mon  cheval  même  commençait  à  baisser  la 
tête.  Ce  brave  homme  ôtait  de  temps  à  autre  son 
schako  pour  essuyer  son  front  chauve  et  quelques 
■cheveux  gris  de  sa  tête,  ou  ses  gros  sourcils,  ou  ses 
moustaches  blanches,  d'où  tombait  la  pluie.  Il  ne 
s'inquiétait  pas  de  l'effet  qu'avait  pu  faire  sur  moi 
son  récit.  Il  ne  s'était  fait  ni  meilleur  ni  plus  mau- 
vais qu'il  n'était.  Il  n'avait  pas  daigné  se  dessiner. 
Il  ne  pensait  pas  à  lui-même,  et  au  bout  d'un  quart 
-d'heure  il  entama,  sur  le  même  ton,  une  histoire 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  65: 

l^ien  plus  longue  sur  une  campagne  du  maréchal 
Alasséna,  où  il  avait  formé  son  bataillon  en  carré 
contre  je  ne  sais  quelle  cavalerie.  Je  ne  l'écoutai 
l^as,  quoiqu'il  s'échauffât  pour  me  démontrer  la 
supériorité  du  fantassin  sur  le  cavalier. 

La  nuit  vint,  nous  n'allions  pas  vite.  La  boue 
(  levenait  plus  épaisse  et  plus  profonde.  Rien  sur  la 
route  et  rien  au  bout.  Nous  nous  arrêtâmes  au 
jiied  d'un  arbre  mort,  le  seul  arbre  du  chemin.  Il 
donna  d'abord  ses  soins  à  son  mulet,  comme  moi 
à  mon  cheval.  Ensuite  il  regarda  dans  la  charrette, 
comme  une  mère  dans  le  berceau  de  son  enfant.  Je 
l'entendais  qui  disait:  —  Allons,  ma  fille,  mets 
cette  redingote  sur  tes  pieds,  et  tâche  de  dormir. 
—  Allons,  c'est  bien!  elle  n'a  pas  une  goutte  de 
pluie.  —  Ah  !  diable  !  elle  a  cassé  ma  montre,  que 
je  lui  avais  laissée  au  cou!  —  Oh!  ma  pauvre 
montre  d'argent!  —  Allons,  c'est  égal;  mon  en- 
fant, tâche  de  dormir.  Voilà  le  beau  temps  qui  va 
venir  bientôt.  —  C'est  drôle!  elle  a  toujours  la  fiè- 
\'re  ;  les  folles  sont  comme  ça.  Tiens,  voilà  du  cho- 
I  olat  pour  toi,  mon  enfant. 

Il  appuya  la  charrette  à  l'arbre,  et  nous  nous 
assîmes  sous  les  roues,  à  l'abri  de  l'éternelle  on- 
dée, partageant  un  petit  pain  à  lui  et  un  à  moi; 
mauvais  souper. 

—  Je  suis  fâché  que  nous  n'ayons  que  ça,  dit-il; 
mais  ça  vaut  mieux  que  du  cheval  cuit  sous  la 
cendre  avec  de  la  poudre  dessus,  en  manière  de 
sel,  comme  on  en  mangeait  en  Russie.     La  pau\'Te 


66  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

petite  femme,  il  faut  bien  que  je  lui  donne  ce  que 
j'ai  de  mieux;  vous  voyez  que  je  la  mets  toujours 
à  part.  Elle  ne  peut  pas  souffrir  le  voisinage  d'un 
homme  depuis  l'affaire  de  la  lettre.  Je  suis  vieux 
et  elle  a  l'air  de  croire  que  je  suis  son  père;  mal- 
gré cela,  elle  m'étranglerait  si  je  voulais  l'embras- 
ser seulement  sur  le  front.  L'éducation  leur  laisse 
toujours  quelque  chose,  à  ce  qu'il  paraît,  car  je  ne 
l'ai  jamais  vue  oublier  de  se  cacher  comme  une 
religieuse.  —  C'est  drôle,  hein? 

Comme  il  parlait  d'elle  de  cette  manière,  nous 
l'entendîmes  soupirer  et  dire:  ôtez  ce  plomb  !  ôtez- 
moi  ce  plomb  !    Je  me  levai,  il  me  fit  rasseoir. 

—  Restez,  restez,  me  dit-il,  ce  n'est  rien;  elle 
dit  ça  toute  sa  vie,  parce  qu'elle  croit  toujours 
sentir  une  balle  dans  sa  tête.  Ça  ne  l'empêche  pas 
de  faire  tout  ce  qu'on  lui  dit.  et  cela  avec  beaucoup 
de  douceur. 

Je  me  tus,  en  l'écoutant  avec  tristesse.  Je  me 
mis  à  calculer  que,  de  1797  à  1815,  où  nous  étions, 
dix-huit  années  s'étaient  ainsi  passées  pour  cet 
homme.  —  Je  demeurai  longtemps  en  silence  à 
côté  de  lui,  cherchant  à  me  rendre  compte  de  ce 
caractère  et  de  cette  destinée.  Ensuite  à  propos  de 
rien,  je  lui  donnai  une  poignée  de  main  pleine 
d'enthousiasme.     Il  en  fut  étonné. 

—  Vous  êtes  un  digne  homme,  lui  dis-je.  Il  me 
répondit  : 

—  Eh!  pourquoi  donc?  Est-ce  à  cause  de  cette 
pauvre  femme  ?  .  .  .  Vous  sentez  bien,  mon  enfant. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  67 
que  c'était  un  devoir.  Il  y  a  longtemps  que  j 'ai  fait 
Abnégation. 

Et  il  me  parla  encore  de  Masséna. 

Le  lendemain,  au  jour,  nous  arrivâmes  à  Bé- 
thune,  petite  ville  laide  et  fortifiée,  où  l'on  dirait 
que  les  remparts,  en  resserrant  leur  cercle,  ont 
pressé  les  maisons  l'une  sur  l'autre.  Tout  y  était  en 
confusion,  c'était  le  moment  d'une  alerte.  Les  ha- 
bitants commençaient  à  retirer  les  drapeaux  blancs 
des  fenêtres,  et  à  coudre  les  trois  couleurs  dans  leurs 
maisons.  Les  tambours  battaient  la  générale  ;  les 
trompettes  sonnaient  à  cheval,  par  ordre  de  M.  le 
duc  de  Berry.  Les  longues  charrettes  picardes  por- 
taient les  Cent-Suisses  et  leurs  bagages  ;  les  canons 
des  Gardes-du-Corps  courant  aux  remparts,  les 
voitures  des  princes,  les  escadrons  des  Compagnies- 
Rouges  se  formant,  encombraient  la  ville.  La  vue 
des  Gendarmes  du  roi  et  des  Mousquetaires  me  fit 
oublier  mon  vieux  compagnon  de  route.  Je  joignis 
ma  compagnie,  et  je  perdis  dans  la  foule  la  petite 
charrette  et  ses  pauvres  habitants.  A  mon  grand 
regret,  c'était  pour  toujours  que  je  les  perdais. 

Ce  fut  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  lus  au 
fond  d'un  vrai  cœur  de  soldat.  Cette  rencontre  me 
révéla  une  nature  d'homme  qui  m'était  inconnue, 
et  que  le  pays  connaît  mal  et  ne  traite  pas  bien;  je 
la  plaçai  dès  lors  très  haut  dans  mon  estime.  J 'ai 
souvent  cherché  depuis  autour  de  moi  quelque 
homme  semblable  à  celui-là  et  capable  de  cette  ab- 
négation de  soi-même  entière  et  insouciante.     Or, 


68   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

durant  quatorze  années  que  j'ai  vécu  dans  l'armée, 
,  ce  n'est  qu'en  elle,  et  surtout  dans  les  rangs  dé- 
1  daignés  et  pauvres  de  l'infanterie,  que  j'ai  retrouvé 
ces  hommes  de  caractère  antique,  poussant  le  sen- 
timent du  devoir  jusqu'à  ses  dernières  consé- 
quences, n'ayant  ni  remords  de  l'obéissance  ni 
honte  de  la  pauvreté,  simples  de  mœurs  et  de 
langage,  fiers  de  la  gloire  du  pays,  et  insouciants 
de  la  leur  propre,  s'enfermant  avec  plaisir  dans 
leur  obscurité,  et  partageant  avec  les  malheureux 
le  pain  noir  qu'ils  payent  de  leur  sang. 

J'ignorai  longtemps  ce  qu'était  devenu  ce  pauvre 
Chef  de  bataillon,  d'autant  plus  qu'il  ne  m'avait 
pas  dit  son  nom  et  que  je  ne  le  lui  avais  pas  de- 
mandé. Un  jour  cependant,  au  café,  en  1825,  je 
crois,  un  vieux  capitaine  d'infanterie  de  ligne  à 
qui  je  le  décrivis,  en  attendant  la  parade,  me  dit: 

—  Eh!  pardieu,  mon  cher,  je  l'ai  connu,  le 
pauvre  diable  !  C'était  un  brave  homme  ;  il  a  été 
descendu  par  un  boulet  à  Waterloo.  Il  avait  en 
effet  laissé  aux  bagages  une  espèce  de  fille  folle  que 
nous  menâmes  à  l'hôpital  d'Amiens,  en  allant  à 
l'armée  de  la  Loire,  et  qui  y  mourut,  furieuse,  au 
bout  de  trois  jours. 

—  Je  le  crois  bien,  dis-je;  elle  n'avait  plus  son 
père  nourricier! 

—  Ah  bah!  père!  qu'est-ce  que  vous  dites  donc? 
ajouta-t-il  d'un  air  qu'il  voulait  rendre  fin  et  licen- 
cieux. 

—  Je  dis  qu'on  bat  le  rappel,  repris-je  en  sor- 
tant.    Et  moi  aussi,  j'ai  fait  abnégation. 


LIVRE  DEUXIÈME 
SOUVENIRS 

DE 

SERVITUDE  MILITAIRE 


CHAPITRE    PREMIER 

SUR   LA    RESPONSABILITÉ 

Je  me  souviens  encore  de  la  consternation  que 
cette  histoire  jeta  dans  mon  âme;  ce  fut  peut-être 
là  le  principe  de  ma  lente  guérison  pour  cette  ma- 
ladie de  l'enthousiasme  militaire.  Je  me  sentis  tout 
à  coup  humilié  de  courir  des  chances  de  crime, 
et  de  me  trouver  à  la  main  un  sabre  d'Esclave  au 
lieu  d'une  épée  de  Chevalier.  Bien  d'autres  faits 
pareils  vinrent  à  ma  connaissance,  qui  flétrissaient 
à  mes  yeux  cette  noble  espèce  d'hommes  que  je 
n'aurais  voulu  voir  consacrée  qu'à  la  défense  de  la 
patrie.  Ainsi  à  l'époque  de  la  Terreur,  il  arriva 
qu'un  autre  capitaine  de  vaisseau  reçut,  comme 
toute  la  marine,  l'ordre  monstrueux  du  Comité  de 
salut  public  de  fusiller  les  prisonniers  de  guerre; 
il  eut  le  malheur  de  prendre  un  bâtiment  anglais, 
et  le  malheur  plus  grand  d'obéir  à  l'ordre  du  gou- 
vernement. Revenu  à  terre,  il  rendit  compte  de  sa 
honteuse  exécution,  se  retira  du  service,  et  mourut 
de  chagrin  en  peu  de  temps.  Ce  capitaine  com- 
mandait la  Boudeuse,  frégate  qui  la  première  fit 
le  tour  du  monde  sous  les  ordres  de  M.  de  Bougain- 


72   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

ville,  mon  parent.  Ce  grand  navigateur  en  pleura, 
pour  l'honneur  de  son  vieux  vaisseau. 

Ne  viendra-t-elle  jamais,  la  loi  qui,  dans  de 
telles  circonstances,  mettra  d'accord  le  Devoir  et  la 
Conscience  ?  La  voix  publique  a-t-elle  tort  quand 
elle  s'élève  d'âge  en  âge  pour  absoudre  et  pour 
honorer  la  désobéissance  du  vicomte  d'Orte,  qui 
répondit  à  Charles  IX  lui  ordonnant  d'étendre  à 
Dax  la  Saint-Barthélémy  parisienne: 

«Sire,  j'ai  communiqué  le  commandement  de 
Votre  Majesté  à  ses  fidèles  habitants  et  gens  de 
guerre;  je  n'ai  trouvé  que  bons  citoyens  et  braves 
soldats,  et  pas  un  bourreau.  » 

Et  s'il  eut  raison  de  refuser  l'obéissance,  com- 
ment vivons-nous  sous  des  lois  que  nous  trouvons 
raisonnables  de  donner  la  mort  à  qui  refuserait 
cette  même  obéissance  aveugle  ?  Nous  admirons  le 
libre  arbitre  et  nous  le  tuons;  l'absurde  ne  peut 
régner  ainsi  longtemps.  Il  faudra  bien  que  l'on  en 
vienne  à  régler  les  circonstances  où  la  délibéra- 
tion sera  permise  à  l'homme  armé,  et  jusqu'à  quel 
rang  sera  laissée  libre  l'intelligence,  et  avec  elle 
l'exercice  de  la  Conscience  et  de  la  Justice.  ...  Il 
faudra  bien  un  jour  sortir  de  là. 

Je  ne  me  dissimule  point  que  c'est  là  ime  ques- 
tion d'une  extrême  difficulté,  et  qui  touche  à  la 
base  même  de  toute  discipline.  Loin  de  vouloir 
affaiblir  cette  discipline,  je  pense  qu'elle  a  besoin 
d'être  corroborée  sur  beaucoup  de  points  parmi 
nous,  et  que,  devant  l'ennemi,  les  lois  ne  peuvent 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  73 

être  trop  draconiennes.  Quand  Farmée  tourne  sa 
poitrine  de  fer  du  côté  de  l'étranger,  qu'elle  mar- 
che et  agisse  comme  un  seul  homme,  cela  doit  être; 
mais  lorsqu'elle  s'est  retournée,  et  qu'elle  n'a  plus 
devant  elle  que  la  mère  patrie,  il  est  bon  qu'alors, 
du  moins,  elle  trouve  des  lois  prévoyantes  qui  lui 
permettent  d'avoir  des  entrailles  filiales.  Il  est  à 
souhaiter  aussi  que  des  limites  immuables  soient 
posées  une  fois  pour  toujours  à  ces  ordres  absolus 
donnés  aux  Armées  par  le  souverain  Pouvoir,  si 
souvent  tombé  en  indignes  mains,  dans  notre  his- 
toire. Qu'il  ne  soit  jamais  possible  à  quelques 
aventuriers  parvenus  à  la  Dictature  de  transformer 
en  assassins  quatre  cent  mille  hommes  d'honneur, 
par  une  loi  d'un  jour  comme  leur  règne. 

Souvent,  il  est  vrai,  je  vis,  dans  les  coutumes 
du  service,  que,  grâce  peut-être  à  l'incurie  fran- 
çaise et  à  la  facile  bonhomie  de  notre  caractère, 
comme  compensation,  et  tout  à  côté  de  cette  mi- 
sère de  la  Servitude  mihtaire,  il  régnait  dans  les 
Armées  une  sorte  de  liberté  d'esprit  qui  adoucissait 
l'humiliation  de  l'obéissance  passive;  et,  remar- 
quant dans  tout  homme  de  guerre  quelque  chose 
d'ouvert  et  de  noblement  dégagé,  je  pensai  que 
cela  venait  d'une  âme  reposée  et  soulagée  du  poids 
énorme  de  la  responsabihté.  J'étais  fort  enfant 
alors,  et  j'éprouvai  peu  à  peu  que  ce  sentiment  al- 
légeait ma  conscience!  il  me  sembla  voir  dans 
chaque  général  en  chef  une  sorte  de  Moïse,  qui 
devait  seul  rendre  ses  terribles  comptes  à  Dieu, 


74   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

après  avoir  dit  aux  fils  de  Lévi  :  a  Passez  et  re- 
passez au  travers  du  camp;  que  chacun  tue  son 
frère,  son  fils,  son  ami  et  celui  qui  lui  est  le  plus 
proche.  »  Et  il  y  eut  vingt-trois  mille  hommes  de 
tués,  dit  l'Exode,  ch.  xxxii,  v.  27;  car  je  savais  la 
Bible  par  cœur,  et  ce  livre  et  moi  étions  tellement 
inséparables  que  dans  les  plus  longues  marches  il 
me  suivait  touj ours.  On  voit  quelle  fut  la  première 
consolation  qu'il  me  donna.  Je  pensai  qu'il  fau- 
drait que  j'eusse  bien  du  malheur  pour  qu'un  de 
mes  Moïses  galonnés  d'or  m'ordonnât  de  tuer  toute 
ma  famille  ;  et  en  effet  cela  ne  m 'arriva  pas,  comme 
je  l'avais  fort  sagement  conjecturé.  Je  pensais 
aussi  que,  quand  même  régnerait  sur  la  terre  l'im- 
praticable paix  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  et  quand 
lui-même  serait  chargé  de  régulariser  cette  liberté  et 
cette  égalité  universelle,  il  lui  faudrait  pour  cette 
œuvre  quelques  régiments  de  Lévites  à  qui  il  pût 
dire  de  ceindre  l'épée,  et  à  qui  leur  soumisson  attire- 
rait la  bénédiction  du  Seigneur.  Je  cherchais  ainsi 
à  capituler  avec  les  monstrueuses  résignations  de 
l'obéissance  passive,  en  considérant  à  quelle  source 
elle  remontait,  et  comme  tout  ordre  social  sem- 
blait appuyé  sur  l'obéissance;  mais  il  me  fallut 
bien  des  raisonnemente  et  des  paradoxes  pour  par- 
venir à  lui  faire  prendre  quelque  place  dans  mon 
âme.  J 'aimais  fort  à  l'infliger  et  peu  à  la  subir  ;  je 
la  trouvais  admirablement  sage  sous  mes  pieds, 
mais  absurde  sur  ma  tête.  J'ai  vu  depuis  bien 
des   hommes    raisonner   ainsi,   qui   n'avaient  pas 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  75 

l'excuse  que  j 'avais  alors  :  j'étais  un  Lévite  de 
seize  ans. 

Je  n'avais  pas  alors  étendu  mes  regards  sur  la 
patrie  entière  de  notre  France,  et  sur  cette  autre 
patrie  qui  l'entoure,  l'Europe  ;  et  de  là  sur  la  patrie 
de  l'humanité,  le  globe,  qui  devient  heureusement 
plus  petit  chaque  jour,  resserré  dans  la  main  de 
la  civilisation.  Je  ne  pensai  pas  combien  le  cœur 
de  l'homme  de  guerre  serait  plus  léger  encore  dans 
sa  poitrine,  s'il  sentait  en  lui  deux  hommes,  dont 
l'un  obéirait  à  l'autre;  s'il  savait  qu'après  son  rôle 
tout  rigoureux  dans  la  guerre,  il  aurait  droit  à  un 
rôle  tout  bienfaisant  et  non  moins  glorieux  dans 
la  paix;  si,  à  un  grade  déterminé,  il  avait  des 
droits  d'élection;  si,  après  avoir  été  longtemps 
muet  dans  les  camps,  il  avait  sa  voix  dans  la  Cité; 
s'il  était  exécuteur,  dans  l'une,  des  lois  qu'il  aurait 
faites  dans  l'autre,  et  si,  pour  voiler  le  sang  de 
l'épée,  il  avait  la  toge.  Or,  il  n'est  pas  impossible 
que  tout  cela  advienne  un  jour. 

Nous  sommes  vraiment  sans  pitié  de  vouloir 
qu'un  homme  soit  assez  fort  pour  répondre  lui 
seul  de  cette  nation  armée  qu'on  lui  met  dans  la 
main.  C'est  une  chose  nuisible  aux  gouvernements 
mêmes;  car  l'organisation  actuelle,  qui  suspend 
ainsi  à  un  seul  doigt  toute  cette  chaîne  électrique 
de  l'obéissance  passive,  peut,  dans  tel  cas  donné 
rendre  par  trop  simple  le  renversement  total  d'un 
État.  Telle  révolution,  à  demi  formée  et  recrutée, 
n'aurait  qu'à  gagner  un  ministre  de  la  guerre  pour 


76   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

se  compléter  entièrement.  Tout  le  reste  suivrait 
nécessairement,  d'après  nos  lois,  sans  que  nul 
anneau  se  pût  soustraire  à  la  commotion  donnée 
d'en  haut. 

Non,  j'en  atteste  les  soulèvements  de  conscience 
de  tout  homme  qui  a  vu  couler  ou  fait  couler  le 
sang  de  ses  concitoyens,  ce  n'est  pas  assez  d'une 
seule  tête  pour  porter  un  poids  aussi  lourd  que 
celui  de  tant  de  meurtres;  ce  ne  serait  pas  trop 
d'autant  de  têtes  qu'il  y  a  de  combattants.  Pour 
être  responsables  de  la  loi  de  sang  qu'elles  exécu- 
tent, il  serait  juste  qu'elles  l'eussent  au  moins  bien 
comprise.  Mais  les  institutions  meilleures,  récla- 
mées ici,  ne  seront  elles-mêmes  que  très  passa- 
gères, car,  encore  une  fois,  les  armées  et  la  guerre 
n'auront  qu'un  temps  ;  car,  malgré  les  paroles  d'vm 
sophiste  que  j'ai  combattu  ailleurs,  il  n'est  point 
\Tai  que,  même  contre  l'étranger,  la  guerre  soit 
divine;  il  n'est  point  vrai  que  la  terre  soit  avide  de 
sang.  La  guerre  est  maudite  de  Dieu  et  des  hommes 
mêmes  qui  la  font  et  qui  ont  d'elle  ime  secrète  hor- 
reur, et  la  terre  ne  crie  au  ciel  que  pour  lui  de- 
mander l'eau  fraîche  de  ses  fleuves  et  la  rosée 
pure  de  ses  nuées. 

Ce  n'est  pas,  du  reste,  dans  la  première  jeu- 
nesse, toute  donnée  à  l'action,  que  j'aurais  pu  me 
demander  s'il  n'y  avait  pas  des  pays  modernes  où 
l'homme  de  la  guerre  fût  le  même  que  l'homme  de 
la  paix,  et  non  un  homme  séparé  de  la  famille  et 
placé  comme  son  ennemi.     Je  n'examinais  pas  ce 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  77 

qu'il  nous  serait  bon  de  prendre  aux  anciens  sur 
ce  point;  beaucoup  de  projets  d'une  organisation 
plus  sensée  des  armées  ont  été  enfantés  inutile- 
ment. Bien  loin  d'en  mettre  aucun  à  exécution,  ou 
seulement  en  lumière,  il  est  probable  que  le  Pou- 
voir, quel  qu'il  soit,  s'en  éloignera  toujours  de  plus 
en  plus,  ayant  intérêt  à  s'entourer  de  gladiateurs 
dans  la  lutte  sans  cesse  menaçante;  cependant 
l'idée  se  fera  jour  et  prendra  sa  forme,  comme  fait 
tôt  ou  tard  toute  idée  nécessaire. 

Dans  l'état  actuel,  que  de  bons  sentiments  à 
conserver  qui  pourraient  s'élever  encore  par  le 
sentiment  d'une  haute  dignité  personelle!  J'en  ai 
recueilli  bien  des  exemples  dans  ma  mémoire; 
j'avais  autour  de  moi,  prêts  à  me  les  fournir,  d'in- 
nombrables amis  intimes,  si  gaiement  résignés  à 
leur  insouciante  soumission,  si  libres  d'esprit  dans 
l'esclavage  de  leur  corps,  que  cette  insouciance 
me  gagna  un  moment  comme  eux,  et,  avec  elle, 
ce  cakne  parfait  du  soldat  et  de  l'officier,  calme 
qui  est  précisément  celui  du  cheval  mesurant  no- 
blement son  allure  entre  la  bride  et  l'éperon,  et 
fier  de  n'être  nullement  responsable.  Qu'il  me  soit 
donc  permis  de  donner,  dans  la  simple  histoire 
d'un  brave  homme  et  d'une  famille  de  soldat  que 
je  ne  fis  qu'entrevoir,  un  exemple,  plus  doux  que 
le  premier,  de  ces  longues  résignations  de  toute  la 
vie,  pleines  d'honnêteté,  de  pudeur  et  de  bonho- 
mie, très  commune  dans  notre  armée,  et  dont  la 
vue  repose  l'âme  quand  on  vit  en  même  temps. 


78  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

comme  je  faisais,  dans  un  monde  élégant,  d'où 
l'on  descend  avec  plaisir  pour  étudier  des  mœurs 
plus  naïves,  tout  arriérées  qu'elles  sont. 

Telle  qu'elle  est,  l'Armée  est  un  bon  livre  à 
ouvrir  pour  connaître  l'humanité;  on  y  apprend  à 
mettre  la  main  à  tout,  aux  choses  les  plus  basses 
comme  aux  plus  élevées;  les  plus  délicats  et  les 
plus  riches  sont  forcés  de  voir  vivre  de  près  la 
pauvreté  et  de  vivre  avec  elle,  de  lui  mesurer  son 
gros  pain  et  de  lui  peser  sa  viande.  Sans  l'armée, 
tel  fils  grand  seigneur  ne  soupçonnerait  pas 
comment  un  soldat  vit,  grandit,  engraisse  toute 
l'année  avec  neuf  sous  par  jour  et  une  cruche  d'eau 
fraîche,  portant  sur  le  dos  un  sac  dont  le  contenant 
et  le  contenu  coûtent  quarante  francs  à  sa  patrie. 

Cette  simplicité  de  mœurs,  cette  pauvreté  in- 
souciante et  joyeuse  de  tant  de  jeunes  gens,  cette 
vigoureuse  et  saine  existence,  sans  fausse  politesse 
ni  fausse  sensibilité,  cette  allure  mâle  donnée  à 
tout,  cette  uniformité  de  sentiments  imprimés  par 
la  discipline,  sont  des  liens  d'habitude  grossiers, 
mais  difficiles  à  rompre,  et  qui  ne  manquent  pas 
d'un  certain  charme  inconnu  aux  autres  profes- 
sions. J 'ai  vu  des  officiers  prendre  cette  existence 
en  passion  au  point  de  ne  pouvoir  la  quitter  quel- 
que temps  sans  ennui,  même  pour  retrouver  les 
plus  élégantes  et  les  plus  chères  coutumes  de  leur 
vie.  —  Les  régiments  sont  des  couvents  d'hommes, 
mais  des  couvents  nomades;  partout  ils  portent 
leurs  usages  empreints  de  gravité,  de  silence,  de 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    79 

retenue.     On  y  remplit  bien  les  vœux  de  Pauvreté 
et  d'Obéissance. 

Le  caractère  de  ces  reclus  est  indélébile  comme 
celui  des  moines,  et  jamais  je  n'ai  revu  l'uni- 
forme d'un  de  mes  régiments  sans  un  battement 
de  cœur. 


LA  VEILLÉE  DE  VINCENNES 

CHAPITRE  II 

LES    SCRUPULES    D'HONXEUR    D'UN    SOLDAT 

Un  soir  de  l'été  de  1819,  je  me  promenais  à 
Vincennes  dans  l'intérieur  de  la  forteresse,  où 
j'étais  en  garnison  avec  Timoléon  d'Arc***,  lieute- 
nant de  la  Garde  comme  moi;  nous  avions  fait, 
selon  l'habitude,  la  promenade  au  polygone,  as- 
sisté à  l'étude  du  tir  à  ricochet,  écouté  et  raconté 
paisiblement  les  histoires  de  guerre,  discuté  sur 
l'école  Polytechnique,  sur  sa  formation,  son  utilité, 
ses  défauts,  et  sur  les  hommes  au  teint  jaune 
qu'avait  fait  pousser  ce  terroir  géométrique.  La 
couleur  pâle  de  l'école,  Timoléon  l'avait  aussi  sur 
le  front.  Ceux  qui  l'ont  connu  se  rappelleront 
comme  moi  sa  figure  régulière  et  un  peu  amaigrie, 
ses  grands  yeux  noirs  et  les  sourcils  arqués  qui  les 
couvraient,  et  le  sérieux  si  doux  et  rarement  trou- 
blé de  son  visage  Spartiate  ;  il  était  fort  préoccupé 
ce  soir-là  de  notre  conversation  très  longue  sur  le 
svstème  des  probabilités  de  Laplace.  Je  me  sou- 
viens qu'il  tenait  sous  le  bras  ce  livre,  que  nous 
avions  en  grande  estime,  et  dont  il  était  souvent 
tourmenté. 

80 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  8i 
La  nuit  tombait,  ou  plutôt  s'épanouissait;  une 
belle  nuit  d'août.  Je  regardais  avec  plaisir  la  cha- 
pelle construite  par  saint  Louis,  et  cette  couronne 
de  tours  moussues  et  à  demi  ruinées  qui  servait 
alors  de  parure  à  Vincennes;  le  donjon  s'élevait 
au-dessus  d'elles  comme  un  roi  au  milieu  de  ses 
gardes.  Les  petits  croissants  de  la  chapelle  bril- 
laient parmi  les  premières  étoiles,  au  bout  de 
leurs  longues  flèches.  L'odeur  fraîche  et  suave  du 
bois  nous  parvenait  par-dessus  les  remparts,  et  il 
n'y  avait  pas  jusqu'au  gazon  des  batteries  qui 
n'exhalât  une  haleine  de  soir  d'été.  Nous  nous  as- 
sîmes sur  un  grand  canon  de  Louis  XIV,  et  nous 
regardâmes  en  silence  quelques  jeunes  soldats  qui 
essayaient  leur  force  en  soulevant  tour  à  tour  une 
bombe  au  bout  du  bras,  tandis  que  les  autres  ren- 
traient lentement  et  passaient  le  pont-levis  deux 
par  deux  ou  quatre  par  quatre,  avec  toute  la  pa- 
resse du  désœuvrement  militaire.  Les  cours 
étaient  remplies  de  caissons  de  l'artillerie,  ouverts  et 
chargés  de  poudre,  préparés  pour  la  revue  du  lende- 
main. A  notre  côté,  près  de  la  porte  du  bois,  un 
vieil  Adjudant  d'artillerie  ouvrait  et  refermait,  sou- 
vent avec  inquiétude,  la  porte  très  légère  d'une 
petite  tour,  poudrière  et  arsenal,  appartenant  à 
l'artillerie  à  pied,  et  remplie  de  barils  de  poudre, 
d'armes  et  de  munitions  de  guerre.  Il  nous  salua 
en  passant.  C'était  un  homme  d'une  taille  élevée, 
mais  un  peu  voûtée.  Ses  cheveux  étaient  rares  et 
blancs,  sa  moustache  blanche  et  épaisse,  son  air 


82   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

ouvert,  robuste  et  frais  encore,  heureux,  doux  et 
sage.  Il  tenait  trois  grands  registres  à  la  main,  et 
y  vérifiait  de  longues  colonnes  de  chiffres.  Nous 
lui  demandâmes  pourquoi  il  travaillait  si  tard, 
contre  sa  coutume.  Il  nous  répondit,  avec  le  ton 
de  respect  et  de  calme  des  vieux  soldats,  que 
c'était  le  lendemain  un  jour  d'inspection  générale 
à  cinq  heures  du  matin  ;  qu'il  était  responsable  des 
poudres,  et  qu'il  ne  cessait  de  les  examiner  et  de 
recommencer  vingt  fois  ses  comptes  pour  être  à 
l'abri  du  plus  léger  reproche  de  négligence;  qu'il 
avait  voulu  aussi  profiter  des  dernières  lueurs  du 
jour,  parce  que  la  consigne  était  sévère  et  défen- 
dait d'entrer  la  nuit  dans  la  poudrière  avec  un 
flambeau  ou  même  une  lanterne  sourde;  qu'il 
était  désolé  de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  tout  voir, 
et  qu'il  lui  restait  encore  quelques  obus  à  exami- 
ner; qu'il  voudrait  bien  pouvoir  revenir  dans  la 
nuit;  et  il  regardait  avec  un  peu  d'impatience  le 
grenadier  que  l'on  posait  en  faction  à  la  porte,  et 
qui  devait  l'empêcher  d'y  rentrer. 

Après  nous  avoir  donné  ces  détails,  il  se  mit  à 
genoux  et  regarda  sous  la  porte  s'il  n'y  restait  pas 
une  traînée  de  poudre.  Il  craignait  que  les  éperons 
ou  les  fers  des  bottes  des  officiers  ne  vinssent  à  y 
mettre  le  feu  le  lendemain. 

—  Ce  n'est  pas  cela  qui  m'occupe  le  plus,  dit- 
il  en  se  relevant,  mais  ce  sont  mes  registres;  et  il 
les  regardait  avec  regret. 

—  Vous  êtes  trop  scrupuleux,  dit  Timoléon. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  83 

—  Ah!  mon  lieutenant,  quand  on  est  dans  la 
Garde  on  ne  peut  pas  l'être  trop  sur  son  honneur. 
Un  de  nos  maréchaux  des  logis  s'est  brûlé  la  cer- 
velle lundi  dernier,  pour  avoir  été  mis  à  la  saUe  de 
police.  Moi,  je  dois  donner  l'exemple  aux  sous- 
officiers.  Depuis  que  je  sers  dans  la  Garde  je  n'ai 
pas  eu  un  reproche  de  mes  chefs,  et  une  punition 
me  rendrait  bien  malheureux. 

Il  est  vrai  que  ces  braves  soldats,  pris  dans 
l'armée  parmi  l'élite  de  l'éUte,  se  croyaient  désho- 
norés pour  la  plus  légère  faute. 

—  Allez,  vous  êtes  tous  les  puritains  de  l'hon- 
neur, lui  dis-je  en  lui  frappant  sur  l'épaule. 

Il  salua  et  se  retira  vers  la  caserne  où  était  son 
logement;  puis,  avec  ime  innocence  de  mœurs 
particuMère  à  l'honnête  race  des  soldats,  il  revint 
apportant  du  chènevis  dans  le  creux  de  ses  mains 
à  une  poule  qui  élevait  ses  douze  poussins  sous  le 
vieux  canon  de  bronze  où  nous  étions  assis. 

C'était  bien  la  plus  charmante  poule  que  j'aie 
connue  de  ma  vie;  elle  était  toute  blanche,  sans 
une  seule  tache  ;  et  ce  brave  homme,  avec  ses  gros 
doigts  mutilés  à  Marengo  et  à  AusterUtz,  lui  avait 
collé  sur  la  tête  une  petite  aigrette  rouge,  et  sur  la 
poitrine  un  petit  coUier  d'argent  avec  une  plaque  à 
son  chiffre.  La  bonne  poule  en  était  fière  et  recon- 
naissante à  la  fois.  EUe  savait  que  les  sentinelles 
la  faisaient  toujours  respecter,  et  elle  n'avait  peur 
de  personne,  pas  même  d'un  petit  cochon  de  lait  et 
d'une  chouette  qu'on  avait  logés  auprès  d'elle  sous 


84   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

le  canon  voisin.  La  belle  poule  faisait  le  bonheur 
des  canonniers;  elle  recevait  de  nous  tous  des 
miettes  de  pain  et  de  sucre  tant  que  nous  étions  en 
uniforme;  mais  elle  avait  horreur  de  l'habit  bour- 
geois, et  ne  nous  reconnaissant  plus  sous  ce  dégui- 
sement, elle  s'enfuyait  avec  sa  famille  sous  le 
canon  de  Louis  XIV.  Magnifique  canon  sur  lequel 
était  gravé  l'éternel  soleil  avec  son  Nec  pluribus 
impar,  et  VUltima  ratio  Regum.  Et  il  logeait  une 
poule  là-dessous  ! 

Le  bon  Adjudant  nous  parla  d'elle  en  fort  bons 
termes.  Elle  fournissait  des  œufs  à  lui  et  à  sa  fille 
avec  une  générosité  sans  pareille;  et  il  l'aimait 
tant,  qu'il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  tuer  un 
seul  de  ses  poulets,  de  peur  de  l'affliger.  Comme  il 
racontait  ses  bonnes  mœurs,  les  tambours  et  les 
trompettes  battirent  et  sonnèrent  à  la  fois  l'appel 
du  soir.  On  allait  lever  les  ponts,  et  les  concierges 
en  faisaient  résonner  les  chaînes.  Nous  n'étions  pas 
de  service,  et  nous  sortîmes  par  la  porte  du  bois. 
Timoléon,  qui  n'avait  cessé  de  faire  des  angles  sur 
le  sable  avec  le  bout  de  son  épée,  s'était  levé  du 
canon  en  regrettant  ses  triangles  comme  moi  je 
regrettais  ma  poule  blanche  et  mon  Adjudant. 

Nous  tournâmes  à  gauche,  en  suivant  les  rem- 
parts; et,  passant  ainsi  devant  le  tertre  de  gazon 
élevé  au  duc  d'Enghien  sur  son  corps  fusillé  et  sa 
tête  écrasée  par  un  pavé,  nous  côtoyâmes  les  fos- 
sés en  y  regardant  le  petit  chemin  blanc  qu'il  avait 
pris  pour  arriver  à  cette  fosse. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  85 

Il  y  a  deux  sortes  d'hommes  qui  peuvent  très 
bien  se  promener  ensemble  cinq  heures  de  suite 
sans  se  parler  :  ce  sont  les  prisonniers  et  les  officiers. 
Condamnés  à  se  voir  toujours,  quand  ils  sont  tous 
réunis,  chacun  est  seul.  Nous  allions  en  silence  les 
bras  derrière  le  dos.  Je  remarquai  que  Timoléon 
tournait  et  retournait  sans  cesse  une  lettre  au  clair 
de  la  lune;  c'était  une  petite  lettre  de  forme 
longue;  j'en  connaissais  la  figure  et  l'auteur  fémi- 
nin, et  j'étais  accoutumé  à  le  voir  rêver  tout  un 
jour  sur  cette  petite  écriture  fine  et  élégante.  Aussi 
nous  étions  arrivés  au  village  en  face  du  château, 
nous  a\àons  monté  l'escalier  de  notre  petite  mai- 
son blanche  ;  nous  allions  nous  séparer  sur  le  carré 
de  nos  appartements  voisins,  que  je  n'avais  pas  dit 
une  parole.     Là  seulement,  il  me  dit  tout  à  coup: 

—  Elle  veut  absolument  que  je  donne  ma  dé- 
mission;  qu'en  pensez- vous? 

—  Je  pense,  dis-je,  qu'elle  est  belle  comme  un 
ange,  parce  que  je  l'ai  vue;  je  pense  que  vous  l'ai- 
mez comme  un  fou,  parce  que  je  vous  vois  depuis 
deux  ans  tel  que  ce  soir  ;  je  pense  que  vous  avez  une 
assez  belle  fortune,  à  en  juger  par  vos  chevaux  et 
votre  train  ;  je  pense  que  vous  avez  fait  assez  vos 
preuves  pour  vous  retirer,  et  qu'en  temps  de  paix 
ce  n'est  pas  un  grand  sacrifice;  mais  je  pense  aussi 
à  une  seule  chose.  .  ,  . 

—  Laquelle  ?  dit-il  en  souriant  assez  amère- 
ment, parce  qu'il  devinait. 

—  C'est  qu'elle  est   mariée,  dis-je   plus  grave- 


86    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

ment;   vous  le  savez  mieux  que  moi,  mon  pauvre 
ami. 

—  C'est  \Tai,  dit-il,  pas  d'avenir. 

—  Et  le  service  sert  à  vous  faire  oublier  cela 
quelquefois,  ajoutai-je. 

—  Peut-être,  dit-il;  mais  il  n'est  pas  probable 
que  mon  étoile  change  à  l'armée.  Remarquez  dans 
ma  vie  que  jamais  je  n'ai  rien  fait  de  bien  qui  ne 
restât  inconnu  ou  mal  interprété. 

—  Vous  liriez  Laplace  toutes  les  nuits,  dis-je, 
que  vous  ne  trouveriez  pas  de  remède  à  cela. 

Et  je  m'enfermai  chez  moi  pour  écrire  un  poème 
sur  le  Masque  de  fer,  poème  que  j'appelai:  La 
Prison. 


CHAPITRE  III 

SUR  l'amour  du  danger 

L'isolement  ne  saurait  être  trop  complet  pour  ,. 
les  hommes  que  je  ne  sais  quel  démon  poursuit 
par  les  Olusions  de  poésie.  Le  silence  était  profond, 
et  l'ombre  épaisse  sur  les  tours  du  vieux  Vin- 
cennes.  La  garnison  dormait  depuis  neuf  heures 
du  soir.  Tous  les  feux  s'étaient  éteints  à  six  heures 
par  ordre  des  tambours.  On  n'entendait  que  la 
voix  des  sentinelles  placées  sur  le  rempart  et  s'en- 
voyant  et  répétant,  Tune  après  l'autre,  leur  cri  long 
et  mélancolique:  Sentinelle,  prenez  garde  â  vous! 
Les  corbeaux  des  tours  répondaient  plus  triste- 
ment encore,  et,  ne  s'y  croyant  plus  en  sûreté, 
s'envolaient  plus  haut  jusqu'au  donjon.  Rien  ne 
pouvait  plus  me  troubler,  et  pourtant  quelque  chose 
me  troublait,  qui  n'était  ni  bruit,  ni  lumière.  Je 
voulais  et  ne  pouvais  pas  écrire.  Je  sentais  quel- 
que chose  dans  ma  pensée,  comme  une  tache  dans 
une  émeraude;  c'était  l'idée  que  quelqu'un  auprès 
de  moi  veillait  aussi,  et  veillait  sans  consolation, 
profondément  tourmenté.  Cela  me  gênait.  J 'étais 
sûr  qu'il  avait  besoin  de  se  confier,  et  j'avais  fui 
brusquement  sa  confidence  par  désir  de  me  livrer 
à  mes  idées  favorites.  J 'en  étais  puni  maintenant 
87 


88   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

par  le  trouble  de  ces  idées  mêmes.  Elles  ne  vo- 
laient pas  librement  et  largement,  et  il  me  sem- 
blait que  leurs  ailes  étaient  appesanties,  mouillées 
peut-être  par  une  larme  secrète  d'un  ami  délaissé. 

Je  me  levai  de  mon  fauteuil.  J'ouvris  la  fenêtre, 
et  je  me  mis  à  respirer  l'air  embaumé  de  la  nuit. 
Une  odeur  de  forêt  venait  à  moi,  par-dessus  les 
murs,  un  peu  mélangée  d'une  faible  odeur  de 
poudre;  cela  me  rappela  ce  volcan  sur  lequel 
\'ivaient  et  dormaient  trois  mille  hommes  dans  une 
sécurité  parfaite.  J 'aperçus  sur  la  grande  muraille 
du  fort,  séparé  du  village  par  un  chemin  de  qua- 
rante pas  tout  au  plus,  une  lueur  projetée  par  la 
lampe  de  mon  jeune  voisin!  son  ombre  passait  et 
repassait  sur  la  muraille,  et  je  vis  à  ses  épaulettes 
qu'il  n'avait  pas  même  songé  à  se  coucher.  Il  était 
minuit.  Je  sortis  brusquement  de  ma  chambre  et 
j 'entrai  chez  lui.  Il  ne  fut  nullement  étonné  de  me 
voir,  et  dit  tout  de  suite  que  s'il  était  encore  de- 
bout, c'était  pour  finir  une  lecture  de  Xénophon  qui 
l'intéressait  fort.  Mais  comme  il  n'y  avait  pas  un 
seul  livre  ouvert  dans  sa  chambre,  et  qu'il  tenait 
encore  à  la  main  son  petit  billet  de  femme,  je  ne 
fus  pas  sa  dupe;  mais  j'en  eus  l'air.  Nous  nous 
mimes  à  la  fenêtre,  et  je  lui  dis,  essayant  d'appro- 
cher mes  idées  des  siennes  : 

—  Je  travaillais  aussi  de  mon  côté,  et  je  cher- 
chais à  me  rendre  compte  de  cette  sorte  d'aimant 
qu'il  y  a  pour  nous  dans  l'acier  d'une  épée.  C'est 
une  attraction  irrésistible  qui  nous  retient  au  ser- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  89 

vice  malgré  nous,  et  fait  que  nous  attendons  tou- 
jours un  événement  ou  une  guerre.  Je  ne  sais  pas 
(et  je  venais  vous  en  parler)  s'il  ne  serait  pas  vrai 
de  dire  et  d'écrire  qu'il  y  a  dans  les  armées  une 
passion  qui  leur  est  particulière  et  qui  leur  donne 
la  vie;  une  passion  qui  ne  tient  ni  de  l'amour  de 
la  gloire,  ni  de  l'ambition;  c'est  une  sorte  de  com- 
bat corps  à  corps  contre  la  destinée,  une  lutte  qui 
est  la  source  de  mille  voluptés  inconnues  au  reste 
des  hommes,  et  dont  les  triomphes  intérieurs  sont 
remplis  de  magnificence;  enfin  c'est  I'amour  du 
danger! 

—  C'est  vrai,  me  dit  Timoléon. 
Je  poursuivis: 

—  Que  serait-ce  donc  qui  soutiendrait  le  marin 
sur  la  mer?  qui  le  consolerait  dans  cet  ennui 
d'un  homme  qui  ne  voit  que  des  hommes  ?  Il  part, 
et  dit  adieu  à  la  terre  ;  adieu  au  sourire  des  femmes, 
adieu  à  leur  amour;  adieu  aux  amitiés  choisies 
et  aux  tendres  habitudes  de  la  vie;  adieu  aux 
bons  vieux  parents;  adieu  à  la  belle  nature  des 
campagnes,  aux  arbres,  aux  gazons,  aux  fleurs  qui 
sentent  bon,  aux  rochers  sombres,  aux  bois  mélan- 
coliques pleins  d'animaux  silencieux  et  sauvages; 
adieu  aux  grandes  villes,  au  travail  perpétuel  des 
arts,  à  l'agitation  sublime  de  toutes  les  pensées 
dans  l'oisiveté  de  la  vie,  aux  relations  élégantes, 
mystérieuses   et   passionnées    du   monde;     il   dit 

idieu  à  tout,  et  part.  Il  va  trouver  trois  ennemis: 
['eau,  l'air  et  l'homme  ;  et  toutes  les  minutes  de  sa 


90   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

vie  vont  en  avoir  un  à  combattre.  Cette  magnifique 
inquiétude  le  délivre  de  l'ennui.  Il  vit  dans  une 
perpétuelle  victoire;  c'en  est  une  que  de  passer 
seulement  sur  l'Océan,  et  de  ne  pas  s'engloutir  en 
sombrant;  c'en  est  une  que  d'aller  où  il  veut,  et 
de  s'enfoncer  dans  les  bras  du  vent  contraire;  c'en 
est  une  que  de  courir  devant  l'orage,  et  de  s'en 
faire  suivre  comme  d'un  valet;  c'en  est  une  que 
d'y  dormir  et  d'y  établir  son  cabinet  d'étude.  Il  se 
couche  avec  le  sentiment  de  sa  royauté,  sur  le  dos 
de  l'Océan,  comme  saint  Jérôme  sur  son  lion,  et 
jouit  de  la  solitude  qui  est  aussi  son  épouse. 

—  C'est  grand,  dit  Timoléon;  et  je  remarquai 
qu'il  posait  la  lettre  sur  la  table. 

—  Et  c'est  I'amour  du  danger  qui  le  nourrit,  qui 
fait  que  jamais  il  n'est  un  moment  désœuvré,  qu'il 
se  sent  en  lutte,  et  qu'il  a  un  but.  C'est  la  lutte 
qu'il  nous  faut  toujours;  si  nous  étions  en  cam- 
pagne, vous  ne  souffririez  pas  tant. 

—  Qui  sait?  dit-il. 

—  Vous  êtes  aussi  heureux  que  vous  pouvez 
l'être;  vous  ne  pouvez  pas  avancer  dans  votre 
bonheur.  Ce  bonheur-là  est  une  impasse  véri- 
table. 

—  Trop  vrai!  trop  vrai!  l'entendis-je  mur- 
murer. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  empêcher  qu'elle  n'ait 
un  jeune  mari  et  un  enfant,  et  vous  ne  pouvez  pas 
conquérir  plus  de  liberté  que  vous  n'en  avez;  voilà 
votre  supplice,  à  vous  ! 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  91 

Il  me  serra  la  main:  —  Et  toujours  mentir! 
dit-il.     Croyez-vous  que  nous  ayons  la  guerre? 

—  Je  n'en  crois  pas  un  mot,  répondis-je. 

—  Si  je  pouvais  seulement  savoir  si  elle  est  au 
bal  ce  soir!     Je  lui  avais  bien  défendu  d'y  aller. 

—  Je  me  serais  bien  aperçu,  sans  ce  que  vous 
me  dites  là,  qu'il  est  minuit,  lui  dis-je;  vous  n'avez 
pas  besoin  d'Austerlitz,  mon  ami,  vous  êtes  assez 
occupé;  vous  pouvez  dissimuler  et  mentir  encore 
pendant  plusieurs  années.     Bonsoir. 


CHAPITRE  IV 

LE    CONXERT   DE    FAMILLE 

Comme  j'allais  me  retirer,  je  m'arrêtai,  la  main 
sur  la  clef  de  sa  porte,  écoutant  avec  étonnement 
une  musique  assez  rapprochée  et  venue  du  château 
même.  Entendue  de  la  fenêtre,  eUe  nous  sembla 
formée  de  deux  voix  d'hommes,  d'une  voix  de 
femme  et  d'un  piano.  C'était  pour  moi  une  douce 
surprise,  à  cette  heure  de  la  nuit.  Je  proposai  à 
mon  camarade  de  l'aller  écouter  de  plus  près.  Le 
petit  pont-levis,  parallèle  au  grand,  et  destiné  à 
laisser  passer  le  gouverneur  et  les  officiers  pendant 
une  partie  de  la  nuit,  était  ouvert  encore.  Nous  ren- 
trâmes dans  le  fort,  et,  en  rôdant  par  les  cours, 
nous  fûmes  guidés  par  le  son  jusque  sous  les  fenê- 
tres ouvertes  que  je  reconnus  pour  celles  du  bon 
vieil  Adjudant  d'artillerie. 

Ces  grandes  fenêtres  étaient  au  rez-de-chaussée, 
et,  nous  arrêtant  en  face,  nous  découvrîmes,  jus- 
qu'au fond  de  l'appartement,  la  simple  famille  de 
cet  honnête  soldat. 

Il  y  avait,  au  fond  de  la  chambre,  un  petit 
piano  de  bois  d'acajou,  garni  de  vieux  ornements 
de  cuivre.  L'Adjudant  (tout  âgé  et  tout  modeste 
92 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  93 

qu'il  nous  avait  paru  d'abord)  était  assis  devant  le 
clavier,  et  jouait  une  suite  d'accords,  d'accompa- 
gnements et  de  modulations  simples,  mais  harmo- 
nieusement unies  entre  elles.  Il  tenait  les  yeux 
élevés  au  ciel,  et  n'avait  point  de  musique  devant 
lui  ;  sa  bouche  était  entr'ouverte  avec  délices  sous 
l'épaisseur  de  ses  longues  moustaches  blanches.  Sa 
fille,  debout  à  sa  droite,  allait  chanter,  ou  venait 
de  s'interrompre;  car  elle  regardait  avec  inquié- 
tude, la  bouche  entr'ouverte  encore,  comme  lui. 
A  sa  gauche,  un  jeune  sous-officier  d'artillerie 
légère  de  la  Garde,  vêtu  de  l'uniforme  sévère  de  ce 
beau  corps,  regardait  cette  jeune  personne  comme 
s'il  n'eût  pas  cessé  de  l'écouter. 

Rien  de  si  calme  que  leurs  poses,  rien  de  si 
décent  que  leur  maintien,  rien  de  si  heureux  que 
leurs  visages.  Le  rayon  qui  tombait  d'en  haut  sur 
ces  trois  fronts  n'y  éclairait  pas  une  expression 
soucieuse;  et  le  doigt  de  Dieu  n'y  avéïit  écrit  que 
bonté,  amour  et  pudeur. 

Le  froissement  de  nos  épées  sur  le  mur  les 
avertit  que  nous  étions  là.  Le  brave  homme  nous 
vit,  et  son  front  chauve  en  rougit  de  surprise  et, 
je  pense  aussi,  de  satisfaction.  Il  se  leva  avec  em- 
pressement, et  prenant  un  des  trois  chandeliers  qui 
l'éclairaient,  vint  nous  ouvrir  et  nous  fît  asseoir. 
Nous  le  priâmes  de  continuer  son  concert  de  fa- 
mille; et  avec  une  simplicité  noble,  sans  s'excuser 
et  sans  demander  indulgence,  il  dit  à  ces  enfants: 

—  Où  en  étions-nous? 


94   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Et  les  trois  voix  s'élevèrent  en  chœur  avec  une 
indicible  harmonie. 

Timoléon  écoutait  et  restait  sans  mouvement; 
pour  moi,  cachant  ma  tête  et  mes  yeux,  je  me  mis 
à  rêver  avec  un  attendrissement  qui,  je  ne  sais 
pourquoi,  était  douloureux.  Ce  qu'ils  chantaient 
emportait  mon  âme  dans  des  régions  de  larmes  et 
de  mélancoliques  félicités,  et,  poursuivi  peut-être 
par  l'importune  idée  de  mes  travaux  du  soir,  je 
changeais  en  mobiles  images  les  mobiles  modula- 
tions des  voix.  Ce  qu'ils  chantaient  était  un  de  ces 
chœurs  écossais,  une  des  anciennes  mélodies  des 
Bardes  que  chante  encore  l'écho  sonore  des  Or- 
cades.  Pour  moi,  ce  chœur  mélancolique  s'élevait 
lentement  et  s'évaporait  tout  à  coup  comme  les 
brouillards  des  montagnes  d'Ossian;  ces  brouil- 
lards qui  se  forment  sur  l'écume  mousseuse  des 
torrents  de  l'Arven,  s'épaississent  lentement  et  sem- 
blent se  gonfler  et  se  grossir,  en  montant,  d'une 
foule  innombrable  de  fantômes  tourmentés  et  tor- 
dus par  les  vents.  Ce  sont  des  guerriers  qui  rêvent 
toujours,  le  casque  appuyé  sur  la  main,  et  dont  les 
larmes  et  le  sang  tombent  goutte  à  goutte  dans  les 
eaux  noires  des  rochers;  ce  sont  des  beautés  pâles 
dont  les  cheveux  s'allongent  en  arrière,  comme  les 
rayons  d'une  lointaine  comète,  et  se  fondent  dans 
le  sein  humide  de  la  lune:  elles  passent  vite,  et 
leurs  pieds  s'évanouissent  enveloppés  dans  les  plis 
vaporeux  de  leurs  robes  blanches;  elles  n'ont  pas 
d'ailes,  et  volent.   Elles  volent  en  tenant  des  harpes, 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  95 

elles  volent  les  yeux  baissés  et  la  bouche  entr'ou- 
verte  avec  innocence;  elles  jettent  un  cri  en  pas- 
sant et  se  perdent,  en  montant,  dans  la  douce  lu- 
mière qui  les  appelle.  Ce  sont  des  navires  aériens 
qui  semblent  se  heurter  contre  des  rives  sombres, 
et  se  plonger  dans  des  flots  épais;  les  montagnes 
se  penchent  pour  les  pleurer,  et  les  dogues  noirs 
élèvent  leurs  têtes  difformes  et  hurlent  longue- 
ment, en  regardant  le  disque  qui  tremble  au  ciel, 
tandis  que  la  mer  secoue  les  colonnes  blanches 
des  Orcades  qui  sont  rangées  comme  les  tuyaux 
d'un  orgue  immense,  et  répandent,  sur  l'Océan, 
une  harmonie  déchirante  et  mille  fois  prolongée 
dans  la  caverne  où  les  vagues  sont  enfermées. 

La  musique  se  traduisait  ainsi  en  sombres 
images  dans  mon  âme,  bien  jeune  encore,  ouverte 
à  toutes  les  sympathies  et  comme  amoureuse  de 
ses  douleurs  fictives. 

C'était,  d'ailleurs,  revenir  à  la  pensée  de  celui 
qui  avait  inventé  ces  chants  tristes  et  puissants, 
que  de  les  sentir  de  la  sorte.  La  famille  heureuse 
éprouvait  elle-même  la  forte  émotion  qu'elle  don- 
nait, et  une  vibration  profonde  faisait  quelquefois 
trembler  les  trois  voix. 

Le  chant  cessa,  et  un  long  silence  lui  succéda. 
La  jeune  personne,  comme  fatiguée,  s'était  appuyée 
sur  l'épaule  de  son  père;  sa  taille  était  élevée  et 
un  peu  ployée,  comme  par  faiblesse;  elle  était 
mince,  et  paraissait  avoir  grandi  trop  vite,  et  sa 
poitrine,  un  peu  amaigrie,  en  paraissait  affectée. 
Elle  baisait  le  front  chauve,  large  et  ridé  de  son 


96   SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

père,  et  abandonnait  sa  main  au  jeune  sous-officier 
qui  la  pressait  sur  ses  lèvres. 

Comme  je  me  serais  bien  gardé,  par  amour- 
propre,  d'avouer  tout  haut  mes  rêveries  inté- 
rieures, je  me  contentai  de  dire  froidement: 

—  Que  le  ciel  accorde  de  longs  jours  et  toutes 
sortes  de  bénédictions  à  ceux  qui  ont  le  don  de 
traduire  la  musique  littéralement  !  Je  ne  puis  trop 
admirer  un  homme  qui  trouve  à  une  symphonie  le 
défaut  d'être  trop  Cartésienne,  et  à  une  autre  de 
pencher  vers  le  système  de  Spinosa;  qui  se  récrie 
sur  le  panthéisme  d'un  trio  et  l'utihté  d'une  ou- 
verture à  l'amélioration  de  la  classe  la  plus  nom- 
breuse. Si  j 'avais  le  bonheur  de  savoir  comme  quoi 
un  bémol  de  plus  à  la  clef  peut  rendre  un  quatuor 
de  flûtes  et  de  bassons  plus  partisan  du  Directoire 
que  du  Consulat  et  de  l'Empire,  je  ne  parlerais 
plus,  je  chanterais  éternellement;  je  foulerais  aux 
pieds  des  mots  et  des  phrases,  qui  ne  sont  bons 
tout  au  plus  que  pour  une  centaine  de  départe- 
ments, tandis  que  j'aurais  le  bonheur  de  dire  mes 
idées  fort  clairement  à  tout  l'univers  avec  mes  sept 
notes.  Mais,  dépourvu  de  cette  science  comme  je 
suis,  ma  conversation  musicale  serait  si  bornée  que 
mon  seul  parti  à  prendre  est  de  vous  dire,  en  lan- 
gue vulgaire,  la  satisfaction  que  me  cause  surtout 
votre  vue  et  le  spectacle  de  l'accord  plein  de  sim- 
plicité et  de  bonhomie  qui  règne  dans  votre  fa- 
mille. C'est  au  point  que  ce  qui  me  plaît  le  plus 
dans  votre  petit  concert,  c'est  le  plaisir  que  vous  y 
prenez;   vos  âmes  me  semblent  plus  belles  encore 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  97 

que  la  plus  belle  musique  que  le  Ciel  ait  jamais 
entendue  monter  à  lui  de  notre  misérable  terre, 
toujours  gémissante. 

Je  tendais  la  main  avec  effusion  à  ce  bon  père, 
et  il  la  serra  avec  l'expression  d'une  reconnaissance 
grave.  Ce  n'était  qu'un  vieux  soldat,  mais  il  y 
avait  dans  son  langage  et  ses  manières  je  ne  sais 
quoi  de  l'ancien  bon  ton  du  monde.  La  suite  me 
l'expliqua. 

—  Voici,  mon  lieutenant,  me  dit-il,  la  vie  que 
nous  menons  ici.  Nous  nous  reposons  en  chantant, 
ma  fille,  moi  et  mon  gendre  futur. 

Il  regardait  en  même  temps  ces  beaux  jeunes  gens 
avec  une  tendresse  toute  rayonnante  de  bonheur. 

—  Voici,  ajouta-t-il  d'un  air  plus  grave,  en  nous 
montrant  un  petit  portrait,  la  mère  de  ma  fille. 

Nous  regardâmes  la  muraille  blanchie  de  plâtre 
de  la  modeste  chambre,  et  nous  y  vîmes  en  effet 
une  miniature  qui  représentait  la  plus  gracieuse, 
la  plus  fraîche  petite  paysanne  que  jamais  Greuze 
ait  douée  de  grands  yeux  bleus  et  de  bouche  en 
forme  de  cerise. 

—  Ce  fut  une  bien  grande  dame  qui  eut  au- 
trefois la  bonté  de  faire  ce  portrait-là,  me  dit  l'Ad- 
judant, et  c'est  une  histoire  curieuse  que  celle  de 
la  dot  de  ma  pauvre  petite  femme. 

Et  à  nos  premières  prières  de  raconter  son  ma- 
riage, il  nous  parla  ainsi,  autour  de  trois  verres 
d'absinthe  verte  qu'il  eut  soin  de  nous  offrir  préa- 
lablement et  cérémonieusement. 


CHAPITRE  V 

HISTOIRE  DE  L'ADJUDANT 

LES    ENFANTS    DE    MONTREUIL    ET    LE   TAILLEUR 
DE    PIERRES 

Vous  saurez,  mon  lieutenant,  que  j'ai  été  élevé 
au  village  de  Montreuil  par  monsieur  le  curé  de 
Montreuil  lui-même.  Il  m'avait  fait  apprendre 
quelques  notes  du  plain-chant  dans  le  plus  heu- 
reux temps  de  ma  vie:  le  temps  où  j'étais  enfant 
de  chœur,  où  j'avais  de  grosses  joues  fraîches  et 
rebondies,  que  tout  le  monde  tapait  en  passant; 
une  voix  claire,  des  cheveux  blonds  poudrés,  une 
blouse  et  des  sabots.  Je  ne  me  regarde  pas  souvent, 
mais  je  m'imagine  que  je  ne  ressemble  plus  guère 
à  cela.  J'étais  fait  ainsi  pourtant,  et  je  ne  pouvais 
me  résoudre  à  quitter  une  sorte  de  clavecin  aigre 
et  discord  que  le  vieux  curé  avait  chez  lui.  Je  l'ac- 
cordais avec  assez  de  justesse  d'oreille,  et  le  bon 
père  qui  autrefois,  avait  été  renommé  à  Notre- 
Dame  pour  chanter  et  enseigner  le  faux-bourdon, 
me  faisait  apprendre  un  vieux  solfège.  Quand  il 
était  content,  il  me  pinçait  les  joues  à  me  les  rendre 
bleues,  et  me  disait: — Tiens,  Mathurin,  tu  n'es 
que  le  fils  d'un  paysan  et  d'une  paysanne;  mais  si 
tu  sais  bien  ton  catéchisme  et  ton  solfège,  et  que 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  99 

tu  renonces  à  jouer  avec  le  fusil  rouillé  de  la  mai- 
son, on  pourra  faire  de  toi  un  maître  de  musique. 
Va  toujours.  —  Cela  me  donnait  bon  courage,  et  je 
frappais  de  tous  mes  poings  sur  les  deux  pauvres 
claviers,  dont  les  dièses  étaient  presque  tous  muets. 

Il  y  avait  des  heures  où  j'avais  la  permission 
de  me  promener  et  de  courir;  mais  la  récréation 
la  plus  douce  était  d'aller  m 'asseoir  au  bout  du 
parc  de  Montreuil,  et  de  manger  mon  pain  avec 
les  maçons  et  les  ouvriers  qui  construisaient  sur 
l'avenue  de  Versailles,  à  cent  pas  de  la  barrière, 
un  petit  pavillon  de  musique,  par  ordre  de  la  Reine. 

C'était  un  lieu  charmant,  que  vous  pourrez 
voir  à  droite  de  la  route  de  Versailles,  en  arrivant. 
Tout  à  l'extrémité  du  parc  de  Montreuil,  au  milieu 
d'une  pelouse  de  gazon,  entourée  de  grands  arbres, 
si  vous  distinguez  un  pavillon  qui  ressemble  à  une 
mosquée  et  à  une  bonbonnière,  c'est  cela  que  j'al- 
lais regarder  bâtir. 

Je  prenais  par  la  main  une  petite  fille  de  mon 
âge,  qui  s'appelait  Pierrette,  que  monsieur  le  curé 
faisait  chanter  aussi  parce  qu'elle  avait  une  jolie 
voix.  Elle  emportait  une  grande  tartine  que  lui 
donnait  la  bonne  du  curé,  qui  était  sa  mère,  et 
nous  allions  regarder  bâtir  la  petite  maison  que 
faisait  faire  la  Reine  pour  la  donner  à  Madame. 

Pierrette  et  moi,  nous  avions  environ  treize 
ans.  Elle  était  déjà  si  belle,  qu'on  l'arrêtait  sur  son 
chemin  pour  lui  faire  compliment,  et  que  j'ai  vu 
de  belles  dames  descendre  de  carrosse  pour  lui 


loo    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

parler  et  l'embrasser!  Quand  elle  avait  un  fourreau 
rouge  relevé  dans  ses  poches,  et  bien  serré  de  la 
ceinture,  on  voyait  bien  ce  que  sa  beauté  serait  un 
jour.  Elle  n'y  pensait  pas,  et  elle  m'aimait  comme 
son  frère. 

Nous  sortions  toujours  en  nous  tenant  par  la 
main  depuis  notre  petite  enfance,  et  cette  habitude 
était  si  bien  prise,  que  de  ma  vie  je  ne  lui  donnai 
le  bras.  Notre  coutume  d'aller  visiter  les  ouvriers 
nous  fit  faire  la  connaissance  d'un  jeune  tailleur 
de  pierres,  plus  âgé  que  nous  de  huit  ou  dix  ans. 
Il  nous  faisait  asseoir  sur  un  moellon  ou  par  terre 
à  côté  de  lui,  et  quand  il  avait  une  grande  pierre  à 
scier,  Pierrette  jetait  de  l'eau  sur  la  scie,  et  j'en 
prenais  l'extrémité  pour  l'aider;  aussi  ce  fut  mon 
meilleur  ami  dans  ce  monde.  Il  était  d'un  carac- 
tère très  paisible,  très  doux,  et  quelquefois  un  peu 
gai,  mais  pas  souvent.  Il  avait  fait  une  petite  chan- 
son sur  les  pierres  qu'il  taillait,  et  sur  ce  qu'elles 
étaient  plus  dures  que  le  cœur  de  Pierrette,  et  il 
jouait  en  cent  façons  sur  ces  mots  de  Pierre,  de  Pier- 
rette, de  Pierrerie,  de  Pierrier,  de  Pierrot,  et  cela 
nous  faisait  beaucoup  rire  tous  trois.  C'était  un 
grand  garçon  grandissant  encore,  tout  pâle  et  dégin- 
gandé, avec  de  longs  bras  et  de  grandes  jambes,  et 
qui  quelquefois  avait  l'air  de  ne  pas  penser  à  ce  qu'il 
faisait.  Il  aimait  son  métier,  disait-il,  parce  qu'il 
pouvait  gagner  sa  journée  en  conscience,  ayant 
songé  à  autre  chose  jusqu'au  coucher  du  soleil.  Son 
père,  architecte,  s'était  si  bien  ruiné,  je  ne  sais 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    loi 

comment,  qu'il  fallait  que  le  fils  reprît  son  état 
par  le  commencement,  et  il  s'y  était  fort  paisible- 
ment résigné.  Lorsqu'il  taillait  un  gros  bloc,  ou  le 
sciait  en  long,  il  commençait  toujours  une  petite 
chanson  dans  laquelle  il  y  avait  toute  une  histo- 
riette qu'il  bâtissait  à  mesure  qu'il  allait,  en  vingt 
ou  trente  couplets,  plus  ou  moins. 

Quelquefois  il  me  disait  de  me  promener  devant 
lui  avec  Pierrette,  et  il  nous  faisait  chanter  en- 
semble, nous  apprenant  à  chanter  en  partie;  en- 
suite il  s'amusait  à  me  faire  mettre  à  genoux  devant 
Pierrette,  la  main  sur  son  cœur,  et  il  faisait  les 
paroles  d'une  petite  scène  qu'il  nous  fallait  redire 
après  lui.  Cela  ne  l'empêchait  pas  de  bien  con- 
naître son  état,  car  il  ne  fut  pas  un  an  sans  devenir 
maître  maçon.  Il  avait  à  nourrir,  avec  son  équerre 
et  son  marteau,  sa  pauvre  mère  et  deux  petits  frères 
qui  venaient  le  regarder  travailler  avec  nous. 
Quand  il  voyait  autour  de  lui  tout  son  petit  monde, 
cela  lui  donnait  du  courage  et  de  la  gaieté.  Nous 
l'appelions  Michel;  mais  pour  vous  dire  tout  de 
suite  la  vérité,  il  s'appelait  Michel- Jean  Sedaine. 


CHAPITRE  VI 

UN    SOUPIR 

—  Hélas!  dis-je,  voilà  un  poète  bien  à  sa  place. 
La  jeune  personne  et  le  sous-officier  se  regar- 
dèrent, comme  affligés  de  voir  interrompre  leur 
bon  père;  mais  le  digne  Adjudant  reprit  la  suite 
de  son  histoire,  après  avoir  relevé  de  chaque  côté 
la  cravate  noire  qu'il  portait,  doublée  d'une  cra- 
vate blanche,  attachée  militairement 


CHAPITRE  VII 

LA    DAME   ROSE 

C'est  une  chose  qui  me  paraît  bien  certaine, 
mes  chers  enfants,  dit-il  en  se  tournant  du  côté  de 
sa  fille,  que  le  soin  que  la  Providence  a  daigné 
prendre  de  composer  ma  vie  comme  elle  l'a  été. 
Dans  les  orages  sans  nombre  qui  l'ont  agitée,  je 
puis  dire,  en  face  de  toute  la  terre,  que  je  n'ai 
jamais  manqué  de  me  fier  à  Dieu  et  d'en  attendre 
du  secours,  après  m'être  aidé  de  toutes  mes  forces. 
Aussi,  vous  dis-je,  en  marchant  sur  les  flots  agités, 
je  n'ai  pas  mérité  d'être  appelé  homme  de  peu  de 
foi,  comme  le  fut  l'apôtre;  et  quand  mon  pied 
s'enfonçait,  je  levais  les  yeux,  et  j'étais  relevé. 

(Ici  je  regardai  Timoléon.  —  Il  vaut  mieux  que 
nous,  dis-je  tout  bas.)  —  Il  poursuivit: 

—  Monsieur  le  curé  de  Montreuil  m'aimait 
beaucoup,  j'étais  traité  par  lui  avec  une  amitié  si 
paternelle,  que  j'avais  oublié  entièrement  que 
j'étais  né,  comme  il  ne  cessait  de  me  le  rappeler, 
d'un  pauvre  paysan  et  d'une  pauvre  paysanne,  en- 
levés presque  en  même  temps  de  la  petite  vérole, 
que  je  n'avais  même  pas  vus.  A  seize  ans,  j'étais 
sauvage  et  sot,  mais  je  savais  un  peu  de  latin, 
beaucoup  de  musique,  et,  dans  toute  sorte  de  tra- 
vaux de  jardinage,  on  me  trouvait  assez  adroit. 
103 


104    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Ma  vie  était  fort  douce  et  fort  heureuse,  parce  que 
Pierrette  était  toujours  là,  et  que  je  la  regardais 
toujours  en  travaillant,  sans  lui  parler  beaucoup 
cependant. 

Un  jour  que  je  taillais  les  branches  d'un  des 
hêtres  du  parc,  et  que  je  liais  un  petit  fagot,  Pier- 
rette me  dit  : 

—  Oh  !  Mathurin,  j'ai  peur.  Voilà  deux  jolies 
dames  qui  viennent  devers  nous  par  le  bout  de 
l'allée.     Comment  allons-nous  faire? 

Je  regardai,  et  en  effet  je  vis  deux  jeunes  fem- 
mes qui  marchaient  vite  sur  les  feuilles  sèches,  et 
ne  se  donnaient  pas  le  bras.  Il  y  en  avait  une  un 
peu  plus  grande  que  l'autre,  vêtue  d'une  petite 
robe  de  soie  rose.  Elle  courait  presque  en  mar- 
chant, et  l'autre,  tout  en  l'accompagnant,  marchait 
presque  en  arrière.  Par  instinct,  je  fus  saisi  d'effroi 
comme  un  pauvre  petit  paysan  que  j'étais,  et  je 
dis  à  Pierrette: 

—  Sauvons-nous  ! 

Mais  bah!  nous  n'eûmes  pas  le  temps,  et  ce  qui 
redoubla  ma  peur,  ce  fut  de  voir  la  dame  rose 
faire  signe  à  Pierrette,  qui  devint  toute  rouge  et 
n'osa  pas  bouger,  et  me  prit  bien  vite  par  la  main 
pour  se  raffermir.  Moi,  j'ôtai  mon  bonnet  et  je 
m'adossai  contre  l'arbre,  tout  saisi. 

Quand  la  dame  rose  fut  tout  à  fait  arrivée  sur 
nous,  elle  alla  tout  droit  à  Pierrette,  et,  sans  façon, 
elle  lui  prit  le  menton,  pour  la  montrer  à  l'autre 
dame,  en  disant: 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    105 

—  Eh!  je  vous  le  disais  bien:  c'est  tout  mon 
costume  de  laitière  pour  jeudi.  —  La  jolie  petite 
fille  que  voilà!  Mon  enfant,  tu  donneras  tous  tes 
habits,  comme  les  voici,  aux  gens  qui  viendront  te 
les  demander  de  ma  part,  n'est-ce  pas?  je  t'enver- 
rai les  miens  en  échange. 

—  Oh!   madame,  dit  Pierrette  en  reculant. 
L'autre  jeune  dame  se  mit  à  sourire  d'un  air 

fin,  tendre  et  mélancolique,  dont  l'expression  tou- 
chante est  ineffaçable  pour  moi.  EUe  s'avança,  la 
tête  penchée,  et,  prenant  doucement  le  bras  nu  de 
Pierrette,  elle  lui  dit  de  s'approcher,  et  qu'il  fallait 
que  tout  le  monde  fît  la  volonté  de  cette  dame-là. 

—  Ne  va  pas  t 'aviser  de  rien  changer  à  ton  cos- 
tume, ma  belle  petite,  reprit  la  dame  rose,  en  la 
menaçant  d'une  petite  canne  de  jonc  à  pomme  d'or 
qu'elle  tenait  à  la  main.  Voilà  un  grand  garçon  qui 
sera  soldat,  et  je  vous  marierai. 

Elle  était  si  belle,  que  je  me  souviens  de  la  ten- 
tation incroyable  que  j 'eus  de  me  mettre  à  genoux  ; 
vous  en  rirez  et  j'en  ai  ri  souvent  depuis  en  moi- 
même;  mais,  si  vous  l'aviez  vue,  vous  auriez  com- 
pris ce  que  je  dis.  EUe  avait  l'air  d'une  petite  fée 
bien  bonne. 

Elle  parlait  vite  et  gaiement,  et,  en  donnant 
une  petite  tape  sur  la  joue  de  Pierrette,  elle  nous 
laissa  là  tous  les  deux  tout  interdits  et  tout  im- 
béciles, ne  sachant  que  faire  ;  et  nous  vîmes  les  deux 
dames  suivre  l'allée  du  côté  de  Montreuil,  et  s'en- 
foncer dans  le  parc  derrière  le  petit  bois. 


io6    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Alors  nous  nous  regardâmes,  et,  en  nous  tenant 
toujours  par  la  main,  nous  rentrâmes  chez  mon- 
sieur le  curé;  nous  ne  disions  rien,  mais  nous 
étions  bien  contents. 

Pierrette  était  toute  rouge,  et  moi  je  baissais  la 
tête.  Il  nous  demanda  ce  que  nous  avions;  je  lui 
dis  d'un  grand  sérieux: 

—  Monsieur  le  curé,  je  veux  être  soldat. 

Il  pensa  en  tomber  à  la  renverse,  lui  qui  m'avait 
appris  le  solfège! 

—  Comment,  mon  cher  enfant,  me  dit-il,  tu 
veux  me  quitter!  Ah!  mon  Dieu!  Pierrette,  qu'est-  . 
ce  qu'on  lui  a  donc  fait,  qu'il  veut  être  soldat? 
Est-ce  que  tu  ne  m'aimes  plus,  Mathurin  ?  Est-ce 
que  tu  n'aimes  plus  Pierrette  non  plus  ?  Qu'est-ce 
que  nous  t'avons  donc  fait,  dis?  et  que  vas-tu  faire 
de  la  belle  éducation  que  je  t'ai  donnée?  C'était 
bien  du  temps  perdu  assurément.  Mais  réponds 
donc,  méchant  sujet!  ajoutait-il  en  me  secouant  le 
bras. 

Je  me  grattais  la  tête  et  je  disais  toujours  en 
regardant  mes  sabots  : 

—  Je  veux  être  soldat. 

La  mère  de  Pierrette  apporta  un  grand  verre 
d'eau  froide  à  monsieur  le  curé,  parce  qu'il  était 
devenu  tout  rouge,  et  elle  se  mit  à  pleurer. 

Pierrette  pleurait  aussi  et  n'osait  rien  dire; 
mais  elle  n'était  pas  fâchée  contre  moi,  parce 
qu'elle  savait  bien  que  c'était  pour  l'épouser  que 
je  voulais  partir. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    107 

Dans  ce  moment-là,  deux  grands  laquais  pou- 
drés entrèrent  avec  une  femme  de  chambre  qui 
av^ait  l'air  d'une  dame,  et  ils  demandèrent  si  la 
petite  avait  préparé  les  bardes  que  la  Reine  et  ma- 
dame la  princesse  de  Lamballe  lui  avaient  deman- 
dées. 

Le  pauvre  curé  se  leva  si  troublé  qu'il  ne  put  se 
tenir  une  minute  debout,  et  Pierrette  et  sa  mère 
tremblèrent  si  fort  qu'elles  n'osèrent  pas  ouvrir 
une  cassette  qu'on  leur  envoyait  en  échange  du 
fourreau  et  du  bavolet,  et  elles  allèrent  à  la  toilette 
à  peu  près  comme  on  va  se  faire  fusiller. 

Seul  avec  moi,  le  curé  me  demanda  ce  qui 
s'était  passé,  et  je  le  lui  dis  comme  je  vous  l'ai 
conté,  mais  un  peu  plus  brièvement. 

—  Et  c'est  pour  cela  que  tu  veux  partir,  mon 
fils  ?  me  dit-il  en  me  prenant  les  deux  mains  ;  mais 
songe  donc  que  la  plus  grande  dame  de  l'Europe 
n'a  parlé  ainsi  à  un  petit  paysan  comme  toi  que 
par  distraction,  et  ne  sait  seulement  pas  ce  qu'elle 
t'a  dit.  Si  on  lui  racontait  que  tu  as  pris  cela  pour 
un  ordre  ou  pour  un  horoscope,  elle  dirait  que  tu 
es  un  grand  benêt,  et  que  tu  peux  être  jardinier 
toute  la  vie,  que  cela  lui  est  égal.  Ce  que  tu  ga- 
gnes en  jardinant,  et  ce  que  tu  gagnerais  en  en- 
seignant la  musique  vocale,  t'appartiendrait,  mon 
ami;  au  lieu  que  ce  que  tu  gagneras  dans  un 
régiment  ne  t'appartiendra  pas,  et  tu  auras  mille 
occasions  de  le  dépenser  en  plaisirs  défendus  par  la 
religion  et  la  morale;    tu  perdras  tous  les  bons 


io8    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

principes  que  je  t'ai  donnés,  et  tu  me  forceras  à 
rougir  de  toi.  Tu  reviendras  (si  tu  reviens)  avec  un 
autre  caractère  que  celui  que  tu  as  reçu  en  nais- 
sant. Tu  étais  doux,  modeste,  docile;  tu  seras 
rude,  impudent  et  tapageur.  La  petite  Pierrette  ne 
se  soumettra  certainement  pas  à  être  la  femme  d'un 
mauvais  garnement,  et  sa  mère  l'en  empêcherait 
quand  elle  le  voudrait;  et  moi,  que  pourrai-je 
faire  pour  toi,  si  tu  oublies  tout  à  fait  la  Provi- 
dence? Tu  l'oublieras,  vois-tu,  la  Providence,  je 
t'assure  que  tu  finiras  par  là. 

Je  demeurai  les  yeux  fixés  sur  mes  sabots  et  les 
sourcils  froncés  en  faisant  la  moue,  et  je  dis,  en 
me  grattant  la  tête  : 

—  C'est  égal,  je  veux  être  soldat. 

Le  bon  curé  n'y  tint  pas,  et  ou\Tant  la  porte 
toute  grande,  il  me  montra  le  grand  chemin  avec 
tristesse.  —  Je  compris  sa  pantomime,  et  je  sortis. 
J'en  aurais  fait  autant  à  sa  place,  assurément. 
Mais  je  le  pense  à  présent,  et  ce  jour-là  je  ne  le 
pensais  pas.  Je  mis  mon  bonnet  de  coton  sur 
l'oreille  droite,  je  relevai  le  collet  de  ma  blouse,  je 
pris  mon  bâton,  et  je  m'en  allai  tout  droit  à  un  pe- 
tit cabaret,  sur  l'avenue  de  Versailles,  sans  dire 
adieu  à  personne. 


CHAPITRE  VIII 

LA   POSITION    DU    PREMIER   RANG 

Dans  ce  petit  cabaret,  je  trouvai  trois  braves 
dont  les  chapeaux  étaient  galonnés  d'or,  l'uniforme 
blanc,  les  revers  roses,  les  moustaches  cirées  de 
noir,  les  cheveux  tout  poudrés  à  frimas,  et  qui  par- 
laient aussi  vite  que  des  vendeurs  d'orviétan.  Ces 
trois  braves  étaient  d'honnêtes  racoleurs.  Ils  me 
dirent  que  je  n'avais  qu'à  m'asseoir  à  table  avec 
eux  pour  avoir  une  idée  juste  du  bonheur  parfait 
que  l'on  goûtait  éternellement  dans  le  Royal- Au- 
vergne. Ils  me  firent  manger  du  poulet,  du  che- 
vreuil et  des  perdreaux,  boire  du  vin  de  Bordeaux 
et  de  Champagne,  et  du  café  excellent;  ils  me  ju- 
rèrent sur  leur  honneur  que,  dans  le  Royal-Auver- 
gne, je  n'en  aurais  jamais  d'autres. 

Je  vis  bien  depuis  qu'ils  avaient  dit  vrai. 

Ils  me  jurèrent  aussi,  car  ils  juraient  infini- 
ment, que  l'on  jouissait  de  la  plus  douce  liberté 
dans  le  Royal-Auvergne;  que  les  soldats  y  étaient 
incomparablement  plus  heureux  que  les  capitaines 
des  autres  corps;  qu'on  y  jouissait  d'une  société 
fort  agréable  en  hommes  et  en  belles  dames,  et 
qu'on  y  faisait  beaucoup  de  musique,  et  surtout 
qu'on  y  appréciait  fort  ceux  qui  jouaient  du  piano. 
Cette  dernière  circonstance  me  décida. 
109 


iio    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Le  lendemain  j'avais  donc  l'honneur  d'être  sol- 
dat au  Royal-Auvergne.  C'était  un  assez  beau 
corps,  il  est  vrai,  mais  je  ne  voyais  plus  ni  Pierrette, 
ni  monsieur  le  curé.  Je  demandai  du  poulet  à 
dîner,  et  l'on  me  donna  à  manger  cet  agréable  mé- 
lange de  pommes  de  terre,  de  mouton  et  de  pain  qui 
se  nommait,  se  nomme  et  sans  doute  se  nommera 
toujours  la  Ratatouille.  On  me  fit  apprendre  la  po- 
sition du  soldat  sans  armes  avec  une  perfection  si 
grande,  que  je  servis  de  modèle,  depuis,  au  dessi- 
nateur qui  fit  les  planches  de  l'ordonnance  de 
1791,  ordonnance  qui,  vous  le  savez,  mon  lieute- 
nant, est  un  chef-d'œuvre  de  précision.  On  m'ap- 
prit l'école  du  soldat  et  l'école  de  peloton  de  ma- 
nière à  exécuter  les  charges  en  douze  temps,  les 
charges  précipitées  et  les  charges  à  volonté,  en 
comptant  ou  sans  compter  les  mouvements,  aussi 
parfaitement  que  le  plus  roide  des  caporaux  du  roi 
de  Prusse,  Frédéric  le  Grand,  dont  les  vieux  se 
souvenaient  encore  avec  l'attendrissement  de  gens 
qui  aiment  ceux  qui  les  battent.  On  me  fit  l'hon- 
neur de  me  promettre  que,  si  je  me  comportais 
bien,  je  finirais  par  être  admis  dans  la  première 
compagnie  de  grenadiers.  —  J'eus  bientôt  une 
queue  poudrée  qui  tom^bait  sur  ma  veste  blanche 
assez  noblement;  mais  je  ne  voyais  plus  jamais  ni 
Pierrette,  ni  sa  mère,  ni  monsieur  le  curé  de  Mon- 
treuil,  et  je  ne  faisais  point  de  musique. 

Un  beau  jour,  comme  j'étais  consigné  à  la  ca- 
serne même  où  nous  voici,  pour  avoir  fait  trois 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    m 

fautes  dans  le  maniement  d'armes,  on  me  plaça 
dans  la  position  des  feux  du  premier  rang,  un  ge- 
nou sur  le  pavé,  ayant  en  face  de  moi  un  soleil 
éblouissant  et  superbe  que  j 'étais  forcé  de  coucher 
en  joue,  dans  une  immobilité  parfaite,  jusqu'à  ce 
que  la  fatigue  me  fît  ployer  les  bras  à  la  saignée; 
et  j'étais  encouragé  à  soutenir  mon  arme  par  la 
présence  d'un  honnête  caporal,  qui  de  temps  en 
temps  soulevait  ma  baïonnette  avec  sa  crosse  quand 
elle  s'abaissait;  c'était  une  petite  punition  de  l'in- 
vention de  M.  de  Saint-Germain. 

Il  y  avait  vingt  minutes  que  je  m'appliquais  à 
attendre  le  plus  haut  degré  de  pétrification  pos- 
sible, dans  cette  attitude,  lorsque  je  vis  au  bout  de 
mon  fusil  la  figure  douce  et  paisible  de  mon  bon 
ami  Michel,  le  tailleur  de  pierres. 

—  Tu  viens  bien  à  propos,  mon  ami,  lui  dis-je, 
et  tu  me  rendrais  un  grand  service  si  tu  voulais 
bien,  sans  qu'on  s'en  aperçût,  mettre  un  moment 
ta  canne  sous  ma  baïonnette.  Mes  bras  s'en  trou- 
veraient mieux,  et  ta  canne  ne  s'en  trouverait  pas 
plus  mal. 

—  Ah!  Mathurin,  mon  ami,  me  dit-il,  te  voilà 
bien  puni  d'avoir  quitté  Montreuil;  tu  n'as  plus  les 
conseils  et  les  lectures  du  bon  curé,  et  tu  vas  ou- 
blier tout  à  fait  cette  musique  que  tu  aimais  tant, 
et  celle  de  la  parade  ne  la  vaudra  certainement  pas. 

—  C'est  égal,  dis-je,  en  élevant  le  bout  du  ca- 
non de  mon  fusil,  et  le  dégageant  de  sa  canne,  par 
orgueil;  c'est  égal,  on  a  son  idée. 


112    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

—  Tu  ne  cultiveras  plus  les  espaliers  et  les 
belles  pêches  de  Montreuil  avec  ta  Pierrette,  qui  est 
bien  aussi  fraîche  qu'elles,  et  dont  la  lèvre  porte 
aussi  comme  elles  un  petit  duvet. 

—  C'est  égal,  dis-je  encore,  j'ai  mon  idée. 

—  Tu  passeras  bien  longtemps  à  genoux,  à  ti- 
rer sur  rien,  avec  une  pierre  de  bois,  avant  d'être 
seulement  caporal. 

—  C'est  égal,  dis-je  encore,  si  j'avance  lente- 
ment, toujours  est-il  vrai  que  j'avancerai;  tout 
vient  à  point  à  qui  sait  attendre,  comme  on  dit,  et 
quand  je  serai  sergent  je  serai  quelque  chose,  et 
j'épouserai  Pierrette.  Un  sergent  c'est  un  seigneur, 
et  à  tout  seigneur  tout  honneur. 

Michel  soupira. 

—  Ah!  Mathurin!  Mathurin!  me  dit-il,  tu  n'es 
pas  sage,  et  tu  as  trop  d'orgueil  et  d'ambition, 
mon  ami;  n'aimerais-tu  pas  mieux  être  remplacé, 
si  quelqu'un  payait  pour  toi,  et  venir  épouser  ta 
petite  Pierrette  ? 

—  Michel!  Michel!  lui  dis-je,  tu  t'es  beaucoup 
gâté  dans  le  monde;  je  ne  sais  pas  ce  que  tu  y 
fais,  et  tu  ne  m'as  plus  l'air  d'y  être  maçon,  puis- 
qu'au  lieu  d'une  veste  tu  as  un  habit  noir  de  taffe- 
tas; mais  tu  ne  m'aurais  pas  dit  ça  dans  le  temps 
où  tu  répétais  toujours:  Il  faut  faire  son  sort  soi- 
même.  —  Moi  je  ne  veux  pas  l'épouser  avec  l'ar- 
gent des  autres,  et  je  fais  moi-même  mon  sort, 
comme  tu  vois.  —  D'ailleurs,  c'est  la  Reine  qui 
m'a  mis  ça  dans  la  tête,  et  la  Reine  ne  peut  pas  se 


I 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    113 

tromper  en  jugeant  ce  qui  est  bien  à  faire.  Elle  a 
dit  elle-même:  Il  sera  soldat,  et  je  les  marierai; 
elle  n'a  pas  dit:  Il  reviendra  après  avoir  été 
soldat. 

—  Mais,  me  dit  Michel,  si  par  hasard  la  Reine 
te  voulait  donner  de  quoi  l'épouser,  le  prendrais-tu  ? 

—  Non,  Michel,  je  ne  prendrais  pas  son  argent, 
si  par  impossible  elle  le  voulait. 

—  Et  si  Pierrette  gagnait  eUe-même  sa  dot  ? 
reprit-il. 

—  Oui,  Michel,  je  l'épouserais  tout  de  suite, 
dis-je. 

Ce  bon  garçon  avait  l'air  tout  attendri. 

—  Eh  bien!   reprit-il,  je  dirai  cela  à  la  Reine. 

—  Est-ce  que  tu  es  fou,  lui  dis-je,  ou  domes- 
tique dans  sa  maison  ? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  Mathurin.  quoique  je  ne 
taille  plus  la  pierre. 

—  Que  tailles-tu  donc  ?  disais-je. 

—  Hé!  je  taille  des  pièces,  du  papier  et  des 
plumes. 

—  Bah  !  dis-je,  est-il  possible  ? 

—  Oui,  mon  enfant,  je  fais  de  petites  pièces 
toutes  simples,  et  bien  aisées  à  comprendre.  Je  te 
ferai  voir  tout  ça. 


En  effet,  dit  Timoléon,  en  interrompant  l'Adju- 
dant, les  ouvrages  de  ce  bon  Sedaine  ne  sont  pas 
construits  sur  des  questions  bien  difficiles;   on  n'y 


114    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

trouve  aucune  synthèse  sur  le  fini  et  l'infuii,  sur 
les  causes  finales,  l'association  des  idées  et  l'iden- 
tité personnelle;  on  n'y  tue  pas  des  rois  et  des 
reines  par  le  poison  ou  l'échafaud;  ça  ne  s'appelle 
pas  de  noms  sonores  environnés  de  leur  traduction 
philosophique;  mais  ça  se  nomme  Biaise,  l'Agneau 
perdu,  le  Déserteur;  ou  bien  le  Jardinier  et  son  Sei- 
gneur, la  Gageure  imprévue;  ce  sont  des  gens  tout 
simples,  qui  parlent  vrai,  qui  sont  philosophes  sans 
le  savoir,  comme  Sedaine  lui-même,  que  je  trouve 
plus  grand  qu'on  ne  l'a  fait. 
Je  ne  répondis  pas. 


L'Adjudant  reprit: 

—  Eh  bien,  tant  mieux!  dis-je,  j'aime  autant 
te  voir  travailler  ça  que  tes  pierres  de  taille. 

—  Ah!  ce  que  je  bâtissais  valait  mieux  que  ce 
que  je  construis  à  présent.  Ça  ne  passait  pas  de 
mode,  et  ça  restait  plus  longtemps  debout.  Mais 
en  tombant,  ça  pouvait  écraser  quelqu'un;  au  lieu 
qu'à  présent,  quand  ça  tombe,  ça  n'écrase  per- 
sonne. 

—  C'est  égal,  je  suis  toujours  bien  aise,  dis-je.  .  .  . 

—  C'est-à-dire,  aurais-je  dit,  car  le  caporal  vint 
donner  un  si  terrible  coup  de  crosse  dans  la  canne 
de  mon  ami  Michel  qu'il  l'envoya  là-bas,  tenez,  là- 
bas,  près  de  la  poudrière. 

En  même  temps  il  ordonna  six  jours  de  salle  de 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    115 

police  pour  le  factionnaire  qui  avait  laissé  entrer 
un  bourgeois. 

Sedaine  comprit  bien  qu'il  fallait  s'en  aller;  il 
ramassa  paisiblemennt  sa  canne,  et,  en  sortant  du 
côté  du  bois,  il  me  dit: 

—  Je  t'assure,  Mathurin,  que  je  conterai  tout 
ceci  à  la  Reine. 


CHAPITRE  IX 

UNE    SÉANCE 

Ma  petite  Pierrette  était  une  belle  petite  fille, 
d'un  caractère  décidé,  calme  et  honnête.  Elle  ne  se 
déconcertait  pas  trop  facilement,  et  depuis  qu'elle 
avait  parlé  à  la  Reine,  elle  ne  se  laissait  plus  aisé- 
ment faire  la  leçon;  elle  savait  bien  dire  à  mon- 
sieur le  curé  et  à  sa  bonne  qu'elle  voulait  épouser 
Mathurin,  et  elle  se  levait  la  nuit  pour  travailler  à 
son  trousseau,  tout  comme  si  je  n'avais  pas  été 
mis  à  la  porte  pour  longtemps,  sinon  pour  toute 
ma  vie. 

Un  jour  (c'était  le  lundi  de  Pâques,  elle  s'en 
était  toujours  souvenue,  la  pauvre  Pierrette,  et  me 
l'a  raconté  souvent),  un  jour  donc  qu'elle  était 
assise  devant  la  porte  de  monsieur  le  curé,  tra- 
vaillant et  chantant  comme  si  de  rien  n'était,  elle 
vit  arriver  vite,  vite,  un  beau  carrosse  dont  les 
six  chevaux  trottaient  dans  l'avenue,  d'un  train 
merveilleux,  montés  par  deux  petits  postiUons 
poudrés  et  roses,  très  jolis  et  si  petits  qu'on  ne 
voyait  de  loin  que  leurs  grosses  bottes  à  l'écuyère. 
Ils  portaient  de  gros  bouquets  à  leur  jabot,  et 
les  chevaux  portaient  aussi  de  gros  bouquets  sur 
l'oreille. 

Ne  voilà-t-il  pas  que  l'écuyer  qui  courait  en 
ii6 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    117 

avant  des  chevaux  s'arrêta  précisément  devant  la 
porte  de  monsieur  le  curé,  où  la  voiture  eut  la  bonté 
de  s'arrêter  aussi,  et  daigna  s'ouvrir  toute  grande. 
Il  n'y  avait  personne  dedans.  Comme  Pier- 
rette regardait  avec  de  grands  yeux,  l'écuyer  ôta 
son  chapeau  très  poliment  et  la  pria  de  vouloir 
bien  monter  en  carrosse. 

Vous  croyez  peut-être  que  Pierrette  fit  des  fa- 
çons ?  Point  du  tout  ;  elle  avait  trop  de  bon  sens 
pour  cela.  Elle  ôta  simplement  ses  deux  sabots, 
qu'elle  laissa  sur  le  pas  de  la  porte,  mit  ses  sou- 
liers à  boucles  d'argent,  ploya  proprement  son  ou- 
vrage, et  monta  dans  le  carrosse  en  s 'appuyant 
sur  le  bras  du  valet  de  pied,  comme  si  elle  n'eût 
fait  autre  chose  de  sa  vie,  parce  que,  depuis  qu'elle 
avait  changé  de  robe  avec  la  Reine,  elle  ne  doutait 
plus  de  rien. 

Elle  m'a  dit  souvent  qu'elle  avait  eu  deux 
grandes  frayeurs  dans  la  voiture:  la  première, 
parce  qu'on  allait  si  vite  que  les  arbres  de  l'ave- 
nue de  Montreuil  lui  paraissaient  courir  comme 
des  fous  l'un  après  l'autre;  la  seconde,  parce  qu'il 
lui  semblait  qu'en  s 'asseyant  sur  les  coussins 
blancs  du  carrosse,  elle  y  laisserait  une  tache 
bleue  et  jaune  de  la  couleur  de  son  jupon.  Elle  le 
releva  dans  ses  poches,  et  se  tint  toute  droite  au 
bord  du  coussin,  nuDement  tourmentée  de  son 
aventure  et  devinant  bien  qu'en  pareille  circon- 
stance il  est  bon  de  faire  ce  que  tout  le  monde 
veut,  franchement  et  sans  hésiter. 


ii8    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

D'après  ce  sentiment  juste  de  sa  position  que 
lui  donnait  une  nature  heureuse,  douce  et  disposée 
au  bien  et  au  vrai  en  toute  chose,  elle  se  laissa 
parfaitement  donner  le  bras  par  l'écuyer  et  con- 
duire à  Trianon,  dans  les  appartements  dorés,  où 
seulement  eUe  eut  soin  de  marcher  sur  la  pointe 
du  pied,  par  égard  pour  les  parquets  de  bois  de 
citron  et  de  bois  des  Indes  qu'elle  craignait  de 
rayer  avec  ses  clous. 

Quand  elle  entra  dans  la  dernière  chambre, 
elle  entendit  un  petit  rire  joyeux  de  deux  voix  très 
douces,  ce  qui  l'intimida  bien  un  peu  et  lui  fit 
battre  le  cœur  assez  vivement;  mais,  en  entrant, 
elle  se  trouva  rassurée  tout  de  suite,  ce  n'était  que 
son  amie  la  Reine. 

Madame  de  Lamballe  était  avec  elle,  mais  as- 
sise dans  une  embrasure  de  fenêtre  et  établie  de- 
vant un  pupitre  de  peintre  en  miniature.  Sur  le 
tapis  vert  de  pupitre,  un  ivoire  tout  préparé;  près 
de  l'ivoire,  des  pinceaux:  près  des  pinceaux,  un 
verre  d'eau. 

—  Ah!  la  voilà!  dit  la  Reine  d'un  air  de  fête, 
et  elle  courut  lui  prendre  les  deux  mains. 

—  Comme  eUe  est  fraîche,  comme  elle  est 
jolie!  Le  joli  petit  modèle  que  cela  fait  pour  vous! 
AUons,  ne  la  manquez  pas,  madame  de  Lamballe! 
—  Mets-toi  là,  mon  enfant. 

Et  la  belle  Marie-Antoinette  la  fît  asseoir  de 
force  sur  une  chaise.     Pierrette  était  tout  à  fait 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    iig 

interdite,  et  sa  chaise  si  haute  que  ses  petits  pieds 
pendaient  et  se  balançaient. 

—  Mais  voyez  donc  comme  elle  se  tient  bien, 
continuait  la  Reine,  elle  ne  se  fait  pas  dire  deux 
fois  ce  qu'on  veut,  je  gage  qu'elle  a  de  l'esprit. 
Tiens-toi  droite,  mon  enfant,  et  écoute-moi.  Il  va 
venir  deux  messieurs  ici.  Que  tu  les  connaisses  ou 
non,  cela  ne  fait  rien,  et  cela  ne  te  regarde  pas. 
Tu  feras  tout  ce  qu'ils  te  diront  de  faire.  Je  sais 
que  tu  chantes,  tu  chanteras.  Quand  ils  te  diront 
d'entrer  et  de  sortir,  d'aller  et  de  venir,  tu  entre- 
ras, tu  sortiras,  tu  iras,  tu  viendras,  bien  exacte- 
ment, entends-tu  ?  Tout  cela  c'est  pour  ton  bien. 
Madame  et  moi  nous  les  aiderons  à  t 'enseigner 
quelque  chose  que  je  sais  bien,  et  nous  ne  te  de- 
mandons pour  nos  peines  que  de  poser  tous  les 
jours  une  heure  devant  madame;  cela  ne  t'afflige 
pas  trop  fort,  n'est  ce  pas  ? 

Pierrette  ne  répondait  qu'en  rougissant  et  en 
pâlissant  à  chaque  parole;  mais  elle  était  si  con- 
tente qu'elle  aurait  voulu  embrasser  la  petite  Reine 
comme  sa  camarade. 

Comme  elle  posait,  les  yeux  tournés  vers  la 
porte,  elle  vit  entrer  deux  hommes,  l'un  gros  et 
l'autre  grand.  Quand  elle  vit  le  grand,  elle  ne  put 
s'empêcher  de  crier:    Tiens!    c'est  .  .  . 

Mais  elle  se  mordit  le  doigt  pour  se  faire  taire. 

—  Eh  bien,  comment  la  trouvez-vous,  mes- 
sieurs?  dit  la  Reine;  me  suis- je  trompée  ? 


I20    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  Rose  même?  dit  Se- 
daine. 

—  Une  seule  note,  madame,  dit  le  plus  gros 
des  deux,  et  je  saurai  si  c'est  la  Rose  de  Monsigny, 
comme  elle  est  celle  de  Sedaine. 

—  Voyons,  ma  petite,  répétez  cette  gamme,  dit 
Grétry  en  chantant  ut,  ré,  mi,  fa,  sol. 

Pierrette  la  répéta. 

—  Elle  a  une  voix  divine,  madame,  dit-il. 
La  Reine  frappa  des  mains  et  sauta. 

—  Elle  gagnera  sa  dot,  dit-elle. 


CHAPITRE  X 

UNE    BELLE    SOIRÉE 

Ici  l'honnête  Adjudant  goûta  un  peu  de  son 
petit  verre  d'absinthe,  en  nous  engageant  à  l'imi- 
ter, et,  après  avoir  essuyé  sa  moustache  blanche 
avec  un  mouchoir  rouge  et  l'avoir  tournée  un  in- 
stant dans  ses  gros  doigts,  il  poursuivit  ainsi: 

—  Si  je  savais  faire  des  surprises,  mon  lieute- 
nant, comme  on  en  fait  dans  les  livres,  et  faire 
attendre  la  fin  d'une  histoire  en  tenant  la  dragée 
haute  aux  auditeurs,  et  puis  la  faire  goûter  du 
bout  des  lèvres,  et  puis  la  relever,  et  puis  la  don- 
ner tout  entière  à  manger,  je  trouverEiis  une  ma- 
nière nouvelle  de  vous  dire  la  suite  de  ceci  ;  mais 
je  vais  de  fil  en  aiguille,  tout  simplement  comme 
a  été  ma  vie  de  jour  en  jour,  et  je  vous  dirai  que 
depuis  le  jour  où  mon  pauvre  Michel  était  -venu 
me  voir  ici  à  Vincennes,  et  m'avait  trouvé  dans  la 
position  du  premier  rang,  je  maigris  d'une  manière 
ridicule,  parce  que  je  n'entendis  plus  parler  de 
notre  petite  famille  de  Mon  treuil,  et  que  je  vins 
à  penser  que  Pierrette  m'avait  oublié  tout  à 
fait.  Le  régiment  d'Auvergne  était  à  Orléans  de- 
puis trois  mois,  et  le  mal  du  pays  commençait  à 
m'y  prendre.  Je  jaunissais  à  vue  d'œil  et  je  ne 
pouvais  plus  soutenir  mon  fusil.     Mes  camarades 


122    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

commençaient  à  me  prendre  en  grand  mépris, 
comme  on  prend  ici  toute  maladie,  vous  le  savez. 

Il  y  en  avait  qui  me  dédaignaient  parce  qu'ils 
me  croyaient  très  malade,  d'autres  parce  qu'ils 
soutenaient  que  je  faisais  semblant  de  l'être,  et, 
dans  ce  dernier  cas,  il  ne  me  restait  d'autre  parti 
que  de  mourir  pour  prouver  que  je  disais  vrai,  ne 
pouvant  pas  me  rétablir  tout  à  coup  ni  être  assez 
mal  pour  me  coucher;    fâcheuse  position.  .  .  . 

Un  jour  un  officier  de  ma  compagnie  vint  me 
trouver,  et  me  dit  : 

—  Mathurin,  toi  qui  sais  lire,  lis  un  peu  cela. 
Et  il  me  conduisit  sur  la  place  de  Jeanne  d'Arc, 

place  qui  m'est  chère,  où  je  lus  une  grande  affiche 
de  spectacle  sur  laquelle  on  avait  imprimé  ceci  : 

PAR   ORDRE 

«  Lundi  prochain,  représentation  extraordi- 
naire d'iRÈNE,  pièce  nouvelle  de  M.  de  Voltaire, 
et  de  Rose  et  Colas,  par  M.  Sedaine,  musique  de 
M.  MoNSiGNY,  au  bénéfice  de  mademoiselle  Co- 
lombe, célèbre  cantatrice  de  la  Comédie-Ita- 
lienne, laquelle  paraîtra  dans  la  seconde  pièce. 
Sa  Majesté  la  Reine  a  daigné  promettre  qu'elle 
honorerait  le  spectacle  de  sa  présence.  » 

—  Eh  bien,  dis-je,  mon  capitaine,  qu'est-ce  que 
cela  peut  me  faire,  ça  ? 

—  Tu  es  un  bon  sujet,  me  dit-il,  tu  es  beau 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE  123 
garçon  ;  je  te  ferai  poudrer  et  friser  pour  te  donner 
un  peu  meilleur  air,  et  tu  seras  placé  en  faction  à 
la  porte  de  la  loge  de  la  Reine. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  L'heure  du  spectacle  ve- 
nue, me  voilà  dans  le  corridor,  en  grande  tenue 
du  régiment  d'Auvergne,  sur  un  tapis  bleu,  au 
milieu  des  guirlandes  de  fleurs  en  festons  qu'on 
avait  disposées  partout  et  des  lis  épanouis,  sur 
chaque  marche  des  escaliers  du  théâtre.  Le  direc- 
teur courait  de  tous  côtés  avec  un  air  tout  joyeux 
et  agité.  C'était  un  petit  homme  gros  et  rouge, 
vêtu  d'un  habit  de  soie  bleu  de  ciel,  avec  un  jabot 
florissant  et  faisant  la  roue.  Il  s'agitait  en  tous 
sens,  et  ne  cessait  de  se  mettre  à  la  fenêtre  en 
disant  : 

—  Ceci  est  la  livrée  de  madame  la  duchesse  de 
Montmorency;  ceci,  le  coureur  de  M.  le  duc  de 
Lauzun  ;  M.  le  prince  de  Guémenée  vient  d'arriver; 
M.  de  Lambesc  vient  après.  Vous  avez  vu  ?  vous 
savez?  Qu'elle  est  bonne,  la  Reine!  Que  la  Reine 
est  bonne! 

Il  passait  et  repassait  effaré,  cherchant  Grétry, 
et  le  rencontra  nez  à  nez  dans  le  corridor,  préci- 
sément en  face  de  moi. 

—  Dites-moi,  monsieur  Grétry,  mon  cher  mon- 
sieur Grétry,  dites-moi,  je  vous  en  supplie,  s'il  ne 
m'est  pas  possible  de  parler  à  cette  célèbre  canta- 
trice que  vous  m'amenez.  Certainement  il  n'est 
pas  permis  à  un  ignare  et  non  lettré  comme  moi 
d'élever  le  plus  léger  doute  sur  son  talent,  mais 


ï24    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

encore  voudrais-je  bien  apprendre  de  vous  qu'il 
n'y  a  pas  à  craindre  que  la  Reine  ne  soit  mécon- 
tente.    On  n'a  pas  répété. 

—  Hé!  hé!  répondit  Grétry  d'un  air  de  persi- 
flage, il  m'est  impossible  de  vous  répondre  là- 
dessus,  mon  cher  monsieur;  ce  que  je  puis  vous 
assurer,  c'est  que  vous  ne  la  verrez  pas.  Une  ac- 
trice comme  celle-là,  monsieur,  c'est  une  enfant 
gâtée.  Mais  vous  la  verrez  quand  elle  entrera  en 
scène.  D'ailleurs,  quand  ce  serait  une  autre  que 
mademoiselle  Colombe,  qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ? 

—  Comment,  monsieur,  moi,  directeur  du 
théâtre  d'Orléans,  je  n'aurais  pas  le  droit?  .  .  .  re- 
prit-O  en  se  gonflant  les  joues. 

—  Aucun  droit,  mon  brave  directeur,  dit 
Grétry.  Eh!  comment  se  fait-il  que  vous  dou- 
tiez un  moment  d'un  talent  dont  Sedaine  et  moi 
avons  répondu,  poursuivit-il  avec  plus  de  sérieux. 

Je  fus  bien  aise  d'entendre  ce  nom  cité  avec 
autorité,  et  je  prêtai  plus  d'attention. 

Le  directeur,  en  homme  qui  savait  son  métier, 
voulait  profiter  de  la  circonstance. 

—  Mais  on  me  compte  donc  pour  rien  ?  disait- 
il;  mais  de  quoi  ai-je  l'air?  J 'ai  prêté  mon  théâtre 
avec  un  plaisir  infini,  trop  heureux  de  voir  l'au- 
guste princesse  qui .  .  . 

—  A  propos,  dit  Grétry,  vous  savez  que  je  suis 
chargé  de  vous  annoncer  que  ce  soir  la  Reine  vous 
fera  remettre  une  somme  égale  à  la  moitié  de  la 
recette  générale. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    125 
Le  directeur  saluait  avec  une  inclination  pro- 
fonde en  reculant  toujours,  ce  qui  prouvait  le  plai- 
sir que  lui  faisait  cette  nouvelle. 

—  Fi  donc!  monsieur,  fi  donc!  je  ne  parle  pas 
de  cela,  malgré  le  respect  avec  lequel  je  recevrai 
cette  faveur;  mais  vous  ne  m'avez  rien  fait  espérer 
qui  vînt  de  votre  génie,  et  .  .  . 

—  Vous  savez  aussi  qu'il  est  question  de  vous 
pour  diriger  la  Comédie-Italienne  à  Paris. 

—  Ah  !   monsieur  Grétry  .  .  . 

—  On  ne  parle  que  de  votre  mérite  à  la  cour; 
tout  le  monde  vous  y  aime  beaucoup,  et  c'est  pour 
cela  que  la  Reine  a  voulu  voir  votre  théâtre.  Un 
directeur  est  l'âme  de  tout;  de  lui  vient  le  génie 
des  auteurs,  celui  des  compositeurs,  des  acteurs, 
des  décorateurs,  des  dessinateurs,  des  allumeurs 
et  des  balayeurs;  c'est  le  principe  et  la  fin  de  tout; 
la  Reine  le  sait  bien.  Vous  avez  triplé  vos  places, 
j 'espère  ? 

—  Mieux  que  cela,  monsieur  Grétry;  elles  sont 
à  un  louis;  je  ne  pouvais  pas  manquer  de  respect  à 
la  cour  au  point  de  les  mettre  à  moins. 

En  ce  moment  même  tout  retentit  d'un  grand 
bruit  de  chevaux  et  de  grands  cris  de  joie,  et 
la  Reine  entra  si  vite,  que  j'eus  à  peine  le  temps 
de  présenter  les  armes,  ainsi  que  la  sentinelle 
placée  devant  moi.  De  beaux  seigneurs  parfumés 
la  suivaient,  et  une  jeune  femme,  que  je  reconnus 
pour  celle  qui  l'accompagnait  à  Montreuil. 

Le  spectacle  commença  tout  de  suite.     Le  Kain 


126    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

et  cinq  autres  acteurs  de  la  Comédie  Française 
étaient  venus  jouer  la  tragédie  d'Irène,  et  je  m'a- 
perçus que  cette  tragédie  allait  toujours  son  train, 
parce  que  la  Reine  parlait  et  riait  tout  le  temps 
qu'elle  dura.  On  n'applaudissait  pas,  par  respect 
pour  elle,  comme  c'est  l'usage  encore,  je  crois,  à 
la  cour.  Mais  quand  vint  l 'opéra-comique,  elle  ne 
dit  plus  rien,  et  personne  ne  souffla  dans  sa  loge. 

Tout  d'un  coup  j'entendis  une  grande  voix  de 
femme  qui  s'élevait  de  la  scène,  et  qui  me  remua 
les  entrailles;  je  tremblai,  et  je  fus  forcé  de  m'ap- 
puyer  sur  mon  fusil.  Il  n'}-  avait  qu'une  voix 
comme  celle-là  dans  le  monde,  une  voix  venant  du 
cœur,  et  résonnant  dans  la  poitrine  comme  une 
harpe,  une  voix  de  passion. 

J'écoutai,  en  appliquant  mon  oreille  contre  la 
porte,  et  à  travers  le  rideau  de  gaze  de  la  petite 
lucarne  de  la  loge,  j'entrevis  les  comédiens  et  la 
pièce  qu'ils  jouaient  ;  U  y  avait  une  petite  personne 
qui  chantait  : 

Il  était  un  oiseau  gris 

Comme  un'  souris. 
Qui,  pour  loger  ses  petits, 

Fit  un  p'tit 
Nid. 

Et  disait  à  son  amant  : 

Aimez-moi,  aimez-moi,  mon  p'tit  roi. 

Et,  comme  il  était  assis  sur  la  fenêtre,  elle  avait 
peur  que  son  père  endormi  ne  se  réveillât  et  ne  vît 


i 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    127 

Colas;    et  elle  changeait  le  refrain  de  sa  chanson, 
et  elle  disait  : 

Ah!   r'montez  vos  jambes,  car  on  les  voit. 

J'eus  un  frisson  extraordinaire  par  tout  le  corps 
quand  je  vis  à  quel  point  cette  Rose  ressemblait  à 
Pierrette;  c'était  sa  taille,  c'était  son  même  habit, 
son  trousseau  rouge  et  bleu,  son  jupon  blanc,  son 
petit  air  délibéré  et  naïf,  sa  jambe  si  bien  faite,  et 
ses  petits  souliers  à  boucles  d'argent  avec  ses  bas 
rouge  et  bleu. 

Mon  Dieu,  me  disais-je,  comme  il  faut  que  ces 
actrices  soient  habiles  pour  prendre  ainsi  tout  de 
suite  l'air  des  autres!  Voilà  cette  fameuse  made- 
moiselle Colombe,  qui  loge  dans  un  bel  hôtel,  qui 
est  venue  ici  en  poste,  qui  a  plusieurs  laquais,  et 
qui  va  dans  Paris  vêtue  comme  une  duchesse,  et 
elle  ressemble  autant  que  cela  à  Pierrette!  mais  on 
voit  bien  tout  de  même  que  ce  n'est  pas  elle.  Ma 
pauvre  Pierrette  ne  chantait  pas  si  bien,  quoique 
sa  voix  soit  au  moins  aussi  jolie. 

Je  ne  pouvais  pas  cependant  cesser  de  regarder 
à  travers  la  glace,  et  j'y  restai  jusqu'au  moment  où 
l'on  me  poussa  brusquement  la  porte  sur  le  visage. 
La  Reine  avait  trop  chaud,  et  voulait  que  sa  loge 
fût  ouverte.  J 'entendis  sa  voix  ;  elle  parlait  vite  et 
haut. 

—  Je  suis  bien  contente,  le  Roi  s'amusera  bien 
de  notre  aventure.  Monsieur  le  premier  gentil- 
homme de  la  chambre  peut  dire  à  mademoiselle 


128    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

Colombe  qu'elle  ne  se  repentira  pas  de  m'avoir 
laissée  faire  les  honneurs  de  son  nom.  —  Oh  !  que 
cela  m'amuse  ! 

—  Ma  chère  princesse,  disait-elle  à  madame  de 
Lamballe.nous  avons  attrapé  tout  le  monde  ici.  .  .  . 
Tout  ce  qui  est  là  fait  une  bonne  action  sans  s'en 
douter.  Voilà  ceux  de  la  bonne  ville  d'Orléans 
enchantés  de  la  grande  cantatrice,  et  toute  la 
cour  qui  voudrait  l'applaudir.  Oui,  oui,  applau- 
dissons. 

En  même  temps  elle  donna  le  signal  des  ap- 
plaudissements, et  toute  la  salle,  ayant  les  mains 
déchaînées,  ne  laissa  plus  passer  un  mot  de  Rose 
sans  l'applaudir,  à  tout  rompre.  La  charmante 
Reine  était  ravie. 

—  C'est  ici,  dit-elle  à  M.  de  Biron,  qu'il  y  a 
trois  mille  amoureux,  mais  ils  le  sont  de  Rose  et 
non  de  moi  cette  fois. 

La  pièce  finissait  et  les  femmes  en  étaient  à  je- 
ter leurs  bouquets  sur  Rose. 

—  Et  le  véritable  amoureux  où  est-il  donc?  dit 
la  Reine  à  M.  le  duc  de  Lauzun.  Il  sortit  de  la  loge 
et  fit  signe  à  mon  capitaine,  qui  rôdait  dans  le  cor- 
ridor. 

Le  tremblement  me  reprit;  je  sentais  qu'il  al- 
lait m'arriver  quelque  chose,  sans  oser  le  prévoir 
ou  le  comprendre,  ou  seulement  y  penser, 

Mon  capitaine  salua  profondément  et  parla  bas 
à  M.  de  Lauzun.  La  Reine  me  regarda;  je  m'ap- 
puyai sur  le  mur  pour  ne  pas  tomber.     On  montait 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     129 

l'escalier  et  je  vis  Michel  Sedaine  suivi  de  Grétrv 
et  du  directeur  important  et  sot;  ils  conduisaient 
Pierrette,  la  vraie  Pierrette,  ma  Pierrette  à  moi,  ma 
sœur,  ma  femme,  ma  Pierrette  de  Montreuil. 

Le  directeur  cria  de  loin  :  —  Voici  une  belle 
soirée  de  dix-huit  mille  francs  ! 

La  Reine  se  retourna,  et,  parlant  hors  de  sa 
loge  d'un  air  tout  à  la  fois  plein  de  franche  gaieté 
et  d'une  bienfaisante  finesse,  elle  prit  la  main  de 
Pierrette. 

—  Viens,  mon  enfant,  dit-elle,  il  n'y  a  pas 
d'autre  état  qui  fasse  gagner  sa  dot  en  une  heure 
de  temps  sans  péché.  Je  reconduirai  demain 
mon  élève  à  M.  le  curé  de  Montreuil,  qui  nous 
absoudra  toutes  les  deux,  j'espère.  Il  te  pardon- 
nera bien  d'avoir  joué  la  comédie  une  fois  dans 
ta  vie,  c'est  le  moins  que  puisse  faire  une  femme 
honnête. 

Ensuite  elle  me  salua.  Me  saluer!  moi,  qui 
était  plus  d'à  moitié  mort,  quelle  cruauté! 

—  J'espère,  dit-elle,  que  M.  Mathurin  voudra 
bien  accepter  à  présent  la  fortune  de  Pierrette;  je 
n'y  ajoute  rien,  elle  l'a  gagnée  elle-même. 


CHAPITRE  XI 

FIN    DE    l'histoire    DE    L'ADJUDANT 

Ici  le  bon  Adjudant  se  leva  pour  prendre  le  por- 
trait, qu'il  nous  fit  passer  encore  une  fois  de  main 
en  main. 

—  La  voilà,  disait-il,  dans  le  même  costume, 
ce  bavolet  et  ce  mouchoir  au  cou;  la  voilà  telle 
que  voulut  bien  la  peindre  madame  la  princesse  de 
Lamballe.  C'est  ta  mère,  mon  enfant,  disait-il  à  la 
beUe  personne  qu'il  avait  près  de  lui  sur  son  ge- 
nou; elle  ne  joua  plus  la  comédie,  car  elle  ne  put 
jamais  savoir  que  ce  rôle  de  Rose  et  Colas  enseigné 
par  la  Reine. 

Il  était  ému.  Sa  vieille  moustache  blanche 
tremblait  un  peu,  et  il  y  avait  une  larme  dessus. 

—  Voilà  une  enfant  qui  a  tué  sa  pauvre  mère 
en  naissant,  ajouta-t-il;  il  faut  bien  l'aimer  pour 
lui  pardonner  cela;  mais  eniin  tout  ne  nous  est  pas 
donné  à  la  fois.  C'aurait  été  trop,  apparemment, 
pour  moi,  puisque  la  Providence  ne  l'a  pas  voulu. 
J'ai  roulé  depuis  avec  les  canons  de  la  République 
et  de  l'Empire,  et  je  peux  dire  que,  de  Marengo  à 
la  Moscowa,  j'ai  vu  de  bien  belles  affaires;  mais  je 
n'ai  pas  eu  de  plus  beau  jour  dans  ma  vie  que  ce- 

130 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    131 

lui  que  je  vous  ai  raconté  là.  Celui  où  je  suis  entré 
dans  la  Garde  Royale  a  été  aussi  un  des  meilleurs. 
J'ai  repris  avec  tant  de  joie  la  cocarde  blanche  que 
j 'avais  dans  le  Royal- Auvergne  !  Et  aussi,  mon  lieu- 
tenant, je  tiens  à  faire  mon  devoir,  comme  vous 
l'avez  vu.  Je  crois  que  je  mourrais  de  honte  si, 
demain  à  l'inspection,  il  me  manquait  une  gar- 
gousse  seulement;  et  je  crois  qu'on  a  pris  un  baril 
au  dernier  exercice  à  feu,  pour  les  cartouches  de 
l'infanterie.  J'aurais  presque  envie  d'y  aller  voir, 
si  ce  n'était  la  défense  d'y  entrer  avec  des  lu- 
mières. 

Nous  le  priâmes  de  se  reposer  et  de  rester  avec 
ses  enfants,  qui  le  détournèrent  de  son  projet;  et, 
en  achevant  son  petit  verre,  il  nous  dit  encore 
quelques  traits  indifférents  de  sa  vie:  il  n'avait 
pas  eu  d'avancement  parce  qu'il  avait  toujours 
trop  aimé  les  corps  d'élite  et  s'était  trop  attaché  à 
son  régiment.  Canonnier  dans  la  Garde  des  con- 
suls, sergent  dans  la  Garde  Impériale,  lui  avaient 
toujours  paru  de  plus  hauts  grades  qu'officier  de  la 
ligne.  J 'ai  vu  beaucoup  de  grognards  pareils.  Au 
reste,  tout  ce  qu'un  soldat  peut  avoir  de  dignités, 
il  l'avait:  fusO  d'honneur  à  capucines  d'argent, 
croix  d'honneur  pensionnée,  et  surtout  beaux  et 
nobles  états  de  service,  où  la  colonne  des  actions 
d'éclat  était  pleine.  C'était  ce  qu'il  ne  racontait 
pas. 

Il  était  deux  heures  du  matin.  Nous  fîmes  ces- 
ser la  veillée  en  nous  levant  et  en  serrant  cordia- 


132    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

lement  la  main  de  ce  brave  homme,  et  nous  le 
laissâmes  heureux  des  émotions  de  sa  vie,  qu'il 
avait  renouvelées  dans  son  âme  honnête  et  bonne. 

—  Combien  de  fois,  dis-je,  ce  vieux  soldat  vaut- 
il  mieux  avec  sa  résignation,  que  nous  autres, 
jeunes  officiers,  avec  nos  ambitions  folles!  Cela 
nous  donna  à  penser. 

—  Oui,  je  crois  bien,  continuai-je,  en  passant 
le  petit  pont  qui  fut  levé  après  nous;  je  crois  que 
ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  nos  temps,  c'est  l'âme 
d'un  soldat  pareil,  sci"upuleux  sur  son  honneur  et 
le  croyant  souillé  par  la  moindre  tache  d'indisci- 
pline ou  de  négligence;  sans  ambition,  sans  vanité, 
sans  luxe,  toujours  esclave  et  toujours  fier  et  con- 
tent de  sa  Servitude,  n'ayant  de  cher  dans  sa  vie 
qu'un  souvenir  de  reconnaissance. 

—  Et  croyant  que  la  Providence  a  les  yeux  sur 
lui!  me  dit  Timoléon,  d'un  air  profondément 
frappé,  et  me  quittant  pour  se  retirer  chez  lui. 


CHAPITRE  XII 

LE    RÉVEIL 

Il  y  avait  une  heure  que  je  dormais;  il  était 
quatre  heures  du  matin;  c'était  le  17  août,  je  ne 
l'ai  pas  oublié.  Tout  à  coup  mes  deux  fenêtres  s'ou- 
vrirent à  la  fois,  et  toutes  leurs  vitres  cassées  tom- 
bèrent dans  ma  chambre  avec  un  petit  bruit  argen- 
tin fort  joli  à  entendre.  J'ouvris  les  yeux,  et  je  vis 
une  fumée  blanche  qui  entrait  doucement  chez 
moi  et  venait  jusqu'à  mon  lit  en  formant  mille 
couronnes.  Je  me  mis  à  la  considérer  avec  des  re- 
gards un  peu  surpris,  et  je  la  reconnus  aussi  vite 
à  sa  couleur  qu'à  son  odeur.  Je  courus  à  la  fenêtre. 
Le  jour  commençait  à  poindre,  et  éclairait  de 
lueurs  tendres  tout  ce  vieux  château  immobile  et 
silencieux  encore,  et  qui  semblait  dans  la  stupeur 
du  premier  coup  qu'il  venait  de  recevoir.  Je  n'y 
vis  rien  remuer.  Seulement  le  vieux  grenadier 
placé  sur  le  rempart,  et  enfermé  là  au  verrou,  selon 
l'usage,  se  promenait  très  vite,  l'arme  au  bras,  en 
regardant  du  côté  des  cours.  Il  allait  comme  un 
lion  dans  sa  cage. 

Tout  se  taisant  encore,  je  commençais  à  croire 
qu'un  essai  d'armes  fait  dans  les  fossés  avait  été 
133 


134    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

cause  de  cette  commotion,  lorsqu'une  explosion 
plus  violente  se  fit  entendre.  Je  vis  naître  en  même 
temps  un  soleil  qui  n'était  pas  celui  du  ciel,  et  qui 
se  levait  sur  la  dernière  tour  du  côté  du  bois.  Ses 
rayons  étaient  rouges,  et,  à  l'extrémité  de  chacun 
d'eux,  il  y  avait  un  obus  qui  éclatait  ;  devant  eux 
un  brouillard  de  poudre.  Cette  fois  le  donjon,  les 
casernes,  les  tours,  les  remparts,  les  villages  et  les 
bois  tremblèrent  et  parurent  glisser  de  gauche  à 
droite,  et  revenir  comme  un  tiroir  ouvert  et  re- 
fermé sur-le-champ.  Je  compris  en  ce  moment  les 
tremblements  de  terre.  Un  cliquetis  pareil  à  celui 
que  feraient  toutes  les  porcelaines  de  Sèvres  jetées 
par  la  fenêtre  me  fit  parfaitement  comprendre  que 
de  tous  les  vitraux  de  la  chapelle,  de  toutes  les 
glaces  du  château,  de  toutes  les  vitres  des  caser- 
nes et  du  bourg,  il  ne  restait  pas  un  morceau  de 
verre  attaché  au  mastic.  La  fumée  blanche  se  dis- 
sipa en  petites  couronnes. 

—  La  poudre  est  très  bonne  quand  elle  fait  des 
couronnes  comme  celles-là,  me  dit  Timoléon  en  en- 
trant tout  habillé  et  armé  dans  ma  chambre. 

—  Il  me  semble,  dis-je,  que  nous  sautons. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  me  répondit-il 
froidement.     Il  n'y  a  rien  à  faire  jusqu'à  présent. 

En  trois  minutes  je  fus  comme  lui  habillé  et 
armé,  et  nous  regardâmes  en  silence  le  silencieux 
château. 

Tout  d'un  coup  vingt  tambours  battirent  la  gé- 
nérale;   les  murailles  sortaient  de  leur  stupeur  et 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     135 

de  leur  impassibilité,  et  appelaient  à  leur  ,se- 
cours.  Les  bras  du  pont-Ievis  commencèrent  à  s'a- 
baisser lentement,  et  descendirent  leurs  pesantes 
chaînes  sur  l'autre  bord  du  fossé;  c'était  pour  faire 
entrer  les  officiers  et  sortir  les  habitants.  Nous 
courûmes  à  la  herse:  elle  s'ouvrait  pour  recevoir 
les  forts  et  rejeter  les  faibles. 

Un  singulier  spectacle  nous  frappa:  toutes  les 
femmes  se  pressaient  à  la  porte,  et  en  même  temps 
tous  les  chevaux  de  la  garnison.  Par  un  juste  in- 
stinct du  danger,  ils  avaient  rompu  leurs  licols  à 
l'écurie  ou  renversé  leurs  cavaliers,  et  attendaient 
en  piaffant  que  la  campagne  leur  fût  ouverte.  Ils 
couraient  par  les  cours,  à  travers  les  troupeaux  de 
femmes,  hennissant  avec  épouvante,  la  crinière 
hérissée,  les  narines  ouvertes,  les  yeux  rouges,  se 
dressant  debout  contre  les  murs,  respirant  la  pou- 
dre avec  horreur,  et  cachant  dans  le  sable  leurs 
naseaux  brûlés. 

Une  jeune  et  belle  personne,  roulée  dans  les 
draps  de  son  lit,  suivie  de  sa  mère  à  demi  vêtue  et 
portée  par  un  soldat,  sortit  la  première,  et  toute  la 
foule  suivit.  Dans  ce  moment  cela  me  parut  une 
précaution  bien  inutile,  la  terre  n'était  sûre  qu'à 
six  lieues  de  là. 

Nous  entrâmes  en  courant,  ainsi  que  tous  les 
officiers  logés  dans  le  bourg.  La  première  chose  qui 
me  frappa  fut  la  contenance  calme  de  nos  vieux 
grenadiers  de  la  garde,  placés  au  poste  d'entrée. 
L'arme  au  pied,  appuyés  sur  cette  arme,  ils  regar- 


136    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

daient  du  côté  de  la  poudrière  en  connaisseurs, 
mais  sans  dire  un  mot  ni  quitter  l'attitude  pres- 
crite, la  main  sur  la  bretelle  du  fusil.  Mon  ami 
Ernest  d'Hanache  les  commandait;  il  nous  salua 
avec  le  sourire  à  la  Henri  IV  qui  lui  était  naturel  ; 
je  lui  donnai  la  main.  Il  ne  devait  perdre  la  vie  que 
dans  la  dernière  Vendée,  où  il  vient  de  mourir  no- 
blement. Tous  ceux  que  je  nomme  dans  ces  souve- 
nirs encore  récents  sont  déjà  morts. 

En  courant,  je  heurtai  quelque  chose  qui  faillit 
me  faire  tomber:  c'était  un  pied  humain.  Je  ne 
pus  m'empécher  de  m  "arrêter  à  le  regarder. 

—  Voilà  comme  votre  pied  sera  tout  à  l'heure, 
me  dit  un  officier  en  passant  et  en  riant  de  tout  son 
cœur. 

Rien  n'indiquait  que  ce  pied  eût  jamais  été 
chaussé.  Il  était  comme  embaumé  et  conservé  à 
la  manière  des  momies;  brisé  à  deux  pouces  au- 
dessus  de  la  cheville,  comme  les  pieds  de  statues 
en  étude  dans  les  ateliers;  poli,  veiné  comme  du 
marbre  noir,  et  n'ayant  de  rose  que  les  ongles.  Je 
n'avais  pas  le  temps  de  le  dessiner:  je  continuai 
ma  course  jusqu'à  la  dernière  cour,  devant  les 
casernes. 

Là  nous  attendaient  nos  soldats.  Dans  leur  pre- 
mière surprise,  ils  avaient  cru  le  château  attaqué, 
ils  s'étaient  jetés  du  lit  au  râteher  d'armes  et  s'é- 
taient réunis  dans  la  cour,  la  plupart  en  chemise 
avec  leur  fusil  au  bras.  Presque  tous  avaient  les 
pieds  ensanglantés  et  coupés  par  le  verre  brisé.     Ils 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     137 

restaient  muets  et  sans  action  devant  un  ennemi 
qui  n'était  pas  un  homme,  et  virent  avec  joie  arri- 
ver leurs  officiers. 

Pour  nous,  ce  fut  au  cratère  même  du  volcan 
que  nous  courûmes.  Il  fumait  encore,  et  une  troi- 
sième éruption  était  imminente. 

La  petite  tour  de  la  poudrière  était  éventrée,  et 
par  ses  flancs  ouverts  on  voyait  une  lente  fumée 
s'élever  en  tournant. 

Toute  la  poudre  de  la  tourelle  était-elle  brûlée? 
en  restait-il  assez  pour  nous  enlever  tous  ?  C'était 
la  question.  Mais  il  y  en  avait  une  autre  qui 
n'était  pas  incertaine,  c'est  que  tous  les  caissons 
de  l'artillerie,  chargés  et  entr'ouverts  dans  la  cour 
voisine,  sauteraient  si  une  étincelle  y  arrivait,  et 
que  le  donjon,  renfermant  quatre  cents  milliers  de 
poudre  à  canon,  Vincennes,  son  bois,  sa  ville,  sa 
campagne,  et  une  partie  du  faubourg  Saint-Antoine, 
devaient  faire  jaillir  ensemble  les  pierres,  les  bran- 
ches, la  terre,  les  toits  et  les  têtes  humaines  les 
mieux  attachées. 

Le  meilleur  auxiliaire  que  puisse  trouver  la 
discipline,  c'est  le  danger.  Quand  tous  sont  expo- 
sés, chacun  se  tait  et  se  cramponne  au  premier 
homme  qui  donne  un  ordre  ou  un  exemple  salutaire. 

Le  premier  qui  se  jeta  sur  les  caissons  fut  Ti- 
moléon.  Son  air  sérieux  et  contenu  n'abandonnait 
pas  son  visage  ;  mais,  avec  une  agilité  qui  me  sur- 
prit, il  se  précipita  sur  une  roue  près  de  s'enflam- 
mer.  A  défaut  d'eau,  il  l'éteignit  en  l'étouffant  avec 


138     SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

son  habit,  ses  mains,  sa  poitrine  qu'il  y  appuyait. 
On  le  crut  d'abord  perdu;  mais,  en  l'aidant,  nous 
trouvâmes  la  roue  noircie  et  éteinte,  son  habit 
brûlé,  sa  main  gauche  un  peu  poudrée  de  noir;  du 
reste,  toute  sa  personne  intacte  et  tranquille.  En 
un  moment  tous  les  caissons  furent  arrachés  de  la 
cour  dangereuse  et  conduits  hors  du  fort,  dans  la 
plaine  du  polygone.  Chaque  canonnier,  chaque 
soldat,  chaque  officier  s'attelait,  tirait,  roulait, 
poussait  les  redoutables  chariots,  des  mains,  des 
pieds,  des  épaules  et  du  front. 

Les  pompes  inondèrent  la  petite  poudrière  par 
la  noire  ouverture  de  sa  poitrine  ;  elle  était  fendue 
de  tous  les  côtés  ;  elle  se  balança  deux  fois  en  avant 
et  en  arrière,  puis  ouvrit  ses  flancs  comme  l'é- 
corce  d'un  grand  arbre,  et.  tombant  à  la  renverse, 
découvrit  une  sorte  de  four  noir  et  fumant  où  rien 
n'avait  forme  reconnaissable,  où  toute  arme,  tout 
projectile  était  réduit  en  poussière  rougeâtre  et 
grise,  délayée  dans  ime  eau  bouillante;  sorte  de 
lave  où  le  sang,  le  fer  et  le  feu  s'étaient  confondus 
en  mortier  vivant,  et  qui  s'écoula  dans  les  cours 
en  brûlant  l'herbe  sur  son  passage.  C'était  la  fin 
du  danger  ;  restait  à  se  reconnaître  et  à  se  compter. 

—  On  a  dû  entendre  cela  de  Paris,  me  dit  Ti- 
moléon  en  me  serrant  la  main;  je  vais  lui  écrire 
pour  la  rassurer.     Il  n'y  a  plus  rien  à  faire  ici. 

Il  ne  parla  plus  à  personne,  et  retourna  dans 
notre  petite  maison  blanche,  aux  volets  verts, 
comme  s'il  fût  revenu  de  la  chasse. 


CHAPITRE  XIII 

UN    DESSIN   AU    CRAYON 

Quand  les  périls  sont  passés,  on  les  mesure  et 
on  les  trouve  grands.  On  s'étonne  de  sa  fortune; 
on  pâlit  de  la  peur  qu'on  aurait  pu  avoir;  on  s'ap- 
plaudit de  ne  s'être  laissé  surprendre  à  aucune 
faiblesse,  et  l'on  sent  une  sorte  d'effroi  réfléchi  et 
calculé  auquel  on  n'avait  pas  songé  dans  l'action. 

La  poudre  fait  des  prodiges  incalculables, 
comme  ceux  de  la  foudre. 

L'explosion  avait  fait  des  miracles,  non  pas  de 
force,  mais  d'adresse.  EUe  paraissait  avoir  mesuré 
ses  coups  et  choisi  son  but.  EUe  avait  joué  avec 
nous  ;  elle  nous  avait  dit  :  —  J 'enlèverai  celui-ci, 
mais  non  ceux-là  qui  sont  auprès.  Elle  avait  arra- 
ché de  terre  une  arcade  de  pierres  de  taille,  et 
l'avait  envoyée  tout  entière  avec  sa  forme  sur  le 
gazon,  dans  les  champs,  se  coucher  comme  une 
ruine  noircie  par  le  temps.  Elle  avait  enfoncé  trois 
bombes  à  six  pieds  sous  terre,  broyé  des  pavés 
sous  des  boulets,  brisé  un  canon  de  bronze  par  le 
mQieu,  jeté  dans  toutes  les  chambres  toutes  les  fe- 
nêtres et  toutes  les  portes,  enlevé  sur  les  toits  les 
volets  de  la  grande  poudrière,  sans  un  grain  de 
139 


140    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

sa  poudre;  elle  avait  roulé  dix  grosses  bornes  de 
pierre  comme  les  pions  d'un  échiquier  renversé; 
elle  avait  cassé  les  chaînes  de  fer  qui  les  liaient, 
comme  on  casse  des  fils  de  soie,  et  en  avait  tordu 
les  anneaux  comme  on  tord  le  chanvre;  elle  avait 
labouré  sa  cour  avec  les  affûts  brisés,  et  incrusté 
dans  les  pierres  les  pyramides  de  boulets,  et,  sous 
le  canon  le  plus  prochain  de  la  poudrière  détruite, 
elle  avait  laissé  vivre  la  poule  blanche  que  nous 
avions  remarquée  la  veille.  Quand  cette  pauvre 
poule  sortit  paisiblement  de  son  lit  avec  ses  petits, 
les  cris  de  joie  de  nos  bons  soldats  l'accueillirent 
comme  une  ancienne  amie,  et  ils  se  mirent  à  la 
caresser  avec  l'insouciance  des  enfants. 

Elle  tournait  en  coquetant,  rassemblant  ses  pe- 
tits et  portant  toujours  son  aigrette  rouge  et  son 
collier  d'argent.  Elle  avait  l'air  d'attendre  le  maître 
qui  lui  donnait  à  manger,  et  courait  tout  effarée 
entre  nos  jambes,  entourée  de  ses  poussins.  En  la 
suivant,  nous  arrivâmes  à  quelque  chose  d'ho- 
rible. 

Au  pied  de  la  chapelle  étaient  couchés  la  tête 
et  la  poitrine  du  pauvre  Adjudant,  sans  corps  et 
sans  bras.  Le  pied  que  j'avais  heurté  avec  mon 
pied  en  arrivant  c'était  le  sien.  Ce  malheureux, 
sans  doute,  n'avait  pas  résisté  au  désir  de  visiter 
encore  ses  barils  de  poudre  et  de  compter  ses 
obus,  et,  soit  le  fer  de  ses  bottes,  soit  un  caillou 
roulé,  quelque  chose,  quelque  mouvement  avait 
tout  enflammé. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE    141 

Comme  la  pierre  d'une  fronde,  sa  tête  avait  été 
lancée  avec  sa  poitrine  sur  le  mur  de  l'église,  à 
soixante  pieds  d'élévation,  et  la  poudre  dont  ce 
buste  effroyable  était  imprégné  avait  gravé  sa 
forme  en  traits  durables  sur  la  muraille  au  pied 
de  laquelle  il  retomba.  Nous  le  contemplâmes 
longtemps,  et  personne  ne  dit  un  mot  de  commi- 
sération. Peut-être  parce  que  le  plaindre  eût  été 
>e  prendre  soi-même  en  pitié  pour  avoir  couru  le 
même  danger.  Le  chirurgien-major,  seulement, 
dit  :  —  Il  n'a  pas  souffert. 

Pour  moi,  il  me  sembla  qu'il  souffrait  encore; 
mais,  malgré  cela,  moitié  par  une  curiosité  in- 
vincible, moitié  par  bravade  d'officier,  je  le 
dessinai. 

Les  choses  se  passent  ainsi  dans  une  société 
d'où  la  sensibilité  est  retranchée.  C'est  un  des  côtés 
mauvais  du  métier  des  armes  que  cet  excès  de 
force  où  l'on  prétend  toujours  guinder  son  carac- 
tère. On  s'exerce  à  durcir  son  cœur,  on  se  cache 
(le  la  pitié,  de  peur  qu'elle  ne  ressemble  à  la  fai- 
blesse; on  se  fait  effort  pour  dissimuler  le  sen- 
timent divin  de  la  compassion,  sans  songer  qu'à 
force  d'enfermer  un  bon  sentiment  on  étouffe  le 
prisonnier. 

Je  me  sentis  en  ce  moment  très  haïssable.  Mon 
jeune  cœur  était  gonflé  du  chagrin  de  cette  mort, 
et  je  continuais  pourtant  avec  une  tranquillité  obs- 
tinée le  dessin  que  j'ai  conservé,  et  qui  tantôt  m'a 
donné  des  remords  de  l'avoir  fait,  tantôt  m'a  rap- 


142    SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 

pelé  le  récit  que  je  viens  d'écrire  et  la  vie  modeste 
de  ce  brave  soldat. 

Cette  noble  tête  n'était  plus  qu'un  objet  d'hor- 
reur, une  sorte  de  tête  de  Méduse;  sa  couleur  était 
celle  du  marbre  noir;  les  cheveux  hérissés,  les 
sourcils  relevés  vers  le  haut  du  front,  les  yeux 
fermés,  la  bouche  béante  comme  jetant  un  cri.  On 
voyait  sculptée  sur  ce  buste  noir  l'épouvante  des 
flammes  subitement  sorties  de  terre.  On  sentait 
qu'il  avait  eu  le  temps  de  cet  effroi  aussi  rapide 
que  la  poudre,  et  peut-être  le  temps  d'une  incalcu- 
lable souffrance. 

—  A-t-il  eu  le  temps  de  penser  à  la  Providence  ? 
me  dit  la  voix  paisible  de  Timoléon  d'Arc***  qui, 
par-dessus  mon  épaule,  me  regardait  dessiner  avec 
un  lorgnon. 

En  même  temps  un  joyeux  soldat,  frais,  rose  et 
blond  se  baissa  pour  prendre  à  ce  tronc  enfumé  sa 
cravate  de  soie  noire  : 

—  Elle  est  encore  bien  bonne,  dit-il. 

C'était  un  honnête  garçon  de  ma  compagnie, 
nommé  Muguet,  qui  avait  deux  chevrons  sur  le 
bras,  point  de  scrupule  ni  de  mélancolie,  et  au  de- 
meurant le  meilleur  fils  du  monde.  Cela  rompit  nos 
idées. 

Un  grand  fracas  de  chevaux  nous  \int  enfin 
distraire.  C'était  le  roi.  Louis  XVIII  venait  en 
calèche  remercier  sa  garde  de  lui  avoir  conservé  ses 
vieux  soldats  et  son  vieux  château.  Il  considéra 
longtemps   l'étrange  lithographie  de  la  muraiUe. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE     143 

T.jutes  les  troupes  étaient  en  bataille.  Il  éleva  sa 
\  oix  forte  et  claire  pour  demander  au  chef  de  ba- 
taillon quels  officiers  ou  quels  soldats  s'étaient 
distingués. 

—  Tout  le  monde  a  fait  son  devoir,  sire  !  ré- 
pondit simplement  M.  de  Fontanges,  le  plus  che- 
\aleresque  et  le  plus  aimable  officier  que  j'aie 
connu,  l'homme  du  monde  qui  m'a  le  mieux  donné 
ridée  de  ce  que  pouvaient  être  dans  leurs  ma- 
nières le  duc  de  Lauzun  et  le  chevalier  de  Gram- 
inont. 

Là-dessus,  au  heu  d'une  croix  d'honneur,  le 
loi  ne  tira  de  sa  calèche  que  des  rouleaux  d'or 
qu'il  donna  à  distribuer  pour  les  soldats,  et  tra- 
\ersant  Vincennes,  sortit  par  la  porte  du  bois. 

Les  rangs  étaient  rompus,  l'explosion  oubliée; 
personne  ne  songea  à  être  mécontent  et  ne  crut 
avoir  mieux  mérité  qu'un  autre.  Au  fait,  c'était  un 
c;|uipage  sauvant  son  navire  pour  se  sauver  lui- 
même,  voilà  tout.  Cependant  j'ai  vu  depuis  de 
moindres  bravoures  se  faire  mieux  valoir. 

Je  pensai  à  la  famille  du  pauvre  Adjudant.  Mais 
l'y  pensai  seul.  En  général,  quand  les  princes 
jKissent  quelque  part,  ils  passent  trop  vite. 


LIVRE  TROISIÈME 
SOUVENIRS 

DE 

GRANDEUR  MILITAIRE 


SOUVENIRS 


GRANDEUR    MILITAIRE 

CHAPITRE  PREMIER 

Que  de  fois  nous  vîmes  ainsi  finir  par  des  acci- 
dents obscurs  de  modestes  existences  qui  auraient 
été  soutenues  et  nourries  par  la  gloire  collective  de 
l'Empire!  Notre  armée  avait  recueilli  les  invalides 
de  la  grande  armée,  et  ils  mouraient  dans  nos  bras, 
en  nous  laissant  le  souvenir  de  leurs  caractères 
primitifs  et  singuliers.  Ces  hommes  nous  parais- 
saient les  restes  d'une  race  gigantesque  qui  s'étei- 
gnait homme  par  homme  et  pour  toujours.  Nous 
aimions  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'honnête  dans 
leurs  mœurs  ;  mais  notre  génération  plus  studieuse 
ne  pouvait  s'empêcher  de  surprendre  parfois  en 
eux  quelque  chose  de  puéril  et  d'un  peu  arriéré 
que  l'oisiveté  de  la  paix  faisait  ressortir  à  nos  yeux. 
L'Armée  nous  semblait  un  corps  sans  mouvement. 
Nous  étouffions  enfermés  dans  le  ventre  de  ce  che- 
val de  bois  qui  ne  s'ouvrait  jamais  dans  aucune 
Troie.  Vous  vous  en  souvenez,  vous,  mes  Compa- 
147 


148     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

gnons,  nous  ne  cessions  d'étudier  les  Commentaires 
de  César,  Turenne  et  Frédéric  II,  et  nous  lisions 
sans  cesse  la  vie  de  ces  généraux  de  la  République 
si  purement  épris  de  la  gloire  ;  ces  héros  candides 
et  pauvres  comme  ^Marceau,  Desaix  et  Kléber, 
jeunes  gens  de  vertu  antique;  et  après  avoir  exa- 
miné leurs  manoeuvres  de  guerre  et  leurs  campa- 
gnes, nous  tombions  dans  une  amère  tristesse  en 
mesurant  notre  destinée  à  la  leur,  et  en  calcu- 
lant que  leur  élévation  était  devenue  telle  parce 
qu'ils  avaient  mis  le  pied  tout  d'abord,  et  à  vingt 
ans,  sur  le  haut  de  cette  échelle  de  grades  dont  cha- 
que degré  nous  coûtait  huit  ans  à  gravir.  Vous  que 
j'ai  tant  vus  souffrir  des  langueurs  et  des  dégoûts 
de  la  Servitude  militaire,  c'est  pour  vous  surtout 
que  j'écris  ce  livre.  Aussi,  à  côté  de  ces  souvenirs 
où  j'ai  montré  quelques  traits  de  ce  qu'il  y  a  de 
bon  et  d'honnête  dans  les  armées,  mais  où  j 'ai  dé- 
taillé quelques-unes  des  petitesses  pénibles  de 
cette  vie,  je  veux  placer  les  souvenirs  qui  peuvent 
relever  nos  fronts  par  la  recherche  et  la  considé- 
ration de  ses  grandeurs. 

La  Grandeur  guerrière,  ou  la  beauté  de  la  vie 
des  armes,  me  semble  être  de  deux  sortes:  il  y  a 
celle  du  commandement  et  celle  de  l'obéissance. 
L'une,  tout  extérieure,  active,  brillante,  hère, 
égoïste,  capricieuse,  sera  de  jour  en  jour  plus  rare 
et  moins  désirée,  à  mesure  que  la  civilisation  de- 
viendra plus  pacifique;  l'autre,  tout  intérieure, 
passive,  obscure,  modeste,  dévouée,  persévérante. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     149 

sera  chaque  jour  plus  honorée,  car,  aujourd'hui 
que  dépérit  l'esprit  des  conquêtes,  tout  ce  qu'un 
caractère  élevé  peut  apporter  de  grand  dans  le 
métier  des  armes,  me  paraît  être  moins  encore  dans 
la  gloire  de  combattre  que  dans  l'honneur  de 
souffrir  en  silence  et  d'accomplir  avec  constance 
des  devoirs  souvent  odieux. 

Si  le  mois  de  juillet  1830  eut  ses  héros,  il  eut 
en  vous  ses  martyrs,  ô  mes  braves  Compagnons! 
—  Vous  voilà  tous  à  présent  séparés  et  dispersés. 
Beaucoup  parmi  vous  se  sont  retirés  en  silence, 
après  l'orage,  sous  le  toit  de  leur  famille;  quelque 
pauvre  qu'il  fût,  beaucoup  l'ont  préféré  à  l'ombre 
d"un  autre  drapeau  que  le  leur.  D'autres  ont  voulu 
chercher  leurs  fleurs  de  lis  dans  les  bruyères  de  la 
\'endée,  et  les  ont  encore  une  fois  arrosées  de  leur 
sang;  d'autres  sont  allés  mourir  pour  des  rois 
étrangers;  d'autres,  encore  saignants  des  blessures 
des  trois  jours,  n'ont  point  résisté  aux  tentations 
de  l'épée:  ils  l'ont  reprise  pour  la  France,  et  lui 
ont  encore  conquis  des  citadelles.  Partout  même 
habitude  de  se  donner  corps  et  âme,  même  be- 
soin de  se  dévouer,  même  désir  de  porter  et  d'exer- 
cer quelque  part  l'art  de  bien  souffrir  et  de  bien 
mourir. 

Mais  partout  se  sont  trouvés  à  plaindre  ceux 
qui  n'ont  pas  eu  à  combattre  là  où  ils  se  trouvaient 
jetés.  Le  combat  est  la  vie  de  l'armée.  Où  il  com- 
mence, le  rêve  devient  réalité,  la  science  devient 
gloire,  et  la  Servitude  service.     La  guerre  console 


I50     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

par  son  éclat  des  peines  inouïes  que  la  léthargie 
de  la  paix  cause  aux  esclaves  de  l'Armée;  mais,  je 
le  répète,  ce  n'est  pas  dans  les  combats  que  sont 
ses  plus  pures  grandeurs.  Je  parlerai  de  vous  sou- 
vent aux  autres;  mais  je  veux  une  fois,  avant  de 
fermer  ce  livre,  vous  parler  de  vous-mêmes,  et 
d'une  vie  et  d'une  mort  qui  eurent  à  mes  yeux  un 
grand  caractère  de  force  et  de  candeur. 


LA  VIE  ET  LA  MORT 

DU 

CAPITAINE    RENAUD 

ou 
LA  CANNE  DE  JONC 

CHAPITRE  II 

UNE   NUIT   MÉMORABLE 

La  nuit  du  27  juillet  1830  fut  silencieuse  et 
solennelle.  Son  souvenir  est,  pour  moi,  plus  pré- 
sent que  celui  de  quelques  tableaux  plus  terribles 
que  la  destinée  m'a  jetés  sous  les  yeux.  —  Le 
calme  de  la  terre  et  de  la  mer  devant  l'ouragan 
n'a  pas  plus  de  majesté  que  n'en  avait  celui  de 
Paris  devant  la  révolution.  Les  boulevards  étaient 
déserts.  Je  marchais  seul,  après  minuit,  dans 
toute  leur  longueur,  regardant  et  écoutant  avide- 
ment. Le  ciel  pur  étendait  sur  le  sol  la  blanche 
lueur  de  ses  étoiles;  mais  les  maisons  étaient 
éteintes,  closes  et  comme  mortes.  Tous  les  réver- 
bères des  rues  étaient  brisés.  Quelques  groupes 
d'ouvriers  s'assemblaient  encore  près  des  arbres, 
écoutant  un  orateur  mystérieux  qui  leur  glissait 
151 


152     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

des  paroles  secrètes  à  voix  basse.  Puis  ils  se  sépa- 
raient en  courant,  et  se  jetaient  dans  des  rues 
étroites  et  noires.  Ils  se  collaient  contre  de  pe- 
tites portes  d'allées  qui  s'ou\Taient  comme  des 
trappes  et  se  refermaient  sur  eux.  Alors  rien  ne 
remuait  plus,  et  la  ville  semblait  n'avoir  que  des 
habitants  morts  et  des  maisons  pestiférées. 

On  rencontrait,  de  distance  en  distance,  une 
masse  sombre,  inerte,  que  l'on  ne  reconnaissait 
qu'en  la  touchant  :  c'était  un  bataillon  de  la  Garde, 
debout,  sans  mouvement,  sans  voix.  Plus  loin,  une 
batterie  d'artillerie  surmontée  de  ses  mèches  allu- 
mées, comme  de  deux  étoiles. 

On  passait  impunément  devant  ces  corps  impo- 
sants et  sombres,  on  tournait  autour  d'eux,  on  s'en 
allait,  on  revenait  sans  en  recevoir  une  question, 
une  injure,  un  mot.  Ils  étaient  inofïensifs,  sans 
colère,  sans  haine  ;  ils  étaient  résignés  et  ils  atten- 
daient. 

Comme  j'approchais  de  l'un  des  bataillons  les 
plus  nombreux,  un  officier  s'avança  vers  moi,  avec 
une  extrême  politesse,  et  me  demanda  si  les 
flammes  que  l'on  voyait  au  loin  éclairer  la  porte 
Saint-Denis  ne  venaient  point  d'un  incendie;  il 
allait  se  porter  en  avant  avec  sa  compagnie,  pour 
s  "en  assurer.  Je  lui  dis  qu'elles  sortaient  de  quel- 
ques grands  arbres  que  faisaient  abattre  et  brûler 
des  marchands,  profitant  du  trouble  pour  détruire 
ces  vieux  ormes  qui  cachaient  leurs  boutiques. 
Alors,  s'asseyant  sur  l'un  des  bancs  de  pierre  du 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     153 

boulevard,  il  se  mit  à  faire  des  lignes  et  des  ronds  sur 
le  sable  avec  une  canne  de  jonc.  Ce  fut  à  quoi  je 
k-  reconnus,  tandis  qu'il  me  reconnaissait  à  mon 
\  isage.  Comme  je  restais  debout  devant  lui,  il  me 
sirra  la  main  et  me  pria  de  m 'asseoir  à  son  côté. 

Le  capitaine  Renaud  était  un  homme  d'un  sens 
(huit  et  sévère  et  d'un  esprit  très  cultivé,  comme 
la  Garde  en  renfermait  beaucoup  à  cette  époque. 
Son  caractère  et  ses  habitudes  nous  étaient  fort 
connus,  et  ceux  qui  liront  ces  souvenirs  sauront 
bien  sur  quel  visage  sérieux  ils  doivent  placer  son 
nom  de  guerre  donné  par  les  soldats,  adopté  par 
les  officiers  et  reçu  indifféremment  par  l'homme. 
Comme  les  vieilles  familles,  les  vieux  régiments, 
conservés  intacts  par  la  paix,  prennent  des  cou- 
tumes familières  et  inventent  des  noms  caractéris- 
tiques pour  leurs  enfants.  Une  ancienne  blessure 
à  la  jambe  droite  motivait  cette  habitude  du  capi- 
taine de  s'appuyer  toujours  sur  cette  canne  de  jonc, 
dont  la  pomme  était  assez  singulière  et  attirait 
l'attention  de  tous  ceux  qui  la  voyaient  pour  la 
première  fois.  Il  la  gardait  partout  et  presque  tou- 
jours à  la  main.  Il  n'y  avait,  du  reste,  nulle  affec- 
tation dans  cette  habitude;  ses  manières  étaient 
trop  simples  et  sérieuses.  Cependant  on  sentait  que 
cela  lui  tenait  au  cœur.  Il  était  fort  honoré  dans  la 
Garde.  Sans  ambition  et  ne  voulant  être  que  ce 
qu'il  était,  capitaine  de  grenadiers,  il  lisait  tou- 
jours, ne  parlait  que  le  moins  possible  et  par  mo- 
nosyllabes. —  Très  grand,  très  pâle  et  de  visage 


154     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

mélancolique,  il  avait  sur  le  front,  entre  les  sour- 
cils, une  petite  cicatrice  assez  profonde,  qui  sou- 
vent, de  bleuâtre  qu'elle  était,  devenait  noire,  et 
quelquefois  donnait  un  air  farouche  à  son  visag-- 
habituellement  froid  et  paisible. 

Les  soldats  l'avaient  en  grande  amitié;  et  sur- 
tout dans  la  campagne  d'Espagne  on  avait  remar- 
qué la  joie  avec  laquelle  ils  partaient  quand  les 
détachements  étaient  commandés  par  la  Canne-de- 
Jonc.  C'était  bien  véritablement  la  Canne-de-Jonc 
qui  les  commandait;  car  le  capitaine  Renaud  ne 
mettait  jamais  l'épée  à  la  main,  même  lorsque,  à 
la  tête  des  tirailleurs,  il  approchait  assez  l'ennemi 
pour  courir  le  hasard  de  se  prendre  corps  à  corps 
avec  lui. 

Ce  n'était  pas  seulement  un  homme  expéri- 
menté dans  la  guerre,  il  avait  encore  une  connais- 
sance si  VTaie  des  plus  gi^andes  affaires  politiques 
de  l'Europe  sous  TEmpire,  que  l'on  ne  savait  com- 
ment se  l'expliquer,  et  tantôt  on  l'attribuait  à  de 
profondes  études,  tantôt  à  de  hautes  relations  fort 
anciennes,  et  que  sa  réserve  perpétuelle  empêchait 
de  connaître. 

Du  reste,  le  caractère  dominant  des  hommes 
d'aujourd'hui,  c'est  cette  réserve  même,  et  celui-ci 
ne  faisait  que  porter  à  l'extrême  ce  trait  général.  A 
présent,  une  apparence  de  froide  pohtesse  couvre 
à  la  fois  caractère  et  actions.  Aussi  je  n'estime  pas 
que  beaucoup  puissent  se  reconnaître  aux  portrait^ 
effarés  que  l'on  fait  de  nous.     L'affectation  est  ridi- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     155 

cule  en  France  plus  que  partout  ailleurs,  et  c'est 
pour  cela,  sans  doute,  que,  loin  d'étaler  sur  ses 
traits  et  dans  son  langage  l'excès  de  force  que 
donnent  les  passions,  chacun  s'étudie  à  renfermer 
en  soi  les  émotions  violentes,  les  chagrins  pro- 
fonds ou  les  élans  involontaires.  Je  ne  pense  point  ' 
que  la  civilisation  ait  tout  énervé,  je  vois  qu'elle  a 
tout  masqué.  J'avoue  que  c'est  un  bien,  et  j'aime  . 
le  caractère  contenu  de  notre  époque.  Dans  cette 
froideur  apparente  il  y  a  de  la  pudeur,  et  les  sen- 
timents vrais  en  ont  besoin.  Il  y  entre  aussi  du 
dédain,  bonne  monnaie  pour  payer  les  choses 
humaines.  —  Nous  avons  déjà  perdu  beaucoup 
d'amis  dont  la  mémoire  vit  entre  nous  ;  vous  vous 
les  rappelez,  ô  mes  chers  Compagnons  d'armes! 
Les  uns  sont  morts  par  la  guerre,  les  autres  par 
le  duel,  d'autres  par  le  suicide:  tous  hommes 
d'honneur  et  de  ferme  caractère,  de  passions  fortes, 
et  cependant  d'apparence  simple,  froide  et  réser- 
vée. L'ambition,  l'amour,  le  jeu,  la  haine,  la  jalou- 
sie, les  travaillaient  sourdement;  mais  ils  ne  par- 
laient qu'à  peine,  et  détournaient  tout  propos 
trop  direct  et  prêt  à  toucher  le  point  saignant  de 
leur  cœur.  On  ne  les  voyait  jamais  cherchant  à  se 
faire  remarquer  dans  les  salons  par  une  tragique 
attitude;  et  si  quelque  jeune  femme,  au  sortir 
d'une  lecture  de  roman,  les  eût  vus  tout  soumis  et 
comme  disciplinés  aux  saints  en  usage  et  aux  sim- 
ples causeries  à  voix  basse,  elle  les  eût  pris  en  mé- 
pris;  et  pourtant  ils  ont  vécu  et  sont  morts,  vous 


156     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

le  savez,  en  hommes  aussi  forts  que  la  nature  en 
produisit  jamais.  Les  Caton  et  les  Brutus  ne  s'en 
tirèrent  pas  mieux,  tout  porteurs  de  toges  qu'ils 
étaient.  Nos  passions  ont  autant  d'énergie  qu'en 
aucun  temps;  mais  ce  n'est  qu'à  la  trace  de  leurs 
fatigues  que  le  regard  d'un  ami  peut  le  recon- 
naître. Les  dehors,  les  propos,  les  manières  ont 
une  certaine  mesure  de  dignité  froide  qui  est  com- 
mune à  tous,  et  dont  ne  s'affranchissent  que 
quelques  enfants  qui  se  veulent  grandir  et  faire 
valoir  à  toute  force.  A  présent,  la  loi  suprême  des 
moeurs  c'est  la  Convenance. 

Il  n'y  a  pas  de  profession  où  la  froideur  des 
formes  du  langage  et  des  habitudes  contraste  plus 
vivement  avec  l'activité  de  la  vie  que  la  profession 
des  armes.  On  y  pousse  loin  la  haine  de  l'exagé- 
ration, et  l'on  dédaigne  le  langage  d'un  homme 
qui  cherche  à  outrer  ce  qu'il  sent  ou  à  attendrir 
sur  ce  qu'il  souffre.  Je  le  savais,  et  je  me  préparais 
à  quitter  brusquement  le  capitaine  Renaud,  lors- 
qu'il me  prit  le  bras  et  me  retint. 

—  Avez- vous  vu  ce  matin  la  manœuvre  des 
Suisses?  me  dit-il;  c'était  assez  curieux.  Ils  ont 
fait  le  feu  de  chaussée  en  avmiçant  avec  une  précision 
parfaite.  Depuis  que  je  sers,  je  n'en  avais  pas  vu 
faire  l'application  :  c'est  une  manœuvre  de  parade 
et  d'Opéra;  mais,  dans  les  rues  d'une  grande  ville, 
elle  peut  avoir  son  prix,  pourvu  que  les  sections  de 
droite  et  de  gauche  se  forment  vite  en  avant  du  pe- 
loton qui  vient  de  faire  feu. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     157 

En  même  temps  il  continuait  à  tracer  des 
lignes  sur  la  terre  avec  le  bout  de  sa  canne;  en- 
suite il  se  leva  lentement  ;  et  comme  il  marchait  le 
long  du  boulevard  avec  l'intention  de  s'éloigner 
du  groupe  des  officiers  et  des  soldats,  je  le  suivis, 
et  il  continua  de  me  parler  avec  une  sorte  d'exalta- 
tion nerveuse  et  comme  involontaire  qui  me  cap- 
tiva, et  que  je  n'aurais  jamais  attendue  de  lui,  qui 
était  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  homme 
froid. 

Il  commença  par  une  très  simple  demande  en 
prenant  un  bouton  de  mon  habit: 

—  Me  pardonnerez-vous,  me  dit-il,  de  vous 
prier  de  m'envoyer  votre  hausse-col  de  la  Garde 
royale,  si  vous  l'avez  conservé?  J'ai  laissé  le  mien 
chez  moi,  et  je  ne  puis  l'envoyer  chercher  ni  y 
aller  moi-même,  parce  qu'on  nous  tue  dans  les 
rues  comme  des  chiens  enragés;  mais  depuis  trois 
ou  quatre  ans  que  vous  avez  quitté  l'armée,  peut- 
être  ne  l'avez-vous  plus.  J'avais  aussi  donné  ma 
démission  il  y  a  quinze  jours,  car  j'ai  une  grande 
lassitude  de  l'Armée;  mais  avant-hier,  quand  j'ai 
vu  les  ordonnances,  j'ai  dit:  On  va  prendre  les 
armes.  J'ai  fait  un  paquet  de  mon  uniforme,  de 
mes  épaulettes  et  de  mon  bonnet  à  poil,  et  j'ai 
été  à  la  caserne  retrouver  ces  braves  gens-là  qu'on 
va  faire  tuer  dans  tous  les  coins,  et  qui  certaine- 
ment auraient  pensé,  au  fond  du  cœur,  que  je  les 
quittais  mal  et  dans  un  moment  de  crise;  c'eût  été 
contre  l'Honneur,  n'est  il  pas  vrai,  entièrement 
contre  l'Honneur? 


158     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

—  Aviez-vous  prévu  les  ordonnances,  dis-je, 
lors  de  votre  démission  ? 

—  Ma  foi,  non!  je  ne  les  ai  pas  même  lues 
encore. 

—  Eh  bien!   que  vous  reprochiez- vous? 

—  Rien  que  l'apparence,  et  je  n'ai  pas  voulu 
que  l'apparence  même  fût  contre  moi. 

—  Voilà,  dis-je,  qui  est  admirable! 

—  Admirable!  admirable!  dit  le  capitaine 
Renaud  en  marchant  plus  vite,  c'est  le  mot  actuel; 
quel  mot  puéril!  Je  déteste  l'admiration!  c'est  le 
principe  de  trop  de  mauvaises  actions.  On  la  donne 
à  trop  bon  marché  à  présent,  et  à  tout  le  monde. 
Nous  devons  bien  nous  garder  d'admirer  légère- 
ment. 

L'admiration  est  corrompue  et  corruptrice.  On 
doit  bien  faire  pour  soi-même,  et  non  pour  le 
bruit.  D'ailleurs,  j'ai  là-dessus  mes  idées,  fiinit-il 
brusquement;   et  il  allait  me  quitter. 

—  Il  y  a  quelque  chose  d'aussi  beau  qu'un 
grand  homme,  c'est  un  homme  d'Honneur,  lui 
dis-je. 

Il  me  prit  la  main  avec  affection.  —  C'est  une 
opinion  qui  nous  est  commune,  me  dit-il  vivement; 
je  l'ai  mise  en  action  toute  ma  vie,  mais  il  m'en  a 
coûté  cher.     Cela  n'est  pas  si  facile  que  l'on  croit. 

Ici  le  sous-lieutenant  de  sa  compagnie  vint  lui 
demander  un  cigare.  Il  en  tira  plusiers  de  sa 
poche,  et  les  lui  donna  sans  parler:  les  officiers  se 
mirent  à  fumer  en  marchant  de  long  en  large, 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     159 

dans  un  silence  et  un  calme  que  le  souvenir  des 
circonstances  présentes  n'interrompait  pas;  aucun 
ne  daignant  parler  des  dangers  du  jour,  ni  de  son 
devoir,  et  connaissant  à  fond  l'un  et  l'autre. 

Le  capitaine  Renaud  revint  à  moi.  —  Il  fait 
beau,  me  dit-il  en  me  montrant  le  ciel  avec  sa 
'.anne  de  jonc:  je  ne  sais  quand  je  cesserai  de  voir 
tous  les  soirs  les  mêmes  étoiles;  il  m'est  arrivé  une 
fois  de  m'imaginer  que  je  verrais  celles  de  la  mer 
du  Sud,  mais  j'étais  destiné  à  ne  pas  changer 
d'hémisphère.  —  N'importe  !  le  temps  est  superbe: 
les  Parisiens  dorment  ou  font  semblant.  Aucun  de 
nous  n'a  mangé  ni  bu  depuis  vingt-quatre  heures; 
cela  rend  les  idées  très-nettes.  Je  me  souviens 
qu'un  jour,  en  allant  en  Espagne,  vous  m'avez 
demandé  la  cause  de  mon  peu  d'avancement;  je 
n'eus  pas  le  temps  de  vous  la  conter;  mais  ce  soir 
je  me  sens  la  tentation  de  revenir  sur  ma  vie  que  je 
repassais  dans  ma  mémoire.  Vous  aimez  les  récits, 
je  me  le  rappelle,  et,  dans  votre  vie  retirée,  vous 
aimerez  à  vous  souvenir  de  nous.  —  Si  vous  vou- 
lez vous  asseoir  sur  ce  parapet  du  boulevard  avec 
moi,  nous  y  causerons  fort  tranquillement,  car  on 
me  paraît  avoir  cessé  pour  cette  fois  de  nous  ajus- 
ter par  les  fenêtres  et  les  soupiraux  de  cave.  —  Je 
ne  vous  dirai  que  quelques  époques  de  mon  his- 
toire, et  je  ne  ferai  que  suivre  mon  caprice.  J'ai, 
beaucoup  vu  et  beaucoup  lu,  mais  je  crois  bien 
que  je  ne  saurais  pas  écrire.  Ce  n'est  pas  mon  état, 
Dieu  merci!   et  je  n'ai  jamais  essayé.  —  Mais,  par- 


i6o     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

exemple,  je  sais  vi\Te,  et  j'ai  vécu  comme  j'en 
avais  pris  la  résolution  (dès  que  j'ai  eu  le  courage 
de  la  prendre)  et  en  vérité,  c'est  quelque  chose. 
—  Asseyons-nous. 

Je  le  suivis  lentement,  et  nous  traversâmes  le 
bataillon  pour  passer  à  gauche  de  ses  beaux  gre- 
nadiers. Ils  étaient  debout,  gravement,  le  menton 
appuyé  sur  le  canon  de  leurs  fusils.  Quelques 
jeunes  gens  s'étaient  assis  sur  leurs  sacs,  plus  fati- 
gués de  la  journée  que  les  autres.  Tous  se  taisaient 
et  s'occupaient  froidement  de  réparer  leur  tenue 
et  de  la  rendre  plus  correcte.  Rien  n'annonçait 
l'inquiétude  ou  le  mécontentement.  Ils  étaient  à 
leurs  rangs,  comme  après  un  jour  de  revue,  atten- 
dant les  ordres. 

Quand  nous  fûmes  assis,  notre  vieux  camarade 
prit  la  parole,  et  à  sa  manière  me  raconta  trois 
grandes  époques  qui  me  donnèrent  le  sens  de  sa 
vie  et  m'expliquèrent  la  bizarrerie  de  ses  habi- 
tudes et  ce  qu'il  y  avait  de  sombre  dans  son  carac- 
tère. Rien  de  ce  qu'il  m'a  dit  ne  s'est  effacé  de 
ma  mémoire,  et  je  le  répéterai  presque  mot  pour 
mot. 


CHAPITRE  III 


Je  ne  suis  rien,  dit-il  d'abord,  et  c'est  à  pré- 
sent un  bonheur  pour  moi  que  de  penser  cela; 
mais  si  j'étais  quelque  chose,  je  pourrais  dire 
comme  Louis  XIV:  J'ai  trop  aimé  la  guerre. — Que 
voulez-vous  ?  Bonaparte  m'avait  grisé  dès  l'enfance 
comme  les  autres,  et  sa  gloire  me  montait  à  la  tête 
si  violemment,  que  je  n'avais  plus  de  place  dans  le 
cerveau  pour  une  autre  idée.  Mon  père,  vieil  offi- 
cier supérieur  toujours  dans  les  camps,  m'était 
tout  à  fait  inconnu,  quand  un  jour  il  lui  prit  fan- 
taisie de  me  conduire  en  Egypte  avec  lui.  J'avais 
douze  ans,  et  je  me  souviens  encore  de  ce  temps 
comme  si  j'y  étais,  des  sentiments  de  toute  l'armée 
et  de  ceux  qui  prenaient  déjà  possession  de  mon 
àme.  Deux  esprits  enflaient  les  voiles  de  nos  vais- 
seaux, l'esprit  de  gloire  et  l'esprit  de  piraterie. 
Mon  père  n'écoutait  pas  plus  le  second  que  le  vent 
de  nord-ouest  qui  nous  emportait  ;  mais  le  premier 
bourdonnait  si  fort  à  mes  oreilles,  qu'il  me  rendit 
sourd  pendant  longtemps  à  tous  les  bruits  du 
monde,  hors  à  la  musique  de  Charles  XII,  le  canon. 
Le  canon  me  semblait  la  voix  de  Bonaparte,  et, 
i6i 


i62    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

tout  enfant  que  j'étais,  quand  il  grondait,  je  de- 
venais rouge  de  plaisir,  je  sautais  de  joie,  je  lui  bat- 
tais des  mains,  je  lui  répondais  par  de  grands  cris. 
Ces  premières  émotions  préparèrent  l'enthousiasme 
exagéré  qui  fut  le  but  et  la  folie  de  ma  vie.  Une 
rencontre,  mémorable  pour  moi,  décida  cette  sorte 
d'admiration  fatale,  cette  adoration  insensée  à  la- 
quelle je  voulus  trop  sacrifier. 

La  flotte  venait  d'appareiller  depuis  le  30  flo- 
réal an  VI.  Je  passai  le  jour  et  la  nuit  sur  le  pont 
à  me  pénétrer  du  bonheur  de  voir  la  grande  mer 
bleue  et  nos  vaisseaux.  Je  comptai  cent  bâtiments 
et  je  ne  pus  tout  compter.  Notre  hgne  militaire 
avait  une  lieue  d'étendue,  et  le  demi-cercle  que 
formait  le  convoi  en  avait  au  moins  six.  Je  ne  di- 
sais rien.  Je  regardai  passer  la  Corse  tout  près  de 
nous,  traînant  la  Sardaigne  à  sa  suite,  et  bientôt 
arriva  la  Sicile  à  notre  gauche.  Car  la  Junon,  qui 
portait  mon  père  et  moi,  était  destinée  à  éclairer 
la  route  et  à  former  l'avant-garde  avec  trois  autres 
frégates.  Mon  père  me  tenait  la  main,  et  me 
montra  l'Etna  tout  fumant,  et  des  rochers  que  je 
n'oubliai  point:  c'était  la  Favaniane  et  le  mont 
Éryx.  Marsala,  l'ancien  Lilybée,  passait  à  travers 
ses  vapeurs;  je  pris  ses  maisons  blanches  pour 
des  colombes  perçant  un  nuage;  et  un  matin, 
c'était  .  .  .,  oui,  c'était  le  24  prairial,  je  vis,  au 
lever  du  jour,  arriver  devant  moi  un  tableau  qui 
m'éblouit  pour  vingt  ans. 

Malte  était  debout  avec  ses  forts,  ses  canons  à 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     163 

fleur  d'eau,  ses  longues  murailles  luisantes  au  so- 
leil comme  des  marbres  nouvellement  polis,  et  sa 
fourmilière  de  galères  toutes  minces  courant  sur  de 
longues  rames  rouges.  Cent  quatre-vingt-quatorze 
bâtiments  français  l'enveloppaient  de  leurs  grandes 
voiles  et  de  leurs  pavillons  bleus,  rouges  et  blancs, 
que  l'on  hissait,  en  ce  moment,  à  tous  les  mâts, 
tandis  que  l'étendard  de  la  religion  s'abaissait  len- 
tement sur  le  Gozo  et  le  fort  Saint-Elme:  c'était  la 
dernière  croix  militante  qui  tombait.  Alors  la  flotte 
tira  cinq  cents  coups  de  canon. 

Le  vaisseau  VOrient  était  en  face,  seul  à  l'écart, 
grand  et  immobile.  Devant  lui  vinrent  passer  len- 
tement, et  l'un  après  l'autre,  tous  les  bâtiments  de 
guerre,  et  je  vis  de  loin  Desaix  saluer  Bonaparte. 
Nous  montâmes  près  de  lui  à  bord  de  VOrient. 
Enfin  pour  la  première  fois  je  le  vis. 

Il  était  debout  près  du  bord,  causant  avec 
Casa-Bianca,  capitaine  du  vaisseau  (pauvre  Orient  !) 
et  il  jouait  avec  les  cheveux  d'un  enfant  de  dix 
ans,  le  fils  du  capitaine.  Je  fus  jaloux  de  cet  enfant 
sur-le-champ,  et  le  cœur  me  bondit  en  voyant  qu'il 
touchait  le  sabre  du  général.  Mon  père  s'avança 
vers  Bonaparte  et  lui  parla  longtemps.  Je  ne  voyais 
pas  encore  son  visage.  Tout  d'un  coup  il  se  re- 
tourna et  me  regarda;  je  frémis  de  tout  mon  corps 
à  la  vue  de  ce  front  jaune  entouré  de  longs  che- 
veux pendants  et  comme  sortant  de  la  mer,  tout 
mouillés  ;  de  ces  grands  yeux  gris,  de  ces  joues  mai- 
gres et  de  cette  lèvre  rentrée  sur  un  menton  aigu. 


i64     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Il  venait  de  parler  de  moi,  car  il  disait  :  «  Écoute, 
mon  brave,  puisque  tu  le  veux,  tu  viendras  en 
Egypte,  et  le  général  Vaubois  restera  bien  ici 
sans  toi  avec  ses  quatre  mille  hommes;  mais  je 
n'aime  pas  qu'on  emmène  ses  enfants;  je  ne  l'ai 
peiTnis  qu'à  Casa-Bianca,  et  j'ai  eu  tort.  Tu  vas 
renvoyer  celui-ci  en  France;  je  veux  qu'il  soit 
fort  en  mathématiques,  et  s'il  t'arrive  quelque 
chose  là-bas,  je  te  réponds  de  lui,  moi;  je  m'en 
charge,  et  j'en  ferai  un  bon  soldat.»  En  même 
temps  il  se  baissa,  et  me  prenant  sous  les  bras, 
m'éleva  jusqu'à  sa  bouche  et  me  baisa  le  front.  La 
tête  me  tourna,  je  sentis  qu'il  était  mon  maître  et 
qu'il  enlevait  mon  âme  à  mon  père,  que  du  reste 
je  connaissais  à  peine  parce  qu'il  vivait  à  l'armée 
éternellement.  Je  crus  éprouver  l'effroi  de  Moïse, 
berger,  voyant  Dieu  dans  le  buisson.  Bonaparte 
m'avait  soulevé  libre,  et  quand  ses  bras  me  redes- 
cendirent doucement  sur  le  pont,  ils  y  laissèrent  un 
esclave  de  plus. 

La  veille,  je  me  serais  jeté  dans  la  mer  si  l'on 
m'eût  enlevé  à  l'armée;  mais  je  me  laissai  em- 
mener quand  on  voulut.  Je  quittai  mon  père  avec 
indifférence,  et  c'était  pour  toujours!  Mais  nous 
sommes  si  mauvais  dès  l'enfance,  et,  hommes  ou 
enfants,  si  peu  de  chose  nous  prend  et  nous  enlève 
aux  bons  sentiments  naturels!  Mon  père  n'était 
plus  mon  maître  parce  que  j'avais  vu  le  sien,  et 
que  de  celui-là  seul  me  semblait  émaner  toute  au- 
torité de  la  terre.  —  0  rêves  d'autorité  et  d'escla- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     165 

vage!  O  pensées  corruptrices  du  pouvoir,  bonnes 
à  séduire  les  enfants  !  Faux  enthousiasmes  !  poisons 
subtils,  quel  antidote  pourra-t-on  jamais  trouver 
contre  vous?  —  J'étais  étourdi,  enivré;  je  voulais 
travailler,  et  je  travaillai,  à  en  devenir  fou!  Je  cal- 
culai nuit  et  jour,  et  je  pris  l'habit,  le  savoir  et, 
sur  mon  visage,  la  couleur  jaune  de  l'école.  De 
temps  en  temps  le  canon  m'interrompait,  et  cette 
voix  du  demi-dieu  m'apprenait  la  conquête  de 
l'Egypte,  Marengo,  le  18  brumaire,  l'Empire  ...  et 
l'Empereur  me  tint  parole.  —  Quant  à  mon  père, 
je  ne  savais  plus  ce  qu'il  était  devenu,  lorsqu'un 
jour  m'arriva  cette  lettre  que  voici. 

Je  la  porte  toujours  dans  ce  vieux  portefeuille, 
autrefois  rouge,  et  je  la  relis  souvent  pour  bien  me 
convaincre  de  l'inutilité  des  avis  que  donne  une 
génération  à  celle  qui  la  suit,  et  réfléchir  sur  l'ab- 
surde entêtement  de  mes  illusions. 

Ici  le  Capitaine,  ouvrant  son  uniforme,  tira  de 
sa  poitrine  son  mouchoir  premièrement,  puis  un 
petit  portefeuille  qu'il  ouvrit  avec  soin,  et  nous  en- 
trâmes dans  un  café  encore  éclairé,  où  il  me  lut 
ces  fragments  de  lettres,  qui  me  sont  restés  entre 
les  mains,  on  saura  bientôt  comment. 


CHAPITRE     IV 


SIMPLE    LETTRE 


«  A  bord  du  vaisseau  anglais  le  Cidloden, 
devant  Rochefort,  1804. 

Sent  to  France,  with  Admirai  Collingwood' s  permission. 

«  Il  est  inutile,  mon  enfant,  que  tu  saches  com- 
ment t 'arrivera  cette  lettre,  et  par  quels  moyens 
j'ai  pu  connaître  ta  conduite  et  ta  position  actuelle. 
Qu'il  te  suffise  d'apprendre  que  je  suis  content  de 
toi,  mais  que  je  ne  te  re verrai  sans  doute  jamais. 
Il  est  probable  que  cela  t'inquiète  peu.  Tu  n'as 
connu  ton  père  que  dans  l'âge  où  la  mémoire  n'est 
pas  née  encore  et  où  le  cœur  n'est  pas  encore  éclos. 
Il  s'ouvre  plus  tard  en  nous  qu'on  ne  le  pense  gé- 
néralement, et  c'est  de  quoi  je  me  suis  souvent 
étonné:  mais  qu'y  faire? — Tu  n'es  pas  plus  mau- 
vais qu'un  autre,  ce  me  semble.  Il  faut  bien  que  je 
m'en  contente.  Tout  ce  que  j'ai  à  te  dire,  c'est  que 
je  suis  prisonnier  des  Anglais  depuis  le  14  ther- 
midor an  VI  (ou  le  2  août  1798,  vieux  style,  qui, 
dit-on,  redevient  à  la  mode  aujourd'hui).  J'étais 
allé  à  bord  de  VOrient  pour  tâcher  de  persuader  à 
ce  brave  Brueys  d'appareiller  pour  Corfou.  Bona- 
parte m'avait  déjà  envoyé  son  pauvre  aide  de  camp 
Julien,  qui  eut  la  sottise  de  se  laisser  enlever  par 
166 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     167 

les  Arabes.  Moi,  j 'arrivai,  mais  inutilement.  Brueys 
était  entêté  comme  une  mule.  Il  disait  qu'on  allait 
trouver  la  passe  d'Alexandrie  pour  faire  entrer  ses 
vaisseaux,  mais  il  ajouta  quelques  mots  assez  fiers 
qui  me  firent  bien  voir  qu'au  fond  il  était  un  peu 
jaloux  de  l'armée  de  terre.  —  Nous  prend-on  pour 
des  passeurs  d'eau  ?  me  dit-il  et  croit-on  que  nous 
ayons  peur  des  Anglais?  —  Il  aurait  mieux  valu 
pour  la  France  qu'il  en  eût  peur.  Mais  s'il  a  fait 
des  fautes,  il  les  a  glorieusement  expiées;  et  je 
puis  dire  que  j'expie  ennuyeusement  celle  que  je 
fis  de  rester  à  son  bord  quand  on  l'attaqua.  Brueys 
fut  d'abord  blessé  à  la  tête  et  à  la  main.  Il  con- 
tinua le  combat  jusqu'au  moment  où  un  boulet  lui 
arracha  les  entrailles.  Il  se  fit  mettre  dans  un  sac 
de  son  et  mourut  sur  son  banc  de  quart.  Nous 
\âmes  clairement  que  nous  allions  sauter  vers  les 
dix  heures  du  soir.  Ce  qui  restait  de  l'équipage 
descendit  dans  les  chaloupes  et  se  sauva,  excepté 
Casa-Bianca.  Il  demeura  le  dernier,  bien  entendu  ; 
mais  son  fils,  un  beau  garçon,  que  tu  as  entrevu; 
je  crois,  vint  me  trouver  et  me  dit;  «Citoyen, 
qu'est-ce  que  l'honneur  veut  que  je  fasse?»  — 
Pauvre  petit!  Il  avait  dix  ans,  je  crois,  et  cela  par- 
lait d'honneur  dans  un  tel  moment!  Je  le  pris  sur 
mes  genoux  dans  le  canot  et  je  l'empêchai  de  voir 
sauter  son  père  avec  le  pauvre  Orient,  qui  s'épar- 
pilla en  l'air  comme  une  gerbe  de  feu.  Nous  ne 
sautâmes  pas,  nous,  mais  nous  fûmes  pris,  ce  qui 
est  bien  plus  douloureux,  et  je  vins  à  Douvres,  sous 


i68     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

la  garde  d'un  brave  capitaine  anglais  nommé  Col- 
lingwood,  qui  commande  à  présent  le  Culloden. 
C'est  un  galant  homme  s'il  en  fut,  qui,  depuis  1761 
qu'il  sert  dans  la  marine,  n'a  quitté  la  mer  que 
pendant  deux  années,  pour  se  marier  et  mettre  au 
monde  ses  deux  filles.  Ces  enfants,  dont  il  parle 
sans  cesse,  ne  le  connaissent  pas,  et  sa  femme  ne 
connaît  guère  que  par  ses  lettres  son  beau  carac- 
tère. Mais  je  sens  bien  que  la  douleur  de  cette  dé- 
faite d'Aboukir  a  abrégé  mes  jours,  qui  n'ont  été 
que  trop  longs,  puisque  j'ai  vu  un  tel  désastre  et 
la  mort  de  mes  glorieux  amis.  Mon  grand  âge  a 
touché  tout  le  monde  ici;  et,  comme  le  climat  de 
l'Angleterre  m'a  fait  tousser  beaucoup  et  a  renou- 
velé toutes  mes  blessures  au  point  de  me  priver  en- 
tièrement de  l'usage  d'un  "bras,  le  bon  capitaine 
CoUingwood  a  demandé  et  obtenu  pour  moi  (ce 
qu'il  n'aurait  pu  obtenir  pour  lui-même  à  qui  la 
terre  était  défendue)  la  grâce  d'être  transféré  en 
Sicile,  sous  un  soleil  plus  chaud  et  un  ciel  plus 
pur.  Je  crois  bien  que  j'y  vais  finir;  car  soixante- 
dLx-huit  ans,  sept  blessures,  des  chagrins  profonds 
et  la  captivité  sont  des  maladies  incurables.  Je  n'a- 
vais à  te  laisser  que  mon  épée,  pau\Te  enfant!  à 
présent  je  n'ai  même  plus  cela,  car  un  prisonnier 
n'a  pas  d'épée.  Mais  j'ai  au  moins  un  conseil  à  te 
donner,  c'est  de  te  défier  de  ton  enthousiasme  pour 
les  hommes  qui  parviennent  vite,  et  surtout  pour 
Bonaparte.  Tel  que  je  te  connais,  tu  serais  un 
Séide,  et  il  faut  se  garantir  du  Séidisme  quand  on  est 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     169 

Français,  c'est-à-dire  très  susceptible  d'être  atteint 
de  ce  mal  contagieux.  C'est  une  chose  merveilleuse 
|ue  la  quantité  de  petits  et  de  grands  tyrans  qu'il 
.L  produits.  Nous  aimons  les  fanfarons  à  un  point 
xtrême,  et  nous  nous  donnons  à  eux  de  si  bon 
cœur  que  nous  ne  tardons  pas  à  nous  en  mordre 
les  doigts  ensuite.  La  source  de  ce  défaut  est  un  ' 
grand  besoin  d'action  et  une  grande  paresse  de 
réflexion.  Il  s'ensuit  que  nous  aimons  infiniment 
mieux  nous  donner  corps  et  âme  à  celui  qui  se 
charge  de  penser  pour  nous  et  d'être  responsable, 
quitte  à  rire  après  de  nous  et  de  lui. 

Bonaparte  est  un  bon  enfant,  mais  il  est  vrai-'; 
ment  par  trop  charlatan.  Je  crains  qu'il  ne  de- 
vienne fondateur,  parmi  nous,  d'un  nouveau  genre 
le  jonglerie;  nous  en  avons  bien  assez  en  France. 
— •  Le  charlatanisme  est  insolent  et  corrupteur,  et 
il  a  donné  de  tels  exemples  dans  notre  siècle  et 
a  mené  si  grand  bruit  du  tambour  et  de  la  ba- 
guette sur  la  place  publique,  qu'il  s'est  glissé  dans 
toute  profession,  et  qu'il  n'y  a  si  petit  homme 
qu'il  n'ait  gonflé.  —  Le  nombre  est  incalculable 
des  grenouiUes  qui  crèvent.  Je  désire  bien  vive- 
ment que  mon  fils  n"en  soit  pas. 

Je  suis  bien  aise  qu'il  m'ait  tenu  parole  en  se 
chargeant  de  toi,  comme  il  dit;  mais  ne  t'y  fie  pas 
trop.  Peu  de  temps  après  la  triste  manière  dont  je 
'[uittai  l'Egypte,  voici  la  scène  que  l'on  m'a  contée 
tt  qui  se  passa  à  un  certain  dîner;  je  veux  te  la 
dire  afin  que  tu  y  penses  souvent. 


170    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Le  i*^"^  vendémiaire  an  vu,  étant  au  Caire,  Bona- 
parte, membre  de  l'Institut,  ordonna  une  fête  civi- 
que pour  l'anniversaire  de  l'établissement  de  la 
République.  La  garnison  d'Alexandrie  célébra  la 
fête  autour  de  la  colonne  de  Pompée,  sur  laquelle 
on  planta  le  drapeau  tricolore;  l'aiguille  de  Cléo- 
pâtre  fut  illuminée  assez  mal  ;  et  les  troupes  de  la 
haute  Egypte  célébrèrent  la  fête,  le  mieux  qu'elles 
[  purent,  entre  les  pylônes,  les  colonnes,  les  caria- 
'  tides  de  Thèbes,  sur  les  genoux  du  colosse  de  Mem- 
non,  aux  pieds  des  figures  de  Tâma  et  Châma.  Le 
premier  corps  d'armée  fît  au  Caire  ses  manoeuvres, 
ses  courses  et  ses  feux  d'artifice.  Le  général  en 
chef  avait  invité  à  dîner  tout  l'état-major,  les  or- 
donnateurs, les  savants,  le  kiaya  du  pacha,  l'émir, 
les  membres  du  divan  et  les  agas,  autour  d'une 
table  de  cinq  cents  couverts  dressée  dans  la  salle 
basse  de  la  maison  qu'il  occupait  sur  la  place  d'El- 
Béquier;  le  bonnet  de  la  Liberté  et  le  croissant 
s'entrelaçaient  amoureusement;  les  couleurs  tur- 
ques et  françaises  formaient  un  berceau  et  un  tapis 
fort  agréables  sur  lesquels  se  mariaient  le  Koran  et 
la  Table  des  Droits  de  l'Homme.  Après  que  les 
convives  eurent  bien  mangé  avec  leurs  doigts  des 
poulets  et  du  riz  assaisonnés  de  safran,  des  pastè- 
ques et  des  fruits,  Bonaparte,  qui  ne  disait  rien, 
jeta  un  coup  d'œil  très  prompt  sur  eux  tous.  Le 
bon  Kléber,  qui  était  couché  à  côté  de  lui,  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  ployer  à  la  turque  ses  longues 
jambes,  donna  un  grand  coup  de  coude  à  Abdallah- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     171 

Menou,  son  voisin,  et  lui  dit  avec  son  accent  demi- 
allemand  : 

—  Tiens  !  voilà  Ali-Bonaparte  qui  va  nous  faire 
une  des  siennes. 

Il  l'appelait  comme  cela,  parce  que,  à  la  fête 
de  Mahomet,  le  général  s'était  amusé  à  prendre  le 
costume  oriental,  et  qu'au  moment  où  il  s'était  dé- 
claré protecteur  de  toutes  les  religions,  on  lui 
avait  pompeusement  décerné  le  nom  de  gendre  du 
prophète  et  on  l'avait  nommé  Ali-Bonaparte. 

Kléber  n'avait  pas  fini  de  parler,  et  passait 
encore  sa  main  dans  ses  grands  cheveux  blonds, 
que  le  petit  Bonaparte  était  déjà  debout;  et,  ap- 
prochant son  verre  de  son  menton  maigre  et  de  sa 
grosse  cravate,  il  dit  d'une  voix  brève,  claire  et 
saccadée  : 

—  Buvons  à  l'an  trois  cent  de  la  République 
française  ! 

Kléber  se  mit  à  rire  dans  l'épaule  de  Menou, 
au  point  de  lui  faire  verser  son  verre  sur  un  vieil 
Aga,  et  Bonaparte  les  regarda  tous  deux  de  tra- 
vers, en  fronçant  le  sourcil. 

Certainement,  mon  enfant,  il  avait  raison; 
parce  que,  en  présence  d'un  général  en  chef,  un 
général  de  division  ne  doit  pas  se  tenir  indécem- 
ment, fût-ce  un  gaillard  comme  Kléber;  mais  eux, 
ils  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  non  plus,  puisque 
Bonaparte,  à  l'heure  qu'il  est,  s'appelle  l'Empereur 
et  que  tu  es  son  page.  » 


172    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

—  En  effet,  dit  le  capitaine  Renaud,  en  repre- 
nant la  lettre  de  mes  mains,  je  venais  d'être 
nommé  page  de  l'Empereur  en  1804.  —  Ah!  la 
terrible  année  que  celle-là!  de  quels  événements 
elle  était  chargée  quand  elle  nous  arriva,  et 
comme  je  l'aurais  considérée  avec  attention,  si 
j'avais  su  alors  considérer  quelque  chose!  Mais  je 
n'avais  pas  d'yeux  pour  voir,  pas  d'oreilles  pour 
entendre  autre  chose  que  les  actions  de  l'Empe- 
reur, la  voix  de  l'Empereur,  les  gestes  de  l'Empe- 
reur, les  pas  de  l'Empereur,  Son  approche  m'eni- 
vrait, sa  présence  me  magnétisait.  La  gloire  d'être 
attaché  à  cet  homme  me  semblait  la  plus  grande 
chose  qui  fût  au  monde,  et  jamais  un  amant  n'a 
senti  l'ascendant  de  sa  maîtresse  avec  des  émo- 
tions plus  vives  et  plus  écrasantes  que  ceUes  que 
sa  vue  me  donnait  chaque  jour.  —  L'admiration 
1  d'un  chef  militaire  devient  une  passion,  un  fana- 
!  tisme,  une  frénésie,  qui  font  de  nous  des  esclaves, 
des  furieux,  des  aveugles.  —  Cette  pauvre  lettre 
que  je  viens  de  vous  donner  à  lire  ne  tint  dans 
mon  esprit  que  la  place  de  ce  que  les  écoliers  nom- 
ment un  sermon,  et  je  ne  sentis  que  le  soulage- 
ment impie  des  enfants  qui  se  trouvent  délivrés  de 
l'autorité  naturelle  et  se  croient  libres  parce  qu'ils 
ont  choisi  la  chaîne  que  l'entraînement  général 
leur  a  fait  river  à  leur  cou.  Mais  un  reste  de  bons 
sentiments  natifs  me  fit  conserver  cette  écriture 
sacrée,  et  son  autorité  sur  moi  a  grandi  à  mesure 
que  diminuaient  mes   rêves   d'héroïque  sujétion. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    173 

î:^lle  est  restée  toujours  sur  mon  cœur,  et  elle  a 
uii  par  y  jeter  des  racines  invisibles,  aussitôt  que 
■  bon  sens  a  dégagé  ma  vue  des  nuages  qui  la 
rouvraient  alors.  Je  n'ai  pu  m'empêcher,  cette 
Muit,  de  la  relire  avec  vous,  et  je  me  prends  en 
;)itié  en  considérant  combien  a  été  lente  la  courbe 
(jue  mes  idées  ont  suivie  pour  revenir  à  la  base  la 
;)lus  solide  et  la  plus  simple  de  la  conduite  d'un 
:  A>imne.  Vous  verrez  à  combien  peu  elle  se  réduit  ; 
lais,  en  vérité,  monsieur,  je  pense  que  cela  suffit 
a.  la  vie  d'un  honnête  homme,  et  il  m'a  fallu  bien 
lu  temps  pour  arriver  à  trouver  la  source  de  la 
\-éritable  grandeur  qu'il  peut  y  avoir  dans  la  pro- 
fession presque  barbare  des  armes. 

Ici  le  capitaine  Renaud  fut  interrompu  par  un 
\-ieux  sergent  de  grenadiers  qui  vint  se  placer  à  la 
porte  du  café,  portant  son  arme  en  sous-officier  et 
tirant  une  lettre  écrite  sur  papier  gris  placée  dans 
la  bretelle  de  son  fusU.  Le  capitaine  se  leva  paisi- 
blement et  ouvrit  l'ordre  qu'il  recevait. 

—  Dites  à  Béjaud  de  copier  cela  sur  le  livre 
l'ordre,  dit-il  au  sergent. 

—  Le  sergent-major  n'est  pas  revenu  de  l'arse- 
nal, dit  le  sous-officier,  d'une  voix  douce  comme 
celle  d'une  fille,  et  baissant  les  yeux,  sans  même 
daigner  dire  comment  son  camarade  avait  été  tué. 

—  Le  fourrier  le  remplacera,  dit  le  capitaine, 
sans  rien  demander;  et  il  signa  son  ordre  sur  le 
dos  du  sergent,  qui  lui  servit  de  pupitre. 

Il  toussa  un  peu,  et  reprit  avec  tranquillité: 


CHAPITRE  V 

LE    DIALOGUE    INCONNU 

—  La  lettre  de  mon  pauvre  père,  et  sa  mort, 
que  j'appris  peu  de  temps  après,  produisirent  en 
moi,  tout  enivré  que  j'étais  et  tout  étourdi  du 
bruit  de  mes  éperons,  une  impression  assez  forte 
pour  donner  un  grand  ébranlement  à  mon  ardeur 
aveugle,  et  je  commençai  à  examiner  de  plus  près 
et  avec  plus  de  calme  ce  qu'il  y  avait  de  surnaturel 
dans  l'éclat  qui  m'enivrait.  Je  me  demandai,  pour 
la  première  fois,  en  quoi  consistait  l'ascendant  que 
nous  laissions  prendre  sur  nous  aux  hommes  d'ac- 
tion revêtus  d'un  pouvoir  absolu,  et  j'osai  tenter 
quelques  efforts  intérieurs  pour  tracer  des  bornes, 
dans  ma  pensée,  à  cette  donation  volontaire  de 
tant  d'hommes  à  un  homme.  Cette  première  se- 
cousse me  fit  entr'ouvrir  la  paupière,  et  j'eus  l'au- 
dace de  regarder  en  face  l'aigle  éblouissant  qui 
m'avait  enlevé,  tout  enfant,  et  dont  les  ongles  me 
pressaient  les  reins. 

Je  ne  tardai  pas  à  trouver  des  occasions  de 
l'examiner  de  plus  près,  et  d'épier  l'esprit  du 
grand  homme,  dans  les  actes  obscurs  de  sa  vie 
privée. 

On  avait  osé  créer  des  pages,  comme  je  vous 
174 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    175 

l'ai  dit;  mais  nous  portions  l'uniforme  d'officiers 
en  attendant  la  livrée  verte  à  culottes  rouges  que 
nous  devions  prendre  au  sacre.  Nous  servions 
d'écu3^ers,  de  secrétaires  et  d'aides  de  camp  jus- 
que là,  selon  la  volonté  du  maître  qui  prenait  ce 
qu'il  trouvait  sous  sa  main.  Déjà  il  se  plaisait  à 
peupler  ses  antichambres  ;  et  comme  le  besoin  de  | 
dominer  le  suivait  partout,  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  l'exercer  dans  les  plus  petites  choses  et 
tourmentait  autour  de  lui  ceux  qui  l'entouraient, 
par  l'infatigable  maniement  d'une  volonté  toujours 
présente.  Il  s'amusait  de  ma  timidité;  il  jouait 
avec  mes  erreurs  et  mon  respect.  —  Quelquefois  il 
m'appelait  brusquement  ;  et  me  voyant  entrer  pâle 
et  balbutiant,  il  s'amusait  à  me  faire  parler  long- 
temps pour  voir  mes  étonnements  et  troubler  mes 
idées.  Quelquefois,  tandis  que  j'écrivais  sous  sa 
dictée,  il  me  tirait  l'oreille  tout  d'un  coup,  à  sa 
manière,  et  me  faisait  une  question  imprévue  sur 
quelque  vulgaire  connaissance  comme  la  géogra- 
phie ou  l'algèbre,  me  posant  le  plus  facile  pro- 
blème d'enfant;  il  me  semblait  alors  que  la  foudre 
tombait  sur  ma  tête.  Je  savais  mille  fois  ce  qu'il 
me  demandait;  j'en  savais  plus  qu'il  ne  le  croyait, 
j'en  savais  même  souvent  plus  que  lui,  mais  son 
œil  me  paralysait.  Lorsqu'il  était  hors  de  la 
chambre,  je  pouvais  respirer,  le  sang  commençait 
à  circuler  dans  mes  veines,  la  mémoire  me  reve- 
nait et  avec  elle  une  honte  inexprimable;  la  rage 
me  prenait,  j'écrivais  ce  que  j'aurais  dû  lui  ré- 


176    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

pondre;  puis  je  me  roulais  sur  le  tapis,  je  pleurais, 
j'avais  envie  de  me  tuer. 

—  Quoi!  me  disais-je,  il  y  a  donc  des  têtes 
assez  fortes  pour  être  sûres  de  tout  et  n'hésiter  de- 
vant personne  ?  Des  hommes  qui  s'étourdissent  par 
l'action  sur  toute  chose,  et  dont  l'assurance  écrase 
les  autres  en  leur  faisant  penser  que  la  clef  de 
tout  savoir  et  de  tout  pouvoir,  clef  qu'on  ne  cesse 
de  chercher,  est  dans  leur  poche,  et  qu'ils  n'ont 
qu'à  l'ouvrir  pour  en  tirer  lumière  et  autorité  in- 
faillibles! —  Je  sentais  pourtant  que  c'était  là  une 
force  fausse  et  usurpée.  Je  me  révoltais,  je  criais: 
«  Il  ment  !  Son  attitude,  sa  voix,  son  geste,  ne 
sont  qu'une  pantomime  d'acteur,  une  misérable 
parade  de  souveraineté,  dont  il  doit  savoir  la  va- 
nité. Il  n'est  pas  possible  qu'il  croie  en  lui-même 
aussi  sincèrement  !  Il  nous  défend  à  tous  de  lever 
le  voile,  mais  il  se  voit  nu  par-dessous.  Et  que 
voit-il?  un  pauvre  ignorant  comme  nous  tous,  et 
sous  tout  cela,  la  créature  faible  !  »  —  Cependant 
je  ne  savais  comment  voir  le  fond  de  cette  âme 
déguisée.  Le  pouvoir  et  la  gloire  le  défendaient  sur 
tous  les  points;  je  tournais  autour  sans  réussir  à  y 
rien  surprendre,  et  ce  porc-épic  toujours  armé  se 
roulait  devant  moi,  n'offrant  de  tous  côtés  que  des 
pointes  acérées.  —  Un  jour  pourtant,  le  hasard, 
notre  maître  à  tous,  les  entr'ouvrit,  et  à  travers 
ces  piques  et  ces  dards  fit  pénétrer  une  lumière 
d'un  moment.  —  Un  jour,  ce  fut  peut-être  le  seul 
de  sa  vie,  il  rencontra  plus  fort  que  lui  et  recula 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    177 

un  instant  devant  un  ascendant  plus  grand  que  le 
sien.  —  J'en  fus  témoin,  et  me  sentis  vengé.  — 
Voici  comment  cela  m'arriva: 

Nous  étions  à  Fontainebleau.  Le  Pape  venait 
rarriver.  L'Empereur  l'avait  attendu  impatiem- 
ment pour  le  sacre,  et  l'avait  reçu  en  voiture 
montant  de  chaque  côté,  au  même  instant,  avec 
une  étiquette  en  apparence  négligée,  mais  profon- 
dément calculée  de  manière  à  ne  céder  ni  prendre 
le  pas,  ruse  italienne.  Il  revenait  au  château,  tout 
y  était  en  rumeur;  j'avais  laissé  plusieurs  officiers 
dans  la  chambre  qui  précédait  celle  de  l'Empe- 
reur, et  j'étais  resté  seul  dans  la  sienne. — Je 
considérais  une  longue  table  qui  portait,  au  lieu 
de  marbre,  des  mosaïques  romaines,  et  que  sur- 
chargeait un  amas  énorme  de  placets.  J'avais  vu 
souvent  Bonaparte  rentrer  et  leur  faire  subir  une 
étrange  épreuve.  Il  ne  les  prenait  ni  par  ordre,  ni 
au  hasard;  mais  quand  leur  nombre  l'irritait,  il 
passait  sa  main  sur  la  table  de  gauche  à  droite  et 
de  droite  à  gauche,  comme  un  faucheur,  et  les 
dispersait  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  réduit  le  nombre 
à  cinq  ou  six  qu'il  ouvrait.  Cette  sorte  de  jeu  dé- 
daigneux m'avait  ému  singulièrement.  Tous  ces 
papiers  de  deuil  et  de  détresse  repoussés  et  jetés 
sur  le  parquet,  enlevés  comme  par  un  vent  colère, 
ces  implorations  inutiles  des  veuves  et  des  orphe- 
lins n'ayant  pour  chance  de  secours  que  la  manière 
dont  les  feuiUes  volantes  étaient  balayées  par  le 
chapeau  consulaire;    toutes  ces  feuilles  gémissan- 


lyS    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

tes,  mouillées  par  des  larmes  de  famille,  tramant 
au  hasard  sous  ses  bottes  et  sur  lesquelles  il  mar- 
chait comme  sur  ses  morts  du  champ  de  bataille, 
me  représentaient  la  destinée  présente  de  la 
France  comme  une  loterie  sinistre,  et,  toute  grande 
qu'était  la  main  indifférente  et  rude  qui  tirait  les 
lots,  je  pensais  qu'il  n'était  pas  juste  de  livrer 
ainsi  au  caprice  de  ses  coups  de  poing  tant  de 
fortunes  obscures  qui  eussent  été  peut-être  un 
jour  aussi  grandes  que  la  sienne,  si  un  point  d'ap- 
pui leur  eût  été  donné.  Je  sentis  mon  cœur  battre 
contre  Bonaparte  et  se  révolter,  mais  honteuse- 
ment, mais  en  cœur  d'esclave  qu'il  était.  Je  consi- 
dérais ces  lettres  abandonnées:  des  cris  de  douleur 
inentendus  s'élevaient  de  leurs  plis  profanés;  et 
les  prenant  pour  les  lire,  les  rejetant  ensuite, 
moi-même  je  me  faisais  juge  entre  ces  malheu- 
reux et  le  maître  qu'ils  s'étaient  donné,  et  qui 
allait  aujourd'hui  s'asseoir  plus  solidement  que 
jamais  sur  leurs  têtes.  Je  tenais  dans  ma  main 
l'une  de  ces  pétitions  méprisées,  lorsque  le  bruit 
des  tambours  qui  battaient  aux  champs  m'apprit 
l'anivée  subite  de  l'Empereur.  Or,  vous  savez  que 
de  même  que  l'on  voit  la  lumière  du  canon  avant 
d'entendre  sa  détonation,  on  le  voyait  toujours  en 
même  temps  qu'on  était  frappé  du  bruit  de  son 
approche,  tant  ses  allures  étaient  promptes  et  tant 
il  semblait  pressé  de  vivre  et  de  jeter  ses  actions 
les  unes  sur  les  autres.  Quand  il  entrait  à  cheval 
dans  la  cour  d'un  palais,  ses  guides  avaient  peine 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    179 

à  le  suivre,  et  le  poste  n'avait  pas  le  temps  de 
prendre  les  armes,  qu'il  était  déjà  descendu  de 
cheval  et  montait  l'escalier,  Cette  fois  il  avait 
quitté  la  voiture  du  Pape  pour  revenir  seul,  en 
avant  et  au  galop.  J'entendis  ses  talons  résonner 
en  même  temps  que  le  tambour.  J'eus  le  temps  à 
peine  de  me  jeter  dans  l'alcôve  d'un  grand  lit  de 
parade  qui  ne  servait  à  personne,  fortifié  d'une 
balustrade  de  prince  et  fermé  heureusement,  plus 
qu'à  demi,  par  des  rideaux  semés  d'abeilles. 

L'Empereur  était  fort  agité;  il  marcha  seul 
dans  la  chambre  comme  quelqu'un  qui  attend 
avec  impatience,  et  fit  en  un  instant  trois  fois  sa 
longueur,  puis  s'avança  vers  la  fenêtre  et  se  mit  à 
y  tambouriner  une  marche  avec  les  ongles.  Une 
voiture  roula  dans  la  cour,  il  cessa  de  battre, 
frappa  des  pieds  deux  ou  trois  fois  comme  impa- 
tienté de  la  vue  de  quelque  chose  qui  se  faisait 
avec  lenteur,  puis  il  alla  brusquement  à  la  porte 
et  l'ouvrit  au  Pape. 

Pie  VII  entra  seul,  Bonaparte  se  hâta  de  refer- 
mer la  porte  derrière  lui,  avec  une  promptitude  de 
geôlier.  Je  sentis  une  grande  terreur,  je  l'avoue, 
en  me  voyant  en  tiers  avec  de  telles  gens.  Cepen- 
dant je  restai  sans  voix  et  sans  mouvement,  re- 
gardant et  écoutant  de  toute  la  puissance  de  mon 
esprit. 

Le  Pape  était  d'une  taille  élevée;  il  avait  un 
visage  allongé,  jaune,  souffrant,  mais  plein  d'une 
noblesse  sainte  et  d'une  bonté  sans  bornes.     Ses 


i8o  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 
yeux  noirs  étaient  grands  et  beaux,  sa  bouche  était 
entr'ouverte  par  un  sourire  bienveillant  auquel 
son  menton  avancé  donnait  une  expression  de  fi- 
nesse très  spirituelle  et  très  vive,  sourire  qui  n'a- 
vait rien  de  la  sécheresse  politique,  mais  tout  de 
la  bonté  chrétienne.  Une  calotte  blanche  couvrait 
ses  cheveux  longs,  noirs,  mais  sillonnés  de  larges 
mèches  argentées.  Il  portait  négligemment  sur  ses 
épaules  courbées  un  long  camail  de  velours  rouge, 
et  sa  robe  tramait  sur  ses  pieds.  Il  entra  lentement, 
avec  la  démarche  calme  et  prudente  d'une  femme 
âgée.  Il  vint  s'asseoir,  les  yeux  baissés,  sur  un  des 
grands  fauteuils  romains  dorés  et  chargés  d'aigles, 
et  attendit  ce  que  lui  allait  dire  l'autre  italien. 

Ah!  monsieur,  quelle  scène!  quelle  scène!  je 
la  vois  encore.  —  Ce  ne  fut  pas  le  génie  de  l'hojnme 
qu'elle  me  montra,  mais  ce  fut  son  caractère;  et  si 
son  vaste  esprit  ne  s'y  déroula  pas,  du  moins  son 
cœur  y  éclata.  —  Bonaparte  n'était  pas  alors  ce 
que  vous  l'avez  vu  depuis  ;  il  n'avait  point  ce  ventre 
de  financier,  ce  visage  joufflu  et  malade,  ces 
jambes  de  goutteux,  tout  cet  infirme  embonpoint 
que  l'art  a  malheureusement  saisi  pour  en  faire 
un  type,  selon  le  langage  actuel,  et  qui  a  laissé  de 
lui,  à  la  foule,  je  ne  sais  quelle  forme  populaire  et 
grotesque  qui  le  livre  aux  jouets  d'enfants  et  le 
laissera  peut-être  un  jour  fabuleux  et  impossible 
comme  l'informe  Polichinelle.  —  Il  n'était  point 
ainsi  alors,  monsieur,  mais  nerveux  et  souple, 
mais  leste,  vif  et  élancé,  convulsif  dans  ses  gestes. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE  i8i 
gracieux  dans  quelques  moments,  recherché  dans 
ses  manières  ;  la  poitrine  plate  et  rentrée  entre  les 
épaules,  et  tel  encore  que  je  l'avais  vu  à  Malte,  le 
visage  mélancolique  et  effilé. 

Il  ne  cessa  point  de  marcher  dans  la  chambre 
quand  le  Pape  fut  entré;  il  se  mit  à  rôder  autour 
du  fauteuil  comme  un  chasseur  prudent,  et  s'arrê- 
tant  tout  à  coup  en  face  de  lui  dans  l'attitude  roide 
et  immobile  d'un  caporal,  il  reprit  une  suite  de  la 
conversation  commencée  dans  leur  voiture,  inter- 
rompue par  l'arrivée,  et  qu'il  lui  tardait  de  pour- 
suivre. 

—  Je  vous  le  répète,  Saint-Père,  je  ne  suis  point 
un  esprit  fort,  moi,  et  je  n'aime  pas  les  raisonneurs 
et  les  idéalogues.  Je  vous  assure  que,  malgré  mes 
vieux  républicains,  j'irai  à  la  messe. 

Il  jeta  ces  derniers  mots  brusquement  au  Pape 
comme  un  coup  d'encensoir  lancé  au  visage,  et 
s'arrêta  pour  en  attendre  l'effet,  pensant  que  les 
circonstances  tant  soit  peu  impies  qui  avaient  pré- 
cédé l'entrevue  devaient  donner  à  cet  aveu  subit 
et  net  une  valeur  extraordinaire.  —  Le  Pape  baissa 
les  yeux  et  posa  ses  deux  mains  sur  les  têtes  d'ai- 
gle qui  formaient  les  bras  de  son  fauteuil.  Il  parut, 
par  cette  attitude  de  statue  romaine,  qu'il  disait 
clairement:  Je  me  résigne  d'avance  à  écouter 
toutes  les  choses  profanes  qu'il  lui  plaira  de  me 
faire  entendre. 

Bonaparte  fit  le  tour  de  la  chambre  et  du  fau- 
teuil qui  se  trouvait  au  milieu,  et  je  vis,  au  regard 


i82     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

qu'il  jetait  de  côté  sur  le  vieux  pontife,  qu'il  n'é- 
tait content  ni  de  lui-même  ni  de  son  adversaire, 
et  qu'il  se  reprochait  d'avoir  trop  lestement  débuté 
dans  cette  reprise  de  conversation.  Il  se  mit  donc 
à  parler  avec  plus  de  suite,  en  marchant  circulai- 
rement  et  jetant  à  la  dérobée  des  regards  perçants 
dans  les  glaces  de  l'appartement  où  se  réfléchissait 
la  figure  grave  du  Saint-Père,  et  le  regardant  en 
profil  quand  il  passait  près  de  lui,  mais  jamais  en 
face,  de  peur  de  sembler  trop  inquiet  de  l'impres- 
sion de  ses  paroles. 

—  Il  y  a  quelque  chose,  dit-il,  qui  me  reste  sur 
le  cœur,  Saint-Père,  c'est  que  vous  consentez  au 
sacre  de  la  même  manière  que  l'autre  fois  au  con- 
cordat, comme  si  vous  y  étiez  forcé.  Vous  avez  un 
air  de  martyr  devant  moi,  vous  êtes  là  comme  ré- 
signé, comme  offrant  au  Ciel  vos  douleurs.  Mais, 
en  vérité,  ce  n'est  pas  là  votre  situation,  vous 
n'êtes  pas  prisonnier,  par  Dieu!  vous  êtes  libre 
comme  l'air. 

Pie  VII  sourit  avec  tristesse  et  le  regarda  en 
face.  Il  sentait  ce  qu'il  y  avait  de  prodigieux  dans 
les  exigences  de  ce  caractère  despotique,  à  qui, 
comme  à  tous  les  esprits  de  même  nature,  il  ne 
suffisait  pas  de  se  faire  obéir  si,  en  obéissant,  on 
ne  semblait  encore  avoir  désiré  ardemment  ce 
qu'il  ordonnait. 

—  Oui,  reprit  Bonaparte  avec  plus  de  force, 
vous  êtes  parfaitement  libre;  vous  pouvez  vous  en 
retourner  à  Rome,  la  route  vous  est  ouverte,  per- 
sonne ne  vous  retient. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     183 

Le  Pape  soupira  et  leva  sa  main  droite  et  ses 
yeux  au  ciel  sans  répondre;  ensuite  il  laissa  re- 
tomber très  lentement  son  front  ridé  et  se  mit  à 
considérer  la  croix  d'or  suspendue  à  son  cou. 

Bonaparte  continua  à  parler  en  tournoyant  plus 
lentement.  Sa  voix  devint  douce  et  son  sourire 
plein  de  grâce. 

—  Saint-Père,  si  la  gravité  de  votre  caractère 
ne  m'en  empêchait,  je  dirais,  en  vérité,  que  vous 
êtes  un  peu  ingrat.  Vous  ne  paraissez  pas  vous 
souvenir  assez  des  bons  services  que  la  France 
vous  a  rendus.  Le  conclave  de  Venise,  qui  vous  a 
élu  Pape,  m'a  un  peu  l'air  d'avoir  été  inspiré  par 
ma  campagne  d'Italie  et  par  un  mot  que  j'ai  dit 
sur  vous.  L'Autriche  ne  vous  traita  pas  bien  alors, 
et  j'en  fus  très  affligé.  Votre  Sainteté  fut,  je  crois, 
obligée  de  revenir  par  mer  à  Rome,  faute  de  pou- 
voir passer  par  les  terres  autrichiennes. 

Il  s'interrompit  pour  attendre  la  réponse  du 
silencieux  hôte  qu'il  s'était  donné;  mais  Pie  VII 
ne  fit  qu'une  inclination  de  tête  presque  imper- 
ceptible, et  demeura  comme  plongé  dans  un  abat- 
tement qui  l'empêchait  d'écouter. 

Bonaparte  alors  poussa  du  pied  une  chaise  près 
du  grand  fauteuil  du  Pape.  —  Je  tressaillis,  parce 
qu'en  venant  chercher  ce  siège,  il  avait  effleuré  de 
son  épaulette  le  rideau  de  l'alcôve  où  j'étais  caché. 

—  Ce  fut,  en  vérité,  continua-t-il,  comme  ca- 
tholique que  cela  m'affligea.  Je  n'ai  jamais  eu  le 
temps  d'étudier  beaucoup  la  théologie,  moi;   mais 


i84    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

j'ajoute  encore  une  grande  foi  à  la  puissance  de 
l'Église  ;  elle  a  une  vitalité  prodigieuse,  Saint-Père. 
Voltaire  vous  a  bien  un  peu  entamés,  mais  je  ne 
Faime  pas,  et  je  vais  lâcher  sur  lui  un  vieil  orato- 
rien  défroqué.  Vous  serez  content,  allez.  Tenez, 
nous  pourrions,  si  vous  vouliez,  faire  bien  des 
choses  à  l'avenir. 

Il  prit  un  air  d'innocence  et  de  jeunesse  très 
caressant. 

—  Moi,  je  ne  sais  pas,  j'ai  beau  chercher,  je  ne 
vois  pas  bien,  en  vérité,  pourquoi  vous  auriez  de 
la  répugnance  à  siéger  à  Paris  pour  toujours!  Je 
vous  laisserais,  ma  foi,  les  Tuileries,  si  vous  vou- 
liez. Vous  y  trouverez  déjà  votre  chambre  de 
Monte-Cavallo  qui  vous  attend.  Moi,  je  n'y  sé- 
journe guère.  Ne  voyez-vous  pas  bien,  Padre, 
que  c'est  là  la  vraie  capitale  du  monde?  Moi,  je 
ferais  tout  ce  que  vous  voudriez;  d'abord,  je  suis 
meilleur  enfant  qu'on  ne  croit.  —  Pourvu  que  la 
guerre  et  la  politique  fatigante  me  fussent  laissées, 
vous  arrangeriez  l'Église  comme  il  vous  plairait. 
Je  serais  votre  soldat  tout  à  fait.  Voyez,  ce  serait 
vraiment  beau;  nous  aurions  nos  conciles  comme 
Constantin  et  Charlemagne,  je  les  ouvrirais  et 
les  fermerais;  je  vous  mettrais  ensuite  dans  la 
main  les  vraies  clefs  du  monde,  et  comme  notre 
Seigneur  a  dit:  Je  suis  venu  avec  l'épée,  je  garde- 
/  rais  l'épée,  moi;  je  vous  la  rapporterais  seulement 
à  bénir  après  chaque  succès  de  nos  armes. 

Il  s'inclina  légèrement  en  disant  ces  derniers  mots. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     185 

Le  Pape,  qui  jusque-là  n'avait  cessé  de  demeu- 
rer sans  mouvement,  comme  une  statue  égyptienne, 
relev^a  lentement  sa  tête  à  demi  baissée,  sourit 
avec  mélancolie,  leva  ses  yeux  en  haut  et  dit,  après 
un  soupir  paisible,  comme  s'il  eût  confié  sa  pensée 
à  son  ange  gardien  invisible: 

—  Commediante  ! 

Bonaparte  sauta  de  sa  chaise  et  bondit  comme 
un  léopard  blessé.  Une  vraie  colère  le  prit  ;  une  de 
ses  colères  jaunes.  Il  m^archa  d'abord  sans  parler,  se 
mordant  les  lèvres  jusqu'au  sang.  11  ne  tournait 
plus  en  cercle  autour  de  sa  proie  avec  des  regards 
lins  et  une  marche  cauteleuse;  mais  il  allait  droit 
et  ferme,  en  long  et  en  large,  brusquement,  frap- 
pant du  pied  et  faisant  sonner  ses  talons  éperonnés. 
La  chambre  tressaillit;  les  rideaux  frémirent 
comme  les  arbres  à  l'approche  du  tonnerre;  il  me 
semblait  qu'il  allait  arriver  quelque  terrible  et 
grande  chose;  mes  cheveux  me  firent  mal  et  j'y 
portai  la  main  malgré  moi.  Je  regardai  le  Pape,  il 
ne  remua  pas,  seulement  il  serra  de  ses  deux  mains 
les  têtes  d'aigle  des  bras  du  fauteuil. 

La  bombe  éclata  tout  à  coup. 

—  Comédien!  Moi!  Ah!  je  vous  donnerai  des 
comédies  à  vous  faire  tous  pleurer  comme  des 
femmes  et  des  enfants. —  Comédien!  —  Ah!  vous 
n'y  êtes  pas,  si  vous  croyez  qu'on  puisse  avec  moi 
faire  du  sang-froid  insolent!  Mon  théâtre,  c'est  le 
monde;  le  rôle  que  j'y  joue,  c'est  celui  de  maître 
et  d'auteur;  pour  comédiens  j'ai  v^ous  tous,  Papes, 


i86  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 
Rois,  Peuples!  et  le  fil  par  lequel  je  vous  remue, 
c'est  la  peur!  —  Comédien!  Ah  !  il  faudrait  être 
d'une  autre  taille  que  la  vôtre  pour  m 'oser  applau- 
dir ou  siffler,  signor  Chiaramonti  !  —  Savez-vous 
bien  que  vous  ne  seriez  qu'un  pauvre  curé,  si  je  le 
le  voulais?  Vous  et  votre  tiare,  la  France  vous  ri- 
rait au  nez,  si  je  ne  gardais  mon  air  sérieux  en 
vous  saluant. 

Il  y  a  quatre  ans  seulement,  personne  n'eût  osé 
parler  tout  haut  du  Christ.  Qui  donc  eût  parlé  du 
Pape,  s'il  vous  plaît?  —  Comédien!  Ah!  messieurs, 
vous  prenez  vite  pied  chez  nous  !  Vous  êtes  de  mau- 
vaise humeur  parce  que  je  n'ai  pas  été  assez  sot 
pour  signer,  comme  Louis  XIV,  la  désapprobation 
des  libertés  gallicanes!  —  Mais  on  ne  me  pipe  pas 
ainsi.  —  C'est  moi  qui  vous  tiens  dans  mes  doigts; 
c'est  moi  qui  vous  porte  du  Midi  au  Nord  comme 
des  marionnettes;  c'est  moi  qui  fais  semblant  de 
vous  compter  pour  quelque  chose  parce  que  vous 
représentez  une  vieille  idée  que  je  veux  ressusciter; 
et  vous  n'avez  pas  l'esprit  de  voir  cela  et  de  faire 
comme  si  vous  ne  vous  en  aperceviez  pas.  —  Mais 
non  !  Il  faut  tout  vous  dire  !  il  faut  vous  mettre  le 
nez  sur  les  choses  pour  que  vous  les  compreniez. 
Et  vous  croyez  bonnement  que  l'on  a  besoin  de 
vous,  et  vous  relevez  la  tête,  et  vous  vous  drapez 
dans  vos  robes  de  femme!  —  Mais  sachez  bien 
qu'elles  ne  m'en  imposent  nullement,  et  que,  si 
vous  continuez,  vous!  je  traiterai  la  vôtre  comme 
Charles  XII  celle  du  grand  vizir:  je  la  déchirerai 
d'un  coup  d'éperon. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     187 

Il  se  tut.  Je  n'osais  pas  respirer.  J'avançai  la 
tête,  n'entendant  plus  sa  voix  tonnante,  pour  voir 
si  le  pauvre  vieillard  était  mort  d'effroi.  Le  même 
calme  dans  l'attitude,  le  même  calme  sur  le  visage. 
11  leva  une  seconde  fois  les  yeux  au  ciel,  et  après 
avoir  encore  jeté  un  profond  soupir,  il  sourit  avec 
amertume  et  dit: 

—  Tragedianie  ! 

Bonaparte,  en  ce  moment,  était  au  bout  de  la 
chambre  appuyé  sur  la  cheminée  de  marbre  aussi 
haute  que  lui.  Il  partit  comme  un  trait,  courant  sur 
le  vieillard;  je  crus  qu'il  Fallait  tuer.  Mais  il  s'ar- 
rêta court,  prit,  sur  la  table,  un  vase  de  porcelaine 
de  Sèvres,  où  le  château  Saint-Ange  et  le  Capitole 
étaient  peints,  et,  le  jetant  sur  les  chenets  et  le 
marbre,  le  broya  sous  ses  pieds.  Puis  tout  d'un 
coup  s'assit  et  demeura  dans  un  silence  profond  et 
une  immobilité  formidable. 

Je  fus  soulagé.  Je  sentis  que  la  pensée  réfléchie 
lui  était  revenue  et  que  le  cerveau  avait  repris 
l'empire  sur  les  bouillonnements  du  sang.  Il  devint 
triste,  sa  voix  fut  sourde  et  mélancolique,  et  dès 
sa  première  parole  je  compris  qu'il  était  dans  le 
vrai,  et  que  ce  Protée,  dompté  par  deux  mots,  se 
montrait  lui-même. 

—  Malheureuse  vie!  dit-il  d'abord.  —  Puis  il 
rêva,  déchira  le  bord  de  son  chapeau,  sans  parler 
pendant  une  minute  encore,  et  reprit,  se  parlant  à 
lui  seul,  au  réveil. 

—  C'est  vrai!   Tragédien  ou  Comédien.  —  Tout 


i88     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

est  rôle,  tout  est  costume  pour  moi  depuis  long- 
temps et  pour  toujours.  Quelle  fatigue  !  quelle  pe- 
titesse! Poser!  toujours  poser!  de  face  pour  ce 
parti,  de  profil  pour  celui-là,  selon  leur  idée.  Leur 
paraître  ce  qu'ils  aiment  que  l'on  soit,  et  deviner 
juste  leurs  rêves  d'imbéciles.  Les  placer  tous  entre 
l'espérance  et  la  crainte.  —  Les  éblouir  par  des 
dates  et  des  bulletins,  par  des  prestiges  de  dis- 
tance et  des  prestiges  de  nom.  Être  leur  maître  à 
tous  et  ne  savoir  qu'en  faire.  VoUà  tout,  ma  foi  ! — 
Et  après  ce  tout,  s'ennuyer  autant  que  je  fais,  c'est 
trop  fort.  —  Car,  en  vérité,  poursuivit-il  en  se  croi- 
sant les  jambes  et  en  se  couchant  dans  un  fauteuil, 
je  m'ennuie  énormément.  —  Sitôt  que  je  m'as- 
sieds, je  crève  d'ennui.  —  Je  ne  chasserais  pas  trois 
jours  à  Fontainebleau  sans  périr  de  langueur.  — 
Moi,  il  faut  que  j'aille  et  que  je  fasse  aller.  Si  je 
sais  où,  je  veux  être  pendu,  par  exemple,  Je  vous 
parle  à  cœur  ouvert.  J 'ai  des  plans  pour  la  vie  de 
quarante  empereurs,  j'en  fais  un  tous  les  matins  et 
un  tous  les  soirs  ;  j 'ai  une  imagination  infatigable  : 
mais  je  n'aurais  pas  le  temps  d'en  remplir  deux 
que  je  serais  usé  de  corps  et  d'âme;  car  notre 
pauvre  lampe  ne  brûle  pas  longtemps.  Et  franche-* 
ment,  quand  tous  mes  plans  seraient  exécutés,  je 
ne  jurerais  pas  que  le  monde  s'en  trouvât  beau- 
coup plus  heureux;  mais  il  serait  plus  beau,  et  une 
unité  majestueuse  régnerait  sur  lui.  —  Je  ne  suis 
pas  un  philosophe,  moi,  et  je  ne  sais  que  notre 
secrétaire  de  Florence  qui  ait  eu  le  sens  commun. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     189 

Je  n'entends  rien  à  certaines  théories.  La  vie  est 
trop  courte  pour  s'arrêter.  Sitôt  que  j'ai  pensé, 
j'exécute.  On  trouvera  assez  d'explications  de 
mes  actions  après  moi  pour  m'agrandir  si  je  réussis 
et  me  rapetisser  si  je  tombe.  Les  paradoxes  sont  là 
tout  prêts,  ils  abondent  en  France;  je  les  fais  taire 
de  mon  vivant,  mais  après  il  faudra  voir.  —  N'im- 
porte mon  affaire  est  de  réussir,  et  je  m'entends 
à  cela.  Je  fais  mon  Iliade  en  action,  moi,  et  tous 
les  jours. 

Ici  il  se  leva  avec  une  promptitude  gaie  et 
quelque  chose  d'alerte  et  de  vivant;  il  était  na- 
turel et  vrai  dans  ce  moment-là,  il  ne  songeait 
point  à  se  dessiner  comme  il  fit  depuis  dans  ses 
dialogues  de  Sainte-Hélène;  il  ne  songeait  point  à 
s'idéaliser,  et  ne  composait  point  son  personnage 
de  manière  à  réaliser  les  plus  belles  conceptions 
philosophiques;  il  était  lui,  lui-même  mis  au 
dehors.  —  Il  revint  près  du  Saint-Père,  qui  n'avait 
pas  fait  un  mouvement,  et  marcha  devant  lui.  Là, 
s'enflammant,  riant  à  moitié  avec  ironie,  il  débita 
ceci,  à  peu  près,  tout  mêlé  de  trivial  et  de  gran- 
diose, selon  son  usage,  en  parlant  avee  une  volu- 
bilité inconcevable,  expression  rapide  de  ce  génie 
facile  et  prompt  qui  devinait  tout,  à  la  fois,  sans 

I  étude. 

—  La  naissance  est  tout,  dit-il;    ceux  qui  vien- 

I  nent  au  monde  pauvres  et  nus  sont  toujours  des 
désespérés.  Cela  tourne  en  action  ou  en  suicide, 
selon  le  caractère  des  gens.     Quand  ils  ont  le  cou- 


iQO    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

rage,  comme  moi,  de  mettre  la  main  à  tout,  ma 
foi  !  ils  font  le  diable.  Que  voulez-vous  ?  Il  faut 
vivre.  Il  faut  trouver  sa  place  et  faire  son  trou. 
Moi,  j'ai  fait  le  mien  comme  un  boulet  de  canon 
Tant  pis  pour  ceux  qui  étaient  devant  moi.  —  Qu'y 
faire?  Chacun  mange  selon  son  appétit;  moi, 
j'avais  grand'faim!  —  Tenez,  Saint-Père,  à  Tou- 
lon, je  n'avais  pas  de  quoi  acheter  une  paire 
d'épaulettes,  et  au  lieu  d'elles  j'avais  une  mère  et 
je  ne  sais  combien  de  frères  sur  les  épaules.  Tout 
cela  est  placé  à  présent,  assez  convenablement, 
j'espère.  Joséphine  m'avait  épousé,  comme  par 
pitié,  et  nous  allons  la  couronner  à  la  barbe  de 
Raguideau,  son  notaire,  qui  disait  que  je  n'avais 
que  la  cape  et  l'épée.  Il  n'avait,  ma  foi!  pas  tort. 
—  Manteau  impérial,  couronne,  qu'est-ce  que  tout 
cela?  Est-ce  à  moi?  —  Costume!  costume  d'ac- 
teur! Je  vais  l'endosser  pour  une  heure,  et  j'en 
aurai  assez.  Ensuite  je  reprendrai  mon  petit  habit 
d'ofi&cier,  et  je  monterai  à  cheval;  toute  la  vie  à 
cheval!  —  Je  ne  serai  pas  assis  un  jour  sans  courir 
le  risque  d'être  jeté  à  bas  du  fauteuil.  Est-ce  donc 
bien  à  envier  ?     Hein  ? 

Je  vous  le  dis,  Saint-Père,  il  n'y  a  au  monde 
que  deux  classes  d'hommes:  ceux  qui  ont  et  ceux 
qui  gagnent. 

Les  premiers  se  couchent,  les  autres  se  re- 
muent. Comme  j'ai  compris  cela  de  bonne  heure 
et  à  propos,  j'irai  loin,  voilà  tout.  Il  n'y  en  a  que 
deux  qui  soient  arrivés  en  commençant  à  quarante 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     191 

ans:  Cromwell  et  Jean- Jacques;  si  vous  aviez 
donné  à  l'un  une  ferme,  et  à  l'autre  douze  cents 
francs  et  sa  servante,  ils  n'auraient  ni  prêché,  ni 
commandé,  ni  écrit.  Il  y  a  des  ouvriers  en  bâti- 
ments, en  couleurs,  en  formes  et  en  phrases;  moi, 
je  suis  ouvrier  en  batailles.  C'est  mon  état.  —  A 
trente-cinq  ans,  j'en  ai  déjà  fabriqué  dix-huit  qui 
s'appellent:  Victoires.  —  Il  faut  bien  qu'on  me 
paye  mon  ouvrage.  Et  le  payer  d'un  trône,  ce  n'est 
pas  trop  cher.  —  D'ailleurs  je  travaillerai  toujours. 
Vous  en  verrez  bien  d'autres.  Vous  verrez  toutes 
les  dynasties  dater  de  la  mienne,  tout  parvenu  que 
je  suis,  et  élu.  Élu,  comme  vous,  Saint-Père,  et  tiré 
de  la  foule.  Sur  ce  point  nous  pouvons  nous  donner 
la  main. 

Et,  s 'approchant,  il  tendit  sa  main  blanche  et 
brusque  vers  la  main  décharnée  et  timide  du  bon 
Pape,  qui,  peut-être  attendri  par  le  ton  de  bonho- 
mie de  ce  dernier  mouvement  de  l'Empereur, 
peut-être  par  un  retour  secret  sur  sa  propre  des- 
tinée et  une  triste  pensée  sur  l'avenir  des  sociétés 
chrétiennes,  lui  donna  doucement  le  bout  de  ses 
doigts,  tremblants  encore,  de  l'air  d'une  grand'- 
mère  qui  se  raccommode  avec  un  enfant  qu'elle 
avait  eu  le  chagrin  de  gronder  trop  fort.  Cependant 
il  secoua  la  tête  avec  tristesse,  et  je  vis  rouler  de 
ses  beaux  yeux  une  larme  qui  ghssa  rapidement 
sur  sa  joue  livide  et  desséchée.  Elle  me  parut  le 
dernier  adieu  du  Christianisme  mourant  qui  aban- 
donnait la  terre  à  l'égoïsme  et  au  hasard. 


192    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Bonaparte  jeta  un  regard  furtif  sur  cette  larme 
arrachée  à  ce  pauvre  cœur,  et  je  surpris  même, 
d'un  côté  de  sa  bouche,  un  mouvement  rapide  qui 
ressemblait  à  un  sourire  de  triomphe.  —  En  ce 
moment,  cette  nature  toute-puissante  me  parut 
moins  élevée  et  moins  exquise  que  celle  de  son 
saint  adversaire;  cela  me  fit  rougir,  sous  mes 
rideaux,  de  tous  mes  enthousiasmes  passés;  je 
sentis  une  tristesse  toute  nouvelle  en  découvrant 
combien  la  plus  haute  grandeur  politique  pouvait 
devenir  petite  dans  ses  froides  ruses  de  vanité,  ses 
pièges  misérables  et  ses  noirceurs  de  roué.  Je  vis 
qu'il  n'avait  rien  voulu  de  son  prisonnier,  et  que 
c'était  une  joie  tacite  qu'il  s'était  donnée  de 
n'avoir  pas  faibli  dans  ce  tête-à-tête,  et  s'étant 
laissé  surprendre  à  l'émotion  de  la  colère,  de  faire 
fléchir  le  captif  sous  l'émotion  de  la  fatigue,  de  la 
crainte  et  de  toutes  les  faiblesses  qui  amènent  un 
attendrissement  inexplicable  sur  la  paupière  d'un 
vieillard.  —  Il  avait  voulu  avoir  le  dernier  et  sor- 
tit, sans  ajouter  un  mot,  aussi  brusquement  qu'il 
était  entré.  Je  ne  vis  pas  s'il  avait  salué  le  Pape. 
Je  ne  le  crois  pas. 


CHAPITRE  VI 

UN   HOMME   DE   MER 

Sitôt  que  l'Empereur  fut  sorti  de  l'appartement, 
deux  ecclésiastiques  vinrent  auprès  du  Saint-Père, 
et  l'emmenèrent  en  le  soutenant  sous  chaque  bras, 
atterré,  ému  et  tremblant. 

Je  demeurai  jusqu'à  la  nuit  dans  l'alcôve  d'où 
j 'avais  écouté  cet  entretien.  Mes  idées  étaient  con- 
fondues, et  la  terreur  de  cette  scène  n'était  pas  ce 
qui  les  dominait.  J'étais  accablé  de  ce  que  j'avais 
vu;  et  sachant  à  présent  à  quels  calculs  mauvais 
l'ambition  toute  personnelle  pouvait  faire  des- 
cendre le  génie,  je  haïssais  cette  passion  qui  venait 
de  flétrir,  sous  mes  yeux,  le  plus  brillant  des  Do- 
minateurs, celui  qui  donnera  peut-être  son  nom 
au  siècle  pour  l'avoir  arrêté  dix  ans  dans  sa 
marche.  —  Je  sentis  que  c'était  folie  de  se  dévouer 
à  un  homme,  puisque  l'autorité  despotique  ne  peut 
manquer  de  rendre  mauvais  nos  faibles  cœurs; 
mais  je  ne  savais  à  quelle  idée  me  donner  désor- 
mais. Je  vous  l'ai  dit,  j'avais  dix-huit  ans  alors,  et 
je  n'avais  encore  en  moi  qu'un  instinct  vague  du 
Vrai,  du  Bon  et  du  Beau,  mais  assez  obstiné  pour 
m'attacher  sans  cesse  à  cette  recherche.  C'est  la 
seule  chose  que  j'estime  en  moi. 
^~  193 


194    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Je  jugeai  qu'il  était  de  mon  devoir  de  me  taire 
sur  ce  que  j 'avais  vu  ;  mais  j 'eus  lieu  de  croire  que 
l'on  s'était  aperçu  de  ma  disparition  momentanée 
de  la  suite  de  l'Empereur,  car  voici  ce  qui  m 'arriva. 
Je  ne  remarquai  dans  les  manières  du  maître  aucun 
changement  à  mon  égard.  Seulement,  je  passai 
peu  de  jours  près  du  lui,  et  l'étude  attentive  que 
j'avais  voulu  faire  de  son  caractère  fut  brusque- 
ment arrêtée.  Je  reçus  un  matin  l'ordre  de  partir 
sur-le-champ  pour  le  camp  de  Boulogne,  et  à  mon 
arrivée,  l'ordre  de  m'embarquer  sur  un  des  bateaux 
plats  que  l'on  essayait  en  mer. 

Je  partis  avec  moins  de  peine  que  si  l'on  m'eût 
annoncé  ce  voyage  avant  la  scène  de  Fontainebleau. 
Je  respirai  en  m'éloignant  de  ce  vieux  château  et 
de  sa  forêt,  et  à  ce  soulagement  involontaire  je 
sentis  que  mon  Séidisme  était  mordu  au  cœur.  Je 
fus  attristé  d'abord  de  cette  première  découverte, 
et  je  tremblais  pour  l'éblouissante  illusion  qui  fai- 
sait pour  moi  un  devoir  de  mon  dévouement  aveu- 
gle. Le  grand  égoïste  s'était  montré  à  nu  devant 
moi;  mais  à  mesure  que  je  m'éloignai  de  lui,  je 
commençai  à  le  contempler  dans  ses  œuvres,  et  il 
reprit  encore  sur  moi,  par  cette  vue,  une  partie  du 
magique  ascendant  par  lequel  il  avait  fasciné  le 
monde.  —  Cependant  ce  fut  plutôt  l'idée  gigantes- 
que de  la  guerre  qui  désormais  m'apparut,  que 
celle  de  l'homme  qui  la  représentait  d'une  si  redou- 
table façon,  et  je  sentis  à  cette  grande  vue  un  eni- 
vrement insensé  redoubler  en  moi  pour  la  gloire 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    195 

des  combats,  m'étourdissant  sur  le  maître  qui  les 
ordonnait,  et  regardant  avec  orgueil  le  travail  per- 
pétuel des  hommes  qui  ne  me  parurent  tous  que 
ses  humbles  ouvriers. 

Le  tableau  était  homérique  en  effet,  et  bon  à 
prendre  des  écoliers  par  l'étourdissement  des  ac- 
tions multipliées.  Quelque  chose  de  faux  s'y  démê- 
lait pourtant  et  se  montrait  vaguement  à  moi, 
mais  sans  netteté  encore,  et  je  sentais  le  besoin 
d'une  vue  meilleure  que  la  mienne  qui  me  fît  dé- 
couvrir le  fond  de  tout  cela.  Je  venais  d'apprendre 
à  mesurer  le  Capitaine,  il  me  fallait  sonder  la 
guen-e.  —  Voici  quel  nouvel  événement  me  donna 
cette  seconde  leçon  ;  car  j 'ai  reçu  trois  rudes  ensei- 
gnements dans  ma  vie,  et  je  vous  les  raconte  après 
les  avoir  médités  tous  les  jours.  Leurs  secousses 
me  furent  violentes,  et  la  dernière  acheva  de  ren- 
verser l'idole  de  mon  âme. 

L'apparente  démonstration  de  conquête  et  de 
débarquement  en  Angleterre,  l'évocation  des  sou- 
venirs de  Guillaume  le  Conquérant,  la  découverte 
du  camp  de  César,  à  Boulogne,  le  rassemblement 
subit  de  neuf  cents  bâtiments  dans  ce  port,  sous  la 
protection  d'une  flotte  de  cinq  cents  voiles,  tou- 
jours annoncée;  l'établissement  des  camps  de 
Dunkerque  et  d'Ostende,  de  Calais,  de  Montreuil  et 
de  Saint-Omer,  sous  les  ordres  de  quatre  maré- 
chaux; le  trône  militaire  d'où  tombèrent  les  pre- 
mières étoiles  de  la  Légion  d'honneur,  les  revues, 
les  fêtes,   les  attaques  partielles,   tout  cet  éclat 


196    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

réduit,  selon  le  langage  géométrique,  à  sa  plus 
simple  expression,  eut  trois  buts:  inquiéter  l'An- 
gleterre, assoupir  l'Europe,  concentrer  et  enthou- 
siasmer l'armée. 

Ces  trois  points  dépassés,  Bonaparte  laissa 
tomber  pièce  à  pièce  la  machine  artificielle  qu'il 
avait  fait  jouer  à  Boulogne.  Quand  j'y  arrivai,  elle 
jouait  à  vide  comme  celle  de  Marly.  Les  généraux 
y  faisaient  encore  les  faux  mouvements  d'une 
ardeur  simulée  dont  ils  n'avaient  pas  la  conscience. 
On  continuait  à  jeter  encore  à  la  mer  quelques 
malheureux  bateaux  dédaignés  par  les  Anglais  et 
coulés  par  eux  de  temps  à  autre.  Je  reçus  un  com- 
mandement sur  l'une  de  ces  embarcations,  dès  le 
lendemain  de  mon  arrivée. 

Ce  jour-là,  il  y  avait  en  mer  une  seule  frégate 
anglaise.  Elle  courait  des  bordées  avec  ime  majes- 
tueuse lenteur,  elle  allait,  elle  venait,  elle  virait, 
elle  se  penchait,  elle  se  relevait,  elle  se  mirait,  elle 
glissait,  elle  s'arrêtait,  elle  jouait  au  soleil  comme 
un  cygne  qui  se  baigne.  Le  misérable  bateau  plat 
de  nouvelle  et  mauvaise  invention  s'était  risqué 
fort  avant  avec  quatre  autres  bâtiments  pareils  ;  et 
nous  étions  tout  fiers  de  notre  audace,  lancés  ainsi 
depuis  le  matin,  lorsque  nous  découvrîmes  tout  à 
coup  les  paisibles  jeux  de  la  frégate.  Ils  nous 
eussent  sans  doute  paru  fort  gracieux  et  poétiques 
vus  de  la  terre  ferme,  ou  seulement  si  elle  se 
fût  amusée  à  prendre  ses  ébats  entre  l'Angleterre 
et  nous!   mais  c'était,  au  contraire,  entre  nous  et 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     197 

la  France.  La  côte  de  Boulogne  était  à  plus  d'une 
lieue.  Cela  nous  rendit  pensifs.  Nous  fîmes  force 
de  nos  mauvaises  voiles  et  de  nos  plus  mauvaises 
rames,  et  pendant  que  nous  nous  démenions,  la 
paisible  frégate  continuait  à  prendre  son  bain  de 
mer  et  à  décrire  mille  contours  agréables  autour 
de  nous,  faisant  le  manège,  changeant  de  main 
comme  un  cheval  bien  dressé,  et  dessinant  des  S 
et  des  Z  sur  l'eau  de  la  façon  la  plus  aimable.  Nous 
remarquâmes  qu'elle  eut  la  bonté  de  nous  laisser 
passer  plusieurs  fois  devant  elle  sans  tirer  un  coup 
de  canon,  et  même  tout  d'un  coup  elle  les  retira 
tous  dans  l'intérieur  et  ferma  tous  ses  sabords.  Je 
crus  d'abord  que  c'était  une  manœuvre  toute  paci- 
fique et  je  ne  comprenais  rien  à  cette  politesse.  — 
Mais  un  gros  vieux  marin  me  donna  un  coup  de 
coude  et  me  dit  :  Voici  qui  va  mal.  En  effet,  après 
nous  avoir  bien  laissés  courir  devant  elle  comme 
des  souris  devant  un  chat,  l'aimable  et  belle  fré- 
gate arriva  sur  nous  à  toutes  voiles  sans  daigner 
faire  feu,  nous  heurta  de  sa  proue  comme  un  che- 
val du  poitrail,  nous  brisa,  nous  écrasa,  nous  coula 
et  passa  joyeusement  par  dessus  nous,  laissant 
quelques  canots  pêcher  les  prisonniers,  desquels 
je  fus,  moi  dixième,  sur  deux  cents  hommes 
que  nous  étions  au  départ.  La  belle  frégate  se 
nommait  la  Naïade,  et  pour  ne  pas  perdre  l'habi- 
tude française  des  jeux  de  mots,  vous  pensez  bien 
que  nous  ne  manquâmes  jamais  de  l'appeler  depuis 
la  Noyade. 


198    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

J'avais  pris  un  bain  si  violent  que  l'on  était  sur 
le  point  de  me  rejeter  comme  mort  dans  la  mer, 
quand  un  officier  qui  visitait  mon  portefeuille  y 
trouva  la  lettre  de  mon  père  que  vous  venez  de 
lire  et  la  signature  de  lord  Collingwood.  Il  me  fit 
donner  des  soins  plus  attentifs;  on  me  trouva 
quelques  signes  de  vie,  et  quand  je  repris  connais- 
sance, ce  fut,  non  à  bord  de  la  gracieuse  Naïade, 
mais  sur  la  Victoire  [the  Victory).  Je  demandai  qui 
commandait  cet  autre  navire.  On  me  répondit  laco- 
niquement: Lord  CoUing\\^ood,  Je  crus  qu'il  était 
fils  de  celui  qui  avait  connu  mon  père  ;  mais  quand 
on  me  conduisit  à  lui,  je  fus  détrompé.  C'était  le 
même  homme. 

Je  ne  pus  contenir  ma  surprise  quand  il  me  dit, 
avec  une  bonté  toute  paternelle,  qu'il  ne  s'attendait 
pas  à  être  le  gardien  du  fils  après  l'avoir  été  du 
père,  mais  qu'il  espérait  qu'il  ne  s'en  trouverait  pas 
plus  mal;  qu'il  avait  assisté  aux  derniers  moments 
de  ce  vieillard,  et  qu'en  apprenant  mon  nom  il 
avait  voulu  m'avoir  à  son  bord;  il  me  parlait  le 
meilleur  français  avec  une  douceur  mélancolique 
dont  l'expression  ne  m'est  jamais  sortie  de  la  mé- 
moire. Il  m'offrit  de  rester  à  son  bord,  sur  parole 
de  ne  faire  aucune  tentative  d'évasion.  J'en  don- 
nai ma  parole  d'honneur,  sans  hésiter,  à  la  manière 
des  jeunes  gens  de  dix -huit  ans,  et  me  trouvant 
beaucoup  mieux  à  bord  de  la  Victoire  que  sur  quel- 
que ponton;  étonné  de  ne  rien  voir  qui  justifiât  les 
préventions  qu'on  nous  donnait  contre  les  Anglais, 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    199 

je  fis  connaissance  assez  facilement  avec  les  offi- 
ciers du  bâtiment,  que  mon  ignorance  de  la  mer  et 
de  leur  langue  amusait  beaucoup,  et  qui  se  diver- 
tirent à  me  faire  connaître  l'une  et  l'autre,  avec 
une  politesse  d'autant  plus  grande  que  leur  amiral 
me  traitait  comme  son  fils.  Cependant  une  grande 
tristesse  me  prenait  quand  je  voyais  de  loin  les 
côtes  blanches  de  la  Normandie,  et  je  me  retirais 
pour  ne  pas  pleurer.  Je  résistais  à  l'envie  que  j'en 
avais,  parce  que  j'étais  jeune  et  courageux;  mais 
ensuite,  dès  que  ma  volonté  ne  surveillait  plus  mon 
cœur,  dès  que  j 'étais  couché  et  endormi,  les  larmes 
sortaient  de  mes  yeux  malgré  moi  et  trempaient 
mes  joues  et  la  toile  de  mon  lit  au  point  de  me 
réveiller. 

Un  soir  surtout,  il  y  avait  eu  une  prise  nouvelle 
d'un  brick  français;  je  l'avais  vu  périr  de  loin,  sans 
que  l'on  pût  sauver  un  seul  homme  de  l'équipage, 
et,  malgré  la  gravité  et  la  retenue  des  officiers,  il 
m'avait  fallu  entendre  les  cris  et  les  hourras  des 
matelots  qui  voyaient  avec  joie  l'expédition  s'éva- 
nouir et  la  mer  engloutir  goutte  à  goutte  cette  ava- 
lanche qui  menaçait  d'écraser  leurpatrie.  Je  m'étais 
retiré  et  caché  tout  le  jour  dans  le  réduit  que  lord 
Collingwood  m'avait  fait  donner  près  de  son  appar- 
tement, comme  pour  mieux  déclarer  sa  protection, 
et,  quand  la  nuit  fut  venue,  je  montai  seul  sur  le 
pont.  J'avais  senti  l'ennemi  autour  de  moi  plus 
que  jamais,  et  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  des- 
tinée sitôt  arrêtée,  avec  une  amertume  plus  grande. 


200    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Il  y  avait  un  mois  déjà  que  j'étais  prisonnier  de 
guerre,  et  l'amiral  Collingwood,  qui,  en  public,  me 
traitait  avec  tant  de  bienveillance,  ne  m'avait 
parlé  qu'un  instant  en  particulier,  le  premier  jour 
de  mon  arrivée  à  son  bord;  il  était  bon,  mais  froid, 
et,  dans  ses  manières,  ainsi  que  dans  celles  des 
ofi&ciers  anglais,  il  y  avait  un  point  où  tous  les 
épanchements  s'arrêtaient,  et  où  la  politique  com- 
passée se  présentait  comme  une  barrière  sur  tous 
les  chemins.  C'est  à  cela  que  se  fait  sentir  la  vie 
en  pays  étranger.  J'y  pensais  avec  une  sorte  de 
terreur  en  considérant  l'abjection  de  ma  position 
qui  pouvait  durer  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  et  je 
voyais  comme  inévitable  le  sacrifice  de  ma  jeunesse, 
anéantie  dans  la  honteuse  inutilité  du  prisonnier. 
La  frégate  marchait  rapidement,  toutes  voiles 
dehors,  et  je  ne  la  sentais  pas  aller.  J'avais  appuyé 
mes  deux  mains  à  un  câble  et  mon  front  sur  mes 
deux  mains,  et,  ainsi  penché,  je  regardais  dans 
l'eau  de  la  mer.  Ses  profondeurs  vertes  et  sombres 
me  donnaient  une  sorte  de  vertige,  et  le  silence 
de  la  nuit  n'était  interrompu  que  par  des  cris  an- 
glais. J'espérais  un  moment  que  le  navire  m'em- 
portait bien  loin  de  la  France  et  que  je  ne  verrais 
plus  le  lendemain  ces  côtes  droites  et  blanches, 
coupées  dans  la  bonne  terre  chérie  de  mon  pauvre 
pays.  —  Je  pensais  que  je  serais  ainsi  délivré  du 
désir  perpétuel  que  me  donnait  cette  vue  et  que 
je  n'aurais  pas,  du  moins,  ce  supplice  de  ne  pou- 
voir même  songer  à  m 'échapper  sans  déshonneur, 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    201 

supplice  de  Tantale,  où  une  soif  avide  de  la  patrie 
devait  me  dévorer  pour  longtemps.  J 'étais  accablé 
de  ma  solitude  et  je  souhaitais  une  prochaine  oc- 
casion de  me  faire  tuer.  Je  rêvais  à  composer  ma 
mort  habilement  et  à  la  manière  grande  et  grave 
des  anciens.  J'imaginais  une  fin  héroïque  et  digne 
de  celles  qui  avaient  été  le  sujet  de  tant  de  con- 
versations de  pages  et  d'enfants  guerriers,  l'objet 
de  tant  d'envie  parmi  mes  compagnons.  J'étais 
dans  ces  rêves  qui,  à  dix-huit  ans,  ressemblent 
plutôt  à  une  continuation  d'action  et  de  combat 
qu'à  une  sérieuse  méditation,  lorsque  je  me  sentis 
doucement  tirer  par  le  bras,  et,  en  me  retournant, 
je  vis,  debout  derrière  moi,  le  bon  amiral  Colling- 
wood. 

Il  avait  à  la  main  sa  lunette  de  nuit  et  il  était 
vêtu  de  son  grand  uniforme  avec  la  rigide  tenue 
anglaise.  Il  me  mit  une  main  sur  l'épaule  d'une 
façon  paternelle,  et  je  remarquai  un  air  de  mélan- 
colie profonde  dans  ses  grands  yeux  noirs  et  sur 
son  front.  Ses  cheveux  blancs,  à  demi  poudrés, 
tombaient  assez  négligemment  sur  ses  oreilles,  et 
il  y  avait,  à  travers  le  calme  inaltérable  de  sa  voix 
et  de  ses  manières,  un  fond  de  tristesse  qui  me 
frappa  ce  soir-là  surtout,  et  me  donna  pour  lui, 
tout  d'abord,  plus  de  respect  et  d'attention. 

—  Vous  êtes  déjà  triste,  mon  enfant,  me  dit-il. 
J'ai  quelques  petites  choses  à  vous  dire;  voulez- 
vous  causer  un  peu  avec  moi  ? 

Je  balbutiai  quelques  paroles  vagues  de  recon- 


202     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

naissance  et  de  politesse  qui  n'avaient  pas  le  sens 
commun  probablement,  car  il  ne  les  écouta  pas, 
et  s'assit  sur  un  banc,  me  tenant  une  main.  J'étais 
debout  devant  lui. 

—  Vous  n'êtes  prisonnier  que  depuis  un  mois, 
reprit-il;  et  je  le  suis  depuis  trente-trois  ans.  Oui, 
mon  ami,  je  suis  prisonnier  de  la  mer;  elle  me 
garde  de  tous  côtés,  toujours  des  flots  et  des 
flots;  je  ne  vois  qu'eux,  je  n'entends  qu'eux.  Mes 
cheveux  ont  blanchi  sous  leur  écume,  et  mon  dos 
s'est  un  peu  voûté  sous  leur  humidité.  J'ai  passé 
si  peu  de  temps  en  Angleterre,  que  je  ne  la  connais 
que  par  la  carte.  La  patrie  est  un  être  idéal  que  je 
n'ai  fait  qu'entrevoir,  mais  que  je  sers  en  esclave 
et  qui  augmente  pour  moi  de  rigueur  à  mesure 
que  je  deviens  plus  nécessaire.  C'est  le  sort  com- 
mun et  c'est  même  ce  que  nous  devons  le  plus 
souhaiter  que  d'avoir  de  telles  chaînes;  mais  elles 
sont  quelquefois  bien  lourdes. 

Il  s'interrompit  un  instant  et  nous  nous  tûmes 
tous  deux,  car  je  n'aurais  pas  osé  dire  un  mot, 
voyant  bien  qu'il  allait  poursuivre. 

—  J'ai  bien  réfléchi,  me  dit-il,  et  je  me  suis 
interrogé  sur  mon  devoir  quand  je  vous  ai  eu  à 
mon  bord.  J'aurais  pu  vous  laisser  conduire  en 
Angleterre,  mais  vous  auriez  pu  y  tomber  dans  une 
misère  dont  je  vous  garantirai  toujours,  et  dans 
un  désespoir  dont  j'espère  aussi  vous  sauver;  j'a- 
vais pour  votre  père  une  amitié  bien  vraie,  et  je  lui 


SOLT/ENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    203 

en  dorjierai  ici  une  preuve;    s'il  me  voit,  il  sera 
content  de  moi,  n'est-ce  pas? 

L'Amiral  se  tut  encore  et  me  serra  la  main.  Il 
s'avança  même  dans  la  nuit  et  me  regarda  atten- 
tivement, pour  voir  ce  que  j'éprouvais  à  mesure 
qu'il  me  parlait.  Mais  j'étais  trop  interdit  pour  lui 
répondre.     Il  poursuivit  plus  rapidement: 

—  J'ai  déjà  écrit  à  l'Amirauté  pour  qu'au  pre- 
mier échange  vous  fussiez  renvoyé  en  France.  Mais 
cela  pourra  être  long,  ajouta-t-il,  je  ne  vous  le 
cache  pas;  car,  outre  que  Bonaparte  s'y  prête  mal, 
on  nous  fait  peu  de  prisonniers.  —  En  attendant, 
je  veux  vous  dire  que  je  vous  verrais  avec  plaisir 
étudier  la  langue  de  vos  ennemis,  vous  voyez  que 
nous  savons  la  vôtre.  Si  vous  voulez,  nous  travail- 
lerons ensemble  et  je  vous  prêterai  Shakspeare  et 
le  capitaine  Cook.  —  Ne  vous  affligez  pas,  vous 
serez  libre  avant  moi,  car,  si  l'Empereur  ne  fait  la 
paix,  j 'en  ai  pour  toute  ma  vie. 

Ce  ton  de  bonté,  par  lequel  il  s'associait  à  moi 
et  nous  faisait  camarades,  dans  sa  prison  flottante, 
me  fit  de  la  peine  pour  lui  ;  je  sentis  que,  dans  cette 
vie  sacrifiée  et  isolée,  il  avait  besoin  de  faire  du 
bien  pour  se  consoler  secrètement  de  la  rudesse  de 
sa  mission  toujours  guerroyante. 

—  Milord,  lui  dis-je,  avant  de  m'enseigner  les 
mots  d'une  langue  nouvelle,  apprenez-moi  les  pen- 
sées par  lesqueUes  vous  êtes  parvenu  à  ce  calme 
parfait,  à  cette  égalité  d'âme  qui  ressemble  à  du 
bonheur,  et  qui  cache  un  éternel  ennui.  .  .  .  Pardon- 


304    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

nez-moi  ce  que  je  vais  vous  dire,  mais  je  crains  que 
cette  vertu  ne  soit  qu'une  dissimulation  perpétuelle. 

—  Vous  vous  trompez  grandement,  dit-il,  le 
sentiment  du  Devoir  iinit  par  dominer  tellement 
l'esprit,  qu'il  entre  dans  le  caractère  et  devient  un 
de  ses  traits  principaux,  justement  comme  une 
saine  nourriture,  perpétuellement  reçue,  peut  chan- 
ger la  masse  du  sang  et  devenir  un  des  principes 
de  notre  constitution.  J'ai  éprouvé,  plus  que  tout 
homme  peut-être,  à  quel  point  il  est  facile  d'arriver 
à  s'oublier  complètement.  Mais  on  ne  peut  dépouil- 
ler l'homme  tout  entier,  et  il  y  a  des  choses  qui 
tiennent  plus  au  cœur  que  l'on  ne  voudrait. 

Là,  il  s'interrompit  et  prit  sa  longue  lunette. 
Il  la  plaça  sur  mon  épaule  pour  observer  une  lu- 
mière lointaine  qui  glissait  à  l'horizon,  et,  sachant 
à  l'instant  au  mouvement  ce  que  c'était: — Bateaux 
pêcheurs,  —  dit-il,  et  il  se  plaça  près  de  moi,  assis 
sur  le  bord  du  navire.  Je  voyais  qu'il  avait  depuis 
longtemps  quelque  chose  à  me  dire  qu'il  n'abor- 
dait pas. 

—  Vous  ne  me  parlez  jamais  de  votre  père,  me 
dit-il  tout  à  coup;  je  suis  étonné  que  vous  ne  m'in- 
terrogiez pas  sur  lui,  sur  ce  qu'il  a  souffert,  sur  ce 
qu'il  a  dit,  sur  ses  volontés. 

Et  comme  la  nuit  était  très  claire,  je  vis  encore 
que  j'étais  attentivement  observé  par  ses  grands 
yeux  noirs. 

—  Je  craignais  d'être  indiscret  ...  lui  dis-je  avec 
embarras. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    205 

Il  me  serra  le  bras,  comme  pour  m 'empêcher 
de  parler  davantage. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  dit-il,  my  child,  ce  n'est 
pas  cela. 

Et  il  secouait  la  tête  avec  doute  et  bonté. 

—  J'ai  trouvé  peu  d'occasions  de  vous  parler, 
milord. 

—  Encore  moins,  interrompit-il  ;  vous  m'au- 
riez parlé  de  cela  tous  les  jours,  si  vous  l'aviez 
voulu. 

Je  remarquai  de  l'agitation  et  un  peu  de  re- 
proche dans  son  accent.  C'était  là  ce  qui  lui  tenait 
au  cœur.  Je  m'avisai  encore  d'une  autre  sotte  ré- 
ponse pour  me  justifier;  car  rien  ne  rend  aussi 
niais  que  les  mauvaises  excuses. 

—  Milord,  lui  dis-je,  le  sentiment  humiliant  de 
la  captivité  absorbe  plus  que  vous  ne  pouvez  croire. 
—  Et  je  me  souviens  que  je  crus  prendre  en  disant 
cela  un  air  de  dignité  et  une  contenance  de  Régu- 
lus,  propres  à  lui  donner  un  grand  respect  pour 
moi. 

—  Ah!  pauvre  garçon!  pauvre  enfant!  —  poor 
boy  !  me  dit-il,  vous  n'êtes  pas  dans  le  vrai.  Vous 
ne  descendez  pas  en  vous-même.  Cherchez  bien, 
et  vous  trouverez  une  indifférence  dont  vous  n'êtes 
pas  comptable,  mais  bien  la  destinée  militaire  de 
votre  pauvre  père. 

Il  avait  ouvert  le  chemin  à  la  vérité,  je  la  lais- 
sai partir. 

—  Il  est  certain,  dis-je,  que  je  ne  connaissais 


2o6    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

pas  mon  père,  je  l'ai  à  peine  x-u  à  Malte,  une 
fois. 

—  Voilà  le  \Tail  cria-t-il.  \'oilà  le  cruel,  mon 
ami!  Mes  deux  filles  diront  un  jour  comme  cela. 
EUes  diront:  Nous  ne  connaissoyis  pas  notre  père! 
Sarah  et  Mar}-  diront  cela!  et  cependant  je  les 
aime  avec  un  cœur  ardent  et  tendre,  je  les  élève 
de  loin,  je  les  surveille  de  mon  vaisseau,  je  leur 
écris  tous  les  jours,  je  dirige  leurs  lectures,  leurs 
travaux,  je  leur  envoie  des  idées  et  des  sentiments, 
je  reçois  en  échange  leurs  confidences  d'enfants; 
je  les  gronde,  je  m'apaise,  je  me  réconcilie  avec 
elles;  je  sais  tout  ce  qu'elles  font  I  je  sais  quel  jom" 
elles  ont  été  au  temple  avec  de  trop  belles  robes. 
Je  donne  à  leur  mère  de  continuelles  instructions 
pour  elles,  je  prévois  d'avance  qui  les  aimera,  qui 
les  demandera,  qui  les  épousera;  leurs  maris  se- 
ront mes  fils;  j'en  fais  des  femmes  pieuses  et  sim- 
ples: on  ne  peut  pas  être  plus  père  que  je  ne  le 
suis.  ...  Eh  bien  !  tout  cela  n'est  rien,  parce  qu'elles 
ne  me  voient  pas. 

Il  dit  ces  derniers  mots  d"un  voix  émue,  au 
fond  de  laquelle  on  sentait  des  larmes.  .  .  .  Après  un 
moment  de  silence,  il  continua: 

—  Oui,  Sarah  ne  s'est  jamais,  assise  sur  mes 
genoux  que  lorsqu'elle  avait  deux  ans,  et  je  n'ai 
tenu  Mary  dans  mes  bras  que  lorsque  ses  3^eux 
n'étaient  pas  ouverts  encore.  Oui,  il  est  juste  que 
vous  a\-ez  été  indiffèrent  pour  votre  père  et  qu'elles 
le  de\-iennent  wa.  jour  pour  moi.   On  n'aime  pas  im 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    207 

invisible.  —  Qu'est-ce  pour  elles  que  leur  père? 
une  lettre  de  chaque  jour.  Un  conseil  plus  ou  moins 
froid.  —  On  n'aime  pas  un  conseil,  on  aime  un 
être.  —  et  un  être  qu'on  ne  voit  pas  n'est  pas,  on 
ne  l'aime  pas.  —  et  quand  il  est  mort,  il  n'est  pas 
plus  absent  qu'il  n'était  déjà, — et  on  ne  le  pleure 
pas. 

Il  étouffait  et  il  s'arrêta.  —  Ne  voulant  pas  aller 
plus  loin  dans  ce  sentiment  de  douleur  devant  un 
étranger,  il  s'éloigna,  il  se  promena  quelque  temps 
et  marcha  sur  le  pont  de  long  en  large.  Je  fus  d'a- 
bord très  touché  de  cette  vue,  et  ce  fut  un  remords 
qu'il  me  donna  de  n'avoir  pas  assez  senti  ce  que 
vaut  un  père,  et  je  dus  à  cette  soirée  la  première 
émotion  bonne,  naturelle,  sainte,  que  mon  cœur 
ait  éprouvée.  A  ces  regrets  profonds,  à  cette  tris- 
tesse insurmontable  au  milieu  du  plus  brillant 
éclat  militaire,  je  compris  tout  ce  que  j'avais  perdu 
en  ne  connaissant  pas  l'amour  du  foyer  qui  pouvait 
laisser  dans  un  grand  cœur  de  si  cuisants  regrets; 
je  compris  tout  ce  qu'il  y  avait  de  factice  dans  notre 
éducation  barbare  et  brutale,  dans  notre  besoin 
insatiable  d'action  étourdissante;  je  vis,  comme 
par  une  révélation  soudaine  du  cœur,  qu'il  y  avait 
une  vie  adorable  et  regrettable  dont  j'avais  été 
arraché  violemment,  une  vie  véritable  d'amour  pa- 
ternel, en  échange  de  laquelle  on  nous  faisait  une 
vie  fausse,  toute  composée  de  haines  et  de  toutes 
sortes  de.  vanités  puériles;  je  compris  qu'il  n'y 
avait  qu'une  chose  plus  belle  que  la  famille  et  à 


2o8    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

laquelle  on  pûtsaintement  l'immoler:  c'était  l'autre 
famille,  la  Patrie.  Et  tandis  que  le  vieux  brave, 
s'éloignant  de  moi,  pleurait  parce  qu'il  était  bon, 
je  mis  ma  tête  dans  mes  deux  mains,  et  je  pleurai 
de  ce  que  j'avais  été  jusque-là  si  mauvais. 

Après  quelques  minutes,  l'Amiral  revint  à  moi. 

—  J'ai  à  vous  dire,  reprit-il  d'un  ton  plus  ferme, 
que  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  rapprocher  de 
la  France.  Je  suis  une  étemelle  sentinelle  placée 
devant  vos  ports.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  ajouter,  et 
j'ai  voulu  que  ce  fût  seul  à  seul:  souvenez-vous 
que  vous  êtes  ici  sur  votre  parole,  et  que  je  ne  vous 
surveillerai  point;  mais,  mon  enfant,  plus  le  temps 
passera,  plus  l'épreuve  sera  forte.  Vous  êtes  bien 
jeune  encore;  si  la  tentation  devient  trop  grande 
pour  que  votre  courage  y  résiste,  venez  me  trou- 
ver quand  vous  craindrez  de  succomber,  et  ne  vous 
cachez  pas  de  moi,  je  vous  sauverai  d'une  action 
déshonorante  que,  par  malheur  pour  leurs  noms, 
quelques» fïiciers  ont  commise.  Souvenez-vous  qu'il 
est  permis  de  rompre  une  chaîne  de  galérien,  si 
l'on  peut,  mais  non  une  parole  d'honneur.  —  Et  il 
me  quitta  sur  ces  derniers  mots  en  me  serrant  la 
main. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  remarqué,  en  vivant, 
monsieur,  que  les  révolutions  qui  s'accomplissent 
dans  notre  âme  dépendent  souvent  d'une  journée, 
d'une  heure,  d'une  conversation  mémorable  et  im- 
prévue qui  nous  ébranle  et  jette  en  nous  comme 
des  geiTnes  tout  nouveaux  qui  croissent  lentement. 


i 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    209 

dont  le  reste  de  nos  actions  est  seulement  la  con- 
séquence et  le  naturel  développement.  Telles  furent 
pour  moi  la  matinée  de  Fontainebleau  et  la  nuit  du 
vaisseau  anglais.  L'amiral  Collingwood  me  laissa  en 
proie  à  un  combat  nouveau.  Ce  qui  n'était  en  moi 
qu'un  ennui  profond  de  la  captivité  et  une  immense 
et  juvénile  impatience  d'agir  devint  un  besoin  ef- 
fréné de  la  Patrie  ;  à  voir  quelle  douleur  minait  à  la 
longue  un  homme  toujours  séparé  de  la  terre  ma- 
ternelle, je  me  sentis  une  grande  hâte  de  connaître 
et  d'adorer  la  mienne;  je  m'inventai  des  biens  pas- 
sionnés qui  ne  m'attendaient  pas  en  effet  ;  je  m'ima- 
ginai une  famille  et  me  mis  à  rêver  à  des  parents 
que  j'avais  à  peine  connus  et  que  je  me  reprochais 
de  n'avoir  pas  assez  chéris,  tandis  qu'habitués  à  me 
compter  pour  rien  ils  vivaient  dans  leur  froideur 
et  leur  égoïsme,  parfaitement  indifférents  à  mon 
existence  abandonnée  et  manquée.  Ainsi  le  bien 
même  tourna  au  mal  en  moi;  ainsi  le  sage  conseil 
que  le  brave  Amiral  avait  cru  devoir  me  donner,  il 
me  l'avait  apporté  tout  entouré  d'une  émotion  qui 
lui  était  propre  et  qui  parlait  plus  haut  que  lui  ;  sa 
voix  troublée  m'avait  plus  touché  que  la  sagesse  de 
ses  paroles;  et  tandis  qu'il  croyait  resserrer  ma 
chaîne,  il  avait  excité  plus  vivement  en  moi  le  dé- 
sir effréné  de  la  rompre.  —  Il  en  est  ainsi  presque 
toujours  de  tous  les  conseils  écrits  ou  parlés. 
L'expérience  seule  et  le  raisonnement  qui  sort  de 
nos  propres  réflexions  peuvent  nous  instruire. 
Voyez,   vous  qui  vous  en  mêlez,   l'inutilité  des 


3IO    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     ', 

belles-lettres.  A  quoi  servez-vous?  qui  convertis- 
sez-vous? et  de  qui  êtes-vous  jamais  compris,  s'il 
vous  plaît  ?  Vous  faites  presque  toujotirs  réussir  la 
cause  contraire  à  celle  que  vous  plaidez.  Regardez, 
il  y  en  a  un  qui  fait  de  Clarisse  le  plus  beau  poème 
épique  possible  sur  la  vertu  de  la  femme;  —  qu'ar- 
rive-t-il?  On  prend  le  contre-pied  et  l'on  se  pas- 
sionne pour  Lovelace,  qu'elle  écrase  pourtant  de  sa 
splendeur  virginale,  que  le  viol  même  n'a  pas  ter- 
nie ;  pour  Lovelace,  qui  se  traîne  en  vain  à  genoux 
pour  implorer  la  grâce  de  sa  victime  sainte,  et  ne 
peut  fléchir  cette  âme  que  la  chute  de  son  corps 
n'a  pu  souiller.  Tout  tourne  mal  dans  les  enseigne- 
ments. Vous  ne  servez  à  rien  qu'à  remuer  des  vices, 
qui,  fiers  de  ce  que  vous  les  peignez,  viennent  se 
mirer  dams  votre  tableau  et  se  trouver  beaux.  —  Il 
est  vrai  que  cela  vous  est  égal  ;  mais  mon  simple  et 
bon  Collingwood  m'avait  pris  vraiment  en  amitié,  et 
ma  conduite  ne  lui  était  pas  indifférente.  Aussi 
trouva-t-il  d'abord  beaucoup  de  plaisir  à  me  voir 
livré  à  des  études  sérieuses  et  constantes.  Dans  ma 
retenue  habituelle  et  mon  silence  il  trouvait  aussi 
quelque  chose  qui  sympathisait  avec  la  gravité 
anglaise,  et  il  prit  l'habitude  de  s'ouvrir  à  moi 
dans  mainte  occasion  et  de  me  confier  des  affaires 
qui  n'étaient  pas  sans  importance.  Au  bout  de 
quelque  temps  on  me  considéra  comme  son  secré- 
taire et  son  parent,  et  je  parlais  assez  bien  l'anglais 
pour  ne  plus  paraître  trop  étranger. 

Cependant  c'était  une  vie  cruelle  que  je  menais. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    311 

et  je  trouvais  bien  longues  les  journées  mélanco- 
liques de  la  mer.  Nous  ne  cessâmes,  durant  des 
années  entières,  de  rôder  autour  de  la  France,  et 
sans  cesse  je  voyais  se  dessiner  à  l'horizon  les 
côtes  de  cette  terre  que  Grotius  a  nommée  —  le 
plus  beau  royaume  après  celui  du  ciel  ;  —  puis 
nous  retournions  à  la  mer,  et  il  n'y  avait  plus  au- 
tour de  moi,  pendant  des  mois  entiers,  que  des 
brouillards  et  des  montagnes  d'eau.  Quand  un  na- 
vire passait  près  de  nous  ou  loin  de  nous,  c'est 
qu'il  était  anglais;  aucun  autre  n'avait  permission 
de  se  livrer  au  vent,  et  l'Océan  n'entendait  plus  une 
parole  qui  ne  fût  anglaise.  Les  Anglais  même  en 
étaient  attristés  et  se  plaignaient  qu'à  présent 
l'Océan  fût  devenu  un  désert  où  ils  se  rencon- 
traient éternellement,  et  l'Europe  une  forteresse 
qui  leur  était  fermée.  —  Quelquefois  ma  prison  de 
bois  s'avançait  si  près  de  la  terre,  que  je  pouvais 
distinguer  des  hommes  et  des  enfants  qui  mar- 
chaient sur  le  rivage.  Alors  le  cœur  me  battait  vio- 
lemment, et  une  rage  intérieure  me  dévorait  avec 
tant  de  violence,  que  j'allais  me  cacher  à  fond  de 
cale,  pour  ne  pas  succomber  au  désir  de  me  jeter 
à  la  nage;  mais  quand  je  revenais  auprès  de  l'in- 
fatigable Collingwood,  j'avais  honte  de  mes  fai- 
blesses d'enfant,  je  ne  pouvais  me  lasser  d'admirer 
comment  à  une  tristesse  si  profonde  il  unissait  un 
courage  si  agissant.  Cet  homme  qui,  depuis  qua- 
rante ans,  ne  connaissait  que  la  guerre  et  la  mer, 
ne   cessait   jamais   de   s'appliquer   à   leur   étude 


212    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

comme  à  une  science  inépuisable.  Quand  un  na- 
vire était  las,  il  en  montait  un  autre  comme  un  ca- 
valier impitoyable;  il  les  usait  et  les  tuait  sous  lui. 
Il  en  fatigua  sept  avec  moi.  Il  passait  les  nuits  tout 
habillé,  assis  sur  ses  canons,  ne  cessant  de  calculer 
l'art  de  tenir  son  navire  immobile,  en  sentinelle, 
au  même  point  de  la  mer,  sans  être  à  l'ancre, 
à  travers  les  vents  et  les  orages;  exerçait  sans 
cesse  ses  équipages  et  veillait  sur  eux  et  pour  eux  ; 
cet  homme  n'avait  joui  d'aucune  richesse;  et  tan- 
dis qu'on  le  nommait  pair  d'Angleterre,  il  aimait 
sa  soupière  d'étain  comme  un  matelot;  puis  redes- 
cendu chez  lui,  il  redevenait  père  de  famUle  et 
écrivait  à  ses  fiUes  de  ne  pas  être  de  belles  dames, 
de  lire,  non  des  romans,  mais  l'histoire  des  voya- 
ges, des  essais  et  Shakspeare  tant  qu'il  leur  plai- 
rait {as  o/ten  as  they  please)  ;  il  écrivait  : —  «  Nous 
avons  combattu  le  jour  de  la  naissance  de  ma  pe- 
tite Sarah,  »  —  après  la  bataille  de  Trafalgar,  que 
j'eus  la  douleur  de  lui  voir  gagner,  et  dont  il  avait 
tracé  le  plan  avec  son  ami  Nelson  à  qui  il  succéda. 
—  Quelquefois  il  sentait  sa  santé  s'affaibler,  il  de- 
mandait grâce  à  l'Angleterre;  mais  l'inexorable 
lui  répondait:  Restez  en  mer,  et  lui  envoyait  une 
dignité  ou  une  médaille  d'or  par  chaque  belle  ac- 
tion; sa  poitrine  en  était  surchargée.  Il  écrivait 
encore:  «  Depuis  que  j'ai  quitté  mon  pays,  je  n'ai 
pas  passé  dix  jours  dans  un  port,  mes  yeux  s'affai- 
blissent; quand  je  pourrai  voir  mes  enfants,  la 
mer  m'aura  rendu  aveugle.    Je  gémis  de  ce  que  sur 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     213 

tant  d'officiers,  il  est  si  difficile  de  me  trouver  un 
remplaçant  supérieur  en  habileté.»  L'Angleterre 
répondait:  Votis  resterez  en  mer,  toujours  en  mer. 
Et  il  y  resta  jusqu'à  sa  mort. 

Cette  vie  romaine  et  imposante  m'écrasait  par 
son  élévation  et  me  touchait  par  sa  simplicité, 
lorsque  je  l'avais  contemplée  un  jour  seulement, 
dans  sa  résignation  grave  et  réfléchie.  Je  me  pre- 
nais en  grand  mépris,  moi  qui  n'étais  rien  comme 
citoyen,  rien  comme  père,  ni  comme  fils,  ni  comme 
frère,  ni  homme  de  famille,  ni  homme  public,  de 
me  plaindre  quand  il  ne  se  plaignait  pas.  Il  ne 
s'était  laissé  deviner  qu'une  fois  malgré  lui,  et 
moi,  fourmi  d'entre  les  fourmis  que  foulait  aux 
T^ieds  le  sultan  de  la  France,  je  me  reprochais  mon 
désir  secret  de  retourner  me  livrer  au  hasard  de 
ses  caprices  et  de  redevenir  un  des  grains  de  cette 
poussière  qu'il  pétrissait  dans  le  sang.  —  La  vue 
de  ce  vrai  citoyen  dévoué,  non  comme  je  l'avais 
été,  à  un  homme,  mais  à  la  Patrie  et  au  Devoir,  me 
fut  une  heureuse  rencontre,  car  j'appris,  à  cette 
école  sévère,  quelle  est  la  véritable  Grandeur  que 
nous  devons  désormais  chercher  dans  les  armes, 
et  combien,  lorsqu'elle  est  ainsi  comprise,  elle 
élève  notre  profession  au-dessus  de  toutes  les  au- 
tres, et  peut  laisser  digne  d'admiration  la  mémoire 
de  quelques-uns  de  nous,  quel  que  soit  l'avenir  de 
la  guerre  et  des  armées.  Jamais  aucun  homme  ne 
posséda  à  un  plus  haut  degré  cette  paix  intérieure 
qui  naît  du  sentiment  du  Devoir  sacré,  et  la  mo- 


214     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

deste  insouciance  d'un  soldat  à  qui  il  importe  peu 
que  son  nom  soit  célèbre,  pourvu  que  la  chose  pu- 
blique prospère.  Je  lui  vis  écrire  un  jour: — 
«  Maintenir  l'indépendance  de  mon  pays  est  la 
première  volonté  de  ma  vie,  et  j'aime  mieux  que 
mon  corps  soit  ajouté  au  rempart  de  la  Patrie  que 
traîné  dans  une  pompe  inutile,  à  travers  une  foule 
oisive.  —  Ma  vie  et  mes  forces  sont  dues  à  l'Angle- 
terre. —  Ne  parlez  pas  de  ma  blessure  dernière, 
on  croirait  que  je  me  glorifie  de  mes  dangers.»  — 
Sa  tristesse  était  profonde,  mais  pleine  de  Gran- 
deur; elle  n'empêchait  pas  son  activité  perpétuelle, 
et  il  me  donna  la  mesure  de  ce  que  doit  être 
l'homme  de  guerre  intelligent,  exerçant,  non  en 
ambitieux,  mais  en  artiste,  l'art  de  la  guerre,  tout 
en  le  jugeant  de  haut  et  en  le  méprisant  maintes 
fois,  comme  ce  Montecuculli  qui,  Turenne  étant  tué, 
se  retira,  ne  daignant  plus  engager  la  partie  contre 
un  joueur  ordinaire.  ]\Iais  j 'étais  trop  jeune  encore 
pour  comprendre  tous  les  mérites  de  ce  caractère, 
et  ce  qui  me  saisit  le  plus  fut  l'ambition  de  tenir, 
dans  mon  pays,  un  rang  pareil  au  sien.  Lorsque  je 
voyais  les  Rois  du  Midi  lui  demander  sa  protection, 
et  Napoléon  même  s'émouvoir  de  l'espoir  que  Col- 
lingw^ood  était  dans  les  mers  de  l'Inde,  j'en  venais  1 
jusqu'à  appeler  de  tous  mes  vœux  l'occasion  de  1 
m'échapper,  et  je  poussai  la  hâte  de  l'ambition  que  1 
je  nourrissais  toujours  jusqu'à  être  près  de  man-J 
quer  à  ma  parole.     Oui,  j 'en  vins  jusque-là. 

Un  jour,  le  vaisseau  l'Océan,  qui  nous  portait,! 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    215 

vint  relâcher  à  Gibraltar.  Je  descendis  à  terre  avec 
l'Amiral,  et  en  me  promenant  seul  par  la  ville  je 
rencontrai  un  officier  du  7®  de  hussards  qui  avait 
été  fait  prisonnier  dans  la  campagne  d'Espagne,  et 
conduit  à  Gibraltar  avec  quatre  de  ses  camarades. 
Ils  avaient  la  ville  pour  prison,  mais  ils  y  étaient 
surveillés  de  près.  J'avais  connu  cet  officier  en 
France.  Nous  nous  retrouvâmes  avec  plaisir,  dans 
une  situation  à  peu  près  semblable.  Il  y  avait  si 
longtemps  qu'un  Français  ne  m'avait  parlé  fran- 
çais, que  je  le  trouvai  éloquent,  quoiqu'il  fût  par- 
faitement sot,  et,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  nous 
nous  ouvrîmes  l'un  à  l'autre  sur  notre  position.  Il 
me  dit  tout  de  suite  franchement  qu'il  allait  se 
sauver  avec  ses  camarades;  qu'ils  avaient  trouvé 
une  occasion  excellente,  et  qu'il  ne  se  le  ferait  pas 
dire  deux  fois  pour  les  suivre.  Il  m'engagea  fort  à 
en  faire  autant.  Je  lui  répondis  qu'il  était  bien 
heureux  d'être  gardé;  mais  que  moi,  qui  ne  l'étais 
pas,  je  ne  pouvais  pas  me  sauver  sans  déshonneur, 
et  que  lui,  ses  compagnons  et  moi  n'étions  point 
dans  le  même  cas.  Cela  lui  parut  trop  subtil. 
—  Ma  foi!  je  ne  suis  pas  casuiste,  me  dit-il,  et 
si  tu  veux  je  t'enverrai  à  un  évêque  qui  t'en  dira 
son  opinion.  Mais  à  ta  place  je  partirais.  Je  ne 
vois  que  deux  choses,  être  libre  ou  ne  pas  l'être. 
Sais-tu  bien  que  ton  avancement  est  perdu,  depuis 
plus  de  cinq  ans  que  tu  traînes  dans  ce  sabot  anglais  ? 
Les  lieutenants  du  même  temps  que  toi  sont  déjà 
colonels. 


3i6    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Là-dessus  ses  compagnons  survinrent,  et  m'en- 
traînèrent dans  une  maison  d'assez  mauvaise  mine, 
où  ils  buvaient  du  vin  de  Xérès,  et  là  ils  me  citè- 
rent tant  de  capitaines  devenus  généraux,  et  de 
sous-lieutenants  vice-rois,  que  la  tête  m'en  tourna, 
et  je  leur  promis  de  me  trouver,  le  surlendemain 
à  minuit,  dans  le  même  lieu.  Un  petit  canot  devait 
nous  y  prendre,  loué  à  d'honnêtes  contrebandiers 
qui  nous  conduiraient  à  bord  d'un  vaisseau  fran- 
çais, chargé  de  mener  des  blessés  de  notre  armée 
à  Toulon.  L'invention  me  parut  admirable,  et  mes 
bons  compagnons,  m 'ayant  fait  boire  force  rasades 
pour  calmer  les  murmures  de  ma  conscience,  ter- 
minèrent leurs  discours  par  un  argument  victo- 
rieux, jurant  sur  leur  tête  qu'on  pourrait  avoir  à 
la  rigueur,  quelques  égards  pour  un  honnête  j 
homme  qui  vous  avait  bien  traité,  mais  que  tout  j 
les  confirmait  dans  la  certitude  qu'un  Anglais  i 
n'était  pas  un  homme. 

Je  revins  assez  pensif  à  bord  de  l'Océan,  et  lors-  ] 
que  j'eus  dormi,  et  que  je  vis  clair  dans  ma  position  j 
en  m'éveillant,   je  me  demandai  si  mes  compa- 
triotes ne  s'étaient  point  moqués  de  moi.    Cepen-i 
dant  le  désir  de  la  liberté  et  une  ambition  toujours 
poignante  et  excitée  depuis  mon  enfance,  me  pous^ 
saient  à  l'évasion,  malgré  la  honte  que  j'éprouvai^ 
de  fausser  mon  serment.     Je  passai  un  jour  entiei 
près  de  l'Amiral  sans  oser  le  regarder  en  face,  et  j^ 
m'étudiai  à  le  trouver  inférieur  et  d'intelligena 
étroite.  —  Je  parlai  tout  haut  à  table,  avec  arrO' 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    217 

gance,  de  la  grandeur  de  Napoléon;  je  m'exaltai, 
je  vantai  son  génie  universel,  qui  devinait  les  lois 
en  faisant  les  codes,  et  l'avenir  en  faisant  des  évé- 
nements. J'appuyai  avec  insolence  sur  la  supério- 
rité de  ce  génie,  comparée  au  médiocre  talent  des 
hommes  de  tactique  et  de  manœuvre.  J'espérais 
être  contredit  ;  mais,  contre  mon  attente,  je  trouvai 
dans  les  officiers  anglais  plus  d'admiration  encore 
pour  l'Empereur  que  je  ne  pouvais  en  montrer  pour 
leur  implacable  ennemi.  Lord  CoUingwood  surtout, 
sortant  de  son  silence  triste  et  de  ses  méditations 
continuelles,  le  loua  dans  des  termes  si  justes,  si 
énergiques,  si  précis,  faisant  considérer  à  la  fois, 
à  ses  officiers,  la  grandeur  des  prévisions  de  l'Em- 
pereur, la  promptitude  magique  de  son  exécution, 
la  fermeté  de  ses  ordres,  la  certitude  de  son  juge- 
ment, sa  pénétration  dans  les  négociations,  sa  jus- 
tesse d'idées  dans  les  conseils,  sa  grandeur  dans 
les  batailles,  son  calme  dans  les  dangers,  sa  con- 
stance dans  la  préparation  des  entreprises,  sa  fierté 
dans  l'attitude  donnée  à  la  France,  et  enfin  toutes 
les  qualités  qui  composent  le  grand  homme,  que 
je  me  demandai  ce  que  l'histoire  pourrait  jamais 
ajouter  à  cet  éloge,  et  je  fus  atterré,  parce  que 
j 'avais  cherché  à  m'irriter  contre  l'Amiral,  espérant 
lui  entendre  proférer  des  accusations  injustes. 
J'aurais  voulu,  méchamment,  le  mettre  dans 
I  son  tort,  et  qu'un  mot  inconsidéré  ou  insultant  de 
I  sa  part  servît  de  justification  à  la  déloyauté  que  je 
I  méditais.     Mais  il  semblait  qu'il  prît  à  tâche,  au 


2i8    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

contraire,  de  redoubler  de  bontés,  et  son  empres- 
sement faisant  supposer  aux  autres  que  j'avais 
quelque  nouveau  chagrin  dont  il  était  juste  de  me 
consoler,  ils  furent  tous  pour  moi  plus  attentifs  et 
plus  indulgents  que  jamais.  J'en  pris  de  l'humeur 
et  je  quittai  la  table. 

L'Amiral  me  conduisit  encore  à  Gibraltar  le 
lendemain,  pour  mon  malheur.  Nous  y  devions 
passer  huit  jours.  —  Le  soir  de  l'évasion  arriva. 
—  Ma  tête  bouillonnait  et  je  délibérais  toujours.  Je 
me  donnais  de  spécieux  motifs  et  je  m'étourdissais 
sur  leur  fausseté;  il  se  livrait  en  moi  un  combat 
violent  ;  mais,  tandis  que  mon  âme  se  tordait  et  se 
roulait  sur  elle-même,  mon  corps,  comme  s'il  eût 
été  arbitre  entre  l'ambition  et  l'honneur,  suivait, 
à  lui  tout  seul,  le  chemin  de  la  fuite.  J'avais  fait, 
sans  m'en  apercevoir  moi-même,  un  paquet  de 
mes  hardes,  et  j'allais  me  rendre,  de  la  maison  de 
Gibraltar  où  nous  étions,  à  celle  du  rendez-vous, 
lorsque  tout  à  coup  je  m'arrêtai,  et  je  sentis  que 
cela  était  impossible.  —  Il  y  a  dans  les  actions 
honteuses  quelque  chose  d'empoisonné  qui  se  fait 
sentir  aux  lè\Tes  d'un  homme  de  cœur  sitôt  qu'il 
touche  les  bords  du  vase  de  perdition.  Il  ne  peut 
même  pas  y  goûter  sans  être  prêt  à  en  mourir.  — 
Quand  je  via  ce  que  j'allais  faire  et  que  j'aUais 
manquer  à  ma  parole,  il  me  prit  une  telle  épou- 
vante que  je  crus  que  j 'étais  devenu  fou.  Je  courus 
sur  le  rivage  et  m'enfuis  de  la  maison  fatale 
comme  d'un  hôpital  de  pestiférés,  sans  oser  me 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     219 

retourner  pour  la  regarder. —  Je  me  jetai  à  la 
nage  et  j'abordai,  dans  la  nuit,  V Océan,  notre  vais- 
seau, ma  flottante  prison.  J 'y  montai  avec  empor- 
tement, me  cramponnant  à  ses  câbles  ;  et  quand 
je  fus  sur  le  pont,  je  saisis  le  grand  mât,  je  m'y 
attachai  avec  passion,  comme  à  un  asile  qui  me 
garantissait  du  déshonneur,  et,  au  même  instant, 
le  sentiment  de  la  Grandeur  de  mon  sacrifice  me 
déchirant  le  cœur,  je  tombai  à  genoux,  et,  appuy- 
ant mon  front  sur  les  cercles  de  fer  du  grand  mât, 
je  me  mis  à  fondre  en  larmes  comme  un  enfant. — 
-Le  capitaine  de  VOcéan,  me  voyant  dans  cet  état, 
iinj  crut  ou  fit  semblant  de  me  croire  malade,  et 
me  fit  porter  dans  ma  chambre.  Je  le  suppliai  à 
grands  cris  de  mettre  une  sentinelle  à  ma  porte 
P  )ur  m'empêcher  de  sortir.  On  m'enferma  et  je 
respirai,  délivré  enfin  du  supplice  d  être  mon  pro- 
pre geôlier.  Le  lendemain,  au  jour,  je  me  vis  en 
pleine  mer,  et  je  jouis  d'un  peu  plus  de  calme  en 
perdant  de  vue  la  terre,  objet  de  toute  tentation 
malheureuse  dans  ma  situation.  J'y  pensais  avec 
plus  de  résignation,  loreque  ma  petite  porte  s'ou- 
vrit, et  le  bon  Amiral  entra  seul. 

-  Je  viens  vous  dire  adieu,  commença-t-il 
d'un  air  moins  grave  que  de  coutume;  vous  partez 
pour  la  France  demain  matin. 

—  Oh!  mon  Dieu!   Est-ce  pour  m'éprouver  que 
vous  m'annoncez  cela,  milord  ? 

—  Ce  serait  un  jeu  bien  cruel,  mon  enfant,  re- 
prit-il;   j'ai  déjà  eu  envers  vous  un  assez  grand 


220    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

tort.  J 'aurais  dû  vous  laisser  en  prison  dans  le  Nor- 
ihumberland  en  pleine  terre  et  vous  rendre  votre 
parole.  Vous  auriez  pu  conspirer  sans  remords 
contre  vos  gardiens,  et  user  d'adresse,  sans  scru- 
pule, pour  vous  échapper.  Vous  avez  souffert 
davantage,  ayant  plus  de  liberté;  mais,  grâce  à 
Dieu!  vous  avez  résisté  hier  à  une  occasion  qui 
vous  déshonorait.  —  C'eût  été  échouer  au  port, 
car  depuis  quinze  jours  je  négociais  votre  échange, 
que  l'amiral  Rosily  vient  de  conclure.  —  J'ai  trem- 
blé pour  vous  hier,  car  je  savais  le  projet  de  vos 
camarades.  Je  les  ai  laissés  s'échapper  à  cause  de 
vous,  dans  la  crainte  qu'en  les  arrêtant  on  ne  vous 
arrêtât.  Et  comment  aurions-nous  fait  pour  cacher 
cela?  Vous  étiez  perdu,  mon  enfant,  et,  croyez- 
moi,  mal  reçu  des  vieux  braves  de  Napoléon.  Ils 
ont  le  droit  d'être  difficiles  en  Honneur. 

J'étais  si  troublé  que  je  ne  savais  comment  le 
remercier;  il  vit  mon  embarras,  et,  se  hâtant  de 
couper  les  mauvaises  phrases  par  lesquelles  j'es- 
sayais de  balbutier  que  je  le  regrettais: 

—  Allons,  allons,  me  dit-il,  pas  de  ce  que  nous 
appelons  French  compliments  :  nous  sommes  con- 
tents l'un  de  l'autre,  voilà  tout;  et  vous  avez,  je 
crois,  un  proverbe  qui  dit:  //  n'y  a  pas  de  belle  pri- 
son. —  Laissez-moi  mourir  dans  la  mienne,  mon 
ami;  je  m'y  suis  accoutumé,  moi,  il  l'a  bien  fallu. 
Mais  cela  ne  durera  plus  bien  longtemps;  je  sens 
mes  jambes  trembler  sous  moi  et  s'amaigrir.  Pour 
la  quatrième  fois,  j'ai  demandé  le  repos  à  lord  Mul- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    221 

grave,  et  il  m'a  encore  refusé;  il  m'a  écrit  qu'il  ne 
sait  comment  me  remplacer.  Quand  je  serai  mort, 
il  faudra  bien  qu'il  trouve  quelqu'un  cependant,  et 
il  ne  ferait  pas  mal  de  prendre  ses  précautions.  — 
Je  vais  rester  en  sentinelle  dans  la  Méditerranée; 
mais  vous,  my  child,  ne  perdez  pas  de  temps.  Il  y 
a  là  un  sloop  qui  doit  vous  conduire.  Je  n'ai  qu'une 
chose  à  vous  recommander,  c'est  de  vous  dévouer 
à  un  Principe  plutôt  qu'à  un  Homme.  L'amour  de 
votre  Patrie  en  est  un  assez  grand  pour  remplir 
tout  un  cœur  et  occuper  toute  une  intelligence. 

—  Hélas!  dis-je,  milord,  il  y  a  des  temps  où 
l'on  ne  peut  pas  aisément  savoir  ce  que  veut  la 
Patrie.     Je  vais  le  demander  à  la  mienne. 

Nous  nous  dîmes  encore  une  fois  adieu,  et,  le 
cœur  serré,  je  quittai  ce  digne  homme,  dont  j'ap- 
pris la  mort  peu  de  temps  après.  —  Il  mourut  en  ' 
pleine  mer,  comme  il  avait  vécu  durant  quarante- 
neuf  ans,  sans  se  plaindre  ni  se  glorifier,  et  sans 
avoir  revu  ses  deux  filles.  Seul  et  sombre  comme 
un  de  ces  vieux  dogues  d'Ossian  qui  gardent  éter- 
nellement les  côte?  d'Angleterre  dans  les  flots  et  les 
brouillards. 

J'avais  appris,  à  son  école,  tout  ce  que  les  exUs 
de  la  guerre  peuvent  faire  souffrir,  et  tout  ce  que  le 
sentiment  du  Devoir  peut  dompter  dans  une  grande 
âme;  bien  pénétré  de  cet  exemple  et  devenu  plus 
grave  par  mes  souffrances  et  le  spectacle  des 
siennes,  je  vins  à  Paris  me  présenter,  avec  l'expé- 
rience de  ma  prison,  au  maître  tout-puissant  que 
j'avais  quitté. 


CHAPITRE  Vil 

RÉCEPTION 

Ici  le  capitaine  Renaud  s'étant  interrompu,  je 
regardai  l'heure  à  ma  montre.  Il  était  deux  heures 
après  minuit.  Il  se  leva  et  nous  marchâmes  au  mi- 
lieu des  grenadiers.  Un  silence  profond  régnait 
partout.  Beaucoup  s'étaient  assis  sur  leurs  sacs 
et  s'y  étaient  endormis.  Nous  nous  plaçâmes  à 
quelques  pas  de  là,  sur  le  parapet,  et  il  continua 
son  récit  après  avoir  rallumé  son  cigare  à  la  pipe 
d'un  soldat.  Il  n'y  avait  pas  une  maison  qui  don- 
nât signe  de  vie. 


Dès  que  je  fus  arrivé  à  Paris,  je  voulus  voir 
l'Empereur.  J'en  eus  occasion  au  spectacle  de  la 
cour,  où  me  conduisit  un  de  mes  anciens  cama- 
rades, devenu  colonel.  C'était  là-bas,  aux  Tuileries. 
Nous  nous  plaçâmes  dans  une  petite  loge,  en  face 
de  la  loge  impériale,  et  nous  attendîmes.  Il  n'y  î 
avait  encore  dans  la  saUe  que  les  Rois.  Chacun 
d'eux,  assis  dans  une  loge,  aux  premières,  avait 
autour  de  lui  sa  cour,  et  devant  lui,  aux  galeries, 
ses  aides  de  camp  et  ses  généraux  familiers.  Les  ij 
Rois  de  Westphalie,  de  Saxe  et  de  Wurtemberg,  tous  i 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     223 

les  princes  de  la  confédération  du  Rhin,  étaient 
placés  au  même  rang.  Près  d'eux,  debout,  parlant 
haut  et  vite.  Murât,  Roi  de  Naples,  secouant  ses 
cheveux  noirs,  bouclés  comme  une  crinière,  et  je- 
tant des  regards  de  lion.  Plus  haut,  le  Roi  d'Es- 
pagne, et  seul,  à  l'écart,  l'ambassadeur  de  Russie, 
le  prince  Kourakin,  chargé  d'épaulettes  de  dia- 
mants. Au  parterre,  la  foule  des  généraux,  des 
ducs,  des  princes,  des  colonels  et  des  sénateurs. 
Partout  en  haut,  les  bras  nus  et  les  épaules  décou- 
vertes, des  femmes  de  la  cour. 

La  loge  que  surmontait  l'aigle  était  vide  en- 
core; nous  la  regardions  sans  cesse.  Après  peu  de 
temps,  les  Rois  se  levèrent  et  se  tinrent  debout. 
L'Empereur  entra  seul  dans  sa  loge,  marchant 
vite;  se  jeta  vite  sur  son  fauteuil  et  lorgna  en  face 
de  lui,  puis  se  souvint  que  la  salle  entière  était 
debout  et  attendait  un  regard,  secoua  la  tête  deux 
fois,  brusquement  et  de  mauvaise  grâce,  se  re- 
tourna vite,  et  laissa  les  Reines  et  les  Rois  s'as- 
seoir. Ses  chambellans,  habUlés  de  rouge,  étaient 
debout,  derrière  lui.  Il  leur  parlait  sans  les  regar- 
der, et,  de  temps  à  autre,  étendant  la  main  pour 
recevoir  une  boîte  d'or  que  l'un  d'eux  lui  donnait 
et  reprenait.  Crescentini  chantait  les  Horaces,  avec 
une  voix  de  séraphin  qui  sortait  d'un  visage  étique 
et  ridé.  L'orchestre  était  doux  et  faible,  par  ordre 
de  l'Empereur  ;  voulant  peut-être  comme  les  Lacé- 
démoniens,  être  apaisé  plutôt  qu'excité  par  la  mu- 
sique.   Il  lorgna  devant  lui,  et  très  souvent  de  mon 


224     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

côté.  Je  reconnus  ses  grands  yeux  d'un  gris  vert, 
mais  je  n'aimai  pas  la  graisse  jaune  qui  avait  en- 
glouti ses  traits  sévères,  Il  posa  sa  main  gauche 
sur  son  œil  gauche,  pour  mieux  voir,  selon  sa  cou- 
tume; je  sentis  qu'il  m'avait  reconnu.  Il  se  re- 
tourna brusquement,  ne  regarda  que  la  scène,  et 
sortit  bientôt.  J 'étais  déj  à  sur  son  passage.  Il  mar- 
chait vite  dans  le  corridor,  et  ses  jambes  grasses, 
serrées  dans  des  bas  de  soie  blancs,  sa  taille  gon- 
flée, sous  son  habit  vert,  me  le  rendaient  presque 
méconnaissable.  Il  s'arrêta  court  devant  moi,  et 
parlant  au  colonel  qui  me  présentait,  au  lieu  de 
m'adresser  directement  la  parole: 

—  Pourquoi  ne  l'ai-je  vu  nulle  part?  encore 
lieutenant  ? 

—  Il  était  prisonnier  depuis  1804. 

—  Pourquoi  ne  s'est-il  pas  échappé? 

—  J'étais  sur  parole,  dis-je  à  demi-voix. 

—  Je  n'aime  pas  les  prisonniers,  dit-il;  on  se 
fait  tuer.  —  Il  me  tourna  le  dos.  Nous  restâmes 
inamobiles  en  haie;  et,  quand  toute  sa  suite  eut 
défilé: 

• —  Mon  cher,  me  dit  le  colonel,  tu  vois  bien  que 
tu  es  un  imbécile,  tu  as  perdu  ton  avancement,  et 
on  ne  t'en  sait  pas  plus  de  gré. 


CHAPITRE  VIII 

LE  CORPS  DE  GARDE  RUSSE 

—  Est-il  possible  ?  dis-je  en  frappant  du  pied. 
Quand  j'entends  de  pareils  récits,  je  m'applaudis 
de  ce  que  l'ofïicier  est  mort  en  moi  depuis  plu- 
sieurs années.  Il  n'y  reste  plus  que  l'écrivain  soli- 
taire et  indépendant  qui  regarde  ce  que  va  devenir 
sa  liberté,  et  ne  veut  pas  la  défendre  contre  ses 
anciens  amis. 

Et  je  crus  trouver  dans  le  capitaine  Renaud  des 
traces  d'indignation,  au  souvenir  de  ce  qu'il  me 
racontait  ;  mais  il  souriait  avec  douceur  et  d'un  air 
content. 

C'était  tout  simple,  reprit-il.     Ce  colonel  était  le 
plus  brave  homme  du  monde  ;  mais  il  y  a  des  gens  t 
qui  sont,  comme  dit  le  mot  célèbre,  des  fanfarons  \ 
de  crimes  et  de  dureté.     Il  voulait  me  maltraiter  ) 
parce  que  l'Empereur  en  avait  donné  l'exemple. 
Grosse  flatterie  de  corps  de  garde.  ' 

Mais  quel  bonheur  ce  fut  pour  moi  !  —  Dès  ce 
jour,  je  commençai  à  m'estimer  intérieurement,  à 
avoir  confiance  en  moi,  à  sentir  mon  caractère 
s'épurer,  se  former,  se  compléter,  s'aiïermir.  Dès 
ce  jour,  je  vis  clairement  que  les  événements  ne  j 
sont  rien,  que  l'homme  intérieur  est  tout,  je  me 
225 


226    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

plaçai  bien  au-dessus  de  mes  juges.  Enfin  je  sentis 
ma  conscience,  je  résolus  de  m'appuyer  unique- 
ment sur  elle,  de  considérer  les  jugements  publics, 
les  récompenses  éclatantes,  les  fortunes  rapides, 
les  réputations  de  bulletin,  comme  de  ridicules  for- 
fanteries et  un  jeu  de  hasard  qui  ne  valait  pas  la 
peine  qu'on  s'en  occupât. 

J'allai  vite  à  la  guerre  me  plonger  dans  les 
rangs  inconnus,  l'infanterie  de  ligne,  l'infanterie 
de  bataille,  où  les  paysans  de  l'armée  se  faisaient 
faucher  par  mille  à  la  fois,  aussi  pareils,  aussi 
égaux  que  les  blés  d'une  grasse  prairie  de  la 
Beauce.  —  Je  me  cachai  là  comme  un  chartreux 
dans  son  cloître;  et  du  fond  de  cette  foule  armée, 
marchant  à  pied  comme  les  soldats,  portant  un 
sac  et  mangeant  leur  pain,  je  fis  les  grandes  guerres 
de  l'Empire  tant  que  l'Empire  fut  debout.  —  Ah  ! 
si  vous  saviez  comme  je  me  sentis  à  l'aise  dans  ces 
fatigues  inouïes!  Comme  j'aimais  cette  obscurité 
et  quelles  joies  sauvages  me  donnèrent  les  grandes 
batailles  !  La  beauté  de  la  guerre  est  au  milieu  des 
soldats,  dans  la  vie  du  camp,  dans  la  boue  des 
marches  et  du  bivouac.  Je  me  vengeais  de  Bona- 
parte en  servant  la  Patrie,  sans  rien  tenir  de  Na- 
poléon; et  quand  il  passait  devant  mon  régiment, 
je  me  cachais  de  crainte  d'une  faveur.  L'expé- 
rience m'avait  fait  mesurer  les  dignités  et  le  Pou- 
voir à  leur  juste  valeur;  je  n'aspirais  plus  à  rien 
qu'à  prendre  de  chaque  conquête  de  nos  armes  la 
part  d'orgueil  qui  devait  me  revenir  selon  mon 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    237 

propre  sentiment;  je  voulais  être  citoyen,  où  il 
était  encore  permis  de  l'être,  et  à  ma  manière. 
Tantôt  mes  services  étaient  inaperçus,  tantôt  éle- 
vés au-dessus  de  leur  mérite,  et  moi  je  ne  cessais 
de  les  tenir  dans  l'ombre,  de  tout  mon  pouvoir, 
redoutant  surtout  que  mon  nom  fût  trop  prononcé, 
La  foule  était  si  grande  de  ceux  qui  suivaient  une 
marche  contraire,  que  l'obscurité  me  fut  aisée,  et 
je  n'étais  encore  que  lieutenant  de  la  Garde  Impé- 
riale en  1814,  quand  je  reçus  au  front  cette  bles- 
sure que  vous  voyez,  et  qui,  ce  soir,  me  fait  souf- 
frir plus  qu'à  l'ordinaire. 

Ici  le  capitaine  Renaud  passa  plusieurs  fois  la 
main  sur  son  front,  et,  comme  il  semblait  vouloir 
se  taire,  je  le  pressai  de  poursuivre,  avec  assez 
d'instance  pour  qu'il  cédât. 

Il  appuya  sa  tête  sur  la  pomme  de  sa  canne  de 
jonc. 

—  Voilà  qui  est  singulier,  dit-il,  je  n'ai  jamais 
raconté  tout  cela,  et  ce  soir  j'en  ai  envie.  —  Bah! 
n'importe!  j'aime  à  m'y  laisser  aller  avec  un  an- 
cien camarade.  Ce  sera  pour  vous  un  objet  de 
réflexions  sérieuses  quand  vous  n'aurez  rien  de 
mieux  à  faire.  Il  me  semble  que  cela  n'en  est  pas 
indigne.  Vous  me  croirez  bien  faible  ou  bien  fou  ; 
mais  c'est  égal.  Jusqu'à  l'événement,  assez  ordi- 
naire pour  d'autres,  que  je  vais  vous  dire  et  dont 
je  recule  le  récit  malgré  moi  parce  qu'il  me  fait 
mal,  mon  amour  de  la  gloire  des  armes  était  de- 
venu sage,   grave,   dévoué  et  parfaitement  pur. 


228    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

comme  est  le  sentiment  simple  et  unique  du 
devoir;  mais,  à  dater  de  ce  jour-là,  d'autres  idées 
vinrent  assombrir  encore  ma  vie. 

C'était  en  1814;  c'était  le  commencement  de 
l'année  et  la  fin  de  cette  sombre  guerre  où  notre 
pauvre  armée  défendait  l'Empire  et  l'Empereur,  et 
où  la  France  regardait  le  combat  avec  décourage- 
ment. Soissons  venait  de  se  rendre  au  Prussien 
Bulow.  Les  armées  de  Silésie  et  du  Nord  y  avaient 
fait  leur  jonction.  Macdonald  avait  quitté  Troyes 
et  abandonné  le  bassin  de  l'Yonne  pour  établir  sa 
ligne  de  défense  de  Nogent  à  Montereau,  avec 
trente  mille  hommes. 

Nous  devions  attaquer  Reims  que  l'Empereur 
voulait  reprendre.  Le  temps  était  sombre  et  la 
pluie  continuelle.  Nous  avions  perdu  la  veille  un 
officier  supérieur  qui  conduisait  des  prisonniers. 
Les  Russes  l'avaient  surpris  et  tué  dans  la  nuit 
précédente,  et  ils  avaient  délivré  leurs  camarades. 
Notre  colonel,  qui  était  ce  qu'on  nomme  un  dur  à 
entre,  voulut  reprendre  sa  revanche.  Nous  étions 
près  d'Épernay  et  nous  tournions  les  hauteurs  qui 
l'environnent.  Le  soir  venait,  et,  après  avoir  oc- 
cupé le  jour  entier  à  nous  refaire,  nous  passions 
près  d'un  joli  château  blanc  à  tourelles,  nommé 
Boursault,  lorsque  le  colonel  m'appela.  Il  m'em- 
mena à  part,  pendant  qu'on  formait  les  faisceaux, 
et  me  dit  de  sa  vieille  voix  enrouée  : 

—  Vous  voyez  bien  là-haut  une  grange,  sur 
cette  colline  coupée  à  pic;    là  où  se  promène  ce 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    229 

grand  nigaud  de  factionnaire  russe  avec  son  bonnet 
d'évêque? 

—  Oui,  oui,  dis-je,  je  vois  parfaitement  le  gre- 
nadier et  la  grange. 

—  Eh  bien,  vous  qui  êtes  un  ancien,  il  faut  que 
vous  sachiez  que  c'est  là  le  point  que  les  Russes 
ont  pris  avant-hier  et  qui  occupe  le  plus  l'Empe- 
reur, pour  le  quart  d'heure.  Il  me  dit  que  c'est  la 
clef  de  Reims,  et  ça  pourrait  bien  être.  En  tout 
cas,  nous  allons  jouer  un  tour  à  Woronzoff.  A  onze 
heures  du  soir,  vous  prendrez  deux  cents  de  vos 
lapins,  vous  surprendrez  le  corps  de  garde  qu'ils 
ont  établi  dans  cette  grange.  Mais,  de  peur  de 
donner  l'alarme,  vous  enlèverez  ça  à  la  baïonnette. 

Il  prit  et  m'offrit  une  prise  de  tabac,  et,  jetant 
le  reste  peu  à  peu,  comme  je  fais  là,  il  me  dit,  en 
prononçant  un  mot  à  chaque  grain  semé  au  vent: 

—  Vous  sentez  bien  que  je  serai  par  là,  der- 
rière vous,  avec  ma  colonne.  —  Vous  n'aurez  guère 
perdu  que  soixante  hommes,  vous  aurez  les  six 
pièces  qu'ils  ont  placées  là.  .  .  .  Vous  les  tournerez 
du  côté  de  Reims.  ...  A  onze  heures  .  .  .  onze  heures 
et  demie  la  position  sera  à  nous.  Et  nous  dormi- 
rons jusqu'à  trois  heures  pour  nous  reposer  un 
peu  ...  de  la  petite  affaire  de  Craonne,  qui  n'était 
pas,  comme  on  dit,  piquée  des  vers. 

—  Ça  suffit,  lui  dis-je;  et  je  m'en  allai,  avec 
mon  lieutenant  en  second,  préparer  un  peu  notre 
soirée.  L'essentiel,  comme  vous  voyez,  était  de  ne 
pas  faire  de  bruit.   Je  passai  l'inspection  des  armes 


230    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

et  je  fis  enlever,  avec  le  tire-bourre,  les  cartouches 
de  toutes  celles  qui  étaient  chargées.  Ensuite,  je 
me  promenai  quelque  temps  avec  mes  sergents, 
en  attendant  l'heure.  A  dix  heures  et  demie,  je 
leur  fis  mettre  leur  capote  sur  l'habit  et  le  fusil 
caché  sous  la  capote,  car  quelque  chose  qu'on 
fasse,  comme  vous  voyez  ce  soir,  la  baïonnette  se 
voit  toujours,  et  quoiqu'il  fît  autrement  sombre 
qu'à  présent,  je  n'y  m'y  fiais  pas.  J'avais  observé 
les  petits  sentiers  bordés  de  haies  qui  conduisaient 
au  corps  de  garde  russe,  et  j'y  fis  monter  les  plus 
déterminés  gaillards  que  j'aie  jamais  commandés. 
—  Il  y  en  a  encore  là,  dans  les  rangs,  deux  qui  y 
étaient  et  s'en  souviennent  bien.  —  Ils  avaient 
l'habitude  des  Russes,  et  savaient  comment  les 
prendre.  Les  factionnaires  que  nous  rencontrâmes 
en  montant  disparurent  sans  bruit,  comme  des 
roseaux  que  l'on  couche  par  terre  avec  la  main. 
Celui  qui  était  devant  les  armes  demandait  plus  de 
soin.  Il  était  immobile,  l'arme  au  pied,  et  le  men- 
ton sur  son  fusil;  le  pauvre  diable  se  balançait 
comme  un  homme  qui  s'endort  de  fatigue  et  va 
tomber.  Un  de  mes  grenadiers  le  prit  dans  «;es  bras 
en  le  serrant  à  l'étouffer,  et  deux  autres,  l'ayant 
bâillonné,  le  jetèrent  dans  les  broussailles.  J'ar- 
rivai lentement  et  je  ne  pus  me  défendre,  je  l'avoue, 
d'une  certaine  émotion  que  je  n'avais  jamais 
éprouvée  au  moment  des  autres  combats.  C'était 
la  honte  d'attaquer  des  gens  couchés.  Je  les  voyais, 
roulés  dans  leurs  manteaux,  éclairés  par  une  lan- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    231 

terne  sourde,  et  le  cœur  me  battit  violemment. 
}-Iais  tout  à  coup,  au  moment  d'agir,  je  craignis 
que  ce  ne  fût  une  faiblesse  qui  ressemblât  à  celle 
des  lâches,  j'eus  peur  d'avoir  senti  la  peur  une 
fois,  et  prenant  mon  sabre  caché  sous  mon  bras, 
i  "entrai  le  premier,  brusquement,  donnant  l'exem- 
ple à  mes  grenadiers.  Je  leur  fis  un  geste  qu'ils 
comprirent;  ils  se  jetèrent  d'abord  sur  les  armes, 
imis  sur  les  hommes,  comme  des  loups  sur  un 
troupeau.  Oh!  ce  fut  une  boucherie  sourde  et  hor- 
rible! la  baïonnette  perçait,  la  crosse  assommait, 
le  genou  étouffait,  la  main  étranglait.  Tous  les  cris 
à  peine  poussés  étaient  éteints  sous  les  pieds  de  ' 
nos  soldats,  et  nulle  tête  ne  se  soulevait  sans  rece- 
voir le  coup  mortel.  En  entrant,  j'avais  frappé  au 
hasard  un  coup  terrible,  devant  moi,  sur  quelque 
chose  de  noir  que  j 'avais  traversé  d'outre  en  outre  ; 
un  vieux  ofhcier,  homme  grand  et  fort,  la  tête 
chargée  de  cheveux  blancs,  se  leva  comme  un  fan- 
tôme, jeta  un  cri  affreux  en  voyant  ce  que  j'avais 
fait,  me  frappa  à  la  figure  d'un  coup  d'épée  vio- 
lent, et  tomba  mort  à  l'instant  sous  les  baïon- 
nettes. Moi,  je  tombai  assis  à  côté  de  lui,  étourdi 
du  coup  porté  entre  les  yeux,  et  j'entendis  sous  , 
moi  la  voix  mourante  et  tendre  d'un  enfant  qui  : 
disait:   Papa  .  .  . 

Je  compris  alors  mon  œuvre,  et  j'y  regardai 
avec  un  empressement  frénétique.  Je  vis  un  de  ces 
officiers  de  quatorze  ans  si  nombreux  dans  les  ar- 
mées russes  qui  nous  envahirent  à  cette  époque. 


232    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

et  que  l'on  traînait  à  cette  terrible  école.  Ses  longs 
cheveux  bouclés  tombaient  sur  sa  poitrine,  aussi 
blonds,  aussi  soyeux  que  ceux  d'une  femme,  et  sa 
tête  s'était  penchée  comme  s'il  n'eût  fait  que  s'en- 
dormir une  seconde  fois.  Ses  lèvres  roses,  épa- 
nouies comme  celles  d'un  nouveau -né,  semblaient 
encore  engraissées  par  le  lait  de  la  nourrice,  et  ses 
grands  yeux  bleus  entr'ouverts  avaient  une  beauté 
de  forme  candide,  féminine  et  caressante.  Je  le 
soulevai  sur  un  bras,  et  sa  joue  tomba  sur  ma  joue 
ensanglantée,  comme  s'il  allait  cacher  sa  tête  entre 
le  menton  et  l'épaule  de  sa  mère  pour  se  réchauf- 
fer. Il  semblait  se  blottir  sous  ma  poitrine  pour 
fuir  ses  meurtriers.  La  tendresse  filiale,  la  con- 
fiance et  le  repos  d'un  sommeil  délicieux  reposaient 
sur  sa  figure  morte,  et  il  paraissait  me  dire:  Dor- 
mons en  paix. 

—  Était-ce  là  un  ennemi?  m'écriai-je.  —  Et  ce 
que  Dieu  a  mis  de  paternel  dans  les  entrailles  de 
tout  homme  s'émut  et  tressaillit  en  moi;  je  le 
serrais  contre  ma  poitrine,  lorsque  je  sentis  que 
3  'appuyais  sur  moi  la  garde  de  mon  sabre  qui  tra- 
versait son  cœur  et  qui  avait  tué  cet  ange  endormi. 
Je  voulus  pencher  ma  tête  sur  sa  tête,  mais  mon 
sang  le  couvrit  de  larges  taches;  je  sentis  la  bles- 
sure de  mon  front,  et  je  me  souvins  qu'elle  m'avait 
été  faite  par  son  père.  Je  regardai  honteusement 
de  côté,  et  je  ne  vis  qu'un  amas  de  corps  que  mes 
grenadiers  tiraient  par  les  pieds  et  jetaient  dehors, 
ne  leur  prenant  que  des  cartouches.     En  ce  mo- 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    233 

ment,  le  Colonel  entra  suivi  de  la  colonne,  dont 
j 'entendis  le  pas  et  les  armes. 

—  Bravo!  mon  cher,  me  dit-il,  vous  avez  en- 
levé ça  lestement.     Mais  vous  êtes  blessé? 

—  Regardez  cela,  dis-je  ;  quelle  différence  y  a-t-il 
entre  moi  et  un  assassin  ? 

—  Eh  !  sacredié,  mon  cher,  que  voulez-vous  ? 
c'est  le  métier. 

—  C'est  juste,  répondis-je,  et  je  me  levai  pour 
aller  reprendre  mon  commandement.  L'enfant  re- 
tomba dans  les  plis  de  son  manteau  dont  je  l'en- 
veloppai, et  sa  petite  main  ornée  de  grosses  bagues 
laissa  échapper  une  canne  de  jonc,  qui  tomba  sur 
ma  main  comme  s'il  me  l'eût  donnée.  Je  la  pris  ;  je 
résolus,  quels  que  fussent  mes  périls  à  venir,  de 
n'avoir  plus  d'autre  arme,  et  je  n'eus  pas  l'audace 
(,1e  retirer  de  sa  poitrine  mon  sabre  d'égorgeur. 

Je  sortis  à  la  hâte  de  cet  antre  qui  puait  le 
sang,  et  quand  je  me  trouvai  au  grand  air,  j'eus  la 
force  d'essuyer  mon  front  rouge  et  mouillé.  Mes 
grenadiers  étaient  à  leurs  rangs;  chacun  essuyait 
froidement  sa  baïonnette  dans  le  gazon  et  raffer- 
missait sa  pierre  à  feu  dans  la  batterie.  Mon  ser- 
gent-major, suivi  du  fourrier,  marchait  devant  les 
rangs,  tenant  sa  liste  à  la  main,  et  lisant  à  la 
lueur  d'un  bout  de  chandelle  planté  dans  le  canon 
de  son  fusil  comme  dans  un  flambeau,  il  faisait 
paisiblement  l'appel.  Je  m'appuyai  contre  un  arbre 
et  le  chirurgien-major  vint  me  bander  le  front. 
Une  large  pluie  de  mars  tombait  sur  ma  tête  et 


234  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 
me  faisait  quelque  bien.  Je  ne  pus  m'empêcher  de 
pousser  un  profond  soupir: 

—  Je  suis  las  de  la  guerre,  dis-je  au  chirurgien. 

—  Et  moi  aussi,  dit  une  voix  grave  que  je  con- 
naissais. 

Je  soulevai  le  bandage  de  mes  sourcils,  et  je  vis, 
non  pas  Napoléon  empereur,  mais  Bonaparte  sol- 
'  dat.  Il  était  seul,  triste,  à  pied,  debout  devant  moi, 
ses  bottes  enfoncées  dans  la  boue,  son  habit  dé- 
chiré, son  chapeau  ruisselant  la  pluie  par  les  bords  ; 
il  sentait  ses  derniers  jours  venus,  et  regardait 
autour  de  lui  ses  derniers  soldats. 

Il  me  considérait  attentivement. 

—  Je  t'ai  vu  quelque  part,  dit-il,  grognard? 

A  ce  dernier  mot,  je  sentis  qu'il  ne  me  disait 
là  qu'une  phrase  banale,  je  savais  que  j'avais  vieilli 
de  visage  plus  que  d'années,  et  que  fatigues,  mous- 
taches et  blessures  me  déguisaient  assez. 

—  Je  vous  ai  vu  partout,  sans  être  vu,  répon- 
dis-] e. 

—  Veux-tu  de  l'avancement? 
Je  dis:  —  Il  est  bien  tard. 

Il  croisa  les  bras  un  moment  sans  répondre, 
puis: 

—  Tu  as  raison,  va,  dans  trois  jours,  toi  et  moi 
nous  quitterons  le  service. 

Il  me  tourna  le  dos  et  remonta  sur  son  cheval 
tenu  à  quelques  pas.  En  ce  moment,  notre  tête  de 
colonne  avait  attaqué  et  l'on  nous  lançait  des  obus. 
Il  en  tomba  un  devant  le  front  de  ma  compagnie. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    235 

et  quelques  hommes  se  jetèrent  en  arrière,  par  un 
premier  mouvement  dont  ils  eurent  honte.  Bona- 
parte s'avança  seul  sur  l'obus  qui  brûlait  et  fumait 
devant  son  cheval,  et  lui  fit  flairer  cette  fumée. 
Tout  se  tut  et  resta  sans  mouvement  ;  l'obus  éclata 
et  n'atteignit  personne.  Les  grenadiers  sentirent  la 
leçon  terrible  qu'il  leur  donnait;  moi  j'y  sentis  de 
plus  quelque  chose  qui  tenait  du  désespoir.  La 
France  lui  manquait,  et  il  avait  douté  un  instant 
de  ses  vieux  braves.  Je  me  trouvai  trop  vengé  et 
lui  trop  puni  de  ses  fautes  par  un  si  grand  aban- 
don. Je  me  levai  avec  effort,  et,  m'approchant  de 
lui,  je  pris  et  serrai  la  main  qu'il  tendait  à  plu- 
sieurs d'entre  nous.  Il  ne  me  reconnut  point,  mais 
ce  fut  pour  moi  une  réconciliation  tacite  entre  le 
plus  obscur  et  le  plus  illustre  des  hommes  de  notre 
siècle.  —  On  battit  la  charge,  et,  le  lendemain  au 
jour,  Reims  fut  repris  par  nous.  Mais  quelques 
jours  après,  Paris  l'était  par  d'autres. 


Le  capitaine  Renaud  se  tut  longtemps  après  ce 
récit,  et  demeura  la  tête  baissée  sans  que  je  vou- 
lusse interrompre  sa  rêverie.  Je  considérais  ce 
brave  homme  avec  vénération,  et  j 'avais  suivi  atten- 
tivement, tandis  qu'il  avait  parlé,  les  transforma- 
tions lentes  de  cette  âme  bonne  et  simple,  toujours 
repoussée  dans  ses  donations  expansives  d'elle- 
même,  toujours  écrasée  par  un  ascendant  invin- 
cible, mais  parvenue  à  trouver  le  repos  dans  ]e 


236    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

plus  humble  et  le  plus  austère  Devoir.  —  Sa  vie 
inconnue  me  paraissait  un  spectacle  intérieur  aussi 
beau  que  la  vie  éclatante  de  quelque  homme  d'ac- 
tion que  ce  fût.  —  Chaque  vague  de  la  mer  ajoute 
un  voile  blanchâtre  aux  beautés  d'une  perle, 
chaque  flot  travaille  lentement  à  la  rendre  plus 
parfaite,  chaque  flocon  d'écume  qui  se  balance  sur 
elle  lui  laisse  une  teinte  mystérieuse  à  demi  dorée, 
à  demi  transparente,  où  l'on  peut  seulement  devi- 
ner un  rayon  intérieur  qui  part  de  son  cœur  ;  c'était 
tout  à  fait  ainsi  que  s'était  formé  ce  caractère  dans 
de  -vastes  bouleversements  et  au  fond  des  plus 
sombres  et  perpétuelles  épreuves.  Je  savais  que 
jusqu'à  la  mort  de  l'Empereur  il  avait  regardé 
comme  un  devoir  de  ne  point  servir,  respectant, 
malgré  toutes  les  instances  de  ses  amis,  ce  qu'il 
nommait  les  convenances;  et,  depuis,  affranchi 
du  lien  de  son  ancienne  promesse  à  un  maître  qui 
ne  le  connaissait  plus,  il  était  revenu  commander, 
dans  la  Garde  Royale,  les  restes  de  sa  vieille  Garde; 
et  comme  il  ne  parlait  jamais  de  lui-même,  on 
n'avait  point  pensé  à  lui  et  il  n'avait  point  eu 
d'avancement.  —  Il  s'en  souciait  peu,  et  il  avait 
coutume  de  dire  qu'à  moins  d'être  général  à  vingt- 
cinq  ans,  âge  où  l'on  peut  mettre  en  œuvre  son 
imagination,    il    valait    mieux    demeurer    simple 

I  capitaine,  pour  vivre  avec  les  soldats  en  père  de 

'  famille,  en  prieur  du  couvent. 

—  Tenez,  me  dit-il  après  ce  moment  de  repos, 
regardez  notre  vieux  grenadier  Poirier,  avec  ses 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    237 

\^eux  sombres  et  louches,  sa  tête  chauve  et  ses 
coups  de  sabre  sur  la  joue,  lui  que  les  maréchaux 
de  France  s'arrêtent  à  admirer  quand  il  leur  pré- 
sente les  armes  à  la  porte  du  roi  ;  voyez  Beccaria 
avec  son  profil  de  vétéran  romain,  Fréchou,  avec 
sa  moustache  blanche  ;  voyez  tout  ce  premier  rang 
décoré,  dont  les  bras  portent  trois  chevrons  !  qu'au- 
raient-ils dit,  ces  vieux  moines  de  la  vieille  armée 
qui  ne  voulurent  jamais  être  autre  chose  que  gre- 
nadiers, si  je  leur  avais  manqué  ce  matin,  moi  qui 
Il-s  commandais  encore  il  y  a  quinze  jours? — Si 
j'avais  pris  depuis  plusieurs  années  des  habitudes 
de  foyer  et  de  repos,  ou  un  autre  état,  c'eût  été 
difi'érent;  mais  ici,  je  n'ai  en  vérité  que  le  mérite 
qu'ils  ont.  D'aiUeurs  voyez  comme  tout  est  calme 
ce  soir  à  Paris,  calme  comme  l'air,  ajouta-t-il  en 
se  levant  ainsi  que  moi.  Voici  le  jour  qui  va  venir  : 
un  ne  recommencera  pas  sans  doute  à  casser  les 
lanternes,  et  demain  nous  rentrerons  au  quartier, 
^loi,  dans  quelques  jours,  je  serai  probablement 
retiré  dans  un  petit  coin  de  terre  que  j'ai  quelque 
part  en  France,  où  il  y  a  une  petite  toureUe,  dans 
laquelle  j'achèverai  d'étudier  Polybe,  Turenne, 
Folard  et  Vauban,  pour  m'amuser.  Presque  tous 
mes  camarades  ont  été  tués  à  la  grande  armée  ou 
sont  morts  depuis;  il  y  a  longtemps  que  je  ne  cause 
plus  avec  personne,  et  vous  savez  par  quel  chemin 
je  suis  arrivé  à  haïi"  la  guerre,  tout  en  la  faisant 
avec  énergie. 

Là-dessus  il  me  secoua  vivement  la  main  et  me 


238    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

quitta  en  me  demandant  encore  le  hausse-col  qui 
lui  manquait,  si  le  mien  n'était  pas  rouillé  et  si  je 
le  trouvais  chez  moi.   Puis  il  me  rappela  et  me  dit  : 

—  Tenez,  comme  il  n'est  pas  entièrement  im- 
possible que  l'on  fasse  encore  feu  sur  nous  de 
quelque  fenêtre,  gardez-moi,  je  vous  prie,  ce  por- 
tefeuille plein  de  vieilles  lettres,  qui  m'intéres- 
sent, moi  seul,  et  que  vous  brûleriez  si  nous  ne 
nous  retrouvions  plus. 

Il  nous  est  venu  plusieurs  de  nos  anciens  cama- 
rades, et  nous  les  avons  priés  de  se  retirer  chez 
I  eux.  —  Nous  ne  faisons  point  la  guerre  civile,  nous. 
Nous  sommes  calmes  comme  des  pompiers  dont  le 
devoir  est  d'éteindre  l'incendie.  On  s'expliquera 
ensuite,  cela  ne  nous  regarde  pas 

Et  il  me  quitta  en  souriant. 


CHAPITRE  IX 


Quinze  jours  après  cette  conversation  que  la 
révolution  même  ne  m'avait  point  fait  oublier,  je 
réfléchissais  seul  à  l'héroïsme  modeste  et  au  désin- 
téressement, si  rares  tous  les  deux!  Je  tâchais 
d'oublier  le  sang  pur  qui  venait  de  couler,  et  je 
relisais  dans  l'histoire  d'Amérique  comment,  en 
1783,  l'Armée  anglo-américaine  toute  victorieuse, 
ayant  posé  les  armes  et  délivré  la  Patrie,  fut  prête 
à  se  révolter  contre  le  congrès  qui,  trop  pauvre 
pour  lui  payer  sa  solde,  s'apprêtait  à  la  licencier; 
Washington,  généralissime  et  vainqueur,  n'avait 
qu'un  mot  à  dire  ou  un  signe  de  tête  à  faire  pour 
être  Dictateur;  il  fit  ce  que  lui  seul  avait  le  pouvoir 
d'accomplir;  il  licencia  l'armée  et  donna  sa  dé- 
mission.—  J'avais  posé  le  livre  et  je  comparais 
cette  grandeur  sereine  à  nos  ambitions  inquiètes. 
J'étais  triste  et  me  rappelais  toutes  les  âmes  guer- 
rières et  pures,  sans  faux  éclat,  sans  charlatanisme, 
qui  n'ont  aimé  le  Pouvoir  et  le  commandement  que 
pour  le  bien  pubhc,  l'ont  gardé  sans  orgueil,  et 
n'ont  su  ni  le  tourner  contre  la  Patrie,  ni  le  con- 
vertir en  or;  je  songeais  à  tous  les  hommes  qui 
ont  fait  la  guerre  avec  l'intelligence  de  ce  qu'elle 
239 


240    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

vaut,  je  pensais  au  bon  Collingwood,  si  résigné  et 
enfin  à  l'obscur  capitaine  Renaud,  lorsque  je  vis 
entrer  un  homme  de  haute  taille,  vêtu  d'une  longue 
capote  bleue  en  assez  mauvais  état.  A  ses  mous- 
taches blanches,  aux  cicatrices  de  son  visage  cuivré, 
je  reconnus  un  des  grenadiers  de  sa  compagnie; 
je  lui  demandai  s'il  était  vivant  encore,  et 
l'émotion  de  ce  brave  homme  me  fit  voir  qu'il  était 
arrivé  malheur.  Il  s'assit,  s'essuya  le  front,  et 
quand  il  se  fut  remis,  après  quelques  soins  et  un 
peu  de  temps,  il  me  dit  ce  qui  lui  était  arrivé. 

Pendant  les  deux  jours  du  28  et  du  29  juillet, 
le  capitaine  Renaud  n'avait  fait  autre  chose  que 
marcher  en  colonne,  le  long  des  rues,  à  la  tête  de 
ses  grenadiers  ;  il  se  plaçait  devant  la  première  sec- 
tion de  sa  colonne,  et  allait  paisiblement  au  mi- 
lieu d'une  grêle  de  pierres  et  de  coups  de  fusil  qui 
partaient  des  cafés,  des  balcons  et  des  fenêtres. 
Quand  il  s'arrêtait,  c'était  pour  faire  serrer  les  rangs 
ouverts  par  ceux  qui  tombaient,  et  pour  regarder 
si  ses  guides  de  gauche  se  tenaient  à  leurs  dis- 
tances et  à  leurs  chefs  de  file.  Il  n'avait  pas  tiré 
son  épée  et  marchait  la  canne  à  la  main.  Les  ordres 
lui  étaient  d'abord  parvenus  exactement;  mais, 
soit  que  les  aides  de  camp  fussent  tués  en  route, 
soit  que  l 'état-major  ne  les  eût  pas  envoyés,  il  fut 
laissé,  dans  la  nuit  du  28  au  29,  sur  la  place  de  la 
Bastille,  sans  autre  instruction  que  de  se  retirer 
sur  Saint-Cloud  en  détruisant  les  barricades  sur  son 
chemin.     Ce  qu'il  fit  sans  tirer  un  coup  de  fusil. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    241 

Arrivé  au  pont  d'Iéna,  il  s'arrêta  pour  faire  l'appel 
de  sa  compagnie.  Il  lui  manquait  moins  de  monde 
qu'à  toutes  celles  de  la  Garde  qui  avaient  été  dé- 
tachées, et  ses  hommes  étaient  aussi  moins  fati- 
gués. Il  avait  eu  l'art  de  les  faire  reposer  à  propos 
et  à  l'ombre,  dans  ces  brûlantes  journées,  et  de 
leur  trouver,  dans  les  casernes  abandonnées,  la 
nourriture  que  refusaient  les  maisons  ennemies  ;  la 
contenance  de  sa  colonne  était  telle,  qu'il  avait 
trouvé  déserte  chaque  barricade  et  n'avait  eu  que 
la  peine  de  la  faire  démolir. 

Il  était  donc  debout,  à  la  tête  du  pont  d'Iéna, 
couvert  de  poussière,  et  secouant  ses  pieds;  il  re- 
gardait, vers  la  barrière,  si  rien  ne  gênait  la  sortie 
de  son  détachement,  et  désignait  des  éclaireurs, 
pour  envoyer  en  avant.  Il  n'y  avait  personne  dans 
le  Champ-de-Mars  que  deux  maçons  qui  parais- 
saient dormir,  couchés  sur  le  ventre,  et  un  petit 
garçon  d'environ  quatorze  ans,  qui  marchait  pieds 
nus  et  jouait  des  castagnettes  avec  deux  morceaux 
de  faïence  cassée.  Il  les  raclait  de  temps  en  temps 
sur  le  parapet  du  pont,  et  vint  ainsi  en  jouant, 
jusques  à  la  borne  où  se  tenait  Renaud.  Le  capi- 
taine montrait  en  ce  moment  les  hauteurs  de  Pass}' 
avec  sa  canne.  L'enfant  s'approcha  de  lui,  le  regar- 
dant avec  de  grands  yeux  étonnés,  et  tirant  de  sa 
veste  un  pistolet  d'arçon,  il  le  prit  des  deux  mains 
et  le  dirigea  vers  la  poitrine  du  capitaine.  Celui-ci 
détourna  le  coup  avec  sa  canne,  et  l'enfant  ayant 
fait  feu,  la  balle  porta  dans  le  haut  de  la  cuisse. 


242    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Le  capitaine  tomba  assis,  sans  dire  mot,  et  regarda 
avec  pitié  ce  singulier  ennemi.  Il  vit  ce  jeune  gar- 
çon qui  tenait  toujours  son  arme  des  deux  mains, 
et  demeurait  tout  effrayé  de  ce  qu'il  avait  fait.  Les 
grenadiers  étaient  en  ce  moment  appuyés  triste- 
ment sur  leurs  fusils;  ils  ne  daignèrent  pas  faire 
un  geste  contre  ce  petit  drôle.  Les  uns  soulevèrent 
leur  capitaine,  les  autres  se  contentèrent  de  tenir 
cet  enfant  par  le  bras  et  de  l'amener  à  celui  qu'il 
avait  blessé.  Il  se  mit  à  fondre  en  larmes  ;  et  quand 
il  vit  le  sang  couler  à  flots  de  la  blessure  de  l'offi- 
cier sur  son  pantalon  blanc,  effraj^é  de  cette  bou- 
cherie, il  s'évanouit.  On  emporta  en  même  temps 
l'homme  et  l'enfant  dans  une  petite  maison  proche 
de  Passy,  où  tous  deux  étaient  encore.  La  colonne, 
conduite  par  le  lieutenant,  avait  poursuivi  sa  route 
pour  Saint-Cloud,  et  quatre  grenadiers,  après  avoir 
quitté  leurs  uniformes,  étaient  restés  dans  cette 
maison  hospitalière  à  soigner  leur  vieux  comman- 
dant. L'un  (celui  qui  me  parlait)  avait  pris  de 
l'ouvrage  comme  ouvrier  armurier  à  Paris,  d'autres 
comme  maîtres  d'armes,  et  apportant  leur  journée 
au  capitaine,  ils  l'avaient  empêché  de  manquer  de 
soins  jusqu'à  ce  jour.  On  l'avait  amputé;  mais  la 
fièvre  était  ardente  et  mauvaise  ;  et  comme  il  crai- 
gnait un  redoublement  dangereux,  il  m'envoyait 
chercher.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre.  Je 
partis  sur-le-champ  avec  le  digne  soldat  qui  m'avait 
raconté  ces  détails  les  yeux  humides  et  la  voix 
tremblante,  mais  sans  murmure,  sans  injure,  sans 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    243 

accusation,  répétant  seulement:  C'est  un  grand 
malheur  pour  nous. 

Le  blessé  avait  été  porté  chez  une  petite  mar- 
chande qui  était  veuve  et  qui  vivait  seule  dans  une 
petite  boutique,  et  dans  une  rue  écartée  du  vil- 
lage, avec  des  enfants  en  bas  âge.  Elle  n'avait  pas 
eu  la  crainte,  un  seul  moment,  de  se  compro- 
mettre, et  personne  n'avait  eu  l'idée  de  l'inquiéter 
à  ce  sujet.  Les  voisins,  au  contraire,  s'étaient  em- 
pressés de  l'aider  dans  les  soins  qu'elle  prenait 
du  malade.  Les  officiers  de  santé  qu'on  avait  appe- 
lés ne  l'ayant  pas  jugé  transportable,  après 
l'opération,  elle  l'avait  gardé,  et  souvent  elle 
avait  passé  la  nuit  près  de  son  lit.  Lorsque  j 'entrai 
elle  vint  au-devant  de  moi  avec  un  air  de  recon- 
naissance et  de  timidité  qui  me  firent  peine.  Je 
sentis  combien  d'embarras  à  la  fois  elle  avait 
cachés  par  bonté  naturelle  et  par  bienfaisance. 
Elle  était  fort  pâle,  et  ses  yeux  étaient  rougis  et 
fatigués.  Elle  allait  et  venait  vers  une  arrière-bou- 
tique très  étroite  que  j'apercevais  de  la  porte,  et  je 
vis,  à  sa  précipitation,  qu'elle  arrangeait  la  petite 
chambre  du  blessé  et  mettait  une  sorte  de  coquet- 
terie à  ce  qu'un  étranger  la  trouvât  convenable.  — 
Aussi  j'eus  soin  de  ne  pas  marcher  vite,  et  je  lui 
donnai  tout  le  temps  dont  elle  eut  besoin.  —  Voyez, 
monsieur,  il  a  bien  souffert,  allez!  me  dit-elle  en 
ouvrant  la  porte. 

Le  capitaine  Renaud  était  assis  sur  un  petit  lit 
à  rideaux   de  serge,  placé  dans  un    coin   de  la 


244     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

chambre,  et  plusieurs  traversins  soutenaient  son 
corps.  Il  était  d'une  maigreur  de  squelette,  et  les 
pommettes  des  joues  d'un  rouge  ardent;  la  bles- 
sure de  son  front  était  noire.  Je  vis  qu'il  n'irait  pas 
loin,  et  son  sourire  me  le  dit  aussi.  Il  me  tendit 
la  main  et  me  fit  signe  de  m'asseoir.  Il  y  avait  à  sa 
droite  un  jeune  garçon  qui  tenait  un  verre  d'eau 
gommée  et  le  remuait  avec  la  cuillère.  Il  se  leva  et 
m'apporta  sa  chaise.  Renaud  le  prit,  de  son  lit,  par 
le  bout  de  l'oreiUe  et  me  dit  doucement,  d'une 
voix  affaiblie: 

—  Tenez,  mon  cher,  je  vous  présente  mon 
vainqueur. 

Je  haussai  les  épaules,  et  le  pauvre  enfant 
baissa  les  yeux  en  rougissant.  —  Je  vis  une 
grosse  larme  rouler  sur  sa  joue. 

—  Allons  !  allons  !  dit  le  capitaine  en  passant  la 
main  dans  ses  cheveux.  Ce  n'est  pas  sa  faute. 
Pauvre  garçon!  Il  avait  rencontré  deux  hommes 
qui  lui  avaient  fait  boire  de  l'eau-de-vie,  l'avaient 

'payé,  et  l'avaient  envoyé  me  tirer  son  coup  de  pis- 
tolet. Il  a  fait  cela  comme  il  aurait  jeté  une  bille 
au  coin  de  la  borne.  —  N'est-ce  pas,  Jean? 

Et  Jean  se  mit  à  trembler  et  prit  une  expression 
■de  douleur  si  déchirante  qu'elle  me  toucha.  Je 
le  regardai  de  plus  près;  c'était  un  fort  bel 
enfant. 

—  C'était  bien  une  bille  aussi,  me  dit  la  jeunt- 
marchande.  Voyez,  monsieur.  —  Et  elle  me  mon- 
trait une  petite  bille  d'agate,  grosse  comme  les 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE     245 

plus  fortes  balles  de  plomb,  et  avec  laquelle  on 
avait  chargé  le  pistolet  de  calibre  qui  était  là. 

—  Il  n'en  faut  pas  plus  que  ça  pour  retrancher 
une  jambe  d'un  capitaine,  me  dit  Renaud. 

—  Vous  ne  devez  pas  le  faire  parler  beaucoup,, 
nie  dit  timidement  la  marchande. 

Renaud  ne  l'écoutait  pas: 

—  Oui,  mon  cher,  il  ne  me  reste  pas  assez  de 
jambe  pour  y  faire  tenir  une  jambe  de  bois. 

Je  lui  serrais  la  main  sans  répondre;  humilié 
de  voir  que,  pour  tuer  un  homme  qui  avait  tant 
vu  et  tant  souffert,  dont  la  poitrine  était  bronzée 
])ar  vingt  campagnes  et  dix  blessures,  éprouvée  à 
hi.  glace  et  au  feu,  passée  à  la  baïonnette  et  à  la 
hince,  il  n'avait  fallu  que  le  soubresaut  d'ime  de 
ces  grenouilles  des  ruisseaux  de  Paris  qu'on 
nomme:   Gamins. 

Renaud  répondit  à  ma  pensée.  Il  pencha  sa 
ioue  sur  le  traversin,  et,  me  serrant  la  main: 

—  Nous  étions  en  guerre,  me  dit-il;  il  n'est 
l)as  plus  assassin  que  je  ne  le  fus  à  Reims,  moi. 
(  'uand  j'ai  tué  l'enfant  russe,  j'étais  peut-être 
aussi  un  assassin  ?  —  Dans  la  grande  guerre  d'Es- 
pagne, les  hommes  qui  poignardaient  nos  senti- 
nelles ne  se  croyaient  pas  des  assassins,  et,  étant 
(il  guerre,  ils  ne  l'étaient  peut-être  pas.  Les  catho- 
liques et  les  huguenots  s'assassinaient-ils  ou  non? 
—  De  combien  d'assassinats  se  compose  une  grande 
1  >ataille  ?  —  Voilà  im  des  points  où  notre  raison  se 
perd  et  ne  sait  que  dire.    C'est  la  guerre  qui  a  tort 


246    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

et  non  pas  nous.  Je  vous  assure  que  ce  petit  bon- 
homme est  fort  doux  et  fort  gentil,  il  lit  et  écrit 
déjà  très  bien.  C'est  un  enfant  trouvé.  —  Il  était 
apprenti  menuisier.  —  Il  n'a  pas  quitté  ma 
chambre  depuis  quinze  jours,  et  il  m'aime  beau- 
coup, ce  pauvre  garçon.  Il  annonce  des  disposi- 
tions pour  le  calcul;  on  peut  en  faire  quelque 
chose. 

Comme  il  parlait  plus  péniblement  et  s'appro- 
chait de  mon  oreille,  je  me  penchai,  et  il  me 
donna  un  petit  papier  plié  qu'il  me  pria  de  par- 
courir. J'entrevis  un  court  testament  par  lequel 
il  laissait  une  sorte  de  métairie  misérable  qu'il 
possédait,  à  la  pauvre  marchande  qui  l'avait  re- 
cueilli, et,  après  elle,  à  Jean,  qu'elle  devait  faire 
élever,  sous  condition  qu'il  ne  serait  jamais  mili- 
taire; il  stipulait  la  somme  de  son  remplacement, 
et  donnait  ce  petit  bout  de  terre  pour  asile  à  ses 
quatre  vieux  grenadiers.  Il  chargeait  de  tout  cela 
un  notaire  de  sa  province.  Quand  j'eus  le  papier 
dans  les  mains,  il  parut  plus  tranquille  et  prêt  à 
s'assoupir.  Puis  il  tressaillit,  et,  rouvrant  les  yeux, 
il  me  pria  de  prendre  et  de  garder  sa  canne  de 
jonc.  —  Ensuite  il  s'assoupit  encore.  Son  vieux 
soldat  secoua  la  tête  et  lui  prit  une  main.  Je  pris 
l'autre,  que  je  sentis  glacée.  Il  dit  qu'il  avait  froid 
aux  pieds,  et  Jean  coucha  et  appuya  sa  petite  poi- 
trine d'enfant  sur  le  lit  pour  le  réchauffer.  Alors  le 
capitaine  Renaud  commença  à  tâter  ses  draps  avec 
les  mains,  disant  qu'il  ne  les  sentait  plus,  ce  qui 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    247 

est  un  signe  fatal.  Sa  voix  était  caverneuse.  Il 
porta  péniblement  une  main  à  son  front,  regarda 
Jean  attentivement  et  dit  encore: 

—  C'est  singulier!  —  Cet  enfant-là  ressemble 
à  l'enfant  russe!  Ensuite  il  ferma  les  yeux,  et  me 
serrant  la  main  avec  une  présence  d'esprit  renais- 
sante: 

—  Voyez-vous!  me  dit-il,  voilà  le  cerveau  qui 
se  prend,  c'est  la  fin. 

Son  regard  était  différent  et  plus  calme.  Nous 
comprîmes  cette  lutte  d'un  esprit  ferme  qui  se  ju- 
geait contre  la  douleur  qui  l'égarait,  et  ce  spec- 
tacle, sur  un  grabat  misérable,  était  pour  moi  plein 
d'une  majesté  solennelle.  Il  rougit  de  nouveau  et 
dit  très  haut  : 

—  Ils  avaient  quatorze  ans  ...  —  tous  deux. . .  . 
—  Qui  sait  si  ce  n'est  pas  cette  jeune  âme  revenue 
'lans  cet  autre  jeune  corps  pour  se  venger?  .  .  . 

Ensuite  il  tressaillit,  il  pâlit,  et  me  regarda 
iranquillement  et  avec  attendrissement. 

—  Dites-moi  !  ...  ne  pourriez-vous  me  fermer 
îa  bouche  ?  Je  crains  de  parler  ...  on  s'affaiblit.  .  .  . 
j<  ne  voudrais  plus  parler.  .  .  .J'ai  soif. 

(Vi  lui  donna  quelques  cuillerées,  et  il  dit: 

—  J 'ai  fait  mon  devoir.     Cette  idée-là  fait  du 

Et  il  ajouta: 

—  Si  le  pays  se  trouve  mieux  de  tout  ce  qui 
sYst  fait,  nous  n'avons  rien  à  dire;    mais  vous 

verrez.  .  .  . 


248    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

Ensuite,  il  s'assoupit  et  dormit  une  demi-heure 
environ.  Après  ce  temps,  une  femme  vint  à  la 
porte  timidement,  et  lit  signe  que  le  chirurgien 
était  là  ;  je  sortis  sur  la  pointe  du  pied  pour  lui 
parler,  et,  comme  j'entrais  avec  lui  dans  le  petit 
jardin,  m'étant  arrêté  auprès  d'un  puits  pour  l'in- 
terroger, nous  entendîmes  un  grand  cri.  Nous  cou- 
rûmes et  nous  vîmes  un  drap  sur  la  tête  de  cet 
honnête  homme,  qui  n'était  plus.  .  .  . 


CHAPITRE  X 

CONCLUSION 

L'ÉPOQUE  qui  m'a  laissé  ces  souvenirs  épars  est 
close  aujourd'hui.  Son  cercle  s'ouvrit  en  1814  par 
la  bataille  de  Paris,  et  se  ferma  par  les  trois  jours 
de  Paris,  en  1830.  C'était  le  temps  où,  comme  je 
l'ai  dit,  l'armée  de  l'Empire  venait  expirer  dans  le 
sein  de  l'armée  naissante  alors,  et  mûrie  aujour- 
d'hui. Après  avoir,  sous  plusieurs  formes,  expliqué 
la  nature  et  plaint  la  condition  du  Poète  dans  notre 
société,  j'ai  voulu  montrer  ici  celle  du  Soldat, 
autre  Paria  moderne. 

Je  voudrais  que  ce  livre  fût  pour  lui  ce  qu'était 
pour  un  soldat  romain  un  autel  à  la  Petite  For- 
tune. 

Je  me  suis  plu  à  ces  récits,  parce  que  je  mets 
au-dessus  de  tous  les  dévouements  celui  qui  ne 
cherche  pas  à  être  regardé.  Les  plus  illustres  sacri- 
fices ont  quelque  chose  en  eux  qui  prétend  à  l'il- 
lustration et  que  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'y  voir 
malgré  soi-même.  On  voudrait  en  vain  les  dépouil- 
ler de  ce  caractère  qui  vit  en  eux  et  fait  comme 
leur  force  et  leur  soutien,  c'est  l'os  de  leurs  chairs 
et  la  moelle  de  leurs  os.  Il  y  avait  peut-être  quel- 
que chose  du  combat  et  du  spectacle  qui  fortifiait 
249 


250    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

les  Mart3T:s;  le  rôle  était  si  grand  dans  cette  scène, 
qu'il  pouvait  doubler  l'énergie  de  la  sainte  victime. 
Deux  idées  soutenaient  ses  bras  de  chaque  côté,  la 
canonisation  de  la  terre  et  la  béatification  du  ciel. 
Que  ces  immolations  antiques  à  une  conviction 
sainte  soient  adorées  pour  toujours;  mais  ne 
méritent-ils  pas  d'être  aimés,  quand  nous  les  devi- 
nons, ces  dévouements  ignorés  qui  ne  cherchent 
même  pas  à  se  faire  voir  de  ceux  qui  en  sont  l'ob- 
jet; ces  sacrifices  modestes,  silencieux,  sombres, 
abandonnés,  sans  espoir  de  nulle  couronne  hu- 
maine ou  divine  ;  —  ces  muettes  résignations  dont 
les  exemples,  plus  multipliés  qu'on  ne  le  croit,  ont 
en  eux  un  mérite  si  puissant,  que  je  ne  sais  nulle 
vertu  qui  leur  soit  comparable  ? 

Ce  n'est  pas  sans  dessein  que  j'ai  essayé  de 
tourner  les  regards  de  l'Armée  vers  cette  grandeur 
PASSIVE,  qui  repose  toute  dans  l'abnégation  et  la 
résignation.  Jamais  elle  ne  peut  être  comparable 
en  éclat  à  la  Grandeur  de  l'action  où  se  déve- 
loppent largement  d'énergiques  facultés;  mais  elle 
sera  longtemps  la  seule  à  laquelle  puisse  prétendre 
l'homme  armé,  car  il  est  armé  presque  inutile- 
ment aujourd'hui.  Les  Grandeurs  éblouissantes 
des  conquérants  sont  peut-être  éteintes  pour  tou- 
'  jours.  Leur  éclat  passé  s'affaiblit,  je  le  répète,  à 
mesure  que  s'accroît,  dans  les  esprits  le  dédain 
de  la  guerre,  et,  dans  les  cœurs,  le  dégoût  de  ses 
cruautés  froides.  Les  Armées  permanentes  embar- 
rassent leurs  maîtres.      Chaque  souverain  regarde 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    251 

son  Armée  tristement;  ce  colosse  assis  à  ses  pieds, 
immobile  et  muet,  le  gêne  et  l'épouvante;  il  n'en 
sait  que  faire,  et  craint  qu'il  ne  se  tourne  contre 
lui.  Il  le  voit  dévoré  d'ardeur  et  ne  pouvant  se 
mouvoir.  Le  besoin  d'une  circulation  impossible  ne 
cesse  de  tourmenter  le  sang  de  ce  grand  corps,  ce 
sang  qui  ne  se  répand  pas  et  bouillonne  sans 
cesse.  De  temps  à  autre,  des  bruits  de  grandes 
guerres  s'élèvent  et  grondent  comme  un  tonnerre 
éloigné;  mais  ces  nuages  impuissants  s'éva- 
nouissent, ces  trombes  se  perdent  en  grains  de 
sable,  en  traités,  en  protocoles,  que  sais-je!  —  La 
philosophie  a  heureusement  rapetissé  la  guerre; 
les  négociations  la  remplacent;  la  mécanique 
achèvera  de  l'annuler  par  ses  inventions. 

Mais  en  attendant  que  le  monde,   encore  en- 
fant, se  délivre  de  ce  jouet  féroce,  en  attendant  cet 
accomplissement  bien  lent,  qui  me  semble  infail- 
lible,  le   Soldat,   l'homme  des  Armées,  a  besoin 
d'être  consolé  de  la  rigueur  de  sa  condition.   Il  sent^  j**""^'*-  -i 
que  la  Patrie,  qui  l'aimait  à  cause  des  gloires  dont  i-^^-^i^ 
il  la  couronnait,  commence  à  le  dédaigner  pour      ,^  ^V 
son  oisiveté,  ou  le  haïr  à  cause  des  guerres  civiles  . 
dans  lesquelles  on  l'emploie  à  frapper  sa  mère.  — 
Ce  Gladiateur,  qui  n'a  plus  même  les  applaudis-    "'  ^* 
sements  du  cirque,  a  besoin  de  prendre  confiance 
en  lui-même,  et  nous  avons  besoin  de  le  plaindre 
pour  lui  rendre  justice,  parce  que,  je  l'ai  dit,  il  est 
dveugle  et   muet;    jeté  où  l'on  veut  qu'il  aiUe, 
'Il    combattant   aujourd'hui   telle  cocarde,   il   se 


2-^2     SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

demande    s'il    ne    la   mettra    pas    demain   à  son 
chapeau. 

Quelle  idée  le  soutiendra,  si  ce  n'est  celle  du 
Devoir  et  de  la  parole  jurée?  Et  dans  les  incer- 
titudes de  sa  route,  dans  ses  scrupules  et  ses 
repentirs  pesants,  quel  sentiment  doit  l'enflammer 
et  peut  l'exalter  dans  nos  jours  de  froideur  et  de 
découragement  ? 
i     Que  nous  reste-t-il  de  sacré? 

Dans  le  naufrage  universel  des  croyances, 
quels  débris  où  se  puissent  rattacher  encore  k'^ 
mains  généreuses  ?  Hors  l'amour  du  bien-être  et  du 
luxe  d'un  jour  rien  ne  se  voit  à  la  surface  de 
l'abîme.  On  croirait  que  l'égoïsme  a  tout  submergé  ; 
ceux  même  qui  cherchent  à  sauver  les  âmes  et  qui 
plongent  avec  courage  se  sentent  prêts  à  être  en- 
gloutis. Les  chefs  des  partis  politiques  prennent 
aujourd'hui  le  Catholicisme  comme  un  mot  d'ordre 
et  un  drapeau;  mais  quelle  foi  ont-ils  dans  ses 
merveilles,  et  comment  suivent-ils  sa  loi  dans  leur 
vie?  —  Les  artistes  le  mettent  en  lumière  comme 
une  précieuse  médaille,  et  se  plongent  dans  ses 
•dogmes  comme  dans  une  source  épique  de  poésie; 
mais  combien  y  en  a-t-il  qui  se  mettent  à  genoux 
dans  l'église  qu'ils  décorent?  —  Beaucoup  de  phi- 
losophes embrassent  sa  cause  et  la  plaident, 
comme  des  avocats  généreux  celle  d'un  client 
pauvre  et  délaissé;  leurs  écrits  et  leurs  paroles 
aiment  à  s'empreindre  de  ses  couleurs  et  de 
:ses  formes,  leurs  livres  aiment  à  s'orner  de  dorures 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    253 

gothiques,  leur  travail  entier  se  plaît  à  faire  ser- 
penter, autour  de  la  croix,  le  lab}Tinthe  habile  de 
leurs  arguments!    mais  il  est  rare  que  cette  croix 
soit  à  leur  côté  dans  la  solitude.  —  Les  hommes  de 
guerre   combattent  et  meurent  sans  presque  se 
souvenir  de  Dieu.     Notre  Siècle  sait  qu'il  est  ainsi, 
voudrait  être  autrement  et  ne  le  peut  pas.     Il  se 
considère  d'un  œil  morne,  et  aucun  autre  n'a  mieux 
senti  combien  est  malheureux  un  siècle  qui  se  voit. 
A    ces     signes    funestes,     quelques     étrangers 
nous  ont  crus  tombés  dans  un  état  semblable  à 
celui  du  Bas-Empire,  et  des  hommes  graves  se  sont  ^ 
demandé  si  le  caractère  national  n'allait  pas  se  */'' 
perdre  pour  toujours.    Mais  ceux  qui  ont  su  nous  /''    ' 
voir  de  plus  près  ont  remarqué  ce  caractère  de  -'  ..  ""' 
mâle  détermination  qui  survit  en  nous  à  tout  ce  ^^Df  l  i^ 
que  le  frottement  des  sophismes  a  usé  déplora- ^^ç*'^ 
blement.    Les  actions  viriles  n'ont  rien  perdu,  en 
France,  de  leur  vigueur  antique.     Une  prompte 
résolution   gouverne   des   sacrifices   aussi   grands, 
aussi  entiers  que  jamais.     Plus  froidement  calculés, 
les  combats  s'exécutent  avec  une  violence  savante. 
— La    moindre    pensée    produit    des    actes    aussi 
grands  que  jadis  la  foi  la  plus  fervente.     Parmi 
nous,  les  croyances  sont  faibles,  mais  l'homme  est 
fort.    Chaque  fléau  trouve  cent  Belsunces.    La  jeu- 
nesse actuelle  ne  cesse  de  défier  la  mort  par  devoir 
ou  par  caprice,  avec  un  sourire  de  Spartiate,  sou- 
rire d'autant  plus  grave,  que  tous  ne  croient  pas . 
au  festin  des  dieux. 


354  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 
Oui,  j'ai  cru  apercevoir  sur  cette  sombre  mer 
un  point  qui  m'a  paru  solide.  Je  l'ai  vu  d'abord 
avec  incertitude,  et,  dans  le  premier  moment,  je 
n'y  ai  pas  cru.  J'ai  craint  de  l'examiner,  et  j'ai 
longtemps  détourné  de  lui  mes  yeux.  Ensuite, 
parce  que  j'étais  tourmenté  du  souvenir  de  cette 
])remière  vue,  je  suis  revenu  malgré  moi  à  ce 
point  visible,  mais  incertain.  Je  l'ai  approché, 
j'en  ai  fait  le  tour,  j'ai  vu  sous  lui  et  au-dessus 
de  lui,  j'y  ai  posé  la  main,  je  l'ai  trouvé  assez  fort 
pour  servir  d'appui  dans  la  tourmente,  et  j'ai  été 
rassuré. 

Ce  n'est  pas  une  foi  neuve,  un  culte  de  nouvelle 
invention,  une  pensée  confuse;  c'est  un  sentiment 
né  avec  nous,  indépendant  des  temps,  des  lieux, 
et  même  des  religions;  un  sentiment  fier,  in- 
flexible, un  instinct  d'une  incomparable  beauté, 
qui  n'a  trouvé  que  dans  les  temps  modernes  un 
nom  digne  de  lui,  mais  qui  déjà  produisait  de  su- 
blimes grandeurs  dans  l'antiquité,  et  la  fécondait 
comme  ces  beaux  fleuves  qui,  dans  leur  source  et 
leurs  premiers  détours,  n'ont  pas  encore  d'appella- 
tion. Cette  foi,  qui  me  semble  rester  à  tous  encore 
et  régner  en  souveraine  dans  les  armées,  est  celle 

de  l'HONNEUR. 

Je  ne  vois  point  qu'elle  se  soit  affaiblie  et  que 
rien  l'ait  usée.  Ce  n'est  point  une  idole,  c'est, 
pour  la  plupart  des  hommes,  un  dieu  et  un  dieu 
autour  duquel  bien  des  dieux  supérieurs  sont 
tombés.  La  chute  de  tous  leurs  temples  n'a  pas 
ébranlé  sa  statue. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    255 

Une  vitalité  indéfinissable  anime  cette  vertu 
bizarre,  orgueilleuse,  qui  se  tient  debout  au  milieu 
de  tous  nos  vices,  s'accordant  même  avec  eux  au 
point  de  s'accroître  de  leur  énergie.  —  Tandis  que 
toutes  les  Vertus  semblent  descendre  du  ciel  pour 
nous  donner  la  main  et  nous  élever,  celle-ci  paraît 
venir  de  nous-mêmes  et  tendre  à  monter  jusqu'au 
ciel.  —  C'est  une  vertu  tout  humaine  que  l'on  peut 
croire  née  de  la  terre,  sans  palme  céleste  après  la 
mort  ;   c'est  la  vertu  de  la  vie. 

Telle  qu'elle  est,  son  culte,  interprété  de  ma- 
nières diverses,  est  toujours  incontesté.  C'est  une 
Religion  mâle,  sans  symbole  et  sans  images,  sans 
dogme  et  sans  cérémonies,  dont  les  lois  ne  sont 
écrites  nulle  part  ;  —  et  comment  se  fait-il  que 
tous  les  hommes  aient  le  sentiment  de  sa  sérieuse 
puissance?  Les  hommes  actuels,  les  hommes  de 
l'heure  où  j'écris  sont  sceptiques  et  ironiques  pour 
toute  chose  hors  pour  elle.  Chacun  devient  grave 
lorsque  son  nom  est  prononcé.  —  Ceci  n'est  point 
théorie,  mais  observation.  —  L'homme,  au  nom 
d'Honneur,  sent  remuer  quelque  chose  en  lui 
qui  est  comme  une  partie  de  lui-même,  et  cette  se- 
cousse réveille  toutes  les  forces  de  son  orgueil  et 
de  son  énergie  primitive.  Une  fermeté  invincible 
le  soutient  contre  tous  et  contre  lui-même  à  cette 
pensée  de  veiller  sur  ce  tabernacle  pur,  qui  est 
dans  sa  poitrine  comme  un  second  cœur  où  siége- 
rait un  dieu.  De  là  lui  viennent  des  consolations 
intérieures  d'autant  plus  belles  qu'il  en  ignore  la 


256    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

source  et  la  raison  véritables  ;  de  là  aussi  des  révé- 
lations soudaines  du  Vrai,  du  Beau,  du  Juste;  de  là 
une  lumière  qui  va  devant  lui. 

L'Honneur,  c'est  la  conscience,  mais  la  con- 
science exaltée.  —  C'est  le  respect  de  soi-même  et 
de  la  beauté  de  sa  vie  porté  jusqu'à  la  plus  pure 
élévation  et  jusqu'à  la  passion  la  plus  ardente.  Je 
ne  vois,  il  est  vrai,  nulle  unité  dans  son  prin- 
cipe; et  toutes  les  fois  que  l'on  a  entrepris  de  le 
délinir,  on  s'est  perdu  dans  les  termes;  mais  je  ne 
vois  pas  qu'on  ait  été  plus  précis  dans  la  définition 
de  Dieu.  Cela  prouve-t-il  contre  une  existence  que 
l'on  sent  universellement  ? 

C'est  peut-être  là  le  plus  grand  mérite  de 
l'Honneur  d'être  si  puissant  et  toujours  beau, 
quelle  que  soit  sa  source!  .  .  .  Tantôt  il  porte 
l'homme  à  ne  pas  survivre  à  un  aftront,  tantôt  à  le 
soutenir  avec  un  éclat  et  une  grandeur  qui  le 
réparent  et  en  effacent  la  souillure.  D'autres  fois  il 
sait  cacher  ensemble  l'injure  et  l'expiation.  En . 
d'autres  temps  il  invente  de  grandes  entreprises, 
des  luttes  magnifiques  et  persévérantes,  des  sacri- 
fices inouïs  lentement  accomplis  et  plus  beaux  par 
leur  patience  et  leur  obscurité  que  les  élans  d'un 
enthousiasme  subit,  ou  d'ime  violente  indigna- 
tion; il  produit  des  actes  de  bienfaisance  que  l'é- 
vangélique  charité  ne  surpassa  jamais;  il  a  des 
tolérances  merveilleuses,  de  délicates  bontés,  des 
indulgences  divines  et  de  sublimes  pardons.  Tou- 
jours et  partout  il  maintient  dans  toute  sa  beauté 
la  dignité  personnelle  de  l'homme. 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE    257 

L'Honneur,  c'est  la  pudeur  virile. 

La  honte  de  manquer  de  cela  est  tout  pour 
nous.  C'est  donc  la  chose  sacrée  que  cette  chose 
inexprimable  ? 

Pesez  ce  que  vaut,  parmi  nous,  cette  expres- 
sion populaire,  universelle,  décisive  et  simple 
cependant  :  —  Donner  sa  parole  d'honneur. 

Voilà  que  la  parole  humaine  cesse  d'être 
l'expression  des  idées  seulement,  elle  devient  la 
parole  par  excellence,  la  parole  sacrée  entre  toutes 
les  paroles,  comme  si  elle  était  née  avec  le  premier 
mot  qu'ait  dit  la  langue  de  l'homme;  et  comme  si, 
après  elle,  il  n'y  avait  plus  un  mot  digne  d'être 
prononcé,  elle  devient  la  promesse  de  l'homme  à 
l'homme,  bénie  par  tous  les  peuples;  elle  devient 
le  serment  même,  parce  que  vous  y  ajoutez  le 
mot  :    Honneur. 

Dès  lors,  chacun  a  sa  parole  et  s'y  attache 
comme  à  sa  vie.  Le  joueur  a  la  sienne,  l'estime 
sacrée,  et  la  garde;  dans  le  désordre  des  passions, 
elle  est  donnée,  reçue,  et,  toute  profane  qu'elle 
est,  on  la  tient  saintement.  Cette  parole  est  belle 
partout,  et  partout  consacrée.  Ce  principe,  que 
l'on  peut  croire  inné,  auquel  rien  n'oblige  que 
l'assentiment  intérieur  de  tous,  n'est-il  pas  surtout 
d'une  souveraine  beauté  lorsqu'il  est  exercé  par 
l'homme  de  guerre  ? 

La  parole,  qui  trop  souvent  n'est  qu'un  mot 
pour  l'homme  de  haute  politique,  devient  un  fait 
terrible  pour  l'homme  d'armes;    ce  que  l'un  dit 


258    SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 

légèrement  ou  avec  perfidie,  l'autre  l'écrit  sur  la 
poussière  avec  son  sang,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est 
honoré  de  tous,  par  dessus  tous,  et  que  beaucoup 
doivent  baisser  les  yeux  devant  lui. 

Puisse,  dans  ses  nouvelles  phases,  la  plus  pure 
des  Religions  ne  pas  tenter  de  nier  ou  d'étouffer  ce 
sentiment  de  l'Honneur  qui  veille  en  nous  comme 
une  dernière  lampe  dans  un  temple  dévasté! 
qu'elle  se  l'approprie  plutôt,  et  qu'elle  l'unisse  à 
ses  splendeurs  en  la  posant,  comme  une  lueur  de 
plus,  sur  son  autel,  qu'elle  veut  rajeunir.  C'est  là 
une  œuvre  divine  à  faire.  —  Pour  moi,  frappé  de 
ce  signe  heureux,  je  n'ai  voulu  et  ne  pouvais  faire 
qu'une  œuvre  bien  humble  et  tout  humaine,  et 
constater  simplement  ce  que  j 'ai  cru  voir  de  vivant 
encore  en  nous.  —  Gardons-nous  de  dire  de  ce 
dieu  antique  de  l'Honneur  que  c'est  un  faux  dieu, 
car  la  pierre  de  son  autel  est  peut-être  celle  du 
Dieu  inconnu.  L'aimant  magique  de  cette  pierre 
attire  et  attache  les  cœurs  d'acier,  les  cœurs  des 
forts.  —  Dites  si  cela  n'est  pas,  vous,  mes  braves 
compagnons,  vous  à  qui  j'ai  fait  ces  récits,  ô  nou- 
velle Légion  thébaine,  vous  dont  la  tête  se  fit 
écraser  sur  cette  pierre  du  Serment,  dites-le,  vous 
tous.  Saints  et  Martyrs  de  la  religion  de  I'Honneur. 

Écrit  à  Paris,  20  août  1835. 


TABLE 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE 
LIVRE  PREMIER 

CHAP.  PAGES 

I.  Pourquoi  j'ai  rassemblé  ces  Souvenirs  .  3 

n.  Sur   le   Caractère  Général   des  Armées        15 
III.  De   la   Servitude   du   Soldat   et   de   son 

Caractère  Individuel    .  .  .  .21 

LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE 
IV.  De  la  Rencontre  que  je  fis  un  Jour  sur 

LA  Grande  Route  ....       27 

V.  Histoire  du  Cachet  Rouge      .  .  .35 

VI.  Comment  je  continuai  ma  Route     .  .       61 


LIVRE  DEUXIÈME 
I.  Sur  la  Responsabilité     .... 
LA  VEILLÉE  DE  VINCENNES 
II.  Les  Scrupules  d'Honneur  d'un  Soldat    . 

III.  Sur  l'Amour  du  Danger 

IV.  Le  Concert  de  Famille 

V.  Histoire  de  l'Adjudant. — Les  Enfants  de 

Montreuil  et  le  Tailleur  de  Uierres 

VI.  Un  Soupir         .... 

VIL  La  Dame  Rose 

Vni.  La  Position  du  Premier  Rang 

IX.  Une  Séance      .... 

X.  Une  Belle  Soirée 

XL  Fin  de  Histoire  de  l'Adjudant 

XII.  Le  Réveil         .... 

XIH.  Un  Dessin  au  Crayon     . 

259 


103 
109 
116 


26o 


SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE 
LIVRE  TROISIÈME 

CHAP.  PAGES 

I M7 

LA  VIE  ET  LA  MORT  DU  CAPITAINE  RENAUD, 
OU  LA  CANNE  DE  JONC 

II.  Une  Nuit  Mémorable      .  .  .  151 

III.  Malte      .  .  .  .  .  .  .161 

IV.  Simple  Lettre  .....      166 
V.  Le  Dialogue  Inconnu      .  .  .  .174 

VI.  Un  Homme  de  Mer  .  .  .  .193 

VIL  Réception        ......     222 

VIII.  Le  Corps  de  Garde  Russe       .  .  .225 

IX.  Une  Bille        ......     239 

X.  Conclusion       ......     249 


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